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Full text of "Histoire critique du catholicisme libéral en France : jusqu'au pontificat de Léon XIII : complément de toutes les histoires de l'église"

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HISTOIRE 


DU 


CATHOLICISME  LIBÉRAL 


OUVRAGES  DE  MONSEIGNEUR  FÈYRE 


Le  devoir  pendant  la  persécution,  1  vol.  in-S"  de  120  p 2'  » 

La  défense  de  l'Église  sous  Léon  XIII,  1  vol.  in-S»  de  130  p.        2  » 

Jésus-Christ,  modèle  du  chrétien,  in-S» 1  » 

La  liberté  de  renseignement  supérieur,  1  vol.  in-S"  ....        3  » 

Le  budget  du  presbytère,  1  vol.  in-8°,  2«  édition.  . 3  » 

La  mission  de  la  bourgeoisie,  1  vol.  in-12 2  « 

L'éducation  des  enfants,  1vol.  in-18 1  » 

Du  mystère  de  la  souffrance,  i  vol.  in-12.   . 3  7> 

Du  gouvernement  delà  Providence,  2  vol.  in-12 6  » 

Histoire  du  cardinal  Gousset,  1  vol.  in-S" 6  » 

Vie  de  S.  Camille  de  Lellis,  1  vol.  in-S"  illustré 8  » 

Histoire  apologétique  de  la  papauté,  7vol.in-8o 42  » 

Histoire  générale  de  l'Église,  10  vol.  in-S" 50  » 

Histoire  universelle  de  l'Église,  15  vol.  in-4'',  ¥  édition.  .   .  .  120  » 

Les  actes  des  Saints,  10  vol.   in-4° 100  » 

Bellarmini  opéra  omnia,  12  vol.  in-4o 120  » 

Dieu  et  la  religion,  in-12. 1  » 

Le   casier  ecclésiastique   de   M.  l'abbé  Fèvre,  in-S" 2  » 

La  vie  réelle  dans  les  forges,  in-S» .        1  » 

La  situation  des  instituteurs,  in-8o 0  50 

Mémoire  pour  la  construction  d'un  chemin  de  fer,  in-S".           1  » 

Souvenirs  de  l'exposition  chaumontaise,  in-18'' 1  » 

Vignettes  romaines,  in-8» 1  » 

Les  constructions  d'églises,  in-S" .        0  50 

L'Église  et  les  journaux  impies,  in-8« 2  » 

Du  réalisme  dans  la  littérature,  in -8» 1  » 


HISTOIRE  CRITIQUE 


DU 


CATHOLICISME  LIBÉRAL 

EN    FRANGE 
JUSQU'AU  PONTIFICAT  DE  LÉON  XIII 


COMPLÉMENT  DE  TOUTES  LES  HISTOIRES  DE  l'ÉGLISE 

PAR 
c 

Monseigneur  FÈVRE 

PROTONOTAIRE   APOSTOLIQUE 


Tout  est  soumis  aux  clefs  de  Pierre,  tout,  rois  et 
peuples,  pasteurs  et  troupeaux. 

(BossuET,  Discours  sur  Vunitéde  VÉglise). 

Le  catholicisme  libéral  est  une  hérésie  ;  je  serai 
contraint  de  le  condamner. 

(Pa  rôles  de  Pie  IX  à  V auteur,  28  mai  1864). 


SAINT-DIZIER 

IMPRIMERIE    G.    SAINT-AUBIN    ET    THEVENOT 

J.  THEVENOT,  Successeur 

io,     J^ORT    DU     Fort-Carré,     lo 

1897 


OUVRAGES  DE  MONSEIGNEUR  FÈVRE  (suite; 


Le  clergé  de  France  et  la  philosophie,  iii-8" I      > 

Delà  restauration  des  études  philosophiques,   in-8<^. 

De  la  restauration  de  la  musique  religieuse,  in-S". 

Du  devoir  dans  les  épreuves  de  la  France  et  de  l'Église. 
2  vol.   in-32. 

Le  protestantisme  devant  le  peuple  français,  1  vol.  in-82. 

La  libre  pensée  et  les  superstitions,  in-S". 

Des  conditions  de  paix  entre  la  France  et  la  République, 

in-8<» 1  » 

La  République  et  les  Bourbons,  1  vol .  in-12 •    .   .   .   .  2  » 

L'Église  et  la  Révolution,  1  vol.  in-12  .......  3  » 

Vie  et  travaux  de  J.  B.  Carnandet,  publiciste.  1  vol.  in-8°.  1  » 

Vie  et  travaux  de  Léon  Moynet,  statuaire 2  « 

Vie  et  œuvres  de  Mgr  Darboy,  2«  éd.  1  vol.  in-8o.  2  >> 

Histoire  de  Louze,  1  vol.  in-12 2  » 

Souvenirs  et  monuments  d'Eurville,  in-8o,  illustré 3  » 

Le  pèlerinage  de  Blécourt,  1  vol.  in-S» 1  » 

Le  pèlerinage  de  Méchineix,  1  vol.  in-18 1  » 

Histoire  de  Riaucourt,  2  vol .  in-S» 8  » 

Le  cartulaire  de  Riaucourt,  1  vol .  in-8° 3  » 

SOUS  PRESSE: 

Histoire  de  la  persécution  libérale  en  France,  depuis?  1789, 
1  vol.  in-8°. 


HISTOIRE 


â 


DU 


CATHOLICISME  LIBERAL 


INTRODUCTION 


La  filiation  de  l'erreur,  au  sein  de  l'humanité,  aboutit, 
de  nos  jours,  à  la  grande  hérésie  du  libéralisme. 

L'homme  est  faible  dans  son  esprit.  Moins  corrompu 
dans  ses  pensées  que  dans  ses  sentiments,  il  a  générale- 
ment^ du  vrai,  une  conception  plausible,  et  du  bien,  une 
notion  suffisante.  Mais,  en  présence  du  devoir,  il  défaille, 
hélas  !  trop  volontiers  ;  s'il  cède  à  l'entraînement  des  pas- 
sions, pour  excuser  sa  faiblesse  et  apaiser  sa  conscience,  il 
porte  des  jugements  faux.  «  Le  cœur,  dit  le  proverbe,  fait 
mal  à  la  tête  »  :  Noluit  mteiiigere,  ut  benè  ageret. 

De  là,  tous  ces  préjugés,  tous  ces  prétextes  qui  traitent 
avec  indulgence  nos  prévarications.  De  là,  tous  les  systè- 
mes des  poètes,  des  théologiens,  des  philosophes,  qui 
n'excusent  pas  seulement  le  péché,  mais  s'efforcent  de  lui 
assurer  les  bénéfices  d'une  frauduleuse  justification. 


2  INTRODUCTION 

Si  vous  jetez  sur  l'histoire  un  regard  synthétique,  vous 
verrez  que,  dans  tous  les  siècles,  l'humanité  va  aux  abîmes. 

Dans  les  temps  primitifs, l'hommedevient  charnel; après 
le  déluge,  il  ne  se  contente  plus  de  corrompre  ses  voies  ; 
pour  s'autoriser  à  la  corruption,  il  recourt  aux  idoles.  L'i- 
dolâtrie, d'abord  très  simple,  peu  à  peu  se  complique,  et, 
par  une  logique,  à  peine  consciente,  déifie  les  astres  du 
ciel,  les  forces  de  la  nature,  les  plantes^  les  animaux, 
les  poissons,  les  serpents,  les  héros,  les  anges  déchus.  Les 
philosophes  de  la  Chine,  les  poètes  de  l'Inde,  les  théurgis- 
tes  de  la  Perse,  les  prêtres  de  Babylone,  de  Ninive  et  de 
Memphis,  les  mythologues  de  la  Grèce  et  de  Rome,  sous 
des  formes  différentes,  aboutissent  aux  mêmes  résultats  : 
Que,  dans  l'ordre  humain,  la  connaissance  du  vrai  Dieu 
n'existe  presque  pas  ;  qu'il  n'y  a  guère  que  des  dieux  rela- 
tifs au  temps  et  au  pays  ;  que  les  mœurs  doivent  se  régler 
sur  l'exemple  des  dieux  et  les  enseignements  de  la  divina- 
tion. Par  suite,  Satan  est  le  maître  de  l'humanité.  A  la  fin, 
suivant  le  mot  célèbre  de  Bossuet,  tout  était  Dieu^  excepté 
Dieu  lui-même,  et  ce  monde  que  Dieu  avait  créé  pour  sa 
gloire,  n'était  plus  qu'un  grand  temple  d*idoles. 

A  l'avènement  de  Jésus-Christ,  les  oracles  se  taisent; 
les  sacrifices  prennent  fin  ;  sur  les  eaux  retentit  le  cri  fu- 
nèbre :  le  grand  Pan  est  mort  !  Le  soleil  de  l'Évangile  se 
lève  sur  le  monde  ;  les  nations  marchent  à  sa  lumière  ;  les 
siècles  célèbrent  sa  gloire.  La  vérité  divine  a  sauvé  la  race 
humaine  de  l'ignominie  de  mœurs  horribles  et  des  chaînes 
d'un  double  esclavage. 

Le  genre  humain  ne  s'est  pas  tenu  longtemps  debout 
dans  la  vérité.  L'évolution  des  hérésies  et  des  schismes 


INTRODUCTION 


suit  une  espèce  de  loi.  D'abord  les  erreurs  s'imprègnent 
des  traditions  de  la  Synagogue  et  de  la  mythologie  des 
Gentils.  Bientôt  elles  s'attaquent  à  la  nature  de  la  Trinité 
et  à  la  divinité  des  trois  personnes  en  Dieu.  Du  Y*^  au  X«  siè- 
cle, les  erreurs  christologiques  se  développent  ;  et  comme  la 
maternité  divine  est  le  point  autour  duquel  rugit  l'erreur, 
Marie  seule  extermine  toutes  les  hérésies,  soit  directe- 
ment,  par  la  proclamation  de  ses  prérogatives  ;  soit  indi- 
rectement,parce  que  son  pied,  qui  écrase  la  tête  du  serpent, 
empêche  les  peuples  de  déchoir  dans  la  vertu.  Depuis  trois 
siècles,  s'est  rouvert  le  puits  de  l'abîme.  Toute  erreur 
maintenant  se  dresse  contre  toute  vérité  et  veut,  dans  la 
législation  du  genre  humain,  la  supplanter.  Une  négation, 
totale  et  universelle,  ramène  l'humanité  aux  autels  de  Sa- 
tan ;  et  Lucifer,  qui  se  dit  Dieu  bon,  vient  s'offrir  lui-même, 
aux  adorations  de  l'imbécile  espèce. 

Mais  la  logique  du  mal  ne  peut  aller  jusqu'au  bout  ;  ce 
serait  la  ruine,  le  retour  au  néant.  Une  erreur,  en  appa- 
rence moins  destructive,  est  donc  nécessaire,  pour  conci- 
lier la  tolérance  de  l'erreur  et  du  vice  avec  les  exigences 
glorieuses  de  la  justice  et  de  la  vérité.  J'ai  nommé  le  libé- 
ralisme. 

Avant  d'entrer  dans  les  récits  de  cette  histoire,  je  dois 
dire  ce  qu'est,  dans  ces  principes  faux,  le  libéralisme. 
Cette  étude  dogmatique  est  essentielle  pour  bien  saisir 
l'ensemble  des  faits  et  comprendre  le  péril  des  événements 
plus  graves,  qui  doivent  en  sortir. 

D'autres  avant  moi,  d'autres  avec  moi,  d'autres  après 
moi  ont  abordé  ou  aborderont  ce  grand  sujet.  Contre  le 
libéralisme,  il  n'y  a  pas  seulement  matière  à  une  Somme, 


4  INTRODUCTION 

mais  les  éléments  d'une  bibliothèque.  Dans  mon  humble 
sphère,  le  combat  que  j'ai  soutenu  avec  les  Jésuites  de  la 
Civil  ta,  avec  les  prêtres  séculiers  de  la  Scuola  cattolïca  et 
de  la  Siciiia  cailoiica,  avec  les  Veuillot,  les  Gaume,  les 
Maupied,  les  Ventura,  les  Hilaire,  les  At,  les  Charles 
Périn,  les  Jules  Tardivel,  les  Davin,  les  Van  Doren,  les 
deux  Pelletier,  seul,  vieilli,  près  d'entrer  dans  le  néant 
de  toute  chair,  je  veux  le  continuer  encore.  De  tous  côtés, 
je  n'aperçois  plus  que  les  tombes  de  mes  pères  et  de  mes 
maîtres  ;  j'ai  déjà  vu  disparaître  plus  d'un  frère  d'armes  ; 
avec  ces  pierres  tombales,  je  veux  dresser,  à  leur  mémoire, 
un  monument  collectif,  et  élever,  contre  les  errants,  une 
nouvelle  forteresse.  Dieu  me  soit  en  aide!  De  lui  seul  j'at- 
tends et  j'espère  la  récompense  de  mes  travaux.  Nous 
sommes  de  Dieu  et  nou^  devons  retournera  Dieu. 

I.  —  Qu'est-ce  que  le  libéralisme  ?  En  soi,  c'est  l'exagé- 
ration fautive  des  justes  doctrines  sur  la  liberté  ;  pour  les 
individus,  c'est  un  péché  ;  pour  les  peuples,  c'est  un  fléau. 
Mais  pour  entendre  ces  quelques  paroles,  il  faut  descendre 
jusqu'aux  profondeurs  de  la  science  sociale. 

L'ordre  social  se  produit  par  l'accord  du  pouvoir  et  des 
sujets.  La  conciliation  harmonieuse  de  l'ordre  et  de  la  li- 
berté s'obtient  par  l'application  de  la  doctrine  catholique  : 
un  pouvoir  qui  commande  chrétiennement,  au  nom  de 
Dieu,  suivant  les  fins  voulues  de  Dieu  ;  des  sujets  qui  obéis- 
sent chrétiennement,  suivant  l'ordre  de  la  foi  et  avec  les 
intentions  de  la  charité  ;  voilà  l'ordre  chrétien,  résultat 
surnaturel  des  doctrines  révélées.  Une  société,  qui  sort  de 
cet  ordre  surnaturel,  tombe  fatalement  dans  lenaturalisme. 
Alors  le  pouvoir  ne  veut  plus  commander  que  d'après  les 


INTRODUCTION  5 

Autrefois,  la  société  était  constituée  selon  l'ordre  chré- 
tien ;  non  pas  que  cet  ordre  fût  toujours  et  partout  respecté, 
mais  il  était  accepté  en  principe  et  reconnu  comme  stric- 
tement obligatoire.  Depuis  trois  siècles,  les  sociétés,  ci- 
devant  chrétiennes,  sortent  graduellement  de  l'ordre 
catholique.  D'abord,  elles  ont  essayé  d'obtenir  l'ordre,  en 
concentrant  tous  les  pouvoirs  dans  les  chefs  de  la  société 
civile  :  ce  fut  l'ère  d'absolutisme  qui  va,  en  t>ance^  de 
François  P'  à  Louis  XYI.  Depuis,  elles  s'appliquent  à  ob- 
tenir le  même  résultat,  en  transférant  aux  sujets  l'absolu- 
tisme des  rois  :  c'est  l'ère  libérale  qui  date  de  1789. 

On  oppose  volontiers  ces  deux  ères  l'une  à  l'autre  ;  et  il 
y  a,  en  effet,dans  leur  organisation,  une  opposition  absolue; 
mais,  dans  leur  principe,  il  y  a  identité.  Sous  le  régime  de 
l'absolutisme,  le  roi  avait  une  existence  antérieure  et  su- 
périeure à  la  nation  ;  il  la  créait  à  la  lettre  en  réglant 
l'ordre  des  personnes,  des  choses  et  des  jugements  et,  dans 
la  nation,  tout  lui  était  assujetti,  personnes  et  biens.  Sous 
le  régime  du  libéralisme,  il  n'y  a  plus  de  sujets;  le  citoyen 
est  libre  et  souverain,  il  délègue  à  ses  mandataires  révoca- 
bles et  responsables  la  gestion  des  affaires  publiques,  mais 
tous  doivent,  suivant  ses  volontés  manifestées  par  des  vo- 
tes, les  régler.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  l'homme  est  tout  ; 
Dieu,  Jésus-Christ  et  son  Eglise  ne  sont  plus  rien,  au 
moins  sous  te  rapport  social. 

Dès  le  XVP  siècle,  Luther  et  tous  les  pseudo-réforma- 
teurs avaient  fait  sortir  un  certain  nombre  de  pays  du 
giron  de  l'Eglise  ;  ils  avaient  accordé  aux  princes  l'absolu- 
tisme ;  aux  sujets,  le  libre  examen,  l'indépendance  delà 
raison  et  de  la  conscience.  Des  rois  cathohques  avaient 


O  INTRODUCTION 

imité  de  loin  les  princes  prolestants,  nnais  sans  pousser  la 
scission  à  ses  dernières  extrémités.  Depuis  la  fin  du  XVIIP 
siècle,  les  réformateurs  libéraux  ont  voulu  offrir  aux  peu- 
ples de  race  latine,  l'équivalent  social  du  libre  examen. 
De  là,  sous  différents  noms,  un  protestantisme  dogmati- 
que^ moral,  civil  et  politique  à  l'usage  exclusif  des  peuples 
qui  avaient  gardé  l'organisation  chrétienne  :  telle  est  la 
genèse  historique  du  libéralisme. 

Le  libéralisme  s'était  opposé,  d'abord,  à  l'absolutisme 
des  princes  ;  il  se  flattaitde  rendre  aux  peuples  les  libertés 
confisquées  par  les  rois.  Mais,  comme  les  monarques  ab- 
solus avaient  fait  à  l'Eglise  et  aux  Souverains  Pontifes 
une  guerre  passionnée,  les  libéraux,  légataires  des  mê- 
mes passions,  se  donnèrent  la  tache  satanique  de  rompre 
tous  les  freins  divins  et  de  rejeter  lejoug  du  Christ.  Abso- 
lutisme ou  libéralisme,  c'est  le  même  crime  contre  Dieu  et 
contre  son  Eglise. 

Le  libéralisme  existe,  comme  idée,  depuis  la  révolte  de 
Lucifer  ;  il  est  passé,  sous  ce  nom,  dans  les  faits,  dans  les 
institutions  et  dans  les  mœurs,  depuis  89  ;  il  s'étend  de- 
puis un  siècle  sur  le  corps  social  comme  une  gangrène,  et 
il  a  tellement  infecté  le  sang  politique  du  pays,  que  ses 
malheureuses  victimes  osent  bien  demander  s'il  existe.  Le 
libéralisme  est  comme  la  peste  ;  on  ne  le  voit  pas,  mais  on 
en  meurt. 

En  quoi  consiste-t-il  ?  —  Et  d'abord,  rien  n'est  plus 
difficile  que  de  donner  une  définition  brève  et  précise  du 
libéralisme.  «  Le  libéralisme,disent  les  évèques  de  l'Equa- 
teur, n'est  ni  une  erreur  isolée,  ni  un  abus  déterminé  ;  c'est 
quelque  chose  d'incertain,  de  vague,  d'indéterminé   qui 


INTRODUCTION  7 

égare  la  raison,  attaque  la  foi,  corrompt  la  morale,  combat 
l'Eglise  et  sape  les  fondements  naturels  de  toute  société, 
en  érigeant  en  droits  une  grande  partie  des  aveugles  Ins- 
tincts de  notre  nature  déchue.  En  philosophie,  le  libéralisme 
est  la  métaphysique  nébuleuse  de  l'erreur  ;  en  politique,  il 
est  le  palladium  de  l'erreur  et  du  bouleversement  ;  en  mo- 
rale, il  est  la  proscription  de  la  conscience  humaine,  et  en 
religion  il  est  Tennemi  tantôt  déclaré,  tantôt  caché,  du 
Christ  et  de  son  Eglise.  »  Don  Sarda  procède  avec  plus  de 
précision  :  a  Dans  l'ordre  des  idées,  dit-il,  le  libéralisme 
est  un  ensemble  d'idées  fausses,  et,  dans  l'ordre  des  faits, 
c'est  un  ensemble  de  faits  criminels,  conséquences  prati- 
ques de  ces  idées  »  (1). 

Dans  l'ordre  des  idées,  d'après  Don  Sarda,  les  principes 
libéraux  sont  :  la  souveraineté  absolue  de  l'individu  avec 
une  entière  indépendance  de  l'autorité  divine  ;  la  souverai- 
neté absolue  de  la  société,  supérieure  à  tout  ce  qui  ne  pro- 
cède pas  d'elle  ;  le  droit  national  de  faire  des  lois  et  de  se 
gouverner  par  sa  propre  volonté,  exprimée  d'abord  par 
suffrage,  puis  par  majorité  parlementaire;  la  liberté  de 
penser  sans  aucun  frein,  ni  en  religion,  ni  en  morale,  ni  en 
politique  ;  la  liberté  absolue  de  la  presse  et  des  associa- 
tions. —  Dans  l'ordre  des  faits,  le  libéralisme  est  la  réunion 
d'œuvres  inspirées  et  réglées  par  ces  principes  :  telles  que 
des  lois  pour  la  dissolution  des  ordres  religieux,  la  confis- 
cation delà  propriété  ecclésiastique,  la  laïcisation  du  ma- 
riage et  de  l'enseignement,  les  attentats  de  toute  nature 


(1)  Le  libéralisme  est  un  péché,  passim.  —  Ce  volume,  parvenu  à  sa  10^  édi- 
tion, est  à  lire  tout  entier. 


8  INTRODUCTION 

contre  la  liberté  de  l'Eglise,  la  corruption  et  l'erreur  publi- 
quement autorisées,  soit  à  la  tribune,  soit  dans  la  presse, 
soit  dans  les  mœurs  ;  la  guerre  systématique  au  catholicis- 
me, désigné  par  des  mots  de  théocratie,  d'ultramontanis- 
me,  ou  de  cléricalisme.  Le  libéralisme  pratique  est  un 
monde  complet;  il  a  ses  maximes,  ses  modes,  ses  actes, 
sa  littérature,  sa  diplomatie,  ses  lois,  ses  machinations  et 
ses  guet-apens.  C'est  le  monde  de  Lucifer,  déguisé  sous  le 
libéralisme,  en  guerre  flagrante  et  constante  avec  l'Eglise 
de  Jésus-Christ. 

Le  libéralisme  est,  par  lui-même,  un  péché  mortel  : 
]"  dans  l'ordre  des  doctrines,  parce  que,  basé  sur  le  ratio- 
nalisme, il  nie  en  principe  la  révélation  et  nie  en  particu- 
lier l'autorité  de  Dieu,  la  mission  de  Jésus-Christ,  le  ma- 
gistère de  l'Eglise;  2«  dans  l'ordre  des  faits,  parce  que, 
rejetant  la  raison  éternelle  de  Dieu,  il  détruit  le  principe 
fondamental  de  toute  moralité,  proclame  la  morale  indé- 
pendante et  sanctionne,  comme  une  source  de  progrès,  la 
violation  de  tous  les  commandements.  Par  conséquent, 
sauf  le  cas  de  bonne  foi,  d'ignorance  et  d'irréflexion,  le 
libéralisme,  qui  est  une  hérésie-mère,  et  les  œuvres  li- 
bérales, qui  sont  des  œuvres  hérétiques,  constituent  un 
des  plus  grands  péchés  que  connaisse  le  code  de  la  Foi. 

IL  —  Le  libéralisme,  en  tant  que  système  de  doctrines, 
peut  s'appeler  école  ;  comme  organisation  d'adeptes,  dans 
le  but  de  propager  ses  doctrines,  c'est  une  secte;  comme 
groupe  d'hommes  s'efforçant  de  les  faire  prévaloir  dans  le 
droit  public,  c'est  un  parti.  Mais,  sous  quelque  aspect  que 
vous  le  considériez,  il  offre,  dans  son  unité  logique,  une 
grande  puissance  de  cohésion.  Alors,  c'est  un  système  à^ 


INTRODUCTION  9 

doctrines  erronées,  impies,  ou  opposées  à  la  Foi.  Quoiqu'il 
atteigne,  par  l'enchaînement  naturel  de  ses  idées,  l'ordre 
individuel  Qi  l'ordre  domestique,  c'est  surtout  un  système 
politico-religieux,  parce  que,  né  des  querelles  suscitées  au 
XVIIP  siècle  entre  l'Eglise  et  l'Etat,  il  s'est  produit  d'abord 
dans  la  Déclaration  des  droits  de  Thomnie,  qu'il  faut  consi- 
dérer surtout  comme  la  négation  des  droits  de  Dieu. 

Mais  il  faut  bien  retenir  que  le  libéralisme  est  un,  et  que, 
si  l'on  admet,  à  un  degré  quelconque,  son  principe,  on  est 
fatalement  entraîné  à  toutes  les  conséquences.  C'est  cette 
logique  implacable  qui  fait  toute  la  force  delà  Révolution. 
Toutefois,  malgré  cette  unité  logique,  les  écoles,  les  sectes 
et  les  partis  libéraux,  en  adhérant  au  système,  ne  le  dis- 
tribuent pas  tous  à  égale  dose.  Les  intérêts,  les  considéra- 
lions  de  famille,  les  relations  de  société,  le  respect  humain, 
l'esprit  de  tactique  règlent  cette  question  de  dosage,  cette 
accentuation  plus  ou  moins  forte.  Le  poison  est  plus  ou 
moins  dilué  ;  c'est  toujours  le  même  poison. 

Or,  dans  cette  diversité  presque  infinie  de  personnalités 
libérales,  on  distingue  trois  principaux  systèmes  :  le 
libéralisme  radical,  le  libéralisme  opportuniste  et  le  libé- 
ralisme catholique.  Ce  qui  caractérise  ces  systèmes,  c'est  la 
situation  qu'ils  font  à  l'Eglise  dans  la  société  civile.  Pour 
le  libéralisme  absolu,  la  formule  est  :  F  Eglise  dans  VEcat, 
entendant  par  là  que  le  gouvernement  est  l'arbitre  absolu 
de  tout  droit,  et  que  l'Eglise  reçoit  de  l'Etat  ses  conditions 
d'existence.  Pour  le  libéralisme  mitigé,  la  formule  est  : 
r  Eglise  libre  dans  F  Etat  libre  ;  il  veut  dire  que  l'Etat  est 
maître  absolu  de  ses  actes,  et  qu'il  n'est  pas  obligé  de  tenir 
compte  des  intérêts  religieux.  Quant  à  l'Eglise,  libre  dans  la 


10  INTRODUCTION 

sphère  métaphysique  du  dogme,  elle  a'a  aucun  droit  politi- 
que et  social,  mais  ne  jouit  que  de  la  liberté  individuelle 
sous  la  garantie  du  droit  commun.  Pour  le  libéralisme  soi- 
disant  catholique,  le  plus  hypocrite,  le  plus  satanique  et  le 
plus  impossible  des  trois,  il  n'a  pas  de  formule.  En  principe, 
il  admet  le  catholicisme  intégral  ;  en  fait,  il  veut  le  marier 
avec  sa  négation.  Avec  sa  bonhomiecalculée,  il  ditque,  dans 
l'intérêt  des  âmes,  l'Eglise  doit  céder  au  temps  et  aux  cir- 
constances. L'individu  est  obligé  de  se  soumettre  à  la  révé- 
lation de  Jésus-Christ  ;  mais  l'Etat,  en  tant  qu'Etat,  ne  doit 
pas  avoir  de  religion,  ou  il  ne  doit  en  avoir  que  dans  la 
mesure  qui  ne  gêne  pas  ceux  qui  n'en  ont  point.  Contradic- 
tion puérile  !  car  si  l'on  admet,  pour  la  raison  individuelle, 
une  soumission  obligatoire,  on  doit  admettre,  à  plus  forte 
raison,  l'obligation  de  la  raison  collective,  ou  si  Ton  affran- 
chit l'une  en  mettant  l'autre  sous  le  joug,  on  pose  le  dua- 
lisme comme  principe  antithétique  de  droit,  et  foyer  fatal 
^e  guerre  publique. 

Si  l'on  considère  Tm/iV/ie  ^^^e/zce  du  catholicisme  libéral, 
on  voit  qu'elle  consiste  dans  une  fausse  interprétation  de 
l'acte  de  foi.  Les  catholiques  sans  épithète  croient  sur  l'au- 
torité infaillible  du  Dieu  révélateur  ;  les  catholiques  libé- 
raux font  résider  l'autorité  de  la  foi  dans  la  libre  adhésion 
de  la  raison  individuelle.  Ce  ne  sont  pas  des  chrétiens  sou- 
mis au  magistère  de  l'Eglise,  ce  sont  des  hommes  qui  se 
font  juges  des  doctrines,  admettant  les  unes,  rejetant  les 
autres.  Néanmoins,  ils  s'intitulent  catholiques,  parce 
qu'ils  croient  fermement  à  la  révélation  du  Fils  de  Dieu  ; 
mais  ils  tiennent  leur  intelligence  pour  libre  de  croire  ou 
de  ne  pas  croire.  Dès  lors,  ils  ne  voient  pas,  dans  l'incré- 


INTRODUCTION  11 

dulité,  un  aveuglement  volontaire  du  cœur  et  de  l'esprit, 
mais  un  acte  licite,  un  malheur  peut-être,  pas  un  péché. 
De  là  le  respect  avec  lequel  ils  veulent  qu'on  traite  toutes 
les  convictions  ;  de  là  leur  horreur  pour  toute  pression 
extérieure  qui  châtie  ou  prévienne  lliérésie  ;  de  là  encore 
leur  tendance  à  juger  de  toutes  choses,  non  dans  leur  rap- 
port avec  le  salut,  mais  dans  leur  résultat  au  profit  delà 
civilisation  ;  de  là,  enfin,  leur  mauvaise  entente  de  la 
piété,  qui  n'est  plus  qu'affaire  d'émotion,  une  sorte  de 
sensualisme  spirituel. 

Si  l'on  considère  maintenant  la  rsiison  d'èive  extrinsèque 
du  libéralisme,  on  voit  qu'il  consiste,  surtout,  dans  la  di- 
minution de  la  vérité  et  l'énervement  des  âmes.  Le  libé- 
ralisme est  le  crépuscule  de  la  vérité,  qui  commence  à 
s'obscurcir  dans  l'intelligence,  ou  de  l'hérésie  qui  n'en  a 
pas  encore  pris  entièrement  possession.  Sont  d'ordinaire 
catholiques-libéraux,  les  catholiques  qui  cessent  peu  à  peu 
d'être  de  fermes  catholiques,  et  les  libéraux  purs  qui,  en 
partie  désabusés  de  leurs  erreurs,  n'entrent  pas  encore 
pleinement  dans  le  domaine  de  la  vérité.  Un  pied  dans 
chaque  camp,  des  amis  partout,  des  sourires  et  des  poi- 
gnées de  main  à  tout  le  monde.  Moyennant  quoi,  on  est 
poussé,  tiré,  hissé  ;  on  monte  et  l'on  arrive...  aux  bureaux 
de  tabac.  Le  dernier  mot  pratique  du  libéralisme,  ce  n'est 
pas  affaire  de  doctrine,  c'est  diminution  de  piété,  prépon- 
dérance de  l'intérêt  et  victoire  des  passions. 

H  faut  distinguer  encore  entre  le  libéraHsme  spéculatif 
et  le  libéralisme  pratique.  Les  libéraux  théoriques  sont  les 
dogmatiseurs  de  la  secte  ;  les  libéraux  pratiques  sont  les 
moutons  de  Panurge,  qui  croient  ce  que  disent  les  maîtres, 


12  INTRODUCTION 

OU  qui,  sans  le  croire,  les  suivent.  Ce  sont  les  commis- 
voyageurs  du  parti  ;  ils  évitent  avec  soin  de  se  faire  pincer 
sur  le  terrain  des  doctrines,  mais  ils  font  les  frais  du  jour- 
nal libéral,  appuient  les  combinaisons  libérales,  votent 
pour  le  député  libéral  et  acclament  tous  les  coryphées  du 
libéralisme.  Ces  factotums  sont  les  empoisonneurs  en  titre 
des  consciences  chrétiennes,  ceux  qui  séduisent  le  plus 
tristement  les  âmes  sans  défense. 

m.  —  Or,  le  libéralisme,  à  tous  ses  degrés  et  sous  tou- 
tes ses  formes,  a  été  condamné  par  l'Eglise.  Outre  les  mo- 
tifs de  malice  intrinsèque  qui  le  rendent  mauvais  et  crimi- 
nel, il  a  contre  lui,  pour  tout  catholique  fidèle,  la  suprême 
et  définitive  condamnation  de  l'Eglise  qui  l'a  frappé  d'ana- 
thème.  Pie  YI  foudroyait  déjà  cette  fameuse  Déclaration 
des  droits  de  r homme,  qui  contient  en  germe  toutes  les  fo- 
lies du  libéralisme.  Pie  VU  frappait  le  despotisme  libéral 
envahissant  le  domaine  temporel,  et  attentant  à  la  liberté 
personnelle  du  Pontife  romain.  Léon  XII  et  Pie  VIII  pour- 
suivaient le  libéralisme  jusque  dans  les  repaires  des  socié- 
tés secrètes.  Grégoire  XVI  publiait,  contre  Lamennais, 
son  Encyclique  Mirari  vos,  condamnation  explicite  du  li- 
béralisme, tel  qu'il  était  entendu,  enseigné,  pratiqué  par 
les  gouvernements  constitutionnels.  Dieu,  pour  couron- 
ner cette  série  séculaire  de  condamnations,  suscitait  de 
nos  jours  le  grand  Pontife  que  l'histoire  salue  comme  le 
fléau  du  libéralisme. 

Dans  une  lettre  à  Gaston  de  Ségur,  Pie  IX  appelle  le  libé- 
ralisme \^ perfide  ennemi  \  dans  une  réponse  àl'évêquede 
Nevers,  la  véritable  calamité  actuelle  ;  dans  un  Bref  au  cer- 
cle catholique  de  Milan,  un  pacte  entre  la  justice  et  fini- 


INTRODUCTION  13 

qidté^  plus  funeste  et  plus  dangereux  quun  etinenù  déclaré  ; 
dans  une  lettre  à  Févêque  de  Quimper,  un  virus  ocxulte  : 
dans  un  Bref  aux  Belges,  une  erreur  sournoise  et  insidieuse  ; 
dans  un  autre  Bref  à  Mgr  Gaume,  uwq peste  très  pernicieuse . 
Cependant,  le  libéralisme  pouvait,  avec  une  certaine 
apparence  de  raison,  se  soustraire  à  ces  documents  d'un 
caractère  purement  privé.  Un  document  public,  solennel, 
d'un  caractère  général,  universellement  promulgué,  était 
donc  devenu  nécessaire  :  ce  fut  le  Syllabus  de  1864. 

Le  Syllabus  est  un  catalogue  officiel  d'erreurs  contem- 
poraines, en  forme  de  propositions  concrètes,  telles  qu'on 
les  rencontre,  dans  des  auteurs  qui  les  ont  propagées.  On 
y  trouve  en  détail  tout  ce  qui  constitue  le  catholicisme  li- 
béral. A  la  vérité,  il  n'y  est  nommé  qu'une  fois,  mais  il  est 
certain  que  la  plupart  des  erreurs  mises  par  Pie  ÏX  à  ce 
pilori,  sont  des  erreurs  libérales.  On  en  a  la  preuve  dans 
l'énumération  même  de  ces  propositions  :  condamnation 
de  la  liberté  des  cultes  :  propositions  15,  77  et  78  ;  —  con- 
damnation du  placet  gouvernemental  :  propositions  20  et 
28  ;  —  condamnation  de  la  confiscation  des  biens  ecclé- 
siastiques :  propositions  16  et  27  ;  —  condamnation  de  la 
suprématie  absolue  de  l'Etat  :  proposition  39  ;  — condam- 
nation du  laïcisme  dans  l'enseignement  :  propositions  45, 
47  et  48  ;  —  condamnation  du  droit  absolu  de  légiférer  sans 
Dieu  :  proposition  56  ;  —  condamnation  du  principe denpn- 
intervention  :  proposition  62  ;  —  condamnation  du  droit 
d'insurrection  :  proposition  63  ;  —  condamnation  du  ma- 
riage civil  ;  propositions  et  autres  ;  —  condamnation  de 
la  liberté  de  la  presse  :  proposition  79  ;  —  condamnation 
du  suffrage  universel  comme  source  unique  d'autorité  : 


14  INTRODUCTION 

proposition  68  .  —  enfin,  condamnation  du  nom  même  du 
libéralisme  :  proposition  80. 

Un  quart,  au  moins,  du  Syllabus  tombe  d'aplomb  sur  le 
libéralisme.  Aussi  les  libéraux  l'ont-ils  accueilli  avec  une 
espèce  de  fureur.  Quant  aux  catholiques  libéraux,  cette 
race  d'endormeurs,  les  uns  ont  dit  qu'il  n'était  pas  obliga- 
toire, les  autres  qu'il  se  bornait  à  réprouver  certaines 
erreurs  monstrueuses,  dans  lesquelles,  eux,  gens  de  grand 
sens,  n'étaient  pas  tombés.  Mais  le  soin  de  Léon  XIII  à  prê- 
cher l'union  entre  catholiques,  sur  les  bases  posées  par  les 
actes  pontificaux,  montre  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  soi- 
disant  interprétations,  qui  ne  sont  que  des  trahisons.  Quant 
à  Pie  IX,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  était  tel- 
lement horripilé  par  la  conduite  astucieuse  de  ces  sectai- 
res, qu'il  ne  parut,  pendant  dix  ans,  vivre  que  pour  les 
flétrir. 

On  doit  donc  se  faire  scrupule  d'éviter  les  doctrines  libé- 
rales, quelle  qu'en  soit  la  forme  ;  on  doit  en  conscience 
les  éviter,  en  repoussant  les  journaux  et  les  revues  qui  les 
distillent,  en  écartant  les  personnes  qui  les  prêchent,  en 
s'abstenant  des  actes  qu'elles  inspirent.  Don  Sarda  donne, 
à  cet  égard,  des  règles  de  conduite,  et  comme  son  livre  a 
pour  but  de  diriger  les  consciences,  le  sage  auteur  entre 
dans  les  plus  minutieux  détails.  Pour  les  bien  connaître, 
il  faut  recourir  à  son  livre,  ouvrage  d'ailleurs  tellement 
important  et  décisif,  que  tout  homme  intelligent  doit  le 
lire  ;  tout  bon  chrétien,  le  méditer  ;  et  tout  prêtre,  s'en  faire 
une  armure. 

IV.  —  Don  Sarda  pose  une  question  que  nous  ne  voulons 
pas  agiter:  Y  a-t-il  ou  peut-il  y  avoir  dans  l'Eglise,  des 


INTRODUCTION  15 

ministres  de  Dieu,  infectés  de  l'horrible  contagion  du  libé- 
ralisme ? 

Tout  homme  est  menteur  et  demande,  pour  s'autoriser 
au  vice,  des  doctrinesdemensonge.  Toutprêtreest  homme  ; 
tout  prêtre  peut  s'abandonner  à  ses  faiblesses  ou  servir, 
par  son  ministère,  les  faiblesses  d'autrui  !  Dans  le  monde, 
tel  qu'il  est,  l'erreur  a  toujours  eu  des  serviteurs  puissants  ; 
mais  dans  le  monde,  tel  que  l'a  fait  la  sainte  Eglise,  c'est 
surtout  parmi  les  prêtres  que  l'erreur  a  voulu  susciter  ses 
hérauts.  L'Eglise,  il  est  vrai,  a  pour  mandat  divin,  de  prê- 
cher toutes  les  nations  et  de  leur  prescrire  les  saintes  or- 
donnances du  salut.  Cependant  c'est  à  l'Eglise,  instrument 
prédestiné  de  la  sanctification  des  âmes,  que  l'esprit  ma- 
lin cherche  et  réussit  toujours  à  arracher  quelques  prêtres, 
pour  en  faire  les  agents  de  corruption.  Le  prêtre  tout- 
puissant  pour  le  bien,  est  aussi  l'homme  qui  sert  le  mieux 
la  cause  du  mal.  Toutes  les  grandes  hérésies  ont  eu,  pour 
complices,  des  prêtres  ou  des  laïques  de  haute  marque.  Un 
menteur  qui  ment,  ce  n'est  pas  chose  bien  extraordinaire, 
et  ça  ne  produit  habituellement  pas  grand  effet  ;  mais  un 
homme  d'Eglise  qui  se  fait  homme  d'erreur,  un  homme  de 
Dieu  qui  se  fait  homme  du  diable,  voilà,  ce  semble,  le  per- 
sonnage que  l'humanité  acclame  avec  plus  d'empresse- 
ment, pour  en  recevoir  congé  de  libertinage. 

u  Le  prêtre  apostat,  dit  notre  auteur,  est  le  premier  fac- 
teur que  recherche  le  diable  pour  réaliser  son  œuvre  de 
rébellion.  11  a  besoin  de  la  présenter  aux  regards  des  gens 
avec  quelque  apparence  d'autorité  ;  or  rien  ne  sert  autant 
sous  ce  rapport  que  le  contre-seing  d'un  ministre  de  l'E- 
glise. Et  comme  malheureusement  il  se  trouve  toujours, 


16      '  INTRODUCTION 

dans  cette  sainte  Eglise,  des  ecclésiastiques  corrompus  dans 
leurs  mœurs,  corruption  par  où  l'hérésie  chemine  com- 
modément ;  ou  bien  aveuglés  par  l'orgueil,  cause  très  fré- 
quente aussi  d'erreur,  il  résulte  que  l'esprit  mauvais,  dans  , 
toutes  ses  manifestations,  a  eu  de  tout  temps,  à  sa  dispo- 
sition, des  apôtres  et  des  fauteurs  parmi  le  clergé.  » - 
(Page  142.) 

En  présence  de  ces  prêtres,  infectés  de  libéralisme.  Don 
Sarda  se  demande  ce  qu'il  faut  faire.  Pour  la  conduite  pri- 
vée, il  pose  quelques  cas  de  direction  et  les  résout  d'après 
les  lumières  de  la  théologie.  Dans  sa  préface  il  avait  résolu 
la  même  question  en  opinant  pour  la  bataille.  La  raison 
qu'il  en  donne  est  que,  à  chaque  siècle,  il  y  a  une  erreur 
capitale,  contre  laquelle  il  faut  dégainer.  Combattre  des 
ennemis  vaincus  et  morts  depuis  des  siècles,  ou  opiner  sur 
des  affirmations  qui  ne  soulèvent  aucun  désaccord  et  n'ont 
rien  d'hostile  aux  droits  de  la  vérité,  n'est  pas  la  condition 
des  catholiques.  Ce  n'est  pas  contre  des  ennemis  imagi- 
naires, avec  des  armes  sans  portée,  que  l'Eglise  est  une 
armée  rangée  en  bataille  et  que  nous  sommes,  par  les  sa- 
crements, armés  chevaliers  d'une  glorieuse  milice.  Jésus- 
Christ,  son  Vicaire  saint  Pierre,  les  apôtres  et  les  martyrs 
sont  tous  morts  au  service  de  la  vérité,  méconnue  ou  tra- 
hie. «  Depuis  lors,  tout  héros  de  notre  glorieuse  armée  a 
dû  sa  célébrité  à  la  question  brûlante  dont  la  solution  lui 
est  échue  en  partage,  à  la  question  brûlante  du  jour,  non  à 
la  question  refroidie,  arriérée,  qui  a  perdu  son  intérêt,  ni 
à  la  question  future,  qui  se  cache  dans  les  secrets  de  l'ave- 
nir. Ce  fut  corps  à  corps  avec  le  paganisme  couronné  et 
assis  sur  le  trône  impérial,  que  les  premiers  apologistes 


INTRODUCTION  17 

eurent  à  traiter,  au  risque  de  leur  vie^,  la  question  brûlante 
du  jour.  La  question  brûlante  de  l'arianisme  qui  boule- 
versa le  monde  entier,  valut  à  Athanase  la  persécution, 
l'exil,  l'obligation  de  fuir,  des  menaces  de  mort  et  des  ex- 
communications de  faux  conciles.  Et  Augustin,  ce  valeu- 
reux champion  de  toutes  les  questions  brûlantes  de  son 
siècle,  est-ce  que  par  hasard,  il  eut  peur  des  questions  po- 
sées par  les  Pélagiens,  parce  que  ces  problèmes  étaient  de 
feu  ?  Ainsi,  de  siècle  en  siècle,  d'époque  en  époque,  à  cha- 
que question  brûlante  que  l'antique  ennemi  de  Dieu  et  du 
genre  humain  tire  toute  rouge  de  l'infernale  fournaise,  la 
Providence  suscite  un  ou  plusieurs  hommes,  marteaux 
puissants  qui  frappent  sur  elle  sans  se  lasser.  Frapper  sur 
le  fer  rouge,  c'est  travailler  à  propos  ;  tandis  que  frapper 
sur  le  fer  refroidi,  c'est  travailler  sans  profit.  Marteau  des 
simoniaques  et  des  concubinaires  allemands  fut  Gré- 
goire Vn  ;  marteau  d'Averroës et  des  faux  disciples  d'Aris- 
tote  fut  Thomas  d'Aquin  ;  marteau  d'Abélard  fut  Bernard 
de  Clairvaux  ;  marteau  des  Albigeois  fut  Dominique  de 
Guzman,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  nos  jours.  »  (Introduc- 
tion, page  10.) 

Or,  puisque  chaque  siècle  a  eu  ses  questions  incendiaires, 
le  nôtre  a  aussi  la  sienne.  La  grande  erreur  du  XIX'  siècle, 
c'est  le  libéralisme  sous  toutes  ses  formes,  avec  d'infi- 
nies variétés,  «  Les  dangers  que  court  en  ce  temps  la  foi 
du  peuple  chrétien  sont  nombreux,  écrivent  les  évoques 
de  la  province  de  Burgos  ;  ils  sont  nombreux,  mais  ils  sont 
tous  renfermés  dans  un  seul,  qui  est  leur  dénominateur 
commun  :  le  naturalisme.  Qu'il  s'intitule  rationalisme,  so- 
cialisme, révolution,  ou  libéralisme,  par  sa  manière  d'être 


48  INTRODUCTION 

et  son  essence  même,  il  sera  toujours  la  négation  franche 
ou  artificieuse,  mais  radicale,  de  la  foi  chrétienne,  et,  par 
conséquent,  il  importe  de  l'éviter  avec  empressement  et 
soin,  autant  qu'il  importe  de  sauver  les  âmes.  »  —  Les 
évêques  de  l'Equateur,  dans  une  lettre  imprimée,  défen- 
dent la  même  chose  et  consacrent  quarante  pages  à  en 
fournir  la  preuve,  en  même  temps  qu'ils  donnent  l'exem- 
ple du  vrai  combat,  celui  que  mènent  les  évêques  siégeant 
en  concile. 

V.  —  Après  avoir  sonné,  contre  les  libéraux,  ce  branle- 
bas.  Don  Sarda  demande  ce  qu'il  faut  penser  des  vœux 
pacifiques  de  Léon  XIII,  et  des  relations  très  amicales  qu'il 
entretient  avec  les  principaux  personnages  du  libéralisme, 
voire  avec  les  gouvernements  persécuteurs.  En  ce  qui  re- 
garde personnellement  le  Pape,  Don  Sarda  s'en  tire  par  une 
distinction.  Dans  l'Eglise,  il  distingue  entre  le  ministère 
apostolique  et  la  fonction  diplomatique  :  en  tant  que  vicaire 
de  Jésus-Christ,  tout  Pape,  gardien  d'un  dépôt  sacré  dont 
il  ne  peut  laisser  violer  ni  un  iota,  ni  une  virgule,  est  un 
intransigeant  ;  en  tant  que  chef  de  l'Eglise  entretenant  des 
relations  avec  des  gouvernements  persécuteurs,  et  même 
avec  des  princes  infidèles,  le  Pape  observe  cordialement 
les  usages  diplomatiques,  sans  rien  faire  qui  déroge  à  Tin- 
transigeance  de  ses  doctrines.  Quant  aux  vœux  de  paix, 
souvent  réitérés  par  Léon  XIII,  ce  sont  des  vœux  naturels 
à  toute  âme,  parfaitement  venus  sur  les  lèvres  d'un  Pape  ; 
s'ils  s'appliquent  aux  fidèles  enfants  de  la  sainte  Eglise,  ils 
ont  pour  but  d'étouffer  toutes  les  dissidences  intérieures 
et  de  ramasser  contre  l'ennemi  commun,  toutes  les  forces 
actives  de  l'Eglise.  Mais,  ajoute  Don  Sarda,  tirer  sur  les 


INTRODUCTION  19 

libéraux,  ce  n'est  pas  tirer  sur  les  enfants  de  l'Eglise  ;  c'est 
tirer  sur  les  plus  dangereux  ennemis  du  nom  chrétien  et, 
par  conséquent,  répondre  à  la  consigne  du  Pape. 

Et,  pour  appuyer  cette  décision  du  casuiste  espagnol,  je 
puis  invoquer  le  témoignage    des   évêques  équatoriens. 
«  Le  libéralisme  catholique  est  la  perfidie  et  la  trahison 
personnifiées.  Un  catholique  libéral  parmi  les  libéraux  est 
un  transfuge  de  l'Eglise,  parce  qu'il  se  dit  catholique  ;  et 
parmi  les  catholiques,  c'est  un  espion  du  camp  ennemi, 
parce  qu'il  se  dit  libéral  ;  le  transfuge  et  l'espion  sont  des 
traîtres.  Que  fait  un  catholique  parmi  les  libéraux?  Il  vend 
le  Christ!  Que  fait  un  libéral  parmi  les  catholiques?  11 
trompe  les  hommes,   mais  il  ne  trompera  pas  Dieu.  Le 
catholicisme  libéral  est  le  grand  scandale  du  XIX*^  siècle, 
comme  l'arianisme  des  premiers  siècles,  comme  le  protes- 
tantisme du  XYl^  siècle.  Il  fait  perdre  la  tête  aux  hom- 
mes, enflamme  les  passions,   tend  partout  à  déchirer  la 
tunique  sans  couture  du  Christ,  et  s'acharne  à  lancer  dans 
le  sein  des    sociétés  les   mieux  organisées,   comme  une 
bombe  Orsini,  la  pomme  de  discorde  et  la  torche  incen- 
diaire de  la  [Révolution.   » 

Don  Sarda  avait  dit  plus  brièvement,  avec  une  effrayante 
énergie  :  «  Le  cathoHcisme  libéral,  c'est  le  plus  satanique 
de  tous.  )) 

Le  casuiste  espagnol  pose,  discute  et  résout,  dans  ses 
quarante-quatre  chapitres^  beaucoup  d'autres  questions; 
il  parle  des  causes  permanentes  du  libéralisme  et  des  pen- 
tes par  lesquelles  un  catholique  peut  y  glisser  ;  il  décrit  les 
signes  auxquels  on  reconnaît  le  libéralisme,  dans  un  livre 
ou  dans  un  journal;  il  demande  s'il  est  toujours  indispen- 


20  INTRODUCTION 

sable,  avant  de  descendre  dans  la  lice,  de  prendre  une  nou- 
velle décision  de  l'Eglise  ;  il  examine  les  avantages  de  la 
guerre  en  voltigeurs  détachés  ou  en  bataillons  formant  ar- 
mée ;  il  recherche  s'il  est  permis  de  se  prendre  aux  person- 
nes et,  dans  ce  cas,  résolu  affirmativement,  avec  quels  pro- 
cédés il  faut  tomber  dessus.  Toutes  ces  questions,  le  docteur 
espagnol  les  élucide,  avec  autant  de  limpidité  que  d'éner- 
gie ;  il  a  une  décision  nette,  et  des  coups  à  l'emporte-pièce. 
L'esprit  départi,  au  surplus,  n'a  point  dicté  ces  pages  ;  au- 
cun mobile  d'inimitié  humaine  n'y  fait  sentir  son  inspira- 
tion. Des  principes  posés  par  la  sainte  Eglise,  la  logique 
tire  des  déductions,  même  les  plus  dures,  non  parla  voie 
oblique  du  sophisme,  mais  par  la  voie  droite  du  loyal  rai- 
sonnement qui  n'incline  ni  à  droite  ni  à  gauche.  Ces  pages 
sont  livrées  au  vent  pour  que  le  souffle  de  Dieu  les  porte 
où  il  voudra,  et  leur  fasse  faire  quelque  bien  pour  son 
compte. 

L'auteur  conclut  par  ces  touchantes  paroles  :  «Au  moyen 
d'arguments  et  de  répliques,  il  arrive  parfois  qu'on  réduit 
son  adversaire  au  silence,  ce  qui  n'est  pas  peu  de  chose  en 
certaines  occasions.  Mais  cela  ne  suffit  pas  bien  souvent  à 
la  conversion.  Pour  atteindre  ce  but,  des  prières  ferventes 
valent  autant,  sinon  mieux,  que  les  raisonnements  les  plus 
habilement  liés.  L'Eglise  a  obtenu  plus  de  victoires  parles 
soupirs  sortis  du  cœur  de  ses  enfants,  que  par  la  plume  de 
ses  controversistes  et  l'épée  de  ses  capitaines.  Que,  sans 
oublier  les  autres,  la  prière  soit  donc  l'arme  principale  de 
nos  combats.  Par  elle,  plus  que  par  l'efTort  des  machines 
de  guerre,  tombèrent  les  murs  de  Jéricho.  Josué  n'aurait 
pas  vaincu  le  féroce  Amalec,  si  Moïse,  les  mains  élevées 


INTRODUCTION  21 

vers  le  ciel,  n'avait  été  en  fervente  oraison  pendant  la  ba- 
taille. »  Et  conséquent  avec  lui-même,  Don  Sarda  franchit 
les  Pyrénées  et  déposa,  dans  le  sanctuaire  de  Lourdes,  en 
l'honneur  de  la  Vierge  qui  seule  a  détruit  toutes  les  héré- 
sies, une  bannière  portant  le  titre  de  son  livre  inscrit  en 
lettres  d'or  :  Le  libéralisme  est  un  péché  ! 

Nous  resterons  sur  ce  souvenir.  Le  controversiste  espa- 
gnol a  écrit  en  imitateur  du  Cid,  en  digne  fds  de  Pelage  et 
des  héros  de  Cavadonga. 

C'est,  pour  tous  les  chrétiens,  un  devoir  de  suivre  ses 
doctrines  ;  et,  pour  tous  les  prêtres,  un  devoir  de  les  en- 
seigner. 

Le  présent  travail  n'est  pas  seulement  le  commentaire 
historique  de  l'ouvrage  espagnol  ;  il  en  offre,  pour  la 
France,  la  contirmation  par  les  faits,  depuis  tantôt  un 
siècle. 

C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  prémunir  contre  Terreur, 
former  les  justes  convictions  et  vivifier,  par  les  ardeurs 
de  la  foi,  les  résolutions  du  patriotisme. 


CHAPITRE  PREMIER 

LES  ORIGINES  HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME. 


La  vérité  éclaire  l'esprit  et  échauffe  le  cœur  ;  elle  donne  à  la 
volonté  la  rectitude,  à  l'activité  morale,  le  ressort  de  la  puissance  ; 
elle  marque  la  voie  et  insuffle  la  vie.  Les  individus,  les  familles, 
les  sociétés  publiques  puisent,  dans  sa  lumière  et  dans  son  amour, 
le  secret  de  la  force  elles  gages  de  la  grandeur. 

La  vérité,  pour  autant  qu'elle  doit  gouverner  l'homme  et  régler 
moralement  les  institutions,  a  été  révélée  de  Dieu  aux  hommes  ; 
elle  constitue  la  religion  catholique  ;  son  dépôt  sacré  est  confié  à 
la  magistrature  de  la  sainte  Eglise,  sous  l'autorité  suprême  et  in- 
faillible des  Pontifes  romains.  Tous  les  peuples  doivent  venir  tour 
à  tour  se  ranger  sous  cette  autorité  paternelle  ;  leur  fortune  est 
proportionnelle  à  la  fidélité  de  leur  soumission  ;  une  fidèle  adhé- 
rence à  la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres  fait  d'eux  les  propagateurs 
de  l'Evangile,  les  bras  armés  pour  la  défense  de  la  Chaire  aposto- 
lique. 

Parmi  les  peuples  qui,  depuis  l'ère  de  grâce,  ont  répondu  à  cette 
vocation  d'En-Haut,  il  faut  mettre,  en  première  ligne,  la  France, 
fille  aînée  de  l'Eglise,  nation  très-chrétienne.  Depuis  les  invasions 
des  barbares,  son  histoire  se  mêle  intimement  à  toutes  les  vicis- 
situdes de  la  vérité,  à  toutes  les  épreuves  et  à  tous  les  triomphes 
de  l'Eglise  romaine.  A  travers  tous  les  événements  de  l'histoire, 
nous  la  voyons  pendant  huit  siècles  et  plus,  fidèle  au  Siège  Apos- 
tolique, rejeter  les  hérésies  et  les  schismes,  multiplier  les  saints  et 
les  docteurs,  prêter  son  concours  à  toutes  les  œuvres  providen- 
tielles et  rayonner  du  plus  vif  éclat  sur  le  monde. 

Une  si  belle  vocation  devait  éprouver  des  défaillances.  A  partir 
de  Philippe  le  Bel,  l'erreur  pénètre  en  France  sous  la  forme  d'at- 


24  CHAPITRE    PREMIER 

tentais  ;  un  peu  plus  tard,  elle  essaie  de  se  formuler  dans  une 
Pragmatique  de  Bourges,  dans  un  code  de  libertés  gallicanes  et 
dans  une  déclaration  en  quatre  articles.  Par  là,  elle  se  rapproche 
d'erreurs  plus  radicales  et  menace  de  sombrer  dans  l'abîme, 

«  Deux  amours,  dit  saint  Augustin,  ontbâti  deux  cités  :  l'amour 
de  soi,  porté  jusqu'au  mépris  de  Dieu,  a  bâti  la  cité  terrestre; 
l'amour  de  Dieu,  porté  jusqu'au  mépris  de  soi,  a  bâti  la  cité  cé- 
leste. »  L'opposition  de  leur  origine  et  de  leur  but  fait  de  ces  deux 
cités,  deux  villes  ennemies  ;  leurs  hostilités  irréconciliables  rem- 
plissent, de  leurs  fortunes  diverses,  la  vie  de  chaque  homme  et  les 
annales  de  tous  les  peuples.  Tour  à  tour  victorieuses  et  vaincues, 
elles  s'élèvent  ou  s'abaissent,  suivant  que  le  Dieu  de  qui  relèvent 
tous  les  empires  leur  dispense,  dans  sa  providence  mystérieuse, 
les  grâces  de  sa  miséricorde  ou  les  arrêts  de  sa  justice. 

A  partir  du  XIV^  siècle  donc,  nous  voyons  pénétrer,  en  France, 
le  mauvais  esprit  du  Bas-Empire.  Depuis  l'avènement  du  Sauveur 
des  hommes,  la  cité  du  démon  avait  voulu  d'abord  noyer  dans  le 
sang  des  martyrs  la  cité  de  Dieu  ;  ensuite,  sous  l'impulsion  des 
erreurs  du  Paganisme  et  du  Judaïsme,  elle  avait  attaqué,  défiguré 
et  nié  successivement  tous  les  dogmes  de  foi.  Avec  Photius  et  Mi- 
chel Cérulaire,  le  cycle  des  erreurs  dogmatiques  est  épuisé  ;  l'es- 
prit satanique  de  négation,  incarné  successivement  dans  Luther, 
Voltaire  et  Proudhon,  imagine  sans  doute  des  séries  d'erreurs 
théologiques,  philosophiques  et  économiques  plus  radicales,  mais 
ne  cherche  plus  à  faire  prévaloir  ses  erreurs  qu'en  renversant  la 
Papauté.  Cette  chaire,  contre  laquelle  ne  prévaudront  jamais  les 
portes  de  l'enfer,  les  réformateurs  de  la  religion,  de  la  philosophie 
et  de  l'ordre  social,  s'accordent  tous  à  vouloir  la  détruire.  Le 
schisme  est  leur  arme  de  prédilection  ;  c'est  par  le  schisme  et  non 
plus  par  l'hérésie  qu'ils  veulent  abattre  l'Eglise  de  Dieu. 

Or,  c'est  la  coutume  qu'à  côté  d'une  erreur  radicale,  se  place 
une  semi-erreur  qui  vise  au  même  résultat,  en  édulcorant  les  for- 
mules, pour  ne  pas  effaroucher  les  consciences  et  séduire  par  la 
persuasion  frauduleuse  ceux  que  ne  peut  captiver  l'audace  de  la 
négation,  A  côté  de  la  négation  absolue  de  la  Papauté,  —  néga- 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU  LIBÉRALISME  25 

tion  commune  aux  schismatiques  grecs,  aux  protestants,  aux  en- 
cyclopédistes et  aux  socialistes,  —  se  place  donc  une  négation 
mitigée,  qui  ne  se  propose  pas  de  détruire  le  siège  des  pontifes 
romains,  mais  qui  veut  seulement  le  faire  descendre  du  haut  som- 
met de  sa  puissance  et  le  subalterniser.  Deux  erreurs  lui  parais- 
sent favorables  à  ce  dessein  :  1°  d'un  côté^  abaisser  le  Pape  dans 
l'Eglise,  en  faisant  dépendre  son  autorité  du  bon  vouloir  des  évo- 
ques, ou  de  ringérence  des  fidèles  ;  2°  de  l'autre  côté,  l'exclure  en- 
tièrement de  toute  autorité  morale  sur  la  société  civile,  et  faire 
dépendre  par  là,  le  temporel  de  l'Eglise,  de  l'autorité  de  César. 
Ces  deux  erreurs  sont  nées  en  France  et  y  exercent,  depuis  cinq 
siècles,  sous  le  nom  connu  de  gallicanisme,  les  plus  tristes  rava- 
ges. Nous  devons  marquer  brièvement  les  étapes  du  fléau. 

I.  La  première,  c'est  le  différend  de  Boniface  YIII  avec  Philippe 
le  Bel.  L'occasion  de  ce  différend  fut  l'usurpation,  par  le  roi  de 
France,  des  revenus  de  biens  ecclésiastiques.  Les  biens  ecclésias- 
tiques étaient  consacrés  à  Dieu  et  ne  devaient  pas  être  détournés 
des  usages  que  leur  assignait  cette  consécration.  Les  fiefs,  possé- 
dés pardes  clercs,  étaient  tenus  aux  redevances  féodales  et  devaient 
rendre  hommage  au  roi;  les  biens  ecclésiastiques  jouissaient  de 
l'immunité  civile.  En  cas  de  nécessité  reconnue,  l'Etat  prélevait, 
cependant,  sur  les  biens  de  l'Eglise,  des  décimes;  cet  impôt  n'é- 
tait pas  seulement  toléré,  il  était  approuvé  par  l'Eglise  et  repré- 
sentait la  quote-part  du  clergé  pour  l'entretien  de  l'ordre  social. 
Autrement  Thomassin  affirme  et  prouve  que  le  respect  des  biens 
ecclésiastiques  était  de  tradition  en  France.  «  Jamais,  dit-il,  les 
rois,  par  un  abus  de  pouvoir,  n'ont  rien  extorqué  au  clergé,  sinon 
par  l'intervention  du  Souverain  Pontife  et  poussés  par  une  très 
grave  nécessité  (1).  » 

Philippe  le  Bel,  prince  d'une  ambition  démesurée  et  d'une  cupidi- 
té insatiable,  devait  être,  par  ses  actes  comme  par  ses  lois,  l'initia- 
teur de  l'absolutisme  royal.  DeCharlemagneàsaint  Louis,  laroyauté 
avait  eu  pour  limites,  les  droits  des  seigneurs  féodaux  et,  pour  règle, 

(1)  Ancienne  et  nouvelle  discipline,  3«  part.,  liv.  I,  ch.  XLIIL 


26  CHAPITRE    PREMIER 

la  morale  de  l'Evangile.  Philippe  entreprit  d'abattre  la  féodalité  et 
de  rainer  encore  les  droits  que  l'Eglise  tenait,  en  France,  de  la 
possession  des  biens  temporels.  De  son  chef,  il  ne  tenait  aucun 
compte  de  l'immunité.  Il  existait,  à  la  vérité,  des  censures  contre 
les  laïques  qui  entreprenaient  contre  les  biens  ecclésiastiques, 
mais  il  n'y  en  avait  pas  contre  les  clercs  qui  les  cédaient  ;  en  sorte 
que  souvent  le  désir  de  plaire  aux  princes  inclinait  les  clercs  à 
disposer,  en  faveur  des  princes,  des  biens  consacrés  à  Dieu.  Le 
Pape,  d'un  côté,  voyant  cette  facilité  des  clercs  àlivrer  le  domaine 
de  l'Eglise,  de  l'autre,  la  rapacité  des  princes  qui  se  servaient  de 
ces  revenus  pour  guerroyer  entre  eux,  voulut  fortifier  l'enceinte 
protectrice  de  l'Eglise  et  pourvoir  à  la  paix  de  la  Chrétienté.  De  là 
Pimmortelle  huile  Clericls  laïcos. 

«  L'antiquité  nous  apprend,  disait  le  Pontife,  et  l'expérience 
de  chaque  jour  nous  prouve  jusqu'à  l'évidence,  que  les  laïques 
ont  toujours  eu  pour  les  clercs  des  sentiments  hostiles.  A  l'étroit 
dans  les  limites  qui  leur  sont  tracées,  ils  s'efforcent  constamment 
d'en  sortir  par  la  désobéissance  et  l'injustice  ;  ne  réfléchissant  pas 
que  tout  pouvoir  sur  les  biens  et  les  personnes  de  l'Eglise  leur  a 
été  refusé,  ils  imposent  de  lourdes  charges  aux  prélats,  aux  églises, 
aux  ecclésiastiques  réguliers  et  séculiers,  les  écrasent  de  tailles  et 
détaxes,  leur  enlèvent  tantôt  la  moitié,  tantôt  le  dixième,  tantôt 
le  vingtième  ou  une  partie  de  leurs  revenus,  essayant  ainsi  de 
mille  manières  de  les  réduire  en  servitude.  Or,  et  nous  le  disons 
dans  l'amertume  de  notre  âme,  quelques  prélats,  quelques  per- 
sonnes ecclésiastiques,  tremblant  là  où  il  n'y  a  point  à  craindre, 
cherchant  une  paix  fugitive  et  redoutant  plus  la  majesté  tempo- 
relle que  la  majesté  éternelle,  se  prêtent  à  cet  abus,  moins  toute- 
fois par  témérité  que  par  imprudence,  mais  toutefois  sans  en 
avoir  obtenu  du  Siège  apostolique  le  pouvoir  et  la  faculté.  » 

En  conséquence  :  ]^  le  Pontife  porte  des  censures  terribles  con- 
tre toute  personne  ecclésiastique  qui,  sans  Taulorisation  pontifi- 
cale, oserait,  sous  n'importe  quel  prétexte,  accorder  une  partie 
quelconque  du  patrimoine  de  l'Eglise  ;  et  2»,  il  renouvelle  les  an- 
ciennes censures  portées  contre  les  laïques  même  rois  ou  empe- 


LES   ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU   LIBÉRALISME  27 

reurs,  qui,  sans  cette  permission,  requerraient  ou  forceraient  les 
clercs  de  leur  abandonner  ce  patrimoine. 

En  deux  mots,  la  bulle  Clericis  laïcos  fait,  pour  la  propriété 
ecclésiastique,  ce  qu'avaient  fait  pour  la  juridiction  spirituelle  de 
l'Eglise,  les  célèbres  bulles  de  Grégoire  YH  et  d'Innocent  III  :  c'est 
une  charte  de  liberté.  Et  pour  sauvegarder  la  propriété  cléricale, 
elle  rappelle  les  censures  déjà  portées  contre  les  envahisseurs  de 
cette  propriété,  mais  n'innove  qu'en  ce  sens  qu'elle  por^e  des  cen- 
sures contre  les  clercs  assez  peu  fermes  et  sages  pour  livrer  eux- 
mêmes  le  bien  qu'ils  doivent  conserver. 

Bossuet  appelle  cette  décrétale  l'étincelle  qui  alluma  l'incendie. 
Après  Bossuet,  un  grand  nombre  dlhistoriens  disent  que  la  bulle 
fut  la  cause,  ils  auraient  mieux  dit  le  prétexte,  des  emportements 
de  Philippe  le  Bel.  Boniface,  en  effet,  ne  faisait  point  une  constitu- 
tion nouvelle,  mais  il  confirmait  plutôt  les  sentences  nombreuses 
et  solennelles  publiées  avant  lui  par  les  conciles  et  par  les  papes 
pour  lier  les  mains  des  laïques  toujours  prêtes  à  s'étendre  sur  les 
biens  de  l'Eglise.  Le  dix-neuvième  canon  du  troisième  concile  de 
Latran  fi'appe  d'excommunication  les  laïques  qui  imposent  des 
taxes  sur  ces  biens  ;  le  quarante-quatrième  canon  du  concile  de 
Latran  confirme  ces  censures  et  ajoute  qu'on  ne  peut,  même  en  cas 
de  nécessité,  tirer  des  subsides  des  églises,  sans  la  permission  du 
Pape.  La  Défense,  comme  Ta  judicieusement  observé  le  P.  Blanchi, 
ne  regardait  pas  seulement  les  barons  et  les  vassaux  du  roi,  elle 
concernait  toute  puissance  laïque  en  général,  par  conséquent,  le 
chef  souverain  de  qui  les  barons  tenaient  leurs  droits  (1).  La  bulle 
Clericis  laïcos  n'était  pas  moins  opportune  en  fait  que  fondée  en 
principe.  Certes,  elle  ne  pourrait  être  taxée  d'inopportunité  à  une 
époque  où  les  princes  et  surtout  le  roi  de"  France  dévoraient  avide- 
ment les  biens  ecclésiastiques.  D'ailleurs,  elle  n'était  point  particu- 
lière à  Philippe,  qui  n'y  était  pas  nommé,  mais  s'adressait  à  l'Eglise 
universelle  ;  et  si  Philippe  y  trouvait  un  obstacle  à  ses  exactions, 
les  princes  qui  lui  faisaient  la  guerre   n'étaient  pas  moins  empê- 

(1)  BiANOfii,  Traité  de  la  puissance  ecclésiastique,  liv.  Vf,  §  5. 


28  CHAPITRE    PREMIER 

chés  de  tirer  du  clergé  de  quoi  combattre  la  France.  Enfin,  pour 
que  Philippe  ne  prît  point  ombrage  de  sa  décrétale,  Boniface  lui 
aurait  envoyé,  à  la  même  époque,  une  lettre  fort  engageante  ap- 
pelant à  Rome  Charles  de  Valois,  frère  du  roi,  pour  y  traiter  d'im- 
portantes affaires.  Sponde  affirme  que  le  Pape  avait  le  dessein 
d'élever  ce  prince  à  la  dignité  impériale  et  de  le  mettre  à  la  tête 
d'une  nouvelle  croisade  (1). 

Quoique  la  bulle  Clericis  laïcos  fût  fondée  en  droit,  nécessaire  en 
fait,  opportune  et  régulière,  applicable  à  toute  la  Chrétienté^  elle 
causa  rumeur  à  la  Cour  de  France,  où  l'on  songeait  à  toute  autre 
chose  qu'à  respecter  le  droit.  Les  courtisans  y  virent  un  péril  pour 
l'autocratie  de  la  couronne.  Philippe,  pour  montrer  le  cas  qu'il 
faisait  d'une  bulle  et  tâcher  de  retenir  l'argent  qui  se  dérobait, 
défendit  à  tous  ses  sujets  d'exporter  l'argent  hors  du  royaume: 
envahit  les  biens  des  églises  de  Laon,  de  Reims,  de  Narbonne  et 
de  Maguelonne  ;  incarcéra  par  un  acte  de  pure  violence,  dit  Gui- 
zot,  un  légat  du  Saint-Siège  et  lui  fit  son  procès;  refusa  de  rece- 
voir un  autre  légat,  défendit  aux  prélats  de  son  royaume  de  se 
rendre  au  concile  de  Rome,  enfin  accabla  de  charges  énormes  la 
noblesse,  les  universités  et  le  peuple.  Par  tous  ces  attentais,  Phi- 
lippe préludait  aux  envahissements  de  Louis  XIV,  de  Mirabeau, 
de  Napoléon  et  de  Garibaldi.  Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  des 
bulles  Ineffabilis  et  Ausculta  fili,  pas  plus  que  de  cette  série  d'actes 
où  Boniface  VIII  essaie  de  contenir  l'impétuosité  de  cet  aveugle 
forban  et  s'efforce  de  maintenir  le  droit  du  Saint-Siège.  On  ne  sau- 
rait trop  admirer  la  sagesse  et  la  mansuétude  du  grand  pontife  ; 
on  n'admirera  pas  moins  sa  décision  consignée  dans  une  autre 
bulle  immortelle,  la  bulle  Unam  Sanctam.  En  voici  la  traduction  : 
«  La  foi  nous  oblige  de  croire  et  de  professer  que  la  sainte  Eglise 
catholique  et  apostolique  est  une...  C'est  pourquoi  l'Eglise  une  et 
unique  n'est  qu'un  seul  corps,  ayant  non  pas  deux  chefs,  chose 
monstrueuse,  mais  un  seul  chef,  savoir,  le  Christ  et  Pierre,  vicaire 
du  Christ,  ainsi  que  le  successeur  de  Pierre,  le  Seigneur  ayant  dit 

(1)  Sponde,  Annales  ecclésiastiques,  An  1296,  n»  2. 


LES   ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU   LIBÉRALISME  29 

à  Pierre  lui-même  :  Pais  mes  brebis,  en  général  :  ce  qui  montre 
qu'il  les  lui  a  confiées  toutes  sans  exception.  Si  donc  les  Grecs  et 
d'autres  encore  disent  qu'ils  n'ont  point  été  confiés  à  Pierre  et  à 
ses  successeurs,  il  faut  qu'ils  avouent  qu'ils  ne  sont  pas  des  brebis 
du  Christ,  puisque  le  Seigneur  a  dit  selon  saint  Jean  :  Quil  n'y  a 
qu'un  seul  troupeau  et  qu'un  seul  pasteur.  Qu'il  ait  en  sa  puissance 
les  deux  glaives,  l'un  spirituel,  l'autre  temporel,  c'est  ce  que  l'E- 
vangile nous  apprend  :  car  les  Apôtres  ayant  dit  :  Voici  deux  glai- 
ves ici,  c'est-à-dire  dans  l'Eglise,  puisque  c'étaient  les  Apôtres  qui 
parlaient,  le  Seigneur  ne  leur  répondit  pas  :  c'est  trop,  mais  c'est 
assez.  Assurément  celui  qui  nie  que  le  glaive  temporel  soit  en  la 
puissance  de  Pierre,  méconnaît  cette  parole  du  Sauveur:  Remets 
ton  glaive  dans  te  fourreau.  Le  glaive  spirituel  et  le  glaive  maté- 
riel sont  donc  Vun  et  Vautre  en  la  puissance  de  l'Eglise;  mais  le 
second  doit  être  employé  pour  l'Eglise,  et  le  premier  par  l'Eglise. 
Celui-ci  est  dans  la  main  des  rois  et  des  soldats,  mais  sous  la  direc- 
tion  et  la  dépendance  àw  prêtre.  L'un  de  ces  glaives  doit  être  subor- 
donné à  l'autre,  et  l'autorité  temporelle  doit  être  soumise  au  pou- 
voir spirituel.  Celles  qui  existent  sont  ordonnées  de  Dieu  ;  or  elles 
ne  seraient  pas  ordonnées,  si  un  glaive  n'était  pas  soumis  à  l'autre 
glaive  et,  comme  inférieur,  ramené  par  lui  à  l'exercice  de  la 
volonté  souveraine.  Car,  suivant  le  B.  Denis,  c'est  une  loi  de  la 
divinité  que  ce  qui  est  infirme  soit  coordonné  par  des  intermé- 
diaires à  ce  qui  est  au-dessus  de  tout.  Ainsi,  en  vertu  des  lois  de 
l'univers,  toutes  choses  ne  sont  pas  ramenées  à  l'ordre  immédia- 
tement et  de  la  même  manière  ;  mais  les  choses  basses  par  des 
choses  moyennes,  ce  qui  est  inférieur  par  ce  qui  est  supérieur.  Or 
la  puissance  spirituelle  surpasse  en  noblesse  et  en  dignité  toute 
puissance  terrestre,  et  nous  devons  tenir  cela  pour  aussi  certain 
qu'il  est  clair  que  les  choses  spirituelles  sont  au-dessus  des  tem- 
porelles. C'est  ce  que  font  voir  aussi  non  moins  clairement  Vobla- 
tion,  la  bénédiction  et  la  sanctification  des  dîmes,  Vinstitution  de 
la  puissance  et  les  conditions  nécessaires  du  gouvernement  du 
monde.  En  effet,  d'après  le  témoignage  de  la  Vérité  même,  il  appar- 
tient à  la  puissance  spirituelle  d'instituer  la  puissance  terrestre  et 


30  CHAPITRE    PREMIER 

de  la  juger  si  elle  n'est  pas  bonne.  Ainsi  se  A'érifie  l'oracle  de  Jéré- 
mie  touchant  l'Eglise  et  la  puissance  ecclésiastique:  Voilà  que  je 
t'ai  établi  sur  les  nations  et  les  royaumes,  et  le  reste  comme  il  suit. 
Si  donc  la  puissance  terrestre  dévie,  elle  sera,  jugée  par  la  puissance 
spirituelle.  Si  la  puissance  spirituelle  d'un  ordre  inférieur  dévie, 
elle  ser3i  jugée  par  son  supérieur.  Si  c'est  la  puissance  suprême, 
ce  n'est  pas  l'homme  qui  peut  la  juger,  mais  Dieu  seul,  suivant  la 
parole  de  TApôtre  :  L'homme  spirituel  juge  et  n  est  jugé  lui-même 
par  personne.  Or  cette  puissance  qui,  bien  qu'elle  ait  été  donnée 
à  l'homme  et  qu'elle  soit  exercée  par  l'homme,  est  non  pas  humaine 
mais  plutôt  divine  :  Pierre  l'a  reçue  de  la  bouche  divine  elle-même, 
et  celui  qu'il  confessa  l'a  rendue,  pour  lui  et  ses  successeurs,  iné- 
branlable comme  la  pierre.  Car  le  Seigneur  lui  a  dit  :  Tout  ce  que 
tu  lieras,  etc.  Donc  quiconque  résiste  à  cette  puissance  ainsi  ordon- 
née de  Dieu  résiste  à  l'ordre  même  de  Dieu,  à  moins  que,  comme 
le  manichéen,  il  n'imagine  deux  principes,  ce  que  nous  jugeons 
être  une  erreur  et  une  hérésie.  Aussi  Moïse  atteste  que  c'est  dans 
le  principe  et  non  dans  les  principes,  que  Dieu  créa  le  ciel  et  la 
terre.  Ainsi  toute  créature  humaine  doit  être  soumise  au  Pontife 
romain,  et  nous  déclarons,  affirmons,  défriissotis  et  prononçons 
que  cette  soumission  est  absolument  de  nécessité  de  salut.  » 

Telle  est,  dans  son  texte  authentique,  celte  fameuse  Bulle  Unain 
Sanctamq\i\  fait  écumer  de  rage,  non  seulement  les  loups  duschisme 
et  de  l'hérésie,  mais  les  brebis  du  gallicanisme  et  les  agneaux  du 
libéralisme.  L'Eglise  une,  sainte,  catholique,  apostolique,  romaine, 
a  reçu  en  héritage  toutes  les  nations  de  la  terre.  Jésus-Christ  lui  a 
confié  ce  domaine  pour  tous  les  siècles  à  venir.  A  Pierre,  prince  des 
apôtres,  il  a  confié  deux  clefs  et  deux  glaives  ;  des  deux  clefs,  l'une 
ouvre  le  ciel,  l'autre  commande  à  la  terre;  des  deux  glaives,  l'un 
est  manié  par  le  Pontife  romain,  l'autre  doit  rester  à  son  service  et 
agir  sous  sa  direction.  L'Eglise  a  droit  strict  à  cette  part  des  biens 
de  la  terre,  indispensable  à  l'accomplissement  de  son  mandat  do 
rédemption  ;  elle  a  droit  aussi  à  ce  concours  du  glaive  temporel, 
nécessaire  pour  le  gouvernement  de  l'humanité  déchue.  Lui  enle- 
ver ces  biens,  c'est  entraver  son  œuvre  de  sanctification  ;  préten- 


LES   ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  31 

dre  que  César,  sous  la  direction  de  l'Eglise,  ne  doit  pas  travailler 
au  salut  des  âmes,  ce  n'est  pas  seulement  dégrader  César,  c'est  in- 
tervertir Tordre  des  institutions  divines.  Ce  double  droit  aux  biens 
terrestres  et  au  gouvernement  temporel,  ici  direction,  là  propriété, 
ce  n'est  pas  tout  ;  car  Pierre  ne  doit  pas  sanctifier  seulement  César, 
il  doit  sauver  aussi  ses  sujets  et  juger  par  conséquent,  au  spirituel, 
sur  la  terre,  les  actes  dont  la  trame  forme  ici-bas  leur  exis- 
tence.Tout  est  soumis  aux  clefs  et  aux  glaives  de  Pierre  :  tout,  rois 
et  peuples, pasteurs  et  troupeaux.  La  tradition  le  crie  par  toutes  ses 
voix  ;  l'Orient  et  l'Occident  s'unissent  pour  le  proclamer.  Le  suc- 
cesseur de  Pierre,  Boniface,  l'a  déclaré,  affirmé,  défini,  et  prononcé 
éternellement  que  cette  soumission  est  nécessaire  au  salut  des  âmes. 
La  double  puissance  du  Vicaire  de  Jésus-Christ  est  inébranlable 
comme  la  pierre  angulaire  de  l'Eglise.  Si  vous  contestez  ce  point 
capital,  vous  déchaînez  la  révolution  ;  vous  affirmez,  pour  le  gou- 
vernement, le  droit  au  despotisme  ;  pour  les  sujets,  le  droit  à  l'a- 
narchie ;  pour  tous,  la  sainteté  des  appétits,  la  licite  de  toutes  les 
passions.  Par  le  dualisme  gouvernemental  vous  rejetez  Jésus- 
Christ  dans  son  Pontife  dont  vous  avez  restreint  la  puissance*,  et 
vous  livrez  l'humanité  à  tous  les  emportements,  à  toutes  les  disso- 
lutions, à  toutes  les  ruines. 

II.  Quand  l'aile  de  la  mort  eut  balayé  Philippe  le  Bel  et  toute  sa 
famille,  on  vit  monter  sur  le  trône  de  France  un  fils  de  ce  comte 
de  A^alois  que  Boniface  VIII  avait  créé  vicaire  du  Saint-Siège  et 
appelé  le  défenseur  de  l'Eglise.  La  peste  du  servilisme,  qui  venait 
d'attirer  la  foudre  sur  tant  de  rois,  essaya  de  le  corrompre.  Dans 
l'année  qui  suivit  son  avènement,  le  30  novembre  1429,  il  réunit  à 
Paris  les  prélats  et  les  barons  du  royaume.  Pierre  de  Cugnières, 
procureur  royal,  articula,  contre  le  clergé,  soixante-dix  griefs,  de- 
mandant pour  conclusion  la  suppression  du  for  ecclésiastique,  celle 
des  redevances,  l'indépendance  absolue  du  pouvoir  royal,  bref,  la 
sécularisation  de  l'Eglise  et  la  déification  de  l'Etat.  L'évêque  d'Au- 
tun,  Pierre  Bertrand,  lui  répondit  au  nom  du  clergé.  En  parlant 
des  prêtres  et  des  rois,  ((ui  sont  les  membres  divers  du  corps  uni- 


32  CHAPITRE    PREMIER 

que  de  l'Eglise,  il  dit  :  «  Voici  les  vraies  bornes  de  la  juridiction 
spirituelle  et  temporelle  de  l'Eglise  :  la  juridiction  temporelle  ne 
s'étend  point  aux  choses  spirituelles  qu'elle  ne  connaît  en  rien  ;  la 
juridiction  spirituelle,  au  contraire,  s'étend  aux  actions  des  hom- 
mes, relativement  aux  choses  temporelles  ordonnées  pour  les  spi- 
rituelles comme  à  leur  fin,  en  tant  que  l'abus  que  les  hommes  en 
font  peut  empêcher  celte  fin...  Le  Christ  a  confié,  au  bienheureux 
Pierre,  les  droits  de  l'empire  céleste  et  du  terrestre  :  Et  celui  qui 
enlève  ce  privilège  à  l'Eglise  romaine  tombe  dans  Cliérésie  et  doit 
être  nommé  hérétique.  »  Et,  pour  en  finir,  il  cite  la  bulle  ifnam 
Sanctam,  définition  ex  cathedra,  règle  de  foi.  Alors  le  roi  dit  :  «  Les 
droits  de  l'Eglise,  je  veux  qu'on  les  augmente  plutôt  que  de  les 
diminuer.  »  Tous  rendirent  grâce,  et  le  roi  mérita  le  surnom  de 
catholique  (i). 

Le  concile  de  Constance  ne  fut  pas  moins  exprès  sur  la  même 
question  :  le  conciliabule  de  Bâle,  au  contraire,  se  montra  presque 
constamment  hostile  à  l'autorité  et  aux  droits  du  Saint  Siège. 
Lorsqu'Eugène  IV  l'eut  transféré  à  Ferrare,  Charles  VII,  comme 
pour  rappeler  maladroitement  qu'il  avait  été  roi  de  Bourges, 
réunit  dans  cette  dernière  ville  les  seigneurs  laïques  et  un  grand 
nombre  d'évêques,  pour  délibérer  sur  les  affaires  de  l'Eglise.  Le 
mauvais  esprit  de  Bâle  souffla  sur  cette  assemblée  ;  on  y  fit  un 
recueil  de  décrets,  et,  le  7  juillet  1438,  un  édit  royal  les  publia,  en 
vingt-trois  articles,  sous  le  titre  général  de  Pragmatique-Sanction. 
Dans  son  ensemble,  cette  Pragmatique  ne  fait  qu'édicter  les  réso- 
lutions séditieuses  du  conciliabule  de  Bâle.  Dans  le  premier  arti- 
cle, supposant  que  le  Concile  est  au-dessus  du  Pape,  on  décrète  la 
décennalité  du  concile  général  et  l'on  dit  le  Pape  punissable,  s'il 
contrevient  aux  décrets  de  Constance  ou  s'il  veut  dissoudre,  trans- 
férer ou  proroger  le  concile  de  Bâle.  Le  second  article  porte  que 
le  Pape  jurera  l'observation  de  ce  décret  au  jour  de  son  exaltation. 
Le  neuvième  réduit  à  vingt-quatre  le  nombre  des  cardinaux. 
Dans  d'autres,  elle  supprime  les  annales,  les  réserves  et   expecta- 

(1)  Raynaldi,  Annales.  An  1329,  77  ;  et  Bibliotheca  Patrum,  pp.  134  et  1G2. 


Les  origines  hétérodoxes  du  libéralisme  33 

tives,  ajoutant  que  si  le  Pape  venait  à  scandaliser  l'Eglise,  en  se 
permettant  quelque  chose  contre  celte  ordonnance,  il  faudrait  le 
déférer  au  Concile  général.  Le  Pape,  subalternisé  dans  l'Eglise,  est 
exclu  de  la  société  civile,  c'est  de  plus  en  plus  le  mot  d'ordre  du 
gallicanisme. 

Une  telle  ordonnance  est  radicalement  nulle.  «  11  n'appartient 
pas  plus  aux  rois  de  France  qu'à  tout  autre  prince,  dit  le  cardi- 
nal Gousset,  de  statuer,  même  de  concert  avec  les  évoques  du 
pays,  sur  les  droits  du  Pape  et  sur  les  rapports  des  églises  du 
Royaume  avec  le  Pape.  Une  pragmatique,  une  ordonnance  ea  ma- 
tières ecclésiastiques,  est  sans  valeur  aucune,  en  ce  qui  concerne 
la  discipline  générale,  à  moins  qu'elle  n'ait  été  sanctionnée  par 
le  chef  de  l'Eglise  universelle.  A  défaut  de  cette  sanction  apostoli- 
que, tout  acte  public  de  ce  genre  est  un  acte  schismatique.  » 
Aussi,  dès  qu'elle  parut,  dit  Robert  Gaguin,  fut-elle  regardée 
comme  uwq  hérésie  pernicieuse.  Bernard  de  Rossergio,  professeur 
de  droit  ecclésiastique  et  archevêque  de  Toulouse,  publia  un 
livre  intitulé:  La  véritable  lumière  des  Français  allumée  contre  la 
terreur  de  la  Pragmatique.  Guillaume  de  Montjoie,  consulté  par 
Charles  Yll,  n'hésita  pas  à  condamner  son  acte.  Le  sage  Elle  de 
Bourdeille,  archevêque  de  Tours,  en  démontra  également  la  nul- 
lité, par  défaut  visible  de  compétence,  et  les  inconvénienls,  puis- 
que, en  cas  de  contestation  sur  les  élections,  c'est  aux  parlements 
qu'il  appartenait  d'infirmer  ou  de  confirmer  les  évêques.  «  Pour 
ne  rien  exagérer,  ajoute  le  cardinal  Gousset,  nous  dirons  que  la 
Pragmatique  était  au  moins  erronée,  schismatique,  injurieuse  au 
Saint-Siège,  pernicieuse ,  ou,  pour  nous  servir  des  expressions  de 
Léon  X  et  du  cinquième  concile  de  Lalran,  une  corruption,  cor- 
ruptela  (1).» 

Aussi,  dès  qu'Eugène  IV  la  connut^  n'omit-il  rien  pour  mettre 
opposition  à  ce  règlement  royal  ;  tout  ce  qu'il  put  obtenir  fut  une 
ordonnance  remédiant  à  certains  abus  qui  s'étaient  introduits 
comme  c'est  l'usage  dans  Tapplication  de  la  loi  ;  Pie  II,   succes- 

(1)  Exposition  des  principes  du  droit  canonique,  p.  484. 


34  CHAPITRE    PREMIER 

seur  d'Eugène  IV,  se  déclara  encore  plus  vivement  contre  la 
Pragmatique  et  en  sollicita  l'abolition.  Louis  XI,  qui  succédait  sur 
ces  entrefaites  à  Charles  VII,  accéda  aux  vœux  du  Pontife.  «  La 
Pragmatique,  dit  Pie  II,  était  une  tache  qui  défigurait  l'Eglise  de 
France,  un  décret  qu'aucun  concile  général  n'avait  porté,  qu'au- 
cun Pape  n'avait  reçu  ;  un  principe  de  désordre  dans  la  hiérar- 
chie ecclésiastique,  une  confusion  énorme  de  pouvoir,  puisqu'on 
voyait  {(ue  les  laïques  étaient  devenus  depuis  ce  temps-là  maîtres 
et  juges  du  clergé  ;  que  la  puissance  du  glaive  spirituel  ne  s'exer- 
çait plus  que  sous  le  bon  plaisir  de  l'autorité  séculière  ;  que  le 
Pontife  romain,  malgré  la  plénitude  de  juridiction  attachée  à  sa 
dignité,  n'avait  plus  de  pouvoir  en  France  qu'autant  qu'il  plaisait 
au  Parlement  de  lui  en  laisser,  » 

Louis  XI  écrivit  au  Pape  une  lettre,  en  date  du  7  novembre 
1461,  lettre  dans  laquelle  il  s'exprimait  ainsi:  «  Nous  avons  re- 
connu. Très  Saint-Père,  que  la  Pragmatique- Saiiction  est  attenta- 
toire à  votre  autorité,  à  celle  du  Saint-Siège;  que  née  dans  un 
temps  de  schisme  et  de  sédition,  elle  finirait  par  amener  le  ren- 
versement de  l'ordre  et  des  lois,  puisqu'elle  vous  empêche  d'exer- 
cer la  souveraine  puissance  que  Dieu  vous  a  déférée.  C'est  par  la 
Pragmatique  que  la  subordination  est  détruite  ;  que  les  prélats 
de  notre  royaume  élèvent  un  édifice  de  licence;  que  l'unité  qui 
doit  lier  tous  les  chefs  chrétiens  se  trouve  rompue.  Nous  vous  re- 
connaissons, Très  Saint-Père,  pour  le  chef  de  l'Eglise,  pour  le 
grand-prêtre,  pour  le  pasteur  du  troupeau  de  Jésus-Christ,  et 
nous  voulons  demeurer  uni  à  votre  personne  et  à  la  Chaire  de 
saint  Pierre.  Ainsi  nous  cassons  dès  à  présent  et  nous  détruisons 
la  Pragmatique-Sanction  dans  tous  les  pays  de  notre  domination  ; 
nous  voulons  que  le  bienheureux  apôtre  saint  Pierre,  qui  nous  a 
toujours  assisté,  et  vous  qui  êtes  son  successeur,  ayez  dans  ce 
royaume,  la  même  autorité  pour  les  provisions  de  bénéfices 
qu'ont  eue  vos  prédécesseurs,  Martin  V  et  Eugène  IV.  Nous  vous 
la  rendons  celte  autorité;  vous  pouvez  désormais  l'exercer  tout 
entière.  » 
Au  reçu  de  ces  lettres,  Rome  fit  éclater  sa  joie;  tout  n'était  pas 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  35 

fini  pourtant,  il  fallait  encore  que  l'abolition  de  la  Pragmatique 
fût  revêtue  des  formes  légales.  Louis  XI  rendit  donc  une  décla- 
ration que  révéque  d'Angers,  cardinal  de  la  Balue,  fut  chargé  de 
porter  au  Parlement. 

Le  Parlement  refusa  d'enregistrer  les  lettres  d'abolition  et  le 
recteur  de  l'Université  en  appela  au  futur  concile,  appel  qui  n'é- 
tait que  le  masque  de  la  révolte.  Louis  XJ,  qui  ne  s'émouvait  pas 
pour  si  peu,  conclut  en  1472,  avec  Sixte  IV,  un  nouveau  traité, 
où  l'on  réglait  les  choses  à  peu  près  comme  elles  étaient  établies 
en  Allemagne  par  le  concordat  germanique.  Par  le  fait,  Louis  XI 
reconnaissait  que  le  Pape  est  souverain  dans  l'Eglise  et  qu'il  a,  par 
suite,  seul  qualité  pour  statuer  des  intérêts  de  lEglise  dans  la  so- 
ciété civile  :  c'était  l'antithèse  des  passions  gallicanes.  Aussi  le 
traité  ne  fut-il  pas  plus  reçu  des  Parlements  que  les  lettres  d'abo- 
lition. Innocent  VIII  et  Alexandre  VI  firent  de  vains  efforts  pour 
obtenir  de  Charles  VIII  l'entérinement  du  Concordat  et  la  mise  à 
néant  de  la  Pragmatique.  Sous  Louis  XII,  loin  de  s'améliorer,  les 
affaires  se  gâtèrent  et  la  France  dériva  jusqu'aux  frontières  du 
schisme.  Louis  XII  réunit  des  conciliabules  à  Pise,  à  Milan,  à  Lyon  ; 
il  ne  se  contentait  pas  de  résister  aux  injonctions  du  Pape,  il  vou- 
lait le  déposer.  Le  Pape,  c'était  Jules  II,  pontife  d'une  bravoure 
intrépide,  cassa  les  actes  de  ces  conciliabules,  mille  roi  et  son 
royaume  en  interdit,  et,  dans  la  quatrième  session  du  concile  de 
Latran,  en  1312,  cita  tous  les  fauteurs  de  la  Pragmatique,  rois  et 
autres,  à  comparaître  dans  soixante  jours.  La  mort  de  Jules  II 
fit  proroger  de  soixante  jours  l'exécution  du  monitoire  ;  la  mort 
de  Louis  XII  laissa  à  François  P'"  le  soin  de  répondre  à  Léon  X. 
Le  jeune  roi  répondit  qu'il  se  présenterait  à  la  citation  ou  qu'il 
ferait  quelque  proposition  de  Concordat.  Cette  réponse  fut  la  sen- 
tence de  mort  de  la  Pragmatique.  Le  19  décembre  1516,  avec  l'ap- 
probation du  Saint  Concile,  Léon  X  promulgua  une  bulle  qui  pro- 
nonçait sa  révocation.  Déjà  le  concile  avait  condamné  formelle- 
ment ce  tac  te  séditieux,avec  défense,  sous  peine  d'excommunication, 
de  l'invoquer  et  d'en  faire  usage  :  Onmia  et  singula  revocamus,  cas- 
samus,   aOrogarnus,    irritamus,  annulamm,   ac   damnamus,   et  pro 


36  CHAPITRE    PREMIER 

infectis,  revocatis,  cassatis^  abrogalis,  irrUatis,  anmilatis  ac  damna- 
tis  haheri  volumus  et  decernimus. 

Ainsi,  d'après  la  bulle  de  Léon  X  et  le  décret  du  cinquième  con- 
cile de  Latran,  le  prétendu  droit  royal  de  faire  des  règlements  en 
matière  ecclésiastique,  alors  même  qu'il  s'appuie  sur  des  délibé- 
rations préalables  d'une  assemblée  d'évêques  et  se  borne  à  édicter 
leurs  décisions,  n'a,  par  lui-même,  rien  de  fondé,  rien  de  canoni- 
que, et  s'il  n'est  expressément  ratifié  plus  tard  par  le  Saint-Siège, 
doit  être  repoussé  comme  ouvrant  la  porte  au  schisme. 

La  Pragmatique  de  Bourges  fit  place  au  Concordat  passé  entre 
François  P'  et  Léon  X  ;  ce  Concordat  est  le  premier  traité  d'al- 
liance entre  la  France  et  le  chef  de  l'Eglise.  Par  le  fait,  c'est  la 
religion  catholique  romaine  hautement  et  officiellement  reconnue 
par  la  royauté  ;  c'est  sa  suprématie  dans  l'ordre  spirituel  et  moral, 
s'exerçant  partout  et  en  tout,  sans  obstacle  comme  sans  contrôle. 
De  plus,  puisqu'il  y  a  eu  traité,  c'est  qu'il  y  avait  en  présence  deux 
pouvoirs  souverains  ;  il  est  manifeste,  en  effet,  par  cette  conven- 
tion, que  le  Souverain  temporel  de  la  France,  pour  tout  ce  qui  re- 
garde les  églises  du  royaume  et  les  intérêts  des  âmes,  n'a  traité  ni 
avec  les  seigneurs  et  les  évêques  français,  ni  avec  le  Pape  comme 
souverain  temporel  des  Etats  Romains,  mais  avec  Léon  X,  Souve- 
rain Pontife,  souverain  spirituel  de  la  société  des  âmes.  Dans  les 
préHminaires  du  traité,  le  chancelier  Duprat  dit  au  Pape  :  «  Léon, 
voici  devant  vous  votre  fils  soumis,  vôtre  par  la  religion,  vôtre  par 
le  droit,  vôtre  par  l'exemple  de  ses  ancêtres,  vôtre  par  la  coutume, 
vôtre  par  la  foi,  vôtre  par  la  volonié.  Ce  fils  dévoué  est  prêt  à  dé- 
fendre, en  toute  occasion,  vos  droits  sacrés  et  par  la  parole  et  par 
l'épée  (1).  » 

Le  préambule  du  Concordat  dit  équivalemment  que  le  Pape  et 
fEglise,  c'est  tout  un.  «  La  primitive  Eglise,  fondée  par  Nostre  Sau- 
veur Jésus-Christ,  est  la  pierre  angulaire  élevée  par  les  prédica- 
tions des  apôtres,  consacrée  et  augmentée  du  sang  des  martyrs. 
Lorsque  jadis  premièrement  elle  commença  à  esmouvoir  ses  bras 

(1)  RoscoE,  Hist.  de  Léon  X,  t.  III,  p.  466  ;  Audin,  Ihid.,  t.  JI,  p.  156. 


LES    ORIGINES    HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  37 

par  l'universelle  terre,  prudentement  considérant  les  grands  faix 
et  charge  pondéreuse  mis  sur  ses  épaules,  combien  de  brebis  il  lui 
fallait  paislre,  et  combien  garder  et  à  combien  et  divers  lieux  pro- 
chains et  lointains  elle  estait  contrainte  gecter  sa  veue,  par  divin 
conseil  institua  les  paroisses,  partit  et  sépara  les  diocèses,  créa  les 
évesques,  et  par  dessus  eux  préfist  et  establit  les  métropolitains. 
Ace  que  par  eux  correspondans  et  coadju leurs,  comme  membres 
au  chef,  elle  gouvernas!  selon  sa  volonté  salutairement  toutes  cho- 
ses. Et  à  ce  qu'eux,  comme  ruisseaux  dérivant  de  l'éternelle  et 
perpétuelle  fontaine,  l'Eglise  romaine,  ne  laissassent  un  seul 
coing  de  tout  le  divin  et  dominique  champ,  qui  ne  fut  arrousé  de 
doctrine  salutaire. 

«  Par  quoy,  ainsi  que  les  romains  évesques  noz  prédécesseurs 
en  leur  temps  ont  mis  toute  leur  cure,  estude  et  sollicitude  à  la 
saincte  union  d'icelle  Eglise,  et  que  ainsi  sans  aucune  macule  fust 
conservée  ;  et  toutes  ronces,  espines  et  herbes  nuisantes,  d'icelle 
fussent  extirpées,  parce  que  sa  propre  nature  d'icelle  Eglise  est 
inclinée  à  priser  les  vertus  et  arracher  les  vices. 

«  Pareillement,  nous  en  noslre  temps  et  durant  le  présent  con- 
cile, devons  à  toute  diligence  donner  ordre  aux  choses  nécessaires 
et  requises  à  l'union  d'icelle  Eglise.  Et  partant  nous  faisons  tout 
notre  pouvoir  à  oster  toutes  choses  contraires  et  herbes  empeschans 
icelle  union,  et  qui  ne  laissent  croistre  la  moisson  de  Noslre-Sei- 
gneur.  Et  révoluans  entre  les  secrets  de  nostre  pensée  combien  de 
traictés  ont  esté  faicts  entre  Pie  II,  Sixte  IV,  Innocent  VIII,  Alexan- 
dre VI  et  Jule  II,  romains  évesques  de  très  religieuse  mémoire 
noz  prédécesseurs,  et  les  très  chrétiens  et  de  chère  mémoire  les 
roys  de  France,  sur  l'abrogation  et  abolition  de  certaine  constitu- 
tion observée  au  dict  royaume  de  France,  appelée  la  pragmatique. 
Et  combien  que  le  prédict  Pie  II  eust  destiné  et  envoyé  ses  orateurs 
au  très  chrétien  et  de  chère  mémoire  Loys  XI,  roy  de  France,  lui 
persuadant  par  plusieurs  cléres  et  évidentes  raisons  ;  tellement 
qu'il  le  fait  condescendre  et  consentira  l'annulation  d'icelle  prag- 
matique, comme  née  et  procréée  en  temps  de  sédition  et  de  schis- 
me, ainsit  qu'il  appert  par  ses  lettres  et  patentes  sur  ce   faictes. 


38  CHAPITRE    PREMIER 

Néanmoins  la  dicte  annulation  et  abrogation,  ne  les  lettres  aposto- 
liques du  prédict  Sixte,  expédiées  sur  l'accord  fait  avec  les  ambas- 
sadeurs du  dessus  dict  roy  Loys  XI,  destinées  à  iceluy  Sixte, 
n'auraient  été  receues  par  les  prélats  et  personnes  ecclésiastiques 
dudict  royaume.  »  Le  Pape,  continue  le  récit  de  ces  préliminaires, 
arrive  au  Concordat  conclu  «  en  la  très  filiale  obéissance  que  le 
Roy  très  chrétien  nous  a  exhibée  ». 

Le  Concordat,  dans  ses  articles,  s'occupe  de  la  promotion  aux 
charges  ecclésiastiques,  des  abbayes  et  prieurés  conventuels,  des 
réserves  et  expectatives,  des  prébendes,  des  études,  des  grades, 
de  la  collation,  des  mandats  apostoliques  et  des  jugements.  Par 
où  l'on  voit  que  le  Pape  est  maître  en  ces  choses  et  que  ses  déter- 
minations, faites  cette  fois  en  concile,  ont,  par  elles-mêmes,  force 
de  lois.  Le  Concordat,  il  est  vrai,  essuya  de  vives  oppositions  de 
la  part  du  procureur  général  du  Parlement,  du  recteur  de  l'Uni- 
versité et  des  ordres  de  PEtat.  «  Dans  les  annales  de  nos  églises, 
confesse  Frayssinous  lui-même,  il  est  peu  d'actes  aussi  mémora- 
bles et  qui,  après  d'aussi  violentes  contradictions,  aient  obtenu  un 
aussi  complet  triomphe  (1).  »  Mais  le  Pape  l'approuva  «  pour  être 
inviolablement  et  entièrement  gardé,  avec  force  de  perpétuelle 
fermeté  »  ;  le  roi  le  publia  de  même.  La  légitimité  de  son  établis- 
sement fournit  ainsi  un  argument  de  prescription.  Par  là  même 
que  le  Concordat  de  Léon  X  et  de  François  P''  était  la  règle  offi- 
cielle des  relations  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  :  par  là  même  que,  pour 
les  questions  laissées  en  dehors  des  stipulations  diplomatiques,  il 
était  pourvu  à  tout  par  le  droit  canon  :  par  là,  toute  œuvre  privée 
tendant  à  changer  Félat  légal  des  choses  en  se  substituant  à  une 
convention  publique;  toute  addition,  même  faite  par  l'une  des  par- 
ties sans  le  consentement  de  l'autre,  à  la  loi  concordataire,  sans 
qu'on  en  eût  dénoncé  la  déchéance  ou  provoqué  la  révision  :  tout 
cela  était  sans  valeur  juridique,  sans  titre  sérieux  au  respect  de 
ceux  qu'on  voulait  soumettre  à  ces  frauduleuses  inventions. 

IIP  C'est  pourtant  là  ce  qui  fut  tenté,  avec  une  audace  inouïe, 

(1)  Vrais  principes  de  V Eglise  gallicane,  cb.  V. 


LES   ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU   LIBÉRALISME  39 

sans  précédent  dans  les  annales  législatives,  par  les  simples  par- 
ticuliers qui  s'ingénièrent  à  dresser  le  code  des  libertés  de  l'Eglise 
gallicane.  Calvin  avait  réclamé  une  église  avec  des  laïques  pour 
prêtres,  un  prince  pour  pape,  le  fatalisme  pour  règle,  et  s'était 
établi  à  Genève  comme  un  sombre,  froid  et  cruel  Mahomet.  De  Ge- 
nève, Calvin  chercha  à  révolutionner  la  France.  Quelques  no- 
bles prirent  son  drapeau  ;  la  cour,  mobile  au  gré  de  ses  passions, 
tour  à  tour  l'adora  et  le  brûla  ;  mais  tout  ce  que  le  pays  recelait 
d'éléments  nationaux  et  traditionnels  s'insurgea  pour  former  la 
Sainte-Ligue,  «  expression  solennelle,  dit  Cantu,  de  l'opinion  do- 
minante »,  véritable  représentation  de  la  France  chrétienne.  La 
Sorbonne  et  le  Parlement  de  Paris  étaient  à  la  tête  de  la  patrioti- 
que et  pieuse  insurrection.  Henri  IV,  pour  monter  sur  le  trône, 
dut  se  faire  catholique  et  français. 

Voltaire  nous  apprend  que,  pendant  que  les  parlements  du 
royaume  étaient  opposés  à  Henri  de  Navarre,  calviniste,  Henri 
traînait  à  sa  suite  un  parlement  à  sa  dévotion,  un  petit  collège  de 
légistes.  Après  sa  conversion,  «  un  de  ses  premiers  soins,  c'est 
Voltaire  qui  parle,  fut  de  charger  le  chancelier  Cheverny,  d'arra- 
cher et  de  déchirer,  au  greffe  du  Parlement,  toutes  les  délibéra- 
tions, tous  les  arrêts  attentatoires  (selon  lui)  à  l'autorité  royale. 
Le  savant  Pierre  Pitliou  s'acquitta  de  ce  ministère  par  ordre  du 
parlement...  Ce  même  Pierre  Pithou,  qui  n'était  point  magistrat, 
fit  les  fonctions  de  procureur  général  (1)  ».  Voltaire  admire  fort 
ces  actes  patriotiques  :  il  oublie  que  Henri  de  Navarre  avait  con- 
tre lui  toute  la  France  et  qu'il  était  pensionné  de  la  schismatique 
Angleterre.  Je  suis  moins  édifié  que  lui  de  cette  prise  d'assaut  des 
registresdu  Parlement  par  des  hommes  d'armes  du  roi,  et  des  hauts 
faits  de  Pithou,  qui  n'était  même  pas  magistrat,  mais  un  calviniste 
couard  converti  par  la  Saint-Barthélémy.  Toujours  est-il  que  ce 
sont  ces  gens-là  qui  ont  essayé  de  faire  prévaloir  en  France  le  droit 
divin  des  rois. 

On  avait  parlé,   pour  la  première   fois,   des  libertés  de  l'Eglise 

(1)  Hist.  du  Parlement  de  Paris,  ch.  XXXIIl  et  XXXV. 


40  CHAPITRE    PREMIER 

gallicane  sous  Charles  YI  et  on  les  avait  invoquées  pour  se  refuser 
à  l'obédience  de  l'anti-pape  Benoît  XIII.  On  en  parlait,  disait  un 
député  aux  Etats  de  Blois,  «  comme  chimère,  sans  substance  de 
corps,  pour  ce  qu'il  n'y  avait  rien  d'écrit  ».  Ce  fut  sans  doute  pour 
remédier  à  ce  défaut  d'expression  que  Guy  Coquille,  député  du 
Nivernais,  composa,  en  1591,  son  Traité  sur  les  libertés  de  l'Eglise 
de  France.  L'historien  protestant  de  Thou,  qui  avait  lu  cet  ou- 
vrage, dit  que  Coquille  «  y  avait  réuni  avec  le  plus  grand  soin, 
d'importantes  remarques,  sur  les  droits  de  l'Eglise  de  France,  qui 
sont  maintenant  en  conflit  de  toutes  parts  ».  Ce  traité  de  Coquille 
servit  de  bases  aux  articles  que  rédigea  Pithou,  en  1594.  «  Nos 
libertés,  dit  ce  savant,  qui  n'était  point  jurisconsulte  et  qui  n'était 
que  mollement  catholique,  nos  libertés  dérivent  de  deux  maximes 
fondamentales  :  La  première  est  que  les  Papes  ne  peuvent  rien 
commander  ni  ordonner,  soit  en  général,  soit  en  particulier,  de  ce 
qui  concerne  les  choses  temporelles  es  pays  et  terres  de  l'obéis- 
sance et  souveraineté  du  roy  très  chrétien  ;  et  s'ils  y  commandent 
ou  statuent  quelque  chose,  des  sujets  du  roy,  encore  quils  fussent 
clercs,  ne  sont  tenus  de  leur  obéir  pour  ce  regard.  —  La  seconde, 
qu'encore  que  le  Pape  soit  recogneu  pour  suzerain  (il  ne  dit  pas 
souverain)  es  choses  spirituelles,  toutes  fois  en  France  la  puis- 
sance absolue  et  indéfinie  n'a  point  lieu,  mais  est  retenue  et  bornée 
par  les  canons  et  règles  des  anciens  conciles  receus  en  ce  royaume  : 
Et  in  hoc  maxime  consistit  libertas  ecclesiae  gallicanae.  » 

En  effet,  Pithou  a  très  bien  défini  la  doctrine  gallicane.  D'un 
côté,  le  pape  n'est  pas  souverain  dans  l'Eglise,  il  dépend,  dans 
l'exercice  de  ses  prérogatives,  de  ses  subordonnés  ;  et  ce  n'est 
qu'aulantqu'il  reste  dépendant  qu'on  lui  doit  respect  et  obéissance. 
D'autre  part,  il  n'est  rien,  absolument  rien  dans  l'Etat.  Pithou, 
plus  calviniste  que  catholique,  a  parfaitement  compris  et  habile- 
ment distillé  le  venin  de  la  nouvelle  hérésie.  Aussi  son  commenta- 
teur l'appelle,  cinquante  ans  plus  tard,  un  grand  homme  ;  d'A- 
guesseau  dit  que  son  traité  est  le  palladium  delà  France  ;  le  pré- 
sident Hénault  atteste  que  «  ses  maximes  ont,  en  quelque  sorte, 
force  de  loi,  quoiqu'elles  n'en  aient  pas  l'authenticité  »  ;  et  Dupin 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU   LIBÉRALISME  41 

présente  ces  articles  comme  la  règle  des  relations  extérieures  de 
l'Etat  avec  l'Eglise,  comme  droit  public  extérieur  pour  la  police 
des  cultes,  et  comme  droit  privé  pour  toutes  les  questions  et  con- 
flits qui  intéressent  les  simples  citoyens. 

Nous  enregistrons  ces  déclarations,  mais  nous  ne  voyons  rien 
qui  les  justifie.  Un  particulier,  plus  que  suspect,  dans  des  temps  de 
trouble,  pour  faire  sa  cour  au  vainqueur,  broche  une  collection 
d'articles  au  rebours  de  toute  tradition  et  de  tout  droit.  Cet  indi- 
vidu publie  son  livre,  et  ce  livre  deviendrait  une  loi  ?  On  croit 
rêver  en  présence  de  prétentions  si  ridicules.  Les  articles  de  Pithou 
sont  juridiquement  sans  valeur;  aucun  particulier  n'a,  comme  tel, 
qualité  pour  édicter  des  lois.  Au  point  de  vue  théologique,  ils  sont 
doublement  faux,  en  ce  qu'ils  exagèrent,  au  delà  de  toutes  limites, 
les  prérogatives  du  pouvoir  civil  ;  et  en  ce  qu'ils  restreignent,  d'une 
manière  indue  et  révoltante,  les  attributions  souveraines  de  la  pa- 
pauté. Au  point  de  vue  historique,  on  allègue,  en  preuves  de  ces 
prétentions  tyranniques,  tous  les  excès  des  princes  qui  ont  désho- 
noré les  tables  de  l'histoire.  Dans  tout  cet  attirail  d'érudition  prise 
à  contresens,  il  y  a  un  cercle  vicieux  :  ce  ne  sont  pas  les  excès  des 
princes  qui  constituent  le  droit  ;  le  droit,  au  contraire,  oblige  de 
flétrir  les  excès  des  princes.  Du  reste,  Pithou  et  Dupuy,  son  baro- 
que commentateur,  sectaires  passionnés  et  adulateurs  serviles, 
ofl'rent  sans  malice  le  contrepoison  de  leur  fausse  science  :  «  Ce  qui 
regarde  la  religion  et  les  aff'aires  de  l'Eglise,  dit  Dupuy,  doit  être 
examiné.  »  En  preuve,  il  cite  le  concile  de  Sardique,  les  paroles 
d'Osiusà  Constance  et  les  plaintes  de  saint  Hilaire  contre  le  même 
empereur  :  «  Comme  il  y  a  deux  sortes  d'états  dans  le  monde,  pour- 
suit-il, celui  des  ecclésiastiques  et  celui  des  séculiers,  il  y  a  aussi 
deux  puissances  qui  ont  droit  de  faire  des  lois  et  de  punir  ceux  qui 
les  violent,  l'ecclésiastique  et  le  séculier  (1).  » 

On  ne  peut  mieux  se  contredire. 

Ces  palinodies  ne  trompèrent  personne.  La  brochure  de  Pithou 
ne  fut  regardée  que  comme  un  pamphlet  du  collaborateur  de  la 

(1)  Procès-verbaux  du  clergé,  t.  III,  pièces  justificatives,  n»  1. 


42  CHAPITRE    PREMIER 

Satire  Menippre,  une  variante  de  ses  invectives  contre  le  Satiricon 
d'Espagne  et  d'Italie.  Ce  document  resta  enseveli  jusqu'en  1639, 
aux  pires  jours  de  Richelieu,  où  il  reparut  pour  être  qualifié,  par 
le  clergé  français,  assemblé  à  Paris,  de  «  livre  infâme  (1)  ». 

lY.  Cependant,  à  la  suite  de  ce  faux  magistrat,  un  magistrat  ti- 
tulaire avait  cherché  à  faire  prévaloir  Calvin  dans  nos  lois.  C'était 
Michel  Servin.  Ennemi  juré  des  Jésuites,  il  demanda  en  i639,  en 
plein  Parlement  de  Paris,  qu'on  leur  fît  signer  les  quatre  articles 
suivants  :  «  V  Que  le  concile  est  au-dessus  du  Pape  ;  S'^  Que  le  Pape 
n'a  aucun  pouvoir  sur  le  temporel  des  rois,  et  qu'il  ne  peut  pas  les 
en  priver  par  excommunication  ;  3»  Qu'un  prêtre  qui  scait  par  la 
voye  de  la  confession  un  attentat  ou  conjuration  contre  le  roi  ou 
l'Etat,  doit  le  révéler  au  magistrat  ;  4"  Que  les  ecclésiastiques  sont 
sujets  du  prince  séculier  et  du  magistrat  politique  )k  La  demande 
fut  écartée.  Mais  il  est  à  noter  que  le  premier  prqjet  parlementaire 
de  ce  qui  sera  un  jour  les  quatre  articles  de  1682  est  mêlé  d'une 
demande  de  violation  du  secret  de  la  confession,  pour  le  service 
des  rois.  Quant  à  l'auteur  du  projet,  ceci  suffit  à  le  faire  connaître  ; 
et  l'on  y  joindra,  si  l'on  veut,  ce  fait  assez  grave,  arrivé  cette  an- 
née même  :  «  Les  plus  grandes  plaintes  du  Nonce  tombèrent  sur 
Servin  qu'il  accusa  d'être  huguenot  et  pensionnaire  du  roi  d'An- 
gleterre. » 

Michel  Servin,  battu  en  1610,  revint  à  la  charge  en  1614.  Sous 
Louis  XIII,  les  sectaires  voulurent  profiler  de  la  jeunesse  du  roi 
pour  arriver,  par  un  biais,  aux  doctrines  schismatiques  d'Henri  Vlll 
et  de  Calvin.  Dans  les  cours  et  parlements  du  royaume,  ils  comp- 
taient un  certain  nombre  de  partisans  secrets,  qui  affectaient  tous 
les  dehors  du  catholicisme  et  se  donnaient  pour  les  fervents  dé- 
fenseurs du  pouvoir  royal.  Les  courtisans  de  Nabuchodonosor  et 
de  Darius,  voulant  anéantir  le  culte  du  vrai  Dieu,  n'espérèrent  y 
réussir  qu'en  mettant  les  Juifs  en  contravention  avec  les  ordres 
du  prince.  Les  novateurs  fondèrent  le  même  espoir  sur  l'arrêt 
qu'ils  voulaient  faire  adopter  par  les  Etats  du  royaume.  Sous  l'in- 

(1;  Procès-verbaux  du  clergé. 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  43 

fluence  de  Servin,  les  députés^  au  Tiers  de  la  ville  de  Paris,  pro- 
posèrent d'insérer  dans  leur  cahier  et  de  faire  déclarer  loi  fonda- 
mentale du  royaume  :  «  Qu'il  n'y  a  puissance  en  terre,  quelle 
qu'elle  soit,  spirituelle  ou  temporelle,  qui  ait  aucun  droit  sur  le 
royaume  pour  en  priver  les  personnes  sacrées  de  nos  rois,  ni  dis- 
penser ou  absoudre  leurs  sujets,  de  la  fidélité  et  obéissance  qu'ils 
lui  doivent,  pour  quelque  cause  ou  prétexte  que  ce  soit  ».  Un  his- 
torien du  temps,  Dupléix,  a  fort  sagement  remarqué  que  «  cette 
proposition  n'avait  été  suggérée  que  par  ceux  qui  désiraient  faire 
entrechoquer  la  monarchie  française  et  le  Saint-Siège,  et  que  leur 
intention  tendait  à  un  schisme  manifeste  ».  Servin,  qui  appréhen- 
dait avec  raison  que  son  article  ne  s'en  allât  en  fumée,  supplia  le 
Parlement  d'informer  des  brigues  que  plusieurs  personnes  fai- 
saient pour  rompre  la  résolution  d'exiger  le  serment.  Servin  ap- 
pelait briguesles  démarches  du  clergé  pour  déchirer  les  trames  de 
sa  perfidie.  L'avocat  général  ajoutait  qu'il  était  averti  de  bonne 
part  qu'on  se  donnait  la  liberté  de  révoquer  en  doute  ces  maxi- 
mes reçues  de  tout  temps  en  France  et  nées  avec  la  couronne.  A 
force  d'intrigues  et  de  démarches,  il  vint  à  bout  de  faire  rendre, 
par  le  Parlement,  un  arrêt  du  2  janvier  1615,  qui  tranchait  la 
question  sous  la  forme  comique  d'un  arrêt  de  police.  Ce  jour-là 
même,  le  cardinal  Duperron,  à  la  tête  du  clergé  et  de  la  noblesse, 
qu'il  avait  éclairée  et  convaincue,  soutint  les  droits  de  l'Eglise  et 
de  la  France  et  notre  droit  national,  jusque-là  vierge  de  toutes  les 
pollutions  de  Terreur  et  tout  imprégné  des  parfums  de  la  plus 
pure  orthodoxie. 

Tout  récemment,  le  cardinal  ne  s'était  pas  gêné  pour  dire  que 
les  députés  du  Tiers,  qui  avaient  proposé  l'article,  étaient  «  mus 
par  les  huguenots  »  ;  et  que  ceux  qui  niaient  la  puissance  du  Pape, 
directe  au  spirituel  et  indirecte  au  temporel,  étaient  scoismatiques  et 
HÉRÉTIQUES,  même  ceux  du  Parlement  qui  avaient  sucé  le  lait  de 
Tours.  A  Theure  présente,  il  attaque  à  fond  :  «  Or,  dit-il,  il  y  a  trois 
points  en  la  substance  de  cette  loy  fondamentale.  Le  premier  con- 
cerne la  seureté  de  la  personne  des  Hoys  :  et  de  cestui-là  nous 
sommes  tous  d'accord,  et  offrons  de  le  signer,  non  de  notre  encre, 


44  CHAPITRE    PREMIER 

mais  de  notre  sang.  Le  second  est  de  la  dignité  et  souveraineté 
temporelle  des  Roys  de  France  :  et  de  cestui-là  noussommes  aussi 
d'accord.  Car  nous  croyons  que  nos  Roys  sont  souverains  de  toute 
sorte  de  souveraineté  temporelle  en  leur  royaume;  et  ne  sontfeu- 
datairesny  du  Pape,  ni  d'aucun  autre  Prince  :  mais  qu'en  la  niie 
administration  des  choses  temporelles,  ils  dépendent  immédiate- 
ment de  Dieu  et  ne  recognoissent  par  dessus  eux  aucune  autre  puis- 
sance. Reste  le  troisième  point  qui  est  asçavoir  si  les  Princes  ayant 
faict,  ou  eux  ou  leurs  prédécesseurs,  serment  à  Dieu  et  à  leurs  peu- 
ples, de  vivre  et  mourir  en  la  religion  chrétienne  et  catholique, 
viennent  à  violer  leur  serment,  et  à  se  rebeller  contre  Jésus-Christ, 
et  à  lui  déclarer  la  guerre  ouverte,  c'est-à-dire  viennent  non  seu- 
■  lement  à  tomber  en  manifeste  profession  d'hérésie,  ou  d'apostasie 
de  la  religion  chrétienne,  mais  mesme  passent  jusqu'à  forcer  leurs 
subjets  en  leurs  consciences,  et  entreprennent  de  planter  l'aria- 
nisme  ou  le  mahométisme,  ou  autre  semblable  infidélité  en  leurs 
estats,  et  y  destruire  et  exterminer  le  Christianisme  ;  leurs  subjets 
peuvent  estre  réciproquement  déclarez  absous  du  serment  de  fidé- 
lité qu'ils  leur  ont  fait  :  et  cela  arrivant  à  qui  il  appartient  de  les 
en  déclarer  absous.  Or,  c'est  ce  point-là  que  nous  disons  estre 
contentieux  et  disputé.  Car  votre  article  contient  la  négation,  as- 
çavoir qu'il  n'y  a  nul  cas  auquel  les  subjets  puissent  être  absous 
du  serment  de  fidélité  qu'ils  ont  fait  à  leurs  Princes.  Et  au  con- 
traire, toutes  les  autres  parties  de  l'Eglise  catholique,  voire  même 
toute  l'Eglise  gallicane,  depuis  que  les  escholes  de  théologie  ont 
été  instituées,  jusques  à  la  venue  de  Calvin,  tiennent  l'affirmation, 
asçavoir,  que  quand  un  prince  vient  à  violer  le  serment  qu'il  a  fait 
à  Dieu  et  à  ses  subjets,  de  vivre  et  mourir  dans  la  religion  catho- 
lique, et  non  seulement  se  rend  arien  ou  mahométan,  mais  passe 
jusques  à  déclarer  la  guerre  à  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  jusques  à 
forcer  ses  subjets  en  leurs  consciences,  et  les  contraindre  d'embras- 
ser l'arianisme  ou  le  mahométisme,  ou  autre  semblable  infidélité  ; 
ce  prince-là  peut  estre  déclaré  déchu  de  ses  droits,  comme  coul- 
pable  de  félonie  envers  celui  à  qui  il  a  fait  le  serment  de  son  Royau- 
me, c'est-à-dire  envers  Jésus-Christ  ;  et  ses  subjets  estre  absous  en 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES   DU   LIBÉRALISME  45 

conscience  et  au  tribunal  spirituel  et  ecclésiastique,  du  sernrienl 
de  fidélité  qu'ils  luy  ont  prêté  :  et  que  ce  cas-là  arrivant  c'est  à 
l'autorité  de  l'Eglise  résidante  ou  en  son  chef,  qui  est  le  Pape,  ou 
en  son  corps,  qui  est  le  concile,  de  faire  cette  déclaration.  Et  non 
seulement  toutes  les  autres  parties  de  l'Eglise  catholique,  mais 
mesme  tous  les  docteurs  qui  ont  été  en  France,  depuis  que  les 
escholes  de  théologie  y  ont  été  instituées,  ont  tenu  l'affirmation, 
asçavoir,  qu'en  cas  de  princes  hérétiques  ou  infîdelles  et  per- 
sécutants le  Christianisme  ou  la  religion  catholique,  les  subjets 
pouvoient  estre  absous  du  serment  de  fidélité.  Au  moyen  de 
quoy,  quand  la  doctrine  contraire  seroit  la  plus  vraie  du  monde, 
ce  que  toutes  les  autres  parties  de  l'Eglise  vous  disputent,  vous  ne 
la  pourriez  tenir  au  plus,  que  pour  problématique  en  matière  de 
foy.  J'appelle  problématique  en  matière  de  foy,  toute  doctrine  qui 
n'est  point  nécessaire  de  nécessité  de  foy,  et  de  laquelle  la  con- 
tradiction n'oblige  point  pour  ceux  qui  la  croient,  à  analhème  et 
à  perte  de  communion.  » 

Parmi  les  quatre  inconvénients  que  le  cardinal  Duperron  trouve 
à  cette  théorie,  voici  le  troisième  :  «  Le  troisième  inconvénient, 
dit-il,  est,  que  c'est  nous  précipiter  en  schisme  évident  et  inévita- 
ble. Car  tous  les  autres  peuples  catholiques  tenants  cette  docti'ine, 
nous  ne  pouvons  la  déclaï*er  pour  contraire  à  la  parole  de  Dieu, 
et  pour  impie  et  détestable,  que  nous  ne  renoncions  à  la  commu- 
nion du  chef  et  des  autres  parties  de  l'Eglise,  et  ne  confessions 
que  l'Eglise  a  esté  depuis  tant  de  siècles,  non  l'Eglise  de  Dieu, 
mais  la  synagogue  de  Satan,  non  Tépouse  de  Jésus-Christ,  mais 
l'épouse  du  Diable. 

«  La  méthode  que  j'observeray,  sera  de  montrer  deux  choses  : 
l'une,  que  non  seulement  toutes  les  autres  parties  de  l'Eglise,  qui 
sont  aujourd'hui  au  monde,  tiennent  l'affirmation  asçavoir,  qu'en 
cas  de  princes  hérétiques  ou  apostats,  et  persécutant  la  foy,  les 
subjets  peuvent  estre  absous  du  serment  faict  à  eux,  ou  à  leurs  pré- 
décesseurs :  mais  messieurs  que  depuis  1100  ans,  il  n\  a  eu  siècle 
auquel,  en  diverses  nations,  ceste  doctrine  n'ait  esté  creuë  et  pra- 
tiquée. Et  l'autre,  qu'elle  a  esté  constamment , tenue  en  France,  où 


46  CHAPITRE    PREMIER 

nos  Roys  et  particulièrement  ceux  de  la  dernière  race,  l'ont  pro- 
tégée par  leur  authorité  et  par  leurs  armes  :  où  nos  conciles  l'ont 
appuyée  et  maintenue,  où  tous  nos  évesques  et  docteurs  scholas- 
tiques,  depuis  que  l'eschole  de  la  théologie  est  instituée,  jusques 
à  nos  jours,  l'ont  escrite,  prêchée  et  enseignée  :  et  où  finalement, 
tous  nos  magistrats,  officiers  et  jurisconsultes,  l'ont  suivie  et  favo- 
risée, voire  souvent  par  des  crimes  de  religion  plus  légers  que 
l'hérésie  et  l'apostasie  :  mais  desquels  néantmoins  je  ne  me  prétens 
aider,  sinon  en  tant  qu'ils  peuvent  servir  à  défendre,  ou  la  thèse 
générale,  asçavoir,  qu'en  quelques  cas  les  subjets  peuvent  estre 
absous  du  serment  faict  par  eux  à  leurs  princes  :  ou  cesle  hypo- 
thèse particulière,  qu'en  cas  de  princes  hérétiques  ou  apostats  ou 
persécutants  la  foy,  les  subjets  peuvent  estre  dispensez  de  leur 
obéir.  Car  afin  de  vous  oster  tout  ombrage,  je  ne  veux  débattre 
votre  article,  que  parles  mesmes  maximes  dont  les  docteurs  fran- 
çois,  qui  ont  escrit  pour  défendre  l'authorité  temporelle  des  Roys, 
sont  d'accord  (1).  » 

Sur  ces  éloquentes  déclarations,  les  Etats  généraux  rejetèrent 
les  propositions  hérétiques,  et  l'intégrité  de  la  doctrine  fut  main- 
tenue, encore  une  fois,  dans  le  royaume  très  chrétien. 

Y.  Nous  arrivons  à  la  période  des  essais  de  définition  dogmati- 
que, aux  entreprises  contre  les  traditions  orthodoxes,  aux  thèses 
téméraires,  aux  déclarations  où  se  complaît  et  s'étale  avec  une  aveu- 
gle arrogance,  l'esprit  d'erreur. 

.  Sous  Louis  XIII,  ce  travail  matériel  d'hérésie  fut  entrepris  par 
un  prêtre  langrois,  devenu  syndic  de  la  Sorbonne,  Edmond  Richer. 
Jusqu'à  lui,  le  gallicanisme  n'avait  guère  été  qu'une  suite  d'atten- 
tats sans  doctrines.  Il  faut  bien  observer  que  cette  erreur  natio- 
nale s'est  produite  en  France  lorsque  le  pouvoir  royal  voulut  per- 
dre son  caractère  de  service  public  et  de  puissance  limitée;  le 
gallicanisme  est  enfant  bâtard  de  l'absolutisme  ;  c'est  moins  une 
erreur  qu'une  lâcheté  et  une  trahison.  Sous  Philippe  le  Bel,  on  voit 
les  crimes,  mais  nos  églises  ne  fournissent  point  de  Judas.  Gerson, 

(1)  Œuvres  du  cardinal  Duperron,  pp.  599,  601,  602. 


I 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  47 

Almain,  Major,  Pierre  d'Ailly,  contemporains  de  la  Pragmatique  de 
Bourges,  premier  essai  de  dogmatisation  gallicane,  sont  les  pre- 
miers théologiens  qui  se  constituent  les  valets  de  cette  entreprise  ; 
beaucoup  de  confusion  toutefois  dans  leur  esprit  et  quelque  possi- 
bilité d'excuse  dans  Tobscurité  des  circonstances  du  schisme.  Pen- 
dant les  guerres  de  religion,  la  réaction  contre  le  pouvoir  des  Va- 
lois, trop  souvent  complicesdes  conjurations  calvinistes,  fait  revenir 
aux  meilleures  traditions  de  la  France.  L'héroïque  insurrection  de 
la  Ligue  prête  aux  manifestations  les  plus  éclatantes  de  l'ortho- 
doxie. A  la  conversion  de  Henri  IV,  l'œil  de  l'historien  discerne 
un  premier  effort  du  régalisme,  une  revendication  d'agrandisse- 
ment pour  le  pouvoir  épiscopal  et  une  prime  donnée  au  protestan- 
tisme par  l'édit  de  Nantes.  Bientôt  Bichelieu  désertait  toutes  les 
traditions  de  la  politique  chrétienne,  et,  dans  l'intérêt  mal  compris 
de  la  royauté,  s'attachait  à  la  théorie  gallicane.  Richer,  son  contem- 
porain, en  fit  le  premier  essai  de  codification.  Dès  1612,  il  avait 
condensé  dans  un  petit  livre,  toute  la  quintessence  de  ses  doctrines. 
En  ce  qui  regarde  la  constitution  de  l'Eglise,  Richer  enseignait  : 
lo  Que  la  juridiction  ecclésiastique  appartient  premièrement  et  es- 
sentiellement à  l'Eglise,  et  ministériellement  seulement  au  pontife 
romain  et  aux  autres  évêques  ;  2°  Que  le  Christ  a  conféré  immédia- 
tement par  lui-même,  à  l'ordre  hiérarchique,  la  juridiction,  par 
la  mission  immédiate  et  réelle  de  tous  les  disciples.  Dans  l'ordre 
politique,  il  soutenait  le  droit  divin  des  rois,  l'indépendance  abso- 
lue de  l'ordre  politique,  l'autorité  purement  spirituelle  de  l'Eglise 
et  la  puissance  du  pouvoir  civil  sur  le  temporel  du  culte  et  la  disci- 
pline ecclésiastique.  Au  demeurant,  il  admettait  toutes  les  opinions 
propres  à  abaisser  l'autorité  pontificale.  C'est  ainsi  qu'il  attribue 
au  peuple  le  droit  de  nommer  les  ministres  du  culte,  qu'il  attaque 
le  concordat  de  Léon  X  et  de  François  I^'',  qu'il  attribue  aux  rois 
une  institution  divine,  qu'il  déclame  contre  les  privilèges  des  ré- 
guliers, qu'il  dit  le  pouvoir  monarchique  des  Papes  fondé  sur  les 
ténèbres  du  moyen  âge  et  sur  la  corruption  de  l'Eglise.  Richer 
est  épiscopalien,  presbytérien,  régaliste,  multitudinisle  ;  il  offre 
tous  les  ingrédients  du  gallicanisme.  Et  cependant,  malgré  son  ha- 


^8  CHAPITRE    PREMIER 

biletéetson  zèle  à  mélanger  ces  poisons,  il  n'eut  pas  de  succès. 
La  Sorbonne  était  encore  trop  orthodoxe  pour  se  laisser  prendre 
à  cette  conspiration  ;  et  le  gouvernement,  tiraillé  en  sens  contraire 
malgré  ses  attaches  secrètes,  dut  abandonner  ce  sectaire  fanatique. 
Richer  se  rétracta  itérativement,  par  devant  notaire,  en  bonne  et 
due  forme,  avec  signature  et  paraphe  ;  mais,  en  secret,  il  parait 
qu'il  tint  à  ses  opinions  et  fut,  par  le  poison  de  ses  doctrines,  un 
des  esprits  les  plus  funestes  à  l'Eglise  et  à  la  France  (1) 

En  1662,  sous  Louis  XIV,  une  échauffourée  de  soldats  corses 
avait  amené  un  différend  entre  Rome  et  la  cour  ;  ce  différend  s'é- 
tait réglé  avec  une  telle  violence  qu'Alexandre  YIl,  tout  en  cédant, 
avait  voulu  protester  devant  Dieu  contre  la  tyrannie  qui  l'acca- 
blait. On  continuait  d'enseigner,  en  Sorbonne,  les  doctrines  Ira- 
ditionnelles  de  la  France  ;  de  temps  à  autre,  quelque  bachelier  ou 
quelque  docteur  soutenait  une  thèse  sur  la  principauté  etsurPin- 
faillibilité  des  Papes.  Les  parlements  crurent  devoir  défendre  le 
pouvoir  royal  contre  les  envahissements  de  la  papauté.  Dans  la 
réalité,  ce  qu'ils  visaient,  c'était  de  rendre  le  roi  irresponsable  de- 
vant l'Eglise,  et,  par  l'exagération  monstrueuse  de  ses  prérogatives, 
de  le  vouer  à  l'opprobre,  plus  tard  à  la  destruction.  Le  différend 
de  1662  leur  fournit  l'occasion  de  proscrire  quelques  thèses  en 
soutenance.  L'avocat  général  Talon  profita  de  ces  premières  en- 
treprises pour  suspendre  de  ses  fonctions  le  syndic  Grandin  et 
pour  arracher  à  la  Faculté  de  théologie,  en  1663,  une  première  dé- 
claration. Cette  déclaration  est  en  six  articles:  1»  Ce  n'est  pas  la 
doctrine  de  la  Faculté  que  le  Souverain  Pontife  ait  quelque  au- 
torité sur  le  temporel  des  rois  ;  2°  C'est  sa  doctrine  que  le  roi,  dans 
Tordre  temporel,  n'a  aucun  supérieur  ici-bas  ;  3°  C'est  sa  doctrine 
que  les  sujets  ne  peuvent,  sous  aucun  prétexte,  être  dispensés  d'o- 
béir au  prince  ;  4^  C'est  sa  doctrine  de  n'approuver  aucune  pro- 
position hostile  à  l'autorité  du  roi  très  chrétien  et  aux  libertés  de 
TEglise  gallicane  ;  5o  Ce  n'est  pas  sa  doctrine  que  le  Souverain 

(1)  Cf.  PuYOL,  Edmond  Richer,  2  vol.  in-S». 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  49 

Pontife  soit  au-dessus  du  Concile  oecuménique  ;  6°  Ce  n'est  pas  sa 
croyance  que  le  Souverain  Pontife  soit  infaillible. 

La  Faculté  n'eût  certainement  pas  adopté  ces  articles  équivo- 
ques, dont  l'indécision  et  le  caractère  négatif  pourraient  prêter  à 
des  batailles  sans  fin,  si  le  parlement  et  le  ministère  n'eussent 
porté  atteinte  à  son  indépendance.  La  suspension  du  syndic  avait 
inauguré  la  persécution  ;  elle  se  continua  par  la  dispersion  des  re- 
ligieux et  la  réduction  des  séculiers  par  des  menaces  de  famine. 
Les  docteurs  étaient  la  plupart  curés,  vicaires,  aumôniers  dans  la 
capitale  ;  en  leur  coupant  les  vivres,  on  les  eût  fait  mourir  de 
faim  ;  déjà,  par  l'effet  énervant  des  doctrines  locales,  on  n'avait 
plus  cette  énergie  de  conviction  qui  fait  les  martyrs.  Dès  lors,  les 
légistes,  fidèles  à  leur  politique  d' humilier  le  Saint-Siège,  employè- 
rent leurs  loisirs  à  river  les  chaînes  de  nos  églises,  tout  en  se  flat- 
tant de  maintenir  leurs  libertés.  Leur  tactique  était,  du  reste, 
d'une  grossière  simplicité  :  ils  mettaient  le  Pape  au-dessous  du 
concile  ;  contre  tous  les  actes  du  Pape,  ils  avaient,  outre  le  cas 
d'abus  qui  les  mettait  à  néant,  l'appel  au  futur  concile  qui  en  sus- 
pendait reflet;  et  le  concile,  qu'ils  acceptaient  pour  juge  suprême, 
ils  en  interdisaient  la  réunion.  Le  Pape  subalternisé,  le  concile 
empêché,  il  ne  restait  debout  que  le  roi,  agissant  par  ses  cours 
de  justice.  Un  magistrat  de  province  traduisait  bien  cet  état  de 
choses,  en  proclamant  Louis  XIV  chef  visible  de  V Eglise  gallicane. 

Louis  XIV  se  précipita  désormais,  les  yeux  fermés,  dans  le  gouf- 
fre de  l'absolutisme.  Noblesse,  clergé,  tiers,  Etats-Généraux,  liber- 
tés des  provinces,  droits  des  corporations,  privilèges  des  Univer- 
sités, il  fil  litière  de  tout  et  ramena  toutes  ces  ruines  à  l'exaltation 
de  sa  personne  :  «  L'asservissement  de  l'Eglise,  dit  le  P.  Lauras, 
entrait  dans  le  plan  de  monarchie  absolue  rêvé  par  Colbert.  Après 
la  soumission  des  parlements,  l'Eglise  était  la  seule  autorité  qui 
pût  faire  des  remontrances,  porter  des  lois  et  les  accompagner  de 
sanctions  ;  elle  avait  des  richesses  sur  le  sol  français  et  au  dehors 
un  chef  indépendant,  respecté  par  la  nation  et  encore  assez  puis- 
sant pour  modifier  l'équilibre  des  Etats  européens.  Il  y  avait  là  un 
rival  à  soumettre,  et,  dans  ce  but,  un  joug  à  briser  et  des  richesses 


50  CHAPITRE    PREMIER 

à  confisquer  (1).  »  C'est  par  les  richesses  et  la  confiscation  qu'il 
voulut  commencer  la  guerre. 

Clément  IV  et  Grégoire  X  avaient  concédé,  sur  quelques  évéchés, 
la  régale  aux  rois  de  France.  Par  régale,  on  entend  le  droit  de  per- 
cevoir les  fruits  des  bénéfices  pendant  la  vacance  du  siège  ;  dans 
l'intention  du  Pape,  le  roi  devait  les  garder  pour  le  futur  évêque, 
mais  il  trouva  mieux  de  se  les  approprier.  C'est  pourquoi  le  Pape  et 
les  Conciles,  arbitres  suprêmes  en  matière  de  propriétés  ecclésias- 
tiques, avaient  rigoureusement  défendu  Textension  de  la  régale. 
Ces  défenses  n'avaient  pas  toujours  été  respectées  ;  il  restait  pour- 
tant encore  sept  ou  huit  provinces  exemptes  de  cette  servitude.  Le 
roi  voulut  mettre  la  main  sur  tous  les  bénéfices,  afin  de  tenir  par 
là  en  servitude  toutes  les  églises  et  toutes  les  grandes  maisons  du 
royaume.  Les  légistes  firent  valoir  les  prétendus  droits  de  l'État, 
seul  propriétaire  de  tous  les  biens  temporels  et  soutinrent  que  la 
capacité  de  l'Eglise  d'acquérir  ces  biens  ne  lui  vient  que  de  la  con- 
cession des  rois.  On  aurait  pu  leur  répondre  que  les  rois,  ayant 
concédé  à  l'Eglise  le  droit  de  propriété,  ne  pouvaient  plus  le  re- 
prendre. Ces  esprits  subtils  et  nés  pour  la  servitude,  alléguèrent 
que  le  roi  avait  concédé  et  n'avait  pas  concédé  et  qu'il  avait  sur 
les  biens  ecclésiastiques  quatre  sortes  de  droits,  comme  magistrat 
politique,  comme  seigneur  féodal,  protecteur  et  fondateur.  Ces 
indignes  héritiers  de  Papinien  donnèrent  encore  une  autre  raison, 
c'est  que  la  couronne  étant  ronde  et  fermée  par  en  haut,  le  droit 
de  régale  ne  comportait  pas  d'exception.  Mais  le  vrai  motif  de  la 
mainmise  sur  les  biens  ecclésiastiques,  c'est  qu'avec  les  évéchés, 
les  abbayes  et  autres  biens  d'Eglise,  le  roi  pouvait  doter  tous  les 
cadets  de  familles  nobles  et  faisait  rétrograder  l'histoire  jusqu'à  la 
question  des  investitures.  En  conséquence,  un  édit  de  1673  notifia, 
nonobstant  clameur  de  haro  et  charte  normande,  que  désormais 
la  régale  s'étendrait  à  toutes  les  églises  du  royaume. 

Sur  cent  trent-six  évêques,  deux  seulement  résistèrent  au  roi  ; 
c'étaient  Caulet  de  Pamierset  Pavillon  d'Alet.  Le  roi  ne  pressa  pas 

(1)  Nouveaux  éclaircissements  sur  l'Assemblée  de  1682,  p.  13. 


LES    ORIGINES   HETERODOXES   DU   LIBERALISME  51 

même  l'exécution  de  l'édit.  Les  procédures  par  lesquelles  l'évéque 
de  Pamiers  avait  défendu  le  droit  de  l'Eglise,  furent  cassées  par 
l'archevêque  de  Toulouse  et  par  le  Parlement.  L'intrépide  Caulet 
ne  se  crut  pas  moins  obligé  de  résister  à  la  puissance  qui  l'oppri- 
mait ;  puis,  voyant  l'inutilité  de  sa  résistance,  il  en  appela  au  Pape. 
Par  quatre  brefs,  Innocent  XI  condamna  les  actes  tyranniques  du 
gouvernement  usurpateur.  Les  évêques  osèrent  lui  répondre  pour 
arguer,  en  outre,  contre  ces  brefs,  le  cas  de  nullité.  L'un  des  deux 
confesseurs  étant  mort,  le  gouvernement  mit  la  main  sur  son  dio- 
cèse et  le  tint  par  la  terreur;  quand  l'autre  mourut,  le  chapitre 
nomma  un  vicaire  capitulaire,  le  gouvernement  le  fit  enlever  ;  il 
enleva  de  même  un  second  vicaire  ;  le  chapitre  en  nomma  un  troi- 
sième, le  P.  Cerle  :  «  On  ne  voyait  que  persécution,  exils,  empri- 
sonnements et  même  condamnations  à  mort,  pour  soutenir,  à  ce 
qu'on  prétendait,  les  droits  de  la  couronne.  La  plus  grande  confu- 
sion régnait,  surtout  dans  le  diocèse  de  Pamiers.  Tout  le  chapitre 
était  dispersé,  plus  de  quatre-vingts  curés  emprisonnés,  exilés  ou 
obligés  de  se  cacher.  On  voyait  un  vicaire  capitulaire  (pour  le  roi), 
contre  le  vicaire  capitulaire  (élu  par  le  chapitre).  Le  P.  Cerle  fut 
condamné  à  mort  par  contumace  et  exécuté  en  effigie.  »  —  «  Pres- 
que tout  le  monde  fut  saisi  d'horreur  d'un  tel  spectacle.  Les  gens 
de  bien  s'en  affligeaient  comme  d'un  malheur  public  et  craignirent 
avec  raison  que  Dieu  n'en  fît  retomber  un  jour  le  châtiment  sur 
l'Etat  (1).  ^) 

Gomme  pendant  à  ce  bel  exploit,  Louis  XIV  avait  osé  un  atten- 
tat contre  le  monastère  de  Charonne.  Le  Concordat  n'avait  pas 
dérogé  aux  règles  des  monastères  de  filles.  Temporaires  ou  perpé- 
tuelles, des  abbesses  devaient  rester  électives  ;  mais  les  rois  n'a- 
vaient pu  consentir  à  ce  qu'une  si  riche  proie  leur  échappât  ;  en 
supprimant  les  élections,  ils  gardaient  les  menses  abbatiales  pour 
les  filles  ou  les  sœurs  de  leurs  maîtresses,  de  leurs  favoris  et  de 
leurs  courtisans.  La  supérieure  du  monastère  de  Charonne  étant 
morte,  les  religieuses  lui  avaient  donné  un  successeur  légitime. 

(l)  Procès-verbaux  du  clergé,  t.  V,  p.   'A&I  ;  IIenaudot,  Mclaurjcs,  l.  IX. 


52  CHAPITRE    PREMIER 

Louis  XIV  donna,  à  une  autre,  le  titre  d'abbesse.  Les  religieuses 
résistèrent.  Louis  XIV,  qui  leur  devait  80.000  francs,  qu'il  ne  paya 
jamais,  sous  prétexte  de  mauvaise  gestion,  dispersa  ces  religieuses 
et  supprima  le  monastère.  La  politique  religieuse  de  Louis  XIV 
n'était  dès  lors  que  du  pur  brigandage. 

Dans  ce  gâchis,  la  cour  eut  l'idée  de  recourir  à  une  assemblée 
du  clergé.  A  la  cour  du  persécuteur,  il  y  avait  toujours,  comme  à 
Byzance,  un  assez  grand  nombre  d'évêques,  infidèles  à  la  loi  cano- 
nique de  la  résidence,  postulateurs  éternels  de  tous  les  bénéfices 
vacants,  plus  ou  moins  mêlés  à  toutes  les  intrigues  et  à  toutes  les 
humiliations  des  adulateurs  de  Louis  XIV.  Les  réunir  en  assemblée 
pour  avoir  l'avis  de  ces  indignes  successeurs  des  apôtres  n'était 
pas  une  idée  recevable  ;  le  projet  n'en  fit  pas  moins  fortune,  mais 
il  ne  fait  pas  figure.  Nous  serions  sous  quelque  Copronyme,  au 
milieu  des  femmes  viles  et  des  eunuques,  nous  n'aurions  ni  mieux, 
ni  pire.  Sur  l'extension  de  la  régale,  cassée  par  le  Pape,  les  évê- 
ques  déclarent,  contrairement  à  tout  droit  et  à  leur  devoir,  qu'ils 
ont  eu  raison  de  l'accepter.  Sur  un  livre  de  Gerbais,  condamné  par 
le  Saint-Siège,  des  évêques,  moyennant  quelques  petites  correc- 
tions, Tapprouvent.  Sur  l'affaire  des  religieuses  de  Charonne,  dont 
Harlay,  l'archevêque  libertin  de  Paris,  avait  violé  les  règles  et 
persécuté  les  personnes,  excès  réprouvés  par  le  Pape,  les  évêques 
blâment  le  Saint-Siège.  Enfin,  sur  l'affaire  de  Pamiers,  ces  mêmes 
évêques  en  appellent  aux  libertés  gallicanes,  à  un  concile  national, 
qu'ils  prient  le  roi  de  convoquer,  non  seulen^ent  sans  titre,  mais 
en  violation  formelle  du  droit. 

Cet  appel  fut  la  cause  déterminante  de  l'assemblée  de  1682. 
L'archevêque  de  Reims,  Le  Tellier,  fils  du  ministre,  et  Colbert, 
ministre  du  roi,  rémois  d'origine,  en  avaient  suggéré  Tidée  au 
roi  ;  leur  but  était  de  faire  préconiser,  par  cette  assemblée  d'intrus, 
les  principes  favorables  aux  attentats  de  Louis  XIV.  En  vertu  d'un 
droit  qui  n'a  sa  formule  que  dans  la  tête  de  son  inventeur,  il  avait 
élé  décidé  que  l'assemblée,  ecclésiastique  par  la  qualité  de  ses 
membres,  politique  par  son  objet,  se  composerait  de  trente-quatre 
évêques  et  d'autant  de  députés  du  second  ordre.  La  cour  ouvrit, 


LES    ORIGINES    HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  53 

par  une  circulaire,  la  période  électorale,  désigna  les  membres  à 
élire  et  dressa  la  forme  du  mandat  qu'il  s'agissait  de  conférer. 
Grâce  à  ce  premier  essai  de  candidature  officielle  et  à  la  pression 
mise  en  usage  pour  assurer  son  triomphe,  on  élut  partout  des 
hommes  dont  la  nullité  et  la  souplesse  constituaient  tout  le  mé- 
rite. Sauf  les  deux  meneurs,  Harlay  et  Le  Tellier,  plus  Bossuet,  qui 
fut  nommément  désigné  par  Louis  XIY,  à  cause  de  son  génie  et  de 
son  manque  de  nerf,  le  reste  ne  mérite  même  pas  une  mention. 
Tous  les  hommes  illustres  du  temps,  Mascaron,  Fléchier,  Bourda- 
loue,  Fénelon,  Huet,  Mabillon,  Thomassin,  Rancé,  Brisacier, 
Thiberge,  La  Salle,  et  tant  d'autres,  restaient  en  dehors  de  l'as- 
semblée. Devant  cette  synagogue  de  muets,  la  cour  mit  en  discus- 
sion quatre  articles  libellés  par  des  théologiens  à  gage.  Le  chan- 
celier de  l'Eglise  de  Paris  requit  l'examen  de  ces  propositions  ; 
des  commissaires  y  procédèrent  avec  la  servilité  voulue  et  Choi- 
seul  du  Plessis-Pralin,  évêque  de  Tournai,  fit  le  rapport  avec  une 
sorte  de  passion  aveugle,  qui  parut  trop  découvrir  l'assemblée. 
Bossuet  lui  fut  substitué.  On  ignore  s'il  y  eut  discussion  ;  il  n'existe 
pas  de  procès-verbaux.  Enfin,  rassemblée  admit  les  quatre  arti- 
cles de  la  cour,  articles  que  le  président  Hénault  résume  en  ces 
termes  :  1»  Le  Pape  n'a  aucune  autorité,  ni  directe,  ni  indirecte,  sur 
le  temporel  des  rois  ;  2^  Le  Concile  est  au-dessus  du  Pape;  3»  L'u- 
sage delà  puissance  apostolique  doit  être  réglé  par  les  canons, 
sans  donner  d'atteinte  aux  libertés  de  l'Eglise  gallicane  ;  4o  II  ap- 
partient principalement  au  Pape  de  décider  en  matière  de  foi  ; 
ses  décrets  obligent  toutes  les  Eglises  ;  mais  ses  décisions  ne  sont 
irréformables  qu'autant  que  l'Eglise  les  accepte.  Telle  est  cette 
fameuse  déclaration  qui  réunit  toutes  les  causes  de  nullité  et  tous 
les  genres  d'opprobres. 

Les  causes  de  nullité  sont  visibles.  A  la  lettre,  il  n'y  a  pas  d'E- 
glise gallicane  ;  à  supposer  qu'il  y  en  ait  une,  elle  ne  fut  pas  mo- 
ralement représentée  en  1682  ;  la  déclaration  est  caduque  et  dans 
le  fond  et  dans  la  forme.  Les  évéques  de  l'assemblée  étaient  sans 
mission  ;  ils  ne  pouvaient  avoir  aucune  qualité  pour  déterminer 
avec  autorité  les  droits  du  Souverain  Pontife  et  imposer   à   la 


S4  CHAPITRE.  PREMIER 

créance  des  vérités  restées  à  l'état  d'opinions  à  peine  licites.  De 
plus,  ils  se  mettaient  en  dehors  de  toutes  les  traditions  de  la  chré- 
tienté et  tombaient  dans  cette  contradiction  violente  de  s'attri- 
buer, à  eux-mêmes,  ce  qu'ils  refusaient  au  Pape.  Aussi,  cet  acte 
d'ingérence  indiscrète  et  de  servilisme  révoltant  fut-il  répudié  par 
les  controversistes,  rejeté  par  les  Universités,  condamné  dans  un 
Concile  et  maintes  fois  frappé  [d'anathème  par  le  Saint-Siège.  Il 
n'y  a  pas  un  point  que  l'Eglise  ait  plus  manifestement  réprouvé  que 
cette  formule  du  gallicanisme. 

Au  point  de  vue  des  principes,  ces  quatre  articles  résument  les 
six  articles  de  1663  et  peuvent  se  ramener  à  deux  points,  les  deux 
points  constitutionnels  du  gallicanisme  :  1°  la  sécularisation  de 
l'Etat  et  sa  séparation  de  l'Eglise  ;  2°  la  subordination  du  Pape  à 
l'autorité  des  évêques.  Dans  cette  théorie,  on  peut  représenter  l'E- 
glise et  l'Etat  par  deux  cercles  juxtaposés,  mais  qui  ne  se  touchent 
que  par  la  ligne  externe  de  leur  périmètre.  Dans  sa  sphère,  l'Etat 
est  tout-puissant  ;  l'Eglise  n'a  rien  à  voir  dans  ses  affaires.  Dans 
la  sphère  ecclésiastique,  à  la  vérité,  le  Pape  est  au  centre,  mais 
pas  plus  élevé  que  les  autres  points  et  tirant  d'eux  toute  sa  force. 
L'Etat  peut  admettre  telle  constitution  du  pouvoir  souverain  qui 
lui  agrée  davantage,  mais  ce  pouvoir  est  soigneusement  soustrait 
à  toute  influence  religieuse,  à  toute  autorité  de  l'Eglise  et  du  Saint- 
Siège.  L'Eglise  est  constituée  de  telle  manière  que  son  chef  n'est 
souverain  et  n'exerce  sa  souveraineté  que  moyennant  le  consente- 
ment des  évêques  et  tout  acte  du  Souverain  Pontife  que  ne  ratifient 
pas  les  évêques  est  nul  de  plein  droit.  Dans  le  fait,  le  chef  réel  de 
l'Eglise,  c'est  le  corps  des  Pasteurs  :  Corpus  Pastorum  :  l'Eglise  est 
une  aristocratie. 

Du  premier  article  entendu  dans  le  sensde  la  séparation  résultent 
logiquement  l'irresponsabilité  et  l'absolutisme  du  pouvoir  humain. 
Le  chef  de  l'Etat  peut  tout  ce  qu'il  veut;  tout  ce  qui  lui  plaît  a 
force  de  loi,  ce  qui  est  la  propre  formule  de  Taulocratie  des  Césars. 
Que  la  monarchie  absolue  fasse  place  à  la  monarchie  constitution- 
nelle ou  à  la  république,  l'absolutisme  n'en  subsiste  pas  moins,  soit 
par  l'accord  des  trois  pouvoirs,  soit  par  les  lois  d'une  Convention 


LES    ORIGINES   HFJTÉRODOXES    DU    LIBÉRALISME  35 

populaire.  L'expulsion  de  l'Eglise  implique  la  légitimité  de  la  ty- 
rannie ;  c'est  la  canonisation  civile  du  despotisme,  la  nation  livrée 
à  une  foule  de  tyrans  ridicules,  âpres  à  dévorer  leur  règne  d'un  mo- 
ment. 

De  ce  même  article  découle  logiquement  la  mainmise  de  l'Etat 
sur  tout  le  temporel  du  culte,  sur  tout  ce  par  quoi  la  religion  et 
l'Eglise  prennent  pied  sur  la  terre.  De  là,  la  négation  de  toute  loi 
religieuse  sur  le  mariage,  la  famille  et  l'éducation  ;  la  négation  de 
la  propriété  ecclésiastique  ;  la  négation  du  pouvoir  temporel  des 
Papes;  la  négation  de  toute  autorité  ecclésiastique  sur  les  ordres 
religieux  ;  la  constitution  civile  du  clergé  et  la  proclamation  du 
popisme.  "Vous  avez  là,  en  germe,  toutes  les  doctrines  de  la  révo- 
lution. 

En  fait,  il  n'en  est  jamais  sorti  autre  chose.  Au  lieu  de  rendre  à 
Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  on  ne  s'occupe  plus,  en  France,  qu'à  exal- 
ter César.  Voici  comment  Fénelon  résume  les  brèches  faites  à  la 
discipline  ecclésiastique  :  «  Libertés  gallicanes  :  Le  roi,  dans  la  pra- 
tique, est  plus  chef  de  l'Eglise  que  le  Pape;  Libertés  à  l'égard  du 
Pape,  servitudes  à  l'égard  du  roi.  —  Autorité  du  roi  sur  l'Eglise 
dévolue  aux  juges  laïques  :  les  laïques  dominent  les  évêques.  — 
Abus  énormes  de  l'appel  comme  d'abus  et  des  cas  royaux.  —  Abus 
de  ne  pas  soulfrir  les  conciles  provinciaux.  — Abus  de  ne  pas  laisser 
les  évêques  concerter  tout  avec  leur  chef.  —  Abus  de  vouloir  que 
les  laïques  examinent  les  bulles  sur  la  foi.  —  Abus  des  assemblées 
du  clergé  qui  seraient  inutiles,  si  le  clergé  ne  devait  rien  fournir 
à  l'Etat.  C'est-à-dire,  pour  résumer  d'un  mot  tous  ces  abus,  on 
substituait  le  pouvoir  temporel  au  pouvoir  spirituel,  ce  qui  est 
bien  la  plus  terrible  exagération  qu'on  en  puisse  faire.  Fénelon 
aurait  pu  ajouter:  Anéantissement  et  corruption  systématique  de 
la  noblesse,  abus.  —  Suppression  de  toutes  les  constitutions  d'E- 
tat, abus.  —  Confiscation  de  toutes  les  franchises  provinciales  et 
de  toutes  les  libertés  communales  au  profit  du  roi;,  abus.  —  Aug- 
mentations effrayantes  de  l'impôt  pour  alimenter  les  guerres 
égoïstes  de  commerce  et  d'ambition  pour  nourrir  au  luxe  babylo- 
nien, abus.  —  Encouragements  donnés  à  la  résurrection  du  paganis- 


56  CHAPITRE    PREMIER 

me  avec  toutesses  images  lascives,,  toutes  ses  maximes  rationalistes, 
césariennes  et  démocraliques,  dans  la  littérature,  dans  la  pein- 
ture, à  Versailles,  à  Compiègne,  à  Fontainebleau,  à  Saint-Germain, 
partout,  abus.  —  Travail  incessant  pour  faire  revivre,  avec  la  cen- 
tralisation du  siècle  d'Auguste,  une  civilisation  corrompue  et  cor- 
ruptrice qui^  énervant  la  France  dans  le  sensualisme,  devait  la  li- 
vrer comme  une  proie  au  joug  du  despotisme  et  aux  fureurs  de 
l'anarchie,  abus.  —  En  un  mot,  abus  dans  la  violation  des  princi- 
pes fondamentaux  de  l'antique  constitution  française,  si  religieuse 
et  si  libérale,  au  profit  du  césarisme  de  Louis  XIV  ;  absorption  de 
toutes  les  forces  vives  de  la  société  dans  une  seule  personne  qui 
aurait  pu  dire  ce  mot  très  vraisemblable  :  «  L'Etat,  c'est  moi  !  » 

L'abaissement  de  la  papauté,  voulu  par  les  trois  autres  articles, 
est,  dans  la  déclaration,  le  fait  des  évêques  et  des  prêtres.  Les  évo- 
ques se  débarrassent  du  Pape,  les  prêtres  sont  invités  par  là  à  se 
débarrasser  des  évêques  et  les  fidèles  à  se  débarrasser  des  prêtres. 
Ces  trois  articles  ne  sont  pas  seulement  des  erreurs,  ce  sont  sur- 
tout des  impiétés  et  des  principes  de  dissolution.  Une  fois  admise 
cette  fatale  déclaration,  tout  décline,  tout  tombe.  Le  clergé  fran- 
çais, placé  dans  une  position  fausse,  a  perdu  les  trois  quarts  de  sa 
valeur.  Ces  protestants  qu'il  voulait  ramener,  il  n'en  convertit  au- 
cun. Lui-même  est  sans  force  contre  le  jansénisme,  contre  la  for- 
mation de  l'ouragan  révolutionnaire.  Les  mœurs  se  corrompent; 
la  logique,  complice  des  passions,  pousse  aux  attentats.  Les  Jésui- 
tes, sacrifiés  les  premiers  au  Minotaûre,  entraînent  dans  leur  ruine 
toutes  les  institutions. 

C'est  un  spectacle  effroyable  que  celui  de  la  France  et  du  monde 
livré  aux  orgies  de  la  Déclaration.  Le  clergé  séculier  a  perdu  toute 
l'indépendance  de  son  ministère  et  marche  à  Tordre  du  parlement  ; 
l'ordre  monastique  est  ruiné  en  France.  De  France,  la  persécution 
passe  en  Espagne,  en  Portugal,  à  Naples,  en  Toscane,  en  Autriche. 
Partout,  au  nom  du  gallicanisme,  on  rejette  la  principauté  aposto- 
lique, on  prend  les  biens  de  l'Eglise  et  sécularise  les  couvents.  Par 
une  génération  authentique  ou  par  des  alliances  contre  nature,  le 
gallicanisme  enfante  le  libéralisme  athée,  les  confiscations  révolu- 


LES    ORIGINES   HÉTÉRODOXES    DU   LIBÉRALISME  57 

tionnaires,  les  tueries,  la  constitution  civile  du  clergé  et  cette  ré- 
volution anarchique,  socialiste,  radicale,  qui  agite  le  monde  depuis 
un  siècle.  Avec  le  second  des  quatre  articles,  Napoléon  se  vante  de 
pouvoir  se  passer  du  Pape.  Avec  le  premier,  Victor-Emmanuel, 
émule  de  Mirabeau,  confisque  le  dernier  débris  de  la  propriété  ec- 
clésiastique, le  patrimoine  de  saintPierre.  Aujourd'hui,  la  laïcisa- 
tion, la  sécularisation,  ces  mots  terribles,  ces  systèmes  destruc- 
teurs avec  lesquels  on  dépouille  l'Eglise  depuis  trop  longtemps, 
sont  le  dernier  mot  des  quatre  articles.  Le  gallicanisme  est  une  épée 
à  deux  tranchants  :  par  l'un,  il  veut  faire  table  rase  dans  l'Eglise  ; 
par  l'autre,  il  a  fait  table  rase  dans  l'Etat.  La  séparation  de  l'E- 
glise d'avec  l'école,  d'avec  la  famille,  d'avec  la  commune,  le  cime- 
tière, l'hospice,  le  séminaire,  voilà  le  principe  philosophique  et  le 
couronnement  légal  de  la  persécution  :  c'est  le  premier  article  de 
1682  qui  passe,  continuant  ses  ravages,  poussant  l'Eglise  et  le 
Saint-Siège  aux  abîmes. 

Les  traditions  de  l'erreur  en  France  sous  l'ancien  régime  ont  eu 
pour  dernière  formule,  les  quatre  articles,  et,  pour  premier  résul- 
tat, la  révolution  qui  dure  encore,  en  s'aggravant  tous  les  jours  : 
Misericordiœ  Domini,  quia  non  sumus  consiimpti. 


CHAPITRE  II 


COMMENT    LE    LIBÉRALISME    EST,    EN   MATIÈRE    RELIGIEUSE,    L'ÉQUIVALENT 
ET    MÊME    UNE    AGGRAVATION   DE    l'aNCIEN    RÉGIME. 


Jusqu'en  1789,  la  tradilion  d'erreur,  en  France,  pivote  sur  deux 
points,  savoir  :  que  le  Pontife  romain  n'est  pas  un  monarque  sou- 
verain dans  l'Eglise,  et  qu'il  n'a,  comme  pape,  dans  la  société 
civile,  aucune  autorité  religieuse  et  morale,  pour  juger  l'exercice 
des  droits  sociaux  et  représenter  efficacement  les  institutions  et 
les  intérêts  de  l'Eglise.  En  1789,  l'ancien  régime  d'absolutisme 
royal  fait  place  à  un  régime,  soi-disant  nouveau,  de  libéralisme. 
Or,  ce  régime  prétendu  libéral  est,  en  matière  religieuse  et  sous 
plusieurs  autres  rapports,  avec  des  formes  différentes,  l'équivalent 
et  même  une  aggravation  de  l'ancien  régime.  C'est  le  point  que 
nous  voulons  établir  dans  ce  chapitre. 

Dans  l'ancien  régime,  la  société  était  comme  absorbée  par  la 
personne  du  roi.  La  royauté,  d'abord  élective,  puis  héréditaire, 
n'avait  été  longtemps  qu'un  service  public  et  un  pouvoir  limité  ;  à 
la  fin,  tournant  à  l'absolutisme,  elle  avait  anéanti  toutes  les  résis- 
tances et  détruit  à  peu  près  les  hiérarchies  dont  l'existence  assu- 
rait sa  solidité.  Du  roi,  mais  comme  prolongement  de  sa  souverai- 
neté absolue,  émanaient  les  différentes  classes  de  la  société, 
parquées  dans  leurs  compartiments  respectifs  et  jouissant  de  pri- 
vilèges plus  ou  moins  étendus,  suivant  que  le  bon  plaisir  du  roi 
voulait  les  restreindre  ou  les  étendre.  Au-dessous  des  trois  classes 
privilégiées  vivait  la  masse  du  peuple,  gagnant  son  pain  à  la  sueur 
de  son  front.  Malgré  ses  injustices  et  ses  violences,  l'ancien  régime 
avait  cela  de  bon  que,  sous  le  rapport  du  gouvernement,  il  main- 
tenait le  pouvoir  dans  son  unité  par  la  personne  du  roi,  et  dans  sa 
perpétuité,  par  la  succession  de  ses  fils.  Son  plus  grand  tort  est 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    l'ANCIEN    RÉGIME  59 

d'être  sorti  de  ses  limites,  d'avoir  neutralisé  Taction  des  classes 
prépondérantes  et  préparé,  par  la  suppression  des  intermédiaires, 
l'avènement  du  Gésarisme. 

En  1789,  l'ancien  régime  est  détruit  de  fond  en  comble,  quant 
à  son  organisme  social,  le  nouveau  régime  se  dresse  sur  un  plan 
diamétralement  contraire.  L'absolutisme  est  effacé  ;  en  attendant 
qu'on  supprime  le  roi,  on  le  domestique;  les  trois  classes  privilé- 
giées sont  anéanties  ;  le  sujet  devient  citoyen  et  le  citoyen  est 
déclaré  souverain.  Gomme  une  masse  de  peuple  ne  peut  pas  se 
gouverner  directement  elle-même,  elle  délègue  ses  pouvoirs  à  des 
représentants  ;  ses  représentants  se  constituent  en  assemblées  sou- 
veraines, et  sous  le  titre  anonyme  d'Etat,  légifèrent,  gouvernent 
par  des  ministres  et  administrent  par  des  fonctionnaires.  L'Etat 
hérite  de  l'absolutisme  de  la  royauté.  La  royauté,  concrétée  dans 
la  personne  du  roi,  était  en  quelque  sorte  condamnée  à  la  bienfai- 
sante bonté  qu'inspire  une  si  éminente  grandeur,  et  obligée  à  des 
ménagements,  à  des  délicatesses  pour  assurer,  dans  la  race,  Thé- 
rédilé  du  trône.  L'Etat  libéral,  incarné  dans  des  représentants 
multiples  et  successifs,  et  dans  des  ministres  éphémères,  n'est  plus 
qu'un  amas  discordant  de  petites  tyrannies,  d'autant  plus  âpres, 
qu'elles  n'ont  qu'une  heure  pour  dévorer.  L'ancien  régime  monar- 
chique sauvegardait  l'unité,  la  perpétuité  du  pouvoir,  et,  dans  une 
certaine  mesure,  sa  limitation  ;  le  nouveau  régime,  républicain 
par  sa  base,  parlementaire  par  ses  institutions,  n'a  plus  ni  unité, 
ni  perpétuité,  ni  limite.  C'est  l'anarchie  organisée,  eu  attendant 
qu'elle  se  dissolve  par  ses  disputes  et  se  réfugie,  à  l'heure  suprême, 
sous  l'égide  de  la  dictature. 

On  appelle  ce  régime  libéral,  parce  que,  institué  en  réaction 
contre  l'absolutisme,  il  est  censé  devoir  constituer  un  gouverne- 
ment libre.  On  lui  donne  pour  étiquette  :  liberté,  égalité,  fraternité. 
Le  peuple  joue  à  colin-maillard  avec  ces  trois  grâces  ;  elles  se 
rient  de  ses  efforts  pour  les  atteindre  ;  et,  trop  souvent,  il  n'attrape 
que  la  mort,  ou  plutôt  la  tyrannie  sous  toutes  ses  formes  les  plus 
vexatoires  ;  il  ne  voit  se  produire  que  la  haine  parmi  les  hommes 
et  l'instabilité  dans  les  institutions. 


60  CHAPITRE   II 

I.  Dans  sa  généralité,  ce  régime  libéral  se  caractérise  par  l'om- 
nipotence de  l'Etat,  mille  fois  pire  que  l'absolutisme  des  rois.  Dans 
la  nation  ne  s'établit  point  un  pacte  historique,  comme  la  Fédéra- 
tion de  Hollande  en  1579  ou  la  déclaration  des  droits  de  1648  en 
Angleterre,  contrat  conclu  entre  des  hommes  réels  et  vivants, 
admettant  des  situations  acquises,  des  groupes  formés,  des  fortu- 
nes établies,  rédigé  pour  reconnaître,  préciser,  garantir  et  com- 
pléter un  droit  antérieur.  Ce  n'est  pas  davantage,  selon  la  doctrine 
américaine,  une  compagnie  d'assurance  mutuelle,  bornée  dans 
son  objet,  restreinte  dans  son  office,  limitée  dans  ses  pouvoirs,  et 
par  laquelle  les  individus,  conservant  pour  eux-mêmes  la  meilleure 
part  de  leurs  biens  et  la  libre  disposition  de  leurs  personnes,  se 
prêtent,  pour  leur  utilité  commune,  une  réciproque  assistance.  Les 
clauses  du  contrat  libéral  se  réduisent  toutes  à  une  seule  :  la  sou- 
veraineté de  l'individu  s'exerçant  par  le  vote  et  le  vote  prononçant 
l'aliénation  totale  des  droits  du  citoyen,  de  sa  famille,  de  sa  pro- 
priété et  même  de  sa  religion.  Vous  ne  serez  propriétaires  que  par 
délégation  de  l'Etat  ;  vous  ne  serez  père  que  par  l'Etat  et  à  son 
profit  ;  vous  cessez  de  vous  appartenir  par  la  pensée,  par  la  parole 
et  par  l'action.  Vous  serez  un  peuple  de  rois,  mais  de  rois  escla- 
ves. 

La  base  du  système  est  l'élection  ;  c'est  l'élection  qui  crée  le 
représentant.  Pour  obtenir  ce  titre  glorieux  et  surtout  lucratif,  une 
bande  de  démagogues  se  répand  sur  le  pays  comme  une  nuée  de 
sauterelles,  et  jette,  aux  passions  de  l'électeur,  les  plus  alléchantes 
promesses.  Plus  d'un  candidat,  certainement,  il  faut  le  dire  pour 
l'honneur  de  la  nature  humaine,  sera  intelligent,  honnête  et  bon 
patriote.  Mais  la  masse  n'aura  qu'un  but,  arriver  ;  et  pour  arriver 
tous  les  moyens  lui  sont  bons  :  Omnia  serviliter  pro  dominatione, 
dit  Tacite.  D'après  la  théorie  républicaine,  on  clame  que  l'électeur 
a  un  flair  infaillible,  qu'il  ne  choisira  que  des  hommes  de  valeur, 
que  les  élus  formeront  un  sénat  de  demi-dieux.  Dans  la  réalité, 
c'est  tout  le  contraire.  Une  nation  livrée  à  l'anarchie  des  candida- 
tures, verra  des  partis  et  des  coteries  se  disputer  le  pouvoir.  Cha- 
que parti  aura  ses  hommes,  non  pas  les  plus  forts,  mais  les  plus 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    L'ANCIEN    RÉGIME  61 

nuls,  souvent  les  plus  vils.  Devant  les  urnes,  ces  charlatans  ban- 
nissent toute  pudeur  ;  ils  savent  que  les  fous  sont,  depuis  Adam, 
sur  la  terre,  en  majorité;  ils  excellent  surtout  à  jongler  avec  les 
appâts  qui  peuvent  affriander  la  sottise.  La  pauvre  multitude,  sans 
guide,  sans  conseil,  suit  aveuglément  ses  passions  excitées  et  vote 
pour  le  dernier  des  misérables,  laissant  de  côté  l'homme  juste  : 
Non  hune,  sed  Barrabam. 

«  Le  suffrage  universel,  disait  Pie  IX,  c'est  le  mensonge  univer- 
sel »  ;  en  pratique,  c'est  l'exaltation  du  sot,  du  fripon  et  du  scélé- 
rat, qui  a  su  enflammer  les  passions  du  peuple  et  capter  sa  faveur 
par  les  plus  basses  tromperies.  Une  fois  élu,  sans  souci  des  passions 
qu'il  vient  de  pousser  à  leur  paroxysme, le  dépulé  songe  à  se  cou- 
vrir de  ses  frais  d'élection  et  à  se  tailler  un  manteau.  La  bataille, 
commencée  dans  les  élections,  se  continue  au  parlement;  la  cor- 
ruption, qui  avait  semé  sa  gangrène  dans  les  comices  électoraux, 
la  dissémine  maintenant  dans  les  assemblées  parlementaires.  Il  ne 
s'agit  point  de  la  patrie,  mais  des  intérêts  des  partis  ;  la  succession 
des  affaires,  le  jeu  des  discours,  la  trame  des  intrigues  et  le  hasard 
des  votes,  font  du  régime  libéral  un  état  permanent  de  guerre. 
Le  pays  est  sans  cesse  sur  les  bords  de  l'abime  ;  et  sans  cesse  il 
lui  faut  dos  sauveurs.  C'est  un  régime  d'agitations  et  d'aventures. 

Au  vice  d'origine  et  à  l'antagonisme  de  son  fonctionnement,  ce 
régime  libéral  joint  deux  autres  torts,  l'un  contre  le  pouvoir,  l'au- 
tre contre  la  société.  Les  Chambres,  représentation  distincte  de  la 
souveraineté  populaire,  ne  sont  pas  seulement  des  foyers  de  divi- 
sion et  d'agitation  stérile;  elles  tendent  encore,  par  jalousie,  à 
s'effacer  mutuellement,  et,  dans  un  juste  sentiment  de  leur  puis- 
sance, elles  subalternisent  le  pouvoir  exécutif.  Ce  sont  elles  qui 
incarnent  et  résument  les  pouvoirs  de  la  nation.  Si,  pour  l'applica- 
tion des  lois  elle  gouvernement  du  pays, il  faut  un  pouvoir  exécutif, 
soit  roi  constitutionnel  soit  président  républicain,  le  détenteur 
de  ce  pouvoir  ne  peut  être,  pour  les  Chambres,  qu'une  domesticité 
dorée,  et,  suivant  le  mot  de  Napoléon,  qui  ne  gazait  pas  sa  pen- 
sée, un  cochon  à  V engrais.  Le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas  ;  le  pré- 
sident se  lient  inerte  et  inepte,  dans  la  pénombre,  comme  un 


62  CHAPITRE    II 

lama,  mais,  à  la  différence  du  grand  lama,  il  est  peu  respecté  ; 
pourvu  qu'il  signe,  on  lui  permet  les  petits  divertissements  et  les 
petites  économies.  Le  résultat  de  cet  effacement  du  pouvoir,  c'est 
que  la  société  n'a  pas  de  chef;  elle  n'a  ni  symbole  d'unité,  ni 
agent  concret  de  sa  puissance,  rien  qui  la  dirige  avec  une  pensée 
fidèle  et  la  contienne  avec  une  fidèle  vertu.  Vous  avez  vu  les  flots 
de  l'océan  ;  la  vague  succède  à  la  vague  ;  la  barque  est  portée  par 
le  flux  et  le  reflux  ;  le  pilote  est  souvent  obligé  de  se  garantir  con- 
tre les  caprices  de  leurs  coups  :  c'est  l'image  de  la  société  libérale. 

D'autre  part,  les  deux  Chambres  du  parlement,  miroir  vivant 
de  la  souveraineté  populaire,  ne  peuvent  pas  plus  admettre  des 
hiérarchies  naturelles  au-dessous  d'elles  qu'un  pouvoir  exécutif 
au-dessus.  Pour  réaliser  dans  son  plein  leur  souveraineté  collec- 
tive, elles  sont  obligées  de  tout  effacer,  et  de  supprimer,  s'il  en 
existe  un,  l'organisme  historique  de  la  nation.  Tous  les  peuples  de 
l'Europe  ont  des  antécédents  ;  ils  ont  traversé  diverses  phases 
sous  différentes  formes  d'organisation,  généralement  avec  un 
clergé  et  une  noblesse.  D'ailleurs,  par  droit  de  nature,  la  famille, 
la  commune,  sont  des  unités  nécessaires  de  vie  sociale.  L'union 
des  communes  forme  encore  des  agrégations  différentes  de  dis- 
tricts, de  département,  de  province.  De  plus,  les  forces  économi- 
ques du  travail,  la  culture  des  arts,  des  sciences  et  des  lettres 
créent  des  compagnies  d'ouvriers  ou  de  savants  qui  aiment,  pour 
décupler  leur  vertu  et  la  contrôler,  à  former  des  corps  puissants. 
Or,  dans  la  société  libérale,  la  loi  commune  est  le  nivellement  ; 
de  gré  ou  de  force,  il  faut  que  tout  plie  ou  disparaisse.  Les  dépu- 
tés n'y  sont  pas  poussés  seulement  par  leur  orgueil;  ils  y  sont  con- 
traints surtout  par  leur  égoïsme,  par  le  besoin  de  se  créer  des 
complices  qui  domptent  le  suffrage  universel  et  éternisent  les  élus 
au  pouvoir.  Du  parlement  donc  partent  divers  ordres  de  fonction- 
naires, tous  créatures  des  députés  ;  devant  eux  il  n'y  a  que  pous- 
sière humaine  ;  partout  la  prépotence  de  l'Etat,  et,  sous  son  joug 
écrasant,  l'homme,  le  citoyen,  le  père  de  famille,  Je  représentant 
des  corporations  inférieures,  réduit  au  néant  du  zéro  double. 

Tel  est,  dans  sa  construction  externe,  le  régime  libéral.   La  na- 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    L  ANCIEN   RÉGIME  63 

lion  est  livrée  à  mille  rois  qui  la  tympanisent  et  à  mille  rats  qui  la 
dévorent.  On  a  eu  l'audace  d'appeler  cette  abdication  du  peuple 
entre  les  mains  de  la  tyrannie,  un  gouvernement  libre,  ou,  plus 
simplement,  la  liberté.  A  jeter,  sur  ce  régime,  un  coup  d'oeil  su- 
perficiel, il  ne  produit  que  le  mélange  odieux  de  la  corruption  et 
du  despotisme.  La  vérité  vraie  est  que,  là  où  le  christianisme 
lutte  avec  avantage  contre  les  passions  de  l'homme,  là  seulement 
l'homme  est  libre;  et  que  le  génie  qui  préside  au  développement 
du  libéralisme,  n'est  pas  le  génie  de  la  liberté,  mais  le  génie  de  la 
révolution.  Et  le  fait  est  que  tous  nos  essais  de  gouvernements  li- 
béraux, après  leurs  promesses  ordinaires  de  corruption  électorale, 
d'agitation  parlementaire,  de  compétitions  stériles,  d'effacement 
du  pouvoir  et  des  hiérarchies  sociales,  la  réaction  nécessaire  pour 
sauver  la  société  mise  en  péril  par  les  héros  du  parlement,  n'a 
abouti  jamais  qu'à  de  nouveaux  éclats  du  volcan  révolutionnaire. 
C'est  un  régime  fait  pour  les  morts,  son  cadavre  est  encore  le  pire 
des  fléaux. 

Nous  n'entendons  point,  par  là,  faire  le  procès  aux  assemblées. 
Avec  l'unité  du  pouvoir  royal,  les  peuples  de  l'Europe,  surtout  la 
France,  ont  toujours  admis  des  conseils.  Mais  l'origine,  l'esprit,  le 
but  de  ces  assemblées  était  diamétralement  contraire  à  l'esprit 
révolutionnaire  des  parlements  souverains.  Il  est  impossible  de 
trouver,  entre  les  assemblées  modernes  et  celles  du  moyen  âge, 
aucun  point  de  contact,  aucun  rapport  d'aucune  espèce.  Les  an- 
ciennes assemblées  n'étaient  autre  chose  qu'une  force  sociale  ; 
dans  leur  rapport  avec  le  pouvoir  souverain,  résidant  exclusive-  • 
ment  dans  le  roi,  elles  étaient  une  résistance  organique  et  une  li- 
mite naturelle  à  son  expansion  indéfinie.  Les  assemblées  parle- 
mentaires ne  sont  pas  toujours  une  force  ni  une  limite,  mais  elles 
sont  toujours  un  pouvoir  prépondérant  et,  qui  pis  est,  un  pouvoir 
en  rivalité  perpétuelle  et  en  lutte  avec  d'autres  pouvoirs.  Cher- 
cher un  genre  quelconque  de  ressemblance  entre  ces  deux  insti- 
lutions  me  paraîtrait  un  genre  particulier  de  folie. 

IL  Ce  régime  soi-disant  libéral  ne  tire  donc  point  son  origine 
ni  du  besoin  qu'éprouve  toute  société  de  posséder  des  franchises 


64  CHAPITRE    II 

qui  contrebalancent  l'action  du  pouvoir,  ni  de  l'imitation  plus  ou 
moins  réussie  des  libertés  traditionnelles  des  nations  européennes; 
il  tire  exclusivement  son  origine  de  l'esprit  révolutionnaire,  ou, 
pour  mieux  dire,  il  n'est  que  l'aboutissement  de  cet  esprit  au 
terme  présent  de  ces  évolutions.  C'est  ce  qui  explique,  avant  toute 
considération,  pourquoi  il  lutte  toujours  contre  le  pouvoir,  condi- 
tion première  de  l'ordre  social  ;  pourquoi  surtout  il  nourrit,  con- 
tre la  religion,  l'Eglise  et  le  Saint-Siège,  une  haine  satanique. 

Nous  touchons  ici  au  vrai  nœud  de  la  question  ;  au  risque  de 
trop  allonger  ce  chapitre,  on  voudra  bien  me  permettre  quelques 
explications  que  je  regarde  comme  de  haute  importance. 

Ce  régime  libéral  a  pour  base  philosophique  l'autonomie  de 
l'individu.  Dans  l'Eglise,  les  petits  possèdent  une  éminente  dignité  ; 
cependant  ils  doivent  être  soumis  à  l'autorité  du  pouvoir,  et  le 
pouvoir  politique  et  le  pouvoir  religieux,  unis,  mais  hiérarchi- 
sés, doivent,  par  leur  concours,  l'assister  dans  la  poursuite  du 
bien-être  et  l'accomplissement  du  salut.  Dans  la  théorie  anti- 
chrétienne,  cet  ordre  est  renversé;  l'individu  n'est  plus  sujet,  il 
est  souverain  ;  il  est  libre  de  sa  pensée,  libre  de  sa  volonté,  libre 
de  son  action  ;  et  de  ses  facultés  affranchies  de  tout  pouvoir,  il 
tire,  par  des  créations  successives  de  sa  raison  ou  de  sa  volonté, 
tout  Tordre  des  institutions  religieuses  et  civiles.  Tous  les  héréti- 
ques, depuis  l'ère  de  grâce,  avaient  fagotté  leurs  hérésies,  en  se 
prévalant  des  concepts  obstinés  et  fautifs  de  leur  libre  examen  ; 
Luther  le  premier  fit,  de  ce  libre  examen,  la  règle  de  foi  du  pro- 
testantisme, règle  qui  a,  depuis,  envahi  toutes  les  sphères  de  la 
spéculation  et  de  la  pratique,  règle  qui  apparaît  comme  la  force 
motrice  de  toutes  les  révolutions. 

Luther  donne  encore,  pour  correctif,  à  la  raison  déchaînée,  le 
texte  révélé  des  Ecritures  ;  seulement  il  abandonne  ce  texte  au 
libre  penser  de  ses  disciples  ;  et  si,  par  une  sorte  de  contradiction, 
il  veut  s'ériger  en  pape  du  protestantisme,  le  libre  examen  ne  ca- 
pitule pas  devant  les  caprices  de  son  ambition.  A  côté  de  Luther 
et  contre  lui,  se  dressent  Zwingle,  Calvin,  Henri  VIII,  puis  une 
nuée  de  réformateurs  subalternes,  A  telle  enseigne  que  des  pays 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    l'aNCIEN    RÉGIME  65 

soustraits  à  l'obédience  de  Rome,  deviennent  bientôt  des  arènes  de 
disputeurs,  et  pendant  un  siècle  des  champs  de  carnage.  A  la  fin, 
l'autocratie  des  rois  s'affirme  comme  contrepoids  nécessaire,  aux 
dissolutions  de  la  libre-pensée  ;  le  pape  est  remplacé  par  des  Césars 
souverains  pontifes  ;  en  sorte  que  vous  voyez  en  bas,  l'anarchie, 
en  haut,  comme  à  contrefit,  le  despotisme,  despotisme  nécessaire 
pour  conserver  une  société  privée  d'appuis  moraux,  bientôt  empor- 
tée par  des  progrès  matériels  restés  sans  contrepoids. 

Un  siècle  plus  tard,  les  philosophes  reprennent  la  thèse  des  hé- 
résiarques et  agrandissent  les  sphères  de  la  libre-pensée.  Luther 
avait  gardé  la  Bible  ;  les  philosophes  l'écartent  et  tablent  sur  le 
doute  méthodique.  Leur  raison  supprime  tout  l'ordre  des  principes 
reçus  et  des  institutions  traditionnelles  ;  il  fait,  comme  on  dit,  table 
rase  et  essaie  de  rebâtir  par  sa  seule  raison,  sur  le  terrain  mou- 
vant des  conceptions  individuelles,  l'ordre  détruit  par  le  doute. 
Luther  avait  laissé,  à  Panarchie  intellectuelle,  quelques  bornes  ;  il 
l'avait  tempéré  encore  par  le  respect  de  quelque  chose  ;  dans  la 
philosophie  inquisitive,  on  ne  respecte  plus  rien,  et  l'anarchie  est 
à  son  comble.  Autant  de  têtes  pensantes,  autant  de  sentiments  et 
de  systèmes,  sentiments  contradictoires,  systèmes  antagonistes, 
mise  en  poussière  de  toutes  les  traditions  du  genre  humain  ;  d'où 
nécessité  d'une  concentration  plus  forte  des  pouvoirs  politiques, 
pour  maintenir  au  moins  parla  force,  un  monde  qui  n'a  plus  l'appui 
des  convictions  et  l'appoint  des  dévouements. 

C'est  l'heure  où  toutes  les  monarchies  de  l'Europe  se  réfugient 
dans  l'absolutisme  ;  où  les  princes,  premiers  bénéficiaires  du  doute 
méthodique  et  du  libre  examen,  entendent  agir  à  leur  guise,  sans 
supporter  le  frein  de  la  religion  et  le  contrôle  des  papes. 

Mais  ces  princes  si  grands,  si  grands,  qu'ils  n'ont  au-dessus  d'eux 
que  Dieu,  sont  faibles  par  plusieurs  endroits  :  ils  sont  faibles  sur 
le  chapitre  des  mœurs  et  donnent,  à  leurs  sujets,  l'exemple  funeste 
de  la  dépravation  ;  ils  sont  faibles  dans  leur  gouvernement,  puis- 
qu'ils Pexagèrent  au  point  d'empêcher  l'Eglise  d'exercer  son  minis- 
tère de  grâce  ;  ils  sont  faibles  surtout  devant  l'adulation  qui  les 
prend  par  leurs  faiblesses  pour  les  exploiter  d'abord  et  les  abattre 


66  CHAPITRE    II 

un  jour.  A  l'ombre  de  ces  monarchies  asiatiques  de  l'Occident, 
provignent  les  aventuriers  de  la  philosophie.  Contraints  au  respect 
des  institutions  et  des  hommes,  ils  se  rabattent  sur  l'Eglise,  guer- 
roient contre  le  Christ  et  son  Vicaire.  Par  là,  ils  font  coup  double  : 
ils  ébranlent  la  foi  et  les  mœurs  et  par  tous  leurs  attentats  minent 
la  base  des  institutions.  Les  rois,  du  reste,  par  leur  absolutisme, 
intéressent  leurs  sujets  à  la  pratique  et  aux  avantages  de  la  souve- 
raineté personnelle.  Ce  qu'était  un  roi  absolu,  il  n'y  a  pas  un  de 
leurs  sujets  qui,  connaissant  les  immunités  du  pouvoir  royal,  ne 
pût  croire  possible  de  s'adjuger  des  mêmes  prérogatives.  La  révo- 
lution est  en  germe  dans  cette  simple  réflexion.  La  révolution  n'est, 
elle-même,  que  la  translation  aux  assemblées,  par  l'intermédiaire 
du  peuple,  de  l'absolutisme  des  rois.  Le  jour  où  les  français  se 
crurent,  par  droit  naturel,  être  tout  ce  que  croyait  être  par  tradi- 
tion et  droit  divin  le  roi  de  France,  ce  jour-là,  la  révolution  fut 
déterminée  dans  son  but,  justifiée  dans  sa  nécessité.  Il  ne  fallait 
plus  qu'un  ouragan  pour  la  faire  passer  en  loi,  par  l'expédient  du 
crime.  Le  libéralisme,  c'est  la  libre-pensée. 

IIL  On  n'a  pu,  de  Luther  à  Mirabeau,  ériger  la  libre-pensée  en 
vérité  certaine  et  souveraine,  sans  nier  Dieu  et  affirmer  l'homme, 
ou,  du  moins,  sans  nier  de  Dieu  qu'il  gouverne  le  monde,  et  sans 
affirmer,  de  l'homme,  qu'il  n'a  pas  été  conçu  dans  le  péché.  En 
niant  le  péché  originel,  on  nie,  parmi  beaucoup  d'autres  choses, 
les  suivantes  :  Que  la  vie  temporelle  soit  une  vie  d'expiation,  mais 
on  affirme  qu'elle  nous  a  été  donnée  pour  nous  élever,  par  nos 
propres  efforts,  et  au  moyen  d'un  progrès  indéfini,  aux  plus  hautes 
perfections;  on  nie  que  la  lumière  de  la  raison  soit  faible  et  vacil- 
lante, mais  on  affirme  que,  la  raison  de  l'homme  étant  saine,  il  n'y 
a  pas  de  vérité  à  laquelle  elle  ne  puisse  atteindre,  et  que,  hors  de 
sa  portée,  il  ne  peut  y  avoir  de  vérité  ;  on  nie  que  la  volonté  humaine 
soit  infirme  et  malade,  mais  on  affirme  qu'il  n'y  a  d'autre  péché 
que  celui  que  la  raison  humaine  dit  être  péché,  c'est-à-dire  qu'il 
n'y  a  pas  d'autre  mal  que  le  péché  philosophique  ;  on  nie  que  le 
plaisir  nous  ait  été  offert  comme  une  tentation,  que  la  douleur  soit 
un  bien   lorsqu'elle  est   acceptée  par   un  motif  surnaturel,  que 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET   l'ANCIEN    RÉGIME  67 

l'homme  ait  besoin  d'être  sanctifié,  et  que  le  temps  lui  ait  été  donné 
pour  sa  sanctification  ;  mais  on  affirme  que  la  raison  étant  droile 
de  soi  n'a  pas  besoin  d'être  rectifiée,  que  l'homme  est  bon  et  sain 
de  soi,  qu'il  faut  fuir  la  douleur  et  rechercher  le  plaisir,  que  le 
temps  nous  a  été  donné  pour  jouir  du  temps. 

Ces  négations  et  ces  affirmations  relatives  à  l'homme  conduibcnt 
à  des  négations  et  à  des  affirmations  analogues  relatives  à  Dieu. 
De  la  supposition  que  l'homme  n'est  pas  tombé,  on  nie  qu'il  ait  été 
relevé  ;  de  la  supposition  que  l'homme  n'a  pas  été  relevé,  on  arrive 
à  nier  le  mystère  de  l'Incarnation  et  celui  de  la  Rédemption,  le 
dogme  de  la  personnalité  extérieure  du  Yerbe  et  le  Yerbe  lui- 
même.  En  supposant,  d'une  part,  l'intégrité  naturelle  de  la  volonté 
humaine,  et  en  refusant,  d'autre  part,  de  reconnaître  l'existence 
d'un  autre  mal  et  d'un  autre  péché  que  le  mal  et  le  péché  philoso- 
phiques, on  nie  l'action  sanctifiante  de  Dieu  sur  l'homme  et  avec 
elle  le  dogme  de  la  personnalité  du  Saint-Esprit.  De  toutes  ces  né- 
gations résulte  la  négation  du  dogme  souverain  de  la  Très  sainte 
Trinité,  pierre  angulaire  de  notre  foi  et  fondement  de  tous  les 
dogmes  catholiques. 

De  là  naît  un  vaste  système  de  naturalisme,  qui  est  la  contradic- 
tion radicale,  universelle,  absolue  de  toutes  nos  croyances.  Nous, 
catholiques,  nous  croyons  que  l'homme  est  pécheur,  qu'il  a  conti- 
nuellement besoin  du  secours  de  Dieu  et  que  Dieu  lui  octroie  per- 
pétuellement ce  secours  par  une  assistance  surnaturelle,  œuvre 
merveilleuse  de  son  amour  infini  et  de  son  infinie  miséricorde. 
Tout  ce  vasteetsplendide  système  de  surnaturalisme,  réalisé  dans 
la  religion  catholique  et  l'Eglise  romaine,  clef  universelle  et  uni- 
verselle explication  des  choses  humaines,  est  nié  par  ceux  qui  affir- 
ment la  conception  immaculée  de  l'homme.  Là  est  l'explication 
de  tout  ce  que  nous  voyons,  dans  l'état  oii  nous  sommes  tombés, 
entraînés  par  la  logique  de  l'erreur. 

En  premier  lieu,  si  la  raison  n'est  pas  obscurcie,  les  progrès  de 
la  vérité  dépendent  des  progrès  de  la  raison  ;  les  progrès  de  la 
raison  dépendent  de  la  discussion  qui  les  met  en  œuvre  ;  la  discus- 
sion est  la  loi  fondamentale  des  sociétés  humaines,  le  creuset  d'où 


68  CHAPITRE   II 

la  vérité  doit  jaillir  toujours  plus  abondante  et  plus  pure.  De  ce 
principe  sortent  la  liberté  de  la  presse,  l'inviolabilité  de  la  tribune 
et  la  souveraineté  réelle  des  parlements.  En  second  lieu,  si  la  vo- 
lonté de  rhomme  n'est  pas  malade,  si  elle  n'a  pas  besoin  de  secours 
surnaturel,  si  l'attrait  du  bien  lui  suffit,  l'homme  n'a  pas  besoin  de 
sacrements  qui  lui  confèrent  la  grâce,  ni  de  prières  qui  la  lui  pro- 
curent. Si  la  prière  n'est  pas  nécessaire,  elle  est  inutile,  et  si  elle 
est  inutile,  la  vie  contemplative  est  une  pure  oisiveté  ;  les  commu- 
nautés religieuses  doivent  disparaître.  Si  l'homme  n'a  pas  besoin 
de  sacrements,  il  n'a  pas  besoin  non  plus  de  ceux  qui  les  adminis- 
trent :  de  là  le  mépris  et  la  proscription  du  sacerdoce,  partout  où 
ces  idées  ont  pris  racine.  Le  mépris  du  sacerdoce  se  résout  partout 
dans  le  mépris  de  l'Eglise  et  le  mépris  de  l'Eglise  se  mesure  au 
mépris  de  Dieu.  Dieu  est  relégué  dans  le  ciel  et  l'Eglise  dans  la 
sacristie. 

Tout  ce  qui  est  surnaturel  étant  écarté,  l'homme  se  consacre 
exclusivement  au  culte  des  intérêts  matériels  :  c'est  l'heure  des 
systèmes  utilitaires,  des  fièvres  de  l'industrie,  des  grands  dévelop- 
pements du  commerce,  des  insolences  des  riches  et  des  impatien- 
ces des  pauvres.  Cet  état  de  richesse  matérielle  et  d'indigence 
religieuse  est  toujours  suivi  d'une  de  ces  catastrophes  gigantes- 
ques que  la  tradition  et  l'histoire  gravent  dans  la  mémoire  des 
hommes.  Les  prudents  et  les  habiles  se  réunissent  en  conseil  pour 
les  conjurer;  l'ouragan  se  précipite,  met  en  déroute  leur  conseil, 
les  emporte  avec  leur  habileté,  leur  conjuration. 

«  De  là,  dit  Donoso  Cortès,  une  impossibilité  absolue  d'empêcher 
l'invasion  des  révolutions  et  l'avènement  des  tyrannies,  qui  ne 
sont  au  fond  qu'une  même  chose,  puisque  révolutions  et  tyrannies 
se  résument  également  dans  la  domination  de  la  force,  qui  seule 
peut  régner,  lorsqu'on  a  relégué  Dieu  dans  le  ciel  et  TEglise  dans 
la  sacristie.  Tenter  de  combler  le  vide  que  leur  absence  laisse  dans 
la  société,  par  une  sorte  de  distribution  artificielle  et  équilibrée 
des  pouvoirs  publics,  n'est  qu'une  folle  présomption,  une  tentative 
semblable  à  celle  d'un  homme  qui,  en  l'absence  des  esprits  vivants, 
voudrait  reproduire  à  force  d'industrie  et  par  des  moyens  pure- 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET   l' ANCIEN    RÉGIME  69 

ment  mécaniques,  les  phénomènes  de  la  vie.  Dieu,  l'Eglise  ne  sont 
pas  des  formes  ;  aussi  n'y  a-t-il  aucune  forme  qui  puisse  remplir 
le  vide  qu'ils  laissent,  lorsqu'ils  se  retirent  des  sociétés  humaines. 
Au  contraire,  il  n'y  a  aucune  forme  de  gouvernement  qui  soit 
essentiellement  dangereuse,  lorsque  Dieu  et  son  Eglise  se  meuvent 
librement,  si,  d'un  autre  côté,  les  mœurs  lui  sont  amies  et  les 
temps  favorables  (i).  » 

Pour  venir  maintenant  aux  applications,  ilest  hors  de  doute  que 
tout  ce  qui  altère  la  notion  de  l'homme  et  du  gouvernement  de 
Dieu,  afTecle  au  même  degré  des  gouvernements  institués  dans  les 
sociétés  civile  et  religieuse.  L'indépendance  et  la  souveraineté  de 
la  raison  humaine  engendre,  dans  la  société  civile,  les  monarchies 
parlementaires  avec  leur  division  des  pouvoirs,  et,  dans  l'Eglise, 
le  gallicanisme  qui  fait  les  évéques  cohéritiers  delà  succession  in- 
divise du  pouvoir  apostolique.  La  rectitude  parfaite  de  la  volonté 
engendre  le  système  républicain  qui  appelle  toutes  les  volontés  à 
l'œuvre  du  gouvernement  et  le  système  presbytérien  qui  appelle 
tous  les  prêtres  au  gouvernement  de  l'Eglise.  La  légitimité  des 
appétits,  conséquence  de  la  conception  immaculée  de  l'homme, 
engendre  le  système  socialiste  qui  subordonne  tout  à  la  production 
du  bien-être  et  le  système  de  l'inspiration  individuelle,  qui  met 
chaque  âme  en  rapport  direct  avec  Dieu  et  rend  inutile  tout  sacer- 
doce. 

Quant  à  l'Eglise,  elle  est  afîectéede  diverses  erreurs, suivant  qu'on 
affirme  qu'elle  est  égale  à  l'Etat,  qu'elle  lui  est  inférieure  ou  qu'elle 
ne  doit  avoir  avec  lui  aucun  rapport. 

La  théorie  de  l'égalité  entre  l'Eglise  et  l'Etat,  système  des  réga- 
listes  modérés,  conduit  à  représenter  comme  étant  de  nature 
laïque  ce  qui  est  de  nature  mixte,  et  comme  étant  de  nature  mixte 
ce  qui  est  de  nature  ecclésiastique.  Ces  régalistes  sont  forcés  de 
recourir  à  ces  usurpations  pour  constituer,  à  l'Etat,  une  sorte  de 
patrimoine  religieux.  D'après  cette  théorie,  entre  l'Eglise  et  l'Etat, 
presque  tous  les   points  sont  controversables,  et  lout  ce  qui  est 

(1)  Œuvref!  de  Donoso  Cortès,  t.  II,  p.  221. 


70  CHAPITRE   II 

controversable  doit  se  régler  amiablement  par  un  concordat.  Du 
reste,  le  placet  pour  les  actes  de  l'autorité  ecclésiastique  est  de 
rigueur,  de  même  que  la  surveillance,  Tinspection  et  la  censure 
exercées  sur  l'Eglise  au  nom  de  TEtat. 

La  théorie  de  l'infériorité  de  FEglise  vis-à-vis  de  l'Etat  conduit 
les  régalistes  conséquents  à  proclamer  le  principe  des  églises 
nationales,  le  droit  du  pouvoir  civil  de  révoquer  les  accords  con- 
clus avec  le  Souverain  Pontife,  de  disposer  à  son  gré  des  biens  de 
l'Eglise,  et  enfin  le  droit  de  gouverner  l'Eglise  par  des  décrets, 
œuvre  des  assemblées  parlementaires. 

La  théorie  qui  consiste  à  affirmer  que  l'Eglise  n'est  ici-bas  d'au- 
cune utilité,  étant  la  négation  de  l'Eglise  même,  donne  pour  résul- 
tat, la  suppression  violente  de  l'ordre  sacerdotal  par  un  décret  qui 
trouve  sa  sanction  naturelle  dans  la  persécution. 

TV.  Toutes  ces  erreurs  ont,  depuis  1789,  leur  contrecoup  dans 
noire  histoire.  Le  libéralisme,  mise  en  œuvre  de  la  libre-pensée, 
n'est  pas  une  idée  sociale  qui  vise  à  l'organisation  de  la  liberté, 
c'est  une  arme  qui  vise  à  la  destruction  de  l'Eglise,  à  l'anéantisse- 
ment du  christianisme,  et,  par  suite,  à  l'organisation  d'une  tyran- 
nie, impie  par  toutes  ses  passions,  destructive  par  tousses  empor- 
tements et  satanique  dans  sa  fureur.  Le  libéralisme  pose  les 
principes,  la  révolution  tire  les  conséquences,  le  parlementarisme 
des  assemblées  souveraines  est  le  vase  où  fermente  la  fureur  révo- 
lutionnaire, qui  se  déchaîne  sur  le  monde  pour  effacer  tout  ce  qui 
est  de  Dieu.  On  a  besoin,  pour  comprendre  quelque  chose  à  ce 
drame  terrible,  de  se  remémorer  les  prophéties  des  derniers  temps, 
de  se  rappeler  que  la  durée  des  âges  est  une  arène  ouverte  à  l'an- 
tagonisme de  l'erreur  et  de  la  vérité,  et  de  se  dire  que  nous  tou- 
chons à  l'un  de  ces  épisodes  par  quoi  Satan  accélère  son  triomphe. 
C'est  l'heure  aussi  où  les  chrétiens  doivent  se  dire  :  Qui  n'est  pas 
avec  Jésus-Christ  et  son  Eglise,  est  un  agent,  une  dupe  ou  une 
victime  de  la  révolution. 

Nous  entendons,  ici,  par  réuo/w/io?i  l'ensemble  des  systèmes  anti- 
chrétiens  opposés  depuis  trois  siècles  à  l'Evangile  et  la  société 
des  méchants  qui  ont  fait  prévaloir  presque  partout  ces  systèmes 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    L' ANCIEN    RÉGIME  71 

politiques.  Nous  en  avons  vu  l'origine  dans  le  libre  examen  de 
Luther;  nous  en  voyons  la  consécration  sociale  dans  les  traités 
de  Westphalie  et  nous  en  reconnaissons  l'avènement  en  France, 
par  la  Déclaration  des  droits  de  ihomme.  Une  fois  cette  déclara- 
tion posée,  l'anarchie  est  de  plein  droit,  les  journées  révolution- 
naires suivent  à  brève  échéance,  la  guerre  contre  T Eglise  com- 
mence avec  la  froide  habileté  de  Machiavel  et  la  furie  sanguinaire 
d'un  Tamerlan. 

En  vain,  le  roi  a  proclamé  l'égalité  devant  l'impôt  et  le  vote  de 
l'impôt  par  les  représentants  de  la  nation  ;  en  vain,  dans  la  nuit 
du  quatre  août,  le  clergé  et  la  noblesse  se  sont  dépouillés  sponta- 
nément de  leurs  privilèges.  L'assemblée  commence  par  supprimer 
les  dîmes  et,  de  ce  chef,  fait,  à  tous  les  propriétaires,  cadeau  d'une 
redevance  légitime,  au  détriment  de  la  nation  obligée  de  pourvoir 
à  la  subsistance  du  clergé.  La  dîme  supprimée,  l'assemblée,  entre 
les  mains  de  qui  l'argent  fond  comme  neige,  s'empare  de  l'argen- 
terie des  églises  et,  après  avoir  déchargé  le  tiers  de  ses  devoirs, 
emplit  ses  poches.  Cela  fait,  elle  met  les  biens  ecclésiastiques  à  la 
disposition  de  la  nation,  et,  avec  l'argenterie  des  églises,  la  bour- 
geoisie française  achète  leurs  propriétés.  Maintenant  qu'elle  a  dé- 
truit la  base  terrestre  de  l'édifice  religieux,  elle  supprime  le  grand 
ordre  monastique  pour  le  présent  et  pour  l'avenir.  Il  ne  faut  plus 
que  des  vocations  héroïques  créent,  aux  misères  de  l'humanité, 
des  serviteurs  volontaires.  Après  la  suppression  de  la  vie  monas- 
tique, l'assemblée,  pour  qui  l'épithète  de  constituante  sera  un 
épigramme  éternel,  broche  pour  le  clergé  une  constitution  ci- 
vile. D'après  cette  constitution,  le  Pape  est  déchu  de  toute  supré- 
matie religieuse  et  civile  ;  les  évêques  sont  élus  par  le  peuple,  les 
diocèses  sont  délimités  par  l'Etat  ;  les  curés,  élus  parleurs  parois- 
siens, n'ont  qu'à  se  bien  tenir,  s'ils  veulent  vivre  en  paix.  L'Eglise 
en  France  n'est  plus  qu'une  société  sans  chef,  un  chaos  confus  où 
tout  le  monde  commande,  excepté  celui  qui  devrait  commander. 
Le  Pape  lance  Tanathème  ;  le  schisme  et  l'hérésie,  fondus  dans 
cette  constitution,  sont  rejetés  par  la  partie  saine  du  clergé.  Tout 
ce  que  les  évêques  ont  de  taré  devient  la  charpente  du  schisme 


72  CHAPITRE   II 

constitutionnel.  L'assemblée,  qui  voit  son  œuvre  tomber  sous  le 
mépris  et  se  discréditer  elle-même  par  sa  propre  infamie,  édicté 
des  serments  meurtriers.  Ces  serments  sont  rejetés  comme  la 
constitution  civile.  La  république  inaugure  l'ère  sanglante  de  l'a- 
théisme persécuteur.  L'exode  du  clergé  commence;  les  prêtres 
qui  ne  cherchent  pas  un  refuge  dansTémigration  volontaire,  sont 
frappés  de  mandats  d'arrêt,  envoyés  en  exil  ou  à  l'échafaud.  La 
déesse  raison  va  s'asseoir  sur  l'autel  de  Notre-Dame  :  une  prosti- 
tuée à  la  place  du  Dieu  de  l'Eucharistie  :  c'est  le  dernier  mot  de 
la  Révolution,  Je  ne  pense  pas  qu'on  trouve,  dans  les  annales  de 
l'ancien  régime,  une  période  de  tyrannie  aussi  longue  et  aussi 
cruelle,  que  cette  orgie  de  la  Révolution.  Je  ne  dis  rien  de  ces 
ridicules;  je  cherche  seulement  la  conséquence  qui  se  dégage  de 
cette  tempête,  et  cette  conséquence,  c'est  que  Pancienne  tradition 
d'erreur  relativement  à  l'Eglise,  est  dépassée  sur  toute  la  ligne  ; 
c'est  que  les  jansénistes,  après  avoir  réalisé  tous  les  rêves  des  gal- 
licans, sont  allés  d'un  bond  jusqu'aux  horreurs  de  l'athéisme. 

Au  sortir  de  la  Révolution,  le  premier  consul  veut  rasseoir  la 
société  sur  ses  bases  éternelles,  et  lui,  qui  pourtant  savait  com- 
mander, se  confesse  incapable  de  gouverner  un  peuple  qui  avait 
lu  Frédéric  et  Voltaire  :  il  appelle  à  son  secours  la  religion  catho- 
lique. S'il  appelle  à  son  aide  le  Dieu  de  l'Evangile,  resté  vivant 
dans  l'Eglise,  c'est  par  conviction  de  chrétien  sans  doute  ;  mais 
ce  n'est  pas  sans  s'être  convaincu,  comme  chef  d'Etat,  de  la  né- 
cessité d'une  religion  à  la  société  :  de  l'impossibilité  d'établir  en 
France  le  protestantisme  et  de  s'aventurer  dans  la  création  d'une 
religion  nouvelle.  Puisqu'il  a  besoin,  pour  son  gouvernement,  du 
concours  de  l'Eglise  Romaine,  il  serait  bien  juste  de  la  prendre 
comme  l'a  faite  son  divin  fondateur  et  de  la  croire  d'autant  plus 
puissante  qu'elle  sera  plus  dégagée  de  particularisme.  Mais  non, 
Ronaparte,  qui  est  grand  à  beaucoup  d'égards,  n'est  pas  assez 
grand  pour  croire  en  toute  humilité  à  la  sagesse  de  Dieu  et  s'y 
confier.  Tandis  que,  d'une  main,  il  relève  les  autels,  de  l'autre, »il 
s'ingénie  à  prendre  dans  ses  filets  le  vicaire  de  Jésus-Christ  et  les 
pasteurs  des  âmes.  A  côté  du  concordat,  acte  héroïquement  sau- 


LE    LIBÉRALISME   RELIGIEUX    ET   l'ANCIEN    RÉGIME  73 

vear,  mais  qui  ne  fut  tel  que  grâce  aux  saintes  résistances  du 
Saint-Siège,  le  Napoléon  qui  perce  dans  Bonaparte,  place  les  Arti- 
cles organiques.  Par  le  Concordat,  Napoléon  pouvait  être  un 
Constantin  ;  par  les  Articles  organiques,  il  prend  place  dans  l'his- 
toire, après  les  Justinien,  les  Léonce  et  les  Copronyme.  La  tyrannie 
qui  n'avait  pas  pu  se  glisser  dans  le  Concordat,  s'étale  dans  les 
Organiques,  avec  une  splendeur  naïve  au  point  d'être  ridicule.  On 
voit  l'homme  qui  a  besoin  du  prêtre,  mais  qui  le  redoute  et  qui 
veut  l'enchaîner.  Les  Organiques,  c'est  la  désorganisation  auda- 
cieuse du  Concordat,  c'est  presque  le  retour  à  la  Constitution  ci- 
vile, c'est  la  plus  belle  collection  de  chaînes  qu'ait  forgées  la  main 
du  despotisme.  L'idée  qui  obsède  surtout  Bonaparte,  c'est  l'idée 
de  prémunir  la  France  contre  les  atteintes  de  Rome.  Dans  tous  les 
discours  officiels,  prononcés  à  propos  du  Concordat,  et  le  chiffre 
en  est  long,  cette  idée  revient  avec  une  désolante  et  aveugle  mo- 
notonie. D'abord  Bonaparte  s'investit  de  pouvoirs  en  matière  de 
religion.  «  Tout  gouvernement  exerce  deux  sortes  de  pouvoirs 
en  matière  religieuse,  dit  Portails  :  celui  qui  compète  essentielle- 
ment au  magistrat  politique  en  tout  ce  qui  intéresse  la  société,  et 
celui  de  protecteur  de  la  religion  elle-même.  »  Dans  l'idée  de 
protection,  ce  qui  s'annonce,  c'est  l'oppression;  mais  voici  qui 
explique  mieux  les  choses  :  «  On  n'a  plus  à  craindre  aujourd'hui 
les  systèmes  ultramontains  et  les  excès  qui  ont  pu  en  être  la  suite  ; 
nous  pouvons  être  rassurés  contre  les  désordres  auxquels  les  lu- 
mières, la  philosophie  et  Tétat  présent  de  toutes  choses  opposent 
des  obstacles  insurmontables.  Dans  aucun  temps,  les  théologiens 
sages  et  instruits  n'ont  confondu  les  fausses  prétentions  de  la  cour 
de  Rome  avec  les  prérogatives  religieuses  du  Pontife  Romain. 
Il  est  même  juste  de  rendre  aux  ecclésiastiques  français  le  témoi- 
gnage qu'ils  ont  été  les  premiers  (beau  compliment  !)  à  combattre 
les  opinions  ultramontaines  ;  nous  citons  en  preuve  la  déclaration 
solennelle  du  clergé  en  1682  ;  par  là  il  rendit  un  hommage  écla- 
tant à  l'indépendance  du  pouvoir  civil  et  au  droit  universel  des 
nations.  Les  ministres  catholiques  reconnaissent  un  chef  visible 
qu'ils  regardent  comme  un  centre  d'unité  dans  les  matières  de 


74  CHAPITRE   II 

foi  ;  mais  ils  enseignent,  en  même  temps,  que  le  chef  n'a  aucun 
pouvoir  direct  ni  indirect  sur  le  temporel  des  Etats,  et  qu'il  n'a, 
dans  les  choses  même  purement  spirituelles,  qu'une  autorité 
subordonnée  et  réglée  par  les  anciens  canons.  Ceux  d'entre  les  ec- 
clésiastiques qui  seraient  assez  aveugles  pour  croire  que  le  Pontife 
romain  ou  tout  autre  Pontife  peut  se  mêler,  en  quelque  manière  que 
ce  soit,  du  gouvernement  des  peuples,  inspireraient  de  justes  alar- 
mes et  offenseraient  Tordre  social  ». 

Ainsi  parlait  Portails  dans  son  rapport  au  gouvernement  ;  dans 
son  discours  sur  l'organisation  des  cultes,  il  piétine  dans  les  mê- 
mes idées  et  se  fait  l'écho  complaisant  des  libertés  de  Pithou,  de  la 
Pragmatique  Sanction,  de  tous  les  vieux  documents  des  tyrannies 
de  l'ancien  régime.  «  Youdrait-on,  dit-il,  nous  alarmer  par  la 
crainte  des  entreprises  de  la  Cour  de  Rome?  Mais  le  Pape,  comme 
souverain,  ne  peut  plus  être  redoutable  à  aucune  puissance  ;  il 
aura  même  toujours  besoin  de  l'appui  de  la  France  et  cette  cir- 
constance ne  peut  qu'accroître  Vinfluence  du  gouvernement  fran- 
çais dans  les  affaires  générales  de  l'Eglise,  presque  toujours  mê- 
lées à  celles  de  la  politique.  Comme  chef  d'une  société  religieuse, 
le  Pape  n'a  qu'M/?e  autorité  limitée  par  des  maximes  connues,  qui 
ont  été  particulièrement  gardées  par  nous,  mais  qui  appartiennent 
au  droit  universel  des  nations.  Le  Pape  avait  autrefois,  dans  les 
ordres  religieux,  une  milice  toujours  disposée  à  propager  les  doc- 
trines ultramontaines  :  nos  lois  ont  licencié  cette  milice.  Confor- 
mément à  la  discipline  fondamentale,  nous  n'aurons  plus  qu'un 
clergé  séculier,  c'est-à-dire  des  évêqueset  des  prêtres,  toujours  in- 
téressés à  défendre  nos  maximes  comme  leur  propre  liberté,  puis- 
que leur  liberté  ne  peut  être  garantie  que  par  ces  maximes  ». 

Siméon  au  tribunat  ne  parle  pas  autrement  que  Portails  au  corps 
législatif.  Dans  son  discours,  il  analyse  avec  complaisance  les  me- 
sures prises  pour  empêcher  les  rapports  avec  Rome,  pour  fermer 
la  frontière  aux  légats,  pour  défendre  les  assemblées  ecclésiasti- 
ques et  supprimer,  par  l'appel  comme  d'abus,  tous  les  actes  de  la 
puissance  religieuse  qui  pourraient  déplaire  au  pouvoir  civil. 
«  Ainsi,  dit-il  naïvement,  toutes  les  précautions  ont  été  prises 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    l'aNCIEN    RÉGIME  75 

pour  le  dedans  et  pour  le  dehors  (1).  »  On  sourit  malgré  soi  et 
tristement,  à  la  vue  de  ces  chefs  d'Etats  qui,  négociant  avec  le 
chef  de  l'Eglise,  au  lendemain  du  jour  où  ils  ont  exigé  de  lui  Taclc 
le  plus  éclatant  de  la  principauté  apostolique,  recommandent  tant 
de  précautions  pour  se  mettre  à  l'abri  de  ses  grâces. 

Les  précautions  n'avaient,  sans  doute,  pas  été  si  bien  prises  que 
le  déclarait  Siméon.  Bientôt  Bonaparte  ceignait  son  front  du  dia- 
dème des  Césars,  et,  conséquent  avec  son  orgueil,  se  présumait 
Souverain  pontife.  On  le  voit  tenter  d'entraîner  Pie  VII  dans  l'or- 
bite de  ses  desseins  dominateurs,  et,  parce  qu'il  ne  peut  faire  flé- 
chir sa  vertu,  il  Tenlève  de  Rome,  le  tient  captif  pendant  quatre 
ans,  et,  tout  excommunié  qu'il  est,  arrache  enfin  au  Pontife,  un 
instant  vaincu,  ce  Concordat  de  Fontainebleau  qui  rendrait  Napo- 
léon plus  pape  que  le  Pape.  Il  faut  remonter  jusqu'à  Frédéric  Bar- 
berousse  et  jusqu'à  Henri  IV  d'Allemagne,  pour  trouver  une  affec- 
tation si  effrontée  à  la  monarchie  universelle,  un  despotisme  pour 
lequel  l'Eglise  n'est  qu'un  instrument  de  règne.  L'idée  fausse  que 
le  Pape  n'a  dans  TEglise  qu'un  pouvoir  subalterne  et  qu'il  n'a  au- 
cun pouvoir  dans  la  société  civile,  conduit  Napoléon  à  vouloir  faire 
du  Pape  un  valet  de  César,  un  serf  de  la  politique,  un  complice 
contraint  de  tous  les  excès  de  la  tyrannie. 

Napoléon  tombe.  Les  fils  de  S.  Louis  sont  ramenés,  par  la  force 
des  choses,  incognito  de  la  Providence,  à  la  tête  du  royaume  très 
chrétien.  Pendant  vingt-cinq  ans,  ils  ont  pu  voir  les  Bourbons 
proscripleurs  des  ordres  religieux  et  persécuteurs  du  Saint-Siège, 
visités  par  les  plus  grandes  épreuves  de  leur  histoire  ;  eux-mêmes, 
pendant  vingt-cinq  ans,  persécutés  et  proscrits,  ont  vu  ce  que  Dieu 
fait  des  adversaires  de  son  Christ.  Ces  longues  épreuves  ne  leur 
ont  rien  appris,  et,  des  excès  d'autrefois  contre  l'Eglise,  ils  n'ont 
rien  oublié.  A  peine  établis  sur  ce  trône  que  le  flot  révolutionnaire 
va  battre  et  emporter,  ils  se  font  les  complices  de  la  tempête.  En 
1816,  le  ministre  Laine,  en  1824,  le  ministre  Corbière  rendent,  par 
ordonnance,   obligatoire,    l'enseignement  des  quatre  articles  de 

(1)  André.  Cours  de  droit  canon,  l.  II,  V.  Articles  organiques. 


76  CHAPITRE    II 

1682.  En  1817,  l'ambassadeur  de  France  à  Rome  reçoit  mission  de 
réclamer  un  nouveau  Concordat  ou  le  retour  au  Concordat  de 
Léon  X  avec  annexes  facultatives  des  libertés  de  Pilhou  et  des 
quatre  articles.  Le  retour  à  ce  Concordat,  si  funeste  par  la  faute 
des  hommes  et  à  la  France  et  à  l'Eglise,  n'a  pas  lieu  ;  une  conven- 
tion nouvelle,  impliquant  rejet  des  Articles  organiques,  n'est  pas 
admise  des  Chambres  ;  la  Restauration  —  si  l'on  peut  parler  ainsi 
—  revient  au  Concordat  de  1801  et  garde  précieusement  les  Arti- 
cles organiques,  code  complet  de  tyrannie  en  matière  religieuse. 
En  1826,  pour  mieux  accentuer  son  gallicanisme,  la  Restauration 
présente  à  la  signature  des  évêques  le  premier  article  de  la  Décla- 
ration ;  elle  tient  à  faire  proclamer,  à  la  face  de  Dieu  et  des  hom- 
mes, que  le  Pape  est  destitué  de  toute  autorité  sur  le  temporel  des 
nations,  que  l'Eglise  n'est  pas  de  ce  monde,  qu'il  faut  rendre  à 
César  ce  qui  est  à  César,  comme  si  Charles  X,  posant  en  César, 
n'était  pas  un  cas  d'aliénation  mentale.  Le  nouveau  César  porte 
la  même  année,  par  ordonnance,  atteinte  au  droit  épiscopal  sur 
les  séminaires  et  deux  ans  plus  tard,  par  une  nouvelle  ordonnance, 
ferme  les  collèges  tenus  par  les  Jésuites.  L'un  des  complices  de  la 
Restauration,  Frayssinous,  publie  les  Vrais  principes  de  l'Eglise 
gallicane,  comme  si,  dit  le  cardinal  Gousset,  il  y  avait  de  vrais 
principes  contre  les  droits  sacrés  du  Saint-Siège.  Un  aller  ego  de 
Frayssinous,  Duclaux,  supérieur  général  de  Saint-Sulpice,  libelle 
une  formule  de  serment  à  jurer  par  les  ecclésiastiques  pour  se  lier, 
par  serment,  aux  quatre  articles  hérétiques  et  schismatiques  de 
1682.  Pour  dorer,  comme  on  dit,  la  pilule,  Duclaux  insère  dans  sa 
formule,  qu'on  accepte  et  jure  les  quatre  articles  dans  le  sens  de 
Bossuet,  et  non  dans  le  sens  plus  odieux  des  parlementaires.  «La 
meilleure  instruction  de  Bossuet  là-dessus,  pour  ne  pas  dire  l'uni- 
que bonne,  c'est  son  Abeat  quo  libuerit...  Mais  ceux  qui  voudront 
appuyer  de  l'autorité  du  grand  Bossuet  leurs  dispositions  hostiles, 
ne  se  diront-ils  pas  renvoyés  principalement  à  l'ouvrage  où  la  dé- 
claration est  enseignée  ex  professa,  quoiqu'il  soit  demeuré  si  long- 
temps aux  mains  du  neveu,  l'évêque  de  Troyes,  et  de  ses  co-jan- 
sénistes.  Là  se  trouvent,  comme  on  sait,  accusés  et  convaincus  de 


LE    LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET    L'ANCIEN    RÉGIME  77 

graves  erreurs,  un  prodigieux  nombre  de  Souverains  Pontifes  »  (1). 

Napoléon  à  Sainte-Hélène,  Charles  X  à  Prague  expient  leurs" 
attentats  contre  l'Eglise.  En  1830,  la  France  incline  un  peu  plus 
à  gauche  et  préconise  toutes  les  libertés  révolutionnaires  de  pen- 
sée, de  presse  et  de  culte  ;  mais,  en  même  temps  qu'elle  lâche,  aux 
passions,  tous  les  freins,  elle  maintient  contre  l'Eglise,  toutes  les 
oppressions  du  Césarisme  ;  elle  étend  les  immunités  qu'il  faudrait 
restreindre,  elle  restreint  celles  qu'il  faudrait  étendre.  Sauf  quel- 
ques excès  des  premières  années,  produits  ou  favorisés  par  l'im- 
puissance du  gouvernement,  cette  fausse  politique  n'amène  pas, 
contre  l'Eglise,  beaucoup  d'actes  de  tyrannie.  Louis-Philippe  élait 
une  sorte  d'Ulysse  ;  il  gouvernait  par  la  ruse  et  se  proposait,  comme 
but  suprême  de  la  prudence,  l'exemption  d'embarras  causés  par 
un  trop  grand  zèle.  Quelques  appels  comme  d'abus  montrèrent 
cependant  que  ce  Voltairien  libéral  tenait  mordicus  à  la  tradition 
césarienne  des  organiques  ;  les  quatre  articles  étaient  réputés 
palladium  de  la  liberté  française  et  le  procureur  général  Dupin 
définissait  le  régime  comme  gouvernement  qui  ne  se  confesse  pas. 
Sur  un  seul  point,  les  catholiques  essayèrent  de  faire  brèche  au 
despotisme  libéral  ;  ils  revendiquèrent  la  liberté  d'enseignement 
promise  par  la  Charte  et  rappelèrent  au  roi  l'obligation  sacrée  du 
serment  de  l'hôtel  de  ville.  A  cheval  ou  à  pied,  comme  le  colosse 
de  Rhodes,  sur  la  corruption  parlementaire  et  sur  la  paix  à  tout 
prix,  le  prince  voyait  défiler  entre  ses  jambes,  les  projets  de  lois 
contradictoires  où  ses  ministres  mettaient  la  liberté  dans  le  titre 
et  le  refus  de  la  liberté  dans  les  articles  ;  il  voyait  défiler,  avec 
une  égale  indifférence,  les  processions  de  pétitionnaires,  lorsqu'en 
février,  il  fut  atteint  du  châtiment  ordinaire  des  gouvernements 
convaincus  d'impénitence.  Sainte-Hélène  et  Prague  se  continuè- 
rent à  Claremont. 

Après  une  courte  station  dans  la  République,  l'Empire  se  releva, 
se  disant  fidèle  à  toutes  les  libertés  de  89  et  à  toutes  les  constitu- 
tions de  l'Empire.  Le  titulaire  du  nouveau  régime,   un  César  de 

(1)  Lettre  de  Mgr  d'Aviau,  archevêque  de  Bordeaux,  à  M.  Duclaux,  dans  la 
France  et  le  Pape,  par  le  Gard.  Villecourt. 


78  CHAPITRE    II 

rencontre,  dont  la  fortune  ne  s'explique  que  par  raveuglement  de 
la  nation,  posa  d'abord  en  antagoniste  de  la  révolution,  en  vain- 
queur du  socialisme  et  de  l'anarchie.  Mais  bientôt,  par  un  travail 
de  dérivation  infinitésimale,  le  Carbonaro  devenu  empereur  mit 
de  côté  son  mandat  populaire  de  sauveur  et  se  fit  le  pionnier  résolu 
de  l'attaque  à  la  papauté.  Son  oncle  avait  essayé  d'abattre  la  pa- 
pauté par  la  force  ;  il  crut  pouvoir  mieux  mener  ce  dessein  par 
la  ruse.  D'un  côté,  il  posa  en  protecteur  du  Pontife  Romain  ;  de 
l'autre,  il  se  donna  la  mission  de  libérateur  de  l'Italie.  Libérateur 
de  l'Italie  n'était  qu'un  mot  de  passe  ;  le  vrai  titre  c'était  sergent 
de  Mazzini  pour  Tunité  de  Ja  péninsule,  et  valet  de  Victor-Em- 
manuel pour  écraser  Rome  de  sa  protection.  Ce  monstre  d'hypo- 
crisie mena  l'affaire,  disons  mieux  la  conspiration,  avec  une  rare 
patience  et  une  parfaite  urbanité  ;  il  réussit  tant  et  si  bien  que, 
vaincu  à  Sedan,  il  alla  reprendre,  à  Chislehurst,  la  suite  des  mé- 
ditations de  l'ermite  de  Claremont,  mais,  pour  Napoléon  le  Petit, 
comme  pour  Napoléon  le  Grand,  le  Grand  objectif  de  la  politique 
était  toujours  l'abaissement  de  la  papauté  et  l'exaltation  des 
souverains.  Le  pouvoir  temporel  des  papes  supprimé,  le  pouvoir 
spirituel  des  pontifes  mis  en  échec  par  la  révolution  italienne, 
l'ère  des  schismes  commence  ;  la  religion  devient,  pour  chaque 
pays,  une  affaire  nationale  ;  César  est  pontife,  bientôt  dieu,  et  la 
vision  des  sept  rois,  qui  foulent  aux  pieds  la  croix  du  Christ,  et 
boivent  dans  des  crânes  le  sang  humain,  enfantée  par  l'imagina- 
tion de  Lamennais,  menace  de  devenir  une  réalité  de  l'histoire. 

Nous  en  découvrons  les  essais  partiels  dans  les  exploits  des  ban- 
des de  chats-huants  et  de  chacals,  qui,  sous  couleur  de  Républi- 
que, sont  en  train  de  laïciser  la  France.  La  laïcisation  de  la  France 
est  la  suite  de  l'affranchissement  de  l'Italie  ;  les  républicains  con- 
tinuent l'œuvre  satanique  de  Napoléon  III.  Le  pape  prisonnier  au 
Vatican  ;  le  Concordat,  instrument  d'union,  menacé  de  ruine  et 
n'étant  plus  qu'une  ruine  lui-même  ;  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat  prononcée  demain  par  ce  chifï'on  de  papier  qu'ils  appel- 
1  eront  une  loi,  ils  façonnent  d'avance  FEtat  tel  qu'il  doit  être  après 
la  séparation.  L'Etat  ne  reconnaît  et  ne  salarie  aucun  culte,  ex- 


LE   LIBÉRALISME    RELIGIEUX    ET   l'ANCIEN    RÉGIME  79 

cepté  le  culte  de  la  libre-pensée,  armée  en  guerre  contre  toutes 
les  croyances  ;  l'Etat  ne  reconnaît  aucune  association,  excepté  la 
franc-maçonnerie  armée  en  guerre  contre  tous  les  ordres  religieux 
proscrits.  Les  religieux  sont  chassés  de  leurs  couvents  ;  les  scellés 
sont  mis  sur  la  porte  de  leur  chapelle  ;  les  religieuses  sont  chassées 
des  hôpitaux,  des  hospices,  des  prisons,  des  écoles,  des  salles 
d'asile,  de  tous  les  établissements  où  elles  pratiquaient,  d'une 
manière  si  touchante,  la  charité  de  Jésus-Christ.  Les  prêtres  au- 
môniers sont  exclus  des  collèges,  des  prisons,  de  l'armée,  de  par- 
tout où  ils  pouvaient  porter  une  grâce  de  rédemption.  Le  caté- 
chisme est  chassé  de  Técole  ;  l'école  neutre  est  l'école  du  diable  ; 
et  lorsque  l'enfant  peut  revenir  au  prêtre,  il  est  rivé  dans  le  natu- 
ralisme. Le  recrutement  du  clergé  est  empêché  par  le  recrute- 
ment de  Tarmée  ;  c'est  dans  les  casernes  que  les  prêtres  doivent 
s'initier  à  la  vertu  ;  c'est  en  tuant  qu'ils  doivent  apprendre  à  bénir  ; 
et  c'est  seulement  lorsqu'ils  auront  été  souillés  ou  soupçonnés  lé- 
gitimement de  l'être  qu'ils  pourront  revenir  au  service  du  Dieu  trois 
fois  saint.  Le  cimetière  est  laïque  ;  le  presbytère  rendu  à  la  com- 
mune ;  le  traitement  du  curé  est  à  la  disposition  du  conseil  mu- 
nicipal qui  pourra  l'employer  sur  les  chemins  ;  l'église,  si  elle  est 
laissée  au  culte,  servira  après  aux  exercices  de  gymnastique^ 
aux  sociétés  de  musique,  aux  représentations  des  saltimbanques. 
La  guerre  aux  pasteurs  des  âmes  est,  partout,  ardente  et  infatiga- 
ble. Dieu  est  relégué  parmi  les  chimères  ;  l'autre  vie  est  une  in- 
vention des  prêtres;  la  prière  pour  les  morts  doit  être  reléguée 
parmi  les  escroquerigs  qui  relèvent  de  la  police  correctionnelle. 
Les  prêtres,  pour  autant  qu'il  en  reste,  sont  voués  à  toutes  les  co- 
lères des  populations,  au  mépris  des  hommes,  aux  blasphèmes  des 
femmes,  aux  injures  des  jeunes  filles,  aux  sévices  même  des  en- 
fants. La  loi  menace  tous  leurs  actes,  la  police  épie  toutes  leurs 
démarches.  De  temps  en  temps,  les  gendarmes  font  une  rafle  de 
curés  ;  on  les  entasse  dans  les  prisons  ;  et,  après  un  simulacre  de 
jugement,  on  les  déporte  ou  on  les  tue. 

Tel  est  l'aboutissement  de  la  théorie  qui  diminue  le  pape  dans 
l'Eglise  et  l'exclut  de  la  société  civile.  D'abord  il  ne  semble  pas 


80  CHAPITRE    II 

qu'on  ôte  rien  à  sa  souveraineté,  ni  que  la  société,  gouvernée  par 
des  chrétiens,  perde  quelque  chose  à  sa  disparition  ;  mais  bientôt 
l'Eglise,  atteinte  dans  son  chef,  voit  l'hérésie  ravager  les  âmes  et 
le  schisme  déchirer  l'unité  de  sa  communion.  Dans  les  sociétés 
séparées  de  l'Eglise,  on  ne  tarde  guère  à  se  séparer  de  Dieu. 
La  société,  séparée  de  Dieu,  passe  des  mains  des  chrétiens  aux 
mains  des  libéraux,  puis  aux  mains  des  radicaux.  Au  lieu  démon- 
ter, on  descend  toutes  les  pentes  de  la  confusion  et  de  la  corrup- 
tion. Partout  la  division  et  la  guerre.  L'anarchie  intellectuelle  est 
à  son  comble  ;  la  guerre  civile  est  à  l'ordre  du  jour.  On  ne  se  bat 
pas;  on  se  dispute  et  on  se  déchire.  Les  modérés  avaient  promis 
que  le  loup  hérétique  et  l'agneau  orthodoxe  vivraient  en  paix  ; 
que  Bélial  et  Jésus-Christ,  sous  la  protection  égale  de  César,  joui- 
raient d'une  égale  liberté.  Illusion  puérile.  Le  monde  est  un  champ 
clos  pour  l'éternel  combat  de  l'erreur  et  de  la  vérité  ;  les  âmes 
sont  l'enjeu  du  combat.  Les  errants,  s'ils  sont  les  plus  faibles,  ré- 
clament la  tolérance  ;  s'ils  l'obtiennent,  se  fortifient  à  son  ombre  ; 
et  dès  qu'ils  sont  les  plus  forts,  oppriment.  La  coexistence  pacifi- 
que de  toutes  les  croyances  est  un  rêve  ou  une  sottise  et  une  tra- 
hison. Il  n'y  a  de  vrai  respect  des  croyances  sincères  que  dans 
l'Eglise  ;  partout  ailleurs  les  croyances  fautives  sont  favorisées  et 
les  croyances  orthodoxes  proscrites.  Cherchez,  à  tous  les  points  de 
l'espace  et  du  temps,  le  lieu  et  l'heure  où  ont  pu  se  faire  admettre 
vos  vœux  et  se  réaliser  vos  espérances.  Ici-bas,  il  n'y  a  qu'un  mot 
d'ordre  vraiment  sérieux  :  tenir  Satan  à  la  chaîne,  ou,  si  on  l'af- 
franchit, subir  l'opprobre  de  sa  domination  en  attendant  qu'on 
puisse  le  reprendre  et,  s'il  se  peut,  l'écraser. 

Il  est  prouvé  par  l'histoire  que  le  libéralisme,  conséquence  et 
transformation  du  gallicanisme,  c'est  finalement  la  société  sans 
religion  et  l'Etat  sans  Dieu. 


CHAPlTRh:  III 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIERE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBERAL , 


La  première  formulation  des  idées  catholiques  libérales  date  de 
1830  ;  elle  fut  l'œuvre  d'un  grand  apologiste  de  la  religion,  La- 
mennais ;  elle  ne  visait  point,  dans  sa  pensée,  à  une  conciliation 
effective  entre  le  libéralisme  et  l'orthodoxie  ;  elle  tendait  plutôt  à 
lui  assurer  un  poste  favorable  pour  le  combat  ;  toutefois,  par  la 
force  des  choses,  pour  les  besoins  de  la  discussion  et  les  nécessités 
de  l'apologie,  une  porte  fui  ouverte  sur  une  perspective  d'accord 
entre  l'Eglise  et  ce  que  les  libéraux  appelaient  la  liberté.  Quant  à 
lui,  Lamennais  était  Tadversaire  acharné  des  libéraux  ;  il  les  trai- 
tait en  continuateurs  de  Rousseau  et  de  Marat  ;  leur  rendait,  avec 
avantage,  guerre  pour  guerre.  Au  lieu  de  songer  à  leur  tendre  la 
main,  il  professait  contre  eux  des  doctrines  de  séparation.  Très 
hostile  au  gallicanisme,  qu'il  avait  vu,  depuis  1814,  ressusciter  avec 
un  surcroit  d'aveuglement  et  de  malveillance,  il  n'avait  pas  seule- 
ment défendu  le  Saint-Siège  contre  ce  regain  empoisonné  de  vieux 
gallicanisme,  mais  combattu,  dans  le  premier  article  de  1682,  Tidée 
fausse  et  funeste  de  l'indépendance  absolue  de  l'Etat.  Un  de  ses 
ouvrages  avait  eu  pour  objet  d'établir  l'union  nécessaire  des  deux 
ordres,  la  nécessité  sociale  de  la  religion  et  de  l'Eglise,  jusque-là 
qu'il  se  flattait,  si  l'on  se  dérobait  à  son  argumentation,  de  réduire 
ses  adversaires  à  l'athéisme  et  au  néant.  Dans  un  autre  ouvrage,  il 
découvrait,  dans  la  guerre  à  l'Eglise,  autant  d'avances  à  la  révolu- 
tion et  n'hésitait  pas  à  pronostiquer,  dans  les  coups  qu'on  lui  por- 
tait, autant  de  principes  de  ruine  pour  la  Restauration.  Avant  18H0, 
Lamennais  était  le  porte-étendard  des  saines  doctrines,  le  pionnier 
perspicace  et  vigoureux  qui,  d'une  main,  abattait  les  erreurs  du 
passé,  de  l'autre,  conjurait  les  périls  de  l'avenir. 


82  CHAPITRE   m 

A  cette  époque,  du  reste,  Fidée  d'un  accord  quelconque  entre  le 
libéralisme  et  l'Eglise  n'eût  paru  qu'une  monstruosité.  Depuis  que 
le  libéralisme  révolutionnaire  avait  pris,  dans  le  gouvernement  de 
la  France,  la  place  de  l'absolutisme  de  l'ancien  régime,  il  avait  été 
constamment  persécuteur.  De  1789  à  1800,  il  avait  détruit  entière- 
ment la  vieille  organisation  des  églises,  préconisé  le  schisme,  pros- 
crit le  culte  et  tué  les  prêtres.  De  1800  à  1815,  abdiquant  aux 
mains  de  Napoléon,  il  avait  renoncé  aux  formes  politiques  de  ses 
préférences,  à  condition  que  le  despotisme  impérial  continuerait 
son  œuvre  en  Europe  et  l'achèverait  à  Rome.  De  1815  à  1830, 
devenu  opposition  dans  le  régime  constitutionnel,  il  fit  la  guerre  à 
la  légitimité  des  Bourbons  parce  qu'il  les  croyait  sympathiques  à 
l'Eglise  ;  demanda  et  obtint  d'eux  des  preuves  de  libéralisme  par 
des  actes  de  persécution  contre  les  ordres  religieux  et  les  séminai- 
res. En  1830,  si  Louis-Philippe,  quoique  Bourbon,  avait  obtenu  les 
faveurs  des  libéraux,  c'est  qu'ils  le  savaient  voltairien  et  espéraient 
le  trouver  obstiné,  contre  l'Eglise,  dans  l'injustice.  Si  Lamennais 
eût  pu  songep  à  conciliation  avec  Louis-Philippe  et  ses  bandes 
libérales,  il  n'eût  été  qu'un  sot  et  se  fût  acheminé  à  la  trahison. 
Malgré  ses  illusions  postérieures,  on  ne  peut  croire  qu'il  se  fut 
abusé,  dès  les  premiers  jours,  sur  une  œuvre  qui,  d'ailleurs,  n'of- 
frait aucune  chance  de  succès. 

Il  est  remarquable,  en  effet,  que  toutes  les  conceptions  fausses 
en  matière  de  foi  visent  à  la  séparation.  L'hérésie  est,  dès  les  pre- 
miers temps  de  l'Eglise,  la  préparation  du  schisme.  Les  fabrica- 
teurs  de  systèmes  hétérodoxes  ne  songent  jamais  à  rester  dans 
l'Eglise,  mais  toujours  à  en  sortir,  pour  s'en  attribuer  le  divin 
mandat.  Les  jansénistes  les  premiers  changèrent  celte  vieille  tac- 
tique de  scission.  Au  lieu  de  se  proclamer  défectionnaires,  ils  se 
dirent  obstinément  fidèles  ;  lorsque  l'Eglise  les  frappa  d'excommu- 
nication, ils  dirent  qu'ils  n'existaient  pas  et  que  loin  de  nourrir  une 
pensée  étrangère,  ils  étaient  les  plus  fidèles  enfants  de  la  mère 
Eglise,  les  poursuivants  généreux  des  vertus  antiques.  Les  erreurs 
condamnées  ne  se  trouvaient  pas  dans  Jansénius  :  si  elles  s'y  trou- 
vaient, ce  n'était  pas  dans  le  sens  condamné  ;  si  l'Eglise  prétendait 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIERE  FORMULATION   DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      83 

le  contraire,  au  lieu  d'acquiescer  à  ses  prétentions,  il  fallait  s'en- 
fermer dans  un  silence  respectueux  et  la  servir  quand  même.  La 
négation  de  l'erreur  professée,  la  distinction  du  fait  et  du  droit,  le 
silence  respectueux,  la  promesse  d'obéissance  aux  décisions  futu- 
res, pourvu  qu'on  ait  licence  de  rejeter  les  décisions  passées  :  tel 
fut  leur  programme,  et  telle  fut  aussi,  depuis,  la  stratégie  des  gal- 
licans et  des  catholiques  libéraux.  Désormais  les  hérétiques  pré- 
tendent être  l'Eglise,  former  du  moins  sa  meilleure  partie,  la  por- 
tion intelligente,  vertueuse  et  dévouée.  A  elle  le  monopole  des 
talents,  de  la  perspicacité,  des  vertus  et  des  sacrifices.  Et  c'est  là 
qu'est  le  péril  de  l'heure  présente  ;  il  est  dans  ce  mélange  du  bien 
et  du  mal,  dans  cette  promiscuité  des  doctrines,  dans  cette  hypo- 
crisie qui  promet  des  conversions  en  corrompant  les  bons  chrétiens 
et  qui  prédit  une  ère  de  gloire  en  nous  menant  aux  plus  miséra- 
bles prévarications. 

L'abbé  de  Lamennais  ne  put  entrevoir  qu'obscurément  ces  mal- 
heurs ;  c'était  une  âme  candide  et  pure,  trop  confiante  à  sa  sagesse, 
mais  convaincu  que  cette  sagesse  ne  pouvait  produire  que  d'heu- 
reux fruits.  Son  exemple  cependant  suffit  à  prouver  le  contraire. 
Non  seulement  sa  tactique  ne  lui  procura  aucun  avantage,  mais 
elle  ne  sut  pas  même  garder  sa  foi.  Prêtre,  libéral  d'occasion  et 
seulement  pour  le  combat,  il  aboutit,  parle  libéralisme,  à  l'apos- 
tasie. Les  catholiques  libéraux  ont  compté  depuis  de  nombreuses 
victimes;  ils  ont  empêché  toutes  les  conversions  qu'ils  avaient  pro- 
mises; ils  ont  occasionné  toutes  les  perversions  auxquelles  ils  ne 
s'attendaient  pas  ;  mais  aucune  chute  n'est  plus  lamentable  que 
celle  de  Lamennais.  Vous  voyez  dans  ce  prêtre  toutes  les  extrémi- 
tés des  choses  de  foi  :  une  suave  piété  d'ange  et  une  froide  impiété 
de  démon  ;  des  convictions  d'une  foi  intransigeante  et  toutes  les 
folies  de  l'incréduLilé  radicale  ;  les  ascensions  au  ciel  et  une  chute 
foudroyante  au  plus  profond  des  abîmes.  C'est  un  phénomène  qu'il 
faut  étudier  et  se  dire  qu'il  n'est  point  si  étrange,  mais  qu'il  offre, 
dans  ses  contradictions  mêmes,  le  plus  bel  échantillon  des  incohé- 
rences de  la  libre-pensée  s'inspirant  du  libéralisme.  Si  les  Français 


84  CHAPITRE   m 

avaient  eu  le  sens  commun,  l'exemple  seul  de  Lamennais  eut  dû 
les  préserver  de  tout  songe  catholique-libéral  (1). 

Hugues  Félicité  Robert  de  Lamennais  était  né  à  Saint-Malo, 
d'une  famille  d'armateurs,  ennoblie  par  Louis  XIV  et  éprouvée  de- 
puis par  des  revers  de  fortune.  De  bonne  heure  privé  de  sa  mère, 
enfant  rétif  et  obstiné,  souvent  enfermé  dans  une  bibliothèque  par 
l'oncle  chargé  de  son  éducation,  FéUcité  acquit,  dès  ses  jeunes 
années,  une  instruction  extraordinaire  pour  son  âge  et  une  précoce 
impiété  :  Le  futur  apologiste  du  christianisme  ne  fit  sa  première 
communion  qu'à  vingt-deux  ans.  Successivement  professeur  à 
Saint-Malo,  réfugié  en  Angleterre,  travaillant  pour  lui-même  à 
ses  heures,  il  cherche  sa  voie,  et,  en  attendant  les  indications  de 
la  Providence,  étudie  sérieusement  les  langues  anciennes  et  mo- 
dernes. Prêtre  en  1816,  il  avait,  dès  1808,  dressé,  avec  son  frère 
Jean,  et  publié  un  programme  des  réformes  à  effectuer  en  France. 
En  1814,  avec  la  collaboration  savante  du  même  frère,  pour  ré- 
pondre aux  idées  schismatiques  du  temps,  il  avait  offert  au  pubHc, 
en  trois  volumes  in-8o,  la  Tradition  de  V Eglise  sur  IHmtitution  des 
évêques.  En  1818,  sans  transition,  Lamennais  se  révèle,  par  V Essai 
sur  V indifférence,  comme  le  prophète  des  temps  nouveaux,  le  suc- 
cesseur de  Bossuet,  l'oracle  des  églises  de  France.  A  partir  de 
1820,  une  ombre  déteint  sur  cette  gloire.  Descaries,  rebelle  aux 
traditions  de  la  scolastique,  avait  fondé  la  philosophie  sur  le  doute 
méthodique,  et  donné,  à  la  raison,  support  unique  de  son  système, 
pour  critère,  l'évidence  :  l'évidence  du  raisonnement  dans  l'ordre 
logique,  l'évidence  du  sens  intime  dans  l'ordre  psychologique, 
l'évidence  des  sens  dans  l'ordre  physique.  Lamennais,  réagissant 
contre  le  système  orgueilleux  et  faible  de  Descartes,  récusa  cette 
parfaite  compétence  de. la  raison,  et  par  un  paralogisme  singuher, 
mit  à  sa  place  le  sens  commun,  la  tradition  des  peuples,  le  con- 
sentement universel.  Avec  les  explications  qu'il  en  donnait,  La- 
mennais ne  sortait  pas  des  limites  de  l'orthodoxie,  mais  ses  ta- 
lents, ses  écrits,  son  immense  réputation  lui  avaient  suscité  dans 

(1)  Histoire  générale  de  V Eglise,  t.  XL,  p.  559  et  seq. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      85 

l'Eglise,  ce  qu'on  y  trouve  toujours  facilement,  des  envieux,  âpres 
à  le  prendre  en  faute  et  trop  heureux  de  l'écraser.  Lamennais 
savait  exciter  les  haines,  il  ignorait  l'art  d'y  répondre  et  s'en  con- 
solait par  le  dédain.  Au  demeurant,  la  tempête  que  souleva  son 
système  de  certitude  n'empêcha  pas  le  vaillant  breton  de  dresser 
un  plan  de  campagne  contre  l'impiété  révolutionnaire  et  d'appe- 
ler à  son  aide,  pour  l'accomplir,  une  légion  de  soldats.  Fondateur 
de  congrégation,  écrivain  ascétique,  journaliste  militant,  Lamen- 
nais s'élevait  à  la  hauteur  de  tous  les  dévouements  et  savait  aussi 
bien  accomplir  une  œuvre  que  la  concevoir.  Nous  n'avons  pas  à 
rendre  compte  ici  de  tout  ce  que  fit  Lamennais  pour  la  restaura- 
tion de  la  France  et  le  triomphe  de  l'Eglise.  Le  point  qui  doit  at- 
tirer toute  notre  attention,  c'est  la  suite  d'idées  qui  l'amena  à 
formuler  le  premier  credo  du  libéralisme. 

Ces  idées  sont  consignées  dans  les  deux  ouvrages  :  De  la  reli- 
gion dans  ses  rapports  avec  l'ordre  politique  et  civil  et  Progrès  de 
la  révolution  et  de  la  guerre  contre  V Eglise.  Ce  ne  sont  pas  des  ou- 
vrages de  principes,  mais  de  circonstances;  le  premier  offre  une 
vue  d'ensemble  sur  la  société  française,  telle  que  l'a  faite  la  révo- 
lution ;  le  second  montre  comment,  sous  la  Restauration,  Faction 
du  gouvernement  et  du  parti  libéral  continue  l'œuvre  de  dissolu- 
tion révolutionnaire  ;  dans  les  deux,  Lamennais  s'applique  à  prou- 
ver que  les  principes  et  Faction  de  la  sainte  Eglise  romaine  sont 
nécessaires  au  salut  de  la  France. 

Les  dogmes  font  les  sociétés.  Les  sociétés  humaines  s'élèvent  ou 
s'abaissent,  vivent  et  meurent  suivant  les  principes  des  hommes 
qui  les  gouvernent.  En  thèse  générale,  la  religion  est  le  principe 
vital  de  la  société,  parce  que  seule  elle  peut  unir  les  esprits  dans 
une  même  pensée  de  vérité  et  soumettre  les  cœurs  à  une  même 
loi  de  vertu.  Par  suite,  la  religion  est  la  source  des  autres  lois,  la 
base,  l'appui,  le  principe  régulateur  des  Etats  constitués  selon  la 
nature  ou  la  volonté  de  l'intelligence  suprême.  Même  dans  l'anti- 
quité, les  païens  ne  croyaient  pas  qu'une  société  put  s'établir  et 
prospérer  sans  que  la  religion  lui  servît  de  base.  L'Eglise  par  sa 
hiérarchie,  par  ses  lois,  par  ses  tribunaux,  par  tout  l'ensemble  de 


86  CHAPITRE    III 

ses  institutions,  avait  constitué  un  ordre  chrétien.  Or,  depuis  le 
Xyi®  siècle,  le  protestantisme  ébranle  le  système  politique  de 
l'Europe  et  dépouille  successivement  les  pouvoirs  de  tout  carac- 
tère religieux,  de  toute  mission  sainte.  A  la  monarchie  chrétienne 
qui  faisait,  du  titulaire  de  l'autorité  publique,  un-ministre  de  Dieu 
pour  le  bien,  elle  a  substitué  un  ordre  de  délégation,  qui  fait  du 
pouvoir  une  domesticité  misérable.  A  la  société  chrétienne  com- 
posée de  familles,  de  classes,  de  corporations  où  Ton  voyait  avant 
tout,  dans  l'homme,  l'enfant  de  Dieu,  a  succédé  une  société  éga- 
litaire,  où  il  n'y  a  plus  ni  hiérarchie,  ni  classification,  ni  rangs, 
ni  droits  reconnus  autres  que  ceux  acquis  par  la  loi  civile.  A  la 
base  de  cette  société,  où  un  peu  d'or  de  plus  ou  de  moins  fait 
toute  la  différence  entre  les  hommes,  vivote  l'individu  isolé  qu'on 
appelle  citoyen.  Le  citoyen  délègue  ses  pouvoirs  à  deux  Chambres 
([ui  font  des  lois,  votent  les  impôts  et,  par  leur  accord,  forment 
l'exercice  de  la  souveraineté.  Ces  Chambres,  souveraines  pour  la 
confection  des  lois,  sont  souveraines  encore  par  le  pouvoir  exécu- 
tif du  ministère.  Le  citoyen,  roi  ou  président,  qui  offre,  au-dessus 
du  ministère,  un  symbole  vivant  d'unité  nationale,  est  une  idole  : 
il  a  des  yeux  pour  ne  point  voir  et  des  mains  pour  ne  pas  s'en 
servir.  Le  fond  de  l'organisation  sociale  est  républicain. 

Chaque  espèce  de  gouvernement  a  son  caractère  propre.  Le 
caractère  de  la  démocratie,  c'est  la. mobilité;  tout  y  est  sans  cesse 
en  mouvement  et  change  au  gré  des  passions.  Le  pouvoir  ne 
donne  pas  l'impulsion,  il  la  reçoit.  Censurer  est  le  besoin  de  tous; 
nulle  faute  n'est  pardonnée.  Dans  les  comices  électoraux,  la  mé- 
diocrité réussit  mieux  que  le  vrai  talent,  surtout  lorsqu'il  s'allie  à 
un  noble  caractère  ;  pour  plaire  aux  masses  il  faut  la  flatterie,  la 
servilité,  la  bassesse,  et  tout  le  monde  n'accepte  pas  la  fortune  à 
ce  prix.  L'égalité  absolue  ne  laissant  subsister  d'autres  distinc- 
tions que  celles  de  la  fortune,  produit  une  impiété  extrême,  une 
soif  insatiable  de  l'or  :  la  plus  avilissante  des  passions.  Dans  le 
désordre  universel,  chacun  cherche  avec  anxiété  la  place  due  à 
son  mérite,  à  ses  besoins  ou  à  ses  convoitises.  Pour  offrir,  au 
moins,  en  espérance  une  pâture  aux  désirs,  on  multiplie  les  spec- 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      87 

tacles,  les  loteries,  les  maisons  de  jeu,  les  opérations  de  crédit. 
Une  telle  pratique  sociale  renferme,  pour  principe,  l'athéisme, 
puisque  le  parlement,  représentant  toute  la  force  de  la  nation, 
peut  modifier  radicalement  ses  institutions,  sa  religion  même. 
En  sorte  que  la  démocratie,  qu'on  nous  représente  comme  le 
terme  extrême  de  la  liberté,  n'est  que  l'hypocrisie  du  plus  odieux 
despotisme.  Despotisme  qui  s'exerce  par  l'administration,  obéis- 
sant à  toutes  les  vicissitudes  des  conflits  parlementaires  et  ne  te- 
nant compte,  dans  ses  agissements,  ni  des  services,  ni  des  titres, 
mais  seulement  des  intérêts  privés  du  législateur.  En  sorte  que  ce 
système,  qui  paraît  devoir  ne  s'incliner  que  devant  le  génie  et 
élever  la  justice  à  la  hauteur  d'un  principe,  n'offre  à  tous  les  de- 
grés de  l'échelle  politique,  que  Tincohérence,  le  caprice  égoïste 
et  surtout  la  corruption.  Plus  de  service  gratuit,  tout  est  payé. 
Toute  charge  est  placée  entre  le  mépris  qu'elle  inspire  et  la  con- 
voitise qu'elle  excite.  Un  mouvement  sans  but  agite  la  société. 
Dans  l'instabilité  générale,  chacun  ne  pense  qu'à  soi,  surtout  pour 
s'assurer  une  vie  bien  payée  et  sans  travail.  Les  budgets  s'aug- 
mentent d'autant  chaque  année  et  atteignent  des  chiffres  ruineux 
pour  la  fortune  des  particuliers.  Les  âmes  s'avilissent  et  ne  com- 
prennent plus  aucun  sentiment  noble.  L'administration  marche 
sans  gêne,  parce  qu'elle  a  tout  gâté.  La  politique  se  borne  aux 
intrigues  intérieures  et  n'offre  plus,  au  dehors,  que  l'abaissement 
de  la  nation.  Les  sciences  se  matérialisent,  la  raison  s'affaiblit  vi- 
siblement. Les  juifs  deviennent  les  rois  de  l'époque.  On  appelle 
cela  le  pays  des  lumières  et  du  progrès. 

Dans  cette  société  démocratisée,  la  religion  est  placée  en  dehors 
de  la  société  politique  et  civile  ;  l'Etat  est  athée.  Dans  les  ancien- 
nes monarchies,  l'Eglise  était  la  première  des  institutions  publi- 
ques, et  le  clergé  le  premier  ordre  de  l'Etat,  parce  qu'on  ne  connais- 
sait point,  dans  ce  temps-là,  de  fonctions  plus  nécessaires  et  plus 
élevées  que  les  siennes.  Avec  la  noblesse  et  les  députés  des  com- 
munes, il  s'asseyait  aux  Etats  généraux  de  la  nation;  il  vivait, 
ainsi  et  respecté,  au  milieu  d'une  famille  de  frères,  qui  lui  devait 
ses  croyances,  ses  lois  et  ses  mœurs.  La  révolution  a  détruit  tout 


88  CHAPITRE   III 

cela  et  mis  partout  la  haine.  Le  clergé  en  France  reçoit  un  salaire, 
mais  la  religion  n'est  point  dotée  et  n'occupe  aucune  place  dans 
le  corps  politique.  Le  nom  de  Dieu  n'est  inscrit  ni  dans  la  consti- 
tution, ni  dans  les  codes  ;  la  prière  pour  les  grands  corps  de  l'Etat 
est  répudiée  comme  une  anomalie.  La  société  matérialiste,  inau- 
gurée par  la  révolution  française,  s'est  conservée  sous  tous  les 
régimes,  avec  quelques  décorations  religieuses  apposées,  pour 
tromper  les  simples,  mais  sans  rien  ébrécher  aux  fanfaronnades 
de  son  athéisme.  «  La  loi  est  athée  et  doit  l'être,  disait  Odilon 
Barrot;  que  si  l'Etat  admet  les  citoyens  à  la  profession  d'un  culte, 
il  admet  également  tous  les  cultes,  sans  se  préoccuper  de  savoir 
s'ils  sont  vrais  ou  faux  ;  elle  offre  à  tous,  avec  une  parfaite  indiffé- 
rence, sa  tutelle  et  exige  de  tous,  en  retour,  une  entière  soumis- 
sion. L'athéisme  de  la  constitution  et  des  principes  politiques  sont 
si  peu  contestés,  qu'on  s'en  fait,  au  contraire,  une  sorte  de  point 
d'honneur.  Ces  machurats  de  basse  mine  se  disent  sans  Dieu  et  ils 
se  croient  des  génies  constituants,  de  fins  politiques. 

L'athéisme  passe  de  la  société  civile  dans  la  société  domestique. 
La  naissance,  le  mariage  et  la  sépulture,  les  trois  grands  actes  de 
la  vie,  sont  l'objet  d'une  mention  de  trois  lignes  sur  un  registre  et 
c'est  tout.  L'union  de  l'homme  et  delà  femme  est  un  contrat  pure- 
ment civil,  révocable  au  gré  des  parties.  Un  homme  a  sa  femelle 
et  ses  petits,  voilà  tout  ;  et  encore  souvent  ne  sait-on  à  qui  ils 
appartiennent.  L'éducation  des  enfants  est  une  institution  politi- 
que et  dès  lors  elle  n'inspire  aux  enfants  que  les  sentiments  de 
l'Etat,  l'indifférence  pour  toute  religion  et  la  haine  de  la  vérité 
catholique.  De  là,  cette  espèce  de  doute  contagieux,  cette  impiété 
froide  et  tenace,  qu'on  observe  avec  épouvante  dans  la  plupart  des 
établissements  d'instruction  publique.  Les  désordres  des  mœurs, 
bien  que  portés  à  un  degré  autrefois  inconnu,  sont  moins  alar- 
mants pour  l'avenir.  On  se  corrige  du  vice,  rarement  on  revient 
de  rincrédulité  précoce.  Plus  de  dimanche,  plus  de  cérémonie  pu- 
blique, plus  de  signe  religieux,  même  sur  la  tombe.  La  corruption 
du  présent  entraine  la  corruption  de  l'avenir,  appelle  dos  fléaux  et 
provoque  la  ruine. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      89 

«  Dès  lors,  qu'est-ce  que  la  religion  pour  le  gouvernement?  Que 
doit  être  à  ses  yeux  le  christianisme  ?  Il  est  triste  de  le  dire,  une 
institution  fondamentalement  opposée  aux  siennes,  à  ses  princi- 
pes, à  ses  maximes,  un  ennemi  ;  et  cela,  quels  que  soient  les  sen- 
timents personnels  des  hommes  au  pouvoir.  L'Etat  a  ses  doctrines, 
dont  chaque  jour  il  tire  les  conséquences  dans  les  actes,  soit  de 
législation,  soit  d'administration.  La  Religion  a  ses  doctrines 
essentiellement  opposées,  dont  elle  tire  aussi  les  conséquences 
dans  l'enseignement  des  devoirs  et  de  la  foi,  et  dans  l'exercice  du 
ministère  pastoral.  Il  y  a  donc  entre  elle  et  l'Etat  une  guerre  con- 
tinuelle, mais  qui  ne  saurait  durer  toujours.  II  faudra  nécessaire- 
ment, ou  que  l'Etat  redevienne  chrétien,  ou  qu'il  abolisse  le  chris- 
tianisme; projet  insensé  autant  qu'exécrable,  et  dont  la  seule 
tentative  amènerait  la  dissolution  totale  et  dernière  de  la  société. 

«  Déjà  elle  chancelle  de  toutes  parts,  déjà  sa  vie  s'affaiblit  mani- 
festement, à  mesure  qu'elle  se  sépare  davantage  delà  religion  ;  et 
cette  effrayante  séparation  qu'on  s'eftbrcerait  en  vain  de  ne  pas 
apercevoir,  s'accroît  d'année  en  année.  Dans  l'impossibilité  actuelle 
de  prononcer  son  abolition  légale,  on  combat  son  influence,  on 
restreint  son  action,  on  la  façonne  à  l'esclavage,  pour  en  faire,  s'il 
se  peut,  en  la  dénaturant,  un  docile  instrument  du  pouvoir.  On 
redoute,  et  l'on  a  raison  de  redouter,  une  lutte  ouverte,  oti  l'Eglise, 
qu'on  ne  subjugue  point,  puiserait  un  nouveau  courage  et  des 
forces  nouvelles.  A  la  place  de  la  violence,  on  emploie  contre  elle 
la  ruse  et  la  séduction.  L'habituer  à  la  servitude,  en  la  flattant  et 
en  l'intimidant  tour  à  tour,  voilà  ce  qu'on  cherche.  On  voudrait, 
non  pas  former  avec  elle  une  alliance  sainte  pour  le  triomphe  de 
l'ordre  et  de  la  vérité,  mais  qu'elle  se  fondît  peu  à  peu  dans  l'État 
tel  qu'il  est,  en  renonçant  à  ses  croyances,  à  son  propre  gouverne- 
ment, à  ses  propres  lois,  c'est-à-dire  en  s'anéantissant  elle-même, 
ce  qui  est  arrivé  partout  où  l'unité  catholique  a  été  rompue.  Les 
révolutionnaires  de  tout  degré  ne  dissimulent  point  à  cet  égard 
leurs  vœux,  et  je  les  loue  de  leur  franchise,  parce  qu'au  moins  l'on 
sait  clairement  à  quoi  s'en  tenir  sur  leurs  desseins.  L'administra- 
tion tend  au  même  but,  en  feignant  de  les  combattre  :  on  l'a  déjà 


90  CHAPITRE    III 

VU,  et  nous  n'aurons  encore  que  trop  d'occasions  de  le  prouver. 
Hypocrite  dans  son  langage,  pour  tromper  les  simples,  elle  se 
refuse  obstinément  aux  améliorations  comme  aux  réformes  les 
plus  nécessaires,  à  tout  ce  qui  contredirait  le  grand  principe  de 
l'athéisme  légal  ;  et  il  n'est  pas  un  seul  de  ses  actes  qui  n'ait,  sinon 
pour  fin,  du  moins  pour  effet  de  propager  dans  les  esprits  l'opinion 
funeste  de  l'indifférence  absolue  des  religions,  devenue  l'une  des 
maximes  fondamentales  de  notre  droit  public. 

a  Déjà,  dans  les  Chambres,  on  la  défend  comme  le  principe 
môme  de  la  civilisation  moderne,  et  de  je  ne  sais  quelle  fraternité 
universelle,  politique  et  religieuse,  dont  Paris,  dit-on,  est  le  centre, 
dont  les  plaisirs  sont  le  lien,  et  qui,  pour  le  bonheur  de  l'huma- 
nité, doit  unir  à  jamais,  sans  distinctions  de  croyances,  tous  les 
peuples  à  l'Opéra.  Les  hommes  qui  parlent  ainsi  en  présence 
d'une  assemblée  grave  ou  qui  doit  l'être,  pourraient  se  souvenir 
que  Rome  aussi  eut  une  semblable  civilisation  :  de  tous  les  points 
du  monde  on  accourait  à  ses  spectacles;  les  lettres  et  les  arts 
fleurissaient  ;  avec  une  extrême  politesse  de  mœurs  régnait  une 
philosophie  douce  et  voluptueuse.  L'empire  était  heureux  sans 
doute  ?  Demandez-le  à  l'histoire  :  la  félicité  de  ces  temps  commence 
aux  triumvirs  et  finit  à  Néron, 

«  Certes,  nous  sommes  descendus  bien  bas,  si  bas  qu'à  peine 
conçoit-on  qu'il  soit  possible  de  descendre  encore.  Une  nation  peut 
se  corrompre,  et  même  périr  par  l'excès  de  la  corruption  :  cela 
s'est  vu  ;  mais  qu'un  peuple  rejette  systématiquement  de  ses  lois 
tout  principe  spirituel,  toute  vérité  religieuse  et  par  conséquent 
toute  vérité  morale,  il  n'en  existait  aucun  exemple  ;  c'est  un  phé- 
nomène nouveau  sur  la  terre.  Cependant  je  m'étonne  moins  encore 
de  cette  prodigieuse  dégradation  que  de  l'espèce  d'orgueil  qu'elle 
inspire  à  certains  êtres  qu'il  faut  bien  appeler  humains  puisqu'il 
leur  reste  la  figure  et  le  langage  de  l'homme  »  (1). 

De  là,  cet  ensemble  de  vexations  tyranniquesà  l'aide  desquelles 
on  proscrit  le  prêtre.  On  a  chassé  successivement  le  pasteur  des 

(1)  De  la  religion  dans  ses  rapports  avec  Vordrc  politique  et  civil,  p.  162. 


LAMENiNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      91 

âmes,  de  l'école,  de  l'hospice,  du  bureau  de  bienfaisance,  de  la 
salle  d'asile  ;  on  lui  a  dit  de  se  tenir  dans  sa  sacristie  pour  l'y  mu- 
rer. On  défend  aux  évêques  de  tenir  des  synodes,  de  se  réunir  en 
concile,  de  se  tenir  en  communication  directe  avec  le  pape.  Si  un 
prêtre  apostasiait,  on  lui  ferait  bel  accueil;  dès  qu'il  se  déclare 
irréconciliable,  on  lui  fait  une  guerre  à  outrance.  Le  protestantis- 
me se  plie  partout  à  ce  qu'on  demande  de  lui,  parce  qu'il  n'a  rien 
à  conserver,  ni  dogme,  ni  discipline  ;  le  philosopbisme  accepte 
toutes  les  servitudes  temporelles,  parce  que,  dépourvu  de  sacer- 
doce, il  n'a  pas  même  les  premiers  éléments  d'une  société  ;  le 
catholicisme  seul,  fort  de  la  force  de  Dieu  et  de  la  grâce  de  Jésus- 
Christ,  ne  se  prête  pas  aux  souillures  des  manipulations  humaines. 
De  là  cet  état  de  contrainte  où  l'on  s'efforce  de  le  maintenir,  ce 
poids  de  servitude  que  sans  cesse  on  aggrave  sur  lui,  cette  prédi- 
lection marquée  pour  les  sectes,  toujours  plus  dociles  à  mesure 
qu'elles  sont  plus  vides  ;  de  là  les  calomnies,  les  injures,  les  cris 
de  rage  du  parti  révolutionnaire,  ses  déclarations  éternelles  contre 
le  clergé  catholique  et  son  chef;  de  là,  cet  amour  pour  les  libertés 
de  l'Eglise  gallicane,  qui  n'est  que  la  haine  de  l'unité  catholique  ; 
de  là  enfin  le  projet  exécrable,  avoué  des  uns,  mal  dissimulé  des 
autres,  de  précipiter  la  France  dans  le  schisme  et  de  créer  une  re- 
ligion nationale. 

Telle  apparaît,  dans  son  ensemble,  à  Lamennais,  la  société  fran- 
çaise de  1825.  Après  l'avoir  considérée  dans  son  ensemble,  ill'étu- 
die  dans  le  pouvoir  qui  la  gouverne  et  dans  le  parti  libéral,  qui 
aspire  à  la  gouverner. 

Pour  constituer  une  société  parfaite,  il  faut  :  1^  ne  reconnaître 
de  souveraineté  absolue  et  éternellement  légitime  qu'en  Dieu,  de 
qui  la  raison,  la  vérité  et  la  justice  sont  les  lois  ;  2»  ne  considérer 
le  pouvoir  humain  et  la  souveraineté  subalterne,  que  comme  le 
ministre  de  Dieu,  et  ne  possédant  dès  lors  qu'un  droit  condition- 
nel :  légitime,  quand  il  gouverne  suivant  la  raison,  la  vérité,  la 
justice  ;  sans  autorité  dès  qu'il  les  viole  ;  3°  admettre  qu'il  existe 
un  moyen  infaillible  de  reconnaître  la  vérité  et  la  justice,  c'est-à- 
dire  la  règle  légitime,  la  vraie  loi,  la  loi  divine,  d'après  laquelle 


92  CHAPITRE   III. 

le  pouvoir  humain,  le  ministre  de  Dieu  doit  gouverner.  Or,  toutes 
ces  choses,  nous  les  trouvons  dans  le  catholicisme  ;  elles  forment 
le  résumé  complet  et  exact  de  la  doctrine  sur  la  société  :  1^  il  ne 
reconnaît  de  souverain  absolu  et  éternellement  légitime  que  Dieu, 
Roi  des  rois  et  Seigneur  des  seigneurs  ;  2^  il  ne  considère  le  pou- 
voir humain  que  comme  le  ministre  de  Dieu  pour  le  bien,  obligé 
de  gouverner  selon  sa  loi,  selon  la  vérité,  la  justice,  et  perdant 
tout  droit  de  commander,  dès  qu'il  les  viole  fondamentalement; 
3"  il  enseigne  enfin  qu'il  existe,  dans  l'autorité  de  l'Eglise,  un 
moyen  infaillible  de  connaître  toujours  cette  justice,  cette  vérité, 
règle  légitime  du  pouvoir:  ce  qui  lie  étroitement,  d'après  un 
mode  de  subordination  nécessaire,  l'ordre  politique  et  l'ordre  re- 
ligieux, l'action  humaine  et  la  raison  divine  ;  de  sorte  que,  parle 
principe  de  son  institution,  la  souveraineté  divine  et  l'être  failli- 
ble, n'est  que  la  manifestation,  Texercice  extérieur  de  la  souve- 
raineté de  Dieu  et  la  société  est  une  comme  l'homme  même. 
Qu'on  rejette,  au  contraire,  le  catholicisme,  on  est  obligé  de  nier 
l'existence  d'un  moyen  infaillible  de  connaître  la  loi  divine.  Le 
pouvoir  n'a  plus  de  règle  que  sa  pensée  propre,  et  il  faut  conclure 
qu'il  n'y  a  point,  sur  la  terre,  de  souveraineté  de  droit,  point  de 
droit  de  commander  l'obéissance,  point  d'obligation  de  la  don- 
ner. La  politique  se  réduit  à  une  chose,  la  force. 

Or,  telles  sont  les  théories  sociales  du  jour.  Dieu  n'y  apparaît 
que  pour  la  forme;  la  souveraineté  réelle  n'appartient  qu'à  la 
raison.  Dès  lors  la  société  est  livrée  à  l'action  de  deux  doctrines 
qui  se  combattent  perpétuellement,  sans  qu'aucune  d'elles  ait  pu 
obtenir  un  triomphe  complet,  parce  qu'elles  sont,  à  divers  égards, 
également  fausses,  également  opposées  aux  lois  essentielles  de 
l'ordre  social.  L'une  est  présentée  comme  l'égide  des  peuples  con- 
tre la  lyrannie  des  rois  ;  l'autre,  comme  la  garantie  des  rois  con- 
tre la  rébellion  des  peuples.  La  première  est  la  doctrine  libérale  ; 
l'autre  est  la  doctrine  royaliste,  gallicane  de  l'absolutisme. 

Le  libéralisme,  considéré  dans  ce  qu'il  offre  d'universel  et  de 
permanent,  n'est  autre  chose  que  le  désir  invincible  de  liberté 
inhérent  aux  nations  chrétiennes,  qui  ne  sauraient  supporter  un 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      93 

pouvoir  arbitraire  ;  et  considéré  en  lui-même,  dans  ses  doctrines 
perpétuellement  variables,  il  n'est  que  le  développement  du  prin- 
cipe protestant  et  philosophique,  qui  rend  chacun  juge  de  ses 
croyances  et  par  conséquent  de  ses  devoirs.  Le  libéralisme  doctri- 
nal est  donc  un  principe  essentiellement  opposé  au  catholicisme. 
Son  effet  immédiat  est  de  créer,  avec  l'anarchie  des  esprits,  l'a- 
narchie politique,  et  d'établir,  sous  quelque  forme  de  gouverne- 
ment que  se  constitue  la  société,  le  despotisme  et  la  servitude. 
D'où  il  suit,  d'un  côté,  que  le  libéralisme,  à  raison  d'erreurs  qui 
le  détournent,  en  quelque  sorte,  de  son  cours  naturel,  tend  à  dé- 
truire l'Eglise  et  le  Christianisme  ;  et  de  l'autre,  qu'il  élève,  par 
cela  même,  une  barrière  insurmontable  entre  les  peuples  et  la  li- 
berté qu'ils  désirent  justement. 

D'autre  part,  le  pouvoir  royal  ayant  séparé,  d'une  manière  ab- 
solue, la  société  poHtique  de  la  société  religieuse,  et  ne  reconnais- 
sant sur  la  terre  aucune  autorité  qui  le  limite  et  le  dirige,  d'après 
une  règle  immuable  et  divinement  obligatoire  de  justice  et  de  vé- 
rité, a  substitué,  dans  la  conduite  des  choses  humaines,  la  force 
au  droit  :  révolution  funeste  qui  l'a  placé  dans  un  état  de  guerre 
constant  avec  les  lois  naturelles  et  indestructibles  de  Tordre  so- 
cial, avec  les  peuples  qui  ne  sauraient  supporter  le  joug  de 
l'homme,  depuis  qu'ils  ont  été  affranchis  par  Jésus-Christ,  avec 
l'Eglise  dont  l'existence  seule  proteste  contre  tout  pouvoir  arbi- 
traire et  que  tout  pouvoir  arbitraire  doit  nécessairement,  à  cause 
de  cela,  s'efforcer  d'asservir. 

Il  suit  de  là  que,  soit  qu'elle  envisage  le  soin  de  sa  conserva- 
tion, soit  que,  portant  ses  regards  sur  les  grands  intérêts  sociaux, 
elle  médite  pour  les  nations  des  destinées  meilleures,  et  comme 
une  vaste  régénération  fondée  sur  l'accord  de  l'ordre  et  de  la  li- 
berté, une  alliance  entre  PEglise  et  le  libéralisme,  entre  l'Eglise 
et  le  pouvoir  politique,  est  également  impossible. 

L'Eglise  ne  saurait  s'allier  avec  le  pouvoir  politique  qui  travaille 
à  la  détruire  en  Tasservissant,  afin  d'établir,  sur  ses  ruines,  un 
despotisme  absolu. 

L'Eglise  ne  saurait  s'allier  avec  le  libéralisme,  que  ses  doctrines 


94  CHAPITRE   m 

actuelles  rendent  l'ennemi  le  plus  ardent  de  l'Eglise  et  du  Chris- 
tianisme* en  même  temps  qu'elles  renversent  la  base  de  la  société, 
et  consacrent  tous  les  genres  de  tyrannie  et  d'esclavage. 

El  d'ailleurs  s'allier  au  libéralisme,  tant  qu'il  restera  sous  l'in- 
fluence des  théories  qui  l'égarent  maintenant,  ce  serait  s'allier  à 
l'anarchie  même,  à  ce  qui  n'a  de  force  que  pour  dissoudre,  sans 
pouvoir  reconstruire  jamais  ;  et  s'allier  au  pouvoir  politique,  tel 
que  l'ont  fait  les  maximes  athées  qui  l'affranchissent  de  toute  rè- 
gle et  de  toute  dépendance,  ce  serait  s'appuyer  sur  ce  qui  tombe, 
sur  ce  que  nulle  puissance  mortelle  ne  saurait  désormais  contenir, 
et  aliéner  les  peuples  de  la  religion,  en  sacrifiant,  à  quelques 
hommes  tristement  aveugles,  leurs  droits  les  plus  saints  et  leur 
plus  légitime  avenir. 

Ainsi  exposée  à  la  fois  aux  agressions  des  gouvernements  et  du 
parti  qui  partout  s'efforce  de  renverser  les  gouvernements,  l'E- 
glise, pour  rester  ce  qu'elle  doit  être,  sera  contrainte  de  s'isoler 
de  la  société  politique  et  de  se  concentrer  en  elle-même,  afin  de 
recouvrer,  avec  l'indépendance  essentielle  à  l'accomplissement  de 
ses  destinées  ici-bas,  sa  force  première  et  divine,  la  conserver  afin 
de  conserver  la  foi,  préparer  la  renaissance  de  l'ordre,  en  rame- 
nant les  intelligences  à  la  vérité  :  telle  est  la  grande,  la  sublime 
mission  que  l'état  du  monde  lui  impose  (1). 

C'est  au  pasteur  suprême,  au  pape  qu'il  appartient  de  sauver  la 
foi  et  l'ordre  social,  en  rompant  les  liens  qui  arrêtent  l'action  de 
la  puissance  spirituelle.  Il  est  temps  qu'on  sente  que  la  papauté 
ne  meurt  point  et  qu'elle  ne  craint  rien  des  hommes.  «  Tout  ce 
qui  avilit,  dans  l'imagination  de  la  multitude,  l'autorité  du  Saint- 
Siège,  par  une  apparence  de  faiblesse,  mène  insensiblement  les 
peuples  au  schisme  :  c'est  par  là  que  les  personnes  zélées  se  dé- 
couragent, et  que  le  parti  croît  en  témérité  ;  plus  on  lui  souffre, 
plus  il  entreprend  ;  c'est  la  patience  dont  on  a  usé  jusqu'ici  qui 
lui  fait  entreprendre  les  démarches  les  plus  irrégulières.  »  Ainsi 
parlait  Fénelon,  il  y  a  plus  d'un  siècle  :  que  dirait-il  maintenant? 

(1)  Progrès  de  la  révolution  et  de  la  guerre  contre  V Eglise,  p.  172. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      95 

C'est  aux  évêques  à  se  grouper  autour  du  pape  pour  l'assister 
dans  son  héroïque  travail  de  défense  et  de  préservation.  Le  des- 
sein qu'on  a  conçu  de  les  affaiblir  en  les  isolant,  n'est  que  trop 
manifeste  :  qu'ils  réfléchissent  aux  actes  qu'entraînerait  une  dé- 
plorable condescendance,  qu'ils  regardent  l'avenir  et  le  courage 
de  la  foi  dont  ils  donneront  l'exemple  sauvera  peut-être  la  so- 
ciété. Dans  ces  temps  de  silence  et  de  prudence,  où  l'on  tremble 
plus  d'une  vérité  dite  que  d'une  vérité  niée,  il  ne  sera  pas  inutile 
de  rappeler  encore  ce  que  Fénelon  écrivait  à  un  évêque  (1)  :  «  Je 
suis  très  édifié,  monseigneur,  de  votre  zèle  sincère  contre  la  nou- 
veauté et  de  votre  constante  persuasion  en  faveur  de  la  bonne 
cause.  J'en  espère  de  grands  fruits,  pourvu  que  la  voix  flatteuse 
de  l'enchanteur,  qui  endort  si  dangereusement  tant  d'autres  per- 
sonnes, d'ailleurs  très  zélées,  ne  ralentisse  point  votre  vigilance 
sur  les  périls  de  la  saine  doctrine.  Rien  n'affaiblit  tant  les  pasteurs 
qu'une  témérité  colorée  par  de  vains  prétextes  de  paix,  qu'une 
incertitude  qui  rend  l'esprit  flottant  à  tout  vent  de  doctrine  spé- 
cieuse ;  enfin  que  les  ménagements  d'une  politique  souvent  bien 
plus  mondaine  qu'ils  ne  la  croient  eux-mêmes  »  (2). 

De  toutes  ces  considérations,  développées  d'un  style  enchanteur, 
Lamennais  concluait  :  «  Abandonner  à  elle-même  la  société  po- 
litique, qui  se  dissout  et  meurt  en  repoussant  toute  influence  di- 
vine ;  ne  prendre  aucune  part  à  la  guerre  des  souverainetés  et  du 
libéralisme,  qui  combattent,  celles-là,  pour  le  despotisme,  celui- 
ci  pour  l'anarchie.  «  Le  Seigneur  s'est  fatigué,  dit  Jérémie  (1, 19), 
à  rappeler  les  peuples  et  les  rois,  et  ils  se  sont  détournés  de  lui. 
C'est  pourquoi  il  étendra  sur  eux  sa  main.  Que  ceux  donc  qui 
doivent  aller  à  la  mort,  aillent  à  la  mort  ;  que  ceux  qui  doivent 
tomber  sous  le  glaive,  tombent  sous  le  glaive.  »  Prêtres  du  Sei- 
gneur, s'il  fut  jamais  une  mission  propre  à  enflammer  le  zèle,  à 
fortifier  l'âme  et  à  l'élever  à  la  hauteur  des  plus  grands  sacrifices, 
c'est  sans  doute  celle  qu'il  vous  a  confiée.  Le  sort  du  monde  est 

(1)  Lettre  au  P.  Daiibenton  du  12  avril  1714,  Correspondance,  t.  IV,  p.  462, 
Paris,  1827. 

(2)  Œuvres  de  Fénelon,  l.  XII,  p.  375,  éd.  de  Versailles. 


96  CHAPITRE    III 

entre  vos  mains  et  pour  le  sauver,  que  faut-il  ?  Une  parole  qui 
parte  du  pied  de  la  croix.  Sortez  donc,  sortez  delà  maison  de  ser- 
vitude ;  brisez  les  fers  qui  vous  dégradent  et  vous  empêchent  de 
remplir,  selon  toute  son  étendue,  votre  céleste  vocation  ;  rentrez, 
par  une  volonté  généreuse,  en  possession  de  la  liberté  que  le 
Christ  vous  a  acquise  de  son  sang.  Le  profond  mystère  d'iniquité 
qui  s'àccompht  sous  nos  yeux,  recouvre  un  mystère  plus  profond 
de  douceur  et  de  miséricorde.  Vient  le  temps  où  il  sera  dit  à  ceux 
qui  sont  dans  les  ténèbres  :  voyez  la  lumière.  Et  ils  se  lèveront, 
et,  le  regard  fixé  sur  cette  divine  splendeur,  dans  le  repentir  et 
dans  Fétonnement,  ils  adoreront,  pleins  de  joie,  celui  qui  répare 
tout  désordre,  révèle  toute  vérité,  éclaire  toute  intelligence:  Oriens 
ex  alto.  » 

Telles  étaient,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  une  brève  ana- 
lyse, les  idées  de  Lamennais.  Dans  leur  ensemble,  elles  étaient 
plus  à  louer  qu'à  blâmer;  la  vigueur  du  coup  d'œil  augmentait 
leur  crédit  et  toutes  les  richesses  du  style  en  doublaient  la  puis- 
sance. Les  circonstances  d'ailleurs  donnaient  raison  au  vaillant 
apologiste.  Napoléon  avait  bridé  la  Révolution,  mais  ne  l'avait  pas 
tuée.  Quand  Hercule  ne  fut  plus  là,  les  deux  têtes  de  l'hydre  re- 
poussèrent, représentant,  l'une,  l'impiété,  l'autre,  l'anarchie.  Au 
bruit  du  canon  succédèrent  les  blasphèmes  contre  Dieu.  Le  gou- 
vernement s'était  appuyé  sur  le  catholicisme  ;  ses  ennemis  crurent 
frapper  la  monarchie  en  frappant  l'Eglise  ;  l'opposition  à  la  vérité, 
devenue  opposition  politique,  acquit  une  popularité  qui  accrut  sa 
puissance.  L'esprit  public,  que  le  régime  impérial  contenait  sans 
l'assainir,  une  fois  libre,  déborda  comme  un  torrent.  Toutes  les 
turpitudes  du  dernier  siècle,  réimprimées  à  bon  marché,  saisirent 
l'attention  du  pays.  Béranger  rima  pour  le  peuple  des  impiétés 
assaisonnées  par  la  débauche.  Des  pamphlétaires  lui  apprirent  à 
se  moquer  de  Dieu  avec  grâce.  h.e  journalisme  vulgarisa  les  gros 
volumes  de  l'Encyclopédie  ;  l'inerédulité  passant  du  salon  à  la 
mansarde,  la  vile  multitude  devint  bel  esprit.  L'irréligion  cherchait 
dans  des  tombes  célèbres,  des  armes  que  ne  lui  fournissaient  pas 
les  apôtres  du  jour.  Le  piédestal  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  resté 


I 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  GATHOLICESME  LIBÉRAL      97 

dans  les  égouts,  fut  relevé;  ces  momies  trouvèrent  encore  des 
adorateurs  dans  une  nation  qu'elles  venaient  de  livrer  aux  fureurs 
de  l'athéisme  et  au  couperet  de  la  guillotiné. 

Le  libéralisme  justifiait  amplement  tous  les  anathèmes  de  La- 
mennais. Ce  mot  était  moins  un  drapeau  qu'un  cri  de  guerre  con- 
tre toutes  les  traditions  respectables,  un  mot  d'ordre  pour  toutes 
les  nuances  du   parti  révolutionnaire.   En  sortant  des  cachettes 
où  le  mépris  général  Tavait  refoulé  pour  entrer  dans  nos  lices 
parlementaires,  le  jacobinisme  avait  changé  de  nom,  et,  pour  ca- 
cher ses  crimes,  au  lieu  de  s'appeler  sans-culotte,  se  disait  libé- 
ral. La  révolution,  dissimulée  sous  cette  menteuse  épithète,  tirait 
sur  les  prêtres  et  sur  le  roi.  Sous  prétexte  de  rendre  la  monarchie 
constitutionnelle,   elle  travaillait  à  la   rendre  impossible  ;  sous 
prétexte  de  rendre  la  religion  tolérante,  elle  s'appliquait  à  la  ren- 
dre odieuse.  Durant  quinze  ans,  elle  joua  sa  comédie  de  trahison. 
Cependant  la  tribune  ne  tarissait  pas  en  déclamations  anti-catho- 
liques  ;  on  déférait  à  des  conseils  laïques  les  actes  de  la  conscience 
épiscopale  ;  on    déchaînait  contre  certains  refus  de  sépulture  des 
susceptibilités  ignares  et  haineuses  ;  on  faisait,    du  parti-prêtre, 
un  fantôme  d'autant  plus  terrible  qu'on  le  signalait  partout  sans 
le  montrer  nulle  part  ;   enfin  on  bafouait  les  dogmes,  on  jetait  la 
boue  au  front  du  sacerdoce,   on  emprisonnait  TEglise  dans  les 
règlements  despotiques  de  l'Empire  :  régime  fatal  qui  avait  donné 
du  pain  à  la  religion,  sans  lui  donner  l'air  pour  respirer. 
.     L'attitude  du  gouvernement  n'offrait  d'ailleurs  aucune  garan- 
tie. En  remontant  sur  le  trôné,  la  branche  aînée  avait  caressé  le 
rêve  d'un  embrassenicnt  universel.  A  la  cour,  les  gentilshommes 
coudoyaient  les  meurtriers  de  leurs  pères  et  les  bourreaux  de 
Louis  XVI  étaient  les  conseillers  de  Louis  XVIIL  Dans  le  désir  de 
rallier  tous  les  partis,  le  gouvernement  oscillait  sans  cesse  entre 
îses  intentions  bienveillantes  et  les  nécessités  politiques.  Tantôt  il 
[favorisait  la  religion,  tantôt  il  la  poursuivait  d'absurdes  rigueurs. 
[Dans  cette  lutte  de  quinze  ans,  on  trouve  l'asservissement  des  se- 
linaires  à  côté  du  Concordat  de  1817;    l'expulsion  des  jésuites 
là  côté  de  l'établissement  d'autres  congrégations  ;  la  loi  qui  oblige 


98  CHAPITRE    III 

à  l'enseignement  des  quatre  articles  à  côté  des  lois  qui  punissaient 
le  sacrilège,  dotaient  les  églises  et  encourageaient  les  missions. 
Dans  les  solutions  politiques,  il  vaut  mieux  suivre  scrupuleuse- 
ment la  justice  que  de  chercher  d'impossibles  équilibres.  C'est  une 
folle  illusion  de  chercher  la  satisfaction  de  parties  contendantes, 
comme  Salomon,  en  coupant  le  droit  par  le  milieu.  Les  transac- 
tions n'excitent  que  des  mécontentements  :  les  Bourbons  ne  de- 
vaient pas  tarder  à  en  faire  l'expérience. 

Les  Bourbons  succombent  en  1830,  pour  ne  plus  se  relever.  La- 
mennais avait  cent  fois  prédit  leur  chute  et  pronostiqué  ce  qu'il 
faudrait  faire  après.  Le  27  août  1830,  il  écrivait  au  baron  de  Vitrol- 
les  :  ((  Assez  de  fois  j'ai  répété  que  la  société  ne  pouvait,  pendant 
longtemps  encore,  qu'osciller  entre  l'anarchie  et  le  despotisme  et 
je  le  crois  plus  que  jamais.  Assurément  ce  qui  se  passe  n'est  point 
de  nature  à  me  faire  changer  d'opinion.  Toutefois  il  y  a  un  parti 
à  prendre  dans  toute  circonstance,  et  ce  parti  dépend  de  la  manière 
dont  on  envisage  l'avenir  et  le  présent.  —  La  révolution,  en  ce 
qu'elle  a  de  politique,  est  une  réaction  universelle  des  peuples  contre 
le  pouvoir  arbitraire  ;  son  résultat  définitif  sera  de  le  renverser 
partout,  pour  mettre  à  la  place,  qu'importe  sous  quelle  forme,  ce 
qu'on  appelle  des  institutions  libres,  et  ce  résultat  sera  bon  en  lui- 
même.  Mais,  pour  l'obtenir  en  réalité  et  arriver  à  un  état  stable, 
il  faut  un  principe  d'ordre  et  de  fixité  qui  manque  aujourd'hui 
totalement.  Ce  principe  est  la  religion.  On  doit  donc  tendre  à  unir 
la  religion  et  la  liberté  ;  et,  de  plus,  nul  moyen  de  conserver  la  re- 
ligion elle-même  qu'en  Vajfranchismnt  de  la  dépendance  du  pouvoir 
temporel  ;  de  sorte  que,  sous  ce  rapport,  on  doit  désirer,  on  doit 
demander,  la  liberté,  qui  est  le  salut  même(l).  »  Trois  jours  après, 
écrivant  à  la  comtesse  de  Senfft  :  «  Je  suis  convaincu  plus  que 
jamais,  dit-il,  que  tout  ce  que  j'ai  annoncé  s'accomplira,  que  nulle 
force  humaine  ne  saurait  l'empêcher.  Aussi  mes  vues  sur  la  con- 
duite à  tenir  dans  le  présent  ne  tiennent-elles  en  aucune  façon  à  des 
espérances  de  paix  et  de  tranquillité  prochaines,  mais  à  la  convic- 

(1)  Lamennais,  Correspondance-For  gués,  t.  II,  pp.  165,  168,  169. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      99 

tion  qu'il  faut,  de  bonne  heure,  disposer  les  voies  à  ce  qui  doit  suc- 
céder à  ces  grands  bouleversements.  Le  5  septembre  1830,  il  écrivait 
à  la  comtesse  Louise  de  Senfft  :  a  Soyez  tranquille  sur  ce  qui  me 
concerne;  mes  doctrines  n'ont  point  varié  et  ne  varieront  point;  mais 
leur  application  change  et  doit  changer  avec  les  événements.  Ily  a 
bien  des  choses  que  vous  ne  pouvez  voir  ni  juger  de  si  loin.  En 
général,  tout  se  réduit  aux  points  suivants  :  Partout  l'Eglise  est 
opprimée  par  les  gouvernements  ;  elle  périrait  si  cet  état  durait. 
Donc  il  faut  affranchir  l'Eglise,  ce  qui  aujourd'hui  ne  se  peut  faire 
qu'en  la  séparant  totalement  de  l'Etat.  Le  salut,  la  vie  dépend  de 
là,  et  je  ne  doute  pas  un  seul  moment  que,  dans  ces  grandes  catas- 
trophes dont  nous  sommes  et  dont  nous  continuerons  d'être  les 
témoins,  le  but  final  de  la  Providence  ne  soit  d'opérer  cet  affran- 
chissement nécessaire.  En  ce  qui  touche  la  France^  je  no  doute 
point  que  nous  n'ayons  à  traverser  des  temps  très  malheureux  et 
très  difficiles;  je  n'ai  rien  dit  là-dessus  que  je  ne  pense  encore. 
Mais  chaque  position  a  ses  devoirs  propres,  et  tous  les  devoirs  de 
notre  position  présente  sont,  à  mon  avis,  concentrés  dans  un  seul, 
celui  de  s'unir  pour  arrêter,  s'il  est  possible,  l'anarchie  qui  nous 
menace  et,  par  conséquent,  d'appuyer  le  pouvoir  actuel,  aussi 
longtemps  qu'il  nous  défendra  en  se  défendant  lui-môme,  contre 
les  fureurs  du  jacobinisme.  Et  que  fera  le  jacobinisme,  s'il  triom- 
phe ?  Il  persécutera  la  religion,  il  abolira  toute  éducation  chré- 
tienne, il  attaquera  violemment  les  personnes,  les  propriétés,  tous 
les  droits.  Et  qu'aura-t-on  à  demander  alors?  La  liberté  religieuse, 
la  liberté  d'éducation,  celle  des  personnes  et  des  propriétés,  c'est- 
à-dire  la  jouissance  des  droits  sans  lesquels  on  ne  peut  pas  môme 
concevoir  une  société  ;  c'est-à-dire  ce  que  je  n'ai  cessé  de  demander 
depuis  quinze  ans.  Et  comment  continuer  ces  réclamations  sans  la 
liberté  de  la  presse?  Détruisez-la,  il  ne  reste  plus  qu'à  courber  la 
tête  sous  toutes  les  tyrannies.  Pour  l'avenir,  comme  pour  le  pré- 
sent, il  n'y  a  donc  de  salut  possible  qu'avec  la  liberté  et  par  la 
liberté.  Aux  époques  de  dissolution  sociale,  il  n'y  a  de  salut 
pour  tous  et  chacun  qu'en  s'associant  pour  défendre  ses  droits, 
lesquels  ne  sont  eux-mêmes  que  des  libertés  générales.  Cela  n'em- 


100  CHAPITRE    III 

pêche  pas  les  désordres  inévitables  dans  ces  grandes  tempêtes, 
mais  cela  les  abrège  et  les  atténue.  » 

En  relisant  cette  lettre  le  20  septembre  1896,  on  ne  peut  qu'être 
frappé  de  la  perspicacité  prophétique  de  Lamennais.  Ce  qu'il  avait 
prédit,  s'est  accompli  de  nos  jours,  au  pied  de  la  lettre.  Ce  voyant 
avait  lu,  dans  les  doctrines  du  libéralisme  impie,  les  secrets  de 
Tavenir.  On  ne  se  demande  pas,  sans  curiosité,  quel  changement 
fût  survenu  si,  Lamennais  maintenu  à  la  direction  qu'il  indiquait, 
eût  pu  orienter,  sur  ces  indices,  le  vaisseau  qui  portait  la  fortune 
de  nos  églises. 

La  révolution  de  1830  marquait  le  triomphe  du  libéralisme  ; 
après  son  opposition,  qu'il  appelait  la  comédie  de  quinze  ans,  il 
montait  au  pouvoir.  Ce  libéralisme  était,  aux  yeux  de  Lamennais, 
le  parti  de  l'impiété  et  de  l'anarchie.  Le  prince  qu'il  avait  porté  au 
trône  vacant,  se  qualifiait  lui-même,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  de 
dernier  voltairien  de  son  royaume.  La  Fayette  l'appelait  la  meilleure 
des  républiques.  Au  fond,  le  nouveau  régime  ne  devait  pas  changer 
grand'chose  au  train  de  la  vie  politique  ;  il  accentuait  seulement 
un  peu  plus  le  sens  libéral  de  la  constitution  et  promettait  la  liberté 
comme  un  droit  commun  des  citoyens  français.  A  cette  époque, 
pour  briser  le  joug  qui  pesait  sur  la  tête  de  l'Irlande,  O'Connell, 
le  puissant  libérateur,  jetait  aux  échos  patriotiques  le  grand 
nom  de  liberté.  En  présence  de  l'acte  d'affranchissement  obtenu 
par  O'Connell  en  1829,  en  présence  de  la  constitution  de  1830 qui 
promettait  la  liberté  sous  l'égide  du  droit  commun^,  Lamennais, 
pourchassé  par  les  Gallicans,  fit  un  mouvement  sur  lui-même  et 
prit  position  pour  la  défense  de  l'Eghse.  Le  mouvement  de  réno- 
vation de  nos  églises,  dont  il  avait  dressé  le  programme  et  mar- 
qué les  diverses  étapes,  allait,  dans  une  situation  périlleuse,  avec 
des  principes  nouveaux,  dont  on  ne  voyait  pas  le  danger,  s'étendre 
et  préparer  pour  l'avenir,  on  le  croyait  du  moins,  de  brillantes 
conquêtes. 

liC  20  août  1830,  Lamennais  posait  avec  Gerbet,  Rohrbacher, 
Lacordaire,  Montalembert  et  plusieurs  autres,  les  bases  de  l'œuvre 
nouvelle; le  15  octobre  parutle  premier  numéro  du ]0\ivnsdV Avenir. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    101 

VAvenii%  ce  titre  seul  était  une  profession  de  foi.  Une  croix  lumi- 
neuse, élevée  sur  la  Bible  et  sur  les  clefs  de  S.  Pierre,  composait 
les  armes  du  journal,  c'était  le  symbole  expressif  de  l'autorité  et 
de  la  science  ;  en  exergue  on  lisait  ces  mots  flamboyants  :  Dieu  et 
la  liberté.  Le  plan  du  journal  est  merveilleusement  conçu.  Par  rap- 
port à  l'esprit  humain  en  général,  pour  les  questions  sociales,  en 
matière  d'organisation  administrative,  en  économie  politique,  dans 
les  sciences,  dans  la  littérature,  dans  les  arts  industriels,  V Avenir 
annonce  un  programme  que  je  voudrais  pouvoir  citer,  ne  serait-ce 
que  pour  montrer  de  quelle  hauteur  est  descendu  le  journalisme 
contemporain.  On  n'y  dit  pas,  mais  on  laisse  entendre  que  la 
France  est  en  république  et  que  l'avenir  appartient  à  la  démocra- 
tie. «  La  majorité  des  Français,  disait  le  prospectus,  veut  la  religion 
et  la  liberté.  Nul  ordre  stable  ne  serait  possible,  si  elles  étaient 
considérées  comme  ennemies.  Les  deux  principales  forces  morales, 
qui  existent  dans  la  société,  ne  sauraient  se  trouver  dans  un  état 
de  lutte  sans  qu'il  en  résultât  une  cause  permanente  de  divisions 
et  de  bouleversements.  De  leur  union  naturelle,  nécessaire,  dépend 
le  salut  de  l'avenir.  Mais  il  reste  beaucoup  de  préjugés  à  vaincre 
et  de  passions  à  calmer.  D'une  part,  les  hommes  sincèrement  reli- 
gieux ne  sont  pas  encore  entrés  ou  n'entrent  qu'avec  peine  dans 
les  doctrines  de  liberté.  D'autre  part,  les  amis  ardents  de  laliberté 
n'envisagent  qu'avec  une  sombre  défiance  la  religion  que  profes- 
sent vingt-cinq  millions  de  Français.  Le  moment  est  favorable 
pour  faire  cesser  cet  antagonisme,  car  il  s'est  opéré  déjà  un  chan- 
gement salutaire  dans  le  libéralisme  français.  Il  existe  deux  libéra- 
lismes  parmi  nous  :  l'ancien  et  le  nouveau.  Héritier  des  doctrines 
destructives  de  la  philosophie  duXVIlP siècle  et  en  particulier  de  sa 
haine  contre  le  christianisme,  le  libéralisme  ancien  ne  respire 
qu'intolérance  et  oppression.  Mais  le  jeune  libéralisme,  qui  gran- 
dit et  qui  finira  par  étouffer  l'autre,  se  borne,  en  ce  qui  concerne  la 
religion,  à  réclamer  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  séparation 
nécessaire  pour  la  liberté  de  l'Eglise  et  que  tous  les  catholiques 
éclairés  désirent  également. 

Simple  historien,  nous  n'avons  pas  à  apprécier  ici  les  ques- 


102  CHAPITRE   III 

lions  de  principe  ;  il  ne  nous  convient  pas  surtout  d'épiloguer, 
dans  le  calme  du  cabinet  et  le  froid  de  la  réflexion,  sur  des  expres- 
sions échappées  au  bruit  de  la  rue,  sous  l'impression  de  terreurs 
quisechangeaienten espérances.  Mais  si  nous  ne  voulons  pas  encore 
blâmer,ilnoussera  permis  d'admirer.  N'est-il  pas,  en  effet,  vraiment 
admirable  de  voir  ces  âmes  sacerdotales,  à  peine  la  tempête  qui 
menaçait  leur  tête  apaisée,  se  redresser  dans  leur  dévouement 
pour  courir  à  la  défense  de  l'Eglise.  Le  trône,  en  tombant,  a 
ébranlé  l'autel,  mais  il  ne  Ta  pas  renversé.  Soldats  de  l'autel,  ils 
sont  là  debout  pour  le  soutenir. 

Il  importe  surtout  d'entendre  comment  Lamennais  déterminait 
lui-même  sa  situation.  Dans  le  premier  article  de  V  Avenir,  nous 
lisons  :  «  Etouffée  sous  la  pesante  protection  des  gouvernements, 
devenue  l'instrument  de  leur  politique  et  le  jouet  de  leurs  caprices, 
elle  périssait  si  Dieu  lui-même,  dans  les  secrets  conseils  de  sa  Pro- 
vidence qui  veille  sans  cesse  sur  la  seule  société  qui  ne  finira 
jamais,  n'avait  préparé  son  affranchissement,  et  le  devoir  des  ca- 
tholiques est  aujourd'hui  de  coopérer  de  toute  leur  puissance  à  celte 
œuvre  de  salut  et  de  régénération.  Car,  enfin,  qu'ont-ils  à  désirer 
Binon  la  jouissance  effective  et  pleine  de  toutes  les  libertés  qu'on 
ne  peut  légitimement  ravir  à  aucun  homme,  la  liberté  religieuse, 
la  liberté  d'éducation,  et,  dans  l'ordre  civil  et  politique,  celles  d'où 
dépendent  la  sûreté  des  personnes  et  des  propriétés  avec  la  liberté 
de  la  Jurasse,  qui,  ne  l'oublions  pas,  est  la  plus  forte  garantie  de 
toutes  les  autres.  Souhaiter  autre  chose,  c'est  souhaiter  l'oppres- 
sion de  l'Eglise  et  la  ruine  de  la  foi.  Voilà  ce  que  tous  doivent 
vouloir,  parce  que  c'est  le  premier  intérêt  de  tous  ;  voilà  la  base 
sur  laquelle  les  hommes  sincèrement  attachés  à  l'ordre  peuvent  et 
doivent  s'unir  de  bonne  foi  et  sans  ombre  de  réticence. 

«  Et  qu'on  ne  s'effraie  pas,  encore  un  coup,  de  ce  qu'a  de  nouveau 
un  pareil  état ,  tout  n'est-il  pas  nouveau,  inouï,  dans  ce  qui  se  passe 
depuis  quarante  ans  ?  Il  y  a  des  époques  d'exception  où  l'on  ne 
doit  ni  se  conduire  ni  juger  d'après  les  maximes  et  les  règles  ordi- 
naires. Lorsque  rien  n'est  fixé  dans  le  monde,  ni  l'idée  du  droit  et 
du  pouvoir,  ni  l'idée  de  justice,  ni  l'idée  même  du  vrai,  on  ne  peut 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    103 

échapper  à  une  effroyable  succession  de  tyrannies  que  'par  un  immense 
développement  delà  liberté  individuelle,  qui  devient  la  seule  garantie 
possible  de  la  sécurité  de  chacun,  jusqu'à  ce  que  les  croyances 
sociales  se  soient  raffermies,  et  que  les  intelligences,  dispersées 
pour  ainsi  dire  dans  l'espace  sans  bornes,  recommencent  à  graviter 
vers  un  centre  commun. 

«  Saisissons-nous  donc  avec  empressement  de  la  portion  de  liberté 
que  les  lois  nous  accordent,  et  usons-en  pour  conquérir  toute  celle 
qui  nous  est  due,  si  on  nous  la  refusait.  11  ne  s'agit  pas  de  s'isoler 
et  de  s'ensevelir  lâchement  dans  une  indolence  stupide.  Catholi- 
ques, apprenons  à  réclamer,  à  défendre  nos  droits,  qui  sont  les 
droits  de  tous  les  Français,  les  droits  de  quiconque  a  résolu  de  ne 
ployer  sous  aucun  joug,  de  repousser  toute  servitude,  à  quelque 
titre  qu'elle  se  présente  et  de  quelque  nom  qu'on  la  déguise.  On 
est  libre  quand  on  veut  l'être  ;  on  est  libre  quand  on  sait  s'unir,  et 
combattre,  et  mourir  plutôt  que  de  céder  la  moindre  portion  de 
ce  qui  seul  donne  du  prix  à  la  vie  humaine.  Il  y  a  des  choses  du 
temps,  soumises  à  ses  inévitables  vicissitudes;  il  y  a  des  choses 
éternelles  :  ne  les  confondons  pas.  Dans  le  grand  naufrage  du  passé 
tournons  nos  regards  vers  l'avenir,  car  il  sera  pour  nous  tel  que 
nous  le  ferons.  Rallions-nous  franchement,  complètement,  à  tout 
■pouvoir  qui  maintiendra  Tordre  et  se  légitimera  par  la  justice  et 
le  respect  des  droits  de  tous.  Nous  ne  lui  demandons  aucun  privi- 
lège, nous  lui  demanderons  la  liberté,  lui  offrant  notre  force  en 
échange.  Mais,  qu'on  le  sache  bien,  dans  l'entraînement  d'une 
passion  aveugle,  qui  que  ce  soit  qui  oserait  tenter  de  nous  impo- 
ser des  fers,  nous  avons  juré  de  les  briser  sur  sa  tête  (1).  » 

Telle  est,  expliquée  par  lui-même,  la  situation  de  Lamennais. 
Premièrement,  il  est  pour  l'action  et  n'admet  pas,  comme  le  vou- 
laient les  légitimistes,  qu'on  fît  le  vide  à  l'intérieur  et  qu'on  s'iso- 
lât dans  rinertie  ;  secondement  sous  une  constitution  qui  se  dit  li- 
bérale, il  s'appuie  sur  la  constitution  pour  revendiquer  la  liberté 
de  l'Eglise  :  il  se  fait  de  la  constitution  un  bouclier  et  une  arme  pour 

(l)  Du  catholicisme  dans  ses  rapports  avec  la  société  politique,  p.  81. 


104  CHAPITRE    III 

le  combat  ;  troisièmement,  la  raison  qui  le  détermine  à  ce  parti, 
c'est,  outre  la  nécessité  qui  l'impose,  la  volonté  d'arracher  l'Eglise 
à  l'oppression  gallicane  du  pouvoir  civil  ;  quatrièmement,  dans  l'é- 
miettement  de  la  société  et  le  désarroi  des  esprits,  il  se  couvre  de 
la  liberté  pour  se  soustraire  à  la  tyrannie  des  libres-penseurs. 
Tyrannie  du  libéralisme,  tyrannie  du  gallicanisme  :  voilà  ce  que 
repousse  Lamennais.  Homme  d'action,  il  s'accommode  aux  temps 
et  aux  circonstances  :  il  leur  emprunte  les  éléments  de  la  force  et 
les  secrets  de  la  victoire.  L'Eglise  et  le  Saint-Siège  sont  toujours  les 
premiers  dans  ses  amours  et  dans  sa  foi  :  c'est  pour  eux  seule- 
ment qu'il  se  jette  dans  cette  brûlante  arène  et  combat  à  la  fois  tou- 
tes les  tyrannies.  La  situation  de  V Avenir  est  parfaitement  ortho- 
doxe et  vivifiée  par  la  vigoureuse  piété  de  tous  les  rédacteurs. 

L'effet  du  journal  fut  incomparable.  Cinq  articles  de  Lamennais, 
deux  de  Gerbet,  sept  de  Lacordaire  produisirent,  dans  les  seize  pre- 
miers numéros,  un  retentissement  prodigieux.  Les  prêtres  lisaient 
partout  VAvenii'  et  partout  le  colportaient,  disant  tout  haut  qu'il 
faudrait  l'imprimer  en  lettres  d'or.  Chaque  matin,  sous  l'influence 
de  ce  principe  que  la  liberté  ne  se  donne  pas,  mais  se  prend,  on 
sonnait  la  charge,  on  enregistrait  les  faits  d'armes  de  la  veille  et  on 
lisait  l'ordre  de  la  journée.  On  parlait  au  clergé  comme  à  une  armée 
rangée  en  bataille  ;  on  lançait  en  éclaireurs  les  plus  ardents  ;  on 
stimulait  le  zèle  des  retardataires,  on  attachait  au  pilori  les  déser- 
teurs. Les  chefs  étaient  harangués,  les  plans  de  campagne  indiqués 
d'avance,  sans  rien  craindre  des  espions,  car  l'ennemi  était  loya- 
lement prévenu,  mais  en  même  temps  signalé  et  poursuivi  à 
outrance.  Comme  autrefois  Balaam  bénissant  malgré  lui  le  peu- 
ple élu,  les  ennemis  passaient  devant  les  champions  de  l'Eglise,  et, 
forcés  d'admirer,  inclinaient  leur  drapeau  et  saluaient  de  l'épée. 
Et  pourtant  on  ne  songeait  guère  à  les  ménager.  Philosophes,  bri- 
seurs de  croix,  ministres,  ombres  de  proconsuls,  doctrinaires,  bour- 
geois, gallicans,  tous  étaient  attaqués  à  la  fois.  Les  résistances  irri- 
taient la  fougue  des  combattants  ;  il  semblait  que  le  soleil  se  cou- 
cherait toujours  trop  tôt  sur  leur  belliqueuse  ardeur.  La  patience 
et  les  ménagements  étaient  peu  en  faveur  dans  cette  stratégie.  On 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      105 

voulait,  non  pas  demain,  mais  tout  de  suite;  on  arracherait  de 
vive  force  et  à  la  pointe  de  l'épée  ce  qu'on  refuserait  d'accorder  de 
i3onne  grâce  (1). 

Le  but  de  Lamennais  était  d'exploiter  la  révolution  au  profit 
du  catholicisme  et,  pour  qu'elle  le  dirigeât,  de  pousser  l'Eglise 
aux  avant-postes  du  mouvement.  But  généreux,  entreprise  hé- 
roïque, mais  dans  une  situation  obscure,  où  le  choix  des  moyens  et 
l'emploi  des  ressources  exigeaient  une  rare  prudence.  Or  dans  La- 
mennais on  trouvait  plutôt  Tintrépidité  du  soldat  que  la  prudence 
du  général  et  la  réserve  du  diplomate.  Son  grand  art  était  de 
pousser  à  fond  et  de  se  couvrir  en  attaquant.  Dans  le  choix  des 
moyens,  il  fut  radical  ;  dans  le  maniement  des  armes,  il  poussa 
ses  hommes  comme  des  soldats  montant  à  l'assaut.  C'est  ici  qu'il 
faut  se  rendre  compte  des  témérités  de  sa  stratégie. 

Le  premier  expédient  que  proposait  VAvenù^  c'était  la  sépara- 
tion de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Lui  qui,  dans  sa  guerre  contre  le  gal- 
licanisme, avait  repoussé  cette  séparation  comme  une  porte  ou- 
verte à  l'absolutisme  et  à  l'esclavage,  la  réclamait  maintenant 
comme  une  source  de  liberté  et  une  sauvegarde  pour  l'Eglise.  A 
son  avis,  l'avènement  d'un  régime  irréligieux  donnait  plus  d'à-pro- 
pos  à  cette  mesure,  car  elle  allait  préserver  l'Eglise  non  seulement 
des  tyrannies  législatives  communes  aux  temps  modernes,  mais 
encore  du  mauvais  recrutement  de  l'épiscopat,  fléau  manifeste  du 
nouveau  régime.  Pour  conjurer  ce  malheur  et  décliner  toute  soli- 
darité fâcheuse,  il  suffirait  de  trois  opérations  :  Que  le  clergé  dé- 
clarât le  Concordat  de  1801  aboli  ;  qu'il  renonçât  au  traitement 
de  l'Etat  et  qu'il  remplaçât  la  nomination  royale  aux  évéchés  par 
l'élection  canonique.  Certes,  ce  désir  d'affranchissement  était  légi- 
time ;  mais  à  quels  expédients  se  confiait  le  réformateur.  D'abord 
il  était  faux  que  la  charte  de  1830,  même  en  constituant  le  pou- 
voir athée,  eût  violé  le  Concordat  et  l'eût  résilié  sans  l'assentiment 
formel  des  parties.  Ensuite,  en  refusant  son  traitement,  le  clergé 
s'émancipait  jusqu'à  un  certain  point  de  TElal,  mais  ne  possédant 

(1)  Ricard,  Lamennais,  p.  234  et  passim. 


106  CHAPITRE    m 

pas  de  biens-fonds,  ni  de  rentes,  il  tombait  sous  la  dépendance 
plus  fâcheuse,  très  douteuse  et  toujours  humiliante  de  simples 
fidèles.  Se  figure-t-on  l'existence  des  prêtres  soumise  à  tous  les 
despolismes  municipaux  î  le  ministre  'des  autels  obligé  par  la  faim 
de  se  faire  le  parasite  d'une  opulence  qu'il  doit  souvent  réprimer  ! 
l'hypocrisie  tentant  le  sacerdoce  par  des  offrandes  simoniaques! 
les  hommes  revêtus  d'un  caractère  sacré,  condamnés  à  toujours 
recevoir,  sans  jamais  donner.  Quant  à  la  nomination  royale,  l'Etal 
y  renoncerait-il,  parce  que  nous  lui  ferions  remise  de  sa  dette  ?  Les 
évêques  sont,  par  la  nature  des  choses,  des  personnages  trop  puis- 
sants, pour  qu'un  gouvernement  se  désintéresse  entièrement  de 
leur  choix  et  renonce  à  contrôler  leur  puissance.  D'ailleurs,  en 
s'isolant,  l'Eglise  n'exciterait-elle  pas  des  ombrages  plus  dange- 
reux que  ses  alliances,  et  les  pouvoirs  qui  n'auraient  pas  de  ga- 
rantie contre  elle  dans  un  traité,  n'en  chercheraient-ils  pas  dans 
la  persécution  ?  Les  propositions  de  Lamennais,  généreuses  sans 
doute,  étaient  donc  périlleuses  au  fond,  risquées  dans  les  formes  et 
peu  sûres  pour  assurer,  au  moins  immédiatement,  la  concorde  du 
sacerdoce  et  de  l'Empire.  Tout  au  plus  eût-on  pu  l'espérer  d'une 
longue  guerre  et  encore  cette  guerre  n'eût  pu  se  clore  que  par  un 
nouveau  traité,  c'est-à-dire  encore  par  un  Concordat. 

L'athéisme  social  posé  comme  principe  constitutionnel  suivait, 
comme  corollaire,  la  liberté  de  conscience.  Du  moins,  c'était  le 
raisonnement  de  Lamennais,  mais  il  dépassait  le  but.  Quand  l'E- 
tat admet  la  liberté  des  cultes,  l'Eglise  ne  secoue  pas  pour  cela  la 
poussière  de  ses  pieds  :  pour  éviter  un  plus  grand  mal  ou  dans 
l'espoir  de  quelque  bien,  elle  subit  l'outrage  de  l'égalité  civile  en- 
tre la  vérité  révélée  et  l'erreur  inventée  par  l'homme.  Lorsque 
cette  législation  existe,  l'Eglise  invoque  la  liberté  promise  à  tous 
pour  revendiquer  la  sienne  et  se  sert  d'une  loi  mauvaise  pour  obte- 
nir justice.  Mais  poser  en  principe  que,  même  en  dehors  des  néces- 
sités politiques,  la  liberté  de  conscience  entre  de  plein  droit  dans 
le  code  d'un  pays  catholique,  ce  serait  nier  les  traditions  et  le  bon 
sens.  La  société  a  des  devoirs  envers  la  reUgion,  l'affirmer,  ce 
n'est  pas  rallumer  les  bûchers  de  l'inquisition.  Que  si  les  constitu- 


LAMENNAIS  ET  LA  PRÇMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      107 

tions  politiques  proclament  l'indifférentisme,  le  catholicisme  s'en 
accommode,  mais  en  le  déplorant  ;  une  tolérance  plus  large  ne 
montrerait  point  en  lui  ces  entrailles  jalouses  qu'engendre  la 
possession  de  la  vérité. 

La  liberté  de  conscience  suppose  la  liberté  de  la  presse  ;  le  droit 
de  professer  tout  ce  que  l'on  croit,  implique  celui  de  le  propager 
et  de  le  défendre.  Pour  établir  cette  thèse,  VAvenii'  prenait  texte 
d'une  fausse  comparaison  sur  le  libre  combat  de  l'erreur  contre 
la  vérité  ;  il  croyait  que  la  vérité  à  la  longue  devait  toujours  triom- 
pher et  que  la  censure  ecclésiastique  approchait  d'un  attentat. 
C'était  encore  une  exagération.  Quand  il  le  faut,  l'Eglise  accepte 
la  liberté  de  la  presse  comme  un  pis  aller  ;  quand  elle  en  a  besoin, 
elle  l'invoque  comme  une  sauvegarde  ;  mais  jamais,  dans  sa  poli- 
tique sacrée,  elle  ne  l'établit  comme  un  idéal,  ni  même  comme 
un  droit  rigoureux.  C'est  sa  doctrine  que  la  vérité  seule  a  des  droits 
et  que  Terreur  n'en  a  point  ;  qu'il  y  a  des  crimes  de  la  pensée  et 
qu'il  faut  les  punir  ;  que  la  liberté  de  toutes  les  erreurs  aurait,  pour 
nécessaire  conséquence,  l'oppression  de  la  vérité.  Aussi,  dès  les 
temps  apostoliques,  elle  livrait  aux  flammes  des  ouvrages  dange- 
reux, et,  depuis,  elle  a  toujours  exercé  la  police  des  livres.  La  vé- 
rité seule  donne  la  vie  ;  et,  suivant  S.  Augustin,  il  n'y  a  rien  de 
plus  mortel  que  la  liberté  de  l'erreur. 

Cependant,  pour  conquérir  ces  fameuses  libertés,  il  fallait  un 
levier  qui  fît  triompher  le  droit  et  une  arche  d'alliance  qui  le  pro- 
tégeât après  son  triomphe.  L'association  fut  adoptée  comme  moyen, 
et  Lamennais  proposa  un  acte  d'union.  Les  rédacteurs  de  lM^?en^V 
font  appel  aux  citoyens  de  toutes  les  religions  et  de  tous  les  pays 
pour  la  défense  des  franchises  religieuses  et  une  agence  générale 
doit  procurer  les  fonds  nécessaires  cà  l'organisation  de  la  résistance 
contre  toutes  les  oppressions.  Certes,  ce  n'était  pas  là  cette  liberté 
d'association  réclamée  par  l'Eglise  pour  ses  communautés  reli- 
gieuses, sans  laquelle  le  Catholicisme  n'aurait  qu'une  existence 
tronquée  ;  c'était  une  fédération  révolutionnaire  dans  les  moyens, 
quoique  louable  dans  les  motifs.  N'était-ce  pas  encore  une  profes- 
sion solennelle  d'indifférentisme?  Sans  doute  la  propagande  par 


108  CHAPITRE    III 

persuasion  est  seule  possible  aujourd'hui  ;  maissila  vérité  ne  livre 
plus,  à  l'erreur,  de  batailles  sanglantes,  doit-elle  pour  cela  l'em- 
brasser? Or,  un  contrat  dans  lequel  les  catholiques  souscrivaient 
en  faveur  de  l'hérésie  attaquée,  était  une  alliance  immorale.  Le 
vrai  se  cotisant  pour  soutenir  la  liberté  du  faux,  lui  reconnaît  le 
droit  de  vivre,  l'égale  à  soi-même  et  abdique  par  tolérance. 

Enfin,  au  cas  où  les  efforts  de  l'association  ne  suffiraient  pas, 
quelle  serait  la  ressource  des  opprimés  et  la  dernière  raison  du 
droit  contre  la  violence?  Trois  solutions  étaient  en  présence  :  la 
première  déclarait  le  pouvoir  inamissible  ;  la  seconde  le  déclarait 
amissible,  mais  dans  des  conditions  déterminées  par  les  théolo- 
giens et  ratifiées  par  le  Pape;  la  troisième  ne  laissait  aux  conflits 
entre  pouvoir  et  sujets  d'autre  contrôle  que  la  force.  Soit  pour  se 
dépouiller  de  toute  apparence  gothique,  soit  pour  donner  à  ses 
facultés  de  tribun  plus  d'ouverture,  Lamennais  adopta  la  solution 
chrétienne,  mais  poussa  au  radicalisme.  Le  pouvoir,  à  ses  yeux, 
était  un  mandat  de  la  multitude,  restreint  par  les  conditions  du 
mandat,  révocable  en  cas  d'excès  ou  d'abus,  mais  révocable  par 
le  peuple  et  non  par  le  Pape.  Selon  lui,  les  catholiques  devaient 
«  briser  leurs  fers  sur  la  tête  des  tyrans...,  décidés  à  ne  pas  souffrir 
qu'on  les  abusât  par  des  promesses  vaines,  et  prêts,  s'il  le  fallait, 
à  combattre  et  à  mourir,  pour  arracher  au  pouvoir  aveuglé  qui 
oserait  trahir  ses  serments,  la  liberté  qui  leur  appartenait  (1)  ». 

Lamennais,  il  faut  le  dire,  n'entrait  pas  dans  tant  d'explications 
et  ne  donnait  pas  de  la  tête  dans  toutes  les  erreurs  que  nous  ve- 
nons de  signaler.  Ces  erreurs  devaient  ressortir  un  jour,  plus  ou 
moins  logiquement  de  son  système,  elles  n'étaient  pas  dans  sa 
pensée.  Lui,  comme  un  voyant  séduit  par  sa  vision,  il  ne  considé- 
rait que  son  but,  l'affranchissement  de  l'Eglise  ;  pour  la  restaura- 
tion du  Christianisme  en  Europe,  il  ne  prenait  conseil  que  des 
circonstances  et  des  obstacles  qu'elles  opposaient  à  son  dessein  ; 
puis  il  choisissait  les  moyens  les  plus  propres  à  briser  ces  obsta- 
cles. Son  programme  n'était  pas  une  affirmation  dogmatique,  un 

(1)  Avenir,  7  décembre  1830. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL      109 

plan  de  théologie  ;  c'était  un  plan  de  campagne,  un  projet  de  ba- 
taille. Ce  qu'il  voulait  c'était  décharger  l'Eglise  de  toute  conni- 
vence avec  ses  ennemis  ;  c'était  la  rendre  puissante  par  la  seule 
puissance  de  Dieu,  la  faire  rayonner  sur  le  monde  dans  tout 
l'éclat  de  sa  victoire.  Au  terme  de  sa  campagne,  un  nouveau  monde , 
un  monde  selon  Jésus-Christ  et  l'Evangile  devait  s'épanouir  dans 
sa  grâce  ;  enfin  allait  s'accomplir  ce  vœu  que  le  chrétien  doit  ré- 
péter jusqu'à  la  fin  des  temps  sans  le  voir  s'accomplir  jamais: 
Adveniat  regnum  tuum. 

Lamennais  commettait  la  faute  que  commettent,  dans  une  naïve 
simplicité,  beaucoup  de  chrétiens.  A  la  vue  de  ce  pauvre  monde 
fatigué  de  passions,  de  crimes  et  de  mécomptes,  il  rêvait,  non  pas 
de  nouveaux  cieux,  mais  une  nouvelle  terre.  Cette  terre  ne  lui  pa- 
raissait pas  trop  impropre  à  la  réalisation  du  paradis  terrestre, 
par  le  déploiement  des  efforts  humains.  Au  besoin,  il  ne  reculait 
pas,  pour  atteindre  un  si  séduisant  résultat,  devant  les  déchire- 
ments et  les  révolutions.  Mais  au  terme  des  ouragans  et  des  tem- 
pêtes, il  voyait  toujours  s'étaler  sous  son  regard  le  mirage  fasci- 
nateur  d'un  monde  où  il  n'y  a  plus  ni  péchés,  ni  larmes,  mais, 
dans  une  vertu  sans  tache,  un  bien-être  parfait.  Or,  comme  il  le 
dit  ailleurs,  la  patrie  n'est  point  ici-bas  ;  ici-bas  c'est  l'exil.  Dans 
l'exil  nous  suivons  notre  route  à  travers  des  chemins  difficiles; 
nous  nous  reposons  un  instant  dans  des  hôtelleries  d'un  jour  ;  puis 
debout,  marche,  marche,  voyageur.  L'illusion  du  bonheur  s'éloi- 
gne d'autant  plus  qu'on  parait  s'en  approcher  davantage  et  l'on 
n'arrive  à  la  réalité  de  l'éternel  amour  qu'en  passant  par  la  tombe. 

Ces  illusions  prêtaient  trop  belle  marge  aux  attaques.  D'autre 
part,  les  questions  posées  plaçaient  sur  une  mauvaise  pente  et  ne 
prêtaient  que  trop  aux  mauvaises  interprétations  :  les  adversaires 
ne  s'en  firent  pas  faute.  Dans  toutes  les  controverses,  il  faut  dis- 
tinguer ce  qu'on  dit  et  ce  que  l'on  ne  dit  pas.  Ce  que  l'on  ne  dit 
pas,  ce  sont  les  torts  qu'on  se  donne,  ce  sont  les  erreurs  que  l'ad- 
versaire veut  vous  arracher  et  auxquelles  on  se  cramponne  ;  ce 
qu'on  dit,  ce  sont  les  torts,  réels  ou  supposés,  de  notre  antagoniste, 
torts  qu'on  met  autant  d'art  à  grossir  qu'on  en  a  pour  dissimuler 


110 


CHAPITRE    m 


ses  torts.  Dans  l'espèce,  les  tenants  du  gallicanisme,  irrités  des 
coups  qu'ils  avaient  reçus  de  Lamennais,  voulaient  l'écraser,  et, 
pour  y  réussir,  exagéraient  violemment  ses  fautes  de  doctrine  ou 
de  conduite.  Quant  à  lui,  l'orage  ne  lui  faisait  pas  peur,  et,  s'il  fut 
resté  à  sa  batterie,  seul  avec  son  petit  service  de  jeunes  artilleurs, 
il  est  probable  qu'il  eût  défoncé  les  troupes  ennemies.  Lamennais 
cessa  le  feu  et  en  appela,  contre  la  cohue  de  ses  adversaires,  au 
jugement  du  Saint-Siège. 

Les  catholiques,  dit-il,  ont  commencé  depuis  un  an  un  grand 
combat,  qui  finira,  s'ils  persévèrent,  par  le  plus  beau  triomphe 
qui  ait  jamais  été  accordé  à  des  efforts  humains.  Le  monde  leur 
devra  la  liberté,  non  pas  cette  liberté  menteuse  et  destructive  qu'on 
suit  à  la  trace  du  sang,  et  qui,  après  d'horribles  dévastations,  abou- 
tit à  planter  un  sabre  sur  des  ruines  ;  mais  une  liberté  réelle,  fon- 
dée sur  le  respect  des  droits,  inséparable  de  l'ordre,  pure  comme 
le  ciel  où  elle  recevra  son  dernier  développement,  sainte  comme 
Dieu,  qui  en  a  gravé  l'ineffaçable  désir  dans  le  cœur  de  l'homme. 
Alors,  et  alors  seulement,  le  christianisme,  dégagé  des  nuages  qui 
le  voilent,  apparaîtra  de  nouveau  à  l'horizon  de  la  société  comme 
l'astre  qui  l'éclairé,  l'échauffé,  la  vivifie,  et  les  peuples,  tournant 
vers  lui  leurs  regards,  accompagneront  sa  course  magnifique  de 
leurs  chants  de  joie  et  des  hymmes  sans  cesse  renaissantes  de  leur 
amour...  Nous  qui  disons  ceci,  nous  qui  appelons  nos  frères  à  la 
défense  de  ce  qui  leur  est,  comme  à  nous,  plus  cher  que  mille  vies, 
est-ce  donc  que  nous  délaisserions  cette  cause  sacrée  ?  Que  Dieu 
nous  préserve  d'une  telle  honte  !  Si  nous  nous  retirons  un  moment, 
ce  n'est  point  par  lassitude,  encore  moins  par  découragement, 
c'est  pour  aller,  comme  autrefois  les  soldats  d'Israël,  consulter  le 
Seigneur  en  Silo.  On  a  mis  en  doute  notre  foi  et  nos  intentions  mê- 
mes, car,  en  ce  temps-ci,  que  n'attaque-t-on  pas?  Nous  quittons 
un  instant  le  champ  de  bataille,  pour  remplir  un  autre  devoir  éga- 
lement pressant.  Le  bâton  de  voyageur  à  la  main,  nous  nous  ache- 
minerons vers  la  Chaire  éternelle,  et  là,  prosternés  aux  pieds  du 
Pontife  que  Jésus-Christ  a  proposé  pour  guide  et  pour  maître  à 
ses  disciples,  nous  lui  dirons  :  «  0  Père,  daignez  abaisser  vos  re- 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL     111 

gards  sur  quelques-uns  d'entre  les  derniers  de  vos  enfants,  qu'on 
accuse  d'être  rebelles  à  votre  infaillible  et  douce  autorité  :  les  voilà 
devant  vous  ;  lisez  dans  leur  âme,  il  ne  s'y  trouve  rien  qu'ils  veuil- 
lent cacher;  si  une  de  leurs  pensées,  une  seule,  s'éloigne  des  vô- 
tres, ils  la  désavouent,  ils  l'abjurent.  Vous  êtes  la  règle  de  leurs 
doctrines  ;  jamais,  non  jamais  ils  n'en  connurent  d'autre.  0  Père, 
prononcez  sur  eux  la  parole  qui  donne  la  vie,  parce  qu'elle  donne 
la  lumière,  et  que  votre  main  s'étende  pour  bénir  leur  obéissance 
et  leur  amour. 

Lamennais,  Lacordaire  et  Montalembert,  «  les  trois  pèlerins  de 
Dieu  et  de  la  liberté,  »  prirent  le  chemin  de  Rome.  L'appel  au 
Pape  était  un  acte  de  vertu,  un  grand  et  fécond  exemple  ;  le  voyage 
de  Rome  était  une  maladresse.  Au  milieu  des  invectives  des  galli- 
cans, des  libérâtres  et  des  laquais, il  fallait  lâcher  les  thèses  risquées, 
préciser  d'une  manière  irréfragable  ses  principes  et  porter  la 
flamme  dans  le  camp  ennemi.  On  pouvait  même,  comme  O'Connell, 
agiter  l'opinion  et  pousser  ses  affaires  au  milieu  des  tempêtes. 
C'était  la  guerre,  mais  mieux  vaut  une  guerre  sainte  qu'une  paix 
compromettante.  Forcer  Rome  à  s'expliquer  sur  des  questions 
qu'elle  laissait  librement  débattre  depuis  un  an,  c'était  au  moins 
une  prétention  singulière.  Ne  pas  lui  savoir  un  gré  infini  de  son 
silence,  c'était  méconnaître  à  la  fois  toutes  les  exigences  et  tous 
les  avantages  de  la  situation.  Il  fallait  laisser  au  temps  le  soin  de 
tirer  les  choses  au  clair  ;  d'une  façon  si  ostensible,  mettre  le  Pape 
en  demeure,  surtout  quand  la  révolution  de  1830,  déchaînée  par 
toute  l'Europe,  mettait  l'Italie  en  feu  et  Rome  en  péril,  avec  les 
brandons  du  libéralisme.  Jamais  l'esprit  inquiet  qui  nous  est  pro- 
pre n'a  mis  la  sage  cour  de  Rome  plus  mal  à  son  aise. 

L'odyssée  des  trois  voyageurs  fut  une  longue  acclamation,  à 
travers  la  France  qu'ils  traversèrent  pour  venir  s'embarquer  à 
Marseille.  Après  vingt-cinq  jours  de  voyage,  ils  étaient  à  Rome.  A 
Rome,  l'accueil  fut  poli,  mais  froid  et  sans  aucune  ouverture  sur 
les  questions  agitées  par  YAveriir.  Les  trois  voyageurs  avaient  fait 
parvenir  au  Pape  un  mémoire  justificatif  de  leurs  principes  et 
de  leurs  actes  ;  des  notes  diplomatiques,  en  sens  contraires,  avaient 


112  CHAPITRE    m 

été  adressées  à  Rome  pour  faire  condamner  ces  trois  révolution- 
naires. C'était  l'honneur  de  Lamennais  que  ses  idées,  ses  livres,  son 
journal  fussent  devenus  une  affaire  européenne.  A  Rome,  comme 
partout,  les  hommes  sont  hommes  ;  une  affaire  n'agite  pas  l'Europe 
sans  qu'elle  ait,  à  Rome,  ses  contre-coups  et  des  représentants  pas- 
sionnés en  sens  contraire,  les  uns  par  conviction,  d'autres  par 
intérêt,  quelques-uns  par  malice  ou  par  faiblesse.  Les  Romains, 
pas  plus  que  les  autres  enfants  d'Adam,  ne  sont  des  anges.  Mais, 
à  Rome,  il  y  a  un  gouvernement  comme  il  ne  s'en  voit  nulle  pari, 
un  gouvernement  spirituel,  assisté  de  Dieu,  héritier  des  plus  for- 
tes traditions,  fait  pour  commander  à  l'humanité  jusqu'à  son  der- 
nier jour.  Dans  le  milieu  mondain  et  dans  la  clientèle  des  ambas- 
sades, il  y  eut  donc,  à  Rome,  du  pour  et  du  contre  ;  mais  au  Vatican, 
sur  le  sommet  de  la  montagne  où  le  Voyant  de  l'Eglise  rend  ses 
oracles,  on  ne  laisse  pas  approcher  les  passions  des  hommes.  Le 
cardinal-secrétaire  d'Etat  avait  accepté  une  visite  de  Lamennais, 
il  ne  put  le  recevoir  au  jour  dit  ;  mais  le  Pape  le  reçut  amicale- 
ment, sans  lui  parler  des  affaires  de  l'Aveiiii^;  il  ne  paraît  même 
pas  que  le  Mémoire  justificatif  des  rédacteurs  ait  été  remis  à  l'exa- 
men ni  d'une  congrégation  ni  d'une  commission.  Ces  procédés  n'a- 
vaient rien  d'encourageant  ;  ils  n'avaient,  non  plus,  rien  d'impro- 
batif.  On  était  censé  dire  à  Lamennais  que  c'était  à  lui  à  voir,  à  se 
corriger  sans  l'intervention  du  pouvoir  pontifical.  Le  fier  Breton 
ne  sut  comprendre  ni  le  côté  fâcheux  de  ses  démarches  ni  le  côté 
favorable  des  réticences  du  Saint-Siège.  «  Je  me  suis  souvent  éton- 
né, dit-il,  que  le  Pape,  au  lieu  de  déployer  envers  nous  cette  sévérité 
silencieuse  (remarquer  ces  deux  mots)  dont  il  ne  résultait  qu'une 
vague  et  pénible  incertitude,  ne  nous  eût  pas  dit  simplement  :  Vous 
avez  cru  bien  faire,  vous  vous  êtes  trompés.  Placé  à  la  tête  de  l'E- 
glise, j'en  connais  mieux  que  vous  les  intérêts,  les  besoins,  et  seul 
j'en  suis  juge.  En  désapprouvant  la  direction  que  vous  avez  don- 
née à  vos  efforts,  je  rends  justice  à  vos  intentions.  Allez,  et  désor- 
mais, avant  d'intervenir  en  des  affaires  aussi  délicates^,  prenez 
conseil  de  ceux  dont  l'autorité  doit  être  votre  guide  ».  Ce  peu  de 
paroles  aurait  tout  fini.  Jamais  aucun  de  nous  n'aurait  songé  à 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    113 

continuer  l'action  déjà  suspendue.  Pourquoi,  au  contraire,  s'obs- 
tina-t-on  à  nous  refuser  même  un  seul  mot  ?  Je  ne  m'explique  ce 
fait  que  par  les  intrigues  qui  environnaient  Grégoire  XVI,  par  les 
secrètes  calomnies  dont  la  haine  de  nos  adversaires  nous  noircis- 
sait dans  son  esprit,  et  aussi  par  cette  espèce  d'impuissance,  qui 
semble  inhérente  à  tous  les  pouvoirs,  de  croire  au  désintéresse- 
ment, à  la  sincérité  et  à  la  droiture.  » 

Lacordaire  rentra  en  France,  Montalembert  s'en  alla  voyager 
dans  le  midi  de  l'Italie  ;  Lamennais  resta  à  Rome,  sous  le  toit 
hospitalier  du  P.  Ventura,  dans  l'attente  de  ce  mot  qui  ne  vint 
pas.  Ne  voyant  et  n'espérant  aucune  solution  à  son  affaire,  La- 
mennais partit  à  son  tour,  disant  qu'il  allait  reprendre  son  journal. 
Les  trois  pèlerins  de  Dieu  et  de  la  liberté,  séparés  un  instant,  se 
rencontrèrent  à  Munich.  C'est  là  que  les  atteignit  l'encyclique 
Mirari  vos,  du  15  août  1832.  Ce  document  est,  pour  notre  ou- 
vrage, comme  la  grande  charte  de  la  vérité;  c'est,  contre  le  ca- 
tholicisme libéral,  un  argument  auquel  il  ne  pourra  jamais  se 
soustraire,  le  rocher  fatal  où  vient  s'évanouir  la  folie  de  ses  illu- 
sions, où  se  brise  la  fureur  de  son  fanatisme. 

Mais,  pour  bien  comprendre  la  portée  de  l'acte  pontifical,  il  faut 
nous  remettre  encore  sous  les  yeux  le  programme  de  Lamennais. 
Lamennais  ne  revendiquait  ni  comme  un  idéal  à  atteindre,  ni 
comme  un  bien  à  souhaiter,,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat, 
les  libertés  de  pensée  et  de  conscience,  de  presse  et  de  culte  ;  il 
les  acceptait  seulement  de  mains  hostiles  pour  les  retourner  con- 
tre l'adversaire  de  la  vérité  ;  il  les  acceptait  comme  une  nécessité 
de  circonstance,  dans  la  mesure  nécessaire  à  l'accomplissement 
de  son  dessein  ;  s'il  parlait  du  règne  de  toutes  les  libertés,  c'était 
dans  un  monde  où  elles  ne  créeraient  plus  de  péril  ;  pour  le  mo- 
ment, également  ennemi  de  l'absolutisme  et  du  libéralisme,  il 
voulait  également  réduire  leur  erreur  à  l'absurde  et  n'en  faire  sor- 
tir, avec  l'affranchissement  des  peuples,  que  le  triomphe  de  l'E- 
glise. C'était  son  programme,  plein  d'illusions,  mais  où  il  ne  paraît 
pas  que  son  esprit  ait  commis  de  bien  graves  fautes  contre  l'in- 
tégrité de  la  doctrine. 

8 


114  CHAPITRE    III 

V Avenir  préconisait  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  de  cons- 
cience, la  liberté  de  discussion,  par  les  mêmes  raisons  qu'on  a 
avancées  maintes  fois  depuis,  raisons  politiques  principalement 
tirées  de  l'esprit  du  XIX^  siècle.  C'était  la  nécessité  d'établir  ce 
que  Ton  a  depuis  appelé,  suivant  les  circonstances,  l'accord  du 
catholicisme  avec  la  liberté,  l'accord  du  catholicisme  avec  la  dé- 
mocratie, l'accord  du  catholicisme  avec  la  monarchie  constitu- 
tionnelle. Au  fond,  ce  qu'ils  voulaient  réaliser,  c'était  l'accord  de 
la  foi  avec  le  libre  examen,  l'accord  de  l'esprit  du  monde  avec 
l'esprit  de  Dieu.  Au  demeurant,  personne  ne  conteste  ce  qu'il  y 
avait  de  sincérité  dans  cette  tentative.  Dans  leur  ardeur  de  tout 
gagner  à  Jésus-Christ,  les  rédacteurs  de  V Avenir,  jeunes  et  enthou- 
siastes, étaient  aussi  désintéressés  que  dévoués  ;  ils  ne  cherchaient 
ni  plaisirs,  ni  honneurs,  ni  grandeurs  ;  ils  se  contentaient  pourvu 
que  Jésus-Christ  régnât  sur  la  France,  mais  ils  voulaient  que  la  re- 
ligion fît,  à  l'esprit  humain,'  les  concessions  que  l'esprit  humain 
doit  lui  faire  et  qu'ils  n'osaient  pas  lui  demander.  Au  catholicis- 
me, ils  prêchaient  l'accord  avec  la  liberté,  quand  il  fallait  prêcher, 
à  la  Uberté,  l'accord  avec  le  catholicisme.  C'était  la  liberté  qu'il 
fallait  instruire,  à  qui  il  fallait  enseigner  ses  limites,  ses  règles, 
ses  devoirs  envers  la  vérité  ;  à  qui  il  fallait  montrer  qu'elle  est  so- 
lidaire des  destinées  de  l'Eglise,  et  que  partout  où  PEglise  n'est 
point  libre,  il  existe  peut-être  des  libertés  de  caste,  des  privilèges 
d'aristocratie  ou  de  bourgeoisie,  mais  point  de  liberté  populaire, 
point  de  vraie  et  durable  liberté.  Malheureusement  ces  ardents 
esprits  ne  se  l'osaient  pas  dire,  ou  ne  le  pouvaient  pas  assez  com- 
prendre. D'ailleurs  l'expérience  du  vrai  caractère  libéral  leur 
manquait.  L'époque  était  pleine  d'émotion  et  d'enivrement.  Dans 
le  camp  ennemi,  beaucoup  déjeunes  têtes  se  tournaient  vers  l'i- 
dole de  la  liberté  pour  tous.  Pourvu  qu'on  échangeât  avec  eux 
quelques  poignées  de  main,  nos  jeunes  apôtres  croyaient  avoir 
tout  gagné.  Ah  1  ils  ignoraient  que  sous  la  peau  de  l'agneau  libé- 
ral, il  y  a  presque  toujours  un  loup  déguisé,  un  Guillot,  berger 
d'un  troupeau  qu'il  veut  dévorer. 

Rome  avait  regardé  le  drapeau  de  VAvetiir  avec  cette  vigilance 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    115 

calme  qui  lient  compte  des  bons  désirs  et  laisse  aux  opinions  toute 
la  carrière  qu'elles  doivent  avoir  pour  être  sainement  jugées.  Les 
rédacteurs  de  ïAvenir  disaient  à  Rome,  que  si  elle  refusait  de  les 
approuver,  il  en  résulterait  deux  conséquences  :  «  La  première 
qu'il  serait  désormais  impossible  d'opposer  aucune  résistance  aux 
oppresseurs  de  l'Eglise  ;  et  le  mal,  dès  lors,  croîtrait  avec  une  ra- 
pidité incalculable.  La  seconde  que  cette  immense  partie  de  la 
population,  qui,  en  France  et  dans  les  pays  circonvoisins,  était 
devenue  l'ennemi  du  catholicisme,  parce  qu'elle  le  supposait  hos- 
tile aux  libertés  civiles,  et  qui  commençait  à  s'en  rapprocher  de- 
puis la  publication  de  VAvetii?',  se  persuadant  que  les  principes 
établis  dans  ce  journal  sont  désavoués  à  Rome,  s'éloignerait  de  la 
religion,  et  avec  plus  de  haine  que  jamais.  Ainsi  parlait  l'esprit 
du  XIX''  siècle,  par  la  bouche  de  tous  ces  catholiques,  si  sincères 
et  si  zélés,  qui  eussent  donné  leur  sang  pour  le  triomphe  de  l'E- 
glise. Ainsi  ont  parlé  depuis  beaucoup  de  catholiques  libéraux. 
Or  voici,  par  l'encyclique  Mirari  vos,  ce  que  leur  répond  l'esprit 
de  Dieu. 

Le  pontife  commence  par  une  terrible  peinture  des  maux  du 
temps  :  «  C'est  le  triomphe  d'une  méchanceté  sans  retenue,  d'une 
science  sans  pudeur,  d'une  licence  sans  bornes.  Les  choses  saintes 
sont  méprisées,  et  la  majesté  du  culte  divin,  qui  est  aussi  puis- 
sante que  nécessaire,  est  blâmée,  profanée,  tournée  en  dérision 
par  des  hommes  pervers.  De  là,  la  saine  doctrine  se  corrom[)t, 
et  les  erreurs  de  tout  genre  se  propagent  audacieusement.  Ni  les 
lois  saintes,  ni  la  justice,  ni  les  maximes,  ni  les  règles  les  plus 
respectables  ne  sont  à  l'abri  des  atteintes  des  langues  d'iniquité. 
Cette  Chaire  du  bienheureux  Pierre  où  nous  sommes  assis,  et  oij 
Jésus-Christ  a  posé  le  fondement  de  son  Eglise,  est  violemment 
agitée,  et  les  liens  de  Tunité  s'affaiblissent  et  se  rompent  de  jour 
en  jour.  La  divine  autorité  de  l'Eglise  est  attaquée,  ses  droits  sont 
anéantis;  elle  est  soumise  à  des  considérations  terrestres  et  ré- 
duite à  une  honteuse  servitude  ;  elle  est  livrée,  par  une  profonde 
injustice,  à  la  haine  des  peuples.  L'obéissance  due  aux  évêques 
est  enfreinte,  et  leurs  droits  sont  foulés  aux  pieds.  Les  académies 


116  CHAPITRE    ÏII 

et  les  gymnases  retentissent  horriblement  d'opinions  nouvelles  et 
monstrueuses,  qui  ne  sapent  plus  la  foi  catholique  en  secret  et  par 
des  détours,  mais  qui  lui  font  ouvertement  une  guerre  publique  et 
criminelle  :  car,  quand  la  jeunesse  est  corrompue  par  les  maximes 
et  par  les  exemples  de  ses  maîtres,  le  désastre  de  la  religion  est 
bien  plus  grand  et  la  perversité  des  mœurs  devient  plus  profonde. 
Ainsi,  lorsqu'on  a  secoué  le  frein  de  la  religion  par  laquelle  seule 
les  royaumes  subsistent  et  l'autorité  se  fortifie,  nous  voyons  s'a- 
vancer progressivement  la  ruine  de  l'ordre  public,  la  chute  des 
princes,  le  renversement  de  toute  puissance  légitime.  Cet  amas  de 
calamités  vient  surtout  de  la  conspiration  de  ces  sociétés,  dans 
lesquelles  tout  ce  qu'il  y  a  eu,  dans  les  hérésies  et  dans  les  sectes 
les  plus  criminelles,  de  sacrilège,  de  honteux  et  de  blasphéma- 
toire, s'est  écoulé  comme  dans  un  cloaque,  avec  le  mélange  de 
toutes  les  ordures.  » 

Ayant  ainsi  décrit  le  mal,  le  Souverain  Pontife  indique  le  re- 
mède. Il  exhorte  d'abord  les  évéques  à  ne  pas  se  laisser  dominer 
par  la  crainte,  à  ne  pas  s'endormir  dans  un  lâche  repos  ;  mais  à 
se  réunir  à  lui  pour  défendre  dans  l'unité  du  même  esprit  la  cause 
commune,  ou  plutôt  la  cause  de  Dieu,  pour  le  salut  de  tout  le 
peuple.  Ils  rempliront  ce  devoir  si,  veillant  sur  eux  et  sur  la  doc- 
trine, ils  se  i'appellent  sans  cesse  que  V Eglise  universelle  est  phran- 
lée  par  quelque  nouveauté  que  ce  soit,  et  que  suivant  l'avis  du  pape 
saint  Agathon,  rien  de  ce  qui  a  été  défini  ne  doit  être  retranché,  ou 
changé,  ou  ajouté,  mais  qu  il  faut  le  conserver  pur  et  pour  le  sens  et 
pour  l'expression.  Les  évéques  doivent  donc  travailler  à  conserver 
le  dépôt  de  la  foi  au  milieu  de  la  conspiration  des  impies  ;  pro- 
clamer que  le  jugement  sur  la  saine  doctrine  et  le  gouvernement 
de  l'Eglise  appartiennent  au  Pontife  romain,  que  c'est  le  devoir 
de  chaque  évoque  de  s'attacher  à  la  chaire  de  Pierre,  et  de  gou- 
verner le  troupeau  qui  lui  est  confié;  que  c'est  le  devoir  des 
prêtres  d'élre  soumis  aux  évéques,  et  de  ne  rien  faire  dans  le  mi- 
nistère, de  n'enseigner,  ni  prêcher  sans  la  permission  de  Vévêque, 
à  la  foi  duquel  le  peuple  est  confié,  et  auquel  on  demandera  compte 
du  salut  des  âmes.  En  un  mot,  la  hiérarchie  sacrée  étant   seule 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    117 

instituée  de  Dieu  pour  le  gouvernement  spirituel  des  peuples,  c'est 
en  elle,  c'est  dans  les  conditions  de  sa  force  que  consiste  princi- 
palement le  remède  aux  maux  de  la  société  chrétienne.  Voilà  ce 
que  le  pape  fait  entendre  d'abord  à  ceux  qui  ont  mis  leur  confiance 
dans  leurs  propres  pensées. 

«  Ce  serait  une  chose  coupable  et  tout  à  fait  contraire  au  res- 
pect avec  lequel  on  doit  recevoir  les  lois  de  l'Eglise,  qued'improu- 
ver  par  un  dérèglement  insensé  d'opinion  la  discipline  établie 
par  elle  et  qui  renferme  Padministration  des  choses  saintes,  la 
règle  des  mœurs,  et  les  droits  de  l'Eglise  et  de  ses  ministres  ;  ou 
bien  de  signaler  cette  discipline  comme  opposée  aux  principes 
certains  du  droit  de  la  nature  ou  delà  présenter  comme  douteuse, 
imparfaite  et  soumise  à  l'autorité  civile. 

«  Comme  il  est  constant  que  l'Eglise  a  été  instruite  par  Jésus- 
Christ  et  ses  apôtres,  et  qu'elle  est  enseignée  par  V Esprit-Saint  qui 
Lui  suggère  incessamment  toute  vérité,  il  est  tout  à  fait  absurde  et 
souverainement  injurieux  pour  elle  que  l'on  mette  en  avant  une- 
certaine  restauration  ou  régénération  comme  nécessaire  pour  pour- 
voir à  sa  conservation  et  à  son  accroissement,  comme  si  elle  pou- 
vait être  censée  exposée  à  la  défaillance,  à  l'obscurcissement,  ou 
à  d'autres  inconvénients  de  cette  nature.  Le  but  des  novateurs,  en 
cela,  est  de  jeter  les  fondements  d'une  institution  humaine  récente, 
et  de  faire,  ce  que  saint  Cyprien  avait  en  horreur,  que  l'Eglise 
devienne  toute  humaine.  Que  ceux  qui  forment  de  tels  desseins 
considèrent  bien  que  c'est  au  seul  pontife  romain,  suivant  le  té- 
moignage de  saint  Léon,  que  la  dispensation  des  canons  a  été  con- 
fiée, et  qu'il  lui  appartient  à  lui  seul,  et  non  à  un  particulier,  de 
prononcer  sur  les  règles  anciennes,  et  ainsi,  comme  l'écrit  saint 
Gélase,  de  peser  les  canons  et  d'apprécier  les  règlements  de  ses  pré- 
décesseurs, pour  tempérer,  après  un  examen  convenable,  ceux  aux- 
quels la  nécessité  des  temps  et  l'intérêt  des  églises  demandent  quel- 
ques adoucissements.  » 

Après  avoir  posé  ces  règles,  le  Pontife  vient  directement  à  cette 
erreur  fondamentale,  où  il  montre  la  source  de  Tindifférentisme. 
«  Nous  arrivons  maintenant  à  une  autre  cause  des  maux  dont 


il8  HAPITRE    III 

nous  gémissons  de  voir  l'Eglise  affligée  en  ce  moment,  savoir,  à 
cet  indifférenlisme  ou  à  cette  opinion  perverse  qui  s'est  répandue 
de  tous  côtés  par  les  artifices  des  méchants,  et  d'après  laquelle  on 
pourrait  acquérir  le  salut  éternel  par  quelque  profession  de  foi 
que  ce  soit,  pourvu  que  les  mœurs  soient  droites  et  honnêtes  :  il 
ne  nous  sera  pas  difficile,  dans  une  matière  si  claire  et  si  évidente, 
de  repousser  une  erreur  aussi  fatale  du  milieu  des  peuples  confiés 
à  vos  soins.  Puisque  Tapôtre  nous  avertit  qu'?7  n'y  a  qu'un  Dieu, 
une  foi,  un  baptême,  ceux-là  doivent  craindre  qui  s'imaginent  que 
toute  religion  olîre  les  moyens  d'arriver  au  bonheur  éternel,  et  ils 
doivent  comprendre  que,  d'après  le  témoignage  du  Sauveur 
même,  ih  sont  contre  le  Chnst  puisqiiils  ne  sont  pas  avec  lui,  et 
qu'ils  dissipent  malheureusement,  puisqu'ils  ne  recueillent  point 
avec  lui  ;  et  par  conséquent  qu'il  est  hors  de  doute  qu'ils  périront 
éternellement,  s'ils  ne  tiennent  la  foi  catholique  et  s'ils  ne  la  gar- 
dent entière  et  inviolable. 

'  «  De  cette  source  infecte  de  l'indifTérentisme  découle  cette 
maxime  absurde  et  erronée,  ou  plutôt  ce  délire,  qu'il  faut  assurer 
et  garantir  à  qui  que  ce  soit  la  liberté  de  conscience.  On  prépare  la 
voie  à  cette  principale  erreur  par  la  liberté  d'opinion  pleine  et  sans 
bornes  qui  se  répand  au  loin  pour  le  malheur  de  la  société  reli- 
gieuse. Mais,  disait  saint  Augustin,  qui  peut  mieux  donner  la  mort 
à  l'âme  que  la  liberté  de  l'erreur?  En  effet,  tout  frein  étant  ôté  qui 
pût  retenir  les  hommes  dans  les  sentiers  de  la  vérité,  leur  nature 
inclinée  au  mal  tombe  dans  un  précipice  ;  et  nous  pouvons  dire 
en  vérité  que  le  puits  de  l'abîme  est  ouvert,  ce  puits  d'oii  saint 
Jean  vit  monter  une  fumée  qui  obscurcit  le  soleil,  et  sortir  des 
sauterelles  qui  ravagèrent  la  terre.  De  là,  le  changement  des 
esprits,  une  corruption  plus  profonde  de  la  jeunesse,  le  mépris  des 
choses  saintes  et  des  lois  les  plus  respectables  répandu  parmi  le 
peuple,  en  un  mot,  le  tléau  le  plus  mortel  pour  la  société,  puisque 
l'expérience  a  fait  voir  que  les  Etats  qui  ont  brillé  par  leurs  ri- 
chesses, par  leur  puissance,  par  leur  gloire,  ont  péri  par  ce  seul 
mal,  la  liberté  des  opinions,  la  licence  des  discours  et  l'amour  des 
nouveautés. 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL   119 

«  Là  se  rapporte  cette  liberté  funeste  et  dont  on  ne  peut  avoir 
assez  d'horreur,  la  liberté  de  la  librairie  pour  publier  quelque 
écrit  que  ce  soit,  liberté  que  quelques-uns  osent  solliciter  et  éten- 
dre avec  tant  de  bruit  et  d'ardeur.  Nous  sommes  épouvanté,  Vé- 
nérables Frères,  en  considérant  de  quelles  doctrines  ou  plutôt  de 
quelles  erreurs  monstrueuses  nous  sommes  accablés,  et  en  voyant 
qu'elles  se  propagent  au  loin  et  partout  par  une  multitude  de 
livres  et  par  des  écrits  de  toutes  sortes,  qui  sont  peu  de  chose 
pour  le  volume,  mais  qui  sont  remplis  de  malice,  et  d'oii  il  sort 
une  malédiction  qui,  nous  le  déplorons,  se  répand  sur  la  face  de 
la  terre.  Il  en  est  cependant,  ô  douleur  !  qui  se  laissent  entraîner 
à  ce  point  d'impudence,  qu'ils  soutiennent  opiniâtrement  que  le 
déluge  d'erreurs  qui  sort  de  là  est  assez  bien  compensé  par  un  livre 
qui,  au  milieu  de  ce  déchaînement  de  perversité,  paraîtrait  pour 
défendre  la  religion  et  la  vérité.  Or,  c'est  certainement  une  chose 
illicite  et  contraire  à  toutes  les  notions  de  l'équité,  de  faire  de 
dessein  prémédité  un  mal  certain  et  plus  grand,  parce  qu'il  y  a 
espérance  qu'il  en  résultera  quelque  bien.  Quel  homme  en  son  bon 
sens  dira  qu'il  faut  laisser  répandre  librement  les  poisons,  les 
vendre  et  transporter  publiquement,  les  boire  même,  parce  qu'il 
y  a  un  remède  tel  que  ceux  qui  en  usent  parviennent  quelquefois 
à  échapper  à  la  mort? 

«  D'après  la  constante  sollicitude  avec  laquelle  le  Saint-Siège  s'est 
efforcé  dans  tous  les  temps  de  condamner  les  livres  suspects  et 
nuisibles,  et  de  les  retirer  des  mains  des  fidèles,  il  est  assez  évi- 
dent combien  est  fausse,  téméraire,  injurieuse  au  Saint-Siège  et 
féconde  en  maux  pour  le  peuple  chrétien,  la  doctrine  de  ceux 
qui  non  seulement  rejettent  la  censure  des  livres  comme  un  joug 
onéreux,  mais  en  sont  venus  à  ce  point  de  malignité  qu'ils  la  pré- 
sentent comme  opposée  aux  principes  du  droit  et  de  la  justice,  et 
qu'ils  osent  refuser  à  l'Eglise  le  droit  de  l'ordonner  et  de  l'exer- 
cer. » 

Durus  est  hic  sermo  ! 

S'élevant  ensuite  contre  les  doctrines  et  les  actions  qui  ébran- 
lent la  soumission  duc  aux  princes,  le  Saint  Père  cite  le  texte  fa- 


120  CHAPITRE   III 

meux  de  saint  Paul  :  //  n'y  a  point  de  puissance  qui  ne  vienne  de 
Dieu.  Ainsi,  celui  qui  résiste  à  la  puissance  résiste  à  iordre  de 
Dieu,  et  ceux  qui  résistent  s'attirent  la  condamnation  à  eux-mêmes. 
Il  rappelle  les  exemples  des  premiers  chrétiens,  s'élève  avec  éner- 
gie contre  «  la  méchanceté  de  ceux  qui,  tout  enflammés  de  l'ar- 
deur immodérée  d'une  liberté  audacieuse,  s'appliquent  de  toutes 
leurs  forces  à  ébranler  et  à  renverser  tous  les  droits  des  puissan- 
ces, tandis  qu'au  fond  ils  n'apportent  aux  peuples  que  la  servitude 
sous  le  masque  de  la  liberté  ». 

Grégoire  XYI  n'est  pas  moins  sévère  sur  la  séparation  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  :  «  Nous  n'aurions  rien  à  présager  de  plus  heureux 
pour  la  religion  et  pour  le  gouvernement,  en  suivant  les  vœux  de 
ceux  qui  veulent  que  l'Eglise  soit  séparée  de  l'Etat,  et  que  la  con- 
corde mutuelle  de  l'Empire  avec  le  sacerdoce  soit  rompue.  Car  il 
est  certain  que  cette  concorde,  qui  fut  toujours  si  favorable  et  si 
salutaire  aux  intérêts  de  la  religion  et  à  ceux  de  l'autorité  civile, 
est  redoutée  par  les  partisans  d'une  liberté  effrénée.  » 

Grégoire  XVI  réprouve  les  alliances  conclues  dans  l'intérêt  delà 
religion  avec  des  gens  hostiles  à  la  religion  ou  sans  aucune  reli- 
gion. C'était  un  des  avantages  que  le  nouveau  parti  se  félicitait  le 
plus  d'avoir  réalisés. 

«  Aux  autres  causes  d'amertume  et  d'inquiétude  qui  nous  toui'- 
mentent  et  nous  affligent  principalement  dans  l'intérêt  commun, 
se  sont  jointes  certaines  associations  et  réunions  marquées,  où  l'on 
fait  cause  commune  avec  des  gens  de  toute  religion,  et  même  des 
fausses,  et  où,  en  feignant  le  respect  pour  la  religion,  mais  vrai- 
ment par  la  soif  de  la  nouveauté,  et  pour  exciter  partout  des  sé- 
ditions, on  préconise  toute  espèce  de  liberté,  on  excite  des  trou- 
bles contre  le  bien  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  on  détruit  l'autorité  la 
plus  respectable.  »  Le  Saint  Père  termine  en  recommandant  de 
nouveau  aux  évêques  de  se  couvrir  du  bouclier  de  la  foi  et  de 
combattre  courageusement  pour  le  Seigneur.  «  Montrez-vous, 
dit-il,  comme  un  rempart  contre  tout  ce  qui  s'élève  en  opposition 
à  la  science  de  Dieu.  Tirez  le  glaive  de  l'esprit  qui  est  la  parole 
de  Dieu,  et  que  ceux  qui  ont  faim  de  la  justice  reçoivent  de  vous 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL   121 

le  pain  de  cette  parole.  »  Embrassant  tout  dans  sa  sollicitude 
paternelle,  il  les  presse  d'exhorter  «  ceux  qui  s'appliquent  aux 
sciences  ecclésiastiques  et  aux  questions  de  philosophie,  à  ne  pas 
se  fier  imprudemment  sur  leur  esprit  seul,  qui  les  entraînerait 
dans  les  routes  des  impies. 

«  Qu'ils  se  souviennent  que  Dieu  est  le  guide  de  la  sagesse  et  le 
réformateur  des  sages,  et  qu'il  ne  peut  se  faire  que  nous  connais- 
sions Dieu  sans  Dieu,  qui  apprend  par  son  Verbe  aux  hom  mes  à 
connaître  Dieu.  C'est  le  propre  d'un  orgueilleux  ou  plutôt  d'un 
insensé,  de  peser  dans  la  balance  humaine  les  mystères  de  la  foi, 
qui  surpassent  toute  intelligence,  et  de  se  fier  sur  notre  raison, 
qui  est  faible  et  débile  par  la  condition  de  la  nature  humaine.  » 

Enfin,  le  Saint  Père  adresse  aux  princes  ces  prophétiques  pa- 
roles : 

«  Que  nos  très  chers  fils  en  Jésus-Christ  les  princes,  favorisent 
parleur  concours  et  par  leur  autorité,  ces  vœux  que  nous  for- 
mons pour  le  salut  de  la  religion  et  de  l'Etat.  Qu'ils  considèrent 
que  leur  autorité  leur  a  été  donnée  non  seulement  pour  le  gou- 
vernement temporel,  mais  surtout  pour  défendre  l'Eglise,  et  que 
tout  ce  qui  se  fait  pour  l'avantage  de  l'Eghse  se  fait  aussi  pour 
leur  puissance  et  pour  leur  repos.  Qu'ils  se  persuadent  même  que 
la  cause  de  la  religion  doit  leur  être  plus  chère  que  celle  du  trône, 
et  que  le  plus  important  pour  eux,  pouvons-nous  dire  avec  le  pape 
saint  Léon,  est  que  la  couronne  de  la  foi  soit  ajoutée  de  la  main  de 
Dieu  à  leur  diadème.  Placés  comme  pères  et  tuteurs  des  peuples, 
ils  leur  procurent  une  paix  et  une  tranquillité  véritables,  cons- 
tantes et  prospères  s'ils  mettent  tous  leurs  soins  à  maintenir  la  re- 
ligion et  la  piété  envers  Dieu,  qui  porte  écrit  sur  son  vêtement. 
Roi  des  rois  et  Seigneur  des  seigneurs,   o 

Telle  est  l'Encyclique  du  15  août  1832,  monument  admirable 
de  foi,  de  sagesse  et  de  courage.  Elle  excita  la  fureur  des  ennemis 
de  l'Eglise,  et  elle  effraya  un  grand  nombre  de  catholiques.  Au- 
jourd'hui les  événements  l'ont  expliquée,  justifiée,  glorifiée.  Parmi 
les  catholiques,  du  moins,  il  ne  saurait  y  avoir  deux  sentiments 
sur  la  magnanimité  de  ce  pontife  qui,  tiré  la  veille  de  sa  cellule 


122  CHAPITRE   m 

pour  gouverner  la  barque  de  Pierre,  et  tout  aussitôt  emporté, 
comme  il  le  dit,  dans  la  haute  mer  et  dans  les  tempêtes,  regarde 
le  ciel  et  prend  avec  empire  la  route  du  salut.  Quel  calme  victo- 
rieux !  quel  entier  dédain  de  toute  la  force,  de  toutes  les  promes- 
ses, de  toutes  les  séductions  de  Terreur  !  comme  il  sent  que  la 
vérité  est  avec  lui,  et  qu'elle  triomphera,  et  que  tout  le  reste  n'est 
que  déception  et  mensonge. 

Pierre  avait  parlé,  il  fallait  obéir.  Le  miracle  de  Fobéissance 
répondit  au  miracle  de  sa  parole.  Les  rédacteurs  de  l'Avenir, 
((  convaincus  qu'ils  ne  pourraient  continuer  leurs  travaux  sans  se 
mettre  en  opposition  avec  la  volonté  formelle  de  celui  que  Dieu 
a  chargé  de  gouverner  son  Eglise  »,  abandonnèrent  leur  œuvre, 
«  engageant  instamment  leurs  amis  à  donner  le  même  exemple  de 
soumission  chrétienne  ».  Un  seul  se  ravisa  :  on  sait  dans  quel 
abîme  il  est  tombé.  Tous  les  autres  persévérèrent  dans  l'obéis- 
sance :  tous  ont  grandi,  presque  tous  sont  devenus  illustres  par 
les  services  qu'ils  ont  rendus  à  l'Eglise.  Le  monde  a  vu  que  ni  leur 
esprit  n'était  devenu  captif  pour  avoir  obéi,  ni  leur  bouche  muette, 
ni  leurs  pensées  infécondes.  Ils  ont  écrit,  ils  ont  parlé,  ils  ont 
combattu,  mais  sous  la  règle,  sans  rien  livrer  de  la  vérité  qui  veut 
être  défendue  tout  entière,  sans  contracter  des  alliances  funestes  ; 
c'est  ainsi  qu'on  lui  fait  honneur  et  qu'on  lui  crée  de  solides  amis. 

A  notre  avis,  personne  n'a  le  droit  de  trouver  aujourd'hui  trop 
étroite  cette  règle,  dans  les  limites  de  laquelle  de  tels  hommes  ont 
su  se  renfermer  et  agir  si  efficacement  et  si  longtemps. 

Et  comme  elle  n'a  été  ni  abolie  ni  modifiée,  comme  les  devoirs 
qu'elle  impose  sont  toujours  des  devoirs,  comme  les  sophismes  et 
les  erreurs  qu'elle  réprouve  n'ont  pas  cessé  d'être  des  sophismes  et 
des  erreurs,  comme  les  vérités  qu'elle  établit  restent  des  vérités,  il 
faut  l'accepter  telle  qu'elle  est  ou  se  taire.  Ceux  qui  pensent  avoir 
une  meilleure  méthode  pour  réussir  dans  les  combats  de  la  foi  se 
trompent  :  ils  se  croient  sages,  ils  ne  sont  que  timides  ;  hardis,  ils 
ne  sont  que  téméraires  ;  ils  prétendent  défendre  la  vérité,  ils  ne 
veulent  défendre  que  leur  vérité,  une  vérité  qui  leur  convient  à  eux 
et  qui  ne  déplaît  pas  à  leurs  amis,  une  vérité  accommodante.  Mais 


LAMENNAIS  ET  LA  PREMIÈRE  FORMULATION  DU  CATHOLICISME  LIBÉRAL    123 

une  vérité  accommodante  est  une  vérité  accommodée,  c'est-à-dire 
déguisée,  enlacée,  pliée  au  manège  des  petites  affaires  humaines, 
que  l'on  voit  aujourd'hui  d'une  façon,  demain  d'une  autre,  et  que 
bientôt  la  droite  conscience  ne  sait  plus  reconnaître  à  travers  la 
multitude  de  ses  travestissements.  Non,  ce  n'est  point  la  vérité  !  Et 
tous  ceux  qui,  cherchant  la  vérité  avec  angoisse,  l'ont  enfin  trou- 
vée, en  rendront  témoignage  :  cette  figure  docile  aux  caprices  des 
opinions,  parée  de  leurs  couleurs  et  mobile  comme  elles,  n'a  ja- 
mais trompé  leurs  regards  ;  ils  ne  l'ont  jamais  prise  pour  la  vierge 
austère  qu'ils  aiment  dans  l'abandon  et  dans  le  mépris  comme  dans 
les  triomphes,  et  à  laquelle  ils  ne  demandent  rien  que  d'accepter 
leur  dévouement. 


CHAPITRE  lY 

COMMENT   LA    SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE 

CONTINUA  jusqu'en  1848. 


La  révolution  de  1830  s'était  faite,  comme  la  plupart  des  révo- 
lutions françaises,  contre  le  clergé;  elle  avait  eu  pour  but,  soi- 
disant,  de  briser  sa  faveur  ;  elle  se  proposait,  en  réalité,  de  le 
mettre  hors  la  loi.  Au  début,  pendant  la  lutte  contre  le  parti  révo- 
lutionnaire ;  de  1836  à  1840,  pendant  ces  compétitions  d'ambitions 
rivales  et  cette  mêlée  de  partis  à  quoi  paraît  se  réduire  le  régime 
parlementaire,  il  ne  paraît  pas  que  les  libéraux  aient  eu,  contre 
l'Eglise,  moins  d'hostilité  que  leurs  ancêtres.  Vous  cherchez  vai- 
nement, parmi  eux,  un  souci  de  religion  et  des  préoccupations 
d'Eglise.  Le  libéralisme  triomphant  croit  sceller,  en  s'asseyant 
dessus,  le  tombeau  de  la  vieille  foi.  L'abbé  de  Lamennais,  par  un 
heurt  violent  contre  ces  idées,  arbore  le  drapeau  de  VAvenir,  et 
s'empare  des  libertés  constitutionnelles  pour  servir,  avec  plus  d'a- 
vantage, la  cause  du  Christianisme.  Deux  de  ses  disciples,  appuyés 
sur  les  promesses  de  la  Charte,  ouvrent  une  école  libre,  et,  par  le 
retentissement  de  leurs  procès,  font  converger,  vers  la  liberté  de 
l'enseignement,  tous  les  efforts  des  catholiques.  Mais  ni  dans  l'af- 
faire de  rÉcole  libre,  ni  dans  l'affaire  de  V Avenir,  on  ne  pose  l'idée 
d'une  réconciliation  entre  l'Eglise  et  la  société  moderne.  Les  apo- 
logistes se  prévalent  des  promesses  de  la  Charte  et  des  libertés 
constitutionnelles  comme  d'un  argument  ad  hominem  ;  ils  sont 
censés  dire  à  leurs  adversaires  :  «  Vous  êtes  nos  ennemis,  nous  le 
savons;  dans  nos  débats  nous  nous  contentons  des  principes  posés 
par  vous  ;  vous  les  avez  posés  contre  nous,  nous  en  réclamons  les 
bénéfices,  s'il  yen  a,  en  compensation  des  charges.  Nous  nerécla- 


LA   SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE    CONTINUE  125 

nions  pas  d'autre  justice  que  celle  de  la  loi.  »  Ce  n'est  pas  une  paix 
qu'on  veut  conclure,  c'est  une  guerre  qui  se  déclare. 

En  1833,  l'instruction  primaire  est  organisée  par  la  loi  Guizot, 
sans  que  le  clergé  s'en  mêle.  En  1836,  le  gouvernement  paraît 
vouloir  organiser  l'enseignement  secondaire  ;  le  projet  de  loi,  conçu 
parle  protestant  Guizot,  était  plus  juste  encore  que  ne  l'auraient  osé 
certains  catholiques,  inféodés  au  gouvernement.  Ce  projet  ne 
vint  pas  en  discussion  ;  il  tomba  dans  le  chassé-croisé  des  intrigues 
parlementaires  et  ne  devait  reparaître  qu'en  1841,  mais  avec  de 
moindres  ouvertures. 

En  1841,  le  professeur  Villemain,  devenu  ministre,  dresse  un 
second  projet  de  loi  pour  réaliser  en  matière  d'instruction  secon- 
daire, après  onze  ans  d'attente,  les  promesses  de  la  charte  et  dé- 
gager la  parole  d'honneur  de  Louis-Philippe.  Villemain  était  un 
professeur  éminent,  un  écrivain  habile,  un  rhéteur  consommé, 
mais  seulement  un  rhéteur  et  point  un  homme  d'Etat.  Ses  antécé- 
dents ne  l'avaient  point  préparé  à  la  rédaction  d'une  loi  qui  dans 
une  société  pacifiée,  mais  susceptible,  sut  faire  la  part  des  circons- 
tances et  formuler  parfaitement  le  droit.  Dans  l'exposé  des  motifs, 
il  eut  la  maladresse  de  contester  le  principe  même  posé  dans  la 
Charte.  «  La  liberté  d'enseignement,  disait-il,  a  pu  être  admise  en 
principe  par  la  charte,  mais  elle  ne  lui  est  pas  essentielle,  et  le 
caractère  même  de  la  liberté  politique  s'est  souvent  marqué  par 
l'influence  exclusive  et  absolue  de  l'Etat  sur  l'éducation  de  la 
jeunesse.  »  Conséquent  avec  lui-même,  le  ministre  ne  touchait  pas 
à  l'Université,  et  s'il  faisait  brèche  à  son  monopole  pour  ouvrir  la 
porte  à  la  concurrence,  les  exigences  de  grades  et  les  autres 
conditions  compliquées,  gênantes,  parfois  blessantes,  imposées  aux 
concurrents  de  l'Université,  rendaient  les  concessions  illusoires,  la 
liberté  purement  nominale.  Cependant,  s'il  n'avait  eu  que  ce  défaut, 
l'opposition  n'eût  peut-être  pas  été  très  bruyante,  tant  les  catho- 
liques, elTrayés  de  l'impopularité  de  1830,  étaient  peu  disposés  à  la 
bataille.  Mais  le  ministre  avait  commis  la  faute  de  toucher  aux 
petits  séminaires  ;  il  méconnaissait  le  droit  qui  les  soumet  unique- 
ment à  l'autorité  de  l'évêque  et  les  incorporait  dans  l'Université. 


126 


CHAPITRE    IV 


Désormais  les  évêques  ne  pourraient  plus  trouver  de  professeurs, 
et  le  recrutement  du  clergé,  déjà  fort  difficile,  se  voyait  atteint 
dans  ses  meilleures  espérances.  Cette  menace  au  sanctuaire  ne 
devait  pas  laisser  de  sang-froid  les  évêques.  Spontanément,  sans 
s'être  concertés,  sans  êlre  excités  par  aucun  homme  politique,  ils 
poussèrent  un  cri  d'alarme  et  de  protestation.  Pendant  plusieurs 
mois,  les  journaux  furent  remplis  de  lettres  que  les  évêques 
adressaient  au  gouvernemenl.  Cette  plainte  générale  de  l'épis- 
copat,  le  mauvais  accueil  de  la  Chambre  firent  retirer  le  projet 
Villemain,  qui  ne  fut  l'objet  d'aucun  rapport. 

Ce  retrait  de  deux  projets  de  loi  sur  l'enseignement  secondaire 
maintenait  le  monopole  de  l'Université.  Ce  monopole,  qui  embri- 
gadait violemment  les  enfants  catholiques  dans  le  camp  ennemi, 
constituait  pour  l'Eglise  un  péril  grave.  Les  petits  séminaires,  il 
est  vrai,  continuaient  de  jouir  légalement  de  la  situation  faite 
depuis  1814;  mais  par  ailleurs  les  mœurs  et  la  foi  de  la  jeunesse 
étaient  singulièrement  compromises  dans  les  collèges.  D'éducation 
religieuse,  à  proprement  parler,  il  n'y  en  avait  pas.  En  masse,  les 
professeurs  de  l'Université,  sans  être  passionnément  hostiles  à  la 
religion,  n'étaient  pas  religieux.  Les  élèves  le  sentaient  et  de  cette 
atmosphère  ils  sortaient,  non  pas  nourris  d'irréligion,  mais  d'in- 
différence. Les  premiers  principes  de  la  foi  et  de  la  vie  chrétienne 
leur  manquaient  tristement.  Le  sentiment  moral  faisait  défaut  chez 
les  maîtres,  il  ne  pouvait  pas  se  retrouver  dans  les  élèves.  «  Quoi 
qu'on  puisse  dire,  écrivait  Sainte-Beuve,  pour  ou  contre,  en  louant 
ou  en  blâmant,  on  ne  sort  guère  chrétien  des  écoles  de  l'Université. 
Les  collèges  produisent  des  lycéens  bien  appris,  éveillés,  de  bonnes 
manières,  mais  qui  deviennent  aisément  de  gentils  libertins  (1).  » 

A  côté  de  cette  situation  générale,  sur  laquelle  le  patriotisme  et  la 
foi  devaient  gémir,  il  s'était  produit  un  fait  particulier  qui  donnait 
encore  prise  aux  critiques  de  l'épiscopat.  Une  doctrine  s'était  élevée 
qui  régnait  sur  TUniversité  et,  en  quelque  sorte,  la  personnifiait  : 
c'était  l'éclectisme  de  Cousin  qui  s'appelait  modestement  la  philo- 

(1)  Chroniques  parisiennes,  p.  102. 


LA    SITUATION    PRISE    PAR   LAMEiNNAIS    SE    CONTINUE  127 

Sophie  et  se  posait  en  religion  transcendantale,  laissant  par  grâce 
les  esprits  incultes  et  grossiers  au  magistère  de  l'Eglise.  Cet  éclec- 
tisme affichait  la  prétention  d'être  une  philosophie  officielle,  une 
religion  savante,  une  église  laïque,  sans  Christ,  ni  Eglise,  ayant, 
au  nom  de  TEtat,  pouvoir  sur  les  intelligences,  comme  l'Eglise 
avait  reçu  mandat  de  Jésus-Christ.  Prétention  singulière,  au  mo- 
ment où  Jouffroy  confessait,  avec  un  accent  douloureux,  les  mé- 
comptes de  sa  philosophie;  prétention  malvenue,  car,  excepté  un 
petit  nombre  d'esprits  vigoureux,  mais  serviles,  personne,  pas  plus 
les  esprits  libres  que  les  catholiques,  n'avait  trouvé  son  compte 
dans  l'écleclisme. 

Mais  si  le  chef  de  Féclectisme  n'avait  pas  su  se  créer  une  doc- 
trine, il  avait  su,  du  moins,  se  créer,  non  pas  une  école,  mais  une 
coterie.  Sous  ses  ordres,  les  adeptes  avaient  su  manœuvrer  avec 
discipline  et  s'emparer  detousles  bons  postes.  «  L'école  éclectique, 
disait  le  2  novembre  1842  le  Journal  des  Débats,  est  aujourd'hui 
maîtresse  et  maîtresse  absolue  des  générations  actuelles.  Elle 
occupe  toutes  les  chaires  de  l'enseignement  ;  elle  a  fermé  la  car- 
rière à  toutes  les  écoles  rivales  ;  elle  s'est  fait  la  part  du  lion  ;  elle 
a  tout  pris  pour  elle,  ce  qui  est  assez  politique,  mais  ce  qui  est  un 
peu  moins  philosophique.  Le  public  a  donc  le  droit  de  demander 
compte  à  cette  école,  du  pouvoir  absolu  qu'elle  a  pris  et  que  nous 
ne  lui  contestons  pas  d'ailleurs.  Elle  a  beaucoup  fait  pour  elle, 
nous  le  savons  ;  mais  qu'a-t-elle  fait  pour  le  siècle,  qu'a-t-elle  fait 
pour  la  société?  Où  sont  ses  œuvres,  ses  monuments,  les  vertus 
qu'elle  a  semées,  les  grands  caractères  qu'elle  a  formés,  les  insti- 
tutions qu'elle  anime  de  son  souffle  ?  Il  est  malheureusement  plus 
facile  de  s'adresser  ces  questions  que  d'y  répondre.  » 

Les  évêques  ne  manquèrent  pas  d'appuyer  sur  ces  arguments. 
Gardiens  de  la  foi  et  des  mœurs  des  fidèles,  dépositaires  de  l'auto- 
rité de  l'Eglise,  ils  ne  permirent  point  qu'on  diminuât  leur  autorité, 
ni  qu'on  ravageât  impunément,  eux  présents  et  silencieux,  des 
âmes  catholiques.  Dans  cette  juste  et  nécessaire  défense,  ils  récla- 
maient au  nom  du  droit  épiscopal  et  des  prérogatives  delà  Sainte 
Eglise  ;  en  défendant  les  âmes  baptisées,  ils  ne  songeaient  nulle- 


128  CHAPITRE   IV 

ment  à  établir,  entre  l'Eglise  et  la  société  moderne,  une  conciliation 
quelconque.  En  présence  d'un  gouvernement  rationaliste,  on  se 
tenait  sous  les  armes. 

En  1843,  le  ministre  Yillemain  ;  en  1847,  le  ministre  Salvandy  pré- 
sentèrent deux  nouveaux  projets  de  loi.  Ce  qu'étaient  en  détail  ces 
projets,  il  est  superflu  de  le  dire.  La  liberté  d'enseignement,  mais 
une  liberté  sincère,  c'est-à-dire  une  libre  concurrence,  soumise  à 
l'Etat,  mais  entièrement  indépendante  de  l'autorité  universitaire, 
pouvait  seule  réaliser  la  vérité  constitutionnelle,  la  promesse  delà 
Charte  et  la  parole  du  roi.  Or,  le  roi  qui  avait  promis  par  serment 
la  liberté,  ne  voulait  pas  tenir  sa  parole  d'honneur  ;  et  ses  minis- 
tres acceptaient  de  lui  l'ingrate  mission  de  leurrer  les  catholiques 
par  des  concessions  plus  ou  moins  importantes,  mais  qu'ils  restaient 
maîtres  de  retirer;  et  déjà,  tout  en  les  faisant,  ils  maintenaient  le 
principe  contraire  du  droit  d'Etat,  droit  d'ancien  régime,  entière- 
ment contraire  à  la  Charte  de  1830.  Cette  fois,  les  évêques  descen- 
dirent dans  la  lice  et  ne  se  contentèrent  plus  de  la  défensive  ;  ils 
attaquèrent  les  projets  des  ministres  au  nom  du  droit  constitution- 
nel et  firent  actes,  non  plus  seulement  d'évêques,  qui  défendent 
leur  diocèse,  mais  de  citoyens  français  qui  revendiquent  les  droits 
garantis  par  la  constitution. 

«  La  constitution  politique  delà  France,  écrivait  Montalembert, 
offre  aux  catholiques  tous  les  moyens  qui  leur  sont  nécessaires 
pour  revendiquer  leurs  droits  et  en  consolider  à  jamais  la  posses- 
sion. Malheur  à  nous  si  elle  continuait  à  être  pour  eux  l'objet  d'une 
défiance  absurde  ou  d'une  indifférence  coupable!  C'est  un  instru- 
ment admirable  et  irrésistible  ;  mais  à  une  condition  toutefois,  c'est 
qu'on  veuille  et  qu'on  sache  s'en  servir. 

«  Cette  constitution  effraie  les  plus  perfides  de  nos  ennemis  qui 
préparent  déjà  le  sacrifice  de  la  Charte  à  la  philosophie. 

«  Cette  constitution  nous  fournit  le  moyen  de  contraindre  le 
pouvoir  à  se  prononcer  devant  la  France,  l'Europe  et  l'Eglise,  entre 
le  système  belge  qui  sauve  la  religion  par  la  liberté  et  le  système 
russe  qui  ne  laisse  pas  même  aux  pères  de  famille  la  ressource  des 
précepteurs  domestiques. 


LA    SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE    CONTINUE  129 

((  Cette  constitution  nous  garantit  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté 
de  la  tribune  et  le  droit  de  pétition. 

«  Avec  ces  armes-là,  mais  moins  bien  assurées  que  les  nôtres, 
les  catholiques  belges  ont  créé  une  résistance  légale  au  despotisme 
hollandais,  et,  après  avoir  renversé  le  trône  de  Nassau  et  fonde 
une  constitution  qui  ne  consacre  pas  un  seul  privilège  à  leur  profit, 
c'est  encore  avec  ces  armes,  qu'ils  maintiennent  le  droit  commun 
contre  les  libérâtres  qui  voudraient  les  en  exclure. 

«  Avec  ces  armes-là,  l'Irlande  catholique,  guidée  par  ses  géné- 
reux évoques,  a  reconquis  ses  droits,  fait  reculer  la  puissante  An- 
gleterre et  s'honore  d'avoir  accompli  ce  que  tant  d'hommes  d'Etat 
avaient  si  longtemps  déclaré  impossible,  Végalité  politique  des  ca- 
tholiques et  des  protestants  dans  l'immense  empire  britannique. 

«  Avec  ces  armes-là,  les  catholiques  français  peuvent  briser,  au 
bout  de  quelques  années  d'efforts,  et  pour  jamais,  le  joug  d'une 
législation  abusive,  qui  est  un  attentat  aux  droits  de  la  conscience, 
delà  famille  et  de  la  société  (1).  » 

Depuis  1830,  les  évêques  n'avaient  pas  eu  besoin  de  provoca- 
tion pour  remplir,  vis-à-vis  du  gouvernement,  leur  devoir  ;  l'appel 
de  Monlalembert  modifiait  l'assiette  du  camp  et  la  stratégie  de  la 
bataille.  Au  lieu  de  s'appuyer  sur  le  droit  divin  de  la  sainte  Eglise, 
il  s'agissait  de  s'armer  de  la  législation  humaine,  de  tirer  profit 
du  droit  constitutionnel  inauguré  par  la  révolution.  Ce  changement 
de  front  pouvait  s'entendre  de  deux  manières  :  ou  bien  l'on  invo- 
querait le  droit  légal,  posé  par  l'adversaire,  sans  en  admettre  le 
principe,  ou  bien  l'on  admettrait  le  principe  du  droit  commuu  et 
l'on  sauverait,  selon  l'expression  de  Montalembert,  la  religion  par 
la  liberté.  Suivant  le  parti  qu'on  prendrait,  on  se  bornerait  à  tirer 
profit  de  la  situation  ou  l'on  passerait,  du  terrain  sacré  de  l'ortho- 
doxie, sur  le  terrain  mouvant  et  perfide  du  rationalisme  social.  En 
dehors  de  ce  dilemme,  il  n'y  avait  place  que  pour  un  tiers  parti 
sans  logique,  invoquant,  à  l'instar  d'un  avocat,  tous  les  argu- 
ments qui  peuvent  favoriser  sa  cause,  mais  sans  beaucoup  y  croire, 

(1)  Montalembert,  Œuvres  complètes,  t.  IV,  p.  358  ;  Du  devoir  des  catholiques 
dans  la  question  de  la  liberté  d'enseignement. 


130  CHAPITRE    TV 

content  d'une  situation  indécise,  pourvu  qu'elle  puisse  aboutir  à 
d'heureux  résultats.  Mais  les  indécisions  donnent  peu  de  force  ; 
souvent  elles  perdent  tout,  même  l'honneur.  Dans  l'Eglise,  qui  est 
tout  honneur  et  respect,  on  ne  peut  guère  s'accrocher  à  ces  plan- 
ches flottantes  qui  salissent  les  mains  et  retardent  peu  la  chute 
dans  les  abimes. 

Les  évoques  descendirent  donc  dans  l'arène  des  combats  politi- 
ques. Sans  trop  s'inquiéter  de  savoir  s'ils  épousaient,  oui  ou  non, 
les  doctrines  catholiques  libérales,  ils  firent,  en  s'appuyant  sur  le 
droit  social,  œuvre  de  zèle,  et  tout  en  s'appuyant  sur  ce  droit,  ils 
n'eurent  garde  de  dépouiller  leur  caractère  d'évêque.  En  quoi  ils 
firent  bien  :  un  évêque  est  toujours  un  évêque  :  qu'il  se  fasse  jour- 
naliste ou  compositeur  de  brochures,  on  voit  toujours  en  lui  le 
prélat  coiffé  d'une  mitre  et  crosse  à  la  main  ;  quand  même  il  s'en 
dépouillerait  facilement  pour  s'épargner  des  réquisitions  gallicanes 
ou  s'ajuster  une  armure  constitutionnelle,  le  jouteur  ne  disparaî- 
trait pas  sous  ses  armes  et  l'opinion,  obstinément  fidèle,  ne  vou- 
drait voir  en  lui  qu'un  évêque. 

Un  fait  matériel  nous  donnera  une  idée  de  cette  vaillante  lutte. 
De  1830  à  1840,  les  évêques  n'avaient  donné,  sur  l'instruction  pu- 
blique et  la  liberté  d'enseignement,  tant  mandements  que  lettres 
pastorales,  que  la  matière  d'un  volume.  De  1841  à  1844,  sans  parler 
des  oeuvres  privées,  cinquante  documents  fournissent  la  matière  de 
deux  volumes.  De  1844  à  1846,  le  Recueil  dea  actes  épiscopaux 
forme  quatre  volumes.  Plus  outre,  jusqu'à  la  révolution  de  février, 
les  instructions,  lettres  et  mandements  sont  si  nombreux  qu'on  ne 
peut  plus  en  former  une  collection.  Pour  ce  qui  regarde  l'extérieur 
de  combat,  on  procédait  ainsi  :  les  journaux  reproduisaient  des 
actes  épiscopaux,  y  ajoutaient  leurs  commentaires,  leurs  argu- 
ments propres  à  ce  genre  de  force  qui  tient  à  la  répétition.  Les 
orateurs  politiques  s'emparaient  de  cette  masse  d'écrits,  et  en  fai- 
saient valoir  le  crédit  à  la  tribune.  Le  public  offrait,  à  ces  chaleu- 
reux efforts,  un  écho  sympathique.  De  leur  côté,  les  professeurs 
de  l'Université,  les  journalistes  officieux  ou  d'opposition  donnaient 
la  réplique.    Les  ministres  et  leurs   bandes  ministérielles,  placés 


LA   SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE    CONTINUE  131 

entre  deux  feux,  s'efforçaient  d'engager  les  évêques  à  se  borner 
aux  réclamations  pour  les  séminaires  ;  promettant,  s'ils  étaient 
dociles  à  la  sagesse  gouvernementale,  de  les  combler  des  mille 
faveurs  du  budget.  La  tentation  était  forte,  mais  ce  n'était  qu'une 
tentation  :  Haec  omnia  tibi  dabo,  si  cadens  adoraveris  me. 

On  eût  fait  bon  marché  aux  évêques,  s'ils  eussent  consenti  non 
pas  à  brûler  leur  grain  d'encens  à  la  suprématie  enseignante  de 
l'Etat,  mais  seulement  à  s'abstenir.  Les  évêques  répudièrent  ce 
marché  et  se  mirent  à  argumenter  sur  l'hypothèse  du  droit  com- 
mun. Non  qu'ils  aient  jamais  négligé  la  cause  des  séminaires  et 
des  ordres  religieux,  bien  moins  encore  les  immunités  du  for 
ecclésiastique  ;  mais,  citoyens  d'un  pays  libre,  écrivant  à  des 
hommes  politiques  dépendant  de  leurs  mandataires,  s'adressant  à 
un  gouvernement  obligé  de  suivre  les  courants  de  l'opinion,  ils 
s'appuyèrent  aussi  fortement  sur  le  droit  nouveau.  Nous  devons, 
ici,  dresser  une  intéressante  nomenclature  des  textes  et  des  argu- 
ments consignés  dans  le  Recueil  des  actes  épiscopaux. 

Dans  un  mémoire  adressé  au  roi  le  6  mars  1844,  par  Denis-Au- 
guste Affre,  archevêque  de  Paris,  de  concert  avec  les  évêques  de 
sa  province,  nous  lisons  :  «  Il  faut  bien  se  rappeler  que,  comme 
le  résultat  du  monopole  de  1808  a  été  de  concentrer  tout  l'ensei- 
gnement dans  la  main  de  l'Université,  le  résultat  de  la  liberté 
promise  par  la  Charte  de  1830  doit  être  de  donner  à  chacun, 
moyennant  certaines  conditions,  le  droit  de  former  et  de  mainte- 
nir des  établissements  en  dehors  et  indépendamment  de  l'Univer- 
sité. Ou  la  liberté  d'enseignement  n'est  rien,  ou  elle  est  cela.  Or, 
nous  le  demandons,  que  serait  ce  droit,  que  serait  par  conséquent 
cette  Hberté,  si  l'Université  avait  toujours  la  mission  d'examiner, 
d'inspecter,  de  censurer  les  hommes  et  les  choses  de  ces  établisse- 
ments déclarés  libres  et  indépendants  d'elle  ?  Serait-ce  là  une  li- 
berté véritable,  ou  ne  serait-ce  pas  plutôt  une  déception  grossière 
et  une  aggravation  de  servitude?  Oui,  ce  nouvel  état  serait  pire 
que  le  premier  :  parce  que  les  chefs  et  autres  maîtres  de  ces  mai- 
sons réputées  libres  auraient  de  l'Université  tous  les  inconvénients 
sans  en  avoir  les  avantages  ;  parce  qu'ils  la  trouveraient  d'autant 


132  CHAPITRE    IV 

plus  sévère  qu'ils  se  présenteraient  à  elle  ou  comme  des  sujets  qui 
ont  voulu  secouer  le  joug,  et  sur  qui,  quand  on  peut  les  ressaisir, 
on  aime  à  appesantir  son  bras,  ou  comme  des  antagonistes  et  des 
rivaux,  dont  la  concurrence  pourrait  lui  devenir  dangereuse.  » 

Un  peu  plus  loin,   nous  rencontrons  cet  argument  ad  kominem 
coronatinn  :  a  La  liberté  d'enseignement  est  une  conséquence  de 
nos  autres  libertés  et  particulièrement  de  la  liberté  de  conscience. 
Comment,  en  effet,  supposer  l'une  sans  l'autre?  N'est-ce  pas  l'ins- 
truction religieuse,  Téducation  qui  préparent  et  déterminent  la  foi 
de  l'enfant,  l'affermissent,  en  favorisent  le  développement  ou  en 
étouffent  le  germe.  Il  est  vrai,  les  choses  vont  ainsi  !  Il  n'y  a  pas 
une  union  plus  intime  entre  le  corps  et  l'âme  qu'il  n'y  a  entre  l'é- 
ducation et  l'instruction  données  aux  élèves  et  la  foi  qu'ils  pro- 
fesseront un  jour.  11  y  a,  de  part  et  d'autre,  action,  transmission, 
influence  mystérieuse  et  certaine.  Si  donc  un  père  de  famille  ne 
peut  choisir  pour  son  fils  tels  maîtres  qu'il  juge  à  propos,  ou  si, 
ce  qui  revient  au  même,  avec  la  faculté  de  choisir,  il  ne  trouve  que 
des  maîtres  soumis  au  même  monopole,  ayant  tous  par  conséquent 
le  même  esprit,  obéissant  à  la  même  impulsion,  n'est-il  pas  ma- 
nifeste que  ce  père  ne  pourra  procurer  à  son  fils  la  direction  d'idées 
qu'il  croit  la  meilleure,  le  placer  dans  les  conditions  religieuses 
que  sa  foi  lui  commande  :  qu'ainsi,  il  ne  sera  pas  plus  libre  comme 
croyant  que  comme  père  et  qu'il  souffrira  également   dans  sa 
conscience  et  dans  sa  tendresse,  dans  ses  droits  et  dans  ses  de- 
voirs (1).  » 

Le  mémoire  continue  en  montrant  que  l'abolition  du  monopole 
est  le  seul  moyen  de  garantir,  par  la  libre  concurrence,  les  inté- 
rêts de  l'enseignement  public  et  de  la  religion  elle-même.  Ces 
considérations  d'ordre  naturel  et  d'ordre  religieux,  pour  décisives 
qu'elles  soient,  rentrent  moins  dans  l'objet  de  ce  travail. 

Dans  des  observations  adressées  à  la  Chambre  des  Pairs,  le 
12  mars,  par  Louis-Jacques-Maurice,  cardinal  de  Bonald,  arche- 
vêque de  Lyon,  nous  lisons  :  «  C'est  l'exécution  fidèle  de  la  Charte 

(1)  Recueil  des  actes  épis copaux,  t.  I,,  p.  15  et  seq. 


LA    SITUATION    PRISE  PAR    LAMENNAIS    SE    CONTINUE  133 

que  je  viens  revendiquer.  L'article  69  de  la  loi  fondamentale  promet 
la  liberté  d'enseignement...  Nous  n'avons  trouvé,  dans  le  projet 
de  loi,  que  restrictions  dans  l'exercice  des  droits  des  pères  de  fa- 
mille,  que  nouvelles  entraves  apportées  à  la  liberté  d'enseigne- 
ment, ou  plutôt  qu'une  complète  servitude  de  l'enseignement, 
qu'un  monopole,  irrévocablement  placé  dans  les  mains  d'une  cor- 
poration privilégiée...  »  Le  cardinal,  poursuivant  sa  discussion, 
montre  que  la  liberté  d'enseignement  est  la  conséquence  de  la 
liberté  de  la  presse,  de  l'admissibilité  de  tous  aux  emplois  et  de 
la  liberté  religieuse  :  «  11  y  a,  dit-il,  parité  exacte  entre  la  liberté 
de  la  presse  et  la  liberté  d'enseignement.  Celle-ci  est  constitution- 
nellement  la  conséquence  de  l'autre  ;  et  si  la  première  est  affran- 
chie de  toute  mesure  préventive,  on  ne  voit  pas  pourquoi  la 
seconde  subirait  ces  humiliantes  chaînes.  Qu'une  loi  soumette  au 
jury  les  délits  de  l'enseignement,  comme  une  loi  lui  a  soumis  les 
délits  de  la  presse  :  mais  qu'il  soit  libre  à  des  Français  d'enseigner, 
comme  il  leur  est  libre  d'écrire;  qu'ils  puissent  sans  entraves  faire 
entendre  leur  parole  à  des  enfants,  comme  ils  peuvent  la  faire  en- 
tendre à  des  hommes  faits  ;  et  que  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  des 
Français,  de  quelque  communion  qu'ils  soient,  se  réunissent  pour 
instruire  la  jeunesse,  comme  des  citoyens  peuvent  se  réunir  pour 
publier  tous  les  matins  leurs  systèmes  et  leurs  opinions.  »  Au  sujet 
de  la  liberté  de  conscience,  le  cardinal  ajoute  :  «  11  n'y  a  plus  de 
liberté  de  conscience  pour  un  père,  qui  ne  peut  plus  choisir  l'ins- 
tituteur qu'il  croit  le  plus  capable  de  développer  dans  le  cœur  de 
son  fils  ses  croyances,  précieux  héritage  de  famille  ;  et  lorsque, 
chrétien  et  catholique,  il  ne  pourra  confier  qu'à  un  sceptique  et 
à  un  athée,  le  soin  de  former  à  la  pratique  des  vertus  évangéli- 
ques  un  enfant  qu'il  aimerait  mieux  voir  mourir  que  de  le  voir 
vivre  sans  foi.  Or,  s'il  n'y  a  pas  de  libre  concurrence,  il  n'y  a  pas 
de  liberté  pour  les  familles  dans  le  choix  d'un  établissement  d'é- 
ducation ».  Le  prélat  continue  en  faisant  observer  que  le  projet 
de  loi  ne  s'occupe  ni  d'éducation,  ni  de  religion  ;  il  critique  ensuite 
quelques  points  de  détail  et  conclut  ainsi  :  «  Nous  demandons  la 
liberté  telle  qu'elle  existe  en  Belgique  ;  nous  la  demandons  pour 


134  CHAPITRE    IV 

tout  le  monde.  Nous  demandons  la  libre  concurrence  d'un  ensei- 
gnement religieux  et  savant.  Nous  voulons  que  l'enseignement 
soit  sous  la  même  surveillance  que  l'autorité  exerce  sur  la  presse, 
repoussant  en  matière  d'éducation  ce  contrôle  préventif  que  la  loi 
repousse  quand  il  s'agit  de  faire  imprimer  son  opinion.  C'est  dire 
assez  que  nous  réclamons  pour  tout  Français  la  liberté  d'ouvrir 
des  écoles  indépendantes  du  joug  universitaire,  et  que  nous  de- 
mandons, pour  nos  écoles  ecclésiastiques,  l'affranchissement  des 
ordonnances  de  1828  (1).  » 

L'archevêque  de  Reims,  Thomas  Gousset,  dans  son  mémoire 
que  signèrent,  avec  ses  quatre  suffragants,  l'archevêque  de  Cam- 
brai et  le  cardinal-évêque  d'Arras,  demandait  :  «  1^  La  liberté 
pour  tous  de  former,  à  côté  des  établissements  universitaires,  des 
établissements  particuliers  et  indépendants,  non  de  la  surveillance 
que  l'Etat  a  droit  d'exercer  sur  la  famille  et  le  citoyen,  mais  de 
l'autorité,  de  la  direction  et  de  la  surveillance  de  l'Université  ; 
2o  qu'on  restreigne  la  nécessité  des  grades,  si  toutefois  on  les  juge 
nécessaires  ;  et  que,  dans  tous  les  cas,  l'examen  de  ceux  qui  aspi- 
rent aux  grades  pour  former  une  école  ou  entrer  dans  l'enseigne- 
ment, soit  fait  par  un  jury  tout  à  fait  indépendant  de  V Université  ; 
3o  que  les  aspirants  aux  grades  ne  soient  point  tenus  d'exhiber 
des  certificats  d'études,  ni  de  déclarer  les  lieux  ou  établissements 
dans  lesquels  ils  ont  étudié.  »  A  l'appui  de  ces  revendications,  l'ar- 
chevêque de  Reims  disait  entre  autres  :  «  Le  clergé,  les  pères  de 
famille  qui  veulent  que  leurs  enfants  professent  et  pratiquent  la 
religion,  les  citoyens  qui  tiennent  à  l'accomplissement  des  promesses 
de  la  Charte,  désirent  vivement  une  loi  pour  la  liberté  d'enseigne- 
ment et  de  l'éducation  morale  et  religieuse.  Quiconque  a  prêté  le 
serment  de  fidélité  au  Roi  et  à  nos  Institutions  doit,  s'il  comprend 
bien  ses  obligations,  réclamer  cette  liberté,  autant  pour  accomplir 
un  engagement  personnel  et  sacré  que  pour  s'acquitter  de  ses  de- 
voirs de  citoyen  envers  le  gouvernement,  et  swr  ce  point  comme 
sur  tous  les  autres  qui  intéressent  la  morale  et  la  religion,  les 
évêques  doivent  l'exemple.  » 

(1)  Recueil  des  actes  épiscopaux,  t.  l,  p.  75. 


LA   SITUATION    PRISE    PAR    LAMENNAIS    SE    CONTINUE  135 

L'archevêque  de  Bourges,  Gélestin  Dupont,  dans  une  adresse  au 
roi  en  son  conseil,  adresse  que  signèrent  lesévêques  de  Glermont, 
Limoges,  Saint-Flour,  le  Puy  et  Tulle,  écrivait  :  «  La  liberté  d'en- 
seignement a  été  solennellement  promise.  La  promesse  est  consi- 
gnée dans  la  Charte  et,  depuis  quatorze  ans,  l'accomplissement 
s'en  fait  attendre.  Il  est  temps  enfin  de  satisfaire  à  un  besoin  si 
vivement  senti.  Cette  liberté  est  une  conséquence  nécessaire  de  la 
liberté  des  cultes.  L'une  ne  peut  exister  sérieusement  sans  l'autre. 
La  majorité  des  Français  est  catholique.  C'est  un  fait  reconnu  par 
la  Charte  et  l'Etat  doit  la  respecter  ;  car  ce  fait  est  de  la  plus  haute 
portée  pour  les  destinées  temporelles  de  notre  pays.  »  Plus  loin  : 
«  L'Etat  ne  saurait  revendiquer  sur  l'éducation  les  droits  qu'il 
exerçait  sous  l'ancien  régime  ;  car  alors  il  y  avait  union  entre  l'E- 
glise et  l'Etat,  unité  de  croyance  et  par  conséquent  d'impulsion. 
Mais,  à  présent,  ce  principe  est  aboli.  La  religion  catholique  n'est 
plus  la  religion  de  l'Etat,  et  l'Etat,  qui  s'est  mis  en  dehors  des 
croyances  religieuses,  ne  peut  aspirer  à  diriger  Véducation  saris 
asservir  certaines  croyances,  peut-être  toutes.  » 

L'archevêque  d'Albi,  avec  ses  sutfragants  de  Rodez,  Cahors, 
Mende  et  Perpignan,  s'associe  aux  alarmes  de  l'épiscopat:  «  L'épis- 
copat,  dit-il,  ne  peut  qu'être  unanime  sur  la  manière  d'envisager 
cette  question  vitale.  »  L'évêque  de  Rodez,  dans  un  mémoire  par- 
ticulier, appuie  sur  l'irréligion  officielle  de  l'Université  et  con- 
clut en  faveur  de  la  liberté  d'enseignement;  sinon  la  patrie  et 
l'Eglise  étaient  en  danger.  Son  collègue  de  Perpignan,  François 
de  Saunhac-Belcastel,  dénonçait,  dans  le  projet  de  loi,  les  attein- 
tes à  la  religion  et  à  la  liberté.  Sur  ce  dernier  point,  il  disait  fort 
spirituellement  :  «  Tout  Français,  âgé  de  25  ans,  pourra  former 
un  établissement  particulier,  pourvu  qu'il  présente  :  1»  un  certifi- 
cat de  bonne  vie  et  mœurs  ;  2"  un  ou  plusieurs  diplômes  délivrés 
par  l'Université  ;  3°  l'affirmation  écrite  qu'il  n'appartient  pas  à 
une  congrégation  religieuse  ;  4"  le  règlement  intérieur  et  le  pro- 
gramme d'études  de  son  école  ;  5'^  le  plan  du  local  choisi  avec 
l'approbation  du  maire.  Les  surveillants  des  élèves  devront,  en 
outre,  être  pourvus  du  certificat  des  maires  et  des  diplômes  d'U- 


136  CHAPITRE    IV 

Diversité.  »  L'évêque  en  concluait  que  ce  régime  de  bandelettes 
n'était  point  un  régime  de  liberté,  mais  de  momies. 

L'archevêque  de  Bordeaux,  Ferdinand  Donnet,  dans  une  lettre 
au  roi,  n'appuyait  pas  sur  l'opposition  du  projet  avec  nos  institu- 
tions politiques,  la  liberté  des  cultes  et  la  liberté  de  conscience, 
parce  que  de  nombreux  écrits  lui  avaient  épargné  ce  travail  ; 
mais  il  montrait  que  ce  projet  n'atteignait  pas  le  but  sollicité  par 
i'épiscopat  et  les  pères  de  famille.  Les  évoques  de  Luçon,  La  Ro- 
chelle, Angouléme,  Poitiers,  Agen,  Périgueux,  appuyaient  les 
observations  de  leur  métropolitain.  L'évêque  de  Poitiers  deman- 
dait, pour  l'enseignement,  un  édit  de  Nantes.  L'évêque  d'Agen 
protestait  contre  le  monopole  et  réclamait  la  suppression  des 
entraves  à  la  liberté.  Angouléme  et  Périgueux  insistaient  sur  la 
révocation  des  ordonnances  de  1828.  Clément  Yillecourt  et  René- 
François  Régnier,  depuis  cardinaux,  demandaient  :  «Tout  Fran- 
çais n'est-il  pas  recevable  à  réclamer,  comme  un  droit,  la  résolu- 
tion d'une  promesse  écrite  dans  la  Charte  ?  Ce  droit  perd-il  de  sa 
force  parce  que  les  évêques  unissent  leurs  vœux  à  ceux  de  la  partie 
la  plus  saine  de  la  nation  ?  Est-il  raisonnable,  est-il  juste  de  pen- 
ser que  ce  qui  a  été  jugé  avantageux  à  tous  par  le  législateur,  soit 
devenu  moins  nécessaire  depuis  que  les  ministres  de  la  religion  en 
ont  plus  vivement  senti  que  bien  d'autres  la  haute  importance  ? 
S'ils  eussent  laissé  entrevoir  le  moindre  désir  pour  la  répression 
de  cet  élan  vers  la  liberté,  on  leur  en  eût  incontestablement  fait 
un  crime.  Maintenant  donc  qu'ils  reçoivent  avec  reconnaissance 
ce  que  la  constitution  de  l'Etat  présente  comme  un  bienfait,  on 
pourrait  se  persuader  que  leur  satisfaction  change  la  nature  de  la 
faveur  promise  !  » 

L'archevêque  d'Auch,  Augustin  de  la  Croix  d'Azolette,  réclame 
une  loi  qui  concilie  les  droits  de  l'Etat  avec  ceux  de  l'individu  et 
les  droits  du  catholique;  il  croit  nécessaires  la  mise  à  néant  du 
projet  Yillemain  et  la  révocation  des  ordonnances  de  1828.  Son 
suffragant  d'Aix  se  rallie  aux  observations  des  archevêques  de 
Paris  et  de  Lyon.  L'évêque  de  Tarbes  se  prononce  pour  la  liberté 
pleine  et  entière  des  établissements   d'instruction  publique.  L'évê- 


LA   SITUATION    PRISE    PAR    LAMENNAIS    SE    CONTINUE  137 

que  de  Bayonne,  François  Lacroix,  dans  une  lettre  à  V Univers, 
dit  :  ((  Le  pacte  fondamental  exige  qu'il  soit  pourvu  par  une  loi 
à  la  liberté  d'enseignement,  il  veut,  par  conséquent,  que  l'ensei- 
gnement soit  libre  selon  toute  C acception  du  mot,  car  il  ne  veut 
aucune  restriction  à  la  volonté  qu'il  exprime.  Quelle  difficulté 
pourrait-il  donc  y  avoir  à  faire  une  semblable  loi  ?  y  en  aurait-il  à 
comprendre  la  liberté,  à  la  déterminer  ou  à  la  donner  ?  Tout  le 
monde  comprend  la  liberté,  parce  que  nous  Tavons  tous  reçue  du 
Créateur  et  que  nous  la  possédons  tous  au  dedans  de  nous-mêmes. 
En  matière  d'enseignement,  c'est  pour  tout  citoyen  le  droit  de 
communiquer  l'instruction  aux  autres  et  de  se  faire  instruire  par 
qui  bon  lui  semble.  Il  s'agirait  donc  tout  simplement  de  recon- 
naître ce  droit  par  une  loi  particulière  et  de  réprimer,  par  des 
sages  dispositions,  l'abus  qu'on  en  pourrait  faire.  N'a-t-on  pas 
suivi  cette  règle  au  sujet  des  autres  libertés  de  même  nature  oc- 
troyées  par  la  Charte  ?  » 

L'archevêque  de  Toulouse,  David  d'Astros,  demande  que  les 
préceptes  de  la  religion  soient  à  la  base  de  renseignement,  que 
les  certificats  d'études  soient  supprimés,  que  la  nécessité  des  gra- 
des soit  restreinte,  que  la  surveillance  ne  soit  pas  exercée  par  des 
universitaires,  que  le  nombre  des  élèves  des  séminaires  soit  illi- 
mité. L'évêque  de  Pamiers  ajoute  :  «  Il  n'y  aura  pas  de  liberté  tant 
qu'il  dépendra  de  l'Université  d'accorder  ou  de  refuser  les  grades 
et  diplômes  ;  tant  qu'elle  sera  chargée  de  représenter  l'Etat,  en  ce 
qui  concerne  la  surveillance;  enfin  tant  qu'il  y  aura  exclusion 
pour  les  congrégations  religieuses.  » 

L'archevêque  d'Aix,  Joseph  Bernet,  réclame,  pour  les  établisse- 
ments de  l'Etat,  une  réforme  morale  et  religieuse  ;  pour  les  éta- 
blissements libres,  la  liberté  à  l'exclusion  du  monopole  ;  et,  pour 
les  écoles  secondaires,  le  rappel  des  ordonnances  de  1828.  L'évê- 
que de  Marseille,  Eugène  de  Mazenod,  appuie  longuement  sur  cette 
vérité  que  l'Université  constituée  seul  corps  enseignant,  distribu- 
trice arbitraire  de  la  faculté  d'enseigner,  distributrice  du  brevet 
de  capacité  aussi  bien  que  des  grades  ;  se  réservant  le  droit  de 
régler,  suspendre,  interdire  à  son  gré  la  faculté  d'enseigner;  seule 


138  CHAPITRE    IV 

juge,  dans  les  examens,  du  succès  des  études  :  que  tout  cela,  au 
lieu  de  créer  la  liberté  d'enseignement,  établit  et  aggrave  le  plus 
abominable  despotisme  sur  les  âmes,  c'est-à-dire  sur  ce  qui  com- 
porte le  moins  la  tyrannie. 

L'évêque  de  Digne,  Dominique  Sibour,  s'écrie:  u  II  n'y  aura  ja- 
maisde  liberté  d'enseignement,  tandis  que  l'Université,  ennemie  de 
cette  liberté,  en  fixera  les  conditions, en  tracera  les  limites,  inter- 
viendra surtout  pour  limiter  le  droit  de  l'exercer.  »  L'évêque  d'A- 
jaccio,  Raphaël  Casanelli  d'Istria,  fait  cette  importante  déclaration  : 
«  J'ai  compris  que  tant  qu'il  n'y  aura  pas  pleine  liberté  et  affran- 
chissement complet,  tant  que  nous  serons  sous  la  loi  du  monopole 
et  que  les  restrictions  odieuses  des  ordonnances  de  1828  seront 
maintenues,  il  y  aura  toujours  malaise,  défiance  et  lutte,..  Du 
moment  que  le  principe  de  la  liberté  d'enseignement  consacré  par 
la  Charte  a  été  si  mal  entendu,  quel  que  soit  le  sort  que  Ton  pré- 
pare aux  petits  séminaires,  ce  sort  sera  toujours  à  mes  yeux  la- 
mentable, soit  qu'on  les  constitue  sur  des  privilèges  qui  ne  servi- 
ront qu'à  les  déconsidérer  et  à  les  rendre  odieux,  soit  qu'on  les 
place  dans  le  droit  commun  qui  ne  sera  désormais  que  la  servi- 
tude... Dans  cet  état  de  choses,  j'adjure  pour  ma  part  ceux  des  no- 
bles pairs  dont  le  cœur  bat  encore  pour  la  sainte  cause  de  la  liberté 
d'enseignement,  de  laisser  à  d'autres  la  triste  tâche  de  demander 
et  de  prononcer  notre  arrêt.  Si  la  liberté  ne  doit  pas  triompher 
dans  la  lutte  où  ils  ont  si  glorieusement  combattu,  j'estime  qu'il 
vaut  mieux  succomber  avec  elle  que  de  lui  survivre.  Nous  ne  vou- 
lons être  libres  qu'à  la  condition  de  l'être  avec  tout  le  monde,  nous 
confiant  à  la  divine  Providence  pour  l'heure  où  il  lui  plaira  de 
nous  affranchir  tous.  » 

Dans  la  province  de  Besançon,  l'évêque  de  Strasbourg,  André 
Rœs,  réclame  la  liberté  d'enseignement  au  nom  de  la  liberté  de 
conscience  et  de  la  liberté  des  cultes.  Le  coadjuteur  de  Nancy, 
Alexis  Menjaud,  dit  :  «  Le  monopole  des  intelligences  est  une 
sacrilège  usurpation  dont  les  résultats  peuvent  être  les  plus  désas- 
treux. La  liberté  d'enseignement  est  fondée  sur  la  liberté  des 
cultes.   L'enseignement  donné  au  nom  de  l'Etat  n'est  plus  légale- 


LA    SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE    CONTINUE  139 

ment  astreint  à  une  croyance  déterminée.  Ceux  qui  professent  une 
croyance  déterminée  doivent  jouir  de  la  faculté  d'avoir  des  écoles 
où  ces  croyances  soient  professées.  »  L'évêque  de  Metz,  Paul  Du- 
pont des  Loges  :  «  Le  projet  n'accorde  pas  la  liberté  d'enseigne- 
ment :  i^  parce  que  les  étal^lissements  particuliers  d'instruction 
secondaire  deviennent  plus  que  jamais  dépendants  de  l'Université 
quant  à  leur  formation  et  à  leur  existence  ;  2°  parce  que  la  condi- 
tion imposée  d'affirmer  qu'on  n'appartient  à  aucune  congréga- 
tion non  reconnue,  est  une  atteinte  portée  à  la  religion  (1).  » 

En  résumé,  les  évêques,  pour  revendiquer  la  liberté  d'enseigne- 
ment, s'appuient  certainement  sur  le  droit  divin  de  l'Eglise,  des 
familles  chrétiennes  et  des  âmes  baptisées.  «  L'épiscopat  français, 
écrivait  éloquemment  et  justement  Févêque  de  Langres,  Mgr  Pa- 
risis,  l'épiscopat  français,  qui  sait  de  l'Esprit-Saint  que,  s'il  y  a  le 
temps  de  se  taire,  il  y  a  aussi  le  temps  de  parler,  vient  de  se  lever 
comme  un  seul  homme,  et,  d'une  voix  solennelle^  il  demande,  au 
nom  de  l'Eglise,  au  nom  des  familles,  au  nom  de  la  justice  éter- 
nelle, l'exécution  des  promesses  et  des  engagements  du  pacte 
social,  déclarant  que  si  on  refuse  de  satisfaire  à  cette  dette  sacrée, 
il  ne  pourra  pas  plus  longtemps  s'associer  à  l'injustice,  ni  coopé- 
rer à  un  système  destructeur  de  la  foi  (2).  »  Ailleurs,  écrivant  au 
comte  de  Salvandy,  le  même  prélat  disait  :  «  Ce  n'est  pas  comme 
un  simple  citoyen,  c'est  comme  évêque  catholique,  comme  chargé 
de  défendre  les  intérêts  de  la  religion  catholique,  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  écrire.  La  profession  de  cette  religion  sainte  par  l'im- 
mense majorité  des  Français  est  un  fait  constitutionnellement  re- 
connu et  consacré.  De  la  reconnaissance  et  de  la  consécration 
constitutionnelles  de  ce  fait,  combinées  avec  le  principe  de  la 
liberté  des  cultes,  il  résulte  que  le  gouvernement  n'a  pas  le 
droit  de  proposer  une  loi  subversive  de  la  religion.  »  Ailleurs 
encore,  dans  un  opuscule  sur  les  gouvernements  rationalis- 
tes :  «  Révélation  !  Rationalisme  !  c'est,  dit-il,  sous  ces  deux  dra- 
peaux que  se  partage  aujourd'hui  le  monde.  Dire  qu'il  en  est  ainsi 

(1)  Recueil  des  actes  épiscopaux,  t.  II,  p.  267. 

(2)  Lettre  au  duc  de  Broglie  du  2  avril  1844, 


140  CHAPITRE    IV 

en  France,  c'est  ne  rien  apprendre  à  personne.  Mais  ce  qui  n'a  pas 
été  assez  remarqué,  c'est  que  la  lutte  actuelle  de  l'épiscopat  avec 
le  gouvernement  se  réduit  absolument  à  ces  deux  termes,  non 
seulement  en  ce  qui  regarde  les  doclrhies,  mais  encore  en  ce  qui 
concerne  les  pouvoirs  extrêmes  qui  sont  en  présence.  »  Ce  grand 
évêque  parle  pour  tous  ses  collègues  ;  il  fut  le  généralissime  de 
cette  croisade  pour  la  liberté  d'enseignement  et  de  lui  aussi,  on 
peut  dire  :  Unus  est  instar  omnium. 

Mais,  en  même  temps  qu'il  table  sur  le  droit  divin,  il  étudie, 
dans  ses  brochures,  la  question  au  point  de  vue  constitutionnel  et 
social  ;  il  se  place  sur  le  terrain  de  la  Charte  et  rétorque,  à  l'ad- 
versaire, tous  les  arguments  empruntés  au  droit  commun.  Les 
autres  évêques  s'établissent  sur  cette  base  d'argumentation.  Dans 
leurs  écrits  que  nous  avons  lus  et  relus  avec  attention,  ils  invo- 
quent la  liberté  d'enseignement  comme  un  droit  privé  du  citoyen, 
comme  un  droit  collectif  des  familles,  comme  un  droit  fondé  sur 
l'ensemble  de  nos  lois  civiles,  politiques  et  économiques.  Quand  le 
monopole  mettait  la  religion  à  la  base  de  l'éducation  et  de  l'ensei- 
gnement, le  clergé  pouvait  ne  pas  se  plaindre  ;  depuis  que  le  gou- 
vernement est  entré  dans  la  sphère  du  pur  naturalisme,  l'Etat  n'a 
plus,  sous  le  rapport  religieux  en  matière  d'enseignement,  aucune 
compétence.  Si  l'on  dit  que  la  liberté  détruirait  l'éducation  natio- 
nale, amènerait  des  universités  d'athéisme,  ferait  baisser  le  niveau 
d'études,  donnerait  trop  de  puissance  au  clergé,  les  évêques  se 
débarrassent  de  ces  objections  et  savent,  au  besoin,  les  mépriser. 
Le  clergé  n'outrepasse  point  ses  droits  ;  il  ne  croit  compromettre 
les  intérêts  de  personne.  Que  le  gouvernement  lui  accorde  la  li- 
berté selon  la  Charte,  la  liberté  comme  en  Belgique  ;  que  le  mo- 
nopole soit  abattu  ;  que  l'Université  ne  soit  plus  qu'une  œuvre 
privée  ;  que  les  écoles  libres  jouissent  des  mêmes  droits  que  les 
écoles  universitaires;  que  l'enseignement  soit  une  carrière  libre 
comme  l'agriculture,  l'industrie  ou  le  commerce  ;  que  la  faculté 
d'enseigner  soit  sans  entrave  comme  la  liberté  de  conscience,  de 
presse  et  de  culte  :  tels  étaient  les  vœux  collectifs  du  clergé. 

On  s'est  demandé,  et  c'est  là  l'intérêt  de  la  question,  si  le  clergé 


LA   SITUATION    PRISE    PAR   LAMENNAIS    SE   CONTINUE  141 

n'avait  pas, en  demandant  la  liberté  d'enseignement  comme  enBel- 
gique,  outrepassé  ses  droits  et  méconnu  les  exigences  de  l'ortho- 
doxie. A  ne  regarder  que  les  expressions,  il  serait  permis  de  le 
craindre.  Ainsi,  dans  une  lettre  à  Montalembert,  l'archevêque  de 
Paris  se  prononce  pour  la  liberté  donnée  à  tous  les  citoyens  comme 
au  clergé  ;  l'archevêque  de  Bordeaux  demande  «  la  liberté  pour 
tous, sans  autre  privilège  que  le  droit  commun  »  ;  le  cardinal-arche- 
vêque de  Lyon  inaugure  la  formule  :  u  La  liberté  comme  en  Bel- 
gique »  ;  l'archevêque  de  Tours  :  «  Nous  aurions  désiré  la  liberté 
pour  tous,  sans  privilège,  comme  sans  exception  pour  personne  »  ; 
l'évêque  d'Amiens  :  «  L'Eglise  ne  demande  ni  privilège  ni  mono- 
pole, elle  ne  demande  que  le  droit  commun,  mais  le  droit  commun 
dans  la  liberté  et  non  le  droit  commun  dans  la  servitude  »  ;  l'évê- 
que de  Nantes  :  «  Liberté  pour  tout  le  monde,  laïques  ou  ecclé- 
siastiques, libres  d'élever  autel  contre  autel,  d'opposer  les  métho- 
des aux  méthodes,  les  écoles  aux  écoles  »  ;  l'archevêque  d'Albi  et 
ses  sufTragants  :  a  La  liberté  d'enseignement  franche  et  entière  »  ; 
l'évêque  du  Mans  :  «  La  liberté  non  seulement  pour  nous,  mais 
pour  tout  le  monde,  une  liberté  franche  et  loyale,  comme  en  Bel- 
gique »  ;  l'évêque  de  Saint-Flour  :  «  La  liberté  telle  que  l'entendent 
nos  voisins  de  Belgique  ». 

En  résumé,  les  évoques  ne  demandent  pas  la  reconnaissance 
publique  de  leur  mandat  apostolique  ;  ils  réclament  la  liberté 
constitutionnelle  et  sociale,  la  liberté  d'enseignement  pour  tous, 
sans  attache  d'aucune  sorte  à  l'Université.  Un  évêque,  le  grand 
évêque  de  Langres,  alla  plus  loin.  Dans  un  écrit  intitulé  Cas  de 
conscience  sur  l'accord  de  la  doctrine  catholique  avec  les  gouver- 
nements modernes,  Mgr  Parisis  ose  dire  :  «  Les  uns  nous  accusent 
de  professer,  en  fait  de  liberté,  ce  que  nous  ne  croyons  pas;  les 
autres  nous  reprochent  de  professer,  sur  ce  point,  ce  que  nous  ne 
devons  pas.  D'un  côté,  des  attaques  à  notre  bonne  foi  ;  de  l'autre, 
des  reproches  à  notre  conscience.  Nous  sommes  bien  sûr  que  ces 
attaques  sont  injustes,  mais  serait-il  vrai  que  ces  reproches  fussent 
fondés?  Serait-il  vrai  que  la  forme  de  notre  gouvernement  fût  en 
elle-même  contraire  à  la  doctrine  catholique?  Certes,  cette  ques- 


142  CHAPITRE   IV 

tion  est  grave  ;  car,  s'il  en  est  ainsi,  le  gouvernement  serait  forcé, 
pour  se  maintenir  tel  qu'il  est,  de  combattre  l'Eglise,  puisque  l'E- 
glise, par  sa  nature,  tendrait  à  le  changer  radicalement,  c'est-à- 
dire  à  le  renverser  ».  Le  prélat  continue  en  montrant  que  la  liberté 
constitutionnelle  est  ancrée  en  France, qu'elle  s'est  établie  plus  ou 
moins  dans  les  deux  mondes  et  que  là  où.  elle  ne  subsiste  pas,  l'E- 
glise la  réclame  pour  mettre,  à  l'abri  des  sévices,  sa  propagande. 
Sur  quoi,  le  pieux  évêque,  implorant  les  lumières  de  Dieu  et 
soumettant  son  livre  au  jugement  de  l'Eglise  romaine,  pose  sept 
cas  de  conscience  sur  la  liberté  descultes,  la  religion  d'Etat,  le 
culte  public,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  TEtat,  la  liberté  de  la 
presse,  la  liberté  d'enseignement  et  le  journalisme.  Sur  chacun 
de  ces  cas,  il  opine  en  faveur  de  la  liberté,  soit  pour  éviter  un 
plus  grand  mal,  soit  pour  y  trouver  le  moyen  de  faire  un  plus 
grand  bien.  D'où  il  conclut  «  qu'il  n'y  a  nulle  antipathie  entre  la 
doctrine  catholique  la  plus  exacte  et  nos  institutions  constitution- 
nelles dans  tout  le  développement  de  leurs  libertés  civiles  ».  Tou- 
tefois, il  pose  cette  question  :  «  Que  faut-il  penser  en  général  de 
nos  institutions  libérales,  surtout  au  point  de  vue  de  la  foi  et  à  part 
toute  question  de  personnes.  A  son  gré,  l'on  pourrait  «  soutenir  que, 
dans  les  circonstances  actuelles,  tout  bien  pris,  nos  institutions 
libérales,  malgré  leurs  abus,  sont  les  meilleures  et  pour  l'Etat  et 
pour  l'Eglise,  et  pour  la  morale  et  pour  la  foi,  et  pour  l'ordre  public 
et  pour  la  liberté  de  chacun».  Ces  institutions,  en  effet,  se  rédui- 
sent à  deux  choses  :  Liberté  et  publicité  ;  or,  la  liberté  et  la  publi- 
cité, si  elles  entraînent  d'affreux  désordres,  procurent  cependant 
de  précieux  avantages.  On  voit  que  le  prélat  même  le  plus  libéral, 
ne  dépasse  guère,  s'il  les  dépasse,  les  limites  de  la  tolérance  civile. 
On  doit  ajouter  à  l'honneur  de  sa  mémoire,  qu'après  l'Encyclique 
Quanta  Cura  et  le  Syllabus  errorum,  Mgr  Parisis,  craignant  d'être 
allé  trop  loin,  donna,  en  1865,  une  seconde  édition  de  son  livre  de 
1847.  Dans  l'intervalle,  il  avait  sollicité  de  Rome,  mais  sans  l'ob- 
tenir, l'approbation  de  ses  Cas  de  conscience.  En  présence  des  actes 
pontificaux,  il  diminua  de  deux  cents  pages  son  écrit  et  le  ramena 
aux  conditions  d'un  rigoureux  accord  avec  le  Syllabus.  Plus  tard, 


LA   SITUATION    PRISE    PAR    LAMENNAIS    SE    CONTINUE  143 

il  se  défendit  d'avoir  approuvé  un  écrit  de  Tabbé  Godard,  qui  se 
prononçait  pour  l'acceptabilité  en  un  certain  sens  des  principes 
de  89.  Loin  d'avoir  écrit  la  somme  du  catholicisme  libéral,  Mgr  Pa- 
risis  fit  ce  qu'on  avait  fait  de  tous  les  temps  :  il  se  prêta  aux 
circonstances,  il  usa  de  la  loi  sans  canoniser  son  principe,  sans 
poser  le  naturalisme  social  comme  un  idéal  de  perfection.  Nous 
qui  avons  connu  Mgr  Parisis  et  qui  nous  glorifions  d'être  le  fils 
de  ses  pensées,  nous  devons  dire  que  ce  grand  évêque  considérait, 
au  contraire,  le  libéralisme  comme  le  principe  doctrinal  et  logique 
de  toutes  les  perversions  contemporaines. 

La  question  de  l'orthodoxie  du  libéralisme  n'était  point  posée 
alors,  ou  si  elle  était  posée,  elle  était  considérée  comme  résolue 
par  l'Encyclique  Mirari  vos.  L'épiscopat  français  avec  son  flair  si 
sûr,  sa  délicatesse  rare,  n'eut  même  pas  l'idée  d'aller  à  l'encontre. 
Si  la  question  de  la  liberté  d'enseignement  l'invita  à  se  couvrir  du 
principe  de  liberté  constitutionnelle,  il  le  fît  pour  se  servir  de  la 
loi  ;  s'il  abonda  dans  son  sens,  il  le  fît  oratoirement,  non  par  ma- 
nière de  déclaration  dogmatique  ;  et  la  preuve,  c'est  qu'on  ne 
trouve  dans  ses  lettres  rien  qui  accuse,  je  ne  dis  pas  ses  intentions, 
mais  l'expression  même  de  la  pensée.  Il  est  de  fait  que  si  les  évo- 
ques avaient  entendu  admettre  pour  tous  la  licite  du  dogmatisme 
et  la  promiscuitédes  doctrines,  ils  n'eussent  pas  manqué  seulement 
à  la  religion,  mais  à  la  raison  ;  et  s'ils  eussent  admis  pour  l'Etat 
le  droit  de  tout  enseigner,  c'eût  été  donner  la  démission  de  l'Eglise. 
Si  quelques-uns  allèrent  un  peu  loin,  dès  que  le  péril  fut  signalé, 
ils  rétrogradèrent,  et,  à  part  les  sectaires  du  catholicisme  libéral, 
on  ne  trouve  pas  d'évêque  complice  de  cette  erreur,  autrement 
que  sans  le  savoir. 

«  La  question  de  l'enseignement,  agitée  dans  ces  derniers  temps 
entre  les  universitaires  et  les  catholiques  français,  écrivait  Donoso 
Certes  en  1852,  n'a  pas  été  posée  par  ceux-ci  dans  ses  véritables  ter- 
mes :  et  l'Eglise  universelle  ne  peut  l'adopter  dans  les  termes  où 
elle  se  pose.  Etant  données,  d'un  côté,  la  liberté  des  cultes,  et,  de 
l'autre,  les  circonstances  toutes  particulières  où  se  trouve  aujour- 
d'hui la  nation  française,  il  est  évident  que  les  catholiques  de 


144  CHAPITRE    IV 

France  n'étaient  pas  en  état  de  réclamei',  pour  l'Eglise,  en  fait 
d'enseignement,  autre  chose  que  la  liberlé,  et  que  cette  liberté 
étant,  dans  ce  pays,  de  droit  commun,  pouvait  pour  cette  raison 
y  servir  comme  de  bouclier  et  de  refuge  à  la  vérité  catholique. 
Mais  le  principe  de  la  liberté  d'enseignement  considéré  en  lui- 
même,  et  abstraction  faite  des  circonstances  spéciales  où  il  a  été  pro- 
clamé, est  un  principe  faux  que  TEglise  ne  peut  accepter.  L'Eglise, 
en  l'acceptant,  se  mettrait  manifestement  en  contradiction  avec 
toutes  ses  doctrines  :  proclamer  que  l'enseignement  doit  être  libre, 
c'est  proclamer,  d'une  part,  qu'il  n'existe  pas  une  vérité  déjà  con- 
nue qui  doive  être  enseignée  ;  ou,  en  d'autres  termes,  que  la  vérité 
est  une  chose  qu'on  ne  possède  pas,  que  l'on  cherche  encore  et 
qu'on  n'espère  trouver  que  par  la  discussion  approfondie  de  toutes 
les  opinions  ;  c'est  proclamer,  d'autre  part,  que  la  vérité  et  l'erreur 
ont  des  droits  égaux.  Or  l'Eglise  affirme  que  la  vérité  existe,  qu'elle 
est  connue,  et  que,  pour  la  trouver  avec  certitude,  on  n'a  qu'à  la 
recevoir  d'elle,  sans  qu'il  soit  besoin  de  la  chercher  par  la  discus- 
sion ;  elle  affirme  également  que  l'erreur  naît,  vit  et  meurt  sans 
avoir  jamais  aucun  droit,  tandis  que  la  vérité  demeure  toujours  en 
possession  du  droit  absolu.  L'Eglise  donc,  tout  en  acceptant  la 
liberté  là  où,  de  fait,  rien  de  plus  n'est  possible,  ne  peut  la  rece- 
voir comme  terme  de  ses  désirs,  ni  la  saluer  comme  l'unique  but 
de  ses  aspirations  (1).  » 

Il  serait  facile  d'étendre  la  portée  de  cet  argument  ;  il  suffirait 
d'appuyer  sur  la  mission  divine  de  l'Eglise  pour  le  salut  des  hom- 
mes et  la  sanctification  des  âmes,  sur  le  droit  acquis  qu'elle  a 
pour  l'éducation  des  âmes  baptisées  à  l'exclusion  de  tout  autre 
maître,  qui  voudrait  diminuer  ou  contenir  l'effusion  de  ses  grâces. 
On  en  conclurait  que  l'Eglise  seule  a  le  droit  d'enseigner  la  doc- 
trine de  salut,  qu'elle  a  seule  le  droit  de  l'inculquer  aux  généra- 
tions chrétiennes,  et  que  toute  liberté  attentatoire  à  ce  droit  n'est 
pas  une  liberté  légitime,  mais  une  porte  ouverte  à  la  déchristiani- 
sation des  âmes  catholiques. 


(1)  Œuvres  de  Donoso  Cortès,  t.  II,  p.  240. 


CHAPITRE  V 

LA  RÉNOVATION    CATHOLIQUE  EN  FRANCE  ;    SES    PRINCIPAUX 
promoteurs;  vues    générales  sur   LEURS  OEUVRES. 


C'étaient  de  beaux  temps  ceux  où  les  évêques  français,  d'un 
cœur  unanime,    réclamaient,  au  nom  du  droit  constitutionnel,  la 
liberté  de  l'enseignement  ;  ceux  où  tous  les  écrivains  catholiques, 
tous  les  prédicateurs,  où   quelques   orateurs  de   tribune  faisaient 
écho  à  toutes  les  revendications  des  évêques  ;  ceux  où,  sans  ombre 
au  ciel,  sans  dissentiment  sur  la  terre,  la  main  dans  la  main,   on 
montait  à  l'assaut  du  monopole  et  se  proposait  de  fonder  la  liberté 
sociale  en  faisant  reconnaître  la  liberté  de  l'Eglise.   Les  éditeurs 
étaient  toujours  prêts  à  publier  un  livre  en  faveur  de  cette  sainte 
liberté  ;  les  lecteurs  avides  se  disputaient  ces  livres  et  les  dévo- 
raient. Une  leçon  de  Sorbonne,  une  conférence  de  Notre-Dame, 
un  discours  à  la  Chambre  des  pairs,   une  brochure  de  Langres, 
un  article  de  V Univers,  étaient  des  événements.  La  jeunesse  était 
aux  aguets  de  ces  bonnes  fortunes  ;  elle  préférait  Montalembert  à 
Démosthènes,  Lacordaire  à  Bossuet,  Veuillot  à  La  Bruyère,  Pari- 
sis  à  TertuUien,  Guéranger  et  Gousset  aux  Pères  de  l'Eglise.  Ah  1 
qui  me  rendra  ma  jeunesse  I  J'ai  déjà  beaucoup  vécu  ;  j'ai  vu  mou- 
rir Gousset,  Guéranger,  Lacordaire,  Montalembert,  Veuillot,  Pa- 
risis  ;  j'ai  vu  mourir  Gerbet,  Ozanam,   Yentura,  Giraud,    Donnet, 
Salinis,  Bonnechose  ;  j'ai  vu  mourir  quelques-uns  de  leurs  élèves  ; 
j'inclinerai  demain  vers  la  tombe.  Ah  î  j'ai  déjà  beaucoup  vécu  ! 
Mais  je  vivrais  mille  ans  et  je  verrais  mille  morts  que  je  n'oublie- 
rais pointées  temps  héroïques,  cette  croisade  de  nos  églises  mili- 
tantes, ces  généralissimes  toujours  au  combat,  ce  réveil  chrétien, 
cette  rénovation  catholique,  cet  enthousiasme  surnaturel  qui  sou- 

10 


146  CHAPITRE    V 

levait  l'âme  française  et  promettait  un  terme  prochain  à  toutes  les 
impiétés  de  la  révolution. 

Un  tel  fait  n'est  pas  l'œuvre  d'un  jour.  Pour  en  apprécier  l'éten- 
due et  l'importance,  il  faut  prendre  un  point  de  départ  et  mar- 
quer les  étapes  de  ce  mouvement  régénérateur. 

«  Au  1'^'' janvier  1800,  dit  l'un  des  héros  de  la  croisade,  il  n'y 
avait  pas  de  pape.  Pie  VI  était  mort  à  Valence,  exilé  et  prison- 
nier d'une  république  athée.  Rome  sortait  à  peine  des  mains  d'une 
horde  de  païens  qui  avaient  inauguré  un  semblant  de  république 
en  proclamant  la  déchéance  étei-nelle  de  la  papauté.  Huit  mois  du 
plus  périlleux  interrègne  devaient  séparer  la  mort  de  Pie  VI  de 
l'élection  de  Pie  Vil.  Le  sacré  collège,  chassé  de  Rome,  ne  pouvait 
se  rassembler  qu'à  l'abri  d'une  armée  schismatique  venue  du 
fond  de  la  Moscovie  pour  arrêter  un  instant  les  armes  parricides 
d'un  peuple  qui  naguère  était  le  premier  des  peuples  catholiques. 
Quelques  vieillards  se  réunissent  derrière  les  lignes  russes,  dans 
une  île  des  lagunes  de  Venise,  de  cette  fière  et  habile  Venise  qui 
venait  de  périr,  après  s'être  signalée  par  son  hostilité  tracassière 
contre  l'Eglise  romaine,  dont  elle  avait  été,  au  moyen  âge,  le 
boulevard  et  l'honneur.  Les  cardinaux  restent  cent  quatre  jours 
enfermés  sans  pouvoir  se  mettre  d'accord,  préoccupés  par  ce 
qu'un  contemporain  appelle  Vétat  de  trahison  flagrante  de  r Eu- 
rope catholique.  Leurs  suffrages  se  réunissent  enfin  sur  un  moine 
dont  l'obscurité  était  le  principal  titre.  Les  Autrichiens  occupaient 
les  légations  ;  les  Napolitains  étaient  maîtres  de  la  ville  de  Rome. 
Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  les  uns  et  les  autres  restituèrent  à 
Pie  Vil  les  Etats  que  Napoléon  allait  bientôt  lui  arracher  de  nou- 
veau. 

Dans  le  royaume  de  Clovis  et  de  Saint  Louis,  voici  quel  était 
l'état  de  la  religion  catholique  : 

L'épiscopat  tout  entier  dans  l'exil  ;  le  clergé  décimé  par  la  guil- 
lotine et  la  déportation  ;  les  fidèles  traqués  et  harcelés,  longtemps 
condamnés  à  choisir  entre  l^apostasie  apparente  ou  la  mort,  com- 
mençant à  peine  à  respirer,  à  jouir  en  silence  de  la  tolérance  du 
mépris. 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  147 

Aucune  ressource  matérielle  ni  morale  :  le  vaste  patrimoine  de 
l'Eglise,  formé  par  l'amour  et  le  libre  don  de  quarante  généra- 
tions, réduit  en  poussière  ;  les  ordres  religieux,  après  mille  ans  de 
gloire  et  de  bienfaits,  gisant  déracinés  et  anéantis  ;  trois  mille  mo- 
nastères des  deux  sexes  abolis,  et  avec  eux  tous  les  collèges, 
tous  les  chapitres,  tous  les  sanctuaires,  tous  les  asiles  de  la  péni- 
tence, de  la  retraite,  de  l'étude,  de  la  prière. 

La  France,  souillée  par  dix  ans  de  révolution,  venait  de  se  don 
ner  un  maître  en  la  personne  d'un  jeune  vainqueur  qui  l'avait  dé- 
livrée en  même  temps  de  la  licence  et  de  la  liberté,  qui  savait 
tout,  pouvait  tout,  et  voulait  tout  ;  qui  en  Italie  avait  imposé 
au  Saint-Siège  le  cruel  traité  de  Tolentino,  qui  en  Egypte  avait 
caressé  l'islamisme,  et  qui  n'était  encore  connu  de  l'Eglise,  qu'il 
allait  si  glorieusement  relever,  que  pour  l'avoir  trompée  et  dé- 
pouillée. 

La  persécution  à  peine  éteinte  avait  fait  place  à  la  victoire 
incontestée  du  mal.  La  législation,  l'éducation,  les  moeurs^  étaient 
en  proie  à  la  pratique  de  toutes  les  théories  du  XYIII»  siècle.  La  fa- 
mille se  décomposait  sous  l'action  du  divorce.  Dieu  avait  été  chassé 
de  partout.  Pour  avoir  prononcé  son  nom,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  était  insulté  en  pleine  Académie.  Voltaire  eût  semblé  trop 
réservé,  et  Rousseau  trop  mystique,  au  sein  de  cette  société  qui 
ne  se  dérobait  aux  préoccupations  de  la  guerre  et  à  l'infaillibilité 
des  mathématiques  que  pour  se  délecter  avec  r*arni  et  Pigault- 
Lebrun  (1). 

Deux  ans  après,  la  scène  change.  La  forte  main  de  Napoléon 
relève  solennellement  la  religion  de  Jésus  crucifié  et  ressuscité  et 
le  brillant  génie  de  Chateaubriand  remet  sous  les  yeux  de  la 
France  les  beautés  du  christianisme.  Le  grand  politique  et  le 
grand  écrivain  s'inclinent  l'un  et  l'autre  devant  la  croix  et  par- 
tent de  là,  l'un  pour  reconstruire  en  France  l'Eglise  catholique, 
l'autre,  pour  émouvoir  et  charmer  chrétiennement  la  société  fran- 
çaise. 

(1)  MoNTALEMBERT,  Des  intérêts  catholiques  au  XIX'>  siècle,  p.  4. 


148  CHAPITRE   V 

On  a  fait  de  nos  jours  contre  le  Concordat  et  le  Génie  du  chris- 
tianisme de  sérieuses  objections.  Des  catholiques  sincères  et  zélés 
relèvent  les  vices  de  l'institution  concordataire  ;  ils  la  trouvent 
tantôt  incomplète,  tantôt  tyrannique  ;  ils  lui  reprochent  de  porter 
atteinte  aux  droits  de  la  société  religieuse  et  d'énerver  son  in- 
fluence en  entravant  sa  liberté.  D'autres  trouvent  l'œuvre  littéraire 
superficielle,  insuffisante  et,  par  endroits,  fautive.  Je  suis  prêt  à 
admettre,  sur  le  livre  et  sur  l'institution  concordataire,  toutes  les 
objections  que  voudra  élever,  tous  les  défauts  que  pourra  trouver 
une  sévère  critique.  Ce  concordat  a  été  une  œuvre  mêlée  et  im- 
parfaite, sujette  à  de  nombreux  reproches  et  à  de  graves  difficul- 
tés ;  le  Génie  du  christianisme  a  payé  son  tribut  aux  préjugés  et 
aux  faiblesses  du  temps.  Cependant,  après  l'anarchie  et  les  orgies 
révolutionnaires,  la  reconnaissance  solennelle  du  catholicisme 
par  l'Etat  pouvait  seule  donner  satisfaction  au  sentiment  public 
et  assurer,  à  l'influence  orthodoxe,  la  dignité  et  la  stabilité.  L'ini- 
tiative du  Concordat  a  été  grande,  et  à  tout  prendre,  l'œuvre 
est  saine  :  elle  a  imprimé  d'un  seul  coup,  au  réveil  des  âmes,  une 
sanction  et  une  impulsion  qu'aucun  autre  régime  n'eût  pu  lui 
valoir.  Quant  au  livre,  malgré  ses  défauts,  sa  grande  et  salutaire 
action  n'en  subsiste  pas  moins.  «  Le  Génie  du  christianisme,  dit 
Guizot,  a  été,  religieusement  et  littérairement  parlant,  un  écla- 
tant et  puissant  ouvrage;  il  a  fortement  remué  les  âmes,  renou- 
velé les  imaginations,  dominé  et  remis  à  leur  rang  les  traditions 
et  les  impressions  chrétiennes.  Il  n'y  a  point  de  critiques,  même 
légitimes,  qui  puissent  lui  enlever  la  place  qu'il  a  tenue  dans  l'his- 
toire religieuse  et  littéraire  de  son  temps  et  de  son  pays  (1).  » 

Après  Napoléon  et  Chateaubriand,  les  premiers  que  je  rencontre 
sont  deux  grands  écrivains  cathoHques,  Louis  de  Bonald  et  Joseph 
de  Maistre.  Par  une  coïncidence  remarquable,  bien  que  naturelle, 
leurs  premiers  ouvrages,  la  Théorie  du  pouvoir  et  les  Considérations 
sur  la  France,  parurent  en  1796  et  à  l'étranger.  Les  deux  auteurs 
écrivaient  dans  la  première  ardeur  de  la  réaction  anti-révolution- 

(1)  Guizot,  Méditations  sur  l'état  actuel  de  la  religion  chrétienne,  p.  7. 


y 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  149 

naire  ;  mais  il  ne  paraît  pas  que  leurs  disgrâces  privées  et  les 
malheurs  publicsaient  fait  fléchir  leurraisonet  trembler  leur  main. 
Tous  deux  grands  esprits,  moralistes  profonds,  écrivains  éminents, 
l'un  plus  philosophe,  l'autre  plus  théologien.  Bonald  est  un  pen- 
seur élevé  et  original,  mais  subtil,  compliqué,  enclin  à  se  payer 
de  combinaisons  métaphysiques  et  de  distinctions  verbales,  et 
laborieusement  appliqué  à  ourdir,  pour  prendre  son  adversaire, 
un  vaste  filet  d'arguments.  J.  de  Maistre,  au  contraire,  foudroie 
l'ennemi  par  ses  assertions  décisives,  ses  ironies  poignantes,  ses 
invectives  magnifiquement  éloquentes  :  c'est,  dans  un  causeur 
charmant,  un  puissant  raisonneur.  Bonald  s'adresse  plutôt  aux 
esprits  d'élite,  de  Maistre,  à  tous  les  esprits  cultivés  ;  tous  deux 
servent  la  rénovation  chrétienne  et  accroissent  ses  forces.  Cha- 
teaubriand avait  charmé  les  esprits,  mais  presque  sans  entrer 
dans  la  sphère  plus  rigoureuse  des  dogmes  et  des  lois.  Bonald 
approfondit  davantage  le  génie  des  lois;  de  Maistre,  le  mystère 
des  dogmes.  J.  de  iMaistre,  de  sa  main  puissante,  a  surtout  abattu 
les  préjugés  du  gallicanisme  et  rendu  le  pape  à  la  France.  Son 
livre  Du  "pape  et  de  V Eglise  gallicane  est  le  plus  éclatant  du  XIX^ 
siècle.  Ici,  ce  n'est  plus  seulement  avec  le  sentiment  et  la  raison 
philosophique  qu'on  nous  établit  dans  le  christianisme,  c'est  avec 
la  foi.  La  foi  ne  repose  pas  sur  un  homme  ou  sur  l'humanité,  mais 
sur  Dieu  et  sur  sa  parole  positive.  Le  pape,  vicaire  de  Jésus-Christ, 
est  le  pivot  divin  de  la  religion,  qui  est  elle-même  le  pivot  du 
inonde  et  la  base  de  l'histoire. 

On  a  fait,  contre  ces  deux  grands  écrivains,  des  objections. 
Guizot,  entre  autres,  leur  reproche,  au  nom  du  libéralisme,  d'avoir 
établi,  entre  la  religion  et  la  politique,  une  union  trop  étroite, 
et  de  n'avoir  trouvé  à  l'anarchie  point  d'autre  remède  que  le  pou- 
voir absolu.  Ces  publicistes  n'avaient  pas  besoin,  pour  défendre 
l'Eglise,  de  tant  se  préoccuper  de  César.  Quand  la  religion  est 
attaquée  dans  son  essence,  elle  doit  être  défendue  comme  elle  a 
été  fondée,  en  elle-même  et  pour  elle-même,  abstraction  faite  de 
toute  considération  politique.  Mais,  en  admettant  la  préoccupa- 
tion politique,  on  ne  peut  pas  prétendre  sérieusement  que  le  ser- 


150  CHAPITRE   V 

vice  de  l'autorité  nuise  à  la  bonne  fortune  de  la  liberté  :  liberté  et 
autorité,  c'est  la  même  question  sous  ces  deux  aspects,  et  si  l'un 
des  problèmes  est  résolu,  l'autre  trouve  sa  solution.  Il  en  est 
d'ailleurs  des  livres  comme  des  hommes  ;  c'est  par  leurs  qualités 
qu'ils  s'élèvent  et  dominent,  quels  que  soient  leurs  défauts,  et  là 
où  brillent  des  qualités  supérieures,  des  défauts  n'en  détruisent 
pas  la  vertu. 

Ces  docteurs  n'avaient  parlé  que  dans  la  sphère  pacifique  des 
doctrines  ;  pour  agir  sur  le  monde,  il  fallait  un  agitateur.  Lamen- 
nais fut  donné  de  Dieu  aux  églises  de  France  pour  les  réveiller  ; 
elles  secouèrent  leur  sommeil  aux  rugissements  du  lion.  Toute 
la  terre  en  fut  émue,  elle  n'a  pas  cessé  de  l'être.  Ce  génie,  d'abord 
aussi  solide  qu'éloquent,  renouvela  tout  le  champ  de  la  doctrine 
et  fit  pénétrer  partout  la  notion  du  droit  pontifical.  Nature  noble, 
mais  pleine  d'excès,  il  nous  a  laissé  un  ouvrage  immortel  :  il  a 
tourné  avec  puissance  contre  le  grossier  et  vulgaire  oubli  des 
grands  intérêts  moraux  de  l'humanité;  son  Essai  sur  Vindifféreyice 
en  matière  de  religion  a  porté,  à  ce  vice  du  temps,  un  rude  coup 
et  ramené  les  âmes  vers  les  régions  d'en  haut.  Par  des  livres  de 
piété,  par  des  ouvrages  de  politique  et  par  des  articles  de  jour- 
naux, il  combattait  d'ailleurs  toutes  les  erreurs  de  son  temps  ; 
âme  suave  et  lutteur  opiniâtre,  il  excellait  également  à  repousser 
l'ennemi  et  à  enchanter  les  âmes.  Lui  aussi  avait  fondé  sur  l'au- 
torité seule  la  foi  divine  et  la  société  humaine,  mais,  cherchant  à 
quel  signe  l'autorité  légitime  se  fait  reconnaître,  il  plaça  ce  signe 
dans  le  consentement  général  et  traditionnel  du  genre  humain. 
Quand  on  cherche  l'autorité  infaillible,  ce  n'est  pas  à  une  source 
humaine  qu'il  faut  la  prendre.  La  raison  de  tous,  qu'est-ce  autre 
chose  que  la  souveraineté  du  nombre  dans  l'ordre  spirituel,  et, 
dans  l'ordre  temporel,  la  mise  en  échec  de  l'autorité.  Mais,  cet 
apôtre  de  l'autorité  et  de  la  raison  générale  était,  en  même 
temps,  un  orgueilleux  adorateur  de  sa  raison  et  un  démagogue. 
Sous  la  pression  des  événements,  il  se  fit  en  lui  une  transformation 
■pleine  d'entraînements  logiques  et  d'incohérence  morale  ;  il 
n'avait  pu  amener  l'autorité  suprême  de  l'Eglise  à  admettre  son 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANGE  151 

principe  el  dès  lors,  Tesprit  de  révolte,  qu'il  avait  sévèrement 
maudit,  se  déchaîna  dans  son  âme,  tantôt  sous  les  traits  d'une 
indignation  haineuse  contre  les  puissants  et  les  riches,  tantôt 
dans  les  effusions  d'une  sympathie  tendre  pour  les  misères  de  l'hu^ 
manité.  Dans  ce  chaos  de  sentiments  contraires,  se  prétendant 
toujours  d'accord  avec  lui-même,  le  champion  de  Tautorité  devint, 
dans  rÉtat,  le  plus  impossible  des  démocrates,  et  dans  l'Eglise, 
le  plus  irrité  des  rebelles. 

Mais  telle  avait  été  d'abord  la  vérité  de  ses  doctrines  et  la  pureté 
de  ses  sentiments  que,  lui  tombé,  pas  un  de  ses  nombreux  disci- 
ples ne  voulut  le  suivre.  Cet  aigle  avait  attiré  à  lui  une  troupe 
d'aiglons  ;  lui  foudroyé,  ils  prirent  leur  essor,  chacun  dans  sa 
sphère  ;  ou,  pour  parler  sans  figure,  tous  s'ouvrirent  des  carrières 
de  travail  et  entreprirent  des  œuvres  de  restauration.  La  tâche 
que  Dieu  avait  assignée  dans  l'Eglise  à  cet  homme  de  sa  droite, 
devint  la  tâche  collective  d'une  légion  de  héros.  Gousset  dans  la 
théologie,  Guéranger  dans  la  liturgie,  Bouix  dans  le  droit  canon, 
Rohrbacher  en  histoire,  Lacordaire  dans  l'éloquence  sacrée,  Mon- 
talembert  à  la  tribune,  Veuillot  dans  la  presse,  Bonnetty  dans 
les  revues  savantes,  Parisis  dans  la  controverse  épiscopale  :  tous 
disciples  de  Lamennais  ou  nés  de  son  souffle  créateur,  furent,  pour 
l'achèvement  de  son  œuvre,  les  hommes  de  Dieu.  Dieu,  pendant 
longtemps,  nous  avait  fait,  suivant  l'expression  du  prophète,  le 
pain  court  et  l'eau  brève  ;  à  cette  heure  solennelle,  il  prodigue 
les  lumières  de  son  amour,  les  grâces  de  sa  puissance  et  fait  écla- 
ter notre  salut,  comme  par  un  coup  d'Etat.  Temps  glorieux  par 
cette  réunion  d'hommes  brûlants  d'un  feu  sacré,  temps  généreux 
par  la  beauté  de  leur  union  et  les  sympathies  de  leur  zèle,  temps 
féconds,  car  il  plut  à  Dieu  de  nous  faire  voir  alors,  dans  les  merveilles 
de  la  charité,  les  splendeurs  de  la  foi  elles  aspirations  des  grandes 
espérances. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  ici  l'histoire  de  ces  temps  illustres  ni  à 
rendre  compte  des  œuvres  qui  en  assurent  la  gloire  :  je  dois  venir 
ailleurs  à  ce  doux  travail  :  à  ce  moment  j'ai  un  rôle  plus  ingrat, 
c'est  de  montrer  comment  les  pensées  téméraires,  fausses,  et, 


152  CHAPITRE   V 

selon  moi,  hérétiques  du  catholicisme  libéral  vinrent  prendre  à 
revers  ce  monument  de  renaissance,  jeter  la  division  parmi  les 
champions  de  la  sainte  Eglise,  entraver  d'abord,  puis  presque 
anéantir,  en  tout  cas  fortement  compromettre  les  fruits  de  ces 
belles  œuvres  et  consumer  en  pure  perte,  sur  le  champ  obscur  de 
la  métaphysique  sociale,  le  plus  pur  de  nos  forces. 

Au  moins  on  me  permettra  d'emprunter  ici,  à  Montalembert,  le 
procès-verbal  éloquent  des  œuvres  de  ces  magnanimes  soldats  de 
Dieu,  C'est  une  transformation,  presque  instantanée,  qui  frappe  tous 
les  esprits.  La  France  est-elle  bien  encore  ce  pays  qui  semblait,  il 
y  a  trente  ans,  il  y  a  dix  ans  même,  n'avoir  pas  assez  de  dédain 
pour  l'influence  du  clergé,  pas  assez  de  répugnance  pour  les  ins- 
titutions religieuses.  Qu'est  devenue  cette  formidable  impopularité 
qui  se  ruait  sur  la  moindre  manifestation  de  la  pensée  et  de  l'action 
catholique  ?  Où  sont  passés  les  historiens,  les  pamphlétaires  qui 
trouvaient,  dans  la  résurrection  de  vieilles  diatribes  contre  les 
prêtres  et  les  moines,  une  source  intarissable  de  profit  et  d'hon- 
neur? On  eût  dit  qu'il  n'y  avait  d'écho,  de  crédit  que  pour  leurs 
invectives";  et  voici  que  l'Eglise  apparaît  plus  forte,  plus  aimée, 
plus  populaire  qu'à  aucune  autre  époque  de  l'histoire  moderne. 
Livres  et  journaux  s'accordaient  naguère  à  exclure  la  religion  de 
toute  discussion  sérieuse,  à  résoudre  toutes  les  questions  religieu- 
ses par  la  négation  des  droits  de  Dieu  ou  à  les  étouffer  par  la 
conspiration  du  silence.  Et  aujourd'hui  c'est  à  qui  parlera  plus 
haut  de  Dieu,  à  qui  s'inclinera  plus  bas  devant  l'Eglise  !  Tous  les 
pouvoirs  qui  se  succèdent  invoquent  son  appui  et  sa  sympathie  ; 
tous  lui  témoignent  tour  à  tour  leur  respect,  leur  confiance,  leur 
dévouement  ;  tous  se  disputent  l'honneur  de  proclamer  son  indis- 
pensable influence  et  de  relâcher,  sinon  d'anéantir,  ses  anciennes 
entraves.  Nous  autres,  pauvres  ilotes  de  la  vie  politique,  si  long- 
temps relégués  au  rang  des  rêveurs  dédaignés  et  des  pétitionnaires 
importuns,  nous  avons  assez  triomphé,  non  pas  certes  pour  toujours 
ni  même  pour  longtemps,  mais  assez  pour  connaître  l'étendue  de 
nos  conquêtes,  le  secret  de  nos  forces  et  la  valeur  de  notre  appui. 
La  liberté  de  l'enseignement,  si  longtemps  réclamée  en  vain,  va 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  153 

être  011  partie  conquise,  elle  sera  votée  par  les  mains  mêmes  qui 
l'avaient  refusée  le  plus  opiniâtrement.  On  va  offrir  aux  évêques 
plus  de  maisons  qu'ils  n'en  peuvent  diriger,  aux  jésuites  plus  d'é- 
lèves qu'ils  n'en  peuvent  instruire.  Aux  jésuites,  avons-nous  dit? 
Oui,  ces  jésuites,  à  si  peu  d'années  de  tous  les  efforts  tentés  à  Paris 
et  à  Rome  pour  obtenir  leur  dispersion,  les  voilà  tranquillement 
investis  du  seul  droit  qu'ils  aient  jamais  réclamé,  du  droit  de  se 
dévouer  au  salut  des  âmes.  Les  voilà  consacrés  eux-mêmes  par 
l'autorité  publique  aux  missions  les  plus  conformes  à  l'infatigable 
flexibilité  de  leur  institut  :  au  gouvernement  des  colonies  d'en- 
fants à  Alger,  à  la  réforme  des  colonies  pénitentiaires  àCayenne. 
Pour  les  autres  ordres  religieux,  ils  se  rétablissent  sur  le  sol  d'où 
les  bannissaient  tant  de  lois  encore  inscrites  dans  nos  codes  révolu- 
tionnaires. 

Nos  évêques  à  qui  l'on  interdisait  naguère  de  s'entendre  même 
par  écrit,  ont  pu  se  réunir  librement,  et  donner  à  la  chrétienté 
étonnée  le  spectacle  de  treize  conciles  provinciaux,  célébrés  avec 
toute  la  majesté  de  l'ancien  droit,  et  tous  rivalisant  de  zèle  et  d'é- 
loquence dans  l'expression  de  leur  sollicitude  pour  les  intérêts  mo- 
raux de  la  France,  de  leur  dévouement  aux  prérogatives  du  Saint- 
Siège.  Je  n'ignore  pas  que  ces  conquêtes  de  la  liberté  catholique 
ne  sont  plus,  ou  ne  sont  pas  encore,  placées  sous  la  sanction  des 
lois  ;  que  les  articles  organiques,  si  indignement  accolés  au  texte 
sacré  du  Concordat,  ne  sont  pas  abrogés  ;  que  plus  d'une  arme  re- 
doutable sommeille  dans  l'arsenal  de  la  législation  ;  mais  dans  un 
pays  où  le  droit  écrit  est  condamné  à  subir  des  variations  si  promp- 
tes et  si  fréquentes,  il  est  permis  de  regarder  les  faits  qu'on  vient  de 
rappeler  comme  pourvus  d'une  autorité  sérieuse  et  incontestable. 

Il  y  a  d'ailleurs  des  faits  qui  sont  des  actes,  destinés  à  signaler 
toute  une  époque  et  à  prendre  rang  parmi  les  plus  précieux  sou- 
venirs et  les  plus  irrécusables  engagements  d'une  grande  nation  . 
Telles  sont  les  éloquentes  protestations  de  dévouement  à  l'Eglise 
que  le  chef  de  l'Etat  a  si  souvent  renouvelées  depuis  sa  première 
candidature  à  la  dignité  suprême  ;  tels  sont  les  témoignages  de 
respect  et  de  sympathie  prodigués,  dans  toutes  les  occasions,   par 


154  CHAPITRE   V 

l'immense  majorité  de  l'Assemblée  constituante  et  de  l'Assemblée 
législative,  à  la  religion  catholique  ;  telle  est  l'expédition  de  Rome 
décrétée  par  nos  votes,  accomplie  par  nos  armes  ;  telle  est  surtout 
cette  fin  sublime  de  l'archevêque  de  Paris,  marquée  au  coin  d'une 
si  héroïque  simplicité,  qui  a  jeté  au  milieu  de  nos  discordes  civiles 
un  reflet  des  âges  héroïques  de  l'Eglise.  C'est  pour  la  plus  grande 
gloire  du  catholicisme  et  de  la  France  que  s'est  répandue  dans 
tout  l'univers,  jusque  dans  les  sierras  de  l'Amérique  espagnole  et 
les  îles  éparsesde  la  Polynésie,  comme  la  plus  touchante  et  la  plus 
véridique  des  légendes,  l'histoire  de  cet  évêque  mort  pour  Vamour 
de  Dieu  et  des  français... 

Enfin,  ce  qui  couronne  cette  renaissance  catholique  à  laquelle 
nous  avons  le  bonheur  d'assister,  c'est  la  place  qu'ont  reprise 
Rome  et  la  papauté  dans  le  monde.  Certes,  il  faut  remonter  bien 
haut  dans  l'histoire  pour  retrouver  un  temps  où  le  Saint-Siège  ait 
occupé,  ému,  dominé  les  esprits,  comme  depuis  que  Pie  IX  y  est 
monté.  Destiné,  comme  celui  dont  il  est  le  vicaire,  à  passer,  pen- 
dant sa  vie  mortelle,  par  toutes  les  vicissitudes  de  la  grandeur  et 
de  la  douleur,  tantôt  investi  de  la  popularité  la  plus  enivrante, 
tantôt  assiégé  dans  son  palais,  fugitif,  exilé,  il  n'a  cessé  de  fixer  les 
regards  du  monde  et  de  constater  l'incomparable  majesté  du  pon- 
tificat romain,  soit  en  réveillant  les  sympathies  des  indifférents  et 
des  incrédules,  soit  en  provoquant,  dans  l'épiscopat  et  chez  tous 
les  fidèles,  les  manifestations  d'une  union  dans  l'obéissance  et 
d'une  subordination  à  l'Eglise  mère  et  maîtresse,  qui  n'a  pas  été 
surpassée  dans  les  plus  beaux  temps  du  moyen  âge.  Digne  d'ai- 
mer et  de  comprendre  la  liberté,  il  a  voulu  en  doter,  dans  la 
mesure  du  juste  et  du  bien,  un  peuple  que  les  agitations  démocra- 
tiques en  ont  rendu  profondément  incapable.  Mais  au  plus  fort  des 
entraînements  de  cette  position  difficile,  par  la  célèbre  allocution 
du  29  avril,  qui  brilla  comme  un  premier  rayon  de  lumière  et  de 
vérité  à  travers  les  ténèbres  de  1848,  et  en  refusant  de  déclarer  la 
guerre  à  l'Autriche,  il  a  su  montrer  que  jamais  la  politique  ne  lui 
ferait  oublier  la  sublime  neutralité  du  père  commun  de  toutes  les 
nations.  Bien  au-dessus  des  réformes  politiques,  dont  sa  sollicitude 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  155 

s'occupait  à  si  juste  titre,  il  a  placé  les  réformes  ecclésiastiques 
et  les  intérêts  spirituels  commis  à  sa  garde.  Pendant  que  toute 
l'Europe  se  préoccupe  de  son  sort,  et  pendant  que  l'on  proclame  à 
Rome  sa  déchéance  et  la  création  de  la  république,  lui,  calme  et 
libre  au  fond  de  son  exil,  à  Gaëte ,  les  yeux  fixés  sur  le  ciel,  et  le 
cœur  uniquement  préoccupé  du  gouvernement  des  âmes  et  des  de- 
voirs de  sa  charge  apostolique,  adresse  à  tous  les  évoques  de  l'uni- 
vers une  bulle  destinée  à  hâter  le  moment  où  la  doctrine  de  l'Im- 
maculée Conception  sera  érigée  en  article  de  foi.  Ramené  dans 
Rome  affranchie  par  la  valeur  française,  avec  le  concours  des 
armes  de  l'Espagne,  de  l'Autriche  et  de  Naples,  il  y  rétablit  son  au- 
torité paternelle,  à  l'ombre  de  ce  drapeau  tricolore,  qui  avait  jadis 
présidé  à  l'enlèvement  de  Pie  YI  et  de  Pie  YII.  Les  secrets  de  l'avenir 
sont  à  Dieu  ;  mais  quelle  que  soit  l'issue  de  l'occupation  française, 
la  prise  de  Rome  et  le  rétablissement  du  pouvoir  pontifical  par  l'ar- 
mée de  la  république  répondent  aux  plus  grands  souvenirs  de  l'E- 
glise et  de  la  France.  Celui  qui  a  vu  nos  soldats  agenouillés,  dans 
leur  force  et  dans  leur  simplicité,  sur  la  place  du  Vatican,  inclinant 
leurs  bannières  libératrices,  ayant  devant  eux  Saint-Pierre,  la  ca- 
thédrale du  monde,  sous  leurs  pieds  la  poussière  des  martyrs,  sur 
leur  tête  la  main  de  Pie  IX  étendue  pour  les  bénir,  celui-là  peut  se 
direqu'il  a  vu  le  plus  beau  spectacle  que  puisse  éclairer  le  soleil  ; 
et  il  ne  lui  reste  qu'à  répéter  avec  l'accent  d'une  reconnaissante 
admiration,  les  paroles  gravées  par  Sixte-Quint  sur  l'obélisque  de 

Néron  :  YlCIT  LEO  DE  TRIBU  JUDA  :  FUGITE  PARTES  ADVERSAE.  CnRlSTUS 
VINCIT,  ChRISTUS  REGNAT,  CURISTUS  AB  OMNI  MALO  PLEBEM  SUAM  DEFEN- 
DAT  (1). 

Si  je  détache  mes  regards  du  tableau  dressé  par  Montalembert 
pour  les  fixer  sur  la  situation  actuelle  de  la  France,  il  me  semble 
que  les  cinquante  premières  années  du  siècle  ont  disparu  et  que 
le  second  cinquantenaire  doit  nous  ramener  à  ses  commencements. 
Rien  plus,  on  dirait  qu'allant  de  l'Empire  au  Consulat,  nous  re- 
montons vers  les  turpitudes  du  Directoire  et  les  boucheries  de   la 

(1)  Montalembert,  Des  intérêts  catholiques  au  XIX^  siècle,  p.  26  et  31. 


156  CHAPITRE    V 

Convention.  Les  Jésuites  sont  proscrits,  les  autres  ordres  religieux 
sont  frappés  de  dispersion  ;  les  catholiques,  suivant  le  mot  récent 
d'un  démagogue,  sont  hors  la  loi.  Cette  liberté  d'enseignement  qui 
rayonnait  dans  ses  degrés  inférieurs  et  qui  promettait  de  se  couron- 
ner avec  gloire  par  la  reconstitution  des  universités,  a  été  détruite. 
Les  universités,  un  instant  admises,  sont  interdites;  les  collèges 
libres  et  les  séminaires  sont  soumis  à  des  rigueurs  draconiennes  ; 
dans  les  écoles  primaires,  la  gratuité  aggrave  le  poids  des  im- 
pots, l'obligation  porte  atteinte  au  droit  des  familles,  la  laïcité 
entraine  la  proscription  des  frères  et  des  sœurs,  le  retour  à  l'a- 
théisme pédagogique,  la  corruption  dans  les  berceaux.  Sous  pré- 
texte d'une  neutralité  impossible,  on  forme,  dans  les  écoles  nor- 
males, de  jeunes  maîtres  qui  seront,  par  la  parole  et  par  l'exemple, 
des  prédicateurs  d'impiété.  Avec  le  mot  barbare  de  laïcisation, 
vous  voyez  exclure  les  religieuses  des  hôpitaux,  des  hospices,  des 
orphelinats,  des  salles  d'asile  et  mettre  à  leur  place  des  merce- 
naires sans  dévouement  quand  elles  ne  sont  pas  sans  vertu.  Nul 
souci  de  religion  de  la  part  des  pouvoirs  publics,  mais  plutôt  un 
athéisme,  hautain  et  persécuteur,  descendant  des  hauteurs  par  la 
hiérarchie  des  fonctionnaires  et  poussant  les  populations  au  ma- 
térialisme pratique.  Plus  d'aumôniers  pour  les  soldats,  plus  de 
dimanche  pour  le  peuple.  La  foi  s'en  va,  les  mœurs  s'avachissent, 
les  intérêts  sont  tous  en  péril.  L'agriculture  agonise,  l'industrie 
végète,  le  commerce  se  ralentit.  La  liberté,  ôtée  à  la  vertu,  est 
octroyée  à  tous  les  genres  de  prostitution.  D'incessantes  élections 
jettent  aux  masses  souffrantes  des  promesses  chimériques  et  de 
misérables  provocations  tantôt  à  l'anarchie,  tantôt  au  socialisme. 
Les  vieilles  haines  sont  ravivées  avec  un  art  scélérat,  des  essais 
de  séditions,  des  grèves,  des  discours  de  club,  des  écliauffourées 
de  carrefour  soulèvent  les  masses  populaires.  Robespierre  peut 
venir  avec  sa  machine  ;  la  France  est  à  ses  pieds. 

D'où  vient  cette  fin  de  siècle  répondant  si  mal  à  ses  commence- 
ments ?  La  mobilité  naturelle  des  choses  humaines,  l'inclination 
naturelle  des  hommes  au  mal  ont  fourni,  sans  doute,  à  ce  retour 
offensif,  leur  éternel  aliment  et  la  bonne  fortune  des  occasions,  Le 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  157 

jeu  destructeur  des  révolutions  politiques,  l'incurie  ou  la  compli- 
cité des  gouvernements,  la  mollesse  et  l'irréflexion  des  masses 
n'ont  pas  manqué  d'aggraver  les  torts  de  ces  bonnes  ou  mauvaises 
fortunes.  Louis-Philippe,  le  premier,  fit  de  la  corruption  un  ins- 
trument de  règne.  Sous  le  rapport  de  la  corruption,  Napoléon  III 
ne  fut  qu'un  Louis-Philippe  II  et  son  aigle  était  encore  plus  libidi- 
neux, plus  vorace,  plus  incontinent  que  le  coq  gaulois.  La  seconde 
république  ouvrit,  à  l'anarchie  et  au  socialisme,  le  puits  de  Tabîme  ; 
la  troisième  n'a  paru  venir  aux  affaires  que  pour  déchaîner  les 
tempêtes.  Toutes  les  illusions  et  les  impuretés  de  l'esprit  humain, 
toutes  les  bassesses  et  toutes  les  lâchetés  du  cœur,  toutes  les  illu- 
sions et  toutes  les  ambitions  de  la  vie  publique,  toutes  les  entre- 
prises du  socialisme  et  de  l'anarchie  :  c'est  cela  même  qu'elle  a 
pris  pour  raison  d'être.  Un  peuple  sans  Dieu,  une  nation  sans 
culte,  un  assemblage  incohérent  d'imbéciles,  de  voleurs  et  de 
viveurs  :  c'est,  ce  semble,  l'idéal  dont  elle  poursuit  la  réalisation. 

Ces  visées  ne  sont  point  un  mystère  ;  mais  enfin  comment  des 
aspirations  si  monstrueuses  ont-elles  pu  affronter  le  grand  jour  de 
la  vie  publique  et  caresser  l'espérance  du  succès? 

Le  ^9  août  1852,  Louis-Napoléon  écrivait  à  l'abbé  de  Ségur  : 
u  Je  suis  heureux  de  savoir  que  le  Saint  Père  est  toujours  animé 
des  mêmes  sentiments  à  mon  égard.  Nous  avons  bien  besoin  que 
son  esprit  supérieur  et  élevé  plane  au-dessus  de  toutes  les  petites 
rivalités  qui  entretiennent  dans  le  clergé  des  dissensions  déplora- 
bles. Depuis  que  vous  m'avez  écrit,  j'ai  pu  me  convaincre  que  ce 
ne  sont  pas  les  évêques  les  plus  gallicans  qui  se  montrent  froissés 
des  mesures  prises  ou  tolérées  à  Rome,  mais,  au  contraire,  les 
hommes  les  plus  modelées  et  les  plus  distingués  de  Tépiscopat. 
Aujourd'hui  le  plus  difficile  de  ma  lâche  reste  encore  à  accomplir  ; 
car  le  plus  difficile  n'est  pas  de  vaincre,  mais  d'assurer  la  vic- 
toire. J'ai  triomphé  du  socialisme  avec  les  principes  de  religion  et 
d'autorité.  Dieu  veuille  que  les  hommes  qui  représentent  ces  prin- 
cipes se  soutiennent  toujours  mutuellement  et  qu'ils  ne  se  fassent 
jamaîa  la  guerre  ;  car  ce  ne  seraient  que  nos  ennemis  communs  (\m 


158  CHAPITRE    V 

pourraient  en  profiter  (1)  ».  Ces  remarquables  paroles  ouvrent  un 
jour  sur  les  obscurités  de  la  situation. 

Le  coup  d'Etat  du  2  décembre  avait  produit,  parmi  les  catholi- 
ques militants,  une  scission.  Les  uns,  fidèles  aux  anciennes  consi- 
gnes de  l'orthodoxie,  voulaient  qu'on  gardât  la  paix,  là  où  le 
combat  avait  cessé,  et  qu'on  soutînt  la  lutte  là  où  continuait  l'a- 
gression ;  les  autres  voulaient  déserter  l'ancienne  voie  de  la  con- 
troverse, pour  reprendre  le  drapeau  et  l'allure  des  partis  politiques. 
Ces  derniers,  vétérans  des  assemblées  parlementaires,  avaient  vu 
avec  déplaisir  s'inaugurer  un  régime  qui  leur  promettait  de  trop 
longues  vacances.  Dans  leur  modestie,  ils  se  croyaient  appelés  au 
gouvernement  du  pays  et  assez  forts  pour  le  mener  d'une  main 
sage.  Leur  but  immédiat  était  que  les  catholiques  se  formassent  en 
ordre  de  bataille  pour  un  combat  injuste  et  impossible  sur  le  ter- 
rain politique,  mais  qu'ils  consentissent  à  s'annuler  dans  une 
alliance  incompréhensible  et  impossible  sur  le  terrain  des  idées 
religieuses. D'après  ce  système, les  catholiques  eussent  dû  s'opposer 
à  qui  ne  leur  voulait  point  de  mal  et  se  lier  à  qui  ne  leur  voulait 
pas  de  bien.  C'eût  été  un  coup  habile  de  se  tenir  dans  une  hostilité 
au  moins  stérile  et  frivole  à  l'égard  d'un  gouvernement  qui  faisait 
profession  de  foi  à  la  divinité  de  Jésus-Christ  et  qui  reconnaissait 
plus  largement  qu'on  ne  l'avait  fait  depuis  longtemps  les  droits 
de  l'Eglise  ;  et  d'aller  former  nous  ne  savons  quel  pacte  avec  de 
vieux  politiques  et  de  vieux  sophistes  qui  ne  parlaient  que  pour  se 
séparer  de  l'Eglise,  du  Saint-Siège  et  de  Jésus-Christ.  Et  l'on  eût  fait 
un  beau  coup  de  haute  tactique  pour  procurer  àla  religion  les  avan- 
tages du  régime  parlementaire,  lorsque  le  régime  parlementaire 
eut  été  rétabli  par  le  génie  et  les  forces  combinées  d'une  fusion 
impossible  entre  les  d'Orléans  et  la  légitimité. 

Des  hommes  animés  de  la  généreuse  pensée  de  servir  la  liberté 
de  l'Eglise,  séparés  un  instant  par  les  lois  Falloux,  divisés  plus 
profondément  par  le  coup  d'Etat,  en  vinrent  à  la  discussion,  et 
en  discutant  s'aigrirent.  La  discussion,   tombée  en  contradiction, 


(1)  Ségur,  Souvenirs  et  récits  d\in  frère,  l.  I,  p.  190. 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  159 

produisit  l'incertitude.  La  division  certes  était  regrettable  ;  Tin- 
certitude  qui  en  résultait  devait  être  funeste.  Là  devait  se  dissou- 
dre ce  qu'on  a  appelé  le  parti  catholique,  c'est-à-dire  ce  noyau  de 
chrétiens  zélés,  qui,  plaçant  au-dessus  de  tout  l'intérêt  religieux, 
avaient  voulu  former  une  milice  au  service  de  l'Eglise,  et  parPen- 
semble  de  leurs  efforts,  procurer  sa  liberté,  son  accroissement  et 
son  triomphe. 

En  dehors  des  œuvres  ordinaires  de  foi  et  de  piété,  il  n'y  eut 
plus  une  marche  commune,  une  ligne  politique  à  suivre.  Des  frères 
cessèrent  de  s'allier  et  devinrent  bientôt  des  ennemis.  Sur  quel 
point  précis  reparaît  leur  dissentiment. 

Des  deux  écoles  «  Tune,  dit  Veuillot,  propose  une  sorte  d'hosti- 
lité mal  définie  contre  l'ordre  politique  actuel  et  une  espèce  d'al- 
liance ambiguë  avec  les  nuances  modéréesde  l'esprit  philosophique 
et  parlementaire;  l'autre,  croyant  rester  dans  la  tradition  du  parti 
catholique,  accepte  les  faits,  refuse  de  pactiser  avec  des  doctrines 
qui  lui  paraissent  également  dangereuses  en  politique  et  en  reli- 
gion ;  le  dissentiment  paraît  léger  ;  au  fond  il  est  immense.  D'une 
part,  en  effet,  on  adopte  le  symbole  de  1789,  et,  tout  en  se  flattant 
de  le  ramener  au  Christianisme,  on  est  involontairement  entraîné  à 
en  adopter  les  conséquences  les  plus  anti-chrétiennes  ;  de  l'autre, 
on  rejette  le  prétendu  évangile,  qui  substitue  à  la  vérité  religieuse 
et  politique,  les  incertaines  conceptions  et  le  mobile  gouvernement 
de  la  raison  humaine.  Les  uns  croient  que  la  société  peut  faire  son 
chemin  vers  Dieu,rfrt7î.s  les  voies  que  la  Révolution  a  ouvertes;  les 
autres  disent  que  ces  voies  mènenl  aux  abîmes,  que  le  christia- 
nisme s'en  affaiblira^  que  cet  affaiblissement  du  christianisme  sera 
la  ruine  de  la  liberté  et  de  la  société  »  (1). 

Voilà,  quant  aux  faits,  les  points  de  dissentiment  des  deux  éco- 
les ;  si  l'on  se  rappelle  ce  que  nous  disions  plus  haut,  on  verra  que, 
sauf  l'opposition  des  idées,  Dupanloup  et  Veuillot  sont  d'accord 
pour  la  détermination  de  l'objet  de  la  querelle.  C'est  sur  une  ap- 
préciation contradictoire  de  89  que  naît  la  divergence  ;  de  là,  [on 

(1)  Louis  Veuillot,  Mélanges,  t.  I,  p.  II. 


160  CHAPITRE    V 

passe  à  des  jugements  contraires  sur  les  hommes  et  sur  les  choses 
du  temps,  suivant  qu'ils  sont  plus  ou  moins  sympathiques  ou 
hostiles  aux  doctrines  de  la  Révolution.  De  la  divergence  d'idées, 
on  passe  à  la  guerre  lorsqu'il  s'agit  de  savoir  si  l'on  doit,  oui  ou 
non,  se  raUier  à  l'Empire,  ou  plutôt  s'abstenir  de  le  combattre. 
Mais  en  perçant  Fécorce  des  faits,  en  poussant  au  delà  des  vues 
des  combattants,  ce  qui  est  en  cause,  c'est  la  question  de  savoir 
si  l'Eglise  doit  exercer  quelque  action  sur  les  peuples,  si  Jésus- 
Christ  est  le  législateur  des  nations  rachetées  et  si  Dieu,  son  Père, 
doit  garder,  sur  l'évolution  de  Tordre  social,  la  plénitude  de  son 
autorité  divine.  En  d'autres  termes,  il  s'agit  au  fond  de  savoir  si 
l'Evangile  a  été  apporté  au  monde  seulement  pour  le  salut  des 
particuliers,  et  s'il  n'est  pas  obligatoire  également  pour  la  société 
publique,  au  moins  lorsqu'elle  se  compose  de  chrétiens. 

Les  idées  ne  se  précisent  point  tout  d'abord  avec  cette  décision 
et  ce  radicalisme.  On  se  tint  plutôt  sur  les  extrêmes  conséquences 
et  ce  n'est  que  de  fil  en  aiguille,  qu'on  devait  remonter  plus  tard 
aux  principes.  En  présence  des  principes,  l'évidence  des  solutions 
frappe  les  regards  ;  sur  le  terrain,  plus  obscur,  des  conséquences, 
les  batailles  devaient  plus  facilement  s'engager,  et  grâce  à  l'obs- 
curité des  points  en  litige,  favoriser  l'ardeur  des  adversaires.  Des 
hommes  éminents  brillaient  à  la  tête  des  deux  écoles.  A  la  tête  de 
l'école  libérale,  vous  voyez  Montalembert,  le  fondateur  de  l'Ecole 
libre,  le  vaillant  champion  de  l'Eglise  à  la  Chambre  des  pairs  ;  son 
livre  Des  intérêts  catholiques  au  XIX^  siècle,  avait  donné  le  signal 
du  débat  et  sonné  le  coup  de  clairon  de  longues  polémiques.  A  la 
tête  de  l'école  simplement  mais  résolument  catholique,  brillait 
d'un  non  moins  vif  éclat  Louis  Veuillot,  Pinlrépide  croyant,  l'in- 
comparable polémiste,  dont  la  plume  devait  valoir,  pour  l'Eglise, 
plus  que  vingt  épées.  Les  idées  de  Montalembert  avaient  pour 
organe  le  Correspondant  ;  les  principes  de  Yeuillot  avaient  pour 
arène  V Univers.  Au-dessous  de  Montalembert,  des  écrivains  ha- 
biles, Théophile  Foisset,  Albert  de  Broglie,  Alfred  de  Falloux,  Co- 
chin,  et  dans  la  coulisse,  Dupanloup,  évêque  d'Orléans,  disaient 
tout  ce  qui  se  peut  dire,  soit  pour  l'alliance  avec  les  parlementai- 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  161 

res,  comme  Thiers  et  Guizot,  et  les  philosophes,  comme  Villemain 
et  Cousin  ;  soit  contre  les  idées  et  les  sentiments  des  catholiques 
qui  n'agréaient  point  cette  alliance.  La  rédaction  de  VUnivers, 
moins  brillante  alors  par  les  noms  de  ses  disciples,  était  plus  forte 
par  le  nombre  de  ses  adhérents,  par  l'autorité  de  ses  ancêtres, 
tels  que  le  comte  de  Maistre  et  Bonald,  et  par  la  qualité  de  ses 
palrons,  Gerbet,  Salinis,  Parisis  et  le  cardinal  Gousset.  On  peut 
ajouter,  sans  indiscrétion,  que  cette  humble  phalange  ralliait  à  peu 
près  tous  les  prêtres  les  plus  instruits  du  clergé  français,  Rohr- 
hacher,  Combalot,  Bouix,  Guéranger,  et  qu'elle  avait  pour  chef 
invisible,  mais  présent,  le  chef  même  de  l'Eglise,  l'immortel  Pie  IX. 
Le  premier  point  par  où  les  catholiques  libéraux  soulignèrent 
leur  dissentiment,  ce  fut  la  mise  au  rancart  des  patrons  contem- 
porains de  la  cause  catholique.  Je  ne  parle  pas  de  Chateaubriand  , 
trop  mélangé,  trop  amphibie  pour  ne  pas  offrir  simultanément 
des  attaches  aux  deux  partis;  je  ne  parle  pas  non  plus  de  La- 
mennais, qui  avait  soutenu  successivement  sur  la  société  moderne 
deux  opinions  contradictoires  et  que  les  partis  devaient  se  jeter 
à  la  tête,  jusqu'à  ce  que  le  nouveau  Tertullien  ramenât,  par 
l'attrait  de  la  séduction,  à  son  symbole  foudroyé,  non  pas  les 
disciples  qui  Pavaient  déserté,  mais  les  adversaires  qui  l'avaient 
maudit.  Je  parle  de  Donozo  Cortès,  marquis  de  Yaldégamas,  dis- 
ciple de  S.  Augustin,  dont  le  génie  rendait  des  oracles  embarras- 
sants pour  les  nouveaux  docteurs  et  qu'ils  écartèrent  comme  un 
pestiféré.  Je  parle  de  Jacques  Balmès,  le  grand  philosophe  espa- 
gnol, à  qui  les  libéraux  avaient  d'abord  souri  très  affectueusement 
pour  l'amener  à  leur  coterie,  mais  qu'ils  rejetèrent  aussitôt  qu'il 
refusa  de  s'engager  dans  cette  petite  église  de  conspirateurs.  Je 
parle  surtout  du  vicomte  de  Bonald  et  du  comte  de  Maistre,  deux 
grands  esprits  qui  avaient  parcouru  les  horizons  ouverts  par  le 
Génie  du  christianisme,  précisé  les  doctrines  avec  une  lucidité 
victorieuse  et  soutenu  la  sainte  cause  de  Jésus-Christ,  roi  des  na- 
tions, avec  les  ressources  réunies  de  la  philosophie,  du  droit  et  de 
l'histoire.  On  les  enterra  incognito  ;  désormais  il  ne  devait  plus 
se   compter  d'hommes  éminents  dans   nos  églises,  que  Dupan- 


162  '   CHAPITRE    V 

loup,  Monlalemberl,  Foisset,  Broglie,  Cochin,  Falloux  et  les  au- 
tres, déclarés  tels  par  Cochin,  Broglie,  Falloux,  Foisset,  Monta- 
lembert  et  Dupanloup.  D'un  côté,  le  catholicisme  libéral  tint 
école  de  mépris  ;  de  l'autre,  il  ouvrit  une  école  d'admiration  mu- 
tuelle. Suivant  l'usage  de  toutes  les  petites  coteries,  engagées 
dans  de  mauvaises  voies,  on  eut  pour  maxime  le  vœu  classique  : 
Nul  naura  de  Ves'prit,  hors  nous  et  nos  amis. 

Le  second  point  par  où  s'accusa  le  dissentiment,  ce  fut  la  guerre 
acharnée,  sotte  et  déloyale  qui  fut  déclarée  à  V Univers,  tout  spé- 
cialement à  Yeuillot.  Veuillot  fut,  à  la  lettre,  le  bouc  émissaire  de 
tous  les  péchés  que  n'avait  pas  commis  Israël.  Pendant  que  les 
impies  plaisantaient  grossièrement  sur  sa  figure  labourée  par  la 
vérole,  sur  le  temps  où  il  touchait  quinze  cents  francs,  comme 
scribe  au  ministère,  sur  les  fines  parties  qu'ils  prêtaient  à  sa  sen- 
sualité et  s'oubliaient  jusqu'à  insulter  sa  mère,  les  catholiques  li- 
béraux lui  reprochaient  le  fanatisme  et  la  servilité  ;  ils  l'accusaient 
d'être  Fennemi  de  la  raison,  de  la  société  moderne,  de  toute  li- 
berté religieuse,  de  toute  liberté  politique  ;  ils  lui  reprochaient 
de  provoquer  une  réaction  anti-chrétienne,  de  ramener  les  ténè- 
bres, de  vouloir  étouffer  Fesprit  humain  entre  le  corps  de  garde  et 
la  sacristie,  enfin  d'éloigner  les  Académiciens  de  l'Eglise,  de  creu- 
ser un  abîme  entre  l'Eglise  et  la  société  moderne,  de  provoquer 
par  l'injure  et  l'injustice  des  représailles  qu'il  eût  mieux  valu  ne 
point  mériter.  Toutes  ces  invectives,  certainement  injustes  et 
injurieuses,  étaient  signées,  Foisset,  Broglie,  Lacordaire  et  Monta* 
lembert.  Falloux,  pour  son  compte,  écrivit  une  soi-disant  histoire 
du  parti  catholique,  où,  par  une  série  de  réticences,  d'exagéra- 
tions calculées  et  d'affirmations  sans  preuves,  il  faisait  de  Veuillot 
un  grand  criminel  et  de  V Univers  le  déversoir  de  toutes  les  insa- 
nités et  impuretés  de  l'esprit  humain.  Et  le  pire,  c'est  que  toutes 
ces  absurdes  violences  étaient  déchaînées  contre  Veuillot^  mais  pas 
toujours  pour  son  compte  personnel,  plus  souvent  pour  des  évo- 
ques qu'on  n'osait  pas  découvrir,  et  surtout  pour  le  pape  qu'on 
n'osait  pas  désigner  même  par  une  allusion.  Dans  tous  les  cas,  les 
impies  qui  veulent  attaquer  l'Eglise  et  le  Saint-Siège  peuvent  aller 


LA    RENOVATION    CATllOLIOUE    EN    FRANCE  163 

fourbir  des  armes  dans  cet  atelier  de  mensonges  académiques  ; 
ils  trouveront  là,  comme  dans  Mosheim  ou  dans  Voltaire,  toutes 
les  choses  ineptes,  grossières,  violentes  qui  se  peuvent  vomir 
contre  la  religion  ;  seulement  ici  elles  sont  mises  dans  une  forme 
moins  répugnante,  vernies  et  damassées  de  façon  à  plaire  aux 
esprits  cultivés,  mais  restés  vils  sous  le  vernis  de  leur  fausse  cul- 
ture. C'est  là  au  surplus  que  commence,  contre  les  catholiques,  ce 
torrent  d'iniquités  devenu  aujourd'hui  une  grande  mer,  qui  menace 
de  tout  ensevelir  sous  ses  flots.  Les  énergumènes  du  conseil  muni- 
cipal de  Paris  ont,  pour  premiers  précurseurs,  les  catholiques  libé- 
raux. 

Tout  ce  fatras  d'inventions  peut-il  se  colorer  même  d'un  prétexte? 
En  principe,  non.  L'inimitié  entre  Jésus-Christ  et  le  monde,  entre 
les  passions  et  la  croix,  est  irréductible.  Depuisl'ère  de  grâce,  ton- 
jours,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  la  chair  sera  rebelle  à 
l'esprit  et  les  rébellions  de  la  chair  trouveront,  dans  la  société, 
des  forces  organisées,  prêtes  à  off'rir,  contre  la  religion,  leur  con- 
cours. Protestantisme,  jansénisme,  gallicanisme,  libéralisme,  radi- 
calisme, ce  ne  sont  là  que  les  divers  noms  d'une  même  erreur  plus 
ou  moins  développée,  dont  le  trait  commun  est  que,  sous  des  noms 
difl'érents,  elle  caresse  toujours  les  bassesses  du  cœur.  S'exposera 
ses  avanies,  c'est  un  acte  de  vertu  ;  les  encourir,  c'est  une  gloire. 
Au  contraire,  baisser  pavillon  devant  le  cri  grossier  des  passions 
humaines,  c'est  un  contre-sens;  et  transiger,  c'est  trahir. 

En  fait,  ce  n'esliitisY Univers  qui  avait  excité  les  violences  inju- 
rieuses des  ennemis  de  TEglise.  La  rédaction  de  V Univers  se  com- 
posait alors  d'écrivains  trop  peu  en  vue  ;  l'impiété  les  craignait,  à 
cause  de  leur  foi,  mais  ne  s'abusait  pas  complètement  sur  leur 
faiblesse  numérique.  L'Etat  et  l'Université,  dans  la  presse,  dans  les 
livres,  aux  deux  tribunes,  partout,  s'indignaient  et  s'irritaient  contre 
des  personnages,  autrement  considérables,  à  qui  V Univers  servait 
de  porte-voix.  C'étaient  les  manifestations  successives  des  évêques> 
le  zèle  du  clergé,  le  grand  éclat  du  talent  de  Montalembert,  la  re- 
naissance des  ordres  religieux,  les  succès  retentissants  du  P.  de 
Ravignan  et  du   P.    Lacordaire,  qui  excitaient  les  alarmes  et  les 


164  CHAPITRE    V 

fureurs.  Rappellerons-nous  les  mots  du  temps?  Personne  ne  doit 
les  oublier.  On  parlait  de  V émeute  épiscopale  ;  on  se  récriait  contre 
les  calomnies  du  clergé  ;  quand  il  paraissait  une  nouvelle  lettre  de 
l'évêque  de  Chartres,  une  nouvelle  brochure  de  Tévêque  de  Lan- 
gres,  les  journaux  impies  s'étonnaient  de  l'insolence  de  ces  gens-là 
et  les  rappelaient  à  la  pratique  de  l'Evangile.  Le  Journal. des  Débals 
disait  au  P.  de  Ravignan  :  «  Que  m'importent  vos  vertus,  si  vous 
m'apportez  la  peste  »?  Le  National  disait  aux  religieux  qui  invo- 
quaient le  droit  commun  :  «  On  ne  vous  doit  que  l'expulsion  ». 
Etait-ce  V  Univers  qui  soulevait  ces  tempêtes  d'outrages  ?  Les  écrits 
des  évêques,  particulièrement  ceux  des  plus  fermes  et  des  plus 
vénérés,  les  discours  de  Montalembert,  quelques  brochures  dues  à 
quelques  membres  de  la  compagnie  de  Jésus  ou  à  des  prêtres  res- 
pectables, comme  Combalot  et  le  chanoine  Souchet,  les  pàques  de 
Notre-Dame,  la  robe  blanche  du  P.  Lacordaire,  restaurateur  de 
l'ordre  où  l'on  prenait  les  inquisiteurs,  soulevaient  plus  de  cla- 
meurs que  tous  les  articles  de  V  Univers,  parce  qu'ils  inspiraient,  à 
juste  titre,  beaucoup  plus  d'effroi.  U Univers  n'eut  part  à  ces  ou- 
trages que  pour  sa  brave  et  loyale  participation  à  tous  les  exploits 
de  la  croisade  catholique.  Les  partisans  du  monopole  universitaire, 
au  surplus,  n'avaient  pas  besoin  d'excitation  pour  s'élever  vio- 
lemment contre  les  catholiques.  La  revendication  des  droits  de 
l'homme,  du  citoyen,  du  chrétien,  du  père  de  famille  suffisait 
amplement  pour  exaspérer  ces  tristes  persécuteurs.  Que  l'on  relise 
seulement  leurs  livres!  En  nommer  les  principaux  auteurs,  les 
Michelet,  les  Quinet,  les  Libri  et  d'autres,  c'est  assez  rappeler 
que  l'on  avait  affaire  àdes  esprits  et  à  des  passions  qui  ne  se  piquaient 
point  de  scrupule,  qui  n'attendaient  nullement  d'être  provoqués, 
pour  tout  se  permettre  en  fait  d'injures  et  de  violences.  Oui,  sans 
doute,  on  a  pu  quelquefois  déchirer  avec  colère  ces  tissus  grossiers 
qui  enveloppaient  d'infamies  ce  que  les  chrétiens  ont  de  plus  res- 
pectable et  de  plus  cher,  et  l'on  peut  regretter  parfois  ces  indigna- 
tions, ces  révoltes  d'enfants  qui  voient  outrager  leur  mère.  Heureux 
ceux  qui  purent  éviter  toute  faute  autrement  qu'en  se  retirant  de 
la  lutte  ou  en  gardant  le  silence  !  Si  l'Eglise  n'avait  pas  eu  d'autres 


' 


LA  RÉNOVATION  CATHOLIQUE  EN  FRANCE  165 

soldats,  elle  n'eiit  pas  été  suffisamment  défendue,  ni  même  toujours 
représentée.  Pour  nous,  si  nous  avions  à  blâmer  quelqu'un,  nous 
blcàmerions  d'abord  ces  athlètes  à  rebours  qui,  pouvant  combattre 
avec  les  plus  humbles  soldats,  poussèrent  l'héroïsme  tout  juste  à 
l'abstention.  Mais  que  les  coups  cruels  et  méchants,  portés  par  les 
impies,  aient  été  mérités,  qu'on  puisse  les  qualifier  de  représailles, 
que  l'injure  et  l'injustice  des  catholiques  les  aient  attirés  trop  sou- 
vent par  des  excès  ;  que,  parmi  ces  catholiques  et  dans  ce  cœur  du 
camp  si  persévérant,  si  dévoué,  si  désintéressé,  d'où  personne  à 
l'heure  du  triomphe  n'est  sorti  pour  tendre  la  main  aux  récom- 
penses, que  là,  il  y  ait  eu  des  plus  dignes  et  des  moins  dignes,  c'est 
ce  qui  n'est  point  vrai.  L'histoire  ne  trouve  ici  d'indignes  que  ceux 
qui  osent  bien  élever  de  pareilles  accusations. 


CHAPITRE  YI 

FORMATION  DU  GROUPE  CATHOLIQUE    LTBÉHAL  ;    SES  PRINCIPAUX   MEMBRES, 
SON  GREE  ;  LEURS  COMMUNES  DOCTRINES. 


«  Celui  qui  règne  dans  les  cieux  et  de  qui  relèvent  tous  les  em- 
pires; à  qui  seul  appartiennent  la  gloire,  la  majesté,  l'indépen- 
dance, est  aussi  le  seul  qui  sache  faire  la  loi  aux  rois  et  leur 
donner,  quand  il  lui  plait,  de  grandes  et  terribles  leçons.  »  La 
leçon  qu'il  donne  de  préférence,  aux  rois  qui  veulent  s'affranchir 
de  son  règne,  c'est  de  les  précipiter  du  trône  où  il  les  a  fait  monter 
pour  son  service.  Spectacle  étrange,  mais  encore  plus  instructif! 
depuis  trois  siècles,  c'est  la  tendance  des  pouvoirs  civils  de  se  sé- 
parer de  l'Eglise  et  d'assurer  à  leur  puissance  l'irresponsabilité  ; 
mais  plus  ils  croient  affermir  et  grandir  leur  puissance,  plus  ils  la 
rendent  fragile  et  éphémère  ;  et  si  l'histoire  était  encore  la  maî- 
tresse de  la  vie,  il  suffirait  aux  princes,  pour  venir  à  résipiscence, 
de  prêter  l'oreille  à  ses  enseignements.  Louis  XVI  à  Téchafaud, 
Napoléon  à  Ste-Hélène,  Charles  X  à  Holyrood,  Louis-Philippe  à 
Claremont  (Napoléon  III  à  Wilhemshohe,  plus  tard),  voilà,  en  1848, 
le  bilan  des  succès  du  césarisme.  Le  procédé  pour  l'expulsion  des 
princes  se  simplifie  même  à  vue  d'œil  ;  pour  le  dernier  en  date,  il 
suffit  de  le  mettre  en  voiture  et  :  Fouette,  cocher  !  Les  couronnes 
royales  sont  le  jouet  de  la  Révolution. 

Or,  c'est  en  présence  de  cette  fréquence  des  révolutions  et  de  cette 
fragilité  des  pouvoirs  publics  que  commence  à  se  former  le  groupe 
catholique  libéral,  le  groupe  qui  offre,  pour  le  salut  des  âmes  et 
le  progrès  des  nations,  à  l'éternelle  religion  et  à  l'invieillissable 
Eglise,  l'alliance  avec  ses  pouvoirs  séparés  duChrist,  voués  d'avance 
aux  dieux  infernaux  de  la  démagogie.   Certes,  l'idée  est  étrange, 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  167 

mais  le  fait  ne  comporte  pas  de  dénégation,  et,  s'il  plaide  les  cir- 
constances atténuantes  de  paix,  de  rapprochements  éventuels,  de 
nécessité  urgente,  nous  verrons  ce  que  ces  prétextes  valent  pour 
excuse. 

Le  premier,  après  Lamennais,  qui  esquissa  ce  programme  de 
pacification  et  d'aventures,  fut  l'abbé  Dupanloup.  Dupanloup  rallia 
Falloux  el,  Montalembert  ;  par  Montalembert  et  Falloux,  il  recruta 
Lacordaire,  Broglie,  Foisset,  Cochin,  Gratry  et  l'escadron  volant 
de  petits  brochuriens  ;  par  ses  intrigues,  il  prit  pied  dans  l'épis- 
copat  qu'il  scinda  en  deux  ;  par  sa  stratégie,  il  souleva  à  peu  près 
toutes  les  affaires  contentieuses,  ou  s'y  ingéra  assez  promptement 
pour  y  jouer  son  rôle,  et,  pendant  trente  années,  enraya  le  mou- 
vement de  réveil  chrétien  et  de  rénovation  catholique  dont  Lamen- 
nais avait  produit  l'ébranlement. 

Nous  devons  faire,  avec  tous  ces  personnages,  connaissance  som- 
maire et  indiquer  la  profession  de  foi  dont  ils  ne  devaient  plus  se 
départir. 

L  Félix-Antoine-Philibert  Dupanloup  naquit  à  Saint-Félix,  en 
Savoie,  le  2  janvier  1802.  Sa  mère  était  la  malheureuse  nièce  d'un 
prêtre  ;  le  père  était  inconnu  ou,  du  moins,  non  déclaré  ;  on  paya 
un  pauvre  diable  pour  endosser  la  responsabilité  officielle  de  la 
bAtardise,  mais  il  ne  remplit,  bien  entendu,  aucun  des  devoirs  de 
la  paternité.  Cette  tache  ne  devait  pas  gêner  la  fortune  de  l'enfant, 
au  contraire  ;  mais  elle  donna  à  son  âme  je  ne  sais  quel  tempéra- 
ment bràtard  qui  la  prédestinait  aux  rôles  d'intrigue  et  de  compro- 
mis où  il  passera  maître.   Félix  fut  élevé  uniquement  par  sa  mère 
et  grandit  jusqu'à  huit  ans  au  milieu  des  montagnes  :  l'âme  de  la 
pauvre  femme  déteignit  sur  la  sensibilité  du  fils  et  la  vie  de  monta- 
gnard lui  donna  le  tempérament  robuste,  l'humeur  fière,  ce  quel- 
que chose  de  violent  et  de  brutal  qu'il  garda  toujours,  malgré  ses 
partis  pris  de   conciliation  et  son  soi-disant  esprit  de  paix.  A  neuf 
ans,  il  fut  amené  à  Paris,  envoyé  à  Sainte-Barbe,  puis  à  la  petite 
communauté  de  la  rue  du  Regard  ;  avec  son  âme  simple,  son  esprit 
vif  et  sa  vigoureuse   constitution,  le  petit  Dupanloup  fut  ce  qu'on 
appelle   un  travailleur.   Dès   le  début,  il  adopta,   pour  le  travail, 


1G8  CHAPITRE    VI 

cette  méthode  qu'il  devait  appliquer  à  tout:  au  lieu  de  beaucoup 
réfléchir,  il  voulait  tout  lire  et  toujours  écrire.  Pour  la  moindre 
chose,  il  amassait  des  cahiers  de  notes,  les  rédigeait  en  partie,  et 
au  lieu  d'illuminer  son  esprit  par  la  compréhension,  s'appliquait 
surtout  à  l'emplir  comme  un  magasin.  Du  reste,  régulier,  pieux, 
aimé  des  maîtres,  couronné  aux  distributions  de  prix,  un  petit 
phénix,  chargé  comme  un  mulet  et  portant  sa  charge  avec  désin- 
volture :  tel  fut  le  jeune  Dupanloup. 

Il  serait  facile  d'écrire  longuement  sa  vie.  Peu  d'auteurs  ont, 
autant  que  lui,  parlé  d'eux  dans  leurs  ouvi'ages  et,  comme  il  a 
beaucoup  écrit,  môme  des  méditations  pieuses  ;  comme  il  s'admi- 
rait naturellement  beaucoup,  il  n'y  a,  pour  composer  son  panégy- 
rique, qu'à  se  baisser.  Cette  tâche  a  été  remplie  par  un  valet  de 
plume,  trois  volumes  durant  :  il  n'est  pas  malaisé  d'en  donner 
l'analyse.  Dupanloup  fut  un  écolier  sublime,  un  étudiant  en  théo- 
logie incomparable,  un  catéchiste  tel  qu'on  n'en  avait  pas  encore 
VU;  un  prédicateur  éminent,  un  supérieur  de  séminaire  digne  d'ad- 
miration, un  professeur  également  admirable,  un  chanoine  tou- 
jours armé  pour  le  combat,  un  directeur  de  consciences  hors  de 
pair,  un  politique  sans  égal,  un  diplomate  rompu  à  tous  les  secrets, 
un  grand  évêque,  le  plus  grand  évêquedu  XIX»  siècle,  et  pardes- 
sus le  marché  un  saint  :  tel  est,  en  quelques  mots,  le  résumé  des 
trois  volumes. 

A  ce  panégyrique,  il  y  a  des  sourdines.  L'étudiant  incomparable 
se  fit,  paraît-il,  une  fois  au  moins,  expulser  de  Saint-Sulpice,  dont 
il  devait  plus  tard  représenter  fidèlement  Pesprit,  compère  et  com- 
pagnon de  Jacques  Mathieu,  autre  et  dernière  pétrification  du  gal- 
licanisme sulpicien.  Le  catéchiste  inimitable  avait,  dans  son  caté- 
chisme, une  vierge  éclairée  par  un  rayon  d'en  haut,  des  jeux  de 
lumière  et  des  réverbérations  de  glaces  pour  captiver  les  enfants  et 
"s'accréditer  près  des  familles,  tant  et  si  bien  que  le  pasteur  de- 
manda à  être  débarrassé  du  vicaire  qui  supplantait  le  curé.  Le  su- 
périeur, digne  d'admiration,  se  ht  éconduire,  après  cinq  ans,  par 
son  évêque  Mgr  Affre.  Le  professeur,  également  admirable,  tomba 
de  sa  chaire  sous  les  sifflets.  Le  chanoine  modèle  s'était  fait  dis- 


FORMATION    D\J   GROUPE    GATUOLIQUE    LIBÉRAL  169 

penser  d'assister  au  chœur,  pour  vaquer  plus  tranquillement  à  ses 
petites  et  grandes  affaires.  Cet  homme  spécial* en  tout  et  toujours 
sublime  n'eut,  dans  sa  carrière  sacerdotale,  que  des  disgrâces 
pour  rabat-joie  de  tous  ses  triomphes. 

On  ne  nie  point  qu'il  eut  du  talent,  qu'il  fut  travailleur  ardent 
et  homme  intrépide.  La  preuve  de  son  talent,  c'est  qu'il  put  se  re- 
lever de  toutes  les  disgrâces  avec  un  accroissement,  ou,  au  moins, 
avec  un  attrait  qui  relevait  bientôt  sa  fortune.  La  preuve  de  son 
travail  et  de  son  zèle,  c'est  une  sorte  d'ubiquité  active,  presque 
encombrante,  ennuyeuse  même  pour  ses  amis.  «  On  ne  peut  rien 
faire  sans  l'abbé  Dupanloup,  disait  Mgr  de  Quélen,  et  avec  lui  on 
ne  peut  rien  faire.  »  C'était,  en  effet,  l'homme  toujours  mécontent 
de  tout  le  monde,  ne  voyant  de  beau  que  son  idéal  et  se  trouvant 
seul  capable  d'en  poursuivre  la  réalisation. 

On  ne  conteste  pas  davantage  que  l'homme  ne  fût  prédestiné  à 
parvenir.  Avec  ses  talents,  ses  qualités  et  ses  vertus,  un  prêtre  ne 
peut  s'effacer,  ou,  s'il  s'efface,  et  par  cela  même  qu'il  s'efface,  il 
brille  davantage.  Les  postes  qu'occupa  l'abbé  Dupanloup  étaient 
tous  des  postes  favorables  à  l'avancement.  Catéchiste  et  supérieur, 
il  s'introduisait  dans  les  familles,  par  les  enfants,  le  grand  moyen 
de  crédit  présent  et  futur  ;  confesseur,  il  savait  choisir  son  monde 
et  se  faire  agréer  en  haut  lieu  pour  directeur  ;  professeur  de  Sor- 
bonne,  il  se  trouvait  sur  le  chandelier  à  sept  branches  ;  chanoine, 
il  n'eut  plus  d'autre  souci  que  lui-même.  L'abbé  Dupanloup  était 
de  ces  prêtres  qui  s'adressent  aux  gens  du  monde,  vivent  avec  eux, 
s'imprègnent  de  leur  esprit,  s'appuient  de  leur  recommandation 
et  peuvent  dire  :  Où  ne  monterai-je  pas?  On  est  modeste,  confit 
en  humilité,  un  ver  de  terre,  un  grain  de  poussière  ;  mais  le  grain 
de  poussière  vole  aisément,  le  ver  sait  ramper  avec  noblesse,  l'hu- 
milité a  de  petits  crochets  d'ascenseur  et  la  modestie  s'accommode 
de  tous  les  avantages  terrestres.  L'homme  de  rien  devient  une 
toute-puissance. 

L'abbé  Dupanloup  ne  se  jugea  jamais  digne  que  du  premier 
rang,  et,  pour  y  parvenir,  à  tous  ses  mérites,  il  joignait  le  plus 
rare  talent  d'intrigue,  une  finesse  extraordinaire,  unie  à  une  extra- 


170  CHAPITRE   VI 

ordinaire  audace.  Ce  qu'il  dépensa  de  souplesse  dans  sa  vie  est 
incalculable;  ce  qu'il  devait  dépenser  d'audace  ne  se  peut  pas 
compter.  Talents,  qualités,  vertu,  il  versait  tout  avec  surabondance 
dans  sa  diplomatie  el  il  fallait  être  bien  sur  ses  gardes  pour  ne 
pas  se  laisser  prendre  ;  à  toutes  ses  assiduités,  à  toutes  ses  sou- 
plesses, à  toutes  ses  effusions,  il  ajoutait  des  coups  de  force,  d'in- 
trépidité et  il  fallait  être  bien  solide  pour  ne  pas  se  rend  re.  Au  fond 
arrogant  et  dominateur,  quand  il  parlait  à  un  égal  on  l'eût  pris 
pour  son  supérieur  ;  quand  il  parlait  à  un  évêque  on  l'eût  pris  pour 
un  archevêque  ;  quand  il  parlait  à  un  archevêque,  on  Peut  pris 
pour  un  cardinal  ;  quand  il  parlait  à  un  cardinal,  on  l'eût  pris 
pour  le  Pape  ;  et  quand  il  parlait  au  Pape,  on  l'eût  pris  pour  la 
troisième  personne  de  la  Sainte  Trinité.  Ce  bon  mot  fut  dit  au 
Concile  ;  les  Romains  y  ajoutèrent  une  analyse  étymologique  :  E 
pavone  lupus  :  De-pan-loup. 

Et  avec  tous  ces  talents  et  toutes  ces  ardeurs,  bonhomme  sur- 
tout et  habile  à  le  laisser  voir.  Mais,  en  même  temps,  excessif, 
agité,  convulsionnaire,  ne  tenant  pas  en  place,  vissé  à  sa  table  de 
travail  et  courant  le  monde,  attentif  à  tous  les  mouvements  des 
hommes,  mêlé  à  tous  les  incidents  des  affaires,  remplissant  l'uni- 
vers de  ses  discours  et  de  ses  lettres,  improvisant  toujours,  jardin, 
fleurs  et  volcan;  lac  paisible  et  vase  plein  de  tempêtes  ;  lion, 
renard  et  colombe  ;  homme  inépuisable  sans  avoir  grand'chose  à 
dire  ;  prédicateur  de  paix  sans  cesse  voué  ou  condamné  aux  tumul- 
tes :  Opus  tumulluarium,  mot  terrible  qui  fit  rugir  Dupanloup, 
prarce  qu'il  avait  percé  son  masque.  Il  y  avait,  dans  cet  homme, 
toutes  les  séductions,  tous  les  entrains  ;  il  était  fait  pour  être  un 
chef  de  secte,  et,  s'il  ne  rêva  pas,  ce  que  je  crois,  le  rôle  de  Pho- 
tius  gallican,  il  devait  préparer  les  voies  à  celui  qui  entraînera  un 
jour  la  France  dans  le  schisme. 

•  H.  C'est  en  1845,  au  milieu  de  celte  grande  controverse  où  l'é- 
piscopat  battit  en  brèche,  à  l'unanimité,  le  projet  Yillemain,  que 
l'abbé  Dupanloup,  simple  prêtre,  posa  un  acte  de  scission  et  fit 
bande  à  part  ;  c'est  dans  un  livre  intitulé  :  De  la  pacification  reli- 
gieuse qu'il  couva  les  éléments  d'une  guerre  fratricide,  destinée  à 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  171 

durer  autant  que  lui-même,  sinon  plus.  A  la  vérité,  suivant  l'usage 
de  tous  les  sectaires,  il  n'afïicha  pas  ce  dessein,  qui,  du  reste,  l'eût 
fait  honnir,  mais  il  en  formula  les  doctrines  avec  plus  d'audace 
qu'on  n'aurait  pu  en  attendre  d'un  si  cauteleux  esprit.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que  la  situation  doctrinale  et  les  devoirs  des  catholi- 
ques envers  TEtat  révolutionnaire  avaient  été  déterminés  depuis 
longtemps  par  les  Constitutions  apostoliques,  qu'ils  l'étaient  depuis 
plus  longtemps  par  les  théologiens,  notamment  par  S.  Thomas. 
De  sorte  qu'on  ne  pouvait  changer  l'assiette  du  camp  et  l'incliner 
vers  le  libéralisme,  sans  fermer  volontairement  les  yeux  aux  ensei- 
gnements de  la  tradition,  et  sans  se  mettre,  contre  le  Saint-Siège, 
au  moins  d'une  manière  implicite,  en  état  de  révolte. 

Les  Encycli(}ues  blâment  et  réprouvent  :  1°  la  Révolution,  com- 
mencée en  89  et  continuée  depuis  dans  toutes  les  contrées  de  l'Eu- 
rope, d'après  certains  principes  nouveaux,  subversifs  et  impies  ; 
2°  la  constitution  de  la  société  publique,  suivant  certaines  idées 
naturalistes  et  laïques  d'après  lesquelles  on  prétend  soustraire  cette 
société  à  l'action  de  l'Eglise  et  la  dispenser  de  reconnaître  ses 
droits  surnaturels;  3"  l'organisation  de  cette  même  société  natu- 
relle et  laïque  suivant  certaines  formes  parlementaires  qui  assurent 
partout  le  triomphe  de  la  Révolution  ;  4»  l'affirmation,  aujourd'hui 
hérétique,  que  l'Eglise  a  été  instituée  par  son  fondateur  en  telle 
condition  qu'elle  peut  se  concilier  avec  le  parlementarisme,  l'Etat 
laïque  et  toute  la  quintessence  des  idées  révolutionnaires. 

De  plus,  les  Encycliques  pontificales,  les  brefs  et  rescrits  par- 
ticuliers ont  tracé  une  ligne  de  conduite  qui  consiste  :  1*^  à  rendre 
une  véritable  et  sincère  soumission  aux  Constitutions  apostoliques, 
soit  doctrinales,  soit  disciplinaires;  2°  à  adopter  de  préférence,  à 
enseigner  et  faire  enseigner,  dans  les  choses  controversées,  les 
sentiments  qu'on  suit  à  Rome,  et,  s'il  s'agit  du  Saint-Siège,  à 
suivre  les  enseignements  les  plus  favorables  à  son  autorité.  —  Cette 
conduite  a  été  approuvée  fort  explicitement  par  tous  les  Conciles 
provinciaux  tenus  en  France  depuis  1849.  En  outre,  des  deux  sys- 
tèmes suivis  en  France  dans  la  défense  de  l'Eglise,   le  système  de 


j72  CHAPITRE   VI 

fidélité  aux  encycliques  pontificales  a  manifestement  obtenu  les 
préférences  de  Rome. 

L'ensemble  de  ces  faits  indiquait,  ce  semble,  une  ligne  de  con- 
duite., et  pour  la  suivre  exactement,  il  ne  fallait  à  tout  le  monde, 
avec  une  dose  commune  de  respect  pour  la  Chaire  apostolique, 
qu'un  peu  de  défiance  de  soi-même  et  de  détachement  de  ses  idées 
personnelles.  Nul  ne  niera  qu'une  déférence  filiale  n'eût  honora- 
blement remplacé  Tobéissance  sur  les  points  où  l'obéissance  n'é- 
tait pas  commandée. 

Nous  avons,  ici,  à  examiner  d'abord  les  opinions  de  l'abbé  Du- 
panloup  sur  la  révolution  française.  Ce  point  est  très  important, 
car  c'est  du  jugement  produit  sur  ce  grand  fait  que  les  catholi- 
ques libéraux  font  sortir,  par  voie  de  conséquence  légitime^  leurs 
idées  sur  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  sur  la  constitution 
régulière  de  la  société  civile  et  sur  la  notion  fausse  qu'ils  s'étaient 
faite  de  la  société  religieuse.  La  révolution  de  89  n'est  pas  seu- 
lement, pour  eux,  un  fait,  c'est  le  point  de  départ  d'une  doctrine, 
un  complément  naturel  de  larévélation,  une  lumière  qu'ils  croient 
pouvoir  imposer  même  à  la  Chaire  apostolique,  sous  peine  de 
méconnaître  ce  qu'ils  appellent  les  idées  modernes,  la  société  mo- 
derne, le  progrès,  la  civilisation. 

Pour  apprécier,  sur  ce  sujet  capital,  les  idées  du  futur  évêque 
d'Orléans,  il  n'y  a  rien  de  plus  sûr  que  de  lui  donner  la  parole. 
Dans  son  livre  de  la  pacification  religieuse,  nous  trouvons  un  pa- 
ragraphe intitulé  :  Comment  il  faut  entendre  le  véritable  esprit  de 
la  révolution  française  :  nous  devons  en  recueillir  scrupuleusement 
les  oracles. 

((  L'esprit  de  la  révolution,  s'écriait  l'abbé  Dupanloup,  voilà 
un  grand  mot.  Malheureusement  c'est  un  de  ces  mots  indéfinis, 
et  même,  par  la  diversité  des  idées  et  des  faits  qu'ils  représentent, 
presque  indéfinissable,  et  par  là  aussi,  d'un  effet  plus  infaillible  et 
plus  sûr  auprès  de  la  multitude  des  esprits  prévenus  ou  irréflé- 
chis. 

)>  On  a  étrangement  abusé  de  ce  mot  :  M.  Thiers  le  rappelle 
sans  cesse,  et  je  ne  sais  s'il  y  a  rien  dans  ses  discours  qui  soit 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  173 

plus  souvent  invoqué  contre  nous  que  V esprit  de  la  révolution 
française. 

»  S'il  nous  repousse,  autant  qu'il  le  peut,  loin  des  fonctions  de 
l'enseignement  et  de  toutes  les  fonctions  publiques,  c'est  pour 
maintenir  en  France  Vesprit  de  la  révolution  ;  s'il  refuse  la  liberté 
aux  congrégations  religieuses,  c'est  pour  prévenir  les  périls  qu'elles 
feraient  courir  à  l'esprit  de  la  révolution;  s'il  va  même  jusqu'à 
contester  la  liberté  des  pères  de  famille,  jusqu'à  consacrer  un 
monopole  injuste,  jusqu'à  trahir  les  promesses  de  la  Charte, 
c'est  qu'avant  tout  il  faut  sauver  parmi  nous  Vesprit  de  la  révolu^ 
tion. 

»  Le  clergé  de  France  n'a  pas,  dit-il,  Vesprit  de  la  révolution 
française,  son  esprit  e?>i  contre-révolutionnaire,  et  par  là  même  ses 
membres  sont  incapables  de  travailler  à  l'œuvre  de  l'éducation  et 
à  toute  grande  œuvre  nationale. 

»  L'esprit  DE  LA  RÉVOLUTION,  est-ce  l'esprit  de  89?  est-ce  l'es- 
prit de  93?  est-ce  l'esprit  philosophique  et  voltairien?  est-ce 
l'esprit  plus  religieux  du  consulat?  est-ce  l'esprit  de  la  république, 
est-ce  l'esprit  de  l'empire?  est-ce  l'esprit  athénien^  est-ce  l'esprit 
Spartiate?  est-ce  l'esprit  radical?  est-ce  l'esprit  bourgeois?  On  dit 
que,  depuis  la  révolution  française,  la  loi  était  athée  et  l'Etat  laï- 
que !  est-ce  là  l'esprit  dont  parle  M.  Thiers.  Cette  accumulation 
bizarre  de  questions  contradictoires  n'est  point  de  ma  part  une 
forme  de  langage  :  j'affirme  très  sincèrement  ne  rien  entendre  à 
ce  qu'on  nomme  Vesprit  de  la  révolution  :  je  me  perds  dans  ce  dé~ 
dale  d'applications  si  diverses  qu'on  en  a  faites  si  longtemps,  sans 
qu'on  soit  encore  convenu  d'un  sens  précis. 

))  Eh  bien,  nous,  nous  dirons  simplement  et  clairement  ce  que 
nous  croyons  devoir  entendre  par  l'esprit  de  la  révolution,  ce  que 
nous  sommes  à  cet  égard,  et  aussi  ce  que  nous  ne  sommes  pas  et 
ce  que  nous  ne  serons  jamais. 

»  Il  y  a  deux  choses  dans  une  révolution  ;  les  idées  et  les  faits  ; 
c'est-à-dire  les  principes  et  les  événements  ;  c'est-à-dire  Vesprit 
des  révolutions  et  leurs  actes. 

»  Ainsi  dans  la  révolution  française,  il  y  a  eu  :  1»  les  idées,  les 


174  CHAPITRE    VI 

inslilulions  libres,  les  principes  que  la  révolution  a  proclamés,  a 
fondés  et  qui  constituent  son  esprit  ;  2^  le  renversement  social,  les 
violences,  les  désordres,  et  tout  ce  qui  compose,  selon  l'expression 
de  Thiers  lui-même,  les  erreur?,  et  les  excès  de  la  révolution. 

»  De  là  deux  aspects  de  la  révolution  et  deux  sortes  de  révolu- 
tionnaires parmi  nous. 

»  Les  uns,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  sont  révolutionnaires  en 
principe.  Ils  acceptent  les  idées,  les  principes,  l'esprit  de  la  révolu- 
tion, en  regrettant  toutefois  qu'ils  aient  été  imposés  par  la  violence  ; 
et  la  fatalité  des  événements  ne  suffit  pas  pour  justifier  à  leurs 
yeux  les  excès  et  les  erreurs,  les  crimes  et  les  folies  des  hommes. 

»  Les  autres  sont  révolutionnaires  en  fait,  par  leurs  actes,  beau- 
coup plus  qu'en  principe  et  par  les  idées. 

))  Les  principes  d'égalité  raisonnable  et  de  liberté  légitime,  les 
droits,  les  institutions  libres,  proclamés,  fondés  par  la  révolution, 
c'est-à-dire  l'esprit  même  de  la  révolution  leur  importe  peu. 

»  Le  renversement  social  qui  permet  à  chacun  de  parvenir  à  la 
domination,  à  la  fortune,  et  de  s'imposer  à  son  pays,  voilà  ce  qu'ils 
préfèrent. 

»  Ces  principes  posés,  qu'entend-on  par  Vespritào,  la  révolution 
française. 

»  M.  Thiers  entend-il  les  violences  elles  désordres  de  cette  épo- 
que? Non,  sans  doute,  car  il  les  repousse,,  lui-même,  quand  il  les 
nomme  dans  son  langage  modéré,  des  excès  et  des  erreurs. 

»  Entend-il  les  institutions  libres,  la  liberté  de  conscience,  la 
•  liberté  politique,  la  liberté  civile,  la  liberté  individuelle,  la  liberté 
des  familles,  la  liberté  de  l'éducation,  la  liberté  des  opinions,  l'é- 
galité devant  la  loi,  l'égale  répartition  des  impôts  et  des  charges 
publiques? 

»  Tout  cela,  nous  le  prenons  au  sérieux,  nous  V acceptons  fran- 
chement, nous  l'invoquons  au  grand  jour  des  discussions  publiques. 

»  Il  est  vrai  et  nous  l'avouons  sans  peine,  ceux  qui  nous  ont  pré- 
cédé dans  la  carrière  vécurent  quelque  temps  dans  la  défiance  de 
ces  institutions  :  cela  se  conçoit  ;  les  moyens  violents,  les  excès  et 
les  erreurs  effraient  toujours  avec  raison  les  honnêtes  gens;  et  il 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE   LIBÉRAL  175 

faut  bien  avouer,  les  crimes  avaient  trop  ensanglanté  les  principes. 

»  Certes,  qui  le  peut  nier,  n'eùt-ilpas  mieux  valu  que  tout  cela 
fût  accompli  par^  un  Charlemagne  ou  parun  Sully  ?  Cinquante  années 
de  douleurs  eussent  été  épargnées  à  la  France,  et  la  patrie  si  long- 
temps voilée  de  deuil  ne  serait  pas  condamnée  aujourd'hui  encore 
à  gémir  sur  les  tristes  divisions  de  ses  enfants. 

»  Mais  enfin  aujourd'hui,  chose  nouvelle  et  heureuse,  la  paix 
peut  se  faire  !  Ces  libertés  si  chères  à  ceux  qui  nous  accusent  de  ne 
pas  les  aimer,  nous  les  proclamons,  nous  les  invoquons  pour  nous 
comme  pour  les  autres.  Forts  de  nos  convictions,  inébranlables 
dans  l'amour  de  la  vérité  catholique,  nous  demeurons,  dans  le  fond 
de  nos  âmes,  immuables  comme  l'Eglise  au  milieu  des  agitations 
humaines,  mais  aussi,  charitables  et  éclairés  par  elle,  nous  ne  re- 
poussons pas  en  les  réclamant  pour  nous  une  tolérance  sincère 
des  hommes  qui  s'égarenl,  une  discussion  large  et  généreuse,  des 
opinions  honnêtes  :  nous  combattons  sans  doute,  mais  nous  ten- 
dons toujours  une  main  fraternelle  à  nos  adversaires  ;  en  un  mot, 
nous  acceptons^  nous  proclamons  l'esprit  généreux,  le  véritable  esprit 
de  la  Révolution  française,  en  déplorant  avec  M.  Thiers  ses  excès 
et  ses  erreurs  (1).  » 

Ce  jugement  sur  la  Révolution  se  réduit  à  ce  point  :  que  la  Ré- 
volution française  de  89  et  années  suivantes,  erreurs  et  crimes  à 
part,  constitue,  dans  son  esprit,  un  ensemble  de  principes  sociaux 
et  de  dispositions  législatives,  qu'un  Charlemagne  aurait  pu  édic- 
ter,  à  cette  condition  toutefois,  suivant  nous,  qu'il  aurait  été  le 
rebours  de  Charlemagne,  l'antithèse  du  premier  empereur  catho- 
lique de  l'Occident. 

Ce  jugement  de  l'abbé  Dupanloup  paraît  erroné  sous  tous  les 
rapports.  La  Révolution  n'a  commis  tant  de  crimes  et  ne  s'est  pré- 
cipitée dans  de  si  tristes  erreurs  que  parce  que  ses  principes  les 
comportent  et  que  son  esprit  y  pousse.  Le  crime  et  Terreur  ne  sont 

[\)  De  la  pacification  religieuse,  p.  206,  éd.  de  1845.  L'édition  de  1861,  dans 
Touvrage  intitulé  :  Défense  de  la  liberté  de  l'Eglise,  t.  I,  reproduit  ce  texte  sans 
aucune  correction.  En  1861,  il  y  avait  treize  ans  que  Mgr  Dupanloup  était  évê- 
que  ;  en  1845,  il  était  supérieur  du  petit  séminaire  de  Paris. 


176  CHAPITRE    YI 

pas,  dans  la  révolution^  un  accident  échappé  à  la  faiblesse  de 
l'homme  ;  c'est  Teffet  nécessaire,  la  nature  même  de  la  Révolution 
française.  Et  depuis  qu'elle  parcourt  les  deux  mondes,  le  front 
couronné  de  serpents,  des  torches  et  un  poignard  à  la  main,  elle  n'a 
produit  nulle  part  autre  chose  que  des  erreurs  anti-chrétiennes 
et  de  monstrueux  forfaits. 

Nous  citerons  ici,  à  l'encontre  de  Mgr  Dupanloup,  d'abord  le 
jugement  de  nos  maîtres  en  science  politique. 

Dans  ses  Considérations  sur  la  France  (1),  le  comte  J.  de  Maistre 
appelle  la  révolution,  <(  le  grand  crime  national  d'une  insurrection 
anti-religieuse  Qi  anti-sociale^  couronnée  par  un  régicide.  » 

Un  peu  plus  loin,  M.  de  Maistre  dit  :  «  Ce  qui  distingue  la  ré- 
volution française  et  ce  qui  en  fait  un  événement  unique  dans 
l'histoire,  c'est  qu'elle  est  mauvaise  radicalement  ',  aucun  élément  de 
bien  n'y  soulage  l'œil  de  l'observateur  :  c'est  le  plus  haut  degré  de 
corruption  connu  ;  c'est  la  pure  impureté  (2).  »  " 

A  la  page  suivante,  nous  lisons  :  «  La  révolution  française  a 
parcouru,  sans  doute,  une  période  dont  tous  les  moments  ne  se  l'es- 
semblent  pas  ;  cependant,  son  caractère  général  n'a  jamais  varié  et 
dans  son  berceau  même  elle  prouva  tout  ce  qu'elle  devait  être. 
C'est  un  certain  délire  inexphcable,  une  impétuosité  aveugle,  un 
mépris  scandaleux  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  respectable  farmi  les  hom- 
mes ;  une  atrocité  d'un  nouveau  genre,  qui  plaisantait  de  ses  for- 
faits ;  surtout  une  prostitution  impudente  du  raisonnement  et  de 
tous  les  mots  faits  pour  exprimer  les  idées  de  justice  et  de  vertu.  » 

Au  chapitre  Y,  venant  à  parler  du  caractère  anti-religieux  de  la 
Révolution  :  «  Il  y  a,  dit-il,  dans  la  révolution  française  un  carac- 
tère satanique  qui  la  distingue  de  tout  ce  qu'on  a  vu  et  peut-être 
de  tout  ce  qu'on  verra.  Qu'on  se  rappelle  les  grandes  séances,  les 
discours  de  Robespierre  contre  le  sacerdoce,  l'apostasie  solennelle 
des  prêtres,  la  profanation  des  objets  du  culte,  l'inauguration  de 
la  déesse  Raison,  et  cette  foule  de  scènes  inouïes  où  les  provinces 
tâchaient  de  surpasser  Paris  :  tout  cela  sort  du  cercle  ordinaire 

(1)  Nous  citons  rédition  de  1845,  p.  15  et  seq. 

(2)  Ed.  de  18i5,  p.  60. 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE   LIBÉRAL  177 

des  crimes,  et  semble  appartenir  à  un  autre  monde.  Et  maintenant 
même  que  la  révolution  a  beaucoup  rétrogradé",  les  grands  excès 
ont  disparu^  mais  les  principes  subsistent.  Les  législateurs  n'ont-ils 
pas  prononcé  ce  mot  isolé  dans  l'histoire  :  La  nation  ne  salarie 
aucun  culte.  Quelques  hommes  de  l'époque  où  nous  vivons  m'ont 
paru,  dans  certains  moments,  s'élever  jusqu'à  la  haine  de  la  divi- 
nité ;  mais  cet  affreux  tour  de  force  n'est  pas  nécessaire  pour  ren- 
dre inutiles  les  plus  grands  efforts  constituants  :  l'oubli  seul  du 
grand  Etre,  je  ne  dis  pas  le  mépris,  est  un  anathème  irrévocable 
sur  les  ouvrages  humains  qui  en  sont  flétris.  Toutes  les  institutions 
humaines  reposent  sur  une  idée  religieuse,  ou  ne  font  que  passer. 
Elles  sont  fortes  et  durables  à  mesure  qu'elles  sont  divinisées, 
s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi.  )> 

Ailleurs  le  comte  de  Maistre,  parvenu  au  terme  de  sa  carrière, 
résumait  ainsi  ses  convictions  :  «  C'est  précisément  parce  que  la 
Révolution  française,  daiis  ses  bases,  est  le  comble  de  l'absurdité  et 
de  la  corruption  morale^  qu'elle  est  éminemment  dangereuse  pour 
les  peuples.  La  santé  n'est  pas  contagieuse,  c'est  la  maladie  qui 
l'est  trop  souvent.  Cette  révolution,  bien  définie.,  n'est  qu'une  expan, 
sion  de  Vorgueil  immoral  débarrassé  de  tous  ses  liens  :  de  là  cet 
épouvantable  prosélytisme  qui  agite  l'Europe  entière.  L'orgueil 
est  immense  de  sa  nature  ;  il  détruit  tout  ce  qui  n'est  pas  assez  fort 
pour  le  comprimer  :  de  là  encore  les  succès  de  ce  prosélytisme. 
Quelle  digue  à  opposer  à  une  doctrine  qui  s'adressa  d'abord  aux 
plus  chères  passions  du  cœur  humain,  et  qui,  avant  les  dures  leçons 
de  l'expérience,  n'avait  d'abord  contre  elle  que  les  usages?  La 
souveraineté  du  peuple,  la  liberté,  l'égalité,  le  renversement  de 
toute  sorte  d'autorité  :  quelles  douces  illusions  !  La  foule  comprend 
ces  dogmes,  donc  ils  sont  faux  ;  elle  les  aime,  donc  ils  sont  mau* 
vais.  N'importe,  elle  les  comprend,  elle  les  aime.  Souverains, 
tremblez  sur  vos  trônes  (1).  » 

Un  illustre  contemporain  du  comte  de  Maistre,  le  vicomte  Louis 
de  Bonald,   répondant  à  la  casuistique  aventureuse  de  l'abbé  Du- 

(1)  Comte  de  Maistre,  Lettres  et  opuscules^  t.  II,  p.  140. 


178  CHAPITRE    VI 

panloup,  écrivait  en  1820  :  «  Je  ne  connais  pas,  je  l'avoue,  ce  qu'on 
appelle  les  excès  delà  révolution.  Tous  les  crimes  qu^elle  a  produits 
n'en  ont  été  que  les  conséquences  naturelles  et  prévues  par  les  bons 
esprits,  pour  horribles  qu'elles  aient  été.  11  est  tout  à  fait  naturel 
de  chasser  ou  de  détruire  ceux  qu'on  a  dépouillés,  de  les  calomnier 
après  les  avoir  proscrits.  Il  est  naturel  que  le  pouvoir,  jeté  au  peu- 
ple comme  une  largesse,  ait  été  ravi  par  les  plus  audacieux,  et 
qu'enivrés  de  leur  nouvelle  fortune,  des  hommes  élevés  des  der- 
niers rangs  au  faîte  du  pouvoir,  n'aient  gardé  aucune  modération 
dans  son  exercice.  Il  est  naturel  qu'après  avoir  détruit  la  royauté, 
on  n'ait  pas  voulu  le  roi,  on  ait  craint  de  laisser  vivre  celui  qu'on 
avait  outragé.  C'étaient,  sans  doute,  des  excès  en  morale  ;  mais  ce 
n'étaient  pas  des  excès  en  révolution,  :  c'étaient  des  accidents, 
comme  les  convulsions  et  le  délire  sont  des  accidents,  dans  quel- 
ques maladies,  et  non  des  excès.  —  Quand  elle  est  faite  cette  ré- 
volution, le  devoir  de  tous  c'est  d'en  supporter  les  effets  avec  cou- 
rage et  patience,  mais  la  justifier,  c'est,  en  vérité,  un  triste 
retour  (1).  » 

Dans  ces  mêmes  Observations  sur  un  ouvrage  de  la  baronne  de 
Staël,  paragraphe  VIII,  le  comte  de  Bonald  dit  encore:  «  La  ré- 
volution qui  agite  l'Europe  est  beaucoup  plus  religieuse  que  politi- 
que ;  ou  plutôt,  DANS    LA    POLITIQUE,  ON  NE  POURSUIT  QUE  LA  RELIGION, 

et  une  rage  d' antichristianisme  impossible  à  exprimer,  et  dont  les 
célèbres  correspondances  du  dernier  siècle  ont  donné  la  mesure, 
anime  un  parti  nombreux  à  la  subversion  des  anciennes  croyances. 
Ils  ont  très  bien  jugé  la  tendance  qui  entraîne  les  unes  vers  les  au- 
tres certaines  constitutions  d'Etat  et  certaines  constitutions  de  re- 
ligion ;  et  s'ils  avaient  eu  besoin  à  cet  égard  d'une  nouvelle  expé- 
rience, les  diversesphasesdela  révolution  française  leur  en  auraient 
fourni  une  preuve  sans  réplique,  en  leur  montrant,  dès  1789,  les 
innovations  religieuses  concourant  avec  les  nouveautés  politiques  ; 
l'athéisme,  sous  la  Convention,  s'associant  à  l'anarchie;  une  sorte 
de  religion  naturelle,  sous  le  nom  de  t/iéophilanthropie,  inventée 

(1)  LoLis  DK  HoNAiJ».  Sft^Jdugcs  lïftévairt's.  t.   [.  p.  589.  éd.  de  1852. 


FORMATION    DU    GROUPE    CATUOLIQUE   LIBÉRAL  179 

SOUS  le  gouvernement  un  peu  moins  désordormé  du  Directoire  ; 
l'ont-ils  enfin  entraîné  sous  les  débris  du  trône,  et  le  catholicisme 
renaissant  avec  la  monarchie  (1).   » 

Il  serait  facile  de  multiplier  les  citations,  mais  il  vaut  mieux  les 
expliquer  et  les  justifier. 

La  révolution  française  est  l'aboutissement  logique,  immoral  et 
antisocial  de  trois  siècles  d'erreurs.  Ses  antécédents  historiques 
datent  de  la  Renaissance.  On  en  découvre  la  pierre  d'attente  phi- 
losophique dans  le  doute  cartésien,  le  principe  antireligieux  dans 
le  libre  examen  du  protestantisme,  le  principe  antisocial  dans  l'es- 
sai de  césarisme  tenté  par  quelques  rois  peu  chrétiens,  notamment 
Louis  XIV.  Après  Louis  XIV,  on  pouvait  souhaiter,  en  France,  une 
restauration  chrétienne  et  éliminer  l'absolutisme  des  Bourbons 
en  ramenant  le  pouvoir  royal  aux  pratiques  orthodoxes  d'autre- 
fois. Au  lieu  de  réagir  contre  les  égarements,  on  en  prit  le  principe 
)ernicieux  pour  transporter,  à  des  assemblées  parlementaires, 
[l'omnipotence  usurpée  par  les  derniers  rois.  Alors  éclata  la  révo- 
lution française,  qui  fut  à  la  fois  œuvre  de  destruction  et  tentative 
|de  reconstruction.   Destruction   en  fait  et  en  principe  de  l'ordre 
'eligieux  et  social  établi  depuis  Charlemagne  ;  reconstruction  d'un 
ordre  religieux  et  social,  inventé  par  la  raison  de  l'homme  déchu 
dirigé  par  sa  courte  sagesse,  organisé  en  vue  d'assurer,  au  parti- 
culier, sa  souveraineté  individuelle,  à  la  société  sa  sécularisation, 
c'est-à-dire   une  pratique  athée.  Cette  conception  diabolique,  en- 
trevue dès  le  XVP  siècle  et  proposée  audacieusement  par  Luther, 
fut  préconisée,  en  France  auXVIRe  siècle,  par  Voltaire,  Rousseau, 
Montesquieu,    Mably,  Raynal,   Condorcet,   Helvétius,    d'Holbach, 
Diderot  et  d'Alembert.  Ce  qui  caractérise  d'une  manière  générale 
tous  ces  auteurs,  c'est  la  haine  du  christianisme  et  une  infatuation 
fanatique  pour  les  principes  païens  ;  ce  qui  les  caractérise,  en  ce 
qui  regarde  leur  pays,  c'est  l'oubli  de  ses  traditions  et  rignorance 
de  son  histoire.  Chacun  d'eux  a  ensuite  son  rôle  particulier  :  Hel- 
vétius et  d'Holbach  sont  les  hérauts  du  matérialisme,  les  précur- 

(I)  Mélanges,  t.  l.  p.  593. 


180  CHAPITRE    VI 

seurs  d'Anacharsis  Clootz,  d'Hébert  cl  de  Marat  ;  d'Alemberl, 
Diderot,  Condorcet,  Raynal,  sont  des  démolisseurs  et  des  vulgari- 
sateurs ;  Voltaire  représente  surtout  la  négation  du  christianisme  ; 
Montesquieu  et  Rousseau,  la  négation  du  passé  français  ;  Mably,  la 
négation  de  la  morale  chrétienne.  Tous  ensemble  rêvent,  plus 
qu'ils  ne  le  proposent,  un  ordre  nouveau  où  l'Eglise  ne  sera  plus 
rien  ;  où  la  morale  privée  se  réglera  par  le  libre  essor  des  passions 
et  l'antagonisme  des  intérêts,  l'ordre  public  par  un  contrat  social, 
toujours  révocable,  se  formulant  soit  dans  la  république  égalitaire 
de  Rousseau,  soit  dans  la  monarchie  constitutionnelle  de  Montes- 
quieu. A  qui  fera-t^on  croire  que  ce  vil  ramas  d'auteurs,  encore 
plus  dépourvus  de  mœurs  que  de  foi,  encore  plus  infidèles  à  la 
probité  qu'aux  principes,  ait  voulu  imaginer  un  ordre  social  qu'ait 
pu  édicter  Gharlemagne? 

Lorsque  ces  soi-disant  philosophes  eurent  démoralisé  la  France, 
leurs  disciples  se  ruèrent  sur  ses  institutions.  Mirabeau  procéda  de 
Montesquieu,  Robespierre  de  Rousseau,  Barras  de  la  corruption  des 
deux  et  Napoléon  fut  le  XVIIle  siècle  fait  homme  pour  exploiter  ses 
faiblesses  et  codifier  ses  principes, au  profit  des  tyrannies  d'en  bas  et 
des  vengeances  d'en  haut.  L'assemblée,  pour  laquelle  l'épithéte  de 
constituante  sera  une  épigramme  éternelle,  proclama  la  déchéance 
de  l'ordre  féodal  et  de  la  monarchie,  puis  improvisa  une  constitu- 
tion. La  Législative  continua  Tœuvre  de  folie  et  d'impiété  com- 
mencée parla  Constituante.  La  Convention  ne  fut  qu'une  orgie  de 
lois  et  d'assassinats.  La  spoliation  de  l'Eglise,  l'abolition  des  vœux, 
la  constitution  civile  du  clergé,  l'extermination  des  prêtres  et  des 
nobles,  le  régicide,  les  constitutions  qui  n'étaient  que  des  œuvres 
progressives  de  renversement,  des  lois  pour  punir  la  vertu  et  ho- 
norer le  mariage  rabaissé  à  la  condition  de  contrat  sujet  à  rupture, 
la  famille  sans  lien,  les  institutions  sociales  renouvelées  des  Grecs, 
une  religion  selon  la  nature,  l'enseignement  et  le  théâtre  mis  au 
service  de  l'infamie,  les  coutumes  s'imprégnant  du  plus  lâche  sen- 
sualisme, dans  la  paix  d'horribles  délassements,  dans  la  guerre 
de  plus  horribles  boucheries,  la  France  livrée  à  des  scélérats,  les 
gens  de  bien  obligés  de  fuir,  l'honneur  national  n'ayant  plus  d'à- 


FORMATION    DU    GROUPE   CATHOLIQUE    LIBÉRAL  181 

bi'i  que  SOUS  les  drapeaux  :  telle  est,  en  abrégé,  laHévolution  fran- 
çaise. Est-ce  que,  dans  ses  idées  et  ses  principes,  dans  ses  mœurs 
el  dans  ses  coutumes,  dans  ses  lois  et  ses  constitutions,  il  y  a  un 
seul  article  qu'aurait  pu  munir  de  son  seing  et  sceller  de  son  épée 
le  grand  empereur  d'Occident  ? 

Napoléon  essaya  d'endiguer  la  révolution  française,  et,  mettant 
de  côté  les  erreurs  elles  crimes,  d'en  tirer  une  forme  de  société  et 
une  constitution  de  gouvernement.  Dans  ce  dessein  il  voulut  se 
servir  de  l'Eglise  comme  d'un  instrument  de  règne  ;  mais,  lorsqu'il 
vit  que  TEglise  ne  se  prétait  pas  aux  trames  de  son  ambition,  il 
ne  fut  plus,  pour  le  Saint-Siège,  qu'un  persécuteur,  en  même  temps 
qu'il  était,  pour  l'Europe,  un  éternel  conquérant.  En  France,  ce 
guerrier  législateur  voulait  être  le  Justinien  de  la  révolution  :  en 
Europe,  il  voulait  en  être  le  missionnaire  armé  ;  en  somme,  il  ne 
fut  qu'une  résurrection  der,  Césars,  l'antithèse  de  Charlemagne. 

Depuis,  la  révolution  a  fait  école  et  fourni  une  force  sociale. 
L'école  révolutionnaire  a  essayé  de  synthétiser,  d'édulcorer,  de 
faire  accepter  les  principes  de  89  ;  la  force  révolutionnaire  parcourt 
le  monde,  depuis  un  siècle  détruisant  partout  l'ancien  ordre,  ne 
laissant  partout,  après  son  passage,  que  des  cadavres  et  des  ruines. 

L'école  révolutionnaire  est  une  école  d'erreur,  de  mensonge  et 
de  destruction  ;  dans  sa  doctrine  se  résument  et  se  condensent  les 
aberrations  et  les  folies  de  l'orgueil  humain  révolté  contre  la  loi 
divine,  sur  laquelle  seule  reposent  le  calme,  le  bonheur  et  l'hon- 
neur de  la  civilisation  des  peuples. 

Les  principes  de  cette  école  sont  essentiellement  faux  et  subver- 
sifs. Sa  doctrine  se  réduit  à  deux  points  :  i°  mettre  les  prétendus 
droits  de  l'homme  en  dehors  et  au-dessus  de  la  loi  divine  et  de  l'au- 
torité de  Dieu  ;  2°  organiser  la  société  de  manière  que  l'homme 
social,  le  citoyen,  affranchi  de  l'ordre  surnaturel  et  soustrait  à 
l'Eglise,  vive  à  sa  guise,  suivant  le  conseil  de  ses  passions. 

Dans  ce  système,  la  société  civile  forme  tout  l'ordre  des  institu- 
tions humaines  ;  la  religion  est  affaire  privée  ;  le  pape  et  les  évê- 
ques,  comme  corps  d'institution  divine,  en  droit,  n'existent  pas  pour 
l'Etat. 


182  CHAPITRE    YI 

«  Celle  prétention,  dogmatique  et  pratique,  de  tout  réduire  à  la 
nature,  dit  très  bien  Mgr  l'évêque  de  Poitiers,  c'est  ce  que  le  con- 
cile du  Vatican  appelle  le  naturalisme.  Dans  ce  système,  la  nature 
devient  une  sorte  d'enceinte  fortifiée  et  de  camp  retranché,  où  la 
créature  s'enferme  comme  dans  son  domaine  propre  et  tout  à  fait 
inaliénable.  Elle  s'y  pose  comme  y  étant  complètement  maîtresse 
d'elle-même,  armée  d'imprescriptibles  droits,  ayant  à  demander 
des  comptes,  mais  n'en  ayant  jamais  à  rendre.  Elle  considère  de 
là  les  voies  de  Dieu,  ses  propositions  et  ses  ordonnances,  ou  du 
moins  ce  qu'on  lui  présente  comme  tel,  et  elle  juge  tout  avec  une 
indépendance  absolue.  En  somme,  on  se  suffit,  et,  possédant  en  soi 
son  principe,  sa  loi  et  sa  fin,  on  est  son  monde,  et  on  devient  à  peu 
près  son  Dieu.  Et  s'il  est  par  trop  manifeste  que  l'individu,  pris 
comme  tel,  est  indigent  sur  beaucoup  de  points  et  insuffisant  pour 
beaucoup  de  choses,  néanmoins,  pour  se  compléter,  il  n'a  pas  à 
sortir  de  son  ordre  ;  il  trouve  dans  l'humanité,  dans  la  collectivité, 
ce  qui  lui  manque  personnellement.  Là  est  le  fondememt  de  la  doc- 
trine révolutionnaire  de  la  souveraineté  de  l'homme,  incarnée  dans 
la  souveraineté  du  peuple.  En  somme,  la  nature  est  le  vrai  et 
l'unique  trésor,  et  c'est  assez  pour  nous  d'y  puiser. 

»  Le  naturalisme  est  donc  ce  qu'il  y  a  de  plus  opposé  au  chris- 
tianisme. Le  christianisme,  dans  son  essence,  est  tout  surnaturel, 
ou  plutôt  c'est  le  surnaturel  même  en  substance  et  en  acte.  Dieu 
surnaturellement  révélé  et  connu,  Dieu  surnaturellement  aimé  et 
servi,  surnaturellement  donné,  possédé  et  goûté,  c'esttoutledogme, 
toute  la  morale,  tout  le  culte  et  tout  l'ordre  sacramentel  chrétien, 
l^a  nature  y  est  indispensablement  supposée  à  la  base  de  tout  ; 
mais  elle  y  est  partout  dépassée.  Le  christianisme  est  l'élévation, 
l'extase,  la  déification  de  la  nature  créée.  Or,  le  naturalisme  nie 
avant  tout  ce  surnaturel.  Les  plus  modérés  le  nient  comme  néces- 
saire et  obligatoire  ;  la  plupart  le  nient  comme  existant  et  même 
comme  possible.  Quoi  qu'on  dise,  et  dans  tous  les  cas,  la  consé- 
quence patente  est  que  le  christianisme  est  une  usurpation  et  une 
tyrannie. 

))  Le  naturalisme,  fils  de  l'hérésie,  est  donc  bien  plus  qu'une  hé- 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  183 

résie  :  il  est  le  pur  antichristianisme.  L'hérésie  nie  un  ou  plusieurs 
dogmes;  le  naturalisme  nie  qu'il  y  ait  des  dogmes,  et  qu'il  puisse 
y  en  avoir.  L'hérésie  altère  plus  ou  moins  les  révélations  divines  ; 
le  naturalisme  nie  que  Dieu  soit  révélateur.  L'hérésie  renvoie  Dieu 
de  telle  ou  telle  portion  de  son  royaume  ;  le  naturalisme  l'élimine 
du  monde  et  de  la  création,  C'est  pourquoi  le  concile  dit  de  cette 
odieuse  erreur  a  qu'elle  est  de  tout  point  en  opposition  à  la  religion 
chrétienne  »:  quœ  religioni  christianœ per  omnia  adversans  ;  ayant 
soin  d'ajouter  que,  si  elle  se  dresse  ainsi  en  hostilité  complète 
contre  le  christianisme,  c'est  qu'il  est  le  surnaturel  institué,  le  sur- 
naturel vivant  et  agissant,  le  surnaturel  fait  homme  en  Jésus-Christ 
et  fait  ensuite  société  et  humanité  dans  l'Eglise  :  religioni  chris- 
tianœ, utpote  super natiD^ali  instiiuto,  per  omnia  adversans.  Et,  parce 
que  c'est  là  le  premier  principe  du  naturalisme,  il  s'ensuit  que  sa 
loi  fatale,  son  besoin  essentiel,  sa  passion  obstinée,  dans  la  mesure 
où  il  y  réussit,  son  œuvre  réelle,  c'est  de  détrôner  le  Christ  et  de  le 
chasser  de  partout  :  ce  qui  sera  la  tâche  de  l'Antéchrist  et  ce  qui 
est  l'ambition  de  Satan.  Oui,  tel  est  le  dernier  mot  de  cet  exécra- 
ble programme.  Le  Christ,  notre  unique  Seigneur  et  Sauveur,  c'est- 
à-dire  le  Christ  qui  est  deux  fois  notre  maître,  maître  parce  qu'il 
a  tout  fait,  maître  parce  qu'il  a  tout  racheté,  il  s'agit  de  l'exclure 
de  la  pensée  et  de  l'âme  des  hommes,  de  le  bannir  de  la  vie  pu- 
blique et  des  mœurs  des  peuples,  pour  substituer  à  son  règne  ce 
qu'on  appelle  le  pur  règne  de  la  raison  ou  de  la  nature. 

»  Il  faudrait  ne  rien  savoir  de  ce  qui  se  passe  de  notre  temps,  soit 
dans  la  région  des  idées,  soit  dans  celle  des  actes  et  des  événe- 
ments, pour  ne  pas  se  rendre  compte  que  tel  est  le  signe  de  l'épo- 
que, sa  note  caractéristique,  son  erreur,  son  crime  et  son  mal  (J).  » 

«  La  révolution,  dit  Proudhon,  est  premièrement  athée;  elle  veut 
s'affranchir  de  l'idée  divine  ei  éliminer  l'absolu.  »  La  déclaration 
dont  elle  a  fait  son  Décalogue,  publié  sur  le  Sinai  révolutionnaire, 
en  présence  des  décrets  de  proscription  et  des  guillotines,  affirme 
les  droits  de  l'homme,  pour  nier  les  droits  de  Dieu.  Soit  donc  que 

(1)  Mgr  Vie,  Instruction  synodale  sur  la  première  constitution  du  concile  du 
Vatican,  n"  VIL 


184  CHAPITRE   VI 

nous  interrogions  le  comte  de  Maistre,  le  vicomte  de  Bonald,  le 
cardinal  Pie  ou  Proudhon,  la  révolution  est  toujours  considérée 
comme  une  œuvre  antichrétienne,  anticatholique,  antidivine.  Ni 
dans  ceux  qui  la  conçoivent,  ni  dans  ceux  qui  l'exécutent,  ni  dans 
ceux  qui  en  tirent  des  conséquences  et  des  effets  sociaux,  elle 
n'offre  rien  qu'un  Charlemagne  puisse,  je  ne  dis  pas  accomplir, 
mais  imaginer.  La  révolution,  c'est  le  syncrétisme  philosophique 
de  toutes  les  impiétés  et  de  toutes  les  révoltes  ;  c'est  le  naturalisme 
qui  exclut  toute  révélation  divine  ;  c'est  la  séparation  qui  exclut 
l'Evangile  et  la  royauté  du  Christ  :  dans  l'ensemble,  c'est  l'antithèse 
de  la  dogmatique  chrétienne  et  la  formulation  audacieuse  de  l'a- 
théisme soi-disant  humanitaire.  A  la  considérer  comme  une  simple 
hypothèse,  elle  n'est  même  pas  recevable  ;  sous  son  aspect  réel, 
dans  sa  vie  propre,  la  révolution  ne  pactise  jamais  avec  la  Divinité. 
A  moins  qu'on  ne  l'envisage  en  rêve,  comme  le  P.  Gratry,  pour  y 
reconnaître  l'agrandissement  du  règne  de  Dieu,  la  révolution  ne 
peut  être  considérée  que  comme  une  émanation  de  l'enfer.  Même 
en  mettant  de  côté  ses  crimes,  ses  excès,  ses  erreurs,  à  moins  que, 
par  ce  mot,  on  n'entende  tout  l'ordre  de  ses  conceptions,  il  n'y  a 
rien,  absolument  rien,  dans  l'esprit  delà  révolution,  qu'un  prêtre 
puisse,  à  peine  de  forfaiture,  tolérer. 

m.  La  révolution  française,  acceptée  comme  évolution  natu- 
relle et  légitime  de  l'ordre  social,  conduit  à  régler,  sur  les  nou- 
veaux principes,  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Du  moment 
que  la  vie  civile  repose  sur  la  théorie  des  droits  de  l'homme  et  que 
sa  vie  politique  est  réglée,  en  conséquence,  parla  théorie  delà  sé- 
cularisation, on  est  amené  àconsidérer  les  deux  puissances  comme 
réciproquement  indépendantes,  la  société  civile  comme  complète 
par  elle-même,  et  la  société  rehgieuse  comme  un  aide  admissible 
ou  rejetable  au  gré  de  la  partie  civile.  Les  affaires  entre  l'Eglise  et 
l'Etat  ne  peuvent  être  réglées  que  par  cette  concorde  dont  parlait 
un  des  fondateurs  de  la  théorie  gallicane,  si  mieux  n'aime  l'Etat 
se  retrancher  et  se  fortifier  derrière  son  principe  de  séparatisme. 
L'Eglise,  il  est  vrai,  est  réputée  libre  dans  les  régions  spirituelles, 
mais  on  les  entend  d'une  manière  tellement  métaphysique  que 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  185 

l'Kglise  n'a  guère  qu'une  existence  idéale.  Quaqt  à  l'Etat,  maître 
des  biens  et  des  personnes,  en  régentant  les  personnes  et  les  biens, 
il  finit  par  supprimer  tout  Tordre  ecclésiastique.  Ici,  chaque  mot 
a  une  valeur  capitale,  et,  suivant  la  manière  dont  on  entend  ces 
choses,  on  trouble  l'économie  providentielle  des  choses  divines  et 
humaines.  —  Voyons  ce  qu'en  pense  l'abbé  Dupanloup. 

«  Les  deux  sociétés  qui  se  partagent  la  terre  et  dont  l'union 
compose  la  société  humaine,  dit-il,  cette  société  spirituelle  et  cette 
société  laïque  dont  ['accord  est  nécessaire  au  bon  ordre  des  affai- 
res humaines,  et  qui  ne  se  divisèrent  jamais  sans  les  troubler  :  ces 
deux  sociétés  ne  peuvent-elles  donc  plus  s'entendre  ?  Les  leçons  du 
passé  seront-elles  perdues?  Reviendrons-nous  aux  querelles  de 
l'empire  et  du  sacerdoce?  L'expérience  n'a-t-elle  pas  jugé,  depuis 
de  longs  siècles,  ces  antiques  et  périlleux  débats  ?  Le  temps  ne  nous 
a-t-il  rien  appris?  Et  au  milieu  des  garanties  de  l'ordre  politique, 
tel  qu'il  existe  aujourd'hui,  quelle  peut  donc  être  la  raison  de  tou- 
tes ces  défiances  de  l'Etat  envers  l'Eglise  ? 

))  Quant  à  nous,  que  Ton  nous  connaisse  bien  ;  voici  ce  que  nous 
avons  appris  et  voici  ce  que  nous  sommes. 

»  Hommes  de  la  société  spirituelle  nous  abandonnons  exclusi- 
vement et  sans  regrets  ,  à  la  société  laïque,  le  gouvernement  des 
peuples,  quelque  forme  qu'il  revête.  Nous  ne  nous  renfermons  pas 
pourtant  dans  cette  abnégation  passive.  Nous  venons  en  aide  à  la 
société  laïque,  en  lui  donnant  ce  qu'il  ne  lui  est  pas  possible  de  se 
donner  elle-même,  c'est-à-dire  des  âmes  préparées  aux  vertus  so- 
ciales, dévouées  au  bien  de  l'humanité,  dignes  de  l'honorer,  capa- 
bles de  la  servir.  Nous  proclamons  le  pouvoir  de  la  société  laïque  ; 
nous  le  recommandons  au  respect,  à  l'obéissance,  à  l'amour  des 
liommes  ;  nous  le  regardons  comme  Vexpression  extérieure  de  la 
providence  de  Dieu.  Pour  nous,  ses  droits  sont  sacrés,  sa  gloire  nous 
est  chère,  ses  malheurs  sont  les  nôtres  ;  nous  partageons  toutes 
ses  destinées,  nous  obéissons  à  ses  lois  :  et,  après  Dieu,  il  n'est  rien 
qui  sollicite  et  remue  plus  profondément  notre  cœur,  notre  cons- 
cience, notre  dévouement,  que  le  nom  et  la  voix  de  la  patrie. 

»  Temporellement  soumis  au  pouvoir  temporel,  celui-ci  nous 


186  CHAPITRE    VI 

gouverne,  nom  emploie,  noufi  plie  à  tous  ses  besoins,  à  tontes  ses 
formes  ;  mais,  au-dessus  des  choses  de  ce  monde,  la  société  spiri- 
tuelle réclame  les  âmes  comme  so7î  doînaine  spécial,  comme  sa 
charge  providentielle.  Elle  les  forme  pour  la  société  laïque,  mais 
elle  ne  s'en  dépossède  pas,  l'une  en  a  l'usage  dans  son  but  temporel, 
Taulre  la  responsabilité  dans  son  but  éternel.  Ces  deux  sociétés,  en 
un  mol,  parallèles  plutôt  que  rivales,  sont  faites  pour  vivre  ensem- 
ble sans  se  confondre  ;  tout  empiétement  de  Tune  sur  l'autre  est 
un  malheur;  le  problème  ne  peut  se  résoudre  que  par  leur  indé- 
pendance réciproque  c'est-à-dire,  par  la  liberté  :  la  liberté,  c'est  la 
paix  !  (1).  » 

La  première  chose  qui  frappe,  dans  ce  passage,  c'est  le  vague 
des  expressions.  L'auteur  parle  en  homme  de  lettres  beaucoup 
plus  qu'en  théologien  ;  ou,  si  c'est  un  théologien  qui  a  eu  ces  con- 
ceptions, il  est  facile  de  voir  que,  pour  les  exprimer,  il  a  mis  de 
côté  la  langue  technique  de  l'école  —  langue  nécessaire  à  qui  veut 
parler  exactement,  —  et  qu'il  parle  à  la  manière  ondoyante  et 
diverse  des  gens  du  monde.  S'il  agit  ainsi  pour  se  faire  mieux 
comprendre,  c'est  un  tempérament  charitable  ;  mais  ces  tempéra- 
ments ne  sont  permis  qu'autant  qu'il  n'en  résulte,  pour  la  doctrine , 
aucun  préjudice.  Nous  n'élèverons  pas  contre  l'auteur  l'inju- 
rieux soupçon  d'avoir  voulu,  par  le  vague  de  l'expression,  voiler  sa 
pensée. 

Une  seconde  chose  à  faire  observer,  c'est  que  l'auteur  n'assigne, 
à  la  société  spirituelle,  pour  domaine,  que  les  âmes.  C'est  la  propre 
formule  du  gallicanisme.  Dans  la  théorie  gallicane,  tout  l'ordre 
corporel  appartient  à  la  société  temporelle  ;  la  société  spirituelle 
n'a,  en  propre,  que  le  gouvernement  des  âmes.  Cette  affirmation 
ne  répond  ni  à  la  notion  qu'il  faut  se  faire  de  l'Eglise,  ni  à  l'évolu- 
tion historique  de  ses  droits,  ni  à  l'étendue  de  sa  juridiction. 
-  L'Eglise  est,  sans  doute,  une  société  spirituelle  par  son  objet  et 
sa  fin,  mais  même  par  ce  côté,  elle  a  besoin  que  l'élément  temp  o 
rel  serve  de  véhicule  à  sa  grâce.  Il  faut   une  matière  aux  sacre- 

(1)  De  la  pacification  religieuse,  p.  5  de  rédilion-priiiceps  et  Défense  de  la 
liberté  de  VEglise,  t.  I,  p.  129. 


FORMATION  DU    GROUPE    CATHOLTOUE    LIBÉRAL  187 

ments;  il  faut  une  matière  au  sacrifice  ;  il  faut  à  l'hostie,  un  au- 
tel ;  à  l'autel,  un  temple  ;  aux  temples,  des  ministres  ;  aux  minis- 
tres, une  table  pour  prendre  leur  aliment  et  un  toit  pour  couvrir 
leur  tête.  Même  pour  le  missionnaire  qui  n'a  pas  où  reposer  sa 
tête,  il  faut  le  vivre,  le  couvert,  une  chapelle  ambulante,  des  sub- 
sides assurés.  Chargée  de  sanctifier  et  de  sauver  les  âmes,  l'Eglise 
a  son  pied  sur  la  terre,  et  de  droit  divin,  il  lui  faut  sa  place. 

Aussi,  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples,  l'Eglise  ca- 
tholique a-t-elle  possédé  des  biens  ecclésiastiques,  une  principaulé 
civile  dans  l'Etat  pontifical  et  exercé,  sur  les  puissances  tempo- 
relles, sa  juridiction. 

Au  fait,  cette  juridiction  ne  s'exerce  pas  seulement  sur  les  âmes  ; 
elle  s'étend  sur  l'individu  tout  entier  et  s'applique  à  toutes  les 
sphères  de  son  existence,  à  l'usage  des  biens  et  à  la  conduite  des 
personnes,  aux  devoirs  de  famille  et  aux  relations  d'Etat.  A  raison 
de  sa  mission  divine,  de  son  ministère  d'enseignement  et  de  gou- 
vernement, tout  est  soumis  à  l'Eglise,  tout,  rois  et  peuples,  pas- 
teurs et  troupeaux. 

La  théorie  qui  réduit  aux  âmes  le  champ  d'action  ecclésias- 
tique, est,  contre  l'Eglise,  une  théorie  d'exclusion,  une  machine 
de  guerre.  La  vérité,  la  pleine  et  entière  vérité  est  dans  le  principe 
contradictoire  qui,  des  âmes  faisant  réagir,  sur  les  corps,  la  force 
de  la  grâce  et  de  sa  lumière,  embrasse  dans  le  cercle  de  la  ré- 
demption toutes  les  existences  et  les  assujettit  toutes  à  la  loi  de 
l'Eglise  catholique. 

Mais  la  grande,  la  terrible  et  funeste  erreur  de  Dupanloup,  c'est 
cette  affirmation  de  deux  sociétés  parallèles,  réciproquement  indé- 
pendantes, cheminant  séparées  par  la  ligne  des  asymptotes,  se  rap- 
prochant ou  s'éloignant  au  gré  des  parties  pleinement  maîtresses 
sur  leur  terrain  et  ne  résolvant  le  problème  d'un  parallélisme 
harmonieux  que  par  la  liberté.  Thèse  que  couronne  cette  phrase 
creuse,  si  elle  n'est  pas  un  contre-sens  :  la  liberté,  c'est  la  paix. 

La  liberté,  c'est  la  paix^  lorsque  la  liberté  est  enfermée  dans  un 
cercle  défini  par  un  droit  souverain  ou  dans  deux  cercles  ayant  un 
même  centre  ;  mais  lorsque  la  liberté  s'exerce  dans  deux  cercles 


188  CHAPITRE    VI 

qui  ne  se  touchent  que  par  un  point  de  leur  circonférence,  la  li- 
berté des  deux  pouvoirs  c'est  la  discorde,  c'est  la  guerre,  c'est  l'a- 
narchie, c'est  le  monde  livré  à  la  contention  des  passions  souve- 
raines et  réalisant  le  mot  du  poète  latin  :  Quidquid  délirant  reges, 
plectuntur  A  chivi. 

La  société  spirituelle  et  la  société  temporelle  sont  certainement 
distinctes  par  leur  origine,  leur  objet  et  lenr  but.  La  première  vient 
directement  de  Dieu  et  de  Jésus-Christ  qui  l'ont  constituée  ;  la  se- 
conde ne  vient  de  Dieu  que  par  l'intermédiaire  des  hommes  ;  celle- 
ci  a  pour  objet  le  bien  matériel,  celle-là,  le  bien  spirituel  ;  l'une 
doit  nous  conduire,  par  notre  sanctification  ici-bas,  à  la  gloire  de 
l'éternité,  l'autre  ne  doit  se  préoccuper  que  de  notre  bien  en  ce 
monde,  et  subordonner  l'acquisition  et  l'usage  de  ce  bien  passager 
au  bien  supérieur  de  l'autre  vie. 

Les  deux  sociétés  sontcertainement  distinctes,  mais  elles  doivent 
être  nécessairement  unies,  et  unies  par  un  lien  de  subordination. 

L'Etat,  dans  le  droit  catholique,  ne  peut  être  ni  séparé,  ni  indé- 
pendant ;  il  est  soumis  à  Dieu  qui  lui  impose  sa  loi  dogmatique  et 
morale  ;  il  est  soumis  à  Jésus-Christ  qui  lui  impose  l'obligation  de 
respecter  son  Evangile  et  son  Eglise  ;  par  suite,  il  est  soumis  à  l'E- 
glise et  à  l'Evangile. 

Si  l'Etat  se  soustrait  à  l'Evangile,  il  n'est  plus  qu'un  Etat  de  pure 
nature,  de  nature  déchue,  un  Etat  hérétique,  schismatique,  païen. 

Si  l'Etat  se  soustrait  à  l'Eglise,  il  n'est  qu'un  étranger  à  la  reli- 
gion révélée  et  bientôt,  par  la  force  des  choses,  persécuteur. 

L'Etat  laïque,  comme  l'appelle  l'évêque  d'Orléans,  l'Etat  jouis- 
sant de  sa  liberté  dans  l'indépendance,  ne  pratiquant  l'union  à 
l'Eglise,  avec  ou  sans  rivalité,  que  dans  le  parallélisme,  c'est  peut- 
être  l'Etat  catholique-libéral,  ce  n'est  pas  l'Etat  chrétien,  et  c'est 
lot  ou  tard,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  l'Etat  sans  Dieu. 

Mais  écoutons  Mgr  l'évêque  de  Poitiers:  «  Par  suite  d'un  voisi- 
nage et  d'un  commerce  continuel,  dit  l'admirable  successeur  de 
Saint-Hilaire,  il  est  arrivé  que  le  naturalisme  politique  a  déteint 
sur  un  christianisme  qui  s'est  qualifié  «  libéral  ».  Le  programme 
de  conciliation  entre  la  doctrine  chrétienne  et  les  principes  mo- 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  189 

dernes  a  été  posé,  développé,  défendu  par  des  plumes  non  moins 
habiles  qu'honnêtes.  On  s'est  laissé  persuader,  on  a  laissé  ensei- 
gner et  l'on  a  enseigné  soi-même,  que  la  nature  avait  ses  provin- 
ces absolument  libres;  que  la  raison,  dans  son  ordre  propre, 
n'avait  aucun  compte  à  rendre  à  la  foi  ;  que  ni  la  science  ni  la  phi- 
losophie n'étaient,  à  aucun  titre,  les  servantes  de  la  théologie, 
mais  bien  ses  sœurs,  et  peut-être  ses  sœurs  aînées  ;  que  la  'politi- 
que surtout  avait  son  domaine  non  pas  seulement'  distinct,  mais 
complètement  séparé  et  indépendant.  Par  un  effet  de  ces  maria- 
ges trompeurs,  le  divin,  là  ynême  où  l'on  y  croyait^  a  perdu  de  son 
prestige,  et,  partant,  de  son  empire.  Le  surnaturel,  même  pour 
ceux  qui  l'acceptaient  et  en  vivaient,  a  paru  plus  restreint  dans 
son  étendue,  plus  limité  surtout  dans  la  sphère  de  son  action  lé- 
gitime, qu'on  ne  l'avait  pensé  durant  tout  le  cours  des  siècles  pré- 
cédents. Le  christianisme,  tenu  toujours  pour  religion  céleste,  et 
devant  garder  ici-bas  une  place  des  plus  honorables  et  vérita- 
blement sacrée,  n'a  plus  été  considéré  comme  le  principe,  la  loi 
suprême  et  la  fin  dernière  de  toutes  les  choses  humaines  et  tempo- 
relles. 

»  Jésus-Christ,  reconnu  roi  des  âmes  et  législateur  suprême  des 
consciences,  a  vu  plus  que  contester  sa  royauté  sur  les  nations  et 
sur  la  création  entière.  Et  l'on  est  sorti  parla  des  voies  de  la  vraie 
piété  :  de  la  piété  envers  le  père,  qui  est  Dieu  ;  de  la  piété  égale- 
ment commandée,  également  nécessaire  envers  la  mère,  qui  est  la 
sainte  Eglise.  Si  Ton  était  encore  soumis,  on  avait  cessé  d'être  fi- 
lial, parfois  même  d'être  respectueux.  En  obtempérant  aux  ordres, 
on  refusait  sa  sympathie,  et  môme  son  approbation  aux  conduites. 
On  accusait  promptement  et  volontiers,  on  blâmait  sans  difficulté 
ni  scrupule.  Au  nom  de  sa  sagesse  propre  et  de  son  expérience  et 
de  sa  science,  on  mettait  en  question,  on  révoquait  en  doute,  on 
attaquait  plus  ou  moins  ouvertement  la  science,  l'expérience,  la 
sagesse  divine  et  surnaturelle  de  l'Eglise,  spécialement  de  l'Eglise 
romaine  et  du  Saint-Siège  ;  on  réclamait  contré  plusieurs  de  ses 
volontés  déclarées,  qu'on  jugeait  intempestives  et  attentatoires  au 
droit  et  à  la  liberté  des  opinions.  En  somme,  la  lumière   baissait 


190  CHAPITRE   VI 

dans  les  esprits  en  même  temps  que  la  foi  et  la  charité  dans  les 
âmes  ;  les  principes  s'y  effaçaient,  les  vérités  s'y  diminuaient,  le 
sens  catholique  s'y  émoussait.  C'était  là  un  grand  mal  en  lui-même, 
et  c'est  aussi  un  immense  dommage  à  came  des  divisions  qui  en  ré- 
sultaient, et  qui,  en  mettant  un  obstacle  absolu  à  la  coalition  plus 
nécessaire  que  jamais  de  toutes  les  forces  religieuses,  donnaient 
sur  nous  à  l'ennemi  des  avantages  de  plus  d'une  sorte. 

»  Ces  avertissements  s'adressent  à  nous  tous.  Ce  ne  sont  pas  seu- 
lement les  chrétiens  du  siècle,  ce  sont  les  hommes  mêmes  du  sanc- 
tuaire qui  doivent  scruter  leur  propre  conscience,  et  reconnaître 
la  mesure  dans  laquelle  ils  ont  contribué  à  ce  malheur  et  participé 
à  cette  défaillance  (1).  » 

Ainsi,  d'après  Mgr  l'évêque  de  Poitiers,  dans  l'affirmation  du 
parallélisme  social  et  de  l'indépendance  réciproque  des  deux  ordres, 
il  n'y  a  pas  seulement  un  oubli  des  principes  constitutionnels  du 
Christianisme,  il  y  a  encore  la  méconnaissance  de  la  grande  cons- 
piration ourdie  contre  l'Eglise  et  les  Etats  monarchiques  ;  il  y  a 
encore  l'oubli  du  devoir  qui  nous  presse  de  nous  unir  pour  résister. 

La  révolution  de  89,  qui  est  à  peine  commencée,  se  compose 
d'un  parti  doctrinaire  qui  dresse  des  programmes  et  d'un  parti 
révolutionnaire  qui  les  met  à  exécution. 

D'après  l'esprit  révolutionnaire,  l'ancien  droit,  en  ce  qui  regarde 
la  légitimité  des  gouvernements,  ne  fait  plus  loi  pour  personne. 
Les  rois  eux-mêmes  en  font  litière,  quand  il  ne  s'agit  pas  de  leur 
propre  autorité.  On  proclame,  en  conséquence,  des  principes 
supérieurs  qui  doivent  dominer  tout  le  reste.  C'est,  premièrement, 
que  les  peuples  ont  le  droit  de  changer  leur  gouvernement,  quand 
cela  leur  plaît  sans  qu'ils  aient  à  compter  avec  Dieu,  par  la  grâce 
de  qui  les  princes  ont  cru  longtemps  qu'ils  régnaient  ;  c'est,  se- 
condement, que  les  gouvernements  n'ayant  rapport  qu'aux  intérêts 
■humains  et  aux  alfaires  matérielles,  doivent  être  par  là  même 
entièrement  sécularisés,  soustraits  à  toute  influence  de  la  religion, 
à  toute  action  de  ses  ministres,  sous  peine  d'être  arrêtés  dans  leur 

(1)  Instruction  synodale  sur  la  Constitution  Dbi  Filius.  iv  X. 


I 


FORMATION   DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  191 

marche  progressive,  sous  peine  de  manquer  à  leur  vraie  destina- 
tion, qui  est  de  procurer  à  l'humanité  la  plus  grande  somme 
d'avantages  temporels.  La  civilisation  révolulionnaire  ne  sera  vé- 
ritable, entière,  complète,  que  si  la  législation  et  les  gouverne- 
ments sont  partout  dégagés  des  règles  religieuses  qui  mettent  un 
frein  à  la  satisfaction  indéfinie  des  appétits  sensuels. 

C'est-à-dire  encore  que,  tant  qu'il  y  aura  des  princes  qui  préten- 
dent qu'on  ne  peut  se  révolter  conlre  eux,  sans  violer  la  loi  divine, 
la  liberté  et  l'indépendance  des  peuples  seront  violées  elles-mêmes 
et  méconnues. 

C'est-à-dire  encore  que,  tant  qu'il  y  aura,  en  ce  monde,  une  Reli- 
gion constituée,  parlant  au  nom  de  Dieu  en  enseignant  qu'il  y  a, 
pourThomme,  une  autre  vie,  une  autre  patrie,  d'autres  biens  que 
les  biens,  la  patrie  et  la  vie  de  l'état  présent,  les  intérêts  maté- 
riels seront  forcément  subordonnés  à  ceux  de  la  vie  à  venir  ;  et  la 
recherche,  la  poursuite,  la  jouissance  des  choses  terrestres,  devra 
être  réglée,  modérée,  arrêtée  plus  ou  moins,  en  mille  circonstan- 
ces, par  les  exigences  absolues  de  la  loi  religieuse. 

La  civilisation  nouvelle  ne  sera  donc  parfaite  que  si  Ton  par- 
vient, d'une  part  à  rendre  amovibles  tous  les  souverains  ;  de  l'au- 
tre, à  exclure,  des  législations  humaines,  toute  autorité  religieuse 
et  divine. 

En  conséquence,  il  faut  proclamer,' comme  autorité  absolue,  la 
souveraineté  nationale  et  séculariser  toutes  les  législations.  Mais, 
pour  atteindre  ce  double  but,  deux  choses  sont  nécessaires.  La 
première,  c'est  de  constituer  les  Etats  et  de  formuler  les  lois,  de 
manière  qu'elles  ne  renferment  pas  un  seul  mot  de  religion  ni  de 
morale,  sauf  ce  qui  pourrait  être  considéré  comme  un  produit 
propre  de  la  raison  humaine,  mais  sans  révélation,  sans  inter- 
vention de  Dieu.  La  seconde,  c'est  de  ne  laisser  à  personne  la  li- 
berté d'élever  des  réclamations  contre  cet  état  de  choses,  au  nom 
de  Dieu  et  de  la  Religion,  attendu  que  ces  réclamations  seraient 
des  atteintes  portées  aux  droits  de  la  raison  et  aux  lois  du  pays. 

Et  comme  il  n'y  a,  en  Europe,  qu'une  religion  vraiment  puis- 
sante, laquelle  ne  se  tait  jamais,  ne  transige  jamais,  ne  cède  ja- 


192  CHAPITRE    VI 

mais  malgré  les  persécutions  violentes  qu'elle  a  subies  dans  tous 
les  temps,  la  Religion  catholique,  c'est  à  elle  avant  tout  qu'il  faut 
imposer  silence.  Puisque  seule  elle  fait  opposition  à  la  civilisation 
révolutionnaire,  en  affirmant,  en  enseignant,  au  nom  de  Dieu, 
que  toute  âme  doit  être  soumise  aux  puissances  établies;  que 
celui  qui  résiste  à  la  puissance  légitime  résiste  à  Tordre  de  Dieu  ; 
que  les  principes  de  la  morale  chrétienne  sont  supérieurs  à  toutes 
les  lois  humaines  et  qu'ils  doivent  être  l'objet  d'un  inviolable  res- 
pect, les  hérauts  de  la  civilisation  nouvelle  n'ont-ils  pas  le  droit, 
au  nom  de  la  raison  et  du  progrès,  sinon  de  la  détruire,  au  moins 
de  lui  imposer  silence  ;  de  lui  ôter  tous  les  moyens  civils  de  faire 
entendre  sa  parole  aux  peuples  ;  d'opposer  enfin  à  l'influence  de 
ses  enseignements  toutes  les  barrières  qui  sont  en  leur  pouvoir. 

En  deux  mots,  suivant  Y  esprit  moderne^  l'homme  a  le  droit  d'en- 
tendre ses  devoirs  et  ses  intérêts,  comme  sa  raison  les  lui  montre 
et  de  mettre  son  bonheur  là  où  il  veut. L'Eglise  romaine  dit  le  con- 
traire, non  pas  au  nom  de  la  raison^,  mais  au  nom  de  Dieu,  et, 
par  là,  disent  les  impies,  elle  détruit  radicalement  la  raison,  la  li- 
berté, le  progrès,  la  civilisation.  Il  faut  donc  la  traiter  en  enne- 
mie du  genre  humain,  l'écraser  dans  le  sang  ou  l'étouffer  dans  la 
boue. 

«  S'il  est  un  fait  évident  comme  la  lumière  du  soleil,  écrit  le 
perspicace  et  courageux  évêque  de  Montauban, c'est  qu'il  existe  en 
ce  moment  uuq  conspiration  générale  et  flagrante  contre  l'Eglise, 
dans  toute  l'Europe  ch^étienne  sans  en  exclure  les  Etals  catholiques. 
Longtemps  souterraine  et  plus  ou  moins  cachée,  dissimulant  ses 
desseins  sous  le  voile  spécieux  d'abus  à  réformer,  elle  aaudacieu- 
sementlevéle  drapeau  de  la  révolte  depuis  plusieurs  années  elles 
plus  hardis  comme  les  plus  francs  de  ses  adeptes  n'hésitent  pas  à 
proclamer  hautement  que  le  but  final  qu'ils  se  proposent  d'attein- 
dre c'est  de  chasser  de  ce  monde  Dieu,  son  Eglise,  son  nom  trois 
fois  saint:  Quiescere  faciamus  omnes  dies  festos  Dei  à  terra,  voilà  ce 
qu'ils  disent  aujourd'hui  sans  périphrases  et  sans  détour.  Ils  veu- 
lent à  tout  prix,  per  fas  et  nef  as,  qu'il  ne  soit  plus  question  de  Dieu 
sur  la  terre,  de  son  autorité,   de  sa  justice  et  de  sa  providence. 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  193 

Ils  veulent  que  l'homme  soit  libre,  non  seulement  de  penser  dans 
son  cœur,  mais  de  dire,  publier  et  faire  tout  ce  qui  lui  plaira, 
sans  qu'il  y  ait  personne  qui  prétende,  au  nom  de  Dieu  et  de  la  re- 
ligion, lui  parler  de  vérité,  de  morale,  de  devoir,  de  responsabilité 
par  rapport  aune  vie  future  qui  soit  la^récompense  ou  le  châti- 
ment des  actes  de  la  vie  présente.  Ou  ils  nient  les  lois  de  la  cons- 
cience, ou  ils  refusent  à  Dieu  lui-même  le  droit  de  l'éclairer,  delà 
régler  et  de  la  fixer  en  aucun  point.  Ils  repoussent  tout  l'ordre  de 
choses  où  l'action  divine  et  l'action  humaine  concourraient  en- 
semble au  bon  gouvernement  des  peuples,  celle-là  par  la  direction 
qu'elle  lui  donnerait,  celle-ci  par  sa  subordination  et  son  obéis- 
sance. D'après  eux,  chacun,  par  cela  seul  qu'il  est  libre,  aie  droit 
de  se  tracer  à  lui-même  en  toute  chose,  sa  règle  de  conduite.  En 
UQ  mot,  ils  disent  à  Dieu,  comme  déjà  les  impies  du  temps  de  Job  : 
Nous  ne  voulons  point  des  lois  que  vous  voudriez  nous  donner  ou 
qu'on  prétendrait  nous  imposer  en  votre  nom.  Laissez-nous  user  à 
notre  guise,  de  notre  raison  et  de  notre  liberté.  Pourquoi  nous  les 
avez-vous  données,  si  ce  n'est  pour  en  user,  comme  nous  vou- 
drions, à  nos  risques  et  périls?  Recède  à  nohis  ;  scientiam  viarum 
tvarum  nolumus  (1).  » 

Anéantir  Dieu,  ou  du  moins  annuler,  supprimer,  détruire  toute 
influence  de  son  nom  et  de  son  action  en  ce  monde,  et  en  même 
temps  exalter  l'homme  jusqu'à  une  indépendance  absolue  envers 
Dieu,  le  diviniser  en  lui  attribuant  une  autonomie  qui  le  relève  de 
toute  dépendance  :  tel  est  le  principe  premier  de  la  tradition  ré- 
volutionnaire. Qu'il  y  ait  un  Dieu  créateur  du  monde,  ou  qu'il  n'y 
en  ait  pas,  peu  importe.  S'il  y  en  a  un,  après  avoir  créé  ce  monde, 
il  ne  s'en  occupe  plus  et  ne  doit  plus  s'en  occuper.  L'homme  est 
son  propre  Dieu  ;  par  la  liberté  de  sa  pensée  et  l'indépendance  de 
sa  volonté,  il  ne  relève  que  de  lui-même.  Etre  autonome,  il  ne  doit 
compte  de  ses  œuvres  à  personne. 
La  conspiration  de  l'impiété  contre  l'Eglise  ne  découvre  pas  ha- 
ll) Mgr  DoNEY,  Lettres  et  mandements,  p.  220.  La  suite  de  cet  excellent  vo- 
lume est  consacrée  jusqu'à  la  fin  à  la  réfutation  des  erreurs  que  nous  combat- 
tons ici. 

13 


194  CHAPITRE    VI 

bituellement  ce  dessein,  mais  tel  est  son  plan.  Enveloppée  d'hy- 
pocrisie, elle  révolterait  les  consciences,  même  les  plus  timides,  si 
elle  découvrait  l'objectif  de  sa  conspiration  ;  elle  préfère  les  voies 
souterraines  ;  elle  aime  mieux  étouffer  que  tuer.  L'audace  ne  lui 
vient  qu'avec  le  succès  ;  c'est  seulement  aujourdutriomphe,  qu'elle 
inaugure  la  guillotine. 

Nous  ne  ferons  pas  à  l'abbé  Dupanloup  l'injure  de  croire  qu'il 
ignore  ces  choses.  Nous  savons  qu'il  combat,  en  vaillant  paladin, 
l'athéisme  et  le  péril  social.  Mais  nous  nous  demandons  si,  avec 
son  parallélisme  des  deux  sociétés,  l'Eglise  n'étant  (.\\ie  juxtaposée 
à  VEtat  et  réglant  par  traités  sa  condition,  Mgr  Dupanloup  ne  pose 
pas  ici  le  premier  principe  politique  de  l'athéisme  révolutionnaire, 
La  société  civile  s'établit  à  son  gré,  elle  fait  sa  condition  à  sa  fan- 
taisie, elle  s'organise  suivant  les  idées  courantes  :  c'est  bien  la  doc- 
trine de  l'évêque  d'Orléans.  —  Que  cette  doctrine  expose  la  société 
à  des  périls,  Mgr  Dupanloup  est  là  pour  les  combattre  ;  mais  le 
mal  qu'il  conjure  avec  une  si  haute  éloquence,  il  lui  a  ouvert  la 
porte  par  l'indécision  et  le  vague  de  ses  enseignements. 

D'ailleurs  cette  théorie  du  parallélisme  social  ne  déroge  pas  seu- 
lement au  droit  du  christianisme  ;  elle  n'oublie  pas  seulement  la 
grande  conspiration  de  l'impiété,  conspiration  qu'elle  favorise  sans 
le  vouloir;  elle  a  encore  le  tort  de  porter  un  grave  préjudice  à  l'or- 
dre civil. 

Nous  admettons  avec  Mgr  Dupanloup  : 

L'existence  d'un  ordre  surnaturel,  certain  et  souverain,  l'auto- 
rité d'une  révélation  divine,  d'une  religion,  qui  est  la  religion  chré- 
tienne, et  dont  la  fin,  par  l'ordre  et  la  volonté  de  Dieu,  est  le  salut 
éternel  de  l'homme  par  Jésus-Christ. 

La  subordination  de  l'ordre  naturel  et  social  à  l'ordre  surnaturel, 
au  Christianisme  et  à  l'Eglise,  spécialement  en  ce  sens  que  l'ordre, 
la  paix,  la  stabilité  et  la  prospérité  de  la  société  civile  dépendent 
essentiellement  de  la  foi  à  l'ordre  surnaturel,  du  respect  de  la  re- 
ligion et  de  la  pratique  sérieuse  des  vertus  qu'elle  prescrit. 

Nous  admettons  également,  puisque  c'est  une  conséquence  né- 
cessaire des  vérités  que  nous  venons  de  reconnaître  : 


» 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE   LIBÉRAL  195 

Que  la  cause  fondamentale  de  l'anarchie  contemporaine  et  des 
désordres  dont  nous  pouvons  devenir  plus  tard  les  victimes,  c'est 
l'affaiblissement  de  la  foi  à  l'ordre  surnaturel,  à  la  religion  révélée, 
à  l'Evangile  et  à  l'Eglise  ; 

Que  ce  dépérissement  de  la  foi  chrétienne  est  le  résultat  naturel 
du  rationalisme,  c'est-à-dire  des  doctrines  philosophiques  qui  ont 
pour  base  la  raison  seule,  à  l'exclusion  del'enseignement  religieux, 
qui  est  la  manifestation  de  la  raison  divine  ; 

Qu'ainsi  tous  les  philosophes  et  politiques  rationalistes  sont  en 
même  temps  les  ennemis  de  la  religion  et  de  la  société  ; 

Et,  comme  dernière  conséquence,  que  tous  les  Français  catholi- 
ques sont  obligés  d'employer  leur  science,  leurs  lalen  ts,  leurs  efforts 
à  faire  revivre  la  foi  au  Christianisme,  le  respect  de  ses  enseigne- 
ments, la  pratique  de  ses  préceptes,  pour  prévenir  la  ruine  entière 
de  Tordre  social. 

En  présence  de  ces  vérités,  quïl  ne  saurait  contester,  que  fait 
Mgr  Dupanloup  ? 

Au  nom  de  sa  science  privée  et  de  sa  sagesse  parfaite,  il  cantonne 
la  société  civile  dans  son  indépendance  ;  il  lui  dit  dérégler  sa  con- 
dition, de  se  faire  un  ordre  fécond  et  une  liberté  sans  périls  ;  il 
l'établit  enfin  à  côté  de  l'Eglise,  et,  pour  que  tout  soit  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  mondes,  il  invite,  éloquemment  sans  doute, 
mais  enfin  il  ne  peut  qu'inviter  l'Etat  à  faire  sa  paix  avec  l'Eglise. 
La  paix,  c'est  la  liberté. 

Nous  croyons  que  Mgr  Dupanloup  s'abuse  autant  et  même  plus 
qu'il  n'est  permis  de  se  tromper.  La  théorie  sur  les  rapports  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  est  une  théorie  fautive  en  présence  de  la  philo- 
sophie chrétienne  ;  imprudente  en  présence  de  la  grande  conspi- 
ration de  l'impiété  contre  Dieu,  contre  l'Eglise  et  la  société  civile  : 
nuisible  enfin,  positivement  nuisible  à  cette  dernière  société,  parce 
que,  ratifiant  entre  les  deux  ordres  de  la  vie  pratique  le  schisme 
effectué  par  Descartes  entre  la  foi  et  la  raison,  elle  laisse  l'Etat  à 
la  merci  des  sages,  aux  expérimentations  du  talent,  à  toutes  les 
chances  f;icheuses  et  funestes  de  l'impuissance  humaine. 

Quand  ce  dessein  a  produit  ses  fruits  de  dissolution,  la  société 


196  CHAPITRE    VI 

meurt  de  mort  naturelle,  parce  qu'elle  n'a  pas  puisé  la  vie  au  sein 
de  l'Eglise.  Ou  bien  Dieu  se  lève,  il  lâche  l'écluse  aux  fureurs  po- 
pulaires qui  ravagent  tout  à  l'intérieur,  il  abaisse  les  barrières 
devant  l'invasion  barbare  qui  vient  du  dehors,  tout  anéantir,  si  tant 
est  qu'il  ne  s'arme  de  sa  foudre  pour  châtier  un  peuple  coupable 
d'apostasie...  mais  parfaitement  cloîtré  dans  ce  parallélisme  social 
que  lui  octroie  si  bénévolement  Mgr  Dupanloup. 

IV.  —  On  s'imagine  volontiers  que  la  royauté  constitutionnelle, 
telle  qu'elle  s'est  pratiquée  en  France,  puis  importée  sans  succès 
dans  le  monde  entier,  avait  été  amenée  d'Angleterre  en  1814  et 
formée  sur  l'imitation  de  la  monarchie  représentative  d'Outre- 
Manche.  Rien  n'est  plus  faux.  En  fait  et  en  droit,  il  y  a,  entre  la 
monarchie  représentative  et  la  royauté  constitutionnelle,  la  même 
différence  qu'entre  le  ciel  et  la  terre.  La  monarchie  représentative 
laisse  subsister  le  pouvoir  dans  son  unité,  sa  perpétuité,  son  au- 
torité morale  et  sa  responsabilité.  Elle  leconcilied'ailleursaisément 
avec  la  représentation  des  droits  acquis  et  des  intérêts  légitimes 
de  la  nation  ;  enfin  elle  s'allie  parfaitement  à  l'Eglise  qui  ne  vit, 
comme  elle,  que  de  traditions;  la  royauté  constitutionnelle  n'a  ni 
unité,  ni  perpétuité,  ni  autorité,  ni  garantie  d'avenir;  elle  travaille 
sans  cesse  sur  la  société  comme  sur  une  table  rase  et  elle  n'est  que 
la  forme  hypocrite  de  l'impiété  révolutionnaire.  La  monarchie  re- 
présentative est  une  institution  chrétienne  ;  la  royauté  constitution- 
nelle, c'est  une  machine  de  guerre  contre  l'Eglise  :  c'est  la  révo- 
lution endiguée,  dissimulée,  organisée,  rendue  acceptable,  mais 
c'est  toujours  la  révolution,  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  se 
montre  moins,  d'autant  plus  active  qu'elle  est  plus  voilée.  Avec  la 
royauté  représentative,  le  roi  est  vraiment  un  pouvoir,  un  chef 
d'Etat;  le  roi  constitutionnel,  par  le  fait,  n'est  qu'un  manche  à 
balai,  non  un  porte-sceptre  ;  ce  n'est  pas  un  organe  de  gouverne- 
ment, c'est  un  engin  de  destruction. 

Sous  couleur  de  monarchie  anglaise,  Montesquieu  avait  rêvé 
cette  royauté  fainéante  ;  mais  elle  n'est  venue  au  monde  que  dans 
le  sang  de  Louis  XVI,  au  pied  même  de  son  échafaud.  Tant  que  le 
pouvoir  révolutionnaire  est  aux  mains  des  scélérats,  il  peut  beau- 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE   LIBÉRAL  197 

coup  pour  le  mal,  mais  il  n'est  pas  à  craindre.  Le  crime  n'est  pas 
contagieux,  en  temps  ordinaire  du  moins.  Mais,  dans  les  temps 
les  plus  agités,  il  y  a  toujours  un  parti  de  soi-disant  sages,  plus 
scélérats  que  les  scélérats,  parce  qu'ils  répudient  les  crimes  et 
font  accepter  les  principes.  Ce  parti  était  très  puissant  déjà  sous 
le  Directoire  ;  c'est  à  lui  que  nous  devons  ce  gouvernement  de  boue 
substitué  au  gouvernement  sanguinaire  de  la  Convention.  Certai- 
nement, sous  cette  forme  du  Directoire,  il  était  plus  répugnant, 
plus  impuissant,  plus  vil  que  sous  la  forme  de  l'athéisme  conven- 
tionnel ;  il  offrait  toutefois  un  avantage,  il  sauvait  les  apparences  ; 
sans  doute,  il  ne  faisait  rien,  mais  il  se  remuait  ;  sans  doute  il  per- 
sécutait, mais  avec  du  papier  timbré  et  des  guillotines  sèches.  Sous 
l'empire,  il  disparut  et  se  refît  sous  les  Bourbons,  pour  légiférer 
sous  les  d'Orléans.  Maintenant  ce  parti  règne  un  peu  partout;  et 
partout  où  il  règne,  il  est  un  instrument  actif  de  persécution,  le 
croque-mort  des  peuples  qu'il  se  vante  de  régénérer. 

Le  comte  de  Maistre,  qui  avait  l'œil  sur  les  affaires  de  l'Eu- 
rope, s'était  arrêté  d'abord  aux  jacobins  pour  les  flétrir.  Jeune,  il 
écrivait  son  livre  ironiquement  intitulé  :  Des  bienfaits  de  la  révolu- 
tion. Mieux  instruit  par  une  méditation  profonde,  il  s'attacha  à 
ces  constitutionnels  qui  empruntaient  leur  nom  à  l'arrogance  avec 
laquelle  ils  s'arrogeaient  le  pouvoir  constituant  et  prétendaient 
constituer  sans  Dieu.  Lui  qui  avait  le  sens  des  hautes  opportunités, 
il  écrivait,  contre  les  constitutionnels,  une  partie  de  ses  Considé- 
rations sur  la  France^  et  bientôt  son  opuscule  :  Du  principe  généra- 
teur des  constitutions  politiques.  L'idée-mère  du  grand  écrivain, 
c'est  que  Dieu  fait  les  rois  au  pied  de  la  lettre  et  que  par  lui  seul 
les  rois  peuvent  régner.  Puisque  la  constitution  de  l'autorité  est 
divine  dans  son  principe,  il  s'ensuit  que  l'homme  ne  peut  rien 
dans  ce  genre  à  moins  qu'il  ne  s'appuie  sur  Dieu,  dont  il  devient 
alors  l'instrument.  L'homme,  par  lui-même,  ne  peut  faire  une 
constitution  légitime  et  nulle  constitution  légitime  ne  saurait  être 
écrite.  Jamais  on  n'a  écrit,  jamais  on  n'écrira  à  priori  le  recueil 
des  lois  fondamentales  qui  doivent  constituer  une  société  civile  ou 
religieuse.  Seulement,  lorsque  la  société  se  trouve  déjà  constituée, 


198  CHAPITRE    VI 

sans  qu'on  puisse  dire  comment,  il  est  possible  de  faire  déclarer  ou 
expliquer  par  écrit  certains  articles  particuliers  ;  mais  presque 
toujours  ces  déclarations  sont  l'effet  ou  la  cause  de  grands  maux, 
et  toujours  elles  coûtent  aux  peuples  plus  qu'elles  ne  valent.  Ce 
sont  là  des  vérités  auxquelles  le  genre  humain  en  corps  n'a  cessé 
de  rendre  le  plus  éclatant  témoignage. 

Sans  nous  engager,  ici,  dans  ces  questions  abstraites  de  philo- 
sophie sociale,  nous  aimons  à  proclamer  que  tout  pouvoir  vient 
de  Dieu  ;  que  la  désignation  de  la  personne  titulaire  du  pouvoir 
est  le  fait  de  l'homme  ;  que  la  forme  sociale  d'autorité  suivant 
laquelle  ce  titulaire  exercera  la  souveraine  puissance  dépend  éga- 
lement de  la  nation.  D'où  il  résulte  que,  politiquement,  le  pouvoir 
est  toujours  limité  et  assisté  :  limité,  borné  à  ce  qui  regarde  l'in- 
térêt temporel  du  pays  ;  assisté,  dans  la  poursuite  de  ce  bien, 
des  conseils,  du  concours  et  de  l'assistance  efficace  des  représen- 
tants du  peuple.  Mais,  religieusement  parlant,  le  peuple  c^ui  choi- 
sit les  représentants  pour  l'assistance  du  pouvoir,  n'a  aucune  qua- 
lité pour  leur  déléguer  une  sorte  de  toute-puissance,  se  dépouiller 
par  un  blanc-seing,  livrer  la  famille,  l'Etat  et  TEglise  à  la  tyran- 
nie aveugle  et  violente  des  assemblées.  D'autre  part,  le  pouvoir 
constitué  au  sein  de  la  nation,  déjà  politiquement  limité,  Test 
encore  notablement  par  la  loi  de  Dieu,  par  la  constitution  divine 
de  la  propriété,  de  la  famille  et  de  l'Eglise.  Dieu  plane  sur  toute 
la  société  ;  ce  n'est  qu'en  respectant  la  loi  souveraine  que  peuple, 
représentants  du  peuple,  présidents,  rois  ou  empereurs  adminis- 
trent plus  qu'ils  ne  gouvernent  les  personnes  et  les  choses,  au 
mieux  des  intérêts  et  sans  entreprendre  sur  aucun  droit. 

Le  système  parlementaire  est  diamétralement  contraire  à  ces 
doctrines  orthodoxes,  et  n'a  été  admis  que  pour  les  répudier.  Le 
parlementarisme,  c'est  l'athéisme  révolutionnaire  invoqué  comme 
principe  d'institution  sociale  où  l'action  de  l'homme  est  partout 
et  le  respect  de  Dieu  nulle  part.  L'électeur  n'a  d'autre  Dieu  que 
ses  idées,  ses  intérêts  et  ses  passions  ;  l'élu  n'a  d'autre  règle  que 
ses  passions,  ses  idées  et  ses  intérêts  ;  le  prince  n'a  d'autre  loi  que 
ses  intérêts,  ses  passions  et  ses  idées.  Le  pouvoir  peut  tout,  en  ce 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  199 

sens  qu'il  n'est  astreint  au  respect  d'aucune  loi  divine  ;  le  juge  ou 
le  citoyen  peut  tout,  parce  qu'il  n'a,  non  plus,  aucune  loi  divine 
pour  le  contraindre,  aucune  foi  pour  l'éclairer  ;  et  le  législateur, 
le  démiurge  du  monde  politique,  est  le  Dieu  terrestre  dont  la 
Chambre  est  le  Sinaï,  dont  les  lois  sont  les  oracles,  les  gendarmes, 
les  gardiens  et  la  prison  le  dernier  mot.  De  Dieu,  de  Jésus-Christ, 
de  son  Eglise,  il  n'est  question,  dans  ce  système,  que  pour  le  fouler 
aux  pieds. 

De  ce  règne  des  impies  date  la  ruine  de  l'humanité,  et  surtout 
de  la  France. 

Depuis  qu'elle  a  quitté  ses  traditions  historiques,  la  France 
a  essayé  vingt  constitutions,  toutes  parfaites  ou  au  moins  per- 
fectibles ;  la  sagesse  des  auteurs  leur  avait  promis  l'éternité.  Au- 
cune n'a  reçu  la  sanction  de  la  durée.  Avec  ou  sans  constitution, 
la  France  d'aujourd'hui  est  toujours,  sauf  quelques  défaillances 
de  mœurs,  la  vieille  France. 

En  présence  des  débris  de  vingt  constitutions,  les  parlementai- 
res rêvent  toujours  de  composer  une  constitution  nouvelle.  Pour 
qu'elle  réalise  l'idéal  du  genre,  cette  constitution  doit  comprendre 
deux  choses  :  1^  une  organisation  de  pouvoirs,  "composée  de  deux 
chambres,  avec  superposition  d'un  roi  qui  règne,  mais  ne  gouverne 
pas  ;  2«  la  reconnaissance  des  libertés  de  pensée,  de  presse,  de 
conscience,  de  culte,  enfin  un  régime  de  tolérance  qu'on  dit  être 
le  grand  principe  de  89. 

Nous  savons  déjà  que  l'évêque  d'Orléans  accepte  ces  choses  : 
«  Les  institutions  libres,  dit-il,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté 
politique,  la  liberté  civile,  la  liberté  individuelle,  la  liberté  des 
familles,  la  liberté  de  l'éducation,  la  liberté  des  opinions,  l'égalité 
devant  la  loi,  l'égale  répartition  des  impôts  et  des  charges  publi- 
ques, tout  cela,  nous  le  prenons  au  sérieux;  nous  l'acceptons 
franchement  ;  nous  l'invoquons  au  grand  jour  des  discussions  pu- 
bliques. Nous  acceptons^  nous  invoquons  les  principes  et  les  libertés 
proclamés  en  1789  (1).  » 

(1)  De  la pacificatinn  religieuse,  p.  263,  204,  300. 


200  CHAPITRE    VI 

L'homme  qui  a  exercé,  sur  les  illusions  contemporaines,  la  plus 
décisive  influence,  le  protestant  Guizot,  cite  avec  complaisance 
ces  paroles  de  l'évêque  d'Orléans.  Puis,  malicieusement  ou  non, 
il  fait  observer  qu'elles  sont  contraires  au  Syllabus;  que  les  catho- 
liques, frappés  par  l'encyclique  Quanta  cura^  sont  restés  dans  un 
silence  respectueux  comme  autrefois  les  jansénistes  ;  que  Mgr  Du- 
panloup,  au  risque  de  se  contredire,  a  même  défendu  l'encycli- 
que et  le  Syllabus,  mais  qu'il  n'en  restera  pas  moins,  ce  qu'il  est 
aujourd'hui  dans  l'Eglise  de  France,  le  plus  éclairé  représentant  de 
sa  mission  morale  et  sociale,  comme  le  plus  courageux  défenseur 
de  ses  vrais  et  légitimes  intérêts.  Après  quoi,  expliquant  ce  qu'il 
entend  par  les  intérêts  de  l'Eglise,  Guizot  conclut  ainsi  :  a  Le  Con- 
cordat a  relevé  l'édifice  de  l'Eglise  catholique  ;  Vesprit  libéral  tra- 
vaille à  y  pénétrer  ^i  à  y  ramener  la  sympathie  politique  en  y 
conservant  la  foi.  Que  les  catholiques  sérieux  y  regardent  bien  : 
.  là  sont  pour  eux  le  meilleur  point  d'appui  et  la  meilleure  chance 
d'avenir  ;  maintenir  fermement  la  forte  constitution  de  leur  Eglise 
et  accepter  franchement,  en  en  usant  eux-mêmes,  les  libertés  de  leur 
temps,  garder  leurs  ancres  et  déployer  leurs  voiles,  c'est  la  con- 
duite que  leur  prescrit  l'intérêt  suprême  qui  doit  être  leur  loi,  l'in- 
térêt de  l'avenir  chrétien  (i).  » 

L'évêque  d'Orléans  avait  dit  équivalemment,  mais  en  termes 
plus  vagues,  qu'il  appartient  à  la  religion  seule  d'accomplir,  dans 
la  justice  et  la  paix,  Valliance  de  la  liberté  généreuse  et  sincère  avec 
l'autorité  protectrice  et  puissante.  «  Oui,  s'écriait-il  dans  sa  conclu- 
sion, quoi  qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse  à  rencontre,  il  y  a  une 
révolution  religieuse',  elle  se  fait,  elle  est  invincible;  tous  la  su- 
bissent de  près  ou  de  loin  ;  nul  n'échappe  à  cette  influence  irrésisti- 
ble. Ne  vous  en  irritez  pas  I  ce  n'est  pas  la  victoire  de  l'homme, 
ce  n'est  pas  nous  qui  l'emportons  sur  vous  ;  c'est  la  victoire  de 
Dieu,  c'est  le  temps,  te  hasard,  le  bon  sens  qui  l'emportent.  On 
peut,  sans  rougir,  céder  à  de  telles  puissances. 

»  Et  certes,  nous  leur  avons  bien  cédé  nous-mêmes  les  pre- 
miers! 
(1)  Méditations  sur  V état  actuel  delà  religion  chrétienne,  p.   107. 


I 


FORMATION   DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  201 

»  Nous  acceptons,  nous  invoquons  les  principes  et  les  libertés  pro- 
clames en  89. 

»  Et  dans  cette  discussion  même,  ne  sentez-vous  pas  qu'il  se 
passe  entre  vous  et  nous  quelque  chose  d'extraordinaire  et  de  pro- 
fondément digne  d'attention  ?  Moi,  homme  du  sanctuaire,  je  parle 
un  langage  libéral,  et  vous,  homme  de  la  révolution,  vous  parlez 
un  langage  religieux  ! 

»  Je  parle  votre  langue  et  vous  entendez  la  mienne  :  f  invoque 
vos  principes  et  vous  rendez  hommage  aux  nôtres. 

»  Vos  amis,  en  vous  écoulant,  sourient  et  doutent.  Moi,  j'aime 
mieux  dire  que  vous  êtes  sincère  ;  je  souris  et  je  ne  doute  pas  (1).  » 

Naguère,  un  ministre  protestant,  le  député  Pressensé,  douleur 
comme  tant  d'autresen  présence  du  connubium  catholique  libéral, 
posait,  à  révêque  d'Orléans,  ce  dilemme  :  «  Dans  vos  déclarations 
de  libéralisme,  ou  vous  n'êtes  pas  sincère,  ou  vous  n'êtes  pas  or- 
thodoxe. »  L'évêque,  sans  s'arrêter  à  la  question  d'orthodoxie, 
répondit  par  la  profession  la  moins  mitigée  de  toutes  les  doctrines 
parlementaires. 

Nous  croyons,  pour  notre  compte,  ces  doctrines  athées,  révolu- 
tionnaires, incompatibles  avec  les  concordats,  hostiles  à  l'Eglise 
et  contraires  au  Symbole  catholique. 

Une  société  est  désemparée  par  un  coup  de  révolution  ;  elle  n'a 
plus  qu'un  gouvernement  d'aventure.  Quelques  hommes,  qui  tien- 
nent la  société  en  leur  pouvoir,  se  disent  entre  eux  :  «  Nous  allons 
organiser  cette  société  à  la  mesure  de  notre  sagesse.  Dans  notre 
opinion,  la  nation,  prise  en  bloc,  est  maîtresse  d'elle-même  et 
jouit,  comme  telle,  d'une  indépendance  absolue.  Mais,  parce  qu'une 
multitude  confuse  ne  pourrait  s'administrer,  nous  inviterons  les 
habitants  adultes  à  se  choisir  des  représentants  ;  de  manière, 
par  exemple,  qu'un  député  soit  censé  représenter  cinquante  mille 


(1)  Pacification  religieuse,  p.  BOG.  —  Les  paroles  de  l'évêque  d'Orléans,  ad- 
mirées par  Guizot,  le  sont  à  plus  forte  raison,  dans  les  brochures  anonymes  de 
la  secte  catholique  libérale,  notamment  dans  l'écrit  intitulé  :  Le  Concile  et  la 
Société  moderne  et  dans  le  répugnant  pamphlet  :  Ce  qui  se  passe  au  Concile, 
p.  195. 


202  CHAPITRE    VI 

citoyens,  parmi  lesquels  vingt-quatre  mille  auront  pu  voter  contre. 
Nous  partagerons  ces  députés  en  deux  chambres,  parce  qu'une 
seule  assemblée,  si  elle  venait  à  faire  des  folies,  perdrait  tout  ; 
d'ailleurs,  des  deux  chambres,  Tune  sera  supposée  représenter 
davantage  les  citoyens,  l'autre,  le  pouvoir.  Les  députés  feront  les 
lois  à  la  majorité  des  voix,  la  moitié  plus  une.  La  même  majorité 
se  donnera  des  ministres,  choisis  dans  son  sein,  pour  appliquer 
les  lois.  Enfin,  pour  couronner  l'édifice,  nous  aurons  un  roi,  mais 
qui  ne  sera  roi  que  de  nom,  un  simple  symbole  d'unité.  La  nation 
souveraine  parlant  parla  majorité  des  électeurs;  la  majorité  des 
électeurs  légiférant  par  la  majorité  des  députés  agissant  par  un 
ministère  ;  et  le  ministère  ayant,  pour  président  fictif,  un  manne- 
quin couronné  :  voilà  le  chef-d'œuvre  de  notre  politique.   » 

Je  cherche,  dans  ce  chef-d'œuvre,  où  est  Dieu,  où  est  Jésus- 
Christ,  où  est  son  Eglise,  je  ne  trouve  aucune  trace  de  leur  recon- 
naissance. L'idée  d'un  suffrage  et  la  désignation  des  électeurs  est 
le  fait  du  pouvoir  ;  la  majorité  des  électeurs  et  la  majorité  des  dé- 
putés ne  représente  qu'un  chiffre  ;  la  publication  des  lois  et  leur 
application  par  les  ministères  n'est  qu'une  formalité  légale.  Les 
élections  sont  une  pure  loterie.  Le  députées!  dispensé  de  raison  ; 
le  prince  de  conscience.  La  loi  est  athée.  C'est  l'Etat  sans  Dieu. 

Les  catholiques  libéraux,  dans  leurs  brochures  anonymes,  se 
récrient  contre  cette  imputation  d'athéisme  ;  mais  ils  rie  parvien- 
nent pas  à  la  repousser.  Les  personnes  qui  entrent,  à  un  titre  quel- 
conque, dans  ce  mécanisme  gouvernemental,  peuvent  avoir  et  ont 
sans  doute  une  raison  élevée,  une  conscience  délicate,  une  âme 
pieuse  ;  le  système  n'en  a  pas.  La  loi,  fagotée  dans  le  chassé-croisé 
des  intrigues  parlementaires  et  épanouie  sur  le  fumier  de  la  cor- 
ruption électorale,  la  loi  est  l'autorité  suprême  ;  elle  a  pour  ga- 
rants, les  gendarmes,  les  tribunaux  et  les  bagnes.  Le  système  est 
absolument  sans  religion. 

Si  vous  examinez,  dans  ce  système,  quelle  est  la  composition  du 
pouvoir,  vous  découvrez  deux  chambres,  des  ministres  et  un 
prince.  C'est  la  division  appliquée  à  l'organisation  des  pouvoirs 
et  c'est,  dit-on,  la  première  condition  des  institutions  libres.  L'u- 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  203 

nioii  du  loi,  du  ministre  et  des  chambres,  voilà  l'autorité  légale. 
Le  pouvoir  se  décompose  en  trois  personnes  ;  il  n'impose,  à  cha- 
cune, aucune  espèce  de  responsabilité,  sauf  devant  les  électeurs  ; 
il  se  renouvelle  à  chaque  élection  et  à  chaque  crise  ministé- 
rielle. Par  le  fait,  le  pouvoir  est  partout  et  il  n'est  nulle  part  ;  la 
loi  elle-même  est  toujours  susceptible  d'être  changée  par  un  ordre 
du  jour  ;  ceux  qui  concourent  à  sa  formation  et  ceux  qui  l'exécu- 
tent n'y  sont  que  pour  une  part  infinitésimale  ;  et  le  prince  qui  la 
contresigne  peut,  à  meilleure  raison  que  Pilate,  s'en  laver  les 
mains.  On  ne  sait  à  quoi  se  prendre  dans  ce  monde  de  fantômes. 

Nous  n'examinerons  pas,  dans  le  jeu  de  son  mécanisme,  cette 
singulière  constitution  du  pouvoir.  Nous  ne  dirons  rien  ni  desélec- 
tions, ni  des  discussions,  ni  des  offices  ministériels,  ni  de  la  siné- 
cure du  prince.  Nous  remarquons  seulement  que  le  principe  de 
cet  état  social,  c'est  la  division  ;  le  fait  ordinaire  de  son  libre  mou- 
vement, ce  sont  les  tripotages  électoraux  et  parlementaires  ;  son 
résultat  ordinaire,  c'est  la  guerre  à  coups  de  bulletins,  de  discours 
et  de  fusils  ;  le  produit  net,  une  agitation  stérile,  un  zéro  gonflé 
en  ballon  qui  se  déchire  au  moindre  vent.  Le  système,  inventé 
tout  exprès  pour  prévenir  les  coups  d'Etat  et  soi-disant  pour  les 
rendre  impossibles,  ne  vit  qu'au  milieu  des  crises,  jusqu'à  ce  qu'un 
coup  d'épaule  populaire  le  fasse  chavirer  dans  le  sang  ou  que  le 
sabre  d'un  soldat  substitue  au  partage  parlementaire  la  dictature. 

Cette  mobilité  du  système  parlementaire  cache  un  péril  parti- 
cuUer  pour  l'Eglise.  L'Eglise  aujourd'hui  ne  peut  plus  guère  ré- 
gler, par  le  droit  chrétien,  ses  rapports  avec  les  Etats  ;  elle  est 
réduite,  par  le  malheur  des  temps,  à  fixer,  par  des  concordats, 
son  mode  d'union  avec  la  société  civile.  Un  concordat,  par  soi- 
même,  c'est  bien  peu  ;  avec  le  régime  parlementaire  ce  n'est  plus 
rien.  Sous  ce  régime,  le  pouvoir  eff'ectif  se  partage  entre  les  cham- 
bres et  les  ministres,  mais  le  législatif  et  l'exécutif  sont  assujettis 
à  de  si  nombreuses  divisions,  que  le  pouvoir,  par  le  fait,  ne  se  ren- 
contre nulle  part.  Une  motion  imprévue,  un  amendement,  un  or- 
dre du  jour,  un  rien  peuvent,  à  chaque  instant,  tout  changer.  Si 
l'on  tient  compte  du  fond  d'hostilité  qui  se  cache,  dans  le  parle- 


204  CHAPITRE  VI 

mentarisme,  contre  l'Eglise,  on  verra  que  la  rescision  des  concor- 
dats est  toujours  imminente  et  souvent  effectuée.  Nous  en  avons 
eu  récemment  des  exemples  en  Espagne,  en  Italie,  en  Suisse,  en 
Prusse,  en  Autriche,  au  Brésil,  au  Mexique  ;  nous  pourrions  en 
avoir  aussi  l'exemple  en  France,  si  d'aventure  les  radicaux  parve- 
naient au  pouvoir.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  qui  prouve  mieux  le 
schisme  latent  que  porte,  en  ses  flancs,  la  constitution  normale  des 
pouvoirs  parlementaires.  Avec  cette  constitution  politique,  une 
constitution  civile  du  clergé  est  toujours  à  craindre. 

Dieu  a  imposé  au  monde  une  loi  souveraine,  en  vertu  de  laquelle 
l'unité  et  la  diversité  doivent  se  retrouver  plus  ou  moins  en  toutes 
choses,  et  c'est  pourquoi  l'ensemble  de  toutes  choses  porte  le  nom 
d'Univers,  mot  qui  décomposé  signifie  l'unité  et  la  diversité  for- 
mant un  ordre  plein  d'harmonies.  Dans  la  société,  l'unité  se  ma- 
nifeste par  le  pouvoir,  la  diversité  par  les  hiérarchies,  naturelles 
et  historiques,  en  quelque  façon  nécessaires  à  l'accomplissement 
des  services  et  au  respect  des  droits,  et  le  pouvoir  et  les  hiérar- 
chies sont  inviolables  et  sacrés^  parce  que  leur  existence  est  à  la 
fois  l'accomplissement  de  la  loi  de  Dieu  et  la  garantie  de  la  liberté 
des  peuples. 

Lorsque  le  pouvoir  est  organisé  suivant  la  forme  parlementaire, 
il  semble  que  l'autorité  perdant  son  unité,  sa  perpétuité,  sa  res- 
ponsabilité, c'est-à-dire  les  trois  conditions  morales  de  sa  puissance, 
devrait  admettre,  dans  la  société,  les  corporations  autonomes, 
les  circonscriptions  indépendantes,  les  hiérarchies  spontanées  qui 
se  produisent  pour  la  garde  des  intérêts.  Il  n'en  est  rien.  Les  par- 
lements sont  comme  l'outre  d'Eole  :  ils  ne  s'ouvrent  que  pour  lan- 
cer la  tempête,  et  la  tempête  oratoire,  plus  que  toutes  les  autres, 
se  promène,  formidable  cyclone,  sur  toutes  les  institutions  popu- 
laires. Suivant  la  loi  de  tous  les  pouvoirs  irréguliers,  les  parlements 
sont  violents  et  despotiques.  Ils  ne  veulent  d'existence  que  la  leur, 
d'autorité  qu'eux-mêmes.  Pourvu  quil  y  ait,  dans  la  nation,  des 
électeurs,  cela  suffit.  L'électeur  produit  le  député  ;  le  député  est 
roi,  roi  comme  ces  tyrans  fabuleux  de  l'antiquité,  qui  habitaient 
des  cavernes  redoutées  et  vomissaient  des  flammes.  Jetez  les  veux 


FORMATION   DU   GROUPE   CATHOLIQUE    LIBÉRAL  205 

sur  tous  les  pays  où  s'est  introduit,  depuis  un  siècle,  le  parlemen- 
tarisme :  il  a  suffi  d'ouvrir  des  assemblées,  pour  tout  détruire.  La 
France,  en  particulier,  depuis  la  Constituante,  est  un  pays  qui  se 
déconstitue,  qui  se  démolit  ;  et  si  nous  n'avions  pas  eu  d'intermit- 
tence parlementaire,  c'en  serait  fait  de  nous  :  Misericordix Domini , 
quia  non  sumus  consumpti. 

Ce  qui  montre  mieux  encore  cet  esprit  destructeur  du  parle- 
mentarisme, c'est  son  impuissance  radicale  à  rien  édifier.  Nous 
n'avons  plus,  en  France,  ni  corporations  industrielles,  ni  instituts 
religieux,  tels,  du  moins,  qu'ils  existaient  autrefois  :  c'est  un  fait. 
Les  plus  impérieux  besoins  de  la  civilisation  réclament  des  associa- 
tions de  différente  nature  ;  et  il  s'en  forme,  en  effet,  soit  par  la  vi- 
talité de  l'esprit  français,  soit  par  l'appel  de  l'opinion,  soit  parce 
qu'enfin  la  nécessité  y  force.  On  les  admet,  d'une  main  effrayée  et 
avare,  mais  on  ne  les  admet  qu'avec  les  restrictions  ombrageuses 
de  la  peur.  On  ne  peut  pas  les  empêcher  de  naître,  on  ne  veut  pas 
les  laisser  vivre.  On  ne  saurait  déclarer  qu'il  s'établisse  rien  qui  ait 
puissance.  D'après  la  théorie  parlementaire,  entre  le  roi  et  les  as- 
semblées, on  ne  doit  admettre  d'autre  influence  que  celle  des  mi- 
nistres ;  et  entre  les  parlements  et  le  peuple,  pas  d'autre  que  le 
corps  électoral,  agrégation  arbitraire  et  confuse,  qui  se  forme  à 
un  signal  convenu,  se  disperse  à  un  autre  signal.  Le  parlementa- 
risme, c'est  la  forme  la  mieux  réussie  de  la  mort  collective,  la  plus 
authentique  négation  de  la  vie  et  de  la  liberté. 

A  défaut  des  hiérarchies  indépendantes,  dans  un  grand  pays 
comme  la  France,  le  gouvernement  parlementaire  a  besoin  d'une 
autorité  plus  respectée  et  de  fonctionnaires  pour  la  faire  respec- 
ter. Ce  double  avantage  s'obtient  par  la  loi  et  parla  bureaucratie. 
Cela  s'appelle,  par  euphémisme,  des  institutions  libres  ;  et  c'est, 
je  crois,  un  des  plus  ridicules  mensonges  qui  puisse  frapper  une 
oreille  humaine.  Que  la  loi  soit  faite  par  le  roi  ou  ses  conseils  ou 
par  une  assemblée  soi-disant  populaire,  mais  toujours  aristocrati- 
que, elle  exige  toujours  l'obéissance  et  je  ne  comprends  pas  qu'on 
la  taxe,  dans  le  premier  cas,  d'absolutisme,  et  dans  le  second  de 
liberté.  Mais  ce  que  je  comprends  moins  encore,  c'est  qu'on  dit  la 


206  CHAPITRE   VI 

liberté  intéressée  à  l'existence  de  bureaux,  occupés  par  des  va-nu- 
pieds  de  l'écritoire,  bureaux  sans  lumière,  sans  indépendance,  par- 
fois sans  intégrité,  et  j'estime,  pour  mon  compte,  la  liberté  natio- 
nale beaucoup  mieux  servie  par  de  braves  gens,  ayant  pignon  sur 
rue,  ne  demandant  aucun  salaire,  et  accomplissant  avec  autant 
d'intelligence  et  de  dignité  que  de  dévouement  des  fonctions  publi- 
ques, pour  lesquelles  ils  ne  réclament  rien,  pas  même  de  la  recon- 
naissance. 

Y.  —  Nous  savons  déjà  que  le  parlementarisme,  par  la  consti- 
tution qu'il  donne  au  pouvoir,  est  impie  et  révolutionnaire  ;  nous 
le  verrons  encore  mieux  en  analysant  les  libertés  qu'il  promet  aux 
citoyens. 

«  Nous  acceptons,  nous  invoquons  les  libertés  proclamées  en 
1789,  »  dit  Mgr  Dupanloup.  Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas  un 
instant  à  déclarer  que  de  telles  paroles,  sous  la  plume  d'un  prêtre, 
jurent  avec  son  caractère  :  Qu'est-ce  qu'un  prêtre?  C'est  l'homme 
de  Dieu  envoyé  pour  prêcher  des  hommes,  naturellement  libres, 
sans  doute,  mais  pour  leur  imposer  surnaturellement  une  vérité 
révélée,  une  loi  révélée,  une  Eglise  divinement  instituée.  Un  prê- 
tre qui  réclame,  qui  invoque,  pour  lui  ou  pour  les  autres,  les  droits 
de  l'homme,  les  libertés  de  pensée,  de  conscience,  de  culte,  etc., 
c'est  un  prêtre  qui  se  découronne,  et,  s'il  suit  jusqu'au  bout  la  lo- 
gique de  son  dessein,  il  trahit  sa  mission  apostolique. 

Un  prêtre  a  le  droit  de  réclamer  la  liberté  de  l'Eglise  au  nom  du 
droit  divin  :  par  son  institution  divine,  l'Eglise  est  libre,  disait 
Pie  YIIl  ;  il  peut,  par  hypothèse,  comme  argument  ad  hominem, 
invoquer  la  liberté  politique  pour  faire  reconnaître  le  droit  divin 
de  l'Eglise.  Un  prêtre  n'a  pas  le  droit  d'invoquer  les  libertés  natu- 
relles, philosophiques  et  politiques  qui  mènent  ceux  qui  en  jouis- 
sent, à  la  négation  de  l'Eglise  et  à  la  réprobation  devant  Dieu  ;  il 
a  même,  je  crois,  le  devoir  de  dire  le  contraire,  aussi  bien  à  con- 
tre-temps qu'à  temps,  et,  s'il  viole  cette  obligation  rigoureuse, 
encore  une  fois,  il  trahit  ses  principes,  livre  sa  cause  et  contredit 
son  caractère  sacré. 

Un  protestant,  un  rationalisme  peuvent  croire  aux  libertés  de  89, 


FORMATION   DU   GROUPE   CATHOLIQUE   LIBÉRAL  207 

parce  qu'Us  trouvent,  dans  leur  proclamation,  la  reconnaissance 
du  libre  examen  ;  un  catholique  ne  le  veut  pas,'à  moins  qu'il  ne 
veuille  cesser  d'être  catholique.  «  Il  faut  être,  dit  le  proverbe, 
chair  ou  poisson  :  »  il  n'est  pas  possible  d'être  les  deux  à  la  fois. 

Les  catholiques  libéraux  n'acceptent  pas  moins  et  ne  promettent 
pas  moins  aux  peuples  toutes  les  libertés.  En  quoi  ils  se  montrent 
d'une  arrogance  singulière  et  d'une  remarquable  inintelligence. 
On  est  catholique  ou  on  ne  l'est  pas.  Du  moment  qu'on  l'est,  on 
jouit,  devant  l'Eglise,  d'une  parfaite  égalité  de  condition.  Ce  qu'un 
catholique  peut  promettre,  sans  forfaire  à  la  foi,  tous  le  peuvent 
donner;  et  ce  qu'un  catholique  doit,  en  conscience,  refuser,  pas 
un,  à  peine  de  forfaiture,  ne  le  peut  promettre.  Avec  leurs  pro- 
messes libérales,  avec  leur  affectation  de  générosité,  en  se  sépa- 
rant de  nous  comme  politiques,  les  catholiques  libéraux  se  mon- 
trent de  bien  messéants  messieurs  et  des  catholiques  bien  incon- 
séquents... à  moins  qu'avec  leurs  idées  efféminées,  ils  ne  soient 
tout  simplement  des  gens  de  peu,  des  enfants  éternels. 

Pour  venir  maintenant  au  fond  des  choses,  nous  disons  que  toute 
discussion  sur  les  libertés  parlementaires  se  ramène  à  une  seule 
question  :1a  tolérance. 

La  tolérance  est  la  patience  avec  laquelle  on  supporte  une  chose 
mauvaise,  mais  que  l'on  croit  convenable  de  ne  point  punir.  La 
tolérance  n'est  donc  point  applicable  par  elle-même  à  la  vérité, au 
droit,  à  la  justice.  Dire  qu'il  faut  tolérer  le  vrai,  le  bien,  le  juste, 
ce  serait  blesser  les  oreilles  délicates,  les  lois  du  langage  et  le  sens 
moral.  Chacun  sent  que  la  vérité  et  la  vertu  ont  des  droits  directs, 
positifs,  absolus  ;  que  ce  n'est  pas  assez  de  les  tolérer  dans  les  au- 
tres ;  qu'on  doit  encore  les  accepter  pour  soi-même,  en  faire  la 
règle  de  ses  pensées  et  de  ses  actions;  et  que,  là  où  elles  sont  atta- 
quées, elles  ont  le  droit  d'être  protégées  et  défendues  par  le  pou- 
voir politique.  Ne  leur  accorder  le  droit  de  se  produire,  de  circu- 
ler librement  dans  l'ordre  social,  qu'à  titre  d'indulgence,  ce  serait 
blesser  le  bon  sens  et  la  conscience  des  peuples.  Appliquer  le  mot 
de  tolérance  au  nom  adorable  de  la  divinité  et  à  la  religion  catho- 
lique, serait  une  impiété  et  une  folie. 


208  CHAPITRE   VI 

Que  s'ensuit-il  ?  C'est  que  le  mot  tolérance  n'a  pas  été  introduit 
en  faveur  de  la  vérité  et  de  la  vertu,  mais  uniquement  pour  le 
profit  de  l'erreur  et  du  mal.  Nous  convenons  toutefois,  sans  réti- 
cence, que  la  tolérance  du  faux  et  du  mal  devient  légitime, quand 
les  moyens  de  répression  seraient  impuissants  ou  de  nature  à 
nuire  au  bien.  La  tolérance  n'implique  pas  moins  la  condamnation 
indirecte  de  ce  qui  est  toléré.  En  ce  point  pratique,  la  différence 
essentielle  qui  sépare  l'erreur  de  la  vérité,  c'est  que  la  vérité  ca- 
tholique a,  de  soi,  un  droit  absolu  à  la  liberté  ;  qu'elle  peut  la  ré- 
clamer, l'exiger  même,  à  ce  titre  seul  qu'elle  est  la  vérité;  et  que 
jamais  les  intérêts  de  l'ordre  social  n'en  peuvent  souffrir  le  moin- 
dre dommage,  caria  vérité  ne  saurait  produire  le  mal.  Mais  il  n'en 
est  pas  de  même  du  faux  ou  de  l'erreur.  L'enseignement  de  l'er- 
reur ne  peut  pas  avoir  de  droit  proprement  dit,  même  à  la  simple 
tolérance.  On  ne  doitrien  à  l'erreur  sinon  de  la  repousser  et  de  la 
combattre,  autant  qu'on  le  peut,  au  profit  de  la  vérité,  qui  seule 
est  bonne,  utile  et  nécessaire.  Quand  la  raison  ou  les  circonstances 
conseillent  ou  commandent  d'exercer  la  tolérance  en  faveur 
d'une  doctrine  fausse,  ce  ne  peut  pas  être  parce  qu'elle  y  aurait 
des  droits  en  tant  qu'erreur  ;  mais  c'est  en  vertu  d'un  principe 
d'un  autre  ordre  ;  et  parce  que  l'intolérance,  quoique  légitime  en 
elle-même,  serait  de  nature,  dans  une  situation  donnée, à  nuire  aux 
intérêts  de  l'ordre  social. 

Au  fond  et  dans  un  certain  sens, tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce 
principequelaliberté n'est  due  qu'à  la  vérité.Depuis  les  apôtres,  l'E- 
glise réclame,  comme  un  droit  souverain  et  irréfragable,  la  liberté 
de  prêcher  la  doctrine  qu'elle  a  apprise  de  Jésus-Christ, qu'elle  an- 
nonce par  son  ordre  et  en  son  nom,  et  qui,  émanant  de  cette 
source  divine,  ne  peut  être  que  la  vérité.  Les  sectaires  du  XVI^  siè- 
cle ne  réclamaient  la  liberté  que  parce  qu'ils  prêchaient  la  pure 
parole  de  Dieu  ;  et  les  philosophes  contemporains  ne  la  revendi- 
quent encore  que  comme  interprètes  de  la  raison  pure.  Mais,  les 
uns  exaltent  cette  raison  jusqu'à  une  indépendance  absolue  à  l'é- 
gard de  toute  autorité,  même  divine  ;  ils  en  concluent  nécessaire- 
ment que  la  liberté  est  l'apanage  des  philosophes,  mais  que  l'in- 


\ 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  209 

tolérance  est  due  aux  chrétiens  comme  ennemis  de  la  raison  D'au- 
tres consentiraient  à  tolérer  la  religion  et  l'Eglise,  mais  à  condition 
que  FEvangile,  comme  disait  naguère  le  prince  de  Bismarck,  se 
subordonne  à  la  politique,  ce  qui  est  une  manière  de  dire  que  la 
religion  n'est  pas  divine  et  que  l'Eglise  est  une  institution  d'er- 
reur. D'autres  enfin,  sans  entrer  dans  la  question  de  savoir  s'il  y 
a  une  religion  révélée,  refusent  aux  gouvernements  temporels  le 
droit  d'en  juger.  De  là,  ils  tirent  cette  conséquence,  que  les  gou- 
vernements sont  obligés  de  tolérer  indistinctement  toutes  les  reli- 
gions et  toutes  les  philosophies,  sans  en  adopter  aucune  de  préfé- 
rence à  une  autre.  Ces  philosophes  ne  nient  pas  que  la  protection 
et  la  liberté  ne  soient  dues  à  la  vérité  ;  mais,  partant  de  ce  prin- 
cipe, que  l'Etat  n'a  pas  qualité  pour  discerner  le  vrai  du  faux,  ils 
lui  refusent  le  droit  d'approuver  ou  d'improuver  une  doctrine. 

Ainsi  l'intolérance  est  de  plein  droit  ;  reste  à  savoir  si  les  faits  y 
répondent. 

Il  y  a  d'abord  un  fait,  c'est  que  tout  ordre  de  choses,  temporel 
ou  spirituel,  ne  saurait  exister  sans  lois  et  sans  une  autorité  qui 
veille  à  leur  observation.  Or,  toute  loi  est  un  acte  d'intolérance  ; 
elle  n'empêche  pas  toujours  les  crimes  de  se  produire,  mais  elle 
les  punit,  et,  en  les  punissant,  elle  veut  en  prévenir  le  retour.  Aussi 
la  question  n'est-elle  pas  de  savoir  si  un  gouvernement  sera  ou  ne 
sera  pas  intolérant,  mais  de  savoir  sur  quels  faits,  qualifiés  délits, 
tombera  son  intolérance.  Cela  est  si  vrai  que  les  philosophes,  ou 
soi-disant  tels,  après  avoir  commencé  par  demander,  pour  toutes 
les  religions,  une  tolérance  indistincte,  demandent  aujourd'hui  une 
intolérance  absolue  contre  toute  religion  qui  se  prétendrait  inves- 
tie de  droits  divins,  c'est-à-dire  contre  la  religion  catholique,  la 
seule  qui  ait,  avec  fondement,  cette  prétention.  Cela  ne  prouve-t-il 
pas  manifestement  que  ce  qu'ils  veulent  obtenir,  à  l'aide  de  la  to- 
lérance, ce  n'est  pas  la  suppression  de  l'intolérance,  mais  sa  trans- 
lation à  d'autres  mains  et  son  application  à  d'autres  objets.  La  loi 
par  exemple  était,  dans  les  Etats  catholiques,  intolérante  au  pro- 
fit de  l'Eglise.  Qii'a-t-on  fait  ?  On  a  d'abord  mis  en  dehors  de  la  lé- 
gislation civile  toutes  les  mîitières  religieuses,  sous  le  prétexte  que 

14 


210  CHAPITRE    VI 

l'autorité  civile  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  ces  questions  qui  ne  re 
lèvent  que  de  Dieu  et  de  la  conscience.  Ensuite,  comme  il  fallait 
concilier,  à  la  législation  laïque  et  séculière,  une  autorité  absolue 
et  indépendante,  il  est  devenu  nécessaire  de  la  soustraire,  au  point 
de  vue  de  la  morale  et  de  la  justice,  au  contrôle  de  la  religion 
qui,  par  l'ordre  de  Dieu,  est  la  gardienne  incorruptible  de  la  jus- 
tice et  de  la  morale.  De  là,  nécessité  de  fermer  la  bouche  à  l'Eglise, 
de  l'emprisonner,  d'essayer  même  de  l'anéantir,  si  l'on  ne  réussit 
point  à  lier  le  Verbe  de  Dieu. 

Mais  si  l'intolérance  législative  est  nécessaire  aux  Etats  politi- 
ques, elle  l'est,  à  plus  forte  raison  et  à  des  titres  bien  supérieurs, 
à  une  société  religieuse,  qui  professe  tenir  de  Dieu,  sa  doctrine,  sa 
morale,  sa  constitution,  son  autorité  et  ses  lois  fondamentales. 
Les  institutions  humaines  peuvent  être  modifiées  par  leshommes  ; 
une  institution  divine  ne  peut  l'être  que  par  ordre  de  Dieu.  L'Eglise 
sera  donc  essentiellement  et  toujours  intolérante  envers  quiconque 
l'attaquera  dans  ses  lois  ou  dans  ses  dogmes  :  elle  frappera  d'ana- 
thème  toute  doctrine  contraire  à  son  enseignement,  elle  punira  la 
violation  de  ses  préceptes,  elle  exclura  de  son  sein  les  hérétiques 
obstinés,  et  jamais  elle  ne  consentira  à  reconnaître  pour  ses  en- 
fants ceux  qui  se  révolteraient  contre  son  pouvoir.  La  tolérance, 
pour  l'Eglise,  ce  serait  une  abdication. 

Mais  l'intolérance  religieuse  peut  être  considérée  sous  deux  as- 
pects :  ou  dans  la  sphère  spéculative  du  dogme,  ou  dans  l'appli- 
cation de  la  loi  religieuse  au  sein  d'une  société  temporelle.  Dans  le 
premier  cas,  tout  en  gardant  le  droit  d'infliger  des  peines  tempo- 
relles, elle  ne  condamne,  ne  frappe  et  ne  punit  que  les  âmes.  Dans 
le  second,  la  répression,  le  châtiment  deviennent  quelque  chose  de 
matériel,  comme  les  actes  du  pouvoir  temporel.  Cela  arrive  lors- 
qu'un Etat  porte  des  peines  temporelles  contre  des  crimes  et  délits 
qui,  par  nature,  appartiennent  à  l'ordre  religieux,  comme  l'héré- 
sie, le  sacrilège  ou  le  blasphème. 

On  s'est  demandé  à  ce  propos  ;  l'^  si  l'Eglise  a  le  droit  d'appeler 
à  son  aide  le  bras  séculier  pour  châtier,  de  peines  temporelles,  des 
délits  spirituels  ;  2°  si  le  pouvoir  civil  peut  légitimement  lui  prêter 


r 


FORMATION    DU    GROUPE   CATHOLIQUE    LIBÉRAL  211 

appui  dans  ces  circonstances.  Les  apôtres  de  ia.tolérance  répon- 
dent négativement  à  ces  deux  questions.  Selon  eux,  l'Kglise  n'a 
pas  le  droit  de  se  faire  protéger,  par  le  pouvoir  civil,  dans  l'exer- 
cice de  tous  les  droits  qu'elle  croit  tenir  de  Dieu  ;  et  le  pouvoir 
temporel  ne  doit  point  intervenir  dans  les  choses  spirituelles,  qui 
ne  sont  point  de  son  ressort.  Leur  vœu  serait  même  que  l'Etat  ne 
tolérât  pas  les  actes  d'intolérance  de  la  sainte  Eglise.  En  sorte  que 
d'après  eux,  l'Etat  ne  pourrait  produire  aucun  acte  de  répression 
en  faveur  de  l'Eglise  ;  mais  il  peut  et  doit  en  produire  contre,  tou- 
tes les  fois  que  les  doctrines  et  les  pratiques  chrétiennes  sont  à  ren- 
contre des  idées  modernes.  Ce  qui  revient  à  dire  qu'il  est  légitime 
de  ne  pas  tolérer  les  intolérants,  et  comme  l'Eglise  est  intolérante 
par  nature,  on  en  conclut  qu'il  faut  ou  la  réprimei  ou  la  contrain- 
dre à  tel  enseignement  qui  équivale  à  une  abdication. 

En  somme  l'intolérance  est  de  fait  comme  de  droit.  Maintenant 
si  nous  interrogeons  l'histoire,  que  voyons-nous  ?  C'est  un  fait 
constant,  en  histoire,  que  toutes  les  religions  ont  été  intolérantes, 
et  que  tous  les  gouvernements  se  sont  associés  à  leur  intolérance, 
dans  une  mesure  plus  ou  moins  large  suivant  les  circonstances  et 
l'esprit  du  temps.  Les  païens  ont  toujours  persécuté  violemment 
les  chrétiens.  De  Constantin  à  la  révolution,  l'Eglise  a  poursuivi, 
comme  crimes  religieux  et  sociaux,  le  schisme  et  l'hérésie.  Le 
mahométisme  de  l'Arabie,  le  manichéisme  persan,  le  schisme 
russe,  l'hérésie  protestante  ont  repris  contre  l'Eglise  le  glaive  des 
Néron  et  des  Domilien.  Les  encyclopédistes,  apôtres  de  la  tolé- 
rance, devenus  législateurs,  n'ont  régné  que  par  la  guillotine  ! 
L'athéisme  contemporain,  plus  violent  que  toutes  les  erreurs  pas- 
sées, nous  ramène  aux  mœurs  des  bêtes  fauves.  L'intolérance  se 
produit  constamment  avec  un  caractère  de  sévérité  et  de  rigueur 
plus  prononcé,  en  raison  inverse  du  degré  de  vérité  qui  peut  ap- 
partenir à  chaque  confession.  Et  cela  se  comprend  sans  etfoil. 
Quel  est  le  sentiment  qui  pousse  à  l'intolérance?  C'est  l'amour  de 
la  vérité  qu'on  possède  ou  qu'on  croit  posséder.  Ce  sentiment, 
dans  l'Eglise,  appliqué  au  symbole  qu'elle  professe  est  un  senti- 
ment pur,  sans  mélange  ;  c'est  l'amour  de  cette  vérité  qui,  oblige 


212  CHAPITRE    VI 

l'Eglise  à  défendre  son  symbole.  Dans  les  sectes,  leur  symbole  est 
positif,  par  les  vérités  qu'elles  empruntent  au  symbole  catholique  ; 
et  négatif,  par  les  vérités  qu'elles  rejettent  pour  se  constituer  en 
hérésie.  L'Eglise  est  intolérante  parce  qu'elle  aime  les  vérités 
qu'elle  professe  ;  les  sectes  sont  intolérantes  parce  qu'elles  haïssent 
les  vérités  opposées  aux  négations  qui  les  constituent.  Là  est  la 
raison  de  l'énorme  différence  qui  doit  se  rencontrer  dans  la  légis- 
lation comparée  des  sectes  dissidentes  et  de  la  sainte  Eglise.  Ce 
serait  un  fait  facile  à  établir  que  le  bilan  de  la  répression  dans 
l'Eglise  est  moindre  que  partout  ailleurs;  nous  n'avons,  à  cet 
égard,  rien  à  craindre  de  tout  historien  qui  se  respecte.  Et  de 
plus,  l'Eglise  était  dans  son  droit.  La  religion  catholique,  en  effet, 
est  la  pensée  et  la  volonté  de  Dieu,  notifiées  aux  hommes  par  Dieu 
lui-même.  L'Eglise,  qui  en  fait  profession,  possède  donc  une  auto- 
rité supérieure,  indépendante,  inaliénable,  imprescriptible.  Les 
pouvoirs  humains  n'ont  aucune  prise  sur  elle  ;  ils  lui  doivent,  au 
contraire,  liberté  et  protection.  Les  sectes,  qui  ne  sont  telles  que 
par  l'erreur,  n'ont  aucun  droit  à  la  répression,  et  tout  ce  qu'elles 
en  ont  produit,  outre  son  caractère  particulier  de  fureur,  est  un 
crime  dont  Dieu  punit  les  auteurs  et  honore  les  victimes. 

En  présence  de  ces  principes,  je  me  demande  ce  que  devient  le 
tolérantisme  parlementaire.  En  soi,  c'est  une  idée  niaise,  un  propos 
de  sot  à  l'adresse  des  imbéciles,  comme  disait  Grimm  ;  dans  l'em- 
ploi qu'on  en  fait,  c'est  une  machine  de  guerre  contre  l'Eglise  ; 
et  lorsque  la  conspiration,  à  l'aide  de  cet  engin  frauduleux,  a 
obtenu  le  résultat  souhaité,  lorsqu'elle  est  en  force,  elle  opprime 
l'Eglise  avec  une  fureur  que  ne  connurent  pas  même  les  Césars 
païens.  Nous  prononcer  pour  une  telle  tolérance,  n'est-ce  pas  trahir 
la  vérité  et  faire  un  métier  de  dupe  ?  Quand  nous  sommes  les  maî- 
tres, nous  faisons  respecter  la  vérité  chrétienne;  quand  nous  ne  le 
serons  plus,  nous  ne  rencontrerons  jamais  que  les  chaînes  et  le 
poignard. 

Cette  misérable  théorie  de  la  tolérance  universelle  n'est  posée 
que  comme  principe  d'application  des  quatre  libertés  sacramen- 
telles du  parlementarisme  :  liberté  de  pensée,  liberté  de  conscience, 


» 


FORMATIOxN    DU    GROUPE    CATHOLIQUE   LIBÉRAL  213 

liberté  de  presse,  liberté  de  culte.  De  ces  quatre  libertés,  les  deux 
premières,  d'après  l'Alcoran  constitutionnel,  consacrent,  dans  le 
citoyen,  les  deux  titres  de  sa  souveraineté  individuelle  :  les  deux 
autres  en  assurent  l'exercice  plénier  vis-à-vis  de  l'Etat  par  la  presse, 
vis-à-vis  de  l'Eglise  par  le  culte  libre.  Mais  ces  quatre  libertés  pra- 
tiques supposent  elles-mêmes  une  question  préjudicielle  de  la  li- 
berté en  général.  C'est  une  question  dont  la  solution, prise  dans  un 
sens  ou  dans  l'autre,  détermine  une  application  différente.  Il  faut 
nous  y  arrêter. 

La  liberté,  dans  l'homme,  est  le  pouvoir  de  faire  ce  qu'on  veut, 
sans  y  être  riécessité  pdiV  une  impulsion  intérieure,  irrésistible, com- 
me cela  arrive  dans  les  animaux,  ou  contraint  par  une  force  exté- 
rieure. L'homme  est  donc,  en  général,  libre  de  faire  ce  qu'il  veut 
et,  comme  par  l'imperfection  de  sa  nature  il  peut  vouloir  le  mal 
ou  le  bien,  à  son  gré,  en  ce  sens  il  est  libre  aussi  de  faire  l'un  ou 
l'autre  à  sa  volonté.  Et  c'est  précisément  ce  qui  le  rend  criminel, 
quand  il  veut  le  mal,  méritant  et  digne  de  louanges  quand  il  fait  le 
bien.  Mais  s'il  a  la  liberté  du  mal,  il  n'en  a  pas  le  droit. S'il  en  avait 
le  droit,  le  mal  ne  serait  plus  mal,  et  ce  que  chacun  voudrait  libre- 
ment faire,  serait  marqué  au  coin  du  droit.  Aucune  action  ne 
serait  coupable  ni  devant  les  hommes,  ni  devant  Dieu  :  allégation 
monstrueuse  qu'il  est  superflu  de  combattre. 

Ainsi  l'homme  est  libre  quant  aux  déterminations  de  sa  volonté. 
Qu'il  l'applique  au  bien  ou  au  mal,  il  le  fait  sans  contrainte  du  de- 
hors, sans  nécessité  du  dedans.  Mais  la  liberté  ne  lui  donne  pas  le 
droit  de  faire  le  mal,  quoiqu'elle  lui  en  donne  la  puissance,  et  elle 
lui  laisse  le  devoir  de  faire  le  bien,  quoiqu'elle  ne  le  contraigne 
nullement.  Au-dessus  de  la  liberté  de  l'homme,  il  y  a  la  loi  qui  en 
règle  souverainement  l'exercice.  Par  la  liberté,  l'homme  peut  tout 
faire  ;  mais  par  la  loi  religieuse,  morale  et  même  civile,  il  ne  doit 
faire  que  ce  que  la  loi  prescrit,  ce  qui  est  bien  ;  il  doit  éviter  ce 
que  la  loi  défend,  ce  qui  est  mal.  Ainsi  la  loi  n'ute  pas  à  l'homme 
sa  liberté,  elle  la  lui  laisse  tout  entière  ;  mais  elle  fixe  ses  droits, 
elle  règle  ses  devoirs;  et  de  l'indissoluble  connexion  de  ces 
deux  choses,  la  liberté  et  la  loi,  découlent  le  caractère  moral  et 


214  CHAPITRE   Vï 

la  personnalité   qui  distinguent   essentiellement  les   actions  de 
l'homme. 

La  société,  avec  ses  institutions,  ses  pouvoirs  et  ses  lois,  est  vou- 
lue de  Dieu  pour  contenir  ou  réprimer  les  passions  de  l'homme  ; 
pour  déterminer  ou  régler  l'usage  normal  de  sa  liberté,  l'accom- 
plissement de  ses  devoirs  et  la  jouissance  de  ses  droits.  L'établis- 
sement de  la  société  suppose  essentiellement  ces  deux  choses  :  la 
répression  du  mal  autant  qu'on  peut  l'atteindre,  et,  pour  la  prati- 
que du  bien,  avec  certaines  facilités  protectrices,  de  nécessaires 
limites. 

Les  libertés  parlementaires  ont  pour  objet  de  resserrer, dans  les 
limites  les  plus  étroites,  le  cercle  des  choses  défendues  et  d'adou- 
cir la  répression, s'il  n'est  pas  possible  de  la  supprimer  entièrement. 
On  veut  un  état  social  où  l'homme  soit  libre  de  vivre  selon  ses  pas- 
sions et  ses  caprices,  autant  du  moins  qu'il  peut  l'être,  sans  trou- 
bler l'ordre  et  rompre  le  lien  de  la  société. 

Par  conséquent,  pour  atteindre  ce  but,  on  doit  substituer,  aux 
anciennes  lois  directrices  et  répressives,  d'autres  lois  religieuses 
et  civiles  qui  laissent,  aux  mauvais  penchants,  un  plus  libre  essor. 
Et  voilà  pourquoi  nous  avons  dit  que  tous  ces  grands  mots  de  li- 
berté ne  sont  que  des  mots  de  passe  pour  voiler  une  conspiration 
satanique  contre  Jésus-Christ  et  son  Eglise. 

Pour  s'assurer  un  triomphe  direct,  les  conspirateurs  veulent 
avant  tout  supprimer  toute  loi  religieuse^  du  moins  autant  qu'elle 
entrerail  dans  la  législation  civile.  Et  à  l'appui  de  cette  exclusion, 
ils  déclinent  deux  motifs  :  le  premier,  c'est  qu'une  loi  religieuse, 
émanant  de  Dieu  et  proclamée  en  son  nom,  pèserait,  sur  la  liberté 
humaine,  d'un  poids  excessif  et  même  l'anéantirait,  attendu  que 
l'homme  ne  saurait  avoir  la  prétention  d'être  indépendant  de  Dieu, 
ni  de  s'attribuer  le  droit  de  lui  désobéir  ;  —  le  second,  c'est  qu'une 
loi  religieuse  obligerait  l'homme  à  rapporter  ses  actes  à  une  foi 
ultramondaine  et  pourrait  en  beaucoup  de  points  se  trouver  en 
opposition  avec  la  loi  civile.  C'est  pourquoi,  non  content  d'avoir 
sécularisé,  comme  ils  disent,  toutes  les  institutions  sociales,  ils  pro- 
clament pour  l'individu,  la  liberté  dejpenser  comme  bon  lui  sem- 


FORMATION   DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  245 

ble  et  octroient  ce  droit  comme  une  fin  de  non  recevoir  opposée  à 
toute  révélation.  La  libre-pensée,  voilà  la  loi  primordiale  ;  et  quoi- 
qu'on ne  pense  pas,  cette  liberté  radicale  implique  Téviction  de 
toute  loi  surnaturelle. 

En  second  lieu,  il  faut  ôter  à  la  religion  toule  existence  publi- 
que et  indépendante,  la  réduire  à  l'état  privé  et  individuel  :  au- 
trement son  action  extérieure  et  son  enseignement  ne  seraient 
qu'une  critique  et  une  condamnation  de  la  loi  civile.  C'est  pour- 
quoi, non  contents  d'avoir  affranchi  la  pensée,  les  conspirateurs 
libéraux  affranchissent  encore  la  conscience.  La  conscience  li- 
bre est  une  loi  primitive  comme  la  libre-pensée  ;  et  comme  la  libre- 
pensée  exclut  toute  religion,  de  même  la  libre-conscience  exclut 
toute  Eglise.  L'Eglise  catholique  peut  avoir  des  dogmes  sublimes, 
une  morale  admirable,  un  culte  plein  de  magnificence,  un  passé 
rayonnant  de  gloire  :  les  libéraux  n'y  contredisent  point,  mais  ils 
la  mettent  de  côté  et  se  retranchent,  pour  reconduire,  dans  le  sanc- 
tuaire d'une  conscience  factice  créée  exprès  pour  éteindre  la  vraie 
conscience. 

En  troisième  lieu,  comme  les  rois  s'intitulent  princes  par  la  grâce 
de  Dieu,  et  prétendent  qu'on  ne  peut  ni  leur  désobéir  ni  les  ren- 
verser, il  faut  qu'ils  ne  régnent  plus  désormais  que  par  la  grâce 
du  peuple.  Dans  l'ancienne  doctrine,  Dieu  donnait  et  ôtait  le  pou- 
voir selon  son  bon  plaisir;  dans  la  doctrine  libérale,  le  peuple 
remplace  Dieu  ;  il  donne  et  ôte  selon  ses  convenances.  Or,  bien 
qu'il  ait  le  droit  de  faire  mal,  si  cela  lui  est  agréable,  il  faut  pour- 
tant qu'il  n'agisse  pas  sans  prudentes  informations.  La  liberté  de 
la  presse  lui  est  reconnue  pour  l'éclairer.  Chacun  offre  sa  quote- 
part  de  lumière  ;  leur  addition  produit  l'opinion  générale  ;  l'opi- 
nion est  la  reine  des  peuples  et  par  suite  des  rois  ;  c'est  la  maîtresse 
du  monde. 

En  quatrième  lieu,  il  faut  que  la  législation  civile  n'ait  plus  de 
rapports  qu'aux  intérêts  matériels,  et  qu'à  cet  égard,  elle  ouvre  la 
voie  la  plus  large  à  l'exercice  de  la  liberté  individuelle,  sans  se 
soucier  si  elle  est  en  quelque  chose  contraire  aux  lois  de  la  religion 
catholique,  ni  même  d'une  religion  quelconque.  C'est  pourquoi  la 


216  CHAPITRE    VI 

liberté  des  cultes  est  proclamée  en  ce  sens,  non  pas  que  les  cultes 
sont  libres,  mais  qu'on  est  libre  de  n'avoir  pas  de  culte.  Et  comme, 
par  la  liberté  de  la  presse,  on  avait  latitude  de  disposer  en  son 
nom  privé  des  institutions  sociales,  de  même,  parla  liberté  des 
cultes,  chaque  citoyen  est  maître  de  régler,  comme  il  l'entend,  les 
destinées  de  son  àme  et  les  intérêts  de  Dieu. 

Mais  une  fois  établi  cet  ordre  de  libertés  antichrétiennes,  une 
répression  sévère  devra  peser  sur  quiconque  essaierait  d'y  porter 
atteinte.  D'après  le  principe  que  l'ordre  a  le  droit  d'être  défendu 
par  celui  que  la  volonté  nationale  en  a  constitué  le  gardien,  le  des- 
potisme le  plus  absolu  est  légitime  pour  la  protection  de  la  liberté. 
Les  libertés  parlementaires  disent  comme  Mahomet  :  Crois  ou 
meurs. 

Cet  aboutissement  explique  pourquoi  les  gouvernements  libé- 
raux et  révolutionnaires  —  et  on  n'est  l'un  que  pour  devenir  l'au- 
tre, —  sont  plus  sévères,  plus  répressifs,  tranchons  le  mot,  plus 
despotiques  que  les  autres  ;  pourquoi  le  droit  de  législation  pour 
régler  l'exercice  de  la  liberté  et  le  droit  de  répression  pour  punir 
les  infractions  à  la  loi,  sont  admis,  pratiqués,  étendus  par  les  amis 
de  la  liberté  parlementaire  beaucoup  plus  que  par  les  conseillers 
des  rois.  Dans  leur  pensée,  il  ne  s'agit  donc  pas  de  rendre  les  hom- 
mes, ni  plus  libres,  ni  entièrement  libres  ;  il  s'agit  simplement  de 
leur  accorder  les  libertés  qui  s'accordent  avec  les  passions  et  de 
leur  refuser  les  libertés  qui  mènent  à  la  vertu. 

Nous  oserons  donc  dire  que  les  sectaires  du  libéralisme  ne  com- 
prennent ni  la  liberté,  ni  la  morale  historique,  ni  même  la  probité 
gouvernementale.  Ils  ne  comprennent  pas  la  liberté,  puisqu'ils  la 
confondent  avec  le  droit  ;  ils  méconnaissent  l'expérience  de  l'his- 
toire et  les  principes  de  la  morale,  s'ils  s'imaginent  que  les  peuples 
sont  plus  libres  parce  qu'ils  ont  plus  de  facilités  pour  la  licence  et 
sont  moins  défendus  contre  leurs  faiblesses.  Enfin,  ils  ne  sont  pas 
sincères  devant  le  public,  puisqu'en  somme  il  ne  s'agit  pas  pour 
eux  d'augmenter  la  somme  des  libertés  populaires,  mais  seulement 
d'accorder  des  libertés  immorales  et  de  ne  sévir  plus  que  contre  les 
choses  saintes. 


FORMATION    DU    GROUPE    CATHOLIQUE    LIBÉRAL  217 

Un  libéral,  c'est  un  athée  honteux,  qui  s'entortille  dans  la  poli- 
tique pour  voiler  son  athéisme.  Un  libéral,  c'est,  par  la  force  de 
son  principe  et  par  le  sens  nécessaire  des  pratiques  delà  secte,  un 
ennemi  de  Dieu,  de  Jésus-Christ,  de  l'Eglise  et  du  souverain  pon- 
tife. Si  vous  me  dites  qu'un  libéral  peut  être  catholique,  je  dirai 
que  c'est  un  fou  qu'il  faut  plaindre  ou  un  coupable  qu'ilfaut  punir. 

En  résumé,  le  système  catholique  libéral,  conçu  dès  1845  par 
l'abbé  Dupanloup,  comprend  trois  choses  :  1°  l'admission  explicite 
des  principes  de  la  révolution  française,  constituant,  malgré  son 
athéisme, un  ensemble  de  lois  qu'eussent  pu  édicter  un  Suger  et  un 
Charlemagne  ;  2^  l'établissement  de  l'Eglise  et  de  TEtat  dans  deux 
sphères  séparées,  où  ils  ne  se  rencontrent  que  sur  leur  frontière, 
pour  signer  des  concordats  ;  3"  la  constitution  de  la  société  civile 
par  la  sécularisation  des  pouvoirs,  la  constitution  d'une  société  laï- 
que, reposant  sur  les  libertés  de  pensée,  de  conscience,  de  presse 
et  de  culte.  A  ces  trois  articles,  s'en  ajoutait  un  quatrième  relatif 
à  la  constitution  de  l'Eglise,  réglée  aussi  par  le  parlementarisme 
épiscopal,  de  manière  que  le  Pape  dépendait  comme  souverain  du 
pouvoir  subalterne  des  évoques  et  n'était  souverain  que  par  leur 
accession.  Cet  article  tenu  en  réserve  ne  devait  paraître  qu'à  Pé- 
poque  du  Concile. Or, dans  ces  quatre  articles,tout  est  faux, tout  est 
à  rencontre  des  doctrines  orthodoxes,  tout  est  également  funeste 
à  la  société  civile  et  à  l'Eglise.  C'est  une  conception  monstrueuse 
d'où  ne  doivent  sortir  que  des  discordes,  des  ruines  et  des  avorte- 
ments.  C'est  la  révolution  introduite  dans  l'Eglise  et  par  l'Eglise 
précipitée  sur  le  monde. 

Une  remarque  est  nécessaire  avant  de  finir.En  répudiant,  comme 
nous  l'avons  fait,  89,  il  faut  bien  distinguer,  dans  le  mouvement 
de  cette  époque,  deux  choses  :  les  idées  et  les  faits.  Les  faits,  rela- 
tifs par  exemple  aux  changements  survenus  dans  l'état  des  terres 
et  l'état  des  personnes,  ces  faits,  nous  les  acceptons  comme  l'Eglise 
les  accepte  et  dans  la  même  mesure.  Nous  n'avons  répudié  que  ce 
que  l'abbé  Dupanloup,  simple  prêtre,  acceptait,  l'esprit  de  la  ré- 
volution, que  nous  croyons,  pour  notre  part,  impie,  athée,  et,  pour 
venir  au  mot  célèbre  du  comte  de  Maistre,  satanique. 


218  CHAPITRE    VI 

De  plus,  en  caractérisant  comme  nous  le  faisons  les  idées  de 
l'abbé  Dupanloup,  nous  n'entendons  contester  et  constater  que 
ses  idées.  Nous  ne  mettons  pas  en  cause  ses  intentions  et  sa  per- 
sonne ;  nous  avons  reconnu  ses  talents  et  ses  vertus  ;  il  ne  nous  en 
coûtera  rien  de  célébrer  son  courage,  son  éloquence  et  ses  servi- 
ces. Nous  détachons  seulement,  de  sa  première  œuvre  de  marque, 
le  symbole  personnel  d'idées  libérales  d'où  procédera  dès  lors  la 
série  de  ses  actes  et  qui  serviront  de  règle  à  sa  conduite. 


CHAPITRE  Vil 

PREMIER  ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL    DANS    LA    FONDATION 
DE    l' ÈRE  NOUVELLE . 


(.<  Nolite  conformari  huic  saeculo  :  Gardez-vous  de  vous  confor- 
mer au  siècle  présent  »  :  c'est  une  recommandation  du  Sauveur  et, 
conséquent  avec  lui-même,  le  divin  Rédempteur,  si  indulgent 
pour  les  auteurs  du  péché,  se  montre  toujours  implacable  pour 
le  péché,  et  encore  plus  pour  l'erreur  qui  est  sa  cause.  Judaei  si- 
gna petunt  et  Grœci  sapieniiam  quœrent  ;  nos  autem  pr^œdicamus 
Chrisium  Bel  virtutem  et  Dei  sapientiam,  dit  S.  Paul,  et  ailleurs, 
il  déclare  ne  savoir  rien  autre  chose  que  Jésus  crucifié.  Jésus  cru- 
cifié, un  cadavre  livide  sur  une  croix  :  voilà  l'objet  de  la  prédica- 
tion apostolique.  Au  lieu  de  cette  prédication,  les  Juifs,  c'est- 
à-dire  les  âmes  terrestres,  asservies  aux  passions  inférieures, 
demandent  des  signes  qui  ébranlent  leur  mollesse  ;  les  Grecs, 
c'est-à-dire  les  âmes  orgueilleuses,  asservies  aux  passions  de  l'es- 
prit, exigent  des  conceptions  de  la  sagesse  humaine  pour  édulco- 
rer  la  croix  et  humaniser  les  mystères.  C'est  par  son  sang  et  par 
sa  croix  que  Jésus  triomphe  des  concupiscences  de  la  chair  et  de 
l'orgueil  de  la  vie  ;  c'est  aussi  par  sa  croix  et  par  son  sang  qu'il 
doit  triompher  de  l'orgueil  et  des  concupiscences  de  la  politique. 

Un  prêtre,  en  1845,  avait  émis  cette  idée  nouvelle,  que  les  ca- 
tholiques de  France,  pour  faire  reconnaître  le  droit  de  la  sainte 
Eglise,  devaient  se  réconcilier  avec  89,  admettre  en  principe 
la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  tabler  sur  le  parlemen- 
tarisme et  le  droit  commun.  Cette  idée  une  fois  émise  et  acceptée 
comme  règle,  il  devait  se  produire  autant  d'actes  de  conciliation 
qu'il  pouvait  éclater  de  révolutions  dans  le  gouvernement.  En 


220  CHAPITRE   VII 

1845,  l'abbé  Dupanloup  avait  proposé  un  traité  de  paix  avec  la 
société  moderne  et  la  monarcliie  constitutionnelle  ;  en  1848,  La- 
cordaire,  Maret  et  Ozanam  proposèrent  un  traité  de  paix  entre  la 
république  et  la  démocratie.  Leur  conviction,  à  cet  égard,  était  si 
bien  établie,  qu'ils  intitulèrent  hardiment  le  journal  oùils  voulaient 
vulgariser  cette  opinion  fautive,  VÈre  nouvelle.  La  république  inau- 
gurait, dans  le  développement  de  l'humanité,  une  nouvelle  phase, 
et  Tordre  des  siècles  devait,  sur  les  oracles  nouveaux,  régler  son 
cours.  Il  était  difiicile  de  porter  plus  haut  et  de  confesser  plus 
naïvement  ses  prétentions.  Nous  devons  en  relever  brièvement  les 
écarts  et  les  mécomptes. 

Au  sortir  de  la  révolution  française,  le  clergé  et  les  laïques 
pieux  avaient  repris  l'apologétique  chrétienne  telle  qu'elle  existait 
avant  89.  Dans  les  divers  collèges,  on  enseignait  les  mêmes  au- 
teurs classiques  ;  dans  les  petits  et  les  grands  séminaires,  on  avait 
repris  les  cours  de  philosophie  et  de  théologie  tels  qu'ils  avaient 
été  enseignés  auparavant.  Souvent  les  mêmes  professeurs  répé- 
taient dans  leur  vieillesse  ce  qu'ils  avaient  reçu  et  enseigné  au 
commencement  de  leur  vie.  Etude  des  païens  dans  les  humani- 
tés, cartésianisme  en  philosophie,  gallicanisme  en  théologie  :  tel 
était  à  peu  près  le  bilan  des  doctrines  et  dans  l'école  et  dans  la 
presse.  En  1814  et  en  1817,  Lamennais  commença  à  remuer 
puissamment  les  esprits  et  à  secouer  les  bases  de  l'ancienne  mé- 
thode. En  1824,  Salinis  et  Gerber,  par  la  publication  du  Mémo- 
rial catholique,  remuèrent  encore  plus  fortement  l'élite  du  jeune 
clergé  et  les  laïques  fidèles.  A  eux  vinrent  s'adjoindre  Louis  de 
Bonald,  Charles  de  Haller,  O'Mahony,  Thomas  Gousset,  Jean 
Doney,  René  Rohrbacher,  Prosper  Guéranger  et  Henri  Lacor- 
daire,  encore  laïque  ;  un  grand  nombre  de  prêtres  et  de  fidèles 
s'attachaient  avec  enthousiasme  à  ce  recueil  et  à  ses  rédactions. 
Mais,  en  1830,  le  Jfemo n'a/ fut  absorbé  par  VAveni7\  On  sait  quelle 
vigoureuse  impulsion  le  nouveau  journal  donna  aux  esprits,  avec 
quelle  faveur  prodigieuse  furent  accueillis,  de  la  jeune  généra- 
tion, ses  principes  de  dévouement  pour  le  Saint-Siège  et  de  li- 
berté en  politique.  Ces  deux  principes  furent  même  poussés  trop 


PREMIER    ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  221 

loin  et  Rome  dut  en  arrêter  l'élan.  Alors  se  déclara  une  scission. 
Lamennais  s'éloigna  de  Rome  ;  il  alla  se  perdre  dans  le  panthéis- 
me à  peine  déguisé  de  son  Esquisse  d'une  philosophie  et  dans  le 
libéralisme  radical,  où  disparurent  sa  foi  et  son  talent.  Salinis  et 
Gerbet  suivirent,  au  contraire,  la  ligne  indiquée  par  le  Saint-Siège  ; 
ils  gardèrent,  de  Lamennais,  son  ancien  dévouement  à  Rome,  la 
nécessité  pour  les  catholiques  de  s'unir  de  plus  en  plus  au  Saint- 
Siège,  la  réforme  chrétienne  des  études  et  la  philosophie  qui  fait 
entrer  Jésus-Christ  dans  l'enseignement.  Quelques  autres  disciples 
de  Lamennais  revinrent  plus  ou  moins  à  Bossuet,  à  Descartes,  au 
spiritualisme,  au  libéralisme  catholiques;  ils  eurent  ainsi  l'appro- 
bation du  pouvoir  et  en  obtinrent  les  faveurs  les  plus  lucratives. 
En  1829,  un  groupe  de  jeunes  gens  pleins  de  foi  fondait,  avec 
le  concours  de  l'Association  pour  la  défense  de  la  religion  catho- 
lique, le  Correspondant  ;  cette  revue  avait  pour  but,  comme  l'in- 
dique son  titre,  d'établir,  entre  les  amis  restés  à  Paris  et  les  con- 
disciples dispersés  en  province,  une  correspondance  régulière. 
Le  Correspondant  fut  coulé  par  V Avenir.  En  1830,  Augustin 
Bonnetty  fondait  les  Annales  de  philosophie,  recueil  qu'il  devait 
conduire  jusqu'à  son  96^  volume.  En  183i,  Tabbé  de  Cazalès  subs- 
tituait au  Correspondant  défunt,  la  Revue  Européenne  qui  dura 
jusqu'en  1835.  A  cette  date,  son  éditeur  Bailly  cédait  la  Revue 
Européenne  aux  abbés  Salinis  et  Gerbet  qui  la  remplacèrent  par 
V Université  catholique.  V Université  et  les  Annales  de  philosophie 
voguèrent  ainsi  de  conserve,  l'une  donnant  ses  cours  à  la  revue 
des  publications  nouvelles,  les  autres  se  partageant  entre  les  ques- 
tions de  philosophie  et  les  recherches  de  pure  érudition.  L'arche- 
vêque de  Paris,  Mgr  Affre,  ne  se  contentait  pas  de  les  patronner  ; 
il  en  reproduisait  les  doctrines  dans  ses  ouvrages  et  voulait,  par 
la  création  d'un  grand  cours  de  religion,  en  vulgariser  les  ensei- 
gnements. Le  pape  Grégoire  XVI  lisait  les  Annales  ;  les  cardinaux 
Lambruschini,  Mai,  Mezzofanti,  Pacca  leur  étaient  favorables;  les 
chefs  d'ordres  et  religieux  distingués,  Ventura,  Ungarelli,  Perone, 
Secchi,  Roothaan  ne  leur  témoignaient  pas  de  moindres  sym- 
pathies. Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  eut  rien  à  reprendre  :  il  est 


222  CHAPITRE   VII 

impossible  d'écrire  une  revue  ou  un  livre  qui  plaisent  à  tout  le 
monde  :  mais  malgré  quelques  légers  dissentiments,  il  régnait, 
sur  l'apologétique  chrétienne,  une  grande  unité  de  vues. 

En  1842,  plusieurs  rédacteurs  de  VUniver&ité  catholique  conçu- 
rent le  dessein  de  se  séparer  et  de  faire  revivre  le  Correspondant 
mort  depuis  dix  années.  Après  plusieurs  négociations,  où  ils  vou- 
laient couper  ï  Université  en  deux  ou  plus  simplement  lui  prendre 
ses  abonnés,  ils  se  retirèrent  sans  cause  avouée  et  ressuscitèrent 
le  vieil  organe  de  correspondance.  En  1846,  nouvelles  ouvertures 
pour  ramener  les  forces  catholiques  à  l'unité  d'action  ;  il  s'agis- 
sait de  confier  V Université  à  l'abbé  Dupanloup  qu'assisteraient  les 
pères  Lacordaire  et  Ravignan.  La  contradiction  ou  l'incohérence 
des  vues  firent  avorter  ce  nouveau  dessein.  «Nous  avouons,  dit 
Bonnetty,  n'avoir  pu  comprendre  ce  qui  empêcha  cette  réunion 
d'efforts  communs.  Nous  offrions  une  revue  en  pleine  prospérité  ; 
on  ne  demandait  ni  mise  de  fonds,  ni  actionnaires,  ni  établisse- 
ments matériels  :  il  n'y  avait  qu'à  entrer  et  continuer.  Pourquoi 
donc  cette  séparation?  Quand,  en  1830,  les  Annales  de  philosophie^ 
en  1836,  V Université  catholique  furent  fondées,  alors  les  temps 
étaient  difficiles,  l'avenir  chanceux,  aussi  tous  les  défenseurs  se 
réunirent  à  ces  deux  Revues.  Mais,  en  1846,  les  choses  étaient  plus 
stables,  on  voulait  avoir  une  tente,  élever  un  drapeau  ;  alors  cha- 
cun voulut  faire  son  œuvre  et  devenir  centre,  et  comme  il  fallait 
faire  ou  dire  quelque  chose  de  différent  pour  expliquer  sa  posi- 
tion, de  là  vinrent  les  divergences  et  les  directions  diverses.  Telles 
nous  apparaissent  les  raisons  des  séparations  qui  se  sont  formées 
au  sein  des  apologistes  catholiques  (1).  » 

Bonnetty  n'attribue  cette  perte  de  l'unité  d'action  qu'au  conflit 
des  égoïsmes  ;  il  y  eut  une  autre  cause  dans  les  doctrines  de  di- 
vision posées  en  vedette  par  la  soi-disant  Pacification  religieuse  de 
l'abbé  Dupanloup.  Jusque-là  tous  les  catholiques  sincères  de  France 
rivalisaient  de  zèle  pour  se  rapprocher  de  la  Chaire  Apostolique 
et  puisaient,  dans  ce  sentiment,  une  grande  force  de  charité.  L'ar 

(1)  Université  catholique,  t.  XL,  p.  5112. 


PREMIER   ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  223 

chevêque  de  Reims,  le  digne  successeur  de  S.«Hemi,  d'Iïincmar 
et  de  Gerbert,  était  regardé,  par  tous  les  Gallo-Romains,  comme  le 
Pape  des  Gaules  ou  comme  le  légat  du  Pontife  de  Rome.  Parisis, 
évoque  de  Langres,  Monnyer  de  Prilly,  évêque  de  Châlons,  Clau- 
rel  de  Montais,  évêque  de  Chartres,  paraissaient  comme  ses  lieu- 
tenants ;  tous  les  chevaliers  de  la  plume  luttaient  sous  leurs  aus- 
pices ;  et  les  églises  de  France,  comme  une  armée  rangée  en  bataille, 
sortaient  de  leurs  ruines  plus  belles  et  plus  pures.  L'apparition  des 
doctrines  de  conciliation  avec  les  sociétés  modernes  et  le  parle- 
mentarisme fut  une  cause  terrible  de  stérilité  et  donna  d'abord  le 
branle  aux  divisions.  Dès  lors,  il  y  eut  deux  nuances  d'esprit  :  les 
uns,  plus  acquis  aux  doctrines  romaines,  les  autres  plutôt  hostiles 
au  mouvement  de  retour  à  l'unité.  Ces  nuances  une  fois  détermi- 
nées, tous  les  incidents  de  la  vie  publique  ne  purent  qu'en  accuser 
l'opposition  et  rendre  la  séparation  définitive.  C'est  une  histoire 
triste,  mais  enfin  on  ne  peut  effacer  l'histoire.  —  Je  passe  la  plume 
à  Bonnetty. 

En  1846,  dit-il,  «  eurent  lieu  deux  affaires  de  peu  d'importance 
d'abord,  mais  qui  contribuèrent  grandement  à  la  désunion  de  l'é- 
cole catholique. 

»  Mgr  Sibour,  évêque  de  Digne,  notre  ami,  et  dont  nous  faisions 
toutes  les  commissions  à  Paris,  venait  de  publier  ses  Institutions 
diocésaines.  Il  en  espérait  un  grand  succès  et  une  grande  influence 
sur  l'Eglise  de  France.  Dans  une  conversation  que  nous  eûmes 
avec  lui  dans  notre  passage  à  Digne,  il  nous  avait  dit  qu'il  regar- 
dait l'Eglise  comme  perdue  si  l'on  n'adoptait  pas  les  réformes 
qu'il  proposait.  Dès  lors  il  nous  fit  écrire  plusieurs  fois  pour  pré- 
coniser son  œuvre  dans  nos  revues  ;  on  nous  avertissait  même 
que  nous  serions  brouillé  à  tout  jamais  avec  lui  si  nous  ne  faisions 
pas  ce  qu'il  nous  demandait.  Nous  fûmes  fort  embarrassé,  car 
d'autre  part,  Mgr  Affre,  en  qui  nous  avions  une  entière  confiance, 
nous  dissuadait  de  louer  l'ouvrage.  Dans  une  réunion  qui  eut  lieu 
chez  lui  et  où  il  y  avait  cinq  des  principaux  prélats  de  France, 
on  fit  observer  que  l'ouvrage  touchait  à  des  questions  qu'un  évêque 
isolé  n'avait  pas  le  droit  de  trancher  et  que  sa  publication  était  au 


224 


CHAPITRE    VU 


moins  intempestive.  On  nous  conseilla  d'en  démontrer  les  parties 
faibles  et  un  vicaire  général,  présent  à  la  séance,  s'offrit  de  nous  en 
faire  la  critique,  ce  que  nous  refusâmes.  Quand  nous  fîmes  part  au 
prélat  de  nos  scrupules,  il  nous  fit  répondre  que  l'archevêque  de 
Paris  n'était  pas  l'évêque  de  toute  la  France  et  qu'en  cela  nous 
n'étions  pas  tenu  de  lui  obéir.  Nous  persistâmes  pourtant  et  promî- 
mes seulement  de  publier  le  bref  dans  lequel  Grégoire  XVI,  répon- 
dant à  l'offrande  qu'il  lui  en  avait  faite,  lui  disait  :  «  Dans  le  peu 
que  nous  avons  eu  la  satisfaction  d'en  parcourir,  nous  avons  de 
nouveau  reconnu  les  beaux  et  religieux  sentiments  de  votre  cœur  ». 
Ajoutez  à  cela  que  dans  V Université  un  de  nos  rédacteurs  se  per- 
mit de  critiquer  un  passage  sur  les  trois  juridictions  que  le  prélat 
attribue  au  ¥  concile  de  Latran  et  qui  sont  une  disposition  du 
concile  séparé  de  Baie.  Mgr  Sibour,  devenu  archevêque  de  Paris, 
nous  reprocha  durement  cette  conduite  et  ce  fut  lui  qui  plus  tard 
dénonça  nos  Annales  à  la  congrégation  de  l'Index,  en  nous  assurant 
pourtant  que  ce  n'était  pas  nous  qu'il  voulait  atteindre. 

»  La  seconde  affaire  qui  désunit  les  apologistes  catholiques  fut 
l'arrivée  de  M.  Lenormant  à  la  direction  du  Correspondant,  qui 
eut  lieu  le  6  février  de  cette  année. 

»  Jusqu'à  ce  moment  les  principes  généraux  du  Correspondant 
étaient  les  mêmes  que  ceux  de  V Université  catholique.  Les  rédac- 
teurs étaient  presque  tous  d'anciens  rédacteurs  de  V Université 
et  la  direction  était  confiée  à  un  de  nos  anciens  collaborateurs, 
M.  Wilson.  Comme  il  nous  disait  lui-même  :  «  Entre  le  Correspon- 
dant et  V Université,  il  y  avait  des  nuances  et  non  des  opposi- 
tions ».  Mais  il  n'en  fut  pas  de  même  quand  la  direction  lui  fut 
ôtée  et  confiée  à  M.  Lenormant. 

»  M.  Lenormant  était  un  élève  de  l'Université  royale  et  classi- 
que, helléniste,  égyptologue,  archéologue  distingué,  il  était  alors 
suppléant  de  M.  Guizot  à  la  chaire  d'histoire  à  la  Sorbonne  ;  mais 
il  n'avait  jamais  eu  jusqu'alors  des  rapports  bien  intimes  avec  l'é- 
cole des  Gerbet,  des  Salinis,  des  Montalembert,  des  Lacordaire, 
etc.,  et  on  peut  dire  incarnée  dans  ce  moment  dans  l'Université  ca- 
tholique. Les  questions  philosophiques  réunies  par  tous  ces  auteurs 


PREMIER   ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  225 

lui  étaient  peu  familières,  à  peine  connues.  Pour  lui,  Rollin  et 
Boileau  pour  les  lettres,  Descartes  pour  la  philosophie,  Frayssi- 
nus  pour  Tapologétique,  étaient  des  maîtres  au-dessus  desquels  il 
ne  croyait  pas  qu'on  pût  s'élever. 

»  A  cette  époque,  une  émeute  qui  eut  lieu  à  la  Sorbonne  contre 
son  enseignement  qu'une  jeunesseturbulente  trouvait  tropchrétien, 
lui  donna  la  réputation  méritée  d'un  défenseur  de  l'Eglise.  Les  ac- 
tionnaires du  Corres'pondant  qui  voyaient  que  leur  revue  leur  impo- 
sait de  grands  sacrifices,  crurent  que  la  réputation  de  M.  Lenormant 
leur  amènerait  de  nombreux  abonnés  ;  c'est  pourquoi  ils  prièrent 
M.  Wilson  de  céder  sa  place  à  M.  Lenormant.  Par  cet  acte  ils  in- 
troduisirent toutes  les  doctrines  religieuses,  philosophiques  et  lit- 
téraires de  l'Université  royale  dans  l'école  catholique  et  tous  les 
efforts  faits  jusqu'à  ce  jour  pour  fonder  un  enseignement  contraire 
furent  sinon  annihilés,  au  moins  diminués  et  en  partie  répudiés. 
C'est  ce  que  nous  ferons  observer  plus  tard,  quand  nous  parlerons 
des  études  classiques,  et  surtout  de  l'attaque  dirigée  par  le  P.  Ghas- 
tel,  contre  tous  les  anciens  apologistes  catholiques  depuis  M.  de 
Bonald  et  de  Maistre  jusqu'à  tous  les  rédacteurs  de  V Université 
catholique  et  des  Annales  de  philosophie  chrétienne,  et  dès  son  dé- 
but M.  Lenormant  rompit  avec  nos  deux  revues  (1).  Cet  état  de 
scission  devait  continuer  en  1847  et  s'accentuer  davantage  en  1848. 

Voilà  donc  Y  Ere  nouvelle  fondée.  Le  P.  Lacordaire  est  à  la  tête  ; 
Ozanam  et  Maretsont  ses  lieutenants  ;  de  Goux  a  sa  part  d'action  ; 
les  collaborateurs  ordinaires  ne  sont  point  des  hommes  du  com- 
mun. La  première  observation  à  faire,  avant  d'ouvrir  le  journal, 
c'est  que  la  rédaction  est  composée  presque  exclusivement  de  pro- 
fesseurs et  d'élèves  tous  distingués,  je  le  veux,  mais  trop  distingués 
pour  former  un  corps  compact.  C'est  un  corps  qui  a  plus  de  têtes 
que  de  membres  et  des  têtes  peu  assorties  au  journalisme  militant. 
Pour  le  P.  Lacordaire,  passer  de  la  chaire  de  Notre-Dame  dans  un 
cabinet  de  tirailleur,  remplacer  Tinspiration  continue  par  la  car- 
touche et  la  poudre,  c'est  une  besogne  qu'il  avait  peu  réussi  à 


(1)  Université  catholique,,  t.  XL,  p.  594. 

4S 


226  CHAPITRE    VII 

V Avenir' el  qu'il  paraît  devoir  moins  réussir  kï Ei'e  nouvelle.  Ozandun 
et  Maret,  l'un  philosophe,  l'autre  historien,  gens  d'érudition  et  de 
haut  vol,  c'est  la  première  fois  qu'ils  allaient  guerroyer  à  coup 
d'escopette  ;  or  les  gens  du  métier  savent  que  le  tir  des  armes 
courtes  s'apprend  plus  difficilement  que  le  maniement  des  armes  à 
longue  portée.  Ch.  deCoux  était  encore  plus  théoricien.  Les  jeunes 
gens  avaient  leur  enthousiasme,  mais  l'enthousiasme  n'est  pas 
l'esprit  et  ne  peut  pas  le  remplacer,  surtout  pour  ce  genre  de  com- 
bats où  la  force  doit  se  dépenser  avec  art  et  chaque  coup  porter. 

En  retour,  les  rédacteurs  étaient  pleins  de  confiance  et  il  n'y  a 
telle  que  la  confiance  pour  décupler  le  talent  et  créer  le  génie. 
{(  Notre  société,  disait  Lacordaire,  est  un  composé  de  trois  ruines, 
d'une  résurrection  et  d'une  chimère.  Les  trois  ruines  sont  l'Empire, 
la  Restauration  et  la  Révolution  de  1830  ;  la  résurrection  est  la 
république  conventionnelle  ;  la  chimère  est  le  socialisme.  Jetez 
par  là-dessus  une  ignorance  presque  universelle  de  la  foi  religieuse, 
une  foule  de  préjugés  antichrétiens,  une  peur  effroyable  du  vrai 
quand  il  touche  à  Dieu,  et  vous  aurez  la  notion  exacte  de  nos  maux . 
Mais  prenez-y  garde,  nous  avons  trois  choses  pour  nous  :  la  lumière 
produite  par  cette  accumulation  suprême  de  désordres  et  de  ruines  ; 
la  sainteté  d'une  multitude  d'âmes  qui  ont  conservé  une  foi  sans 
égale  dans  le  monde  ;  l'état  de  l'Eglise  qui  exige  un  secours  extraor- 
dinaire de  Dieu.  Vous  pouvez  donc  poser  comme  un  axiome  que 
nous  serons  sauvés.  Tout  ce  qui  précède  depuis  soixante  ans  n'est 
que  le  préliminaire  de  notre  salut  et  lorsqu'on  étudie  la  marche  de 
la  Providence  dans  ce  laps  de  temps,  on  éprouve  un  saisissement 
d'admiration  qui  n'est  égaléque  parla  certitude  du  succès  final  (1)  » . 

((  Tout  le  parti  que  je  prendrai  à  la  politique,  à  laquelle  personne 
ne  peut  s'arracher  aujourd'hui,  écrit  Ozanam,  se  réduira  donc  au 
peu  que  je  ferai  pour  VFr^e  nouvelle,  qui  paraît  décidément  le 
25  avril.  Si  vous  venez  ici  dans  quelques  semaines,  vous  ne  tarderez 
pas  à  comprendre  pourquoi  Y  Univers  ne  peut  pas  rester  l'organe 
unique  des  catholiques.  Nous  voudrions  fonder  une  œuvre  nouvelle 

(1)  Lacordaire,  Lettrées  à  Madame  Swatchine,  p.  473. 


PREMIER    ESSAI    DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  227 

pour  des  temps  si  nouveaux,  qui  ne  provoque  pas  les  mêmes  res- 
sentiments etles  mêmes  soupçons.  D'ailleurs,  puisqu'il  y  a  plusieurs 
opinions  parmi  les  catholiques,  il  vaut  mieux  qu'elles  soient  plus 
fidèlement  représentées  par  plusieurs  journaux  et  que,  par  suite 
de  leur  diversité  même,  l'Eglise  de  France  cesse  d^êlrei^esponsahle 
de  ce  qui  se  passe  dans  la  tête  d'un  journaliste  ».  Un  peu  plus  tard , 
Ozanam  écrit  encore  :  «  Vous  m'avez  suivi  avec  un  intérêt  tendre 
et  plein  de  sollicitude,  vous  m'avez  peut-être  bien  souvent  désap- 
prouvé dans  ce  peu  de  journalisme  que  j'ai  fait,  quand  j'étais  inca- 
pable d'autre  chose.  J'ai  été  ce  que  M.  Lenormant  appelle  le  parti 
de  la  confiance  ;  j'ai  cru,  je  crois  encore  à  la  possibilité  de  la  démo- 
cratie chrétienne,  je  ne  crois  même  à  rien  autre  en  matière  politi- 
que (1)  ». 

La  confiance  était  donc  entière.  On  ne  comptait  pas  VAmi  de  la 
religion  pour  quelque  chose  ;  on  n'espérait  pas  renverser  V Univers, 
mais  seulement  faire  autrement,  c'est-à-dire  :  mieux  jouer  le  même 
air  avec  un  plus  suave  instrument  de  musique.  L'Ere  nouvelle  serait 
un  journal  à  idylles  ;  on  y  verrait  bondir  des  agneaux,  couler  du 
lait  ;  la  plume,  convertie  en  cornemuse,  ne  jouerait  que  des  airs 
délectables.  Les  pierres  même  en  seraient  émues;  les  petits  fauves 
du  socialisme,  touchés  à  ces  accents,  dépouilleraient  leur  férocité 
et  viendraient  se  livrer  à  des  danses  innocentes.  UEre  nouvelle  était 
l'aube  de  l'âge  d'or.  Quant  à  faire  du  journal  une  machine  de 
guerre,  de  la  plume  un  outil  contondant  et  de  Tarticle  un  coup  de 
feu  :  procédés  vieillis,  bons  peut-être  autrefois,  mais  malvenus  sous 
les  auspices  de  la  démocratie.  En  1843,  dans  un  discours  sur  les  de- 
voirs  littéraires  des  chrétiens,  Ozanam  avait  rendu,  sur  ce  sujet,  ses 
oracles.  D'après  le  jeune  professeur,  les  règles  de  la  discussion  chré- 
tienne sont  tellement  forcées  qu'il  n'est  pas  permis  de  s'en  écarter 
impunément.  «  Dans  l'entraînement  du  combat,  dit-il,  il  y  a  plus 
de  péril  qu'on  ne  pense,  il  est  facile  d'y  offenser  Dieu.  Les  instincts 
violents  de  la  nature  humaine,  réprimés  par  le  christianisme, 
s'échappent  et  reviennent  par  ce  côté...  Que  si  l'on  objecte  l'auto- 

(1)  Ozanam,  Œuvres  complètes,  l.  XI,  pp.  227  et  247. 


228  CHAPITRE   VII 

rite  de  S.  Jérôme  et  de  S.  Hilaire,  et  leurs  paroles  toutes  frémis- 
santes d'indignation  religieuse,  ce  sont  d'illustres  exceptions,  com- 
parables à  ces  martyrs  qui  brisèrent  les  statues  ou  arrachèrent  les 
édits.  L'Eglise  les  honore,  mais  sans  cesser  de  rappeler  la  loi  qui 
interdit  de  provoquer  la  colère...  La  dispute  a  d'autres  dangers 
pour  ceux  qu'elle  cherche  à  convaincre.  Assurément,  quand  les 
chrétiens  s'engagent  au  laborieux  service  de  la  polémique,  c'est, 
avec  la  volonté  droite  de  servir  Dieu  et  de  gagner  des  âmes.  Il 
ne  faut  point  compromettre  la  sainteté  de  la  cause  par  la  violence 
des  moyens.  En  cherchant  à  se  rendre  compte  de  l'état  des  intel- 
ligences, les  esprits  se  trouvent  divisés  en  trois  classes:  ceux  qui 
croient,  ceux  qui  doutent  et  ceux  qui  voient (1)...  »  Ozanam  mon- 
trait, pour  chaque  catégorie  d'esprits,  les  avantages  de  la  bien- 
veillance ;  il  saluait  d'ailleurs  le  mouvement  des  esprits  vers  le 
christianisme  et  concluait  qu'il  fallait  le  conduire  et  le  modérer 
avec  des  sollicitudes  infinies  pour  aller  jusqu'au  bout  et  à  bon 
terme. 

Théorie  séduisante,  mais  incomplète  !  Le  journal,  sans  doute, 
est  une  œuvre  d'esprit  ;  sans  doute,  on  n'écrit  que  pour  parler  aux 
intelligences,  que  pour  les  éclairer,  les  animer  au  bien,  tranchons 
le  mot,  les  sanctifier.  Mais  chaque  chose  a  sa  manière  propre  ;  le 
journal  n'est  pas  un  livre  ;  il  a  sa  part  de  nouvelles  et  sa  part 
de  doctrines  ;  il  sait  faire  un  tri  et  un  choix.  D'ailleurs,  il  ne  se 
borne  pas  à  enseigner;  il  est  souvent  obligé  de  combattre  les 
sophistes  ;  et,  dans  la  lutte  contre  les  idées  fausses,  il  ne  suffit 
pas  de  discuter  spéculativement,  il  faut  encore  se  prendre  aux 
personnes,  et,  s'il  se  peut,  les  mettre  en  quartier.  La  plume  est 
tour  à  tour  une  épée,  un  bâton,  un  balai,  et  soit  qu'elle  découse 
un  chevalier  du  sophisme,  soit  qu'elle  écarte  un  chien,  soit  qu'elle 
fasse  disparaître  une  ordure,  elle  ne  déroge  pas  à  la  dignité  de  sa 
vocation.  De  plus,  quand  il  s'agit  de  journaliste  chrétien,  outre 
qu'on  exige  de  lui  l'exactitude  de  doctrine  et  l'esprit  fraternel  en- 
vers ses  compagnons  d'armes,  on  ne  demande  pas  moins  que,  sous 


(I)  Œuvres  complètes,  t.  VII,  p.  141. 


PREMIER    ESSAI    DE    CATUOLICISME    LIBÉRAL  229 

les  formes  reçues  de  la  courtoisie  littéraire,  il  résiste  avec  une  bra- 
voure intrépide,  à  ces  croisés  du  mal  qui  veulent  tout  briser  dans 
l'Eglise.  Un  journaliste  qui  manquerait  à  cette  fraternité  d'armes 
et  à  ces  scrupules  d'exactitude,  par  ménagement  pour  l'ennemi, 
ne  serait  plus  un  soldat,  mais  un  Judas.  Aussi  remarque-t-on  que 
toutes  les  feuilles  publiques,  après  avoir  promis  miel  et  dragées, 
finissent  par  se  jeter  dans  le  feu  de  la  bataille  ;  si  elles  ménagent 
l'ennemi,  c'est  pour  tirer  sur  les  amis;  et,  quoique  la  charité  ne 
soit  pas  notre  fort,  une  telle  déloyauté  révolte  les  consciences  et  les 
distillateurs  des  choses  douces  et  amères  finissent  par  mourir  de 
consomption,  sous  le  dédain  du  public. 

h'Ere  nouvelle  parut  :  la  curiosité,  la  nouveauté,  le  grand  nom 
des  rédacteurs,  le  prestige  surtout  du  P.  Lacordaire,  entré  dans  la 
vie  politique  par  la  députation  et  la  presse,  attirèrent  un  grand 
nombre  de  lecteurs.  Le  30  juin,  le  P.  Lacordaire  écrit  :  «  Nous  ven- 
dons depuis  quelques  jours  dix  mille  numéros  de  VEi^e  nouvelle 
dans  les  rues  et  de  nouveaux  abonnements  viennent  en  grand 
nombre.  Il  y  a  en  même  temps  un  redoublement  de  colère  et  de 
lettres  anonymes  contre  nous  (Preuve  qu'il  ne  suffit  pas  de  vendre 
du  miel  pour  amadouer  tout  le  monde).  C'est  une  vraie  bataille,  la 
plus  drôle  du  monde,  tout  en  étant  fort  sérieuse.  Les  uns  nous 
disent  :  Votre  journal  est  le  plus  honnête  du  monde,  nous  nous  y 
abonnons,  —  les  autres  crient  :  Votre  journal  est  affreux,  horrible, 
sans  culotte.  ~  II  faut  ne  rien  faire  ici-bas,  et  encore  on  n'est  pas 
sûr  d'y  vivre  tranquille.  Des  libraires  de  Rouen,  d'Orléans  et  d'au- 
tres villes  nous  prennent  jusqu'à  cent  et  deux  cents  exemplaires, 
qu'ils  vendent  je  ne  sais  à  qui.  Je  suis  persuadé  qu'un  autre  homme 
que  moi  se  rirait  bien  de  toutes  les  fureurs  qui  se  jettent  sur  notre 
miel  comme  des  guêpes.  Je  crois  finalement  que  cette  dernière 
comparaison  explique  ce  qui  se  passe  et  je  n'y  pensais  pas  du  tout 
avant  de  l'écrire  »  (1). 

Lorsque  l'^re  nouvelle  parut,  le  io  avril,  elle  ti'ouva  Y  Univers 
dans  l'opposition.   Non  pas  dans   une  opposition  systématique  au 

(1)  Lettres  à  Madame  Swetchine,  p.  470. 


230  CHAPITRE    VII 

principe  et  aux  aspirations  de  la  démocratie,  mais  dans  une  oppo- 
sition consciencieuse  aux  œuvres  et  aux  tendances  soi-disant  démo- 
cratiques, où  la  raison  chrétienne  ne  voit  que  des  œuvres  de  ruine 
et  des  ferments  d'anarchie.  L'Ere  nouvelle  prit  tout  de  suite  une 
position  contraire  ;  elle  arbora  gaiement,  avec  les  meilleures  in- 
tentions du  monde,  son  drapeau  et  appuya  sur  l'identité  du  chris- 
tianisme avec  la  démocratie.  Qu'est-ce  que  la  démocratie  ?  L'Ere 
nouvelle  en  donne  des  définitions  nombreuses,  plus  savantes  et 
plus  agréables  que  précises.  Dans  ses  colonnes,  la  démocratie 
est  un  idéal  de  force,  de  paix  et  de  charité,  de  progrès  et  de 
gloire  ,  la  forme  définitive  des  sociétés  chrétiennes  ,  le  grand 
courant  où  coule  la  France  de  l'avenir.  A  l'entendre,  on  pourrait 
croire  que  ce  grand  courant  ramène  l'humanité  sous  les  ombrages 
éternels,  d'où  la  colère  de  Dieu  chassa  pour  jamais  le  premier 
homme  et  sa  triste  postérité.  Mais  si  la  démocratie  n'est  pas  tout 
à  fait  le  paradis  terrestre,  elle  est  au  moins  la  fraternité,  la  justice, 
la  satisfaction  où  aspirent  invinciblement  les  vœux  et  les  besoins 
nouveaux  des  sociétés  humaines.  Voilà  ce  que  dit  et  répète  sur 
tous  les  tons  VEre  nouvelle.  Ce  sont  de  grands  mots  et  un  plus  grand 
problème,  que  le  journal  ne  paraît  avoir  ni  bien  posé,  ni  sagement 
résolu. 

La  démocratie  comprend  deux  choses  :  l'élévation  graduelle  des 
classes  inférieures  à  un  degré  plus  élevé  de  dignité,  de  liberté  et 
de  bien-être,  et  la  participation  de  toutes  les  classes  de  la  société 
à  son  gouvernement.  Lorsque,  des  hauteurs  de  la  métaphysique 
on  descend  sur  le  terrain  de  l'histoire,  on  reconnaît  que  la  démo- 
cratie, dans  le  premier  sens  du  mot,  est  l'œuvre  propre  de  l'Evan- 
gile et  de  l'Eglise  ;  dans  le  second  sens,  elle  résulte  de  l'amélio- 
ration  des  mœurs  et  des  concessions  libérales  des  pouvoirs  souve- 
rains. L'évolution  historique  de  l'Europe  s'est  faite  sous  l'égide  du 
pouvoir  royal.  Le  pouvoir  royal  s'appuyait  presque  partout  sur  le 
clergé  et  sur  une  noblesse  héréditaire.  La  noblesse  disputait  aux 
rois  les  prérogatives  du  pouvoir  souverain  ;  les  rois,  pour  se  dé- 
fendre des  obsessions  de  la  noblesse,  s'appuyaient  sur  les  classes 
populaires  et  donnaient  la  commune  libre  pour  contrepoids  au 


PREMIER    ESSAI    DE    CATHOLICISME   LIBÉRAL  231 

château  féodal.  Le  clergé,  recruté  surtout  parmi  les  humbles,  que 
recommandait  la  distinction  des  talents  et  de  la  vertu,  servait,  en- 
tre les  divers  rouages  du  corps  social,  d'adoucissement  et  de  frein. 
Après  la  constitution  hiérarchique  du  clergé  qui  fut,  pour  les  petits, 
une  source  féconde  d'anoblissement,  l'agent  le  plus  actif  de  la  dé- 
mocratie fut  le  pouvoir  royal. 

Il  y  a,  dit  Balmès,  dans  l'histoire  de  l'Europe,  un  fait  capital  : 
c'est  la  marche  parallèle  de  deux  démocraties  qui,  parfois  sembla- 
bles en  apparence,  diffèrent  en  réalité  de  nature,  d'origine  et  de 
but.  L'une  est  basée  sur  la  connaissance  de  la  dignité  de  l'homme 
et  du  droit  qui  lui  appartient  de  jouir  d'une  certaine  liberté  con- 
forme à  la  raison  et  à  la  justice.  Avec  des  idées  plus  ou  moins 
claires  sur  la  véritable  origine  de  la  société  et  du  pouvoir,  elle  en 
a  du  moins  de  fort  nettes  sur  leur  véritable  objet  et  leur  fin.  Que  le 
pouvoir  vienne  directement  de  Dieu  ou  qu'il  soit  communiqué  pri- 
mitivement par  la  société,  sa  constante  opinion  est  que  le  pouvoir 
existe  pour  le  bien  commun  et  que,  s'il  ne  dirige  pas  ses  actions 
vers  ce  bien,  il  dégénère  en  tyrannie. 

Les  privilèges,  les  honneurs,  les  distinctions  sont  rapprochés, 
par  la  saine  démocratie,  de  cette  pierre  de  touche,  le  bien  com- 
mun :  ce  qui  est  contraire  à  ce  bien  est  rejeté  comme  nuisible  ;  ce 
qui  n'en  est  pas  est  éloigné  comme  superflu.  Les  seules  choses  qui 
aient  une  valeur  réelle,  digne  d'être  prise  en  considération  dans 
la  distribution  des  fonctions  sociales,  sont  à  ses  yeux,  le  savoir  et 
la  vertu  ;  elle  réclame  qu'on  les  cherche  pour  les  élever  au  faite 
du  pouvoir  et  de  l'honneur  ;  elle  les  veut  aller  chercher  jusqu'au 
sein  de  l'obscurité  la  plus  profonde  ;  si  la  noblesse,  la  naissance, 
les  richesses  obtiennent  de  sa  part  quelque  considération,  ce  n'est 
point  à  cause  du  mérite  intrinsèque  de  ces  avantages,  mais  parce 
que  ce  sont  autant  de  signes  qui  font  présumer  une  éducation 
plus  accomplie,  plus  de  savoir,  plus  de  probité. 

Cette  démocratie,  qui  place  au  plus  haut  degré  la  dignité  de 
l'homme,  qui  rappelle  les  droits  sans  oublier  les  devoirs,  réprouve 
la  tyrannie  et  cherche  les  moyens  de  la  prévenir.  Sage  et  calme 
comme  il  convient  à  la  raison  et  au  bon  sens,  elle  s'arrange  fort 


232  CHAPITRE   VII 

bien  de  la  monarchie  ;  mais  on  peut  assurer  que  son  désir,  en  gé- 
néral, a  été  que  les  lois  du  pays  mettent  une  borne  aux  excès  des 
rois.  Cette  prudente  démocratie  a  compris  que  Técueil  contre  le- 
quel la  royauté  courait  le  risque  de  se  briser,  était  l'excès  des 
contributions  imposées  au  peuple.  Sa  pensée  favorite  a  été  de  res- 
treindre, en  matière  de  contributions,  les  facultés  illimitées  du 
pouvoir.  Une  autre  pensée  l'a  dominée,  celle  d'empêcher  la  volonté 
de  l'homme  de  prévaloir  dans  l'application  des  lois  ;  elle  a  désiré 
constamment  d'être  assurée  que  la  volonté  ne  prendrait  pas  la 
place  de  la  raison. 

Malheureusement,  à  côté  de  cet  esprit  de  raisonnable  liberté,  de 
sage  gouvernement  ;  à  côté  de  cette  noble  et  généreuse  démocra- 
tie il  s'en  est  formé  constamment  une  autre  qui  forme  avec  celle-là 
le  plus  vif  contraste  et  la  dernière  a  empêché  l'autre  d'atteindre  le 
juste,  objet  de  ses  prétentions.  Erronée  dans  ses  principes,  perverse 
dans  ses  intentions,  violente  dans  sa  manière  d'agir,  cette  démo- 
cratie a  pris  sa  base  dans  les  passions  et  placé  son  but  dans  la  sa- 
tisfaction des  appétits  ;  loin  de  songer  à  élever  l'homme,  elle  l'a- 
baisse comme  les  animaux  m  uets,  à  la  vile  pâture  de  la  corruption  ; 
loin  de  procurer  aux  peuples  la  vraie  liberté,  elle  n'a  servi  qu'à 
leur  enlever  celle  qu'ils  possédaient  déjà  ;  ou  si  effectivement  elle 
les  a  trouvés  en  pleurs  sous  le  joug,  elle  n'a  été  propre  qu'à  faire 
river  leur  chaîne.  Complice  des  plus  bas  instincts,  elle  a  toujours 
été  la  bannière  de  ce  que  la  société  compte  de  plus  abject;  dans 
ses  conspirations,  elle  a  toujours  enrôlé  les  ignorants  et  les  vicieux  ; 
dans  ses  cohortes,  elle  a  toujours  groupé  les  hommes  malintention- 
nés et  turbulents.  Cette  démence  de  troubles,  de  scandales,  de  hai- 
nes acharnées,  a  porté  enfin  ses  fruits  naturels  :  la  persécution,  les 
proscriptions,  les  échafauds.  Le  dogme  fondamental  de  cette  dé- 
mocratie sanguinaire  a  été  de  nier  toute  sorte  d'autorité  ;  son  but 
constant  de  la  détruire  ;  la  récompense  qu'elle  promettait  à  ses 
efforts,  c'était  un  trône  sur  des  ruines  et  le  partage  d'un  sanglant 
butin  (1). 

(I)  Le  pvoteslantlsme  comparé  au  catholicisme,  t.  III,  pp.  203  et  241. 


PREMIER   ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  233 

Cette  démocratie anarcbique  et  sanguinaire,  dernier  reste  des  in- 
vasions du  IV«  siècle,  remonte  aux  grandes  compagnies  du  moyen 
âge,  s'accentue  dans  les  séditions  de  Wiclefet  de  Jean  Huss,  et  vise, 
dans  les  guerresdes  anabaptistes  etdes paysans,  às'emparerdu  pou- 
voir. Un  instant  absorbée  par  les  grandes  guerres  et  matée  par  l'ab- 
solutisme royal,  elle  éclate  avec  plus  de  force  à  la  fin  du  XYIIP  siè- 
cle, dans  la  révolution  française  et  ne  tarde  pas  à  embraser  l'Eu- 
rope. Napoléon,  c'est  la  révolution  faite  homme,  pour  renverser 
partout  la  société  chrétienne,  intervertir  Tordre  des  rapports  so- 
ciaux et  tout  livrer  à  l'anarchie  sous  prétexte  de  la  dompter  par 
la  force. 

A  sa  chute,  le  parlementarisme  à  fleur  de  terre  et  les  sociétés 
secrètes  dans  l'ombre,  font  partout  échec  au  pouvoir.  A  l'abri 
des  conflits  parlementaires,  sous  le  régime  du  laisser-faire  et  du 
laisser-passe7\le  fait  le  plus  remarquable,  c'est  l'explosion  des  égoïs- 
mes.  L'envie  aspire  à  les  transformer  en  force  réformatrice.  En 
1790,  la  bourgeoisie  française  avait  cru  faire  merveille  en  suppri- 
mant politiquement  et  civilement  le  clergé  et  la  noblesse,  en  s'em- 
parant  de  leurs  terres  et  de  leurs  prérogatives,  pour  réduire  le  pro- 
létaire libre  au  service  exclusif  des  intérêts  bourgeois.  En  1848, 
sous  couleur  de  république,  c'est  la  révolution  soc/a/e  qui  s'avance. 
Le  peuple,  le  quatrième  état,  contraint,  par  sa  misère  persistante, 
trouve  bon  de  continuer  contre  le  tiers,  l'œuvre  de  spoliation  du 
tiers  contre  le  clergé  et  la  noblesse.  Dans  ses  étapes  successives,  la 
révolution  française,  n'a  qu'un  but  double  :  changer  le  pouvoir  de 
place  et  modifier  l'assiette  de  la  propriété,  Vassiette  au  beurre  , 
comme  on  dit  vulgairement.  Du  reste,  cette  révolution  n'affecte 
aucun  caractère  religieux  ;  elle  n'est  pas  seulement  impie,  elle  est 
athée,  voire  satanique  ;  elle  veut  détruire,  par  le  fer  et  le  feu,  tous 
les  cultes  et  dispenser  le  genre  humain  de  vertu.  L'humanité  veut 
jouir  :  c'est  là  son  but  ;  des  Mahomets  de  cuisine  se  chargent  à  qui 
mieux  mieux,  de  faire  descendre  le  paradis  sur  la  terre. 

Il  fallait  que  des  catholiques  eussent  l'esprit  bien  à  l'envers  pour 
s'imaginer  un  instant  que  la  révolution  de  février  pût  provenir  du 
^wswm  corrfft  et  constituer  une  marche  en  avant.  Ce  n'était  qu'une 


234  CHAPITRE    VII 

des  ouvertures  du  puits  de  l'abîme,  vomissant  la  lave,  les  cendres 
et  surtout  la  fumée  révolutionnaire.  On  pouvait  contenir  le  torrent, 
le  modérer,  le  détourner  de  sa  fausse  voie,  le  faire  remonter  vers 
sa  source  et  rentrer  dans  l'abîme  ;  mais  profiter  de  l'occasion  pour 
crier  sur  les  toits  :  «  Le  Christianisme,  c'est  la  démocratie  î  »  c'était 
s'exposer  au  moins  à  faire  dire  que  le  Christianisme  des  démocra- 
tes n'avait  rien  de  commun  avec  l'Evangile  et  son  Christ  rédemp- 
teur. IJ Ere  nouvelle,  dans  sa  ferveur  de  néophyte,  malgré  la  sa- 
gesse connue  et  vantée  de  ses  inspirateurs,  ne  manqua  pas  de 
courir  toutes  sortes  d'aventures.  Dès  le  début  elle  fut,  ce  qu'on 
pourrait  appeler,  en  éloignant  toute  idée  blessante,  un  journal  mi- 
nistériel et  révolutionnaire.  On  la  vit  successivement  patroner  les 
démagogues  de  Rome,  d'Irlande  et  d'Allemagne.  Jusqu'au  6  mai, 
elle  soutint  les  ministres  du  gouvernement  provisoire,  applaudit  à 
la  formation  malheureuse  de  la  commission  executive  et  approuva 
ce  corps  à  cinq  têtes  dans  la  plupart  de  ces  actes.  Après  les  terribles 
journées  de  juin,  elle  honora  de  son  patient  concours,  le  gouver- 
nement du  général  Cavaignac.  En  même  temps,  elle  sut  ne  point 
rompre  avec  la  fraction  non  socialiste  de  la  Gauche,  qui,  sans  at- 
taquer précisément  le  chef  du  pouvoir,  marchait  cependant  à  la 
suite  de  Ledru-Rollin.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  socialistes  à  qui  elle 
ne  fit  parfois  bon  visage.  On  distinguait  entre  le  bon  et  le  mauvais 
socialisme;  on  allait  à  découvrir  un  socialisme  chrétien.  On  avait 
un  certain  droit  au  travail,  un  certain  emprunt  hypothécaire,  decer- 
taines  théories  sur  la  charité,  qui  appelaient  les  encouragements  de 
\^  Démocratie  pacifique ^]Owvnd^  des  disciples  de  Fourier.  En  un  mot 
y  Ère  nouvelle  élaitbien  avec  tout  le  monde,  excepté  avecVeuillot  de 
V Univers,  Bonnetty  de  l' Université  et  des  Annales.  Dans  son  désir 
de  ne  point  voiler  l'espérance,  elle  couvrit  d'un  silence  fraternel, 
tout  ce  qui  jetait  quelques  doutes  sur  les  instincts  si  rassurants  de  la 
démocratie  française.  Dans  un  sentiment  de  délicatesse  elle  ne  re- 
produisait point  les  discours  de  Ledru-Rollin  et  les  toasts  incen- 
diaires au  banquet  du  Chalet.  Pour  ne  désobliger  personne,  elle 
ne  témoignait  guère  autrement  qu'elle  ne  les  approuvait  point.  Sa 
démocratie,  qui  deviendrait  catholique,  qu'on  finirait  bien  par  bap- 


PREMIER    ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  235 

tiseï",  était  comme  une  jeune  bête  à  laquelle  il  fallait  bien  permet- 
tre de  jeter  ses  gourmes. 

Sur  ces  entrefaites,  l'abbé  Dupanluup  prenait  la  direction  de 
VAmi  de  la  Religion,  que  lui  avait  vendu  l'abbé  Veyssière  ;  il  ame- 
nait avec  lui,  dans  les  combats  quotidiens  de  la  politique,  le  P.  de 
Ravignan,  jésuite,  Montalembert,  Falloux,  Champagny,  les  frères 
.de  Riancey,  Romain-Cornu,  les  abbés  de  Valroger  et  Chassay.  Dès 
le  19  et  le  24  octobre,  Montalembert  y  inséra  deux  articles  où  après 
avoir  signalé  les  principales  aberrations  qui  menaçaient  l'ordre 
social  et  l'avenir  de  la  France,  il  ajoutait  :  «  Pourquoi  faut-il  que 
de  telles  aberrations  aient  rencontré  parmi  nous,  non  pas  certes, 
des  complices,  mais  quelquefois  des  dupes,  et  plus  souvent  encore, 
des  instruments  involontaires.  Dans  la  presse,  à  la  tribune,  dans 
la  chaire  même,  un  langage  nouveau  a  été  tenu,  et  n'a  pas  tou- 
jours été  compris  ou  approuvé  par  la  majorité  des  catholiques.  Je 
crois  fermement  qu'il  n'y  a  chez  les  hommes  sérieux  et  éminents 
de  cette  école,  que  de  simples  apparences  de  sympathie  pour  l'er- 
reur; mais  ces  apparences  mêmes  sont  à  regretter,  dans  un  temps 
où  la  vérité  a  plus  que  jamais  besoin  de  toute  sa  force  et  de  toute 
sa  majesté.  Pourquoi  faut-il  d'ailleurs  que  ce  soient  des  catholi- 
ques qui  nous  aient  donné  un  nouvel  exemple  de  cet  empresse- 
ment servile  et  passionné  qu'éprouve  l'humanité  à  saluer  les  pou- 
voirs nouveaux,  à  suivre  le  vent  de  la  fortune. 

En  paivlani  de  V Ere  nouvelle,  il  disait  :  «  Quand  des  orateurs  et 
des  écrivains  catholiques,  se  laissant  entraîner  par  l'attrait  de  la 
nouveauté  ou  par  le  désir  de  subvenir  aux  cruelles  nécessités  du 
moment,  viennent  défendre  le  droit  au  travail,  l'impôt  progressif, 
le  papier-monnaie  et  autres  erreurs  de  ce  genre,  on  doit  se  plaindre, 
mais  on  peut  se  rassurer,  car  chacun  sait  maintenant  que  la  société 
française  ne  manquera  pas  d'être  énergiquement  défendue  contre 
de  folies  inventions.   » 

Et  de  plus  contre  un  article  d'Ozanam  :  «  Il  n'est  personne  qui 
ne  doive  s'étonner  et  s'alarmer,  lorsque  ces  orateurs  ou  ces  écri- 
vains nous  prêchent  la  Charité,  en  nous  menaçant,  non  plus  seu- 
lement des  peines  éternelles,  mais  de  la  spoliation  pour  l'hiver 


236  CHAPITRE    VII 

prochain  ;  lorsqu'ils  affirment  que  l'aumône,  la  simple  aumône  est 
une  humiliation  pour  celui  qui  la  reçoit  ;  lorsqu'ils  semblent  frayer 
la  voie  à  l'organisation  de  lacharitépar  lamain  de  l'Etat  ;  lorsqu'ils 
protestent  contre  le  droit  qu'a  toujours  eu  l'Eglise  d'être  proprié- 
taire ;  ou  enfin  lorsqu'ils  proclament  que  le  Christianisme  est  la  dé- 
mocratie même  et  que  la  République  date  du  Calvaire. 

»  Le  Christianisme  est  ici-bas,  non  pas  pour  progresser^  pour  se 
transformer,  pour  marcher  avec  le  genre  humain,  comme  le  disent 
les  courtisans  de  l'orgueilleuse  humanité  ;  mais  pour  montrer  la 
voie,  pour  tendre  la  main  à  cette  pauvre  orgueilleuse.  Voilà  ce 
qu'il  faut  proclamer  et  répéter  sans  cesse,  en  face  de  l'orgueil  dé- 
mesuré des  pygmées  de  notre  temps,  toujours  disposés  à  se  compter 
pour  des  géants,  et  prendre  leur  impression  du  moment  pour  la  loi 
éternelle  du  monde,  et  leur  découverted'hierpourletypedu  grand, 
du  vrai  et  du  beau.  Pour  moi,  je  ne  puis  me  défendre  de  sourire 
quand  j'entends  déclarer  que  le  C kristianisme  c'est  la  démocra- 
tie (i)  ». 

Louis  Veuillot,  dans  V Univers,  parla  comme  Montalembertdans 
VAmi  de  la  Religion  ;  par  quatre  articles  successifs,  il  battit  en 
brèche  tout  le  programme  de  V Ère  nouvelle.  En  théorie  et  en  pra- 
tique, dans  son  application  aux  individus  ou  aux  partis,  dans  son 
application  surtout  à  l'Eglise,  il  ne  concevait  pas  bien  ce  qu'était 
cette  démocratie,  ce  que  représentaient  les  besoins  nouveaux  et  en 
quoi  il  était  urgent  de  réconcilier  le  Christianisme  avec  la  démo- 
cratie. «  Il  est  facile,  dit-il,  de  se  proclamer  démocrate,  fidèle 
amant,  fidèle  sujet  de  la  démocratie  et  de  dire  que  cette  fantasque 
souveraine  est  le  Christianisme  ou  quelque  chose  d'approchant  ; 
mais  dans  les  diverses  incarnations  sous  lesquelles  elle  apparaît  à 
nos  yeux  mortels,  il  est  fort  difficile  de  reconnaître  des  droits  par- 
faitement chrétiens  et  catholiques,  ceux  des  rédacteurs  de  VEre 
nouvelle  exceptés.  Et  encore  leur  arrive-t-il  un  malheur  étrange  : 
quand  leurs  amis  catholiques  les  reconnaissent  bien, leurs  amis  dé- 
mocrates ne  les  reconnaissent  plus.  N'importe,  la  foi  de  VEre  nou- 

(1)  Mo^TXLEMBERT,  Œuvres com,plètes y  t.  IV,  p.  49b. 


PREMIER   ESSAI   DE    CATHOLICISME   LIBÉRAL  237 

velle  n'en  est  point  ébranlée.  Heureuse  de  sa  petite  guérite  à  l'an- 
gle le  moins  fréquenté  du  camp  démocratique,  elle  voit  tout  en 
beau  dans  cette  enceinte  fermée  à  ce  qu'elle  appelle  l'école  du 
passé...  Quant  à  nous,  laissant  ce  vain  tapage  de  mots,  nous  de- 
mandons à  la  démocratie  ce  que  nous  demandons  à  tout  gouver- 
nement qui  nous  permettra  de  lui  soumettre  un  vœu  et  de  lui  don- 
ner un  conseil  :  la  liberté.  Si  la  démocratie  n'est  pas  la  liberté 
civile  et  religieuse,  elle  n'est  qu'un  des  mille  drapeaux  de  mensonge 
et  de  tyrannie  sous  lesquels  l'honnête  homme  peut  avoir  le  mal- 
heur de  vivre.  Il  nous  est  indifférent  que  quelque  barbouilleur  de 
devises  y  dessine  le  bonnet  de  Danton,  le  coq  de  Louis-Philippe  ou 
l'aigle  de  Bonaparte.  A  son  ombre  se  grouperont  des  hommes  ju- 
gés d'avance  :  ils  feront  du  mal,  ils  combleront  la  mesure  et  leur 
pouvoir  périra.  Eh  bien  !  cette  liberté,  l'unique  objet  de  nos  com- 
bats sous  le  dernier  régime,  cette  liberté  de  la  prière  et  du  sacri- 
fice, cette  liberté  de  l'enseignement,  les  démocrates  de  1848  nous 
l'ont-ils  donnée,  nous  l'ont-ils  seulement  promise  ?  Nous  ne  les 
voyons  occupés  qu'à  fortifier  les  anciens  monopoles  et  à  en  forger 
de  nouveaux.  Et  plus  ils  sont  démocrates,  plus  ils  abondent  en  in- 
ventions despotiques,  plus  ils  sont  hostiles  au  Christianisme  (1^  ». 
Tel  était  dès  lors  et  tel  est  de  plus  en  plus  aujourd'hui  le  caractère 
saillant  de  ces  démocrates  :  ils  étaient  les  ennemis  les  plus  vio- 
lents de  la  religion,  les  partisans  hypocrites  de  la  plus  misérable 
tyrannie. 

L'Ère  nouvelle  avait  fait  un  faux  départ  ;  son  programme  ne  ré- 
pondait à  rien  ;  ses  idées  de  conciliation  ne  pouvaient  se  promet- 
tre aucun  succès  ;  au  bout  de  six  mois  elle  avait  perdu  son  crédit 
et  dévoré  à  peu  près  ses  capitaux.  Les  fidèles  enfants  de  la  sainte 
Eglise  n'avaient  plus,  pour  ses  idées,  aucune  sympathie,  même  de 
simple  curiosité.  Il  fallait  disparaître.  Le  P.  Lacordaire,  que  son 
imagination  poussait  aux  aventures,  mais  que  sa  sagesse  en  reti- 
rait vite,  se  déroba  le  premier.  Directeur  du  journal,  en  désac- 
cord avec  ses  plus  importants  collaborateurs,  il  prétexta  ne  pou- 

(1)  Veuillot,  Mélanges,  l^e  série,  t.  I,  p.  14. 


238  CHAPITRE    VII 

voir,  garder  la  direction  d'un  journal  dont  les  rédacteurs  n'obéis- 
saient plus  à  ses  inspirations.  VEre  nouvelle  entra  dans  une  dé- 
mocratie plus  avancée,  avec  l'abbé  Maret  et  Ozanam,  le  Maret 
qui  devait  être  plus  tard  un  dévot  de  l'Empire.  «  C'est,  écrivait 
Lacordaire,  une  ligne  bien  autrement  tranchée  que  celle  que  je 
suivais.  Ma  foi  démocratique  n'était  pas  assez  robuste  pour  aller 
aussi  loin  que  nos  continuateurs  et /^ew^-éfre  était-ce  un  inconvé- 
nient. Maintenant  je  n'en  suis  plus  responsable.  »  Mais,  en  quit- 
tant le  journal,  il  n'abandonnait  pas  le  parti.  «  Les  catholiques 
de  France,  ajoutait-il,  se  séparent  nettement  aujourd'hui  en  deux 
nuances  :  l'une  favorable  à  la  restauration  de  la  monarchie,  l'au- 
tre acceptant  avec  sincérité  le  gouvernement  républicain.  Or,  il 
serait  très  malheureux  que  le  clergé  et  les  catholiques  de  France, 
pour  qui  la  révolution  de  février  a  été  si  miraculeusement  géné- 
reuse et  qui  ont  répondu  à  ce  mouvement  de  générosité  populaire, 
vinssent  à  changer  cette  bonne  situation  par  une  conduite  qui  lais- 
sât percer  des  arrière-pensées.  Une  volte-face  déshonorerait  les 
catholiques  de  France  et  ne  permettrait  plus  de  voir  en  eux  que 
les  humbles  valets  de  tous  les  événements  favorisés  du  sort.  Pour 
ma  part,  j'ai  accepté  sincèrement  le  gouvernement  de  la  républi- 
que sans  avoir  pour  elle  aucune  passion  préexistante,  ni  surve- 
nue :  mais,  quoi  qu'il  arrive,  je  dois  respecter  ce  que  j'ai  ïdÀi.Dieu 
s'est  servi  de  moi  dans  la  presse  et  à  la  tribune  pour  fonder  le  parti 
catholique  et  libéral  en  France.  Il  est  vrai  que  j'ai  craint  d'aller 
trop  loin, de  contracter  des  solidarités  dangereuses  et  que  j'ai  quitté 
promptement  la  presse  et  la  tribune  pour  revenir  à  mon  ministère 
religieux  :  c'a  été  là  un  acte  de  prudence  légitime,  non  une  ré- 
tractation. J'ai  laissé  le  camp  à  de  plus  jeunes  et  de  plus  hardis  que 
moi  ;  ils  le  défendent  sous  leur  propre  responsabilité,  et  je  ne 
dois  rien  faire  légèrement  qui  tende  à  les  affaiblir  ou  à  les  divi- 
ser »  (1). 

Malgré  les  sympathies  et  l'appui  du  P.  Lacordaire,   le  journal 
qui  devait  disparaître  fin  août  1848,   ne  put  prolonger  son  exis- 

(1)  Correspondance  avec  Mme  Swelchine.  p.  478. 


PREMIER    ESSAI   DE    CATHOLICISME    LIBÉRAL  239 

tence  au  delà  de  mai  1849.  Les  coups  de  massue  de  Yeuillotet  de 
Montalembert  l'avaient  liltéralement  anéanti  ;  la  discorde  était, 
du  reste,  au  camp  d'Agrament.  Les  libéraux  catholiques  se  dis- 
tinguaient surtout  par  la  susceptibilité  de  l'épiderme  :  eux  qui 
admettent  toutes  les  idées  ou  un  fraternel  accord,  n'admettent 
sans  doute  pas  cet  accord  entre  les  hommes  et  entre  eux  moins 
qu'en  tous  autres.  Après  Lacordaire,  Ch.  de  Coux  sortit,  puis 
l'abbé  Maret  ;  Ozanam  resta  seul,  et,  à  la  fin,  il  se  retira  lui-même 
pour  s'occuper  d'un  livre,  h' Ere  nouvelle^  pour  finir,  avait  dévoré 
les  fonds  de  quelques  grandes  dames,  mais  sans  jeter  aucun  éclat, 
même  littéraire.  Le  biographe  et  les  éditeurs  des  lettres  d'Ozanam 
ont  biffé  tout  ce  qui  regardait  le  fiasco  de  VEre  nouvelle.  L'abbé 
Maret  n'a  rien  transmis;  on  ne  connaît  pas  encore  les  lettres  deMon- 
talembert.  Le  P.  Lacordaire,  qui  enterrait  là  provisoirement  une 
de  ses  illusions,  s'exprime  plus  vertement  sur  ces  funérailles.  «  Je 
ne  comprends  pas,  dit-il,  cette  levée  de  boucliers  qui  vient  d'avoir 
lieu.  UEre  nouvelle  pouvait  mériter  des  critiques,  mais  non  qu'on 
tirât  le  canon  d'alarme  à  ébranler  la  chrétienté.  Il  m'est  doulou- 
reux de  voir  des  amis  entrer  dans  cette  voie  d'accusation,  où  je 
n'avais  rencontré  jusqu'ici  que  des  esprits  médiocres  et  jaloux,  prêts 
à  voir  des  hérésies  dans  toute  opinion  qui  n'est  pas  la  leur,  et  dans 
tout  homme  qui  les  gêne  ou  leur  déplaît  ;  c'est  un  rôle  qui  n'abou- 
tit qu'à  la  discorde...  Pour  moi,  j'aime  mieux  m'étre  trompé, puis- 
que j'ai  acquis  une  certitude  plus  grande  que  je  ne  l'avais  cru,  des 
véritables  sentiments  de  mes  anciens  amis  »  (1).  Cette  espèce  de 
résignation  hautaine,  était  pour  Sophie  Swetchine,  amie  de  Mon- 
talembert,qu'il  fallait  ménager  ;  mais,  dans  une  lettre  à  un  ami  de 
province,  Lacordaire,  qui  n'a  jamais  su  se  refuser  la  satisfaction 
d'un  coup  de  plume,  ni  d'un  coup  de  langue,  parle  sur  un  bien  au- 
tre ton  : 

((  Il  s'en  faut,  dit-il,  que  VEre  nouvelle  ait  été  irréprochable,  si 
on  l'examine  à  la  rigueur  et  dans  tous  les  détails  ;  je  suis  toujours 
persuadé  qu'on  a  tort  de  faire  de  la  démocratie  une  thèse  absolue; 

■     (1)  Ibid.,  p.  486. 


240  CHAPITRE   VII 

mais  si  l'on  s'arrête  à  l'esprit  général  de  cette  feuille,  on  y  recon- 
naîtra un  grand  esprit  de  charité,  un  libéralisme  sincère,  un  éloi- 
gnement  de  tous  les  excès,  une  fidélité  à  la  ligne  qu'avait  suivie  la 
presse  catholique  pendant  de  longues  années,  et  qui  lui  avait  valu 
l'honneur  de  contribuer  à  la  bonne  situation  de  l'Eglise  en  1848. 
M.  de  Montalembert,  en  se  rejetant  dans  une  politique  toute  hu- 
maine et  en  y  entraînant  beaucoup  des  nôtres,  détruit  de  ses  pro- 
pres mains  l'édifice  de  toute  sa  vie,  et  nous  prépare  des  maux  dont 
il  gémira  plus  tard.  Lui  et  ses  amis  ont  déployé  contre  VÈre  nou- 
velle une  tactique  plus  odieuse  encore  que  celle  qui  fut  employée 
contre  V Avenir .  Us  ont  sciemment  détourné  l'attention  du  vrai 
point  de  la  question,  pour  persuader  à  leurs  lecteurs  que  VEre 
nouvelle  était  un  journal  révolutionnaire,  démagogue,  socialiste  ; 
ils  ont  caché  les  réponses  faites  à  leurs  attaques,  ils  les  ont  cons- 
tamment dénaturées,  en  recouvrant  leur  silence  tantôt  de  ména- 
gements Ai/;9ocn7es,  tantôt  de  violences  calculées.  ]q  n'ai  jamais 
rien  vu  qui  m'ait  semblé  de  V honnêteté .  ku%?À\di séparation  est  com- 
plète et  irrémédiable,  et,  pour  moi,  je  rends  grâce  à  Dieu  qui  m'a 
tiré  authentiquement  de  toute  solidarité  avec  des  hommes  dont 
f  entrevoyais  depuis  longtemps  l'esprit,  do7ît  je  pressentais  la  fausse 
direction,  et  avec  lesquels  on  eut  pu  me  confondre  dans  le  pré- 
sent etdans  Tavenir.Je  suis  libre, ces  tristes  liens  sont  publiquement 
brisés.  Ils  l'ont  été  par  eux  bien  plus  que  par  moi  »  (1). 

On  voit  ici,  la  vraie  pensée  du  P.  Lacordaire  sur  Montalem- 
bert, sur  Dupanloup,sur  tous  les  rédacteurs  de  V Ami  de  la  Religion. 
Parce  que,  malgré  leur  esprit  fort  enclin  à  la  conciliation,  ils  se 
refusent  à  suivre,  dans  ses  incartades,  l'^re  nouvelle,  il  les  frappe 
d'anathème.  On  remarquera  même  qu'il  les  soupçonnait  depuis 
longtemps,  selon  nous,  très  à  tort.  Ce  serait  donc  seulement  une 
comédie,  un  quiproquo,  Faute  de  s'entendre.  La  séparation  est 
complète,  irrémédiable,  et,  de  son  côté,  Lacordaire  a  tenu  parole  : 
ce  n'est  pas  lui  qui  est  allé  à  eux,  ce  sont  eux  qui  ont  dû  venir  à 
ses  idées.  Libéral,  il  l'a  toujours  été,  il  l'était  alors  avec  une  es- 

(1)  Lettres  inédites  à  M.  de  Saint-Beaussant,  p.  187. 


PREMIER    ESSAI   DE    CATHOLICISME   LIBÉRAL  241 

pèce  de  fureur  ;  à  ce  point  qu'au  lieu  de  permettre  une  ombre  sur 
rimpénitence  de  son  ardeur  libérale,  il  aima  mieux  rompre  les 
conférences  et  quitter  Notre-Dame.  On  n'a  pas  idée  d'un  pare  il  fa- 
natisme. Les  textes  sont  sous  les  yeux  du  lecteur  ;  qu'il  juge  par 
lui-même  et  pèse  les  choses  au  poids  du  sanctuaire. 


16 


CHAPITRE  VIll 


LA    LOI    SUR   LA    LIBERTE    D  ENSEIGNEMENT 


La  loi  du  15  mars  1850  sur  la  liberté  d'enseignement  fut  la  pre- 
mière application  des  idées  de  l'abbé  Dupanloup  sur  la  société  mo- 
derne, sur  l'ordre  de  ses  institutions  et  sur  la  part  qu'y  peut  pren- 
dre la  sainte  Église.  Cette  loi  fut  aussi,  pour  cet  esprit  timide, 
superficiel  et  despotique,  la  première  occasion  de  poser  en  chef  de 
groupe  en  se  séparant  du  parti  catholique  et  en  désertant  les  con- 
signes préconisées  par  l'épiscopat.  Double  motif  pour  l'étudier  avec 
soin  et  la  juger  en  stricte  justice. 

((  J'ai  toujours  cru,  disait  Leibnitz,  qu'on  réformerait  le  genre 
humain,  si  l'on  réformait  l'éducation  ».  C'est  une  grande  parole, 
souvent  citée,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  d'une  parfaite  exactitude.  Il 
est  remarquable  que  Leibnitz  dit  Véducation  et  non  pas  Vinstruc- 
tion  ;  si  l'on  prend  l'éducation  dans  sa  plus  haute  généralité,  com- 
me formation  de  l'homme,  il  est  indubitable  que  moulant  à  son 
effigie  les  générations,  elle  doit,  par  là  même,  exercer  sur  un  peu- 
ple, une  profonde  influence  ;  mais  l'éducation,  si  puissante  soit- 
elle,  subit  elle-même  des  influences  diverses  et  souvent  des  op- 
positions. Il  y  a,  dans  tous  les  temps  et  surtout  du  nôtre,  trois 
grandes  questions  :  la  question  religieuse,  la  question  morale  et  la 
question  sociale  :  la  question  religieuse  est  afl'aire  de  foi  divine  ;  la 
question  morale  est  réglée  par  une  loi  surnaturelle  ;  la  question 
sociale,  aujourd'hui  question  ouvrière,  est  résolue  {)ar  l'acceptation 
de  la  foi  chrétienne  et  des  mœurs  catholiques  ;  autrement  elle  n'est 
qu'une  matière  à  utopies  et  un  prétexte  à  coups  de  fusil.  La  ques- 
tion de  l'enseignement,  substituée  à  tort,  selon  nous,  à  la  question 
d'éducation  posée  par  Leibnitz,  touche  d'une  certaine  manière  à 
toutes  les  grandes  questions  de  Tordre  public. 


LA   LOI    SUR   LA    LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT  243 

Dans  l'ancienne  France,  l'Église  et  la  monar(îhie  avaient  donné, 
à  ce  problème,  une  solution  magnifique.  Du  V^  au  XVIII"  siècle,  la 
France,  terre  favorite  de  la  Sapience  :  In  Gallia  Sapientia,  avait 
traversé  les  âges  vêtue  d'une  blanche  tunique  d'écoles  et  d'uni- 
versités. Mérovingiens,  Carlo vingiens.  Capétiens  avaient  mis  suc- 
cessivement la  main  à  cette  œuvre  progressive  ;  chaque  époque 
avait  eu  ses  docteurs  ;  et  je  ne  sache  rien  qui  honore  plus  notre 
génie,  que  l'histoire  littéraire  de  France.  La  Révolution  fît  table 
rase,  sans  s'essayer  à  rien  qu'à  des  projets  grandioses  et  vains  de 
reconstruction.  Napoléon,  avec  cet  esprit  de  despotisme  qui  le  ca- 
ractérisait, avait  créé  l'Université  avec  son  monopole,  sorte  de 
congrégation  laïque,  obligée  par  décret  au  célibat  et  à  l'orthodoxie. 
Cette  congrégation  devait  s'inspirer  en  tout  du  dogme  et  de  la  mo- 
rale catholique,  mais  elle  avait  surtout  pour  mandat  de  façonner 
la  jeunesse  aux  desseins  belliqueux  et  au  joug  terrible  de  l'Empire. 
Aussi,  par  une  contradiction  que  l'ambition  seule  explique,  Napo- 
léon qui  voulait,  à  la  France  très  chrétienne,  un  monopole  très 
chrétien,  recruta  les  fonctionnaires  de  l'Université  surtout  parmi 
les  coryphées  du  philosophisme  encyclopédique  et  parmi  les  prê- 
tres apostats.  C'est  avec  ces  renégats  et  ces  prêtres  scandaleux  qu'il 
voulut  assouplir  la  France  à  ses  volontés,  et  il  ne  se  trompait  pas, 
n'étant  tel  qu'un  lâche  pour  former  des  esclaves.  L'Université  de- 
puis avait  gardé  cette  marque  d'origine  ;  outre  qu'enseignant  au 
nom  d'un  état  déchu  de  l'ordre  surnaturel,  elle  ne  pouvait  avoir  de 
doctrine  positive  ni  rien  d'efficace  pour  former  les  mœurs,  elle  était 
condamnée,  par  les  créateurs  de  ses  traditions,  à  toutes  les  trahi* 
sons  et  à  tous  les  parjurçs.  Sous  l'Empire,  l'Université  avait  formé 
des  libéraux  ;  sousla  monarchie  constitutionnelle,  des  républicains. 
La  Révolution  de  1848  mit  à  nu  tous  les  vices  de  son  enseigne- 
ment et  le  néant  de  son  éducation.  Ainsi,  Jouffroy,  Damiron  et 
autres  avaient,  sous  couleur  de  philosophie,  semé  le  scepticisme 
et  l'incrédulité  ;  Guizot,  Thiers,  les  deux  Thierry,  Michelet  avaient, 
sous  couleur  d'histoire,  propagé  la  haine  de  la  vieille  France  et 
rinfatuation  de  l'idée  révolutionnaire  ;  Villemain,  Lamartine, 
Hugo,  Sainte-Beuve,  Eugène  Sue,  Georges  Sand,  sans  compter  une 


244  CHAPITRE    VIIT 

foule  de  paperassiers,  avaient,  à  propos  de  lettres,  préconisé  le  sen- 
sualisme. A  la  vieille  morale  qui  dit  à  l'homme  :  Souffre  et  abs- 
tiens-toi, on  avait  substitué  la  doctrine  beaucoup  plus  commode 
de  la  jouissance  et  du  mépris.  L'impiété  et  la  corruption  avaient 
jeté  partout  l'esprit  de  mécontentement  et  les  utopies,  venant  au 
secours  de  la  haine,  proposaient  de  démanteler  l'ancien  ordre  de 
choses,  pour  organiser  enfin,  après  six  mille  ans,  le  paradis  sur  la 
terre. 

On  en  était  là,  lorsque  le  cours  des  événements  poHtiques  amena 
au  ministère  le  comte  de  Falloux.  Alfred  de  Falloux  était  né  à  An- 
gers en  1811,  d'une  famille  de  commerçants  dont  la  Restauration 
avait  récompensé  le  zèle  monarchique  par  des  lettres  de  noblesse. 
Jeune  homme  de  talent  et  de  zèle,  Falloux  avait  publié,  en  1840,  un 
panégyrique  de  Louis  XVI  et  en  1845,  une  Histoire  de  S.  PieV,  pon- 
tife dont  il  devait  plus  tard  déserter  singulièrement  les  doctrines. 
En  1846,  les  électeurs  censitaires  de  l'arrondissement  de  Segré 
l'envoyèrent  à  la  Chambre;  le  jeune  député  prit  place  dans  l'oppo- 
sition de  droite  et  soutint,  contre  Salvandy,  la  cause  de  la  liberté 
d'enseignement.  En  1848,  le  département  de  Maine-et-Loire  l'en- 
voyait à  la  Constituante,  le  dernier  sur  treize  élus.  A  la  Chambre, 
il  déploya  un  vrai  courage  :  au  15  mai,  il  défendit,  contre  l'émeute, 
la  représentation  nationale,  et  le  dernier  à  quitter  la  Chambre, 
fut  le  premier  à  y  rentrer.  Le  19  mai,  nommé  rapporteur  dans  la 
question  des  ateliers  nationaux,  il  conclut  à  la  dissolution,  mais  en 
allouant  les  fonds  nécessaires  pour  rapatrier  les  ouvriers  ;  par  là 
tombe  l'accusation  de  Vapereau^  qui  lui  impute  d'avoir  été  la  cause 
des  journées  de  juin,  éclatées  trente  jours  plus  tard  et  parce  que  la 
commission  executive  ne  sut  pas  tenir  tête  à  l'émeute.  Alfred  de 
Falloux  avait  approuvé  l'ensemble  de  la  Constitution  et  voté  des 
remerciements  à  Cavaignac,  mais  lui  avait  refusé  son  concours 
pour  la  présidence.  Le  prince  Louis  Napoléon,  élu  président,  l'ap- 
pela le  10  décembre  au  ministère  de  l'instruction  publique  et  des 
cultes  :  Vapereau  dit  encore  que  l'Université  recevait,  en  lui,  pour 
chef,  son  ennemi  personnel  ;  c'est  un  propos  que  l'histoire  dément 
et,  s'il  était  vrai,  il  resterait  à  demander  pourquoi  le  premier  clief 


LA   LOI    SUR   LA   LIBERTÉ    D'EiNSEIGNEMENT  245 

de  service  de  l'enseignement  public  est  réduit  à  la  condition  de 
grand  maître  de  l'Université,  premier  dignitaire  d'un  corps  contre 
lequel  il  doit  régler  et  diriger  la  concurrence.  Mais  Falloux  ne 
devait  pas  justifier  cette  imputation.  Le  jeune  ministre,  en  rece- 
vant le  portefeuille,  y  trouva  ce  projet  de  liberté  d'enseignement 
successivement  présenté  par  Guizot,  Villemain  et  Salvandy  :  il  re- 
prit cette  question  et  la  manière  dont  il  la  posa,  puis  la  fit  triom- 
pher, prouva  qu'il  était  plutôt  l'ami  que  l'ennemi  de  l'Université. 
Odilon  Barrot,  chef  du  ministère,  dit  de  lui  :  «  M.  de  Falloux  joi- 
gnait à  des  convictions  catholiques  très  prononcées,  des  sentiments 
libéraux  incontestés  (1)  ».  C'était,  en  effet,  un  libéral,  fort  incon- 
sistant d'esprit,  faible  contre  l'erreur,  rompu  à  la  stratégie,  mais 
dont  tous  les  talents  et  les  habiletés  ne  démontreront  que  mieux 
l'impuissance.  Bientôt  rendu  à  la  vie  privée,  pour  n'en  plus  sortir, 
mais  livré  d'autant  plus  aux  intrigues,  il  sera  l'un  des  chefs  les 
plus  ardents  du  catholicisme  libéral,  le  promoteur  le  plus  auda- 
cieux de  toutes  ses  entreprises.  Mais  parce  que  le  souvenir  de  sa 
loi  caresse  son  amour-propre,  nous  n'éprouvons,  pour  connaître 
son  avis,  que  l'embarras  du  choix. 

«  La  situation,  dit-il,  me  laissait  toute  latitude  pour  préparer  la 
solution  si  longtemps  cherchée,  qui  devait  doter  la  France  d'une 
suffisante  liberté  d'enseignement.  Les  circonstances  étaient  d'ail- 
leurs favorables.  Depuis  que  le  clergé  et  le  pouvoir  avaient  cessé 
de  se  compromettre  réciproquement,  et  que  tout  en  repoussant  les 
théories  de  séparation,  ils  s'étaient  donné  des  gages  d'une  prudente 
indépendance,  le  catholicisme  et  les  catholiques  n'avaient  cessé 
de  gagner  du  terrain  dans  l'opinion  publique.  De  jeunes  et  hardis 
serviteurs  de  la  cause  religieuse,  appuyés  sur  la  liberté,  avaient 
donné  beaucoup  d'éclat  et  de  puissance  à  ses  revendications;  l'é- 
piscopat  n'avait  pas  craint  de  prêter  son  autorité  à  leur  jeune 
ardeur.  La  société  religieuse  tendait  la  main  à  la  société  civile  qui 
s'y  montrait  sensible.  Les  ennemis  de  l'Eglise  n'étaient  pas  désar- 
més, mais  ses  défenseurs  devenaient  de  jour  en  jour  plus  nombreux, 
plus  écoutés;  quelques-uns  même  étaient  entourés  d'une  véritable 

(1)  Odilon  Barrot,  Mémoires,  t.  III,  p.  41. 


246  CHAPITRE   VIII 

popularité.  Un  grand  accord  cimentait  ce  renouvellement  de  toutes 
les  forces  religieuses  :  les  laïques  acceptaient  franchement  la  direc- 
tion du  clergé  ;  le  clergé  entrait  franchement  dans  la  situation  des 
laïques  ;  et  les  jésuites,  comme  les  dominicains,  voyaient  de  toutes 
parts  la  foule  accourir  aux  pieds  de  leurs  chaires.  Enfin  ce  grand 
mouvement  d'expansion  avait  été  couronné,  en  1846,  par  l'avène- 
ment de  Pie  IX,  qui  y  faisait  entrer  l'Italie  et  pour  ainsi  dire  la  ca- 
tholicité entière  ».  Cette  invocation  de  Pie  IX  nous  paraît  hors  de 
propos,  pour  justifier  la  présentation  du  projet  de  loi  :  l'avènement 
de  Pie  IX  datait  de  1846  et  en  1848,  à  l'avènement  du  ministère 
Barrot,  l'Italie  était  en  pleine  révolution.  L'exemple  de  Pie  IX,  au 
lieu  d'encourager  les  tentatives  libérales,  eut  dû  plutôt,  par  l'échec 
absolu  de  ses  réformes,  inspirer  une  pensée  contraire.  Le  ministre 
conclut  :  «  Je  n'avais  donc,  pour  remplir  mon  rôle,  rien  à  faire, 
que  de  ne  pas  le  gâter  par  mes  fautes  personnelles  ;  je  n'avais  qu'à 
suivre  l'impulsion  donnée  par  mes  amis,  qui  étaient  à  la  fois  mes 
devanciers  et  mes  maîtres.  Mes  fautes  pouvaient  être  de  deux  sor- 
tes :  laisser  échapper  l'occasion  ou  prétendre  faire  de  la  liberté 
d'enseignement,  le  triomphe  exclusif  de  mon  parti  et  de  ma  per- 
sonne :  je  ne  fus,  grâce  à  Dieu,  tenté  ni  de  l'un  ni  del'autre  (1)  ». 

Précédemment,  dans  l'histoire  du  parti  catholique,  parlant  du 
même  fait,  le  comte  de  Falloux  avait  dit  :  «  Un  partisan  notoire  de 
la  liberté  religieuse,  entrant  pour  la  première  fois  dans  un  minis- 
tère, avait  à  opter  entre  deux  lignes  parfaitement  distinctes  :  lais- 
ser subsister  renseignement  de  l'Etat  sans  y  toucher  et  autoriser 
l'Eglise, par  lepetitnombre  de  mesures  qui  dépendaient  uniquement 
de  la  signature  ministérielle,  à  créer  au  sein  du  pays  quelques 
oasis  d'éducation  catholique  ;  ou  bien  entreprendre  d'une  façon 
régulière  et  plus  efficace  la  réforme  de  l'enseignement  public  en  y 
comprenant  l'enseignement  public.  Le  premier  de  ces  deux  modes 
était  le  plus  simple  ;  il  éludait  les  rencontres  avec  l'assemblée,  il 
échappait  aux  contradictions  et  aux  contrôles  ;  mais,  à  part  mille 
autres  inconvénients,  il  avait  surtout  celui  de  la  fragilité  ;  né  d'une 
volonté  ministérielle,  il  pouvait  et  devait  disparaître  avec  elle... 

(1)  Falloux,  Uévêque  d'Orléans,  p.  34. 


LA   LOI    SUR    LA    LIBERTÉ    d'ENSEIGNEMENT  247 

Le  second  parti  était  plus  complexe,  exposait  à  plus  d'obstacles, 
mais  compensait  ces  obstacles  par  l'étendue  et  la'solidité.  En  entre- 
prenant de  faire  pénétrer  les  salutaires  influences  de  la  religion 
dans  l'enseignement  général  de  la  société,  on  rencontrait  tout- d'a- 
bord le  contact  de  FUniversité,  corps  puissant,  en  vieille  et  large 
possession  de  l'instruction  publique,  et  contenant,  mêlés  à  des  vices 
et  à  des  lacunes,  des  éléments  fortement  organisés  ;  on  rencontrait 
du  même  coup,  la  nécessité  de  tenir  compte  de  l'état  de  la  société 
elle-même,  de  lois  et  de  mœurs  qui  n'étaient  nullement  préparées 
à  une  réforme  radicale  »  (1).  Un  peu  plus  loin,  Falloux  ajoute  : 
«  L'Eglise  n'est  point  une  secte,  c'est  une  famille  et  une  patrie. 
Quand  on  veut  la  servir  à  son  exemple,  et  selon  ses  vues,  c'est  l'ex- 
pansion qu'on  ambitionne  pour  elle.  On  s'applique  a  lui  faire  pren- 
dre, dans  l'éducation  et  le  gouvernement  de  toutes  les  âmes,  la 
part  qui  se  concilie,  dans  l'intérêt  même  de  la  foi,  avec  le  respect 
des  consciences,  le  droit  public  et  l'état  général  de  la  nation.  On 
ne  la  cantonne  pas  dans  de  petites  citadelles;  on  ne  l'emprisonne 
pas  dans  les  murs  de  quelques  places  fortes  ;  on  ne  rêve  pas  pour 
elle,  comme  un  bien  idéal,  le  sort  des  protestants  sous  l'édit  de 
Nantes,  en  attendant  qu'il  fût  révoqué  ». 

D'un  côté,  le  ministre  nous  dit  qu'il  n'est  de  rien  dans  les  pré- 
sentations du  projet  de  loi  ;  de  l'autre,  il  détermine  le  point  de  vue 
oîi  il  s'est  placé  pour  cette  présentation.  La  première  allégation 
n'est  ni  vraie,  ni  vraisemblable  ;  la  seconde  indique  un  dessein 
ministériel  de  conciliation,  au  mieux  de  la  sagesse  politique,  le  tout 
mêlé  de  considérations  justes,  mais  dont  la  loi  de  1850  sera  le  dé- 
menti. 

Le  fait  est  que,  comme  ministre,  sauf  quelques  bons  choix  d'évê- 
ques,  Falloux  laissa  subsister  tous  les  abus  des  bureaux  de  son 
ministère  et  n'abattit  pas  une. toile  d'araignée  ;  il  parut  n'être  mi- 
nistre que  pour  la  question  d'enseignement.  Aussitôt  nommé,  il 
institua  une  commission  pour  préparer  la  loi.  «  Aucune  couleur 
politique,  dit-il,  n'avait  été  exclue  ni  préférée,  pour  une  œuvre 

(1)  Falloux,  Discours  et  mélanges  politiques,  t.  II,  p.  37,  Paris,  1882.  Quand 
cet  ouvrage  parut,  il  fut  offert  gratuitement  à  tous  les  membres  de    l'épiscopat. 


248  CHAPITRE    VIII 

qui  n'en  devait  pas  porter  la  moindre  trace  ».  L'œuvre  était  es- 
sentiellement politique;  la  commission  le  fut  et  par  son  mélange  in- 
dique bien  le  syncrétisme  législatif  qu'on  voulait  produire. Toutes  les 
nuances  de  l'opinion  en  matière  d'enseignement,  même  les  nuan- 
ces jusque-là  quasi-imperceptibles,  y  étaient  représentées,  mais 
avec  un  choix  exquis  pour  assurer  la  majorité  à  la  conciliation 
telle  que  la  voulait  le  ministre.  Cette  commission,  composée  de 
vingt-deux  membres,  pouvait  se  décomposer  ainsi  :  Pour  PUniver- 
sité,  Cousin,  Saint-Marc-Girardin,  Dubois,  Poulain  de  Brossay, 
Bellaguet,  Michel  ;  pour  les  catholiques  partisans  de  la  liberté 
d'enseignement,  Montalembert,  Melun,  Laurentie,  rédacteur  en 
chef  de  VUnion^  Riancey,  rédacteur  de  VAmi  de  la  Religion^  Co- 
chin,  Montreuil,  Roux-Lavergne,  l'abbé  Sibour  cousin  de  l'arche- 
vêque et  l'abbé  Dupanloup  ;  pour  l'Etat,  pour  l'assemblée,  pour 
tenir,  en  cas  de  conflit,  la  balance  entre  les  prétentions  diverses, 
Thiers,  Freslon,  de  Corcelle,  le  pasteur  Cuvier,  Janvier,  Peupin 
et  Fresneau.  «  Une  de  nos  principales  espérances,  ajoute  Falloux, 
reposait  sur  l'abbé  Dupanloup  que  je  connaissais  d'ancienne  date 
(une  paire  d'amis)  et  qui  venait  de  se  révéler  au  public  par  son 
beau  livre  De  la  pacification  religieuse  dont  le  titre  seul  résumait 
notre  commun  programme.  A  partir  de  ce  jour,  l'abbé  Dupanloup 
avait  trouvera  voie,  et,  durant  trente  ans,  il  ne  la  quitta  plus  (1)  ». 
Néanmoins,  parmi  ces  hommes  si  respectables,  peut-être  n'en 
était-il  pas  trois  qui  représentassent  encore  l'ancien  esprit  du  parti 
catholique,  tel  qu'il  s'était  manifesté  une  dernière  fois  à  la  tri- 
bune, dans  le  discours  de  Montalembert,  sur  l'article  8  de  la  Cons- 
titution. Le  public  remarqua  avec  peine  l'absence  de  trois  noms 
qui  devaient  être  préférés  à  tant  d'autres  :  celui  de  l'illustre  évê- 
que  de  Langres,  Mgr  Parisis,  dont  l'infatigable  talent  avait  jeté 
un  si  précieux  éclat  sur  la  lutte  et  décidé  les  meilleurs  succès; 
celui  de  Charles  Lenormant,  homme  spécial,  l'un  des  blessés  de  la 
cause,  puisqu'il  avait  perdu  sa  chaire  de  Sorbonne  ;  et  celui  de 
Louis  Veuillot,  à  qui  ses  combats,  son  mois  de  prison,  sa  position 

(1)  Uévêque  d'Orléans,  p.  42. 


LA    LOI    SUR   LA    LIBERTÉ    D'eNSEIGNEMENT  249 

de  rédacteur  en  chef  de  ÏCInivers  devaient  assurer  là  une  place 
d'élite.  Toutefois  la  plus  grande  anomalie  de  la  situation,  c'était 
que  Montalembert,  le  Bayard  qui  avait  guerroyé  pendant  dix-huit 
ans,  avec  tant  d'éclat,  figurait  parmi  les  comparses,  quand  Falloux 
était  au  premier  rang.  La  fortune  de  ce  gentilhomme,  mal  fait 
pour  le  premier  rôle,  déteignit  sur  tous  les  choix  et  parut  ne  les 
avoir  inspirés  que  pour  préparer  un  rôle  à  l'abbé  Dupanloup. 
Quand  le  ministre  avait  ramassé,  dans  la  commission,  toute  la 
prélature  universitaire  et  toute  la  prélature  politique,  c'était  bien 
la  moindre  des  choses  qu'il  donnât,  à  ces  champions,  quelques 
antagonistes  dignes  d'eux,  quelques  évoques,  et  surtout  le  plus 
grand  de  tous,  le  plus  compétent,  le  généralissime  de  la  croisade 
pour  la  liberté. 

La  commission  n'en  fut  pas  moins  bombardée  Grande  commis- 
sion. En  l'absence  du  ministre,  retenu  au  conseil  ou  à  la  Cham- 
bre, Thiers  présidait.  Mobile  sur  des  erreurs  enracinées,  cet 
homme  d'Etat,  qui  était  surtout  un  homme  d'esprit,  se  sentait  à 
cette  époque  de  la  bienveillance  pour  la  religion.  Dans  sa  fatuité, 
il  croyait  lui  faire  grâce  en  l'élevant  au  rang  de  sœur  immortelle 
de  l'immortelle  philosophie.  Au  fond,  la  catastrophe  de  1848  l'a- 
vait profondément  humilié,  et  le  socialisme,  devant  lequel  il  se 
sentait  impuissant,  lui  faisait  peur.  En  bas,  il  voulait  combattre 
le  socialisme  par  la  religion,  mais,  pour  que  la  religion  ne  devînt 
pas  trop  prépondérante,  il  voulait  la  contrepeser  en  haut  par  la 
philosophie.  Dans  ce  dessein,  il  aurait  volontiers  donné  le  peuple 
à  l'Eglise,  mais  il  voulait  garder  la  bourgeoisie  à  l'Université. 
Cousin,  dit  Falloux,  «  sondait  les  plaies  de  la  société  moderne 
avec  une  grande  fécondité  d'aperçus  et  d'éloquence  »  ;  seulement 
il  voulait  guérir  ces  plaies  par  les  cataplasmes  de  la  philosophie 
éclectique  et  par  la  prépotence  du  monopole  universitaire,  c'est-à- 
dire  faire,  des  causes  du  mal,  un  remède.  En  dehors  de  la  grande 
commission,  Cousin  et  Thiers  faisaient  cause  commune  pour  la 
défense  du  Christianisme  et  du  Saint-Siège  ;  cependant  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  revint  de  son  apostasie  et  de  son  impiété.  Qu'on  s'ap- 
plaudisse de  leurs  bons  vouloirs,  à  la  bonne  heure,  mais  il  ne  faut 


250  CHAPITRE   VIII 

pas  accuser  d'ingratitude  les  catholiques  qui  s'abstiennent  de  les 
admirer.  Après  tout,  l'un  est  ce  faux  bonhomme  qui,  pour  réfuter 
le  socialisme,  publia  la  profession  de  foi  du  vicaire  Savoyard  et 
dans  ses  écrits,  gazés  avec  art,  distilla  habilement  toutes  les  er- 
reurs que  devait  réfuter  si  pertinemment  l'évéque  de  Poitiers; 
l'autre,  futile  historien  de  l'Empire,  resta  plein  du  frivole  esprit 
de  XVIIP  siècle  et  de  cet  égoïsme  qui  mènera  un  jour  la  France 
aux  abîmes.  Si  les  catholiques  doivent  quelque  chose  a  Cousin  et 
à  Thiers,  ils  doivent  aussi  quelque  chose  à  Dieu,  à  Jésus-Christ,  à 
son  Eglise,  et  aucun  catholique  ne  doit  l'oublier. 

Les  Débats  de  la  Commission  de  1849  ont  été  publiés  par  un  Orléa- 
nais ;  l'historien  lyrique  de  Dupanloup  en  retrace,  avec  son  em- 
phase ordinaire,  les  péripéties.  Sur  Tinstruction  primaire,  nulle 
difficulté.  Thiers  allait  jusqu'à  définir  les  instituteurs  d'alors  par 
le  mot  d'anti-curés,  de  curés  de  l'athéisme  et  du  socialisme,  et  il 
concluait  en  ces  termes:  «  Je  suis  prêt  à  donner  au  clergé  tout 
l'enseignement  primaire  ».  Que  le  curé,  disait  Cousin,  surveille 
toutes  les  parties  de  l'instruction,  et  non  pas  seulement  le  déve- 
loppement du  catéchisme,  car,  en  apprenant  à  lire^  on  peut  don- 
ner aux  enfants  de  mauvaises  doctrines.  Si  l'on  pense,  en  effet, 
qu'il  n'y  a  pas  de  véritable  et  solide  instruction  primaire,  si  elle 
n'est  basée  sur  la  religion,  comme,  d'un  autre  côté,  il  n'y  a  pas  de 
religion  sans  clergé,  ne  l'emprisonnons  donc  pas  dans  les  murs  du 
temple,  appelons  son  intervention  au  dehors,  et  donnons  lui, 
sans  aucune  crainte,  une  action  forte  dans  l'enseignement  pri- 
maire (1)  ».  L'abbé  Dupanloup,  Montalembert  furent  les  premiers 
à  refuser  ce  changement  de  situation.  «  Ils  pensaient,  dit  La- 
grange,  que,  dans  les  conditions  actuelles  de  la  société,  ce  qu'il 
fallait,  ce  n'était  pas  de  substituer  un  monopole  à  un  autre,  au 
risque  de  provoquer  des  réactions  certaines  et  de  tout  compro- 
mettre dans  un  avenir  prochain,  mais  de  rester,  afin  de  faire  une 
œuvre  durable,  sur  le  terrain  oii  l'on  s'était  placé  dès  l'origine  et 
de  ne  demander  pour  l'Eglise  qu'une  chose  :  la  liberté  dans  le  droit 

(1)  Débats  de  In  commission^  p.  135. 


LA    LOI    SUR   LA    LIBERTÉ    d'eNSEIGNEMENT  251 

commun  (Ij  ».  Le  fait  du  refus  des  propositions  favorables  au 
clergé,  par  Montalembert  et  Dupanloup,  est  confessé  sans  vergo- 
gne ;  la  raison  qu'on  en  donne  est  moins  plausible.  En  deçà  du 
monopole,  on  pouvait  accorder,  aux  curés,  une  situation  consi- 
dérable, également  justifiée  par  leur  capacité  et  leur  caractère  ; 
situation  qui  n'est  pas  plus  un  privilège  qu'un  monopole,  mais  la 
simple  consécration  d'un  fait  ;  situation  en  dehors  de  laquelle  les 
instituteurs  sont  sans  contrôle  ou  contrôlés  seulement  par  l'igno- 
rance et  la  passion  politique,  et  deviennent  alors  ce  qu'ils  étaient, 
des  anti-curés,  des  curés  de  l'athéisme  et  du  socialisme.  Quant  à 
la  liberté  dans  le  droit  commun,  formule  du  catholicisme  libéral, 
elle  ne  devait  nullement  être  concédée  par  la  loi  de  1850  qui  main- 
tint le  privilège  de  l'Université  et  y  fit  seulement  une  place  à  l'E- 
glise. 

En  ce  qui  touche  l'enseignement  secondaire,  sa  liberté  avait  été 
édictée  par  la  Constitution  ;  il  s'agissait  seulement  de  l'organiser. 
Sur  ce  point,  simple  en  lui-même,  si  l'on  eût  voulu  réellement  la 
liberté  pleine  et  entière,  l'opération  était  des  plus  faciles  :  il  s'a- 
gissait d'établir  cette  liberté  sur  le  droit  commun,  de  l'accorder  à 
tout  le  monde  et  d'en  placer  l'exercice  sous  le  contrôle  du  droit 
pénal  de  la  France.  Mais  sous  ce  prétexte  qu'il  fallait  prendre  des 
précautions  contre  le  socialisme,  les  vieux  roués  du  régime  parle- 
mentaire firent  admettre  qu'il  en  fallait  prendre  aussi  contre  l'E- 
glise, et,  sous  couleur  de  droit  commun,  on  appuya  le  droit  propre 
de  l'Etat,  dont  le  bras  droit  était  l'Université.  Thiers,  qui  croyait 
la  religion  bonne  pour  le  peuple,  ne  la  croyait  pas  également  né- 
cessaire à  la  bourgeoisie  ;  il  ne  pensait  pas  que  l'Eglise  pût  lier  sa 
cause  à  celle  des  jésuites  ;  enfin  il  réclamait,  pour  l'Etat,  le  droit 
de  frapper  la  jeunesse  à  son  effigie,  et  de  maintenir,  par  le  certifi- 
cat d'études,  sur  l'enseignement  libre,  une  prépotence  inaliénable. 
Ces  prétentions  étaient-elles  une  ruse  de  guerre  et  Thiers  ne  les 
mettait-il  en  avant  que  pour  s'accorder,  par  des  concessions  pré- 
vues, l'embarras  d'en   faire  d'autres  :  on  n'en  sait  rien.  Le  fait  est 

(1)  Yie  de  Mgr  Dupanloup,  t.  I,  p.  493.  f'o  /.:;   \  '  i. 


252  CHAPITRE    VIII 

que  Thiers  sut  inspirer,  àDupanloup,  une  admiration  qiieDupan- 
loup  a  souvent  exprimée  avec  presque  autant  d'emphase  que  son 
biographe  ;  et  qu'il  céda  sur  quelques  points,  à  ses  réquisitions, 
avec  une  facilité  qui  ôte  beaucoup  de  mérite  à  la  victoire.  Ce  que 
lui  accordèrent  les  amis  compromettants  de  l'Eglise  fut,  à  leurs 
yeux,  si  peu  de  chose,  qu'ils  demandèrent  immédiatement  et  ob- 
tinrent sans  délai  une  mitre  pour  ce  prêtre,  qui,  sans  mission  autre 
que  celle  de  son  ami  Falloux,  avait  accepté  de  stipuler  au  nom  de 
l'Eglise,  suivant  ses  opinions  personnelles,  mais  non  suivant  les 
consignes  mille  fois  dictées  par  les  premiers  pasteurs. 

L'œuvre  qui  sortit  des  travaux  de  la  commission,  reposait  sur 
ridée  d'une  transaction  entre  les  diverses  nuances  du  parti  des 
conservateurs  sans  religion  et  le  parti  catholique  représenté  par 
des  hommes  prêts  à  transiger.  On  dit,  pour  s'excuser,  qu'après  la 
spéculation  il  faut  l'action,  et  après  le  combat,  un  traité  de  paix  : 
généralités  vraies,  mais  l'action  doit  garder  les  teintes  de  la  pensée 
spéculative  et  la  paix  ne  doit  pas  trahir  les  raisons  déterminantes 
de  la  guerre.  Quand  le  projet  fut  connu  vers  le  18  juin  1849,  il 
causa,  parmi  les  catholiques  purs,  un  vrai  désillusionnement  ; 
plusieurs  qui  pouvaient  stipuler  pour  eux,  entre  autres  Combalot 
et  Rohrbacher,  posèrent  publiquement  des  réserves  ;  les  évêques 
exprimèrent  confidentiellement  des  alarmes  ;  le  Cor^respondant  ïwi 
même  assez  vif  dans  ses  algarades.  \J Univers,  arrivé  déjà  à  un 
grand  crédit,  rédigé  par  cet  homme  qui  porta  toujours  à  un  si 
haut  degré  le  sens  catholique,  Louis  Veuillot,  devait  aussi,  selon  les 
usages  de  la  presse,  critiquer  le  projet.  La  critique  était  de  droit 
commun  ;  dans  l'espèce,  si  elle  était  juste,  elle  ne  pouvait  être  qu'un 
bienfait,  et,  loin  de  la  craindre,  il  fallait  plutôt  l'appeler  de  ses  dé- 
sirs. Les  libéraux  catholiques  de  la  commission  ne  jugèrent  pas 
ainsi  ;  leur  œuvre  était,  suivant  l'expression  de  Montalembert,  sa- 
crée ;  il  fallait  se  borner  à  l'admiration  et  si  l'on  se  permettait  des 
regrets,  c'était  un  crime  inexpiable.  Un  libéralisme  de  cette  étrange 
espèce  ressemble  beaucoup  au  dilemme  de  Mahomet  :  Crois  ou 
meurs  !  C'est  le  despotisme,  plus  l'hypocrisie. 

«  Le  ministre,  dit  Veuillot,  sachant  que  l'Univers  combattrait  le 


LA   LOI   SUR   LA    LIBERTÉ    d'eNSEIGNEMENT  253 

projet  de  loi,  se  rendit  ciiez  le  rédacteur  en  chçf  ;  et  là,  dans  un 
long  entretien,  fort  calme  de  part  et  d'autre,  chacun  plaida  sa 
cause.  Les  raisons  du  ministre  furent  celles  qu'on  nous  fait  lire  au- 
jourd'hui :  la  situation,  l'esprit  du  temps,  la  nécessité  d'en  finir, 
l'impossibilité  d'obtenir  des  conditions  meilleures.  Le  rédacteur 
opposa  les  arguments  que  le  journal  a  plus  tard  développés  :  — 
On  donnait  aux  catholiques  autre  chose  que  ce  qu'ils  avaient  de- 
mandé. Ils  avaient  demandé  la  liberté,  on  leur  faisait  simplement 
une  petite  part  dans  le  monopole.  Cette  situation  offrirait  de  grands 
périls,  si  plus  tard,  comme  on  pouvait  le  redouter,  l'Université,  en 
ce  moment  jugée  par  ses  fruits,  ressaisissait  son  influence.  Toute 
pensée  de  transaction  étant  un  germe  de  division,  cette  loi,  rejetée 
ou  adoptée,  aurait  pour  effet  certain  de  briser  prématurément  le 
parti  catholique.  Mieux  vaudrait  continuer  le  combat  que  de  finir 
ainsi.  Dans  tous  les  cas,  en  admettant  même  le  principe  du  projet, 
de  graves  améliorations  étaient  nécessaires  ;  il  fallait  combattre 
pour  les  obtenir. 

«  Le  ministre  demandait  si  l'on  avait  pu  raisonnablement  espé- 
rer de  substituer  le  clergé  à  l'Université,  et  de  faire  soudainement 
apparaître  une  soutane  partout  où  il  y  avait  un  frac  ?  Il  appuyait 
sur  la  chimère,  sur  la  témérité  d'une  pareille  entreprise.  On  lui 
répondait  qu'il  s'était  agi  parmi  nous  d'obtenir  la  liberté  d'ensei- 
gnement, la  libre  et  loyale  concurrence,  et  non  pas  le  monopole. 

Il  insistait  sur  une  autre  pensée  :  la  crainte  d'un  double  échec 
pour  les  futures  maisons  religieuses  d'éducation,  si  la  loi  permet- 
tait d'en  multiplier  trop  aisément  le  nombre.  Ou  l'antipathie  des 
parents,  disait-il,  empêchera  qu'elles  se  remplissent  ;  ou  l'incapa- 
cité des  maîtres,  inévitable  dans  ces  commencements  hâtés,  les  fera 
décrier  et  les  videra  promptement.  Il  doutait  qu'il  y  eût  en  France, 
assez  de  parents  catholiques  pour  peupler  les  collèges  catholiques  ; 
et,  d'un  autre  côté,  sans  remarquer  la  contradiction,  il  demandait 
où  Ton  trouverait  assez  de  professeurs  pour  gouverner  ces  collèges 
qui  manqueraient  d'écoliers  ?  L'interlocuteur  du  ministre  répon- 
dait que  les  partisans  de  la  liberté  de  l'enseignement  s'étaient  tou- 
jours sentis  forts  du  vœu  des  familles,  dont  tout  ce  qui  se  passait 


254  CHAPITRE    VIII 

démontrait  la  puissance.  Que  s'il  y  avait  des  catholiques  assez  igno- 
rants de  la  responsabilité  paternelle  pour  refuser  leurs  enfants  aux 
collèges  religieux,  les  incrédules  y  enverraient  les  leurs.  Que  dans 
toute  chose  on  doit  subir  la  difficulté  des  commencements,  et  que 
le  moyen  de  former  un  clergé  enseignant  n'était  pas  de  lui  épar- 
gner plus  longtemps  les  périls  de  l'expérience. 

«  Une  dernière  appréhension  semblait  travailler  l'esprit  du  mi- 
nistre et  le  portait  à  s'applaudir  d'avoir  laissé  l'Eglise  sous  la  main 
de  l'Université  :  il  craignait  que  l'éducation  donnée  par  les  ecclé- 
siastiques ne  répondît  pas  aux  exigences  de  l'esprit  moderne.  Ce 
sentiment  reparait  dans  son  écrit  sur  le  parti  catholique  :  «  11  ne 
suffit  pas,  dit-il,  pour  sauver  une  nation,  que  l'éducation  des  fa- 
milles d'élite  soit  irréprochable  au  point  de  vue  religieux;  il  faut 
aussi  que,  dans  tout  ce  qui  est  légitime,  l'éducation  se  mette  en 
rapport  avec  le  milieu  social  qui  attend  l'homme  au  sortir  de  la 
jeunesse.  Gardons-nous  qu'il  ait  jamais  à  rougir  de  ses  maîtres, 
qu'il  soit  tenté  de  leur  imputer  jamais  son  infériorité  dans  le  bar- 
reau, dans  l'armée,  dans  quelque  carrière  que  ce  soit.  Elever  les 
jeunes  gens  au  XIX^  siècle,  comme  s'ils  devaient,  en  franchissant 
le  seuil  de  l'école,  entrer  dans  la  société  de  Grégoire  VII  et  de 
S.  Louis,  serait  aussi  puéril  que  d'élever  à  Saint-Cyr  nos  jeunes 
officiers  dans  le  maniement  du  bélier  et  de  la  catapulte,  en  leur 
cachant  l'usage  delà  poudre  à  canon  «  (1). 

En  somme,  suivant  la  coutume,  le  catholique  libéral  devenu 
ministre,  servait  plus  les  intérêts  du  libéralisme  que  les  intérêts 
de  la  foi.  Au  fond,  il  se  méfiait  des  catholiques  et  du  clergé  :  il  en  a 
fait  depuis  la  confession  :  il  allait  jusqu'à  leur  prêter,  sur  l'éduca- 
tion, de  pauvres  idées  qui  n'avaient  place  que  dans  son  cerveau. 
A  l'entendre,  c'était  l'intérêt  de  la  religion  et  de  l'Eglise  en  France, 
qu'on  fortifiât,  par  l'accession  des  catholiques,  l'Université...  ma- 
chine formidable,  inventée  par  le  despotisme  pour  mater  la  na- 
tion, mise  en  mouvement  par  le  libéralisme  pour  tenir  en  échec 
l'Eglise  et  la  religion. 

(1)  Veuillot,  Histoire  du  parti  catholique,  dans  le  l^r  vol.  des  Mélanges. 
p.  408. 


LA    LOI    SUR   LA    LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT  255 

LUJnivers,  en  effet,  discuta  le  projet  de  loi.  L[abbé  Dupanloup^ 
dont  le  libéralisme  consistait  à  parler  tout  seul  et  à  soustraire  ses 
actes  à  la  critique,  prétendit  que  la  cause  étant  portée  devant 
l'assemblée,  juge  du  fait  et  devant  l'épiscopat,  juge  du  droit,  le 
silence  était  de  stricte  rigueur.  Veuillot  rejeta  ces  frivolités,  di- 
sant avec  raison  que  la  cause  étant  devant  les  tribunaux,  c'était, 
au  contraire,  le  moment  de  l'éclaircir.  Du  reste,  il  se  bornait  à 
une  loyale  discussion:  «  Nous  n'accusons  pas  nos  amis,  dit-il, 
nous  savons  qu'ils  cèdent  à  des  raisons  puissantes.  La  question  de 
la  liberté  d'enseignement  n'est  bien  comprise  que  des  universi- 
taires et  des  catholiques  en  trop  petit  nombre  qui  ont  livré  pour 
elle  tant  de  combats.  La  majorité  conservatrice  n'y  entend  rien, 
pas  plus  qu'au  péril  qui  la  menace  (1).  Suivant  une  autre  parole 
commune  au  vicomte  de  Melun  et  à  Mgr  Parisis,  tel  était  l'aveu- 
glement des  esprits,  que,  malgré  le  coup  de  tonnerre  de  février, 
on  n'a  pu  rien  faire  inscrire  de  plus  dans  la  loi.  Dès  lors  ses  pré- 
parateurs n'ont  pas  lieu  de  crier  victoire;  puisqu'ils  se  sont  vus 
réduits  à  un  pis-aller,  ils  autorisent  par  là  toutes  les  critiques. 
Confesser  que  le  projet  n'a  pas  pu  être  amélioré  comme  il  le  de- 
vait, c'est  confesser  qu'il  n'était  pas  sans  faute. 

«  Qu'avons-nous  demandé,  toujours  et  unanimement,  ajoute 
Veuillot  ;  la  liberté  !  Que  nous  offre  le  projet,  une  faible  part  du 
monopole.  Le  projet  organise  et  fortifie  le  monopole  ;  il  n'institue 
pas  la  liberté.  Il  donne  au  clergé,  aux  citoyens,  plus  de  facilité 
peut-être  qu'ils  n'en  avaient  pour  créer  des  établissements  univer- 
sitaires  ;  il  ne  permet  ni  à  l'Eglise,  ni  aux  particuliers  de  créer 
des  établissements  réellement  libres.  Dans  l'exposé  des  motifs 
comme  dans  tous  les  exposés  des  motifs  et  rapports  que  nous 
avons  lus  depuis  dix  ans,  il  est  question  de  liberté  ;  dans  les  arti- 
cles, dans  la  pratique,  cette  liberté  n'est  autre  chose  qu'une  com- 
plète et  radicale  absorption.  L'Université  gouverne  les  établisse- 
ments libres,  autorise  les  livres  et  les  méthodes,  confère  les  grades. 
En  outre,   le  projet  ne  reconnaît  le  droit  de  disputer  l'enseigne- 

(1)  Veuillot,  Mélanges,  l'^  série,  t.  V,  p.  399. 


256  CHAPITRE    Vlll 

ment  qu'aux  congrégations  autorisées  par  l'Etat.  Ainsi,  pour  l'ins- 
truction primaire,  point  d'autres  congrégations  que  celles  qui 
existent  et  qui  sont  insuffisantes  ;  pour  l'instruction  secondaire, 
aucune,  sauf  les  Lazaristes,  qui  n'y  sont  pas  spécialement  voués 
et  qui  s'en  occupent  à  peine.  Il  ne  sera  que  trop  facile  de  le  prou- 
ver :  ce  qu'on  nous  offre,  nous  Pavons  toujours  refusé  ;  ce  que 
nous  avons  toujours  demandé,  on  nous  le  refuse.  Dans  la  vaste 
enceinte  du  monopole,  on  trace  un  petit  enclos  dominé  de  toutes 
parts.  On  y  place  des  sentinelles  universitaires,  une  douane  à 
l'entrée  pour  les  livres,  une  douane  à  la  sortie  pour  les  examens, 
on  y  envoie  des  inspecteurs  et  on  nous  dit  :  Plantez-là  votre  dra- 
peau ;  c'est  le  terrain  libre  »  (1). 

Un  peu  plus  loin,  Veuillot  ajoutait  :  «  Nous  avons  demandé  la 
liberté,  rien  de  plus  ;  nous  demandons  la  liberté,  rien  de  moins. 
Comment  se  peut-il  que  la  liberté  d'enseignement,  cette  partie  si 
précieuse  et  si  essentielle  de  la  liberté  religieuse,  paraîtra  aujour- 
d'hui, à  des  catholiques,  avoir  moins  besoin  de  la  plénitude  qu'il  y 
a  dix-huit  mois? La  situation  morale  du  pays  s'est-elle  améliorée  ? 
les  doctrines  que  nous  voulions  combattre  envahissent-elles  moins 
les  consciences?  les  périls  que  nous  voulions  conjurer  sont-ils 
amoindris?  quel  est  celui  de  nos  anciens  arguments  qui  ne  peut 
plus  servir,  et  dont  les  événements,  au  contraire,  n'ont  pas  cen- 
tuplé la  force  ?  En  ce  temps-là,  d'une  voix  unanime,  fidèles  échos 
de  la  grande  voix  de  l'épiscopat,  nous  annoncions  que  les  fruits 
mûrissaient  à  la  chaleur  malsaine  de  l'éducation  universitaire. 
Les  fruits  sont  mûrs,  et  nous  en  goûtons  et  toute  la  France  en  est 
nourrie,  sont-ils  moins  amers  que  nous  ne  l'avions  annoncé?  ». 
Les  partisans  du  nouveau  projet  reprochaient  à  Veuillot  des 
idées  trop  absolues  et  pas  assez  d'esprit  politique  :  «  Plût  à  Dieu, 
répond-il,  qu'on  eût,  en  ce  temps-ci,  plus  d'idées  absolues,  c'est- 
à-dire  plus  de  convictions  et  de  principes  arrêtés  !  Les  convictions 
fermes  croient  à  l'avenir  ;  elles  confient  volontiers  leur  triomphe  à 
la  justice,  à  la  discussion  et  au  temps.  Elles  n'ont  point  recours  à 

(1)  Mélanges,  l^^e  série,  t.  V,  p.  395. 


LA   LOI    SUR    LA   LIBERTÉ    d'eNSEIGNEMENT  257 

la  violence,  elles  ne  se  laissent  point  amoindrir  par  ce  qu'on  ap- 
pelle Vesprit  politique,  c'est-à-dire  l'esprit  de  transaction,  dont  le 
caractère  est  de  combiner  sans  cesse  entre  le  vrai  et  le  faux  de 
mensongères  alliances,  bonnes  à  produire  de  perpétuels  avorte- 
ments. ..  Le  ministère  actuel  nous  offre  sans  doute  le  type  de 
l'esprit  politique.  Son  action  la  plus  claire  consiste  à  faire  au  so- 
cialisme toutes  les  concessions  que  la  révolution  obtenait  du 
dernier  règne.  Il  le  fait  de  la  même  manière,  avec  le  même  résul- 
tat ;  il  sert,  sans  la  satisfaire  la  cause  qu'il  veut  et  qu'il  doit 
combattre  ». 

En  deux  mots,  dans  la  lutte  pour  la  liberté  d'enseignement,  l'é- 
piscopat,  d'une  voix  unanime,  avait  déclaré  qu'il  demandait  pour 
tous  le  droit  de  fonder  des  écoles  absolument  indépendants  des 
écoles  officielles  :  et  on  proposait  un  projet  qui  mettait  tout  l'en- 
seignement sous  la  dépendance  de  l'Etat  et  faisait  de  l'Eglise 
Fauxiliaire  subalterne  de  l'Université.  Au  sujet  de  ce  fameux  es- 
prit de  transaction,  Veuillot  posait  ce  dilemme  véritablement  pro- 
phétique :  «  De  deux  choses  l'une  :  Ou  la  bourgeoisie  tiendra  quel- 
que temps  encore  contre  le  socialisme,  et  dans  ce  cas,  elle  re- 
prendra toutes  ses  allures,  tout  son  orgueil,  toute  son  incrédulité 
et  aussi  tout  son  aveuglement  d'avant  Février.  Victorieuse  des 
hordes  démagogiques,  elle  oubliera  comment  elle  a  failli  se  per- 
dre ;  elle  n'a  jamais  su  comment  elle  pourrait  se  sauver.  Alors 
l'Université,  triomphante  avec  et  par  la  bourgeoisie,  sera  ce  que 
nous  la  connaissons,  ce  qu'elle  a  toujours  été,  ce  qu'elle  ne  veut 
pas  cesser  d'être,  l'ennemie  acharnée  et  persévérante  du  Chris- 
tianisme. Elle  nous  appliquera  le  frein  que  nous  lui  aurons  fourni 
et  que  nous   porterons  sans  murmure  possible,  nous  façonnant 
ainsi  à  la  tyrannie  que  nous  imposeront  tour  à  tour  le  despotisme 
et  l'anarchie.  Ou  la  société  sera  emportée  prochainement  et  quand 
tout  tombera,  l'Université,  qui  restera  debout  parce  qu'elle  est  un 
instrument  de  despotisme  admirablement  combiné,  mais  dont  le 
gouvernement  sera  confié  à  tout  ce  qu'elle  renferme  de  passions 
plus  brutales  et  plus  sauvages,  l'Université  socialiste  respectera- 

t-elle  le  pacte  que  nous  allons  faire  ?  Nous  laissera-t-elle  lutter? 

n 


258  CHAPITRE   VIII 

Assurément  on  n'y  compte  pas.  Où  donc  est  l'avantage  de  cette 
transaction  ?  Pour  quel  gain  abandonnons-nous  nos  principes  et 
sacrifions-nous  ce  que  nous  n'avons  pas  le  droit  de  sacrifier?  Sou- 
venons-nous de  nos  anciens  combats  ?  Et  devant  ces  souvenirs 
toujours  présents,  qu'on  cesse  de  nous  accuser  de  passion  et  d'in- 
justice, d'entêtement  et  de  stupidité,  parce  que  nous  restons  dans 
la  voie  où  ceux  qui  nous  accusent  ont  marché  avec  nous.  Nous 
n'avons  abandonné  personne  ;  on  nous  a  quittés  »  (i). 

C'est  là,  jusqu'à  nous,  toute  l'histoire  de  l'Université.  Sous  Phi- 
lippe, elle  avait  corrompu  la  jeunesse  et  produit  cette  génération 
folle  qui,  en  1848,  épouvanta  le  monde  ;  sous  Napoléon,  avec  la  loi 
de  1858,  renforcée  par  les  décrets  de  1852  et  1854,  aux  applaudis- 
sements de  la  bourgeoisie,  elle  corrompit  cette  génération  qui 
abattit  l'empire.  Aujourd'hui  athée,  franc-maçonne,  socialiste, 
anarchique,  elle  a  détruit  toute  liberté,  proscrit  toute  concurrence 
et  elle  est  en  train  de  proscrire  ceux  qu'elle  juge  capables  de  la 
contredire  ou  de  lui  succéder.  L'Université  de  France,  c'est  l'in- 
carnation du  crime  de  lèse-nation  et  de  lèse-humanité. 

On  devine,  par  ces  critiques,  quel  était  le  projet  Thiers-Dupan 
loup.  On  y  accordait  certainement  à  l'Église  quelques  libertés  et, 
par  les  brèches  faites  au  monopole,  par  les  concessions  faites  à 
l'Église,  le  projet  était  bon.  Mais  on  laissait  subsister  le  principe 
faux  et  despotique  de  l'État  enseignant  ;  on  voilait  seulement  un 
peu  le  rôle  de  l'Université,  en  appelant,  dans  les  conseils  scolaires, 
d'autres  fonctionnaires  que  ceux  de  l'Université,  pêle-mêle  avec 
des  gens  d'Église.  Mais  par  là  même  qu'au  lieu  de  détruire 
l'État  enseignant  on  le  fortifiait  plutôt,  et  qu'au  lieu  de  constituer 
le  droit  d'enseignement,  on  se  bornait  à  obtenir  des  concessions, 
tranchons  le  mot,  des  privilèges  ;  il  s'ensuit  que  les  privilèges  n'of- 
fraient aucune  garantie  de  solidité  et  que,  le  danger  passé,  l'État 
enseignant,  par  un  décret  quelconque,  reprendrait,  quand  il  le 
voudrait,  les  concessions.  En  deux  mots,  le  projet  ne  constituait 
pas  le  droit,  ne  le  reconnaissait  même  pas,  et,  au  moment  où  il 

(1)  Mélanges,  t.  V,  p,  440. 


LA   LOI    SUR   LA   LIBERTÉ    d'eNSEIGNEMENT  259 

faisait  des  concessions,  posait  le  principe  qui  devait  les  détruire. 
Œuvre  malvenue  d'esprits  téméraires,  assez  faibles  pour  croire 
qu'ils  avaient  érigé  un  monument  durable,  assez  fous  pour  inter- 
dire qu'on  leur  découvrit  même  les  vices  de  la  construction. 

L'exemple  de  V Univers  montre  qu'on  ne  s'en  fît  pas  faute.  Louis 
Yeuillot  exprimait  sans  ménagement  et  sans  amertume  l'opinion 
des  évêques  et  des  catholiques  ;   prompts  à  saisir  une    liberté  si 
longtemps  attendue,  ils  ne  se  résignaient  pas  à  la  recevoir  dans 
des  conditions  telles  qu'elle  ne  semblait  pas  un  remède  suffisant 
aux  lacunes  et  aux  exigences  de  la  législation  existante,  ni  une 
assurance  sérieuse  contre  les  rigueurs  de  l'avenir.  Les  Hérodote^ 
échauffés  du  libéralisme,  l'abbé  Lagrange,  Paul  Thureau-Dangin 
et  le  pauvre  évêque  de  Nîmes,  presque  aussi  faux  qu'un  Grec  en 
histoire,  ont  l'air  de  dire  que  V Univers  seul  critiqua  les  élucubra- 
lions  du  comité  Thiers-Dupanloup.  Quand  cela  serait,  où  serait  le 
mal,  et  depuis  quand  la  critique  est-elle  interdite?  mais  la  vérité 
vraie,  c'est  que,  même  dans  leur  entourage,  les  triumvirs  Falloux^ 
Dupanloup  et  Montalembert  rencontraient  des  résistances.  Le  P. 
Lacordaire  n'épargnait  même  pas  les  récriminations  à  Montalem- 
bert ;  le  P.  de  Ravignan^  qui  avait  présenté  une  note  confidentielle 
contenant  des  réclamations  que  la  commission  refusa  d'admettre, 
eut  à  se  justifier  près  du  général  de  la  compagnie,  de  son  adhésion 
trop  empressée  à  l'œuvre  de  la  transaction  ;  comme  s'il  apparte- 
nait aux  fils  de  Loyola  de  venir  jamais  en  aide  aux  fils  de  Voltaire; 
Dupanloup,   dans  VAmi  de  la  Religion,  défendit  son  œuvre  avec 
l'art  qu'il  y  savait  mettre,  insistant  sur  les  avantages,  silencieux 
sur  les  périls.  Mais  comme  il  sentait  le  côté  faible  de  sa  situation^ 
il  se  prit  à  faire  ce  qu'il  fera  souvent  désormais  :  il  adressa  des 
lettres  confidentielles  aux  évêques  et  rédigea  un  mémoire  au  pape. 
Par  les  lettres  aux  évêques,  à  défaut  de  raisons,  il  voulait  se  faire 
des  patrons,  et  lui  qui  parlait  toujours  de  concilier,  il  ne  voyait 
pas  que,  très  pacifique  envers  ceux  du  dehors,  il  semait  la  division 
dans  le  camp  catholique.   Dans  son  mémoire  au  pape,   fidèle  à 
sa  stratégie  de  journaliste,  il  émettait  encore  ce  paralogisme  que 
le  projet,  odieux  aux  radicaux,  devait,  par  contre,  être  agréable 


260  CHAPITRE    VIÏI 

à  tous  les  orthodoxes,  comme  si  les  uns  et  les  autres  ne  pouvaient 
pas  avoir  raison  dans  leurs  plaintes.  Le  ministre  envoya  au  Pape 
un  exprès  pour  appuyer  le  projet.  D'autres  tentatives,  en  vue  con- 
traire, furent  faites  à  Rome,  par  un  certain  nombre  d'évêques, 
Rome  resta  sourde  à  toutes  ces  instances. 

Les  thuriféraires  du  libéralisme.,  pour  innocenter  les  catholiques 
libéraux  engagés  et  même  compromis  dans  cette  bagarre,  n'ont 
pas  manqué  de  dire  que  le  projet  de  loi  avait  donné  une  certaine 
liberté  d'enseignement;  qu'à  la  faveur  de  cette  liberté,  un  grand 
nombre  de  collèges  s'étaient  établis:  que  dans  ces  collèges,  une 
jeunesse  catholique  s'était  formée  pour  le  combat  et  que  nous  lui 
devions,  dans  les  luttes  présentes,  nos  meilleurs  appuis.  Les  ad- 
mirateurs posthumes  oublient  que  la  loi  ne  fut  pas  ce  qu'était 
le  projet.  Après  le  travail  de  la  commission  extra-parlementaire, 
la  Chambre  nomma  une  commission  composée  d'éléments  moins 
hétérogènes  et  qui  s'avança  plus  franchement  dans  la  voie  de  la 
liberté.  Le  second  projet,  sans  remanier  profondément  le  premier, 
«  donnait,  dit  Victor  ïMerre,  à  la  plupart  des  réclamations  émises 
par  les  catholiques  des  satisfactions  plus  précises.  Il  reconnaissait 
aux  associations  le  droit  de  fonder  des  écoles  libres  ;  il  admettait 
aux  fonctions  d'inspecteur  d'académie  les  chefs  d'établissements 
libres;  il  limitait  l'inspection  sur  cette  classe  d'établissements  à  la 
moralité,  au  respect  de  la  constitution  et  des  lois  et  à  l'hygiène  ; 
il  organisait  les  écoles  de  filles  et  les  salles  d'asiles,  omises  à  des- 
sein ou  plutôt  réservées  par  le  projet  ministériel  ;  pour  les  institu- 
trices appartenant  aux  congrégations  religieuses  reconnues  par 
l'État,  la  lettre  d'obédience  tiendrait  lieu  de  brevet.  En  matière 
d'instruction  secondaire,  la  capacité  devenait  la  règle  :  l'indignité 
seule  composait  la  liste  des  incapacités  ;  d'où  résultait  cette  con- 
séquence que  les  corporations  religieuses  rentraient  dans  le  droit 
commun  de  la  capacité  générale.  Le  certificat  d'études  (art.  69) 
était  supprimé.  Les  petits  séminaires  existants  étaient  maintenus  ; 
ils  restaient  soumis  à  la  surveillance  de  l'État,  et  il  n'en  pouvait 
être  établi  de  nouveaux  sans  l'autorisation  du  gouvernement.  Un 
ancien  pair  de  France,  M.  Beugnot,  chez  qui  des  apparences  exté- 


LA    LOI    SUR   LA   LIBERTÉ    D'eNSEIGNEMENT  261 

Heures  de  scepticisme  s'étaient  alliées  depuis  longtemps  à  dos 
convictions  trop  fermes  sur  la  liberté  de  Fensei'gnement,  déposa, 
le  6  octobre,  un  rapport  qui  commentait  avec  clarté  et  non  sans 
audace  les  parties  les  plus  délicates  du  projet  de  loi  (1)  ». 

Sur  ces  entrefaites,  les  affaires  de  Rome  retardèrent  la  présenta- 
tion de  la  loi  et  amenèrent  la  chute  du  ministère.  Le  projet  fut 
renvoyé  au  Conseil  d'Etat  qui  l'amenda  dans  le  but  du  retour  au 
monopole  de  l'Université.  Le  nouveau  ministre,  Esquirou  de  Pa- 
rieu,  abolit,  par  décret,  le  certificat  d'étude  et  présenta  une  loi 
provisoire  pour  remettre  à  la  discrétion  des  préfets,   les   maîtres 
d'école  devenus  agents  du  socialisme.  Enfin,  le  14  janvier  1850, 
commença  la  discussion  générale  :  dans  cette  première  joute,  les 
orateurs  et  les  systèmes  se  donnèrent  carte  blanche.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  écarta  le  droit  des  pères  de  famille,  maintint   les 
prérogatives  de  l'Université  et,  tout  en  proclamant  la  liberté,  dé- 
fendit le  monopole.  Yictor  Hugo,  Crémieux,  Pascal-Duprat  affec- 
tèrent de  ne  voir,  dans  le  projet,    qu'obscurantisme  et  réaction, 
mots  vulgaires,  bons  pour  de  plats  déclamateurs.  Un  universitaire 
catholique,  Wallon,  défendit  l'Université  tout  en  réclamant  la  con- 
currence. Mgr  Parisis  exprima  les  scrupules  de  l'épiscopat,  hostile 
au  projet  Dupanloup  ;  il  eût  préféré  la  liberté  pure  et  simple  à  ce 
système  de  fusion  où  l'élément  catholique  venait  renforcer  l'Uni- 
versité. Accusés  tous  deux,  Thiers  et  Montalembert  défendirent 
tous  deux  le  projet,  l'un,  contre  ses  amis  de  l'Université,  l'autre, 
contre  ses  compagnons  de  lutte.  Thiers  démontrait  aisément  que 
le  projet  maintenait  l'Université  dans  ses  prérogatives  et  même  la 
fortifiait  :  quant  à  la  liberté  accordée  aux  autres  citoyens,  même 
aux  jésuites,  il  l'avait  trouvée  dans  la  Constitution  et  s'était  borné 
à  la  reconnaître   loyalement.   «  Oui,   disait-il  éloquemment,  en 
présence  des  dangers  qui  menacent  la  société,  j'ai  tendu  la  main 
à  ceux  qui  m'avaient  combattu  ;  ma  main  est  dans  la  leur  ;  elle  y 
restera,  j'espère,  pour  la  défense  commune  de  cette  société  qui 
peut  vous  être  indifférente,  mais  qui  nous  touche  profondément  ». 

(1)  Histoire  de  la  révolution  c/d.l848,  t.  Il,  p.  803. 


262 


CHAPITRE   VIII 


Montalembert,  répondant  à  VUnivers  et  aux  évêques  dont  il  était 
l'organe,  appuyait  sur  l'idée,  qu'il  n'abandonnera  plus,  delà  con- 
ciliation avec  les  libéraux  qu'il  combattait  la  veille.  «  Certes,  di- 
sait-il, ces  hommes  ne  croient  pas  tout  ce  que  nous  croyons  ; 
certes,  ces  hommes  ne  veulent  pas  tout  ce  que  nous  voulons.  Non, 
certes,  je  ne  leur  décerne  ni  cet  éloge,  ni,  ce  qui  serait  à  certains 
yeux,  cette  injure  ;  mais  ils  croient  aujourd'hui  au  péril  qu'ils 
niaient  jadis  et  que  nous  signalions  d'avance  ;  ils  veulent  comme 
nous  un  remède  à  ce  péril  ;  ils  veulent  le  salut  de  la  société,  et  ils 
nous  ont  invités  à  y  travailler  avec  eux...  Messieurs,  on  fait  la 
paix  le  lendemain  d'une  victoire,  on  fait  la  paix  le  lendemain 
d'une  défaite  ;  mais  on  la  fait  surtout,  selon  moi,  le  lendemain 
d'un  naufrage.  Eh  !  quoi  donc  !  nous  nous  retrouvions  ensemble 
sur  cette  frêle  planche  qui  nous  sépare  à  peine  de  l'abîme.  Fallait- 
il,  sans  nécessité  impérieuse,  recommencer  la  lutte  de  la  veille  ? 
Fallait-il  repousser  la  main  que  tout  naturellement  nous  étions 
portés  à  nous  offrir  l'un  à  l'autre?  Fallait-il  ressusciter  toutes  les 
récriminations,  tous  les  ressentiments,  même  les  plus  légitimes? 
Non,  je  ne  l'ai  pas  pensé,  je  ne  l'ai  pas  voulu,  je  ne  l'ai  pas  fait  : 
je  ne  m'en  repens  pas  ».  —  Non,  il  ne  s'agissait  pas  de  se  battre 
sur  la  planche  qui  séparait  de  l'abîme,  mais,  en  présence  de  l'a- 
bîme  qu'elles  avaient  creusé,  de  réprouver  les  doctrines  et  les 
institutions  responsables  de  ces  catastrophes.  En  présence  de  tant 
de  ruines  amnistier  et  même  fortifier  l'Université,  c'était  plus 
qu'un  crime,  c'était  une  sottise. 

*  A  la  seconde  délibération,  il  n'était  plus  question  des  principes, 
mais  des  détails  de  la  loi.  Alors  surgit  la  grosse  question  des  con- 
grégations non  autorisées^  mises  à  l'écart  par  le  projet  Dupanloup. 
Les  membres  de  la  commission  parlementaire  n'avaient  pas  dissi- 
mulé leur  dessein  de  relever,  de  leur  prétendue  incapacité,  les 
congrégations  religieuses,  surtout  les  jésuites.  Leurs  succès  pas- 
sés dans  l'enseignement,  la  forte  discipline  de  leur  ordre,  des 
méthodes  éprouvées  par  le  succès,  les  désignaient  comme  devant 
profiter  plus  largement  que  tout  autre  de  la  liberté  reconquise. 
Mais  plus  leur  aptitude  était  notoire,  plus  était  grande  la  crainte 


LA   LOI    SUR    LA    LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT  263 

de  les  voir  s'assurer  la  prépondérance.  Cependant,  par  un  heureux 
retour  d'opinion,  les  jésuites  paraissaient  n'avoir  pour  ennemis 
que  les  représentants  d'extrême  gauche,  ennemis  par  ailleurs  de 
toutes  les  institutions  sociales;  quant  aux  libéraux  du  dernier 
règne,  ils  avaient  changé,  sinon  d'avis,  du  moins  d'attitude. 
Malgré  cet  oubli  des  rivalités  anciennes,  le  rapport  du  faible  comte 
de  Falloux  avait  biaisé  sur  la  question  en  l'écartant.  Le  comte 
Beugnot  n'eut  pas  de  ces  timidités,  qui,  sous  couleur  de  modéra- 
tion, équivalent  à  des  trahisons.  Pour  l'instruction  primaire,  le 
rapporteur  reconnaissait  aux  communes,  le  droit  de  choisir  parmi 
les  congrégations  religieuses  même  non  reconnues  par  l'Etat.  Pour 
l'instruction  secondaire,  voici  comment  il  s'exprimait:  «Les  mem- 
bres des  congrégations  religieuses  non  reconnues  par  l'Etat  pour- 
ront-ils ouvrir  ou  diriger  des  établissements  secondaires,  ou  y 
professer?  La  réponse  ne  peut  être  douteuse.  Nous  réglons  l'exer- 
cice d'un  droit  public,  à  la  jouissance  duquel  sont  appelés /ows  les 
citoyens,  sans  autre  exception  que  ceux  dont  l'immoralité  a  été 
déclarée  par  un  arrêt  de  justice.  Nous  disons  avec  le  rapporteur 
du  projet  de  loi  présenté  à  l'Assemblée  constituante  :  «  La  Répu- 
blique n'interdit  qu'aux  ignorants  et  aux  indignes  le  droit  d'en- 
seigner. Elle  ne  connaît  pas  les  corporations  ;  elle  ne  les  connaît 
ni  pour  les  gêner,  ni  pour  les  protéger;  elle  ne  voit  devant  elle 
que  des  professeurs...  ».  Ainsi  donc,  nul  doute,  d'après  le  projet 
de  loi,  les  membres  des  associations  religieuses  non  reconnues, 
dans. lesquels  nous  ne  voyons  nous  aussi  que  des  citoyens  aux- 
quels nul  n'a  le  droit  de  demander  ce  qu'ils  sont  devant  Dieu  et 
leur  conscience,  jouiront  de  la  faculté  d'enseigner,  parce  que  cette 
faculté  est  un  droit  civil  et  qu'ils  possèdent  tous  les  droits  de  ce 
genre.  » 

Les  montagnards  rééditèrent,  contre  les  jésuites,  toutes  les  vieil- 
les et  imbéciles  calomnies  du  XVIII®  siècle.  Mgr  Parisis  revendi- 
qua la  défense  des  jésuites,  comme  celle  de  fils  dévoués  et  disci- 
plinés de  l'Eglise,  affirmant,  dans  une  certaine  mesure,  la  solida- 
rité de  leur  cause  avec  celle  des  évêques.  «  Pour  nous,  dit-il, 
prêtres  séculiers,  qui  voyons  dans  le  clergé  régulier  de  tout  ordre, 


264  CHAPITRE   VIII 

jésuites,  bénédictins,  dominicains,  peu  importe,  des  amis  qui  nous 
honorent  et  des  frères  qui  nous  assistent,  jamais  nous  ne  consen- 
tirons à  les  livrer  comme  rançon  des  avantages,  quels  qu'ils  soient, 
que  la  loi  pourrait  nous  permettre  ».  Quand  l'évéque  eut  parlé, 
un  autre  homme  se  leva,  c'était  Thiers,  le  député  qui,  le  3  mai 
1845,  avait,  par  un  ordre  du  jour,  provoqué  la  dispersion  des 
jésuites.  Tout  en  écartant  les  vieilles  calomnies  discréditées  par 
un  sot  usage,  il  ne  prit  pas  directement  la  défense  de  la  compa- 
gnie ;  mais  s'abrilant  derrière  la  constitution  républicaine,  à  ceux 
qui  l'ont  votée  il  demande  comment  ils  accordent  la  liberté  d'en- 
seignement qu'elle  proclame,  avec  l'exclusion  d'une  classe  de 
citoyens  qu'ils  exigent  ;  comment,  en  dehors  des  conditions  légales 
de  capacité  et  de  moralité,  ils  osent  en  réclamer  d'autres;  com- 
ment, en  un  mot,  la  loi  organique  pourra  prononcer  une  interdic- 
tion là  où  la  constitution  a  prononcé  la  liberté.  «  Il  faut,  dit-il, 
qu'il  n'y  ait  ici  aucun  doute,  aucune  obscurité.  Un  individu,  laïque 
ou  ecclésiastique,  se  présente.  Ces  deux  preuves  exigées  par  lui 
faites,  il  n'y  a  plus  rien  à  lui  demander.  S'il  porte  la  robe  de  prê- 
tre, on  ne  peut  lui  demander  s'il  appartient  à  telle  ou  telle  con- 
grégation. Cela  ne  se  peut  pas.  Et,  tout  en  ajournant  à  une  loi 
ultérieure  la  question  des  congrégations  religieuses,  l'orateur  lais- 
sait encore  pressentir  que  la  constitution  ayant  inscrit,  au  corps 
du  droit,  le  droit  de  s'associer,  il  serait  impossible,  surtout  aux 
républicains,  de  le  refuser  aux  jésuites  sans  inconséquence.  Leurs 
successeurs,  il  faut  le  dire  bien  haut,  n'ont  pas  reculé  devant  ces 
impossibilités  illogiques  et  abominables  ;  et  parce  que  le  rejet  de 
l'article  7  des  lois  Ferry  a  maintenu  aux  jésuites  le  droit  d'ensei- 
gner en  France,  ce  lâche  parti  n'a  pas  reculé  devant  la  proscrip- 
tion des  jésuites,  seul  moyen  qui  restait  à  sa  passion  de  les  frus- 
trer du  droit  d'enseignement.  Exclure  de  France  un  homme  qui  a 
le  droit  d'enseigner  en  France,  c'est  deux  fois  violer  la  loi  et  cou- 
ronner le  cynisme  par  le  banditisme. 

Enfin  la  loi  fut  votée  le  15  mars  et  publiée  au  Mow?^ewr  après 
douze  jours  de  silence  politique.  L'abbé  de  Casalès,  qui  avait  ex- 
posé les  doutes  et  les  alarmes  de  quelques  évoques,  notamment 


LA    LOI    SUR    LA    LIBERTÉ  D  ENSEIGNEMENT  265 

du  vieil  évêque  de  Chartres,  publiquement  et  chaudement  hostile 
au  projet  Falloux,  avait  voté  contre  la  loi.  Mgr  Parisis,  favorable 
à  la  loi,  dans  les  limites  tracées  par  ses  discours,  s'était  abstenu 
pour  ne  pas  paraître  blâmer  l'opposition  connue  de  plusieurs  de 
ses  collègues  dans  l'épiscopat.  Quelques  jours  après,  il  publiait 
un  commentaire  éminemment  favorable  à  la  loi  ;  il  en  notait  les 
inconvénients  ;  il  en  faisait  ressortir  les  avantages  incontestables, 
plusieurs  inespérés.  Entre  la  liberté  absolue,  qui  n'était  ni  admis- 
sible, ni  désirable,  et  une  liberté  privilégiée  que  la  Constitution 
ne  comportait  pas,  l'évêque  de  Langres  ne  croyait  possible  qu'une 
liberté  limitée,  où  les  entraves,  selon  notre  prélat,  ne  devaient 
être  que  nominales  sous  la  république,  mais  bientôt  réelles  sous 
l'empire.  Le  grand  évêque  ne  s'était  pas,  au  surplus,  trop  illu- 
sionné sur  les  chances  d'avenir  ;  il  n'était  pas  de  ceux  qui  se 
laissent  amadouer  par  des  compliments  et  surprendre  par  des 
artifices. 

Dans  sa  pensée  très  réfléchie,  l'Etat  français  se  rapprochait  de 
la  religion  ;  il  en  résultait,  non  pas  le  mélange  des  doctrines,  ni  la 
consécration  des  écoles  mixtes  ;  mais,  dans  les  conseils  scolaires, 
le  mélange  des  évêques  avec  les  hérétiques  et  les  libres-pen- 
seurs. L'Eglise  par  là  se  trouvait  associée,  non  pas  à  la  politique, 
mais  au  gouvernement.  En  retour,  la  liberté  d'enseignement  était 
donnée  :  l»  en  général  ;  2^  aux  pensionnats  primaires  ;  3*^  à  l'édu- 
cation des  filles,  par  l'admission  des  lettres  d'obédience  ;  4«  à  tous 
les  établissements  pour  les  sous-maîtres  ;  3°  aux  communes  ;  6"  aux 
départements.  En  ce  qui  concerne  la  religion,  la  loi  reconnaît: 
1*^  aux  supérieurs  des  congrégations  religieuses,  le  droit  de  pré- 
senter directement  les  instituteurs  communaux  ;  2»  aux  curés,  le 
droit  de  surveillance  sur  les  instituteurs  ;  3° à  tout  prêtre  non  inter- 
dit le  droit  de  tenir  une  école  primaire  ;  4^  aux  membres  des  con- 
grégations religieuses  non  reconnues  et  précédemment  proscrites, 
le  droit  de  se  livrer  à  l'enseignement  secondaire  sous  les  condi- 
tions communes  ;  5°  aux  petits  séminaires,  le  droit  commun,  par 
l'abolition  complète  des  ordonnances  de  1828,  sous  la  condition 
de  la  surveillance.  En  résumé,  la  loi  :  1°  détruisait  l'obligation  de 


266  CHAPITRE    VIII 

l'autorisation  préalable  ;  2°  réduisait  à  des  conditions  modérées 
les  garanties  de  moralité  et  de  capacité  exigées  par  la  constitu- 
tion ;  3*^  supprimait  l'injuste  exigence  du  certificat  d'études; 
4°  admettait  tous  les  Français,  en  matière  d'enseignement,  aux 
bénéfices  du  droit  commun  ;  5»  concédait  implicitement  aux  supé- 
rieurs de  communautés  le  droit  de  nommer  directement  aux 
écoles  primaires  communales;  6"  donnait,  sous  des  conditions 
faciles  à  remplir,  le  droit  d'ouvrir  des  pensionnats  d'instruction 
primaire  ;  7°  mettait  la  lettre  d'obédience  au  niveau  du  brevet  de 
capacité  ;  8«  conférait  un  droit  aux  ministres  du  culte,  et  9°  dé- 
livrait le  petit  séminaire  des  obligations  anciennes  quant  au  cos- 
tume ecclésiastique,  à  l'admission  des  externes  et  au  chilTre  des 
élèves.  Et  puisqu'on  ne  pouvait  solliciter  une  liberté  illimitée, 
puisqu'on  ne  devait  point  admettre  une  liberté  privilégiée,  il 
fallait,  dans  la  nécessité  d'une  restriction,  accepter  autant  cette  loi 
qu'une  autre. 

Mais  sur  la  part  faite  à  l'Etat,  même  avec  les  restrictions  de  la 
loi,  l'évêque  de  Langres  ne  prend  pas  si  aisément  son  parti  : 
«  L'enseignement  de  l'Etat,  dit-il,  maintenu  dans  toutes  ses  insti- 
tutions publiques  et  dans  tous  ses  privilèges  financiers,  mais  le 
gouvernement  de  cet  enseignement  officiel  profondément  modifié 
dans  le  personnel  de  toutes  les  autorités  qui  lui  sont  préposées  ; 
—  l'Etat  ayant  la  présidence  de  tous  les  conseils  et  la  partie  exe- 
cutive de  toutes  les  afi"aires,  mais  n'enseignant  pas  et  ne  pouvant, 
quant  à  l'enseignement  donné  en  son  nom,  sortir  des  limites  qui 
lui  sont  tracées  par  un  conseil  supérieur,  dont  nous  parlerons 
plus  tard,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  part  qui  doit  être  faite  au 
clergé  ;  l'Etat  pénétrant  par  sa  seule  surveillance  dans  l'enseigne- 
ment libre  pour  veiller  aux  intérêts  de  la  société,  et  l'Eglise  péné- 
trant dans  l'enseignement  de  l'Etat  pour  y  assurer  la  pureté  des 
croyances  et  la  liberté  religieuse  :  voilà  tout  ce  système  d'ensem- 
ble que  l'on  a  appelé  (transaction,  alliance,  concordat,  et  qui,  de 
quelque  nom  qu'on  l'appelle,  est  certainement  le  plus  mauvais 
côté  de  la  loi. 

«  Cependant  de  toutes  ces  considérations  réunies  peut-on  con- 


LA    LOI    SUR    LA    LIBERTÉ    d'eNSEIGNEMENT  267 

dure,  comme  on  l'a  objecté,  que  la  loi  consacre,  fortifie,  agrandit 
le  fatal  système  de  l'Etat  enseignant  ? 

<«  La  loi  ne  le  consacre  pas,  puisqu'au  contraire  elle  le  change, 
puisqu'elle  substitue,  au  moins  en  partie,  la  société  à  l'Etat,  et 
puisqu'elle  donne  à  l'Eglise  une  participation  à  la  direction  même 
de  l'enseignement  officiel,  surtout  en  lui  reconnaissant  son  droit 
sacré  sur  les  doctrines  religieuses,  quelque  part  qu'elles  se  trou- 
vent. 

«  La  loi  ne  le  fortifie  pas,  puisqu'au  lieu  d'une  Université  indé- 
pendante et  dominant  tout,  nous  n'aurons  plus  qu'un  enseignement 
de  l'Etat  surveillé,  contrôlé,  etjusqu'à  un  certain  point  dirigé  par 
toutes  les  forces  sociales. 

«  La  loi  ne  l'agrandit  pas,  puisqu'elle  lui  retranche  tout  ce  qu'elle 
donne  à  la  liberté  et  tout  ce  qu'elle  laisse  à  l'action  de  l'Eglise.  » 

Précédemment  Tévêque  avait  dit  :  «  Ce  n'est  pas  la  justification 
de  la  loi  que  nous  exprimons  ici,  c'est  simplement  l'histoire  de  ce 
qui  s'est  dit  et  fait.  Nous  soutenons  qu'on  aurait  pu  atteindre  le 
même  but  sans  des  moyens  aussi  compliqués,  sans  cette  espèce 
de  gouvernement  nouveau  dont  les  éléments  sont  en  eux-mêmes 
antipathiques,  dont  les  frais  un  jour  seront  énormes  ;  qui  tend  à 
soumettre  les  intérêts  délicats  de  l'enseignement  à  la  domination 
inintelligente  et  impitoyable  de  la  bureaucratie  ;  qui,  maintenant, 
il  est  vrai,  ne  prétend  dominer  que  l'enseignement  public  ;  qui, 
d'ailleurs,  est  tempérée,  comme  nous  l'avons  dit,  par  l'introduc- 
tion de  ce  qu'il  est  convenu  d'appeler  les  forces  vives  de  la  société, 
mais  qui.  par  sa  nature,  par  ses  antécédents,  par  ses  habitudes, 
tendra  toujours  à  envahir  le  domaine  de  la  liberté. 

«  Non,  cela  n'était  pas  nécessaire.  La  surveillance  confiée  aux 
autorités  locales  ordinaires,  les  délits  réprimés  par  les  tribunaux 
communs,  des  jurys  d'examen  représentant  tous  les  intérêts  de 
manière  à  garantir  l'impartialité  pour  tous,  sans  autres  conditions 
de  moralité  que  celles  que  l'on  nous  propose,  tel  pouvait  être,  et, 
selon  nous,  tel  devait  être  le  cadre  de  la  loi  (1).  ^ 

(1)  La  vérité  sur  la  loi  de  l'enseignement,  p.  36  et  38. 


2b»  CHAPITRE   VIII 

Mgr  Parisis  avait  parlé  ;  les  évêques,  malgré  les  bruits  qui  en 
avaient  couru,  n'avaient  pas  marqué  d'hostilité  publique  ;  trois  ou 
quatre  seulement  ne  dissimulèrent  pas  la  persistance  de  leur  op- 
position. Un  document,  émané  de  la  cour  de  Rome,  vint  d'ailleurs 
rassurer  les  consciences  :  il  ne  donnait  pas,  à  la  loi,  ce  cachet  d'ex- 
plicite approbation  qu'on  eût  désiré,  il  lui  ôtait  du  moins  l'aspect 
d'un  concordat  arbitrairement  signé  entre  TEglise  et  l'Etat  par  des 
négociateurs  sans  titre.  Le  15  mai,  Mgr  Fornari,  nonce  apostoli- 
que, adressa  aux  évêques  de  France  une  circulaire  dans  laquelle 
il  rappelait  que  «  si  l'Eglise  est  loin  de  donner  son  approbation 
à  ce  qui  s'oppose  à  ses  principes  et  à  ses  droits,  elle  sait  assez  sou- 
vent, dans  rintérét  même  de  la  société  civile,  supporter  quelques 
sacrifices  compatibles  avec  son  existence  et  ses  devoirs,  pour  ne 
pas  compromettre  davantage  les  intérêts  de  la  religion  et  lui  faire 
une  condition  plus  difficile  ».  En  conséquence,  il  recommandait 
«  l'union  d'action  dans  le  clergé  »  ;  il  comptait  «  sur  le  bon  vou- 
loir du  gouvernement  »  ;  il  exprimait  l'espoir  que  «  ceux  du  res- 
pectable corps  épiscopal,  qui,  par  le  choix  de  leurs  collègues,  diri- 
geront dans  le  conseil  de  l'instruction  publique,  par  leur  zèle  et 
leur  autorité  comme  par  leur  doctrine  et  leur  prudence,  sauront 
dans  toutes  les  circonstances  défendre  avec  courage  la  loi  de  Dieu 
et  de  l'Eghse,  sauvegarder  de  toute  l'énergie  de  leur  âme  les  doc- 
trines de  notre  sainte  religion  et  appuyer  de  toutes  leurs  forces  un 
enseignement  pur  et  sain  ». 

h' Univers  enregistra  la  lettre  du  nonce  :  «  Plus  notre  opposition 
à  la  loi,  écrivait-il  quelques  jours  plus  tard,  a  été  vive  et  persévé- 
rante, plus  il  nous  importe  qu'aucun  nuage  ne  puisse  s'élever  sur 
la  sincérité  et  l'intégrité  de  notre  soumission  aux  directions  du 
vicaire  de  Jésus-Christ.  »  C'était  remplir  dignement  son  devoir 
jusqu'à  la  fin.  Tant  qu'il  avait  fallu  combattre,  le  journal  avait 
vaillamment  fait  usage  de  ses  armes  et  déployé  son  drapeau  ;  il 
avait  rempli  le  devoir  du  soldat  qui,  par  les  prouesses  de  ses  coups 
d'épée,  rend  plus  faciles  les  négociations  des  diplomates  et  plus 
larges  les  concessions  des  politiques.  A  ce  titre,  V Univers,  par  son 
opposition  décidée  et  par  la  puissance  de  ses  raisons,  avait  contri- 


LA   LOI    SUR   LA   LIBERTÉ    D'eNSEIGNEMENT  269 

bué,  pour  une  grande  part, à  améliorer  le  projet  Thiers-Dupanloup. 
Ce  service  lui  attira  une  vive  et  longue  haine  ;  il  n'était  qu'un  titre 
de  plus  à  la  reconnaissance.  Une  haine,  si  injuste  et  si  déclarée, 
prouve  au  moins  qu'en  fagottant  le  projet  extra-parlementaire, 
les  fagotteurs  s'occupaient  moins  de  bienfait  à  produire,  que  de 
principes  à  préconiser.  On  prenait  position. 

Lorsque  le  ministre  pria  les  évéques  d'élire  quatre  de  leurs  col- 
lègues pour  le  conseil  supérieur,  presque  tous  déférèrent  à  cette 
invitation  ;  tous  aussi  s'empressèrent  de  procéder  à  l'exécution  de 
la  loi.  La  loi  de  1850,  grâce  aux  concessions  faites  à  l'Eglise,  rendit 
de  précieux  services  à  la  France  ;  mais  par  le  faux  principe  de 
l'Etat  enseignant,  elle  fut  bientôt  blessée  dans  son  économie  et  à 
la  fin  réduite  à  l'état  de  ruine.  C'est  sur  le  double  principe  du  droit 
naturel  des  pères  de  famille  et  du  droit  surnaturel  de  l'Eglise 
qu'eût  dû  se  fonder  une  loi  libérale  de  l'instruction  publique.  On 
se  sauve  par  des  principes  ;  par  des  concessions  et  des  transac- 
tions, on  ne  peut  que  s'énerver  et  courir  à  la  défaite. 

«  Il  est  commun,  écrivaitle  vicomte  de  Bonald,  d'entendre  blâmer 
les  emportements  de  quelques  sages  du  dernier  siècle.  Mais,  en 
même  temps,  on  rejette  par  forme  de  compensation,  les  doctrines 
opposées,  comme  un  autre  extrême  qu'il  faut  éviter.  Les  opinions 
qu'on  décore  du  nom  de  modérées  sont  commodes,  parce  qu'elles 
sont  toutes  faites,  et  que,  pour  trouver  le  point  où  il  faut  s'arrê- 
ter, il  suffit  de  se  tenir  à  égale  distance  des  deux  autres.  Les  opi- 
nions modérées  et  qui  ne  sont  que  mitoyennes,  s'accommodent 
d'elles-mêmes  aux  esprits  moyens  et  médiocres,  comme  les  partis 
moyens  aux  caractères  faibles.  Les  bons  esprits  savent  que  la  vé- 
rité est  absolue  ;  qu'elle  n'est  pas,  comme  une  quantité,  suscepti- 
ble de  plus  ou  de  moins,  qu'elle  est  ou  qu'elle  n'est  pas  et  qu'elle 
redoute  moins  les  ennemis  que  les  neutres.  »  Il  faut  peser  ces  pa- 
roles ;  elles  tirent  l'horoscope  des  concessions  faites  au  principe 
révolutionnaire  de  l'Etat  enseignant.  En  ce  qui  concerne  la  reli- 
gion, l'enseignement,  d'ennemi  qu'il  était,  devint  neutre  ;  mais  si 
la  partie  ecclésiastique  resta  neutre,  la  partie  universitaire  resta 
ennemie,  ennemie  sourde,  hypocrite  pour  un  temps,  d'autant 
plus  âpre,  après  quelques  années,  à  refaire  sa  tyrannie. 


CHAPITRE  IX 


LA  QUESTION   DES   CLASSIQUES. 


Après  la  promulgation  de  la  loi  sur  l'enseignement  secondaire, 
la  question  des  classiques  venait  à  Tordre  du  jour.  Cette  question 
n'était  pas  nouvelle  :  elle  avait  été  discutée  récemment  par  plu- 
sieurs publicistes  autorisés  ;  elle  avait  été  entrevue  plutôt  qu'ap- 
profondie, depuis  longtemps,  par  un  grand  nombre  d'esprits  sé- 
rieux ;  à  vrai  dire,  elle  était  posée  depuis  trois  siècles,  depuis  que 
TEurope,  abandonnant  les  traditions  chrétiennes  de  l'enseignement 
classique,  s'était  éprise  des  littératures  païennes  d'Athènes  et  de 
Rome  et  en  avait  inoculé  le  mauvais  esprit  par  son  enseignement. 
Les  facilités  faites  aux  catholiques  pour  créer  des  maisons  d'en- 
seignement libre,  ne  les  invitaient  donc  pas  seulement  à  user  de 
la  liberté,  mais  à  déterminer  exactement  dans  quel  sens  ils  de- 
vraient en  user  et  par  quelles  voies  plus  sures,  ils  réaliseraient  le 
bien  moral,  objet  de  leur  pieuse  ambition.  Les  évéques,  les  prê- 
tres, les  fidèles  en  demandant,  par  la  voie  constitutionnelle  de  la 
pétition  et  par  une  longue  controverse,  la  liberté  d'enseignement, 
ne  sollicitaient  pas  cette  liberté  dans  un  intérêt  de  lucre  et  sim- 
plement pour  faire  concurrence  aux  marchands  de  soupe.  Leur  foi 
et  leur  charité  visaient  plus  haut  ;  ils  voulaient,  par  l'enseigne- 
ment classique,  rendre  l'éducation  chrétienne  ;  et,  pour  rendre 
l'éducation  chrétienne,  ils  devaient  la  pénétrer  de  toutes  les  lu- 
mières et  de  toutes  les  grâces  de  la  religion  ;  une  question,  jus- 
que-là spéculative,  s'imposait  aux  nécessités  delà  pratique  et  l'ur- 
gence de  l'actionexigeaitune  résolution  que,jusque-lci,  ladiscussion 
n'avait  pu  fournir. 

Cette  question  fut  posée  par  l'abbé  Gaume.  Jean-Joseph  Gaume 
était  né  à  Fuans,  Doubs,  en  1802.  En  1833,  voyant  son  aîné  pros- 


LA    QUESTION    DES   CLASSIQUES  271 

crit  par  l'archevêque  de  Besançon,  il  quitta  le  diocèse  pour  par- 
tager son  exil.  Elève  et  disciple  du  cardinal  Gousset,  il  trouva, 
dans  le  diocèse  de  Nevers,  un  exil  propice.  Successivement  direc- 
teur du  petit  séminaire,  professeur  de  théologie,  chanoine  et 
vicaire  général  du  même  diocèse,  il  fonda  plusieurs  institutions 
de  charité  et  composa  plusieurs  ouvrages.  Dès  1828,  placé  à  la 
tête  d'une  maison  d'éducation,  il  avait  été  frappé  des  inconvé- 
nients qu'entraîne  l'usage  exclusif  des  classiques  païens  ;  en  1835, 
il  en  fil  l'objet  de  son  premier  ouvrage  :  Du  catholicisme  dans  l'é- 
ducation. Ce  premier-né  de  sa  plume  fît  peu  de  bruit  :  les  petits 
livres  n'ont  pas,  comme  les  petits  enfants  la  ressource  d'attirer 
l'attention  par  des  pleurs.  Le  zèle  qui  dévorait  littéralement 
l'âme  de  Joseph  Gaume  s'épancha  bientôt  dans  un  ouvrage  de 
plus  longue  haleine  :  Le  catéchisme  de  persévérance.,  en  8  vol. 
in-8,  création  ardente  d'un  esprit  vigoureux,  ouvrage  neuf  de  fond 
et  de  forme,  qui  a  édifié  plus  d'âmes  qu'il  n'a  de  lettres,  car  il  a 
été  traduit  dans  toutes  les  langues  des  peuples  civilisés.  Gaume 
s'éleva  encore  spécialement  contre  la  profanation  du  dimanche  ; 
composa,  en  1839,  Thistoire  de  la  société  domestique  ;  dressa, 
dans  Où  allons-nous  ?  un  terrible  inventaire  de  l'état  social  des 
peuples  modernes,  et  donna,  en  1847,  les  Trois  Romes,  fruit  d'un 
travail  intelligent  et  d'une  vaste  lecture,  le  vrai  guide  religieux 
dans  Rome  et  dans  l'Italie.  Dés  lors  sa  plume  ne  cessa  plus  de  pro- 
duire, avec  une  fécondité  prodigieuse,  des  œuvres  de  foi,  de 
science  et  de  piété,  où  le  vaillant  apologiste  s'appliquait  surtout  à 
ménager  le  triomphe  du  surnaturel.  Dans  la  grande  école  catho- 
lique, dont  le  comte  de  Maistre  est  le  père  et  le  docteur,  Gaume 
avait  déployé  la  vaillance  d'un  soldat,  l'intrépidité  d'un  zouave  de 
la  Chaire  Apostolique. 

En  1851,  suivant  cette  marche  ascensionnelle,  qui  est  la  marche 
des  bons  esprits  et  des  grands  cœurs,  Gaume  posa,  à  brûle- pour- 
point, celte  question  de  classiques  et  de  méthode  d'enseignement 
dont  les  intérêts  de  l'Eglise  réclamaient  la  solution.  Sous  le  titre  : 
Le  ver  rongeur  des  sociétés  modernes  ou  le  paganisme  dans  Véduca- 
tioHy  il  dénonça  le  paganisme  des  écoles  comme  le  principe  du 


272  CHAPITRE   IX 

paganisme  qui  s'étendait  successivement  aux  mœurs,  aux  lois,  à 
la  famille,  à  la  société  civile  et  menaçait  même  l'Eglise  dans  son 
existence  en  Europe.  «  Dans  ces  derniers  temps,  dit-il,  on  s'est 
fort  occupé  de  la  liberté  de  l'instruction  ;  on  l'a  réclamée  avec 
énergie,  avec  persévérance,  et  comme  une  nécessité  et  comme  un 
droit.  Honneur  au  courage,  honneur  au  talent  si  noblement  con- 
sacrés au  succès  de  cette  grande  cause  t  Pourtant,  si  grave  qu'elle 
soit,  la  question  de  liberté  est  dominée  par  une  autre  plus  grave 
encore.  La  liberté  n'est  pas  un  but,  c'est  un  moyen.  Le  point  capi- 
tal n'est  pas  de  rendre  l'enseignement  libre^  c'est  de  le  rendre 
chrétien.  Autrement  la  liberté  n'aura  servi  qu'à  ouvrir  un  plus 
grand  nombre  de  sources  empoisonnées,  où  la  jeunesse  viendra 
boire  la  mort. 

«  Rendre  l'enseignement  chrétien,  voilà  le  dernier  mot  de  la 
lutte  ;  voilà  ce  qu'il  faut  entreprendre,  ce  qu'il  faut  réaliser  à  tout 
prix.  Cela  veut  dire  avant  tout  : 

«  11  faut  substituer  le  christianisme  au  paganisme  dans  l'éducation. 

«  Il  faut  renouer  la  chaîne  de  V enseignement  catholique,  mani- 
festement, sacrilègement,  malheureusement  rompue  dans  toute 
l'Europe,  il  y  a  quatre  siècles. 

«  Il  faut  replacer  auprès  du  berceau  des  générations  naissantes 
la  source  pure  de  la  vérité,  au  lieu  des  citernes  impures  de  l'er- 
reur ;  le  spiritualisme,  au  lieu  du  sensualisme  ;  V ordre,  au  lieu  du 
désordre  ;  la  vie,  au  lieu  de  la  mort. 

«  Il  faut  informer  de  nouveau  du  principe  catholique  les  sciences, 
les  lettres,  les  arts,  les  mœurs,  les  institutions,  afin  de  les  guérir 
des  maladies  honteuses  qui  les  dévorent,  et  de  les  soustraire  au 
dur  esclavage  sous  lequel  ils  gémissent. 

«  Il  faut  ainsi  sauver  la  société,  si  elle  peut  encore  être  sauvée, 
ou  du  moins  empêcher  que  toute  chair  ne  périsse  dans  le  cataclys- 
me effroyable  qui  nous  menace. 

«  Il  faut  ainsi  seconder  les  desseins  manifestes  de  la  Providence, 
soit  en  trempant  comme  l'acier  ceux  qui  doivent  soutenir  le  choc 
de  la  grande  luUe,  vers  laquelle  nous  nous  acheminons  rapide- 
ment ;  soit  en  conservant  à  la  Religion  un  petit  nombre  de  fidèles, 


LA   QUESTION   DES   CLASSIQUES  273 

destinés  à  devenir  la  semence  d'un  règne  glorieux  de  paix  et  de 
justice,  ou  à  perpétuer  jusqu'à  la  fin,  parmi  de  glorieuses  épreu- 
ves, la  visibilité  de  l'Église  »  (1). 

Par  ce  programme,  l'abbé  Gaume  voulait  être  le  promoteur  d'une 
réaction  gigantesque,  d'où  fût  sorti  le  salut  d'Israël  et  demandait 
à  l'éducation  chrétienne  la  force  nécessaire  pour  tout  régénérer. 
Dans  le  but  d'associer,  à  sa  croisade,  toutes  les  résolutions  géné- 
reuses, il  montrait  l'Europe  égarée  depuis  quatre  siècles  dans  les 
sentiers  étroits  et  tortueux  du  rationalisme  ;  il  attribuait  au  paga- 
nisme  classique,  une  part  de  ces  déviations  funestes  ;  et,  sans  at- 
taquer personne,  il  proposait  de  christianiser  l'enseignement.  A 
l'appui  de  sa  proposition,  il  esquissait  l'histoire  des  livres  classi- 
ques depuis  l'établissement  du  christianisme  jusqu'à  nos  jours  et 
la  divisait  en  trois  époques  :  la  première  allant  de  la  prédication 
des  apôtres  au  Y^  siècle  ;  la  seconde,  du  Y®  au  XY*^  siècle  ;  la  troi- 
sième, du  XYI«  siècle  jusqu'à  nous. 

«  Pendant  les  premières  époques,  dit-il,  les  classiques  propre- 
ment dits  sont  :  les  Actes  des  martyrs,  l'Ecriture  sainte,  les  Pères 
de  l'Église  ;  on  n'étudie  que  secondairement  les  ouvrages  païens, 
et  seulement  dans  Tadolescence.  Pendant  la  troisième  époque,  les 
livies  classiques  proprement  dits  sont  :  les  histoires  des  dieux  du 
paganisme,  les  fables  du  paganisme,  les  livres  des  grands  hommes 
du  paganisme  ;  on  les  étudie  principalement^  exclusivement,  et 
cela  dès  la  première  enfance. 

«  Pendant  les  deux  premières  époques,  l'enfance  reste  longtemps 
au  sein  de  la  famille,  où  elle  est  fortement  nourrie  du  pur  lait  des 
vérités  chrétiennes  ;  elle  ne  passe  dans  les  écoles  que  pour  rece- 
voir un  aliment  plus  substantiel,  mais  non  moins  chrétien.  Pen- 
dant la  troisième  époque,  l'enfance  quitte  de  très  bonne  heure  le 
foyer  domestique,  où  déjà  elle  reçoit  une  nourriture  moitié  chré- 
tienne et  moitié  païenne  :  elle  entre  ensuite  dans  les  écoles  publi- 
ques, où  elle  ne  trouve  plus  qu'une  nourriture  exclusivement 
païenne. 


(1)  Le  ver  rongeur  des  sociétés  modernes,  p.  3. 


18 


274  CHAPITRE   IX 

«  Pendant  les  deux  premières  époques,  on  n'étudie  les  païens 
que  dans  un  but  religieux,  et  nullement  comme  modèles  de  pen- 
ser, de  sentir  et  de  parler.  Pendant  la  troisième  époque,  on  n'étudie 
nullement  les  païens  dans  un  but  religieux  ;  mais  comme  modèles 
exclusifs  de  la  perfection  dans  l'art  de  penser,  de  sentir  et  de 
parler  (1)  ». 

En  somme,  d'après  l'abbé  Gaume,  pendant  les  deux  premières 
époques,  les  classiques  étaient  exclusivement  chrétiens;  pendant 
la  troisième,  ils  sont  exclusivement  païens.  Cet  exclusivisme  a 
diminué  l'esprit  de  foi,  énervé  les  mœurs,  poussé  les  institutions, 
à  ce  point  que,  la  restauration  du  paganisme  en  Europe  est  un 
fait  en  voie  de  s'accomplir.  Sur  quoi,  le  pieux  et  savant  auteur, 
abordant  la  thèse  des  influences  du  paganisme  classique,  montre 
comment  il  a  corrompu  les  lettres,  les  arts,  les  sciences,  la  philo- 
sophie, la  famille,  la  société  et  même  la  religion.  Une  réaction 
contre  le  paganisme,  une  restauration  du  Christianisme  par  l'en- 
seignement chrétien,  une  réforme  des  classiques  et  un  plan  de 
bibliothèque  nouvelle  :  telles  sont  les  conclusions  de  l'abbé  Gaume. 
Pour  préciser  plus  clairement  le  point  du  débat,  nous  citons 
encore  le  vénérable  auteur  :  «  Ce  que  j'ai  toujours  demandé,  dit-il, 
ce  que  je  demande  encore,  se  réduit  à  trois  choses,  ni  plus  ni 
moins  :  1°  l'expurgation  plus  sévère  des  auteurs  païens  ;  2°  l'intro- 
duction plus  large  des  auteurs  chrétiens  ;  3°  l'enseignement  chré- 
tien, autant  que  cela  est  possible,  même  des  auteurs  païens.  Telles 
sont  mes  prétentions.  Tant  qu'on  n'aura  pas  prouvé  qu'elles  sont 
injustes  ou  exagérées,  peu  conformes  à  l'esprit  du  christianisme 
ou  irrespectueuses  envers  l'Eglise,  ma  thèse  restera  debout.  On 
pourra  me  trouver  en  défaut  pour  la  foi'me,  mais  je  croirai  avoir 
raison  pour  le  fonds. 

«  La  thèse  est  exprimée  par  les  deux  propositions  suivantes  : 
10  Je  n'exclus  pas  de  l'enseignement  les  auteurs  païens;  mais  je  ne 
veux  pas  qu'ils  y  tiennent  la  première  place  ;  2°  je  demande  que 
les  auteurs  chrétiens  soient  les  classiques  exclusifs  des  enfants 
jusqu'à  la  quatrième  inclusivement. 

(1)  Ver  rongeur,  p.  100. 


LA   QUESTION    DES    CLASSIQUES  275 

«  Ce  temps  me  paraît  nécessaire  pour  bien  djBs  raisons,  et  entre 
autres  :  1«  pour  apprendre  convenablement  la  langue  latine  chré- 
tienne, dont  la  connaissance  si  utile  en  elle-même,  est  indispen- 
sable pour  étudier  avec  profit  les  littératures  anciennes;  2^  pour 
ne  pas  embarrasser  la  marche  de  Tenfant  par  l'étude  simultanée 
de  deux  langues  ;  3°  pour  nourrir  plus  fortement  que  jamais  de 
christianisme  nos  jeunes  générations,  sorties  de  familles  la  plu- 
part peu  chrétiennes  et  destinées  à  vivre  dans  une  société  qui  l'est 
encore  moins  ;  4°  pour  modifier  sérieusement  le  caractère  beau- 
coup trop  profane,  ou,  comme  parle  le  comte  de  Maistre,  beau- 
coup trop  scientifique  de  notre  éducation  publique,  et  prévenir 
ainsi  les  calamités  prévues  par  l'illustre  philosophe. 

«  Toutes  les  institutions  humaines,  dit-il,  sont  soumises  à  la 
même  règle,  et  toutes  sont  nulles  ou  dangereuses  si  elles  ne  repo- 
sent sur  la  base  de  toute  existence.  Ce  principe  étant  incontesta- 
ble, que  penser  d'une  génération  qui  a  tout  mis  en  l'air,  et  jus- 
qu'aux bases  mêmes  de  l'édifice  social,  en  rendant  l'éducation 
purement  scieniifique'l  II  était  impossible  de  se  tromper  d'une 
manière  plus  terrible  ;  car  tout  système  d'éducation  qui  ne  repose 
pas  sur  la  religion  tombera  en  un  clin  d'œil,  ou  ne  versera  que  des 
poisons  dans  VElat  :  la  religion  étant,  comme  l'a  dit  excellemment 
Bacon,  l'aromate  qui  empêche  la  science  de  se  corrompre...  Si  la 
science  n'est  pas  mise  partout  à  la  seconde  place,  les  maux  qui  nous 
attendent  sont  incalculables  :  nous  serons  abrutis  par  la  science,  et 
c'est  le  dernier  degré  de  l'abrutissement  (1)  ». 

«  Après  la  quatrième  les  auteurs  païens  peuvent,   toujours  en 

supposant  les  réserves  relatives  à  l'expurgation  et  à  l'explication, 

être  admis  simultanément  avec  les  auteurs  chrétiens.  Telle  est 

mon  opinion.  Je  la  crois  bien  fondée;  mais,  si  vive  que  soit  la 

manière  dont  j'ai  pu  la  défendre,  je  n'ai  la  prétention  de  Vimposer 

à  personne.  C'est  ma  manière  particulière  de  formuler  le  principe 

admis  aujourd'hui  par  tout  le  monde,  à  savoir  qu'il  y  a  quelque 

chose  à  faire  (2)  ». 

(i)  Principe  généi^ateur  des  constitutions  politiques,  %  37. 

(2)  La  question  des  classiques  réduite  à  sa  plus  simple  expression,  p.  5. 


276  CHAPITRE    IX 

L'abbé  Gaume  n'était  pas  descendu  dans  la  lice  sans  patron. 
Deux  hommes,  deux  grands  évèques,  les  deux  chefs  de  ce  qu'on  a 
appelé  le  parti  catholique,  mais  que  nous  appellerons  plus  heu- 
reusement deux  apologistes  de  la  sainte  Eglise,  l'évêque  de  Lan- 
gres  et  Tarchevéque  de  Reims,  Mgr  Parisis  et  le  cardinal  Gousset, 
avaient  approuvé  la  thèse  de  Gaume.  Après  lecture  du  Fer  rongeur 
sur  épreuves,  le  cardinal  Gousset  avait  écrit  à  l'auteur  :  «  La  lec- 
ture de  cet  ouvrage  m'a  vivement  intéressé  par  la  manière  dont 
vous  y  avez  traité  des  questions  de  la  plus  haute  importance.  Il 
me  semble  que  vous  avez  parfaitement  démontré  que,  depuis  plu- 
sieurs siècles,  l'usage  à  peu  près  exclusif  des  auteurs  païens  dans 
les  écoles  secondaires  a  exercé  une  funeste  influence  sur  l'éduca- 
tion de  la  jeunesse  et  l'esprit  des  sociétés  modernes.  Dès  lors,  les 
amis  de  la  religion  et  de  l'ordre  social  comprendront  facilement, 
comme  vous  l'avez  compris  vous-même,  la  nécessité  de  modifier, 
dans  les  établissements  d'instruction  publique,  la  direction  des 
études  en  ce  qui  concerne  le  choix  des  auteurs  classiques,  de  ma- 
nière à  y  faire  dominer  les  auteurs  chrétiens,  grecs  et  latins,  dont 
les  écrits  sont  si  propres  à  inspirer  aux  jeunes  gens  la  pratique 
des  vertus  évangéliques,  et  à  remettre  dans  toute  leur  vigueur  les 
principes  constitutifs  de  la  société.  Cette  idée  peut  rencontrer  en- 
core des  contradicteurs  ;  mais  j'ai  lieu  d'espérer  que  votre  ouvrage 
aura  tôt  ou  tard  d'heureux  résultats  et  que  je  ne  puis  que  vous 
féliciter  sincèrement  de  cette  publication  ». 

De  son  côlé,  Mgr  Parisis,  écrivant  dès  1845,  aux  professeurs  de 
son  petit  séminaire,  s'était  élevé  avec  force  contre  le  paganisme 
dans  l'éducation  et  avait  prescrit  d'office  l'introduction  des  auteurs 
chrétiens  dans  les  classes.  Nous  citons  quelques-unes  de  ces  paro- 
les qui  firent  tressaillir  notre  jeunesse  et  que  nous  ne  rappelons 
pas  sans  une  tendre  émotion.  «  Pendant  près  de  trois  cents  ans,  on 
a  dit  à  toute  la  jeunesse  étudiante,  c'est-à-dire  à  celle  qui  devait 
gouverner  la  société  :  Formez  votre  goût  par  l'élude  des  bons  mo- 
dèles ;  or  ces  bons  modèles  grecs  et  latins  sont  exclusivement  les 
auteurs  païens  de  Rome  et  d'Athènes.  Quant  aux  Pères,  aux  doc- 
teurs et  à  tous  les  écrivains  de  l'Eglise,  leur  style  est  défectueux 


LA    QUESTION    DES    CLASSIQUES  277 

et  leur  goût  altéré  :  il  faut  donc  bien  se  garder  de  se  former  à  leur 
école.  Voilà  ce  qu'on  a  dit  et  surtout  ce  qu'on  a  fait  pratiquer  à 
tous  les  étudiants,  à  cet  âge  où  il  est  rigoureusement  vrai  que  les 
habitudes  deviennent  une  seconde  nature.  De  là,  messieurs,  qu'est- 
11  arrivé?  ce  qui  devait  arriver  nécessairement  :  c'est  d'abord  que 
toute  cette  jeunesse  s'est  passionnée  pour  l'étude  des  productions 
du  paganisme,  et  que  de  l'admiration  des  paroles  elle  est  arrivée  ii 
celle  des  pensées  et  des  actions.  En  effet,  n'est-ce  pas  alors  que  Von 
a  commencé  à  s'incliner  devant  les  sept  sages  de  la  Grèce  presque 
autant  que  devant  les  quatre  évangélistes,  à  s'extasier  sur  les  pen- 
sées d'un  Marc-Aurèle  et  sur  les  œuvres  philosophiques  d'un  Se- 
nèque,  de  manière  à  laisser  croire  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  pro- 
fond dans  les  livres  saints  ;  enfin,  à  vanter  les  vertus  de  Sparte  et 
de  Rome  au  point  de  faire  pâlir  les  vertus  chrétiennes.  Croit-on, 
messieurs,  que  de  pareils  enseignements,  devenus  unanime  a  et  con- 
tinuels, ne  devaient  pas  à  la  longue  faire  baisser  les  sentiments  de 
la  foi  et  surexciter  démesurément  l'orgueil  de  la  raison?  Serait  ce 
une  témérité  de  dire  qu'en  mettant  ainsi,  en  relief,  les  œuvres  de 
l'homme  au  grand  préjudice  de  la  révélation,  qui  est  l'œuvre  de 
Dieu  par  excellence,  on  préparait  les  voies  au  règne  de  ce  ratio- 
nalisme effronté  qui  en  est  venu  publiquement  à  n'adorer  que  kii- 
même.  » 

La  thèse  de  Gaume  était  donc  solide  et  mesurée  ;  elle  se  présen- 
tait avec  des  caractères  d'urgence  et  des  chances  de  salut  ;  elle 
était  trop  manifestement  appuyée  par  deux  grands  évêques  pour 
la  croire  attaquable  du  côté  des  catholiques.  Peut-être  ne  serait-il 
pas  téméraire  de  dire  que  l'appui  de  ces  deux  évêques  fut,  au  con- 
traire, pour  le  chef  des  catholiques  libéraux,  un  moyen  de  couvrir 
une  attaque  contre  eux  en  attaquant  leur  protégé,  de  changer 
l'assiette  du  camp  de  l'orthodoxie  et  de  substituer,  à  une  impulsion 
ultramontaine,  une  dictature  gallicane.  On  appréciera  cette  pré- 
somption d'après  les  événements. 

«  La  contradiction,  dit  Louis  Veuillot,  ne  vint  pas  d'abord  du 
côté  de  l'Université,  où  je  Pattendais,  mais  à  ma  grande  surprise, 
du  côté  des  catholiques,   et  elle  se  manifesta   énergiquemont,  je 


27S  CHAPITRE   IX 

pourrais  même  dire  violemment.  On  s'était  moins  échauffé  autre- 
fois sur  le  retour  à  la  liturgie  romaine  et  sur  la  loi  de  l'enseigne- 
ment. Au  fond,  les  dissentiments  excités  dans  ces  deux  rencontres, 
s'ajoutant  au  levain  delà  division  politique,  plus  que  jamais  en 
fermentation  depuis  le. 2  décembre,  furent  les  véritables  causes  de 
cette  effervescence,  je  ne  puis  du  moins  me  l'expliquer  autrement. 
La  question  en  elle-même  était  essentiellement  neutre,  et  de  celles 
qui  doivent  réunir  plutôt  que  diviser.  Sites  partisans  de  l'introduc- 
tion des  classiques  chrétiens  dans  l'enseignement  de  la  jeunesse  se 
trompaient,  leur  erreur  ne  pouvait  être  bien  dangereuse,  et  il  sem- 
blait facile  de  garder  la  modération  en  les  réfutant. 

«  Il  n'en  fut  pas  ainsi. 

«  L'on  signala  les  partisans  des  classiques  chrétiens,  sinon  tout 
à  fait  comme  des  ennemis  déguisés  de  l'Eglise,  du  moins  comme 
ses  plus  dangereux  amis,  qui  diffamaient  son  passé,  qui  donnaient 
lieu  de  la  décrier  en  la  présentant  au  monde  sous  des  couleurs 
révoltantes  et  hideuses.  Nous  étions  des  barbares,  des  iconoclastes, 
nous  organisions  une  croisade  en  sabots  contre  les  belles-lettres, 
nous  voulions  anéantir  les  plus  augustes  monuments  de  l'esprit 
humain,  etc.  En  nous  adressant  ces  aménités,  on  ne  manquait  pas 
d'ajouter  que  suivant  l'usage,  pour  toutes  raisons,  nous  accablions 
nos  adversaires  de  calomnies  et  d'injures.  Vainement  plusieurs 
évêques,  plusieurs  prêtres  savants  et  respectés,  plusieurs  laïques 
distingués  parmi  lesquels  il  faut  citer  Donoso  Cortes  et  M.  de  Mon- 
talembert,  avaient  exprimé  les  mêmes  pensées  que  nous  et  s'étaient 
mêlés  à  la  lutte  :  on  ne  cessait  de  répéter  que  nous  insultions  et 
que  nous  compromettions  l'Eglise.  Enfin  cette  question  de  péda- 
gogie pure  devint  une  affaire  de  parti,  la  plus  chaude  par  où  je 
me  souvienne  d'avoir  passé  (1).  » 

Cette  controverse  fut  donc  longue  et  chaude.  Il  est  superflu  au- 
jourd'hui d'en  raconter  les  différentes  phases.  Chaque  combattant 
descendait  dans  l'arène  à  son  jour  et  suivant  ses  goûts.  La  lumière 
se  fit  peu  à  peu.  Contre  la  thèse   de  l'abbé  Gaume  prirent  parti, 

(1)  Veuillot,  Mélanges,  2^  série,  t.  I,  p.  144. 


LÀ    QUESTION    DES   CLASSIQUES  279 

l'évêqiie  d'Orléans,  le  P.  Pitra,  le  P.  Daniel,  le. P.  Lacordaire,  le 
P.  CaboLir,  l'abbé  Martin,  Tabbé  de  Yalroger,  l'abbé  Landriot, 
Lenormant,  Foisset  et  en  général  les  rédacteurs  de  VArni  de  la 
religion  et  du  Correspondant  ;  en  sa  faveur,  outre  le  cardinal  Gous- 
set et  Févêque  de  Langres,  il  faut  citer  l'évêque  de  Montauban,  le 
P.  d'Alzon,  Roux-Lavergne,  Danjou,  Montalembert,  Donoso  Cortes 
et  en  général  tous  les  rédacteurs  de  l'Univers.  Les  Gaumisles  avaient 
pour  eux  tous  les  bons  chrétiens:  leurs  adversaires  étaient  sou- 
tenus fortement  par  tous  les  universitaires,  les  mécréants  et  les 
impies.  Ce  dernier  partage  indique  où  se  trouvait  le  vrai  point  de 
la  discussion  et  l'intérêt  de  l'Eglise.  Lorsque  des  enfants  delà 
sainte  Eglise  se  voient  appuyés  par  les  voltairiens  et  les  méchants, 
ils  doivent  modestement  se  dire  qu'ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  ou 
qu'ils  font  une  besogne  indigne  d'eux. 

Selon  nous,  de  part  et  d'autre,  la  question  fut  trop  réduite.  Au 
lieu  de  se  barricader  dans  la  question  des  classiques,  il  fallait 
étendre  la  question  à  toutes  les  matières  d'enseignement  et  aux 
principes  mêmes  de  la  méthode  pédagogique.  Pour  des  chrétiens 
fidèles  et  non  abusés,  il  est  hors  de  doute  qu'ils  doivent  combattre 
le  paganisme.  On  doit  le  combattre  à  l'école  comme  ailleurs,  plus 
peut-être,  parce  que  les  premières  impressions  sont  plus  durables 
et  que  l'adolescent,  même  lorsqu'il  a  vieilli,  ne  s'écarte  pas  de  la 
voie  où  il  est  entré  dans  sa  jeunesse.  Mais  ce  combat,  contre  le  pa- 
ganisme, ne  devait  passe  borner  à  l'emploi  des  auteurs  ;  il  devait, 
comme  l'avait  sagement  prévu  l'abbé  Gaume,  s'étendre  à  toutes  les 
matières  d'instruction,  aux  arts,  aux  sciences,  à  Phistoire,  à  la 
philosophie,  à  l'organisation  des  études,  au  respect  des  institutions 
sociales.  Sur  le  terrain,  ainsi  étendu,  la  controverse  eût  porté  sur 
un  plus  grand  nombre  de  questions,  et,  au  lieu  de  piétiner  sur 
place,  elle  eût  fourni,  pour  l'avenir  d'abondantes  lumières. 

Sur  le  terrain  rétréci  des  classiques  païens,  malgré  les  frivoles 
déclamations  de  ses  adversaires,  l'abbé  Gaume  et  ses  partisans  ne 
manquèrent  pas  de  mettre,  dans  la  circulation,  d'excellentes 
idées.  C'est  un  devoir  pour  l'historien,  et  pour  l'histoire,  un  vif 
intérêt,  de  rappeler  cet  apport  respectif  des  promoteurs  de  la  ré- 
forme de  l'enseignement. 


280  CHAPITRE    IX 

Premièrement,  ils  se  trouvèrent,  dans  le  présent  et  dans  le  passé, 
des  amis  résolus  et  d'augustes  patrons.  D'abord  en  se  voyant  obligés 
d'étudier,  avec  l'assiduité  nécessaire  aujourd'hui,  les  auteurs 
païens,  serait-il  étonnant  que  des  ecclésiastiques  et  des  prêtres  se 
surprissent  à  se  demander:  «  Quel  est  donc  le  but  de  toutes  ces 
études  profanes,  et  qu'en  reste-t-il?  Quel  aliment  y  trouvent  ma 
foi,  ma  piété,  l'esprit  intérieur  et  sacerdotal?  Sont-elles  bien  en 
harmonie  avec  les  connaissances  propres  à  ma  vocation  ?  Quand 
un  jour  il  me  faudra  catéchiser,  prêcher,  confesser  :  les  Fables  d'PJ- 
sopé,  les  Métamorphoses  d'Ovide,  les  Eglogues  de  Virgile,  me  se- 
ront-ailes d'une  grande  utilité?  Si,  au  lieu  de  Cicéron  ou  de  Tile- 
LivC;,  je  lisais  assidûment  saint  Paul,  les  Pères  de  l'Eglise,  quelques 
actes  de  martyrs,  mes  discours  seraient-ils  donc  vides  de  choses, 
et  ma  parole  dépourvue  des  grâces  particulières  qui  conviennent 
à  l'orateur  chrétien?  Que  me  reviendra-t-il  de  toutes  ces  beautés 
païennes  pour  la  conduite  de  ma  vie  et  de  la  vie  des  autres?  N'y 
a-t-il  donc  point  d'occupation  plus  digne  d'une  âme  chrétienne  et 
du  cœur  d'un  prêtre  ?  » 

De  plus,  en  enseignant  les  auteurs  profanes,  que  font  les  profes- 
seurs de  petits  séminaires  et  de  maisons  d'éducation  chrétienne? 
Ces  malheureux  perpétuent,  et  ils  le  savent  bien,  une  coutume  dont 
saint  Augustin  disait,  il  y  a  quinze  siècles  :  «  Malheur  à  toi,  torrent 
de  la  coutume  î  Qui  arrêtera  tes  ravages  ?  Quand  seras-tu  desséché  ? 
Jusques  à  quand  entraîneras-tu  les  fils  d'Eve  dans  cette  mer  im- 
mense, formidable,  que  traversent  à  grand'peine  les  passagers  de 
la  croix  ?  N'est-ce  pas  dans  cette  belle  étude  de  l'antiquité  païenne 
que  j'ai  appris  à  connaître  Jupiter  tonnant  et  adultère?  C'est  une 
fiction  !  s'écrient  tous  les  maîtres.  Fiction  tant  qu'il  vous  plaira  ; 
mais  celle  fiction  fait  que  les  crimes  ne  sont  plus  des  crimes,  et 
qu'en  commettant  dépareilles  infamies  on  a  l'air  d'imiter,  non  des 
hommes  pervers,  mais  les  dieux  immortels... 

«  J'ai  appris  à  pleurer  Didon,  qui  s'était  tuée  pour  avoir  trop 
aimé;  et  moi-même,  trouvant  la  mort  en  lisant  ces  coupables  folies, 
je  n'avais  pour  moi  aucune  larme  dans  les  yeux...  Est-il  étonnant 
que  toutes  ces  vanités  m'aient  éloigné  de  vous,  ô  mon  /Heu?...  Que 


LA   QUESTION    DES   CLASSIQUES  281 

sont  toutes  ces  choses,  sinon  du  vent  et  de  la  fumée?  N'y  a-t-il 
donc  pas  d'autre  moyen  de  cultiver  l'esprit  et  de  former  à  l'élo- 
quence? Vos  louanges,  Seigneur,  vos  louanges  si  éloquemment 
chantées  dans  les  Ecritures  auraient  soutenu  le  ^pampre  'pliant  de 
mon  cœur.  Il  n^etit  pas  été  emporté  dans  le  vide,  proie  déshonorée  des 
esprits  impurs.  Il  est  plus  d'une  manière  de  sacrifier  aux  anges 
prévaricateurs  (1).  » 

Le  P.  Possevin  gémit  aussi,  en  son  nom  et  au  nom  des  profes- 
seurs des  maisons  chrétiennes  de  son  temps,  sur  de  pareils  abus  : 
«  Et  c'est  nous  !  nous  qui,  par  la  grâce  de  Jésus-Christ,  vivons  au 
milieu  des  lumières  de  l'Evangile,  c'est  nous  qui  perdrons  l'esprit 
au  point  de  devenir  des  instruments  de  damnation  pour  ces  âmes 
dont  nous  devons  être  les  anges  gardiens,  les  tuteurs  et  les  guides 
vers  le  ciel  !  Après  qu'ils  ont  reçu  l'innocence  baptismale,  c'est 
nous  qui  mettrons  pendant  plusieurs  années  de  si  lourdes  entraves 
aux  pieds  de  ces  enfants,  et  les  empêcherons,  dans  cet  âge  si 
enclin  à  la  piété,  de  courir  dans  les  voies  de  Dieu  et  de  la  sancti- 
fication !  »  (2). 

Au  siècle  suivant,  le  P.  Thomassin  fait  entendre  des  accents  non 
moins  douloureux  .  «  Je  confesse,  dit-il,  qu'étant  dans  les  mêmes 
engagements,  fai  suivi  les  routes  communes,  et  que  je  ne  me  suis 
aperçu  de  mes  égarements  que  dans  un  âge  plus  avancé...  Le  sou- 
venir de  mes  égarements  ne  me  décourage  pas.  11  est  bien  juste 
que  je  m'applique  à  \qs  expier  en  avertissant  mes  frères  de  profi- 
ter de  mes  fautes,  et  de  faire,  que  mon  exemple  les  empêche  d'y 
tomber  (3)  ». 

«  Voyez  un  peu,  s'écrie  Napoléon,  la  gaucherie  de  ceux  qui 
nous  forment  :  ils  devraient  éloigner  de  nous  le  paganisme  et  l'i- 
dolâtrie, parce  que  leur  absurdité  provoque  nos  premiers  raison- 
nements et  nous  prépare  à  résister  à  la  croyance  passive.  Et 
pourtant  ils  nous  élèvent  au  milieu  des  Grecs  et  des  Romains 
avec  leurs  myriades  de  divinités.  Telle  a  été.  pour  mon  compte  et 

(1)  Confessiom,  liv.  I,  ch.  XVI,  XVII. 

(2)  Ragionamento  del  mododi  conservare  lo  stalo  et  la  liherta^  p.  G. 

(3)  Méthode  d'enseigner  chrétiennement  les  lettres,  préface. 


282  CHAPITRE    IX 

à  la  lettre,  la  marche  de  mon  esprit,  J'ai  eu  besoin  de  croire,  j'ai 
cru  ;  mais  ma  croyance  s'est  trouvée  heurtée,  incertaine,  dès  que 
j'ai  vu  raisonner,  et  cela  m'est  arrivé  d'assez  bonne  heure,  à  treize 
ans  (1).  » 

Il  serait  facile  d'ajouter  à  ces  témoignages,  d'autres  textes  con- 
cordants ou  discordants,  mais  revenant  au  même  but.  S.  Jérô- 
me, S.  Bernard,  Bossuet,  Rousseau,  Mably,  Manzoni  et  vingt 
autres  invectivent  contre  les  périls  que  le  paganisme  fait  courir  à 
la  foi  et  aux  mœurs  ou  se  réjouissent  de  ce  que  la  Renaissance  a 
enterré  la  barbarie  du  moyen  âge.  Un  homme  qui  figurait  alors 
parmi  les  prophètes  des  temps  nouveaux,  Monlalembert,  écrivait  à 
l'abbé  Gaume  :  «  Je  suis  convaincu  que  tout  esprit  libre  de  pré- 
vention reconnaîtra  le  mal  que  vous  dénoncez  si  énergiquement. 
Mais  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  les  préventions  sont  nombreu- 
ses et  à  peu  près  universelles.  Chacun  se  sentira  blessé  dans  ses 
antécédents,  dans  ses  habitudes,  dans  ses  préjugés.  On  n'aime  pas 
à  se  dire  qu'on  a  été  mal  élevé,  et,  ce  qui  est  pire,  qu'on  a  mal 
élevé  les  autres.  Vous  serez  accusé  de  méconnaître  les  lois  de  la 
civilisation,  du  progrès,  du  bon  sens,  les  saines  traditions,  les 
bonnes  habitudes,  etc.  Mais  que  cela  ne  vous  décourage  pas.  Les 
mêmes  objections  ont  été  faites,  les  mêmes  accusations  ont  été  por- 
tées contre  ceux  qui  ont  entrepris  la  restauration  de  la  liturgie 
romaine  et  la  réhabilitation  de  l'architecture  du  moyen  ôge.  Or, 
ces  deux  causes  sont  aujourd'hui  gagnées,  au  moins  en  théorie  ; 
la  pratique  suivra  malgré  les  résistances  acharnées  de  la  routine 
et  de  l'amour-propre.  Tenez  pour  certain  que  nous  serons  égale- 
ment vainqueurs  dans  la  croisade  entreprise  contre  le  paganisme 
dans  l'éducation,  qui  n'est  qu'une  autre  face  de  la  même  question.  » 
De  son  côté,  Donoso  Corles  avait  écrit  :  «  Il  n'y  a  que  deux  systè- 
mes possibles  d'éducation  :  le  païen  et  le  chrétien.  La  restaura- 
tion du  premier  nous  a  conduit  à  l'abîme  dans  lequel  nous  som- 
mes, et  nous  n'en  sortirons  certainement  que  par  la  restauration 
du  dernier.  »  Toutes  paroles  qui  vont  à  dire  :  «  La  Renaissance  a, 

(1)  Mémorial  de  Sainte- Hélène,  t.  II,  p.  123. 


LA    QUESTION   DES   CLASSIQUES  283 

plus  que  la  Réforme  protestante,  altéré  le  sens  chrétien  dans  l'âme 
de  l'Europe  moderne  ».  Kn  d'autres  termes,  suivant  une  expres- 
sion de  Mgr  Parisis,  «  La  Renaissance  est  une  des  plus  grandes 
épreuves  de  l'Eglise  >>. 

A  ces  témoignages,  favorables  à  une  réforme  organique  de  l'en- 
seignement, s'ajoutèrent  des  informations  sur  les  mesures  de  pru- 
dence et  de  réserve  qu'avait  inspirées,  chez  tous  les  peuples,  un 
sujet  si  délicat  et  d'une  si  haute  importance.  La  synagogue  an- 
cienne était  toute  catholique;  en  d'autres  termes,  elle  renfermait 
en  germe  le  pur  catholicisme.  La  synagogue  moderne  continue 
de  se  trouver  du  côté  de  la  vraie  Eglise  contre  les  hérésies  et  les 
schismes,  tant  qu'il  ne  s'agit  pas  des  deux  articles  qui  la  séparent 
du  Christianisme.  Ainsi  il  est  prouvé,  par  les  témoignages  des  an- 
ciens rabbins  :  1»  que  la  synagogue  prescrit  que  l'éducation  des 
jeunes  Hébreux  soit  exclusivement  religi-eusCy  c'est-à-dire  qu'on 
n'emploie  dans  leur  instruction  que  la  Bible  et  les  livres  des  doc- 
teurs d'Israël  ;  2»  qu'elle  défend  au  père  de  famille,  sous  peine  de 
malédiction,  d'enseigner  à  ses  enfants  la  philosophie  et  la  littéra- 
ture profane  des  païens,  nommément  des  Grecs,  parce  que  leurs 
livres  nuisent  à  la  vraie  foi  et  corrompent  la  pureté  des  mœurs  ; 
30  qu'elle  prononce  l'exclusion  du  salut  éternel  contre  tout  indi- 
vidu d'Israël  qui  se  livrerait  aux  mêmes  études  profanes.  Etaient 
seuls  exceptés  de  cette  disposition  :  1^  les  principaux  rabbins,  spé- 
cialement les  membres  du  grand  Sanhédrin,  parce  qu'ils  avaient 
à  réfuter  les  doctrines  perverses  des  païens  et  à  en  garantir  les 
fidèles  croyants  ;  2°  ceux  attachés  à  la  cour  d'un  souverain,  parce 
que  c'eût  été  pour  eux  un  grand  inconvénient  de  ne  pas  connaître 
les  livres  des  écrivains  grecs,  attendu  qu'à  l'époque  où  furent  pu- 
bliées ces  défenses,  on  s'en  entretenait  habituellement  à  la  cour 
des  princes  païens.  Mais  cette  exception  n'allait  pas  jusqu'à  la 
permission  de  faire  de  ces  études  profanes  son  occupation  cons- 
tante et  principale. 

Chez  les  anciens,  malgré  leur  corruption,  ils  ne  négligeaient  pas 
Téducation  des  enfants.  Juvénal  a  donné  la  formule  de  leur  sage 
conduite  :   Maxlma  debetur  puero  reverentia.   En  ce  qui  regarde 


284  CHAPITRE    IX 

spécialement  leurs  poètes,  tout  le  monde  sait  que  Platon  les  cou- 
ronnait de  fleurs  et  les  bannissait  de  la  république.  En  particu- 
lier, il  reproche  à  Homère  d'avoir  mal  parlé  de  Dieu.  «  Gardons- 
nous,  dit-il,  de  croire  et  de  laisser  dire  que  Thésée  et  Pirithoiis 
aient  tenté  l'enlèvement  de  Proserpine,  ni  qu'aucun  autre  enfant 
des  dieux,  aucun  héros,  se  soit  rendu  coupable  des  cruautés  et  des 
impiétés  dont  les  poètes  les  accusent  faussement.  Contraignons 
les  poètes  de  reconnaître  que  les  héros  n'ont  jamais  commis  de 
pareilles  actions,  ou  s'ils  les  ont  commises,  qu'ils  ne  sont  pas  issus 
du  sang  des  dieux.  Mais  ne  leur  permettons  jamais  de  dire  qu'ils 
sont  tout  ensemble  enfants  des  dieux  et  coupables  de  semblables 
crimes  ;  ni  d'entreprendre  de  persuader  à  nos  jeunes  gens  que  les 
dieux  ont  produit  quelque  chose  de  mauvais,  et  que  les  héros  ne 
valent  pas  mieux  que  de  simples  hommes.  Car,  comme  nous  di- 
sions plus  haut,  ces  sortes  de  discours  ne  sont  ni  vrais,  ni  reli- 
gieux, et  nous  avons  montré  qu'il  répugne  que  les  dieux  soient 
auteurs  d'aucun  mal.  —  Cela  est  certain.  —  Ajoutons  que  de  tels 
discours  sont  très  dangereux  pour  ceux  qui  les  entendent.  En 
effet,  quel  homme  ne  justifiera  pas  à  ses  yeux  sa  méchanceté, 
lorsqu'il  sera  persuadé  qu'il  ne  fait  que  ce  que  faisaient  les  en- 
fants des  dieux,  les  descendants  du  grand  Jupiter,  qui  ont  au  som- 
met de  l'Ida  un  autel  où  ils  sacrifient  à  leur  père,  et  qui  portent 
encore  dans  leurs  veines  le  sang  des  immortels  ?  Par  toutes  ces 
raisons,  bannissons  de  notre  ville  ces  sortes  de  fictions,  de  peur 
qu'elles  n'engendrent  dans  notre  jeunesse  une  malheureuse  faci- 
lité à  commettre  les  plus  grands  crimes  (1).  Les  anciens  n'étaient 
pas  scrupuleux  en  matière  de  vertu  ;  mais  ils  tenaient  leurs  poè- 
tes pour  infâmes  et  les  connaissaient  trop  bien  pour  n'avoir  pas 
dix  mille  fois  raison  de  les  proscrire  des  écoles. 

On  comprend  que  nous  ne  pouvons  pas  entrer  ici  dans  l'histoire 
des  écoles  chrétiennes  et  des  livres  qui  furent  adoptés,  comme 
classiques,  dans  ces  écoles.  L'histoire  remarque  seulement,  d'une 
manière  générale,  entre  l'état  des  écoles  et  l'état  de  la  société 

(1)  Platon,  La  République,  liv,  HI,  p.  105,  éd.  Charpentier. 


LA    QUESTION    DES   CLASSIQUES  285 

chrétienne  un  certain  parallélisme.  Ce  ne  sont  pas  les  écoles  qui 
font  les  hommes,  mais  elles  les  préparent  à  se  former  eux-mêmes 
et  les  assistent  efficacement  dans  ce  travail  de  formation  person- 
nelle. On  ne  peut  pas  nier  que  les  anciens  ne  soient  "des  modèles 
de  style  ;  on  ne  peut  pas  nier  non  plus  qu'ils  ne  soient  des  modè- 
les de  grossièreté,  de  corruption  et  de  barbarie.  C'est  une  compa- 
gnie où  il  y  a  beaucoup  à  prendre  et  beaucoup  à  laisser.  Un 
triage  intelligent  peut  d'ailleurs  extraire,  des  païens,  outre  les 
qualités  du  style,  certaines  pratiques  de  vertu  naturelles  et  de 
précieux  témoignages  rendus  aux  traditions  de  l'humanité. 

Quant  à  Tintluence  du  paganisme  dans  les  temps  modernes,  il 
faudrait  être  fou  pour  ne  pas  la  voir.  Le  paganisme,  c'est  le  fond 
de  l'homme  déchu.  «  Corrumpere  et  corrumpi  saeculum  vocatur  : 
Corrompre  et  être  corrompu,  voilà  le  siècle  »,  disait  Tacite  ; 
«  Edere  et  fornicari,  manger  et  forniquer  »,  disait  saint  Jean, 
voilà  Rome.  Le  paganisme  de  l'enseignement,  complice  aveugle 
ou  volontaire  du  paganisme  de  la  nature  déchue,  caressant  toutes 
les  faiblesses  et  toutes  les  passions  de  l'homme,  ne  peut  que  le  dé- 
grader et  l'avilir.  Cela  n'a  pas  besoin  d'être  démontré.  La  prudence 
oblige  de  manier  les  païens  comme  on  manie  les  poisons  ou  les 
drogues  de  pharmacie,  de  manière  à  ne  pas  les  prendre  à  contre- 
cœur et  à  ne  pas  s'empoisonner  sous  prétexte  de  se  guérir. 

La  question  de  style,  dont  on  fit  alors  beaucoup  de  bruit,  à  sup- 
poser qu'on  puisse  s'attacher  tant  à  la  forme  sans  se  préoccuper 
du  fond,  est  tout  à  fait  secondaire:  Nascuntur  poxlœ [iunt  oratores  : 
disaient  les  anciens;  la  vérité  est  qu'on  naît  écrivain  et  qu'on  ne 
le  devient  ni  par  des  maîtres  ni  par  des  livres.  Les  livres  qui  ensei- 
gnent à  écrire  sont  ridicules  ;  la  plupart  des  maîtres  ne  savent 
même  pas  écrire  ,  mais  donnent  tous,  sur  cet  art  qu'ils  ignorent, 
de  magnifiques  leçons.  Les  résultats  sont  nuls.  De  nos  jours  on  ne 
sait  plus,  sauf  dans  l'Eglise,  ni  grec,  ni  latin,  ni  français.  On  n'é- 
crit plus,  on  barbouille.  Beaux  résultats,  bien  dignes  de  cette  pé- 
dagogie a  infatuée  d'Homère  et  de  Virgile. 

Le  point  important  de  la  question,  c'est  le  côté  moral.  Ordinai- 
rement, dit  très  bien  Louis  Veuillot,  les  grands  hommes  se  forment 


286  CHAPITRE   IX 

par  leur  propre  travail  ;  on  ne  sort  d'aucune  école  grand  écrivain, 
grand  artiste,  grand  savant,  grand  guerrier,  grand  politique,  ni 
même  grand  chrétien.  L'éducation  est  un  apprentissage  qui  doit 
fournir  à  Thomme  tous  les  moyens  de  perfectionner  son  esprit,  et 
surtout  son  âme.  La  meilleure  éducation  a  atteint  le  but,  lorsqu'elle 
a  préparé  cette  piété  que  Bossuet  voulait  surtout  inspirer  à  son 
élève;  cette  règle  intérieure  qui,  gouvernant  nos  actions  et  jusqu'à 
nos  désirs,  par  la  tempérance,  la  probité,  la  charité,  nous  fera 
courageusement  prendre  les  voies  de  la  justice  et  nous  donnera, 
quelles  que  soient  nos  aptitudes,  la  force  de  sacrifier  même  la  gloire 
et  les  applaudissements  du  monde  au  suprême  devoir  de  rester 
chrétiens. 

Mais  supposons  qu'il  existe  des  méthodes  pour  produire  les 
grands  hommes,  la  question  est  de  savoir  :  premièrement,  si  la  re- 
ligion a  dû  se  louer  ou  se  plaindre  de  la  plupart  de  ces  grands 
hommes  des  temps  modernes;  secondement,  si  ceux  qui  ont  été 
vraiment  grands,  c'est-à-dire  si  ceux  qui  ont  véritablement  et  vo- 
lontairement servi  l'Eglise,  lui  ont  été  donnés  par  les  méthodes 
dont  la  valeur  est  aujourd'hui  en  discussion. 

Tout  le  monde  admet,  suivant  la  célèbre  parole  de  M.  de  Mais- 
tre,  que  depuis  trois  siècles  l'histoire  a  été  une  conspiration  per- 
manente contre  la  vérité,  en  d'autres  termes,  contre  l'Eglise,  qui 
est  le  grand  personnage  des  affaires  humaines.  Les  adversaires 
mêmes  de  l'Eglise  Tavouent,  et  ceux  qui  ne  l'avouent  pas  le  prou- 
vent. Or  ce  que  M.  de  Maistre  a  dit  de  l'histoire,  il  aurait  pu  le  dire 
aussi  justement  de  la  littérature,  de  la  science,  plus  encore  de  la 
politique.  Tousses  livres  sont  un  irréfutable  développement  de 
cette  accusation  générale  contre  Timpulsion  donnée  à  l'esprit  hu- 
main par  la  Renaissance  et  par  la  Réforme.  Mouvement  terrible 
dans  sa  force  et  dans  sa  durée  ;  assez  puissant  pour  ébranler  non 
pas,  grâce  à  Dieu,  l'Eglise,  qui  l'a  combattu  et  qui  le  domptera, 
mais  quelques  Eglises,  dont  les  unes  ont  chancelé  et  n'ont  été  raf- 
fermies que  par  le  martyre,  dont  les  autres  sont  tombées  sans  que 
Ton  puisse  dire  encore  dans  combien  d'années,  dans  combien  de 
siècles  elles  se  relèveront. 


LA    QUESTION    DES   CLASSIQUES  287 

Pour  ne  parler  que  de  la  France,  personne  n'ignore  et  personne 
ne  nie  que  le  Calvinisme  y  fut  introduit  sous  le  manteau  des  belles- 
lettres  grecques  et  latines.  Mgr  Tévêque  d'Orléans,  défendant  le 
mouvement  du  seizième  siècle  sur  un  point  où  personne  ne  l'atta- 
que, nomme  quelques-uns  des  saints  qui  se  levèrent  en  grand 
nombre  contre  la  coalition  ordinaire  du  paganisme  et  de  l'bérésie 
et  semble  croire,  par  une  distraction  évidente,  que  les  amis  des 
lettres  chrétiennes  traitent  de  païens  ces  saints  eux-mêmes.  «  Etran- 
ges païens,  s'écrie-t-il,  que  tous  ces  hommes  qui  aboutissent  à  Saint 
Vincent  de  Paul  et  à  Bossuet  !»  Etranges,  en  effet,  et  il  faudrait 
une  passion  plus  forte  que  la  nôtre,  (jui  pourtant  n'est  pas  médio- 
cre, pour  pousser  jusque-là  Thorreur  des  lettres  païennes!  Mais 
sans  être  le  moins  du  monde  disposé  à  de  tels  emportements,  nous 
pourrons  dire  que  les  fondations  pieuses  et  les  hommes  apostoli- 
ques des  seizième  et  dix-septième  siècles  ne  caractérisent  pas  et 
ne  dominent  pas  seuls  ces  temps  malheureux.  Malgré  M.  Olier,  mal- 
gré Saint  Vincent  de  Paul,  —  que  nous  n'appelons  pas  un  païen, 
et  que  le  savant  Duvergier  de  Hauranne  appelait  un  àne,  à  cause 
de  son  humble  allachemcnt  au  catéchisme,  —  l'esprit  et  les  mé- 
thodes de  la  renaissance  eu-rent  en  France  d'autres  aboutissements. 
Ils  produisirent,  du  vivant  de  Bossuet,  l'Assemblée  de  1682  et  sa 
déclaration  trop  célèbres,  et  un  siècle'plus  lard,  la  Constitution  ci- 
vile du  clergé. 

La  marche  générale  de  la  littérature  n'a  pas  été  meilleure.  L'es- 
prit humain  peut  sans  doute  se  glorifier  de  Montaigne,  de  Molière, 
de  Lafontaine,  de  Boileau,  de  la  Bruyère,  de  Montesquieu,  de  Vol- 
taire ;  mais  l'esprit  chrélien  ?  L'honnête  Boileau,  le  plus  réservé  de 
tous,  allait  jusqu'à  croire  que  l'on  ne  saurait  être  chrétien  en  vers. 
On  l'appela  «  législateur  du  Parnasse  ». 

Quant  aux  sciences,  devenues  matérialistes  sous  la  conduite  de 
Bacon,  elles  le  sont  encore  pour  longtemps.  Quelques  savants 
chrétiens,  qui  sont  devenus  savants  ou  qui  sont  restés  chrétiens 
par  la  grâce  de  Dieu,  n'ont  pas  entraîné  la  masse. 

Quant  à  la  politique,  c'est  là  qu'éclate  la  funeste  influence  de 
cet  enseignement  qui  propose  à  la  jeunesse,  pour  premiers  et  sou- 


288  CHAPITRE    IX 

vent  pour  uniques  modèles,  les  héros  et  les  sages  païens.  A  part 
les  souverains  pontifes,  au  milieu  desquels  rayonne  l'immortel 
Pie  V,  toute  la  portion  de  la  chrétienté  soumise  aux  idées  de  la 
Renaissance  a  été  depuis  trois  siècles  douloureusement  stérile  en 
politiques  vraiment  chrétiens.  Les  maximes  de  Machiavel  ont  plus 
ou  moins  guidé  tous  ceux  qui  ont  conduit  les  affaires  du  monde  : 
Quel  prince  s'est  assez  préoccupé  de  rétablir  dans  la  patrie  et  dans 
l'Europe  le  faisceau  brisé  de  l'unité  catholique  ?  Lequel  a  fait  un 
effort  pour  relever  cette  Jérusalem  terrestre  en  lutte  contre  elle- 
même  et  la  ramener  au  vrai  temple^  Qui  s'est  proposé  de  conqué- 
rir des  peuples  afin  de  les  donnera  Jésus-Christ?  Diviser  le  pays 
pour  régner,  ou  diviser  l'Europe  pour  s'agrandir;  sacrifier  tout, 
même  la  fraternité  religieuse,  même  la  foi  jurée,  tantôt  à  l'orgueil 
et  aux  intérêts  du  Roi,  tantôt  à  l'orgueil  et  aux  intérêts  de  la  na- 
tion, voilà  le  mobile  delà  politique  moderne,  depuis  François  1" 
et  Charles-Quint  jusqu'à  Louis-Philippe.  Politique  non  seulement 
anti-chrétienne  et  anti-humaine,  mais  insensée,  qui,  après  trois 
siècles  de  discordes  et  de  guerres,  donne  comme  résultats  la  Polo- 
gne anéantie,  l'Irlande  affamée  et  décimée,  l'Espagne  ruinée,  l'I- 
talie folle,  la  Suisse  en  feu,  toutes  les  nations  catholiques  affaiblies, 
l'hérésie  prépondérante,  le  schisme  menaçant,  la  barbarie  pour 
avenir.  Lorsque  l'on  voit  le  rang  que  tiennent  l'Angleterre  et  la 
Russie,  on  s'étonne  d'entendre  glorifier  les  hommes  d'Etat  que  l'é- 
ducation a  fournis  aux  pays  catholiques  !  Qu'ils  soient  polis,  diserts, 
quelquefois  même  chrétiens,  tout  le  monde  l'accorde.  Néanmoins, 
dansces  diplomates  à  courte  vue  et  à  courte  haleine,  reconnaîtrons- 
nous  les  continuateursdes  héros  illettrés  qui  avaientconstitué  toute 
la  chrétienté  comme  une  seule  famille,  au  sein  de  laquelle  ne  de- 
vait s'élever  aucun  tyran,  sur  les  frontières  de  laquelle  ne  pouvait 
s'affermir  aucun  ennemi  ? 

Oui,  le  Mal  a  eu  ses  grands  hommes,  ses  écrivains,  ses  artistes, 
ses  savants,  ses  politiques  ;  mais  le  Bien  a  perdu  de  son  assuran- 
ce, de  sa  fécondité,  de  sa  force,  autrefois  victorieuse.  Depuis  trois 
siècles,  un  venin  subtil  a  ralenti  et  comme  glacé  cette  sève  de  gé- 
nie qui  voulait  donner  à  l'humanité  le  Christ  pour  unique  conque- 


LA    QUESTION    DES    CLASSIQUES  289 

rant,  pour  unique  législateur,  pour  unique  Dieu  ;  qui  produisait 
les  sommes  théologiques,  les  croisades,  les  cathédrales  ;  qui  susci- 
tait des  saint  Bernard,  des  saint  Thomas  d'Aquin,  des  saint  Etienne 
de  Hongrie,  des  saint  Louis  de  France,  et  qui  leur  donnait  des  dis- 
ciples,des  armées,  des  peuples  pour  accomplir  tout  ce  qu'ils  osaient 
entreprendre  à  la  gloire  de  l'Evangile.  Quels  hommes  et  quelles 
œuvres  !  Ils  dissipaient  les  restes  de  la  barbarie  européenne  ;  ils 
élevaient  une  barrière  contre  Tislamisme  ;  ils  affranchissaient  l'Es- 
pagne, ils  entamaient  l'Afrique  par  la  guerre,  le  plus  lointain  Orient 
par  les  missions  ;  ils  allaient  décpuvrir  le  Nouveau-Monde  ;  ils  im- 
plantaient chez  les  peuples  chrétiens  des  institutions  dont  le  tou- 
chant et  majestueux  ensemble  nous  remplit  aujourd'hui  d'étonne- 
ment  et  de  regret.  Ah  !  ces  hommes-là,  peut-être,  ne  savaient  pas 
tous  le  latin  avec  autant  de  délicatesse  qu'on  l'a  su  depuis.  Ils  en 
savaient  assez  pour  s'écrier,  dans  l'allégresse  prophétique  de  leur 
amour  :  Chrislus  vincit,  Chrùtus  régnât,  Christus  imperat  !  Christus 
ab  omni  malo  plebem  suam  libérât.  Et  l'humanité  s'avançait,  sous 
leur  conduite  vers  des  splendeurs  de  paix  et  de  lumière,  dont  le 
latin  et  le  grec  qu'elle  sait  aujourd'hui,  ne  Tout  guère  rappro- 
chée ! 

Ces  considérations  historiques  sont  d'une  incontestable  valeur. 
Le  Christianisme  à  son  avènement  aurait  pu  faire  table  rase  et 
créer  de  rien  la  civilisation  de  l'Europe,  il  a  préféré  purifier  les 
monuments  du  paganisme  et  les  approprier  à  son  usage.  C'est  sa 
grandeur  et  sa  force  d'avoir  su  tout  dominer  sans  rien  détruire, 
les  langues  comme  le  génie  et  l'institution  des  peuples.  Barbare 
avec  les  barbares,  il  a  su  être  grec  avec  tout  l'atticisme  de  l'Aca- 
démie et  romain  avec  tout  le  purisme  d'Auguste.  Et  comme  la  sy- 
nagogue s'était  enrichie  des  vases  de  l'Egypte,  l'Eglise  s'est  enri- 
chie de  la  Gentilité,  mais,  nous  avons  dit  le  mot  décisif,  en  les  ex- 
purgeant et  en  les  contraignant  à  servir  Jésus-Christ.  Ainsi  l'Eglise 
a  emprunté  la  forme  littéraire  des  païens, mais  en  la  modifiant,  en 
l'enrichissant  de  mots  nouveaux  et  en  versant  dans  ces  outres  élé- 
gantes, le  pur  vin  de  l'Evangile  et  les  grâces  de  l'Eucharistie. 
Ainsi  encore  PEglise  a  emprunté  certaines  règles  de  grammaire 

19 


1 


290  CHAPITRE   IX 

et  de  rhétorique,  de  pQ/ésie  et  composition,  parfaitement  com- 
patibles avec  l'orthodoxie.  En  vérité,  disait  justement  le  P.  Pi- 
tra,  tout  n'est  pas  païen  dans  les  auteurs  classiques.  Depuis  les 
rudiments  de  leur  syntaxe  jusqu'aux  règles  de  leurs  épopées, 
ils  ont  une  foule  de  notions  générales  ou  expérimentales  qui  sont 
tout  aussi  inoffensives  que  les  axiomes  de  la  géométrie.  Y  aurait- 
il  plus  de  danger  de  paganisme  à  étudier  les  mathématiques 
dans  Euclide  ou  la  médecine  dans  Hippocrate,  que  la  métaphysique 
dans  Aristote,  la  logique  dans  Priscien,  ou  les  sept  arts  libéraux 
dans  Marcianus  Capella  ?  Autant  vaudrait  soutenir  qu'il  y  a  péril 
d'anghcanisme  à  lire  la  rhétorique  de  Hugues  Blair  ou  la  théorie 
de  Newton  (1)  » . 

Il  est  donc  incontestable  qu'il  y  a,  dans  les  anciens,  des  règles 
et  des  modèles  de  leçon  littéraire,  que  le  respect  de  tous  les  siècles 
a  consacrés.  Il  ne  peut  pas  être  question  de  répudier  des  trésors 
dont  la  conservation  est  l'œuvre  propre  de  l'Eglise.  11  ne  peut  pas 
même  être  question  de  rompre  avec  des  traditions  littéraires  an- 
térieures aux  classiques  et  plus  anciennes  même  que  le  paganis- 
me. Le  vil'  bonus  dicendi  péri  tus  est  de  tous  les  âges  ;  les  bonnes  let- 
tres sont  un  héritage  de  l'humanité  et  il  appartient  à  l'Eglise, 
héritière  des  Gentils  et  de  la  Synagogue,  de  revendiquer  ce  patri- 
moine. 

Mais  il  est  incontestable  qu'il  faut  nettoyer,  expurger  le  paga- 
nisme ;  qu'il  faut  en  gardant  les  œuvres  et  en  s'en  servant  pour 
l'enseignement,  éliminer  les  idées,  les  sentiments,  les  arguments 
et  les  exemples  propres  à  troubler  les  œuvres  ou  à  faire  dévier  les 
esprits  ;  en  un  mot  il  faut  rendre  l'éducation  foncièrement  chré- 
tienne. Des  règles  d'expurgation  radicale  sont  absolument  néces- 
saires; il  est  plus  nécessaire  encore  qu'un  maître  intelligent  et 
ferme,  en  maniant  ces  auteurs,  en  exclue  tout  ce  qui  peut  créer 
un  péril  pour  les  âmes.  Pour  qui  a  vu  de  près  l'éducation,  il  y  a 
là  un  ministère  de  toutes  les  heures,  dont  la  sollicitude  va  bien 
au  delà  des  moments  de  classes  et  d'études,  après  tout  les  moins 


(1)  Ami  de  la  Religion,  iv  du  29  janvier  1852. 


LA    QUESTION   DES    CLASSIQUES  291 

embarrassants.  C'est  donc  la  question  de  méthode  ,  atïaire  de 
choix  d'un  bon  maître.  Dans  ce  magistère,  il  faut  une  sollicitude, 
une  pudeur,  une  discrétion,  qui  se  règlent  sur  les  temps  et  sur  les 
lieux  et  se  résument  dans  la  maxime  de  Juvénal  :  Maxima  debetur 
puero  reverentia.  «  S'il  m'est  démontré,  ajoute  Quintilien,  que  les 
écoles  sont  aussi  utiles  aux  lettres  que  nuisibles  aux  mœurs,  je 
n'hésiterai  pas  à  préférer  la  vertu  à  l'éloquence.  » 

D'ailleurs,  à  côté  des  classiques  païens,  entièrement  expurgés  et 
chrétiennement  expliqués,  il  faut  faire  large  part  aux  classiques 
chrétiens.  «  Nous  ne  croyons  pas  avancer  un  paradoxe,  dit  encore 
le  P.  Pitra,  en  déclarant  après  une  longue  étude  de  la  littérature 
ancienne  chrétienne,  qu'il  est  possible  d'établir,  sans  aucune  inter- 
ruption depuis  l'antiquité  classique  jusqu'au  concile  de  Trente, 
une  série  de  pièces,  toutes  à  peu  près  classiques  et  d'une  perfection 
littéraire  très  suffisante  pour  servir  de  modèles.  On  le  niera  diffi- 
cilement pour  les  Pères  grecs  jusqu'à  Photius.  Quant  aux  pères 
latins,  aussi  maljugéspar  les  défenseurs  exagérés  de  la  littérature 
chrétienne  que  par  leurs  adversaires  exclusifs,  de  part  et  d'autre 
ils  sont  réputés  trop  barbares  :  les  uns  méconnaissent  d'admirables 
pages  qui  n'auraient  besoin, pour  les  passionner, que  d'être  présen- 
tées sous  un  pseudonyme  classique.  Les  autres  s'exagèrent  les  dé- 
fauts des  œuvres  les  plus  négligées  et  voient  une  nouvelle  langue 
là  où  il  y  a  tout  au  plus  la  nuance  d'une  époque,  le  dialecte  d'une 
province,  la  fatigue  d'une  improvisation  hâtive.  Nous  serions  ten- 
té de  dire  qu'un  peu  de  grec  et  de  latin  éloigne  de  l'Eglise,  que 
beaucoup  de  grec  et  une  bonne  latinité  y  ramènent  ». 

De  plus,  à  côté  des  classiques,  doivent  marcher  les  grammaires 
et  la  rhétorique,  les  sciences  et  les  arts,  l'histoire  et  la  philosophie, 
toutes  ces  choses  bien  étudiées,  sérieusement  approfondies,  versées 
en  bonne  qualité  et  quantité  dans  l'âme  des  jeunes  gens,  avec  cette 
part  de  travail  personnel,  de  lente  appropriation  et  de  discipline 
chrétienne  qui  caractérise  les  écoles  de  l'Eglise  :  toutes  ces  choses 
doivent  assurer  un  bon  système  d'éducation. 

L'abbé  Gaume,pour  assurer  l'expurgation  des  classiques  païens, 
publia,  en  1852,  un  volume  de  lettres  à  l'évêque  d'Orléans,  le  pa-^ 


292  CHAPITRE   IX 

triarche  despotique  du  libéralisme.  Ces  lettres  ne  pouvaient  obte- 
nir aucun  crédit  près  de  cet  esprit  fermé  ;  mais  le  cardinal  Gous- 
set, esprit  plus  ouvert,  plus  grand  et  plus  solide,  les  revêtit  de 
l'approbation  suivante  :  «  N'ayant  pas  été  tout  à  fait  étranger  à  la 
publication  du  Ver  rongeur  des  sociétés  modernea,  je  n'ai  pu  être 
insensible  aux  attaques  violentes  dont  vous  avez  été  l'objet  à  l'oc- 
casion de  cet  ouvrage.  On  ne  peut  vous  accuser  d'avoir  émis  des 
opinions  exagérées,  absurdes,  irrespectueuses  envers  l'Eglise  et  ca- 
pables de  troubler  les  consciences,  etc.,  sans  faire  tomber  une  accu- 
sation aussi  grave  sur  ceux  qui,  en  approuvant  votre  livre  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  comme  je  l'ai  fait  moi-même,  se  seraient 
rendus  solidaires  des  erreurs  qu'on  vous  reproche.  Néanmoins, 
comme  le  procès  me  parait  suffisamment  instruit, et  que  vos  lettres 
à  Mgr  Vévêque  d'Orléans  ne  laissent  rien  à  désirer,  ni  pour  le  fond, 
ni  pour  la  forme,  je  n'entrerai  pas  dans  la  discussion.  Je  préfère 
mettre  la  main  à  l'œuvre,  en  adoptant  incessamment,  pour  les 
petits  séminaires  de  mon  diocèse,  le  plan  d'éducation  que  vous 
proposez.  Cet  essai,  je  m'y  attends,  aura  des  contradicteurs  ;  mais 
à  tort  ou  à  raison,  je  suis  persuadé  que  l'usage  exclusif  ou  presque 
exclusif  des  auteurs  païens  dans  les  établissements  d'instruction 
secondaire  ne  peut,  sous  aucun  rapport,  contribuer  à  l'amélioration 
de  l'ordre  social.  Il  me  semble  même  que  rien  n'est  plus  propre  à 
favoriser  les  efforts  de  ceux  qui,  au  nom  de  progrès,  travaillent  à 
remplacer  la  civilisation  chrétienne  par  la  prétendue  civilisation 
des  Grecs  et  des  Romains  ».  Paroles  mémorables,  et  qui  reçoivent 
des  folies  et  des  fureurs  actuelles,  une  sinistre  confirmation. 

L'archevêque  de  Reims,  le  digne  successeur  de  Saint  Remy, 
d'Hincmar  et  de  Gerbert,  remplissait  alors,  comme  une  fonction 
permanente,  hommage  dévolu  par  les  évêques  à  la  supériorité  de 
ses  mérites,  la  charge  de  légat  du  Saint-Siège.  Dans  leurs  difficultés, 
la  plupart  le  consultaient,  et^  son  avis  entendu,  se  plaisaient  à  le 
suivre.  On  pouvait  croire  que,  tant  que  le  clergé  français  accepte- 
rait cette  savante  et  sage  direction,  il  n'accéderait  point  trop  aux 
doctrines  vagues  et  aventureuses  de  la  Pacification  religieuse,  aux 
compromis  compromettants  de  la  loi  Falloux  et  aux  intrigues  du 


LA    QUESTION    DES    CLASSIQUES  293 

néo-libéralisme.  L'Eusèbe  d'Orléans  s'en  doutait  bien  un  peu,  mais 
il  crut,  suivant  les  inspirations  de  sa  nature  dominatrice,  pouvoir 
prendre,  dans  l'affaire  des  classiques,  un  biais,  pour  détacher  de 
l'archevêque  de  Reims,  les  évêques  qui  acceptaient  sa  direction  et 
créer  pour  lui-même  une  sorte  de  patriarcat  latent  qui  lui  eût  fait 
prendre  la  tête  de  l'épiscopat.  De  la  part  d'un  si  jeune  évêque, 
c'était  un  trait  d'audace  rare  et  de  singulier  aveuglement.  Les  évê- 
ques sont  hommes  graves  et  prudents  ;  ils  se  donnent  à  bon  escient, 
et  n'entendent  pas  se  laisser  accaparer  ;  mais  la  passion  ne  rai- 
sonne pas  ;  la  passion  d'entraîner,  de  diriger,  de  commander  sur- 
tout sans  autorité,  raisonne  encore  moins  que  les  autres.  Dupan- 
loup,  courant  sur  les  idées  de  Bossuet,  libella  cette  déclaration  : 

((  Les  archevêques  et  évêques  soussignés, 

Considérant  qu'il  importe  de  faire  cesser  les  bruits  qu'on  affecte 
de  répandre  dans  le  public  au  sujet  de  prétendues  divisions  qui 
existent  entre  les  évêques  sur  des  questions  importantes  touchant 
à  l'autorité  de  leur  saint  ministère  et  à  l'enseignement  des  lettres 
dans  les  écoles  chrétiennes  ; 

Déclarent  les  points  suivants  : 

1^  Que  les  actes,  épiscopaux  ne  sont,  en  aucune  façon,  justiciables 
des  journaux,  mais  seulement  du  Saint-Siège  et  de  lépiscopat  ; 

2°  Que  l'emploi,  dans  les  écoles  secondaires,  des  classiques  an- 
ciens, convenablement  choisis,  soigneusement  expurgés  et  chré- 
tiennement expliqués,  n'est  ni  mauvais  ni  dangereux  ;  et  que,  pré- 
tendre le  contraire,  ce  serait  condamner  la  pratique  constante  de 
tous  les  évêques  catholiques  et  des  plus  saintes  congrégations  re- 
ligieuses, puisqu'il  est  de  notoriété  publique  que,  jusqu'à  ce  temps, 
tous  les  évêques  et  toutes  les  congrégations  enseignantes  ont  ad- 
mis les  anciens  classiques  grecs  et  latins  dans  les  écoles  ; 

30  Que  l'emploi  de  ces  classiques  anciens  ne  doit  pas  toutefois 
être  exclusif,  mais  qu'il  est  utile  d'y  joindre  dans  la  mesure  con- 
venable, comme  on  le  fait  généralement  dans  toutes  les  maisons 
d'éducation  dirigées  par  le  clergé,  l'étude  et  l'explication  des  au- 
teurs chrétiens  ; 

4«  Que  c'est  aux  évêques  seuls  qu'il  appartient,   chacun  dans 


294  CHAPITRE    IX 

son  diocèse,  et  sans  que  les  écrivains  ou  journalistes  aient  à  cet 
égard  aucun  contrôle  à  exercer,  de  déterminer  dans  quelle  mesure 
les  auteurs,  soit  païens,  soit  chrétiens,  doivent  être  employés  dans 
leurs  petits  séminaires  et  dans  les  écoles  secondaires  confiées  à  la 
direction  du  clergé  diocésain.  » 

Tel  est  Pacte  par  lequel  Févéque  d'Orléans  prétendait  se  substi- 
tuer au  cardinal-archevêque  de  Reims  et  obtenir  la  succession 
gallicane  de  Bossuet.  On  pourrait  faire,  sur  ce  document,  au  point 
de  vue  de  la  grammaire,  de  la  logique,  du  droit  et  de  la  prudence, 
d'utiles  réflexions.  Le  style  est  faible,  fautif  et  marque,  dans  sa 
rédaction,  un  visible  embarras  ;  le  fond  est  martelé,  raccommodé  ; 
on  voit,  qu'avant  de  paraître  au  jour,  il  a  été  passé  aux  étamines. 
Les  actes  épiscopaux  relèvent  sans  doute  du  Saint-Siège  ;  mais  ils 
ne  relèvent,  en  aucune  façon,  de  l'épiscopat  ;  il  est  puéril  de  les 
défendre  contre  l'invasion  des  journaux  catholiques  ;  les  autres  ne 
s'y  épargnent  guère.  L'emploi  des  classiques  dans  les  séminaires 
peut,  à  coup  sûr,  être  réglé  par  les  évêques,  qui  généralement  se 
déchargent  de  ce  soin  sur  les  professeurs.  Mais,  dans  leurs  déci- 
sions, il  faut  distinguer  la  prescription  qu'ils  imposent  et  les  raisons 
de  fait  ou  de  droit  sur  lesquelles  ils  l'appuient.  La  décision  doit 
être  respectée  ;  mais  toute  la  discussion  qui  la  soutient  peut  être 
discutée  ;  autrement  tout  ce  qu'il  plairait  à  un  évêque  de  faire 
entrer  dans  un  acte  épiscopal  deviendrait  matière  réservée  et  sous- 
traite au  domaine  public.  On  eût  dû  ajouter  que  les  actes  du  Saint- 
Siège  et  des  congrégations  romaines  jouissent  du  même  droit  et  à 
bien  plus  forte  raison.  La  diplomatie  d'Orléans  n'admettait  pas 
cette  addition;  l'évêque  entendait  être  indiscutable,  mais  il  se  ré- 
servait bien  de  discuter  les  actes  pontificaux,  pour  les  soutenir, 
au  besoin,  pour  les  énerver.  On  eût  pu,  au  reste,  sur  quatre  arti- 
cles en  supprimer  deux  et  rédiger  les  deux  autres  en  meilleure 
forme  ;  à  moins,  ce  qui  eût  été  préférable,  ^qu'on  eût  condamné 
leur  berceau  à  leur  servir  de  sépulture. 

Ce  projet  de  déclaration,  appointé  de  plusieurs  lettres  pour 
chaque  évêque,  fut  distribué  d'abord,  par  des  écrivains,  aux  amis 
du  premier  degré,  qui  ne  lui  épargnèrent  pas  les  critiques  sensi- 


LA    QUESTION   DES   CLASSIQUES  295 

bles  à  ramour-propre  de  l'auteur,  mais  acceptèrent  pourtant 
l'acte  au  moins  en  principe.  Ensuite  le  document  fut  transmis  aux 
amis  du  second  degré,  avec  allégation  des  premières  signatures 
pour  en  obtenir  d'autres,  allégation  qui  ne  fut  pas  toujours  vraie, 
procédé  qui,  en  tout  cas,  ne  respectait  pas  suffisamment  la  dignité 
des  signataires.  Alors  seulement  la  déclaration  fut  présentée  aux 
amis  du  troisième  degré,  aux  éyêques  douteux  ou  suspects;  mais 
on  fit  peser,  sur  leur  indécision,  le  poids  énorme  des  signatures 
obtenues,  dont  le  chiffre  fut  enflé  généreusement,  et,  pour  vain- 
cre leur  résistance,  on  ne  manqua  pas  de  faire  sonner  haut  le 
péril  des  divisions  à  craindre.  Mais  l'acte  fut  dérobé  aux  grands 
évéques  qui  tenaient  la  tête  du  mouvement  catholique  et  tout 
spécialement  à  l'archevêque  de  Reims.  Au  total,  la  déclaration 
n'obtint,  en  chiffres  ronds,  qu'une  quarantaine  de  signatures; 
elles  se  trouvent  par  le  fait  en  minorité  ;  et  il  est  plus  que  proba- 
ble que  si  elle  avait  dû,  pour  affronter  le  public,  revêtir  une  forme 
définitive,  elle  eût  vu  diminuer  encore  le  nombre  des  adhérents. 
L'évêque  d'Orléans  avait  espéré  surprendre  les  évêques  en  les 
abordant  isolément,  à  l'improviste,  et  avec  ces  procédés  astucieux  ; 
sans  concert  préalable,  le  plus  grand  nombre  se  déroba.  A  côté 
de  ceux  qui  donnèrent  leur  signature  par  bienveillance,  et  sans  y 
trop  regarder,  plusieurs  mirent  en  pièce  ce  triste  essai  de  nouvelle 
déclaration.  La  France  avait  eu  trop  à  se  plaindre  de  la  déclara- 
tion de  1682  pour  qu'on  pût  oser  réitérer  un  tel  acte,  et  encore 
sous  le  vain  prétexte  d'une  défense  de  l'unité. 

Mathias  Debelay,  archevêque  d'Avignon,  releva,  dans  le  factum 
Orléanais,  Tabsence  totale  de  formes  canoniques  et  l'absence  de 
ces  motifs  graves  et  urgents  qui  peuvent  décider  une  manifesta- 
tion épiscopale.  «  Je  vois,  dit-il,  peu  d'avantages  dans  cette  ma- 
nifestation ;  j'y  aperçois  de  grands  inconvénients,  je  crains  des 
résultats  tout  opposés  à  ceux  qu'on  désire  obtenir.  En  effet,  on  se 
propose  de  démontrer  qu'il  y  a  entente  parfaite  dans  l'épiscopat 
sur  la  question  des  auteurs  classiques  et  d'affermir  l'autorité  épis- 
copale contre  certains  empiétements  de  la  presse.  Or,  la  manifes- 
tation fera  ressortir,  par  suite  de  l'abstention  de  plusieurs  collé- 


296  CHAPITRE   IX 

gues,  une  divergence  inévitable  sur  l'appréciation  d'une  question, 
qui,  dans  son  application  pratique,  se  modifie  nécessairement  par 
la  différence  des  besoins  et  par  les  tendances  des  esprits,  tendan- 
ces et  besoins  divers  selon  les  lieux.  Cette  divergence  apparente, 
qui  ne  proviendra  que  d'un  dissentiment  même  accidentel,  sera 
interprétée  comme  une  scission  profonde  dans  l'épiscopat.  Les  en- 
nemis de  l'Eglise  s'en  saisiront,  ils  l'acclameront  au  loin  ;  ils  re- 
présenteront, comme  une  division  fondamentale,  une  différence 
d'appréciation  sur  une  thèse  qui  ne  touche  pas  à  la  foi  et  qui,  de 
sa  nature,  est  variable  avec  les  époques  et  les  pays.  L'hérésie 
seule  y  gagnera.  —  Parmi  les  fidèles,  les  âmes  faibles  se  scanda- 
liseront, les  âmes  pieuses  gémiront.  Le  clergé  inférieur  et  les  laï- 
ques catholiques,  qui,  à  tort  ou  à  raison,  ont  des  sentiments  arrê- 
tés sur  la  question  des  classiques,  se  partageront  en  deux  camps 
animés  par  des  disputes  rendues  plus  acerbes  et  plus  irréconcilia- 
bles, car,  sauf  le  respect  dû  aux  règlements  diocésains,  en  ce  qui 
tient  à  la  pratique  de  l'enseignement,  il  sera  toujours  permis  de 
discuter  contradictoirement  et  d'un  point  de  vue  spéculatif,  des 
systèmes  et  des  méthodes  qui  sont  du  domaine  de  la  polémique. 
Hélas!  pourquoi  désunir  les  soldats,  quand  l'ennemi  est  si  près 
encore  ? 

«  La  presse  a  ses  embarras  et  ses  passions  ;  elle  a  besoin  d'être 
plus  disciplinée,  plus  respectueuse,  plus  soumise  :  ici  je  ne  parle 
pas  seulement  de  la  presse  religieuse  mise  en  suspicion  en  ce 
moment,  mais,  en  général,  de  toute  la  presse,  qui  annonce  sou- 
vent, comme  décision  de  l'épiscopat,  comme  pensée  du  clergé, 
des  avis  personnels  émis  sur  des  questions  religieuses  par  des  évê- 
ques  réunis  dans  un  salon  et  émettant  leur  opinion  propre  sans 
prétendre  exprimer  le  sentiment  de  tout  l'épiscopat,  ni  de  tout  le 
clergé  qui  ne  leur  ont  pas  conféré  mandat.  11  y  a  en  cela  abus 
grave,  on  trompe  le  lecteur  confiant,  on  engage  aux  yeux  du  pu- 
blic l'épiscopat  dans  des  solutions  qui  plaisent  au  journal,  mais 
sur  lesquelles  l'épiscopat  n'a  point  été  appelé  à  se  prononcer.  — 
Malgré  ces  écarts,  la  presse  religieuse  a  rendu  et  peut  rendre  de 
précieux  services  ;  la  défiance  solennellement  prononcée  contre 


LA   QUESTION   DES    CLASSIQUES  297 

elle  ne  fournirait-elle  pas  à  la  mauvaise  presse  une  occasion  de 
triomphe  et  d'applaudissements  humiliants  pour  Tépiscopat  ?  N'é- 
touffera-t-elle  pas  des  dévouements  qui  eussent  été  d'utiles  auxi- 
liaires, dans  ces  temps  où  la  cause  de  la  religion  n'a  pas  trop  de 
toutes  ses  forces  vives  ?  Puis  ces  sévérités  contre  la  presse  religieuse 
ne  donneront-elles  pas  prétexte  de  dire  que  l'épiscopat  n'a  de  vi- 
gueur que  pour  soutenir  ses  prérogatives,  tandis  qu'il  se  tait  sur 
les  attaques  incessantes  et  violentes  d'une  autre  presse  contre  les 
dogmes  de  l'Eglise  et  les  droits  divins  du  Souverain  Pontife. 

«  On  aura  précisément  produit  le  mal  qu'on  voulait  guérir  ; 
l'autorité  morale  de  l'épiscopat,  bien  loin  d'être  relevée,  sera 
amoindrie,  et  l'on  donnera  un  air  d'opposition  qui  n'est  pas  dans 
leur  pensée,  à  ceux  de  nos  véritables  collègues  qui,  pour  des 
motifs  que  nous  devons  respecter,  croiront  devoir  garder  le  silence 
que  leur  conscience  ne  les  oblige  pas  de  rompre.  » 

Pierre  de  Dreux-Brézé,  évêque  de  Moulins,  appuyait,  comme 
Mathias  Debelay,  sur  l'irrégularité  de  la  mesure,  sur  l'oubli  des 
tempéraments  apportés  par  l'Eglise  dans  toutes  les  manifestations 
régulières  de  l'autorité  épiscopale,  sur  le  danger  des  divisions  en 
voulant  les  prévenir,  et  sur  les  périls  d'une  autre  nature  qui  pour- 
raient résulter  d'une  semblable  cause  aux  évêques.  «  Quel  parti 
en  effet,  ajoute  le  noble  prélat,  ne  saurait  pas  tirer,  de  cette  ma- 
nière d'agir,  un  pouvoir  hostile  à  l'Eglise  et  à  qui  il  suffirait  de 
quelques  instruments,  qu'à  toutes  les  époques,  il  a  trouvés,  pour 
exercer  sur  elle  une  pression  dangereuse.  Et  qu'on  n'objecte  pas 
que  cette  pression  s'exercera  aussi  bien  sur  un  Concile  réuni  que 
sur  les  évoques  disséminés,  car  un  Concile  ne  peut  avoir  lieu  sans 
le  consentement  du  Souverain  Pontife,  qui  conserve  toujours  le 
droit  de  le  dissoudre,  et  qui  n'est  lié  par  aucune  des  décisions  qui 
y  sont  prises.  Mais  qui  empêchera  ces  conciles  dispersés,  formés 
sans  l'agrément  du  Saint-Siège,  et  avec  l'intention  de  combattre 
des  doctrines  qui,  pour  déplaire  à  quelques-uns  dans  notre  pays, 
n'en  sont  pas  moins  ailleurs  chères  et  vénérables  à  tous  les  cœurs 
catholiques? 

((  J'ajoute  qu'un  tel  système  aurait  pour  effet  de  faire  prévaloir 


298  CHAPITRE   IX 

dans  l'esprit  des  fidèles,  une  opinion  tout  à  fait  erronée  et  dange- 
reuse ;  c'est  que,  dans  l'Eglise,  comme  dans  tous  les  États  consti- 
tutionnels, la  vérité  se  décide  par  la  majorité  et  que  c'est  le  poids 
du  nombre  qui  l'entraîne  à  sa  suite.  Or,  précisément  dans  l'Eglise 
la  pluralité  n'est  rien,  et  tout  dépend  de  l'adjonction  avec  le  chef. 
La  minorité  qui  lui  est  unie,  est  l'Eglise.  Elle  seule  fait  la  loi,  ou, 
pour  parler  plus  juste,  la  proclame  après  lui,  et,  tant  qu'il  n'a  pas 
parlé,  les  consciences  demeurent  libres.  » 

A  ces  dangers  certains  s'ajoute  l'inutilité  de  la  mesure.  «  Quand 
votre  déclaration  aura  paru,  ne  demeurât-il  qu'un  évêque  pour 
la  contredire,  et  il  y  en  a  déjà  plusieurs,  aucun  des  principes  pro- 
clamés ne  deviendra  pour  cela  incontestable  et  il  sera  toujours 
loisible  de  les  contester  sans  que  la  foi  ait  à  en  souffrir  ;  d'où  il 
suit  que  si  les  évêques  peuvent  avoir  à  se  plaindre,  ce  n'est  pas 
par  de  semblables  mesures  que  leur  autorité  pourra  être  raffermie. 
Qu'ils  aillent  à  la  source  de  cette  autorité,  qu'ils  fassent  de  l'Évê- 
que  et  du  Père  universel  le  confident  de  leurs  douleurs,  qu'ils  s'a- 
dressent à  cette  Chaire  pinncipale  à  laquelle  il  est  nécessaire  que 
toutes  les  autres  se  réunissent ,  qu'ils  demandentla  protection  de  celui 
qui  a  le  soin  des  pasteurs  aussi  bien  que  des  agneaux  placés  sous 
leur  conduite.  Qui  osera  dire  que  cette  protection  ait  jamais  man- 
qué aux  évêques,  surtout  quand  elle  a  été  sollicitée  par  eux  seuls, 
et  sans  l'intermédiaire  d'interventions  exposées  par  leur  puissance 
à  prêter,  à  des  plaintes  respectables,  le  langage  du  mécontente- 
ment et  quelquefois  même  de  la  violence. 

«  Voilà  bien  des  raisons  de  mon  refus,  en  voici  une  plus  décisive 
encore.  Je  ne  mets  pas  ces  intentions  en  doute.  Cependant,  il  m'est 
bien  permis,  à  côté  de  ces  intentions  et  des  intentions  de  Fépisco- 
pat,  d'en  démêler  d'autres  qui  n'y  ressemblent  guère.  J'examine 
donc  quels  sont  ceux  qui  attendent  cette  démarche,  qui  épient  le 
moment  où  elle  va  paraître,  et  qui  s'en  applaudissent  déjà  à  l'a- 
vance. Je  parle  devant  Dieu  et  je  sais  ce  que  je  dis.  Ce  sont  les 
DOCTRINES  ROMAINES  coutrc  lesquelles  ON  A  COMPLOTÉ  DE  RÉAGIR  ;  c'est 
ce  qu'on  appelle  le  parti  ultramontain,  que  l'on  a  résolu  d'abat- 
tre. C'est  un  savant  cardinal  (le  cardinal  Gousset),   mon  ami  et 


LA    QUESTION    DES    CLASSIQUES  299 

mon  maître,  auquel  on  se  promet  de  donner  une  leçon  ;  ce  sont  les 
évêques  trop  attachés  aux  privilèges  du  Saint-Siège,  dont  la  nomi- 
nation, due  à  une  impartialité  intelligente,  a  été  appelée  un  mal- 
heur et  représentée  comme  interrompant  en  France,  les  traditions 
de  Tépiscopat,  que  Von  espère  réduire.  Et  pour  achever  d'un  mot, 
ce  que  l'on  veut,  c'est  se  faire  craindre  (à  Rome)  là  où  ne  doit  être 
reçu  d'autre  tribut  que  celui  de  notre  obéissance  et  de  notre 
amour.  Me  préserve  le  ciel  d'attacher  jamais  ma  signature,  fût-ce 
même  à  la  déclaration  de  la  vérité,  quand  je  sais  que  l'on  médite 
ainsi  de  s'en  servir.  » 

Cette  lettre  donne  le  mot  vrai  de  la  situation.  La  déclaration 
de  Tévêque  d'Orléans  n'avait  point  pour  but  son  objet  même  ;  elle 
visait  à  ruiner  PUnivers,  à  renverser  le  crédit  du  cardinal  Gous- 
set, à  réduire  les  évêques,  à  abattre  les  ultramontains,  à  réagir 
contre  les  doctrines  romaines,  et  à  faire  trembler  Pie  IX  en  pré- 
sence d'une  sédition  masquée,  mais  très  réelle.  Dupanloup  était 
à  la  tête  de  cette  belle  œuvre,  et,  sauf  quelques  exceptions,  ce  sera, 
dans  sa  carrière  épiscopale,  le  but  ordinaire  de  ses  efforts. 

L'évêque  de  Gap,  Irenée  Depéry,  ne  le  prit  pas  de  si  haut,  mais, 
par  une  imagination  ingénieuse,  il  découvrit  le  compromis  de 
l'évêque  d'Orléans  avec  les  ennemis  de  l'Eglise,  compromis  qui  est 
encore  un  des  grands  faits  de  son  existence  :  je  parle,  ici,  des 
ennemis  de  l'Eglise  en  France,  des  gallicans,  des  académiciens, 
des  parlementaires.  Voici  la  profession  de  foi  de  l'évêque  de  Gap  : 
«  Je  crois  en  Dieu,  créateur  de  V Univers^  mais  je  ne  crois  pas  à 
la  bonne  foi  de  ceux  qui  veulent  détruire  V Univers,  Je  crois  en 
Jésus-Christ,  qui  a  établi  son  Eglise  avec  les  docteurs  chrétiens  et 
non  avec  les  doctes  du  paganisme.  Je  crois  au  Saint-Esprit  qui  a 
parlé  par  les  prophètes  et  non  par  les  sibylles.  Je  crois  à  la  com- 
munion des  saints,  mais  je  ne  veux  pas  être  de  celle  de  la  Gazette, 
du  Siècle^  des  Débats,  de  la  Presse  et  du  Charivari.  Je  crois  à  la 
résurrection  des  morts,  mais  je  crains  beaucoup  celle  des  gallicans 
et  des  parlementaires.  Je  crois  à  la  vie  éternelle,  mais  je  ne  veux 
pas  de  celle  des  Champs-Elysées,  quelque  belle  que  la  fassent  les 
poètes  païens.  C'est-à-dire  que  je  suis  pour  l'adoption  des  auteurs 


300  CHAPITRE   IX 

chrétiens  dans  une  juste  proportion,  sans  renoncer  aux  chefs- 
d'œuvre  de  Rome  et  d'Athènes  soigneusement  expurgés  de  ce  qu'ils 
ont,  trop  souvent,  de  contraire  aux  bonnes  mœurs  et  à  la  foi  ca- 
tholique. » 

Un  autre  évéque,  Jean  Doney,  philosophe  distingué,  controver- 
siste  vaillant,  prélat  intrépide,  le  prit  moins  gaiement,  mais  de 
plus  haut.  Sa  motion,  qui  formait  tout  un  traité,  fut  adressée  con- 
fidentiellement à  tous  les  évêques.  Nous  en  détachons  seulement, 
par  voie  d'analyse,  ce  qui  regarde  l'impossibilité,  l'irrégularité  et 
le  danger  d'une  publicité  quelconque  donnée  au  projet  convenu 
de  déclaration.  L'évêque  de  Montauban  fait  observer  d'abord  : 
Qu'approuver  la  déclaration  et  en  ordonner  la  publicité,  sont  deux 
choses  essentiellement  distinctes,  et  que  la  seconde  peut  former 
des  inconvénients  d'une  haute  gravité  qui  peuvent  ne  passe  trou- 
ver dans  la  première  ;  —  Que,  par  suite,  et  en  prenant  les  faits 
tels  quels,  il  y  avait  plus  que  de  la  convenance,  mais  une  vérita- 
ble nécessité  d'interroger  les  évêques  signataires  sur  la  publicité  à 
intervenir,  parce  qu'il  est  certain  que  le  plus  grand  nombre  d'en- 
tre eux  ignorait  combien'iX  y  avait  d'opposants  et  qu'ils  eussent  été 
désagréablement  surpris  de  se  trouver  en  dissentiment  public 
avec  près  de  la  moitié  de  leurs  collègues.  Il  y  a  plusieurs  publica- 
tions de  cette  nature  engageant  et  compromettant  l'épiscopat 
français  tout  entier,  il  n'eut  pas  été  inutile  de  provoquer  les  suf- 
frages de  tous  les  évêques.  En  ce  cas,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
rechercher  quel  nombre  de  suffrages  favorables  on  aurait  re- 
cueillis. 

En  second  lieu,  l'évêque  de  Montauban  argumentait  sur  le  nom- 
bre de  suffrages  pour  et  contre  la  déclaration.  La  déclaration  avait 
été  repoussée  absolument  par  trente-sept  évêques,  modifiée  par 
plus  de  six  évêques  et  acceptée  purement  et  simplement  par 
moins  de  trente-sept  évêques.  Le  projet  primitif  avait  donc  été 
repoussé  par  la  majorité,  et  le  projet  modifié  n'ayant  pas  été  sou- 
mis à  l'examen  et  à  l'approbation  des  évêques,  n'avait  été  rejeté 
ni  approuvé  par  personne.  Par  conséquent,  il  était  impossible  de 
publier  la  déclaration.  Même  en  admettant  qu'elle  eut  été  approu- 


LA    QUESTION    DES    CLASSIQUES  301 

vée  par  quarante-quatre  évêques,  contre  trente-sept  opposants, 
on  ne  pouvait  pas  davantage  la  publier  sans  excès  et  abus  de  pou- 
voir. Chaque  évoque  eût  pu,  sans  doute,  publier  la  Déclaration 
dans  son  diocèse.  Mais  aucun  évêque  n'ayant  le  droit  de  rien  pu- 
blier dans  d'autres  diocèses  que  le  sien,  il  est  évident  qu'une  pu- 
blication collective  eût  été  une  usurpation  de  pouvoir  et  une  at- 
teinte portée  à  l'indépendance  des  autres  évêques.  Le  droit  de 
publier  une  Déclaration  doctrinale  quelconque,  implique  le  droit 
de  l'envoyer  à  ceux  qu'elle  doit  obliger.  Eût-on  pu  l'adresser, 
même  comme  communication  officieuse,  aux  trente-sept  oppo- 
sants ?  Evidemment  non,  car  c'eût  été  leur  dire  :  Nous  avons  con- 
tre vous  une  majorité  de  trois  voix  et  notre  sentiment  a  plus  de 
probabilité.  —  Ce  n'est  pas  tout.  Le  Saint-Siège  a  imposé,  aux 
Conciles  provinciaux,  l'obligation  de  ne  publier  leurs  actes  et  dé- 
crets qu'après  les  avoir  soumis  à  la  révision  romaine.  Les  raisons 
de  ce  devoir  sont  toutes  évidemment  applicables  à  une  déclara- 
tion doctrinale  convenue  et  décidée  par  voie  de  correspondance, 
sans  examen,  sans  discussion  et  sans  délibération  proprement 
dite.  —  Il  restait,  il  est  vrai,  la  voie  des  journaux  ;  mais  chacun 
sent  combien  cette  voie  est  peu  grave,  peu  canonique,  peu  con- 
venable pour  des  évoques  et  tout  ce  qu'elle  pouvait  avoir  d'offen- 
sant pour  les  évêques  opposés  à  la  Déclaration.  Car,  ou  les  signa- 
taires veulent  enseigner  leurs  diocésains  seulement,  ou  ils  veulent 
enseigner  au  delà:  dans  le  premier  cas,  ils  peuvent  prendre  un 
autre  moyen.  Avec  le  second,  ils  excèdent  leurs  pouvoirs,  et 
alors  les  évêques  opposants,  attaqués  sur  leur  propre  terrain,  peu- 
vent interdire  les  journaux  qui  leur  apporteraient  cette  insolente 
Déclaration. 

L'évèque  de  Montauban  ajoute  qu'un  évêque  peut  fermer  à  un 
journal  l'accès  de  son  diocèse,  mais  il  ne  peut  pas  interdire  à  un 
journaliste  la  profession  de  doctrines  libres  dans  l'Eglise,  surtout 
la  profession  des  doctrines  romaines  ;  que  s'il  juge  à  propos  de  s'é- 
lever contre  ce  journaliste,  il  n'a  pas  le  droit  de  lui  faire  faire,  en 
dehors  de  son  diocèse,  une  signification  personnelle.  L'évèque 
d'Orléans  avait  dit  qu'il  accédait  au  vœu  de  non-publicité  et  que  ce 


302  CHAPITRE   IX 

ménagement  ne  diminuerait  en  rien  la  force  de  son  acte  ;  l'évêque 
de  Montaubanlui  répond  qu'il  n'était  pas  libre  de  faire  autrement, 
que  cet  acte  de  déférence  était  commandé  par  la  situation,  et  que 
les  trente-sept  évêques  opposés  à  la  déclaration  avaient  droit  à 
plus  qu'un  simple  ménagement  :  l'évêque  de  Montauban  dénonce 
encore  le  procédé  singulier  de  pression  et  d'affirmations  contraires 
à  la  vérité,  pour  obtenir  les  signatures  des  évêques  ;  il  se  plaint 
aussi  des  communications  faites  invariablement,  par  des  ecclésias- 
tiques, des  secrets  de  cette  affaire,  aux  journaux  les  plus  impies. 
Comme  conclusion,  il  désire  infiniment  qu'à  l'avenir  on  ne  recoure 
plus  à  un  semblable  moyen  pour  forcer  les  évêques  à  se  prononcer 
sur  quoi  que  ce  soit,  au  risque  de  faire  naître  entre  eux  des  défian- 
ces et  des  divisions.  C'est  pour  l'empêcher,  selon  ses  forces,  que 
l'évêque  a  voulu  communiquer  confidentiellement  ces  observa- 
tions. A  ses  yeux,  c'était  un  devoir  à  remplir  envers  l'Eglise,  dans 
l'intérêt  des  principes  et  des  règles  canoniques,  une  obligation  de 
s'élever  au-dessus  de  toutes  les  considérations  purement  person- 
nelles, comme  tant  d' évêques  Vont  fait  dans  tous  les  temps  lorsqu'ils 
ont  cru  qu'il  y  aurait  mal  et  danger  dans  le  silence. 

Ces  coups  de  crosse,  portés  d'une  main  sûre,  mettaient  en  pièces 
le  projet  de  déclaration  etréduisaientànéantdesdesseins  du  meneur 
de  la  campagne.  Les  évêques  signataires  se  trouvaient  fort  embar- 
rassés de  leur  signature  ;  les  non-signataires  ne  songeaient  guère 
à  se  départir  de  leur  réserve.  De  part  et  d'autre,  on  s'adressa  au 
conseiller  ordinaire  des  évêques,  au  cardinal  Gousset;  l'archevêque 
de  Reims  répondit  à  ces  communications  par  la  lettre  suivante  : 
«  Je  ne  connais  pas  les  quatre  articles  que  Mgr  Dupanloup  a  pré- 
sentés à  votre  signature  et  à  celle  de  plusieurs  de  nos  vénérables 
collègues.  J'ai  bien  appris  que  certains  mandataires  s'étaient  pré- 
sentés de  sa  part  ou  en  son  nom,  dans  divers  diocèses,  principale- 
ment du  midi  de  la  France,  mais  j'ignore  encore  ce  qu'ils  ont  pro- 
posé et  sollicité.  Je  crains  que,  sous  prétexte  de  prévenir  toute 
discussion  dans  l'épiscopat,  on  ait  commencé  par  le  fractionner 
en  engageant  par  des  signatures  individuelles  une  partie  des  évê- 
ques à  l'insu  des  autres,  et  peut-être  dans  un  but  direct  d'opposi- 


LA   QUESTION    DES   CLASSIQUES  303 

tion.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'intention,  je  prévois  que  les  actes  et 
les  démarches  de  Mgr  l'évêque  d'Orléans  n'auront  point  un  résul- 
tat dont  son  zèle  et  sa  piété  puissent  se  réjouir.  Ce  n'est  point  par 
de  semblables  procédés  que  l'on  arrivera  à  trancher  définitivement 
les  questions  de  la  nature  de  celle  dont  il  s'agit  en  ce  moment  ;  et 
je  me  permettrai  de  dire  qu'on  ne  devrait  pas  en  faire  l'essai.  Ce 
système  d'adhésions,  provoquées  ou  sollicitées  personnellement,  en 
dehors  de  toute  vue  d'ensemble  et  de  toute  délibération,  sans  inter- 
vention du  vicaire  de  Jésus-Christ,  n'est  point  consacré  dans  V E- 
glise.  D'ailleurs  il  est  facile  de  comprendre  combien  il  serait  fâ- 
cheux qu'il  y  eût  de  la  part  d'un  certain  nombre  d'évéques  une 
manifestation,  désavouée  par  les  autres  et  non  sanctionnée  par  le 
Saint  Père.  Or,  sur  le  point  dont  il  s'agit,  on  ne  doit  point  comp- 
ter sur  le  silence  des  prélats  non  adhérents  qui  ne  s'exposeraient 
point  à  ce  que  ce  silence  fût  considéré  par  ceux  qui  ignorent  les 
matières  ecclésiastiques,  comme  une  adhésion  tacite  à  des  actes 
qu'ils  désapprouveraient  en  réalité.  Etqui  peut  se  promettre, d'autre 
part,  que  ces  mêmesactes  obtiendraient  l'assentiment  du  Souverain 
Pontife. 

«  Au  fond,  la  polémique  soulevée  par  M.  l'abbé  Gaume  à  pro- 
pos des  auteurs  classiques,  encore  qu'elle  soit  importante  en  elle- 
même,  et  parfois  trop  chaleureuse  dans  ses  expressions,  ne  porte 
évidemment  point  sur  une  question  dogmatique,  morale  ou  cano- 
nique ;  en  un  mot,  ce  n'est  point  une  controverse  théologique. 
C'est  une  question  pédagogique,  une  affaire  de  méthode,  un  sys- 
tème d'éducation,  au  sujet  duquel  les  évêques  peuvent  penser  di- 
versement sans  se  compromettre  en  rien  pour  ce  qui  concerne  le 
dépôt  de  la  foi  et  de  la  doctrine  de  PEglise.  J'ai  donc  été  singuliè- 
rement étonné  de  voir  des  hommes  éclairés  faire  intervenir  ici 
l'infaillibilité  de  l'Eglise  catholique.  Les  évêques,  à  mon  avis,  sont 
parfaitement  libres,  ou  d'adopter  le  système  de  M.  Gaume,  que  la 
plupart  de  ses  adversaires  ne  semblent  pas  avoir  compris  tout  d'a- 
bord, ou  de  conserver,  comme  le  vénérable  évêque  d'Orléans,  la 
méthode  qu'ils  ont  fait  suivre  jusqu'ici  dans  leurs  petits  séminai- 
res. Cela  posé,  chaque  évêque  fera  ce  qu'il  croira  le  plus  utile  à 


304  CHAPITRE   IX 

son  diocèse  ;  et,  après  quelques  mois,  on  verra,  je  l'espère,  des 
prélats  favoriser  plus  ou  moins  Tusage  des  auteurs  chrétiens,  en 
les  faisant  même  dominer  sur  les  auteurs  païens,  selon  qu'ils 
seront  plus  ou  moins  persuadés,  comme  je  le  suis  moi-même,  que 
la  société,  parmi  nous  surtout,  a  besoin  d'être  régénérée,  et  qu'elle 
ne  peut  l'être  que  par  une  instruction  religieuse  plus  approfondie 
et  par  une  éducation  complètement  chrétienne.  La  société  étant 
malade,  il  lui  faut  un  autre  régime,  un  autre  système  d'éducation 
que  celui  qu'on  a  suivi  dans  ces  derniers  temps,  puisque  ce  sys- 
tème n'a  pu  l'empêcher  de  tomber  dans  un  état  alarmant,  où  elle 
ne  donne  guère  de  signes  de  vie  que  par  ses  convulsions  ». 

Après  ces  fortes  critiques  du  cardinal  archevêque  de  Reims,  de 
l'archevêque  d'Avignon,  des  évêques  de  Montaubanet  de  Moulins, 
la  mèche  était  éventée,  la  mine  envahie  par  les  eaux  vengeresses; 
la  déclaration  devait  tomber.  L'évêque  d'Orléans  comprit  qu'il  ne 
s'était  que  trop  risqué  dans  cette  aventure,  et  qu'en  s'obstinant, 
il  perdrait  ce  qui  lui  restait  de  crédit.  Sa  connaissance  du  droit 
n'avait  pas  paru  en  beau  jour  ;  sa  pratique  du  devoir  avait  paru 
se  compromettre  par  plus  d'un  excès.  Félix  Dupanloup  remit  aux 
journaux  de  son  parti,  une  note  qui  semblait  principalement  diri- 
gée contre  les  divulgateurs  maladroits  de  ses  intentions.  «  Ce  qui 
devait  être  fait,  disait  l'évêque  d'Orléans,  a  été  fait  :  ce  qui  est 
connu  de  cette  affaire  suffît;  ceux  qui  devaient  s'entendre  s'étaient 
entendus  ;  ceux  qui  avaient  besoin  d'être  avertis  l'ont  été  :  peu 
importe  que  d'autres  le  sachent  ou  l'ignorent  aujourd'hui.  Qu'on 
médite,  avec  le  respect  qui  leur  est  dû,  les  sages  et  fortes  paroles 
de  plusieurs  vénérables  prélats,  qui  ont  récemment  écrit  touchant 
cette  affaire  :  il  y  a  là  des  leçons  salutaires  pour  tous,  des  expli- 
cations et  des  conseils  qui  ne  seront  perdus  pour  aucun  de  ceux 
qui  savent  lire  et  comprendre  ».  Tout  le  monde  vit  là  une  reculade 
et  un  désaveu  ;  on  crut  pouvoir  espérer,  de  la  résolution  finale, 
des  fruits  de  paix.  Dans  l'Eglise  de  Jésus-Christ,  il  y  a  place  mar- 
quée et  il  faut  s'y  tenir  :  pour  les  uns,  c'est  la  place  de  l'autorité  ; 
pour  les  autres,  celle  de  l'obéissance  ;  pour  tous  celle  de  la  cha- 
rité et  du  respect. 


LA    QUESTION    DES   CLASSIQUES  305 

On  crut  pouvoir  d'autant  mieux  Tespérer,  que  Rome  en  donnait 
le  conseil.  Le  cardinal  Gousset  avait  envoyé  saiettre  au  Pape  ;  le 
Pape  lui  fit  répondre  par  le  cardinal  Antonelli  :  «  La  parfaite  con- 
naissance que  l'on  a  de  la  sagesse  et  du  profond  discernement  qui 
distinguent  Votre  Éminence  était  déjà  une  raison,  plus  que  suffi- 
sante, de  compter  sur  la  justesse  et  l'étendue  de  vos  vues  dans 
l'appréciation  de  la  susdite  controverse.  Cette  assurance,  conçue 
d'avance,  et  que  le  Saint  Père,  à  bon  droit,  partageait  avec  moi, 
a  été  parfaitement  confirmée  par  le  précieux  document  contenu 
dans  la  lettre  par  laquelle  vous  avez  manifesté  vos  sentiments,  à 
cette  occasion,  à  quelques-uns  de  vos  collègues  qui  vous  avaient 
consulté. 

«  Sans  avoir  l'intention  de  censurer  qui  que  ce  soit,  il  faut  bien 
remarquer,  dans  l'intérêt  de  la  vérité,  qu'il  y  a  un  point  de  la  plus 
grave  importance  pour  les  évéques,  et  que  Votre  Éminence  a  si- 
gnalé fort  à  propos  :  c'est  la  nécessité  de  conformer  aux  règles  et 
coutumes  établies  par  l'Eglise  la  nature  et  la  forme  des  actes  éma- 
nant du  corps  épiscopal  ;  sans  quoi  on  court  un  trop  grand  dan- 
ger de  rompre  l'unité  si  nécessaire  d'esprit  et  d'action,  même  dans 
les  démarches  par  lesquelles  on  pourrait  chercher  quelquefois  à 
l'établir. 

«  La  force  de  celte  observation  fondamentale  et  des  autres  que 
Votre  Éminence  a  si  bien  appliquées  au  cas  présent,  fait  pressentir 
l'influence  qu'elle  a  dû  avoir  pour  arrêter  la  marche  d'une  affaire 
aussi  grave  du  côté  des  parties  qui  y  étaient  intéressées  que  grosse 
de  conséquences  déplorables  par  suite  de  la  manière  dont  elle  était 
engagée. 

«  Maintenant  grâce  au  parti  prudent  auquel  s'est  décidé  le  per- 
sonnage qui  avait  le  rôle  principal  dans  cette  discussion,  il  sem- 
ble qu'il  y  a  lieu  de  la  considérer  désormais  comme  assoupie  et  que 
dès  lors  l'intervention  suprême  dont  parlait  Votre  Éminence,  à  la 
fin  de  la  lettre  dont  elle  a  bien  voulu  m'honorer,  a  cessé  d'être  né- 
cessaire. 

((  En  applaudissant  hautement  à  Tintérêt  que  Votre  Éminence  a 
attaché  à  celte  affaire  et  qu'elle  a  fait  servir,  avec  un  zèle  et  une 


306  CHAPITRE    IX 

sagesse  admirables,  à  atteindre  un  but  pleinement  conforme  aux  vues 
du  Saint-Siège,  je  suis  heureux  de  vous  offrir,  en  même  temps, 
l'assurance  de  mon  profond  respect.  » 

L'évêque  d'Orléans  était  vaincu.  Toute  son  agitation  contre  la 
question  classique  réduite  par  lui  à  ces  proportions  misérables,  ne 
devait  pas  avoir  seulement  pour  effet  de  Penterrer,  mais  d'ouvrir, 
par  ces  accusations,  aux  ennemis  de  l'Eglise  une  carrière  de  cor- 
ruption par  l'école,  carrière  où  ils  ne  manqueront  pas  d'entrer  un 
jour.  Mais  sa  fameuse  machine  contre  le  journalisme  religieux, 
c'est-à-dire  catholique  romain,  tombait  par  terre.  Mais  son  grand 
et  hypocrite  projet  de  terroriser  Rome,  de  réduire  lesévêques,  d'a- 
battre le  cardinal  Gousset  et  de  se  mettre  à  sa  place,  ce  projet  était 
abandonné  par  ses  premiers  adhérents,  frappé  par  toutes  les  lumiè- 
res de  l'épiscopat.  Rome  venait  de  le  mettre  au  tombeau  et  de 
sceller  la  pierre  de  son  sépulcre.  Debout  sur  cette  pierre  tombale, 
nous  sentons  qu'elle  s'agite  déjà  sous  nos  pieds;  peut-être  ne 
tarderons-nous  pas  à  en  voir  sortir  quelque  monstre. 

La  campagne  était  finie  ;  cependant  quelques  retardataires  tirè- 
rent encore  leur  coup  de  feu.  L'évêque  de  Chartres,  le  vieux  Clau- 
se! de  Montais,  exaspéré  par  les  propos  Orléanais,  fit,  en  faveur  de 
la  déclaration,  un  acte  qu'il  fut  difficile  de  soustraire  aux  coups  de 
l'index  ;  les  cardinaux  Donnet  et  de  Ronald  écrivirent,  avec  quel- 
ques traits  de  ressentiment,  des  lettres  qui  devaient  leur  attirer 
les  mortifications  d'une  encyclique.  Ces  lettres  restèrent  sans  écho. 
Dans  toutes  les  affaires   de  l'Eglise,  depuis  le  Concordat,  dès 
qu'un  prêtre  ou  un  laïque  pieux  soutient  la  cause  de  Rome  ou  pa- 
raît seulement  la  soutenir,  c'est  une  sorte  de  vilaine  coutume,  que 
les  particularistes  français  essaient  de  se  venger   de  leur  impuis- 
sance, en  lui   portant  des  coups.  Dès  l'époque  du  Concordat,  des 
évêques,  réfugiés  en  Allemagne,  appelaient  toutes  les  foudres  du 
ciel  sur  quelques  journalistes  coupables  de  défendre  la  plénitude 
de  l'autorité  pontificale.  Après  la  conclusion  de  ce  traité,  l'évêque 
ci-devantconstitutionnel  de  Grenoble,  recevant  l'abbé  Arvisenet,  lui 
dit  à  brûle-pourpoint  :  «  C'est  vous,  monsieur,  qui  êtes  l'auteur  du 
livre  fanatique  intitulé  :  Memoriale  vitae  sacerdotalis  !  Vous  n'aurez 


LA    QUESTION   DES   CLASSIQUES  307 

pas  de  fonction  dans  mon  diocèse  !  »  Et  il  proscrivit  le  prêtre  dont 
il  eût  dû  baiser,  non  seulement  les  mains,  mais  les  pieds.  Lamen- 
nais, pour  avoir  attaqué,  de  sa  terrible  plume,  les  malheureux  qui 
s'essayaient  à  galvaniser  le  cadavre  du  gallicanisme,  fut  envoyé 
en  police  correctionnelle,  où  le  défendit  Berryer.  Dom  Guéranger, 
pour  avoir  prêché,  avec  autant  de  science  que  d'éloquence,  le  re- 
tour à  l'unité  liturgique,  se  vit  dénoncé  par  des  évêques,  comme 
novateur  et  insulteur  ;  mais  Pie  IX  le  fit  nommer  consulteur  de 
l'Index  et  des  Rites  ;  il  devait  plus  tard  l'appeler  pour  la  révision 
du  Bréviaire  romain.  La  liste  des  victimes  pour  la  défense  de  l'or- 
thodoxie n'est  pas  close  encore...  et  nous  sommes  en  France.  Ce 
trait  caractérise  une  situation. 

VAmi  de  la  Religion,  journal  gallican,  fît  paraître  deux  lettres 
de  l'évêque  de  Nevers.  Dominique  Dufêtre,  prédicateur  dont  il 
n'est  resté  qu'un  souvenir,  déplorait  la  persévérance  avec  laquelle 
Gaume  soutenait  un  système  dont  l'exagération,  disait-il,  révoltait 
tous  les  esprits  sages  et  dont  l'application  serait  aussi  fatale  à 
l'Eglise,  qu'étaient  injurieux  pour  elle  les  arguments  à  l'aide  des- 
quels on  essayait  de  le  défendre.  Sur  le  conseil  du  cardinal  Gous- 
set, Gaume  écrivit  un  opuscule  intitulé  :  La  question  de?,  classiques 
ramenée  à  sa  plus  simple  expression,  opuscule  où  il  réduisait  à 
trois  points  ce  qu'il  avait  demandé  :  1°  expurgation  plus  sévère 
des  auteurs  païens  ;  2°  introduction  plus  large  des  auteurs  chré- 
tiens ;  30  enseignement  chrétien,  autant  que  cela  est  possible,  des 
auteurs  païens.  Dufêtre  convenait  lui-même  que  cette  thèse  était 
très  raisonnable  ;  mais,  poussé  par  les  séides  du  parti  gallican,  il 
demandait  à  Gaume  d'exprimer  :  1°  le  regret  d'avoir  négligé  de 
prendre  son  avis  avant  d'entamer  cette  grave  discussion  des  clas- 
siques ;  2*^  un  désaveu  formel  des  imputations  outrageantes  pour 
TEglise,  offensantes  pour  ses  adversaires,  que  Ton  croyait  trouver 
dans  ses  ouvrages  ;  3<*  la  résolution  bien  arrêtée  de  ne  plus  rien 
publier  à  l'avenir  sur  ces  questions  qui  avaient  déjà  causé  tant  de 
troubles  et,  soi-disant,  de  scandales  dans  l'Eglise.  Comme  on  re- 
connaît bien,  à  ces  exigences,  l'esprit  procédurier  et  vindicatif  du 
gallicanisme. 


308  CHAPITRE   IX 

«  Gaume,  dit  l'abbé  Bergier,  ne  pouvait  pas  accepter  ces  con- 
ditions ;  au  contraire,  accusé,  d'une  part,  d'avoir  outragé  PEglise 
en  attaquant  le  système  actuel  d'enseignement,  et  invité,  de  l'au- 
tre, à  ne  plus  rien  écrire  en  faveur  de  la  réforme  des  études,  pour 
ne  pas  parler  du  reproche  qu'on  lui  faisait  d'avoir  publié  ses 
derniers  ouvrages  sans  l'approbation  de  son  évêque,  il  devait,  à 
son  honneur,  de  se  faire  juger  sur  ces  trois  points  par  un  tribunal 
supérieur  :  c'est  pourquoi  il  partit  pour  Rome,  afin  de  soumettre 
toutes  choses  à  sa  décision  suprême  (1).  »  Mais  d'abord  il  remit, 
à  l'évêque  de  Nevers,  ses  lettres  de  Vicaire  général  ;  obligé  de  ré- 
pondre à  des  outrages,  il  ne  voulut  rien  garder  de  ce  qui  pouvait 
tourner  à  l'honneur  de  sa  personne. 

V Index  refusa  d'examiner  les  livres  de  Gaume,  attendu  qu'il 
s'occupait  de  dogme  et  de  morale,  et  non  de  questions  pédago- 
giques ;  un  des  consulteurs  voulut  néanmoins  condescendre  à  ses 
vœux.  Or,  après  mûr  examen  et  avis  pris  de  savants  canonistes, 
il  déclara  qu'il  n'y  avait  point  d'injure  pour  l'Eglise  dans  les  ou- 
vrages de  Gaume,  l'Eglise  n'ayant  jamais  imposé,  mais  seulement 
toléré  l'usage  des  classiques  païens  ;  il  ajoutait  même  que  le  con- 
seil donné  par  Gaume,  était  un  moyen  de  seconder  les  vues  de 
l'Eglise,  toujours  dirigées  vers  le  plus  grand  bien  spirituel  et  éter- 
nel. En  somme,  Gaume  n'était  pas  répréhensible  et  méritait  plutôt 
des  éloges.  Au  fait,  des  désordres  graves  et  très  répandus  ont,  à 
différentes  époques,  affligé  l'Eglise.  Alors  la  voix  d'un  Jérôme,  d'un 
Hildebrand,  d'un  Bernard,  d'un  Gaétan  de  Thienne  se  fit  enten- 
dre. Au  commencement,  peut-être,  les  accusa-t-on  d'exciter  des 
divisions  et  des  scandales  dans  l'Eglise,  dejeter  le  trouble  et  l'in- 
certitude dans  les  consciences.  A  la  fin,  ils  ont  obtenu  gain  de  cause 
et  Ton  a  vu  clairement  que  Dieu  avait  voulu  se  servir  d'eux  pour 
faire  connaître  le  mal,  afin  que  la  suprême  autorité  fût  plus  pres- 
sée d'apporter  le  remède.  Qui  donc,  aujourd'hui,  en  présence  des 
efforts  de  l'enfer  pour  déchristianiser  l'enseignement,  ne  convien- 

I 

(1)  La  question  des  classiques,  note  insérée  dans  l'Histoire  du  retour  à  Vu- 
nité  liturgique. 


LA  QUESTION   DES   CLASSIQUES  309 

dra  pas  que  Gaume,  prêchant  la  christianisation  essentielle,  était 
un  ouvrier  fidèle  aux  consignes  de  la  Providence. 

Quant  à  la  question  de  Tapprobation  épiscopale,  Gaume,  vi- 
caire général,  donnait  ces  approbations  et  n'avait  pas  à  en  de- 
mander; pour  le  surplus,  ce  n'était  qu'une  querelle  de  mauvais 
gallican.  En  principe,  l'Eglise  exige  l'approbation  pour  toutes 
sortes  de  livres.  En  fait,  ces  lois  n'ont  jamais  été  en  vigueur  en 
France  et  sont,  de  temps  immémorial,  tombées  en  désuétude.  De 
nos  jours,  les  conciles  ont  essayé  de  les  faire  revivre;  mais,  expé- 
rience faite,  on  est  convenu  que  V imprimatur  n'est  exigible  que 
pour  les  livres  oi^i  l'on  propose  ou  expose  aux  fidèles  les  dogmes 
de  la  religion,  les  histoires  à  l'usage  des  écoles  et  des  catéchis- 
mes, des  formules  de  prières,  des  recueils  de  cantiques,  des  in- 
dulgences nouvelles,  des  pratiques  de  dévotion,  enfin  des  récits 
de  miracles  non  régulièrement  reconnus.  De  plus,  la  pratique 
n'attribue  l'examen  du  livre  qu'à  l'ordinaire  de  l'imprimeur  et  non 
de  Tauteur.  L'Eglise  s'occupe  des  livres  et  non  pas  des  personnes  ; 
si  le  livre  est  mauvais,  l'Eglise  en  empêche  la  circulation,  mais 
elle  laisse  en  paix  l'auteur  qui  a  pu  écrire  de  très  bonne  foi  ;  s'il 
a  commis  quelque  faute  personnelle,  c'est  affaire  de  conscience, 
non  matière  litigieuse  au  for  extérieur.  Au  cas  où  un  livre  est 
mis  à  l'index,  alors  l'auteur  doit  se  soumettre  et  retirer  ou  cor- 
riger son  livre,  mais  alors  la  sentence  qui  atteint  son  ouvrage, 
loin  de  le  diminuer  lui-même,  ne  lui  offre  que  matière  à  une  loua- 
ble soumission.  Autrement  l'Eglise  est  pleine  de  mansuétude  et 
de  considération  pour  les  auteurs;  elle  les  traite  comme  de  braves 
soldats,  comme  des  confesseurs  dignes  d'encouragement,  elle  n'en 
fait  pas  des  martyrs.  Au  simple  point  de  vue  de  son  intérêt,  ne 
serait-ce  pas  une  contradiction  et  une  trahison,  quand  la  loi  civile 
laisse  toute  franchise  à  la  mauvaise  presse,  que  l'Eglise  n'ait  des 
liens  et  des  peines  que  pour  ses  défenseurs  ?  Et  quand,  dans  un 
diocèse,  vous  voyez  les  pires  journaux  à  l'étal  de  toutes  les  librai- 
ries, à  la  porte  de  tous  les  kiosques,  dans  les  gares  de  chemins 
de  fer  et  sur  la  voiture  du  colporteur,  ne  serait-ce  pas  une  mons- 
truosité que  l'ofïicial  n'eût  des  rigueurs  que  pour  un  prêtre  criti- 


310  CHAPITRE   IX 

quant  quelque  mauvais  livre  ou  pour  un  vicaire  général  suspect 
seulement  de  zèle  dans  le  service  de  l'Eglise  ?  Du  chef  de  Vlmpri- 
matw\  il  n'y  avait  rien  à  reprocher  à  Gaume. 

Le  consulteur  concluait  donc,  qu'à  son  avis,  Gaume  pouvait 
sans  inquiétude  soutenir  sa  thèse,  qui  secondait  les  vues  de  l'E- 
glise au  lieu  de  les  contrarier  ;  et  qu'en  publiant  ses  écrits,  même 
sans  approbation  épiscopale,  il  n'avait  violé  aucune  loi  canonique  ; 
en  sorte  que  toute  mesure  prise  contre  lui  ne  serait  point  l'exer- 
cice du  droit,  mais  un  abus  de  la  force.  Enfin  il  manifestait  son 
espérance  de  voir,  plus  tard,  reconnaître  que  le  système  d'études, 
préconisé  par  l'abbé  Gaume,  loin  de  conduire  à  la  barbarie,  con- 
tribuerait à  faire  apprendre  les  langues  mieux  qu'on  ne  les  sait 
aujourd'hui  et  permettrait  à  l'Eglise  de  mieux  manifester,  dans 
les  sphères  du  vrai  et  du  beau,  sa  surnaturelle  puissance. 

Quant  à  Tabbé  Gaume,  dépouillé  de  son  titre  de  vicaire  général 
de  Nevers,  il  fut  nommé  vicaire  général  de  Reims  par  le  cardinal 
Gousset,  vicaire  général  de  Montauban  pai:  l'intrépide  Jean  Doney, 
vicaire  général  d'Aquila  par  Fra  Luigi,  savant  évêque  qui  fit 
applaudir  ses  doctrines  par  une  couronne  de  cardinaux,  dans  un 
discours  prononcé  à  l'Académie  de  la  religion  catholique,  enfin 
vicaire  général  au  moins  in  petto  de  Calvi  par  Bartolomeo  d'A- 
vanzo,  depuis  cardinal.  Pie  IX  donna  au  même  Gaume  un  bref, 
pour  rassurer  sa  conscience  et  lui  conféra  le  titre  de  Protonotaire 
apostolique.  «  A  coup  sûr,  dit  Mgr  Gaume,  s'il  y  avait  en  France 
un  prêtre  qui  dût  être  à  tout  jamais  exclu  des  honneurs  de  la 
prélature  romaine,  c'était  bien  l'auteur  impénitent  du  Fer  row^ewr, 
rinsulteur  de  l'Eglise,  le  violateur  des  lois  canoniques,  le  diffa- 
mateur des  ordres  religieux.  Pourtant  ce  prêtre  est  protonotaire 
apostolique.  »  En  1874,  Pie  IX  envoyait  encore  à  Mgr  Gaume  un 
bref  où  nous  lisons  ces  belles  paroles  :  «  En  vous  voyant  si  plein 
de  sollicitude  pour  nous,  notre  ardent  désir  est  que  vous  jouis- 
siez de  cette  félicité  de  l'âme,  que  ni  l'iniquité  des  temps,  ni  la 
haine  des  hommes  ne  peuvent  ôter  aux  justes  et  aux  sages.  Aussi, 
que  les  oppositions  et  les  critiques  malveillantes  de  quelques-uns 
ne  vous  émeuvent  pas,  puisque,  comme  vous  le  dites,  le  but  uni- 


LA   QUESTION    DES   CLASSIQUES  311 

que  de  vos  écrits  a  été  de  défendre,  dans  la  question  des  études, 
les  règles  que  vous  saviez  être  par  nous  approuvées  ;  savoir  faire 
étudier,  à  la  jeunesse,  avec  les  ouvrages  classiques  des  anciens 
païens,  purgés  de  toute  souillure,  les  plus  beaux  écrits  des  auteurs 
anciens.  C'est  pourquoi  nous  jugeons  à  propos  que  vous  bannis- 
siez toute  anxiété,  bien  plus,  que  vous  vous  reposiez  dans  une 
parfaite  tranquillité.  Car  ceux  qui,  dans  leur  conduite,  ne  se  pro- 
posent que  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes,  sont  assurés  de 
s'acquérir  des  grands  mérites  devant  Dieu  et  une  solide  gloire  aux 
yeux  des  hommes  sages.  Et  ce  sont  des  titres  de  gloire  préférables 
à  ceux  qui  reposent  sur  les  vains  jugements  et  opinions  du  vul- 
gaire. Soyez  donc  plein  de  courage  et  d'ardeur  et  recevez,  comme 
gage  des  faveurs  divines,  la  bénédiction  apostolique.  » 

Gaume,  réconforté  par  ces  paroles  et  par  ces  grâces,  se  remit 
sans  hésitation,  avec  sa  vaillance  ordinaire,  au  service  de  l'Eglise. 
D'abord  il  écrivit,  en  douze  volumes,  l'histoire  de  la  révolution 
en  Europe  et  marqua,  depuis  Luther,  les  étapes  confuses  et  san- 
glantes de  sa  généalogie.  Destruction  sociale  et  religieuse,  des- 
truction philosophique,  artistique  et  littéraire  :  voilà  ce  qu'il 
découvre  dans  les  causes,  les  agissements  et  les  résultats  du  Voltai- 
rianisme,  du  Césarisme,  du  Rationalisme,  du  Protestantisme  et 
de  la  Renaissance.  A  ses  yeux,  Révolution,  cela  veut  dire  que  Dieu 
c'est  le  mal,  que  la  propriété  c'est  le  vol,  que  l'anarchie  c'est  Tor- 
dre, et  que,  sur  les  ruines  de  tous  les  principes,  de  toutes  les 
croyances,  du  bon  sens  outragé  et  de  la  nature  indignée,  doit  s'é- 
tablir une  forme  de  gouvernement,  une  sorte  d'abstraction  poli- 
tique, objet  d'une  idolâtrie  universelle.  Ceci  entendu,  la  Révo- 
lution, c'est  la  mystique  de  Satan,  c'est  la  reconstruction  du 
monde  sens  dessus  dessous,  c'est  un  embrassement  sanglant  de 
l'orgueil  et  de  la  convoitise  au  milieu  du  chaos,  sans  Dieu  pour 
féconder  le  néant.  Par  la  force  des  preuves,  par  l'érudition  choi- 
sie, parles  aperçus  lumineux  qui  la  distinguent,  la  Révolution  de 
Gaume  rappelle  la  hauteur  des  vues  et  la  fermeté  du  coup  d'œil  de 
J.  de  Maistre  et  de  Donoso  Cortès. 

Pour  rendre  pratique  la  réforme  des  études,   Gaume  composa 


312  CHAPITRE   IX 

une  bibliothèque  classique  où  il  fît  entrer  une  trentaine  de  volumes 
consacrés  aux  classiques  chrétiens  et  deux  volumes  de  prosateurs 
et  de  poètes  profanes,  soigneusement  expurgés  suivant  les  pres- 
criptions du  Saint  Père.  Cette  bibliothèque  trouva  sa  place  dans 
les  séminaires  de  France,  d'Italie  et  du  Canada.  Après  les  jours 
sombres  et  agités  de  la  tempête  présente,  elle  reviendra  au  jour 
et  sera  d'un  usage  exclusif  lorsque  la  société  voudra  redevenir 
chrétienne. 

En  même  temps,  l'infatigable  athlète  écrivait  une  série  d'opus- 
cules sur  les  principes  et  la  pratique  de  la  religion.  Dans  le  Credo^ 
il  donne,  aux  esprits  faibles  et  vacillants  des  contemporains,  la 
lumière  et  l'appui  des  dogmes  révélés.  Dans  la  Religion  dans  le 
temps  et  dans  Véternité^  il  établit  que,  outre  les  avantages  de  la 
vérité,  le  christianisme  nous  assure  les  gages  de  la  vie  présente  et 
les  promesses  de  la  vie  future.  Dans  un  autre  livre  au  titre  un  peu 
étrange  :  La  vie  n'est  pas  la  vie,  il  essaie  de  nous  déprendre  des 
séductions  delà  terre  pour  nous  fixer  dans  les  splendeurs  du  ciel. 
La  religion  catholique  n'a  pas  seulement  un  symbole  ou  formule  de 
croyance,  elle  nous  rattache  encore,  à  ses  lois,  par  une  série 
d'actes  extérieurs.  Le  cimetière,  le  signe  de  la  croix,  Veau  bénite, 
le  benedicite,  la  génuflexion,  Vangelus  sont  autant  de  pratiques 
ordinaires  dontGaume  relève  le  grand  sens  avec  une  parfaite  phi- 
losophie. Les  écrits  consacrés  à  ces  diverses  pratiques  du  culte 
avaient  surtout  pour  objet  de  ramener  les  fidèles  à  une  plus  exacte 
obéissance  et  de  réagir  contre  le  naturalisme.  Opportuns  dans 
tous  les  temps,  disait  Pie  IX  en  félicitant  l'auteur,  ces  écrits  le  sont 
surtout  à  l'époque  actuelle,  où  l'impiété,  exerçant  impunément 
ses  ravages,  les  rênes  semblent  lâchées  plus  que  jamais  aux  puis- 
sances de  l'enfer.  A  la  demande  de  l'auteur,  pour  lui  témoigner 
plus  ample  satisfaction,  Pie  IX  voulut  enrichir  d'indulgences  l'u- 
sage de  l'eau  bénite. 

Le  surnaturel  règnesurtout  par  la  piété.  L'auteur  du  Catéchisme 
de  persévérance,  pour  y  amener  et  y  fixer  les  âmes  fidèles,  se  com- 
plut dans  cet  élément  de  vie.  On  le  retrouve,  constant  avec  lui- 
même,  soit  qu'il  s'agisse  de  la  dévotion  à  Jésus  enfant  (Bethléem)  ; 


LA    QUESTION   DES   CLASSIQUES  313 

de  la  dévotion  aux  souffrances  du  divin  mn,\ire  (B  or  loge  de  la  Pas- 
sion et  Vhistoire  du  bon  Larron)  ;  de  la  préparation  à  la  première 
communion  {Le  grand  jour  approche)  ou  de  l'action  de  grâces 
après  cet  heureux  jour  dont  il  a  tant  contribué  à  exalter  les  fa- 
veurs (Le  Seigneur  est  mon  partage)  ;  du  sacrement  de  pénitence, 
des  souvenirs  bibliques  les  plus  appropriés  aux  besoins  de  la  piété 
contemporaine  ;  de  la  vie  d'une  petite  esclave  martyrisée  dans  des 
circonstances  horribles  pour  la  nature  [Suéma)  ou  des  merveilles 
de  l'apostolat  catholique  [Voyage  du  P.  Horner).  Au  déclin  de  sa 
carrière,  Gaume  écrivait  encore,  dans  les  mêmes  intentions  de 
piété,  une  série  de  biographies  des  personnages  du  Saint-Evangile. 

Au  total,  on  peut  estimer  à  cinquante  le  nombre  des  ouvrages 
de  Gaume.  La  plupart  ont  été  traduits  dans  plusieurs  langues; 
tous  sont  recommandables  par  l'exactitude  des  pensées,  l'abon- 
dance de  l'érudition,  la  chaleur  du  style  et  je  ne  sais  quelle  effu- 
sion où  l'âme  se  complaît.  On  lui  a  reproché  pourtant  un  peu  de 
désespérance,  une  certaine  inclination  à  voir  les  choses  en  noir  et 
à  énerver  les  courages.  Les  faits  prouvent  trop  que  son  optique 
ne  lui  fournissait  pas  d'illusions  ;  quant  au  courage,  il  ne  faut  le 
prendre  ni  le  perdre  dans  la  parole  de  l'homme  ;  les  sources  de 
l'énergie  coulent  de  plus  haut. 

Joseph  Gaume  mourut  vers  1880.  On  dit  que  sur  le  lit  de  mort, 
la  Yierge  lui  apparut  ;  il  mourut,  en  tout  cas,  de  la  mort  des  pré- 
destinés. Heureux  les  écrivains  qui  auront  su,  comme  ce  vaillant 
athlète,  tenir  à  longueur  de  lance  les  impies  et  les  hérétiques, 
tout  en  raffermissant  les  faibles,  en  édifiant  les  ignorants  et  en 
élevant  plus  haut  les  vrais  serviteurs  de  Dieu,  ceux  qui  ne  fléchis- 
sent pas  le  genou  devant  Baal. 


CHAPITRE  X 

DU  RETOUR  A  L'UNITÉ  LITURGIQUE  ET  DE  LA  RÉSISTANCE 

qu'opposèrent  les  gallicans  et  les  libéraux. 


C'a  été,  pour  nous,  dans  une  controverse  récente,  à  propos  du 
gallicanisme,  un  sujet  d'extraordinaire  surprise,  d'entendre  un 
supérieur  de  congrégation  vouée  à  l'enseignement  théologique, 
dire,  de  bonne  foi,  sans  doute,  qu'en  pratique  les  gallicans  n'é- 
taient pas  moins  soumis  au  Saint-Siège  que  les  ultramontains. 
La  raison  qu'en  donnait,  avec  un  aplomb  singulier,  cet  étrange 
controversisle,  c'est  que  si  la  déclaration  de  1682  ne  déclarait  un 
jugement  pontifical  irréformable  qu'après  Tintervention  du  con- 
sentement de  l'Eglise,  elle  n'admettait  pas  de  délai  dans  Tobéis- 
sance.  Mais  ailleurs,  il  avait  dit  que  cette  obéissance  n'était  que 
suspensive,  c'est-à-dire  que  le  consentement  de  l'Eglise  ne  rati- 
fiant pas  le  jugement  pontifical,  cette  obéissance  sous  bénéfice 
d'inventaire  était  nulle  et  non  avenue.  D'où  il  suit  que  ces  galli- 
cans, soi-disant  soumis,  ne  l'étaient  réellement  pas;  d'autant  plus 
que  par  la  nécessité  de  Vexequalur,  par  l'appel  au  futur  concile  et 
la  déclaration  d'abus,  ils  puisaient,  dans  l'arsenal  parlementaire, 
autant  de  moyens  d'éluder  les  décisions  des  papes  et  de  suppri- 
mer pratiquement  le  Saint-Siège.  L'histoire,  au  besoin,  nous 
fournirait  vingt  faits  pour  où  il  serait  clair  que  l'obéissance  gal- 
licane, vantée  aujourd'hui,  n'était  autrefois  que  l'euphémisme  de 
la  révolte. 

Mais  si  l'erreur  de  fait  nous  étonne.  Terreur  de  droit  nous  sur- 
passe. Quoi  !  le  gallicanisme  n'avait  introduit,  dans  les  traditions 
de  la  France,  qu'un  certain  mode  de  soumission  au  Pape  !  En  en- 
tendant ces  choses,  on  croit  rêver.  Môme  quand  le  gallicanisme 
n'eût  fait  que  poser  des  limites  à  l'obéissance  due,  de  droit  divin, 


DU   RETOUR   A   l' UNITÉ  LITURGIQUE  315 

au  pouvoir  spirituel,  il  eût  erré  assez  profondément  pour  mettre 
en  cause  une  condition  de  la  foi  et  le  principe  même  du  gouver- 
nement de  l'Eglise.  Mais  il  faisait  plus  que  toucher  à  l'économie 
du  gouvernement  ecclésiastique;  il  troublait  toutes  les  sphères  et 
créait  une  erreur  radicale.  Dans  l'Eglise,  il  ne  voyait  que  la  com- 
munion des  fidèles  qui  ont  pour  chef  le  Christ  ;  il  reconnaissait 
bien  cette  société  pour  une,  sainte,  catholique  et  apostolique  ;  ce- 
pendant il  attribuait  tout  pouvoir  au  corps  des  pasteurs  et  ne 
voyait  dans  le  pape  qu'un  centre  spéculatif  d'unité,  l'organe,  l'ins- 
trument de  l'action  des  évêques.  Le  pape  ne  possédait  rien  par 
lui-même;  il  était  le  premier,  mais  parmi  ses  égaux  ;  il  avait  bien 
une  primauté  d'honneur  et  de  juridiction,  mais,  dans  l'exercice 
de  cette  primauté,  il  dépendait  des  évêques  :  ce  n'était  que  l'om- 
bre d'un  grand  nom.  Dans  leurs  traités  de  théologie,  les  gallicans 
ne  parlaient  du  pape  qu'après  avoir  exalté  beaucoup  les  évêques  ; 
et  quand  ils  venaient  au  pape,  c'était  seulement  pour  dire  qu'il  ne 
jouissait  d'aucun  pouvoir  sur  le  temporel  ;  qu'il  n'était  point  in- 
faillible ;  qu'il  était  au-dessous  du  concile  et  l'homme-lige  des 
saints  canons.  En  conséquence,  les  gallicans  avaient  rejeté  le  droit 
pontifical  et  la  liturgie  romaine.  De  plus,  après  avoir  tout  révolu- 
tionné dans  l'Eglise,  ils  mettaient  le  prince  temporel  au-dessus  de 
tout  et  le  déclaraient  inférieur  seulement  à  Dieu  :  Omnibus  major, 
Deo  solo  minor.  D'autre  part,  ils  admettaient  la  licite  de  l'usure  ; 
et,  par  cette  double  atteinte  à  l'organisation  régulière  de  la  pro- 
priété et  du  pouvoir  civil,  ils  avaient  livré  l'homme  au  despotisme 
de  l'Etat,  ainsi  qu'à  l'exploitation  du  capital.  En  son  genre,  le 
gallicanisme  était  une  erreur  moins  profonde  que  le  protestantis- 
me, mais  aussi  vaste.  Dans  tous  les  pays  où  il  a  prévalu,  il  a  dé- 
truit à  peu  près  la  société  chrétienne,  fait  à  l'Eglise  de  cruelles 
blessures  et  mis  le  Saint-Siège  aux  prises  avec  les  plus  dures 
épreuves.  S'il  avait  poussé  jusqu'à  ses  dernières  conséquences 
son  aboutissement  logique,  c'étaient  le  schisme,  l'anarchie  et  l'es- 
clavage. 

Nous  n'entendons  certes  pas  que  tous  les  gallicans  aient  été 
consciemment  attachés  à  des  erreurs  si  misérables.    Un  grand 


316  CHAPITRE    X 

nombre  d'entre  eux,  par  principe  de  foi  ou  par  défaut  de  talent, 
n'allaient  pas  si  loin  ;  ils  admettaient  les  principes,  mais  sans  voir 
les  conséquences,  et  si  ces  conséquences  fâcheuses  leur  étaient 
découvertes,  ils  voulaient  les  rejeter.  On  admet  pour  les  person- 
nes, toutes  les  excuses  que  comporte  la  faiblesse  et  que  la  bonne 
foi  réclame.  L'esprit  humain  est  si  borné  dans  ses  vues,  l'âme  est 
si  fragile  devant  le  devoir,  qu'il  faut  toujours,  pour  l'homme  qui 
s'égare,  une  miséricordieuse  indulgence.  L'indulgence  toutefois 
ne  doit  pas  aveugler,  et,  si  l'on  s'élève  contre  une  erreur,  il  faut 
que  ce  soit  avec  ce  regard  profond  qui  en  perce  les  obscurités,  en 
sonde  les  abîmes,  en  prévoit  les  malheurs.  D'autant  que  si,  par 
aveuglement  ou  complaisance,  nous  venions  à  nous  leurrer  sur  les 
résultats  de  l'erreur,  le  temps  viendrait  bientôt  accuser  notre 
mollesse  et  dessiller  nos  regards.  L'humanité  marche  lentement, 
mais  elle  marche  toujours.  Dans  sa  marche,  elle  s'avance,  comme 
Israël,  sous  la  direction  d'une  nuée,  et  dès  qu'elle  accepte  un 
principe,  elle  saura,  avec  une  dialectique  implacable,  en  tirer 
tout  ce  qu'il  recèle.  Si  le  principe  est  vrai,  l'humanité  en  tirera 
force  et  gloire  ;  s'il  est  faux,  elle  pourra  s'y  obstiner  jusqu'à  la 
mort,  terme  fatal  de  toutes  les  erreurs. 

En  France,  le  gallicanisme  avait  produit  tous  ses  fruits  de  mort. 
Lorsque  le  libéralisme  vint  prendre  sa  place,  il  n'abjura  pas  du 
jour  au  lendemain  toutes  ses  erreurs  ;  il  put,  en  les  transformant, 
essayer  de  les  perpétuer  et  de  s'y  fixer,  avec  l'espoir  toujours  de 
les  agrandir.  L'Eglise  gallicane,  par  exemple,  avait,  au  XV1II°  siè- 
cle, rejeté  à  peu  près  complètement  la  liturgie  romaine  ;  elle 
avait,  au  nom  d'un  prétendu  droit  épiscopal,  livré  à  des  hommes 
sans  mission,  sans  doctrine  et  sans  vertu,  les  formules  de  la  prière, 
les  mélodies  du  chant,  les  rites  et  les  cérémonies  du  culte  public. 
Cette  entreprise  sacrilège  n'avait  paru,  à  ses  débuts,  qu'une  ré- 
forme effectuée  au  nom  du  goût  ;  dans  la  réalité  elle  était  une 
forme  de  la  révolte  contre  le  Saint-Siège  et  de  l'asservissement  des 
évêques  au  pouvoir  civil.  Bientôt,  glissant  sur  cette  pente,  qui 
mène  toujours  facilement  aux  extrémités,  on  s'était  porté  aux 
plus  révoltantes  innovations.  Un  moine  de  Cluny,  au  nom  de  je  ne 


DU   RETOUR   A   L'UNITÉ   LITURGIQUE  317 

sais  quel  naturalisme  imbécile,  avait  mis  à  néant  le  symbolis- 
me liturgique.  Yigier,  Mezenguy  et  Coffîn  avaient  fait,  du  Bré- 
viaire de  Paris,  un  répertoire  de  jansénisme.  Un  sulpicien,  dont 
je  dois  taire  le  nom,  par  respect  pour  le  ridicule,  s'était  servi  de 
Tantienne  de  S.  Pierre,  prince  des  apôtres,  pour  faire  savoir  au 
peuple  chrétien,  que  le  pontificat  souverain  ne  s'étendait  que  sur 
les  âmes.  Par  quoi  ce  rusé  et  naïf  compère  niait  le  pouvoir  des 
papes  sur  les  souverains,  comme  si  le  pouvoir  des  pontifes  romains 
sur  Tordre  temporel  ne  ressortait  pas  de  leur  pouvoir  sur  les 
âmes.  Bref,  la  faucille  gallicane  et  la  faux  janséniste  avaient  ra- 
vagé, avec  une  espèce  de  piété  à  rebours  et  de  fanatisme  fou,  le 
champ  mystique  ensemencé  par  les  Léon,  les  Grégoire  et  les  Inno- 
cent. 

Quand  le  libéralisme  s'était  ingénié  à  la  constitution  civile  de 
l'Eglise,  il  avait  fait  aussi  œuvre  de  liturgie.  Le  constitutionnel  Gré- 
goire proposait,  entre  autres,  de  remplacer  l'orgue  parle  tam-tam. 
Ce  qu'il  eût  rétabli  plus  utilement,  c'est  la  fête  des  fous,  avec 
les  contredanses  du  Kyrie  eleison.  Au  rétablissement  du  culte,  nos 
évoques,  revenus  de  l'exil,  se  crurent  en  droit  de  continuer  les 
prouesses  liturgiques  de  leurs  devanciers,  et,  en  d839,  lorsque  le 
grand  évêque  de  Langres,  Mgr  Parisis,  rétablit  la  liturgie  romaine, 
la  liturgie  parisienne,  œuvre  préparatoire  du  schisme,  menaçait 
de  tout  envahir.  Il  ne  restait  plus  à  entraîner  dans  la  défection 
que  dix  ou  douze  diocèses.  Vigier  eût  écrasé  S.  Grégoire  et  ouvert 
les  voies  à  Photius. 

Mais  le  veilleur  d'Israël,  debout  sur  l'observatoire  du  Vatican, 
entendait  la  voix  du  prophète  :  Custos,  quid  de  nocte't  Le  nonce  de 
Paris  avait  remarqué  que  les  évêques  élus,  dans  l'examen  qu'il 
leur  faisait  subir,  étaient  plus  ou  moins  gallicans  ou  infatués  des 
nouveautés  liturgiques;  il  en  fit  part  au  pape.  Grégoire  XVI,  pour 
enrayer  un  si  grand  mal,  conçut  le  pieux  et  habile  projet  de  réta- 
blir en  France  la  liturgie  romaine,  et  par  là,  de  mettre  en  déroule 
le  gallicanisme  doctrinal.  Le  plan,  certes,  était  d'un  grand  capi- 
taine, mais  comment  le  mettre  à  exécution  ?  Comment,  par  le  droit 
et  la  théologie  liturgiques,  ramener  au  centre  de  l'unité,  dans  la 


318  CHAPITRE    X 

plénitude  des  doctrines  romaines, cette  France  qui  avait  déserté  les 
grandes  traditions  de  la  théologie  et  qui  ne  paraissait  guère  sou- 
cieuse d'y  revenir? 

Quand  Dieu  inspire  à  un  pape  un  grand  dessein,  il  n'oublie  ja- 
mais de  lui  fournir  des  ouvriers.  Il  y  avait  alors,  de  par  le  monde, 
un  prêtre  manceau,  qui  avait  déjà  rompu  des  lances  pour  la  litur- 
gie romaine.  Tour  à  tour  secrétaire  d'évéque,  vicaire,  un  peu  curé, 
prédestiné,  ce  semble,  à  entrer  dans  l'état-major  de  son  diocèse, 
il  était  hanté,  poursuivi  par  la  pensée  de  se  faire  moine  et  de  ré- 
tablir, au  déclin  des  races  latines,  cet  ordre  de  S.  Benoît,  qui  en 
avait,  pour  une  grande  part,  constitué  la  civilisation.  C'était,  pour 
le  temps,  une  idée  au  .moins  singulière  et  qui  ne  promettait  pas 
une  prompte  réussite.  De  la  part  du  gouvernement  qui  dispersait 
les  Trappistes  et  n'affectait,  pour  l'Eglise,  qu'une  neutralité  mal- 
veillante, on  ne  pouvait  s'attendre  qu'à  des  avaries  ;  dans  l'Eglise, 
s'il  y  avait  moins  d'obstacles  à  franchir,  peut-être  n'était-on  pas 
sans  avoir  à  vaincre  quelques  préjugés.  Rome,  du  moins,  vivait 
dans  une  autre  atmosphère  ;  et  le  Pontife  romain  appartenait  à  cet 
ordre  de  S.  Benoit  qu'il  s'agissait  de  rétablir.  Ses  sympathies 
étaient  acquises  d'avance.  Nous  n'avons  pas  à  dire  comment,  à  tra- 
vers les  épreuves  qu'inspire  toujours,  aux  œuvres  naissantes,  la 
sagesse  de  Rome  pontificale,  l'ordre  de  S,  Benoît  fut  rétabli  au 
prieuré  de  Solesmes,  ni  comment  fut  remise  la  crosse  abbatiale 
aux  mains  de  dom  Guéranger,  le  chevalier  de  la  sainte  liturgie. 
Nous  notons  seulement  que  Grégoire  XVI,  en  rallumant  ce  flam- 
beau de  son  ordre,  donna  pour  mission,  à  la  Congrégation  de 
France,  de  réchauffer,  de  ranimer  les  traditions  défaillantes  de  la 
liturgie  sacrée  et  du  droit  canon  :  Pontificii  juris  et  sacrae  Litur- 
giae  traditiones  labescentes  confovere.  Le  plan  de  campagne  qu'il 
avait  conçu,  le  Pontife  romain  le  confiait  à  la  solidité  d'une  armée 
et  à  la  vaillance  de  son  chef. 

L'Eglise  jouit,  pour  toutes  ces  entreprises,  d^une  grâce  que  ne 
possèdent  point  les  autres  pouvoirs.  A  une  œuvre  sainte,  confiée  à 
des  mains  saintes,  dès  que  le  pape  a  donné  sa  bénédiction,  tout 
marche,  pas  sans  combats,  mais  avec  honneur*  En  1841,  dom  Gué^ 


DU   RETOUR   A    l'UNITÉ    LITURGIQUE  319 

ranger,  abbé  de  Solesmes,  avait  publié  le  premier  volume  d'un 
ouvrage  intitulé  :  Institutions  liturgiques  ;  l'année  suivante,  il  don- 
nait le  second  volume.  Dans  ces  deux  volumes,  après  quelques  gé- 
néralités sur  la  liturgie,  sur  l'importance  de  son  étude,  son  état 
au  temps  des  apôtres,  il  en  esquissait  l'histoire  en  appuyant  sur  les 
travaux  de  S.  Grégoire  le  Grand,  de  S.  Grégoire  VIII  et  de  la  grande 
réforme  liturgique  du  XVI^  siècle.  Ensuite  il  venait  à  la  grande 
aberration  du  XVIII®  siècle  et  signalait,  avec  une  verve  implacable, 
les  excès  commis  dans  la  plupart  des  diocèses,  notamment  chez 
les  Clunistes  et  à  Paris,  le  Byzance  de  l'Occident.  Cette  histoire,  faite 
sur  pièces,  après  des  études  minutieuses,  mettait  le  doigt  sur  la 
plaie  invétérée  au  cœur  de  nos  églises  ;  elle  voulait  la  guérir  avec 
le  fer  de  la  pure  doctrine.  «  Soyons  sincères,  disait-il,  à  propos 
de  toutes  les  innovations  illégales  et  mal  réussies,  notre  désir  de 
perfectibilité  liturgique  ne  nous  a-t-il  pas  insensiblement  réduits 
à  l'état  que  S.  Pie  V  reprochait  à  nos  pères  du  XVI®  siècle  ?  Qu'est 
devenue  cette  unité  de  culte  que  Pépin  et  Charlemagne,  de  concert 
avec  les  Pontifes  romains, avaient  établie  dans  nos  églises,  que  nos 
évéques  et  nos  conciles  du  XVI*^  siècle  promulguèrent  de  nouveau 
avec  tant  de  zèle  et  de  succès?  Dix  bréviaires  et  dix  missels  se  par- 
tagent  nos  églises  et  le  plus  antique  de  ces  livres  n'existait  pas  à 
l'ouverture  du  XY1II°  siècle  ;  il  en  est  même  qui  ont  vu  le  jour  dans 
le  cours  des  quarante  premières  années  du  siècle  où  nous  vivons.  » 
Dom  Guéranger  marquait  l'irrégularité  de  cette  situation  ;  il  en 
dénonçait  les  périls  pour  la  vraie  piété  et  pour  la  science  ;  mais  il 
se  défendait  absolument  de  toute  intention  de  vouloir  troubler  les 
consciences  et  provoquer  une  révolution.  Il  est  bien  permis  de 
croire  qu'un  retour  immédiat  à  l'unité  ne  lui  eût  causé  aucun 
deuil;  sans  aucun  doute  il  écrivait,  comme  tout  auteur,  pour  agir 
sur  l'opinion  ;  mais  si  des  redressements  devaient  se  produire,  il 
les  attendait  du  temps,  de  convictions  lentement  acquises, de  l'ac- 
tion de  l'autorité  épiscopale,  enfin  de  tous  les  tempéraments  né- 
cessaires pour  faire  le  bien  en  ménageant  les  passions,  les  illusions 
et  les  intérêts.  Quant  à  l'esprit  qui  dictait  sa  résolution,  l'abbé  de 
Solesmes  n'en  laissait  pas  ignorer  la  source.  «  Faut-il  le  dire  ? 


320  CHAPITRE   X 

nous  sommes  tout  romain.  On  ne  nous  en  fera  sans  doute  pas  un 
crime  (le  brave  homme).  Depuis  assez  longtemps,  il  est  d'usage  de 
dire  en  France  que  les  livres  liturgiques  de  Rome  ne  sont  point  à 
la  hauteur  de  notre  civilisation  religieuse.  Il  y  a  un  siècle  que  nous 
en  avons  fait  la  critique  la  plus  sanglante  en  la  répudiant  en  masse 
et  bâtissant  a  priori  des  offices  nouveaux,  qui  sont  en  désaccord 
complet  avec  ceux  de  la  mère  des  Eglises.  Qu'il  soit  donc  permis 
de  relever  le  gant,  de  se  faire  un  instant  le  champion  de  l'Eglise 
romaine,  de  toutes  celles  de  l'Occident,  qui  chantent  encore  et 
chanteront  sans  doute  jusqu'à  la  fin  les  offices  que  S.  Grégoire  le 
Grand  recueillit,  il  y  a  douze  siècles,  entre  ceux  que  les  Pontifes 
ses  prédécesseurs  avaient  composées.  Après  tout,  n'est-ce  pas  une 
chose  louable  que  de  faire  l'apologie  de  l'unité  dans  les  choses  de 
la  religion?  Est-il  donc  des  points  sur  lesquels  elle  deviendrait  dan- 
gereuse? N'a-t-elle  pas  existé,  n'existait-elle  pas,  cette  unité  litur- 
gique, en  France,  encore  au  XYI^  siècle?  Depuis  que  nous  l'avons 
rompue,  notre  Eglise  a-t-elle  éprouvé  tant  de  prospérités? 

On  peut  croire  que,  malgré  ces  précautions,  Guéranger  ne  se 
croyait  pas  à  l'abri  des  attaques  ;  ses  mesures  de  prudence  indi- 
quent même  qu'il  s'y  attendait.  Pour  rendre  bonne  justice  à  ses 
détracteurs,  à  propos  du  retour  à  l'architecture  ogivale,  il  ne  man- 
quait pas  de  faire  observer  qu'après  tout,  les  paroles  de  la  liturgie 
sont  plus  saintes,  plus  précieuses  que  les  pierres  qu'elle  sanctifie. 
«  La  liturgie,  dit-il,  n'est-elle  pas  l'âme  de  vos  cathédrales?  sans 
elle,  que  sont-elles,  sinon  d'immenses  cadavres  dans  lesquels  est 
éteinte  la  parole  vie  ?  Or  donc  songez  à  leur  rendre  ce  qu'elles  ont 
perdu.  Si  elles  sont  romaines,  elles  vous  redemandent  ce  rite  ro- 
main que  Pépin  et  Gharlemagne  leur  firent  connaître  ;  si  leurs  arcs 
s'élèvent  en  ogive,  elles  réclament  ces  chants  que  Saint  Louis  se 
plaisait  à  entendre  redire  à  leurs  échos  ;  si  la  Renaissance  les  a 
couronnées  de  ses  guirlandes  fleuries,  n'ont-elles  pas  vu  les  évo- 
ques du  XVIe  siècle  inaugurer,  sous  leurs  jeunes  voûtes,  les  livres 
nouveaux  que  Rome  venait  de  donner  à  leurs  Eglises  ?  Toute  notre 
poésie  nationale,  nos  mœurs,  nos  institutions  anciennes  religieuses 
ou  civiles, sont  mêlées  aux  souvenirs  de  l'ancienne  liturgie  que  nous 
pleurons.  » 


DU   RETOUR   A   l'UNITÉ    LITURGIQUE  321 

Enfin,  poussant  sa  charge  à  fond,  l'abbé  de  Sojesmes,  avec  une 
ardeur  qui  paraît  presque  naïve,  explique  l'économie  de  son  livre 
et  annonce  qu'il  publiera  tout  après  un  autre  ouvrage  de  même 
dimension,  et  d'un  genre  analogue,  qui  portera  le  titre  d'Institu- 
tions canoniques.  «  On  commence  à  sentir  de  toute  part,  conclut-il, 
la  nécessité  de  connaître  et  d'étudier  le  droit  ecclésiastique.  L'in- 
différence dans  laquelle  a  vécu  la  France,  depuis  quarante  ans, 
sur  la  discipline  générale  et  particulière  de  l'Eglise,  est  un  fait 
sans  exemple  dans  les  annales  du  christianisme.  Les  conséquences 
de  cette  longue  indifférence  se  sont  aggravées  par  le  temps  et  ne 
peuvent  se  guérir  qu'en  recourant  aux  véritables  sources  de  la  lé^ 
gislation  ecclésiastique,  aux  graves  et  doctes  écrits  de  canonistes 
irréprochables.  Nous  n'avons  plus  de  Parlements  aujourd'hui  pour 
fausser  les  notions  du  droit,  pour  entraver  la  juridiction  ecclésias- 
tique ;  plus  de  Gallicanisme,  pour  paralyser  l'action  vivifiante  du 
chef  de  l'Eglise  sur  tous  ses  membres  (1).  » 

Ici  dom  Guéranger  prenait  ses  vœux  pour  des  réalités  définiti- 
ves ;  il  ne  devait  pas  tarder  à  apprendre  qu'il  se  trompait.  Au 
moment  où  les  Institutions  liturgiques  produisaient  ces  heureux 
redressements  et  cette  puissante  irradiation  qui  devait  bientôt  em- 
porter à  peu  près  toutes  les  résistances,  l'archevêque  de  Toulouse, 
en  1843,  l'attaquait  dans  une  brochure  intitulée  :  V Eglise  de  France 
injustement  flétrie.  Paul-Thérèse-David  d'Astros  était  un  prélat 
distingué  par  la  confession  de  la  foi,  par  l'éminence  de  l'épiscopat, 
par  une  longue  vie  consacrée  au  service  de  l'Eglise,  mais  fortement 
imprégné  de  gallicanisme.  A  ce  titre,  il  vénérait  les  anciens  pon- 
tifes, recommandables  sous  d'autres  rapports,  mais  blâmables 
pour  avoir  dévié  des  pures  doctrines  et  ne  pouvait  supporter  qu'on 
les  censurât  d'aucune  manière.  A  prendre  ainsi,  à  la  lettre,  les 
devoirs  de  la  réticence,  par  un  respect  malentendu  pour  les  per- 
sonnes, on  ne  pourrait  jamais  redresser  aucun  abus  ni  corriger 
aucun  vice.  A  part  cet  illogisme,  l'archevêque  prenait  très  habile- 
ment position  et  traçait  une  lice  d'où  ceux  qui  soutiendront  suc- 

(1)  Institutions  liturgiques,  t.  I.  Introduction,  Passim. 


322  CHAPITRE    X 

cessivement  la  même  cause,  ne  sortiront  plus.  C'est,  en  effet,  un 
tour  habile  de  se  présenter  comme  le  défenseur  des  traditions,  de 
l'autorité,  de  la  paix  des  âmes  et  du  respect  dû  aux  vieux  services; 
mais  ce  n'est  qu'un  tour,  et  il  est  plus  facile  d'en  voir  l'habileté 
que  d'en  découvrir  la  décision.  De  plus,  ces  controversistes  galli- 
cans, même  lorsqu'ils  se  montrent  sous  un  vernis  pacifique,  sont, 
en  général,  fort  durs  pour  leurs  adversaires  ;  leur  modération 
n'est  qu'une  attitude  ;  elle  se  trahit  par  les  formes  acerbes  du  dis- 
cours. «  Pour  moi,  dit  Guéranger,  j'ai  souri  parfois  en  lisant,  sur 
vos  pages  énergiques,  ces  rudes  qualifications  qui  s'échappent  de 
votre  plume  et  me  viennent  imprimer  les  notes  d'imprudence,  de 
témérité,  d'injustice,  d'absurdité,  de  calomnie,  de  fureur,  de  blas- 
phème, d'indécence,  d'obscénité  ;  sans  parler  de  l'endroit  où  vous 
signalez,  dans  mon  style,  les  caractères  qui  font  celui  d'un  jeune 
impie.  Pour  moi,  je  ne  suis  point  ennemi  de  la  franchise  du  lan- 
gage, sans  aller  pourtant  jusqu'à  regretter  les  aménités  littéraires 
des  X\l^  et  XVIP  siècles  ;  et  d'ailleurs,  dans  ces  jours  où  Ton  vou- 
drait, sous  prétexte  d'une  soi-disant  modération,  bannir  des  dis- 
cussions la  vigueur  et  l'énergie,  j'aime  à  voir  une  aussi  imposante 
autorité  que  la  vôtre,  rappeler  dans  une  polémique  importante 
cette  âpreté  sans  façon  dont  ne  se  scandalisaient  pas  nos  pè- 
res (1).  n 

Dans  le  corps  de  sa  réponse  à  l'archevêque,  le  docte  abbé  de 
Solesmes  établissait  :  !«  qu'il  n'avait  point  professé,  sur  le  droit 
liturgique,  d'autres  maximes  que  celles  de  l'Eglise  ;  2^  que  si  la 
nature  de  son  travail  l'avait  amené  à  raconter  des  faits  déplora- 
bles, il  n'en  avait  pas  imputé  la  solidarité  aux  innocents,  et  n'avait 
point  fait  usage  de  la  note  d'hérésie  ou  d'hérétique,  sinon  dans  le 
cas  où  elle  était  nécessairement  applicable  ;  3^  qu'on  ne  pouvait 
lui  adresser  le  reproche  d'avoir,  en  excitant  à  des  bouleverse- 
ments violents,  cherché  à  exciter  du  trouble  dans  les  diocèses.  A 
ces  arguments  d'ensemble,  il  joint,  en  appendice,  soixante-dix  pa- 
ges du  texte  de  son  adversaire  et  répond,   dans  la  page  en  face, 

(1)  Défense  des  instttiUions  lilurgiques^  p.  7. 


DU    RETOUR   A    l' UNITÉ    LITURGIQUE  323 

par  quelques  mots  topiques,  aux  imputations  erronées  ou  exces- 
sives de  son  adversaire.  L'archevêque  dut  se  tenir  pour  battu,  car 
il  ne  répondit  pas  un  seul  mot  ;  du  moins  l'opinion  lui  donna  tort 
et  s'il  fût  venu  à  rescousse,  c'eût  été  intitulé  :  Telum  imbelle  sine 
le  tu. 

Au  grief,  grave  mais  illusoire,  d'avoir  empiété  sur  les  droits  de 
la  hiérarchie,  Guérauger  avait  répondu  :  «  Que  si  l'Eglise  de  France 
semble  en  ce  moment  environnée  de  périls,  du  moins  les  défen- 
seurs de  la  prérogative  romaine  ne  se  trouvent  pas  dans  les  rangs 
de  ses  ennemis.  Quiconque,  en  effet,  est  zélé  pour  les  droitsde  la 
chaire  de  Saint  Pierre,  doit  l'être  par  là  même  pour  l'autorité  sa- 
crée de  l'épiscopat  qui  en  émane.  C'est  la  doctrine  du  Siège  Apos- 
tolique, que  celui  qui  exalte  le  pouvoir  du  Pontife  romain,  exalte 
par  là  même  l'épiscopat,  comme  aussi  celui  qui  attaque  les  attri- 
butions sacrées  de  l'épiscopat,  insulte  par  là  même  la  chaire  du 
prince  des  Apôtres.  Jusqu'ici  on  ne  compte  pas  de  presbytérien^ 
parmi  les  adversaires  de  la  Déclaration  de  1682  :  mais,  en  revanche, 
on  serait  fort  en  peine  de  citer  un  auteur  presbytérien  qui  n'ait 
fait  profession  d'être  à  cheval  sur  les  quatre  articles  ». 

C'était  répondre  dans  les  mêmes  termes  à  peu  près  que  S.  Gré- 
goire le  Grand  ;  c'était  bien  répondre.  V Eglise  flétrie,  les  évêques 
insultés,  cela  est  facile  à  écrire,  mais  parla  même  que  l'imputation 
est  énorme,  il  ne  faut  pas  facilement  se  la  permettre.  Le  contro- 
versiste  et  l'historien  font,  en  tout  homme,  la  réserve  des  intentions 
et  admettent  l'excuse  de  la  bonne  foi  ;  ils  respectent  et  louent,  s'il 
y  en  a,  les  vertus  et  les  services  ;  mais  sont-ils  coupables  d'injures, 
par  là  même  qu'ils  révèlent  des  faits  vrais  et  divulguent  des  torts  ? 
Non,  évidemment.  L'historien  a  le  devoir  d'être  véridique,  sans 
doute  ;  mais  il  a  le  droit  de  juger,  et,  quand  il  a  dit  vrai,  il  peut 
avoir  encore  le  devoir  de  flétrir.  Si  l'historien  n'a  plus  le  droit  de 
juger  les  hommes  et  les  choses  ;  de  dire  bien  du  bien  et  mal  du 
mal,  il  faut  briser  la  plume  de  l'histoire. 

Dans  la  plénitude  donc  de  son  droit,  Guéranger  n'hésite  pas 
à  dire  que  la  Déclaration  de  1682  mit  les  églises  de  France  sous  le 
joug  de  la  puissance  séculière  ;  qu'elle  éleva  de  notre  côté  contre 


324  CHAPITRE   X 

Rome  un  mur  de  séparation,  en  deçà  duquel  Phérésie  janséniste  et 
le  philosophisme  nous  décimèrent  cruellement  ;  qu'elle  donna  un 
corps  et  une  consistance  légale  aux  doctrines  d'insubordination 
desquelles  sont  sortis  le  presbytérianisme  et  le  laïcisme  qui  se 
produisent  enfin  à  l'état  d'institution  dans  la  constitution  civile 
du  clergé  ;  qu'elle  a  été  le  protocole  obligé  de  toutes  les  révolu- 
tions postérieures  contre  la  puissance  du  Saint-Siège  dans  les 
divers  Etats,  ayant  été  colportée  par  Fereira  en  Portugal,  par 
Febronius  en  Allemagne,  par  Ricci  en  Toscane,  par  les  prélats 
adulateurs  de  Napoléon  en  1811. 

Les  temps  sont  changés.  «  Quelques  personnes,  dit  l'abbé  de  So- 
lesmes,  dans  des  termes  que  je  suis  heureux  de  reproduire,  ont  fait 
la  remarque  que  le  cœur  des  catholiques  français  était  devenu  plus 
tendre  pour  Rome  ;  que  cette  mère  commune,  qui  naguère  était 
pour  eux  simplement  l'objet  d'une  vénération  plus  ou  moins  froide, 
devenait  de  jour  en  jour  le  centre  de  plus  vives  affections  ;  que  les 
pèlerinages  vers  cette   cité  sainte  se  multipliaient  dans  une  pro- 
gression qui  nous  reportera  bientôt  aux  jours  les  plus  fervents  du 
moyen  âge  ;   que  l'amour  toujours  croissant  des  fidèles  pour  le 
Siège  apostolique  s'épanchait  sans  cesse  par  les  cent  bouches  delà 
presse,  en   protestations,  en  hommages,  en  vœux,  en  désirs  plus 
chaleureux  les  uns  que  les  autres.  Oui,  certes,  il  en  est  ainsi  et  c'est 
là  le  grand  fait  religieux  qui  s'accomplit  aujourd'hui   en  France. 
Mais  qu'est-ce  à  dire?  sinon  que  dans  la  détresse  où  se  trouve  la 
-foi  dans  notre  patrie,  nous  recourons  au  foyer  delà  lumière  et  de 
la  vie,  pour  obéir  à  l'instinct  même  de  la  conservation.  Ne  nous  y 
trompons  pas  :  si  de  nobles  et  incessantes  conquêtes  promettent  à 
notre  sainte  foi  des  triomphes  pour  une  époque  plus  ou  moins  éloi- 
gnée ;  si  le  mérite  des  œuvres  de  l'apostolat  auxquelles  tant  de  ca- 
tholiques françaisont  trouvé  l'admirable  secret  de  concourir,  siles 
vœux  incessants  qui  montent  vers  le  cœur  mystérieux  de  la  Vierge 
Immaculée  doivent,  comme  il  n'en  faut  pas  douter,   abréger  les 
jours  de  l'humiliation  et  de  l'épreuve,  il  n'est  pas  du  tout  démon- 
tré que  cette  épreuve  et  cette  humiliation  soient  encore  arrivées  au 
terme  que  la  justice  divine  a  fixé.  Hâtons-nous  de  chercher  la  seule 


DU    RETOUR   A    L' UNITÉ    LITURGIQUE  325 

vraie  solidité  sur  la  pierre,  la  seule  vraie  sécurité  à  l'ombre  de  la 
Chaire  apostolique  ;  aspirons  la  vie  qui  nous  échappe  de  toutes 
parts,  en  nous  rapprochant  plus  encore  de  ce  centre  unique  où  elle 
est  immortelle,  et  renions  avec  franchise  toutes  autres  maximes, 
tous  autres  usages  que  ceux  qui  s'accordent  avec  la  pleine  et  par- 
faite obéissance  dans  laquelle  nous  devons  précéder  les  autres 
Eglises,  nous  Français  initiés  à  la  foi  par  les  Pontifes  Romains, 
dès  les  premiers  siècles,  et  tout  récemment  rappelés  de  la  mort 
à  la  vie  parleur  toute  puissante  sollicitude  (1)  ». 

L'archevêque  de  Toulouse  répondit  à  dom  Guéranger  ;  Tabbé  de 
Solesmes  ne  put  répliquer,  non  qu'il  fût  à  court  d'arguments,  mais 
il  croyait  la  réplique  superflue  et  d'ailleurs  il  était  pressé  d'entrer 
en  duel  avec  un  autre  adversaire.  Déjà,  dans  une  réponse  à  une 
consultation  de  l'archevêque  de  Reims,  cardinal  Gousset,  il  avait 
traité  du  droit  liturgique,  avec  une  grande  abondance  de  savoir 
et  une  décision  magnifique.  Presque  simultanément,  pour  initier  les 
fidèles  aux  douceurs  fortifiantes  de  la  sainte  liturgie,  il  avait  com- 
mencé la  publication  d'une  Aiinée  liturgique.  La  défaillance  des  tra- 
ditions liturgiques  faisait  donc  place  à  un  réveil  vigoureux,  et  les 
Gallicans,  propagateurs  du  rite  parisien,  devaientse  sentir  menacés 
dans  leur  position.  Pour  couvrir  cette  déroule,  l'évêque  d'Orléans, 
ville  autrefois  prédestinée  aux  grandes  délivrances,  maintenant 
réservée  à  des  exploits  contraires,  crut  devoir  entrer  en  lice.  Jean- 
Jacques  Fayet,  évêque  d'Orléans,  était  gallican  comme  Paul  DAs- 
Iros,  mais  sous  une  autre  nuance  :  l'archevêque  était  gallican  de 
Pespèce  acerbe:  c'est  l'espèce  ordinaire  :  l'évêque  était  gallican  de 
l'espèce  spirituelle  et  gaie  :  c'est  une  variété  rare  en  tous  les  temps, 
plus  rare  encore  aujourd'hui.  Jean-Jacques  publia  donc  un  Examen 
des  Institutions  liturgiques,  livre  oi^i  il  prit  également  à  partie  V An- 
née liturgique  et  osa  môme,  lui  évêque,  essayer  de  couvrir  le  pieux 
auteur  de  ridicule.  Ainsi,  il  appelle  dom  Guéranger,  le  pape  de 
Solesmes;  il  le  peint,  dans  son  antique  abbaye,  transformée  en 
citadelle,   construisant    une   machine  de  guerre  pour    baltro  en 

(l)  Défense  des  InstituUoiis  liturr/iqUes,  p.  34. 


326  CHAPITRE    X 

brèche,  du  haut  de  ses  tours,  les  liturgies  des  églises  de  France  ; 
il  l'arme  d'une  longue-vue  pour  inspecter  la  plaine  ;  il  dit  qn'il  se 
porte  pour  successeur  de  S.  Grégoire  YII  comme  abbé  de  Cluny, 
où  Hildebrand  ne  fut  q-ue  prieur  ;  il  le  montre  attablé,  comme 
Luther,  à  l'auberge  de  l'Ours  noir  et  priant  la  Sorbonne  de  couvrir 
ses  pauvres  petits  de  son  égide  tutélaire,  contre  le  Pape  ;  il  le  re- 
présente cherchant  à  piper  les  esprits  par  des  sophismes,  ensei- 
gnant une  théologie  et  un  droit  canonique  qui  font  fort  mauvais 
ménage  ensemble,  attendu  qu'il  y  a  entre  eux  incompatibilité 
d'humeur  et  que  tôt  ou  tard  cela  finira  par  un  divorce  ;  écrivant 
un  livre  dont  on  ne  sait  si  c'est  un  traité,  une  dissertation,  une 
satire  ou  un  roman,  problème  qui  se  trouve  résolu  plus  loin  en 
faveur  du  roman-feuilleton. 

D'autre  part,  il  se  complaît  à  dire  que  l'auteur  de  VAnnée  litur- 
gique l'emporte  en  raideur  et  en  aridité  sur  les  livres  de  prières 
jansénistes,  les  plus  durs  et  les  plus  secs,  —  mais  personne  n'est 
obligé  de  lire  cet  ouvrage  ;  que  Guéranger  a  résolu  de  faire  prati- 
quer à  ses  lecteurs  la  sainte  vertu  de  patience,  disgrâce  qui  peut 
arriver  à  plus  d'un  cacographe  ;  que  ses  longues  études  n'ont  pas 
embrassé  les  premiers  éléments  de  la  théologie,  d'où  il  suit  que 
l'évêque  a  bien  tort  de  réfuter  le  moine  :  qu'il  se  complaît  à  faire 
de  la  prose,  comme  si  l'adversaire  prenait  son  vol  vers  la  région  de 
la  haute  poésie  ;  que  ses  assertions  finissent  par  inspirer  une  sin- 
cère compassion  aux  gens  graves,  pendant  qu'elles  font  rire  les 
enfants,  ce  qui  montre  leur  multiple  utilité  ;  qu'on  ne  saurait  dis- 
tinguer s'il  est  historien  ou  poète,  malgré  sa  prose  ;  qu'il  remue 
les  questions  moins  pour  les  résoudre  que  pour  les  embrouiller, 
exemple  fatal  à  l'évêque  ;  qu'il  manque  de  patriotisme,  parce  qu'il 
a...  peu  de  goût  pour  les  grosses  voix  des  chantres  de  certaines 
cathédrales.  Après  cela,  on  peut  tirer  l'échelle. 

En  ce  qui  regarde  les  Institutions  liturgiques,  le  pauvre  évéqun 
perdait  totalement  sa  belle  humeur.  A  l'entendre,  le  but  de  l'abbé 
de  Solesmes  est  d'apprendre  au  monde  que  les  évoques  ont  dévié 
de  lafoi  ;  qu'il  s'est  donné  la  mission  de  les  remettre  dans  leur 
chemin  et  de  les  ramener  à  l'unité  de  l'Eglise  ;  que  son  livre  est 


DU    RETOUR   A    L' UNITÉ    LITURGIQUE  3:27 

destiné  à  faire  leur  éducation  religieuse,  qu'ils  ne  tiennent  plus  que 
par  un  fil  au  Saint»-Siège,  et  que  l'auteur  désii*e  les  trouver  en 
faute  pour  avoir  le  droit  de  les  accuser.  Dom  Guéranger  avait  dit 
et  répété  que  jamais  on  ne  vit  union  plus  intime  entre  le  Saint- 
Siège  et  l'épiscopat  français,  entre  les  pasteurs  et  le  clergé.  L'évê- 
que  lui  fait  dire  qu'il  a  déclaré  la  guerre  aux  églises  de  France  et 
à  leurs  premiers  pasteurs  ;  qu'il  lance  la  foudre  de  Texcommunica- 
tion  sur  plus  de  cent  évoques  ;  que  le  drapeau  de  Tunité  liturgique 
devient  le  drapeau  de  l'insubordination  et  de  la  révolte  ;  que, 
depuis  la  publication  de  ses  livres,  TEgiise  de  France  est  agitée 
comme  la  mer  ;  que,  sous  un  air  de  science  et  de  piété,  il  couvre 
le  schisme  du  drapeau  de  l'unité  ;  qu'il  a  publié  deux  gros  volumes 
pour  révolutionner  TEglise  de  France  ;  que  ses  paroles  ont  une 
effrayante  conformité  avec  le  langage  des  factieux  et  des  révolu- 
tionnaires de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays  ;  qu'il  se  sert  d'ar- 
mes empoisonnées.  Ce  qui  l'amène  naturellement  à  proposer  à 
l'abbé  de  Solesmes,  de  se  mettre  à  la  tête  de  l'armée  impie  qui 
fait  la  guerre  à  l'Eglise.  On  voit  comment  un  gallican  de  belle 
liumeur  tourne  vite  à  l'aigre,  lorsqu'il  veut  redresser  un  contro- 
versiste  orthodoxe. 

Ce  n'est  pas  tout.  Après  avoir  fait,  de  Guéranger,  un  schisma- 
tique,  Jean-Jacques  l'accuse  d'hérésie.  Aussi,  non  content  de  le 
comparer  à  Voltaire,  de  prophétiser  en  lui  un  nouvel  Arius,  il  lui 
attribue  à  la  fois  les  doctrines  du  Presbytérianisme,  l'erreur  des 
pauvres  de  Lyon,  le  système  humanitaire,  enfin  jusqu'à  la  solida- 
rité des  cours  du  collège  de  France,  où  Michelet  et  Quinet  vocifé- 
raient contre  l'ultramontanisme.  Et  pour  clore  dignement  cette 
incroyable  série  d'injures,  dont  je  détache  seulement  quelques 
traits,  il  appelait  avec  afïectation  Guéranger  un  saint  religieux^ 
sorte  d'ironie  qui  donnerait  à  penser  qu'il  professait  pour  l'état 
monastique  le  même  respect  dont  paraîtrait  animé  envers  l'épis- 
copat, un  auteur  qui,  après  avoir  déversé  sur  un  évêque,  les  plus 
odieuses  imputation^,  s'amuserait  à  l'appeler  en  même  temps  un 
saint  évêque. 

Pour  couper  court  à  toutes  ces  imputations  calomnieuses^,  Gué- 


328  CHAPITRE   X 

ranger  fit  sa  profession  de  foi  et  se  déclara  en  tout  soumis  au  Pon- 
tife romain.  Mais  il  ne  dédaigna  pas  de  répondre  et  nous  ne  croyons 
pas  inutile  de  répéter  après  lui,  que  si  la  prétention  de  vouloir 
faire  l'éducation  religieuse  des  évêques  doit  être  attribuée  à  tout 
écrivain  non  évêque  qui  vient  à  traiter  des  matières  de  pratique 
épiscopale,  tous  les  prêtres  désormais  devront  renoncer  à  écrire 
non  seulement  sur  le  droit  canonique,  parce  que  les  évêques  sont 
chargés  d'office  de  l'appliquer,  mais  encore  sur  le  dogme,  parce 
qu'ils  sont  chargés  de  l'enseigner  et  d'en  conserver  le  dépôt  ;  sur 
la  morale,  parce  que  c'est  à  eux  de  l'expliquer  au  peuple  dont 
ils  sont  les  pasteurs.  Celte  maxime  a  cependant  été  mise  en  avant, 
et  je  sais  un  diocèse  où  l'on  avait  songé  à  interdire  toute  publica- 
tion, en  matière  religieuse,  aux  ecclésiastiques,  sans  la  permission 
préalable  de  l'évêque.  Et  n'avons-nous  pas  entendu  mettre  en 
question  si  les  laïques  pouvaient  prendre  publiquement  la  défense 
de  PEglise. 

«  Certes,  quand  il  s'agit  de  l'Ecriture  Sainte,  des  versions  nou-  ^ 
velles,  des  commentaires  à  publier  sur  ce  texte  divin,  rien  déplus 
sage  que  la  disposition  souveraine  du  saint  Concile  de  Trente  qui 
soumet  tous  les  travaux  de  cette  nature  à  la  censure  préalable  de 
l'évêque.  Le  texte  sacré  est  la  propriété  de  l'Eglise  entière;  il 
n'est  pas  possible  d'y  rien  ajouter,  ni  d'en  rien  retrancher.  L'in- 
terprétation de  celte  divine  parole  appartient  à  l'Eglise  seule  ;  son 
texte  doit  demeurer  sous  la  surveillance  exclusive  des  évêques 
qui  en  doivent  compte  à  leur  troupeau  et  à  toute  l'Eglise.  C'est 
donc  dans  l'intérêt  de  la  foi  que  des  limites  ont  été  apposées  au 
zèle  des  prêtres  et  des  laïques  qui  veulent  livrer  au  public  le  ré- 
sultat de  leurs  études  sur  la  parole  de  Dieu. 

Mais  s'agit-il  de  traiter  des  diverses  sciences  ecclésiastiques, 
il  est  inouï  qu'on  ait  prétendu  que  l'écrivain  qui  publie  des  travaux 
sur  de  telles  matières,  méritât  d'être  accusé  d'entreprendre  sur 
le  droit  des  évêques,  et  de  se  poser  pour  leur  donner  des  leçons. 
Assurément,  quand  l'autorité  sacrée  de  l'épiscopat  brille  dans 
l'auteur  d'un  livre  de  science  ecclésiastique,  ce  livre  acquiert  dès 
lors  une  gravité  toute  particulière  ;  ainsi  aimons-nous  à  vénérer 


DU    RETOUR   A    L'uNITÉ    LITURGIQUE  329 

la  qualité  de  pontifes  dans  les  Grégoire,  JesAthanase,  les  Chrysos- 
tôme,  les  Augustin  ;  mais  la  doctrine  de  vie'  n'est  pas  moins 
sûre,  ni  moins  lumineuse  dans  les  Jérôme,  les  Bernard,  les  Tho- 
mas d'Aquin,  les  Suarez.  Depuis  l'époque  des  Docteurs  de  l'E- 
glise jusqu'aujourd'hui,  le  vaste  champ  de  la  science  ecclésias- 
tique a  été  cultivé  par  de  savants  hommes  en  lesquels  l'orthodoxie 
a  brillé  autant  que  l'érudition  :  la  majeure  partie  de  ces  écrivains 
appartient  au  clergé  du  second  ordre  ;  mais  je  ne  sache  pas  que 
Bossuet  ait  jamais  rougi  d'emprunter  à  leurs  lumières  sur  la  con- 
troverse, ni  que  Benoît  XIV  ait  cru  abdiquer  la  majesté  de  son 
trône,  en  interrogeant  tant  de  savants  canonistes  du  second  ordre 
sur  la  manière  dont  il  devait  non  seulement  gouverner  l'Eglise  de 
Bologne  comme  archevêque,  mais  aussi  régir  l'Eglise  universelle 
comme  Souverain  Pontife.  Ces  principes  généraux  sont  applicables 
à  tout  écrivain  catholique,  et  je  ne  sais  pas  pourquoi  le  dernier 
des  prêtres  n'en  réclamerait  pas  sa  part  (1)  ». 

Dans  trois  lettres  successives  à  l'évêque  d'Orléans,  l'abbé  de  So- 
lesmes  justifia  sa  définition  de  la  liturgie:  montra  que  la  litur- 
gie est  un  des  instruments  principaux  de  la  tradition,  et,  après 
avoir  établi  sa  valeur  dogmatique,  démontra  l'importance  de  Tu- 
nité  dans  la  liturgie  et  la  nécessité  de  maintenir  cette  unité  en  la 
forme  sanctionnée  par  l'Eglise.  La  mort  de  l'adversaire  mit  fin  à 
la  bataille;  il  devait  avoir,  poui- successeur,  sur  le  siège  d'Orléans, 
un  prélat  qui,  malgré  les  apparences  et  beaucoup  de  protestations 
du  contraire,  devait  prendre  en  France  la  tête  de  l'opposition  au 
mouvement  de  retour  vers  Rome. 

Par  ses  réponses  à  Jacques  Fayet,  Louis  Guéranger  était  revenu 
au  point  de  départ  de  sa  polémique.  L'archevêque  de  Reims  lui 
avait  posé  ces  questions: 

1»  Quelle  est  l'autorité  d'un  évêque  particulier,  en  matière  de 
liturgie,  dans  un  diocèse  où  la  liturgie  romaine  se  trouve  actuelle- 
ment en  usage  ? 

L'abbé  de  Solesmes  avait  répondu  :  Les  Eglises  qu'une  prescrip- 

(Ij  Nouvelle  défense  des  institutions  liturgiques,  première  partie,  p.  22. 


33U  CHAPITRE    X 

tion  de  deux  cents  ans  exempta,  au  XVI''  siècle,  de  l'obligation 
d'embrasser  le  bréviaire  et  le  missel  réformés  de  S.  Pie  Y,  n'en 
sont  pas  moins  tenus  à  garder  la  liturgie  romaine,  et  n'ont  pas 
le  droit  de  passer  à  une  autre  liturgie,  àTambrosienne,  par  exem- 
ple, bien  moins  encore  de  s'en  fabriquer  une  nouvelle. 

2"  Quelle  est  l'autorité  d'un  évêque  particulier  en  matière  do 
liturgie,  dans  un  diocèse  où  la  liturgie  romaine  n'est  pas  actuelle- 
ment en  usage  ? 

L'abbé  de  Solesmes  avait  répondu  :  si  le  diocèse  en  question  est 
en  possession  d'une  litlirgie  légitime,  du  nombre  de  celles  qui 
furent  confirmées  par  la  Bulle  de  S.  Pie  V,  comme  ayant  eu  deux 
siècles  d'ancienneté  en  1568,  le  diocèse  est  inviolablement  obligé 
au  rite  romain,  mais  cependant  il  exerce  un  certain  droit  de  cor- 
rection sur  ses  propres  livres. 

3*5  Quelle  conduite  doit  garder  un  évêque,  dans  un  diocèse  où  la 
liturgie  a  été  abolie  depuis  la  réception  de  la  Bulle  de  S.  Pie  A' 
dans  ce  même  diocèse  ? 

Il  faut  distinguer  :  si  la  liturgie  romaine  de  S.  Pie  V  a  été  enlevée 
à  une  certaine  époque,  pour  faire  place  à  une  liturgie  toujours 
romaine,  quoique  différente  de  celle  de  S.  Pie  Y,  en  quelques  dé- 
tails de  moindre  importance,  une  prescription  suffisante  s'est  for- 
mée ;  le  diocèse  est  tenu  simplement  à  la  forme  romaine,  avec  un 
certain  droit  de  correction. 

Si  la  liturgie  romaine  de  S.  Pie  Y  a  été  enlevée  depuis  un  nom- 
bre d'années  moindre  que  celui  de  la  prescription  canonique, 
quelque  orthodoxe  et  véritable  que  fût  d'ailleurs  la  liturgie 
qu'on  eût  substituée,  la  solution  des  questions  relatives  au  droit 
liturgique  intéresse  la  conscience  à  un  plus  haut  degré.  Dans  cette 
Eglise,  quand  l'Ordinaire  publie  une  nouvelle  édition  des  livres  du 
diocèse,  et  qu'il  s'élève  un  doute  s'il  n'a  point  outrepassé  ce  qui  lui 
est  permis  en  fait  de  correction,  dans  ce  doute,  la  présomption 
demeure  pour  l'Ordinaire,  et  les  clercs  ne  doivent  point  faire  dif- 
ficulté d'user  des  livres  qu'il  leur  impose. 

Si  enfin  la  liturgie  substituée,  soit  à  celle  de  S.  Pie  Y,  dans  les 
diocèses  qui  étaient  canoniquement  astreints  à  la  suivre,  soit  à 


DU    RETOUR   À   l'unité    LITURGIQUE  331 

l'ancienne  Romaine  Diocésaine  confirmée  par  S.  Pie  V,  comme 
étant  dans  les  conditions  exigées  par  les  Bulles;  si,  dis-je,  cette 
liturgie  nouvelle  n'est  plus  moralement  la  liturgie  romaine,  mais 
une  forme  récente,  sans  racine  dans  la  tradition,  variable,  dépour- 
vue de  l'autorité  que  donnent  l'antiquité,  l'universalité  et  l'immu- 
tabilité, l'évêque  qui  trouve  dans  son  diocèse  une  pareille  liturgie, 
doit  réunir  tous  ses  efforts  pour  faire  cesser  cet  état  de  choses, 
en  remontant  à  l'unité  romaine  primitive.  Ainsi  l'exigent  l'intérêt 
de  la  foi,  le  lien  de  la  subordination  hiérarchique,  les  besoins 
religieux  des  populations,  le  droit  patriarcal  des  Eglises  d'Occi- 
dent ,  le  décret  du  Concile  de  Trente ,  les  Constitutions  de 
S.  Pie  Y,  les  canons  de  nos  Conciles  français. 

Ces  conclusions  étaient  frappées  au  coin  de  l'évidence.  La  litur- 
gie était  l'objet  d'une  réserve  apostolique.  Dès  1820,  une  Congré- 
gation romaine  avait  décidé  que,  dans  les  conditions  déterminées 
par  le  droit,  un  prêtre,  et  à  plus  forte  raison,  un  évêque,  rebelle 
au  devoir  liturgique,  ne  pourrait  pas  recevoir  l'absolution.  Dans 
un  bref  à  l'archevêque  de  Reims,  Grégoire  XYI  avait  dénoncé  la 
diversité  liturgique  comme  un  péril  pour  V Eglise,  et  s'il  ne  don- 
nait pas  formellement  l'ordre  de  revenir  à  l'unité,  il  laissait  du 
moins  voir  quelle  joie  son  cœur  éprouverait  de  ce  retour  effectif. 
Plus  tard.  Pie  IX,  à  la  vue  de  quarante  diocèses  revenus,  en  quel- 
ques années,  à  la  liturgie  romaine,  Pie  IX  n'hésita  plus  :  il  donna 
ordre  de  revenir  quam  primum,  quant  citius  :  c'est-à-dire  en  bon 
français,  immédiatement  à  la  liturgie  de  S.  Pie  V.  Tous  les  évê- 
ques  français,  dans  un  sentiment  de  foi  et  de  piété,  s'inclinèrent 
devant  Tordre  du  pape  ;  les  liturgies  hétéroclites  furent  repoussées 
en  principe  ;  et  le  retour  se  fit  juste  dans  le  délai  nécessaire  pour 
régler  quelques  détails  d'application. 

Il  n'y  eut  d'exception  que  pour  quatre  diocèses  :  Lyon,  Besan- 
çon, Orléans  et  Paris.  Déjà  l'opposition  au  Romain  par  actes  pu- 
blics avait  été  le  fait  de  deux  prélats  gallicans  dont  un  élève  à 
Saint-Sulpice,  et  l'autre  infatué  de  ses  doctrines;  la  même  in- 
fluence se  faisait  sentir  dans  les  quatre  diocèses  réfractaires  à  l'or- 
dre du  Pape.  A  Lyon,  toutefois,  le  l'efus  d'avancer  n'était  pas 


332  CHAPITRE   X 

l'œuvre  du  cardinal  de  Bonald,  personnellement  pieux  envers  le 
Saint-Siège,  mais  d'une  fraction  du  clergé  qui  s'imaginait,  dans 
sa  ville  féconde  en  brouillards  de  toute  nature,  que  la  liturgie  lyon- 
naise remontait  à  S.  Jean  révangéliste.  A  Besançon,  à  Orléans  et 
à  Paris,  c'était  la  résolution  bien  arrêtée  des  trois  prélats  de  résis- 
ter, en  y  mettant  des  formes,  à  l'ordre  du  chef  de  l'Église.  L'ar- 
chevêque de  Paris,  Dominique  Sibour,  personnellement  républi- 
cain, s'était  montré  ultramontain  à  Digne  ;  dans  un  livre  sur  les 
Institutions  diocésaines,  il  avait  surtout  le  dessein  de  gouverner 
par  les  chapitres,  rofficialité  et  les  autres  institutions  voulues  par 
le  droit  ;  une  fois  à  Paris,  par  une  volte-face  inexplicable,  il  passa 
au  gallicanisme  intransigeant,  et,  avec  les  concours  des  Maret,  des 
Bautain  et  de  plusieurs  autres,  il  soutint  mordicus  le  projet  d'en- 
rayer le  mouvement  de  retour  à  Rome.  L'archevêque  de  Besançon, 
Césaire  Mathieu,  était  comme  pétrifié  dans  les  idées  sulpiciennes 
de  son  éducation  cléricale  et  résistait  à  la  rénovation  liturgique 
avec  la  froide  ténacité  d'une  roche.  L'évêque  d'Orléans,  Félix  Du- 
panloup,  sulpicien  comme  Mathieu,  n'était  pas  moins  que  lui, 
obstiné  dans  la  résistance.  Mais  la  situation  était  telle,  qu'on  ne 
pouvait  plus  résister  ouvertement;  un  prélat  qui  l'eut  tenté,  eût 
succombé  sous  une  avalanche  d'anathèmes  ;  et  probablement  le 
pape  n'eût  pas  supporté  longtemps  l'absurde  indignité  d'une  ré- 
sistance ouverte. 

Les  trois  prélats  imaginèrent  donc  ce  biais  d'un  appel  au  pape 
pour  provoquer  la  révision  de  la  liturgie  romaine.  Au  XYIII^  siè- 
cle, ce  projet  de  révision  avait  été  mis  en  cause  ;  quelques  litur- 
gistes,  émules  du  cardinal  Quignonez,  s'étaient  essayés  maladroi- 
tement à  cette  entreprise;  Benoît  XIV,  mis  au  courant  de  leurs 
travaux,  en  avait  ordonné  la  cessation  et  la  mise  aux  archives  de 
fagots  de  notes  malvenues.  L'esprit  rétrograde  du  triumvirat  gal- 
lican n'ignorait  pas  ce  fait  dont  l'initiative  parait  être  venue  de  la 
France  ;  il  y  avait  là  en  dépôt  des  chiffons  d'une  très  médiocre 
valeur  ;  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  appeler  les  empresse- 
ments de  leur  zèle  et  satisfaire  les  convoitises  de  leur  rancune. 
En  remettant  sur  le  métier  les  livres  liturgiques,  on  arrêtait  net  le 


DU   RETOUR   A  l'UNITÉ    LITURGIQUE  333 

mouvement  de  retour  ;  pourquoi,  en  effet,  reprendre  les  livres  de 
S.  Pie  V,  si  l'on  devait  prochainement  les  changer  ?  En  leur  privé, 
les  trois  prélats  se  trouvaient  tout  excusés  de  ne  rien  faire,  et  déjà 
se  frottaient  les  mains.  Pie  IX  était  bon  ;  il  ne  devina  pas  le  piège; 
peut-être  même  ignorait  il  par  suite  de  quelles  malversations, 
Benoît  XIV  avait  répudié  l'œuvre  hybride  des  liturgistes  romains. 
Lorsqu'on  lui  eut  rapporté  ce  qui  s'était  passé  depuis  un  siècle  ; 
comment  ses  prédécesseurs  avaient  rejeté  cette  idée  de  réforme  ; 
pourquoi  les  prélats  français  avaient  provoqué  la  reprise  de  ce 
travail,  il  renvoya  aux  oubliettes  les  vieux  papiers  du  XYIIP  siècle 
et  intima  plus  fortement  l'ordre  du  retour.  Les  trois  prélats  se 
trouvèrent  pris  au  piège  qu'ils  avaient  tendu. 

Sur  quatre-vingt-six  évêques,  quatre-vingt-trois  déférèrent  donc 
à  l'ordre  du  pape,  aux  prescriptions  du  droit,  à  toutes  ces  raisons 
de  foi,  de  piété,  de  sagesse,  de  zèle  dont  l'historien  retrouve,  dans 
leurs  pastorales,  l'écho  éloquent.  Trois  résistèrent  sans  afficher 
hautement  la  résistance,  mais  en  alléguant  des  prétextes  fallacieux 
qui  coloraient,  tant  bien  que  mal,  leur  mauvaise  volonté.  Ce  qu'il 
importe  de  remarquer  ici,  c'est  que  ce  refus  d'obéissance  provient 
du  gallicanisme  et  du  libéralisme  ;  qu'il  ne  peut  se  couvrir  d'au- 
cune raison  qui  n'eût  été  vingt  fois  démontrée  fausse;  mais  que  la 
résistance  ne  se  maintint  qu'avec  un  plus  opiniâtre  aveuglement. 
A  Paris,  le  patriarche  in  petto  du  néo-gallicanisme  fut  assassiné 
par  un  prêtre  dans  une  église  ;  son  premier  successeur,  le  cardi- 
nal Morlot,  n'eut  pas  le  temps  de  revenir  sur  ses  brisées  ;  son 
deuxième  successeur,  Georges  Darboy,  venu  au  gallicanisme  qu'il 
avait  combattu  autrefois  à  Langres,  comme  professeur,  n'en  eut 
pas  la  volonté,  et  fut,  comme  Sibour,  frappé  de  Dieu.  Au  cardinal 
Guibert  échut  l'honneur  de  rétablir,  à  Paris,  les  symboles,  les 
chants  et  les  actes  de  la  liturgie  romaine.  Ce  prélat  était  aussi  un 
élève  de  Saint-Sulpice,  il  n'était  donc  pas  prévenu  en  faveur  de  la 
liturgie  romaine  par  son  instruction  cléricale  ;  mais  personnelle- 
ment pieux,  charitable  et  résolu  à  tout  bien,  il  avait  été  sensible 
à  ce  grand  mouvement  de  rénovation  catholique  qui  transformait 
la  France,  et  son  mérite  devant  les  hommes  et  sa  gloire  devant 


334  CHAPITRE    X 

Dieu  est  d'avoir  fait  souvent  fléchir  ses  préjugés  d'éducation  de- 
vant le  devoir  d'obéissance  à  la  Chaire  Apostohque  (1). 

A  Orléans,  la  résistance  à  la  volonté  du  Pape  ne  fut  qu'un  tissu 
de  contradictions  et  de  ridicule.  En  son  privé,  l'évêque,  avec  son 
esprit  fermé  et  rétrograde,  récitait  le  bréviaire  Borderies  de  Ver- 
sailles, rejeté  par  l'évêque  du  diocèse  dont  Dupanloup  n'avait 
jamais  fait  partie,  bréviaire  dont  l'illégitimité  fût  tombée  sous  le 
sens  d'un  enfant.  En  public,  l'évêque  encensait  la  liturgie  romaine; 
dès  1850,  il  célébrait  sur  le  thyrse  ses  empressements  d'obéissance; 
en  1854,  il  lançait  encore  des  fusées  de  phrases  pour  se  faire  bien- 
venir dans  un  voyage  à  Rome  ;  mais  beaucoup  de  phrases  et  point 
d'effets  :  Dicta,  factis  deficientibus,  erubescunf.  L'histoire  ne  doit 
pas  adresser,  à  ce  pauvre  évéque,  de  trop  cruels  reproches  :  ce 
n'était  ni  un  sot,  ni  un  méchant  homme  :  il  était  même  bonetbrave; 
mais,  appliqué  aux  catéchismes  dès  le  grand  séminaire,  et,  dans 
la  suite,  toujours  absorbé  par  un  surcroît  d'occupations,  il  n'a- 
vait jamais  eu,  on  peut  le  démontrer  mathématiquement,  le  temps, 
je  ne  dis  pas  de  rien  approfondir,  mais  de  rien  étudier.  Avec 
cela,  très  répandu,  toujours  pressé  d'opiner  sur  toutes  choses  et  de 
plus  d'entraîner  l'esprit  public,  croyant  peut-être  que  son  génie 
pouvait  le  dispenser  de  science,  il  ne  savait,  sur  chaque  chose, 
que  ce  qu'on  lui  soufflait.  Sur  la  liturgie,  où  la  compétence  ne 
s'improvise  pas,  il  ne  savait  pas  bien  à  quoi  il  fallait  tenir,  mais 
l'opinion  réfléchie,  qu'il  n'avait  pas,  il  ne  la  soutenait  qu'avec  plus 
d'ardeur.  A  ce  point  que,  pressé  par  ses  prêtres  et  surtout  par  son 
chapitre,  lié  d'ailleurs  par  sa  propre  parole  d'honneur,  qu'il  ne 
voulait  pas  tenir,  il  créa,  un  beau  jour,  une  volée  de  chanoines. 


(1)  Dansson  éloge  funèbre,  qui  n'est  ni  une  œuvre  d'art,  ni  une  œuvre  de 
science,  ni  une  œuvre  de  piété,  l'évêque  d'Autun  a  trouvé  bon  de  nous  pren- 
dre à  partie  en  présence  des  saints  autels,  de  compte  en  tiers  avec  Mgr  Pelle- 
tier et  les  rédacteurs  de  V Univers.  Nous  ne  relèverons  pas  cette  haute  incon- 
venance ;  nous  ferons  seulement  remarquer  que  la  pastorale  de  l'évêque  de 
Viviers  contre  VUnivers  tomba  juste  au  moment  de  TEncyclique  Inter  Miilti- 
plices  avec  lequel  elle  formait  un  contraste  parfait,  et  succomba  sous  une  avalan- 
che de  fou  rire.  Son  châtiment  est  qu'on  ait  pu  s'en  servir  après  la  mort  de  son 
auteur,  mais  contre  un  Pape. 


DU    RETOUR   A   l'uNITÉ   LITURGIQUE  335 

titulaires  sans  titre  canonique,  dont  la  mission,  peu  sérieuse,  était 
de  couvrir  la  mauvaise  volonté  de  l'évêque  en  assumant  la  respon- 
sabilité de  la  résistance.  Tantôt  sous  un  prétexte,  tantôt  sous  un 
autre,  Dupanloup  étouffa,  pendant  vingt-cinq  ans,  la  question  li- 
turgique, résista  d'autant  et  ne  se  rendit  qu'à  l'heure  où  il  n'eût 
plus  pu  soutenir  la  résistance  que  par  la  révolte. 

A  Besançon,  les  circonstances  ne  permettaient  pas  le  procédé 
libéral  de  l'étouffement.  Dès  1844,  Tévéque  avait  été  personnelle- 
ment pressé  de  revenir  à  la  liturgie.  Dans  sa  visite  à  Grégoire  XVI, 
le  prélat  bisontin  avait  proposé  de  constituer  son  chapitre  à  la  ma- 
nière semi-conventuelle  de  S.  Ghrodegand  ;  le  pape  n'était  pas 
éloigné  d'admettre  cette  proposition  ;  mais  il  remontrait  à  l'évêque 
que  le  meilleur  moyen  de  rapprocher  les  personnes  et  d'effec- 
tuer la  communion  des  âmes,  c'était  l'unité  des  prières,  des  rites 
et  des  solennités  religieuses.  Les  instances  du  Pontife  avaient  été 
vives  ;  l'évêque  avait  résisté  en  face  au  Pontife.  Dès  lors  ce  qui 
n'avait  été  jusque-là  qu'une  routine,  fortifiée  par  les  habitudes  de 
particularisme,  dut  être  considéré  comme  un  point  de  séparation 
réelle  et  comme  un  élément  de  division. 

Le  retour  de  quatre-vingt  diocèses  à  la  liturgie  romaine,  —  re- 
tour accompli  aux  applaudissements  de  toute  l'Eglise,  —  avait 
obtenu,  dans  le  diocèse  de  Besançon,  d'unanimes  sympathies.  Le 
clergé  franc-comtois  souffrait  d'autant  plus  de  se  voir  précédé  dans 
la  confession  des  prérogatives  de  la  Chaire  apostolique,  qu'il  était 
plus  foncièrement  romain;  que,  saisi  de  la  question  liturgique  par 
le  voisinage  de  Langres,  il  l'avait  de  bonne  heure  étudiée  et  réso- 
lue avec  la  décision  du  bon  sens  et  de  la  piété  envers  le  Saint-Siège. 
D'ailleurs  les  évêques  qui  tenaient  la  tête  du  mouvement  de  re- 
tour à  Rome,  les  Gousset,  les  Doney,  les  Cart,  les  Mabille  étaient 
sortis  de  son  sein,  et  cette  campagne  qu'ils  menaient  avec  tant  de 
gloire,  les  prêtres  de  Besançon  eussent  voulu  en  avoir  les  reflets 
et  les  grâces^.  L'archevêque  se  tenant  coi,  les  prêtres  lui  firent  part 
des  conclusions  de  leurs  études  et  des  vœux  de  leur  foi.  En  bon 
diplomate,  le  prélat  fit  des  promesses  qu^il  ne  devait  pas  tenir. 
lifis  prêtres  insistèrent  :  en  présence  d'instances  pour  une  affaire 


336  CHAPITRE   X 

qu'il  croyait  relever  de  son  droit  exclusif,  le  cardinal  Mathieu  ne 
cacha  point  sa  mauvaise  humeur  et  ne  craignit  pas  de  qualifier 
durement  ce  qu'il  lui  plaisait  d'appeler  les  innovations  de  Mgr  Pa- 
Wsïs.  Les  prêtres,  éconduits  de  ce  côté,  mais  poussés  par  leur  con- 
viction et  leur  conscience,  s'adressèrent  au  nonce,  qui  les  auto- 
risa à  revenir  en  leur  particulier  au  Bréviaire  romain.  Cette  déci- 
sion produisit  l'effet  d'une  traînée  de  poudre,  qui  vient  de  recevoir 
la  flamme  d'une  allumette.  Successivement  plus  de  quatre  cents 
prêtres  prirent  le  Bréviaire  de  S.  Pie  Y.  Le  cardinal  ne  doutant 
pas  que  le  nombre  des  prêtres  ne  dût  aller  en  augmentant,  crut 
étoufTer  à  son  berceau  le  mouvement  liturgique,  en  promettant 
solennellement  de  s'occuper  de  la  question  ;  mais,  à  son  insu,  il 
laissa  voir  qu'il  ne  s'en  occuperait  au  futur  et  au  conditionnel,  que 
pour  créer  des  entraves  et  aboutir  à  un  avortement. 

Alors  la  guerre  éclata  dans  le  diocèse  de  Besançon.  En  1854, 
Boissy,  curé  de  Voray,  avait  posé  sagement  et  exactement  la  ques- 
tion du  retour  à  l'unité.  En  1855,  Tabbé  Maire,  aumônier  de  l'hô- 
pital militaire,  exposa,  dans  un  écrit  très  mesuré,  les  constitutions 
des  papes,  les  décrets  des  congrégations  romaines  et  des  conciles 
provinciaux  de  France.  «  Ce  livre,  écrivait  le  cardinal  Gousset, 
est  un  très  bon  livre;  je  dis  plus,  c'est  une  bonne  action  qui  restera 
quoiqu'il  arrive,  et,  tôt  ou  tard,  tous  béniront  l'auteur  d'avoir  si 
bien  su  concilier  la  force  avec  la  simplicité,  la  hardiesse  avec  la 
modération  et  le  respect  dû  à  l'autorité.  »  Pour  toute  réponse,  le 
cardinal  Mathieu  fit  supprimer  l'aumônerie  et  condamna  l'abbé 
Maire  à  mourir  de  faim.  En  1860,  courant  sur  les  brisées  glorieuses 
de  l'abbé  Maire,  Jean-François  Bergier  entra  dans  la  lice  et  par 
une  série  de  savantes  brochures  soutint  à  Besançon  la  cause  de 
l'Eglise  romaine.  Sans  examen,  sans  jugement,  sans  aucune  forme 
juridique,  au  mépris  de  toute  raison,  de  tout  droit  et  de  tout  devoir, 
le  premier  écrit  de  Bergier  fut  condamné  et  son  auteur  exclu  delà 
maison  des  missionnaires  diocésains.  Pie  IX  blâmçi  ce  coup  de 
force  et  ordonna  la  réintégration  du  missionnaire.  Le  cardinal  re- 
fusa d'obéir  et  déclara  que,  plutôt  que  de  rétablir  le  missionnaire 
dans  ses  droits,  il  donnerait  sa  démission  d'archevêque.  C'était  le 


DU   RETOUR    A    l'UNITÉ    LITURGIQUE  337 

cas  de  se  rappeler  l'axiome  antique  :  Patere  legem   quam  ipse  fe- 
cisti. 

Un  quatrième  défenseur  de  la  liturgie,  qui,  à  certains  égards 
fut  le  premier  au  combat  et  le  dernier  sur  la  brèche,  le  chanoine 
Victor  ïhiébaud,  vicaire  général  de  Reims  et  de  Montauban,  pu- 
blia, pour  la  même  cause,  vingt  brochures.  Dans  ces  brefs  et  dé- 
cisifs écrits,  il  se  plaît  à  dévoiler,  avec  bonhomie,  les  ruses  de  l'ad- 
versaire et  à  cribler  de  flèches  ses  moyens  dilatoires.  Par  une  suite 
de  déductions  justes,  solides  et  souvent  piquantes,  il  établit  : 
1''  Que  la  liturgie  n'est  pas  d'une  acception  facultative,  mais  qu'elle 
est  de  droit  strict  et  rigoureusement  obligatoire  ;  2°  que  les  évéques 
eux-mêmes  n'ont  pas  le  droit  de  choisir  ni  de  temporiser  et  encore 
moins  de  se  soustraire  à  la  pratique  ;  3°  que  Grégoire  XVI  et  Pie  IX 
ne  se  bornent  pas  à  inviter  ;  mais  qu'ils  expriment  comme  urgente 
la  reprise  canonique  et  qu'ils  en  pressent  l'observation  ;  4°  que  ce 
n'est  pas  troubler  l'ordre  hiérarchique  que  de  devancer  son  évêque 
pour  obéir  au  pape  ;  5^  que  si  le  législateur  admet  des  négociations 
pour  des  particularités  diocésaines,  il  condamne  et  réprouve  tout 
déclinatoire  qui  troublerait  ou  entraverait  l'unité  générale  ;  6"  que 
sans  juger  les  intentions  de  leur  supérieur,  les  prêtres  ne  sont  pas 
libres  de  suivre  l'indocilité  de  leur  évêque  envers  Rome  ;  7»  que  la 
soumission  au  droit  canonique  a  toujours  été  et  sera  toujours  un 
acte  béni  et  digne  de  récompense. 

En  principe,  la  cause  était  gagnée.  «  Le  conclusion  était  bien 
simple  :  c'était  en  présence  d'un  droit  si  clair  et  d'une  volonté  si 
décidée,  si  unanime,  tant  du  clergé  que  des  fidèles,  de  revenir  à 
la  liturgie  romaine.  On  ne  pouvait  certainement  s'y  refuser  que 
par  un  aveuglement  manifeste  et  un  mauvais  vouloir  coupable. 
L'archevêque  se  tut,  mais  fit  connaître,  par  son  silence,  suffi- 
samment sa  volonté  ;  ainsi,  tous  les  prêtres  qui,  par  défaut  de 
connaissances  ou  de  vertu,  ne  pouvaient  se  promettre  ce  que  dé- 
sirait leur  ambition,  s'empressèrent  de  former  une  coterie,  pour 
appuyer  dans  sa  résistance  l'archevêque.  En  soi,  c'était  une  indi- 
gnité ;  aussi  l'effet  fut-il  déplorable  et  digne  d'une  si  exorbitante 


338  CHAPITRE    X 

maladresse.  Le  diocèse  prit  feu  :  l'étincelle  qu'on  voulait  étouffer, 
alluma  un  incendie. 

((  Les  prêtres,  qui  patronaient  le  retour  à  la  liturgie,  frappés  par 
une  violence  criminelle,  en  appelèrent  à  Rome  qui  leur  donna  rai- 
son. La  congrégation  des  rites  posa  à  l'archevêque  cette  question  : 
Votr-e  liturgie  est-elle,  oui  ou  non,  dans  les  conditions  prescrites  par 
S.  Pie  F?  La  réponse  dut  être  négative.  Le  Souverain  Pontife 
manda  alors  à  l'archevêque,,  que,  les  choses  étant  ainsi,  il  ne  lui 
restait  plus  qu'à  suivre  l'exemple  des  autres  diocèses  de  France, 
quam  pîHmum,  quam  citius,  au  plus  vite,  le  plus  tôt  qu'il  pourrait. 
Pour  tout  autre,  un  mandat  pontifical  eût  été  un  ordre  de  Dieu  ; 
il  n'en  fut  pas  ainsi  pour  le  cardinal.  Avec  un  aveuglement  obs- 
tiné, qui  afflige  même  ses  plus  zélés  partisans,  il  demanda  la  per- 
mission de  revenir  à  la  liturgie  que  possédait  Besançon  avant  les 
livres  actuellement  réprouvés  ;  refus  de  Rome  ;  il  demanda  à  faire 
un  mélange  de  toutes  les  liturgies  du  diocèse,  ce  qui,  de  sa  part, 
était  se  moquer  du  Pape,  nouveau  refus  I  Alors  il  demanda  un  dé- 
lai convenable  pour  effectuer  son  retour  à  la  liturgie  romaine, 
pour  préparer  un  propre  diocésain  et  choisir  une  édition  de  livres 
de  chants.  Rome  accorda  deux  ans  ;  c'était  beaucoup  plus  de  temps 
qu'il  n'en  fallait.  Une  société  de  prêtres  bizontins  venait  de  pu- 
blier, en  quatre  volumes,  la  vie  des  saints  de  la  Franche-Comté  ; 
des  éditions  de  livres  de  chants,  il  y  en  avait  à  Dijon,  à  Digne,  à 
Avignon,  à  Rennes,  à  Matines,  et  surtout  à  Paris.  Pour  choisir  des 
livres  de  chants,  il  fallait  cinq  minutes;  pour  former  un  propre 
diocésain,  il  fallait  à  peine  six  mois.  11  fallut  plus  de  vingt  ans  au 
cardinal  Mathieu  »  (1). 

Pour  la  composition  d'un  propre  diocésain,  au  lieu  de  dresser 
tout  simplement  la  liste  liturgique  des  saints  locaux,  le  cardinal 
fit  venir  de  tous  les  coins  du  monde,  de  vieux  livres  de  liturgie.  A 
chaque  instant,  il  en  arrivait,  à  Besançon,  des  caisses  énormes. 
On  ne  comprenait  rien  à  ces  achats  et  ceux  qui  connaissaient  les 
goûts  peu  studieux  du  cardinal,  s'amusaient  volontiers  de  cette 

(1)  Examen  critique  de  la  tne  du  cardinal  Matliieii,  p.  32. 


DU    RETOUR   A    L'UiXITÉ    LITURGIQUE  339 

flamme  sénile  qui  l'embrasait  soudain.  Le  brave  prélat  se  levait 
dès  l'aurore  et  travaillait  avec  une  activité  à  faire  tressaillir  l'om- 
bre du  cardinal  Quignonez.  Un  beau  jour,  on  apprit  enfin  que, 
sous  couleur  de  propre,  le  cardinal  avait  composé,  quoi  ?  un  nou- 
veau bréviaire  !  Quand  l'œuvre  fut  à  son  gré,  le  liturgiste  bizontin 
la  porta  lui-même  à  Rome.  A  la  vue  de  cette  matière  informe  et 
indigeste,  on  se  figure  l'étonnement  de  la  Congrégation  des  Rites. 
u  On  ne  vous  a  pas  autorisé,  fut-il  répondu,  à  composer  un  nou- 
veau bréviaire,  mais  seulement  à  soumettre  au  Saint-Siège  un  pro- 
pre diocésain  ».  Que  durent  penser  les  savants  consulteurs  de  cette 
congrégation  en  parcourant  ce  propre  extra-liturgique,  fort  de 
400  pages,  sans  compter  les  renvois  par  quoi  il  corrige  le  bré- 
viaire romain.  On  croirait  que  celui  qui  s'est  donné  mandat  de 
confectionner  ce  travail  de  pure  fantaisie,  voulait  conserver  le  sou- 
venir de  tout  ce  que  la  déviation  liturgique  offrait  de  plus  anor- 
mal. Par  le  fait,  ce  cinquième  volume  du  bréviaire  qui  essayait 
d'escamoter  les  quatre  autres,  offrait  un  arrangement  tellement 
insolite,  qu'il  surchargeait  les  jours  préfixes  et  vous  jetait,  pour 
le  lendemain,  dans  un  dédale  d'où  il  était  impossible  de  sortir. 
Rome  écarta  cette  composition  encombrante.  Avoir  consacré  des 
mois  et  des  années  à  la  composition  d'un  bréviaire  nouveau  ;  avoir 
fondé  sur  sa  dignité  ecclésiastique,  l'espoir  de  le  faire  admettre, 
et  se  voir  rejeter  sans  appel,  sans  retour  et  se  trouver  au  même 
point  qu'auparavant,  quelle  déconvenue  !  Ceux  qui  ont  connu  le 
caractère  du  cardinal  peuvent  mesurer  la  profondeur  sourde  et 
violente  de  son  mécontentement. 

«  L'archevêque  suivit  la  même  méthode  pour  former  les  livres 
de  chants  ;  mais  on  ne  devinerait  jamais  ce  que  ce  fin  virtuose  ima- 
gina pour  aboutir.  Les  diverses  éditions  des  livres  de  chants,  de 
tous  les  pays,  étaient  réunies  dans  sa  chambre.  M.  Mathieu  fit  ve- 
nir les  enfants  de  la  Maîtrise  ;  on  chantait  huit  ou  dix  introïts, 
par  exemple,  et  on  choisissait  aux  voix,  celui  qui  avait  paru  meil- 
leur à  l'exécution.  Pends-toi,  Danjou  ;  pendez-vous,  Lambillotte, 
Raillard,  Dufour,  Cloct,  Bonhomme,  Jaussens,  Fétis,  Nisard,  Cous- 
semaker  !  Vous  croyez,  innocents,   que  pour  retrouver  les  chants 


340  CHAPITRE    X 

grégoriens,  il  fallait  chercher  les  vieux  manuscrits,  comparer  les 
cantilènes,  pâlir  sur  les  neumes  et  arracher  à  la  vénérable  anti- 
quité le  secret  de  ses  suaves  mélodies  !  Vous  étiez  dans  l'erreur. 
Pour  mener  à  bonne  fin  une  si  difficile  entreprise,  il  suffit  de  se 
rappeler  que  Dieu  a  rendu  éloquentes  les  langues  enfantines  ;  il 
suffît  de  prendre  un  Introït  à  Dijon,  un  Kyrie  à  Digne,  un  Gloria 
in  excelsis  à  Rennes,  un  Graduel  à  Avignon,  un  Credo  à  Paris,  un 
Offertoire  à  Matines,  un  Sanctus  à  Ratisbonne,  un  Agnus  à  Cam- 
bray  et  une  Post- communion  h  Pékin.  Le  chant  grégorien,  voyez- 
vous,  doit  se  retrouver,  comme  il  a  été  composé,  d'inspiration  ;  et 
pour  y  atteindre,  rappelez-vous  donc  Boileau  et  ce  front  nouveau 
tondît,  symbole  de  candeur. 

«  Ce  qui  étonne  les  croyances,  c'est  que  M.  Mathieu  fit  impri- 
mer son  chant,  ainsi  colligé  ,  dans  d'énormes  in-folios  qui  coûtent 
fort  cher  et  que  les  curés  ne  voulaient  point  acheter.  L'affaire  fut 
portée  au  Conseil  d'Etat  pour  réduire  les  récalcitrants,  par  un 
arrêt  qui  serait  un  service.  Enfin  la  liturgie  romaine  fut  adoptée 
peu  de  temps  avant  la  mort  du  cardinal.  Un  peu  plus,  M.  Mathieu 
mourait  contumax  et  s'en  allait  dans  l'autre  vie,  sans  avoir  rétabli 
la  liturgie  romaine.  A  la  première  retraite,  présidée  par  son  suc- 
cesseur, un  prêtre  éminent  du  diocèse  posa  publiquement  à  l'ar- 
chevêque cette  question  :  «  Quel  chant  suivrons-nous  désormais? 
Sera-ce  le  chant  romain  ou  le  choiDl  coinmercial  »  '^  Ce  prêtre  avait 
trouvé  le  mot  propre  ;  il  aurait  pu  ajouter  que  la  liturgie  de  M.  Ma- 
thieu n'était  ni  bizontine,  ni  romaine  et  que  cette  olla  podiida  de- 
vait être  mise  au  panier  de  la  bonne  cuisine  (1)  ». 

Ni  le  cardinal  Mathieu,  ni  l'évêque  d'Orléans  ne  furent  formel- 
lement hérétiques  ou  formellement  schismotiques  ;  mais,  comme 
Eusèbe  de  Césarée,  ils  admirent  dans  leur  esprit  toutes  les  erreurs 
ecclésiastiques  de  leur  temps  ;  et,  comme  Eusèbe  de  Nicomédie, 
ils  mirent,  au  service  de  l'erreur,  toutes  les  ressources  (!e  la  ruse, 
toutes  les  iniquités  de  l'arbitraire.  Par  leur  union,  ils  formaient 
une  sorte  de  duumvirat  et  exercèrent,  sur  quelques  évêques,  au 

{\)  Examen  critkp'e,  p.  34. 


DU    RETOUR   A   L'UiMTÉ  LITURGIQUE  341 

profit  du  gallicanisme,  une  espèce  de  patriarcat  secret.  Prélats 
d'ailleurs  méritants  sous  d'autres  rapports,  bien  qu'ils  fussent  ex- 
traordinairement  surfaits  :  l'un  pédagogue  répandu,  orateur 
échauffé,  polémiste  de  talent  ;  l'autre  diplomate  ;  tous  deux  d'une 
rare  énergie.  Malheureusement,  ils  avaient,  sur  la  constitution  de 
TEglise,  des  idées  courtes,  fausses,  rétrogrades  et  rêvaient  je  ne 
sais  quelle  conciliation  impossible  entre  l'Eglise  et  la  révolution. 
Leur  vie  ne  fut  qu'une  longue  conspiration  en  faveur  du  gallica- 
nisme et  plus  tai'd  en  faveur  des  idées  libérales.  Les  éclats  de  leurs 
menées  furent  rares,  dissimulées  savamment,  mais  assez  décou- 
vertes pour  qu'on  put  leur  résister  utilement  et  à  propos.  Le  Pape, 
qui  n'ignorait  point  ces  trames,  parfois  s'en  amusait  ;  il  appelait 
les  Mathieu  et  les  Dupanloup  les  deux  papes  du  gallicanisme  :  il 
Motore  et  il  Mobile  :  celui  qui  pousse  et  celui  qui  entraîne.  D'ail- 
leurs il  tenait  la  main  sur  la  garde  de  son  épée  et,  sur  certains 
bruits  d'une  révolte  prochaine,  avait  fait  rédiger  une  bulle  de  con- 
damnation. Le  Pape  ne  frappa  point  ;  mais  cette  bulle  restée  dans 
les  archives  de  l'Eglise  suffit  pour  mettre  des  sourdines  aux  bio- 
graphies qui  ne  sont  que  des  crocs  en  jambe  à  la  vérité  de  l'his- 
toire, des  actes  d'adulation  posthume  et  des  manifestes  en  faveur 
du  libéralisme. 

Heureusement,  dit  le  Psalmiste,  la  justice  est  éternelle  et  la  vé- 
rité fait  loi  :  Justitia  in  œlcrnum  et  lex  veritas.  Grâce  à  l'heureuse 
impulsion  des  Pontifes  romains,  grâce  à  la  docilité  intelligente  et 
pieuse  des  évêques  français,  gi'âce  aux  immortels  travaux  de  doin 
Guéranger,  la  question  liturgique,  savamment  posée,  sagement 
discutée,  vaillamment  défendue,  a  produit  ses  fruits  de  grâce,  de 
lumière  et  d'amour.  La  France  est  rentiée  dans  le  concert  de  la 
chrétienté  ;  nos  églises  retentissent  des  chants  des  Léon  et  des 
Grégoire.  Nous  sommes  revenus,  pour  la  prière  publique,  à  ces 
temps  bénis  de  l'ère  patriarcale,  où  la  terre  n'avait  qu'une  lèvre 
et  qu'un  discours  :  Terra  autem  eral  lahiiunius  et  sermonum  eonun- 
dem. 


CHAPITRE  XI 

le  mémoire  sur  la  situation  présente  de 
l'Église  gallicane. 


Le  catholicisme  libéral  affecte,  comme  toutes  les  erreurs  mo- 
dernes, les  allures  du  serpent  ;  il  ne  s'affirme  pas  avec  audace,  il 
ne  publie  pas  de  système  dogmatique,  il  ne  demande  pas  à  paraî- 
tre dans  les  conciles  et  à  soutenir  ses  propositions.  Au  lieu  de  se 
montrer,  il  se  cache  ;  au  lieu  de  dire  qu'il  veut  réformer  le  catho 
licisme,  il  déclare  ne  se  présenter  que  pour  le  défendre;  au  lieu 
surtout  de  se  révolter  ouvertement  contre  la  plénitude  de  l'auto- 
rité apostolique,  —  ce  qui  est  d'ailleurs  son  fait,  —  il  prétend 
bien  n'avoir  pas  d'égaux  dans  la  dévotion  au  pape  et  le  dévoue- 
ment au  Saint-Siège.  Si  vous  Técoutez,  il  est  croyant,  il  est  pieux, 
il  est  même  saint,  si  vous  l'examinez  seulement  par  le  dehors,  il 
vous  paraîtra  ne  pas  trop  mentir  à  ces  belles  apparences.  Pour  le 
découvrir,  il  faut  le  surveiller  dans  la  nuit  ;  il  faut  le  dépister  dans 
ses  allées  et  venues  mystérieuses  ;  il  faut  sonder,  d'une  main  clair- 
voyante, les  profondeurs  où  il  s'enveloppe  et  les  secrets  par  quoi 
il  espèie  avancer  ses  affaires.  On  a  comparé  le  catholicisme  libéral 
au  gallicanisme  dont  il  est  l'héritier,  et  au  jansénisme  dont  il  co- 
pie fidèlement  les  artifices  et  la  diplomatie.  Cette  comparaison 
est  juste  ;  mais  il  faut  ajouter  qu'instruit  par  l'expérience  des  er- 
reurs vaincues,  des  écueils  oîi  il  pourrait  se  briser,  il  les  évite 
avec  un  grand  soin.  S'il  venait  à  triompher,  la  France  se  trouve- 
rait avoir  abdiqué  politiquement  l'Eglise,  Jésus-Christ  et  Dieu 
lui-même,  à  peu  près  sans  le  savoir,  et  encore  une  fois  se  véri- 
fierait l'expression  de  S.  Jérôme,  la  Gaule  s'étonnerait  d'être  de- 
venue arienne  et  même  athée  en  politique. 

Pour  pénétrer,  d'un  regard  sûr,  les  mystères  du  catholicisme 


SITUATION    PRÉSENTE    DE    l'ÉGLISE    GALLICANE  343 

libéral,  il  faut  l'étudier  de  très  près  ;  il  faut  le  suivre  dans  la  série 
de  ses  opérations;  il  faut  le  saisir  dans  l'ensemble  de  ses  actes; 
et,  pour  découvrir  ses  actes,  il  faut  prendre  au  passage  le  fait  qui 
les  révèle  et  essayer  d'en  mesurer  exactement  la  portée. 

Nous  avons  vu  naître  le  libéralisme  athée  et  révolutionnaire  en 
1789;  nous  avons  vu,  en  1830,  Lamennais  accepter  ses  doctrines 
dans  l'espoir  de  s'en  servir  pour  repousser  victorieusement  ses 
attentats;  de  1840  à  1848,  les  évêques  ont  accepté,  comme  La- 
mennais, la  charte  pour  s'en  faire  une  arme.  En  même  temps,  un 
Lacordaire  et  un  Dupanloup,  venus  de  divers  horizons,  commen- 
cent à  préconiser  le  libéralisme  pour  lui-même  ;  à  célébrer  le  droit 
commun  comme  un  idéal  de  perfection  politique  ;   à  laisser  dans 
l'ombre  le  droit  divin  de  la  sainte  Eglise  et  à  voiler  ses  bannières 
pour  les  faire  accepter.  A  la  révolution  de  Février,  Lacordaire, 
Moret,  Ozanam  essaient,  dans  VÈre  nouvelle,  d'identifier  le  chris- 
tianisme avec  la  démocratie  et  d'ériger  le  Christ  parlementaire  en 
prototype  du  vrai  républicain.  Bientôt  un  disciple  des  Lacordaire 
et  des  Dupanloup,  au  lieu  d'instituer  la  liberté  de  l'Eglise  sur  son 
droit  de  communion  surnaturelle,  se  borne  à  l'introduire  dans 
l'Université  et  en  lui  accordant  une  part  de  ses  droits  pose  le  prin- 
cipe qui  les  lui  fera  un  jour  tous  refuser.   L'application  de  cette 
loi  soulève  la  question  des  classiques,  question  qui,  prise  dans  son 
ensemble,  implique  toute  la  question  de  l'enseignement  chrétien; 
des  catholiques  de  marque  la  font  avorter  et  servent  d'autant 
l'esprit  de  dissolution  sociale.  En  même  temps,  un  homme  suscité 
de  Dieu  pour  ramener  la  France  à  l'unité  de  la  prière,  pose  la 
question  liturgique  ;  les  mêmes  champions  du  libéralisme  repous- 
sent la  liturgie  romaine,   comme  ils  ont  rejeté  la  christianisation 
de  l'enseignement.  Voici  maintenant   une  autre   affaire  où  nous 
retrouvons  le  catholicisme  libéral  fidèle  à  lui-même,  conjurant  la 
diminution  de  la  vérité,  le  rapetissement  des  âmes,  mais  cette 
fois  découvrant  plus  son  jeu  contre  la  Chaire  du  prince  des  apô- 
tres. Nous  arrivons  à  l'affaire  du  Mémoire  présenté  à  l'épiscopat 
pour  la  revendication  du  droit  coutumier. 

Dès  1848,  Dominique  Sibour,  archevêque  de  Paris,  avait  deman- 


344  CUAPITRE    XI 

dé,  à  Pie  IX,  la  permission  de  convoquer  un  concile  national. 
L'objectif  de  cet  évêque,  passé  de  l'ultramontanisme  au  gallica- 
nisme, était,  dans  ce  concile,  avec  le  concours  des  Mathieu  et  des 
Dupanloup,  de  faire  reprendre,  à  l'erreur  gallicane,  tout  le  ter- 
rain perdu  depuis  1830.  Les  gallicans  incorrigibles  ne  pouvaient 
pas  se  dissimuler  que  la  renaissance  des  ordres  religieux  promet- 
lait  au  Saint-Siège  des  légions  de  soldats;  que  le  rétablissement 
de  l'unité  liturgique  amènerait  une  plus  exacte  piété  ;  que  la  ré- 
surrection du  droit  canonique  entraînerait  la  ruine  de  ce  droit 
frauduleux,  institué  depuis  la  révolution,  pour  mettre  de  côté  le 
droit  pontifical  et  créer,  aux  évêques,  une  sorte  d'absolutisme.  Un 
concile  national  leur  paraissait  une  assemblée  propre  à  décider 
souverainement  en  faveur  des  évêques  et  à  créer  des  titres  que  le 
Saint-Siège  ne  pourrait  pas  décliner.  Pie  IX  éventa  le  piège,  rejeta 
la  demande,  mais  exprima  le  vœu  qu'on  célébrât,  selon  Tordre 
du  Concile  de  Trente,  des  conciles  provinciaux.  Sibour,  déçu  dans 
ses  espérances,  espéra  qu'un  concile  de  sa  province,  sans  avoir 
Tautoiilé  d'un  concile  national,  pourrait,  tenu  promptement,  con- 
duire au  même  but.  Une  bulle  de  Sixte-Quint,  il  est  vrai,  obligeait 
de  soumettre  au  pape,  avant  de  les  publier,  les  décrets  des  con- 
ciles provinciaux  ;  mais  les  docteurs  parisiens  du  gallicanisme, 
Lequeux,  Maret,  et  plusieurs  autres  larves  dont  je  dédaigne  de 
percer  les  masques,  prétendaient  que  cette  constitution  n'avait 
pas  été  reçue  en  France  et  que  les  décrets,  pour  valoir,  n'avaient 
pas  besoin  d'être  soumis  au  Saint-Siège.  Mais  si  les  conciles  n'é- 
taient pas  envoyés  à  Rome,  que  ferait  le  Saint-Siège?  Les  rejette- 
rait-il comme  anti-canoniques  et  les  déclarerait-il  nuls,  et  alors 
quel  scandale  !  Garderait-il  le  silence  pour  dissimuler  l'attentat  et 
alors  quelles  suites  fâcheuses  n'avait-on  pas  à  craindre?  Un  prêtre, 
Dominique  Bouix,  avec  les  encouragements  du  Nonce  Fornari, 
écrivit,  dans  V Univers,  un  article  pour  soutenir  l'obligation  créée 
par  la  bulle  de  Sixte-Quint  :  Sibour  brisa  ce  prêtre.  Puis,  les  mains 
teintes  du  sang  de  ce  défenseur  de  la  Chaire  apostolique,  dans 
l'espoir  d'entraîner  par  son  exemple  les  autres  métropolitains,  se 
hâta  de  tenir  son  concile.  Naturellement  il  avait  mis  dans  ses  dé- 


SITUATION    PRÉSENTE    DE    L'ÉGLISE    GALLICANE  343 

crets  tout  ce  qui  devait  favoriser  sa  passion.  Mais  Pie  IX,  au  cou- 
rant de  cette  trame  perfide,  réclama  le  concile  de  Paris  et  fit 
corriger  ces  décrets  pour  les  ramener  à  la  juste  mesure  des  doc- 
trines romaines.  Quant  aux  dix  autres  conciles,  tenus  presque 
simultanément  en  France,  ils  rivalisèrent  de  zèle  dans  la  confes- 
sion des  prérogatives  du  Saint-Siège  et  l'exaltation  des  pontifes 
romains.  La  conspiration  ourdie  en  faveur  du  gallicanisme  se  con- 
vertissait en  désastre. 

Le  dépit,  le  mot  n'est  pas  assez  fort,  la  fureur  qu'en  conçut  Do- 
minique Sibour,  ne  se  peut  exprimer.  Depuis  1789,  la  France  est 
toujours  à  la  veille  d'un  schisme.  La  Révolution  crut  y  réussir  par 
la  constitution  du  clergé  ;  l'Empire,  par  la  captivité  du  Pape  ;  Na- 
poléon III,  parla  chute  du  pouvoir  temporel;  Gambetta,  par  la 
séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Louis-Phi- 
lippe, jusqu'à  Charles  X  qui  ne  se  fussent  bercés  à  l'idée  d'une  ré- 
surrection gallicane  et  d'un  essai  de  patriarcat;  Dieu  brise  tout, 
en  France,  depuis  cent  ans,  pour  empêcher  le  schisme  et  garder 
le  royaume  très  chrétien.  Dominique  Sibour  n'était  certainement 
ni  un  hérétique,  ni  un  schismatique,  mais  il  avait  entendu  s'arro- 
ger certains  droits  disciplinaires  qui  lui  eussent  créé  une  situation 
exceptionnelle.  En  accusant  les  autres  de  presbytérianisme,  il 
voulait  mettre  la  main  sur  la  presse  orthodoxe  et  exercer  dans 
toute  la  France,  une  sorte  de  haut  empire.  L'échec  de  son  concile, 
obligé,  lui  aussi,  de  célébrer  la  principauté  apostolique,  lui  causa 
donc  une  immense  déconvenue.  On  dit  que,  dans  sa  fureur,  il 
parcourut  la  Bavière,  l'Autriche,  la  Hongrie,  cherchant  partout 
des  complices  pour  s'élever  contre  Pie  IX.  Ce  qu'il  trouva,  nous 
l'ignorons;  ce  qu'il  fit,  nous  Talions  voir. 

Pie  IX  ne  s'était  pas  contenté  de  corriger  le  concile  de  Paris  ;  il 
avait  fait  mettre  à  l'index  la  théologie  janséniste  et  gallicane  de 
Bailly,  qu'un  prêtre  français  avait  eu  l'impudence  de  lui  opposer  ; 
il  avait  attaché,  au  même  pilori,  Bernier,  vicaire  général  d'Angers 
esprit  borné  et  rétrograde,  qui  avait  trouvé  bon  de  combattre  dom 
Guéranger  et  de  soutenir  l'absolutisme  de  l'Etat  sur  le  temporel 
des  cultes;  il  avait  frappé  d'une  même  condamnation  le  Manuel 


346 


CHAPITRE    XI 


de  droit  canon  composé  par  Lequeiix,  vicaire  général  de  Paris, 
livre  où  cet  ancien  supérieur  du  séminaire  de  Soissons  soutenait, 
parfois  en  les  aggravant,  les  mêmes  thèses  que  Bailly  ;  il  exigeait 
la  correction  des  théologies  du  Mans  et  de  Toulouse,  dont  les  au- 
teurs, pieux  sans  doute,  mais  mal  inspirés,  avaient  abondé  dans  le 
sens  gallican  et  mal  compris  ou  mal  exposé  les  prérogatives  sou- 
veraines du  Saint-Siège  apostolique.  Ces  menaces  et  ces  exécutions 
avaient  produit,  parmi  les  tenants  du  gallicanisme,  une  espèce  de 
terreur.  Par  contre,  l'allégresse  débordait  parmi  les  gallo-romains, 
dans  toutes  ces  églises  dont  le  jeune  clergé,  sous  la  direction  de  la 
Providence,  revenait  en  masse  aux  vieilles  traditions  de  la  France. 
On  ne  procédait  plus  par  réformes  timides,  on  allait  par  sauts, 
par  bonds,  par  enjambées  et  le  temps  n'était  pas  loin  où  la  France, 
radicalement  expurgée  de  toutes  ces  erreurs  qui  répugnent  à  son 
caractère,  allait  se  retrouver  la  fille  aînée  et  très  fidèle  de  la  sainte 
Eglise. 

Pour  enrayer  un  mouvement  si  glorieux  et  si  fécond,  l'archevê- 
que de  Paris,  Dominique  Sibouretsa  bande  de  conspirateurs  anti- 
romains, n'imagina  rien  de  mieux  qu'une  brochure  anonyme. 
Cette  brochure,  dont  les  fabricateurs  sont  aujourd'hui  connus, 
parut,  dans  le  cours  de  Tannée  1852,  sans  nom  d'éditeur  et  fut 
adressée  aux  évêques  ainsi  qu'aux  supérieurs  de  grands  séminai- 
res. Son  titre  est  :  «  Sur  la  situation  présente  de  V Eglise  gallicane 
relativement  au  droit  coutumier  ».  Une  note  collée  à  l'intérieur  de 
la  couverture  dit  que  l'auteur  soumet  ce  mémoire  tout  confidentiel^ 
"a,  l'attention  réfléchie  des  meilleurs  esprits  ;  «  mais  il  ne  veut  pas 
le  faire  servir  d'aliment  aux  discussions  irritantes  et  à  la  polémique 
téméraire  des  journaux.  »  Voici  maintenant  comment  les  anonymes 
expliquent  l'objet  de  leur  mémoire. 

«  On  ne  peut  se  dissimuler  qu'un  changement  très  notable  s'o- 
père en  France  dans  la  discipline  ecclésiastique.  Des  usages  an- 
ciens, dont  la  conservation  paraissait  autrefois  un  privilège  avan- 
tageux, sont  abandonnés,  dans  la  pratique  ;  bien  plus,  ils  sont 
même  ouvertement  attaqués  et  presque  condamnés. 

ft  On  a  un  tel  effroi  du  gallicanisme,   qu'on  ne  prononce  plus 


SITUATION    PRÉSENTE    DE    l'ÉGLISE    GALLICANE  347 

qu'avec  une  sorte  de  répugnance  et  d'inquiétude  le  nom  même  de 
l'Eglise  gallicane.  Par  une  disposition  analogue  'et  qui  part  du 
même  principe,  on  presse  dans  leur  rigueur  beaucoup  de  points 
de  droit  commun  auxquels  on  ne  se  croyait  pas  auparavant  obligé 
dans  l'Eglise  de  France,  et  on  introduit,  par  tous  les  moyens,  une 
dépendance  plus  absolue  et  plus  immédiate,  non  seulement  du 
Souverain  Pontife  lui-même,  mais  des  congrégations  et  des  tribu- 
naux romains. 

((  Avant  que  ce  changement  soit  consommé,  nous  croyons  qu'il 
est  utile  d'en  considérer  toute  la  portée,  d'examiner  le  point  d'où 
nous  sommes  partis,  la  situation  où  nous  nous  trouvons,  et  le  ter- 
me où  nous  pourrions  arriver.  C'est  aux  évêques  français  qu'il  est 
naturel  d'adresser  ces  considérations  ;  car  c'est  non  seulement  à 
eux  qu'il  appartient  d'examiner  s'il  y  a  quelque  chose  à  faire; 
mais  c'est  d'eux-mêmes  qu'il  s'agit  directement  ;  ce  sont  leurs  pré- 
rogatives qui  sont  de  jour  en  jour  plus  restreintes  :  c'est  sur  eux 
principalement  que  pèseront  des  obligations  nouvelles  que  ne 
connaissaient  point  leurs  prédécesseurs  ;  ils  sont  donc  plus  inté- 
ressés que  personne  à  peser  toutes  choses  et  à  mettre  dans  la  ba- 
lance les  avantages  et  les  inconvénients. 

«  Loin  que  cet  écrit  soit  inspiré  par  un  sentiment  d'opposition 
au  siège  apostolique,  la  suite  prouvera  qu'il  a  réellement  pour 
but  de  défendre  sa  véritable  grandeur  et  son  autorité  même,  que 
compromettent  les  exagérations  de  quelques  hommes  dont  le  zèle 
n'est  pas  accompagné  de  la  prudence. 

«  Nos  considérations  auront  pour  sujet  : 

1"  Les  principes  généraux  sur  lesquels  repose  la  légitimité  des 
coutumes  propres  aux  Eglises  particulières  ; 

2°  L'application  de  ces  principes  aux  usages  suivis  en  France, 
soit  avant  la  fin  du  siècle  dernier,  soit  depuis  la  restauration  de 
l'Eglise  de  France  en  1802  ; 

3°  La  marche  suivie  depuis  plusieurs  années  en  opposition  avec 
les  mêmes  usages,  et  la  situation  où  l'Eglise  de  France  commence 
à  être  placée  ; 

4^  Les  conséquences  que  nous  prévoyons  devoir  découler  de  ce 
changement  de  discipline  ; 


348  CHAPITRE    XI 

50  Quelques-uns  des  moyens  que  les  évêques  pourraient  pren- 
dre pour  prévenir  ces  inconvénients  ». 

Le  premier  chapitre  traite  donc  des  principes  spéculatifs  du 
droit  coulumier;  il  pose,  dans  l'Eglise  deux  autorités  de  droit  di- 
vin, les  évêques  et  le  pape  ;  puis,  pour  éviter  les  heurts  entre  ces 
deux  pouvoirs,    pour  maintenir  leurs   rapports   harmonieux,    il 
place  comme  coussinet  lénifiant,  le  droit  coulumier,  qui  forme 
comme  une  sorte  de  droit  non  écrit,  supérieur  aux  droits  du  pape 
et  des  évêques.  —  Dans  le  second  chapitre,  les  auteurs  dressent  la 
nomenclature  des  coutumes  gallicanes,  savoir  :   l'usage  de   ne  re- 
garder comme  obligatoires  les  lois  pontificales  en  matière  de  dis- 
cipline, que  lorsqu'elles  avaient  été  promulguées  en  France  ;   les 
restrictions  posées  à  l'autorité  des  Congrégations  romaines  ;  le  re- 
jet de  l'Index  et  de  l'Inquisition  ;  l'interprétation  des  exemptions 
et  l'absolution   du   crime  d'hérésie  ;  la  butte  In  Cœna  Domini  et 
d'autres  réserves;  certaines  dispenses  de  mariage  et  la  réduction 
des  fondations  ;   enfin    les  liturgies  particulières  des  églises  de 
France.  Ces  usages,  suivant  les  auteurs,  masqués,  n'ôtaient  rien  à 
la  considération  de  l'Eglise  gallicane  et  lui  étaient  avantageux. 
En  tout  cas,  ils  subsistent  même  après  le  Concordat.  Au  chapitre 
troisième,  on  cherche  l'origine  des  changements  qui  cherchent  à 
s'introduire,  et  on  la  trouve  dans  les  désillusions  des  confesseurs 
de  la  foi  revenus  de  l'exil,  dans  les  initiatives  hardies  de  Lamen- 
nais et  dans  les  réponses  faites  de  Rome  à  des  consultations  fran- 
çaises. Ensuite  on  signale,  comme  changements  fâcheux,  diverses 
décisions  de  la  Congrégation  du   Concile  relativement  à  l'appli- 
cation de  la  messe,  à  des  sentences  ex  wformata  conscientia  et  à 
la  correction  des  conciles  provinciaux.  On  se  plaint  du  mouvement 
liturgique  et  des  réponses  de  Rome  à  cet  égard.  On  s'élève  contre 
les  récentes  condamnations  de  l'Index,  notamment  contre  la  con- 
damnation du   Dictionnaire  de  Rouillet,  dont  Texaminaleur  avait 
reçu,  pour  son  travail,  quinze  cents  francs.  On  présente  des  obser- 
vations sur  les  privilèges  que  s'attribuent  les  communautés  et  on 
dénonce  l'aflaiblissement  qui  s'ensuit  du  respect  pour  l'autorité 
des  évêques.  Enfin  on  accuse  de  mauvais  esprit  la  presse  catholi- 


SITUATION    PRÉSENTE    DE   L' ÉGLISE    GALLICANE  349 

que,  le  journalisme  religieux  et  le  Traitr  des  -principes  du  droit 
canon  de  Dominique  Bouix.  —  Au  quatrième  chapitre,  les  auteurs 
exposent  les  conséquences  que  peut  amener  la  situation  nouvelle 
des  églises  de  France  ;  ils  pensent  qu'il  faut  renvoyer  au  pape 
seulement  les  causes  majeures  et  réserver  exclusivement  les  au- 
tres aux  évêques  ;  ils  craignent  que  la  multiplication  des  réserves 
pontificales  n'entrave  l'administration  des  diocèses  et  ne  diminue 
l'autorité  morale  des  évêques;  enfin  ils  prétendent  que  la  multi- 
plicité des  lois  et  des  décisions,  faisant  brèche  au  droit  coutumier, 
simple  dans  ses  principes,  amènera  en  pratique  la  confusion  et 
nuira  aux  progrès  de  la  science  ecclésiastique.  —  En  conséquence, 
au  cinquième  chapitre,  ils  estiment  qu'il  faut  dresser,  dans  cha- 
que diocèse,  un  état  des  coutumes  locales  ;  qu'il  faut  maintenir 
ces  coutumes  par  l'enseignement  des  séminaires  et  par  l'entente 
établie  entre  les  évêques  ;  et,  pour  écarter  toute  idée  de  schisme, 
il  demande  qu'on  implore  du  Pape  la  ratification  des  coutumes  du 
gallicanisme. 

En  d'autres  termes,  ce  mémoire  clandestin  considérait  le  galli- 
canisme comme  l'expression  de  la  vérité  théologique  ;  il  dénonçait, 
comme  excessives  et  abusives,  toutes  les  démarches  qui  s'en  écar- 
taient; et,  pour  remédier  à  ce  qu'il  appelait  le  mal,  il  proposait 
le  retour  pur  et  simple  à  la  déclaration  de  1682.  Les  abus  qu'il  fal- 
lait flétrir  et  réprouver,  c'étaient  le  réveil  chrétien  depuis  1801  et 
la  restauration  catholique  ;  c'était  le  mouvement  de  rénovation 
romaine  dont  l'impulsion  première  était  due  à  Lamennais  ;  c'é- 
taient les  fnslitutions  liturgiques  de  dom  Guéranger  et  les  deux 
théologies  du  cardinal  Gousset,  archevêque  de  Reims;  c'était  l'é- 
vidente et  constante  coopération  du  Pape  à  ce  retour  de  la  France 
aux  plus  pures  traditions  de  son  antique  orthodoxie.  D'après  le 
mémoire,  nos  plus  grands  évêques  et  le  Pape  lui-même  n'avaient 
rien  compris  au  gouvernement  de  l'Eglise  ;  et,  pour  revenir  à  la 
sagesse,  ils  ne  devaient  avoir  rien  de  plus  pressé  que  de  suivre  les 
conseils  des  auteurs  anonymes.  L'esprit  d'un  bon,  mais  simple 
chrétien,  se  prêtera  difficilement  aux  exigences  d'une  si  singulière 
infatuation.  C'est  à  croire  que  les  auteurs  vivaient  dans  un  monde 


350  CHAPITRE    XI 

arbitraire  et  chimérique,  car  ils  prennent  tout  à  contresens.  Il  fait 
bon  vraiment  de  venir,  avec  des  distinctions  de  cabinet,  innocen- 
ter le  gallicanisme,  quand  le  commentaire  vivant  de  ses  doctrines, 
devenu  fait  européen,  se  ramène  partout  à  la  désolation  des  égli- 
ses, à  la  perte  de  la  foi,  à  la  mise  en  échec  de  la  Chaire  apostolique. 
On  voit,  par  ce  mémoire,  que  l'archevêque  de  Paris  était  revenu 
à  ridée  de  son  concile  national  ;  qu'il  visait  toujours  au  but  de 
ses  démarches  en  Bavière,  en  Autriche  et  en  Hongrie  ;  qu'il  en- 
tendait ameuter  les  évêques  contre  le  Saint-Siège,  et,  parleur  con- 
cert, le  tenir  en  respect  devant  les  coutumes  de  France,  inacces- 
sibles désormais  aux  coups  du  prince  des  Apntres.  L'accord  des 
évêques  entre  eux  est  certainement  nécessaire  ;  il  n'est  pas  seule- 
ment de  conseil  ;  il  est  de  précepte  en  tout  ce  qui  tient  à  la  disci- 
pline générale  de  l'Eglise  et  à  la  discipline  particulière  de  chaque 
province.  Mais  comment  former  et  entretenir  cet  accord?  Sera-ce 
par  des  brochures  anonymes  ou  par  des  adhésions  épistolaires,  à- 
telle  mesure  proposée  par  un,  deux  ou  trois  prélats?  Non  évidem- 
ment ;  soit  parce  que,  dans  l'état  présent,  aucun  évêque  français 
n'a  le  droit  d'initiative  ;   soit  parce  que  ce  mode  d'action  est  in- 
compatible avec  la  maturité  que  réclame  un  projet  de  loi  ou  l'exa- 
men d'un  règlement  qui  en  ait  la  force  ;  soit  parce  qu'une  mesure 
prise  en  dehors  des  règles  canoniques  ne  peut  lier  par  elle-même 
ni  les  évêques,  ni  leurs  successeurs;  soit  enfin  parce  que  ce  mode 
n'étant  point  consacré   par  l'Eglise,   on  ne  peut  l'empêcher  sans 
danger  en  aucun  cas,  pas  même  dans  les  circonstances  extraordi- 
naires qui  en  imposeraient  la  nécessité,  à  moins  qu'on  ne  soit  dis- 
posé à  soumettre  l'acte  qui  en  résulterait  au  jugement  du  chef  de 
l'Eglise.  Autrement  ce  serait  vouloir  éluder  les  saints  canons,  qui 
défendent  de  tenir  un  concile  sans  le  consentement  du  Pape  et 
d'en  promulguer  les  décisions  sans  l'approbation  du  Saint-Siège. 
Et  qui  donc  prêtait  main  forte  à  l'archevêque,  dans  la  publica- 
tion de  ce  Mémoire  présenté  à  l'épiscopat?  On  ne  peut  pas  douter 
un  instant  qu'il  ne  fût  chaudement  appuyé,  dans  cette  affaire,  par 
le  cardinal  de  Besançon  et  par  l'évêque  d'Orléans,  mais  ni  l'un  ni 
l'autre  n'était  capable  de  rédiger  une  consultation  si  volumineuse, 


SITUATION    PRÉSENTE   DE   L'ÉGLISE   GALLICANE  351 

savante  d'ailleurs,  précise  en  toutes  ses  parties,  et  bien  au  courant 
de  toutes  les  délicatesses  de  la  doctrine  ;  évidemment  c'était  l'œu- 
vre de  quelque  vieux  théologien,  rompu  à  la  gymnastique  des 
écoles  et  expert  à  côtoyer  les  abîmes.  L'opinion  publique  en  dési- 
gna plusieurs,  Gaduel,  Maret,  Lequeux  ;  il  paraît  aujourd'hui  cer- 
tain que  le  Mémoire  était  surtout  l'œuvre  de  ce  dernier,  vicaire 
général  de  Paris,  décoré  des  chevrons  de  Tlndex  et  jaloux  sans 
doute  d'établir,  encore  une  fois,  son  droit  à  les  porter.  Nous  savons 
d'ailleurs  que  Lequeux  avait  été  assisté  de  Galais,  professeur  à 
Saint-Sulpice,  qui  s'attribuait  même  la  plus  grande  part  ;  nous 
avons,  sur  ce  point  spécial,  des  témoins  au-dessus  de  toute  excep- 
tion. D'autres  croient  pouvoir  conclure,  de  certains  indices,  que  ce 
Mémoire  était  surtout  l'œuvre  de  l'ancien  ou  ex-sulpicien  Gaduel. 

Un  Mémoire  confidentiel,  adressé  à  discrètes  et  scientifiques 
personnes,  les  supérieurs  des  grands  séminaires  et  les  évêques, 
ne  pouvait  faire  grand  bruit.  La  presse  le  laissa  au  jugement  de 
ceux  qui  étaient  en  possession  d'en  connaître.  Et  puisque  les  au- 
teurs en  appelaient  aux  évêques  et  proposaient  le  recours  au  Pape, 
pour  savoir,  sur  ces  questions  pratiques,  à  quoi  s'en  tenir,  il  est 
naturel  et  il  suffit  de  s'en  rapporter  à  la  décision  des  évêques  et 
au  jugement  du  Souverain  Pontife. 

L'auteur  et  l'évéque  le  plus  visé  par  le  Mémoire,  c'était  le  car- 
dinal Gousset.  «  M.  Parisis  et  M.  Gousset,  disait  le  cardinal  Mathieu, 
ont  tout  perdu  dans  l'Eglise  de  France  ».  Le  cardinal  Gousset,  et 
avec  lui  Guéranger,  Rohrbacher,  Bouix,  étaient  les  principaux 
ecclésiastiques  coupables  de  l'abandon  des  coutumes  gallicanes  et 
du  retour  à  Rome.  L'archevêque  de  Reims,  par  ses  théologies  y 
avait  plus  contribué  que  tout  autre  ;  le  premier  donc  il  répondit 
à  la  provocation  du  Mémoire.  Dans  ses  Observations,  il  traite  de  la 
papauté  et  de  Pépiscopat,  de  l'abrogation  d'une  coutume  par  le 
pape,  des  anciennes  coutumes  de  l'Eglise  gallicane,  des  anciens 
usages  sur  l'Index  et  la  Liturgie,  de  l'abolition  des  anciennes  cou- 
tumes par  le  Concordat,  du  nouvel  ultramontanisme,  du  journa- 
lisme, des  consultations  adressées  au  Saint-Siège,  de  la  correction 
des  conciles  provinciaux,  du  monvemfnit  liturgique,   des   récents 


352  CHAPITRE    XI 

décrets  de  l'Index,  des  communautés  religieuses  approuvées  par  le 
Saint-Siège  et  du  concert  des  évêques  entre  eux  sur  les  questions 
qui  concernent  la  discipline.  A  ces  différents  chefs,  le  cardinal 
rapporte  de  courts  extraits  du  Mémoire,  et,  après  avoir  produit  ces 
extraits,  en  donne  la  réfutation  immédiate,  brève  et  décisive.  Ce 
n'est  pas  une  réfutation  à  la  grande  manière  de  Bianchi  et  de  Zac- 
caria  ;  il  eût  fallu,  pour  cela,  un  volume,  que  les  rassérénements 
de  Pesprit  public  ne  rendaient  pas  nécessaire  ;  c'est  un  antidote, 
un  contre-poison  où  la  condensation  des  arguments  ne  peut  qu'a- 
jouter  à  la  force  de  la  démonstration. 

Ce  que  dit,  sur  toutes  ces  questions,  l'archevêque  de  Reims, 
il  est  facile  de  le  résumer  en  peu  de  mots.  Sur  la  question  géné- 
rale du  droit  coutumier,  il  ne  peut  y  avoir  de  droit  coutumier  con- 
tre le  pape  ;  et  lorscfue  le  pape  veut  modifier  ou  abolir  une  cou- 
tume, le  droit  coutumier  ne  peut  fournir,  contre  l'exei'cice  de  son 
pouvoir  souverain,  un  argument  de  prescription.  Après  l'abroga- 
tion d'une  coutume  par  le  pape,  s'il  résulte,  en  pratique,  quelque 
inconvénient,  il  est  certainement  permis  de  les  soumettre  au  pape, 
mais  la  faculté  de  présenter  des  observations  n'implique  pas  le 
droit  de  désobéir.  A  propos  des  anciennes  coutumes  des  Eglises  de 
France,  on  fait  observer  que  la  plupart  n'étaient  que  des  abus 
tolérés  et  non  des  droits  acquis.  L'Index,  l'Inquisition  elles  autres 
congrégations  romaines  ne  portent  point  atteinte  aux  droits  des 
évêques  ;  elles  les  laissent  entiers  ;  elles  forment  seulement  des 
ministères  pour  assister  le  pape  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise, 
et  leurs  décisions,  quand  le  pape  les  approuve,  ont  toute  l'auto- 
rité dont  le  pape  entend  les  revêtir,  autorité  qu'on  ne  peut  con- 
tester sans  se  mettre  en  cas  de  rébellion.  En  1801,  le  pape,  sup- 
primant les  anciens  sièges  supprimait-il  donc  l'Eglise  gallicane 
elle-même?  «  Certainement,  répond  le  cardinal:  comment,  en 
effet,  le  pape  aurait-il  pu  supprimer  toutes  les  églises  particulières 
sans  supprimer  en  même  temps  l'Eglise  gallicane?  Et  en  suppri- 
mant l'Eglise  gallicane,  il  Ta  supprimée  comme  les  églises  parti- 
culières ou  les  divers  diocèses,  avec  ses  droits,  privilèges  et  pré- 
rogatives. Et  en  établissant  des  nouvelles  églises  archiépiscopales 


SITUATION    PRÉSENTE    DE    l'ÉGLISE    GALLICANE  353 

et  épiscopales,  il  n'a  point  rétabli  l'Eglise  gallicane  ;  elle  n'existe 
plus  que  de  nom.  En  effet,  canoniquement  et  rigoureusement  par- 
lant, on  ne  peut  appeler  Eglise  gallicane  l'ensemble  des  Eglises 
de  France  qu'autant  que  ces  églises  auraient  au  moins  un  primat 
des  Gaules,  comme  intermédiaire  entre  elles  et  le  souverain  pon- 
tife, ainsi  que  cela  existait  avant  le  Concordat  de  1801.  Or,  on  en 
convient,  et  la  sacrée  congrégation  des  cardinaux  interprètes  du 
Concile  de  Trente  l'a  fait  remarquer  aux  Pères  des  Conciles  de 
Reims  et  de  Lyon,  il  n'y  a  plus  de  primatie  dans  les  Gaules  ;  il  n'y 
a  donc  plus  à' Eglise  gallicane  proprement  dite  (1)  ».  Par  cette 
simple  observation,  le  cardinal  biffait  le  titre  du  mémoire  et  cou- 
lait bas  tous  ses  artifices. 

Au  sujet  du  nouvel  ultramontanisme,  Mgr  Gousset  défendait  de 
le  confondre,  comme  on  le  fait  méchamment  et  sottement,  avec  les 
erreurs  de  Lamennais.  Quant  à  la  presse  catholique,  «  encore 
qu'on  ne  puisse  l'approuver  en  tout,  elle  mérite  les  encourage- 
ments de  Tépiscopat,  dont  le  devoir  d'ailleurs  est  de  la  surveiller 
et  de  l'avertir,  quand  elle  s'écarte  de  la  vérité  ou  des  règles  de  la 
sagesse,  sans  toutefois  la  gêner  dans  ses  allures,  qui  réclament 
une  certaine  liberté  ».  Au  sujet  des  consultations  adressées  au 
Saint-Siège  et  des  réponses  de  Rome,  qui  horripilaient  les  galli- 
cans, le  cardinal  en  conclut  que  les  prêtres  et  les  évêques  ne 
croyaient  pas  pouvoir  continuer  de  suivre  les  vieilles  coutumes. 
Il  est  permis  à  chacun  d'interroger  le  pasteur  suprême  par  rap- 
port à  sa  propre  conduite,  et,  s'il  obtient  une  réponse,  rien  ne 
l'oblige  à  la  cacher.  «  On  ne  peut  certainement,  dit  le  cardinal, 
approuver  un  prêtre  qui  sollicite  une  réponse  du  Saint-Siège  dans 
le  but  d'agir  sur  l'épiscopat  par  esprit  d'opposition.  Mais  il  faut 
de  bien  fortes  raisons  pour  supposer  de  semblables  sentiments 
à  un  prêtre  qui,  jouissant  de  l'estime  et  de  la  confiance  de  son 
évêque,  a  recours  à  l'autorité  supérieure  pour  dissiper  ses  doutes 
sur  un  cas  de  conscience  ou  sur  une  question  de  droit.  Si,  comme 
il  arrive  quelquefois,  ce   prêtre  fait  connaître  la  décision  qu'il  a 


(1)  Observations  sur  un  mémoire  adressé  à  Cépiscopat,  p.  42. 

23 


354  CHAPITRE    XI 

reçue,  soit  sur  la  liturgie,  soit  sur  une  coutume  plus  ou  moins 
ancienne,  ne  doit-on  pas  croire,  jusqu'à  preuve  de  contraire, 
qu'il  n'a  pas  d'autre  dessein  que  d'être  utile  à  ceux  qui  s'occupent 
de  la  même  question  ?  De  plus,  si,  comme  on  en  convient,  il  est 
permis  à  un  prêtre  de  désirer  que  l'évêque  adopte  pour  son  dio- 
cèse telle  ou  telle  mesure,  comme  étant  généralement  jugée  plus 
conforme  à  la  doctrine  ou  à  l'esprit  de  notre  mère  la  sainte  Eglise 
romaine  ;  il  doit,  parla  même,  lui  être  permis  de  provoquer  indi- 
rectement cette  mesure,  en  recourant  au  chef  de  l'Eglise,  dont  les 
décisions  les  moins  solennelles  sont  toujours  accueillies  avec  res- 
pect par  le  clergé  et  les  simples  fidèles,  pourvu  toutefois  qu'en 
agissant  ainsi,  ce  prêtre  garde  toujours  le  respect  et  la  déférence 
qu'il  doit  à  son  évêque  »  (page  55). 

Cette  nécessité  ou  cette  faculté  de  recourir  à  Rome  nous  paraît, 
dit-on,  une  plaie  faite  à  l'autorité  métropolitaine.  «  Non,  répond 
le  cardinal,  jamais  un  métropolitain  ne  se  plaindra,  comme  d'une 
plaie  faite  à  son  autorité,  de  ce  que  le  Concile  de  Trente  et  Be- 
noît XIV  ne  permettent  pas  d'en  appeler  à  son  tribunal.  Jamais  il 
n'aura  la  prétention  d'exercer  des  droits  qu'il  n'a  pas  reçus  de  l'E- 
glise, ou  qui  sont  contraires  aux  canons.  Jamais  il  ne  s'appuiera, 
dans  l'exercice  de  son  titre,  sur  un  usage  contraire  au  droit  com- 
mun, à  moins  que  cet  usage  n'ait  été  sanctionné  par  le  Saint-Siège 
ou  que  le  Saint-Siège  ne  le  regarde  comme  légitime  ». 

Au  sujet  de  la  correction  des  conciles  provinciaux,  «  il  n'y  avait 
pas  seulement  une  utilité  véritable  à  ce  que  les  décrets  des  Conci- 
les soient  soumis  à  l'autorité  du  pape  ;  cela  est  nécessaire,  soit  pour 
assurer  Funiformité  delà  discipline,  soit  afin  que  ces  décrets  aient 
une  plus  grande  autorité  pour  tout  ce  qui  tient  au  dogme  et  à  la 
morale,  soit  parce  qu'ils  ne  peuvent  obliger  les  évêques  de  la  pro- 
vince et  leurs  successeurs,  à  moins  qu'ils  n'aient  été  sanctionnés 
par  une  autorité  supérieure...  11  ne  peut  y  avoir  un  Concile  cano- 
nique ou  légitime  dans  tout  ce  qui  le  constitue,  à  moins  qu'il  n'ait 
été  approuvé  par  le  Saint-Siège.  Or,  la  nécessité  de  cette  appro- 
bation emporte  évidemment  le  droit  d'admettre  ou  de  rejeter  ce 
Concile,  de  l'approuver  ou  de  lui  refuser  l'approbation,  d'y  faire 


SITUATION    PRÉSENTE   DE   L'ÉGLISE    GALLICANE  355 

toutes  les  corrections  jugées  nécessaires  ou  utiles,  c'est-à-dire  les 
changements,  les  suppressions  et  les  additions  que  réclament 
l'exactitude  du  dogme,  de  la  morale  et  de  la  discipline  générale  » 
(page  69). 

Ces  mots  topiques  répondaient  aux  prétentions,  fort  échauffées 
de  l'archevêque  de  Paris.  Quant  à  son  fameux  concert  d'évêques, 
par  les  moyens  que  proposait  le  Mémoire,  le  cardinal  le  met  en 
pièces  avec  le  Pontifical  et  le  Corpus  juris.  «  Quel  sera  donc,  pour 
les  évoques,  le  moyen  de  s'accorder  entre  eux  sur  les  questions 
touchant  la  discipline  ecclésiastique?  Ce  moyen  est  bien  simple  ; 
il  est  fondé  sur  la  constitution  divine  de  l'Eglise  :  c'est  que  tous  les 
évêques  observent  avec  toute  la  diligence  possible  et  fassent  obser- 
ver dans  leurs  diocèses,  ainsi  qu'ils  l'ont  promis  dans  la  cérémonie 
de  leur  sacre,  les  règles  des  saints  Pères,  les  ordonnances  ou  dis- 
positions, réserves,  provisions  et  commandements  apostoliques  ; 
c'est  qu'ils  veuillent  tous,,  comme  ils  ont  solennellement  déclaré 
le  vouloir,  recevoir  avec  respect,  enseigner  et  garder  les  tradi- 
tions des  Pères  orthodoxes,  des  décrets  et  constitutions  du  siège 
apostolique.  Le  moyen,  pour  les  évêques,  d'être  en  tout  d'accord 
entre  eux,  c'est  d'être  en  tout  d'accord  avec  le  Saint-Siège,  qui 
est  le  centre  de  l'unité  chrétienne  ;  c'est  de  faire  ce  que  font  géné- 
ralement les  évêques  français,  en  observant  les  décrets  du  Concile 
de  Trente  et  les  constitutions  apostoliques  avec  les  modifications 
toutefois  qu'entraîne  l'état  actuel  des  églises  de  France,  et  en  con- 
servant certains  usages,  qui,  étant  établis  conformément  aux  prin- 
cipes de  droit  commun,  n'ont  rien  de  contraire  à  l'esprit  de  notre 
mère  la  sainte  Eglise  romaine.  C'est  pour  obtenir  cet  heureux  ré- 
sultat, qui  sera  toujours  l'objet  de  sa  sollicitude,  que  l'Eglise 
impose  aux  évêques  de  chaque  province,  l'obligation  de  tenir  des 
Conciles  et  d'en  soumettre  les  décrets  à  la  censure  du  Saint-Siège 
avant  de  les  rendre  publics.  D'abord  le  précepte  qui  enjoint  au 
métropolitain  de  convoquer  des  Conciles  de  temps  en  temps,  et  à 
ses  sutfragants  d'y  assister,  ne  peut  être  révoqué  en  doute.  Mais 
l'Eglise  n'atteindrait  pas  son  but  si,  en  ordonnant  la  tenue  des 
Conciles,  elle  les  abandonnait  à  eux-mêmes...  C'est  par  les  correc- 


356  CHAPITRE   XI 

lions,  qu'elle  fait  d'après  les  instructions,  les  avis  ou  les  ordres 
du  Souverain  Pontife,  que  la  sacrée  congrégation  maintient  ou  ré- 
tablit l'unité  en  matière  de  discipline  ;  elle  met  d'accord  entre  eux 
les  divers  décrets  des  Conciles  provinciaux,  dont  elle  modifie,  s'il 
y  a  lieu,  la  rédaction,  par  des  changements,  des  suppressions  et 
des  additions  »  (page  97). 

Nous  transcrivons  avec  bonheur  ces  observations  de  notre  Père 
en  Dieu.  On  découvre  mieux,  en  le  lisant,  le  néant  théologique  de 
ses  adversaires,  et,  par  les  raisons  qu'il  donne,  on  ne  voit  que  trop 
à  quoi  pouvaient  aboutir  les  menées  anti-pontificales  des  Sibour, 
des  Mathieu  et  des  Dupanloup. 

Toutefois,  après  avoir  opiné  comme  docteur,  l'archevêque  de 
Reims  ne  croit  pas  avoir  assez  fait  contre  le  Mémoire.  Lorsque  la 
mort  le  surprendra,  nous  le  savons  de  science  certaine,  elle  le  trou- 
vera encore  argumentant,  avec  sa  forte  sollicitude,  contre  des  pré- 
tentions quasi-schismatiques  du  droit  coutumier. 

En  attendant,  il  appelle  le  Mémoire  du  vicaire  général  Lequeux 
et  du  Sulpicien  Gallais  ou  de  l'ex-Sulpicien  Gaduel,  devant  son 
Concile  d'Amiens,  en  1853  ;  on  voit,  par  son  décret,  qu'il  veut 
anéantir  radicalement  celte  œuvre  perverse  et  impie.  «  Il  est  tou- 
jours nécessaire,  dit-il,  de  repousser  les  erreurs  qui  ébranlent  ou 
diminuent  l'obéissance  due  au  Souverain  Pontife  ;  mais,  dans  le 
temps  présent,  et  dans  notre  pays,  des  raisons  toutes  particulière?, 
imposent  l'obligation  de  mettre  cette  obéissance  tellement  à  l'abri, 
qu'au  milieu  de  toutes  les  attaques,  de  toutes  les  embûches,  elle 
soit  préservée  et  demeure  entière  et  intacte.  Parmi  ces  raisons 
particulières,  nous  comprenons  spécialement  un  écrit  sans  nom 
d'auteur,  sur  la  situation  présente  de  C Eglise  gallicane  relativement 
au  droit  coutumier;  on  l'a  envoyé  non  seulement  aux  évêques, 
mais  aux  supérieurs  des  séminaires,  et  un  grand  nombre  d'ecclé- 
siastiques l'ont  déjà  lu.  Quoi  qu'il  en  soit  des  illusions  au  moyen 
desquelles  la  conscience  de  l'auteur  a  pu  se  déguisera  elle-même 
le  véritable  caractère  de  son  œuvre,  ce  livre  a  manifestement 
pour  but  de  restreindre,  d'entraver  l'exercice  de  la  puissance  pou- 
lificalo.  Il  enseigne,  en  effet,  ou  il  insinue  ce  qui  suit  : 


SITUATION    PRÉSENTE    DE    l'ÉGLISE    GALLICANE  357 

«  l'^  Ce  n'est  point  par  le  jugement  du  pape  seul  que  doit  être 
résolue  la  question,  lorsqu'il  s'agit  de  concilier  le  droit  de  réser- 
ves qui  appartient  au  Souverain  Pontife,  avec  le  droit  propre  de 
l'évêque  au  gouvernement  ordinaire  de  son  diocèse.  11  faut  alors 
faire  intervenir  le  droit  coutumier  comme  une  règle  d'après  la- 
quelle le  différend  doit  être  décidé. 

«  2"  Soutenir  que,  lorsque  le  Pape  presse,  dans  certains  diocè- 
ses où  elle  est  encore  en  vigueur,  l'abolition  d'une  coutume  con- 
traire au  droit  commun,  les  évoques  peuvent  légitimement  s'op- 
poser  à  ce  changement,  aussi  longtemps  du  moins  que  n'a  pas  été 
reconnue  la  nécessité  qui  le  motive,  est  une  opinion  qui  ne  man- 
que point  de  probabilité. 

«  30  Dans  les  contrées  où  un  lien  avait  été  formé  entre  l'Eglise 
et  l'Etat,  ce  fut  une  coutume  raisonnable  de  ne  considérer  comme 
obligatoires  les  constitutions  apostoliques  relatives  à  la  discipline 
de  l'Eglise,  que  lorsqu'elles  avaient  été  préalablement  promul- 
guées dans  chaque  diocèse  en  vertu  du  placet  du  pouvoir  civil. 

((  4°  Aujourd'hui  les  évêques  français  peuvent  légitimement,  en 
vertu  de  la  coutume  et  sauf  le  cas  extraordinaire,  ne  pas  recon- 
naître comme  obligatoires  pour  eux  les  constitutions  apostoliques 
relatives  à  la  discipline,  qui  n'ont  pas  encore  été  promulguées  dans 
les  diocèses  de  France. 

«  5^  Chez  nous,  dans  l'état  actuel  de  la  question,  un  évoque 
peut  légitimement,  en  vertu  des  principes  du  droit  coutumier, 
exclure  de  son  diocèse,  non  pas  seulement  d'une  manière  positive, 
mais  absolument,  la  liturgie  romaine. 

«  60  Dans  un  assez  grand  nombre  de  leurs  décisions  récentes, 
les  congrégations  romaines  instituées  par  les  Souverains  Pontifes 
pour  l'administration  générale  de  l'Eglise,  suivent  une  voie  nuisi- 
ble au  bien  des  églises  de  France. 

((  7®  La  nécessité  de  recourir  à  Rome,  conformément  à  la  déci- 
sion de  la  congrégation  du  concile,  dans  le  cas  où  un  prêtre  est 
frappé  de  suspense  ex  informata  conscientia,  paraît  blesser  Tauto- 
rité  métropolitaine. 

((  80  On  ne  voit  aucune  raison  à  la  prétention  en  vertu  de  la- 


358  CHAPITRE    XI 

quelle  la  congrégation  romaine  du  Concile,  sous  prétexte  de  sup- 
pléer des  omissions,  s'est  arrogé  le  droit  d'introduire  des  additions 
dans  les  actes  des  Conciles  provinciaux. 

<(  90  Le  mouvement  qui  porte  à  embrasser  la  liturgie  romaine 
ne  doit  nullement  être  approuvé. 

«  A  ces  assertions  se  rattachent  divers  autres  points,  enseignés 
ou  insinués  dans  le  livre  en  question. 

«  Nous  tenons  pour  souverainement  dignes  de  réprobation  les 
affirmations  et  opinions  susdites,  et  nous  les  condamnons,  soit 
comme  contraires  à  la  saine  doctrine,  soit  du  moins  comme  oppo- 
sées à  l'esprit  de  l'Eglise,  comme  injurieuses  pour  le  Saint-Siège 
apostolique,  et,  sous  certains  rapports,  pour  les  évêques. 

«  De  plus,  tout  en  donnant  à  entendre  qu'il  désire  la  continua- 
tion des  Conciles  provinciaux,  l'auteur  du  Mémoire  a  soin  de  sug- 
gérer que  les  évêques  ont  une  autre  voie  à  suivre,  et  il  représente 
la  collection  des  églises  de  France  qui  n'ont  aucun  centre  parti- 
culier d'autorité  et  de  juridiction,  comme  un  corps  qui  peut  déli- 
bérer, agir,  rendre  des  décisions.  Par  là  il  introduit  un  principe 
subversif  du  gouvernement  ecclésiastique  et  plein  de  périls  ;  car, 
l'expérience  des  temps  passés  l'atteste,  des  circonstances  peuvent 
venir  oii  un  tel  principe  favoriserait  singulièrement  les  tentatives 
schismatiques.  Il  est  d'ailleurs  évident  que  cette  prétention  égare 
el  jette  en  dehors  du  droit  chemin.  C'est  bien  l'usage  de  l'Eglise, 
c'est  même  l'une  de  ses  prescriptions,  que  sur  un  grand  nombre 
de  points,  les  évêques  délibèrent  par  conseils  et  par  actes  com- 
muns, lorsque  le  bien  de  leurs  diocèses  le  demande  ;  mais  l'Eglise, 
qui  est  une  armée  dont  rien  ne  trouble  la  bonne  ordonnance  et 
où  tout  se  fait  avec  ordre,  n'a  pas  voulu  que  ces  résolutions  com- 
munes fussent  prises  en  vertu  d'un  concert  arbitraire,  en  dehors 
de  toutes  règles  et  sans  l'intervention  du  Souverain  Pontife.  C'est, 
en  effet  l'ordre  établi  avec  une  grande  sagesse  :  d'abord  que  les 
évêques  de  chaque  province,  convoqués  par  le  métropolitain,  se 
réunissent  pour  tenir  un  Concile  en  forme;  ensuite,  que  les  dé- 
crets de  tous  les  Conciles  principaux  soient,  avant  leur  publication 
soumis  au  jugement  du  Saint-Siège,  afin  que  faction  des  évêques, 


SITUATION   PRÉSENTE   DE   l'ÉGLISE   GALLICANE  359 

ramenée  à  Funité  dans  le  chef  de  l'Eglise,  devienne  véritablement 
commune.  Lors  donc  que  les  évêques  se  trouvent  obligés  de  décla- 
rer ou  d'établir,  en  les  revêtant  d'une  sanction  commune,  des 
règles  touchant  la  doctrine,  les  mœurs  et  les  choses  ecclésiasti- 
ques,  les  Conciles  provinciaux  sont  la  bonne  voie,  conforme  à  la 
pratique  de  l'Eglise,  la  voie  que  tracent  les  canons  et  qu'approuve 
le  Saint-Siège  apostolique.  A  moins  d'obstacles  et  de  nécessités 
extraordinaires  et  pressantes,  dans  lesquelles  même  on  ne  doit 
agir  qu'avec  l'intention  de  soumettre  le  plus  tôt  possible  au  Sou- 
verain Pontife  tout  ce  qui  aura  été  fait,  nous  reconnaissons  haute- 
ment que  cette  voie  est  la  seule  que  nous  devions  suivre. 

Nous  avons  indiqué  sommairement  ce  que  contient  le  livre  en 
question.  Mais  si  Ton  recherche  d'où  émane  l'esprit  que  nous  avons 
réprouvé  dans  cet  écrit  et  dont  il  est  pour  ainsi  dire  tout  infecté, 
un  examen  approfondi  et  scrupuleux  nous  fait  remonter  à  deux 
opinions  d'où  il  sort  comm.e  l'eau  de  la  source.  La  première  de 
ces  opinions  nie  que  l'autorité  du  Souverain  Pontife  soit  pour  le 
gouvernement  de  l'Eglise  la  puissance  suprême,  et  proclame  V exis- 
tence d'une  autre  puissance  qui  serait  supérieure  à  cette  autorité. 
La  seconde  affirme  que  les  jugements  solennels  du  Souverain 
Pontife  rendus  ex  cathedra,  en  matière  de  foi,  ne  sont  pas  irréfor- 
mables  par  eux-mêmes,  et  qu'ils  ne  deviennent  tels  qu'en  vertu  de 
certaine  sanction  qui  leur  est  extrinsèque.  Il  est,  en  effet,  aisé  de 
comprendre  comment  on  peut  pécher  d'une  infinité  de  manières 
contre  Tautorité  du  Vicaire  du  Christ,  dès  qu'on  cesse  de  recon- 
naître cette  autorité,  pour  ce  qu'elle  est  réellement.  C'est  pourquoi 
nous  défendons  absolument  d enseigner  les  deux  opinions  susdites 
dans  les  églises,  les  séminaires  et  les  écoles  de  nos  diocèses  ». 

Ce  décret  eut,  à  Rome,  Timportance  d'un  événement  ;  il  y  causa, 
on  peut  le  dire,  une  satisfaction  profonde.  Les  catholiques  libé- 
raux, avec  ce  Mémoire  qu'ils  voulaient  introduire  dans  nos  églises, 
comme  le  cheval  de  bois  dans  les  murs  d'Ilion,  venaient  de  per- 
dre encore  une  bataille. 


CHAPITRE    XII 


AFFAIRE  DE  DONOSO  CORTES. 


Le  4  janvier  1849,  un  membre  du  parlement  espagnol  parut  à 
la  tribune  pour  donner  son  avis  dans  une  discussion  sur  la  politi- 
que générale.  Ce  député  appartenait  à  la  majorité  conservatrice, 
il  venait  répondre  à  l'un  des  chefs  du  parti  progressiste,  nommé 
Cortina.  On  débattait  la  thèse  qui  se  discute  sans  fin  entre  le  gou- 
vernement et  l'opposition,  partout  où  la  tribune  exerce  quelque 
empire.  Le  gouvernement  avait  maintenu  l'ordre  au  milieu  des  re- 
doutables crises  de  1848  ;  l'opposition  lui  reprochait  d'avoir  blessé 
la  légalité.  On  s'était  de  part  et  d'autre  exercé  assez  éloquem- 
ment  ;  la  joute  avait  satisfait  au  décorum  parlementaire,  elle  pou- 
vait finir.  Au  fond  il  n'existait  pas  plus  de  division  dans  les 
esprits  que  de  doute  sur  le  vote.  L'exemple  de  la  France,  de  l'Alle- 
magne, de  l'Italie,  était  là:  progressistes  et  conservateurs  voyaient 
suffisamment  clair  aux  lueurs  de  la  foudre.  L'honorable  Cortina, 
tout  le  premier,  s'accommodait  d'une  illégalité  qui,  écartant  la  ré- 
publique, le  préservait  de  l'ignominie  d'être  conservateur  à  son 
tour.  Un  discours  de  plus  semblait  donc  inutile:  personne  ne  trou- 
vait nécessaire  de  réfuter  davantage  Cortina. 

Mais,  dès  que  le  nouvel  orateur  eut  ouvert  la  bouche, l'assemblée 
s'aperçut  qu'il  restait  quelque  chose  à  dire,  quelque  chose  que  per- 
sonne encore  n'avait  dit  sur  ce  thème  tant  rebattu,  où  la  casuistique 
constitutionnelle  prétend  limiter  dans  un  équilibre  parfait  les  en- 
traînements de  la  liberté  et  la  résistance  du  pouvoir.  La  question 
changea  de  place  et  de  face. 

En  argumentant  sur  le  point  de  fait,  la  majorité  qui,  semblable 
à  toutes  les  majorités  conservatrices,  se  piquait  d'être  libérale  et 


DONOSO    GORTÈS  361 

même  progressiste,  avait  scrupuleusement  respecté,  comme  son 
bien  propre,  le  fonds  doctrinal  de  tous  ses  adversaires.  L'orateur 
commença  par  déclarer  qu'il  venait  enterrer  au  pied  de  la  tribune 
dans  leur  sépulture  légitime,  toutes  les  idées  de  l'opposition,  c'est- 
à-dire  toutes  les  idées  libérales  :  «  Idées  stériles  et  désastreuses 
dans  lesquelles  se  résument  les  erreurs  inventées  depuistrois  siècles 
pour  troubler  et  dissoudre  les  sociétés  humaines.  »  Il  tint  sa  parole. 
Accoutumés  pourtant  aux  hardiesses  de  son  langage  et  de  sa  pro- 
bité, ses  auditeurs  ne  s'attendaient  pas  à  cet  héroïsme  de  convic- 
tion qui  venait  heurter  avec  dédain,  l'un  après  l'autre,  les  dogmes 
les  plus  universellement  reçus  de  la  liberté  moderne,  qui  prédisait 
à  cette  liberté  sa  mort  imminente,  qui  flétrissait  cette  mort  comme 
un  suicide.  Annonçant  à  la  civilisation  du  dix-neuvième  siècle  des 
humiliations  aussi  prodigieuses  que  les  élans  de  son  orgueil,  et  la 
montrant  prochainement  accroupie  et  tremblante  sous  quelque 
dictature,  il  lui  criait  :  «  Tes  adorateurs  ne  te  sauveront  pas,  tes 
arts  ne  te  seront  d'aucun  secours,  tes  armées  hâteront  ta  perte  ; 
le  despotisme  même  trahira  tes  viles  espérances  :  tu  ne  trouveras 
pas  un  despote  :  tu  ramperas  et  tu  périras  sous  les  pieds  de  la  mul- 
titude, si  tu  ne  t'inclines  pas  devant  la  croix  !  » 

C'est  là  ce  qui  n'avait  pas  été  dit  dans  la  discussion.  Ceux  qui 
l'avaient  pu  penser  s'étonnaient  de  l'entendre  :  l'orateur  lui-même 
se  reportant  un  peu  en  arrière  dans  son  propre  passé,  pouvait 
s'étonner  de  le  dire.  Ces  idées,  si  nouvelles  pour  son  auditoire, 
étaient  à  peine  moins  nouvelles  pour  lui  dans  la  brillante  expres- 
sion qu'il  leur  donnait.  Il  avait  partagé  les  illusions  qu'il  venait 
déchirer.  Il  avait  cru  à  la  presse,  à  la  tribune,  aux  constitutions, 
aux  assemblées,  au  progrès  :  son  talent,  ses  succès  antérieurs, 
l'avaient  sacré  l'un  des  pontifes  de  ce  culte  de  l'esprit  humain  dont 
il  bafouait  maintenant  les  superbes  et  frivoles  mystères.  Mais  il 
venait  de  perdre  un  frère  pieux  et  tendrement  aimé  et  il  contem- 
plait les  convulsions  misérables  au  milieu  desquelles  la  monarchie 
européenne,  infidèle  à  Dieu  depuis  longtemps,  périssait  sans  res- 
source. Ses  3'eux  faits  pour  la  vérité,  déjà  frappés  de  lueurs  mou- 
vantes, non  encore  dessillés,  avaient  enfin  vu   dans  son   propre 


362  CHAPITRE   XII 

cœur  et  dans  les  choses  humaines  tout  ce  qu'éclairent  les  flam- 
beaux qui  escortent  la  mort.  A  cette  lumière  il  était  devenu 
chrétien.  Le  christianisme  le  tirait  de  ce  groupe  de  penseurs  sub- 
tils et  bien  disants,  qui  n'est  que  l'élite  du  vulgaire.  Désormais 
ses  pensées,  ordonnées  et  illuminées  par  la  foi,  allaient  retentir 
dans  le  monde  .  Son  discours  de  la  Dictature  ,  traduit  par  un 
journal  catholique  français,  fut  immédiatement  répété  par  cent 
échos,  et  l'Europe  apprit, pour  ne  plus  l'oublier,  le  nom  jusqu'alors 
à  peu  près  inconnu,  de  Juan  Donoso  Cortès,  marquis  deValdega- 
mas. 

Quatre  ans  après  ce  jour  où  il  prit  rang  non  seulement  dans  la 
célébrité,  mais  dans  l'autorité, Donoso  Cortès  était  mort  à  quarante- 
quatre  ans,  plein  de  force,  emportant  avec  lui  des  clartés  dont  le 
monde  avait  besoin.  Ce  fut  un  deuil  égal  pour  l'Espagne,  la  patrie 
de  son  cœur  ;  pour  la  France  qui  était  comme  la  patrie  de  son  intel- 
ligence ;  pour  l'Eglise,  sa  mère  vénérée,  et  qui  voyait  en  lui  un  de 
ces  enfants  qui  la  consolent,  grands,  purs  et  humbles  et  sur  lesquels 
elle  s'appuie. 

La  providence  avait  amené  Donoso  Cortès  à  Paris,  au  foyer 
principal  des  erreurs  qu'il  devait  combattre. Ceux  quil'ontapproché 
et  qui  étaient  dignes  de  le  juger,  l'ont  trouvé  supérieur  à  sa  répu- 
tation. En  deux  ans,  sans  y  prétendre,  il  était  devenu  l'un  des  chefs 
de  la  société  française.  Il  exerçait  une  influence  considérable,  non 
seulement  sur  les  catholiques  qui  ne  connaissent  point  entre  eux 
d'étrangers,  mais  aussi  dans  le  monde  de  la  politique  et  des  lettres, 
où  il  apportait  tout  à  la  fois  l'autoritédeson  vaste  esprit  et  le  charme 
de  son  incomparable  simplicité. 

Ses  idées  sans  doute,  étaient  bien  éloignées  de  celles  qui  régnent 
encore  dans  ces  régions  moins  éclairées  qu'il  ne  semble,  et  où 
l'ombre  se  refait  plusvite  qu'on  nele  croirait.  Des  vieillardsillustres, 
des  personnages  d'un  grand  crédit,  des  savants,  des  chercheurs, 
des  découvreurs  entourés  de  renommée,  n'ont  guère  mieux  com- 
pris Donoso  Cortès  qu'ils  n'ont  compris  les  événements  de  l'époque, 
si  naturels  en  même  temps  que  si  prodigieux.  Mais  de  même  qu'il 
fallait  bien  compter  les  événements,  force  était  de  compter  avec 


DONOSO    GORTES  363 

cette  raison  vaillante  qui  ne  reculait  devant  aucun  préjugé  anti- 
catholique ou  révolutionnaire,  c'est  la  même  chosB,  et  qui  n'en  lais- 
sait aucun  sans  atteinte. 

Au  milieu  de  sa  carrière  diplomatique,  Donoso  Cortès  avait  écrit 
un  Essai  sur  le  catholicisme^  le  libéralisme  et  le  socialisme.  Cet  écrit 
n'était  pas  le  grand  ouvrage  où  l'ambassadeur  d'Espagne,  émule 
du  comte  de  Maistre,  voulait  consigner  l'ensemble  de  ses  pensées 
sur  la  marche  de  la  civilisation  contemporaine  ;  ce  n'en  était  guère 
que  la  préface.  Dans  sa  brièveté  éloquente,  cet  opuscule  offrait 
toutefois  en  substance,  les  idées  de  l'auteur  sur  les  grandes  erreurs 
du  temps  présent.  D'après  Valdegamas,  l'affirmation  catholique 
contient  toute  la  vérité  sans  mélange  d'erreur;  le  libéralisme  est 
une  théorie  philosophique  et  gouvernementale  où  l'on  déchoit  de 
la  vérité  révélée  et  par  quoi  l'on  cherche  à  la  trahir  ;  le  socialisme 
est  l'aboutissement  du  libéralisme  et  l'antithèse  de  l'Evangile. 
Pour  établir  ces  différentes  propositions,  le  diplomate  espagnol  ne 
se  plaçait  pas  au  point  de  vue  d'une  scolastique  élémentaire  ;  il 
s'élançait,  comme  un  géant,  dans  Pimmensité  des  solutions  méta- 
physiques et,  du  haut  de  ces  hauteurs,  il  faisait  tomber,  sur  les 
aberrations  vulgaires,  la  foudre  de  ses  victorieuses  intuitions.  A 
ses  yeux,  Dieu  est  la  seule  explication  complète  de  la  nature  et  de 
ce  qui  est  au-dessus  de  la  nature  ;  la  théologie  seule  donne  à  toutes 
les  sciences  leur  complément  parfait  ;  la  religion  catholique 
seule  peut  résoudre  les  problèmes  qui  s'imposent  chaque  jour  à  la 
politique  ;  il  n'y  a  que  l'Eglise  qui  puisse  sauver  la  société  mou- 
rante.En  vain  les  libéraux  et  les  socialistes  se  flattent  de  remédier, 
au  moyen  de  leurs  doctrines  et  de  leurs  découvertes,  aux  maux 
de  l'humanité  ;  si  le  libéralisme  et  le  socialisme  sont  vainqueurs, 
c'en  est  fait  de  l'ordre  social  et  il  faut  renoncer  à  toute  espérance 
d'heureuse  rénovation.  Tel  est  le  fonds  de  l'ouvrage  de  Donoso 
Cortès,  thème  vaste  s'il  en  fût  et  admirablement  adapté  aux  be- 
soins de  l'époque.  Sans  se  laisser  effrayer  parles  difficultés  de  son 
sujet,  le  grand  écrivain  l'aborde  hardiment,  il  l'envisage  de  haut, 
il  en  mesure  l'étendue,  il  le  parcourt  d'un  pied  ferme  et  résolu, 
répandant  autour  de  lui  des  torrents  de  lumière  qui  rendent  ac- 


364  CHAPITRE   XII 

cessibles,  même  aux  intelligences  communes,  les  questions  les  plus 
abstraites  et  les  plus  ardues. 

L'ouvrage  est  divisé  en  trois  livres.  Dans  le  premier,  après  avoir 
démontré  que  toute  grande  question  politique  implique  une  ques- 
tion théologique,  l'auteur  retrace  à  grands  traits  et  avec  de  vives 
couleurs,  le  tableau  de  la  restauration  du  monde,  de  l'Etat,  de  la 
famille,  par  l'action  de  la  théologie  catholique  et  de  l'Eglise.  Re- 
cherchant ensuite  en  vertu  de  quel  principe  intrinsèque  la  société 
catholique  a  pu  avoir  une  telle  fécondité  et  produire  tant  de  biens, 
il  trouve  que  ce  principe  est  la  loi  de  grâce  et  d'amour,  grâce 
pleine  de  douceur  et  de  force  qui  attire  à  Dieu  mystérieusement  le 
cœur  des  hommes  et  qui, en  les  attirant  à  Dieu, réalise  entre  eux  la 
plus  intime  union  ;  grâce  surnaturelle  et  cachée  qui  seule  peut 
expliquer  d'une  manière  satisfaisante  le  triomphe  de  la  vertu  sur 
le  vice,  de  la  vérité  sur  l'erreur,  de  la  doctrine  du  Christ  sur  un 
monde  corrompu  et  pervers. 

Dans  le  second  livre,  l'auteur  affronte  cette  vaste  et  difficile 
question  :  comment  et  pourquoi  le  mal  se  rencontre-t-il  dans  le 
monde  et  dans  tous  les  ordres  ?  Pour  y  répandre  la  lumière,  il  ex- 
pose d'abord  la  théorie  de  la  vraie  liberté,  considérée  comme  per- 
fection ou  comme  moyen  d'y  arriver.  Il  parcourt  ensuite  les  pha- 
ses que  la  liberté  a  eues  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  ;  il  indique 
l'abus  que  les  anges  et  les  hommes  en  ont  fait  et  les  conséquences 
immédiates  qui  ont  suivi  cet  abus;  il  combat  le  nouveau  mani- 
chéisme du  socialiste  Proudhon,  et  il  fait  voir  comment,  dans  la 
doctrine  catholique,  la  providence  de  Dieu  se  concilie  parfaitement 
avec  la  liberté  de  l'homme.  Passant  de  là  au  domaine  de  la  na- 
ture et  de  l'histoire,  il  décrit  les  secrètes  analogies  entre  les  per- 
turbations physiques  et  les  perturbations  morales,  qui  dérivent 
les  unes  et  les  autres  du  péché.  Puis  dans  un  récit  raisonné  du 
drame  merveilleux  qui  a  commencé  dans  le  ciel  et  fini  dans  le 
paradis  terrestre,  il  enseigne  comment  Dieu  a  tiré  le  bien  du  mal, 
l'ordre  du  désordre,  la  gloire  du  sein  de  la  prévarication  et  il  s'é- 
crie à  bon  droit  :  «  Plus  on  pénètre  dans  les  profondeurs  de  ces 
dogmes  effrayants,  plus  on  voit  resplendir  la  souveraine  conve- 


DONOSO   CORTÈS  365 

nance,  la  parfaite  connexion  et  la  merveilleuse  harmonie  des 
mystères  chrétiens.  La  science  des  mystères,  si  l'on  veut  bien  y 
réflécliir,  est  la  science  même  de  toutes  les  solutions  ». 

Après  l'exposition  de  la  solution  catholique  vient  Fexamen  des 
solutions  proposées  par  l'école  libérale  et  l'école  socialiste.  L'au- 
teur fait  ressortir  la  stérilité  et  l'impuissance  inhérentes  aux  doc- 
trines libérales,  même  en  politique;  il  rappelle  comme  contraste 
quelle  est  sous  ce  rapport,  la  fécondité  du  catholicisme  et  quels 
grands  hommes  politiques  sont  sortis  de  son  sein  ;  il  prouve  que 
la  science  de  Dieu  donne  à  celui  qui  la  possède,  la  sagacité  et  la 
force,  qu'elle  aiguise  l'esprit,  agrandit  les  pensées,  perfectionne 
admirablement  la  connaissance  pratique,  et  produit  ce  bon  sens 
exquis  qui  est  le  propre  des  hommes  sages  et  prudents  ;  d'où  il 
est  conduit  à  dire  que  si  le  genre  humain  n'avait  pas  l'habitude 
de  voir  les  choses  à  rebours,  «  il  choisirait  pour  conseillers,  entre 
tous  les  hommes,  les  théologiens  ;  entre  les  théologiens,  les  mys- 
tiques et  entre  les  mystiques  ceux  qui  ont  mené  la  vie  la  plus 
retirée  du  monde  et  des  affaires.  »  Pensée  admirable  chez  un  di- 
plomate illustre,  que  distingue  une  connaissance  si  profonde  des 
hommes  et  de  la  société. 

La  peinture  qu'il  fait  de  l'école  libérale  n'est  pas  moins  remar- 
quable de  justesse  et  de  vigueur:  «  De  toutes  les  écoles,  dit-il, 
celle-ci  est  la  plus  stérile  parce  qu'elle  est  la  moins  savante  et  la 
plus  égoïste.  Gomme  on  vient  de  le  voir,  elle  ne  sait  absolument 
rien,  ni  sur  la  nature  du  mal,  ni  sur  la  nature  du  bien  ;  elle  a  à 
peine  une  notion  de  Dieu  ;  elle  n'en  a  aucune  de  l'homme.  Impuis- 
sante pour  le  bien,  parce  qu'elle  manque  de  toute  affirmation 
dogmatique,  impuissante  pour  le  mal,  parce  qu'elle  a  horreur  de 
toute  négation  intrépide  et  absolue,  elle  est  condamnée,  sans  le 
savoir,  à  aller  se  jeter  avec  le  vaisseau  qui  porte  sa  fortune,  ou 
dans  le  port  du  catholicisme  ou  sur  les  écueils  socialistes.  Cette 
école  ne  domine  que  lorsque  la  société  se  dissout  :  le  moment  de 
sa  domination  est  le  moment  transitoire  et  fugitif  où  le  monde  ne 
sait  s'il  choisira  Barabas  ou  Jésus,  et  demeure  en  suspens  entre 
une  affii-mation  dogmatique  et  une  négation  suprême.   La  société 


366  CHAPITRE    XII 

alors  se  laisse  volontiers  gouverner  par  une  école  qui  jamais  n'ose 
dire  :  f  affirme,  qui  n'ose  pas  non  plus  dire  :  je  nie,  mais  qui  ré- 
pond toujours  :  je  distingue.  L'intérêt  suprême  de  cette  école  est 
que  le  jour  des  négations  radicales  ou  des  affirmations  souverai- 
nes n'arrive  pas  ;  et,  pour  l'empêcher  d'arriver,  elle  a  recours  à  la 
discussion,  vrai  moyen  de  confondre  toutes  les  notions  et  de  pro- 
pager le  scepticisme.  Elle  voit  très  bien  qu'un  peuple  qui  entend 
des  sophistes  soutenir  perpétuellement  sur  toutes  choses  le  pour 
et  le  contre,  finit  par  ne  plus  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  rien, 
et  par  se  demander  si  réellement  la  vérité  et  l'erreur,  le  juste  et 
l'injuste,  le  honteux  et  l'honnête  sont  choses  contraires,  ou  si  ce 
ne  serait  pas  plutôt  une  même  chose  considérée  à  des  points  de 
vue  divers  ?  Si  longues  que  puissent  paraître  dans  la  vie  des  peu- 
ples les  époques  de  transition  et  d'angoisse  où  règne  aussi  l'école 
dont  je  parle,  elles  sont  toujours  de  courte  durée.  L'homme  est  né 
pour  agir,  et  la  discussion  perpétuelle,  incompatible  avec  l'action, 
est  trop  contraire  à  la  nature  humaine.  Un  jour  arrive  où  le  peu- 
ple, poussé  par  tous  ses  instincts,  se  répand  sur  les  places  publi- 
ques et  dans  les  rues,  demandant  résolument  Barabas  ou  Jésus, 
et  roulant  dans  la  poussière  la  chaire  des  sophistes  ». 

Les  libéraux  font  consister  le  mal  de  la  société  dans  le  gouver- 
nement monarchique,  subissant  l'influence  de  Tidée  catholique, 
ou  dans  l'anarchie  produite  parle  socialisme;  le  désordre  pour 
eux  n'est  que  là  et  dans  les  conséquences  qui  en  résultent.  La  so- 
ciété sera  donc  heureuse  et  prospère,  le  mal  disparaîtra  de  ce 
monde  quand  le  gouvernement  des  peuples  passera  aux  mains  des 
philosophes  et  de  la  bourgeoisie. 

Les  socialistes,  de  leur  côté,  soutiennent  que  l'homme  est  na- 
turellement saint  et  parfait,  et  que  le  mal  lui  vient  de  Dieu,  des 
lois  et  du  gouvernement  ;  que  par  conséquent  l'âge  d'or  annoncé 
par  les  poètes  et  attendu  par  les  nations  commencera  sur  la  terre 
quand  on  verra  s'évanouir  la  croyance  en  Dieu,  l'empire  de  la  rai- 
son sur  les  sens  et  la  domination  des  gouvernants  sur  les  peuples  : 
c'est-à-dire  quand  les  multitudes  abruties  se  tiendront  lieu  à  elles- 
mêmes  de  divinité,  de  législation  et  de  royauté. 


DONOSO   GORTÈS  367 

Ces  aberrations  monstrueuses  sont  exposées,  combattues  dans  le 
reste  du  livre  avec  une  logique  si  vigoureuse  et  si  serrée,  avec  une 
telle   lucidité   de  raisonnement,   une  telle  hauteur  et   nouveauté 
d'aperçus,  que  le  lecteur  se  trouve  à  la  fois  convaincu,  persuadé, 
ému  et  charmé.  Il  n'est  pas  de  cœur  noble,  d'âme  honnête  qui 
n'éprouve  un  serrement  douloureux  en  entendant  les  blasphèmes 
inspirés  par  l'enfer  que  les  socialistes  et  Proudhon  vomissent  con- 
tre Dieu,  l'appelant  avec  un  cynisme  inouï  folie  et  bassesse,  hypo- 
crisie et  mensonge,  tyrannie  et  misère  et  le  défiant  de  les  pulvériser 
avec  toutes  ses  foudres  ;  mais  comme  l'esprit  se  repose  ensuite  sur 
ces  belles  paroles  que  l'auteur  recueille  si  à  propos  de  la  bouche 
même  qui    tout  à  l'heure  blasphémait,   et   que   la  vérité  victo- 
rieuse un  instant  contraint  de  chanter  ses  louanges  :  «  Oh  !  com- 
bien le  catholicisme  (s'écrie  Proudhon),  s'est  montré  plus  prudent, 
et  comme  il  vous  a  surpassés  tous,  Saint-Simoniens,  républicains, 
universitaires,  économistes,  dans  la  connaissance  de  l'homme  et 
de  la  société  !  Le  prêtre  sait  que  notre  vie  n'est  qu'un  voyage  et 
que  notre  perfectionnement  ne  peut  se  réaliser  ici-bas,  et  il  se 
contente  d'ébaucher  sur  la  terre  une  éducation  qui  doit  trouver 
son  complément  dans  le  ciel.   L'homme  que  la  religion  a  formé, 
content  de  savoir,  de  faire  et  d'obtenir  ce  qui  suffît  à  sa  destinée 
terrestre,  ne  peut  jamais  devenir  un  embarras  pour  le  gouver- 
nement: il  en  serait  plutôt  le  martyre!   0  religion  bien-aimée^, 
faut-il  qu'une  bourgeoisie  qui  a  tant  besoin  de  toi, te  méconnaisse  !  » 
0  vérité,  dirons-nous,  ô  grande  et  noble  reine  des  intelligences, 
est-il  possible  qu'un  homme  te  voie  si  radieuse  et  si  belle,  et  qu'il 
ne  t'admire  un  moment  que  pour  te  trahir  ! 

Après  avoir  montré  combien  est  satisfaisante  l'explication  que 
la  doctrine  catholique  donne  de  l'origine  du  mal,  le  philosophe 
catholique  se  propose,  dans  son  troisième  livre,  cet  autre  problème  : 
Pourquoi  le  mal  produit  par  une  première  faute  se  perpétue-t-il 
dans  le  monde,  et  se  transmet-il  du  premier  père  aux  descendants 
les  plus  éloignés?  S'appuyant  sur  les  données  de  la  révélation,  il 
entre  alors  dans  l'examen  de  ce  grand  mystère,  de  ce  dogme  de  la 
solidarité  et  de  la  transmission  de  la  faute  qui  accompagne  la 


368  CHAPITRE   XII 

transmission  de  la  peine.  Il  fait  voir  qu'il  n'y  a  rien  dans  cette 
doctrine  qui  ne  s  accorde  avec  la  raison,  qu'elle  tient  par  des  liens 
dont  il  faut  nécessairement  confesser  Texistence,  aux  faits  les  plus 
incontestables  et  les  plus  éclatants,  et  qu'elle  est  en  une  parfaite 
harmonie  avec  les  lois  universelles  de  la  nature  ;  il  parle  de  la 
douleur,  et,  recherchant  ce  qu'elle  est  en  elle-même,  il  montre 
comment  Dieu  en  change  pour  ainsi  dire  la  nature,  la  transformant 
de  mal  en  bien,  de  châtiment  en  remède  d'une  incomparable  vertu. 
Ainsi  s'explique  et  s'harmonise  pour  le  chrétien  la  permanence  de 
la  faute  et  de  la  peine. 

L'école  libérale,  au  contraire,  nie  la  solidarité  humaine  dans 
l'ordre  religieux  et  dans  l'ordre  poUtique  :  dans  l'ordre  religieux, 
en  rejetant  la  doctrine  de  la  transmission  de  la  peine  et  de  la 
faute  ;  dans  l'ordre  politique,  en  proclamant  la  non-intervention, 
en  détruisant  la  noblesse  et  en  soutenant  le  droit  de  chacun  aux 
dignités  de  l'Etat.  Mais,  tout  en  niant  la  solidarité,  les  libéraux 
sont  obligés  de  l'admettre  puisqu'ils  reconnaissent  l'identité  des 
nations,  l'hérédité  de  la  monarchie  et  la  transmission  des  ri- 
chesses avec  le  sang,  comme  si  le  pouvoir  des  riches  était  plus 
légitime  et  plus  sacré  que  le  pouvoir  des  nobles. 

L'auteur  reproche  avec  raison  des  contradictions  semblables  à 
Técole  socialiste.  Cette  école  soutient,  contre  les  libéraux,  que 
lorsqu'on  rejette  la  solidarité  dans  la  famille,  dans  la  politique  et 
dans  la  religion,  on  ne  doit  pas  l'accepter  en  faveur  de  la  nation  et 
de  la  monarchie.  Mais  que  fait-elle  à  son  tour  ?  Après  avoir  con- 
damné et  réprouvé  la  solidarité  en  tous  ces  points,  elle  proclame 
la  solidarité  humaine.  Prêcher  la  liberté,  la  fraternité  et  V égalité, 
ne  signifie  absolument  rien,  ou  cela  signifie  que  les  hommes  sont 
solidaires  entre  eux.  Or  comment  peut-il  se  faire  que  la  naissance, 
l'état  politique,  n'établissent  aucun  lien  qui  unisse  les  hommes 
les  uns  aux  autres  et  que  l'humanité  entière  soit  une  société  de 
frères  participant  également  à  une  liberté  commune. 

De  plus  le  socialisme  est  contradictoire,  parce  qu'il  y  a  contra- 
diction dans  les  doctrines  proclamées  par  les  diverses  écoles  qui 
le  composent,  et  l'auteur  le  démontre  en  traçnni  l'iustoire  dos  va- 


DONOSO   CORTÈS  369 

nations  dont  le  socialisme  nous  a  en  si  peu  de  temps  donné  le 
spectacle.  Enfin,  cette  théorie  est  la  plus  grande  des  contradic- 
tions, parce  que,  de  quelque  côté  qu'on  la  considère,  elle  aboutit 
à  la  négation  absolue.  Négation  absolue  de  l'homme,  de  la  famille, 
delà  société,  de  l'humanité,  de  Dieu,  telles  sont  en  effet  les  consé- 
quences auxquelles  conduit  successivement  l'hypothèse  socialiste 
dès  qu'on  veut  la  presser  avec  une  logique  irrésistible  comme  le 
fait  Pillustre  écrivain  dans  le  chapitre  V  de  son  troisième  livre. 

Dans  le  reste  de  l'ouvrage,  la  solidarité  de  la  faute  et  de  la  chute 
trouve  sa  contre-partie  dans  la  solidarité  du  rachat  et  du  mérite. 
Ici  retraçant  les  traditions  des  peuples  et  les  illuminant  par 
l'exposition  du  dogme  catholique,  l'auteur  démontre  la  vertu  ex- 
piatrice  du  sacrifice,  vertu  inexplicable  si  l'on  s'en  tient  aux  prin- 
cipes sociaHstes  et  libéraux.  La  rédemption,  centre  de  tous  les 
mystères  et  source  de  toutes  les  solutions,  se  présente  alors  au  reli- 
gieux écrivain  dans  son  auguste  majesté.  Il  en  met  en  lumière  la 
haute  convenance  par  rapport  à  Dieu,  à  Thomme,  à  l'ordre  uni-- 
versel  ;  il  fait  voir  comment  dans  le  sacrifice  de  l'Homme-Dieu, 
la  faute  est  lavée,  le  monde  vaincu  et  toute  chose  ramenée  à  son 
principe  ;  c'est  ainsi  qu'il  achève  la  démonstration  de  son  sujet  et 
qu'il  demeure  établi  que  les  problèmes  fondamentaux  de  l'homme 
et  de  la  société  ne  peuvent  être  véritablement  expliqués  sans  là 
révélation  et  sans  l'Eglise. 

Cette  courte  analyse  nous  dispense  d'insister  sur  les  louanges 
dues  à  l'écrivain  et  à  son  ouvrage,  dans  lequel  on  ne  sait  ce  qu'on 
doit  le  plus  admirer  :  la  magnificence  du  style  ou  la  beauté  dii 
plan,  la  clarté  et  la  hauteur  des  pensées  ou  la  vigueur  de  l'argu- 
mentation et  la  vivacité  pénétrante  de  la  polémique,  la  profondeur 
de  la  doctrine  ou  la  pureté  de  la  foi  et  la  noblesse  d'un  sentiment 
toujours  élevé,  généreux,  éminemment  catholique,  qui  est  l'attri- 
but particulier  de  cette  nation  espagnole  dont  le  marquis  de  Val- 
degamas  est  une  gloire. 

Au  sujet  de  ce  livre,  voici  ce  qu'écrivit,  dans  rAmi  de  la  relU 
gion,  l'abbé  Gaduel,  vicaire  général  d'Orléans  : 

«  Ce  n'est  pas  sans  une  longue  hésitation  et  une  vive  peine  qiié 

24 


370  CHAPITRE    XII 

je  me  suis  déterminé  à  relever  publiquement  les  graves  et  nom- 
breuses erreurs  théologiques  et  philosophiques  échappées  à  la 
plume  de  l'honorable  M.  Donoso  Cortès...  Maison  comprend  qu'un 
ouvrage  patronné  par  un  journal  si  répandu  et  recommandé  par 
des  voix  si  connues  et  si  bien  écoutées,  a  dû  rencontrer  un  fort 
grand  accueil  et  pu  exercer  sur  les  esprits  une  influence  aussi 
considérable  que  dangereuse.  C'est  ce  qui  nous  a  déterminé  à 
élever  la  voix.  Le  mal  ayant  été  si  public,  le  remède  devait  essayer 
de  l'être  aussi... 

...  Le  jour  viendra,  et  il  n'est  peut-être  pas  fort  éloigné,  où  l'on 
comprendra  enfin  la  nécessité  de  réviser  et  de  réduire  à  leur  juste 
valeur  ces  réputations  usurpées  et  décevantes,  si  l'on  ne  veut  tout 
à  fait  en  finir  parmi  nous  avec  la  science  et  le  bon  sens.  En  atten- 
dant, ce  qui  importe  surtout,  c'est  d'empêcher  que  ces  fausses 
réputations  ne  puissent  nuire  en  servant  de  passe-port  à  l'erreur. 
Voilà  ce  qui  m'a  fait  estimer  utile  et  nécessaire  de  mettre  sous 
les  yeux  du  public   les  erreurs  théologiques  de  M.  Donoso  Cortès. 

«  Dieu,  —  la  Trinité,  —  les  anges,  —  la  chute  de  l'homme,  —  les 
effets  du  péché  originel,  —  la  révélation,  —  la  raison,  —  le 
libre  arbitre,  —  les  sacrifices,  —  les  rapports  du  paganisme 
avec  la  vraie  religion,  —  l'incarnation,  —  la  grâce,  —  l'établis- 
sement du  christianisme,  —  l'Eglise,  etc.  M.  Donoso  Cortès  tou- 
che toutes  ces  graves  questions  avec  une  témérité  et  une  har- 
diesse qui  ne  sont  égalées  que  par  sa  bonne  foi.  Sans  qu'il  s'en 
aperçoive,  sans  qu'il  paraisse  en  avoir  le  moindre  soupçon,  les 
erreurs  coulent  de  sa  plume  avec  la  plus  étonnante  facilité.  Parmi 
ces  erreurs,  souvent  très  graves,  il  en  est  qui  sont  indubitablement 
dans  son  esprit  ;  d'autres  ne  sont  que  dans  l'expression  de  sa  pen- 
sée, etc.,  etc.  ». 

Dans  une  lettre  à  l'archevêque  de  Paris,  le  même  Gaduel  parle 
du  même  livre  dans  les  mêmes  termes  :  «  J'ai  commencé,  dit-il,  à 
lire  V Essai  sur  le  catholicisme^  etc.,  sans  prévention.  Quel  n'a  pas 
été  mon  étonnement  de  trouver  dans  ce  livre  une  multitude  d'er- 
reurs évidentes  et  très  graves  contre  la  saine  théologie,  et  contre 
la  doctrine  catholique  !  J'ai  lu  ce  livre  tout  entier  ;  j'ai  noté  et  re- 


DONOSO    CORTÈS  371 

cueilli  les  erreurs  les  plus  considérables  ;  j'en  ai  fait  une  critique 
théologique,  et  après  avoir  soumis  mon  travail  à  l'examen  de  théo- 
logiens fort  instruits,  j'en  ai  publié  une  partie  dans  un  recueil 
ecclésiastique,  V Ami  de  la  Religion.  En  cela,  je  n'ai  pas  pensé  exer- 
cer seulement  un  droit  ;  j'ai  cru  remplir  un  devoir.  On  a  toujours 
regardé  comme  utile  et  même  nécessaire  dans  l'Eglise  de  pré- 
munir le  public  contre  les  erreurs  qui  peuvent  blesser  ou  altérer 
la  pureté  de  la  religion  ;  et  cela  devient  particulièrement  impor- 
tant ,  quand  les  livres  qui  contiennent  ces  erreurs  sont,  comme 
était  celui-ci,  très  répandus,  et  se  produisent  avec  un  éclat  de  re- 
nommée propre  à  égarer  l'opinion.  Dans  ce  cas,  un  avertissement 
particulier  adressé  à  l'auteur  ne  serait  pas  un  remède  suffisant  ». 

Dans  une  lettre  à  l'auteur  de  VEssai,  l'abbé  Gaduel,  de  plus  en 
plus  satisfait  de  ses  critiques,  s'exprime  ainsi  :  «  Quand  un 
homme,  même  que  l'on  ne  connaît  pas,  et  qui  a  passé  toute  sa  vie 
à  étudier  et  à  enseigner  la  religion,  indique  dans  un  livre  des  er- 
reurs qu'il  regarde  comme  considérables  ;  quand  il  cite  les  textes 
où  ces  erreurs  sont  exprimées,  et  met  en  regard  de  ces  textes  des 
vérités  catholiques  qu'il  croit  attaquées,  ne  vous  paraît-il  pas. 
Monsieur,  qu'il  y  aurait  lieu  à  s'en  occuper?  Mon  inquiétude  devrait 
au  moins  exciter  la  vôtre,  et  il  me  semble  qu'à  votre  place,  je  con- 
cevrais quelque  doute  et  m'appliquerais  à  voir  si  je  ne  suis  pas 
tenu  vis-à-vis  du  bien  public  et  de  mes  lecteurs,  à  quelque  chose 
de  plus  qu'une  déclaration  générale,  laquelle  certainement  ne 
suffit  pas  pour  prémunir  vos  lecteurs. 

«  Si  je  ne  suis  pas  ici  juge  contre  vous,  je  ne  crois  pas  que 
vous  puissiez  l'être  vous-même  ;  mais  vous  avez  des  supérieurs 
ecclésiastiques  que  vous  respectez  et  qui  assurément  vous  hono- 
rent. Il  y  a,  si  vous  ne  voulez  remonter  plus  haut,  un  évêque  ou 
un  archevêque  dont  vous  êtes  le  diocésain.  Pourquoi  ne  soumet- 
triez-vous  pas  votre  livre  à  leur  jugement?  Si  je  m'étais  trompé, 
je  suis  prêt,  à  vous  en  faire  des  excuses  publiques  :  mais  si  les 
juges  de  la  doctrine  reconnaissent  dans  les  écrits  publiés  par  vous 
les  erreurs  que  j'y  ai  moi-même  vues,  vous  répareriez  simplement 
ces  erreurs,  de  la  manière  et  dans  la  mesure  que  la  sagesse  des 


372  CHAPITRE   XII 

supérieurs  aurait  marquée,  et  que  votre  foi  et  votre  vertu  vous 
conseilleraient. 

«  J'ajoute  que  M.  Louis  Veuillot  ayant  publié  et  propagé  votre 
livre  dans  une  Bibliothèque  nouvelle  de  religion,  destinée  à  un  grand 
nombre  de  lecteurs,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  ne  soit  tenu  au 
môme  devoir. 

«  Et  il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  de  votre  part  ni  de  la  sienne, 
répugner  à  la  sincérité,  à  la  droiture  et  à  la  modestie  d'un  catho- 
lique » 

Le  rédacteur  de  V Univers,  mis  en  cause,  à  peu  près  sans  raison, 
par  le  censeur  Orléanais,  répondit  séance  tenante  :  «  Pour  qu'un 
auteur  conçoive  des  inquiétudes  sérieuses  sur  l'orthodoxie  de  ses 
écrits,  il  ne  suffit  pas,  ce  nous  semble,  qu'un  journaliste  se  plaise 
à  y  signaler  des  erreurs  considérables  ;  il  faut  encore,  même  quand 
ce  journaliste  a  l'honneur  d'être  prêtre,  même  quand  il  a  p^ssé 
toute  sa  vie  à  étudier  et  à  enseigner  la  religion,  que  ses  critiques 
ne  soient  pas  de  nature  à  faire  douter  de  sa  compétence  dans  les 
matières  qu'il  traite,  qu'elles  ne  soient  pas  manifestement  inspirées 
par  la  passion  et  Vespi^it  de  parti,  qu'elles  ne  soient  pas  fondées 
sur  des  textes  tronquée,  perfidement  isolés  ou  artificieusement  rap- 
proches  et  toujours  accompagnés  d'une  interprétation  qui  leur 
donne  un  sens  tout  différent  de  celui  qu'ils  ont  dans  le  livre  même. 
Nous  avouons  que  la  critique  de  M.  l'abbé  Gaduel  ne  nous  a  paru 
satisfaire  à  aucune  de  ces  conditions,  et  nous  démontrerons  qu'en 
effet  elle  ne  les  remplit  pas.  Voilà  pourquoi  elle  n'excite  en  nous 
aucune  inquiétude  ». 

En  d'autres  termes,  les  éclipses  théologiques,  visibles  à  Or- 
léans, n'étaient  pas  visibles  à  Paris,  et  les  éclipses  visibles  à  Paris 
ne  l'étaient  pas  à  Orléans.  Dans  cette  contradiction  des  observa- 
toires, il  faut  nous  adresser  à  Rome. 

Voici  comment  VArmonia,  journal  de  l'abbé  Margotti,  jugeait 
le  livre  de  Donoso  Cortès  et  répondait  sommairement  aux  criti- 
ques : 

«  En  traitant  des  questions  si  profondes  et  si  élevées,  disait  la 
feuille  turinoise,  l'auteur  suit  les  traces  d'un  autre  grand  écrivain, 


DOrs'OSO  GORTÈS  373 

le  comte  Joseph  de  Maistre,  qu'il  rappelle  par  le  style,  l'allure 
grande  et  majestueuse  qui  est  propre  à  cette  école.  Il  a  des  ta- 
bleaux peints  de  la  manière  la  plus  large  et  la  plus  vigoureuse, 
dont  un  seul  a  plus  de  valeur  que  les  mille  raffinements  de  cer- 
tains maîtres.  Les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  et  le  traité  sur  les 
sacrifices  du  diplomate  sarde  semblent  avoir  inspiré  la  plume  du 
diplomate  espagnol. 

«  Nous  nous  arrêterions  ici,  si  les  critiques  dirigées  contre  cet 
ouvrage  par  un  savant  théologien  français,  ne  nous  obligeaient  à 
ajouter  quelques  mots.  Nous  ne  voulons  pas  nous  engager  dans 
une  discussion  avec  Thonorable  théologien,  étant  bien  décidés  à 
ne  pas  engager  de  polémique  avec  nos  amis,  tant  que  nous  avons 
des  ennemis  en  face.  Toutefois,  qu'il  nous  soit  permis  de  présenter 
quelques  observations  plutôt  pour  rassurer  nos  lecteurs  touchant 
les  doctrines  du  marquis  de  Valdegamas,  que  pour  répondre  aux 
critiques  de  Fabbé  Gaduel. 

«  Premièrement,  le  style  et  la  manière  de  notre  auteur  et  de  son 
école  ne  se  prêtent  pas  aux  procédés  de  ceux  qui  voudraient  les 
peser  minutieusement  et  ramener  tout  à  Texactitude  théologique 
d'un  traité  de  théologie  élémentaire.  Si  Ton  voulait  examiner  de 
la  sorte  les  ouvrages  de  Joseph  de  Maistre,  quelles  choses  n'y  trou- 
verait-on pas  à  noter?  Ces  écrits  s'échappent  avec  impétuosité: 
Corne  torrente  cke  alta  vena  preme  :  ils  ne  disent  pas  la  centième 
partie  de  ce  que  l'auteur  voit  et  sent.  Les  obstacles  ne  les  arrêtent 
point,  ils  vont  où  les  entraîne  la  soif  de  la  vérité,  et  ils  s'épanchent 
là  où  ils  rencontrent  des  mystères  et  des  paradoxes,  sachant  bien 
que  la  sagesse,  c'est-à-dire  la  science  des  causes  ne  gît  pas  à  la 
superficie,  et  que  l'ignorant  seul  ne  trouve  ni  mystères,  ni  para- 
doxes dans  le  chemin  de  science.  On  peut  dire  d'eux  comme  des 
écrivains  mystiques,  qu'ils  ont  besoin  d'être  goûtés  pour  être  com- 
pris. 

«  D'autre  part,  nous  croyons  que  les  censures  adressées  par 
l'abbé  Gaduel  ne  sont  pas  fondées,  même  abstraction  faite  de  ce 
que  nous  venons  de  dire.  Il  nous  semble  qu'en  certains  passages  le 
docte  censeur  n'a  pas  compris  de  quoi  il  est  question,  que  dans 


374  CHAPITRE   XII 

d'autres,  en  isolant  un  membre  de  phrase  du  contexte,  il  lui  a  laissé 
une  crudité  d'expressions  qui  en  fait  réellement  une  erreur,  lors- 
que l'auteur,  par  ce  qui  suit  ou  ce  qui  précède  donne  un  vé- 
ritable sens  à  la  pensée  qu'il  veut  exprimer.  Si  le  critique  voulait 
exécuter  sur  quelqu'un  des  ouvrages  de  S.  Augustin  le  travail  ana- 
tomique  qu'il  fait  subir  à  Donoso  Cortès,  nous  croyons  que  le  saint 
docteur  s'en  trouverait  fort  mal.  » 

La  Civilta  cattolica,  alors  publiée  à  Rome  parles  Pères  Jésuites, 
pour  expliquer  les  propositions,  hardies  en  apparence,  de  Donoso 
Cortès,  proposait  également  deux  observations  : 

«  D'abord,  disait  la  Revue  Romaine,  le  marquis  de  Valdegamas, 
doué  comme  il  Test  d'une  haute  et  vaste  intelligence,  d'un  esprit 
ferme  et  résolu  comme  le  sont  d'ordinaire  les  natures  espagnoles, 
se  trouve  naturellement  enclin  à  affirmer  nettement  ce  qui  lui  pa- 
raît vrai  ;  il  doit  être  ennemi  d'hésitations  et  d'incertitudes  qui  sont 
parfois  un  effet  de  la  prudence,  mais  qui  souvent  aussi  sont  l'in- 
dice d'une  intelligence  faible  et  timide.  Voyant  donc  cette  société 
qui  l'entoure,  travaillée  parle  doute,  par  le  flux  et  le  reflux  des 
opinions,  osciller  perpétuellement  entre  l'erreur  et  la  vérité,  il  a 
dû  par  une  réaction  nécessaire,  sentir  se  fortifier  et  devenir  encore 
plus  énergiques  ses  dispositions  innées  à  la  certitude,  à  l'affirma- 
tion, au  dogmatisme  et  ayant  à  combattre  dans  ses  écrits  les  scep- 
tiques et  les  libéraux,  il  ne  s'est  pas  mis  en  peine  de  chercher  dans 
les  fausses  doctrines  ces  vérités  fugitives  et  altérées  qui  accompa- 
gnent toujours  l'erreur;  aux  distinctions  laborieusement  élaborées 
de  l'homme  qui  discute  avec  rigueur,  il  a  préféré  les  affirmations 
hardies,  mais  nettes  et  précises,  attaquant  ainsi  ses  adversaires 
de  front  et  les  terrassant  par  l'absolutisme  de  ses  affirmations.  Les 
ennemis  qu'il  avait  à  combattre  niaient  Dieu,  ou,  s'ils  en  admet- 
taient l'existence,  ils  l'exilaient  pour  ainsi  dire  de  la  création  en 
expliquant  toutpar  laseule  interventiondela  natureetdel'homme; 
et  lui,  il  est  venu  leur  affirmer  que  l'explication  de  la  nature  et  de 
l'homme  ne  se  trouve  qu'en  Dieu  et  dans  sa  sagesse  régulatrice 
des  êtres  et  des  événements.  Le  siècle  incrédule  auquel  il  s'adres- 
sait refuse  de  croire  aux  impénétrables  mystères  de  la  foi;  il  a  voulu 


DONOSO   CORTÈS  375 

par  des  comparaisons  et  des  figures,  rendre  acceptable  aux  esprits 
rebelles,  le  plus  profond  et  le  plus  auguste  des  secrets  révélés  :  Dieu 
un  et  trine.  A  ceux  qui  nient  l'existence  de  la  faute  originelle  et 
rinfirmité  de  notre  nature,  qui  en  est  la  peine,  il  s'est  efforcé  de 
prouver  que  la  première  n'a  rien  de  choquant  puisqu'elle  devient 
presque  nécessaire  à  la  manifestation  des  divins  attributs,  et  il 
a  paru  exagérer  la  seconde  en  disant  que  la  nature  humaine  est 
dans  tous  ses  actes  esclave  de  la  faute  et  de  l'erreur.  A  ceux  qui 
exaltent  la  liberté  et  l'indépendance  de  Thomme,  il  a  dit:  «  Vous 
n'êtes  pas  libres,  mais  esclaves  ;  la  vraie  liberté  réside  dans  les 
saints,  dans  ceux  qui  usent  de  la  force  de  la  grâce  pour  se  sous- 
traire à  la  possibilité  de  la  faute  ».  Les  miracles  et  les  prophéties 
sont  relégués  parmi  les  fables  et  ce  qui  devrait  être  un  motif  de 
croire  est  devenu  une  pierre  de  scandale  ;  à  ceux  qui  sont  dans  ce 
cas  il  a  dit  d'une  manière  générale:  «  La  religion  du  Christ  n'a  pas 
vaincu  le  monde  par  les  prophéties  et  les  miracles  ».  Ainsi  l'ardeur 
de  la  lutte  l'a  entraîné  à  quelques  pas  d'une  grande  hardiesse,  et, 
pour  être  sûr  de  ne  pas  rester  en  deçà  du  but,  il  a  paru  quelquefois 
le  dépasser. 

«  A  cette  première  raison,  qui  explique  les  exagérations  de  l'il- 
lustre écrivain,  ajoutons-en  une  autre  qui  est  très  vraie,  et  qui  fera 
comprendre  comment  l'expression  propre  manque  en  certains  pas- 
sages. Tout  le  monde  sait  qu'en  parlant  des  vérités  divines  et  hu- 
maines, les  anciens  Pères,  bien  qu'unanimes  dans  la  foi,  n'ont  pas 
toujours  employé  le  même  langage  pour  exprimer  les  mêmes  vé- 
rités ;  que  les  mêmes  mots  ont  eu  des  significations  diverses  chez 
les  différents  auteurs,  soit  par  la  différence  des  temps  ou  des  pays 
où  ils  vivaient,  soit  à  cause  des  écoles  de  philosophie  qu'eux-mêmes 
et  leurs  adversaires  suivaient  alors,  soit  que  les  explications  du 
dogme  répétées  d'âge  en  âge  rendissent  nécessaire  l'emploi  de 
nouvelles  locutions  que  chacun  adoptait  suivant  le  besoin  et  les 
circonstances.  Les  conciles,  par  leurs  définitions,  ont  ramené  peu 
à  peu  l'uniformité  dans  le  langage  scientifique  de  l'Eglise,  et  les 
docteurs  de  Técole  l'ont  réduit  à  une  précision  presque  géométri- 
que. Dès  lors,  il  a  été  tacitement  convenu  entre  les  catholiques  de 


376  CHAPITRE   XII 

n'employer  les  mots  scientifiques  que  dans  le  sens  et  avec  la  valeur 
universellement  acceptée  par  les  écoles,  et  de  ne  jamais  violer 
cette  règle  sans  quelque  raison,  sans  jamais  le  faire  sans  en 
prévenir  les  lecteurs  :  sage  et  prudent  conseil  pour  écarter  ou 
rendre  plus  rares  des  disputes  de  mots  quand  on  est  d'accord  sur 
les  idées.  C'est  pourquoi  les  hommes  sages  sont  d'avis  que,  pour 
profiter  de  la  lecture  des  Pères,  il  faut  d'abord  lire  les  docteurs 
qui  ont  enseigné  dans  les  écoles.  «  La  Somme  de  S.  Thomas, 
dit  le  savant  Gerdil,  est  un  chef-d'œuvre  de  méthode,  d'ordre  et 
de  discussion,  et  Tabbé  Duguet  pense  qu'il  faut  la  lire  avant  de 
se  livrer  à  la  lecture  des  pères.  Les  matières  les  plus  difficiles  y 
sont  traitées  avec  toute  la  clarté  dont  -elles  sont  susceptibles  et 
dans  les  termes  les  plus  propres  à  préciser  la  doctrine,  à  em- 
pêcher les  esprits  d'aller  au  delà  des  justes  limites.  Si  certains 
docteurs  qui  sont  venus  dans  la  suite  s'étaient  astreints  au  langage 
communément  usité  dans  les  écoles,  on  n'aurait  pas  vu  tant  de 
malheureuses  disputes,  qui  ont  fait  un  grand  tort  à  la  religion  (1).  » 
Or  il  nous  semble  que  le  défaut  de  ces  études  scolastiques  auxquel- 
les peut  difficilement  se  livrer  un  laïque,  diplomate  et  publiciste, 
a  été  la  véritable  cause  de  ces  locutions  impropres  que  Ton  ren- 
contre dans  l'Essai,  et  qui,  après  tout,  ne  sont  pas  rares  même 
dans  les  écrits  de  bien  des  gens  qui  ont  fréquenté  les  écoles.  A 
part  ces  études  particulières,  étrangères  à  son  état,  le  marquis  de 
Valdegamas,  autant  que  Ton  peut  en  juger  par  son  ouvrage  et  par 
certains  passages  d'une  de  ses  lettres,  s'est  nourri  de  la  lecture  des 
Pères,  il  s'en  est  approprié  la  substance,  et  ses  écrits  portent  l'em- 
preinte des  locutions,  des  figures,  des  comparaisons  qui  étaient  en 
usage  de  leurs  temps,  alors  que  le  langage  théologique  n'avait  pas 
encore  atteint  cette  unité  et  cette  perfection  qu'il  a  eues  depuis. 
En  fait,  nous  croyons  pouvoir  dire  sans  trop  de  témérité  que  tou- 
tes ou  presque  toutes  les  expressions  relevées  par  son  critique  se 
retrouveraient  facilement,  sous  une  forme  semblable  ou  équiva- 
lente, dans  les  écrits  des  anciens  docteurs  les  plus  célèbres.  » 

(1)  Gerdil,  Opère,  t.  I,  p.  252,  éd.  de  Rome,  1806. 


DONOSO   CORTÈS  377 

Pour  juger  la  valeur  de  la  critique  orléanaise,  qous  croyons  qu'il 
ne  faut  pas  seulement  se  référer  aux  observations  préjudicielles  de 
VArmonia  ^iàeld^C imita.  On  peutencore  examiner  les  observations 
en  détail  et  s'assurer,  sans  peine,  de  leur  peu  de  fondement.  Les  ca- 
tholiques ont  eu  quelquefois  pour  devise  :  Dieu  et  la  liberté.  Sur  ces 
deux  pointscapitaux,  voyons  lesobjections  de  l'abbé  Gaduel  et  mon- 
trons qu'elles  reposent  sur  le  sophisme  qu'on  appelle,  dans  Pécole, 
Ignoratio  elenchi. 

Le  critique  reproche  à  notre  auteur  d'avoir  dit  :  «  Seul,  Dieu  est 
le  créateur  de  tout  ce  qui  existe,  le  conservateur  de  tout  ce  qui 
subsiste,  et  l'auteur  de  tout  ce  qui  arrive,  comme  on  le  voit  par 
ces  paroles  de  l'Ecclésiastique  :  Bona  et  mala,  vitaet  mors,  pauper- 
tas  et  honestas,  a  Deo  sunt.  C'est  pourquoi  S.  Basile  dit  qu'attri- 
buer tout  à  Dieu,  c'est  la  somme  de  toute  la  philosophie  chré- 
tienne. » 

Le  censeur,  en  rendant  justice  aux  intentions  catholiques  de 
l'auteur,  affirme  que  «  ces  lignes  expriment  (les  majuscules  ne  sont 
pas  de  nous)  le  fatalisme  le  plus  cru  ;  en  faisant  Dieu  auteur  de 
tout  ce  qui  arrive^  elles  le  font  par  conséquent  auteur  du  péché  ». 

Or,  à  cet  endroit  notre  auteur  s'attache  à  démontrer  dans  une 
longue  suite  de  pages  que  «  les  choses  de  l'ordre  naturel,  celles  de 
l'ordre  surnaturel,  et  celles  qui,  sortant  de  l'ordre  commun,  natu- 
rel et  surnaturel,  s'appellent  et  sont  miraculeuses,  ont,  sans  cesser 
d'être  différentes  entre  elles,  puisqu'elles  sont  gouvernées  et  régies 
par  des  lois  différentes,  ce  caractère  commun  qu'elles  sont  sous  la 
dépendance  absolue  de  la  volonté  divine  ».  Et  cela  pour  faire  voir 
que  les  miracles,  loin  d'être  absurdes  pour  Dieu,  lui  sont  choses 
égales  et  communes,  comme  tous  les  autres  actes  de  la  Providence. 
Par  exemple,  que  les  fontaines  coulent,,  que  les  arbres  portent  des 
fruits,  etc.,  ce  sont  là  des  faits  qui  attestent  la  souveraine  puis- 
sance de  Dieu,  tout  aussi  bien  que  la  résurrection  de  Lazare,  etc. 
Dans  tout  ce  passage,  il  n'y  a  pas  même  un  mot  qui  se  rap- 
porte au  mal  moral.  D'ailleurs,  Técrivain  parle  dans  le  sens  de 
FEcclésiastique  et  de  S.  Mathieu  qui,  certainement,  ne  sont  pas 
suspects.  Ainsi  ces  paroles  qui  expriment  le  fatalisme  le  plus  cru 


378  CHAPITRE    XII 

et  qui  font  Dieu  auteur  du  péché  sous  la  plume  du  censeur,  sont 
une  vérité  très  simple  sous  la  plume  de  l'auteur. 

Voilà  pour  Dieu,  voici  pour  la  liberté.  Le  censeur  déclare  le 
passage  qui  en  traite,  absolument  faux,  tendant  au  baïanisme,  au 
jansénisme,  au  calvinisme  et  au  luthérianisme,  et  il  a  besoin  de  se 
retenir  pour  ne  pas  le  déclarer  hérétique.  Or,  voici  ce  passage,  où 
l'auteur,  cherchant  quelle  est  Vessence  intime  de  la  liberté,  s'ex- 
prime ainsi  :  «  Abordant  la  véritable  question  qui  est  le  sujet  de 
ce  chapitre,  je  dis  que  l'idée  qu'on  se  fait  généralement  du  libre 
arbitre  est  fausse  de  tous  points.  Le  libre  arbitre  ne  consiste  pas, 
comme  on  le  croit  communément,  à  choisir  entre  le  bien  et  le  mal, 
qui  le  sollicitent  par  des  sollicitations  contraires.  Si  le  libre  arbitre 
consistait  dans  cette  faculté,  il  s'ensuivrait  forcément  deux  consé- 
quences, l'une  relative  à  l'homme,  l'autre  relative  à  Dieu,  toutes 
deux  d'une  absurdité  évidente.  Quant  à  ce  qui  touche  l'homme,  il 
est  manifeste  que  plus  il  deviendrait  parfait,  moins  il  serait  libre, 
puisqu'il  ne  peut  grandir  qu'en  s'assujettissant  à  l'empire  de  ce 
qui  le  sollicite  au  bien...  »  Il  s'ensuivrait  en  second  lieu  que  : 
«  Pour  que  Dieu  fût  libre,  il  faudrait  qu'il  pût  choisir  entre  le  bien 
et  le  mal,  entre  la  sainteté  et  le  péché.  » 

On  voit  par  là  que  l'auteur  attaque  ce  préjugé  vulgaire  qui  fait 
consister  la  liberté  dans  la  possibilité  de  pécher  ou  de  ne  pas  pé- 
cher. En  quoi  il  n'affirme  rien  d'étrange  ;  il  ne  fait  que  répéter  ce 
que  disait  autrefois  S.  Augustin  contre  Julien  :  voici  les  paroles 
du  saint  docteur  :  a  Tu  dis  :  le  libre  arbitre  n'est  autre  chose  que  la 
possibilité  de  pécher  ou  de  ne  pas  pécher.  Par  cette  définition,  tu 
enlèves  le  libre  arbitre  d'abord  à  Dieu  lui-même...  ensuite  à  ses 
saints,  qui  dans  le  ciel  ne  pourront  plus  pécher  (1).  » 

S.  Anselme  faisait  la  même  observation  dans  son  dialogue  sur  le 
libre  arbitre.  Interrogé  par  un  de  ses  disciples,  le  maître  répond  : 
Je  ne  pense  pas  que  le  libre  arbitre  consiste  dans  la  puissance 
de  pécher  ou  de  ne  pas  pécher:  Libertatem  arbitrii  non  puto  esse 
potentiam  peccandi  et  non  peccandi.Et  quelles  raisons  apporte-t-il 

(1)  S.  AuGUST.,  Op,  cont.  Julian,,  lib.Vl,no80, 


DONOSO   CORTÈS  379 

pour  détruire  ce  préjugé?  Les  mêmes  que  M.  Donoso  Cortès  :  «  Si 
cette  définition  était  vraie,  ni  Dieu,  ni  Fange,  qui  ne  peuvent  pécher, 
n'auraient  le  libre  arbitre,  ce  qu'on  ne  saurait  soutenir  sans  im- 
piété... la  volonté  qui  ne  peut  s'écarter  de  la  loi  est  plus  libre  que 
celle  qui  le  peut  (1)  », 

S'élevant  ensuite  à  l'idée  générale  et  première  de  la  liberté,  l'au- 
teur dit  qu'elle  ne  consiste  pas  dans  la  faculté  de  choisir  (sous-en- 
tendez  entre  le  bien  et  le  mal,  comme  il  est  expliqué  ci-dessus  et 
répété  ensuite  plusieurs  fois),  mais  dans  la  faculté  de  vouloir,  fa- 
culté qui  suppose  celle  de  comprendre .  D'où  il  tire  cette  conséquence  : 
«  Si  la  liberté  consiste  dans  la  faculté  d'entendre  et  de  vouloir,  la 
liberté  parfaite  consistera  dans  la  perfection  de  l'intelligence  et  de 
la  volonté  ;  or  Pintelligence  n'est  parfaite,  la  volonté  n'est  parfaite 
qu'en  Dieu  seul,  il  s'ensuit  donc  nécessairement  que  Dieu  seul  est 
libre  ». 

Puis  il  conclut  :  «  La  faculté  octroyée  à  l'homme,  loin  d'être  la 
condition  nécessaire  de  la  liberté,  en  est  Técueil,  puisqu'en  elle  se 
trouve  la  possibilité  de  s'écarter  du  bien  et  de  s'engager  dans 
l'erreur,  de  renoncer  à  l'obéissance  due  à  Dieu  et  de  tomber  entre 
les  mains  du  tyran.  Tous  les  efforts  de  l'homme  doivent  tendre  à 
réduire  au  repos,  avec  l'aide  de  la  grâce,  cette  faculté,  jusqu'à 
la  perdre  entièrement,  si  cela  était  possible,  en  s'abstenant  conti- 
nuellement d'en  faire  usage...  Voilà  pourquoi  aucun  de  ceux  qui 
sont  véritablement  heureux  n'a  cette  faculté  de  choisir  entre  l'er- 
reur et  la  vérité,  entre  le  mal  et  le  bien,  ni  Dieu,  ni  ses  saints,  ni 
les  chœurs  de  ses  anges  ». 

Or,  dans  tout  cela,  si  on  veut  le  comprendre  comme  il  faut  et 
sans  y  mettre  une  excessive  rigueur,  nous  ne  voyons  qu'une  doc- 
trine orthodoxe.  Que  le  libre  arbitre  ne  soit  pas  une  faculté  dis- 
tincte delà  volonté,  saint  Jean  Damascène  l'affirme  :  Liberum  ar- 
bitrimn  nihll  aliud  est  quam  voluntas  (2)  et  saint  Thomas  l'accorde. 
Que  la  possibilité  de  pécher  soit  une  imperfection  et  que  l'homme 


(1)  S.  Ansel.  Dial.  de  lib.  arbit. 

(2)  De  fide  orthodoxâ,  lib.  III,  cap.  XIV. 


380  CHAPITRE   XII 

doive  l'affaiblir  en  lui-même  en  s'abstenant  d'en  faire  usage,  c'est 
chose  aussi  certaine  que  l'impeccabilité  de  Dieu  et  des  saints. 

Mais  si  cette  manière  de  voir  s'accorde  avec  la  pensée  commune 
des  docteurs,  comment  se  fait-il,  dit  le  critique,  que  l'écrivain 
combatte  une  erreur  vulgaire?  La  réponse  est  facile.  Dans  tout 
son  livre  M.  de  Yaldegamas  ne  combat  pas  les  écoles  catholiques, 
mais  les  libéraux  et  les  socialistes  dont  les  idées,  personne  n'en 
doute,  sont  singulièrement  obscurcies  sur  ces  matières.  Il  y  a  plus  ; 
quelques  lignes  avant  d'entrer  dans  cette  discussion,  l'auteur  pro- 
teste qu'il  ne  fait  que  suivre  les  maîtres  catholiques  négligés  et 
ignorés  de  ses  adversaires  :  «  Ces  questions,  dit-il,  occupèrent  tou- 
tes les  intelligences  dans  les  siècles  des  grands  docteurs.  Elles 
sont  dédaignées  aujourd'hui  par  les  imprudents  sophistes  dont  la 
main  habile  ne  pourrait  pas  soulever  les  armes  formidables  que 
maniaient  avec  tant  d'aisance  et  d'humilité,  ces  puissants  génies 
des  âges  catholiques  ».  La  pensée  de  l'illustre  écrivain  devient  en- 
core plus  manifeste  par  l'exposé  d'une  seconde  erreur  qu'il  combat 
avec  la  première  et  qui  consiste  à  croire,  comme  quelques-uns  le 
font,  que  la  liberté  et  l'indépendance  absolue  ne  sont  en  réalité 
qu'une  même  chose  :  cette  opinion  ne  règne  certainement  pas  dans 
les  écoles  orthodoxes,  et  elle  fait  voir  quels  adversaires  l'auteur 
s'est  proposé  de  combattre.  Ajoutez  que  l'on  pouvait  sans  trop 
s'éloigner  de  la  vérité,  dire  que,  même  parmi  les  catholiques  (nous 
parlons  de  ceux  qui  sont  étrangers  à  la  science  de  l'école),  il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  des  hommes  qui  regardent  la  faculté  de 
choisir  entre  le  bien  et  le  mal  comme  essentielle  à  la  liberté,  con- 
fondant ainsi  un  fait  universel  dans  cette  vie  d'épreuve  avec  les 
conditions  essentielles  d^une  perfection  qui  doit  convenir  à  tous 
les  êtres  iatelligents. 

Si  la  liberté  n'est  pas  une  puissance  distincte  de  la  volonté,  si 
elle  est  la  volonté  elle-même,  la  liberté  dès  lors  se  concilie  avec 
la  grâce  nécessitante  de  Luther,  de  Calvin,  de  Baius,  de  Jansénius, 
poursuit  le  docte  censeur.  A  cette  difficulté  on  peut  donner  plu- 
sieurs solutions  ;  mais  la  plus  simple  et  la  plus  catégorique  est 
celle  que  Donoso  Cortès  apporte  lui-même  verbis  amplissimis,  et 


DONOSO   CORTÈS  381 

qui  n'aurait  pas  dû  échapper  à  l'œil  exercé  de  l'éminent  ecclésias- 
tique :  «  D'autres  prétendent  ne  pouvoir  comprendre  comment  la 
grâce,  par  laquelle  nous  avons  été  remis  en  liberté  et  rachetés, 
se  concilie  avec  cette  liberté  et  cette  rédemption.  Il  leur  semble  que 
dans  cette  opération  mystérieuse,  Dieu  seul  agit  et  que  l'homme 
n'y  joue  qu'un  rôle  passif;  mais  en  cela  ils  se  trompent  complète- 
ment :  ce  grand  mystère  exige  le  concours  de  Dieu  et  de  l'homme  ; 
il  faut  coopération  de  celui-ci  à  Faction  divine.  De  là  vient  qu'en 
général  et  selon  Tordre  ordinaire,  il  n'est  accordé  à  l'homme  d'au- 
tre grâce  que  celle  qui  suffit  pour  mouvoir  la  volonté  par  une 
douce  impulsion.  Comme  s'il  craignait  de  lui  faire  violence,  Dieu  se 
contente  de  le  solliciter  par  dHne /fa blés  appels.  De  son  côté,  quand 
il  se  rend  à  cet  appel  de  grâce,  l'homme  accourt  avec  des  mouve- 
ments d'une  joie  et  d'une  douceur  incomparables;  et,  lorsque  la 
volonté  de  l'homme  qui  se  complaît  à  répondre  à  l'appel  de  la 
grâce  ne  fait  plus  qu'une  avec  la  volonté  de  Dieu  qui  se  complaît 
à  lui  faire  entendre  cet  appel,  alors  de  suffisante  qu'elle  était,  elle 
devient  efficace  par  le  concours  de  ces  deux  volontés.  «  En  expli- 
quant ainsi  l'accord  de  la  grâce  et  du  libre  arbitre,  l'illustre  auteur 
expose  celui  de  tous  les  systèmes  catholiques  qui  favorise  le  plus 
la  liberté  et  s'éloigne  davantage  des  doctrines  condamnées  dans 
les  hérétiques  nommés  tout  à  l'heure. 

Exclure  de  la  liberté  de  l'homme  mortella  possibilité  de  pécher, 
n'est-ce  pas  une  erreur  monstrueuse,  dit  encore  le  docte  censeur, 
et  cette  erreur  ne  ressort-elle  pas  de  la  doctrine  émise  sur  le  libre 
arbitre  ?  »  M.  de  Valdegamas  a  prévu  cette  difficulté  et  il  y  a  ré- 
pondu lui-même  lorsqu'il  a  écrit  que  V homme  ne  serait  pas  libre 
s'il  ne  pouvait  choisir  entre  le  bien  et  le  mal  ;  que  sans  la  possibilité 
de  mal  faire  la  liberté  humaine  serait  inconcevable  ;  propositions 
qui  contiennent  et  exagèrent  jusqu'à  un  certain  point  une  doctrine 
diamétralement  opposée  à  celle  que  l'on  impute  à  Tauteur  en  vertu 
de  ses  définitions  précédentes.  Quel  peut  donc  être  en  tout  cela  le 
tort  du  grand  écrivain  ?  Nous  l'avons  déjà  dit  ;  son  unique  tort, 
s^  Von  peut  appeler  cela  un  tort,  est  d'avoir  employé  des  expres- 
sions et  des  manières  de  parler  qui  s'éloignent  quelquefois  des 


382  CHAPITRE   XII 

locutions  aujourd'hui  en  usage  dans  renseignement  des  écoles, 
locutions  plus  familières  au  savant  professeur  d'Orléans  que  celles 
dont  se  servait  l'antiquité  chrétienne. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cet  examen.  Il  a  été  fait,  en 
France,  une  édition  de  V Essai,  par  Melchior  Dulac,  rédacteur  de 
V Univers.  Dans  cette  édition,  des  notes,  placées  au  bas  des  pages, 
répondent  à  toutes  les  observations  de  l'abbé  Gaduel.  De  toutes 
les  critiques  par  lesquelles  le  vicaire  général  de  Mgr  Dupanloup 
prétendait  que  l'ambassadeur  d'Espagne  était  fataliste,  baïaniste, 
janséniste,  calviniste,  luthérien,  antitrinitaire,  etc.,  il  ne  reste 
rien,  sinon  la  preuve  que  l'abbé  Gaduel  est  un  esprit  extraordinai- 
rement  faux  ou  un  censeur  rempli  de  mauvais  vouloir.  On  remar- 
que même  que  lui,  qui  se  donne  pour  un  maître  dans  la  science 
sacrée,  n'est  pas  à  l'abri  des  censures  qu'il  veut  infliger  aux  au- 
tres. Par  exemple,  en  parlant  du  mystère  de  la  Sainte-Trinité,  il 
enseigne  que  «  l'on  dit  bien  la  diversité  des  personnes  divines, 
mais  qu'on  ne  doit  pas  dire  la  diversité  divine  ».  Peut-on  user  de 
cette  expression  :  la  diversité  des  personnes  divines  ?  Nous  l'accor- 
derions à  un  laïque  qui  confondrait  la  diversité  avec  la  distinction, 
mais  chez  un  homme  qui  se  flatte  de  connaître  la  théologie,  qui 
nous  assure  avoir  passé  sa  vie  à  étudier  et  enseigner  la  religion, 
on  pourrait  y  voir  un  indice  d'hérésie  arienne.  Pour  éviter  cette 
erreur,  l'ange  de  l'école  qui  n'était  pas  vicaire  général  d'Orléans, 
nous  donne  le  prudent  conseil  de  ne  point  nous  servir  de  ces 
mots  :  diversité,  différence,  quand  il  est  question  des  personnes 
divines. 

Il  a  été  fait  aussi,  à  Foligno,  dans  l'Etat  pontifical,  une  édition 
de  l'Essai,  avec  notes.  Ces  notes  placées  au  bas  des  pages,  tantôt 
tempèrent  les  formes  hardies  du  texte  original,  tantôt  ramènent  au 
sens  vrai  les  propositions  ambiguës,  ou  jettent  la  lumière  sur  celles 
qui  présentent  quelque  obscurité,  et  font  ainsi  disparaître  en  bien 
des  points  tout  danger  de  fausse  interprétation.  De  la  sorte,  si  l'é- 
dition italienne  n'égale  pas  l'original  pour  la  magnificence  du  style, 
elle  le  surpasse  par  la  précision  et  la  sûreté  de  la  doctrine.  Mais  un 
livre  auquel  il  suffit  d'ajouter  quelques  notes  pour  le  rendre  excel- 


DONOSO   CORTÈS  383 

lent,  voire  supérieur,  n'est  pas  évidemment  cette  composition  ab- 
surdement  fausse  qu'avait  cru  découvrir  Fesprit  effrayé  du  vicaire 
Gaduei. 

Jusqu'ici  toutefois  il  n'y  a  qu'affaire  de  critique,  querelles  de 
théologien  à  journaliste,  engagement  quinteux  au  sujet  duquel  on 
peut  dire  :  Grammatici  certant  :  les  grammairiens  se  battent  et 
n'arrivent  pas  à  conclusion.  La  censure  orléanaise  devait  avoir  une 
autre  suite. 

Le  livre  avait  été  dénoncé  comme  inexact,  plein  d'erreurs,  où  la 
pensée  et  le  langage  trébuchent  à  chaque  pas.  L'auteur  refusa  de 
répondre  à  la  polémique.  «  Néanmoins,  ajoutait-il,  il  me  suffit  de 
savoir  que  l'on  m'accuse  d'être  tombé  dans  un  si  grand  nombre 
d'hérésies  pour  déclarer,  comme  je  le  déclare,  que  je  condamne 
tout  ce  que  condamnera,  dans  les  autres  ou  dans  moi,  la  sainte 
Eglise  catholique,  dont  j'ai  le  bonheur  d'être  le  fils  soumis  et  res- 
pecleux.  Pour  faire  cette  déclaration,  je  n'ai  pas  besoin  que  l'Eglise 
parle  elle-même.  C'est  assez  qu'un  seul  homme  m'accuse  d'erreur 
en  matière  grave.  A  de  pareilles  accusations,  je  suis  toujours  prêt 
à  répondre  par  cette  déclaration,  sans  examiner  préalablement  si 
celui  qui  m'accuse  est  prêtre  ou  laïque,  obscur  ou  de  grande  re- 
nommée, savant  ou  ignorant,  » 

Par  une  inspiration  de  haute  piété,  en  présence  d'attaques  qui 
allaient  leur  train,  Donoso  Cortès  dénonça  lui-même  son  livre  à 
la  congrégation  de  l'Index.  A  cet  effet,  il  écrivit  au  Souverain 
Pontife  une  lettre  où  nous  lisons  ces  paroles  :  «  Quoique  les  articles 
de  l'abbé  Gaduei  soient,  à  ce  qu'il  me  semble,  peu  dignes  d'atten- 
tion, et  quoique  la  réputation  théologique  de  leur  auteur  ne  soit 
pas  bien  assise,  il  m'a  paru  non  seulement  convenable,  mais  né- 
cessaire, de  soumettre  cette  affaire  à  la  décision  suprême  de  Votre 
Sainteté,  seule  autorité  sur  la  terre  dont  les  sentences  soient  des 
oracles  et  dont  les  oracles  soient  infaillibles,  » 

Sur  le  fond  des  choses,  voici  ce  qu'ajoutait  l'ambassadeur  d'Es- 
pagne :  «  Dans  cette  grave  affaire,  il  y  a  deux  questions  :  l'une 
relative  au  fond,  l'autre  relative  à  la  forme.  La  première  est  de 
savoir  si  je  suis  ou  non  tombé  dans  de  graves  erreurs  ;  la  seconde, 


384  CHAPITRE    XTI 

si  celui  qui  m'attaque  a  gardé  envers  moi  non  seulement  le  res- 
pect qu'un  chrétien  doit  à  un  autre  chrétien,  mais  encore  celui 
qui  est  dû  à  la  position  que  j'occupe  dans  la  société  et  à  la  dignité 
que  je  tiens  de  l'Etat. 

«  Sur  la  première  question,  je  n'ai  rien  à  dire,  sinon  que  dès 
maintenant,  je  me  soumets  humblement  à  la  décision  de  Votre 
Sainteté,  promettant,  comme  je  le  promets,  de  corriger  ce  que 
Votre  Sainteté  jugera  devoir  être  rétracté,  d'expliquer  ce  que  Votre 
Sainteté  jugera  avoir  besoin  d'explication, 

«  Sur  la  seconde  question 

«  Il  est  des  attaques  sans  importance  et  des  injures  sans  gravité 
qui  constituent  simplement  un  manque  de  respect  et  qui  accusent 
chez  l'offenseur  un  défaut  d'éducation  plutôt  qu'elles  ne  portent 
atteinte  à  la  dignité  de  l'offensé.  Les  articles  écrits  par  l'abbé  Ga- 
duel...  sont  remplis  de  choses  de  ce  genre  ;  mais  ce  n'est  pas  là  ce 
dont  je  me  plains,  ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'a  mis  la  plume  à  la 
main  pour  élever  jusqu'au  trône  auguste  de  Votre  Sainteté  l'ex- 
pression de  ma  profonde  affliction.  Ce  qui  m'afflige  c'est  qu'on 
m'ait  représenté  aux  yeux  de  l'Europe  comme  un  empoisonneur 
des  âmes  et  comme  un  propagateur  d'erreurs  énormes  mille  fois 
condamnées  par  l'Eglise  ;  que,  pour  démontrer  cette  thèse,  on  ait 
isolé  des  phrases  qui  ne  peuvent  être  comprises  dans  leur  vrai 
sens  qu'à  leur  place,  par  ce  qui  les  précède  et  par  ce  qui  les  suit, 
et  par  l'esprit  général  de  Pouvrage  ;  que,  pour  me  censurer,  on 
n'ait  pas  même  pris  la  peine  de  recourir  à  l'original  espagnol,  et 
que  le  censeur  se  soit  contenté,  comme  s'il  s'agissait  de  chose  lé- 
gère, déjuger,  d'après  une  traduction  inexacte  ;  que  pour  trouver 
l'erreur,  il  ait  poussé  les  choses  jusqu'à  la  rechercher  dans  les  fau- 
tes d'impression  et  enfin  que  VAmi  de  la  Religion^  démentant  son 
titre  et  au  scandale  de  tous  les  hommes  religieux,  ait  refusé,  bien 
qu'il  en  fût  requis  par  V Univers,  d'insérer  un  article  du  journal 
italien  VArmonia,  duquel  il  résulte  qu'une  traduction  italienne  de 
mon  ouvrage,  a  été  publiée  à  Foligno,  avec  l'approbation  d'un  as- 
sistant de  l'Inquisition  et  de  l'Ordinaire.  » 

L'écrit  de  Donoso  Gortès,  examiné  par  lesjuges  ecclésiastiques, 


DONOSO    CORTES  385 

fut  donc  déclaré  non  coupable  ;  et  ce  même  livre,  déféré  au  tri- 
bunal de  rindex,  non  seulement  en  sortit  indemne,  mais  l'affaire 
fut  vidée  par  la  question  préalable,  sur  une  ordonnance  de  non- 
lieu.  L'ouvrage  par  la  recommandation  du  Pape  fut  même  exa- 
miné dans  la  Civilta  cattolica  :  le  résultat  de  cet  examen  fut  que 
le  livre  n'était  pas  souillé  par  mille  et  une  hérésies  ;  qu'il  devait, 
au  contraire,  en  des  jours  si  profondément  troublés,  nous  offrir 
contre  le  libéralisme,  une  digue,  et,  pour  la  société,  un  moyen  de 
salut. 

En  présence  de  ces  jugements  réitérés,  toujours  concordants, 
delà  critique  et  de  l'Eglise,  que  deviennent  les  accusations  du 
vicaire  général  d'Orléans? —  L'accusateur,  du  reste,  ne  fît  aucune 
réparation  au  marquis  de  Valdegamas  :  l'émule  des  Bonald  et  des 
de  Maistre  descendit  dans  la  tombe,  sans  avoir  reçu,  des  catholi- 
ques libéraux,  autre  chose  que  de  misérables  et  ineptes  injures. 

Personne,  parmi  les  lecteurs,  n'en  éprouvera  la  moindre  sur- 
prise. C'était,  pour  ces  apprentis  sectaires,  un  parti-pris  d'écraser 
tous  ceux  qui  ne  cédèrent  point  à  leurs  séductions  ;  d'oublier  tous 
les  génies  dont  les  œuvres  contredisaient  leur  erreur  ;  et  d'exalter 
parmi  les  contemporains,  ceux-là  seulement  qui  portaient  le  signe 
ae  la  bête  libérale.  Jamais  on  ne  pratiqua  mieux  la  devise  de  toutes 
les  coteries  : 

Nul  n'aura  de  l'esprit,  hors  nous  et  nos  amis. 

Le  temps  a  passé  sur  cesprétentions.  Les  oubliés  et  les  dédaignés, 
les  Balmès,  les  de  Maistre  ,  les  Bonald  brillent  de  l'éclat  d'une 
gloire  incontestable  ;  les  Donoso  Cortès,  les  Veuillot,  les  Gaume 
n'ont  rien  perdu  aux  procès  qui  devaient  les  ruiner  ;  les  Dupanloup 
et  consorts  sont  fort  avariés  au  milieu  de  leurs  œuvres  tumultuai- 
res,  plus  ou  moins  délustrées.  Je  ne  pense  pas  que  personne  puisse 
être  troublé  dans  son  sommeil  par  les  lauriers  deGaduel,  critique 
de  Donoso  Cortès,  censeur  des  évêqucs  infaillibilistesau  concile  et 
probablement  l'un  des  types  les  plus  absurdes  du  dix-neuvième 
siècle. 


CHAPITRE  XIII 


LES  PROCES  DU  JOURNAL  L    «  UNIVERS  ». 


La  presse  a  été  appelée  souvent  le  quatrième  pouvoir  de  l'Etat. 
Dans  la  Société  telle  que  les  événements  Tout  faite  et  que  nos 
mœurs  la  comportent,  on  peut  dire  que  le  journal  a  remplacé  le 
livre,  et  que  sous  cette  forme  de  journal  quotidien,  la  presse  n'est 
pas  la  quatrième,  mais  la  première  puissance.  Le  journalisme  fait 
l'opinion,  l'opinion  préside  aux  élections  parlementaires,  les  élec- 
tions décident  de  la  majorité  des  Chambres,  la  majorité  fait  les 
lois,  les  lois  commandent  au  pouvoir.  Même  dans  les  sociétés  où 
le  pouvoir  politique  a  l'initiative  des  lois  et  la  charge  exclusive 
du  gouvernement,  il  est  influencé  dans  ses  résolutions  et  ses  ini- 
tiatives ;  et  lorsqu'il  paraît  agir  le  plus  par  son  propre  mouve- 
ment, ne  se  déterminer  que  par  sa  propre  prudence,  il  ne  fait 
encore  d'ordinaire  que  céder  à  l'entraînement  des  esprits.  Le  jour- 
naliste, dans  la  Société  contemporaine,  est  un  prince  ;  sa  plume 
est  un  sceptre,  souvent  méprisé,  souvent  brisé,  mais  toujours  re- 
doutable et  toujours  digne  de  l'être. 

Un  tel  crédit  a  donné,  à  la  presse,  d'innombrables  représentants. 
Dans  le  monde,  il  se  publie,  chaque  jour,  environ  quinze  cents 
gazettes,  la  plupart  impies,  révolutionnaires,  et  au  mieux,  fort 
indifférentes  en  matière  de  religion.  Il  est  donc  de  la  plus  haute 
importance  que  la  religion  ait,  dans  la  presse,  des  champions  va- 
leureux et  de  solides  défenseurs.  Que  le  prêtre,  quel'évêque  même 
descende  dans  cette  brûlante  arène,  nous  n'y  contrevenons  pas, 
pourvu  que  le  zèle  ecclésiastique  ne  s'exerce  que  sur  des  objets 
assortis  à  sa  condition  el  ne  s'emporte  pas  au  delà  des  justes  bor- 
nes. Mais  que  le  simple  fidèle,  dans  cette  carrière,  ait  aussi  sa 
place,  nous  le  croyons  indispensable.   D'abord  parce    que  c'est 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    ((    L*UNIVERS    ))  387 

aujourd'hui  un  moyen  de  professer  sa  foi  ;  ensuite  parce  que  le 
Adèle,  plus  désintéressé  en  apparence,  peut  défendre  la  foi  avec 
plus  de  crédit  devant  les  laïques  ;  enfin  parce  que  son  concours  est 
nécessaire  en  certaines  circonstances  où  l'intervention  du  clergé 
est  insuffisante,  souvent  même  impossible.  Sans  prévenir  sur  les 
questions  non  définies  le  jugement  de  TEglise,  sans  aspirer  à  de- 
venir, dans  PEglise,  une  puissance  envahisseuse  et  dominatrice, 
la  presse  catholique  a  de  grands  devoirs  à  remplir.  Nous  pouvons 
ajouter  qu  elle  a  su  y  faire  honneur  ;  et  de  Chateaubriand  à  J.  de 
Maistre,  de  Bonald  à  Veuillot,  nous  pouvons  dire  que  l'apologéti- 
que chrétienne  a  suscité  des  émules  aux  Justin,  aux  Athénagore 
et  aux  Lactance. 

L'évêque  d'Orléans,  journaliste  par  nature,  a  compris  ces  cho- 
ses et  payé  souvent  de  sa  personne.  Mais  par  une  contradiction 
difficile  à  expliquer,  il  a  conçu  contre  ce  qu'il  a.pi^elle  une  certaine 
presse^  une  animosité  toujours  croissante  et  poursuivi,  contre 
Fhomme  le  plus  évidemment  élu  de  Dieu  pour  défendre  son  Eglise 
avec  une  plume  laïque,  une  série  d'attaques  auxquelles  on  refu- 
serait de  croire,  si  l'incrédulité  était  possible. 

La  suite  de  ce  dessein  est  une  chose  étrange,  et,  de  la  part  d'un 
ancien  compagnon  d'armes,  de  la  part  d'un  évêque,  un  acte  aussi 
peu  justiciable  en  principe  que  peu  soutenable  dans  ses  agressions 
réitérées.  On  a  rarement  affiché,  avec  plus  d'audace,  le  projet 
d'exterminer  un  homme  par  la  force.  Et  cet  homme,  talent  à  part 
et  abstraction  faite  de  ses  services,  cet  homxme  était  un  loyal  chré- 
tien, un  vaillant  soldat  de  la  Sainte  Eglise,  intrépide  comme  Du- 
guesclin,  sans  peur  et  sans  reproche  comme  Bayard. 

Non  pas  que  j'impute  à  crime  de  légitimes  controverses.  Ces 
choses  sont  de  plein  droit,  et  quand  l'homme  s'y  laisse  un  peu 
voir,  il  ne  faut  ni  s'en  étonner,  ni  s'en  plaindre.  Nous  allons  trou- 
ver, dans  ce  récit,  quelque  chose  de  plus. 

I.  —  Le  premier  éclat  de  la  passion  belliqueuse  contre  le  jour- 
nal V Univers  eut  lieu  à  propos  des  classiques.  L'évêque  d'Orléans, 
par  un  acte  en  forme  de  lettre  aux  directeurs  de  ses  petits  sémi- 
naires, avait  défendu  de  rien  innover  dans  la  pratique  scolaire. 


388  CHAPITRE    XIII    ' 

Par  défaut  de  préambule  et  de  dispositif,  cet  acte  manquait  des 
conditions  ordinaires  des  actes  épiscopaux.  Sauf  le  titre  joint  à  la 
signature  de  J'auteur,  cette  lettre,  par  son  objet  et  par  les  consi- 
dérations qui  la  remplissaient,  n'était  qu'un  article  de  journal; 
elle  pouvait  faire  loi  dans  le  diocèse  du  prélat  signataire,  non  au 
dehors;  d'autant  que.  publiée  en  la  forme  ordinaire  de  brochure 
et  reproduite  dans  les  journaux,  elle  perdait  son  caractère  primi- 
tif, sa  raison  intentionnelle,  pour  ne  représenter  plus  qu'une  opi- 
nion contestable.  Ou  si  Ton  voulait  lui  donner  force  de  loi,  il  fau- 
drait dire  qu'une  lettre  publiée  à  Orléans  par  l'évêque,  sur  peu 
importe  quelle  controverse,  aurait  pour  effet  nécessaire  de  tran- 
cher la  question  dans  l'Eglise  universelle  et  d'en  supprimer  par 
suite  la  discussion.  Le  pape  d'Orléans  aurait  parlé,  la  cause  serait 
finie. 

VUnivers  se  crut  en  droit  de  discuter  lés  opinions  de  Mgr  Du- 
panloup  sur  l'emploi  des  classiques  ;  il  contesta,  en  effet,  et  avec 
beaucoup  de  raison,  plusieurs  arguments  du  prélat,  et  prétendit 
même  que  l'évêque  n'avait  pas  abordé  la  vraie  question.  Ce  fai- 
sant, il  se  bornait  à  soutenir  le  sentiment  d'autres  évêques,  à 
maintenir  le  droit  de  la  presse,  à  défendre  aussi,  croyons- nous, 
les  intérêts  de  l'éducation  chrétienne.  L'évêque  d'Orlans  crut  voir, 
dans  les  articles  de  VUnivers  :  l^  une  agression  contre  son  autorité; 
2o  une  usurpation  qui  irait  à  établir  dans  l'Eglise,  en  dehors  du 
Saint-Siège  et  de  l'épiscopat  un  gouvernement  laïque  ou  presbyté- 
rien (1)  ce  qui  serait  le  renversement  des  principes  les  plus  certains 
et  des  règles  les  plus  incontestées  de  la  hiérarchie.  Pour  préserver 
les  séminaires  diocésains  de  l'influence  d'un  enseignement  illégi- 
time et  dangereux,  l'évêque  protesta  donc  contre  les  témérités  de 
VUnivers  et  à  la  suite  d'un  long  mandement  où  il  piétinait  ses 
adversaires  de  la  plus  belle  façon,  il  défendit  la  lecture  de  ce  jour- 
nal. Puis,  dans  le  projet  de  déclaration  soumis  à  l'épiscopat  fran- 
çais, il  introduisit  un  article  dont  l'effet  prémédité  devait  être  de 
faire  supprimer  partout  VUnivers. 

L'idée  que  VUnivers  eût  voulu  établir,  dans  l'Eglise,  un  gouver- 
nement 'presbytérien  et  même  laïque  est  une  imputation  excessive 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    «    l' UNIVERS   »  389 

qui  ne  mérite  aucun  examen.  Le  reproche  d'altaque  à  l'autorité 
de  l'évêque  n'a  pas  meilleur  fondement  :  il  ne  s'agissait  pas,  dans 
la  controverse,  du  règlement  des  séminaires  d'Orléans,  mais  de  la 
question  beaucoup  plus  générale  et  plus  libre  des  classiques.  Sur 
cette  question  générale,  l'évêque  avait  opéré  librement  :  il  était 
loisible  de  le  contredire,  et,  s'il  s'était  trompé  ce  n'était  pas  lui 
manquer  d'égard,  que  d'en  fournir  la  preuve.  Où  en  serait-on,  si 
l'on  était  coupable  de  vouloir  tout  démolir  pour  cela  seul  qu'on 
accuse  un  dissentiment? 

Dans  une  lettre  au  prélat  accusateur,  Veuillot  écrivait  :  «  Je 
n'avais  vu,  dans  votre  lettre,  qu'une  œuvre  de  polémique,  une 
opinion  particulière  très  animée  et  très  agressive,  sur  une  ques- 
tion controversée.  Daignez  remarquer  que  ce  document  a  été  livré 
à  la  publicité  par  un  journal  de  Paris  qui  reçoit  votre  direction  ; 
que  d'autres  journaux  l'ont  reproduit,  commenté,  invoqué  avec 
force  contre  la  thèse  que  nous  avions  défendue.  J'ai  cru  qu'il 
était  permis  de  le  discuter,  comme  il  était  permis  de  combattre 
la  thèse  contraire  malgré  l'autorité  que  lui  donnait  le  patronage 
public  de  deux  éminents  prélats.  Si  j'ai  franchi  la  limite  d'une 
liberté  que  l'Eglise  n'interdit  guère  aux  simples  opinions,  c'est 
pour  la  première  fois  et  par  erreur.  Mais  à  tout  prix  et  de  toute 
ma  force,  je  proleste  contre  l'accusation  de  déloyauté  et  de  ca- 
lomnie. Jamais,  depuis  que  je  suis  chrétien,  je  n'ai  été  déloyal 
dans  la  discussion  contre  personne,  à  plus  forte  raison  contre  un 
évêque.  Quant  à  l'accusation  si  douloureuse  d'avoir  calomnié, 
elle  ne  serait  accueillie  devanl^aucun  tribunal,  pas  même  devant 
ceux  qui  ne  jugent  que  les  actes  extérieurs,  encore  moins  devant 
celui  qui  connaît  les  cœurs  et  les  pensées  »  (1). 

L'évêque  d'Orléans,  en  frappant  V Univers  et  en  conspirant  sa 
perte,  avait  évidemment  excédé  son  droit  et  dépassé  la  mesure  ; 
il  s'était  même  donné,  fort  à  son  aise,  les  torts  qu'il  imputait  à  ses 
anciens  compagnons.  Aussi  fut-il  rejeté  avec  perte  par  plusieurs 
de  ses  collègues  dans  l'épiscopat.  «  Malgré  ses  écarts,  écrivait  l'ar- 

(1)  Veuiu.ot,  Mélanges,  2^  série,  t.  I,  p.  U)3. 


390  CHAPITRE   XIII 

chevêque  d'Avignon,  la  presse  religieuse  a  rendu  et  peut  rendre 
de  précieux  services  ;  la  défiance  solennellement  prononcée  contre 
elle  ne  fournira-t-elle  pas  à  la  mauvaise  presse  une  occasion  de 
triomphe  et  d'applaudissements  humiliants  pour  l'épiscopat  ? 
N'étouftera-t-elle  pas  des  dévouements  qui  eussent  été  d'utiles 
auxiliaires,  dans  ce  temps  où  la  cause  de  la  religion  n'a  pas  trop 
de  toutes  ses  forces  vives  ?  Puis  ces  sévérités  contre  la  presse  reli- 
gieuse ne  donneront-elles  pas  prétexte  de  dire  que  Tépiscopat 
n'a  de  vigueur  que  pour  soutenir  ses  prérogatives,  tandis  qu'il 
se  tait  sur  les  attaques  incessantes  et  violentes  d'une  autre  presse 
contre  les  dogmes  de  l'Eglise  et  les  droits  divins  du  Souverain 
Pontife?...  »  (1). 

Dans  sa  réponse  à  plusieurs  évêques,  l'archevêque  de  Reims, 
parlant  de  l'évêque  d'Orléans,  disait  :  »  Ce  zélé  prélat ,  ayant 
donné  un  agenda  aux  professeurs  de  son  petit  séminaire,  dans 
une  lettre  épiscopale  concernant  l'usage  des  auteurs  païens,  a  cru 
devoir  attaquer  les  opinions  de  M.  l'abbé  Gaume,  il  était  dans 
son  droit.  Mais  il  ne  pouvait  avoir  la  prétention  de  rendre  ses 
propres  opinions  obligatoires,  h' Univers  pouvait  donc  continuer  la 
polémique  sur  la  question  générale,  en  la  considérant  comme  une 
controverse  libre.  Le  sentiment  d'un  évêque,  quoique  manifesté 
dans  un  acte  officiel,  ne  peut  servir  de  loi  à  ceux  qui  sont  étrangers 
à  son  diocèse  ;  on  peut  seulement  exiger  que  la  règle  de  conduite 
qu'il  trace  à  ses  diocésains  soit  respectée  par  eux,  tant  qu'elle 
n'est  point  improuvée  par  une  autorité  supérieure.  Or,  VUniverSy 
tout  en  discutant  les  opinions  de  Mgr  Dupanloup,  n'a  point  blcàmé 
l'acte  officiel  émané  de  l'autorité  de  l'évêque.  Cependant,  Monsei- 
gneur publie  son  mandement  contre  V Univers,  en  accusant  ce 
journal  de  vouloir  diriger  les  évêques  ou  entraver  l'exercice  de 
leur  juridiction  ». 

Voilà  paur  l'acte  de  l'évêque,  voici  pour  la  justification  de  1'^^- 
nivers  :  «  Je  conviens,  continuait  le  cardinal  Gousset,  que  V Uni- 
vers a  des  défauts.   Mais  si  on  peut   lui  reprocher  d'être    trop 

(1)  Op.  cit.,  p.  511. 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    «    l'UiNIVERS    »  391 

ardent,  ne  peiit-on  pas  reprocher  à  d'autres  journaux,  d'ailleurs 
estimables,  de  ne  pas  l'être  assez,  ou  de  confondre  la  prudence 
avec  la  peur,  la  modération  avec  la  faiblesse.  Et  puis,  convient-il 
à  un  évêque  de  iendi^e  la  main  aux  ennemis  de  la  religion,  en  di- 
rigeant ses  coups  contre  ceux  qui,  étant  animés  d'une  foi  vive,  la 
défendent  courageusement,  parce  qu'il  arrive  à  ceux-ci  quelque- 
fois d'aller  trop  loin  et  de  ne  pas  conserver  toujours,  dans  la 
chaleur  du  combat,  le  moderamen  inculpatie  tutelœ?  Ne  serait-ce 
pas  un  scandale  si  nous  nous  montrions  moins  tolérants  envers 
les  écrivains  qui  prennent  la  défense  de  l'Eglise  qu'envers  ceux 
qui  attaquent  ses  institutions?  Le  Saint-Siège  condamne  les  mau- 
vais livres,  mais  il  les  condamne  tous  sans  acception  de  per- 
sonne. Que  chacun  donc  prenne  dsmsVihiivers  ce  qui  lui  convient, 
en  tolérant  ce  qui  ne  lui  convient  pas,  cherchant  à  le  redresser 
par  des  avis  ou  par  la  discussion  s'il  le  juge  à  propos,  tant  qu'il 
ne  s'écarte  pas  de  l'enseignement  catholique  :  mais  qu'on  n'oublie 
ni  de  part  ni  d'autre  cette  maxime  si  conforme  à  l'esprit  de 
l'Eglise:  In  necessariis  unitas,  in  dubiis  libertas,  in  omnibus  cira- 
ritas  ». 

Avant  de  poser  la  plume,  Thomas  Gousset  dénonçait  la  trame 
ourdie  et  le  motif  qui  en  inspirait  les  ardeurs:  «  Je  finirai,  disait-il, 
par  une  pensée  qui  est  peut-être  fausse,  mais  que  je  ne  crois  point 
téméraire.  La  polémique  sur  l'usage  des  classiques  n'est  fins  qu'un 
lirélexte  pour  plusieurs  adversaires  de  V Univers  .  On  veut  faire 
tomber  ce  journal  parce  qu'il  est  à  la  fois  plus  fort  que  la  plupart 
des  autres  journaux  religieux  et  plu^  zélé  pour  les  doctrines  romai- 
nes, travaillant  à  resserrer  de  plus  en  plus  les  liens  qui  unissent 
les  Eglises  de  France  à  l'Eglise  romaine,  mère  et  maîtresse  de  tou- 
tes les  Eglises  »  (1). 

Sur  ce  coup  monté  contre  V Univers,  l'évêque  d'Arras,  Pierre- 
Louis  Parisis,  écrivait  à  son  tour  au  rédacteur  en  chef:  «  D'abord 
je  serais  très  surpris  que  vous  puissiez  être  condamné  pour  une 
opinion  parfaitement  libre  sur  laquelle  jamais  l'Eglise  ne  s'est  en 

(1)  Mélanges,  'l'^  série,  t.  I,  p.  502. 


392  CHAPITRE    XIII 

aucune  façon  prononcée:  et  je  ne  veux  pas  vous  dissimuler  qu'à 
moins  d'une  improbation  quelconque  du  Saint-Siège,  cette  opinion 
restera  la  même,  quoiqu'il  arrive. 

«  Ce  qui  me  fait  croire  que  tous  les  évêques,  quel  que  soit  leur 
sentiment  personnel,  se  montreront  très  réservés,  c'est  que  votre 
condamnation  serait  le  triomphe  de  tous  les  journaux  irréligieux, 
qui  représentent  au  plus  haut  degré  les  ennemis  de  Dieu  et  de 
l'Eglise.  C'est  vraiment  un  grand  honneur  pour  vous  de  les  avoir 
vous-même  pour  ennemis. 

((  Quant  à  l'existence  de  votre  feuille,  je  la  regarde  comme  un 
bien  pour  la  religion.  Je  ne  me  suis  jamais  dissimulé  vos  torts  et 
je  ne  vous  les  ai  pas  cachés  à  vous-même  ;  mais  les  services  que 
vous  avez  rendus  sont  incomparablement  supérieurs  à  vos  fautes. 
D'ailleurs,  qu'avez-vous  besoin  de  mon  témoignage,  après  avoir 
reçu,  il  y  a  peu  d'années,  dans  des  circonstances  non  moins  criti- 
ques, des  gages  si  précieux  de  l'estime  et  delà  satisfaction  du 
prince  des  pasteurs. 

«  Je  regarderais  la  suppression  forcée  et  même  la  suspension 
volontaire  de  votre  feuille  comme  un  malheur  pour  la  cause  catho- 
lique :  non,  sans  doute,  que  l'Eglise  ait  besoin  du  journalisme,  ce 
qu'il  est  fort  inutile  de  répéter  sans  cesse,  mais  parce  que  le  jour- 
nalisme catholique  est  une  arme  tout  à  fait  adaptée  aux  nécessi- 
tés des  circonstances  vraiment  exceptionnelles  dans  lesquelles 
nous  vivons  »  (1). 

En  présence  de  raisons  si  décisives,  de  lettres  émanées  d'auto- 
rités si  hautes  ,  l'orage  soulevé  contre  V Univers  n'était  qu'une 
épreuve  où  le  journal  devait  puiser  une  foi  plus  parfaite.  Mais, 
pour  l'agresseur,  ce  n'était  qu'un  coup  manqué  et  ce  fut  partie 
remise  à  la  première  occasion. 

II.  —  En  1850,  le  rédacteur  en  chef  de  l'Univers  avait  entrepris 
la  publication  d'une  petite  Bibliothèque  nouvelle  pour  la  propa- 
gande. Avec  le  concours  d'écrivains  honorablement  connus,  il  se 
proposait  d'offrir  au  public  de  petits  volumes  dont  chacun  de- 

(1)  Op.  ci^,  p.  512. 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    «    l' UNIVERS    ))  393 

vait  être,  «  pour  la  science,  une  introduction -nette,  précise  et 
suffisamment  étendue  à  des  connaissances  plus  vastes  ;  pour  la 
littérature  et  la  philosophie,  une  exposition  solide  des  principes; 
pour  l'histoire,  un  résumé  exact  des  faits  ».  Les  écrivains  qui 
avaient  promis  leur  concours  étaient  Louis  Rendu,  évêque  d'An- 
necy, dom  Guéranger,  abbé  de  Solesmes,  dom  Pitra,  religieux  bé- 
nédictin, l'ahbé  Martinet,  docteur  en  théologie,  Théophile  Foisset, 
Paul  Lamache,  Melchior  Dulac,  Léon  Aubineau,  Roux-Lavergne, 
Tabbé  Darras,  dont  il  suffît  de  citer  les  noms.  Par  cette  entreprise 
on  voulait,  avec  des  livres  consciencieux,  mis  à  la  portée  de  tou- 
tes les  intelligences  et  de  toutes  les  bourses,  aplanir  l'effrayant 
amas  de  préjugés  et  de  mensonges  que  trois  siècles  d'erreur  avaient 
élevé  entre  les  regards  de  l'homme  et  l'œuvre  de  Dieu. 

Certes,  Tœuvre  était  louable  et,  d'avance,  elle  avait  obtenu,  avec 
l'approbation  de  plusieurs  évêques,  les  sympathies  du  public. 
Mais,  il  faut  l'avouer,  une  telle  entreprise  émut  l'esprit  de  l'abbé 
Gaduel,  vicaire  général  d'Orléans.  Lui,  dont  le  patron  n'était  ha- 
bituellement environné  que  de  laïques,  éminents  sans  doute,  mais 
sans  caractère  dans  l'Eglise,  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  de  voir 
des  laïques  entreprendre  une  œuvre  de  défense  commune.  Dans 
des  articles  de  journaux,  —  l'abbé  Gaduel  avait  son  journal,  — il 
parlait  de  ce  dessein  avec  épouvante,  avec  indignation,  avec  mo- 
querie. A  l'entendre,  on  n'avait  jamais  rien  entrepris  de  si  témé- 
raire ;  et  ce  n'était  pas  le  moindre  de  ses  arguments  pour  prouver 
que  les  laïques  étaient  en  train  de  tout  perdre. 

Quoi  !  Parce  que  des  laïques  écriraient  à  l'adresse  de  la  classe 
dite  éclairée,  des  livres  de  propagande  ;  parce  que  celui-ci  montre- 
rait le  rôle  général  des  saints  dans  la  vie  sociale  et  politique;  parce 
que  celui-là,  traçant  un  aperçu  de  l'histoire  delà  Papauté,  s'effor- 
cerait de  neutraliser  l'esprit  faux  et  passionné  du  judicieux  Fleury  ; 
parce  qu'un  troisième  décrirait  les  fêtes  et  'cérémonies  de  l'Eglise 
et  ferait  voir  comment  chaque  heure  et  chaque  action  de  la  vie 
chrétienne  peuvent  être  sanctifiées  ;  parce  qu'un  quatrième  racon- 
terait l'histoire  des  missions  apostoliques  et  des  ordres  religieux  ; 
parce  que  tous  ceux  qui  s'occuperaient  do  l'histoire   devraient 


394  CHAPITRE   XIII 

montrer  comment  les  nations  ont  grandi,  comment  elles  ont  décru, 
suivant  qu'elles  se  sont  rapprochées  ou  éloignées  de  l'Evangile,  et 
indiqueraient,  en  s'occupant  des  schismes  et  des  hérésies,  la  source 
de  nos  malheurs  ;  parce  qu'à  toutes  ces  œuvres  populaires,  on 
joindrait,  sur  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts,  des  écrits  inspirés 
par  le  même  sentiment,  faudrait-il  donc  sérieusement  croire  que 
tout  est  perdu  et  que  la  religion  va  périr? 

Ces  présomptions  sont  fausses  et  ces  imputations  misérahles.  En 
présence  d'une  œuvre  de  propagande,  lorsque  le  sol  se  dérobe  sous 
nos  pas  et  que  le  torrent  grossit  à  vue  d'œil,  on  ne  peut  s'attendre 
à  l'opposition  d'un  prêtre.  Le  seul  reproche  qu'un  prêtre,  vraiment 
animé  de  l'esprit  apostolique,  puisse  se  permettre  décemment,  c'est 
qu'on  n'ait  pas  mis  plus  tôt  la  main  à  l'œuvre. 

La  Bibliothèque  nouvelle  publia  incidemment  un  écrit  de  Donoso 
Cortès  contre  le  libéralisme.  L'abbé  Gaduel,  vicaire  général  d'Or- 
léans, critiqua  cet  opuscule  d'une  manière  encore  plus  impuissante 
qu'indigne.  Le  rédacteur  en  chef  de  V Univers,  qui  avait  provoqué 
la  rédaction  de  cet  ouvrage,  crut  devoir  en  prendre  la  défense. 
Dans  ses  articles,  fort  agréablement  écrits  et  qui  n'avaient,  dans 
l'espèce,  que  le  tort  d'être  trop  décisifs,  Louis  Veuillot  justifiait  le 
prospectus  de  la  Bibliothèque  nouvelle,  et,  par  les  témoignages  con- 
cordants de  Bossuet,  de  Bourdaloue,  de  Mgr  Parisis  et  même  de 
Mgr  Dupanloup,  établissait  le  devoir,  à  plus  forte  raison  le  droit 
des  laïques  à  défendre  l'Eglise.  Entre  temps,  le  polémiste  de  V Uni- 
vers, Orléanais  d'origine  comme  Mgr  Parisis,  plaisantait  l'abbé 
Gaduel  sur  les  mille  et  une  hérésies  que  ce  théologien,  doublé  de 
Witasse,  appelant  forcené,  et  de  Billuart,  très  digne  de  ne  pas 
figurer  en  cette  affaire,  découvrait  dans  Donoso  Cortès.  «  Tant 
d'animosité  contre  les  laïques  qui  se  consacrent  à  la  défense  de 
l'Eglise,  disait-il,  avec  une  éloquente  raison,  nous  parait  un  senti- 
ment si  étrange  chez  un  prêtre  que  nous  sommes  tenté  d'y  voir  ou 
l'un  de  ces  travers  d'esprit  qui  ne  sont  susceptibles  d'aucun  re- 
dressement, ou  l'un  de  ces  travers  de  cœur  qu'il  faut  souffrir  en 
silence.  On  peut  assurément  faire  peu  de  cas  de  nos  services;  il 
nous  paraît  impossible  qu'on  méconnaisse  notre  bonne  volonté. 


tES    PROCÈS    DU   JOURNAL    «    l' UNIVERS   »  395 

Voilà  vingt  ans  que  VUniven  est  sur  la  brèche.  Durant  cette  longue 
carrière,  ses  rédacteurs  ont  dû  faire  des  fautes;  néanmoins,  quoi- 
que ni  les  occasions  difficiles,  ni  les  adversaires,  ni  les  ennemis  ne 
leur  aient  manqué,  ils  n'ont  été  repris  à  aucun  tribunal  spirituel 
pour  une  erreur  contre  la  foi,  à  aucun  tribunal  civil  pour  une 
offense  contre  les  personnes.  Ils  n'ont  rien  cédé  aux  ennemis  de 
l'Eglise,  rien  demandé  à  ses  amis.  Ils  n'ont  brigué  ni  les  emplois, 
ni  les  candidatures,  on  ne  peut  les  soupçonner  de  courir  les  cano- 
nicats.  Ils  servent  une  puissance  qui  ne  peut  rien  pour  eux,  sauf 
de  bénir  leur  tombe,  et  ils  la  servent  fidèlement.  Malgré  les  défauts 
qui  se  mêlent  à  tout  cela,  comment  tout  cela  ne  touche-t-il  point 
le  cœur  d'un  prêtre  ?  Que  ce  passé,  à  mesure  qu'il  se  remplit  des 
humbles  œuvres  que  nous  pouvons  faire,  nous  signale  chaque  jour 
davantage  à  la  haine  et  aux  insultes  de  ceux  qui  haïssent  et  insul- 
tent pardessus  tout  ce  que  nous  défendons,  c'est-à-dire  Tautel  et 
le  prêtre,  rien  de  plus  simple  ;  mais  comment  expliquer  que,  parmi 
tant  d'hommes  ardents  à  nous  diffamer,  les  plus  ardents  soient  les 
prêtres?  Travers  d'esprit  ou  travers  de  cœur  »  (1). 

L'abbé  Gaduel  prit  feu  ;  il  déféra  à  l'archevêque  de  Paris  les  cinq 
articles  àeV  Univers  ;  dans  sa  lettre  au  susdit  prélat,  on  lit  :  «  Sans 
discuter  ma  critique  et  sans  paraître  même  s'occuper  le  moins  du 
monde  de  la  question  doctrinale,  qui  était  ici  la  vraie  et  la  seule 
question,  le  rédacteur  de  V Univers  a  eu  recours  contre  moi  aux 
sarcasmes,  aux  outrages  et  à  la  calomnie  et  il  a  entrepris  de  me 
livrer  aux  risées  et  au  mépris  du  public.  Dans  cinq  articles,  em- 
preints de  tous  les  traits  de  la  satire  et  de  toutes  les  violences  de  la 
colère,  il  me  représente,  tantôt  directement,  tantôt  par  des  insi- 
nuations perfides,  comme  un  mauvais  prudent  qui  reprend  aigre- 
ment les  zélés  ;  comme  un  homme  d'un  esprit  méchant  qui  fait  de 
la  caricature  et  s'occupe  à  plaisanter,  à  rire  et  à  s'égayer  aux  dé- 
pens du  prochain;  comme  un  prêtre  à  petites  {fassions,  à  petits 
intérêts  qui  court  des  canonicats  et  cherche  des  abonnements  à  un 
journal;  comme  un  théologien  dont  les  critiques,  de  nature  à  faire 

(1)  Veuillot,  Mélamfes,  '2«  série,  t.  I,  p.  283, 


396  CHAPITRE    XIII 

douter  de  sa  compétence  sur  les  matières  qu'il  traite,  sont  mani- 
festement inspirées  par  la  passion  et  par  l'esprit  de  parti,  ardent 
à  diffamer  les  rédacteurs  de  VUnivers,  parce  qu'ils  n'ont  pas  lu 
Witasse  et  Billuart  ;  qui  montre  béant  le  gouffre  de  l'erreur  à 
quiconque  n'a  pas  étudié  au  moins  ces  deux  théologiens  ;  qui  fait 
un  crime  à  Fauteur  de  V Essai  de  s'être  occupé  des  intérêts  de  la 
religion  et  d'avoir  étudié  les  problèmes  politiques  dans  leurs  rap- 
ports avec  la  théologie;  qui  dissèque  les  écrits  d'un  grand  chrétien 
pour  en  faire  sortir  adroitement  un  grain  d'hérésie  ;  qui  voudrait 
faire  passer  pour  hérétiques  des  hommes  illustres  et  d'une  foi  pure, 
parce  qu'il  leur  est  échappé  des  expressions  douteuses,  inexactes 
ou  qui  ne  sont  pas  selon  la  rigueur  de  l'école  ;  qui  pousse  enfin  la 
mauvaise  foi  jusqu'à  faire  de  fausses  citations  et  à  se  fonder  sur 
des  textes  tronqués,  perfidement  isolés  ou  artificiellement  rappro- 
chés, et  toujours  accompagnés  d'une  interprétation  qui  leur  donne 
un  sens  tout  différent  de  celui  qu'ils  ont  dans  le  livre. . .  »  L'abbé 
Gaduel  continue  ainsi  à  se  peindre  lui-même  d'après  les  données 
plaisantes  de  Veuillot  ;  il  réussit  tout  juste  à  faire  douter  encore 
plus  de  son  jugement  que  de  son  goût.  Puis,  allant  crescendo,  il 
déclare  tout  net  que,  dans  sa  personne,  la  théologie  est  attaquée, 
raillée,  persiflée.  Enfin,  mettant  les  deux  mains  sur  son  cœur,  il  se 
dit  attaqué  dans  ses  sentiments  et  sa  réputation.  «  Homme,  con- 
tinue-t-il,  je  pourrais  sacrifier  ma  réputation  ;  mais  chrétien,  je 
dois  conserver  l'honneur  de  ma  foi  ;  prêtre,  je  dois  faire  respecter 
la  dignité  de  mon  caractère  ;  professeur,  je  ne  dois  pas  me  laisser 
suspecter  d'avoir,  pendant  sept  années,  semé  de  mauvaises  doctri- 
nes dans  deux  diocèses.  Vicaire  général,  je  dois  justifier  et  hono- 
rer la  confiance  que  veut  bien  m'accorder  un  évêque  dont  la  foi  et 
le  tendre  attachement  au  Saint-Siège  sont  connus  de  toute  l'E- 
glise. C'est  pourquoi  je  défère  ces  cinq  articles  comme  injurieux, 
comme  diffamatoires  et  comme  scandaleux.  Je  les  défère  à  l'au- 
torité ecclésiastique,  parce  que  ïinivers  n'est  pas  un  simple  jour- 
nal politique.  Enfin,  je  les  défère  au  jugement  archiépiscopal,  parce 
que  l'auteur  est  diocésain  de  Paris,  parce  que  le  journal  où  ils  ont 
été  publiés  s'imprime  dans  ce  diocèse,  et  parce  quo  la  cause  dont 


LES   PROCÈS   DU   JOURNAL    «    l' UNIVERS    ))  397 

il  s'agit  ici,  n'étant  pas  de  celles  que  le  droit  appelle  majeures, 
c'est  à  votre  tribunal  qu'elle  doit  ressortir  en  première  ins- 
tance ». 

On  voit  que  si  le  sulpicien  Gaduel,  savait  peu  dresser  une  thèse 
ou  improviser  un  article,  il  excellait  à  minuter  une  procédure.  La 
forme  est  correcte,  le  fond  seul  laisse  à  désirer.  On  comprend  mal 
qu'un  théologien  reproche  à  un  laïque  de  ne  pas  s'occuper  de  la 
question  doctrinale  :  et  on  ne  comprend  pas  du  tout  qu'un  prêtre 
assez  maladroit  pour  se  faire  battre  comme  journaliste,  se  couvre 
de  vingt  qualités  hors  de  cause  pour  crier  à  la  garde.  Dans  l'espèce, 
l'abbé  Gaduel  avait  bien  agi  comme  vicaire-général,  comme  ré- 
pondant de  son  évêque  ;  mais  enfin,  il  n'était  ni  vicaire-général, 
ni  professeur,  ni  prêtre,  mais  simplement  collaborateur  de  l'Ami 
de  la  Beligion  et  auteur  d'articles  où  il  sonnait  faux  d'un  bout  à 
l'autre.  Le  jugement  de  l'autorité  compétente  en  a  fourni  per- 
tinemment la  preuve.  La  seule  vengeance  à  tirer  de  l'adversaire, 
c'était  de  raisonner  contrelui  et  de  raisonner  victorieusement.  Pren- 
dre des  poses  et  faire  des  phrases,  s'exclamer  et  dénoncer,  c'est 
trop  laisser  voir  qu'on  est  battu.  Il  eût  été  plus  habile  de  se  dissi- 
muler. Mais,  autour  du  siège  pontifical  d'Orléans,  un  vicaire  doit 
équivaloir  au  moins  à  un  cardinal  et  jouir  comme  tel  de  certaines 
immunités.  Avec  l'esprit  processif  que  voilent  trop  peu  les  appels 
incessants  à  la  charité  et  que  trahissent  d'interminables  querelles, 
on  crut  généreux,  noble  et  grand,  d'intenter  un  procès. 

Quatre  ou  cinq  jours  après  qu'il  eut  reçu  celte  plainte,  l'arche- 
vêque de  Paris,  Marie-Dominique-Auguste  Sibour,  y  fit  droit  par 
une  ordonnance  qui  prohibait  la  lecture  de  ïUnivers  dans  les 
communautés  religieuses,  défendait  aux  prêtres  du  diocèse  de  le 
lire,  et,  sous  peine  de  suspense,  d'y  écrire  et  de  concourir  en  au- 
cune manière  à  sa  rédaction.  Le  prélat  défendait,  en  outre  à 
['Univers  et  aux  autres  journaux  religieux  imprimés  à  Paris,  de 
reproduire,  en  manière  de  qualificatifs  injurieux,  les  termes  d'ul- 
tramontains  et  de  gallicans.  Les  motifs  de  cette  sentence,  très  lon- 
gue et  très  véhémente,  rédigés  paraît-il  par  l'abbé  Darboy,  depuis 
archevêque,  étaient,  en  partie,   empruntés  à  la  plainte  de  l'abbé 


398  CHAPITRE   XIII 

Gaduel,  en  partie  aux  correspondances  du  prélat.  L'archevêque  y 
ajoutait  la  menace  d'excommunication  si  ies  rédacteurs  deV Univers 
se  permettaient  de  discuter  cet  acte. 

h' Univers  publia  ce  document  et  le  lendemain,  sans  daigner  si- 
gnaler le  hurlement  de  joie  qui  s'élevait  dans  toute  la  presse  in- 
crédule, il  se  contenta  de  déclarer  que  son  rédacteur  en  chef  étant 
à  Rome,  saurait  là  ce  qu'il  avait  à  faire  et  ne  manquerait  pas  de 
remplir  pieusement  son  devoir. 

Veuillot  en  appela  au  Souverain  Pontife.  «  J'ai  trouvé,  écrivait-il 
de  Rome,  que  la  sentence  de  Mgr  Sibour,  quoique  rendue  à  l'oc- 
casion d'un  fait  particulier,  embrassait  néanmoins  tout  l'esprit  et 
toute  la  carrière  du  journal  ;  qu'elle  établissait  contre  nous  une 
j  urisprudence  et  une  justice  qui  seraient  illusoires  pour  nous  ;  que, 
par  le  nombre,  la  généralité  et  la  gravité  des  inculpations,  le  vé- 
nérable prélat,  fermant  lui-même  la  porte  à  tout  moyen  terme, 
ne  nous  laissait  d'autre  parti  honorable  et  chrétien  à  prendre,  que 
de  nous  retirer  purement  et  simplement,  ou  de  demander  pure- 
ment et  simplement  à  un  tribunal  supérieur  l'annulation  de  son 
arrêt.  Les  raisons  de  conscience,  tout  à  fait  étrangères  à  notre 
amour-propre  et  à  notre  intérêt,  qui  nous  ont  obligés  jusqu'à  pré- 
sent de  maintenir  une  œuvre  si  cruellement  combattue  d'une  part, 
mais  d'autre  part  si  glorieusement  appuyée  subsistent  toujours.  Je 
puis  vous  assurer  que  ces  raisons  n'ont  reçu  aucune  atteinte,  loin  de 
là,  pai'  tout  ce  que  j'ai  pu  voir  et  entendre  depuis  que  je  suis  ici.  J'ai 
donc  assez  compté  sur  votre  dévouement  pour  prendre  la  résolu- 
tion de  ne  pas  supprimer  le  journal.  J'appelle  au  Pape  de  la  sen- 
tence de  Mgr  l'archevêque.  J'en  appelle  pour  notre  honneur  et 
notre  liberté  trop  méconnus.  Jugés  par  le  père  commun  des  fidèles, 
par  la  plus  haute  autorité  qui  soit  sur  la  terre,  nous  saurons  avec 
certitude  ce  que  nous  devons  faire  et  nous  le  ferons  aussitôt  ». 

Malgré  la  popularité  qu'obtinrent  les  actes  de  l'archevêque,  sur- 
tout dans  la  mauvaise  presse,  peut-être  même  à  cause  des  éloges 
qu'ils  obtinrent,  plusieurs  prélats  voulurent  montrer  l'intérêt  qu'ils 
portaient  à  une  œuvre  traitée  avec  trop  de  rigueur.  L'évéque  de 
Châlons  écrivait  :  «  Le  rédacteur  de  VUnivers  est  un  homme  de 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    ((    l'uNIVERS    »  399 

zèle  et  de  probité  ;  il  est  homme  de  foi  et  homme  d'esprit.  Cette 
dernière  qualité,  qui  le  rend  supérieur  à  tels  ou  tels  qui  courent 
la  même  carrière,  n'est  pas  propre  à  le  leur  faire  aimer  ;  il  y  a  de 
l'homme  partout  et  ici  beaucoup  ».  L'archevêque  d'Avignon,  per- 
mettant, comme  l'évêque  de  Châjons,  à  ses  prêtres  de  continuer 
leur  abonnement  à  V  Univers,  disait  de  cette  feuille  :  «  Les  services 
incontestables  qu'elle  a  rendus  à  la  cause  catholique  sont  la  garan- 
tie de  ceux  qu'elle  peut  rendre  encore.  A  une  époque  où  tant  d'élé- 
ments dissolvants  tendent  à  amoindrir  l'esprit  religieux,  à  étendre 
l'indifférence  et  à  relâcher  les  liens  de  subordination  à  l'auto- 
rité suprême  du  Souverain  Pontife  dans  les  choses  spirituelles,  il 
nous  paraît  sage  de  conserver  au  clergé  comme  aux  fidèles  de 
notre  diocèse  le  journal  qui,  depuis  plus  de  vingt  ans,  soutient  avec 
courage  et  talent  les  grands  intérêts  catholiques  ». 

L'appel  de  Veuillot  et  les  dissidences  publiques  de  l'épiscopat 
posaient  donc,  devant  le  tribunal  de  FEglise,  la  question  de  l'Uni' 
vers.  L'Eglise  ne  tarda  pas  à  répondre.  Le  9  mars  1853,  le  secré- 
taire des  lettres  latines  de  Sa  Sainteté,  Mgr  Fioramonti,  écrivait 
au  rédacteur  en  chef  de  V  Univers:  «  Je  voudrais,  en  cette  circons- 
tance, relever  et  raffermir  votre  courage  par  la  parole  du  Souve- 
rain Pontife.  La  réputation  que  vous  ont  fait  la  distinction  de  votre 
talent  et  la  sincérité  de  votre  dévouement  envers  le  Siège  Aposto- 
lique m'y  portant  d'ailleurs,  j'ai  résolu  de  vous  faire  connaître 
sans  arrière-pensée  mon  jugement,  quel  qu'il  puisse  être,  sur  votre 
journal.  Et  d'abord  tout  le  monde  ici  l'avoue  et  le  reconnaît:  c'est 
une  résolution  inspirée  par  la  piété  que  celle  que  vous  avez  prise 
d'écrire  un  journal  religieux,  afin  de  soutenir  et  de  défendre  cou- 
rageusement la  vérité  catholique  et  le  Saint-Siège.  Mais  ce  qui  mé- 
rite assurément  une  louange  particuhère,  c'est  que  dans  ce  journal 
vous  n'avez  jamais  rien  mis  au-dessus  de  la  doctrine  catholique, 
vous  appliquant  en  même  temps  à  donner  sur  les  autres  la  préé- 
minence aux  institutions  et  aux  statuts  de  l'Eglise  romaine,  à  les 
défendre  et  à  les  soutenir  de  grand  cœur  et  avec  résolution.  Delà 
vient  que  votre  journal,  à  raison  des  matières  qui  sont  l'objet  de 
vos  travaux,  excite  ici,  comme  en  France  et  dans  d'antres  contrées 


400  CHAPITRE    XIII 

étrangères,  un  grand  intérêt,  et  qu'on  le  regarde  comme  très  propre 
à  traiter  les  choses  qui  doivent  l'être  dans  le  temps  présent.  Ce- 
pendant les  personnes  qui  tiennent  fortement  à  certains  principes, 
à  certains  usages,  à  certaines  coutumes,  ne  portent  pas  du  tout 
sur  votre  journal  le  même  jugement.  Comme  ils  ne  peuvent  pas  re- 
jeter ouvertement  ses  doctrines^  ils  cherchent,  depuis  bien  longtemps, 
ce  qu'ils  pourraient  reprocher  au  rédacteur  et  s'ils  n'auraient  pas 
autre  chose  à  reprendre  que  la  vivacité  de  son  langage  et  sa  ma- 
nière de  s'exprimer.  Les  rédacteurs  d'autres  feuilles,  bien  qu'elles 
soient  religieuses,  se  montrent  également  prêts  et  ardents  à  atta- 
quer votre  journal  selon  l'occasion  et  avec  violence.  11  en  résulte 
qu'ils  font  pénétrer  peu  à  peu  la  défiance  dans  les  âmes  qu'altère 
surtout  en  ce  temps  l'amour  de  la  pure  doctrine,  et  qu'ils  retar- 
dent ainsi  à'une  manière  déplorable  le  mouvement  qui  les  entraîne 
par  une  impulsion  chaque  jour  plus  forte  dans  l'obéissance  et  l'a- 
mour du  Saint-Siège.  C'est  pourquoi  il  serait  bon,  non  seulement 
pour  vous-même,  mais  encore  pour  l'utilité  de  l'Eglise,  que  tout 
en  prenant  en  main  la  cause  de  la  vérité  et  la  défense  des  statuts 
et  décrets  du  Siège  Apostolique,  vous  examiniez  d'abord  avec  grand 
soin  toutes  choses,  et  que  surtout  dans  les  questions  où  il  estlicile 
de  soutenir  l'une  et  l'autre  opinion,  vous  évitiez  constamment 
d'imprimer  au  nom  des  hommes  distingués  la  plus  légère  flétris- 
sure. P]t,  en  effet,  tout  journal  religieux  s'imposant  l'obligation  de 
défendre  la  cause  de  Dieu  et  de  l'Eglise,  et  le  souverain  pouvoir 
du  Siège  Apostolique  doit  être  fait  de  telle  sorte  que  rien  de  con- 
traire à  la  modération,  rien  de  contraire  à  la  douceur  n'y  vienne 
choquer  le  lecteur.  C'est  le  vrai  moyen  d'attirer  sa  bienveillance 
et  de  lui  persuader  plus  aisément  combien  celte  cause  l'emporte 
sur  toutes  les  autres  et  quelle  est  l'excellence  du  Siège  Apostolique . 
Mais  quoique  les  ressentiments  et  les  divisions  qui  se  sont  fait  jour 
paraissent  avoir  atteint  un  certain  degré  de  gravité  et  soient  main- 
tenant un  obstacle  à  votre  journal  religieux,  je  ne  parviendrai  ja- 
mais à  me  persuader  que  cela  puisse  être  durable.  Loin  de  là,  j'ai  la 
confiance  que  ceux  qui,  pour  le  moment,  vous  sont  contraires, 
seront  bientôt  unanimes  à  louer  le  talent  et  le  zèle  avec  lequel 


LES   PROCÈS   DU   JOURNAL    ((    l'uNIVERS    ))  401 

VOUS  ne   cessez  de  soutenir  la  religion  et  le  Siège  apostolique  ». 

Ainsi,  continue  Veuillot  dans  V Histoire  du  parti  catholique,  en 
nous  donnant  des  conseils  qu'il  n'adressait  pas  moins  aux  autres 
journaux  religieux,  le  Secrétaire  de  Sa  Sainteté  daignait  louer 
spécialement  et  positivement  notre  œuvre.  Lorsque  nous  offrions 
de  la  supprimer,  il  nous  répondait  de  la  maintenir,  exprimant  la 
confiance  que  ceux  mêmes  qui  la  blâmaient  ne  tarderaient  pas  à  la 
traiter  plus  favorablement. 

«  L'éloge  répété  d'avoir  pris  en  main  la  cause  de  la  religion  et 
du  Saint-Siège,  laissait  tomber  le  reproclie  si  souvent  formulé  de 
toucher  aux  questions  irritantes,  n'y  ayant  point  de  questions  plus 
irritantes  entre  les  enfants  de  l'Eglise  et  ses  ennemis  que  ces  points, 
ou  historiques  ou  dogmatiques,  sur  lesquels  l'esprit  d'erreur  a  ras- 
semblé tant  de  mensonges  et  cultivé  tant  de  préventions. 

«  Une  partie  du  mal  que  ces  préventions  peuvent  produire  était 
attribuée  à  la  violence  des  attaques  dirigées  contre  V Univers  par 
d'autres  journaux  religieux  :  «  Ils  répandent  la  défiance,  et  ils  re- 
tardent  ainsi  d'une  manière  déplorablele  mouvement  qui  entraine 
les  âmes  ». 

«  On  approuvait  d'une  manière  particulière  le  soin  de  ne  met- 
tre rien  au-dessus  de  la  doctrine  catholique. 

«  Quant  à  la  ligne  politique,  le  silence  calculé  de  la  réponse  nous 
laissait  au  moins  toute  liberté  »  (1). 

Assurément  les  amis  et  les  rédacteurs  de  V Univers  ne  pouvaient 
rien  désirer  de  plus  ;  et  pourtant  ils  allaient  recevoir  une  plus  en- 
tière satisfaction.  Le  21  mars,  la  parole  pontificale  elle-même  se 
fit  entendre,  d'une  manière  plus  générale,  mais  non  moins  claire, 
dans  V Qncy Q\\(\[xÇi  Inter  mulliplices .  En  plaçant  la  presse  religieuse 
sous  la  paternelle  surveillance  des  évêques,  le  Saint-Père  la  met- 
tait en  même  temps  au  rang  de  leur  plus  chère  sollicitude. 

((  Nous  ne  pouvons,  disait  le  Pontife,  nous  empêcher  de  rappe- 
ler ici  les  conseils  par  lesquels,  il  y  a  quatre  ans,  nous  excitions 
ardemment  les  évêques  de  tout  l'univers  catliolique  à  ne  rien  né- 


(1)  Mélanges,  l"*"  série,  t.  I,  p.  506. 

2G 


402  CHAPITRE    XIII 

gliger  pour  engager  les  hommes  remarquables  par  le  talent  et  la 
saine  doctrine  à  publier  des  écrits  propres  à  éclairer  les  esprits  et 
à  dissiper  les  ténèbres  des  erreurs  en  vogue.  C'est  pourquoi,  en 
vous  efforçant  d'éloigner  des  fidèles  commis  à  votre  sollicitude  le 
poison  mortel  des  mauvais  livres  et  des  mauvais  journaux,  veuil- 
lez aussi,  nous  vous  le  demandons  avec  instance,  poursuivre  de 
toute  votre  bienveillance  et  de  toute  votre  prédilection  les  hommes 
qui,  animés  de  l'esprit  catholique  et  versés  dans  les  lettres  et  dans 
les  sciences,  consacrent  leurs  veilles  à  écrire  et  à  publier  desjowr- 
naux,  pour  que  la  doctrine  catholique  soit  propagée  et  défendue, 
pour  que  les  droits  dignes  de  toute  vénération  de  ce  siège  et  ses  actes 
aient  toute  leur  force,  pour  que  les  sentiments  et  les  opinions  cou- 
traires  à  ce  saint  siège,  à  son  autorité,  disparaissent,  pour  que 
l'obscurité  des  erreurs  soit  chassée  et  que  les  intelligences  soient 
inondées  de  la  douce  lumière  de  la  vérité.  Votre  charité  et  votre 
sollicitude  épiscopales  devront  donc  exciter  l'ardeur  de  ces  écri- 
vains catholiques  animés  d'un  bon  esprit,  afin  qu'ils  continuent  à 
défendre  la  cause  de  la  vérité  catholique  avec  un  soin  attentif  et 
avec  savoir.  Que  si,  dans  leurs  écrits,  il  leur  arrive  de  manquer 
à  quelque  chose,  vous  devez  les  avertir  avec  des  paroles  paternelles 
et  avec  prudence.  » 

.'  C'est  en  ces  termes  que  la  cause  générale  de  la  presse  catholi- 
que et  de  la  polémique  religieuse  fut  jugée  par  le  juge  suprême, 
en  1853.  Recommandation  générale  aux  évêques  de  protéger  et 
d'honorer  les  écrivains  catholiques  ;  consigne  donnée  aux  jour- 
naux de  défendre  les  droits  du  Saint-Siège  et  de  poursuivre  les 
opinions  contraires  ;  avertissements  paternels  à  donner  aux  écri- 
vains, s'ils  venaient  à  manquer  en  quelque  chose  :  telle  était  la 
charte  de  la  Chaire  apostolique,  et,  dans  les  circonstances,  elle 
offrait  évidemment  à  VUniverSf  je  ne  dis  pas  un  bill  d'amnistie,  le 
journal  n'en  avait  pas  besoin,  mais  une  défense  contre  tout  nou- 
vel outrage. 

Entre  la  lettre  de  Mgr  Fioramonti  et  l'Encyclique,  le  Saint-Siège 
avait  d'ailleurs  manifest»^  fort  explicitement  ses  vues.  Le  concile 
de  la  province  de  Reims,  tenu  à  Amiens,  avait  constaté  le  concours 


LES  PROCÈS  DU  JOURNAL  «  l' UNIVERS  »  403 

que  les  écrivains  laïques  ont  prêté,  dans  ces  djerniers  temps,  à  la 
bonne  cause,  particulièrement  par  la  voie  des  journaux.  Tout  en 
reconnaissant  des  imperfections  dans  ces  œuvres,  il  avait  cru  de- 
voir les  encourager  et  faire  acte  de  juslice  en  louant  par  quelques 
phrases,  évidemment  à  l'adresse  de  VUnwer$,  l'admirable  talent, 
le  dévouement  constant  aux  saintes  doctrines,  la  persévérance  et 
le  désintéressement  avec  lesquels  ce  journal  a  servi  l'Eglise.  L'é- 
vêque  d'Amiens,  Antoine  de  Salinis,  crut  donc  devoir  défendre  à 
Rome  le  journal  honoré  d'une  si  imposante  approbation,  et  en 
prenant  sa  défense  il  ne  crut  qu'accomplir  la  mission  qui  lui  avait 
été  confiée  par  les  évêques  de  sa  province.  Du  reste,  les  attaques 
dont  V Univers  était  l'objet  à  cette  époque  appelèrent  d'une  manière 
toute  spéciale  l'attention  delà  congrégation  du  concile  sur  le  dé- 
cret du  concile  d'Amiens.  Tout  le  monde  à  Rome  s'occupa  de  cette 
affaire  avec  un  soin  particulier.  Le  décret  disait  en  substance  qu'il 
ne  fallait  pas  s'offusquer  des  fautes  quand  l'ensemble  de  l'ouvrage 
était  bon  ;  qu'il  fallait  traiter  les  écrivains  avec  bénignité,  non  avec 
dureté  ;  et  rendre  de  justes  louanges  à  leurs  vertus.  Ce  décret  sur 
la  presse  fut  approuvé,  et  si  on  lit  l'encyclique  qui  intervint  quel- 
que temps  après,  on  reconnaîtra  que  le  jugement  du  concile  pro- 
vincial reçut,  en  cette  circonstance,  une  sanction  qui,  pour  les  ca- 
tholiques, devait  paraître  définitive. 

En  résumé,  V Univers,  attaqué  à.  peu  près  sans  raison  et  avec  une 
très  grande  violence,  à  propos  des  classiques  païens  et  d'un  écrit 
de  Donoso  Cortès,  avait  été  victorieusement  défendu  par  un  grand 
nombre  d'évêques,  innocenté  par  un  concile  provincial,  loué  avec 
effusion  par  le  secrétaire  particulier  du  Pape  et  bientôt  couvert, 
comme  d'un  bouclier,  par  une  Encyclique  pontificale.  La  réponse 
de  l'archevêque  de  Paris  ne  se  fit  pas  attendre  ;  elle  fut  digne  de 
sa  foi.  Par  ordonnance  du  8  avril,  Dominique  Sibour  leva  la  sen- 
tence portée  contre  V Univers.  U Univers  put  continuer  sa  croisade 
contre  les  tenants  de  l'impiété,  du  lil)éralisme  et  du  socialisme, 
sans  avoir  tiré,  de  cette  seconde  épreuve,  venue  d'Orléans,  d'autre 
châtiment  que  d'innombrables  sympathies,  d'autres  malheurs 
qu'un  agrandissement  de  format.' 


404  CHAPITRE    XIII 

L'évêque  d'Orléans  n'imita  pas  son  métropolitain,  il  ne  retira 
pas  la  sentence  portée  à  Orléans  contre  V Univers.  Malgré  l'Ency- 
clique de  Pie  IX  et  la  publicité  de  son  jugement,  l'implacable 
persécuteur  de  V Univers  n'entendait  pas  désarmer.  Rien  que  la 
mort  n'était  capable  d'expier  les  forfaits  de  maître  Yeuillot.  Nous 
verrons  bientôt  ce  prélat  porter  de  nouveaux  coups. 

III.  —  Après  l'Encyclique,  V Univers  gardait  donc  sa  position.  En 
politique,  en  philosophie,  qn  littérature,  il  restait  dans  ses  thèses, 
avec  l'unique  devoir  d'observer  la  justice  et  la  modération.  Envers 
le  journal,  on  avait  au  moins  le  conseil  de  le  prendre  là  ;  le  passé 
devait  être  oublié,  et,  pour  accuser  de  nouveau,  il  fallait  laisser  à 
VUnivers  le  temps  de  commettre  des  fautes.  Sans  se  condamner  à 
un  silence  éternel  sur  les  idées  et  les  opinions  qui  pourraient  pa- 
raître contestables,  sans  abdiquer  le  droit  de  défendre  ses  propres 
convictions,  VUnivers  était  résolu  d'y  regarder  à  deux  fois  avant 
d'entrer  dans  les  discussions  les  plus  légitimes.  Le  Correspon- 
dant, revue  des  catholiques  libéraux,  entièrement  à  la  dévotion  de 
Mgr  Dupanloup,  se  mit  plus  à  l'aise  ;  il  ne  donna  pas  même  un  mois 
de  répit.  Quinze  jours  après  l'Encyclique,  il  contenait  un  article  de 
Lenormand  contre  r(7mvers  ;  dans  la  livraison  suivante,  nouvel 
article  de  Foisset  contre  VUnivers  ;  puis,  pour  changer,  dans  les 
numéros  successifs,  articles  du  prince  Albert  de  Broglie,  du  P.  La- 
cordaire,  de  Montalembert,  de  Falloux,  de  Cochin,  contre  VUnivers. 
Tous  les  amis  de  l'évêque  d'Orléans  donnèrent  l'un  après  l'autre, 
nous  ne  savons  s'il  faut  dire  leur  coup  de  collier  ou  leur  coup  de 
patte.  Dans  tous  ces  articles,  ce  qu'on  reprochait  à  VUnivers  pro- 
cédait toujours  de  la  même  théorie,  du  libéralisme.  VUnivers  n'é- 
tait pas  assez  favorable  aux  principes  de  89,  à  la  société  moderne, 
aux  libertés  parlementaires,  et,  par  ses  fameux  emportements,  il 
irritait  les  méchants,  il  rejetait  les  incertains^  il  empêchait  d'illus- 
tres conversions,  bref,  il  perdait  tout  en  France  et  dans  l'Eglise. 
La  passion  politique  n'était  pas  étrangère  à  ces  invectives,  la  pas- 
sion gallicane  avait  aussi  sa  part.  L'U^iivers  était  une  tête  de  Turc 
pour  recevoir  les  coups  qu'on  n'osait  porter  à  leur  adresse  vérita- 
ble, à  Napoléon  lll  et  à  Pie  IX.   Pour  les  catholiques  libéraux. 


LES  PROCÈS  DU  JOURNAL  «  l' UNIVERS  ))  405 

comme  pour  les  libéraux  sans  épithètes  —  au  fond  c'est  la  même 
chose  —  V Univers  était  le  bouc  émissaire  de  la  situation  créée  par 
le  coup  d'Etat  du  2  décembre. 

Ici  se  présente  une  question.  L'Univers^  comme  journal,  avait 
été,  pour  ses  principes  et  ses  œuvres,  jugé  favorablement  par  l'E- 
glise. Le  Correspondant  se  permettait  déjuger  à  rencontre,  sans 
articuler  de  nouveaux  griefs,  s'en  référant  uniquement  à  un  passé 
déclaré  non  coupable.  Le  Correspondant  portait  ce  jugement  con- 
traire à  celui  de  l'Eglise  ,  par  la  plume  d'écrivains  laïques,  émi- 
nents  sans  doute,  mais  enfin  de  nulle  autorité,  au  moins  au  point 
de  vue  canonique.  En  vertu  de  quel  principe  osait-on  ainsi  contreve- 
nir au  devoir?  De  quel  droit,  des  auteurs  sans  mission,  sans  carac- 
tère, sans  autorité,  se  permettaient-ils  de  faire  à  leur  tour,  contre 
le  Saint-Siège,  ce  qu'ils  venaient  de  reprendre  dans  Veuillot?  On 
pense  involontairement  et  sans  rire,  au  grief  imaginaire  de  l'évê- 
que  d'Orléans,  au  gouvernement  presbytérien  et  laïque  qui  osait, 
au  dire  du  prélat,  se  dresser  en  dehors  de  l'épiscopat  et  du  Saint- 
Siège.  Des  laïques,  on  ne  voyait  pas  autre  chose,  et  si  un  siège 
épiscopal  les  inspirait,  certainement  il  n'osait  pas  se  montrer. 
Sans  regarder  le  dessous  des  cartes,  on  sait  bien  un  peu  le  jeu  qui 
se  jouait.  Lorsque  l'histoire  pénétrera  le  jeu  puéril  de  ces  récrimi- 
nations aussi  libérales  que  peu  chrétiennes,  elle  ne  trouvera,  je  le 
crains,  que  peu  de  raisons  à  louer  et  beaucoup  de  déloyautés  à 
flétrir.  —  Nous  ne  parlons  pas  du  devoir  catholique  et  de  la  vertu 
chrétienne  ;  il  est  évident  qu'on  en  avait  perdu  la  double  notion 
et  que  la  guerre  des  catholiques  libéraux  contre  le  rédacteur  en 
chef  de  VUnivers  n'était  plus  qu'une  affaire  de  haine. 

En  1856,  au  mois  de  mai,  l'Egérie  politique  de  l'évéque  d'Or- 
léans, le  comte  de  Falloux,  entreprit  une  nouvelle  campagne.  Le 
Gaduel  en  robe  courte  s'y  prenait,  au  reste,  d'une  manière  fort 
maladroite.  Par  une  faute,  que  la  passion  seule  explique,  il  re- 
montait aux  temps  antédiluviens  et  reprochait  à  VUnivers  des 
crimes  commis  même  avant  sa  naissance.  Sous  couleur  de  raconter 
l'histoire  du  parti  catholique,  il  montrait  ce  journal  toujours  fu- 
neste à  l'Eglise,  par  ses  aveuglements  contre  la  liberté  et  ses  pas- 


406 


CHAPITRE    XIII 


sions  contre  les  représentants  du  libéralisme.  A  ces  imputations, 
il  y  avait  deux  choses  à  répondre  :  c'est  que  V Univers  avait  alors 
pour  patrons  les  nouveaux  amis  du  comte  de  Falloux  et  que  V Uni- 
vers, en  1853,  avait  reçu  au  moins  un  bill  d'indemnité.  L'accusa- 
tion était  sans  valeur  ;  elle  n'avait  pas  même  le  mérite  de  la  vrai- 
semblance. Rien  n'était  plus  facile  que  de  la  confondre.  De  sa 
meilleure  plume,  le  rédacteur  en  chef  de  Y  Univers  entreprit  cette 
tâche,  et  des  vaines  allégations  de  l'accusateur,  il  ne  laissa  sub- 
sister rien,  que  le  souvenir  de  leur  indignité.  Les  feuilles  catho- 
liques libérales,  au  mépris  de  toute  justice,  ne  propagèrent  pas 
moins  ces  accusations  si  pertinemment  réfutées,  elles  voulaient 
amener  la  fusion  entre  les  philippistes  et  les  légitimistes,  c'est-à- 
dire  la  subordination  des  principes  d'ordre  aux  idées  révolution- 
naires, et,  dans  ce  beau  dessein,  par  une  contradiction  vraiment 
brutale,  elles  accusaient  VUnivers  de  sacrifier  l'intérêt  religieux  à 
l'intérêt  politique,  l'Eglise  à  TEmpire.  Le  combat  fut  d'ailleurs 
long,  et  même  vif,  mais  sans  résultat  parce  qu'il  n'avait  pas  de 
raison  d'être.  L'Universri'Y  perdit  aucun  de  ses  amis  ;  il  en  accrut 
plutôt  le  nombre  par  sa  belle  défense.  On  pouvait  compter  sur  une 
paix  durable,  lorsqu'une  attaque  très  imprévue,  quoique  souvent 
annoncée,  d'une  forme  étrange  et  toute  nouvelle,  jeta  le  journal 
catholique  dans  de  nouvelles  aventures. 

Vers  la  fin  de  juillet  1856,  parut,  chez  l'éditeur  Dentu  ,  un  vol. 
in-8°de  200  pages,  intitulé:  L' Univers  jugé  par  lui-même,  ou  Elu- 
des et  documents  sur  le  journal  l'Univers  de  1845  à  1855.  Pour  la 
correction  canonique  du  titre  il  aurait  fallu  de  1853  à  1855,  parce 
que  les  années  précédentes  innocentées  par  les  juges  naturels  du 
journal,  se  dérobaient  par  là  même  à  l'accusation,  et  à  peine  de 
mettre  de  côté  le  jugement  de  l'Eglise,  on  ne  pouvait  pousser  plus 
loin.  Mais  la  passion  libérale  ne  se  pique  pas  de  respecter  le  Saint- 
Siège,  et  tant  qu'on  n'a  pas  ratifié  ses  arrêts,  les  questions,  même 
résolues  par  le  Pape,  sont  toujours  des  questions  à  résoudre.  L'o- 
puscule se  composait  de  prétendus  textes  tirés  de  VUnivers  et  en- 
tourés des  commentaires  les  plus  malveillants.  C'était  l'application 
du  proverbe  qu'avec  dix  lignes  d'écritures  on  peut  faire  pendre  un 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    «    l'UNIVERS    ))  407 

homme.  L'écrit,  ou  plutôt,  pour  lui  donner  tout  de  suite  le  nom 
qu'il  reçut  de  plusieurs  évêques,  le  libelle  ne  portait  point  de  nom 
d'auteur.  Mais  le  luxe  de  l'impression,  l'abondance  des  distribu- 
tions gratuites  qui  en  furent  faites  à  grands  frais,  la  prodigalité 
des  annonces,  dans  les  journaux  de  toutes  couleurs,  l'unanimité 
avec  laquelle  il  était  vanté  dans  une  foule  de  réclames  et  de  cor- 
respondances, tout  montrait  que  Fauteur  n'était  pas  le  premier 
venu.  Ce  fut  d'ailleurs  le  sentiment  général  :  les  choses  ne  se  font 
ainsi  que  quand  un  certain  nombre  de  personnes  s'y  intéressent. 
Immédiatement  on  accorda  de  tous  côtés  au  libelle  une  importance 
que  les  œuvres  anonymes  n'ont  pas  coutume  d'obtenir,  et  que, 
par  elle-même,  celle-ci  ne  méritait  certes  pas.  L'ouvrage  était, 
disait-on,  instructif  et  piquant  ;  c'était  un  coup  de  massue  bien 
asséné  ;  enfin  VUnivers,  cette  fois,  allait  mourir  de  sa  belle  mort, 
sous  le  pied  d'un  pamphlétaire  libéral. 

Le  mystère  avec  lequel  se  produisent  les  écrits  anonymes  fait 
qu'on  en  cherche  plus  ardemment  l'auteur.  On  attribua  bientôt 
cet  écrit  à  Mgr  Dupanloup,  évèque  d'Orléans,  assisté  de  plusieurs 
scribes  aptes  à  ce  métier.  Celui  qui  se  nomma  devant  les  tribunaux, 
quand  le  livre  fut  déféré  à  la  justice,  était  un  abbé  Cognât,  ecclé- 
siastique peu  connu  et  très  digne  de  ne  pas  l'être,  au  moins  de 
I cette  façon.  L'abbé  Cognât  était  ou  allait  devenir,  ou  allait  cesser 
d'être  (ces  phrases  contradictoires  rendent  bien  la  réalité),  rédac- 
teur de  VAmi  de  la  Religion,  îournaX  à  la  discrétion  de  Mgr  Dupan- 
loup. De  sa  personne,  c'était  un  tempérament  mobile,  un  peu 
bonvulsif,  j'allais  dire  convulsionnaire,  par  le  fait  très  propre  à  ce 
bas  rôle  qu'il  sut  remplir  à  la  perfection.  A  cette  époque,  il  était 
le  visiteur  assidu  de  l'évêché  d'Orléans,  et  il  n'est  pas  croyable 
qu'il  fit  ce  beau  coup  sans  consulter  l'évêque.  De  plus,  dans  la  fa- 
brication de  son  pamphlet,  il  avait  eu  congé  ou  il  avait  cru  pou- 
voir s'arroger  licence  de  prendre,  dans  un  mandement  de  l'évêque 
contre  VUnivers,  certaines  choses  qu'on  ne  s'attribue  pas  sans  per- 
mission. Ce  mandement  n°  2  contre  l'Univers  avait  été  composé 
après  la  sentence  de  l'archevêque  de  Paris  et  il  avait  été  imprimé 
pour  venir  à   rescousse  :  l'Encyclique  du  21  mars  empêcha   l'é- 


408  CUAPITRE    XIII 

vêque  de  le  lancer,  mais  grâce  au  big,is  reproducteur  du  pamphlet 
anonyme,  ce  fruit  d'une  ardente  passion  ne  devait  pas  être  perdu. 
Enfin  on  sut  bientôt  que  le  manuscrit  du  libelle,  manuscrit  destiné 
à  l'impression,  avait  été  transcrit  par  les  élèves  du  grand  sémi- 
naire d'Orléans  ;  nous  l'avons  appris  nous-même  de  plusieurs  qui 
ont  prêté  leur  plume  à  l'ouvrage  ;  or,  on  ne  fera  croire  à  personne 
qu'un  supérieur  de  grand  séminaire  fasse  copier,  à  ses  élèves,  les 
feuilles  d'un  pamphlet,  sans  avoir,  pour  une  telle  œuvre,  le  parfait 
agrément  de  l'évêque.  L'évêque  d'Orléans  était  donc  dans  l'affaire. 
Après  avoir  attaqué  V Univers  de  sa  personne,  après  l'avoir  attaqué 
par  la  plume  du  Witassien  Gaduel,  il  l'attaquait  par  la  plume  du 
convulsif  Cognât,  qui  depuis  recepit  mercedem  suam. 

L'auteur  se  proposait  un  but  qu'il  ne  pouvait  atteindre.  Dans 
son  aveugle  colère,  il  voulait  prouver  que  V Univers  avait  été, 
pendant  dix  ans,  et  était  encore  wn]onYndi\  révolutionnaire,  turbu- 
lent, sans  respect,  sans  charité,  plein  d'injures  et  d'insultes,  qui  s'est 
jeté,  au  nom  de  V Eglise,  dans  des  contradictions  et  des  palinodies 
dont  la  solidarité  la  déshonorerait.  Aux  yeux  mêmes  des  adversaires 
de  VUnivers,  ces  conclusions  excessives  choquaient  le  bon  sens  et 
ne  pouvaient  recevoir  un  semblant  de  preuve  que  par  la  fraude. 
Le  fait  seul  de  l'existence  du  journal  les  réfutait.  Sans  rappeler 
par  quiet  comment  il  avait  été  toujours  soutenu  dans  les  moments 
qu'on  l'attaquait  davantage,  tout  le  monde  devait  finir  par  compren- 
dre qu'une  publication  qui  aurait  eu  ces  odieux  caractères,  n'aurait 
pas  réussi  à  se  faire  tolérer  un  instant  dans  l'Eglise.  Les  prétendues 
démonstrations  du  libelle  étaient  donc  plus  injurieuses  pour  les 
catholiques  qui  lisent  l'Univers,  que  pour  ce  journal  même.  Dans  la 
réalité,  c'était  accuser  les  évêques  de  France  d'avoir  toléré  un  long 
scandale  et  la  plupart  d'entre  eux,   d'y  avoir  connivé. 

Parmi  ces  reproches,  il  y  en  a  un  tout  à  fait  bête,  c'est  celui  qui 
représente  VUnivers  comme  un  journal  révolutionnaire,  fauteur  de 
la  démagogie,  frayant  la  voie  à  Mazzini,  Kossuth,  Ledru-Rollin  et 
Garibaldi.  L'Univers  est  si  peu  révolutionnaire,  qu'il  est  au  contraire 
l'antithèse  de  la  révolution.  Les  préparateurs  de  la  révolution,  Vol- 
taire, Rousseau,  Montesquieu  ;  les  auteurs  de  la  Révolution,  Mira- 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    «    l'UNIVERS    »  409 

beau,  Danton,  Robespierre,  Napoléon  ;  les  continuateurs  politiques 
ou  philosophiques  de  la  révolution,  Guizot,  Thiers,  Benjamin 
Constant,  Proud'hon,  ont  toujours  été  l'objet  des  animadversions 
de  VUnivers.  Il  n'est  pas,  dans  l'ordre  de  la  pensée  et  de  l'action, 
une  seule  sphère  où  VUnivers  n'ait  ardemment  poursuivi  la  révo- 
lution. Théologie,  philosophie,  morale,  politique,  économie  poli- 
tique, histoire,  sciences,  arts  et  belles-lettres,  le  journal  catholique 
a  partout  combattu  l'idée  révolutionnaire.  Exterminer  la  révolution 
pour  défendre  l'Eglise,  c'est  là  son  but,  sa  raison  d'être,  en  un 
mot  toute  son  histoire.  Reprocher  à  VUnivers  l'esprit  révolution- 
naire, c'est  un  trait  de  rare  inintelligence. 

Mais  il  faut  donner  une  idée  de  ce  travail  audacieux  et  peut-être 
unique  dans  l'histoire  des  discussions. 

Le  libelle  saisit  un  incident,  il  le  commente  à  l'aide  d'une  phrase 
coupée  arbitrairement,  qu'il  souligne  et  détourne  de  son  sens  po- 
sitif et  visible.  C'est  le  procédé  ordinaire,  mais  il  a  de  nombreux 
perfectionnements.  L'un  des  plus  fréquents  consiste  à  compléter 
cet  extrait  par  d'autres  petits  passages,  tantôt  pris  dans  le  même 
article,  tantôt  arrachés  d'autres  numéros  d'une  date  souvent  très 
éloignée  en  avant  ou  en  arrière.  Lorsque  les  auteurs  du  libelle 
rencontrent  une  phrase  à  leur  convenance,  ils  ne  se  bornent  pas  à 
l'isoler  de  celles  qui  l'éclairent,  pour  la  rapprocher  d'autres  cita- 
tions qui  la  transforment  :  ils  la  parent  de  lettres  italiques,  de  let- 
tres capitales  et  Térigent  en  profession  de  foi.  Ainsi  une  forme  de 
polémique  devient  une  affirmation  ;  une  ironie,  un  principe  absolu. 
Au  besoin,  pour  que  la  citation  marche  mieux,  soit  plus  significa- 
tive et  n'indique  pas  par  sa  tournure  une  coupure  trop  arbitraire, 
on  ajoute  un  mot,  deux  s'ils  sont  utiles  :  on  met  le  passé  ou  le  fu- 
tur au  lieu  du  présent, [on  biffe  l'expression  qui  ferait  deviner  une 
réserve  ou  un  doute,  on  intervertit  l'ordre  des  phrases.  Par  une 
autre  ruse,  des  observations  toutes  simples  deviennent  odieuses, 
rapprochées  des  catastrophes  ou  des  doctrines  auxquelles  le  libelle 
les  associe.  Les  erreurs  de  date  sont  nombreuses.  On  use  de  tout  ; 
on  descend  à  de  véritables  enfantillages.  Les  dissections  d'articles 
sont  fréquentes  :  c'est  tout  simple,  une  citation  complète  donnerait 


410  CHAPITRE    XIII 

la  pensée  de  l'écrivain  et  ruinerait  la  malhonnête  industrie  du  com- 
mentateur. Pour  donner  un  échantillon  de  ces  coupures,  je  cite 
l'article  du  27  février  1848,  article  où  Yeuillot  donne,  sur  l'histoire 
des  peuples  chrétiens,  des  aperçus  qu'eût  signés  l'évêque  d'Hip- 
pone.  Or,  de  cet  article  on  cite  :  page  2,  trois  lignes  ;  page  5,  quatre 
lignes  ;  pape  24,  trois  lignes  ;  page  31,  trois  lignes  ;  page  50,  trois 
lignes  ;  page  77,  trois  lignes  ;  page  113,  cinq  lignes^  deux  fois  cou- 
pées par  des  points  :  total,  vingt-cinq  lignes.  Je  le  demande  à  tout 
honnête  homme  un  peu  au  courant  des  livres  :  n'eût-il  pas  été 
plus  simple,  surtout  plus  loyal,  de  produire  l'article  enlier,  qui 
forme  une  bonne  page  in-8^,  par  soixante  lignes. 

Les  auteurs  n'ont  garde  d'oublier  le  célèbre  chapitre  des  vio- 
lences. D'après  eux  et  leurs  congénères,  les  rédacteurs  de  V Uni- 
vers, seraient  des  espèces  de  foux  furieux,  insultant  tout  le  monde 
comme  des  crocheteurs  ivres.  Le  rédacteur  en  chef  notamment  a 
été  souvent  comparé  à  l'esclave  qu'on  grisait  à  Lacédémone, 
pour  dégoûter  du  vin  les  jeunes  Spartiates.  C'est  une  manie  pres- 
que passée  en  mode,  mais  facile  à  démoder,  si  l'on  avait  affaire  à 
des  antagonistes  de  bonne  foi.  Le  fait  est  que  tous  les  journaux  se 
permettent  et  doivent  se  permettre  des  formes  plus  vives  qu'un 
livre  ou  une  revue.  L'article  est  un  coup  de  feu  tiré  dans  l'ardeur 
du  combat  ;  le  soldat  cède  à  l'entraînement  du  champ  de  bataille  ; 
et  si  ce  soldat  est  un  Français,  il  est  aisé  de  croire  qu'il  cédera  à 
la  furia  francese  ou  à  la  causticité  gauloise.  Nous  sommes  un  vieux 
lecteur  de  journaux  ;  nous  avons  lu  tous  les  journaux  de  France, 
beaucoup  de  journaux  d'Italie,  d'Allemagne,  d'Angleterre  ;  nous 
en  connaissons  fort  peu  qui  ne  fasse,  comme  VUnivers,  son  coup 
de  plume  et  nous  n'en  connaissons  pas  qui  les  réussisse  aussi 
bien.  Et  parmi  leâ  motifs  d'accusations  de  brutalités  intentées 
à  VUnivers^  la  difficulté  de  l'égaler  dans  cette  lutte  n'est  pas 
pour  rien  dans  l'accusation.  Nous  ne  prétendons  pas  que  jamais 
VUniver^  se  soit  permis  une  parole  trop  vive,  ou  une  expression 
blessante  :  les  articles  du  journal  ne  se  tirent  pas  au  cordeau. 
Malgré  les  allures  de  la  polémique,  l'Univers  avait  toujours  été 
assez  modéré  envers  les  personnes   pour  que  l'adversaire  eût  dû 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    ((    l'UNIVERS    »  411 

souvent  présenter,  comme  des  énormités,  des  plaisanteries  fort 
peu  coupables  et  des  reproches  trop  légitimes  pour  qu'il  y  eût  lieu 
de  les  regretter. 

Afin  de  donner  à  ses  accusations  une  couleur  de  vraisemblance, 
l'agresseur  avait  multiplié  les  renvois.  D'aucunes  fois,  il  se  con- 
tentait d'un  renvoi  général,  par  exemple  1848  ;  en  sorte  que,  pour 
vérifier  une  citation  de  quatre  lignes,  il  eût  fallu  lire  les  trois  cent 
soixante  numéros  de  V Univers  publiés  en  1848.  C'est  une  ruse  cou- 
sue de  fil  blanc.  D'autre  fois,  les  renvois  sont  conformes  à  l'usage 
et  exacts  quant  à  l'indication.  On  s'étonnera  peut-être  de  l'audace 
supérieure  dont  il  faut  être  doué  pour  donner  une  date  à  des 
preuves  qui  tombent  dès  qu'on  les  vérifie.  Il  semble  même  que 
l'audace  soit  poussée  ici  jusqu'à  la  maladresse.  Du  tout  !  Leslibel- 
listes  ont  calculé  que  les  collections  d'un  journal  quotidien  sont 
fort  rares,  et  que,  même  parmi  les  rares  lecteurs  qui  possèdent  les 
moyens  de  vérification,  plus  rares  encore  sont  ceux  qui  auraient 
le  loisir  et  le  courage  de  se  livrer  à  une  pareille  besogne.  Il  faut 
une  maîtresse  haine  pour  relire  dix-sept  mille  pages  d'un  journal, 
sans  oublier  même  les  nouvelles  étrangères.  C'est,  pour  la  calom- 
nie une  grande  chance  de  faire  son  chemin.  Tout  ce  qu'elle  sème 
ne  lèvera  pas,  mais  il  en  restera  bien  quelque  chose.  Les  auteurs 
du  libelle  l'avait  espéré,  c'est  pourquoi  ils  avaient  dépensé  tant 
de  veilles  et  tant  de  points  d'exclamation.  C'est  ce  qu'ils  appelaient 
se  dévouer  à  la  vérité.  On  voit  qu'en  mentant  comme  le  diable,  ils 
avaient  aussi  le  mot  pour  rire. 

IV.  —  \J Univers,  surpris  par  cette  attaque  aussi  imprévue  qu'an- 
noncée, essaya,  d'abord  de  se  défendre.  Mais  il  avait  fallu  écrire 
déjà  trente  colonnes  et  l'on  n'était  encore  qu'à  la  troisième  page 
du  libelle.  Pour  répondre  à  ces  deux  cents  pages,  il  aurait  fallu  en 
écrire  deux  mille  :  pages  inutiles  pour  les  lecteurs  ordinaires  du 
journal,  et  non  avenues,  pour  ceux  qui,  connaissant  l'attaque,  au- 
raient eu  besoin  de  connaître  la  défense.  Après  de  longues  délibé- 
rations, les  rédacteurs  diffamés  déférèrent  le  pamphlet  aux  tribu- 
naux. Outre  le  motif  de  ne  pas  faire  l'honneur  d'une  discussion  à 
des  adversaires  inconnus  ou  du  moins  cachés,  qui  se  mettaient 


412  CHAPITRE    XIII 

par  leurs  pratiques  en  dehors  de  toutes  les  lois  de  la  loyauté  et  par 
leur  langage  en  dehors  des  convenances,  ils  avaient  une  raison 
considérable  d'agir  ainsi.  Ils  voulaient  à  la  fois  s'épargner  les  fati- 
gues d'une  polémique  interminable,  à  laquelle  d'ailleurs  leurs 
9,dversaires  ne  se  rendraient  pas,  et  retirer  à  ceux-ci  un  avantage 
dont  ils  profiteraient,  même  battus,  ayant  coutume  d'arguer  des 
polémiques  dont  ils  étaient  les  provocateurs,  pour  trouver  que 
V Univers  troublait  la  paix. 

<(  On  se  ligue  et  on  se  relaie  pour  attaquer  l'Univers,  écrivait 
Veuillot,  fort  au  courant  de  toutes  les  menées  de  la  partie  adverse. 
On  fait  tous  les  deux  ou  trois  mois  un  article  d'apparat  qui  ali- 
mente toute  la  presse  de  la  province  ;  les  lieutenants  succèdent  aux 
capitaines;  les  sous-officiers  s'évertuent  quand  les  officiers  se  re- 
posent ;  les  pamphlets  accourent  après  les  grands  et  les  petits  ar- 
ticles :  tout  cela  tombe  sans  relâche  sur  la  politique,  sur  la  philo- 
sophie, sur  l'histoire,  sur  la  littérature,  sur  le  langage  de  V  Univers. 
On  accuse  le  passé,  le  présent,  l'avenir,  les  intentions,  le  caractère, 
la  foi,  la  probité  même  de  V Univers  :  la  main  sur  la  conscience  et 
le  stylet  à  la  main,  on  atteste  Dieu  et  les  hommes  que  V Univers 
trouble  la  paix.  Et  quand  V Univers  se  défend,  on  s'écrie  :  «  Vous 
voyez  bien,  il  trouble  la  paix  ». 

Cette  résolution  d'intenter  procès  parut  déconcerter  un  peu  la 
ligue  formée  contre  le  journal.  On  prétendit  que  c'était  s'écarter 
des  usages,  même  des  convenances:  et  on  insinua  plus  timide- 
ment que  qui  ne  serait  point  embarrassé  de  répondre,  ne  songe- 
rait pas  à  s'adresser  aux  tribunaux. 

Le  procès  entamé,  r 6^muers  déclara  que,  pour  épargner  à  ses 
adversaires  inconnus,  le  danger  d'une  comparution  en  police  cor- 
rectionnelle, il  retirerait  sa  plainte  en  présence  d'un  désaveu.  Un 
grand  nombre  de  prélats  avaient  blâmé  le  système  et  la  publica- 
tion de  la  brochure  anonyme  ;  d'autre  part,  on  insinuait  qu'une 
trentaine  d'évêques  se  tenaient  cachés  derrière  le  pamphlétaire. 
En  présence  d'une  situation  qui  menaçait  d'allumer  la  guerre,  les 
auteurs,  par  l'organe  de  leur  éditeur,  pouvaient  déclarer  que  sans 
condamner  eux-mêmes  leur  éci'it,  ils  le  retiraient.   Pour  un  motif 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    «    l'UNIVERS    »  413 

de  susceptibilité  personnelle,  ils  préférèrent,  user  de  négociations 
par  tiers.  Mais,  sur  ces  entrefaites,  l'abbé  Sisson,  successeur  de 
l'abbé  Cognât  à  VAmi  de  la  Religion,  ayant  ouvert  son  feu  sur  V Uni- 
vers, auquel  on  voulait  cette  fois  reprocher  des  erreurs  doctrina- 
les, ce  surcroît  d'attaques,  avec  affichage  d'impudence,  provoqua, 
de  la  part  du  clergé,  la  plus  imposante  manifestation  :  lesévêques 
soi-disant  favorables  au  libelle  disparurent  comme  un  mirage  ;  les 
évêques,  favorables  à  V Univers,  parlèrent  avec  une  sympathie  tou- 
chante et  des  accents  vraiment  apostoliques.  Il  y  a,  dans  l'histoire 
contemporaine,  peu  d'actes  plus  honorables  pour  la  feuille  miséra- 
blement accusée,  sans  que  ni  ses  talents,  ni  ses  vertus,  ni  ses  ser- 
vices puissent,  de  la  part  de  l'adversaire,  faire  espérer  autre  chose 
qu'un  surcroît  d'accusations.  L'épiscopat  jugea  qu'il  fallait  en  finir 
avec  ces  trames  souterraines,  ces  accusations  sans  pudeur,  cette 
furie  qui  avait  juré  la  mort  de  V Univers  et  la  mort  dans  l'infamie. 

Le  premier  qui  éleva  la  voix  fut  l'évêque  d'Arras,  Pierre-Louis 
Parisis,  le  chef  militant  du  parti  catholique.  Le  2  août  1856,  dans 
une  lettre  à  Tabbé  Sisson,  il  disait  : 

«  V Univers  eÇii,  depuis  quelque  temps,  en  butte  à  des  attaques 
tellement  violentes  de  la  part  des  hommes  les  plus  connus  par 
leur  dévouement  à  la  religion,  que  l'on  se  demande  avec  anxiété 
quel  est  le  but  de  cette  coalition  étrange. 

«  Si  l'Univers  était  ce  que  l'on  dit,  et  s'il  n'était  que  cela,  son 
procès  serait  tout  fait  ;  il  faudrait  le  supprimer.  Eh  bien,  je  ne 
crains  pas  de  le  proclamer  avec  une  profonde  conviction,  la  sup- 
pression de  V  Univers  serait  pour  la  religion  un  malheur  public.  » 

Puis,  par  un  retour  sur  l'histoire,  le  prélat  assimilait  la  tacti- 
que des  ennemis  du  journal  à  la  taclique  des  ennemis  des  Jésuites 
au  XVIIP  siècle  et  il  continuait  : 

«  Les  services  rendus  à  la  cause  de  l'Eglise  par  V Univers  sont 
ceux  que  rend  partout  le  journalisme  catholique,  dont  personne 
aujourd'hui  ne  méconnaît  ni  l'importance  ni  la  nécessité;  seule- 
ment, ces  services  sont  plus  grands  que  ceux  des  autres,  parce 
qu'il  est  lui-même  le  plus  grand,  c'est-à-dire  le  plus  influent  et  le 
plus  répandu  des  journaux  catholiques.  C'est  lui  qui  les  a  tous  pré- 


414  CHAPITRE   XIII 

cédés  et,  pour  ainsi  dire,  produits.  Ceux  mêmes  qui  le  combattent 
aujourd'hui,  c'est  lui  qui  les  soutient  et  les  alimente,  non  seule- 
ment en  France,  mais  dans  toutes  les  contrées  de  TEurope. 

«  En  Italie,  en  Angleterre,  en  Irlande,  partout  j'ai  rencontré 
V Univers  chez  tous  les  prélats,  comme  chez  tous  les  autres  catho- 
liques éminenls.  Demandez  aux  missionnaires  de  l'Amérique  ou 
de  rOcéanie,  des  Indes  ou  de  la  Chine,  quel  journal  ils  voient,  tous 
vous  répondront  :  V Univers. 

«  Et  en  France,  et  à  Paris,  malgré  toutes  les  concurrences  qu'on 
lui  fait,  V Univers  n'est-il  pas  le  seul  qui  marche  de  pair  avec  les 
grands  journaux  de  tous  les  partis? 

«  Qu'il  vienne  tout  à  coup  à  disparaître,  quel  vide,  quel  isole- 
ment, quelle  stupeur  !  Qui  est-ce  qui  le  remplacera  ?  Quand  est-ce 
qu'une  autre  feuille  catholique  aura  conquis  une  position  sembla- 
ble ou  équivalente? 

((  N'est-il  pas  vrai  qu'à  ce  seul  point  de  vue,  si  ï  Univers  est  un 
journal  vraiment  religieux,  et  il  est  difficile  de  le  méconnaître,  sa 
disparition  serait  un  grand  mai/ieur. 

«  Au  reste,  pour  bien  savoir  si  la  religion  aurait  ou  non  à  gémir 
de  cette  suppression,  veuillez  réfléchir  à  ce  que  les  impies  en  res- 
sentiraient ;  tous,  certainement,  tous  en  seraient  réjouis,  très  ré- 
jouis. Donc,  c'est  que  la  religion  aurait  à  en  souffrir  du  dommage 
et  de  la  douleur.  En  général,  défions-nous,  éloignons-nous  de  tout 
ce  qui  doit  réjouir  les  ennemis  de  Dieu  ;  quand  on  s'y  complaît, 
c'est  qu'on  est,  par  quelque  côté,  de  connivence  avec  eux.  » 

Ici,  le  prélat  revenait  sur  la  question  des  classiques,  du  tradi- 
tionalisme et  autres  questions  secondaires  où  VAmi  de  la  Religion 
avait  eu  le  triste  avantage  de  plaire  aux  indifférents  et  aux  mé- 
créants, tandis  que  l'Univers  avait  eu  la  gloire  de  leur  déplaire. 
u  Vous  dites,  ajoutait-il,  que  V Univers  a  bien  d'autres  torts,  et  vous 
vous  réjouissez  de  ce  qu'une  brochure  récente  vient  d'extraire  de 
vingt  volumes  in-folio  et  de  juxtaposer  des  citations  qui  ne  rem- 
pliraient pas  en  tout  un  numéro  du  journal,  en  donnant  pour  con- 
clusion :  Voilà  r Univers.  Je  viens  vous  dire  que  l'auteur  des  Pro' 
vinciales  vous  a  devancé  dans  cet  art  facile.  J'ajoute  que  vous  ne 
l'avez  pas  égalé. 


I 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    «    l'UNIVERS    ))  415 

«  Il  y  a  donc,  dans  la  collection  de  V Univers^  dans  vingt  volu- 
mes in-folio  (qui  comprennent  6.300  numéros),  quelques  paroles 
malsonnantes,  au  moins  pour  quelques  oreilles.  Mais  d'abord  la 
merveille  serait  qu'il  n'y  en  eût  pas.  On  a  eu  tort  de  juger  la  doc- 
trine de  la  Compagnie  de  Jésus  par  quelques  propositions  extrai- 
tes des  ouvrages  de  quelques  Jésuites  espagnols  et  pourtant  ces 
Jésuites  écrivaient  de  sang-froid  et  à  loisir,  ils  n'étaient  pas,  com- 
me le  journaliste,  toujours  dans  l'excitation  de  la  mêlée  et  le  péril 
des  improvisations.  Ils  n'avaient  pas  à  subir  les  secousses  violen- 
tes de  ces  transformations  politiques  qui  inquiètent  et  font  vacil- 
ler les  plus  fermes  intelligences.  La  seule  question  sérieuse  est  donc 
de  savoir,  non  pas  si  VUnivers  n'a  pas  un  mot  à  retrancher  ou  à 
modifier,  mais  si,  nu  fond  et  dans  son  ensemble^  il  soutient  les  bonnes 
doctrines  et  combat  les  mauvaises.  Qui  oserait  dire  que  non? 

«  D'ailleurs,  comment  n'avez-vous  pas  remarqué  que  la  plupart 
des  phrases  qu'on  lui  reproche  sont  antérieures  à  1853.  Or,  dans 
cette  année,  parut  une  encyclique,  témoignage  le  plus  glorieux,  le 
plus  doux,  le  plus  extraordinaire  qu'un  journal  ait  jamais  reçu. 
Hélas  I  témoignage  en  même  temps  le  plus  redoutable  par  les  ja- 
lousies profondes  qu'il  a  suscitées  et  qui  devaient  éclater  un 
jour.  » 

Ici,  nous  ouvrons  une  parenthèse.  L'évêque  d'Arras  paraît  croire 
que  la  querelle  de  V  Univers  jugé  par  lui-même  est  entre  V Ami  de  la 
i^e/î^ion  et  ce  journal.  C'est  une  erreur  de  bienveillance,  erreur 
que  les  faits  ne  comportent  pas.  Si  des  évêques  du  monde  entier 
ont  cru  devoir  protester  contre  le  libelle,  ce  n'était  assurément  pas 
pour  défendre  Veuillot  contre  les  coups  de  l'abbé  Sisson.  L'abbé 
Sisson  est,  sans  doute,  un  théologien  de  première  force,  un  po- 
lémiste redoutable,  un  Pascal  qui  n'a  eu  que  le  défaut  de  ne  pas 
mûrir...  comme  l'autre,  du  reste  ;  mais  enfin  Veuillot  aurait  pu  se 
défendre,  et  si  tant  d'évèques  vont  abattre  leurs  coups  de  crosse 
sur  l'Ami  de  la  Religion  et  sur  VUnivers  jugé  par  lui-même,  ce 
n'est  pas  pour  dépenser  de  la  poudre  sar  des  moineaux. 

L'évêque  d'Arras  concluait  :  «  Cette  encyclique,  elle  a  jugé  r6^- 
nivers  sur  tout  son  passé.  Sans  doute,  elle  n'a  pas  prétendu  tout 


■416  CHAPITRE    XIII 

justifier,  mais  elle  a  jugé  que,  nonobstant  ses  défauts,  V Univers  ne 
méritait  pas  la  condamnation  dont  il  a  été  frappé  ou  menacé  ; 
qu'au  contraire,  il  méritait  des  encouragements,  des  félicitations, 
des  avis.  De  quel  droit  venez-vous  donc  maintenant  exhumer  les 
pièces  d'un  procès  jugé  par  le  tribunal  le  plus  élevé  et  le  plus  sûr 
qu'il  y  ait  au  monde?  Le  Saint-Siège  a  vu  ce  que  vous  ne  voulez 
pas  voir,  qu'à  côté  de  quelques  paroles  que  l'on  vous  permet  de 
juger  sévèrement,  il  y  en  a  des  milliers  qui  méritent  Tapprobation, 
sinon  l'admiration  des  catholiques  et  les  bénédictions  de  l'Eglise. 

«  Au  reste,  si  la  crainte  de  procurer  une  joie  abominable  aux 
ennemis  de  Dieu  et  de  donner  un  démenti  aux  paroles  apostoli- 
ques de  1853  7ie  suffisait  pas  à  vos  amis  pour  les  faire  renoncer  au 
désir  inqualifiable  de  la  suppression  de  YUnivers,  je  vous  conjure- 
rais de  penser  à  ceux  qui  souffrent  persécution  dans  l'Eglise,  quel- 
que part  qu'ils  soient.  Demandez  à  Nosseigneurs  de  Fribourg,  de 
Turin,  de  Genève,  demandez  aux  catholiques  de  l'Espagne  ,  de  la 
Savoie,  du  Piémont,  de  la  Grande-Bretagne,  des  deux  Amériques, 
demandez-leur  ce  qu'ils  pensent  de  VUnivers  :  ils  vous  diront  una- 
nimement que  c'est  dans  la  presse  le  plus  puissant,  le  plus  intel- 
ligent, le  plus  courageux.  Ah  !  monsieur,  gardons-nous  de  con- 
trister  de  telles  âmes  ou  de  dédaigner  de  telles  appréciations.  Les 
premiers  chrétiens  demandaient  aux  martyrs  des  lettres  de  com- 
munion et  c'était  un  titre  sacré  à  l'indulgence  de  PEglise.  Je  ne 
reconnais  pas  que  VUnivers  ait  été  bien  coupable;  mais,  l'eût-il 
été,  le  témoignage  unanime  des  confesseurs  et  des  martyrs  de  ce 
siècle  devait  suffire  pour  vous  le  rendre  respectable. 

«  La  brochure  qui  vous  réjouit  cite  un  passage  d'un  de  mes 
écrits  comme  étant  un  blâme  infligé  à  V Univers  ^q[i\ .  C'est  un  blâ- 
me infligé  à  tous  les  journalistes  qui  se  servent  de  la  presse  comme 
d'un  organe  à  leurs  ressentiments  et  d'un  instrument  à  leur  ven- 
geance, en  usant  d'un  langage  que  la  charité  ne  peut  jamais  avouer, 
et,  permettez-moi  de  le  dire,  si  je  l'écrivais  aujourd'hui,  il  s'adres- 
serait à  l'article  qui  m'a  inspiré  ces  lignes.   » 

Cette  lettre  inattendue,  si  forte  et  si  épiscopale,  produisit  une 
sensation  profonde.   L'abbé  Sisson,   vicaire  général  d'Orléans  in 


LES    PROCÈS   DU   JOURNAL    «    l'uNIVERS    ))  417 

petto,  répondit  à  Févêque  d'Arras  pour  le  mettre  en  poussière. 
L'évêque  ne  voulut  point  refuser,  à  l'abbé  Sisson,  la  publicité  de 
V  Univers  ;  mais  il  voulut  y  joindre  cette  note  :  «  Si  j'ai  parlé,  c'est 
comme  évoque.  J'ai  vu  la  religion  intéressée  dans  €ette  affaire,  en  ce 
qui  concerne  l'existence  même  de  V Univers,  menacée  par  des  pro- 
jets que  je  connais,  que  je  déplore  et  que  je  ne  puis  pas  ne  pas 
craindre.  Ce  n'est  pas  un  journal  que  je  défends,  c'est  une  grande 
institution  catholique  qui,  depuis  vingt  ans,  porte  de  plus  en  plus 
la  défense  de  l'Eglise  dans  toutes  les  parties  du  monde,  et  que  l'on 
veut  faire  briser  par  ceux  mêmes  à  qui  elle  est  dévouée.  J'ai  vu 
des  passions  violentes  et  d'incroyables  illusions  au  service  de  ce 
projet  détestable,  et  j'ai  jeté  le  cri  d'alarme  :  voilà  tout  le  secret  de 
ma  lettre.  » 

Cette  lettre,  si  fortement  épiscopale,  produisit,  dans  l'épiscopat, 
une  protestation  et  une  acclamation,  dont  il  y  a  peu  d'exemples 
dans  l'histoire.  Le  cardinal  Gousset  félicite  l'évêque  d'Arras  d'avoir 

^.  saisi  le  moment  opportun,  pour  arrêter  ou  au  moins  réprimer  les 
intrigues  de  ceux  gui  ne  peuvent  pardonner  à  V Univers,  les  servi- 

I  ces  qu'il  a  rendus,  en  défendant  la  foi  contre  les  erreurs  de  la  phi- 
losophie moderne,  ainsi  que  les  institutions  de  l'Eglise  et  les  pré- 
rogatives du  Saint-Siège  contre  les  nouveautés  du  dernier  siècle. 
Jean  Doney,  de  Montauban,  applaudit  pleinement  et  souscrit  sans 
réserve  à  cette  défense  de  la  vérité,  de  la  justice,  du  dévouement  le 
plus  sincère  et  le  plus  ardent,  à  la  cause  la  plus  sacrée  qu'il  y  ait 
au  monde,  celle  de  l'Eglise,  du  Saint-Siège  et  du  Pontife  romain. 
Charles  Thibault,  de  Montpellier,  habituellement  étranger  aux 
controverses,  s'élève  contre  Vinutilité  de  la  brochure.  Le  cardinal 
de  Bonald  n'hésite  pas  à  dire  que  la  suppression  de  F 6^mucrs  serait 
un  malheur.  Mellon  Joly,  de  Sens,  renchérissant  sur  le  cardinal, 
dit  que  ce  malheur  serait  irréparable  peut-être  et  priverait  la  reli- 
gion d'un  défenseur  plein  de  courage,  de  zèle,  de  lumière,  parfai- 
tement approprié  au  temps  où  nous  vivons.  Pierre  Mabille,  de 
Saint-Claude,  réprouve  de  toutes  ses  forces  le  Delenda  Carthago 
des  ennemis  de  V Univers.  Le  cardinal  Donnet,  de  Bordeaux,  aban- 
donne ceux  qu'il  avait  suivisdans  l'affaire  des  classiques  et  se  range 

27 


418  CHAPITRE    XIII 

parmi  les  défenseurs  de  ï Univers.  Antoine  de  Salinis,  d'Auch,  cé- 
lèbre les  immenses  services  rendus  par  V  Univers^  h  la  cause  catholi- 
que, depuis  vingt  ans.  Le  cardinal  Clément  Villecourt  se  dit  ravi 
de  la  lettre  d'Arras  et  déclare  que  rien  ne  pouvait  se  dire  de  plus  à 
propos  et  déplus  solide.  Louis-Edouard  Pie,  de  Poitiers,  oppose  à 
VAmi  de  la  Religion,  la  question  préalable,  ordonnée  par  les  juges 
naturels  de  la  cause.  Joseph-Armand  Gignoux,  de  Beauvais,  dit  que 
Y  Univers  a  pour  lui,  la  vérité  et  la  charité.  Mathias  Debelay,  d'A- 
vignon, met  VAmi  de  la  Religion  en  contradiction  avec  lui-même, 
par  l'opposition  irréductible  de  ses  sages  conseils  et  de  sa  conduite 
violente  envers  V Univers.  Philippe-Olympe  Gerbet,  de  Perpignan, 
grand  controversiste  lui-même,  adresse  à  Louis  Veuillot  les  plus 
chaudes  félicitations.  Irénée  Depéry,  de  Gap,  reproche  à  VAmi,  une 
guerre  déloyale,  sous  pavillon  anonyme,  et  pour  tout  dire  d'un 
mot,  une  flagrante  trahison.  Un  évéque  qui  ne  dit  point  son  nom, 
reprend  l'argument  de  Mathias  Debelay  et  dans  ses  réprobations, 
joint  très  justement  le  Correspondant  à  VAmi.  Joseph-Henri  Jor- 
dany,  de  Fréjus,  relève,  dans  l'agresseur,  ce  rôle  inadmissible  d'un 
prêtre,  sans  autorité  dans  l'Eglise,  qui  se  permettait  de  reviser  le 
jugement  du  Pape  et  de  condamner  publiquement  un  journal  pu- 
bliquement encouragé  par  le  Saint-Siège.  L'évêque  de  Strasbourg, 
André  Rœss,  ordinaire  de  l'abbé  Sisson,  l'invitait  à  de  plus  paci* 
fîques  travaux,  l'assurant  qu'avec  le  système  Cognât,  saint  Augus- 
tin, Bossuet,  le  Concile  de  Trente  et  même  l'Oraison  dominicale  ne 
seraient  pas  en  sûreté.  L'évêque  de  Rennes,  Godefroy  Brossais- 
Saint-Marc,  l'évêque  deQuimper,René  Sergent, l'évêque  de  Bayonne, 
François  Lacroix,  l'évêque  de  Tulle,  Léonard  Bertaud,  l'évêque 
de  la  Basse-Terre,  Augustin  Forcade,  adressaient  au  rédacteur 
de  V Univers  des  encouragements  au  milieu  des  épreuves,  qui  ne 
paraissaient,  du  reste,  que  propres  à  le  grandir.  L'évêque  de 
Soissons,  Ignace-Armand-Gaston  de  Garsignies,  imputait  à  l'abbé 
Sisson,  des  réflexions  malséantes  et  le  menaçait  de  se  désabonner 
s'il  persévérait.  L'archevêque  de  Smyrne  et  l'évêque  de  Solie, 
Adolphe  Marinelli,  déclaraient  que  la  suppression  de  V Univers 
^QYdÀi  un  malheur  public^  une  calamilp.  L'archevêque  de  New- York, 


LES    PROCÈS    DU   JOURNAL    ((    L'UNIVERS    »  419 

les  évêques  de  Saint-Hyacinthe  et  de  London  au  Canada,  l'évêque 
de  Waterford,  en  Irlande,  l'évêque  d'Annecy,  en  Savoie,  faisaient, 
pour  leurs  pays  respectifs,  la  même  déclaration.  '<  Ils  ont  fait  pour 
V Univers,  disait  ce  dernier  prélat,  ce  que  Voltaire,  ce  que  les  pro- 
testants, ce  que  les  impies  font  tous  les  jours  pour  les  Ecritures.  » 

En  résumé,  YUniven  était  accusé  de  toutes  les  erreurs,  de  tous 
les  crimes,  par  un  pamphlet  anonyme  de  l'abbé  Cognât,  familier 
de  l'évêque  d'Orléans,  par  VAmi  de  la  Religion^  journal  à  la  dis- 
crétion de  l'évêque  d'Orléans,  par  le  Coi^respondant ^revue  à  la  dévo- 
tion de  Tévêque  d'Orléans  et  par  le  Moniteur  du  Loiret,  petit  roquet 
qui  mordait  VUnivers  pour  le  compte  de  l'évêque  d'Orléans.  — 
D'autre  part,  VUnivers  était  défendu  par  trente  évêques,  qui  exal- 
taient très  haut  les  mérites,  les  services  et  les  vertus  de  VUnivers, 
qui  déclaraient  abominable  la  conspiration  ourdie  contre  une 
feuille  si  méritante,  qui  tenaient  pour  infâmes  les  procédés  de  la 
polémique,  qui  rejetaient  comme  absurdes  les  erreurs  imputées 
au  journal  catholique,  qui  l'innocentaient  enfin  de  tous  les  griefs 
et  invitaient  l'adversaire  à  tourner  contre  l'ennemi  commun  des 
forces  qu'il  usait  si  misérablement  contre  un  frère  d'armes. 

Hors  de  France,  la  conspiration  contre  V Univers  était  appuyée 
par  plusieurs  journaux  allemands,  déjà  favorables  à  ces  idées  de 
fausse  conciliation,  d'où  est  sortie  la  secte  des  vieux  catholiques.  Au 
|fond,  ce  qu'on  reprochait  à  VUnivers,  c'était  sa  fidélité,  et,  pour 
l'en  punir,  on  le  diffamait.  En  France  et  hors  de  France,  tous  les 
journaux  acquis  à  la  défense  exclusive  de  la  sainte  Eglise,  ne 
voyaient,  ddnisV  Univers  jugé  par  lui-même,  que  VUnivers  calomnié 
par  ses  ennemis.  En  Belgique,  le  Journal  de  Bruxelles,  la  Patrie 
de  Bruges  et  le  Bien  public  de  Gand  ;  en  Angleterre,  le  Tablet  ;  en 
Espagne,  la  Esperanza;  en  Italie,  VEcho  du  Mont-Blanc,  la  Bilan- 
cia,  VAmico  caltolico  de  Milan,  VArmonia  et  la  Civilta  cattolica 
considéraient  la  cause  de  VUnivers  comme  la  cause  de  la  Religion 
des  vrais  principes  catholiques  et  de,  l'indépendance  de  la  presse. 
On  répétait  partout  que  VUnivers,  couvert  par  une  encyclique 
pontificale,  après  toutes  les  attaques  dont  il  avait  été  l'objet  et 
les  témoignages  favorables  que  hii   avaient  attirés  ces  attaques, 


420  CHAPITRE    XIII 

avait  toutes  les  raisons  de  se  croire  dans  la  bonne  voie.  Quant  à 
V Univers^  il  se  taisait  ;  il  se  bornait  à  enregistrer  les  faits.  «  A  part 
même  toutes  les  raisons  de  conscience,  lui  écrivait  l'évêque  d'Ar- 
ras,  il  vous  siérait  de  ne  pas  être  plus  que  jamais  digne,  calme  et 
modéré.  On  comprend  l'agitation  dans  l'impuissance,  on  ne  la 
comprend  pas  dans  la  force.  Le  reflet  qui  tombe  maintenant  sur 
votre  œuvre  doit  vous  la  rendre  tout  à  fait  digne  de  respect.  » 

Quant  au  promoteur  de  cette  triste  campagne,  sauf  les  sympa- 
thies que  lui  accorda  la  presse  impie,  il  n'eut  presqu'aucun  appro- 
bateur dans  la  presse  catholique,  et  pas  un  seul  qui  se  fît  connaî- 
tre dans  Pépiscopat.  Le  procès  intenté  à  l'abbé  Cognât  fut,  sur 
l'engagement  pris  par  l'abbé  Cognât  de  ne  pas  réimprimer  son 
libelle,  supprimé  après  l'assassinat  de  l'archevêque  de  Paris,  Si- 
bour,  qui  fut  tué  à  Saint-Étienne-du-Mont,  le  3  janvier  1857. 

Nunc  erudimini  ! 


CHAPITRE  XIV 


LES  ACCUSATIONS  DU  PERE  CHASTEL. 


La  campagne  contre  le  monopole  de  l'Université  avait  prêté  ma- 
tière à  plusieurs  incidents.  Faibles  sur  le  terrain  du  droit,  les  par- 
tisans de  cette  tyrannie,  pour  soutenir  les  étranges  prétentions 
d'un  Etat  sans  doctrine  à  garder  le  monopole  de  l'enseignement, 
avaient  allégué  deux  choses  énormes  :  le  danger  que  faisait  courir, 
aux  mœurs  des  clercs,  la  casuistique  de  la  formation  cléricale  et 
le  péril  que  suscitait  contre  la  liberté  civile,  une  soi-disant  conspi- 
ration de  Jésuites.  De  leur  côté,  les  défenseurs  de  l'Eglise,  ren- 
dant coup  pour  coup,  découvraient  ce  chancre  de  corruption  qui 
dévorait  les  collèges  et  cette  puce  maligne  du  philosophisme  éclec- 
tique qui  voulait  prendre  la  place  de  l'Eglise.  Sur  ce  dernier  point, 
il  n'avait  pas  été  difficile  de  couler  bas  les  théories  humanitaires 
des  uns  et  les  visées  ambitieuses,  mais  stériles,  des  autres,  surtout 
de  Cousin.  On  avait  pu  reproduire  les  menaces  vomies  contre  PE- 
glise  et  montrer,  dans  les  progrès  de  l'impiété,  le  germe  d'une  ré- 
volution. A  cet  égard,  le  coup  d'œil  des  controversistes  orthodoxes 
avait  porté  très  loin  ;  il  avait  dénoncé  les  envahissements  du  so- 
cialisme et  les  progrès  de  l'anarchie.  Tant  et  si  bien  que  la  révolu- 
tion de  février,  éclatant  comme  un  coup  de  tonnerre,  dans  le  ciel 
embrasé  du  philosophisme,  avait  couvert  les  philosophes  de  la  plus 
extrême  confusion.  Eux  qui  naguère  se  contentaient  de  tirer  leur 
chapeau  à  TEvangile,  parlaient  maintenant  de  renouer  l'antique 
alliance  delareligionavec  la  philosophie.  Plusieurs  parlaient  même 
de  se  convertir.  Jusque-là  que  l'Académie,  par  une  confession  im- 
plicite de  ses  torts,  ouvrait  une  croisade  morale  et  reUgieuse,  pour 
travailler,  selon  ses  forces,  au  salut  de  la  P^'rance. 

A  ce  moment,  on  vit  paraître  en  scène,  un  Jésuite,  le  P.Chastel. 


4jJ2  chapitre    XIV 

Depuis  trois  siècles,  les  Jésuites  sont  aux  avant-postes  du  grand 
combat  contre  la  révolution  ;  depuis  trois  siècles,  ils  se  font  tuer 
sur  toutes  les  brèches  et  écraser  par  toutes  les  persécutions. 
Sous  ce  ciel  orageux  de  la  controverse,  l'apparition  d'un  Jésuite 
promettait  donc,  à  la  bonne  cause,  un  brave  soldat  de  plus  et  au 
besoin  un  martyr.  Pas  du  tout  :  le  P.  Chastel  entrait  en  scène,  car- 
quois au  dos  et  flèches  à  la  main,  non  pour  tirer  sur  les  philoso- 
phes, mais  pour  les  défendre  ;  non  pour  suivre  les  traces  de  ses 
devanciers,  mais  pour  entrer  dans  les  voies  tortueuses  de  la  conces- 
sion. Le  rôle  qu'il  joua,  n'a  pas  été  encore  bien  compris,  de  nous, 
du  moins,  et  le  rôle  analogue  de  plusieurs  ne  tombe  pas  plus  que 
celui-là,  sous  notre  claire  appréciation.  Plus  d'une  fois,  en  ce  siècle, 
les  Jésuites  ont  laissé  à  d'autres  l'honneur  de  prendre  leur  place  au 
feu  :  Lamennais,  Gousset,  Guéranger,  Parisis,  Bonnetty,  Lacor- 
daire,  Veuillot,  tous  les  grands  remueurs  d'idées  rénovatrices,  tous 
les  enchanteurs  de  la  foule,  n'appartenaient  pas  à  l'admirable  Com- 
pagnie; mais  c'est  la  première  fois  en  ce  siècle  que  nous  voyons  un 
Jésuite,  non  pas  désarmer,  mais  se  jeter  entre  les  combattants,  avec 
ces  énervantes  pensées  de  conciliation  libérale,  qui  ne  servent  ja- 
mais à  rien,  qu'à  favoriser  le  progrès  de  l'ennemi. 

A  cette  date,  rien  ne  paraissait  commander  cette  évolution.  En 
1845,  Thiers  avait  obtenu,  contre  les  Jésuites,  un  ordre  de  dissolu- 
tion. En  1849,  les  Jésuites  étaient  revenus  sur  l'eau,  et  offraient, 
comme  apologistes,  comme  professeurs  et  comme  religieux,  au 
parti  conservateur,  un  précieux  appoint.  Leurs  services  n'étaient 
plus  dédaignés,  on  les  recherchait.  Dans  les  revues  catholiques,  ils 
avaient  des  entrées  gracieuses  et  savaient,  comme  toujours,  en  pro- 
fiter. Les  chefs  du  parti  catholique  les  tenaient  avec  raison  pour 
les  meilleurs  soldats  du  Saint-Siège.  L'évéque  d'Amiens,  Salinis, 
était  l'ami  particulier  du  plus  célèbre  jésuite  de  Tépoque,  le  P.  de 
Ravignan.  A  Amiens,  lorsqu'il  voulut  fonder  un  collège  catholique, 
il  le  confia  aux  Jésuites,  et,  en  moins  d'une  journée,  il  trouva  cent 
mille  francs  :  le  collège  de  la  Providence  put  s'ouvrir. 

Or,  à  cette  heure,  vivait  a  Saint-Acheul  un  jésuite  parfaitement 
inconnu,  nommé  Chastel.  Ce  jésuite  préparait  depuis  longtemps, 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CHASTEL  423 

dans  l'ombre,  une  attaque  inouïe  contre  les  écrivains  laïques,  prê- 
tres, religieux,  évêques,  qui  avaient  défendu,  avec  plus  de  succès, 
la  cause  catholique,  depuis  trente  ans.  Au  moment  où  les  catholi- 
ques sans  épithète  couvraient  de  leur  protection  cordiale  son  ordre 
persécuté,  il  crut  devoir,  au  nom  d'un  ordre  qui  ne  le  démentit 
point,  démasquer  ses  batteries  et  tirer  à  mitraille  contre  les  chefs 
de  l'armée  catholique.  Le  Con^espondanl,  ïorieresse  ouverte  aux 
faux  frères  et  déversoir  habituel  de  toutes  les  incohérences  du  li- 
béralisme, fut  le  tremplin  où  il  commença  son  évolution.  Les  atta- 
ques réunies  formèrent,  en  1850,  un  opuscule  intitulé  :  «  Les  ratio- 
nalistes et  les  traditionalistes  ou  les  écoles  philosophiques  depuis 
vingt  ans  )).  Il  faut  citer,  pour  y  croire,  ces  aberrations  incroya- 
bles. 

«  Depuis  plusieurs  années,  dit  le  jésuite,  certains  défenseurs  de 
la  religion  ont  inventé  ipouv  eWe  un  nouveau  système  de  défense, 
un  système  inouï  et  dont  elle-même  s'est  éloignée.  Pour  mieux  ven- 
ger la  foi  et  la  révélation  des  excès  de  la  philosophie  et  des  abus 
de  la  raison,  ils  ont  cru  habile  d'attaque?'  la  philosophie  et  la  liaison 
elle-même  :  c'est  ce  qu'ils  appellent  porter  la  guerre  chez  l'ennemi. 
On  refusera  de  croire  un  jour  que  des  écviwdiins  7'eligieux  aient  pensé 
rendre  service  à  la  cause  de  Dieu  en  niant  la  valeur  de  la  raison, 
l'un  des  plus  sublimes  présents  de  Dieu. 

«  Bien  des  catholiques  instruits,  à  qui  le  temps  ne  permet  pas  au- 
jourd'hui de  lire  tout  ce  qui  se  publie,  ignorent  sans  doute  la  ma- 
nière humiliante  pour  eux  dont  on  défend  ce  qu'ils  ont  de  plus 
[sacré  au  monde.  Ils  ignorent  combien  de  nouveautés  étranges,  d'ar- 
lgum.ents  frivoles  et  de  vaines  théories  inventent  et  propagent  dans 
[leurs  journauXj  leurs  revues  et  leurs  livres,  des  hommes  estimables, 
lais  qui  s'abusent  jusqu'à  se  croire  et  s'appeler  école  catholique 
[moderne. 

«  Nos  adversaires  naturels,  les  ennemis  de  notre  foi,  ne  sont  point 
irrêtés  parcelle  tactique  de  nouveaux  défenseurs  du  Christianisme. 
,u  contraire  ils  en  triomphent  ;  et  forts  de  notre  faiblesse  préten- 
iue  et  de  leur  propre  audace,  ils  continuent  une  guerre  insensée 
Jt  se  flattent  de  substituer  au  règne  du  catholicisme,  le* règne  d'une 


424  CHAPITRE    XIV 

philosophie  purement  naturelle  »  (1).  Le  jésuite  ne  met  certaine- 
ment pas  sur  le  même  pied  les  personnes  et  les  intentions;  mais 
il  considère  le  rationalisme  et  le  traditionalisme,  comme  deux  er- 
reurs funestes,  et,  à  son  sens,  il  n'est  que  temps,  pour  l'honneur  de 
la  cause  catholique,  de  dévoiler  les  dangers  de  cet  imprudent  et 
déplorable  système  du  traditionalisme.  Autrement  l'Eglise  courrait 
le  risque  de  ne  pouvoir  plus  démontrer,  à  soi  et  aux  autres, 
l'existence  de  Dieu. 

Voilà  de  bien  grosses  imputations;    il  eut  fallu  des  preuves. 
Tout  le  monde  est  convaincu  que  l'esprit  humain  est  fait  pour  la 
vérité  et  qu'il  peut  la  connaître.  Il  s'agit  de  savoir  comment  il 
peut  y  parvenir  ;  mais  la  question  est  résolue  par  le  fait,   puis- 
qu'on sait  comment  il  y  est  parvenu.  Une  pure  possibilité  est  une 
affaire  de  spéculation  ;  ce  qui  importe,  c'est  la  réalité.  Or,  la  réa- 
lité est  que  Dieu  a  créé  l'homme  adulte,  qu'il  lui  a  donné  une  âme 
vivante,  qu'il  lui  a  fait  connaître  la  loi  de  vérité  et  de  vie,  que 
l'homme  l'ayant  reçue  s'y  est  soumis  et  l'a  enseignée  ensuite  à  ses 
descendants.  Tous  conviennent  qu'une  fois  instruit  par  Dieu  d'un 
certain  nombre  de  vérités,  l'homme  peut  féconder  le  dépôt  qu'il 
a  reçu  ;  aux  vérités  qu'on  lui  enseigne,   chercher  et  trouver  un 
fondement  rationnel,  une  preuve,  une  démonstration  logique;  de 
ces  vérités  premières,  faire  jaillir  par  le  raisonnement  plusieurs 
autres  vérités  secondaires  qui  s'y  trouvaient  renfermées  et  qui 
en  découlent  comme  conséquence.  Mais  avoir  une  pensée  avant 
toute  révélation,  ou  après  la  révélation,  découvrir  une  vérité  en- 
tièrement nouvelle,  qui  n'ait  pas  été  donnée  par  Dieu  ou  par  ceux 
qui  la  tiennent  de  Dieu,  voilà,  selon  le  P.  Chastel,  ce  que  les  tra- 
ditionalistes jugent  impossible. 

Dans  son  livre  contie  les  rationalistes  et  les  traditionalistes,  le 
P.  Chastel  veut  prouver  le  contraire  par  une  discussion  philoso- 
phique ;  il  s'excrime  cent  pages  durant,  contre  ces  impies  nova- 
teurs ;  il  appelle  à  son  aide,  S.  Augustin,  S.  Thomas,  et  ne  remet 
l'épée  au  fourreau  qu'après  avoir  exterminé  ses  adversaires.  Si  ; 
non  e  vero,  e  ben  trovato. 

(I)  Les  Rationalistes  et  les  Traditionalistes,  préface. 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CHASTEL  425 

Dans  un  second  ouvrage,  publié  en  4852  et  intitulé  L'Eglise  et 
les  systèmes  de  philosophie,  le  P.  Chastel  vient  à  rescousse.  D'abord 
il  pose  le  droit  qu'a  l'Eglise  d'intervenir  dans  les  questions  de 
philosophie.  Ensuite,  sans  citer  un  nom,  sans  citer  aucun  livre,  il 
choisit  des  phrases  et  des  lambeaux  de  phrases,  les  amalgame, 
les  met  sous  la  protection  de  guillemets,  en  forme  un  système 
monstrueux  qu'il  appelle  le  traditionalisme  et  l'accable  de  ses 
anatlièmes.  A  l'entendre,  l'auteur  de  tout  mal,  c'est  Lamennais. 
Lamennais  niait  la  raison  individuelle,  ne  se  fiait  qu'à  la  raison 
générale  et  à  l'action  de  l'autorité.  Depuis,  ses  disciples,  soumis  en 
apparence,  ont  repris  et  aggravé  toutes  ses  erreurs.  Le  P.  Chastel  le 
prouve  par  cinquante  pages  de  citations  ;  en  voici  quelques-unes  : 

«  Notre  raison  est  si  incertaine  par  elle-même  que  lorsqu'elle 
sort  de  la  foi,  elle  ne  peut  plus  trouver  le  port  sur  le  vaste  océan 
des  droits.  Notre  entendement  ne  peut  tenir  la  vérité  ;  la  foi  seule 
peut  lui  donner  un  fond. 

«  La  raison  ne  peut  s'élever  d'elle-même  au-dessus  des  sens  où 
elle  ne  tarde  pas  à  expirer  comme  dans  le  vide...  il  faut  qu'elle 
emprunte  le  secours  de  la  foi. 

«  L'élément  historique,  traditionnel,  est  seul  certain,  fixe,  réel, 
divin  ;  tandis  que  l'élément  personnel,  étant  assis  sur  la  réflexion 
humaine,  est  mobile,  changeant,  nébuleux  comme  elle. 

«  Les  vérités  nécessaires,  qui  portent  tout  l'édifice  de  nos  con- 
naissances, proviennent  toutes  en  principe  de  notre  contact  avec 
la  société,  où  elles  sont  infuses,  où  elles  existent  par  le  fait,  et  où 
tout  se  transmet  et  s'apprend,  même  la  vertu. 

«  L'école  catholique  soutient  que  le  principe  des  idées,  la  règle 
de  nos  affirmations,  est  extérieure  à  l'homme.  Elle  les  place  dans 
la  révélation  conservée  extérieurement,  dans  la  tradition,  dans 
l'Eglise.  Voilà  ce  qui  sépare  les  rationalistes  des  catholiques  ». 

«  L'ordre  de  foi  doit  toujours  précéder  l'ordre  de  conception. — 
La  raison,  dans  chaque  homme,  est  le  résultat  des  enseignements 
reçus  (1)  ». 

(i)  LEgUse  et  les  systèmes  de  philosophie  moderne,  pp.  140  à  179. 


426  CHAPITRE   XIV 

Le  P.  Chastel  fait  toutes  ces  citations,  sans  indiquer  ni  un  titre 
de  livre,  ni  un  nom  d'auteur,  ni  rien  de  ce  qu'exige,  en  pareil 
cas,  la  plus  vulgaire  probité.  On  doit  le  croire,  mais  on  ne  peut  y 
aller  voir.  L'auteur,  prévoyant  l'objection  qui  se  présente  natu- 
rellement à  l'esprit,  dit  qu'il  a  dû  tronquer  les  textes,  par  la  rai- 
son qu'il  ne  pouvait  produire  d'innombrables  pages  ;  mais  il  pro- 
teste de  l'exactitude  des  textes  produits  et  n'admet  pas  le  doute 
contre  sa  bonne  foi.  On  peut,  sans  être  de  mauvaise  foi,  s'abuser  ; 
et  sans  produire  des  volumes  entiers,  on  peut  allonger  un  peu 
plus  ses  citations  pour  en  mieux  faire  ressortir  le  sens.  Richelieu 
disait  :  «  Donnez-moi  quatre  lignes  d'un  homme  et  je  me  charge 
de  le  faire  pendre  ».  Quatre  lignes,  en  effet,  c'est  tout  juste  ce 
qu'il  faut  pour  dresser  une  potence  ;  avec  huit,  ce  serait  moins 
facile.  Mais  ce  qui  est  parfaitement  déraisonnable  et  déloyal,  c'est 
d'attaquer  vingt  auteurs  sans  les  regarder  en  face  ;  c'est  de  les 
frapper,  par  derrière,  en  se  donnant,  par  une  dernière  inspiration 
de  bassesse,  le  vernis  de  la  loyauté. 

«  Nous  pensons,  conclut  le  P.  Chastel,  que  ces  doctrines  ne  sont 
guère  différentes  des  propositions  lamennistes  que  l'épiscopat 
français,  en  1832,  condamna  et  censura,.  «  comme  fausses,  con- 
traires à  la  parole  de  Dieu  et  à  la  tradition  constante  des  Saints 
Pères,  comme  anéantissant  l'un  des  plus  grands  et  des  plus  in- 
contestables bienfaits  de  l'Incarnation  ;  comme  grièvement  offen- 
sives des  oreilles  chrétiennes,  en  ce  qu'elles  assimilent  le  culte 
des  anges  et  des  saints  à  celui  des  divinités  chimériques  ;  comme 
renversant  toutes  les  notions  que  l'Ecriture  et  les  Pères  donnent 
de  l'idolâtrie  ;  comme  injurieuses  à  la  révélation  mosaïque,  dont 
elles  anéantissent  un  des  effets  les  plus  précieux,  qui  est  d'avoir 
conservé  le  dépôt  de  la  révélation  primitive  ;  comme  injurieuses 
envers  le  Sauveur,  à  qui  elles  enlèvent  la  gloire  d'avoir  tiré  les 
hommes  des  ténèbres  de  l'erreur  ».  Il  est  donc  vrai  que,  sur  les 
points  les  plus  fondamentaux,  les  traditionalistes  d'aujourd'hui 
ne  sont  que  trop  fidèles  à  l'esprit  de  l'école  qu'ils  continuent,  et 
que  le  concile  de  Rennes  a  eu  grandement  raison  de  signaler  les 
efforts  de  résurrection  du  lamennisme  en  France.  » 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CHASTEL  427 

Les  deux  allégations  du  P.  Chastel,  à  l'appui. de  sa  conclusion, 
étaient  fausses.  La  censure  de  Toulouse  contre  Lamennais  n'avait 
pas  été  confirmée  à  Rome,  et  le  cardinal  Morlot,  président  du  con- 
cile de  Rennes,  déclara  que  cette  assemblée  n'avait  pas  prononcé 
une  sentence  contre  le  traditionalisme. 

En  1852,  le  P.  Chastel,  ^pieusement  obstiné,  du  moins,  il  le 
croyait,  attaquait  les  traditionalistes  dans  un  troisième  ouvrage 
sur  l'origine  des  connaissances  humaines  d'après  l'Ecriture  sainte. 
«  L'école  nouvelle  des  traditionalistes,  dit-il  (p.  2),  a  pour  dogme 
fondamental,  cette  supposition  inventée  par  elle,  que  la  raison 
humaine  ne  peut  acquérir  et  posséder  aucune  notion  religieuse, 
morale  et  intellectuelle,  si  ces  notions  ne  lui  sont  communiquées, 
transmises  par  quelque  intelligence  antérieure,  qui  l'enseigne. 
L'homme,  disent-ils,  est  essentiellement  un  animal  enseigné  ;  et 
la  vérité  lui  arrive,  comme  les  autres  biens  de  famille,  par  héri- 
tage, par  transmission.  » 

Le  P.  Chastel,  dans  toutes  ces  algarades,  ne  citait  personne, 
mais  il  avait  soin  d'ajouter  :  «  On  devinera  sans  peine  à  qui  cela 
doit  s'adresser  ».  Un  correspondant  osa  demander  au  P.  Chastel 
de  vouloir  bien  user  des  formes,  convenances,  usages,  droits  et 
justices,  acceptés  par  les  honnêtes  gens  dans  une  polémique.  Afin 
que  l'on  pût  dire  que  les  catholiques  discutent  entre  eux  comme 
d'honnêtes  gens,  on  le  priait  de  citer  les  noms  propres  et  d'indi- 
quer les  citations.  «  Pour  les  doctrines  que  je  signale,  répondit-il, 
chacun  est  libi^e  de  les  laisser  à  d'autres  comme  leur  appartenant 
ou  de  les  défendre  pour  soi  et  de  les  défendre  comme  siennes.  » 
On  comprendrait  cette  réponse,  si  le  P.  Chastel  avait  fait  des  ob- 
jections générales,  mais  telle  n'était  pas  sa  polémique.  L'obscur 
jésuite  avait  dénoncé  au  monde,  une  école  composée  de  tous  ceux 
qui,  depuis  vingt  ans,  défendaient  l'Eglise  ;  et  c'était  grâce  à  ces 
défenseurs  que  la  cause  catholique  avait  fait  des  progrès  tels,  que 
lui,  Chastel,  pouvait  se  dire  ouvertement  jésuite  et  que  sa  Compa- 
gnie pouvait  ouvrir  partout  des  collèges.  Or,  c'étaient  ces  mêmes 
apologistes,  qui  tous  avaient  défendu  la  Compagnie,  qu'il  accusait 
d'être  en  révolte  contre  les  conciles  et  contre  l'Eglise.  Mais,  en 


428  CHAPITRE   XIV 

les  dénonçant  ainsi,  en  signalant  leurs  erreurs,  sans  indiquer  au- 
cun texte  ni  aucun  nom,  voulait-il,  du  moins,  qu'ils  demeuras- 
sent inconnus  !  Non  ;  lui-même  faisait  cet  affligeant  aveu  :  «  De 
cette  manière,  sans  que  leur  nom  soit  livré  au  public,  les  auteurs 
d'abord,  et  ensuite  ceux  qui  les  liront,  verront  à  qui  et  à  quelles 
erreurs  peut  s'appliquer  le  blâme  du  concile.  Nous  tenons  à  le 
faire  remarquer,  parmi  les  nombreux  auteurs  que  nous  allons  ci- 
ter, nous  ne  voulons  pas  dire  quels  sont  ceux  que  le  concile  a  eu 
directement  en  vue,  ni  à  qui  il  entendait  spécialement  s'adres- 
ser (1)  ».  Explique  qui  pourra  cette  logomachie. 

Telle  était  la  méthode  du  P.  Chastel.  Quant  à  sa  loyauté,  il  don- 
nait sa  parole  de  chrétien,  de  prêtre  et  de  religieux  :  «  Quiconque, 
disait-il,  croirait  devoir  publier  un  doute  sur  quelqu'une  de  nos 
citations  et  sur  le  sens  qu'elle  peut  avoir,  nous  nous  offrons  à  le 
satisfaire,  pourvu  qu'il  s'engage  :  1°  à  publier  que  nous  l'avons  sa- 
tisfait ;  2°  à  ne  pas  divulguer  le  nom  que  nous  lui  aurions  révélé  ». 
Ainsi  la  conspiration  était  parfaitement  ourdie.  Qui,  en  effet,  parmi 
les  lecteurs  ordinaires,  et  surtout  parmi  les  lecteurs  chrétiens, 
aurait  misen  doute  la  parole  d'un  prêlre  parlant  avec  tant  d'assu- 
rance, avec  une  si  belle  fermeté  ?  Les  auteurs  incriminés  devaient, 
à  ce  coup,  douter  eux-mêmes  d'eux-mêmes  et  se  dire  :  «  Serait 
il  possible  que  de  telles  expressions  fussent  sorties  de  ma  plume  ? 
ne  me  suis-je  pas  trompé  grossièrement  et  ne  faut-il  pas  rétracter 
mon  erreur?  » 

Les  bruits,  on  le  pense  bien,  allaient  leur  train.  On  disait  : 
«  C'est  celui-ci,  c'est  celui-là.  Le  P.  Chastel  attaque  tel  évêque, 
tel  archevêque,  tel  cardinal  ».  L'auteur,  comme  tous  les  hommes 
engagés  dans  une  mauvaise  affaire,  n'était  pas  bien  sûr  de  son  fait 
et  encore  moins  de  sa  situation.  Pour  replâtrer  les  brèches  qu'y 
faisaient  les  morsures  de  l'opinion  publique,  il  donnait,  de  vive 
voix  ou  par  écrit,  différentes  réponses.  On  ne  demandait  que  plus 
fort  ce  que  voulait  cet  écrivain,  où  il  voulait  aboutir,  quel  hon- 
neur, quel  profit  il  pouvait  espérer  de  sa  polémique?  Questions 

(1)  Correspondant  y  t.  XIX,  p.  14'2. 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CHASTEL  429 

importantes,  mais  insolubles,  à  moins,  ce  qu'on  ne  doit  jamais 
faire,  de  pénétrer  dans  la  conscience  du  censeur  pour  lui  impu- 
ter un  crime. 

Ce  que  ne  disait  pas  le  P.  Chastel,  d'autres  le  dirent;  ce  que  le 
P.  Chastel  ne  faisait  qu'en  cachette,  d'autres  voulurent  le  publier 
sur  les  toits.  Un  autrejésuite,  le  P. Deschamps,  dans  un  livre  inti- 
tulé :  Du  paganisme  dans  r éducation  ou  défense  des  auteurs  catho- 
liques des  quatre  derniers  siècles  contre  les  attaques  de  nos  jours, 
nomma  l'évéque  d'Amiens,  Salinis,  et,  avec  l'évêque,  Charles  de 
Coux,  Montalembert,  Bonnetty,  Ventura,  Gaume.  Un  certain  abbé 
Delacouture,  dans  un  ouvrage  intitulé  :  Observations  sur  un  dé- 
cret de  rindex  du  27  septembre  (c'est  celui  qui  avait  frappé  le  droit 
canon  de  Lequeux,)  ajouta,  comme  coupables  au  premier  chef  du 
traditionalisme  démasqué  par  le  P.  Chastel  :  le  comte  de  Maistre, 
dont  il  ne  savait  pas  orthographier  le  nom  et  qu'il  appelait  un 
certain  Demaistre  ;  le  vicomte  de  Bonald,  l'auteur  de  la  Législation 
primitive  \  Auguste  Nicolas,  l'auteur  des  Etudes  philosophiques  sur 
le  Christianisme  ;  Charles  Sainte-Foi,  le  traducteur  de  la  Mystique 
de  Goerrès  et  de  vingt  autres  ouvrages  ;  Veuillot,  Dulac  de  Mont- 
vert  et  Coquille,  rédacteur  de  V Univers  ;  l'abbé  Morel,  collabora- 
teur du  même  journal;  le  docteur  Bouix,  l'auteur  du  Cours  de 
droit  canon  ;  le  docteur  Martinet,  l'auteur  de  la.  Solution  de  grands 
problèmes  et  de  deux  théologies,  plus  d'un  traité  sur  l'accord  de 
la  foi  avec  la  raison  ;  l'abbé  Gerbet,  l'auteur  de  Rome  chrétienne  ; 
l'abbé  Combalot,  le  grand  orateur,  auteur  d'un  traité  de  l'Incar- 
nation ;  Parisis,  évêque  de  Langres,  le  Pierre  l'Ermite  de  la  Croi- 
sade pour  la  liberté  d'enseignement  ;  Jean  Doney,  évêque  de  Mon- 
tauban,  un  des  maîtres  de  la  philosophie  ;  et,  comme  digne 
couronnement,  le  grand  cardinal  Gousset,  digne  successeur  de 
S.  Remy,  d'Hincmar  et  de  Gerbert.  Tels  sont  les  hommes  que  De- 
lacouture, Deschamps  et  Chastel,  trois  grandes  trompettes  de  la 
vérité,  dénonçaient,  en  Galaad,  comme  les  coryphées  de  la  grande 
hérésie  contre  la  raison.  Par  le  contraste  qui  s'établit,  spontané- 
ment, entre  les  accusateurs  et  les  accusés,  on  se  demande  s'il  faut 
prendre  au  sérieux  l'accusation  et  s'il  ne  serait  pas  plus  court 
d'envoyer  les  dénonciateurs  dans  une  maison  de  fous. 


430  CHAPITRE   XIV 

Le  grand  pourfendeur,  le  P.  Chastel,  n'était  pas  lui-même  si 
bien  autorisé  qu'on  peut  le  croire.  Dans  ses  cogitations,  si  forte- 
ment improbatives,  contre  d'illustres  apologistes,  il  osait,  entre 
autres  énormités,  soutenir  les  propositions  suivantes  :  «  Antérieu- 
rement à  la  prescription  et  à  la  volonté  divine,  il  y  a  bien  et  mal  mo- 
ral, il  y  a  obligation  morale... Car  si  Dieu  ordonne  ou  défend, il  faut 
qu'il  y  ait  ou  non  une  raison  antérieure  d'accepter  sa  volonté  et  de 
lasuivre.  Il  y  a  toujours  obligation  morale,  devoir  réel,  quand  même 
on  ferait  abstraction  de  Dieu  qI  de  la  religion...  Il  y  aurait  quelque 
obligation  naturelle,  quand  même  on  accorderait,  ce  qui  ne  se 
peut,  qu'il  n'y  a  point  de  Divinité,  ou  en  faisant  abstraction  pour 
un  moment  de  son  existence  »  (1). 

De  ces  paroles,  il  résulte  :  !<>  qu'on  peut  mettre  en  supposition 
que  Dieu  n'existe  pas;  2»  que  dans  cette  supposition,  il  y  aurait 
toujours  une  morale  ;  3°  que  cette  morale  serait  obligatoire^^  Voilà, 
dit  Bonnetty,  la  profession  de  foi  du  P.  Chastel.  Nous  acceptons 
toutes  ces  paroles  telles  qu'il  nous  les  donne  et  nous  les  déclarons 
abominables.  Oui,  abominables  et  souverainement  dangereuses, 
parce  qu'elles  enseignent  à  l'homme  civil,  à  l'homme  politique, 
aux  gouvernements,  à  croire  qu'ils  peuvent  se  passer  de  Dieu  ;  et, 
à  plus  forte  raison,  qu'ils  peuvent  se  passer  du  Christ  et  de  l'Eglise, 
et,  par  suite,  de  son  Chef  et  de  ses  évêques  :  c'est  la  justification 
des  attentats  sacrilèges  de  Mazzini  et  de  tous  ceux  qui  ont  chassé 
Pie  IX  de  Rome.  Aussi,  sur  cette  question,  nous  n'acceptons  l'auto- 
rité d'aucun  philosophe,  d'aucun  écrivain,  à  moins  qu'il  ne  nous 
apporte  l'autorité  de  l'Eglise,  devant  laquelle  nous  faisons  profes- 
sion de  soumettre  notre  entendement,  parce  que  nous  reconnais- 
sons en  elle  la  conservation  et  l'organe  des  révélations  de  Dieu  «  (2). 

Ces  paroles  ne  sont  pas  trop  fortes.  Le  P.  Chastel  ressuscitait, 
probablement  sans  le  savoir,  la  théorie  païenne  de  Socrate  et  de 
Platon  ;  il  se  mettait  à  la  suite  de  Cousin,  le  patriarche  de  l'éclec- 
tisme, le  propagateur  en  France  du  panthéisme  d'Allemagne,  in- 
vasion qui  préparait  celle  des  fusils  prussiens.  Or,  Cousin,  prùnant 

(1)  Les  rationalistes  et  les  traditionalistes^  p.  44-45  et  sq. 

(2)  Annales  de  philosophie  chrétienne,  t.  44,  p.  268. 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CHASTEL  431 

les  idées  de  Platon,  voulait  supprimer  toute  révélation  extérieure 
de  Dieu. 

Pour  revenir  au  fait  du  P.  Chastel,  ce  jésuite  reprenait  tout 
simplement,  contre  les  plus  vaillants  défenseurs  de  l'Eglise,  la 
méthode  employée,  contre  les  jésuites,  au  XYIIP  siècle,  dans  les 
Extraits  des  assertions,  qui  servirent  tant  à  la  proscription  de  la 
Compagnie.  Or  les  Extraits  des  assertions  avaient  été  faits  avec  une 
formidable  apparence  de  droiture  et  d'impartialité.  En  tête  de 
chaque  article  figure  d'abord  en  grosses  lettres  le  nom  de  Vauteur^ 
à  la  suite  vient  le  titre  entier  de  son  livre,  suivi  du  nom  du  swpé- 
rieur  qui  l'a  approuvé;  la  page  gauche  contient  le  texte  latin,  la 
page  droite  la  traduction  française^  et,  en  marge,  l'indication  du 
volume,  le  titre  du  chapitre  et  la  page  où  est  prise  la  citation. 
Bien  plus,  on  a  eu  le  grand  soin  de  marquer  par  des  points,  les 
endroits  où  l'on  omet  quelque  chose  de  la  citation.  Enfin,  au 
quatrième  volume  se  trouve  une  table  des  auteurs  renfermant, 
pour  chaque  question,  l'année  de  l'édition,  le  nom  de  l'auteur  et 
la  page  du  livre  cité.  C'est  à  l'aide  de  ces  indications  qu'on  a  pu 
prouver  facilement  que  ces  citations  étaient  souvent  fausses,  tou- 
jours dénaturées  et  perfides. 

Le  P.  Chastel  n'a  pas  imité  cette  adroite  fourberie.  D'abord  il 
ne  cite  ni  un  auteur^  ni  un  nom,  lii  un  livre,  ni  une  page  ;  il  n'y  a 
là  qu'un  auteur  responsable,  c'est  l'école  traditionaliste.  Toutes 
les  citations,  dit-il,  sont  justes,  fidèles,  conformes  au  sens  off'ert 
par  le  P.  Chastel  ;  et  c'est  lui  seul  qui  en  témoigne.  7'estisunus,  tes- 
tis  nullus,  dit  un  apophtegme  du  droit. 

Yoici  ensuite  ce  que  le  P.  Chastel  a  fait  de  ces  extraits  mis 
l'un  à  côté  des  autres.  On  connaît  les  Centons  d'Homère  et  de  Vir- 
gile. On  désigne  ainsi  le  travail  de  quelques  auteurs  qui  ont  pu- 
blié l'histoire  entière  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament,  seule- 
ment avec  des  vers  de  Virgile  et  d'Homère.  Le  P.  Chastel  fait  la 
même  chose  pour  composer  ce  qu'il  appelle  les  erreurs  des  tradi- 
tionalistes. D'une  main  habile,  il  a  découpé  (on  ne  peut  pas  dire 
cité)  dans  les  auteurs  catholiques  çà  et  là,  des  phrases,  et,  après  les 
avoir  coupées,  en  les  rajustant,  il  a  essayé  de  composer  les  dogmes 


432  CHAPITRE    XIV 

de  je  ne  sais  quel  système,  et,  pour  y  réussir,  il  ne  s'est  pas  fait 
faute  de  violer  toutes  les  règles  reçues  des  écrivains,  non  pas  seu- 
lement religieux,  mais  incrédules  et  même  révolutionnaires. 

Ainsi,  ilestd'usagequ'une  citation  se  mette  entre  guillemets;  cela 
signifie  que  les  paroles  citées  appartiennent  à  un  seul  auteur.  Le 
P.  Chastel  se  moque  de  cette  règle  ;  il  prend  plusieurs  phrases  dans 
plusieurs  écrivains  et  les  met  à  la  suite  les  unes  des  autres,  sans 
séparation  et  sous  les  mêmes  guillemets. 

Ainsi,  quand  on  cite  plusieurs  phrases  sans  les  séparer  par  des 
points,  c'est  que  ces  phrases  suivent  dans  l'auteur  cité.  Or,  le 
P.  Chastel  ne  s'astreint  pas  à  cette  règle  de  justice  et  même  de 
convenance  puérile  et  honnête  ;  il  joint  des  phrases  prises  à  trois  ou 
quatre  ans  d'intervalle  ;  il  supprime  un  mot  au  milieu  de  ces  phra- 
ses, sans  dire  pourquoi,  ni  comment.  Et  si  l'on  réclame  contre  ces 
procédés  sans  pudeur,  il  répond  :  Que  chacun  reprenne  son  bien 
où  il  le  trouve.  Mais  ne  voyez-vous  pas  que  quand  votre  lecteur 
aura  reconnu  quelques  phrases  pour  être  d'un  auteur,  il  se  croira 
autorisé  à  attribuer  au  même  auteur  la  suite  des  phrases?  et  vous 
qui  l'y  aurez  autorisé,  ne  continuerez-vous  pas  à  faire  calomnier 
cet  auteur  et  par  conséquent  à  le  calomnier  vous-même? 

Le  P.  Chastel  sent  bien  que  de  tels  procédés  provoquent  de  jus- 
tes plaintes  ;  il  sent  qu'il  peut  s'élever  des  doutes  sur  la  fidélité  des 
citations  et  sur  le  sens  qu'il  lui  plaît  de  leur  attribuer.  Alors  il  offre, 
atout  plaignant,  une  satisfaction,  mais  à  huis  clos  ;  et  c'est  au 
plaignant  lui-même  qu'incombera  la  charge  de  se  dire,  coram  po- 
pulo, satisfait.  On  comprend  que  cela  peut  se  faire  à  un  homme 
présent  et  qui  vous  parle  ;  mais  est-ce  sérieusement  qu'on  offre  de 
satisfaire  tous  les  lecteurs  qui,  en  Europe  et  Amérique,  auront  eu 
connaissance  d'accusations?  Supposez  que  cela  fut  possible  du  vi- 
vant de  l'accusateur,  après  sa  mort,  quelle  ressource  restera  à  ceux 
qui  concevront  des  doutes  sur  sa  loyauté?  Les  voilà  contraints  de 
se  fier  à  une  parole  erronée  et  trompeuse. 

Qu'eussent  dit  les  Jésuites  si,  lorsque  Pascal  publia  ses  Provin- 
ciales, il  avait  fait  cette  déclaration  :  «  Je  tiens  à  le  faire  remar- 
quer, si  parmi  les  nombreux  auteurs  que  je  vais  citer,  je  ne  veux 


LES   ACCUSATIONS    DU    PÈRE    CHASTEL  433 

point  dire  quels  sont  ceux  que  j'ai  directement  en  vue,  ni  à  qui 
j'entends  spécialement  m'adresser  ;  je  parlerai  cependant  de  ma- 
nière que,  sans  livrer  leur  nom  au  public,  les  auteurs  d'abord  et 
ensuite  tous  mes  lecteurs  verront  à  quelles  erreurs  et  à  quels  auteurs 
doivent  s'appliquer  mes  critiques  ».  Si  Pascal  eût  parlé  de  la  sorte, 
tout  le  monde  eût  crié  à  la  calomnie.  Ce  que  Pascal  n'a  pas  osé, 
le  P.  Chastel  le  faisait.  Tout  auteur  cité  a  droit  à  ce  que  son  livre 
parle  pour  lui  ;  il  a  droit  à  ce  que  celui  à  qui  l'on  cite  sa  parole 
puisse  voir  comment  elle  a  été  placée  par  son  auteur.  En  refusant 
de  le  citer,  vous  lui  ôtez  un  droit  acquis  ;  en  manipulant  ses  paro- 
les, vous  violez  toutes  les  règles,  vous  foulez  aux  pieds  le  droit  des 
gens. 

Que  sera-ce  si  nous  examinons  les  citations  du  P.  Chastel? 

Le  P.  Chastel  reproche  à  Auguste  Nicolas  d'avoir  dit  que  la  phi- 
losophie nest  rien  et  qu'elle  ne  sera  jamais  rien.  Or,  Nicolas  avait 
cité  ces  paroles  de  Jouffroy  :  «  L'objet  préc/s  de  la  philosophie  n'a 
pas  encore  été  déterminé  ;  et  voilà  ce  qui  a  fait  faillir  et  les  tenta- 
tives d'Aristote,  et  celles  de  Bacon,  et  celles  de  Descartes,  pour 
réformer  la  philosophie  proprement  dite  ».  Jouffroy,  dit  Pierre 
Leroux,  s'était  donné  en  exemple  à  la  jeunesse,  «  dans  le  but  de 
démontrer  la  douloureuse  situation  de  l'esprit  humain,  dépouillé 
à  jamais  de  foi  aux  dogmes  religieux  du  passé,  et  n'ayant,  pour  y 
suppléer,  que  la  radicale  impuissance  d'une  philosophie  qui  s'ignore 
elle-même^  puisqu'elle  ignore  son  objet  véritable  ».  Nicolas  citait 
encore  des  paroles  semblables  de  Laromiguière  et  de  Hegel.  Puis, 
fidèle  à  son  rôle  d'apologiste,  il  repoussait  «  cette  philosophie  fal- 
lacieuse qui  ruine  les  bases  de  la  raison,  pour  empêcher  la  religion 
de  s'y  appuyer  ».  Faisons  toutefois,  ajoutait-il,  des  réserves  en  fa- 
veur de  la  'philosophie  véritable  et  sauvons-la,  avec  la  foi,  des* mains 
de  leurs  communs  ennemis.  La  philosophie  est  quelque  chose  de 
vrai,  de  grand,  de  beau,  de  saint  ;  car  c'est  une  assimilation  de  la 
sagesse  éternelle.  C'est  elle  que  suivait  Platon  et  pour  laquelle 
mourait  Socrate  ;  c'est  elle  que  recueillait  Cicéron  et  qu'il  défen- 
dait contre  les  sophistes,  comme  il  défendait  Rome  contre  les  dé- 
vastateurs ;  c'est  elle  qui  vint  se  réfugier  mourante  au  sein  du 


434  CHAPITRE    XIV 

Christianisme,  et  qui,  ravivée  par  lui,  a  pris  un  vol  si  hardi  et  si 
soutenu  sous  la  plume  des  grands  docteurs  de  la  foi  chrétienne, 
et  notamment  de  S.  Augustin,  de  S.  Anselme  et  de  S.  Thomas  ; 
qui  depuis  a  inspiré  de  si  beaux  traités,  orgueil  légitime  de  la  rai- 
son, à  Malebranche,  à  Leibnitz,  à  Bossuet,  à  Pascal,  à  Fénelon,  à 
Clarke,  à  Schlégel,  à  Euler,  et  qui  a  produit,  dans  notre  siècle, 
les  deux  seuls  noms  philosophiques  qui  passeront  à  la  postérité  : 
de  Maistre  et  Bonald.  Celle-là  est  une  vraie  science  en  possession 
de  son  objet  et  qui  manifeste  sa  vie  par  ses  œuvres  ». 

Ainsi  avait  parlé  Auguste  Nicolas.  Que  penser  de  Timbécile  men- 
songe de  Ghastel  et  de  DelacouLure  qui  lui  prêtaient  les  paroles 
de  Jouffroy  et  de  Pierre  Leroux,  quand  Auguste  Nicolas  ne  les 
avait  produites  que  pour  les  réprouver  et  dire  précisément  le  con- 
traire de  ce  que  lui  prêtaient  ces  deux  censeurs?  Lui  qui  fait  des 
réserves  en  faveur  de  la  philosophie  véritable  ;  lui  qui  l'appelle 
quelque  chose  de  vrai,. de  grand,  de  beau,  de  saint  ;  lui  qui  l'assi- 
mile à  la  sagesse  éternelle  et  glorifie  ses  créations  :  c'est  lui  qu'on 
veut  faire  passer  pour  un  iconoclaste  de  la  philosophie. 

Le  P.  Chastel  avait  reproché,  au  P.  Ventura,  d'être  partisan  du 
système  de  Lamennais.  Or,  le  P.  Ventura  avait  dit  :  «  La  philoso- 
phie chrétienne,  prenant  de  Jésus-Christ  la  lumière  pour  connaî- 
tre... a  reconnu  que  l'homme  a  en  lui  le  principe  de  la  certitude, 
mais  non  pas  une  certitude  absolue  sur  toute  chose  ;  que  l'homme 
a  en  lui  la  certitude  complète  des  premiers  principes,  certitude  de 
ces  vérités  premières  par  lesquelles  Pentendement  de  l'homme  est 
comme  constitué...  et  par  conséquent,  disait  S.  Thomas:  «  L'in- 
telligence en  tant  qu'elle  ne  fait  que  percevoir  est  toujours  dans  le 
vrai  ».  Il  en  était  de  même  des  sens.  La  philosophie  chrétienne  ne 
dédaignait  pas  leur  témoignage  ;  elle  plaçait,  au  [contraire,  dans 
les  sens,  la  certitude  des  vérités  de  l'ordre  physique.  Voilà  com- 
ment la  philosophie  chrétienne  conciliait  les  droits  de  la  raison 
avec  les  droits  du  sens  commun  ».  Puis,  combattant  Lamennais, 
le  P.  Ventura,  s'appuyant  sur  la  Somme  de  philosophie  du  domi- 
nicain llosellius,  disait  :  «  La  certitude  résultant  du  témoignage 
commun,   repose   principalement  -swr  des  certitudes  particulières^ 


LES    ACCUSATIONS    DU    PÈRE    CHASTEL  435 

comme  le  nombre  est  formé  des  unités  qu'il  comprend.  On  con- 
çoit que  plusieurs  hommes,  n'ayant  que  de  faibles  ressources,  en 
réunissant  leurs  fonds,  puissent  former  un  grand  capital  ;  mais  on 
ne  conçoit  pas  comment  un  grand  capital  peut  se  former  par 
plusieurs  hommes  ne  possédant  absolument  rien.  Fonder  donc  la 
certitude  sur  le  témoignage  universel  des  hommes,  tandis  qu'on 
leur  refuse  tout  moyen  de  certitude  particulière,  c'est  absurde  et 
même  ridicule.  C'est  cependant  la  méprise  où  est  tombé  l'auteur 
de  V Essaie  ayant  prétendu  que  l'homme  seul  ne  peut  être  certain 
de  rien,  pas  même  de  sa  propre  existence  ;  et  que  des  hommes  qui, 
séparément^  ne  sont  certains  de  rien,  en  s'accordant  à  affirmer 
une  chose,  puissent  produire  un  témoignage  d'infaillible  certi* 
tude  »  (1). 

Ainsi,  le  P.  Ventura  avait  proclamé  les  certitudes  de  la  philoso- 
phie chrétienne  ;  il  avait  combattu  expressément  le  système  de 
Lamennais  et  le  P.  Chastel  lui  avait  reproché  de  le  soutenir,  quand, 
par  ailleurs,  il  était  historiquement  certain  que  le  P.  Ventura 
avait  repoussé  les  aberrations  de  l'auteur  de  V Essai  sur  l'indiffé- 
rence. Quel  nom  donner  à  une  pareille  ignorance  et  à  une  telle 
audace  ? 

Le  P.  Chastel  avait  reproché  aux  Annales  de  philosophie  chré* 
tienne  d'être  l'organe  attitré  du  traditionalisme  et  avait  essayé  de 
le  prouver  par  des  textes  découpés  où  Bonnetty  ne  relevait  pas 
moins  de  dix  altérations  (2).  Delacouture,  précisant  les  griefs  de 
Chastel,  avait  prêté  à  Bonnetty,  cette  phrase  décisive  :  «  La  rai- 
son dans  chaque  homme  est  le  résultat  des  enseignements  qu'il  a 
reçus  »  ;  preuve  accablante,  en  effet,  de  son  traditionalisme.  Or 
Bonnetty  avait  dit  :  «  La  raison,  selon  nous,  est,  dans  l'homme  : 
!«  la  faculté  innée,  naturelle  de  connaître  et  de  comprendre  plus  ou 
moins  ce  qu'on  enseigne  :  l'âme  humaine,  comme  le  dit  S.Thomas, 
est  une  table  rase  sur  laquelle  il  n'y  a  rien  d'écrit.  —  Elle  est  :  2°  le 
résultat  de  l'enseignement  qu'il  a  reçu.  M.  Maret  et  M.  Freppel  di- 


(1)  La  raison  philosophique  et  la  raison  catholique,  t.  I,  p.  158-162* 

(2)  Annales  de  philosophie  chrétienne,  t.  XLIV,  p.  307. 


436 


CHAPITRE    XIV 


sent  que  c'est  une  véritable  révélation  de  Dieu  :  que  nos  lecteurs 
prononcent  »  (1). 

C'est  sur  cette  conception  de  la  raison  naturelle,  que  les  Anna- 
les de  philosophie  recueillaient,  comme  preuve  de  la  révélation 
primitive,  les  rayons  brisés  de  cette  tradition,  consignés  dans  les 
livres  des  Gentils.  En  les  recueillant,  les  Annales  ne  négligeaient 
pas  de  faire  observer  que  ces  textes  n'étaient  pas  compris  de  la  foule; 
que  les  initiés  seuls  les  connaissaient  bien,  et  encore  pas  toujours  ; 
et  que  nous,  grâce  aux  révélations  du  Christ,  nous  les  connaissons 
mieux  que  les  initiés  des  mystères  païens.  Le  P.  Chastel  leur  re- 
prochait d'enseigner  que  les  païens  en  étaient  arrivés  là  par  la 
puissance  native  de  leur  esprit  ;  que  c'est  là  que  le  Christ  aurait 
pris  les  principaux  articles  du  symbole  ;  qu'ainsi  l'esprit  humain 
n'aurait  eu  besoin  ni  du  Christ,  ni  de  l'Eglise,  pour  savoir  ce  qu'il 
faut  croire  et  ce  qu'il  faut  faire,  puisque  les  vérités  du  symbole 
leur  auraient  été  données  par  la  raison  et  par  la  conscience.  A  quoi 
les  Annales  répliquaient  naturellement  qu'imputer  des  indignités 
pareilles  à  des  catholiques  de  marque,  c'est  un  comble  de  sottise. 
En  effet,  prouver  la  révélation  primitive  par  des  témoignages 
païens,  ce  n'est  pas  démontrer  la  parfaite  suffisance  de  la  raison 
naturelle,  c'est  prouver,  au  contraire,  son  insuffisance.  Du  reste, 
sur  le  fait  capital  des  traditions  anciennes,  objectées  à  tous  les 
fabricants  de  religions  naturelles,  on  ne  peut  en  contester  sérieu- 
sement l'existence.  Pour  les  Juifs,  ces  traditions  ont  été  recueil- 
lies dans  le  Thalmud,  et,  pour  les  Gentils,  outre  qu'ils  pouvaient 
les  connaître  par  la  révélation  primitive,  ils  pouvaient  les  puiser 
encore  dans  les  anciens  livres  canoniques,  non  parvenus  jusqu'à 
nous.  Ces  livres  sont  en  grand  nombre  :  nous  citons  ici  la  Prophé- 
tie d'Hénoch  (Epit.  de  S.  Jude,  4);  le  fÂvre  de  l alliance  (Exod.,XXlV, 
7)  ;  le  Livre  des  guerres  du  Seigneur  (Nomb.,  XXI,  14)  ;  le  Livre  des 
Justes  {5os.,  X,  13  et  II  Rois.  I,  18);  le  Livre  du  Seigneur  (Isaïe, 
XXXIV,  16)  ;  les  Livres  de  Samuel,  de  Nathan,  de  Gad,  de  Séméias, 
d'Addo,  d'Ahias,   de  Jehu  (1  Paralip.,  XXIX,  2,  et  II  Par.,  IX,  29- 

(I)  Annales,  t.  XL,  p.  147. 


LES  ACCUSATIONS  DU  PÈRE  CUASTEL  437 

30  ;  XII,  15  ;  XIII,  22  ;  XX,  23)  ;  Les  discours  d'asai  (Par.,  XXXIII, 
17)  :  Les  Actions  d'Osias,  écrites  par  Isaïe  (II  Par.,  XXVI,  12)  ;  Trois 
mille  Paraboles,  par  Salomon  (III  Rois,  IV,  32-33)  ;  Mille  et  cinq 
cantiques,  par  le  même  ;  l'Histoire  naturelle,  par  le  même  ;  VEpi- 
tredu  prophète  Elie  au  roi  d' Israël  (II  Par.,  XXI,  12):  Le  livre  de 
Jean  Hircan  (I  Mach.,  XVI,  24)  ;  Les  Descriptions  de  Jérémie  (II 
Mach.,  II,  1)  ;  Les  livres  de  Jason  [Ibid.,  24).  Voilà  où  il  faut  ren- 
voyer ceux  qui  nous  disent  les  dogmes  chrétiens  sortis  des  livres 
delaGentilité.  Qu'ils  nous  prouvent  que  les  Gentils  n'ont  pas  puisé 
leurs  traditions  dans  ces  livres,  dans  le  Thalmud  ou  dans  les  Sain- 
tes licritures.  Quant  au  P.  Ghastel,  trouvant  que  ces  témoignages, 
fournis  par  les  traditions  de  la  Gentililé,  exaltent  trop  la  raison, 
c'est  un  paralogisme  qu'il  est  superflu  de  discuter. 

Cependant  le  P.  Chastel  vivait  à  St-Acheul,  sous  la  direction  de 
Mgr  de  Salinis,  qui  avait  donné,  aux  Jésuites,  le  beau  collège  delà 
Providence.  En  reprochant,  aux  traditionalistes,  de  vouloir  dé- 
truire la  raison,  il  attirait  naturellement,  à  sa  compagnie,  les  sym- 
pathies des  rationalistes,  des  universitaires  et  du  gouvernement. 
A  côté  du  P.  Chastel,  se  trouvait  un  autre  jésuite,  qui  adopta  sa 
thèse  et  reprocha,  avec  une  grande  hauteur,  l'expression  de  ra- 
tionalisme catholique,  dont  s'était  servi  l'évêque  de  Montauban  : 
«  Nous  estimons,  disait-il,  qu'il  faut  une  rare  audace,  ou  une  lé- 
gèreté plus  rare  encore,  pour  jeter  à  des  hommes  dont  l'orthodoxie 
ne  peut  être  mise  en  suspicion,  la  dénomination,  pour  le  moins 
étrange,  de  rationalistes  catholiques.  Il  n'y  a  pas  d'hérésie  catho- 
lique ;  il  n'y  a  pas  de  schisme  catholique  ;  et  quiconque  en  subit 
le  reproche  aurait  le  droit  de  se  croire  insulté  »  (1). 

L'évêqued'Amiens  fut  justement  ému  de  voir  de  semblables  atta- 
ques se  produire  contre  des  écrivains  dignes  de  la  plus  haute  consi- 
dération et  contre  d'illustres  évêques,  au  nombre  desquels  il  avait 
l'honneur  de  compter.  Le  P.  Chastel  et  le  P.  Félix  furent  donc 
mandés  devant  lui,  et  aux  objurgations  qui  leur  furent  faites,  ils 
ne  répondirent  qu'une  chose  :  «  C'est  qu'ils  avaient  obéi  à  des  or- 

(1)  Ami  de  la  Religion,  t.  151,  p.  557. 


438  CHAPITRE    XIV 

dres.  »  Cependant  ils  furent  retirés  d'Amiens  et  intronisés  à  Paris. 
Le  P.  Félix  s'est  relevé  depuis  noblement  d'an  moment  de  fai- 
blesse, et  si  la  Compagnie  avait  poussé  ses  voltigeurs  contre  les 
tenants  de  la  plus  stricte  orthodoxie,  elle  se  retrouve  digne  d'elle- 
même  en  encourant  de  nouvelles  persécutions. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  catholiques  et  des  prélats,  mis  en  cause 
par  les  Jésuites,  il  est  clair  que,  fussent-ils  disciples  de  Lamen- 
nais, de  Jansénius  ou  de  Calvin  ;  fussent-ils  même  panthéistes  ou 
athées,  ils  ne  devaient  pas  être  attaqués  par  les  procédés  non  re- 
cevableset  très  regrettables  du  P.  Chastel. 


CHAPITRE  XV 

LES    PETITES    PERSÉCUTIONS    CONTRE    BONNETTY. 


La  levée  de  boucliers  du  P.  Chastel  contre  certains  écrivains 
qui  niaient,  soi-disant,  toute  force  à  la  raison  naturelle  de  l'homme, 
n'était  que  la  préface  anonyme  d'une  conspiration  ourdie,  depuis 
quelque  temps,  contre  Bonnetty,  directeur  des  Annales  de  philoso- 
phie chrétienne.  Cette  conspiration  va  éclater  ;  nous  voudrions  la 
reprendre  dans  ses  origines,  la  suivre  dans  ses  mouvements,  la 
caractériser  dans  ses  résultats.  Mais  d'abord  un  mot  sur  le  vaillant 
apologiste  de  la  religion,  de  l'Eglise  et  du  Saint-Siège  que  les  ca- 
tholiques libéraux  voulaient  accabler  et  écraser,  par  une  tactique 
dont  ils  n'ont  pas  abandonné  l'usage,  sous  des  coups  surpris  mé- 
chamment à  la  Chaire  apostolique. 

Augustin  Bonnetty  était  né  en  1798,  à  Entrevaux  dans  les 
Basses-Alpes.  Au  terme  d'une  jeunesse  laborieuse  qui  devait  le 
conduire  au  sacerdoce,  il  résolut  de  rester  laïque  pour  se  consa- 
crer plus  efficacement  à  la  défense  de  l'Eglise.  En  1825,  débutant 
à  Paris,  il  visitait  les  bibliothèques,  formait  des  relations  savantes, 
suivait  les  cours  publics  et  les  grandes  prédications.  En  1827, 
il  entrait  dans  la  Société  des  études  littéraires,  association  de 
jeunes  gens  pour  compléter,  par  des  travaux  personnels,  leurs 
études  classiques  :  il  s'y  fît  remarquer  par  l'abondance  et  la  soli- 
dité précoce  de  ses  compositions.  En  1828,  grâce  au  crédit  de 
Lamennais,  Gerbet  et  Salinis,  il  était  admis  dans  l'association 
pour  la  défense  de  l'Eglise  catholique,  sorte  de  grande  corpora- 
tion où  tous  les  catholiques  militants  mettaient  en  commun  leurs 
eflforts.  Pour  sa  part,  Bonnetty  administra  la  gestion  du  Corres- 
pondant Qi  com^^o^di  deux  volumes  d'histoire  ecclésiastique.    En 


440  CHAPITRE    XV 

1830,  sous  les  coups  du  canon  de  juillet,  il  corrigeait  les  épreuves 
de  l'œuvre  à  laquelle  Dieu  le  prédestinait  ;  je  veux  parler  des  A?i- 
nales  de  philosophie  chrétienne. 

L'œuvre  répondait  si  bien  aux  vœux  du  public  éclairé,  elle 
était  pi'ésentée  avec  une  bonhomie  si  attirante  et  si  spirituelle, 
qu'elle  prit  d'emblée  sa  place  au  soleil  dévorant  de  la  publicité. 
Quinze  jours  après  l'envoi  du  prospectus,  Bonnetly  avait  dix  mille 
francs  dans  sa  caisse.  Contre  toute  attente,  même  de  la  part  du 
fondateur ,  les  Annales  marchaient  tout  seul  ;  elles  devaient 
marcher  ainsi  pendant  cinquante  ans,  sans  comité,  sans  subsi- 
des, sans  dettes  et  sans  actionnaires.  Dans  la  pensée  du  fonda- 
teur, elles  étaient  destinées  à  préconiser  une  philosophie  chré- 
tienne, dont  Jésus-Christ  est  le  centre  et  remédier  ainsi  à  tous  les 
maux  de  la  libre-pensée.  De  plus,  elles  devaient  recueillir  tous  les 
rayons  de  la  révélation  primitive,  pour  autant  qu'ils  s'étaient 
conservés  dans  les  traditions  des  Gentils.  C'était  une  grande  en- 
treprise. 

En  1836,  Saliniset  Gerbet  ïondaieni  V Université  catholique ,  rivale 
qui  devait,  dans  la  pensée  de  ses  auteurs,  former  une  concurrence 
littéraire  et  scientifique  à  l'enseignement  rationaliste  de  l'Univer- 
sité d'Etat.  Pendant  ce  temps-là ,  le  premier  Correspondant , 
éclipsé  par  l'Avenir,  avait  été  remplacé  par  la  Bévue  européenne 
qui,  ne  faisant  pas  ses  frais,  devait,  en  1837,  se  fondre  dans  VUni- 
versité  catholique.  V Université  catholique,  qui  comptait  une  légion 
de  rédacteurs  distingués,  n'avait  pas  un  bon  administrateur,  elle 
prit  Bonftetty,  qui,  en  outre  de  ses  mérites  propres,  excellait  à 
bien  tenir  une  administration.  Dès  lors,  Bonnetly,  seul  avec  un 
secrétaire,  dirigea  les  Annales  de  philosophie  chrétienne  QiV Univer- 
sité catholique;  il  poussa  V  Université  ]u^({[i'k  quarante  volumes  et 
les  A rm«/es,  jusqu'au  quatre-vingt-treizième,  en  cours  de  publica- 
tion, lorsqu'il  mourut.  Ces  deux  revues  forment  une  encyclopédie 
de  la  science  catholique  et  contiennent  tous  les  monuments  de 
rhistoire  de  l'Eglise  au  XIX^  siècle. 

On  voudrait  croire  qu'une  vie  consacrée  à  ces  travaux  de  pro- 
sélytisme, s'écoula  dans  le  calme  d'un  apostolat  pacifique  et  res- 


LES    PETITES    PERSÉCUTIONS   CONTRE   BONNETTY  441 

pecté  ;  mais  ce  serait  peu  reconnaître  l'humaine  misère.  Sans 
doute,  Bonnetty  fut  honoré  des  plus  glorieux  patronages.  Mgr  Af- 
fre,  jusqu'à  sa  mort,  lui  témoigna  la  meilleure  grâce.  Salinis  et 
Gerbet,  au  milieu  de  leurs  fortunes  diverses,  restèrent  toujours 
ses  patrons.  Gousset,  Parisis,  De  Ladoue^  Montalembert  et  la  plu- 
part des  écrivains  ecclésiastiques  furent  ses  amis,  ses  lecteurs  et 
ses  abonnés  fidèles.  Hors  de  France,  en  Belgique,  en  Angleterre, 
en  Allemagne  et  en  Italie,  les  Annales  et  V Université  étaient 
comme  les  deux  contreforts  des  sciences  ecclésiastiques.  A  Rome, 
les  membres  les  plus  distingués  du  Sacré  Collège  honoraient  au- 
tant le  savoir  que  les  vertus  de  Bonnetty  ;  plusieurs  l'honoraient 
de  leur  amitié.  Grégoire  XVI  et  Pie  IX  lui  firent  éprouver  les  effets 
de  leur  auguste  bienveillance  ;  Léon  XIII  devait  bénir  son  agonie. 
Malgré  tous  ces  patronages,  Bonnetty  trouva  en  France,  parmi  ses 
anciens  frères  d'armes,  d'âpres  adversaires,  des  ennemis  acharnés, 
qui,  ne  pouvant  rien  ôter  à  ses  succès,  ni  rien  censurer  sérieuse- 
ment dans  ses  doctrines,  poussèrent  la  passion  jusqu'à  vouloir  le 
supprimer.  Quanquam  animus  meminisse  horrely  luctuque  refugit, 
incipiam. 

Le  premier  qui  entra  en  lice  fut  l'abbé  Maret.  Les  Annales,  de 
philosophie  chrétienne  avaient  à  remplir  un  ministère  de  critique; 
elles  ne  trouvaient  que  trop  souvent  occasion  de  l'exercer.  S'il  ne 
se  fût  agi  que  de  dissidence  d'opinions,  les  critiques  eussent  pu 
amener  des  controverses,  peut-être  sans  résultat  ;  mais  Bonnetty, 
pour  critiquer,  se  plaçait  sur  le  terrain  de  l'orthodoxie  et  donnait 
la  chasse  particulièrement  à  cette  philosophie  décapitée  qui  veut 
constituer  une  religion  sans  Rédempteur.  Pour  porter  des  coups 
plus  décisifs,  il  frappait  les  têtes  les  plus  élevées,  celles  dont  les 
aberrations  peuvent  entraîner  les  pires  conséquences.  Sans  être 
une  grandeur,  l'abbé  Maret,  s'il  n'offrait  pas  aux  coups  une  tête 
élevée,  prêtait  au  moins  le  flanc  aux  piqûres  de  dame  critique. 
C'était  un  ecclésiastique  reçu  en  Sorbonne,  comme  suppléant, 
sans  titre  connu  et  à  peu  près  sans  doctrine.  Son  caractère  le 
poussait  à  se  compromettre,  il  en  suivit  toute  sa  vie  les  inclina- 
tions.  Un  beau  jour,  il  avait  publié  une  théorie  où  il  disait  que 


442  CHAPITRE    XV 

«  la  raison  humaine  est  un  écoulement  de  cette  éternelle  lumière 
qui  éclaire  Dieu  lui-même  et  qu'elle  n'existe  qu'à  la  condition 
d'une  unionréelle  avec  la  raison  infinie  ».  Un  théologien  avait  cri- 
tiqué ce  galimatias  ;  l'abbé  Maret  lui  répondit  dans  les  Annales  ; 
sa  réponse  avait  été  apostillée  par  Bonnetty,  et,  ainsi  corrigée, 
elle  devait  paraître  aussi  dans  le  Correspondant.  Lenormant,  le 
directeur,  en  digne  libéral,  supprima  les  notes  de  Bonnetty,  et 
malgré  les  conventions  contraires,  l'abbé  Maret  triompha..,  par 
le  silence  forcé  de  son  adversaire.  C'est  ordinairement  dans  ces 
conditions  de  silence  que  les  libéraux  montent  au  Capitole. 

L'abbé  Maret  appartenait,  par  ses  illusions,  à  cette  erreur  qui 
s'est  appelée  l'Ontologisme.  Malgré  la  faiblesse  notoire  de  son 
«sprit,  il  se  flattait  de  concevoir  Dieu,  de  le  voir,  d'en  pratiquer 
l'intuition.  Or,  qu'a-t-il  vu?  Lui-même  va  nous  l'apprendre. 

En  1844,  date  de  la  première  édition  de  sa  Théodicée  chrétienne, 
s'élevant  à  la  conception  de  Dieu,  r8j)bé  Maret  lui  trouve  une  exis- 
tence indéterminée  ;  en  1849,  date  de  la  2^  édition,  il  voit  claire- 
ment que  Dieu  renferme  toute  perfection. 

En  1844,  l'abbé  Maret  trouve  que  la  première  perfection  de  Dieu 
est  de  pouvoir  être,  que  cet  être  est  une  causalité  qui  réalise  sa 
substance  ;  en  1849  il  trouve  que  l'essence  de  Dieu  est,  par  elle- 
même:  qu'elle  est  la  source  et  la  cause  première,  sans  supposition 

de  causalité  réalisant  sa  substance. 

En  1844,  l'abbé  Maret  voyait  en  Dieu,  des  facultés  :  en  1849,  il 

voyait  qu'en  Dieu,  tout  est  acte  pur. 

En  1844,  l'abbé  Maret  voyait  en  Dieu  trois  principes  formant  trois 

personnes;  en  1849,  il  ne  voyait  plus  que  trois  personnes,  mais  non 

trois  principes. 

En  1844,  l'abbé  Maret  voyait  la  substance  divine  se  communiquer 

à  trois  principes  coéternels  ;  en  1849,  il  voyait  la  nature  divine 

commune  aux  trois  personnes. 

L'abbé  Maret  avait  fait  toutes  ces  corrections  sur  les  indications 

de  Bonnetty  ;  il  n'en  soutenait  pas  moins  que  les  Annales  avaient 

dénaturé  ses  paroles  par  une  critique  injuste:  logique  de  Sorbonne, 

mal  d'accord  avec  elle-même,  et  d'autant  plus  ficre  de  ses  vertus. 


LES  PETITES  PERSÉCUTIONS  CONTRE  BONNETTY        443 

En  1846,  un  bénédictin,  dom  Gardereau,  sans  ♦provocation  d'au* 
cune  part,  attaquait  les  réponses  faites  à  Maret  :  Bônnetty  dut  lui 
reprocher  cette  proposition:  «  L'homme  voit  tout  dans  cette  clarté 
primitive  qui  illumine  même  les  objets  finis  dont  l'âme  acquiert  la 
connaissance  par  l'intermédiaire  des  sens  ;  il  voit  tout  en  elle,  et 
cette  lumière  est,  dit  S.  Bonaventure,  la  lumière  émanée  de  Vêtre 
infini,  quoique  reçue  dans  l'âme  d'une  manière  objective  et  finie  ». 
Dom  Gardereau  venait  aux  erreurs  de  Malebranche;  il  dut  s'amen- 
der. Cependant  les  Bénédictins,  du  moins  plusieurs,  d'ailleurs  dé- 
voués à  tous  les  intérêts  de  l'Eglise,  gardèrent  quelque  rancune 
aux  Annales  de  'philosophie. 

En  1847,  discussion  philosophique  avec  Lequeux,  supérieur  du 
séminaire  de  Soissons,  qui  disait  :  «  Les  essences  des  choses  sont 
la  substance  même  de  Dieu  »  :  proposition  entachée  de  pan- 
théisme. 

En  1848,  à  propos  de  VÈre  nouvelle  et  de  la  retraite  forcée  du 
P.  Lacordaire  à  la  Chambre,  les  Dominicains  se  séparent  des  An- 
nales de  philosophie. 

En  1849,  à  propos  de  l'équipée  du  P.  Chastel,  c'est  le  tour  des 
Jésuites,  si  admirables  d'ailleurs,  mais  qui,  enfin,  sont  des  hommes. 

Entre  temps,  d'autres  discussions  avec  l'éternel  Marèt  ;  avec 
Freppel  qui  venait  le  défendre,  mais  pas  en  tout;  avecDarboy,  à 
qui  les  Annales  reprochaient  une  façon  peu  orthodoxe  d'expliquer 
l'accession  des  âmes  à  la  foi. 

Ces  discussions  engendrèrent  des  haines  ;  et  ces  haines  provoquè- 
rent aisément  des  désirs  de  représailles  ;  Pépiscopat  de  Mgr  Sibour 
vint  leur  offrir  un  lien  de  cohésion  et  une  force  offensive.  Ce 
prélat  était  bon,  mais  c'était  un  méridional,  d'une  impression- 
nabilité  extrême  et  d'une  facilité  étonnante  à  subir  l'excitation  du 
dehors.  Son  épiscopat  fut  une  longue  bataille  où  l'administration 
diocésaine  prenait  fait  et  cause  contre  les  écrivains  les  plus  dévoués 
au  Saint-Siège.  Dans  toutes  les  rencontres,  Bônnetty  eut  sa  part 
d'horions;  il  eut  aussi  son  affaire  à  part. 

L'archevêque,  voulant  une  place  dans  la  presse  catholique,  avait 
essayé  de  fonder  un  petit  Moniteur.  Darboy.  Jacquemet  et  Bautain 


444  CHAPITRE    XV 

y  brûlèrent  successivement  des  cartouches,  mais  sans  succès.  Bon- 
netty,  sans  manquer  d'égards  à  ses  compagnons  d'armes,  disait  à 
tous  son  fait,  sans  penser  à  mal.  Un  beau  jour  le  voilà  qui  reçoit 
de  Maret  une  longue  lettre,  dont  on  exige  l'impression  immédiate 
et  où  l'on  menace  Bonnetly  de  le  citer  devant  l'officialité  diocé- 
saine, pour  manque  de  respect  à  un  grand-vicaire.  A  quel  grand- 
vicaire  avait-il  manqué  de  respect,  il  n'avait,  pour  le  savoir,  que 
l'embarras  du  choix.  Darboy,  Maret,  Lequeux  avaient  tous  eu 
maille  à  partir  avec  Bonnetty  ;  mais  pour  des  erreurs,  et  on  ne 
voit  pas  que,  pour  leur  avoir  reproché  justement  des  erreurs,  on 
leur  ait  fait  injure.  Tout  au  plus,  avait-on  un  peu  froissé  leur 
amour-propre;  mais  ces  blessures  comportent  plus  d'une  grâce. 
Malheureusement  le  libéralisme  est  une  faiblesse  qui  rend  Tépi- 
derme  sensible  ;  les  plus  légères  fustigations  lui  suggèrent  des  dé- 
sirs de  vengeance.  Mais  vicaire  général,  se  servir  de  son  pouvoir 
pour  venger  les  torts  de  sa  philosophie,  cela  c'est  un  comble.  En 
ce  cas,  les  condamnations  ne  sont  un  opprobre  que  pour  le  juge. 

Sibour  enraya  la  manie  procédurière  de  Maret.  Ce  prélat  devait 
quelque  chose  à  Bonnetty  ;  il  se  contenta  de  le  faire  venir  à  l'évê- 
ché,  de  le  rudoyer  assez  vivement,  d'énumérer  des  griefs  illusoires, 
puis  d'entrer  avec  Bonnetty  en  explications  qui  eussent  dû  suffire 
à  sa  bonne  foi.  Mais  les  entours  soufflaient  la  guerre  et  la  guerre 
était  partout.  Attaques  de  Gaduel  contre  Donoso  Cortès,  question 
des  classiques,  éclat  clandestin  du  Mémoire  sur  le  droit  coutumier, 
esclandre  des  quatre  articles,  interdiction  de  l'Univers  :  on  eût  dit 
que  Sibour  et  son  compère  Dupanloup,  sous  prétexte  de  mettre  la 
paix  dans  l'Eglise,  avaient  allumé  partout  des  incendies.  La  part 
spéciale  de  Bonnetty,  dans  toutes  ces  bagarres,  ce  fut  une  Infor 
mation  canonique  et  une  dénonciation  à  Rome. 

Sur  la  dénonciation,  dit-il,  de  plusieurs  évêques,  l'archevêqu 
crut  donc  devoir  instruire  canoniquement  contre  le  Directeur  de 
deux  revues,  honorées  des  suffrages  d'un  très  grand  nombre  de 
prélats  illustres,  et  très  bien  vues  à  Rome,  tant  de  la  prélatureque 
du  Sacré-Collège  et  du  Souverain  Pontife.  L'archevêché  était, 
contre  Bonnetty,  comme  une  citadelle  de  rancune.  Il  y  avait  là 


I 


LES    PETITES    PERSÉCUTIONS   CONTRE    BONNETTY  445 

trois  vicaires  généraux,  certainement,  sauf  Maret,  capables,  mais 
-non  recevables  aux  fonctions  déjuges  instructeurs:  c'étaient  Le- 
queux  dont  les  Annales  avaient  critiqué  la  philosophie  et  annoncé, 
par  production  de  documents,  la  mise  à  l'index  ;  Maret  dont  les 
Annales  avaient  criblé,  d'une  façon  triomphante,  les  fantaisies  soi- 
disant  philosophiques  ;  et  Georges  Darboy,  à  qui  les  Annales  avaient 
justement  reproché  une  façon  trop  embrouillée  de  comprendre  la 
conviction  chrétienne.  Ces  trois  hommes,  par  simple  délicatesse, 
n'auraient  pas  dû  accepter  la  charge  de  requérir  contre  les  Annales, 
parce  que  c'était,  trop  évidemment,  occuper  dans  leur  propre  cause. 
Sans  s'arrêter  à  ces  scrupules  de  délicatesse,  ils  rédigèrent  un 
mémoire  de  22  pages  in-4o,  où  ils  reproduisent,  en  style  irrité,  tou- 
tes les  objections  soulevées  par  eux  contre  les  Annales,  mais  en 
faussant  la  situation  et  en  supprimant,  au  mépris  de  toute  équité, 
les  réponses  de  cette  revue.  Voici  la  conclusion  de  ce  mémoire: 

«  Nous  croyons  en  avair  assez  dit,  pour  être  autorisés  à  conclure 
et  à  dire  que  les  rédacteurs  des  Annales  se  sont  étartés  de  Vensei- 
gnement  commun,  qu'ils  ont  condamné  la  méthode  suivie  jusqu'ici 
et  interprété  les  divines  Ecritures  d'une  manière  inconnue  à  l'an- 
tiquité. Cependant  ils  donnent  le  nom  de  traditionalisme  à  un  sys- 
tème qui  n'a  pas  sa  racine  dans  la  tradition  ;  ils  appellent  catholi- 
ques des  théories  qui  non  seulement  ne  sont  pas  l'expression  de 
la  doctrine  catholique,  mais  sont  contraires  au  sentiment  le  plus 
répandu  ;  ils  n'ont  pas  craint  de  désigner  sous  les  qualifications 
inférieures  de  rationalistes  et  de  semi-rationalistes ,  des  écrivains 
orthodoxes  et  attachés  à  l'enseignement  des  docteurs  les  plus  auto- 
risés dans  l'Eglise.  Cet  abus  étrange  des  mots,  qui  produit  une 
dangereuse  confusion  dans  les  esprits,  cette  affectation  soutenue 
d'appeler  catholiques  des  doctrines  contestables,  cette  prétention 
orgueilleuse  d'identifier  des  idées  trop  personnelles  avec  l'enseigne- 
ment de  l'Eglise,  cette  imprudence  de  faire  croire  aux  hommes  peu 
instruits  ou  mal  disposés  envers  la  religion,  que  les  vérités,  les 
doctrines  de  la  foi,  sont  un  objet  de  discussion,  de  controverse  ou 
de  doute  parmi  les  catholiques,  ces  accusations  de  paganisme  et 
de  rationalisme  dirigées  contre  nos  maîtres  les  plus  vénérés  et  nos 


446  CHAPITRE   XV 

écoles  les  plus  illustres,  ces  écarts  de  polémique,  ces  intempérances 
de  langage,  cette  mainmise  du  laïcisme  sur  l'enseignement  théo- 
logique, dont  la  direction  n'appartient  cependant  qu'aux  évêques, 
cette  fureur  de  tout  critiquer  pour  tout  abattre  et  tout  changer 
avec  des  moyens  souvent  puérils  et  par  des  voies  toujours  anti- 
canoniques  et  révolutionnaires  :  tout  cela  nous  semble  un  mal  plus 
grave  au  fond  que  ne  le  montrent  ses  apparences  néanmoins  si 
menaçantes.  Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas  à  prier  Votre  Gran- 
deur d'y  porter  un  instant  le  regard  de  sa  sollicitude  si  intelligente 
et  d'y  appliquer,  avec  son  courage  ordinaire,  un  remède  à  la  fois 
prompt  et  efficace  »  (i). 

L'archevêque  adressa  non  pas  le  mémoire  à  Bonnetty,  mais  une 
lettre  du  i^^  mars  1853,  où  il  est  dit:  «  Mon  intention  n'est  pas  de 
porter  moi-même  un  jugement.  J'ai  des  motifs  personnels  qui  me 
font  désirer  de  m'abstenir.  D'ailleurs  il  s'agit  ici  d'une  grave  ques- 
tion doctrinale,  qui  ne  touche  pas  seulement  mon  diocèse,  mais 
l'Eglise  entière.*  J'ai  donc  cru  que  la  cause  regardait  surtout  le 
Saint-Siège  et  c'est  au  Souverain  Pontife  que  je  l'ai  déférée.  J'en- 
voie aujourd'hui  à  Rome  le  rapport  de  ma  commission  d'examen. 
C'est  là  désormais  que  vous  aurez  à  porter  vos  défenses  et  à  pré- 
senter toutes  les  explications  que  vous  jugerez  convenable  ».  En 
même  temps  l'archevêque  imposait  silence,  mais  il  n'envoyait  pas 
le  mémoire,  et  exigeait  dans  les  Annales  l'insertion  de  sa  lettre. 

Bonnetty  refusa  l'insertion  de  cette  lettre  ;  rien  ne  l'y  obligeait 
et  plus  d'une  raison  coirtmandait  ce  refus.  La  lettre  était  déjà  un 
jugement  confîrmatif  d'un  mémoire  inconnu  ;  il  n'était  pas  permis 
de  les  publier,  puisque  ce  dernier  était  envoyé  à  Rome.  L'affaire 
était  déférée  à  Rome,  pour  la  soustraire  au  public  ;  en  publier  quoi 
que  ce  soit,  c'eût  été  irrévérencieux  et  injuste.  Ce  qui  était  plus 
injuste  encore,  c'était  le  mémoire  lui-même.  Dans  sa  forme,  il  ren- 
ferme plus  d'excès  de  langage  qu'on  n'en  trouve  dans  les  96  vo- 
lumes des  Annales.  Dans  le  fond,  il  ne  constitue  qu'un  grossier  so- 
phisme. 

(l)  Rapport  présenté  à  la  commission  chargée  d'examiner  les  Annales   de 
philosophie  chrétienne,  p.  22. 


LES    PETITES    PERSÉCUTIONS   CONTRE    BONNETTY  447 

Les  Annales  de  philosophie  chrétienne  ne  sont  pas  un  cours  de 
philosophie  ;  elles  contiennent  même  peu  d'articles  relatifs  à  cette 
science,  mais  plutôt  seulement  quelques  critiques  de  livres.  L'ob- 
jet propre,  le  travail  presque  exclusif  de  cette  savante  Revue  c'est 
de  recueillir  les  traditions  de  l'humanité  avant  Jésus  Christ.  Pour 
procéder  à  ce  travail,  Bonnetty  part  de  Tidée  biblique  que  l'homme 
est  un  être  créé  et  enseigné  de  Dieu  ;  que  l'humanité  entière  a  reçu 
cet  enseignement  primitif  dans  la  personne  de  son  chef  et  que  tous 
les  peuples  ont  gardé  cette  tradition  de  famille.  Bonnetty  procède 
par  les  faits  et  non  par  hypothèse.  L'homme  dont  il  s'occupe,  c'est 
l'homme  réel  et  non  pas  un  homme  hypothétique,  créé  par  abstrac- 
tion, pour  les  besoins  du  raisonnement.  Sans  doute,  à  l'appui  des 
faits,  Bonnetty  invoque  les  doctrines.  Par  exemple,  il  cite  souvent 
le  mot  de  S.  Thomas  que  l'âme  de  l'homme  est  une  table  rase  où 
il  n'y  arien  d'écrit  ;  qu'elle  possède  seulement  l'aptitude  à  connaî- 
tre ;  et  que  cette  aptitude  se  développe,  se  règle  et  s'enrichit  seu- 
lement par  l'éducation  domestique  et  l'enseignement  social.  De 
savoir  ce  que  peut  l'homme  ainsi  formé,  quelle  est  la  force  et  l'é- 
tendue de  sa  raison,  Bonnetty  laisse  là-dessus  toute  latitude  ;  il 
s'applique  plutôt  à  dire  ce  qu'elle  ne  peut  pas,  c'est-à-dire  ne  re- 
lever que  d'elle-même,  créer  par  sa  propre  force  le  monde  des 
idées  et  atteindre  jusqu'à  l'intuition  immédiate  de  Dieu.  Encore 
Bonnetty  repousse  cette  doctrine,  soit  parce  que  l'Eglise  la  con- 
damne et  dans  Descartes,  et  dans  Malebranche,  et  dans  les  moder- 
nes visionnaires  de  l'ontologisme  ;  soit  parce  que,  cette  doctrine 
une  fois  admise,  on  ne  voit  plus,  pour  l'homme,  la  nécessité  de 
l'Eglise  et  l'obligation  d'obéir  au  pontife  romain.  L'homme,  illu- 
miné directement  de  Dieu,  n'a  que  faire  ici-bas  des  injonctions 
d'une  autorité  extérieure.  Bonnetty,  pour  repousser  cette  vision  di- 
recte, a  encore  d'autres  motifs  ;  par  exemple,  il  prétend  que  cette 
théorie  est  œuvre  de  païens  et  qu'elle  aboutit  à  la  glorification  du 
rationalisme,  à  la  souveraineté  de  la  raison  individuelle,  à  un 
grand  protestantisme  philosophique,  qui,  depuis  Descartes,  fait 
litière  de  toutes  les  institutions  chrétiennes  et  pousse,  sous  nos 
yeux,  à  la  destruction  du  christianisme.  Pour   réagir  contre  un  si 


448  CHAPITRE    XV 

grand  mal,  Bonnetty  propose  d'appuyer  la  philosophie  sur  les 
faits  de  l'histoire,  de  tenir  compte,  dans  son  enseignement,  de 
toutes  les  décisions  du  Saint-Siège;  et  de  n'enseigner,  dans  les 
écoles,  qu'une  philosophie  qui  conduise  à  Jésus-Christ  par  la  voie 
historique  de  la  tradition.  Une  philosophie  naturelle,  purement 
inquisitive  et  séparée  de  la  théologie,  lui  paraît  la  pierre  d'attente 
d'une  restauration  sociale  du  monde  naturel,  c'est-à-dire  déchu, 
tranchons  le  mot,  une  résurrection  du  paganisme. 

L'enseignement  de  Bonnetty  était  certainement  très  digne  de 
respect  ;  il  s'appuyait  certainement  sur  des  considérations  très 
graves  ;  il  eût  mérité  une  meilleure  fortune  ;  et  le  voir  objet  d'ob- 
jurgations à  peine  honnêtes  des  Maret,  des  Darboy,des  Lequeux,  le 
savoir  déféré  à  Rome  par  un  Sibour  et  un  Dupanloup,  cela  certai- 
nement n'est  qu'un  signe  de  plus  en  faveur  de  son  immense  uti- 
lité. 

A  Rome,  Bonnetty  fut  patronné  par  Mgr  de  Salinis.  L'évêque 
d'Amiens  entretint  le  Pape  de  l'affaire.  «  Vous  pouvez,  répondit  le 
Pape,  tranquilliser  M.  Bonnetty  ;  je  connais  ses  bonnes  intentions  ; 
il  ne  peut  être  question  de  le  condamner;  dites-lui  même  que  je 
lui  envoie  une  abondante  bénédiction,  afin  que  son  œuvre  prospère 
de  plus  en  plus.  »  Le  cardinal  Fornari,  ancien  nonce  à  Paris  où  il 
avait  été  la  terreur  des  gallicans,  fut  plus  explicite  que  Pie  IX  : 
«  Nous  voyons  bien,  disait-il,  pourquoi  on  veut  le  condamner, 
c'est  moins  l'intérêt  de  la  doctrine  catholique  qu'on  a  en  vue  que 
le  désir  de  faire  prévaloir  un  système  particulier .  M.  l'abbé  Maret 
a  sur  le  cœur  les  attaques  très  justes  dirigées  contre  ses  livres  par 
les  Annales  ;  il  se  figure  qu'en  faisant  condamner  son  censeur,  il 
donnera  de  l'autorité  à  ses  idées.  Au  lieu  de  poursuivre  ainsi  les 
auteurs,  il  ferait  bien  de  corriger  les  erreurs  contenues  dans  ses 
livres.  Dites  à  M.  Bonnetty  d'être  tranquille  ;  je  sais  qu'il  est  tout 
dévoué  aux  doctrines  du  Saint-Siège  :  cela  nous  suffit.  » 

L'affaire  traîna  en  longueur,  comme  c'est  coutume  à  Rome. 
Deux  ans  après,  en  1855,  l'archevêque  et  son  grand-vicaire  Dar- 
boy,  étant  allés  à  Rome,  insistèrent  pour  avoir  une  réponse.  Cette 
réponse  fut  donnée  le  5  juillet  1855,   par  deux  documents:   une 


LES    PETITES    PERSÉCUTIONS   CONTRE    BONNETTY  449 

lettre  et  un  formulaire.  La  lettre,  du  P.  Ange  Modéna,  s'exprime 
en  ces  termes  :  «  Connaissant,  par  beaucoup  de  preuves,  l'intention 
et  l'esprit  du  Rédacteur,  qui  n'est  pas  seulement  orthodoxe,  mais 
encore  très  dévoué  au  Saint-Siège,  et  qui  a  bien  mérité  de  la  Reli- 
gion par  beaucoup  de  travaux  et  par  les  incessantes  fatigues  aux- 
quelles il  se  livre  depuis  longtemps  pour  le  soutien  des  saintes 
doctrines,  on  a  voulu  user  envers  lui  des  égards  bienveillants  et 
distingués^  pratiqués  d'autres  fois,  dans  des  cas  semblables,  envers 
les  écrivains  éminemment  catholiques,  en  ne  promulguant,  au  dé- 
triment  de  leur  réputation^  aucun  jugement  qui  déclare  ou  erro- 
nées, ou  suspectes,  ou  dangereuses,  leurs  opinions.  Mais,  d'autre 
part,  c'est  un  devoir  sacré  et  obligatoire,  de  prévenir  avec  toute  la 
vigilance  et  le  soin  possible,  les  occasions  d'achoppement  que 
d'autres  personnes  ^joi^rraie^z^  se  faire  à  raison,  sinon  des  théories, 
du  moins  certainement  des  conséquences  prochaines  ou  éloignées, 
que  d'autres  pourraient  en  déduire,  surtout  en  matière  de  foi.  On 
a  donc  adopté  Vexpédient  de  prescrire  à  l'auteur  susnommé  une 
formule  de  déclaration  tellement  explicite  et  nette,qu'elle  ne  laisse, 
aux  lecteurs  de  cette  Revue,  lieu  à  aucun  doute,  ni  quant  aux 
principes,  ni  quant  à  l'application  qui  doit  en  être  faite.  » 

Yoici  le  texte  authentique  des  quatre  propositions  : 

«  l""  Quoique  la  foi  soit  au-dessus  delà  raison,  il  ne  peut  jamais 
exister  entre  elles,  aucune  opposition,  aucune  contradiction,  puis- 
que toutes  deux  viennent  de  la  seule  et  même  source  immuable  de 
la  vérité,  de  Dieu  très  bon  et  très  grand  et  qu'ainsi  elles  se  prêtent 
un  mutuel  secours. 

2°  Le  raisonnement  peut  prouver  avec  certitude  l'existence  de 
Dieu,  la  spiritualité  de  l'âme,  la  liberté  de  l'homme.  La  foi  est 
postérieure  à  la  révélation  ;  on  ne  peut  donc  convenablement  l'al- 
léguer pour  prouver  l'existence  de  Dieu  contre  l'athée,  pour  prou- 
ver la  spiritualité  et  la  liberté  de  l'âme  raisonnable  contre  le  sec- 
tateur du  naturalisme  et  du  fatalisme. 

3"  L'usage  de  la  raison  précède  la  foi  et  y  conduit  l'homme  par 
le  secours  de  la  révélation  et  de  la  grâce. 

4«  La  méthode  dont  se  sont  servis  S.  Thomas,  S.  Bonaventure 


450  CHAPITRE    XV 

et  les  autres  scolastiques  après  eux,  ne  conduit  point  au  rationa- 
lisme et  n'a  point  été  cause  de  ce  que,  dans  les  écoles  contempo- 
raines, la  philosophie  est  tombée  dans  le  rationalisme  et  le  pan- 
théisme. En  conséquence,  il  n'est  pas  permis  de  faire  un  crime  à 
ces  docteurs  et  à  ces  maîtres  de  s'être  servis  de  cette  méthode,  sur- 
tout en  présence  de  l'approbation  ou  au  moins  du  silence  de  l'E- 
glise. » 

Le  mieux  de  l'affaire,  c'est  que,  sur  quatre  propositions,  deux 
avaient  été  autrefois  signées  par  Bautain,  grand-vicaire  de  Sibour 
et  que  la  machine  de  Sibour  contre  Bonnetty  se  tournait,  pour 
moitié,  contre  les  hommes  du  prélat.  Bonnetty,  mandé  à  la  noncia- 
ture, se  déclara  prêt  à  souscrire  les  quatre  propositions  sans  les 
lire  et  souscrivit  en  ces  termes  :  «  J'adhère  volontiers,  de  cœur 
et  d'âme,  aux  susdites  propositions.  »  Puis  la  pièce  signée  fut  re- 
tournée secrètement  à  Rome. 

Ce  secret  déjouait  les  manœuvres  de  Sibour  ;  il  se  plaignit.  De 
là,  une  nouvelle  lettre  du  P.  Modena,  où  il  est  dit: 

lo  De  donner  connaissance  des  quatre  propositions  à  Mgr  Sibour, 
mais  de  ne  pas  lui  en  donner-  copie,  pour  qu'il  les  publiât  ; 

2e  Que  cette  publication  ne  devait  être  faite  que  par  Bonnetty 
dans  les  Annales  ; 

30  Que  la  Congrégation  de  l'Index  ne  pouvait  accéder  à  la  de- 
mande de  Mgr  Sibour,  au  sujet  du  Compendium  juris  canonici, 
de  son  grand-vicaire  Lequeux,  Compendium  mis  à  l'Index  le  27  sep- 
tembre 1851. 

Sibour,  de  moins  en  moins  satisfait,  éclata  de  colère  et  obtint, 
grâce  à  cet  artifice,  les  quatre  propositions.  Malgré  la  défense  de 
Rome,  il  les  publia  par  une  lettre  officielle  du  12  décembre  1853. 
Mais  dans  ce  document,  le  prélat  supprime  : 

!«  La  lettre  du  P.  Modena  portant  que  la  signature  des  proposi- 
tions n'impliquait  pas  un  jugement  qui  déclarait  erronées,  sus- 
pectes ou  dangereuses,  les  opinions  de  Bonnetty,  mais  donnait 
seulement  un  guide,  une  règle  de  conduite  pour  tous  les  écrivains 
français. 

2o  La  mention  piquante  et  désopilante  que  deux  des  propositions 
ont  déjà  été  souscrites  pai"  le  vicaire  général  Bautain. 


LES  PETITES  PERSÉCUTIONS  DE  BONNETTY  451 

3°  De  plus,  il  tranche  hardiment  en  disant  que  le  traditionalisme 
enlève,  à  la  raison  humaine,  toute  sa  force. 

4*^  Surtout,  voulant  englober  tous  les  ultramontains  dans  cette 
prétendue  condamnation,  il  ose  dire  :  «  Nous  avons  vu,  avec  une 
très  grande  satisfaction,  ceux  qui  étaient  la  cause  parmi  nous  de 
doctrines  semblables,  souscrire  franchement  et  sans  délai,  aux 
quatre  propositions  envoyées  de  Rome,  à  leur  signature.  » 

Cette  dernière  allégation  était  absolument  fausse  ;  la  signature 
avait  été  demandée  au  seul  BxDnnetty,  et  à  aucun  autre,  surtout  à 
aucun  des  auteurs  que  le  P.  Chastel  avait  enveloppés  dans  ses 
réquisitions.  L'allégation  que  le  traditionalisme  historique  est  con- 
damné, n'est  pas  plus  vraie  ;  la  vérité  est  qu'il  ne  fut  condamné, 
ni  alors,  ni  depuis.  Le  Concile  du  Vatican,  auquel  cette  condam* 
nation  fut  demandée,  la  repoussa  et  indiqua  par  là  môme  impli- 
citement que  ce  traditionalisme  historique  n'est  pas  condamnable, 

Sibour  n'avait  pas  moins  joué,  au  Saint-Siège,  un  bon,  je  veux 
dire  un  mauvais  tour.  Tous  les  journaux  rationalistes  et  ennemis  de 
l'Eglise,  s'empressèrent  de  publier  sa  lettre  :  VAmi  de  la  Religion^ 
le  Siècle^  la  Presse,  les  Débats  exaltent  cette  lettre  de  Mgr  Sibour  ; 
ils  assurent  unanimement  «  que  les  quatre  propositions  relè- 
vent la  philosophie  et  proclament  les  droits  de  la  raison  hu^ 
maine  ». 

Une  lettre  désapprobative  fut  adressée  de  Rome  à  l'archevêque 
de  Paris;  le  prélat,  si  jaloux  de  publier  les  quatre  propositions, 
n'eut  garde  de  publier  cette  dépêche.  La  lettre  resta  secrète,  et  l'on 
sait  le  cas  que  les  gallicans  faisaient  en  France  de  l'autorité  de 
Rome,  quand  elle  ne  leur  était  pas  favorable  (1). 

Malgré  la  désapprobation  de  Rome,  Fex-père  Hyacinthe  et 
Mgr  Dupanloup  reproduisirent  depuis,  les  propositions  avec  diffé- 
rentes coupures.  Le  carme  trop  déchaussé,  au  point  de  se  montrer 
tout  nu,  dit  avec  sa  suffisance  étourdie  :  «  La  raison  précède  la 
foi.  »  C'est  une  falsification.  Rome  a  dit:  Vnsage  delà  raison;  tan- 
dis qu'en  portant  la  raison  seule,  on  en   fait  une  puissance  divine 

(1)  Université  catholique,  t.  XL,  p.  748. 


452  CHAPITRE    XV 

qui  conduit  l'homme  à  la  foi,  sans  la  grâce  de  Dieu.  Dupanloup, 
lui,  aussi  faible  que  le  père  Hyacinthe,  supprime  tout  simplement  : 
«  Et  y  conduit  l'homme  à  Taide  de  la  révélation  et  de  la  grâce.  » 
Outre  que  ce  retranchement  est,  contre  un  document  pontifical, 
un  attentat,  la  proposition,  ainsi  écourtée,  peut  être  exacte  philo- 
sophiquement, n'a  plus  ni  la  fidélité  de  l'histoire,  ni  l'exactitude 
de  l'orthodoxie. 

De  1855  à  la  fin  de  sa  carrière,  Bonnetty,  toujours  sous  les  ar- 
mes, toujours  combattant  à  ses  risques  et  périls,  souvent  à  ses 
frais,  ne  fut  plus  l'objet  d'aucune  attaque.  Ce  patriarche  de  l'apo- 
logétique chrétienne,  devait  mourir  plein  de  jours  et  de  mérites  ; 
sa  miséricorde  est  une  bénédiction. 

L'histoire  refuse  aux  persécuteurs  de  Bonnetty,  un  semblable 
hommage. 


CHAPITRE  XYI 


MANŒUVRES  POUR  SOUSTRAIRE  COUSIN  AU  JUGEMENT  DE    L  INDEX. 


Vilipender  les  défenseurs  de  l'Eglise  et  flatter  ses  persécuteurs, 
censurer  Bonnetty  et  préconiser  Cousin,  livrer  l'un  aux  jugements 
de  l'Eglise  et  y  soustraire  Tautre  :  cela  paraît  monstrueux  et  pour- 
tant tel  fut  le  procédé,  absolument  blâmable  et  très  significatif, 
des  catholiques  libéraux.  Nous  avons  parlé  des  avanies  dont  ils 
surent  abreuver  Bonnetty;  nous  devons  parler  des  manœuvres 
qu'ils  effectuèrent  pour  soustraire  Cousin  aux  justes  flétrissures  de 
l'Index. 

Victor  Cousin,  né  à  Paris  en  1792,  était,  en  1814,  maître  des  con- 
férences et  en  1816  suppléant  de  Royer-Collard.  Professeur  ardent 
et  enthousiaste,  il  appartenait,  par  ses  convictions,  au  libéralisme, 
et,  par  ses  sympathies,  aux  sociétés  secrètes;  en  public,  il  tirait, 
disait-il,  son  chapeau  au  catholicisme,  parce  qu'il  en  avait  encore 
pour  trois  cents  ans  dans  le  ventre  ;  mais,  en  petit  comité,  il 
avouait,  aux  jeunes  gens,  ses  profondes  sympathies  pour  Marat. 
Suspendu  en  1820,  rappelé  à  la  Sorbonne  en  1828,  il  avait  profité 
habilement  de  ses  disgrâces  pour  se  donner  l'intéressant  relief  de 
la  persécution  et  courir  l'Allemagne  pour  y  faire  une  remonte 
d'idées.  La  révolution  de  1830  le  mit  au  pinacle.  Conseiller  d'Etat, 
conseiller  de  l'université,  puis,  grand-maître,  officier  de  la  Légion 
d'honneur,  membre  de  plusieurs  académies,  pair  de  France,  mi- 
nistre, après  avoir  combattu  les  cumuls  et  les  sinécures,  il  garnis- 
sait de  cercles  d'or  le  tonneau  de  Diogène.  Par  sa  philosophie,  ce 
professeur  fut  l'arbitre  des  cours  et  l'oracle  des  doctrines  ;  mais 
par  les  conséquences  logiques  de  ses  doctrines,  ce  libre-penseur 
fut  l'un  des  plus  actifs  promoteurs  de  l'anarchie  et  du  socialisme, 


454  CHAPITRE    XVI 

le  destracteur  du  régime  qui  avait  fait  sa  fortune.  La  révolution 
de  1848  le  rendit  à  la  vie  privée  et  le  ramena  à  ses  études.  En  pré- 
sence du  désordre  des  idées  et  de  la  fureur  des  passions,  le  patriar- 
che de  l'éclectisme,  pour  conjurer  les  misères  et  les  malheurs  de 
son  enseignement,  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  publier  quoi? 
la  profession  de  foi  du  vicaire  Savoyard.  Après  quoi,  tournant 
bride,  le  philosophe  se  fit  amant  des  belles  dames  ;  le  restaurateur 
soi-disant  de  la  philosophie  devint  le  chroniqueur  des  ruelles  et 
finit  en  continuateur  à  peine  amendé  de  Brantôme.  Ce  vieux  polis- 
son devait  mourir,  je  ne  dis  pas  sans  rendre  à  la  religion  des  hom- 
mages, mais  sans  donner,  à  l'Eglise,  aucune  satisfaction. 

Dans  sa  longue  carrière,  Cousin  n'avait  point  affiché  une  impiété 
crue  et  un  cynisme  provocateur  :  il  avait  de  la  tenue  :  mais  il  avait 
payé  largement  son  tribut  aux  faiblesses  de  l'humanité,  trop  pour 
le  rôle  auquel  il  osait  prétendre.  C'était,  disait  Sainte-Beuve,  un 
lièvre  qui  avait  des  yeux  d'aigle  ;  du  lièvre,  il  avait  la  bravoure 
et  le  jarret  ;  jaloux  de  places,  d'influence  et  d'argent,  il  avait  tou- 
jours su  flatter  les  mauvais  penchants  de  ses  contemporains  et 
faire  coïncider,  avec  ses  publications,  les  remaniements  des  pro- 
grammes d'examens  universitaires.  En  son  privé,  il  s'était  attaché 
au  char  d'une  muse  charmante  et  lui  fît  gagner  plus  de  palmes  à 
l'académie  qu'il  ne  lui  prépara  de  couronnes  pour  le  jugement 
dernier.  Du  reste,  grand  parleur  de  vertu,  il  avait  toujours  pro- 
testé contre  les  accusations  de  panthéisme  ;  il  s'était  posé  en  dé- 
fenseur du  spiritualisme  cartésien  ;  il  avait  assuré  les  catholiques 
de  son  respect  pour  leur  créance  ;  il  avait  même  prétendu,  par 
sa  philosophie,  venir  en  aide  au  christianisme.  Dans  les  conversa- 
tions particulières,  il  reconnaissait  même  la  nécessité  du  pouvoir 
temporel  des  papes,  et,  pour  s'épargner  des  censures  trop  méritées 
promettait  de  réjouir  l'Eglise  par  l'effacement  de  toutes  les  doc- 
trines opposées  à  la  révélation. 

Au  fond,  la  philosophie  de  Cousin,  c'était  un  spiritualisme  sana| 
religion,  ou  une  religion  sans  Christ,  ou  un  Christ  idéal  et  élastr^ 
que,  mais  sans  Eglise,  sans  credo,  sans  décalogue,  et  sans  prêtres. 
Sa  philosophie  se  substituait  à  l'Evangile  et  lui,  Cousin,  en  était 


i 


MANŒUVRES  POUR  SOUSTRAIRE  COUSIN  AU  JUGEMENT  DE  L'iNDEX      455 

le  Messie.  Sous  des  formes  polies  et  des  apparences  de  savoir, 
Cousin  n'était  qu'un  patriarche  d'impiété  et  plus  un  charlatan 
qu'un  philosophe.  Bon  chrétien  jusqu'à  vingt  ans,  puis  apostat,  il 
était  de  ces  hommes  dont  la  vie  est  une  descente  dans  l'abîme  et 
qu'on  peut  croire  incapables  de  remonter. 

Pour  donner  une  idée  de  son  désarroi  peu  philosophique,  nous 
citerons  des  pages  très  expressives  de  ses  écrits.  «  Dieu,  dit-il,  est 
un  et  plusieurs  ;  éternité  et  temps  ;  espace  et  nombre  ;  principe, 
fin  et  milieu  ;  au  sommet  de  l'être  et  à  son  plus  humble  degré  ; 
infini  et  fini  tout  ensemble  ;  c'est-à-dire  à  la  fois.  Dieu,  nature  et 
humanité.  Si  Dieu  n  est  pas  tout,  il  n'est  rien  »  {Fragments  philo- 
sopk.,  V^éd.,  p.  39).  «  Dieu  est  l'être  absolu,  substance  commune 
et  comme  un  idéal  du  moi  et  du  non-moi  ;  qui  les  comprend  tous 
les  deux  et  en  est  l'identité  :  identité  absolue  du  moi  et  du  non-moi, 
de  l'homme,  de  la  nature  et  de  Dieu  »  [Ibid.,  préface  de  la  2*^  éd., 
p.  28).  Cousin  ajoute  que  son  Dieu  n'est  pas  le  Dieu  abstrait  et 
solitaire  de  la  scolastique  ;  il  ne  lui  reproche  pas  de  vivre  en  dehors 
de  ce  monde  ;  mais  au  nom  de  la  raison,  il  lui  défend  de  se  mêler 
de  la  direction  des  hommes,  par  des  miracles  et  des  prophéties, 
des  récompenses  et  des  châtiments. 

Après  avoir  posé  Dieu  comme  substance  unique,  de  laquelle 
découlent  tous  les  êtres.  Cousin  aborde  le  redoutable  problème  de 
l'origine  des  êtres  et  s'en  tire  avec  la  même  désinvolture.  «  Créer, 
dit-il,  est  une  chose  très  peu  difficile  à  concevoir  ;  car  c'est  une 
chose  que  nous  faisons  à  toutes  les  minutes.  En  effet,  nous  créons 
toutes  les  fois  que  nous  faisons  un  acte  libre...  L'homme  ne  tire 
pas  d^  néant  l'action  qu'il  n'a  pas  encore  faite  ;  il  la  tire  de  la 
puissance  qu'il  a  de  la  faire  ;  il  la  tire  de  lui-même.  La  création 
divine  est  de  la  même  nature.  Dieu,  s'il  est  une  cause,  peut  créer; 
et,  s'il  est  une  cause  absolue,  il  ne  peut  pas  ne  pas  créer.  Et  en 
créant  l'univers,  il  ne  le  tire  pas  du  néant,  il  le  tire  de  lui-même  » 
(Introd.  à  l'hist.  de  La  philos.,  leçon  V).  On  voit  si  Cousin  a  su  éviter 
recueil  du  dualisme  et  du  panthéisme  ;  on  peut  douter  même  qu'il 
ait  eu  la  notion  du  mot  créer. 

La  création,  ainsi   expliquée,  on  devine  ce  qu'est  la  raison.  La 


456  CHAPITRE    XYI 

raison  absolue,  c'est  Dieu  et  la  raison  de  l'homme,  c'est  Dieu 
saisi  par  l'intelligence  et  goûté  parla  conscience.  «  Il  y  a,  dit  Cou- 
sin, dans  chaque  homme,  une  raison,  non  individuelle,  mais  gé- 
nérale, qui,  étant  la  même  dans  tous,  parce  qu'elle  n'est  indivi- 
duelle dans  aucun,  constitue  la  véritable  fraternité  des  hommes  et 
le  patrimoine  commun  de  l'humanité...  La  raison  est  le  médiateur 
nécessaire  entre  Dieu  et  l'homme...  homme  à  la  fois  et  Dieu  tout 
ensemble.  Ce  n'est  pas,  sans  doute,  le  Dieu  absolu  dans  sa  majes- 
tueuse indivisibilité,  mais  sa  manifestation  en  esprit  et  en  vérité, 
ce  n'est  pas  l'être  des  êtres,  mais  cest  le  Dieu  du  genre  humain  » 
{Frag.  philos.,  préf.).  On  ne  peut  exprimer  plus  crûment  le  pan- 
théisme. 

Faible  et  faux  sur  la  théodicée,  Cousin  prétendait  se  racheter 
sur  la  psychologie,  dont  il  fait  une  science  expérimentale  comme 
la  physique.  C'est  une  erreur  de  sa  part  ;  la  philosophie  est  la 
science  des  premiers  principes,  qu'elle  accepte  tels  qu'ils  se  pré- 
sentent, avec  leur  double  caractère  d'évidence  et  de  réalité.  Par 
conséquent,  s'il  est  bon  d'observer  les  phénomènes  de  sens  intime 
etde  conscience,  il  serait  aventureux  d'en  faire  le  fondement  unique 
de  la  philosophie.  Quand  il  vient  à  la  détermination  de  la  per- 
sonnalité humaine,  il  n'est  pas  plus  sûr  ;  il  identifie  la  volonté 
avec  l'être  de  la  personne  et  ne  voit  pas  un  crime  dans  le  suicide. 
La  liberté  n'existe  pas  ;  l'histoire  n'est  qu'une  géométrie  rigou- 
reuse. A  la  sanction  morale  du  devoir,  Cousin  substitue  le  succès; 
du  reste,  à  ses  yeux,  l'obligation  est  indépendante  de  Dieu.  Après 
quoi,  Cousin,  déjà  vieilli,  parlait  de  son  ombre,  du  séjour  des 
mânes  et  de  l'honneur  qu'il  se  réservait,  de  figurer,  aux  Champs- 
Elysées,  comme  disciple  de  Socrate. 

Une  morale  sans  loi  utilement  obligatoire,  une  psychologie  à 
l'aventure,  une  théodicée  panthéiste  :  voilà  le  bilan  positif  de  Cou- 
sin. Le  principe  général  de  toutes  ses  spéculations  philosophiques, 
c'est  la  souveraineté  de  la  raison  individuelle,  autrement  le  ratio- 
nalisme. Du  moment  que  la  raison  humaine  individualise  la  raison 
divine,  il  n'y  a  plus,  ni  révélation,  ni  croyances.  «  La  philoso- 
phie est  la  lumière  des  lumières,  l'autorité  des  autorités,  l'unique 


MANŒUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN   AU   JUGEMENT    DE    L'INDEX       457 

autorité...  Or,  la  philosophie,  c'est  la  pensée  réfléchie,  et  la  pensée 
sous  sa  forme  naturelle,  ce  sont  les  idées,  et  les  idées  ne  représen- 
tent rien,  absolument  rien  qu'elles-mêmes  »  (Introd.  à  lliist.  de  la 
philos.,  leç.  1).  «  Le  règne  de  la  foi  est  consommé,  celui  de  la 
raison  commence  ;  elle  réduit  enfin  les  mystères  à  des  faits  purement 
psychologiques  »  {Ibid.,  leçon  V). 

C'est  ainsi  que  le  philosophe  fait  litière  de  tous  les  dogmes.  A  la 
place  du  Dieu  en  trois  personnes,  il  met  un  Dieu  triple,  c'est-à-dire 
à  la  fois  Dieu,  natu7'e  et  humanité.  L'Incarnation,  le  Verbe  fait 
chair  de  S.  Jean,  c'est  la  raison  infinie  apparaissant,  dans  la 
conscience  de  chaque  homme.  Jésus-Christ  est  Dieu,  mais  à  la 
façon  des  Ariens,  c'est-à-dire  que  c'est  un  homme  divin.  La  reli- 
gion n'étend  pas  son  empire  doctrinal  au  delà  des  vérités  perçues 
par  la  raison;  la  seule  diff'érence  entre  la  foi  religieuse  et  la  philo- 
sophie, c'est  que  la  première  est  irréfléchie,  afi'aire  d'enfants  et 
de  bonnes  femmes,  tandis  que  l'autre  procède  par  réflexion  et  ne 
s'adresse  qu'à  l'élite  des  intelligences.  Les  mystères  de  la  religion 
sont  des  symboles,  des  mythes;  les  miracles  sont  des  naïvetés  de 
la  légende  ;  les  prophéties,  des  eff'ets  d'enthousiasme.  La  foi  théo- 
logique signifie  l'adhésion  nécessaire  aux  premiers  principes  de  la 
raison  ;  la  révélation, 'l'inspiration,  c'est  l'enthousiasme  poétique  du 
monde  au  berceau.  Le  christianisme  se  trouve  réduit  à  quelques 
maximes  morales  prises  çà  et  là  dans  l'Evangile.  Pour  tout  le  reste, 
dès  qu'une  question  religieuse  se  présente,  on  prend  parti  pour 
les  gnostiques  contre  les  premiers  Pères,  pour  Abailard  contre 
S.  Bernard,  pour  Luther  contre  Léon  X,  pour  Jansénius  et  Port- 
Royal  contre  le  Saint-Siège.  En  tout,  Cousin  est  l'adversaire  de 
TEglise  et  aux  antipodes  du  Christianisme. 

Or  ce  philosophe,  qui,  pendant  quarante  ans,  avait  fait  à 
l'Eglise  une  guerre  sourde,  et  avait  vu  mettre  successivement  à 
l'index  tous  ses  ouvrages,  sans  se  soumettre  aucunement  aux  dé- 
crets du  Siège  apostolique,  —  Cousin,  sur  ses  vieux  jours  devenu 
ermite,  voyait  venir  à  lui  des  catholiques  libéraux,  soucieux  sans 
doute  d'otfrir,  comme  appoint  de  leurs  idées,  cette  conversion. 
Montalembert  le  croyait  déjà  converti  et  voyait  là,  pour  ses  visées 


458  CHAPITRE    XVI 

de  modération,  un  triomphe  éclatant;  sa  joie  débordait  parce  que 
Cousin  avait  dit  sa  philosophie,  alliée  sincère  du  christianisme 
(qui  pouvait  n'être  pas,  dans  sa  pensée,  la  religion  catholique, 
apostolique,  romaine).  Dans  tous  les  temps.  Cousin  avait  fait  des 
protestations  analogues,  mais  sans  se  compromettre  avec  les 
éclectiques,  habitués  aux  artifices  de  son  langage.  Dès  1827,  La- 
mennais le  voyait  beaucoup  et  vint  bientôt  à  s'en  défier,  parce 
que  Cousin  ne  le  contredisait  jamais  et  affectait  même,  dans  son 
langage,  les  termes  de  l'orthodoxie  la  plus  méticuleuse.  «  Tu  vois, 
disait  Foisset  à  ce  propos,  qu'on  est  aussi  souvent  dupe  de  la  mé- 
fiance que  d'une  confiance  excessive.  Toutefois  quand  un  homme 
a  fait  ses  preuves  de  duplicité,  il  est  permis  de  ne  le  croire  qu'à 
bon  escient,  surtout  quand  il  se  tient  dans  des  termes  très  géné- 
raux »  (1).  Ce  qu'il  y  a  d'évident,  c'est  que  Cousin  ne  rétractait 
-quoi  que  ce  soit,  mais  se  bornait  à  protester  de  ses  excellentes 
intentions  envers  le  christianisme,  et  uniquement  pour  éviter  de 
nouvelles  censures  de  l'Index  et  fournir  un  argument  aux  catho- 
liques libéraux  qui  avaient  entrepris  la  tâche  ingrate  de  le  blan- 
chir. 

Pour  faire  apprécier  l'épaisseur  d'aveuglement  dont  étaient 
atteints  ces  pauvres  libéraux,  je  cite  un  passage  de  Lacordaire, 
répondant  aux  doutes  de  Foisset  :  «  Je  viens  de  lire,  d'un  bout  à 
l'autre,  sans  en  excepter  une  page,  sa  philosophie,  soit  treize  vo- 
lumes, et  j'y  ai  ajouté  quelques-uns  de  ses  écrits  littéraires  ou  politi- 
ques, afin  de  la  saisir  dans  tout  l'ensemble  de  ses  conceptions. 
Or,  à  part  quelques  phrases  de  son  cours  de  1828,  phrases  qu'il 
a  expliquées  très  aisément  dans  un  sens  orthodoxe,  je  n'ai  pu  dé- 
couvrir dans  la  suite  de  ses  pensées,  rien  qui  offense  le  dogme 
chrétien.  C'est  la  philosophie  la  plus  sensée  et  la  plus  sincèrement 
spiritualiste  qui  me  soit  jusqu'ici  tombée  sous  la  main,  et  je  n'hé- 
siterai pas  à  dire  qu'elle  continue,  en  la  perfectionnant,  la  philo- 
sophie de  Platon,  de  S.  Augustin  et  de  Bossuet.  Les  phrases  de 
1828  ne  sont,  dans  l'ensemble,  qu'une  épisode  sans  valeur,  non 

(l)  Lettres  du  P.  Lacordaire  à  Th.  Foisset,  t.  II,  p.  182. 


MANŒUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN    AU    JUGEMENT    DE    l'INDEX      459 

seulement  parce  qu'elles  ont  été  expliquées,  -mais  parce  que, 
prises  dans  la  suite  de  la  doctrine,  elles  se  rectifient  d'elles-mê- 
mes. Je  ne  comprends  même  pas  comment  un  homme  qui  semble 
avoir  vécu  hors  du  christianisme  a  pu  s'élever  à  une  trame  si  com- 
plètement chrétienne  et  quand  on  vient  à  regarder  où  en  était  la 
philosophie  en  France,  sous  le  régime  de  Locke,  de  Condillac  et  de 
Cabanis,  on  admire  l'ingratitud'è  avec  laquelle  a  été  accueillie 
une  doctrine  consacrée  tout  entière  au  renversement  du  sensua- 
lisme et  du  scepticisme,  et  à  l'établissement  des  vérités  fondamen- 
tales sur  lesquelles  repose,  rationnellement  parlant,  l'édifice  lui- 
même  du  christianisme. 

«  Maintenant,  M.  Cousin  est-il  chrétien?  Je  l'ignore.  Est-ce  une 
intelligence  amie  de  Platon,  éclairée  par  l'esprit  de  M.  Royer- 
CoUard  et  demeurée  fidèle  aux  impressions  de  sa  première  initia- 
tive doctrinale  ?  Cela  peut  être.  Ou  bien  est-ce  une  âme  droite, 
honnête,  généreuse,  que  Dieu  a  illuminée  peu  à  peu,  qui  s'est 
trouvée  prise  dans  les  lacs  de  la  vérité  par  un  entendement  parfai- 
tement sain,  et  qui,  aujourd'hui  encore,  mûrie  par  l'âge  et  l'expé- 
rience, penche  de  plus  en  plus  vers  Jésus-Christ  et  son  Eglise? 
Cela  peut  être  ainsi.  M.  Cousin  ne  rétracte  rien,  parce  qu'il  n'a 
rien  à  rétracter,  et  moi-même,  auteur  à  sa  place  de  ses  ouvrages, 
je  n'eïi  rétracterais  pas  une  ligne.  Il  ne  s'affirme  pas  chrétien,  c'est 
vrai,  et  cela  même  est  un  signe  de  sincérité.  Il  est  si  près  de  nous 
qu'il  pourrait  réclamer,  sans  hypocrisie,  le  bénéfice  de  notre  foi, 
et,  s'il  ne  le  fait  pas,  on  peut  croire  qu'il  lui  manque  ce  dernier 
coup  de  grâce  qui  fait  descendre  la  lumière  de  la  raison  au  cœur 
et  sans  lequel  l'intelligence  la  plus  chrétienne  n'est  pourtant  pas 
encore  baptisée  »  (1). 

Ainsi  parlait  du  philosophe  rationaliste,  l'Orateur  de  Notre- 
Dame.  Cousin  était  un  chrétien  infidèle  et  rebelle  à  l'Eglise  ;  sa 
philosophie  était  une  machine  de  guerre  contre  l'Evangile  et  la 
révélation...  et  Lacordaire  est  en  admiration  devant  l'homme  et 
devant  son  œuvre.  Pour  parler  ainsi  il  fallait  être  étranger  aux 
trames  du  philosophisme  éclectique,  ennemi  violent  de  toute  reli- 

(1)  Lettres  du  P.  Lacordaire  à  Th.  Foisset,  t.  II,  p.  187. 


460    '  CHAPITRE    XVI 

gion  surnaturelle,  ou  avoir  perdu  le  sens  chrétien  sous  l'oblitéra- 
tion du  libéralisme. 

Ce  qu'écrivait  Lacordaire,  d'autres  le  pensaient  et  le  disaient 
avec  plus  de  liberté  et  d'effusion.  Dupanloup  et  Falloux  étaient 
bons  amis  de  Cousin;  ils  lui  témoignaient  les  tendresses  qu'ils 
refusaient  aux  apologistes  orthodoxes,  tout  miel  pour  l'un,  tout 
fiel  pour  les  autres.  L'archevêque  de  Paris,  Sibour,  dans  l'inten- 
tion louable  de  réconcilier  la  religion  avec  la  philosophie,  s'était 
mis  en  relations  amicales  avec  Cousin.  Trompé  par  les  élogesfal- 
lacieux  que  faisait  le  philosophe  du  Christianisme,  il  l'invitait  à 
ses  soirées  et  à  ses  diners.  Cousin,  qui  aimait  ces  rencontres,  s'y 
trouvait  d'ailleurs  en  bonne  compagnie  ;  dans  les  salons  de  l'ar- 
chevêque, il  coudoyait  Lequeux  et  Gioberti,  tous  deux  chevronnés 
de  l'Index.  Lui  qui  portait  en  relaps,  ce  triple  chevron,  depuis 
1844,  ne  glorifiait  que  plus  chaleureusement  l'union  qu'il  se  flat- 
tait d'avoir  fait  prévaloir  entre  l'Eglise  et  l'éclectisme.  La  chaude 
controverse  que  soutenaient  alors  Vacherot  et  Gratry  n'en  était 
pas  précisément  la  preuve.  Sibour,  esprit  superficiel  et  mal  équili- 
bré, ne  croyait  pas  moins  le  philosophe  tout  prêt  à  revenir  au 
Dieu  qui  avait  réjoui  sa  jeunesse  :  il  oubliait  que  Cousin  n'avait  ja- 
mais rétracté  aucune  de  ses  opinions,  même  après  la  mise  à  l'in- 
dex de  ses  ouvrages  ;  il  était  d'ailleurs  trop  abusé  par  ses  propres 
opinions  pour  s'apercevoir  que  Cousin,  au  lieu  de  soumettre  sa  phi- 
losophie à  l'Eglise, voulait  englober  l'Eglise  dans  son  Christianisme 
sans  Christ. 

C'est  pour  consacrer  cette  alliance  hybride  qu'il  voulut  créer 
la  fête  des  Ecoles,  fête  qu'il  inaugurait,  à  Sainte-Geneviève, le  27  no- 
vembre 1853.  L'archevêque  y  appela  tous  les  écoliers  de  Paris, 
ayant  à  leur  tête  les  professeurs  et  proviseurs.  Cousin  et  les  plus 
renommés  des  universitaires  y  figuraient  sur  des  sièges  d'honneur. 
Le  prélat  y  prononça  un  discours  en  l'honneur  de  la  philosophie, 
discours  qui  fut  publié  en  1855.  Tous  les  universitaires  en  furent 
enchantés;  il  y  eut,  le  soir,  à  l'archevêché,  dîner  et  réunion.  L'in- 
ternonce  Vecchiotli,  chargé  de  la  nonciature,  ne  voulut  assister  ni 
au  dinar,  ni  au  discours. 


MANŒUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN    AU    JUGEMENT    DE    l'INDEX      461 

Dans  le  discours,  l'archevêque  avait  fait,  de  Cousin,  un  éloge 
pompeux,  qui  fut  atténué  dans  l'impression.  Vous  n'y  relrouvez 
plus  que  ces  paroles  :  «  Le  vi^ai,  le  beau  et  le  bien,  voilà  les  trois 
points  fondamentaux  de  la  science  philosophique,  ainsi  que  l'a 
établi  un  célèbre  philosophe  de  nos  jours.  »  Par  ces  paroles,  le 
prélat  faisait  allusion  au  titre  d'un  ouvrage  récemment  publié  par 
Cousin,  et  qui  fut  plus  tard  mis  à  l'index.  En  note,  Févêque  ajou- 
tait :  «  Nous  ne  doutons  pas  que  l'esprit  supérieur  auquel  nous  fai- 
sons allusion,  après  avoir  pénétré  dans  toutes  les  profondeurs  de 
la  science  philosophique,  ne  soit  enfin  arrivé  à  la  seule  conclusion 
qui  satisfasse  l'esprit  et  le  cœur,  et, que  sur  toutes  les  questions  les 
plus  vitales  de  cette  science,  c'est-à-dire  celles  qui  intéressent  le 
salut  éternel,  son  dernier  mot  ne  soit  celui  du  grand  Augustin  : 
«  La  vraie  philosophie  n'est  point  différente  de  la  vraie  religion.  » 
Cet  espoir  ne  devait  pas  se  réaliser  ;  il  marque  seulement  la  bonne 
foi  et  les  illusions  de  l'archevêque. 

Voici  quelques  autres  extraits,  d'où  il  ressort  que  Sibour  lui- 
même  n'était  en  philosophie  qu'un  simple  écolier.  «  Descartes, 
Pascal,  Malebranche,  dit-il,  présentaient  ce  que  la  philosophie  a 
de  plus  sublime,  ce  que  la  morale  a  de  plus  clair,  ce  que  les  lettres 
ont  de  plus  élevé  et  de  plus  parfait,  toujours  uni  aux  lumières  et 
aux  soumissions  de  la  foi.  »  Voici  maintenant  les  dogmes  de  l'E- 
glise cousiniste  :  «  La  raison  est  un  rayon  de  l'éternelle  beauté.  » 
Et  comme  le  rayon  est  de  même  nature  que  le  foyer  dont  il  est 
Técoulement,  nous  voilà  en  plein  panthéisme.  «  Notre  connais- 
sance n'est,  pour  ainsi  dire,  que  la  réponse  que  nous  fait  la  vérité 
éternelle  que  nous  consultons  intérieurement  »  (p.  53).  «  La  loi  a 
été  écrite  primitivement  dans  le  cœur  de  tous  les  hommes  »  (p.62). 
C'est  le  système  des  idées  innées,  de  la  révélation  directe  de  Dieu 
à  l'homme,  à  l'exclusion  du  Médiateur,  du  Verbe-Jésus.  »  Voici 
maintenant  l'Eglise  avec  le  Christ  :  «  La  lumière  de  la  raison  ne 
doit  jamais  être  séparée  de  la  foi.  »  La  conclusion  nous  amène  à 
cette  antinomie  que  la  raison,  rayon  de  l'éternelle  beauté,  réponse 
de  la  vérité  consultée  intérieurement,  écrite  dans  le  cœur  de  tous 
les  hommes,  doit  cependant  être  réglée  par  une  règle  meilleure  que 


462  CHAPITRE   XVI 

la  voix  directe  de  Dieu.  — Ailleurs  le  prélat  assure  l'identité  de  la 
doctrine  de  S.  Augustin  avec  celle  de  Descartes  mis  à  l'index  et 
aussi  malgré  quelques  petites  différences,  avec  celle  de  Cousin, 
chevronné  des  pieds  à  la  tête.  «  Lorsqu'un  aveugle,  disait  le 
Sauveur,  en  conduit  un  autre,  ils  tombent  tous  les  deux  dans  la 
fosse.  » 

Tous  les  évéques  n'avaient  pas,  pour  Cousin,  les  yeux  de  Sibour. 
Un  mandat  pontifical  de  LéonXlI, invoqué  itérativement  par  Pie  IX, 
avait  rappelé,  aux  évéques,  l'obligation  pastorale  de  veiller  aux 
livres  et  de  faire  une  exacte  police.  Les  mauvais  livres  sont  si  nom- 
breux, les  mauvais  journaux  si  répandus  que  la  Congrégation  de 
l'Index,  telle  du  moins  qu'elle  est  organisée,  ne  peut  suffire  à  la 
défense  des  saintes  doctrines.  Il  y  a,  d'ailleurs,  dans  les  diverses 
régions  de  la  chrétienté,  des  nuances  d'erreurs  et  des  artifices 
d'illusions,  qui  échappent  aux  argus  Romains,  si  personne  ne  leur 
signale  ces  incohérences.  C'est  donc  aux  évéques  qu'il  appartient 
de  juger  en  première  instance.  Un  jeune  évêque  qui, dès  le  début  de 
son  épiscopat,  avait  présenté  la  science  d'un  grand  docteur,  don- 
nait alors,  dans  ses  instructions  synodales,  la  chasse  aux  philoso- 
phes et  particulièrement  à  l'assembleur  de  nuages  éclectiques. 
L'évêque  de  Poitiers  ne  contestait  pas  la  compétence  de  la  raison. 
A  ses  yeux,  démolir  la  raison,  c'était  détruire  le  sujet  auquel  la 
foi  s'adresse  et  sans  la  libre  adhésion  duquel  l'acte  de  foi  n'existe 
pas  ;  nier  tout  principe  humain  de  certitude,  c'est  supprimer  les 
motifs  de  crédibilité  qui  sont  les  préliminaires  nécessaires  de  toute 
révélation, mais  la  compétence  delaraison  n'implique  ni  son  émanci- 
pation,ni  son  indépendance. En  vain  on  nous  dira:  ou  laphilosophie 
n'est  pas,  ou  elle  est  la  dernière  explication  des  choses.  Nous  di- 
rons, nous  :  ou  la  religion  révélée  n'existe  pas,  ou  elle  est  l'expli- 
cation de  mille  choses  que  n'explique  pas  la  philosophie  :  ou  le 
christianisme  n'existe  pas,  ou  il  faut  admettre  qu'il  enseigne  à 
l'homme  des  vérités  que  sa  raison  n'avait  pas  découvertes,  qu'il 
lui  impose  des  devoirs  positifs  que  sa  conscience  seule  ne  lui  dic- 
tait pas,  enfin  qu'il  lui  assigne  une  destinée  à  laquelle  sa  nature 
ne  pouvait  prétendre  et  qu'il  est  impossible  d'atteindre  par  les 


MANŒUVRES    POUR   SOUSTRAIRE   COUSIN   AU   JUGEMENT   DE   l'iNDEX      463 

seules  ressources  de  la  morale  humaine.  Le  surnaturel  est  donc 

» 

indispensable  à  la  philosophie  ;  autrement  elle  est  incomplète,  con- 
tradictoire, attentatoire  à  Dieu  et  à  Jésus-Christ,  une  pourvoyeuse 
de  l'enfer,  une  œuvre  de  Satan. 

«  Non,  s'écriait  Mgr  Pie,  le  Christ  de  ces  philosophes  n'est  pas  le 
Seigneur  Jésus-Christ  que  j'adore.  C'est  un  Christ  psychologi- 
que, conçu  de  l'esprit  de  l'homme,  né  de  son  intelligence  ;  celui 
que  ma  foi  me  révèle  est  conçu  du  Saint-Esprit,  né  de  la  bienheu- 
reuse Vierge  Marie.  Leur  Christ  est  venu  d'en  bas,  jailli  des  entrailles 
de  l'humanité  ;  mon  Jésus  est  descendu  d'en  haut  ;  il  est  sorti  du 
sein  du  Père  éternel.  Leur  Christ  n'est  que  consubstanlielàl'homme, 
le  mien  est  consubstantiel  à  Dieu.  C'est  leur  propre  raison  qu'ils 
adorent  en  adorant  le  Verbe  abstrait  qu'ils  ont  fait  ;  et  moi  j'humi- 
lie ma  raison  devant  celle  de  Dieu,  en  adorant  le  Verbe  incarné  qui 
m'est  prêché.  Que  parlez-vous  de  rapprochement  et  d'entente, 
quand  nous  sommes  toujours  séparés  par  un  abîme  ?  Prophète  com- 
plaisant, comment  osez-vous  dire  que,  malgré  quelques  apparen- 
ces contraires,  la  paix  est  à  la  veille  de  se  faire  ?  Des  apparences, 
grand  Dieu  1  comme  si  le  point  de  litige  entre  eux  et  nous,  entre 
l'Eglise  et  ce  qu'ils  appellent  l'humanité,  entre  les  défenseurs  de 
la  foi  et  les  grands-prêtres  de  la  raison,  ce  n'était  pas  la  question 
même  delà  divinité  de  Jésus-Christ  et  de  sa  doctrine?  Je  le  dirais 
hardiment  avec  Saint-Hilaire  :  «■  La  cause  qui  nous  force  de  parler 
aujourd'hui  n'est  rien  moins  que  la  cause  de  Jésus-Christ  »  (1). 

L'évêque  de  Poitiers,  qui  ne  tenait  d'ailleurs  par  aucune  attache 
à  l'école  traditionaliste,  avait  dénoncé  les  récentes  publications 
de  Cousin,  à  la  Congrégation  de  l'Index.  L'archevêque  de  Paris  prit 
fait  et  cause  pour  le  philosophe  menacé  de  trop  justes  censures.  Le 
23  décembre  1855,  il  écrivait  au  Pape  :  a  On  m'a  dit  que,  comme 
revanche  des  quatre  propositions  de  l'Index,  le  parti  qui  se  regarde 
comme  atteint  et  blessé,  s'agite  pour  faire  condamner  à  Rome,  le 
dernier  paru  et  témoins  répréhensible  des  livres  de  M.  Cousin,  in- 
titulé :  Le  vrai,  le  beau  et  le  bien.  Il  y  verrait  un  double  avantage  ; 

(I)  Mgr  Pie,  Discours  et  Instructions  pastoralest  t.  II,  p.  410. 


464  CHAPITRE    XVI 

carie  livre  de  M.  Cousin,  pour  ce  qu'il  renferme  de  bien,  comme 
marque  du  travail  et  du  mouvement  qui  s'est  fait  vers  la  vérité, 
dans  cet  éminent  esprit,  à  cause  surtout  des  espérances  qu'il  a  fait 
naître  d'un  retour  complet,  a  été  loué  par  beaucoup  de  catholiques 
de  France,  par  des  écrivains  très  orthodoxes  et  même  par  des  pré- 
lats. Donc,  en  le  frappant,  on  atteindrait  du  même  coup  toutes 
ces  complaisances  pour  le  salut  dune  âme  qui  semble  vouloir 
s'amender,  mais  qui  ne  mérite  aucun  égard,  parce  que  c'est  l'âme 
d'un  philosophe  et  d'un  homme  de  grand  esprit.  Ainsi  l'arme  de 
l'Index  serait  à  deux  tranchants.  Donc,  en  frappant  M.  Cousin,  la 
sacrée  Congrégation  frapperait  d'autres  que  M.  Cousin  et  rendrait 
le  retour  de  celui-ci  à  jamais  impossible.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  vrai  dans  ces  bruits  ;  mais,  en  tout  cas,  je  veux 
communiquer  à  Votre  Sainteté,  une  lettre  que  je  viens  de  recevoir 
d'un  ecclésiastique  distingué  et  très  pieux.  Il  a  des  relations  avec 
M.  Cousin.  J'ai  voulu  savoir  ce  qu'il  fallait  penser  au  fond  des  dis- 
positions de  ce  philosophe  par  rapport  à  la  religion.  Il  me  répond 
comme  Votre  Sainteté  va  le  voir  et  l'on  peut  ajouter  une  foi  entière 
à  son  témoignage.  » 

L'ecclésiastique  distingué  et  pieux,  dont  parle  ici  l'archevêque, 
était  Henri  Maret,  professeur  de  dogme  à  la  faculté  civile  de  théo- 
logie. C'était  un  prêtre  sans  talent  et  sans  caractère,  un  esprit 
prétentieux  et  faux,  dont  la  vie  était  pleine  de  forfaitures,  ou  au 
moins  de  fortes  irrégularités.  A  l'arrivée  de  Sibour,  il  avait  écrit 
une  brochure  où  il  louait  avec  emphase  les  réformes  romaines  de 
l'évêque  de  Digne,  et  lui  Maret  était  gallican.  Pour  se  faire  rece- 
voir docteur,  il  avait  composé  une  thèse  mal  venue  et  l'avait,  par 
un  faux  en  écriture,  nantie  de  l'approbation  du  doyen  ;  sur  la 
plainte  de  ce  doyen,  le  doyen  fut  cassé  et  Maret  mis  à  sa  place. 
Nommé  plus  tard  évêque  de  Vannes,  Maret  parut  résister  au  Pape 
qui  ne  voulait  point  d'un  si  faible  esprit  pour  le  gouvernement 
d'une  église,  et  Maret  dut  expliquer  le  relard  de  sa  soumission. 
Auteur  de  plusieurs  ouvrages  contre  le  panthéisme,  sur  la  théodi- 
cée  chrétienne, la  dignité  de  la  raison  et  la  constitution  de  l'Eglise, 
il  était  plus  digne  de  l'Index  que  capable  d'en  sauver  Cousin.  On  fe- 


MANŒUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN   AU   JUGEMENT    DE    L'INDEX       465 

rait  une  histoire  de  ses  erreurs  et  si  l'on  mettait>en  parallèle,  l'his- 
toire de  ses  bonnes  fortunes,on  verrait  que  le  talent  est  inutile  au 
succès  et  que  les  défaillances  d'esprit  n'empêchent  pas  les  grasses 
sinécures. 

Maret  écrivait  donc  à  Sibour  :  «  Mes  relations  avec  M.  Cousin 
avaient  été  fort  rares,  lorsqu'au  mois  d'avril  1853,  il  vint  me  voir 
pour  me  prier  de  reviser  avec  lui  quelques  parties  d'un  livre  qu'il 
allait  publier  et  il  m'en  laissa  les  épreuves.  Nous  prîmes  jour  et 
heure  ;  je  me  rendis  chez  lui.  Il  me  fit  alors  connaître  sa  pensée. 
Depuis  longtemps,  il  était  préoccupé,  me  dit-il,  du  désir  de  laisser 
un  livre  irréprochable,  que  les  pères  et  mères  de  famille  chrétiens 
pussent  voir  sans  crainte  dans  les  mains  de  leurs  enfants.  Il  ne 
pouvait  se  faire  à  l'idée  de  porter  le  trouble  dans  les  consciences. 
J'applaudis  vivement  à  de  pareils  sentiments.  Le  vrai  moyen,  lui 
dis-je,  pour  arriver  à  ce  résultat,  serait  une  profession  de  foi  catho- 
lique et  il  serait  bien  facile  de  l'introduire  dans  le  livre  qui  allait 
paraître.  Je  lui  proposai  alors  des  modifications  qui  auraient  équi- 
valu à  cette  profession  de  foi.  Il  me  répondit  qu'il  n'en  était  pas 
encore  là  ;  qu'il  était  arrêté  par  des  doutes  sur  la  constitution  histo- 
rique du  christianisme,  qu'il  n'avait  pas  la  foi  positive,  mais  qu'il 
ne  disait  pas  qu'il  n'irait  pas  plus  loin  plus  tard.  Après  lui  avoir 
exprimé  mes  respects  et  mes  vœux,  croyant  qu'il  voulait  ménager 
une  transition,  je  lui  proposai  de  retrancher  de  son  livre  tout  ce 
qui  pouvait  directement  ou  indirectement,  positivement  ou  néga- 
tivement, être  contraire  au  dogme  chrétien  ;  en  particulier  de 
s'abstenir  de  toute  affirmation  imphquant  les  suffisances  de  la  rai- 
son et  de  la  philosophie  ou  la  négation  de  l'ordre  surnaturel  et 
Cousin  accepta  avec  empressement  cette  proposition,  disant  qu'il 
se  renfermerait  dans  le  pur  philosophique  et  qu'il  ne  voulait  pas 
prononcer  une  parole  qui  pût  être  prise  pour  une  négation  de  la 
divinité  du  christianisme.  En  résumé,  je  crois  à  la  sincérité  de 
M.  Cousin...  Par  conséquent,  il  peut  paraître  convenable  d'user  à 
son  égard  de  beaucoup  de  ménagements.  » 

En  même  temps  qu'il  envoyait  cette  lettre  au  pape,  l'archevêque 
écrivait  au  cardinal  d'Andréa,  préfet  de  l'Index  :  «  A  l'instigation 

30 


466  CHAPITRE    XVI 

du  parti   qui   s'est  trouvé   atteint  par  les   quatre    propositions, 
Mgr  Pie,   évêque  de  Poitiers,  a  cru  devoir  appeler  les  sévérités  de 
Topinion  surun  livre  intitulé  :  Le  vrai^  le  beau  et  le  bien.  J'apprends, 
en  outre,  qu'à  Rome,  Monseigneur  de  Poitiers  poursuit,  près  de  la 
Congrégation  de  l'Index,  la  condamnation  dece  livre.  C'est  lace  qui 
me  paraît  profondément  regrettable...  D'abord  le  livre  n'a  pas  le 
caractère  agressif  et  antichrétien  que  Monseigneur  de  Poitiers  lui  at- 
tribue, en  employant  un  procédé  que  je  ne  veux  pas  qualifier.  Quand 
Monseigneur  de  Poitiers  a  publié  son  mandement,  non  seulement  il 
pouvait,  mais  il  devait  examiner  la  3^  édition  du  livre  de  M.  Cousin, 
qui  venait  de  paraître  et  qui,  étant  la  plus  récente,  contenait  sa 
pensée  dernière  et  témoignait  de  ses  sentiments  actuels.  Il  est  vrai 
que  cela  ne  faisait  pas  le  compte  du  parti  ;  car  la  3^  édition  est 
irréprochable^  sauf  peut-être  quelques-unes  de  ces  légères  inexac- 
titudes qui  échappent  aux  hommes  du  monde  les  mieux  intention- 
nés quand  ils  parlent  théologie.  De  plus,  par  une  méprise  étrange, 
Mgr  Pie,  pour  se  donner  beau  jeu,  regarde  comme  étant  dit  du 
christianisme    ce  que  M.  Cousin  dit  du  mysticisme  :    ce   qui   est 
calomnier  positivement  et  à  plaisir  les  intentions  de  M.  Cousin.  Or, 
est-ce  loyal  d'accuser  M.  Cousin,  en  s'appuyant  sur  la  2«   édition 
où  se  trouvent,  en  effet,  des  paroles  répréhensibles,  quand  il  venait 
de  les  désavouer^  en  publiant  la  3^  édition  où  il  n'y  a  presque  pas 
lieu  à  la  moindre  critique  ?  La  Sacrée  Congrégation  ne  semblerait- 
elle  pas  se  rendre  complice  de  cette  malveillance  et  de  cette  dé- 
.  loyauté,  si  elle  introduisait  le  procès  de  M.  Cousin  sur  des  paroles 
qu'il  a  désavouées,   puisqu'il  ne  les  a  pas  reproduites  ou  bien  sur 
l'inconvenante  méprise  de  Monseigneur  de  Poitiers.  Mais  je  laisse 
de  côté  la  question  et  je  prie  Votre  Eminence  de  la  considérer  sous 
un  aspect  plus  grave  encore.  Quelle  que  soit  la  valeur  doctrinale 
du  livre  et  quelque  jugement  qu'il  faille  en  porter,  la  situation 
d'esprit  dans  laquelle  se  trouve  M.  Cousin  mérite  qu'on  en  tienne 
un  grand  compte  et  que  la  Sacrée  Congrégation  suspende  sa  sen- 
tence, si  elle  croyait  qu'une  sentence  doit  intervenir  au  sujet  du 
livre  incriminé.  »  Suit  un  long  plaidoyer  en  faveur  de  l'ouvrage 
de  Cousin. 


MANOEUVRAS   POUR   SOUSTRAIRE   COUSIN   AU   JUGEMENT   DE   l'iNDEX      467 

En  reproduisant  ces  textes,  nous  ne  faisons  aucune  remarque 
sur  le  mauvais  ton  de  ce  style  épistolaire  ;  mais  nous  devons  dire 
que  les  imputations  de  Parchevêque  de  Paris  contre  Févêque  de 
Poitiers  sont  fausses.  En  l'absence  de  tout  mysticisme  visible,  ce 
que  Cousin  dit  du  mysticisme  tombe  réellement  sur  le  christia- 
nisme ;  et  le  reproche  de  s'être  servi  de  la  deuxième  édition  est 
une  erreur  grossière,  car  il  suffit  d'ouvrir  la  pastorale  de  Mgr  Pie 
pour  voir  qu'il  s'est  servi  de  la  4*^  édition.  Quant  aux  conclusions, 
elles  sont  plus  fausses  encore.  Maret  le  doyen  et  Sibour  l'archevê- 
que se  portent  garants  des  dispositions  de  Cousin  et  de  l'ortho- 
doxie de  son  ouvrage.  Ce  que  pensait  Cousin  en  son  for  intérieur, 
personne  ne  peut  le  savoir,  ce  qu'il  fit  personne  ne  peut  l'ignorer. 
L'ouvrage  innocenté  par  Maret,  corrigé  même  par  ce  fin  aristar- 
que,  longuement  défendu  par  Auguste  Sibour,  cet  ouvrage  était 
devenu,  par  sa  correction  de  pure  diplomatie,  plus  voilé,  mais 
plus  perfidement  mauvais  qu'avant.  Voici,  au  surplus,  le  juge- 
ment qu'en  portait  Pie  IX  : 

«  Le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  l'arrivée  de  votre  lettre 
(trois  mois)  est  une  preuve  de  plus  du  calme  avec  lequel  le  Saint- 
Siège  examine  pour  ne  pas  précipiter  ses  jugements.  Vous  dites 
que  M.  Cousin,  en  qui  je  respecte  les  dons  et  les  faveurs  que  Dieu 
lui  a  si  largement  départis,  est  sur  la  voie  du  retour  aux  sains 
principes  et  vous  demandez  qu'aux  anciennes  condamnations  dont 
il  a  été  Tobjet,  ne  vienne  pas  s'en  joindre  une  nouvelle  qui 
l'arrêterait  dans  la  voie  du  retour.  On  ne  peut  rien  proposer  de 
mieux  au  Père  commun  des  fidèles,  et  je  compterais  au  nombre 
de  mes  plus  grandes  consolations  celle  d'embrasser  et  de  bénir  le 
savant  philosophe,  en  l'exhortant  à  devenir  un  champion  de  la 
vérité  et  un  fils  obéissant  de  la  vraie  et  unique  Eglise  de  Jésus* 
Christ.  Vous  me  dites  encore  qu'une  preuve  de  son  retour,  c'est 
son  ouvrage  :  Du  vrai.,  du  beau  et  du  bien^  qui  est  en  ce  moment 
soumis  à  la  Congrégation  de  l'Index.  Mais  il  me  paraît  clair  que, 
dans  ce  livre,  non  seulement  il  ne  rétracte  rien  de  ses  anciennes 
erreurs.,  mais  qu'il  déclare  persévérer  dans  ses  doctrines.  On  sait 
et  tous  le  savent  que  M.  Cousin  nie  toute  révélation  et  n'admet 


468  CHAPITRE   XVI 

point  l'origine  surnaturelle  de  la  religion.  Or,  pour  revenir  à  nous, 
il  est  nécessaire  qu'il  fasse  une  profession  explicite  du  fondement 
de  notre  foi.  Respectons  M.  Cousin,  traitons-le  avec  toute  la  cha- 
rité possible,  mais  le  flatter  serait  un  crime.  » 

Au  reçu  de  cette  lettre,  le  31  mars  1856,  Auguste  Sibour  répon- 
dit :  «  Les  principes  sur  lesquels  se  fonde  Votre  Sainteté  sont 
incontestables,  et  il  est  bien  vrai  qu'un  auteur  qui  a  professé  des 
erreurs  ne  peut  arriver  à  l'orthodoxie  qu'en  faisant  une  déclaration 
formelle  de  ses  nouveaux  sentiments,  conformes  aux  principes 
de  notre  foi  et  en  rétractant  toutes  ses  précédentes  erreurs.  Mais 
j'ai  affirmé  que  M.  Cousin  était  sur  la  voie  du  retour  à  la  foi  chré- 
tienne et  catholique  et  je  n'ai  pas  dit  qu'il  y  fût  arrivé  encore.  C'est 
une  âme  travaillée  par  la  grâce,  ce  n'est  pas  encore  une  âme 
vaincue  et  complètement  soumise.  Le  chemin  que  ce  philosophe 
a  fait  vers  la  religion  peut  se  mesurer  par  ses  dispositions  ac- 
tuelles. Des  amis,  bons  catholiques,  qui  le  voient  souvent,  assurent 
lui  avoir  entendu  dire,  dans  le  secret  de  l'intimité,  qui  exclut 
toute  contrainte  et  toute  dissimulation,  qu'il  n'avait  pas  encore  le 
bonheur  d'avoir  la  foi,  mais  qu'il  était  dans  un  tel  état  qu'il  don- 
nerait son  sang  plutôt  que  d'affirmer  que  le  christianisme  n'est 
pas  divin.  11  demande  à  ses  amis  pieux  de  prier  pour  lui.  Cette 
année,  je  l'ai  vu  assidûment  aux  conférences  de  Notre-Dame,  ce 
qu'il  n'avait  pas  fait  encore.  Enfin,  son  livre,  s'il  n'est  pas  tout  à 
fait  irrépréhensible,  témoigne  certainement  d'une  amélioration 
très  sensible  et  de  nouveaux  efforts  faits  par  cet  éminent  esprit  du 
côté  de  la  vérité.  Maintenant,  cela  étant  ainsi,  serait-il  opportun 
de  sévir  contre  M.  Cousin  et  de  s'exposer  peut-être  à  arrêter  les 
tendances  de  cette  âme,  qui  le  portent  de  plus  en  plus  vers  la  re- 
ligion? Là  est  toute  la  question:  Votre  Sainteté  en  est  le  juge 
suprême.  » 

Il  nous  semble  qu'au  lieu  de  s'occuper  tant  d'une  condamna- 
tion à  intervenir,  il  eût  beaucoup  mieux  valu  s'occuper  des  con- 
damnations passées.  Puisque  le  philosophe  se  vantait  d'avoir  fait 
disparaître,  de  ses  anciens  ouvrages,  toutes  les  taches,  c'est  qu'il 
les  avait  reconnus  fautifs  et  dès  lors  il  ne  devait  rien  lui  coûter  de 


MANŒUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN   AU    JUGEMENT    DE    l'INDEX       469 

se  soumettre  à  un  arrêt  ratifié  par  sa  conscience.  Or,  on  le  laissait, 
(le  gaieté  de  cœur,  rebelle  à  l'Eglise  ;  on  tenait  pour  non  avenues 
des  condamnations  solennelles,  et,  quand  on  marquait  pour  ces 
condamnations  si  peu  d'estime,  on  feignait,  pour  une  condamna- 
tion éventuelle,  des  frayeurs  qui  cadrent  mal  avec  une  telle  obsti- 
nation. Il  y  a  là  évidemment  quelque  chose  de  contradictoire. 
Si  Cousin  était  soumis,  un  nouveau  jugement  serait  un  nouveau 
bienfait,  une  nouvelle  source  de  lumière  ;  s'il  ne  Fêtait  pas,  pour- 
quoi le  ménager.  Au  reste,  par  de  là  ces  questions  de  personne,  il 
y  a  l'intérêt  public,  les  droits  de  la  vérité  et  les  exigences  de 
l'orthodoxie.  On  ne  joue  pas  avec  les  poisons  de  Terreur. 

Mais  Cousin  avait  peur,  et  jiour  éviter  le  coup  suspendu  sur  sa 
vieille  tête,  il  alla  trouver  son  premier  pasteur  et  lui  faire  une 
déclaration  de  ses  sentiments.  Douze  jours  après,  Sibour  écrivait 
au  Pape  :  «  M.  Cousin  proteste  que  son  intention  formelle  a  été 
d'éviter,  dans  ce  livre,  tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  pourrait 
paraître  opposé  à  la  religion.  S'il  n'y  a  pas  réussi,  ce  serait  à  son 
insu  ou  par  inadvertance.  Il  est  donc  disposé  à  effacer,  à  changer, 
à  supprimer  tout  ce  qu'on  lui  signalera  comme  pouvant  offenser 
la  plus  rigoureuse  orthodoxie.  Si  un  passage,  une  phrase,  un  mot 
de  son  livre  parait  contenir  quelque  erreur  ou  seulement  prêter  à 
des  interprétations  équivoques,  il  s'empressera  de  les  supprimer 
avec  une  docilité  parfaite,  avec  reconnaissance  même  et  sans  dis- 
cussion. Il  a  fait  un  livre  de  philosophie  ;  mais,  dans  ses  convic- 
tions, pour  que  ce  livre  soit  bon,  il  ne  doit  contredire  en  rien  les 
vérités  chrétiennes.  //  fera  tout  ce  qu'on  voudra  pour  cela... 
Quant  à  ses  anciens  ouvrages,  qui,  la  plupart,  ont  été  l'objet  d'une 
condamnation  de  l'Index,  voici  sa  réponse  :  «  Tous  ses  livres  an- 
ciens condamnés  ont  été  revus  et  corrigés  dans  des  éditions  nou- 
velles et  c'est  à  celles-là  qu'il  renvoie.  Puis,  ces  renvois  n'ont  trait 
qu'à  des  vérités  philosophiques  incontestables,  qui  font  la  base 
des  doctrines  spiritualistes,  qu'il  défend  contre  les  tendances 
matériahstes  d'une  autre  époque  ».  M.  Cousin  fait,  m  a-t-il  dit, 
en  ce  moment,  une  édition  nouvelle  de  son  livre  Du  vrai,  du  beau 
et  du  bien.  Il  désire  ardemment  n'y  laisser  aucune  expression, 


470  CHAPITRE    XVI 

aucune  pensée  qui  ne  seraient  pas  complètement  saines.  C'est  une 
occasion  pour  mettre  à  l'épreuve  sa  bonne  volonté.  Que  Votre 
Sainteté  ordonne  de  faire,  pour  M.  Cousin,  ce  qui  a  lieu  quelque- 
fois :  qu'on  lui  donne  communication  des  passages  répréhensibles 
de  son  livre,  et  je  suis  persuadé  que  tout  ce  qu'on  demandera  sera 
obtenu  et  que  toutes  les  corrections  jugées  nécessaires  seront 
faites.  » 

A  ces  déclarations  de  l'archevêque,  Cousin  voulut  bientôt  join- 
dre une  lettre  directe  au  Souverain  Pontife  ;  celte  lettre  est  du 
30  avril  1856  : 

«  Très  Saint  Père,  Mgr  l'archevêque  de  Paris  a  bien  voulu  me 
communiquer  une  lettre  de  Votre  Sainteté,  remplie  de  tant  de 
bonté  et  si  digne  du  cœur  paternel  de  Pie  IX,  que  je  cède  au  be- 
soin de  vous  en  exprimer  ma  sincère  et  profonde  reconnaissance. 
Oui,  Très  Saint  Père,  on  vous  a  dit  vrai  ;  loin  de  nourrir  aucun 
mauvais  dessein  contre  la  religion  chrétienne,  j'ai  pour  elle  les 
sentiments  de  la  plus  profonde  vénération  ;  j'aurais  horreur  de 
lui  porter  directement  ou  indirectement  la  moindre  atteinte  ;  et 
c'est  dans  le  triomphe  et  la  propagation  du  christianisme  que  je 
place  toutes  mes  espérances  pour  l'avenir  de  l'humanité.  Affligé 
d'avoir  vu  autrefois  mes  intentions  trahies  par  de  fausses  appa- 
rences, j'ai  voulu,  en  ces  derniers  temps,  faire  un  livre  de  philoso- 
phie entièrement  irréprochable  ;  et,  ne  me  fiant  point  à  mes  sen- 
timents les  plus  sincères,  à  mes  études,  à  mon  âge,  j'ai  recherché 
les  conseils  d'amis  sages  et  pieux,  d'ecclésiastiques  éclairés  et  au- 
torisés. 

i(  Les  sacrifices  d'amour-propré  ne  me  sont  rien  auprès  du 
grand  but  que  je  poursuis  :  rétablissement  d'une  philosophie  irré- 
prochable, ainie  sincère  du  christianisme.  Si  donc,  malgré  tous 
mes  soins  et  ceux  de  mes  doctes  conseillers,  quelques  passages 
nous  avaient  échappé  qui  peuvent  troubler  le  cœur  de  Votre  Sain- 
teté, qu'on  me  les  signale  et  je  les  ùterai  de  bien  bon  cœur,  ne 
demandant  qu'à  me  perfectionner  sans  cesse,  et  moi  et  mes  hum- 
bles écrits. 

(c  Tels  sont  mes  sentiments,  Très  Saint  Père.  Fiez-vous  à  votre 


MANOEUVRES    POUR   SOUSTRAIRE    COUSIN   AU   JUGEMENT   DE   L'INDEX       471 

cœur,  et,  j'ose  le  dire,  aussi  à  ma  parole.  C'est  celle  d'un  homme 
qui  n'a  jamais  trompé  personne,  et  qui,  touchant  au  terme  de  sa 
carrière  et  voué  à  la  retraite,  ne  connaît  aucun  intérêt  sur  la 
terre  capable  de  lui  faire  prendre  un  masque  et  déguiser  ce  qu'il 
croit  la  vérité.  » 

Les  sentiments  exprimés  par  le  philosophe  et  par  l'archevêque 
ne  laissaient  rien  à  désirer.  A  l'appui  de  ces  protestations,  il  avait 
été  fait  un  travail  de  notes  et  de  renvois  aux  œuvres  de  Cousin. 
Par  les  notes,  on  expliquait  les  passages  incriminés  ;  par  les  ren- 
vois,  on  entendait  prouver  que  précédemment  Cousin,  fidèle  à 
lui-même,  avait  exprimé  déjà  ces  mêmes  convictions  philosophi- 
ques. Si  les  renvois  et  les  notes  eussent  été  péremptoires,  elles 
eussent  sauvé  Cousin.  Malheureusement  ce  travail  avait  été  fait 
par  le  triste  doyen  Maret,  avec  cette  suffisance  et  cette  insuffisance 
qui  le  caractérisaient  ;  le  travail  n'était  ni  complet,  ni  décisif  ;  non 
seulement  il  ne  couvrait  pas  Cousin,  mais  il  le  livrait.  A  Rome,  on 
ne  joue  pas  avec  la  vérité,  bien  moins  encore  avec  les  intérêts  de 
l'Eglise.  Quand  une  vérité  est  connue,  on  sait  ne  pas  la  taire  mal 
à  propos  ;  et  quand  l'intérêt  de  l'Eglise  exige  sa  proclamation,  il  y 
a  un  Pape  qui  sait  rompre  le  silence.  Dans  une  séance  tenue  au 
Vatican  le  7  avril  1856,  la  Congrégation  de  l'Index,  à  l'unanimité 
des  cardinaux  présents,  décida  que  le  livre  Du  vrai,  du  beau  et  du 
bien  devait  être  proscrit,  comme  il  avait  été  déjà  condamné  en 
1844  dans  le  Cours  d'histoire  de  la  philosophie.  Le  Souverain  Pontife 
approuva  ce  décret.  Toutefois,  le  Saint  Père,  louché  des  bons  sen- 
timents de  Cousin,  suspendit  la  promulgation  du  décret,  et  ordonna 
de  le  communiquer  à  l'auteur,  afin  qu'on  pût  ajouter  à  la  suite  : 
L'auteur  s'est  louablement  soumis  et  a  réprouvé  son  ouvrage.  Le 
nonce,  Charles  Sacconi,  fit  part  à  l'archevêque  de  la  décision  de 
Rome  ;  l'archevêque  en  fut  très  irrité  ;  il  se  répandit  en  plaintes 
contre  l'évêque  de  Poitiers,  contre  V Univers  ;  allégua  contre,  Mon- 
talembert,  Falloux,  Broglie,  Baudon,  le  Co7respondant,  VAmi  de 
la  Religion  ;  et  annonça  que  Cousin  était  dans  l'intention  très  ferme 
de  se  soumettre,  non  pas  à  la  condamnation,  mais  aux  confections. 


472  CHAPITRE    XVI 

Dès  lors  les  efforts  des  amis  du  célèbre  philosophe  se  tournent  à 
obtenir  de  Pie  IX  la  révocation  du  décret  de  l'Index. 

La  lettre  de  Cousin  n'avait  pas  été  envoyée  au  Pape.  L'archevê- 
que ne  voulait  pas  que  le  philosophe  pût  l'accuser  de  s'être  vu 
poussé  à  écrire  pour  conjurer  une  condamnation,  lorsque  cette 
condamnation  était  déjà  portée.  Alfred  de  Falloux,  le  grand  né- 
gociateur du  parti,  alléguant  que  le  philosophe  avait  voulu  sur- 
tout parler  au  cœur  du  pape,  supplia  l'archevêque  d'envoyer  à 
Pie  IX  la  lettre  de  Cousin.  Sibour  le  fit  par  une  grande  lettre  du 
8  mai  1856,  par  laquelle  il  protestait  de  plus  en  plus  des  intentions 
du  philosophe  :  il  s'agissait  de  sauver  une  grande  âme,  il  fallait 
lui  tenir  compte  des  améliorations  successives  et  de  ses  dispositions 
présentes,  mais  sans  exiger  une  profession  de  foi  formelle.  On  ne 
s'explique  guère  que  le  prélat  put  s'abuser  à  ce  point.  On  n'avait 
pas  à  juger  Cousin  d'après  ses  intentions,  mais  d'après  ses  écrits. 
Or,  il  est  de  toute  évidence  qu'avec  son  éclectisme  philosophique. 
Cousin  espérait  fonder  une  Eglise  chrétienne  sans  le  Christ  ;  il  as- 
pirait à  lui  dérober  son  Evangile  et  à  se  mettre  à  sa  place.  Tous 
ses  disciples  l'ont  compris  de  la  sorte  ;  ses  biographes  n'en  font  pas 
mystère.  On  le  célèbre  pour  avoir  ressuscité  le  rationalisme  carté- 
sien, ranimé  le  goût  de  l'histoire  de  la  philosophie,  maintenu  sur- 
tout l'indépendance  de  la  raison  et  de  la  philosophie,  au  regard 
de  la  théologie  et  de  la  foi.  Et  Sibour,  pem  compétent  pour  rendre 
des  oracles,  osait  l'appeler  le  plus  grand  philosophe  du  XIX®  siècle. 

La  lettre  de  Cousin  fut  donc  envoyée  par  Sibour  et  subsidiaire- 
ment  par  Falloux.  Falloux,  avec  sa  logique  ordinaire,  prétendait 
que  la  lettre  du  philosophe  changeait  la  situation  et  créait  un  droit 
strict  à  l'indulgence.  Parallèlement,  on  envoyait  de  Rome  à  Cousin 
une  formule  de  soumission  à  signer  ;  cette  formule  lui  fut  remise 
par  le  nonce  Sacconi.  Cousin  logeait  en  Sorbonne  ;  il  avait,  pour 
voisin,  le  doyen  Maret,  logé  dans  l'étage  au-dessus.  Maret,  qui 
n'était  pas  des  plus  spirituels,  faisait  volontiers  cette  bonne  plai- 
santerie, autorisée  par  son  étage  au-dessus,  c'est  qu'il  dominait 
de  très  haut  la  philosophie  de  Cousin,  logée  un  étage  au-dessous. 
Sa  domination  ne  dépassait  guère  les  degrés  de  l'escalier,  ou  plu- 


MANOEUVRES    POUR    SOUSTRAIRE    COUSIN   AU   JUGEMENT    DE    L'INDEX       473 

tôt  son  ascension  ne  s'expliquait  pas  autrement.  L'archevêque 
priait  ce  prêtre  d'user  de  son  crédit  près  du  philosophe  :  «  Votre 
savoir,  votre  douceur,  votre  suavité  de  paroles  et  de  manières,  et 
surtout  votre  charité,  cette  onction  évangélique  que  Dieu  vous  a 
donnée,  ont  concouru  à  l'amener  au  point  où  il  en  est.  Achevez 
votre  œuvre  ;  faites  un  dernier  effort.  Après  avoir  prié  avec  ferveur, 
allez  le  trouver.  Ayez  avec  lui  un  entretien  à  fond  et  la  foi,  avec 
la  divine  lumière,  descendra  dans  son  âme.  Alors  rien  ne  lui  coû- 
tera pour  la  vérité.  Lui-même  voudra  proclamer  son  triomphe 
dans  sa  belle  intelligence  et  dans  son  cœur  si  droit.  Il  entrera 
ainsi  non  seulement  sans  résistance,  mais  avec  bonheur  dans  les 
vues  du  vicaire  de  Jésus-Christ.  Voilà,  je  crois,  la  seule  chose  à 
faire.  » 

C'était,  en  effet,  la  seule  chose  à  faire  pour  ramener  Cousin  , 
mais  le  négociateur  ne  paraît  pas  avoir  suivi  cette  voie  ;  il  piétine 
toujours  dans  les  mêmes  idées.  «  J'ai  vu  hier  M.  Cousin,  écrit-il; 
il  m'a  dit  avoir  déclaré  au  Nonce,  qu'il  ne  signerait  pas  la  profes- 
sion de  foi  qu'on  lui  impose,  quoique  pour  rien  au  monde  il  ne 
voulût  signer  le  contraire.  Il  écrira  au  pape  ;  il  n'est  pas  encore 
bien  arrêté  sur  la  forme  de  sa  lettre.  Le  Nonce  a  paru  très  contra- 
rié de  la  détermination  de  M.  Cousin.  Il  est  probable  qu'à  Rome, 
on  la  prendra  pour  un  refus  et  qu'on  publiera  le  décret.  Telle  est 
la  situation  ;  il  peut  en  résulter  un  immense  scandale,  qu'oni^egj^et- 
téra  -peut-être  quand  il  se  sera  produit.  Ne  serait-il  pas  opportun 
de  faire  un  dernier  appel  au  cœur,  au  cœur  seul  du  Saint  Père. 
L'intérêt  des  âmes  ne  mérite-t-il  pas  un  peu  de  patience  ?  »  Ainsi 
parlait  Maret  et  ce  langage  explique  assez,  près  de  Cousin,  la  sté- 
rilité de  sa  mission. 

Le  28  juillet  1856,  l'archevêque  fit,  près  de  Pie  IX,  un  appel  su- 
prême et  l'adressa  expressément  au  cœur  du  Pontife  :  «  Je  sais, 
dit-il,  que  vous  trouverez  dans  ce  cœur  des  ressources  et  des  indus- 
tries infinies  pour  préserver  une  âme  et  la  religion  elle-même  d'un 
malheur  irréparable.  Tout  se  réduit  à  ne  rien  fixer  (!)  et  à  atten- 
dre les  moments  de  la  grâce.  Si  Votre  Sainteté  n'est  pas  pleinement 
satisfaite  de  la  réponse  de  M.  Cousin,  qu'elle  veuille  bien  encore 


474  CHAPITRE   XVI 

patienter.  Je  la  supplie  de  lui  faire  indiquer  ce  qui  doit  être  cor- 
rigé dans  son  livre,  il  le  fera  avec  une  docilité  d'enfant.  Je  la  con- 
jure, avec  les  plus  ardentes  supplications,  de  ne  pas  faire  publier 
le  décret  de  la  Congrégation  de  l'Index.  M.  Cousin  ne  peut  pas  se 
faire  à  l'idée  que,  même  après  sa  soumission,  le  décret  sera  rendu 
public.  Il  ne  conçoit  pas  qu'on  refuse  de  lui  épargner  cette  humi- 
liation ;  il  demande  si,  pour  récompenser  un  enfant  de  son  obéis- 
sance, de  sa  docilité,  il  est  juste  de  lui  donner  les  étrivières.  Cette 
publication  enfin  est-elle  nécessaire?  et  la  charité,  unie  au  souve- 
rain pouvoir,  ne  peut-elle  faire  une  exception  à  des  lois  ou  à  des 
usages  respectables  d'ailleurs  ?  Ah  !  qu'il  trouve  donc  en  Pie  IX  un 
cœur  généreux  et  patient?  La  patience  convient  à  celui  qui  est  le 
fondement  d'une  religion  éternelle.  » 

Le  pape  répondit  le  11  août:  Vous  donnez  de  grands  éloges  à  la 
réponse  que  nous  avons  faite...  mais  vous  nous  faites  connaître, 
en  même  temps,  que  la  profession  de  foi  explicite  que  nous  avons 
demandée  au  philosophe  Cousin,  répugne  à  sa  conscience,  par  la 
raison  qu'il  n'est  pas  encore  persuadé  de  la  divinité  des  vérités 
chrétiennes  qu'il  devrait  professer,  et  en  particulier  de  celles  que 
nous  devons  croire  de  cœur  et  professer  de  bouche,  à  savoir  que 
le  Fils  unique  de  Dieu  est  le  fondateur  de  la  seule  vraie  et  très 
sainte  religion  catholique,  apostolique,  romaine.  Ce  divin  fondateur 
du  christianisme  demande  de  nous  tous  une  soumission  parfaite 
de  notre  intelligence  aux  vérités  de  la  foi,  de  même  qu'il  exige 
notre  hommage  suprême  à  ces  mêmes  enseignements  divins.  Et 
ici,  il  est  nécessaire  que  nous  déclarions  de  nouveau  que  le  der- 
nier ouvrage  de  M.  Cousin  est  très  certainement  digne  de  censure 
et  qu'il  ne  peut  nullement  être  partiellement  corrigé.  Cela  étant, 
comment  pourrions-nous  supporter  que  notre  silence  fût  pris,  dans 
le  monde  entier,  comme  une  marque  que  ce  livre  n'a  rien  de  dan- 
gereux, qu'il  ne  mérite  pas  d'être  censuré,  et  que  les  fidèles  peu- 
vent le  lire  sans  danger  pour  leur  foi  ?  Si  nous  gardions  un  tel 
silence,  certainement  notre  conscience  ne  pourrait  être  en  paix, 
surtout  puisqu'il  s'agit  ici  d'une  affaire  qui  ne  peut  plus  être  secrète 
et  connue  seulement  d'un  petit  nombre  de  personnes,  mais  qui  est 


MANOEUVRES   POUR   SOUSTRAIRE   COUSIN  AU    JUGEMENT   DE   l'INDEX       475 

devenue  notoire  et  connue  de  chacun...  »  Le  pape  rappelle  les 
tempéraments  dont  on  a  usé  pour  Cousin  ;  il  croit  qu'on  ne  peut 
l'assister  efficacement  que  par  des  prières.  «  Quant  à  vous,  conclut 
le  Pape,  comme  nous  vous  savons  animé  d'un  véritable  zèle  pour 
le  salut  des  âmes,  nous  ne  pouvons  avoir  Tombre  d'un  doute  que 
vous  puissiez  tolérer  qu'un  livre  dangereux,  capable  d'affaiblir  la 
foi,  de  provoquer  dans  les  esprits  des  doutes  sur  la  divinité  d'une 
religion  qu'ils  professent  par  un  bienfait  singulier  de  Dieu, demeure 
dans  les  mains  des  fidèles...  Que  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  nos  ef- 
forts demeurent  inutiles,  vous  comprendrez  facilement  que,  selon 
le  devoir  de  notre  charge,  nous  prendrons  une  détermination  qui 
soit  en  faveur  de  la  défense  de  notre  très  sainte  religion  et  de  la 
doctrine  catholique.  » 

Cousin  répondit  le  19  août  1856  :  «  Je  m'afflige,  dit-il,  de  voir 
que  l'on  ait,  à  ce  point,  surpris  et  troublé  le  cœur  de  Votre  Sain- 
teté qu'elle  me  semble  craindre  que  j'aie  combattu  ou  révoqué  en 
doute  et  affaibli  le  moins  du  monde,  dans  l'esprit  des  hommes,  les 
grandes  vérités,  à  la  fois  si  nécessaires  et  si  évidentes,  qu'elle  veut 
bien  me  rappeler,  tandis  que  je  n'ai  cessé  de  témoigner  de  mon 
loyal  et  profond  respect  pour  les  unes  et  que  j'ai  consacré  ma  vie 
à  établir,  à  défendre,  à  propager  les  autres.  En  même  temps  il  m'est 
bien  doux  de  pouvoir  consoler  et  réjouir  le  cœur  paternel  de  Votre 
Sainteté  et  de  répondre  à  tous  les  sentiments  affectueux  qu'elle 
daigne  m'exprimer  en  l'assurant  sincèrement  que,  loin  d'éprouver 
le  moindre  embarras  d'adhérer  aux  divers  articles  mentionnés 
dans  la  lettre  apostolique,  je  le  fais  bien  volontiers,  pleinement  et 
sans  réserve.  Sans  doute,  une  telle  déclaration  avec  mes  intentions 
et  mes  opinions  bien  connues,  était  superflue  ;  mais  puisque  le  père 
des  fidèles,  puisque  Pie  IX  me  la  demande,  après  l'avoir  tant  de 
fois  consignée  dans  différents  ouvrages,  je  la  renouvelle  une  fois 
de  plus  sans  hésiter,  par  une  juste  condescendance  pour  une  vérité 
qui  m'est  chère.  Ahn  qu'aucune  incertitude  ne  subsiste  dans  l'es- 
prit de  Votre  Sainteté,  je  rassemble  ici,  sur  les  divers  points  indi- 
qués, des  réponses  décisives  et  péremptoires,  tirées  de  mes  écrits 
depuis  longtemps  publiés  et  particulièrement  des  derniers.  Sur  cet 


476  CHAPITRE    XVI 

ensemble  de  citations,  on  voit  que  j'ai  assez  hautement  fait  paraî- 
tre mes  convictions.  J'aime  à  ajouter  que  je  saisirai  avec  empres- 
sement toutes  les  occasions  qui  se  présenteront  de  rendre  encore 
hommage  à  la  vérité.  Fiez-vous  à  moi  ;  votre  confiance  ne  sera 
point  trompée.  Jamais  le  christianisme  ne  souffrira,  de  ma  part,  le 
plus  petit  dommage.  Puissiez-vous  un  jour  reconnaître  que,  dans 
la  mesure  de  mes  forces  et  selon  la  nature  de  mes  travaux,  je  n'ai 
pas  été  tout  à  fait  inutile  à  cette  grande  et  sainte  cause  »  (1). 

En  même  temps,  Cousin  écrivait  à  l'archevêque  :  «  Je  vous  dirai 
de  nouveau,  plus  j'accorde  plus  on  exige.  Mais  je  ne  ferai  pas  un 
pas  de  plus  et  m'en  tiens  à  la  lettre  que  vous  avez  approuvée.  » 

Sur  ces  entrefaites,  arrivèrent  les  vacances.  L'archevêque  partit 
en  Bavière  et  en  Hongrie,  avec  des  desseins  très  peu  favorables, 
sinon  tout  à  fait  hostiles,  au  Saint-Siège.  Mais  la  Providence,  qui 
se  joue  des  desseins  des  hommes,  sem.a  ce  voyage  de  mésaven- 
tures et  presque  au  retour,  l'archevêque  tomba  sous  le  poignard 
d'un  assassin.  Dix  ans  après,  mourait  à  Cannes,  au  sortir  de  dé- 
jeuner, l'éclectique  Cousin,  sans  avoir  rien  fait  je  ne  dis  pas  pour  se 
rapprocher  du  Christianisme,  mais  pour  se  soumettre  à  l'Eglise. 
Son  fameux  livre  est  resté  cloué  au  pilori  de  l'Index.  De  cette  af- 
faire sans  résultat,  il  ne  reste  que  le  souvenir  des  excessifs  tempé- 
raments des  catholiques  libéraux  pour  l'un  des  grands  hérésiar- 
ques du  XIX^  siècle.  Si  Ton  rapproche  ces  ménagements  illicites 
pour  un  ennemi  de  l'Eglise,  des  rigueurs  odieuses  contre  la  plupart 
de  ses  défenseurs,  il  me  semble  que  cela  donne  bien  l'idée  d'une 
secte  dont  le  signe  caractéristique  est  toujours  ce  même  parti  pris 
d'iniquité,  allant  jusqu'au  fanatisme. 

(1)  Nous  avons  extrait  toute  cette  correspondance,  des  Nouvelles  annales 
philosophie  chrétienne,  t.  II,  passim.  Ces  lettres  avaient  été  remises  au  direc? 
leur  de  cette  Revue  par  M.  Bonnetty,  qui  les  tenait  de  l'abbé  Dedoue,  secrélaii 
de  Mgr  Sibour.  On  ne  peut  mettre  en  doute  leur  authenticité. 


CHAPITRE  XVII 

LES   PRINCIPES   DE   89   ET   LA   THÉOLOGIE   DE   TOULOUSE. 


Dans  la  longue  lutte  entre  les  catholiques  libéraux  et  les  catho- 
liques sans  épithète,  Tannée  1861  offrit  deux  incidents  qui  méri- 
tent une  courte  mention  ;  la  publication  d'un  opuscule  justificatif 
des  principes  de  89  et  la  correction  de  la  théologie  de  Toulouse. 

I.  —  L'opuscule  intitulé  :  Les  frincipes  de  89  et  la  doctrine 
catholique,  était  l'œuvre  de  l'abbé  Godard,  professeur  au  grand 
séminaire  de  Langres.  Louis-Léon  Godard  était  né  en  J825,  à  Chau- 
mont-en-Bassigny.  Prêtre  en  1848,  professeur  de  géologie,  d'ar- 
chéologie et'd'histoire,  il  était,  avant  tout  et  après  tout,  un  homme 
simple  et  bon,  intelligent  et  laborieux.  Dans  son  enseignement,  il 
suivait  Rohrbacher,  peu  suspect  de  libéralisme  ;  pendant  ses 
vacances,  avec  les  subsides  que  lui  allouait  le  gouvernement,  il 
visitait  l'Espagne,  le  littoral-Nord  de  l'Afrique  depuis  le  Maroc 
jusqu'à  l'Egypte  et  l'Italie.  Grâce  à  la  singulière  précision  de  son 
esprit,  dans  une  vie,  sous  certains  rapports,  absorbée,  et,  sous 
d'autres,  fort  répandue,  il  avait  trouvé  moyen  de  traduire  divers 
ouvrages  et  d'en  composer  d'autres  où  l'on  retrouvait  le  charme 
particulier  qui  s'exhalait  de  sa  personne.  S'il  eût  vécu,  c'eût  été 
un  homme  de  haute  importance  ;  mais  il  trouva  sur  son  chemin, 
ou  plutôt  on  plaça  sous  ses  pas  une  pierre  où  il  vint  se  briser. 

Les  catholiques  libéraux  voulaient  faire  canoniser  les  principes 
de  89,  mais  ils  n'osèrent  point  se  risquer  à  en  faire  instruire  le  pro* 
ces.  Sauf  les  échappées,  un  peu  vaporeuses,  de  Dupanloup  en  1845, 
le  chef  du  parti,  ses  compagnons  et  ses  lieutenants,  se  plaisaient 
à  des  voltiges,  sur  ce  thème  périlleux  ;  toutefois,  dans  leurs  exer- 
cices d'acrobates,  se  tenaient  à  une  distance  respectueuse  du  foyer. 


478  CHAPITRE   XVII 

pour  ne  pas  se  brûler  les  pieds  ou  les  ailes.  Cependant  rien  n'était 
fait  si  l'on  n'enlevait  pas  cette  redoute  et  si  on  laissait  à  89  cet 
anathème  de  satanisme  que  le  comte  de  Maistre  avait  buriné  sur 
son  front,  cet  autre  anathème  doctrinal  fulminé  par  le  pape  Pie  YI. 
Pour  arracher  ce  double  stigmate,  il  fallait  un  jeune  soldat,  brave 
et  expérimenté,  également  propre  à  être  décoré  de  la  Légion  d'hon- 
neur et  à  se  faire  tuer  sur  la  brèche.  Les  catholiques  libéraux  ne 
manquaient  pas  de  jeunes  gens,  mais  trop  peu  en  vue,  trop  réservés 
ou  trop  compromettants,  ne  présentant,  ni  l'un  ni  l'autre,  l'ap- 
parence d'un  docteur.  L'abbé  Godard  était  connu  ;  de  sa  province, 
il  venait  à  Paris  ;  on  l'avait  vu  dans  ces  cercles  dont  les  libéraux 
ont  toujours  su  écrémer  les  personnages  possibles  ;  il  plut,  on 
l'invita  à  se  passer  la  cotte  de  maille  et  à  entreprendre  ce  péril- 
leux panégyrique  de  89.  Le  pauvre  abbé  crut  avoir  trouvé  le  che- 
min du  Capitole;  il  allait  se  précipiter  du  haut  de  la  roche  Tar- 
péienne. 

A  cette  date,  la  scission  entre  les  catholiques  purs  et  les  catho- 
liques libéraux,  définitivement  effectuée  en  1852,  était  arrivée  à 
son  maximum  d'échauffement.  On  ne  voyait  peut-être  pas  partout 
aussi  clair  qu'aujourd'hui,  mais  on  se  laissait  aller  à  toutes  les 
flammes  de  sa  belle  ardeur.  On  ne  discutait  ni  sur  la  condition 
actuelle  de  l'état  des  personnes  et  de  l'état  des  propriétés  ;  ni  sur  les 
formes  politiques  plus  ou  moins  favorables  à  l'indépendance  du 
citoyen  ;  ni  sur  les  progrès  scientifiques  ou  matériels  ;  ni  sur  les 
immunités  industrielles  ou  commerciales.  Sur  ces  questions,  cha- 
que catholique  pouvait  à  son  gré  se  prononcer  pour  telle  ou  telle 
opinion  ;  sur  le  problème  capital  de  savoir  si  les  sociétés  étaient 
moralement  indépendantes  de  Jésus-Christ  et  de  son  Eglise,  il  y 
avait  bataille  soutenue  de  part  et  d'autre  avec  acharnement.  Le 
point  litigieux,  posé  entre  les  parties  contendantes,  n'était  pas  de 
se  prononcer  sur  la  royauté  de  Jésus-Christ  :  de  ce  chef  la  contro- 
verse eût  été  difficile  parce  que  la  solution  était  trop  prouvée,  pres- 
que évidente  ;  les  catholiques  libéraux  avaient  mieux  choisi  le  point 
obscur  où  ils  espéraient  pouvoir  se  défendre.  Le  gros  des  catho- 
liques, sur  l'accord  entre  l'Eglise  et  les  sociétés  modernes,  s'en 


LES   PRINCIPES   DE   89   ET   LA   THÉOLOGIE   DE   TOULOUSE  479 

tenait  aux  données  de  la  tradition  et  aux  décisions  de  l'Eglise.  Les 
catholiques  libéraux  acceptaient  en  théorie  l'autorité  de  l'Eglise  ; 
mais,  dans  l'enseignement  traditionnel,  ils  faisaient  deux  parts. 
Tune,  contre  les  erreurs  anciennes,  dont  ils  croyaient  la  con- 
damnation légitime  ;  l'autre,  contre  les  idées  modernes,  qu'ils 
abandonnaient  pour  élever  les  idées  libérales  à  la  dignité  de  prin- 
cipes. Entre  le  gros  de  Tarmée  et  les  libéraux  s'était  dessiné  un 
tiers  parti,  qui,  tout  en  repoussant  les  séditieuses  tendances  des 
libéraux,  demandait  à  l'Eglise  de  ne  rien  faire  contre  ces  liber- 
tés qui,  passées  dans  le  sang  de  la  société  moderne,  constituent 
en  quelque  sorte  le  fond  de  son  être.  Fallait-il  donc  renoncer  à 
tout  espoir  de  s'entendre.  Oui,  évidemment,  s'il  s'agit  des  doctri- 
nes ;  le  oui  et  le  non  ne  peuvent  s'accorder  ensemble.  «  On  n'est 
plus  catholique,  dit  le  P.  Ramière,  du  moment  que,  pour  obéir 
à  l'autorité  de  l'Eglise,  on  impose  à  l'Eglise  l'obligation  de  suivre 
nos  idées  )>  (1). 

Bien  différente  était  la  disposition  des  scissionnaires.  Les  catho- 
liques, qui  se  gratifiaient  de  Tépithète  de  libéraux,  se  donnaient 
invariablement  pour  bons  et  fidèles  catholiques.  Souvent  même 
ils  protestaient  que  leurs  doctrines  ne  différaient  pas  au  fond  des 
décisions  des  souverains  pontifes;  et,  s'ils  adoptaient  une  tactique 
différente,  c'était,  selon  eux,  dans  le  but  et  avec  la  certitude  de 
mieux  sauvegarder  les  doctrines  de  l'Eglise.  De  1830  à  1848,  les 
évêques  avaient  suivi  cette  tactique  sans  que  personne  y  prît 
garde  ;  ils  avaient  fait,  des  promesses  d'une  charte  rationaliste, 
un  argument  ad  hominem,  et,  s'ils  avaient  eu  affaire  à  des  adver- 
saires honnêtes  et  logiques,  ils  les  eussent  forcés  dans  leur  retran- 
chement. Les  libéraux,  non  contents  de  cette  situation,  enten- 
daient appuyer  sur  la  licite  doctrinale  de  leurs  théories  ;  s'ils  ne 
les  présentaient  pas  encore  comme  un  idéal,  ils  entendaient  certai- 
nement soutenir  le  non-désaccord  de  ces  principes  avec  les  prin- 
cipes de  l'Eglise.  Après  en  avoir  longtemps  délibéré  entre  eux, 
plaidé  le  pour  et  le  contre,  examiné  les  avantages  et  les  inconvé- 

(1)  Des  doctrines  romaines  sur  le  libéralisme,  p.  XIL 


480  CHAPITRE    XVII 

nients  de  cette  initiative,  les  chefs  du  catholicisme  libéral  se  dé- 
cidèrent à  choisir  Fabbé  Godard  pour  tenter  l'aventure.  L'abbé 
Godard  était  un  soldat  d'avant-garde;  on  le  poussait  sous  le  feu 
des  canons  du  Vatican  ;  s'il  pouvait  se  frayer  un  chemin  entre  les 
projectiles,  on  le  bombardait  évêque  ;  s'il  se  faisait  tuer,  on  en 
serait  quitte  pour  le  traiter  de  maladroit  et  le  désavouer. 

Qu'il  soit  permis  d'accepter  les  principes  de  89  comme  autant 
d'articles  de  droit  positif  français,  de  leur  promettre  obéissance  et 
de  prêter  serment  à  la  constitution  dont  ils  forment  l'avant-propos, 
aucun  doute  sur  ce  point.  Les  décisions  émanées  du  Saint-Siège, 
la  conduite  des  évêques,  la  pratique  d'une  foule  de  fonctionnaires 
chrétiens,  qui  aimeraient  mieux  perdre  leur  place  et  leur  tête, 
que  de  signer  un  serment  impie,  prouvent  surabondamment  qu'il 
est  permis  de  s'engager  à  respecter  les  principes  de  89.  Mais  peut- 
on  exiger  davantage  des  catholiques  (1)  ?  peut-on  exiger  que  l'état 
social  où  s'exercent  ces  principes  soit  admiré  par  eux  comme  l'i- 
déal de  la  perfection  ?  ne  doit-on  pas  craindre  au  contraire  que 
cet  état  libéral,  préparé  par  les  encyclopédistes,  inauguré  par  les 
révolutionnaires,  triomphant  par  une  série  d'excès,  d'attentats  et 
de  crimes  abominables,  ne  soit  plutôt  une  machine  de  guerre  con- 
tre la  religion,  l'Eglise  et  la  Chaire  apostolique  ? 

On  doit  d'autant  plus  craindre  que  les  mécréants  sont  tous  fa- 
natiques de  89  et  ne  cachent  pas  ce  qu'ils  espèrent  en  tirer.  «  On 
dit  et  Ton  répète,  —  c'est  Tabbé  Godard  qui  parle  ainsi,  —  que 
les  principes  de  89  constituent  un  droit  nouveau;  qu'ils  sont  la 
condamnation  de  la  société  antique  et  le  fondement  inébranlable 
de  la  société  moderne.  Alors  on  tire  ou  on  laisse  tirer  cette  con- 
clusion que  les  catholiques  fidèles  à  leur  foi  sont  nécessairement 
hostiles  au  gouvernement,  qui  proclame  ces  principes  et  à  leur 
pays  qui  les  admet.  La  manœuvre,  on  l'espère,  donnera  le  change 
à  l'opinion  publique  ;  les  peuples  se  détacheront  peu  à  peu  de 
l'Eglise  ;  ils  finiront  par  la  considérer  comme  une  ennemie  et  le 
pouvoir  lui-même   croira  veiller  à  son  propre  salut,  en  dirigeant 

(1)  Jules  Morel,  Les  catholiques  libéraux,  p.  175. 


LES    PRINCIPES    DE    89    ET   LA   THÉOLOGIE    DE   TOULOUSE  481 

contre  elle  des  mesures  protectrices.  Pour  déjouer  cette  manœu- 
vre, il  serait  utile  de  rechercher,  d'une  part,  ce  que  sont  les  prin- 
cipes de  89;  et  ces  principes  une  fois  définis,  de  montrer,  d'autre 
part,  que,  loin  d'Mre  repoussés  par  l'Eglise  en  tout  état  de  société,  ils 
ont  été,  au  contraire,  enseignés  par  les  théologiens  catholiques,  avant 
ceux  qui  les  prônent  comme  s'ils  en  étaient  les  révélateurs  (1).  ». 

Telle  est  la  thèse  de  l'abbé  Godard  ;  il  veut  montrer  l'accord  des 
principes  de  89  avec  la  doctrine  catholique  ;  or  le  mot  principe 
affublé  d'un  89  n'a  pas  de  sens.  Les  principes  sont  éternels  ou  ils 
ne  sont  pas  principes. 

Par  principes  de  89,  l'abbé  Godard  n'entend  ni  le  89  national 
des  bailliages,  ni  le  89  royal  de  Louis  XVI  mais  le  89  révolution- 
naire de  la  Constituante.  Encore  réduit-il  le  89  à  la  pièce  ultra- 
révolutionnaire, la  Déclaration  des  droits  deThomme  et  du  citoyen. 
Par  une  inspiration  qui  paraît  au  moins  singulière,  il  veut  enlu- 
miner le  texte  de  ce  document  d'un  commentaire  catholique  ;  et, 
ce  commentaire,  il  l'emprunte  à  S.  Thomas,  àSuarez,  àBellarmin, 
aux  princes  de  la  théologie.  L'ange  de  l'Ecole  approuvait  Mirabeau 
et  innocentait  la  Déclaration  ;  il  faut  convenir  que  le  trait  est  pit- 
toresque. 

Je  sais  bien  que  Pabbé  Godard  n'acceptait  la  Déclaration  que 
dans  son  bon  sens  et  la  rejetait  dans  l'autre  :  tel  était  même  le  but 
de  son  travail  ;  mais  par  là  même  qu'il  lui  reconnaissait  deux  sens  ; 
il  eût  dû  à  tout  le  moins  constater  que  c'était  une  constitution 
amphibologique,  par  conséquent,  une  loi  détestable. 

Quant  à  l'ensemble  d'idées  qu^'il  émettait  là-dessus,  sous  le  cou- 
vert malvenu  des  scolastiques,  qui  n'avaient  ni  prévu,  ni  traité 
cette  question,  elles  embrassaient  la  liberté  et  l'égalité  naturelle, 
la  société  politique,  la  souveraineté  nationale,  la  liberté  indivi- 
duelle et  civile,  la  puissance  législative  et  l'égalité  devant  la  loi, 
la  sécurité  individuelle  et  les  formes  judiciaires,  la  liberté  de  la 
presse  et  des  opinions  religieuses,  la  force  publique  et  la  résistance 
à  l'oppression,  enfin  tout  l'ensemble  d'une  constitution  nationale. 

(l)  Les  p  IL  ne  I  peu  de  8i)  (.'/  le.  doctrine  vaLhuiique.  p.  2. 


482  CHAPITRE    XVII 

Nous  ne  saurions  examiner  ici  en  détail  ces  idées,  mais  la  pen- 
sée qui  les  engendre  et  la  théorie  qui  les  résume,  se  réduit  à  ces 
termes  :  qu'une  société  normale  peut  très  bien  exister  en  dehors 
de  l'ordre  surnaturel.;  que  le  pouvoir  politique,  constitué  par  cette 
société  civile,  peut  parfaitement  ne  pas  se  croire  en  dehors  de  l'or- 
dre orthodoxe  ;  qu'enfin  FEtat  athée  peut  s'arranger  avec  l'Eglise. 
L'abbé  Godard  n'a  pas  condensé  sa  pensée  dans  d'aussi  courtes 
formules  ;  il  s'est  délayé  en  longs  commentaires,  mais  telle  est  bien 
la  quintessence  de  son  ouvrage.  Une  société  en  dehors  de  la  reli- 
gion et  de  l'Eglise,  acceptable  en  principe  à  l'Eglise  et  non  réprou- 
vée par  la  religion,  voilà  tout  l'opuscule  sur  les  principes  de  89. 

Or,  la  Déclaration  des  droits  de  Vhomme  a  été,  en  fait,  relative- 
ment condamnée  par  le  Saint-Siège,  comme  contraire  aux  droits 
de  la  religion  et  de  la  société  ;  et  le  moins  qu'on  puisse  dire,  en 
droit,  c'est  qu'elle  n'est  pas  conforme  aux  constitutions  dogmati- 
ques du  Pontife  Romain. 

Jésus-Christ  n'a  pas  racheté  seulement  l'homme  individuellement 
pris  ;  il  a  racheté  aussi  l'homme  social  ;  il  l'a  régénéré  par  sa  grâce, 
surnaturalisé  par  son  enseignement  tout  Tordre  de  propriété,  de 
mariage,  de  famille  et  d'ordre  pubUc.  Par  conséquent,  il  n'est  point 
vrai  qu'on  puisse  dire  une  société,  purement  naturelle,  conforme, 
par  son  organisation,  à  l'enseignement  catholique  et  au  plan  di- 
vin. 

On  peut  imaginer,  par  hypothèse,  une  société  fictive,  de  pure 
nature,  où  l'Eglise  se  trouvant  établie,  toujours  par  hypothèse, 
pourrait,  en  fait,  s'accommoder  par  force  à  une  dérogation  à  ses 
principes  et  tirer  le  bien  du  mal.  On  ne  peut  préconiser,  comme 
thèse,  une  société  apostasiant  le  christianisme,  se  constituant  sur 
l'absolutisme  du  génie  humain,  déclaré  par  une  assemblée  et  re- 
présentant l'idéal  de  la  société  chrétienne. 

La  coterie  libérale  acclama  le  livre  de  l'abbé  Godard.  Le  Cor- 
respondant le  loua  à  outrance,  VAmi  de  la  Religion  et  le  Journal 
des  villes  et  campagnes  firent  chorus  ;  la  vieille  Union,  après  quel- 
ques réserves  gallicanes,  donna  six  articles  de  compliments  ;  Co- 
chin,  Nettement,  l'évêque  de  Sura  battirent  des  mains  ;  V Univers 


LES    PRINCIPES   DE    89   ET    LA    THÉOLOGIE    DE    TOULOUSE  483 

et  le  Monde  troublèrent  la  fête.  Dans  ce  dernier  journal,  l'abbé 
Jules  Morel  fit  une  critique  très  détaillée  de  l'ouvrage,  et  obtint, 
de  Pie  IX,  qui  lut  son  travail,  une  approbation  entière.  Ces  articles 
obtinrent,  dans  l'épiscopat,  un  égal  succès.  L'évêque  de  Langres 
déclara  qu'il  n'avait  point  approuvé  l'ouvrage  canoniquement  ; 
l'évoque  d'Arras  fit  démentir  le  bruit  qui  le  représentait  comme  fa- 
vorable au  livre  dont  il  avait  prévu  la  malheureuse  fin  ;  rarchevê- 
que  de  Paris,  qu'on  disait  aussi  approbateur,  fit  savoir  qu'il  n'avait 
pas  même  vu  le  livre  dont  le  titre  lui  paraissait  une  faute  ;  le  car- 
dinal Gousset  imputait  à  l'abbé  Godard  le  tort  possible  de  nous 
faire  perdre  le  peu  de  bons  chrétiens  qui  nous  restent  ;  enfin  un 
évêque  dont  on  ne  dit  pas  le  nom,  dénonça  cet  opuscule  au  Saint- 
Siège. 

Après  mûr  examen,  l'ouvrage  fut  mis  à  l'index.  L'abbé  Godard 
se  soumit,  et  courut  à  Rome  se  jeter  aux  pieds  du  Saint  Père 
Pie  IX,  touché  de  ses  larmes,  par  une  faveur  rarement  accordée, 
lui  permit  de  corriger  son  écrit  d'après  les  observations  des  théolo- 
giens romains.  L'ouvrage  fut  donc  expurgé  à  Rome,  mais  au  seul 
point  de  vue  de  Torthodoxie  ;  l'ordinaire  resta  libre  d'en  permettre 
la  publication.  On  ne  saurait  prétendre  que  le  livre  corrigé  à 
Rome,  autorisé  à  Langres,  soit  comme  l'a  dit  Nettement,  un  vrai 
Manuel  à  mettre  entre  les  mains  de  tous  les  catholiques.  C'est  un 
livre  où  il  y  a  encore  des  citations  mal  comprises,  mais  ce  n'est 
plus  un  livre  à  l'index. 

L'abbé  Godard,  avant  de  courir  à  Rome,  avait  publié  un  discours 
de  MgrNardi,  à  l'académie  de  la  Religion  catholique,  sur  les  prin- 
cipes de  89.  Ce  discours  est  beaucoup  plus  correct  que  les  opus- 
cules du  traducteur  français  ;  mais  le  fait  de  l'avoir  traduit  et  pu- 
blié était  déjà,  de  la  part  de  l'abbé  Godard,  une  rétractation.  Sauf 
donc  l'engagement  téméraire  que  l'abbé  Godard  avait  accepté  ou 
pris  dans  les  conventicules  libéraux  de  Paris,  de  réconcilier  l'Eglise 
avec  la  révolution,  l'abbé  Godard  se  conduisit,  dans  ces  conjonc- 
tures difficiles, comme  un  bon  prêtre.  Si  son  livre  fûtpassé  indemne, 
l'auteur  eût  été  promu  à  l'épiscopat;  Dieu  lui  ménagea  une  grâce 
plus  précieuse,  il  le  relira  de  ce  monde. 


^84  CHAPITRE    XVII 

Tout  est  bien  qui  finit  bien,  dit  le  proverbe. 

II.  —  «  Un  des  incidents  remarquables  du  mouvement  doctrinal 
opéré  de  nos  jours,  en  France,  dans  le  sens  romain,  dit  Mgr  Jac- 
quenet,  mort  évoque  d'Amiens,  est  le  sort  des  ouvrages  élémen- 
taires de  théologie.  Rédigés  la  plupart  à  une  époque  où  les  tradi- 
tions des  grandes  écoles  catholiques  allaient  en  s'altérant,  ils 
portaient  presque  tous  plus  ou  moins  les  traces  des  mauvaises 
doctrines  qui,  sous  l'influence  de  diverses  causes,  avaient  pris 
cours  parmi  nous.  On  les  suivait  exactement,  ou  Ton  s'en  écartait, 
il  est  vrai,  selon  que  l'on  conservait  plus  d'attachement  pour  les 
opinions  réputées  anciennes  et  nationales,  ou  que  l'on  inclinait 
vers  le  changement  providentiel,  dont  le  but,  de  plus  en  plus  ma- 
nifeste, était,  en  resserrant  les  liens  des  églises  particulières  au 
centre  de  l'unité,  de  préparer  la  milice  sainte  à  de  nouveaux  com- 
bats. Mais,  sauf  ces  modifications  dans  l'usage  qu'on  en  faisait,  ces 
ouvrages,  toujours  défectueux  quand  ils  ne  se  trouvaient  pas  fon- 
cièrement mauvais,  étaient  en  pleine  possession  de  nos  écoles  théo- 
logiques. 

«  Tout  à  coup  on  apprend  que  le  plus  répandu  d'entre  eux,  ce- 
lui que  l'on  pouvait  regarder  comme  un  legs  de  l'ancien  clergé 
français  au  nouveau,  celui  qui  était  aux  mains  des  professeurs  et 
des  élèves  dans  le  plus  grand  nombre  des  séminaires,  que  la  Théo- 
logie de  Bailly,  enfin,  vient  d'être  condamnée  à  Rome  !  Rappelons- 
le  à  l'honneur  du  clergé  français,  sauf  quelques  tergiversations 
qui  ne  comptent  pas,  la  soumission  fut  universelle.  Mais  on  éprouva 
un  certain  embarras  quand  il  fallut  remplacer  l'ouvrage  condamné. 
On  s'aperçut  que  la  plupart  de  nos  auteurs  élémentaires  n'étaient 
guère  moins  répréhensibles  que  Bailly.  Des  prélats  n'hésitèrent 
pas  alors  à  emprunter  à  Vétranger  ce  qui  nous  manquait,  et  ce  fut 
ainsi  que  le  P.  Perrone  et  M.  Scavini  reçurent  le  droit  de  cité 
parmi  nous.  D'autres,  préférant  se  rattacher  aux  ouvrages  indi- 
gènes, se  rabattirent  principalement  sur  la  Théologie  àe.  Mgr  Bou- 
vier, évêque  du  Mans,  et  sur  la  Théologie  dite  de  Toulouse,  du  nom 
de  la  ville  où  elle  a  vu  le  jour.  Ce  projet  eut  aussi  ses  difficultés. 
Le  bruit  se  répandit  bientôt  que  l'ouvrage  de  Mgr  Bouvier  avait 


LES    PRINCIPES    DE    89    ET    LA   THÉOLOGIE    DE   TOULOUSE  485 

été  déféré  à  la  Congrégation  de  l'Index  ;  et  en  réalité  le  vénérable 
auteur  n'évita  une  sentence  de  condamnation  qu'en  promettant  de 
faire  à  son  ouvrage  des  corrections  que  la  mort  ne  lui  a  pas  per- 
mis d'achever,  mais  à  la  faveur  desquelles  il  a  pris  pied  et  se  main- 
tient dans  quelques  séminaires.  Quant  à  la  Théologie  de  Toulouse, 
pour  laquelle  on  avait  tout  lieu  de  concevoir  des  appréhensions 
semblables,  l'éditeur  annonça  que  les  théologiens  bien  intention- 
nés s'étaient  mis  en  rapport  avec  Rome,  et  qu'ils  feraient  dispa- 
raître de  l'ouvrage  tout  ce  qui  pourrait  déplaire  au  Saint-Siège, 
Cette  assurance  fit  conserver  cette  Théologie  dans  douze  séminai- 
res de  France,  en  attendant  la  nouvelle  édition  promise  pour  1856, 
qui  parut  seulement  trois  ans  après  ». 

Nous  sommes  en  1860.  Le  Pape  a  exigé  la  correction  de  la  théo- 
logie classique  dans  la  petite  Congrégation  de  nos  bons  messieurs 
de  Saint-Sulpice  ;  nos  messieurs,  pour  éviter  l'Index,  ont  promis 
de  se  corriger  radicalement.  Sans  aucun  doute,  ils  l'ont  fait 
dans  la  plénitude  de  la  science  et  de  la  piété  envers  le  Saint- 
Siège.  Eux  qui  osent  se  vanter  de  leur  dévouement  traditionnel  à 
la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres,  ont,  pour  faire  montre  de  ce  dé- 
vouement, une  occasion  magnifique.  Nous  n'aurons  qu'à  louer, 
dans  le  nouvel  ouvrage,  une  rupture  définitive  avec  les  doctrines 
fausses  et  séditieuses  du  gallicanisme  ;  nous  n'aurons  plus  qu'à 
acclamer  une  conversion  éclatante,  une  admirable  proclamation 
des  prérogatives  souveraines  et  uniques  du  vicaire  de  Jésus-Christ. 
Voilà  ce  que  nous  attendons,  et  voilà  ce  que  nous  allons  ne  point 
trouver. 

«  Le  traité  de  l'Eglise,  surtout  dans  les  circonstances  présentes, 
dit  encore  Mgr  Jacquenet,  est  comme  la  pierre  de  touche  d'un 
cours  de  théologie.  Si  l'auteur  est  profondément  pénétré  des  doc- 
trines romaines,  s'il  met  en  relief  la  constitution  divine  de  l'Eglise, 
il  en  rejaillit  sur  tout  le  reste  une  lumière  qui  imprime  bien  avant 
la  vérité  dans  l'esprit  des  élèves.  Si  au  contraire  l'auteur  n'est  pas 
décidément  attaché  aux  vrais  principes,  si  par  suite  d'opinions 
préconçues  ou  faute  de  voir  suffisamment  clair  dans  le  sujet,  son 
langage  ambigu  a  toujours  besoin  d'un  interprèle,  il  en  résulte 


486  CHAPITRE    XVII 

une  obscurité  fâcheuse  qui  se  répand  sur  l'ensemble  de  l'ouvrage 
et  dans  l'esprit  des  lecteurs.  D'après  ces  maximes,  suggérées  par 
la  raison  et  confirmées  par  l'expérience,  essayons  d'apprécier  l'ex- 
position  de  la  doctrine  de  notre  auteur  sur  l'Eglise. 

Le  principe  de  l'unité  sociale  de  l'Eglise  consiste,  suivant  les 
théologiens  romains,  dans  l'unité  de  son  Chef  visible,  le  Souverain- 
Pontife.  C'est  là  ce  pasteur  unique  des  Saintes  Ecritures,  par  lequel 
il  n'y  a  qu'un  seul  troupeau  ;  c'est  celui  qui  occupe  le  siège  auquel, 
suivant  saint  Irénée,  tous  les  fidèles  de  toutes  les  contrées  doivent 
s'unir  à  cause  de  son  éminente  principauté;  c'est  celui  qu'ont  en 
vue  tous  les  Pères,  quand  ils  parlent  du  centre  de  l'unité  catholi- 
que (1)  ». 

Le  principe  de  l'unité,  pour  notre  pauvre  sulpicien,  ce  n'est  pas 
le  pape,  c'est  le  magistère  de  ceux  qui  représentent  la  personne  de 
Jésus-Christ  et  auxquels  tous  les  hommes  sont  tenus  d'adhérer 
comme  à  Jésus-Christ  lui-même.  Ces  représentants,  ces  internonces 
de  Jésus-Christ,  constituent  dans  leur  réunion,  le  principe  visible 
de  la  société  humaine  et  spirituelle  qui  est  l'Eglise  et  forment  un 
seul  corps  qui  est  le  même  que  le  Collège  Apostolique  {Insi.  ThéoL, 
t.  I,  p.  350).  En  d'autres  termes,  toute  la  raison  de  l'unité  de  l'E- 
ghse  c'est  le  Pape  etlesévêques,  de  manière  que,  sans  les  évêques, 
le  Pape  n'est  rien  et  ne  peut  rien.  L'Eglise  n'est  pas  une  monar- 
chie, c'est  une  aristocratie  gouvernée  par  la  réunion  des  personnes 
qui  composent  le  magistère.  Le  corps  de  l'Eglise  a  un  chef  dans 
lequel  se  résout  le  principe  de  l'unité  ;  mais  ce  chef  se  compose  de 
plusieurs  personnes  et  l'unité  ne  s'obtient  que  par  la  cohésion  de 
la  pluralité.  Quand  Jésus-Christ  a  dit  :  <(  Tu  es  Pierre  »  ;  il  a  voulu 
dire,  parlant  au  Collège  Apostolique  :  a  Vous  êtes  un  tas  de 
Pierres  ». 

Le  caractère  essentiel,  la  marque  distinctive  de  l'Eglise,  d'après 
le  sulpicien,  c'est  l'institution  et  l'existence  joerpeïwe/Ze  du  collège 
apostolique.  Les  évêques  sont  en  tout  les  successeurs  des  Apôtres 
et  forment  un  collège   apostolique  permanent.  L'Eglise  a  deux 

(1)  Observations  critiques  sur  V ouvrage  intitulé,  Compendiosae  Institution 

NES  THEOLOGIΠ AD   USUM  SEMINARII  TOLOSANI,   Pp,   1   et  5. 


LES    PRINCIPES    DE    89   ET   LA    THÉOLOGIE   DE   TOULOUSE  487 

têtes  :  le  Corps  apostolique  et  le  chef  de  ce  Corps.  Les  Apôtres  en- 
voient  leurs  successeurs,  comme  Jésus-Christ lesavait  eux-mêmes 
envoyés,  non  seulement  en  leur  donnant  le  caractère  épiscopal, 
mais  en  leur  transmettant,  comme  en  héritage,  le  pouvoir  d'ensei- 
gner m/ai//i6/emew^  (Vdig.  369  et  501).  Le  chef  du  Corps  apostoli- 
que est  un  membre  inerte  ;  au  lieu  d'attirer  et  de  concentrer  en 
lui  l'unité  d'action,  il  n'a  qu'à  la  laisser  faire.  «  D'après  leur  mis- 
sion et  le  précepte  des  Apôtres,  leurs  successeurs,  comme  les  Apô- 
tres eux-mêmes,  sicut  etipsiApostoli,  enseignent  l'Eglise  de  Dieu; 
les  fidèles  les  écoutent  et  leur  sont  soumis.  Par  eux  sont  résolus 
tous  les  doutes,  dirimées  toutes  les  controverses,  condamnées 
toutes  les  innovations,  arrachés  de  l'Eglise  tous  les  hérétiques  opi- 
niâtres. Et  cela  se  fait,  ou  dans  les  Conciles  ou  par  le  Pape,  mais 
toute  l'Eglise  l'acclamant  :  Universa  accalmenle  Ecclesia  »  (P.  371). 

Après  avoir  formulé  cette  espèce  de  dualisme,  l'auteur  entre  en 
matière  et  écrit  plus  de  cent  pages  remplies  de  propositions  équi-- 
voques,  d'assertions  fausses,  qui  ne  peuvent  se  tirer  à  un  sens  or- 
thodoxe, que  par  des  correctifs  et  des  explications,  dont  souvent 
l'ouvrage  ne  porte  pas  trace.  De  là,  dans  ce  chapitre,  une  obscu- 
rité, une  incertitude,  des  erreurs  mêmes  qui  décèlent  un  théolo- 
gien peu  fixé  sur  les  fautes  des  éditions  précédentes  et  qui  sont 
très  propres  à  tenir  en  illusion  ou  à  induire  en  erreur  l'esprit  des 
élèves.  , 

Les  conclusions  du  sulpicien  ne  sont  donc  ni  plus  claires,  ni 
plus  exactes  que  ses  principes.  De  la  perpétuité  du  collège  apos- 
tolique par  le  corps  épiscopal,  il  tire  ces  conséquences  :  Que  le 
collège  apostolique  est  infaillible  touchant  les  faits  dogmatiques 
et  la  discipline  ;  il  donne  encore  un  corollaire  relatif  à  la  canoni- 
sation des  Saints,  cause  majeure  pourtant  réservée,  depuis  Alexan- 
dre m,  au  jugement  du  Souverain  Pontife.  Le  magistère  infailli- 
ble a  été  accordé  au  collège  apostolique  :  les  seuls  évêques  sont 
les  sujets  permanents  du  ministère  infaillible  :  proposition  vi- 
cieuse dans  son  argumentation  et  son  développement.  Mais  il  y  a 
pire,  ce  sont  les  auteurs  que  ce  triste  théologien  appelle  en 
preuve.  Ce  sont  Fleury,Tillemont,  Jansénius,  Saint-Cyran,  Quesnel 


488  CHAPITRE    XVII 

et  pas  d'autres.  Après  avoir  cité  tranquillement  un  passage  de 
Quesnel,  tiré  de  ses  notes  sur  Saint  Léon-le-Grand,  il  emprunte 
avec  la  même  confiance,  ces  paroles  de  Fleury,  dans  V Institution 
au  droit  ecclésiastique  :  «  Kévêque  est  le  seul  juge  ordinaire  et 
naturel  de  tout  ce  qui  regarde  la  religion,  et  c'est  à  lui  de  décider 
les  questions  de  foi  et  de  morale  »,  proposition  fausse  et  schisma- 
tique.  «  La  citation  de  pareilles  autorités  dans  un  ouvrage  élé- 
mentaire, dit  Mgr  Jacquenet,  même  quand  elle  ne  porterait  que 
sur  des  passages   irréprochables,   nous  semble  inconvenante   et 
dangereuse  :   inconvenante,   puisque,  moyennant  une  précaution 
insignifiante,  on  présente  comme  des  théologiens  et  des  canonis- 
tes  en  réputation  dans  l'école,  des  écrivains  condamnés  par  l'E- 
glise ;  dangereuse,   parce    qu'elle    tend   à   inspirer   aux  jeunes 
ecclésiastiques  de  Testime  pour  des  auteurs  dont  on  ne  saurait 
trop  se  défier.  Et,  ajoutons-le,  afin  de  ne  pas  y  revenir,  il  est 
fâcheux  que  le  reste  de  l'ouvrage  donne  lieu  trop  souvent  à  une 
pareille  observation  »  (Pag.  16).  Observation  d'ailleurs  applica- 
ble, jusqu'en  1870,   à  la  plupart  des  ouvrages  théologiques  de 
Saint-Sulpice.  Saint-Sulpice  n'exclut  pas  absolument  les  auteurs 
anti-gallicans  ;  mais  les  gallicans  et  les  jansénistes  sont  manifes- 
tement l'objet  de  ses  préférences;  ce  sont  les  Pères  de  son  Eglise. 
L'auteur  continue  de   parler  de  l'infaillibilité  du  corps  épisco- 
pal,  soit  dispersé,  soit  réuni  en  Concile.  «  Le  magistère  infaillible, 
conclut-il,  conféré  par  Jésus-Christ  aux  douze  Apôtres  et  qui  se 
perpétue  sur  la  terre,  pour  enseigner  aux  hommes  la  reUgion  ré- 
vélée, réside  :   1*^  dans  les  seuls  évéques  ;  2»  dans   l'unanimité 
morale  des  évêques,  soit  dispersés  dans  le  monde,  soit  réunis  en 
Concile  général  »  [Inst.  tliéol.,  t.  1,  p.  409).  Et  dans  tout  cela,  pas 
un  mot  du  Souverain  Pontife.  Le  magistère  infaillible,  c'est  cette 
fameuse  unanimité  morale,  dont  il  fut  fait  si  grand  bruit  au  Con- 
cile du  Vatican.   L'adhésion  aux  évêques,  dispersés   ou  réunis, 
voilà  le  moyen  de  jouir  des  bénéfices  doctrinaux  de  l'infaillibilité. 
Après  avoir  parlé  du  collège  apostolique  des  évêques,  l'auteur 
vient  à  parler  du  pape,  tenu  jusque-là  dans  l'ombre.  La  thèse  se 
réduit  à  deux  propositions  :  Jésus-Christ  a  donné  à  Pierre  la  pri- 


LES    PRINCIPES    DE    89    ET    LA    THÉOLOGIE    DE    TOULOUSE  489 

mauté  pour  enseigner  et  gouverner  les  autres  Apôtres  ;  et  cette 
primauté,  donnée  à  Pierre,  est  perpétuelle  dans  l'Eglise.  Pour  le 
sulpicien,  il  ne  paraît  pas  pleinement  démontré  que  la  primauté 
soit  une  note  positive  de  l'Eglise  ;  cepen(^ant  toute  société  qui 
manque  de  la  primauté  établie  de  droit  divin,  n'a  pas  la  constitu- 
tion permanente  et  essentielle  de  l'Eglise  de  Jésus-Christ.  Or,  les 
principales  prérogatives  du  primat,  je  veux  dire  du  pape,  sont 
l'objet  de  plusieurs  corollaires.  Le  premier  a  rapport  au  pouvoir 
de  juridiction,  question  à  peine  effleurée.  Le  second  concerne  le 
pouvoir  de  porter  des  décrets  en  matière  de  foi  et  de  discipline 
générale,  dont  on  omet  de  dire  qu'ils  sont  obligatoires.  D'autres 
ont  trait  aux  causes  majeures,  aux  appels,  aux  conciles  et  la  doc- 
trine ici  exposée  déroge  heureusement  aux  antécédents  de  l'ou- 
vrage. Le  dernier  corollaire  se  réfère  à  l'infaillibilité.  A  ce  propos, 
le  sulpicien  s'élève,  d'une  façon  fort  peu  convenable,  surtout  dans 
un  livre  élémentaire,  contre  ces  théologiens  catholiques,  qui  sou- 
tiennent sans  modération  les  jugenients  du  Pape  et,  loin  de 
défendre  l'autorité  du  Pape,  ne  réussissent  qu'à  la  ruiner  :  sortie 
que  le  P.  Gratry  répétera  en  1870,  avec  une  virulence  étourdie, 
contre  ces  Romains  qui  foulent  aux  pieds  toute  discrétion,  rava- 
gent l'Eglise  sous  le  masque  de  l'orthodoxie  et  minent  la  pri- 
mauté de  la  Chaire  apostolique,  en  voulant  la  défendre  par  l'adu- 
lation et  le  mensonge.  Ensuite  il  dit  que  l'infaillibilité  du  Pape  ^a? 
cathedra  est  le  sentiment  très  commun  de  presque  tous  les  catho- 
liques ;  mais  ce  n'est  qu'une  opinion.  En  preuve,  il  cite  des  auteurs 
connus  pour  soutenir  le  contraire:  Fleury,  La  Luzerne,  Frayssi- 
nous  et  même  Bossuet.  «  Pour  renforcer  la  preuve,  on  cite  en 
note  la  Defensio  Declarationis  Cleri  gallicani  )>  [Inst.  théoL,  t.  I, 
p.  447),  comme  si  cet  ouvrage  n'avait  pas  pour  but  de  battre  en 
brèche  l'infaillibilité  du  Pape  !  comme  si  Bossuet  n'avait  pas 
consacré  vingt  années  de  sa  vie  à  en  faire  le  palladium  des  quatre 
articles,  qui  sont  la  charte  du  gallicanisme  !  Vainement  essaie-t-on 
de  tirer  de  ses  paroles  une  conclusion  favorable,  à  la  thèse  :  il 
s'ensuit  seulement  qu'on  doit  obéir  au  Pape  et  que  par  conséquent 
il  a  droit  de  commander,    mais  nullement  qu'il   est  infaillible, 


490  CHAPITRE    XVII 

comme  l'auteur  du  nouveau  cours  de  droit  canonique  professé 
à  Saint-Sulpice  a  bien  soin  de  le  faire  remarquer  [Prœkciiones 
Juris  canonici,  t.  I,  p.  115).  Il  arrive  même  à  notre  auteur  de  per- 
dre de  vue  ce  qu'il  a  entrepris  de  prouver,  et  d'établir  une  doc- 
trine très  différente.  Ainsi,  après  avoir  cité  ces  paroles  de  Jésus- 
Christ  auK  Apôtres  assemblés:  «  Filuntes,  docete,  etc.  ^)  et  donné 
aussitôt  le  commentaire  de  Bossuet,  qui  concerne  seulement  la 
primauté,  il  conclut,  ce  qui  n'est  point  en  question,  que  Jésus-Chrisl 
sera  toujours  avec  le  collège  apostolique,  ayant  Pierre  à  sa  tête  ; 
de  sorte  que  Tinfaillibilité  n'est  pas  promise  au  corps  sans  la  tête, 
ni  à  la  tête  sans  le  corps,  c'est-à-dire  aux  Evêques  sans  le  Pape,  ni 
au  Pape  sans  les  Evêques,  mais  aux  deux  réunis.  Voilà,  il  faut  en 
convenir,  une  preuve  étrange  de  l'infaillibilité  du  Pape  !  Afin  de 
la  confirmer,  on  invoque  le  témoignage  de  La  Luzerne  :  «  Nous 
tenons  fermement  et  dogmatiquement  que,  pour  que  l'Eglise  soit 
infaillible,  il  faut  qu'elle  soit  présidée  par  le  Pape  et  que  la  réu- 
nion du  Chef  et  des  membres  est  nécessaire  à  l'exercice  de  l'infail- 
libilité »  (Ibid.).  Mais  n'est-ce  point  déclarer  que  le  Souverain 
Pontife  n'est  point  infaillible  sans  les  evêques,  et  que  cette  préro- 
gative ne  lui  est  point  personnelle?  en  un  mot,  n'est-ce  pas  ren- 
verser la  thèse  que  l'on  a  l'air  de  vouloir  établir?  »  (1). 

Au  fait,  quand  il  résume,  sur  ce  point,  ces  conclusions  et  dé- 
monstrations, il  dit  :  1°  Que  la  vraie  Eglise  est  enseignée  par  un 
collège  divin,  infaillible  et  perpétuel  ;  2»  que  le  magistère  appar- 
tient de  droit  divin  aux  seuls  evêques,  et  que  leur  unanimi- 
té morale  possède  l'infaillibilité,  qu'ils  soient  dispersés  ou  réunis; 
3°  que  la  primauté  d'enseigner  et  de  gouverner  l'Eglise  dirige 
perpétuellement,  de  droit  divin,  l'Eglise  universelle.  Ainsi,  on 
reconnaît  simplement,  au  pape,  une  primauté  d'honneur  et  de 
juridiction,  comme  le  fait  l'ancienne  édition,  toute  farcie  de  gallica- 
nisme. Mais,  de  l'infaillibilité  du  pape,  il  n'est  plus  question.  On 
semble  même  la  lui  contester  puisqu'elle  est  déjà  attribuée  sans 
restriction  à  Vunanimilé  morale  des  evêques.  On  voit  où  Dupan- 
loup  avait  pris,  pour  le  Concile,  sa  consigne  d'opposition. 

(1)  Mgr  JacQUENET,  Observations  critiques,  p.  56. 


LES    PRINCIPES    DE    89    ET    LA    THÉOLOGIE    DE    TOULOUSE  491 

A  propos  de  l'apostolicité,  le  sulpicien  la  fait  consister  dans 
Texistence  actuelle,  au  sein  de  la  société  chrétienne,  d'un  corps 
enseignant  sous  la  juridiction  du  primat  et  tirant  son  origine  du 
collège  des  Apôtres.  Selon  lui,  les  catholiques  forment  une  société 
doctrinale,  en  tant  que  les  intelligences  de  tous  sont  unies  par  le 
lien  de  la  même  foi,  au  moyen  du  corps  apostolique.  Sont  héréti- 
ques ceux  qui  nient  opiniâtrement,  comme  révélée,  une  vérité 
proposée  par  le  Collège  Apostolique.  Le  seraient-ils  s'ils  niaient 
une  vérité  définie  dogmatiquement  par  le  pape  seul,  l'auteur  donne 
à  entendre  que  non.  Par  là  s'explique  ce  fait  que,  des  gallicans, 
rétrogrades  comme  ils  étaient  tous,  disent  encore  aujourd'hui 
que  si  c'était  à  recommencer,  on  ne  définirait  plus  l'Immaculée 
Conception  de  la  Très-Sainte  Vierge. 

Enfin,  notre  sulpicien,  conséquent  avec  tous  ces  préambules, 
définit  l'Eglise  :  La  société  des  chrétiens,  constituée  sous  un  pri- 
mat par  le  magistère  du  corps  apostolique  ;  universelle  dans  le 
temps  et  dans  l'espace  et  brillant  d'une  éminente  sainteté.  Ainsi, 
sauf  les  corrections  indispensables  et  les  adoucissements  néces- 
saires, en  1860 ,  dans  la  théologie  sulpicienne ,  le  gallicanisme 
fait  le  fond  du  traité  de  l'Eglise.  Or,  ce  traité  étant  la  pierre  de 
touche  de  l'enseignement  théologique,  les  observations  précédentes 
nous  autorisent  à  déclarer  que  tout  le  corps  de  l'ouvrage  est  in- 
fecté de  ce  détestable  esprit. 

L'esprit  du  gallicanisme  sort  d'ici  comme  de  sa  source  ;  il  se 
répand  et  circule  dans  presque  tous  les  traités,  obstiné  jusqu'au 
bout  dans  les  erreurs  du  parti.  S'agit-il  de  l'autorité  du  Souverain 
Pontife?  C'est  une  opposition  voilée,  mais  constante  à  cette  auto- 
rité ;  un  soin  particulier  à  la  tenir  en  échec  par  un  autre  pouvoir 
qu'on  appelle  vaguement  l'Eglise  et  un  éloignement  prononcé 
pour  tout  ce  qui,  entre  catholiques,  est  favorable  aux  droits  du 
Saint-Siège  .  Le  sulpicien  divise  et  affaiblit  le  pouvoir  du  pape 
dans  la  question  du  ministre  extraordinaire  de  la  confirmation.  Le 
sulpicien  restreint  ce  même  pouvoir  en  enseignant  la  nécessité  ab- 
solue de  la  bénédiction  du  Saint-Chrême  par  l'Evéque.  Le  sulpi- 
cien insinue  que  le  pouvoir  de  se  réserver  l'absolution  de  certains 


492  CHAPITRE   XVII 

péchés  vient  d'une  concession  faite  par  l'Eglise  au  Souverain  Pon- 
tife. Le  sulpicien  n'admet,  comme  tous  les  gallicans,  qu'un  nom- 
bre restreint  de  ces  excommunications  réservées  au  pape  ;  le  sul- 
picien n'admet  pas  la  doctrine  romaine  de  l'irrégularité  provenant 
de  riiérésie  ;  il  se  met  en  opposition  avec  les  théologiens  des  au- 
tres pays  et  avec  les  Evêques  français  contemporains. 

Dans  le  traité  Du  may^fo^e,  l'erreur  et  les  opinions  privées  se  don- 
nent libre  carrière.  D'abord  le  sulpicien  disserte  longuement  du 
mariage  comme  contrat,  puis  très  brièvement  du  mariage  comme 
sacrement  ;  par  la  seule  inspection  du  texte,  un  élève  doit  croire 
que  le  sacrement  fait  peu  de  chose,  et  que  le  contrat  conjugal  a  la 
principale  part.  Le  sulpicien  diffère  d'opinion  avec  les  Romains 
sur  la  nécessité  du  consentement  des  parents  pour  le  mariage  des 
enfants  de  famille.  Le  sulpicien  néglige  de  prouver  que  l'Eglise 
seule  peut  établir,  au  mariage,  des  empêchements.  Sur  la  ques- 
tion des  empêchements  dirimants,  il  admette  pouvoir  de  TEglise, 
il  remet  en  question  le  pouvoir  des  princes  et  reconnaît  la  force 
du  droit  coutumier.  Quant  à  la  dispense,  il  reconnaît  à  certains 
évêques,  le  pouvoir  de  l'accorder,  soit  par  la  vertu  de  leur  siège, 
soit  par  une  prescription  légitime.  Le  sulpicien  présente  le  rapt  de 
séduction  comme  un  empêchement  dirimant.  De  tout  cela  il  résulte 
que  l'un  des  caractères  de  la  théologie  de  Toulouse,  c'est  une  op- 
position déguisée,  mais  d'autant  plus  dangereuse,  aux  droits  et  aux 
prérogatives  du  Souverain  Pontife. 

Le  second  caractère,  c'est  le  rigorisme  en  morale.  Ce  rigorisme 
du  sulpicien  ressort  de  son  opposition  au  probabilisme,  de  ses  idées 
fausses  sur  la  fréquente  communion  et  de  son  opposition  à  la  com- 
munion des  condamnés  à  mort.  Le  supérieur  de  Saint-Sulpice,  qui 
repoussait  l'accusation  de  rigorisme  élevée  par  nous  contre  sa 
petite  société,  est  lui-même,  si  nous  en  croyons  un  de  ses  élèves, 
l'auteur  de  la  dissertation  insérée  dans  les  Cours  complets  de  Migno 
contre  le  probabilisme. 

Le  troisième  caractère  de  la  théologie  de  Toulouse  est  le  parti- 
cularisme dans  le  culte  et  la  discipline.  En  discipline,  il  tient  fort 
au  droit  coutumier,  dont  la  défense  est  d'origine  sulpicienne,  et 


LES   PRINCIPES    DE    89    ET    LA    THÉOLOGIE    DE    TOULOUSE  493 

s'exprime  d'une  manière  insuffisante  sur  la  publication  et  l'accep- 
tation des  lois  de  l'Eglise,  promulguées  par  le  Saint-Siège.  En  litur- 
gie, il  tient  pour  les  Bréviaires,  Missels  et  Rituels  locaux  ;  il  tient 
pour  le  droit  desévêques  en  matière  de  livres  liturgiques.  Erreurs 
d'autant  moins  recevables  que  Saint-Sulpice  était  revenu,  depuis 
plusieurs  années,  à  la  liturgie  obligatoire  des  Pontifes  romains. 
Mais  ici  l'on  ne  voit  que  trop  la  pusillanimité  de  cette  Compaguie. 
Les  sulpiciens  se  vantent  d'avoir  toujours  gardéàlssy,  la  liturgie 
romaine,  ce  qui  devrait  amener  à  croire  qu'ils  y  étaient  véritable- 
ment attachés.  Or,  romains  à  Issy,  ils  étaient  gallicans  à  Paris  et 
ailleurs  ;  ils  admettaient,  sans  y  être  contraints,  la  liturgie  de  Har- 
lay;  plus  tard,  en  1747,  ils  admettaient,  après  Tavoir  repoussée, 
la  liturgie  de  Vintimille,  œuvre  répugnante  de  Yigier,  Mezenguy 
et  Goffîn  ;  plus  lard  encore,  en  1775,  ils  fournissaient,  à  la  grande 
aberration  liturgique,  deux  petits  fagotteurs,  dont  l'un,  pour  bien 
marquer  l'opposition  au  Pape,  modifiait  ainsi  l'antienne  de  S. 
Pierre  :  «  Qui  B.  Petro  ammas  solvendi  pontificium  tradidisti  »  par 
quoi,  il  enseignait  que  la  souveraineté  du  Pape  est  purement  spi- 
rituelle, comme  si  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  les  âmes  n'était 
pas  l'un  des  fondements  du  pouvoir  pontifical,  sur  l'ordre  tempo- 
rel !  On  ne  saurait  trop  s'élever  contre  le  ridicule  de  ces  ensei- 
gnements. 

L'ouvrage  a  d'autres  vices.  Par  exemple,  il  ne  parle  pas  des 
congrégations  romaines  ;  il  manque  d'actualité,  il  est  pauvre  de 
doctrine,  faible  de  logique,  vicieux  par  la  méthode,  et,  par  l'en- 
semble, également  funeste  à  l'esprit  et  à  la  raison  des  jeunes  ec- 
clésiastiques. Mais  le  vice  essentiel,  le  vice  capital  de  l'ouvrage 
sulpicien,  en  1860  et  au  delà,  c'est  l'opposition  aux  droits  et  aux 
prérogatives  du  Souverain  Pontife. 

«  Nous  l'avons  vu,  dit  Mgr  Jacquenet,  se  produire  sous  diffé- 
rents aspects  d'opposition  à  l'autorité  du  Saint-Siège,  de  rigorisme 
et  de  particularisme  en  dogme,  en  morale  et  en  discipline  ecclé- 
siastique. Dans  l'ancienne  édition,  cet  esprit  s'affichait  ;  dans  la 
nouvelle,  il  se  dissimule  :  voilà  à  peu  près  toute  la  différence/Les 
efforts  du  correcteur  n'ont  pas  eu  et  ne  pouvaient  guère  avoir  un 


494  CHAPITRE    XVII 

meilleur  résultat,  puisque  son  éditeur,  se  faisant  sans  cloute  en  cela 
son  interprèle,  n'hésitait  pas,  dans  une  circulaire  aux  supérieurs 
de  grands  séminaires,  à  donner  la  nouvelle  édition  comme  irré- 
préhensible. D'ailleurs,  reconnaissons-le  à  sa  décharge,  en  entre- 
prenant de  corriger  la  Théologie  de  Toulouse,  il  entreprenait  une 
œuvre  difficile.  Car,  ce  qui  est  défectueux  dans  cet  ouvrage,  ce 
n'est  pas  tel  ou  tel  endroit  où  il  serait  arrivé  à  l'auteur  primitif  de 
sommeiller,  mais  c'est  l'esprit  qui  l'anime  tout  entier.  Pour  le  rec- 
tifier radicalement,  il  aurait  donc  fallu  substituer  à  cet  esprit  d'er- 
reur, à  l'esprit  gallican,  l'esprit  de  vérité,  Tesprit  romain,  et  ceb 
ne  pouvait  pas  plus  s'accomplir  en  intercalant  çà  et  là  quelques 
bonnes  propositions,  que  de  donner  à  un  édifice  construit  dans  le 
style  païen,  le  caractère  de  l'art  chrétien,  en  remplaçant  quel- 
ques-uns de  ces  ornements  grecs  par  des  morceaux  de  sculpture 
gothique. 

«  Malgré  les  corrections  annoncées  publiquement,  Vouvrage  re- 
cèle donc  encore  le  venin  du  gallicanisme,  et  si  des  modifications 
devenues  indispensables  en  ont  réduit  la  dose,  cela  est  bien  com- 
pensé par  ces  précautions  qui  feront  accepter  le  reste  plus  facile- 
ment. En  tout  état  de  choses,  l'ouvrage  tel  qu'il  est  serait  mauvais, 
puisqu'il  renferme  une  fausse  doctrine.  Mais  son  caractère  de  livre 
classique  le  rend  spécialement  dangereux,  puisque  des  esprits  sans 
défiance  et  sans  préservatif,  y  puiseront  terreur,  en  croyant  acqué- 
rir les  vrais  éléments  de  la  science.  Ce  danger  s'accroît  encore  à 
cette  époque  de  transition,  où  parmi  nous,  un  trop  grand  nombre, 
encore  incertains  sur  plusieurs  points  delà  doctrine  romaine,  au- 
raient besoin  d'ouvrages  théologiques  d'une  parfaite  orthodoxie. 
Bien  plus,  ce  danger  devient  un  malheur  déplorable  dans  les  épreu- 
ves actuelles  de  l'Eglise.  Au  moment  où  tous  les  vrais  catholiques 
se  pressent  autour  du  Saint  Père,  au  moment  où  ils  s'appliquent  à 
le  défendre  du  bras,  de  la  plume,  de  la  parole,  de  la  prière,  con- 
tre les  attaques  de  la  violence  et  de  la  perfidie,  contre  les  entre- 
prises^ de  l'esprit  d'erreur  et  de  schisme,  le  correcteur  ne  craint 
pas  de  se  placer  en  dehors  de  celte  phalange  romaine,  en  rabais- 
sant, en  méconnaissant  devant  les  élèves  du  sanctuaire,    devant 


LES  PRINCIPES  DE  89  ET  LA  TUÉOLOGIE  DE  TOULOUSE     495 

les  plus  chères  espérances  de  l'Eglise,  l'autorité  spirituelle  du  Sou- 
verain Pontife,  qui  est  cependant  la  raison  et  la  fin  des  réclama- 
tions unanimes  des  évéques,  des  vœux  des  prêtres  et  des  fidèles 
vraiment  dignes  de  ce  nom,  en  faveur  de  son  pouvoir  temporel. 

«  Rome  avait  pris  connaissance  de  l'ancienne  édition  de  la  Théo- 
logie de  Toulouse  ;  et  nous  tenons  de  bonne  source  que  le  décret 
portant  sa  condamnation  était  déjà  préparé.  Notre  travail,  que 
nous  soumettons  purement  et  simplement  à  l'autorité  du  Saint- 
Siège,  montre  clairement,  croyons-nous,  que  les  corrections  dont 
la  promesse  avait  fait  surseoir  à  la  publication  du  décret  sont  loin 
d'être  suffisantes  ;  et  si  on  examinait  la  nouvelle  édition,  en  tenant 
compte  du  dévouement  au  Souverain  Pontife,  indispensable  de  nos 
jours,  dans  un  livre  classique,  pour  faire  contre-poids  aux  opinions 
qui  tendaient  à  lui  aliéner  les  esprits  parmi  nous,  ainsi  que  de  la 
précision  doctrinale  singulièrement  nécessaire  à  un  moment  où, 
après  de  longues  discussions,  transformées  plus  d'une  fois  en  com- 
bats, la  vérité  triomphe  à  peine  de  l'erreur  ;  et  sans  se  laisser  in- 
timider ni  par  les  récrim.inations  de  l'esprit  de  parti,  où  la  menace 
est  mal  déguisée,  ni  par  la  crainte  vaine  de  l'irritation  que  des 
principes  de  doctrine  plus  sévères  pourraient  produire  en  France, 
ni  par  tous  ces  expédients  familiers  aux  ennemis  plus  ou  moins 
secrets  de  l'autorité  légitime,  en  théologie  comme  en  politique, 
on  trouverait  peut-être  qu'elle  ne  mérite  guère  moins  que  ses 
aînées  de  figurer  dans  les  colonnes  de  V Index. 

«  Quant  à  la  France,  notre  but  serait  atteint,  si  nous  avions  réussi 
à  mettre  en  garde,  contre  la  Théologie  de  Toulouse,  les  ecclésias- 
tiques, surtout  les  professeurs  et  les  supérieurs  des  grands  sémi- 
naires. Le  simple  coup  d'œil  du  connaisseur  averti  leur  en  aura 
bientôt  découvert  le  danger  ;  et  cette  vue  les  engagera  efficace- 
ment soit  à  ne  s'en  servir  eux-mêmes  qu'avec  précaution,  soit  à 
user  de  leur  influence  pour  en  prévenir  un  usage  que  l'inexpé- 
rience pourrait  rendre  funeste.  Et  pour  ce  qui  concerne  les  évo- 
ques en  particulier,  notre  intention  n'est  point  sans  doute  et  ne 
saurait  être  de  leur  donner  même  l'apparence  d'un  conseil  ;  mais 
qu'il  soit  permis  à  un  soldat  romain   de  faire   entendre  aux   chefs 


496  CHAPITRE    XVII 

de  la  milice  sainte  le  cri  antique  :  Caveant  Consules  !  En  portant 
leur  sollicitude  sur  la  nouvelle  édition  de  la  Théologie  de  Tou- 
louse, nos  vénérables  et  doctes  Prélats  reconnaîtront  sans  peine 
qu'un  pareil  ouvrage,  tout  imprégné  de  gallicanisme  et  d'esprit 
d'opposition  au  Saint-Siège,  n'est  point  de  ceux  dont  l'immortel 
et  bien  aimé  Pie  IX,  dans  l'Encyclique  Inler  multipHces,  leur 
recommande  instamment  de  faire  usage  pour  enseigner  aux 
jeunes  ecclésiastiques  la  vraie  et  solide  doctrine  théologique  (1).  » 
La  meilleure  preuve  que  toutes  ces  critiques  sont  fondées,  c'est 
que  le  reviseur,  dépuis  1859,  a  corrigé,  recorrigé  et  corrigeras-tu, 
les  diverses  éditions  de  la  Théologie  de  Toulouse,  de  manière  à 
en  faire  un  livre,  non  pas  fort  et  plein  de  sève,  mais  à  peu  près 
irréprochable.  Ces  corrections  successives  fournissent  la  justifi- 
cation des  critiques  antérieures  et  sont  tout  à  l'honneur  de  Sainl- 
Sulpice. 

(1)  Mgr  jAcyUENET,  Observations  crUUjues,  p.  187. 


CHAPITllE  XVIII 


LA    SUPPRESSION    DE   LA   CORRESPONDANCE    DE    ROME. 


A  l'époque  où  nous  sommes  parvenu,  il  s'était  fait  une  rénova- 
tion dans  la  sphère  des  idées  dogmatiques  et  des  règles  morales, 
mais  encore  presque  rien  sur  le  droit  canon.  Les  bibliothèques  ec- 
clésiastiques ne  comprenaient  guère,  au  lieu  du  Corpus  juris  ca- 
nonici,  que  V Institution  au  droit  ecclésiastique  de  Fleury,  les  Lois 
ecclésiastiques  de  d'Héricourt,  le  Dictionnaire  de  droit  canonique 
de  Durand  de  Maillane,  les  Vrais  piincijjes  de  V Eglise  gallicane  de 
Fraysinous  et  divers  autres  traités  de  jurisprudence,  tous  plus  ou 
moins  hostiles  au  droit  de  l'Eglise  et  aux  prérogatives  de  la 
Chaire  de  S.  Pierre.  Depuis  le  retour  à  la  liturgie  et  la  célébration 
des  conciles  provinciaux,  les  choses  s'étaient  beaucoup  améliorées  ; 
mais  il  restait  encore  beaucoup  à  faire.  Quoiqu'on  n'osât  plus  se 
dire  gallican,  un  grand  nombre  de  prêtres  et  d'évêques  tenaient 
encore  pour  les  quatre  articles,  et  si  ces  doctrines  fausses  n'étaient 
pas  imposées  aux  professeurs,  du  moins  elles  étaient  présentées  aux 
élèves,  comme  des  opinions  libres,  auxquelles  on  pouvait  adhérer. 
On  remarquait  aussi  que  plusieurs  prélats,  tout  en  protestant 
de  leur  dévouement  pour  le  Saint-Siège,  se  contentaient  d'ad- 
mettre en  principe  les  institutions  romaines,  les  décrets  apostoli- 
ques, et  s'arrêtaient,  dans  la  pratique,  aux  usages  du  pays,  de  la 
province,  du  diocèse,  c'est-à-dire  à  cette  espèce  de  droit  coutumier 
qui  tendait  à  substituer  presque  en  tout  l'évêque  au  chef  de  l'Eglise 
universelle. 

Cette  situation  préoccupait  le  souverain  pontife,  et  ajuste  titre. 
On  ne  peut  pas  dire  qu'on  n'a  rien  fait,  tant  qu'on  n'est  pas  revenu 
à  l'intégrité  du  droit  ;  mais  on  n'a  rien  fait  de  définitif,  parce  qu'on 
admet  des  tolérances  qui  peuvent,  à  un  moment  donné,  ruiner  lé* 

32 


498  CHAPITRE    XVIII 

gaiement  toutes  les  conquêtes.  Plusieurs  évêques  ne  se  préoc- 
cupaient pas  moins  que  le  pape,  en  revenant  au  droit  canon,  de 
remettre  la  France  dans  des  conditions  de  vitalité  plus  énergique. 
Les  circonstances  paraissaient  d'ailleurs  favorables  :  on  était  re- 
venu plus  vite  à  la  piété  envers  la  Chaire  Apostolique  qu'à  l'intel- 
ligence de  ses  droits  ;  mais  la  reconnaissance  des  droits  et  leur 
plein  exercice  pouvaient  se  rétablir  plus  vite  et  plus  sûrement, 
grâce  à  la  piété  envers  le  pape.  Quelques  prêtres  français  étaient 
allés  étudiera  Rome  et  commençaient  à  en  revenir  ;  l'esprit  qu'ils 
rapportaient  était  l'esprit  romain,  l'antithèse  de  l'esprit  gallican, 
et,  pour  nous  servir  d'une  expression  du  Sauveur,  c'était  le  vin 
nouveau  qui,  versé  dans  les  vieilles  outres,  devait  les  faire  craquer. 
Mais  les  vieilles  outres  avaient  la  peau  dure  et  l'on  pouvait  croire 
qu'elles  n'éclateraient  pas  sans  résistance. 

Le  moyen  de  s'acheminer  à  cette  restauration  du  droit  pontifi- 
cal n'était  pas  facile  à  trouver.  On  avait  la  ressource  des  livres, 
mais  les  livres  n'agissent  que  lentement  ;  d'ailleurs  il  se  trouve 
toujours  des  modérés,  des  sages  pour  entraver  leur  action  et  ca- 
noniser les  abus.  Le  meilleur  moyen  pour  faire  avancer  les  idées 
et  hâter  les  réformes,  c'est  le  combat.  Dans  les  affaires  d'esprit 
comme  dans  les  affaires  de  la  politique,  la  voie  la  plus  décisive 
pour  trancher  la  question,  c'est  le  champ  de  bataille.  Je  ne  sais 
pourquoi,  les  défenseurs  delà  bonne  cause  y  répugnent  volontiers 
et  laissent,  aux  novateurs,  le  monopole  des  trames  secrètes  et  des 
marches  hardies.  Cette  fois  cependant,  par  exception,  quelques 
bons  esprits  imaginèrent  une  petite  machine,  belliqueuse  comme 
le  journal,  doctrinale  comme  le  livre  ;  la  Correspondance  de  Rome 
parut. 

Cette  correspondance  était  l'œuvre  de  quelques  jeunes  prêtres  ; 
elle  avait  pour  but  de  faire  entrer  en  France,  les  nouvelles  de  la 
capitale  du  monde  chrétien,  et  avec  ces  nouvelles,  les  décisions 
des  congrégations  savantes  qui  assistent  le  pape  dans  le  gouverne- 
ment de  l'Eglise.  En  soi,  c'était  une  entreprise  bien  modeste  et  en 
môme  temps  très  utile,  surtout  pour  battre  en  brèche  les  préjugés 
vieillis  du  particularisme  français.  S'imagine-t-on  bien  que,  depuis 


LA  SUPPRESSION  DE  LA  CORRESPONDANCE  DE  ROME       499 

trois  siècles,  la  fille  aînée  de  l'Eglise,  la  France,  était  du  côté  de 
Rome,  un  pays  fermé?  Les  bulles  et  brefs  des  papes  étaient  consi- 
gnés à  la  frontière.  On  disait,  avec  une  sorte  de  sotte  arrogance, 
que  les  décrets  des  Congrégations  romaines  n'étaient  pas  reçus 
en  France.  La  plupart  des  théologiens  et  des  canonistes  français 
paraissaient  accorder  plus  d'autorité  aux  édits  des  rois  et  aux 
arrêts  des  parlements,  qu'aux  actes  du  Saint-Siège  et  aux  consti- 
tutions apostoliques.  Les  uns  de  bonne  foi,  les  autres  par  esprit 
de  parti,  avaient  soutenu  un  système,  qui  s'appuyant  sur  le  droit 
coutumier,  ne  tendait  qu'à  restreindre,  à  entraver,  et,  à  la  fin, 
devait  supprimer  la  puissance  législative  de  l'Eglise.   C'était  au 
nom  des  anciens  usages  de  l'Eglise  gallicane  que  l'on  s'était  dis- 
pensé de  l'observation  de  certains  décrets  du  Concile  de  Trente 
etdela  Chaire  Apostolique  ;  on  alléguait  fermement  qu'ils  n'avaient 
jamais  été  publiés  ou  que   la  coutume  contraire  avait   prévalu  : 
comme  si  une  loi  générale  cessait  d'obliger  soit  parce  qu'on  ne  l'a 
jamais  observée,  soit  parce  qu'on  ne  l'observe  plus,  malgré  la  vo- 
lonté  contraire   du   législateur.    Depuis   le  Concordat,    on   était 
revenu  à  peu  près  aux  anciens  errements  ;  les  malheurs  de  l'Eglise 
en  France  n'avaient  ouvert  les  yeux  de  presque  personne  et  la 
bulle  Qui  Christi(\u\  avait  fait  table  rase,  était  restée  lettre  morte. 
On  comprend  donc  qu'une  feuille  de  droit  canon,   notifiant  'les 
principes  du  droit  en  forme  d'arrôls,  eût  introduit  peu  à  peu,  et 
comme  goutte  à  goutte,  la  lumière,  dans  celte  situation  embar- 
rassée et  obscure  de  nos  églises.  Mais  il  y  fallait  un  grand  crédit, 
de  hauts  patronages  et  une  singulière  prudence. 

D'autant,  il  faut  le  dire  sans  détour,  que  la  redoute  à  prendre, 
était  la  dernière,  mais  la  plus  difficile  à  enlever.  Sur  le  terrain 
du  dogme,  on  avait  mis  en  déroute  les  quatre  articles  ;  sur  le 
terrain  de  la  morale,  on  avait  triomphé  du  rigorisme  jansénien  ; 
en  liturgie,  on  venait  d'emporter  un  magnifique  triomphe.  Sur 
le  terrain  du  droit,  à  côté  du  droit,  facile  à  reconnaître,  il  y  a  des 
intérêts  d'amour-propre  et  des  difficultés  de  situation.  Les  diffi- 
cultés sont  difficiles  à  vaincre  ;  les  amours-propres  sont  invin- 
cibles. Du  moins,  on  ne  peut  guère  se  flatter  de  les  réduire  par 


500  CHAPITRE    XVIII 

des  coups  de  voltigeur  et  des  combats  d'avant-garde.  Une  bulle 
du  Pape  ne  serait  pas  de  trop,  avec  un  règlement  d'application 
pour  tout  décider  même  en  pratique.  Avec  les  tempéraments  ha- 
bituels à  la  sainte  Eglise  romaine,  on  ne  pouvait  espérer  une  si 
haute  et  si  décisive  intervention.  Faute  de  mieux,  on  s'était 
rabattu  sur  des  escarmouches  ;  c'est  avec  des  flèches,  lancées  avec 
une  certaine  discrétion,  sur  un  but  voilé,  qu'on  voulait  enfoncer 
un  mur  d'airain. 

Les  canonistes,  qui  rédigeaient  la  Correspondance,  étaient  ex- 
posés à  de  graves  périls.  Les  espèces  qu'ils  étaient  appelés  à  faire 
valoir,  devaient  exciter  des  ombrages  ;  les  consultations  auxquel- 
les ils  devaient  répondre,  devaient,  quelle  que  fût  la  réponse, 
paraître  des  leçons  offertes  et  peut-être  des  coups  portés  aux  évê- 
ques.  De  bons  prêtres  pouvaient  certainement  obtenir,  de  ces  con- 
sulteurs  bénévoles,  d'utiles  lumières  ;  mais  de  mauvais  prêtres  pou- 
vaient exploiter  leur  candeur.  Il  n'y  a  sagesse  qui  tienne.  Lorsque 
vous  ouvrez  boutique  de  sapience,  on  ne  voit  pas  d'un  mauvais 
œil  l'afïïuence  du  public.  Pour  peu  que  le  succès  vous  porte,  on  se 
laisse  aller  doucement  avec  une  intime  satisfaction.  La  barque 
vogue  sur  un  Ilot  propice  ;  mais  à  chaque  coup  de  rame  vous  pou- 
vez provoquer  la  tempête. 

L'orage  existait  à  l'état  latent  dès  qu'avait  paru  la  Correspon- 
dance. Le  gallicanisme  était  une  erreur  qui,  dans  son  ensemble, 
faussait  l'esprit  de  la  religion  et  altérait  l'ordre  des  institutions  de 
l'Eglise  ;  il  avait  surtout  l'esprit  de  secte,  et  au  service  de  son  par- 
ticularisme, il  avait  toujours  appelé  la  violence.  La  réfutation  de 
ses  erreurs  lui  avait  toujours  paru  un  crime,  et  les  mesures  prises 
pour  le  détruire  dans  l'application,  n'étaient  à  ses  yeux  que  des 
attentats.  En  admettant  le  principe  que  tout  était  vrai,  sage  et 
pieux  dans  l'Eglise  gallicane;  que  tous  les  évêques  étaient  savants 
de  premier  ordre  et  saints  avant  la  lettre,  on  ne  pouvait  admettre 
ni  correction,  ni  avertissement.  Si  l'on  avait  poussé  la  logique 
jusqu'au  bout,  on  eut  même  dû  dire  que  si  tout  était  bien  en 
France,  tout  était  mal  à  Rome  ;  mais  l'esprit  gallican  avait  ses 
bornes,  il  reculait  devant  cette  impiété  el  se  contentait  pour  cou- 


LA  SUPPRESSION  DE  LA  CORRESPONDANCE  DE  ROME      501 

vrir  ses  erreurs,  d'invoquer  les  grâces  de  la  variété  dans  l'Eglise. 
Toutefois,  à  part  un  groupe  solide  d'évêques  ullramontains,  on 
eût  bien  trouvé  quarante  ou  cinquante  prélats  décidés  à  maintenir 
en  tout  le  statu  quo  et  tout  en  se  disant  Romains,  très  décidés,  mal- 
gré leur  savoir  et  leurs  vertus,  en  faveur  de  la  pratique  abusive 
du  gallicanisme. 

En  dehors  d'une  action  directe  et  positive  de  l'autorité  pontifi- 
cale, on  ne  pouvait  donc  faire  brèche  que  par  les  attaques;  mais 
on  ne  pouvait  se  les  permettre  sans  provoquer  les  résistances  de 
convictions  honorables  sans  doute,  mais  fausses,  ou  du  moins  très 
mélangées.  On  eût  écrit  des  thèses  positives  de  droit  canon,  c'eût 
été  la  même  chose.  Toute  affirmation  du  droit  ne  pouvait  que  dé- 
plaire à  ses  violateurs  ;  un  livre  n'eût  pas  offert  plus  d'avantages 
qu'un  journal.  Le  journal  cependant  devait  déplaire  plus  que  le 
livre,  parce  qu'il  offrait  plus  de  ressources  pour  le  combat.  Dès 
que  la  Coi^respondance  de  Rome  était  sortie  deseslanges,  ily  avait 
eu,  contre  elle,  arrêt  de  mort. 

L'exécution  commença  à  Marseille.  Dans  le  n»  du  14  juillet  1851, 
avait  paru  une  série  de  dix-sept  questions  auxquelles  le  journal 
promettait  de  répondre  prochainement.  Ces  questions,  envoyées 
par  quelques  prêtres,  parurent  une  crili(|ue  présomptive,  plus  ou 
moins  déguisée,  de  l'administration  épiscopale  de  Mgr  de  Mazenod. 
A  dessein  probablement,  les  questions  avaient  été  modifiées,  tirées 
dans  des  sens  divers,  de  manière  à  ne  pas  paraître  tomber  à  plein 
sur  le  successeur  de  S.  Lazare.  Du  reste,  les  questions  par  elles- 
mêmes  ne  constituaient  qu'un  doute  et  un  doute  n'est  pas  un  juge- 
ment; ce  n'est  même  pas  une  affirmation.  Là  où  l'affaire  eût  été 
tout  à  fait  fâcheuse  pour  révêque,c'estsi  les  réponses  avaient  suivi 
les  demandes  et  avaient  emporté  condamnation.  En  publiant  les 
questions,  le  journal  donnait  la  preuve  de  sa  loyauté;  et  si  ces 
questions  portaient  à  faux,  d'après  les  usages  de  la  presse,  rien 
n'était  plus  facile  que  de  les  corriger  par  lettre.  Peut-être  eût-il 
été  plus  habile  de  les  laisser  passer;  du  moment  qu'elles  repo- 
saient sur  le  faux,  elles  ne  constituaient  plus  que  des  questions 
spéculatives,  des  cas,  plus  ou  moins  chimériques,   posés  unique- 


502 


CHAPITRE    XVII I 


ment  pour  développer,  d'une  manière  explicite,  quelque  point  de 
doctrine.  Nous  ne  comprenons  pas  bien  des  colères  contre  un  ques- 
tionnaire qu'on  tourne  à  injure,  tout  en  reconnaissant  que  l'espèce 
ne  cadre  pas  avec  la  situation  de  Marseille.  «  La  parole  est  d'argent, 
le  silence  est  d'or  »,  dit  le  proverbe  arabe. 

L'évêque  de  Marseille  était,  à  coup  sur,  un  fort  brave  homme. 
Successeur  de  son  oncle,  fondateur  des  Oblats  de  Marie,  déjà  avancé 
en  âge,  il  était  un  des  Nestor  de  l'épiscopat  ;  mais  son  âge  l'expo- 
sait à  ressentir  d'autant  mieux  les  influences  gallicanes,  qu'il  avait 
plus  de  vénération  pour  les  talents  et  les  vertus  de  l'ancienne 
Eglise  de  France.  En  dehors  de  toute  critique  personnelle,  il  était 
hostile  à  la  Correspondance  de  Rome,  bien  qu'il  fût  très  soumis  et 
très  dévoué  au  Pape.  A  ses  yeux,  si  j'en  crois  son  biographe,  cette 
publication,  «  était  évidemment  contraire  aux  saintes  lois  de  la 
hiérarchie,  divinement  établie  dans  l'Eglise.  Les  évoques  ne  relè- 
vent, dans  l'exercice  de  leur  autorité  épiscopale,  que  du  jugement 
du  Pasteur  des  pasteurs,  et  non  de  celui  des  journalistes,  fussent- 
ils  prêtres,  docteurs,  écrivains  à  Rome.  Cela  aussi  était  très  dan- 
gereux, car  c'était  saper  à  la  base  l'autorité  des  évêques,  enlever 
le  respect  qui  est  dû  à  leurs  actes,  la  confiance  à  leurs  lumières  et 
la  soumission  à  leurs  décisions  ;  c'était  enfin  ouvrir  une  porte  aux 
récriminations,  donner  une  voix  puissante,  fournir  une  arme  dé- 
loyale à  tous  les  mécontents,  à  tous  les  curieux,  à  tous  les  dé- 
voyés du  sanctuaire.  Assurément,  aucun  bien  ne  pouvait  en  résul- 
ter, car  si,  d'une  part,  le  journal  donnait  un  écho  formidable  aux 
plaintesetaux  réclamations  les  plus  injustes  et  les  plus  passionnées, 
il  était  très  ordinairement  impossible,  ne  fût-ce  que  par  dignité  et 
convenance,  d'y  répondre.  Et  d'ailleurs  les  réclamations  fussent- 
elles  fondées,  était-ce  par  cette  voie  qu'elles  devaient  se  produire? 
De  quel  droit  les  rédacteurs  de  la  Correspondance  de  Rome  eussent- 
ils  voulu  imposer  leur  décision  à  ceux  qu'ils  avaient  la  prétention 
de  rappeler  à  leur  devoir?  (1)  ». 

Nous  constatons  ces  présomptions,  nous  n'en  relevons  pas  les 


(1)  Rambert,  Vie  de  Mgr  de  Mazenod,  t.  11,  p.  34. 


i 


LA  SUPPRESSION  DE  LA  CORRESPONDANCE  DE  ROME       o{)3 

excès.  Selon  nous,  un  journal  de  droit  canon,  publié  à  Rome,  avec 
ragrénnent  du  Pape  et  la  censure  du  vice-gérant  de  Rome,  n'impli- 
que pas  ces  inconvénients.  Les  critiques  qui  résulteraient  de  ses 
décisions  sont  des  lumières  et  non  pas  des  injures  ;  si  les  faits  qui 
les  motivent  sont  faux,  ils  ne  peuvent  faire  tort  à  personne  ;  s'ils 
sont  vrais  et  que  les  décisions  soient  justes,  nous  ne  comprenons 
guère,  sauf  pour  le  décorum,  qu'on  puisse  s'en  plaindre.  Des  hom- 
mes qui  ne  sont  ni  infaillibles,  ni  impeccables,  remis  dans  leur 
chemin  par  le  droit,  c'est  l'ordre  même  de  toutes  les  institutions 
sociales  et,  en  soi,  un  bienfait. 

Le  questionnaire  de  la  Corrdspondance  de  Rome  irrita  les  curés 
de  Marseille  ;  ils  se  réunirent  en  assemblée  générale  et  adressè- 
rent une  protestation  au  Pape.  Dans  ce  document,  ils  accusent  de 
faux  les  faits  allégués  par  les  consultants  ;  mais  puisque  les  faits 
étaient  faux  pour  Marseille,  puisque  ni  l'évoque,  ni  le  diocèse  n'é- 
taient nommés,  ils  pouvaient  bien  penser  que  cela  ne  les  re- 
gardait pas.  De  son  côté,  l'évêque  écrivit  également  au  Pape  et 
dénonça  formellement  la  Correspondance.  «  Sous  prétexte  de  répon- 
dre aux  doutes  proposés,  dit  le  prélat,  cette  feuille  donne  des 
décisions  qu'elle  présente  comme  l'expression  de  la  pensée  de  l'au- 
torité auprès  de  laquelle  elle  est  écrite.  Elle  se  couvre  formelle- 
ment de  cette  autorité  sacrée  en  se  prévalant  de  ce  qu'elle  n'a 
rien  d'imprimé  avant  d'avoir  passé  par  la  censure  romaine  (C'est, 
en  effet,  une  garantie).  Ainsi  elle  blâme  profondément  la  dignité 
des  évoques,  qu'elle  régente  avec  insolence,  et  elle  compromet  les 
Congrégations  romaines  qui  semblent  l'appuyer  et  dont  elle  fait 
entendre  qu'elle  reçoit  les  communications,  en  même  temps  que 
plusieurs  de  ses  théologiens  sont  ses  complices  (sic).  Cela  fait  en 
France  le  plus  grand  mal.  C'est  une  œuvre  qui  favoriserait  l'es- 
prit du  presbytérianisme,  toujours  si  vivace  chez  nous  depuis  le 
jansénisme  et  si  fortement  excité  par  les  idées  révolutionnaires. 
Cet  esprit,  vaincu  dans  nos  diocèses  par  la  vigueur  des  évéques 
soutenus  de  l'autorité  du  Saint-Siège,  se  trouve  heureux  de  voir 
ses  batteries  établies  à  Rome,  même  sous  le  masque  d'un  grand 
zèle  pour  les  droits  du  Chef  de  l'Eglise.  Les  promoteurs  de  cette 


504  eu  A  PITRE    XVIII 

nouvelle  lactique  ne  font  que  suivre  la  voie  ouverte  par  Lamen- 
nais, qui  n'exaltait  tant  le  Pape,  auquel  il  devait  ensuite  donner 
de  si  cruels  déplaisirs,  que  pour  avilir  l'autorité  épiscopale.  C'est 
une  mauvaise  œuvre,  une  œuvre  de  scandale  ;  ses  tendances  ne 
sont  plus  douteuses  pour  personne  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  mauvais 
prêtres  s'y  rattache  avec  un  grand  empressement  et  une  coupable 
sympathie.  Ils  en  font  une  arme  contre  leur  supérieur  immédiat, 
et  les  diocèses  seraient  bientôt  ingouvernables  si  de  tels  moyens 
pouvaient  prévaloir  ».  Plus  loin,  l'évêque  se  disait  plein  de  res- 
pect et  de  soumission  à  tout  ce  que  le  Saint  Père  pourrait  ordonner. 
«  Mais,  ajoutait-il,  ce  sera  avec  un  souverain  mépris  et  une  juste 
indignation  que  je  traiterai  ces  décisions  de  docteurs  sans  mis- 
sion, qui,  provoqués  par  des  questions  de  mauvais  prêtres,  me 
signifieront  les  règles  de  l'Eglise  en  sens  inverse  de  la  hiérarchie  et 
par  le  moyen  révolutionnaire  de  la  publicité  périodique  :  ce  n'est 
pas  de  bas  en  haut  et  par  les  journaux,  qu'aura  lieu  auprès  de 
moi  l'action  à  laquelle  j'obéirai  ». 

Le  Pape  aurait  pu  répondre  que  quand  il  aurait  quelque  chose 
à  signifier  à  l'évêque,  il  emploierait  la  voie  hiérarchique  ;  mais 
que  le  journal  n'étant  pas  une  signification  et  n'ayant  pas  d'autre 
autorité  que  celles  des  saines  doctrines,  on  pouvait  se  conduire 
à  son  égard  comme  envers  un  livre  :  prendre  ou  laisser  suivant 
ses  goûts  et  ses  convictions.  Le  pape  fit  mieux  ;  il  ne  répondit  pas 
et  son  silence  indique  assez  qu'il  ne  voyait  pas,  à  la  Correspon- 
dance de  Rome,  cet  esprit  de  presbytérianisme  et  de  révolte.  Au 
fait,  si  ces  imputations  sont  vraies,  il  faudrait  en  dire  autant  du 
Corpus  juris.  Le  corps  du  droit  canon  ne  serait  plus  qu'un  nid  à 
vipères  et  Luther  aurait  eu  raison  de  le  brûler  sur  la  place  de 
Wittemberg. 

La  plainte  de  Marseille,  pour  le  moment,  n'eut  pas  de  suite.  Un 
an  après,  dans  le  courant  d'avril  1852,  les  évêchés  de  France  re- 
çurent un  mémoire  anonyme  contre  la  Correspondance  de  Rome. 
Dans  ce  mémoire,  le  journal  était  accusé  de  semer  le  trouble  et  la 
division  par  ses  polémiques  contre  les  usages  liturgiques  de  la 
plupart  des  diocèses  français  ;  de  susciter  par  ses  décisions,  aux 


LA    SUPPIŒSSION    DE    LA    CORRESPONDANCE    DE    ROME  505 

administrations  épiscopales,  des  embarras  nombreux  ;  enfin  d'être 
par  sa  façon  de  discuter  les  questions  ecclésiastiques,  un  ins- 
trument destructeur  de  l'autorité  et  de  la  hiérarchie.  Le  mé- 
moire appuyait  ces  accusations  principalement  sur  le  question- 
naire publié  l'année  précédante,  questionnaire  resté  sans  réponse, 
mais  où  l'on  avait  cru  voir  l'intention  délirer  sur  l'évèque  de 
Marseille.  Le  journal  avait  donc  continué  de  paraître  sous  les  yeux 
du  Pape  et  avec  la  censure  du  vice-gérant  de  Rome  ;  puisqu'on  ne 
lui  reprochait  pas  autre  chose,  c'est  donc  que,  depuis,  il  n'avait 
pas  fourni  d'autre  prétexte  aux  accusations.  Les  griefs  allégués 
contre,  sont,  en  gros,  les  mêmes  que  ceux  de  l'évèque  de  Marseil- 
le ;  seulement  ils  sont  ramenés  à  trois  chefs  ,  par  où  l'on  voit  que 
le  rédacteur  visait  surtout  à  couvrir  le  gallicanisme.  La  critique 
d'usages  liturgiques  était  juste  ;  il  a  fallu  depuis  les  abandonner. 
Les  décisions  rapportées  par  le  journal  pouvaient  se  contester  en 
détail,  si  elles  n'étaient  pas  motivées;  si  elles  Tétaient,  on  ne  voit 
pas  en  quoi  elles  peuvent  contrarier  un  évêque  également  sou- 
cieux du  droit  et  du  devoir.  La  manière  de  discuter  des  questions, 
ne  doit  pas  présenter  des  inconvénients  graves,  lorsque  Rome  n'y 
voit  rien  à  reprendre.  On  ne  comprend  guère  qu'un  anonyme  se 
croie  autorisé  à  reprendre  prés  des  évêques,  des  choses  approu- 
vées par  le  vicaire  du  Pape  ;  du  moins  on  ne  voit  pas  le  caractère 
qui  l'y  encourage  ni  les  raisons  plausibles  qui  l'y  décident,  encore 
moins  la  bravoure  qu'il  y  montre  en  se  couvrant  d'un  masque. 

Nous  sommes  en  présence  d'un  parti  implacable,  qui  ne  passe 
rien,  qui  n'oublie  rien,  et  qui  exploite  usque  ad  nauseam,  avec  une 
ardeur  digne  d'une  meilleure  cause,  des  griefs  qu'il  croit  pouvoir 
articuler.  Un  questionnaire  resté  sans  réponse,  des  doutes  posés 
sans  solution  donnée,  voilà  le  crime  énorme  pour  lequel  on  solli- 
citait par  une  voie  qui  n'a  rien  de  canonique,  les  évêques  de  France 
à  se  coaliser  pour  pi-esser  sur  le  Saint-Siège  et  amener  la  mort  de 
la  Correspondance.  Dans  ces  sortes  d'affaires,  il  faut  voir  moins 
les  raisons  alléguées  que  le  but  poursuivi.  Les  raisons  alléguées 
étaient  déplorablement  fausses,  injurieuses  même  pour  le  vicaire 
du  Pape  ;  mais  le   but  était  bien  clair  :  On  ne  voulait  pas  que  le 


506  CUA PITRE    XVIII 

droit  pontifical  put  pénétrer  en  France,  et  malgré  les  injonctions 
des  Conciles  qui  pressaient  de  l'étudier  dans  les  grands  séminaires, 
on  n'y  voulait  point  venir  ou  ne  renseigner  que  d'une  manière 
qui  ne  tirât  point  à  conséquence. 

Devant  cette  publication  inattendue  et  quelque  peu  mystérieuse, 
Tévéque  de  Marseille  crut  devoir  avertir  ses  collègues  dans  l'épis- 
copat  qu'il  n'était  pour  rien  dans  la  composition  du  mémoire  ca- 
nonique. Mais,  en  même  temps,  pour  effacer  la  fâcheuse  impres- 
sion que  la  reproduction  des  doutes  de  la  Correspondance  de  Rome 
pouvait  laisser  dans  les  esprits,  il  leur  communiqua  l'adresse  des 
curés  de  Marseille  et  sa  lettre  au  Saint-Père.  Il  paraît  que  l'évéque 
de  Marseille  ne  s'était  pas  contenté  d'écrire  au  Pape  et  aux  évêques, 
mais  qu'il  s'était  adressé  encore  au  gouvernement  français.  Le 
cardinal  Gousset,  archevêque  de  Reims,  en  réponse  à  ces  commu- 
nications extra-canoniques,  crut  devoir  adresser  à  la  plupart  des 
évêques  de  France,  une  lettre  où  il  reprochait  à  Mgr  de  Mazenod 
d'avoir  dénoncé  la  Correspondance  de  Rome  au  gouvernement  et 
d'avoir  cédé  en  cela  à  des  rancunes  gallicanes.  Le  cardinal  n'ap- 
prouvait pas  en  tout  point  la  Correspondance  de  Rome  ;  il  lui  sou- 
haitait plus  de  discernement  dans  le  choix  des  questions  à  traiter 
et  des  hommes  à  consulter  ;  il  la  voulait,  dans  sa  rédaction  plus 
habile,  plus  éclairée  et  plus  prudente  ;  mais  y  voyant,  dans  ces 
conditions  de  science  et  de  sagesse,  une  œuvre  utile,  il  ne  pouvait 
admettre  qu'on  l'empêchât  de  resserrer  de  plus  en  plus  les  liens 
qui  unissent  les  Eglises  de  France  à  l'Eglise  romaine.  Mère  et 
Maîtresse  de  toutes  les  Eglises. 

L'émotion  de  Mgr  de  Mazenod  fut  vive  et  sa  douleur  profonde.  11 
se  voyait  accusé  par  un  prince  de  l'Eglise  romaine,  de  ce  dont  il 
s'était  défendu  toute  sa  vie  comme  d'une  corruption  de  l'esprit 
sacerdotal  ;  de  ce  qu'il  avait  toujours  regardé  comme  le  plus  grand 
péril  des  églises  de  France  ;  de  ce  qu'il  avait  le  plus  constamment 
combattu,  dès  sa  jeunesse.  Cette  accusation  l'atteignait  encore 
plus  profondément  sur  un  autre  point  :  car,  en  quelle  mésestime 
allaient  tomber  les  Oblats  de  Marie,  si  l'on  venait  à  se  persuader 
que  leur  fondateur  et  supérieur  général  était  gallican  ?  N'en  était- 


LA  SUPPRESSION  DE  LA  CORRESPONDANCE  DE  ROME       5U7 

ce  pas  fait  de  la  confiance  de  Tépiscopat  et  du  clergé  de  France  ? 
Quelles  conséquences  cela  n'aurait-il  pas  à  Rome  surtout  et  qu'al- 
lait-il se  produire  au  sein  de  sa  Congrégation  bien-aimée?  Aussi 
Tévéque  de  Marseille  ne  voulut-il  pas  rester  un  instant  sous  le  coup 
des  imputations  de  l'archevêque  de  Reims.  Dans  une  lettre,  Ion- 
gue  de  dix  grandes  pages,  il  plaida  p7^o  c^omosMd  et  présenta  l'apo- 
logie de  ses  sentiments  tout  romains  et  tout  français.  Par  là  même 
qu'il  déclare  répudier  les  quatre  articles  et  croire  à  l'infaillibilité 
du  Pape,  on  doit  certainement  le  croire.  Mais  tous  les  arguments 
ne  sont  pas  solides  et  toutes  ses  conclusions  ne  sont  pas  justes. 
Par  exemple  l'éloge  qu'il  fait  de  l'ancien  clergé,  de  sa  fidélité 
pendant  la  révolution  et  de  ses  vertus  en  exil,  —  éloge  que  nous 
ne  contestons  point,  —  n'empêcha  pas  ce  clergé  de  se  laisser  al- 
ler, une  partie  au  jansénisme,  un  plus  grand  nombre  au  gallica- 
nisme et  presque  tous  au  rigorisme.  Qu'est-ce  qu'une  piété  qui 
s'accommode  de  si  graves  erreurs  et  qui  se  fonde,  en  droit  canon, 
sur  les  Institutes  de  Fleury,  en  liturgie,  sur  les  fantaisies  grotesques 
de  Foinard  ?  On  doit  croire  à  la  bonne  foi,  il  faut  louer  toutes 
les  vertus,  mais  on  a  besoin  d'indulgence  pour  ne  pas  frapper  de 
réprobation  des  évéques  qui  s'attribuaient  le  droit  de  remanier,  à 
leur  fantaisie,  les  livres  de  la  prière  et  refusaient  de  se  rendre 
aux  constitutions  apostoliques  qui  les  obligeaient  à  l'unité  de 
la  sainte  liturgie.  Tel  était  le  cas  de  Mgr  de  Mazenod,  et  puisqu'il 
ne  se  croyait  pas  gallican  avec  de  telles  créances,  il  faut  lui  laisser 
tout  le  bénéfice  de  sa  bonne  foi. 

Le  cardinal  Gousset  ne  répondit  point  à  l'évéque  de  Marseille. 
Le  cardinal  écrivait  beaucoup,  mais  il  n'était  pas  homme  de 
lettres,  en  ce  sens  qu'il  répondait  rarement  aux  lettres.  Sur  le 
point  en  question,  il  savait  à  quoi  s'en  tenir;  les  sentiments  de 
l'évéque  de  Marseille  lui  étaient  connus;  les  préjugés  et  les  er- 
reurs qui  se  mêlaient  encore,  dans  son  esprit,  à  une  juste  créance, 
se  trouvaient  assez  exprimés  dans  sa  lettre  ;  pour  le  surplus,  c'est- 
à-dire  pour  les  agissements  contre  la  Correspondance  de  Rome,  il 
n'en  avait  pas  été  question  dans  la  lettre  de  l'évéque.  Le  silence 
était  un  aveu.  Du  reste,   considérant  la  Correspondance  comme 


508  CHAPITRE   XVIII 

une  œuvre  d'hypocrisie,  de  sédition  et  de  scandale,  Tévêque  n'eût 
pas  été  consé(iiient  avec  lui-môme,  s'il  n'en  eût  pas  provoqué  la 
suppression. 

L'évêque  de  Marseille,  désespérant  d'obtenir  une  réponse  de 
l'archevêque  de  Reims,  envoya  sa  lettre  aux  évêques  de  France, 
en  demandant  le  secret.  Ses  collègues  dans  l'épiscopat  lui  répon- 
dirent dans  les  termes  de  la  plus  juste  et  de  la  plus  affectueuse 
estime.  L'évêque  de  Montauban,  le  savant  et  courageux  Doney, 
disait  entre  autres,  dans  sa  réponse  :  «  Yos  sentiments  sont  bien 
connus,  et  j'avoue,  en  toute  franchise,  que  j'ai  regretté  que  vos 
justes  griefs  vous  eussent  déterminé  à  sembler  embrasser  dans  son 
tout  une  cause  que  vous  ne  pouviez  soutenir  qu'en  partie.  Vous 
voyez  que  les  mémoires  anonymes  pleuvent  sur  nous.  Nous  en 
sommes  au  troisième  depuis  cinq  mois.  J'ai  peine  à  croire  qu'ils 
nons  soient  envoyés  avec  l'assentiment  de  quelques  évêques,  car 
c'est  trop  étrange  de  se  cacher  quand  il  s'agit  d'intérêts  qu'on  juge 
aussi  graves.  Je  pense,  comme  vous,  qu'au  lieu  de  tout  ce  mouve- 
ment souterrain,  il  serait  plus  simple,  plus  sûr  et  plus  convenable 
de  s'adresser  directement  au  Souverain  Pontife  ». 

L'évêque  de  Montauban  parlait  d'or.  S'adresser  au  Pape  pour 
lui  représenter  les  sottises  de  Xo.  Correspondance  de  Rome,  si  elle 
en  avait  à  sa  charge,  c'eût  été  le  plus  simple,  le  plus  convenable 
et  le  plus  sûr.  Le  Pape  eût  examiné  la  question  et  décidé  dans  sa 
sagesse.  Mais  la  passion  qui  animait  les  meneurs  contre  le  droit 
pontifical,  n'était  pas  de  celles  qui  demandent  à  Rome,  une  satis- 
faction. Le   parti  s'adressa  à  l'évêque  du  dehors  ;  il  fit  savoir  à^ 
Louis  Bonaparte,  que  le  droit  canonique,  c'était  la  négation  des 
libertés  de  l'Eglise  gallicane,   un  attentat  à  l'autonomie  des  évê- 
ques et  à  l'indépendance  du  pouvoir  civil,   la   mise  à  néant  des] 
administrations   diocésaines,   telles  qu'elles  existaient  depuis  léj 
Concordat.  Louis  Bonaparte,  était  chatouilleux  sur  ce  point;  suri 
les  instances  de  plusieurs  évêques  (lui-même  en  a  fait  la  confi^ 
dence),  il  demanda  au  Pape  la  suppression  de  la  Correspondanci 
de  Rome  (1).  Le  Pape  en  éprouva  une  d(»uble  peine,  et  parce  qu'il" 

(1)  Parmi  les  fanatiques  partisans  de   celte   suppression,  il  faut  citer  Pierre- 


LA  SUPPRESSION  DE  LA  CORRESPONDANCE  DE  ROME       509 

avait  vu  des  évêques  s'embusquer  derrière  le  pouvoir  civil  — 
pratique  essentiellement  gallicane,  mais  qui  n'est  pas  reçue  dans 
l'Eglise,  —  et  parce  qu'il  était  obligé,  par  les  convenances  diplo- 
matiques, de  supprimer  un  organe  des  doctrines  romaines,  spé- 
cialement utile  à  la  France. 

Ainsi  disparut  la  Correspondance  de  Home.  Mais  à  quelque  chose 
malheur  est  bon.  Nous  n'étions  plus  au  temps  où  la  suppression 
d'un  journal  pouvait  condamner  les  doctrines  romaines  au  silence. 
La  renaissance  parmi  nous  de  la  piété  envers  le  Saint-Siège,  était 
si  fondée  en  principe,  si  bien  appuyée  sur  les  doctrines,  si  vaillante 
dans  ses  convictions,  qu'un  obstacle  de  plus  à  vaincre  ne  pouvait 
être  que  l'occasion  d'un  nouveau  triomphe.  Un  prêtre  se  rencon- 
tra pour  relever,  dans  une  meilleure  forme,  le  journal  supprimé 
d'ofïice.A  la  place  de  la  Correspondance  de  Borne  parurent  les 
Analecla  juris  pontificii^  revue  plus  savante  sous  tous  les  rap- 
ports ,  dont  les  fascicules  superposés  constituent  aujourd'hui 
une  Bibliothèque  pontificale  analogue  à  celle  de  Schelestrate. 
Grâce  aux  Analecta,  tous  ces  vieux  livres  qui  dormaient  dans  la 
poussière  des  bibliothèques,  nous  ont  offert  les  grâces  du  renou- 
veau ;  des  thèses  plus  jeunes  ont  servi  de  contrefort  aux  anciennes 
constructions;  les  décisions  des  congrégations  romaines  ont  cir- 
culé parmi  nous  en  toute  franchise.  Que  dis-je?  A  côté  des  Ana- 
lecta ont  paru  les  Annales  de  jurisprudence  canonique  du  marquis 
Liberati  ;  la  Revue  de  droit  canon  du  docteur  Grandclaude  ;  les  Actes 
officiels  du  Saint-Siège.  Au-dessus  des  revues  se  sont  dressés  les 
livres,  les  quinze  volumes  de.Bouix,  les  huit  volumes  d'André, 
les  cours  classiques  de  Roquette  de  Malvès,  Soglia,  Ferrari,  Hu- 
guenin,  Camillis,  Gohyenèche,  et  le  clergé  français,  s'il  n'est  pas 

Louis  Cœur,  évêque  de  Troyes.  Ce  Cœur  appelait  l'archevêque  de  Paris  ft  le  pre- 
mier chef  de  la  catholicité  française  »,  dénomination  fausse  en  fait  et  en  droit  ; 
il  donnait  à  l'appui  de  ses  délais  d'obéissance,  celte  raison  que  l'Eglise  a  deux 
fondements,  le  pape  et  les  évêques  et  pour  prouver  que  les  évêques  étaient  fon- 
dements avec  Pierre,  il  alléguait  qu'ils  étaient  cités  dans  le  canon  de  la  messe. 
Dans  ce  canon,  il  est  fait  mention  aussi  de  prêtres,  de  diacres  et  de  suintes 
femmes,  et  si  la  raison  du  prélat  gallican  est  décisive,  nous  glissons  dans  le 
multitudinisme. 


510  CHAPITRE    XVIII 

venu  encore  à  une  connaissance  parfaite  du  droit  canon,  en  a 
du  moins,  généralement  le  désir  et  peut  en  trouver  tous  les 
moyens.  Et  pendant  que  ces  livres  et  ces  revues  circulent  libre- 
ment, la  hiérarchie  n'est  pas  détruite,  les  évêchés  ne  sont  pas  en 
ruine  et  les  évêques  continuent  de  gouverner  tranquillement,  le 
plus  possible  selon  le  droit,  leurs  diocèses  respectifs. 

C'est,  pour  l'avenir,  un  gage  de  sécurité.  «  Si  vousjetez,  sur  les 
siècles,  un  regard  synthétique,  vous  distinguerez,  pour  TEglise, 
deux  élats  contraires  :  dans  l'un,  l'Eglise  est  libre  ;  elle  se  gou- 
verne selon  son  droit;  elle  jouit  de  toutes  ses  immunités  surna- 
turelles ;  elle  a  ses  chapitres,  ses  officialités,  ses  synodes,  ses  con- 
ciles, ses  pèlerinages,  ses  fêtes,  tout  l'ensemble  de  sa  vitalité  mo- 
rale et  sociale  ;  dans  l'autre,  l'Eglise  n'est  plus  entièrement  libre  ; 
elle  est  assujettie  à  diverses  restrictions,  elle  subit  la  contrainte 
d'un  droit  civil  ecclésiastique,  parfois  liée  de  manière  à  n'agir  plus 
qu'avec  une  difficulté  extrême.  Dans  l'état  de  liberté,  l'Eglise  est 
forte  et  féconde  ;  dans  l'étal  de  servitude,  l'Eglise,  servante  ou 
esclave,  au  lieu  d'être  reine,  est  entravée  dans  la  magnificence 
de  son  ministère.  On  ne  la  reconnaît  plus,  elle  ne  se  reconnaît 
plus  elle-même,  et,  pour  comble  d'injustice,  on  lui  impute  à 
crime  tous  les  torts  qu'on  lui  fait  en  gênant  son  action  »  (1).  Si 
donc  l'Eglise  revient  à  ses  immunités  parmi  nous,  —  et  son  droit 
propre  en  est  la  meilleure  garantie,  —  c'est,  dirons-nous,  pour 
l'avenir  une  promesse  de  force,  de  fécondité  et  de  salut. 

(1)  Histoire  du  cardinal  Gousset,  p.  370. 


CHAPITRE  XIX 


L  INSCRIPTION    DE   LA    ROCHE-EN-BRENIL, 


Le  comte  de  Montalembert  possédait  un  château  à  la  Roche-en- 
Brenil,  dans  la  Côte-d'Or.  Après  i871,  un  visiteur  de  ce  château 
remarqua  dans  la  chapelle,  une  inscription  qui  donnait  à  penser  et 
la  releva.  Louis  Veuillot,  à  qui  fut  communiqué  ce  document,  fut 
frappé  des  intentions  suspectes  qui  se  cachaient  ou  se  montraient 
dans  ces  paroles  solennelles,  auxquelles  le  style  lapidaire  laissait 
sa  concision,  sans  leur  communiquer  son  élégance  :  il  fît  part  de 
ses  inquiétudes  au  public.  Voici  dans  son  texte  authentique  et  dans 
sa  forme  lapidaire,  cette  inscription  ;  chacun  pourra  juger  des 
impressions  qu'elle  fait  naître. 

In  hoc  sacello, 

Félix,  Aurelianensisepiscopus 

panem  verbi 

tribuit  et  panem  vita? 

Christianorum  amicorum  pusillo  gregi 

Qui  pro  Ecclesiâ  libéra  in  libéra  patriâ 

Commilitare  jamdudum  soliti 

Itidem  Deo  et  libertati 

An  nos  vitaî  reliquos 

Devovendi  pactum  instaurarunt 

Die  Octobris  XIII  Anno  Domini 

MDCCCLXIl 

Aderant  Alfredus  comes  de  Falloux 

Theophilus  Foisset 

Augustinus  Cochin 

Carolus,  comes  de  Montalembert, 

Absens  quidem  corpore,  praesens  autem  spiritu 

Albertus,  princeps  de  Broglie 


512  CHAPITRE    XIX 

-  Lorsque  cette  inscription  fut  publiée,  elle  éveilla,  très  justement, 
les  soupçons  que  comporte  son  texte.  Voici  le  récit  qu'en  fait  La- 
grange  dans  sa  Vie  de  Mgr  Dupanloup^  t.  Il,  p.  393:  «  Dix  ans 
après  l'événement,  en  1871,  lorsque  l'évéque  d'Orléans  fut  envoyé 
comme  député  à  l'assemblée  nationale  souveraine^  et  qu'on  prêtait 
à  M.  Thiers  l'intention  de  nommer  ambassadeur  à  Rome,  M.  Co- 
chin  :  pour  amoindrir  l'autorité  de  l'évéque  d'Orléans  à  l'assem- 
blée et  soulever  des  nuages  autour  de  M.  Cochin,  on  imagina  de 
révéler  au  monde  ce  qu'on  appela  «  le  complot  »,  et,  comme  on 
disait  encore  «  les  Mystères  »  de  la  Roche-en-Brenil  ;  mystères 
dont  Févéque  d'Orléans  avait  été  le  «  président  ».  On  dit  que  ce 
jour-là  s'était  formée  «  une  coalition  »,  était  née  «  une  secte  », 
«  une  coterie  inexorable  »,  une  secte  de  catholiques  «  selon  Ca- 
vour  »  !  et  la  pieuse  allocution  de  l'évoque  fut  présentée  comme 
«  le  manifeste  de  la  secte  »,  manifeste  qu'on  voulait  d'abord,  mais 
qu'on  n'osait  plus  publier.  Et,  de  nouveau,  en  1874,  alors  que 
M.  de  Broglie,  après  la  chute  trop  tardive  de  M.  Thiers,  était  pré- 
sident du  Conseil,  on  essaya  de  nouveau  contre  lui,  de  la  même 
arme  félonne  ». 

Lagrange  donne  le  texte  d'une  courte  allocution,  prononcée  par 
Mgr  Dupanloup,  avant  la  communion  que  firent  à  sa  messe,  les 
hôtes  de  la  Roche-en-Brenil,  et  dit,  en  note  :  «  Une  inscription 
commémorative  de  ce  souvenir  avait  été  quelques  mois  après,  à 
l'insu  même  de  la  plupart  de  ceux  qui  s'étaient  trouvés  là,  placée 
par  M.  de  Montalembert,  dans  la  chapelle,  pour  faire  pendant  à 
une  autre  inscription,  rappelant  que  le  P.  Lacordaire  avait  aussi 
célébré  la  messe  dans  cet  oratoire  M.  de  Montalembert  y  avait 
inséré  sa  formule  à  lui  :  L Eglise  libre  dans  fEtat  libre.  Mais  : 
lo  cette  formule  est  la  sienne  ;  2»  elle  n'est  pas  née  ce  jour-là,  elle 
était,  depuis  longtemps,  connue  ;  3»  M.  de  Montalembert  avait  ex- 
pliqué déjà,  dans  ses  célèbres  lettres  à  M.  de  Cavour,  en  quel  sens, 
bien  opposé  à  M.  de  Cavour,  il  l'entendait.  Néanmoins,  au  moment 
où  ces  lignes  s'impriment,  un  pamphlet  vient  de  paraître,  dans  le- 
quel le  fantôme  de  la  Roche-en-Brenil  est  sans  cesse  agité.  On  y 
lit,  entre  autres  calomnies.^  que  tous  les  catholiques  de  la  Roche- 


l'inscription  de  la  roche-en-brenil  513 

en-Brenil  voulaient  la  séparation  de  FEglise  et  dç  l'Etat.  Qui  ne  sait 
que  Tévêque  d'Orléans,  en  particulier,  était  le  plus  concordataire 
des  évêques  ? —  Et  dans  une  récente  histoire  ecclésiastique  desti- 
née aux  séminaires,  il  est  dit  que  la  formule  devint  ce  jour-là  le 
lien  d'une  association  militante.  Bonnes  gens,  à  ce  point  serfs  d'un 
journal,  et  étudiant  là,  pour  l'enseigner  au  jeune  clergé,  l'histoire 
de  l'Eglise.  » 

Lagrange  est  lui-même  un  bonhomme  qui  entasse  les  gros  mots 
et  multiplie  les  hypothèses,  sans  arriver  à  la  malice,  mais  en  s'é- 
loignant  beaucoup  de  la  vérité.  Que  dit  l'inscription  en  son  pauvre 
latin  ?  Que,  dans  cette  chapelle,  FéHx,  évêque  d'Orléans,  a  distri- 
bué le  pain  de  la  parole  et  le  pain  de  vie  à  wn  petit  troupeau  d'amis 
chrétiens,  qui,  accoutumés  depuis  longtemps  k  combattre  pour  VE- 
glise  libre  dans  l'Etat  libre,  ont  renouvelé  le  pacte  de  consacrer  le 
reste  de  leur  vie  kDieu  et  à  la  liberté.  Là  étaient  présents  Falloux. 
Foisset,  Gochin,  Montalembert  ;  de  Broglie,  absent  de  corps,  était 
présent  d'esprit. 

Aux  termes  de  l'inscription  qui  ne  peut  être  menteuse  quant  au 
fait,  il  reste  donc  que  le  19  octobre  1862  se  tint,  à  la  Roche-en- 
Brenil,  une  sorte  de  Concile  de  PEglise  libérale,  après  convocation 
régulière  et  en  quelque  sorte  obligatoire,  puisque  l'un  des  Pères 
dut  s'excuser  de  son  absence.  Lagrange  limite  ce  procès-verbal  au 
fait  d'une  messe  basse  et  d'une  allocution  avant  la  communion  des 
fidèles  présents.  En  dehors  de  cette  messe,  pendant  les  quelques 
jours  passés  ensemble,  les  amis  de  Montalembert  durent,  au  sa- 
lon, à  table,  en  promenade,  dans  leurs  chambres  respectives 
échanger  leurs  vues,  former  des  résolutions,  concerter  leurs  dé- 
marches. On  chercherait  vainement  à  persuader  qu'ils  passèrent 
la  semaine  aussi  muets  qu'à  la  messe  basse  ou  se  bornèrent  à  par- 
ler de  la  pluie  et  du  beau  temps.  Le  discours  de  l'évêque  ne  porte 
pas  un  écho  de  leurs  conversations:  c'est  possible,  mais  nous  n'en 
savons  rien,  puisque  nous  n'avons  pas  l'allocution  en  son  entier. 
Qui  ne  sait,  au  surplus,  que  le  discours  de  clôture  d'un  concile  ne 
révèle  rien  de  ce  qui  s'est  passé  dans  les  séances.  Les  délibérations 

33 


51-4  GUAPITRE    XIX 

ont  été  secrètes  ;  les  décrets  sont  lus  ou  seront  imprimés  ;  le  dis- 
cours final  se  borne  aux  acclamations. 

La  justification  de  Lagrange  ne  va  à  rien  moins  qu'à  accuser 
Montalembert  d'un  faux  en  écriture  monumentale.  Si  les  jours 
passés  à  la  Roche-en-Brenil  n'ont  pas  touché  aux  affaires  du  libé- 
ralisme, —  supposition  absolument  invraisemblable,  —  Monta- 
lembert a  menti  ;  Lagrange  lui-môme  l'assure  implicitement  par 
ses  explications.  Montalembert,  après  le  départ  de  ses  visiteurs,  a 
bâclé,  avec  Foisset,  une  inscription  qui  n'a  pas  le  sens  commun  ; 
les  visiteurs  n'en  ont  rien  su,  et  voilà.  Mais  n'ont-ils  rien  su  de  cette 
inscription?  Après  le  départ,  ils  ont  dû,  au  moins  par  politesse, 
remercier  leur  hôte  de  son  bon  accueil  ;  l'hôte,  dans  ses  réponses, 
n'a  pas  manqué  de  leur  faire  savoir  qu'une  inscription  lapidaire 
rappelle  leur  passage  et  perpétue  son  bonheur.  Personne  n'ayant 
réclamé,  il  est  fort  à  craindre  que  l'inscription  n'ait  bien  traduit 
la  pensée  de  la  plupart,  sinon  de  Tévêque  d'Orléans. 

En  tenant  compte  des  restrictions  de  Lagrange  ;  en  admettant 
que  l'évêque,  dans  son  allocution,  n'a  pas  fait  même  la  plus  petite 
allusion  au  catholicisme  libéral  ;  en  concédant  que  l'Eglise  libre 
dans  l'Etat  libre,  cela  signifie  l'Eghse  libre  et  la  patrie  libre,  il 
faut  bien,  à  peine  de  déraison,  tenir  compte  du  surplus.  Un  his- 
torien qui  coupe  les  textes  en  deux,  n'est  pas  un  historien,  c'est 
un  faussaire.  Toutes  réserves  faites,  il  en  reste  encore  ^assez  pour 
justifier  la  meilleure  part  des  soupçons  que  cette  inscription  doit 
suggérer. 

«  D'abord,  dit  Jules  Morel,  il  y  avait  un  rendez-vous,  et  ceuxj 
qui  étaient  légitimement  empêchés  devaient  être  signalés  comme? 
des  absents  par  congé  qui  auraient  voté  pour.  Les  assistants  étaieni 
célèbres  par  leurs  combats  pour  la  liberté  de  l'Eglise  et  la  liberté 
du  pays  légal.  Or,  d'après  leurs  propres  explications,  le  pays  n'est 
libre  dans  le  sens  qu'ils  attachent  à  ce  mot,  qu'autant  qu'il 
jouit  des  quatre  libertés  constitutionnelles  :  culte,  enseignement, 
presse,  association  et  qu'il  possède  un  parlement  ayant  à  sa  base 
le  suffrage  universel  ou  à  peu  près.  L'Eglise  n'est  libre  au  sein  de 
cette  patrie  libre  que  par  le  droit  commun  des  citoyens,  qui  exclut 


l'inscription  de  la  koche-en-brenil  515 

ses  anciens  privilèges  et  immunités.  »  Ces  quatre  libertés,  ce  droit 
commun,  cette  religion  ne  possédant  pas  d'autre  franchise  que  la 
pensée  humaine,  cette  Eglise  ne  jouissant  pas  d'autres  droits  que 
le  droit  personnel  du  citoyen  :  tout  cela,  c'est  le  libéralisme  et  le 
plus  cru. 

Quant  au  pacte  que  les  associés  ont  juré  de  nouveau,  il  avait 
pour  but  leur  consécration  à  Dieu  et  à  la  liberté.  Ce  dernier  point 
a  été  trop  peu  remarqué  ;  c'est  peut-être  le  point  capital.  Les  visi- 
teurs de  Montalembert,  à  son  château  de  la  Roche,  ne  se  rencon- 
traient point  pour  la  première  fois  ;  ils  étaient  unis  d'amitié  depuis 
longtemps  ;  et  depuis  1854  au  moins,  ils  formaient  un  groupe 
connu  de  catholiques  libéraux  très  explicites  dans  l'expression  de 
leurs  sentiments,  très  hardis  dans  la  défense  de  leurs  convictions. 
A  cette  date,  depuis  huit  ans,  ils  avaient  adopté  la  revue  men- 
suelle :  Le  Correspondant,  pour  leur  organe  officiel.  Chaque  mem- 
bre de  la  petite  chapelle  y  venait  officier  à  son  tour.  Falloux, 
Broglie,  Cochin,  Ozanam,  Foisset,  Montalembert  formaient  le  con- 
seil de  rédaction  ;  et,  dans  leurs  articles  respectifs,  distillaient,  à 
qui  mieux  mieux,  les  drogues  du  libéralisme.  En  se  rencontrant  à 
la  Roche-en-Brenil,  ils  étaient  là,  comme  un  état-major  qui  tient 
conseil  ;  ils  se  communiquaient  leurs  idées,  leurs  projets  d'ouvra- 
ges, leurs  plans  de  campagne.  Au  pied  de  la  lettre,  ils  faisaient  ce 
que  font  de  temps  en  temps  les  directeurs  de  journaux  :  ils  délibé- 
raient et  se  proposaient  de  continuer.  Montalembert  mettant  cela 
en  épigraphie,  était  sans  doute  un  peu  solennel  ;  mais  il  ne  men- 
tait pas,  lui,  le  moins  menteur  des  hommes.  Tout  au  plus^  d'après 
les  suites,  pourrait-on  dire  qu'il  divulguait  ce  que  les  compères 
voulaient  tenir  caché  ;  il  a  été  sincère  et  fidèle  historien. 

Dieu  et  la  liberté  signifient-ils  quelque  chose  d'innocent  comme, 
par  exemple,  sous  la  Restauration  :  Dieu  et  le  Roi  ?  Faut-il  l'en- 
tendre comme  l'inscription  gravée  sur  l'anneau  de  S.  Louis:  Dieu, 
France  et  Marguerite,  hors  cet  anel  n'ai  point  d'amour?  La  dévo- 
tion des  nouveaux  chevaliers  devait-elle  aussi  se  partager,  dans 
la  proportion  nécessaire,  entre  Dieu  et  la  liberté  ?  Cet  échappatoire 
ne  peut  plus  se  plaider.   Nous  avons,   de  l'inscription,  des  com- 


516  CHAPITRE    XIX 

menlaires  officiels  ;  il  est  impossible  d'en  dégager  autre  chose 
qu'un  attachement  équilibré  entre  la  liberté  et  Dieu.  En  sorte  qu'on 
ne  voudrait  pas  servir  Dieu  sans  la  liberté  et  qu'on  ne  voudrait 
pas,  non  plus,  servir  la  liberté  sans  Dieu.  On  prétend  servir  l'un 
et  l'autre  solidairement,  comme  si  la  seconde  était  une  émanation 
divine  du  premier. 

Tel  est  le  langage  de  Montalembert  dans  un  discours  de  Ma- 
lines,  dans  ses  lettres  et  dans  son  abominable  écrit  :  L'Espagne  et 
la  liberté.  Le  duc  de  Broglie  a  été  aussi  loin,  lorsqu'il  compare  la 
religion  et  la  liberté  à  deux  puissances  suprêmes  qui  ont  peur 
Tune  de  l'autre  et  que  leurs  partisans  doivent  contraindre  à  se 
mettre  d'accord.  Falloux  les  dépasse,  si  possible,  quand  il  appelle 
Dieu  et  la  liberté,  les  deux  pôles  du  monde.  Foissel  s'exprime  de 
la  même  façon,  dans  la  Vie  du  P.  Lacordaire,  et  Cochin  nous  dit 
que  le  plus  ardent  des  conjurés,  sur  son  lit  de  mort,  emportait 
dans  l'autre  monde  un  cuisant  regret,  le  regret  de  n'avoir  pas  vu 
sur  la  terre  la  réconciliation  de  l'Eglise  catholique  avec  la  liberté 
moderne. 

Ces  témoignages  acquis  à  l'histoire,  —  et  il  serait  trop  facile 
d'en  multiplier  le  nombre,  —  il  y  a,  dans  l'inscription  de  la  Roche- 
en-Brenil  et  le  pacte  renouvelé  par  l'assistance,  tout  ce  qu'il  faut 
pour  constituer  une  secte.  S'engager,  en  effet,  à  défendre  exclusi- 
vement une  nouvelle  liberté  del'Eglise,  qui  consisterait  seulement 
dans  la  jouissance  des  quatre  libertés  constitutionnelles,  avec  la 
machine  parlementaire  du  suffrage  public  au-dessous  ;  se -dévouer, 
par  un  pacte,  à  servir  ensemble  Dieu  et  la  liberté  comme  deux 
puissances  souveraines  dorénavant  inséparables  dans  leurs  mani- 
festations terrestres  :  il  y  a  là  certainement  une  nouveauté  dans 
l'Eglise,  une  invention  hérétique,  quelque  chose  dont  la  tradition 
ne  renferme  pas  le  germe,  par  conséquent  une  erreur-mère  qui 
doit  enfanter  un  schisme. 

Ce  schisme  est  d'autant  plus  coupable  qu'on  sait  mieux  son  his- 
toire. Cette  histoire  date  de  89  et  ne  remonte  guère  plus  haut  que 
cette  hégire.  Le  Dieu  et  la  liberté  de  la  Roche-en-Brenil  !  qui  donc 
a  le  premier  prononcé  ce  monstrueux  accouplement?  C'est  le  pa- 


l'inscription  de  la  roche-en-brenil  517 

triarche  de  Ferney  bénissant  le  fils  de  Franklin  et  l'armant  che- 
valier de  la  société  moderne.  Qui  a  repris  cette  bénédiction  de 
Voltaire,  oubliée  depuis  la  révolution  ?  qui  l'a  traduite  de  l'anglais, 
sa  première  langue?  C'est  l'abbé  de  Lamennais,  arborant  cette 
épigraphe  en  tête  de  son  journal  ïAvenir,  condamné  depuis  par 
Grégoire  XVI?  Qui  a  relevé  cette  devise  de  l'anathème  souslequel 
elle  gisait  à  terre,  qui  lui  a  conféré  les  honneurs  de  la  langue  li- 
turgique en  la  gravant  en  latin  sur  la  pierre  de  la  Roche-en-Brenil  : 
Deo  et  libertali  ?  On  ne  le  sait  que  trop.  Ni  les  hontes  de  Voltaire, 
ni  la  chute  du  solitaire  de  la  Chennaie,  ni  la  condamnation  du 
Souverain  Pontife,  n'ont  pu  empêcher  ce  scandale.  Le  Syllabus 
a-t-il  eu,  au  moins,  la  puissance  de  l'abolir  ?  Pas  davantage.  L'ins- 
cription a  survécu  six  ans  sous  la  garde  de  Montalembert,  huit 
ans  sous  la  garde  de  Cochin,  qui  l'invoquait  dans  l'éloge  funèbre 
de  son  ami,  dix  ans  sous  la  garde  de  Falloux,  qui  ose  bien,  dans  le 
Correspoyidant  de  1874,  parler  encore  des  deux  pôles  du  monde 
religieux,  moral  et  politique  :  Dieu  et  la  liberté. 

Dieu  et  la  liberté  !  C'était  aussi  un  mot  d'ordre  de  la  franc-ma- 
çonnerie.  La  franc-maçonnerie  rendait  hommage  au  grand  archi- 
tecte de  l'univers,  mais  ne  lui  demandait  qu'une  chose,  le  droit, 
le  pouvoir ,  la  liberté  de  s'abandonner  à  toutes  ses  passions. 
L'affranchissement  des  passions,  la  réhabilitation  de  la  chair, 
c'était  la  liberté  et  le  droit  :  Dieu  n'était  plus  que  le  témoin  im- 
puissant du  désordre,  un  roi  désarmé,  contraint,  par  le  progrès 
des  temps,  d'assister  muet  à  la  dégradation  de  l'homme  et  de 
subir  tous  les  outrages  de  l'indifférence.  Mais  ce  Dieu  avachi 
n'était  qu'un  Dieu  spéculatif,  presque  fantastique,  bon  tout  au 
plus  comme  machine  de  guerre  contre  Jésus-Christ  et  son  Eglise. 
Depuis,  ils  ont  renié  Dieu  et  ils  l'ont  mis  de  côté.  La  liberté 
suffit  à  leur  philosophie,  à  leur  morale  et  à  leur  politique.  La 
liberté,  c'est  la  mise  a  néant  de  la  religion  et  la  proscription  de 
l'Eglise.  La  liberté,  ce  sont  les  congrégations  religieuses  confis- 
quées, les  moines  proscrits,  les  curés  sac  au  dos,  les  oblations  des 
fidèles  soumises  à  la  gestion  de  l'Etat,  l'école  neutre  livrée  au 
diable,  les  hôpitaux  et  les  hospices  laïcisés,  les  orphelinats  trans- 


518  CHAPITRE    XIX 

formés  en  porcheries,  les  cimetières  expurgés  de  la  croix,  le  monde 
entier  livré  à  Satan. 

Viens,  Satan,  le  calomnié  des  prêtres!  La  liberté,  qui  couvre 
Jésus-Christ  de  son  anathème,  va  t'ériger  des  autels.  C'est  l'abou- 
tissement de  la  formule  :  Dieu  et  la  liberté. 


CHAPITRE  XX 


LES  CATHOLIQUES   LIBERAUX  A  MALINES. 


Du  18  au  22  août  1863  et  du  29  août  au  3  septembre  1864,  les 
catholiques  du  monde  entier,  ou,  du  moins,  les  plus  éminents 
d'entre  eux,  courant  sur  les  brisées  des  catholiques  allemands,  se 
réunirent  à  Matines^  en  Belgique.  Dans  ces  assemblées  générales, 
le  but  était  d'étudier  ensemble  toutes  les  questions  qui  intéressent 
TEglise,  et,  sans  déroger  au  respect  dû  au  pouvoir  hiérarchique, 
de  se  concerter  sur  les  conclusions  à  prendre,  sur  les  résolutions  à 
intervenir.  Pour  atteindre  ce  but,  on  avait  pris  d'avance  l'agré- 
ment de  l'autorité  ecclésiastique  et  pris,  près  du  pouvoir  civil, 
toutes  les  provisions  légales.  En  soi,  l'idée  n'était  pas  mauvaise  : 
il  est  toujours  bon  de  se  voir  et  de  s'entendre  :  mais  la  chose 
n'était  pas  sans  péril.  Les  hommes  isolés  sont  plus  sages  ;  réunis, 
ils  se  communiquent  un  certain  magnétisme,  s'impriment  une 
certaine  impulsion  qui  ne  cadrent  pas  toujours  parfaitement  avec 
la  sage  prudence.  La  nouveauté  de  l'initiative  avait  inspiré  un 
grand  enthousiasme  ;  il  y  eut  foule,  surtout  de  France.  L'assem- 
blée s'ouvrit  par  des  actes  de  religion  et  s'inaugura,  comme  elle 
devait  se  clore,  par  de  grands  discours.  Dans  l'intervalle  des  so- 
lennités, il  y  eut,  de  la  part  des  hommes  d'une  exceptionnelle 
compétence,  de  sérieuses  études.  C'est  de  quoi  on  s'est  occupé  le 
moins  et  c'est  par  là  surtout  que  les  congrès  ont  leur  importance 
pratique. 

Le  premier  Congrès  s'était  partagé  en  cinq  sections.  La  pre- 
mière, consacrée  aux  œuvres  religieuses,  s'occupa  du  denier  de 
Saint-Pierre,  des  zouaves  pontificaux,  de  l'enterrement  des  pau- 
vres, de  la  sanctification  du  dimanche,   de  la  propagation  de  la 


520  CUAFITRE    XX 

* 

foi,  de  l'éreclion  à  Londres  d'un  séminaire  pour  les  missions,  de  la 
mission  de  l'Herzégovine,  d'une  église  catholique  à  Saint-Péters- 
bourg, d'une  mission  belge  en  Chine  et  des  pèlerinages  à  Rome. 
—  La  seconde  section,  affectée  aux  œuvi'es  cliaritables,  étudia 
les  œuvres  libres  et  les  obstacles  qu'elles  rencontrent,  les  entre- 
prises qui  correspondent  aux  besoins  les  plus  urgents,  la  société 
de  Saint  Vincent-de-Paul,  l'œuvre  de  François-Xavier  et  du  com- 
pagnonnage de  l'abbé  Kœlping,  le  projet  d'une  maison  de  retraite, 
enfin  les  œuvres  de  miséricorde  et  des  mères  de  famille.  —  La 
troisième  section,  formée  pour  l'instruction  et  l'éducation  chré- 
tiennes, chercha  les  moyens  de  propager  l'enseignement  et  les 
écoles  catholiques,  de  répandre  les  bons  livres,  de  former  des 
bibliothèques,  d'instruire  les  sourds-muets,  de  créer  à  Louvain 
une  école  des  mines,  et  de  constituer,  pour  tout  l'univers,  une 
académie  catholique.  —  La  quatrième  section,  vouée  à  l'art  chré- 
tien, s'occupe  de  son  enseignement  et  de  sa  diffusion,  de  l'archéo- 
logie, de  la  décoration  des  églises,  des  œuvres  d'imagination  et 
de  critique  autant  qu'elles  peuvent  trouver  place  dans  les  églises, 
et  delà  réédification  de  la  basilique  de  Saint-Martin  à  Tours.  — 
La  cinquième  section,  pour  la  liberté  religieuse,  s'enquiert  de  la 
publicité,  de  l'association,  de  la  correspondance,  de  la  statistique, 
des  cercles  et  de  divers  autres  sujets  relatifs  à  l'intérêt  général  de 
l'Eglise. 

Le  second  congrès  se  partagea  également  en  cinq  sections.  La 
première,  pour  les  œuvres  religieuses,  s'occupa  des  ordres  monas- 
tiques, des  associations  catholiques,  de  la  fondation  d'une  société 
en  Irlande  pour  combattre  la  propagande  protestante,  du  denier 
de  Saint-Pierre,  de  l'extension  des  pèlerinages,  enfin  des  moyens 
de  confirmer  les  populations  dans  la  foi  et  dans  la  pratique  chré- 
tiennes. —  La  seconde  section,  dite  d'économie  chrétienne,  dis-, 
cuta  sur  l'intervention  de  l'autorité  publique  dans  les  quêtes,  sur| 
l'organisation  de  l'industrie  moderne,  sur  la  condition  des  fem- 
mes dans  la  classe  ouvrière,  sur  l'emprisonnement  cellulaire,  sur 
la  mutualité  et  l'association,  sur  le  compagnonnage  et  le  patro- 
nage, sur  les  moyens  de  combattre  l'intempérance  et  d'améliorer 


LES   CATUOLIQUES    LIBÉRAUX   A   MALINES  521 

les  habitations  d'ouvriers.  —  La  troisième  section  examina  la 
combinaison  de  l'instruction  primaire  avec  renseignement  profes- 
sionnel, l'emploi  des  classiques  païens  dans  les  humanités,  et 
l'enseignement  de  l'économie  politique.  —  La  quatrième  section, 
vouée  à  l'art,  revendique  l'application  des  règles  morales  aux 
œuvres  d'art  et  de  littérature,  cherche  des  moyens  de  moraliser 
l'art,  traite  de  l'imagerie  religieuse,  du  moulage  des  œuvres  de 
sculpture,  de  l'intervention  de  l'Etat  en  matière  d'art  et  de  la 
mission,  dans  les  arts  et  les  lettres,  de  l'association  libre  ;  une 
sous-section  agile  les  questions  de  plain-chant  et  de  musique  re- 
ligieuse. —  La  cinquième  section,  sur  la  liberté  religieuse,  discute 
le  problème  d'un  journal  international,  des  publications  catholi- 
ques, du  colportage,  des  moyens  de  rectifier  les  erreurs  et  de  re- 
pousser les  mensonges,  du  cadre  d'une  statistique  catholique  et  de 
divers  concours  d'art  et  de  propagande. 

C'est  par  ces  études,  disons-nous,  que  les  congrès  peuvent  être 
précieux.  Ces  assemblées  sont  comme  les  veillées  d'armes  de  sol- 
dats de  la  sainte  Eglise,  le  concert  préparatoire  aux  luttes  à  sou- 
tenir pour  la  vérité.  Mais  un  enfant  gâté  du  parti  libéral,  dans  ses 
Notes  et  souvenirs^  l'abbé  Rouquette,  nous  apprend  que  la  plus 
large  fart  avait  été  laissée  aux  partisans  du  catholicisme  libéral  ; 
il  ajoute  naïvement  que  -<  l'évêque  d'Orléans  et  Falloux  se  passè- 
rent réciproquement  Vencensoir  et  en  usèrent  aussi  très  réciproque- 
ment ».  Là  n'est  pas  le  mal  ;  le  mal,  c'est  que  les  catholiques  libé- 
raux de  France  se  donnèrent  rendez-vous  à  Malines  et  y  distillèrent 
leur  erreur  avec  le  plus  d'entrain  et  la  plus  singulière  crudité. 

Le  petit  cénacle  bourguignon  s'était  ouvert  en  octobre  1862  ; 
l'inscription  de  la  Roche-en-Brenil  avait  été  gravée  dans  les  pre- 
miers mois  de  1863  ;  le  18  août  de  la  même  année  se  réunissait  le 
congrès  de  Malines.  Montalembert  était  tout  plein  des  lumières  et 
des  flammes  de  son  couvent  domestique.  Or,  quel  sujet  va-t-il 
traiter  dans  son  discours?  L'Eglise  libre  dans  l'Etat  libre  :  la  pro- 
pre formule  de  l'inscription  devient  sa  thèse  de  propagande.  Plus 
répandu  en  français  qu'en  épigraphie,  un  seul  discours  ne  lui  suffît 
pas,  il  lui  en  faut  deux,  maintenant  écoutons  : 


522  (JUAPITKE    XX 

«  C'est  à  la  Belgique  que  nous  avons  emprunté  les  exemples, 
les  idées,  les  solutions,  réunis  dans  une  formule  déjà  célèbre  : 
L'Eglise  libre  dans  TEtat  libre,  et  qui,  pour  en  avoir  été  dé- 
robée par  un  grand  coupable,  n'en  reste  pas  moins  le  symbole 
de  nos  convictions  et  de  nos  espérances.  En  arborant  cette  devise, 
nous  entendons  réclamer  la  liberté  de  l'Eglise,  fondée  sur  les  liber- 
tés publiques...  La  Belgique,  catholique  et  libérale,  a  trouvé  la 
solution  la  plus  difficile  du  monde  nouveau.  Elle  a  compris  les 
conditions  nouvelles  de  la  vie  publique  et  l'indépendance  réciproque 
du  pouvoir  spirituel  et  du  pouvoir  temporel...  Elle  a  gravé  tou^ 
les  principes  de  la  liberté  moderne  dans  sa  glorieuse  constitution, 
la  meilleure  des  continents  européens  (pour  ne  pas  faire  tort  à 
l'Amérique). 

<(  Ce  régime  de  liberté  et  de  responsabilité,  qui  enseigne  à 
l'homme  l'art  de  se  confier  en  soi  et  de  se  contrôler  soi-même, 
c'est  ce  qui  manque  le  plus,  en  dehors  de  la  Belgique,  aux  catho- 
liques modernes...  Les  catholiques  sont  inférieurs  à  leurs  adver- 
saires, parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  pris  leur  parti  de  la  grande 
révolution  qui  a  enfanté  la  société  moderne,  la  vie  moderne  des 
peuples...  Elle  leur  a  fait  peur.  (On  aurait  peur  à  moins.) /)fl/î.9 
Vordre  ancien^  les  catholiques  n'ont  rien  à  regretter  ;  dans  Tordre 
nouveau,  rien  à  redouter...  Quand  je  parle  de  liberté,  j'entends  la 
liberté  tout  entière,  la  liberté  fondée  sur  V égalité  et  le  droit  com- 
mun... L'avenir  de  la  société  dépend  de  ces  deux  problèmes  :  cor- 
riger la  démocratie  par  la  liberté,  concilier  le  catholicisme  avec 
la  démocratie.  » 

Le  libéralisme,  d'après  Montalembert,  est  un  symbole  qui  va 
ajouter  une  douzaine  d'articles  au  symbole  des  Apôtres  ;  il  a 
trouvé  la  solution  la  plus  difficile  des  temps  nouveaux  ;  il  accepte 
tous  les  principes  de  la  liberté  moderne;  il  asseoit  l'Eglise  sur  le 
droit  commun  et  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  dépouille  l'Eglise  de  son 
droit  propre,  de  son  droit  divin.  Et  l'orateur  répète  vingt  fois 
qu'il  ne  veut  pas  faire  de  théologie.  De  la  théologie,  en  voilà  et  de 
la  pire.  Pour  dogmatiser  si  légèrement,  Montalembert  peut  suffire; 
mais  pour  concilier  le  catholicisme  avec  le  libéralisme,  il  faudrait, 
ce  semble,  l'intervention  du  Pape. 


LES   CATHOLIQUES    LIBÉRAUX    A    MALIiNES  523 

«  Pour  mettre  à  couvert  des  orages  du  temps  Pindépendance  du 
pouvoir  spirituel,  proclamons,  en  toute  occasion,  l'indépendance 
du  pouvoir  civil...  Dieu  n'aime  rien  tant  au  monde  que  la  liberté 
de  son  Eglise,  a  dit  S.  Anselme.  La  liberté  est  donc  pour  elle  le 
premier  des  biens.  Mais  l'Eglise  ne  peut  être  libre  qu'au  sein  de 
la  liberté  générale...  Pour  moi,  je  l'avoue  franchement:  dans  cette 
solidarité  de  la  liberté  du  catholicisme  avec  la  liberté  publique,  je 
vois  un  progrès  réel.  Je  conçois  très  bien  qu'on  en  juge  autre- 
ment ;  mais  je  regimbe  dès  qu'on  prétend  ériger  les  regrets  en 
règle  de  conscience.  » 

Monlalembert  déraisonne  jusqu'à  Tabsurde,  lorsqu'il  fonde  la 
paix  de  l'Eglise  sur  l'indépendance  du  pouvoir  civil.  La  séparation 
de  l'Eglise  etde  l'Etat,  c'est  le  divorce,  et  le  divorce,  c'est  la  guerre. 
La  liberté  dont  S.  Anselme  prête  à  Dieu  l'amour,  c'est  la  liberté 
fondée  sur  l'immunité  de  droit  divin,  non  pas  la  liberté  moderne. 
L'ancienne  liberté,  c'était  la  liberté  à  laquelle  l'Eglise,  comme  telle, 
a  droit  strict  ;  la  liberté  moderne  n'est  pas  un  droit  dont  l'Eglise 
puisse  effectuer  la  revendication,  sauf  par  un  ar^umeni  ad  hominem  ; 
c'est  une  grâce  qu'elle  possède  dans  la  personne  de  ses  enfants, 
mais  ses  enfants  n'en  jouissent  qu'autant  que  la  fortune  politique 
du  pays  leur  en  assure  la  jouissance.  Avec  la  centralisation  admi- 
nistrative, avec  l'esprit  révolutionnaire  de  la  démocratie,  avec  la 
corruption  et  l'indifférentisme  des  masses  populaires,  les  catholi- 
ques courent  toutes  chances  de  perdre  la  liberté  moderne,  soit  dans 
les  élections,  soit  dans  les  disputes  parlementaires.  C'est  d'ordi- 
naire dans  les  pays  qu'on  dit  libres,  que  les  catholiques  sont  plus 
esclaves. 

«  Henri  IV,  poursuit  Montalembert,  introduisit,  en  France,  la 
liberté  de  conscience,  sous  une  forme  incomplète,  mais  la  seule  que 
pût  supporter  la  société  d'alors  :  il  donna  l'édit  de  Nantes.  Aussi- 
tôt éclata  cette  magnifique  efflorescence  dugénie,  de  la  discipline, 
de  l'éloquence,  de  la  piété  et  delà  charité  catholique,  qui  place  le 
dix-septième  siècle  au  premier  rang  des  grandssiècles  de  l'Eglise... 
La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  ne  donna  pas  seulement  le  signal 
d'une  odieuse  persécution,  elle  fut  une  des  principales   causes  du 


524  CHAPITRE    XX 

relâchement  du  clei'gé.  La  foi  et  les  mœurs  disparaissent  graduel- 
lement quand  la  Révolution  vint  proscrire  l'Eglise.   » 

L'édit  de  Nantes  est  une  concession  excessive  et  maladroite  que 
Richelieu  dut  combattre  et  que  Louis  XIV  dut  supprimer  :  Monta- 
lembert,  foulant  ces  deux  grandeurs,  oublie  sa  condition,  attribue 
les  grandeurs  du  XVII®  siècle  à  l'édit  de  Nantes,  c'est  une  pauvreté 
qui  ne  demande  pas  de  réponse.  Croire  que  la  révocation  de  cet 
édit  fut  une  des  causes  principales  du  relâchement  de  Tordre  sa- 
cerdotal, cela,  non  plus,  n'exige  pas  de  réfutation.  C'est  l'igno- 
rance pure  s'élevant,  avec  audace  ou  avec  naïveté,  jusqu'au  dog- 
matisme. Comment  nous  plaindre  des  forbans  qui  maltraitentnotre 
histoire,  si  les  catholiques  libéraux  la  traitent  avec  cette  désinvol- 
ture ? 

«  Je  ne  vais  pas  jusqu'à  prétendre  que  la  religion  seule  puisse 
suffire  à  défendre  le  monde  moderne  de  la  ruine  qui  le  menace. 
(Quelle  impiété  !)  L'exemple  de  l'empire  romain  devenu  chrétien 
et  tombé  sous  le  nom  de  bas-empire  au  dernier  rang  du  mépris, 
me  préserverait  de  cette  illusion.  » 

L'empire  romain  n'est  pas  devenu  chrétien  ;  il  a,  au  contraire, 
violé  tous  les  principes  de  la  foi,  outragé  les  mœurs  chrétiennes, 
méconnu  la  constitution  de  l'Eglise  et  supprimé  ses  droits.  Tant 
qu'il  dura,  les  grandes  âmes  cherchèrent,  dans  le  désert,  un  abri 
pour  leur  vertu.  Dieu  le  réprouva  et  Jean,  dit  Bossuet,  chante  sa 
ruine.  Quant  au  bas-empire,  le  dire  chrétien,  c'est  encore  un  acte 
de  haute  ignorance.  Le  bas-empire  était  bas  sous  tous  les  rap- 
ports ;  il  était  trop  bas  pour  connaître  autre  chose  que  l'hérésie, 
pour  ne  pas  aboutir  au  schisme  et  finir  dans  les  ténèbres  et  dans 
la  honte. 

«  Le  catholicisme  n'a  rien  à  redouter  de  la  démocratie  libérale, 
il  a  tout  à  espérer  du  développement  des  libertés  qu'elle  comporte. 
Le  catholicisme  a  tout  intérêt  à  combattre,  pour  son  propre  comp- 
te, ce  qui  menace  et  compromet  la  société  moderne  et  la  liberté... 
Toutes  les  extensions  de  la  liberté  civile  et  politique,  sont  favora- 
bles à  l'Eglise  ;  toutes  les  restrictions  tourneront  contre  elle.  Quelle 
est  donc  la  liberté  moderne  qui  ne  soit  désormais  ou  nécessaire 


LES    CATUOLIQUES    LIBÉRAUX    A    MALINES  525 

OU  très  Lilile  à  l'Eglise?  C'est  pourquoi,  il  ne  faut  pas  cesser  de 
redire  ces  fortes  paroles,  écrites  il  y  a  vingt  ans,  par  celui  qui  est 
devenu  le  plus  illustre  de  nos  évêques,  Mgr  Dupanloup  et  dont 
chaque  jour  écoulé  depuis  lors,  n'a  pu  qu'accroître  la  glorieuse 
autorité  :  «  Ces  libertés  si  chères  à  ceux  qui  nous  accusent  de  ne 
pas  les  aimer,  nous  \q?>  proclamons^  nous  les  invoquons  pour  nous 
comme  pour  les  autres.  Nous  acceptons,  nous  invoquons  les  prin- 
cipes et  les  libertés  proclamés  en  89.  >> 

Voilà  bien  la  formule  du  catholicisme  libéral.  Si  l'Eglise  ne  s'i- 
dentifie pas  avec  les  quatre  libertés  de  pensée,  de  conscience,  de 
presse  et  de  culte,  du  moins  elle  les  proclame  comme  vérité,  elle 
les  accepte  comme  formule  de  droit,  elle  les  invoque  comme  palla- 
dium, elle  les  défend  comme  bouclier  de  la  religion.  Or,  les  qua- 
tre libertés  ne  sont  que  des  concessions  au  malheur  des  temps  et 
à  la  malice  des  hommes  ;  elles  sont  la  négation  du  droit  divin  de 
la  sainte  Eglise  ;  elles  n'ont  que  momentanément  servi  sa  cause  ; 
elles  ont  été  surtout  utiles  pour  la  combattre  et  l'opprimer.  La- 
grange  protestant  contre  le  sens  de  l'inscription  de  la  Roche-en- 
Urenil,  ne  fait  plus,  ici,  que  figure  d'ignorant  ou  de  maladroit. 

«  En  venant  ici,  je  me  suis  arrêté,  comme  toujours,  avec  une 
émotion  profonde,  devant  le  monument  du  congrès  et  de  la  cons- 
titution, élevé  à  votre  indépendance  nationale  par  les  mains  de  la 
liberté  satisfaite.  Au-dessous  de  la  statue  du  roi,  j'ai  vu  quatre 
autres  statues  qui  représentent  les  quatre  autres  libertés  que  vo- 
tre constitution  a  données  à  la  Belgique  pour  patrimoine,  et  au 
monde  pour  exemple  :  la  liberté  d'enseignement,  la  liberté  d'asso- 
ciation, la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  des  cultes.  Il  n'y  a  pas 
une  seule  de  ces  libertés  qui,  aujourd'hui  comme  en  1830,  ne  nous 
soient  indispensables,  à  nous,  à  tous,  à  tous  les  catholiques  du 
monde  !  » 

Le  discours  de  Malines  est  la  suite  chronologique,  logique  et 
théologique  de  l'inscription  de  la  Hoche-en-Brenil.  L'auteur  de 
l'inscription  en  donne  le  commentaire  authentique,  en  vertu  de 
son  autorité  propre  et  de  son  incontestable  savoir.  Montalembert 
est  dans  le  faux  jusqu'au  cou,  jusque  par-dessus  la  tête  ;  mais  il 


5^6  CHAPITRE    XX 

ne  dissimule  pas,  il  n'équivoqiie  pas,  il  ne  plaide  pas  les  circons- 
tances atténuantes  ;  il  se  fait  gloire,  au  contraire,  de  ses  aberra- 
tions. 

A  la  liberté  des  cultes,  naturellement  «  la  plus  aimée,  la  plus 
sacrée,  la  plus  précieuse,  la  plus  légitime,  la  plus  nécessaire  », 
aux  yeux  de  l'Eglise  libre  dans  l'Etat  libre,  Monlalembert  consa- 
cre son  second  discours.  A  son  avis,  nous  arrivons  à  la  plénitude 
des  temps.  Le  passé  du  monde  était  une  période  d'enfance  et  de 
protection  ;  l'ère  nouvelle,  l'ère  de  l'émancipation  commence. 

«  Pour  condamner  le  passé,  il  faudrait  ne  lui  rien  devoir... 
L'Europe  lui  doit  d'être  demeurée  chrétienne.  Mais  c'est  précisé- 
ment pour  cela  que  la  justice  agrandi  dans  les  âmes  et  que  la  li- 
berté peut  enfin  s'établir  dans  les  faits.  C'est  précisément  quand  la 
tutelle  a  été  efficace  que  l'enfant  devient  digne  d'en  être  affranchi, 
et  qu'il  peut  unir  à  une  vive  reconnaissance  le  droit  de  s'en  passer.  » 

Si  la  justice  surnaturelle  était  si  fortement  établie  dans  les 
âmes,  que  la  liberté  extérieure  en  soit  l'irradiation  nécessaire, 
nous  ne  songerions  pas  à  nous  en  plaindre.  C'est  le  contraire  qu'on 
veut  ;  on  veut  la  liberté  pour  se  passer  de  justice  et  s'en  affran- 
chir ;  on  veut  la  liberté  pour  avoir  le  droit  de  se  passer  de  l'Eglise, 
de  la  repousser  et,  à  la  fin,  de  l'anéantir.  C'est  pourquoi  la  liberté 
des  cultes  fait  peur  aux  catholiques. 

«  Si  l'on  recherche  les  motifs  de  cet  effroi,  on  pourra  les  rame- 
ner à  trois  principaux  :  les  catholiques  la  croient  d'origine  anti- 
chrétienne; ils  la  voient  surtout  invoquée  par  les   ennemis  de 
KEglise  ;  ils  croient  avoir  plus  à  y  perdre  qu'à  y  gagner.   De  ces 
trois  objections,  je  ne  sais  vraiment  laquelle  est  la  moins  fondée^ 
et  la  plus  chimérique.  Je  les  conteste  toutes  les  trois  de  toute  V( 
nergie  de  mon  âme.  Non,  la  liberté  de  conscience  n'a  pas  ui 
origine  anti-chrétienne,  elle  a,  au  contraire,  la  même  origine  que 
christianisme  et  l'Eglise...  C'est  par  elle  et  pour  elle  que  l'Egllï 
a  été  fondée...   C'est  par  elle  et  avec  elle  seule  que  l'Eglise  a  faj 
toutes  ses  conquêtes.  L'avenir,  sur  ce  point,  répondra  au  passé. 

Tout  à  l'heure,  l'orateur  nous  disait  que  la  liberté  n'a  pu  s'éU 
IWv  que  tardivement,  parce  que  la  justice  ne  s'était  pas  suffisam^ 


LES    CATHOLIQUES    LIBÉRAUX   A   MALINES  5^7 

ment  ancrée  dans  les  âmes.  Maintenant,  il  n'y  a  jamais  eu  de 
tutelle,  la  liberté  est  née  avec  l'Eglise  ;  c'est,  par  elle,  que  le 
monde  s'est  converti  et  que  le  christianisme  a  effectué  toutes  ses 
conquêtes.  Mais  alors  il  est  bien  étonnant  que  les  catholiques,  les 
prêtres,  les  évêques  ignorent,  à  ce  point,  l'institution  de  l'Eglise 
et  son  histoire.  Non,  ils  ne  l'ignorent  pas  ;  l'Eglise  s'est  établie  en 
revendiquant  son  droit  divin  ;  elle  a  versé  son  sang,  prêché  l'E- 
vangile, constitué  le  monde  chrétien  et  refusé  la  liberté  aux  pas- 
sions des  hommes.  Les  passions  ont  repris  depuis  Luther  leur 
liberté;  elles  ne  l'exercent  que  contre  la  religion  et  l'Eglise, 
d'abord  en  demandant  le  droit  de  ne  pas  subir  leur  autorité,  en- 
suite en  prenant  le  droit  de  les  détruire.  Tel  est  l'enseignement 
de  l'histoire. 

u  Le  code  pénal  contre  les  catholiques  anglais  et  irlandais  ;  les 
lois  qui  ont  suivi  la  constitution  civile  du  clergé  en  France,  suffi- 
sent pour  montrer  à  quels  attentats  la  foi  catholique  est  exposée 
sous  l'empire  de  législations  qui  méconnaissent  la  liberté  religieu- 
se. Ah  I  sans  doute,  l'histoire  du  catholicisme  n'est  pas  pure  de 
cette  tache  ;  elle  a  aussi  plus  d'une  page  sanglante  et  à  jamais  re- 
grettable. » 

La  conclusion  à  tirer,  c'est  qu'il  n'y  a  pas,  sur  la  terre,  de  so- 
ciété divine  ;  qu'il  y  a  seulement  des  systèmes  en  présence,  systè- 
mes également  plausibles,  également  fondés  en  droit,  tous  par  la 
faiblesse  de  leurs  adeptes,  persécuteurs.  Par  sa  liberté  moderne, 
l'orateur  les  empêche  de  s'entre-tuer.  xMais  s'il  y  a,  en  présence, 
une  société  légitime  et  des  erreurs  illégitimes,  la  situation  change 
du  tout  au  tout.  La  société  légitime  réprime  justement  les  écarts  ; 
Terreur,  en  persécutant  cette  société,  commet  un  crime,  digne  de 
pitié.  Au  nom  de  son  principe,  elle  devrait  tout  tolérer  ;  au  nom 
du  nôtre,  nous  devons  repousser  toutes  les  erreurs,  même  par  la 
force. 

L'orateur  nous  rappelle  qu'à  Rome,  les  deux  pouvoirs  sont  dans 
la  même  main,  pour  qu'ils  soient  distincts  partout  ailleurs  et,de 
fait,  séparés.  Pourquoi  le  pape  n'a-t-il  pas  donné  à  l'Italie,  en  par- 
ticulier à  ses  Etats,  cette  liberté  des  cultes  qui  a  été  créée  et  mise 


S28  CHAPITRE   XX 

au  monde  par  saint  Pierre?  Pourquoi  a-t-il  prétendu  établir  à 
Rome,  «  un  blocus  hermétique  contre  l'esprit  moderne? 

«  L'Espagne  et  l'Italie,  ces  paradis  de  l'absolutisme  religieux, 
sont  devenus  le  scandale  et  le  désespoir  de  tous  les  catholiques.  » 
Pourquoi  le  Pape,  qui  le  pouvait,  n'a-t-il  pas  prêché  la  croisade 
en  faveur  des  quatre  glorieuses  libertés. 

L'orateur  cite  à  contre-sens  le  comte  de  Maistre  ;  avec  plus  de 
raison,  Fraysinous  et  les  sept  évêques,  signataires,  en  1863,  d'une 
adresse  aux  électeurs.  J.  de  iMaistre  est  le  théoricien  le  plus  ferme 
de  l'absolutisme  religieux  ;  le  gallican  Fraysinous  est  aux  anti- 
podes de  J.  de  Maistre.  Des  sept  évêques  du  tiers  parti,  cinq  aban- 
donnèrent leur  acte,  le  sixième  mourut;  le  septième,  Dupanloup, 
resta  seul  échoué  sur  la  quille  de  son  navire  brisé,  dont  il  enten- 
dait bien  se  faire  un  piédestal. 

((  Voilà  de  quoi  mettre  à  l'abri  de  tout  soupçon  d'hérésie,  les 
partisans  de  la  liberté  de  conscience  et  de  la  liberté  politique.  Je 
sais  bien  que  plus  d'une  de  ces  déclarations  a  été  promulguée  dans 
des  circonstances  critiques... Maisje  n'admets  pas  qu'on  ait  pu  arbo- 
rer ces  généreux  principes  pour  les  besoins  du  moment,  sauf  à  les 
renier  lorsqu'on  se  trouvera  dans  un  autre  camp. 

L'orateur  a  raison.  11  n'y  avait  pas  d'ambitieux  parmi  les  prélats  ; 
mais  il  y  avait  des  hommes  faillibles,  qui  ont  senti,  comme  Augus- 
tin, le  besoin  de  se  rétracter. 

<(  Chacun  est  libre  de  trouver  Tétat  moderne  préférable  à  celui 
qui  l'a  précédé  ;  j'arbore  bien  hautcette  préférence. Ce  n'est  pas,  du 
reste,  que  je  veuille  faire  de  ce  régime  nouveau  l'état  normal  de 
la  société,  car  je  ne  connais  pas  d'état  normal.  J'attends  qu'on 
veuille  bien  me  montrer,  dans  l'histoire,  un  temps  et  un  pays  où 
ce  prétendu  état  normal  ait  existé.  » 

Ridicule  sophisme  ou  haute  ignorance  !  Pour  les  individus  et  pour 
les  peuples,  il  y  a  un  état  normal,  et,  en  principe,  une  loi  de  per- 
fection. C'est  le  devoir  des  peuples  et  aussi  des  individus,  de  tendre 
sans  cesse  à  cette  perfection,  d'aspirer  à  cet  état.  Que  si,  par  fai- 
blesse d'esprit  ou  défaillance  de  cœur,  ils  n'y  parviennent  pas  tou- 
jours, et,  lorsqu'ils  y  parviennent,  n'y  restent  pas  longtemps,  s'en- 


LES    CATHOLIQUES   LIBÉRAUX   A   MALIiNES  529 

suit-il  qu'ils  aient  le  droit  de  tourner  le  dos  à  la  vérité,  à  la  vertu 
et  à  la  justice.  Les  délits  et  les  crinies  n'empêchent  pas  la  sagesse 
du  Code;  les  prévarications  des  peuples  ne  peuvent  prévaloir  contre 
l'autorité  sainte  de  l'Evangile. 

«  Répétons  ces  immortelles  paroles  de  notre  grand  et  cher  La- 
cordaire  :  «  Entendez-le  bien,  catholiques  ;  si  vous  voulez  la  liberté 
pour  vous,  il  faut  la  vouloir  pour  tous  les  hommes  et  sous  tous  les 
cieux.  Si  vous  ne  la  demandez  que  pour  vous,  on  ne  vous  l'accor- 
dera jamais.  Donnez-la  où  vous  êtes  les  maîtres,  afin  qu'on  vous  la 
donne  là  où  vous  êtes  esclaves.  » 

Quand  Lacordaire  commettait  cet  excès  de  parole,  il  ne  s'occu- 
pait pas  de  savoir  comment  il  relierait  son  libéralisme  au  passé  de 
l'Eglise  ;  comment  il  éviterait  de  tomber  dans  l'anarchie  ;  et  com- 
bien peu  il  respectait  Pie  IX,  chef  d'Etat,  indocile  à  ses  conseils. 

«  Je  dirais  volontiers  des  entreprises  engagées  par  les  catholi- 
ques libéraux  ce  qu'on  a  dit  des  Croisades  :  chacune,  prise  en  soi. 
a  échoué,  mais  toutes  ont  réussi.  Une  opinion  catholique  libérale 
s'est  fondée,  elle  existe  partout,  elle  grandit  chaque  jour  un  peu.  » 

Montalembert  confesse  donc  qu'il  y  a  eu  des  entreprises  catho- 
liques libérales  et  qu'elles  ont  toutes  échoué  :  Habemus  confîtenlem 
reum.  Quant  au  succès  général  qu'elles  ont  obtenu,  on  ne  peut  nier 
qu'elles  aient  troublé  les  esprits,  affolé  des  consciences,  égaré  une 
certaine  portion  delà  jeunesse.  Mais  Rome,  pour  contrecarrer  ces 
entreprises,  n'a  épargné  ni  les  conseils,  ni  les  exhortations,  ni  les 
enseignements  dogmatiques.  Les  libéraux,  qui  se  disent  soumis  à 
l'infaillible  autorité,  qu'ils  contesteront  bientôt,  n'ont  rien  entendu. 
Il  n'y  a  pires  sourds,  dit  le  proverbe,  que  ceux  qui  ne  veulent  pas 
entendre. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  ces  frasques  de  Montalembert  tiennent 
à  son  esprit  exalté  et  aventureux.  La  petite  église  libérale  comptait 
une  demi-douzaine  d'apôtres.  Sur  six,  cinq  étaient  à  Matines;  pas 
un  ne  désavoua  Montalembert  ;  tous  célébrèrent  les  hautes  vérités 
proclamées  par  l'éloquent  orateur  ;  tous  plaignirent  la  France  de 
ne  pas  posséder  les  libertés  de  la  Belgique  ;  tous,  à  Matines  et  ail- 
leurs, dirent  équivalemment  la  même  chose  que  Montalembert.  Le 

34 


530  CHAPITRE    XX 

fait  est  tellement  notoire,  qu'il  est  superflu  d'en  multiplier  les  preu- 
ves. De  tous,  on  peut  dire  ce  que  Broglie  disait  à  Lacordaire  et  ce 
que  Lavedan  disait  de  Dupanloup  :  la  conciliation  de  la  France 
moderne  avec  ses  libertés,  c'était  sa  pensée  la  plus  chère  et  l'un 
des  thèmes  favoris  de  ses  instructions. 

Je  ne  dis  plus  rien  du  second  discours  de  Montalembert,  conçu 
dans  le  même  but  que  le  précédent,  pour  innocenter  la  liberté  des 
cultes,  après  avoir  innocenté  les  trois  autres  libertés.  Nous  avons 
mieux. 

Après  la  publication  du  Syllabiis,  contradiction  absolue  et  con- 
damnation formelle  des  deux  discours  de  Montalembert  à  Malines, 
les  Jésuites  de  la  Civilta  publièrent  de  nombreux  articles,  non  pas 
pour  adultérer,  comme  Dupanloup,  le  sens  de  ce  document,  mais 
pour  en  donner  le  vrai  sens  et  justifier  cette  juste  interprétation. 
Il  faut  entendre  comment  Montalembert  les  traite  en  1868: 

«  Les  jésuites  de  Rome,  dit-il,  prennent  chaque  jour  à  tâche 
en  défendant  l'Eglise,  et  le  Saint-Siège,  à' outrager  la  raison,  la 
justice  et  l'honneur. 

«  Je  ne  peux  ni  ne  veux  me  taire  sur  les  monstrueux  articles  de 
la  Civiltà  cattolica  publiés  en  cette  même  année  1868  contre  la 
liberté  en  général  et  précisément  contre  les  libéraux  catholiques 
qui  ont  eu  la  naïveté  comme  moi  de  faire  valoir  et  triompher  à  la 
tribune  parlementaire  le  droit  public  des  jésuites,  au  nom  de  la 
liberté. 

«  D'après  les  pères  de  la  Civiltà  cattolica,  l'Eglise  ne  peut 
coexister  avec  aucune  liberté  moderne.  C'est  M.  Renan  parmi  les 
publicistes  contemporains  qui,  toujours  selon  eux,  a  le  premier  et 
le  mieux  compris  la  vérité  quand  il  a  proclamé,  dès  1848,  que 
l'Eglise  n'a  jamais  été  tolérante  et  ne  le  sera  jamais,  et  qu'un  ca- 
tholique libéral  ou  un  libéral  catholique  ne  pouvait  être  qu'un 
hypocrite  ou  qu'un  sot.  Nous  autres  qui  en  cette  même  année 
1848  et  1849  réclamions  et  obtenions  le  droit  d'enseigner  pour  les 
jésuites,  comme  pour  tous  les  autres  Français  au  nom  de  la  li- 
berté et  de  la  tolérance,  nous  n'étions  pas  de  bonne  foi,  car  aucun 
catholique  libéral  ne  peut  être  de  bonne  foi  ;  nous  sommes  le  juste 


LES   CATHOLIQUES   LIBÉRAUX   A   MALINES  531 

objet  de  la  dérision  et  des  catholiques  qui  ne  sont  pas  libéraux  et 
des  libéraux  qui  ne  sont  pas  catholiques, 

«  Pour  bien  servir  la  cause  catholique  dans  la  seconde  moitié 
du  XIXe  siècle,  il  n'y  a  rien  de  tel  que  d'étaler  aux  yeux  de  l'Eu- 
rope contemporaine  toutes  les  théories  et  tous  les  exemples  de 
persécution  que  l'on  peut  découvrir  dans  le  moyen  âge  et  de  les 
justifier  en  les  plaçant  sous  l'étiquette  d'un  pape  ou  d'un  saint. 
Pour  l'Espagne,  par  exemple,  il  faut  avoir  soin  avec  un  à-propos 
divinatoire  de  remettre  une  certaine  instruction  de  saint  Pie  V 
au  nonce  accrédité  près  de  Philippe  II  pour  déplorer  la  mollesse 
de  ce  roi  dans  la  poursuite  des  hérétiques  et  pour  insister  sur  la 
nécessité  de  leur  infliger  des  châtiments  temporels. 

((  En  thèse  générale,  il  faut  déclarer  tout  haut  et  tout  net  qu'il 
n'y  a  pas  de  liberté  moderne  qui  ne  soit  en  elle-même  une  chose 
déréglée,  pernicieuse,  «  mortelle  en  ses  effets  »,  non  pas  la  li- 
berté absolue  et  illimitée,  mais  telle  liberté  en  soi  est  une  peste, 
une  peste  spirituelle  et  bien  plus  funeste  que  la  peste  corporelle  ; 
le  tout  assaisonné  de  citations,  de  définitions  et  de  dissertations 
théologiques,  que  l'on  a  parfaitement  résumées  en  bon  français 
ainsi  qu'il  suit  : 

«  11  n'y  a  pas  de  liberté  saine,  toute  liberté  est  une  maladie  ;  il 
n'y  a  pas  de  liberté  sage,  toute  liberté  est  un  délire.  Il  n'y  a  pas 
une  bonne  et  une  mauvaise  liberté  de  la  presse,  c'est  toute  liberté 
de  la  presse  qui  est,  en  elle-même,  essentiellement  mauvaise.  Il 
n'y  a  pas  une  bonne  et  une  mauvaise  liberté  de  conscience,  c'est 
la  liberté  de  conscience,  qui  porte  en  elle-même  sa  propre  con- 
damnation. Il  n'y  a  pas  une  bonne  et  utie  mauvaise  liberté  des 
cultes.  C'est  la  liberté  des  cultes  qui  doit  (être  réprouvée  en  elle- 
même  d'une  manière  absolue,  et  ainsi  de  suite  pour  toutes  les  li- 
bertés, toutes  les  franchises,  toutes  les  émancipations  dont  se  glo- 
rifie la  société  moderne. 

<(  Sur  quoi  je  remarque  que,  quand  mes  contemporains  et  moi, 
nous  avons  réclamé  pendant  vingt  ans,  à  la  Chambre  des  pairs,  à 
la  Chambre  des  députés  et  à  l'Assemblée  nationale,  au  profit  de 
l'Eglise  et  spécialement  des  jésuites,  la  liberté  d'enseignement  et 


533  CHAPITRE    XX 

d'associaLion,  c'était  uniquement  au  nom  et  au  moyen  des  chartes 
et  des  constitutions  modernes,  au  nom  de  la  liberté  moderne,  de 
la  liberté  de  conscience  et  au  moyen  de  la  liberté  de  la  presse 
comme  de  la  tribune. 

«  Nous  avions  tous  tort  alors,  cela  est  clair.  En  bonne  théologie, 
M.  Renan  seul  avait  raison  lui  et  ses  pareils  qui  soutenaient  que 
le  catholicisme  et  surtout  les  jésuites  étaient  absolument  incompa- 
tibles avec  la  liberté  !  Seulement  il  fallait  nous  le  dire  alors.  C'é- 
tait alors  et  non  pas  maintenant  qu'il  fallait  nous  apprendre  que  la 
liberté  est  une  peste,  au  lieu  d'en  profiter  grâce  à  nous,  pour  venir 
vingt  ans  après  l'insulter  et  la  renier  en  même  temps  que  nous. 

«  J'ai  passé  depuis  longtemps  l'âge  des  mécomptes  et  des  émo- 
tions passionnées,  mais  j'avoue  que,  à  la  lecture  de  ces  palinodies 
effrontées,  j'en  ai  rougi  jusqu'au  blanc  des  yeux  et  frémi  jusqu'au 
bout  des  ongles.  Je  ne  suis  plus  assez  enfant  pour  me  plaindre  de 
l'ingratitude  des  hommes  en  général  et  des  jésuites  en  particulier, 
mais  je  dis  tout  haut  que  ce  Ion  de  faquin  et  de  pédagogue  appli- 
qué à  d'anciens  défenseurs  qui  ne  sont  pas  tous  morts,  à  d'ancien- 
nes luttes  qui  pourront  se  renouveler  demain,  ne  convient  ni  à  des 
religieux  ni  à  d'honnêtes  gens.  Cela  est  peut-être  parfaitement  or- 
thodoxe, je  ne  suis  pas  juge  en  fait  de  théologie,  mais  je  crois 
l'être  en  fait  d'honneur  et  d'honnêteté,  et  j'affirme  que  cela  est 
parfaitement  malhonnête.  » 

«  Gela  est  surtout  parfaitement  maladroit,  mais  c'est  précisé- 
ment cette  maladresse  qui  les  excuse  et  qui  les  sauve.  Ils  savent 
sans  doute  ce  qu'ils  disent,  mais  ils  ne  savent  certainement  pas  ce 
qu'ils  font.  S'ils  avaient  l'ombre  de  prévoyance,  je  ne  dis  pas  de 
cette  politique  profonde  et  calculatrice  que  leur  attribue  le  vul- 
gaire, mais  de  ce  bon  sens  qui  sait  simplement  ouvrir  les  yeux  sur 
ce  qui  se  passe  dans  un  monde  où  après  tout  on  tient  beaucoup  à 
vivre  et  à  prospérer,  ils  seraient  les  derniers  à  professer  de  telles 
doctrines  et  à  se  créer  de  tels  antécédents.  Le  passé,  un  passé 
si  rapproché  de  nous  aurait  pu  et  dû  les  éclairer,  en  attendant  les 
leçons  et  surtout  les  besoins  de  l'avenir. 

«  Si  un  seul  jésuite,  tant  soit  peu  accrédité  à  Rome,  s'était  ex- 


LES   CATHOLIQUES   LIBÉRAUX   A   MALINES  533 

primé,  de  1848  à  1850,  comme  la  Civiltà  de  nos  jours,  on  peut  être 
bien  sûr  que  pas  un  seul  collège  de  jésuites  n'eût  été  ouvert  en 
France,  et  en  outre  que  pas  un  seul  soldat  français  n'eût  marché 
pour  rétablir  le  pouvoir  temporel  à  Rome  !... 

«  Il  faut  convenir  'qu'ils  ont  inventé  une  singulière  façon  de  ser- 
vir la  religion,  de  la  faire  accepter,  comprendre  et  aimer  du  monde 
moderne.  On  dirait  qu'ils  traitent  PEglise  comme  une  de  ces  bêtes 
féroces  que  l'on  promène  dans  les  ménageries.  Regardez-la  bien, 
semblent-ils  dirent,  et  comprenez  ce  qu'elle  veut,  ce  qui  est  le  fond 
de  sa  nature.  Aujourd'hui  elle  est  en  cage,  apprivoisée  et  domptée 
par  la  force  des  choses,  elle  ne  peut  pas  vous  faire  de  mal  quant 
à  présent,  mais  sachez  bien  qu'elle  a  des  griffes  et  des  crocs  et,  si 
jamais  elle  est  lâchée,  on  vous  le  fera  bien  voir.  ^) 

Cette  longue  citation  est  extraite  d'un  long  article  sur  V Espa- 
gne et  la  liberté  ;  cet  article  avait  été  composé  pour  le  Correspon- 
dant ;  le  conseil  d'administration,  l'estimant  peu  sage,  peu  exact, 
susceptible  peut-être  d'attirer  les  censures  de  Rome,  refusa  de  le 
publier.  Montalembert  en  fit  tirer  une  épreuve  qu'il  distribua  à 
des  amis  du  premier  degré,  avec  charge  de  le  faire  connaître 
après  sa  mort.  Un  de  ces  exemplaires  avait  été  remis  au  P.  Hyacin- 
the ;  le  P.  Hyacinthe,  devenu  Loyson  comme  devant,  publia  cet 
article  en  1876,  dans  la  Revue  suisse  de  Lausanne.  Cet  article  fit 
esclandre  dans  l'Eglise  ;  pour  ne  pas  taxer  Montalembert  d'héré- 
sie ou  de  sédition,  il  fallait  le  croire  fou.  Néanmoins  Jules  Morel 
en  fit  la  réfutation,  une  des  meilleures  qu'il  ait  écrite.  La  meil- 
leure réfutation  fut  faite  par  la  famille  ;  elle  actionna  Loyson  de- 
vant les  tribunaux  pour  abus  de  confiance  et  outrage  à  la  mémoire 
de  l'orateur  catholique.  Un  jugement,  conforme  à  sa  demande, 
atteignit  Loyson.  Triste  et  terrible  extrémité  I  Pour  honorer  le 
souvenir  de  Montalembert,  il  faut  supprimer  ses  derniers  écrits  et 
brûler,  paraît-il,  sa  correspondance.  L'homme  qui  avait  dit  : 
«  L'Eglise  est  une  mère  !  »  avait  écrit,  quelques  jours  avant  son 
agonie  :  «  Du  pape,  on  a  fait  une  idole  ».  Pour  aller  du  premier 
point  à  l'autre,  il  a  fallu  descendre  bien  des  escaliers.  Le  catholi- 
cisme lihéral  avait  tué  physiquement,  intellectuellement  et  mora- 
lement ce  pauvre  Montalembert. 


o34  CHAPITRE    XX 

En  présence  de  sa  tombe  nous  ne  voulons  pas  oublier  ses  servi- 
ces et  taire  sa  gloire.  A  dix-sept  ans,  ce  fils  des  preux,  le  premier 
de  sa  famille  qui  ne  fut  pas  d'épée,  roulait  dans  sa  tête  mille  pro- 
jets d'entreprises  grandioses;  à  vingt  ans,  il  guerroyait  dans  une 
aventure  de  la  presse  religieuse  ;  à  vingt-trois  ans  il  ouvrait  une 
croisade  contre  le  vandalisme  dans  l'art  ;  à  vingt-cinq  ans,  il 
renouvelait  la  composition  historique  de  la  vie  des  saints,  et  pre- 
nait, dans  une  assemblée  souveraine,  une  place  qu'il  ne  devait 
céder  qu'à  la  force  ;  encore  remplaça-t-il  jusqu'à  la  fin  la  parole 
par  la  plume  ,  le  discours  par  le  livre  .  Nature  d'orateur  et 
d'homme  de  guerre,  mélange  de  feu  et  de  fer,  il  ne  pouvait  être 
et  il  n'a  été  que  soldat.  Comme  les  héros  de  la  Jérusalem  délivrée, 
tous  ses  coups  ouvrent  une  large  blessure  ou  emportent  le  mor- 
ceau ;  comme  eux  aussi  ce  fils  des  croisés  ne  guerroie  longtemps 
que  contre  les  fils  de  Voltaire.  Trop  heureux  s'il  pe  se  fût  laissé 
entraîner  dans  le  jardin  où  chantent  les  sirènes  du  libéralisme  ; 
plus  heureux  et  dix  fois  plus  grand,  s'il  ne  se  fût,  un  jour,  retiré 
sous  la  tente  et  n'en  fût  sorti  que  pour  combattre  ses  compagnons 
d'armes.  Nous  avons  donc  trouvé  en  lui-même  et  nous  avons  dû 
relever  ses  aberrations.  Ce  devoir  rempli,  nous  rendons  hom- 
mage au  vaillant  champion  de  l'Eglise,  au  paladin  qui  mit  son 
épée  au  service  des  faibles  et  ne  se  dévoua  longtemps  que  pour  les 
saintes  causes  (1). 


(1)  Lorsque  Pierre  Mabille  était  curé-doyen  de  Villersexel,  Montalembert  était 
avec  lui  en  relations  cordiales.  A  force  d'instances,  il  décida  le  curé  franc- 
comtois  à  faire  le  voyage  de  Paris  et  lui  olTrit  l'hospitalité.  Mabille  tomba  rue 
du  Bac  un  jour  que  Montalembert  recevait  ses  amis  en  soirée.  Le  bon  curé, 
assis  sur  un  canapé  à  côté  de  Madame,  demandait  naïvement  le  nom  des  visi- 
teurs et  donnait  naïvement  aussi  son  petit  mot  d'appréciation.  Tout  à  coup, 
entre,  brusquement  et  sans  aucune  forme  de  politesse,  un  prêtre  que  naturel- 
lement ne  connaissait  pas  Mabille  :  «  Et  cet  ecclésiastique,  qui  entre  sans  céré- 
monie, qui  est-ce  ?  —  C'est,  répond  Madame,  le  mauvais  génie  de  mon  mari, 
c'est  l'abbé  Dupanloup  ». 


CONCLUSION 


Nous  terminons  ici  ce  volume.  Non  pas  que  la  matière  soit  épui- 
sée ;  mais  V Histoire  du  catholicisme  libéral  doit  se  continuer  et  se 
compléter  par  VBistoire  de  la  persécution  religieuse  en  France. 
Nous  n'insistons  pas  ;  nous  n'ajoutons  point  :  Manent  opéra  inter- 
7mpta:  nous  ne  les  interromprons  pas  une  minute  ;  ou  plutôt  ce 
nouveau  travail  est  à  point  comme  étude  ;  il  n'attend  que  sa  ré- 
daction définitive,  chose  aisée  pour  tout  esprit  informé  et  con- 
vaincu. 

Dans  cette  conclusion,  nous  devons  rappeler  brièvement  la  con- 
duite des  catholiques  libéraux  avant,  pendant  et  après  le  Concile. 
En  présence  de  ces  grandes  assises  de  la  chrétienté  vous  pourriez 
croire  que  le  parti  libéral  se  pâma  d'aise  :  c'était,  à  ses  yeux, 
Fouverture  des  Etats  généraux  de  l'Eglise.  Détrompez-vous.  La 
magnifique  initiative  de  Pie  IX  lui  arracha  bien  quelques  acclama- 
tions de  pure  forme  ;  mais,  au  fond,  ce  parti,  ou  plutôt  cette  fac- 
tion, qui  est  essentiellement  parleuse,  quand  elle  vit  la  parole  don- 
née à  l'épiscopat,  se  prit  à  trembler  de  tous  ses  membres.  Au  fait, 
la  coterie  française  du  catholicisme  libéral  n'est  qu'une  petite  cha- 
pelle de  La  Roche-en-Brenil,  une  sorte  d'église  à  huis-clos,  dont 
Dupanloup  est  le  pontife  suprême  et  dont  tous  les  évêques  sont 
des  laïques,  intelligents  sans  doute,  mais  qui  ne  se  mesurent  pas 
à  leur  condition.  Ces  messieurs  sentirent,  qu'au  moment  où  les 
vrais  évêques  allaient  ouvrir  la  bouche,  leur  pourpre  devait  ins- 
tantanément se  décolorer  et  même  subir  une  éclipse.  Inde  irœ. 

Avant  d'entrer  dans  le  récit  de  cette  échauffourée,  dernier  effort 
du  gallicanisme  expirant,  nous  devons  dire,  au  regard  du  Concile, 
les  dispositions  de  la  France.  Par  France,  nous  n'entendons,  ni  le 
gouvernement  qui  se  montra  plus  révolutionnaire  que  catholique 


536  GOIS'CLUSION 

et  plus  allemand  que  français;  ni  cette  faction  libérale,  provisoi- 
rement inféodée  à  Napoléon  III,  qui,  tantôt  sympathique,  tantôt 
hostile  au  gouvernement,  essayait,  par  le  libéralisme,  de  mettre 
la  main  dessus.  Nous  entendons  par  France,  les  catholiques,  le 
clergé  unanimement  fidèle  et  cet  admirable  épiscopat  qui,  tenté 
par  la  fortune,  sollicité  par  un  soi-disant  génie,  non  seulement 
sut  résister  à  cette  double  séduction,  mais  rivalisa  de  zèle  dans 
l'affirmation  des  droits  de  la  Chaire  apostolique. 

A  part  quelques  exceptions,  plus  bruyantes  qu'autorisées,  l'é- 
piscopat  professait,  quant  aux  questions  du  Syllabus  et  à  Tinfail- 
libilité  du  Pape,  la  doctrine  des  évêques  du  monde  entier.  Mais, 
en  ce  qui  regarde  la  discipline,  la  situation  des  églises  de  France 
ne  ressemblait  point  à  celle  des  autres  provinces  de  la  catholicité. 
Ces  églises  devaient  donc  se  promettre,  des  décisions  du  Concile, 
des  fruits  abondants  et  salutaires.  Ce  point  est  d'une  telle  gravité, 
qu'on  peut  l'appeler  une  question  de  vie  et  de  mort. 

Depuis  le  Concordat,  la  situation  du  clergé  français  est  excep- 
tionnelle, non  seulement  dans  ses  rapports  avec  le  [gouvernement, 
mais  dans  sa  discipline  intérieure.  Le  droit  canon  n'existe  plus  en 
France  ;  il  s'y  rencontre  encore  peut-être  deux  douzaines  de  cano- 
nistes.  En  pratique,  il  n'y  a  plus  de  droit  pontifical.  L'abolition 
des  bénéfices,  la  spoliation  des  biens  du  clergé,  le  traitement  assi- 
gné aux  curés  par  TEtat  sont  les  principales  causes  de  l'oubli  dans 
lequel  le  droit  canon  est  tombé.  On  a  cessé  de  l'étudier  le  jour  où 
il  n'a  plus  été  d'aucune  application  pratique.  Les  fidèles,  les  prê- 
tres et  même  un  certain  nombre  d'évêques  se  préoccupent  vive- 
ment de  cet  état  irrégulier,  cause  permanente  de  faiblesse,  et 
parfois  prétexte  à  violence. 

En  conséquence,  l'administration  épiscopale  s'exerce  sur  le 
clergé,  presque  exclusivement,  par  des  décisions  ex  informala 
conscientia.  Les  nombreux  recours  à  Rome,  qui  ont  eu  lieu  depuis 
cinquante  ans,  l'ont  fait  comprendre,  et,  en  même  temps,  ont 
prouvé,  plus  d'une  fois,  que  les  formes  solennelles,  très  simples 
d'ailleurs,  que  le  droit  exige  dans  ce  genre  de  procédure,  n'avaient 
été  omises  que  par  ignorance.  L'histoire  atteste  même  que  de- 


CONCLUSION  537 

puis  Arvisenet,  auteur  du  Memoriale  vitœ  sacerdotalis,  jusqu'à 
l'auteur  ^de  cette  histoire,  il  y  a,  en  France,  un  martyrologe  du 
clergé,  une  liste  de  prêtres  immolés  par  la  passion,  non  pour  des 
torts  de  conduite  personnelle  ou  des  défauts  de  gestion  pastorale, 
bien  moins  encore  pour  des  erreurs  de  doctrine,  mais  uniquement 
pour  la  probité  de  leurs  convictions,  l'éclat  de  leurs  œuvres  et 
l'étendue  de  leurs  services.  Sous  un  régime  si  funeste,  les  églises 
ne  peuvent  que  dépérir. 

Dans  cette  situation  lamentable  de  l'inamovibilité  ad  nutum  des 
succursalistes,  on  voulait,  à  peu  près  unanimement,  un  retour  au 
régime  du  droit  établi  par  le  Concile  de  Trente  et  actualisé  depuis 
par  les  décrets  des  congrégations  pontificales.  On  ne  peut  pas  se 
faire,  parmi  nous,  à  l'idée  d'un  prêtre  irréprochable,  en  fonction 
depuis  quarante  ou  cinquante  ans,  louable  dans  son  ministère, 
plus  louable  encore  pour  les  œuvres  de  son  initiative  privée,  qu'un 
vicaire  général  de  fortune  destituera  un  beau  matin,  n'appellera 
pas  à  d'autres  fonctions,  privera  des  prérogatives  curiales,  mena- 
cera même  de  lui  retirer  le  droit  de  monter  à  l'autel  et  de  porter 
la  sainte  robe  du  sacerdoce.  On  ne  peut  pas,  dis-je,  s'habituer  à 
de  si  monstrueux  excès  ;  ou  s'ils  passaient  indemnes,  on  pourrait 
dire  :  Jam  fœtet  :  la  putréfaction  commence. 

Les  lecteurs  de  cette  histoire  ne  peuvent  pas  ignorer  que  les 
catholiques  de  France  se  divisent  malheureusement  en  deux  par- 
tis :  les  catholiques  sans  épithète  et  les  catholiques  libéraux.  La 
population  des  campagnes  est  étrangère  à  ces  divisions  ;  la  popu- 
lation des  villes  en  subit  plus  ou  moins  l'influence.  Des  sentiments 
divers,  sinon  opposés,  agitaient  les  deux  partis. 

Quant  aux  vœux  relatifs  aux  opérations  du  Concile,  les  catho- 
liques purs,  les  vrais  catholiques  désiraient  la  définition  dogma- 
tique de  l'infaillibilité  pontificale  et  de  l'assomption  de  la  Sainte 
Vierge;  la  mise  en  forme  positive  des  condamnations  du  Sylla- 
bus  ;  et  le  retour  à  ce  droit  canon  qui  éclaire  par  sa  doctrine  et 
féconde  par  sa  vertu. 

Pour  comprendre  ces  pressentiments,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
rappeler  les  grands  travaux  de  I^amennais,  de  Gousset,  de  Guéran- 


538  CONCLUSION 

ger,  de  Gerbet,  de  Parisis,  de  Bouix,  de  Rohrbacher,  et  de  tant 
d'autres  que  je  ne  nomme  pas,  mais  que  personne  n'oublie.  Il 
suffirait  de  lire,  au  Pontifical,  les  cérémonies  du  sacre  des  évoques, 
surtout  le  serment  qui  les  lie  au  Souverain  Pontife.  Il  faut  assuré- 
ment beaucoup  de  subtilité,  pour  concilier  ensemble  le  texte  de 
ce  serment  avec  les  confusions  du  libéralisme  et  les  trahisons  de 
l'opportunisme. 

L'épiscopat  français,  représenté  par  la  majorité  de  ses  mem- 
bres, s'unissait  au  Pape  avec  une  parfaite  unanimité  de  cœur  el 
d'esprit.  L'épiscopat  était  avec  Pie  IX  condamnant  les  propositions 
du  Syllabus  ;  avec  Pie  IX  invoquant  les  saints  et  les  martyrs  qu'il 
canonisait  ;  avec  Pie  IX  rappelant  aux  princes  chrétiens  leurs  de- 
voirs sacrés  ;  avec  Pie  IX  affirmant  la  pleine  puissance  que  le 
Pape  a  reçue  de  Jésus-Christ  pour  paître,  enseigner,  régir  l'E- 
glise universelle  ;  avec  Pie  IX  exerçant  sa  plénitude  d'autorité 
pour  faire  des  lois  et  en  dispenser  ;  avec  Pie  IX  maintenant  au  Pape 
le  droit  de  convoquer,  de  présider  et  de  confirmer  les  conciles. 
L'épiscopat,  de  cœur  et  d'esprit  avec  Pie  IX,  c'était  la  condamna- 
tion des  doctrines  de  1682,  du  libéralisme  et  de  toutes  les  pré- 
tentions surannées  du  particularisme  français.  Une  France  nou- 
velle devait  sortir  des  décrets  du  Vatican. 

Une  série  d'actes  épiscopaux,  dont  le  tome  XIV®  de  Rohrbacher, 
édition  Vives,  reproduit  les  textes,  atteste  cette  unanimité  morale 
des  évêques  et  leur  espérance  .  Henri  Plantier  de  Nîmes  et  le 
prince  de  la  Tour  d'Auvergne,  archevêque  de  Bourges,  composent 
deux  ouvrages  dans  ce  but.  Un  autre  prélat  réfute  les  craintes 
des  libéraux  à  propos  du  Concile.  René  Régnier  de  Cambrai  et 
Godefroi  de  Brossais-Saint-Marc  de  Rennes,  se  rangent  dans  la 
catégorie  des  ultramontains  fougueux,  qui  commence  à  S.  Irénée, 
se  continue  par  S.  Jérôme,  S.  Augustin,  S.  Ambroise,  S.  Thomas, 
Bellarmin  et  toutes  les  écoles  catholiques  jusques  et  y  compris 
S.  François  de  Sales,  S.  Alphonse  de  Liguori  et  Fénelon.  Pierre 
Mabille  de  Versailles,  salue,  dans  le  concile,  l'obstacle  providentiel 
aux  destructions  révolutionnaires.  Eusèbe  Caverot  de  Saint-Dié, 
Charles  Fillion  du  Mans,  Léonard  Berlaud  de  Tulle,  La  Bouillerie 


CONCLUSION  539 

de  Carcassonne,  par  des  considérations  diverses  abondent  dans  le 
même  sens.  Autrefois  Soardi,  Barruel,  Villecourt,  Gousset  avaient 
recueilli  les  témoignages  des  évoques  français  en  faveur  de  la 
principauté  des  Papes  ;  sur  le  seuil  du  Concile,  nos  évêques  ren- 
dent presque  tous  de  semblables  témoignages.  Tous  les  siècles 
en  France  sont  d'accord  sur  ce  chapitre  ;  la  Scolastique  et  les 
Pares  confirment  cette  unanimité  ;  Bossuet  même,  malgré  les  appa- 
rences, n'y  fait  pas  exception. 

Le  premier  qui  vient  jeter,  dans  ce  concert,  une  note  discor- 
dante, fut  le  P.  Hyacinthe.  C'était  un  ex-Dominicain,  devenu  Carme 
déchaussé  et  qui  se  déchaussa,  en  effet,  jusqu'à  se  montrer  sans 
culotte.  De  son  nom  de  famille,  il  s'appelait  Loyson,  nom  bien 
approprié  à  ses  dispositions  d'esprit,  surtout  à  son  défaut  de  fixité 
et  d'équilibre.  Nature  d'ailleurs  éloquente,  qui  eût  pu,  sous  une 
forte  direction,  faire  le  bien,  cet  enfant  gâté  du  libéralisme,  con- 
férencier à  Notre-Dame,  excellait  surtout  à  dire  des  mots  compro- 
mettants et  à  lancer  des  boulets  dans  la  flotte  catholique.  C'est 
bien  de  lui  que  viennent  ces  phrases  retentissantes  :  «  L'organisa- 
tion politique  du  Christianisme  s'écroule  dans  le  sang  et  dans  la 
boue  »  ;  —  «  Si  89  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer  »  ;  —  «  C'est 
un  fait  éclatant  qu'il  n'y  a  de  place  au  soleil  du  monde  civilisé  que 
pour  trois  sociétés  religieuses,  le  catholicisme,  le  protestantisme, 
le  judaïsme  »  :  à  cela  près  qu'elles  représentent  des  civilisations 
peu  d'accord  entre  elles.  —  Pour  ces  paroles  désastreuses  et  pour 
le  laxisme  de  son  enseignement,  le  P.  Hyacinthe  avait  été  repris, 
plusieurs  fois,  par  le  préposé  général  de  son  ordre.  Le  20  septem- 
bre 1869,  il  lui  répondit  qu'il  descendait  de  la  chaire  de  Notre- 
Dame,  pour  n'y  pas  porter  une  parole  faussée  par  un  mot  d'ordre 
ou  mutilée  par  des  réticences  ;  qu'il  sortait  de  son  couvent  devenu, 
pour  lui,  une  prison  de  Vâme,  cessait  de  dire  la  messe  et  jetait  le 
frac  aux  orties  ;  que  restant  d'ailleurs  prêtre,  il  protestait  contre 
ces  doctrines  et  ces  pratiques,  qui  se  disent  rowames,  mais  ne  sont 
pas  chrétiennes,  et  qui,  dans  leurs  envahissements  toujours  plus 
audacieux  et  plus  funestes,  tendent  à  chd^ngQv  la  constitution  de 
l'Eglise,  le /"on^/ comme  la /or^^ze  de  son  enseignement  et  jusqu'à 


540  CONCLUSION 

Vesprit  de  sa  piété  ;  qu'il  s'insurgeait  enfin  contre  l'opposition  de 
plus  en  plus  radicale  de  l'Eglise  catholique,  h  la  nature  humaine, 
à  la  société  moderne  et  au  véritable  Evangile  de  Jésus-Christ.  — 
Cette  apostasie  fît  esclandre  ;  elle  réjouit  les  libres-penseurs  et 
altéra  les  catholiques  libéraux.  Une  fois  évadé  de  son  couvent,  ce 
ridicule  personnage  ne  sut  plus  se  fixer  à  rien.  On  le  voyait  aux 
quatre  points  cardinaux,  très  embarrassé  de  lui-même,  très  em- 
barrassant pour  les  autres,  multipliant  les  écritures  frivoles,  pour 
justifier  son  cas.  Pour  faire  une  fin,  —  la  fin  ordinaire  des  apos- 
tats, —  Loyson  adressa,  au  pape,  un  mémoire  sur  les  cinq  plaies 
de  l'Eglise,  notamment  sur  le  célibat  et  prit  femme.  Prêtre  marié, 
il  s'aboucha  successivement  avec  les  anglicans  de  Henri  YIII,  les 
jansénistes  de  Hollande,  les  schismatiques  d'Orient,  les  Hussites 
d'Allemagne  et  les  athées  de  Genève.  Depuis,  il  est  devenu  reli- 
gionnaire  en  chambre  ;  ne  pas  confondre  avec  la  boutique  en  face. 
Beaucoup  de  bruit,  beaucoup  de  mouvement  pour  rien.  Loyson 
est  mort  ;  n'en  cherchez  pas  la  cause,  c'est  un  suicide,  pour  cause 
de  catholicisme  libéral. 

Au  moment  où  le  P.  Hyacinthe  paraissait  et  disparaissait,  comme 
une  fusée  ridicule,  se  publiait,  en  deux  gros  volumes,  un  ouvrage 
intitulé  :  Du  Concile  général  et  de  la  paix  religieuse.  L'auteur  était 
Maret^  évêque  de  Sura  in  partihus  infldelium  et  doyen  ecclésiasti- 
que de  la  Faculté  civile  de  théologie,  in  partions  Sorbonnicorum. 
Cet  auteur,  relativement  fécond  et  très  étudié,  avait  marqué  dans 
les  lettres  chrétiennes  :  c'était  un  de  ces  auteurs  savants  et  lourds 
qu'on  estime  d'autant  plus  qu'on  les  lit  moins;  à  la  lecture,  ils  per- 
dent leur  prestige.  En  faisant,  à  ces  écrits,  une  juste  part  de  louan- 
ges, l'équité  oblige  à  certaines  réserves.  L'Essai  sur  le  panthéisme 
affecte  une  logique  à  outrance,  qui  a  permis  à  l'adversaire  de  con- 
tester, non  sans  raison,  la  victoire.  La  Théodicée  chrétienne  con- 
tient plusieurs  passages,  qui,  d'après  un  bon  critique,  Adolphe 
Peltier,  s'écartent  sensiblement  de  la  théodicée  catholique.  La 
Dignité  de  la  raison  humaine  témoigne  certaines  complaisances, 
assurément  fort  habiles,  mais  qui  ont  appelé  les  observations  de 
dom  Guéranger  et  éveillé,  jusqu'à  Louvain,  des  ombrages.  En  1848, 


CONCLUSION  541 

l'auteur  censuré,  devenu  rédacteur  de  VEre  nouvelle,  trébuchait 
sur  la  question  des  rapports  du  Christianisme  avec  la  démocratie. 
Maintenant  le  démocrate,  évêque  refusé,  chanoine  sinécuriste  de 
Saint-Denis, dignitaire  de  l'Université  impériale, revendique,  pour 
Napoléon  III,  des  prérogatives  abandonnées  par  Louis  XIV,  et  ré- 
clame, entre  autres,  pour  les  métropolitains,  le  droit  d'instituer 
les  évéques.  On  voit  percer  le  bout  de  l'oreille. 

Autrement,  ce  bon  apôtre  veut  procurer  la  paix  religieuse.  Rien 
n'est  plus  précieux  que  la  paix.  Au  milieu  des  anxiétés  du  dedans 
et  des  combats  du  dehors,  il  est  douteux  qu'on  l'obtienne  par  des 
variantes  sur  la  déclaration  de  1682,  —  qui  touche  de  près  à  89  — 
dont  la  défense  a  été  déjà  vainement  composée  par  Bossuet  et  La 
Luzerne.  L'auteur,  il  est  vrai,  édulcore  le  gallicanisme,  le  réduit  à 
sa  plus  simple  expression,  à  son  minimum  de  réserves  ;  au  fond, 
il  veut  signer  la  paix  en  réformant  la  constitution  de  l'Eglise. 

La  théorie,  soutenue  dans  les  lourds  tomes  de  Maret,  se  ramène 
à  ces  deux  propositions  :  1''  Que  le  pape,  à  la  vérité,  est  souverain 
infaillible  de  l'Eglise,  mais  seulement  par  l'accession  des  évêques  : 
c'est  un  roi  dont  la  souveraineté  dépend  de  ses  sujets  ;  2°  Que, 
pour  assurer  à  la  souveraineté  épiscopale  son  exercice  régulier,  il 
faut  revenir  à  la  décennalité  des  conciles.  Thèse  contraire  à  l'E- 
vangile, insensée  jusqu'à  l'absurde,  hérétique,  schismatique  et 
propre  seulement  à  favoriser  l'apostasie  des  nations  latines. 

Avant  sa  publication,  l'ouvrage,  qu'on  disait  patronné  par  l'Em- 
pereur, théologien  dont  l'approbation  courait  risque  de  compro- 
mettre la  thèse,  avait  encouru  les  éloges  flétrissants  des  feuilles 
officieuses  et  les  justes  réserves  de  VUnivers.  Entre  temps,  des 
malins  s'étaient  fait  un  jeu  de  contester  à  l'évêque  in  partibus,  le 
droit  d'opiner  dans  les  conciles.  Après  la  mise  au  jour  des  deux 
volumes,  les  réfutations  vinrent  de  divers  côtés.  Dans  l'épiscopat, 
Louis-Edouard  Pie,  Henri  Plantier,  Edward  Manning  et  Auguste 
Delalle  criblèrent  Maret  de  flèches  victorieuses.  En  dehors  de 
l'épiscopat,  le  jésuite  Ramière,  le  P.  Matignon,  dom  Guéranger 
accablèrent  ce  revenant  du  conciliabule  de  Baie.  Finalement,  le 
concile  condamna  implicitement  Maret  par  ses    définitions,    et 


542  CONCLUSION 

Maret  dut,  pour  ne  pas  tomber  sous  les  censures,  réprouver  son 
ouvrage.  «  Belle  retraite,  disait  Napoléon,  mais  c'est  une  re- 
traite. » 

Alors  entre  en  scène  le  plu?,  grand  évêque  du  XIX^  siècle.  Dès 
l'annonce  du  concile,  Dupanloup  l'avait  salué,  non  comme  un 
couchant,  mais  une  aurore  qui  devait,  sans  doute,  amener  son  so- 
leil au  zénith.  Depuis,  suivant  sa  nature  ardente  et  rusée,  il  avait 
agité  le  monde  entier  par  sa  correspondance  et  visité  personnelle- 
ment les  bords  du  Rhin  et  TAUemagne.  Le  résultat  de  cette  agita- 
tion avait  été,  en  Allemagne,  la  formation  de  comités  libéraux  ; 
les  adresses  de  Mayence,  de  Goblentz  et  de  Bonn  ;  cette  campagne 
diplomatique  de  la  Bavière  ;  et  divers  écrits  de  Doellinger,  d'où 
sortira  bientôt  la  secte  des  vieux  catholiques  ;  et,  dans  tout  l'uni- 
vers, cette  petite  brochure  qui  fut  publiée  simultanément  dans 
toutes  les  langues,  pour  couler  bas  la  définition  de  Tinfaillibilité, 
brochure  dont  le  seul  effet  sera  de  troubler  la  paix  du  monde  et 
d'amener  un  schisme  en  Orient. 

Après  avoir  beaucoup  agité  le  monde  par  d'autres,  Dupanloup 
partant  au  concile  vers  la  mi-novembre,  voulut  l'agiter  par  lui- 
même,  tout  en  protestant,  selon  sa  coutume,  qu'il  n'écrivait  que 
pour  calmer.  Coup  sur  coup  il  publia  deux  brochures,  l'une 
contre  l'opportunité  d'une  définition  dogmatique,  l'autre  contre 
Veuillot,  qu'il  voulait,  on  ne  sait  pourquoi,  pulvériser  pour  la 
dixième  fois.  Sans  toucher  au  fond  de  la  question  théologique,  le 
prélat  voyait  à  l'opportunité,  mille  difficultés  :  1°  Difficultés  tirées 
de  la  nécessité  de  définir  les  conditions  de  l'acte  ex  cathedra,  tous 
les  actes  pontificaux  n'ayant  pas  ce  caractère  ;  2^  difficultés  tirées 
du  double  caractère  du  Pape,  considéré  soit  comme  docteur  privé, 
soit  comme  pape  ;  3°  difficultés  tirées  des  multiples  questions  de 
fait  qui  peuvent  se  poser  à  propos  de  tout  acte  ex  cathedra  ;  4°  dif- 
ficultés tirées  du  passé  et  des  faits  historiques  ;  5^  difficultés  tirées 
du  fond  même  de  la  question  ;  6"  difficultés  enfin  tirées  de  Tétat 
des  esprits  contemporains.  La  lettre  à  Veuillot  rabâche  sur  ces 
mêmes  questions  ;  ce  n'est  plus  que  l'effet  d'une  monomanie  dont 
il  faut  dédaigner  les  écarts. 


CONCLUSION  543 

A  propos  de  ces  observations,  Félix  Dupanloup  eut  maille  à  par- 
tir avec  Victor  Dechamps,  archevêque  de  Malines,  Edouard  Man- 
ning,  archevêque  de  Westminster  et  Jean  Spalding,  archevêque 
de  Baltimore  et,  ce  dernier,  à  propos  de  la  théologie  de  Patrice 
Kenrick,son  prédécesseur,  exploitée  sans  justice  par  l'évêque  d'Or- 
léans :  c'était  beaucoup  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  le  battre  à 
plate  couture.  Sans  entrer  dans  ces  débats,  il  était  prouvé,  en  droit, 
que  l'infaillibilité  du  pape  était  de  foi  ;  qu'elle  était,  selon  les  tra- 
ditions de  la  théologie,  parfaitement  définissable  ;  et  que,  suivant 
les  vœux  de  la  piété,  le  moment  était  venu  de  la  définir. 

Je  sais  bien  que  cette  définition  coupait  par  la  racine  le  libé- 
ralisme, qui  n'est  que  le  gallicanisme  sous  une  autre  forme  ;  mais 
le  concile  du  Vatican  ne  verra  pas,  dans  cette  exécution,  une  rai- 
son de  s'abstenir.  Les  décrets  du  concile  prouvent  tout  juste  que 
Dupanloup  n'avait  jamais  bien  compris  la  constitution  de  l'Eglise  ; 
les  événements  accomplis  peu  après  démontrent  qu'il  n'était  qu'un 
mauvais  prophète  ;  et  si,  au  lieu  de  tant  s'agiter,  il  s'était  tenu  tran- 
quille, il  est  probable  que  l'Eglise  n'aurait  souffert  ni  le  schisme 
arménien,  ni  la  scission  momentanée  des  vieux  catholiques  alle- 
mands (1).  Ces  deux  faits  restent  à  la  charge  de  sa  mémoire  :  Vœ 
komini  illi  per  quem  scandalum  venit. 

Dans  sa  réponse  à  l'évêque  d'Orléans,  l'archevêque  de  Matines 
avait  reproché  au  prélat  français,  trois  choses  :  !«  D'avoir  mal  posé 
la  question  ;  2°  de  l'avoir  entourée  de  vains  nuages  ;  3°  d'attribuer, 
à  la  définition,  de  chimériques  périls.  Sur  le  premier  point,  il  di- 
sait, en  substance  •  il  ne  s'agit  point  de  l'infaillibilité  ex  cathedra  ; 
il  s'agit,  avant  tout,  de  la  constitution  de  l'Eglise;  il  s'agit  desavoir 
où  se  trouve,  dans  l'Eglise,  la.  plénitude  de  puissance  sur  l'Eglise 
universelle.  Sur  le  second  point,  il  traitait  de  nuages  vains,  les 
mots  de  dogme  nouveau,   d'infailHInlité  personnelle  et  séparée,  les 

(1)  Après  le  concile,  Dœllinger,  dans  le  Mercure  de  Souabe,  reprocha  aux  ca- 
tholiques libéraux  leur  poltronnerie  ;  il  affirma  que  ces  sectaires  avaient  promis 
à  lui-même,  de  le  suivre  dans  sa  résistance  à  Kome.  Le  bruit  en  avait  couru 
en  effet  :  Pie  IX,  qui  ne  l'ignorait  pas,  avait  fait  préparer  une  bulle  d'excommu- 
nication ;  et,  parlant  de  Dupanloup,  le  chef  de  la  bande,  il  disait  :  Sara  colpito. 


544  CONCLUSION 

digressions  sur  Libère,  Yigile  etHonorius,  \eromanUme  insensé  de 
l'infaillibilité  privée  du  pape,  les  difficultés  illusoires  sur  la  posi- 
tion des  évéques  après  la  définition  et  l'inutilité  ultérieure  des  con- 
ciles. Sur  le  troisième  point,  sans  contester  qu'il  y  ait  au  dogme 
de  l'infaillibilité  des  profondeurs  théologiques,  il  croit  cependant 
facile  de  le  ramener  à  trois  conditions  :  les  définitions  ex  cathedra. 
viennent  du  pape  comme  pape  ;  elles  proposent  à  croire,  comme 
dogme  de  foi,  une  vérité  contenue  dans  le  dépôt  de  la  révélation. 
Ceci  est,  en  effet,  très  clair  ;  pour  se  dérober  à  ces  évidences,  il  faut 
avoir  fait  les  ténèbres  dans  son  âme  ou  s'être  enveloppé  la  tête 
d'une  épaisseur  de  toiles  d'araignée. 

Cette  lettre  de  l'archevêque  fut,  pour  le  P.  Gratry,  l'occasion 
d'entrer  dans  l'arène.  Elève  de  l'école  polytechnique,  devenu,  par 
la  grâce  de  Dieu,  prêtre  de  Jésus-Christ,  il  avait  été  l'apôtre  de  la 
jeunesse,  l'adversaire  des  sophistes  allemands,  et,  pour  son  compte, 
un  philosophe  idéaliste,  auteur  de  deux  écrits  sur  la  connaissance 
de  Dieu  et  la  connaissance  de  l'âme.  Cette  âme  contemplative  et 
douce  avait  un  fond  de  naïveté  ;  à  force  de  regarder  les  étoiles,  le 
bonhomme  tombait  parfois  dans  le  puits  et  faisait  rire  les  témoins 
de  son  aventure.  Ci-devant  oratorien,  ci-devant  chérubin  du  con- 
grès de  la  paix,  ce  religieux  volage  avait  eu  jusque-là  le  défaut 
unique  de  vouloir  embrasser  tout  le  monde;  maintenant  il  dégai- 
nait les  deux  épées  qui  ceignaient  sa  robe  cléricale  d'académicien  ; 
et,  pour  prouver  qu'il  était  homme  de  prière  et  de  paix,  il  s'appli- 
quait à  dévaliser  la  tradition  ;  il  allait  jusqu'à  ravager  son  bré- 
viaire. 

Oyez  les  preuves.  Maret  et  Dupanloup  avaient  été  battus,  c'est 
certain.  Comment  s'y  prendre  pour  les  tirer  des  abîmes  de  la  con- 
fusion. Le  P.  Gratry,  monté  sur  un  grand  cheval  de  bataille,  af- 
firme que  les  adversaires  ont  travaillé  sur  des  documents  faux,  et, 
par  conséquent,  leur  argumentation  tombe.  «Je  parle,  dit  Gratry, 
de  falsifications  proprement  dites,  d'interpolations,  de  mutilations 
frauduleuses,  introduites  dans  les  textes  les  plus  certains  et  les 
plus  respectables.  Je  dis  qu'il  y  a  une  école  d'apologétique,  où  se 
trouvent   des  saints  et  de  très  grands  esprits,  lesquels  ont  été 


CONCLUSION  545 

trompés  par  V aveugle  passion  d'un  certain  nombre  de  théologiens, 
parla  médiocre  honne  foi  de  plusieurs,  par  des  mensonges  propre- 
ment dits  et  par  des  falsifications  sciemment  pratiquées.  Il  faut  tout 
cela  pour  expliquer  ce  que  dit  et  imprime  cette  école...  Depuis  des 
siècles,  Vécole  de  dissimulation  et  de  mensonge  travaille  à  étouffer 
l'histoire  révélatrice  du  Pape  Honorius.  On  supprime  l'antique 
Bréviaire  romain  du  Ylle  siècle.  Orj  supprime  le  Liber  Diurnus. 
Jamais  il  n'y  eut,  en  histoire,  une  plus  audacieuse  fourberie,  une 
plus  insolente  suppression  de?>  faits  les  plus  considérables.  Le  men- 
songe profitera-t-il  à  Dieu,  à  l'Eglise,  à  la  papauté  ?  Tous  ceux  qui, 
malgré  ces  raisons  et  ces  faits,  pourraient  prononcer  dans  les  ténè- 
bres, en  rendront  compte  au  tribunal  de  Dieu.  Pour  moi,  je  crois 
très  fermement  écrire  ceci  par  Tordre  de  Dieu  et  de  N.  S.  Jésus- 
Christ^  par  amour  pour  son  Eglise.  Les  derniers  des  hommes  peu- 
vent recevoir  des  ordres  de  Dieu.  J'en  ai  reçu,  et,  pour  obéir,  je 
souffrirai  ce  qu'il  faudra  souffrir.  » 

Cette  première  lettre  est  suivie  d'une  seconde  sur  les  fausses 
décrétales,  d'une  troisième  contre  une  bulle  de  Paul  IV,  d'une 
quatrième  où  l'on  revient  sur  Honorius.  Entre  temps,  l'accusateur 
nous  apprend  qu'ils  travaillent,  quatre  ou  cinq,  depuis  six  mois, 
sur  les  textes;  qu'il  n'est,  lui,  que  le  Pascal  de  ces  nouvelles  pro- 
vinciales, expédiées  d'Orléans  à  tout  l'univers,  mais  aux  frais  de 
la  boîte  à  Pérette  du  libéralisme. 

Ce  scandale  surpassait  l'apostasie  du  P.  Hyacinthe;  il  fut  ac- 
clamé de  tous  les  impies.  Les  bénéficiaires  de  Penvoi  réclamèrent 
contre  l'injure.  Les  controversistes  découvrirent,  dans  les  écrits 
antérieurs  du  P.  Gratry,  des  passages  qui  réfutaient  ses  lettres. 

L'archevêque  de  Matines  répondit  avec  une  grande  mansuétude 
et  une  grande  force  de  doctrine.  Le  P.  Gratry  eut,  dans  la  lice, 
d'autres  adversaires,  non  moins  décisifs  :  Joseph  Chantrel,  Théo- 
dore Rambouillet,  Amédée  de  Margerie,  et  surtout  dom  Guéran- 
ger,  qui  fit  toucher  du  doigt  la  honteuse  ignorance  de  Gratry  (1). 

(1)  Je  veux  noter  ici  que,  parmi  tous  ces  insulteurs  du  Concile  et  de  l'Eglise 
depuis  le  Concordat,  aucun  n'a  été  dans  sa  personne,  l'objet  d'une  rigueur 
quelconque.  On  a  pu  réprimer  leurs  excès,on  ne  les  a  pas  frappés  autrement, ni 

35 


546 


CONCLUSION 


Les  évêques  si  sottement  admonestés,  répondirent  à  l'attaque, 
par  des  censures.  Le  premier  qui  parla,  par  la  plume  de  Freppel, 
fut  le  pieux  André  Roess,  évêque  de  Strasbourg,  Ordinaire  de 
Fauteur.  Après  lui,  Eusèbe  Caverot,  Florian  Desprez,  Delalle,  Fil- 
lion,  Gérault  de  Langalerie,  Louis  Nogret,  Joseph  Lequette  portè- 
rent, dans  des  formes  différentes,  des  condamnations  semblables. 
Dans  leurs  mandements,  ils  réprouvent  ces  lettres  comme  inju- 
rieuses à  l'Eglise  romaine,  contraires  à  l'enseignement  tradition- 
nel des  écoles,  dangereuses  surtout  pour  les  fidèles,  parce  qu'elles 
présentent,  sous  l'apparence  d'une  fausse  érudition,  des  objections 
cent  fois  réfutées,  sans  rien  dire  des  réponses  faites  par  les  plus 
graves  théologiens,  sans  rien  dire  des  textes  des  Ecritures,  des 
conciles  et  des  pères  qui  montrent  la  question  sous  son  vrai  jour. 

Le  P.  Gratry  mourut  en  1872;  avant  de  rendre  le  dernier  soupir, 
il  avait  rétracté  ses  lettres  et  s'était  soumis  aux  décrets  du  Vati- 
can ;  en  termes  un  peu  courts,  mais  il  ne  faut  pas  trop  demander 
à  un  homme  d'esprit  qui  cause  familièrement  avec  les  étoiles. 

Le  P.  Hyacinthe  était  passé  comme  un  météore,  espèce  de  feu 
follet  sorti  des  marais  pour  y  retomber  sans  retour;  l'évêque  de 
Sura  avec  ses  volumes  sur  les  conciles  d'Ephèse,  de  Chalcédoine, 
de  Constantinople,  n'avait  exercé  aucune  influence  sur  l'opinion 

dans  leur  considération,  ni  dans  leur  fonction,  ni  dans  leurs  intérêts.  Au  con- 
traire, tous  les  prêtres,  auteurs  de  livres,  qui  ont  été  frappés  dans  leur  per- 
sonne, Tout  été  pour  des  ouvrages  consacrés  à  la  défense  des  bonnes  doctrines 
et  surtout  des  doctrines  romaines.  Je  cite  ici,  parmi  les  plus  illustres,  Arvise- 
net,  Lamennais,  les  frères  Allignol,  le  docteur  André,  Gridel,  Maire,  Bergier, 
Gaume,Thiébaud,  Jacquenet,  Rohrbacher,Gombalot,  Migne,  Ségur,  Bouix,  Davin, 
et  une  quinzaine  d'autres  qu'il  est  superflu  de  nommer  pour  faire  ma  preuve. 
Ce  fait  prouve  deux  choses  :  1°  Que  la  vérité  est  seule  tolérante  et  ne  persécute 
jamais  personne,  elle  se  .borne  à  empêcher  de  faire  le  mal  ;  2°  que  l'erreur 
est  essentiellement  intolérante,  et  que,  dès  qu'elle  se  sent  en  force,  école,  parti 
ou  secte,  elle  tient  à  manifester  sa  puissance  en  supprimant  ses  adversaires,  en 
les  injuriant,  surtout  en  les  empêchant  de  parler.  Le  droit  de  parler,  très  pré- 
conisé des  libéraux,  au  point  qu'ils  l'inscrivent  dans  la  constitution  et  en  font 
l'élément  privilégié  du  parlementarisme,  ne  leur  paraît  acceptable  que  s'il  leur 
assure  les  immunités  de  monologue  et  empêche  toute  critique.  L'objet  qui  leur 
platt  le  plus,  c'est  l'encensoir,  pour  eux,  et,  pour  leurs  adversaires,  des  chaînes 
ou  le  bâillon. 


CONCLUSION  547 

et  s'était  fait  battre  affreusement  par  ses  a.dversaires  ;  l'évêque 
d'Orléans  avait  été  très  proprement  remis  à  sa  place,  d'où  il  intri- 
guera j  usqu'à  la  fin  ;  le  P.  Gratry,  de  cette  échauffourrée  malvenue, 
avait  fait  une  débauche  d'insolence  et  une  orgie  d'ignorance.  Tout 
cela  est  tombé  :  Periit  cum  sonitu. 

Le  parti  catholique  libéral  est  en  pleine  déroute.  Les  chefs  ec- 
clésiastiques ont  tous  payé  de  leur  personne  ;  leur  intervention 
aboutit  à  une  défaite  presque  ridicule .  Cette  déconvenue  ne 
fait  pas  le  compte  du  parti.  Cette  armée,  où  Ton  compte  plus  de 
généraux  que  de  soldats,  plus  de  laïques  que  de  gens  d'Eglise, 
vaincue  sur  le  champ  de  bataille,  ne  peut  plus  se  relever  que  par 
un  coup  de  Jarnac.  Et  comme  il  est  plus  aisé  d'intriguer  que  de 
raisonner  ;  que  les  intrigues  sont  moins  périlleuses  que  les  argu- 
ments  et  souvent  plus  profitables,  la  coterie  cherche,  comme  au- 
trefois les  Ariens,  à  se  faufiler  avec  un  iota  frauduleux  et  à 
entraîner  les  esprits  sans  les  éclairer. 

Le  plus  grand  assembleur  de  nuages  fut  le  prince  de  Broglie, 
ambassadeur  manqué  de  l'Empire  au  Concile.  Par  l'article  mani- 
feste du  Correspondant,  l^''  octobre  1869,  il  salue,  dans  le  Concile 
l'Eglise  délivrée  de  ses  entraves  et  rendue  à  la  plénitude  de  ses  or- 
ganes ;  il  traite  longuement  de  l'opportunité  ;  il  prône  fort  l'auto- 
rité des  grands  sièges  ;  il  revendique,  pour  les  décrets  à  intervenir, 
Vunanimité  morale.  Bref,  ce  français,  mêlé  de  sang  genevois,  ce 
catholique  qui  tient  par  ses  origines  au  protestantisme,  dresse  le 
programme  de  l'opposition  ;  il  met  debout  toutes  les  machines 
qui  manœuvrent  successivement  contre  l'infaillibilité  à  définir. 
Broglie,  c'est  le  fondateur  de  la  Société  des  bâtons  dans  les  roues 
du  char  de  PEglise. 

Après  Broglie,  Falloux  ;  monarchiste,  il  n'est  pas  avec  le  roi, 
catholique,  il  n'est  pas  avec  le  pape;  c'est  un  fusionniste,  un  co- 
cardier, habile  à  distiller  quelques  gouttes  de  poison  dans  l'orgeat 
de  son  éloquence.  A  ce  moment  solennel,  il  a  un  mot  topique, 
publié  dans  la  Gazette  d'Augsbourg  :  a  L'Eglise,  comme  la  société 
civile,  a  besoin  d'un  89  ».  Mot  habile,  phrase  où  se  trouve  con- 
densé le  libéralisme  et  qui  peut  causer  de  grands  ravages.  Pie  IX 


548  CONCLUSION 

en  est  informé  ;  il  prend  sa  verge  vigilante  et  fustige  la  phrase 
impie  :  «  Qui  a  dit  qu'il  fallait,  à  TEglise,  son  89;  celui-là,  quel 
qu'il  soit,  a  blasphémé:  je  le  couvre  de  mon  anathème.  ».  Le 
fouet  du  pape  avait  marqué  la  figure  du  blasphémateur  ;  il  disparut 
et  nia  son  cas. 

Le  pire  fut  Montalembert,  mourant,  râlant  déjà  l'agonie,  il 
déclame  encore  contre  Vidole  du  Vatican.  «  Jamais,  écrit-il  le 
28  février  1870,  huit  jours  avant  sa  mort,  jamais,  grâce  au  ciel,  je 
n'ai  pensé,  dit  ou  écrit  rien  de  favorable  à  Tinfaillibilité  person- 
nelle et  séparée  du  Pape,  telle  qu'on  veut  nous  V imposer  ;  ni  à  la 
théocratie  ou  à  la  dictature  de  V Eglise,  que  j'ai  réprouvée  de  mon 
mieux  dans  V Histoire  des  moines  d'Occident  ;  ni  enfin  à  cet  absolu- 
tisme de  Rome  dont  j'ai  contesté  l'existence,  même  au  moyen  âge, 
tandis  qu'il  forme  aujourd'hui  le  symbole  et  le  programme  de  la 
faction  dominante  parmi  nous.  Je  sens  que  je  combattrais  encore,  cq 
que  je  combattais  alors.  C'est  pourquoi  je  salue,  avec  la  plus  re- 
connaissante admiration  ,  le  grand  évêque  d'Orléans  ,  puis  le 
prêtre  éloquent  et  intrépide,  qui  ont  eu  le  courage  de  se  mettre  en 
travers  du  torrent  à' adulation  ,  d'imposture  et  de  servilité  ,  où 
nous  risquons  d'être  engloutis.  Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  d'être 
empêché  par  la  maladie,  de  descendre  à  leur  suite  dans  l'arène. 
Je  mériterais  ainsi  ma  part  dans  ces  litanies  d'injures  journellement 
décochées  contre  mes  illustres  amis,  par  une  portion  trop  nom- 
breuse de  ces  pauvres  prêtres  qui  se  préparent  de  si  tristes  desti- 
nées ».  —  Voilà  le  dernier  mot  du  pacte  de  la  Roche-en-Brenil, 
le  commentaire  de  l'inscription  par  son  auteur. 

Et  notez  que  tous  ces  rabâchages,  insipides  jusqu'au  dégoût, 
faux  jusqu'à  l'absurde, des  Hyacinthe,  desMaret,des  Dupanloup,  des 
Gratry,  des  Broglie,  des  Falloux,  des  Montalembert,  trouvent  des 
échos  complaisants  parmi  les  savants  exclus  du  concile.  En  Alle- 
magne, Doellinger,  caché  sous  le  nom  de  Janus  vomit  contre  l'E- 
glise romaine  les  plus  infâmes  calomnies;  en  Angleterre,  Newman 
se  borne  au  rôle  de  sophiste  et  de  jongleur  pour  ameuter  les  mas- 
ses contre  l'Eglise.  Au-dessous  de  ces  entraîneurs,  il  y  a  une  nuée 
de  pamphlétaires  anonymes,  de  correspondants  anonymes,  de  ré- 


CONCLUSION  549 

dacteurs  anonymes  des  feuilles  libérales.  Le  monde  catholique  est 
envahi  par  tous  les  nuages  du  mensonge  ;  c'est  une  tempête  qui 
voudrait  être  un  cyclone,  tempête  où,  selon  la  fine  remarque  de 
Pie  IX,  l'homme  et  le  démon  font  jouer  toutes  leurs  machines 
pour  rendre  plus  éclatante  la  victoire  de  l'Esprit  de  Dieu. 

En  France,  foyer  du  libéralisme,  le  déchaînement  est  plus  fu- 
rieux qu'ailleurs.  Les  paladins  du  parti  ont  juré  l'extermina- 
tion de  l'infaillibilité  pontificale  et  du  Sijllahus  dont  ils  ont  fait 
l'horreur  des  classes  dirigeantes  et  l'épouvante  des  masses.  A  Or- 
léans l'infatuation  et  Tidolàtrie  sont  à  ce  point  que  les  doigts  déli- 
cats des  grandes  dames  tissent  une  chasuble  où  Dupanloup,  sousles 
traits  de  Tarchange  saint  Michel,  terrasse  un  démon  qui  n'est  pas 
en  enfer  et  l'archange  lui-même  fera  faire  un  livre  où  le  pontificat 
de  Pie  IX,  présenté  comme  crise  de  V Eglise,  permet  de  craindre 
que  l'Eglise  ne  succombe  enfin. 

Contre  l'Eglise  de  Rome,  le  gouvernement  libéral  est  d'accord 
avec  toutes  les  oppositions  qui  veulent  la  détruire  ;  ses  journaux 
encouragent  les  masses  populaires  ;  ses  ministres  sourient  aux 
coups  de  leurs  ennemis.  Le  Memorandum-Daru  montre  que  nos 
grands  politiques  font  chorus  avec  les  allemands,  demain  envahis- 
seurs de  la  France,  Une  circulaire  de  Buffet  dénonce  la  monnaie 
du  Pape  comme  fausse  ;  et  cette  monnaie,  fabriquée  en  France, 
d'un  titre  supérieur  à  la  nôtre,  est  répudiée,  pour^que  Pie  LK  en- 
coure l'injure  de  faux-monnayage.  L'archevêque  de  Paris,  le  grand 
aumônier  de  l'Empereur,  écrit  itérativement  à  Napoléon  III,  pour 
demander  le  retrait  du  corps  d'occupation  française,  pour  calom- 
nier le  Concile,  peser  sur  ses  décisions  et  ouvrir  à  la  Révolution 
les  portes  de  la  cité  sainte,  terme  fatal  de  la  conspiration  ourdie 
entre  le  Piémont  et  la  France,  tous  deux  organes  souverains  du 
libéralisme. 

Pendant  que  la  tempête  se  déchaîne  contre  la  barque  de  Pierre, 
le  Concile  poursuit  ses  délibérations  et  porte  ses  décrets  libéra- 
teurs. Tous  ces  fiers  parangons  de  libéralisme,  qui  voulaient  l'em- 
pêcher d'agir,  rentrent  sous  terre  pour  un  temps,  puis  se  soumet- 
tent en  grimaçant  un  peu  l'expression  de  leur  docilité.  On  les  verra 


5  50  CONCLUSION 

bien  encore  se  montrer  parfois,  pour  écarter  les  pétitions  en  faveur 
du  Pape,  pour  laisser  disparaître  des  eaux  de  l'Adriatique  la  fré- 
gate qui  pourrait  servir  de  refuge  au  souverain  pontife  et  pour 
empêcher  la  restauration  de  la  monarchie.  Vains  efforts,  impuis- 
santes rancunes  !  Le  catholicisme  libéral  est  vaincu  et  les  décrets 
défînitoires  de  l'infaillibilité  du  pontife  romain  régissent  désor- 
mais sans  conteste  le  monde  orthodoxe. 

Dès  lors,  le  libéralisme  n'affiche  plus  de  prétention  à  l'ortho- 
doxie ;  il  ne  figure  plus,  chez  ses  partisans  que  comme  disposition 
d'esprit  conciliateur;  chez  les  libéraux  purs,  il  se  déclare,  au  con- 
traire, inconciliable  avec  le  catholicisme,  et  s'autorise  de  cette  dé- 
claration pour  persécuter  TEglise.  Spectacle  bien  fait  pour  conver- 
tir les  catholiques  libéraux,  si  leur  opposition  à  la  vérité  ne  venait 
pas  d'un  défaut  de  vertu  !  La  doctrine  libérale  qu'ils  voulaient  as- 
socier au  christianisme,  pour  régler,  par  ce  mariage,  l'avenir  de 
la  civilisation,  cette  doctrine  se  dit  inconciliable  avec  l'Evangile  et 
veut,  par  la  ruse,  plus  tard  par  la  force,  l'effacer  de  la  terre. 

Les  destinées  de  la  France  se  poursuivent,  depuis  vingt  ans,  sur 
ce  théâtre  de  combat  ;  elle  fournissent  la  matière  d'une  histoire 
de  la  persécution  en  France,  par  les  forces  combinées  du  libéra- 
lisme. 

Ce  fait  écrase  sans  retour  les  illusions  du  catholicisme  libéral. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


P.ig-es 
INTRODUCTION.    —   Filiation    des    erreurs    dans    l'humanité 

aboutissant  au  libéralisme 1 

I.  Ce  qu'est  en  soi  le  libéralisme.  —  IT.  Trois  principaux  systèmes  de 
libéralisme.  —  III.  Condamnation  spécifique  du  libéralisme  sous  tou- 
tes ses  formes.  —  IV.  Des  prêtres  infectés  de  libéralisme.  —  V.  De 
la  conduite  du  pape  et  de  la  nôtre  au  regard  du  libéralisme. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Origines  hétérodoxes  du  libéralisme  .      23 

I.  Première  manifestation  sous  Philippe-le-Bel,  Bulle  Unam  sanclani.  — 
II.  La  Pragmatique-Sanction  de  Bourges,  effacée  par  le  Concordat  de 
Léon  X  et  de  François  I^r.  —  III.  Premières  formules  des  libertés  de 
rÉglise  gallicane  par  Pithou,  Dupuy  et  Servin,  réfutée  par  le  cardinal 
Duperron.  —  IV.  Essais  de  définitions  dogmatiques  par  Richer  et  par 
l'assemblée  de  1682.  Résultats  généraux. 

CHAPITRE  II.  —  Gomment  le  libéralisme  moderne  est  une  ag- 
gravation de  l'ancien  régime 58 

Opposition  et  identité  de  l'absolutisme  et  du  libéralisme.  —  Du  système 
parlementaire  et  de  la  difftîrence  de  ses  assemblées  avec  les  anciennes 
assemblées  de  la  monarchie  chrétienne.  —  De  l'hétérodoxie  du  système 
parlementaire  en  1789  et  de  ses  attentats  successifs  contre  l'Église,  jus- 
qu'à nos  jours. 

CHAPITRE  III.  —  Lamennais    et  la  première  formulation  du 

catholicisme  libéral 81 

Biographie  de  Lamennais.  —  Ses  idées  consignées  dans  deux  ouvrages. 
—  Comment  l'Église,  suivant  Lamennais,  ne  peut  s'allier  avec  le  pou- 
voir politique.  —  Comment  le  libéralisme  justifie  les  anathèmos  de 
Lamennais.  —  Système  de  stratégie  défensive  après  1830,  par  adoption 
(les  idées  constitutionnelles  tournée  contre  leurs  inventeurs. — La  cam»- 
pagne  de  V Avenir.  —  Sa  condamnation  par  l'Encyclique  Mirari  vos. 


552  TABLE    DES    MATIÈRES 

CHAPITRE  IV.  —  Comment  la  situation  prise  par  Lamennais, 

se  continua  jusqu'en  1848 124 

La  défense  de  l'Église  par  la  revendication  de  la  liberté  d'enseignement. 

—  Campagne  fondée  sur  la  charte  de  1830,  prise  comme  argument  de 
droit  public  et  de  bonne  logique.  —  Recueil  des  actes  épiscopaux.  — 
Grand  rôle  de  Mgr  Parisis.  —  Observation  capitale  de  Donoso  Cortès. 

CHAPITRE  V.   —    Réveil  chrétien  et  rénovation  catholique  en 

France 145 

État  de  l'Église  en  1800,  —  Réveil  chrétien  par  le  Concordat  et  le  Génie 
du  christianisme .  —  Comment  après  la  chute  de  Lamennais,  ses  dis- 
ciples combattent  et  détruisent  les  aberrations  du  particularisme  fran- 
çais. —  Rénovation  catholique  en  France  par  le  rattachement  à  Rome. 

—  Les  commencements  du  catholicisme  libéral  comme  parti  anti- 
romain. 

CHAPITRE  VI.  —  Formation  du  groupe  catholique  libéral,  son 

chef,  ses  doctrines 100 

I.  Biographie  sommaire  de  Dupanloup.  —  H.  Son  livre  sur  la  pacification 
religieuse  fait  scission  avec  la  campagne  des  évêques  ;  il  avait  été  réfuté 
d'avance  par  le  comte  de  Maistre  et  par  le  vicomte  de  Ronald,  il  n'a- 
boutit qu'à  la  préconisation  du  naturalisme,  —  III,  Comment  sa  théo- 
rie des  rapports  de  l'Église  et  de  l'Étal  est  funeste  à  l'Église,  favorable 
à  la  grande  conspiration  de  l'impiété  et  préjudiciable  à  l'État.  —  IV. 
Comment  cette  théorie  règle  la  constitution  de  l'État  et  oblige  à  l'oc- 
troi des  libertés  constitutionnelles,  —  V.  De  la  question  capitale  de 
la  tolérance  et  du  péril  qui  résulte  de  sa  mauvaise  interprétation. 

CHAPITRE  VIII.  —  Première  application  de  catholicisme  libé- 
ral par  l'ère  nouvelle 219 

Des  feuilles  catholiques  depuis  le  Concordat.  —  Scission.  —  L'Ère  nou- 
velle en  1848  prêche  l'identité  du  christianisme  avec  la  démocratie.  — 
Ses  incertitudes,  ses  fautes,  sa  chute. 

CHAPITRE  VIII.  —  La  loi  de  1850  sur  la  liberté  d'enseignement.    242 

Le  comte  de  Falloux,  ses  idées,  sa  grande  commission,  son  projet  de  loi 
fautif  par  son  principe.  —  Comment  il  est  critiqué,  discuté,  amélio- 
ré, enfin  admis,  faute  de  mieux,  par  les  catholiques. 

CHAPITRE  IX.  —  La  question  des  classiques.  ..........    270 

L'abbé  Gaume.  —  Le  Ver  rongeur,  son  but,  ses  trois  propositions.—  Le 
danger  de  l'exclusivisme  en  faveur  des  classiques  païens  prouvé  par 
des  témoignages  et  par  la  pratique.  —  Question  de  style,  d'idées  et  de 
bonnes  mœurs.  —  La  dénlaration  Dupanloup  proposée  à  la  signature  des 


TABLE    DES    MATIÈRES  553 

évêques,  leurs  réponses.  — Critiques  à  fond  de  Mgr  Doney.  —  Inter- 
vention du  cardinal  Gousset  et  du  cardinal  Antonelli.  — Refus  de  l'In- 
dex d'examiner.  —  Gaume  nommé  protonolaire. 

CHAPITRE  X.  —  Du  retour  à  l'unité  liturgique 314 

La  liturgie  romaine  répudiée  par  le  gallicanisme.  —  Funestes  effets  de 
sa  diminution.  —  Écrits  de  dom  Guéranger.  —  Controverses  avec  Tou- 
louse et  Orléans.  —  Consultations  de  Reims.  —  Résistances  prolongées 
d'Orléans,  de  Besançon  et  de  Paris,  les  trois  foyers  du  libéralisme. 

CHAPITRE  XI.  —  Mémoire  sur  le  droit  coutumier 342 

Un  projet  de  Concile  national.  —  La  correction  des  Conciles  provinciaux. 

—  Portée  du  droit  coutumier  pour  la  restauration  du  gallicanisme.  — 
Réponse  du  cardinal  Gousset.  —  Condamnation  du  Concile  d'Amiens, 
confirmée  à  Rome. 

CHAPITRE  Xn.  —  Affaire  de  Donoso  Gortès 360 

Un  orateur  espagnol  devenu  ambassadeur.  —  Essai  sur  le  libéralisme  ; 
sa  haute  doctrine.  —  Critiques  borgnes  de  l'abbé  Gaduel.  —  Réponses 
sommaires  de  VUnita  et  de  la  Civilta.  —  Exemples  du  mal  fondé  de 
ces  critiques.  —  Le  livre  de  Donoso  Cortés,  soumis  à  VIndex,  sort  in- 
demne de  son  examen. 

CHAPITRE  XIII.  —  Les  procès  du  journal  l'Univers 38G 

Rôle  de  la  presse  dans  la  société  moderne.  —  I.  Premier  procès  d'Or- 
léans à  propos  de  la  question  des  classiques  païens.  —  II.  Second 
procès  d'Orléans  à  propos  de  la  Bibliothèque  nouvelle  et  des  critiques 
de  l'abbé  Gaduel.  Condamnation  en  première  instance,  vives  contro- 
verses. Encyclique  pour  rappeler  aux  évêques  leurs  devoirs  envers  les 
journaux  catholiques.  —  III.  Troisième  procès  d'Orléans,  annoncé  par 
VHistoif^e  du  parti  catholique,  engagé  par  la  publication  de  V Univers 
jugé  par  lui-même,  terminé  par  la  victorieuse  intervention  de  Mgr 
Parisis,  dont  l'épiscopat  tout  entier  soutient  la  décision. 

CHAPITRE  XIV.  —  Les  accusations  du  P.  Ghastel 421 

En  quoi  consistent  ces  accusations  et  contre  qui.  —  Inconvenance  et 
illogisme  de  cette  procédure,  —  Fausseté  absolue  des  griefs  imputés. 

—  Congé  du  P.  Chastel. 

CHAPITRE  XV.  —  Les  petites  persécutions  contre  Bonnetty  .     439 

Riographie  de  Bonnetty.  —  Attaque  de  Maret  et  de  plusieurs  autres,  — 
Mémoire  de  Mgr  Sibour  à  Rome.  —  Réponse  de  l'Index  et  soumission 
exemplaire  de  Bonnetty.  —  Publication  inconvenante  et  fausse  de  l'ar- 
chevêque. 


554  TABLE    DES   MATIÈRES 

CHAPITRE  XVI.  —  Manœuvres  pour  soustraire  Cousin  à  l'Index.    453 

Impiétés  philosophiques  de  Cousin .  —  Son  système  exclut  la  religion  et 
l'Eglise.  —  Fausse  appréciation  qu'en  fait  Lacordaire.  —  La  f»'te  païenne 
des  écoles  et  discours  de  Tarchevêque.  —  Jugement  contraire  de  Mgr 
Pie.  —  Projet  d'un  livre  de  Cousin  qui  deviendra  le  manuel  des  famil- 
les. —  Maret  chargé  de  la  révision.  —  Dénonciation  du  livre  à  Rome 
par  Mgr  Pie.  —  Correspondance  de  Mgr  Sibour  avee  Pie  IX.  —  Non- 
soumission  finale  de  Cousin  et  mise  de  son  livre  à  l'Index. 

CHAPITRE  XVII.  —  Les  principes  de  89  et  la  théologie  de  Tou- 
louse   477 

I.  L'abbé  Godard  et  les  principes  de  89.  —  Son  livre  prenant  89  dans  la 
Déclaration  des  droits  de  l'homme  est  faux  historiquement  et  conclut 
dogmatiquement  au  naturalisme.  —  Cet  opuscule,  condamné  à  Rome, 
est  révisé  par  son  auteur  avec  permission  de  Pie  IX.  —  IL  Insuffi- 
sance des  classiques  français  en  théologie.  —  Correction  ordonnée  par 
le  Pape.  —  La  théologie  de  Vieuse,  résumé  des  erreurs  gallicanes,  est 
admise  par  Saint-Sulpice  ;  un  sulpicien  entreprend  de  la  corriger.  — 
Le  cardinal  Gousset  charge  Mgr  Jacquenet  de  critiquer  cette  édition 
nouvelle.  —  Les  observations  du  censeur  rémois,  approuvées  par  le 
cardinal  Gousset,  sont  rapportées  textuellement  dans  ce  chapitre. 

CHAPITRE  XVIII.  — -  La  suppression  de  la  Correspondance  de  Rome.    497 

Manque  de  livres  orthodoxes  sur  le  droit  canon  et  aveuglement  des  es- 
prits, —  La  Correspondance  de  Rome  publiée  pour  percer  ce  mur  de 
ténèbres.  —  Comme  elle  est  mal  accueillie  et  attaquée.  —  Comment 
elle  est  défendue.  —  La  suppression  demandée  par  Louis-Bonaparte, 
trompé,  il  l'a  dit  depuis,  par  quelques  évêques. 

CHAPITRE  XIX.  —  L'inscription  de  La  Roche-en-Brenil 511 

Texte  de  l'inscription .  —  Ce  qu'on  dit  qu'elle  n'est  pas.  Ce  qu'elle  dit 
qu'elle  est  et  comment. 

CHAPITRE  XX.  —  Les  catholiques  libéraux  à  Malines  .....     519 

Les  deux  Congrès  et  leur  œuvre  utile,  —  Les  catholiques  libéraux  de 
France  essaient  de  s'en  faire  un  tremplin.  —  Les  deux  discours  de 
Montalembert  ;  leur  réfutation.  —  Comment  l'écrit  du  même  sur  V Es- 
pagne et  la  liberté  aggrave  encore  ses  discours,  —  La  famille  et  les 
amis  le  désavouent,  —  Services  glorieux  de  Montalembert. 

Conclusion ,  .  .    535 

Attitude  des  catholiques  de  France  au  regard  du  Concile  ;  ce  qu'ils  en 
espèrent  pour  la  codification  du  Syllabus,  le  retour  au  droit  canon  et 
l'infaillibilité  pontificale,  —  Manifestes  de  l'épiscopat,  —  Concert  trou- 


TABLE    DES    MATIÈRES  555 

blé  d'abord  par  le  P.  Hyacinthe,  qui,  pour  rester  pur  libéral,  aposta- 
sie. —  Opposition  gallicane  de  deux  gros  volumes,  plus  embrouillés 
que  savants,  de  Mgr  Maret.  —  Opposition  anti-infaillibiliste  de  deux 
brochures  de  Mgr  Dupanloup.  —  Opposition  de  quatre  brochures  scan- 
daleuses du  P.  Gratry.  —Opposition  des  chefs  laïques  du  catholicisme 
libéral.  —  Opposition  du  gouvernement  impérial,  de  l'archevêque  de 
Paris  et  de  deux  savants  étrangers.  —  Triomphe  de  l'Eglise  au  Concile 
du  Vatican.  —  Désormais  le  libéralisme  n'affiche  plus  de  prétention  à 
l'orthodoxie  ;  il  se  prétend,  au  contraire,  incompatible  avec  l'Eglise  et 
se  fait,  de  son  incompatibilité  prétendue,  un  titre  de  persécution. 


Table  raisonnée  des  matières 


551 


ERRATUM 


Au  chapitre  X,  sur  le  retour  à  l'unité  liturgique,  le  défaut  de  deux  adverbes 
amène  une  contradiction  de  fait.  Le  fait  réel,  c'est  que  l'archevêque  de  Tou- 
louse tout  d'abord  ne  répondit  rien,  mais,  beaucoup  plus  tard  donna,  sur  ce 
sujet,  un  second  volume.  Les  faits  de  retour  avaient  marché  si  vite,  que  le  vo- 
lume ne  parut  que  pour  disparaître  et  se  faire  oublier. 


Imp.  G.  Saint-Aubin  et  Tlievenot.  —  J.  Thevenat,  successeur,  St-Dizier  (Hte-Marne). 


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