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f/fi/m'ii et p^^
élf^pn^yt*
HISTOIRE
DU
CATHOLICISME LIBÉRAL
OUVRAGES DE MONSEIGNEUR FÈYRE
Le devoir pendant la persécution, 1 vol. in-S" de 120 p 2' »
La défense de l'Église sous Léon XIII, 1 vol. in-S» de 130 p. 2 »
Jésus-Christ, modèle du chrétien, in-S» 1 »
La liberté de renseignement supérieur, 1 vol. in-S" .... 3 »
Le budget du presbytère, 1 vol. in-8°, 2« édition. . 3 »
La mission de la bourgeoisie, 1 vol. in-12 2 «
L'éducation des enfants, 1vol. in-18 1 »
Du mystère de la souffrance, i vol. in-12. . 3 7>
Du gouvernement delà Providence, 2 vol. in-12 6 »
Histoire du cardinal Gousset, 1 vol. in-S" 6 »
Vie de S. Camille de Lellis, 1 vol. in-S" illustré 8 »
Histoire apologétique de la papauté, 7vol.in-8o 42 »
Histoire générale de l'Église, 10 vol. in-S" 50 »
Histoire universelle de l'Église, 15 vol. in-4'', ¥ édition. . . . 120 »
Les actes des Saints, 10 vol. in-4° 100 »
Bellarmini opéra omnia, 12 vol. in-4o 120 »
Dieu et la religion, in-12. 1 »
Le casier ecclésiastique de M. l'abbé Fèvre, in-S" 2 »
La vie réelle dans les forges, in-S» . 1 »
La situation des instituteurs, in-8o 0 50
Mémoire pour la construction d'un chemin de fer, in-S". 1 »
Souvenirs de l'exposition chaumontaise, in-18'' 1 »
Vignettes romaines, in-8» 1 »
Les constructions d'églises, in-S" . 0 50
L'Église et les journaux impies, in-8« 2 »
Du réalisme dans la littérature, in -8» 1 »
HISTOIRE CRITIQUE
DU
CATHOLICISME LIBÉRAL
EN FRANGE
JUSQU'AU PONTIFICAT DE LÉON XIII
COMPLÉMENT DE TOUTES LES HISTOIRES DE l'ÉGLISE
PAR
c
Monseigneur FÈVRE
PROTONOTAIRE APOSTOLIQUE
Tout est soumis aux clefs de Pierre, tout, rois et
peuples, pasteurs et troupeaux.
(BossuET, Discours sur Vunitéde VÉglise).
Le catholicisme libéral est une hérésie ; je serai
contraint de le condamner.
(Pa rôles de Pie IX à V auteur, 28 mai 1864).
SAINT-DIZIER
IMPRIMERIE G. SAINT-AUBIN ET THEVENOT
J. THEVENOT, Successeur
io, J^ORT DU Fort-Carré, lo
1897
OUVRAGES DE MONSEIGNEUR FÈVRE (suite;
Le clergé de France et la philosophie, iii-8" I >
Delà restauration des études philosophiques, in-8<^.
De la restauration de la musique religieuse, in-S".
Du devoir dans les épreuves de la France et de l'Église.
2 vol. in-32.
Le protestantisme devant le peuple français, 1 vol. in-82.
La libre pensée et les superstitions, in-S".
Des conditions de paix entre la France et la République,
in-8<» 1 »
La République et les Bourbons, 1 vol . in-12 • . . . . 2 »
L'Église et la Révolution, 1 vol. in-12 ....... 3 »
Vie et travaux de J. B. Carnandet, publiciste. 1 vol. in-8°. 1 »
Vie et travaux de Léon Moynet, statuaire 2 «
Vie et œuvres de Mgr Darboy, 2« éd. 1 vol. in-8o. 2 >>
Histoire de Louze, 1 vol. in-12 2 »
Souvenirs et monuments d'Eurville, in-8o, illustré 3 »
Le pèlerinage de Blécourt, 1 vol. in-S» 1 »
Le pèlerinage de Méchineix, 1 vol. in-18 1 »
Histoire de Riaucourt, 2 vol . in-S» 8 »
Le cartulaire de Riaucourt, 1 vol . in-8° 3 »
SOUS PRESSE:
Histoire de la persécution libérale en France, depuis? 1789,
1 vol. in-8°.
HISTOIRE
â
DU
CATHOLICISME LIBERAL
INTRODUCTION
La filiation de l'erreur, au sein de l'humanité, aboutit,
de nos jours, à la grande hérésie du libéralisme.
L'homme est faible dans son esprit. Moins corrompu
dans ses pensées que dans ses sentiments, il a générale-
ment^ du vrai, une conception plausible, et du bien, une
notion suffisante. Mais, en présence du devoir, il défaille,
hélas ! trop volontiers ; s'il cède à l'entraînement des pas-
sions, pour excuser sa faiblesse et apaiser sa conscience, il
porte des jugements faux. « Le cœur, dit le proverbe, fait
mal à la tête » : Noluit mteiiigere, ut benè ageret.
De là, tous ces préjugés, tous ces prétextes qui traitent
avec indulgence nos prévarications. De là, tous les systè-
mes des poètes, des théologiens, des philosophes, qui
n'excusent pas seulement le péché, mais s'efforcent de lui
assurer les bénéfices d'une frauduleuse justification.
2 INTRODUCTION
Si vous jetez sur l'histoire un regard synthétique, vous
verrez que, dans tous les siècles, l'humanité va aux abîmes.
Dans les temps primitifs, l'hommedevient charnel; après
le déluge, il ne se contente plus de corrompre ses voies ;
pour s'autoriser à la corruption, il recourt aux idoles. L'i-
dolâtrie, d'abord très simple, peu à peu se complique, et,
par une logique, à peine consciente, déifie les astres du
ciel, les forces de la nature, les plantes^ les animaux,
les poissons, les serpents, les héros, les anges déchus. Les
philosophes de la Chine, les poètes de l'Inde, les théurgis-
tes de la Perse, les prêtres de Babylone, de Ninive et de
Memphis, les mythologues de la Grèce et de Rome, sous
des formes différentes, aboutissent aux mêmes résultats :
Que, dans l'ordre humain, la connaissance du vrai Dieu
n'existe presque pas ; qu'il n'y a guère que des dieux rela-
tifs au temps et au pays ; que les mœurs doivent se régler
sur l'exemple des dieux et les enseignements de la divina-
tion. Par suite, Satan est le maître de l'humanité. A la fin,
suivant le mot célèbre de Bossuet, tout était Dieu^ excepté
Dieu lui-même, et ce monde que Dieu avait créé pour sa
gloire, n'était plus qu'un grand temple d*idoles.
A l'avènement de Jésus-Christ, les oracles se taisent;
les sacrifices prennent fin ; sur les eaux retentit le cri fu-
nèbre : le grand Pan est mort ! Le soleil de l'Évangile se
lève sur le monde ; les nations marchent à sa lumière ; les
siècles célèbrent sa gloire. La vérité divine a sauvé la race
humaine de l'ignominie de mœurs horribles et des chaînes
d'un double esclavage.
Le genre humain ne s'est pas tenu longtemps debout
dans la vérité. L'évolution des hérésies et des schismes
INTRODUCTION
suit une espèce de loi. D'abord les erreurs s'imprègnent
des traditions de la Synagogue et de la mythologie des
Gentils. Bientôt elles s'attaquent à la nature de la Trinité
et à la divinité des trois personnes en Dieu. Du Y*^ au X« siè-
cle, les erreurs christologiques se développent ; et comme la
maternité divine est le point autour duquel rugit l'erreur,
Marie seule extermine toutes les hérésies, soit directe-
ment, par la proclamation de ses prérogatives ; soit indi-
rectement,parce que son pied, qui écrase la tête du serpent,
empêche les peuples de déchoir dans la vertu. Depuis trois
siècles, s'est rouvert le puits de l'abîme. Toute erreur
maintenant se dresse contre toute vérité et veut, dans la
législation du genre humain, la supplanter. Une négation,
totale et universelle, ramène l'humanité aux autels de Sa-
tan ; et Lucifer, qui se dit Dieu bon, vient s'offrir lui-même,
aux adorations de l'imbécile espèce.
Mais la logique du mal ne peut aller jusqu'au bout ; ce
serait la ruine, le retour au néant. Une erreur, en appa-
rence moins destructive, est donc nécessaire, pour conci-
lier la tolérance de l'erreur et du vice avec les exigences
glorieuses de la justice et de la vérité. J'ai nommé le libé-
ralisme.
Avant d'entrer dans les récits de cette histoire, je dois
dire ce qu'est, dans ces principes faux, le libéralisme.
Cette étude dogmatique est essentielle pour bien saisir
l'ensemble des faits et comprendre le péril des événements
plus graves, qui doivent en sortir.
D'autres avant moi, d'autres avec moi, d'autres après
moi ont abordé ou aborderont ce grand sujet. Contre le
libéralisme, il n'y a pas seulement matière à une Somme,
4 INTRODUCTION
mais les éléments d'une bibliothèque. Dans mon humble
sphère, le combat que j'ai soutenu avec les Jésuites de la
Civil ta, avec les prêtres séculiers de la Scuola cattolïca et
de la Siciiia cailoiica, avec les Veuillot, les Gaume, les
Maupied, les Ventura, les Hilaire, les At, les Charles
Périn, les Jules Tardivel, les Davin, les Van Doren, les
deux Pelletier, seul, vieilli, près d'entrer dans le néant
de toute chair, je veux le continuer encore. De tous côtés,
je n'aperçois plus que les tombes de mes pères et de mes
maîtres ; j'ai déjà vu disparaître plus d'un frère d'armes ;
avec ces pierres tombales, je veux dresser, à leur mémoire,
un monument collectif, et élever, contre les errants, une
nouvelle forteresse. Dieu me soit en aide! De lui seul j'at-
tends et j'espère la récompense de mes travaux. Nous
sommes de Dieu et nou^ devons retournera Dieu.
I. — Qu'est-ce que le libéralisme ? En soi, c'est l'exagé-
ration fautive des justes doctrines sur la liberté ; pour les
individus, c'est un péché ; pour les peuples, c'est un fléau.
Mais pour entendre ces quelques paroles, il faut descendre
jusqu'aux profondeurs de la science sociale.
L'ordre social se produit par l'accord du pouvoir et des
sujets. La conciliation harmonieuse de l'ordre et de la li-
berté s'obtient par l'application de la doctrine catholique :
un pouvoir qui commande chrétiennement, au nom de
Dieu, suivant les fins voulues de Dieu ; des sujets qui obéis-
sent chrétiennement, suivant l'ordre de la foi et avec les
intentions de la charité ; voilà l'ordre chrétien, résultat
surnaturel des doctrines révélées. Une société, qui sort de
cet ordre surnaturel, tombe fatalement dans lenaturalisme.
Alors le pouvoir ne veut plus commander que d'après les
INTRODUCTION 5
Autrefois, la société était constituée selon l'ordre chré-
tien ; non pas que cet ordre fût toujours et partout respecté,
mais il était accepté en principe et reconnu comme stric-
tement obligatoire. Depuis trois siècles, les sociétés, ci-
devant chrétiennes, sortent graduellement de l'ordre
catholique. D'abord, elles ont essayé d'obtenir l'ordre, en
concentrant tous les pouvoirs dans les chefs de la société
civile : ce fut l'ère d'absolutisme qui va, en t>ance^ de
François P' à Louis XYI. Depuis, elles s'appliquent à ob-
tenir le même résultat, en transférant aux sujets l'absolu-
tisme des rois : c'est l'ère libérale qui date de 1789.
On oppose volontiers ces deux ères l'une à l'autre ; et il
y a, en effet,dans leur organisation, une opposition absolue;
mais, dans leur principe, il y a identité. Sous le régime de
l'absolutisme, le roi avait une existence antérieure et su-
périeure à la nation ; il la créait à la lettre en réglant
l'ordre des personnes, des choses et des jugements et, dans
la nation, tout lui était assujetti, personnes et biens. Sous
le régime du libéralisme, il n'y a plus de sujets; le citoyen
est libre et souverain, il délègue à ses mandataires révoca-
bles et responsables la gestion des affaires publiques, mais
tous doivent, suivant ses volontés manifestées par des vo-
tes, les régler. Dans l'un et l'autre cas, l'homme est tout ;
Dieu, Jésus-Christ et son Eglise ne sont plus rien, au
moins sous te rapport social.
Dès le XVP siècle, Luther et tous les pseudo-réforma-
teurs avaient fait sortir un certain nombre de pays du
giron de l'Eglise ; ils avaient accordé aux princes l'absolu-
tisme ; aux sujets, le libre examen, l'indépendance delà
raison et de la conscience. Des rois cathohques avaient
O INTRODUCTION
imité de loin les princes prolestants, nnais sans pousser la
scission à ses dernières extrémités. Depuis la fin du XVIIP
siècle, les réformateurs libéraux ont voulu offrir aux peu-
ples de race latine, l'équivalent social du libre examen.
De là, sous différents noms, un protestantisme dogmati-
que^ moral, civil et politique à l'usage exclusif des peuples
qui avaient gardé l'organisation chrétienne : telle est la
genèse historique du libéralisme.
Le libéralisme s'était opposé, d'abord, à l'absolutisme
des princes ; il se flattaitde rendre aux peuples les libertés
confisquées par les rois. Mais, comme les monarques ab-
solus avaient fait à l'Eglise et aux Souverains Pontifes
une guerre passionnée, les libéraux, légataires des mê-
mes passions, se donnèrent la tache satanique de rompre
tous les freins divins et de rejeter lejoug du Christ. Abso-
lutisme ou libéralisme, c'est le même crime contre Dieu et
contre son Eglise.
Le libéralisme existe, comme idée, depuis la révolte de
Lucifer ; il est passé, sous ce nom, dans les faits, dans les
institutions et dans les mœurs, depuis 89 ; il s'étend de-
puis un siècle sur le corps social comme une gangrène, et
il a tellement infecté le sang politique du pays, que ses
malheureuses victimes osent bien demander s'il existe. Le
libéralisme est comme la peste ; on ne le voit pas, mais on
en meurt.
En quoi consiste-t-il ? — Et d'abord, rien n'est plus
difficile que de donner une définition brève et précise du
libéralisme. « Le libéralisme,disent les évèques de l'Equa-
teur, n'est ni une erreur isolée, ni un abus déterminé ; c'est
quelque chose d'incertain, de vague, d'indéterminé qui
INTRODUCTION 7
égare la raison, attaque la foi, corrompt la morale, combat
l'Eglise et sape les fondements naturels de toute société,
en érigeant en droits une grande partie des aveugles Ins-
tincts de notre nature déchue. En philosophie, le libéralisme
est la métaphysique nébuleuse de l'erreur ; en politique, il
est le palladium de l'erreur et du bouleversement ; en mo-
rale, il est la proscription de la conscience humaine, et en
religion il est Tennemi tantôt déclaré, tantôt caché, du
Christ et de son Eglise. » Don Sarda procède avec plus de
précision : a Dans l'ordre des idées, dit-il, le libéralisme
est un ensemble d'idées fausses, et, dans l'ordre des faits,
c'est un ensemble de faits criminels, conséquences prati-
ques de ces idées » (1).
Dans l'ordre des idées, d'après Don Sarda, les principes
libéraux sont : la souveraineté absolue de l'individu avec
une entière indépendance de l'autorité divine ; la souverai-
neté absolue de la société, supérieure à tout ce qui ne pro-
cède pas d'elle ; le droit national de faire des lois et de se
gouverner par sa propre volonté, exprimée d'abord par
suffrage, puis par majorité parlementaire; la liberté de
penser sans aucun frein, ni en religion, ni en morale, ni en
politique ; la liberté absolue de la presse et des associa-
tions. — Dans l'ordre des faits, le libéralisme est la réunion
d'œuvres inspirées et réglées par ces principes : telles que
des lois pour la dissolution des ordres religieux, la confis-
cation delà propriété ecclésiastique, la laïcisation du ma-
riage et de l'enseignement, les attentats de toute nature
(1) Le libéralisme est un péché, passim. — Ce volume, parvenu à sa 10^ édi-
tion, est à lire tout entier.
8 INTRODUCTION
contre la liberté de l'Eglise, la corruption et l'erreur publi-
quement autorisées, soit à la tribune, soit dans la presse,
soit dans les mœurs ; la guerre systématique au catholicis-
me, désigné par des mots de théocratie, d'ultramontanis-
me, ou de cléricalisme. Le libéralisme pratique est un
monde complet; il a ses maximes, ses modes, ses actes,
sa littérature, sa diplomatie, ses lois, ses machinations et
ses guet-apens. C'est le monde de Lucifer, déguisé sous le
libéralisme, en guerre flagrante et constante avec l'Eglise
de Jésus-Christ.
Le libéralisme est, par lui-même, un péché mortel :
]" dans l'ordre des doctrines, parce que, basé sur le ratio-
nalisme, il nie en principe la révélation et nie en particu-
lier l'autorité de Dieu, la mission de Jésus-Christ, le ma-
gistère de l'Eglise; 2« dans l'ordre des faits, parce que,
rejetant la raison éternelle de Dieu, il détruit le principe
fondamental de toute moralité, proclame la morale indé-
pendante et sanctionne, comme une source de progrès, la
violation de tous les commandements. Par conséquent,
sauf le cas de bonne foi, d'ignorance et d'irréflexion, le
libéralisme, qui est une hérésie-mère, et les œuvres li-
bérales, qui sont des œuvres hérétiques, constituent un
des plus grands péchés que connaisse le code de la Foi.
IL — Le libéralisme, en tant que système de doctrines,
peut s'appeler école ; comme organisation d'adeptes, dans
le but de propager ses doctrines, c'est une secte; comme
groupe d'hommes s'efforçant de les faire prévaloir dans le
droit public, c'est un parti. Mais, sous quelque aspect que
vous le considériez, il offre, dans son unité logique, une
grande puissance de cohésion. Alors, c'est un système à^
INTRODUCTION 9
doctrines erronées, impies, ou opposées à la Foi. Quoiqu'il
atteigne, par l'enchaînement naturel de ses idées, l'ordre
individuel Qi l'ordre domestique, c'est surtout un système
politico-religieux, parce que, né des querelles suscitées au
XVIIP siècle entre l'Eglise et l'Etat, il s'est produit d'abord
dans la Déclaration des droits de Thomnie, qu'il faut consi-
dérer surtout comme la négation des droits de Dieu.
Mais il faut bien retenir que le libéralisme est un, et que,
si l'on admet, à un degré quelconque, son principe, on est
fatalement entraîné à toutes les conséquences. C'est cette
logique implacable qui fait toute la force delà Révolution.
Toutefois, malgré cette unité logique, les écoles, les sectes
et les partis libéraux, en adhérant au système, ne le dis-
tribuent pas tous à égale dose. Les intérêts, les considéra-
lions de famille, les relations de société, le respect humain,
l'esprit de tactique règlent cette question de dosage, cette
accentuation plus ou moins forte. Le poison est plus ou
moins dilué ; c'est toujours le même poison.
Or, dans cette diversité presque infinie de personnalités
libérales, on distingue trois principaux systèmes : le
libéralisme radical, le libéralisme opportuniste et le libé-
ralisme catholique. Ce qui caractérise ces systèmes, c'est la
situation qu'ils font à l'Eglise dans la société civile. Pour
le libéralisme absolu, la formule est : F Eglise dans VEcat,
entendant par là que le gouvernement est l'arbitre absolu
de tout droit, et que l'Eglise reçoit de l'Etat ses conditions
d'existence. Pour le libéralisme mitigé, la formule est :
r Eglise libre dans F Etat libre ; il veut dire que l'Etat est
maître absolu de ses actes, et qu'il n'est pas obligé de tenir
compte des intérêts religieux. Quant à l'Eglise, libre dans la
10 INTRODUCTION
sphère métaphysique du dogme, elle a'a aucun droit politi-
que et social, mais ne jouit que de la liberté individuelle
sous la garantie du droit commun. Pour le libéralisme soi-
disant catholique, le plus hypocrite, le plus satanique et le
plus impossible des trois, il n'a pas de formule. En principe,
il admet le catholicisme intégral ; en fait, il veut le marier
avec sa négation. Avec sa bonhomiecalculée, il ditque, dans
l'intérêt des âmes, l'Eglise doit céder au temps et aux cir-
constances. L'individu est obligé de se soumettre à la révé-
lation de Jésus-Christ ; mais l'Etat, en tant qu'Etat, ne doit
pas avoir de religion, ou il ne doit en avoir que dans la
mesure qui ne gêne pas ceux qui n'en ont point. Contradic-
tion puérile ! car si l'on admet, pour la raison individuelle,
une soumission obligatoire, on doit admettre, à plus forte
raison, l'obligation de la raison collective, ou si Ton affran-
chit l'une en mettant l'autre sous le joug, on pose le dua-
lisme comme principe antithétique de droit, et foyer fatal
^e guerre publique.
Si l'on considère Tm/iV/ie ^^^e/zce du catholicisme libéral,
on voit qu'elle consiste dans une fausse interprétation de
l'acte de foi. Les catholiques sans épithète croient sur l'au-
torité infaillible du Dieu révélateur ; les catholiques libé-
raux font résider l'autorité de la foi dans la libre adhésion
de la raison individuelle. Ce ne sont pas des chrétiens sou-
mis au magistère de l'Eglise, ce sont des hommes qui se
font juges des doctrines, admettant les unes, rejetant les
autres. Néanmoins, ils s'intitulent catholiques, parce
qu'ils croient fermement à la révélation du Fils de Dieu ;
mais ils tiennent leur intelligence pour libre de croire ou
de ne pas croire. Dès lors, ils ne voient pas, dans l'incré-
INTRODUCTION 11
dulité, un aveuglement volontaire du cœur et de l'esprit,
mais un acte licite, un malheur peut-être, pas un péché.
De là le respect avec lequel ils veulent qu'on traite toutes
les convictions ; de là leur horreur pour toute pression
extérieure qui châtie ou prévienne lliérésie ; de là encore
leur tendance à juger de toutes choses, non dans leur rap-
port avec le salut, mais dans leur résultat au profit delà
civilisation ; de là, enfin, leur mauvaise entente de la
piété, qui n'est plus qu'affaire d'émotion, une sorte de
sensualisme spirituel.
Si l'on considère maintenant la rsiison d'èive extrinsèque
du libéralisme, on voit qu'il consiste, surtout, dans la di-
minution de la vérité et l'énervement des âmes. Le libé-
ralisme est le crépuscule de la vérité, qui commence à
s'obscurcir dans l'intelligence, ou de l'hérésie qui n'en a
pas encore pris entièrement possession. Sont d'ordinaire
catholiques-libéraux, les catholiques qui cessent peu à peu
d'être de fermes catholiques, et les libéraux purs qui, en
partie désabusés de leurs erreurs, n'entrent pas encore
pleinement dans le domaine de la vérité. Un pied dans
chaque camp, des amis partout, des sourires et des poi-
gnées de main à tout le monde. Moyennant quoi, on est
poussé, tiré, hissé ; on monte et l'on arrive... aux bureaux
de tabac. Le dernier mot pratique du libéralisme, ce n'est
pas affaire de doctrine, c'est diminution de piété, prépon-
dérance de l'intérêt et victoire des passions.
H faut distinguer encore entre le libéraHsme spéculatif
et le libéralisme pratique. Les libéraux théoriques sont les
dogmatiseurs de la secte ; les libéraux pratiques sont les
moutons de Panurge, qui croient ce que disent les maîtres,
12 INTRODUCTION
OU qui, sans le croire, les suivent. Ce sont les commis-
voyageurs du parti ; ils évitent avec soin de se faire pincer
sur le terrain des doctrines, mais ils font les frais du jour-
nal libéral, appuient les combinaisons libérales, votent
pour le député libéral et acclament tous les coryphées du
libéralisme. Ces factotums sont les empoisonneurs en titre
des consciences chrétiennes, ceux qui séduisent le plus
tristement les âmes sans défense.
m. — Or, le libéralisme, à tous ses degrés et sous tou-
tes ses formes, a été condamné par l'Eglise. Outre les mo-
tifs de malice intrinsèque qui le rendent mauvais et crimi-
nel, il a contre lui, pour tout catholique fidèle, la suprême
et définitive condamnation de l'Eglise qui l'a frappé d'ana-
thème. Pie YI foudroyait déjà cette fameuse Déclaration
des droits de r homme, qui contient en germe toutes les fo-
lies du libéralisme. Pie VU frappait le despotisme libéral
envahissant le domaine temporel, et attentant à la liberté
personnelle du Pontife romain. Léon XII et Pie VIII pour-
suivaient le libéralisme jusque dans les repaires des socié-
tés secrètes. Grégoire XVI publiait, contre Lamennais,
son Encyclique Mirari vos, condamnation explicite du li-
béralisme, tel qu'il était entendu, enseigné, pratiqué par
les gouvernements constitutionnels. Dieu, pour couron-
ner cette série séculaire de condamnations, suscitait de
nos jours le grand Pontife que l'histoire salue comme le
fléau du libéralisme.
Dans une lettre à Gaston de Ségur, Pie IX appelle le libé-
ralisme \^ perfide ennemi \ dans une réponse àl'évêquede
Nevers, la véritable calamité actuelle ; dans un Bref au cer-
cle catholique de Milan, un pacte entre la justice et fini-
INTRODUCTION 13
qidté^ plus funeste et plus dangereux quun etinenù déclaré ;
dans une lettre à Févêque de Quimper, un virus ocxulte :
dans un Bref aux Belges, une erreur sournoise et insidieuse ;
dans un autre Bref à Mgr Gaume, uwq peste très pernicieuse .
Cependant, le libéralisme pouvait, avec une certaine
apparence de raison, se soustraire à ces documents d'un
caractère purement privé. Un document public, solennel,
d'un caractère général, universellement promulgué, était
donc devenu nécessaire : ce fut le Syllabus de 1864.
Le Syllabus est un catalogue officiel d'erreurs contem-
poraines, en forme de propositions concrètes, telles qu'on
les rencontre, dans des auteurs qui les ont propagées. On
y trouve en détail tout ce qui constitue le catholicisme li-
béral. A la vérité, il n'y est nommé qu'une fois, mais il est
certain que la plupart des erreurs mises par Pie ÏX à ce
pilori, sont des erreurs libérales. On en a la preuve dans
l'énumération même de ces propositions : condamnation
de la liberté des cultes : propositions 15, 77 et 78 ; — con-
damnation du placet gouvernemental : propositions 20 et
28 ; — condamnation de la confiscation des biens ecclé-
siastiques : propositions 16 et 27 ; — condamnation de la
suprématie absolue de l'Etat : proposition 39 ; — condam-
nation du laïcisme dans l'enseignement : propositions 45,
47 et 48 ; — condamnation du droit absolu de légiférer sans
Dieu : proposition 56 ; — condamnation du principe denpn-
intervention : proposition 62 ; — condamnation du droit
d'insurrection : proposition 63 ; — condamnation du ma-
riage civil ; propositions et autres ; — condamnation de
la liberté de la presse : proposition 79 ; — condamnation
du suffrage universel comme source unique d'autorité :
14 INTRODUCTION
proposition 68 . — enfin, condamnation du nom même du
libéralisme : proposition 80.
Un quart, au moins, du Syllabus tombe d'aplomb sur le
libéralisme. Aussi les libéraux l'ont-ils accueilli avec une
espèce de fureur. Quant aux catholiques libéraux, cette
race d'endormeurs, les uns ont dit qu'il n'était pas obliga-
toire, les autres qu'il se bornait à réprouver certaines
erreurs monstrueuses, dans lesquelles, eux, gens de grand
sens, n'étaient pas tombés. Mais le soin de Léon XIII à prê-
cher l'union entre catholiques, sur les bases posées par les
actes pontificaux, montre ce qu'il faut penser de ces soi-
disant interprétations, qui ne sont que des trahisons. Quant
à Pie IX, dans les dernières années de sa vie, il était tel-
lement horripilé par la conduite astucieuse de ces sectai-
res, qu'il ne parut, pendant dix ans, vivre que pour les
flétrir.
On doit donc se faire scrupule d'éviter les doctrines libé-
rales, quelle qu'en soit la forme ; on doit en conscience
les éviter, en repoussant les journaux et les revues qui les
distillent, en écartant les personnes qui les prêchent, en
s'abstenant des actes qu'elles inspirent. Don Sarda donne,
à cet égard, des règles de conduite, et comme son livre a
pour but de diriger les consciences, le sage auteur entre
dans les plus minutieux détails. Pour les bien connaître,
il faut recourir à son livre, ouvrage d'ailleurs tellement
important et décisif, que tout homme intelligent doit le
lire ; tout bon chrétien, le méditer ; et tout prêtre, s'en faire
une armure.
IV. — Don Sarda pose une question que nous ne voulons
pas agiter: Y a-t-il ou peut-il y avoir dans l'Eglise, des
INTRODUCTION 15
ministres de Dieu, infectés de l'horrible contagion du libé-
ralisme ?
Tout homme est menteur et demande, pour s'autoriser
au vice, des doctrinesdemensonge. Toutprêtreest homme ;
tout prêtre peut s'abandonner à ses faiblesses ou servir,
par son ministère, les faiblesses d'autrui ! Dans le monde,
tel qu'il est, l'erreur a toujours eu des serviteurs puissants ;
mais dans le monde, tel que l'a fait la sainte Eglise, c'est
surtout parmi les prêtres que l'erreur a voulu susciter ses
hérauts. L'Eglise, il est vrai, a pour mandat divin, de prê-
cher toutes les nations et de leur prescrire les saintes or-
donnances du salut. Cependant c'est à l'Eglise, instrument
prédestiné de la sanctification des âmes, que l'esprit ma-
lin cherche et réussit toujours à arracher quelques prêtres,
pour en faire les agents de corruption. Le prêtre tout-
puissant pour le bien, est aussi l'homme qui sert le mieux
la cause du mal. Toutes les grandes hérésies ont eu, pour
complices, des prêtres ou des laïques de haute marque. Un
menteur qui ment, ce n'est pas chose bien extraordinaire,
et ça ne produit habituellement pas grand effet ; mais un
homme d'Eglise qui se fait homme d'erreur, un homme de
Dieu qui se fait homme du diable, voilà, ce semble, le per-
sonnage que l'humanité acclame avec plus d'empresse-
ment, pour en recevoir congé de libertinage.
u Le prêtre apostat, dit notre auteur, est le premier fac-
teur que recherche le diable pour réaliser son œuvre de
rébellion. 11 a besoin de la présenter aux regards des gens
avec quelque apparence d'autorité ; or rien ne sert autant
sous ce rapport que le contre-seing d'un ministre de l'E-
glise. Et comme malheureusement il se trouve toujours,
16 ' INTRODUCTION
dans cette sainte Eglise, des ecclésiastiques corrompus dans
leurs mœurs, corruption par où l'hérésie chemine com-
modément ; ou bien aveuglés par l'orgueil, cause très fré-
quente aussi d'erreur, il résulte que l'esprit mauvais, dans ,
toutes ses manifestations, a eu de tout temps, à sa dispo-
sition, des apôtres et des fauteurs parmi le clergé. » -
(Page 142.)
En présence de ces prêtres, infectés de libéralisme. Don
Sarda se demande ce qu'il faut faire. Pour la conduite pri-
vée, il pose quelques cas de direction et les résout d'après
les lumières de la théologie. Dans sa préface il avait résolu
la même question en opinant pour la bataille. La raison
qu'il en donne est que, à chaque siècle, il y a une erreur
capitale, contre laquelle il faut dégainer. Combattre des
ennemis vaincus et morts depuis des siècles, ou opiner sur
des affirmations qui ne soulèvent aucun désaccord et n'ont
rien d'hostile aux droits de la vérité, n'est pas la condition
des catholiques. Ce n'est pas contre des ennemis imagi-
naires, avec des armes sans portée, que l'Eglise est une
armée rangée en bataille et que nous sommes, par les sa-
crements, armés chevaliers d'une glorieuse milice. Jésus-
Christ, son Vicaire saint Pierre, les apôtres et les martyrs
sont tous morts au service de la vérité, méconnue ou tra-
hie. « Depuis lors, tout héros de notre glorieuse armée a
dû sa célébrité à la question brûlante dont la solution lui
est échue en partage, à la question brûlante du jour, non à
la question refroidie, arriérée, qui a perdu son intérêt, ni
à la question future, qui se cache dans les secrets de l'ave-
nir. Ce fut corps à corps avec le paganisme couronné et
assis sur le trône impérial, que les premiers apologistes
INTRODUCTION 17
eurent à traiter, au risque de leur vie^, la question brûlante
du jour. La question brûlante de l'arianisme qui boule-
versa le monde entier, valut à Athanase la persécution,
l'exil, l'obligation de fuir, des menaces de mort et des ex-
communications de faux conciles. Et Augustin, ce valeu-
reux champion de toutes les questions brûlantes de son
siècle, est-ce que par hasard, il eut peur des questions po-
sées par les Pélagiens, parce que ces problèmes étaient de
feu ? Ainsi, de siècle en siècle, d'époque en époque, à cha-
que question brûlante que l'antique ennemi de Dieu et du
genre humain tire toute rouge de l'infernale fournaise, la
Providence suscite un ou plusieurs hommes, marteaux
puissants qui frappent sur elle sans se lasser. Frapper sur
le fer rouge, c'est travailler à propos ; tandis que frapper
sur le fer refroidi, c'est travailler sans profit. Marteau des
simoniaques et des concubinaires allemands fut Gré-
goire Vn ; marteau d'Averroës et des faux disciples d'Aris-
tote fut Thomas d'Aquin ; marteau d'Abélard fut Bernard
de Clairvaux ; marteau des Albigeois fut Dominique de
Guzman, et ainsi de suite jusqu'à nos jours. » (Introduc-
tion, page 10.)
Or, puisque chaque siècle a eu ses questions incendiaires,
le nôtre a aussi la sienne. La grande erreur du XIX' siècle,
c'est le libéralisme sous toutes ses formes, avec d'infi-
nies variétés, « Les dangers que court en ce temps la foi
du peuple chrétien sont nombreux, écrivent les évoques
de la province de Burgos ; ils sont nombreux, mais ils sont
tous renfermés dans un seul, qui est leur dénominateur
commun : le naturalisme. Qu'il s'intitule rationalisme, so-
cialisme, révolution, ou libéralisme, par sa manière d'être
48 INTRODUCTION
et son essence même, il sera toujours la négation franche
ou artificieuse, mais radicale, de la foi chrétienne, et, par
conséquent, il importe de l'éviter avec empressement et
soin, autant qu'il importe de sauver les âmes. » — Les
évêques de l'Equateur, dans une lettre imprimée, défen-
dent la même chose et consacrent quarante pages à en
fournir la preuve, en même temps qu'ils donnent l'exem-
ple du vrai combat, celui que mènent les évêques siégeant
en concile.
V. — Après avoir sonné, contre les libéraux, ce branle-
bas. Don Sarda demande ce qu'il faut penser des vœux
pacifiques de Léon XIII, et des relations très amicales qu'il
entretient avec les principaux personnages du libéralisme,
voire avec les gouvernements persécuteurs. En ce qui re-
garde personnellement le Pape, Don Sarda s'en tire par une
distinction. Dans l'Eglise, il distingue entre le ministère
apostolique et la fonction diplomatique : en tant que vicaire
de Jésus-Christ, tout Pape, gardien d'un dépôt sacré dont
il ne peut laisser violer ni un iota, ni une virgule, est un
intransigeant ; en tant que chef de l'Eglise entretenant des
relations avec des gouvernements persécuteurs, et même
avec des princes infidèles, le Pape observe cordialement
les usages diplomatiques, sans rien faire qui déroge à Tin-
transigeance de ses doctrines. Quant aux vœux de paix,
souvent réitérés par Léon XIII, ce sont des vœux naturels
à toute âme, parfaitement venus sur les lèvres d'un Pape ;
s'ils s'appliquent aux fidèles enfants de la sainte Eglise, ils
ont pour but d'étouffer toutes les dissidences intérieures
et de ramasser contre l'ennemi commun, toutes les forces
actives de l'Eglise. Mais, ajoute Don Sarda, tirer sur les
INTRODUCTION 19
libéraux, ce n'est pas tirer sur les enfants de l'Eglise ; c'est
tirer sur les plus dangereux ennemis du nom chrétien et,
par conséquent, répondre à la consigne du Pape.
Et, pour appuyer cette décision du casuiste espagnol, je
puis invoquer le témoignage des évêques équatoriens.
« Le libéralisme catholique est la perfidie et la trahison
personnifiées. Un catholique libéral parmi les libéraux est
un transfuge de l'Eglise, parce qu'il se dit catholique ; et
parmi les catholiques, c'est un espion du camp ennemi,
parce qu'il se dit libéral ; le transfuge et l'espion sont des
traîtres. Que fait un catholique parmi les libéraux? Il vend
le Christ! Que fait un libéral parmi les catholiques? 11
trompe les hommes, mais il ne trompera pas Dieu. Le
catholicisme libéral est le grand scandale du XIX*^ siècle,
comme l'arianisme des premiers siècles, comme le protes-
tantisme du XYl^ siècle. Il fait perdre la tête aux hom-
mes, enflamme les passions, tend partout à déchirer la
tunique sans couture du Christ, et s'acharne à lancer dans
le sein des sociétés les mieux organisées, comme une
bombe Orsini, la pomme de discorde et la torche incen-
diaire de la [Révolution. »
Don Sarda avait dit plus brièvement, avec une effrayante
énergie : « Le cathoHcisme libéral, c'est le plus satanique
de tous. ))
Le casuiste espagnol pose, discute et résout, dans ses
quarante-quatre chapitres^ beaucoup d'autres questions;
il parle des causes permanentes du libéralisme et des pen-
tes par lesquelles un catholique peut y glisser ; il décrit les
signes auxquels on reconnaît le libéralisme, dans un livre
ou dans un journal; il demande s'il est toujours indispen-
20 INTRODUCTION
sable, avant de descendre dans la lice, de prendre une nou-
velle décision de l'Eglise ; il examine les avantages de la
guerre en voltigeurs détachés ou en bataillons formant ar-
mée ; il recherche s'il est permis de se prendre aux person-
nes et, dans ce cas, résolu affirmativement, avec quels pro-
cédés il faut tomber dessus. Toutes ces questions, le docteur
espagnol les élucide, avec autant de limpidité que d'éner-
gie ; il a une décision nette, et des coups à l'emporte-pièce.
L'esprit départi, au surplus, n'a point dicté ces pages ; au-
cun mobile d'inimitié humaine n'y fait sentir son inspira-
tion. Des principes posés par la sainte Eglise, la logique
tire des déductions, même les plus dures, non parla voie
oblique du sophisme, mais par la voie droite du loyal rai-
sonnement qui n'incline ni à droite ni à gauche. Ces pages
sont livrées au vent pour que le souffle de Dieu les porte
où il voudra, et leur fasse faire quelque bien pour son
compte.
L'auteur conclut par ces touchantes paroles : «Au moyen
d'arguments et de répliques, il arrive parfois qu'on réduit
son adversaire au silence, ce qui n'est pas peu de chose en
certaines occasions. Mais cela ne suffit pas bien souvent à
la conversion. Pour atteindre ce but, des prières ferventes
valent autant, sinon mieux, que les raisonnements les plus
habilement liés. L'Eglise a obtenu plus de victoires parles
soupirs sortis du cœur de ses enfants, que par la plume de
ses controversistes et l'épée de ses capitaines. Que, sans
oublier les autres, la prière soit donc l'arme principale de
nos combats. Par elle, plus que par l'efTort des machines
de guerre, tombèrent les murs de Jéricho. Josué n'aurait
pas vaincu le féroce Amalec, si Moïse, les mains élevées
INTRODUCTION 21
vers le ciel, n'avait été en fervente oraison pendant la ba-
taille. » Et conséquent avec lui-même, Don Sarda franchit
les Pyrénées et déposa, dans le sanctuaire de Lourdes, en
l'honneur de la Vierge qui seule a détruit toutes les héré-
sies, une bannière portant le titre de son livre inscrit en
lettres d'or : Le libéralisme est un péché !
Nous resterons sur ce souvenir. Le controversiste espa-
gnol a écrit en imitateur du Cid, en digne fds de Pelage et
des héros de Cavadonga.
C'est, pour tous les chrétiens, un devoir de suivre ses
doctrines ; et, pour tous les prêtres, un devoir de les en-
seigner.
Le présent travail n'est pas seulement le commentaire
historique de l'ouvrage espagnol ; il en offre, pour la
France, la contirmation par les faits, depuis tantôt un
siècle.
C'est plus qu'il n'en faut pour prémunir contre Terreur,
former les justes convictions et vivifier, par les ardeurs
de la foi, les résolutions du patriotisme.
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME.
La vérité éclaire l'esprit et échauffe le cœur ; elle donne à la
volonté la rectitude, à l'activité morale, le ressort de la puissance ;
elle marque la voie et insuffle la vie. Les individus, les familles,
les sociétés publiques puisent, dans sa lumière et dans son amour,
le secret de la force elles gages de la grandeur.
La vérité, pour autant qu'elle doit gouverner l'homme et régler
moralement les institutions, a été révélée de Dieu aux hommes ;
elle constitue la religion catholique ; son dépôt sacré est confié à
la magistrature de la sainte Eglise, sous l'autorité suprême et in-
faillible des Pontifes romains. Tous les peuples doivent venir tour
à tour se ranger sous cette autorité paternelle ; leur fortune est
proportionnelle à la fidélité de leur soumission ; une fidèle adhé-
rence à la Chaire du Prince des Apôtres fait d'eux les propagateurs
de l'Evangile, les bras armés pour la défense de la Chaire aposto-
lique.
Parmi les peuples qui, depuis l'ère de grâce, ont répondu à cette
vocation d'En-Haut, il faut mettre, en première ligne, la France,
fille aînée de l'Eglise, nation très-chrétienne. Depuis les invasions
des barbares, son histoire se mêle intimement à toutes les vicis-
situdes de la vérité, à toutes les épreuves et à tous les triomphes
de l'Eglise romaine. A travers tous les événements de l'histoire,
nous la voyons pendant huit siècles et plus, fidèle au Siège Apos-
tolique, rejeter les hérésies et les schismes, multiplier les saints et
les docteurs, prêter son concours à toutes les œuvres providen-
tielles et rayonner du plus vif éclat sur le monde.
Une si belle vocation devait éprouver des défaillances. A partir
de Philippe le Bel, l'erreur pénètre en France sous la forme d'at-
24 CHAPITRE PREMIER
tentais ; un peu plus tard, elle essaie de se formuler dans une
Pragmatique de Bourges, dans un code de libertés gallicanes et
dans une déclaration en quatre articles. Par là, elle se rapproche
d'erreurs plus radicales et menace de sombrer dans l'abîme,
« Deux amours, dit saint Augustin, ontbâti deux cités : l'amour
de soi, porté jusqu'au mépris de Dieu, a bâti la cité terrestre;
l'amour de Dieu, porté jusqu'au mépris de soi, a bâti la cité cé-
leste. » L'opposition de leur origine et de leur but fait de ces deux
cités, deux villes ennemies ; leurs hostilités irréconciliables rem-
plissent, de leurs fortunes diverses, la vie de chaque homme et les
annales de tous les peuples. Tour à tour victorieuses et vaincues,
elles s'élèvent ou s'abaissent, suivant que le Dieu de qui relèvent
tous les empires leur dispense, dans sa providence mystérieuse,
les grâces de sa miséricorde ou les arrêts de sa justice.
A partir du XIV^ siècle donc, nous voyons pénétrer, en France,
le mauvais esprit du Bas-Empire. Depuis l'avènement du Sauveur
des hommes, la cité du démon avait voulu d'abord noyer dans le
sang des martyrs la cité de Dieu ; ensuite, sous l'impulsion des
erreurs du Paganisme et du Judaïsme, elle avait attaqué, défiguré
et nié successivement tous les dogmes de foi. Avec Photius et Mi-
chel Cérulaire, le cycle des erreurs dogmatiques est épuisé ; l'es-
prit satanique de négation, incarné successivement dans Luther,
Voltaire et Proudhon, imagine sans doute des séries d'erreurs
théologiques, philosophiques et économiques plus radicales, mais
ne cherche plus à faire prévaloir ses erreurs qu'en renversant la
Papauté. Cette chaire, contre laquelle ne prévaudront jamais les
portes de l'enfer, les réformateurs de la religion, de la philosophie
et de l'ordre social, s'accordent tous à vouloir la détruire. Le
schisme est leur arme de prédilection ; c'est par le schisme et non
plus par l'hérésie qu'ils veulent abattre l'Eglise de Dieu.
Or, c'est la coutume qu'à côté d'une erreur radicale, se place
une semi-erreur qui vise au même résultat, en édulcorant les for-
mules, pour ne pas effaroucher les consciences et séduire par la
persuasion frauduleuse ceux que ne peut captiver l'audace de la
négation, A côté de la négation absolue de la Papauté, — néga-
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 25
tion commune aux schismatiques grecs, aux protestants, aux en-
cyclopédistes et aux socialistes, — se place donc une négation
mitigée, qui ne se propose pas de détruire le siège des pontifes
romains, mais qui veut seulement le faire descendre du haut som-
met de sa puissance et le subalterniser. Deux erreurs lui parais-
sent favorables à ce dessein : 1° d'un côté^ abaisser le Pape dans
l'Eglise, en faisant dépendre son autorité du bon vouloir des évo-
ques, ou de ringérence des fidèles ; 2° de l'autre côté, l'exclure en-
tièrement de toute autorité morale sur la société civile, et faire
dépendre par là, le temporel de l'Eglise, de l'autorité de César.
Ces deux erreurs sont nées en France et y exercent, depuis cinq
siècles, sous le nom connu de gallicanisme, les plus tristes rava-
ges. Nous devons marquer brièvement les étapes du fléau.
I. La première, c'est le différend de Boniface YIII avec Philippe
le Bel. L'occasion de ce différend fut l'usurpation, par le roi de
France, des revenus de biens ecclésiastiques. Les biens ecclésias-
tiques étaient consacrés à Dieu et ne devaient pas être détournés
des usages que leur assignait cette consécration. Les fiefs, possé-
dés pardes clercs, étaient tenus aux redevances féodales et devaient
rendre hommage au roi; les biens ecclésiastiques jouissaient de
l'immunité civile. En cas de nécessité reconnue, l'Etat prélevait,
cependant, sur les biens de l'Eglise, des décimes; cet impôt n'é-
tait pas seulement toléré, il était approuvé par l'Eglise et repré-
sentait la quote-part du clergé pour l'entretien de l'ordre social.
Autrement Thomassin affirme et prouve que le respect des biens
ecclésiastiques était de tradition en France. « Jamais, dit-il, les
rois, par un abus de pouvoir, n'ont rien extorqué au clergé, sinon
par l'intervention du Souverain Pontife et poussés par une très
grave nécessité (1). »
Philippe le Bel, prince d'une ambition démesurée et d'une cupidi-
té insatiable, devait être, par ses actes comme par ses lois, l'initia-
teur de l'absolutisme royal. DeCharlemagneàsaint Louis, laroyauté
avait eu pour limites, les droits des seigneurs féodaux et, pour règle,
(1) Ancienne et nouvelle discipline, 3« part., liv. I, ch. XLIIL
26 CHAPITRE PREMIER
la morale de l'Evangile. Philippe entreprit d'abattre la féodalité et
de rainer encore les droits que l'Eglise tenait, en France, de la
possession des biens temporels. De son chef, il ne tenait aucun
compte de l'immunité. Il existait, à la vérité, des censures contre
les laïques qui entreprenaient contre les biens ecclésiastiques,
mais il n'y en avait pas contre les clercs qui les cédaient ; en sorte
que souvent le désir de plaire aux princes inclinait les clercs à
disposer, en faveur des princes, des biens consacrés à Dieu. Le
Pape, d'un côté, voyant cette facilité des clercs àlivrer le domaine
de l'Eglise, de l'autre, la rapacité des princes qui se servaient de
ces revenus pour guerroyer entre eux, voulut fortifier l'enceinte
protectrice de l'Eglise et pourvoir à la paix de la Chrétienté. De là
Pimmortelle huile Clericls laïcos.
« L'antiquité nous apprend, disait le Pontife, et l'expérience
de chaque jour nous prouve jusqu'à l'évidence, que les laïques
ont toujours eu pour les clercs des sentiments hostiles. A l'étroit
dans les limites qui leur sont tracées, ils s'efforcent constamment
d'en sortir par la désobéissance et l'injustice ; ne réfléchissant pas
que tout pouvoir sur les biens et les personnes de l'Eglise leur a
été refusé, ils imposent de lourdes charges aux prélats, aux églises,
aux ecclésiastiques réguliers et séculiers, les écrasent de tailles et
détaxes, leur enlèvent tantôt la moitié, tantôt le dixième, tantôt
le vingtième ou une partie de leurs revenus, essayant ainsi de
mille manières de les réduire en servitude. Or, et nous le disons
dans l'amertume de notre âme, quelques prélats, quelques per-
sonnes ecclésiastiques, tremblant là où il n'y a point à craindre,
cherchant une paix fugitive et redoutant plus la majesté tempo-
relle que la majesté éternelle, se prêtent à cet abus, moins toute-
fois par témérité que par imprudence, mais toutefois sans en
avoir obtenu du Siège apostolique le pouvoir et la faculté. »
En conséquence : ]^ le Pontife porte des censures terribles con-
tre toute personne ecclésiastique qui, sans Taulorisation pontifi-
cale, oserait, sous n'importe quel prétexte, accorder une partie
quelconque du patrimoine de l'Eglise ; et 2», il renouvelle les an-
ciennes censures portées contre les laïques même rois ou empe-
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 27
reurs, qui, sans cette permission, requerraient ou forceraient les
clercs de leur abandonner ce patrimoine.
En deux mots, la bulle Clericis laïcos fait, pour la propriété
ecclésiastique, ce qu'avaient fait pour la juridiction spirituelle de
l'Eglise, les célèbres bulles de Grégoire YH et d'Innocent III : c'est
une charte de liberté. Et pour sauvegarder la propriété cléricale,
elle rappelle les censures déjà portées contre les envahisseurs de
cette propriété, mais n'innove qu'en ce sens qu'elle por^e des cen-
sures contre les clercs assez peu fermes et sages pour livrer eux-
mêmes le bien qu'ils doivent conserver.
Bossuet appelle cette décrétale l'étincelle qui alluma l'incendie.
Après Bossuet, un grand nombre dlhistoriens disent que la bulle
fut la cause, ils auraient mieux dit le prétexte, des emportements
de Philippe le Bel. Boniface, en effet, ne faisait point une constitu-
tion nouvelle, mais il confirmait plutôt les sentences nombreuses
et solennelles publiées avant lui par les conciles et par les papes
pour lier les mains des laïques toujours prêtes à s'étendre sur les
biens de l'Eglise. Le dix-neuvième canon du troisième concile de
Latran fi'appe d'excommunication les laïques qui imposent des
taxes sur ces biens ; le quarante-quatrième canon du concile de
Latran confirme ces censures et ajoute qu'on ne peut, même en cas
de nécessité, tirer des subsides des églises, sans la permission du
Pape. La Défense, comme Ta judicieusement observé le P. Blanchi,
ne regardait pas seulement les barons et les vassaux du roi, elle
concernait toute puissance laïque en général, par conséquent, le
chef souverain de qui les barons tenaient leurs droits (1). La bulle
Clericis laïcos n'était pas moins opportune en fait que fondée en
principe. Certes, elle ne pourrait être taxée d'inopportunité à une
époque où les princes et surtout le roi de" France dévoraient avide-
ment les biens ecclésiastiques. D'ailleurs, elle n'était point particu-
lière à Philippe, qui n'y était pas nommé, mais s'adressait à l'Eglise
universelle ; et si Philippe y trouvait un obstacle à ses exactions,
les princes qui lui faisaient la guerre n'étaient pas moins empê-
(1) BiANOfii, Traité de la puissance ecclésiastique, liv. Vf, § 5.
28 CHAPITRE PREMIER
chés de tirer du clergé de quoi combattre la France. Enfin, pour
que Philippe ne prît point ombrage de sa décrétale, Boniface lui
aurait envoyé, à la même époque, une lettre fort engageante ap-
pelant à Rome Charles de Valois, frère du roi, pour y traiter d'im-
portantes affaires. Sponde affirme que le Pape avait le dessein
d'élever ce prince à la dignité impériale et de le mettre à la tête
d'une nouvelle croisade (1).
Quoique la bulle Clericis laïcos fût fondée en droit, nécessaire en
fait, opportune et régulière, applicable à toute la Chrétienté^ elle
causa rumeur à la Cour de France, où l'on songeait à toute autre
chose qu'à respecter le droit. Les courtisans y virent un péril pour
l'autocratie de la couronne. Philippe, pour montrer le cas qu'il
faisait d'une bulle et tâcher de retenir l'argent qui se dérobait,
défendit à tous ses sujets d'exporter l'argent hors du royaume:
envahit les biens des églises de Laon, de Reims, de Narbonne et
de Maguelonne ; incarcéra par un acte de pure violence, dit Gui-
zot, un légat du Saint-Siège et lui fit son procès; refusa de rece-
voir un autre légat, défendit aux prélats de son royaume de se
rendre au concile de Rome, enfin accabla de charges énormes la
noblesse, les universités et le peuple. Par tous ces attentais, Phi-
lippe préludait aux envahissements de Louis XIV, de Mirabeau,
de Napoléon et de Garibaldi. Nous n'avons pas à parler ici des
bulles Ineffabilis et Ausculta fili, pas plus que de cette série d'actes
où Boniface VIII essaie de contenir l'impétuosité de cet aveugle
forban et s'efforce de maintenir le droit du Saint-Siège. On ne sau-
rait trop admirer la sagesse et la mansuétude du grand pontife ;
on n'admirera pas moins sa décision consignée dans une autre
bulle immortelle, la bulle Unam Sanctam. En voici la traduction :
« La foi nous oblige de croire et de professer que la sainte Eglise
catholique et apostolique est une... C'est pourquoi l'Eglise une et
unique n'est qu'un seul corps, ayant non pas deux chefs, chose
monstrueuse, mais un seul chef, savoir, le Christ et Pierre, vicaire
du Christ, ainsi que le successeur de Pierre, le Seigneur ayant dit
(1) Sponde, Annales ecclésiastiques, An 1296, n» 2.
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 29
à Pierre lui-même : Pais mes brebis, en général : ce qui montre
qu'il les lui a confiées toutes sans exception. Si donc les Grecs et
d'autres encore disent qu'ils n'ont point été confiés à Pierre et à
ses successeurs, il faut qu'ils avouent qu'ils ne sont pas des brebis
du Christ, puisque le Seigneur a dit selon saint Jean : Quil n'y a
qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur. Qu'il ait en sa puissance
les deux glaives, l'un spirituel, l'autre temporel, c'est ce que l'E-
vangile nous apprend : car les Apôtres ayant dit : Voici deux glai-
ves ici, c'est-à-dire dans l'Eglise, puisque c'étaient les Apôtres qui
parlaient, le Seigneur ne leur répondit pas : c'est trop, mais c'est
assez. Assurément celui qui nie que le glaive temporel soit en la
puissance de Pierre, méconnaît cette parole du Sauveur: Remets
ton glaive dans te fourreau. Le glaive spirituel et le glaive maté-
riel sont donc Vun et Vautre en la puissance de l'Eglise; mais le
second doit être employé pour l'Eglise, et le premier par l'Eglise.
Celui-ci est dans la main des rois et des soldats, mais sous la direc-
tion et la dépendance àw prêtre. L'un de ces glaives doit être subor-
donné à l'autre, et l'autorité temporelle doit être soumise au pou-
voir spirituel. Celles qui existent sont ordonnées de Dieu ; or elles
ne seraient pas ordonnées, si un glaive n'était pas soumis à l'autre
glaive et, comme inférieur, ramené par lui à l'exercice de la
volonté souveraine. Car, suivant le B. Denis, c'est une loi de la
divinité que ce qui est infirme soit coordonné par des intermé-
diaires à ce qui est au-dessus de tout. Ainsi, en vertu des lois de
l'univers, toutes choses ne sont pas ramenées à l'ordre immédia-
tement et de la même manière ; mais les choses basses par des
choses moyennes, ce qui est inférieur par ce qui est supérieur. Or
la puissance spirituelle surpasse en noblesse et en dignité toute
puissance terrestre, et nous devons tenir cela pour aussi certain
qu'il est clair que les choses spirituelles sont au-dessus des tem-
porelles. C'est ce que font voir aussi non moins clairement Vobla-
tion, la bénédiction et la sanctification des dîmes, Vinstitution de
la puissance et les conditions nécessaires du gouvernement du
monde. En effet, d'après le témoignage de la Vérité même, il appar-
tient à la puissance spirituelle d'instituer la puissance terrestre et
30 CHAPITRE PREMIER
de la juger si elle n'est pas bonne. Ainsi se A'érifie l'oracle de Jéré-
mie touchant l'Eglise et la puissance ecclésiastique: Voilà que je
t'ai établi sur les nations et les royaumes, et le reste comme il suit.
Si donc la puissance terrestre dévie, elle sera, jugée par la puissance
spirituelle. Si la puissance spirituelle d'un ordre inférieur dévie,
elle ser3i jugée par son supérieur. Si c'est la puissance suprême,
ce n'est pas l'homme qui peut la juger, mais Dieu seul, suivant la
parole de TApôtre : L'homme spirituel juge et n est jugé lui-même
par personne. Or cette puissance qui, bien qu'elle ait été donnée
à l'homme et qu'elle soit exercée par l'homme, est non pas humaine
mais plutôt divine : Pierre l'a reçue de la bouche divine elle-même,
et celui qu'il confessa l'a rendue, pour lui et ses successeurs, iné-
branlable comme la pierre. Car le Seigneur lui a dit : Tout ce que
tu lieras, etc. Donc quiconque résiste à cette puissance ainsi ordon-
née de Dieu résiste à l'ordre même de Dieu, à moins que, comme
le manichéen, il n'imagine deux principes, ce que nous jugeons
être une erreur et une hérésie. Aussi Moïse atteste que c'est dans
le principe et non dans les principes, que Dieu créa le ciel et la
terre. Ainsi toute créature humaine doit être soumise au Pontife
romain, et nous déclarons, affirmons, défriissotis et prononçons
que cette soumission est absolument de nécessité de salut. »
Telle est, dans son texte authentique, celte fameuse Bulle Unain
Sanctamq\i\ fait écumer de rage, non seulement les loups duschisme
et de l'hérésie, mais les brebis du gallicanisme et les agneaux du
libéralisme. L'Eglise une, sainte, catholique, apostolique, romaine,
a reçu en héritage toutes les nations de la terre. Jésus-Christ lui a
confié ce domaine pour tous les siècles à venir. A Pierre, prince des
apôtres, il a confié deux clefs et deux glaives ; des deux clefs, l'une
ouvre le ciel, l'autre commande à la terre; des deux glaives, l'un
est manié par le Pontife romain, l'autre doit rester à son service et
agir sous sa direction. L'Eglise a droit strict à cette part des biens
de la terre, indispensable à l'accomplissement de son mandat do
rédemption ; elle a droit aussi à ce concours du glaive temporel,
nécessaire pour le gouvernement de l'humanité déchue. Lui enle-
ver ces biens, c'est entraver son œuvre de sanctification ; préten-
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 31
dre que César, sous la direction de l'Eglise, ne doit pas travailler
au salut des âmes, ce n'est pas seulement dégrader César, c'est in-
tervertir Tordre des institutions divines. Ce double droit aux biens
terrestres et au gouvernement temporel, ici direction, là propriété,
ce n'est pas tout ; car Pierre ne doit pas sanctifier seulement César,
il doit sauver aussi ses sujets et juger par conséquent, au spirituel,
sur la terre, les actes dont la trame forme ici-bas leur exis-
tence.Tout est soumis aux clefs et aux glaives de Pierre : tout, rois
et peuples, pasteurs et troupeaux. La tradition le crie par toutes ses
voix ; l'Orient et l'Occident s'unissent pour le proclamer. Le suc-
cesseur de Pierre, Boniface, l'a déclaré, affirmé, défini, et prononcé
éternellement que cette soumission est nécessaire au salut des âmes.
La double puissance du Vicaire de Jésus-Christ est inébranlable
comme la pierre angulaire de l'Eglise. Si vous contestez ce point
capital, vous déchaînez la révolution ; vous affirmez, pour le gou-
vernement, le droit au despotisme ; pour les sujets, le droit à l'a-
narchie ; pour tous, la sainteté des appétits, la licite de toutes les
passions. Par le dualisme gouvernemental vous rejetez Jésus-
Christ dans son Pontife dont vous avez restreint la puissance*, et
vous livrez l'humanité à tous les emportements, à toutes les disso-
lutions, à toutes les ruines.
II. Quand l'aile de la mort eut balayé Philippe le Bel et toute sa
famille, on vit monter sur le trône de France un fils de ce comte
de A^alois que Boniface VIII avait créé vicaire du Saint-Siège et
appelé le défenseur de l'Eglise. La peste du servilisme, qui venait
d'attirer la foudre sur tant de rois, essaya de le corrompre. Dans
l'année qui suivit son avènement, le 30 novembre 1429, il réunit à
Paris les prélats et les barons du royaume. Pierre de Cugnières,
procureur royal, articula, contre le clergé, soixante-dix griefs, de-
mandant pour conclusion la suppression du for ecclésiastique, celle
des redevances, l'indépendance absolue du pouvoir royal, bref, la
sécularisation de l'Eglise et la déification de l'Etat. L'évêque d'Au-
tun, Pierre Bertrand, lui répondit au nom du clergé. En parlant
des prêtres et des rois, ((ui sont les membres divers du corps uni-
32 CHAPITRE PREMIER
que de l'Eglise, il dit : « Voici les vraies bornes de la juridiction
spirituelle et temporelle de l'Eglise : la juridiction temporelle ne
s'étend point aux choses spirituelles qu'elle ne connaît en rien ; la
juridiction spirituelle, au contraire, s'étend aux actions des hom-
mes, relativement aux choses temporelles ordonnées pour les spi-
rituelles comme à leur fin, en tant que l'abus que les hommes en
font peut empêcher celte fin... Le Christ a confié, au bienheureux
Pierre, les droits de l'empire céleste et du terrestre : Et celui qui
enlève ce privilège à l'Eglise romaine tombe dans Cliérésie et doit
être nommé hérétique. » Et, pour en finir, il cite la bulle ifnam
Sanctam, définition ex cathedra, règle de foi. Alors le roi dit : « Les
droits de l'Eglise, je veux qu'on les augmente plutôt que de les
diminuer. » Tous rendirent grâce, et le roi mérita le surnom de
catholique (i).
Le concile de Constance ne fut pas moins exprès sur la même
question : le conciliabule de Bâle, au contraire, se montra presque
constamment hostile à l'autorité et aux droits du Saint Siège.
Lorsqu'Eugène IV l'eut transféré à Ferrare, Charles VII, comme
pour rappeler maladroitement qu'il avait été roi de Bourges,
réunit dans cette dernière ville les seigneurs laïques et un grand
nombre d'évêques, pour délibérer sur les affaires de l'Eglise. Le
mauvais esprit de Bâle souffla sur cette assemblée ; on y fit un
recueil de décrets, et, le 7 juillet 1438, un édit royal les publia, en
vingt-trois articles, sous le titre général de Pragmatique-Sanction.
Dans son ensemble, cette Pragmatique ne fait qu'édicter les réso-
lutions séditieuses du conciliabule de Bâle. Dans le premier arti-
cle, supposant que le Concile est au-dessus du Pape, on décrète la
décennalité du concile général et l'on dit le Pape punissable, s'il
contrevient aux décrets de Constance ou s'il veut dissoudre, trans-
férer ou proroger le concile de Bâle. Le second article porte que
le Pape jurera l'observation de ce décret au jour de son exaltation.
Le neuvième réduit à vingt-quatre le nombre des cardinaux.
Dans d'autres, elle supprime les annales, les réserves et expecta-
(1) Raynaldi, Annales. An 1329, 77 ; et Bibliotheca Patrum, pp. 134 et 1G2.
Les origines hétérodoxes du libéralisme 33
tives, ajoutant que si le Pape venait à scandaliser l'Eglise, en se
permettant quelque chose contre celte ordonnance, il faudrait le
déférer au Concile général. Le Pape, subalternisé dans l'Eglise, est
exclu de la société civile, c'est de plus en plus le mot d'ordre du
gallicanisme.
Une telle ordonnance est radicalement nulle. « 11 n'appartient
pas plus aux rois de France qu'à tout autre prince, dit le cardi-
nal Gousset, de statuer, même de concert avec les évoques du
pays, sur les droits du Pape et sur les rapports des églises du
Royaume avec le Pape. Une pragmatique, une ordonnance ea ma-
tières ecclésiastiques, est sans valeur aucune, en ce qui concerne
la discipline générale, à moins qu'elle n'ait été sanctionnée par
le chef de l'Eglise universelle. A défaut de cette sanction apostoli-
que, tout acte public de ce genre est un acte schismatique. »
Aussi, dès qu'elle parut, dit Robert Gaguin, fut-elle regardée
comme uwq hérésie pernicieuse. Bernard de Rossergio, professeur
de droit ecclésiastique et archevêque de Toulouse, publia un
livre intitulé: La véritable lumière des Français allumée contre la
terreur de la Pragmatique. Guillaume de Montjoie, consulté par
Charles Yll, n'hésita pas à condamner son acte. Le sage Elle de
Bourdeille, archevêque de Tours, en démontra également la nul-
lité, par défaut visible de compétence, et les inconvénienls, puis-
que, en cas de contestation sur les élections, c'est aux parlements
qu'il appartenait d'infirmer ou de confirmer les évêques. « Pour
ne rien exagérer, ajoute le cardinal Gousset, nous dirons que la
Pragmatique était au moins erronée, schismatique, injurieuse au
Saint-Siège, pernicieuse , ou, pour nous servir des expressions de
Léon X et du cinquième concile de Lalran, une corruption, cor-
ruptela (1).»
Aussi, dès qu'Eugène IV la connut^ n'omit-il rien pour mettre
opposition à ce règlement royal ; tout ce qu'il put obtenir fut une
ordonnance remédiant à certains abus qui s'étaient introduits
comme c'est l'usage dans Tapplication de la loi ; Pie II, succes-
(1) Exposition des principes du droit canonique, p. 484.
34 CHAPITRE PREMIER
seur d'Eugène IV, se déclara encore plus vivement contre la
Pragmatique et en sollicita l'abolition. Louis XI, qui succédait sur
ces entrefaites à Charles VII, accéda aux vœux du Pontife. « La
Pragmatique, dit Pie II, était une tache qui défigurait l'Eglise de
France, un décret qu'aucun concile général n'avait porté, qu'au-
cun Pape n'avait reçu ; un principe de désordre dans la hiérar-
chie ecclésiastique, une confusion énorme de pouvoir, puisqu'on
voyait {(ue les laïques étaient devenus depuis ce temps-là maîtres
et juges du clergé ; que la puissance du glaive spirituel ne s'exer-
çait plus que sous le bon plaisir de l'autorité séculière ; que le
Pontife romain, malgré la plénitude de juridiction attachée à sa
dignité, n'avait plus de pouvoir en France qu'autant qu'il plaisait
au Parlement de lui en laisser, »
Louis XI écrivit au Pape une lettre, en date du 7 novembre
1461, lettre dans laquelle il s'exprimait ainsi: « Nous avons re-
connu. Très Saint-Père, que la Pragmatique- Saiiction est attenta-
toire à votre autorité, à celle du Saint-Siège; que née dans un
temps de schisme et de sédition, elle finirait par amener le ren-
versement de l'ordre et des lois, puisqu'elle vous empêche d'exer-
cer la souveraine puissance que Dieu vous a déférée. C'est par la
Pragmatique que la subordination est détruite ; que les prélats
de notre royaume élèvent un édifice de licence; que l'unité qui
doit lier tous les chefs chrétiens se trouve rompue. Nous vous re-
connaissons, Très Saint-Père, pour le chef de l'Eglise, pour le
grand-prêtre, pour le pasteur du troupeau de Jésus-Christ, et
nous voulons demeurer uni à votre personne et à la Chaire de
saint Pierre. Ainsi nous cassons dès à présent et nous détruisons
la Pragmatique-Sanction dans tous les pays de notre domination ;
nous voulons que le bienheureux apôtre saint Pierre, qui nous a
toujours assisté, et vous qui êtes son successeur, ayez dans ce
royaume, la même autorité pour les provisions de bénéfices
qu'ont eue vos prédécesseurs, Martin V et Eugène IV. Nous vous
la rendons celte autorité; vous pouvez désormais l'exercer tout
entière. »
Au reçu de ces lettres, Rome fit éclater sa joie; tout n'était pas
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 35
fini pourtant, il fallait encore que l'abolition de la Pragmatique
fût revêtue des formes légales. Louis XI rendit donc une décla-
ration que révéque d'Angers, cardinal de la Balue, fut chargé de
porter au Parlement.
Le Parlement refusa d'enregistrer les lettres d'abolition et le
recteur de l'Université en appela au futur concile, appel qui n'é-
tait que le masque de la révolte. Louis XJ, qui ne s'émouvait pas
pour si peu, conclut en 1472, avec Sixte IV, un nouveau traité,
où l'on réglait les choses à peu près comme elles étaient établies
en Allemagne par le concordat germanique. Par le fait, Louis XI
reconnaissait que le Pape est souverain dans l'Eglise et qu'il a, par
suite, seul qualité pour statuer des intérêts de lEglise dans la so-
ciété civile : c'était l'antithèse des passions gallicanes. Aussi le
traité ne fut-il pas plus reçu des Parlements que les lettres d'abo-
lition. Innocent VIII et Alexandre VI firent de vains efforts pour
obtenir de Charles VIII l'entérinement du Concordat et la mise à
néant de la Pragmatique. Sous Louis XII, loin de s'améliorer, les
affaires se gâtèrent et la France dériva jusqu'aux frontières du
schisme. Louis XII réunit des conciliabules à Pise, à Milan, à Lyon ;
il ne se contentait pas de résister aux injonctions du Pape, il vou-
lait le déposer. Le Pape, c'était Jules II, pontife d'une bravoure
intrépide, cassa les actes de ces conciliabules, mille roi et son
royaume en interdit, et, dans la quatrième session du concile de
Latran, en 1312, cita tous les fauteurs de la Pragmatique, rois et
autres, à comparaître dans soixante jours. La mort de Jules II
fit proroger de soixante jours l'exécution du monitoire ; la mort
de Louis XII laissa à François P'" le soin de répondre à Léon X.
Le jeune roi répondit qu'il se présenterait à la citation ou qu'il
ferait quelque proposition de Concordat. Cette réponse fut la sen-
tence de mort de la Pragmatique. Le 19 décembre 1516, avec l'ap-
probation du Saint Concile, Léon X promulgua une bulle qui pro-
nonçait sa révocation. Déjà le concile avait condamné formelle-
ment ce tac te séditieux,avec défense, sous peine d'excommunication,
de l'invoquer et d'en faire usage : Onmia et singula revocamus, cas-
samus, aOrogarnus, irritamus, annulamm, ac damnamus, et pro
36 CHAPITRE PREMIER
infectis, revocatis, cassatis^ abrogalis, irrUatis, anmilatis ac damna-
tis haheri volumus et decernimus.
Ainsi, d'après la bulle de Léon X et le décret du cinquième con-
cile de Latran, le prétendu droit royal de faire des règlements en
matière ecclésiastique, alors même qu'il s'appuie sur des délibé-
rations préalables d'une assemblée d'évêques et se borne à édicter
leurs décisions, n'a, par lui-même, rien de fondé, rien de canoni-
que, et s'il n'est expressément ratifié plus tard par le Saint-Siège,
doit être repoussé comme ouvrant la porte au schisme.
La Pragmatique de Bourges fit place au Concordat passé entre
François P' et Léon X ; ce Concordat est le premier traité d'al-
liance entre la France et le chef de l'Eglise. Par le fait, c'est la
religion catholique romaine hautement et officiellement reconnue
par la royauté ; c'est sa suprématie dans l'ordre spirituel et moral,
s'exerçant partout et en tout, sans obstacle comme sans contrôle.
De plus, puisqu'il y a eu traité, c'est qu'il y avait en présence deux
pouvoirs souverains ; il est manifeste, en effet, par cette conven-
tion, que le Souverain temporel de la France, pour tout ce qui re-
garde les églises du royaume et les intérêts des âmes, n'a traité ni
avec les seigneurs et les évêques français, ni avec le Pape comme
souverain temporel des Etats Romains, mais avec Léon X, Souve-
rain Pontife, souverain spirituel de la société des âmes. Dans les
préHminaires du traité, le chancelier Duprat dit au Pape : « Léon,
voici devant vous votre fils soumis, vôtre par la religion, vôtre par
le droit, vôtre par l'exemple de ses ancêtres, vôtre par la coutume,
vôtre par la foi, vôtre par la volonié. Ce fils dévoué est prêt à dé-
fendre, en toute occasion, vos droits sacrés et par la parole et par
l'épée (1). »
Le préambule du Concordat dit équivalemment que le Pape et
fEglise, c'est tout un. « La primitive Eglise, fondée par Nostre Sau-
veur Jésus-Christ, est la pierre angulaire élevée par les prédica-
tions des apôtres, consacrée et augmentée du sang des martyrs.
Lorsque jadis premièrement elle commença à esmouvoir ses bras
(1) RoscoE, Hist. de Léon X, t. III, p. 466 ; Audin, Ihid., t. JI, p. 156.
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 37
par l'universelle terre, prudentement considérant les grands faix
et charge pondéreuse mis sur ses épaules, combien de brebis il lui
fallait paislre, et combien garder et à combien et divers lieux pro-
chains et lointains elle estait contrainte gecter sa veue, par divin
conseil institua les paroisses, partit et sépara les diocèses, créa les
évesques, et par dessus eux préfist et establit les métropolitains.
Ace que par eux correspondans et coadju leurs, comme membres
au chef, elle gouvernas! selon sa volonté salutairement toutes cho-
ses. Et à ce qu'eux, comme ruisseaux dérivant de l'éternelle et
perpétuelle fontaine, l'Eglise romaine, ne laissassent un seul
coing de tout le divin et dominique champ, qui ne fut arrousé de
doctrine salutaire.
« Par quoy, ainsi que les romains évesques noz prédécesseurs
en leur temps ont mis toute leur cure, estude et sollicitude à la
saincte union d'icelle Eglise, et que ainsi sans aucune macule fust
conservée ; et toutes ronces, espines et herbes nuisantes, d'icelle
fussent extirpées, parce que sa propre nature d'icelle Eglise est
inclinée à priser les vertus et arracher les vices.
« Pareillement, nous en noslre temps et durant le présent con-
cile, devons à toute diligence donner ordre aux choses nécessaires
et requises à l'union d'icelle Eglise. Et partant nous faisons tout
notre pouvoir à oster toutes choses contraires et herbes empeschans
icelle union, et qui ne laissent croistre la moisson de Noslre-Sei-
gneur. Et révoluans entre les secrets de nostre pensée combien de
traictés ont esté faicts entre Pie II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexan-
dre VI et Jule II, romains évesques de très religieuse mémoire
noz prédécesseurs, et les très chrétiens et de chère mémoire les
roys de France, sur l'abrogation et abolition de certaine constitu-
tion observée au dict royaume de France, appelée la pragmatique.
Et combien que le prédict Pie II eust destiné et envoyé ses orateurs
au très chrétien et de chère mémoire Loys XI, roy de France, lui
persuadant par plusieurs cléres et évidentes raisons ; tellement
qu'il le fait condescendre et consentira l'annulation d'icelle prag-
matique, comme née et procréée en temps de sédition et de schis-
me, ainsit qu'il appert par ses lettres et patentes sur ce faictes.
38 CHAPITRE PREMIER
Néanmoins la dicte annulation et abrogation, ne les lettres aposto-
liques du prédict Sixte, expédiées sur l'accord fait avec les ambas-
sadeurs du dessus dict roy Loys XI, destinées à iceluy Sixte,
n'auraient été receues par les prélats et personnes ecclésiastiques
dudict royaume. » Le Pape, continue le récit de ces préliminaires,
arrive au Concordat conclu « en la très filiale obéissance que le
Roy très chrétien nous a exhibée ».
Le Concordat, dans ses articles, s'occupe de la promotion aux
charges ecclésiastiques, des abbayes et prieurés conventuels, des
réserves et expectatives, des prébendes, des études, des grades,
de la collation, des mandats apostoliques et des jugements. Par
où l'on voit que le Pape est maître en ces choses et que ses déter-
minations, faites cette fois en concile, ont, par elles-mêmes, force
de lois. Le Concordat, il est vrai, essuya de vives oppositions de
la part du procureur général du Parlement, du recteur de l'Uni-
versité et des ordres de PEtat. « Dans les annales de nos églises,
confesse Frayssinous lui-même, il est peu d'actes aussi mémora-
bles et qui, après d'aussi violentes contradictions, aient obtenu un
aussi complet triomphe (1). » Mais le Pape l'approuva « pour être
inviolablement et entièrement gardé, avec force de perpétuelle
fermeté » ; le roi le publia de même. La légitimité de son établis-
sement fournit ainsi un argument de prescription. Par là même
que le Concordat de Léon X et de François P'' était la règle offi-
cielle des relations de l'Eglise et de l'Etat : par là même que, pour
les questions laissées en dehors des stipulations diplomatiques, il
était pourvu à tout par le droit canon : par là, toute œuvre privée
tendant à changer Félat légal des choses en se substituant à une
convention publique; toute addition, même faite par l'une des par-
ties sans le consentement de l'autre, à la loi concordataire, sans
qu'on en eût dénoncé la déchéance ou provoqué la révision : tout
cela était sans valeur juridique, sans titre sérieux au respect de
ceux qu'on voulait soumettre à ces frauduleuses inventions.
IIP C'est pourtant là ce qui fut tenté, avec une audace inouïe,
(1) Vrais principes de V Eglise gallicane, cb. V.
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 39
sans précédent dans les annales législatives, par les simples par-
ticuliers qui s'ingénièrent à dresser le code des libertés de l'Eglise
gallicane. Calvin avait réclamé une église avec des laïques pour
prêtres, un prince pour pape, le fatalisme pour règle, et s'était
établi à Genève comme un sombre, froid et cruel Mahomet. De Ge-
nève, Calvin chercha à révolutionner la France. Quelques no-
bles prirent son drapeau ; la cour, mobile au gré de ses passions,
tour à tour l'adora et le brûla ; mais tout ce que le pays recelait
d'éléments nationaux et traditionnels s'insurgea pour former la
Sainte-Ligue, « expression solennelle, dit Cantu, de l'opinion do-
minante », véritable représentation de la France chrétienne. La
Sorbonne et le Parlement de Paris étaient à la tête de la patrioti-
que et pieuse insurrection. Henri IV, pour monter sur le trône,
dut se faire catholique et français.
Voltaire nous apprend que, pendant que les parlements du
royaume étaient opposés à Henri de Navarre, calviniste, Henri
traînait à sa suite un parlement à sa dévotion, un petit collège de
légistes. Après sa conversion, « un de ses premiers soins, c'est
Voltaire qui parle, fut de charger le chancelier Cheverny, d'arra-
cher et de déchirer, au greffe du Parlement, toutes les délibéra-
tions, tous les arrêts attentatoires (selon lui) à l'autorité royale.
Le savant Pierre Pitliou s'acquitta de ce ministère par ordre du
parlement... Ce même Pierre Pithou, qui n'était point magistrat,
fit les fonctions de procureur général (1) ». Voltaire admire fort
ces actes patriotiques : il oublie que Henri de Navarre avait con-
tre lui toute la France et qu'il était pensionné de la schismatique
Angleterre. Je suis moins édifié que lui de cette prise d'assaut des
registresdu Parlement par des hommes d'armes du roi, et des hauts
faits de Pithou, qui n'était même pas magistrat, mais un calviniste
couard converti par la Saint-Barthélémy. Toujours est-il que ce
sont ces gens-là qui ont essayé de faire prévaloir en France le droit
divin des rois.
On avait parlé, pour la première fois, des libertés de l'Eglise
(1) Hist. du Parlement de Paris, ch. XXXIIl et XXXV.
40 CHAPITRE PREMIER
gallicane sous Charles YI et on les avait invoquées pour se refuser
à l'obédience de l'anti-pape Benoît XIII. On en parlait, disait un
député aux Etats de Blois, « comme chimère, sans substance de
corps, pour ce qu'il n'y avait rien d'écrit ». Ce fut sans doute pour
remédier à ce défaut d'expression que Guy Coquille, député du
Nivernais, composa, en 1591, son Traité sur les libertés de l'Eglise
de France. L'historien protestant de Thou, qui avait lu cet ou-
vrage, dit que Coquille « y avait réuni avec le plus grand soin,
d'importantes remarques, sur les droits de l'Eglise de France, qui
sont maintenant en conflit de toutes parts ». Ce traité de Coquille
servit de bases aux articles que rédigea Pithou, en 1594. « Nos
libertés, dit ce savant, qui n'était point jurisconsulte et qui n'était
que mollement catholique, nos libertés dérivent de deux maximes
fondamentales : La première est que les Papes ne peuvent rien
commander ni ordonner, soit en général, soit en particulier, de ce
qui concerne les choses temporelles es pays et terres de l'obéis-
sance et souveraineté du roy très chrétien ; et s'ils y commandent
ou statuent quelque chose, des sujets du roy, encore quils fussent
clercs, ne sont tenus de leur obéir pour ce regard. — La seconde,
qu'encore que le Pape soit recogneu pour suzerain (il ne dit pas
souverain) es choses spirituelles, toutes fois en France la puis-
sance absolue et indéfinie n'a point lieu, mais est retenue et bornée
par les canons et règles des anciens conciles receus en ce royaume :
Et in hoc maxime consistit libertas ecclesiae gallicanae. »
En effet, Pithou a très bien défini la doctrine gallicane. D'un
côté, le pape n'est pas souverain dans l'Eglise, il dépend, dans
l'exercice de ses prérogatives, de ses subordonnés ; et ce n'est
qu'aulantqu'il reste dépendant qu'on lui doit respect et obéissance.
D'autre part, il n'est rien, absolument rien dans l'Etat. Pithou,
plus calviniste que catholique, a parfaitement compris et habile-
ment distillé le venin de la nouvelle hérésie. Aussi son commenta-
teur l'appelle, cinquante ans plus tard, un grand homme ; d'A-
guesseau dit que son traité est le palladium delà France ; le pré-
sident Hénault atteste que « ses maximes ont, en quelque sorte,
force de loi, quoiqu'elles n'en aient pas l'authenticité » ; et Dupin
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 41
présente ces articles comme la règle des relations extérieures de
l'Etat avec l'Eglise, comme droit public extérieur pour la police
des cultes, et comme droit privé pour toutes les questions et con-
flits qui intéressent les simples citoyens.
Nous enregistrons ces déclarations, mais nous ne voyons rien
qui les justifie. Un particulier, plus que suspect, dans des temps de
trouble, pour faire sa cour au vainqueur, broche une collection
d'articles au rebours de toute tradition et de tout droit. Cet indi-
vidu publie son livre, et ce livre deviendrait une loi ? On croit
rêver en présence de prétentions si ridicules. Les articles de Pithou
sont juridiquement sans valeur; aucun particulier n'a, comme tel,
qualité pour édicter des lois. Au point de vue théologique, ils sont
doublement faux, en ce qu'ils exagèrent, au delà de toutes limites,
les prérogatives du pouvoir civil ; et en ce qu'ils restreignent, d'une
manière indue et révoltante, les attributions souveraines de la pa-
pauté. Au point de vue historique, on allègue, en preuves de ces
prétentions tyranniques, tous les excès des princes qui ont désho-
noré les tables de l'histoire. Dans tout cet attirail d'érudition prise
à contresens, il y a un cercle vicieux : ce ne sont pas les excès des
princes qui constituent le droit ; le droit, au contraire, oblige de
flétrir les excès des princes. Du reste, Pithou et Dupuy, son baro-
que commentateur, sectaires passionnés et adulateurs serviles,
ofl'rent sans malice le contrepoison de leur fausse science : « Ce qui
regarde la religion et les aff'aires de l'Eglise, dit Dupuy, doit être
examiné. » En preuve, il cite le concile de Sardique, les paroles
d'Osiusà Constance et les plaintes de saint Hilaire contre le même
empereur : « Comme il y a deux sortes d'états dans le monde, pour-
suit-il, celui des ecclésiastiques et celui des séculiers, il y a aussi
deux puissances qui ont droit de faire des lois et de punir ceux qui
les violent, l'ecclésiastique et le séculier (1). »
On ne peut mieux se contredire.
Ces palinodies ne trompèrent personne. La brochure de Pithou
ne fut regardée que comme un pamphlet du collaborateur de la
(1) Procès-verbaux du clergé, t. III, pièces justificatives, n» 1.
42 CHAPITRE PREMIER
Satire Menippre, une variante de ses invectives contre le Satiricon
d'Espagne et d'Italie. Ce document resta enseveli jusqu'en 1639,
aux pires jours de Richelieu, où il reparut pour être qualifié, par
le clergé français, assemblé à Paris, de « livre infâme (1) ».
lY. Cependant, à la suite de ce faux magistrat, un magistrat ti-
tulaire avait cherché à faire prévaloir Calvin dans nos lois. C'était
Michel Servin. Ennemi juré des Jésuites, il demanda en i639, en
plein Parlement de Paris, qu'on leur fît signer les quatre articles
suivants : « V Que le concile est au-dessus du Pape ; S'^ Que le Pape
n'a aucun pouvoir sur le temporel des rois, et qu'il ne peut pas les
en priver par excommunication ; 3» Qu'un prêtre qui scait par la
voye de la confession un attentat ou conjuration contre le roi ou
l'Etat, doit le révéler au magistrat ; 4" Que les ecclésiastiques sont
sujets du prince séculier et du magistrat politique )k La demande
fut écartée. Mais il est à noter que le premier prqjet parlementaire
de ce qui sera un jour les quatre articles de 1682 est mêlé d'une
demande de violation du secret de la confession, pour le service
des rois. Quant à l'auteur du projet, ceci suffit à le faire connaître ;
et l'on y joindra, si l'on veut, ce fait assez grave, arrivé cette an-
née même : « Les plus grandes plaintes du Nonce tombèrent sur
Servin qu'il accusa d'être huguenot et pensionnaire du roi d'An-
gleterre. »
Michel Servin, battu en 1610, revint à la charge en 1614. Sous
Louis XIII, les sectaires voulurent profiler de la jeunesse du roi
pour arriver, par un biais, aux doctrines schismatiques d'Henri Vlll
et de Calvin. Dans les cours et parlements du royaume, ils comp-
taient un certain nombre de partisans secrets, qui affectaient tous
les dehors du catholicisme et se donnaient pour les fervents dé-
fenseurs du pouvoir royal. Les courtisans de Nabuchodonosor et
de Darius, voulant anéantir le culte du vrai Dieu, n'espérèrent y
réussir qu'en mettant les Juifs en contravention avec les ordres
du prince. Les novateurs fondèrent le même espoir sur l'arrêt
qu'ils voulaient faire adopter par les Etats du royaume. Sous l'in-
(1; Procès-verbaux du clergé.
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 43
fluence de Servin, les députés^ au Tiers de la ville de Paris, pro-
posèrent d'insérer dans leur cahier et de faire déclarer loi fonda-
mentale du royaume : « Qu'il n'y a puissance en terre, quelle
qu'elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur le
royaume pour en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dis-
penser ou absoudre leurs sujets, de la fidélité et obéissance qu'ils
lui doivent, pour quelque cause ou prétexte que ce soit ». Un his-
torien du temps, Dupléix, a fort sagement remarqué que « cette
proposition n'avait été suggérée que par ceux qui désiraient faire
entrechoquer la monarchie française et le Saint-Siège, et que leur
intention tendait à un schisme manifeste ». Servin, qui appréhen-
dait avec raison que son article ne s'en allât en fumée, supplia le
Parlement d'informer des brigues que plusieurs personnes fai-
saient pour rompre la résolution d'exiger le serment. Servin ap-
pelait briguesles démarches du clergé pour déchirer les trames de
sa perfidie. L'avocat général ajoutait qu'il était averti de bonne
part qu'on se donnait la liberté de révoquer en doute ces maxi-
mes reçues de tout temps en France et nées avec la couronne. A
force d'intrigues et de démarches, il vint à bout de faire rendre,
par le Parlement, un arrêt du 2 janvier 1615, qui tranchait la
question sous la forme comique d'un arrêt de police. Ce jour-là
même, le cardinal Duperron, à la tête du clergé et de la noblesse,
qu'il avait éclairée et convaincue, soutint les droits de l'Eglise et
de la France et notre droit national, jusque-là vierge de toutes les
pollutions de Terreur et tout imprégné des parfums de la plus
pure orthodoxie.
Tout récemment, le cardinal ne s'était pas gêné pour dire que
les députés du Tiers, qui avaient proposé l'article, étaient « mus
par les huguenots » ; et que ceux qui niaient la puissance du Pape,
directe au spirituel et indirecte au temporel, étaient scoismatiques et
HÉRÉTIQUES, même ceux du Parlement qui avaient sucé le lait de
Tours. A Theure présente, il attaque à fond : « Or, dit-il, il y a trois
points en la substance de cette loy fondamentale. Le premier con-
cerne la seureté de la personne des Hoys : et de cestui-là nous
sommes tous d'accord, et offrons de le signer, non de notre encre,
44 CHAPITRE PREMIER
mais de notre sang. Le second est de la dignité et souveraineté
temporelle des Roys de France : et de cestui-là noussommes aussi
d'accord. Car nous croyons que nos Roys sont souverains de toute
sorte de souveraineté temporelle en leur royaume; et ne sontfeu-
datairesny du Pape, ni d'aucun autre Prince : mais qu'en la niie
administration des choses temporelles, ils dépendent immédiate-
ment de Dieu et ne recognoissent par dessus eux aucune autre puis-
sance. Reste le troisième point qui est asçavoir si les Princes ayant
faict, ou eux ou leurs prédécesseurs, serment à Dieu et à leurs peu-
ples, de vivre et mourir en la religion chrétienne et catholique,
viennent à violer leur serment, et à se rebeller contre Jésus-Christ,
et à lui déclarer la guerre ouverte, c'est-à-dire viennent non seu-
■ lement à tomber en manifeste profession d'hérésie, ou d'apostasie
de la religion chrétienne, mais mesme passent jusqu'à forcer leurs
subjets en leurs consciences, et entreprennent de planter l'aria-
nisme ou le mahométisme, ou autre semblable infidélité en leurs
estats, et y destruire et exterminer le Christianisme ; leurs subjets
peuvent estre réciproquement déclarez absous du serment de fidé-
lité qu'ils leur ont fait : et cela arrivant à qui il appartient de les
en déclarer absous. Or, c'est ce point-là que nous disons estre
contentieux et disputé. Car votre article contient la négation, as-
çavoir qu'il n'y a nul cas auquel les subjets puissent être absous
du serment de fidélité qu'ils ont fait à leurs Princes. Et au con-
traire, toutes les autres parties de l'Eglise catholique, voire même
toute l'Eglise gallicane, depuis que les escholes de théologie ont
été instituées, jusques à la venue de Calvin, tiennent l'affirmation,
asçavoir, que quand un prince vient à violer le serment qu'il a fait
à Dieu et à ses subjets, de vivre et mourir dans la religion catho-
lique, et non seulement se rend arien ou mahométan, mais passe
jusques à déclarer la guerre à Jésus-Christ, c'est-à-dire jusques à
forcer ses subjets en leurs consciences, et les contraindre d'embras-
ser l'arianisme ou le mahométisme, ou autre semblable infidélité ;
ce prince-là peut estre déclaré déchu de ses droits, comme coul-
pable de félonie envers celui à qui il a fait le serment de son Royau-
me, c'est-à-dire envers Jésus-Christ ; et ses subjets estre absous en
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 45
conscience et au tribunal spirituel et ecclésiastique, du sernrienl
de fidélité qu'ils luy ont prêté : et que ce cas-là arrivant c'est à
l'autorité de l'Eglise résidante ou en son chef, qui est le Pape, ou
en son corps, qui est le concile, de faire cette déclaration. Et non
seulement toutes les autres parties de l'Eglise catholique, mais
mesme tous les docteurs qui ont été en France, depuis que les
escholes de théologie y ont été instituées, ont tenu l'affirmation,
asçavoir, qu'en cas de princes hérétiques ou infîdelles et per-
sécutants le Christianisme ou la religion catholique, les subjets
pouvoient estre absous du serment de fidélité. Au moyen de
quoy, quand la doctrine contraire seroit la plus vraie du monde,
ce que toutes les autres parties de l'Eglise vous disputent, vous ne
la pourriez tenir au plus, que pour problématique en matière de
foy. J'appelle problématique en matière de foy, toute doctrine qui
n'est point nécessaire de nécessité de foy, et de laquelle la con-
tradiction n'oblige point pour ceux qui la croient, à analhème et
à perte de communion. »
Parmi les quatre inconvénients que le cardinal Duperron trouve
à cette théorie, voici le troisième : « Le troisième inconvénient,
dit-il, est, que c'est nous précipiter en schisme évident et inévita-
ble. Car tous les autres peuples catholiques tenants cette docti'ine,
nous ne pouvons la déclaï*er pour contraire à la parole de Dieu,
et pour impie et détestable, que nous ne renoncions à la commu-
nion du chef et des autres parties de l'Eglise, et ne confessions
que l'Eglise a esté depuis tant de siècles, non l'Eglise de Dieu,
mais la synagogue de Satan, non Tépouse de Jésus-Christ, mais
l'épouse du Diable.
« La méthode que j'observeray, sera de montrer deux choses :
l'une, que non seulement toutes les autres parties de l'Eglise, qui
sont aujourd'hui au monde, tiennent l'affirmation asçavoir, qu'en
cas de princes hérétiques ou apostats, et persécutant la foy, les
subjets peuvent estre absous du serment faict à eux, ou à leurs pré-
décesseurs : mais messieurs que depuis 1100 ans, il n\ a eu siècle
auquel, en diverses nations, ceste doctrine n'ait esté creuë et pra-
tiquée. Et l'autre, qu'elle a esté constamment , tenue en France, où
46 CHAPITRE PREMIER
nos Roys et particulièrement ceux de la dernière race, l'ont pro-
tégée par leur authorité et par leurs armes : où nos conciles l'ont
appuyée et maintenue, où tous nos évesques et docteurs scholas-
tiques, depuis que l'eschole de la théologie est instituée, jusques
à nos jours, l'ont escrite, prêchée et enseignée : et où finalement,
tous nos magistrats, officiers et jurisconsultes, l'ont suivie et favo-
risée, voire souvent par des crimes de religion plus légers que
l'hérésie et l'apostasie : mais desquels néantmoins je ne me prétens
aider, sinon en tant qu'ils peuvent servir à défendre, ou la thèse
générale, asçavoir, qu'en quelques cas les subjets peuvent estre
absous du serment faict par eux à leurs princes : ou cesle hypo-
thèse particulière, qu'en cas de princes hérétiques ou apostats ou
persécutants la foy, les subjets peuvent estre dispensez de leur
obéir. Car afin de vous oster tout ombrage, je ne veux débattre
votre article, que parles mesmes maximes dont les docteurs fran-
çois, qui ont escrit pour défendre l'authorité temporelle des Roys,
sont d'accord (1). »
Sur ces éloquentes déclarations, les Etats généraux rejetèrent
les propositions hérétiques, et l'intégrité de la doctrine fut main-
tenue, encore une fois, dans le royaume très chrétien.
Y. Nous arrivons à la période des essais de définition dogmati-
que, aux entreprises contre les traditions orthodoxes, aux thèses
téméraires, aux déclarations où se complaît et s'étale avec une aveu-
gle arrogance, l'esprit d'erreur.
. Sous Louis XIII, ce travail matériel d'hérésie fut entrepris par
un prêtre langrois, devenu syndic de la Sorbonne, Edmond Richer.
Jusqu'à lui, le gallicanisme n'avait guère été qu'une suite d'atten-
tats sans doctrines. Il faut bien observer que cette erreur natio-
nale s'est produite en France lorsque le pouvoir royal voulut per-
dre son caractère de service public et de puissance limitée; le
gallicanisme est enfant bâtard de l'absolutisme ; c'est moins une
erreur qu'une lâcheté et une trahison. Sous Philippe le Bel, on voit
les crimes, mais nos églises ne fournissent point de Judas. Gerson,
(1) Œuvres du cardinal Duperron, pp. 599, 601, 602.
I
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 47
Almain, Major, Pierre d'Ailly, contemporains de la Pragmatique de
Bourges, premier essai de dogmatisation gallicane, sont les pre-
miers théologiens qui se constituent les valets de cette entreprise ;
beaucoup de confusion toutefois dans leur esprit et quelque possi-
bilité d'excuse dans Tobscurité des circonstances du schisme. Pen-
dant les guerres de religion, la réaction contre le pouvoir des Va-
lois, trop souvent complicesdes conjurations calvinistes, fait revenir
aux meilleures traditions de la France. L'héroïque insurrection de
la Ligue prête aux manifestations les plus éclatantes de l'ortho-
doxie. A la conversion de Henri IV, l'œil de l'historien discerne
un premier effort du régalisme, une revendication d'agrandisse-
ment pour le pouvoir épiscopal et une prime donnée au protestan-
tisme par l'édit de Nantes. Bientôt Bichelieu désertait toutes les
traditions de la politique chrétienne, et, dans l'intérêt mal compris
de la royauté, s'attachait à la théorie gallicane. Richer, son contem-
porain, en fit le premier essai de codification. Dès 1612, il avait
condensé dans un petit livre, toute la quintessence de ses doctrines.
En ce qui regarde la constitution de l'Eglise, Richer enseignait :
lo Que la juridiction ecclésiastique appartient premièrement et es-
sentiellement à l'Eglise, et ministériellement seulement au pontife
romain et aux autres évêques ; 2° Que le Christ a conféré immédia-
tement par lui-même, à l'ordre hiérarchique, la juridiction, par
la mission immédiate et réelle de tous les disciples. Dans l'ordre
politique, il soutenait le droit divin des rois, l'indépendance abso-
lue de l'ordre politique, l'autorité purement spirituelle de l'Eglise
et la puissance du pouvoir civil sur le temporel du culte et la disci-
pline ecclésiastique. Au demeurant, il admettait toutes les opinions
propres à abaisser l'autorité pontificale. C'est ainsi qu'il attribue
au peuple le droit de nommer les ministres du culte, qu'il attaque
le concordat de Léon X et de François I^'', qu'il attribue aux rois
une institution divine, qu'il déclame contre les privilèges des ré-
guliers, qu'il dit le pouvoir monarchique des Papes fondé sur les
ténèbres du moyen âge et sur la corruption de l'Eglise. Richer
est épiscopalien, presbytérien, régaliste, multitudinisle ; il offre
tous les ingrédients du gallicanisme. Et cependant, malgré son ha-
^8 CHAPITRE PREMIER
biletéetson zèle à mélanger ces poisons, il n'eut pas de succès.
La Sorbonne était encore trop orthodoxe pour se laisser prendre
à cette conspiration ; et le gouvernement, tiraillé en sens contraire
malgré ses attaches secrètes, dut abandonner ce sectaire fanatique.
Richer se rétracta itérativement, par devant notaire, en bonne et
due forme, avec signature et paraphe ; mais, en secret, il parait
qu'il tint à ses opinions et fut, par le poison de ses doctrines, un
des esprits les plus funestes à l'Eglise et à la France (1)
En 1662, sous Louis XIV, une échauffourée de soldats corses
avait amené un différend entre Rome et la cour ; ce différend s'é-
tait réglé avec une telle violence qu'Alexandre YIl, tout en cédant,
avait voulu protester devant Dieu contre la tyrannie qui l'acca-
blait. On continuait d'enseigner, en Sorbonne, les doctrines Ira-
ditionnelles de la France ; de temps à autre, quelque bachelier ou
quelque docteur soutenait une thèse sur la principauté etsurPin-
faillibilité des Papes. Les parlements crurent devoir défendre le
pouvoir royal contre les envahissements de la papauté. Dans la
réalité, ce qu'ils visaient, c'était de rendre le roi irresponsable de-
vant l'Eglise, et, par l'exagération monstrueuse de ses prérogatives,
de le vouer à l'opprobre, plus tard à la destruction. Le différend
de 1662 leur fournit l'occasion de proscrire quelques thèses en
soutenance. L'avocat général Talon profita de ces premières en-
treprises pour suspendre de ses fonctions le syndic Grandin et
pour arracher à la Faculté de théologie, en 1663, une première dé-
claration. Cette déclaration est en six articles: 1» Ce n'est pas la
doctrine de la Faculté que le Souverain Pontife ait quelque au-
torité sur le temporel des rois ; 2° C'est sa doctrine que le roi, dans
Tordre temporel, n'a aucun supérieur ici-bas ; 3° C'est sa doctrine
que les sujets ne peuvent, sous aucun prétexte, être dispensés d'o-
béir au prince ; 4^ C'est sa doctrine de n'approuver aucune pro-
position hostile à l'autorité du roi très chrétien et aux libertés de
TEglise gallicane ; 5o Ce n'est pas sa doctrine que le Souverain
(1) Cf. PuYOL, Edmond Richer, 2 vol. in-S».
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 49
Pontife soit au-dessus du Concile oecuménique ; 6° Ce n'est pas sa
croyance que le Souverain Pontife soit infaillible.
La Faculté n'eût certainement pas adopté ces articles équivo-
ques, dont l'indécision et le caractère négatif pourraient prêter à
des batailles sans fin, si le parlement et le ministère n'eussent
porté atteinte à son indépendance. La suspension du syndic avait
inauguré la persécution ; elle se continua par la dispersion des re-
ligieux et la réduction des séculiers par des menaces de famine.
Les docteurs étaient la plupart curés, vicaires, aumôniers dans la
capitale ; en leur coupant les vivres, on les eût fait mourir de
faim ; déjà, par l'effet énervant des doctrines locales, on n'avait
plus cette énergie de conviction qui fait les martyrs. Dès lors, les
légistes, fidèles à leur politique d' humilier le Saint-Siège, employè-
rent leurs loisirs à river les chaînes de nos églises, tout en se flat-
tant de maintenir leurs libertés. Leur tactique était, du reste,
d'une grossière simplicité : ils mettaient le Pape au-dessous du
concile ; contre tous les actes du Pape, ils avaient, outre le cas
d'abus qui les mettait à néant, l'appel au futur concile qui en sus-
pendait reflet; et le concile, qu'ils acceptaient pour juge suprême,
ils en interdisaient la réunion. Le Pape subalternisé, le concile
empêché, il ne restait debout que le roi, agissant par ses cours
de justice. Un magistrat de province traduisait bien cet état de
choses, en proclamant Louis XIV chef visible de V Eglise gallicane.
Louis XIV se précipita désormais, les yeux fermés, dans le gouf-
fre de l'absolutisme. Noblesse, clergé, tiers, Etats-Généraux, liber-
tés des provinces, droits des corporations, privilèges des Univer-
sités, il fil litière de tout et ramena toutes ces ruines à l'exaltation
de sa personne : « L'asservissement de l'Eglise, dit le P. Lauras,
entrait dans le plan de monarchie absolue rêvé par Colbert. Après
la soumission des parlements, l'Eglise était la seule autorité qui
pût faire des remontrances, porter des lois et les accompagner de
sanctions ; elle avait des richesses sur le sol français et au dehors
un chef indépendant, respecté par la nation et encore assez puis-
sant pour modifier l'équilibre des Etats européens. Il y avait là un
rival à soumettre, et, dans ce but, un joug à briser et des richesses
50 CHAPITRE PREMIER
à confisquer (1). » C'est par les richesses et la confiscation qu'il
voulut commencer la guerre.
Clément IV et Grégoire X avaient concédé, sur quelques évéchés,
la régale aux rois de France. Par régale, on entend le droit de per-
cevoir les fruits des bénéfices pendant la vacance du siège ; dans
l'intention du Pape, le roi devait les garder pour le futur évêque,
mais il trouva mieux de se les approprier. C'est pourquoi le Pape et
les Conciles, arbitres suprêmes en matière de propriétés ecclésias-
tiques, avaient rigoureusement défendu Textension de la régale.
Ces défenses n'avaient pas toujours été respectées ; il restait pour-
tant encore sept ou huit provinces exemptes de cette servitude. Le
roi voulut mettre la main sur tous les bénéfices, afin de tenir par
là en servitude toutes les églises et toutes les grandes maisons du
royaume. Les légistes firent valoir les prétendus droits de l'État,
seul propriétaire de tous les biens temporels et soutinrent que la
capacité de l'Eglise d'acquérir ces biens ne lui vient que de la con-
cession des rois. On aurait pu leur répondre que les rois, ayant
concédé à l'Eglise le droit de propriété, ne pouvaient plus le re-
prendre. Ces esprits subtils et nés pour la servitude, alléguèrent
que le roi avait concédé et n'avait pas concédé et qu'il avait sur
les biens ecclésiastiques quatre sortes de droits, comme magistrat
politique, comme seigneur féodal, protecteur et fondateur. Ces
indignes héritiers de Papinien donnèrent encore une autre raison,
c'est que la couronne étant ronde et fermée par en haut, le droit
de régale ne comportait pas d'exception. Mais le vrai motif de la
mainmise sur les biens ecclésiastiques, c'est qu'avec les évéchés,
les abbayes et autres biens d'Eglise, le roi pouvait doter tous les
cadets de familles nobles et faisait rétrograder l'histoire jusqu'à la
question des investitures. En conséquence, un édit de 1673 notifia,
nonobstant clameur de haro et charte normande, que désormais
la régale s'étendrait à toutes les églises du royaume.
Sur cent trent-six évêques, deux seulement résistèrent au roi ;
c'étaient Caulet de Pamierset Pavillon d'Alet. Le roi ne pressa pas
(1) Nouveaux éclaircissements sur l'Assemblée de 1682, p. 13.
LES ORIGINES HETERODOXES DU LIBERALISME 51
même l'exécution de l'édit. Les procédures par lesquelles l'évéque
de Pamiers avait défendu le droit de l'Eglise, furent cassées par
l'archevêque de Toulouse et par le Parlement. L'intrépide Caulet
ne se crut pas moins obligé de résister à la puissance qui l'oppri-
mait ; puis, voyant l'inutilité de sa résistance, il en appela au Pape.
Par quatre brefs, Innocent XI condamna les actes tyranniques du
gouvernement usurpateur. Les évêques osèrent lui répondre pour
arguer, en outre, contre ces brefs, le cas de nullité. L'un des deux
confesseurs étant mort, le gouvernement mit la main sur son dio-
cèse et le tint par la terreur; quand l'autre mourut, le chapitre
nomma un vicaire capitulaire, le gouvernement le fit enlever ; il
enleva de même un second vicaire ; le chapitre en nomma un troi-
sième, le P. Cerle : « On ne voyait que persécution, exils, empri-
sonnements et même condamnations à mort, pour soutenir, à ce
qu'on prétendait, les droits de la couronne. La plus grande confu-
sion régnait, surtout dans le diocèse de Pamiers. Tout le chapitre
était dispersé, plus de quatre-vingts curés emprisonnés, exilés ou
obligés de se cacher. On voyait un vicaire capitulaire (pour le roi),
contre le vicaire capitulaire (élu par le chapitre). Le P. Cerle fut
condamné à mort par contumace et exécuté en effigie. » — « Pres-
que tout le monde fut saisi d'horreur d'un tel spectacle. Les gens
de bien s'en affligeaient comme d'un malheur public et craignirent
avec raison que Dieu n'en fît retomber un jour le châtiment sur
l'Etat (1). ^)
Gomme pendant à ce bel exploit, Louis XIV avait osé un atten-
tat contre le monastère de Charonne. Le Concordat n'avait pas
dérogé aux règles des monastères de filles. Temporaires ou perpé-
tuelles, des abbesses devaient rester électives ; mais les rois n'a-
vaient pu consentir à ce qu'une si riche proie leur échappât ; en
supprimant les élections, ils gardaient les menses abbatiales pour
les filles ou les sœurs de leurs maîtresses, de leurs favoris et de
leurs courtisans. La supérieure du monastère de Charonne étant
morte, les religieuses lui avaient donné un successeur légitime.
(l) Procès-verbaux du clergé, t. V, p. 'A&I ; IIenaudot, Mclaurjcs, l. IX.
52 CHAPITRE PREMIER
Louis XIV donna, à une autre, le titre d'abbesse. Les religieuses
résistèrent. Louis XIV, qui leur devait 80.000 francs, qu'il ne paya
jamais, sous prétexte de mauvaise gestion, dispersa ces religieuses
et supprima le monastère. La politique religieuse de Louis XIV
n'était dès lors que du pur brigandage.
Dans ce gâchis, la cour eut l'idée de recourir à une assemblée
du clergé. A la cour du persécuteur, il y avait toujours, comme à
Byzance, un assez grand nombre d'évêques, infidèles à la loi cano-
nique de la résidence, postulateurs éternels de tous les bénéfices
vacants, plus ou moins mêlés à toutes les intrigues et à toutes les
humiliations des adulateurs de Louis XIV. Les réunir en assemblée
pour avoir l'avis de ces indignes successeurs des apôtres n'était
pas une idée recevable ; le projet n'en fit pas moins fortune, mais
il ne fait pas figure. Nous serions sous quelque Copronyme, au
milieu des femmes viles et des eunuques, nous n'aurions ni mieux,
ni pire. Sur l'extension de la régale, cassée par le Pape, les évê-
ques déclarent, contrairement à tout droit et à leur devoir, qu'ils
ont eu raison de l'accepter. Sur un livre de Gerbais, condamné par
le Saint-Siège, des évêques, moyennant quelques petites correc-
tions, Tapprouvent. Sur l'affaire des religieuses de Charonne, dont
Harlay, l'archevêque libertin de Paris, avait violé les règles et
persécuté les personnes, excès réprouvés par le Pape, les évêques
blâment le Saint-Siège. Enfin, sur l'affaire de Pamiers, ces mêmes
évêques en appellent aux libertés gallicanes, à un concile national,
qu'ils prient le roi de convoquer, non seulen^ent sans titre, mais
en violation formelle du droit.
Cet appel fut la cause déterminante de l'assemblée de 1682.
L'archevêque de Reims, Le Tellier, fils du ministre, et Colbert,
ministre du roi, rémois d'origine, en avaient suggéré Tidée au
roi ; leur but était de faire préconiser, par cette assemblée d'intrus,
les principes favorables aux attentats de Louis XIV. En vertu d'un
droit qui n'a sa formule que dans la tête de son inventeur, il avait
élé décidé que l'assemblée, ecclésiastique par la qualité de ses
membres, politique par son objet, se composerait de trente-quatre
évêques et d'autant de députés du second ordre. La cour ouvrit,
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 53
par une circulaire, la période électorale, désigna les membres à
élire et dressa la forme du mandat qu'il s'agissait de conférer.
Grâce à ce premier essai de candidature officielle et à la pression
mise en usage pour assurer son triomphe, on élut partout des
hommes dont la nullité et la souplesse constituaient tout le mé-
rite. Sauf les deux meneurs, Harlay et Le Tellier, plus Bossuet, qui
fut nommément désigné par Louis XIY, à cause de son génie et de
son manque de nerf, le reste ne mérite même pas une mention.
Tous les hommes illustres du temps, Mascaron, Fléchier, Bourda-
loue, Fénelon, Huet, Mabillon, Thomassin, Rancé, Brisacier,
Thiberge, La Salle, et tant d'autres, restaient en dehors de l'as-
semblée. Devant cette synagogue de muets, la cour mit en discus-
sion quatre articles libellés par des théologiens à gage. Le chan-
celier de l'Eglise de Paris requit l'examen de ces propositions ;
des commissaires y procédèrent avec la servilité voulue et Choi-
seul du Plessis-Pralin, évêque de Tournai, fit le rapport avec une
sorte de passion aveugle, qui parut trop découvrir l'assemblée.
Bossuet lui fut substitué. On ignore s'il y eut discussion ; il n'existe
pas de procès-verbaux. Enfin, rassemblée admit les quatre arti-
cles de la cour, articles que le président Hénault résume en ces
termes : 1» Le Pape n'a aucune autorité, ni directe, ni indirecte, sur
le temporel des rois ; 2^ Le Concile est au-dessus du Pape; 3» L'u-
sage delà puissance apostolique doit être réglé par les canons,
sans donner d'atteinte aux libertés de l'Eglise gallicane ; 4o II ap-
partient principalement au Pape de décider en matière de foi ;
ses décrets obligent toutes les Eglises ; mais ses décisions ne sont
irréformables qu'autant que l'Eglise les accepte. Telle est cette
fameuse déclaration qui réunit toutes les causes de nullité et tous
les genres d'opprobres.
Les causes de nullité sont visibles. A la lettre, il n'y a pas d'E-
glise gallicane ; à supposer qu'il y en ait une, elle ne fut pas mo-
ralement représentée en 1682 ; la déclaration est caduque et dans
le fond et dans la forme. Les évéques de l'assemblée étaient sans
mission ; ils ne pouvaient avoir aucune qualité pour déterminer
avec autorité les droits du Souverain Pontife et imposer à la
S4 CHAPITRE. PREMIER
créance des vérités restées à l'état d'opinions à peine licites. De
plus, ils se mettaient en dehors de toutes les traditions de la chré-
tienté et tombaient dans cette contradiction violente de s'attri-
buer, à eux-mêmes, ce qu'ils refusaient au Pape. Aussi, cet acte
d'ingérence indiscrète et de servilisme révoltant fut-il répudié par
les controversistes, rejeté par les Universités, condamné dans un
Concile et maintes fois frappé [d'anathème par le Saint-Siège. Il
n'y a pas un point que l'Eglise ait plus manifestement réprouvé que
cette formule du gallicanisme.
Au point de vue des principes, ces quatre articles résument les
six articles de 1663 et peuvent se ramener à deux points, les deux
points constitutionnels du gallicanisme : 1° la sécularisation de
l'Etat et sa séparation de l'Eglise ; 2° la subordination du Pape à
l'autorité des évêques. Dans cette théorie, on peut représenter l'E-
glise et l'Etat par deux cercles juxtaposés, mais qui ne se touchent
que par la ligne externe de leur périmètre. Dans sa sphère, l'Etat
est tout-puissant ; l'Eglise n'a rien à voir dans ses affaires. Dans
la sphère ecclésiastique, à la vérité, le Pape est au centre, mais
pas plus élevé que les autres points et tirant d'eux toute sa force.
L'Etat peut admettre telle constitution du pouvoir souverain qui
lui agrée davantage, mais ce pouvoir est soigneusement soustrait
à toute influence religieuse, à toute autorité de l'Eglise et du Saint-
Siège. L'Eglise est constituée de telle manière que son chef n'est
souverain et n'exerce sa souveraineté que moyennant le consente-
ment des évêques et tout acte du Souverain Pontife que ne ratifient
pas les évêques est nul de plein droit. Dans le fait, le chef réel de
l'Eglise, c'est le corps des Pasteurs : Corpus Pastorum : l'Eglise est
une aristocratie.
Du premier article entendu dans le sensde la séparation résultent
logiquement l'irresponsabilité et l'absolutisme du pouvoir humain.
Le chef de l'Etat peut tout ce qu'il veut; tout ce qui lui plaît a
force de loi, ce qui est la propre formule de Taulocratie des Césars.
Que la monarchie absolue fasse place à la monarchie constitution-
nelle ou à la république, l'absolutisme n'en subsiste pas moins, soit
par l'accord des trois pouvoirs, soit par les lois d'une Convention
LES ORIGINES HFJTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 35
populaire. L'expulsion de l'Eglise implique la légitimité de la ty-
rannie ; c'est la canonisation civile du despotisme, la nation livrée
à une foule de tyrans ridicules, âpres à dévorer leur règne d'un mo-
ment.
De ce même article découle logiquement la mainmise de l'Etat
sur tout le temporel du culte, sur tout ce par quoi la religion et
l'Eglise prennent pied sur la terre. De là, la négation de toute loi
religieuse sur le mariage, la famille et l'éducation ; la négation de
la propriété ecclésiastique ; la négation du pouvoir temporel des
Papes; la négation de toute autorité ecclésiastique sur les ordres
religieux ; la constitution civile du clergé et la proclamation du
popisme. "Vous avez là, en germe, toutes les doctrines de la révo-
lution.
En fait, il n'en est jamais sorti autre chose. Au lieu de rendre à
Dieu ce qui est à Dieu, on ne s'occupe plus, en France, qu'à exal-
ter César. Voici comment Fénelon résume les brèches faites à la
discipline ecclésiastique : « Libertés gallicanes : Le roi, dans la pra-
tique, est plus chef de l'Eglise que le Pape; Libertés à l'égard du
Pape, servitudes à l'égard du roi. — Autorité du roi sur l'Eglise
dévolue aux juges laïques : les laïques dominent les évêques. —
Abus énormes de l'appel comme d'abus et des cas royaux. — Abus
de ne pas soulfrir les conciles provinciaux. — Abus de ne pas laisser
les évêques concerter tout avec leur chef. — Abus de vouloir que
les laïques examinent les bulles sur la foi. — Abus des assemblées
du clergé qui seraient inutiles, si le clergé ne devait rien fournir
à l'Etat. C'est-à-dire, pour résumer d'un mot tous ces abus, on
substituait le pouvoir temporel au pouvoir spirituel, ce qui est
bien la plus terrible exagération qu'on en puisse faire. Fénelon
aurait pu ajouter: Anéantissement et corruption systématique de
la noblesse, abus. — Suppression de toutes les constitutions d'E-
tat, abus. — Confiscation de toutes les franchises provinciales et
de toutes les libertés communales au profit du roi;, abus. — Aug-
mentations effrayantes de l'impôt pour alimenter les guerres
égoïstes de commerce et d'ambition pour nourrir au luxe babylo-
nien, abus. — Encouragements donnés à la résurrection du paganis-
56 CHAPITRE PREMIER
me avec toutesses images lascives,, toutes ses maximes rationalistes,
césariennes et démocraliques, dans la littérature, dans la pein-
ture, à Versailles, à Compiègne, à Fontainebleau, à Saint-Germain,
partout, abus. — Travail incessant pour faire revivre, avec la cen-
tralisation du siècle d'Auguste, une civilisation corrompue et cor-
ruptrice qui^ énervant la France dans le sensualisme, devait la li-
vrer comme une proie au joug du despotisme et aux fureurs de
l'anarchie, abus. — En un mot, abus dans la violation des princi-
pes fondamentaux de l'antique constitution française, si religieuse
et si libérale, au profit du césarisme de Louis XIV ; absorption de
toutes les forces vives de la société dans une seule personne qui
aurait pu dire ce mot très vraisemblable : « L'Etat, c'est moi ! »
L'abaissement de la papauté, voulu par les trois autres articles,
est, dans la déclaration, le fait des évêques et des prêtres. Les évo-
ques se débarrassent du Pape, les prêtres sont invités par là à se
débarrasser des évêques et les fidèles à se débarrasser des prêtres.
Ces trois articles ne sont pas seulement des erreurs, ce sont sur-
tout des impiétés et des principes de dissolution. Une fois admise
cette fatale déclaration, tout décline, tout tombe. Le clergé fran-
çais, placé dans une position fausse, a perdu les trois quarts de sa
valeur. Ces protestants qu'il voulait ramener, il n'en convertit au-
cun. Lui-même est sans force contre le jansénisme, contre la for-
mation de l'ouragan révolutionnaire. Les mœurs se corrompent;
la logique, complice des passions, pousse aux attentats. Les Jésui-
tes, sacrifiés les premiers au Minotaûre, entraînent dans leur ruine
toutes les institutions.
C'est un spectacle effroyable que celui de la France et du monde
livré aux orgies de la Déclaration. Le clergé séculier a perdu toute
l'indépendance de son ministère et marche à Tordre du parlement ;
l'ordre monastique est ruiné en France. De France, la persécution
passe en Espagne, en Portugal, à Naples, en Toscane, en Autriche.
Partout, au nom du gallicanisme, on rejette la principauté aposto-
lique, on prend les biens de l'Eglise et sécularise les couvents. Par
une génération authentique ou par des alliances contre nature, le
gallicanisme enfante le libéralisme athée, les confiscations révolu-
LES ORIGINES HÉTÉRODOXES DU LIBÉRALISME 57
tionnaires, les tueries, la constitution civile du clergé et cette ré-
volution anarchique, socialiste, radicale, qui agite le monde depuis
un siècle. Avec le second des quatre articles, Napoléon se vante de
pouvoir se passer du Pape. Avec le premier, Victor-Emmanuel,
émule de Mirabeau, confisque le dernier débris de la propriété ec-
clésiastique, le patrimoine de saintPierre. Aujourd'hui, la laïcisa-
tion, la sécularisation, ces mots terribles, ces systèmes destruc-
teurs avec lesquels on dépouille l'Eglise depuis trop longtemps,
sont le dernier mot des quatre articles. Le gallicanisme est une épée
à deux tranchants : par l'un, il veut faire table rase dans l'Eglise ;
par l'autre, il a fait table rase dans l'Etat. La séparation de l'E-
glise d'avec l'école, d'avec la famille, d'avec la commune, le cime-
tière, l'hospice, le séminaire, voilà le principe philosophique et le
couronnement légal de la persécution : c'est le premier article de
1682 qui passe, continuant ses ravages, poussant l'Eglise et le
Saint-Siège aux abîmes.
Les traditions de l'erreur en France sous l'ancien régime ont eu
pour dernière formule, les quatre articles, et, pour premier résul-
tat, la révolution qui dure encore, en s'aggravant tous les jours :
Misericordiœ Domini, quia non sumus consiimpti.
CHAPITRE II
COMMENT LE LIBÉRALISME EST, EN MATIÈRE RELIGIEUSE, L'ÉQUIVALENT
ET MÊME UNE AGGRAVATION DE l'aNCIEN RÉGIME.
Jusqu'en 1789, la tradilion d'erreur, en France, pivote sur deux
points, savoir : que le Pontife romain n'est pas un monarque sou-
verain dans l'Eglise, et qu'il n'a, comme pape, dans la société
civile, aucune autorité religieuse et morale, pour juger l'exercice
des droits sociaux et représenter efficacement les institutions et
les intérêts de l'Eglise. En 1789, l'ancien régime d'absolutisme
royal fait place à un régime, soi-disant nouveau, de libéralisme.
Or, ce régime prétendu libéral est, en matière religieuse et sous
plusieurs autres rapports, avec des formes différentes, l'équivalent
et même une aggravation de l'ancien régime. C'est le point que
nous voulons établir dans ce chapitre.
Dans l'ancien régime, la société était comme absorbée par la
personne du roi. La royauté, d'abord élective, puis héréditaire,
n'avait été longtemps qu'un service public et un pouvoir limité ; à
la fin, tournant à l'absolutisme, elle avait anéanti toutes les résis-
tances et détruit à peu près les hiérarchies dont l'existence assu-
rait sa solidité. Du roi, mais comme prolongement de sa souverai-
neté absolue, émanaient les différentes classes de la société,
parquées dans leurs compartiments respectifs et jouissant de pri-
vilèges plus ou moins étendus, suivant que le bon plaisir du roi
voulait les restreindre ou les étendre. Au-dessous des trois classes
privilégiées vivait la masse du peuple, gagnant son pain à la sueur
de son front. Malgré ses injustices et ses violences, l'ancien régime
avait cela de bon que, sous le rapport du gouvernement, il main-
tenait le pouvoir dans son unité par la personne du roi, et dans sa
perpétuité, par la succession de ses fils. Son plus grand tort est
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'ANCIEN RÉGIME 59
d'être sorti de ses limites, d'avoir neutralisé Taction des classes
prépondérantes et préparé, par la suppression des intermédiaires,
l'avènement du Gésarisme.
En 1789, l'ancien régime est détruit de fond en comble, quant
à son organisme social, le nouveau régime se dresse sur un plan
diamétralement contraire. L'absolutisme est effacé ; en attendant
qu'on supprime le roi, on le domestique; les trois classes privilé-
giées sont anéanties ; le sujet devient citoyen et le citoyen est
déclaré souverain. Gomme une masse de peuple ne peut pas se
gouverner directement elle-même, elle délègue ses pouvoirs à des
représentants ; ses représentants se constituent en assemblées sou-
veraines, et sous le titre anonyme d'Etat, légifèrent, gouvernent
par des ministres et administrent par des fonctionnaires. L'Etat
hérite de l'absolutisme de la royauté. La royauté, concrétée dans
la personne du roi, était en quelque sorte condamnée à la bienfai-
sante bonté qu'inspire une si éminente grandeur, et obligée à des
ménagements, à des délicatesses pour assurer, dans la race, Thé-
rédilé du trône. L'Etat libéral, incarné dans des représentants
multiples et successifs, et dans des ministres éphémères, n'est plus
qu'un amas discordant de petites tyrannies, d'autant plus âpres,
qu'elles n'ont qu'une heure pour dévorer. L'ancien régime monar-
chique sauvegardait l'unité, la perpétuité du pouvoir, et, dans une
certaine mesure, sa limitation ; le nouveau régime, républicain
par sa base, parlementaire par ses institutions, n'a plus ni unité,
ni perpétuité, ni limite. C'est l'anarchie organisée, eu attendant
qu'elle se dissolve par ses disputes et se réfugie, à l'heure suprême,
sous l'égide de la dictature.
On appelle ce régime libéral, parce que, institué en réaction
contre l'absolutisme, il est censé devoir constituer un gouverne-
ment libre. On lui donne pour étiquette : liberté, égalité, fraternité.
Le peuple joue à colin-maillard avec ces trois grâces ; elles se
rient de ses efforts pour les atteindre ; et, trop souvent, il n'attrape
que la mort, ou plutôt la tyrannie sous toutes ses formes les plus
vexatoires ; il ne voit se produire que la haine parmi les hommes
et l'instabilité dans les institutions.
60 CHAPITRE II
I. Dans sa généralité, ce régime libéral se caractérise par l'om-
nipotence de l'Etat, mille fois pire que l'absolutisme des rois. Dans
la nation ne s'établit point un pacte historique, comme la Fédéra-
tion de Hollande en 1579 ou la déclaration des droits de 1648 en
Angleterre, contrat conclu entre des hommes réels et vivants,
admettant des situations acquises, des groupes formés, des fortu-
nes établies, rédigé pour reconnaître, préciser, garantir et com-
pléter un droit antérieur. Ce n'est pas davantage, selon la doctrine
américaine, une compagnie d'assurance mutuelle, bornée dans
son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et
par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure
part de leurs biens et la libre disposition de leurs personnes, se
prêtent, pour leur utilité commune, une réciproque assistance. Les
clauses du contrat libéral se réduisent toutes à une seule : la sou-
veraineté de l'individu s'exerçant par le vote et le vote prononçant
l'aliénation totale des droits du citoyen, de sa famille, de sa pro-
priété et même de sa religion. Vous ne serez propriétaires que par
délégation de l'Etat ; vous ne serez père que par l'Etat et à son
profit ; vous cessez de vous appartenir par la pensée, par la parole
et par l'action. Vous serez un peuple de rois, mais de rois escla-
ves.
La base du système est l'élection ; c'est l'élection qui crée le
représentant. Pour obtenir ce titre glorieux et surtout lucratif, une
bande de démagogues se répand sur le pays comme une nuée de
sauterelles, et jette, aux passions de l'électeur, les plus alléchantes
promesses. Plus d'un candidat, certainement, il faut le dire pour
l'honneur de la nature humaine, sera intelligent, honnête et bon
patriote. Mais la masse n'aura qu'un but, arriver ; et pour arriver
tous les moyens lui sont bons : Omnia serviliter pro dominatione,
dit Tacite. D'après la théorie républicaine, on clame que l'électeur
a un flair infaillible, qu'il ne choisira que des hommes de valeur,
que les élus formeront un sénat de demi-dieux. Dans la réalité,
c'est tout le contraire. Une nation livrée à l'anarchie des candida-
tures, verra des partis et des coteries se disputer le pouvoir. Cha-
que parti aura ses hommes, non pas les plus forts, mais les plus
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET L'ANCIEN RÉGIME 61
nuls, souvent les plus vils. Devant les urnes, ces charlatans ban-
nissent toute pudeur ; ils savent que les fous sont, depuis Adam,
sur la terre, en majorité; ils excellent surtout à jongler avec les
appâts qui peuvent affriander la sottise. La pauvre multitude, sans
guide, sans conseil, suit aveuglément ses passions excitées et vote
pour le dernier des misérables, laissant de côté l'homme juste :
Non hune, sed Barrabam.
« Le suffrage universel, disait Pie IX, c'est le mensonge univer-
sel » ; en pratique, c'est l'exaltation du sot, du fripon et du scélé-
rat, qui a su enflammer les passions du peuple et capter sa faveur
par les plus basses tromperies. Une fois élu, sans souci des passions
qu'il vient de pousser à leur paroxysme, le dépulé songe à se cou-
vrir de ses frais d'élection et à se tailler un manteau. La bataille,
commencée dans les élections, se continue au parlement; la cor-
ruption, qui avait semé sa gangrène dans les comices électoraux,
la dissémine maintenant dans les assemblées parlementaires. Il ne
s'agit point de la patrie, mais des intérêts des partis ; la succession
des affaires, le jeu des discours, la trame des intrigues et le hasard
des votes, font du régime libéral un état permanent de guerre.
Le pays est sans cesse sur les bords de l'abime ; et sans cesse il
lui faut dos sauveurs. C'est un régime d'agitations et d'aventures.
Au vice d'origine et à l'antagonisme de son fonctionnement, ce
régime libéral joint deux autres torts, l'un contre le pouvoir, l'au-
tre contre la société. Les Chambres, représentation distincte de la
souveraineté populaire, ne sont pas seulement des foyers de divi-
sion et d'agitation stérile; elles tendent encore, par jalousie, à
s'effacer mutuellement, et, dans un juste sentiment de leur puis-
sance, elles subalternisent le pouvoir exécutif. Ce sont elles qui
incarnent et résument les pouvoirs de la nation. Si, pour l'applica-
tion des lois elle gouvernement du pays, il faut un pouvoir exécutif,
soit roi constitutionnel soit président républicain, le détenteur
de ce pouvoir ne peut être, pour les Chambres, qu'une domesticité
dorée, et, suivant le mot de Napoléon, qui ne gazait pas sa pen-
sée, un cochon à V engrais. Le roi règne et ne gouverne pas ; le pré-
sident se lient inerte et inepte, dans la pénombre, comme un
62 CHAPITRE II
lama, mais, à la différence du grand lama, il est peu respecté ;
pourvu qu'il signe, on lui permet les petits divertissements et les
petites économies. Le résultat de cet effacement du pouvoir, c'est
que la société n'a pas de chef; elle n'a ni symbole d'unité, ni
agent concret de sa puissance, rien qui la dirige avec une pensée
fidèle et la contienne avec une fidèle vertu. Vous avez vu les flots
de l'océan ; la vague succède à la vague ; la barque est portée par
le flux et le reflux ; le pilote est souvent obligé de se garantir con-
tre les caprices de leurs coups : c'est l'image de la société libérale.
D'autre part, les deux Chambres du parlement, miroir vivant
de la souveraineté populaire, ne peuvent pas plus admettre des
hiérarchies naturelles au-dessous d'elles qu'un pouvoir exécutif
au-dessus. Pour réaliser dans son plein leur souveraineté collec-
tive, elles sont obligées de tout effacer, et de supprimer, s'il en
existe un, l'organisme historique de la nation. Tous les peuples de
l'Europe ont des antécédents ; ils ont traversé diverses phases
sous différentes formes d'organisation, généralement avec un
clergé et une noblesse. D'ailleurs, par droit de nature, la famille,
la commune, sont des unités nécessaires de vie sociale. L'union
des communes forme encore des agrégations différentes de dis-
tricts, de département, de province. De plus, les forces économi-
ques du travail, la culture des arts, des sciences et des lettres
créent des compagnies d'ouvriers ou de savants qui aiment, pour
décupler leur vertu et la contrôler, à former des corps puissants.
Or, dans la société libérale, la loi commune est le nivellement ;
de gré ou de force, il faut que tout plie ou disparaisse. Les dépu-
tés n'y sont pas poussés seulement par leur orgueil; ils y sont con-
traints surtout par leur égoïsme, par le besoin de se créer des
complices qui domptent le suffrage universel et éternisent les élus
au pouvoir. Du parlement donc partent divers ordres de fonction-
naires, tous créatures des députés ; devant eux il n'y a que pous-
sière humaine ; partout la prépotence de l'Etat, et, sous son joug
écrasant, l'homme, le citoyen, le père de famille, Je représentant
des corporations inférieures, réduit au néant du zéro double.
Tel est, dans sa construction externe, le régime libéral. La na-
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET L ANCIEN RÉGIME 63
lion est livrée à mille rois qui la tympanisent et à mille rats qui la
dévorent. On a eu l'audace d'appeler cette abdication du peuple
entre les mains de la tyrannie, un gouvernement libre, ou, plus
simplement, la liberté. A jeter, sur ce régime, un coup d'oeil su-
perficiel, il ne produit que le mélange odieux de la corruption et
du despotisme. La vérité vraie est que, là où le christianisme
lutte avec avantage contre les passions de l'homme, là seulement
l'homme est libre; et que le génie qui préside au développement
du libéralisme, n'est pas le génie de la liberté, mais le génie de la
révolution. Et le fait est que tous nos essais de gouvernements li-
béraux, après leurs promesses ordinaires de corruption électorale,
d'agitation parlementaire, de compétitions stériles, d'effacement
du pouvoir et des hiérarchies sociales, la réaction nécessaire pour
sauver la société mise en péril par les héros du parlement, n'a
abouti jamais qu'à de nouveaux éclats du volcan révolutionnaire.
C'est un régime fait pour les morts, son cadavre est encore le pire
des fléaux.
Nous n'entendons point, par là, faire le procès aux assemblées.
Avec l'unité du pouvoir royal, les peuples de l'Europe, surtout la
France, ont toujours admis des conseils. Mais l'origine, l'esprit, le
but de ces assemblées était diamétralement contraire à l'esprit
révolutionnaire des parlements souverains. Il est impossible de
trouver, entre les assemblées modernes et celles du moyen âge,
aucun point de contact, aucun rapport d'aucune espèce. Les an-
ciennes assemblées n'étaient autre chose qu'une force sociale ;
dans leur rapport avec le pouvoir souverain, résidant exclusive- •
ment dans le roi, elles étaient une résistance organique et une li-
mite naturelle à son expansion indéfinie. Les assemblées parle-
mentaires ne sont pas toujours une force ni une limite, mais elles
sont toujours un pouvoir prépondérant et, qui pis est, un pouvoir
en rivalité perpétuelle et en lutte avec d'autres pouvoirs. Cher-
cher un genre quelconque de ressemblance entre ces deux insti-
lutions me paraîtrait un genre particulier de folie.
IL Ce régime soi-disant libéral ne tire donc point son origine
ni du besoin qu'éprouve toute société de posséder des franchises
64 CHAPITRE II
qui contrebalancent l'action du pouvoir, ni de l'imitation plus ou
moins réussie des libertés traditionnelles des nations européennes;
il tire exclusivement son origine de l'esprit révolutionnaire, ou,
pour mieux dire, il n'est que l'aboutissement de cet esprit au
terme présent de ces évolutions. C'est ce qui explique, avant toute
considération, pourquoi il lutte toujours contre le pouvoir, condi-
tion première de l'ordre social ; pourquoi surtout il nourrit, con-
tre la religion, l'Eglise et le Saint-Siège, une haine satanique.
Nous touchons ici au vrai nœud de la question ; au risque de
trop allonger ce chapitre, on voudra bien me permettre quelques
explications que je regarde comme de haute importance.
Ce régime libéral a pour base philosophique l'autonomie de
l'individu. Dans l'Eglise, les petits possèdent une éminente dignité ;
cependant ils doivent être soumis à l'autorité du pouvoir, et le
pouvoir politique et le pouvoir religieux, unis, mais hiérarchi-
sés, doivent, par leur concours, l'assister dans la poursuite du
bien-être et l'accomplissement du salut. Dans la théorie anti-
chrétienne, cet ordre est renversé; l'individu n'est plus sujet, il
est souverain ; il est libre de sa pensée, libre de sa volonté, libre
de son action ; et de ses facultés affranchies de tout pouvoir, il
tire, par des créations successives de sa raison ou de sa volonté,
tout Tordre des institutions religieuses et civiles. Tous les héréti-
ques, depuis l'ère de grâce, avaient fagotté leurs hérésies, en se
prévalant des concepts obstinés et fautifs de leur libre examen ;
Luther le premier fit, de ce libre examen, la règle de foi du pro-
testantisme, règle qui a, depuis, envahi toutes les sphères de la
spéculation et de la pratique, règle qui apparaît comme la force
motrice de toutes les révolutions.
Luther donne encore, pour correctif, à la raison déchaînée, le
texte révélé des Ecritures ; seulement il abandonne ce texte au
libre penser de ses disciples ; et si, par une sorte de contradiction,
il veut s'ériger en pape du protestantisme, le libre examen ne ca-
pitule pas devant les caprices de son ambition. A côté de Luther
et contre lui, se dressent Zwingle, Calvin, Henri VIII, puis une
nuée de réformateurs subalternes, A telle enseigne que des pays
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'aNCIEN RÉGIME 65
soustraits à l'obédience de Rome, deviennent bientôt des arènes de
disputeurs, et pendant un siècle des champs de carnage. A la fin,
l'autocratie des rois s'affirme comme contrepoids nécessaire, aux
dissolutions de la libre-pensée ; le pape est remplacé par des Césars
souverains pontifes ; en sorte que vous voyez en bas, l'anarchie,
en haut, comme à contrefit, le despotisme, despotisme nécessaire
pour conserver une société privée d'appuis moraux, bientôt empor-
tée par des progrès matériels restés sans contrepoids.
Un siècle plus tard, les philosophes reprennent la thèse des hé-
résiarques et agrandissent les sphères de la libre-pensée. Luther
avait gardé la Bible ; les philosophes l'écartent et tablent sur le
doute méthodique. Leur raison supprime tout l'ordre des principes
reçus et des institutions traditionnelles ; il fait, comme on dit, table
rase et essaie de rebâtir par sa seule raison, sur le terrain mou-
vant des conceptions individuelles, l'ordre détruit par le doute.
Luther avait laissé, à Panarchie intellectuelle, quelques bornes ; il
l'avait tempéré encore par le respect de quelque chose ; dans la
philosophie inquisitive, on ne respecte plus rien, et l'anarchie est
à son comble. Autant de têtes pensantes, autant de sentiments et
de systèmes, sentiments contradictoires, systèmes antagonistes,
mise en poussière de toutes les traditions du genre humain ; d'où
nécessité d'une concentration plus forte des pouvoirs politiques,
pour maintenir au moins parla force, un monde qui n'a plus l'appui
des convictions et l'appoint des dévouements.
C'est l'heure où toutes les monarchies de l'Europe se réfugient
dans l'absolutisme ; où les princes, premiers bénéficiaires du doute
méthodique et du libre examen, entendent agir à leur guise, sans
supporter le frein de la religion et le contrôle des papes.
Mais ces princes si grands, si grands, qu'ils n'ont au-dessus d'eux
que Dieu, sont faibles par plusieurs endroits : ils sont faibles sur
le chapitre des mœurs et donnent, à leurs sujets, l'exemple funeste
de la dépravation ; ils sont faibles dans leur gouvernement, puis-
qu'ils Pexagèrent au point d'empêcher l'Eglise d'exercer son minis-
tère de grâce ; ils sont faibles surtout devant l'adulation qui les
prend par leurs faiblesses pour les exploiter d'abord et les abattre
66 CHAPITRE II
un jour. A l'ombre de ces monarchies asiatiques de l'Occident,
provignent les aventuriers de la philosophie. Contraints au respect
des institutions et des hommes, ils se rabattent sur l'Eglise, guer-
roient contre le Christ et son Vicaire. Par là, ils font coup double :
ils ébranlent la foi et les mœurs et par tous leurs attentats minent
la base des institutions. Les rois, du reste, par leur absolutisme,
intéressent leurs sujets à la pratique et aux avantages de la souve-
raineté personnelle. Ce qu'était un roi absolu, il n'y a pas un de
leurs sujets qui, connaissant les immunités du pouvoir royal, ne
pût croire possible de s'adjuger des mêmes prérogatives. La révo-
lution est en germe dans cette simple réflexion. La révolution n'est,
elle-même, que la translation aux assemblées, par l'intermédiaire
du peuple, de l'absolutisme des rois. Le jour où les français se
crurent, par droit naturel, être tout ce que croyait être par tradi-
tion et droit divin le roi de France, ce jour-là, la révolution fut
déterminée dans son but, justifiée dans sa nécessité. Il ne fallait
plus qu'un ouragan pour la faire passer en loi, par l'expédient du
crime. Le libéralisme, c'est la libre-pensée.
IIL On n'a pu, de Luther à Mirabeau, ériger la libre-pensée en
vérité certaine et souveraine, sans nier Dieu et affirmer l'homme,
ou, du moins, sans nier de Dieu qu'il gouverne le monde, et sans
affirmer, de l'homme, qu'il n'a pas été conçu dans le péché. En
niant le péché originel, on nie, parmi beaucoup d'autres choses,
les suivantes : Que la vie temporelle soit une vie d'expiation, mais
on affirme qu'elle nous a été donnée pour nous élever, par nos
propres efforts, et au moyen d'un progrès indéfini, aux plus hautes
perfections; on nie que la lumière de la raison soit faible et vacil-
lante, mais on affirme que, la raison de l'homme étant saine, il n'y
a pas de vérité à laquelle elle ne puisse atteindre, et que, hors de
sa portée, il ne peut y avoir de vérité ; on nie que la volonté humaine
soit infirme et malade, mais on affirme qu'il n'y a d'autre péché
que celui que la raison humaine dit être péché, c'est-à-dire qu'il
n'y a pas d'autre mal que le péché philosophique ; on nie que le
plaisir nous ait été offert comme une tentation, que la douleur soit
un bien lorsqu'elle est acceptée par un motif surnaturel, que
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'ANCIEN RÉGIME 67
l'homme ait besoin d'être sanctifié, et que le temps lui ait été donné
pour sa sanctification ; mais on affirme que la raison étant droile
de soi n'a pas besoin d'être rectifiée, que l'homme est bon et sain
de soi, qu'il faut fuir la douleur et rechercher le plaisir, que le
temps nous a été donné pour jouir du temps.
Ces négations et ces affirmations relatives à l'homme conduibcnt
à des négations et à des affirmations analogues relatives à Dieu.
De la supposition que l'homme n'est pas tombé, on nie qu'il ait été
relevé ; de la supposition que l'homme n'a pas été relevé, on arrive
à nier le mystère de l'Incarnation et celui de la Rédemption, le
dogme de la personnalité extérieure du Yerbe et le Yerbe lui-
même. En supposant, d'une part, l'intégrité naturelle de la volonté
humaine, et en refusant, d'autre part, de reconnaître l'existence
d'un autre mal et d'un autre péché que le mal et le péché philoso-
phiques, on nie l'action sanctifiante de Dieu sur l'homme et avec
elle le dogme de la personnalité du Saint-Esprit. De toutes ces né-
gations résulte la négation du dogme souverain de la Très sainte
Trinité, pierre angulaire de notre foi et fondement de tous les
dogmes catholiques.
De là naît un vaste système de naturalisme, qui est la contradic-
tion radicale, universelle, absolue de toutes nos croyances. Nous,
catholiques, nous croyons que l'homme est pécheur, qu'il a conti-
nuellement besoin du secours de Dieu et que Dieu lui octroie per-
pétuellement ce secours par une assistance surnaturelle, œuvre
merveilleuse de son amour infini et de son infinie miséricorde.
Tout ce vasteetsplendide système de surnaturalisme, réalisé dans
la religion catholique et l'Eglise romaine, clef universelle et uni-
verselle explication des choses humaines, est nié par ceux qui affir-
ment la conception immaculée de l'homme. Là est l'explication
de tout ce que nous voyons, dans l'état oii nous sommes tombés,
entraînés par la logique de l'erreur.
En premier lieu, si la raison n'est pas obscurcie, les progrès de
la vérité dépendent des progrès de la raison ; les progrès de la
raison dépendent de la discussion qui les met en œuvre ; la discus-
sion est la loi fondamentale des sociétés humaines, le creuset d'où
68 CHAPITRE II
la vérité doit jaillir toujours plus abondante et plus pure. De ce
principe sortent la liberté de la presse, l'inviolabilité de la tribune
et la souveraineté réelle des parlements. En second lieu, si la vo-
lonté de rhomme n'est pas malade, si elle n'a pas besoin de secours
surnaturel, si l'attrait du bien lui suffit, l'homme n'a pas besoin de
sacrements qui lui confèrent la grâce, ni de prières qui la lui pro-
curent. Si la prière n'est pas nécessaire, elle est inutile, et si elle
est inutile, la vie contemplative est une pure oisiveté ; les commu-
nautés religieuses doivent disparaître. Si l'homme n'a pas besoin
de sacrements, il n'a pas besoin non plus de ceux qui les adminis-
trent : de là le mépris et la proscription du sacerdoce, partout où
ces idées ont pris racine. Le mépris du sacerdoce se résout partout
dans le mépris de l'Eglise et le mépris de l'Eglise se mesure au
mépris de Dieu. Dieu est relégué dans le ciel et l'Eglise dans la
sacristie.
Tout ce qui est surnaturel étant écarté, l'homme se consacre
exclusivement au culte des intérêts matériels : c'est l'heure des
systèmes utilitaires, des fièvres de l'industrie, des grands dévelop-
pements du commerce, des insolences des riches et des impatien-
ces des pauvres. Cet état de richesse matérielle et d'indigence
religieuse est toujours suivi d'une de ces catastrophes gigantes-
ques que la tradition et l'histoire gravent dans la mémoire des
hommes. Les prudents et les habiles se réunissent en conseil pour
les conjurer; l'ouragan se précipite, met en déroute leur conseil,
les emporte avec leur habileté, leur conjuration.
« De là, dit Donoso Cortès, une impossibilité absolue d'empêcher
l'invasion des révolutions et l'avènement des tyrannies, qui ne
sont au fond qu'une même chose, puisque révolutions et tyrannies
se résument également dans la domination de la force, qui seule
peut régner, lorsqu'on a relégué Dieu dans le ciel et TEglise dans
la sacristie. Tenter de combler le vide que leur absence laisse dans
la société, par une sorte de distribution artificielle et équilibrée
des pouvoirs publics, n'est qu'une folle présomption, une tentative
semblable à celle d'un homme qui, en l'absence des esprits vivants,
voudrait reproduire à force d'industrie et par des moyens pure-
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l' ANCIEN RÉGIME 69
ment mécaniques, les phénomènes de la vie. Dieu, l'Eglise ne sont
pas des formes ; aussi n'y a-t-il aucune forme qui puisse remplir
le vide qu'ils laissent, lorsqu'ils se retirent des sociétés humaines.
Au contraire, il n'y a aucune forme de gouvernement qui soit
essentiellement dangereuse, lorsque Dieu et son Eglise se meuvent
librement, si, d'un autre côté, les mœurs lui sont amies et les
temps favorables (i). »
Pour venir maintenant aux applications, ilest hors de doute que
tout ce qui altère la notion de l'homme et du gouvernement de
Dieu, afTecle au même degré des gouvernements institués dans les
sociétés civile et religieuse. L'indépendance et la souveraineté de
la raison humaine engendre, dans la société civile, les monarchies
parlementaires avec leur division des pouvoirs, et, dans l'Eglise,
le gallicanisme qui fait les évéques cohéritiers delà succession in-
divise du pouvoir apostolique. La rectitude parfaite de la volonté
engendre le système républicain qui appelle toutes les volontés à
l'œuvre du gouvernement et le système presbytérien qui appelle
tous les prêtres au gouvernement de l'Eglise. La légitimité des
appétits, conséquence de la conception immaculée de l'homme,
engendre le système socialiste qui subordonne tout à la production
du bien-être et le système de l'inspiration individuelle, qui met
chaque âme en rapport direct avec Dieu et rend inutile tout sacer-
doce.
Quant à l'Eglise, elle est afîectéede diverses erreurs, suivant qu'on
affirme qu'elle est égale à l'Etat, qu'elle lui est inférieure ou qu'elle
ne doit avoir avec lui aucun rapport.
La théorie de l'égalité entre l'Eglise et l'Etat, système des réga-
listes modérés, conduit à représenter comme étant de nature
laïque ce qui est de nature mixte, et comme étant de nature mixte
ce qui est de nature ecclésiastique. Ces régalistes sont forcés de
recourir à ces usurpations pour constituer, à l'Etat, une sorte de
patrimoine religieux. D'après cette théorie, entre l'Eglise et l'Etat,
presque tous les points sont controversables, et lout ce qui est
(1) Œuvref! de Donoso Cortès, t. II, p. 221.
70 CHAPITRE II
controversable doit se régler amiablement par un concordat. Du
reste, le placet pour les actes de l'autorité ecclésiastique est de
rigueur, de même que la surveillance, Tinspection et la censure
exercées sur l'Eglise au nom de TEtat.
La théorie de l'infériorité de FEglise vis-à-vis de l'Etat conduit
les régalistes conséquents à proclamer le principe des églises
nationales, le droit du pouvoir civil de révoquer les accords con-
clus avec le Souverain Pontife, de disposer à son gré des biens de
l'Eglise, et enfin le droit de gouverner l'Eglise par des décrets,
œuvre des assemblées parlementaires.
La théorie qui consiste à affirmer que l'Eglise n'est ici-bas d'au-
cune utilité, étant la négation de l'Eglise même, donne pour résul-
tat, la suppression violente de l'ordre sacerdotal par un décret qui
trouve sa sanction naturelle dans la persécution.
TV. Toutes ces erreurs ont, depuis 1789, leur contrecoup dans
noire histoire. Le libéralisme, mise en œuvre de la libre-pensée,
n'est pas une idée sociale qui vise à l'organisation de la liberté,
c'est une arme qui vise à la destruction de l'Eglise, à l'anéantisse-
ment du christianisme, et, par suite, à l'organisation d'une tyran-
nie, impie par toutes ses passions, destructive par tousses empor-
tements et satanique dans sa fureur. Le libéralisme pose les
principes, la révolution tire les conséquences, le parlementarisme
des assemblées souveraines est le vase où fermente la fureur révo-
lutionnaire, qui se déchaîne sur le monde pour effacer tout ce qui
est de Dieu. On a besoin, pour comprendre quelque chose à ce
drame terrible, de se remémorer les prophéties des derniers temps,
de se rappeler que la durée des âges est une arène ouverte à l'an-
tagonisme de l'erreur et de la vérité, et de se dire que nous tou-
chons à l'un de ces épisodes par quoi Satan accélère son triomphe.
C'est l'heure aussi où les chrétiens doivent se dire : Qui n'est pas
avec Jésus-Christ et son Eglise, est un agent, une dupe ou une
victime de la révolution.
Nous entendons, ici, par réuo/w/io?i l'ensemble des systèmes anti-
chrétiens opposés depuis trois siècles à l'Evangile et la société
des méchants qui ont fait prévaloir presque partout ces systèmes
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET L' ANCIEN RÉGIME 71
politiques. Nous en avons vu l'origine dans le libre examen de
Luther; nous en voyons la consécration sociale dans les traités
de Westphalie et nous en reconnaissons l'avènement en France,
par la Déclaration des droits de ihomme. Une fois cette déclara-
tion posée, l'anarchie est de plein droit, les journées révolution-
naires suivent à brève échéance, la guerre contre T Eglise com-
mence avec la froide habileté de Machiavel et la furie sanguinaire
d'un Tamerlan.
En vain, le roi a proclamé l'égalité devant l'impôt et le vote de
l'impôt par les représentants de la nation ; en vain, dans la nuit
du quatre août, le clergé et la noblesse se sont dépouillés sponta-
nément de leurs privilèges. L'assemblée commence par supprimer
les dîmes et, de ce chef, fait, à tous les propriétaires, cadeau d'une
redevance légitime, au détriment de la nation obligée de pourvoir
à la subsistance du clergé. La dîme supprimée, l'assemblée, entre
les mains de qui l'argent fond comme neige, s'empare de l'argen-
terie des églises et, après avoir déchargé le tiers de ses devoirs,
emplit ses poches. Cela fait, elle met les biens ecclésiastiques à la
disposition de la nation, et, avec l'argenterie des églises, la bour-
geoisie française achète leurs propriétés. Maintenant qu'elle a dé-
truit la base terrestre de l'édifice religieux, elle supprime le grand
ordre monastique pour le présent et pour l'avenir. Il ne faut plus
que des vocations héroïques créent, aux misères de l'humanité,
des serviteurs volontaires. Après la suppression de la vie monas-
tique, l'assemblée, pour qui l'épithète de constituante sera un
épigramme éternel, broche pour le clergé une constitution ci-
vile. D'après cette constitution, le Pape est déchu de toute supré-
matie religieuse et civile ; les évêques sont élus par le peuple, les
diocèses sont délimités par l'Etat ; les curés, élus parleurs parois-
siens, n'ont qu'à se bien tenir, s'ils veulent vivre en paix. L'Eglise
en France n'est plus qu'une société sans chef, un chaos confus où
tout le monde commande, excepté celui qui devrait commander.
Le Pape lance Tanathème ; le schisme et l'hérésie, fondus dans
cette constitution, sont rejetés par la partie saine du clergé. Tout
ce que les évêques ont de taré devient la charpente du schisme
72 CHAPITRE II
constitutionnel. L'assemblée, qui voit son œuvre tomber sous le
mépris et se discréditer elle-même par sa propre infamie, édicté
des serments meurtriers. Ces serments sont rejetés comme la
constitution civile. La république inaugure l'ère sanglante de l'a-
théisme persécuteur. L'exode du clergé commence; les prêtres
qui ne cherchent pas un refuge dansTémigration volontaire, sont
frappés de mandats d'arrêt, envoyés en exil ou à l'échafaud. La
déesse raison va s'asseoir sur l'autel de Notre-Dame : une prosti-
tuée à la place du Dieu de l'Eucharistie : c'est le dernier mot de
la Révolution, Je ne pense pas qu'on trouve, dans les annales de
l'ancien régime, une période de tyrannie aussi longue et aussi
cruelle, que cette orgie de la Révolution. Je ne dis rien de ces
ridicules; je cherche seulement la conséquence qui se dégage de
cette tempête, et cette conséquence, c'est que Pancienne tradition
d'erreur relativement à l'Eglise, est dépassée sur toute la ligne ;
c'est que les jansénistes, après avoir réalisé tous les rêves des gal-
licans, sont allés d'un bond jusqu'aux horreurs de l'athéisme.
Au sortir de la Révolution, le premier consul veut rasseoir la
société sur ses bases éternelles, et lui, qui pourtant savait com-
mander, se confesse incapable de gouverner un peuple qui avait
lu Frédéric et Voltaire : il appelle à son secours la religion catho-
lique. S'il appelle à son aide le Dieu de l'Evangile, resté vivant
dans l'Eglise, c'est par conviction de chrétien sans doute ; mais
ce n'est pas sans s'être convaincu, comme chef d'Etat, de la né-
cessité d'une religion à la société : de l'impossibilité d'établir en
France le protestantisme et de s'aventurer dans la création d'une
religion nouvelle. Puisqu'il a besoin, pour son gouvernement, du
concours de l'Eglise Romaine, il serait bien juste de la prendre
comme l'a faite son divin fondateur et de la croire d'autant plus
puissante qu'elle sera plus dégagée de particularisme. Mais non,
Ronaparte, qui est grand à beaucoup d'égards, n'est pas assez
grand pour croire en toute humilité à la sagesse de Dieu et s'y
confier. Tandis que, d'une main, il relève les autels, de l'autre, »il
s'ingénie à prendre dans ses filets le vicaire de Jésus-Christ et les
pasteurs des âmes. A côté du concordat, acte héroïquement sau-
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'ANCIEN RÉGIME 73
vear, mais qui ne fut tel que grâce aux saintes résistances du
Saint-Siège, le Napoléon qui perce dans Bonaparte, place les Arti-
cles organiques. Par le Concordat, Napoléon pouvait être un
Constantin ; par les Articles organiques, il prend place dans l'his-
toire, après les Justinien, les Léonce et les Copronyme. La tyrannie
qui n'avait pas pu se glisser dans le Concordat, s'étale dans les
Organiques, avec une splendeur naïve au point d'être ridicule. On
voit l'homme qui a besoin du prêtre, mais qui le redoute et qui
veut l'enchaîner. Les Organiques, c'est la désorganisation auda-
cieuse du Concordat, c'est presque le retour à la Constitution ci-
vile, c'est la plus belle collection de chaînes qu'ait forgées la main
du despotisme. L'idée qui obsède surtout Bonaparte, c'est l'idée
de prémunir la France contre les atteintes de Rome. Dans tous les
discours officiels, prononcés à propos du Concordat, et le chiffre
en est long, cette idée revient avec une désolante et aveugle mo-
notonie. D'abord Bonaparte s'investit de pouvoirs en matière de
religion. « Tout gouvernement exerce deux sortes de pouvoirs
en matière religieuse, dit Portails : celui qui compète essentielle-
ment au magistrat politique en tout ce qui intéresse la société, et
celui de protecteur de la religion elle-même. » Dans l'idée de
protection, ce qui s'annonce, c'est l'oppression; mais voici qui
explique mieux les choses : « On n'a plus à craindre aujourd'hui
les systèmes ultramontains et les excès qui ont pu en être la suite ;
nous pouvons être rassurés contre les désordres auxquels les lu-
mières, la philosophie et Tétat présent de toutes choses opposent
des obstacles insurmontables. Dans aucun temps, les théologiens
sages et instruits n'ont confondu les fausses prétentions de la cour
de Rome avec les prérogatives religieuses du Pontife Romain.
Il est même juste de rendre aux ecclésiastiques français le témoi-
gnage qu'ils ont été les premiers (beau compliment !) à combattre
les opinions ultramontaines ; nous citons en preuve la déclaration
solennelle du clergé en 1682 ; par là il rendit un hommage écla-
tant à l'indépendance du pouvoir civil et au droit universel des
nations. Les ministres catholiques reconnaissent un chef visible
qu'ils regardent comme un centre d'unité dans les matières de
74 CHAPITRE II
foi ; mais ils enseignent, en même temps, que le chef n'a aucun
pouvoir direct ni indirect sur le temporel des Etats, et qu'il n'a,
dans les choses même purement spirituelles, qu'une autorité
subordonnée et réglée par les anciens canons. Ceux d'entre les ec-
clésiastiques qui seraient assez aveugles pour croire que le Pontife
romain ou tout autre Pontife peut se mêler, en quelque manière que
ce soit, du gouvernement des peuples, inspireraient de justes alar-
mes et offenseraient Tordre social ».
Ainsi parlait Portails dans son rapport au gouvernement ; dans
son discours sur l'organisation des cultes, il piétine dans les mê-
mes idées et se fait l'écho complaisant des libertés de Pithou, de la
Pragmatique Sanction, de tous les vieux documents des tyrannies
de l'ancien régime. « Youdrait-on, dit-il, nous alarmer par la
crainte des entreprises de la Cour de Rome? Mais le Pape, comme
souverain, ne peut plus être redoutable à aucune puissance ; il
aura même toujours besoin de l'appui de la France et cette cir-
constance ne peut qu'accroître Vinfluence du gouvernement fran-
çais dans les affaires générales de l'Eglise, presque toujours mê-
lées à celles de la politique. Comme chef d'une société religieuse,
le Pape n'a qu'M/?e autorité limitée par des maximes connues, qui
ont été particulièrement gardées par nous, mais qui appartiennent
au droit universel des nations. Le Pape avait autrefois, dans les
ordres religieux, une milice toujours disposée à propager les doc-
trines ultramontaines : nos lois ont licencié cette milice. Confor-
mément à la discipline fondamentale, nous n'aurons plus qu'un
clergé séculier, c'est-à-dire des évêqueset des prêtres, toujours in-
téressés à défendre nos maximes comme leur propre liberté, puis-
que leur liberté ne peut être garantie que par ces maximes ».
Siméon au tribunat ne parle pas autrement que Portails au corps
législatif. Dans son discours, il analyse avec complaisance les me-
sures prises pour empêcher les rapports avec Rome, pour fermer
la frontière aux légats, pour défendre les assemblées ecclésiasti-
ques et supprimer, par l'appel comme d'abus, tous les actes de la
puissance religieuse qui pourraient déplaire au pouvoir civil.
« Ainsi, dit-il naïvement, toutes les précautions ont été prises
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'aNCIEN RÉGIME 75
pour le dedans et pour le dehors (1). » On sourit malgré soi et
tristement, à la vue de ces chefs d'Etats qui, négociant avec le
chef de l'Eglise, au lendemain du jour où ils ont exigé de lui Taclc
le plus éclatant de la principauté apostolique, recommandent tant
de précautions pour se mettre à l'abri de ses grâces.
Les précautions n'avaient, sans doute, pas été si bien prises que
le déclarait Siméon. Bientôt Bonaparte ceignait son front du dia-
dème des Césars, et, conséquent avec son orgueil, se présumait
Souverain pontife. On le voit tenter d'entraîner Pie VII dans l'or-
bite de ses desseins dominateurs, et, parce qu'il ne peut faire flé-
chir sa vertu, il Tenlève de Rome, le tient captif pendant quatre
ans, et, tout excommunié qu'il est, arrache enfin au Pontife, un
instant vaincu, ce Concordat de Fontainebleau qui rendrait Napo-
léon plus pape que le Pape. Il faut remonter jusqu'à Frédéric Bar-
berousse et jusqu'à Henri IV d'Allemagne, pour trouver une affec-
tation si effrontée à la monarchie universelle, un despotisme pour
lequel l'Eglise n'est qu'un instrument de règne. L'idée fausse que
le Pape n'a dans TEglise qu'un pouvoir subalterne et qu'il n'a au-
cun pouvoir dans la société civile, conduit Napoléon à vouloir faire
du Pape un valet de César, un serf de la politique, un complice
contraint de tous les excès de la tyrannie.
Napoléon tombe. Les fils de S. Louis sont ramenés, par la force
des choses, incognito de la Providence, à la tête du royaume très
chrétien. Pendant vingt-cinq ans, ils ont pu voir les Bourbons
proscripleurs des ordres religieux et persécuteurs du Saint-Siège,
visités par les plus grandes épreuves de leur histoire ; eux-mêmes,
pendant vingt-cinq ans, persécutés et proscrits, ont vu ce que Dieu
fait des adversaires de son Christ. Ces longues épreuves ne leur
ont rien appris, et, des excès d'autrefois contre l'Eglise, ils n'ont
rien oublié. A peine établis sur ce trône que le flot révolutionnaire
va battre et emporter, ils se font les complices de la tempête. En
1816, le ministre Laine, en 1824, le ministre Corbière rendent, par
ordonnance, obligatoire, l'enseignement des quatre articles de
(1) André. Cours de droit canon, l. II, V. Articles organiques.
76 CHAPITRE II
1682. En 1817, l'ambassadeur de France à Rome reçoit mission de
réclamer un nouveau Concordat ou le retour au Concordat de
Léon X avec annexes facultatives des libertés de Pilhou et des
quatre articles. Le retour à ce Concordat, si funeste par la faute
des hommes et à la France et à l'Eglise, n'a pas lieu ; une conven-
tion nouvelle, impliquant rejet des Articles organiques, n'est pas
admise des Chambres ; la Restauration — si l'on peut parler ainsi
— revient au Concordat de 1801 et garde précieusement les Arti-
cles organiques, code complet de tyrannie en matière religieuse.
En 1826, pour mieux accentuer son gallicanisme, la Restauration
présente à la signature des évêques le premier article de la Décla-
ration ; elle tient à faire proclamer, à la face de Dieu et des hom-
mes, que le Pape est destitué de toute autorité sur le temporel des
nations, que l'Eglise n'est pas de ce monde, qu'il faut rendre à
César ce qui est à César, comme si Charles X, posant en César,
n'était pas un cas d'aliénation mentale. Le nouveau César porte
la même année, par ordonnance, atteinte au droit épiscopal sur
les séminaires et deux ans plus tard, par une nouvelle ordonnance,
ferme les collèges tenus par les Jésuites. L'un des complices de la
Restauration, Frayssinous, publie les Vrais principes de l'Eglise
gallicane, comme si, dit le cardinal Gousset, il y avait de vrais
principes contre les droits sacrés du Saint-Siège. Un aller ego de
Frayssinous, Duclaux, supérieur général de Saint-Sulpice, libelle
une formule de serment à jurer par les ecclésiastiques pour se lier,
par serment, aux quatre articles hérétiques et schismatiques de
1682. Pour dorer, comme on dit, la pilule, Duclaux insère dans sa
formule, qu'on accepte et jure les quatre articles dans le sens de
Bossuet, et non dans le sens plus odieux des parlementaires. «La
meilleure instruction de Bossuet là-dessus, pour ne pas dire l'uni-
que bonne, c'est son Abeat quo libuerit... Mais ceux qui voudront
appuyer de l'autorité du grand Bossuet leurs dispositions hostiles,
ne se diront-ils pas renvoyés principalement à l'ouvrage où la dé-
claration est enseignée ex professa, quoiqu'il soit demeuré si long-
temps aux mains du neveu, l'évêque de Troyes, et de ses co-jan-
sénistes. Là se trouvent, comme on sait, accusés et convaincus de
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET L'ANCIEN RÉGIME 77
graves erreurs, un prodigieux nombre de Souverains Pontifes » (1).
Napoléon à Sainte-Hélène, Charles X à Prague expient leurs"
attentats contre l'Eglise. En 1830, la France incline un peu plus
à gauche et préconise toutes les libertés révolutionnaires de pen-
sée, de presse et de culte ; mais, en même temps qu'elle lâche, aux
passions, tous les freins, elle maintient contre l'Eglise, toutes les
oppressions du Césarisme ; elle étend les immunités qu'il faudrait
restreindre, elle restreint celles qu'il faudrait étendre. Sauf quel-
ques excès des premières années, produits ou favorisés par l'im-
puissance du gouvernement, cette fausse politique n'amène pas,
contre l'Eglise, beaucoup d'actes de tyrannie. Louis-Philippe élait
une sorte d'Ulysse ; il gouvernait par la ruse et se proposait, comme
but suprême de la prudence, l'exemption d'embarras causés par
un trop grand zèle. Quelques appels comme d'abus montrèrent
cependant que ce Voltairien libéral tenait mordicus à la tradition
césarienne des organiques ; les quatre articles étaient réputés
palladium de la liberté française et le procureur général Dupin
définissait le régime comme gouvernement qui ne se confesse pas.
Sur un seul point, les catholiques essayèrent de faire brèche au
despotisme libéral ; ils revendiquèrent la liberté d'enseignement
promise par la Charte et rappelèrent au roi l'obligation sacrée du
serment de l'hôtel de ville. A cheval ou à pied, comme le colosse
de Rhodes, sur la corruption parlementaire et sur la paix à tout
prix, le prince voyait défiler entre ses jambes, les projets de lois
contradictoires où ses ministres mettaient la liberté dans le titre
et le refus de la liberté dans les articles ; il voyait défiler, avec
une égale indifférence, les processions de pétitionnaires, lorsqu'en
février, il fut atteint du châtiment ordinaire des gouvernements
convaincus d'impénitence. Sainte-Hélène et Prague se continuè-
rent à Claremont.
Après une courte station dans la République, l'Empire se releva,
se disant fidèle à toutes les libertés de 89 et à toutes les constitu-
tions de l'Empire. Le titulaire du nouveau régime, un César de
(1) Lettre de Mgr d'Aviau, archevêque de Bordeaux, à M. Duclaux, dans la
France et le Pape, par le Gard. Villecourt.
78 CHAPITRE II
rencontre, dont la fortune ne s'explique que par raveuglement de
la nation, posa d'abord en antagoniste de la révolution, en vain-
queur du socialisme et de l'anarchie. Mais bientôt, par un travail
de dérivation infinitésimale, le Carbonaro devenu empereur mit
de côté son mandat populaire de sauveur et se fit le pionnier résolu
de l'attaque à la papauté. Son oncle avait essayé d'abattre la pa-
pauté par la force ; il crut pouvoir mieux mener ce dessein par
la ruse. D'un côté, il posa en protecteur du Pontife Romain ; de
l'autre, il se donna la mission de libérateur de l'Italie. Libérateur
de l'Italie n'était qu'un mot de passe ; le vrai titre c'était sergent
de Mazzini pour Tunité de Ja péninsule, et valet de Victor-Em-
manuel pour écraser Rome de sa protection. Ce monstre d'hypo-
crisie mena l'affaire, disons mieux la conspiration, avec une rare
patience et une parfaite urbanité ; il réussit tant et si bien que,
vaincu à Sedan, il alla reprendre, à Chislehurst, la suite des mé-
ditations de l'ermite de Claremont, mais, pour Napoléon le Petit,
comme pour Napoléon le Grand, le Grand objectif de la politique
était toujours l'abaissement de la papauté et l'exaltation des
souverains. Le pouvoir temporel des papes supprimé, le pouvoir
spirituel des pontifes mis en échec par la révolution italienne,
l'ère des schismes commence ; la religion devient, pour chaque
pays, une affaire nationale ; César est pontife, bientôt dieu, et la
vision des sept rois, qui foulent aux pieds la croix du Christ, et
boivent dans des crânes le sang humain, enfantée par l'imagina-
tion de Lamennais, menace de devenir une réalité de l'histoire.
Nous en découvrons les essais partiels dans les exploits des ban-
des de chats-huants et de chacals, qui, sous couleur de Républi-
que, sont en train de laïciser la France. La laïcisation de la France
est la suite de l'affranchissement de l'Italie ; les républicains con-
tinuent l'œuvre satanique de Napoléon III. Le pape prisonnier au
Vatican ; le Concordat, instrument d'union, menacé de ruine et
n'étant plus qu'une ruine lui-même ; la séparation de l'Eglise et
de l'Etat prononcée demain par ce chifï'on de papier qu'ils appel-
1 eront une loi, ils façonnent d'avance FEtat tel qu'il doit être après
la séparation. L'Etat ne reconnaît et ne salarie aucun culte, ex-
LE LIBÉRALISME RELIGIEUX ET l'ANCIEN RÉGIME 79
cepté le culte de la libre-pensée, armée en guerre contre toutes
les croyances ; l'Etat ne reconnaît aucune association, excepté la
franc-maçonnerie armée en guerre contre tous les ordres religieux
proscrits. Les religieux sont chassés de leurs couvents ; les scellés
sont mis sur la porte de leur chapelle ; les religieuses sont chassées
des hôpitaux, des hospices, des prisons, des écoles, des salles
d'asile, de tous les établissements où elles pratiquaient, d'une
manière si touchante, la charité de Jésus-Christ. Les prêtres au-
môniers sont exclus des collèges, des prisons, de l'armée, de par-
tout où ils pouvaient porter une grâce de rédemption. Le caté-
chisme est chassé de Técole ; l'école neutre est l'école du diable ;
et lorsque l'enfant peut revenir au prêtre, il est rivé dans le natu-
ralisme. Le recrutement du clergé est empêché par le recrute-
ment de Tarmée ; c'est dans les casernes que les prêtres doivent
s'initier à la vertu ; c'est en tuant qu'ils doivent apprendre à bénir ;
et c'est seulement lorsqu'ils auront été souillés ou soupçonnés lé-
gitimement de l'être qu'ils pourront revenir au service du Dieu trois
fois saint. Le cimetière est laïque ; le presbytère rendu à la com-
mune ; le traitement du curé est à la disposition du conseil mu-
nicipal qui pourra l'employer sur les chemins ; l'église, si elle est
laissée au culte, servira après aux exercices de gymnastique^
aux sociétés de musique, aux représentations des saltimbanques.
La guerre aux pasteurs des âmes est, partout, ardente et infatiga-
ble. Dieu est relégué parmi les chimères ; l'autre vie est une in-
vention des prêtres; la prière pour les morts doit être reléguée
parmi les escroquerigs qui relèvent de la police correctionnelle.
Les prêtres, pour autant qu'il en reste, sont voués à toutes les co-
lères des populations, au mépris des hommes, aux blasphèmes des
femmes, aux injures des jeunes filles, aux sévices même des en-
fants. La loi menace tous leurs actes, la police épie toutes leurs
démarches. De temps en temps, les gendarmes font une rafle de
curés ; on les entasse dans les prisons ; et, après un simulacre de
jugement, on les déporte ou on les tue.
Tel est l'aboutissement de la théorie qui diminue le pape dans
l'Eglise et l'exclut de la société civile. D'abord il ne semble pas
80 CHAPITRE II
qu'on ôte rien à sa souveraineté, ni que la société, gouvernée par
des chrétiens, perde quelque chose à sa disparition ; mais bientôt
l'Eglise, atteinte dans son chef, voit l'hérésie ravager les âmes et
le schisme déchirer l'unité de sa communion. Dans les sociétés
séparées de l'Eglise, on ne tarde guère à se séparer de Dieu.
La société, séparée de Dieu, passe des mains des chrétiens aux
mains des libéraux, puis aux mains des radicaux. Au lieu démon-
ter, on descend toutes les pentes de la confusion et de la corrup-
tion. Partout la division et la guerre. L'anarchie intellectuelle est
à son comble ; la guerre civile est à l'ordre du jour. On ne se bat
pas; on se dispute et on se déchire. Les modérés avaient promis
que le loup hérétique et l'agneau orthodoxe vivraient en paix ;
que Bélial et Jésus-Christ, sous la protection égale de César, joui-
raient d'une égale liberté. Illusion puérile. Le monde est un champ
clos pour l'éternel combat de l'erreur et de la vérité ; les âmes
sont l'enjeu du combat. Les errants, s'ils sont les plus faibles, ré-
clament la tolérance ; s'ils l'obtiennent, se fortifient à son ombre ;
et dès qu'ils sont les plus forts, oppriment. La coexistence pacifi-
que de toutes les croyances est un rêve ou une sottise et une tra-
hison. Il n'y a de vrai respect des croyances sincères que dans
l'Eglise ; partout ailleurs les croyances fautives sont favorisées et
les croyances orthodoxes proscrites. Cherchez, à tous les points de
l'espace et du temps, le lieu et l'heure où ont pu se faire admettre
vos vœux et se réaliser vos espérances. Ici-bas, il n'y a qu'un mot
d'ordre vraiment sérieux : tenir Satan à la chaîne, ou, si on l'af-
franchit, subir l'opprobre de sa domination en attendant qu'on
puisse le reprendre et, s'il se peut, l'écraser.
Il est prouvé par l'histoire que le libéralisme, conséquence et
transformation du gallicanisme, c'est finalement la société sans
religion et l'Etat sans Dieu.
CHAPlTRh: III
LAMENNAIS ET LA PREMIERE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBERAL ,
La première formulation des idées catholiques libérales date de
1830 ; elle fut l'œuvre d'un grand apologiste de la religion, La-
mennais ; elle ne visait point, dans sa pensée, à une conciliation
effective entre le libéralisme et l'orthodoxie ; elle tendait plutôt à
lui assurer un poste favorable pour le combat ; toutefois, par la
force des choses, pour les besoins de la discussion et les nécessités
de l'apologie, une porte fui ouverte sur une perspective d'accord
entre l'Eglise et ce que les libéraux appelaient la liberté. Quant à
lui, Lamennais était Tadversaire acharné des libéraux ; il les trai-
tait en continuateurs de Rousseau et de Marat ; leur rendait, avec
avantage, guerre pour guerre. Au lieu de songer à leur tendre la
main, il professait contre eux des doctrines de séparation. Très
hostile au gallicanisme, qu'il avait vu, depuis 1814, ressusciter avec
un surcroit d'aveuglement et de malveillance, il n'avait pas seule-
ment défendu le Saint-Siège contre ce regain empoisonné de vieux
gallicanisme, mais combattu, dans le premier article de 1682, Tidée
fausse et funeste de l'indépendance absolue de l'Etat. Un de ses
ouvrages avait eu pour objet d'établir l'union nécessaire des deux
ordres, la nécessité sociale de la religion et de l'Eglise, jusque-là
qu'il se flattait, si l'on se dérobait à son argumentation, de réduire
ses adversaires à l'athéisme et au néant. Dans un autre ouvrage, il
découvrait, dans la guerre à l'Eglise, autant d'avances à la révolu-
tion et n'hésitait pas à pronostiquer, dans les coups qu'on lui por-
tait, autant de principes de ruine pour la Restauration. Avant 18H0,
Lamennais était le porte-étendard des saines doctrines, le pionnier
perspicace et vigoureux qui, d'une main, abattait les erreurs du
passé, de l'autre, conjurait les périls de l'avenir.
82 CHAPITRE m
A cette époque, du reste, Fidée d'un accord quelconque entre le
libéralisme et l'Eglise n'eût paru qu'une monstruosité. Depuis que
le libéralisme révolutionnaire avait pris, dans le gouvernement de
la France, la place de l'absolutisme de l'ancien régime, il avait été
constamment persécuteur. De 1789 à 1800, il avait détruit entière-
ment la vieille organisation des églises, préconisé le schisme, pros-
crit le culte et tué les prêtres. De 1800 à 1815, abdiquant aux
mains de Napoléon, il avait renoncé aux formes politiques de ses
préférences, à condition que le despotisme impérial continuerait
son œuvre en Europe et l'achèverait à Rome. De 1815 à 1830,
devenu opposition dans le régime constitutionnel, il fit la guerre à
la légitimité des Bourbons parce qu'il les croyait sympathiques à
l'Eglise ; demanda et obtint d'eux des preuves de libéralisme par
des actes de persécution contre les ordres religieux et les séminai-
res. En 1830, si Louis-Philippe, quoique Bourbon, avait obtenu les
faveurs des libéraux, c'est qu'ils le savaient voltairien et espéraient
le trouver obstiné, contre l'Eglise, dans l'injustice. Si Lamennais
eût pu songep à conciliation avec Louis-Philippe et ses bandes
libérales, il n'eût été qu'un sot et se fût acheminé à la trahison.
Malgré ses illusions postérieures, on ne peut croire qu'il se fut
abusé, dès les premiers jours, sur une œuvre qui, d'ailleurs, n'of-
frait aucune chance de succès.
Il est remarquable, en effet, que toutes les conceptions fausses
en matière de foi visent à la séparation. L'hérésie est, dès les pre-
miers temps de l'Eglise, la préparation du schisme. Les fabrica-
teurs de systèmes hétérodoxes ne songent jamais à rester dans
l'Eglise, mais toujours à en sortir, pour s'en attribuer le divin
mandat. Les jansénistes les premiers changèrent celte vieille tac-
tique de scission. Au lieu de se proclamer défectionnaires, ils se
dirent obstinément fidèles ; lorsque l'Eglise les frappa d'excommu-
nication, ils dirent qu'ils n'existaient pas et que loin de nourrir une
pensée étrangère, ils étaient les plus fidèles enfants de la mère
Eglise, les poursuivants généreux des vertus antiques. Les erreurs
condamnées ne se trouvaient pas dans Jansénius : si elles s'y trou-
vaient, ce n'était pas dans le sens condamné ; si l'Eglise prétendait
LAMENNAIS ET LA PREMIERE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 83
le contraire, au lieu d'acquiescer à ses prétentions, il fallait s'en-
fermer dans un silence respectueux et la servir quand même. La
négation de l'erreur professée, la distinction du fait et du droit, le
silence respectueux, la promesse d'obéissance aux décisions futu-
res, pourvu qu'on ait licence de rejeter les décisions passées : tel
fut leur programme, et telle fut aussi, depuis, la stratégie des gal-
licans et des catholiques libéraux. Désormais les hérétiques pré-
tendent être l'Eglise, former du moins sa meilleure partie, la por-
tion intelligente, vertueuse et dévouée. A elle le monopole des
talents, de la perspicacité, des vertus et des sacrifices. Et c'est là
qu'est le péril de l'heure présente ; il est dans ce mélange du bien
et du mal, dans cette promiscuité des doctrines, dans cette hypo-
crisie qui promet des conversions en corrompant les bons chrétiens
et qui prédit une ère de gloire en nous menant aux plus miséra-
bles prévarications.
L'abbé de Lamennais ne put entrevoir qu'obscurément ces mal-
heurs ; c'était une âme candide et pure, trop confiante à sa sagesse,
mais convaincu que cette sagesse ne pouvait produire que d'heu-
reux fruits. Son exemple cependant suffit à prouver le contraire.
Non seulement sa tactique ne lui procura aucun avantage, mais
elle ne sut pas même garder sa foi. Prêtre, libéral d'occasion et
seulement pour le combat, il aboutit, parle libéralisme, à l'apos-
tasie. Les catholiques libéraux ont compté depuis de nombreuses
victimes; ils ont empêché toutes les conversions qu'ils avaient pro-
mises; ils ont occasionné toutes les perversions auxquelles ils ne
s'attendaient pas ; mais aucune chute n'est plus lamentable que
celle de Lamennais. Vous voyez dans ce prêtre toutes les extrémi-
tés des choses de foi : une suave piété d'ange et une froide impiété
de démon ; des convictions d'une foi intransigeante et toutes les
folies de l'incréduLilé radicale ; les ascensions au ciel et une chute
foudroyante au plus profond des abîmes. C'est un phénomène qu'il
faut étudier et se dire qu'il n'est point si étrange, mais qu'il offre,
dans ses contradictions mêmes, le plus bel échantillon des incohé-
rences de la libre-pensée s'inspirant du libéralisme. Si les Français
84 CHAPITRE m
avaient eu le sens commun, l'exemple seul de Lamennais eut dû
les préserver de tout songe catholique-libéral (1).
Hugues Félicité Robert de Lamennais était né à Saint-Malo,
d'une famille d'armateurs, ennoblie par Louis XIV et éprouvée de-
puis par des revers de fortune. De bonne heure privé de sa mère,
enfant rétif et obstiné, souvent enfermé dans une bibliothèque par
l'oncle chargé de son éducation, FéUcité acquit, dès ses jeunes
années, une instruction extraordinaire pour son âge et une précoce
impiété : Le futur apologiste du christianisme ne fit sa première
communion qu'à vingt-deux ans. Successivement professeur à
Saint-Malo, réfugié en Angleterre, travaillant pour lui-même à
ses heures, il cherche sa voie, et, en attendant les indications de
la Providence, étudie sérieusement les langues anciennes et mo-
dernes. Prêtre en 1816, il avait, dès 1808, dressé, avec son frère
Jean, et publié un programme des réformes à effectuer en France.
En 1814, avec la collaboration savante du même frère, pour ré-
pondre aux idées schismatiques du temps, il avait offert au pubHc,
en trois volumes in-8o, la Tradition de V Eglise sur IHmtitution des
évêques. En 1818, sans transition, Lamennais se révèle, par V Essai
sur V indifférence, comme le prophète des temps nouveaux, le suc-
cesseur de Bossuet, l'oracle des églises de France. A partir de
1820, une ombre déteint sur cette gloire. Descaries, rebelle aux
traditions de la scolastique, avait fondé la philosophie sur le doute
méthodique, et donné, à la raison, support unique de son système,
pour critère, l'évidence : l'évidence du raisonnement dans l'ordre
logique, l'évidence du sens intime dans l'ordre psychologique,
l'évidence des sens dans l'ordre physique. Lamennais, réagissant
contre le système orgueilleux et faible de Descartes, récusa cette
parfaite compétence de. la raison, et par un paralogisme singuher,
mit à sa place le sens commun, la tradition des peuples, le con-
sentement universel. Avec les explications qu'il en donnait, La-
mennais ne sortait pas des limites de l'orthodoxie, mais ses ta-
lents, ses écrits, son immense réputation lui avaient suscité dans
(1) Histoire générale de V Eglise, t. XL, p. 559 et seq.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 85
l'Eglise, ce qu'on y trouve toujours facilement, des envieux, âpres
à le prendre en faute et trop heureux de l'écraser. Lamennais
savait exciter les haines, il ignorait l'art d'y répondre et s'en con-
solait par le dédain. Au demeurant, la tempête que souleva son
système de certitude n'empêcha pas le vaillant breton de dresser
un plan de campagne contre l'impiété révolutionnaire et d'appe-
ler à son aide, pour l'accomplir, une légion de soldats. Fondateur
de congrégation, écrivain ascétique, journaliste militant, Lamen-
nais s'élevait à la hauteur de tous les dévouements et savait aussi
bien accomplir une œuvre que la concevoir. Nous n'avons pas à
rendre compte ici de tout ce que fit Lamennais pour la restaura-
tion de la France et le triomphe de l'Eglise. Le point qui doit at-
tirer toute notre attention, c'est la suite d'idées qui l'amena à
formuler le premier credo du libéralisme.
Ces idées sont consignées dans les deux ouvrages : De la reli-
gion dans ses rapports avec l'ordre politique et civil et Progrès de
la révolution et de la guerre contre V Eglise. Ce ne sont pas des ou-
vrages de principes, mais de circonstances; le premier offre une
vue d'ensemble sur la société française, telle que l'a faite la révo-
lution ; le second montre comment, sous la Restauration, Faction
du gouvernement et du parti libéral continue l'œuvre de dissolu-
tion révolutionnaire ; dans les deux, Lamennais s'applique à prou-
ver que les principes et Faction de la sainte Eglise romaine sont
nécessaires au salut de la France.
Les dogmes font les sociétés. Les sociétés humaines s'élèvent ou
s'abaissent, vivent et meurent suivant les principes des hommes
qui les gouvernent. En thèse générale, la religion est le principe
vital de la société, parce que seule elle peut unir les esprits dans
une même pensée de vérité et soumettre les cœurs à une même
loi de vertu. Par suite, la religion est la source des autres lois, la
base, l'appui, le principe régulateur des Etats constitués selon la
nature ou la volonté de l'intelligence suprême. Même dans l'anti-
quité, les païens ne croyaient pas qu'une société put s'établir et
prospérer sans que la religion lui servît de base. L'Eglise par sa
hiérarchie, par ses lois, par ses tribunaux, par tout l'ensemble de
86 CHAPITRE III
ses institutions, avait constitué un ordre chrétien. Or, depuis le
Xyi® siècle, le protestantisme ébranle le système politique de
l'Europe et dépouille successivement les pouvoirs de tout carac-
tère religieux, de toute mission sainte. A la monarchie chrétienne
qui faisait, du titulaire de l'autorité publique, un-ministre de Dieu
pour le bien, elle a substitué un ordre de délégation, qui fait du
pouvoir une domesticité misérable. A la société chrétienne com-
posée de familles, de classes, de corporations où Ton voyait avant
tout, dans l'homme, l'enfant de Dieu, a succédé une société éga-
litaire, où il n'y a plus ni hiérarchie, ni classification, ni rangs,
ni droits reconnus autres que ceux acquis par la loi civile. A la
base de cette société, où un peu d'or de plus ou de moins fait
toute la différence entre les hommes, vivote l'individu isolé qu'on
appelle citoyen. Le citoyen délègue ses pouvoirs à deux Chambres
([ui font des lois, votent les impôts et, par leur accord, forment
l'exercice de la souveraineté. Ces Chambres, souveraines pour la
confection des lois, sont souveraines encore par le pouvoir exécu-
tif du ministère. Le citoyen, roi ou président, qui offre, au-dessus
du ministère, un symbole vivant d'unité nationale, est une idole :
il a des yeux pour ne point voir et des mains pour ne pas s'en
servir. Le fond de l'organisation sociale est républicain.
Chaque espèce de gouvernement a son caractère propre. Le
caractère de la démocratie, c'est la. mobilité; tout y est sans cesse
en mouvement et change au gré des passions. Le pouvoir ne
donne pas l'impulsion, il la reçoit. Censurer est le besoin de tous;
nulle faute n'est pardonnée. Dans les comices électoraux, la mé-
diocrité réussit mieux que le vrai talent, surtout lorsqu'il s'allie à
un noble caractère ; pour plaire aux masses il faut la flatterie, la
servilité, la bassesse, et tout le monde n'accepte pas la fortune à
ce prix. L'égalité absolue ne laissant subsister d'autres distinc-
tions que celles de la fortune, produit une impiété extrême, une
soif insatiable de l'or : la plus avilissante des passions. Dans le
désordre universel, chacun cherche avec anxiété la place due à
son mérite, à ses besoins ou à ses convoitises. Pour offrir, au
moins, en espérance une pâture aux désirs, on multiplie les spec-
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 87
tacles, les loteries, les maisons de jeu, les opérations de crédit.
Une telle pratique sociale renferme, pour principe, l'athéisme,
puisque le parlement, représentant toute la force de la nation,
peut modifier radicalement ses institutions, sa religion même.
En sorte que la démocratie, qu'on nous représente comme le
terme extrême de la liberté, n'est que l'hypocrisie du plus odieux
despotisme. Despotisme qui s'exerce par l'administration, obéis-
sant à toutes les vicissitudes des conflits parlementaires et ne te-
nant compte, dans ses agissements, ni des services, ni des titres,
mais seulement des intérêts privés du législateur. En sorte que ce
système, qui paraît devoir ne s'incliner que devant le génie et
élever la justice à la hauteur d'un principe, n'offre à tous les de-
grés de l'échelle politique, que Tincohérence, le caprice égoïste
et surtout la corruption. Plus de service gratuit, tout est payé.
Toute charge est placée entre le mépris qu'elle inspire et la con-
voitise qu'elle excite. Un mouvement sans but agite la société.
Dans l'instabilité générale, chacun ne pense qu'à soi, surtout pour
s'assurer une vie bien payée et sans travail. Les budgets s'aug-
mentent d'autant chaque année et atteignent des chiffres ruineux
pour la fortune des particuliers. Les âmes s'avilissent et ne com-
prennent plus aucun sentiment noble. L'administration marche
sans gêne, parce qu'elle a tout gâté. La politique se borne aux
intrigues intérieures et n'offre plus, au dehors, que l'abaissement
de la nation. Les sciences se matérialisent, la raison s'affaiblit vi-
siblement. Les juifs deviennent les rois de l'époque. On appelle
cela le pays des lumières et du progrès.
Dans cette société démocratisée, la religion est placée en dehors
de la société politique et civile ; l'Etat est athée. Dans les ancien-
nes monarchies, l'Eglise était la première des institutions publi-
ques, et le clergé le premier ordre de l'Etat, parce qu'on ne connais-
sait point, dans ce temps-là, de fonctions plus nécessaires et plus
élevées que les siennes. Avec la noblesse et les députés des com-
munes, il s'asseyait aux Etats généraux de la nation; il vivait,
ainsi et respecté, au milieu d'une famille de frères, qui lui devait
ses croyances, ses lois et ses mœurs. La révolution a détruit tout
88 CHAPITRE III
cela et mis partout la haine. Le clergé en France reçoit un salaire,
mais la religion n'est point dotée et n'occupe aucune place dans
le corps politique. Le nom de Dieu n'est inscrit ni dans la consti-
tution, ni dans les codes ; la prière pour les grands corps de l'Etat
est répudiée comme une anomalie. La société matérialiste, inau-
gurée par la révolution française, s'est conservée sous tous les
régimes, avec quelques décorations religieuses apposées, pour
tromper les simples, mais sans rien ébrécher aux fanfaronnades
de son athéisme. « La loi est athée et doit l'être, disait Odilon
Barrot; que si l'Etat admet les citoyens à la profession d'un culte,
il admet également tous les cultes, sans se préoccuper de savoir
s'ils sont vrais ou faux ; elle offre à tous, avec une parfaite indiffé-
rence, sa tutelle et exige de tous, en retour, une entière soumis-
sion. L'athéisme de la constitution et des principes politiques sont
si peu contestés, qu'on s'en fait, au contraire, une sorte de point
d'honneur. Ces machurats de basse mine se disent sans Dieu et ils
se croient des génies constituants, de fins politiques.
L'athéisme passe de la société civile dans la société domestique.
La naissance, le mariage et la sépulture, les trois grands actes de
la vie, sont l'objet d'une mention de trois lignes sur un registre et
c'est tout. L'union de l'homme et delà femme est un contrat pure-
ment civil, révocable au gré des parties. Un homme a sa femelle
et ses petits, voilà tout ; et encore souvent ne sait-on à qui ils
appartiennent. L'éducation des enfants est une institution politi-
que et dès lors elle n'inspire aux enfants que les sentiments de
l'Etat, l'indifférence pour toute religion et la haine de la vérité
catholique. De là, cette espèce de doute contagieux, cette impiété
froide et tenace, qu'on observe avec épouvante dans la plupart des
établissements d'instruction publique. Les désordres des mœurs,
bien que portés à un degré autrefois inconnu, sont moins alar-
mants pour l'avenir. On se corrige du vice, rarement on revient
de rincrédulité précoce. Plus de dimanche, plus de cérémonie pu-
blique, plus de signe religieux, même sur la tombe. La corruption
du présent entraine la corruption de l'avenir, appelle dos fléaux et
provoque la ruine.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 89
« Dès lors, qu'est-ce que la religion pour le gouvernement? Que
doit être à ses yeux le christianisme ? Il est triste de le dire, une
institution fondamentalement opposée aux siennes, à ses princi-
pes, à ses maximes, un ennemi ; et cela, quels que soient les sen-
timents personnels des hommes au pouvoir. L'Etat a ses doctrines,
dont chaque jour il tire les conséquences dans les actes, soit de
législation, soit d'administration. La Religion a ses doctrines
essentiellement opposées, dont elle tire aussi les conséquences
dans l'enseignement des devoirs et de la foi, et dans l'exercice du
ministère pastoral. Il y a donc entre elle et l'Etat une guerre con-
tinuelle, mais qui ne saurait durer toujours. II faudra nécessaire-
ment, ou que l'Etat redevienne chrétien, ou qu'il abolisse le chris-
tianisme; projet insensé autant qu'exécrable, et dont la seule
tentative amènerait la dissolution totale et dernière de la société.
« Déjà elle chancelle de toutes parts, déjà sa vie s'affaiblit mani-
festement, à mesure qu'elle se sépare davantage delà religion ; et
cette effrayante séparation qu'on s'eftbrcerait en vain de ne pas
apercevoir, s'accroît d'année en année. Dans l'impossibilité actuelle
de prononcer son abolition légale, on combat son influence, on
restreint son action, on la façonne à l'esclavage, pour en faire, s'il
se peut, en la dénaturant, un docile instrument du pouvoir. On
redoute, et l'on a raison de redouter, une lutte ouverte, oti l'Eglise,
qu'on ne subjugue point, puiserait un nouveau courage et des
forces nouvelles. A la place de la violence, on emploie contre elle
la ruse et la séduction. L'habituer à la servitude, en la flattant et
en l'intimidant tour à tour, voilà ce qu'on cherche. On voudrait,
non pas former avec elle une alliance sainte pour le triomphe de
l'ordre et de la vérité, mais qu'elle se fondît peu à peu dans l'État
tel qu'il est, en renonçant à ses croyances, à son propre gouverne-
ment, à ses propres lois, c'est-à-dire en s'anéantissant elle-même,
ce qui est arrivé partout où l'unité catholique a été rompue. Les
révolutionnaires de tout degré ne dissimulent point à cet égard
leurs vœux, et je les loue de leur franchise, parce qu'au moins l'on
sait clairement à quoi s'en tenir sur leurs desseins. L'administra-
tion tend au même but, en feignant de les combattre : on l'a déjà
90 CHAPITRE III
VU, et nous n'aurons encore que trop d'occasions de le prouver.
Hypocrite dans son langage, pour tromper les simples, elle se
refuse obstinément aux améliorations comme aux réformes les
plus nécessaires, à tout ce qui contredirait le grand principe de
l'athéisme légal ; et il n'est pas un seul de ses actes qui n'ait, sinon
pour fin, du moins pour effet de propager dans les esprits l'opinion
funeste de l'indifférence absolue des religions, devenue l'une des
maximes fondamentales de notre droit public.
a Déjà, dans les Chambres, on la défend comme le principe
môme de la civilisation moderne, et de je ne sais quelle fraternité
universelle, politique et religieuse, dont Paris, dit-on, est le centre,
dont les plaisirs sont le lien, et qui, pour le bonheur de l'huma-
nité, doit unir à jamais, sans distinctions de croyances, tous les
peuples à l'Opéra. Les hommes qui parlent ainsi en présence
d'une assemblée grave ou qui doit l'être, pourraient se souvenir
que Rome aussi eut une semblable civilisation : de tous les points
du monde on accourait à ses spectacles; les lettres et les arts
fleurissaient ; avec une extrême politesse de mœurs régnait une
philosophie douce et voluptueuse. L'empire était heureux sans
doute ? Demandez-le à l'histoire : la félicité de ces temps commence
aux triumvirs et finit à Néron,
« Certes, nous sommes descendus bien bas, si bas qu'à peine
conçoit-on qu'il soit possible de descendre encore. Une nation peut
se corrompre, et même périr par l'excès de la corruption : cela
s'est vu ; mais qu'un peuple rejette systématiquement de ses lois
tout principe spirituel, toute vérité religieuse et par conséquent
toute vérité morale, il n'en existait aucun exemple ; c'est un phé-
nomène nouveau sur la terre. Cependant je m'étonne moins encore
de cette prodigieuse dégradation que de l'espèce d'orgueil qu'elle
inspire à certains êtres qu'il faut bien appeler humains puisqu'il
leur reste la figure et le langage de l'homme » (1).
De là, cet ensemble de vexations tyranniquesà l'aide desquelles
on proscrit le prêtre. On a chassé successivement le pasteur des
(1) De la religion dans ses rapports avec Vordrc politique et civil, p. 162.
LAMENiNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 91
âmes, de l'école, de l'hospice, du bureau de bienfaisance, de la
salle d'asile ; on lui a dit de se tenir dans sa sacristie pour l'y mu-
rer. On défend aux évêques de tenir des synodes, de se réunir en
concile, de se tenir en communication directe avec le pape. Si un
prêtre apostasiait, on lui ferait bel accueil; dès qu'il se déclare
irréconciliable, on lui fait une guerre à outrance. Le protestantis-
me se plie partout à ce qu'on demande de lui, parce qu'il n'a rien
à conserver, ni dogme, ni discipline ; le philosopbisme accepte
toutes les servitudes temporelles, parce que, dépourvu de sacer-
doce, il n'a pas même les premiers éléments d'une société ; le
catholicisme seul, fort de la force de Dieu et de la grâce de Jésus-
Christ, ne se prête pas aux souillures des manipulations humaines.
De là cet état de contrainte où l'on s'efforce de le maintenir, ce
poids de servitude que sans cesse on aggrave sur lui, cette prédi-
lection marquée pour les sectes, toujours plus dociles à mesure
qu'elles sont plus vides ; de là les calomnies, les injures, les cris
de rage du parti révolutionnaire, ses déclarations éternelles contre
le clergé catholique et son chef; de là, cet amour pour les libertés
de l'Eglise gallicane, qui n'est que la haine de l'unité catholique ;
de là enfin le projet exécrable, avoué des uns, mal dissimulé des
autres, de précipiter la France dans le schisme et de créer une re-
ligion nationale.
Telle apparaît, dans son ensemble, à Lamennais, la société fran-
çaise de 1825. Après l'avoir considérée dans son ensemble, ill'étu-
die dans le pouvoir qui la gouverne et dans le parti libéral, qui
aspire à la gouverner.
Pour constituer une société parfaite, il faut : 1^ ne reconnaître
de souveraineté absolue et éternellement légitime qu'en Dieu, de
qui la raison, la vérité et la justice sont les lois ; 2» ne considérer
le pouvoir humain et la souveraineté subalterne, que comme le
ministre de Dieu, et ne possédant dès lors qu'un droit condition-
nel : légitime, quand il gouverne suivant la raison, la vérité, la
justice ; sans autorité dès qu'il les viole ; 3° admettre qu'il existe
un moyen infaillible de reconnaître la vérité et la justice, c'est-à-
dire la règle légitime, la vraie loi, la loi divine, d'après laquelle
92 CHAPITRE III.
le pouvoir humain, le ministre de Dieu doit gouverner. Or, toutes
ces choses, nous les trouvons dans le catholicisme ; elles forment
le résumé complet et exact de la doctrine sur la société : 1^ il ne
reconnaît de souverain absolu et éternellement légitime que Dieu,
Roi des rois et Seigneur des seigneurs ; 2^ il ne considère le pou-
voir humain que comme le ministre de Dieu pour le bien, obligé
de gouverner selon sa loi, selon la vérité, la justice, et perdant
tout droit de commander, dès qu'il les viole fondamentalement;
3" il enseigne enfin qu'il existe, dans l'autorité de l'Eglise, un
moyen infaillible de connaître toujours cette justice, cette vérité,
règle légitime du pouvoir: ce qui lie étroitement, d'après un
mode de subordination nécessaire, l'ordre politique et l'ordre re-
ligieux, l'action humaine et la raison divine ; de sorte que, parle
principe de son institution, la souveraineté divine et l'être failli-
ble, n'est que la manifestation, Texercice extérieur de la souve-
raineté de Dieu et la société est une comme l'homme même.
Qu'on rejette, au contraire, le catholicisme, on est obligé de nier
l'existence d'un moyen infaillible de connaître la loi divine. Le
pouvoir n'a plus de règle que sa pensée propre, et il faut conclure
qu'il n'y a point, sur la terre, de souveraineté de droit, point de
droit de commander l'obéissance, point d'obligation de la don-
ner. La politique se réduit à une chose, la force.
Or, telles sont les théories sociales du jour. Dieu n'y apparaît
que pour la forme; la souveraineté réelle n'appartient qu'à la
raison. Dès lors la société est livrée à l'action de deux doctrines
qui se combattent perpétuellement, sans qu'aucune d'elles ait pu
obtenir un triomphe complet, parce qu'elles sont, à divers égards,
également fausses, également opposées aux lois essentielles de
l'ordre social. L'une est présentée comme l'égide des peuples con-
tre la lyrannie des rois ; l'autre, comme la garantie des rois con-
tre la rébellion des peuples. La première est la doctrine libérale ;
l'autre est la doctrine royaliste, gallicane de l'absolutisme.
Le libéralisme, considéré dans ce qu'il offre d'universel et de
permanent, n'est autre chose que le désir invincible de liberté
inhérent aux nations chrétiennes, qui ne sauraient supporter un
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 93
pouvoir arbitraire ; et considéré en lui-même, dans ses doctrines
perpétuellement variables, il n'est que le développement du prin-
cipe protestant et philosophique, qui rend chacun juge de ses
croyances et par conséquent de ses devoirs. Le libéralisme doctri-
nal est donc un principe essentiellement opposé au catholicisme.
Son effet immédiat est de créer, avec l'anarchie des esprits, l'a-
narchie politique, et d'établir, sous quelque forme de gouverne-
ment que se constitue la société, le despotisme et la servitude.
D'où il suit, d'un côté, que le libéralisme, à raison d'erreurs qui
le détournent, en quelque sorte, de son cours naturel, tend à dé-
truire l'Eglise et le Christianisme ; et de l'autre, qu'il élève, par
cela même, une barrière insurmontable entre les peuples et la li-
berté qu'ils désirent justement.
D'autre part, le pouvoir royal ayant séparé, d'une manière ab-
solue, la société poHtique de la société religieuse, et ne reconnais-
sant sur la terre aucune autorité qui le limite et le dirige, d'après
une règle immuable et divinement obligatoire de justice et de vé-
rité, a substitué, dans la conduite des choses humaines, la force
au droit : révolution funeste qui l'a placé dans un état de guerre
constant avec les lois naturelles et indestructibles de Tordre so-
cial, avec les peuples qui ne sauraient supporter le joug de
l'homme, depuis qu'ils ont été affranchis par Jésus-Christ, avec
l'Eglise dont l'existence seule proteste contre tout pouvoir arbi-
traire et que tout pouvoir arbitraire doit nécessairement, à cause
de cela, s'efforcer d'asservir.
Il suit de là que, soit qu'elle envisage le soin de sa conserva-
tion, soit que, portant ses regards sur les grands intérêts sociaux,
elle médite pour les nations des destinées meilleures, et comme
une vaste régénération fondée sur l'accord de l'ordre et de la li-
berté, une alliance entre PEglise et le libéralisme, entre l'Eglise
et le pouvoir politique, est également impossible.
L'Eglise ne saurait s'allier avec le pouvoir politique qui travaille
à la détruire en Tasservissant, afin d'établir, sur ses ruines, un
despotisme absolu.
L'Eglise ne saurait s'allier avec le libéralisme, que ses doctrines
94 CHAPITRE m
actuelles rendent l'ennemi le plus ardent de l'Eglise et du Chris-
tianisme* en même temps qu'elles renversent la base de la société,
et consacrent tous les genres de tyrannie et d'esclavage.
El d'ailleurs s'allier au libéralisme, tant qu'il restera sous l'in-
fluence des théories qui l'égarent maintenant, ce serait s'allier à
l'anarchie même, à ce qui n'a de force que pour dissoudre, sans
pouvoir reconstruire jamais ; et s'allier au pouvoir politique, tel
que l'ont fait les maximes athées qui l'affranchissent de toute rè-
gle et de toute dépendance, ce serait s'appuyer sur ce qui tombe,
sur ce que nulle puissance mortelle ne saurait désormais contenir,
et aliéner les peuples de la religion, en sacrifiant, à quelques
hommes tristement aveugles, leurs droits les plus saints et leur
plus légitime avenir.
Ainsi exposée à la fois aux agressions des gouvernements et du
parti qui partout s'efforce de renverser les gouvernements, l'E-
glise, pour rester ce qu'elle doit être, sera contrainte de s'isoler
de la société politique et de se concentrer en elle-même, afin de
recouvrer, avec l'indépendance essentielle à l'accomplissement de
ses destinées ici-bas, sa force première et divine, la conserver afin
de conserver la foi, préparer la renaissance de l'ordre, en rame-
nant les intelligences à la vérité : telle est la grande, la sublime
mission que l'état du monde lui impose (1).
C'est au pasteur suprême, au pape qu'il appartient de sauver la
foi et l'ordre social, en rompant les liens qui arrêtent l'action de
la puissance spirituelle. Il est temps qu'on sente que la papauté
ne meurt point et qu'elle ne craint rien des hommes. « Tout ce
qui avilit, dans l'imagination de la multitude, l'autorité du Saint-
Siège, par une apparence de faiblesse, mène insensiblement les
peuples au schisme : c'est par là que les personnes zélées se dé-
couragent, et que le parti croît en témérité ; plus on lui souffre,
plus il entreprend ; c'est la patience dont on a usé jusqu'ici qui
lui fait entreprendre les démarches les plus irrégulières. » Ainsi
parlait Fénelon, il y a plus d'un siècle : que dirait-il maintenant?
(1) Progrès de la révolution et de la guerre contre V Eglise, p. 172.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 95
C'est aux évêques à se grouper autour du pape pour l'assister
dans son héroïque travail de défense et de préservation. Le des-
sein qu'on a conçu de les affaiblir en les isolant, n'est que trop
manifeste : qu'ils réfléchissent aux actes qu'entraînerait une dé-
plorable condescendance, qu'ils regardent l'avenir et le courage
de la foi dont ils donneront l'exemple sauvera peut-être la so-
ciété. Dans ces temps de silence et de prudence, où l'on tremble
plus d'une vérité dite que d'une vérité niée, il ne sera pas inutile
de rappeler encore ce que Fénelon écrivait à un évêque (1) : « Je
suis très édifié, monseigneur, de votre zèle sincère contre la nou-
veauté et de votre constante persuasion en faveur de la bonne
cause. J'en espère de grands fruits, pourvu que la voix flatteuse
de l'enchanteur, qui endort si dangereusement tant d'autres per-
sonnes, d'ailleurs très zélées, ne ralentisse point votre vigilance
sur les périls de la saine doctrine. Rien n'affaiblit tant les pasteurs
qu'une témérité colorée par de vains prétextes de paix, qu'une
incertitude qui rend l'esprit flottant à tout vent de doctrine spé-
cieuse ; enfin que les ménagements d'une politique souvent bien
plus mondaine qu'ils ne la croient eux-mêmes » (2).
De toutes ces considérations, développées d'un style enchanteur,
Lamennais concluait : « Abandonner à elle-même la société po-
litique, qui se dissout et meurt en repoussant toute influence di-
vine ; ne prendre aucune part à la guerre des souverainetés et du
libéralisme, qui combattent, celles-là, pour le despotisme, celui-
ci pour l'anarchie. « Le Seigneur s'est fatigué, dit Jérémie (1, 19),
à rappeler les peuples et les rois, et ils se sont détournés de lui.
C'est pourquoi il étendra sur eux sa main. Que ceux donc qui
doivent aller à la mort, aillent à la mort ; que ceux qui doivent
tomber sous le glaive, tombent sous le glaive. » Prêtres du Sei-
gneur, s'il fut jamais une mission propre à enflammer le zèle, à
fortifier l'âme et à l'élever à la hauteur des plus grands sacrifices,
c'est sans doute celle qu'il vous a confiée. Le sort du monde est
(1) Lettre au P. Daiibenton du 12 avril 1714, Correspondance, t. IV, p. 462,
Paris, 1827.
(2) Œuvres de Fénelon, l. XII, p. 375, éd. de Versailles.
96 CHAPITRE III
entre vos mains et pour le sauver, que faut-il ? Une parole qui
parte du pied de la croix. Sortez donc, sortez delà maison de ser-
vitude ; brisez les fers qui vous dégradent et vous empêchent de
remplir, selon toute son étendue, votre céleste vocation ; rentrez,
par une volonté généreuse, en possession de la liberté que le
Christ vous a acquise de son sang. Le profond mystère d'iniquité
qui s'àccompht sous nos yeux, recouvre un mystère plus profond
de douceur et de miséricorde. Vient le temps où il sera dit à ceux
qui sont dans les ténèbres : voyez la lumière. Et ils se lèveront,
et, le regard fixé sur cette divine splendeur, dans le repentir et
dans Fétonnement, ils adoreront, pleins de joie, celui qui répare
tout désordre, révèle toute vérité, éclaire toute intelligence: Oriens
ex alto. »
Telles étaient, autant qu'on en peut juger par une brève ana-
lyse, les idées de Lamennais. Dans leur ensemble, elles étaient
plus à louer qu'à blâmer; la vigueur du coup d'œil augmentait
leur crédit et toutes les richesses du style en doublaient la puis-
sance. Les circonstances d'ailleurs donnaient raison au vaillant
apologiste. Napoléon avait bridé la Révolution, mais ne l'avait pas
tuée. Quand Hercule ne fut plus là, les deux têtes de l'hydre re-
poussèrent, représentant, l'une, l'impiété, l'autre, l'anarchie. Au
bruit du canon succédèrent les blasphèmes contre Dieu. Le gou-
vernement s'était appuyé sur le catholicisme ; ses ennemis crurent
frapper la monarchie en frappant l'Eglise ; l'opposition à la vérité,
devenue opposition politique, acquit une popularité qui accrut sa
puissance. L'esprit public, que le régime impérial contenait sans
l'assainir, une fois libre, déborda comme un torrent. Toutes les
turpitudes du dernier siècle, réimprimées à bon marché, saisirent
l'attention du pays. Béranger rima pour le peuple des impiétés
assaisonnées par la débauche. Des pamphlétaires lui apprirent à
se moquer de Dieu avec grâce. h.e journalisme vulgarisa les gros
volumes de l'Encyclopédie ; l'inerédulité passant du salon à la
mansarde, la vile multitude devint bel esprit. L'irréligion cherchait
dans des tombes célèbres, des armes que ne lui fournissaient pas
les apôtres du jour. Le piédestal de Voltaire et de Rousseau, resté
I
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU GATHOLICESME LIBÉRAL 97
dans les égouts, fut relevé; ces momies trouvèrent encore des
adorateurs dans une nation qu'elles venaient de livrer aux fureurs
de l'athéisme et au couperet de la guillotiné.
Le libéralisme justifiait amplement tous les anathèmes de La-
mennais. Ce mot était moins un drapeau qu'un cri de guerre con-
tre toutes les traditions respectables, un mot d'ordre pour toutes
les nuances du parti révolutionnaire. En sortant des cachettes
où le mépris général Tavait refoulé pour entrer dans nos lices
parlementaires, le jacobinisme avait changé de nom, et, pour ca-
cher ses crimes, au lieu de s'appeler sans-culotte, se disait libé-
ral. La révolution, dissimulée sous cette menteuse épithète, tirait
sur les prêtres et sur le roi. Sous prétexte de rendre la monarchie
constitutionnelle, elle travaillait à la rendre impossible ; sous
prétexte de rendre la religion tolérante, elle s'appliquait à la ren-
dre odieuse. Durant quinze ans, elle joua sa comédie de trahison.
Cependant la tribune ne tarissait pas en déclamations anti-catho-
liques ; on déférait à des conseils laïques les actes de la conscience
épiscopale ; on déchaînait contre certains refus de sépulture des
susceptibilités ignares et haineuses ; on faisait, du parti-prêtre,
un fantôme d'autant plus terrible qu'on le signalait partout sans
le montrer nulle part ; enfin on bafouait les dogmes, on jetait la
boue au front du sacerdoce, on emprisonnait TEglise dans les
règlements despotiques de l'Empire : régime fatal qui avait donné
du pain à la religion, sans lui donner l'air pour respirer.
. L'attitude du gouvernement n'offrait d'ailleurs aucune garan-
tie. En remontant sur le trôné, la branche aînée avait caressé le
rêve d'un embrassenicnt universel. A la cour, les gentilshommes
coudoyaient les meurtriers de leurs pères et les bourreaux de
Louis XVI étaient les conseillers de Louis XVIIL Dans le désir de
rallier tous les partis, le gouvernement oscillait sans cesse entre
îses intentions bienveillantes et les nécessités politiques. Tantôt il
[favorisait la religion, tantôt il la poursuivait d'absurdes rigueurs.
[Dans cette lutte de quinze ans, on trouve l'asservissement des se-
linaires à côté du Concordat de 1817; l'expulsion des jésuites
là côté de l'établissement d'autres congrégations ; la loi qui oblige
98 CHAPITRE III
à l'enseignement des quatre articles à côté des lois qui punissaient
le sacrilège, dotaient les églises et encourageaient les missions.
Dans les solutions politiques, il vaut mieux suivre scrupuleuse-
ment la justice que de chercher d'impossibles équilibres. C'est une
folle illusion de chercher la satisfaction de parties contendantes,
comme Salomon, en coupant le droit par le milieu. Les transac-
tions n'excitent que des mécontentements : les Bourbons ne de-
vaient pas tarder à en faire l'expérience.
Les Bourbons succombent en 1830, pour ne plus se relever. La-
mennais avait cent fois prédit leur chute et pronostiqué ce qu'il
faudrait faire après. Le 27 août 1830, il écrivait au baron de Vitrol-
les : (( Assez de fois j'ai répété que la société ne pouvait, pendant
longtemps encore, qu'osciller entre l'anarchie et le despotisme et
je le crois plus que jamais. Assurément ce qui se passe n'est point
de nature à me faire changer d'opinion. Toutefois il y a un parti
à prendre dans toute circonstance, et ce parti dépend de la manière
dont on envisage l'avenir et le présent. — La révolution, en ce
qu'elle a de politique, est une réaction universelle des peuples contre
le pouvoir arbitraire ; son résultat définitif sera de le renverser
partout, pour mettre à la place, qu'importe sous quelle forme, ce
qu'on appelle des institutions libres, et ce résultat sera bon en lui-
même. Mais, pour l'obtenir en réalité et arriver à un état stable,
il faut un principe d'ordre et de fixité qui manque aujourd'hui
totalement. Ce principe est la religion. On doit donc tendre à unir
la religion et la liberté ; et, de plus, nul moyen de conserver la re-
ligion elle-même qu'en Vajfranchismnt de la dépendance du pouvoir
temporel ; de sorte que, sous ce rapport, on doit désirer, on doit
demander, la liberté, qui est le salut même(l). » Trois jours après,
écrivant à la comtesse de Senfft : « Je suis convaincu plus que
jamais, dit-il, que tout ce que j'ai annoncé s'accomplira, que nulle
force humaine ne saurait l'empêcher. Aussi mes vues sur la con-
duite à tenir dans le présent ne tiennent-elles en aucune façon à des
espérances de paix et de tranquillité prochaines, mais à la convic-
(1) Lamennais, Correspondance-For gués, t. II, pp. 165, 168, 169.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 99
tion qu'il faut, de bonne heure, disposer les voies à ce qui doit suc-
céder à ces grands bouleversements. Le 5 septembre 1830, il écrivait
à la comtesse Louise de Senfft : a Soyez tranquille sur ce qui me
concerne; mes doctrines n'ont point varié et ne varieront point; mais
leur application change et doit changer avec les événements. Ily a
bien des choses que vous ne pouvez voir ni juger de si loin. En
général, tout se réduit aux points suivants : Partout l'Eglise est
opprimée par les gouvernements ; elle périrait si cet état durait.
Donc il faut affranchir l'Eglise, ce qui aujourd'hui ne se peut faire
qu'en la séparant totalement de l'Etat. Le salut, la vie dépend de
là, et je ne doute pas un seul moment que, dans ces grandes catas-
trophes dont nous sommes et dont nous continuerons d'être les
témoins, le but final de la Providence ne soit d'opérer cet affran-
chissement nécessaire. En ce qui touche la France^ je no doute
point que nous n'ayons à traverser des temps très malheureux et
très difficiles; je n'ai rien dit là-dessus que je ne pense encore.
Mais chaque position a ses devoirs propres, et tous les devoirs de
notre position présente sont, à mon avis, concentrés dans un seul,
celui de s'unir pour arrêter, s'il est possible, l'anarchie qui nous
menace et, par conséquent, d'appuyer le pouvoir actuel, aussi
longtemps qu'il nous défendra en se défendant lui-môme, contre
les fureurs du jacobinisme. Et que fera le jacobinisme, s'il triom-
phe ? Il persécutera la religion, il abolira toute éducation chré-
tienne, il attaquera violemment les personnes, les propriétés, tous
les droits. Et qu'aura-t-on à demander alors? La liberté religieuse,
la liberté d'éducation, celle des personnes et des propriétés, c'est-
à-dire la jouissance des droits sans lesquels on ne peut pas môme
concevoir une société ; c'est-à-dire ce que je n'ai cessé de demander
depuis quinze ans. Et comment continuer ces réclamations sans la
liberté de la presse? Détruisez-la, il ne reste plus qu'à courber la
tête sous toutes les tyrannies. Pour l'avenir, comme pour le pré-
sent, il n'y a donc de salut possible qu'avec la liberté et par la
liberté. Aux époques de dissolution sociale, il n'y a de salut
pour tous et chacun qu'en s'associant pour défendre ses droits,
lesquels ne sont eux-mêmes que des libertés générales. Cela n'em-
100 CHAPITRE III
pêche pas les désordres inévitables dans ces grandes tempêtes,
mais cela les abrège et les atténue. »
En relisant cette lettre le 20 septembre 1896, on ne peut qu'être
frappé de la perspicacité prophétique de Lamennais. Ce qu'il avait
prédit, s'est accompli de nos jours, au pied de la lettre. Ce voyant
avait lu, dans les doctrines du libéralisme impie, les secrets de
Tavenir. On ne se demande pas, sans curiosité, quel changement
fût survenu si, Lamennais maintenu à la direction qu'il indiquait,
eût pu orienter, sur ces indices, le vaisseau qui portait la fortune
de nos églises.
La révolution de 1830 marquait le triomphe du libéralisme ;
après son opposition, qu'il appelait la comédie de quinze ans, il
montait au pouvoir. Ce libéralisme était, aux yeux de Lamennais,
le parti de l'impiété et de l'anarchie. Le prince qu'il avait porté au
trône vacant, se qualifiait lui-même, si l'on peut ainsi dire, de
dernier voltairien de son royaume. La Fayette l'appelait la meilleure
des républiques. Au fond, le nouveau régime ne devait pas changer
grand'chose au train de la vie politique ; il accentuait seulement
un peu plus le sens libéral de la constitution et promettait la liberté
comme un droit commun des citoyens français. A cette époque,
pour briser le joug qui pesait sur la tête de l'Irlande, O'Connell,
le puissant libérateur, jetait aux échos patriotiques le grand
nom de liberté. En présence de l'acte d'affranchissement obtenu
par O'Connell en 1829, en présence de la constitution de 1830 qui
promettait la liberté sous l'égide du droit commun^, Lamennais,
pourchassé par les Gallicans, fit un mouvement sur lui-même et
prit position pour la défense de l'Eghse. Le mouvement de réno-
vation de nos églises, dont il avait dressé le programme et mar-
qué les diverses étapes, allait, dans une situation périlleuse, avec
des principes nouveaux, dont on ne voyait pas le danger, s'étendre
et préparer pour l'avenir, on le croyait du moins, de brillantes
conquêtes.
liC 20 août 1830, Lamennais posait avec Gerbet, Rohrbacher,
Lacordaire, Montalembert et plusieurs autres, les bases de l'œuvre
nouvelle; le 15 octobre parutle premier numéro du ]0\ivnsdV Avenir.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 101
VAvenii% ce titre seul était une profession de foi. Une croix lumi-
neuse, élevée sur la Bible et sur les clefs de S. Pierre, composait
les armes du journal, c'était le symbole expressif de l'autorité et
de la science ; en exergue on lisait ces mots flamboyants : Dieu et
la liberté. Le plan du journal est merveilleusement conçu. Par rap-
port à l'esprit humain en général, pour les questions sociales, en
matière d'organisation administrative, en économie politique, dans
les sciences, dans la littérature, dans les arts industriels, V Avenir
annonce un programme que je voudrais pouvoir citer, ne serait-ce
que pour montrer de quelle hauteur est descendu le journalisme
contemporain. On n'y dit pas, mais on laisse entendre que la
France est en république et que l'avenir appartient à la démocra-
tie. « La majorité des Français, disait le prospectus, veut la religion
et la liberté. Nul ordre stable ne serait possible, si elles étaient
considérées comme ennemies. Les deux principales forces morales,
qui existent dans la société, ne sauraient se trouver dans un état
de lutte sans qu'il en résultât une cause permanente de divisions
et de bouleversements. De leur union naturelle, nécessaire, dépend
le salut de l'avenir. Mais il reste beaucoup de préjugés à vaincre
et de passions à calmer. D'une part, les hommes sincèrement reli-
gieux ne sont pas encore entrés ou n'entrent qu'avec peine dans
les doctrines de liberté. D'autre part, les amis ardents de laliberté
n'envisagent qu'avec une sombre défiance la religion que profes-
sent vingt-cinq millions de Français. Le moment est favorable
pour faire cesser cet antagonisme, car il s'est opéré déjà un chan-
gement salutaire dans le libéralisme français. Il existe deux libéra-
lismes parmi nous : l'ancien et le nouveau. Héritier des doctrines
destructives de la philosophie duXVIlP siècle et en particulier de sa
haine contre le christianisme, le libéralisme ancien ne respire
qu'intolérance et oppression. Mais le jeune libéralisme, qui gran-
dit et qui finira par étouffer l'autre, se borne, en ce qui concerne la
religion, à réclamer la séparation de l'Eglise et de l'Etat, séparation
nécessaire pour la liberté de l'Eglise et que tous les catholiques
éclairés désirent également.
Simple historien, nous n'avons pas à apprécier ici les ques-
102 CHAPITRE III
lions de principe ; il ne nous convient pas surtout d'épiloguer,
dans le calme du cabinet et le froid de la réflexion, sur des expres-
sions échappées au bruit de la rue, sous l'impression de terreurs
quisechangeaienten espérances. Mais si nous ne voulons pas encore
blâmer,ilnoussera permis d'admirer. N'est-il pas, en effet, vraiment
admirable de voir ces âmes sacerdotales, à peine la tempête qui
menaçait leur tête apaisée, se redresser dans leur dévouement
pour courir à la défense de l'Eglise. Le trône, en tombant, a
ébranlé l'autel, mais il ne Ta pas renversé. Soldats de l'autel, ils
sont là debout pour le soutenir.
Il importe surtout d'entendre comment Lamennais déterminait
lui-même sa situation. Dans le premier article de V Avenir, nous
lisons : « Etouffée sous la pesante protection des gouvernements,
devenue l'instrument de leur politique et le jouet de leurs caprices,
elle périssait si Dieu lui-même, dans les secrets conseils de sa Pro-
vidence qui veille sans cesse sur la seule société qui ne finira
jamais, n'avait préparé son affranchissement, et le devoir des ca-
tholiques est aujourd'hui de coopérer de toute leur puissance à celte
œuvre de salut et de régénération. Car, enfin, qu'ont-ils à désirer
Binon la jouissance effective et pleine de toutes les libertés qu'on
ne peut légitimement ravir à aucun homme, la liberté religieuse,
la liberté d'éducation, et, dans l'ordre civil et politique, celles d'où
dépendent la sûreté des personnes et des propriétés avec la liberté
de la Jurasse, qui, ne l'oublions pas, est la plus forte garantie de
toutes les autres. Souhaiter autre chose, c'est souhaiter l'oppres-
sion de l'Eglise et la ruine de la foi. Voilà ce que tous doivent
vouloir, parce que c'est le premier intérêt de tous ; voilà la base
sur laquelle les hommes sincèrement attachés à l'ordre peuvent et
doivent s'unir de bonne foi et sans ombre de réticence.
« Et qu'on ne s'effraie pas, encore un coup, de ce qu'a de nouveau
un pareil état , tout n'est-il pas nouveau, inouï, dans ce qui se passe
depuis quarante ans ? Il y a des époques d'exception où l'on ne
doit ni se conduire ni juger d'après les maximes et les règles ordi-
naires. Lorsque rien n'est fixé dans le monde, ni l'idée du droit et
du pouvoir, ni l'idée de justice, ni l'idée même du vrai, on ne peut
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 103
échapper à une effroyable succession de tyrannies que 'par un immense
développement delà liberté individuelle, qui devient la seule garantie
possible de la sécurité de chacun, jusqu'à ce que les croyances
sociales se soient raffermies, et que les intelligences, dispersées
pour ainsi dire dans l'espace sans bornes, recommencent à graviter
vers un centre commun.
« Saisissons-nous donc avec empressement de la portion de liberté
que les lois nous accordent, et usons-en pour conquérir toute celle
qui nous est due, si on nous la refusait. 11 ne s'agit pas de s'isoler
et de s'ensevelir lâchement dans une indolence stupide. Catholi-
ques, apprenons à réclamer, à défendre nos droits, qui sont les
droits de tous les Français, les droits de quiconque a résolu de ne
ployer sous aucun joug, de repousser toute servitude, à quelque
titre qu'elle se présente et de quelque nom qu'on la déguise. On
est libre quand on veut l'être ; on est libre quand on sait s'unir, et
combattre, et mourir plutôt que de céder la moindre portion de
ce qui seul donne du prix à la vie humaine. Il y a des choses du
temps, soumises à ses inévitables vicissitudes; il y a des choses
éternelles : ne les confondons pas. Dans le grand naufrage du passé
tournons nos regards vers l'avenir, car il sera pour nous tel que
nous le ferons. Rallions-nous franchement, complètement, à tout
■pouvoir qui maintiendra Tordre et se légitimera par la justice et
le respect des droits de tous. Nous ne lui demandons aucun privi-
lège, nous lui demanderons la liberté, lui offrant notre force en
échange. Mais, qu'on le sache bien, dans l'entraînement d'une
passion aveugle, qui que ce soit qui oserait tenter de nous impo-
ser des fers, nous avons juré de les briser sur sa tête (1). »
Telle est, expliquée par lui-même, la situation de Lamennais.
Premièrement, il est pour l'action et n'admet pas, comme le vou-
laient les légitimistes, qu'on fît le vide à l'intérieur et qu'on s'iso-
lât dans rinertie ; secondement sous une constitution qui se dit li-
bérale, il s'appuie sur la constitution pour revendiquer la liberté
de l'Eglise : il se fait de la constitution un bouclier et une arme pour
(l) Du catholicisme dans ses rapports avec la société politique, p. 81.
104 CHAPITRE III
le combat ; troisièmement, la raison qui le détermine à ce parti,
c'est, outre la nécessité qui l'impose, la volonté d'arracher l'Eglise
à l'oppression gallicane du pouvoir civil ; quatrièmement, dans l'é-
miettement de la société et le désarroi des esprits, il se couvre de
la liberté pour se soustraire à la tyrannie des libres-penseurs.
Tyrannie du libéralisme, tyrannie du gallicanisme : voilà ce que
repousse Lamennais. Homme d'action, il s'accommode aux temps
et aux circonstances : il leur emprunte les éléments de la force et
les secrets de la victoire. L'Eglise et le Saint-Siège sont toujours les
premiers dans ses amours et dans sa foi : c'est pour eux seule-
ment qu'il se jette dans cette brûlante arène et combat à la fois tou-
tes les tyrannies. La situation de V Avenir est parfaitement ortho-
doxe et vivifiée par la vigoureuse piété de tous les rédacteurs.
L'effet du journal fut incomparable. Cinq articles de Lamennais,
deux de Gerbet, sept de Lacordaire produisirent, dans les seize pre-
miers numéros, un retentissement prodigieux. Les prêtres lisaient
partout VAvenii' et partout le colportaient, disant tout haut qu'il
faudrait l'imprimer en lettres d'or. Chaque matin, sous l'influence
de ce principe que la liberté ne se donne pas, mais se prend, on
sonnait la charge, on enregistrait les faits d'armes de la veille et on
lisait l'ordre de la journée. On parlait au clergé comme à une armée
rangée en bataille ; on lançait en éclaireurs les plus ardents ; on
stimulait le zèle des retardataires, on attachait au pilori les déser-
teurs. Les chefs étaient harangués, les plans de campagne indiqués
d'avance, sans rien craindre des espions, car l'ennemi était loya-
lement prévenu, mais en même temps signalé et poursuivi à
outrance. Comme autrefois Balaam bénissant malgré lui le peu-
ple élu, les ennemis passaient devant les champions de l'Eglise, et,
forcés d'admirer, inclinaient leur drapeau et saluaient de l'épée.
Et pourtant on ne songeait guère à les ménager. Philosophes, bri-
seurs de croix, ministres, ombres de proconsuls, doctrinaires, bour-
geois, gallicans, tous étaient attaqués à la fois. Les résistances irri-
taient la fougue des combattants ; il semblait que le soleil se cou-
cherait toujours trop tôt sur leur belliqueuse ardeur. La patience
et les ménagements étaient peu en faveur dans cette stratégie. On
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 105
voulait, non pas demain, mais tout de suite; on arracherait de
vive force et à la pointe de l'épée ce qu'on refuserait d'accorder de
i3onne grâce (1).
Le but de Lamennais était d'exploiter la révolution au profit
du catholicisme et, pour qu'elle le dirigeât, de pousser l'Eglise
aux avant-postes du mouvement. But généreux, entreprise hé-
roïque, mais dans une situation obscure, où le choix des moyens et
l'emploi des ressources exigeaient une rare prudence. Or dans La-
mennais on trouvait plutôt Tintrépidité du soldat que la prudence
du général et la réserve du diplomate. Son grand art était de
pousser à fond et de se couvrir en attaquant. Dans le choix des
moyens, il fut radical ; dans le maniement des armes, il poussa
ses hommes comme des soldats montant à l'assaut. C'est ici qu'il
faut se rendre compte des témérités de sa stratégie.
Le premier expédient que proposait VAvenù^ c'était la sépara-
tion de l'Eglise et de l'Etat. Lui qui, dans sa guerre contre le gal-
licanisme, avait repoussé cette séparation comme une porte ou-
verte à l'absolutisme et à l'esclavage, la réclamait maintenant
comme une source de liberté et une sauvegarde pour l'Eglise. A
son avis, l'avènement d'un régime irréligieux donnait plus d'à-pro-
pos à cette mesure, car elle allait préserver l'Eglise non seulement
des tyrannies législatives communes aux temps modernes, mais
encore du mauvais recrutement de l'épiscopat, fléau manifeste du
nouveau régime. Pour conjurer ce malheur et décliner toute soli-
darité fâcheuse, il suffirait de trois opérations : Que le clergé dé-
clarât le Concordat de 1801 aboli ; qu'il renonçât au traitement
de l'Etat et qu'il remplaçât la nomination royale aux évéchés par
l'élection canonique. Certes, ce désir d'affranchissement était légi-
time ; mais à quels expédients se confiait le réformateur. D'abord
il était faux que la charte de 1830, même en constituant le pou-
voir athée, eût violé le Concordat et l'eût résilié sans l'assentiment
formel des parties. Ensuite, en refusant son traitement, le clergé
s'émancipait jusqu'à un certain point de TElal, mais ne possédant
(1) Ricard, Lamennais, p. 234 et passim.
106 CHAPITRE m
pas de biens-fonds, ni de rentes, il tombait sous la dépendance
plus fâcheuse, très douteuse et toujours humiliante de simples
fidèles. Se figure-t-on l'existence des prêtres soumise à tous les
despolismes municipaux î le ministre 'des autels obligé par la faim
de se faire le parasite d'une opulence qu'il doit souvent réprimer !
l'hypocrisie tentant le sacerdoce par des offrandes simoniaques!
les hommes revêtus d'un caractère sacré, condamnés à toujours
recevoir, sans jamais donner. Quant à la nomination royale, l'Etal
y renoncerait-il, parce que nous lui ferions remise de sa dette ? Les
évêques sont, par la nature des choses, des personnages trop puis-
sants, pour qu'un gouvernement se désintéresse entièrement de
leur choix et renonce à contrôler leur puissance. D'ailleurs, en
s'isolant, l'Eglise n'exciterait-elle pas des ombrages plus dange-
reux que ses alliances, et les pouvoirs qui n'auraient pas de ga-
rantie contre elle dans un traité, n'en chercheraient-ils pas dans
la persécution ? Les propositions de Lamennais, généreuses sans
doute, étaient donc périlleuses au fond, risquées dans les formes et
peu sûres pour assurer, au moins immédiatement, la concorde du
sacerdoce et de l'Empire. Tout au plus eût-on pu l'espérer d'une
longue guerre et encore cette guerre n'eût pu se clore que par un
nouveau traité, c'est-à-dire encore par un Concordat.
L'athéisme social posé comme principe constitutionnel suivait,
comme corollaire, la liberté de conscience. Du moins, c'était le
raisonnement de Lamennais, mais il dépassait le but. Quand l'E-
tat admet la liberté des cultes, l'Eglise ne secoue pas pour cela la
poussière de ses pieds : pour éviter un plus grand mal ou dans
l'espoir de quelque bien, elle subit l'outrage de l'égalité civile en-
tre la vérité révélée et l'erreur inventée par l'homme. Lorsque
cette législation existe, l'Eglise invoque la liberté promise à tous
pour revendiquer la sienne et se sert d'une loi mauvaise pour obte-
nir justice. Mais poser en principe que, même en dehors des néces-
sités politiques, la liberté de conscience entre de plein droit dans
le code d'un pays catholique, ce serait nier les traditions et le bon
sens. La société a des devoirs envers la reUgion, l'affirmer, ce
n'est pas rallumer les bûchers de l'inquisition. Que si les constitu-
LAMENNAIS ET LA PRÇMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 107
tions politiques proclament l'indifférentisme, le catholicisme s'en
accommode, mais en le déplorant ; une tolérance plus large ne
montrerait point en lui ces entrailles jalouses qu'engendre la
possession de la vérité.
La liberté de conscience suppose la liberté de la presse ; le droit
de professer tout ce que l'on croit, implique celui de le propager
et de le défendre. Pour établir cette thèse, VAvenii' prenait texte
d'une fausse comparaison sur le libre combat de l'erreur contre
la vérité ; il croyait que la vérité à la longue devait toujours triom-
pher et que la censure ecclésiastique approchait d'un attentat.
C'était encore une exagération. Quand il le faut, l'Eglise accepte
la liberté de la presse comme un pis aller ; quand elle en a besoin,
elle l'invoque comme une sauvegarde ; mais jamais, dans sa poli-
tique sacrée, elle ne l'établit comme un idéal, ni même comme
un droit rigoureux. C'est sa doctrine que la vérité seule a des droits
et que Terreur n'en a point ; qu'il y a des crimes de la pensée et
qu'il faut les punir ; que la liberté de toutes les erreurs aurait, pour
nécessaire conséquence, l'oppression de la vérité. Aussi, dès les
temps apostoliques, elle livrait aux flammes des ouvrages dange-
reux, et, depuis, elle a toujours exercé la police des livres. La vé-
rité seule donne la vie ; et, suivant S. Augustin, il n'y a rien de
plus mortel que la liberté de l'erreur.
Cependant, pour conquérir ces fameuses libertés, il fallait un
levier qui fît triompher le droit et une arche d'alliance qui le pro-
tégeât après son triomphe. L'association fut adoptée comme moyen,
et Lamennais proposa un acte d'union. Les rédacteurs de lM^?en^V
font appel aux citoyens de toutes les religions et de tous les pays
pour la défense des franchises religieuses et une agence générale
doit procurer les fonds nécessaires cà l'organisation de la résistance
contre toutes les oppressions. Certes, ce n'était pas là cette liberté
d'association réclamée par l'Eglise pour ses communautés reli-
gieuses, sans laquelle le Catholicisme n'aurait qu'une existence
tronquée ; c'était une fédération révolutionnaire dans les moyens,
quoique louable dans les motifs. N'était-ce pas encore une profes-
sion solennelle d'indifférentisme? Sans doute la propagande par
108 CHAPITRE III
persuasion est seule possible aujourd'hui ; maissila vérité ne livre
plus, à l'erreur, de batailles sanglantes, doit-elle pour cela l'em-
brasser? Or, un contrat dans lequel les catholiques souscrivaient
en faveur de l'hérésie attaquée, était une alliance immorale. Le
vrai se cotisant pour soutenir la liberté du faux, lui reconnaît le
droit de vivre, l'égale à soi-même et abdique par tolérance.
Enfin, au cas où les efforts de l'association ne suffiraient pas,
quelle serait la ressource des opprimés et la dernière raison du
droit contre la violence? Trois solutions étaient en présence : la
première déclarait le pouvoir inamissible ; la seconde le déclarait
amissible, mais dans des conditions déterminées par les théolo-
giens et ratifiées par le Pape; la troisième ne laissait aux conflits
entre pouvoir et sujets d'autre contrôle que la force. Soit pour se
dépouiller de toute apparence gothique, soit pour donner à ses
facultés de tribun plus d'ouverture, Lamennais adopta la solution
chrétienne, mais poussa au radicalisme. Le pouvoir, à ses yeux,
était un mandat de la multitude, restreint par les conditions du
mandat, révocable en cas d'excès ou d'abus, mais révocable par
le peuple et non par le Pape. Selon lui, les catholiques devaient
« briser leurs fers sur la tête des tyrans..., décidés à ne pas souffrir
qu'on les abusât par des promesses vaines, et prêts, s'il le fallait,
à combattre et à mourir, pour arracher au pouvoir aveuglé qui
oserait trahir ses serments, la liberté qui leur appartenait (1) ».
Lamennais, il faut le dire, n'entrait pas dans tant d'explications
et ne donnait pas de la tête dans toutes les erreurs que nous ve-
nons de signaler. Ces erreurs devaient ressortir un jour, plus ou
moins logiquement de son système, elles n'étaient pas dans sa
pensée. Lui, comme un voyant séduit par sa vision, il ne considé-
rait que son but, l'affranchissement de l'Eglise ; pour la restaura-
tion du Christianisme en Europe, il ne prenait conseil que des
circonstances et des obstacles qu'elles opposaient à son dessein ;
puis il choisissait les moyens les plus propres à briser ces obsta-
cles. Son programme n'était pas une affirmation dogmatique, un
(1) Avenir, 7 décembre 1830.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 109
plan de théologie ; c'était un plan de campagne, un projet de ba-
taille. Ce qu'il voulait c'était décharger l'Eglise de toute conni-
vence avec ses ennemis ; c'était la rendre puissante par la seule
puissance de Dieu, la faire rayonner sur le monde dans tout
l'éclat de sa victoire. Au terme de sa campagne, un nouveau monde ,
un monde selon Jésus-Christ et l'Evangile devait s'épanouir dans
sa grâce ; enfin allait s'accomplir ce vœu que le chrétien doit ré-
péter jusqu'à la fin des temps sans le voir s'accomplir jamais:
Adveniat regnum tuum.
Lamennais commettait la faute que commettent, dans une naïve
simplicité, beaucoup de chrétiens. A la vue de ce pauvre monde
fatigué de passions, de crimes et de mécomptes, il rêvait, non pas
de nouveaux cieux, mais une nouvelle terre. Cette terre ne lui pa-
raissait pas trop impropre à la réalisation du paradis terrestre,
par le déploiement des efforts humains. Au besoin, il ne reculait
pas, pour atteindre un si séduisant résultat, devant les déchire-
ments et les révolutions. Mais au terme des ouragans et des tem-
pêtes, il voyait toujours s'étaler sous son regard le mirage fasci-
nateur d'un monde où il n'y a plus ni péchés, ni larmes, mais,
dans une vertu sans tache, un bien-être parfait. Or, comme il le
dit ailleurs, la patrie n'est point ici-bas ; ici-bas c'est l'exil. Dans
l'exil nous suivons notre route à travers des chemins difficiles;
nous nous reposons un instant dans des hôtelleries d'un jour ; puis
debout, marche, marche, voyageur. L'illusion du bonheur s'éloi-
gne d'autant plus qu'on parait s'en approcher davantage et l'on
n'arrive à la réalité de l'éternel amour qu'en passant par la tombe.
Ces illusions prêtaient trop belle marge aux attaques. D'autre
part, les questions posées plaçaient sur une mauvaise pente et ne
prêtaient que trop aux mauvaises interprétations : les adversaires
ne s'en firent pas faute. Dans toutes les controverses, il faut dis-
tinguer ce qu'on dit et ce que l'on ne dit pas. Ce que l'on ne dit
pas, ce sont les torts qu'on se donne, ce sont les erreurs que l'ad-
versaire veut vous arracher et auxquelles on se cramponne ; ce
qu'on dit, ce sont les torts, réels ou supposés, de notre antagoniste,
torts qu'on met autant d'art à grossir qu'on en a pour dissimuler
110
CHAPITRE m
ses torts. Dans l'espèce, les tenants du gallicanisme, irrités des
coups qu'ils avaient reçus de Lamennais, voulaient l'écraser, et,
pour y réussir, exagéraient violemment ses fautes de doctrine ou
de conduite. Quant à lui, l'orage ne lui faisait pas peur, et, s'il fut
resté à sa batterie, seul avec son petit service de jeunes artilleurs,
il est probable qu'il eût défoncé les troupes ennemies. Lamennais
cessa le feu et en appela, contre la cohue de ses adversaires, au
jugement du Saint-Siège.
Les catholiques, dit-il, ont commencé depuis un an un grand
combat, qui finira, s'ils persévèrent, par le plus beau triomphe
qui ait jamais été accordé à des efforts humains. Le monde leur
devra la liberté, non pas cette liberté menteuse et destructive qu'on
suit à la trace du sang, et qui, après d'horribles dévastations, abou-
tit à planter un sabre sur des ruines ; mais une liberté réelle, fon-
dée sur le respect des droits, inséparable de l'ordre, pure comme
le ciel où elle recevra son dernier développement, sainte comme
Dieu, qui en a gravé l'ineffaçable désir dans le cœur de l'homme.
Alors, et alors seulement, le christianisme, dégagé des nuages qui
le voilent, apparaîtra de nouveau à l'horizon de la société comme
l'astre qui l'éclairé, l'échauffé, la vivifie, et les peuples, tournant
vers lui leurs regards, accompagneront sa course magnifique de
leurs chants de joie et des hymmes sans cesse renaissantes de leur
amour... Nous qui disons ceci, nous qui appelons nos frères à la
défense de ce qui leur est, comme à nous, plus cher que mille vies,
est-ce donc que nous délaisserions cette cause sacrée ? Que Dieu
nous préserve d'une telle honte ! Si nous nous retirons un moment,
ce n'est point par lassitude, encore moins par découragement,
c'est pour aller, comme autrefois les soldats d'Israël, consulter le
Seigneur en Silo. On a mis en doute notre foi et nos intentions mê-
mes, car, en ce temps-ci, que n'attaque-t-on pas? Nous quittons
un instant le champ de bataille, pour remplir un autre devoir éga-
lement pressant. Le bâton de voyageur à la main, nous nous ache-
minerons vers la Chaire éternelle, et là, prosternés aux pieds du
Pontife que Jésus-Christ a proposé pour guide et pour maître à
ses disciples, nous lui dirons : « 0 Père, daignez abaisser vos re-
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 111
gards sur quelques-uns d'entre les derniers de vos enfants, qu'on
accuse d'être rebelles à votre infaillible et douce autorité : les voilà
devant vous ; lisez dans leur âme, il ne s'y trouve rien qu'ils veuil-
lent cacher; si une de leurs pensées, une seule, s'éloigne des vô-
tres, ils la désavouent, ils l'abjurent. Vous êtes la règle de leurs
doctrines ; jamais, non jamais ils n'en connurent d'autre. 0 Père,
prononcez sur eux la parole qui donne la vie, parce qu'elle donne
la lumière, et que votre main s'étende pour bénir leur obéissance
et leur amour.
Lamennais, Lacordaire et Montalembert, « les trois pèlerins de
Dieu et de la liberté, » prirent le chemin de Rome. L'appel au
Pape était un acte de vertu, un grand et fécond exemple ; le voyage
de Rome était une maladresse. Au milieu des invectives des galli-
cans, des libérâtres et des laquais, il fallait lâcher les thèses risquées,
préciser d'une manière irréfragable ses principes et porter la
flamme dans le camp ennemi. On pouvait même, comme O'Connell,
agiter l'opinion et pousser ses affaires au milieu des tempêtes.
C'était la guerre, mais mieux vaut une guerre sainte qu'une paix
compromettante. Forcer Rome à s'expliquer sur des questions
qu'elle laissait librement débattre depuis un an, c'était au moins
une prétention singulière. Ne pas lui savoir un gré infini de son
silence, c'était méconnaître à la fois toutes les exigences et tous
les avantages de la situation. Il fallait laisser au temps le soin de
tirer les choses au clair ; d'une façon si ostensible, mettre le Pape
en demeure, surtout quand la révolution de 1830, déchaînée par
toute l'Europe, mettait l'Italie en feu et Rome en péril, avec les
brandons du libéralisme. Jamais l'esprit inquiet qui nous est pro-
pre n'a mis la sage cour de Rome plus mal à son aise.
L'odyssée des trois voyageurs fut une longue acclamation, à
travers la France qu'ils traversèrent pour venir s'embarquer à
Marseille. Après vingt-cinq jours de voyage, ils étaient à Rome. A
Rome, l'accueil fut poli, mais froid et sans aucune ouverture sur
les questions agitées par YAveriir. Les trois voyageurs avaient fait
parvenir au Pape un mémoire justificatif de leurs principes et
de leurs actes ; des notes diplomatiques, en sens contraires, avaient
112 CHAPITRE m
été adressées à Rome pour faire condamner ces trois révolution-
naires. C'était l'honneur de Lamennais que ses idées, ses livres, son
journal fussent devenus une affaire européenne. A Rome, comme
partout, les hommes sont hommes ; une affaire n'agite pas l'Europe
sans qu'elle ait, à Rome, ses contre-coups et des représentants pas-
sionnés en sens contraire, les uns par conviction, d'autres par
intérêt, quelques-uns par malice ou par faiblesse. Les Romains,
pas plus que les autres enfants d'Adam, ne sont des anges. Mais,
à Rome, il y a un gouvernement comme il ne s'en voit nulle pari,
un gouvernement spirituel, assisté de Dieu, héritier des plus for-
tes traditions, fait pour commander à l'humanité jusqu'à son der-
nier jour. Dans le milieu mondain et dans la clientèle des ambas-
sades, il y eut donc, à Rome, du pour et du contre ; mais au Vatican,
sur le sommet de la montagne où le Voyant de l'Eglise rend ses
oracles, on ne laisse pas approcher les passions des hommes. Le
cardinal-secrétaire d'Etat avait accepté une visite de Lamennais,
il ne put le recevoir au jour dit ; mais le Pape le reçut amicale-
ment, sans lui parler des affaires de l'Aveiiii^; il ne paraît même
pas que le Mémoire justificatif des rédacteurs ait été remis à l'exa-
men ni d'une congrégation ni d'une commission. Ces procédés n'a-
vaient rien d'encourageant ; ils n'avaient, non plus, rien d'impro-
batif. On était censé dire à Lamennais que c'était à lui à voir, à se
corriger sans l'intervention du pouvoir pontifical. Le fier Breton
ne sut comprendre ni le côté fâcheux de ses démarches ni le côté
favorable des réticences du Saint-Siège. « Je me suis souvent éton-
né, dit-il, que le Pape, au lieu de déployer envers nous cette sévérité
silencieuse (remarquer ces deux mots) dont il ne résultait qu'une
vague et pénible incertitude, ne nous eût pas dit simplement : Vous
avez cru bien faire, vous vous êtes trompés. Placé à la tête de l'E-
glise, j'en connais mieux que vous les intérêts, les besoins, et seul
j'en suis juge. En désapprouvant la direction que vous avez don-
née à vos efforts, je rends justice à vos intentions. Allez, et désor-
mais, avant d'intervenir en des affaires aussi délicates^, prenez
conseil de ceux dont l'autorité doit être votre guide ». Ce peu de
paroles aurait tout fini. Jamais aucun de nous n'aurait songé à
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 113
continuer l'action déjà suspendue. Pourquoi, au contraire, s'obs-
tina-t-on à nous refuser même un seul mot ? Je ne m'explique ce
fait que par les intrigues qui environnaient Grégoire XVI, par les
secrètes calomnies dont la haine de nos adversaires nous noircis-
sait dans son esprit, et aussi par cette espèce d'impuissance, qui
semble inhérente à tous les pouvoirs, de croire au désintéresse-
ment, à la sincérité et à la droiture. »
Lacordaire rentra en France, Montalembert s'en alla voyager
dans le midi de l'Italie ; Lamennais resta à Rome, sous le toit
hospitalier du P. Ventura, dans l'attente de ce mot qui ne vint
pas. Ne voyant et n'espérant aucune solution à son affaire, La-
mennais partit à son tour, disant qu'il allait reprendre son journal.
Les trois pèlerins de Dieu et de la liberté, séparés un instant, se
rencontrèrent à Munich. C'est là que les atteignit l'encyclique
Mirari vos, du 15 août 1832. Ce document est, pour notre ou-
vrage, comme la grande charte de la vérité; c'est, contre le ca-
tholicisme libéral, un argument auquel il ne pourra jamais se
soustraire, le rocher fatal où vient s'évanouir la folie de ses illu-
sions, où se brise la fureur de son fanatisme.
Mais, pour bien comprendre la portée de l'acte pontifical, il faut
nous remettre encore sous les yeux le programme de Lamennais.
Lamennais ne revendiquait ni comme un idéal à atteindre, ni
comme un bien à souhaiter,, la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
les libertés de pensée et de conscience, de presse et de culte ; il
les acceptait seulement de mains hostiles pour les retourner con-
tre l'adversaire de la vérité ; il les acceptait comme une nécessité
de circonstance, dans la mesure nécessaire à l'accomplissement
de son dessein ; s'il parlait du règne de toutes les libertés, c'était
dans un monde où elles ne créeraient plus de péril ; pour le mo-
ment, également ennemi de l'absolutisme et du libéralisme, il
voulait également réduire leur erreur à l'absurde et n'en faire sor-
tir, avec l'affranchissement des peuples, que le triomphe de l'E-
glise. C'était son programme, plein d'illusions, mais où il ne paraît
pas que son esprit ait commis de bien graves fautes contre l'in-
tégrité de la doctrine.
8
114 CHAPITRE III
V Avenir préconisait la liberté de la presse, la liberté de cons-
cience, la liberté de discussion, par les mêmes raisons qu'on a
avancées maintes fois depuis, raisons politiques principalement
tirées de l'esprit du XIX^ siècle. C'était la nécessité d'établir ce
que Ton a depuis appelé, suivant les circonstances, l'accord du
catholicisme avec la liberté, l'accord du catholicisme avec la dé-
mocratie, l'accord du catholicisme avec la monarchie constitu-
tionnelle. Au fond, ce qu'ils voulaient réaliser, c'était l'accord de
la foi avec le libre examen, l'accord de l'esprit du monde avec
l'esprit de Dieu. Au demeurant, personne ne conteste ce qu'il y
avait de sincérité dans cette tentative. Dans leur ardeur de tout
gagner à Jésus-Christ, les rédacteurs de V Avenir, jeunes et enthou-
siastes, étaient aussi désintéressés que dévoués ; ils ne cherchaient
ni plaisirs, ni honneurs, ni grandeurs ; ils se contentaient pourvu
que Jésus-Christ régnât sur la France, mais ils voulaient que la re-
ligion fît, à l'esprit humain,' les concessions que l'esprit humain
doit lui faire et qu'ils n'osaient pas lui demander. Au catholicis-
me, ils prêchaient l'accord avec la liberté, quand il fallait prêcher,
à la Uberté, l'accord avec le catholicisme. C'était la liberté qu'il
fallait instruire, à qui il fallait enseigner ses limites, ses règles,
ses devoirs envers la vérité ; à qui il fallait montrer qu'elle est so-
lidaire des destinées de l'Eglise, et que partout où PEglise n'est
point libre, il existe peut-être des libertés de caste, des privilèges
d'aristocratie ou de bourgeoisie, mais point de liberté populaire,
point de vraie et durable liberté. Malheureusement ces ardents
esprits ne se l'osaient pas dire, ou ne le pouvaient pas assez com-
prendre. D'ailleurs l'expérience du vrai caractère libéral leur
manquait. L'époque était pleine d'émotion et d'enivrement. Dans
le camp ennemi, beaucoup déjeunes têtes se tournaient vers l'i-
dole de la liberté pour tous. Pourvu qu'on échangeât avec eux
quelques poignées de main, nos jeunes apôtres croyaient avoir
tout gagné. Ah 1 ils ignoraient que sous la peau de l'agneau libé-
ral, il y a presque toujours un loup déguisé, un Guillot, berger
d'un troupeau qu'il veut dévorer.
Rome avait regardé le drapeau de VAvetiir avec cette vigilance
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 115
calme qui lient compte des bons désirs et laisse aux opinions toute
la carrière qu'elles doivent avoir pour être sainement jugées. Les
rédacteurs de ïAvenir disaient à Rome, que si elle refusait de les
approuver, il en résulterait deux conséquences : « La première
qu'il serait désormais impossible d'opposer aucune résistance aux
oppresseurs de l'Eglise ; et le mal, dès lors, croîtrait avec une ra-
pidité incalculable. La seconde que cette immense partie de la
population, qui, en France et dans les pays circonvoisins, était
devenue l'ennemi du catholicisme, parce qu'elle le supposait hos-
tile aux libertés civiles, et qui commençait à s'en rapprocher de-
puis la publication de VAvetii?', se persuadant que les principes
établis dans ce journal sont désavoués à Rome, s'éloignerait de la
religion, et avec plus de haine que jamais. Ainsi parlait l'esprit
du XIX'' siècle, par la bouche de tous ces catholiques, si sincères
et si zélés, qui eussent donné leur sang pour le triomphe de l'E-
glise. Ainsi ont parlé depuis beaucoup de catholiques libéraux.
Or voici, par l'encyclique Mirari vos, ce que leur répond l'esprit
de Dieu.
Le pontife commence par une terrible peinture des maux du
temps : « C'est le triomphe d'une méchanceté sans retenue, d'une
science sans pudeur, d'une licence sans bornes. Les choses saintes
sont méprisées, et la majesté du culte divin, qui est aussi puis-
sante que nécessaire, est blâmée, profanée, tournée en dérision
par des hommes pervers. De là, la saine doctrine se corrom[)t,
et les erreurs de tout genre se propagent audacieusement. Ni les
lois saintes, ni la justice, ni les maximes, ni les règles les plus
respectables ne sont à l'abri des atteintes des langues d'iniquité.
Cette Chaire du bienheureux Pierre où nous sommes assis, et oij
Jésus-Christ a posé le fondement de son Eglise, est violemment
agitée, et les liens de Tunité s'affaiblissent et se rompent de jour
en jour. La divine autorité de l'Eglise est attaquée, ses droits sont
anéantis; elle est soumise à des considérations terrestres et ré-
duite à une honteuse servitude ; elle est livrée, par une profonde
injustice, à la haine des peuples. L'obéissance due aux évêques
est enfreinte, et leurs droits sont foulés aux pieds. Les académies
116 CHAPITRE ÏII
et les gymnases retentissent horriblement d'opinions nouvelles et
monstrueuses, qui ne sapent plus la foi catholique en secret et par
des détours, mais qui lui font ouvertement une guerre publique et
criminelle : car, quand la jeunesse est corrompue par les maximes
et par les exemples de ses maîtres, le désastre de la religion est
bien plus grand et la perversité des mœurs devient plus profonde.
Ainsi, lorsqu'on a secoué le frein de la religion par laquelle seule
les royaumes subsistent et l'autorité se fortifie, nous voyons s'a-
vancer progressivement la ruine de l'ordre public, la chute des
princes, le renversement de toute puissance légitime. Cet amas de
calamités vient surtout de la conspiration de ces sociétés, dans
lesquelles tout ce qu'il y a eu, dans les hérésies et dans les sectes
les plus criminelles, de sacrilège, de honteux et de blasphéma-
toire, s'est écoulé comme dans un cloaque, avec le mélange de
toutes les ordures. »
Ayant ainsi décrit le mal, le Souverain Pontife indique le re-
mède. Il exhorte d'abord les évéques à ne pas se laisser dominer
par la crainte, à ne pas s'endormir dans un lâche repos ; mais à
se réunir à lui pour défendre dans l'unité du même esprit la cause
commune, ou plutôt la cause de Dieu, pour le salut de tout le
peuple. Ils rempliront ce devoir si, veillant sur eux et sur la doc-
trine, ils se i'appellent sans cesse que V Eglise universelle est phran-
lée par quelque nouveauté que ce soit, et que suivant l'avis du pape
saint Agathon, rien de ce qui a été défini ne doit être retranché, ou
changé, ou ajouté, mais qu il faut le conserver pur et pour le sens et
pour l'expression. Les évéques doivent donc travailler à conserver
le dépôt de la foi au milieu de la conspiration des impies ; pro-
clamer que le jugement sur la saine doctrine et le gouvernement
de l'Eglise appartiennent au Pontife romain, que c'est le devoir
de chaque évoque de s'attacher à la chaire de Pierre, et de gou-
verner le troupeau qui lui est confié; que c'est le devoir des
prêtres d'élre soumis aux évéques, et de ne rien faire dans le mi-
nistère, de n'enseigner, ni prêcher sans la permission de Vévêque,
à la foi duquel le peuple est confié, et auquel on demandera compte
du salut des âmes. En un mot, la hiérarchie sacrée étant seule
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 117
instituée de Dieu pour le gouvernement spirituel des peuples, c'est
en elle, c'est dans les conditions de sa force que consiste princi-
palement le remède aux maux de la société chrétienne. Voilà ce
que le pape fait entendre d'abord à ceux qui ont mis leur confiance
dans leurs propres pensées.
« Ce serait une chose coupable et tout à fait contraire au res-
pect avec lequel on doit recevoir les lois de l'Eglise, qued'improu-
ver par un dérèglement insensé d'opinion la discipline établie
par elle et qui renferme Padministration des choses saintes, la
règle des mœurs, et les droits de l'Eglise et de ses ministres ; ou
bien de signaler cette discipline comme opposée aux principes
certains du droit de la nature ou delà présenter comme douteuse,
imparfaite et soumise à l'autorité civile.
« Comme il est constant que l'Eglise a été instruite par Jésus-
Christ et ses apôtres, et qu'elle est enseignée par V Esprit-Saint qui
Lui suggère incessamment toute vérité, il est tout à fait absurde et
souverainement injurieux pour elle que l'on mette en avant une-
certaine restauration ou régénération comme nécessaire pour pour-
voir à sa conservation et à son accroissement, comme si elle pou-
vait être censée exposée à la défaillance, à l'obscurcissement, ou
à d'autres inconvénients de cette nature. Le but des novateurs, en
cela, est de jeter les fondements d'une institution humaine récente,
et de faire, ce que saint Cyprien avait en horreur, que l'Eglise
devienne toute humaine. Que ceux qui forment de tels desseins
considèrent bien que c'est au seul pontife romain, suivant le té-
moignage de saint Léon, que la dispensation des canons a été con-
fiée, et qu'il lui appartient à lui seul, et non à un particulier, de
prononcer sur les règles anciennes, et ainsi, comme l'écrit saint
Gélase, de peser les canons et d'apprécier les règlements de ses pré-
décesseurs, pour tempérer, après un examen convenable, ceux aux-
quels la nécessité des temps et l'intérêt des églises demandent quel-
ques adoucissements. »
Après avoir posé ces règles, le Pontife vient directement à cette
erreur fondamentale, où il montre la source de Tindifférentisme.
« Nous arrivons maintenant à une autre cause des maux dont
il8 HAPITRE III
nous gémissons de voir l'Eglise affligée en ce moment, savoir, à
cet indifférenlisme ou à cette opinion perverse qui s'est répandue
de tous côtés par les artifices des méchants, et d'après laquelle on
pourrait acquérir le salut éternel par quelque profession de foi
que ce soit, pourvu que les mœurs soient droites et honnêtes : il
ne nous sera pas difficile, dans une matière si claire et si évidente,
de repousser une erreur aussi fatale du milieu des peuples confiés
à vos soins. Puisque Tapôtre nous avertit qu'?7 n'y a qu'un Dieu,
une foi, un baptême, ceux-là doivent craindre qui s'imaginent que
toute religion olîre les moyens d'arriver au bonheur éternel, et ils
doivent comprendre que, d'après le témoignage du Sauveur
même, ih sont contre le Chnst puisqiiils ne sont pas avec lui, et
qu'ils dissipent malheureusement, puisqu'ils ne recueillent point
avec lui ; et par conséquent qu'il est hors de doute qu'ils périront
éternellement, s'ils ne tiennent la foi catholique et s'ils ne la gar-
dent entière et inviolable.
' « De cette source infecte de l'indifTérentisme découle cette
maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer
et garantir à qui que ce soit la liberté de conscience. On prépare la
voie à cette principale erreur par la liberté d'opinion pleine et sans
bornes qui se répand au loin pour le malheur de la société reli-
gieuse. Mais, disait saint Augustin, qui peut mieux donner la mort
à l'âme que la liberté de l'erreur? En effet, tout frein étant ôté qui
pût retenir les hommes dans les sentiers de la vérité, leur nature
inclinée au mal tombe dans un précipice ; et nous pouvons dire
en vérité que le puits de l'abîme est ouvert, ce puits d'oii saint
Jean vit monter une fumée qui obscurcit le soleil, et sortir des
sauterelles qui ravagèrent la terre. De là, le changement des
esprits, une corruption plus profonde de la jeunesse, le mépris des
choses saintes et des lois les plus respectables répandu parmi le
peuple, en un mot, le tléau le plus mortel pour la société, puisque
l'expérience a fait voir que les Etats qui ont brillé par leurs ri-
chesses, par leur puissance, par leur gloire, ont péri par ce seul
mal, la liberté des opinions, la licence des discours et l'amour des
nouveautés.
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 119
« Là se rapporte cette liberté funeste et dont on ne peut avoir
assez d'horreur, la liberté de la librairie pour publier quelque
écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent solliciter et éten-
dre avec tant de bruit et d'ardeur. Nous sommes épouvanté, Vé-
nérables Frères, en considérant de quelles doctrines ou plutôt de
quelles erreurs monstrueuses nous sommes accablés, et en voyant
qu'elles se propagent au loin et partout par une multitude de
livres et par des écrits de toutes sortes, qui sont peu de chose
pour le volume, mais qui sont remplis de malice, et d'oii il sort
une malédiction qui, nous le déplorons, se répand sur la face de
la terre. Il en est cependant, ô douleur ! qui se laissent entraîner
à ce point d'impudence, qu'ils soutiennent opiniâtrement que le
déluge d'erreurs qui sort de là est assez bien compensé par un livre
qui, au milieu de ce déchaînement de perversité, paraîtrait pour
défendre la religion et la vérité. Or, c'est certainement une chose
illicite et contraire à toutes les notions de l'équité, de faire de
dessein prémédité un mal certain et plus grand, parce qu'il y a
espérance qu'il en résultera quelque bien. Quel homme en son bon
sens dira qu'il faut laisser répandre librement les poisons, les
vendre et transporter publiquement, les boire même, parce qu'il
y a un remède tel que ceux qui en usent parviennent quelquefois
à échapper à la mort?
« D'après la constante sollicitude avec laquelle le Saint-Siège s'est
efforcé dans tous les temps de condamner les livres suspects et
nuisibles, et de les retirer des mains des fidèles, il est assez évi-
dent combien est fausse, téméraire, injurieuse au Saint-Siège et
féconde en maux pour le peuple chrétien, la doctrine de ceux
qui non seulement rejettent la censure des livres comme un joug
onéreux, mais en sont venus à ce point de malignité qu'ils la pré-
sentent comme opposée aux principes du droit et de la justice, et
qu'ils osent refuser à l'Eglise le droit de l'ordonner et de l'exer-
cer. »
Durus est hic sermo !
S'élevant ensuite contre les doctrines et les actions qui ébran-
lent la soumission duc aux princes, le Saint Père cite le texte fa-
120 CHAPITRE III
meux de saint Paul : // n'y a point de puissance qui ne vienne de
Dieu. Ainsi, celui qui résiste à la puissance résiste à iordre de
Dieu, et ceux qui résistent s'attirent la condamnation à eux-mêmes.
Il rappelle les exemples des premiers chrétiens, s'élève avec éner-
gie contre « la méchanceté de ceux qui, tout enflammés de l'ar-
deur immodérée d'une liberté audacieuse, s'appliquent de toutes
leurs forces à ébranler et à renverser tous les droits des puissan-
ces, tandis qu'au fond ils n'apportent aux peuples que la servitude
sous le masque de la liberté ».
Grégoire XYI n'est pas moins sévère sur la séparation de l'Eglise
et de l'Etat : « Nous n'aurions rien à présager de plus heureux
pour la religion et pour le gouvernement, en suivant les vœux de
ceux qui veulent que l'Eglise soit séparée de l'Etat, et que la con-
corde mutuelle de l'Empire avec le sacerdoce soit rompue. Car il
est certain que cette concorde, qui fut toujours si favorable et si
salutaire aux intérêts de la religion et à ceux de l'autorité civile,
est redoutée par les partisans d'une liberté effrénée. »
Grégoire XVI réprouve les alliances conclues dans l'intérêt delà
religion avec des gens hostiles à la religion ou sans aucune reli-
gion. C'était un des avantages que le nouveau parti se félicitait le
plus d'avoir réalisés.
« Aux autres causes d'amertume et d'inquiétude qui nous toui'-
mentent et nous affligent principalement dans l'intérêt commun,
se sont jointes certaines associations et réunions marquées, où l'on
fait cause commune avec des gens de toute religion, et même des
fausses, et où, en feignant le respect pour la religion, mais vrai-
ment par la soif de la nouveauté, et pour exciter partout des sé-
ditions, on préconise toute espèce de liberté, on excite des trou-
bles contre le bien de l'Eglise et de l'Etat, on détruit l'autorité la
plus respectable. » Le Saint Père termine en recommandant de
nouveau aux évêques de se couvrir du bouclier de la foi et de
combattre courageusement pour le Seigneur. « Montrez-vous,
dit-il, comme un rempart contre tout ce qui s'élève en opposition
à la science de Dieu. Tirez le glaive de l'esprit qui est la parole
de Dieu, et que ceux qui ont faim de la justice reçoivent de vous
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 121
le pain de cette parole. » Embrassant tout dans sa sollicitude
paternelle, il les presse d'exhorter « ceux qui s'appliquent aux
sciences ecclésiastiques et aux questions de philosophie, à ne pas
se fier imprudemment sur leur esprit seul, qui les entraînerait
dans les routes des impies.
« Qu'ils se souviennent que Dieu est le guide de la sagesse et le
réformateur des sages, et qu'il ne peut se faire que nous connais-
sions Dieu sans Dieu, qui apprend par son Verbe aux hom mes à
connaître Dieu. C'est le propre d'un orgueilleux ou plutôt d'un
insensé, de peser dans la balance humaine les mystères de la foi,
qui surpassent toute intelligence, et de se fier sur notre raison,
qui est faible et débile par la condition de la nature humaine. »
Enfin, le Saint Père adresse aux princes ces prophétiques pa-
roles :
« Que nos très chers fils en Jésus-Christ les princes, favorisent
parleur concours et par leur autorité, ces vœux que nous for-
mons pour le salut de la religion et de l'Etat. Qu'ils considèrent
que leur autorité leur a été donnée non seulement pour le gou-
vernement temporel, mais surtout pour défendre l'Eglise, et que
tout ce qui se fait pour l'avantage de l'Eghse se fait aussi pour
leur puissance et pour leur repos. Qu'ils se persuadent même que
la cause de la religion doit leur être plus chère que celle du trône,
et que le plus important pour eux, pouvons-nous dire avec le pape
saint Léon, est que la couronne de la foi soit ajoutée de la main de
Dieu à leur diadème. Placés comme pères et tuteurs des peuples,
ils leur procurent une paix et une tranquillité véritables, cons-
tantes et prospères s'ils mettent tous leurs soins à maintenir la re-
ligion et la piété envers Dieu, qui porte écrit sur son vêtement.
Roi des rois et Seigneur des seigneurs, o
Telle est l'Encyclique du 15 août 1832, monument admirable
de foi, de sagesse et de courage. Elle excita la fureur des ennemis
de l'Eglise, et elle effraya un grand nombre de catholiques. Au-
jourd'hui les événements l'ont expliquée, justifiée, glorifiée. Parmi
les catholiques, du moins, il ne saurait y avoir deux sentiments
sur la magnanimité de ce pontife qui, tiré la veille de sa cellule
122 CHAPITRE m
pour gouverner la barque de Pierre, et tout aussitôt emporté,
comme il le dit, dans la haute mer et dans les tempêtes, regarde
le ciel et prend avec empire la route du salut. Quel calme victo-
rieux ! quel entier dédain de toute la force, de toutes les promes-
ses, de toutes les séductions de Terreur ! comme il sent que la
vérité est avec lui, et qu'elle triomphera, et que tout le reste n'est
que déception et mensonge.
Pierre avait parlé, il fallait obéir. Le miracle de Fobéissance
répondit au miracle de sa parole. Les rédacteurs de l'Avenir,
(( convaincus qu'ils ne pourraient continuer leurs travaux sans se
mettre en opposition avec la volonté formelle de celui que Dieu
a chargé de gouverner son Eglise », abandonnèrent leur œuvre,
« engageant instamment leurs amis à donner le même exemple de
soumission chrétienne ». Un seul se ravisa : on sait dans quel
abîme il est tombé. Tous les autres persévérèrent dans l'obéis-
sance : tous ont grandi, presque tous sont devenus illustres par
les services qu'ils ont rendus à l'Eglise. Le monde a vu que ni leur
esprit n'était devenu captif pour avoir obéi, ni leur bouche muette,
ni leurs pensées infécondes. Ils ont écrit, ils ont parlé, ils ont
combattu, mais sous la règle, sans rien livrer de la vérité qui veut
être défendue tout entière, sans contracter des alliances funestes ;
c'est ainsi qu'on lui fait honneur et qu'on lui crée de solides amis.
A notre avis, personne n'a le droit de trouver aujourd'hui trop
étroite cette règle, dans les limites de laquelle de tels hommes ont
su se renfermer et agir si efficacement et si longtemps.
Et comme elle n'a été ni abolie ni modifiée, comme les devoirs
qu'elle impose sont toujours des devoirs, comme les sophismes et
les erreurs qu'elle réprouve n'ont pas cessé d'être des sophismes et
des erreurs, comme les vérités qu'elle établit restent des vérités, il
faut l'accepter telle qu'elle est ou se taire. Ceux qui pensent avoir
une meilleure méthode pour réussir dans les combats de la foi se
trompent : ils se croient sages, ils ne sont que timides ; hardis, ils
ne sont que téméraires ; ils prétendent défendre la vérité, ils ne
veulent défendre que leur vérité, une vérité qui leur convient à eux
et qui ne déplaît pas à leurs amis, une vérité accommodante. Mais
LAMENNAIS ET LA PREMIÈRE FORMULATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL 123
une vérité accommodante est une vérité accommodée, c'est-à-dire
déguisée, enlacée, pliée au manège des petites affaires humaines,
que l'on voit aujourd'hui d'une façon, demain d'une autre, et que
bientôt la droite conscience ne sait plus reconnaître à travers la
multitude de ses travestissements. Non, ce n'est point la vérité ! Et
tous ceux qui, cherchant la vérité avec angoisse, l'ont enfin trou-
vée, en rendront témoignage : cette figure docile aux caprices des
opinions, parée de leurs couleurs et mobile comme elles, n'a ja-
mais trompé leurs regards ; ils ne l'ont jamais prise pour la vierge
austère qu'ils aiment dans l'abandon et dans le mépris comme dans
les triomphes, et à laquelle ils ne demandent rien que d'accepter
leur dévouement.
CHAPITRE lY
COMMENT LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE
CONTINUA jusqu'en 1848.
La révolution de 1830 s'était faite, comme la plupart des révo-
lutions françaises, contre le clergé; elle avait eu pour but, soi-
disant, de briser sa faveur ; elle se proposait, en réalité, de le
mettre hors la loi. Au début, pendant la lutte contre le parti révo-
lutionnaire ; de 1836 à 1840, pendant ces compétitions d'ambitions
rivales et cette mêlée de partis à quoi paraît se réduire le régime
parlementaire, il ne paraît pas que les libéraux aient eu, contre
l'Eglise, moins d'hostilité que leurs ancêtres. Vous cherchez vai-
nement, parmi eux, un souci de religion et des préoccupations
d'Eglise. Le libéralisme triomphant croit sceller, en s'asseyant
dessus, le tombeau de la vieille foi. L'abbé de Lamennais, par un
heurt violent contre ces idées, arbore le drapeau de VAvenir, et
s'empare des libertés constitutionnelles pour servir, avec plus d'a-
vantage, la cause du Christianisme. Deux de ses disciples, appuyés
sur les promesses de la Charte, ouvrent une école libre, et, par le
retentissement de leurs procès, font converger, vers la liberté de
l'enseignement, tous les efforts des catholiques. Mais ni dans l'af-
faire de rÉcole libre, ni dans l'affaire de V Avenir, on ne pose l'idée
d'une réconciliation entre l'Eglise et la société moderne. Les apo-
logistes se prévalent des promesses de la Charte et des libertés
constitutionnelles comme d'un argument ad hominem ; ils sont
censés dire à leurs adversaires : « Vous êtes nos ennemis, nous le
savons; dans nos débats nous nous contentons des principes posés
par vous ; vous les avez posés contre nous, nous en réclamons les
bénéfices, s'il yen a, en compensation des charges. Nous nerécla-
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 125
nions pas d'autre justice que celle de la loi. » Ce n'est pas une paix
qu'on veut conclure, c'est une guerre qui se déclare.
En 1833, l'instruction primaire est organisée par la loi Guizot,
sans que le clergé s'en mêle. En 1836, le gouvernement paraît
vouloir organiser l'enseignement secondaire ; le projet de loi, conçu
parle protestant Guizot, était plus juste encore que ne l'auraient osé
certains catholiques, inféodés au gouvernement. Ce projet ne
vint pas en discussion ; il tomba dans le chassé-croisé des intrigues
parlementaires et ne devait reparaître qu'en 1841, mais avec de
moindres ouvertures.
En 1841, le professeur Villemain, devenu ministre, dresse un
second projet de loi pour réaliser en matière d'instruction secon-
daire, après onze ans d'attente, les promesses de la charte et dé-
gager la parole d'honneur de Louis-Philippe. Villemain était un
professeur éminent, un écrivain habile, un rhéteur consommé,
mais seulement un rhéteur et point un homme d'Etat. Ses antécé-
dents ne l'avaient point préparé à la rédaction d'une loi qui dans
une société pacifiée, mais susceptible, sut faire la part des circons-
tances et formuler parfaitement le droit. Dans l'exposé des motifs,
il eut la maladresse de contester le principe même posé dans la
Charte. « La liberté d'enseignement, disait-il, a pu être admise en
principe par la charte, mais elle ne lui est pas essentielle, et le
caractère même de la liberté politique s'est souvent marqué par
l'influence exclusive et absolue de l'Etat sur l'éducation de la
jeunesse. » Conséquent avec lui-même, le ministre ne touchait pas
à l'Université, et s'il faisait brèche à son monopole pour ouvrir la
porte à la concurrence, les exigences de grades et les autres
conditions compliquées, gênantes, parfois blessantes, imposées aux
concurrents de l'Université, rendaient les concessions illusoires, la
liberté purement nominale. Cependant, s'il n'avait eu que ce défaut,
l'opposition n'eût peut-être pas été très bruyante, tant les catho-
liques, elTrayés de l'impopularité de 1830, étaient peu disposés à la
bataille. Mais le ministre avait commis la faute de toucher aux
petits séminaires ; il méconnaissait le droit qui les soumet unique-
ment à l'autorité de l'évêque et les incorporait dans l'Université.
126
CHAPITRE IV
Désormais les évêques ne pourraient plus trouver de professeurs,
et le recrutement du clergé, déjà fort difficile, se voyait atteint
dans ses meilleures espérances. Cette menace au sanctuaire ne
devait pas laisser de sang-froid les évêques. Spontanément, sans
s'être concertés, sans êlre excités par aucun homme politique, ils
poussèrent un cri d'alarme et de protestation. Pendant plusieurs
mois, les journaux furent remplis de lettres que les évêques
adressaient au gouvernemenl. Cette plainte générale de l'épis-
copat, le mauvais accueil de la Chambre firent retirer le projet
Villemain, qui ne fut l'objet d'aucun rapport.
Ce retrait de deux projets de loi sur l'enseignement secondaire
maintenait le monopole de l'Université. Ce monopole, qui embri-
gadait violemment les enfants catholiques dans le camp ennemi,
constituait pour l'Eglise un péril grave. Les petits séminaires, il
est vrai, continuaient de jouir légalement de la situation faite
depuis 1814; mais par ailleurs les mœurs et la foi de la jeunesse
étaient singulièrement compromises dans les collèges. D'éducation
religieuse, à proprement parler, il n'y en avait pas. En masse, les
professeurs de l'Université, sans être passionnément hostiles à la
religion, n'étaient pas religieux. Les élèves le sentaient et de cette
atmosphère ils sortaient, non pas nourris d'irréligion, mais d'in-
différence. Les premiers principes de la foi et de la vie chrétienne
leur manquaient tristement. Le sentiment moral faisait défaut chez
les maîtres, il ne pouvait pas se retrouver dans les élèves. « Quoi
qu'on puisse dire, écrivait Sainte-Beuve, pour ou contre, en louant
ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université.
Les collèges produisent des lycéens bien appris, éveillés, de bonnes
manières, mais qui deviennent aisément de gentils libertins (1). »
A côté de cette situation générale, sur laquelle le patriotisme et la
foi devaient gémir, il s'était produit un fait particulier qui donnait
encore prise aux critiques de l'épiscopat. Une doctrine s'était élevée
qui régnait sur TUniversité et, en quelque sorte, la personnifiait :
c'était l'éclectisme de Cousin qui s'appelait modestement la philo-
(1) Chroniques parisiennes, p. 102.
LA SITUATION PRISE PAR LAMEiNNAIS SE CONTINUE 127
Sophie et se posait en religion transcendantale, laissant par grâce
les esprits incultes et grossiers au magistère de l'Eglise. Cet éclec-
tisme affichait la prétention d'être une philosophie officielle, une
religion savante, une église laïque, sans Christ, ni Eglise, ayant,
au nom de TEtat, pouvoir sur les intelligences, comme l'Eglise
avait reçu mandat de Jésus-Christ. Prétention singulière, au mo-
ment où Jouffroy confessait, avec un accent douloureux, les mé-
comptes de sa philosophie; prétention malvenue, car, excepté un
petit nombre d'esprits vigoureux, mais serviles, personne, pas plus
les esprits libres que les catholiques, n'avait trouvé son compte
dans l'écleclisme.
Mais si le chef de Féclectisme n'avait pas su se créer une doc-
trine, il avait su, du moins, se créer, non pas une école, mais une
coterie. Sous ses ordres, les adeptes avaient su manœuvrer avec
discipline et s'emparer detousles bons postes. « L'école éclectique,
disait le 2 novembre 1842 le Journal des Débats, est aujourd'hui
maîtresse et maîtresse absolue des générations actuelles. Elle
occupe toutes les chaires de l'enseignement ; elle a fermé la car-
rière à toutes les écoles rivales ; elle s'est fait la part du lion ; elle
a tout pris pour elle, ce qui est assez politique, mais ce qui est un
peu moins philosophique. Le public a donc le droit de demander
compte à cette école, du pouvoir absolu qu'elle a pris et que nous
ne lui contestons pas d'ailleurs. Elle a beaucoup fait pour elle,
nous le savons ; mais qu'a-t-elle fait pour le siècle, qu'a-t-elle fait
pour la société? Où sont ses œuvres, ses monuments, les vertus
qu'elle a semées, les grands caractères qu'elle a formés, les insti-
tutions qu'elle anime de son souffle ? Il est malheureusement plus
facile de s'adresser ces questions que d'y répondre. »
Les évêques ne manquèrent pas d'appuyer sur ces arguments.
Gardiens de la foi et des mœurs des fidèles, dépositaires de l'auto-
rité de l'Eglise, ils ne permirent point qu'on diminuât leur autorité,
ni qu'on ravageât impunément, eux présents et silencieux, des
âmes catholiques. Dans cette juste et nécessaire défense, ils récla-
maient au nom du droit épiscopal et des prérogatives delà Sainte
Eglise ; en défendant les âmes baptisées, ils ne songeaient nulle-
128 CHAPITRE IV
ment à établir, entre l'Eglise et la société moderne, une conciliation
quelconque. En présence d'un gouvernement rationaliste, on se
tenait sous les armes.
En 1843, le ministre Yillemain ; en 1847, le ministre Salvandy pré-
sentèrent deux nouveaux projets de loi. Ce qu'étaient en détail ces
projets, il est superflu de le dire. La liberté d'enseignement, mais
une liberté sincère, c'est-à-dire une libre concurrence, soumise à
l'Etat, mais entièrement indépendante de l'autorité universitaire,
pouvait seule réaliser la vérité constitutionnelle, la promesse delà
Charte et la parole du roi. Or, le roi qui avait promis par serment
la liberté, ne voulait pas tenir sa parole d'honneur ; et ses minis-
tres acceptaient de lui l'ingrate mission de leurrer les catholiques
par des concessions plus ou moins importantes, mais qu'ils restaient
maîtres de retirer; et déjà, tout en les faisant, ils maintenaient le
principe contraire du droit d'Etat, droit d'ancien régime, entière-
ment contraire à la Charte de 1830. Cette fois, les évêques descen-
dirent dans la lice et ne se contentèrent plus de la défensive ; ils
attaquèrent les projets des ministres au nom du droit constitution-
nel et firent actes, non plus seulement d'évêques, qui défendent
leur diocèse, mais de citoyens français qui revendiquent les droits
garantis par la constitution.
« La constitution politique delà France, écrivait Montalembert,
offre aux catholiques tous les moyens qui leur sont nécessaires
pour revendiquer leurs droits et en consolider à jamais la posses-
sion. Malheur à nous si elle continuait à être pour eux l'objet d'une
défiance absurde ou d'une indifférence coupable! C'est un instru-
ment admirable et irrésistible ; mais à une condition toutefois, c'est
qu'on veuille et qu'on sache s'en servir.
« Cette constitution effraie les plus perfides de nos ennemis qui
préparent déjà le sacrifice de la Charte à la philosophie.
« Cette constitution nous fournit le moyen de contraindre le
pouvoir à se prononcer devant la France, l'Europe et l'Eglise, entre
le système belge qui sauve la religion par la liberté et le système
russe qui ne laisse pas même aux pères de famille la ressource des
précepteurs domestiques.
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 129
(( Cette constitution nous garantit la liberté de la presse, la liberté
de la tribune et le droit de pétition.
« Avec ces armes-là, mais moins bien assurées que les nôtres,
les catholiques belges ont créé une résistance légale au despotisme
hollandais, et, après avoir renversé le trône de Nassau et fonde
une constitution qui ne consacre pas un seul privilège à leur profit,
c'est encore avec ces armes, qu'ils maintiennent le droit commun
contre les libérâtres qui voudraient les en exclure.
« Avec ces armes-là, l'Irlande catholique, guidée par ses géné-
reux évoques, a reconquis ses droits, fait reculer la puissante An-
gleterre et s'honore d'avoir accompli ce que tant d'hommes d'Etat
avaient si longtemps déclaré impossible, Végalité politique des ca-
tholiques et des protestants dans l'immense empire britannique.
« Avec ces armes-là, les catholiques français peuvent briser, au
bout de quelques années d'efforts, et pour jamais, le joug d'une
législation abusive, qui est un attentat aux droits de la conscience,
delà famille et de la société (1). »
Depuis 1830, les évêques n'avaient pas eu besoin de provoca-
tion pour remplir, vis-à-vis du gouvernement, leur devoir ; l'appel
de Monlalembert modifiait l'assiette du camp et la stratégie de la
bataille. Au lieu de s'appuyer sur le droit divin de la sainte Eglise,
il s'agissait de s'armer de la législation humaine, de tirer profit
du droit constitutionnel inauguré par la révolution. Ce changement
de front pouvait s'entendre de deux manières : ou bien l'on invo-
querait le droit légal, posé par l'adversaire, sans en admettre le
principe, ou bien l'on admettrait le principe du droit commuu et
l'on sauverait, selon l'expression de Montalembert, la religion par
la liberté. Suivant le parti qu'on prendrait, on se bornerait à tirer
profit de la situation ou l'on passerait, du terrain sacré de l'ortho-
doxie, sur le terrain mouvant et perfide du rationalisme social. En
dehors de ce dilemme, il n'y avait place que pour un tiers parti
sans logique, invoquant, à l'instar d'un avocat, tous les argu-
ments qui peuvent favoriser sa cause, mais sans beaucoup y croire,
(1) Montalembert, Œuvres complètes, t. IV, p. 358 ; Du devoir des catholiques
dans la question de la liberté d'enseignement.
130 CHAPITRE TV
content d'une situation indécise, pourvu qu'elle puisse aboutir à
d'heureux résultats. Mais les indécisions donnent peu de force ;
souvent elles perdent tout, même l'honneur. Dans l'Eglise, qui est
tout honneur et respect, on ne peut guère s'accrocher à ces plan-
ches flottantes qui salissent les mains et retardent peu la chute
dans les abimes.
Les évoques descendirent donc dans l'arène des combats politi-
ques. Sans trop s'inquiéter de savoir s'ils épousaient, oui ou non,
les doctrines catholiques libérales, ils firent, en s'appuyant sur le
droit social, œuvre de zèle, et tout en s'appuyant sur ce droit, ils
n'eurent garde de dépouiller leur caractère d'évêque. En quoi ils
firent bien : un évêque est toujours un évêque : qu'il se fasse jour-
naliste ou compositeur de brochures, on voit toujours en lui le
prélat coiffé d'une mitre et crosse à la main ; quand même il s'en
dépouillerait facilement pour s'épargner des réquisitions gallicanes
ou s'ajuster une armure constitutionnelle, le jouteur ne disparaî-
trait pas sous ses armes et l'opinion, obstinément fidèle, ne vou-
drait voir en lui qu'un évêque.
Un fait matériel nous donnera une idée de cette vaillante lutte.
De 1830 à 1840, les évêques n'avaient donné, sur l'instruction pu-
blique et la liberté d'enseignement, tant mandements que lettres
pastorales, que la matière d'un volume. De 1841 à 1844, sans parler
des oeuvres privées, cinquante documents fournissent la matière de
deux volumes. De 1844 à 1846, le Recueil dea actes épiscopaux
forme quatre volumes. Plus outre, jusqu'à la révolution de février,
les instructions, lettres et mandements sont si nombreux qu'on ne
peut plus en former une collection. Pour ce qui regarde l'extérieur
de combat, on procédait ainsi : les journaux reproduisaient des
actes épiscopaux, y ajoutaient leurs commentaires, leurs argu-
ments propres à ce genre de force qui tient à la répétition. Les
orateurs politiques s'emparaient de cette masse d'écrits, et en fai-
saient valoir le crédit à la tribune. Le public offrait, à ces chaleu-
reux efforts, un écho sympathique. De leur côté, les professeurs
de l'Université, les journalistes officieux ou d'opposition donnaient
la réplique. Les ministres et leurs bandes ministérielles, placés
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 131
entre deux feux, s'efforçaient d'engager les évêques à se borner
aux réclamations pour les séminaires ; promettant, s'ils étaient
dociles à la sagesse gouvernementale, de les combler des mille
faveurs du budget. La tentation était forte, mais ce n'était qu'une
tentation : Haec omnia tibi dabo, si cadens adoraveris me.
On eût fait bon marché aux évêques, s'ils eussent consenti non
pas à brûler leur grain d'encens à la suprématie enseignante de
l'Etat, mais seulement à s'abstenir. Les évêques répudièrent ce
marché et se mirent à argumenter sur l'hypothèse du droit com-
mun. Non qu'ils aient jamais négligé la cause des séminaires et
des ordres religieux, bien moins encore les immunités du for
ecclésiastique ; mais, citoyens d'un pays libre, écrivant à des
hommes politiques dépendant de leurs mandataires, s'adressant à
un gouvernement obligé de suivre les courants de l'opinion, ils
s'appuyèrent aussi fortement sur le droit nouveau. Nous devons,
ici, dresser une intéressante nomenclature des textes et des argu-
ments consignés dans le Recueil des actes épiscopaux.
Dans un mémoire adressé au roi le 6 mars 1844, par Denis-Au-
guste Affre, archevêque de Paris, de concert avec les évêques de
sa province, nous lisons : « Il faut bien se rappeler que, comme
le résultat du monopole de 1808 a été de concentrer tout l'ensei-
gnement dans la main de l'Université, le résultat de la liberté
promise par la Charte de 1830 doit être de donner à chacun,
moyennant certaines conditions, le droit de former et de mainte-
nir des établissements en dehors et indépendamment de l'Univer-
sité. Ou la liberté d'enseignement n'est rien, ou elle est cela. Or,
nous le demandons, que serait ce droit, que serait par conséquent
cette Hberté, si l'Université avait toujours la mission d'examiner,
d'inspecter, de censurer les hommes et les choses de ces établisse-
ments déclarés libres et indépendants d'elle ? Serait-ce là une li-
berté véritable, ou ne serait-ce pas plutôt une déception grossière
et une aggravation de servitude? Oui, ce nouvel état serait pire
que le premier : parce que les chefs et autres maîtres de ces mai-
sons réputées libres auraient de l'Université tous les inconvénients
sans en avoir les avantages ; parce qu'ils la trouveraient d'autant
132 CHAPITRE IV
plus sévère qu'ils se présenteraient à elle ou comme des sujets qui
ont voulu secouer le joug, et sur qui, quand on peut les ressaisir,
on aime à appesantir son bras, ou comme des antagonistes et des
rivaux, dont la concurrence pourrait lui devenir dangereuse. »
Un peu plus loin, nous rencontrons cet argument ad kominem
coronatinn : a La liberté d'enseignement est une conséquence de
nos autres libertés et particulièrement de la liberté de conscience.
Comment, en effet, supposer l'une sans l'autre? N'est-ce pas l'ins-
truction religieuse, Téducation qui préparent et déterminent la foi
de l'enfant, l'affermissent, en favorisent le développement ou en
étouffent le germe. Il est vrai, les choses vont ainsi ! Il n'y a pas
une union plus intime entre le corps et l'âme qu'il n'y a entre l'é-
ducation et l'instruction données aux élèves et la foi qu'ils pro-
fesseront un jour. 11 y a, de part et d'autre, action, transmission,
influence mystérieuse et certaine. Si donc un père de famille ne
peut choisir pour son fils tels maîtres qu'il juge à propos, ou si,
ce qui revient au même, avec la faculté de choisir, il ne trouve que
des maîtres soumis au même monopole, ayant tous par conséquent
le même esprit, obéissant à la même impulsion, n'est-il pas ma-
nifeste que ce père ne pourra procurer à son fils la direction d'idées
qu'il croit la meilleure, le placer dans les conditions religieuses
que sa foi lui commande : qu'ainsi, il ne sera pas plus libre comme
croyant que comme père et qu'il souffrira également dans sa
conscience et dans sa tendresse, dans ses droits et dans ses de-
voirs (1). »
Le mémoire continue en montrant que l'abolition du monopole
est le seul moyen de garantir, par la libre concurrence, les inté-
rêts de l'enseignement public et de la religion elle-même. Ces
considérations d'ordre naturel et d'ordre religieux, pour décisives
qu'elles soient, rentrent moins dans l'objet de ce travail.
Dans des observations adressées à la Chambre des Pairs, le
12 mars, par Louis-Jacques-Maurice, cardinal de Bonald, arche-
vêque de Lyon, nous lisons : « C'est l'exécution fidèle de la Charte
(1) Recueil des actes épis copaux, t. I,, p. 15 et seq.
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 133
que je viens revendiquer. L'article 69 de la loi fondamentale promet
la liberté d'enseignement... Nous n'avons trouvé, dans le projet
de loi, que restrictions dans l'exercice des droits des pères de fa-
mille, que nouvelles entraves apportées à la liberté d'enseigne-
ment, ou plutôt qu'une complète servitude de l'enseignement,
qu'un monopole, irrévocablement placé dans les mains d'une cor-
poration privilégiée... » Le cardinal, poursuivant sa discussion,
montre que la liberté d'enseignement est la conséquence de la
liberté de la presse, de l'admissibilité de tous aux emplois et de
la liberté religieuse : « 11 y a, dit-il, parité exacte entre la liberté
de la presse et la liberté d'enseignement. Celle-ci est constitution-
nellement la conséquence de l'autre ; et si la première est affran-
chie de toute mesure préventive, on ne voit pas pourquoi la
seconde subirait ces humiliantes chaînes. Qu'une loi soumette au
jury les délits de l'enseignement, comme une loi lui a soumis les
délits de la presse : mais qu'il soit libre à des Français d'enseigner,
comme il leur est libre d'écrire; qu'ils puissent sans entraves faire
entendre leur parole à des enfants, comme ils peuvent la faire en-
tendre à des hommes faits ; et que rien ne s'oppose à ce que des
Français, de quelque communion qu'ils soient, se réunissent pour
instruire la jeunesse, comme des citoyens peuvent se réunir pour
publier tous les matins leurs systèmes et leurs opinions. » Au sujet
de la liberté de conscience, le cardinal ajoute : « 11 n'y a plus de
liberté de conscience pour un père, qui ne peut plus choisir l'ins-
tituteur qu'il croit le plus capable de développer dans le cœur de
son fils ses croyances, précieux héritage de famille ; et lorsque,
chrétien et catholique, il ne pourra confier qu'à un sceptique et
à un athée, le soin de former à la pratique des vertus évangéli-
ques un enfant qu'il aimerait mieux voir mourir que de le voir
vivre sans foi. Or, s'il n'y a pas de libre concurrence, il n'y a pas
de liberté pour les familles dans le choix d'un établissement d'é-
ducation ». Le prélat continue en faisant observer que le projet
de loi ne s'occupe ni d'éducation, ni de religion ; il critique ensuite
quelques points de détail et conclut ainsi : « Nous demandons la
liberté telle qu'elle existe en Belgique ; nous la demandons pour
134 CHAPITRE IV
tout le monde. Nous demandons la libre concurrence d'un ensei-
gnement religieux et savant. Nous voulons que l'enseignement
soit sous la même surveillance que l'autorité exerce sur la presse,
repoussant en matière d'éducation ce contrôle préventif que la loi
repousse quand il s'agit de faire imprimer son opinion. C'est dire
assez que nous réclamons pour tout Français la liberté d'ouvrir
des écoles indépendantes du joug universitaire, et que nous de-
mandons, pour nos écoles ecclésiastiques, l'affranchissement des
ordonnances de 1828 (1). »
L'archevêque de Reims, Thomas Gousset, dans son mémoire
que signèrent, avec ses quatre suffragants, l'archevêque de Cam-
brai et le cardinal-évêque d'Arras, demandait : « 1^ La liberté
pour tous de former, à côté des établissements universitaires, des
établissements particuliers et indépendants, non de la surveillance
que l'Etat a droit d'exercer sur la famille et le citoyen, mais de
l'autorité, de la direction et de la surveillance de l'Université ;
2o qu'on restreigne la nécessité des grades, si toutefois on les juge
nécessaires ; et que, dans tous les cas, l'examen de ceux qui aspi-
rent aux grades pour former une école ou entrer dans l'enseigne-
ment, soit fait par un jury tout à fait indépendant de V Université ;
3o que les aspirants aux grades ne soient point tenus d'exhiber
des certificats d'études, ni de déclarer les lieux ou établissements
dans lesquels ils ont étudié. » A l'appui de ces revendications, l'ar-
chevêque de Reims disait entre autres : « Le clergé, les pères de
famille qui veulent que leurs enfants professent et pratiquent la
religion, les citoyens qui tiennent à l'accomplissement des promesses
de la Charte, désirent vivement une loi pour la liberté d'enseigne-
ment et de l'éducation morale et religieuse. Quiconque a prêté le
serment de fidélité au Roi et à nos Institutions doit, s'il comprend
bien ses obligations, réclamer cette liberté, autant pour accomplir
un engagement personnel et sacré que pour s'acquitter de ses de-
voirs de citoyen envers le gouvernement, et swr ce point comme
sur tous les autres qui intéressent la morale et la religion, les
évêques doivent l'exemple. »
(1) Recueil des actes épiscopaux, t. l, p. 75.
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 135
L'archevêque de Bourges, Gélestin Dupont, dans une adresse au
roi en son conseil, adresse que signèrent lesévêques de Glermont,
Limoges, Saint-Flour, le Puy et Tulle, écrivait : « La liberté d'en-
seignement a été solennellement promise. La promesse est consi-
gnée dans la Charte et, depuis quatorze ans, l'accomplissement
s'en fait attendre. Il est temps enfin de satisfaire à un besoin si
vivement senti. Cette liberté est une conséquence nécessaire de la
liberté des cultes. L'une ne peut exister sérieusement sans l'autre.
La majorité des Français est catholique. C'est un fait reconnu par
la Charte et l'Etat doit la respecter ; car ce fait est de la plus haute
portée pour les destinées temporelles de notre pays. » Plus loin :
« L'Etat ne saurait revendiquer sur l'éducation les droits qu'il
exerçait sous l'ancien régime ; car alors il y avait union entre l'E-
glise et l'Etat, unité de croyance et par conséquent d'impulsion.
Mais, à présent, ce principe est aboli. La religion catholique n'est
plus la religion de l'Etat, et l'Etat, qui s'est mis en dehors des
croyances religieuses, ne peut aspirer à diriger Véducation saris
asservir certaines croyances, peut-être toutes. »
L'archevêque d'Albi, avec ses sutfragants de Rodez, Cahors,
Mende et Perpignan, s'associe aux alarmes de l'épiscopat: « L'épis-
copat, dit-il, ne peut qu'être unanime sur la manière d'envisager
cette question vitale. » L'évêque de Rodez, dans un mémoire par-
ticulier, appuie sur l'irréligion officielle de l'Université et con-
clut en faveur de la liberté d'enseignement; sinon la patrie et
l'Eglise étaient en danger. Son collègue de Perpignan, François
de Saunhac-Belcastel, dénonçait, dans le projet de loi, les attein-
tes à la religion et à la liberté. Sur ce dernier point, il disait fort
spirituellement : « Tout Français, âgé de 25 ans, pourra former
un établissement particulier, pourvu qu'il présente : 1» un certifi-
cat de bonne vie et mœurs ; 2" un ou plusieurs diplômes délivrés
par l'Université ; 3° l'affirmation écrite qu'il n'appartient pas à
une congrégation religieuse ; 4" le règlement intérieur et le pro-
gramme d'études de son école ; 5'^ le plan du local choisi avec
l'approbation du maire. Les surveillants des élèves devront, en
outre, être pourvus du certificat des maires et des diplômes d'U-
136 CHAPITRE IV
Diversité. » L'évêque en concluait que ce régime de bandelettes
n'était point un régime de liberté, mais de momies.
L'archevêque de Bordeaux, Ferdinand Donnet, dans une lettre
au roi, n'appuyait pas sur l'opposition du projet avec nos institu-
tions politiques, la liberté des cultes et la liberté de conscience,
parce que de nombreux écrits lui avaient épargné ce travail ;
mais il montrait que ce projet n'atteignait pas le but sollicité par
i'épiscopat et les pères de famille. Les évoques de Luçon, La Ro-
chelle, Angouléme, Poitiers, Agen, Périgueux, appuyaient les
observations de leur métropolitain. L'évêque de Poitiers deman-
dait, pour l'enseignement, un édit de Nantes. L'évêque d'Agen
protestait contre le monopole et réclamait la suppression des
entraves à la liberté. Angouléme et Périgueux insistaient sur la
révocation des ordonnances de 1828. Clément Yillecourt et René-
François Régnier, depuis cardinaux, demandaient : «Tout Fran-
çais n'est-il pas recevable à réclamer, comme un droit, la résolu-
tion d'une promesse écrite dans la Charte ? Ce droit perd-il de sa
force parce que les évêques unissent leurs vœux à ceux de la partie
la plus saine de la nation ? Est-il raisonnable, est-il juste de pen-
ser que ce qui a été jugé avantageux à tous par le législateur, soit
devenu moins nécessaire depuis que les ministres de la religion en
ont plus vivement senti que bien d'autres la haute importance ?
S'ils eussent laissé entrevoir le moindre désir pour la répression
de cet élan vers la liberté, on leur en eût incontestablement fait
un crime. Maintenant donc qu'ils reçoivent avec reconnaissance
ce que la constitution de l'Etat présente comme un bienfait, on
pourrait se persuader que leur satisfaction change la nature de la
faveur promise ! »
L'archevêque d'Auch, Augustin de la Croix d'Azolette, réclame
une loi qui concilie les droits de l'Etat avec ceux de l'individu et
les droits du catholique; il croit nécessaires la mise à néant du
projet Yillemain et la révocation des ordonnances de 1828. Son
suffragant d'Aix se rallie aux observations des archevêques de
Paris et de Lyon. L'évêque de Tarbes se prononce pour la liberté
pleine et entière des établissements d'instruction publique. L'évê-
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 137
que de Bayonne, François Lacroix, dans une lettre à V Univers,
dit : (( Le pacte fondamental exige qu'il soit pourvu par une loi
à la liberté d'enseignement, il veut, par conséquent, que l'ensei-
gnement soit libre selon toute C acception du mot, car il ne veut
aucune restriction à la volonté qu'il exprime. Quelle difficulté
pourrait-il donc y avoir à faire une semblable loi ? y en aurait-il à
comprendre la liberté, à la déterminer ou à la donner ? Tout le
monde comprend la liberté, parce que nous Tavons tous reçue du
Créateur et que nous la possédons tous au dedans de nous-mêmes.
En matière d'enseignement, c'est pour tout citoyen le droit de
communiquer l'instruction aux autres et de se faire instruire par
qui bon lui semble. Il s'agirait donc tout simplement de recon-
naître ce droit par une loi particulière et de réprimer, par des
sages dispositions, l'abus qu'on en pourrait faire. N'a-t-on pas
suivi cette règle au sujet des autres libertés de même nature oc-
troyées par la Charte ? »
L'archevêque de Toulouse, David d'Astros, demande que les
préceptes de la religion soient à la base de renseignement, que
les certificats d'études soient supprimés, que la nécessité des gra-
des soit restreinte, que la surveillance ne soit pas exercée par des
universitaires, que le nombre des élèves des séminaires soit illi-
mité. L'évêque de Pamiers ajoute : « Il n'y aura pas de liberté tant
qu'il dépendra de l'Université d'accorder ou de refuser les grades
et diplômes ; tant qu'elle sera chargée de représenter l'Etat, en ce
qui concerne la surveillance; enfin tant qu'il y aura exclusion
pour les congrégations religieuses. »
L'archevêque d'Aix, Joseph Bernet, réclame, pour les établisse-
ments de l'Etat, une réforme morale et religieuse ; pour les éta-
blissements libres, la liberté à l'exclusion du monopole ; et, pour
les écoles secondaires, le rappel des ordonnances de 1828. L'évê-
que de Marseille, Eugène de Mazenod, appuie longuement sur cette
vérité que l'Université constituée seul corps enseignant, distribu-
trice arbitraire de la faculté d'enseigner, distributrice du brevet
de capacité aussi bien que des grades ; se réservant le droit de
régler, suspendre, interdire à son gré la faculté d'enseigner; seule
138 CHAPITRE IV
juge, dans les examens, du succès des études : que tout cela, au
lieu de créer la liberté d'enseignement, établit et aggrave le plus
abominable despotisme sur les âmes, c'est-à-dire sur ce qui com-
porte le moins la tyrannie.
L'évêque de Digne, Dominique Sibour, s'écrie: u II n'y aura ja-
maisde liberté d'enseignement, tandis que l'Université, ennemie de
cette liberté, en fixera les conditions, en tracera les limites, inter-
viendra surtout pour limiter le droit de l'exercer. » L'évêque d'A-
jaccio, Raphaël Casanelli d'Istria, fait cette importante déclaration :
« J'ai compris que tant qu'il n'y aura pas pleine liberté et affran-
chissement complet, tant que nous serons sous la loi du monopole
et que les restrictions odieuses des ordonnances de 1828 seront
maintenues, il y aura toujours malaise, défiance et lutte,.. Du
moment que le principe de la liberté d'enseignement consacré par
la Charte a été si mal entendu, quel que soit le sort que Ton pré-
pare aux petits séminaires, ce sort sera toujours à mes yeux la-
mentable, soit qu'on les constitue sur des privilèges qui ne servi-
ront qu'à les déconsidérer et à les rendre odieux, soit qu'on les
place dans le droit commun qui ne sera désormais que la servi-
tude... Dans cet état de choses, j'adjure pour ma part ceux des no-
bles pairs dont le cœur bat encore pour la sainte cause de la liberté
d'enseignement, de laisser à d'autres la triste tâche de demander
et de prononcer notre arrêt. Si la liberté ne doit pas triompher
dans la lutte où ils ont si glorieusement combattu, j'estime qu'il
vaut mieux succomber avec elle que de lui survivre. Nous ne vou-
lons être libres qu'à la condition de l'être avec tout le monde, nous
confiant à la divine Providence pour l'heure où il lui plaira de
nous affranchir tous. »
Dans la province de Besançon, l'évêque de Strasbourg, André
Rœs, réclame la liberté d'enseignement au nom de la liberté de
conscience et de la liberté des cultes. Le coadjuteur de Nancy,
Alexis Menjaud, dit : « Le monopole des intelligences est une
sacrilège usurpation dont les résultats peuvent être les plus désas-
treux. La liberté d'enseignement est fondée sur la liberté des
cultes. L'enseignement donné au nom de l'Etat n'est plus légale-
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 139
ment astreint à une croyance déterminée. Ceux qui professent une
croyance déterminée doivent jouir de la faculté d'avoir des écoles
où ces croyances soient professées. » L'évêque de Metz, Paul Du-
pont des Loges : « Le projet n'accorde pas la liberté d'enseigne-
ment : i^ parce que les étal^lissements particuliers d'instruction
secondaire deviennent plus que jamais dépendants de l'Université
quant à leur formation et à leur existence ; 2° parce que la condi-
tion imposée d'affirmer qu'on n'appartient à aucune congréga-
tion non reconnue, est une atteinte portée à la religion (1). »
En résumé, les évêques, pour revendiquer la liberté d'enseigne-
ment, s'appuient certainement sur le droit divin de l'Eglise, des
familles chrétiennes et des âmes baptisées. « L'épiscopat français,
écrivait éloquemment et justement Févêque de Langres, Mgr Pa-
risis, l'épiscopat français, qui sait de l'Esprit-Saint que, s'il y a le
temps de se taire, il y a aussi le temps de parler, vient de se lever
comme un seul homme, et, d'une voix solennelle^ il demande, au
nom de l'Eglise, au nom des familles, au nom de la justice éter-
nelle, l'exécution des promesses et des engagements du pacte
social, déclarant que si on refuse de satisfaire à cette dette sacrée,
il ne pourra pas plus longtemps s'associer à l'injustice, ni coopé-
rer à un système destructeur de la foi (2). » Ailleurs, écrivant au
comte de Salvandy, le même prélat disait : « Ce n'est pas comme
un simple citoyen, c'est comme évêque catholique, comme chargé
de défendre les intérêts de la religion catholique, que j'ai l'hon-
neur de vous écrire. La profession de cette religion sainte par l'im-
mense majorité des Français est un fait constitutionnellement re-
connu et consacré. De la reconnaissance et de la consécration
constitutionnelles de ce fait, combinées avec le principe de la
liberté des cultes, il résulte que le gouvernement n'a pas le
droit de proposer une loi subversive de la religion. » Ailleurs
encore, dans un opuscule sur les gouvernements rationalis-
tes : « Révélation ! Rationalisme ! c'est, dit-il, sous ces deux dra-
peaux que se partage aujourd'hui le monde. Dire qu'il en est ainsi
(1) Recueil des actes épiscopaux, t. II, p. 267.
(2) Lettre au duc de Broglie du 2 avril 1844,
140 CHAPITRE IV
en France, c'est ne rien apprendre à personne. Mais ce qui n'a pas
été assez remarqué, c'est que la lutte actuelle de l'épiscopat avec
le gouvernement se réduit absolument à ces deux termes, non
seulement en ce qui regarde les doclrhies, mais encore en ce qui
concerne les pouvoirs extrêmes qui sont en présence. » Ce grand
évêque parle pour tous ses collègues ; il fut le généralissime de
cette croisade pour la liberté d'enseignement et de lui aussi, on
peut dire : Unus est instar omnium.
Mais, en même temps qu'il table sur le droit divin, il étudie,
dans ses brochures, la question au point de vue constitutionnel et
social ; il se place sur le terrain de la Charte et rétorque, à l'ad-
versaire, tous les arguments empruntés au droit commun. Les
autres évêques s'établissent sur cette base d'argumentation. Dans
leurs écrits que nous avons lus et relus avec attention, ils invo-
quent la liberté d'enseignement comme un droit privé du citoyen,
comme un droit collectif des familles, comme un droit fondé sur
l'ensemble de nos lois civiles, politiques et économiques. Quand le
monopole mettait la religion à la base de l'éducation et de l'ensei-
gnement, le clergé pouvait ne pas se plaindre ; depuis que le gou-
vernement est entré dans la sphère du pur naturalisme, l'Etat n'a
plus, sous le rapport religieux en matière d'enseignement, aucune
compétence. Si l'on dit que la liberté détruirait l'éducation natio-
nale, amènerait des universités d'athéisme, ferait baisser le niveau
d'études, donnerait trop de puissance au clergé, les évêques se
débarrassent de ces objections et savent, au besoin, les mépriser.
Le clergé n'outrepasse point ses droits ; il ne croit compromettre
les intérêts de personne. Que le gouvernement lui accorde la li-
berté selon la Charte, la liberté comme en Belgique ; que le mo-
nopole soit abattu ; que l'Université ne soit plus qu'une œuvre
privée ; que les écoles libres jouissent des mêmes droits que les
écoles universitaires; que l'enseignement soit une carrière libre
comme l'agriculture, l'industrie ou le commerce ; que la faculté
d'enseigner soit sans entrave comme la liberté de conscience, de
presse et de culte : tels étaient les vœux collectifs du clergé.
On s'est demandé, et c'est là l'intérêt de la question, si le clergé
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 141
n'avait pas, en demandant la liberté d'enseignement comme enBel-
gique, outrepassé ses droits et méconnu les exigences de l'ortho-
doxie. A ne regarder que les expressions, il serait permis de le
craindre. Ainsi, dans une lettre à Montalembert, l'archevêque de
Paris se prononce pour la liberté donnée à tous les citoyens comme
au clergé ; l'archevêque de Bordeaux demande « la liberté pour
tous, sans autre privilège que le droit commun » ; le cardinal-arche-
vêque de Lyon inaugure la formule : u La liberté comme en Bel-
gique » ; l'archevêque de Tours : « Nous aurions désiré la liberté
pour tous, sans privilège, comme sans exception pour personne » ;
l'évêque d'Amiens : « L'Eglise ne demande ni privilège ni mono-
pole, elle ne demande que le droit commun, mais le droit commun
dans la liberté et non le droit commun dans la servitude » ; l'évê-
que de Nantes : « Liberté pour tout le monde, laïques ou ecclé-
siastiques, libres d'élever autel contre autel, d'opposer les métho-
des aux méthodes, les écoles aux écoles » ; l'archevêque d'Albi et
ses sufTragants : a La liberté d'enseignement franche et entière » ;
l'évêque du Mans : « La liberté non seulement pour nous, mais
pour tout le monde, une liberté franche et loyale, comme en Bel-
gique » ; l'évêque de Saint-Flour : « La liberté telle que l'entendent
nos voisins de Belgique ».
En résumé, les évoques ne demandent pas la reconnaissance
publique de leur mandat apostolique ; ils réclament la liberté
constitutionnelle et sociale, la liberté d'enseignement pour tous,
sans attache d'aucune sorte à l'Université. Un évêque, le grand
évêque de Langres, alla plus loin. Dans un écrit intitulé Cas de
conscience sur l'accord de la doctrine catholique avec les gouver-
nements modernes, Mgr Parisis ose dire : « Les uns nous accusent
de professer, en fait de liberté, ce que nous ne croyons pas; les
autres nous reprochent de professer, sur ce point, ce que nous ne
devons pas. D'un côté, des attaques à notre bonne foi ; de l'autre,
des reproches à notre conscience. Nous sommes bien sûr que ces
attaques sont injustes, mais serait-il vrai que ces reproches fussent
fondés? Serait-il vrai que la forme de notre gouvernement fût en
elle-même contraire à la doctrine catholique? Certes, cette ques-
142 CHAPITRE IV
tion est grave ; car, s'il en est ainsi, le gouvernement serait forcé,
pour se maintenir tel qu'il est, de combattre l'Eglise, puisque l'E-
glise, par sa nature, tendrait à le changer radicalement, c'est-à-
dire à le renverser ». Le prélat continue en montrant que la liberté
constitutionnelle est ancrée en France, qu'elle s'est établie plus ou
moins dans les deux mondes et que là où. elle ne subsiste pas, l'E-
glise la réclame pour mettre, à l'abri des sévices, sa propagande.
Sur quoi, le pieux évêque, implorant les lumières de Dieu et
soumettant son livre au jugement de l'Eglise romaine, pose sept
cas de conscience sur la liberté descultes, la religion d'Etat, le
culte public, la séparation de l'Eglise et de TEtat, la liberté de la
presse, la liberté d'enseignement et le journalisme. Sur chacun
de ces cas, il opine en faveur de la liberté, soit pour éviter un
plus grand mal, soit pour y trouver le moyen de faire un plus
grand bien. D'où il conclut « qu'il n'y a nulle antipathie entre la
doctrine catholique la plus exacte et nos institutions constitution-
nelles dans tout le développement de leurs libertés civiles ». Tou-
tefois, il pose cette question : « Que faut-il penser en général de
nos institutions libérales, surtout au point de vue de la foi et à part
toute question de personnes. A son gré, l'on pourrait « soutenir que,
dans les circonstances actuelles, tout bien pris, nos institutions
libérales, malgré leurs abus, sont les meilleures et pour l'Etat et
pour l'Eglise, et pour la morale et pour la foi, et pour l'ordre public
et pour la liberté de chacun». Ces institutions, en effet, se rédui-
sent à deux choses : Liberté et publicité ; or, la liberté et la publi-
cité, si elles entraînent d'affreux désordres, procurent cependant
de précieux avantages. On voit que le prélat même le plus libéral,
ne dépasse guère, s'il les dépasse, les limites de la tolérance civile.
On doit ajouter à l'honneur de sa mémoire, qu'après l'Encyclique
Quanta Cura et le Syllabus errorum, Mgr Parisis, craignant d'être
allé trop loin, donna, en 1865, une seconde édition de son livre de
1847. Dans l'intervalle, il avait sollicité de Rome, mais sans l'ob-
tenir, l'approbation de ses Cas de conscience. En présence des actes
pontificaux, il diminua de deux cents pages son écrit et le ramena
aux conditions d'un rigoureux accord avec le Syllabus. Plus tard,
LA SITUATION PRISE PAR LAMENNAIS SE CONTINUE 143
il se défendit d'avoir approuvé un écrit de Tabbé Godard, qui se
prononçait pour l'acceptabilité en un certain sens des principes
de 89. Loin d'avoir écrit la somme du catholicisme libéral, Mgr Pa-
risis fit ce qu'on avait fait de tous les temps : il se prêta aux
circonstances, il usa de la loi sans canoniser son principe, sans
poser le naturalisme social comme un idéal de perfection. Nous
qui avons connu Mgr Parisis et qui nous glorifions d'être le fils
de ses pensées, nous devons dire que ce grand évêque considérait,
au contraire, le libéralisme comme le principe doctrinal et logique
de toutes les perversions contemporaines.
La question de l'orthodoxie du libéralisme n'était point posée
alors, ou si elle était posée, elle était considérée comme résolue
par l'Encyclique Mirari vos. L'épiscopat français avec son flair si
sûr, sa délicatesse rare, n'eut même pas l'idée d'aller à l'encontre.
Si la question de la liberté d'enseignement l'invita à se couvrir du
principe de liberté constitutionnelle, il le fît pour se servir de la
loi ; s'il abonda dans son sens, il le fît oratoirement, non par ma-
nière de déclaration dogmatique ; et la preuve, c'est qu'on ne
trouve dans ses lettres rien qui accuse, je ne dis pas ses intentions,
mais l'expression même de la pensée. Il est de fait que si les évo-
ques avaient entendu admettre pour tous la licite du dogmatisme
et la promiscuitédes doctrines, ils n'eussent pas manqué seulement
à la religion, mais à la raison ; et s'ils eussent admis pour l'Etat
le droit de tout enseigner, c'eût été donner la démission de l'Eglise.
Si quelques-uns allèrent un peu loin, dès que le péril fut signalé,
ils rétrogradèrent, et, à part les sectaires du catholicisme libéral,
on ne trouve pas d'évêque complice de cette erreur, autrement
que sans le savoir.
« La question de l'enseignement, agitée dans ces derniers temps
entre les universitaires et les catholiques français, écrivait Donoso
Certes en 1852, n'a pas été posée par ceux-ci dans ses véritables ter-
mes : et l'Eglise universelle ne peut l'adopter dans les termes où
elle se pose. Etant données, d'un côté, la liberté des cultes, et, de
l'autre, les circonstances toutes particulières où se trouve aujour-
d'hui la nation française, il est évident que les catholiques de
144 CHAPITRE IV
France n'étaient pas en état de réclamei', pour l'Eglise, en fait
d'enseignement, autre chose que la liberlé, et que cette liberté
étant, dans ce pays, de droit commun, pouvait pour cette raison
y servir comme de bouclier et de refuge à la vérité catholique.
Mais le principe de la liberté d'enseignement considéré en lui-
même, et abstraction faite des circonstances spéciales où il a été pro-
clamé, est un principe faux que TEglise ne peut accepter. L'Eglise,
en l'acceptant, se mettrait manifestement en contradiction avec
toutes ses doctrines : proclamer que l'enseignement doit être libre,
c'est proclamer, d'une part, qu'il n'existe pas une vérité déjà con-
nue qui doive être enseignée ; ou, en d'autres termes, que la vérité
est une chose qu'on ne possède pas, que l'on cherche encore et
qu'on n'espère trouver que par la discussion approfondie de toutes
les opinions ; c'est proclamer, d'autre part, que la vérité et l'erreur
ont des droits égaux. Or l'Eglise affirme que la vérité existe, qu'elle
est connue, et que, pour la trouver avec certitude, on n'a qu'à la
recevoir d'elle, sans qu'il soit besoin de la chercher par la discus-
sion ; elle affirme également que l'erreur naît, vit et meurt sans
avoir jamais aucun droit, tandis que la vérité demeure toujours en
possession du droit absolu. L'Eglise donc, tout en acceptant la
liberté là où, de fait, rien de plus n'est possible, ne peut la rece-
voir comme terme de ses désirs, ni la saluer comme l'unique but
de ses aspirations (1). »
Il serait facile d'étendre la portée de cet argument ; il suffirait
d'appuyer sur la mission divine de l'Eglise pour le salut des hom-
mes et la sanctification des âmes, sur le droit acquis qu'elle a
pour l'éducation des âmes baptisées à l'exclusion de tout autre
maître, qui voudrait diminuer ou contenir l'effusion de ses grâces.
On en conclurait que l'Eglise seule a le droit d'enseigner la doc-
trine de salut, qu'elle a seule le droit de l'inculquer aux généra-
tions chrétiennes, et que toute liberté attentatoire à ce droit n'est
pas une liberté légitime, mais une porte ouverte à la déchristiani-
sation des âmes catholiques.
(1) Œuvres de Donoso Cortès, t. II, p. 240.
CHAPITRE V
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE ; SES PRINCIPAUX
promoteurs; vues générales sur LEURS OEUVRES.
C'étaient de beaux temps ceux où les évêques français, d'un
cœur unanime, réclamaient, au nom du droit constitutionnel, la
liberté de l'enseignement ; ceux où tous les écrivains catholiques,
tous les prédicateurs, où quelques orateurs de tribune faisaient
écho à toutes les revendications des évêques ; ceux où, sans ombre
au ciel, sans dissentiment sur la terre, la main dans la main, on
montait à l'assaut du monopole et se proposait de fonder la liberté
sociale en faisant reconnaître la liberté de l'Eglise. Les éditeurs
étaient toujours prêts à publier un livre en faveur de cette sainte
liberté ; les lecteurs avides se disputaient ces livres et les dévo-
raient. Une leçon de Sorbonne, une conférence de Notre-Dame,
un discours à la Chambre des pairs, une brochure de Langres,
un article de V Univers, étaient des événements. La jeunesse était
aux aguets de ces bonnes fortunes ; elle préférait Montalembert à
Démosthènes, Lacordaire à Bossuet, Veuillot à La Bruyère, Pari-
sis à TertuUien, Guéranger et Gousset aux Pères de l'Eglise. Ah 1
qui me rendra ma jeunesse I J'ai déjà beaucoup vécu ; j'ai vu mou-
rir Gousset, Guéranger, Lacordaire, Montalembert, Veuillot, Pa-
risis ; j'ai vu mourir Gerbet, Ozanam, Yentura, Giraud, Donnet,
Salinis, Bonnechose ; j'ai vu mourir quelques-uns de leurs élèves ;
j'inclinerai demain vers la tombe. Ah î j'ai déjà beaucoup vécu !
Mais je vivrais mille ans et je verrais mille morts que je n'oublie-
rais pointées temps héroïques, cette croisade de nos églises mili-
tantes, ces généralissimes toujours au combat, ce réveil chrétien,
cette rénovation catholique, cet enthousiasme surnaturel qui sou-
10
146 CHAPITRE V
levait l'âme française et promettait un terme prochain à toutes les
impiétés de la révolution.
Un tel fait n'est pas l'œuvre d'un jour. Pour en apprécier l'éten-
due et l'importance, il faut prendre un point de départ et mar-
quer les étapes de ce mouvement régénérateur.
« Au 1'^'' janvier 1800, dit l'un des héros de la croisade, il n'y
avait pas de pape. Pie VI était mort à Valence, exilé et prison-
nier d'une république athée. Rome sortait à peine des mains d'une
horde de païens qui avaient inauguré un semblant de république
en proclamant la déchéance étei-nelle de la papauté. Huit mois du
plus périlleux interrègne devaient séparer la mort de Pie VI de
l'élection de Pie Vil. Le sacré collège, chassé de Rome, ne pouvait
se rassembler qu'à l'abri d'une armée schismatique venue du
fond de la Moscovie pour arrêter un instant les armes parricides
d'un peuple qui naguère était le premier des peuples catholiques.
Quelques vieillards se réunissent derrière les lignes russes, dans
une île des lagunes de Venise, de cette fière et habile Venise qui
venait de périr, après s'être signalée par son hostilité tracassière
contre l'Eglise romaine, dont elle avait été, au moyen âge, le
boulevard et l'honneur. Les cardinaux restent cent quatre jours
enfermés sans pouvoir se mettre d'accord, préoccupés par ce
qu'un contemporain appelle Vétat de trahison flagrante de r Eu-
rope catholique. Leurs suffrages se réunissent enfin sur un moine
dont l'obscurité était le principal titre. Les Autrichiens occupaient
les légations ; les Napolitains étaient maîtres de la ville de Rome.
Ce ne fut pas sans peine que les uns et les autres restituèrent à
Pie Vil les Etats que Napoléon allait bientôt lui arracher de nou-
veau.
Dans le royaume de Clovis et de Saint Louis, voici quel était
l'état de la religion catholique :
L'épiscopat tout entier dans l'exil ; le clergé décimé par la guil-
lotine et la déportation ; les fidèles traqués et harcelés, longtemps
condamnés à choisir entre l^apostasie apparente ou la mort, com-
mençant à peine à respirer, à jouir en silence de la tolérance du
mépris.
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 147
Aucune ressource matérielle ni morale : le vaste patrimoine de
l'Eglise, formé par l'amour et le libre don de quarante généra-
tions, réduit en poussière ; les ordres religieux, après mille ans de
gloire et de bienfaits, gisant déracinés et anéantis ; trois mille mo-
nastères des deux sexes abolis, et avec eux tous les collèges,
tous les chapitres, tous les sanctuaires, tous les asiles de la péni-
tence, de la retraite, de l'étude, de la prière.
La France, souillée par dix ans de révolution, venait de se don
ner un maître en la personne d'un jeune vainqueur qui l'avait dé-
livrée en même temps de la licence et de la liberté, qui savait
tout, pouvait tout, et voulait tout ; qui en Italie avait imposé
au Saint-Siège le cruel traité de Tolentino, qui en Egypte avait
caressé l'islamisme, et qui n'était encore connu de l'Eglise, qu'il
allait si glorieusement relever, que pour l'avoir trompée et dé-
pouillée.
La persécution à peine éteinte avait fait place à la victoire
incontestée du mal. La législation, l'éducation, les moeurs^ étaient
en proie à la pratique de toutes les théories du XYIII» siècle. La fa-
mille se décomposait sous l'action du divorce. Dieu avait été chassé
de partout. Pour avoir prononcé son nom, Bernardin de Saint-
Pierre était insulté en pleine Académie. Voltaire eût semblé trop
réservé, et Rousseau trop mystique, au sein de cette société qui
ne se dérobait aux préoccupations de la guerre et à l'infaillibilité
des mathématiques que pour se délecter avec r*arni et Pigault-
Lebrun (1).
Deux ans après, la scène change. La forte main de Napoléon
relève solennellement la religion de Jésus crucifié et ressuscité et
le brillant génie de Chateaubriand remet sous les yeux de la
France les beautés du christianisme. Le grand politique et le
grand écrivain s'inclinent l'un et l'autre devant la croix et par-
tent de là, l'un pour reconstruire en France l'Eglise catholique,
l'autre, pour émouvoir et charmer chrétiennement la société fran-
çaise.
(1) MoNTALEMBERT, Des intérêts catholiques au XIX'> siècle, p. 4.
148 CHAPITRE V
On a fait de nos jours contre le Concordat et le Génie du chris-
tianisme de sérieuses objections. Des catholiques sincères et zélés
relèvent les vices de l'institution concordataire ; ils la trouvent
tantôt incomplète, tantôt tyrannique ; ils lui reprochent de porter
atteinte aux droits de la société religieuse et d'énerver son in-
fluence en entravant sa liberté. D'autres trouvent l'œuvre littéraire
superficielle, insuffisante et, par endroits, fautive. Je suis prêt à
admettre, sur le livre et sur l'institution concordataire, toutes les
objections que voudra élever, tous les défauts que pourra trouver
une sévère critique. Ce concordat a été une œuvre mêlée et im-
parfaite, sujette à de nombreux reproches et à de graves difficul-
tés ; le Génie du christianisme a payé son tribut aux préjugés et
aux faiblesses du temps. Cependant, après l'anarchie et les orgies
révolutionnaires, la reconnaissance solennelle du catholicisme
par l'Etat pouvait seule donner satisfaction au sentiment public
et assurer, à l'influence orthodoxe, la dignité et la stabilité. L'ini-
tiative du Concordat a été grande, et à tout prendre, l'œuvre
est saine : elle a imprimé d'un seul coup, au réveil des âmes, une
sanction et une impulsion qu'aucun autre régime n'eût pu lui
valoir. Quant au livre, malgré ses défauts, sa grande et salutaire
action n'en subsiste pas moins. « Le Génie du christianisme, dit
Guizot, a été, religieusement et littérairement parlant, un écla-
tant et puissant ouvrage; il a fortement remué les âmes, renou-
velé les imaginations, dominé et remis à leur rang les traditions
et les impressions chrétiennes. Il n'y a point de critiques, même
légitimes, qui puissent lui enlever la place qu'il a tenue dans l'his-
toire religieuse et littéraire de son temps et de son pays (1). »
Après Napoléon et Chateaubriand, les premiers que je rencontre
sont deux grands écrivains cathoHques, Louis de Bonald et Joseph
de Maistre. Par une coïncidence remarquable, bien que naturelle,
leurs premiers ouvrages, la Théorie du pouvoir et les Considérations
sur la France, parurent en 1796 et à l'étranger. Les deux auteurs
écrivaient dans la première ardeur de la réaction anti-révolution-
(1) Guizot, Méditations sur l'état actuel de la religion chrétienne, p. 7.
y
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 149
naire ; mais il ne paraît pas que leurs disgrâces privées et les
malheurs publicsaient fait fléchir leurraisonet trembler leur main.
Tous deux grands esprits, moralistes profonds, écrivains éminents,
l'un plus philosophe, l'autre plus théologien. Bonald est un pen-
seur élevé et original, mais subtil, compliqué, enclin à se payer
de combinaisons métaphysiques et de distinctions verbales, et
laborieusement appliqué à ourdir, pour prendre son adversaire,
un vaste filet d'arguments. J. de Maistre, au contraire, foudroie
l'ennemi par ses assertions décisives, ses ironies poignantes, ses
invectives magnifiquement éloquentes : c'est, dans un causeur
charmant, un puissant raisonneur. Bonald s'adresse plutôt aux
esprits d'élite, de Maistre, à tous les esprits cultivés ; tous deux
servent la rénovation chrétienne et accroissent ses forces. Cha-
teaubriand avait charmé les esprits, mais presque sans entrer
dans la sphère plus rigoureuse des dogmes et des lois. Bonald
approfondit davantage le génie des lois; de Maistre, le mystère
des dogmes. J. de iMaistre, de sa main puissante, a surtout abattu
les préjugés du gallicanisme et rendu le pape à la France. Son
livre Du "pape et de V Eglise gallicane est le plus éclatant du XIX^
siècle. Ici, ce n'est plus seulement avec le sentiment et la raison
philosophique qu'on nous établit dans le christianisme, c'est avec
la foi. La foi ne repose pas sur un homme ou sur l'humanité, mais
sur Dieu et sur sa parole positive. Le pape, vicaire de Jésus-Christ,
est le pivot divin de la religion, qui est elle-même le pivot du
inonde et la base de l'histoire.
On a fait, contre ces deux grands écrivains, des objections.
Guizot, entre autres, leur reproche, au nom du libéralisme, d'avoir
établi, entre la religion et la politique, une union trop étroite,
et de n'avoir trouvé à l'anarchie point d'autre remède que le pou-
voir absolu. Ces publicistes n'avaient pas besoin, pour défendre
l'Eglise, de tant se préoccuper de César. Quand la religion est
attaquée dans son essence, elle doit être défendue comme elle a
été fondée, en elle-même et pour elle-même, abstraction faite de
toute considération politique. Mais, en admettant la préoccupa-
tion politique, on ne peut pas prétendre sérieusement que le ser-
150 CHAPITRE V
vice de l'autorité nuise à la bonne fortune de la liberté : liberté et
autorité, c'est la même question sous ces deux aspects, et si l'un
des problèmes est résolu, l'autre trouve sa solution. Il en est
d'ailleurs des livres comme des hommes ; c'est par leurs qualités
qu'ils s'élèvent et dominent, quels que soient leurs défauts, et là
où brillent des qualités supérieures, des défauts n'en détruisent
pas la vertu.
Ces docteurs n'avaient parlé que dans la sphère pacifique des
doctrines ; pour agir sur le monde, il fallait un agitateur. Lamen-
nais fut donné de Dieu aux églises de France pour les réveiller ;
elles secouèrent leur sommeil aux rugissements du lion. Toute
la terre en fut émue, elle n'a pas cessé de l'être. Ce génie, d'abord
aussi solide qu'éloquent, renouvela tout le champ de la doctrine
et fit pénétrer partout la notion du droit pontifical. Nature noble,
mais pleine d'excès, il nous a laissé un ouvrage immortel : il a
tourné avec puissance contre le grossier et vulgaire oubli des
grands intérêts moraux de l'humanité; son Essai sur Vindifféreyice
en matière de religion a porté, à ce vice du temps, un rude coup
et ramené les âmes vers les régions d'en haut. Par des livres de
piété, par des ouvrages de politique et par des articles de jour-
naux, il combattait d'ailleurs toutes les erreurs de son temps ;
âme suave et lutteur opiniâtre, il excellait également à repousser
l'ennemi et à enchanter les âmes. Lui aussi avait fondé sur l'au-
torité seule la foi divine et la société humaine, mais, cherchant à
quel signe l'autorité légitime se fait reconnaître, il plaça ce signe
dans le consentement général et traditionnel du genre humain.
Quand on cherche l'autorité infaillible, ce n'est pas à une source
humaine qu'il faut la prendre. La raison de tous, qu'est-ce autre
chose que la souveraineté du nombre dans l'ordre spirituel, et,
dans l'ordre temporel, la mise en échec de l'autorité. Mais, cet
apôtre de l'autorité et de la raison générale était, en même
temps, un orgueilleux adorateur de sa raison et un démagogue.
Sous la pression des événements, il se fit en lui une transformation
■pleine d'entraînements logiques et d'incohérence morale ; il
n'avait pu amener l'autorité suprême de l'Eglise à admettre son
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANGE 151
principe el dès lors, Tesprit de révolte, qu'il avait sévèrement
maudit, se déchaîna dans son âme, tantôt sous les traits d'une
indignation haineuse contre les puissants et les riches, tantôt
dans les effusions d'une sympathie tendre pour les misères de l'hu^
manité. Dans ce chaos de sentiments contraires, se prétendant
toujours d'accord avec lui-même, le champion de Tautorité devint,
dans rÉtat, le plus impossible des démocrates, et dans l'Eglise,
le plus irrité des rebelles.
Mais telle avait été d'abord la vérité de ses doctrines et la pureté
de ses sentiments que, lui tombé, pas un de ses nombreux disci-
ples ne voulut le suivre. Cet aigle avait attiré à lui une troupe
d'aiglons ; lui foudroyé, ils prirent leur essor, chacun dans sa
sphère ; ou, pour parler sans figure, tous s'ouvrirent des carrières
de travail et entreprirent des œuvres de restauration. La tâche
que Dieu avait assignée dans l'Eglise à cet homme de sa droite,
devint la tâche collective d'une légion de héros. Gousset dans la
théologie, Guéranger dans la liturgie, Bouix dans le droit canon,
Rohrbacher en histoire, Lacordaire dans l'éloquence sacrée, Mon-
talembert à la tribune, Veuillot dans la presse, Bonnetty dans
les revues savantes, Parisis dans la controverse épiscopale : tous
disciples de Lamennais ou nés de son souffle créateur, furent, pour
l'achèvement de son œuvre, les hommes de Dieu. Dieu, pendant
longtemps, nous avait fait, suivant l'expression du prophète, le
pain court et l'eau brève ; à cette heure solennelle, il prodigue
les lumières de son amour, les grâces de sa puissance et fait écla-
ter notre salut, comme par un coup d'Etat. Temps glorieux par
cette réunion d'hommes brûlants d'un feu sacré, temps généreux
par la beauté de leur union et les sympathies de leur zèle, temps
féconds, car il plut à Dieu de nous faire voir alors, dans les merveilles
de la charité, les splendeurs de la foi elles aspirations des grandes
espérances.
Je n'ai pas à raconter ici l'histoire de ces temps illustres ni à
rendre compte des œuvres qui en assurent la gloire : je dois venir
ailleurs à ce doux travail : à ce moment j'ai un rôle plus ingrat,
c'est de montrer comment les pensées téméraires, fausses, et,
152 CHAPITRE V
selon moi, hérétiques du catholicisme libéral vinrent prendre à
revers ce monument de renaissance, jeter la division parmi les
champions de la sainte Eglise, entraver d'abord, puis presque
anéantir, en tout cas fortement compromettre les fruits de ces
belles œuvres et consumer en pure perte, sur le champ obscur de
la métaphysique sociale, le plus pur de nos forces.
Au moins on me permettra d'emprunter ici, à Montalembert, le
procès-verbal éloquent des œuvres de ces magnanimes soldats de
Dieu, C'est une transformation, presque instantanée, qui frappe tous
les esprits. La France est-elle bien encore ce pays qui semblait, il
y a trente ans, il y a dix ans même, n'avoir pas assez de dédain
pour l'influence du clergé, pas assez de répugnance pour les ins-
titutions religieuses. Qu'est devenue cette formidable impopularité
qui se ruait sur la moindre manifestation de la pensée et de l'action
catholique ? Où sont passés les historiens, les pamphlétaires qui
trouvaient, dans la résurrection de vieilles diatribes contre les
prêtres et les moines, une source intarissable de profit et d'hon-
neur? On eût dit qu'il n'y avait d'écho, de crédit que pour leurs
invectives"; et voici que l'Eglise apparaît plus forte, plus aimée,
plus populaire qu'à aucune autre époque de l'histoire moderne.
Livres et journaux s'accordaient naguère à exclure la religion de
toute discussion sérieuse, à résoudre toutes les questions religieu-
ses par la négation des droits de Dieu ou à les étouffer par la
conspiration du silence. Et aujourd'hui c'est à qui parlera plus
haut de Dieu, à qui s'inclinera plus bas devant l'Eglise ! Tous les
pouvoirs qui se succèdent invoquent son appui et sa sympathie ;
tous lui témoignent tour à tour leur respect, leur confiance, leur
dévouement ; tous se disputent l'honneur de proclamer son indis-
pensable influence et de relâcher, sinon d'anéantir, ses anciennes
entraves. Nous autres, pauvres ilotes de la vie politique, si long-
temps relégués au rang des rêveurs dédaignés et des pétitionnaires
importuns, nous avons assez triomphé, non pas certes pour toujours
ni même pour longtemps, mais assez pour connaître l'étendue de
nos conquêtes, le secret de nos forces et la valeur de notre appui.
La liberté de l'enseignement, si longtemps réclamée en vain, va
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 153
être 011 partie conquise, elle sera votée par les mains mêmes qui
l'avaient refusée le plus opiniâtrement. On va offrir aux évêques
plus de maisons qu'ils n'en peuvent diriger, aux jésuites plus d'é-
lèves qu'ils n'en peuvent instruire. Aux jésuites, avons-nous dit?
Oui, ces jésuites, à si peu d'années de tous les efforts tentés à Paris
et à Rome pour obtenir leur dispersion, les voilà tranquillement
investis du seul droit qu'ils aient jamais réclamé, du droit de se
dévouer au salut des âmes. Les voilà consacrés eux-mêmes par
l'autorité publique aux missions les plus conformes à l'infatigable
flexibilité de leur institut : au gouvernement des colonies d'en-
fants à Alger, à la réforme des colonies pénitentiaires àCayenne.
Pour les autres ordres religieux, ils se rétablissent sur le sol d'où
les bannissaient tant de lois encore inscrites dans nos codes révolu-
tionnaires.
Nos évêques à qui l'on interdisait naguère de s'entendre même
par écrit, ont pu se réunir librement, et donner à la chrétienté
étonnée le spectacle de treize conciles provinciaux, célébrés avec
toute la majesté de l'ancien droit, et tous rivalisant de zèle et d'é-
loquence dans l'expression de leur sollicitude pour les intérêts mo-
raux de la France, de leur dévouement aux prérogatives du Saint-
Siège. Je n'ignore pas que ces conquêtes de la liberté catholique
ne sont plus, ou ne sont pas encore, placées sous la sanction des
lois ; que les articles organiques, si indignement accolés au texte
sacré du Concordat, ne sont pas abrogés ; que plus d'une arme re-
doutable sommeille dans l'arsenal de la législation ; mais dans un
pays où le droit écrit est condamné à subir des variations si promp-
tes et si fréquentes, il est permis de regarder les faits qu'on vient de
rappeler comme pourvus d'une autorité sérieuse et incontestable.
Il y a d'ailleurs des faits qui sont des actes, destinés à signaler
toute une époque et à prendre rang parmi les plus précieux sou-
venirs et les plus irrécusables engagements d'une grande nation .
Telles sont les éloquentes protestations de dévouement à l'Eglise
que le chef de l'Etat a si souvent renouvelées depuis sa première
candidature à la dignité suprême ; tels sont les témoignages de
respect et de sympathie prodigués, dans toutes les occasions, par
154 CHAPITRE V
l'immense majorité de l'Assemblée constituante et de l'Assemblée
législative, à la religion catholique ; telle est l'expédition de Rome
décrétée par nos votes, accomplie par nos armes ; telle est surtout
cette fin sublime de l'archevêque de Paris, marquée au coin d'une
si héroïque simplicité, qui a jeté au milieu de nos discordes civiles
un reflet des âges héroïques de l'Eglise. C'est pour la plus grande
gloire du catholicisme et de la France que s'est répandue dans
tout l'univers, jusque dans les sierras de l'Amérique espagnole et
les îles éparsesde la Polynésie, comme la plus touchante et la plus
véridique des légendes, l'histoire de cet évêque mort pour Vamour
de Dieu et des français...
Enfin, ce qui couronne cette renaissance catholique à laquelle
nous avons le bonheur d'assister, c'est la place qu'ont reprise
Rome et la papauté dans le monde. Certes, il faut remonter bien
haut dans l'histoire pour retrouver un temps où le Saint-Siège ait
occupé, ému, dominé les esprits, comme depuis que Pie IX y est
monté. Destiné, comme celui dont il est le vicaire, à passer, pen-
dant sa vie mortelle, par toutes les vicissitudes de la grandeur et
de la douleur, tantôt investi de la popularité la plus enivrante,
tantôt assiégé dans son palais, fugitif, exilé, il n'a cessé de fixer les
regards du monde et de constater l'incomparable majesté du pon-
tificat romain, soit en réveillant les sympathies des indifférents et
des incrédules, soit en provoquant, dans l'épiscopat et chez tous
les fidèles, les manifestations d'une union dans l'obéissance et
d'une subordination à l'Eglise mère et maîtresse, qui n'a pas été
surpassée dans les plus beaux temps du moyen âge. Digne d'ai-
mer et de comprendre la liberté, il a voulu en doter, dans la
mesure du juste et du bien, un peuple que les agitations démocra-
tiques en ont rendu profondément incapable. Mais au plus fort des
entraînements de cette position difficile, par la célèbre allocution
du 29 avril, qui brilla comme un premier rayon de lumière et de
vérité à travers les ténèbres de 1848, et en refusant de déclarer la
guerre à l'Autriche, il a su montrer que jamais la politique ne lui
ferait oublier la sublime neutralité du père commun de toutes les
nations. Bien au-dessus des réformes politiques, dont sa sollicitude
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 155
s'occupait à si juste titre, il a placé les réformes ecclésiastiques
et les intérêts spirituels commis à sa garde. Pendant que toute
l'Europe se préoccupe de son sort, et pendant que l'on proclame à
Rome sa déchéance et la création de la république, lui, calme et
libre au fond de son exil, à Gaëte , les yeux fixés sur le ciel, et le
cœur uniquement préoccupé du gouvernement des âmes et des de-
voirs de sa charge apostolique, adresse à tous les évoques de l'uni-
vers une bulle destinée à hâter le moment où la doctrine de l'Im-
maculée Conception sera érigée en article de foi. Ramené dans
Rome affranchie par la valeur française, avec le concours des
armes de l'Espagne, de l'Autriche et de Naples, il y rétablit son au-
torité paternelle, à l'ombre de ce drapeau tricolore, qui avait jadis
présidé à l'enlèvement de Pie YI et de Pie YII. Les secrets de l'avenir
sont à Dieu ; mais quelle que soit l'issue de l'occupation française,
la prise de Rome et le rétablissement du pouvoir pontifical par l'ar-
mée de la république répondent aux plus grands souvenirs de l'E-
glise et de la France. Celui qui a vu nos soldats agenouillés, dans
leur force et dans leur simplicité, sur la place du Vatican, inclinant
leurs bannières libératrices, ayant devant eux Saint-Pierre, la ca-
thédrale du monde, sous leurs pieds la poussière des martyrs, sur
leur tête la main de Pie IX étendue pour les bénir, celui-là peut se
direqu'il a vu le plus beau spectacle que puisse éclairer le soleil ;
et il ne lui reste qu'à répéter avec l'accent d'une reconnaissante
admiration, les paroles gravées par Sixte-Quint sur l'obélisque de
Néron : YlCIT LEO DE TRIBU JUDA : FUGITE PARTES ADVERSAE. CnRlSTUS
VINCIT, ChRISTUS REGNAT, CURISTUS AB OMNI MALO PLEBEM SUAM DEFEN-
DAT (1).
Si je détache mes regards du tableau dressé par Montalembert
pour les fixer sur la situation actuelle de la France, il me semble
que les cinquante premières années du siècle ont disparu et que
le second cinquantenaire doit nous ramener à ses commencements.
Rien plus, on dirait qu'allant de l'Empire au Consulat, nous re-
montons vers les turpitudes du Directoire et les boucheries de la
(1) Montalembert, Des intérêts catholiques au XIX^ siècle, p. 26 et 31.
156 CHAPITRE V
Convention. Les Jésuites sont proscrits, les autres ordres religieux
sont frappés de dispersion ; les catholiques, suivant le mot récent
d'un démagogue, sont hors la loi. Cette liberté d'enseignement qui
rayonnait dans ses degrés inférieurs et qui promettait de se couron-
ner avec gloire par la reconstitution des universités, a été détruite.
Les universités, un instant admises, sont interdites; les collèges
libres et les séminaires sont soumis à des rigueurs draconiennes ;
dans les écoles primaires, la gratuité aggrave le poids des im-
pots, l'obligation porte atteinte au droit des familles, la laïcité
entraine la proscription des frères et des sœurs, le retour à l'a-
théisme pédagogique, la corruption dans les berceaux. Sous pré-
texte d'une neutralité impossible, on forme, dans les écoles nor-
males, de jeunes maîtres qui seront, par la parole et par l'exemple,
des prédicateurs d'impiété. Avec le mot barbare de laïcisation,
vous voyez exclure les religieuses des hôpitaux, des hospices, des
orphelinats, des salles d'asile et mettre à leur place des merce-
naires sans dévouement quand elles ne sont pas sans vertu. Nul
souci de religion de la part des pouvoirs publics, mais plutôt un
athéisme, hautain et persécuteur, descendant des hauteurs par la
hiérarchie des fonctionnaires et poussant les populations au ma-
térialisme pratique. Plus d'aumôniers pour les soldats, plus de
dimanche pour le peuple. La foi s'en va, les mœurs s'avachissent,
les intérêts sont tous en péril. L'agriculture agonise, l'industrie
végète, le commerce se ralentit. La liberté, ôtée à la vertu, est
octroyée à tous les genres de prostitution. D'incessantes élections
jettent aux masses souffrantes des promesses chimériques et de
misérables provocations tantôt à l'anarchie, tantôt au socialisme.
Les vieilles haines sont ravivées avec un art scélérat, des essais
de séditions, des grèves, des discours de club, des écliauffourées
de carrefour soulèvent les masses populaires. Robespierre peut
venir avec sa machine ; la France est à ses pieds.
D'où vient cette fin de siècle répondant si mal à ses commence-
ments ? La mobilité naturelle des choses humaines, l'inclination
naturelle des hommes au mal ont fourni, sans doute, à ce retour
offensif, leur éternel aliment et la bonne fortune des occasions, Le
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 157
jeu destructeur des révolutions politiques, l'incurie ou la compli-
cité des gouvernements, la mollesse et l'irréflexion des masses
n'ont pas manqué d'aggraver les torts de ces bonnes ou mauvaises
fortunes. Louis-Philippe, le premier, fit de la corruption un ins-
trument de règne. Sous le rapport de la corruption, Napoléon III
ne fut qu'un Louis-Philippe II et son aigle était encore plus libidi-
neux, plus vorace, plus incontinent que le coq gaulois. La seconde
république ouvrit, à l'anarchie et au socialisme, le puits de Tabîme ;
la troisième n'a paru venir aux affaires que pour déchaîner les
tempêtes. Toutes les illusions et les impuretés de l'esprit humain,
toutes les bassesses et toutes les lâchetés du cœur, toutes les illu-
sions et toutes les ambitions de la vie publique, toutes les entre-
prises du socialisme et de l'anarchie : c'est cela même qu'elle a
pris pour raison d'être. Un peuple sans Dieu, une nation sans
culte, un assemblage incohérent d'imbéciles, de voleurs et de
viveurs : c'est, ce semble, l'idéal dont elle poursuit la réalisation.
Ces visées ne sont point un mystère ; mais enfin comment des
aspirations si monstrueuses ont-elles pu affronter le grand jour de
la vie publique et caresser l'espérance du succès?
Le ^9 août 1852, Louis-Napoléon écrivait à l'abbé de Ségur :
u Je suis heureux de savoir que le Saint Père est toujours animé
des mêmes sentiments à mon égard. Nous avons bien besoin que
son esprit supérieur et élevé plane au-dessus de toutes les petites
rivalités qui entretiennent dans le clergé des dissensions déplora-
bles. Depuis que vous m'avez écrit, j'ai pu me convaincre que ce
ne sont pas les évêques les plus gallicans qui se montrent froissés
des mesures prises ou tolérées à Rome, mais, au contraire, les
hommes les plus modelées et les plus distingués de Tépiscopat.
Aujourd'hui le plus difficile de ma lâche reste encore à accomplir ;
car le plus difficile n'est pas de vaincre, mais d'assurer la vic-
toire. J'ai triomphé du socialisme avec les principes de religion et
d'autorité. Dieu veuille que les hommes qui représentent ces prin-
cipes se soutiennent toujours mutuellement et qu'ils ne se fassent
jamaîa la guerre ; car ce ne seraient que nos ennemis communs (\m
158 CHAPITRE V
pourraient en profiter (1) ». Ces remarquables paroles ouvrent un
jour sur les obscurités de la situation.
Le coup d'Etat du 2 décembre avait produit, parmi les catholi-
ques militants, une scission. Les uns, fidèles aux anciennes consi-
gnes de l'orthodoxie, voulaient qu'on gardât la paix, là où le
combat avait cessé, et qu'on soutînt la lutte là où continuait l'a-
gression ; les autres voulaient déserter l'ancienne voie de la con-
troverse, pour reprendre le drapeau et l'allure des partis politiques.
Ces derniers, vétérans des assemblées parlementaires, avaient vu
avec déplaisir s'inaugurer un régime qui leur promettait de trop
longues vacances. Dans leur modestie, ils se croyaient appelés au
gouvernement du pays et assez forts pour le mener d'une main
sage. Leur but immédiat était que les catholiques se formassent en
ordre de bataille pour un combat injuste et impossible sur le ter-
rain politique, mais qu'ils consentissent à s'annuler dans une
alliance incompréhensible et impossible sur le terrain des idées
religieuses. D'après ce système, les catholiques eussent dû s'opposer
à qui ne leur voulait point de mal et se lier à qui ne leur voulait
pas de bien. C'eût été un coup habile de se tenir dans une hostilité
au moins stérile et frivole à l'égard d'un gouvernement qui faisait
profession de foi à la divinité de Jésus-Christ et qui reconnaissait
plus largement qu'on ne l'avait fait depuis longtemps les droits
de l'Eglise ; et d'aller former nous ne savons quel pacte avec de
vieux politiques et de vieux sophistes qui ne parlaient que pour se
séparer de l'Eglise, du Saint-Siège et de Jésus-Christ. Et l'on eût fait
un beau coup de haute tactique pour procurer àla religion les avan-
tages du régime parlementaire, lorsque le régime parlementaire
eut été rétabli par le génie et les forces combinées d'une fusion
impossible entre les d'Orléans et la légitimité.
Des hommes animés de la généreuse pensée de servir la liberté
de l'Eglise, séparés un instant par les lois Falloux, divisés plus
profondément par le coup d'Etat, en vinrent à la discussion, et
en discutant s'aigrirent. La discussion, tombée en contradiction,
(1) Ségur, Souvenirs et récits d\in frère, l. I, p. 190.
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 159
produisit l'incertitude. La division certes était regrettable ; Tin-
certitude qui en résultait devait être funeste. Là devait se dissou-
dre ce qu'on a appelé le parti catholique, c'est-à-dire ce noyau de
chrétiens zélés, qui, plaçant au-dessus de tout l'intérêt religieux,
avaient voulu former une milice au service de l'Eglise, et parPen-
semble de leurs efforts, procurer sa liberté, son accroissement et
son triomphe.
En dehors des œuvres ordinaires de foi et de piété, il n'y eut
plus une marche commune, une ligne politique à suivre. Des frères
cessèrent de s'allier et devinrent bientôt des ennemis. Sur quel
point précis reparaît leur dissentiment.
Des deux écoles « Tune, dit Veuillot, propose une sorte d'hosti-
lité mal définie contre l'ordre politique actuel et une espèce d'al-
liance ambiguë avec les nuances modéréesde l'esprit philosophique
et parlementaire; l'autre, croyant rester dans la tradition du parti
catholique, accepte les faits, refuse de pactiser avec des doctrines
qui lui paraissent également dangereuses en politique et en reli-
gion ; le dissentiment paraît léger ; au fond il est immense. D'une
part, en effet, on adopte le symbole de 1789, et, tout en se flattant
de le ramener au Christianisme, on est involontairement entraîné à
en adopter les conséquences les plus anti-chrétiennes ; de l'autre,
on rejette le prétendu évangile, qui substitue à la vérité religieuse
et politique, les incertaines conceptions et le mobile gouvernement
de la raison humaine. Les uns croient que la société peut faire son
chemin vers Dieu,rfrt7î.s les voies que la Révolution a ouvertes; les
autres disent que ces voies mènenl aux abîmes, que le christia-
nisme s'en affaiblira^ que cet affaiblissement du christianisme sera
la ruine de la liberté et de la société » (1).
Voilà, quant aux faits, les points de dissentiment des deux éco-
les ; si l'on se rappelle ce que nous disions plus haut, on verra que,
sauf l'opposition des idées, Dupanloup et Veuillot sont d'accord
pour la détermination de l'objet de la querelle. C'est sur une ap-
préciation contradictoire de 89 que naît la divergence ; de là, [on
(1) Louis Veuillot, Mélanges, t. I, p. II.
160 CHAPITRE V
passe à des jugements contraires sur les hommes et sur les choses
du temps, suivant qu'ils sont plus ou moins sympathiques ou
hostiles aux doctrines de la Révolution. De la divergence d'idées,
on passe à la guerre lorsqu'il s'agit de savoir si l'on doit, oui ou
non, se raUier à l'Empire, ou plutôt s'abstenir de le combattre.
Mais en perçant Fécorce des faits, en poussant au delà des vues
des combattants, ce qui est en cause, c'est la question de savoir
si l'Eglise doit exercer quelque action sur les peuples, si Jésus-
Christ est le législateur des nations rachetées et si Dieu, son Père,
doit garder, sur l'évolution de Tordre social, la plénitude de son
autorité divine. En d'autres termes, il s'agit au fond de savoir si
l'Evangile a été apporté au monde seulement pour le salut des
particuliers, et s'il n'est pas obligatoire également pour la société
publique, au moins lorsqu'elle se compose de chrétiens.
Les idées ne se précisent point tout d'abord avec cette décision
et ce radicalisme. On se tint plutôt sur les extrêmes conséquences
et ce n'est que de fil en aiguille, qu'on devait remonter plus tard
aux principes. En présence des principes, l'évidence des solutions
frappe les regards ; sur le terrain, plus obscur, des conséquences,
les batailles devaient plus facilement s'engager, et grâce à l'obs-
curité des points en litige, favoriser l'ardeur des adversaires. Des
hommes éminents brillaient à la tête des deux écoles. A la tête de
l'école libérale, vous voyez Montalembert, le fondateur de l'Ecole
libre, le vaillant champion de l'Eglise à la Chambre des pairs ; son
livre Des intérêts catholiques au XIX^ siècle, avait donné le signal
du débat et sonné le coup de clairon de longues polémiques. A la
tête de l'école simplement mais résolument catholique, brillait
d'un non moins vif éclat Louis Veuillot, Pinlrépide croyant, l'in-
comparable polémiste, dont la plume devait valoir, pour l'Eglise,
plus que vingt épées. Les idées de Montalembert avaient pour
organe le Correspondant ; les principes de Yeuillot avaient pour
arène V Univers. Au-dessous de Montalembert, des écrivains ha-
biles, Théophile Foisset, Albert de Broglie, Alfred de Falloux, Co-
chin, et dans la coulisse, Dupanloup, évêque d'Orléans, disaient
tout ce qui se peut dire, soit pour l'alliance avec les parlementai-
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 161
res, comme Thiers et Guizot, et les philosophes, comme Villemain
et Cousin ; soit contre les idées et les sentiments des catholiques
qui n'agréaient point cette alliance. La rédaction de VUnivers,
moins brillante alors par les noms de ses disciples, était plus forte
par le nombre de ses adhérents, par l'autorité de ses ancêtres,
tels que le comte de Maistre et Bonald, et par la qualité de ses
palrons, Gerbet, Salinis, Parisis et le cardinal Gousset. On peut
ajouter, sans indiscrétion, que cette humble phalange ralliait à peu
près tous les prêtres les plus instruits du clergé français, Rohr-
hacher, Combalot, Bouix, Guéranger, et qu'elle avait pour chef
invisible, mais présent, le chef même de l'Eglise, l'immortel Pie IX.
Le premier point par où les catholiques libéraux soulignèrent
leur dissentiment, ce fut la mise au rancart des patrons contem-
porains de la cause catholique. Je ne parle pas de Chateaubriand ,
trop mélangé, trop amphibie pour ne pas offrir simultanément
des attaches aux deux partis; je ne parle pas non plus de La-
mennais, qui avait soutenu successivement sur la société moderne
deux opinions contradictoires et que les partis devaient se jeter
à la tête, jusqu'à ce que le nouveau Tertullien ramenât, par
l'attrait de la séduction, à son symbole foudroyé, non pas les
disciples qui Pavaient déserté, mais les adversaires qui l'avaient
maudit. Je parle de Donozo Cortès, marquis de Yaldégamas, dis-
ciple de S. Augustin, dont le génie rendait des oracles embarras-
sants pour les nouveaux docteurs et qu'ils écartèrent comme un
pestiféré. Je parle de Jacques Balmès, le grand philosophe espa-
gnol, à qui les libéraux avaient d'abord souri très affectueusement
pour l'amener à leur coterie, mais qu'ils rejetèrent aussitôt qu'il
refusa de s'engager dans cette petite église de conspirateurs. Je
parle surtout du vicomte de Bonald et du comte de Maistre, deux
grands esprits qui avaient parcouru les horizons ouverts par le
Génie du christianisme, précisé les doctrines avec une lucidité
victorieuse et soutenu la sainte cause de Jésus-Christ, roi des na-
tions, avec les ressources réunies de la philosophie, du droit et de
l'histoire. On les enterra incognito ; désormais il ne devait plus
se compter d'hommes éminents dans nos églises, que Dupan-
162 ' CHAPITRE V
loup, Monlalemberl, Foisset, Broglie, Cochin, Falloux et les au-
tres, déclarés tels par Cochin, Broglie, Falloux, Foisset, Monta-
lembert et Dupanloup. D'un côté, le catholicisme libéral tint
école de mépris ; de l'autre, il ouvrit une école d'admiration mu-
tuelle. Suivant l'usage de toutes les petites coteries, engagées
dans de mauvaises voies, on eut pour maxime le vœu classique :
Nul naura de Ves'prit, hors nous et nos amis.
Le second point par où s'accusa le dissentiment, ce fut la guerre
acharnée, sotte et déloyale qui fut déclarée à V Univers, tout spé-
cialement à Yeuillot. Veuillot fut, à la lettre, le bouc émissaire de
tous les péchés que n'avait pas commis Israël. Pendant que les
impies plaisantaient grossièrement sur sa figure labourée par la
vérole, sur le temps où il touchait quinze cents francs, comme
scribe au ministère, sur les fines parties qu'ils prêtaient à sa sen-
sualité et s'oubliaient jusqu'à insulter sa mère, les catholiques li-
béraux lui reprochaient le fanatisme et la servilité ; ils l'accusaient
d'être Fennemi de la raison, de la société moderne, de toute li-
berté religieuse, de toute liberté politique ; ils lui reprochaient
de provoquer une réaction anti-chrétienne, de ramener les ténè-
bres, de vouloir étouffer Fesprit humain entre le corps de garde et
la sacristie, enfin d'éloigner les Académiciens de l'Eglise, de creu-
ser un abîme entre l'Eglise et la société moderne, de provoquer
par l'injure et l'injustice des représailles qu'il eût mieux valu ne
point mériter. Toutes ces invectives, certainement injustes et
injurieuses, étaient signées, Foisset, Broglie, Lacordaire et Monta*
lembert. Falloux, pour son compte, écrivit une soi-disant histoire
du parti catholique, où, par une série de réticences, d'exagéra-
tions calculées et d'affirmations sans preuves, il faisait de Veuillot
un grand criminel et de V Univers le déversoir de toutes les insa-
nités et impuretés de l'esprit humain. Et le pire, c'est que toutes
ces absurdes violences étaient déchaînées contre Veuillot^ mais pas
toujours pour son compte personnel, plus souvent pour des évo-
ques qu'on n'osait pas découvrir, et surtout pour le pape qu'on
n'osait pas désigner même par une allusion. Dans tous les cas, les
impies qui veulent attaquer l'Eglise et le Saint-Siège peuvent aller
LA RENOVATION CATllOLIOUE EN FRANCE 163
fourbir des armes dans cet atelier de mensonges académiques ;
ils trouveront là, comme dans Mosheim ou dans Voltaire, toutes
les choses ineptes, grossières, violentes qui se peuvent vomir
contre la religion ; seulement ici elles sont mises dans une forme
moins répugnante, vernies et damassées de façon à plaire aux
esprits cultivés, mais restés vils sous le vernis de leur fausse cul-
ture. C'est là au surplus que commence, contre les catholiques, ce
torrent d'iniquités devenu aujourd'hui une grande mer, qui menace
de tout ensevelir sous ses flots. Les énergumènes du conseil muni-
cipal de Paris ont, pour premiers précurseurs, les catholiques libé-
raux.
Tout ce fatras d'inventions peut-il se colorer même d'un prétexte?
En principe, non. L'inimitié entre Jésus-Christ et le monde, entre
les passions et la croix, est irréductible. Depuisl'ère de grâce, ton-
jours, sous une forme ou sous une autre, la chair sera rebelle à
l'esprit et les rébellions de la chair trouveront, dans la société,
des forces organisées, prêtes à off'rir, contre la religion, leur con-
cours. Protestantisme, jansénisme, gallicanisme, libéralisme, radi-
calisme, ce ne sont là que les divers noms d'une même erreur plus
ou moins développée, dont le trait commun est que, sous des noms
difl'érents, elle caresse toujours les bassesses du cœur. S'exposera
ses avanies, c'est un acte de vertu ; les encourir, c'est une gloire.
Au contraire, baisser pavillon devant le cri grossier des passions
humaines, c'est un contre-sens; et transiger, c'est trahir.
En fait, ce n'esliitisY Univers qui avait excité les violences inju-
rieuses des ennemis de TEglise. La rédaction de V Univers se com-
posait alors d'écrivains trop peu en vue ; l'impiété les craignait, à
cause de leur foi, mais ne s'abusait pas complètement sur leur
faiblesse numérique. L'Etat et l'Université, dans la presse, dans les
livres, aux deux tribunes, partout, s'indignaient et s'irritaient contre
des personnages, autrement considérables, à qui V Univers servait
de porte-voix. C'étaient les manifestations successives des évêques>
le zèle du clergé, le grand éclat du talent de Montalembert, la re-
naissance des ordres religieux, les succès retentissants du P. de
Ravignan et du P. Lacordaire, qui excitaient les alarmes et les
164 CHAPITRE V
fureurs. Rappellerons-nous les mots du temps? Personne ne doit
les oublier. On parlait de V émeute épiscopale ; on se récriait contre
les calomnies du clergé ; quand il paraissait une nouvelle lettre de
l'évêque de Chartres, une nouvelle brochure de Tévêque de Lan-
gres, les journaux impies s'étonnaient de l'insolence de ces gens-là
et les rappelaient à la pratique de l'Evangile. Le Journal. des Débals
disait au P. de Ravignan : « Que m'importent vos vertus, si vous
m'apportez la peste »? Le National disait aux religieux qui invo-
quaient le droit commun : « On ne vous doit que l'expulsion ».
Etait-ce V Univers qui soulevait ces tempêtes d'outrages ? Les écrits
des évêques, particulièrement ceux des plus fermes et des plus
vénérés, les discours de Montalembert, quelques brochures dues à
quelques membres de la compagnie de Jésus ou à des prêtres res-
pectables, comme Combalot et le chanoine Souchet, les pàques de
Notre-Dame, la robe blanche du P. Lacordaire, restaurateur de
l'ordre où l'on prenait les inquisiteurs, soulevaient plus de cla-
meurs que tous les articles de V Univers, parce qu'ils inspiraient, à
juste titre, beaucoup plus d'effroi. U Univers n'eut part à ces ou-
trages que pour sa brave et loyale participation à tous les exploits
de la croisade catholique. Les partisans du monopole universitaire,
au surplus, n'avaient pas besoin d'excitation pour s'élever vio-
lemment contre les catholiques. La revendication des droits de
l'homme, du citoyen, du chrétien, du père de famille suffisait
amplement pour exaspérer ces tristes persécuteurs. Que l'on relise
seulement leurs livres! En nommer les principaux auteurs, les
Michelet, les Quinet, les Libri et d'autres, c'est assez rappeler
que l'on avait affaire àdes esprits et à des passions qui ne se piquaient
point de scrupule, qui n'attendaient nullement d'être provoqués,
pour tout se permettre en fait d'injures et de violences. Oui, sans
doute, on a pu quelquefois déchirer avec colère ces tissus grossiers
qui enveloppaient d'infamies ce que les chrétiens ont de plus res-
pectable et de plus cher, et l'on peut regretter parfois ces indigna-
tions, ces révoltes d'enfants qui voient outrager leur mère. Heureux
ceux qui purent éviter toute faute autrement qu'en se retirant de
la lutte ou en gardant le silence ! Si l'Eglise n'avait pas eu d'autres
'
LA RÉNOVATION CATHOLIQUE EN FRANCE 165
soldats, elle n'eiit pas été suffisamment défendue, ni même toujours
représentée. Pour nous, si nous avions à blâmer quelqu'un, nous
blcàmerions d'abord ces athlètes à rebours qui, pouvant combattre
avec les plus humbles soldats, poussèrent l'héroïsme tout juste à
l'abstention. Mais que les coups cruels et méchants, portés par les
impies, aient été mérités, qu'on puisse les qualifier de représailles,
que l'injure et l'injustice des catholiques les aient attirés trop sou-
vent par des excès ; que, parmi ces catholiques et dans ce cœur du
camp si persévérant, si dévoué, si désintéressé, d'où personne à
l'heure du triomphe n'est sorti pour tendre la main aux récom-
penses, que là, il y ait eu des plus dignes et des moins dignes, c'est
ce qui n'est point vrai. L'histoire ne trouve ici d'indignes que ceux
qui osent bien élever de pareilles accusations.
CHAPITRE YI
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LTBÉHAL ; SES PRINCIPAUX MEMBRES,
SON GREE ; LEURS COMMUNES DOCTRINES.
« Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les em-
pires; à qui seul appartiennent la gloire, la majesté, l'indépen-
dance, est aussi le seul qui sache faire la loi aux rois et leur
donner, quand il lui plait, de grandes et terribles leçons. » La
leçon qu'il donne de préférence, aux rois qui veulent s'affranchir
de son règne, c'est de les précipiter du trône où il les a fait monter
pour son service. Spectacle étrange, mais encore plus instructif!
depuis trois siècles, c'est la tendance des pouvoirs civils de se sé-
parer de l'Eglise et d'assurer à leur puissance l'irresponsabilité ;
mais plus ils croient affermir et grandir leur puissance, plus ils la
rendent fragile et éphémère ; et si l'histoire était encore la maî-
tresse de la vie, il suffirait aux princes, pour venir à résipiscence,
de prêter l'oreille à ses enseignements. Louis XVI à Téchafaud,
Napoléon à Ste-Hélène, Charles X à Holyrood, Louis-Philippe à
Claremont (Napoléon III à Wilhemshohe, plus tard), voilà, en 1848,
le bilan des succès du césarisme. Le procédé pour l'expulsion des
princes se simplifie même à vue d'œil ; pour le dernier en date, il
suffit de le mettre en voiture et : Fouette, cocher ! Les couronnes
royales sont le jouet de la Révolution.
Or, c'est en présence de cette fréquence des révolutions et de cette
fragilité des pouvoirs publics que commence à se former le groupe
catholique libéral, le groupe qui offre, pour le salut des âmes et
le progrès des nations, à l'éternelle religion et à l'invieillissable
Eglise, l'alliance avec ses pouvoirs séparés duChrist, voués d'avance
aux dieux infernaux de la démagogie. Certes, l'idée est étrange,
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 167
mais le fait ne comporte pas de dénégation, et, s'il plaide les cir-
constances atténuantes de paix, de rapprochements éventuels, de
nécessité urgente, nous verrons ce que ces prétextes valent pour
excuse.
Le premier, après Lamennais, qui esquissa ce programme de
pacification et d'aventures, fut l'abbé Dupanloup. Dupanloup rallia
Falloux el, Montalembert ; par Montalembert et Falloux, il recruta
Lacordaire, Broglie, Foisset, Cochin, Gratry et l'escadron volant
de petits brochuriens ; par ses intrigues, il prit pied dans l'épis-
copat qu'il scinda en deux ; par sa stratégie, il souleva à peu près
toutes les affaires contentieuses, ou s'y ingéra assez promptement
pour y jouer son rôle, et, pendant trente années, enraya le mou-
vement de réveil chrétien et de rénovation catholique dont Lamen-
nais avait produit l'ébranlement.
Nous devons faire, avec tous ces personnages, connaissance som-
maire et indiquer la profession de foi dont ils ne devaient plus se
départir.
L Félix-Antoine-Philibert Dupanloup naquit à Saint-Félix, en
Savoie, le 2 janvier 1802. Sa mère était la malheureuse nièce d'un
prêtre ; le père était inconnu ou, du moins, non déclaré ; on paya
un pauvre diable pour endosser la responsabilité officielle de la
bAtardise, mais il ne remplit, bien entendu, aucun des devoirs de
la paternité. Cette tache ne devait pas gêner la fortune de l'enfant,
au contraire ; mais elle donna à son âme je ne sais quel tempéra-
ment bràtard qui la prédestinait aux rôles d'intrigue et de compro-
mis où il passera maître. Félix fut élevé uniquement par sa mère
et grandit jusqu'à huit ans au milieu des montagnes : l'âme de la
pauvre femme déteignit sur la sensibilité du fils et la vie de monta-
gnard lui donna le tempérament robuste, l'humeur fière, ce quel-
que chose de violent et de brutal qu'il garda toujours, malgré ses
partis pris de conciliation et son soi-disant esprit de paix. A neuf
ans, il fut amené à Paris, envoyé à Sainte-Barbe, puis à la petite
communauté de la rue du Regard ; avec son âme simple, son esprit
vif et sa vigoureuse constitution, le petit Dupanloup fut ce qu'on
appelle un travailleur. Dès le début, il adopta, pour le travail,
1G8 CHAPITRE VI
cette méthode qu'il devait appliquer à tout: au lieu de beaucoup
réfléchir, il voulait tout lire et toujours écrire. Pour la moindre
chose, il amassait des cahiers de notes, les rédigeait en partie, et
au lieu d'illuminer son esprit par la compréhension, s'appliquait
surtout à l'emplir comme un magasin. Du reste, régulier, pieux,
aimé des maîtres, couronné aux distributions de prix, un petit
phénix, chargé comme un mulet et portant sa charge avec désin-
volture : tel fut le jeune Dupanloup.
Il serait facile d'écrire longuement sa vie. Peu d'auteurs ont,
autant que lui, parlé d'eux dans leurs ouvi'ages et, comme il a
beaucoup écrit, môme des méditations pieuses ; comme il s'admi-
rait naturellement beaucoup, il n'y a, pour composer son panégy-
rique, qu'à se baisser. Cette tâche a été remplie par un valet de
plume, trois volumes durant : il n'est pas malaisé d'en donner
l'analyse. Dupanloup fut un écolier sublime, un étudiant en théo-
logie incomparable, un catéchiste tel qu'on n'en avait pas encore
VU; un prédicateur éminent, un supérieur de séminaire digne d'ad-
miration, un professeur également admirable, un chanoine tou-
jours armé pour le combat, un directeur de consciences hors de
pair, un politique sans égal, un diplomate rompu à tous les secrets,
un grand évêque, le plus grand évêquedu XIX» siècle, et pardes-
sus le marché un saint : tel est, en quelques mots, le résumé des
trois volumes.
A ce panégyrique, il y a des sourdines. L'étudiant incomparable
se fit, paraît-il, une fois au moins, expulser de Saint-Sulpice, dont
il devait plus tard représenter fidèlement Pesprit, compère et com-
pagnon de Jacques Mathieu, autre et dernière pétrification du gal-
licanisme sulpicien. Le catéchiste inimitable avait, dans son caté-
chisme, une vierge éclairée par un rayon d'en haut, des jeux de
lumière et des réverbérations de glaces pour captiver les enfants et
"s'accréditer près des familles, tant et si bien que le pasteur de-
manda à être débarrassé du vicaire qui supplantait le curé. Le su-
périeur, digne d'admiration, se ht éconduire, après cinq ans, par
son évêque Mgr Affre. Le professeur, également admirable, tomba
de sa chaire sous les sifflets. Le chanoine modèle s'était fait dis-
FORMATION D\J GROUPE GATUOLIQUE LIBÉRAL 169
penser d'assister au chœur, pour vaquer plus tranquillement à ses
petites et grandes affaires. Cet homme spécial* en tout et toujours
sublime n'eut, dans sa carrière sacerdotale, que des disgrâces
pour rabat-joie de tous ses triomphes.
On ne nie point qu'il eut du talent, qu'il fut travailleur ardent
et homme intrépide. La preuve de son talent, c'est qu'il put se re-
lever de toutes les disgrâces avec un accroissement, ou, au moins,
avec un attrait qui relevait bientôt sa fortune. La preuve de son
travail et de son zèle, c'est une sorte d'ubiquité active, presque
encombrante, ennuyeuse même pour ses amis. « On ne peut rien
faire sans l'abbé Dupanloup, disait Mgr de Quélen, et avec lui on
ne peut rien faire. » C'était, en effet, l'homme toujours mécontent
de tout le monde, ne voyant de beau que son idéal et se trouvant
seul capable d'en poursuivre la réalisation.
On ne conteste pas davantage que l'homme ne fût prédestiné à
parvenir. Avec ses talents, ses qualités et ses vertus, un prêtre ne
peut s'effacer, ou, s'il s'efface, et par cela même qu'il s'efface, il
brille davantage. Les postes qu'occupa l'abbé Dupanloup étaient
tous des postes favorables à l'avancement. Catéchiste et supérieur,
il s'introduisait dans les familles, par les enfants, le grand moyen
de crédit présent et futur ; confesseur, il savait choisir son monde
et se faire agréer en haut lieu pour directeur ; professeur de Sor-
bonne, il se trouvait sur le chandelier à sept branches ; chanoine,
il n'eut plus d'autre souci que lui-même. L'abbé Dupanloup était
de ces prêtres qui s'adressent aux gens du monde, vivent avec eux,
s'imprègnent de leur esprit, s'appuient de leur recommandation
et peuvent dire : Où ne monterai-je pas? On est modeste, confit
en humilité, un ver de terre, un grain de poussière ; mais le grain
de poussière vole aisément, le ver sait ramper avec noblesse, l'hu-
milité a de petits crochets d'ascenseur et la modestie s'accommode
de tous les avantages terrestres. L'homme de rien devient une
toute-puissance.
L'abbé Dupanloup ne se jugea jamais digne que du premier
rang, et, pour y parvenir, à tous ses mérites, il joignait le plus
rare talent d'intrigue, une finesse extraordinaire, unie à une extra-
170 CHAPITRE VI
ordinaire audace. Ce qu'il dépensa de souplesse dans sa vie est
incalculable; ce qu'il devait dépenser d'audace ne se peut pas
compter. Talents, qualités, vertu, il versait tout avec surabondance
dans sa diplomatie el il fallait être bien sur ses gardes pour ne
pas se laisser prendre ; à toutes ses assiduités, à toutes ses sou-
plesses, à toutes ses effusions, il ajoutait des coups de force, d'in-
trépidité et il fallait être bien solide pour ne pas se rend re. Au fond
arrogant et dominateur, quand il parlait à un égal on l'eût pris
pour son supérieur ; quand il parlait à un évêque on l'eût pris pour
un archevêque ; quand il parlait à un archevêque, on Peut pris
pour un cardinal ; quand il parlait à un cardinal, on l'eût pris
pour le Pape ; et quand il parlait au Pape, on l'eût pris pour la
troisième personne de la Sainte Trinité. Ce bon mot fut dit au
Concile ; les Romains y ajoutèrent une analyse étymologique : E
pavone lupus : De-pan-loup.
Et avec tous ces talents et toutes ces ardeurs, bonhomme sur-
tout et habile à le laisser voir. Mais, en même temps, excessif,
agité, convulsionnaire, ne tenant pas en place, vissé à sa table de
travail et courant le monde, attentif à tous les mouvements des
hommes, mêlé à tous les incidents des affaires, remplissant l'uni-
vers de ses discours et de ses lettres, improvisant toujours, jardin,
fleurs et volcan; lac paisible et vase plein de tempêtes ; lion,
renard et colombe ; homme inépuisable sans avoir grand'chose à
dire ; prédicateur de paix sans cesse voué ou condamné aux tumul-
tes : Opus tumulluarium, mot terrible qui fit rugir Dupanloup,
prarce qu'il avait percé son masque. Il y avait, dans cet homme,
toutes les séductions, tous les entrains ; il était fait pour être un
chef de secte, et, s'il ne rêva pas, ce que je crois, le rôle de Pho-
tius gallican, il devait préparer les voies à celui qui entraînera un
jour la France dans le schisme.
• H. C'est en 1845, au milieu de celte grande controverse où l'é-
piscopat battit en brèche, à l'unanimité, le projet Yillemain, que
l'abbé Dupanloup, simple prêtre, posa un acte de scission et fit
bande à part ; c'est dans un livre intitulé : De la pacification reli-
gieuse qu'il couva les éléments d'une guerre fratricide, destinée à
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 171
durer autant que lui-même, sinon plus. A la vérité, suivant l'usage
de tous les sectaires, il n'afïicha pas ce dessein, qui, du reste, l'eût
fait honnir, mais il en formula les doctrines avec plus d'audace
qu'on n'aurait pu en attendre d'un si cauteleux esprit. Il ne faut
pas oublier que la situation doctrinale et les devoirs des catholi-
ques envers TEtat révolutionnaire avaient été déterminés depuis
longtemps par les Constitutions apostoliques, qu'ils l'étaient depuis
plus longtemps par les théologiens, notamment par S. Thomas.
De sorte qu'on ne pouvait changer l'assiette du camp et l'incliner
vers le libéralisme, sans fermer volontairement les yeux aux ensei-
gnements de la tradition, et sans se mettre, contre le Saint-Siège,
au moins d'une manière implicite, en état de révolte.
Les Encycli(}ues blâment et réprouvent : 1° la Révolution, com-
mencée en 89 et continuée depuis dans toutes les contrées de l'Eu-
rope, d'après certains principes nouveaux, subversifs et impies ;
2° la constitution de la société publique, suivant certaines idées
naturalistes et laïques d'après lesquelles on prétend soustraire cette
société à l'action de l'Eglise et la dispenser de reconnaître ses
droits surnaturels; 3" l'organisation de cette même société natu-
relle et laïque suivant certaines formes parlementaires qui assurent
partout le triomphe de la Révolution ; 4» l'affirmation, aujourd'hui
hérétique, que l'Eglise a été instituée par son fondateur en telle
condition qu'elle peut se concilier avec le parlementarisme, l'Etat
laïque et toute la quintessence des idées révolutionnaires.
De plus, les Encycliques pontificales, les brefs et rescrits par-
ticuliers ont tracé une ligne de conduite qui consiste : 1*^ à rendre
une véritable et sincère soumission aux Constitutions apostoliques,
soit doctrinales, soit disciplinaires; 2° à adopter de préférence, à
enseigner et faire enseigner, dans les choses controversées, les
sentiments qu'on suit à Rome, et, s'il s'agit du Saint-Siège, à
suivre les enseignements les plus favorables à son autorité. — Cette
conduite a été approuvée fort explicitement par tous les Conciles
provinciaux tenus en France depuis 1849. En outre, des deux sys-
tèmes suivis en France dans la défense de l'Eglise, le système de
j72 CHAPITRE VI
fidélité aux encycliques pontificales a manifestement obtenu les
préférences de Rome.
L'ensemble de ces faits indiquait, ce semble, une ligne de con-
duite., et pour la suivre exactement, il ne fallait à tout le monde,
avec une dose commune de respect pour la Chaire apostolique,
qu'un peu de défiance de soi-même et de détachement de ses idées
personnelles. Nul ne niera qu'une déférence filiale n'eût honora-
blement remplacé Tobéissance sur les points où l'obéissance n'é-
tait pas commandée.
Nous avons, ici, à examiner d'abord les opinions de l'abbé Du-
panloup sur la révolution française. Ce point est très important,
car c'est du jugement produit sur ce grand fait que les catholi-
ques libéraux font sortir, par voie de conséquence légitime^ leurs
idées sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, sur la constitution
régulière de la société civile et sur la notion fausse qu'ils s'étaient
faite de la société religieuse. La révolution de 89 n'est pas seu-
lement, pour eux, un fait, c'est le point de départ d'une doctrine,
un complément naturel de larévélation, une lumière qu'ils croient
pouvoir imposer même à la Chaire apostolique, sous peine de
méconnaître ce qu'ils appellent les idées modernes, la société mo-
derne, le progrès, la civilisation.
Pour apprécier, sur ce sujet capital, les idées du futur évêque
d'Orléans, il n'y a rien de plus sûr que de lui donner la parole.
Dans son livre de la pacification religieuse, nous trouvons un pa-
ragraphe intitulé : Comment il faut entendre le véritable esprit de
la révolution française : nous devons en recueillir scrupuleusement
les oracles.
(( L'esprit de la révolution, s'écriait l'abbé Dupanloup, voilà
un grand mot. Malheureusement c'est un de ces mots indéfinis,
et même, par la diversité des idées et des faits qu'ils représentent,
presque indéfinissable, et par là aussi, d'un effet plus infaillible et
plus sûr auprès de la multitude des esprits prévenus ou irréflé-
chis.
)> On a étrangement abusé de ce mot : M. Thiers le rappelle
sans cesse, et je ne sais s'il y a rien dans ses discours qui soit
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 173
plus souvent invoqué contre nous que V esprit de la révolution
française.
» S'il nous repousse, autant qu'il le peut, loin des fonctions de
l'enseignement et de toutes les fonctions publiques, c'est pour
maintenir en France Vesprit de la révolution ; s'il refuse la liberté
aux congrégations religieuses, c'est pour prévenir les périls qu'elles
feraient courir à l'esprit de la révolution; s'il va même jusqu'à
contester la liberté des pères de famille, jusqu'à consacrer un
monopole injuste, jusqu'à trahir les promesses de la Charte,
c'est qu'avant tout il faut sauver parmi nous Vesprit de la révolu^
tion.
» Le clergé de France n'a pas, dit-il, Vesprit de la révolution
française, son esprit e?>i contre-révolutionnaire, et par là même ses
membres sont incapables de travailler à l'œuvre de l'éducation et
à toute grande œuvre nationale.
» L'esprit DE LA RÉVOLUTION, est-ce l'esprit de 89? est-ce l'es-
prit de 93? est-ce l'esprit philosophique et voltairien? est-ce
l'esprit plus religieux du consulat? est-ce l'esprit de la république,
est-ce l'esprit de l'empire? est-ce l'esprit athénien^ est-ce l'esprit
Spartiate? est-ce l'esprit radical? est-ce l'esprit bourgeois? On dit
que, depuis la révolution française, la loi était athée et l'Etat laï-
que ! est-ce là l'esprit dont parle M. Thiers. Cette accumulation
bizarre de questions contradictoires n'est point de ma part une
forme de langage : j'affirme très sincèrement ne rien entendre à
ce qu'on nomme Vesprit de la révolution : je me perds dans ce dé~
dale d'applications si diverses qu'on en a faites si longtemps, sans
qu'on soit encore convenu d'un sens précis.
)) Eh bien, nous, nous dirons simplement et clairement ce que
nous croyons devoir entendre par l'esprit de la révolution, ce que
nous sommes à cet égard, et aussi ce que nous ne sommes pas et
ce que nous ne serons jamais.
» Il y a deux choses dans une révolution ; les idées et les faits ;
c'est-à-dire les principes et les événements ; c'est-à-dire Vesprit
des révolutions et leurs actes.
» Ainsi dans la révolution française, il y a eu : 1» les idées, les
174 CHAPITRE VI
inslilulions libres, les principes que la révolution a proclamés, a
fondés et qui constituent son esprit ; 2^ le renversement social, les
violences, les désordres, et tout ce qui compose, selon l'expression
de Thiers lui-même, les erreur?, et les excès de la révolution.
» De là deux aspects de la révolution et deux sortes de révolu-
tionnaires parmi nous.
» Les uns, si je puis m'exprimer ainsi, sont révolutionnaires en
principe. Ils acceptent les idées, les principes, l'esprit de la révolu-
tion, en regrettant toutefois qu'ils aient été imposés par la violence ;
et la fatalité des événements ne suffit pas pour justifier à leurs
yeux les excès et les erreurs, les crimes et les folies des hommes.
» Les autres sont révolutionnaires en fait, par leurs actes, beau-
coup plus qu'en principe et par les idées.
)) Les principes d'égalité raisonnable et de liberté légitime, les
droits, les institutions libres, proclamés, fondés par la révolution,
c'est-à-dire l'esprit même de la révolution leur importe peu.
» Le renversement social qui permet à chacun de parvenir à la
domination, à la fortune, et de s'imposer à son pays, voilà ce qu'ils
préfèrent.
» Ces principes posés, qu'entend-on par Vespritào, la révolution
française.
» M. Thiers entend-il les violences elles désordres de cette épo-
que? Non, sans doute, car il les repousse,, lui-même, quand il les
nomme dans son langage modéré, des excès et des erreurs.
» Entend-il les institutions libres, la liberté de conscience, la
• liberté politique, la liberté civile, la liberté individuelle, la liberté
des familles, la liberté de l'éducation, la liberté des opinions, l'é-
galité devant la loi, l'égale répartition des impôts et des charges
publiques?
» Tout cela, nous le prenons au sérieux, nous V acceptons fran-
chement, nous l'invoquons au grand jour des discussions publiques.
» Il est vrai et nous l'avouons sans peine, ceux qui nous ont pré-
cédé dans la carrière vécurent quelque temps dans la défiance de
ces institutions : cela se conçoit ; les moyens violents, les excès et
les erreurs effraient toujours avec raison les honnêtes gens; et il
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 175
faut bien avouer, les crimes avaient trop ensanglanté les principes.
» Certes, qui le peut nier, n'eùt-ilpas mieux valu que tout cela
fût accompli par^ un Charlemagne ou parun Sully ? Cinquante années
de douleurs eussent été épargnées à la France, et la patrie si long-
temps voilée de deuil ne serait pas condamnée aujourd'hui encore
à gémir sur les tristes divisions de ses enfants.
» Mais enfin aujourd'hui, chose nouvelle et heureuse, la paix
peut se faire ! Ces libertés si chères à ceux qui nous accusent de ne
pas les aimer, nous les proclamons, nous les invoquons pour nous
comme pour les autres. Forts de nos convictions, inébranlables
dans l'amour de la vérité catholique, nous demeurons, dans le fond
de nos âmes, immuables comme l'Eglise au milieu des agitations
humaines, mais aussi, charitables et éclairés par elle, nous ne re-
poussons pas en les réclamant pour nous une tolérance sincère
des hommes qui s'égarenl, une discussion large et généreuse, des
opinions honnêtes : nous combattons sans doute, mais nous ten-
dons toujours une main fraternelle à nos adversaires ; en un mot,
nous acceptons^ nous proclamons l'esprit généreux, le véritable esprit
de la Révolution française, en déplorant avec M. Thiers ses excès
et ses erreurs (1). »
Ce jugement sur la Révolution se réduit à ce point : que la Ré-
volution française de 89 et années suivantes, erreurs et crimes à
part, constitue, dans son esprit, un ensemble de principes sociaux
et de dispositions législatives, qu'un Charlemagne aurait pu édic-
ter, à cette condition toutefois, suivant nous, qu'il aurait été le
rebours de Charlemagne, l'antithèse du premier empereur catho-
lique de l'Occident.
Ce jugement de l'abbé Dupanloup paraît erroné sous tous les
rapports. La Révolution n'a commis tant de crimes et ne s'est pré-
cipitée dans de si tristes erreurs que parce que ses principes les
comportent et que son esprit y pousse. Le crime et Terreur ne sont
[\) De la pacification religieuse, p. 206, éd. de 1845. L'édition de 1861, dans
Touvrage intitulé : Défense de la liberté de l'Eglise, t. I, reproduit ce texte sans
aucune correction. En 1861, il y avait treize ans que Mgr Dupanloup était évê-
que ; en 1845, il était supérieur du petit séminaire de Paris.
176 CHAPITRE YI
pas, dans la révolution^ un accident échappé à la faiblesse de
l'homme ; c'est Teffet nécessaire, la nature même de la Révolution
française. Et depuis qu'elle parcourt les deux mondes, le front
couronné de serpents, des torches et un poignard à la main, elle n'a
produit nulle part autre chose que des erreurs anti-chrétiennes
et de monstrueux forfaits.
Nous citerons ici, à l'encontre de Mgr Dupanloup, d'abord le
jugement de nos maîtres en science politique.
Dans ses Considérations sur la France (1), le comte J. de Maistre
appelle la révolution, <( le grand crime national d'une insurrection
anti-religieuse Qi anti-sociale^ couronnée par un régicide. »
Un peu plus loin, M. de Maistre dit : « Ce qui distingue la ré-
volution française et ce qui en fait un événement unique dans
l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement ', aucun élément de
bien n'y soulage l'œil de l'observateur : c'est le plus haut degré de
corruption connu ; c'est la pure impureté (2). » "
A la page suivante, nous lisons : « La révolution française a
parcouru, sans doute, une période dont tous les moments ne se l'es-
semblent pas ; cependant, son caractère général n'a jamais varié et
dans son berceau même elle prouva tout ce qu'elle devait être.
C'est un certain délire inexphcable, une impétuosité aveugle, un
mépris scandaleux de tout ce qu'il y a de respectable farmi les hom-
mes ; une atrocité d'un nouveau genre, qui plaisantait de ses for-
faits ; surtout une prostitution impudente du raisonnement et de
tous les mots faits pour exprimer les idées de justice et de vertu. »
Au chapitre Y, venant à parler du caractère anti-religieux de la
Révolution : « Il y a, dit-il, dans la révolution française un carac-
tère satanique qui la distingue de tout ce qu'on a vu et peut-être
de tout ce qu'on verra. Qu'on se rappelle les grandes séances, les
discours de Robespierre contre le sacerdoce, l'apostasie solennelle
des prêtres, la profanation des objets du culte, l'inauguration de
la déesse Raison, et cette foule de scènes inouïes où les provinces
tâchaient de surpasser Paris : tout cela sort du cercle ordinaire
(1) Nous citons rédition de 1845, p. 15 et seq.
(2) Ed. de 18i5, p. 60.
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 177
des crimes, et semble appartenir à un autre monde. Et maintenant
même que la révolution a beaucoup rétrogradé", les grands excès
ont disparu^ mais les principes subsistent. Les législateurs n'ont-ils
pas prononcé ce mot isolé dans l'histoire : La nation ne salarie
aucun culte. Quelques hommes de l'époque où nous vivons m'ont
paru, dans certains moments, s'élever jusqu'à la haine de la divi-
nité ; mais cet affreux tour de force n'est pas nécessaire pour ren-
dre inutiles les plus grands efforts constituants : l'oubli seul du
grand Etre, je ne dis pas le mépris, est un anathème irrévocable
sur les ouvrages humains qui en sont flétris. Toutes les institutions
humaines reposent sur une idée religieuse, ou ne font que passer.
Elles sont fortes et durables à mesure qu'elles sont divinisées,
s'il est permis de s'exprimer ainsi. )>
Ailleurs le comte de Maistre, parvenu au terme de sa carrière,
résumait ainsi ses convictions : « C'est précisément parce que la
Révolution française, daiis ses bases, est le comble de l'absurdité et
de la corruption morale^ qu'elle est éminemment dangereuse pour
les peuples. La santé n'est pas contagieuse, c'est la maladie qui
l'est trop souvent. Cette révolution, bien définie., n'est qu'une expan,
sion de Vorgueil immoral débarrassé de tous ses liens : de là cet
épouvantable prosélytisme qui agite l'Europe entière. L'orgueil
est immense de sa nature ; il détruit tout ce qui n'est pas assez fort
pour le comprimer : de là encore les succès de ce prosélytisme.
Quelle digue à opposer à une doctrine qui s'adressa d'abord aux
plus chères passions du cœur humain, et qui, avant les dures leçons
de l'expérience, n'avait d'abord contre elle que les usages? La
souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité, le renversement de
toute sorte d'autorité : quelles douces illusions ! La foule comprend
ces dogmes, donc ils sont faux ; elle les aime, donc ils sont mau*
vais. N'importe, elle les comprend, elle les aime. Souverains,
tremblez sur vos trônes (1). »
Un illustre contemporain du comte de Maistre, le vicomte Louis
de Bonald, répondant à la casuistique aventureuse de l'abbé Du-
(1) Comte de Maistre, Lettres et opuscules^ t. II, p. 140.
178 CHAPITRE VI
panloup, écrivait en 1820 : « Je ne connais pas, je l'avoue, ce qu'on
appelle les excès delà révolution. Tous les crimes qu^elle a produits
n'en ont été que les conséquences naturelles et prévues par les bons
esprits, pour horribles qu'elles aient été. 11 est tout à fait naturel
de chasser ou de détruire ceux qu'on a dépouillés, de les calomnier
après les avoir proscrits. Il est naturel que le pouvoir, jeté au peu-
ple comme une largesse, ait été ravi par les plus audacieux, et
qu'enivrés de leur nouvelle fortune, des hommes élevés des der-
niers rangs au faîte du pouvoir, n'aient gardé aucune modération
dans son exercice. Il est naturel qu'après avoir détruit la royauté,
on n'ait pas voulu le roi, on ait craint de laisser vivre celui qu'on
avait outragé. C'étaient, sans doute, des excès en morale ; mais ce
n'étaient pas des excès en révolution, : c'étaient des accidents,
comme les convulsions et le délire sont des accidents, dans quel-
ques maladies, et non des excès. — Quand elle est faite cette ré-
volution, le devoir de tous c'est d'en supporter les effets avec cou-
rage et patience, mais la justifier, c'est, en vérité, un triste
retour (1). »
Dans ces mêmes Observations sur un ouvrage de la baronne de
Staël, paragraphe VIII, le comte de Bonald dit encore: « La ré-
volution qui agite l'Europe est beaucoup plus religieuse que politi-
que ; ou plutôt, DANS LA POLITIQUE, ON NE POURSUIT QUE LA RELIGION,
et une rage d' antichristianisme impossible à exprimer, et dont les
célèbres correspondances du dernier siècle ont donné la mesure,
anime un parti nombreux à la subversion des anciennes croyances.
Ils ont très bien jugé la tendance qui entraîne les unes vers les au-
tres certaines constitutions d'Etat et certaines constitutions de re-
ligion ; et s'ils avaient eu besoin à cet égard d'une nouvelle expé-
rience, les diversesphasesdela révolution française leur en auraient
fourni une preuve sans réplique, en leur montrant, dès 1789, les
innovations religieuses concourant avec les nouveautés politiques ;
l'athéisme, sous la Convention, s'associant à l'anarchie; une sorte
de religion naturelle, sous le nom de t/iéophilanthropie, inventée
(1) LoLis DK HoNAiJ». Sft^Jdugcs lïftévairt's. t. [. p. 589. éd. de 1852.
FORMATION DU GROUPE CATUOLIQUE LIBÉRAL 179
SOUS le gouvernement un peu moins désordormé du Directoire ;
l'ont-ils enfin entraîné sous les débris du trône, et le catholicisme
renaissant avec la monarchie (1). »
Il serait facile de multiplier les citations, mais il vaut mieux les
expliquer et les justifier.
La révolution française est l'aboutissement logique, immoral et
antisocial de trois siècles d'erreurs. Ses antécédents historiques
datent de la Renaissance. On en découvre la pierre d'attente phi-
losophique dans le doute cartésien, le principe antireligieux dans
le libre examen du protestantisme, le principe antisocial dans l'es-
sai de césarisme tenté par quelques rois peu chrétiens, notamment
Louis XIV. Après Louis XIV, on pouvait souhaiter, en France, une
restauration chrétienne et éliminer l'absolutisme des Bourbons
en ramenant le pouvoir royal aux pratiques orthodoxes d'autre-
fois. Au lieu de réagir contre les égarements, on en prit le principe
)ernicieux pour transporter, à des assemblées parlementaires,
[l'omnipotence usurpée par les derniers rois. Alors éclata la révo-
lution française, qui fut à la fois œuvre de destruction et tentative
|de reconstruction. Destruction en fait et en principe de l'ordre
'eligieux et social établi depuis Charlemagne ; reconstruction d'un
ordre religieux et social, inventé par la raison de l'homme déchu
dirigé par sa courte sagesse, organisé en vue d'assurer, au parti-
culier, sa souveraineté individuelle, à la société sa sécularisation,
c'est-à-dire une pratique athée. Cette conception diabolique, en-
trevue dès le XVP siècle et proposée audacieusement par Luther,
fut préconisée, en France auXVIRe siècle, par Voltaire, Rousseau,
Montesquieu, Mably, Raynal, Condorcet, Helvétius, d'Holbach,
Diderot et d'Alembert. Ce qui caractérise d'une manière générale
tous ces auteurs, c'est la haine du christianisme et une infatuation
fanatique pour les principes païens ; ce qui les caractérise, en ce
qui regarde leur pays, c'est l'oubli de ses traditions et rignorance
de son histoire. Chacun d'eux a ensuite son rôle particulier : Hel-
vétius et d'Holbach sont les hérauts du matérialisme, les précur-
(I) Mélanges, t. l. p. 593.
180 CHAPITRE VI
seurs d'Anacharsis Clootz, d'Hébert cl de Marat ; d'Alemberl,
Diderot, Condorcet, Raynal, sont des démolisseurs et des vulgari-
sateurs ; Voltaire représente surtout la négation du christianisme ;
Montesquieu et Rousseau, la négation du passé français ; Mably, la
négation de la morale chrétienne. Tous ensemble rêvent, plus
qu'ils ne le proposent, un ordre nouveau où l'Eglise ne sera plus
rien ; où la morale privée se réglera par le libre essor des passions
et l'antagonisme des intérêts, l'ordre public par un contrat social,
toujours révocable, se formulant soit dans la république égalitaire
de Rousseau, soit dans la monarchie constitutionnelle de Montes-
quieu. A qui fera-t^on croire que ce vil ramas d'auteurs, encore
plus dépourvus de mœurs que de foi, encore plus infidèles à la
probité qu'aux principes, ait voulu imaginer un ordre social qu'ait
pu édicter Gharlemagne?
Lorsque ces soi-disant philosophes eurent démoralisé la France,
leurs disciples se ruèrent sur ses institutions. Mirabeau procéda de
Montesquieu, Robespierre de Rousseau, Barras de la corruption des
deux et Napoléon fut le XVIIle siècle fait homme pour exploiter ses
faiblesses et codifier ses principes, au profit des tyrannies d'en bas et
des vengeances d'en haut. L'assemblée, pour laquelle l'épithéte de
constituante sera une épigramme éternelle, proclama la déchéance
de l'ordre féodal et de la monarchie, puis improvisa une constitu-
tion. La Législative continua Tœuvre de folie et d'impiété com-
mencée parla Constituante. La Convention ne fut qu'une orgie de
lois et d'assassinats. La spoliation de l'Eglise, l'abolition des vœux,
la constitution civile du clergé, l'extermination des prêtres et des
nobles, le régicide, les constitutions qui n'étaient que des œuvres
progressives de renversement, des lois pour punir la vertu et ho-
norer le mariage rabaissé à la condition de contrat sujet à rupture,
la famille sans lien, les institutions sociales renouvelées des Grecs,
une religion selon la nature, l'enseignement et le théâtre mis au
service de l'infamie, les coutumes s'imprégnant du plus lâche sen-
sualisme, dans la paix d'horribles délassements, dans la guerre
de plus horribles boucheries, la France livrée à des scélérats, les
gens de bien obligés de fuir, l'honneur national n'ayant plus d'à-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 181
bi'i que SOUS les drapeaux : telle est, en abrégé, laHévolution fran-
çaise. Est-ce que, dans ses idées et ses principes, dans ses mœurs
el dans ses coutumes, dans ses lois et ses constitutions, il y a un
seul article qu'aurait pu munir de son seing et sceller de son épée
le grand empereur d'Occident ?
Napoléon essaya d'endiguer la révolution française, et, mettant
de côté les erreurs elles crimes, d'en tirer une forme de société et
une constitution de gouvernement. Dans ce dessein il voulut se
servir de l'Eglise comme d'un instrument de règne ; mais, lorsqu'il
vit que TEglise ne se prétait pas aux trames de son ambition, il
ne fut plus, pour le Saint-Siège, qu'un persécuteur, en même temps
qu'il était, pour l'Europe, un éternel conquérant. En France, ce
guerrier législateur voulait être le Justinien de la révolution : en
Europe, il voulait en être le missionnaire armé ; en somme, il ne
fut qu'une résurrection der, Césars, l'antithèse de Charlemagne.
Depuis, la révolution a fait école et fourni une force sociale.
L'école révolutionnaire a essayé de synthétiser, d'édulcorer, de
faire accepter les principes de 89 ; la force révolutionnaire parcourt
le monde, depuis un siècle détruisant partout l'ancien ordre, ne
laissant partout, après son passage, que des cadavres et des ruines.
L'école révolutionnaire est une école d'erreur, de mensonge et
de destruction ; dans sa doctrine se résument et se condensent les
aberrations et les folies de l'orgueil humain révolté contre la loi
divine, sur laquelle seule reposent le calme, le bonheur et l'hon-
neur de la civilisation des peuples.
Les principes de cette école sont essentiellement faux et subver-
sifs. Sa doctrine se réduit à deux points : i° mettre les prétendus
droits de l'homme en dehors et au-dessus de la loi divine et de l'au-
torité de Dieu ; 2° organiser la société de manière que l'homme
social, le citoyen, affranchi de l'ordre surnaturel et soustrait à
l'Eglise, vive à sa guise, suivant le conseil de ses passions.
Dans ce système, la société civile forme tout l'ordre des institu-
tions humaines ; la religion est affaire privée ; le pape et les évê-
ques, comme corps d'institution divine, en droit, n'existent pas pour
l'Etat.
182 CHAPITRE YI
« Celle prétention, dogmatique et pratique, de tout réduire à la
nature, dit très bien Mgr l'évêque de Poitiers, c'est ce que le con-
cile du Vatican appelle le naturalisme. Dans ce système, la nature
devient une sorte d'enceinte fortifiée et de camp retranché, où la
créature s'enferme comme dans son domaine propre et tout à fait
inaliénable. Elle s'y pose comme y étant complètement maîtresse
d'elle-même, armée d'imprescriptibles droits, ayant à demander
des comptes, mais n'en ayant jamais à rendre. Elle considère de
là les voies de Dieu, ses propositions et ses ordonnances, ou du
moins ce qu'on lui présente comme tel, et elle juge tout avec une
indépendance absolue. En somme, on se suffit, et, possédant en soi
son principe, sa loi et sa fin, on est son monde, et on devient à peu
près son Dieu. Et s'il est par trop manifeste que l'individu, pris
comme tel, est indigent sur beaucoup de points et insuffisant pour
beaucoup de choses, néanmoins, pour se compléter, il n'a pas à
sortir de son ordre ; il trouve dans l'humanité, dans la collectivité,
ce qui lui manque personnellement. Là est le fondememt de la doc-
trine révolutionnaire de la souveraineté de l'homme, incarnée dans
la souveraineté du peuple. En somme, la nature est le vrai et
l'unique trésor, et c'est assez pour nous d'y puiser.
» Le naturalisme est donc ce qu'il y a de plus opposé au chris-
tianisme. Le christianisme, dans son essence, est tout surnaturel,
ou plutôt c'est le surnaturel même en substance et en acte. Dieu
surnaturellement révélé et connu, Dieu surnaturellement aimé et
servi, surnaturellement donné, possédé et goûté, c'esttoutledogme,
toute la morale, tout le culte et tout l'ordre sacramentel chrétien,
l^a nature y est indispensablement supposée à la base de tout ;
mais elle y est partout dépassée. Le christianisme est l'élévation,
l'extase, la déification de la nature créée. Or, le naturalisme nie
avant tout ce surnaturel. Les plus modérés le nient comme néces-
saire et obligatoire ; la plupart le nient comme existant et même
comme possible. Quoi qu'on dise, et dans tous les cas, la consé-
quence patente est que le christianisme est une usurpation et une
tyrannie.
)) Le naturalisme, fils de l'hérésie, est donc bien plus qu'une hé-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 183
résie : il est le pur antichristianisme. L'hérésie nie un ou plusieurs
dogmes; le naturalisme nie qu'il y ait des dogmes, et qu'il puisse
y en avoir. L'hérésie altère plus ou moins les révélations divines ;
le naturalisme nie que Dieu soit révélateur. L'hérésie renvoie Dieu
de telle ou telle portion de son royaume ; le naturalisme l'élimine
du monde et de la création, C'est pourquoi le concile dit de cette
odieuse erreur a qu'elle est de tout point en opposition à la religion
chrétienne »: quœ religioni christianœ per omnia adversans ; ayant
soin d'ajouter que, si elle se dresse ainsi en hostilité complète
contre le christianisme, c'est qu'il est le surnaturel institué, le sur-
naturel vivant et agissant, le surnaturel fait homme en Jésus-Christ
et fait ensuite société et humanité dans l'Eglise : religioni chris-
tianœ, utpote super natiD^ali instiiuto, per omnia adversans. Et, parce
que c'est là le premier principe du naturalisme, il s'ensuit que sa
loi fatale, son besoin essentiel, sa passion obstinée, dans la mesure
où il y réussit, son œuvre réelle, c'est de détrôner le Christ et de le
chasser de partout : ce qui sera la tâche de l'Antéchrist et ce qui
est l'ambition de Satan. Oui, tel est le dernier mot de cet exécra-
ble programme. Le Christ, notre unique Seigneur et Sauveur, c'est-
à-dire le Christ qui est deux fois notre maître, maître parce qu'il
a tout fait, maître parce qu'il a tout racheté, il s'agit de l'exclure
de la pensée et de l'âme des hommes, de le bannir de la vie pu-
blique et des mœurs des peuples, pour substituer à son règne ce
qu'on appelle le pur règne de la raison ou de la nature.
» Il faudrait ne rien savoir de ce qui se passe de notre temps, soit
dans la région des idées, soit dans celle des actes et des événe-
ments, pour ne pas se rendre compte que tel est le signe de l'épo-
que, sa note caractéristique, son erreur, son crime et son mal (J). »
« La révolution, dit Proudhon, est premièrement athée; elle veut
s'affranchir de l'idée divine ei éliminer l'absolu. » La déclaration
dont elle a fait son Décalogue, publié sur le Sinai révolutionnaire,
en présence des décrets de proscription et des guillotines, affirme
les droits de l'homme, pour nier les droits de Dieu. Soit donc que
(1) Mgr Vie, Instruction synodale sur la première constitution du concile du
Vatican, n" VIL
184 CHAPITRE VI
nous interrogions le comte de Maistre, le vicomte de Bonald, le
cardinal Pie ou Proudhon, la révolution est toujours considérée
comme une œuvre antichrétienne, anticatholique, antidivine. Ni
dans ceux qui la conçoivent, ni dans ceux qui l'exécutent, ni dans
ceux qui en tirent des conséquences et des effets sociaux, elle
n'offre rien qu'un Charlemagne puisse, je ne dis pas accomplir,
mais imaginer. La révolution, c'est le syncrétisme philosophique
de toutes les impiétés et de toutes les révoltes ; c'est le naturalisme
qui exclut toute révélation divine ; c'est la séparation qui exclut
l'Evangile et la royauté du Christ : dans l'ensemble, c'est l'antithèse
de la dogmatique chrétienne et la formulation audacieuse de l'a-
théisme soi-disant humanitaire. A la considérer comme une simple
hypothèse, elle n'est même pas recevable ; sous son aspect réel,
dans sa vie propre, la révolution ne pactise jamais avec la Divinité.
A moins qu'on ne l'envisage en rêve, comme le P. Gratry, pour y
reconnaître l'agrandissement du règne de Dieu, la révolution ne
peut être considérée que comme une émanation de l'enfer. Même
en mettant de côté ses crimes, ses excès, ses erreurs, à moins que,
par ce mot, on n'entende tout l'ordre de ses conceptions, il n'y a
rien, absolument rien, dans l'esprit delà révolution, qu'un prêtre
puisse, à peine de forfaiture, tolérer.
m. La révolution française, acceptée comme évolution natu-
relle et légitime de l'ordre social, conduit à régler, sur les nou-
veaux principes, les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Du moment
que la vie civile repose sur la théorie des droits de l'homme et que
sa vie politique est réglée, en conséquence, parla théorie delà sé-
cularisation, on est amené àconsidérer les deux puissances comme
réciproquement indépendantes, la société civile comme complète
par elle-même, et la société rehgieuse comme un aide admissible
ou rejetable au gré de la partie civile. Les affaires entre l'Eglise et
l'Etat ne peuvent être réglées que par cette concorde dont parlait
un des fondateurs de la théorie gallicane, si mieux n'aime l'Etat
se retrancher et se fortifier derrière son principe de séparatisme.
L'Eglise, il est vrai, est réputée libre dans les régions spirituelles,
mais on les entend d'une manière tellement métaphysique que
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 185
l'Kglise n'a guère qu'une existence idéale. Quaqt à l'Etat, maître
des biens et des personnes, en régentant les personnes et les biens,
il finit par supprimer tout Tordre ecclésiastique. Ici, chaque mot
a une valeur capitale, et, suivant la manière dont on entend ces
choses, on trouble l'économie providentielle des choses divines et
humaines. — Voyons ce qu'en pense l'abbé Dupanloup.
« Les deux sociétés qui se partagent la terre et dont l'union
compose la société humaine, dit-il, cette société spirituelle et cette
société laïque dont ['accord est nécessaire au bon ordre des affai-
res humaines, et qui ne se divisèrent jamais sans les troubler : ces
deux sociétés ne peuvent-elles donc plus s'entendre ? Les leçons du
passé seront-elles perdues? Reviendrons-nous aux querelles de
l'empire et du sacerdoce? L'expérience n'a-t-elle pas jugé, depuis
de longs siècles, ces antiques et périlleux débats ? Le temps ne nous
a-t-il rien appris? Et au milieu des garanties de l'ordre politique,
tel qu'il existe aujourd'hui, quelle peut donc être la raison de tou-
tes ces défiances de l'Etat envers l'Eglise ?
)) Quant à nous, que Ton nous connaisse bien ; voici ce que nous
avons appris et voici ce que nous sommes.
» Hommes de la société spirituelle nous abandonnons exclusi-
vement et sans regrets , à la société laïque, le gouvernement des
peuples, quelque forme qu'il revête. Nous ne nous renfermons pas
pourtant dans cette abnégation passive. Nous venons en aide à la
société laïque, en lui donnant ce qu'il ne lui est pas possible de se
donner elle-même, c'est-à-dire des âmes préparées aux vertus so-
ciales, dévouées au bien de l'humanité, dignes de l'honorer, capa-
bles de la servir. Nous proclamons le pouvoir de la société laïque ;
nous le recommandons au respect, à l'obéissance, à l'amour des
liommes ; nous le regardons comme Vexpression extérieure de la
providence de Dieu. Pour nous, ses droits sont sacrés, sa gloire nous
est chère, ses malheurs sont les nôtres ; nous partageons toutes
ses destinées, nous obéissons à ses lois : et, après Dieu, il n'est rien
qui sollicite et remue plus profondément notre cœur, notre cons-
cience, notre dévouement, que le nom et la voix de la patrie.
» Temporellement soumis au pouvoir temporel, celui-ci nous
186 CHAPITRE VI
gouverne, nom emploie, noufi plie à tous ses besoins, à tontes ses
formes ; mais, au-dessus des choses de ce monde, la société spiri-
tuelle réclame les âmes comme so7î doînaine spécial, comme sa
charge providentielle. Elle les forme pour la société laïque, mais
elle ne s'en dépossède pas, l'une en a l'usage dans son but temporel,
Taulre la responsabilité dans son but éternel. Ces deux sociétés, en
un mol, parallèles plutôt que rivales, sont faites pour vivre ensem-
ble sans se confondre ; tout empiétement de Tune sur l'autre est
un malheur; le problème ne peut se résoudre que par leur indé-
pendance réciproque c'est-à-dire, par la liberté : la liberté, c'est la
paix ! (1). »
La première chose qui frappe, dans ce passage, c'est le vague
des expressions. L'auteur parle en homme de lettres beaucoup
plus qu'en théologien ; ou, si c'est un théologien qui a eu ces con-
ceptions, il est facile de voir que, pour les exprimer, il a mis de
côté la langue technique de l'école — langue nécessaire à qui veut
parler exactement, — et qu'il parle à la manière ondoyante et
diverse des gens du monde. S'il agit ainsi pour se faire mieux
comprendre, c'est un tempérament charitable ; mais ces tempéra-
ments ne sont permis qu'autant qu'il n'en résulte, pour la doctrine ,
aucun préjudice. Nous n'élèverons pas contre l'auteur l'inju-
rieux soupçon d'avoir voulu, par le vague de l'expression, voiler sa
pensée.
Une seconde chose à faire observer, c'est que l'auteur n'assigne,
à la société spirituelle, pour domaine, que les âmes. C'est la propre
formule du gallicanisme. Dans la théorie gallicane, tout l'ordre
corporel appartient à la société temporelle ; la société spirituelle
n'a, en propre, que le gouvernement des âmes. Cette affirmation
ne répond ni à la notion qu'il faut se faire de l'Eglise, ni à l'évolu-
tion historique de ses droits, ni à l'étendue de sa juridiction.
- L'Eglise est, sans doute, une société spirituelle par son objet et
sa fin, mais même par ce côté, elle a besoin que l'élément temp o
rel serve de véhicule à sa grâce. Il faut une matière aux sacre-
(1) De la pacification religieuse, p. 5 de rédilion-priiiceps et Défense de la
liberté de VEglise, t. I, p. 129.
FORMATION DU GROUPE CATHOLTOUE LIBÉRAL 187
ments; il faut une matière au sacrifice ; il faut à l'hostie, un au-
tel ; à l'autel, un temple ; aux temples, des ministres ; aux minis-
tres, une table pour prendre leur aliment et un toit pour couvrir
leur tête. Même pour le missionnaire qui n'a pas où reposer sa
tête, il faut le vivre, le couvert, une chapelle ambulante, des sub-
sides assurés. Chargée de sanctifier et de sauver les âmes, l'Eglise
a son pied sur la terre, et de droit divin, il lui faut sa place.
Aussi, dans tous les temps et chez tous les peuples, l'Eglise ca-
tholique a-t-elle possédé des biens ecclésiastiques, une principaulé
civile dans l'Etat pontifical et exercé, sur les puissances tempo-
relles, sa juridiction.
Au fait, cette juridiction ne s'exerce pas seulement sur les âmes ;
elle s'étend sur l'individu tout entier et s'applique à toutes les
sphères de son existence, à l'usage des biens et à la conduite des
personnes, aux devoirs de famille et aux relations d'Etat. A raison
de sa mission divine, de son ministère d'enseignement et de gou-
vernement, tout est soumis à l'Eglise, tout, rois et peuples, pas-
teurs et troupeaux.
La théorie qui réduit aux âmes le champ d'action ecclésias-
tique, est, contre l'Eglise, une théorie d'exclusion, une machine
de guerre. La vérité, la pleine et entière vérité est dans le principe
contradictoire qui, des âmes faisant réagir, sur les corps, la force
de la grâce et de sa lumière, embrasse dans le cercle de la ré-
demption toutes les existences et les assujettit toutes à la loi de
l'Eglise catholique.
Mais la grande, la terrible et funeste erreur de Dupanloup, c'est
cette affirmation de deux sociétés parallèles, réciproquement indé-
pendantes, cheminant séparées par la ligne des asymptotes, se rap-
prochant ou s'éloignant au gré des parties pleinement maîtresses
sur leur terrain et ne résolvant le problème d'un parallélisme
harmonieux que par la liberté. Thèse que couronne cette phrase
creuse, si elle n'est pas un contre-sens : la liberté, c'est la paix.
La liberté, c'est la paix^ lorsque la liberté est enfermée dans un
cercle défini par un droit souverain ou dans deux cercles ayant un
même centre ; mais lorsque la liberté s'exerce dans deux cercles
188 CHAPITRE VI
qui ne se touchent que par un point de leur circonférence, la li-
berté des deux pouvoirs c'est la discorde, c'est la guerre, c'est l'a-
narchie, c'est le monde livré à la contention des passions souve-
raines et réalisant le mot du poète latin : Quidquid délirant reges,
plectuntur A chivi.
La société spirituelle et la société temporelle sont certainement
distinctes par leur origine, leur objet et lenr but. La première vient
directement de Dieu et de Jésus-Christ qui l'ont constituée ; la se-
conde ne vient de Dieu que par l'intermédiaire des hommes ; celle-
ci a pour objet le bien matériel, celle-là, le bien spirituel ; l'une
doit nous conduire, par notre sanctification ici-bas, à la gloire de
l'éternité, l'autre ne doit se préoccuper que de notre bien en ce
monde, et subordonner l'acquisition et l'usage de ce bien passager
au bien supérieur de l'autre vie.
Les deux sociétés sontcertainement distinctes, mais elles doivent
être nécessairement unies, et unies par un lien de subordination.
L'Etat, dans le droit catholique, ne peut être ni séparé, ni indé-
pendant ; il est soumis à Dieu qui lui impose sa loi dogmatique et
morale ; il est soumis à Jésus-Christ qui lui impose l'obligation de
respecter son Evangile et son Eglise ; par suite, il est soumis à l'E-
glise et à l'Evangile.
Si l'Etat se soustrait à l'Evangile, il n'est plus qu'un Etat de pure
nature, de nature déchue, un Etat hérétique, schismatique, païen.
Si l'Etat se soustrait à l'Eglise, il n'est qu'un étranger à la reli-
gion révélée et bientôt, par la force des choses, persécuteur.
L'Etat laïque, comme l'appelle l'évêque d'Orléans, l'Etat jouis-
sant de sa liberté dans l'indépendance, ne pratiquant l'union à
l'Eglise, avec ou sans rivalité, que dans le parallélisme, c'est peut-
être l'Etat catholique-libéral, ce n'est pas l'Etat chrétien, et c'est
lot ou tard, d'une manière ou d'une autre, l'Etat sans Dieu.
Mais écoutons Mgr l'évêque de Poitiers: « Par suite d'un voisi-
nage et d'un commerce continuel, dit l'admirable successeur de
Saint-Hilaire, il est arrivé que le naturalisme politique a déteint
sur un christianisme qui s'est qualifié « libéral ». Le programme
de conciliation entre la doctrine chrétienne et les principes mo-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 189
dernes a été posé, développé, défendu par des plumes non moins
habiles qu'honnêtes. On s'est laissé persuader, on a laissé ensei-
gner et l'on a enseigné soi-même, que la nature avait ses provin-
ces absolument libres; que la raison, dans son ordre propre,
n'avait aucun compte à rendre à la foi ; que ni la science ni la phi-
losophie n'étaient, à aucun titre, les servantes de la théologie,
mais bien ses sœurs, et peut-être ses sœurs aînées ; que la 'politi-
que surtout avait son domaine non pas seulement' distinct, mais
complètement séparé et indépendant. Par un effet de ces maria-
ges trompeurs, le divin, là ynême où l'on y croyait^ a perdu de son
prestige, et, partant, de son empire. Le surnaturel, même pour
ceux qui l'acceptaient et en vivaient, a paru plus restreint dans
son étendue, plus limité surtout dans la sphère de son action lé-
gitime, qu'on ne l'avait pensé durant tout le cours des siècles pré-
cédents. Le christianisme, tenu toujours pour religion céleste, et
devant garder ici-bas une place des plus honorables et vérita-
blement sacrée, n'a plus été considéré comme le principe, la loi
suprême et la fin dernière de toutes les choses humaines et tempo-
relles.
» Jésus-Christ, reconnu roi des âmes et législateur suprême des
consciences, a vu plus que contester sa royauté sur les nations et
sur la création entière. Et l'on est sorti parla des voies de la vraie
piété : de la piété envers le père, qui est Dieu ; de la piété égale-
ment commandée, également nécessaire envers la mère, qui est la
sainte Eglise. Si Ton était encore soumis, on avait cessé d'être fi-
lial, parfois même d'être respectueux. En obtempérant aux ordres,
on refusait sa sympathie, et môme son approbation aux conduites.
On accusait promptement et volontiers, on blâmait sans difficulté
ni scrupule. Au nom de sa sagesse propre et de son expérience et
de sa science, on mettait en question, on révoquait en doute, on
attaquait plus ou moins ouvertement la science, l'expérience, la
sagesse divine et surnaturelle de l'Eglise, spécialement de l'Eglise
romaine et du Saint-Siège ; on réclamait contré plusieurs de ses
volontés déclarées, qu'on jugeait intempestives et attentatoires au
droit et à la liberté des opinions. En somme, la lumière baissait
190 CHAPITRE VI
dans les esprits en même temps que la foi et la charité dans les
âmes ; les principes s'y effaçaient, les vérités s'y diminuaient, le
sens catholique s'y émoussait. C'était là un grand mal en lui-même,
et c'est aussi un immense dommage à came des divisions qui en ré-
sultaient, et qui, en mettant un obstacle absolu à la coalition plus
nécessaire que jamais de toutes les forces religieuses, donnaient
sur nous à l'ennemi des avantages de plus d'une sorte.
» Ces avertissements s'adressent à nous tous. Ce ne sont pas seu-
lement les chrétiens du siècle, ce sont les hommes mêmes du sanc-
tuaire qui doivent scruter leur propre conscience, et reconnaître
la mesure dans laquelle ils ont contribué à ce malheur et participé
à cette défaillance (1). »
Ainsi, d'après Mgr l'évêque de Poitiers, dans l'affirmation du
parallélisme social et de l'indépendance réciproque des deux ordres,
il n'y a pas seulement un oubli des principes constitutionnels du
Christianisme, il y a encore la méconnaissance de la grande cons-
piration ourdie contre l'Eglise et les Etats monarchiques ; il y a
encore l'oubli du devoir qui nous presse de nous unir pour résister.
La révolution de 89, qui est à peine commencée, se compose
d'un parti doctrinaire qui dresse des programmes et d'un parti
révolutionnaire qui les met à exécution.
D'après l'esprit révolutionnaire, l'ancien droit, en ce qui regarde
la légitimité des gouvernements, ne fait plus loi pour personne.
Les rois eux-mêmes en font litière, quand il ne s'agit pas de leur
propre autorité. On proclame, en conséquence, des principes
supérieurs qui doivent dominer tout le reste. C'est, premièrement,
que les peuples ont le droit de changer leur gouvernement, quand
cela leur plaît sans qu'ils aient à compter avec Dieu, par la grâce
de qui les princes ont cru longtemps qu'ils régnaient ; c'est, se-
condement, que les gouvernements n'ayant rapport qu'aux intérêts
■humains et aux alfaires matérielles, doivent être par là même
entièrement sécularisés, soustraits à toute influence de la religion,
à toute action de ses ministres, sous peine d'être arrêtés dans leur
(1) Instruction synodale sur la Constitution Dbi Filius. iv X.
I
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 191
marche progressive, sous peine de manquer à leur vraie destina-
tion, qui est de procurer à l'humanité la plus grande somme
d'avantages temporels. La civilisation révolulionnaire ne sera vé-
ritable, entière, complète, que si la législation et les gouverne-
ments sont partout dégagés des règles religieuses qui mettent un
frein à la satisfaction indéfinie des appétits sensuels.
C'est-à-dire encore que, tant qu'il y aura des princes qui préten-
dent qu'on ne peut se révolter conlre eux, sans violer la loi divine,
la liberté et l'indépendance des peuples seront violées elles-mêmes
et méconnues.
C'est-à-dire encore que, tant qu'il y aura, en ce monde, une Reli-
gion constituée, parlant au nom de Dieu en enseignant qu'il y a,
pourThomme, une autre vie, une autre patrie, d'autres biens que
les biens, la patrie et la vie de l'état présent, les intérêts maté-
riels seront forcément subordonnés à ceux de la vie à venir ; et la
recherche, la poursuite, la jouissance des choses terrestres, devra
être réglée, modérée, arrêtée plus ou moins, en mille circonstan-
ces, par les exigences absolues de la loi religieuse.
La civilisation nouvelle ne sera donc parfaite que si Ton par-
vient, d'une part à rendre amovibles tous les souverains ; de l'au-
tre, à exclure, des législations humaines, toute autorité religieuse
et divine.
En conséquence, il faut proclamer,' comme autorité absolue, la
souveraineté nationale et séculariser toutes les législations. Mais,
pour atteindre ce double but, deux choses sont nécessaires. La
première, c'est de constituer les Etats et de formuler les lois, de
manière qu'elles ne renferment pas un seul mot de religion ni de
morale, sauf ce qui pourrait être considéré comme un produit
propre de la raison humaine, mais sans révélation, sans inter-
vention de Dieu. La seconde, c'est de ne laisser à personne la li-
berté d'élever des réclamations contre cet état de choses, au nom
de Dieu et de la Religion, attendu que ces réclamations seraient
des atteintes portées aux droits de la raison et aux lois du pays.
Et comme il n'y a, en Europe, qu'une religion vraiment puis-
sante, laquelle ne se tait jamais, ne transige jamais, ne cède ja-
192 CHAPITRE VI
mais malgré les persécutions violentes qu'elle a subies dans tous
les temps, la Religion catholique, c'est à elle avant tout qu'il faut
imposer silence. Puisque seule elle fait opposition à la civilisation
révolutionnaire, en affirmant, en enseignant, au nom de Dieu,
que toute âme doit être soumise aux puissances établies; que
celui qui résiste à la puissance légitime résiste à Tordre de Dieu ;
que les principes de la morale chrétienne sont supérieurs à toutes
les lois humaines et qu'ils doivent être l'objet d'un inviolable res-
pect, les hérauts de la civilisation nouvelle n'ont-ils pas le droit,
au nom de la raison et du progrès, sinon de la détruire, au moins
de lui imposer silence ; de lui ôter tous les moyens civils de faire
entendre sa parole aux peuples ; d'opposer enfin à l'influence de
ses enseignements toutes les barrières qui sont en leur pouvoir.
En deux mots, suivant Y esprit moderne^ l'homme a le droit d'en-
tendre ses devoirs et ses intérêts, comme sa raison les lui montre
et de mettre son bonheur là où il veut. L'Eglise romaine dit le con-
traire, non pas au nom de la raison^, mais au nom de Dieu, et,
par là, disent les impies, elle détruit radicalement la raison, la li-
berté, le progrès, la civilisation. Il faut donc la traiter en enne-
mie du genre humain, l'écraser dans le sang ou l'étouffer dans la
boue.
« S'il est un fait évident comme la lumière du soleil, écrit le
perspicace et courageux évêque de Montauban, c'est qu'il existe en
ce moment uuq conspiration générale et flagrante contre l'Eglise,
dans toute l'Europe ch^étienne sans en exclure les Etals catholiques.
Longtemps souterraine et plus ou moins cachée, dissimulant ses
desseins sous le voile spécieux d'abus à réformer, elle aaudacieu-
sementlevéle drapeau de la révolte depuis plusieurs années elles
plus hardis comme les plus francs de ses adeptes n'hésitent pas à
proclamer hautement que le but final qu'ils se proposent d'attein-
dre c'est de chasser de ce monde Dieu, son Eglise, son nom trois
fois saint: Quiescere faciamus omnes dies festos Dei à terra, voilà ce
qu'ils disent aujourd'hui sans périphrases et sans détour. Ils veu-
lent à tout prix, per fas et nef as, qu'il ne soit plus question de Dieu
sur la terre, de son autorité, de sa justice et de sa providence.
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 193
Ils veulent que l'homme soit libre, non seulement de penser dans
son cœur, mais de dire, publier et faire tout ce qui lui plaira,
sans qu'il y ait personne qui prétende, au nom de Dieu et de la re-
ligion, lui parler de vérité, de morale, de devoir, de responsabilité
par rapport aune vie future qui soit la^récompense ou le châti-
ment des actes de la vie présente. Ou ils nient les lois de la cons-
cience, ou ils refusent à Dieu lui-même le droit de l'éclairer, delà
régler et de la fixer en aucun point. Ils repoussent tout l'ordre de
choses où l'action divine et l'action humaine concourraient en-
semble au bon gouvernement des peuples, celle-là par la direction
qu'elle lui donnerait, celle-ci par sa subordination et son obéis-
sance. D'après eux, chacun, par cela seul qu'il est libre, aie droit
de se tracer à lui-même en toute chose, sa règle de conduite. En
UQ mot, ils disent à Dieu, comme déjà les impies du temps de Job :
Nous ne voulons point des lois que vous voudriez nous donner ou
qu'on prétendrait nous imposer en votre nom. Laissez-nous user à
notre guise, de notre raison et de notre liberté. Pourquoi nous les
avez-vous données, si ce n'est pour en user, comme nous vou-
drions, à nos risques et périls? Recède à nohis ; scientiam viarum
tvarum nolumus (1). »
Anéantir Dieu, ou du moins annuler, supprimer, détruire toute
influence de son nom et de son action en ce monde, et en même
temps exalter l'homme jusqu'à une indépendance absolue envers
Dieu, le diviniser en lui attribuant une autonomie qui le relève de
toute dépendance : tel est le principe premier de la tradition ré-
volutionnaire. Qu'il y ait un Dieu créateur du monde, ou qu'il n'y
en ait pas, peu importe. S'il y en a un, après avoir créé ce monde,
il ne s'en occupe plus et ne doit plus s'en occuper. L'homme est
son propre Dieu ; par la liberté de sa pensée et l'indépendance de
sa volonté, il ne relève que de lui-même. Etre autonome, il ne doit
compte de ses œuvres à personne.
La conspiration de l'impiété contre l'Eglise ne découvre pas ha-
ll) Mgr DoNEY, Lettres et mandements, p. 220. La suite de cet excellent vo-
lume est consacrée jusqu'à la fin à la réfutation des erreurs que nous combat-
tons ici.
13
194 CHAPITRE VI
bituellement ce dessein, mais tel est son plan. Enveloppée d'hy-
pocrisie, elle révolterait les consciences, même les plus timides, si
elle découvrait l'objectif de sa conspiration ; elle préfère les voies
souterraines ; elle aime mieux étouffer que tuer. L'audace ne lui
vient qu'avec le succès ; c'est seulement aujourdutriomphe, qu'elle
inaugure la guillotine.
Nous ne ferons pas à l'abbé Dupanloup l'injure de croire qu'il
ignore ces choses. Nous savons qu'il combat, en vaillant paladin,
l'athéisme et le péril social. Mais nous nous demandons si, avec
son parallélisme des deux sociétés, l'Eglise n'étant (.\\ie juxtaposée
à VEtat et réglant par traités sa condition, Mgr Dupanloup ne pose
pas ici le premier principe politique de l'athéisme révolutionnaire,
La société civile s'établit à son gré, elle fait sa condition à sa fan-
taisie, elle s'organise suivant les idées courantes : c'est bien la doc-
trine de l'évêque d'Orléans. — Que cette doctrine expose la société
à des périls, Mgr Dupanloup est là pour les combattre ; mais le
mal qu'il conjure avec une si haute éloquence, il lui a ouvert la
porte par l'indécision et le vague de ses enseignements.
D'ailleurs cette théorie du parallélisme social ne déroge pas seu-
lement au droit du christianisme ; elle n'oublie pas seulement la
grande conspiration de l'impiété, conspiration qu'elle favorise sans
le vouloir; elle a encore le tort de porter un grave préjudice à l'or-
dre civil.
Nous admettons avec Mgr Dupanloup :
L'existence d'un ordre surnaturel, certain et souverain, l'auto-
rité d'une révélation divine, d'une religion, qui est la religion chré-
tienne, et dont la fin, par l'ordre et la volonté de Dieu, est le salut
éternel de l'homme par Jésus-Christ.
La subordination de l'ordre naturel et social à l'ordre surnaturel,
au Christianisme et à l'Eglise, spécialement en ce sens que l'ordre,
la paix, la stabilité et la prospérité de la société civile dépendent
essentiellement de la foi à l'ordre surnaturel, du respect de la re-
ligion et de la pratique sérieuse des vertus qu'elle prescrit.
Nous admettons également, puisque c'est une conséquence né-
cessaire des vérités que nous venons de reconnaître :
»
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 195
Que la cause fondamentale de l'anarchie contemporaine et des
désordres dont nous pouvons devenir plus tard les victimes, c'est
l'affaiblissement de la foi à l'ordre surnaturel, à la religion révélée,
à l'Evangile et à l'Eglise ;
Que ce dépérissement de la foi chrétienne est le résultat naturel
du rationalisme, c'est-à-dire des doctrines philosophiques qui ont
pour base la raison seule, à l'exclusion del'enseignement religieux,
qui est la manifestation de la raison divine ;
Qu'ainsi tous les philosophes et politiques rationalistes sont en
même temps les ennemis de la religion et de la société ;
Et, comme dernière conséquence, que tous les Français catholi-
ques sont obligés d'employer leur science, leurs lalen ts, leurs efforts
à faire revivre la foi au Christianisme, le respect de ses enseigne-
ments, la pratique de ses préceptes, pour prévenir la ruine entière
de Tordre social.
En présence de ces vérités, quïl ne saurait contester, que fait
Mgr Dupanloup ?
Au nom de sa science privée et de sa sagesse parfaite, il cantonne
la société civile dans son indépendance ; il lui dit dérégler sa con-
dition, de se faire un ordre fécond et une liberté sans périls ; il
l'établit enfin à côté de l'Eglise, et, pour que tout soit pour le mieux
dans le meilleur des mondes, il invite, éloquemment sans doute,
mais enfin il ne peut qu'inviter l'Etat à faire sa paix avec l'Eglise.
La paix, c'est la liberté.
Nous croyons que Mgr Dupanloup s'abuse autant et même plus
qu'il n'est permis de se tromper. La théorie sur les rapports de
l'Eglise et de l'Etat est une théorie fautive en présence de la philo-
sophie chrétienne ; imprudente en présence de la grande conspi-
ration de l'impiété contre Dieu, contre l'Eglise et la société civile :
nuisible enfin, positivement nuisible à cette dernière société, parce
que, ratifiant entre les deux ordres de la vie pratique le schisme
effectué par Descartes entre la foi et la raison, elle laisse l'Etat à
la merci des sages, aux expérimentations du talent, à toutes les
chances f;icheuses et funestes de l'impuissance humaine.
Quand ce dessein a produit ses fruits de dissolution, la société
196 CHAPITRE VI
meurt de mort naturelle, parce qu'elle n'a pas puisé la vie au sein
de l'Eglise. Ou bien Dieu se lève, il lâche l'écluse aux fureurs po-
pulaires qui ravagent tout à l'intérieur, il abaisse les barrières
devant l'invasion barbare qui vient du dehors, tout anéantir, si tant
est qu'il ne s'arme de sa foudre pour châtier un peuple coupable
d'apostasie... mais parfaitement cloîtré dans ce parallélisme social
que lui octroie si bénévolement Mgr Dupanloup.
IV. — On s'imagine volontiers que la royauté constitutionnelle,
telle qu'elle s'est pratiquée en France, puis importée sans succès
dans le monde entier, avait été amenée d'Angleterre en 1814 et
formée sur l'imitation de la monarchie représentative d'Outre-
Manche. Rien n'est plus faux. En fait et en droit, il y a, entre la
monarchie représentative et la royauté constitutionnelle, la même
différence qu'entre le ciel et la terre. La monarchie représentative
laisse subsister le pouvoir dans son unité, sa perpétuité, son au-
torité morale et sa responsabilité. Elle leconcilied'ailleursaisément
avec la représentation des droits acquis et des intérêts légitimes
de la nation ; enfin elle s'allie parfaitement à l'Eglise qui ne vit,
comme elle, que de traditions; la royauté constitutionnelle n'a ni
unité, ni perpétuité, ni autorité, ni garantie d'avenir; elle travaille
sans cesse sur la société comme sur une table rase et elle n'est que
la forme hypocrite de l'impiété révolutionnaire. La monarchie re-
présentative est une institution chrétienne ; la royauté constitution-
nelle, c'est une machine de guerre contre l'Eglise : c'est la révo-
lution endiguée, dissimulée, organisée, rendue acceptable, mais
c'est toujours la révolution, d'autant plus dangereuse qu'elle se
montre moins, d'autant plus active qu'elle est plus voilée. Avec la
royauté représentative, le roi est vraiment un pouvoir, un chef
d'Etat; le roi constitutionnel, par le fait, n'est qu'un manche à
balai, non un porte-sceptre ; ce n'est pas un organe de gouverne-
ment, c'est un engin de destruction.
Sous couleur de monarchie anglaise, Montesquieu avait rêvé
cette royauté fainéante ; mais elle n'est venue au monde que dans
le sang de Louis XVI, au pied même de son échafaud. Tant que le
pouvoir révolutionnaire est aux mains des scélérats, il peut beau-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 197
coup pour le mal, mais il n'est pas à craindre. Le crime n'est pas
contagieux, en temps ordinaire du moins. Mais, dans les temps
les plus agités, il y a toujours un parti de soi-disant sages, plus
scélérats que les scélérats, parce qu'ils répudient les crimes et
font accepter les principes. Ce parti était très puissant déjà sous
le Directoire ; c'est à lui que nous devons ce gouvernement de boue
substitué au gouvernement sanguinaire de la Convention. Certai-
nement, sous cette forme du Directoire, il était plus répugnant,
plus impuissant, plus vil que sous la forme de l'athéisme conven-
tionnel ; il offrait toutefois un avantage, il sauvait les apparences ;
sans doute, il ne faisait rien, mais il se remuait ; sans doute il per-
sécutait, mais avec du papier timbré et des guillotines sèches. Sous
l'empire, il disparut et se refît sous les Bourbons, pour légiférer
sous les d'Orléans. Maintenant ce parti règne un peu partout; et
partout où il règne, il est un instrument actif de persécution, le
croque-mort des peuples qu'il se vante de régénérer.
Le comte de Maistre, qui avait l'œil sur les affaires de l'Eu-
rope, s'était arrêté d'abord aux jacobins pour les flétrir. Jeune, il
écrivait son livre ironiquement intitulé : Des bienfaits de la révolu-
tion. Mieux instruit par une méditation profonde, il s'attacha à
ces constitutionnels qui empruntaient leur nom à l'arrogance avec
laquelle ils s'arrogeaient le pouvoir constituant et prétendaient
constituer sans Dieu. Lui qui avait le sens des hautes opportunités,
il écrivait, contre les constitutionnels, une partie de ses Considé-
rations sur la France^ et bientôt son opuscule : Du principe généra-
teur des constitutions politiques. L'idée-mère du grand écrivain,
c'est que Dieu fait les rois au pied de la lettre et que par lui seul
les rois peuvent régner. Puisque la constitution de l'autorité est
divine dans son principe, il s'ensuit que l'homme ne peut rien
dans ce genre à moins qu'il ne s'appuie sur Dieu, dont il devient
alors l'instrument. L'homme, par lui-même, ne peut faire une
constitution légitime et nulle constitution légitime ne saurait être
écrite. Jamais on n'a écrit, jamais on n'écrira à priori le recueil
des lois fondamentales qui doivent constituer une société civile ou
religieuse. Seulement, lorsque la société se trouve déjà constituée,
198 CHAPITRE VI
sans qu'on puisse dire comment, il est possible de faire déclarer ou
expliquer par écrit certains articles particuliers ; mais presque
toujours ces déclarations sont l'effet ou la cause de grands maux,
et toujours elles coûtent aux peuples plus qu'elles ne valent. Ce
sont là des vérités auxquelles le genre humain en corps n'a cessé
de rendre le plus éclatant témoignage.
Sans nous engager, ici, dans ces questions abstraites de philo-
sophie sociale, nous aimons à proclamer que tout pouvoir vient
de Dieu ; que la désignation de la personne titulaire du pouvoir
est le fait de l'homme ; que la forme sociale d'autorité suivant
laquelle ce titulaire exercera la souveraine puissance dépend éga-
lement de la nation. D'où il résulte que, politiquement, le pouvoir
est toujours limité et assisté : limité, borné à ce qui regarde l'in-
térêt temporel du pays ; assisté, dans la poursuite de ce bien,
des conseils, du concours et de l'assistance efficace des représen-
tants du peuple. Mais, religieusement parlant, le peuple c^ui choi-
sit les représentants pour l'assistance du pouvoir, n'a aucune qua-
lité pour leur déléguer une sorte de toute-puissance, se dépouiller
par un blanc-seing, livrer la famille, l'Etat et TEglise à la tyran-
nie aveugle et violente des assemblées. D'autre part, le pouvoir
constitué au sein de la nation, déjà politiquement limité, Test
encore notablement par la loi de Dieu, par la constitution divine
de la propriété, de la famille et de l'Eglise. Dieu plane sur toute
la société ; ce n'est qu'en respectant la loi souveraine que peuple,
représentants du peuple, présidents, rois ou empereurs adminis-
trent plus qu'ils ne gouvernent les personnes et les choses, au
mieux des intérêts et sans entreprendre sur aucun droit.
Le système parlementaire est diamétralement contraire à ces
doctrines orthodoxes, et n'a été admis que pour les répudier. Le
parlementarisme, c'est l'athéisme révolutionnaire invoqué comme
principe d'institution sociale où l'action de l'homme est partout
et le respect de Dieu nulle part. L'électeur n'a d'autre Dieu que
ses idées, ses intérêts et ses passions ; l'élu n'a d'autre règle que
ses passions, ses idées et ses intérêts ; le prince n'a d'autre loi que
ses intérêts, ses passions et ses idées. Le pouvoir peut tout, en ce
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 199
sens qu'il n'est astreint au respect d'aucune loi divine ; le juge ou
le citoyen peut tout, parce qu'il n'a, non plus, aucune loi divine
pour le contraindre, aucune foi pour l'éclairer ; et le législateur,
le démiurge du monde politique, est le Dieu terrestre dont la
Chambre est le Sinaï, dont les lois sont les oracles, les gendarmes,
les gardiens et la prison le dernier mot. De Dieu, de Jésus-Christ,
de son Eglise, il n'est question, dans ce système, que pour le fouler
aux pieds.
De ce règne des impies date la ruine de l'humanité, et surtout
de la France.
Depuis qu'elle a quitté ses traditions historiques, la France
a essayé vingt constitutions, toutes parfaites ou au moins per-
fectibles ; la sagesse des auteurs leur avait promis l'éternité. Au-
cune n'a reçu la sanction de la durée. Avec ou sans constitution,
la France d'aujourd'hui est toujours, sauf quelques défaillances
de mœurs, la vieille France.
En présence des débris de vingt constitutions, les parlementai-
res rêvent toujours de composer une constitution nouvelle. Pour
qu'elle réalise l'idéal du genre, cette constitution doit comprendre
deux choses : 1^ une organisation de pouvoirs, "composée de deux
chambres, avec superposition d'un roi qui règne, mais ne gouverne
pas ; 2« la reconnaissance des libertés de pensée, de presse, de
conscience, de culte, enfin un régime de tolérance qu'on dit être
le grand principe de 89.
Nous savons déjà que l'évêque d'Orléans accepte ces choses :
« Les institutions libres, dit-il, la liberté de conscience, la liberté
politique, la liberté civile, la liberté individuelle, la liberté des
familles, la liberté de l'éducation, la liberté des opinions, l'égalité
devant la loi, l'égale répartition des impôts et des charges publi-
ques, tout cela, nous le prenons au sérieux; nous l'acceptons
franchement ; nous l'invoquons au grand jour des discussions pu-
bliques. Nous acceptons^ nous invoquons les principes et les libertés
proclamés en 1789 (1). »
(1) De la pacificatinn religieuse, p. 263, 204, 300.
200 CHAPITRE VI
L'homme qui a exercé, sur les illusions contemporaines, la plus
décisive influence, le protestant Guizot, cite avec complaisance
ces paroles de l'évêque d'Orléans. Puis, malicieusement ou non,
il fait observer qu'elles sont contraires au Syllabus; que les catho-
liques, frappés par l'encyclique Quanta cura^ sont restés dans un
silence respectueux comme autrefois les jansénistes ; que Mgr Du-
panloup, au risque de se contredire, a même défendu l'encycli-
que et le Syllabus, mais qu'il n'en restera pas moins, ce qu'il est
aujourd'hui dans l'Eglise de France, le plus éclairé représentant de
sa mission morale et sociale, comme le plus courageux défenseur
de ses vrais et légitimes intérêts. Après quoi, expliquant ce qu'il
entend par les intérêts de l'Eglise, Guizot conclut ainsi : a Le Con-
cordat a relevé l'édifice de l'Eglise catholique ; Vesprit libéral tra-
vaille à y pénétrer ^i à y ramener la sympathie politique en y
conservant la foi. Que les catholiques sérieux y regardent bien :
. là sont pour eux le meilleur point d'appui et la meilleure chance
d'avenir ; maintenir fermement la forte constitution de leur Eglise
et accepter franchement, en en usant eux-mêmes, les libertés de leur
temps, garder leurs ancres et déployer leurs voiles, c'est la con-
duite que leur prescrit l'intérêt suprême qui doit être leur loi, l'in-
térêt de l'avenir chrétien (i). »
L'évêque d'Orléans avait dit équivalemment, mais en termes
plus vagues, qu'il appartient à la religion seule d'accomplir, dans
la justice et la paix, Valliance de la liberté généreuse et sincère avec
l'autorité protectrice et puissante. « Oui, s'écriait-il dans sa conclu-
sion, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse à rencontre, il y a une
révolution religieuse', elle se fait, elle est invincible; tous la su-
bissent de près ou de loin ; nul n'échappe à cette influence irrésisti-
ble. Ne vous en irritez pas I ce n'est pas la victoire de l'homme,
ce n'est pas nous qui l'emportons sur vous ; c'est la victoire de
Dieu, c'est le temps, te hasard, le bon sens qui l'emportent. On
peut, sans rougir, céder à de telles puissances.
» Et certes, nous leur avons bien cédé nous-mêmes les pre-
miers!
(1) Méditations sur V état actuel delà religion chrétienne, p. 107.
I
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 201
» Nous acceptons, nous invoquons les principes et les libertés pro-
clames en 89.
» Et dans cette discussion même, ne sentez-vous pas qu'il se
passe entre vous et nous quelque chose d'extraordinaire et de pro-
fondément digne d'attention ? Moi, homme du sanctuaire, je parle
un langage libéral, et vous, homme de la révolution, vous parlez
un langage religieux !
» Je parle votre langue et vous entendez la mienne : f invoque
vos principes et vous rendez hommage aux nôtres.
» Vos amis, en vous écoulant, sourient et doutent. Moi, j'aime
mieux dire que vous êtes sincère ; je souris et je ne doute pas (1). »
Naguère, un ministre protestant, le député Pressensé, douleur
comme tant d'autresen présence du connubium catholique libéral,
posait, à révêque d'Orléans, ce dilemme : « Dans vos déclarations
de libéralisme, ou vous n'êtes pas sincère, ou vous n'êtes pas or-
thodoxe. » L'évêque, sans s'arrêter à la question d'orthodoxie,
répondit par la profession la moins mitigée de toutes les doctrines
parlementaires.
Nous croyons, pour notre compte, ces doctrines athées, révolu-
tionnaires, incompatibles avec les concordats, hostiles à l'Eglise
et contraires au Symbole catholique.
Une société est désemparée par un coup de révolution ; elle n'a
plus qu'un gouvernement d'aventure. Quelques hommes, qui tien-
nent la société en leur pouvoir, se disent entre eux : « Nous allons
organiser cette société à la mesure de notre sagesse. Dans notre
opinion, la nation, prise en bloc, est maîtresse d'elle-même et
jouit, comme telle, d'une indépendance absolue. Mais, parce qu'une
multitude confuse ne pourrait s'administrer, nous inviterons les
habitants adultes à se choisir des représentants ; de manière,
par exemple, qu'un député soit censé représenter cinquante mille
(1) Pacification religieuse, p. BOG. — Les paroles de l'évêque d'Orléans, ad-
mirées par Guizot, le sont à plus forte raison, dans les brochures anonymes de
la secte catholique libérale, notamment dans l'écrit intitulé : Le Concile et la
Société moderne et dans le répugnant pamphlet : Ce qui se passe au Concile,
p. 195.
202 CHAPITRE VI
citoyens, parmi lesquels vingt-quatre mille auront pu voter contre.
Nous partagerons ces députés en deux chambres, parce qu'une
seule assemblée, si elle venait à faire des folies, perdrait tout ;
d'ailleurs, des deux chambres, Tune sera supposée représenter
davantage les citoyens, l'autre, le pouvoir. Les députés feront les
lois à la majorité des voix, la moitié plus une. La même majorité
se donnera des ministres, choisis dans son sein, pour appliquer
les lois. Enfin, pour couronner l'édifice, nous aurons un roi, mais
qui ne sera roi que de nom, un simple symbole d'unité. La nation
souveraine parlant parla majorité des électeurs; la majorité des
électeurs légiférant par la majorité des députés agissant par un
ministère ; et le ministère ayant, pour président fictif, un manne-
quin couronné : voilà le chef-d'œuvre de notre politique. »
Je cherche, dans ce chef-d'œuvre, où est Dieu, où est Jésus-
Christ, où est son Eglise, je ne trouve aucune trace de leur recon-
naissance. L'idée d'un suffrage et la désignation des électeurs est
le fait du pouvoir ; la majorité des électeurs et la majorité des dé-
putés ne représente qu'un chiffre ; la publication des lois et leur
application par les ministères n'est qu'une formalité légale. Les
élections sont une pure loterie. Le députées! dispensé de raison ;
le prince de conscience. La loi est athée. C'est l'Etat sans Dieu.
Les catholiques libéraux, dans leurs brochures anonymes, se
récrient contre cette imputation d'athéisme ; mais ils rie parvien-
nent pas à la repousser. Les personnes qui entrent, à un titre quel-
conque, dans ce mécanisme gouvernemental, peuvent avoir et ont
sans doute une raison élevée, une conscience délicate, une âme
pieuse ; le système n'en a pas. La loi, fagotée dans le chassé-croisé
des intrigues parlementaires et épanouie sur le fumier de la cor-
ruption électorale, la loi est l'autorité suprême ; elle a pour ga-
rants, les gendarmes, les tribunaux et les bagnes. Le système est
absolument sans religion.
Si vous examinez, dans ce système, quelle est la composition du
pouvoir, vous découvrez deux chambres, des ministres et un
prince. C'est la division appliquée à l'organisation des pouvoirs
et c'est, dit-on, la première condition des institutions libres. L'u-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 203
nioii du loi, du ministre et des chambres, voilà l'autorité légale.
Le pouvoir se décompose en trois personnes ; il n'impose, à cha-
cune, aucune espèce de responsabilité, sauf devant les électeurs ;
il se renouvelle à chaque élection et à chaque crise ministé-
rielle. Par le fait, le pouvoir est partout et il n'est nulle part ; la
loi elle-même est toujours susceptible d'être changée par un ordre
du jour ; ceux qui concourent à sa formation et ceux qui l'exécu-
tent n'y sont que pour une part infinitésimale ; et le prince qui la
contresigne peut, à meilleure raison que Pilate, s'en laver les
mains. On ne sait à quoi se prendre dans ce monde de fantômes.
Nous n'examinerons pas, dans le jeu de son mécanisme, cette
singulière constitution du pouvoir. Nous ne dirons rien ni desélec-
tions, ni des discussions, ni des offices ministériels, ni de la siné-
cure du prince. Nous remarquons seulement que le principe de
cet état social, c'est la division ; le fait ordinaire de son libre mou-
vement, ce sont les tripotages électoraux et parlementaires ; son
résultat ordinaire, c'est la guerre à coups de bulletins, de discours
et de fusils ; le produit net, une agitation stérile, un zéro gonflé
en ballon qui se déchire au moindre vent. Le système, inventé
tout exprès pour prévenir les coups d'Etat et soi-disant pour les
rendre impossibles, ne vit qu'au milieu des crises, jusqu'à ce qu'un
coup d'épaule populaire le fasse chavirer dans le sang ou que le
sabre d'un soldat substitue au partage parlementaire la dictature.
Cette mobilité du système parlementaire cache un péril parti-
cuUer pour l'Eglise. L'Eglise aujourd'hui ne peut plus guère ré-
gler, par le droit chrétien, ses rapports avec les Etats ; elle est
réduite, par le malheur des temps, à fixer, par des concordats,
son mode d'union avec la société civile. Un concordat, par soi-
même, c'est bien peu ; avec le régime parlementaire ce n'est plus
rien. Sous ce régime, le pouvoir eff'ectif se partage entre les cham-
bres et les ministres, mais le législatif et l'exécutif sont assujettis
à de si nombreuses divisions, que le pouvoir, par le fait, ne se ren-
contre nulle part. Une motion imprévue, un amendement, un or-
dre du jour, un rien peuvent, à chaque instant, tout changer. Si
l'on tient compte du fond d'hostilité qui se cache, dans le parle-
204 CHAPITRE VI
mentarisme, contre l'Eglise, on verra que la rescision des concor-
dats est toujours imminente et souvent effectuée. Nous en avons
eu récemment des exemples en Espagne, en Italie, en Suisse, en
Prusse, en Autriche, au Brésil, au Mexique ; nous pourrions en
avoir aussi l'exemple en France, si d'aventure les radicaux parve-
naient au pouvoir. Il n'y a pas d'exemple qui prouve mieux le
schisme latent que porte, en ses flancs, la constitution normale des
pouvoirs parlementaires. Avec cette constitution politique, une
constitution civile du clergé est toujours à craindre.
Dieu a imposé au monde une loi souveraine, en vertu de laquelle
l'unité et la diversité doivent se retrouver plus ou moins en toutes
choses, et c'est pourquoi l'ensemble de toutes choses porte le nom
d'Univers, mot qui décomposé signifie l'unité et la diversité for-
mant un ordre plein d'harmonies. Dans la société, l'unité se ma-
nifeste par le pouvoir, la diversité par les hiérarchies, naturelles
et historiques, en quelque façon nécessaires à l'accomplissement
des services et au respect des droits, et le pouvoir et les hiérar-
chies sont inviolables et sacrés^ parce que leur existence est à la
fois l'accomplissement de la loi de Dieu et la garantie de la liberté
des peuples.
Lorsque le pouvoir est organisé suivant la forme parlementaire,
il semble que l'autorité perdant son unité, sa perpétuité, sa res-
ponsabilité, c'est-à-dire les trois conditions morales de sa puissance,
devrait admettre, dans la société, les corporations autonomes,
les circonscriptions indépendantes, les hiérarchies spontanées qui
se produisent pour la garde des intérêts. Il n'en est rien. Les par-
lements sont comme l'outre d'Eole : ils ne s'ouvrent que pour lan-
cer la tempête, et la tempête oratoire, plus que toutes les autres,
se promène, formidable cyclone, sur toutes les institutions popu-
laires. Suivant la loi de tous les pouvoirs irréguliers, les parlements
sont violents et despotiques. Ils ne veulent d'existence que la leur,
d'autorité qu'eux-mêmes. Pourvu quil y ait, dans la nation, des
électeurs, cela suffit. L'électeur produit le député ; le député est
roi, roi comme ces tyrans fabuleux de l'antiquité, qui habitaient
des cavernes redoutées et vomissaient des flammes. Jetez les veux
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 205
sur tous les pays où s'est introduit, depuis un siècle, le parlemen-
tarisme : il a suffi d'ouvrir des assemblées, pour tout détruire. La
France, en particulier, depuis la Constituante, est un pays qui se
déconstitue, qui se démolit ; et si nous n'avions pas eu d'intermit-
tence parlementaire, c'en serait fait de nous : Misericordix Domini ,
quia non sumus consumpti.
Ce qui montre mieux encore cet esprit destructeur du parle-
mentarisme, c'est son impuissance radicale à rien édifier. Nous
n'avons plus, en France, ni corporations industrielles, ni instituts
religieux, tels, du moins, qu'ils existaient autrefois : c'est un fait.
Les plus impérieux besoins de la civilisation réclament des associa-
tions de différente nature ; et il s'en forme, en effet, soit par la vi-
talité de l'esprit français, soit par l'appel de l'opinion, soit parce
qu'enfin la nécessité y force. On les admet, d'une main effrayée et
avare, mais on ne les admet qu'avec les restrictions ombrageuses
de la peur. On ne peut pas les empêcher de naître, on ne veut pas
les laisser vivre. On ne saurait déclarer qu'il s'établisse rien qui ait
puissance. D'après la théorie parlementaire, entre le roi et les as-
semblées, on ne doit admettre d'autre influence que celle des mi-
nistres ; et entre les parlements et le peuple, pas d'autre que le
corps électoral, agrégation arbitraire et confuse, qui se forme à
un signal convenu, se disperse à un autre signal. Le parlementa-
risme, c'est la forme la mieux réussie de la mort collective, la plus
authentique négation de la vie et de la liberté.
A défaut des hiérarchies indépendantes, dans un grand pays
comme la France, le gouvernement parlementaire a besoin d'une
autorité plus respectée et de fonctionnaires pour la faire respec-
ter. Ce double avantage s'obtient par la loi et parla bureaucratie.
Cela s'appelle, par euphémisme, des institutions libres ; et c'est,
je crois, un des plus ridicules mensonges qui puisse frapper une
oreille humaine. Que la loi soit faite par le roi ou ses conseils ou
par une assemblée soi-disant populaire, mais toujours aristocrati-
que, elle exige toujours l'obéissance et je ne comprends pas qu'on
la taxe, dans le premier cas, d'absolutisme, et dans le second de
liberté. Mais ce que je comprends moins encore, c'est qu'on dit la
206 CHAPITRE VI
liberté intéressée à l'existence de bureaux, occupés par des va-nu-
pieds de l'écritoire, bureaux sans lumière, sans indépendance, par-
fois sans intégrité, et j'estime, pour mon compte, la liberté natio-
nale beaucoup mieux servie par de braves gens, ayant pignon sur
rue, ne demandant aucun salaire, et accomplissant avec autant
d'intelligence et de dignité que de dévouement des fonctions publi-
ques, pour lesquelles ils ne réclament rien, pas même de la recon-
naissance.
Y. — Nous savons déjà que le parlementarisme, par la consti-
tution qu'il donne au pouvoir, est impie et révolutionnaire ; nous
le verrons encore mieux en analysant les libertés qu'il promet aux
citoyens.
« Nous acceptons, nous invoquons les libertés proclamées en
1789, » dit Mgr Dupanloup. Pour nous, nous n'hésitons pas un
instant à déclarer que de telles paroles, sous la plume d'un prêtre,
jurent avec son caractère : Qu'est-ce qu'un prêtre? C'est l'homme
de Dieu envoyé pour prêcher des hommes, naturellement libres,
sans doute, mais pour leur imposer surnaturellement une vérité
révélée, une loi révélée, une Eglise divinement instituée. Un prê-
tre qui réclame, qui invoque, pour lui ou pour les autres, les droits
de l'homme, les libertés de pensée, de conscience, de culte, etc.,
c'est un prêtre qui se découronne, et, s'il suit jusqu'au bout la lo-
gique de son dessein, il trahit sa mission apostolique.
Un prêtre a le droit de réclamer la liberté de l'Eglise au nom du
droit divin : par son institution divine, l'Eglise est libre, disait
Pie YIIl ; il peut, par hypothèse, comme argument ad hominem,
invoquer la liberté politique pour faire reconnaître le droit divin
de l'Eglise. Un prêtre n'a pas le droit d'invoquer les libertés natu-
relles, philosophiques et politiques qui mènent ceux qui en jouis-
sent, à la négation de l'Eglise et à la réprobation devant Dieu ; il
a même, je crois, le devoir de dire le contraire, aussi bien à con-
tre-temps qu'à temps, et, s'il viole cette obligation rigoureuse,
encore une fois, il trahit ses principes, livre sa cause et contredit
son caractère sacré.
Un protestant, un rationalisme peuvent croire aux libertés de 89,
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 207
parce qu'Us trouvent, dans leur proclamation, la reconnaissance
du libre examen ; un catholique ne le veut pas,'à moins qu'il ne
veuille cesser d'être catholique. « Il faut être, dit le proverbe,
chair ou poisson : » il n'est pas possible d'être les deux à la fois.
Les catholiques libéraux n'acceptent pas moins et ne promettent
pas moins aux peuples toutes les libertés. En quoi ils se montrent
d'une arrogance singulière et d'une remarquable inintelligence.
On est catholique ou on ne l'est pas. Du moment qu'on l'est, on
jouit, devant l'Eglise, d'une parfaite égalité de condition. Ce qu'un
catholique peut promettre, sans forfaire à la foi, tous le peuvent
donner; et ce qu'un catholique doit, en conscience, refuser, pas
un, à peine de forfaiture, ne le peut promettre. Avec leurs pro-
messes libérales, avec leur affectation de générosité, en se sépa-
rant de nous comme politiques, les catholiques libéraux se mon-
trent de bien messéants messieurs et des catholiques bien incon-
séquents... à moins qu'avec leurs idées efféminées, ils ne soient
tout simplement des gens de peu, des enfants éternels.
Pour venir maintenant au fond des choses, nous disons que toute
discussion sur les libertés parlementaires se ramène à une seule
question :1a tolérance.
La tolérance est la patience avec laquelle on supporte une chose
mauvaise, mais que l'on croit convenable de ne point punir. La
tolérance n'est donc point applicable par elle-même à la vérité, au
droit, à la justice. Dire qu'il faut tolérer le vrai, le bien, le juste,
ce serait blesser les oreilles délicates, les lois du langage et le sens
moral. Chacun sent que la vérité et la vertu ont des droits directs,
positifs, absolus ; que ce n'est pas assez de les tolérer dans les au-
tres ; qu'on doit encore les accepter pour soi-même, en faire la
règle de ses pensées et de ses actions; et que, là où elles sont atta-
quées, elles ont le droit d'être protégées et défendues par le pou-
voir politique. Ne leur accorder le droit de se produire, de circu-
ler librement dans l'ordre social, qu'à titre d'indulgence, ce serait
blesser le bon sens et la conscience des peuples. Appliquer le mot
de tolérance au nom adorable de la divinité et à la religion catho-
lique, serait une impiété et une folie.
208 CHAPITRE VI
Que s'ensuit-il ? C'est que le mot tolérance n'a pas été introduit
en faveur de la vérité et de la vertu, mais uniquement pour le
profit de l'erreur et du mal. Nous convenons toutefois, sans réti-
cence, que la tolérance du faux et du mal devient légitime, quand
les moyens de répression seraient impuissants ou de nature à
nuire au bien. La tolérance n'implique pas moins la condamnation
indirecte de ce qui est toléré. En ce point pratique, la différence
essentielle qui sépare l'erreur de la vérité, c'est que la vérité ca-
tholique a, de soi, un droit absolu à la liberté ; qu'elle peut la ré-
clamer, l'exiger même, à ce titre seul qu'elle est la vérité; et que
jamais les intérêts de l'ordre social n'en peuvent souffrir le moin-
dre dommage, caria vérité ne saurait produire le mal. Mais il n'en
est pas de même du faux ou de l'erreur. L'enseignement de l'er-
reur ne peut pas avoir de droit proprement dit, même à la simple
tolérance. On ne doitrien à l'erreur sinon de la repousser et de la
combattre, autant qu'on le peut, au profit de la vérité, qui seule
est bonne, utile et nécessaire. Quand la raison ou les circonstances
conseillent ou commandent d'exercer la tolérance en faveur
d'une doctrine fausse, ce ne peut pas être parce qu'elle y aurait
des droits en tant qu'erreur ; mais c'est en vertu d'un principe
d'un autre ordre ; et parce que l'intolérance, quoique légitime en
elle-même, serait de nature, dans une situation donnée, à nuire aux
intérêts de l'ordre social.
Au fond et dans un certain sens, tout le monde est d'accord sur ce
principequelaliberté n'est due qu'à la vérité.Depuis les apôtres, l'E-
glise réclame, comme un droit souverain et irréfragable, la liberté
de prêcher la doctrine qu'elle a apprise de Jésus-Christ, qu'elle an-
nonce par son ordre et en son nom, et qui, émanant de cette
source divine, ne peut être que la vérité. Les sectaires du XVI^ siè-
cle ne réclamaient la liberté que parce qu'ils prêchaient la pure
parole de Dieu ; et les philosophes contemporains ne la revendi-
quent encore que comme interprètes de la raison pure. Mais, les
uns exaltent cette raison jusqu'à une indépendance absolue à l'é-
gard de toute autorité, même divine ; ils en concluent nécessaire-
ment que la liberté est l'apanage des philosophes, mais que l'in-
\
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 209
tolérance est due aux chrétiens comme ennemis de la raison D'au-
tres consentiraient à tolérer la religion et l'Eglise, mais à condition
que FEvangile, comme disait naguère le prince de Bismarck, se
subordonne à la politique, ce qui est une manière de dire que la
religion n'est pas divine et que l'Eglise est une institution d'er-
reur. D'autres enfin, sans entrer dans la question de savoir s'il y
a une religion révélée, refusent aux gouvernements temporels le
droit d'en juger. De là, ils tirent cette conséquence, que les gou-
vernements sont obligés de tolérer indistinctement toutes les reli-
gions et toutes les philosophies, sans en adopter aucune de préfé-
rence à une autre. Ces philosophes ne nient pas que la protection
et la liberté ne soient dues à la vérité ; mais, partant de ce prin-
cipe, que l'Etat n'a pas qualité pour discerner le vrai du faux, ils
lui refusent le droit d'approuver ou d'improuver une doctrine.
Ainsi l'intolérance est de plein droit ; reste à savoir si les faits y
répondent.
Il y a d'abord un fait, c'est que tout ordre de choses, temporel
ou spirituel, ne saurait exister sans lois et sans une autorité qui
veille à leur observation. Or, toute loi est un acte d'intolérance ;
elle n'empêche pas toujours les crimes de se produire, mais elle
les punit, et, en les punissant, elle veut en prévenir le retour. Aussi
la question n'est-elle pas de savoir si un gouvernement sera ou ne
sera pas intolérant, mais de savoir sur quels faits, qualifiés délits,
tombera son intolérance. Cela est si vrai que les philosophes, ou
soi-disant tels, après avoir commencé par demander, pour toutes
les religions, une tolérance indistincte, demandent aujourd'hui une
intolérance absolue contre toute religion qui se prétendrait inves-
tie de droits divins, c'est-à-dire contre la religion catholique, la
seule qui ait, avec fondement, cette prétention. Cela ne prouve-t-il
pas manifestement que ce qu'ils veulent obtenir, à l'aide de la to-
lérance, ce n'est pas la suppression de l'intolérance, mais sa trans-
lation à d'autres mains et son application à d'autres objets. La loi
par exemple était, dans les Etats catholiques, intolérante au pro-
fit de l'Eglise. Qii'a-t-on fait ? On a d'abord mis en dehors de la lé-
gislation civile toutes les mîitières religieuses, sous le prétexte que
14
210 CHAPITRE VI
l'autorité civile n'a pas à se préoccuper de ces questions qui ne re
lèvent que de Dieu et de la conscience. Ensuite, comme il fallait
concilier, à la législation laïque et séculière, une autorité absolue
et indépendante, il est devenu nécessaire de la soustraire, au point
de vue de la morale et de la justice, au contrôle de la religion
qui, par l'ordre de Dieu, est la gardienne incorruptible de la jus-
tice et de la morale. De là, nécessité de fermer la bouche à l'Eglise,
de l'emprisonner, d'essayer même de l'anéantir, si l'on ne réussit
point à lier le Verbe de Dieu.
Mais si l'intolérance législative est nécessaire aux Etats politi-
ques, elle l'est, à plus forte raison et à des titres bien supérieurs,
à une société religieuse, qui professe tenir de Dieu, sa doctrine, sa
morale, sa constitution, son autorité et ses lois fondamentales.
Les institutions humaines peuvent être modifiées par leshommes ;
une institution divine ne peut l'être que par ordre de Dieu. L'Eglise
sera donc essentiellement et toujours intolérante envers quiconque
l'attaquera dans ses lois ou dans ses dogmes : elle frappera d'ana-
thème toute doctrine contraire à son enseignement, elle punira la
violation de ses préceptes, elle exclura de son sein les hérétiques
obstinés, et jamais elle ne consentira à reconnaître pour ses en-
fants ceux qui se révolteraient contre son pouvoir. La tolérance,
pour l'Eglise, ce serait une abdication.
Mais l'intolérance religieuse peut être considérée sous deux as-
pects : ou dans la sphère spéculative du dogme, ou dans l'appli-
cation de la loi religieuse au sein d'une société temporelle. Dans le
premier cas, tout en gardant le droit d'infliger des peines tempo-
relles, elle ne condamne, ne frappe et ne punit que les âmes. Dans
le second, la répression, le châtiment deviennent quelque chose de
matériel, comme les actes du pouvoir temporel. Cela arrive lors-
qu'un Etat porte des peines temporelles contre des crimes et délits
qui, par nature, appartiennent à l'ordre religieux, comme l'héré-
sie, le sacrilège ou le blasphème.
On s'est demandé à ce propos ; l'^ si l'Eglise a le droit d'appeler
à son aide le bras séculier pour châtier, de peines temporelles, des
délits spirituels ; 2° si le pouvoir civil peut légitimement lui prêter
r
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 211
appui dans ces circonstances. Les apôtres de ia.tolérance répon-
dent négativement à ces deux questions. Selon eux, l'Kglise n'a
pas le droit de se faire protéger, par le pouvoir civil, dans l'exer-
cice de tous les droits qu'elle croit tenir de Dieu ; et le pouvoir
temporel ne doit point intervenir dans les choses spirituelles, qui
ne sont point de son ressort. Leur vœu serait même que l'Etat ne
tolérât pas les actes d'intolérance de la sainte Eglise. En sorte que
d'après eux, l'Etat ne pourrait produire aucun acte de répression
en faveur de l'Eglise ; mais il peut et doit en produire contre, tou-
tes les fois que les doctrines et les pratiques chrétiennes sont à ren-
contre des idées modernes. Ce qui revient à dire qu'il est légitime
de ne pas tolérer les intolérants, et comme l'Eglise est intolérante
par nature, on en conclut qu'il faut ou la réprimei ou la contrain-
dre à tel enseignement qui équivale à une abdication.
En somme l'intolérance est de fait comme de droit. Maintenant
si nous interrogeons l'histoire, que voyons-nous ? C'est un fait
constant, en histoire, que toutes les religions ont été intolérantes,
et que tous les gouvernements se sont associés à leur intolérance,
dans une mesure plus ou moins large suivant les circonstances et
l'esprit du temps. Les païens ont toujours persécuté violemment
les chrétiens. De Constantin à la révolution, l'Eglise a poursuivi,
comme crimes religieux et sociaux, le schisme et l'hérésie. Le
mahométisme de l'Arabie, le manichéisme persan, le schisme
russe, l'hérésie protestante ont repris contre l'Eglise le glaive des
Néron et des Domilien. Les encyclopédistes, apôtres de la tolé-
rance, devenus législateurs, n'ont régné que par la guillotine !
L'athéisme contemporain, plus violent que toutes les erreurs pas-
sées, nous ramène aux mœurs des bêtes fauves. L'intolérance se
produit constamment avec un caractère de sévérité et de rigueur
plus prononcé, en raison inverse du degré de vérité qui peut ap-
partenir à chaque confession. Et cela se comprend sans etfoil.
Quel est le sentiment qui pousse à l'intolérance? C'est l'amour de
la vérité qu'on possède ou qu'on croit posséder. Ce sentiment,
dans l'Eglise, appliqué au symbole qu'elle professe est un senti-
ment pur, sans mélange ; c'est l'amour de cette vérité qui, oblige
212 CHAPITRE VI
l'Eglise à défendre son symbole. Dans les sectes, leur symbole est
positif, par les vérités qu'elles empruntent au symbole catholique ;
et négatif, par les vérités qu'elles rejettent pour se constituer en
hérésie. L'Eglise est intolérante parce qu'elle aime les vérités
qu'elle professe ; les sectes sont intolérantes parce qu'elles haïssent
les vérités opposées aux négations qui les constituent. Là est la
raison de l'énorme différence qui doit se rencontrer dans la légis-
lation comparée des sectes dissidentes et de la sainte Eglise. Ce
serait un fait facile à établir que le bilan de la répression dans
l'Eglise est moindre que partout ailleurs; nous n'avons, à cet
égard, rien à craindre de tout historien qui se respecte. Et de
plus, l'Eglise était dans son droit. La religion catholique, en effet,
est la pensée et la volonté de Dieu, notifiées aux hommes par Dieu
lui-même. L'Eglise, qui en fait profession, possède donc une auto-
rité supérieure, indépendante, inaliénable, imprescriptible. Les
pouvoirs humains n'ont aucune prise sur elle ; ils lui doivent, au
contraire, liberté et protection. Les sectes, qui ne sont telles que
par l'erreur, n'ont aucun droit à la répression, et tout ce qu'elles
en ont produit, outre son caractère particulier de fureur, est un
crime dont Dieu punit les auteurs et honore les victimes.
En présence de ces principes, je me demande ce que devient le
tolérantisme parlementaire. En soi, c'est une idée niaise, un propos
de sot à l'adresse des imbéciles, comme disait Grimm ; dans l'em-
ploi qu'on en fait, c'est une machine de guerre contre l'Eglise ;
et lorsque la conspiration, à l'aide de cet engin frauduleux, a
obtenu le résultat souhaité, lorsqu'elle est en force, elle opprime
l'Eglise avec une fureur que ne connurent pas même les Césars
païens. Nous prononcer pour une telle tolérance, n'est-ce pas trahir
la vérité et faire un métier de dupe ? Quand nous sommes les maî-
tres, nous faisons respecter la vérité chrétienne; quand nous ne le
serons plus, nous ne rencontrerons jamais que les chaînes et le
poignard.
Cette misérable théorie de la tolérance universelle n'est posée
que comme principe d'application des quatre libertés sacramen-
telles du parlementarisme : liberté de pensée, liberté de conscience,
»
FORMATIOxN DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 213
liberté de presse, liberté de culte. De ces quatre libertés, les deux
premières, d'après l'Alcoran constitutionnel, consacrent, dans le
citoyen, les deux titres de sa souveraineté individuelle : les deux
autres en assurent l'exercice plénier vis-à-vis de l'Etat par la presse,
vis-à-vis de l'Eglise par le culte libre. Mais ces quatre libertés pra-
tiques supposent elles-mêmes une question préjudicielle de la li-
berté en général. C'est une question dont la solution, prise dans un
sens ou dans l'autre, détermine une application différente. Il faut
nous y arrêter.
La liberté, dans l'homme, est le pouvoir de faire ce qu'on veut,
sans y être riécessité pdiV une impulsion intérieure, irrésistible, com-
me cela arrive dans les animaux, ou contraint par une force exté-
rieure. L'homme est donc, en général, libre de faire ce qu'il veut
et, comme par l'imperfection de sa nature il peut vouloir le mal
ou le bien, à son gré, en ce sens il est libre aussi de faire l'un ou
l'autre à sa volonté. Et c'est précisément ce qui le rend criminel,
quand il veut le mal, méritant et digne de louanges quand il fait le
bien. Mais s'il a la liberté du mal, il n'en a pas le droit. S'il en avait
le droit, le mal ne serait plus mal, et ce que chacun voudrait libre-
ment faire, serait marqué au coin du droit. Aucune action ne
serait coupable ni devant les hommes, ni devant Dieu : allégation
monstrueuse qu'il est superflu de combattre.
Ainsi l'homme est libre quant aux déterminations de sa volonté.
Qu'il l'applique au bien ou au mal, il le fait sans contrainte du de-
hors, sans nécessité du dedans. Mais la liberté ne lui donne pas le
droit de faire le mal, quoiqu'elle lui en donne la puissance, et elle
lui laisse le devoir de faire le bien, quoiqu'elle ne le contraigne
nullement. Au-dessus de la liberté de l'homme, il y a la loi qui en
règle souverainement l'exercice. Par la liberté, l'homme peut tout
faire ; mais par la loi religieuse, morale et même civile, il ne doit
faire que ce que la loi prescrit, ce qui est bien ; il doit éviter ce
que la loi défend, ce qui est mal. Ainsi la loi n'ute pas à l'homme
sa liberté, elle la lui laisse tout entière ; mais elle fixe ses droits,
elle règle ses devoirs; et de l'indissoluble connexion de ces
deux choses, la liberté et la loi, découlent le caractère moral et
214 CHAPITRE Vï
la personnalité qui distinguent essentiellement les actions de
l'homme.
La société, avec ses institutions, ses pouvoirs et ses lois, est vou-
lue de Dieu pour contenir ou réprimer les passions de l'homme ;
pour déterminer ou régler l'usage normal de sa liberté, l'accom-
plissement de ses devoirs et la jouissance de ses droits. L'établis-
sement de la société suppose essentiellement ces deux choses : la
répression du mal autant qu'on peut l'atteindre, et, pour la prati-
que du bien, avec certaines facilités protectrices, de nécessaires
limites.
Les libertés parlementaires ont pour objet de resserrer, dans les
limites les plus étroites, le cercle des choses défendues et d'adou-
cir la répression, s'il n'est pas possible de la supprimer entièrement.
On veut un état social où l'homme soit libre de vivre selon ses pas-
sions et ses caprices, autant du moins qu'il peut l'être, sans trou-
bler l'ordre et rompre le lien de la société.
Par conséquent, pour atteindre ce but, on doit substituer, aux
anciennes lois directrices et répressives, d'autres lois religieuses
et civiles qui laissent, aux mauvais penchants, un plus libre essor.
Et voilà pourquoi nous avons dit que tous ces grands mots de li-
berté ne sont que des mots de passe pour voiler une conspiration
satanique contre Jésus-Christ et son Eglise.
Pour s'assurer un triomphe direct, les conspirateurs veulent
avant tout supprimer toute loi religieuse^ du moins autant qu'elle
entrerail dans la législation civile. Et à l'appui de cette exclusion,
ils déclinent deux motifs : le premier, c'est qu'une loi religieuse,
émanant de Dieu et proclamée en son nom, pèserait, sur la liberté
humaine, d'un poids excessif et même l'anéantirait, attendu que
l'homme ne saurait avoir la prétention d'être indépendant de Dieu,
ni de s'attribuer le droit de lui désobéir ; — le second, c'est qu'une
loi religieuse obligerait l'homme à rapporter ses actes à une foi
ultramondaine et pourrait en beaucoup de points se trouver en
opposition avec la loi civile. C'est pourquoi, non content d'avoir
sécularisé, comme ils disent, toutes les institutions sociales, ils pro-
clament pour l'individu, la liberté dejpenser comme bon lui sem-
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 245
ble et octroient ce droit comme une fin de non recevoir opposée à
toute révélation. La libre-pensée, voilà la loi primordiale ; et quoi-
qu'on ne pense pas, cette liberté radicale implique Téviction de
toute loi surnaturelle.
En second lieu, il faut ôter à la religion toule existence publi-
que et indépendante, la réduire à l'état privé et individuel : au-
trement son action extérieure et son enseignement ne seraient
qu'une critique et une condamnation de la loi civile. C'est pour-
quoi, non contents d'avoir affranchi la pensée, les conspirateurs
libéraux affranchissent encore la conscience. La conscience li-
bre est une loi primitive comme la libre-pensée ; et comme la libre-
pensée exclut toute religion, de même la libre-conscience exclut
toute Eglise. L'Eglise catholique peut avoir des dogmes sublimes,
une morale admirable, un culte plein de magnificence, un passé
rayonnant de gloire : les libéraux n'y contredisent point, mais ils
la mettent de côté et se retranchent, pour reconduire, dans le sanc-
tuaire d'une conscience factice créée exprès pour éteindre la vraie
conscience.
En troisième lieu, comme les rois s'intitulent princes par la grâce
de Dieu, et prétendent qu'on ne peut ni leur désobéir ni les ren-
verser, il faut qu'ils ne régnent plus désormais que par la grâce
du peuple. Dans l'ancienne doctrine, Dieu donnait et ôtait le pou-
voir selon son bon plaisir; dans la doctrine libérale, le peuple
remplace Dieu ; il donne et ôte selon ses convenances. Or, bien
qu'il ait le droit de faire mal, si cela lui est agréable, il faut pour-
tant qu'il n'agisse pas sans prudentes informations. La liberté de
la presse lui est reconnue pour l'éclairer. Chacun offre sa quote-
part de lumière ; leur addition produit l'opinion générale ; l'opi-
nion est la reine des peuples et par suite des rois ; c'est la maîtresse
du monde.
En quatrième lieu, il faut que la législation civile n'ait plus de
rapports qu'aux intérêts matériels, et qu'à cet égard, elle ouvre la
voie la plus large à l'exercice de la liberté individuelle, sans se
soucier si elle est en quelque chose contraire aux lois de la religion
catholique, ni même d'une religion quelconque. C'est pourquoi la
216 CHAPITRE VI
liberté des cultes est proclamée en ce sens, non pas que les cultes
sont libres, mais qu'on est libre de n'avoir pas de culte. Et comme,
par la liberté de la presse, on avait latitude de disposer en son
nom privé des institutions sociales, de même, parla liberté des
cultes, chaque citoyen est maître de régler, comme il l'entend, les
destinées de son àme et les intérêts de Dieu.
Mais une fois établi cet ordre de libertés antichrétiennes, une
répression sévère devra peser sur quiconque essaierait d'y porter
atteinte. D'après le principe que l'ordre a le droit d'être défendu
par celui que la volonté nationale en a constitué le gardien, le des-
potisme le plus absolu est légitime pour la protection de la liberté.
Les libertés parlementaires disent comme Mahomet : Crois ou
meurs.
Cet aboutissement explique pourquoi les gouvernements libé-
raux et révolutionnaires — et on n'est l'un que pour devenir l'au-
tre, — sont plus sévères, plus répressifs, tranchons le mot, plus
despotiques que les autres ; pourquoi le droit de législation pour
régler l'exercice de la liberté et le droit de répression pour punir
les infractions à la loi, sont admis, pratiqués, étendus par les amis
de la liberté parlementaire beaucoup plus que par les conseillers
des rois. Dans leur pensée, il ne s'agit donc pas de rendre les hom-
mes, ni plus libres, ni entièrement libres ; il s'agit simplement de
leur accorder les libertés qui s'accordent avec les passions et de
leur refuser les libertés qui mènent à la vertu.
Nous oserons donc dire que les sectaires du libéralisme ne com-
prennent ni la liberté, ni la morale historique, ni même la probité
gouvernementale. Ils ne comprennent pas la liberté, puisqu'ils la
confondent avec le droit ; ils méconnaissent l'expérience de l'his-
toire et les principes de la morale, s'ils s'imaginent que les peuples
sont plus libres parce qu'ils ont plus de facilités pour la licence et
sont moins défendus contre leurs faiblesses. Enfin, ils ne sont pas
sincères devant le public, puisqu'en somme il ne s'agit pas pour
eux d'augmenter la somme des libertés populaires, mais seulement
d'accorder des libertés immorales et de ne sévir plus que contre les
choses saintes.
FORMATION DU GROUPE CATHOLIQUE LIBÉRAL 217
Un libéral, c'est un athée honteux, qui s'entortille dans la poli-
tique pour voiler son athéisme. Un libéral, c'est, par la force de
son principe et par le sens nécessaire des pratiques delà secte, un
ennemi de Dieu, de Jésus-Christ, de l'Eglise et du souverain pon-
tife. Si vous me dites qu'un libéral peut être catholique, je dirai
que c'est un fou qu'il faut plaindre ou un coupable qu'ilfaut punir.
En résumé, le système catholique libéral, conçu dès 1845 par
l'abbé Dupanloup, comprend trois choses : 1° l'admission explicite
des principes de la révolution française, constituant, malgré son
athéisme, un ensemble de lois qu'eussent pu édicter un Suger et un
Charlemagne ; 2^ l'établissement de l'Eglise et de TEtat dans deux
sphères séparées, où ils ne se rencontrent que sur leur frontière,
pour signer des concordats ; 3" la constitution de la société civile
par la sécularisation des pouvoirs, la constitution d'une société laï-
que, reposant sur les libertés de pensée, de conscience, de presse
et de culte. A ces trois articles, s'en ajoutait un quatrième relatif
à la constitution de l'Eglise, réglée aussi par le parlementarisme
épiscopal, de manière que le Pape dépendait comme souverain du
pouvoir subalterne des évoques et n'était souverain que par leur
accession. Cet article tenu en réserve ne devait paraître qu'à Pé-
poque du Concile. Or, dans ces quatre articles,tout est faux, tout est
à rencontre des doctrines orthodoxes, tout est également funeste
à la société civile et à l'Eglise. C'est une conception monstrueuse
d'où ne doivent sortir que des discordes, des ruines et des avorte-
ments. C'est la révolution introduite dans l'Eglise et par l'Eglise
précipitée sur le monde.
Une remarque est nécessaire avant de finir.En répudiant, comme
nous l'avons fait, 89, il faut bien distinguer, dans le mouvement
de cette époque, deux choses : les idées et les faits. Les faits, rela-
tifs par exemple aux changements survenus dans l'état des terres
et l'état des personnes, ces faits, nous les acceptons comme l'Eglise
les accepte et dans la même mesure. Nous n'avons répudié que ce
que l'abbé Dupanloup, simple prêtre, acceptait, l'esprit de la ré-
volution, que nous croyons, pour notre part, impie, athée, et, pour
venir au mot célèbre du comte de Maistre, satanique.
218 CHAPITRE VI
De plus, en caractérisant comme nous le faisons les idées de
l'abbé Dupanloup, nous n'entendons contester et constater que
ses idées. Nous ne mettons pas en cause ses intentions et sa per-
sonne ; nous avons reconnu ses talents et ses vertus ; il ne nous en
coûtera rien de célébrer son courage, son éloquence et ses servi-
ces. Nous détachons seulement, de sa première œuvre de marque,
le symbole personnel d'idées libérales d'où procédera dès lors la
série de ses actes et qui serviront de règle à sa conduite.
CHAPITRE Vil
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL DANS LA FONDATION
DE l' ÈRE NOUVELLE .
(.< Nolite conformari huic saeculo : Gardez-vous de vous confor-
mer au siècle présent » : c'est une recommandation du Sauveur et,
conséquent avec lui-même, le divin Rédempteur, si indulgent
pour les auteurs du péché, se montre toujours implacable pour
le péché, et encore plus pour l'erreur qui est sa cause. Judaei si-
gna petunt et Grœci sapieniiam quœrent ; nos autem pr^œdicamus
Chrisium Bel virtutem et Dei sapientiam, dit S. Paul, et ailleurs,
il déclare ne savoir rien autre chose que Jésus crucifié. Jésus cru-
cifié, un cadavre livide sur une croix : voilà l'objet de la prédica-
tion apostolique. Au lieu de cette prédication, les Juifs, c'est-
à-dire les âmes terrestres, asservies aux passions inférieures,
demandent des signes qui ébranlent leur mollesse ; les Grecs,
c'est-à-dire les âmes orgueilleuses, asservies aux passions de l'es-
prit, exigent des conceptions de la sagesse humaine pour édulco-
rer la croix et humaniser les mystères. C'est par son sang et par
sa croix que Jésus triomphe des concupiscences de la chair et de
l'orgueil de la vie ; c'est aussi par sa croix et par son sang qu'il
doit triompher de l'orgueil et des concupiscences de la politique.
Un prêtre, en 1845, avait émis cette idée nouvelle, que les ca-
tholiques de France, pour faire reconnaître le droit de la sainte
Eglise, devaient se réconcilier avec 89, admettre en principe
la séparation de l'Eglise et de l'Etat, tabler sur le parlemen-
tarisme et le droit commun. Cette idée une fois émise et acceptée
comme règle, il devait se produire autant d'actes de conciliation
qu'il pouvait éclater de révolutions dans le gouvernement. En
220 CHAPITRE VII
1845, l'abbé Dupanloup avait proposé un traité de paix avec la
société moderne et la monarcliie constitutionnelle ; en 1848, La-
cordaire, Maret et Ozanam proposèrent un traité de paix entre la
république et la démocratie. Leur conviction, à cet égard, était si
bien établie, qu'ils intitulèrent hardiment le journal oùils voulaient
vulgariser cette opinion fautive, VÈre nouvelle. La république inau-
gurait, dans le développement de l'humanité, une nouvelle phase,
et Tordre des siècles devait, sur les oracles nouveaux, régler son
cours. Il était difiicile de porter plus haut et de confesser plus
naïvement ses prétentions. Nous devons en relever brièvement les
écarts et les mécomptes.
Au sortir de la révolution française, le clergé et les laïques
pieux avaient repris l'apologétique chrétienne telle qu'elle existait
avant 89. Dans les divers collèges, on enseignait les mêmes au-
teurs classiques ; dans les petits et les grands séminaires, on avait
repris les cours de philosophie et de théologie tels qu'ils avaient
été enseignés auparavant. Souvent les mêmes professeurs répé-
taient dans leur vieillesse ce qu'ils avaient reçu et enseigné au
commencement de leur vie. Etude des païens dans les humani-
tés, cartésianisme en philosophie, gallicanisme en théologie : tel
était à peu près le bilan des doctrines et dans l'école et dans la
presse. En 1814 et en 1817, Lamennais commença à remuer
puissamment les esprits et à secouer les bases de l'ancienne mé-
thode. En 1824, Salinis et Gerber, par la publication du Mémo-
rial catholique, remuèrent encore plus fortement l'élite du jeune
clergé et les laïques fidèles. A eux vinrent s'adjoindre Louis de
Bonald, Charles de Haller, O'Mahony, Thomas Gousset, Jean
Doney, René Rohrbacher, Prosper Guéranger et Henri Lacor-
daire, encore laïque ; un grand nombre de prêtres et de fidèles
s'attachaient avec enthousiasme à ce recueil et à ses rédactions.
Mais, en 1830, le Jfemo n'a/ fut absorbé par VAveni7\ On sait quelle
vigoureuse impulsion le nouveau journal donna aux esprits, avec
quelle faveur prodigieuse furent accueillis, de la jeune généra-
tion, ses principes de dévouement pour le Saint-Siège et de li-
berté en politique. Ces deux principes furent même poussés trop
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 221
loin et Rome dut en arrêter l'élan. Alors se déclara une scission.
Lamennais s'éloigna de Rome ; il alla se perdre dans le panthéis-
me à peine déguisé de son Esquisse d'une philosophie et dans le
libéralisme radical, où disparurent sa foi et son talent. Salinis et
Gerbet suivirent, au contraire, la ligne indiquée par le Saint-Siège ;
ils gardèrent, de Lamennais, son ancien dévouement à Rome, la
nécessité pour les catholiques de s'unir de plus en plus au Saint-
Siège, la réforme chrétienne des études et la philosophie qui fait
entrer Jésus-Christ dans l'enseignement. Quelques autres disciples
de Lamennais revinrent plus ou moins à Bossuet, à Descartes, au
spiritualisme, au libéralisme catholiques; ils eurent ainsi l'appro-
bation du pouvoir et en obtinrent les faveurs les plus lucratives.
En 1829, un groupe de jeunes gens pleins de foi fondait, avec
le concours de l'Association pour la défense de la religion catho-
lique, le Correspondant ; cette revue avait pour but, comme l'in-
dique son titre, d'établir, entre les amis restés à Paris et les con-
disciples dispersés en province, une correspondance régulière.
Le Correspondant fut coulé par V Avenir. En 1830, Augustin
Bonnetty fondait les Annales de philosophie, recueil qu'il devait
conduire jusqu'à son 96^ volume. En 183i, Tabbé de Cazalès subs-
tituait au Correspondant défunt, la Revue Européenne qui dura
jusqu'en 1835. A cette date, son éditeur Bailly cédait la Revue
Européenne aux abbés Salinis et Gerbet qui la remplacèrent par
V Université catholique. V Université et les Annales de philosophie
voguèrent ainsi de conserve, l'une donnant ses cours à la revue
des publications nouvelles, les autres se partageant entre les ques-
tions de philosophie et les recherches de pure érudition. L'arche-
vêque de Paris, Mgr Affre, ne se contentait pas de les patronner ;
il en reproduisait les doctrines dans ses ouvrages et voulait, par
la création d'un grand cours de religion, en vulgariser les ensei-
gnements. Le pape Grégoire XVI lisait les Annales ; les cardinaux
Lambruschini, Mai, Mezzofanti, Pacca leur étaient favorables; les
chefs d'ordres et religieux distingués, Ventura, Ungarelli, Perone,
Secchi, Roothaan ne leur témoignaient pas de moindres sym-
pathies. Cela ne veut pas dire qu'il n'y eut rien à reprendre : il est
222 CHAPITRE VII
impossible d'écrire une revue ou un livre qui plaisent à tout le
monde : mais malgré quelques légers dissentiments, il régnait,
sur l'apologétique chrétienne, une grande unité de vues.
En 1842, plusieurs rédacteurs de VUniver&ité catholique conçu-
rent le dessein de se séparer et de faire revivre le Correspondant
mort depuis dix années. Après plusieurs négociations, où ils vou-
laient couper ï Université en deux ou plus simplement lui prendre
ses abonnés, ils se retirèrent sans cause avouée et ressuscitèrent
le vieil organe de correspondance. En 1846, nouvelles ouvertures
pour ramener les forces catholiques à l'unité d'action ; il s'agis-
sait de confier V Université à l'abbé Dupanloup qu'assisteraient les
pères Lacordaire et Ravignan. La contradiction ou l'incohérence
des vues firent avorter ce nouveau dessein. «Nous avouons, dit
Bonnetty, n'avoir pu comprendre ce qui empêcha cette réunion
d'efforts communs. Nous offrions une revue en pleine prospérité ;
on ne demandait ni mise de fonds, ni actionnaires, ni établisse-
ments matériels : il n'y avait qu'à entrer et continuer. Pourquoi
donc cette séparation? Quand, en 1830, les Annales de philosophie^
en 1836, V Université catholique furent fondées, alors les temps
étaient difficiles, l'avenir chanceux, aussi tous les défenseurs se
réunirent à ces deux Revues. Mais, en 1846, les choses étaient plus
stables, on voulait avoir une tente, élever un drapeau ; alors cha-
cun voulut faire son œuvre et devenir centre, et comme il fallait
faire ou dire quelque chose de différent pour expliquer sa posi-
tion, de là vinrent les divergences et les directions diverses. Telles
nous apparaissent les raisons des séparations qui se sont formées
au sein des apologistes catholiques (1). »
Bonnetty n'attribue cette perte de l'unité d'action qu'au conflit
des égoïsmes ; il y eut une autre cause dans les doctrines de di-
vision posées en vedette par la soi-disant Pacification religieuse de
l'abbé Dupanloup. Jusque-là tous les catholiques sincères de France
rivalisaient de zèle pour se rapprocher de la Chaire Apostolique
et puisaient, dans ce sentiment, une grande force de charité. L'ar
(1) Université catholique, t. XL, p. 5112.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 223
chevêque de Reims, le digne successeur de S.«Hemi, d'Iïincmar
et de Gerbert, était regardé, par tous les Gallo-Romains, comme le
Pape des Gaules ou comme le légat du Pontife de Rome. Parisis,
évoque de Langres, Monnyer de Prilly, évêque de Châlons, Clau-
rel de Montais, évêque de Chartres, paraissaient comme ses lieu-
tenants ; tous les chevaliers de la plume luttaient sous leurs aus-
pices ; et les églises de France, comme une armée rangée en bataille,
sortaient de leurs ruines plus belles et plus pures. L'apparition des
doctrines de conciliation avec les sociétés modernes et le parle-
mentarisme fut une cause terrible de stérilité et donna d'abord le
branle aux divisions. Dès lors, il y eut deux nuances d'esprit : les
uns, plus acquis aux doctrines romaines, les autres plutôt hostiles
au mouvement de retour à l'unité. Ces nuances une fois détermi-
nées, tous les incidents de la vie publique ne purent qu'en accuser
l'opposition et rendre la séparation définitive. C'est une histoire
triste, mais enfin on ne peut effacer l'histoire. — Je passe la plume
à Bonnetty.
En 1846, dit-il, « eurent lieu deux affaires de peu d'importance
d'abord, mais qui contribuèrent grandement à la désunion de l'é-
cole catholique.
» Mgr Sibour, évêque de Digne, notre ami, et dont nous faisions
toutes les commissions à Paris, venait de publier ses Institutions
diocésaines. Il en espérait un grand succès et une grande influence
sur l'Eglise de France. Dans une conversation que nous eûmes
avec lui dans notre passage à Digne, il nous avait dit qu'il regar-
dait l'Eglise comme perdue si l'on n'adoptait pas les réformes
qu'il proposait. Dès lors il nous fit écrire plusieurs fois pour pré-
coniser son œuvre dans nos revues ; on nous avertissait même
que nous serions brouillé à tout jamais avec lui si nous ne faisions
pas ce qu'il nous demandait. Nous fûmes fort embarrassé, car
d'autre part, Mgr Affre, en qui nous avions une entière confiance,
nous dissuadait de louer l'ouvrage. Dans une réunion qui eut lieu
chez lui et où il y avait cinq des principaux prélats de France,
on fit observer que l'ouvrage touchait à des questions qu'un évêque
isolé n'avait pas le droit de trancher et que sa publication était au
224
CHAPITRE VU
moins intempestive. On nous conseilla d'en démontrer les parties
faibles et un vicaire général, présent à la séance, s'offrit de nous en
faire la critique, ce que nous refusâmes. Quand nous fîmes part au
prélat de nos scrupules, il nous fit répondre que l'archevêque de
Paris n'était pas l'évêque de toute la France et qu'en cela nous
n'étions pas tenu de lui obéir. Nous persistâmes pourtant et promî-
mes seulement de publier le bref dans lequel Grégoire XVI, répon-
dant à l'offrande qu'il lui en avait faite, lui disait : « Dans le peu
que nous avons eu la satisfaction d'en parcourir, nous avons de
nouveau reconnu les beaux et religieux sentiments de votre cœur ».
Ajoutez à cela que dans V Université un de nos rédacteurs se per-
mit de critiquer un passage sur les trois juridictions que le prélat
attribue au ¥ concile de Latran et qui sont une disposition du
concile séparé de Baie. Mgr Sibour, devenu archevêque de Paris,
nous reprocha durement cette conduite et ce fut lui qui plus tard
dénonça nos Annales à la congrégation de l'Index, en nous assurant
pourtant que ce n'était pas nous qu'il voulait atteindre.
» La seconde affaire qui désunit les apologistes catholiques fut
l'arrivée de M. Lenormant à la direction du Correspondant, qui
eut lieu le 6 février de cette année.
» Jusqu'à ce moment les principes généraux du Correspondant
étaient les mêmes que ceux de V Université catholique. Les rédac-
teurs étaient presque tous d'anciens rédacteurs de V Université
et la direction était confiée à un de nos anciens collaborateurs,
M. Wilson. Comme il nous disait lui-même : « Entre le Correspon-
dant et V Université, il y avait des nuances et non des opposi-
tions ». Mais il n'en fut pas de même quand la direction lui fut
ôtée et confiée à M. Lenormant.
» M. Lenormant était un élève de l'Université royale et classi-
que, helléniste, égyptologue, archéologue distingué, il était alors
suppléant de M. Guizot à la chaire d'histoire à la Sorbonne ; mais
il n'avait jamais eu jusqu'alors des rapports bien intimes avec l'é-
cole des Gerbet, des Salinis, des Montalembert, des Lacordaire,
etc., et on peut dire incarnée dans ce moment dans l'Université ca-
tholique. Les questions philosophiques réunies par tous ces auteurs
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 225
lui étaient peu familières, à peine connues. Pour lui, Rollin et
Boileau pour les lettres, Descartes pour la philosophie, Frayssi-
nus pour Tapologétique, étaient des maîtres au-dessus desquels il
ne croyait pas qu'on pût s'élever.
» A cette époque, une émeute qui eut lieu à la Sorbonne contre
son enseignement qu'une jeunesseturbulente trouvait tropchrétien,
lui donna la réputation méritée d'un défenseur de l'Eglise. Les ac-
tionnaires du Corres'pondant qui voyaient que leur revue leur impo-
sait de grands sacrifices, crurent que la réputation de M. Lenormant
leur amènerait de nombreux abonnés ; c'est pourquoi ils prièrent
M. Wilson de céder sa place à M. Lenormant. Par cet acte ils in-
troduisirent toutes les doctrines religieuses, philosophiques et lit-
téraires de l'Université royale dans l'école catholique et tous les
efforts faits jusqu'à ce jour pour fonder un enseignement contraire
furent sinon annihilés, au moins diminués et en partie répudiés.
C'est ce que nous ferons observer plus tard, quand nous parlerons
des études classiques, et surtout de l'attaque dirigée par le P. Ghas-
tel, contre tous les anciens apologistes catholiques depuis M. de
Bonald et de Maistre jusqu'à tous les rédacteurs de V Université
catholique et des Annales de philosophie chrétienne, et dès son dé-
but M. Lenormant rompit avec nos deux revues (1). Cet état de
scission devait continuer en 1847 et s'accentuer davantage en 1848.
Voilà donc Y Ere nouvelle fondée. Le P. Lacordaire est à la tête ;
Ozanam et Maretsont ses lieutenants ; de Goux a sa part d'action ;
les collaborateurs ordinaires ne sont point des hommes du com-
mun. La première observation à faire, avant d'ouvrir le journal,
c'est que la rédaction est composée presque exclusivement de pro-
fesseurs et d'élèves tous distingués, je le veux, mais trop distingués
pour former un corps compact. C'est un corps qui a plus de têtes
que de membres et des têtes peu assorties au journalisme militant.
Pour le P. Lacordaire, passer de la chaire de Notre-Dame dans un
cabinet de tirailleur, remplacer Tinspiration continue par la car-
touche et la poudre, c'est une besogne qu'il avait peu réussi à
(1) Université catholique,, t. XL, p. 594.
4S
226 CHAPITRE VII
V Avenir' el qu'il paraît devoir moins réussir kï Ei'e nouvelle. Ozandun
et Maret, l'un philosophe, l'autre historien, gens d'érudition et de
haut vol, c'est la première fois qu'ils allaient guerroyer à coup
d'escopette ; or les gens du métier savent que le tir des armes
courtes s'apprend plus difficilement que le maniement des armes à
longue portée. Ch. deCoux était encore plus théoricien. Les jeunes
gens avaient leur enthousiasme, mais l'enthousiasme n'est pas
l'esprit et ne peut pas le remplacer, surtout pour ce genre de com-
bats où la force doit se dépenser avec art et chaque coup porter.
En retour, les rédacteurs étaient pleins de confiance et il n'y a
telle que la confiance pour décupler le talent et créer le génie.
{( Notre société, disait Lacordaire, est un composé de trois ruines,
d'une résurrection et d'une chimère. Les trois ruines sont l'Empire,
la Restauration et la Révolution de 1830 ; la résurrection est la
république conventionnelle ; la chimère est le socialisme. Jetez
par là-dessus une ignorance presque universelle de la foi religieuse,
une foule de préjugés antichrétiens, une peur effroyable du vrai
quand il touche à Dieu, et vous aurez la notion exacte de nos maux .
Mais prenez-y garde, nous avons trois choses pour nous : la lumière
produite par cette accumulation suprême de désordres et de ruines ;
la sainteté d'une multitude d'âmes qui ont conservé une foi sans
égale dans le monde ; l'état de l'Eglise qui exige un secours extraor-
dinaire de Dieu. Vous pouvez donc poser comme un axiome que
nous serons sauvés. Tout ce qui précède depuis soixante ans n'est
que le préliminaire de notre salut et lorsqu'on étudie la marche de
la Providence dans ce laps de temps, on éprouve un saisissement
d'admiration qui n'est égaléque parla certitude du succès final (1) » .
(( Tout le parti que je prendrai à la politique, à laquelle personne
ne peut s'arracher aujourd'hui, écrit Ozanam, se réduira donc au
peu que je ferai pour VFr^e nouvelle, qui paraît décidément le
25 avril. Si vous venez ici dans quelques semaines, vous ne tarderez
pas à comprendre pourquoi Y Univers ne peut pas rester l'organe
unique des catholiques. Nous voudrions fonder une œuvre nouvelle
(1) Lacordaire, Lettrées à Madame Swatchine, p. 473.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 227
pour des temps si nouveaux, qui ne provoque pas les mêmes res-
sentiments etles mêmes soupçons. D'ailleurs, puisqu'il y a plusieurs
opinions parmi les catholiques, il vaut mieux qu'elles soient plus
fidèlement représentées par plusieurs journaux et que, par suite
de leur diversité même, l'Eglise de France cesse d^êlrei^esponsahle
de ce qui se passe dans la tête d'un journaliste ». Un peu plus tard ,
Ozanam écrit encore : « Vous m'avez suivi avec un intérêt tendre
et plein de sollicitude, vous m'avez peut-être bien souvent désap-
prouvé dans ce peu de journalisme que j'ai fait, quand j'étais inca-
pable d'autre chose. J'ai été ce que M. Lenormant appelle le parti
de la confiance ; j'ai cru, je crois encore à la possibilité de la démo-
cratie chrétienne, je ne crois même à rien autre en matière politi-
que (1) ».
La confiance était donc entière. On ne comptait pas VAmi de la
religion pour quelque chose ; on n'espérait pas renverser V Univers,
mais seulement faire autrement, c'est-à-dire : mieux jouer le même
air avec un plus suave instrument de musique. L'Ere nouvelle serait
un journal à idylles ; on y verrait bondir des agneaux, couler du
lait ; la plume, convertie en cornemuse, ne jouerait que des airs
délectables. Les pierres même en seraient émues; les petits fauves
du socialisme, touchés à ces accents, dépouilleraient leur férocité
et viendraient se livrer à des danses innocentes. UEre nouvelle était
l'aube de l'âge d'or. Quant à faire du journal une machine de
guerre, de la plume un outil contondant et de Tarticle un coup de
feu : procédés vieillis, bons peut-être autrefois, mais malvenus sous
les auspices de la démocratie. En 1843, dans un discours sur les de-
voirs littéraires des chrétiens, Ozanam avait rendu, sur ce sujet, ses
oracles. D'après le jeune professeur, les règles de la discussion chré-
tienne sont tellement forcées qu'il n'est pas permis de s'en écarter
impunément. « Dans l'entraînement du combat, dit-il, il y a plus
de péril qu'on ne pense, il est facile d'y offenser Dieu. Les instincts
violents de la nature humaine, réprimés par le christianisme,
s'échappent et reviennent par ce côté... Que si l'on objecte l'auto-
(1) Ozanam, Œuvres complètes, l. XI, pp. 227 et 247.
228 CHAPITRE VII
rite de S. Jérôme et de S. Hilaire, et leurs paroles toutes frémis-
santes d'indignation religieuse, ce sont d'illustres exceptions, com-
parables à ces martyrs qui brisèrent les statues ou arrachèrent les
édits. L'Eglise les honore, mais sans cesser de rappeler la loi qui
interdit de provoquer la colère... La dispute a d'autres dangers
pour ceux qu'elle cherche à convaincre. Assurément, quand les
chrétiens s'engagent au laborieux service de la polémique, c'est,
avec la volonté droite de servir Dieu et de gagner des âmes. Il
ne faut point compromettre la sainteté de la cause par la violence
des moyens. En cherchant à se rendre compte de l'état des intel-
ligences, les esprits se trouvent divisés en trois classes: ceux qui
croient, ceux qui doutent et ceux qui voient (1)... » Ozanam mon-
trait, pour chaque catégorie d'esprits, les avantages de la bien-
veillance ; il saluait d'ailleurs le mouvement des esprits vers le
christianisme et concluait qu'il fallait le conduire et le modérer
avec des sollicitudes infinies pour aller jusqu'au bout et à bon
terme.
Théorie séduisante, mais incomplète ! Le journal, sans doute,
est une œuvre d'esprit ; sans doute, on n'écrit que pour parler aux
intelligences, que pour les éclairer, les animer au bien, tranchons
le mot, les sanctifier. Mais chaque chose a sa manière propre ; le
journal n'est pas un livre ; il a sa part de nouvelles et sa part
de doctrines ; il sait faire un tri et un choix. D'ailleurs, il ne se
borne pas à enseigner; il est souvent obligé de combattre les
sophistes ; et, dans la lutte contre les idées fausses, il ne suffit
pas de discuter spéculativement, il faut encore se prendre aux
personnes, et, s'il se peut, les mettre en quartier. La plume est
tour à tour une épée, un bâton, un balai, et soit qu'elle découse
un chevalier du sophisme, soit qu'elle écarte un chien, soit qu'elle
fasse disparaître une ordure, elle ne déroge pas à la dignité de sa
vocation. De plus, quand il s'agit de journaliste chrétien, outre
qu'on exige de lui l'exactitude de doctrine et l'esprit fraternel en-
vers ses compagnons d'armes, on ne demande pas moins que, sous
(I) Œuvres complètes, t. VII, p. 141.
PREMIER ESSAI DE CATUOLICISME LIBÉRAL 229
les formes reçues de la courtoisie littéraire, il résiste avec une bra-
voure intrépide, à ces croisés du mal qui veulent tout briser dans
l'Eglise. Un journaliste qui manquerait à cette fraternité d'armes
et à ces scrupules d'exactitude, par ménagement pour l'ennemi,
ne serait plus un soldat, mais un Judas. Aussi remarque-t-on que
toutes les feuilles publiques, après avoir promis miel et dragées,
finissent par se jeter dans le feu de la bataille ; si elles ménagent
l'ennemi, c'est pour tirer sur les amis; et, quoique la charité ne
soit pas notre fort, une telle déloyauté révolte les consciences et les
distillateurs des choses douces et amères finissent par mourir de
consomption, sous le dédain du public.
h'Ere nouvelle parut : la curiosité, la nouveauté, le grand nom
des rédacteurs, le prestige surtout du P. Lacordaire, entré dans la
vie politique par la députation et la presse, attirèrent un grand
nombre de lecteurs. Le 30 juin, le P. Lacordaire écrit : « Nous ven-
dons depuis quelques jours dix mille numéros de VEi^e nouvelle
dans les rues et de nouveaux abonnements viennent en grand
nombre. Il y a en même temps un redoublement de colère et de
lettres anonymes contre nous (Preuve qu'il ne suffit pas de vendre
du miel pour amadouer tout le monde). C'est une vraie bataille, la
plus drôle du monde, tout en étant fort sérieuse. Les uns nous
disent : Votre journal est le plus honnête du monde, nous nous y
abonnons, — les autres crient : Votre journal est affreux, horrible,
sans culotte. ~ II faut ne rien faire ici-bas, et encore on n'est pas
sûr d'y vivre tranquille. Des libraires de Rouen, d'Orléans et d'au-
tres villes nous prennent jusqu'à cent et deux cents exemplaires,
qu'ils vendent je ne sais à qui. Je suis persuadé qu'un autre homme
que moi se rirait bien de toutes les fureurs qui se jettent sur notre
miel comme des guêpes. Je crois finalement que cette dernière
comparaison explique ce qui se passe et je n'y pensais pas du tout
avant de l'écrire » (1).
Lorsque l'^re nouvelle parut, le io avril, elle ti'ouva Y Univers
dans l'opposition. Non pas dans une opposition systématique au
(1) Lettres à Madame Swetchine, p. 470.
230 CHAPITRE VII
principe et aux aspirations de la démocratie, mais dans une oppo-
sition consciencieuse aux œuvres et aux tendances soi-disant démo-
cratiques, où la raison chrétienne ne voit que des œuvres de ruine
et des ferments d'anarchie. L'Ere nouvelle prit tout de suite une
position contraire ; elle arbora gaiement, avec les meilleures in-
tentions du monde, son drapeau et appuya sur l'identité du chris-
tianisme avec la démocratie. Qu'est-ce que la démocratie ? L'Ere
nouvelle en donne des définitions nombreuses, plus savantes et
plus agréables que précises. Dans ses colonnes, la démocratie
est un idéal de force, de paix et de charité, de progrès et de
gloire , la forme définitive des sociétés chrétiennes , le grand
courant où coule la France de l'avenir. A l'entendre, on pourrait
croire que ce grand courant ramène l'humanité sous les ombrages
éternels, d'où la colère de Dieu chassa pour jamais le premier
homme et sa triste postérité. Mais si la démocratie n'est pas tout
à fait le paradis terrestre, elle est au moins la fraternité, la justice,
la satisfaction où aspirent invinciblement les vœux et les besoins
nouveaux des sociétés humaines. Voilà ce que dit et répète sur
tous les tons VEre nouvelle. Ce sont de grands mots et un plus grand
problème, que le journal ne paraît avoir ni bien posé, ni sagement
résolu.
La démocratie comprend deux choses : l'élévation graduelle des
classes inférieures à un degré plus élevé de dignité, de liberté et
de bien-être, et la participation de toutes les classes de la société
à son gouvernement. Lorsque, des hauteurs de la métaphysique
on descend sur le terrain de l'histoire, on reconnaît que la démo-
cratie, dans le premier sens du mot, est l'œuvre propre de l'Evan-
gile et de l'Eglise ; dans le second sens, elle résulte de l'amélio-
ration des mœurs et des concessions libérales des pouvoirs souve-
rains. L'évolution historique de l'Europe s'est faite sous l'égide du
pouvoir royal. Le pouvoir royal s'appuyait presque partout sur le
clergé et sur une noblesse héréditaire. La noblesse disputait aux
rois les prérogatives du pouvoir souverain ; les rois, pour se dé-
fendre des obsessions de la noblesse, s'appuyaient sur les classes
populaires et donnaient la commune libre pour contrepoids au
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 231
château féodal. Le clergé, recruté surtout parmi les humbles, que
recommandait la distinction des talents et de la vertu, servait, en-
tre les divers rouages du corps social, d'adoucissement et de frein.
Après la constitution hiérarchique du clergé qui fut, pour les petits,
une source féconde d'anoblissement, l'agent le plus actif de la dé-
mocratie fut le pouvoir royal.
Il y a, dit Balmès, dans l'histoire de l'Europe, un fait capital :
c'est la marche parallèle de deux démocraties qui, parfois sembla-
bles en apparence, diffèrent en réalité de nature, d'origine et de
but. L'une est basée sur la connaissance de la dignité de l'homme
et du droit qui lui appartient de jouir d'une certaine liberté con-
forme à la raison et à la justice. Avec des idées plus ou moins
claires sur la véritable origine de la société et du pouvoir, elle en
a du moins de fort nettes sur leur véritable objet et leur fin. Que le
pouvoir vienne directement de Dieu ou qu'il soit communiqué pri-
mitivement par la société, sa constante opinion est que le pouvoir
existe pour le bien commun et que, s'il ne dirige pas ses actions
vers ce bien, il dégénère en tyrannie.
Les privilèges, les honneurs, les distinctions sont rapprochés,
par la saine démocratie, de cette pierre de touche, le bien com-
mun : ce qui est contraire à ce bien est rejeté comme nuisible ; ce
qui n'en est pas est éloigné comme superflu. Les seules choses qui
aient une valeur réelle, digne d'être prise en considération dans
la distribution des fonctions sociales, sont à ses yeux, le savoir et
la vertu ; elle réclame qu'on les cherche pour les élever au faite
du pouvoir et de l'honneur ; elle les veut aller chercher jusqu'au
sein de l'obscurité la plus profonde ; si la noblesse, la naissance,
les richesses obtiennent de sa part quelque considération, ce n'est
point à cause du mérite intrinsèque de ces avantages, mais parce
que ce sont autant de signes qui font présumer une éducation
plus accomplie, plus de savoir, plus de probité.
Cette démocratie, qui place au plus haut degré la dignité de
l'homme, qui rappelle les droits sans oublier les devoirs, réprouve
la tyrannie et cherche les moyens de la prévenir. Sage et calme
comme il convient à la raison et au bon sens, elle s'arrange fort
232 CHAPITRE VII
bien de la monarchie ; mais on peut assurer que son désir, en gé-
néral, a été que les lois du pays mettent une borne aux excès des
rois. Cette prudente démocratie a compris que Técueil contre le-
quel la royauté courait le risque de se briser, était l'excès des
contributions imposées au peuple. Sa pensée favorite a été de res-
treindre, en matière de contributions, les facultés illimitées du
pouvoir. Une autre pensée l'a dominée, celle d'empêcher la volonté
de l'homme de prévaloir dans l'application des lois ; elle a désiré
constamment d'être assurée que la volonté ne prendrait pas la
place de la raison.
Malheureusement, à côté de cet esprit de raisonnable liberté, de
sage gouvernement ; à côté de cette noble et généreuse démocra-
tie il s'en est formé constamment une autre qui forme avec celle-là
le plus vif contraste et la dernière a empêché l'autre d'atteindre le
juste, objet de ses prétentions. Erronée dans ses principes, perverse
dans ses intentions, violente dans sa manière d'agir, cette démo-
cratie a pris sa base dans les passions et placé son but dans la sa-
tisfaction des appétits ; loin de songer à élever l'homme, elle l'a-
baisse comme les animaux m uets, à la vile pâture de la corruption ;
loin de procurer aux peuples la vraie liberté, elle n'a servi qu'à
leur enlever celle qu'ils possédaient déjà ; ou si effectivement elle
les a trouvés en pleurs sous le joug, elle n'a été propre qu'à faire
river leur chaîne. Complice des plus bas instincts, elle a toujours
été la bannière de ce que la société compte de plus abject; dans
ses conspirations, elle a toujours enrôlé les ignorants et les vicieux ;
dans ses cohortes, elle a toujours groupé les hommes malintention-
nés et turbulents. Cette démence de troubles, de scandales, de hai-
nes acharnées, a porté enfin ses fruits naturels : la persécution, les
proscriptions, les échafauds. Le dogme fondamental de cette dé-
mocratie sanguinaire a été de nier toute sorte d'autorité ; son but
constant de la détruire ; la récompense qu'elle promettait à ses
efforts, c'était un trône sur des ruines et le partage d'un sanglant
butin (1).
(I) Le pvoteslantlsme comparé au catholicisme, t. III, pp. 203 et 241.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 233
Cette démocratie anarcbique et sanguinaire, dernier reste des in-
vasions du IV« siècle, remonte aux grandes compagnies du moyen
âge, s'accentue dans les séditions de Wiclefet de Jean Huss, et vise,
dans les guerresdes anabaptistes etdes paysans, às'emparerdu pou-
voir. Un instant absorbée par les grandes guerres et matée par l'ab-
solutisme royal, elle éclate avec plus de force à la fin du XYIIP siè-
cle, dans la révolution française et ne tarde pas à embraser l'Eu-
rope. Napoléon, c'est la révolution faite homme, pour renverser
partout la société chrétienne, intervertir Tordre des rapports so-
ciaux et tout livrer à l'anarchie sous prétexte de la dompter par
la force.
A sa chute, le parlementarisme à fleur de terre et les sociétés
secrètes dans l'ombre, font partout échec au pouvoir. A l'abri
des conflits parlementaires, sous le régime du laisser-faire et du
laisser-passe7\le fait le plus remarquable, c'est l'explosion des égoïs-
mes. L'envie aspire à les transformer en force réformatrice. En
1790, la bourgeoisie française avait cru faire merveille en suppri-
mant politiquement et civilement le clergé et la noblesse, en s'em-
parant de leurs terres et de leurs prérogatives, pour réduire le pro-
létaire libre au service exclusif des intérêts bourgeois. En 1848,
sous couleur de république, c'est la révolution soc/a/e qui s'avance.
Le peuple, le quatrième état, contraint, par sa misère persistante,
trouve bon de continuer contre le tiers, l'œuvre de spoliation du
tiers contre le clergé et la noblesse. Dans ses étapes successives, la
révolution française, n'a qu'un but double : changer le pouvoir de
place et modifier l'assiette de la propriété, Vassiette au beurre ,
comme on dit vulgairement. Du reste, cette révolution n'affecte
aucun caractère religieux ; elle n'est pas seulement impie, elle est
athée, voire satanique ; elle veut détruire, par le fer et le feu, tous
les cultes et dispenser le genre humain de vertu. L'humanité veut
jouir : c'est là son but ; des Mahomets de cuisine se chargent à qui
mieux mieux, de faire descendre le paradis sur la terre.
Il fallait que des catholiques eussent l'esprit bien à l'envers pour
s'imaginer un instant que la révolution de février pût provenir du
^wswm corrfft et constituer une marche en avant. Ce n'était qu'une
234 CHAPITRE VII
des ouvertures du puits de l'abîme, vomissant la lave, les cendres
et surtout la fumée révolutionnaire. On pouvait contenir le torrent,
le modérer, le détourner de sa fausse voie, le faire remonter vers
sa source et rentrer dans l'abîme ; mais profiter de l'occasion pour
crier sur les toits : « Le Christianisme, c'est la démocratie î » c'était
s'exposer au moins à faire dire que le Christianisme des démocra-
tes n'avait rien de commun avec l'Evangile et son Christ rédemp-
teur. IJ Ere nouvelle, dans sa ferveur de néophyte, malgré la sa-
gesse connue et vantée de ses inspirateurs, ne manqua pas de
courir toutes sortes d'aventures. Dès le début elle fut, ce qu'on
pourrait appeler, en éloignant toute idée blessante, un journal mi-
nistériel et révolutionnaire. On la vit successivement patroner les
démagogues de Rome, d'Irlande et d'Allemagne. Jusqu'au 6 mai,
elle soutint les ministres du gouvernement provisoire, applaudit à
la formation malheureuse de la commission executive et approuva
ce corps à cinq têtes dans la plupart de ces actes. Après les terribles
journées de juin, elle honora de son patient concours, le gouver-
nement du général Cavaignac. En même temps, elle sut ne point
rompre avec la fraction non socialiste de la Gauche, qui, sans at-
taquer précisément le chef du pouvoir, marchait cependant à la
suite de Ledru-Rollin. Il n'est pas jusqu'aux socialistes à qui elle
ne fit parfois bon visage. On distinguait entre le bon et le mauvais
socialisme; on allait à découvrir un socialisme chrétien. On avait
un certain droit au travail, un certain emprunt hypothécaire, decer-
taines théories sur la charité, qui appelaient les encouragements de
\^ Démocratie pacifique ^]Owvnd^ des disciples de Fourier. En un mot
y Ère nouvelle élaitbien avec tout le monde, excepté avecVeuillot de
V Univers, Bonnetty de l' Université et des Annales. Dans son désir
de ne point voiler l'espérance, elle couvrit d'un silence fraternel,
tout ce qui jetait quelques doutes sur les instincts si rassurants de la
démocratie française. Dans un sentiment de délicatesse elle ne re-
produisait point les discours de Ledru-Rollin et les toasts incen-
diaires au banquet du Chalet. Pour ne désobliger personne, elle
ne témoignait guère autrement qu'elle ne les approuvait point. Sa
démocratie, qui deviendrait catholique, qu'on finirait bien par bap-
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 235
tiseï", était comme une jeune bête à laquelle il fallait bien permet-
tre de jeter ses gourmes.
Sur ces entrefaites, l'abbé Dupanluup prenait la direction de
VAmi de la Religion, que lui avait vendu l'abbé Veyssière ; il ame-
nait avec lui, dans les combats quotidiens de la politique, le P. de
Ravignan, jésuite, Montalembert, Falloux, Champagny, les frères
.de Riancey, Romain-Cornu, les abbés de Valroger et Chassay. Dès
le 19 et le 24 octobre, Montalembert y inséra deux articles où après
avoir signalé les principales aberrations qui menaçaient l'ordre
social et l'avenir de la France, il ajoutait : « Pourquoi faut-il que
de telles aberrations aient rencontré parmi nous, non pas certes,
des complices, mais quelquefois des dupes, et plus souvent encore,
des instruments involontaires. Dans la presse, à la tribune, dans
la chaire même, un langage nouveau a été tenu, et n'a pas tou-
jours été compris ou approuvé par la majorité des catholiques. Je
crois fermement qu'il n'y a chez les hommes sérieux et éminents
de cette école, que de simples apparences de sympathie pour l'er-
reur; mais ces apparences mêmes sont à regretter, dans un temps
où la vérité a plus que jamais besoin de toute sa force et de toute
sa majesté. Pourquoi faut-il d'ailleurs que ce soient des catholi-
ques qui nous aient donné un nouvel exemple de cet empresse-
ment servile et passionné qu'éprouve l'humanité à saluer les pou-
voirs nouveaux, à suivre le vent de la fortune.
En paivlani de V Ere nouvelle, il disait : « Quand des orateurs et
des écrivains catholiques, se laissant entraîner par l'attrait de la
nouveauté ou par le désir de subvenir aux cruelles nécessités du
moment, viennent défendre le droit au travail, l'impôt progressif,
le papier-monnaie et autres erreurs de ce genre, on doit se plaindre,
mais on peut se rassurer, car chacun sait maintenant que la société
française ne manquera pas d'être énergiquement défendue contre
de folies inventions. »
Et de plus contre un article d'Ozanam : « Il n'est personne qui
ne doive s'étonner et s'alarmer, lorsque ces orateurs ou ces écri-
vains nous prêchent la Charité, en nous menaçant, non plus seu-
lement des peines éternelles, mais de la spoliation pour l'hiver
236 CHAPITRE VII
prochain ; lorsqu'ils affirment que l'aumône, la simple aumône est
une humiliation pour celui qui la reçoit ; lorsqu'ils semblent frayer
la voie à l'organisation de lacharitépar lamain de l'Etat ; lorsqu'ils
protestent contre le droit qu'a toujours eu l'Eglise d'être proprié-
taire ; ou enfin lorsqu'ils proclament que le Christianisme est la dé-
mocratie même et que la République date du Calvaire.
» Le Christianisme est ici-bas, non pas pour progresser^ pour se
transformer, pour marcher avec le genre humain, comme le disent
les courtisans de l'orgueilleuse humanité ; mais pour montrer la
voie, pour tendre la main à cette pauvre orgueilleuse. Voilà ce
qu'il faut proclamer et répéter sans cesse, en face de l'orgueil dé-
mesuré des pygmées de notre temps, toujours disposés à se compter
pour des géants, et prendre leur impression du moment pour la loi
éternelle du monde, et leur découverted'hierpourletypedu grand,
du vrai et du beau. Pour moi, je ne puis me défendre de sourire
quand j'entends déclarer que le C kristianisme c'est la démocra-
tie (i) ».
Louis Veuillot, dans V Univers, parla comme Montalembertdans
VAmi de la Religion ; par quatre articles successifs, il battit en
brèche tout le programme de V Ère nouvelle. En théorie et en pra-
tique, dans son application aux individus ou aux partis, dans son
application surtout à l'Eglise, il ne concevait pas bien ce qu'était
cette démocratie, ce que représentaient les besoins nouveaux et en
quoi il était urgent de réconcilier le Christianisme avec la démo-
cratie. « Il est facile, dit-il, de se proclamer démocrate, fidèle
amant, fidèle sujet de la démocratie et de dire que cette fantasque
souveraine est le Christianisme ou quelque chose d'approchant ;
mais dans les diverses incarnations sous lesquelles elle apparaît à
nos yeux mortels, il est fort difficile de reconnaître des droits par-
faitement chrétiens et catholiques, ceux des rédacteurs de VEre
nouvelle exceptés. Et encore leur arrive-t-il un malheur étrange :
quand leurs amis catholiques les reconnaissent bien, leurs amis dé-
mocrates ne les reconnaissent plus. N'importe, la foi de VEre nou-
(1) Mo^TXLEMBERT, Œuvres com,plètes y t. IV, p. 49b.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 237
velle n'en est point ébranlée. Heureuse de sa petite guérite à l'an-
gle le moins fréquenté du camp démocratique, elle voit tout en
beau dans cette enceinte fermée à ce qu'elle appelle l'école du
passé... Quant à nous, laissant ce vain tapage de mots, nous de-
mandons à la démocratie ce que nous demandons à tout gouver-
nement qui nous permettra de lui soumettre un vœu et de lui don-
ner un conseil : la liberté. Si la démocratie n'est pas la liberté
civile et religieuse, elle n'est qu'un des mille drapeaux de mensonge
et de tyrannie sous lesquels l'honnête homme peut avoir le mal-
heur de vivre. Il nous est indifférent que quelque barbouilleur de
devises y dessine le bonnet de Danton, le coq de Louis-Philippe ou
l'aigle de Bonaparte. A son ombre se grouperont des hommes ju-
gés d'avance : ils feront du mal, ils combleront la mesure et leur
pouvoir périra. Eh bien ! cette liberté, l'unique objet de nos com-
bats sous le dernier régime, cette liberté de la prière et du sacri-
fice, cette liberté de l'enseignement, les démocrates de 1848 nous
l'ont-ils donnée, nous l'ont-ils seulement promise ? Nous ne les
voyons occupés qu'à fortifier les anciens monopoles et à en forger
de nouveaux. Et plus ils sont démocrates, plus ils abondent en in-
ventions despotiques, plus ils sont hostiles au Christianisme (1^ ».
Tel était dès lors et tel est de plus en plus aujourd'hui le caractère
saillant de ces démocrates : ils étaient les ennemis les plus vio-
lents de la religion, les partisans hypocrites de la plus misérable
tyrannie.
L'Ère nouvelle avait fait un faux départ ; son programme ne ré-
pondait à rien ; ses idées de conciliation ne pouvaient se promet-
tre aucun succès ; au bout de six mois elle avait perdu son crédit
et dévoré à peu près ses capitaux. Les fidèles enfants de la sainte
Eglise n'avaient plus, pour ses idées, aucune sympathie, même de
simple curiosité. Il fallait disparaître. Le P. Lacordaire, que son
imagination poussait aux aventures, mais que sa sagesse en reti-
rait vite, se déroba le premier. Directeur du journal, en désac-
cord avec ses plus importants collaborateurs, il prétexta ne pou-
(1) Veuillot, Mélanges, l^e série, t. I, p. 14.
238 CHAPITRE VII
voir, garder la direction d'un journal dont les rédacteurs n'obéis-
saient plus à ses inspirations. VEre nouvelle entra dans une dé-
mocratie plus avancée, avec l'abbé Maret et Ozanam, le Maret
qui devait être plus tard un dévot de l'Empire. « C'est, écrivait
Lacordaire, une ligne bien autrement tranchée que celle que je
suivais. Ma foi démocratique n'était pas assez robuste pour aller
aussi loin que nos continuateurs et /^ew^-éfre était-ce un inconvé-
nient. Maintenant je n'en suis plus responsable. » Mais, en quit-
tant le journal, il n'abandonnait pas le parti. « Les catholiques
de France, ajoutait-il, se séparent nettement aujourd'hui en deux
nuances : l'une favorable à la restauration de la monarchie, l'au-
tre acceptant avec sincérité le gouvernement républicain. Or, il
serait très malheureux que le clergé et les catholiques de France,
pour qui la révolution de février a été si miraculeusement géné-
reuse et qui ont répondu à ce mouvement de générosité populaire,
vinssent à changer cette bonne situation par une conduite qui lais-
sât percer des arrière-pensées. Une volte-face déshonorerait les
catholiques de France et ne permettrait plus de voir en eux que
les humbles valets de tous les événements favorisés du sort. Pour
ma part, j'ai accepté sincèrement le gouvernement de la républi-
que sans avoir pour elle aucune passion préexistante, ni surve-
nue : mais, quoi qu'il arrive, je dois respecter ce que j'ai ïdÀi.Dieu
s'est servi de moi dans la presse et à la tribune pour fonder le parti
catholique et libéral en France. Il est vrai que j'ai craint d'aller
trop loin, de contracter des solidarités dangereuses et que j'ai quitté
promptement la presse et la tribune pour revenir à mon ministère
religieux : c'a été là un acte de prudence légitime, non une ré-
tractation. J'ai laissé le camp à de plus jeunes et de plus hardis que
moi ; ils le défendent sous leur propre responsabilité, et je ne
dois rien faire légèrement qui tende à les affaiblir ou à les divi-
ser » (1).
Malgré les sympathies et l'appui du P. Lacordaire, le journal
qui devait disparaître fin août 1848, ne put prolonger son exis-
(1) Correspondance avec Mme Swelchine. p. 478.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 239
tence au delà de mai 1849. Les coups de massue de Yeuillotet de
Montalembert l'avaient liltéralement anéanti ; la discorde était,
du reste, au camp d'Agrament. Les libéraux catholiques se dis-
tinguaient surtout par la susceptibilité de l'épiderme : eux qui
admettent toutes les idées ou un fraternel accord, n'admettent
sans doute pas cet accord entre les hommes et entre eux moins
qu'en tous autres. Après Lacordaire, Ch. de Coux sortit, puis
l'abbé Maret ; Ozanam resta seul, et, à la fin, il se retira lui-même
pour s'occuper d'un livre, h' Ere nouvelle^ pour finir, avait dévoré
les fonds de quelques grandes dames, mais sans jeter aucun éclat,
même littéraire. Le biographe et les éditeurs des lettres d'Ozanam
ont biffé tout ce qui regardait le fiasco de VEre nouvelle. L'abbé
Maret n'a rien transmis; on ne connaît pas encore les lettres deMon-
talembert. Le P. Lacordaire, qui enterrait là provisoirement une
de ses illusions, s'exprime plus vertement sur ces funérailles. « Je
ne comprends pas, dit-il, cette levée de boucliers qui vient d'avoir
lieu. UEre nouvelle pouvait mériter des critiques, mais non qu'on
tirât le canon d'alarme à ébranler la chrétienté. Il m'est doulou-
reux de voir des amis entrer dans cette voie d'accusation, où je
n'avais rencontré jusqu'ici que des esprits médiocres et jaloux, prêts
à voir des hérésies dans toute opinion qui n'est pas la leur, et dans
tout homme qui les gêne ou leur déplaît ; c'est un rôle qui n'abou-
tit qu'à la discorde... Pour moi, j'aime mieux m'étre trompé, puis-
que j'ai acquis une certitude plus grande que je ne l'avais cru, des
véritables sentiments de mes anciens amis » (1). Cette espèce de
résignation hautaine, était pour Sophie Swetchine, amie de Mon-
talembert,qu'il fallait ménager ; mais, dans une lettre à un ami de
province, Lacordaire, qui n'a jamais su se refuser la satisfaction
d'un coup de plume, ni d'un coup de langue, parle sur un bien au-
tre ton :
(( Il s'en faut, dit-il, que VEre nouvelle ait été irréprochable, si
on l'examine à la rigueur et dans tous les détails ; je suis toujours
persuadé qu'on a tort de faire de la démocratie une thèse absolue;
■ (1) Ibid., p. 486.
240 CHAPITRE VII
mais si l'on s'arrête à l'esprit général de cette feuille, on y recon-
naîtra un grand esprit de charité, un libéralisme sincère, un éloi-
gnement de tous les excès, une fidélité à la ligne qu'avait suivie la
presse catholique pendant de longues années, et qui lui avait valu
l'honneur de contribuer à la bonne situation de l'Eglise en 1848.
M. de Montalembert, en se rejetant dans une politique toute hu-
maine et en y entraînant beaucoup des nôtres, détruit de ses pro-
pres mains l'édifice de toute sa vie, et nous prépare des maux dont
il gémira plus tard. Lui et ses amis ont déployé contre VÈre nou-
velle une tactique plus odieuse encore que celle qui fut employée
contre V Avenir . Us ont sciemment détourné l'attention du vrai
point de la question, pour persuader à leurs lecteurs que VEre
nouvelle était un journal révolutionnaire, démagogue, socialiste ;
ils ont caché les réponses faites à leurs attaques, ils les ont cons-
tamment dénaturées, en recouvrant leur silence tantôt de ména-
gements Ai/;9ocn7es, tantôt de violences calculées. ]q n'ai jamais
rien vu qui m'ait semblé de V honnêteté . ku%?À\di séparation est com-
plète et irrémédiable, et, pour moi, je rends grâce à Dieu qui m'a
tiré authentiquement de toute solidarité avec des hommes dont
f entrevoyais depuis longtemps l'esprit, do7ît je pressentais la fausse
direction, et avec lesquels on eut pu me confondre dans le pré-
sent etdans Tavenir.Je suis libre, ces tristes liens sont publiquement
brisés. Ils l'ont été par eux bien plus que par moi » (1).
On voit ici, la vraie pensée du P. Lacordaire sur Montalem-
bert, sur Dupanloup,sur tous les rédacteurs de V Ami de la Religion.
Parce que, malgré leur esprit fort enclin à la conciliation, ils se
refusent à suivre, dans ses incartades, l'^re nouvelle, il les frappe
d'anathème. On remarquera même qu'il les soupçonnait depuis
longtemps, selon nous, très à tort. Ce serait donc seulement une
comédie, un quiproquo, Faute de s'entendre. La séparation est
complète, irrémédiable, et, de son côté, Lacordaire a tenu parole :
ce n'est pas lui qui est allé à eux, ce sont eux qui ont dû venir à
ses idées. Libéral, il l'a toujours été, il l'était alors avec une es-
(1) Lettres inédites à M. de Saint-Beaussant, p. 187.
PREMIER ESSAI DE CATHOLICISME LIBÉRAL 241
pèce de fureur ; à ce point qu'au lieu de permettre une ombre sur
rimpénitence de son ardeur libérale, il aima mieux rompre les
conférences et quitter Notre-Dame. On n'a pas idée d'un pare il fa-
natisme. Les textes sont sous les yeux du lecteur ; qu'il juge par
lui-même et pèse les choses au poids du sanctuaire.
16
CHAPITRE VIll
LA LOI SUR LA LIBERTE D ENSEIGNEMENT
La loi du 15 mars 1850 sur la liberté d'enseignement fut la pre-
mière application des idées de l'abbé Dupanloup sur la société mo-
derne, sur l'ordre de ses institutions et sur la part qu'y peut pren-
dre la sainte Église. Cette loi fut aussi, pour cet esprit timide,
superficiel et despotique, la première occasion de poser en chef de
groupe en se séparant du parti catholique et en désertant les con-
signes préconisées par l'épiscopat. Double motif pour l'étudier avec
soin et la juger en stricte justice.
(( J'ai toujours cru, disait Leibnitz, qu'on réformerait le genre
humain, si l'on réformait l'éducation ». C'est une grande parole,
souvent citée, quoiqu'elle ne soit pas d'une parfaite exactitude. Il
est remarquable que Leibnitz dit Véducation et non pas Vinstruc-
tion ; si l'on prend l'éducation dans sa plus haute généralité, com-
me formation de l'homme, il est indubitable que moulant à son
effigie les générations, elle doit, par là même, exercer sur un peu-
ple, une profonde influence ; mais l'éducation, si puissante soit-
elle, subit elle-même des influences diverses et souvent des op-
positions. Il y a, dans tous les temps et surtout du nôtre, trois
grandes questions : la question religieuse, la question morale et la
question sociale : la question religieuse est afl'aire de foi divine ; la
question morale est réglée par une loi surnaturelle ; la question
sociale, aujourd'hui question ouvrière, est résolue {)ar l'acceptation
de la foi chrétienne et des mœurs catholiques ; autrement elle n'est
qu'une matière à utopies et un prétexte à coups de fusil. La ques-
tion de l'enseignement, substituée à tort, selon nous, à la question
d'éducation posée par Leibnitz, touche d'une certaine manière à
toutes les grandes questions de Tordre public.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT 243
Dans l'ancienne France, l'Église et la monar(îhie avaient donné,
à ce problème, une solution magnifique. Du V^ au XVIII" siècle, la
France, terre favorite de la Sapience : In Gallia Sapientia, avait
traversé les âges vêtue d'une blanche tunique d'écoles et d'uni-
versités. Mérovingiens, Carlo vingiens. Capétiens avaient mis suc-
cessivement la main à cette œuvre progressive ; chaque époque
avait eu ses docteurs ; et je ne sache rien qui honore plus notre
génie, que l'histoire littéraire de France. La Révolution fît table
rase, sans s'essayer à rien qu'à des projets grandioses et vains de
reconstruction. Napoléon, avec cet esprit de despotisme qui le ca-
ractérisait, avait créé l'Université avec son monopole, sorte de
congrégation laïque, obligée par décret au célibat et à l'orthodoxie.
Cette congrégation devait s'inspirer en tout du dogme et de la mo-
rale catholique, mais elle avait surtout pour mandat de façonner
la jeunesse aux desseins belliqueux et au joug terrible de l'Empire.
Aussi, par une contradiction que l'ambition seule explique, Napo-
léon qui voulait, à la France très chrétienne, un monopole très
chrétien, recruta les fonctionnaires de l'Université surtout parmi
les coryphées du philosophisme encyclopédique et parmi les prê-
tres apostats. C'est avec ces renégats et ces prêtres scandaleux qu'il
voulut assouplir la France à ses volontés, et il ne se trompait pas,
n'étant tel qu'un lâche pour former des esclaves. L'Université de-
puis avait gardé cette marque d'origine ; outre qu'enseignant au
nom d'un état déchu de l'ordre surnaturel, elle ne pouvait avoir de
doctrine positive ni rien d'efficace pour former les mœurs, elle était
condamnée, par les créateurs de ses traditions, à toutes les trahi*
sons et à tous les parjurçs. Sous l'Empire, l'Université avait formé
des libéraux ; sousla monarchie constitutionnelle, des républicains.
La Révolution de 1848 mit à nu tous les vices de son enseigne-
ment et le néant de son éducation. Ainsi, Jouffroy, Damiron et
autres avaient, sous couleur de philosophie, semé le scepticisme
et l'incrédulité ; Guizot, Thiers, les deux Thierry, Michelet avaient,
sous couleur d'histoire, propagé la haine de la vieille France et
rinfatuation de l'idée révolutionnaire ; Villemain, Lamartine,
Hugo, Sainte-Beuve, Eugène Sue, Georges Sand, sans compter une
244 CHAPITRE VIIT
foule de paperassiers, avaient, à propos de lettres, préconisé le sen-
sualisme. A la vieille morale qui dit à l'homme : Souffre et abs-
tiens-toi, on avait substitué la doctrine beaucoup plus commode
de la jouissance et du mépris. L'impiété et la corruption avaient
jeté partout l'esprit de mécontentement et les utopies, venant au
secours de la haine, proposaient de démanteler l'ancien ordre de
choses, pour organiser enfin, après six mille ans, le paradis sur la
terre.
On en était là, lorsque le cours des événements poHtiques amena
au ministère le comte de Falloux. Alfred de Falloux était né à An-
gers en 1811, d'une famille de commerçants dont la Restauration
avait récompensé le zèle monarchique par des lettres de noblesse.
Jeune homme de talent et de zèle, Falloux avait publié, en 1840, un
panégyrique de Louis XVI et en 1845, une Histoire de S. PieV, pon-
tife dont il devait plus tard déserter singulièrement les doctrines.
En 1846, les électeurs censitaires de l'arrondissement de Segré
l'envoyèrent à la Chambre; le jeune député prit place dans l'oppo-
sition de droite et soutint, contre Salvandy, la cause de la liberté
d'enseignement. En 1848, le département de Maine-et-Loire l'en-
voyait à la Constituante, le dernier sur treize élus. A la Chambre,
il déploya un vrai courage : au 15 mai, il défendit, contre l'émeute,
la représentation nationale, et le dernier à quitter la Chambre,
fut le premier à y rentrer. Le 19 mai, nommé rapporteur dans la
question des ateliers nationaux, il conclut à la dissolution, mais en
allouant les fonds nécessaires pour rapatrier les ouvriers ; par là
tombe l'accusation de Vapereau^ qui lui impute d'avoir été la cause
des journées de juin, éclatées trente jours plus tard et parce que la
commission executive ne sut pas tenir tête à l'émeute. Alfred de
Falloux avait approuvé l'ensemble de la Constitution et voté des
remerciements à Cavaignac, mais lui avait refusé son concours
pour la présidence. Le prince Louis Napoléon, élu président, l'ap-
pela le 10 décembre au ministère de l'instruction publique et des
cultes : Vapereau dit encore que l'Université recevait, en lui, pour
chef, son ennemi personnel ; c'est un propos que l'histoire dément
et, s'il était vrai, il resterait à demander pourquoi le premier clief
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'EiNSEIGNEMENT 245
de service de l'enseignement public est réduit à la condition de
grand maître de l'Université, premier dignitaire d'un corps contre
lequel il doit régler et diriger la concurrence. Mais Falloux ne
devait pas justifier cette imputation. Le jeune ministre, en rece-
vant le portefeuille, y trouva ce projet de liberté d'enseignement
successivement présenté par Guizot, Villemain et Salvandy : il re-
prit cette question et la manière dont il la posa, puis la fit triom-
pher, prouva qu'il était plutôt l'ami que l'ennemi de l'Université.
Odilon Barrot, chef du ministère, dit de lui : « M. de Falloux joi-
gnait à des convictions catholiques très prononcées, des sentiments
libéraux incontestés (1) ». C'était, en effet, un libéral, fort incon-
sistant d'esprit, faible contre l'erreur, rompu à la stratégie, mais
dont tous les talents et les habiletés ne démontreront que mieux
l'impuissance. Bientôt rendu à la vie privée, pour n'en plus sortir,
mais livré d'autant plus aux intrigues, il sera l'un des chefs les
plus ardents du catholicisme libéral, le promoteur le plus auda-
cieux de toutes ses entreprises. Mais parce que le souvenir de sa
loi caresse son amour-propre, nous n'éprouvons, pour connaître
son avis, que l'embarras du choix.
« La situation, dit-il, me laissait toute latitude pour préparer la
solution si longtemps cherchée, qui devait doter la France d'une
suffisante liberté d'enseignement. Les circonstances étaient d'ail-
leurs favorables. Depuis que le clergé et le pouvoir avaient cessé
de se compromettre réciproquement, et que tout en repoussant les
théories de séparation, ils s'étaient donné des gages d'une prudente
indépendance, le catholicisme et les catholiques n'avaient cessé
de gagner du terrain dans l'opinion publique. De jeunes et hardis
serviteurs de la cause religieuse, appuyés sur la liberté, avaient
donné beaucoup d'éclat et de puissance à ses revendications; l'é-
piscopat n'avait pas craint de prêter son autorité à leur jeune
ardeur. La société religieuse tendait la main à la société civile qui
s'y montrait sensible. Les ennemis de l'Eglise n'étaient pas désar-
més, mais ses défenseurs devenaient de jour en jour plus nombreux,
plus écoutés; quelques-uns même étaient entourés d'une véritable
(1) Odilon Barrot, Mémoires, t. III, p. 41.
246 CHAPITRE VIII
popularité. Un grand accord cimentait ce renouvellement de toutes
les forces religieuses : les laïques acceptaient franchement la direc-
tion du clergé ; le clergé entrait franchement dans la situation des
laïques ; et les jésuites, comme les dominicains, voyaient de toutes
parts la foule accourir aux pieds de leurs chaires. Enfin ce grand
mouvement d'expansion avait été couronné, en 1846, par l'avène-
ment de Pie IX, qui y faisait entrer l'Italie et pour ainsi dire la ca-
tholicité entière ». Cette invocation de Pie IX nous paraît hors de
propos, pour justifier la présentation du projet de loi : l'avènement
de Pie IX datait de 1846 et en 1848, à l'avènement du ministère
Barrot, l'Italie était en pleine révolution. L'exemple de Pie IX, au
lieu d'encourager les tentatives libérales, eut dû plutôt, par l'échec
absolu de ses réformes, inspirer une pensée contraire. Le ministre
conclut : « Je n'avais donc, pour remplir mon rôle, rien à faire,
que de ne pas le gâter par mes fautes personnelles ; je n'avais qu'à
suivre l'impulsion donnée par mes amis, qui étaient à la fois mes
devanciers et mes maîtres. Mes fautes pouvaient être de deux sor-
tes : laisser échapper l'occasion ou prétendre faire de la liberté
d'enseignement, le triomphe exclusif de mon parti et de ma per-
sonne : je ne fus, grâce à Dieu, tenté ni de l'un ni del'autre (1) ».
Précédemment, dans l'histoire du parti catholique, parlant du
même fait, le comte de Falloux avait dit : « Un partisan notoire de
la liberté religieuse, entrant pour la première fois dans un minis-
tère, avait à opter entre deux lignes parfaitement distinctes : lais-
ser subsister renseignement de l'Etat sans y toucher et autoriser
l'Eglise, par lepetitnombre de mesures qui dépendaient uniquement
de la signature ministérielle, à créer au sein du pays quelques
oasis d'éducation catholique ; ou bien entreprendre d'une façon
régulière et plus efficace la réforme de l'enseignement public en y
comprenant l'enseignement public. Le premier de ces deux modes
était le plus simple ; il éludait les rencontres avec l'assemblée, il
échappait aux contradictions et aux contrôles ; mais, à part mille
autres inconvénients, il avait surtout celui de la fragilité ; né d'une
volonté ministérielle, il pouvait et devait disparaître avec elle...
(1) Falloux, Uévêque d'Orléans, p. 34.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'ENSEIGNEMENT 247
Le second parti était plus complexe, exposait à plus d'obstacles,
mais compensait ces obstacles par l'étendue et la'solidité. En entre-
prenant de faire pénétrer les salutaires influences de la religion
dans l'enseignement général de la société, on rencontrait tout- d'a-
bord le contact de FUniversité, corps puissant, en vieille et large
possession de l'instruction publique, et contenant, mêlés à des vices
et à des lacunes, des éléments fortement organisés ; on rencontrait
du même coup, la nécessité de tenir compte de l'état de la société
elle-même, de lois et de mœurs qui n'étaient nullement préparées
à une réforme radicale » (1). Un peu plus loin, Falloux ajoute :
« L'Eglise n'est point une secte, c'est une famille et une patrie.
Quand on veut la servir à son exemple, et selon ses vues, c'est l'ex-
pansion qu'on ambitionne pour elle. On s'applique a lui faire pren-
dre, dans l'éducation et le gouvernement de toutes les âmes, la
part qui se concilie, dans l'intérêt même de la foi, avec le respect
des consciences, le droit public et l'état général de la nation. On
ne la cantonne pas dans de petites citadelles; on ne l'emprisonne
pas dans les murs de quelques places fortes ; on ne rêve pas pour
elle, comme un bien idéal, le sort des protestants sous l'édit de
Nantes, en attendant qu'il fût révoqué ».
D'un côté, le ministre nous dit qu'il n'est de rien dans les pré-
sentations du projet de loi ; de l'autre, il détermine le point de vue
oîi il s'est placé pour cette présentation. La première allégation
n'est ni vraie, ni vraisemblable ; la seconde indique un dessein
ministériel de conciliation, au mieux de la sagesse politique, le tout
mêlé de considérations justes, mais dont la loi de 1850 sera le dé-
menti.
Le fait est que, comme ministre, sauf quelques bons choix d'évê-
ques, Falloux laissa subsister tous les abus des bureaux de son
ministère et n'abattit pas une. toile d'araignée ; il parut n'être mi-
nistre que pour la question d'enseignement. Aussitôt nommé, il
institua une commission pour préparer la loi. « Aucune couleur
politique, dit-il, n'avait été exclue ni préférée, pour une œuvre
(1) Falloux, Discours et mélanges politiques, t. II, p. 37, Paris, 1882. Quand
cet ouvrage parut, il fut offert gratuitement à tous les membres de l'épiscopat.
248 CHAPITRE VIII
qui n'en devait pas porter la moindre trace ». L'œuvre était es-
sentiellement politique; la commission le fut et par son mélange in-
dique bien le syncrétisme législatif qu'on voulait produire. Toutes les
nuances de l'opinion en matière d'enseignement, même les nuan-
ces jusque-là quasi-imperceptibles, y étaient représentées, mais
avec un choix exquis pour assurer la majorité à la conciliation
telle que la voulait le ministre. Cette commission, composée de
vingt-deux membres, pouvait se décomposer ainsi : Pour PUniver-
sité, Cousin, Saint-Marc-Girardin, Dubois, Poulain de Brossay,
Bellaguet, Michel ; pour les catholiques partisans de la liberté
d'enseignement, Montalembert, Melun, Laurentie, rédacteur en
chef de VUnion^ Riancey, rédacteur de VAmi de la Religion^ Co-
chin, Montreuil, Roux-Lavergne, l'abbé Sibour cousin de l'arche-
vêque et l'abbé Dupanloup ; pour l'Etat, pour l'assemblée, pour
tenir, en cas de conflit, la balance entre les prétentions diverses,
Thiers, Freslon, de Corcelle, le pasteur Cuvier, Janvier, Peupin
et Fresneau. « Une de nos principales espérances, ajoute Falloux,
reposait sur l'abbé Dupanloup que je connaissais d'ancienne date
(une paire d'amis) et qui venait de se révéler au public par son
beau livre De la pacification religieuse dont le titre seul résumait
notre commun programme. A partir de ce jour, l'abbé Dupanloup
avait trouvera voie, et, durant trente ans, il ne la quitta plus (1) ».
Néanmoins, parmi ces hommes si respectables, peut-être n'en
était-il pas trois qui représentassent encore l'ancien esprit du parti
catholique, tel qu'il s'était manifesté une dernière fois à la tri-
bune, dans le discours de Montalembert, sur l'article 8 de la Cons-
titution. Le public remarqua avec peine l'absence de trois noms
qui devaient être préférés à tant d'autres : celui de l'illustre évê-
que de Langres, Mgr Parisis, dont l'infatigable talent avait jeté
un si précieux éclat sur la lutte et décidé les meilleurs succès;
celui de Charles Lenormant, homme spécial, l'un des blessés de la
cause, puisqu'il avait perdu sa chaire de Sorbonne ; et celui de
Louis Veuillot, à qui ses combats, son mois de prison, sa position
(1) Uévêque d'Orléans, p. 42.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'eNSEIGNEMENT 249
de rédacteur en chef de ÏCInivers devaient assurer là une place
d'élite. Toutefois la plus grande anomalie de la situation, c'était
que Montalembert, le Bayard qui avait guerroyé pendant dix-huit
ans, avec tant d'éclat, figurait parmi les comparses, quand Falloux
était au premier rang. La fortune de ce gentilhomme, mal fait
pour le premier rôle, déteignit sur tous les choix et parut ne les
avoir inspirés que pour préparer un rôle à l'abbé Dupanloup.
Quand le ministre avait ramassé, dans la commission, toute la
prélature universitaire et toute la prélature politique, c'était bien
la moindre des choses qu'il donnât, à ces champions, quelques
antagonistes dignes d'eux, quelques évoques, et surtout le plus
grand de tous, le plus compétent, le généralissime de la croisade
pour la liberté.
La commission n'en fut pas moins bombardée Grande commis-
sion. En l'absence du ministre, retenu au conseil ou à la Cham-
bre, Thiers présidait. Mobile sur des erreurs enracinées, cet
homme d'Etat, qui était surtout un homme d'esprit, se sentait à
cette époque de la bienveillance pour la religion. Dans sa fatuité,
il croyait lui faire grâce en l'élevant au rang de sœur immortelle
de l'immortelle philosophie. Au fond, la catastrophe de 1848 l'a-
vait profondément humilié, et le socialisme, devant lequel il se
sentait impuissant, lui faisait peur. En bas, il voulait combattre
le socialisme par la religion, mais, pour que la religion ne devînt
pas trop prépondérante, il voulait la contrepeser en haut par la
philosophie. Dans ce dessein, il aurait volontiers donné le peuple
à l'Eglise, mais il voulait garder la bourgeoisie à l'Université.
Cousin, dit Falloux, « sondait les plaies de la société moderne
avec une grande fécondité d'aperçus et d'éloquence » ; seulement
il voulait guérir ces plaies par les cataplasmes de la philosophie
éclectique et par la prépotence du monopole universitaire, c'est-à-
dire faire, des causes du mal, un remède. En dehors de la grande
commission, Cousin et Thiers faisaient cause commune pour la
défense du Christianisme et du Saint-Siège ; cependant ni l'un ni
l'autre ne revint de son apostasie et de son impiété. Qu'on s'ap-
plaudisse de leurs bons vouloirs, à la bonne heure, mais il ne faut
250 CHAPITRE VIII
pas accuser d'ingratitude les catholiques qui s'abstiennent de les
admirer. Après tout, l'un est ce faux bonhomme qui, pour réfuter
le socialisme, publia la profession de foi du vicaire Savoyard et
dans ses écrits, gazés avec art, distilla habilement toutes les er-
reurs que devait réfuter si pertinemment l'évéque de Poitiers;
l'autre, futile historien de l'Empire, resta plein du frivole esprit
de XVIIP siècle et de cet égoïsme qui mènera un jour la France
aux abîmes. Si les catholiques doivent quelque chose a Cousin et
à Thiers, ils doivent aussi quelque chose à Dieu, à Jésus-Christ, à
son Eglise, et aucun catholique ne doit l'oublier.
Les Débats de la Commission de 1849 ont été publiés par un Orléa-
nais ; l'historien lyrique de Dupanloup en retrace, avec son em-
phase ordinaire, les péripéties. Sur Tinstruction primaire, nulle
difficulté. Thiers allait jusqu'à définir les instituteurs d'alors par
le mot d'anti-curés, de curés de l'athéisme et du socialisme, et il
concluait en ces termes: « Je suis prêt à donner au clergé tout
l'enseignement primaire ». Que le curé, disait Cousin, surveille
toutes les parties de l'instruction, et non pas seulement le déve-
loppement du catéchisme, car, en apprenant à lire^ on peut don-
ner aux enfants de mauvaises doctrines. Si l'on pense, en effet,
qu'il n'y a pas de véritable et solide instruction primaire, si elle
n'est basée sur la religion, comme, d'un autre côté, il n'y a pas de
religion sans clergé, ne l'emprisonnons donc pas dans les murs du
temple, appelons son intervention au dehors, et donnons lui,
sans aucune crainte, une action forte dans l'enseignement pri-
maire (1) ». L'abbé Dupanloup, Montalembert furent les premiers
à refuser ce changement de situation. « Ils pensaient, dit La-
grange, que, dans les conditions actuelles de la société, ce qu'il
fallait, ce n'était pas de substituer un monopole à un autre, au
risque de provoquer des réactions certaines et de tout compro-
mettre dans un avenir prochain, mais de rester, afin de faire une
œuvre durable, sur le terrain oii l'on s'était placé dès l'origine et
de ne demander pour l'Eglise qu'une chose : la liberté dans le droit
(1) Débats de In commission^ p. 135.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEMENT 251
commun (Ij ». Le fait du refus des propositions favorables au
clergé, par Montalembert et Dupanloup, est confessé sans vergo-
gne ; la raison qu'on en donne est moins plausible. En deçà du
monopole, on pouvait accorder, aux curés, une situation consi-
dérable, également justifiée par leur capacité et leur caractère ;
situation qui n'est pas plus un privilège qu'un monopole, mais la
simple consécration d'un fait ; situation en dehors de laquelle les
instituteurs sont sans contrôle ou contrôlés seulement par l'igno-
rance et la passion politique, et deviennent alors ce qu'ils étaient,
des anti-curés, des curés de l'athéisme et du socialisme. Quant à
la liberté dans le droit commun, formule du catholicisme libéral,
elle ne devait nullement être concédée par la loi de 1850 qui main-
tint le privilège de l'Université et y fit seulement une place à l'E-
glise.
En ce qui touche l'enseignement secondaire, sa liberté avait été
édictée par la Constitution ; il s'agissait seulement de l'organiser.
Sur ce point, simple en lui-même, si l'on eût voulu réellement la
liberté pleine et entière, l'opération était des plus faciles : il s'a-
gissait d'établir cette liberté sur le droit commun, de l'accorder à
tout le monde et d'en placer l'exercice sous le contrôle du droit
pénal de la France. Mais sous ce prétexte qu'il fallait prendre des
précautions contre le socialisme, les vieux roués du régime parle-
mentaire firent admettre qu'il en fallait prendre aussi contre l'E-
glise, et, sous couleur de droit commun, on appuya le droit propre
de l'Etat, dont le bras droit était l'Université. Thiers, qui croyait
la religion bonne pour le peuple, ne la croyait pas également né-
cessaire à la bourgeoisie ; il ne pensait pas que l'Eglise pût lier sa
cause à celle des jésuites ; enfin il réclamait, pour l'Etat, le droit
de frapper la jeunesse à son effigie, et de maintenir, par le certifi-
cat d'études, sur l'enseignement libre, une prépotence inaliénable.
Ces prétentions étaient-elles une ruse de guerre et Thiers ne les
mettait-il en avant que pour s'accorder, par des concessions pré-
vues, l'embarras d'en faire d'autres : on n'en sait rien. Le fait est
(1) Yie de Mgr Dupanloup, t. I, p. 493. f'o /.:; \ ' i.
252 CHAPITRE VIII
que Thiers sut inspirer, àDupanloup, une admiration qiieDupan-
loup a souvent exprimée avec presque autant d'emphase que son
biographe ; et qu'il céda sur quelques points, à ses réquisitions,
avec une facilité qui ôte beaucoup de mérite à la victoire. Ce que
lui accordèrent les amis compromettants de l'Eglise fut, à leurs
yeux, si peu de chose, qu'ils demandèrent immédiatement et ob-
tinrent sans délai une mitre pour ce prêtre, qui, sans mission autre
que celle de son ami Falloux, avait accepté de stipuler au nom de
l'Eglise, suivant ses opinions personnelles, mais non suivant les
consignes mille fois dictées par les premiers pasteurs.
L'œuvre qui sortit des travaux de la commission, reposait sur
ridée d'une transaction entre les diverses nuances du parti des
conservateurs sans religion et le parti catholique représenté par
des hommes prêts à transiger. On dit, pour s'excuser, qu'après la
spéculation il faut l'action, et après le combat, un traité de paix :
généralités vraies, mais l'action doit garder les teintes de la pensée
spéculative et la paix ne doit pas trahir les raisons déterminantes
de la guerre. Quand le projet fut connu vers le 18 juin 1849, il
causa, parmi les catholiques purs, un vrai désillusionnement ;
plusieurs qui pouvaient stipuler pour eux, entre autres Combalot
et Rohrbacher, posèrent publiquement des réserves ; les évêques
exprimèrent confidentiellement des alarmes ; le Cor^respondant ïwi
même assez vif dans ses algarades. \J Univers, arrivé déjà à un
grand crédit, rédigé par cet homme qui porta toujours à un si
haut degré le sens catholique, Louis Veuillot, devait aussi, selon les
usages de la presse, critiquer le projet. La critique était de droit
commun ; dans l'espèce, si elle était juste, elle ne pouvait être qu'un
bienfait, et, loin de la craindre, il fallait plutôt l'appeler de ses dé-
sirs. Les libéraux catholiques de la commission ne jugèrent pas
ainsi ; leur œuvre était, suivant l'expression de Montalembert, sa-
crée ; il fallait se borner à l'admiration et si l'on se permettait des
regrets, c'était un crime inexpiable. Un libéralisme de cette étrange
espèce ressemble beaucoup au dilemme de Mahomet : Crois ou
meurs ! C'est le despotisme, plus l'hypocrisie.
« Le ministre, dit Veuillot, sachant que l'Univers combattrait le
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEMENT 253
projet de loi, se rendit ciiez le rédacteur en chçf ; et là, dans un
long entretien, fort calme de part et d'autre, chacun plaida sa
cause. Les raisons du ministre furent celles qu'on nous fait lire au-
jourd'hui : la situation, l'esprit du temps, la nécessité d'en finir,
l'impossibilité d'obtenir des conditions meilleures. Le rédacteur
opposa les arguments que le journal a plus tard développés : —
On donnait aux catholiques autre chose que ce qu'ils avaient de-
mandé. Ils avaient demandé la liberté, on leur faisait simplement
une petite part dans le monopole. Cette situation offrirait de grands
périls, si plus tard, comme on pouvait le redouter, l'Université, en
ce moment jugée par ses fruits, ressaisissait son influence. Toute
pensée de transaction étant un germe de division, cette loi, rejetée
ou adoptée, aurait pour effet certain de briser prématurément le
parti catholique. Mieux vaudrait continuer le combat que de finir
ainsi. Dans tous les cas, en admettant même le principe du projet,
de graves améliorations étaient nécessaires ; il fallait combattre
pour les obtenir.
« Le ministre demandait si l'on avait pu raisonnablement espé-
rer de substituer le clergé à l'Université, et de faire soudainement
apparaître une soutane partout où il y avait un frac ? Il appuyait
sur la chimère, sur la témérité d'une pareille entreprise. On lui
répondait qu'il s'était agi parmi nous d'obtenir la liberté d'ensei-
gnement, la libre et loyale concurrence, et non pas le monopole.
Il insistait sur une autre pensée : la crainte d'un double échec
pour les futures maisons religieuses d'éducation, si la loi permet-
tait d'en multiplier trop aisément le nombre. Ou l'antipathie des
parents, disait-il, empêchera qu'elles se remplissent ; ou l'incapa-
cité des maîtres, inévitable dans ces commencements hâtés, les fera
décrier et les videra promptement. Il doutait qu'il y eût en France,
assez de parents catholiques pour peupler les collèges catholiques ;
et, d'un autre côté, sans remarquer la contradiction, il demandait
où Ton trouverait assez de professeurs pour gouverner ces collèges
qui manqueraient d'écoliers ? L'interlocuteur du ministre répon-
dait que les partisans de la liberté de l'enseignement s'étaient tou-
jours sentis forts du vœu des familles, dont tout ce qui se passait
254 CHAPITRE VIII
démontrait la puissance. Que s'il y avait des catholiques assez igno-
rants de la responsabilité paternelle pour refuser leurs enfants aux
collèges religieux, les incrédules y enverraient les leurs. Que dans
toute chose on doit subir la difficulté des commencements, et que
le moyen de former un clergé enseignant n'était pas de lui épar-
gner plus longtemps les périls de l'expérience.
« Une dernière appréhension semblait travailler l'esprit du mi-
nistre et le portait à s'applaudir d'avoir laissé l'Eglise sous la main
de l'Université : il craignait que l'éducation donnée par les ecclé-
siastiques ne répondît pas aux exigences de l'esprit moderne. Ce
sentiment reparait dans son écrit sur le parti catholique : « 11 ne
suffit pas, dit-il, pour sauver une nation, que l'éducation des fa-
milles d'élite soit irréprochable au point de vue religieux; il faut
aussi que, dans tout ce qui est légitime, l'éducation se mette en
rapport avec le milieu social qui attend l'homme au sortir de la
jeunesse. Gardons-nous qu'il ait jamais à rougir de ses maîtres,
qu'il soit tenté de leur imputer jamais son infériorité dans le bar-
reau, dans l'armée, dans quelque carrière que ce soit. Elever les
jeunes gens au XIX^ siècle, comme s'ils devaient, en franchissant
le seuil de l'école, entrer dans la société de Grégoire VII et de
S. Louis, serait aussi puéril que d'élever à Saint-Cyr nos jeunes
officiers dans le maniement du bélier et de la catapulte, en leur
cachant l'usage delà poudre à canon « (1).
En somme, suivant la coutume, le catholique libéral devenu
ministre, servait plus les intérêts du libéralisme que les intérêts
de la foi. Au fond, il se méfiait des catholiques et du clergé : il en a
fait depuis la confession : il allait jusqu'à leur prêter, sur l'éduca-
tion, de pauvres idées qui n'avaient place que dans son cerveau.
A l'entendre, c'était l'intérêt de la religion et de l'Eglise en France,
qu'on fortifiât, par l'accession des catholiques, l'Université... ma-
chine formidable, inventée par le despotisme pour mater la na-
tion, mise en mouvement par le libéralisme pour tenir en échec
l'Eglise et la religion.
(1) Veuillot, Histoire du parti catholique, dans le l^r vol. des Mélanges.
p. 408.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT 255
LUJnivers, en effet, discuta le projet de loi. L[abbé Dupanloup^
dont le libéralisme consistait à parler tout seul et à soustraire ses
actes à la critique, prétendit que la cause étant portée devant
l'assemblée, juge du fait et devant l'épiscopat, juge du droit, le
silence était de stricte rigueur. Veuillot rejeta ces frivolités, di-
sant avec raison que la cause étant devant les tribunaux, c'était,
au contraire, le moment de l'éclaircir. Du reste, il se bornait à
une loyale discussion: « Nous n'accusons pas nos amis, dit-il,
nous savons qu'ils cèdent à des raisons puissantes. La question de
la liberté d'enseignement n'est bien comprise que des universi-
taires et des catholiques en trop petit nombre qui ont livré pour
elle tant de combats. La majorité conservatrice n'y entend rien,
pas plus qu'au péril qui la menace (1). Suivant une autre parole
commune au vicomte de Melun et à Mgr Parisis, tel était l'aveu-
glement des esprits, que, malgré le coup de tonnerre de février,
on n'a pu rien faire inscrire de plus dans la loi. Dès lors ses pré-
parateurs n'ont pas lieu de crier victoire; puisqu'ils se sont vus
réduits à un pis-aller, ils autorisent par là toutes les critiques.
Confesser que le projet n'a pas pu être amélioré comme il le de-
vait, c'est confesser qu'il n'était pas sans faute.
« Qu'avons-nous demandé, toujours et unanimement, ajoute
Veuillot ; la liberté ! Que nous offre le projet, une faible part du
monopole. Le projet organise et fortifie le monopole ; il n'institue
pas la liberté. Il donne au clergé, aux citoyens, plus de facilité
peut-être qu'ils n'en avaient pour créer des établissements univer-
sitaires ; il ne permet ni à l'Eglise, ni aux particuliers de créer
des établissements réellement libres. Dans l'exposé des motifs
comme dans tous les exposés des motifs et rapports que nous
avons lus depuis dix ans, il est question de liberté ; dans les arti-
cles, dans la pratique, cette liberté n'est autre chose qu'une com-
plète et radicale absorption. L'Université gouverne les établisse-
ments libres, autorise les livres et les méthodes, confère les grades.
En outre, le projet ne reconnaît le droit de disputer l'enseigne-
(1) Veuillot, Mélanges, l'^ série, t. V, p. 399.
256 CHAPITRE Vlll
ment qu'aux congrégations autorisées par l'Etat. Ainsi, pour l'ins-
truction primaire, point d'autres congrégations que celles qui
existent et qui sont insuffisantes ; pour l'instruction secondaire,
aucune, sauf les Lazaristes, qui n'y sont pas spécialement voués
et qui s'en occupent à peine. Il ne sera que trop facile de le prou-
ver : ce qu'on nous offre, nous Pavons toujours refusé ; ce que
nous avons toujours demandé, on nous le refuse. Dans la vaste
enceinte du monopole, on trace un petit enclos dominé de toutes
parts. On y place des sentinelles universitaires, une douane à
l'entrée pour les livres, une douane à la sortie pour les examens,
on y envoie des inspecteurs et on nous dit : Plantez-là votre dra-
peau ; c'est le terrain libre » (1).
Un peu plus loin, Veuillot ajoutait : « Nous avons demandé la
liberté, rien de plus ; nous demandons la liberté, rien de moins.
Comment se peut-il que la liberté d'enseignement, cette partie si
précieuse et si essentielle de la liberté religieuse, paraîtra aujour-
d'hui, à des catholiques, avoir moins besoin de la plénitude qu'il y
a dix-huit mois? La situation morale du pays s'est-elle améliorée ?
les doctrines que nous voulions combattre envahissent-elles moins
les consciences? les périls que nous voulions conjurer sont-ils
amoindris? quel est celui de nos anciens arguments qui ne peut
plus servir, et dont les événements, au contraire, n'ont pas cen-
tuplé la force ? En ce temps-là, d'une voix unanime, fidèles échos
de la grande voix de l'épiscopat, nous annoncions que les fruits
mûrissaient à la chaleur malsaine de l'éducation universitaire.
Les fruits sont mûrs, et nous en goûtons et toute la France en est
nourrie, sont-ils moins amers que nous ne l'avions annoncé? ».
Les partisans du nouveau projet reprochaient à Veuillot des
idées trop absolues et pas assez d'esprit politique : « Plût à Dieu,
répond-il, qu'on eût, en ce temps-ci, plus d'idées absolues, c'est-
à-dire plus de convictions et de principes arrêtés ! Les convictions
fermes croient à l'avenir ; elles confient volontiers leur triomphe à
la justice, à la discussion et au temps. Elles n'ont point recours à
(1) Mélanges, l^^e série, t. V, p. 395.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEMENT 257
la violence, elles ne se laissent point amoindrir par ce qu'on ap-
pelle Vesprit politique, c'est-à-dire l'esprit de transaction, dont le
caractère est de combiner sans cesse entre le vrai et le faux de
mensongères alliances, bonnes à produire de perpétuels avorte-
ments. .. Le ministère actuel nous offre sans doute le type de
l'esprit politique. Son action la plus claire consiste à faire au so-
cialisme toutes les concessions que la révolution obtenait du
dernier règne. Il le fait de la même manière, avec le même résul-
tat ; il sert, sans la satisfaire la cause qu'il veut et qu'il doit
combattre ».
En deux mots, dans la lutte pour la liberté d'enseignement, l'é-
piscopat, d'une voix unanime, avait déclaré qu'il demandait pour
tous le droit de fonder des écoles absolument indépendants des
écoles officielles : et on proposait un projet qui mettait tout l'en-
seignement sous la dépendance de l'Etat et faisait de l'Eglise
Fauxiliaire subalterne de l'Université. Au sujet de ce fameux es-
prit de transaction, Veuillot posait ce dilemme véritablement pro-
phétique : « De deux choses l'une : Ou la bourgeoisie tiendra quel-
que temps encore contre le socialisme, et dans ce cas, elle re-
prendra toutes ses allures, tout son orgueil, toute son incrédulité
et aussi tout son aveuglement d'avant Février. Victorieuse des
hordes démagogiques, elle oubliera comment elle a failli se per-
dre ; elle n'a jamais su comment elle pourrait se sauver. Alors
l'Université, triomphante avec et par la bourgeoisie, sera ce que
nous la connaissons, ce qu'elle a toujours été, ce qu'elle ne veut
pas cesser d'être, l'ennemie acharnée et persévérante du Chris-
tianisme. Elle nous appliquera le frein que nous lui aurons fourni
et que nous porterons sans murmure possible, nous façonnant
ainsi à la tyrannie que nous imposeront tour à tour le despotisme
et l'anarchie. Ou la société sera emportée prochainement et quand
tout tombera, l'Université, qui restera debout parce qu'elle est un
instrument de despotisme admirablement combiné, mais dont le
gouvernement sera confié à tout ce qu'elle renferme de passions
plus brutales et plus sauvages, l'Université socialiste respectera-
t-elle le pacte que nous allons faire ? Nous laissera-t-elle lutter?
n
258 CHAPITRE VIII
Assurément on n'y compte pas. Où donc est l'avantage de cette
transaction ? Pour quel gain abandonnons-nous nos principes et
sacrifions-nous ce que nous n'avons pas le droit de sacrifier? Sou-
venons-nous de nos anciens combats ? Et devant ces souvenirs
toujours présents, qu'on cesse de nous accuser de passion et d'in-
justice, d'entêtement et de stupidité, parce que nous restons dans
la voie où ceux qui nous accusent ont marché avec nous. Nous
n'avons abandonné personne ; on nous a quittés » (i).
C'est là, jusqu'à nous, toute l'histoire de l'Université. Sous Phi-
lippe, elle avait corrompu la jeunesse et produit cette génération
folle qui, en 1848, épouvanta le monde ; sous Napoléon, avec la loi
de 1858, renforcée par les décrets de 1852 et 1854, aux applaudis-
sements de la bourgeoisie, elle corrompit cette génération qui
abattit l'empire. Aujourd'hui athée, franc-maçonne, socialiste,
anarchique, elle a détruit toute liberté, proscrit toute concurrence
et elle est en train de proscrire ceux qu'elle juge capables de la
contredire ou de lui succéder. L'Université de France, c'est l'in-
carnation du crime de lèse-nation et de lèse-humanité.
On devine, par ces critiques, quel était le projet Thiers-Dupan
loup. On y accordait certainement à l'Église quelques libertés et,
par les brèches faites au monopole, par les concessions faites à
l'Église, le projet était bon. Mais on laissait subsister le principe
faux et despotique de l'État enseignant ; on voilait seulement un
peu le rôle de l'Université, en appelant, dans les conseils scolaires,
d'autres fonctionnaires que ceux de l'Université, pêle-mêle avec
des gens d'Église. Mais par là même qu'au lieu de détruire
l'État enseignant on le fortifiait plutôt, et qu'au lieu de constituer
le droit d'enseignement, on se bornait à obtenir des concessions,
tranchons le mot, des privilèges ; il s'ensuit que les privilèges n'of-
fraient aucune garantie de solidité et que, le danger passé, l'État
enseignant, par un décret quelconque, reprendrait, quand il le
voudrait, les concessions. En deux mots, le projet ne constituait
pas le droit, ne le reconnaissait même pas, et, au moment où il
(1) Mélanges, t. V, p, 440.
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEMENT 259
faisait des concessions, posait le principe qui devait les détruire.
Œuvre malvenue d'esprits téméraires, assez faibles pour croire
qu'ils avaient érigé un monument durable, assez fous pour inter-
dire qu'on leur découvrit même les vices de la construction.
L'exemple de V Univers montre qu'on ne s'en fît pas faute. Louis
Yeuillot exprimait sans ménagement et sans amertume l'opinion
des évêques et des catholiques ; prompts à saisir une liberté si
longtemps attendue, ils ne se résignaient pas à la recevoir dans
des conditions telles qu'elle ne semblait pas un remède suffisant
aux lacunes et aux exigences de la législation existante, ni une
assurance sérieuse contre les rigueurs de l'avenir. Les Hérodote^
échauffés du libéralisme, l'abbé Lagrange, Paul Thureau-Dangin
et le pauvre évêque de Nîmes, presque aussi faux qu'un Grec en
histoire, ont l'air de dire que V Univers seul critiqua les élucubra-
lions du comité Thiers-Dupanloup. Quand cela serait, où serait le
mal, et depuis quand la critique est-elle interdite? mais la vérité
vraie, c'est que, même dans leur entourage, les triumvirs Falloux^
Dupanloup et Montalembert rencontraient des résistances. Le P.
Lacordaire n'épargnait même pas les récriminations à Montalem-
bert ; le P. de Ravignan^ qui avait présenté une note confidentielle
contenant des réclamations que la commission refusa d'admettre,
eut à se justifier près du général de la compagnie, de son adhésion
trop empressée à l'œuvre de la transaction ; comme s'il apparte-
nait aux fils de Loyola de venir jamais en aide aux fils de Voltaire;
Dupanloup, dans VAmi de la Religion, défendit son œuvre avec
l'art qu'il y savait mettre, insistant sur les avantages, silencieux
sur les périls. Mais comme il sentait le côté faible de sa situation^
il se prit à faire ce qu'il fera souvent désormais : il adressa des
lettres confidentielles aux évêques et rédigea un mémoire au pape.
Par les lettres aux évêques, à défaut de raisons, il voulait se faire
des patrons, et lui qui parlait toujours de concilier, il ne voyait
pas que, très pacifique envers ceux du dehors, il semait la division
dans le camp catholique. Dans son mémoire au pape, fidèle à
sa stratégie de journaliste, il émettait encore ce paralogisme que
le projet, odieux aux radicaux, devait, par contre, être agréable
260 CHAPITRE VIÏI
à tous les orthodoxes, comme si les uns et les autres ne pouvaient
pas avoir raison dans leurs plaintes. Le ministre envoya au Pape
un exprès pour appuyer le projet. D'autres tentatives, en vue con-
traire, furent faites à Rome, par un certain nombre d'évêques,
Rome resta sourde à toutes ces instances.
Les thuriféraires du libéralisme., pour innocenter les catholiques
libéraux engagés et même compromis dans cette bagarre, n'ont
pas manqué de dire que le projet de loi avait donné une certaine
liberté d'enseignement; qu'à la faveur de cette liberté, un grand
nombre de collèges s'étaient établis: que dans ces collèges, une
jeunesse catholique s'était formée pour le combat et que nous lui
devions, dans les luttes présentes, nos meilleurs appuis. Les ad-
mirateurs posthumes oublient que la loi ne fut pas ce qu'était
le projet. Après le travail de la commission extra-parlementaire,
la Chambre nomma une commission composée d'éléments moins
hétérogènes et qui s'avança plus franchement dans la voie de la
liberté. Le second projet, sans remanier profondément le premier,
« donnait, dit Victor ïMerre, à la plupart des réclamations émises
par les catholiques des satisfactions plus précises. Il reconnaissait
aux associations le droit de fonder des écoles libres ; il admettait
aux fonctions d'inspecteur d'académie les chefs d'établissements
libres; il limitait l'inspection sur cette classe d'établissements à la
moralité, au respect de la constitution et des lois et à l'hygiène ;
il organisait les écoles de filles et les salles d'asiles, omises à des-
sein ou plutôt réservées par le projet ministériel ; pour les institu-
trices appartenant aux congrégations religieuses reconnues par
l'État, la lettre d'obédience tiendrait lieu de brevet. En matière
d'instruction secondaire, la capacité devenait la règle : l'indignité
seule composait la liste des incapacités ; d'où résultait cette con-
séquence que les corporations religieuses rentraient dans le droit
commun de la capacité générale. Le certificat d'études (art. 69)
était supprimé. Les petits séminaires existants étaient maintenus ;
ils restaient soumis à la surveillance de l'État, et il n'en pouvait
être établi de nouveaux sans l'autorisation du gouvernement. Un
ancien pair de France, M. Beugnot, chez qui des apparences exté-
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'eNSEIGNEMENT 261
Heures de scepticisme s'étaient alliées depuis longtemps à dos
convictions trop fermes sur la liberté de Fensei'gnement, déposa,
le 6 octobre, un rapport qui commentait avec clarté et non sans
audace les parties les plus délicates du projet de loi (1) ».
Sur ces entrefaites, les affaires de Rome retardèrent la présenta-
tion de la loi et amenèrent la chute du ministère. Le projet fut
renvoyé au Conseil d'Etat qui l'amenda dans le but du retour au
monopole de l'Université. Le nouveau ministre, Esquirou de Pa-
rieu, abolit, par décret, le certificat d'étude et présenta une loi
provisoire pour remettre à la discrétion des préfets, les maîtres
d'école devenus agents du socialisme. Enfin, le 14 janvier 1850,
commença la discussion générale : dans cette première joute, les
orateurs et les systèmes se donnèrent carte blanche. Barthélémy
Saint-Hilaire écarta le droit des pères de famille, maintint les
prérogatives de l'Université et, tout en proclamant la liberté, dé-
fendit le monopole. Yictor Hugo, Crémieux, Pascal-Duprat affec-
tèrent de ne voir, dans le projet, qu'obscurantisme et réaction,
mots vulgaires, bons pour de plats déclamateurs. Un universitaire
catholique, Wallon, défendit l'Université tout en réclamant la con-
currence. Mgr Parisis exprima les scrupules de l'épiscopat, hostile
au projet Dupanloup ; il eût préféré la liberté pure et simple à ce
système de fusion où l'élément catholique venait renforcer l'Uni-
versité. Accusés tous deux, Thiers et Montalembert défendirent
tous deux le projet, l'un, contre ses amis de l'Université, l'autre,
contre ses compagnons de lutte. Thiers démontrait aisément que
le projet maintenait l'Université dans ses prérogatives et même la
fortifiait : quant à la liberté accordée aux autres citoyens, même
aux jésuites, il l'avait trouvée dans la Constitution et s'était borné
à la reconnaître loyalement. « Oui, disait-il éloquemment, en
présence des dangers qui menacent la société, j'ai tendu la main
à ceux qui m'avaient combattu ; ma main est dans la leur ; elle y
restera, j'espère, pour la défense commune de cette société qui
peut vous être indifférente, mais qui nous touche profondément ».
(1) Histoire de la révolution c/d.l848, t. Il, p. 803.
262
CHAPITRE VIII
Montalembert, répondant à VUnivers et aux évêques dont il était
l'organe, appuyait sur l'idée, qu'il n'abandonnera plus, delà con-
ciliation avec les libéraux qu'il combattait la veille. « Certes, di-
sait-il, ces hommes ne croient pas tout ce que nous croyons ;
certes, ces hommes ne veulent pas tout ce que nous voulons. Non,
certes, je ne leur décerne ni cet éloge, ni, ce qui serait à certains
yeux, cette injure ; mais ils croient aujourd'hui au péril qu'ils
niaient jadis et que nous signalions d'avance ; ils veulent comme
nous un remède à ce péril ; ils veulent le salut de la société, et ils
nous ont invités à y travailler avec eux... Messieurs, on fait la
paix le lendemain d'une victoire, on fait la paix le lendemain
d'une défaite ; mais on la fait surtout, selon moi, le lendemain
d'un naufrage. Eh ! quoi donc ! nous nous retrouvions ensemble
sur cette frêle planche qui nous sépare à peine de l'abîme. Fallait-
il, sans nécessité impérieuse, recommencer la lutte de la veille ?
Fallait-il repousser la main que tout naturellement nous étions
portés à nous offrir l'un à l'autre? Fallait-il ressusciter toutes les
récriminations, tous les ressentiments, même les plus légitimes?
Non, je ne l'ai pas pensé, je ne l'ai pas voulu, je ne l'ai pas fait :
je ne m'en repens pas ». — Non, il ne s'agissait pas de se battre
sur la planche qui séparait de l'abîme, mais, en présence de l'a-
bîme qu'elles avaient creusé, de réprouver les doctrines et les
institutions responsables de ces catastrophes. En présence de tant
de ruines amnistier et même fortifier l'Université, c'était plus
qu'un crime, c'était une sottise.
* A la seconde délibération, il n'était plus question des principes,
mais des détails de la loi. Alors surgit la grosse question des con-
grégations non autorisées^ mises à l'écart par le projet Dupanloup.
Les membres de la commission parlementaire n'avaient pas dissi-
mulé leur dessein de relever, de leur prétendue incapacité, les
congrégations religieuses, surtout les jésuites. Leurs succès pas-
sés dans l'enseignement, la forte discipline de leur ordre, des
méthodes éprouvées par le succès, les désignaient comme devant
profiter plus largement que tout autre de la liberté reconquise.
Mais plus leur aptitude était notoire, plus était grande la crainte
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT 263
de les voir s'assurer la prépondérance. Cependant, par un heureux
retour d'opinion, les jésuites paraissaient n'avoir pour ennemis
que les représentants d'extrême gauche, ennemis par ailleurs de
toutes les institutions sociales; quant aux libéraux du dernier
règne, ils avaient changé, sinon d'avis, du moins d'attitude.
Malgré cet oubli des rivalités anciennes, le rapport du faible comte
de Falloux avait biaisé sur la question en l'écartant. Le comte
Beugnot n'eut pas de ces timidités, qui, sous couleur de modéra-
tion, équivalent à des trahisons. Pour l'instruction primaire, le
rapporteur reconnaissait aux communes, le droit de choisir parmi
les congrégations religieuses même non reconnues par l'Etat. Pour
l'instruction secondaire, voici comment il s'exprimait: «Les mem-
bres des congrégations religieuses non reconnues par l'Etat pour-
ront-ils ouvrir ou diriger des établissements secondaires, ou y
professer? La réponse ne peut être douteuse. Nous réglons l'exer-
cice d'un droit public, à la jouissance duquel sont appelés /ows les
citoyens, sans autre exception que ceux dont l'immoralité a été
déclarée par un arrêt de justice. Nous disons avec le rapporteur
du projet de loi présenté à l'Assemblée constituante : « La Répu-
blique n'interdit qu'aux ignorants et aux indignes le droit d'en-
seigner. Elle ne connaît pas les corporations ; elle ne les connaît
ni pour les gêner, ni pour les protéger; elle ne voit devant elle
que des professeurs... ». Ainsi donc, nul doute, d'après le projet
de loi, les membres des associations religieuses non reconnues,
dans. lesquels nous ne voyons nous aussi que des citoyens aux-
quels nul n'a le droit de demander ce qu'ils sont devant Dieu et
leur conscience, jouiront de la faculté d'enseigner, parce que cette
faculté est un droit civil et qu'ils possèdent tous les droits de ce
genre. »
Les montagnards rééditèrent, contre les jésuites, toutes les vieil-
les et imbéciles calomnies du XVIII® siècle. Mgr Parisis revendi-
qua la défense des jésuites, comme celle de fils dévoués et disci-
plinés de l'Eglise, affirmant, dans une certaine mesure, la solida-
rité de leur cause avec celle des évêques. « Pour nous, dit-il,
prêtres séculiers, qui voyons dans le clergé régulier de tout ordre,
264 CHAPITRE VIII
jésuites, bénédictins, dominicains, peu importe, des amis qui nous
honorent et des frères qui nous assistent, jamais nous ne consen-
tirons à les livrer comme rançon des avantages, quels qu'ils soient,
que la loi pourrait nous permettre ». Quand l'évéque eut parlé,
un autre homme se leva, c'était Thiers, le député qui, le 3 mai
1845, avait, par un ordre du jour, provoqué la dispersion des
jésuites. Tout en écartant les vieilles calomnies discréditées par
un sot usage, il ne prit pas directement la défense de la compa-
gnie ; mais s'abrilant derrière la constitution républicaine, à ceux
qui l'ont votée il demande comment ils accordent la liberté d'en-
seignement qu'elle proclame, avec l'exclusion d'une classe de
citoyens qu'ils exigent ; comment, en dehors des conditions légales
de capacité et de moralité, ils osent en réclamer d'autres; com-
ment, en un mot, la loi organique pourra prononcer une interdic-
tion là où la constitution a prononcé la liberté. « Il faut, dit-il,
qu'il n'y ait ici aucun doute, aucune obscurité. Un individu, laïque
ou ecclésiastique, se présente. Ces deux preuves exigées par lui
faites, il n'y a plus rien à lui demander. S'il porte la robe de prê-
tre, on ne peut lui demander s'il appartient à telle ou telle con-
grégation. Cela ne se peut pas. Et, tout en ajournant à une loi
ultérieure la question des congrégations religieuses, l'orateur lais-
sait encore pressentir que la constitution ayant inscrit, au corps
du droit, le droit de s'associer, il serait impossible, surtout aux
républicains, de le refuser aux jésuites sans inconséquence. Leurs
successeurs, il faut le dire bien haut, n'ont pas reculé devant ces
impossibilités illogiques et abominables ; et parce que le rejet de
l'article 7 des lois Ferry a maintenu aux jésuites le droit d'ensei-
gner en France, ce lâche parti n'a pas reculé devant la proscrip-
tion des jésuites, seul moyen qui restait à sa passion de les frus-
trer du droit d'enseignement. Exclure de France un homme qui a
le droit d'enseigner en France, c'est deux fois violer la loi et cou-
ronner le cynisme par le banditisme.
Enfin la loi fut votée le 15 mars et publiée au Mow?^ewr après
douze jours de silence politique. L'abbé de Casalès, qui avait ex-
posé les doutes et les alarmes de quelques évoques, notamment
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D ENSEIGNEMENT 265
du vieil évêque de Chartres, publiquement et chaudement hostile
au projet Falloux, avait voté contre la loi. Mgr Parisis, favorable
à la loi, dans les limites tracées par ses discours, s'était abstenu
pour ne pas paraître blâmer l'opposition connue de plusieurs de
ses collègues dans l'épiscopat. Quelques jours après, il publiait
un commentaire éminemment favorable à la loi ; il en notait les
inconvénients ; il en faisait ressortir les avantages incontestables,
plusieurs inespérés. Entre la liberté absolue, qui n'était ni admis-
sible, ni désirable, et une liberté privilégiée que la Constitution
ne comportait pas, l'évêque de Langres ne croyait possible qu'une
liberté limitée, où les entraves, selon notre prélat, ne devaient
être que nominales sous la république, mais bientôt réelles sous
l'empire. Le grand évêque ne s'était pas, au surplus, trop illu-
sionné sur les chances d'avenir ; il n'était pas de ceux qui se
laissent amadouer par des compliments et surprendre par des
artifices.
Dans sa pensée très réfléchie, l'Etat français se rapprochait de
la religion ; il en résultait, non pas le mélange des doctrines, ni la
consécration des écoles mixtes ; mais, dans les conseils scolaires,
le mélange des évêques avec les hérétiques et les libres-pen-
seurs. L'Eglise par là se trouvait associée, non pas à la politique,
mais au gouvernement. En retour, la liberté d'enseignement était
donnée : l» en général ; 2^ aux pensionnats primaires ; 3*^ à l'édu-
cation des filles, par l'admission des lettres d'obédience ; 4« à tous
les établissements pour les sous-maîtres ; 3° aux communes ; 6" aux
départements. En ce qui concerne la religion, la loi reconnaît:
1*^ aux supérieurs des congrégations religieuses, le droit de pré-
senter directement les instituteurs communaux ; 2» aux curés, le
droit de surveillance sur les instituteurs ; 3° à tout prêtre non inter-
dit le droit de tenir une école primaire ; 4^ aux membres des con-
grégations religieuses non reconnues et précédemment proscrites,
le droit de se livrer à l'enseignement secondaire sous les condi-
tions communes ; 5° aux petits séminaires, le droit commun, par
l'abolition complète des ordonnances de 1828, sous la condition
de la surveillance. En résumé, la loi : 1° détruisait l'obligation de
266 CHAPITRE VIII
l'autorisation préalable ; 2° réduisait à des conditions modérées
les garanties de moralité et de capacité exigées par la constitu-
tion ; 3*^ supprimait l'injuste exigence du certificat d'études;
4° admettait tous les Français, en matière d'enseignement, aux
bénéfices du droit commun ; 5» concédait implicitement aux supé-
rieurs de communautés le droit de nommer directement aux
écoles primaires communales; 6" donnait, sous des conditions
faciles à remplir, le droit d'ouvrir des pensionnats d'instruction
primaire ; 7° mettait la lettre d'obédience au niveau du brevet de
capacité ; 8« conférait un droit aux ministres du culte, et 9° dé-
livrait le petit séminaire des obligations anciennes quant au cos-
tume ecclésiastique, à l'admission des externes et au chilTre des
élèves. Et puisqu'on ne pouvait solliciter une liberté illimitée,
puisqu'on ne devait point admettre une liberté privilégiée, il
fallait, dans la nécessité d'une restriction, accepter autant cette loi
qu'une autre.
Mais sur la part faite à l'Etat, même avec les restrictions de la
loi, l'évêque de Langres ne prend pas si aisément son parti :
« L'enseignement de l'Etat, dit-il, maintenu dans toutes ses insti-
tutions publiques et dans tous ses privilèges financiers, mais le
gouvernement de cet enseignement officiel profondément modifié
dans le personnel de toutes les autorités qui lui sont préposées ;
— l'Etat ayant la présidence de tous les conseils et la partie exe-
cutive de toutes les afi"aires, mais n'enseignant pas et ne pouvant,
quant à l'enseignement donné en son nom, sortir des limites qui
lui sont tracées par un conseil supérieur, dont nous parlerons
plus tard, surtout en ce qui concerne la part qui doit être faite au
clergé ; l'Etat pénétrant par sa seule surveillance dans l'enseigne-
ment libre pour veiller aux intérêts de la société, et l'Eglise péné-
trant dans l'enseignement de l'Etat pour y assurer la pureté des
croyances et la liberté religieuse : voilà tout ce système d'ensem-
ble que l'on a appelé (transaction, alliance, concordat, et qui, de
quelque nom qu'on l'appelle, est certainement le plus mauvais
côté de la loi.
« Cependant de toutes ces considérations réunies peut-on con-
LA LOI SUR LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEMENT 267
dure, comme on l'a objecté, que la loi consacre, fortifie, agrandit
le fatal système de l'Etat enseignant ?
<« La loi ne le consacre pas, puisqu'au contraire elle le change,
puisqu'elle substitue, au moins en partie, la société à l'Etat, et
puisqu'elle donne à l'Eglise une participation à la direction même
de l'enseignement officiel, surtout en lui reconnaissant son droit
sacré sur les doctrines religieuses, quelque part qu'elles se trou-
vent.
« La loi ne le fortifie pas, puisqu'au lieu d'une Université indé-
pendante et dominant tout, nous n'aurons plus qu'un enseignement
de l'Etat surveillé, contrôlé, etjusqu'à un certain point dirigé par
toutes les forces sociales.
« La loi ne l'agrandit pas, puisqu'elle lui retranche tout ce qu'elle
donne à la liberté et tout ce qu'elle laisse à l'action de l'Eglise. »
Précédemment Tévêque avait dit : « Ce n'est pas la justification
de la loi que nous exprimons ici, c'est simplement l'histoire de ce
qui s'est dit et fait. Nous soutenons qu'on aurait pu atteindre le
même but sans des moyens aussi compliqués, sans cette espèce
de gouvernement nouveau dont les éléments sont en eux-mêmes
antipathiques, dont les frais un jour seront énormes ; qui tend à
soumettre les intérêts délicats de l'enseignement à la domination
inintelligente et impitoyable de la bureaucratie ; qui, maintenant,
il est vrai, ne prétend dominer que l'enseignement public ; qui,
d'ailleurs, est tempérée, comme nous l'avons dit, par l'introduc-
tion de ce qu'il est convenu d'appeler les forces vives de la société,
mais qui. par sa nature, par ses antécédents, par ses habitudes,
tendra toujours à envahir le domaine de la liberté.
« Non, cela n'était pas nécessaire. La surveillance confiée aux
autorités locales ordinaires, les délits réprimés par les tribunaux
communs, des jurys d'examen représentant tous les intérêts de
manière à garantir l'impartialité pour tous, sans autres conditions
de moralité que celles que l'on nous propose, tel pouvait être, et,
selon nous, tel devait être le cadre de la loi (1). ^
(1) La vérité sur la loi de l'enseignement, p. 36 et 38.
2b» CHAPITRE VIII
Mgr Parisis avait parlé ; les évêques, malgré les bruits qui en
avaient couru, n'avaient pas marqué d'hostilité publique ; trois ou
quatre seulement ne dissimulèrent pas la persistance de leur op-
position. Un document, émané de la cour de Rome, vint d'ailleurs
rassurer les consciences : il ne donnait pas, à la loi, ce cachet d'ex-
plicite approbation qu'on eût désiré, il lui ôtait du moins l'aspect
d'un concordat arbitrairement signé entre TEglise et l'Etat par des
négociateurs sans titre. Le 15 mai, Mgr Fornari, nonce apostoli-
que, adressa aux évêques de France une circulaire dans laquelle
il rappelait que « si l'Eglise est loin de donner son approbation
à ce qui s'oppose à ses principes et à ses droits, elle sait assez sou-
vent, dans rintérét même de la société civile, supporter quelques
sacrifices compatibles avec son existence et ses devoirs, pour ne
pas compromettre davantage les intérêts de la religion et lui faire
une condition plus difficile ». En conséquence, il recommandait
« l'union d'action dans le clergé » ; il comptait « sur le bon vou-
loir du gouvernement » ; il exprimait l'espoir que « ceux du res-
pectable corps épiscopal, qui, par le choix de leurs collègues, diri-
geront dans le conseil de l'instruction publique, par leur zèle et
leur autorité comme par leur doctrine et leur prudence, sauront
dans toutes les circonstances défendre avec courage la loi de Dieu
et de l'Eghse, sauvegarder de toute l'énergie de leur âme les doc-
trines de notre sainte religion et appuyer de toutes leurs forces un
enseignement pur et sain ».
h' Univers enregistra la lettre du nonce : « Plus notre opposition
à la loi, écrivait-il quelques jours plus tard, a été vive et persévé-
rante, plus il nous importe qu'aucun nuage ne puisse s'élever sur
la sincérité et l'intégrité de notre soumission aux directions du
vicaire de Jésus-Christ. » C'était remplir dignement son devoir
jusqu'à la fin. Tant qu'il avait fallu combattre, le journal avait
vaillamment fait usage de ses armes et déployé son drapeau ; il
avait rempli le devoir du soldat qui, par les prouesses de ses coups
d'épée, rend plus faciles les négociations des diplomates et plus
larges les concessions des politiques. A ce titre, V Univers, par son
opposition décidée et par la puissance de ses raisons, avait contri-
LA LOI SUR LA LIBERTÉ D'eNSEIGNEMENT 269
bué, pour une grande part, à améliorer le projet Thiers-Dupanloup.
Ce service lui attira une vive et longue haine ; il n'était qu'un titre
de plus à la reconnaissance. Une haine, si injuste et si déclarée,
prouve au moins qu'en fagottant le projet extra-parlementaire,
les fagotteurs s'occupaient moins de bienfait à produire, que de
principes à préconiser. On prenait position.
Lorsque le ministre pria les évéques d'élire quatre de leurs col-
lègues pour le conseil supérieur, presque tous déférèrent à cette
invitation ; tous aussi s'empressèrent de procéder à l'exécution de
la loi. La loi de 1850, grâce aux concessions faites à l'Eglise, rendit
de précieux services à la France ; mais par le faux principe de
l'Etat enseignant, elle fut bientôt blessée dans son économie et à
la fin réduite à l'état de ruine. C'est sur le double principe du droit
naturel des pères de famille et du droit surnaturel de l'Eglise
qu'eût dû se fonder une loi libérale de l'instruction publique. On
se sauve par des principes ; par des concessions et des transac-
tions, on ne peut que s'énerver et courir à la défaite.
« Il est commun, écrivaitle vicomte de Bonald, d'entendre blâmer
les emportements de quelques sages du dernier siècle. Mais, en
même temps, on rejette par forme de compensation, les doctrines
opposées, comme un autre extrême qu'il faut éviter. Les opinions
qu'on décore du nom de modérées sont commodes, parce qu'elles
sont toutes faites, et que, pour trouver le point où il faut s'arrê-
ter, il suffit de se tenir à égale distance des deux autres. Les opi-
nions modérées et qui ne sont que mitoyennes, s'accommodent
d'elles-mêmes aux esprits moyens et médiocres, comme les partis
moyens aux caractères faibles. Les bons esprits savent que la vé-
rité est absolue ; qu'elle n'est pas, comme une quantité, suscepti-
ble de plus ou de moins, qu'elle est ou qu'elle n'est pas et qu'elle
redoute moins les ennemis que les neutres. » Il faut peser ces pa-
roles ; elles tirent l'horoscope des concessions faites au principe
révolutionnaire de l'Etat enseignant. En ce qui concerne la reli-
gion, l'enseignement, d'ennemi qu'il était, devint neutre ; mais si
la partie ecclésiastique resta neutre, la partie universitaire resta
ennemie, ennemie sourde, hypocrite pour un temps, d'autant
plus âpre, après quelques années, à refaire sa tyrannie.
CHAPITRE IX
LA QUESTION DES CLASSIQUES.
Après la promulgation de la loi sur l'enseignement secondaire,
la question des classiques venait à Tordre du jour. Cette question
n'était pas nouvelle : elle avait été discutée récemment par plu-
sieurs publicistes autorisés ; elle avait été entrevue plutôt qu'ap-
profondie, depuis longtemps, par un grand nombre d'esprits sé-
rieux ; à vrai dire, elle était posée depuis trois siècles, depuis que
TEurope, abandonnant les traditions chrétiennes de l'enseignement
classique, s'était éprise des littératures païennes d'Athènes et de
Rome et en avait inoculé le mauvais esprit par son enseignement.
Les facilités faites aux catholiques pour créer des maisons d'en-
seignement libre, ne les invitaient donc pas seulement à user de
la liberté, mais à déterminer exactement dans quel sens ils de-
vraient en user et par quelles voies plus sures, ils réaliseraient le
bien moral, objet de leur pieuse ambition. Les évéques, les prê-
tres, les fidèles en demandant, par la voie constitutionnelle de la
pétition et par une longue controverse, la liberté d'enseignement,
ne sollicitaient pas cette liberté dans un intérêt de lucre et sim-
plement pour faire concurrence aux marchands de soupe. Leur foi
et leur charité visaient plus haut ; ils voulaient, par l'enseigne-
ment classique, rendre l'éducation chrétienne ; et, pour rendre
l'éducation chrétienne, ils devaient la pénétrer de toutes les lu-
mières et de toutes les grâces de la religion ; une question, jus-
que-là spéculative, s'imposait aux nécessités delà pratique et l'ur-
gence de l'actionexigeaitune résolution que,jusque-lci, ladiscussion
n'avait pu fournir.
Cette question fut posée par l'abbé Gaume. Jean-Joseph Gaume
était né à Fuans, Doubs, en 1802. En 1833, voyant son aîné pros-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 271
crit par l'archevêque de Besançon, il quitta le diocèse pour par-
tager son exil. Elève et disciple du cardinal Gousset, il trouva,
dans le diocèse de Nevers, un exil propice. Successivement direc-
teur du petit séminaire, professeur de théologie, chanoine et
vicaire général du même diocèse, il fonda plusieurs institutions
de charité et composa plusieurs ouvrages. Dès 1828, placé à la
tête d'une maison d'éducation, il avait été frappé des inconvé-
nients qu'entraîne l'usage exclusif des classiques païens ; en 1835,
il en fil l'objet de son premier ouvrage : Du catholicisme dans l'é-
ducation. Ce premier-né de sa plume fît peu de bruit : les petits
livres n'ont pas, comme les petits enfants la ressource d'attirer
l'attention par des pleurs. Le zèle qui dévorait littéralement
l'âme de Joseph Gaume s'épancha bientôt dans un ouvrage de
plus longue haleine : Le catéchisme de persévérance., en 8 vol.
in-8, création ardente d'un esprit vigoureux, ouvrage neuf de fond
et de forme, qui a édifié plus d'âmes qu'il n'a de lettres, car il a
été traduit dans toutes les langues des peuples civilisés. Gaume
s'éleva encore spécialement contre la profanation du dimanche ;
composa, en 1839, Thistoire de la société domestique ; dressa,
dans Où allons-nous ? un terrible inventaire de l'état social des
peuples modernes, et donna, en 1847, les Trois Romes, fruit d'un
travail intelligent et d'une vaste lecture, le vrai guide religieux
dans Rome et dans l'Italie. Dés lors sa plume ne cessa plus de pro-
duire, avec une fécondité prodigieuse, des œuvres de foi, de
science et de piété, où le vaillant apologiste s'appliquait surtout à
ménager le triomphe du surnaturel. Dans la grande école catho-
lique, dont le comte de Maistre est le père et le docteur, Gaume
avait déployé la vaillance d'un soldat, l'intrépidité d'un zouave de
la Chaire Apostolique.
En 1851, suivant cette marche ascensionnelle, qui est la marche
des bons esprits et des grands cœurs, Gaume posa, à brûle- pour-
point, celte question de classiques et de méthode d'enseignement
dont les intérêts de l'Eglise réclamaient la solution. Sous le titre :
Le ver rongeur des sociétés modernes ou le paganisme dans Véduca-
tioHy il dénonça le paganisme des écoles comme le principe du
272 CHAPITRE IX
paganisme qui s'étendait successivement aux mœurs, aux lois, à
la famille, à la société civile et menaçait même l'Eglise dans son
existence en Europe. « Dans ces derniers temps, dit-il, on s'est
fort occupé de la liberté de l'instruction ; on l'a réclamée avec
énergie, avec persévérance, et comme une nécessité et comme un
droit. Honneur au courage, honneur au talent si noblement con-
sacrés au succès de cette grande cause t Pourtant, si grave qu'elle
soit, la question de liberté est dominée par une autre plus grave
encore. La liberté n'est pas un but, c'est un moyen. Le point capi-
tal n'est pas de rendre l'enseignement libre^ c'est de le rendre
chrétien. Autrement la liberté n'aura servi qu'à ouvrir un plus
grand nombre de sources empoisonnées, où la jeunesse viendra
boire la mort.
« Rendre l'enseignement chrétien, voilà le dernier mot de la
lutte ; voilà ce qu'il faut entreprendre, ce qu'il faut réaliser à tout
prix. Cela veut dire avant tout :
« 11 faut substituer le christianisme au paganisme dans l'éducation.
« Il faut renouer la chaîne de V enseignement catholique, mani-
festement, sacrilègement, malheureusement rompue dans toute
l'Europe, il y a quatre siècles.
« Il faut replacer auprès du berceau des générations naissantes
la source pure de la vérité, au lieu des citernes impures de l'er-
reur ; le spiritualisme, au lieu du sensualisme ; V ordre, au lieu du
désordre ; la vie, au lieu de la mort.
« Il faut informer de nouveau du principe catholique les sciences,
les lettres, les arts, les mœurs, les institutions, afin de les guérir
des maladies honteuses qui les dévorent, et de les soustraire au
dur esclavage sous lequel ils gémissent.
« Il faut ainsi sauver la société, si elle peut encore être sauvée,
ou du moins empêcher que toute chair ne périsse dans le cataclys-
me effroyable qui nous menace.
« Il faut ainsi seconder les desseins manifestes de la Providence,
soit en trempant comme l'acier ceux qui doivent soutenir le choc
de la grande luUe, vers laquelle nous nous acheminons rapide-
ment ; soit en conservant à la Religion un petit nombre de fidèles,
LA QUESTION DES CLASSIQUES 273
destinés à devenir la semence d'un règne glorieux de paix et de
justice, ou à perpétuer jusqu'à la fin, parmi de glorieuses épreu-
ves, la visibilité de l'Église » (1).
Par ce programme, l'abbé Gaume voulait être le promoteur d'une
réaction gigantesque, d'où fût sorti le salut d'Israël et demandait
à l'éducation chrétienne la force nécessaire pour tout régénérer.
Dans le but d'associer, à sa croisade, toutes les résolutions géné-
reuses, il montrait l'Europe égarée depuis quatre siècles dans les
sentiers étroits et tortueux du rationalisme ; il attribuait au paga-
nisme classique, une part de ces déviations funestes ; et, sans at-
taquer personne, il proposait de christianiser l'enseignement. A
l'appui de sa proposition, il esquissait l'histoire des livres classi-
ques depuis l'établissement du christianisme jusqu'à nos jours et
la divisait en trois époques : la première allant de la prédication
des apôtres au Y^ siècle ; la seconde, du Y® au XY*^ siècle ; la troi-
sième, du XYI« siècle jusqu'à nous.
« Pendant les premières époques, dit-il, les classiques propre-
ment dits sont : les Actes des martyrs, l'Ecriture sainte, les Pères
de l'Église ; on n'étudie que secondairement les ouvrages païens,
et seulement dans Tadolescence. Pendant la troisième époque, les
livies classiques proprement dits sont : les histoires des dieux du
paganisme, les fables du paganisme, les livres des grands hommes
du paganisme ; on les étudie principalement^ exclusivement, et
cela dès la première enfance.
« Pendant les deux premières époques, l'enfance reste longtemps
au sein de la famille, où elle est fortement nourrie du pur lait des
vérités chrétiennes ; elle ne passe dans les écoles que pour rece-
voir un aliment plus substantiel, mais non moins chrétien. Pen-
dant la troisième époque, l'enfance quitte de très bonne heure le
foyer domestique, où déjà elle reçoit une nourriture moitié chré-
tienne et moitié païenne : elle entre ensuite dans les écoles publi-
ques, où elle ne trouve plus qu'une nourriture exclusivement
païenne.
(1) Le ver rongeur des sociétés modernes, p. 3.
18
274 CHAPITRE IX
« Pendant les deux premières époques, on n'étudie les païens
que dans un but religieux, et nullement comme modèles de pen-
ser, de sentir et de parler. Pendant la troisième époque, on n'étudie
nullement les païens dans un but religieux ; mais comme modèles
exclusifs de la perfection dans l'art de penser, de sentir et de
parler (1) ».
En somme, d'après l'abbé Gaume, pendant les deux premières
époques, les classiques étaient exclusivement chrétiens; pendant
la troisième, ils sont exclusivement païens. Cet exclusivisme a
diminué l'esprit de foi, énervé les mœurs, poussé les institutions,
à ce point que, la restauration du paganisme en Europe est un
fait en voie de s'accomplir. Sur quoi, le pieux et savant auteur,
abordant la thèse des influences du paganisme classique, montre
comment il a corrompu les lettres, les arts, les sciences, la philo-
sophie, la famille, la société et même la religion. Une réaction
contre le paganisme, une restauration du Christianisme par l'en-
seignement chrétien, une réforme des classiques et un plan de
bibliothèque nouvelle : telles sont les conclusions de l'abbé Gaume.
Pour préciser plus clairement le point du débat, nous citons
encore le vénérable auteur : « Ce que j'ai toujours demandé, dit-il,
ce que je demande encore, se réduit à trois choses, ni plus ni
moins : 1° l'expurgation plus sévère des auteurs païens ; 2° l'intro-
duction plus large des auteurs chrétiens ; 3° l'enseignement chré-
tien, autant que cela est possible, même des auteurs païens. Telles
sont mes prétentions. Tant qu'on n'aura pas prouvé qu'elles sont
injustes ou exagérées, peu conformes à l'esprit du christianisme
ou irrespectueuses envers l'Eglise, ma thèse restera debout. On
pourra me trouver en défaut pour la foi'me, mais je croirai avoir
raison pour le fonds.
« La thèse est exprimée par les deux propositions suivantes :
10 Je n'exclus pas de l'enseignement les auteurs païens; mais je ne
veux pas qu'ils y tiennent la première place ; 2° je demande que
les auteurs chrétiens soient les classiques exclusifs des enfants
jusqu'à la quatrième inclusivement.
(1) Ver rongeur, p. 100.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 275
« Ce temps me paraît nécessaire pour bien djBs raisons, et entre
autres : 1« pour apprendre convenablement la langue latine chré-
tienne, dont la connaissance si utile en elle-même, est indispen-
sable pour étudier avec profit les littératures anciennes; 2^ pour
ne pas embarrasser la marche de Tenfant par l'étude simultanée
de deux langues ; 3° pour nourrir plus fortement que jamais de
christianisme nos jeunes générations, sorties de familles la plu-
part peu chrétiennes et destinées à vivre dans une société qui l'est
encore moins ; 4° pour modifier sérieusement le caractère beau-
coup trop profane, ou, comme parle le comte de Maistre, beau-
coup trop scientifique de notre éducation publique, et prévenir
ainsi les calamités prévues par l'illustre philosophe.
« Toutes les institutions humaines, dit-il, sont soumises à la
même règle, et toutes sont nulles ou dangereuses si elles ne repo-
sent sur la base de toute existence. Ce principe étant incontesta-
ble, que penser d'une génération qui a tout mis en l'air, et jus-
qu'aux bases mêmes de l'édifice social, en rendant l'éducation
purement scieniifique'l II était impossible de se tromper d'une
manière plus terrible ; car tout système d'éducation qui ne repose
pas sur la religion tombera en un clin d'œil, ou ne versera que des
poisons dans VElat : la religion étant, comme l'a dit excellemment
Bacon, l'aromate qui empêche la science de se corrompre... Si la
science n'est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous
attendent sont incalculables : nous serons abrutis par la science, et
c'est le dernier degré de l'abrutissement (1) ».
« Après la quatrième les auteurs païens peuvent, toujours en
supposant les réserves relatives à l'expurgation et à l'explication,
être admis simultanément avec les auteurs chrétiens. Telle est
mon opinion. Je la crois bien fondée; mais, si vive que soit la
manière dont j'ai pu la défendre, je n'ai la prétention de Vimposer
à personne. C'est ma manière particulière de formuler le principe
admis aujourd'hui par tout le monde, à savoir qu'il y a quelque
chose à faire (2) ».
(i) Principe généi^ateur des constitutions politiques, % 37.
(2) La question des classiques réduite à sa plus simple expression, p. 5.
276 CHAPITRE IX
L'abbé Gaume n'était pas descendu dans la lice sans patron.
Deux hommes, deux grands évèques, les deux chefs de ce qu'on a
appelé le parti catholique, mais que nous appellerons plus heu-
reusement deux apologistes de la sainte Eglise, l'évêque de Lan-
gres et Tarchevéque de Reims, Mgr Parisis et le cardinal Gousset,
avaient approuvé la thèse de Gaume. Après lecture du Fer rongeur
sur épreuves, le cardinal Gousset avait écrit à l'auteur : « La lec-
ture de cet ouvrage m'a vivement intéressé par la manière dont
vous y avez traité des questions de la plus haute importance. Il
me semble que vous avez parfaitement démontré que, depuis plu-
sieurs siècles, l'usage à peu près exclusif des auteurs païens dans
les écoles secondaires a exercé une funeste influence sur l'éduca-
tion de la jeunesse et l'esprit des sociétés modernes. Dès lors, les
amis de la religion et de l'ordre social comprendront facilement,
comme vous l'avez compris vous-même, la nécessité de modifier,
dans les établissements d'instruction publique, la direction des
études en ce qui concerne le choix des auteurs classiques, de ma-
nière à y faire dominer les auteurs chrétiens, grecs et latins, dont
les écrits sont si propres à inspirer aux jeunes gens la pratique
des vertus évangéliques, et à remettre dans toute leur vigueur les
principes constitutifs de la société. Cette idée peut rencontrer en-
core des contradicteurs ; mais j'ai lieu d'espérer que votre ouvrage
aura tôt ou tard d'heureux résultats et que je ne puis que vous
féliciter sincèrement de cette publication ».
De son côlé, Mgr Parisis, écrivant dès 1845, aux professeurs de
son petit séminaire, s'était élevé avec force contre le paganisme
dans l'éducation et avait prescrit d'office l'introduction des auteurs
chrétiens dans les classes. Nous citons quelques-unes de ces paro-
les qui firent tressaillir notre jeunesse et que nous ne rappelons
pas sans une tendre émotion. « Pendant près de trois cents ans, on
a dit à toute la jeunesse étudiante, c'est-à-dire à celle qui devait
gouverner la société : Formez votre goût par l'élude des bons mo-
dèles ; or ces bons modèles grecs et latins sont exclusivement les
auteurs païens de Rome et d'Athènes. Quant aux Pères, aux doc-
teurs et à tous les écrivains de l'Eglise, leur style est défectueux
LA QUESTION DES CLASSIQUES 277
et leur goût altéré : il faut donc bien se garder de se former à leur
école. Voilà ce qu'on a dit et surtout ce qu'on a fait pratiquer à
tous les étudiants, à cet âge où il est rigoureusement vrai que les
habitudes deviennent une seconde nature. De là, messieurs, qu'est-
11 arrivé? ce qui devait arriver nécessairement : c'est d'abord que
toute cette jeunesse s'est passionnée pour l'étude des productions
du paganisme, et que de l'admiration des paroles elle est arrivée ii
celle des pensées et des actions. En effet, n'est-ce pas alors que Von
a commencé à s'incliner devant les sept sages de la Grèce presque
autant que devant les quatre évangélistes, à s'extasier sur les pen-
sées d'un Marc-Aurèle et sur les œuvres philosophiques d'un Se-
nèque, de manière à laisser croire qu'il n'y avait rien de plus pro-
fond dans les livres saints ; enfin, à vanter les vertus de Sparte et
de Rome au point de faire pâlir les vertus chrétiennes. Croit-on,
messieurs, que de pareils enseignements, devenus unanime a et con-
tinuels, ne devaient pas à la longue faire baisser les sentiments de
la foi et surexciter démesurément l'orgueil de la raison? Serait ce
une témérité de dire qu'en mettant ainsi, en relief, les œuvres de
l'homme au grand préjudice de la révélation, qui est l'œuvre de
Dieu par excellence, on préparait les voies au règne de ce ratio-
nalisme effronté qui en est venu publiquement à n'adorer que kii-
même. »
La thèse de Gaume était donc solide et mesurée ; elle se présen-
tait avec des caractères d'urgence et des chances de salut ; elle
était trop manifestement appuyée par deux grands évêques pour
la croire attaquable du côté des catholiques. Peut-être ne serait-il
pas téméraire de dire que l'appui de ces deux évêques fut, au con-
traire, pour le chef des catholiques libéraux, un moyen de couvrir
une attaque contre eux en attaquant leur protégé, de changer
l'assiette du camp de l'orthodoxie et de substituer, à une impulsion
ultramontaine, une dictature gallicane. On appréciera cette pré-
somption d'après les événements.
« La contradiction, dit Louis Veuillot, ne vint pas d'abord du
côté de l'Université, où je Pattendais, mais à ma grande surprise,
du côté des catholiques, et elle se manifesta énergiquemont, je
27S CHAPITRE IX
pourrais même dire violemment. On s'était moins échauffé autre-
fois sur le retour à la liturgie romaine et sur la loi de l'enseigne-
ment. Au fond, les dissentiments excités dans ces deux rencontres,
s'ajoutant au levain delà division politique, plus que jamais en
fermentation depuis le. 2 décembre, furent les véritables causes de
cette effervescence, je ne puis du moins me l'expliquer autrement.
La question en elle-même était essentiellement neutre, et de celles
qui doivent réunir plutôt que diviser. Sites partisans de l'introduc-
tion des classiques chrétiens dans l'enseignement de la jeunesse se
trompaient, leur erreur ne pouvait être bien dangereuse, et il sem-
blait facile de garder la modération en les réfutant.
« Il n'en fut pas ainsi.
« L'on signala les partisans des classiques chrétiens, sinon tout
à fait comme des ennemis déguisés de l'Eglise, du moins comme
ses plus dangereux amis, qui diffamaient son passé, qui donnaient
lieu de la décrier en la présentant au monde sous des couleurs
révoltantes et hideuses. Nous étions des barbares, des iconoclastes,
nous organisions une croisade en sabots contre les belles-lettres,
nous voulions anéantir les plus augustes monuments de l'esprit
humain, etc. En nous adressant ces aménités, on ne manquait pas
d'ajouter que suivant l'usage, pour toutes raisons, nous accablions
nos adversaires de calomnies et d'injures. Vainement plusieurs
évêques, plusieurs prêtres savants et respectés, plusieurs laïques
distingués parmi lesquels il faut citer Donoso Cortes et M. de Mon-
talembert, avaient exprimé les mêmes pensées que nous et s'étaient
mêlés à la lutte : on ne cessait de répéter que nous insultions et
que nous compromettions l'Eglise. Enfin cette question de péda-
gogie pure devint une affaire de parti, la plus chaude par où je
me souvienne d'avoir passé (1). »
Cette controverse fut donc longue et chaude. Il est superflu au-
jourd'hui d'en raconter les différentes phases. Chaque combattant
descendait dans l'arène à son jour et suivant ses goûts. La lumière
se fit peu à peu. Contre la thèse de l'abbé Gaume prirent parti,
(1) Veuillot, Mélanges, 2^ série, t. I, p. 144.
LÀ QUESTION DES CLASSIQUES 279
l'évêqiie d'Orléans, le P. Pitra, le P. Daniel, le. P. Lacordaire, le
P. CaboLir, l'abbé Martin, Tabbé de Yalroger, l'abbé Landriot,
Lenormant, Foisset et en général les rédacteurs de VArni de la
religion et du Correspondant ; en sa faveur, outre le cardinal Gous-
set et Févêque de Langres, il faut citer l'évêque de Montauban, le
P. d'Alzon, Roux-Lavergne, Danjou, Montalembert, Donoso Cortes
et en général tous les rédacteurs de l'Univers. Les Gaumisles avaient
pour eux tous les bons chrétiens: leurs adversaires étaient sou-
tenus fortement par tous les universitaires, les mécréants et les
impies. Ce dernier partage indique où se trouvait le vrai point de
la discussion et l'intérêt de l'Eglise. Lorsque des enfants delà
sainte Eglise se voient appuyés par les voltairiens et les méchants,
ils doivent modestement se dire qu'ils ne savent ce qu'ils font ou
qu'ils font une besogne indigne d'eux.
Selon nous, de part et d'autre, la question fut trop réduite. Au
lieu de se barricader dans la question des classiques, il fallait
étendre la question à toutes les matières d'enseignement et aux
principes mêmes de la méthode pédagogique. Pour des chrétiens
fidèles et non abusés, il est hors de doute qu'ils doivent combattre
le paganisme. On doit le combattre à l'école comme ailleurs, plus
peut-être, parce que les premières impressions sont plus durables
et que l'adolescent, même lorsqu'il a vieilli, ne s'écarte pas de la
voie où il est entré dans sa jeunesse. Mais ce combat, contre le pa-
ganisme, ne devait passe borner à l'emploi des auteurs ; il devait,
comme l'avait sagement prévu l'abbé Gaume, s'étendre à toutes les
matières d'instruction, aux arts, aux sciences, à Phistoire, à la
philosophie, à l'organisation des études, au respect des institutions
sociales. Sur le terrain, ainsi étendu, la controverse eût porté sur
un plus grand nombre de questions, et, au lieu de piétiner sur
place, elle eût fourni, pour l'avenir d'abondantes lumières.
Sur le terrain rétréci des classiques païens, malgré les frivoles
déclamations de ses adversaires, l'abbé Gaume et ses partisans ne
manquèrent pas de mettre, dans la circulation, d'excellentes
idées. C'est un devoir pour l'historien, et pour l'histoire, un vif
intérêt, de rappeler cet apport respectif des promoteurs de la ré-
forme de l'enseignement.
280 CHAPITRE IX
Premièrement, ils se trouvèrent, dans le présent et dans le passé,
des amis résolus et d'augustes patrons. D'abord en se voyant obligés
d'étudier, avec l'assiduité nécessaire aujourd'hui, les auteurs
païens, serait-il étonnant que des ecclésiastiques et des prêtres se
surprissent à se demander: « Quel est donc le but de toutes ces
études profanes, et qu'en reste-t-il? Quel aliment y trouvent ma
foi, ma piété, l'esprit intérieur et sacerdotal? Sont-elles bien en
harmonie avec les connaissances propres à ma vocation ? Quand
un jour il me faudra catéchiser, prêcher, confesser : les Fables d'PJ-
sopé, les Métamorphoses d'Ovide, les Eglogues de Virgile, me se-
ront-ailes d'une grande utilité? Si, au lieu de Cicéron ou de Tile-
LivC;, je lisais assidûment saint Paul, les Pères de l'Eglise, quelques
actes de martyrs, mes discours seraient-ils donc vides de choses,
et ma parole dépourvue des grâces particulières qui conviennent
à l'orateur chrétien? Que me reviendra-t-il de toutes ces beautés
païennes pour la conduite de ma vie et de la vie des autres? N'y
a-t-il donc point d'occupation plus digne d'une âme chrétienne et
du cœur d'un prêtre ? »
De plus, en enseignant les auteurs profanes, que font les profes-
seurs de petits séminaires et de maisons d'éducation chrétienne?
Ces malheureux perpétuent, et ils le savent bien, une coutume dont
saint Augustin disait, il y a quinze siècles : « Malheur à toi, torrent
de la coutume î Qui arrêtera tes ravages ? Quand seras-tu desséché ?
Jusques à quand entraîneras-tu les fils d'Eve dans cette mer im-
mense, formidable, que traversent à grand'peine les passagers de
la croix ? N'est-ce pas dans cette belle étude de l'antiquité païenne
que j'ai appris à connaître Jupiter tonnant et adultère? C'est une
fiction ! s'écrient tous les maîtres. Fiction tant qu'il vous plaira ;
mais celle fiction fait que les crimes ne sont plus des crimes, et
qu'en commettant dépareilles infamies on a l'air d'imiter, non des
hommes pervers, mais les dieux immortels...
« J'ai appris à pleurer Didon, qui s'était tuée pour avoir trop
aimé; et moi-même, trouvant la mort en lisant ces coupables folies,
je n'avais pour moi aucune larme dans les yeux... Est-il étonnant
que toutes ces vanités m'aient éloigné de vous, ô mon /Heu?... Que
LA QUESTION DES CLASSIQUES 281
sont toutes ces choses, sinon du vent et de la fumée? N'y a-t-il
donc pas d'autre moyen de cultiver l'esprit et de former à l'élo-
quence? Vos louanges, Seigneur, vos louanges si éloquemment
chantées dans les Ecritures auraient soutenu le ^pampre 'pliant de
mon cœur. Il n^etit pas été emporté dans le vide, proie déshonorée des
esprits impurs. Il est plus d'une manière de sacrifier aux anges
prévaricateurs (1). »
Le P. Possevin gémit aussi, en son nom et au nom des profes-
seurs des maisons chrétiennes de son temps, sur de pareils abus :
« Et c'est nous ! nous qui, par la grâce de Jésus-Christ, vivons au
milieu des lumières de l'Evangile, c'est nous qui perdrons l'esprit
au point de devenir des instruments de damnation pour ces âmes
dont nous devons être les anges gardiens, les tuteurs et les guides
vers le ciel ! Après qu'ils ont reçu l'innocence baptismale, c'est
nous qui mettrons pendant plusieurs années de si lourdes entraves
aux pieds de ces enfants, et les empêcherons, dans cet âge si
enclin à la piété, de courir dans les voies de Dieu et de la sancti-
fication ! » (2).
Au siècle suivant, le P. Thomassin fait entendre des accents non
moins douloureux . « Je confesse, dit-il, qu'étant dans les mêmes
engagements, fai suivi les routes communes, et que je ne me suis
aperçu de mes égarements que dans un âge plus avancé... Le sou-
venir de mes égarements ne me décourage pas. 11 est bien juste
que je m'applique à \qs expier en avertissant mes frères de profi-
ter de mes fautes, et de faire, que mon exemple les empêche d'y
tomber (3) ».
« Voyez un peu, s'écrie Napoléon, la gaucherie de ceux qui
nous forment : ils devraient éloigner de nous le paganisme et l'i-
dolâtrie, parce que leur absurdité provoque nos premiers raison-
nements et nous prépare à résister à la croyance passive. Et
pourtant ils nous élèvent au milieu des Grecs et des Romains
avec leurs myriades de divinités. Telle a été. pour mon compte et
(1) Confessiom, liv. I, ch. XVI, XVII.
(2) Ragionamento del mododi conservare lo stalo et la liherta^ p. G.
(3) Méthode d'enseigner chrétiennement les lettres, préface.
282 CHAPITRE IX
à la lettre, la marche de mon esprit, J'ai eu besoin de croire, j'ai
cru ; mais ma croyance s'est trouvée heurtée, incertaine, dès que
j'ai vu raisonner, et cela m'est arrivé d'assez bonne heure, à treize
ans (1). »
Il serait facile d'ajouter à ces témoignages, d'autres textes con-
cordants ou discordants, mais revenant au même but. S. Jérô-
me, S. Bernard, Bossuet, Rousseau, Mably, Manzoni et vingt
autres invectivent contre les périls que le paganisme fait courir à
la foi et aux mœurs ou se réjouissent de ce que la Renaissance a
enterré la barbarie du moyen âge. Un homme qui figurait alors
parmi les prophètes des temps nouveaux, Monlalembert, écrivait à
l'abbé Gaume : « Je suis convaincu que tout esprit libre de pré-
vention reconnaîtra le mal que vous dénoncez si énergiquement.
Mais il ne faut pas se le dissimuler, les préventions sont nombreu-
ses et à peu près universelles. Chacun se sentira blessé dans ses
antécédents, dans ses habitudes, dans ses préjugés. On n'aime pas
à se dire qu'on a été mal élevé, et, ce qui est pire, qu'on a mal
élevé les autres. Vous serez accusé de méconnaître les lois de la
civilisation, du progrès, du bon sens, les saines traditions, les
bonnes habitudes, etc. Mais que cela ne vous décourage pas. Les
mêmes objections ont été faites, les mêmes accusations ont été por-
tées contre ceux qui ont entrepris la restauration de la liturgie
romaine et la réhabilitation de l'architecture du moyen ôge. Or,
ces deux causes sont aujourd'hui gagnées, au moins en théorie ;
la pratique suivra malgré les résistances acharnées de la routine
et de l'amour-propre. Tenez pour certain que nous serons égale-
ment vainqueurs dans la croisade entreprise contre le paganisme
dans l'éducation, qui n'est qu'une autre face de la même question. »
De son côté, Donoso Corles avait écrit : « Il n'y a que deux systè-
mes possibles d'éducation : le païen et le chrétien. La restaura-
tion du premier nous a conduit à l'abîme dans lequel nous som-
mes, et nous n'en sortirons certainement que par la restauration
du dernier. » Toutes paroles qui vont à dire : « La Renaissance a,
(1) Mémorial de Sainte- Hélène, t. II, p. 123.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 283
plus que la Réforme protestante, altéré le sens chrétien dans l'âme
de l'Europe moderne ». Kn d'autres termes, suivant une expres-
sion de Mgr Parisis, « La Renaissance est une des plus grandes
épreuves de l'Eglise >>.
A ces témoignages, favorables à une réforme organique de l'en-
seignement, s'ajoutèrent des informations sur les mesures de pru-
dence et de réserve qu'avait inspirées, chez tous les peuples, un
sujet si délicat et d'une si haute importance. La synagogue an-
cienne était toute catholique; en d'autres termes, elle renfermait
en germe le pur catholicisme. La synagogue moderne continue
de se trouver du côté de la vraie Eglise contre les hérésies et les
schismes, tant qu'il ne s'agit pas des deux articles qui la séparent
du Christianisme. Ainsi il est prouvé, par les témoignages des an-
ciens rabbins : 1» que la synagogue prescrit que l'éducation des
jeunes Hébreux soit exclusivement religi-eusCy c'est-à-dire qu'on
n'emploie dans leur instruction que la Bible et les livres des doc-
teurs d'Israël ; 2» qu'elle défend au père de famille, sous peine de
malédiction, d'enseigner à ses enfants la philosophie et la littéra-
ture profane des païens, nommément des Grecs, parce que leurs
livres nuisent à la vraie foi et corrompent la pureté des mœurs ;
30 qu'elle prononce l'exclusion du salut éternel contre tout indi-
vidu d'Israël qui se livrerait aux mêmes études profanes. Etaient
seuls exceptés de cette disposition : 1^ les principaux rabbins, spé-
cialement les membres du grand Sanhédrin, parce qu'ils avaient
à réfuter les doctrines perverses des païens et à en garantir les
fidèles croyants ; 2° ceux attachés à la cour d'un souverain, parce
que c'eût été pour eux un grand inconvénient de ne pas connaître
les livres des écrivains grecs, attendu qu'à l'époque où furent pu-
bliées ces défenses, on s'en entretenait habituellement à la cour
des princes païens. Mais cette exception n'allait pas jusqu'à la
permission de faire de ces études profanes son occupation cons-
tante et principale.
Chez les anciens, malgré leur corruption, ils ne négligeaient pas
Téducation des enfants. Juvénal a donné la formule de leur sage
conduite : Maxlma debetur puero reverentia. En ce qui regarde
284 CHAPITRE IX
spécialement leurs poètes, tout le monde sait que Platon les cou-
ronnait de fleurs et les bannissait de la république. En particu-
lier, il reproche à Homère d'avoir mal parlé de Dieu. « Gardons-
nous, dit-il, de croire et de laisser dire que Thésée et Pirithoiis
aient tenté l'enlèvement de Proserpine, ni qu'aucun autre enfant
des dieux, aucun héros, se soit rendu coupable des cruautés et des
impiétés dont les poètes les accusent faussement. Contraignons
les poètes de reconnaître que les héros n'ont jamais commis de
pareilles actions, ou s'ils les ont commises, qu'ils ne sont pas issus
du sang des dieux. Mais ne leur permettons jamais de dire qu'ils
sont tout ensemble enfants des dieux et coupables de semblables
crimes ; ni d'entreprendre de persuader à nos jeunes gens que les
dieux ont produit quelque chose de mauvais, et que les héros ne
valent pas mieux que de simples hommes. Car, comme nous di-
sions plus haut, ces sortes de discours ne sont ni vrais, ni reli-
gieux, et nous avons montré qu'il répugne que les dieux soient
auteurs d'aucun mal. — Cela est certain. — Ajoutons que de tels
discours sont très dangereux pour ceux qui les entendent. En
effet, quel homme ne justifiera pas à ses yeux sa méchanceté,
lorsqu'il sera persuadé qu'il ne fait que ce que faisaient les en-
fants des dieux, les descendants du grand Jupiter, qui ont au som-
met de l'Ida un autel où ils sacrifient à leur père, et qui portent
encore dans leurs veines le sang des immortels ? Par toutes ces
raisons, bannissons de notre ville ces sortes de fictions, de peur
qu'elles n'engendrent dans notre jeunesse une malheureuse faci-
lité à commettre les plus grands crimes (1). Les anciens n'étaient
pas scrupuleux en matière de vertu ; mais ils tenaient leurs poè-
tes pour infâmes et les connaissaient trop bien pour n'avoir pas
dix mille fois raison de les proscrire des écoles.
On comprend que nous ne pouvons pas entrer ici dans l'histoire
des écoles chrétiennes et des livres qui furent adoptés, comme
classiques, dans ces écoles. L'histoire remarque seulement, d'une
manière générale, entre l'état des écoles et l'état de la société
(1) Platon, La République, liv, HI, p. 105, éd. Charpentier.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 285
chrétienne un certain parallélisme. Ce ne sont pas les écoles qui
font les hommes, mais elles les préparent à se former eux-mêmes
et les assistent efficacement dans ce travail de formation person-
nelle. On ne peut pas nier que les anciens ne soient "des modèles
de style ; on ne peut pas nier non plus qu'ils ne soient des modè-
les de grossièreté, de corruption et de barbarie. C'est une compa-
gnie où il y a beaucoup à prendre et beaucoup à laisser. Un
triage intelligent peut d'ailleurs extraire, des païens, outre les
qualités du style, certaines pratiques de vertu naturelles et de
précieux témoignages rendus aux traditions de l'humanité.
Quant à Tintluence du paganisme dans les temps modernes, il
faudrait être fou pour ne pas la voir. Le paganisme, c'est le fond
de l'homme déchu. « Corrumpere et corrumpi saeculum vocatur :
Corrompre et être corrompu, voilà le siècle », disait Tacite ;
« Edere et fornicari, manger et forniquer », disait saint Jean,
voilà Rome. Le paganisme de l'enseignement, complice aveugle
ou volontaire du paganisme de la nature déchue, caressant toutes
les faiblesses et toutes les passions de l'homme, ne peut que le dé-
grader et l'avilir. Cela n'a pas besoin d'être démontré. La prudence
oblige de manier les païens comme on manie les poisons ou les
drogues de pharmacie, de manière à ne pas les prendre à contre-
cœur et à ne pas s'empoisonner sous prétexte de se guérir.
La question de style, dont on fit alors beaucoup de bruit, à sup-
poser qu'on puisse s'attacher tant à la forme sans se préoccuper
du fond, est tout à fait secondaire: Nascuntur poxlœ [iunt oratores :
disaient les anciens; la vérité est qu'on naît écrivain et qu'on ne
le devient ni par des maîtres ni par des livres. Les livres qui ensei-
gnent à écrire sont ridicules ; la plupart des maîtres ne savent
même pas écrire , mais donnent tous, sur cet art qu'ils ignorent,
de magnifiques leçons. Les résultats sont nuls. De nos jours on ne
sait plus, sauf dans l'Eglise, ni grec, ni latin, ni français. On n'é-
crit plus, on barbouille. Beaux résultats, bien dignes de cette pé-
dagogie a infatuée d'Homère et de Virgile.
Le point important de la question, c'est le côté moral. Ordinai-
rement, dit très bien Louis Veuillot, les grands hommes se forment
286 CHAPITRE IX
par leur propre travail ; on ne sort d'aucune école grand écrivain,
grand artiste, grand savant, grand guerrier, grand politique, ni
même grand chrétien. L'éducation est un apprentissage qui doit
fournir à Thomme tous les moyens de perfectionner son esprit, et
surtout son âme. La meilleure éducation a atteint le but, lorsqu'elle
a préparé cette piété que Bossuet voulait surtout inspirer à son
élève; cette règle intérieure qui, gouvernant nos actions et jusqu'à
nos désirs, par la tempérance, la probité, la charité, nous fera
courageusement prendre les voies de la justice et nous donnera,
quelles que soient nos aptitudes, la force de sacrifier même la gloire
et les applaudissements du monde au suprême devoir de rester
chrétiens.
Mais supposons qu'il existe des méthodes pour produire les
grands hommes, la question est de savoir : premièrement, si la re-
ligion a dû se louer ou se plaindre de la plupart de ces grands
hommes des temps modernes; secondement, si ceux qui ont été
vraiment grands, c'est-à-dire si ceux qui ont véritablement et vo-
lontairement servi l'Eglise, lui ont été donnés par les méthodes
dont la valeur est aujourd'hui en discussion.
Tout le monde admet, suivant la célèbre parole de M. de Mais-
tre, que depuis trois siècles l'histoire a été une conspiration per-
manente contre la vérité, en d'autres termes, contre l'Eglise, qui
est le grand personnage des affaires humaines. Les adversaires
mêmes de l'Eglise Tavouent, et ceux qui ne l'avouent pas le prou-
vent. Or ce que M. de Maistre a dit de l'histoire, il aurait pu le dire
aussi justement de la littérature, de la science, plus encore de la
politique. Tousses livres sont un irréfutable développement de
cette accusation générale contre Timpulsion donnée à l'esprit hu-
main par la Renaissance et par la Réforme. Mouvement terrible
dans sa force et dans sa durée ; assez puissant pour ébranler non
pas, grâce à Dieu, l'Eglise, qui l'a combattu et qui le domptera,
mais quelques Eglises, dont les unes ont chancelé et n'ont été raf-
fermies que par le martyre, dont les autres sont tombées sans que
Ton puisse dire encore dans combien d'années, dans combien de
siècles elles se relèveront.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 287
Pour ne parler que de la France, personne n'ignore et personne
ne nie que le Calvinisme y fut introduit sous le manteau des belles-
lettres grecques et latines. Mgr Tévêque d'Orléans, défendant le
mouvement du seizième siècle sur un point où personne ne l'atta-
que, nomme quelques-uns des saints qui se levèrent en grand
nombre contre la coalition ordinaire du paganisme et de l'bérésie
et semble croire, par une distraction évidente, que les amis des
lettres chrétiennes traitent de païens ces saints eux-mêmes. « Etran-
ges païens, s'écrie-t-il, que tous ces hommes qui aboutissent à Saint
Vincent de Paul et à Bossuet !» Etranges, en effet, et il faudrait
une passion plus forte que la nôtre, (jui pourtant n'est pas médio-
cre, pour pousser jusque-là Thorreur des lettres païennes! Mais
sans être le moins du monde disposé à de tels emportements, nous
pourrons dire que les fondations pieuses et les hommes apostoli-
ques des seizième et dix-septième siècles ne caractérisent pas et
ne dominent pas seuls ces temps malheureux. Malgré M. Olier, mal-
gré Saint Vincent de Paul, — que nous n'appelons pas un païen,
et que le savant Duvergier de Hauranne appelait un àne, à cause
de son humble allachemcnt au catéchisme, — l'esprit et les mé-
thodes de la renaissance eu-rent en France d'autres aboutissements.
Ils produisirent, du vivant de Bossuet, l'Assemblée de 1682 et sa
déclaration trop célèbres, et un siècle'plus lard, la Constitution ci-
vile du clergé.
La marche générale de la littérature n'a pas été meilleure. L'es-
prit humain peut sans doute se glorifier de Montaigne, de Molière,
de Lafontaine, de Boileau, de la Bruyère, de Montesquieu, de Vol-
taire ; mais l'esprit chrélien ? L'honnête Boileau, le plus réservé de
tous, allait jusqu'à croire que l'on ne saurait être chrétien en vers.
On l'appela « législateur du Parnasse ».
Quant aux sciences, devenues matérialistes sous la conduite de
Bacon, elles le sont encore pour longtemps. Quelques savants
chrétiens, qui sont devenus savants ou qui sont restés chrétiens
par la grâce de Dieu, n'ont pas entraîné la masse.
Quant à la politique, c'est là qu'éclate la funeste influence de
cet enseignement qui propose à la jeunesse, pour premiers et sou-
288 CHAPITRE IX
vent pour uniques modèles, les héros et les sages païens. A part
les souverains pontifes, au milieu desquels rayonne l'immortel
Pie V, toute la portion de la chrétienté soumise aux idées de la
Renaissance a été depuis trois siècles douloureusement stérile en
politiques vraiment chrétiens. Les maximes de Machiavel ont plus
ou moins guidé tous ceux qui ont conduit les affaires du monde :
Quel prince s'est assez préoccupé de rétablir dans la patrie et dans
l'Europe le faisceau brisé de l'unité catholique ? Lequel a fait un
effort pour relever cette Jérusalem terrestre en lutte contre elle-
même et la ramener au vrai temple^ Qui s'est proposé de conqué-
rir des peuples afin de les donnera Jésus-Christ? Diviser le pays
pour régner, ou diviser l'Europe pour s'agrandir; sacrifier tout,
même la fraternité religieuse, même la foi jurée, tantôt à l'orgueil
et aux intérêts du Roi, tantôt à l'orgueil et aux intérêts de la na-
tion, voilà le mobile delà politique moderne, depuis François 1"
et Charles-Quint jusqu'à Louis-Philippe. Politique non seulement
anti-chrétienne et anti-humaine, mais insensée, qui, après trois
siècles de discordes et de guerres, donne comme résultats la Polo-
gne anéantie, l'Irlande affamée et décimée, l'Espagne ruinée, l'I-
talie folle, la Suisse en feu, toutes les nations catholiques affaiblies,
l'hérésie prépondérante, le schisme menaçant, la barbarie pour
avenir. Lorsque l'on voit le rang que tiennent l'Angleterre et la
Russie, on s'étonne d'entendre glorifier les hommes d'Etat que l'é-
ducation a fournis aux pays catholiques ! Qu'ils soient polis, diserts,
quelquefois même chrétiens, tout le monde l'accorde. Néanmoins,
dansces diplomates à courte vue et à courte haleine, reconnaîtrons-
nous les continuateursdes héros illettrés qui avaientconstitué toute
la chrétienté comme une seule famille, au sein de laquelle ne de-
vait s'élever aucun tyran, sur les frontières de laquelle ne pouvait
s'affermir aucun ennemi ?
Oui, le Mal a eu ses grands hommes, ses écrivains, ses artistes,
ses savants, ses politiques ; mais le Bien a perdu de son assuran-
ce, de sa fécondité, de sa force, autrefois victorieuse. Depuis trois
siècles, un venin subtil a ralenti et comme glacé cette sève de gé-
nie qui voulait donner à l'humanité le Christ pour unique conque-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 289
rant, pour unique législateur, pour unique Dieu ; qui produisait
les sommes théologiques, les croisades, les cathédrales ; qui susci-
tait des saint Bernard, des saint Thomas d'Aquin, des saint Etienne
de Hongrie, des saint Louis de France, et qui leur donnait des dis-
ciples,des armées, des peuples pour accomplir tout ce qu'ils osaient
entreprendre à la gloire de l'Evangile. Quels hommes et quelles
œuvres ! Ils dissipaient les restes de la barbarie européenne ; ils
élevaient une barrière contre Tislamisme ; ils affranchissaient l'Es-
pagne, ils entamaient l'Afrique par la guerre, le plus lointain Orient
par les missions ; ils allaient décpuvrir le Nouveau-Monde ; ils im-
plantaient chez les peuples chrétiens des institutions dont le tou-
chant et majestueux ensemble nous remplit aujourd'hui d'étonne-
ment et de regret. Ah ! ces hommes-là, peut-être, ne savaient pas
tous le latin avec autant de délicatesse qu'on l'a su depuis. Ils en
savaient assez pour s'écrier, dans l'allégresse prophétique de leur
amour : Chrislus vincit, Chrùtus régnât, Christus imperat ! Christus
ab omni malo plebem suam libérât. Et l'humanité s'avançait, sous
leur conduite vers des splendeurs de paix et de lumière, dont le
latin et le grec qu'elle sait aujourd'hui, ne Tout guère rappro-
chée !
Ces considérations historiques sont d'une incontestable valeur.
Le Christianisme à son avènement aurait pu faire table rase et
créer de rien la civilisation de l'Europe, il a préféré purifier les
monuments du paganisme et les approprier à son usage. C'est sa
grandeur et sa force d'avoir su tout dominer sans rien détruire,
les langues comme le génie et l'institution des peuples. Barbare
avec les barbares, il a su être grec avec tout l'atticisme de l'Aca-
démie et romain avec tout le purisme d'Auguste. Et comme la sy-
nagogue s'était enrichie des vases de l'Egypte, l'Eglise s'est enri-
chie de la Gentilité, mais, nous avons dit le mot décisif, en les ex-
purgeant et en les contraignant à servir Jésus-Christ. Ainsi l'Eglise
a emprunté la forme littéraire des païens, mais en la modifiant, en
l'enrichissant de mots nouveaux et en versant dans ces outres élé-
gantes, le pur vin de l'Evangile et les grâces de l'Eucharistie.
Ainsi encore PEglise a emprunté certaines règles de grammaire
19
1
290 CHAPITRE IX
et de rhétorique, de pQ/ésie et composition, parfaitement com-
patibles avec l'orthodoxie. En vérité, disait justement le P. Pi-
tra, tout n'est pas païen dans les auteurs classiques. Depuis les
rudiments de leur syntaxe jusqu'aux règles de leurs épopées,
ils ont une foule de notions générales ou expérimentales qui sont
tout aussi inoffensives que les axiomes de la géométrie. Y aurait-
il plus de danger de paganisme à étudier les mathématiques
dans Euclide ou la médecine dans Hippocrate, que la métaphysique
dans Aristote, la logique dans Priscien, ou les sept arts libéraux
dans Marcianus Capella ? Autant vaudrait soutenir qu'il y a péril
d'anghcanisme à lire la rhétorique de Hugues Blair ou la théorie
de Newton (1) » .
Il est donc incontestable qu'il y a, dans les anciens, des règles
et des modèles de leçon littéraire, que le respect de tous les siècles
a consacrés. Il ne peut pas être question de répudier des trésors
dont la conservation est l'œuvre propre de l'Eglise. 11 ne peut pas
même être question de rompre avec des traditions littéraires an-
térieures aux classiques et plus anciennes même que le paganis-
me. Le vil' bonus dicendi péri tus est de tous les âges ; les bonnes let-
tres sont un héritage de l'humanité et il appartient à l'Eglise,
héritière des Gentils et de la Synagogue, de revendiquer ce patri-
moine.
Mais il est incontestable qu'il faut nettoyer, expurger le paga-
nisme ; qu'il faut en gardant les œuvres et en s'en servant pour
l'enseignement, éliminer les idées, les sentiments, les arguments
et les exemples propres à troubler les œuvres ou à faire dévier les
esprits ; en un mot il faut rendre l'éducation foncièrement chré-
tienne. Des règles d'expurgation radicale sont absolument néces-
saires; il est plus nécessaire encore qu'un maître intelligent et
ferme, en maniant ces auteurs, en exclue tout ce qui peut créer
un péril pour les âmes. Pour qui a vu de près l'éducation, il y a
là un ministère de toutes les heures, dont la sollicitude va bien
au delà des moments de classes et d'études, après tout les moins
(1) Ami de la Religion, iv du 29 janvier 1852.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 291
embarrassants. C'est donc la question de méthode , atïaire de
choix d'un bon maître. Dans ce magistère, il faut une sollicitude,
une pudeur, une discrétion, qui se règlent sur les temps et sur les
lieux et se résument dans la maxime de Juvénal : Maxima debetur
puero reverentia. « S'il m'est démontré, ajoute Quintilien, que les
écoles sont aussi utiles aux lettres que nuisibles aux mœurs, je
n'hésiterai pas à préférer la vertu à l'éloquence. »
D'ailleurs, à côté des classiques païens, entièrement expurgés et
chrétiennement expliqués, il faut faire large part aux classiques
chrétiens. « Nous ne croyons pas avancer un paradoxe, dit encore
le P. Pitra, en déclarant après une longue étude de la littérature
ancienne chrétienne, qu'il est possible d'établir, sans aucune inter-
ruption depuis l'antiquité classique jusqu'au concile de Trente,
une série de pièces, toutes à peu près classiques et d'une perfection
littéraire très suffisante pour servir de modèles. On le niera diffi-
cilement pour les Pères grecs jusqu'à Photius. Quant aux pères
latins, aussi maljugéspar les défenseurs exagérés de la littérature
chrétienne que par leurs adversaires exclusifs, de part et d'autre
ils sont réputés trop barbares : les uns méconnaissent d'admirables
pages qui n'auraient besoin, pour les passionner, que d'être présen-
tées sous un pseudonyme classique. Les autres s'exagèrent les dé-
fauts des œuvres les plus négligées et voient une nouvelle langue
là où il y a tout au plus la nuance d'une époque, le dialecte d'une
province, la fatigue d'une improvisation hâtive. Nous serions ten-
té de dire qu'un peu de grec et de latin éloigne de l'Eglise, que
beaucoup de grec et une bonne latinité y ramènent ».
De plus, à côté des classiques, doivent marcher les grammaires
et la rhétorique, les sciences et les arts, l'histoire et la philosophie,
toutes ces choses bien étudiées, sérieusement approfondies, versées
en bonne qualité et quantité dans l'âme des jeunes gens, avec cette
part de travail personnel, de lente appropriation et de discipline
chrétienne qui caractérise les écoles de l'Eglise : toutes ces choses
doivent assurer un bon système d'éducation.
L'abbé Gaume,pour assurer l'expurgation des classiques païens,
publia, en 1852, un volume de lettres à l'évêque d'Orléans, le pa-^
292 CHAPITRE IX
triarche despotique du libéralisme. Ces lettres ne pouvaient obte-
nir aucun crédit près de cet esprit fermé ; mais le cardinal Gous-
set, esprit plus ouvert, plus grand et plus solide, les revêtit de
l'approbation suivante : « N'ayant pas été tout à fait étranger à la
publication du Ver rongeur des sociétés modernea, je n'ai pu être
insensible aux attaques violentes dont vous avez été l'objet à l'oc-
casion de cet ouvrage. On ne peut vous accuser d'avoir émis des
opinions exagérées, absurdes, irrespectueuses envers l'Eglise et ca-
pables de troubler les consciences, etc., sans faire tomber une accu-
sation aussi grave sur ceux qui, en approuvant votre livre d'une
manière ou d'une autre, comme je l'ai fait moi-même, se seraient
rendus solidaires des erreurs qu'on vous reproche. Néanmoins,
comme le procès me parait suffisamment instruit, et que vos lettres
à Mgr Vévêque d'Orléans ne laissent rien à désirer, ni pour le fond,
ni pour la forme, je n'entrerai pas dans la discussion. Je préfère
mettre la main à l'œuvre, en adoptant incessamment, pour les
petits séminaires de mon diocèse, le plan d'éducation que vous
proposez. Cet essai, je m'y attends, aura des contradicteurs ; mais
à tort ou à raison, je suis persuadé que l'usage exclusif ou presque
exclusif des auteurs païens dans les établissements d'instruction
secondaire ne peut, sous aucun rapport, contribuer à l'amélioration
de l'ordre social. Il me semble même que rien n'est plus propre à
favoriser les efforts de ceux qui, au nom de progrès, travaillent à
remplacer la civilisation chrétienne par la prétendue civilisation
des Grecs et des Romains ». Paroles mémorables, et qui reçoivent
des folies et des fureurs actuelles, une sinistre confirmation.
L'archevêque de Reims, le digne successeur de Saint Remy,
d'Hincmar et de Gerbert, remplissait alors, comme une fonction
permanente, hommage dévolu par les évêques à la supériorité de
ses mérites, la charge de légat du Saint-Siège. Dans leurs difficultés,
la plupart le consultaient, et^ son avis entendu, se plaisaient à le
suivre. On pouvait croire que, tant que le clergé français accepte-
rait cette savante et sage direction, il n'accéderait point trop aux
doctrines vagues et aventureuses de la Pacification religieuse, aux
compromis compromettants de la loi Falloux et aux intrigues du
LA QUESTION DES CLASSIQUES 293
néo-libéralisme. L'Eusèbe d'Orléans s'en doutait bien un peu, mais
il crut, suivant les inspirations de sa nature dominatrice, pouvoir
prendre, dans l'affaire des classiques, un biais, pour détacher de
l'archevêque de Reims, les évêques qui acceptaient sa direction et
créer pour lui-même une sorte de patriarcat latent qui lui eût fait
prendre la tête de l'épiscopat. De la part d'un si jeune évêque,
c'était un trait d'audace rare et de singulier aveuglement. Les évê-
ques sont hommes graves et prudents ; ils se donnent à bon escient,
et n'entendent pas se laisser accaparer ; mais la passion ne rai-
sonne pas ; la passion d'entraîner, de diriger, de commander sur-
tout sans autorité, raisonne encore moins que les autres. Dupan-
loup, courant sur les idées de Bossuet, libella cette déclaration :
(( Les archevêques et évêques soussignés,
Considérant qu'il importe de faire cesser les bruits qu'on affecte
de répandre dans le public au sujet de prétendues divisions qui
existent entre les évêques sur des questions importantes touchant
à l'autorité de leur saint ministère et à l'enseignement des lettres
dans les écoles chrétiennes ;
Déclarent les points suivants :
1^ Que les actes, épiscopaux ne sont, en aucune façon, justiciables
des journaux, mais seulement du Saint-Siège et de lépiscopat ;
2° Que l'emploi, dans les écoles secondaires, des classiques an-
ciens, convenablement choisis, soigneusement expurgés et chré-
tiennement expliqués, n'est ni mauvais ni dangereux ; et que, pré-
tendre le contraire, ce serait condamner la pratique constante de
tous les évêques catholiques et des plus saintes congrégations re-
ligieuses, puisqu'il est de notoriété publique que, jusqu'à ce temps,
tous les évêques et toutes les congrégations enseignantes ont ad-
mis les anciens classiques grecs et latins dans les écoles ;
30 Que l'emploi de ces classiques anciens ne doit pas toutefois
être exclusif, mais qu'il est utile d'y joindre dans la mesure con-
venable, comme on le fait généralement dans toutes les maisons
d'éducation dirigées par le clergé, l'étude et l'explication des au-
teurs chrétiens ;
4« Que c'est aux évêques seuls qu'il appartient, chacun dans
294 CHAPITRE IX
son diocèse, et sans que les écrivains ou journalistes aient à cet
égard aucun contrôle à exercer, de déterminer dans quelle mesure
les auteurs, soit païens, soit chrétiens, doivent être employés dans
leurs petits séminaires et dans les écoles secondaires confiées à la
direction du clergé diocésain. »
Tel est Pacte par lequel Févéque d'Orléans prétendait se substi-
tuer au cardinal-archevêque de Reims et obtenir la succession
gallicane de Bossuet. On pourrait faire, sur ce document, au point
de vue de la grammaire, de la logique, du droit et de la prudence,
d'utiles réflexions. Le style est faible, fautif et marque, dans sa
rédaction, un visible embarras ; le fond est martelé, raccommodé ;
on voit, qu'avant de paraître au jour, il a été passé aux étamines.
Les actes épiscopaux relèvent sans doute du Saint-Siège ; mais ils
ne relèvent, en aucune façon, de l'épiscopat ; il est puéril de les
défendre contre l'invasion des journaux catholiques ; les autres ne
s'y épargnent guère. L'emploi des classiques dans les séminaires
peut, à coup sûr, être réglé par les évêques, qui généralement se
déchargent de ce soin sur les professeurs. Mais, dans leurs déci-
sions, il faut distinguer la prescription qu'ils imposent et les raisons
de fait ou de droit sur lesquelles ils l'appuient. La décision doit
être respectée ; mais toute la discussion qui la soutient peut être
discutée ; autrement tout ce qu'il plairait à un évêque de faire
entrer dans un acte épiscopal deviendrait matière réservée et sous-
traite au domaine public. On eût dû ajouter que les actes du Saint-
Siège et des congrégations romaines jouissent du même droit et à
bien plus forte raison. La diplomatie d'Orléans n'admettait pas
cette addition; l'évêque entendait être indiscutable, mais il se ré-
servait bien de discuter les actes pontificaux, pour les soutenir,
au besoin, pour les énerver. On eût pu, au reste, sur quatre arti-
cles en supprimer deux et rédiger les deux autres en meilleure
forme ; à moins, ce qui eût été préférable, ^qu'on eût condamné
leur berceau à leur servir de sépulture.
Ce projet de déclaration, appointé de plusieurs lettres pour
chaque évêque, fut distribué d'abord, par des écrivains, aux amis
du premier degré, qui ne lui épargnèrent pas les critiques sensi-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 295
bles à ramour-propre de l'auteur, mais acceptèrent pourtant
l'acte au moins en principe. Ensuite le document fut transmis aux
amis du second degré, avec allégation des premières signatures
pour en obtenir d'autres, allégation qui ne fut pas toujours vraie,
procédé qui, en tout cas, ne respectait pas suffisamment la dignité
des signataires. Alors seulement la déclaration fut présentée aux
amis du troisième degré, aux éyêques douteux ou suspects; mais
on fit peser, sur leur indécision, le poids énorme des signatures
obtenues, dont le chiffre fut enflé généreusement, et, pour vain-
cre leur résistance, on ne manqua pas de faire sonner haut le
péril des divisions à craindre. Mais l'acte fut dérobé aux grands
évéques qui tenaient la tête du mouvement catholique et tout
spécialement à l'archevêque de Reims. Au total, la déclaration
n'obtint, en chiffres ronds, qu'une quarantaine de signatures;
elles se trouvent par le fait en minorité ; et il est plus que proba-
ble que si elle avait dû, pour affronter le public, revêtir une forme
définitive, elle eût vu diminuer encore le nombre des adhérents.
L'évêque d'Orléans avait espéré surprendre les évêques en les
abordant isolément, à l'improviste, et avec ces procédés astucieux ;
sans concert préalable, le plus grand nombre se déroba. A côté
de ceux qui donnèrent leur signature par bienveillance, et sans y
trop regarder, plusieurs mirent en pièce ce triste essai de nouvelle
déclaration. La France avait eu trop à se plaindre de la déclara-
tion de 1682 pour qu'on pût oser réitérer un tel acte, et encore
sous le vain prétexte d'une défense de l'unité.
Mathias Debelay, archevêque d'Avignon, releva, dans le factum
Orléanais, Tabsence totale de formes canoniques et l'absence de
ces motifs graves et urgents qui peuvent décider une manifesta-
tion épiscopale. « Je vois, dit-il, peu d'avantages dans cette ma-
nifestation ; j'y aperçois de grands inconvénients, je crains des
résultats tout opposés à ceux qu'on désire obtenir. En effet, on se
propose de démontrer qu'il y a entente parfaite dans l'épiscopat
sur la question des auteurs classiques et d'affermir l'autorité épis-
copale contre certains empiétements de la presse. Or, la manifes-
tation fera ressortir, par suite de l'abstention de plusieurs collé-
296 CHAPITRE IX
gues, une divergence inévitable sur l'appréciation d'une question,
qui, dans son application pratique, se modifie nécessairement par
la différence des besoins et par les tendances des esprits, tendan-
ces et besoins divers selon les lieux. Cette divergence apparente,
qui ne proviendra que d'un dissentiment même accidentel, sera
interprétée comme une scission profonde dans l'épiscopat. Les en-
nemis de l'Eglise s'en saisiront, ils l'acclameront au loin ; ils re-
présenteront, comme une division fondamentale, une différence
d'appréciation sur une thèse qui ne touche pas à la foi et qui, de
sa nature, est variable avec les époques et les pays. L'hérésie
seule y gagnera. — Parmi les fidèles, les âmes faibles se scanda-
liseront, les âmes pieuses gémiront. Le clergé inférieur et les laï-
ques catholiques, qui, à tort ou à raison, ont des sentiments arrê-
tés sur la question des classiques, se partageront en deux camps
animés par des disputes rendues plus acerbes et plus irréconcilia-
bles, car, sauf le respect dû aux règlements diocésains, en ce qui
tient à la pratique de l'enseignement, il sera toujours permis de
discuter contradictoirement et d'un point de vue spéculatif, des
systèmes et des méthodes qui sont du domaine de la polémique.
Hélas! pourquoi désunir les soldats, quand l'ennemi est si près
encore ?
« La presse a ses embarras et ses passions ; elle a besoin d'être
plus disciplinée, plus respectueuse, plus soumise : ici je ne parle
pas seulement de la presse religieuse mise en suspicion en ce
moment, mais, en général, de toute la presse, qui annonce sou-
vent, comme décision de l'épiscopat, comme pensée du clergé,
des avis personnels émis sur des questions religieuses par des évê-
ques réunis dans un salon et émettant leur opinion propre sans
prétendre exprimer le sentiment de tout l'épiscopat, ni de tout le
clergé qui ne leur ont pas conféré mandat. 11 y a en cela abus
grave, on trompe le lecteur confiant, on engage aux yeux du pu-
blic l'épiscopat dans des solutions qui plaisent au journal, mais
sur lesquelles l'épiscopat n'a point été appelé à se prononcer. —
Malgré ces écarts, la presse religieuse a rendu et peut rendre de
précieux services ; la défiance solennellement prononcée contre
LA QUESTION DES CLASSIQUES 297
elle ne fournirait-elle pas à la mauvaise presse une occasion de
triomphe et d'applaudissements humiliants pour Tépiscopat ? N'é-
touffera-t-elle pas des dévouements qui eussent été d'utiles auxi-
liaires, dans ces temps où la cause de la religion n'a pas trop de
toutes ses forces vives ? Puis ces sévérités contre la presse religieuse
ne donneront-elles pas prétexte de dire que l'épiscopat n'a de vi-
gueur que pour soutenir ses prérogatives, tandis qu'il se tait sur
les attaques incessantes et violentes d'une autre presse contre les
dogmes de l'Eglise et les droits divins du Souverain Pontife.
« On aura précisément produit le mal qu'on voulait guérir ;
l'autorité morale de l'épiscopat, bien loin d'être relevée, sera
amoindrie, et l'on donnera un air d'opposition qui n'est pas dans
leur pensée, à ceux de nos véritables collègues qui, pour des
motifs que nous devons respecter, croiront devoir garder le silence
que leur conscience ne les oblige pas de rompre. »
Pierre de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, appuyait, comme
Mathias Debelay, sur l'irrégularité de la mesure, sur l'oubli des
tempéraments apportés par l'Eglise dans toutes les manifestations
régulières de l'autorité épiscopale, sur le danger des divisions en
voulant les prévenir, et sur les périls d'une autre nature qui pour-
raient résulter d'une semblable cause aux évêques. « Quel parti
en effet, ajoute le noble prélat, ne saurait pas tirer, de cette ma-
nière d'agir, un pouvoir hostile à l'Eglise et à qui il suffirait de
quelques instruments, qu'à toutes les époques, il a trouvés, pour
exercer sur elle une pression dangereuse. Et qu'on n'objecte pas
que cette pression s'exercera aussi bien sur un Concile réuni que
sur les évoques disséminés, car un Concile ne peut avoir lieu sans
le consentement du Souverain Pontife, qui conserve toujours le
droit de le dissoudre, et qui n'est lié par aucune des décisions qui
y sont prises. Mais qui empêchera ces conciles dispersés, formés
sans l'agrément du Saint-Siège, et avec l'intention de combattre
des doctrines qui, pour déplaire à quelques-uns dans notre pays,
n'en sont pas moins ailleurs chères et vénérables à tous les cœurs
catholiques?
(( J'ajoute qu'un tel système aurait pour effet de faire prévaloir
298 CHAPITRE IX
dans l'esprit des fidèles, une opinion tout à fait erronée et dange-
reuse ; c'est que, dans l'Eglise, comme dans tous les États consti-
tutionnels, la vérité se décide par la majorité et que c'est le poids
du nombre qui l'entraîne à sa suite. Or, précisément dans l'Eglise
la pluralité n'est rien, et tout dépend de l'adjonction avec le chef.
La minorité qui lui est unie, est l'Eglise. Elle seule fait la loi, ou,
pour parler plus juste, la proclame après lui, et, tant qu'il n'a pas
parlé, les consciences demeurent libres. »
A ces dangers certains s'ajoute l'inutilité de la mesure. « Quand
votre déclaration aura paru, ne demeurât-il qu'un évêque pour
la contredire, et il y en a déjà plusieurs, aucun des principes pro-
clamés ne deviendra pour cela incontestable et il sera toujours
loisible de les contester sans que la foi ait à en souffrir ; d'où il
suit que si les évêques peuvent avoir à se plaindre, ce n'est pas
par de semblables mesures que leur autorité pourra être raffermie.
Qu'ils aillent à la source de cette autorité, qu'ils fassent de l'Évê-
que et du Père universel le confident de leurs douleurs, qu'ils s'a-
dressent à cette Chaire pinncipale à laquelle il est nécessaire que
toutes les autres se réunissent , qu'ils demandentla protection de celui
qui a le soin des pasteurs aussi bien que des agneaux placés sous
leur conduite. Qui osera dire que cette protection ait jamais man-
qué aux évêques, surtout quand elle a été sollicitée par eux seuls,
et sans l'intermédiaire d'interventions exposées par leur puissance
à prêter, à des plaintes respectables, le langage du mécontente-
ment et quelquefois même de la violence.
« Voilà bien des raisons de mon refus, en voici une plus décisive
encore. Je ne mets pas ces intentions en doute. Cependant, il m'est
bien permis, à côté de ces intentions et des intentions de Fépisco-
pat, d'en démêler d'autres qui n'y ressemblent guère. J'examine
donc quels sont ceux qui attendent cette démarche, qui épient le
moment où elle va paraître, et qui s'en applaudissent déjà à l'a-
vance. Je parle devant Dieu et je sais ce que je dis. Ce sont les
DOCTRINES ROMAINES coutrc lesquelles ON A COMPLOTÉ DE RÉAGIR ; c'est
ce qu'on appelle le parti ultramontain, que l'on a résolu d'abat-
tre. C'est un savant cardinal (le cardinal Gousset), mon ami et
LA QUESTION DES CLASSIQUES 299
mon maître, auquel on se promet de donner une leçon ; ce sont les
évêques trop attachés aux privilèges du Saint-Siège, dont la nomi-
nation, due à une impartialité intelligente, a été appelée un mal-
heur et représentée comme interrompant en France, les traditions
de Tépiscopat, que Von espère réduire. Et pour achever d'un mot,
ce que l'on veut, c'est se faire craindre (à Rome) là où ne doit être
reçu d'autre tribut que celui de notre obéissance et de notre
amour. Me préserve le ciel d'attacher jamais ma signature, fût-ce
même à la déclaration de la vérité, quand je sais que l'on médite
ainsi de s'en servir. »
Cette lettre donne le mot vrai de la situation. La déclaration
de Tévêque d'Orléans n'avait point pour but son objet même ; elle
visait à ruiner PUnivers, à renverser le crédit du cardinal Gous-
set, à réduire les évêques, à abattre les ultramontains, à réagir
contre les doctrines romaines, et à faire trembler Pie IX en pré-
sence d'une sédition masquée, mais très réelle. Dupanloup était
à la tête de cette belle œuvre, et, sauf quelques exceptions, ce sera,
dans sa carrière épiscopale, le but ordinaire de ses efforts.
L'évêque de Gap, Irenée Depéry, ne le prit pas de si haut, mais,
par une imagination ingénieuse, il découvrit le compromis de
l'évêque d'Orléans avec les ennemis de l'Eglise, compromis qui est
encore un des grands faits de son existence : je parle, ici, des
ennemis de l'Eglise en France, des gallicans, des académiciens,
des parlementaires. Voici la profession de foi de l'évêque de Gap :
« Je crois en Dieu, créateur de V Univers^ mais je ne crois pas à
la bonne foi de ceux qui veulent détruire V Univers, Je crois en
Jésus-Christ, qui a établi son Eglise avec les docteurs chrétiens et
non avec les doctes du paganisme. Je crois au Saint-Esprit qui a
parlé par les prophètes et non par les sibylles. Je crois à la com-
munion des saints, mais je ne veux pas être de celle de la Gazette,
du Siècle^ des Débats, de la Presse et du Charivari. Je crois à la
résurrection des morts, mais je crains beaucoup celle des gallicans
et des parlementaires. Je crois à la vie éternelle, mais je ne veux
pas de celle des Champs-Elysées, quelque belle que la fassent les
poètes païens. C'est-à-dire que je suis pour l'adoption des auteurs
300 CHAPITRE IX
chrétiens dans une juste proportion, sans renoncer aux chefs-
d'œuvre de Rome et d'Athènes soigneusement expurgés de ce qu'ils
ont, trop souvent, de contraire aux bonnes mœurs et à la foi ca-
tholique. »
Un autre évéque, Jean Doney, philosophe distingué, controver-
siste vaillant, prélat intrépide, le prit moins gaiement, mais de
plus haut. Sa motion, qui formait tout un traité, fut adressée con-
fidentiellement à tous les évêques. Nous en détachons seulement,
par voie d'analyse, ce qui regarde l'impossibilité, l'irrégularité et
le danger d'une publicité quelconque donnée au projet convenu
de déclaration. L'évêque de Montauban fait observer d'abord :
Qu'approuver la déclaration et en ordonner la publicité, sont deux
choses essentiellement distinctes, et que la seconde peut former
des inconvénients d'une haute gravité qui peuvent ne passe trou-
ver dans la première ; — Que, par suite, et en prenant les faits
tels quels, il y avait plus que de la convenance, mais une vérita-
ble nécessité d'interroger les évêques signataires sur la publicité à
intervenir, parce qu'il est certain que le plus grand nombre d'en-
tre eux ignorait combien'iX y avait d'opposants et qu'ils eussent été
désagréablement surpris de se trouver en dissentiment public
avec près de la moitié de leurs collègues. Il y a plusieurs publica-
tions de cette nature engageant et compromettant l'épiscopat
français tout entier, il n'eut pas été inutile de provoquer les suf-
frages de tous les évêques. En ce cas, il n'est pas nécessaire de
rechercher quel nombre de suffrages favorables on aurait re-
cueillis.
En second lieu, l'évêque de Montauban argumentait sur le nom-
bre de suffrages pour et contre la déclaration. La déclaration avait
été repoussée absolument par trente-sept évêques, modifiée par
plus de six évêques et acceptée purement et simplement par
moins de trente-sept évêques. Le projet primitif avait donc été
repoussé par la majorité, et le projet modifié n'ayant pas été sou-
mis à l'examen et à l'approbation des évêques, n'avait été rejeté
ni approuvé par personne. Par conséquent, il était impossible de
publier la déclaration. Même en admettant qu'elle eut été approu-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 301
vée par quarante-quatre évêques, contre trente-sept opposants,
on ne pouvait pas davantage la publier sans excès et abus de pou-
voir. Chaque évoque eût pu, sans doute, publier la Déclaration
dans son diocèse. Mais aucun évêque n'ayant le droit de rien pu-
blier dans d'autres diocèses que le sien, il est évident qu'une pu-
blication collective eût été une usurpation de pouvoir et une at-
teinte portée à l'indépendance des autres évêques. Le droit de
publier une Déclaration doctrinale quelconque, implique le droit
de l'envoyer à ceux qu'elle doit obliger. Eût-on pu l'adresser,
même comme communication officieuse, aux trente-sept oppo-
sants ? Evidemment non, car c'eût été leur dire : Nous avons con-
tre vous une majorité de trois voix et notre sentiment a plus de
probabilité. — Ce n'est pas tout. Le Saint-Siège a imposé, aux
Conciles provinciaux, l'obligation de ne publier leurs actes et dé-
crets qu'après les avoir soumis à la révision romaine. Les raisons
de ce devoir sont toutes évidemment applicables à une déclara-
tion doctrinale convenue et décidée par voie de correspondance,
sans examen, sans discussion et sans délibération proprement
dite. — Il restait, il est vrai, la voie des journaux ; mais chacun
sent combien cette voie est peu grave, peu canonique, peu con-
venable pour des évoques et tout ce qu'elle pouvait avoir d'offen-
sant pour les évêques opposés à la Déclaration. Car, ou les signa-
taires veulent enseigner leurs diocésains seulement, ou ils veulent
enseigner au delà: dans le premier cas, ils peuvent prendre un
autre moyen. Avec le second, ils excèdent leurs pouvoirs, et
alors les évêques opposants, attaqués sur leur propre terrain, peu-
vent interdire les journaux qui leur apporteraient cette insolente
Déclaration.
L'évèque de Montauban ajoute qu'un évêque peut fermer à un
journal l'accès de son diocèse, mais il ne peut pas interdire à un
journaliste la profession de doctrines libres dans l'Eglise, surtout
la profession des doctrines romaines ; que s'il juge à propos de s'é-
lever contre ce journaliste, il n'a pas le droit de lui faire faire, en
dehors de son diocèse, une signification personnelle. L'évèque
d'Orléans avait dit qu'il accédait au vœu de non-publicité et que ce
302 CHAPITRE IX
ménagement ne diminuerait en rien la force de son acte ; l'évêque
de Montaubanlui répond qu'il n'était pas libre de faire autrement,
que cet acte de déférence était commandé par la situation, et que
les trente-sept évêques opposés à la déclaration avaient droit à
plus qu'un simple ménagement : l'évêque de Montauban dénonce
encore le procédé singulier de pression et d'affirmations contraires
à la vérité, pour obtenir les signatures des évêques ; il se plaint
aussi des communications faites invariablement, par des ecclésias-
tiques, des secrets de cette affaire, aux journaux les plus impies.
Comme conclusion, il désire infiniment qu'à l'avenir on ne recoure
plus à un semblable moyen pour forcer les évêques à se prononcer
sur quoi que ce soit, au risque de faire naître entre eux des défian-
ces et des divisions. C'est pour l'empêcher, selon ses forces, que
l'évêque a voulu communiquer confidentiellement ces observa-
tions. A ses yeux, c'était un devoir à remplir envers l'Eglise, dans
l'intérêt des principes et des règles canoniques, une obligation de
s'élever au-dessus de toutes les considérations purement person-
nelles, comme tant d' évêques Vont fait dans tous les temps lorsqu'ils
ont cru qu'il y aurait mal et danger dans le silence.
Ces coups de crosse, portés d'une main sûre, mettaient en pièces
le projet de déclaration etréduisaientànéantdesdesseins du meneur
de la campagne. Les évêques signataires se trouvaient fort embar-
rassés de leur signature ; les non-signataires ne songeaient guère
à se départir de leur réserve. De part et d'autre, on s'adressa au
conseiller ordinaire des évêques, au cardinal Gousset; l'archevêque
de Reims répondit à ces communications par la lettre suivante :
« Je ne connais pas les quatre articles que Mgr Dupanloup a pré-
sentés à votre signature et à celle de plusieurs de nos vénérables
collègues. J'ai bien appris que certains mandataires s'étaient pré-
sentés de sa part ou en son nom, dans divers diocèses, principale-
ment du midi de la France, mais j'ignore encore ce qu'ils ont pro-
posé et sollicité. Je crains que, sous prétexte de prévenir toute
discussion dans l'épiscopat, on ait commencé par le fractionner
en engageant par des signatures individuelles une partie des évê-
ques à l'insu des autres, et peut-être dans un but direct d'opposi-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 303
tion. Quoi qu'il en soit de l'intention, je prévois que les actes et
les démarches de Mgr l'évêque d'Orléans n'auront point un résul-
tat dont son zèle et sa piété puissent se réjouir. Ce n'est point par
de semblables procédés que l'on arrivera à trancher définitivement
les questions de la nature de celle dont il s'agit en ce moment ; et
je me permettrai de dire qu'on ne devrait pas en faire l'essai. Ce
système d'adhésions, provoquées ou sollicitées personnellement, en
dehors de toute vue d'ensemble et de toute délibération, sans inter-
vention du vicaire de Jésus-Christ, n'est point consacré dans V E-
glise. D'ailleurs il est facile de comprendre combien il serait fâ-
cheux qu'il y eût de la part d'un certain nombre d'évéques une
manifestation, désavouée par les autres et non sanctionnée par le
Saint Père. Or, sur le point dont il s'agit, on ne doit point comp-
ter sur le silence des prélats non adhérents qui ne s'exposeraient
point à ce que ce silence fût considéré par ceux qui ignorent les
matières ecclésiastiques, comme une adhésion tacite à des actes
qu'ils désapprouveraient en réalité. Etqui peut se promettre, d'autre
part, que ces mêmesactes obtiendraient l'assentiment du Souverain
Pontife.
« Au fond, la polémique soulevée par M. l'abbé Gaume à pro-
pos des auteurs classiques, encore qu'elle soit importante en elle-
même, et parfois trop chaleureuse dans ses expressions, ne porte
évidemment point sur une question dogmatique, morale ou cano-
nique ; en un mot, ce n'est point une controverse théologique.
C'est une question pédagogique, une affaire de méthode, un sys-
tème d'éducation, au sujet duquel les évêques peuvent penser di-
versement sans se compromettre en rien pour ce qui concerne le
dépôt de la foi et de la doctrine de PEglise. J'ai donc été singuliè-
rement étonné de voir des hommes éclairés faire intervenir ici
l'infaillibilité de l'Eglise catholique. Les évêques, à mon avis, sont
parfaitement libres, ou d'adopter le système de M. Gaume, que la
plupart de ses adversaires ne semblent pas avoir compris tout d'a-
bord, ou de conserver, comme le vénérable évêque d'Orléans, la
méthode qu'ils ont fait suivre jusqu'ici dans leurs petits séminai-
res. Cela posé, chaque évêque fera ce qu'il croira le plus utile à
304 CHAPITRE IX
son diocèse ; et, après quelques mois, on verra, je l'espère, des
prélats favoriser plus ou moins Tusage des auteurs chrétiens, en
les faisant même dominer sur les auteurs païens, selon qu'ils
seront plus ou moins persuadés, comme je le suis moi-même, que
la société, parmi nous surtout, a besoin d'être régénérée, et qu'elle
ne peut l'être que par une instruction religieuse plus approfondie
et par une éducation complètement chrétienne. La société étant
malade, il lui faut un autre régime, un autre système d'éducation
que celui qu'on a suivi dans ces derniers temps, puisque ce sys-
tème n'a pu l'empêcher de tomber dans un état alarmant, où elle
ne donne guère de signes de vie que par ses convulsions ».
Après ces fortes critiques du cardinal archevêque de Reims, de
l'archevêque d'Avignon, des évêques de Montaubanet de Moulins,
la mèche était éventée, la mine envahie par les eaux vengeresses;
la déclaration devait tomber. L'évêque d'Orléans comprit qu'il ne
s'était que trop risqué dans cette aventure, et qu'en s'obstinant,
il perdrait ce qui lui restait de crédit. Sa connaissance du droit
n'avait pas paru en beau jour ; sa pratique du devoir avait paru
se compromettre par plus d'un excès. Félix Dupanloup remit aux
journaux de son parti, une note qui semblait principalement diri-
gée contre les divulgateurs maladroits de ses intentions. « Ce qui
devait être fait, disait l'évêque d'Orléans, a été fait : ce qui est
connu de cette affaire suffît; ceux qui devaient s'entendre s'étaient
entendus ; ceux qui avaient besoin d'être avertis l'ont été : peu
importe que d'autres le sachent ou l'ignorent aujourd'hui. Qu'on
médite, avec le respect qui leur est dû, les sages et fortes paroles
de plusieurs vénérables prélats, qui ont récemment écrit touchant
cette affaire : il y a là des leçons salutaires pour tous, des expli-
cations et des conseils qui ne seront perdus pour aucun de ceux
qui savent lire et comprendre ». Tout le monde vit là une reculade
et un désaveu ; on crut pouvoir espérer, de la résolution finale,
des fruits de paix. Dans l'Eglise de Jésus-Christ, il y a place mar-
quée et il faut s'y tenir : pour les uns, c'est la place de l'autorité ;
pour les autres, celle de l'obéissance ; pour tous celle de la cha-
rité et du respect.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 305
On crut pouvoir d'autant mieux Tespérer, que Rome en donnait
le conseil. Le cardinal Gousset avait envoyé saiettre au Pape ; le
Pape lui fit répondre par le cardinal Antonelli : « La parfaite con-
naissance que l'on a de la sagesse et du profond discernement qui
distinguent Votre Éminence était déjà une raison, plus que suffi-
sante, de compter sur la justesse et l'étendue de vos vues dans
l'appréciation de la susdite controverse. Cette assurance, conçue
d'avance, et que le Saint Père, à bon droit, partageait avec moi,
a été parfaitement confirmée par le précieux document contenu
dans la lettre par laquelle vous avez manifesté vos sentiments, à
cette occasion, à quelques-uns de vos collègues qui vous avaient
consulté.
« Sans avoir l'intention de censurer qui que ce soit, il faut bien
remarquer, dans l'intérêt de la vérité, qu'il y a un point de la plus
grave importance pour les évéques, et que Votre Éminence a si-
gnalé fort à propos : c'est la nécessité de conformer aux règles et
coutumes établies par l'Eglise la nature et la forme des actes éma-
nant du corps épiscopal ; sans quoi on court un trop grand dan-
ger de rompre l'unité si nécessaire d'esprit et d'action, même dans
les démarches par lesquelles on pourrait chercher quelquefois à
l'établir.
« La force de celte observation fondamentale et des autres que
Votre Éminence a si bien appliquées au cas présent, fait pressentir
l'influence qu'elle a dû avoir pour arrêter la marche d'une affaire
aussi grave du côté des parties qui y étaient intéressées que grosse
de conséquences déplorables par suite de la manière dont elle était
engagée.
« Maintenant grâce au parti prudent auquel s'est décidé le per-
sonnage qui avait le rôle principal dans cette discussion, il sem-
ble qu'il y a lieu de la considérer désormais comme assoupie et que
dès lors l'intervention suprême dont parlait Votre Éminence, à la
fin de la lettre dont elle a bien voulu m'honorer, a cessé d'être né-
cessaire.
(( En applaudissant hautement à Tintérêt que Votre Éminence a
attaché à celte affaire et qu'elle a fait servir, avec un zèle et une
306 CHAPITRE IX
sagesse admirables, à atteindre un but pleinement conforme aux vues
du Saint-Siège, je suis heureux de vous offrir, en même temps,
l'assurance de mon profond respect. »
L'évêque d'Orléans était vaincu. Toute son agitation contre la
question classique réduite par lui à ces proportions misérables, ne
devait pas avoir seulement pour effet de Penterrer, mais d'ouvrir,
par ces accusations, aux ennemis de l'Eglise une carrière de cor-
ruption par l'école, carrière où ils ne manqueront pas d'entrer un
jour. Mais sa fameuse machine contre le journalisme religieux,
c'est-à-dire catholique romain, tombait par terre. Mais son grand
et hypocrite projet de terroriser Rome, de réduire lesévêques, d'a-
battre le cardinal Gousset et de se mettre à sa place, ce projet était
abandonné par ses premiers adhérents, frappé par toutes les lumiè-
res de l'épiscopat. Rome venait de le mettre au tombeau et de
sceller la pierre de son sépulcre. Debout sur cette pierre tombale,
nous sentons qu'elle s'agite déjà sous nos pieds; peut-être ne
tarderons-nous pas à en voir sortir quelque monstre.
La campagne était finie ; cependant quelques retardataires tirè-
rent encore leur coup de feu. L'évêque de Chartres, le vieux Clau-
se! de Montais, exaspéré par les propos Orléanais, fit, en faveur de
la déclaration, un acte qu'il fut difficile de soustraire aux coups de
l'index ; les cardinaux Donnet et de Ronald écrivirent, avec quel-
ques traits de ressentiment, des lettres qui devaient leur attirer
les mortifications d'une encyclique. Ces lettres restèrent sans écho.
Dans toutes les affaires de l'Eglise, depuis le Concordat, dès
qu'un prêtre ou un laïque pieux soutient la cause de Rome ou pa-
raît seulement la soutenir, c'est une sorte de vilaine coutume, que
les particularistes français essaient de se venger de leur impuis-
sance, en lui portant des coups. Dès l'époque du Concordat, des
évêques, réfugiés en Allemagne, appelaient toutes les foudres du
ciel sur quelques journalistes coupables de défendre la plénitude
de l'autorité pontificale. Après la conclusion de ce traité, l'évêque
ci-devantconstitutionnel de Grenoble, recevant l'abbé Arvisenet, lui
dit à brûle-pourpoint : « C'est vous, monsieur, qui êtes l'auteur du
livre fanatique intitulé : Memoriale vitae sacerdotalis ! Vous n'aurez
LA QUESTION DES CLASSIQUES 307
pas de fonction dans mon diocèse ! » Et il proscrivit le prêtre dont
il eût dû baiser, non seulement les mains, mais les pieds. Lamen-
nais, pour avoir attaqué, de sa terrible plume, les malheureux qui
s'essayaient à galvaniser le cadavre du gallicanisme, fut envoyé
en police correctionnelle, où le défendit Berryer. Dom Guéranger,
pour avoir prêché, avec autant de science que d'éloquence, le re-
tour à l'unité liturgique, se vit dénoncé par des évêques, comme
novateur et insulteur ; mais Pie IX le fit nommer consulteur de
l'Index et des Rites ; il devait plus tard l'appeler pour la révision
du Bréviaire romain. La liste des victimes pour la défense de l'or-
thodoxie n'est pas close encore... et nous sommes en France. Ce
trait caractérise une situation.
VAmi de la Religion, journal gallican, fît paraître deux lettres
de l'évêque de Nevers. Dominique Dufêtre, prédicateur dont il
n'est resté qu'un souvenir, déplorait la persévérance avec laquelle
Gaume soutenait un système dont l'exagération, disait-il, révoltait
tous les esprits sages et dont l'application serait aussi fatale à
l'Eglise, qu'étaient injurieux pour elle les arguments à l'aide des-
quels on essayait de le défendre. Sur le conseil du cardinal Gous-
set, Gaume écrivit un opuscule intitulé : La question de?, classiques
ramenée à sa plus simple expression, opuscule où il réduisait à
trois points ce qu'il avait demandé : 1° expurgation plus sévère
des auteurs païens ; 2° introduction plus large des auteurs chré-
tiens ; 30 enseignement chrétien, autant que cela est possible, des
auteurs païens. Dufêtre convenait lui-même que cette thèse était
très raisonnable ; mais, poussé par les séides du parti gallican, il
demandait à Gaume d'exprimer : 1° le regret d'avoir négligé de
prendre son avis avant d'entamer cette grave discussion des clas-
siques ; 2*^ un désaveu formel des imputations outrageantes pour
TEglise, offensantes pour ses adversaires, que Ton croyait trouver
dans ses ouvrages ; 3<* la résolution bien arrêtée de ne plus rien
publier à l'avenir sur ces questions qui avaient déjà causé tant de
troubles et, soi-disant, de scandales dans l'Eglise. Comme on re-
connaît bien, à ces exigences, l'esprit procédurier et vindicatif du
gallicanisme.
308 CHAPITRE IX
« Gaume, dit l'abbé Bergier, ne pouvait pas accepter ces con-
ditions ; au contraire, accusé, d'une part, d'avoir outragé PEglise
en attaquant le système actuel d'enseignement, et invité, de l'au-
tre, à ne plus rien écrire en faveur de la réforme des études, pour
ne pas parler du reproche qu'on lui faisait d'avoir publié ses
derniers ouvrages sans l'approbation de son évêque, il devait, à
son honneur, de se faire juger sur ces trois points par un tribunal
supérieur : c'est pourquoi il partit pour Rome, afin de soumettre
toutes choses à sa décision suprême (1). » Mais d'abord il remit,
à l'évêque de Nevers, ses lettres de Vicaire général ; obligé de ré-
pondre à des outrages, il ne voulut rien garder de ce qui pouvait
tourner à l'honneur de sa personne.
V Index refusa d'examiner les livres de Gaume, attendu qu'il
s'occupait de dogme et de morale, et non de questions pédago-
giques ; un des consulteurs voulut néanmoins condescendre à ses
vœux. Or, après mûr examen et avis pris de savants canonistes,
il déclara qu'il n'y avait point d'injure pour l'Eglise dans les ou-
vrages de Gaume, l'Eglise n'ayant jamais imposé, mais seulement
toléré l'usage des classiques païens ; il ajoutait même que le con-
seil donné par Gaume, était un moyen de seconder les vues de
l'Eglise, toujours dirigées vers le plus grand bien spirituel et éter-
nel. En somme, Gaume n'était pas répréhensible et méritait plutôt
des éloges. Au fait, des désordres graves et très répandus ont, à
différentes époques, affligé l'Eglise. Alors la voix d'un Jérôme, d'un
Hildebrand, d'un Bernard, d'un Gaétan de Thienne se fit enten-
dre. Au commencement, peut-être, les accusa-t-on d'exciter des
divisions et des scandales dans l'Eglise, dejeter le trouble et l'in-
certitude dans les consciences. A la fin, ils ont obtenu gain de cause
et Ton a vu clairement que Dieu avait voulu se servir d'eux pour
faire connaître le mal, afin que la suprême autorité fût plus pres-
sée d'apporter le remède. Qui donc, aujourd'hui, en présence des
efforts de l'enfer pour déchristianiser l'enseignement, ne convien-
I
(1) La question des classiques, note insérée dans l'Histoire du retour à Vu-
nité liturgique.
LA QUESTION DES CLASSIQUES 309
dra pas que Gaume, prêchant la christianisation essentielle, était
un ouvrier fidèle aux consignes de la Providence.
Quant à la question de Tapprobation épiscopale, Gaume, vi-
caire général, donnait ces approbations et n'avait pas à en de-
mander; pour le surplus, ce n'était qu'une querelle de mauvais
gallican. En principe, l'Eglise exige l'approbation pour toutes
sortes de livres. En fait, ces lois n'ont jamais été en vigueur en
France et sont, de temps immémorial, tombées en désuétude. De
nos jours, les conciles ont essayé de les faire revivre; mais, expé-
rience faite, on est convenu que V imprimatur n'est exigible que
pour les livres oi^i l'on propose ou expose aux fidèles les dogmes
de la religion, les histoires à l'usage des écoles et des catéchis-
mes, des formules de prières, des recueils de cantiques, des in-
dulgences nouvelles, des pratiques de dévotion, enfin des récits
de miracles non régulièrement reconnus. De plus, la pratique
n'attribue l'examen du livre qu'à l'ordinaire de l'imprimeur et non
de Tauteur. L'Eglise s'occupe des livres et non pas des personnes ;
si le livre est mauvais, l'Eglise en empêche la circulation, mais
elle laisse en paix l'auteur qui a pu écrire de très bonne foi ; s'il
a commis quelque faute personnelle, c'est affaire de conscience,
non matière litigieuse au for extérieur. Au cas où un livre est
mis à l'index, alors l'auteur doit se soumettre et retirer ou cor-
riger son livre, mais alors la sentence qui atteint son ouvrage,
loin de le diminuer lui-même, ne lui offre que matière à une loua-
ble soumission. Autrement l'Eglise est pleine de mansuétude et
de considération pour les auteurs; elle les traite comme de braves
soldats, comme des confesseurs dignes d'encouragement, elle n'en
fait pas des martyrs. Au simple point de vue de son intérêt, ne
serait-ce pas une contradiction et une trahison, quand la loi civile
laisse toute franchise à la mauvaise presse, que l'Eglise n'ait des
liens et des peines que pour ses défenseurs ? Et quand, dans un
diocèse, vous voyez les pires journaux à l'étal de toutes les librai-
ries, à la porte de tous les kiosques, dans les gares de chemins
de fer et sur la voiture du colporteur, ne serait-ce pas une mons-
truosité que l'ofïicial n'eût des rigueurs que pour un prêtre criti-
310 CHAPITRE IX
quant quelque mauvais livre ou pour un vicaire général suspect
seulement de zèle dans le service de l'Eglise ? Du chef de Vlmpri-
matw\ il n'y avait rien à reprocher à Gaume.
Le consulteur concluait donc, qu'à son avis, Gaume pouvait
sans inquiétude soutenir sa thèse, qui secondait les vues de l'E-
glise au lieu de les contrarier ; et qu'en publiant ses écrits, même
sans approbation épiscopale, il n'avait violé aucune loi canonique ;
en sorte que toute mesure prise contre lui ne serait point l'exer-
cice du droit, mais un abus de la force. Enfin il manifestait son
espérance de voir, plus tard, reconnaître que le système d'études,
préconisé par l'abbé Gaume, loin de conduire à la barbarie, con-
tribuerait à faire apprendre les langues mieux qu'on ne les sait
aujourd'hui et permettrait à l'Eglise de mieux manifester, dans
les sphères du vrai et du beau, sa surnaturelle puissance.
Quant à Tabbé Gaume, dépouillé de son titre de vicaire général
de Nevers, il fut nommé vicaire général de Reims par le cardinal
Gousset, vicaire général de Montauban pai: l'intrépide Jean Doney,
vicaire général d'Aquila par Fra Luigi, savant évêque qui fit
applaudir ses doctrines par une couronne de cardinaux, dans un
discours prononcé à l'Académie de la religion catholique, enfin
vicaire général au moins in petto de Calvi par Bartolomeo d'A-
vanzo, depuis cardinal. Pie IX donna au même Gaume un bref,
pour rassurer sa conscience et lui conféra le titre de Protonotaire
apostolique. « A coup sûr, dit Mgr Gaume, s'il y avait en France
un prêtre qui dût être à tout jamais exclu des honneurs de la
prélature romaine, c'était bien l'auteur impénitent du Fer row^ewr,
rinsulteur de l'Eglise, le violateur des lois canoniques, le diffa-
mateur des ordres religieux. Pourtant ce prêtre est protonotaire
apostolique. » En 1874, Pie IX envoyait encore à Mgr Gaume un
bref où nous lisons ces belles paroles : « En vous voyant si plein
de sollicitude pour nous, notre ardent désir est que vous jouis-
siez de cette félicité de l'âme, que ni l'iniquité des temps, ni la
haine des hommes ne peuvent ôter aux justes et aux sages. Aussi,
que les oppositions et les critiques malveillantes de quelques-uns
ne vous émeuvent pas, puisque, comme vous le dites, le but uni-
LA QUESTION DES CLASSIQUES 311
que de vos écrits a été de défendre, dans la question des études,
les règles que vous saviez être par nous approuvées ; savoir faire
étudier, à la jeunesse, avec les ouvrages classiques des anciens
païens, purgés de toute souillure, les plus beaux écrits des auteurs
anciens. C'est pourquoi nous jugeons à propos que vous bannis-
siez toute anxiété, bien plus, que vous vous reposiez dans une
parfaite tranquillité. Car ceux qui, dans leur conduite, ne se pro-
posent que la gloire de Dieu et le salut des âmes, sont assurés de
s'acquérir des grands mérites devant Dieu et une solide gloire aux
yeux des hommes sages. Et ce sont des titres de gloire préférables
à ceux qui reposent sur les vains jugements et opinions du vul-
gaire. Soyez donc plein de courage et d'ardeur et recevez, comme
gage des faveurs divines, la bénédiction apostolique. »
Gaume, réconforté par ces paroles et par ces grâces, se remit
sans hésitation, avec sa vaillance ordinaire, au service de l'Eglise.
D'abord il écrivit, en douze volumes, l'histoire de la révolution
en Europe et marqua, depuis Luther, les étapes confuses et san-
glantes de sa généalogie. Destruction sociale et religieuse, des-
truction philosophique, artistique et littéraire : voilà ce qu'il
découvre dans les causes, les agissements et les résultats du Voltai-
rianisme, du Césarisme, du Rationalisme, du Protestantisme et
de la Renaissance. A ses yeux, Révolution, cela veut dire que Dieu
c'est le mal, que la propriété c'est le vol, que l'anarchie c'est Tor-
dre, et que, sur les ruines de tous les principes, de toutes les
croyances, du bon sens outragé et de la nature indignée, doit s'é-
tablir une forme de gouvernement, une sorte d'abstraction poli-
tique, objet d'une idolâtrie universelle. Ceci entendu, la Révo-
lution, c'est la mystique de Satan, c'est la reconstruction du
monde sens dessus dessous, c'est un embrassement sanglant de
l'orgueil et de la convoitise au milieu du chaos, sans Dieu pour
féconder le néant. Par la force des preuves, par l'érudition choi-
sie, parles aperçus lumineux qui la distinguent, la Révolution de
Gaume rappelle la hauteur des vues et la fermeté du coup d'œil de
J. de Maistre et de Donoso Cortès.
Pour rendre pratique la réforme des études, Gaume composa
312 CHAPITRE IX
une bibliothèque classique où il fît entrer une trentaine de volumes
consacrés aux classiques chrétiens et deux volumes de prosateurs
et de poètes profanes, soigneusement expurgés suivant les pres-
criptions du Saint Père. Cette bibliothèque trouva sa place dans
les séminaires de France, d'Italie et du Canada. Après les jours
sombres et agités de la tempête présente, elle reviendra au jour
et sera d'un usage exclusif lorsque la société voudra redevenir
chrétienne.
En même temps, l'infatigable athlète écrivait une série d'opus-
cules sur les principes et la pratique de la religion. Dans le Credo^
il donne, aux esprits faibles et vacillants des contemporains, la
lumière et l'appui des dogmes révélés. Dans la Religion dans le
temps et dans Véternité^ il établit que, outre les avantages de la
vérité, le christianisme nous assure les gages de la vie présente et
les promesses de la vie future. Dans un autre livre au titre un peu
étrange : La vie n'est pas la vie, il essaie de nous déprendre des
séductions delà terre pour nous fixer dans les splendeurs du ciel.
La religion catholique n'a pas seulement un symbole ou formule de
croyance, elle nous rattache encore, à ses lois, par une série
d'actes extérieurs. Le cimetière, le signe de la croix, Veau bénite,
le benedicite, la génuflexion, Vangelus sont autant de pratiques
ordinaires dontGaume relève le grand sens avec une parfaite phi-
losophie. Les écrits consacrés à ces diverses pratiques du culte
avaient surtout pour objet de ramener les fidèles à une plus exacte
obéissance et de réagir contre le naturalisme. Opportuns dans
tous les temps, disait Pie IX en félicitant l'auteur, ces écrits le sont
surtout à l'époque actuelle, où l'impiété, exerçant impunément
ses ravages, les rênes semblent lâchées plus que jamais aux puis-
sances de l'enfer. A la demande de l'auteur, pour lui témoigner
plus ample satisfaction, Pie IX voulut enrichir d'indulgences l'u-
sage de l'eau bénite.
Le surnaturel règnesurtout par la piété. L'auteur du Catéchisme
de persévérance, pour y amener et y fixer les âmes fidèles, se com-
plut dans cet élément de vie. On le retrouve, constant avec lui-
même, soit qu'il s'agisse de la dévotion à Jésus enfant (Bethléem) ;
LA QUESTION DES CLASSIQUES 313
de la dévotion aux souffrances du divin mn,\ire (B or loge de la Pas-
sion et Vhistoire du bon Larron) ; de la préparation à la première
communion {Le grand jour approche) ou de l'action de grâces
après cet heureux jour dont il a tant contribué à exalter les fa-
veurs (Le Seigneur est mon partage) ; du sacrement de pénitence,
des souvenirs bibliques les plus appropriés aux besoins de la piété
contemporaine ; de la vie d'une petite esclave martyrisée dans des
circonstances horribles pour la nature [Suéma) ou des merveilles
de l'apostolat catholique [Voyage du P. Horner). Au déclin de sa
carrière, Gaume écrivait encore, dans les mêmes intentions de
piété, une série de biographies des personnages du Saint-Evangile.
Au total, on peut estimer à cinquante le nombre des ouvrages
de Gaume. La plupart ont été traduits dans plusieurs langues;
tous sont recommandables par l'exactitude des pensées, l'abon-
dance de l'érudition, la chaleur du style et je ne sais quelle effu-
sion où l'âme se complaît. On lui a reproché pourtant un peu de
désespérance, une certaine inclination à voir les choses en noir et
à énerver les courages. Les faits prouvent trop que son optique
ne lui fournissait pas d'illusions ; quant au courage, il ne faut le
prendre ni le perdre dans la parole de l'homme ; les sources de
l'énergie coulent de plus haut.
Joseph Gaume mourut vers 1880. On dit que sur le lit de mort,
la Yierge lui apparut ; il mourut, en tout cas, de la mort des pré-
destinés. Heureux les écrivains qui auront su, comme ce vaillant
athlète, tenir à longueur de lance les impies et les hérétiques,
tout en raffermissant les faibles, en édifiant les ignorants et en
élevant plus haut les vrais serviteurs de Dieu, ceux qui ne fléchis-
sent pas le genou devant Baal.
CHAPITRE X
DU RETOUR A L'UNITÉ LITURGIQUE ET DE LA RÉSISTANCE
qu'opposèrent les gallicans et les libéraux.
C'a été, pour nous, dans une controverse récente, à propos du
gallicanisme, un sujet d'extraordinaire surprise, d'entendre un
supérieur de congrégation vouée à l'enseignement théologique,
dire, de bonne foi, sans doute, qu'en pratique les gallicans n'é-
taient pas moins soumis au Saint-Siège que les ultramontains.
La raison qu'en donnait, avec un aplomb singulier, cet étrange
controversisle, c'est que si la déclaration de 1682 ne déclarait un
jugement pontifical irréformable qu'après Tintervention du con-
sentement de l'Eglise, elle n'admettait pas de délai dans Tobéis-
sance. Mais ailleurs, il avait dit que cette obéissance n'était que
suspensive, c'est-à-dire que le consentement de l'Eglise ne rati-
fiant pas le jugement pontifical, cette obéissance sous bénéfice
d'inventaire était nulle et non avenue. D'où il suit que ces galli-
cans, soi-disant soumis, ne l'étaient réellement pas; d'autant plus
que par la nécessité de Vexequalur, par l'appel au futur concile et
la déclaration d'abus, ils puisaient, dans l'arsenal parlementaire,
autant de moyens d'éluder les décisions des papes et de suppri-
mer pratiquement le Saint-Siège. L'histoire, au besoin, nous
fournirait vingt faits pour où il serait clair que l'obéissance gal-
licane, vantée aujourd'hui, n'était autrefois que l'euphémisme de
la révolte.
Mais si l'erreur de fait nous étonne. Terreur de droit nous sur-
passe. Quoi ! le gallicanisme n'avait introduit, dans les traditions
de la France, qu'un certain mode de soumission au Pape ! En en-
tendant ces choses, on croit rêver. Môme quand le gallicanisme
n'eût fait que poser des limites à l'obéissance due, de droit divin,
DU RETOUR A l' UNITÉ LITURGIQUE 315
au pouvoir spirituel, il eût erré assez profondément pour mettre
en cause une condition de la foi et le principe même du gouver-
nement de l'Eglise. Mais il faisait plus que toucher à l'économie
du gouvernement ecclésiastique; il troublait toutes les sphères et
créait une erreur radicale. Dans l'Eglise, il ne voyait que la com-
munion des fidèles qui ont pour chef le Christ ; il reconnaissait
bien cette société pour une, sainte, catholique et apostolique ; ce-
pendant il attribuait tout pouvoir au corps des pasteurs et ne
voyait dans le pape qu'un centre spéculatif d'unité, l'organe, l'ins-
trument de l'action des évêques. Le pape ne possédait rien par
lui-même; il était le premier, mais parmi ses égaux ; il avait bien
une primauté d'honneur et de juridiction, mais, dans l'exercice
de cette primauté, il dépendait des évêques : ce n'était que l'om-
bre d'un grand nom. Dans leurs traités de théologie, les gallicans
ne parlaient du pape qu'après avoir exalté beaucoup les évêques ;
et quand ils venaient au pape, c'était seulement pour dire qu'il ne
jouissait d'aucun pouvoir sur le temporel ; qu'il n'était point in-
faillible ; qu'il était au-dessous du concile et l'homme-lige des
saints canons. En conséquence, les gallicans avaient rejeté le droit
pontifical et la liturgie romaine. De plus, après avoir tout révolu-
tionné dans l'Eglise, ils mettaient le prince temporel au-dessus de
tout et le déclaraient inférieur seulement à Dieu : Omnibus major,
Deo solo minor. D'autre part, ils admettaient la licite de l'usure ;
et, par cette double atteinte à l'organisation régulière de la pro-
priété et du pouvoir civil, ils avaient livré l'homme au despotisme
de l'Etat, ainsi qu'à l'exploitation du capital. En son genre, le
gallicanisme était une erreur moins profonde que le protestantis-
me, mais aussi vaste. Dans tous les pays où il a prévalu, il a dé-
truit à peu près la société chrétienne, fait à l'Eglise de cruelles
blessures et mis le Saint-Siège aux prises avec les plus dures
épreuves. S'il avait poussé jusqu'à ses dernières conséquences
son aboutissement logique, c'étaient le schisme, l'anarchie et l'es-
clavage.
Nous n'entendons certes pas que tous les gallicans aient été
consciemment attachés à des erreurs si misérables. Un grand
316 CHAPITRE X
nombre d'entre eux, par principe de foi ou par défaut de talent,
n'allaient pas si loin ; ils admettaient les principes, mais sans voir
les conséquences, et si ces conséquences fâcheuses leur étaient
découvertes, ils voulaient les rejeter. On admet pour les person-
nes, toutes les excuses que comporte la faiblesse et que la bonne
foi réclame. L'esprit humain est si borné dans ses vues, l'âme est
si fragile devant le devoir, qu'il faut toujours, pour l'homme qui
s'égare, une miséricordieuse indulgence. L'indulgence toutefois
ne doit pas aveugler, et, si l'on s'élève contre une erreur, il faut
que ce soit avec ce regard profond qui en perce les obscurités, en
sonde les abîmes, en prévoit les malheurs. D'autant que si, par
aveuglement ou complaisance, nous venions à nous leurrer sur les
résultats de l'erreur, le temps viendrait bientôt accuser notre
mollesse et dessiller nos regards. L'humanité marche lentement,
mais elle marche toujours. Dans sa marche, elle s'avance, comme
Israël, sous la direction d'une nuée, et dès qu'elle accepte un
principe, elle saura, avec une dialectique implacable, en tirer
tout ce qu'il recèle. Si le principe est vrai, l'humanité en tirera
force et gloire ; s'il est faux, elle pourra s'y obstiner jusqu'à la
mort, terme fatal de toutes les erreurs.
En France, le gallicanisme avait produit tous ses fruits de mort.
Lorsque le libéralisme vint prendre sa place, il n'abjura pas du
jour au lendemain toutes ses erreurs ; il put, en les transformant,
essayer de les perpétuer et de s'y fixer, avec l'espoir toujours de
les agrandir. L'Eglise gallicane, par exemple, avait, au XV1II° siè-
cle, rejeté à peu près complètement la liturgie romaine ; elle
avait, au nom d'un prétendu droit épiscopal, livré à des hommes
sans mission, sans doctrine et sans vertu, les formules de la prière,
les mélodies du chant, les rites et les cérémonies du culte public.
Cette entreprise sacrilège n'avait paru, à ses débuts, qu'une ré-
forme effectuée au nom du goût ; dans la réalité elle était une
forme de la révolte contre le Saint-Siège et de l'asservissement des
évêques au pouvoir civil. Bientôt, glissant sur cette pente, qui
mène toujours facilement aux extrémités, on s'était porté aux
plus révoltantes innovations. Un moine de Cluny, au nom de je ne
DU RETOUR A L'UNITÉ LITURGIQUE 317
sais quel naturalisme imbécile, avait mis à néant le symbolis-
me liturgique. Yigier, Mezenguy et Coffîn avaient fait, du Bré-
viaire de Paris, un répertoire de jansénisme. Un sulpicien, dont
je dois taire le nom, par respect pour le ridicule, s'était servi de
Tantienne de S. Pierre, prince des apôtres, pour faire savoir au
peuple chrétien, que le pontificat souverain ne s'étendait que sur
les âmes. Par quoi ce rusé et naïf compère niait le pouvoir des
papes sur les souverains, comme si le pouvoir des pontifes romains
sur Tordre temporel ne ressortait pas de leur pouvoir sur les
âmes. Bref, la faucille gallicane et la faux janséniste avaient ra-
vagé, avec une espèce de piété à rebours et de fanatisme fou, le
champ mystique ensemencé par les Léon, les Grégoire et les Inno-
cent.
Quand le libéralisme s'était ingénié à la constitution civile de
l'Eglise, il avait fait aussi œuvre de liturgie. Le constitutionnel Gré-
goire proposait, entre autres, de remplacer l'orgue parle tam-tam.
Ce qu'il eût rétabli plus utilement, c'est la fête des fous, avec
les contredanses du Kyrie eleison. Au rétablissement du culte, nos
évoques, revenus de l'exil, se crurent en droit de continuer les
prouesses liturgiques de leurs devanciers, et, en d839, lorsque le
grand évêque de Langres, Mgr Parisis, rétablit la liturgie romaine,
la liturgie parisienne, œuvre préparatoire du schisme, menaçait
de tout envahir. Il ne restait plus à entraîner dans la défection
que dix ou douze diocèses. Vigier eût écrasé S. Grégoire et ouvert
les voies à Photius.
Mais le veilleur d'Israël, debout sur l'observatoire du Vatican,
entendait la voix du prophète : Custos, quid de nocte't Le nonce de
Paris avait remarqué que les évêques élus, dans l'examen qu'il
leur faisait subir, étaient plus ou moins gallicans ou infatués des
nouveautés liturgiques; il en fit part au pape. Grégoire XVI, pour
enrayer un si grand mal, conçut le pieux et habile projet de réta-
blir en France la liturgie romaine, et par là, de mettre en déroule
le gallicanisme doctrinal. Le plan, certes, était d'un grand capi-
taine, mais comment le mettre à exécution ? Comment, par le droit
et la théologie liturgiques, ramener au centre de l'unité, dans la
318 CHAPITRE X
plénitude des doctrines romaines, cette France qui avait déserté les
grandes traditions de la théologie et qui ne paraissait guère sou-
cieuse d'y revenir?
Quand Dieu inspire à un pape un grand dessein, il n'oublie ja-
mais de lui fournir des ouvriers. Il y avait alors, de par le monde,
un prêtre manceau, qui avait déjà rompu des lances pour la litur-
gie romaine. Tour à tour secrétaire d'évéque, vicaire, un peu curé,
prédestiné, ce semble, à entrer dans l'état-major de son diocèse,
il était hanté, poursuivi par la pensée de se faire moine et de ré-
tablir, au déclin des races latines, cet ordre de S. Benoît, qui en
avait, pour une grande part, constitué la civilisation. C'était, pour
le temps, une idée au .moins singulière et qui ne promettait pas
une prompte réussite. De la part du gouvernement qui dispersait
les Trappistes et n'affectait, pour l'Eglise, qu'une neutralité mal-
veillante, on ne pouvait s'attendre qu'à des avaries ; dans l'Eglise,
s'il y avait moins d'obstacles à franchir, peut-être n'était-on pas
sans avoir à vaincre quelques préjugés. Rome, du moins, vivait
dans une autre atmosphère ; et le Pontife romain appartenait à cet
ordre de S. Benoit qu'il s'agissait de rétablir. Ses sympathies
étaient acquises d'avance. Nous n'avons pas à dire comment, à tra-
vers les épreuves qu'inspire toujours, aux œuvres naissantes, la
sagesse de Rome pontificale, l'ordre de S, Benoît fut rétabli au
prieuré de Solesmes, ni comment fut remise la crosse abbatiale
aux mains de dom Guéranger, le chevalier de la sainte liturgie.
Nous notons seulement que Grégoire XVI, en rallumant ce flam-
beau de son ordre, donna pour mission, à la Congrégation de
France, de réchauffer, de ranimer les traditions défaillantes de la
liturgie sacrée et du droit canon : Pontificii juris et sacrae Litur-
giae traditiones labescentes confovere. Le plan de campagne qu'il
avait conçu, le Pontife romain le confiait à la solidité d'une armée
et à la vaillance de son chef.
L'Eglise jouit, pour toutes ces entreprises, d^une grâce que ne
possèdent point les autres pouvoirs. A une œuvre sainte, confiée à
des mains saintes, dès que le pape a donné sa bénédiction, tout
marche, pas sans combats, mais avec honneur* En 1841, dom Gué^
DU RETOUR A l'UNITÉ LITURGIQUE 319
ranger, abbé de Solesmes, avait publié le premier volume d'un
ouvrage intitulé : Institutions liturgiques ; l'année suivante, il don-
nait le second volume. Dans ces deux volumes, après quelques gé-
néralités sur la liturgie, sur l'importance de son étude, son état
au temps des apôtres, il en esquissait l'histoire en appuyant sur les
travaux de S. Grégoire le Grand, de S. Grégoire VIII et de la grande
réforme liturgique du XVI^ siècle. Ensuite il venait à la grande
aberration du XVIII® siècle et signalait, avec une verve implacable,
les excès commis dans la plupart des diocèses, notamment chez
les Clunistes et à Paris, le Byzance de l'Occident. Cette histoire, faite
sur pièces, après des études minutieuses, mettait le doigt sur la
plaie invétérée au cœur de nos églises ; elle voulait la guérir avec
le fer de la pure doctrine. « Soyons sincères, disait-il, à propos
de toutes les innovations illégales et mal réussies, notre désir de
perfectibilité liturgique ne nous a-t-il pas insensiblement réduits
à l'état que S. Pie V reprochait à nos pères du XVI® siècle ? Qu'est
devenue cette unité de culte que Pépin et Charlemagne, de concert
avec les Pontifes romains, avaient établie dans nos églises, que nos
évéques et nos conciles du XVI*^ siècle promulguèrent de nouveau
avec tant de zèle et de succès? Dix bréviaires et dix missels se par-
tagent nos églises et le plus antique de ces livres n'existait pas à
l'ouverture du XY1II° siècle ; il en est même qui ont vu le jour dans
le cours des quarante premières années du siècle où nous vivons. »
Dom Guéranger marquait l'irrégularité de cette situation ; il en
dénonçait les périls pour la vraie piété et pour la science ; mais il
se défendait absolument de toute intention de vouloir troubler les
consciences et provoquer une révolution. Il est bien permis de
croire qu'un retour immédiat à l'unité ne lui eût causé aucun
deuil; sans aucun doute il écrivait, comme tout auteur, pour agir
sur l'opinion ; mais si des redressements devaient se produire, il
les attendait du temps, de convictions lentement acquises, de l'ac-
tion de l'autorité épiscopale, enfin de tous les tempéraments né-
cessaires pour faire le bien en ménageant les passions, les illusions
et les intérêts. Quant à l'esprit qui dictait sa résolution, l'abbé de
Solesmes n'en laissait pas ignorer la source. « Faut-il le dire ?
320 CHAPITRE X
nous sommes tout romain. On ne nous en fera sans doute pas un
crime (le brave homme). Depuis assez longtemps, il est d'usage de
dire en France que les livres liturgiques de Rome ne sont point à
la hauteur de notre civilisation religieuse. Il y a un siècle que nous
en avons fait la critique la plus sanglante en la répudiant en masse
et bâtissant a priori des offices nouveaux, qui sont en désaccord
complet avec ceux de la mère des Eglises. Qu'il soit donc permis
de relever le gant, de se faire un instant le champion de l'Eglise
romaine, de toutes celles de l'Occident, qui chantent encore et
chanteront sans doute jusqu'à la fin les offices que S. Grégoire le
Grand recueillit, il y a douze siècles, entre ceux que les Pontifes
ses prédécesseurs avaient composées. Après tout, n'est-ce pas une
chose louable que de faire l'apologie de l'unité dans les choses de
la religion? Est-il donc des points sur lesquels elle deviendrait dan-
gereuse? N'a-t-elle pas existé, n'existait-elle pas, cette unité litur-
gique, en France, encore au XYI^ siècle? Depuis que nous l'avons
rompue, notre Eglise a-t-elle éprouvé tant de prospérités?
On peut croire que, malgré ces précautions, Guéranger ne se
croyait pas à l'abri des attaques ; ses mesures de prudence indi-
quent même qu'il s'y attendait. Pour rendre bonne justice à ses
détracteurs, à propos du retour à l'architecture ogivale, il ne man-
quait pas de faire observer qu'après tout, les paroles de la liturgie
sont plus saintes, plus précieuses que les pierres qu'elle sanctifie.
« La liturgie, dit-il, n'est-elle pas l'âme de vos cathédrales? sans
elle, que sont-elles, sinon d'immenses cadavres dans lesquels est
éteinte la parole vie ? Or donc songez à leur rendre ce qu'elles ont
perdu. Si elles sont romaines, elles vous redemandent ce rite ro-
main que Pépin et Gharlemagne leur firent connaître ; si leurs arcs
s'élèvent en ogive, elles réclament ces chants que Saint Louis se
plaisait à entendre redire à leurs échos ; si la Renaissance les a
couronnées de ses guirlandes fleuries, n'ont-elles pas vu les évo-
ques du XVIe siècle inaugurer, sous leurs jeunes voûtes, les livres
nouveaux que Rome venait de donner à leurs Eglises ? Toute notre
poésie nationale, nos mœurs, nos institutions anciennes religieuses
ou civiles, sont mêlées aux souvenirs de l'ancienne liturgie que nous
pleurons. »
DU RETOUR A l'UNITÉ LITURGIQUE 321
Enfin, poussant sa charge à fond, l'abbé de Sojesmes, avec une
ardeur qui paraît presque naïve, explique l'économie de son livre
et annonce qu'il publiera tout après un autre ouvrage de même
dimension, et d'un genre analogue, qui portera le titre d'Institu-
tions canoniques. « On commence à sentir de toute part, conclut-il,
la nécessité de connaître et d'étudier le droit ecclésiastique. L'in-
différence dans laquelle a vécu la France, depuis quarante ans,
sur la discipline générale et particulière de l'Eglise, est un fait
sans exemple dans les annales du christianisme. Les conséquences
de cette longue indifférence se sont aggravées par le temps et ne
peuvent se guérir qu'en recourant aux véritables sources de la lé^
gislation ecclésiastique, aux graves et doctes écrits de canonistes
irréprochables. Nous n'avons plus de Parlements aujourd'hui pour
fausser les notions du droit, pour entraver la juridiction ecclésias-
tique ; plus de Gallicanisme, pour paralyser l'action vivifiante du
chef de l'Eglise sur tous ses membres (1). »
Ici dom Guéranger prenait ses vœux pour des réalités définiti-
ves ; il ne devait pas tarder à apprendre qu'il se trompait. Au
moment où les Institutions liturgiques produisaient ces heureux
redressements et cette puissante irradiation qui devait bientôt em-
porter à peu près toutes les résistances, l'archevêque de Toulouse,
en 1843, l'attaquait dans une brochure intitulée : V Eglise de France
injustement flétrie. Paul-Thérèse-David d'Astros était un prélat
distingué par la confession de la foi, par l'éminence de l'épiscopat,
par une longue vie consacrée au service de l'Eglise, mais fortement
imprégné de gallicanisme. A ce titre, il vénérait les anciens pon-
tifes, recommandables sous d'autres rapports, mais blâmables
pour avoir dévié des pures doctrines et ne pouvait supporter qu'on
les censurât d'aucune manière. A prendre ainsi, à la lettre, les
devoirs de la réticence, par un respect malentendu pour les per-
sonnes, on ne pourrait jamais redresser aucun abus ni corriger
aucun vice. A part cet illogisme, l'archevêque prenait très habile-
ment position et traçait une lice d'où ceux qui soutiendront suc-
(1) Institutions liturgiques, t. I. Introduction, Passim.
322 CHAPITRE X
cessivement la même cause, ne sortiront plus. C'est, en effet, un
tour habile de se présenter comme le défenseur des traditions, de
l'autorité, de la paix des âmes et du respect dû aux vieux services;
mais ce n'est qu'un tour, et il est plus facile d'en voir l'habileté
que d'en découvrir la décision. De plus, ces controversistes galli-
cans, même lorsqu'ils se montrent sous un vernis pacifique, sont,
en général, fort durs pour leurs adversaires ; leur modération
n'est qu'une attitude ; elle se trahit par les formes acerbes du dis-
cours. « Pour moi, dit Guéranger, j'ai souri parfois en lisant, sur
vos pages énergiques, ces rudes qualifications qui s'échappent de
votre plume et me viennent imprimer les notes d'imprudence, de
témérité, d'injustice, d'absurdité, de calomnie, de fureur, de blas-
phème, d'indécence, d'obscénité ; sans parler de l'endroit où vous
signalez, dans mon style, les caractères qui font celui d'un jeune
impie. Pour moi, je ne suis point ennemi de la franchise du lan-
gage, sans aller pourtant jusqu'à regretter les aménités littéraires
des X\l^ et XVIP siècles ; et d'ailleurs, dans ces jours où Ton vou-
drait, sous prétexte d'une soi-disant modération, bannir des dis-
cussions la vigueur et l'énergie, j'aime à voir une aussi imposante
autorité que la vôtre, rappeler dans une polémique importante
cette âpreté sans façon dont ne se scandalisaient pas nos pè-
res (1). n
Dans le corps de sa réponse à l'archevêque, le docte abbé de
Solesmes établissait : !« qu'il n'avait point professé, sur le droit
liturgique, d'autres maximes que celles de l'Eglise ; 2^ que si la
nature de son travail l'avait amené à raconter des faits déplora-
bles, il n'en avait pas imputé la solidarité aux innocents, et n'avait
point fait usage de la note d'hérésie ou d'hérétique, sinon dans le
cas où elle était nécessairement applicable ; 3^ qu'on ne pouvait
lui adresser le reproche d'avoir, en excitant à des bouleverse-
ments violents, cherché à exciter du trouble dans les diocèses. A
ces arguments d'ensemble, il joint, en appendice, soixante-dix pa-
ges du texte de son adversaire et répond, dans la page en face,
(1) Défense des instttiUions lilurgiques^ p. 7.
DU RETOUR A l' UNITÉ LITURGIQUE 323
par quelques mots topiques, aux imputations erronées ou exces-
sives de son adversaire. L'archevêque dut se tenir pour battu, car
il ne répondit pas un seul mot ; du moins l'opinion lui donna tort
et s'il fût venu à rescousse, c'eût été intitulé : Telum imbelle sine
le tu.
Au grief, grave mais illusoire, d'avoir empiété sur les droits de
la hiérarchie, Guérauger avait répondu : « Que si l'Eglise de France
semble en ce moment environnée de périls, du moins les défen-
seurs de la prérogative romaine ne se trouvent pas dans les rangs
de ses ennemis. Quiconque, en effet, est zélé pour les droitsde la
chaire de Saint Pierre, doit l'être par là même pour l'autorité sa-
crée de l'épiscopat qui en émane. C'est la doctrine du Siège Apos-
tolique, que celui qui exalte le pouvoir du Pontife romain, exalte
par là même l'épiscopat, comme aussi celui qui attaque les attri-
butions sacrées de l'épiscopat, insulte par là même la chaire du
prince des Apôtres. Jusqu'ici on ne compte pas de presbytérien^
parmi les adversaires de la Déclaration de 1682 : mais, en revanche,
on serait fort en peine de citer un auteur presbytérien qui n'ait
fait profession d'être à cheval sur les quatre articles ».
C'était répondre dans les mêmes termes à peu près que S. Gré-
goire le Grand ; c'était bien répondre. V Eglise flétrie, les évêques
insultés, cela est facile à écrire, mais parla même que l'imputation
est énorme, il ne faut pas facilement se la permettre. Le contro-
versiste et l'historien font, en tout homme, la réserve des intentions
et admettent l'excuse de la bonne foi ; ils respectent et louent, s'il
y en a, les vertus et les services ; mais sont-ils coupables d'injures,
par là même qu'ils révèlent des faits vrais et divulguent des torts ?
Non, évidemment. L'historien a le devoir d'être véridique, sans
doute ; mais il a le droit de juger, et, quand il a dit vrai, il peut
avoir encore le devoir de flétrir. Si l'historien n'a plus le droit de
juger les hommes et les choses ; de dire bien du bien et mal du
mal, il faut briser la plume de l'histoire.
Dans la plénitude donc de son droit, Guéranger n'hésite pas
à dire que la Déclaration de 1682 mit les églises de France sous le
joug de la puissance séculière ; qu'elle éleva de notre côté contre
324 CHAPITRE X
Rome un mur de séparation, en deçà duquel Phérésie janséniste et
le philosophisme nous décimèrent cruellement ; qu'elle donna un
corps et une consistance légale aux doctrines d'insubordination
desquelles sont sortis le presbytérianisme et le laïcisme qui se
produisent enfin à l'état d'institution dans la constitution civile
du clergé ; qu'elle a été le protocole obligé de toutes les révolu-
tions postérieures contre la puissance du Saint-Siège dans les
divers Etats, ayant été colportée par Fereira en Portugal, par
Febronius en Allemagne, par Ricci en Toscane, par les prélats
adulateurs de Napoléon en 1811.
Les temps sont changés. « Quelques personnes, dit l'abbé de So-
lesmes, dans des termes que je suis heureux de reproduire, ont fait
la remarque que le cœur des catholiques français était devenu plus
tendre pour Rome ; que cette mère commune, qui naguère était
pour eux simplement l'objet d'une vénération plus ou moins froide,
devenait de jour en jour le centre de plus vives affections ; que les
pèlerinages vers cette cité sainte se multipliaient dans une pro-
gression qui nous reportera bientôt aux jours les plus fervents du
moyen âge ; que l'amour toujours croissant des fidèles pour le
Siège apostolique s'épanchait sans cesse par les cent bouches delà
presse, en protestations, en hommages, en vœux, en désirs plus
chaleureux les uns que les autres. Oui, certes, il en est ainsi et c'est
là le grand fait religieux qui s'accomplit aujourd'hui en France.
Mais qu'est-ce à dire? sinon que dans la détresse où se trouve la
-foi dans notre patrie, nous recourons au foyer delà lumière et de
la vie, pour obéir à l'instinct même de la conservation. Ne nous y
trompons pas : si de nobles et incessantes conquêtes promettent à
notre sainte foi des triomphes pour une époque plus ou moins éloi-
gnée ; si le mérite des œuvres de l'apostolat auxquelles tant de ca-
tholiques françaisont trouvé l'admirable secret de concourir, siles
vœux incessants qui montent vers le cœur mystérieux de la Vierge
Immaculée doivent, comme il n'en faut pas douter, abréger les
jours de l'humiliation et de l'épreuve, il n'est pas du tout démon-
tré que cette épreuve et cette humiliation soient encore arrivées au
terme que la justice divine a fixé. Hâtons-nous de chercher la seule
DU RETOUR A L' UNITÉ LITURGIQUE 325
vraie solidité sur la pierre, la seule vraie sécurité à l'ombre de la
Chaire apostolique ; aspirons la vie qui nous échappe de toutes
parts, en nous rapprochant plus encore de ce centre unique où elle
est immortelle, et renions avec franchise toutes autres maximes,
tous autres usages que ceux qui s'accordent avec la pleine et par-
faite obéissance dans laquelle nous devons précéder les autres
Eglises, nous Français initiés à la foi par les Pontifes Romains,
dès les premiers siècles, et tout récemment rappelés de la mort
à la vie parleur toute puissante sollicitude (1) ».
L'archevêque de Toulouse répondit à dom Guéranger ; Tabbé de
Solesmes ne put répliquer, non qu'il fût à court d'arguments, mais
il croyait la réplique superflue et d'ailleurs il était pressé d'entrer
en duel avec un autre adversaire. Déjà, dans une réponse à une
consultation de l'archevêque de Reims, cardinal Gousset, il avait
traité du droit liturgique, avec une grande abondance de savoir
et une décision magnifique. Presque simultanément, pour initier les
fidèles aux douceurs fortifiantes de la sainte liturgie, il avait com-
mencé la publication d'une Aiinée liturgique. La défaillance des tra-
ditions liturgiques faisait donc place à un réveil vigoureux, et les
Gallicans, propagateurs du rite parisien, devaientse sentir menacés
dans leur position. Pour couvrir cette déroule, l'évêque d'Orléans,
ville autrefois prédestinée aux grandes délivrances, maintenant
réservée à des exploits contraires, crut devoir entrer en lice. Jean-
Jacques Fayet, évêque d'Orléans, était gallican comme Paul DAs-
Iros, mais sous une autre nuance : l'archevêque était gallican de
Pespèce acerbe: c'est l'espèce ordinaire : l'évêque était gallican de
l'espèce spirituelle et gaie : c'est une variété rare en tous les temps,
plus rare encore aujourd'hui. Jean-Jacques publia donc un Examen
des Institutions liturgiques, livre oi^i il prit également à partie V An-
née liturgique et osa môme, lui évêque, essayer de couvrir le pieux
auteur de ridicule. Ainsi, il appelle dom Guéranger, le pape de
Solesmes; il le peint, dans son antique abbaye, transformée en
citadelle, construisant une machine de guerre pour baltro en
(l) Défense des InstituUoiis liturr/iqUes, p. 34.
326 CHAPITRE X
brèche, du haut de ses tours, les liturgies des églises de France ;
il l'arme d'une longue-vue pour inspecter la plaine ; il dit qn'il se
porte pour successeur de S. Grégoire YII comme abbé de Cluny,
où Hildebrand ne fut q-ue prieur ; il le montre attablé, comme
Luther, à l'auberge de l'Ours noir et priant la Sorbonne de couvrir
ses pauvres petits de son égide tutélaire, contre le Pape ; il le re-
présente cherchant à piper les esprits par des sophismes, ensei-
gnant une théologie et un droit canonique qui font fort mauvais
ménage ensemble, attendu qu'il y a entre eux incompatibilité
d'humeur et que tôt ou tard cela finira par un divorce ; écrivant
un livre dont on ne sait si c'est un traité, une dissertation, une
satire ou un roman, problème qui se trouve résolu plus loin en
faveur du roman-feuilleton.
D'autre part, il se complaît à dire que l'auteur de VAnnée litur-
gique l'emporte en raideur et en aridité sur les livres de prières
jansénistes, les plus durs et les plus secs, — mais personne n'est
obligé de lire cet ouvrage ; que Guéranger a résolu de faire prati-
quer à ses lecteurs la sainte vertu de patience, disgrâce qui peut
arriver à plus d'un cacographe ; que ses longues études n'ont pas
embrassé les premiers éléments de la théologie, d'où il suit que
l'évêque a bien tort de réfuter le moine : qu'il se complaît à faire
de la prose, comme si l'adversaire prenait son vol vers la région de
la haute poésie ; que ses assertions finissent par inspirer une sin-
cère compassion aux gens graves, pendant qu'elles font rire les
enfants, ce qui montre leur multiple utilité ; qu'on ne saurait dis-
tinguer s'il est historien ou poète, malgré sa prose ; qu'il remue
les questions moins pour les résoudre que pour les embrouiller,
exemple fatal à l'évêque ; qu'il manque de patriotisme, parce qu'il
a... peu de goût pour les grosses voix des chantres de certaines
cathédrales. Après cela, on peut tirer l'échelle.
En ce qui regarde les Institutions liturgiques, le pauvre évéqun
perdait totalement sa belle humeur. A l'entendre, le but de l'abbé
de Solesmes est d'apprendre au monde que les évoques ont dévié
de lafoi ; qu'il s'est donné la mission de les remettre dans leur
chemin et de les ramener à l'unité de l'Eglise ; que son livre est
DU RETOUR A L' UNITÉ LITURGIQUE 3:27
destiné à faire leur éducation religieuse, qu'ils ne tiennent plus que
par un fil au Saint»-Siège, et que l'auteur désii*e les trouver en
faute pour avoir le droit de les accuser. Dom Guéranger avait dit
et répété que jamais on ne vit union plus intime entre le Saint-
Siège et l'épiscopat français, entre les pasteurs et le clergé. L'évê-
que lui fait dire qu'il a déclaré la guerre aux églises de France et
à leurs premiers pasteurs ; qu'il lance la foudre de Texcommunica-
tion sur plus de cent évoques ; que le drapeau de Tunité liturgique
devient le drapeau de l'insubordination et de la révolte ; que,
depuis la publication de ses livres, TEgiise de France est agitée
comme la mer ; que, sous un air de science et de piété, il couvre
le schisme du drapeau de l'unité ; qu'il a publié deux gros volumes
pour révolutionner TEglise de France ; que ses paroles ont une
effrayante conformité avec le langage des factieux et des révolu-
tionnaires de tous les temps et de tous les pays ; qu'il se sert d'ar-
mes empoisonnées. Ce qui l'amène naturellement à proposer à
l'abbé de Solesmes, de se mettre à la tête de l'armée impie qui
fait la guerre à l'Eglise. On voit comment un gallican de belle
liumeur tourne vite à l'aigre, lorsqu'il veut redresser un contro-
versiste orthodoxe.
Ce n'est pas tout. Après avoir fait, de Guéranger, un schisma-
tique, Jean-Jacques l'accuse d'hérésie. Aussi, non content de le
comparer à Voltaire, de prophétiser en lui un nouvel Arius, il lui
attribue à la fois les doctrines du Presbytérianisme, l'erreur des
pauvres de Lyon, le système humanitaire, enfin jusqu'à la solida-
rité des cours du collège de France, où Michelet et Quinet vocifé-
raient contre l'ultramontanisme. Et pour clore dignement cette
incroyable série d'injures, dont je détache seulement quelques
traits, il appelait avec afïectation Guéranger un saint religieux^
sorte d'ironie qui donnerait à penser qu'il professait pour l'état
monastique le même respect dont paraîtrait animé envers l'épis-
copat, un auteur qui, après avoir déversé sur un évêque, les plus
odieuses imputation^, s'amuserait à l'appeler en même temps un
saint évêque.
Pour couper court à toutes ces imputations calomnieuses^, Gué-
328 CHAPITRE X
ranger fit sa profession de foi et se déclara en tout soumis au Pon-
tife romain. Mais il ne dédaigna pas de répondre et nous ne croyons
pas inutile de répéter après lui, que si la prétention de vouloir
faire l'éducation religieuse des évêques doit être attribuée à tout
écrivain non évêque qui vient à traiter des matières de pratique
épiscopale, tous les prêtres désormais devront renoncer à écrire
non seulement sur le droit canonique, parce que les évêques sont
chargés d'office de l'appliquer, mais encore sur le dogme, parce
qu'ils sont chargés de l'enseigner et d'en conserver le dépôt ; sur
la morale, parce que c'est à eux de l'expliquer au peuple dont
ils sont les pasteurs. Celte maxime a cependant été mise en avant,
et je sais un diocèse où l'on avait songé à interdire toute publica-
tion, en matière religieuse, aux ecclésiastiques, sans la permission
préalable de l'évêque. Et n'avons-nous pas entendu mettre en
question si les laïques pouvaient prendre publiquement la défense
de PEglise.
« Certes, quand il s'agit de l'Ecriture Sainte, des versions nou- ^
velles, des commentaires à publier sur ce texte divin, rien déplus
sage que la disposition souveraine du saint Concile de Trente qui
soumet tous les travaux de cette nature à la censure préalable de
l'évêque. Le texte sacré est la propriété de l'Eglise entière; il
n'est pas possible d'y rien ajouter, ni d'en rien retrancher. L'in-
terprétation de celte divine parole appartient à l'Eglise seule ; son
texte doit demeurer sous la surveillance exclusive des évêques
qui en doivent compte à leur troupeau et à toute l'Eglise. C'est
donc dans l'intérêt de la foi que des limites ont été apposées au
zèle des prêtres et des laïques qui veulent livrer au public le ré-
sultat de leurs études sur la parole de Dieu.
Mais s'agit-il de traiter des diverses sciences ecclésiastiques,
il est inouï qu'on ait prétendu que l'écrivain qui publie des travaux
sur de telles matières, méritât d'être accusé d'entreprendre sur
le droit des évêques, et de se poser pour leur donner des leçons.
Assurément, quand l'autorité sacrée de l'épiscopat brille dans
l'auteur d'un livre de science ecclésiastique, ce livre acquiert dès
lors une gravité toute particulière ; ainsi aimons-nous à vénérer
DU RETOUR A L'uNITÉ LITURGIQUE 329
la qualité de pontifes dans les Grégoire, JesAthanase, les Chrysos-
tôme, les Augustin ; mais la doctrine de vie' n'est pas moins
sûre, ni moins lumineuse dans les Jérôme, les Bernard, les Tho-
mas d'Aquin, les Suarez. Depuis l'époque des Docteurs de l'E-
glise jusqu'aujourd'hui, le vaste champ de la science ecclésias-
tique a été cultivé par de savants hommes en lesquels l'orthodoxie
a brillé autant que l'érudition : la majeure partie de ces écrivains
appartient au clergé du second ordre ; mais je ne sache pas que
Bossuet ait jamais rougi d'emprunter à leurs lumières sur la con-
troverse, ni que Benoît XIV ait cru abdiquer la majesté de son
trône, en interrogeant tant de savants canonistes du second ordre
sur la manière dont il devait non seulement gouverner l'Eglise de
Bologne comme archevêque, mais aussi régir l'Eglise universelle
comme Souverain Pontife. Ces principes généraux sont applicables
à tout écrivain catholique, et je ne sais pas pourquoi le dernier
des prêtres n'en réclamerait pas sa part (1) ».
Dans trois lettres successives à l'évêque d'Orléans, l'abbé de So-
lesmes justifia sa définition de la liturgie: montra que la litur-
gie est un des instruments principaux de la tradition, et, après
avoir établi sa valeur dogmatique, démontra l'importance de Tu-
nité dans la liturgie et la nécessité de maintenir cette unité en la
forme sanctionnée par l'Eglise. La mort de l'adversaire mit fin à
la bataille; il devait avoir, poui- successeur, sur le siège d'Orléans,
un prélat qui, malgré les apparences et beaucoup de protestations
du contraire, devait prendre en France la tête de l'opposition au
mouvement de retour vers Rome.
Par ses réponses à Jacques Fayet, Louis Guéranger était revenu
au point de départ de sa polémique. L'archevêque de Reims lui
avait posé ces questions:
1» Quelle est l'autorité d'un évêque particulier, en matière de
liturgie, dans un diocèse où la liturgie romaine se trouve actuelle-
ment en usage ?
L'abbé de Solesmes avait répondu : Les Eglises qu'une prescrip-
(Ij Nouvelle défense des institutions liturgiques, première partie, p. 22.
33U CHAPITRE X
tion de deux cents ans exempta, au XVI'' siècle, de l'obligation
d'embrasser le bréviaire et le missel réformés de S. Pie Y, n'en
sont pas moins tenus à garder la liturgie romaine, et n'ont pas
le droit de passer à une autre liturgie, àTambrosienne, par exem-
ple, bien moins encore de s'en fabriquer une nouvelle.
2" Quelle est l'autorité d'un évêque particulier en matière do
liturgie, dans un diocèse où la liturgie romaine n'est pas actuelle-
ment en usage ?
L'abbé de Solesmes avait répondu : si le diocèse en question est
en possession d'une litlirgie légitime, du nombre de celles qui
furent confirmées par la Bulle de S. Pie V, comme ayant eu deux
siècles d'ancienneté en 1568, le diocèse est inviolablement obligé
au rite romain, mais cependant il exerce un certain droit de cor-
rection sur ses propres livres.
3*5 Quelle conduite doit garder un évêque, dans un diocèse où la
liturgie a été abolie depuis la réception de la Bulle de S. Pie A'
dans ce même diocèse ?
Il faut distinguer : si la liturgie romaine de S. Pie V a été enlevée
à une certaine époque, pour faire place à une liturgie toujours
romaine, quoique différente de celle de S. Pie Y, en quelques dé-
tails de moindre importance, une prescription suffisante s'est for-
mée ; le diocèse est tenu simplement à la forme romaine, avec un
certain droit de correction.
Si la liturgie romaine de S. Pie Y a été enlevée depuis un nom-
bre d'années moindre que celui de la prescription canonique,
quelque orthodoxe et véritable que fût d'ailleurs la liturgie
qu'on eût substituée, la solution des questions relatives au droit
liturgique intéresse la conscience à un plus haut degré. Dans cette
Eglise, quand l'Ordinaire publie une nouvelle édition des livres du
diocèse, et qu'il s'élève un doute s'il n'a point outrepassé ce qui lui
est permis en fait de correction, dans ce doute, la présomption
demeure pour l'Ordinaire, et les clercs ne doivent point faire dif-
ficulté d'user des livres qu'il leur impose.
Si enfin la liturgie substituée, soit à celle de S. Pie Y, dans les
diocèses qui étaient canoniquement astreints à la suivre, soit à
DU RETOUR À l'unité LITURGIQUE 331
l'ancienne Romaine Diocésaine confirmée par S. Pie V, comme
étant dans les conditions exigées par les Bulles; si, dis-je, cette
liturgie nouvelle n'est plus moralement la liturgie romaine, mais
une forme récente, sans racine dans la tradition, variable, dépour-
vue de l'autorité que donnent l'antiquité, l'universalité et l'immu-
tabilité, l'évêque qui trouve dans son diocèse une pareille liturgie,
doit réunir tous ses efforts pour faire cesser cet état de choses,
en remontant à l'unité romaine primitive. Ainsi l'exigent l'intérêt
de la foi, le lien de la subordination hiérarchique, les besoins
religieux des populations, le droit patriarcal des Eglises d'Occi-
dent , le décret du Concile de Trente , les Constitutions de
S. Pie Y, les canons de nos Conciles français.
Ces conclusions étaient frappées au coin de l'évidence. La litur-
gie était l'objet d'une réserve apostolique. Dès 1820, une Congré-
gation romaine avait décidé que, dans les conditions déterminées
par le droit, un prêtre, et à plus forte raison, un évêque, rebelle
au devoir liturgique, ne pourrait pas recevoir l'absolution. Dans
un bref à l'archevêque de Reims, Grégoire XYI avait dénoncé la
diversité liturgique comme un péril pour V Eglise, et s'il ne don-
nait pas formellement l'ordre de revenir à l'unité, il laissait du
moins voir quelle joie son cœur éprouverait de ce retour effectif.
Plus tard. Pie IX, à la vue de quarante diocèses revenus, en quel-
ques années, à la liturgie romaine, Pie IX n'hésita plus : il donna
ordre de revenir quam primum, quant citius : c'est-à-dire en bon
français, immédiatement à la liturgie de S. Pie V. Tous les évê-
ques français, dans un sentiment de foi et de piété, s'inclinèrent
devant Tordre du pape ; les liturgies hétéroclites furent repoussées
en principe ; et le retour se fit juste dans le délai nécessaire pour
régler quelques détails d'application.
Il n'y eut d'exception que pour quatre diocèses : Lyon, Besan-
çon, Orléans et Paris. Déjà l'opposition au Romain par actes pu-
blics avait été le fait de deux prélats gallicans dont un élève à
Saint-Sulpice, et l'autre infatué de ses doctrines; la même in-
fluence se faisait sentir dans les quatre diocèses réfractaires à l'or-
dre du Pape. A Lyon, toutefois, le l'efus d'avancer n'était pas
332 CHAPITRE X
l'œuvre du cardinal de Bonald, personnellement pieux envers le
Saint-Siège, mais d'une fraction du clergé qui s'imaginait, dans
sa ville féconde en brouillards de toute nature, que la liturgie lyon-
naise remontait à S. Jean révangéliste. A Besançon, à Orléans et
à Paris, c'était la résolution bien arrêtée des trois prélats de résis-
ter, en y mettant des formes, à l'ordre du chef de l'Église. L'ar-
chevêque de Paris, Dominique Sibour, personnellement républi-
cain, s'était montré ultramontain à Digne ; dans un livre sur les
Institutions diocésaines, il avait surtout le dessein de gouverner
par les chapitres, rofficialité et les autres institutions voulues par
le droit ; une fois à Paris, par une volte-face inexplicable, il passa
au gallicanisme intransigeant, et, avec les concours des Maret, des
Bautain et de plusieurs autres, il soutint mordicus le projet d'en-
rayer le mouvement de retour à Rome. L'archevêque de Besançon,
Césaire Mathieu, était comme pétrifié dans les idées sulpiciennes
de son éducation cléricale et résistait à la rénovation liturgique
avec la froide ténacité d'une roche. L'évêque d'Orléans, Félix Du-
panloup, sulpicien comme Mathieu, n'était pas moins que lui,
obstiné dans la résistance. Mais la situation était telle, qu'on ne
pouvait plus résister ouvertement; un prélat qui l'eut tenté, eût
succombé sous une avalanche d'anathèmes ; et probablement le
pape n'eût pas supporté longtemps l'absurde indignité d'une ré-
sistance ouverte.
Les trois prélats imaginèrent donc ce biais d'un appel au pape
pour provoquer la révision de la liturgie romaine. Au XYIII^ siè-
cle, ce projet de révision avait été mis en cause ; quelques litur-
gistes, émules du cardinal Quignonez, s'étaient essayés maladroi-
tement à cette entreprise; Benoît XIV, mis au courant de leurs
travaux, en avait ordonné la cessation et la mise aux archives de
fagots de notes malvenues. L'esprit rétrograde du triumvirat gal-
lican n'ignorait pas ce fait dont l'initiative parait être venue de la
France ; il y avait là en dépôt des chiffons d'une très médiocre
valeur ; c'était plus qu'il n'en fallait pour appeler les empresse-
ments de leur zèle et satisfaire les convoitises de leur rancune.
En remettant sur le métier les livres liturgiques, on arrêtait net le
DU RETOUR A l'UNITÉ LITURGIQUE 333
mouvement de retour ; pourquoi, en effet, reprendre les livres de
S. Pie V, si l'on devait prochainement les changer ? En leur privé,
les trois prélats se trouvaient tout excusés de ne rien faire, et déjà
se frottaient les mains. Pie IX était bon ; il ne devina pas le piège;
peut-être même ignorait il par suite de quelles malversations,
Benoît XIV avait répudié l'œuvre hybride des liturgistes romains.
Lorsqu'on lui eut rapporté ce qui s'était passé depuis un siècle ;
comment ses prédécesseurs avaient rejeté cette idée de réforme ;
pourquoi les prélats français avaient provoqué la reprise de ce
travail, il renvoya aux oubliettes les vieux papiers du XYIIP siècle
et intima plus fortement l'ordre du retour. Les trois prélats se
trouvèrent pris au piège qu'ils avaient tendu.
Sur quatre-vingt-six évêques, quatre-vingt-trois déférèrent donc
à l'ordre du pape, aux prescriptions du droit, à toutes ces raisons
de foi, de piété, de sagesse, de zèle dont l'historien retrouve, dans
leurs pastorales, l'écho éloquent. Trois résistèrent sans afficher
hautement la résistance, mais en alléguant des prétextes fallacieux
qui coloraient, tant bien que mal, leur mauvaise volonté. Ce qu'il
importe de remarquer ici, c'est que ce refus d'obéissance provient
du gallicanisme et du libéralisme ; qu'il ne peut se couvrir d'au-
cune raison qui n'eût été vingt fois démontrée fausse; mais que la
résistance ne se maintint qu'avec un plus opiniâtre aveuglement.
A Paris, le patriarche in petto du néo-gallicanisme fut assassiné
par un prêtre dans une église ; son premier successeur, le cardi-
nal Morlot, n'eut pas le temps de revenir sur ses brisées ; son
deuxième successeur, Georges Darboy, venu au gallicanisme qu'il
avait combattu autrefois à Langres, comme professeur, n'en eut
pas la volonté, et fut, comme Sibour, frappé de Dieu. Au cardinal
Guibert échut l'honneur de rétablir, à Paris, les symboles, les
chants et les actes de la liturgie romaine. Ce prélat était aussi un
élève de Saint-Sulpice, il n'était donc pas prévenu en faveur de la
liturgie romaine par son instruction cléricale ; mais personnelle-
ment pieux, charitable et résolu à tout bien, il avait été sensible
à ce grand mouvement de rénovation catholique qui transformait
la France, et son mérite devant les hommes et sa gloire devant
334 CHAPITRE X
Dieu est d'avoir fait souvent fléchir ses préjugés d'éducation de-
vant le devoir d'obéissance à la Chaire Apostohque (1).
A Orléans, la résistance à la volonté du Pape ne fut qu'un tissu
de contradictions et de ridicule. En son privé, l'évêque, avec son
esprit fermé et rétrograde, récitait le bréviaire Borderies de Ver-
sailles, rejeté par l'évêque du diocèse dont Dupanloup n'avait
jamais fait partie, bréviaire dont l'illégitimité fût tombée sous le
sens d'un enfant. En public, l'évêque encensait la liturgie romaine;
dès 1850, il célébrait sur le thyrse ses empressements d'obéissance;
en 1854, il lançait encore des fusées de phrases pour se faire bien-
venir dans un voyage à Rome ; mais beaucoup de phrases et point
d'effets : Dicta, factis deficientibus, erubescunf. L'histoire ne doit
pas adresser, à ce pauvre évéque, de trop cruels reproches : ce
n'était ni un sot, ni un méchant homme : il était même bonetbrave;
mais, appliqué aux catéchismes dès le grand séminaire, et, dans
la suite, toujours absorbé par un surcroît d'occupations, il n'a-
vait jamais eu, on peut le démontrer mathématiquement, le temps,
je ne dis pas de rien approfondir, mais de rien étudier. Avec
cela, très répandu, toujours pressé d'opiner sur toutes choses et de
plus d'entraîner l'esprit public, croyant peut-être que son génie
pouvait le dispenser de science, il ne savait, sur chaque chose,
que ce qu'on lui soufflait. Sur la liturgie, où la compétence ne
s'improvise pas, il ne savait pas bien à quoi il fallait tenir, mais
l'opinion réfléchie, qu'il n'avait pas, il ne la soutenait qu'avec plus
d'ardeur. A ce point que, pressé par ses prêtres et surtout par son
chapitre, lié d'ailleurs par sa propre parole d'honneur, qu'il ne
voulait pas tenir, il créa, un beau jour, une volée de chanoines.
(1) Dansson éloge funèbre, qui n'est ni une œuvre d'art, ni une œuvre de
science, ni une œuvre de piété, l'évêque d'Autun a trouvé bon de nous pren-
dre à partie en présence des saints autels, de compte en tiers avec Mgr Pelle-
tier et les rédacteurs de V Univers. Nous ne relèverons pas cette haute incon-
venance ; nous ferons seulement remarquer que la pastorale de l'évêque de
Viviers contre VUnivers tomba juste au moment de TEncyclique Inter Miilti-
plices avec lequel elle formait un contraste parfait, et succomba sous une avalan-
che de fou rire. Son châtiment est qu'on ait pu s'en servir après la mort de son
auteur, mais contre un Pape.
DU RETOUR A l'uNITÉ LITURGIQUE 335
titulaires sans titre canonique, dont la mission, peu sérieuse, était
de couvrir la mauvaise volonté de l'évêque en assumant la respon-
sabilité de la résistance. Tantôt sous un prétexte, tantôt sous un
autre, Dupanloup étouffa, pendant vingt-cinq ans, la question li-
turgique, résista d'autant et ne se rendit qu'à l'heure où il n'eût
plus pu soutenir la résistance que par la révolte.
A Besançon, les circonstances ne permettaient pas le procédé
libéral de l'étouffement. Dès 1844, Tévéque avait été personnelle-
ment pressé de revenir à la liturgie. Dans sa visite à Grégoire XVI,
le prélat bisontin avait proposé de constituer son chapitre à la ma-
nière semi-conventuelle de S. Ghrodegand ; le pape n'était pas
éloigné d'admettre cette proposition ; mais il remontrait à l'évêque
que le meilleur moyen de rapprocher les personnes et d'effec-
tuer la communion des âmes, c'était l'unité des prières, des rites
et des solennités religieuses. Les instances du Pontife avaient été
vives ; l'évêque avait résisté en face au Pontife. Dès lors ce qui
n'avait été jusque-là qu'une routine, fortifiée par les habitudes de
particularisme, dut être considéré comme un point de séparation
réelle et comme un élément de division.
Le retour de quatre-vingt diocèses à la liturgie romaine, — re-
tour accompli aux applaudissements de toute l'Eglise, — avait
obtenu, dans le diocèse de Besançon, d'unanimes sympathies. Le
clergé franc-comtois souffrait d'autant plus de se voir précédé dans
la confession des prérogatives de la Chaire apostolique, qu'il était
plus foncièrement romain; que, saisi de la question liturgique par
le voisinage de Langres, il l'avait de bonne heure étudiée et réso-
lue avec la décision du bon sens et de la piété envers le Saint-Siège.
D'ailleurs les évêques qui tenaient la tête du mouvement de re-
tour à Rome, les Gousset, les Doney, les Cart, les Mabille étaient
sortis de son sein, et cette campagne qu'ils menaient avec tant de
gloire, les prêtres de Besançon eussent voulu en avoir les reflets
et les grâces^. L'archevêque se tenant coi, les prêtres lui firent part
des conclusions de leurs études et des vœux de leur foi. En bon
diplomate, le prélat fit des promesses qu^il ne devait pas tenir.
lifis prêtres insistèrent : en présence d'instances pour une affaire
336 CHAPITRE X
qu'il croyait relever de son droit exclusif, le cardinal Mathieu ne
cacha point sa mauvaise humeur et ne craignit pas de qualifier
durement ce qu'il lui plaisait d'appeler les innovations de Mgr Pa-
Wsïs. Les prêtres, éconduits de ce côté, mais poussés par leur con-
viction et leur conscience, s'adressèrent au nonce, qui les auto-
risa à revenir en leur particulier au Bréviaire romain. Cette déci-
sion produisit l'effet d'une traînée de poudre, qui vient de recevoir
la flamme d'une allumette. Successivement plus de quatre cents
prêtres prirent le Bréviaire de S. Pie Y. Le cardinal ne doutant
pas que le nombre des prêtres ne dût aller en augmentant, crut
étoufTer à son berceau le mouvement liturgique, en promettant
solennellement de s'occuper de la question ; mais, à son insu, il
laissa voir qu'il ne s'en occuperait au futur et au conditionnel, que
pour créer des entraves et aboutir à un avortement.
Alors la guerre éclata dans le diocèse de Besançon. En 1854,
Boissy, curé de Voray, avait posé sagement et exactement la ques-
tion du retour à l'unité. En 1855, Tabbé Maire, aumônier de l'hô-
pital militaire, exposa, dans un écrit très mesuré, les constitutions
des papes, les décrets des congrégations romaines et des conciles
provinciaux de France. « Ce livre, écrivait le cardinal Gousset,
est un très bon livre; je dis plus, c'est une bonne action qui restera
quoiqu'il arrive, et, tôt ou tard, tous béniront l'auteur d'avoir si
bien su concilier la force avec la simplicité, la hardiesse avec la
modération et le respect dû à l'autorité. » Pour toute réponse, le
cardinal Mathieu fit supprimer l'aumônerie et condamna l'abbé
Maire à mourir de faim. En 1860, courant sur les brisées glorieuses
de l'abbé Maire, Jean-François Bergier entra dans la lice et par
une série de savantes brochures soutint à Besançon la cause de
l'Eglise romaine. Sans examen, sans jugement, sans aucune forme
juridique, au mépris de toute raison, de tout droit et de tout devoir,
le premier écrit de Bergier fut condamné et son auteur exclu delà
maison des missionnaires diocésains. Pie IX blâmçi ce coup de
force et ordonna la réintégration du missionnaire. Le cardinal re-
fusa d'obéir et déclara que, plutôt que de rétablir le missionnaire
dans ses droits, il donnerait sa démission d'archevêque. C'était le
DU RETOUR A l'UNITÉ LITURGIQUE 337
cas de se rappeler l'axiome antique : Patere legem quam ipse fe-
cisti.
Un quatrième défenseur de la liturgie, qui, à certains égards
fut le premier au combat et le dernier sur la brèche, le chanoine
Victor ïhiébaud, vicaire général de Reims et de Montauban, pu-
blia, pour la même cause, vingt brochures. Dans ces brefs et dé-
cisifs écrits, il se plaît à dévoiler, avec bonhomie, les ruses de l'ad-
versaire et à cribler de flèches ses moyens dilatoires. Par une suite
de déductions justes, solides et souvent piquantes, il établit :
1'' Que la liturgie n'est pas d'une acception facultative, mais qu'elle
est de droit strict et rigoureusement obligatoire ; 2° que les évéques
eux-mêmes n'ont pas le droit de choisir ni de temporiser et encore
moins de se soustraire à la pratique ; 3° que Grégoire XVI et Pie IX
ne se bornent pas à inviter ; mais qu'ils expriment comme urgente
la reprise canonique et qu'ils en pressent l'observation ; 4° que ce
n'est pas troubler l'ordre hiérarchique que de devancer son évêque
pour obéir au pape ; 5^ que si le législateur admet des négociations
pour des particularités diocésaines, il condamne et réprouve tout
déclinatoire qui troublerait ou entraverait l'unité générale ; 6" que
sans juger les intentions de leur supérieur, les prêtres ne sont pas
libres de suivre l'indocilité de leur évêque envers Rome ; 7» que la
soumission au droit canonique a toujours été et sera toujours un
acte béni et digne de récompense.
En principe, la cause était gagnée. « Le conclusion était bien
simple : c'était en présence d'un droit si clair et d'une volonté si
décidée, si unanime, tant du clergé que des fidèles, de revenir à
la liturgie romaine. On ne pouvait certainement s'y refuser que
par un aveuglement manifeste et un mauvais vouloir coupable.
L'archevêque se tut, mais fit connaître, par son silence, suffi-
samment sa volonté ; ainsi, tous les prêtres qui, par défaut de
connaissances ou de vertu, ne pouvaient se promettre ce que dé-
sirait leur ambition, s'empressèrent de former une coterie, pour
appuyer dans sa résistance l'archevêque. En soi, c'était une indi-
gnité ; aussi l'effet fut-il déplorable et digne d'une si exorbitante
338 CHAPITRE X
maladresse. Le diocèse prit feu : l'étincelle qu'on voulait étouffer,
alluma un incendie.
(( Les prêtres, qui patronaient le retour à la liturgie, frappés par
une violence criminelle, en appelèrent à Rome qui leur donna rai-
son. La congrégation des rites posa à l'archevêque cette question :
Votr-e liturgie est-elle, oui ou non, dans les conditions prescrites par
S. Pie F? La réponse dut être négative. Le Souverain Pontife
manda alors à l'archevêque,, que, les choses étant ainsi, il ne lui
restait plus qu'à suivre l'exemple des autres diocèses de France,
quam pîHmum, quam citius, au plus vite, le plus tôt qu'il pourrait.
Pour tout autre, un mandat pontifical eût été un ordre de Dieu ;
il n'en fut pas ainsi pour le cardinal. Avec un aveuglement obs-
tiné, qui afflige même ses plus zélés partisans, il demanda la per-
mission de revenir à la liturgie que possédait Besançon avant les
livres actuellement réprouvés ; refus de Rome ; il demanda à faire
un mélange de toutes les liturgies du diocèse, ce qui, de sa part,
était se moquer du Pape, nouveau refus I Alors il demanda un dé-
lai convenable pour effectuer son retour à la liturgie romaine,
pour préparer un propre diocésain et choisir une édition de livres
de chants. Rome accorda deux ans ; c'était beaucoup plus de temps
qu'il n'en fallait. Une société de prêtres bizontins venait de pu-
blier, en quatre volumes, la vie des saints de la Franche-Comté ;
des éditions de livres de chants, il y en avait à Dijon, à Digne, à
Avignon, à Rennes, à Matines, et surtout à Paris. Pour choisir des
livres de chants, il fallait cinq minutes; pour former un propre
diocésain, il fallait à peine six mois. 11 fallut plus de vingt ans au
cardinal Mathieu » (1).
Pour la composition d'un propre diocésain, au lieu de dresser
tout simplement la liste liturgique des saints locaux, le cardinal
fit venir de tous les coins du monde, de vieux livres de liturgie. A
chaque instant, il en arrivait, à Besançon, des caisses énormes.
On ne comprenait rien à ces achats et ceux qui connaissaient les
goûts peu studieux du cardinal, s'amusaient volontiers de cette
(1) Examen critique de la tne du cardinal Matliieii, p. 32.
DU RETOUR A L'UiXITÉ LITURGIQUE 339
flamme sénile qui l'embrasait soudain. Le brave prélat se levait
dès l'aurore et travaillait avec une activité à faire tressaillir l'om-
bre du cardinal Quignonez. Un beau jour, on apprit enfin que,
sous couleur de propre, le cardinal avait composé, quoi ? un nou-
veau bréviaire ! Quand l'œuvre fut à son gré, le liturgiste bizontin
la porta lui-même à Rome. A la vue de cette matière informe et
indigeste, on se figure l'étonnement de la Congrégation des Rites.
u On ne vous a pas autorisé, fut-il répondu, à composer un nou-
veau bréviaire, mais seulement à soumettre au Saint-Siège un pro-
pre diocésain ». Que durent penser les savants consulteurs de cette
congrégation en parcourant ce propre extra-liturgique, fort de
400 pages, sans compter les renvois par quoi il corrige le bré-
viaire romain. On croirait que celui qui s'est donné mandat de
confectionner ce travail de pure fantaisie, voulait conserver le sou-
venir de tout ce que la déviation liturgique offrait de plus anor-
mal. Par le fait, ce cinquième volume du bréviaire qui essayait
d'escamoter les quatre autres, offrait un arrangement tellement
insolite, qu'il surchargeait les jours préfixes et vous jetait, pour
le lendemain, dans un dédale d'où il était impossible de sortir.
Rome écarta cette composition encombrante. Avoir consacré des
mois et des années à la composition d'un bréviaire nouveau ; avoir
fondé sur sa dignité ecclésiastique, l'espoir de le faire admettre,
et se voir rejeter sans appel, sans retour et se trouver au même
point qu'auparavant, quelle déconvenue ! Ceux qui ont connu le
caractère du cardinal peuvent mesurer la profondeur sourde et
violente de son mécontentement.
« L'archevêque suivit la même méthode pour former les livres
de chants ; mais on ne devinerait jamais ce que ce fin virtuose ima-
gina pour aboutir. Les diverses éditions des livres de chants, de
tous les pays, étaient réunies dans sa chambre. M. Mathieu fit ve-
nir les enfants de la Maîtrise ; on chantait huit ou dix introïts,
par exemple, et on choisissait aux voix, celui qui avait paru meil-
leur à l'exécution. Pends-toi, Danjou ; pendez-vous, Lambillotte,
Raillard, Dufour, Cloct, Bonhomme, Jaussens, Fétis, Nisard, Cous-
semaker ! Vous croyez, innocents, que pour retrouver les chants
340 CHAPITRE X
grégoriens, il fallait chercher les vieux manuscrits, comparer les
cantilènes, pâlir sur les neumes et arracher à la vénérable anti-
quité le secret de ses suaves mélodies ! Vous étiez dans l'erreur.
Pour mener à bonne fin une si difficile entreprise, il suffit de se
rappeler que Dieu a rendu éloquentes les langues enfantines ; il
suffît de prendre un Introït à Dijon, un Kyrie à Digne, un Gloria
in excelsis à Rennes, un Graduel à Avignon, un Credo à Paris, un
Offertoire à Matines, un Sanctus à Ratisbonne, un Agnus à Cam-
bray et une Post- communion h Pékin. Le chant grégorien, voyez-
vous, doit se retrouver, comme il a été composé, d'inspiration ; et
pour y atteindre, rappelez-vous donc Boileau et ce front nouveau
tondît, symbole de candeur.
« Ce qui étonne les croyances, c'est que M. Mathieu fit impri-
mer son chant, ainsi colligé , dans d'énormes in-folios qui coûtent
fort cher et que les curés ne voulaient point acheter. L'affaire fut
portée au Conseil d'Etat pour réduire les récalcitrants, par un
arrêt qui serait un service. Enfin la liturgie romaine fut adoptée
peu de temps avant la mort du cardinal. Un peu plus, M. Mathieu
mourait contumax et s'en allait dans l'autre vie, sans avoir rétabli
la liturgie romaine. A la première retraite, présidée par son suc-
cesseur, un prêtre éminent du diocèse posa publiquement à l'ar-
chevêque cette question : « Quel chant suivrons-nous désormais?
Sera-ce le chant romain ou le choiDl coinmercial » '^ Ce prêtre avait
trouvé le mot propre ; il aurait pu ajouter que la liturgie de M. Ma-
thieu n'était ni bizontine, ni romaine et que cette olla podiida de-
vait être mise au panier de la bonne cuisine (1) ».
Ni le cardinal Mathieu, ni l'évêque d'Orléans ne furent formel-
lement hérétiques ou formellement schismotiques ; mais, comme
Eusèbe de Césarée, ils admirent dans leur esprit toutes les erreurs
ecclésiastiques de leur temps ; et, comme Eusèbe de Nicomédie,
ils mirent, au service de l'erreur, toutes les ressources (!e la ruse,
toutes les iniquités de l'arbitraire. Par leur union, ils formaient
une sorte de duumvirat et exercèrent, sur quelques évêques, au
{\) Examen critkp'e, p. 34.
DU RETOUR A L'UiMTÉ LITURGIQUE 341
profit du gallicanisme, une espèce de patriarcat secret. Prélats
d'ailleurs méritants sous d'autres rapports, bien qu'ils fussent ex-
traordinairement surfaits : l'un pédagogue répandu, orateur
échauffé, polémiste de talent ; l'autre diplomate ; tous deux d'une
rare énergie. Malheureusement, ils avaient, sur la constitution de
TEglise, des idées courtes, fausses, rétrogrades et rêvaient je ne
sais quelle conciliation impossible entre l'Eglise et la révolution.
Leur vie ne fut qu'une longue conspiration en faveur du gallica-
nisme et plus tai'd en faveur des idées libérales. Les éclats de leurs
menées furent rares, dissimulées savamment, mais assez décou-
vertes pour qu'on put leur résister utilement et à propos. Le Pape,
qui n'ignorait point ces trames, parfois s'en amusait ; il appelait
les Mathieu et les Dupanloup les deux papes du gallicanisme : il
Motore et il Mobile : celui qui pousse et celui qui entraîne. D'ail-
leurs il tenait la main sur la garde de son épée et, sur certains
bruits d'une révolte prochaine, avait fait rédiger une bulle de con-
damnation. Le Pape ne frappa point ; mais cette bulle restée dans
les archives de l'Eglise suffit pour mettre des sourdines aux bio-
graphies qui ne sont que des crocs en jambe à la vérité de l'his-
toire, des actes d'adulation posthume et des manifestes en faveur
du libéralisme.
Heureusement, dit le Psalmiste, la justice est éternelle et la vé-
rité fait loi : Justitia in œlcrnum et lex veritas. Grâce à l'heureuse
impulsion des Pontifes romains, grâce à la docilité intelligente et
pieuse des évêques français, gi'âce aux immortels travaux de doin
Guéranger, la question liturgique, savamment posée, sagement
discutée, vaillamment défendue, a produit ses fruits de grâce, de
lumière et d'amour. La France est rentiée dans le concert de la
chrétienté ; nos églises retentissent des chants des Léon et des
Grégoire. Nous sommes revenus, pour la prière publique, à ces
temps bénis de l'ère patriarcale, où la terre n'avait qu'une lèvre
et qu'un discours : Terra autem eral lahiiunius et sermonum eonun-
dem.
CHAPITRE XI
le mémoire sur la situation présente de
l'Église gallicane.
Le catholicisme libéral affecte, comme toutes les erreurs mo-
dernes, les allures du serpent ; il ne s'affirme pas avec audace, il
ne publie pas de système dogmatique, il ne demande pas à paraî-
tre dans les conciles et à soutenir ses propositions. Au lieu de se
montrer, il se cache ; au lieu de dire qu'il veut réformer le catho
licisme, il déclare ne se présenter que pour le défendre; au lieu
surtout de se révolter ouvertement contre la plénitude de l'auto-
rité apostolique, — ce qui est d'ailleurs son fait, — il prétend
bien n'avoir pas d'égaux dans la dévotion au pape et le dévoue-
ment au Saint-Siège. Si vous Técoutez, il est croyant, il est pieux,
il est même saint, si vous l'examinez seulement par le dehors, il
vous paraîtra ne pas trop mentir à ces belles apparences. Pour le
découvrir, il faut le surveiller dans la nuit ; il faut le dépister dans
ses allées et venues mystérieuses ; il faut sonder, d'une main clair-
voyante, les profondeurs où il s'enveloppe et les secrets par quoi
il espèie avancer ses affaires. On a comparé le catholicisme libéral
au gallicanisme dont il est l'héritier, et au jansénisme dont il co-
pie fidèlement les artifices et la diplomatie. Cette comparaison
est juste ; mais il faut ajouter qu'instruit par l'expérience des er-
reurs vaincues, des écueils oîi il pourrait se briser, il les évite
avec un grand soin. S'il venait à triompher, la France se trouve-
rait avoir abdiqué politiquement l'Eglise, Jésus-Christ et Dieu
lui-même, à peu près sans le savoir, et encore une fois se véri-
fierait l'expression de S. Jérôme, la Gaule s'étonnerait d'être de-
venue arienne et même athée en politique.
Pour pénétrer, d'un regard sûr, les mystères du catholicisme
SITUATION PRÉSENTE DE l'ÉGLISE GALLICANE 343
libéral, il faut l'étudier de très près ; il faut le suivre dans la série
de ses opérations; il faut le saisir dans l'ensemble de ses actes;
et, pour découvrir ses actes, il faut prendre au passage le fait qui
les révèle et essayer d'en mesurer exactement la portée.
Nous avons vu naître le libéralisme athée et révolutionnaire en
1789; nous avons vu, en 1830, Lamennais accepter ses doctrines
dans l'espoir de s'en servir pour repousser victorieusement ses
attentats; de 1840 à 1848, les évêques ont accepté, comme La-
mennais, la charte pour s'en faire une arme. En même temps, un
Lacordaire et un Dupanloup, venus de divers horizons, commen-
cent à préconiser le libéralisme pour lui-même ; à célébrer le droit
commun comme un idéal de perfection politique ; à laisser dans
l'ombre le droit divin de la sainte Eglise et à voiler ses bannières
pour les faire accepter. A la révolution de Février, Lacordaire,
Moret, Ozanam essaient, dans VÈre nouvelle, d'identifier le chris-
tianisme avec la démocratie et d'ériger le Christ parlementaire en
prototype du vrai républicain. Bientôt un disciple des Lacordaire
et des Dupanloup, au lieu d'instituer la liberté de l'Eglise sur son
droit de communion surnaturelle, se borne à l'introduire dans
l'Université et en lui accordant une part de ses droits pose le prin-
cipe qui les lui fera un jour tous refuser. L'application de cette
loi soulève la question des classiques, question qui, prise dans son
ensemble, implique toute la question de l'enseignement chrétien;
des catholiques de marque la font avorter et servent d'autant
l'esprit de dissolution sociale. En même temps, un homme suscité
de Dieu pour ramener la France à l'unité de la prière, pose la
question liturgique ; les mêmes champions du libéralisme repous-
sent la liturgie romaine, comme ils ont rejeté la christianisation
de l'enseignement. Voici maintenant une autre affaire où nous
retrouvons le catholicisme libéral fidèle à lui-même, conjurant la
diminution de la vérité, le rapetissement des âmes, mais cette
fois découvrant plus son jeu contre la Chaire du prince des apô-
tres. Nous arrivons à l'affaire du Mémoire présenté à l'épiscopat
pour la revendication du droit coutumier.
Dès 1848, Dominique Sibour, archevêque de Paris, avait deman-
344 CUAPITRE XI
dé, à Pie IX, la permission de convoquer un concile national.
L'objectif de cet évêque, passé de l'ultramontanisme au gallica-
nisme, était, dans ce concile, avec le concours des Mathieu et des
Dupanloup, de faire reprendre, à l'erreur gallicane, tout le ter-
rain perdu depuis 1830. Les gallicans incorrigibles ne pouvaient
pas se dissimuler que la renaissance des ordres religieux promet-
lait au Saint-Siège des légions de soldats; que le rétablissement
de l'unité liturgique amènerait une plus exacte piété ; que la ré-
surrection du droit canonique entraînerait la ruine de ce droit
frauduleux, institué depuis la révolution, pour mettre de côté le
droit pontifical et créer, aux évêques, une sorte d'absolutisme. Un
concile national leur paraissait une assemblée propre à décider
souverainement en faveur des évêques et à créer des titres que le
Saint-Siège ne pourrait pas décliner. Pie IX éventa le piège, rejeta
la demande, mais exprima le vœu qu'on célébrât, selon Tordre
du Concile de Trente, des conciles provinciaux. Sibour, déçu dans
ses espérances, espéra qu'un concile de sa province, sans avoir
Tautoiilé d'un concile national, pourrait, tenu promptement, con-
duire au même but. Une bulle de Sixte-Quint, il est vrai, obligeait
de soumettre au pape, avant de les publier, les décrets des con-
ciles provinciaux ; mais les docteurs parisiens du gallicanisme,
Lequeux, Maret, et plusieurs autres larves dont je dédaigne de
percer les masques, prétendaient que cette constitution n'avait
pas été reçue en France et que les décrets, pour valoir, n'avaient
pas besoin d'être soumis au Saint-Siège. Mais si les conciles n'é-
taient pas envoyés à Rome, que ferait le Saint-Siège? Les rejette-
rait-il comme anti-canoniques et les déclarerait-il nuls, et alors
quel scandale ! Garderait-il le silence pour dissimuler l'attentat et
alors quelles suites fâcheuses n'avait-on pas à craindre? Un prêtre,
Dominique Bouix, avec les encouragements du Nonce Fornari,
écrivit, dans V Univers, un article pour soutenir l'obligation créée
par la bulle de Sixte-Quint : Sibour brisa ce prêtre. Puis, les mains
teintes du sang de ce défenseur de la Chaire apostolique, dans
l'espoir d'entraîner par son exemple les autres métropolitains, se
hâta de tenir son concile. Naturellement il avait mis dans ses dé-
SITUATION PRÉSENTE DE L'ÉGLISE GALLICANE 343
crets tout ce qui devait favoriser sa passion. Mais Pie IX, au cou-
rant de cette trame perfide, réclama le concile de Paris et fit
corriger ces décrets pour les ramener à la juste mesure des doc-
trines romaines. Quant aux dix autres conciles, tenus presque
simultanément en France, ils rivalisèrent de zèle dans la confes-
sion des prérogatives du Saint-Siège et l'exaltation des pontifes
romains. La conspiration ourdie en faveur du gallicanisme se con-
vertissait en désastre.
Le dépit, le mot n'est pas assez fort, la fureur qu'en conçut Do-
minique Sibour, ne se peut exprimer. Depuis 1789, la France est
toujours à la veille d'un schisme. La Révolution crut y réussir par
la constitution du clergé ; l'Empire, par la captivité du Pape ; Na-
poléon III, parla chute du pouvoir temporel; Gambetta, par la
séparation de l'Eglise et de l'Etat. Il n'est pas jusqu'à Louis-Phi-
lippe, jusqu'à Charles X qui ne se fussent bercés à l'idée d'une ré-
surrection gallicane et d'un essai de patriarcat; Dieu brise tout,
en France, depuis cent ans, pour empêcher le schisme et garder
le royaume très chrétien. Dominique Sibour n'était certainement
ni un hérétique, ni un schismatique, mais il avait entendu s'arro-
ger certains droits disciplinaires qui lui eussent créé une situation
exceptionnelle. En accusant les autres de presbytérianisme, il
voulait mettre la main sur la presse orthodoxe et exercer dans
toute la France, une sorte de haut empire. L'échec de son concile,
obligé, lui aussi, de célébrer la principauté apostolique, lui causa
donc une immense déconvenue. On dit que, dans sa fureur, il
parcourut la Bavière, l'Autriche, la Hongrie, cherchant partout
des complices pour s'élever contre Pie IX. Ce qu'il trouva, nous
l'ignorons; ce qu'il fit, nous Talions voir.
Pie IX ne s'était pas contenté de corriger le concile de Paris ; il
avait fait mettre à l'index la théologie janséniste et gallicane de
Bailly, qu'un prêtre français avait eu l'impudence de lui opposer ;
il avait attaché, au même pilori, Bernier, vicaire général d'Angers
esprit borné et rétrograde, qui avait trouvé bon de combattre dom
Guéranger et de soutenir l'absolutisme de l'Etat sur le temporel
des cultes; il avait frappé d'une même condamnation le Manuel
346
CHAPITRE XI
de droit canon composé par Lequeiix, vicaire général de Paris,
livre où cet ancien supérieur du séminaire de Soissons soutenait,
parfois en les aggravant, les mêmes thèses que Bailly ; il exigeait
la correction des théologies du Mans et de Toulouse, dont les au-
teurs, pieux sans doute, mais mal inspirés, avaient abondé dans le
sens gallican et mal compris ou mal exposé les prérogatives sou-
veraines du Saint-Siège apostolique. Ces menaces et ces exécutions
avaient produit, parmi les tenants du gallicanisme, une espèce de
terreur. Par contre, l'allégresse débordait parmi les gallo-romains,
dans toutes ces églises dont le jeune clergé, sous la direction de la
Providence, revenait en masse aux vieilles traditions de la France.
On ne procédait plus par réformes timides, on allait par sauts,
par bonds, par enjambées et le temps n'était pas loin où la France,
radicalement expurgée de toutes ces erreurs qui répugnent à son
caractère, allait se retrouver la fille aînée et très fidèle de la sainte
Eglise.
Pour enrayer un mouvement si glorieux et si fécond, l'archevê-
que de Paris, Dominique Sibouretsa bande de conspirateurs anti-
romains, n'imagina rien de mieux qu'une brochure anonyme.
Cette brochure, dont les fabricateurs sont aujourd'hui connus,
parut, dans le cours de Tannée 1852, sans nom d'éditeur et fut
adressée aux évêques ainsi qu'aux supérieurs de grands séminai-
res. Son titre est : « Sur la situation présente de V Eglise gallicane
relativement au droit coutumier ». Une note collée à l'intérieur de
la couverture dit que l'auteur soumet ce mémoire tout confidentiel^
"a, l'attention réfléchie des meilleurs esprits ; « mais il ne veut pas
le faire servir d'aliment aux discussions irritantes et à la polémique
téméraire des journaux. » Voici maintenant comment les anonymes
expliquent l'objet de leur mémoire.
« On ne peut se dissimuler qu'un changement très notable s'o-
père en France dans la discipline ecclésiastique. Des usages an-
ciens, dont la conservation paraissait autrefois un privilège avan-
tageux, sont abandonnés, dans la pratique ; bien plus, ils sont
même ouvertement attaqués et presque condamnés.
ft On a un tel effroi du gallicanisme, qu'on ne prononce plus
SITUATION PRÉSENTE DE l'ÉGLISE GALLICANE 347
qu'avec une sorte de répugnance et d'inquiétude le nom même de
l'Eglise gallicane. Par une disposition analogue 'et qui part du
même principe, on presse dans leur rigueur beaucoup de points
de droit commun auxquels on ne se croyait pas auparavant obligé
dans l'Eglise de France, et on introduit, par tous les moyens, une
dépendance plus absolue et plus immédiate, non seulement du
Souverain Pontife lui-même, mais des congrégations et des tribu-
naux romains.
(( Avant que ce changement soit consommé, nous croyons qu'il
est utile d'en considérer toute la portée, d'examiner le point d'où
nous sommes partis, la situation où nous nous trouvons, et le ter-
me où nous pourrions arriver. C'est aux évêques français qu'il est
naturel d'adresser ces considérations ; car c'est non seulement à
eux qu'il appartient d'examiner s'il y a quelque chose à faire;
mais c'est d'eux-mêmes qu'il s'agit directement ; ce sont leurs pré-
rogatives qui sont de jour en jour plus restreintes : c'est sur eux
principalement que pèseront des obligations nouvelles que ne
connaissaient point leurs prédécesseurs ; ils sont donc plus inté-
ressés que personne à peser toutes choses et à mettre dans la ba-
lance les avantages et les inconvénients.
« Loin que cet écrit soit inspiré par un sentiment d'opposition
au siège apostolique, la suite prouvera qu'il a réellement pour
but de défendre sa véritable grandeur et son autorité même, que
compromettent les exagérations de quelques hommes dont le zèle
n'est pas accompagné de la prudence.
« Nos considérations auront pour sujet :
1" Les principes généraux sur lesquels repose la légitimité des
coutumes propres aux Eglises particulières ;
2° L'application de ces principes aux usages suivis en France,
soit avant la fin du siècle dernier, soit depuis la restauration de
l'Eglise de France en 1802 ;
3° La marche suivie depuis plusieurs années en opposition avec
les mêmes usages, et la situation où l'Eglise de France commence
à être placée ;
4^ Les conséquences que nous prévoyons devoir découler de ce
changement de discipline ;
348 CHAPITRE XI
50 Quelques-uns des moyens que les évêques pourraient pren-
dre pour prévenir ces inconvénients ».
Le premier chapitre traite donc des principes spéculatifs du
droit coulumier; il pose, dans l'Eglise deux autorités de droit di-
vin, les évêques et le pape ; puis, pour éviter les heurts entre ces
deux pouvoirs, pour maintenir leurs rapports harmonieux, il
place comme coussinet lénifiant, le droit coulumier, qui forme
comme une sorte de droit non écrit, supérieur aux droits du pape
et des évêques. — Dans le second chapitre, les auteurs dressent la
nomenclature des coutumes gallicanes, savoir : l'usage de ne re-
garder comme obligatoires les lois pontificales en matière de dis-
cipline, que lorsqu'elles avaient été promulguées en France ; les
restrictions posées à l'autorité des Congrégations romaines ; le re-
jet de l'Index et de l'Inquisition ; l'interprétation des exemptions
et l'absolution du crime d'hérésie ; la butte In Cœna Domini et
d'autres réserves; certaines dispenses de mariage et la réduction
des fondations ; enfin les liturgies particulières des églises de
France. Ces usages, suivant les auteurs, masqués, n'ôtaient rien à
la considération de l'Eglise gallicane et lui étaient avantageux.
En tout cas, ils subsistent même après le Concordat. Au chapitre
troisième, on cherche l'origine des changements qui cherchent à
s'introduire, et on la trouve dans les désillusions des confesseurs
de la foi revenus de l'exil, dans les initiatives hardies de Lamen-
nais et dans les réponses faites de Rome à des consultations fran-
çaises. Ensuite on signale, comme changements fâcheux, diverses
décisions de la Congrégation du Concile relativement à l'appli-
cation de la messe, à des sentences ex wformata conscientia et à
la correction des conciles provinciaux. On se plaint du mouvement
liturgique et des réponses de Rome à cet égard. On s'élève contre
les récentes condamnations de l'Index, notamment contre la con-
damnation du Dictionnaire de Rouillet, dont Texaminaleur avait
reçu, pour son travail, quinze cents francs. On présente des obser-
vations sur les privilèges que s'attribuent les communautés et on
dénonce l'aflaiblissement qui s'ensuit du respect pour l'autorité
des évêques. Enfin on accuse de mauvais esprit la presse catholi-
SITUATION PRÉSENTE DE L' ÉGLISE GALLICANE 349
que, le journalisme religieux et le Traitr des -principes du droit
canon de Dominique Bouix. — Au quatrième chapitre, les auteurs
exposent les conséquences que peut amener la situation nouvelle
des églises de France ; ils pensent qu'il faut renvoyer au pape
seulement les causes majeures et réserver exclusivement les au-
tres aux évêques ; ils craignent que la multiplication des réserves
pontificales n'entrave l'administration des diocèses et ne diminue
l'autorité morale des évêques; enfin ils prétendent que la multi-
plicité des lois et des décisions, faisant brèche au droit coutumier,
simple dans ses principes, amènera en pratique la confusion et
nuira aux progrès de la science ecclésiastique. — En conséquence,
au cinquième chapitre, ils estiment qu'il faut dresser, dans cha-
que diocèse, un état des coutumes locales ; qu'il faut maintenir
ces coutumes par l'enseignement des séminaires et par l'entente
établie entre les évêques ; et, pour écarter toute idée de schisme,
il demande qu'on implore du Pape la ratification des coutumes du
gallicanisme.
En d'autres termes, ce mémoire clandestin considérait le galli-
canisme comme l'expression de la vérité théologique ; il dénonçait,
comme excessives et abusives, toutes les démarches qui s'en écar-
taient; et, pour remédier à ce qu'il appelait le mal, il proposait
le retour pur et simple à la déclaration de 1682. Les abus qu'il fal-
lait flétrir et réprouver, c'étaient le réveil chrétien depuis 1801 et
la restauration catholique ; c'était le mouvement de rénovation
romaine dont l'impulsion première était due à Lamennais ; c'é-
taient les fnslitutions liturgiques de dom Guéranger et les deux
théologies du cardinal Gousset, archevêque de Reims; c'était l'é-
vidente et constante coopération du Pape à ce retour de la France
aux plus pures traditions de son antique orthodoxie. D'après le
mémoire, nos plus grands évêques et le Pape lui-même n'avaient
rien compris au gouvernement de l'Eglise ; et, pour revenir à la
sagesse, ils ne devaient avoir rien de plus pressé que de suivre les
conseils des auteurs anonymes. L'esprit d'un bon, mais simple
chrétien, se prêtera difficilement aux exigences d'une si singulière
infatuation. C'est à croire que les auteurs vivaient dans un monde
350 CHAPITRE XI
arbitraire et chimérique, car ils prennent tout à contresens. Il fait
bon vraiment de venir, avec des distinctions de cabinet, innocen-
ter le gallicanisme, quand le commentaire vivant de ses doctrines,
devenu fait européen, se ramène partout à la désolation des égli-
ses, à la perte de la foi, à la mise en échec de la Chaire apostolique.
On voit, par ce mémoire, que l'archevêque de Paris était revenu
à ridée de son concile national ; qu'il visait toujours au but de
ses démarches en Bavière, en Autriche et en Hongrie ; qu'il en-
tendait ameuter les évêques contre le Saint-Siège, et, parleur con-
cert, le tenir en respect devant les coutumes de France, inacces-
sibles désormais aux coups du prince des Apntres. L'accord des
évêques entre eux est certainement nécessaire ; il n'est pas seule-
ment de conseil ; il est de précepte en tout ce qui tient à la disci-
pline générale de l'Eglise et à la discipline particulière de chaque
province. Mais comment former et entretenir cet accord? Sera-ce
par des brochures anonymes ou par des adhésions épistolaires, à-
telle mesure proposée par un, deux ou trois prélats? Non évidem-
ment ; soit parce que, dans l'état présent, aucun évêque français
n'a le droit d'initiative ; soit parce que ce mode d'action est in-
compatible avec la maturité que réclame un projet de loi ou l'exa-
men d'un règlement qui en ait la force ; soit parce qu'une mesure
prise en dehors des règles canoniques ne peut lier par elle-même
ni les évêques, ni leurs successeurs; soit enfin parce que ce mode
n'étant point consacré par l'Eglise, on ne peut l'empêcher sans
danger en aucun cas, pas même dans les circonstances extraordi-
naires qui en imposeraient la nécessité, à moins qu'on ne soit dis-
posé à soumettre l'acte qui en résulterait au jugement du chef de
l'Eglise. Autrement ce serait vouloir éluder les saints canons, qui
défendent de tenir un concile sans le consentement du Pape et
d'en promulguer les décisions sans l'approbation du Saint-Siège.
Et qui donc prêtait main forte à l'archevêque, dans la publica-
tion de ce Mémoire présenté à l'épiscopat? On ne peut pas douter
un instant qu'il ne fût chaudement appuyé, dans cette affaire, par
le cardinal de Besançon et par l'évêque d'Orléans, mais ni l'un ni
l'autre n'était capable de rédiger une consultation si volumineuse,
SITUATION PRÉSENTE DE L'ÉGLISE GALLICANE 351
savante d'ailleurs, précise en toutes ses parties, et bien au courant
de toutes les délicatesses de la doctrine ; évidemment c'était l'œu-
vre de quelque vieux théologien, rompu à la gymnastique des
écoles et expert à côtoyer les abîmes. L'opinion publique en dési-
gna plusieurs, Gaduel, Maret, Lequeux ; il paraît aujourd'hui cer-
tain que le Mémoire était surtout l'œuvre de ce dernier, vicaire
général de Paris, décoré des chevrons de Tlndex et jaloux sans
doute d'établir, encore une fois, son droit à les porter. Nous savons
d'ailleurs que Lequeux avait été assisté de Galais, professeur à
Saint-Sulpice, qui s'attribuait même la plus grande part ; nous
avons, sur ce point spécial, des témoins au-dessus de toute excep-
tion. D'autres croient pouvoir conclure, de certains indices, que ce
Mémoire était surtout l'œuvre de l'ancien ou ex-sulpicien Gaduel.
Un Mémoire confidentiel, adressé à discrètes et scientifiques
personnes, les supérieurs des grands séminaires et les évêques,
ne pouvait faire grand bruit. La presse le laissa au jugement de
ceux qui étaient en possession d'en connaître. Et puisque les au-
teurs en appelaient aux évêques et proposaient le recours au Pape,
pour savoir, sur ces questions pratiques, à quoi s'en tenir, il est
naturel et il suffit de s'en rapporter à la décision des évêques et
au jugement du Souverain Pontife.
L'auteur et l'évéque le plus visé par le Mémoire, c'était le car-
dinal Gousset. « M. Parisis et M. Gousset, disait le cardinal Mathieu,
ont tout perdu dans l'Eglise de France ». Le cardinal Gousset, et
avec lui Guéranger, Rohrbacher, Bouix, étaient les principaux
ecclésiastiques coupables de l'abandon des coutumes gallicanes et
du retour à Rome. L'archevêque de Reims, par ses théologies y
avait plus contribué que tout autre ; le premier donc il répondit
à la provocation du Mémoire. Dans ses Observations, il traite de la
papauté et de Pépiscopat, de l'abrogation d'une coutume par le
pape, des anciennes coutumes de l'Eglise gallicane, des anciens
usages sur l'Index et la Liturgie, de l'abolition des anciennes cou-
tumes par le Concordat, du nouvel ultramontanisme, du journa-
lisme, des consultations adressées au Saint-Siège, de la correction
des conciles provinciaux, du monvemfnit liturgique, des récents
352 CHAPITRE XI
décrets de l'Index, des communautés religieuses approuvées par le
Saint-Siège et du concert des évêques entre eux sur les questions
qui concernent la discipline. A ces différents chefs, le cardinal
rapporte de courts extraits du Mémoire, et, après avoir produit ces
extraits, en donne la réfutation immédiate, brève et décisive. Ce
n'est pas une réfutation à la grande manière de Bianchi et de Zac-
caria ; il eût fallu, pour cela, un volume, que les rassérénements
de Pesprit public ne rendaient pas nécessaire ; c'est un antidote,
un contre-poison où la condensation des arguments ne peut qu'a-
jouter à la force de la démonstration.
Ce que dit, sur toutes ces questions, l'archevêque de Reims,
il est facile de le résumer en peu de mots. Sur la question géné-
rale du droit coutumier, il ne peut y avoir de droit coutumier con-
tre le pape ; et lorscfue le pape veut modifier ou abolir une cou-
tume, le droit coutumier ne peut fournir, contre l'exei'cice de son
pouvoir souverain, un argument de prescription. Après l'abroga-
tion d'une coutume par le pape, s'il résulte, en pratique, quelque
inconvénient, il est certainement permis de les soumettre au pape,
mais la faculté de présenter des observations n'implique pas le
droit de désobéir. A propos des anciennes coutumes des Eglises de
France, on fait observer que la plupart n'étaient que des abus
tolérés et non des droits acquis. L'Index, l'Inquisition elles autres
congrégations romaines ne portent point atteinte aux droits des
évêques ; elles les laissent entiers ; elles forment seulement des
ministères pour assister le pape dans le gouvernement de l'Eglise,
et leurs décisions, quand le pape les approuve, ont toute l'auto-
rité dont le pape entend les revêtir, autorité qu'on ne peut con-
tester sans se mettre en cas de rébellion. En 1801, le pape, sup-
primant les anciens sièges supprimait-il donc l'Eglise gallicane
elle-même? « Certainement, répond le cardinal: comment, en
effet, le pape aurait-il pu supprimer toutes les églises particulières
sans supprimer en même temps l'Eglise gallicane? Et en suppri-
mant l'Eglise gallicane, il Ta supprimée comme les églises parti-
culières ou les divers diocèses, avec ses droits, privilèges et pré-
rogatives. Et en établissant des nouvelles églises archiépiscopales
SITUATION PRÉSENTE DE l'ÉGLISE GALLICANE 353
et épiscopales, il n'a point rétabli l'Eglise gallicane ; elle n'existe
plus que de nom. En effet, canoniquement et rigoureusement par-
lant, on ne peut appeler Eglise gallicane l'ensemble des Eglises
de France qu'autant que ces églises auraient au moins un primat
des Gaules, comme intermédiaire entre elles et le souverain pon-
tife, ainsi que cela existait avant le Concordat de 1801. Or, on en
convient, et la sacrée congrégation des cardinaux interprètes du
Concile de Trente l'a fait remarquer aux Pères des Conciles de
Reims et de Lyon, il n'y a plus de primatie dans les Gaules ; il n'y
a donc plus à' Eglise gallicane proprement dite (1) ». Par cette
simple observation, le cardinal biffait le titre du mémoire et cou-
lait bas tous ses artifices.
Au sujet du nouvel ultramontanisme, Mgr Gousset défendait de
le confondre, comme on le fait méchamment et sottement, avec les
erreurs de Lamennais. Quant à la presse catholique, « encore
qu'on ne puisse l'approuver en tout, elle mérite les encourage-
ments de Tépiscopat, dont le devoir d'ailleurs est de la surveiller
et de l'avertir, quand elle s'écarte de la vérité ou des règles de la
sagesse, sans toutefois la gêner dans ses allures, qui réclament
une certaine liberté ». Au sujet des consultations adressées au
Saint-Siège et des réponses de Rome, qui horripilaient les galli-
cans, le cardinal en conclut que les prêtres et les évêques ne
croyaient pas pouvoir continuer de suivre les vieilles coutumes.
Il est permis à chacun d'interroger le pasteur suprême par rap-
port à sa propre conduite, et, s'il obtient une réponse, rien ne
l'oblige à la cacher. « On ne peut certainement, dit le cardinal,
approuver un prêtre qui sollicite une réponse du Saint-Siège dans
le but d'agir sur l'épiscopat par esprit d'opposition. Mais il faut
de bien fortes raisons pour supposer de semblables sentiments
à un prêtre qui, jouissant de l'estime et de la confiance de son
évêque, a recours à l'autorité supérieure pour dissiper ses doutes
sur un cas de conscience ou sur une question de droit. Si, comme
il arrive quelquefois, ce prêtre fait connaître la décision qu'il a
(1) Observations sur un mémoire adressé à Cépiscopat, p. 42.
23
354 CHAPITRE XI
reçue, soit sur la liturgie, soit sur une coutume plus ou moins
ancienne, ne doit-on pas croire, jusqu'à preuve de contraire,
qu'il n'a pas d'autre dessein que d'être utile à ceux qui s'occupent
de la même question ? De plus, si, comme on en convient, il est
permis à un prêtre de désirer que l'évêque adopte pour son dio-
cèse telle ou telle mesure, comme étant généralement jugée plus
conforme à la doctrine ou à l'esprit de notre mère la sainte Eglise
romaine ; il doit, parla même, lui être permis de provoquer indi-
rectement cette mesure, en recourant au chef de l'Eglise, dont les
décisions les moins solennelles sont toujours accueillies avec res-
pect par le clergé et les simples fidèles, pourvu toutefois qu'en
agissant ainsi, ce prêtre garde toujours le respect et la déférence
qu'il doit à son évêque » (page 55).
Cette nécessité ou cette faculté de recourir à Rome nous paraît,
dit-on, une plaie faite à l'autorité métropolitaine. « Non, répond
le cardinal, jamais un métropolitain ne se plaindra, comme d'une
plaie faite à son autorité, de ce que le Concile de Trente et Be-
noît XIV ne permettent pas d'en appeler à son tribunal. Jamais il
n'aura la prétention d'exercer des droits qu'il n'a pas reçus de l'E-
glise, ou qui sont contraires aux canons. Jamais il ne s'appuiera,
dans l'exercice de son titre, sur un usage contraire au droit com-
mun, à moins que cet usage n'ait été sanctionné par le Saint-Siège
ou que le Saint-Siège ne le regarde comme légitime ».
Au sujet de la correction des conciles provinciaux, « il n'y avait
pas seulement une utilité véritable à ce que les décrets des Conci-
les soient soumis à l'autorité du pape ; cela est nécessaire, soit pour
assurer Funiformité delà discipline, soit afin que ces décrets aient
une plus grande autorité pour tout ce qui tient au dogme et à la
morale, soit parce qu'ils ne peuvent obliger les évêques de la pro-
vince et leurs successeurs, à moins qu'ils n'aient été sanctionnés
par une autorité supérieure... 11 ne peut y avoir un Concile cano-
nique ou légitime dans tout ce qui le constitue, à moins qu'il n'ait
été approuvé par le Saint-Siège. Or, la nécessité de cette appro-
bation emporte évidemment le droit d'admettre ou de rejeter ce
Concile, de l'approuver ou de lui refuser l'approbation, d'y faire
SITUATION PRÉSENTE DE L'ÉGLISE GALLICANE 355
toutes les corrections jugées nécessaires ou utiles, c'est-à-dire les
changements, les suppressions et les additions que réclament
l'exactitude du dogme, de la morale et de la discipline générale »
(page 69).
Ces mots topiques répondaient aux prétentions, fort échauffées
de l'archevêque de Paris. Quant à son fameux concert d'évêques,
par les moyens que proposait le Mémoire, le cardinal le met en
pièces avec le Pontifical et le Corpus juris. « Quel sera donc, pour
les évoques, le moyen de s'accorder entre eux sur les questions
touchant la discipline ecclésiastique? Ce moyen est bien simple ;
il est fondé sur la constitution divine de l'Eglise : c'est que tous les
évêques observent avec toute la diligence possible et fassent obser-
ver dans leurs diocèses, ainsi qu'ils l'ont promis dans la cérémonie
de leur sacre, les règles des saints Pères, les ordonnances ou dis-
positions, réserves, provisions et commandements apostoliques ;
c'est qu'ils veuillent tous,, comme ils ont solennellement déclaré
le vouloir, recevoir avec respect, enseigner et garder les tradi-
tions des Pères orthodoxes, des décrets et constitutions du siège
apostolique. Le moyen, pour les évêques, d'être en tout d'accord
entre eux, c'est d'être en tout d'accord avec le Saint-Siège, qui
est le centre de l'unité chrétienne ; c'est de faire ce que font géné-
ralement les évêques français, en observant les décrets du Concile
de Trente et les constitutions apostoliques avec les modifications
toutefois qu'entraîne l'état actuel des églises de France, et en con-
servant certains usages, qui, étant établis conformément aux prin-
cipes de droit commun, n'ont rien de contraire à l'esprit de notre
mère la sainte Eglise romaine. C'est pour obtenir cet heureux ré-
sultat, qui sera toujours l'objet de sa sollicitude, que l'Eglise
impose aux évêques de chaque province, l'obligation de tenir des
Conciles et d'en soumettre les décrets à la censure du Saint-Siège
avant de les rendre publics. D'abord le précepte qui enjoint au
métropolitain de convoquer des Conciles de temps en temps, et à
ses sutfragants d'y assister, ne peut être révoqué en doute. Mais
l'Eglise n'atteindrait pas son but si, en ordonnant la tenue des
Conciles, elle les abandonnait à eux-mêmes... C'est par les correc-
356 CHAPITRE XI
lions, qu'elle fait d'après les instructions, les avis ou les ordres
du Souverain Pontife, que la sacrée congrégation maintient ou ré-
tablit l'unité en matière de discipline ; elle met d'accord entre eux
les divers décrets des Conciles provinciaux, dont elle modifie, s'il
y a lieu, la rédaction, par des changements, des suppressions et
des additions » (page 97).
Nous transcrivons avec bonheur ces observations de notre Père
en Dieu. On découvre mieux, en le lisant, le néant théologique de
ses adversaires, et, par les raisons qu'il donne, on ne voit que trop
à quoi pouvaient aboutir les menées anti-pontificales des Sibour,
des Mathieu et des Dupanloup.
Toutefois, après avoir opiné comme docteur, l'archevêque de
Reims ne croit pas avoir assez fait contre le Mémoire. Lorsque la
mort le surprendra, nous le savons de science certaine, elle le trou-
vera encore argumentant, avec sa forte sollicitude, contre des pré-
tentions quasi-schismatiques du droit coutumier.
En attendant, il appelle le Mémoire du vicaire général Lequeux
et du Sulpicien Gallais ou de l'ex-Sulpicien Gaduel, devant son
Concile d'Amiens, en 1853 ; on voit, par son décret, qu'il veut
anéantir radicalement celte œuvre perverse et impie. « Il est tou-
jours nécessaire, dit-il, de repousser les erreurs qui ébranlent ou
diminuent l'obéissance due au Souverain Pontife ; mais, dans le
temps présent, et dans notre pays, des raisons toutes particulière?,
imposent l'obligation de mettre cette obéissance tellement à l'abri,
qu'au milieu de toutes les attaques, de toutes les embûches, elle
soit préservée et demeure entière et intacte. Parmi ces raisons
particulières, nous comprenons spécialement un écrit sans nom
d'auteur, sur la situation présente de C Eglise gallicane relativement
au droit coutumier; on l'a envoyé non seulement aux évêques,
mais aux supérieurs des séminaires, et un grand nombre d'ecclé-
siastiques l'ont déjà lu. Quoi qu'il en soit des illusions au moyen
desquelles la conscience de l'auteur a pu se déguisera elle-même
le véritable caractère de son œuvre, ce livre a manifestement
pour but de restreindre, d'entraver l'exercice de la puissance pou-
lificalo. Il enseigne, en effet, ou il insinue ce qui suit :
SITUATION PRÉSENTE DE l'ÉGLISE GALLICANE 357
« l'^ Ce n'est point par le jugement du pape seul que doit être
résolue la question, lorsqu'il s'agit de concilier le droit de réser-
ves qui appartient au Souverain Pontife, avec le droit propre de
l'évêque au gouvernement ordinaire de son diocèse. 11 faut alors
faire intervenir le droit coutumier comme une règle d'après la-
quelle le différend doit être décidé.
« 2" Soutenir que, lorsque le Pape presse, dans certains diocè-
ses où elle est encore en vigueur, l'abolition d'une coutume con-
traire au droit commun, les évoques peuvent légitimement s'op-
poser à ce changement, aussi longtemps du moins que n'a pas été
reconnue la nécessité qui le motive, est une opinion qui ne man-
que point de probabilité.
« 30 Dans les contrées où un lien avait été formé entre l'Eglise
et l'Etat, ce fut une coutume raisonnable de ne considérer comme
obligatoires les constitutions apostoliques relatives à la discipline
de l'Eglise, que lorsqu'elles avaient été préalablement promul-
guées dans chaque diocèse en vertu du placet du pouvoir civil.
(( 4° Aujourd'hui les évêques français peuvent légitimement, en
vertu de la coutume et sauf le cas extraordinaire, ne pas recon-
naître comme obligatoires pour eux les constitutions apostoliques
relatives à la discipline, qui n'ont pas encore été promulguées dans
les diocèses de France.
« 5^ Chez nous, dans l'état actuel de la question, un évoque
peut légitimement, en vertu des principes du droit coutumier,
exclure de son diocèse, non pas seulement d'une manière positive,
mais absolument, la liturgie romaine.
« 60 Dans un assez grand nombre de leurs décisions récentes,
les congrégations romaines instituées par les Souverains Pontifes
pour l'administration générale de l'Eglise, suivent une voie nuisi-
ble au bien des églises de France.
(( 7® La nécessité de recourir à Rome, conformément à la déci-
sion de la congrégation du concile, dans le cas où un prêtre est
frappé de suspense ex informata conscientia, paraît blesser Tauto-
rité métropolitaine.
(( 80 On ne voit aucune raison à la prétention en vertu de la-
358 CHAPITRE XI
quelle la congrégation romaine du Concile, sous prétexte de sup-
pléer des omissions, s'est arrogé le droit d'introduire des additions
dans les actes des Conciles provinciaux.
<( 90 Le mouvement qui porte à embrasser la liturgie romaine
ne doit nullement être approuvé.
« A ces assertions se rattachent divers autres points, enseignés
ou insinués dans le livre en question.
« Nous tenons pour souverainement dignes de réprobation les
affirmations et opinions susdites, et nous les condamnons, soit
comme contraires à la saine doctrine, soit du moins comme oppo-
sées à l'esprit de l'Eglise, comme injurieuses pour le Saint-Siège
apostolique, et, sous certains rapports, pour les évêques.
« De plus, tout en donnant à entendre qu'il désire la continua-
tion des Conciles provinciaux, l'auteur du Mémoire a soin de sug-
gérer que les évêques ont une autre voie à suivre, et il représente
la collection des églises de France qui n'ont aucun centre parti-
culier d'autorité et de juridiction, comme un corps qui peut déli-
bérer, agir, rendre des décisions. Par là il introduit un principe
subversif du gouvernement ecclésiastique et plein de périls ; car,
l'expérience des temps passés l'atteste, des circonstances peuvent
venir oii un tel principe favoriserait singulièrement les tentatives
schismatiques. Il est d'ailleurs évident que cette prétention égare
el jette en dehors du droit chemin. C'est bien l'usage de l'Eglise,
c'est même l'une de ses prescriptions, que sur un grand nombre
de points, les évêques délibèrent par conseils et par actes com-
muns, lorsque le bien de leurs diocèses le demande ; mais l'Eglise,
qui est une armée dont rien ne trouble la bonne ordonnance et
où tout se fait avec ordre, n'a pas voulu que ces résolutions com-
munes fussent prises en vertu d'un concert arbitraire, en dehors
de toutes règles et sans l'intervention du Souverain Pontife. C'est,
en effet l'ordre établi avec une grande sagesse : d'abord que les
évêques de chaque province, convoqués par le métropolitain, se
réunissent pour tenir un Concile en forme; ensuite, que les dé-
crets de tous les Conciles principaux soient, avant leur publication
soumis au jugement du Saint-Siège, afin que faction des évêques,
SITUATION PRÉSENTE DE l'ÉGLISE GALLICANE 359
ramenée à Funité dans le chef de l'Eglise, devienne véritablement
commune. Lors donc que les évêques se trouvent obligés de décla-
rer ou d'établir, en les revêtant d'une sanction commune, des
règles touchant la doctrine, les mœurs et les choses ecclésiasti-
ques, les Conciles provinciaux sont la bonne voie, conforme à la
pratique de l'Eglise, la voie que tracent les canons et qu'approuve
le Saint-Siège apostolique. A moins d'obstacles et de nécessités
extraordinaires et pressantes, dans lesquelles même on ne doit
agir qu'avec l'intention de soumettre le plus tôt possible au Sou-
verain Pontife tout ce qui aura été fait, nous reconnaissons haute-
ment que cette voie est la seule que nous devions suivre.
Nous avons indiqué sommairement ce que contient le livre en
question. Mais si Ton recherche d'où émane l'esprit que nous avons
réprouvé dans cet écrit et dont il est pour ainsi dire tout infecté,
un examen approfondi et scrupuleux nous fait remonter à deux
opinions d'où il sort comm.e l'eau de la source. La première de
ces opinions nie que l'autorité du Souverain Pontife soit pour le
gouvernement de l'Eglise la puissance suprême, et proclame V exis-
tence d'une autre puissance qui serait supérieure à cette autorité.
La seconde affirme que les jugements solennels du Souverain
Pontife rendus ex cathedra, en matière de foi, ne sont pas irréfor-
mables par eux-mêmes, et qu'ils ne deviennent tels qu'en vertu de
certaine sanction qui leur est extrinsèque. Il est, en effet, aisé de
comprendre comment on peut pécher d'une infinité de manières
contre Tautorité du Vicaire du Christ, dès qu'on cesse de recon-
naître cette autorité, pour ce qu'elle est réellement. C'est pourquoi
nous défendons absolument d enseigner les deux opinions susdites
dans les églises, les séminaires et les écoles de nos diocèses ».
Ce décret eut, à Rome, Timportance d'un événement ; il y causa,
on peut le dire, une satisfaction profonde. Les catholiques libé-
raux, avec ce Mémoire qu'ils voulaient introduire dans nos églises,
comme le cheval de bois dans les murs d'Ilion, venaient de per-
dre encore une bataille.
CHAPITRE XII
AFFAIRE DE DONOSO CORTES.
Le 4 janvier 1849, un membre du parlement espagnol parut à
la tribune pour donner son avis dans une discussion sur la politi-
que générale. Ce député appartenait à la majorité conservatrice,
il venait répondre à l'un des chefs du parti progressiste, nommé
Cortina. On débattait la thèse qui se discute sans fin entre le gou-
vernement et l'opposition, partout où la tribune exerce quelque
empire. Le gouvernement avait maintenu l'ordre au milieu des re-
doutables crises de 1848 ; l'opposition lui reprochait d'avoir blessé
la légalité. On s'était de part et d'autre exercé assez éloquem-
ment ; la joute avait satisfait au décorum parlementaire, elle pou-
vait finir. Au fond il n'existait pas plus de division dans les
esprits que de doute sur le vote. L'exemple de la France, de l'Alle-
magne, de l'Italie, était là: progressistes et conservateurs voyaient
suffisamment clair aux lueurs de la foudre. L'honorable Cortina,
tout le premier, s'accommodait d'une illégalité qui, écartant la ré-
publique, le préservait de l'ignominie d'être conservateur à son
tour. Un discours de plus semblait donc inutile: personne ne trou-
vait nécessaire de réfuter davantage Cortina.
Mais, dès que le nouvel orateur eut ouvert la bouche, l'assemblée
s'aperçut qu'il restait quelque chose à dire, quelque chose que per-
sonne encore n'avait dit sur ce thème tant rebattu, où la casuistique
constitutionnelle prétend limiter dans un équilibre parfait les en-
traînements de la liberté et la résistance du pouvoir. La question
changea de place et de face.
En argumentant sur le point de fait, la majorité qui, semblable
à toutes les majorités conservatrices, se piquait d'être libérale et
DONOSO GORTÈS 361
même progressiste, avait scrupuleusement respecté, comme son
bien propre, le fonds doctrinal de tous ses adversaires. L'orateur
commença par déclarer qu'il venait enterrer au pied de la tribune
dans leur sépulture légitime, toutes les idées de l'opposition, c'est-
à-dire toutes les idées libérales : « Idées stériles et désastreuses
dans lesquelles se résument les erreurs inventées depuistrois siècles
pour troubler et dissoudre les sociétés humaines. » Il tint sa parole.
Accoutumés pourtant aux hardiesses de son langage et de sa pro-
bité, ses auditeurs ne s'attendaient pas à cet héroïsme de convic-
tion qui venait heurter avec dédain, l'un après l'autre, les dogmes
les plus universellement reçus de la liberté moderne, qui prédisait
à cette liberté sa mort imminente, qui flétrissait cette mort comme
un suicide. Annonçant à la civilisation du dix-neuvième siècle des
humiliations aussi prodigieuses que les élans de son orgueil, et la
montrant prochainement accroupie et tremblante sous quelque
dictature, il lui criait : « Tes adorateurs ne te sauveront pas, tes
arts ne te seront d'aucun secours, tes armées hâteront ta perte ;
le despotisme même trahira tes viles espérances : tu ne trouveras
pas un despote : tu ramperas et tu périras sous les pieds de la mul-
titude, si tu ne t'inclines pas devant la croix ! »
C'est là ce qui n'avait pas été dit dans la discussion. Ceux qui
l'avaient pu penser s'étonnaient de l'entendre : l'orateur lui-même
se reportant un peu en arrière dans son propre passé, pouvait
s'étonner de le dire. Ces idées, si nouvelles pour son auditoire,
étaient à peine moins nouvelles pour lui dans la brillante expres-
sion qu'il leur donnait. Il avait partagé les illusions qu'il venait
déchirer. Il avait cru à la presse, à la tribune, aux constitutions,
aux assemblées, au progrès : son talent, ses succès antérieurs,
l'avaient sacré l'un des pontifes de ce culte de l'esprit humain dont
il bafouait maintenant les superbes et frivoles mystères. Mais il
venait de perdre un frère pieux et tendrement aimé et il contem-
plait les convulsions misérables au milieu desquelles la monarchie
européenne, infidèle à Dieu depuis longtemps, périssait sans res-
source. Ses 3'eux faits pour la vérité, déjà frappés de lueurs mou-
vantes, non encore dessillés, avaient enfin vu dans son propre
362 CHAPITRE XII
cœur et dans les choses humaines tout ce qu'éclairent les flam-
beaux qui escortent la mort. A cette lumière il était devenu
chrétien. Le christianisme le tirait de ce groupe de penseurs sub-
tils et bien disants, qui n'est que l'élite du vulgaire. Désormais
ses pensées, ordonnées et illuminées par la foi, allaient retentir
dans le monde . Son discours de la Dictature , traduit par un
journal catholique français, fut immédiatement répété par cent
échos, et l'Europe apprit, pour ne plus l'oublier, le nom jusqu'alors
à peu près inconnu, de Juan Donoso Cortès, marquis deValdega-
mas.
Quatre ans après ce jour où il prit rang non seulement dans la
célébrité, mais dans l'autorité, Donoso Cortès était mort à quarante-
quatre ans, plein de force, emportant avec lui des clartés dont le
monde avait besoin. Ce fut un deuil égal pour l'Espagne, la patrie
de son cœur ; pour la France qui était comme la patrie de son intel-
ligence ; pour l'Eglise, sa mère vénérée, et qui voyait en lui un de
ces enfants qui la consolent, grands, purs et humbles et sur lesquels
elle s'appuie.
La providence avait amené Donoso Cortès à Paris, au foyer
principal des erreurs qu'il devait combattre. Ceux quil'ontapproché
et qui étaient dignes de le juger, l'ont trouvé supérieur à sa répu-
tation. En deux ans, sans y prétendre, il était devenu l'un des chefs
de la société française. Il exerçait une influence considérable, non
seulement sur les catholiques qui ne connaissent point entre eux
d'étrangers, mais aussi dans le monde de la politique et des lettres,
où il apportait tout à la fois l'autoritédeson vaste esprit et le charme
de son incomparable simplicité.
Ses idées sans doute, étaient bien éloignées de celles qui régnent
encore dans ces régions moins éclairées qu'il ne semble, et où
l'ombre se refait plusvite qu'on nele croirait. Des vieillardsillustres,
des personnages d'un grand crédit, des savants, des chercheurs,
des découvreurs entourés de renommée, n'ont guère mieux com-
pris Donoso Cortès qu'ils n'ont compris les événements de l'époque,
si naturels en même temps que si prodigieux. Mais de même qu'il
fallait bien compter les événements, force était de compter avec
DONOSO GORTES 363
cette raison vaillante qui ne reculait devant aucun préjugé anti-
catholique ou révolutionnaire, c'est la même chosB, et qui n'en lais-
sait aucun sans atteinte.
Au milieu de sa carrière diplomatique, Donoso Cortès avait écrit
un Essai sur le catholicisme^ le libéralisme et le socialisme. Cet écrit
n'était pas le grand ouvrage où l'ambassadeur d'Espagne, émule
du comte de Maistre, voulait consigner l'ensemble de ses pensées
sur la marche de la civilisation contemporaine ; ce n'en était guère
que la préface. Dans sa brièveté éloquente, cet opuscule offrait
toutefois en substance, les idées de l'auteur sur les grandes erreurs
du temps présent. D'après Valdegamas, l'affirmation catholique
contient toute la vérité sans mélange d'erreur; le libéralisme est
une théorie philosophique et gouvernementale où l'on déchoit de
la vérité révélée et par quoi l'on cherche à la trahir ; le socialisme
est l'aboutissement du libéralisme et l'antithèse de l'Evangile.
Pour établir ces différentes propositions, le diplomate espagnol ne
se plaçait pas au point de vue d'une scolastique élémentaire ; il
s'élançait, comme un géant, dans Pimmensité des solutions méta-
physiques et, du haut de ces hauteurs, il faisait tomber, sur les
aberrations vulgaires, la foudre de ses victorieuses intuitions. A
ses yeux, Dieu est la seule explication complète de la nature et de
ce qui est au-dessus de la nature ; la théologie seule donne à toutes
les sciences leur complément parfait ; la religion catholique
seule peut résoudre les problèmes qui s'imposent chaque jour à la
politique ; il n'y a que l'Eglise qui puisse sauver la société mou-
rante.En vain les libéraux et les socialistes se flattent de remédier,
au moyen de leurs doctrines et de leurs découvertes, aux maux
de l'humanité ; si le libéralisme et le socialisme sont vainqueurs,
c'en est fait de l'ordre social et il faut renoncer à toute espérance
d'heureuse rénovation. Tel est le fonds de l'ouvrage de Donoso
Cortès, thème vaste s'il en fût et admirablement adapté aux be-
soins de l'époque. Sans se laisser effrayer parles difficultés de son
sujet, le grand écrivain l'aborde hardiment, il l'envisage de haut,
il en mesure l'étendue, il le parcourt d'un pied ferme et résolu,
répandant autour de lui des torrents de lumière qui rendent ac-
364 CHAPITRE XII
cessibles, même aux intelligences communes, les questions les plus
abstraites et les plus ardues.
L'ouvrage est divisé en trois livres. Dans le premier, après avoir
démontré que toute grande question politique implique une ques-
tion théologique, l'auteur retrace à grands traits et avec de vives
couleurs, le tableau de la restauration du monde, de l'Etat, de la
famille, par l'action de la théologie catholique et de l'Eglise. Re-
cherchant ensuite en vertu de quel principe intrinsèque la société
catholique a pu avoir une telle fécondité et produire tant de biens,
il trouve que ce principe est la loi de grâce et d'amour, grâce
pleine de douceur et de force qui attire à Dieu mystérieusement le
cœur des hommes et qui, en les attirant à Dieu, réalise entre eux la
plus intime union ; grâce surnaturelle et cachée qui seule peut
expliquer d'une manière satisfaisante le triomphe de la vertu sur
le vice, de la vérité sur l'erreur, de la doctrine du Christ sur un
monde corrompu et pervers.
Dans le second livre, l'auteur affronte cette vaste et difficile
question : comment et pourquoi le mal se rencontre-t-il dans le
monde et dans tous les ordres ? Pour y répandre la lumière, il ex-
pose d'abord la théorie de la vraie liberté, considérée comme per-
fection ou comme moyen d'y arriver. Il parcourt ensuite les pha-
ses que la liberté a eues dans le ciel et sur la terre ; il indique
l'abus que les anges et les hommes en ont fait et les conséquences
immédiates qui ont suivi cet abus; il combat le nouveau mani-
chéisme du socialiste Proudhon, et il fait voir comment, dans la
doctrine catholique, la providence de Dieu se concilie parfaitement
avec la liberté de l'homme. Passant de là au domaine de la na-
ture et de l'histoire, il décrit les secrètes analogies entre les per-
turbations physiques et les perturbations morales, qui dérivent
les unes et les autres du péché. Puis dans un récit raisonné du
drame merveilleux qui a commencé dans le ciel et fini dans le
paradis terrestre, il enseigne comment Dieu a tiré le bien du mal,
l'ordre du désordre, la gloire du sein de la prévarication et il s'é-
crie à bon droit : « Plus on pénètre dans les profondeurs de ces
dogmes effrayants, plus on voit resplendir la souveraine conve-
DONOSO CORTÈS 365
nance, la parfaite connexion et la merveilleuse harmonie des
mystères chrétiens. La science des mystères, si l'on veut bien y
réflécliir, est la science même de toutes les solutions ».
Après l'exposition de la solution catholique vient Fexamen des
solutions proposées par l'école libérale et l'école socialiste. L'au-
teur fait ressortir la stérilité et l'impuissance inhérentes aux doc-
trines libérales, même en politique; il rappelle comme contraste
quelle est sous ce rapport, la fécondité du catholicisme et quels
grands hommes politiques sont sortis de son sein ; il prouve que
la science de Dieu donne à celui qui la possède, la sagacité et la
force, qu'elle aiguise l'esprit, agrandit les pensées, perfectionne
admirablement la connaissance pratique, et produit ce bon sens
exquis qui est le propre des hommes sages et prudents ; d'où il
est conduit à dire que si le genre humain n'avait pas l'habitude
de voir les choses à rebours, « il choisirait pour conseillers, entre
tous les hommes, les théologiens ; entre les théologiens, les mys-
tiques et entre les mystiques ceux qui ont mené la vie la plus
retirée du monde et des affaires. » Pensée admirable chez un di-
plomate illustre, que distingue une connaissance si profonde des
hommes et de la société.
La peinture qu'il fait de l'école libérale n'est pas moins remar-
quable de justesse et de vigueur: « De toutes les écoles, dit-il,
celle-ci est la plus stérile parce qu'elle est la moins savante et la
plus égoïste. Gomme on vient de le voir, elle ne sait absolument
rien, ni sur la nature du mal, ni sur la nature du bien ; elle a à
peine une notion de Dieu ; elle n'en a aucune de l'homme. Impuis-
sante pour le bien, parce qu'elle manque de toute affirmation
dogmatique, impuissante pour le mal, parce qu'elle a horreur de
toute négation intrépide et absolue, elle est condamnée, sans le
savoir, à aller se jeter avec le vaisseau qui porte sa fortune, ou
dans le port du catholicisme ou sur les écueils socialistes. Cette
école ne domine que lorsque la société se dissout : le moment de
sa domination est le moment transitoire et fugitif où le monde ne
sait s'il choisira Barabas ou Jésus, et demeure en suspens entre
une affii-mation dogmatique et une négation suprême. La société
366 CHAPITRE XII
alors se laisse volontiers gouverner par une école qui jamais n'ose
dire : f affirme, qui n'ose pas non plus dire : je nie, mais qui ré-
pond toujours : je distingue. L'intérêt suprême de cette école est
que le jour des négations radicales ou des affirmations souverai-
nes n'arrive pas ; et, pour l'empêcher d'arriver, elle a recours à la
discussion, vrai moyen de confondre toutes les notions et de pro-
pager le scepticisme. Elle voit très bien qu'un peuple qui entend
des sophistes soutenir perpétuellement sur toutes choses le pour
et le contre, finit par ne plus savoir à quoi s'en tenir sur rien,
et par se demander si réellement la vérité et l'erreur, le juste et
l'injuste, le honteux et l'honnête sont choses contraires, ou si ce
ne serait pas plutôt une même chose considérée à des points de
vue divers ? Si longues que puissent paraître dans la vie des peu-
ples les époques de transition et d'angoisse où règne aussi l'école
dont je parle, elles sont toujours de courte durée. L'homme est né
pour agir, et la discussion perpétuelle, incompatible avec l'action,
est trop contraire à la nature humaine. Un jour arrive où le peu-
ple, poussé par tous ses instincts, se répand sur les places publi-
ques et dans les rues, demandant résolument Barabas ou Jésus,
et roulant dans la poussière la chaire des sophistes ».
Les libéraux font consister le mal de la société dans le gouver-
nement monarchique, subissant l'influence de Tidée catholique,
ou dans l'anarchie produite parle socialisme; le désordre pour
eux n'est que là et dans les conséquences qui en résultent. La so-
ciété sera donc heureuse et prospère, le mal disparaîtra de ce
monde quand le gouvernement des peuples passera aux mains des
philosophes et de la bourgeoisie.
Les socialistes, de leur côté, soutiennent que l'homme est na-
turellement saint et parfait, et que le mal lui vient de Dieu, des
lois et du gouvernement ; que par conséquent l'âge d'or annoncé
par les poètes et attendu par les nations commencera sur la terre
quand on verra s'évanouir la croyance en Dieu, l'empire de la rai-
son sur les sens et la domination des gouvernants sur les peuples :
c'est-à-dire quand les multitudes abruties se tiendront lieu à elles-
mêmes de divinité, de législation et de royauté.
DONOSO GORTÈS 367
Ces aberrations monstrueuses sont exposées, combattues dans le
reste du livre avec une logique si vigoureuse et si serrée, avec une
telle lucidité de raisonnement, une telle hauteur et nouveauté
d'aperçus, que le lecteur se trouve à la fois convaincu, persuadé,
ému et charmé. Il n'est pas de cœur noble, d'âme honnête qui
n'éprouve un serrement douloureux en entendant les blasphèmes
inspirés par l'enfer que les socialistes et Proudhon vomissent con-
tre Dieu, l'appelant avec un cynisme inouï folie et bassesse, hypo-
crisie et mensonge, tyrannie et misère et le défiant de les pulvériser
avec toutes ses foudres ; mais comme l'esprit se repose ensuite sur
ces belles paroles que l'auteur recueille si à propos de la bouche
même qui tout à l'heure blasphémait, et que la vérité victo-
rieuse un instant contraint de chanter ses louanges : « Oh ! com-
bien le catholicisme (s'écrie Proudhon), s'est montré plus prudent,
et comme il vous a surpassés tous, Saint-Simoniens, républicains,
universitaires, économistes, dans la connaissance de l'homme et
de la société ! Le prêtre sait que notre vie n'est qu'un voyage et
que notre perfectionnement ne peut se réaliser ici-bas, et il se
contente d'ébaucher sur la terre une éducation qui doit trouver
son complément dans le ciel. L'homme que la religion a formé,
content de savoir, de faire et d'obtenir ce qui suffît à sa destinée
terrestre, ne peut jamais devenir un embarras pour le gouver-
nement: il en serait plutôt le martyre! 0 religion bien-aimée^,
faut-il qu'une bourgeoisie qui a tant besoin de toi, te méconnaisse ! »
0 vérité, dirons-nous, ô grande et noble reine des intelligences,
est-il possible qu'un homme te voie si radieuse et si belle, et qu'il
ne t'admire un moment que pour te trahir !
Après avoir montré combien est satisfaisante l'explication que
la doctrine catholique donne de l'origine du mal, le philosophe
catholique se propose, dans son troisième livre, cet autre problème :
Pourquoi le mal produit par une première faute se perpétue-t-il
dans le monde, et se transmet-il du premier père aux descendants
les plus éloignés? S'appuyant sur les données de la révélation, il
entre alors dans l'examen de ce grand mystère, de ce dogme de la
solidarité et de la transmission de la faute qui accompagne la
368 CHAPITRE XII
transmission de la peine. Il fait voir qu'il n'y a rien dans cette
doctrine qui ne s accorde avec la raison, qu'elle tient par des liens
dont il faut nécessairement confesser Texistence, aux faits les plus
incontestables et les plus éclatants, et qu'elle est en une parfaite
harmonie avec les lois universelles de la nature ; il parle de la
douleur, et, recherchant ce qu'elle est en elle-même, il montre
comment Dieu en change pour ainsi dire la nature, la transformant
de mal en bien, de châtiment en remède d'une incomparable vertu.
Ainsi s'explique et s'harmonise pour le chrétien la permanence de
la faute et de la peine.
L'école libérale, au contraire, nie la solidarité humaine dans
l'ordre religieux et dans l'ordre poUtique : dans l'ordre religieux,
en rejetant la doctrine de la transmission de la peine et de la
faute ; dans l'ordre politique, en proclamant la non-intervention,
en détruisant la noblesse et en soutenant le droit de chacun aux
dignités de l'Etat. Mais, tout en niant la solidarité, les libéraux
sont obligés de l'admettre puisqu'ils reconnaissent l'identité des
nations, l'hérédité de la monarchie et la transmission des ri-
chesses avec le sang, comme si le pouvoir des riches était plus
légitime et plus sacré que le pouvoir des nobles.
L'auteur reproche avec raison des contradictions semblables à
Técole socialiste. Cette école soutient, contre les libéraux, que
lorsqu'on rejette la solidarité dans la famille, dans la politique et
dans la religion, on ne doit pas l'accepter en faveur de la nation et
de la monarchie. Mais que fait-elle à son tour ? Après avoir con-
damné et réprouvé la solidarité en tous ces points, elle proclame
la solidarité humaine. Prêcher la liberté, la fraternité et V égalité,
ne signifie absolument rien, ou cela signifie que les hommes sont
solidaires entre eux. Or comment peut-il se faire que la naissance,
l'état politique, n'établissent aucun lien qui unisse les hommes
les uns aux autres et que l'humanité entière soit une société de
frères participant également à une liberté commune.
De plus le socialisme est contradictoire, parce qu'il y a contra-
diction dans les doctrines proclamées par les diverses écoles qui
le composent, et l'auteur le démontre en traçnni l'iustoire dos va-
DONOSO CORTÈS 369
nations dont le socialisme nous a en si peu de temps donné le
spectacle. Enfin, cette théorie est la plus grande des contradic-
tions, parce que, de quelque côté qu'on la considère, elle aboutit
à la négation absolue. Négation absolue de l'homme, de la famille,
delà société, de l'humanité, de Dieu, telles sont en effet les consé-
quences auxquelles conduit successivement l'hypothèse socialiste
dès qu'on veut la presser avec une logique irrésistible comme le
fait Pillustre écrivain dans le chapitre V de son troisième livre.
Dans le reste de l'ouvrage, la solidarité de la faute et de la chute
trouve sa contre-partie dans la solidarité du rachat et du mérite.
Ici retraçant les traditions des peuples et les illuminant par
l'exposition du dogme catholique, l'auteur démontre la vertu ex-
piatrice du sacrifice, vertu inexplicable si l'on s'en tient aux prin-
cipes sociaHstes et libéraux. La rédemption, centre de tous les
mystères et source de toutes les solutions, se présente alors au reli-
gieux écrivain dans son auguste majesté. Il en met en lumière la
haute convenance par rapport à Dieu, à Thomme, à l'ordre uni--
versel ; il fait voir comment dans le sacrifice de l'Homme-Dieu,
la faute est lavée, le monde vaincu et toute chose ramenée à son
principe ; c'est ainsi qu'il achève la démonstration de son sujet et
qu'il demeure établi que les problèmes fondamentaux de l'homme
et de la société ne peuvent être véritablement expliqués sans là
révélation et sans l'Eglise.
Cette courte analyse nous dispense d'insister sur les louanges
dues à l'écrivain et à son ouvrage, dans lequel on ne sait ce qu'on
doit le plus admirer : la magnificence du style ou la beauté dii
plan, la clarté et la hauteur des pensées ou la vigueur de l'argu-
mentation et la vivacité pénétrante de la polémique, la profondeur
de la doctrine ou la pureté de la foi et la noblesse d'un sentiment
toujours élevé, généreux, éminemment catholique, qui est l'attri-
but particulier de cette nation espagnole dont le marquis de Val-
degamas est une gloire.
Au sujet de ce livre, voici ce qu'écrivit, dans rAmi de la relU
gion, l'abbé Gaduel, vicaire général d'Orléans :
« Ce n'est pas sans une longue hésitation et une vive peine qiié
24
370 CHAPITRE XII
je me suis déterminé à relever publiquement les graves et nom-
breuses erreurs théologiques et philosophiques échappées à la
plume de l'honorable M. Donoso Cortès... Maison comprend qu'un
ouvrage patronné par un journal si répandu et recommandé par
des voix si connues et si bien écoutées, a dû rencontrer un fort
grand accueil et pu exercer sur les esprits une influence aussi
considérable que dangereuse. C'est ce qui nous a déterminé à
élever la voix. Le mal ayant été si public, le remède devait essayer
de l'être aussi...
... Le jour viendra, et il n'est peut-être pas fort éloigné, où l'on
comprendra enfin la nécessité de réviser et de réduire à leur juste
valeur ces réputations usurpées et décevantes, si l'on ne veut tout
à fait en finir parmi nous avec la science et le bon sens. En atten-
dant, ce qui importe surtout, c'est d'empêcher que ces fausses
réputations ne puissent nuire en servant de passe-port à l'erreur.
Voilà ce qui m'a fait estimer utile et nécessaire de mettre sous
les yeux du public les erreurs théologiques de M. Donoso Cortès.
« Dieu, — la Trinité, — les anges, — la chute de l'homme, — les
effets du péché originel, — la révélation, — la raison, — le
libre arbitre, — les sacrifices, — les rapports du paganisme
avec la vraie religion, — l'incarnation, — la grâce, — l'établis-
sement du christianisme, — l'Eglise, etc. M. Donoso Cortès tou-
che toutes ces graves questions avec une témérité et une har-
diesse qui ne sont égalées que par sa bonne foi. Sans qu'il s'en
aperçoive, sans qu'il paraisse en avoir le moindre soupçon, les
erreurs coulent de sa plume avec la plus étonnante facilité. Parmi
ces erreurs, souvent très graves, il en est qui sont indubitablement
dans son esprit ; d'autres ne sont que dans l'expression de sa pen-
sée, etc., etc. ».
Dans une lettre à l'archevêque de Paris, le même Gaduel parle
du même livre dans les mêmes termes : « J'ai commencé, dit-il, à
lire V Essai sur le catholicisme^ etc., sans prévention. Quel n'a pas
été mon étonnement de trouver dans ce livre une multitude d'er-
reurs évidentes et très graves contre la saine théologie, et contre
la doctrine catholique ! J'ai lu ce livre tout entier ; j'ai noté et re-
DONOSO CORTÈS 371
cueilli les erreurs les plus considérables ; j'en ai fait une critique
théologique, et après avoir soumis mon travail à l'examen de théo-
logiens fort instruits, j'en ai publié une partie dans un recueil
ecclésiastique, V Ami de la Religion. En cela, je n'ai pas pensé exer-
cer seulement un droit ; j'ai cru remplir un devoir. On a toujours
regardé comme utile et même nécessaire dans l'Eglise de pré-
munir le public contre les erreurs qui peuvent blesser ou altérer
la pureté de la religion ; et cela devient particulièrement impor-
tant , quand les livres qui contiennent ces erreurs sont, comme
était celui-ci, très répandus, et se produisent avec un éclat de re-
nommée propre à égarer l'opinion. Dans ce cas, un avertissement
particulier adressé à l'auteur ne serait pas un remède suffisant ».
Dans une lettre à l'auteur de VEssai, l'abbé Gaduel, de plus en
plus satisfait de ses critiques, s'exprime ainsi : « Quand un
homme, même que l'on ne connaît pas, et qui a passé toute sa vie
à étudier et à enseigner la religion, indique dans un livre des er-
reurs qu'il regarde comme considérables ; quand il cite les textes
où ces erreurs sont exprimées, et met en regard de ces textes des
vérités catholiques qu'il croit attaquées, ne vous paraît-il pas.
Monsieur, qu'il y aurait lieu à s'en occuper? Mon inquiétude devrait
au moins exciter la vôtre, et il me semble qu'à votre place, je con-
cevrais quelque doute et m'appliquerais à voir si je ne suis pas
tenu vis-à-vis du bien public et de mes lecteurs, à quelque chose
de plus qu'une déclaration générale, laquelle certainement ne
suffit pas pour prémunir vos lecteurs.
« Si je ne suis pas ici juge contre vous, je ne crois pas que
vous puissiez l'être vous-même ; mais vous avez des supérieurs
ecclésiastiques que vous respectez et qui assurément vous hono-
rent. Il y a, si vous ne voulez remonter plus haut, un évêque ou
un archevêque dont vous êtes le diocésain. Pourquoi ne soumet-
triez-vous pas votre livre à leur jugement? Si je m'étais trompé,
je suis prêt, à vous en faire des excuses publiques : mais si les
juges de la doctrine reconnaissent dans les écrits publiés par vous
les erreurs que j'y ai moi-même vues, vous répareriez simplement
ces erreurs, de la manière et dans la mesure que la sagesse des
372 CHAPITRE XII
supérieurs aurait marquée, et que votre foi et votre vertu vous
conseilleraient.
« J'ajoute que M. Louis Veuillot ayant publié et propagé votre
livre dans une Bibliothèque nouvelle de religion, destinée à un grand
nombre de lecteurs, il n'est pas douteux qu'il ne soit tenu au
môme devoir.
« Et il n'y a rien là qui puisse de votre part ni de la sienne,
répugner à la sincérité, à la droiture et à la modestie d'un catho-
lique »
Le rédacteur de V Univers, mis en cause, à peu près sans raison,
par le censeur Orléanais, répondit séance tenante : « Pour qu'un
auteur conçoive des inquiétudes sérieuses sur l'orthodoxie de ses
écrits, il ne suffit pas, ce nous semble, qu'un journaliste se plaise
à y signaler des erreurs considérables ; il faut encore, même quand
ce journaliste a l'honneur d'être prêtre, même quand il a p^ssé
toute sa vie à étudier et à enseigner la religion, que ses critiques
ne soient pas de nature à faire douter de sa compétence dans les
matières qu'il traite, qu'elles ne soient pas manifestement inspirées
par la passion et Vespi^it de parti, qu'elles ne soient pas fondées
sur des textes tronquée, perfidement isolés ou artificieusement rap-
proches et toujours accompagnés d'une interprétation qui leur
donne un sens tout différent de celui qu'ils ont dans le livre même.
Nous avouons que la critique de M. l'abbé Gaduel ne nous a paru
satisfaire à aucune de ces conditions, et nous démontrerons qu'en
effet elle ne les remplit pas. Voilà pourquoi elle n'excite en nous
aucune inquiétude ».
En d'autres termes, les éclipses théologiques, visibles à Or-
léans, n'étaient pas visibles à Paris, et les éclipses visibles à Paris
ne l'étaient pas à Orléans. Dans cette contradiction des observa-
toires, il faut nous adresser à Rome.
Voici comment VArmonia, journal de l'abbé Margotti, jugeait
le livre de Donoso Cortès et répondait sommairement aux criti-
ques :
« En traitant des questions si profondes et si élevées, disait la
feuille turinoise, l'auteur suit les traces d'un autre grand écrivain,
DOrs'OSO GORTÈS 373
le comte Joseph de Maistre, qu'il rappelle par le style, l'allure
grande et majestueuse qui est propre à cette école. Il a des ta-
bleaux peints de la manière la plus large et la plus vigoureuse,
dont un seul a plus de valeur que les mille raffinements de cer-
tains maîtres. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et le traité sur les
sacrifices du diplomate sarde semblent avoir inspiré la plume du
diplomate espagnol.
« Nous nous arrêterions ici, si les critiques dirigées contre cet
ouvrage par un savant théologien français, ne nous obligeaient à
ajouter quelques mots. Nous ne voulons pas nous engager dans
une discussion avec Thonorable théologien, étant bien décidés à
ne pas engager de polémique avec nos amis, tant que nous avons
des ennemis en face. Toutefois, qu'il nous soit permis de présenter
quelques observations plutôt pour rassurer nos lecteurs touchant
les doctrines du marquis de Valdegamas, que pour répondre aux
critiques de Fabbé Gaduel.
« Premièrement, le style et la manière de notre auteur et de son
école ne se prêtent pas aux procédés de ceux qui voudraient les
peser minutieusement et ramener tout à Texactitude théologique
d'un traité de théologie élémentaire. Si Ton voulait examiner de
la sorte les ouvrages de Joseph de Maistre, quelles choses n'y trou-
verait-on pas à noter? Ces écrits s'échappent avec impétuosité:
Corne torrente cke alta vena preme : ils ne disent pas la centième
partie de ce que l'auteur voit et sent. Les obstacles ne les arrêtent
point, ils vont où les entraîne la soif de la vérité, et ils s'épanchent
là où ils rencontrent des mystères et des paradoxes, sachant bien
que la sagesse, c'est-à-dire la science des causes ne gît pas à la
superficie, et que l'ignorant seul ne trouve ni mystères, ni para-
doxes dans le chemin de science. On peut dire d'eux comme des
écrivains mystiques, qu'ils ont besoin d'être goûtés pour être com-
pris.
« D'autre part, nous croyons que les censures adressées par
l'abbé Gaduel ne sont pas fondées, même abstraction faite de ce
que nous venons de dire. Il nous semble qu'en certains passages le
docte censeur n'a pas compris de quoi il est question, que dans
374 CHAPITRE XII
d'autres, en isolant un membre de phrase du contexte, il lui a laissé
une crudité d'expressions qui en fait réellement une erreur, lors-
que l'auteur, par ce qui suit ou ce qui précède donne un vé-
ritable sens à la pensée qu'il veut exprimer. Si le critique voulait
exécuter sur quelqu'un des ouvrages de S. Augustin le travail ana-
tomique qu'il fait subir à Donoso Cortès, nous croyons que le saint
docteur s'en trouverait fort mal. »
La Civilta cattolica, alors publiée à Rome parles Pères Jésuites,
pour expliquer les propositions, hardies en apparence, de Donoso
Cortès, proposait également deux observations :
« D'abord, disait la Revue Romaine, le marquis de Valdegamas,
doué comme il Test d'une haute et vaste intelligence, d'un esprit
ferme et résolu comme le sont d'ordinaire les natures espagnoles,
se trouve naturellement enclin à affirmer nettement ce qui lui pa-
raît vrai ; il doit être ennemi d'hésitations et d'incertitudes qui sont
parfois un effet de la prudence, mais qui souvent aussi sont l'in-
dice d'une intelligence faible et timide. Voyant donc cette société
qui l'entoure, travaillée parle doute, par le flux et le reflux des
opinions, osciller perpétuellement entre l'erreur et la vérité, il a
dû par une réaction nécessaire, sentir se fortifier et devenir encore
plus énergiques ses dispositions innées à la certitude, à l'affirma-
tion, au dogmatisme et ayant à combattre dans ses écrits les scep-
tiques et les libéraux, il ne s'est pas mis en peine de chercher dans
les fausses doctrines ces vérités fugitives et altérées qui accompa-
gnent toujours l'erreur; aux distinctions laborieusement élaborées
de l'homme qui discute avec rigueur, il a préféré les affirmations
hardies, mais nettes et précises, attaquant ainsi ses adversaires
de front et les terrassant par l'absolutisme de ses affirmations. Les
ennemis qu'il avait à combattre niaient Dieu, ou, s'ils en admet-
taient l'existence, ils l'exilaient pour ainsi dire de la création en
expliquant toutpar laseule interventiondela natureetdel'homme;
et lui, il est venu leur affirmer que l'explication de la nature et de
l'homme ne se trouve qu'en Dieu et dans sa sagesse régulatrice
des êtres et des événements. Le siècle incrédule auquel il s'adres-
sait refuse de croire aux impénétrables mystères de la foi; il a voulu
DONOSO CORTÈS 375
par des comparaisons et des figures, rendre acceptable aux esprits
rebelles, le plus profond et le plus auguste des secrets révélés : Dieu
un et trine. A ceux qui nient l'existence de la faute originelle et
rinfirmité de notre nature, qui en est la peine, il s'est efforcé de
prouver que la première n'a rien de choquant puisqu'elle devient
presque nécessaire à la manifestation des divins attributs, et il
a paru exagérer la seconde en disant que la nature humaine est
dans tous ses actes esclave de la faute et de l'erreur. A ceux qui
exaltent la liberté et l'indépendance de Thomme, il a dit: « Vous
n'êtes pas libres, mais esclaves ; la vraie liberté réside dans les
saints, dans ceux qui usent de la force de la grâce pour se sous-
traire à la possibilité de la faute ». Les miracles et les prophéties
sont relégués parmi les fables et ce qui devrait être un motif de
croire est devenu une pierre de scandale ; à ceux qui sont dans ce
cas il a dit d'une manière générale: « La religion du Christ n'a pas
vaincu le monde par les prophéties et les miracles ». Ainsi l'ardeur
de la lutte l'a entraîné à quelques pas d'une grande hardiesse, et,
pour être sûr de ne pas rester en deçà du but, il a paru quelquefois
le dépasser.
« A cette première raison, qui explique les exagérations de l'il-
lustre écrivain, ajoutons-en une autre qui est très vraie, et qui fera
comprendre comment l'expression propre manque en certains pas-
sages. Tout le monde sait qu'en parlant des vérités divines et hu-
maines, les anciens Pères, bien qu'unanimes dans la foi, n'ont pas
toujours employé le même langage pour exprimer les mêmes vé-
rités ; que les mêmes mots ont eu des significations diverses chez
les différents auteurs, soit par la différence des temps ou des pays
où ils vivaient, soit à cause des écoles de philosophie qu'eux-mêmes
et leurs adversaires suivaient alors, soit que les explications du
dogme répétées d'âge en âge rendissent nécessaire l'emploi de
nouvelles locutions que chacun adoptait suivant le besoin et les
circonstances. Les conciles, par leurs définitions, ont ramené peu
à peu l'uniformité dans le langage scientifique de l'Eglise, et les
docteurs de Técole l'ont réduit à une précision presque géométri-
que. Dès lors, il a été tacitement convenu entre les catholiques de
376 CHAPITRE XII
n'employer les mots scientifiques que dans le sens et avec la valeur
universellement acceptée par les écoles, et de ne jamais violer
cette règle sans quelque raison, sans jamais le faire sans en
prévenir les lecteurs : sage et prudent conseil pour écarter ou
rendre plus rares des disputes de mots quand on est d'accord sur
les idées. C'est pourquoi les hommes sages sont d'avis que, pour
profiter de la lecture des Pères, il faut d'abord lire les docteurs
qui ont enseigné dans les écoles. « La Somme de S. Thomas,
dit le savant Gerdil, est un chef-d'œuvre de méthode, d'ordre et
de discussion, et Tabbé Duguet pense qu'il faut la lire avant de
se livrer à la lecture des pères. Les matières les plus difficiles y
sont traitées avec toute la clarté dont -elles sont susceptibles et
dans les termes les plus propres à préciser la doctrine, à em-
pêcher les esprits d'aller au delà des justes limites. Si certains
docteurs qui sont venus dans la suite s'étaient astreints au langage
communément usité dans les écoles, on n'aurait pas vu tant de
malheureuses disputes, qui ont fait un grand tort à la religion (1). »
Or il nous semble que le défaut de ces études scolastiques auxquel-
les peut difficilement se livrer un laïque, diplomate et publiciste,
a été la véritable cause de ces locutions impropres que Ton ren-
contre dans l'Essai, et qui, après tout, ne sont pas rares même
dans les écrits de bien des gens qui ont fréquenté les écoles. A
part ces études particulières, étrangères à son état, le marquis de
Valdegamas, autant que Ton peut en juger par son ouvrage et par
certains passages d'une de ses lettres, s'est nourri de la lecture des
Pères, il s'en est approprié la substance, et ses écrits portent l'em-
preinte des locutions, des figures, des comparaisons qui étaient en
usage de leurs temps, alors que le langage théologique n'avait pas
encore atteint cette unité et cette perfection qu'il a eues depuis.
En fait, nous croyons pouvoir dire sans trop de témérité que tou-
tes ou presque toutes les expressions relevées par son critique se
retrouveraient facilement, sous une forme semblable ou équiva-
lente, dans les écrits des anciens docteurs les plus célèbres. »
(1) Gerdil, Opère, t. I, p. 252, éd. de Rome, 1806.
DONOSO CORTÈS 377
Pour juger la valeur de la critique orléanaise, qous croyons qu'il
ne faut pas seulement se référer aux observations préjudicielles de
VArmonia ^iàeld^C imita. On peutencore examiner les observations
en détail et s'assurer, sans peine, de leur peu de fondement. Les ca-
tholiques ont eu quelquefois pour devise : Dieu et la liberté. Sur ces
deux pointscapitaux, voyons lesobjections de l'abbé Gaduel et mon-
trons qu'elles reposent sur le sophisme qu'on appelle, dans Pécole,
Ignoratio elenchi.
Le critique reproche à notre auteur d'avoir dit : « Seul, Dieu est
le créateur de tout ce qui existe, le conservateur de tout ce qui
subsiste, et l'auteur de tout ce qui arrive, comme on le voit par
ces paroles de l'Ecclésiastique : Bona et mala, vitaet mors, pauper-
tas et honestas, a Deo sunt. C'est pourquoi S. Basile dit qu'attri-
buer tout à Dieu, c'est la somme de toute la philosophie chré-
tienne. »
Le censeur, en rendant justice aux intentions catholiques de
l'auteur, affirme que « ces lignes expriment (les majuscules ne sont
pas de nous) le fatalisme le plus cru ; en faisant Dieu auteur de
tout ce qui arrive^ elles le font par conséquent auteur du péché ».
Or, à cet endroit notre auteur s'attache à démontrer dans une
longue suite de pages que « les choses de l'ordre naturel, celles de
l'ordre surnaturel, et celles qui, sortant de l'ordre commun, natu-
rel et surnaturel, s'appellent et sont miraculeuses, ont, sans cesser
d'être différentes entre elles, puisqu'elles sont gouvernées et régies
par des lois différentes, ce caractère commun qu'elles sont sous la
dépendance absolue de la volonté divine ». Et cela pour faire voir
que les miracles, loin d'être absurdes pour Dieu, lui sont choses
égales et communes, comme tous les autres actes de la Providence.
Par exemple, que les fontaines coulent,, que les arbres portent des
fruits, etc., ce sont là des faits qui attestent la souveraine puis-
sance de Dieu, tout aussi bien que la résurrection de Lazare, etc.
Dans tout ce passage, il n'y a pas même un mot qui se rap-
porte au mal moral. D'ailleurs, Técrivain parle dans le sens de
FEcclésiastique et de S. Mathieu qui, certainement, ne sont pas
suspects. Ainsi ces paroles qui expriment le fatalisme le plus cru
378 CHAPITRE XII
et qui font Dieu auteur du péché sous la plume du censeur, sont
une vérité très simple sous la plume de l'auteur.
Voilà pour Dieu, voici pour la liberté. Le censeur déclare le
passage qui en traite, absolument faux, tendant au baïanisme, au
jansénisme, au calvinisme et au luthérianisme, et il a besoin de se
retenir pour ne pas le déclarer hérétique. Or, voici ce passage, où
l'auteur, cherchant quelle est Vessence intime de la liberté, s'ex-
prime ainsi : « Abordant la véritable question qui est le sujet de
ce chapitre, je dis que l'idée qu'on se fait généralement du libre
arbitre est fausse de tous points. Le libre arbitre ne consiste pas,
comme on le croit communément, à choisir entre le bien et le mal,
qui le sollicitent par des sollicitations contraires. Si le libre arbitre
consistait dans cette faculté, il s'ensuivrait forcément deux consé-
quences, l'une relative à l'homme, l'autre relative à Dieu, toutes
deux d'une absurdité évidente. Quant à ce qui touche l'homme, il
est manifeste que plus il deviendrait parfait, moins il serait libre,
puisqu'il ne peut grandir qu'en s'assujettissant à l'empire de ce
qui le sollicite au bien... » Il s'ensuivrait en second lieu que :
« Pour que Dieu fût libre, il faudrait qu'il pût choisir entre le bien
et le mal, entre la sainteté et le péché. »
On voit par là que l'auteur attaque ce préjugé vulgaire qui fait
consister la liberté dans la possibilité de pécher ou de ne pas pé-
cher. En quoi il n'affirme rien d'étrange ; il ne fait que répéter ce
que disait autrefois S. Augustin contre Julien : voici les paroles
du saint docteur : a Tu dis : le libre arbitre n'est autre chose que la
possibilité de pécher ou de ne pas pécher. Par cette définition, tu
enlèves le libre arbitre d'abord à Dieu lui-même... ensuite à ses
saints, qui dans le ciel ne pourront plus pécher (1). »
S. Anselme faisait la même observation dans son dialogue sur le
libre arbitre. Interrogé par un de ses disciples, le maître répond :
Je ne pense pas que le libre arbitre consiste dans la puissance
de pécher ou de ne pas pécher: Libertatem arbitrii non puto esse
potentiam peccandi et non peccandi.Et quelles raisons apporte-t-il
(1) S. AuGUST., Op, cont. Julian,, lib.Vl,no80,
DONOSO CORTÈS 379
pour détruire ce préjugé? Les mêmes que M. Donoso Cortès : « Si
cette définition était vraie, ni Dieu, ni Fange, qui ne peuvent pécher,
n'auraient le libre arbitre, ce qu'on ne saurait soutenir sans im-
piété... la volonté qui ne peut s'écarter de la loi est plus libre que
celle qui le peut (1) »,
S'élevant ensuite à l'idée générale et première de la liberté, l'au-
teur dit qu'elle ne consiste pas dans la faculté de choisir (sous-en-
tendez entre le bien et le mal, comme il est expliqué ci-dessus et
répété ensuite plusieurs fois), mais dans la faculté de vouloir, fa-
culté qui suppose celle de comprendre . D'où il tire cette conséquence :
« Si la liberté consiste dans la faculté d'entendre et de vouloir, la
liberté parfaite consistera dans la perfection de l'intelligence et de
la volonté ; or Pintelligence n'est parfaite, la volonté n'est parfaite
qu'en Dieu seul, il s'ensuit donc nécessairement que Dieu seul est
libre ».
Puis il conclut : « La faculté octroyée à l'homme, loin d'être la
condition nécessaire de la liberté, en est Técueil, puisqu'en elle se
trouve la possibilité de s'écarter du bien et de s'engager dans
l'erreur, de renoncer à l'obéissance due à Dieu et de tomber entre
les mains du tyran. Tous les efforts de l'homme doivent tendre à
réduire au repos, avec l'aide de la grâce, cette faculté, jusqu'à
la perdre entièrement, si cela était possible, en s'abstenant conti-
nuellement d'en faire usage... Voilà pourquoi aucun de ceux qui
sont véritablement heureux n'a cette faculté de choisir entre l'er-
reur et la vérité, entre le mal et le bien, ni Dieu, ni ses saints, ni
les chœurs de ses anges ».
Or, dans tout cela, si on veut le comprendre comme il faut et
sans y mettre une excessive rigueur, nous ne voyons qu'une doc-
trine orthodoxe. Que le libre arbitre ne soit pas une faculté dis-
tincte delà volonté, saint Jean Damascène l'affirme : Liberum ar-
bitrimn nihll aliud est quam voluntas (2) et saint Thomas l'accorde.
Que la possibilité de pécher soit une imperfection et que l'homme
(1) S. Ansel. Dial. de lib. arbit.
(2) De fide orthodoxâ, lib. III, cap. XIV.
380 CHAPITRE XII
doive l'affaiblir en lui-même en s'abstenant d'en faire usage, c'est
chose aussi certaine que l'impeccabilité de Dieu et des saints.
Mais si cette manière de voir s'accorde avec la pensée commune
des docteurs, comment se fait-il, dit le critique, que l'écrivain
combatte une erreur vulgaire? La réponse est facile. Dans tout
son livre M. de Yaldegamas ne combat pas les écoles catholiques,
mais les libéraux et les socialistes dont les idées, personne n'en
doute, sont singulièrement obscurcies sur ces matières. Il y a plus ;
quelques lignes avant d'entrer dans cette discussion, l'auteur pro-
teste qu'il ne fait que suivre les maîtres catholiques négligés et
ignorés de ses adversaires : « Ces questions, dit-il, occupèrent tou-
tes les intelligences dans les siècles des grands docteurs. Elles
sont dédaignées aujourd'hui par les imprudents sophistes dont la
main habile ne pourrait pas soulever les armes formidables que
maniaient avec tant d'aisance et d'humilité, ces puissants génies
des âges catholiques ». La pensée de l'illustre écrivain devient en-
core plus manifeste par l'exposé d'une seconde erreur qu'il combat
avec la première et qui consiste à croire, comme quelques-uns le
font, que la liberté et l'indépendance absolue ne sont en réalité
qu'une même chose : cette opinion ne règne certainement pas dans
les écoles orthodoxes, et elle fait voir quels adversaires l'auteur
s'est proposé de combattre. Ajoutez que l'on pouvait sans trop
s'éloigner de la vérité, dire que, même parmi les catholiques (nous
parlons de ceux qui sont étrangers à la science de l'école), il n'est
pas rare de rencontrer des hommes qui regardent la faculté de
choisir entre le bien et le mal comme essentielle à la liberté, con-
fondant ainsi un fait universel dans cette vie d'épreuve avec les
conditions essentielles d^une perfection qui doit convenir à tous
les êtres iatelligents.
Si la liberté n'est pas une puissance distincte de la volonté, si
elle est la volonté elle-même, la liberté dès lors se concilie avec
la grâce nécessitante de Luther, de Calvin, de Baius, de Jansénius,
poursuit le docte censeur. A cette difficulté on peut donner plu-
sieurs solutions ; mais la plus simple et la plus catégorique est
celle que Donoso Cortès apporte lui-même verbis amplissimis, et
DONOSO CORTÈS 381
qui n'aurait pas dû échapper à l'œil exercé de l'éminent ecclésias-
tique : « D'autres prétendent ne pouvoir comprendre comment la
grâce, par laquelle nous avons été remis en liberté et rachetés,
se concilie avec cette liberté et cette rédemption. Il leur semble que
dans cette opération mystérieuse, Dieu seul agit et que l'homme
n'y joue qu'un rôle passif; mais en cela ils se trompent complète-
ment : ce grand mystère exige le concours de Dieu et de l'homme ;
il faut coopération de celui-ci à Faction divine. De là vient qu'en
général et selon Tordre ordinaire, il n'est accordé à l'homme d'au-
tre grâce que celle qui suffit pour mouvoir la volonté par une
douce impulsion. Comme s'il craignait de lui faire violence, Dieu se
contente de le solliciter par dHne /fa blés appels. De son côté, quand
il se rend à cet appel de grâce, l'homme accourt avec des mouve-
ments d'une joie et d'une douceur incomparables; et, lorsque la
volonté de l'homme qui se complaît à répondre à l'appel de la
grâce ne fait plus qu'une avec la volonté de Dieu qui se complaît
à lui faire entendre cet appel, alors de suffisante qu'elle était, elle
devient efficace par le concours de ces deux volontés. « En expli-
quant ainsi l'accord de la grâce et du libre arbitre, l'illustre auteur
expose celui de tous les systèmes catholiques qui favorise le plus
la liberté et s'éloigne davantage des doctrines condamnées dans
les hérétiques nommés tout à l'heure.
Exclure de la liberté de l'homme mortella possibilité de pécher,
n'est-ce pas une erreur monstrueuse, dit encore le docte censeur,
et cette erreur ne ressort-elle pas de la doctrine émise sur le libre
arbitre ? » M. de Valdegamas a prévu cette difficulté et il y a ré-
pondu lui-même lorsqu'il a écrit que V homme ne serait pas libre
s'il ne pouvait choisir entre le bien et le mal ; que sans la possibilité
de mal faire la liberté humaine serait inconcevable ; propositions
qui contiennent et exagèrent jusqu'à un certain point une doctrine
diamétralement opposée à celle que l'on impute à Tauteur en vertu
de ses définitions précédentes. Quel peut donc être en tout cela le
tort du grand écrivain ? Nous l'avons déjà dit ; son unique tort,
s^ Von peut appeler cela un tort, est d'avoir employé des expres-
sions et des manières de parler qui s'éloignent quelquefois des
382 CHAPITRE XII
locutions aujourd'hui en usage dans renseignement des écoles,
locutions plus familières au savant professeur d'Orléans que celles
dont se servait l'antiquité chrétienne.
Nous ne pousserons pas plus loin cet examen. Il a été fait, en
France, une édition de V Essai, par Melchior Dulac, rédacteur de
V Univers. Dans cette édition, des notes, placées au bas des pages,
répondent à toutes les observations de l'abbé Gaduel. De toutes
les critiques par lesquelles le vicaire général de Mgr Dupanloup
prétendait que l'ambassadeur d'Espagne était fataliste, baïaniste,
janséniste, calviniste, luthérien, antitrinitaire, etc., il ne reste
rien, sinon la preuve que l'abbé Gaduel est un esprit extraordinai-
rement faux ou un censeur rempli de mauvais vouloir. On remar-
que même que lui, qui se donne pour un maître dans la science
sacrée, n'est pas à l'abri des censures qu'il veut infliger aux au-
tres. Par exemple, en parlant du mystère de la Sainte-Trinité, il
enseigne que « l'on dit bien la diversité des personnes divines,
mais qu'on ne doit pas dire la diversité divine ». Peut-on user de
cette expression : la diversité des personnes divines ? Nous l'accor-
derions à un laïque qui confondrait la diversité avec la distinction,
mais chez un homme qui se flatte de connaître la théologie, qui
nous assure avoir passé sa vie à étudier et enseigner la religion,
on pourrait y voir un indice d'hérésie arienne. Pour éviter cette
erreur, l'ange de l'école qui n'était pas vicaire général d'Orléans,
nous donne le prudent conseil de ne point nous servir de ces
mots : diversité, différence, quand il est question des personnes
divines.
Il a été fait aussi, à Foligno, dans l'Etat pontifical, une édition
de l'Essai, avec notes. Ces notes placées au bas des pages, tantôt
tempèrent les formes hardies du texte original, tantôt ramènent au
sens vrai les propositions ambiguës, ou jettent la lumière sur celles
qui présentent quelque obscurité, et font ainsi disparaître en bien
des points tout danger de fausse interprétation. De la sorte, si l'é-
dition italienne n'égale pas l'original pour la magnificence du style,
elle le surpasse par la précision et la sûreté de la doctrine. Mais un
livre auquel il suffit d'ajouter quelques notes pour le rendre excel-
DONOSO CORTÈS 383
lent, voire supérieur, n'est pas évidemment cette composition ab-
surdement fausse qu'avait cru découvrir Fesprit effrayé du vicaire
Gaduei.
Jusqu'ici toutefois il n'y a qu'affaire de critique, querelles de
théologien à journaliste, engagement quinteux au sujet duquel on
peut dire : Grammatici certant : les grammairiens se battent et
n'arrivent pas à conclusion. La censure orléanaise devait avoir une
autre suite.
Le livre avait été dénoncé comme inexact, plein d'erreurs, où la
pensée et le langage trébuchent à chaque pas. L'auteur refusa de
répondre à la polémique. « Néanmoins, ajoutait-il, il me suffit de
savoir que l'on m'accuse d'être tombé dans un si grand nombre
d'hérésies pour déclarer, comme je le déclare, que je condamne
tout ce que condamnera, dans les autres ou dans moi, la sainte
Eglise catholique, dont j'ai le bonheur d'être le fils soumis et res-
pecleux. Pour faire cette déclaration, je n'ai pas besoin que l'Eglise
parle elle-même. C'est assez qu'un seul homme m'accuse d'erreur
en matière grave. A de pareilles accusations, je suis toujours prêt
à répondre par cette déclaration, sans examiner préalablement si
celui qui m'accuse est prêtre ou laïque, obscur ou de grande re-
nommée, savant ou ignorant, »
Par une inspiration de haute piété, en présence d'attaques qui
allaient leur train, Donoso Cortès dénonça lui-même son livre à
la congrégation de l'Index. A cet effet, il écrivit au Souverain
Pontife une lettre où nous lisons ces paroles : « Quoique les articles
de l'abbé Gaduei soient, à ce qu'il me semble, peu dignes d'atten-
tion, et quoique la réputation théologique de leur auteur ne soit
pas bien assise, il m'a paru non seulement convenable, mais né-
cessaire, de soumettre cette affaire à la décision suprême de Votre
Sainteté, seule autorité sur la terre dont les sentences soient des
oracles et dont les oracles soient infaillibles, »
Sur le fond des choses, voici ce qu'ajoutait l'ambassadeur d'Es-
pagne : « Dans cette grave affaire, il y a deux questions : l'une
relative au fond, l'autre relative à la forme. La première est de
savoir si je suis ou non tombé dans de graves erreurs ; la seconde,
384 CHAPITRE XTI
si celui qui m'attaque a gardé envers moi non seulement le res-
pect qu'un chrétien doit à un autre chrétien, mais encore celui
qui est dû à la position que j'occupe dans la société et à la dignité
que je tiens de l'Etat.
« Sur la première question, je n'ai rien à dire, sinon que dès
maintenant, je me soumets humblement à la décision de Votre
Sainteté, promettant, comme je le promets, de corriger ce que
Votre Sainteté jugera devoir être rétracté, d'expliquer ce que Votre
Sainteté jugera avoir besoin d'explication,
« Sur la seconde question
« Il est des attaques sans importance et des injures sans gravité
qui constituent simplement un manque de respect et qui accusent
chez l'offenseur un défaut d'éducation plutôt qu'elles ne portent
atteinte à la dignité de l'offensé. Les articles écrits par l'abbé Ga-
duel... sont remplis de choses de ce genre ; mais ce n'est pas là ce
dont je me plains, ce n'est pas là ce qui m'a mis la plume à la
main pour élever jusqu'au trône auguste de Votre Sainteté l'ex-
pression de ma profonde affliction. Ce qui m'afflige c'est qu'on
m'ait représenté aux yeux de l'Europe comme un empoisonneur
des âmes et comme un propagateur d'erreurs énormes mille fois
condamnées par l'Eglise ; que, pour démontrer cette thèse, on ait
isolé des phrases qui ne peuvent être comprises dans leur vrai
sens qu'à leur place, par ce qui les précède et par ce qui les suit,
et par l'esprit général de Pouvrage ; que, pour me censurer, on
n'ait pas même pris la peine de recourir à l'original espagnol, et
que le censeur se soit contenté, comme s'il s'agissait de chose lé-
gère, déjuger, d'après une traduction inexacte ; que pour trouver
l'erreur, il ait poussé les choses jusqu'à la rechercher dans les fau-
tes d'impression et enfin que VAmi de la Religion^ démentant son
titre et au scandale de tous les hommes religieux, ait refusé, bien
qu'il en fût requis par V Univers, d'insérer un article du journal
italien VArmonia, duquel il résulte qu'une traduction italienne de
mon ouvrage, a été publiée à Foligno, avec l'approbation d'un as-
sistant de l'Inquisition et de l'Ordinaire. »
L'écrit de Donoso Gortès, examiné par lesjuges ecclésiastiques,
DONOSO CORTES 385
fut donc déclaré non coupable ; et ce même livre, déféré au tri-
bunal de rindex, non seulement en sortit indemne, mais l'affaire
fut vidée par la question préalable, sur une ordonnance de non-
lieu. L'ouvrage par la recommandation du Pape fut même exa-
miné dans la Civilta cattolica : le résultat de cet examen fut que
le livre n'était pas souillé par mille et une hérésies ; qu'il devait,
au contraire, en des jours si profondément troublés, nous offrir
contre le libéralisme, une digue, et, pour la société, un moyen de
salut.
En présence de ces jugements réitérés, toujours concordants,
delà critique et de l'Eglise, que deviennent les accusations du
vicaire général d'Orléans? — L'accusateur, du reste, ne fît aucune
réparation au marquis de Valdegamas : l'émule des Bonald et des
de Maistre descendit dans la tombe, sans avoir reçu, des catholi-
ques libéraux, autre chose que de misérables et ineptes injures.
Personne, parmi les lecteurs, n'en éprouvera la moindre sur-
prise. C'était, pour ces apprentis sectaires, un parti-pris d'écraser
tous ceux qui ne cédèrent point à leurs séductions ; d'oublier tous
les génies dont les œuvres contredisaient leur erreur ; et d'exalter
parmi les contemporains, ceux-là seulement qui portaient le signe
ae la bête libérale. Jamais on ne pratiqua mieux la devise de toutes
les coteries :
Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.
Le temps a passé sur cesprétentions. Les oubliés et les dédaignés,
les Balmès, les de Maistre , les Bonald brillent de l'éclat d'une
gloire incontestable ; les Donoso Cortès, les Veuillot, les Gaume
n'ont rien perdu aux procès qui devaient les ruiner ; les Dupanloup
et consorts sont fort avariés au milieu de leurs œuvres tumultuai-
res, plus ou moins délustrées. Je ne pense pas que personne puisse
être troublé dans son sommeil par les lauriers deGaduel, critique
de Donoso Cortès, censeur des évêqucs infaillibilistesau concile et
probablement l'un des types les plus absurdes du dix-neuvième
siècle.
CHAPITRE XIII
LES PROCES DU JOURNAL L « UNIVERS ».
La presse a été appelée souvent le quatrième pouvoir de l'Etat.
Dans la Société telle que les événements Tout faite et que nos
mœurs la comportent, on peut dire que le journal a remplacé le
livre, et que sous cette forme de journal quotidien, la presse n'est
pas la quatrième, mais la première puissance. Le journalisme fait
l'opinion, l'opinion préside aux élections parlementaires, les élec-
tions décident de la majorité des Chambres, la majorité fait les
lois, les lois commandent au pouvoir. Même dans les sociétés où
le pouvoir politique a l'initiative des lois et la charge exclusive
du gouvernement, il est influencé dans ses résolutions et ses ini-
tiatives ; et lorsqu'il paraît agir le plus par son propre mouve-
ment, ne se déterminer que par sa propre prudence, il ne fait
encore d'ordinaire que céder à l'entraînement des esprits. Le jour-
naliste, dans la Société contemporaine, est un prince ; sa plume
est un sceptre, souvent méprisé, souvent brisé, mais toujours re-
doutable et toujours digne de l'être.
Un tel crédit a donné, à la presse, d'innombrables représentants.
Dans le monde, il se publie, chaque jour, environ quinze cents
gazettes, la plupart impies, révolutionnaires, et au mieux, fort
indifférentes en matière de religion. Il est donc de la plus haute
importance que la religion ait, dans la presse, des champions va-
leureux et de solides défenseurs. Que le prêtre, quel'évêque même
descende dans cette brûlante arène, nous n'y contrevenons pas,
pourvu que le zèle ecclésiastique ne s'exerce que sur des objets
assortis à sa condition el ne s'emporte pas au delà des justes bor-
nes. Mais que le simple fidèle, dans cette carrière, ait aussi sa
place, nous le croyons indispensable. D'abord parce que c'est
LES PROCÈS DU JOURNAL (( L*UNIVERS )) 387
aujourd'hui un moyen de professer sa foi ; ensuite parce que le
Adèle, plus désintéressé en apparence, peut défendre la foi avec
plus de crédit devant les laïques ; enfin parce que son concours est
nécessaire en certaines circonstances où l'intervention du clergé
est insuffisante, souvent même impossible. Sans prévenir sur les
questions non définies le jugement de TEglise, sans aspirer à de-
venir, dans PEglise, une puissance envahisseuse et dominatrice,
la presse catholique a de grands devoirs à remplir. Nous pouvons
ajouter qu elle a su y faire honneur ; et de Chateaubriand à J. de
Maistre, de Bonald à Veuillot, nous pouvons dire que l'apologéti-
que chrétienne a suscité des émules aux Justin, aux Athénagore
et aux Lactance.
L'évêque d'Orléans, journaliste par nature, a compris ces cho-
ses et payé souvent de sa personne. Mais par une contradiction
difficile à expliquer, il a conçu contre ce qu'il a.pi^elle une certaine
presse^ une animosité toujours croissante et poursuivi, contre
Fhomme le plus évidemment élu de Dieu pour défendre son Eglise
avec une plume laïque, une série d'attaques auxquelles on refu-
serait de croire, si l'incrédulité était possible.
La suite de ce dessein est une chose étrange, et, de la part d'un
ancien compagnon d'armes, de la part d'un évêque, un acte aussi
peu justiciable en principe que peu soutenable dans ses agressions
réitérées. On a rarement affiché, avec plus d'audace, le projet
d'exterminer un homme par la force. Et cet homme, talent à part
et abstraction faite de ses services, cet homxme était un loyal chré-
tien, un vaillant soldat de la Sainte Eglise, intrépide comme Du-
guesclin, sans peur et sans reproche comme Bayard.
Non pas que j'impute à crime de légitimes controverses. Ces
choses sont de plein droit, et quand l'homme s'y laisse un peu
voir, il ne faut ni s'en étonner, ni s'en plaindre. Nous allons trou-
ver, dans ce récit, quelque chose de plus.
I. — Le premier éclat de la passion belliqueuse contre le jour-
nal V Univers eut lieu à propos des classiques. L'évêque d'Orléans,
par un acte en forme de lettre aux directeurs de ses petits sémi-
naires, avait défendu de rien innover dans la pratique scolaire.
388 CHAPITRE XIII '
Par défaut de préambule et de dispositif, cet acte manquait des
conditions ordinaires des actes épiscopaux. Sauf le titre joint à la
signature de J'auteur, cette lettre, par son objet et par les consi-
dérations qui la remplissaient, n'était qu'un article de journal;
elle pouvait faire loi dans le diocèse du prélat signataire, non au
dehors; d'autant que. publiée en la forme ordinaire de brochure
et reproduite dans les journaux, elle perdait son caractère primi-
tif, sa raison intentionnelle, pour ne représenter plus qu'une opi-
nion contestable. Ou si Ton voulait lui donner force de loi, il fau-
drait dire qu'une lettre publiée à Orléans par l'évêque, sur peu
importe quelle controverse, aurait pour effet nécessaire de tran-
cher la question dans l'Eglise universelle et d'en supprimer par
suite la discussion. Le pape d'Orléans aurait parlé, la cause serait
finie.
VUnivers se crut en droit de discuter lés opinions de Mgr Du-
panloup sur l'emploi des classiques ; il contesta, en effet, et avec
beaucoup de raison, plusieurs arguments du prélat, et prétendit
même que l'évêque n'avait pas abordé la vraie question. Ce fai-
sant, il se bornait à soutenir le sentiment d'autres évêques, à
maintenir le droit de la presse, à défendre aussi, croyons- nous,
les intérêts de l'éducation chrétienne. L'évêque d'Orlans crut voir,
dans les articles de VUnivers : l^ une agression contre son autorité;
2o une usurpation qui irait à établir dans l'Eglise, en dehors du
Saint-Siège et de l'épiscopat un gouvernement laïque ou presbyté-
rien (1) ce qui serait le renversement des principes les plus certains
et des règles les plus incontestées de la hiérarchie. Pour préserver
les séminaires diocésains de l'influence d'un enseignement illégi-
time et dangereux, l'évêque protesta donc contre les témérités de
VUnivers et à la suite d'un long mandement où il piétinait ses
adversaires de la plus belle façon, il défendit la lecture de ce jour-
nal. Puis, dans le projet de déclaration soumis à l'épiscopat fran-
çais, il introduisit un article dont l'effet prémédité devait être de
faire supprimer partout VUnivers.
L'idée que VUnivers eût voulu établir, dans l'Eglise, un gouver-
nement 'presbytérien et même laïque est une imputation excessive
LES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS » 389
qui ne mérite aucun examen. Le reproche d'altaque à l'autorité
de l'évêque n'a pas meilleur fondement : il ne s'agissait pas, dans
la controverse, du règlement des séminaires d'Orléans, mais de la
question beaucoup plus générale et plus libre des classiques. Sur
cette question générale, l'évêque avait opéré librement : il était
loisible de le contredire, et, s'il s'était trompé ce n'était pas lui
manquer d'égard, que d'en fournir la preuve. Où en serait-on, si
l'on était coupable de vouloir tout démolir pour cela seul qu'on
accuse un dissentiment?
Dans une lettre au prélat accusateur, Veuillot écrivait : « Je
n'avais vu, dans votre lettre, qu'une œuvre de polémique, une
opinion particulière très animée et très agressive, sur une ques-
tion controversée. Daignez remarquer que ce document a été livré
à la publicité par un journal de Paris qui reçoit votre direction ;
que d'autres journaux l'ont reproduit, commenté, invoqué avec
force contre la thèse que nous avions défendue. J'ai cru qu'il
était permis de le discuter, comme il était permis de combattre
la thèse contraire malgré l'autorité que lui donnait le patronage
public de deux éminents prélats. Si j'ai franchi la limite d'une
liberté que l'Eglise n'interdit guère aux simples opinions, c'est
pour la première fois et par erreur. Mais à tout prix et de toute
ma force, je proleste contre l'accusation de déloyauté et de ca-
lomnie. Jamais, depuis que je suis chrétien, je n'ai été déloyal
dans la discussion contre personne, à plus forte raison contre un
évêque. Quant à l'accusation si douloureuse d'avoir calomnié,
elle ne serait accueillie devanl^aucun tribunal, pas même devant
ceux qui ne jugent que les actes extérieurs, encore moins devant
celui qui connaît les cœurs et les pensées » (1).
L'évêque d'Orléans, en frappant V Univers et en conspirant sa
perte, avait évidemment excédé son droit et dépassé la mesure ;
il s'était même donné, fort à son aise, les torts qu'il imputait à ses
anciens compagnons. Aussi fut-il rejeté avec perte par plusieurs
de ses collègues dans l'épiscopat. « Malgré ses écarts, écrivait l'ar-
(1) Veuiu.ot, Mélanges, 2^ série, t. I, p. U)3.
390 CHAPITRE XIII
chevêque d'Avignon, la presse religieuse a rendu et peut rendre
de précieux services ; la défiance solennellement prononcée contre
elle ne fournira-t-elle pas à la mauvaise presse une occasion de
triomphe et d'applaudissements humiliants pour l'épiscopat ?
N'étouftera-t-elle pas des dévouements qui eussent été d'utiles
auxiliaires, dans ce temps où la cause de la religion n'a pas trop
de toutes ses forces vives ? Puis ces sévérités contre la presse reli-
gieuse ne donneront-elles pas prétexte de dire que Tépiscopat
n'a de vigueur que pour soutenir ses prérogatives, tandis qu'il
se tait sur les attaques incessantes et violentes d'une autre presse
contre les dogmes de l'Eglise et les droits divins du Souverain
Pontife?... » (1).
Dans sa réponse à plusieurs évêques, l'archevêque de Reims,
parlant de l'évêque d'Orléans, disait : » Ce zélé prélat , ayant
donné un agenda aux professeurs de son petit séminaire, dans
une lettre épiscopale concernant l'usage des auteurs païens, a cru
devoir attaquer les opinions de M. l'abbé Gaume, il était dans
son droit. Mais il ne pouvait avoir la prétention de rendre ses
propres opinions obligatoires, h' Univers pouvait donc continuer la
polémique sur la question générale, en la considérant comme une
controverse libre. Le sentiment d'un évêque, quoique manifesté
dans un acte officiel, ne peut servir de loi à ceux qui sont étrangers
à son diocèse ; on peut seulement exiger que la règle de conduite
qu'il trace à ses diocésains soit respectée par eux, tant qu'elle
n'est point improuvée par une autorité supérieure. Or, VUniverSy
tout en discutant les opinions de Mgr Dupanloup, n'a point blcàmé
l'acte officiel émané de l'autorité de l'évêque. Cependant, Monsei-
gneur publie son mandement contre V Univers, en accusant ce
journal de vouloir diriger les évêques ou entraver l'exercice de
leur juridiction ».
Voilà paur l'acte de l'évêque, voici pour la justification de 1'^^-
nivers : « Je conviens, continuait le cardinal Gousset, que V Uni-
vers a des défauts. Mais si on peut lui reprocher d'être trop
(1) Op. cit., p. 511.
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'UiNIVERS » 391
ardent, ne peiit-on pas reprocher à d'autres journaux, d'ailleurs
estimables, de ne pas l'être assez, ou de confondre la prudence
avec la peur, la modération avec la faiblesse. Et puis, convient-il
à un évêque de iendi^e la main aux ennemis de la religion, en di-
rigeant ses coups contre ceux qui, étant animés d'une foi vive, la
défendent courageusement, parce qu'il arrive à ceux-ci quelque-
fois d'aller trop loin et de ne pas conserver toujours, dans la
chaleur du combat, le moderamen inculpatie tutelœ? Ne serait-ce
pas un scandale si nous nous montrions moins tolérants envers
les écrivains qui prennent la défense de l'Eglise qu'envers ceux
qui attaquent ses institutions? Le Saint-Siège condamne les mau-
vais livres, mais il les condamne tous sans acception de per-
sonne. Que chacun donc prenne dsmsVihiivers ce qui lui convient,
en tolérant ce qui ne lui convient pas, cherchant à le redresser
par des avis ou par la discussion s'il le juge à propos, tant qu'il
ne s'écarte pas de l'enseignement catholique : mais qu'on n'oublie
ni de part ni d'autre cette maxime si conforme à l'esprit de
l'Eglise: In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus cira-
ritas ».
Avant de poser la plume, Thomas Gousset dénonçait la trame
ourdie et le motif qui en inspirait les ardeurs: « Je finirai, disait-il,
par une pensée qui est peut-être fausse, mais que je ne crois point
téméraire. La polémique sur l'usage des classiques n'est fins qu'un
lirélexte pour plusieurs adversaires de V Univers . On veut faire
tomber ce journal parce qu'il est à la fois plus fort que la plupart
des autres journaux religieux et plu^ zélé pour les doctrines romai-
nes, travaillant à resserrer de plus en plus les liens qui unissent
les Eglises de France à l'Eglise romaine, mère et maîtresse de tou-
tes les Eglises » (1).
Sur ce coup monté contre V Univers, l'évêque d'Arras, Pierre-
Louis Parisis, écrivait à son tour au rédacteur en chef: « D'abord
je serais très surpris que vous puissiez être condamné pour une
opinion parfaitement libre sur laquelle jamais l'Eglise ne s'est en
(1) Mélanges, 'l'^ série, t. I, p. 502.
392 CHAPITRE XIII
aucune façon prononcée: et je ne veux pas vous dissimuler qu'à
moins d'une improbation quelconque du Saint-Siège, cette opinion
restera la même, quoiqu'il arrive.
« Ce qui me fait croire que tous les évêques, quel que soit leur
sentiment personnel, se montreront très réservés, c'est que votre
condamnation serait le triomphe de tous les journaux irréligieux,
qui représentent au plus haut degré les ennemis de Dieu et de
l'Eglise. C'est vraiment un grand honneur pour vous de les avoir
vous-même pour ennemis.
(( Quant à l'existence de votre feuille, je la regarde comme un
bien pour la religion. Je ne me suis jamais dissimulé vos torts et
je ne vous les ai pas cachés à vous-même ; mais les services que
vous avez rendus sont incomparablement supérieurs à vos fautes.
D'ailleurs, qu'avez-vous besoin de mon témoignage, après avoir
reçu, il y a peu d'années, dans des circonstances non moins criti-
ques, des gages si précieux de l'estime et delà satisfaction du
prince des pasteurs.
« Je regarderais la suppression forcée et même la suspension
volontaire de votre feuille comme un malheur pour la cause catho-
lique : non, sans doute, que l'Eglise ait besoin du journalisme, ce
qu'il est fort inutile de répéter sans cesse, mais parce que le jour-
nalisme catholique est une arme tout à fait adaptée aux nécessi-
tés des circonstances vraiment exceptionnelles dans lesquelles
nous vivons » (1).
En présence de raisons si décisives, de lettres émanées d'auto-
rités si hautes , l'orage soulevé contre V Univers n'était qu'une
épreuve où le journal devait puiser une foi plus parfaite. Mais,
pour l'agresseur, ce n'était qu'un coup manqué et ce fut partie
remise à la première occasion.
II. — En 1850, le rédacteur en chef de l'Univers avait entrepris
la publication d'une petite Bibliothèque nouvelle pour la propa-
gande. Avec le concours d'écrivains honorablement connus, il se
proposait d'offrir au public de petits volumes dont chacun de-
(1) Op. ci^, p. 512.
LES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS )) 393
vait être, « pour la science, une introduction -nette, précise et
suffisamment étendue à des connaissances plus vastes ; pour la
littérature et la philosophie, une exposition solide des principes;
pour l'histoire, un résumé exact des faits ». Les écrivains qui
avaient promis leur concours étaient Louis Rendu, évêque d'An-
necy, dom Guéranger, abbé de Solesmes, dom Pitra, religieux bé-
nédictin, l'ahbé Martinet, docteur en théologie, Théophile Foisset,
Paul Lamache, Melchior Dulac, Léon Aubineau, Roux-Lavergne,
Tabbé Darras, dont il suffît de citer les noms. Par cette entreprise
on voulait, avec des livres consciencieux, mis à la portée de tou-
tes les intelligences et de toutes les bourses, aplanir l'effrayant
amas de préjugés et de mensonges que trois siècles d'erreur avaient
élevé entre les regards de l'homme et l'œuvre de Dieu.
Certes, Tœuvre était louable et, d'avance, elle avait obtenu, avec
l'approbation de plusieurs évêques, les sympathies du public.
Mais, il faut l'avouer, une telle entreprise émut l'esprit de l'abbé
Gaduel, vicaire général d'Orléans. Lui, dont le patron n'était ha-
bituellement environné que de laïques, éminents sans doute, mais
sans caractère dans l'Eglise, ne pouvait se faire à l'idée de voir
des laïques entreprendre une œuvre de défense commune. Dans
des articles de journaux, — l'abbé Gaduel avait son journal, — il
parlait de ce dessein avec épouvante, avec indignation, avec mo-
querie. A l'entendre, on n'avait jamais rien entrepris de si témé-
raire ; et ce n'était pas le moindre de ses arguments pour prouver
que les laïques étaient en train de tout perdre.
Quoi ! Parce que des laïques écriraient à l'adresse de la classe
dite éclairée, des livres de propagande ; parce que celui-ci montre-
rait le rôle général des saints dans la vie sociale et politique; parce
que celui-là, traçant un aperçu de l'histoire delà Papauté, s'effor-
cerait de neutraliser l'esprit faux et passionné du judicieux Fleury ;
parce qu'un troisième décrirait les fêtes et 'cérémonies de l'Eglise
et ferait voir comment chaque heure et chaque action de la vie
chrétienne peuvent être sanctifiées ; parce qu'un quatrième racon-
terait l'histoire des missions apostoliques et des ordres religieux ;
parce que tous ceux qui s'occuperaient do l'histoire devraient
394 CHAPITRE XIII
montrer comment les nations ont grandi, comment elles ont décru,
suivant qu'elles se sont rapprochées ou éloignées de l'Evangile, et
indiqueraient, en s'occupant des schismes et des hérésies, la source
de nos malheurs ; parce qu'à toutes ces œuvres populaires, on
joindrait, sur les lettres, les sciences et les arts, des écrits inspirés
par le même sentiment, faudrait-il donc sérieusement croire que
tout est perdu et que la religion va périr?
Ces présomptions sont fausses et ces imputations misérahles. En
présence d'une œuvre de propagande, lorsque le sol se dérobe sous
nos pas et que le torrent grossit à vue d'œil, on ne peut s'attendre
à l'opposition d'un prêtre. Le seul reproche qu'un prêtre, vraiment
animé de l'esprit apostolique, puisse se permettre décemment, c'est
qu'on n'ait pas mis plus tôt la main à l'œuvre.
La Bibliothèque nouvelle publia incidemment un écrit de Donoso
Cortès contre le libéralisme. L'abbé Gaduel, vicaire général d'Or-
léans, critiqua cet opuscule d'une manière encore plus impuissante
qu'indigne. Le rédacteur en chef de V Univers, qui avait provoqué
la rédaction de cet ouvrage, crut devoir en prendre la défense.
Dans ses articles, fort agréablement écrits et qui n'avaient, dans
l'espèce, que le tort d'être trop décisifs, Louis Veuillot justifiait le
prospectus de la Bibliothèque nouvelle, et, par les témoignages con-
cordants de Bossuet, de Bourdaloue, de Mgr Parisis et même de
Mgr Dupanloup, établissait le devoir, à plus forte raison le droit
des laïques à défendre l'Eglise. Entre temps, le polémiste de V Uni-
vers, Orléanais d'origine comme Mgr Parisis, plaisantait l'abbé
Gaduel sur les mille et une hérésies que ce théologien, doublé de
Witasse, appelant forcené, et de Billuart, très digne de ne pas
figurer en cette affaire, découvrait dans Donoso Cortès. « Tant
d'animosité contre les laïques qui se consacrent à la défense de
l'Eglise, disait-il, avec une éloquente raison, nous parait un senti-
ment si étrange chez un prêtre que nous sommes tenté d'y voir ou
l'un de ces travers d'esprit qui ne sont susceptibles d'aucun re-
dressement, ou l'un de ces travers de cœur qu'il faut souffrir en
silence. On peut assurément faire peu de cas de nos services; il
nous paraît impossible qu'on méconnaisse notre bonne volonté.
tES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS » 395
Voilà vingt ans que VUniven est sur la brèche. Durant cette longue
carrière, ses rédacteurs ont dû faire des fautes; néanmoins, quoi-
que ni les occasions difficiles, ni les adversaires, ni les ennemis ne
leur aient manqué, ils n'ont été repris à aucun tribunal spirituel
pour une erreur contre la foi, à aucun tribunal civil pour une
offense contre les personnes. Ils n'ont rien cédé aux ennemis de
l'Eglise, rien demandé à ses amis. Ils n'ont brigué ni les emplois,
ni les candidatures, on ne peut les soupçonner de courir les cano-
nicats. Ils servent une puissance qui ne peut rien pour eux, sauf
de bénir leur tombe, et ils la servent fidèlement. Malgré les défauts
qui se mêlent à tout cela, comment tout cela ne touche-t-il point
le cœur d'un prêtre ? Que ce passé, à mesure qu'il se remplit des
humbles œuvres que nous pouvons faire, nous signale chaque jour
davantage à la haine et aux insultes de ceux qui haïssent et insul-
tent pardessus tout ce que nous défendons, c'est-à-dire Tautel et
le prêtre, rien de plus simple ; mais comment expliquer que, parmi
tant d'hommes ardents à nous diffamer, les plus ardents soient les
prêtres? Travers d'esprit ou travers de cœur » (1).
L'abbé Gaduel prit feu ; il déféra à l'archevêque de Paris les cinq
articles àeV Univers ; dans sa lettre au susdit prélat, on lit : « Sans
discuter ma critique et sans paraître même s'occuper le moins du
monde de la question doctrinale, qui était ici la vraie et la seule
question, le rédacteur de V Univers a eu recours contre moi aux
sarcasmes, aux outrages et à la calomnie et il a entrepris de me
livrer aux risées et au mépris du public. Dans cinq articles, em-
preints de tous les traits de la satire et de toutes les violences de la
colère, il me représente, tantôt directement, tantôt par des insi-
nuations perfides, comme un mauvais prudent qui reprend aigre-
ment les zélés ; comme un homme d'un esprit méchant qui fait de
la caricature et s'occupe à plaisanter, à rire et à s'égayer aux dé-
pens du prochain; comme un prêtre à petites {fassions, à petits
intérêts qui court des canonicats et cherche des abonnements à un
journal; comme un théologien dont les critiques, de nature à faire
(1) Veuillot, Mélamfes, '2« série, t. I, p. 283,
396 CHAPITRE XIII
douter de sa compétence sur les matières qu'il traite, sont mani-
festement inspirées par la passion et par l'esprit de parti, ardent
à diffamer les rédacteurs de VUnivers, parce qu'ils n'ont pas lu
Witasse et Billuart ; qui montre béant le gouffre de l'erreur à
quiconque n'a pas étudié au moins ces deux théologiens ; qui fait
un crime à Fauteur de V Essai de s'être occupé des intérêts de la
religion et d'avoir étudié les problèmes politiques dans leurs rap-
ports avec la théologie; qui dissèque les écrits d'un grand chrétien
pour en faire sortir adroitement un grain d'hérésie ; qui voudrait
faire passer pour hérétiques des hommes illustres et d'une foi pure,
parce qu'il leur est échappé des expressions douteuses, inexactes
ou qui ne sont pas selon la rigueur de l'école ; qui pousse enfin la
mauvaise foi jusqu'à faire de fausses citations et à se fonder sur
des textes tronqués, perfidement isolés ou artificiellement rappro-
chés, et toujours accompagnés d'une interprétation qui leur donne
un sens tout différent de celui qu'ils ont dans le livre. . . » L'abbé
Gaduel continue ainsi à se peindre lui-même d'après les données
plaisantes de Veuillot ; il réussit tout juste à faire douter encore
plus de son jugement que de son goût. Puis, allant crescendo, il
déclare tout net que, dans sa personne, la théologie est attaquée,
raillée, persiflée. Enfin, mettant les deux mains sur son cœur, il se
dit attaqué dans ses sentiments et sa réputation. « Homme, con-
tinue-t-il, je pourrais sacrifier ma réputation ; mais chrétien, je
dois conserver l'honneur de ma foi ; prêtre, je dois faire respecter
la dignité de mon caractère ; professeur, je ne dois pas me laisser
suspecter d'avoir, pendant sept années, semé de mauvaises doctri-
nes dans deux diocèses. Vicaire général, je dois justifier et hono-
rer la confiance que veut bien m'accorder un évêque dont la foi et
le tendre attachement au Saint-Siège sont connus de toute l'E-
glise. C'est pourquoi je défère ces cinq articles comme injurieux,
comme diffamatoires et comme scandaleux. Je les défère à l'au-
torité ecclésiastique, parce que ïinivers n'est pas un simple jour-
nal politique. Enfin, je les défère au jugement archiépiscopal, parce
que l'auteur est diocésain de Paris, parce que le journal où ils ont
été publiés s'imprime dans ce diocèse, et parce quo la cause dont
LES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS )) 397
il s'agit ici, n'étant pas de celles que le droit appelle majeures,
c'est à votre tribunal qu'elle doit ressortir en première ins-
tance ».
On voit que si le sulpicien Gaduel, savait peu dresser une thèse
ou improviser un article, il excellait à minuter une procédure. La
forme est correcte, le fond seul laisse à désirer. On comprend mal
qu'un théologien reproche à un laïque de ne pas s'occuper de la
question doctrinale : et on ne comprend pas du tout qu'un prêtre
assez maladroit pour se faire battre comme journaliste, se couvre
de vingt qualités hors de cause pour crier à la garde. Dans l'espèce,
l'abbé Gaduel avait bien agi comme vicaire-général, comme ré-
pondant de son évêque ; mais enfin, il n'était ni vicaire-général,
ni professeur, ni prêtre, mais simplement collaborateur de l'Ami
de la Beligion et auteur d'articles où il sonnait faux d'un bout à
l'autre. Le jugement de l'autorité compétente en a fourni per-
tinemment la preuve. La seule vengeance à tirer de l'adversaire,
c'était de raisonner contrelui et de raisonner victorieusement. Pren-
dre des poses et faire des phrases, s'exclamer et dénoncer, c'est
trop laisser voir qu'on est battu. Il eût été plus habile de se dissi-
muler. Mais, autour du siège pontifical d'Orléans, un vicaire doit
équivaloir au moins à un cardinal et jouir comme tel de certaines
immunités. Avec l'esprit processif que voilent trop peu les appels
incessants à la charité et que trahissent d'interminables querelles,
on crut généreux, noble et grand, d'intenter un procès.
Quatre ou cinq jours après qu'il eut reçu celte plainte, l'arche-
vêque de Paris, Marie-Dominique-Auguste Sibour, y fit droit par
une ordonnance qui prohibait la lecture de ïUnivers dans les
communautés religieuses, défendait aux prêtres du diocèse de le
lire, et, sous peine de suspense, d'y écrire et de concourir en au-
cune manière à sa rédaction. Le prélat défendait, en outre à
['Univers et aux autres journaux religieux imprimés à Paris, de
reproduire, en manière de qualificatifs injurieux, les termes d'ul-
tramontains et de gallicans. Les motifs de cette sentence, très lon-
gue et très véhémente, rédigés paraît-il par l'abbé Darboy, depuis
archevêque, étaient, en partie, empruntés à la plainte de l'abbé
398 CHAPITRE XIII
Gaduel, en partie aux correspondances du prélat. L'archevêque y
ajoutait la menace d'excommunication si ies rédacteurs deV Univers
se permettaient de discuter cet acte.
h' Univers publia ce document et le lendemain, sans daigner si-
gnaler le hurlement de joie qui s'élevait dans toute la presse in-
crédule, il se contenta de déclarer que son rédacteur en chef étant
à Rome, saurait là ce qu'il avait à faire et ne manquerait pas de
remplir pieusement son devoir.
Veuillot en appela au Souverain Pontife. « J'ai trouvé, écrivait-il
de Rome, que la sentence de Mgr Sibour, quoique rendue à l'oc-
casion d'un fait particulier, embrassait néanmoins tout l'esprit et
toute la carrière du journal ; qu'elle établissait contre nous une
j urisprudence et une justice qui seraient illusoires pour nous ; que,
par le nombre, la généralité et la gravité des inculpations, le vé-
nérable prélat, fermant lui-même la porte à tout moyen terme,
ne nous laissait d'autre parti honorable et chrétien à prendre, que
de nous retirer purement et simplement, ou de demander pure-
ment et simplement à un tribunal supérieur l'annulation de son
arrêt. Les raisons de conscience, tout à fait étrangères à notre
amour-propre et à notre intérêt, qui nous ont obligés jusqu'à pré-
sent de maintenir une œuvre si cruellement combattue d'une part,
mais d'autre part si glorieusement appuyée subsistent toujours. Je
puis vous assurer que ces raisons n'ont reçu aucune atteinte, loin de
là, pai' tout ce que j'ai pu voir et entendre depuis que je suis ici. J'ai
donc assez compté sur votre dévouement pour prendre la résolu-
tion de ne pas supprimer le journal. J'appelle au Pape de la sen-
tence de Mgr l'archevêque. J'en appelle pour notre honneur et
notre liberté trop méconnus. Jugés par le père commun des fidèles,
par la plus haute autorité qui soit sur la terre, nous saurons avec
certitude ce que nous devons faire et nous le ferons aussitôt ».
Malgré la popularité qu'obtinrent les actes de l'archevêque, sur-
tout dans la mauvaise presse, peut-être même à cause des éloges
qu'ils obtinrent, plusieurs prélats voulurent montrer l'intérêt qu'ils
portaient à une œuvre traitée avec trop de rigueur. L'évéque de
Châlons écrivait : « Le rédacteur de VUnivers est un homme de
LES PROCÈS DU JOURNAL (( l'uNIVERS » 399
zèle et de probité ; il est homme de foi et homme d'esprit. Cette
dernière qualité, qui le rend supérieur à tels ou tels qui courent
la même carrière, n'est pas propre à le leur faire aimer ; il y a de
l'homme partout et ici beaucoup ». L'archevêque d'Avignon, per-
mettant, comme l'évêque de Châjons, à ses prêtres de continuer
leur abonnement à V Univers, disait de cette feuille : « Les services
incontestables qu'elle a rendus à la cause catholique sont la garan-
tie de ceux qu'elle peut rendre encore. A une époque où tant d'élé-
ments dissolvants tendent à amoindrir l'esprit religieux, à étendre
l'indifférence et à relâcher les liens de subordination à l'auto-
rité suprême du Souverain Pontife dans les choses spirituelles, il
nous paraît sage de conserver au clergé comme aux fidèles de
notre diocèse le journal qui, depuis plus de vingt ans, soutient avec
courage et talent les grands intérêts catholiques ».
L'appel de Veuillot et les dissidences publiques de l'épiscopat
posaient donc, devant le tribunal de FEglise, la question de l'Uni'
vers. L'Eglise ne tarda pas à répondre. Le 9 mars 1853, le secré-
taire des lettres latines de Sa Sainteté, Mgr Fioramonti, écrivait
au rédacteur en chef de V Univers: « Je voudrais, en cette circons-
tance, relever et raffermir votre courage par la parole du Souve-
rain Pontife. La réputation que vous ont fait la distinction de votre
talent et la sincérité de votre dévouement envers le Siège Aposto-
lique m'y portant d'ailleurs, j'ai résolu de vous faire connaître
sans arrière-pensée mon jugement, quel qu'il puisse être, sur votre
journal. Et d'abord tout le monde ici l'avoue et le reconnaît: c'est
une résolution inspirée par la piété que celle que vous avez prise
d'écrire un journal religieux, afin de soutenir et de défendre cou-
rageusement la vérité catholique et le Saint-Siège. Mais ce qui mé-
rite assurément une louange particuhère, c'est que dans ce journal
vous n'avez jamais rien mis au-dessus de la doctrine catholique,
vous appliquant en même temps à donner sur les autres la préé-
minence aux institutions et aux statuts de l'Eglise romaine, à les
défendre et à les soutenir de grand cœur et avec résolution. Delà
vient que votre journal, à raison des matières qui sont l'objet de
vos travaux, excite ici, comme en France et dans d'antres contrées
400 CHAPITRE XIII
étrangères, un grand intérêt, et qu'on le regarde comme très propre
à traiter les choses qui doivent l'être dans le temps présent. Ce-
pendant les personnes qui tiennent fortement à certains principes,
à certains usages, à certaines coutumes, ne portent pas du tout
sur votre journal le même jugement. Comme ils ne peuvent pas re-
jeter ouvertement ses doctrines^ ils cherchent, depuis bien longtemps,
ce qu'ils pourraient reprocher au rédacteur et s'ils n'auraient pas
autre chose à reprendre que la vivacité de son langage et sa ma-
nière de s'exprimer. Les rédacteurs d'autres feuilles, bien qu'elles
soient religieuses, se montrent également prêts et ardents à atta-
quer votre journal selon l'occasion et avec violence. 11 en résulte
qu'ils font pénétrer peu à peu la défiance dans les âmes qu'altère
surtout en ce temps l'amour de la pure doctrine, et qu'ils retar-
dent ainsi à'une manière déplorable le mouvement qui les entraîne
par une impulsion chaque jour plus forte dans l'obéissance et l'a-
mour du Saint-Siège. C'est pourquoi il serait bon, non seulement
pour vous-même, mais encore pour l'utilité de l'Eglise, que tout
en prenant en main la cause de la vérité et la défense des statuts
et décrets du Siège Apostolique, vous examiniez d'abord avec grand
soin toutes choses, et que surtout dans les questions où il estlicile
de soutenir l'une et l'autre opinion, vous évitiez constamment
d'imprimer au nom des hommes distingués la plus légère flétris-
sure. P]t, en effet, tout journal religieux s'imposant l'obligation de
défendre la cause de Dieu et de l'Eglise, et le souverain pouvoir
du Siège Apostolique doit être fait de telle sorte que rien de con-
traire à la modération, rien de contraire à la douceur n'y vienne
choquer le lecteur. C'est le vrai moyen d'attirer sa bienveillance
et de lui persuader plus aisément combien celte cause l'emporte
sur toutes les autres et quelle est l'excellence du Siège Apostolique .
Mais quoique les ressentiments et les divisions qui se sont fait jour
paraissent avoir atteint un certain degré de gravité et soient main-
tenant un obstacle à votre journal religieux, je ne parviendrai ja-
mais à me persuader que cela puisse être durable. Loin de là, j'ai la
confiance que ceux qui, pour le moment, vous sont contraires,
seront bientôt unanimes à louer le talent et le zèle avec lequel
LES PROCÈS DU JOURNAL (( l'uNIVERS )) 401
VOUS ne cessez de soutenir la religion et le Siège apostolique ».
Ainsi, continue Veuillot dans V Histoire du parti catholique, en
nous donnant des conseils qu'il n'adressait pas moins aux autres
journaux religieux, le Secrétaire de Sa Sainteté daignait louer
spécialement et positivement notre œuvre. Lorsque nous offrions
de la supprimer, il nous répondait de la maintenir, exprimant la
confiance que ceux mêmes qui la blâmaient ne tarderaient pas à la
traiter plus favorablement.
« L'éloge répété d'avoir pris en main la cause de la religion et
du Saint-Siège, laissait tomber le reproclie si souvent formulé de
toucher aux questions irritantes, n'y ayant point de questions plus
irritantes entre les enfants de l'Eglise et ses ennemis que ces points,
ou historiques ou dogmatiques, sur lesquels l'esprit d'erreur a ras-
semblé tant de mensonges et cultivé tant de préventions.
« Une partie du mal que ces préventions peuvent produire était
attribuée à la violence des attaques dirigées contre V Univers par
d'autres journaux religieux : « Ils répandent la défiance, et ils re-
tardent ainsi d'une manière déplorablele mouvement qui entraine
les âmes ».
« On approuvait d'une manière particulière le soin de ne met-
tre rien au-dessus de la doctrine catholique.
« Quant à la ligne politique, le silence calculé de la réponse nous
laissait au moins toute liberté » (1).
Assurément les amis et les rédacteurs de V Univers ne pouvaient
rien désirer de plus ; et pourtant ils allaient recevoir une plus en-
tière satisfaction. Le 21 mars, la parole pontificale elle-même se
fit entendre, d'une manière plus générale, mais non moins claire,
dans V Qncy Q\\(\[xÇi Inter mulliplices . En plaçant la presse religieuse
sous la paternelle surveillance des évêques, le Saint-Père la met-
tait en même temps au rang de leur plus chère sollicitude.
(( Nous ne pouvons, disait le Pontife, nous empêcher de rappe-
ler ici les conseils par lesquels, il y a quatre ans, nous excitions
ardemment les évêques de tout l'univers catliolique à ne rien né-
(1) Mélanges, l"*" série, t. I, p. 506.
2G
402 CHAPITRE XIII
gliger pour engager les hommes remarquables par le talent et la
saine doctrine à publier des écrits propres à éclairer les esprits et
à dissiper les ténèbres des erreurs en vogue. C'est pourquoi, en
vous efforçant d'éloigner des fidèles commis à votre sollicitude le
poison mortel des mauvais livres et des mauvais journaux, veuil-
lez aussi, nous vous le demandons avec instance, poursuivre de
toute votre bienveillance et de toute votre prédilection les hommes
qui, animés de l'esprit catholique et versés dans les lettres et dans
les sciences, consacrent leurs veilles à écrire et à publier desjowr-
naux, pour que la doctrine catholique soit propagée et défendue,
pour que les droits dignes de toute vénération de ce siège et ses actes
aient toute leur force, pour que les sentiments et les opinions cou-
traires à ce saint siège, à son autorité, disparaissent, pour que
l'obscurité des erreurs soit chassée et que les intelligences soient
inondées de la douce lumière de la vérité. Votre charité et votre
sollicitude épiscopales devront donc exciter l'ardeur de ces écri-
vains catholiques animés d'un bon esprit, afin qu'ils continuent à
défendre la cause de la vérité catholique avec un soin attentif et
avec savoir. Que si, dans leurs écrits, il leur arrive de manquer
à quelque chose, vous devez les avertir avec des paroles paternelles
et avec prudence. »
.' C'est en ces termes que la cause générale de la presse catholi-
que et de la polémique religieuse fut jugée par le juge suprême,
en 1853. Recommandation générale aux évêques de protéger et
d'honorer les écrivains catholiques ; consigne donnée aux jour-
naux de défendre les droits du Saint-Siège et de poursuivre les
opinions contraires ; avertissements paternels à donner aux écri-
vains, s'ils venaient à manquer en quelque chose : telle était la
charte de la Chaire apostolique, et, dans les circonstances, elle
offrait évidemment à VUniverSf je ne dis pas un bill d'amnistie, le
journal n'en avait pas besoin, mais une défense contre tout nou-
vel outrage.
Entre la lettre de Mgr Fioramonti et l'Encyclique, le Saint-Siège
avait d'ailleurs manifest»^ fort explicitement ses vues. Le concile
de la province de Reims, tenu à Amiens, avait constaté le concours
LES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS » 403
que les écrivains laïques ont prêté, dans ces djerniers temps, à la
bonne cause, particulièrement par la voie des journaux. Tout en
reconnaissant des imperfections dans ces œuvres, il avait cru de-
voir les encourager et faire acte de juslice en louant par quelques
phrases, évidemment à l'adresse de VUnwer$, l'admirable talent,
le dévouement constant aux saintes doctrines, la persévérance et
le désintéressement avec lesquels ce journal a servi l'Eglise. L'é-
vêque d'Amiens, Antoine de Salinis, crut donc devoir défendre à
Rome le journal honoré d'une si imposante approbation, et en
prenant sa défense il ne crut qu'accomplir la mission qui lui avait
été confiée par les évêques de sa province. Du reste, les attaques
dont V Univers était l'objet à cette époque appelèrent d'une manière
toute spéciale l'attention delà congrégation du concile sur le dé-
cret du concile d'Amiens. Tout le monde à Rome s'occupa de cette
affaire avec un soin particulier. Le décret disait en substance qu'il
ne fallait pas s'offusquer des fautes quand l'ensemble de l'ouvrage
était bon ; qu'il fallait traiter les écrivains avec bénignité, non avec
dureté ; et rendre de justes louanges à leurs vertus. Ce décret sur
la presse fut approuvé, et si on lit l'encyclique qui intervint quel-
que temps après, on reconnaîtra que le jugement du concile pro-
vincial reçut, en cette circonstance, une sanction qui, pour les ca-
tholiques, devait paraître définitive.
En résumé, V Univers, attaqué à. peu près sans raison et avec une
très grande violence, à propos des classiques païens et d'un écrit
de Donoso Cortès, avait été victorieusement défendu par un grand
nombre d'évêques, innocenté par un concile provincial, loué avec
effusion par le secrétaire particulier du Pape et bientôt couvert,
comme d'un bouclier, par une Encyclique pontificale. La réponse
de l'archevêque de Paris ne se fit pas attendre ; elle fut digne de
sa foi. Par ordonnance du 8 avril, Dominique Sibour leva la sen-
tence portée contre V Univers. U Univers put continuer sa croisade
contre les tenants de l'impiété, du lil)éralisme et du socialisme,
sans avoir tiré, de cette seconde épreuve, venue d'Orléans, d'autre
châtiment que d'innombrables sympathies, d'autres malheurs
qu'un agrandissement de format.'
404 CHAPITRE XIII
L'évêque d'Orléans n'imita pas son métropolitain, il ne retira
pas la sentence portée à Orléans contre V Univers. Malgré l'Ency-
clique de Pie IX et la publicité de son jugement, l'implacable
persécuteur de V Univers n'entendait pas désarmer. Rien que la
mort n'était capable d'expier les forfaits de maître Yeuillot. Nous
verrons bientôt ce prélat porter de nouveaux coups.
III. — Après l'Encyclique, V Univers gardait donc sa position. En
politique, en philosophie, qn littérature, il restait dans ses thèses,
avec l'unique devoir d'observer la justice et la modération. Envers
le journal, on avait au moins le conseil de le prendre là ; le passé
devait être oublié, et, pour accuser de nouveau, il fallait laisser à
VUnivers le temps de commettre des fautes. Sans se condamner à
un silence éternel sur les idées et les opinions qui pourraient pa-
raître contestables, sans abdiquer le droit de défendre ses propres
convictions, VUnivers était résolu d'y regarder à deux fois avant
d'entrer dans les discussions les plus légitimes. Le Correspon-
dant, revue des catholiques libéraux, entièrement à la dévotion de
Mgr Dupanloup, se mit plus à l'aise ; il ne donna pas même un mois
de répit. Quinze jours après l'Encyclique, il contenait un article de
Lenormand contre r(7mvers ; dans la livraison suivante, nouvel
article de Foisset contre VUnivers ; puis, pour changer, dans les
numéros successifs, articles du prince Albert de Broglie, du P. La-
cordaire, de Montalembert, de Falloux, de Cochin, contre VUnivers.
Tous les amis de l'évêque d'Orléans donnèrent l'un après l'autre,
nous ne savons s'il faut dire leur coup de collier ou leur coup de
patte. Dans tous ces articles, ce qu'on reprochait à VUnivers pro-
cédait toujours de la même théorie, du libéralisme. VUnivers n'é-
tait pas assez favorable aux principes de 89, à la société moderne,
aux libertés parlementaires, et, par ses fameux emportements, il
irritait les méchants, il rejetait les incertains^ il empêchait d'illus-
tres conversions, bref, il perdait tout en France et dans l'Eglise.
La passion politique n'était pas étrangère à ces invectives, la pas-
sion gallicane avait aussi sa part. L'U^iivers était une tête de Turc
pour recevoir les coups qu'on n'osait porter à leur adresse vérita-
ble, à Napoléon lll et à Pie IX. Pour les catholiques libéraux.
LES PROCÈS DU JOURNAL « l' UNIVERS )) 405
comme pour les libéraux sans épithètes — au fond c'est la même
chose — V Univers était le bouc émissaire de la situation créée par
le coup d'Etat du 2 décembre.
Ici se présente une question. L'Univers^ comme journal, avait
été, pour ses principes et ses œuvres, jugé favorablement par l'E-
glise. Le Correspondant se permettait déjuger à rencontre, sans
articuler de nouveaux griefs, s'en référant uniquement à un passé
déclaré non coupable. Le Correspondant portait ce jugement con-
traire à celui de l'Eglise , par la plume d'écrivains laïques, émi-
nents sans doute, mais enfin de nulle autorité, au moins au point
de vue canonique. En vertu de quel principe osait-on ainsi contreve-
nir au devoir? De quel droit, des auteurs sans mission, sans carac-
tère, sans autorité, se permettaient-ils de faire à leur tour, contre
le Saint-Siège, ce qu'ils venaient de reprendre dans Veuillot? On
pense involontairement et sans rire, au grief imaginaire de l'évê-
que d'Orléans, au gouvernement presbytérien et laïque qui osait,
au dire du prélat, se dresser en dehors de l'épiscopat et du Saint-
Siège. Des laïques, on ne voyait pas autre chose, et si un siège
épiscopal les inspirait, certainement il n'osait pas se montrer.
Sans regarder le dessous des cartes, on sait bien un peu le jeu qui
se jouait. Lorsque l'histoire pénétrera le jeu puéril de ces récrimi-
nations aussi libérales que peu chrétiennes, elle ne trouvera, je le
crains, que peu de raisons à louer et beaucoup de déloyautés à
flétrir. — Nous ne parlons pas du devoir catholique et de la vertu
chrétienne ; il est évident qu'on en avait perdu la double notion
et que la guerre des catholiques libéraux contre le rédacteur en
chef de VUnivers n'était plus qu'une affaire de haine.
En 1856, au mois de mai, l'Egérie politique de l'évéque d'Or-
léans, le comte de Falloux, entreprit une nouvelle campagne. Le
Gaduel en robe courte s'y prenait, au reste, d'une manière fort
maladroite. Par une faute, que la passion seule explique, il re-
montait aux temps antédiluviens et reprochait à VUnivers des
crimes commis même avant sa naissance. Sous couleur de raconter
l'histoire du parti catholique, il montrait ce journal toujours fu-
neste à l'Eglise, par ses aveuglements contre la liberté et ses pas-
406
CHAPITRE XIII
sions contre les représentants du libéralisme. A ces imputations,
il y avait deux choses à répondre : c'est que V Univers avait alors
pour patrons les nouveaux amis du comte de Falloux et que V Uni-
vers, en 1853, avait reçu au moins un bill d'indemnité. L'accusa-
tion était sans valeur ; elle n'avait pas même le mérite de la vrai-
semblance. Rien n'était plus facile que de la confondre. De sa
meilleure plume, le rédacteur en chef de Y Univers entreprit cette
tâche, et des vaines allégations de l'accusateur, il ne laissa sub-
sister rien, que le souvenir de leur indignité. Les feuilles catho-
liques libérales, au mépris de toute justice, ne propagèrent pas
moins ces accusations si pertinemment réfutées, elles voulaient
amener la fusion entre les philippistes et les légitimistes, c'est-à-
dire la subordination des principes d'ordre aux idées révolution-
naires, et, dans ce beau dessein, par une contradiction vraiment
brutale, elles accusaient VUnivers de sacrifier l'intérêt religieux à
l'intérêt politique, l'Eglise à TEmpire. Le combat fut d'ailleurs
long, et même vif, mais sans résultat parce qu'il n'avait pas de
raison d'être. L'Universri'Y perdit aucun de ses amis ; il en accrut
plutôt le nombre par sa belle défense. On pouvait compter sur une
paix durable, lorsqu'une attaque très imprévue, quoique souvent
annoncée, d'une forme étrange et toute nouvelle, jeta le journal
catholique dans de nouvelles aventures.
Vers la fin de juillet 1856, parut, chez l'éditeur Dentu , un vol.
in-8°de 200 pages, intitulé: L' Univers jugé par lui-même, ou Elu-
des et documents sur le journal l'Univers de 1845 à 1855. Pour la
correction canonique du titre il aurait fallu de 1853 à 1855, parce
que les années précédentes innocentées par les juges naturels du
journal, se dérobaient par là même à l'accusation, et à peine de
mettre de côté le jugement de l'Eglise, on ne pouvait pousser plus
loin. Mais la passion libérale ne se pique pas de respecter le Saint-
Siège, et tant qu'on n'a pas ratifié ses arrêts, les questions, même
résolues par le Pape, sont toujours des questions à résoudre. L'o-
puscule se composait de prétendus textes tirés de VUnivers et en-
tourés des commentaires les plus malveillants. C'était l'application
du proverbe qu'avec dix lignes d'écritures on peut faire pendre un
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'UNIVERS )) 407
homme. L'écrit, ou plutôt, pour lui donner tout de suite le nom
qu'il reçut de plusieurs évêques, le libelle ne portait point de nom
d'auteur. Mais le luxe de l'impression, l'abondance des distribu-
tions gratuites qui en furent faites à grands frais, la prodigalité
des annonces, dans les journaux de toutes couleurs, l'unanimité
avec laquelle il était vanté dans une foule de réclames et de cor-
respondances, tout montrait que Fauteur n'était pas le premier
venu. Ce fut d'ailleurs le sentiment général : les choses ne se font
ainsi que quand un certain nombre de personnes s'y intéressent.
Immédiatement on accorda de tous côtés au libelle une importance
que les œuvres anonymes n'ont pas coutume d'obtenir, et que,
par elle-même, celle-ci ne méritait certes pas. L'ouvrage était,
disait-on, instructif et piquant ; c'était un coup de massue bien
asséné ; enfin VUnivers, cette fois, allait mourir de sa belle mort,
sous le pied d'un pamphlétaire libéral.
Le mystère avec lequel se produisent les écrits anonymes fait
qu'on en cherche plus ardemment l'auteur. On attribua bientôt
cet écrit à Mgr Dupanloup, évèque d'Orléans, assisté de plusieurs
scribes aptes à ce métier. Celui qui se nomma devant les tribunaux,
quand le livre fut déféré à la justice, était un abbé Cognât, ecclé-
siastique peu connu et très digne de ne pas l'être, au moins de
I cette façon. L'abbé Cognât était ou allait devenir, ou allait cesser
d'être (ces phrases contradictoires rendent bien la réalité), rédac-
teur de VAmi de la Religion, îournaX à la discrétion de Mgr Dupan-
loup. De sa personne, c'était un tempérament mobile, un peu
bonvulsif, j'allais dire convulsionnaire, par le fait très propre à ce
bas rôle qu'il sut remplir à la perfection. A cette époque, il était
le visiteur assidu de l'évêché d'Orléans, et il n'est pas croyable
qu'il fit ce beau coup sans consulter l'évêque. De plus, dans la fa-
brication de son pamphlet, il avait eu congé ou il avait cru pou-
voir s'arroger licence de prendre, dans un mandement de l'évêque
contre VUnivers, certaines choses qu'on ne s'attribue pas sans per-
mission. Ce mandement n° 2 contre l'Univers avait été composé
après la sentence de l'archevêque de Paris et il avait été imprimé
pour venir à rescousse : l'Encyclique du 21 mars empêcha l'é-
408 CUAPITRE XIII
vêque de le lancer, mais grâce au big,is reproducteur du pamphlet
anonyme, ce fruit d'une ardente passion ne devait pas être perdu.
Enfin on sut bientôt que le manuscrit du libelle, manuscrit destiné
à l'impression, avait été transcrit par les élèves du grand sémi-
naire d'Orléans ; nous l'avons appris nous-même de plusieurs qui
ont prêté leur plume à l'ouvrage ; or, on ne fera croire à personne
qu'un supérieur de grand séminaire fasse copier, à ses élèves, les
feuilles d'un pamphlet, sans avoir, pour une telle œuvre, le parfait
agrément de l'évêque. L'évêque d'Orléans était donc dans l'affaire.
Après avoir attaqué V Univers de sa personne, après l'avoir attaqué
par la plume du Witassien Gaduel, il l'attaquait par la plume du
convulsif Cognât, qui depuis recepit mercedem suam.
L'auteur se proposait un but qu'il ne pouvait atteindre. Dans
son aveugle colère, il voulait prouver que V Univers avait été,
pendant dix ans, et était encore wn]onYndi\ révolutionnaire, turbu-
lent, sans respect, sans charité, plein d'injures et d'insultes, qui s'est
jeté, au nom de V Eglise, dans des contradictions et des palinodies
dont la solidarité la déshonorerait. Aux yeux mêmes des adversaires
de VUnivers, ces conclusions excessives choquaient le bon sens et
ne pouvaient recevoir un semblant de preuve que par la fraude.
Le fait seul de l'existence du journal les réfutait. Sans rappeler
par quiet comment il avait été toujours soutenu dans les moments
qu'on l'attaquait davantage, tout le monde devait finir par compren-
dre qu'une publication qui aurait eu ces odieux caractères, n'aurait
pas réussi à se faire tolérer un instant dans l'Eglise. Les prétendues
démonstrations du libelle étaient donc plus injurieuses pour les
catholiques qui lisent l'Univers, que pour ce journal même. Dans la
réalité, c'était accuser les évêques de France d'avoir toléré un long
scandale et la plupart d'entre eux, d'y avoir connivé.
Parmi ces reproches, il y en a un tout à fait bête, c'est celui qui
représente VUnivers comme un journal révolutionnaire, fauteur de
la démagogie, frayant la voie à Mazzini, Kossuth, Ledru-Rollin et
Garibaldi. L'Univers est si peu révolutionnaire, qu'il est au contraire
l'antithèse de la révolution. Les préparateurs de la révolution, Vol-
taire, Rousseau, Montesquieu ; les auteurs de la Révolution, Mira-
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'UNIVERS » 409
beau, Danton, Robespierre, Napoléon ; les continuateurs politiques
ou philosophiques de la révolution, Guizot, Thiers, Benjamin
Constant, Proud'hon, ont toujours été l'objet des animadversions
de VUnivers. Il n'est pas, dans l'ordre de la pensée et de l'action,
une seule sphère où VUnivers n'ait ardemment poursuivi la révo-
lution. Théologie, philosophie, morale, politique, économie poli-
tique, histoire, sciences, arts et belles-lettres, le journal catholique
a partout combattu l'idée révolutionnaire. Exterminer la révolution
pour défendre l'Eglise, c'est là son but, sa raison d'être, en un
mot toute son histoire. Reprocher à VUnivers l'esprit révolution-
naire, c'est un trait de rare inintelligence.
Mais il faut donner une idée de ce travail audacieux et peut-être
unique dans l'histoire des discussions.
Le libelle saisit un incident, il le commente à l'aide d'une phrase
coupée arbitrairement, qu'il souligne et détourne de son sens po-
sitif et visible. C'est le procédé ordinaire, mais il a de nombreux
perfectionnements. L'un des plus fréquents consiste à compléter
cet extrait par d'autres petits passages, tantôt pris dans le même
article, tantôt arrachés d'autres numéros d'une date souvent très
éloignée en avant ou en arrière. Lorsque les auteurs du libelle
rencontrent une phrase à leur convenance, ils ne se bornent pas à
l'isoler de celles qui l'éclairent, pour la rapprocher d'autres cita-
tions qui la transforment : ils la parent de lettres italiques, de let-
tres capitales et Térigent en profession de foi. Ainsi une forme de
polémique devient une affirmation ; une ironie, un principe absolu.
Au besoin, pour que la citation marche mieux, soit plus significa-
tive et n'indique pas par sa tournure une coupure trop arbitraire,
on ajoute un mot, deux s'ils sont utiles : on met le passé ou le fu-
tur au lieu du présent, [on biffe l'expression qui ferait deviner une
réserve ou un doute, on intervertit l'ordre des phrases. Par une
autre ruse, des observations toutes simples deviennent odieuses,
rapprochées des catastrophes ou des doctrines auxquelles le libelle
les associe. Les erreurs de date sont nombreuses. On use de tout ;
on descend à de véritables enfantillages. Les dissections d'articles
sont fréquentes : c'est tout simple, une citation complète donnerait
410 CHAPITRE XIII
la pensée de l'écrivain et ruinerait la malhonnête industrie du com-
mentateur. Pour donner un échantillon de ces coupures, je cite
l'article du 27 février 1848, article où Yeuillot donne, sur l'histoire
des peuples chrétiens, des aperçus qu'eût signés l'évêque d'Hip-
pone. Or, de cet article on cite : page 2, trois lignes ; page 5, quatre
lignes ; pape 24, trois lignes ; page 31, trois lignes ; page 50, trois
lignes ; page 77, trois lignes ; page 113, cinq lignes^ deux fois cou-
pées par des points : total, vingt-cinq lignes. Je le demande à tout
honnête homme un peu au courant des livres : n'eût-il pas été
plus simple, surtout plus loyal, de produire l'article enlier, qui
forme une bonne page in-8^, par soixante lignes.
Les auteurs n'ont garde d'oublier le célèbre chapitre des vio-
lences. D'après eux et leurs congénères, les rédacteurs de V Uni-
vers, seraient des espèces de foux furieux, insultant tout le monde
comme des crocheteurs ivres. Le rédacteur en chef notamment a
été souvent comparé à l'esclave qu'on grisait à Lacédémone,
pour dégoûter du vin les jeunes Spartiates. C'est une manie pres-
que passée en mode, mais facile à démoder, si l'on avait affaire à
des antagonistes de bonne foi. Le fait est que tous les journaux se
permettent et doivent se permettre des formes plus vives qu'un
livre ou une revue. L'article est un coup de feu tiré dans l'ardeur
du combat ; le soldat cède à l'entraînement du champ de bataille ;
et si ce soldat est un Français, il est aisé de croire qu'il cédera à
la furia francese ou à la causticité gauloise. Nous sommes un vieux
lecteur de journaux ; nous avons lu tous les journaux de France,
beaucoup de journaux d'Italie, d'Allemagne, d'Angleterre ; nous
en connaissons fort peu qui ne fasse, comme VUnivers, son coup
de plume et nous n'en connaissons pas qui les réussisse aussi
bien. Et parmi leâ motifs d'accusations de brutalités intentées
à VUnivers^ la difficulté de l'égaler dans cette lutte n'est pas
pour rien dans l'accusation. Nous ne prétendons pas que jamais
VUniver^ se soit permis une parole trop vive, ou une expression
blessante : les articles du journal ne se tirent pas au cordeau.
Malgré les allures de la polémique, l'Univers avait toujours été
assez modéré envers les personnes pour que l'adversaire eût dû
LES PROCÈS DU JOURNAL (( l'UNIVERS » 411
souvent présenter, comme des énormités, des plaisanteries fort
peu coupables et des reproches trop légitimes pour qu'il y eût lieu
de les regretter.
Afin de donner à ses accusations une couleur de vraisemblance,
l'agresseur avait multiplié les renvois. D'aucunes fois, il se con-
tentait d'un renvoi général, par exemple 1848 ; en sorte que, pour
vérifier une citation de quatre lignes, il eût fallu lire les trois cent
soixante numéros de V Univers publiés en 1848. C'est une ruse cou-
sue de fil blanc. D'autre fois, les renvois sont conformes à l'usage
et exacts quant à l'indication. On s'étonnera peut-être de l'audace
supérieure dont il faut être doué pour donner une date à des
preuves qui tombent dès qu'on les vérifie. Il semble même que
l'audace soit poussée ici jusqu'à la maladresse. Du tout ! Leslibel-
listes ont calculé que les collections d'un journal quotidien sont
fort rares, et que, même parmi les rares lecteurs qui possèdent les
moyens de vérification, plus rares encore sont ceux qui auraient
le loisir et le courage de se livrer à une pareille besogne. Il faut
une maîtresse haine pour relire dix-sept mille pages d'un journal,
sans oublier même les nouvelles étrangères. C'est, pour la calom-
nie une grande chance de faire son chemin. Tout ce qu'elle sème
ne lèvera pas, mais il en restera bien quelque chose. Les auteurs
du libelle l'avait espéré, c'est pourquoi ils avaient dépensé tant
de veilles et tant de points d'exclamation. C'est ce qu'ils appelaient
se dévouer à la vérité. On voit qu'en mentant comme le diable, ils
avaient aussi le mot pour rire.
IV. — \J Univers, surpris par cette attaque aussi imprévue qu'an-
noncée, essaya, d'abord de se défendre. Mais il avait fallu écrire
déjà trente colonnes et l'on n'était encore qu'à la troisième page
du libelle. Pour répondre à ces deux cents pages, il aurait fallu en
écrire deux mille : pages inutiles pour les lecteurs ordinaires du
journal, et non avenues, pour ceux qui, connaissant l'attaque, au-
raient eu besoin de connaître la défense. Après de longues délibé-
rations, les rédacteurs diffamés déférèrent le pamphlet aux tribu-
naux. Outre le motif de ne pas faire l'honneur d'une discussion à
des adversaires inconnus ou du moins cachés, qui se mettaient
412 CHAPITRE XIII
par leurs pratiques en dehors de toutes les lois de la loyauté et par
leur langage en dehors des convenances, ils avaient une raison
considérable d'agir ainsi. Ils voulaient à la fois s'épargner les fati-
gues d'une polémique interminable, à laquelle d'ailleurs leurs
9,dversaires ne se rendraient pas, et retirer à ceux-ci un avantage
dont ils profiteraient, même battus, ayant coutume d'arguer des
polémiques dont ils étaient les provocateurs, pour trouver que
V Univers troublait la paix.
<( On se ligue et on se relaie pour attaquer l'Univers, écrivait
Veuillot, fort au courant de toutes les menées de la partie adverse.
On fait tous les deux ou trois mois un article d'apparat qui ali-
mente toute la presse de la province ; les lieutenants succèdent aux
capitaines; les sous-officiers s'évertuent quand les officiers se re-
posent ; les pamphlets accourent après les grands et les petits ar-
ticles : tout cela tombe sans relâche sur la politique, sur la philo-
sophie, sur l'histoire, sur la littérature, sur le langage de V Univers.
On accuse le passé, le présent, l'avenir, les intentions, le caractère,
la foi, la probité même de V Univers : la main sur la conscience et
le stylet à la main, on atteste Dieu et les hommes que V Univers
trouble la paix. Et quand V Univers se défend, on s'écrie : « Vous
voyez bien, il trouble la paix ».
Cette résolution d'intenter procès parut déconcerter un peu la
ligue formée contre le journal. On prétendit que c'était s'écarter
des usages, même des convenances: et on insinua plus timide-
ment que qui ne serait point embarrassé de répondre, ne songe-
rait pas à s'adresser aux tribunaux.
Le procès entamé, r 6^muers déclara que, pour épargner à ses
adversaires inconnus, le danger d'une comparution en police cor-
rectionnelle, il retirerait sa plainte en présence d'un désaveu. Un
grand nombre de prélats avaient blâmé le système et la publica-
tion de la brochure anonyme ; d'autre part, on insinuait qu'une
trentaine d'évêques se tenaient cachés derrière le pamphlétaire.
En présence d'une situation qui menaçait d'allumer la guerre, les
auteurs, par l'organe de leur éditeur, pouvaient déclarer que sans
condamner eux-mêmes leur éci'it, ils le retiraient. Pour un motif
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'UNIVERS » 413
de susceptibilité personnelle, ils préférèrent, user de négociations
par tiers. Mais, sur ces entrefaites, l'abbé Sisson, successeur de
l'abbé Cognât à VAmi de la Religion, ayant ouvert son feu sur V Uni-
vers, auquel on voulait cette fois reprocher des erreurs doctrina-
les, ce surcroît d'attaques, avec affichage d'impudence, provoqua,
de la part du clergé, la plus imposante manifestation : lesévêques
soi-disant favorables au libelle disparurent comme un mirage ; les
évêques, favorables à V Univers, parlèrent avec une sympathie tou-
chante et des accents vraiment apostoliques. Il y a, dans l'histoire
contemporaine, peu d'actes plus honorables pour la feuille miséra-
blement accusée, sans que ni ses talents, ni ses vertus, ni ses ser-
vices puissent, de la part de l'adversaire, faire espérer autre chose
qu'un surcroît d'accusations. L'épiscopat jugea qu'il fallait en finir
avec ces trames souterraines, ces accusations sans pudeur, cette
furie qui avait juré la mort de V Univers et la mort dans l'infamie.
Le premier qui éleva la voix fut l'évêque d'Arras, Pierre-Louis
Parisis, le chef militant du parti catholique. Le 2 août 1856, dans
une lettre à Tabbé Sisson, il disait :
« V Univers eÇii, depuis quelque temps, en butte à des attaques
tellement violentes de la part des hommes les plus connus par
leur dévouement à la religion, que l'on se demande avec anxiété
quel est le but de cette coalition étrange.
« Si l'Univers était ce que l'on dit, et s'il n'était que cela, son
procès serait tout fait ; il faudrait le supprimer. Eh bien, je ne
crains pas de le proclamer avec une profonde conviction, la sup-
pression de V Univers serait pour la religion un malheur public. »
Puis, par un retour sur l'histoire, le prélat assimilait la tacti-
que des ennemis du journal à la taclique des ennemis des Jésuites
au XVIIP siècle et il continuait :
« Les services rendus à la cause de l'Eglise par V Univers sont
ceux que rend partout le journalisme catholique, dont personne
aujourd'hui ne méconnaît ni l'importance ni la nécessité; seule-
ment, ces services sont plus grands que ceux des autres, parce
qu'il est lui-même le plus grand, c'est-à-dire le plus influent et le
plus répandu des journaux catholiques. C'est lui qui les a tous pré-
414 CHAPITRE XIII
cédés et, pour ainsi dire, produits. Ceux mêmes qui le combattent
aujourd'hui, c'est lui qui les soutient et les alimente, non seule-
ment en France, mais dans toutes les contrées de TEurope.
« En Italie, en Angleterre, en Irlande, partout j'ai rencontré
V Univers chez tous les prélats, comme chez tous les autres catho-
liques éminenls. Demandez aux missionnaires de l'Amérique ou
de rOcéanie, des Indes ou de la Chine, quel journal ils voient, tous
vous répondront : V Univers.
« Et en France, et à Paris, malgré toutes les concurrences qu'on
lui fait, V Univers n'est-il pas le seul qui marche de pair avec les
grands journaux de tous les partis?
« Qu'il vienne tout à coup à disparaître, quel vide, quel isole-
ment, quelle stupeur ! Qui est-ce qui le remplacera ? Quand est-ce
qu'une autre feuille catholique aura conquis une position sembla-
ble ou équivalente?
(( N'est-il pas vrai qu'à ce seul point de vue, si ï Univers est un
journal vraiment religieux, et il est difficile de le méconnaître, sa
disparition serait un grand mai/ieur.
« Au reste, pour bien savoir si la religion aurait ou non à gémir
de cette suppression, veuillez réfléchir à ce que les impies en res-
sentiraient ; tous, certainement, tous en seraient réjouis, très ré-
jouis. Donc, c'est que la religion aurait à en souffrir du dommage
et de la douleur. En général, défions-nous, éloignons-nous de tout
ce qui doit réjouir les ennemis de Dieu ; quand on s'y complaît,
c'est qu'on est, par quelque côté, de connivence avec eux. »
Ici, le prélat revenait sur la question des classiques, du tradi-
tionalisme et autres questions secondaires où VAmi de la Religion
avait eu le triste avantage de plaire aux indifférents et aux mé-
créants, tandis que l'Univers avait eu la gloire de leur déplaire.
u Vous dites, ajoutait-il, que V Univers a bien d'autres torts, et vous
vous réjouissez de ce qu'une brochure récente vient d'extraire de
vingt volumes in-folio et de juxtaposer des citations qui ne rem-
pliraient pas en tout un numéro du journal, en donnant pour con-
clusion : Voilà r Univers. Je viens vous dire que l'auteur des Pro'
vinciales vous a devancé dans cet art facile. J'ajoute que vous ne
l'avez pas égalé.
I
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'UNIVERS )) 415
« Il y a donc, dans la collection de V Univers^ dans vingt volu-
mes in-folio (qui comprennent 6.300 numéros), quelques paroles
malsonnantes, au moins pour quelques oreilles. Mais d'abord la
merveille serait qu'il n'y en eût pas. On a eu tort de juger la doc-
trine de la Compagnie de Jésus par quelques propositions extrai-
tes des ouvrages de quelques Jésuites espagnols et pourtant ces
Jésuites écrivaient de sang-froid et à loisir, ils n'étaient pas, com-
me le journaliste, toujours dans l'excitation de la mêlée et le péril
des improvisations. Ils n'avaient pas à subir les secousses violen-
tes de ces transformations politiques qui inquiètent et font vacil-
ler les plus fermes intelligences. La seule question sérieuse est donc
de savoir, non pas si VUnivers n'a pas un mot à retrancher ou à
modifier, mais si, nu fond et dans son ensemble^ il soutient les bonnes
doctrines et combat les mauvaises. Qui oserait dire que non?
« D'ailleurs, comment n'avez-vous pas remarqué que la plupart
des phrases qu'on lui reproche sont antérieures à 1853. Or, dans
cette année, parut une encyclique, témoignage le plus glorieux, le
plus doux, le plus extraordinaire qu'un journal ait jamais reçu.
Hélas I témoignage en même temps le plus redoutable par les ja-
lousies profondes qu'il a suscitées et qui devaient éclater un
jour. »
Ici, nous ouvrons une parenthèse. L'évêque d'Arras paraît croire
que la querelle de V Univers jugé par lui-même est entre V Ami de la
i^e/î^ion et ce journal. C'est une erreur de bienveillance, erreur
que les faits ne comportent pas. Si des évêques du monde entier
ont cru devoir protester contre le libelle, ce n'était assurément pas
pour défendre Veuillot contre les coups de l'abbé Sisson. L'abbé
Sisson est, sans doute, un théologien de première force, un po-
lémiste redoutable, un Pascal qui n'a eu que le défaut de ne pas
mûrir... comme l'autre, du reste ; mais enfin Veuillot aurait pu se
défendre, et si tant d'évèques vont abattre leurs coups de crosse
sur l'Ami de la Religion et sur VUnivers jugé par lui-même, ce
n'est pas pour dépenser de la poudre sar des moineaux.
L'évêque d'Arras concluait : « Cette encyclique, elle a jugé r6^-
nivers sur tout son passé. Sans doute, elle n'a pas prétendu tout
■416 CHAPITRE XIII
justifier, mais elle a jugé que, nonobstant ses défauts, V Univers ne
méritait pas la condamnation dont il a été frappé ou menacé ;
qu'au contraire, il méritait des encouragements, des félicitations,
des avis. De quel droit venez-vous donc maintenant exhumer les
pièces d'un procès jugé par le tribunal le plus élevé et le plus sûr
qu'il y ait au monde? Le Saint-Siège a vu ce que vous ne voulez
pas voir, qu'à côté de quelques paroles que l'on vous permet de
juger sévèrement, il y en a des milliers qui méritent Tapprobation,
sinon l'admiration des catholiques et les bénédictions de l'Eglise.
« Au reste, si la crainte de procurer une joie abominable aux
ennemis de Dieu et de donner un démenti aux paroles apostoli-
ques de 1853 7ie suffisait pas à vos amis pour les faire renoncer au
désir inqualifiable de la suppression de YUnivers, je vous conjure-
rais de penser à ceux qui souffrent persécution dans l'Eglise, quel-
que part qu'ils soient. Demandez à Nosseigneurs de Fribourg, de
Turin, de Genève, demandez aux catholiques de l'Espagne , de la
Savoie, du Piémont, de la Grande-Bretagne, des deux Amériques,
demandez-leur ce qu'ils pensent de VUnivers : ils vous diront una-
nimement que c'est dans la presse le plus puissant, le plus intel-
ligent, le plus courageux. Ah ! monsieur, gardons-nous de con-
trister de telles âmes ou de dédaigner de telles appréciations. Les
premiers chrétiens demandaient aux martyrs des lettres de com-
munion et c'était un titre sacré à l'indulgence de PEglise. Je ne
reconnais pas que VUnivers ait été bien coupable; mais, l'eût-il
été, le témoignage unanime des confesseurs et des martyrs de ce
siècle devait suffire pour vous le rendre respectable.
« La brochure qui vous réjouit cite un passage d'un de mes
écrits comme étant un blâme infligé à V Univers ^q[i\ . C'est un blâ-
me infligé à tous les journalistes qui se servent de la presse comme
d'un organe à leurs ressentiments et d'un instrument à leur ven-
geance, en usant d'un langage que la charité ne peut jamais avouer,
et, permettez-moi de le dire, si je l'écrivais aujourd'hui, il s'adres-
serait à l'article qui m'a inspiré ces lignes. »
Cette lettre inattendue, si forte et si épiscopale, produisit une
sensation profonde. L'abbé Sisson, vicaire général d'Orléans in
LES PROCÈS DU JOURNAL « l'uNIVERS )) 417
petto, répondit à Févêque d'Arras pour le mettre en poussière.
L'évêque ne voulut point refuser, à l'abbé Sisson, la publicité de
V Univers ; mais il voulut y joindre cette note : « Si j'ai parlé, c'est
comme évoque. J'ai vu la religion intéressée dans €ette affaire, en ce
qui concerne l'existence même de V Univers, menacée par des pro-
jets que je connais, que je déplore et que je ne puis pas ne pas
craindre. Ce n'est pas un journal que je défends, c'est une grande
institution catholique qui, depuis vingt ans, porte de plus en plus
la défense de l'Eglise dans toutes les parties du monde, et que l'on
veut faire briser par ceux mêmes à qui elle est dévouée. J'ai vu
des passions violentes et d'incroyables illusions au service de ce
projet détestable, et j'ai jeté le cri d'alarme : voilà tout le secret de
ma lettre. »
Cette lettre, si fortement épiscopale, produisit, dans l'épiscopat,
une protestation et une acclamation, dont il y a peu d'exemples
dans l'histoire. Le cardinal Gousset félicite l'évêque d'Arras d'avoir
^. saisi le moment opportun, pour arrêter ou au moins réprimer les
intrigues de ceux gui ne peuvent pardonner à V Univers, les servi-
I ces qu'il a rendus, en défendant la foi contre les erreurs de la phi-
losophie moderne, ainsi que les institutions de l'Eglise et les pré-
rogatives du Saint-Siège contre les nouveautés du dernier siècle.
Jean Doney, de Montauban, applaudit pleinement et souscrit sans
réserve à cette défense de la vérité, de la justice, du dévouement le
plus sincère et le plus ardent, à la cause la plus sacrée qu'il y ait
au monde, celle de l'Eglise, du Saint-Siège et du Pontife romain.
Charles Thibault, de Montpellier, habituellement étranger aux
controverses, s'élève contre Vinutilité de la brochure. Le cardinal
de Bonald n'hésite pas à dire que la suppression de F 6^mucrs serait
un malheur. Mellon Joly, de Sens, renchérissant sur le cardinal,
dit que ce malheur serait irréparable peut-être et priverait la reli-
gion d'un défenseur plein de courage, de zèle, de lumière, parfai-
tement approprié au temps où nous vivons. Pierre Mabille, de
Saint-Claude, réprouve de toutes ses forces le Delenda Carthago
des ennemis de V Univers. Le cardinal Donnet, de Bordeaux, aban-
donne ceux qu'il avait suivisdans l'affaire des classiques et se range
27
418 CHAPITRE XIII
parmi les défenseurs de ï Univers. Antoine de Salinis, d'Auch, cé-
lèbre les immenses services rendus par V Univers^ h la cause catholi-
que, depuis vingt ans. Le cardinal Clément Villecourt se dit ravi
de la lettre d'Arras et déclare que rien ne pouvait se dire de plus à
propos et déplus solide. Louis-Edouard Pie, de Poitiers, oppose à
VAmi de la Religion, la question préalable, ordonnée par les juges
naturels de la cause. Joseph-Armand Gignoux, de Beauvais, dit que
Y Univers a pour lui, la vérité et la charité. Mathias Debelay, d'A-
vignon, met VAmi de la Religion en contradiction avec lui-même,
par l'opposition irréductible de ses sages conseils et de sa conduite
violente envers V Univers. Philippe-Olympe Gerbet, de Perpignan,
grand controversiste lui-même, adresse à Louis Veuillot les plus
chaudes félicitations. Irénée Depéry, de Gap, reproche à VAmi, une
guerre déloyale, sous pavillon anonyme, et pour tout dire d'un
mot, une flagrante trahison. Un évéque qui ne dit point son nom,
reprend l'argument de Mathias Debelay et dans ses réprobations,
joint très justement le Correspondant à VAmi. Joseph-Henri Jor-
dany, de Fréjus, relève, dans l'agresseur, ce rôle inadmissible d'un
prêtre, sans autorité dans l'Eglise, qui se permettait de reviser le
jugement du Pape et de condamner publiquement un journal pu-
bliquement encouragé par le Saint-Siège. L'évêque de Strasbourg,
André Rœss, ordinaire de l'abbé Sisson, l'invitait à de plus paci*
fîques travaux, l'assurant qu'avec le système Cognât, saint Augus-
tin, Bossuet, le Concile de Trente et même l'Oraison dominicale ne
seraient pas en sûreté. L'évêque de Rennes, Godefroy Brossais-
Saint-Marc, l'évêque deQuimper,René Sergent, l'évêque de Bayonne,
François Lacroix, l'évêque de Tulle, Léonard Bertaud, l'évêque
de la Basse-Terre, Augustin Forcade, adressaient au rédacteur
de V Univers des encouragements au milieu des épreuves, qui ne
paraissaient, du reste, que propres à le grandir. L'évêque de
Soissons, Ignace-Armand-Gaston de Garsignies, imputait à l'abbé
Sisson, des réflexions malséantes et le menaçait de se désabonner
s'il persévérait. L'archevêque de Smyrne et l'évêque de Solie,
Adolphe Marinelli, déclaraient que la suppression de V Univers
^QYdÀi un malheur public^ une calamilp. L'archevêque de New- York,
LES PROCÈS DU JOURNAL (( L'UNIVERS » 419
les évêques de Saint-Hyacinthe et de London au Canada, l'évêque
de Waterford, en Irlande, l'évêque d'Annecy, en Savoie, faisaient,
pour leurs pays respectifs, la même déclaration. '< Ils ont fait pour
V Univers, disait ce dernier prélat, ce que Voltaire, ce que les pro-
testants, ce que les impies font tous les jours pour les Ecritures. »
En résumé, YUniven était accusé de toutes les erreurs, de tous
les crimes, par un pamphlet anonyme de l'abbé Cognât, familier
de l'évêque d'Orléans, par VAmi de la Religion^ journal à la dis-
crétion de l'évêque d'Orléans, par le Coi^respondant ^revue à la dévo-
tion de Tévêque d'Orléans et par le Moniteur du Loiret, petit roquet
qui mordait VUnivers pour le compte de l'évêque d'Orléans. —
D'autre part, VUnivers était défendu par trente évêques, qui exal-
taient très haut les mérites, les services et les vertus de VUnivers,
qui déclaraient abominable la conspiration ourdie contre une
feuille si méritante, qui tenaient pour infâmes les procédés de la
polémique, qui rejetaient comme absurdes les erreurs imputées
au journal catholique, qui l'innocentaient enfin de tous les griefs
et invitaient l'adversaire à tourner contre l'ennemi commun des
forces qu'il usait si misérablement contre un frère d'armes.
Hors de France, la conspiration contre V Univers était appuyée
par plusieurs journaux allemands, déjà favorables à ces idées de
fausse conciliation, d'où est sortie la secte des vieux catholiques. Au
|fond, ce qu'on reprochait à VUnivers, c'était sa fidélité, et, pour
l'en punir, on le diffamait. En France et hors de France, tous les
journaux acquis à la défense exclusive de la sainte Eglise, ne
voyaient, ddnisV Univers jugé par lui-même, que VUnivers calomnié
par ses ennemis. En Belgique, le Journal de Bruxelles, la Patrie
de Bruges et le Bien public de Gand ; en Angleterre, le Tablet ; en
Espagne, la Esperanza; en Italie, VEcho du Mont-Blanc, la Bilan-
cia, VAmico caltolico de Milan, VArmonia et la Civilta cattolica
considéraient la cause de VUnivers comme la cause de la Religion
des vrais principes catholiques et de, l'indépendance de la presse.
On répétait partout que VUnivers, couvert par une encyclique
pontificale, après toutes les attaques dont il avait été l'objet et
les témoignages favorables que hii avaient attirés ces attaques,
420 CHAPITRE XIII
avait toutes les raisons de se croire dans la bonne voie. Quant à
V Univers^ il se taisait ; il se bornait à enregistrer les faits. « A part
même toutes les raisons de conscience, lui écrivait l'évêque d'Ar-
ras, il vous siérait de ne pas être plus que jamais digne, calme et
modéré. On comprend l'agitation dans l'impuissance, on ne la
comprend pas dans la force. Le reflet qui tombe maintenant sur
votre œuvre doit vous la rendre tout à fait digne de respect. »
Quant au promoteur de cette triste campagne, sauf les sympa-
thies que lui accorda la presse impie, il n'eut presqu'aucun appro-
bateur dans la presse catholique, et pas un seul qui se fît connaî-
tre dans Pépiscopat. Le procès intenté à l'abbé Cognât fut, sur
l'engagement pris par l'abbé Cognât de ne pas réimprimer son
libelle, supprimé après l'assassinat de l'archevêque de Paris, Si-
bour, qui fut tué à Saint-Étienne-du-Mont, le 3 janvier 1857.
Nunc erudimini !
CHAPITRE XIV
LES ACCUSATIONS DU PERE CHASTEL.
La campagne contre le monopole de l'Université avait prêté ma-
tière à plusieurs incidents. Faibles sur le terrain du droit, les par-
tisans de cette tyrannie, pour soutenir les étranges prétentions
d'un Etat sans doctrine à garder le monopole de l'enseignement,
avaient allégué deux choses énormes : le danger que faisait courir,
aux mœurs des clercs, la casuistique de la formation cléricale et
le péril que suscitait contre la liberté civile, une soi-disant conspi-
ration de Jésuites. De leur côté, les défenseurs de l'Eglise, ren-
dant coup pour coup, découvraient ce chancre de corruption qui
dévorait les collèges et cette puce maligne du philosophisme éclec-
tique qui voulait prendre la place de l'Eglise. Sur ce dernier point,
il n'avait pas été difficile de couler bas les théories humanitaires
des uns et les visées ambitieuses, mais stériles, des autres, surtout
de Cousin. On avait pu reproduire les menaces vomies contre PE-
glise et montrer, dans les progrès de l'impiété, le germe d'une ré-
volution. A cet égard, le coup d'œil des controversistes orthodoxes
avait porté très loin ; il avait dénoncé les envahissements du so-
cialisme et les progrès de l'anarchie. Tant et si bien que la révolu-
tion de février, éclatant comme un coup de tonnerre, dans le ciel
embrasé du philosophisme, avait couvert les philosophes de la plus
extrême confusion. Eux qui naguère se contentaient de tirer leur
chapeau à TEvangile, parlaient maintenant de renouer l'antique
alliance delareligionavec la philosophie. Plusieurs parlaient même
de se convertir. Jusque-là que l'Académie, par une confession im-
plicite de ses torts, ouvrait une croisade morale et reUgieuse, pour
travailler, selon ses forces, au salut de la P^'rance.
A ce moment, on vit paraître en scène, un Jésuite, le P.Chastel.
4jJ2 chapitre XIV
Depuis trois siècles, les Jésuites sont aux avant-postes du grand
combat contre la révolution ; depuis trois siècles, ils se font tuer
sur toutes les brèches et écraser par toutes les persécutions.
Sous ce ciel orageux de la controverse, l'apparition d'un Jésuite
promettait donc, à la bonne cause, un brave soldat de plus et au
besoin un martyr. Pas du tout : le P. Chastel entrait en scène, car-
quois au dos et flèches à la main, non pour tirer sur les philoso-
phes, mais pour les défendre ; non pour suivre les traces de ses
devanciers, mais pour entrer dans les voies tortueuses de la conces-
sion. Le rôle qu'il joua, n'a pas été encore bien compris, de nous,
du moins, et le rôle analogue de plusieurs ne tombe pas plus que
celui-là, sous notre claire appréciation. Plus d'une fois, en ce siècle,
les Jésuites ont laissé à d'autres l'honneur de prendre leur place au
feu : Lamennais, Gousset, Guéranger, Parisis, Bonnetty, Lacor-
daire, Veuillot, tous les grands remueurs d'idées rénovatrices, tous
les enchanteurs de la foule, n'appartenaient pas à l'admirable Com-
pagnie; mais c'est la première fois en ce siècle que nous voyons un
Jésuite, non pas désarmer, mais se jeter entre les combattants, avec
ces énervantes pensées de conciliation libérale, qui ne servent ja-
mais à rien, qu'à favoriser le progrès de l'ennemi.
A cette date, rien ne paraissait commander cette évolution. En
1845, Thiers avait obtenu, contre les Jésuites, un ordre de dissolu-
tion. En 1849, les Jésuites étaient revenus sur l'eau, et offraient,
comme apologistes, comme professeurs et comme religieux, au
parti conservateur, un précieux appoint. Leurs services n'étaient
plus dédaignés, on les recherchait. Dans les revues catholiques, ils
avaient des entrées gracieuses et savaient, comme toujours, en pro-
fiter. Les chefs du parti catholique les tenaient avec raison pour
les meilleurs soldats du Saint-Siège. L'évéque d'Amiens, Salinis,
était l'ami particulier du plus célèbre jésuite de Tépoque, le P. de
Ravignan. A Amiens, lorsqu'il voulut fonder un collège catholique,
il le confia aux Jésuites, et, en moins d'une journée, il trouva cent
mille francs : le collège de la Providence put s'ouvrir.
Or, à cette heure, vivait a Saint-Acheul un jésuite parfaitement
inconnu, nommé Chastel. Ce jésuite préparait depuis longtemps,
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 423
dans l'ombre, une attaque inouïe contre les écrivains laïques, prê-
tres, religieux, évêques, qui avaient défendu, avec plus de succès,
la cause catholique, depuis trente ans. Au moment où les catholi-
ques sans épithète couvraient de leur protection cordiale son ordre
persécuté, il crut devoir, au nom d'un ordre qui ne le démentit
point, démasquer ses batteries et tirer à mitraille contre les chefs
de l'armée catholique. Le Con^espondanl, ïorieresse ouverte aux
faux frères et déversoir habituel de toutes les incohérences du li-
béralisme, fut le tremplin où il commença son évolution. Les atta-
ques réunies formèrent, en 1850, un opuscule intitulé : « Les ratio-
nalistes et les traditionalistes ou les écoles philosophiques depuis
vingt ans )). Il faut citer, pour y croire, ces aberrations incroya-
bles.
« Depuis plusieurs années, dit le jésuite, certains défenseurs de
la religion ont inventé ipouv eWe un nouveau système de défense,
un système inouï et dont elle-même s'est éloignée. Pour mieux ven-
ger la foi et la révélation des excès de la philosophie et des abus
de la raison, ils ont cru habile d'attaque?' la philosophie et la liaison
elle-même : c'est ce qu'ils appellent porter la guerre chez l'ennemi.
On refusera de croire un jour que des écviwdiins 7'eligieux aient pensé
rendre service à la cause de Dieu en niant la valeur de la raison,
l'un des plus sublimes présents de Dieu.
« Bien des catholiques instruits, à qui le temps ne permet pas au-
jourd'hui de lire tout ce qui se publie, ignorent sans doute la ma-
nière humiliante pour eux dont on défend ce qu'ils ont de plus
[sacré au monde. Ils ignorent combien de nouveautés étranges, d'ar-
lgum.ents frivoles et de vaines théories inventent et propagent dans
[leurs journauXj leurs revues et leurs livres, des hommes estimables,
lais qui s'abusent jusqu'à se croire et s'appeler école catholique
[moderne.
« Nos adversaires naturels, les ennemis de notre foi, ne sont point
irrêtés parcelle tactique de nouveaux défenseurs du Christianisme.
,u contraire ils en triomphent ; et forts de notre faiblesse préten-
iue et de leur propre audace, ils continuent une guerre insensée
Jt se flattent de substituer au règne du catholicisme, le* règne d'une
424 CHAPITRE XIV
philosophie purement naturelle » (1). Le jésuite ne met certaine-
ment pas sur le même pied les personnes et les intentions; mais
il considère le rationalisme et le traditionalisme, comme deux er-
reurs funestes, et, à son sens, il n'est que temps, pour l'honneur de
la cause catholique, de dévoiler les dangers de cet imprudent et
déplorable système du traditionalisme. Autrement l'Eglise courrait
le risque de ne pouvoir plus démontrer, à soi et aux autres,
l'existence de Dieu.
Voilà de bien grosses imputations; il eut fallu des preuves.
Tout le monde est convaincu que l'esprit humain est fait pour la
vérité et qu'il peut la connaître. Il s'agit de savoir comment il
peut y parvenir ; mais la question est résolue par le fait, puis-
qu'on sait comment il y est parvenu. Une pure possibilité est une
affaire de spéculation ; ce qui importe, c'est la réalité. Or, la réa-
lité est que Dieu a créé l'homme adulte, qu'il lui a donné une âme
vivante, qu'il lui a fait connaître la loi de vérité et de vie, que
l'homme l'ayant reçue s'y est soumis et l'a enseignée ensuite à ses
descendants. Tous conviennent qu'une fois instruit par Dieu d'un
certain nombre de vérités, l'homme peut féconder le dépôt qu'il
a reçu ; aux vérités qu'on lui enseigne, chercher et trouver un
fondement rationnel, une preuve, une démonstration logique; de
ces vérités premières, faire jaillir par le raisonnement plusieurs
autres vérités secondaires qui s'y trouvaient renfermées et qui
en découlent comme conséquence. Mais avoir une pensée avant
toute révélation, ou après la révélation, découvrir une vérité en-
tièrement nouvelle, qui n'ait pas été donnée par Dieu ou par ceux
qui la tiennent de Dieu, voilà, selon le P. Chastel, ce que les tra-
ditionalistes jugent impossible.
Dans son livre contie les rationalistes et les traditionalistes, le
P. Chastel veut prouver le contraire par une discussion philoso-
phique ; il s'excrime cent pages durant, contre ces impies nova-
teurs ; il appelle à son aide, S. Augustin, S. Thomas, et ne remet
l'épée au fourreau qu'après avoir exterminé ses adversaires. Si ;
non e vero, e ben trovato.
(I) Les Rationalistes et les Traditionalistes, préface.
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 425
Dans un second ouvrage, publié en 4852 et intitulé L'Eglise et
les systèmes de philosophie, le P. Chastel vient à rescousse. D'abord
il pose le droit qu'a l'Eglise d'intervenir dans les questions de
philosophie. Ensuite, sans citer un nom, sans citer aucun livre, il
choisit des phrases et des lambeaux de phrases, les amalgame,
les met sous la protection de guillemets, en forme un système
monstrueux qu'il appelle le traditionalisme et l'accable de ses
anatlièmes. A l'entendre, l'auteur de tout mal, c'est Lamennais.
Lamennais niait la raison individuelle, ne se fiait qu'à la raison
générale et à l'action de l'autorité. Depuis, ses disciples, soumis en
apparence, ont repris et aggravé toutes ses erreurs. Le P. Chastel le
prouve par cinquante pages de citations ; en voici quelques-unes :
« Notre raison est si incertaine par elle-même que lorsqu'elle
sort de la foi, elle ne peut plus trouver le port sur le vaste océan
des droits. Notre entendement ne peut tenir la vérité ; la foi seule
peut lui donner un fond.
« La raison ne peut s'élever d'elle-même au-dessus des sens où
elle ne tarde pas à expirer comme dans le vide... il faut qu'elle
emprunte le secours de la foi.
« L'élément historique, traditionnel, est seul certain, fixe, réel,
divin ; tandis que l'élément personnel, étant assis sur la réflexion
humaine, est mobile, changeant, nébuleux comme elle.
« Les vérités nécessaires, qui portent tout l'édifice de nos con-
naissances, proviennent toutes en principe de notre contact avec
la société, où elles sont infuses, où elles existent par le fait, et où
tout se transmet et s'apprend, même la vertu.
« L'école catholique soutient que le principe des idées, la règle
de nos affirmations, est extérieure à l'homme. Elle les place dans
la révélation conservée extérieurement, dans la tradition, dans
l'Eglise. Voilà ce qui sépare les rationalistes des catholiques ».
« L'ordre de foi doit toujours précéder l'ordre de conception. —
La raison, dans chaque homme, est le résultat des enseignements
reçus (1) ».
(i) LEgUse et les systèmes de philosophie moderne, pp. 140 à 179.
426 CHAPITRE XIV
Le P. Chastel fait toutes ces citations, sans indiquer ni un titre
de livre, ni un nom d'auteur, ni rien de ce qu'exige, en pareil
cas, la plus vulgaire probité. On doit le croire, mais on ne peut y
aller voir. L'auteur, prévoyant l'objection qui se présente natu-
rellement à l'esprit, dit qu'il a dû tronquer les textes, par la rai-
son qu'il ne pouvait produire d'innombrables pages ; mais il pro-
teste de l'exactitude des textes produits et n'admet pas le doute
contre sa bonne foi. On peut, sans être de mauvaise foi, s'abuser ;
et sans produire des volumes entiers, on peut allonger un peu
plus ses citations pour en mieux faire ressortir le sens. Richelieu
disait : « Donnez-moi quatre lignes d'un homme et je me charge
de le faire pendre ». Quatre lignes, en effet, c'est tout juste ce
qu'il faut pour dresser une potence ; avec huit, ce serait moins
facile. Mais ce qui est parfaitement déraisonnable et déloyal, c'est
d'attaquer vingt auteurs sans les regarder en face ; c'est de les
frapper, par derrière, en se donnant, par une dernière inspiration
de bassesse, le vernis de la loyauté.
« Nous pensons, conclut le P. Chastel, que ces doctrines ne sont
guère différentes des propositions lamennistes que l'épiscopat
français, en 1832, condamna et censura,. « comme fausses, con-
traires à la parole de Dieu et à la tradition constante des Saints
Pères, comme anéantissant l'un des plus grands et des plus in-
contestables bienfaits de l'Incarnation ; comme grièvement offen-
sives des oreilles chrétiennes, en ce qu'elles assimilent le culte
des anges et des saints à celui des divinités chimériques ; comme
renversant toutes les notions que l'Ecriture et les Pères donnent
de l'idolâtrie ; comme injurieuses à la révélation mosaïque, dont
elles anéantissent un des effets les plus précieux, qui est d'avoir
conservé le dépôt de la révélation primitive ; comme injurieuses
envers le Sauveur, à qui elles enlèvent la gloire d'avoir tiré les
hommes des ténèbres de l'erreur ». Il est donc vrai que, sur les
points les plus fondamentaux, les traditionalistes d'aujourd'hui
ne sont que trop fidèles à l'esprit de l'école qu'ils continuent, et
que le concile de Rennes a eu grandement raison de signaler les
efforts de résurrection du lamennisme en France. »
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 427
Les deux allégations du P. Chastel, à l'appui. de sa conclusion,
étaient fausses. La censure de Toulouse contre Lamennais n'avait
pas été confirmée à Rome, et le cardinal Morlot, président du con-
cile de Rennes, déclara que cette assemblée n'avait pas prononcé
une sentence contre le traditionalisme.
En 1852, le P. Chastel, ^pieusement obstiné, du moins, il le
croyait, attaquait les traditionalistes dans un troisième ouvrage
sur l'origine des connaissances humaines d'après l'Ecriture sainte.
« L'école nouvelle des traditionalistes, dit-il (p. 2), a pour dogme
fondamental, cette supposition inventée par elle, que la raison
humaine ne peut acquérir et posséder aucune notion religieuse,
morale et intellectuelle, si ces notions ne lui sont communiquées,
transmises par quelque intelligence antérieure, qui l'enseigne.
L'homme, disent-ils, est essentiellement un animal enseigné ; et
la vérité lui arrive, comme les autres biens de famille, par héri-
tage, par transmission. »
Le P. Chastel, dans toutes ces algarades, ne citait personne,
mais il avait soin d'ajouter : « On devinera sans peine à qui cela
doit s'adresser ». Un correspondant osa demander au P. Chastel
de vouloir bien user des formes, convenances, usages, droits et
justices, acceptés par les honnêtes gens dans une polémique. Afin
que l'on pût dire que les catholiques discutent entre eux comme
d'honnêtes gens, on le priait de citer les noms propres et d'indi-
quer les citations. « Pour les doctrines que je signale, répondit-il,
chacun est libi^e de les laisser à d'autres comme leur appartenant
ou de les défendre pour soi et de les défendre comme siennes. »
On comprendrait cette réponse, si le P. Chastel avait fait des ob-
jections générales, mais telle n'était pas sa polémique. L'obscur
jésuite avait dénoncé au monde, une école composée de tous ceux
qui, depuis vingt ans, défendaient l'Eglise ; et c'était grâce à ces
défenseurs que la cause catholique avait fait des progrès tels, que
lui, Chastel, pouvait se dire ouvertement jésuite et que sa Compa-
gnie pouvait ouvrir partout des collèges. Or, c'étaient ces mêmes
apologistes, qui tous avaient défendu la Compagnie, qu'il accusait
d'être en révolte contre les conciles et contre l'Eglise. Mais, en
428 CHAPITRE XIV
les dénonçant ainsi, en signalant leurs erreurs, sans indiquer au-
cun texte ni aucun nom, voulait-il, du moins, qu'ils demeuras-
sent inconnus ! Non ; lui-même faisait cet affligeant aveu : « De
cette manière, sans que leur nom soit livré au public, les auteurs
d'abord, et ensuite ceux qui les liront, verront à qui et à quelles
erreurs peut s'appliquer le blâme du concile. Nous tenons à le
faire remarquer, parmi les nombreux auteurs que nous allons ci-
ter, nous ne voulons pas dire quels sont ceux que le concile a eu
directement en vue, ni à qui il entendait spécialement s'adres-
ser (1) ». Explique qui pourra cette logomachie.
Telle était la méthode du P. Chastel. Quant à sa loyauté, il don-
nait sa parole de chrétien, de prêtre et de religieux : « Quiconque,
disait-il, croirait devoir publier un doute sur quelqu'une de nos
citations et sur le sens qu'elle peut avoir, nous nous offrons à le
satisfaire, pourvu qu'il s'engage : 1° à publier que nous l'avons sa-
tisfait ; 2° à ne pas divulguer le nom que nous lui aurions révélé ».
Ainsi la conspiration était parfaitement ourdie. Qui, en effet, parmi
les lecteurs ordinaires, et surtout parmi les lecteurs chrétiens,
aurait misen doute la parole d'un prêlre parlant avec tant d'assu-
rance, avec une si belle fermeté ? Les auteurs incriminés devaient,
à ce coup, douter eux-mêmes d'eux-mêmes et se dire : « Serait
il possible que de telles expressions fussent sorties de ma plume ?
ne me suis-je pas trompé grossièrement et ne faut-il pas rétracter
mon erreur? »
Les bruits, on le pense bien, allaient leur train. On disait :
« C'est celui-ci, c'est celui-là. Le P. Chastel attaque tel évêque,
tel archevêque, tel cardinal ». L'auteur, comme tous les hommes
engagés dans une mauvaise affaire, n'était pas bien sûr de son fait
et encore moins de sa situation. Pour replâtrer les brèches qu'y
faisaient les morsures de l'opinion publique, il donnait, de vive
voix ou par écrit, différentes réponses. On ne demandait que plus
fort ce que voulait cet écrivain, où il voulait aboutir, quel hon-
neur, quel profit il pouvait espérer de sa polémique? Questions
(1) Correspondant y t. XIX, p. 14'2.
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 429
importantes, mais insolubles, à moins, ce qu'on ne doit jamais
faire, de pénétrer dans la conscience du censeur pour lui impu-
ter un crime.
Ce que ne disait pas le P. Chastel, d'autres le dirent; ce que le
P. Chastel ne faisait qu'en cachette, d'autres voulurent le publier
sur les toits. Un autrejésuite, le P. Deschamps, dans un livre inti-
tulé : Du paganisme dans r éducation ou défense des auteurs catho-
liques des quatre derniers siècles contre les attaques de nos jours,
nomma l'évéque d'Amiens, Salinis, et, avec l'évêque, Charles de
Coux, Montalembert, Bonnetty, Ventura, Gaume. Un certain abbé
Delacouture, dans un ouvrage intitulé : Observations sur un dé-
cret de rindex du 27 septembre (c'est celui qui avait frappé le droit
canon de Lequeux,) ajouta, comme coupables au premier chef du
traditionalisme démasqué par le P. Chastel : le comte de Maistre,
dont il ne savait pas orthographier le nom et qu'il appelait un
certain Demaistre ; le vicomte de Bonald, l'auteur de la Législation
primitive \ Auguste Nicolas, l'auteur des Etudes philosophiques sur
le Christianisme ; Charles Sainte-Foi, le traducteur de la Mystique
de Goerrès et de vingt autres ouvrages ; Veuillot, Dulac de Mont-
vert et Coquille, rédacteur de V Univers ; l'abbé Morel, collabora-
teur du même journal; le docteur Bouix, l'auteur du Cours de
droit canon ; le docteur Martinet, l'auteur de la. Solution de grands
problèmes et de deux théologies, plus d'un traité sur l'accord de
la foi avec la raison ; l'abbé Gerbet, l'auteur de Rome chrétienne ;
l'abbé Combalot, le grand orateur, auteur d'un traité de l'Incar-
nation ; Parisis, évêque de Langres, le Pierre l'Ermite de la Croi-
sade pour la liberté d'enseignement ; Jean Doney, évêque de Mon-
tauban, un des maîtres de la philosophie ; et, comme digne
couronnement, le grand cardinal Gousset, digne successeur de
S. Remy, d'Hincmar et de Gerbert. Tels sont les hommes que De-
lacouture, Deschamps et Chastel, trois grandes trompettes de la
vérité, dénonçaient, en Galaad, comme les coryphées de la grande
hérésie contre la raison. Par le contraste qui s'établit, spontané-
ment, entre les accusateurs et les accusés, on se demande s'il faut
prendre au sérieux l'accusation et s'il ne serait pas plus court
d'envoyer les dénonciateurs dans une maison de fous.
430 CHAPITRE XIV
Le grand pourfendeur, le P. Chastel, n'était pas lui-même si
bien autorisé qu'on peut le croire. Dans ses cogitations, si forte-
ment improbatives, contre d'illustres apologistes, il osait, entre
autres énormités, soutenir les propositions suivantes : « Antérieu-
rement à la prescription et à la volonté divine, il y a bien et mal mo-
ral, il y a obligation morale... Car si Dieu ordonne ou défend, il faut
qu'il y ait ou non une raison antérieure d'accepter sa volonté et de
lasuivre. Il y a toujours obligation morale, devoir réel, quand même
on ferait abstraction de Dieu qI de la religion... Il y aurait quelque
obligation naturelle, quand même on accorderait, ce qui ne se
peut, qu'il n'y a point de Divinité, ou en faisant abstraction pour
un moment de son existence » (1).
De ces paroles, il résulte : !<> qu'on peut mettre en supposition
que Dieu n'existe pas; 2» que dans cette supposition, il y aurait
toujours une morale ; 3° que cette morale serait obligatoire^^ Voilà,
dit Bonnetty, la profession de foi du P. Chastel. Nous acceptons
toutes ces paroles telles qu'il nous les donne et nous les déclarons
abominables. Oui, abominables et souverainement dangereuses,
parce qu'elles enseignent à l'homme civil, à l'homme politique,
aux gouvernements, à croire qu'ils peuvent se passer de Dieu ; et,
à plus forte raison, qu'ils peuvent se passer du Christ et de l'Eglise,
et, par suite, de son Chef et de ses évêques : c'est la justification
des attentats sacrilèges de Mazzini et de tous ceux qui ont chassé
Pie IX de Rome. Aussi, sur cette question, nous n'acceptons l'auto-
rité d'aucun philosophe, d'aucun écrivain, à moins qu'il ne nous
apporte l'autorité de l'Eglise, devant laquelle nous faisons profes-
sion de soumettre notre entendement, parce que nous reconnais-
sons en elle la conservation et l'organe des révélations de Dieu « (2).
Ces paroles ne sont pas trop fortes. Le P. Chastel ressuscitait,
probablement sans le savoir, la théorie païenne de Socrate et de
Platon ; il se mettait à la suite de Cousin, le patriarche de l'éclec-
tisme, le propagateur en France du panthéisme d'Allemagne, in-
vasion qui préparait celle des fusils prussiens. Or, Cousin, prùnant
(1) Les rationalistes et les traditionalistes^ p. 44-45 et sq.
(2) Annales de philosophie chrétienne, t. 44, p. 268.
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 431
les idées de Platon, voulait supprimer toute révélation extérieure
de Dieu.
Pour revenir au fait du P. Chastel, ce jésuite reprenait tout
simplement, contre les plus vaillants défenseurs de l'Eglise, la
méthode employée, contre les jésuites, au XYIIP siècle, dans les
Extraits des assertions, qui servirent tant à la proscription de la
Compagnie. Or les Extraits des assertions avaient été faits avec une
formidable apparence de droiture et d'impartialité. En tête de
chaque article figure d'abord en grosses lettres le nom de Vauteur^
à la suite vient le titre entier de son livre, suivi du nom du swpé-
rieur qui l'a approuvé; la page gauche contient le texte latin, la
page droite la traduction française^ et, en marge, l'indication du
volume, le titre du chapitre et la page où est prise la citation.
Bien plus, on a eu le grand soin de marquer par des points, les
endroits où l'on omet quelque chose de la citation. Enfin, au
quatrième volume se trouve une table des auteurs renfermant,
pour chaque question, l'année de l'édition, le nom de l'auteur et
la page du livre cité. C'est à l'aide de ces indications qu'on a pu
prouver facilement que ces citations étaient souvent fausses, tou-
jours dénaturées et perfides.
Le P. Chastel n'a pas imité cette adroite fourberie. D'abord il
ne cite ni un auteur^ ni un nom, lii un livre, ni une page ; il n'y a
là qu'un auteur responsable, c'est l'école traditionaliste. Toutes
les citations, dit-il, sont justes, fidèles, conformes au sens off'ert
par le P. Chastel ; et c'est lui seul qui en témoigne. 7'estisunus, tes-
tis nullus, dit un apophtegme du droit.
Yoici ensuite ce que le P. Chastel a fait de ces extraits mis
l'un à côté des autres. On connaît les Centons d'Homère et de Vir-
gile. On désigne ainsi le travail de quelques auteurs qui ont pu-
blié l'histoire entière de l'ancien et du nouveau Testament, seule-
ment avec des vers de Virgile et d'Homère. Le P. Chastel fait la
même chose pour composer ce qu'il appelle les erreurs des tradi-
tionalistes. D'une main habile, il a découpé (on ne peut pas dire
cité) dans les auteurs catholiques çà et là, des phrases, et, après les
avoir coupées, en les rajustant, il a essayé de composer les dogmes
432 CHAPITRE XIV
de je ne sais quel système, et, pour y réussir, il ne s'est pas fait
faute de violer toutes les règles reçues des écrivains, non pas seu-
lement religieux, mais incrédules et même révolutionnaires.
Ainsi, ilestd'usagequ'une citation se mette entre guillemets; cela
signifie que les paroles citées appartiennent à un seul auteur. Le
P. Chastel se moque de cette règle ; il prend plusieurs phrases dans
plusieurs écrivains et les met à la suite les unes des autres, sans
séparation et sous les mêmes guillemets.
Ainsi, quand on cite plusieurs phrases sans les séparer par des
points, c'est que ces phrases suivent dans l'auteur cité. Or, le
P. Chastel ne s'astreint pas à cette règle de justice et même de
convenance puérile et honnête ; il joint des phrases prises à trois ou
quatre ans d'intervalle ; il supprime un mot au milieu de ces phra-
ses, sans dire pourquoi, ni comment. Et si l'on réclame contre ces
procédés sans pudeur, il répond : Que chacun reprenne son bien
où il le trouve. Mais ne voyez-vous pas que quand votre lecteur
aura reconnu quelques phrases pour être d'un auteur, il se croira
autorisé à attribuer au même auteur la suite des phrases? et vous
qui l'y aurez autorisé, ne continuerez-vous pas à faire calomnier
cet auteur et par conséquent à le calomnier vous-même?
Le P. Chastel sent bien que de tels procédés provoquent de jus-
tes plaintes ; il sent qu'il peut s'élever des doutes sur la fidélité des
citations et sur le sens qu'il lui plaît de leur attribuer. Alors il offre,
atout plaignant, une satisfaction, mais à huis clos ; et c'est au
plaignant lui-même qu'incombera la charge de se dire, coram po-
pulo, satisfait. On comprend que cela peut se faire à un homme
présent et qui vous parle ; mais est-ce sérieusement qu'on offre de
satisfaire tous les lecteurs qui, en Europe et Amérique, auront eu
connaissance d'accusations? Supposez que cela fut possible du vi-
vant de l'accusateur, après sa mort, quelle ressource restera à ceux
qui concevront des doutes sur sa loyauté? Les voilà contraints de
se fier à une parole erronée et trompeuse.
Qu'eussent dit les Jésuites si, lorsque Pascal publia ses Provin-
ciales, il avait fait cette déclaration : « Je tiens à le faire remar-
quer, si parmi les nombreux auteurs que je vais citer, je ne veux
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 433
point dire quels sont ceux que j'ai directement en vue, ni à qui
j'entends spécialement m'adresser ; je parlerai cependant de ma-
nière que, sans livrer leur nom au public, les auteurs d'abord et
ensuite tous mes lecteurs verront à quelles erreurs et à quels auteurs
doivent s'appliquer mes critiques ». Si Pascal eût parlé de la sorte,
tout le monde eût crié à la calomnie. Ce que Pascal n'a pas osé,
le P. Chastel le faisait. Tout auteur cité a droit à ce que son livre
parle pour lui ; il a droit à ce que celui à qui l'on cite sa parole
puisse voir comment elle a été placée par son auteur. En refusant
de le citer, vous lui ôtez un droit acquis ; en manipulant ses paro-
les, vous violez toutes les règles, vous foulez aux pieds le droit des
gens.
Que sera-ce si nous examinons les citations du P. Chastel?
Le P. Chastel reproche à Auguste Nicolas d'avoir dit que la phi-
losophie nest rien et qu'elle ne sera jamais rien. Or, Nicolas avait
cité ces paroles de Jouffroy : « L'objet préc/s de la philosophie n'a
pas encore été déterminé ; et voilà ce qui a fait faillir et les tenta-
tives d'Aristote, et celles de Bacon, et celles de Descartes, pour
réformer la philosophie proprement dite ». Jouffroy, dit Pierre
Leroux, s'était donné en exemple à la jeunesse, « dans le but de
démontrer la douloureuse situation de l'esprit humain, dépouillé
à jamais de foi aux dogmes religieux du passé, et n'ayant, pour y
suppléer, que la radicale impuissance d'une philosophie qui s'ignore
elle-même^ puisqu'elle ignore son objet véritable ». Nicolas citait
encore des paroles semblables de Laromiguière et de Hegel. Puis,
fidèle à son rôle d'apologiste, il repoussait « cette philosophie fal-
lacieuse qui ruine les bases de la raison, pour empêcher la religion
de s'y appuyer ». Faisons toutefois, ajoutait-il, des réserves en fa-
veur de la 'philosophie véritable et sauvons-la, avec la foi, des* mains
de leurs communs ennemis. La philosophie est quelque chose de
vrai, de grand, de beau, de saint ; car c'est une assimilation de la
sagesse éternelle. C'est elle que suivait Platon et pour laquelle
mourait Socrate ; c'est elle que recueillait Cicéron et qu'il défen-
dait contre les sophistes, comme il défendait Rome contre les dé-
vastateurs ; c'est elle qui vint se réfugier mourante au sein du
434 CHAPITRE XIV
Christianisme, et qui, ravivée par lui, a pris un vol si hardi et si
soutenu sous la plume des grands docteurs de la foi chrétienne,
et notamment de S. Augustin, de S. Anselme et de S. Thomas ;
qui depuis a inspiré de si beaux traités, orgueil légitime de la rai-
son, à Malebranche, à Leibnitz, à Bossuet, à Pascal, à Fénelon, à
Clarke, à Schlégel, à Euler, et qui a produit, dans notre siècle,
les deux seuls noms philosophiques qui passeront à la postérité :
de Maistre et Bonald. Celle-là est une vraie science en possession
de son objet et qui manifeste sa vie par ses œuvres ».
Ainsi avait parlé Auguste Nicolas. Que penser de Timbécile men-
songe de Ghastel et de DelacouLure qui lui prêtaient les paroles
de Jouffroy et de Pierre Leroux, quand Auguste Nicolas ne les
avait produites que pour les réprouver et dire précisément le con-
traire de ce que lui prêtaient ces deux censeurs? Lui qui fait des
réserves en faveur de la philosophie véritable ; lui qui l'appelle
quelque chose de vrai,. de grand, de beau, de saint ; lui qui l'assi-
mile à la sagesse éternelle et glorifie ses créations : c'est lui qu'on
veut faire passer pour un iconoclaste de la philosophie.
Le P. Chastel avait reproché, au P. Ventura, d'être partisan du
système de Lamennais. Or, le P. Ventura avait dit : « La philoso-
phie chrétienne, prenant de Jésus-Christ la lumière pour connaî-
tre... a reconnu que l'homme a en lui le principe de la certitude,
mais non pas une certitude absolue sur toute chose ; que l'homme
a en lui la certitude complète des premiers principes, certitude de
ces vérités premières par lesquelles Pentendement de l'homme est
comme constitué... et par conséquent, disait S. Thomas: « L'in-
telligence en tant qu'elle ne fait que percevoir est toujours dans le
vrai ». Il en était de même des sens. La philosophie chrétienne ne
dédaignait pas leur témoignage ; elle plaçait, au [contraire, dans
les sens, la certitude des vérités de l'ordre physique. Voilà com-
ment la philosophie chrétienne conciliait les droits de la raison
avec les droits du sens commun ». Puis, combattant Lamennais,
le P. Ventura, s'appuyant sur la Somme de philosophie du domi-
nicain llosellius, disait : « La certitude résultant du témoignage
commun, repose principalement -swr des certitudes particulières^
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CHASTEL 435
comme le nombre est formé des unités qu'il comprend. On con-
çoit que plusieurs hommes, n'ayant que de faibles ressources, en
réunissant leurs fonds, puissent former un grand capital ; mais on
ne conçoit pas comment un grand capital peut se former par
plusieurs hommes ne possédant absolument rien. Fonder donc la
certitude sur le témoignage universel des hommes, tandis qu'on
leur refuse tout moyen de certitude particulière, c'est absurde et
même ridicule. C'est cependant la méprise où est tombé l'auteur
de V Essaie ayant prétendu que l'homme seul ne peut être certain
de rien, pas même de sa propre existence ; et que des hommes qui,
séparément^ ne sont certains de rien, en s'accordant à affirmer
une chose, puissent produire un témoignage d'infaillible certi*
tude » (1).
Ainsi, le P. Ventura avait proclamé les certitudes de la philoso-
phie chrétienne ; il avait combattu expressément le système de
Lamennais et le P. Chastel lui avait reproché de le soutenir, quand,
par ailleurs, il était historiquement certain que le P. Ventura
avait repoussé les aberrations de l'auteur de V Essai sur l'indiffé-
rence. Quel nom donner à une pareille ignorance et à une telle
audace ?
Le P. Chastel avait reproché aux Annales de philosophie chré*
tienne d'être l'organe attitré du traditionalisme et avait essayé de
le prouver par des textes découpés où Bonnetty ne relevait pas
moins de dix altérations (2). Delacouture, précisant les griefs de
Chastel, avait prêté à Bonnetty, cette phrase décisive : « La rai-
son dans chaque homme est le résultat des enseignements qu'il a
reçus » ; preuve accablante, en effet, de son traditionalisme. Or
Bonnetty avait dit : « La raison, selon nous, est, dans l'homme :
!« la faculté innée, naturelle de connaître et de comprendre plus ou
moins ce qu'on enseigne : l'âme humaine, comme le dit S.Thomas,
est une table rase sur laquelle il n'y a rien d'écrit. — Elle est : 2° le
résultat de l'enseignement qu'il a reçu. M. Maret et M. Freppel di-
(1) La raison philosophique et la raison catholique, t. I, p. 158-162*
(2) Annales de philosophie chrétienne, t. XLIV, p. 307.
436
CHAPITRE XIV
sent que c'est une véritable révélation de Dieu : que nos lecteurs
prononcent » (1).
C'est sur cette conception de la raison naturelle, que les Anna-
les de philosophie recueillaient, comme preuve de la révélation
primitive, les rayons brisés de cette tradition, consignés dans les
livres des Gentils. En les recueillant, les Annales ne négligeaient
pas de faire observer que ces textes n'étaient pas compris de la foule;
que les initiés seuls les connaissaient bien, et encore pas toujours ;
et que nous, grâce aux révélations du Christ, nous les connaissons
mieux que les initiés des mystères païens. Le P. Chastel leur re-
prochait d'enseigner que les païens en étaient arrivés là par la
puissance native de leur esprit ; que c'est là que le Christ aurait
pris les principaux articles du symbole ; qu'ainsi l'esprit humain
n'aurait eu besoin ni du Christ, ni de l'Eglise, pour savoir ce qu'il
faut croire et ce qu'il faut faire, puisque les vérités du symbole
leur auraient été données par la raison et par la conscience. A quoi
les Annales répliquaient naturellement qu'imputer des indignités
pareilles à des catholiques de marque, c'est un comble de sottise.
En effet, prouver la révélation primitive par des témoignages
païens, ce n'est pas démontrer la parfaite suffisance de la raison
naturelle, c'est prouver, au contraire, son insuffisance. Du reste,
sur le fait capital des traditions anciennes, objectées à tous les
fabricants de religions naturelles, on ne peut en contester sérieu-
sement l'existence. Pour les Juifs, ces traditions ont été recueil-
lies dans le Thalmud, et, pour les Gentils, outre qu'ils pouvaient
les connaître par la révélation primitive, ils pouvaient les puiser
encore dans les anciens livres canoniques, non parvenus jusqu'à
nous. Ces livres sont en grand nombre : nous citons ici la Prophé-
tie d'Hénoch (Epit. de S. Jude, 4); le fÂvre de l alliance (Exod.,XXlV,
7) ; le Livre des guerres du Seigneur (Nomb., XXI, 14) ; le Livre des
Justes {5os., X, 13 et II Rois. I, 18); le Livre du Seigneur (Isaïe,
XXXIV, 16) ; les Livres de Samuel, de Nathan, de Gad, de Séméias,
d'Addo, d'Ahias, de Jehu (1 Paralip., XXIX, 2, et II Par., IX, 29-
(I) Annales, t. XL, p. 147.
LES ACCUSATIONS DU PÈRE CUASTEL 437
30 ; XII, 15 ; XIII, 22 ; XX, 23) ; Les discours d'asai (Par., XXXIII,
17) : Les Actions d'Osias, écrites par Isaïe (II Par., XXVI, 12) ; Trois
mille Paraboles, par Salomon (III Rois, IV, 32-33) ; Mille et cinq
cantiques, par le même ; l'Histoire naturelle, par le même ; VEpi-
tredu prophète Elie au roi d' Israël (II Par., XXI, 12): Le livre de
Jean Hircan (I Mach., XVI, 24) ; Les Descriptions de Jérémie (II
Mach., II, 1) ; Les livres de Jason [Ibid., 24). Voilà où il faut ren-
voyer ceux qui nous disent les dogmes chrétiens sortis des livres
delaGentilité. Qu'ils nous prouvent que les Gentils n'ont pas puisé
leurs traditions dans ces livres, dans le Thalmud ou dans les Sain-
tes licritures. Quant au P. Ghastel, trouvant que ces témoignages,
fournis par les traditions de la Gentililé, exaltent trop la raison,
c'est un paralogisme qu'il est superflu de discuter.
Cependant le P. Chastel vivait à St-Acheul, sous la direction de
Mgr de Salinis, qui avait donné, aux Jésuites, le beau collège delà
Providence. En reprochant, aux traditionalistes, de vouloir dé-
truire la raison, il attirait naturellement, à sa compagnie, les sym-
pathies des rationalistes, des universitaires et du gouvernement.
A côté du P. Chastel, se trouvait un autre jésuite, qui adopta sa
thèse et reprocha, avec une grande hauteur, l'expression de ra-
tionalisme catholique, dont s'était servi l'évêque de Montauban :
« Nous estimons, disait-il, qu'il faut une rare audace, ou une lé-
gèreté plus rare encore, pour jeter à des hommes dont l'orthodoxie
ne peut être mise en suspicion, la dénomination, pour le moins
étrange, de rationalistes catholiques. Il n'y a pas d'hérésie catho-
lique ; il n'y a pas de schisme catholique ; et quiconque en subit
le reproche aurait le droit de se croire insulté » (1).
L'évêqued'Amiens fut justement ému de voir de semblables atta-
ques se produire contre des écrivains dignes de la plus haute consi-
dération et contre d'illustres évêques, au nombre desquels il avait
l'honneur de compter. Le P. Chastel et le P. Félix furent donc
mandés devant lui, et aux objurgations qui leur furent faites, ils
ne répondirent qu'une chose : « C'est qu'ils avaient obéi à des or-
(1) Ami de la Religion, t. 151, p. 557.
438 CHAPITRE XIV
dres. » Cependant ils furent retirés d'Amiens et intronisés à Paris.
Le P. Félix s'est relevé depuis noblement d'an moment de fai-
blesse, et si la Compagnie avait poussé ses voltigeurs contre les
tenants de la plus stricte orthodoxie, elle se retrouve digne d'elle-
même en encourant de nouvelles persécutions.
Quoi qu'il en soit des catholiques et des prélats, mis en cause
par les Jésuites, il est clair que, fussent-ils disciples de Lamen-
nais, de Jansénius ou de Calvin ; fussent-ils même panthéistes ou
athées, ils ne devaient pas être attaqués par les procédés non re-
cevableset très regrettables du P. Chastel.
CHAPITRE XV
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY.
La levée de boucliers du P. Chastel contre certains écrivains
qui niaient, soi-disant, toute force à la raison naturelle de l'homme,
n'était que la préface anonyme d'une conspiration ourdie, depuis
quelque temps, contre Bonnetty, directeur des Annales de philoso-
phie chrétienne. Cette conspiration va éclater ; nous voudrions la
reprendre dans ses origines, la suivre dans ses mouvements, la
caractériser dans ses résultats. Mais d'abord un mot sur le vaillant
apologiste de la religion, de l'Eglise et du Saint-Siège que les ca-
tholiques libéraux voulaient accabler et écraser, par une tactique
dont ils n'ont pas abandonné l'usage, sous des coups surpris mé-
chamment à la Chaire apostolique.
Augustin Bonnetty était né en 1798, à Entrevaux dans les
Basses-Alpes. Au terme d'une jeunesse laborieuse qui devait le
conduire au sacerdoce, il résolut de rester laïque pour se consa-
crer plus efficacement à la défense de l'Eglise. En 1825, débutant
à Paris, il visitait les bibliothèques, formait des relations savantes,
suivait les cours publics et les grandes prédications. En 1827,
il entrait dans la Société des études littéraires, association de
jeunes gens pour compléter, par des travaux personnels, leurs
études classiques : il s'y fît remarquer par l'abondance et la soli-
dité précoce de ses compositions. En 1828, grâce au crédit de
Lamennais, Gerbet et Salinis, il était admis dans l'association
pour la défense de l'Eglise catholique, sorte de grande corpora-
tion où tous les catholiques militants mettaient en commun leurs
eflforts. Pour sa part, Bonnetty administra la gestion du Corres-
pondant Qi com^^o^di deux volumes d'histoire ecclésiastique. En
440 CHAPITRE XV
1830, sous les coups du canon de juillet, il corrigeait les épreuves
de l'œuvre à laquelle Dieu le prédestinait ; je veux parler des A?i-
nales de philosophie chrétienne.
L'œuvre répondait si bien aux vœux du public éclairé, elle
était pi'ésentée avec une bonhomie si attirante et si spirituelle,
qu'elle prit d'emblée sa place au soleil dévorant de la publicité.
Quinze jours après l'envoi du prospectus, Bonnetly avait dix mille
francs dans sa caisse. Contre toute attente, même de la part du
fondateur , les Annales marchaient tout seul ; elles devaient
marcher ainsi pendant cinquante ans, sans comité, sans subsi-
des, sans dettes et sans actionnaires. Dans la pensée du fonda-
teur, elles étaient destinées à préconiser une philosophie chré-
tienne, dont Jésus-Christ est le centre et remédier ainsi à tous les
maux de la libre-pensée. De plus, elles devaient recueillir tous les
rayons de la révélation primitive, pour autant qu'ils s'étaient
conservés dans les traditions des Gentils. C'était une grande en-
treprise.
En 1836, Saliniset Gerbet ïondaieni V Université catholique , rivale
qui devait, dans la pensée de ses auteurs, former une concurrence
littéraire et scientifique à l'enseignement rationaliste de l'Univer-
sité d'Etat. Pendant ce temps-là , le premier Correspondant ,
éclipsé par l'Avenir, avait été remplacé par la Bévue européenne
qui, ne faisant pas ses frais, devait, en 1837, se fondre dans VUni-
versité catholique. V Université catholique, qui comptait une légion
de rédacteurs distingués, n'avait pas un bon administrateur, elle
prit Bonftetty, qui, en outre de ses mérites propres, excellait à
bien tenir une administration. Dès lors, Bonnetly, seul avec un
secrétaire, dirigea les Annales de philosophie chrétienne QiV Univer-
sité catholique; il poussa V Université ]u^({[i'k quarante volumes et
les A rm«/es, jusqu'au quatre-vingt-treizième, en cours de publica-
tion, lorsqu'il mourut. Ces deux revues forment une encyclopédie
de la science catholique et contiennent tous les monuments de
rhistoire de l'Eglise au XIX^ siècle.
On voudrait croire qu'une vie consacrée à ces travaux de pro-
sélytisme, s'écoula dans le calme d'un apostolat pacifique et res-
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY 441
pecté ; mais ce serait peu reconnaître l'humaine misère. Sans
doute, Bonnetty fut honoré des plus glorieux patronages. Mgr Af-
fre, jusqu'à sa mort, lui témoigna la meilleure grâce. Salinis et
Gerbet, au milieu de leurs fortunes diverses, restèrent toujours
ses patrons. Gousset, Parisis, De Ladoue^ Montalembert et la plu-
part des écrivains ecclésiastiques furent ses amis, ses lecteurs et
ses abonnés fidèles. Hors de France, en Belgique, en Angleterre,
en Allemagne et en Italie, les Annales et V Université étaient
comme les deux contreforts des sciences ecclésiastiques. A Rome,
les membres les plus distingués du Sacré Collège honoraient au-
tant le savoir que les vertus de Bonnetty ; plusieurs l'honoraient
de leur amitié. Grégoire XVI et Pie IX lui firent éprouver les effets
de leur auguste bienveillance ; Léon XIII devait bénir son agonie.
Malgré tous ces patronages, Bonnetty trouva en France, parmi ses
anciens frères d'armes, d'âpres adversaires, des ennemis acharnés,
qui, ne pouvant rien ôter à ses succès, ni rien censurer sérieuse-
ment dans ses doctrines, poussèrent la passion jusqu'à vouloir le
supprimer. Quanquam animus meminisse horrely luctuque refugit,
incipiam.
Le premier qui entra en lice fut l'abbé Maret. Les Annales, de
philosophie chrétienne avaient à remplir un ministère de critique;
elles ne trouvaient que trop souvent occasion de l'exercer. S'il ne
se fût agi que de dissidence d'opinions, les critiques eussent pu
amener des controverses, peut-être sans résultat ; mais Bonnetty,
pour critiquer, se plaçait sur le terrain de l'orthodoxie et donnait
la chasse particulièrement à cette philosophie décapitée qui veut
constituer une religion sans Rédempteur. Pour porter des coups
plus décisifs, il frappait les têtes les plus élevées, celles dont les
aberrations peuvent entraîner les pires conséquences. Sans être
une grandeur, l'abbé Maret, s'il n'offrait pas aux coups une tête
élevée, prêtait au moins le flanc aux piqûres de dame critique.
C'était un ecclésiastique reçu en Sorbonne, comme suppléant,
sans titre connu et à peu près sans doctrine. Son caractère le
poussait à se compromettre, il en suivit toute sa vie les inclina-
tions. Un beau jour, il avait publié une théorie où il disait que
442 CHAPITRE XV
« la raison humaine est un écoulement de cette éternelle lumière
qui éclaire Dieu lui-même et qu'elle n'existe qu'à la condition
d'une unionréelle avec la raison infinie ». Un théologien avait cri-
tiqué ce galimatias ; l'abbé Maret lui répondit dans les Annales ;
sa réponse avait été apostillée par Bonnetty, et, ainsi corrigée,
elle devait paraître aussi dans le Correspondant. Lenormant, le
directeur, en digne libéral, supprima les notes de Bonnetty, et
malgré les conventions contraires, l'abbé Maret triompha.., par
le silence forcé de son adversaire. C'est ordinairement dans ces
conditions de silence que les libéraux montent au Capitole.
L'abbé Maret appartenait, par ses illusions, à cette erreur qui
s'est appelée l'Ontologisme. Malgré la faiblesse notoire de son
«sprit, il se flattait de concevoir Dieu, de le voir, d'en pratiquer
l'intuition. Or, qu'a-t-il vu? Lui-même va nous l'apprendre.
En 1844, date de la première édition de sa Théodicée chrétienne,
s'élevant à la conception de Dieu, r8j)bé Maret lui trouve une exis-
tence indéterminée ; en 1849, date de la 2^ édition, il voit claire-
ment que Dieu renferme toute perfection.
En 1844, l'abbé Maret trouve que la première perfection de Dieu
est de pouvoir être, que cet être est une causalité qui réalise sa
substance ; en 1849 il trouve que l'essence de Dieu est, par elle-
même: qu'elle est la source et la cause première, sans supposition
de causalité réalisant sa substance.
En 1844, l'abbé Maret voyait en Dieu, des facultés : en 1849, il
voyait qu'en Dieu, tout est acte pur.
En 1844, l'abbé Maret voyait en Dieu trois principes formant trois
personnes; en 1849, il ne voyait plus que trois personnes, mais non
trois principes.
En 1844, l'abbé Maret voyait la substance divine se communiquer
à trois principes coéternels ; en 1849, il voyait la nature divine
commune aux trois personnes.
L'abbé Maret avait fait toutes ces corrections sur les indications
de Bonnetty ; il n'en soutenait pas moins que les Annales avaient
dénaturé ses paroles par une critique injuste: logique de Sorbonne,
mal d'accord avec elle-même, et d'autant plus ficre de ses vertus.
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY 443
En 1846, un bénédictin, dom Gardereau, sans ♦provocation d'au*
cune part, attaquait les réponses faites à Maret : Bônnetty dut lui
reprocher cette proposition: « L'homme voit tout dans cette clarté
primitive qui illumine même les objets finis dont l'âme acquiert la
connaissance par l'intermédiaire des sens ; il voit tout en elle, et
cette lumière est, dit S. Bonaventure, la lumière émanée de Vêtre
infini, quoique reçue dans l'âme d'une manière objective et finie ».
Dom Gardereau venait aux erreurs de Malebranche; il dut s'amen-
der. Cependant les Bénédictins, du moins plusieurs, d'ailleurs dé-
voués à tous les intérêts de l'Eglise, gardèrent quelque rancune
aux Annales de 'philosophie.
En 1847, discussion philosophique avec Lequeux, supérieur du
séminaire de Soissons, qui disait : « Les essences des choses sont
la substance même de Dieu » : proposition entachée de pan-
théisme.
En 1848, à propos de VÈre nouvelle et de la retraite forcée du
P. Lacordaire à la Chambre, les Dominicains se séparent des An-
nales de philosophie.
En 1849, à propos de l'équipée du P. Chastel, c'est le tour des
Jésuites, si admirables d'ailleurs, mais qui, enfin, sont des hommes.
Entre temps, d'autres discussions avec l'éternel Marèt ; avec
Freppel qui venait le défendre, mais pas en tout; avecDarboy, à
qui les Annales reprochaient une façon peu orthodoxe d'expliquer
l'accession des âmes à la foi.
Ces discussions engendrèrent des haines ; et ces haines provoquè-
rent aisément des désirs de représailles ; Pépiscopat de Mgr Sibour
vint leur offrir un lien de cohésion et une force offensive. Ce
prélat était bon, mais c'était un méridional, d'une impression-
nabilité extrême et d'une facilité étonnante à subir l'excitation du
dehors. Son épiscopat fut une longue bataille où l'administration
diocésaine prenait fait et cause contre les écrivains les plus dévoués
au Saint-Siège. Dans toutes les rencontres, Bônnetty eut sa part
d'horions; il eut aussi son affaire à part.
L'archevêque, voulant une place dans la presse catholique, avait
essayé de fonder un petit Moniteur. Darboy. Jacquemet et Bautain
444 CHAPITRE XV
y brûlèrent successivement des cartouches, mais sans succès. Bon-
netty, sans manquer d'égards à ses compagnons d'armes, disait à
tous son fait, sans penser à mal. Un beau jour le voilà qui reçoit
de Maret une longue lettre, dont on exige l'impression immédiate
et où l'on menace Bonnetly de le citer devant l'officialité diocé-
saine, pour manque de respect à un grand-vicaire. A quel grand-
vicaire avait-il manqué de respect, il n'avait, pour le savoir, que
l'embarras du choix. Darboy, Maret, Lequeux avaient tous eu
maille à partir avec Bonnetty ; mais pour des erreurs, et on ne
voit pas que, pour leur avoir reproché justement des erreurs, on
leur ait fait injure. Tout au plus, avait-on un peu froissé leur
amour-propre; mais ces blessures comportent plus d'une grâce.
Malheureusement le libéralisme est une faiblesse qui rend Tépi-
derme sensible ; les plus légères fustigations lui suggèrent des dé-
sirs de vengeance. Mais vicaire général, se servir de son pouvoir
pour venger les torts de sa philosophie, cela c'est un comble. En
ce cas, les condamnations ne sont un opprobre que pour le juge.
Sibour enraya la manie procédurière de Maret. Ce prélat devait
quelque chose à Bonnetty ; il se contenta de le faire venir à l'évê-
ché, de le rudoyer assez vivement, d'énumérer des griefs illusoires,
puis d'entrer avec Bonnetty en explications qui eussent dû suffire
à sa bonne foi. Mais les entours soufflaient la guerre et la guerre
était partout. Attaques de Gaduel contre Donoso Cortès, question
des classiques, éclat clandestin du Mémoire sur le droit coutumier,
esclandre des quatre articles, interdiction de l'Univers : on eût dit
que Sibour et son compère Dupanloup, sous prétexte de mettre la
paix dans l'Eglise, avaient allumé partout des incendies. La part
spéciale de Bonnetty, dans toutes ces bagarres, ce fut une Infor
mation canonique et une dénonciation à Rome.
Sur la dénonciation, dit-il, de plusieurs évêques, l'archevêqu
crut donc devoir instruire canoniquement contre le Directeur de
deux revues, honorées des suffrages d'un très grand nombre de
prélats illustres, et très bien vues à Rome, tant de la prélatureque
du Sacré-Collège et du Souverain Pontife. L'archevêché était,
contre Bonnetty, comme une citadelle de rancune. Il y avait là
I
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY 445
trois vicaires généraux, certainement, sauf Maret, capables, mais
-non recevables aux fonctions déjuges instructeurs: c'étaient Le-
queux dont les Annales avaient critiqué la philosophie et annoncé,
par production de documents, la mise à l'index ; Maret dont les
Annales avaient criblé, d'une façon triomphante, les fantaisies soi-
disant philosophiques ; et Georges Darboy, à qui les Annales avaient
justement reproché une façon trop embrouillée de comprendre la
conviction chrétienne. Ces trois hommes, par simple délicatesse,
n'auraient pas dû accepter la charge de requérir contre les Annales,
parce que c'était, trop évidemment, occuper dans leur propre cause.
Sans s'arrêter à ces scrupules de délicatesse, ils rédigèrent un
mémoire de 22 pages in-4o, où ils reproduisent, en style irrité, tou-
tes les objections soulevées par eux contre les Annales, mais en
faussant la situation et en supprimant, au mépris de toute équité,
les réponses de cette revue. Voici la conclusion de ce mémoire:
« Nous croyons en avair assez dit, pour être autorisés à conclure
et à dire que les rédacteurs des Annales se sont étartés de Vensei-
gnement commun, qu'ils ont condamné la méthode suivie jusqu'ici
et interprété les divines Ecritures d'une manière inconnue à l'an-
tiquité. Cependant ils donnent le nom de traditionalisme à un sys-
tème qui n'a pas sa racine dans la tradition ; ils appellent catholi-
ques des théories qui non seulement ne sont pas l'expression de
la doctrine catholique, mais sont contraires au sentiment le plus
répandu ; ils n'ont pas craint de désigner sous les qualifications
inférieures de rationalistes et de semi-rationalistes , des écrivains
orthodoxes et attachés à l'enseignement des docteurs les plus auto-
risés dans l'Eglise. Cet abus étrange des mots, qui produit une
dangereuse confusion dans les esprits, cette affectation soutenue
d'appeler catholiques des doctrines contestables, cette prétention
orgueilleuse d'identifier des idées trop personnelles avec l'enseigne-
ment de l'Eglise, cette imprudence de faire croire aux hommes peu
instruits ou mal disposés envers la religion, que les vérités, les
doctrines de la foi, sont un objet de discussion, de controverse ou
de doute parmi les catholiques, ces accusations de paganisme et
de rationalisme dirigées contre nos maîtres les plus vénérés et nos
446 CHAPITRE XV
écoles les plus illustres, ces écarts de polémique, ces intempérances
de langage, cette mainmise du laïcisme sur l'enseignement théo-
logique, dont la direction n'appartient cependant qu'aux évêques,
cette fureur de tout critiquer pour tout abattre et tout changer
avec des moyens souvent puérils et par des voies toujours anti-
canoniques et révolutionnaires : tout cela nous semble un mal plus
grave au fond que ne le montrent ses apparences néanmoins si
menaçantes. Pour nous, nous n'hésitons pas à prier Votre Gran-
deur d'y porter un instant le regard de sa sollicitude si intelligente
et d'y appliquer, avec son courage ordinaire, un remède à la fois
prompt et efficace » (i).
L'archevêque adressa non pas le mémoire à Bonnetty, mais une
lettre du i^^ mars 1853, où il est dit: « Mon intention n'est pas de
porter moi-même un jugement. J'ai des motifs personnels qui me
font désirer de m'abstenir. D'ailleurs il s'agit ici d'une grave ques-
tion doctrinale, qui ne touche pas seulement mon diocèse, mais
l'Eglise entière.* J'ai donc cru que la cause regardait surtout le
Saint-Siège et c'est au Souverain Pontife que je l'ai déférée. J'en-
voie aujourd'hui à Rome le rapport de ma commission d'examen.
C'est là désormais que vous aurez à porter vos défenses et à pré-
senter toutes les explications que vous jugerez convenable ». En
même temps l'archevêque imposait silence, mais il n'envoyait pas
le mémoire, et exigeait dans les Annales l'insertion de sa lettre.
Bonnetty refusa l'insertion de cette lettre ; rien ne l'y obligeait
et plus d'une raison coirtmandait ce refus. La lettre était déjà un
jugement confîrmatif d'un mémoire inconnu ; il n'était pas permis
de les publier, puisque ce dernier était envoyé à Rome. L'affaire
était déférée à Rome, pour la soustraire au public ; en publier quoi
que ce soit, c'eût été irrévérencieux et injuste. Ce qui était plus
injuste encore, c'était le mémoire lui-même. Dans sa forme, il ren-
ferme plus d'excès de langage qu'on n'en trouve dans les 96 vo-
lumes des Annales. Dans le fond, il ne constitue qu'un grossier so-
phisme.
(l) Rapport présenté à la commission chargée d'examiner les Annales de
philosophie chrétienne, p. 22.
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY 447
Les Annales de philosophie chrétienne ne sont pas un cours de
philosophie ; elles contiennent même peu d'articles relatifs à cette
science, mais plutôt seulement quelques critiques de livres. L'ob-
jet propre, le travail presque exclusif de cette savante Revue c'est
de recueillir les traditions de l'humanité avant Jésus Christ. Pour
procéder à ce travail, Bonnetty part de Tidée biblique que l'homme
est un être créé et enseigné de Dieu ; que l'humanité entière a reçu
cet enseignement primitif dans la personne de son chef et que tous
les peuples ont gardé cette tradition de famille. Bonnetty procède
par les faits et non par hypothèse. L'homme dont il s'occupe, c'est
l'homme réel et non pas un homme hypothétique, créé par abstrac-
tion, pour les besoins du raisonnement. Sans doute, à l'appui des
faits, Bonnetty invoque les doctrines. Par exemple, il cite souvent
le mot de S. Thomas que l'âme de l'homme est une table rase où
il n'y arien d'écrit ; qu'elle possède seulement l'aptitude à connaî-
tre ; et que cette aptitude se développe, se règle et s'enrichit seu-
lement par l'éducation domestique et l'enseignement social. De
savoir ce que peut l'homme ainsi formé, quelle est la force et l'é-
tendue de sa raison, Bonnetty laisse là-dessus toute latitude ; il
s'applique plutôt à dire ce qu'elle ne peut pas, c'est-à-dire ne re-
lever que d'elle-même, créer par sa propre force le monde des
idées et atteindre jusqu'à l'intuition immédiate de Dieu. Encore
Bonnetty repousse cette doctrine, soit parce que l'Eglise la con-
damne et dans Descartes, et dans Malebranche, et dans les moder-
nes visionnaires de l'ontologisme ; soit parce que, cette doctrine
une fois admise, on ne voit plus, pour l'homme, la nécessité de
l'Eglise et l'obligation d'obéir au pontife romain. L'homme, illu-
miné directement de Dieu, n'a que faire ici-bas des injonctions
d'une autorité extérieure. Bonnetty, pour repousser cette vision di-
recte, a encore d'autres motifs ; par exemple, il prétend que cette
théorie est œuvre de païens et qu'elle aboutit à la glorification du
rationalisme, à la souveraineté de la raison individuelle, à un
grand protestantisme philosophique, qui, depuis Descartes, fait
litière de toutes les institutions chrétiennes et pousse, sous nos
yeux, à la destruction du christianisme. Pour réagir contre un si
448 CHAPITRE XV
grand mal, Bonnetty propose d'appuyer la philosophie sur les
faits de l'histoire, de tenir compte, dans son enseignement, de
toutes les décisions du Saint-Siège; et de n'enseigner, dans les
écoles, qu'une philosophie qui conduise à Jésus-Christ par la voie
historique de la tradition. Une philosophie naturelle, purement
inquisitive et séparée de la théologie, lui paraît la pierre d'attente
d'une restauration sociale du monde naturel, c'est-à-dire déchu,
tranchons le mot, une résurrection du paganisme.
L'enseignement de Bonnetty était certainement très digne de
respect ; il s'appuyait certainement sur des considérations très
graves ; il eût mérité une meilleure fortune ; et le voir objet d'ob-
jurgations à peine honnêtes des Maret, des Darboy,des Lequeux, le
savoir déféré à Rome par un Sibour et un Dupanloup, cela certai-
nement n'est qu'un signe de plus en faveur de son immense uti-
lité.
A Rome, Bonnetty fut patronné par Mgr de Salinis. L'évêque
d'Amiens entretint le Pape de l'affaire. « Vous pouvez, répondit le
Pape, tranquilliser M. Bonnetty ; je connais ses bonnes intentions ;
il ne peut être question de le condamner; dites-lui même que je
lui envoie une abondante bénédiction, afin que son œuvre prospère
de plus en plus. » Le cardinal Fornari, ancien nonce à Paris où il
avait été la terreur des gallicans, fut plus explicite que Pie IX :
« Nous voyons bien, disait-il, pourquoi on veut le condamner,
c'est moins l'intérêt de la doctrine catholique qu'on a en vue que
le désir de faire prévaloir un système particulier . M. l'abbé Maret
a sur le cœur les attaques très justes dirigées contre ses livres par
les Annales ; il se figure qu'en faisant condamner son censeur, il
donnera de l'autorité à ses idées. Au lieu de poursuivre ainsi les
auteurs, il ferait bien de corriger les erreurs contenues dans ses
livres. Dites à M. Bonnetty d'être tranquille ; je sais qu'il est tout
dévoué aux doctrines du Saint-Siège : cela nous suffit. »
L'affaire traîna en longueur, comme c'est coutume à Rome.
Deux ans après, en 1855, l'archevêque et son grand-vicaire Dar-
boy, étant allés à Rome, insistèrent pour avoir une réponse. Cette
réponse fut donnée le 5 juillet 1855, par deux documents: une
LES PETITES PERSÉCUTIONS CONTRE BONNETTY 449
lettre et un formulaire. La lettre, du P. Ange Modéna, s'exprime
en ces termes : « Connaissant, par beaucoup de preuves, l'intention
et l'esprit du Rédacteur, qui n'est pas seulement orthodoxe, mais
encore très dévoué au Saint-Siège, et qui a bien mérité de la Reli-
gion par beaucoup de travaux et par les incessantes fatigues aux-
quelles il se livre depuis longtemps pour le soutien des saintes
doctrines, on a voulu user envers lui des égards bienveillants et
distingués^ pratiqués d'autres fois, dans des cas semblables, envers
les écrivains éminemment catholiques, en ne promulguant, au dé-
triment de leur réputation^ aucun jugement qui déclare ou erro-
nées, ou suspectes, ou dangereuses, leurs opinions. Mais, d'autre
part, c'est un devoir sacré et obligatoire, de prévenir avec toute la
vigilance et le soin possible, les occasions d'achoppement que
d'autres personnes ^joi^rraie^z^ se faire à raison, sinon des théories,
du moins certainement des conséquences prochaines ou éloignées,
que d'autres pourraient en déduire, surtout en matière de foi. On
a donc adopté Vexpédient de prescrire à l'auteur susnommé une
formule de déclaration tellement explicite et nette,qu'elle ne laisse,
aux lecteurs de cette Revue, lieu à aucun doute, ni quant aux
principes, ni quant à l'application qui doit en être faite. »
Yoici le texte authentique des quatre propositions :
« l"" Quoique la foi soit au-dessus delà raison, il ne peut jamais
exister entre elles, aucune opposition, aucune contradiction, puis-
que toutes deux viennent de la seule et même source immuable de
la vérité, de Dieu très bon et très grand et qu'ainsi elles se prêtent
un mutuel secours.
2° Le raisonnement peut prouver avec certitude l'existence de
Dieu, la spiritualité de l'âme, la liberté de l'homme. La foi est
postérieure à la révélation ; on ne peut donc convenablement l'al-
léguer pour prouver l'existence de Dieu contre l'athée, pour prou-
ver la spiritualité et la liberté de l'âme raisonnable contre le sec-
tateur du naturalisme et du fatalisme.
3" L'usage de la raison précède la foi et y conduit l'homme par
le secours de la révélation et de la grâce.
4« La méthode dont se sont servis S. Thomas, S. Bonaventure
450 CHAPITRE XV
et les autres scolastiques après eux, ne conduit point au rationa-
lisme et n'a point été cause de ce que, dans les écoles contempo-
raines, la philosophie est tombée dans le rationalisme et le pan-
théisme. En conséquence, il n'est pas permis de faire un crime à
ces docteurs et à ces maîtres de s'être servis de cette méthode, sur-
tout en présence de l'approbation ou au moins du silence de l'E-
glise. »
Le mieux de l'affaire, c'est que, sur quatre propositions, deux
avaient été autrefois signées par Bautain, grand-vicaire de Sibour
et que la machine de Sibour contre Bonnetty se tournait, pour
moitié, contre les hommes du prélat. Bonnetty, mandé à la noncia-
ture, se déclara prêt à souscrire les quatre propositions sans les
lire et souscrivit en ces termes : « J'adhère volontiers, de cœur
et d'âme, aux susdites propositions. » Puis la pièce signée fut re-
tournée secrètement à Rome.
Ce secret déjouait les manœuvres de Sibour ; il se plaignit. De
là, une nouvelle lettre du P. Modena, où il est dit:
lo De donner connaissance des quatre propositions à Mgr Sibour,
mais de ne pas lui en donner- copie, pour qu'il les publiât ;
2e Que cette publication ne devait être faite que par Bonnetty
dans les Annales ;
30 Que la Congrégation de l'Index ne pouvait accéder à la de-
mande de Mgr Sibour, au sujet du Compendium juris canonici,
de son grand-vicaire Lequeux, Compendium mis à l'Index le 27 sep-
tembre 1851.
Sibour, de moins en moins satisfait, éclata de colère et obtint,
grâce à cet artifice, les quatre propositions. Malgré la défense de
Rome, il les publia par une lettre officielle du 12 décembre 1853.
Mais dans ce document, le prélat supprime :
!« La lettre du P. Modena portant que la signature des proposi-
tions n'impliquait pas un jugement qui déclarait erronées, sus-
pectes ou dangereuses, les opinions de Bonnetty, mais donnait
seulement un guide, une règle de conduite pour tous les écrivains
français.
2o La mention piquante et désopilante que deux des propositions
ont déjà été souscrites pai" le vicaire général Bautain.
LES PETITES PERSÉCUTIONS DE BONNETTY 451
3° De plus, il tranche hardiment en disant que le traditionalisme
enlève, à la raison humaine, toute sa force.
4*^ Surtout, voulant englober tous les ultramontains dans cette
prétendue condamnation, il ose dire : « Nous avons vu, avec une
très grande satisfaction, ceux qui étaient la cause parmi nous de
doctrines semblables, souscrire franchement et sans délai, aux
quatre propositions envoyées de Rome, à leur signature. »
Cette dernière allégation était absolument fausse ; la signature
avait été demandée au seul BxDnnetty, et à aucun autre, surtout à
aucun des auteurs que le P. Chastel avait enveloppés dans ses
réquisitions. L'allégation que le traditionalisme historique est con-
damné, n'est pas plus vraie ; la vérité est qu'il ne fut condamné,
ni alors, ni depuis. Le Concile du Vatican, auquel cette condam*
nation fut demandée, la repoussa et indiqua par là môme impli-
citement que ce traditionalisme historique n'est pas condamnable,
Sibour n'avait pas moins joué, au Saint-Siège, un bon, je veux
dire un mauvais tour. Tous les journaux rationalistes et ennemis de
l'Eglise, s'empressèrent de publier sa lettre : VAmi de la Religion^
le Siècle^ la Presse, les Débats exaltent cette lettre de Mgr Sibour ;
ils assurent unanimement « que les quatre propositions relè-
vent la philosophie et proclament les droits de la raison hu^
maine ».
Une lettre désapprobative fut adressée de Rome à l'archevêque
de Paris; le prélat, si jaloux de publier les quatre propositions,
n'eut garde de publier cette dépêche. La lettre resta secrète, et l'on
sait le cas que les gallicans faisaient en France de l'autorité de
Rome, quand elle ne leur était pas favorable (1).
Malgré la désapprobation de Rome, Fex-père Hyacinthe et
Mgr Dupanloup reproduisirent depuis, les propositions avec diffé-
rentes coupures. Le carme trop déchaussé, au point de se montrer
tout nu, dit avec sa suffisance étourdie : « La raison précède la
foi. » C'est une falsification. Rome a dit: Vnsage delà raison; tan-
dis qu'en portant la raison seule, on en fait une puissance divine
(1) Université catholique, t. XL, p. 748.
452 CHAPITRE XV
qui conduit l'homme à la foi, sans la grâce de Dieu. Dupanloup,
lui, aussi faible que le père Hyacinthe, supprime tout simplement :
« Et y conduit l'homme à Taide de la révélation et de la grâce. »
Outre que ce retranchement est, contre un document pontifical,
un attentat, la proposition, ainsi écourtée, peut être exacte philo-
sophiquement, n'a plus ni la fidélité de l'histoire, ni l'exactitude
de l'orthodoxie.
De 1855 à la fin de sa carrière, Bonnetty, toujours sous les ar-
mes, toujours combattant à ses risques et périls, souvent à ses
frais, ne fut plus l'objet d'aucune attaque. Ce patriarche de l'apo-
logétique chrétienne, devait mourir plein de jours et de mérites ;
sa miséricorde est une bénédiction.
L'histoire refuse aux persécuteurs de Bonnetty, un semblable
hommage.
CHAPITRE XYI
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L INDEX.
Vilipender les défenseurs de l'Eglise et flatter ses persécuteurs,
censurer Bonnetty et préconiser Cousin, livrer l'un aux jugements
de l'Eglise et y soustraire Tautre : cela paraît monstrueux et pour-
tant tel fut le procédé, absolument blâmable et très significatif,
des catholiques libéraux. Nous avons parlé des avanies dont ils
surent abreuver Bonnetty; nous devons parler des manœuvres
qu'ils effectuèrent pour soustraire Cousin aux justes flétrissures de
l'Index.
Victor Cousin, né à Paris en 1792, était, en 1814, maître des con-
férences et en 1816 suppléant de Royer-Collard. Professeur ardent
et enthousiaste, il appartenait, par ses convictions, au libéralisme,
et, par ses sympathies, aux sociétés secrètes; en public, il tirait,
disait-il, son chapeau au catholicisme, parce qu'il en avait encore
pour trois cents ans dans le ventre ; mais, en petit comité, il
avouait, aux jeunes gens, ses profondes sympathies pour Marat.
Suspendu en 1820, rappelé à la Sorbonne en 1828, il avait profité
habilement de ses disgrâces pour se donner l'intéressant relief de
la persécution et courir l'Allemagne pour y faire une remonte
d'idées. La révolution de 1830 le mit au pinacle. Conseiller d'Etat,
conseiller de l'université, puis, grand-maître, officier de la Légion
d'honneur, membre de plusieurs académies, pair de France, mi-
nistre, après avoir combattu les cumuls et les sinécures, il garnis-
sait de cercles d'or le tonneau de Diogène. Par sa philosophie, ce
professeur fut l'arbitre des cours et l'oracle des doctrines ; mais
par les conséquences logiques de ses doctrines, ce libre-penseur
fut l'un des plus actifs promoteurs de l'anarchie et du socialisme,
454 CHAPITRE XVI
le destracteur du régime qui avait fait sa fortune. La révolution
de 1848 le rendit à la vie privée et le ramena à ses études. En pré-
sence du désordre des idées et de la fureur des passions, le patriar-
che de l'éclectisme, pour conjurer les misères et les malheurs de
son enseignement, ne trouva rien de mieux que de publier quoi?
la profession de foi du vicaire Savoyard. Après quoi, tournant
bride, le philosophe se fit amant des belles dames ; le restaurateur
soi-disant de la philosophie devint le chroniqueur des ruelles et
finit en continuateur à peine amendé de Brantôme. Ce vieux polis-
son devait mourir, je ne dis pas sans rendre à la religion des hom-
mages, mais sans donner, à l'Eglise, aucune satisfaction.
Dans sa longue carrière, Cousin n'avait point affiché une impiété
crue et un cynisme provocateur : il avait de la tenue : mais il avait
payé largement son tribut aux faiblesses de l'humanité, trop pour
le rôle auquel il osait prétendre. C'était, disait Sainte-Beuve, un
lièvre qui avait des yeux d'aigle ; du lièvre, il avait la bravoure
et le jarret ; jaloux de places, d'influence et d'argent, il avait tou-
jours su flatter les mauvais penchants de ses contemporains et
faire coïncider, avec ses publications, les remaniements des pro-
grammes d'examens universitaires. En son privé, il s'était attaché
au char d'une muse charmante et lui fît gagner plus de palmes à
l'académie qu'il ne lui prépara de couronnes pour le jugement
dernier. Du reste, grand parleur de vertu, il avait toujours pro-
testé contre les accusations de panthéisme ; il s'était posé en dé-
fenseur du spiritualisme cartésien ; il avait assuré les catholiques
de son respect pour leur créance ; il avait même prétendu, par
sa philosophie, venir en aide au christianisme. Dans les conversa-
tions particulières, il reconnaissait même la nécessité du pouvoir
temporel des papes, et, pour s'épargner des censures trop méritées
promettait de réjouir l'Eglise par l'effacement de toutes les doc-
trines opposées à la révélation.
Au fond, la philosophie de Cousin, c'était un spiritualisme sana|
religion, ou une religion sans Christ, ou un Christ idéal et élastr^
que, mais sans Eglise, sans credo, sans décalogue, et sans prêtres.
Sa philosophie se substituait à l'Evangile et lui, Cousin, en était
i
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L'iNDEX 455
le Messie. Sous des formes polies et des apparences de savoir,
Cousin n'était qu'un patriarche d'impiété et plus un charlatan
qu'un philosophe. Bon chrétien jusqu'à vingt ans, puis apostat, il
était de ces hommes dont la vie est une descente dans l'abîme et
qu'on peut croire incapables de remonter.
Pour donner une idée de son désarroi peu philosophique, nous
citerons des pages très expressives de ses écrits. « Dieu, dit-il, est
un et plusieurs ; éternité et temps ; espace et nombre ; principe,
fin et milieu ; au sommet de l'être et à son plus humble degré ;
infini et fini tout ensemble ; c'est-à-dire à la fois. Dieu, nature et
humanité. Si Dieu n est pas tout, il n'est rien » {Fragments philo-
sopk., V^éd., p. 39). « Dieu est l'être absolu, substance commune
et comme un idéal du moi et du non-moi ; qui les comprend tous
les deux et en est l'identité : identité absolue du moi et du non-moi,
de l'homme, de la nature et de Dieu » [Ibid., préface de la 2*^ éd.,
p. 28). Cousin ajoute que son Dieu n'est pas le Dieu abstrait et
solitaire de la scolastique ; il ne lui reproche pas de vivre en dehors
de ce monde ; mais au nom de la raison, il lui défend de se mêler
de la direction des hommes, par des miracles et des prophéties,
des récompenses et des châtiments.
Après avoir posé Dieu comme substance unique, de laquelle
découlent tous les êtres. Cousin aborde le redoutable problème de
l'origine des êtres et s'en tire avec la même désinvolture. « Créer,
dit-il, est une chose très peu difficile à concevoir ; car c'est une
chose que nous faisons à toutes les minutes. En effet, nous créons
toutes les fois que nous faisons un acte libre... L'homme ne tire
pas d^ néant l'action qu'il n'a pas encore faite ; il la tire de la
puissance qu'il a de la faire ; il la tire de lui-même. La création
divine est de la même nature. Dieu, s'il est une cause, peut créer;
et, s'il est une cause absolue, il ne peut pas ne pas créer. Et en
créant l'univers, il ne le tire pas du néant, il le tire de lui-même »
(Introd. à l'hist. de La philos., leçon V). On voit si Cousin a su éviter
recueil du dualisme et du panthéisme ; on peut douter même qu'il
ait eu la notion du mot créer.
La création, ainsi expliquée, on devine ce qu'est la raison. La
456 CHAPITRE XYI
raison absolue, c'est Dieu et la raison de l'homme, c'est Dieu
saisi par l'intelligence et goûté parla conscience. « Il y a, dit Cou-
sin, dans chaque homme, une raison, non individuelle, mais gé-
nérale, qui, étant la même dans tous, parce qu'elle n'est indivi-
duelle dans aucun, constitue la véritable fraternité des hommes et
le patrimoine commun de l'humanité... La raison est le médiateur
nécessaire entre Dieu et l'homme... homme à la fois et Dieu tout
ensemble. Ce n'est pas, sans doute, le Dieu absolu dans sa majes-
tueuse indivisibilité, mais sa manifestation en esprit et en vérité,
ce n'est pas l'être des êtres, mais cest le Dieu du genre humain »
{Frag. philos., préf.). On ne peut exprimer plus crûment le pan-
théisme.
Faible et faux sur la théodicée, Cousin prétendait se racheter
sur la psychologie, dont il fait une science expérimentale comme
la physique. C'est une erreur de sa part ; la philosophie est la
science des premiers principes, qu'elle accepte tels qu'ils se pré-
sentent, avec leur double caractère d'évidence et de réalité. Par
conséquent, s'il est bon d'observer les phénomènes de sens intime
etde conscience, il serait aventureux d'en faire le fondement unique
de la philosophie. Quand il vient à la détermination de la per-
sonnalité humaine, il n'est pas plus sûr ; il identifie la volonté
avec l'être de la personne et ne voit pas un crime dans le suicide.
La liberté n'existe pas ; l'histoire n'est qu'une géométrie rigou-
reuse. A la sanction morale du devoir, Cousin substitue le succès;
du reste, à ses yeux, l'obligation est indépendante de Dieu. Après
quoi, Cousin, déjà vieilli, parlait de son ombre, du séjour des
mânes et de l'honneur qu'il se réservait, de figurer, aux Champs-
Elysées, comme disciple de Socrate.
Une morale sans loi utilement obligatoire, une psychologie à
l'aventure, une théodicée panthéiste : voilà le bilan positif de Cou-
sin. Le principe général de toutes ses spéculations philosophiques,
c'est la souveraineté de la raison individuelle, autrement le ratio-
nalisme. Du moment que la raison humaine individualise la raison
divine, il n'y a plus, ni révélation, ni croyances. « La philoso-
phie est la lumière des lumières, l'autorité des autorités, l'unique
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L'INDEX 457
autorité... Or, la philosophie, c'est la pensée réfléchie, et la pensée
sous sa forme naturelle, ce sont les idées, et les idées ne représen-
tent rien, absolument rien qu'elles-mêmes » (Introd. à lliist. de la
philos., leç. 1). « Le règne de la foi est consommé, celui de la
raison commence ; elle réduit enfin les mystères à des faits purement
psychologiques » {Ibid., leçon V).
C'est ainsi que le philosophe fait litière de tous les dogmes. A la
place du Dieu en trois personnes, il met un Dieu triple, c'est-à-dire
à la fois Dieu, natu7'e et humanité. L'Incarnation, le Verbe fait
chair de S. Jean, c'est la raison infinie apparaissant, dans la
conscience de chaque homme. Jésus-Christ est Dieu, mais à la
façon des Ariens, c'est-à-dire que c'est un homme divin. La reli-
gion n'étend pas son empire doctrinal au delà des vérités perçues
par la raison; la seule diff'érence entre la foi religieuse et la philo-
sophie, c'est que la première est irréfléchie, afi'aire d'enfants et
de bonnes femmes, tandis que l'autre procède par réflexion et ne
s'adresse qu'à l'élite des intelligences. Les mystères de la religion
sont des symboles, des mythes; les miracles sont des naïvetés de
la légende ; les prophéties, des eff'ets d'enthousiasme. La foi théo-
logique signifie l'adhésion nécessaire aux premiers principes de la
raison ; la révélation, 'l'inspiration, c'est l'enthousiasme poétique du
monde au berceau. Le christianisme se trouve réduit à quelques
maximes morales prises çà et là dans l'Evangile. Pour tout le reste,
dès qu'une question religieuse se présente, on prend parti pour
les gnostiques contre les premiers Pères, pour Abailard contre
S. Bernard, pour Luther contre Léon X, pour Jansénius et Port-
Royal contre le Saint-Siège. En tout, Cousin est l'adversaire de
TEglise et aux antipodes du Christianisme.
Or ce philosophe, qui, pendant quarante ans, avait fait à
l'Eglise une guerre sourde, et avait vu mettre successivement à
l'index tous ses ouvrages, sans se soumettre aucunement aux dé-
crets du Siège apostolique, — Cousin, sur ses vieux jours devenu
ermite, voyait venir à lui des catholiques libéraux, soucieux sans
doute d'otfrir, comme appoint de leurs idées, cette conversion.
Montalembert le croyait déjà converti et voyait là, pour ses visées
458 CHAPITRE XVI
de modération, un triomphe éclatant; sa joie débordait parce que
Cousin avait dit sa philosophie, alliée sincère du christianisme
(qui pouvait n'être pas, dans sa pensée, la religion catholique,
apostolique, romaine). Dans tous les temps. Cousin avait fait des
protestations analogues, mais sans se compromettre avec les
éclectiques, habitués aux artifices de son langage. Dès 1827, La-
mennais le voyait beaucoup et vint bientôt à s'en défier, parce
que Cousin ne le contredisait jamais et affectait même, dans son
langage, les termes de l'orthodoxie la plus méticuleuse. « Tu vois,
disait Foisset à ce propos, qu'on est aussi souvent dupe de la mé-
fiance que d'une confiance excessive. Toutefois quand un homme
a fait ses preuves de duplicité, il est permis de ne le croire qu'à
bon escient, surtout quand il se tient dans des termes très géné-
raux » (1). Ce qu'il y a d'évident, c'est que Cousin ne rétractait
-quoi que ce soit, mais se bornait à protester de ses excellentes
intentions envers le christianisme, et uniquement pour éviter de
nouvelles censures de l'Index et fournir un argument aux catho-
liques libéraux qui avaient entrepris la tâche ingrate de le blan-
chir.
Pour faire apprécier l'épaisseur d'aveuglement dont étaient
atteints ces pauvres libéraux, je cite un passage de Lacordaire,
répondant aux doutes de Foisset : « Je viens de lire, d'un bout à
l'autre, sans en excepter une page, sa philosophie, soit treize vo-
lumes, et j'y ai ajouté quelques-uns de ses écrits littéraires ou politi-
ques, afin de la saisir dans tout l'ensemble de ses conceptions.
Or, à part quelques phrases de son cours de 1828, phrases qu'il
a expliquées très aisément dans un sens orthodoxe, je n'ai pu dé-
couvrir dans la suite de ses pensées, rien qui offense le dogme
chrétien. C'est la philosophie la plus sensée et la plus sincèrement
spiritualiste qui me soit jusqu'ici tombée sous la main, et je n'hé-
siterai pas à dire qu'elle continue, en la perfectionnant, la philo-
sophie de Platon, de S. Augustin et de Bossuet. Les phrases de
1828 ne sont, dans l'ensemble, qu'une épisode sans valeur, non
(l) Lettres du P. Lacordaire à Th. Foisset, t. II, p. 182.
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'INDEX 459
seulement parce qu'elles ont été expliquées, -mais parce que,
prises dans la suite de la doctrine, elles se rectifient d'elles-mê-
mes. Je ne comprends même pas comment un homme qui semble
avoir vécu hors du christianisme a pu s'élever à une trame si com-
plètement chrétienne et quand on vient à regarder où en était la
philosophie en France, sous le régime de Locke, de Condillac et de
Cabanis, on admire l'ingratitud'è avec laquelle a été accueillie
une doctrine consacrée tout entière au renversement du sensua-
lisme et du scepticisme, et à l'établissement des vérités fondamen-
tales sur lesquelles repose, rationnellement parlant, l'édifice lui-
même du christianisme.
« Maintenant, M. Cousin est-il chrétien? Je l'ignore. Est-ce une
intelligence amie de Platon, éclairée par l'esprit de M. Royer-
CoUard et demeurée fidèle aux impressions de sa première initia-
tive doctrinale ? Cela peut être. Ou bien est-ce une âme droite,
honnête, généreuse, que Dieu a illuminée peu à peu, qui s'est
trouvée prise dans les lacs de la vérité par un entendement parfai-
tement sain, et qui, aujourd'hui encore, mûrie par l'âge et l'expé-
rience, penche de plus en plus vers Jésus-Christ et son Eglise?
Cela peut être ainsi. M. Cousin ne rétracte rien, parce qu'il n'a
rien à rétracter, et moi-même, auteur à sa place de ses ouvrages,
je n'eïi rétracterais pas une ligne. Il ne s'affirme pas chrétien, c'est
vrai, et cela même est un signe de sincérité. Il est si près de nous
qu'il pourrait réclamer, sans hypocrisie, le bénéfice de notre foi,
et, s'il ne le fait pas, on peut croire qu'il lui manque ce dernier
coup de grâce qui fait descendre la lumière de la raison au cœur
et sans lequel l'intelligence la plus chrétienne n'est pourtant pas
encore baptisée » (1).
Ainsi parlait du philosophe rationaliste, l'Orateur de Notre-
Dame. Cousin était un chrétien infidèle et rebelle à l'Eglise ; sa
philosophie était une machine de guerre contre l'Evangile et la
révélation... et Lacordaire est en admiration devant l'homme et
devant son œuvre. Pour parler ainsi il fallait être étranger aux
trames du philosophisme éclectique, ennemi violent de toute reli-
(1) Lettres du P. Lacordaire à Th. Foisset, t. II, p. 187.
460 ' CHAPITRE XVI
gion surnaturelle, ou avoir perdu le sens chrétien sous l'oblitéra-
tion du libéralisme.
Ce qu'écrivait Lacordaire, d'autres le pensaient et le disaient
avec plus de liberté et d'effusion. Dupanloup et Falloux étaient
bons amis de Cousin; ils lui témoignaient les tendresses qu'ils
refusaient aux apologistes orthodoxes, tout miel pour l'un, tout
fiel pour les autres. L'archevêque de Paris, Sibour, dans l'inten-
tion louable de réconcilier la religion avec la philosophie, s'était
mis en relations amicales avec Cousin. Trompé par les élogesfal-
lacieux que faisait le philosophe du Christianisme, il l'invitait à
ses soirées et à ses diners. Cousin, qui aimait ces rencontres, s'y
trouvait d'ailleurs en bonne compagnie ; dans les salons de l'ar-
chevêque, il coudoyait Lequeux et Gioberti, tous deux chevronnés
de l'Index. Lui qui portait en relaps, ce triple chevron, depuis
1844, ne glorifiait que plus chaleureusement l'union qu'il se flat-
tait d'avoir fait prévaloir entre l'Eglise et l'éclectisme. La chaude
controverse que soutenaient alors Vacherot et Gratry n'en était
pas précisément la preuve. Sibour, esprit superficiel et mal équili-
bré, ne croyait pas moins le philosophe tout prêt à revenir au
Dieu qui avait réjoui sa jeunesse : il oubliait que Cousin n'avait ja-
mais rétracté aucune de ses opinions, même après la mise à l'in-
dex de ses ouvrages ; il était d'ailleurs trop abusé par ses propres
opinions pour s'apercevoir que Cousin, au lieu de soumettre sa phi-
losophie à l'Eglise, voulait englober l'Eglise dans son Christianisme
sans Christ.
C'est pour consacrer cette alliance hybride qu'il voulut créer
la fête des Ecoles, fête qu'il inaugurait, à Sainte-Geneviève, le 27 no-
vembre 1853. L'archevêque y appela tous les écoliers de Paris,
ayant à leur tête les professeurs et proviseurs. Cousin et les plus
renommés des universitaires y figuraient sur des sièges d'honneur.
Le prélat y prononça un discours en l'honneur de la philosophie,
discours qui fut publié en 1855. Tous les universitaires en furent
enchantés; il y eut, le soir, à l'archevêché, dîner et réunion. L'in-
ternonce Vecchiotli, chargé de la nonciature, ne voulut assister ni
au dinar, ni au discours.
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'INDEX 461
Dans le discours, l'archevêque avait fait, de Cousin, un éloge
pompeux, qui fut atténué dans l'impression. Vous n'y relrouvez
plus que ces paroles : « Le vi^ai, le beau et le bien, voilà les trois
points fondamentaux de la science philosophique, ainsi que l'a
établi un célèbre philosophe de nos jours. » Par ces paroles, le
prélat faisait allusion au titre d'un ouvrage récemment publié par
Cousin, et qui fut plus tard mis à l'index. En note, Févêque ajou-
tait : « Nous ne doutons pas que l'esprit supérieur auquel nous fai-
sons allusion, après avoir pénétré dans toutes les profondeurs de
la science philosophique, ne soit enfin arrivé à la seule conclusion
qui satisfasse l'esprit et le cœur, et, que sur toutes les questions les
plus vitales de cette science, c'est-à-dire celles qui intéressent le
salut éternel, son dernier mot ne soit celui du grand Augustin :
« La vraie philosophie n'est point différente de la vraie religion. »
Cet espoir ne devait pas se réaliser ; il marque seulement la bonne
foi et les illusions de l'archevêque.
Voici quelques autres extraits, d'où il ressort que Sibour lui-
même n'était en philosophie qu'un simple écolier. « Descartes,
Pascal, Malebranche, dit-il, présentaient ce que la philosophie a
de plus sublime, ce que la morale a de plus clair, ce que les lettres
ont de plus élevé et de plus parfait, toujours uni aux lumières et
aux soumissions de la foi. » Voici maintenant les dogmes de l'E-
glise cousiniste : « La raison est un rayon de l'éternelle beauté. »
Et comme le rayon est de même nature que le foyer dont il est
Técoulement, nous voilà en plein panthéisme. « Notre connais-
sance n'est, pour ainsi dire, que la réponse que nous fait la vérité
éternelle que nous consultons intérieurement » (p. 53). « La loi a
été écrite primitivement dans le cœur de tous les hommes » (p.62).
C'est le système des idées innées, de la révélation directe de Dieu
à l'homme, à l'exclusion du Médiateur, du Verbe-Jésus. » Voici
maintenant l'Eglise avec le Christ : « La lumière de la raison ne
doit jamais être séparée de la foi. » La conclusion nous amène à
cette antinomie que la raison, rayon de l'éternelle beauté, réponse
de la vérité consultée intérieurement, écrite dans le cœur de tous
les hommes, doit cependant être réglée par une règle meilleure que
462 CHAPITRE XVI
la voix directe de Dieu. — Ailleurs le prélat assure l'identité de la
doctrine de S. Augustin avec celle de Descartes mis à l'index et
aussi malgré quelques petites différences, avec celle de Cousin,
chevronné des pieds à la tête. « Lorsqu'un aveugle, disait le
Sauveur, en conduit un autre, ils tombent tous les deux dans la
fosse. »
Tous les évéques n'avaient pas, pour Cousin, les yeux de Sibour.
Un mandat pontifical de LéonXlI, invoqué itérativement par Pie IX,
avait rappelé, aux évéques, l'obligation pastorale de veiller aux
livres et de faire une exacte police. Les mauvais livres sont si nom-
breux, les mauvais journaux si répandus que la Congrégation de
l'Index, telle du moins qu'elle est organisée, ne peut suffire à la
défense des saintes doctrines. Il y a, d'ailleurs, dans les diverses
régions de la chrétienté, des nuances d'erreurs et des artifices
d'illusions, qui échappent aux argus Romains, si personne ne leur
signale ces incohérences. C'est donc aux évéques qu'il appartient
de juger en première instance. Un jeune évêque qui, dès le début de
son épiscopat, avait présenté la science d'un grand docteur, don-
nait alors, dans ses instructions synodales, la chasse aux philoso-
phes et particulièrement à l'assembleur de nuages éclectiques.
L'évêque de Poitiers ne contestait pas la compétence de la raison.
A ses yeux, démolir la raison, c'était détruire le sujet auquel la
foi s'adresse et sans la libre adhésion duquel l'acte de foi n'existe
pas ; nier tout principe humain de certitude, c'est supprimer les
motifs de crédibilité qui sont les préliminaires nécessaires de toute
révélation, mais la compétence delaraison n'implique ni son émanci-
pation,ni son indépendance. En vain on nous dira: ou laphilosophie
n'est pas, ou elle est la dernière explication des choses. Nous di-
rons, nous : ou la religion révélée n'existe pas, ou elle est l'expli-
cation de mille choses que n'explique pas la philosophie : ou le
christianisme n'existe pas, ou il faut admettre qu'il enseigne à
l'homme des vérités que sa raison n'avait pas découvertes, qu'il
lui impose des devoirs positifs que sa conscience seule ne lui dic-
tait pas, enfin qu'il lui assigne une destinée à laquelle sa nature
ne pouvait prétendre et qu'il est impossible d'atteindre par les
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'iNDEX 463
seules ressources de la morale humaine. Le surnaturel est donc
»
indispensable à la philosophie ; autrement elle est incomplète, con-
tradictoire, attentatoire à Dieu et à Jésus-Christ, une pourvoyeuse
de l'enfer, une œuvre de Satan.
« Non, s'écriait Mgr Pie, le Christ de ces philosophes n'est pas le
Seigneur Jésus-Christ que j'adore. C'est un Christ psychologi-
que, conçu de l'esprit de l'homme, né de son intelligence ; celui
que ma foi me révèle est conçu du Saint-Esprit, né de la bienheu-
reuse Vierge Marie. Leur Christ est venu d'en bas, jailli des entrailles
de l'humanité ; mon Jésus est descendu d'en haut ; il est sorti du
sein du Père éternel. Leur Christ n'est que consubstanlielàl'homme,
le mien est consubstantiel à Dieu. C'est leur propre raison qu'ils
adorent en adorant le Verbe abstrait qu'ils ont fait ; et moi j'humi-
lie ma raison devant celle de Dieu, en adorant le Verbe incarné qui
m'est prêché. Que parlez-vous de rapprochement et d'entente,
quand nous sommes toujours séparés par un abîme ? Prophète com-
plaisant, comment osez-vous dire que, malgré quelques apparen-
ces contraires, la paix est à la veille de se faire ? Des apparences,
grand Dieu 1 comme si le point de litige entre eux et nous, entre
l'Eglise et ce qu'ils appellent l'humanité, entre les défenseurs de
la foi et les grands-prêtres de la raison, ce n'était pas la question
même delà divinité de Jésus-Christ et de sa doctrine? Je le dirais
hardiment avec Saint-Hilaire : «■ La cause qui nous force de parler
aujourd'hui n'est rien moins que la cause de Jésus-Christ » (1).
L'évêque de Poitiers, qui ne tenait d'ailleurs par aucune attache
à l'école traditionaliste, avait dénoncé les récentes publications
de Cousin, à la Congrégation de l'Index. L'archevêque de Paris prit
fait et cause pour le philosophe menacé de trop justes censures. Le
23 décembre 1855, il écrivait au Pape : a On m'a dit que, comme
revanche des quatre propositions de l'Index, le parti qui se regarde
comme atteint et blessé, s'agite pour faire condamner à Rome, le
dernier paru et témoins répréhensible des livres de M. Cousin, in-
titulé : Le vrai, le beau et le bien. Il y verrait un double avantage ;
(I) Mgr Pie, Discours et Instructions pastoralest t. II, p. 410.
464 CHAPITRE XVI
carie livre de M. Cousin, pour ce qu'il renferme de bien, comme
marque du travail et du mouvement qui s'est fait vers la vérité,
dans cet éminent esprit, à cause surtout des espérances qu'il a fait
naître d'un retour complet, a été loué par beaucoup de catholiques
de France, par des écrivains très orthodoxes et même par des pré-
lats. Donc, en le frappant, on atteindrait du même coup toutes
ces complaisances pour le salut dune âme qui semble vouloir
s'amender, mais qui ne mérite aucun égard, parce que c'est l'âme
d'un philosophe et d'un homme de grand esprit. Ainsi l'arme de
l'Index serait à deux tranchants. Donc, en frappant M. Cousin, la
sacrée Congrégation frapperait d'autres que M. Cousin et rendrait
le retour de celui-ci à jamais impossible. Je ne sais pas ce qu'il
peut y avoir de vrai dans ces bruits ; mais, en tout cas, je veux
communiquer à Votre Sainteté, une lettre que je viens de recevoir
d'un ecclésiastique distingué et très pieux. Il a des relations avec
M. Cousin. J'ai voulu savoir ce qu'il fallait penser au fond des dis-
positions de ce philosophe par rapport à la religion. Il me répond
comme Votre Sainteté va le voir et l'on peut ajouter une foi entière
à son témoignage. »
L'ecclésiastique distingué et pieux, dont parle ici l'archevêque,
était Henri Maret, professeur de dogme à la faculté civile de théo-
logie. C'était un prêtre sans talent et sans caractère, un esprit
prétentieux et faux, dont la vie était pleine de forfaitures, ou au
moins de fortes irrégularités. A l'arrivée de Sibour, il avait écrit
une brochure où il louait avec emphase les réformes romaines de
l'évêque de Digne, et lui Maret était gallican. Pour se faire rece-
voir docteur, il avait composé une thèse mal venue et l'avait, par
un faux en écriture, nantie de l'approbation du doyen ; sur la
plainte de ce doyen, le doyen fut cassé et Maret mis à sa place.
Nommé plus tard évêque de Vannes, Maret parut résister au Pape
qui ne voulait point d'un si faible esprit pour le gouvernement
d'une église, et Maret dut expliquer le relard de sa soumission.
Auteur de plusieurs ouvrages contre le panthéisme, sur la théodi-
cée chrétienne, la dignité de la raison et la constitution de l'Eglise,
il était plus digne de l'Index que capable d'en sauver Cousin. On fe-
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L'INDEX 465
rait une histoire de ses erreurs et si l'on mettait>en parallèle, l'his-
toire de ses bonnes fortunes,on verrait que le talent est inutile au
succès et que les défaillances d'esprit n'empêchent pas les grasses
sinécures.
Maret écrivait donc à Sibour : « Mes relations avec M. Cousin
avaient été fort rares, lorsqu'au mois d'avril 1853, il vint me voir
pour me prier de reviser avec lui quelques parties d'un livre qu'il
allait publier et il m'en laissa les épreuves. Nous prîmes jour et
heure ; je me rendis chez lui. Il me fit alors connaître sa pensée.
Depuis longtemps, il était préoccupé, me dit-il, du désir de laisser
un livre irréprochable, que les pères et mères de famille chrétiens
pussent voir sans crainte dans les mains de leurs enfants. Il ne
pouvait se faire à l'idée de porter le trouble dans les consciences.
J'applaudis vivement à de pareils sentiments. Le vrai moyen, lui
dis-je, pour arriver à ce résultat, serait une profession de foi catho-
lique et il serait bien facile de l'introduire dans le livre qui allait
paraître. Je lui proposai alors des modifications qui auraient équi-
valu à cette profession de foi. Il me répondit qu'il n'en était pas
encore là ; qu'il était arrêté par des doutes sur la constitution histo-
rique du christianisme, qu'il n'avait pas la foi positive, mais qu'il
ne disait pas qu'il n'irait pas plus loin plus tard. Après lui avoir
exprimé mes respects et mes vœux, croyant qu'il voulait ménager
une transition, je lui proposai de retrancher de son livre tout ce
qui pouvait directement ou indirectement, positivement ou néga-
tivement, être contraire au dogme chrétien ; en particulier de
s'abstenir de toute affirmation imphquant les suffisances de la rai-
son et de la philosophie ou la négation de l'ordre surnaturel et
Cousin accepta avec empressement cette proposition, disant qu'il
se renfermerait dans le pur philosophique et qu'il ne voulait pas
prononcer une parole qui pût être prise pour une négation de la
divinité du christianisme. En résumé, je crois à la sincérité de
M. Cousin... Par conséquent, il peut paraître convenable d'user à
son égard de beaucoup de ménagements. »
En même temps qu'il envoyait cette lettre au pape, l'archevêque
écrivait au cardinal d'Andréa, préfet de l'Index : « A l'instigation
30
466 CHAPITRE XVI
du parti qui s'est trouvé atteint par les quatre propositions,
Mgr Pie, évêque de Poitiers, a cru devoir appeler les sévérités de
Topinion surun livre intitulé : Le vrai^ le beau et le bien. J'apprends,
en outre, qu'à Rome, Monseigneur de Poitiers poursuit, près de la
Congrégation de l'Index, la condamnation dece livre. C'est lace qui
me paraît profondément regrettable... D'abord le livre n'a pas le
caractère agressif et antichrétien que Monseigneur de Poitiers lui at-
tribue, en employant un procédé que je ne veux pas qualifier. Quand
Monseigneur de Poitiers a publié son mandement, non seulement il
pouvait, mais il devait examiner la 3^ édition du livre de M. Cousin,
qui venait de paraître et qui, étant la plus récente, contenait sa
pensée dernière et témoignait de ses sentiments actuels. Il est vrai
que cela ne faisait pas le compte du parti ; car la 3^ édition est
irréprochable^ sauf peut-être quelques-unes de ces légères inexac-
titudes qui échappent aux hommes du monde les mieux intention-
nés quand ils parlent théologie. De plus, par une méprise étrange,
Mgr Pie, pour se donner beau jeu, regarde comme étant dit du
christianisme ce que M. Cousin dit du mysticisme : ce qui est
calomnier positivement et à plaisir les intentions de M. Cousin. Or,
est-ce loyal d'accuser M. Cousin, en s'appuyant sur la 2« édition
où se trouvent, en effet, des paroles répréhensibles, quand il venait
de les désavouer^ en publiant la 3^ édition où il n'y a presque pas
lieu à la moindre critique ? La Sacrée Congrégation ne semblerait-
elle pas se rendre complice de cette malveillance et de cette dé-
. loyauté, si elle introduisait le procès de M. Cousin sur des paroles
qu'il a désavouées, puisqu'il ne les a pas reproduites ou bien sur
l'inconvenante méprise de Monseigneur de Poitiers. Mais je laisse
de côté la question et je prie Votre Eminence de la considérer sous
un aspect plus grave encore. Quelle que soit la valeur doctrinale
du livre et quelque jugement qu'il faille en porter, la situation
d'esprit dans laquelle se trouve M. Cousin mérite qu'on en tienne
un grand compte et que la Sacrée Congrégation suspende sa sen-
tence, si elle croyait qu'une sentence doit intervenir au sujet du
livre incriminé. » Suit un long plaidoyer en faveur de l'ouvrage
de Cousin.
MANOEUVRAS POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'iNDEX 467
En reproduisant ces textes, nous ne faisons aucune remarque
sur le mauvais ton de ce style épistolaire ; mais nous devons dire
que les imputations de Parchevêque de Paris contre Févêque de
Poitiers sont fausses. En l'absence de tout mysticisme visible, ce
que Cousin dit du mysticisme tombe réellement sur le christia-
nisme ; et le reproche de s'être servi de la deuxième édition est
une erreur grossière, car il suffit d'ouvrir la pastorale de Mgr Pie
pour voir qu'il s'est servi de la 4*^ édition. Quant aux conclusions,
elles sont plus fausses encore. Maret le doyen et Sibour l'archevê-
que se portent garants des dispositions de Cousin et de l'ortho-
doxie de son ouvrage. Ce que pensait Cousin en son for intérieur,
personne ne peut le savoir, ce qu'il fit personne ne peut l'ignorer.
L'ouvrage innocenté par Maret, corrigé même par ce fin aristar-
que, longuement défendu par Auguste Sibour, cet ouvrage était
devenu, par sa correction de pure diplomatie, plus voilé, mais
plus perfidement mauvais qu'avant. Voici, au surplus, le juge-
ment qu'en portait Pie IX :
« Le temps qui s'est écoulé depuis l'arrivée de votre lettre
(trois mois) est une preuve de plus du calme avec lequel le Saint-
Siège examine pour ne pas précipiter ses jugements. Vous dites
que M. Cousin, en qui je respecte les dons et les faveurs que Dieu
lui a si largement départis, est sur la voie du retour aux sains
principes et vous demandez qu'aux anciennes condamnations dont
il a été Tobjet, ne vienne pas s'en joindre une nouvelle qui
l'arrêterait dans la voie du retour. On ne peut rien proposer de
mieux au Père commun des fidèles, et je compterais au nombre
de mes plus grandes consolations celle d'embrasser et de bénir le
savant philosophe, en l'exhortant à devenir un champion de la
vérité et un fils obéissant de la vraie et unique Eglise de Jésus*
Christ. Vous me dites encore qu'une preuve de son retour, c'est
son ouvrage : Du vrai., du beau et du bien^ qui est en ce moment
soumis à la Congrégation de l'Index. Mais il me paraît clair que,
dans ce livre, non seulement il ne rétracte rien de ses anciennes
erreurs., mais qu'il déclare persévérer dans ses doctrines. On sait
et tous le savent que M. Cousin nie toute révélation et n'admet
468 CHAPITRE XVI
point l'origine surnaturelle de la religion. Or, pour revenir à nous,
il est nécessaire qu'il fasse une profession explicite du fondement
de notre foi. Respectons M. Cousin, traitons-le avec toute la cha-
rité possible, mais le flatter serait un crime. »
Au reçu de cette lettre, le 31 mars 1856, Auguste Sibour répon-
dit : « Les principes sur lesquels se fonde Votre Sainteté sont
incontestables, et il est bien vrai qu'un auteur qui a professé des
erreurs ne peut arriver à l'orthodoxie qu'en faisant une déclaration
formelle de ses nouveaux sentiments, conformes aux principes
de notre foi et en rétractant toutes ses précédentes erreurs. Mais
j'ai affirmé que M. Cousin était sur la voie du retour à la foi chré-
tienne et catholique et je n'ai pas dit qu'il y fût arrivé encore. C'est
une âme travaillée par la grâce, ce n'est pas encore une âme
vaincue et complètement soumise. Le chemin que ce philosophe
a fait vers la religion peut se mesurer par ses dispositions ac-
tuelles. Des amis, bons catholiques, qui le voient souvent, assurent
lui avoir entendu dire, dans le secret de l'intimité, qui exclut
toute contrainte et toute dissimulation, qu'il n'avait pas encore le
bonheur d'avoir la foi, mais qu'il était dans un tel état qu'il don-
nerait son sang plutôt que d'affirmer que le christianisme n'est
pas divin. 11 demande à ses amis pieux de prier pour lui. Cette
année, je l'ai vu assidûment aux conférences de Notre-Dame, ce
qu'il n'avait pas fait encore. Enfin, son livre, s'il n'est pas tout à
fait irrépréhensible, témoigne certainement d'une amélioration
très sensible et de nouveaux efforts faits par cet éminent esprit du
côté de la vérité. Maintenant, cela étant ainsi, serait-il opportun
de sévir contre M. Cousin et de s'exposer peut-être à arrêter les
tendances de cette âme, qui le portent de plus en plus vers la re-
ligion? Là est toute la question: Votre Sainteté en est le juge
suprême. »
Il nous semble qu'au lieu de s'occuper tant d'une condamna-
tion à intervenir, il eût beaucoup mieux valu s'occuper des con-
damnations passées. Puisque le philosophe se vantait d'avoir fait
disparaître, de ses anciens ouvrages, toutes les taches, c'est qu'il
les avait reconnus fautifs et dès lors il ne devait rien lui coûter de
MANŒUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'INDEX 469
se soumettre à un arrêt ratifié par sa conscience. Or, on le laissait,
(le gaieté de cœur, rebelle à l'Eglise ; on tenait pour non avenues
des condamnations solennelles, et, quand on marquait pour ces
condamnations si peu d'estime, on feignait, pour une condamna-
tion éventuelle, des frayeurs qui cadrent mal avec une telle obsti-
nation. Il y a là évidemment quelque chose de contradictoire.
Si Cousin était soumis, un nouveau jugement serait un nouveau
bienfait, une nouvelle source de lumière ; s'il ne Fêtait pas, pour-
quoi le ménager. Au reste, par de là ces questions de personne, il
y a l'intérêt public, les droits de la vérité et les exigences de
l'orthodoxie. On ne joue pas avec les poisons de Terreur.
Mais Cousin avait peur, et jiour éviter le coup suspendu sur sa
vieille tête, il alla trouver son premier pasteur et lui faire une
déclaration de ses sentiments. Douze jours après, Sibour écrivait
au Pape : « M. Cousin proteste que son intention formelle a été
d'éviter, dans ce livre, tout ce qui, de près ou de loin, pourrait
paraître opposé à la religion. S'il n'y a pas réussi, ce serait à son
insu ou par inadvertance. Il est donc disposé à effacer, à changer,
à supprimer tout ce qu'on lui signalera comme pouvant offenser
la plus rigoureuse orthodoxie. Si un passage, une phrase, un mot
de son livre parait contenir quelque erreur ou seulement prêter à
des interprétations équivoques, il s'empressera de les supprimer
avec une docilité parfaite, avec reconnaissance même et sans dis-
cussion. Il a fait un livre de philosophie ; mais, dans ses convic-
tions, pour que ce livre soit bon, il ne doit contredire en rien les
vérités chrétiennes. // fera tout ce qu'on voudra pour cela...
Quant à ses anciens ouvrages, qui, la plupart, ont été l'objet d'une
condamnation de l'Index, voici sa réponse : « Tous ses livres an-
ciens condamnés ont été revus et corrigés dans des éditions nou-
velles et c'est à celles-là qu'il renvoie. Puis, ces renvois n'ont trait
qu'à des vérités philosophiques incontestables, qui font la base
des doctrines spiritualistes, qu'il défend contre les tendances
matériahstes d'une autre époque ». M. Cousin fait, m a-t-il dit,
en ce moment, une édition nouvelle de son livre Du vrai, du beau
et du bien. Il désire ardemment n'y laisser aucune expression,
470 CHAPITRE XVI
aucune pensée qui ne seraient pas complètement saines. C'est une
occasion pour mettre à l'épreuve sa bonne volonté. Que Votre
Sainteté ordonne de faire, pour M. Cousin, ce qui a lieu quelque-
fois : qu'on lui donne communication des passages répréhensibles
de son livre, et je suis persuadé que tout ce qu'on demandera sera
obtenu et que toutes les corrections jugées nécessaires seront
faites. »
A ces déclarations de l'archevêque, Cousin voulut bientôt join-
dre une lettre directe au Souverain Pontife ; celte lettre est du
30 avril 1856 :
« Très Saint Père, Mgr l'archevêque de Paris a bien voulu me
communiquer une lettre de Votre Sainteté, remplie de tant de
bonté et si digne du cœur paternel de Pie IX, que je cède au be-
soin de vous en exprimer ma sincère et profonde reconnaissance.
Oui, Très Saint Père, on vous a dit vrai ; loin de nourrir aucun
mauvais dessein contre la religion chrétienne, j'ai pour elle les
sentiments de la plus profonde vénération ; j'aurais horreur de
lui porter directement ou indirectement la moindre atteinte ; et
c'est dans le triomphe et la propagation du christianisme que je
place toutes mes espérances pour l'avenir de l'humanité. Affligé
d'avoir vu autrefois mes intentions trahies par de fausses appa-
rences, j'ai voulu, en ces derniers temps, faire un livre de philoso-
phie entièrement irréprochable ; et, ne me fiant point à mes sen-
timents les plus sincères, à mes études, à mon âge, j'ai recherché
les conseils d'amis sages et pieux, d'ecclésiastiques éclairés et au-
torisés.
i( Les sacrifices d'amour-propré ne me sont rien auprès du
grand but que je poursuis : rétablissement d'une philosophie irré-
prochable, ainie sincère du christianisme. Si donc, malgré tous
mes soins et ceux de mes doctes conseillers, quelques passages
nous avaient échappé qui peuvent troubler le cœur de Votre Sain-
teté, qu'on me les signale et je les ùterai de bien bon cœur, ne
demandant qu'à me perfectionner sans cesse, et moi et mes hum-
bles écrits.
(c Tels sont mes sentiments, Très Saint Père. Fiez-vous à votre
MANOEUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L'INDEX 471
cœur, et, j'ose le dire, aussi à ma parole. C'est celle d'un homme
qui n'a jamais trompé personne, et qui, touchant au terme de sa
carrière et voué à la retraite, ne connaît aucun intérêt sur la
terre capable de lui faire prendre un masque et déguiser ce qu'il
croit la vérité. »
Les sentiments exprimés par le philosophe et par l'archevêque
ne laissaient rien à désirer. A l'appui de ces protestations, il avait
été fait un travail de notes et de renvois aux œuvres de Cousin.
Par les notes, on expliquait les passages incriminés ; par les ren-
vois, on entendait prouver que précédemment Cousin, fidèle à
lui-même, avait exprimé déjà ces mêmes convictions philosophi-
ques. Si les renvois et les notes eussent été péremptoires, elles
eussent sauvé Cousin. Malheureusement ce travail avait été fait
par le triste doyen Maret, avec cette suffisance et cette insuffisance
qui le caractérisaient ; le travail n'était ni complet, ni décisif ; non
seulement il ne couvrait pas Cousin, mais il le livrait. A Rome, on
ne joue pas avec la vérité, bien moins encore avec les intérêts de
l'Eglise. Quand une vérité est connue, on sait ne pas la taire mal
à propos ; et quand l'intérêt de l'Eglise exige sa proclamation, il y
a un Pape qui sait rompre le silence. Dans une séance tenue au
Vatican le 7 avril 1856, la Congrégation de l'Index, à l'unanimité
des cardinaux présents, décida que le livre Du vrai, du beau et du
bien devait être proscrit, comme il avait été déjà condamné en
1844 dans le Cours d'histoire de la philosophie. Le Souverain Pontife
approuva ce décret. Toutefois, le Saint Père, louché des bons sen-
timents de Cousin, suspendit la promulgation du décret, et ordonna
de le communiquer à l'auteur, afin qu'on pût ajouter à la suite :
L'auteur s'est louablement soumis et a réprouvé son ouvrage. Le
nonce, Charles Sacconi, fit part à l'archevêque de la décision de
Rome ; l'archevêque en fut très irrité ; il se répandit en plaintes
contre l'évêque de Poitiers, contre V Univers ; allégua contre, Mon-
talembert, Falloux, Broglie, Baudon, le Co7respondant, VAmi de
la Religion ; et annonça que Cousin était dans l'intention très ferme
de se soumettre, non pas à la condamnation, mais aux confections.
472 CHAPITRE XVI
Dès lors les efforts des amis du célèbre philosophe se tournent à
obtenir de Pie IX la révocation du décret de l'Index.
La lettre de Cousin n'avait pas été envoyée au Pape. L'archevê-
que ne voulait pas que le philosophe pût l'accuser de s'être vu
poussé à écrire pour conjurer une condamnation, lorsque cette
condamnation était déjà portée. Alfred de Falloux, le grand né-
gociateur du parti, alléguant que le philosophe avait voulu sur-
tout parler au cœur du pape, supplia l'archevêque d'envoyer à
Pie IX la lettre de Cousin. Sibour le fit par une grande lettre du
8 mai 1856, par laquelle il protestait de plus en plus des intentions
du philosophe : il s'agissait de sauver une grande âme, il fallait
lui tenir compte des améliorations successives et de ses dispositions
présentes, mais sans exiger une profession de foi formelle. On ne
s'explique guère que le prélat put s'abuser à ce point. On n'avait
pas à juger Cousin d'après ses intentions, mais d'après ses écrits.
Or, il est de toute évidence qu'avec son éclectisme philosophique.
Cousin espérait fonder une Eglise chrétienne sans le Christ ; il as-
pirait à lui dérober son Evangile et à se mettre à sa place. Tous
ses disciples l'ont compris de la sorte ; ses biographes n'en font pas
mystère. On le célèbre pour avoir ressuscité le rationalisme carté-
sien, ranimé le goût de l'histoire de la philosophie, maintenu sur-
tout l'indépendance de la raison et de la philosophie, au regard
de la théologie et de la foi. Et Sibour, pem compétent pour rendre
des oracles, osait l'appeler le plus grand philosophe du XIX® siècle.
La lettre de Cousin fut donc envoyée par Sibour et subsidiaire-
ment par Falloux. Falloux, avec sa logique ordinaire, prétendait
que la lettre du philosophe changeait la situation et créait un droit
strict à l'indulgence. Parallèlement, on envoyait de Rome à Cousin
une formule de soumission à signer ; cette formule lui fut remise
par le nonce Sacconi. Cousin logeait en Sorbonne ; il avait, pour
voisin, le doyen Maret, logé dans l'étage au-dessus. Maret, qui
n'était pas des plus spirituels, faisait volontiers cette bonne plai-
santerie, autorisée par son étage au-dessus, c'est qu'il dominait
de très haut la philosophie de Cousin, logée un étage au-dessous.
Sa domination ne dépassait guère les degrés de l'escalier, ou plu-
MANOEUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE L'INDEX 473
tôt son ascension ne s'expliquait pas autrement. L'archevêque
priait ce prêtre d'user de son crédit près du philosophe : « Votre
savoir, votre douceur, votre suavité de paroles et de manières, et
surtout votre charité, cette onction évangélique que Dieu vous a
donnée, ont concouru à l'amener au point où il en est. Achevez
votre œuvre ; faites un dernier effort. Après avoir prié avec ferveur,
allez le trouver. Ayez avec lui un entretien à fond et la foi, avec
la divine lumière, descendra dans son âme. Alors rien ne lui coû-
tera pour la vérité. Lui-même voudra proclamer son triomphe
dans sa belle intelligence et dans son cœur si droit. Il entrera
ainsi non seulement sans résistance, mais avec bonheur dans les
vues du vicaire de Jésus-Christ. Voilà, je crois, la seule chose à
faire. »
C'était, en effet, la seule chose à faire pour ramener Cousin ,
mais le négociateur ne paraît pas avoir suivi cette voie ; il piétine
toujours dans les mêmes idées. « J'ai vu hier M. Cousin, écrit-il;
il m'a dit avoir déclaré au Nonce, qu'il ne signerait pas la profes-
sion de foi qu'on lui impose, quoique pour rien au monde il ne
voulût signer le contraire. Il écrira au pape ; il n'est pas encore
bien arrêté sur la forme de sa lettre. Le Nonce a paru très contra-
rié de la détermination de M. Cousin. Il est probable qu'à Rome,
on la prendra pour un refus et qu'on publiera le décret. Telle est
la situation ; il peut en résulter un immense scandale, qu'oni^egj^et-
téra -peut-être quand il se sera produit. Ne serait-il pas opportun
de faire un dernier appel au cœur, au cœur seul du Saint Père.
L'intérêt des âmes ne mérite-t-il pas un peu de patience ? » Ainsi
parlait Maret et ce langage explique assez, près de Cousin, la sté-
rilité de sa mission.
Le 28 juillet 1856, l'archevêque fit, près de Pie IX, un appel su-
prême et l'adressa expressément au cœur du Pontife : « Je sais,
dit-il, que vous trouverez dans ce cœur des ressources et des indus-
tries infinies pour préserver une âme et la religion elle-même d'un
malheur irréparable. Tout se réduit à ne rien fixer (!) et à atten-
dre les moments de la grâce. Si Votre Sainteté n'est pas pleinement
satisfaite de la réponse de M. Cousin, qu'elle veuille bien encore
474 CHAPITRE XVI
patienter. Je la supplie de lui faire indiquer ce qui doit être cor-
rigé dans son livre, il le fera avec une docilité d'enfant. Je la con-
jure, avec les plus ardentes supplications, de ne pas faire publier
le décret de la Congrégation de l'Index. M. Cousin ne peut pas se
faire à l'idée que, même après sa soumission, le décret sera rendu
public. Il ne conçoit pas qu'on refuse de lui épargner cette humi-
liation ; il demande si, pour récompenser un enfant de son obéis-
sance, de sa docilité, il est juste de lui donner les étrivières. Cette
publication enfin est-elle nécessaire? et la charité, unie au souve-
rain pouvoir, ne peut-elle faire une exception à des lois ou à des
usages respectables d'ailleurs ? Ah ! qu'il trouve donc en Pie IX un
cœur généreux et patient? La patience convient à celui qui est le
fondement d'une religion éternelle. »
Le pape répondit le 11 août: Vous donnez de grands éloges à la
réponse que nous avons faite... mais vous nous faites connaître,
en même temps, que la profession de foi explicite que nous avons
demandée au philosophe Cousin, répugne à sa conscience, par la
raison qu'il n'est pas encore persuadé de la divinité des vérités
chrétiennes qu'il devrait professer, et en particulier de celles que
nous devons croire de cœur et professer de bouche, à savoir que
le Fils unique de Dieu est le fondateur de la seule vraie et très
sainte religion catholique, apostolique, romaine. Ce divin fondateur
du christianisme demande de nous tous une soumission parfaite
de notre intelligence aux vérités de la foi, de même qu'il exige
notre hommage suprême à ces mêmes enseignements divins. Et
ici, il est nécessaire que nous déclarions de nouveau que le der-
nier ouvrage de M. Cousin est très certainement digne de censure
et qu'il ne peut nullement être partiellement corrigé. Cela étant,
comment pourrions-nous supporter que notre silence fût pris, dans
le monde entier, comme une marque que ce livre n'a rien de dan-
gereux, qu'il ne mérite pas d'être censuré, et que les fidèles peu-
vent le lire sans danger pour leur foi ? Si nous gardions un tel
silence, certainement notre conscience ne pourrait être en paix,
surtout puisqu'il s'agit ici d'une affaire qui ne peut plus être secrète
et connue seulement d'un petit nombre de personnes, mais qui est
MANOEUVRES POUR SOUSTRAIRE COUSIN AU JUGEMENT DE l'INDEX 475
devenue notoire et connue de chacun... » Le pape rappelle les
tempéraments dont on a usé pour Cousin ; il croit qu'on ne peut
l'assister efficacement que par des prières. « Quant à vous, conclut
le Pape, comme nous vous savons animé d'un véritable zèle pour
le salut des âmes, nous ne pouvons avoir Tombre d'un doute que
vous puissiez tolérer qu'un livre dangereux, capable d'affaiblir la
foi, de provoquer dans les esprits des doutes sur la divinité d'une
religion qu'ils professent par un bienfait singulier de Dieu, demeure
dans les mains des fidèles... Que si, ce qu'à Dieu ne plaise, nos ef-
forts demeurent inutiles, vous comprendrez facilement que, selon
le devoir de notre charge, nous prendrons une détermination qui
soit en faveur de la défense de notre très sainte religion et de la
doctrine catholique. »
Cousin répondit le 19 août 1856 : « Je m'afflige, dit-il, de voir
que l'on ait, à ce point, surpris et troublé le cœur de Votre Sain-
teté qu'elle me semble craindre que j'aie combattu ou révoqué en
doute et affaibli le moins du monde, dans l'esprit des hommes, les
grandes vérités, à la fois si nécessaires et si évidentes, qu'elle veut
bien me rappeler, tandis que je n'ai cessé de témoigner de mon
loyal et profond respect pour les unes et que j'ai consacré ma vie
à établir, à défendre, à propager les autres. En même temps il m'est
bien doux de pouvoir consoler et réjouir le cœur paternel de Votre
Sainteté et de répondre à tous les sentiments affectueux qu'elle
daigne m'exprimer en l'assurant sincèrement que, loin d'éprouver
le moindre embarras d'adhérer aux divers articles mentionnés
dans la lettre apostolique, je le fais bien volontiers, pleinement et
sans réserve. Sans doute, une telle déclaration avec mes intentions
et mes opinions bien connues, était superflue ; mais puisque le père
des fidèles, puisque Pie IX me la demande, après l'avoir tant de
fois consignée dans différents ouvrages, je la renouvelle une fois
de plus sans hésiter, par une juste condescendance pour une vérité
qui m'est chère. Ahn qu'aucune incertitude ne subsiste dans l'es-
prit de Votre Sainteté, je rassemble ici, sur les divers points indi-
qués, des réponses décisives et péremptoires, tirées de mes écrits
depuis longtemps publiés et particulièrement des derniers. Sur cet
476 CHAPITRE XVI
ensemble de citations, on voit que j'ai assez hautement fait paraî-
tre mes convictions. J'aime à ajouter que je saisirai avec empres-
sement toutes les occasions qui se présenteront de rendre encore
hommage à la vérité. Fiez-vous à moi ; votre confiance ne sera
point trompée. Jamais le christianisme ne souffrira, de ma part, le
plus petit dommage. Puissiez-vous un jour reconnaître que, dans
la mesure de mes forces et selon la nature de mes travaux, je n'ai
pas été tout à fait inutile à cette grande et sainte cause » (1).
En même temps, Cousin écrivait à l'archevêque : « Je vous dirai
de nouveau, plus j'accorde plus on exige. Mais je ne ferai pas un
pas de plus et m'en tiens à la lettre que vous avez approuvée. »
Sur ces entrefaites, arrivèrent les vacances. L'archevêque partit
en Bavière et en Hongrie, avec des desseins très peu favorables,
sinon tout à fait hostiles, au Saint-Siège. Mais la Providence, qui
se joue des desseins des hommes, sem.a ce voyage de mésaven-
tures et presque au retour, l'archevêque tomba sous le poignard
d'un assassin. Dix ans après, mourait à Cannes, au sortir de dé-
jeuner, l'éclectique Cousin, sans avoir rien fait je ne dis pas pour se
rapprocher du Christianisme, mais pour se soumettre à l'Eglise.
Son fameux livre est resté cloué au pilori de l'Index. De cette af-
faire sans résultat, il ne reste que le souvenir des excessifs tempé-
raments des catholiques libéraux pour l'un des grands hérésiar-
ques du XIX^ siècle. Si Ton rapproche ces ménagements illicites
pour un ennemi de l'Eglise, des rigueurs odieuses contre la plupart
de ses défenseurs, il me semble que cela donne bien l'idée d'une
secte dont le signe caractéristique est toujours ce même parti pris
d'iniquité, allant jusqu'au fanatisme.
(1) Nous avons extrait toute cette correspondance, des Nouvelles annales
philosophie chrétienne, t. II, passim. Ces lettres avaient été remises au direc?
leur de cette Revue par M. Bonnetty, qui les tenait de l'abbé Dedoue, secrélaii
de Mgr Sibour. On ne peut mettre en doute leur authenticité.
CHAPITRE XVII
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE.
Dans la longue lutte entre les catholiques libéraux et les catho-
liques sans épithète, Tannée 1861 offrit deux incidents qui méri-
tent une courte mention ; la publication d'un opuscule justificatif
des principes de 89 et la correction de la théologie de Toulouse.
I. — L'opuscule intitulé : Les frincipes de 89 et la doctrine
catholique, était l'œuvre de l'abbé Godard, professeur au grand
séminaire de Langres. Louis-Léon Godard était né en J825, à Chau-
mont-en-Bassigny. Prêtre en 1848, professeur de géologie, d'ar-
chéologie et'd'histoire, il était, avant tout et après tout, un homme
simple et bon, intelligent et laborieux. Dans son enseignement, il
suivait Rohrbacher, peu suspect de libéralisme ; pendant ses
vacances, avec les subsides que lui allouait le gouvernement, il
visitait l'Espagne, le littoral-Nord de l'Afrique depuis le Maroc
jusqu'à l'Egypte et l'Italie. Grâce à la singulière précision de son
esprit, dans une vie, sous certains rapports, absorbée, et, sous
d'autres, fort répandue, il avait trouvé moyen de traduire divers
ouvrages et d'en composer d'autres où l'on retrouvait le charme
particulier qui s'exhalait de sa personne. S'il eût vécu, c'eût été
un homme de haute importance ; mais il trouva sur son chemin,
ou plutôt on plaça sous ses pas une pierre où il vint se briser.
Les catholiques libéraux voulaient faire canoniser les principes
de 89, mais ils n'osèrent point se risquer à en faire instruire le pro*
ces. Sauf les échappées, un peu vaporeuses, de Dupanloup en 1845,
le chef du parti, ses compagnons et ses lieutenants, se plaisaient
à des voltiges, sur ce thème périlleux ; toutefois, dans leurs exer-
cices d'acrobates, se tenaient à une distance respectueuse du foyer.
478 CHAPITRE XVII
pour ne pas se brûler les pieds ou les ailes. Cependant rien n'était
fait si l'on n'enlevait pas cette redoute et si on laissait à 89 cet
anathème de satanisme que le comte de Maistre avait buriné sur
son front, cet autre anathème doctrinal fulminé par le pape Pie YI.
Pour arracher ce double stigmate, il fallait un jeune soldat, brave
et expérimenté, également propre à être décoré de la Légion d'hon-
neur et à se faire tuer sur la brèche. Les catholiques libéraux ne
manquaient pas de jeunes gens, mais trop peu en vue, trop réservés
ou trop compromettants, ne présentant, ni l'un ni l'autre, l'ap-
parence d'un docteur. L'abbé Godard était connu ; de sa province,
il venait à Paris ; on l'avait vu dans ces cercles dont les libéraux
ont toujours su écrémer les personnages possibles ; il plut, on
l'invita à se passer la cotte de maille et à entreprendre ce péril-
leux panégyrique de 89. Le pauvre abbé crut avoir trouvé le che-
min du Capitole; il allait se précipiter du haut de la roche Tar-
péienne.
A cette date, la scission entre les catholiques purs et les catho-
liques libéraux, définitivement effectuée en 1852, était arrivée à
son maximum d'échauffement. On ne voyait peut-être pas partout
aussi clair qu'aujourd'hui, mais on se laissait aller à toutes les
flammes de sa belle ardeur. On ne discutait ni sur la condition
actuelle de l'état des personnes et de l'état des propriétés ; ni sur les
formes politiques plus ou moins favorables à l'indépendance du
citoyen ; ni sur les progrès scientifiques ou matériels ; ni sur les
immunités industrielles ou commerciales. Sur ces questions, cha-
que catholique pouvait à son gré se prononcer pour telle ou telle
opinion ; sur le problème capital de savoir si les sociétés étaient
moralement indépendantes de Jésus-Christ et de son Eglise, il y
avait bataille soutenue de part et d'autre avec acharnement. Le
point litigieux, posé entre les parties contendantes, n'était pas de
se prononcer sur la royauté de Jésus-Christ : de ce chef la contro-
verse eût été difficile parce que la solution était trop prouvée, pres-
que évidente ; les catholiques libéraux avaient mieux choisi le point
obscur où ils espéraient pouvoir se défendre. Le gros des catho-
liques, sur l'accord entre l'Eglise et les sociétés modernes, s'en
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 479
tenait aux données de la tradition et aux décisions de l'Eglise. Les
catholiques libéraux acceptaient en théorie l'autorité de l'Eglise ;
mais, dans l'enseignement traditionnel, ils faisaient deux parts.
Tune, contre les erreurs anciennes, dont ils croyaient la con-
damnation légitime ; l'autre, contre les idées modernes, qu'ils
abandonnaient pour élever les idées libérales à la dignité de prin-
cipes. Entre le gros de Tarmée et les libéraux s'était dessiné un
tiers parti, qui, tout en repoussant les séditieuses tendances des
libéraux, demandait à l'Eglise de ne rien faire contre ces liber-
tés qui, passées dans le sang de la société moderne, constituent
en quelque sorte le fond de son être. Fallait-il donc renoncer à
tout espoir de s'entendre. Oui, évidemment, s'il s'agit des doctri-
nes ; le oui et le non ne peuvent s'accorder ensemble. « On n'est
plus catholique, dit le P. Ramière, du moment que, pour obéir
à l'autorité de l'Eglise, on impose à l'Eglise l'obligation de suivre
nos idées )> (1).
Bien différente était la disposition des scissionnaires. Les catho-
liques, qui se gratifiaient de Tépithète de libéraux, se donnaient
invariablement pour bons et fidèles catholiques. Souvent même
ils protestaient que leurs doctrines ne différaient pas au fond des
décisions des souverains pontifes; et, s'ils adoptaient une tactique
différente, c'était, selon eux, dans le but et avec la certitude de
mieux sauvegarder les doctrines de l'Eglise. De 1830 à 1848, les
évêques avaient suivi cette tactique sans que personne y prît
garde ; ils avaient fait, des promesses d'une charte rationaliste,
un argument ad hominem, et, s'ils avaient eu affaire à des adver-
saires honnêtes et logiques, ils les eussent forcés dans leur retran-
chement. Les libéraux, non contents de cette situation, enten-
daient appuyer sur la licite doctrinale de leurs théories ; s'ils ne
les présentaient pas encore comme un idéal, ils entendaient certai-
nement soutenir le non-désaccord de ces principes avec les prin-
cipes de l'Eglise. Après en avoir longtemps délibéré entre eux,
plaidé le pour et le contre, examiné les avantages et les inconvé-
(1) Des doctrines romaines sur le libéralisme, p. XIL
480 CHAPITRE XVII
nients de cette initiative, les chefs du catholicisme libéral se dé-
cidèrent à choisir Fabbé Godard pour tenter l'aventure. L'abbé
Godard était un soldat d'avant-garde; on le poussait sous le feu
des canons du Vatican ; s'il pouvait se frayer un chemin entre les
projectiles, on le bombardait évêque ; s'il se faisait tuer, on en
serait quitte pour le traiter de maladroit et le désavouer.
Qu'il soit permis d'accepter les principes de 89 comme autant
d'articles de droit positif français, de leur promettre obéissance et
de prêter serment à la constitution dont ils forment l'avant-propos,
aucun doute sur ce point. Les décisions émanées du Saint-Siège,
la conduite des évêques, la pratique d'une foule de fonctionnaires
chrétiens, qui aimeraient mieux perdre leur place et leur tête,
que de signer un serment impie, prouvent surabondamment qu'il
est permis de s'engager à respecter les principes de 89. Mais peut-
on exiger davantage des catholiques (1) ? peut-on exiger que l'état
social où s'exercent ces principes soit admiré par eux comme l'i-
déal de la perfection ? ne doit-on pas craindre au contraire que
cet état libéral, préparé par les encyclopédistes, inauguré par les
révolutionnaires, triomphant par une série d'excès, d'attentats et
de crimes abominables, ne soit plutôt une machine de guerre con-
tre la religion, l'Eglise et la Chaire apostolique ?
On doit d'autant plus craindre que les mécréants sont tous fa-
natiques de 89 et ne cachent pas ce qu'ils espèrent en tirer. « On
dit et Ton répète, — c'est Tabbé Godard qui parle ainsi, — que
les principes de 89 constituent un droit nouveau; qu'ils sont la
condamnation de la société antique et le fondement inébranlable
de la société moderne. Alors on tire ou on laisse tirer cette con-
clusion que les catholiques fidèles à leur foi sont nécessairement
hostiles au gouvernement, qui proclame ces principes et à leur
pays qui les admet. La manœuvre, on l'espère, donnera le change
à l'opinion publique ; les peuples se détacheront peu à peu de
l'Eglise ; ils finiront par la considérer comme une ennemie et le
pouvoir lui-même croira veiller à son propre salut, en dirigeant
(1) Jules Morel, Les catholiques libéraux, p. 175.
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 481
contre elle des mesures protectrices. Pour déjouer cette manœu-
vre, il serait utile de rechercher, d'une part, ce que sont les prin-
cipes de 89; et ces principes une fois définis, de montrer, d'autre
part, que, loin d'Mre repoussés par l'Eglise en tout état de société, ils
ont été, au contraire, enseignés par les théologiens catholiques, avant
ceux qui les prônent comme s'ils en étaient les révélateurs (1). ».
Telle est la thèse de l'abbé Godard ; il veut montrer l'accord des
principes de 89 avec la doctrine catholique ; or le mot principe
affublé d'un 89 n'a pas de sens. Les principes sont éternels ou ils
ne sont pas principes.
Par principes de 89, l'abbé Godard n'entend ni le 89 national
des bailliages, ni le 89 royal de Louis XVI mais le 89 révolution-
naire de la Constituante. Encore réduit-il le 89 à la pièce ultra-
révolutionnaire, la Déclaration des droits deThomme et du citoyen.
Par une inspiration qui paraît au moins singulière, il veut enlu-
miner le texte de ce document d'un commentaire catholique ; et,
ce commentaire, il l'emprunte à S. Thomas, àSuarez, àBellarmin,
aux princes de la théologie. L'ange de l'Ecole approuvait Mirabeau
et innocentait la Déclaration ; il faut convenir que le trait est pit-
toresque.
Je sais bien que Pabbé Godard n'acceptait la Déclaration que
dans son bon sens et la rejetait dans l'autre : tel était même le but
de son travail ; mais par là même qu'il lui reconnaissait deux sens ;
il eût dû à tout le moins constater que c'était une constitution
amphibologique, par conséquent, une loi détestable.
Quant à l'ensemble d'idées qu^'il émettait là-dessus, sous le cou-
vert malvenu des scolastiques, qui n'avaient ni prévu, ni traité
cette question, elles embrassaient la liberté et l'égalité naturelle,
la société politique, la souveraineté nationale, la liberté indivi-
duelle et civile, la puissance législative et l'égalité devant la loi,
la sécurité individuelle et les formes judiciaires, la liberté de la
presse et des opinions religieuses, la force publique et la résistance
à l'oppression, enfin tout l'ensemble d'une constitution nationale.
(l) Les p IL ne I peu de 8i) (.'/ le. doctrine vaLhuiique. p. 2.
482 CHAPITRE XVII
Nous ne saurions examiner ici en détail ces idées, mais la pen-
sée qui les engendre et la théorie qui les résume, se réduit à ces
termes : qu'une société normale peut très bien exister en dehors
de l'ordre surnaturel.; que le pouvoir politique, constitué par cette
société civile, peut parfaitement ne pas se croire en dehors de l'or-
dre orthodoxe ; qu'enfin FEtat athée peut s'arranger avec l'Eglise.
L'abbé Godard n'a pas condensé sa pensée dans d'aussi courtes
formules ; il s'est délayé en longs commentaires, mais telle est bien
la quintessence de son ouvrage. Une société en dehors de la reli-
gion et de l'Eglise, acceptable en principe à l'Eglise et non réprou-
vée par la religion, voilà tout l'opuscule sur les principes de 89.
Or, la Déclaration des droits de Vhomme a été, en fait, relative-
ment condamnée par le Saint-Siège, comme contraire aux droits
de la religion et de la société ; et le moins qu'on puisse dire, en
droit, c'est qu'elle n'est pas conforme aux constitutions dogmati-
ques du Pontife Romain.
Jésus-Christ n'a pas racheté seulement l'homme individuellement
pris ; il a racheté aussi l'homme social ; il l'a régénéré par sa grâce,
surnaturalisé par son enseignement tout Tordre de propriété, de
mariage, de famille et d'ordre pubUc. Par conséquent, il n'est point
vrai qu'on puisse dire une société, purement naturelle, conforme,
par son organisation, à l'enseignement catholique et au plan di-
vin.
On peut imaginer, par hypothèse, une société fictive, de pure
nature, où l'Eglise se trouvant établie, toujours par hypothèse,
pourrait, en fait, s'accommoder par force à une dérogation à ses
principes et tirer le bien du mal. On ne peut préconiser, comme
thèse, une société apostasiant le christianisme, se constituant sur
l'absolutisme du génie humain, déclaré par une assemblée et re-
présentant l'idéal de la société chrétienne.
La coterie libérale acclama le livre de l'abbé Godard. Le Cor-
respondant le loua à outrance, VAmi de la Religion et le Journal
des villes et campagnes firent chorus ; la vieille Union, après quel-
ques réserves gallicanes, donna six articles de compliments ; Co-
chin, Nettement, l'évêque de Sura battirent des mains ; V Univers
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 483
et le Monde troublèrent la fête. Dans ce dernier journal, l'abbé
Jules Morel fit une critique très détaillée de l'ouvrage, et obtint,
de Pie IX, qui lut son travail, une approbation entière. Ces articles
obtinrent, dans l'épiscopat, un égal succès. L'évêque de Langres
déclara qu'il n'avait point approuvé l'ouvrage canoniquement ;
l'évoque d'Arras fit démentir le bruit qui le représentait comme fa-
vorable au livre dont il avait prévu la malheureuse fin ; rarchevê-
que de Paris, qu'on disait aussi approbateur, fit savoir qu'il n'avait
pas même vu le livre dont le titre lui paraissait une faute ; le car-
dinal Gousset imputait à l'abbé Godard le tort possible de nous
faire perdre le peu de bons chrétiens qui nous restent ; enfin un
évêque dont on ne dit pas le nom, dénonça cet opuscule au Saint-
Siège.
Après mûr examen, l'ouvrage fut mis à l'index. L'abbé Godard
se soumit, et courut à Rome se jeter aux pieds du Saint Père
Pie IX, touché de ses larmes, par une faveur rarement accordée,
lui permit de corriger son écrit d'après les observations des théolo-
giens romains. L'ouvrage fut donc expurgé à Rome, mais au seul
point de vue de Torthodoxie ; l'ordinaire resta libre d'en permettre
la publication. On ne saurait prétendre que le livre corrigé à
Rome, autorisé à Langres, soit comme l'a dit Nettement, un vrai
Manuel à mettre entre les mains de tous les catholiques. C'est un
livre où il y a encore des citations mal comprises, mais ce n'est
plus un livre à l'index.
L'abbé Godard, avant de courir à Rome, avait publié un discours
de MgrNardi, à l'académie de la Religion catholique, sur les prin-
cipes de 89. Ce discours est beaucoup plus correct que les opus-
cules du traducteur français ; mais le fait de l'avoir traduit et pu-
blié était déjà, de la part de l'abbé Godard, une rétractation. Sauf
donc l'engagement téméraire que l'abbé Godard avait accepté ou
pris dans les conventicules libéraux de Paris, de réconcilier l'Eglise
avec la révolution, l'abbé Godard se conduisit, dans ces conjonc-
tures difficiles, comme un bon prêtre. Si son livre fûtpassé indemne,
l'auteur eût été promu à l'épiscopat; Dieu lui ménagea une grâce
plus précieuse, il le relira de ce monde.
^84 CHAPITRE XVII
Tout est bien qui finit bien, dit le proverbe.
II. — « Un des incidents remarquables du mouvement doctrinal
opéré de nos jours, en France, dans le sens romain, dit Mgr Jac-
quenet, mort évoque d'Amiens, est le sort des ouvrages élémen-
taires de théologie. Rédigés la plupart à une époque où les tradi-
tions des grandes écoles catholiques allaient en s'altérant, ils
portaient presque tous plus ou moins les traces des mauvaises
doctrines qui, sous l'influence de diverses causes, avaient pris
cours parmi nous. On les suivait exactement, ou Ton s'en écartait,
il est vrai, selon que l'on conservait plus d'attachement pour les
opinions réputées anciennes et nationales, ou que l'on inclinait
vers le changement providentiel, dont le but, de plus en plus ma-
nifeste, était, en resserrant les liens des églises particulières au
centre de l'unité, de préparer la milice sainte à de nouveaux com-
bats. Mais, sauf ces modifications dans l'usage qu'on en faisait, ces
ouvrages, toujours défectueux quand ils ne se trouvaient pas fon-
cièrement mauvais, étaient en pleine possession de nos écoles théo-
logiques.
« Tout à coup on apprend que le plus répandu d'entre eux, ce-
lui que l'on pouvait regarder comme un legs de l'ancien clergé
français au nouveau, celui qui était aux mains des professeurs et
des élèves dans le plus grand nombre des séminaires, que la Théo-
logie de Bailly, enfin, vient d'être condamnée à Rome ! Rappelons-
le à l'honneur du clergé français, sauf quelques tergiversations
qui ne comptent pas, la soumission fut universelle. Mais on éprouva
un certain embarras quand il fallut remplacer l'ouvrage condamné.
On s'aperçut que la plupart de nos auteurs élémentaires n'étaient
guère moins répréhensibles que Bailly. Des prélats n'hésitèrent
pas alors à emprunter à Vétranger ce qui nous manquait, et ce fut
ainsi que le P. Perrone et M. Scavini reçurent le droit de cité
parmi nous. D'autres, préférant se rattacher aux ouvrages indi-
gènes, se rabattirent principalement sur la Théologie àe. Mgr Bou-
vier, évêque du Mans, et sur la Théologie dite de Toulouse, du nom
de la ville où elle a vu le jour. Ce projet eut aussi ses difficultés.
Le bruit se répandit bientôt que l'ouvrage de Mgr Bouvier avait
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 485
été déféré à la Congrégation de l'Index ; et en réalité le vénérable
auteur n'évita une sentence de condamnation qu'en promettant de
faire à son ouvrage des corrections que la mort ne lui a pas per-
mis d'achever, mais à la faveur desquelles il a pris pied et se main-
tient dans quelques séminaires. Quant à la Théologie de Toulouse,
pour laquelle on avait tout lieu de concevoir des appréhensions
semblables, l'éditeur annonça que les théologiens bien intention-
nés s'étaient mis en rapport avec Rome, et qu'ils feraient dispa-
raître de l'ouvrage tout ce qui pourrait déplaire au Saint-Siège,
Cette assurance fit conserver cette Théologie dans douze séminai-
res de France, en attendant la nouvelle édition promise pour 1856,
qui parut seulement trois ans après ».
Nous sommes en 1860. Le Pape a exigé la correction de la théo-
logie classique dans la petite Congrégation de nos bons messieurs
de Saint-Sulpice ; nos messieurs, pour éviter l'Index, ont promis
de se corriger radicalement. Sans aucun doute, ils l'ont fait
dans la plénitude de la science et de la piété envers le Saint-
Siège. Eux qui osent se vanter de leur dévouement traditionnel à
la Chaire du Prince des Apôtres, ont, pour faire montre de ce dé-
vouement, une occasion magnifique. Nous n'aurons qu'à louer,
dans le nouvel ouvrage, une rupture définitive avec les doctrines
fausses et séditieuses du gallicanisme ; nous n'aurons plus qu'à
acclamer une conversion éclatante, une admirable proclamation
des prérogatives souveraines et uniques du vicaire de Jésus-Christ.
Voilà ce que nous attendons, et voilà ce que nous allons ne point
trouver.
« Le traité de l'Eglise, surtout dans les circonstances présentes,
dit encore Mgr Jacquenet, est comme la pierre de touche d'un
cours de théologie. Si l'auteur est profondément pénétré des doc-
trines romaines, s'il met en relief la constitution divine de l'Eglise,
il en rejaillit sur tout le reste une lumière qui imprime bien avant
la vérité dans l'esprit des élèves. Si au contraire l'auteur n'est pas
décidément attaché aux vrais principes, si par suite d'opinions
préconçues ou faute de voir suffisamment clair dans le sujet, son
langage ambigu a toujours besoin d'un interprèle, il en résulte
486 CHAPITRE XVII
une obscurité fâcheuse qui se répand sur l'ensemble de l'ouvrage
et dans l'esprit des lecteurs. D'après ces maximes, suggérées par
la raison et confirmées par l'expérience, essayons d'apprécier l'ex-
position de la doctrine de notre auteur sur l'Eglise.
Le principe de l'unité sociale de l'Eglise consiste, suivant les
théologiens romains, dans l'unité de son Chef visible, le Souverain-
Pontife. C'est là ce pasteur unique des Saintes Ecritures, par lequel
il n'y a qu'un seul troupeau ; c'est celui qui occupe le siège auquel,
suivant saint Irénée, tous les fidèles de toutes les contrées doivent
s'unir à cause de son éminente principauté; c'est celui qu'ont en
vue tous les Pères, quand ils parlent du centre de l'unité catholi-
que (1) ».
Le principe de l'unité, pour notre pauvre sulpicien, ce n'est pas
le pape, c'est le magistère de ceux qui représentent la personne de
Jésus-Christ et auxquels tous les hommes sont tenus d'adhérer
comme à Jésus-Christ lui-même. Ces représentants, ces internonces
de Jésus-Christ, constituent dans leur réunion, le principe visible
de la société humaine et spirituelle qui est l'Eglise et forment un
seul corps qui est le même que le Collège Apostolique {Insi. ThéoL,
t. I, p. 350). En d'autres termes, toute la raison de l'unité de l'E-
ghse c'est le Pape etlesévêques, de manière que, sans les évêques,
le Pape n'est rien et ne peut rien. L'Eglise n'est pas une monar-
chie, c'est une aristocratie gouvernée par la réunion des personnes
qui composent le magistère. Le corps de l'Eglise a un chef dans
lequel se résout le principe de l'unité ; mais ce chef se compose de
plusieurs personnes et l'unité ne s'obtient que par la cohésion de
la pluralité. Quand Jésus-Christ a dit : <( Tu es Pierre » ; il a voulu
dire, parlant au Collège Apostolique : a Vous êtes un tas de
Pierres ».
Le caractère essentiel, la marque distinctive de l'Eglise, d'après
le sulpicien, c'est l'institution et l'existence joerpeïwe/Ze du collège
apostolique. Les évêques sont en tout les successeurs des Apôtres
et forment un collège apostolique permanent. L'Eglise a deux
(1) Observations critiques sur V ouvrage intitulé, Compendiosae Institution
NES THEOLOGIŒ AD USUM SEMINARII TOLOSANI, Pp, 1 et 5.
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 487
têtes : le Corps apostolique et le chef de ce Corps. Les Apôtres en-
voient leurs successeurs, comme Jésus-Christ lesavait eux-mêmes
envoyés, non seulement en leur donnant le caractère épiscopal,
mais en leur transmettant, comme en héritage, le pouvoir d'ensei-
gner m/ai//i6/emew^ (Vdig. 369 et 501). Le chef du Corps apostoli-
que est un membre inerte ; au lieu d'attirer et de concentrer en
lui l'unité d'action, il n'a qu'à la laisser faire. « D'après leur mis-
sion et le précepte des Apôtres, leurs successeurs, comme les Apô-
tres eux-mêmes, sicut etipsiApostoli, enseignent l'Eglise de Dieu;
les fidèles les écoutent et leur sont soumis. Par eux sont résolus
tous les doutes, dirimées toutes les controverses, condamnées
toutes les innovations, arrachés de l'Eglise tous les hérétiques opi-
niâtres. Et cela se fait, ou dans les Conciles ou par le Pape, mais
toute l'Eglise l'acclamant : Universa accalmenle Ecclesia » (P. 371).
Après avoir formulé cette espèce de dualisme, l'auteur entre en
matière et écrit plus de cent pages remplies de propositions équi--
voques, d'assertions fausses, qui ne peuvent se tirer à un sens or-
thodoxe, que par des correctifs et des explications, dont souvent
l'ouvrage ne porte pas trace. De là, dans ce chapitre, une obscu-
rité, une incertitude, des erreurs mêmes qui décèlent un théolo-
gien peu fixé sur les fautes des éditions précédentes et qui sont
très propres à tenir en illusion ou à induire en erreur l'esprit des
élèves. ,
Les conclusions du sulpicien ne sont donc ni plus claires, ni
plus exactes que ses principes. De la perpétuité du collège apos-
tolique par le corps épiscopal, il tire ces conséquences : Que le
collège apostolique est infaillible touchant les faits dogmatiques
et la discipline ; il donne encore un corollaire relatif à la canoni-
sation des Saints, cause majeure pourtant réservée, depuis Alexan-
dre m, au jugement du Souverain Pontife. Le magistère infailli-
ble a été accordé au collège apostolique : les seuls évêques sont
les sujets permanents du ministère infaillible : proposition vi-
cieuse dans son argumentation et son développement. Mais il y a
pire, ce sont les auteurs que ce triste théologien appelle en
preuve. Ce sont Fleury,Tillemont, Jansénius, Saint-Cyran, Quesnel
488 CHAPITRE XVII
et pas d'autres. Après avoir cité tranquillement un passage de
Quesnel, tiré de ses notes sur Saint Léon-le-Grand, il emprunte
avec la même confiance, ces paroles de Fleury, dans V Institution
au droit ecclésiastique : « Kévêque est le seul juge ordinaire et
naturel de tout ce qui regarde la religion, et c'est à lui de décider
les questions de foi et de morale », proposition fausse et schisma-
tique. « La citation de pareilles autorités dans un ouvrage élé-
mentaire, dit Mgr Jacquenet, même quand elle ne porterait que
sur des passages irréprochables, nous semble inconvenante et
dangereuse : inconvenante, puisque, moyennant une précaution
insignifiante, on présente comme des théologiens et des canonis-
tes en réputation dans l'école, des écrivains condamnés par l'E-
glise ; dangereuse, parce qu'elle tend à inspirer aux jeunes
ecclésiastiques de Testime pour des auteurs dont on ne saurait
trop se défier. Et, ajoutons-le, afin de ne pas y revenir, il est
fâcheux que le reste de l'ouvrage donne lieu trop souvent à une
pareille observation » (Pag. 16). Observation d'ailleurs applica-
ble, jusqu'en 1870, à la plupart des ouvrages théologiques de
Saint-Sulpice. Saint-Sulpice n'exclut pas absolument les auteurs
anti-gallicans ; mais les gallicans et les jansénistes sont manifes-
tement l'objet de ses préférences; ce sont les Pères de son Eglise.
L'auteur continue de parler de l'infaillibilité du corps épisco-
pal, soit dispersé, soit réuni en Concile. « Le magistère infaillible,
conclut-il, conféré par Jésus-Christ aux douze Apôtres et qui se
perpétue sur la terre, pour enseigner aux hommes la reUgion ré-
vélée, réside : 1*^ dans les seuls évéques ; 2» dans l'unanimité
morale des évêques, soit dispersés dans le monde, soit réunis en
Concile général » [Inst. tliéol., t. 1, p. 409). Et dans tout cela, pas
un mot du Souverain Pontife. Le magistère infaillible, c'est cette
fameuse unanimité morale, dont il fut fait si grand bruit au Con-
cile du Vatican. L'adhésion aux évêques, dispersés ou réunis,
voilà le moyen de jouir des bénéfices doctrinaux de l'infaillibilité.
Après avoir parlé du collège apostolique des évêques, l'auteur
vient à parler du pape, tenu jusque-là dans l'ombre. La thèse se
réduit à deux propositions : Jésus-Christ a donné à Pierre la pri-
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 489
mauté pour enseigner et gouverner les autres Apôtres ; et cette
primauté, donnée à Pierre, est perpétuelle dans l'Eglise. Pour le
sulpicien, il ne paraît pas pleinement démontré que la primauté
soit une note positive de l'Eglise ; cepen(^ant toute société qui
manque de la primauté établie de droit divin, n'a pas la constitu-
tion permanente et essentielle de l'Eglise de Jésus-Christ. Or, les
principales prérogatives du primat, je veux dire du pape, sont
l'objet de plusieurs corollaires. Le premier a rapport au pouvoir
de juridiction, question à peine effleurée. Le second concerne le
pouvoir de porter des décrets en matière de foi et de discipline
générale, dont on omet de dire qu'ils sont obligatoires. D'autres
ont trait aux causes majeures, aux appels, aux conciles et la doc-
trine ici exposée déroge heureusement aux antécédents de l'ou-
vrage. Le dernier corollaire se réfère à l'infaillibilité. A ce propos,
le sulpicien s'élève, d'une façon fort peu convenable, surtout dans
un livre élémentaire, contre ces théologiens catholiques, qui sou-
tiennent sans modération les jugenients du Pape et, loin de
défendre l'autorité du Pape, ne réussissent qu'à la ruiner : sortie
que le P. Gratry répétera en 1870, avec une virulence étourdie,
contre ces Romains qui foulent aux pieds toute discrétion, rava-
gent l'Eglise sous le masque de l'orthodoxie et minent la pri-
mauté de la Chaire apostolique, en voulant la défendre par l'adu-
lation et le mensonge. Ensuite il dit que l'infaillibilité du Pape ^a?
cathedra est le sentiment très commun de presque tous les catho-
liques ; mais ce n'est qu'une opinion. En preuve, il cite des auteurs
connus pour soutenir le contraire: Fleury, La Luzerne, Frayssi-
nous et même Bossuet. « Pour renforcer la preuve, on cite en
note la Defensio Declarationis Cleri gallicani )> [Inst. théoL, t. I,
p. 447), comme si cet ouvrage n'avait pas pour but de battre en
brèche l'infaillibilité du Pape ! comme si Bossuet n'avait pas
consacré vingt années de sa vie à en faire le palladium des quatre
articles, qui sont la charte du gallicanisme ! Vainement essaie-t-on
de tirer de ses paroles une conclusion favorable, à la thèse : il
s'ensuit seulement qu'on doit obéir au Pape et que par conséquent
il a droit de commander, mais nullement qu'il est infaillible,
490 CHAPITRE XVII
comme l'auteur du nouveau cours de droit canonique professé
à Saint-Sulpice a bien soin de le faire remarquer [Prœkciiones
Juris canonici, t. I, p. 115). Il arrive même à notre auteur de per-
dre de vue ce qu'il a entrepris de prouver, et d'établir une doc-
trine très différente. Ainsi, après avoir cité ces paroles de Jésus-
Christ auK Apôtres assemblés: « Filuntes, docete, etc. ^) et donné
aussitôt le commentaire de Bossuet, qui concerne seulement la
primauté, il conclut, ce qui n'est point en question, que Jésus-Chrisl
sera toujours avec le collège apostolique, ayant Pierre à sa tête ;
de sorte que Tinfaillibilité n'est pas promise au corps sans la tête,
ni à la tête sans le corps, c'est-à-dire aux Evêques sans le Pape, ni
au Pape sans les Evêques, mais aux deux réunis. Voilà, il faut en
convenir, une preuve étrange de l'infaillibilité du Pape ! Afin de
la confirmer, on invoque le témoignage de La Luzerne : « Nous
tenons fermement et dogmatiquement que, pour que l'Eglise soit
infaillible, il faut qu'elle soit présidée par le Pape et que la réu-
nion du Chef et des membres est nécessaire à l'exercice de l'infail-
libilité » (Ibid.). Mais n'est-ce point déclarer que le Souverain
Pontife n'est point infaillible sans les evêques, et que cette préro-
gative ne lui est point personnelle? en un mot, n'est-ce pas ren-
verser la thèse que l'on a l'air de vouloir établir? » (1).
Au fait, quand il résume, sur ce point, ces conclusions et dé-
monstrations, il dit : 1° Que la vraie Eglise est enseignée par un
collège divin, infaillible et perpétuel ; 2» que le magistère appar-
tient de droit divin aux seuls evêques, et que leur unanimi-
té morale possède l'infaillibilité, qu'ils soient dispersés ou réunis;
3° que la primauté d'enseigner et de gouverner l'Eglise dirige
perpétuellement, de droit divin, l'Eglise universelle. Ainsi, on
reconnaît simplement, au pape, une primauté d'honneur et de
juridiction, comme le fait l'ancienne édition, toute farcie de gallica-
nisme. Mais, de l'infaillibilité du pape, il n'est plus question. On
semble même la lui contester puisqu'elle est déjà attribuée sans
restriction à Vunanimilé morale des evêques. On voit où Dupan-
loup avait pris, pour le Concile, sa consigne d'opposition.
(1) Mgr JacQUENET, Observations critiques, p. 56.
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 491
A propos de l'apostolicité, le sulpicien la fait consister dans
Texistence actuelle, au sein de la société chrétienne, d'un corps
enseignant sous la juridiction du primat et tirant son origine du
collège des Apôtres. Selon lui, les catholiques forment une société
doctrinale, en tant que les intelligences de tous sont unies par le
lien de la même foi, au moyen du corps apostolique. Sont héréti-
ques ceux qui nient opiniâtrement, comme révélée, une vérité
proposée par le Collège Apostolique. Le seraient-ils s'ils niaient
une vérité définie dogmatiquement par le pape seul, l'auteur donne
à entendre que non. Par là s'explique ce fait que, des gallicans,
rétrogrades comme ils étaient tous, disent encore aujourd'hui
que si c'était à recommencer, on ne définirait plus l'Immaculée
Conception de la Très-Sainte Vierge.
Enfin, notre sulpicien, conséquent avec tous ces préambules,
définit l'Eglise : La société des chrétiens, constituée sous un pri-
mat par le magistère du corps apostolique ; universelle dans le
temps et dans l'espace et brillant d'une éminente sainteté. Ainsi,
sauf les corrections indispensables et les adoucissements néces-
saires, en 1860 , dans la théologie sulpicienne , le gallicanisme
fait le fond du traité de l'Eglise. Or, ce traité étant la pierre de
touche de l'enseignement théologique, les observations précédentes
nous autorisent à déclarer que tout le corps de l'ouvrage est in-
fecté de ce détestable esprit.
L'esprit du gallicanisme sort d'ici comme de sa source ; il se
répand et circule dans presque tous les traités, obstiné jusqu'au
bout dans les erreurs du parti. S'agit-il de l'autorité du Souverain
Pontife? C'est une opposition voilée, mais constante à cette auto-
rité ; un soin particulier à la tenir en échec par un autre pouvoir
qu'on appelle vaguement l'Eglise et un éloignement prononcé
pour tout ce qui, entre catholiques, est favorable aux droits du
Saint-Siège . Le sulpicien divise et affaiblit le pouvoir du pape
dans la question du ministre extraordinaire de la confirmation. Le
sulpicien restreint ce même pouvoir en enseignant la nécessité ab-
solue de la bénédiction du Saint-Chrême par l'Evéque. Le sulpi-
cien insinue que le pouvoir de se réserver l'absolution de certains
492 CHAPITRE XVII
péchés vient d'une concession faite par l'Eglise au Souverain Pon-
tife. Le sulpicien n'admet, comme tous les gallicans, qu'un nom-
bre restreint de ces excommunications réservées au pape ; le sul-
picien n'admet pas la doctrine romaine de l'irrégularité provenant
de riiérésie ; il se met en opposition avec les théologiens des au-
tres pays et avec les Evêques français contemporains.
Dans le traité Du may^fo^e, l'erreur et les opinions privées se don-
nent libre carrière. D'abord le sulpicien disserte longuement du
mariage comme contrat, puis très brièvement du mariage comme
sacrement ; par la seule inspection du texte, un élève doit croire
que le sacrement fait peu de chose, et que le contrat conjugal a la
principale part. Le sulpicien diffère d'opinion avec les Romains
sur la nécessité du consentement des parents pour le mariage des
enfants de famille. Le sulpicien néglige de prouver que l'Eglise
seule peut établir, au mariage, des empêchements. Sur la ques-
tion des empêchements dirimants, il admette pouvoir de TEglise,
il remet en question le pouvoir des princes et reconnaît la force
du droit coutumier. Quant à la dispense, il reconnaît à certains
évêques, le pouvoir de l'accorder, soit par la vertu de leur siège,
soit par une prescription légitime. Le sulpicien présente le rapt de
séduction comme un empêchement dirimant. De tout cela il résulte
que l'un des caractères de la théologie de Toulouse, c'est une op-
position déguisée, mais d'autant plus dangereuse, aux droits et aux
prérogatives du Souverain Pontife.
Le second caractère, c'est le rigorisme en morale. Ce rigorisme
du sulpicien ressort de son opposition au probabilisme, de ses idées
fausses sur la fréquente communion et de son opposition à la com-
munion des condamnés à mort. Le supérieur de Saint-Sulpice, qui
repoussait l'accusation de rigorisme élevée par nous contre sa
petite société, est lui-même, si nous en croyons un de ses élèves,
l'auteur de la dissertation insérée dans les Cours complets de Migno
contre le probabilisme.
Le troisième caractère de la théologie de Toulouse est le parti-
cularisme dans le culte et la discipline. En discipline, il tient fort
au droit coutumier, dont la défense est d'origine sulpicienne, et
LES PRINCIPES DE 89 ET LA THÉOLOGIE DE TOULOUSE 493
s'exprime d'une manière insuffisante sur la publication et l'accep-
tation des lois de l'Eglise, promulguées par le Saint-Siège. En litur-
gie, il tient pour les Bréviaires, Missels et Rituels locaux ; il tient
pour le droit desévêques en matière de livres liturgiques. Erreurs
d'autant moins recevables que Saint-Sulpice était revenu, depuis
plusieurs années, à la liturgie obligatoire des Pontifes romains.
Mais ici l'on ne voit que trop la pusillanimité de cette Compaguie.
Les sulpiciens se vantent d'avoir toujours gardéàlssy, la liturgie
romaine, ce qui devrait amener à croire qu'ils y étaient véritable-
ment attachés. Or, romains à Issy, ils étaient gallicans à Paris et
ailleurs ; ils admettaient, sans y être contraints, la liturgie de Har-
lay; plus tard, en 1747, ils admettaient, après Tavoir repoussée,
la liturgie de Vintimille, œuvre répugnante de Yigier, Mezenguy
et Goffîn ; plus lard encore, en 1775, ils fournissaient, à la grande
aberration liturgique, deux petits fagotteurs, dont l'un, pour bien
marquer l'opposition au Pape, modifiait ainsi l'antienne de S.
Pierre : « Qui B. Petro ammas solvendi pontificium tradidisti » par
quoi, il enseignait que la souveraineté du Pape est purement spi-
rituelle, comme si le pouvoir de lier et de délier les âmes n'était
pas l'un des fondements du pouvoir pontifical, sur l'ordre tempo-
rel ! On ne saurait trop s'élever contre le ridicule de ces ensei-
gnements.
L'ouvrage a d'autres vices. Par exemple, il ne parle pas des
congrégations romaines ; il manque d'actualité, il est pauvre de
doctrine, faible de logique, vicieux par la méthode, et, par l'en-
semble, également funeste à l'esprit et à la raison des jeunes ec-
clésiastiques. Mais le vice essentiel, le vice capital de l'ouvrage
sulpicien, en 1860 et au delà, c'est l'opposition aux droits et aux
prérogatives du Souverain Pontife.
« Nous l'avons vu, dit Mgr Jacquenet, se produire sous diffé-
rents aspects d'opposition à l'autorité du Saint-Siège, de rigorisme
et de particularisme en dogme, en morale et en discipline ecclé-
siastique. Dans l'ancienne édition, cet esprit s'affichait ; dans la
nouvelle, il se dissimule : voilà à peu près toute la différence/Les
efforts du correcteur n'ont pas eu et ne pouvaient guère avoir un
494 CHAPITRE XVII
meilleur résultat, puisque son éditeur, se faisant sans cloute en cela
son interprèle, n'hésitait pas, dans une circulaire aux supérieurs
de grands séminaires, à donner la nouvelle édition comme irré-
préhensible. D'ailleurs, reconnaissons-le à sa décharge, en entre-
prenant de corriger la Théologie de Toulouse, il entreprenait une
œuvre difficile. Car, ce qui est défectueux dans cet ouvrage, ce
n'est pas tel ou tel endroit où il serait arrivé à l'auteur primitif de
sommeiller, mais c'est l'esprit qui l'anime tout entier. Pour le rec-
tifier radicalement, il aurait donc fallu substituer à cet esprit d'er-
reur, à l'esprit gallican, l'esprit de vérité, Tesprit romain, et ceb
ne pouvait pas plus s'accomplir en intercalant çà et là quelques
bonnes propositions, que de donner à un édifice construit dans le
style païen, le caractère de l'art chrétien, en remplaçant quel-
ques-uns de ces ornements grecs par des morceaux de sculpture
gothique.
« Malgré les corrections annoncées publiquement, Vouvrage re-
cèle donc encore le venin du gallicanisme, et si des modifications
devenues indispensables en ont réduit la dose, cela est bien com-
pensé par ces précautions qui feront accepter le reste plus facile-
ment. En tout état de choses, l'ouvrage tel qu'il est serait mauvais,
puisqu'il renferme une fausse doctrine. Mais son caractère de livre
classique le rend spécialement dangereux, puisque des esprits sans
défiance et sans préservatif, y puiseront terreur, en croyant acqué-
rir les vrais éléments de la science. Ce danger s'accroît encore à
cette époque de transition, où parmi nous, un trop grand nombre,
encore incertains sur plusieurs points delà doctrine romaine, au-
raient besoin d'ouvrages théologiques d'une parfaite orthodoxie.
Bien plus, ce danger devient un malheur déplorable dans les épreu-
ves actuelles de l'Eglise. Au moment où tous les vrais catholiques
se pressent autour du Saint Père, au moment où ils s'appliquent à
le défendre du bras, de la plume, de la parole, de la prière, con-
tre les attaques de la violence et de la perfidie, contre les entre-
prises^ de l'esprit d'erreur et de schisme, le correcteur ne craint
pas de se placer en dehors de celte phalange romaine, en rabais-
sant, en méconnaissant devant les élèves du sanctuaire, devant
LES PRINCIPES DE 89 ET LA TUÉOLOGIE DE TOULOUSE 495
les plus chères espérances de l'Eglise, l'autorité spirituelle du Sou-
verain Pontife, qui est cependant la raison et la fin des réclama-
tions unanimes des évéques, des vœux des prêtres et des fidèles
vraiment dignes de ce nom, en faveur de son pouvoir temporel.
« Rome avait pris connaissance de l'ancienne édition de la Théo-
logie de Toulouse ; et nous tenons de bonne source que le décret
portant sa condamnation était déjà préparé. Notre travail, que
nous soumettons purement et simplement à l'autorité du Saint-
Siège, montre clairement, croyons-nous, que les corrections dont
la promesse avait fait surseoir à la publication du décret sont loin
d'être suffisantes ; et si on examinait la nouvelle édition, en tenant
compte du dévouement au Souverain Pontife, indispensable de nos
jours, dans un livre classique, pour faire contre-poids aux opinions
qui tendaient à lui aliéner les esprits parmi nous, ainsi que de la
précision doctrinale singulièrement nécessaire à un moment où,
après de longues discussions, transformées plus d'une fois en com-
bats, la vérité triomphe à peine de l'erreur ; et sans se laisser in-
timider ni par les récrim.inations de l'esprit de parti, où la menace
est mal déguisée, ni par la crainte vaine de l'irritation que des
principes de doctrine plus sévères pourraient produire en France,
ni par tous ces expédients familiers aux ennemis plus ou moins
secrets de l'autorité légitime, en théologie comme en politique,
on trouverait peut-être qu'elle ne mérite guère moins que ses
aînées de figurer dans les colonnes de V Index.
« Quant à la France, notre but serait atteint, si nous avions réussi
à mettre en garde, contre la Théologie de Toulouse, les ecclésias-
tiques, surtout les professeurs et les supérieurs des grands sémi-
naires. Le simple coup d'œil du connaisseur averti leur en aura
bientôt découvert le danger ; et cette vue les engagera efficace-
ment soit à ne s'en servir eux-mêmes qu'avec précaution, soit à
user de leur influence pour en prévenir un usage que l'inexpé-
rience pourrait rendre funeste. Et pour ce qui concerne les évo-
ques en particulier, notre intention n'est point sans doute et ne
saurait être de leur donner même l'apparence d'un conseil ; mais
qu'il soit permis à un soldat romain de faire entendre aux chefs
496 CHAPITRE XVII
de la milice sainte le cri antique : Caveant Consules ! En portant
leur sollicitude sur la nouvelle édition de la Théologie de Tou-
louse, nos vénérables et doctes Prélats reconnaîtront sans peine
qu'un pareil ouvrage, tout imprégné de gallicanisme et d'esprit
d'opposition au Saint-Siège, n'est point de ceux dont l'immortel
et bien aimé Pie IX, dans l'Encyclique Inler multipHces, leur
recommande instamment de faire usage pour enseigner aux
jeunes ecclésiastiques la vraie et solide doctrine théologique (1). »
La meilleure preuve que toutes ces critiques sont fondées, c'est
que le reviseur, dépuis 1859, a corrigé, recorrigé et corrigeras-tu,
les diverses éditions de la Théologie de Toulouse, de manière à
en faire un livre, non pas fort et plein de sève, mais à peu près
irréprochable. Ces corrections successives fournissent la justifi-
cation des critiques antérieures et sont tout à l'honneur de Sainl-
Sulpice.
(1) Mgr jAcyUENET, Observations crUUjues, p. 187.
CHAPITllE XVIII
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME.
A l'époque où nous sommes parvenu, il s'était fait une rénova-
tion dans la sphère des idées dogmatiques et des règles morales,
mais encore presque rien sur le droit canon. Les bibliothèques ec-
clésiastiques ne comprenaient guère, au lieu du Corpus juris ca-
nonici, que V Institution au droit ecclésiastique de Fleury, les Lois
ecclésiastiques de d'Héricourt, le Dictionnaire de droit canonique
de Durand de Maillane, les Vrais piincijjes de V Eglise gallicane de
Fraysinous et divers autres traités de jurisprudence, tous plus ou
moins hostiles au droit de l'Eglise et aux prérogatives de la
Chaire de S. Pierre. Depuis le retour à la liturgie et la célébration
des conciles provinciaux, les choses s'étaient beaucoup améliorées ;
mais il restait encore beaucoup à faire. Quoiqu'on n'osât plus se
dire gallican, un grand nombre de prêtres et d'évêques tenaient
encore pour les quatre articles, et si ces doctrines fausses n'étaient
pas imposées aux professeurs, du moins elles étaient présentées aux
élèves, comme des opinions libres, auxquelles on pouvait adhérer.
On remarquait aussi que plusieurs prélats, tout en protestant
de leur dévouement pour le Saint-Siège, se contentaient d'ad-
mettre en principe les institutions romaines, les décrets apostoli-
ques, et s'arrêtaient, dans la pratique, aux usages du pays, de la
province, du diocèse, c'est-à-dire à cette espèce de droit coutumier
qui tendait à substituer presque en tout l'évêque au chef de l'Eglise
universelle.
Cette situation préoccupait le souverain pontife, et ajuste titre.
On ne peut pas dire qu'on n'a rien fait, tant qu'on n'est pas revenu
à l'intégrité du droit ; mais on n'a rien fait de définitif, parce qu'on
admet des tolérances qui peuvent, à un moment donné, ruiner lé*
32
498 CHAPITRE XVIII
gaiement toutes les conquêtes. Plusieurs évêques ne se préoc-
cupaient pas moins que le pape, en revenant au droit canon, de
remettre la France dans des conditions de vitalité plus énergique.
Les circonstances paraissaient d'ailleurs favorables : on était re-
venu plus vite à la piété envers la Chaire Apostolique qu'à l'intel-
ligence de ses droits ; mais la reconnaissance des droits et leur
plein exercice pouvaient se rétablir plus vite et plus sûrement,
grâce à la piété envers le pape. Quelques prêtres français étaient
allés étudiera Rome et commençaient à en revenir ; l'esprit qu'ils
rapportaient était l'esprit romain, l'antithèse de l'esprit gallican,
et, pour nous servir d'une expression du Sauveur, c'était le vin
nouveau qui, versé dans les vieilles outres, devait les faire craquer.
Mais les vieilles outres avaient la peau dure et l'on pouvait croire
qu'elles n'éclateraient pas sans résistance.
Le moyen de s'acheminer à cette restauration du droit pontifi-
cal n'était pas facile à trouver. On avait la ressource des livres,
mais les livres n'agissent que lentement ; d'ailleurs il se trouve
toujours des modérés, des sages pour entraver leur action et ca-
noniser les abus. Le meilleur moyen pour faire avancer les idées
et hâter les réformes, c'est le combat. Dans les affaires d'esprit
comme dans les affaires de la politique, la voie la plus décisive
pour trancher la question, c'est le champ de bataille. Je ne sais
pourquoi, les défenseurs delà bonne cause y répugnent volontiers
et laissent, aux novateurs, le monopole des trames secrètes et des
marches hardies. Cette fois cependant, par exception, quelques
bons esprits imaginèrent une petite machine, belliqueuse comme
le journal, doctrinale comme le livre ; la Correspondance de Rome
parut.
Cette correspondance était l'œuvre de quelques jeunes prêtres ;
elle avait pour but de faire entrer en France, les nouvelles de la
capitale du monde chrétien, et avec ces nouvelles, les décisions
des congrégations savantes qui assistent le pape dans le gouverne-
ment de l'Eglise. En soi, c'était une entreprise bien modeste et en
môme temps très utile, surtout pour battre en brèche les préjugés
vieillis du particularisme français. S'imagine-t-on bien que, depuis
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME 499
trois siècles, la fille aînée de l'Eglise, la France, était du côté de
Rome, un pays fermé? Les bulles et brefs des papes étaient consi-
gnés à la frontière. On disait, avec une sorte de sotte arrogance,
que les décrets des Congrégations romaines n'étaient pas reçus
en France. La plupart des théologiens et des canonistes français
paraissaient accorder plus d'autorité aux édits des rois et aux
arrêts des parlements, qu'aux actes du Saint-Siège et aux consti-
tutions apostoliques. Les uns de bonne foi, les autres par esprit
de parti, avaient soutenu un système, qui s'appuyant sur le droit
coutumier, ne tendait qu'à restreindre, à entraver, et, à la fin,
devait supprimer la puissance législative de l'Eglise. C'était au
nom des anciens usages de l'Eglise gallicane que l'on s'était dis-
pensé de l'observation de certains décrets du Concile de Trente
etdela Chaire Apostolique ; on alléguait fermement qu'ils n'avaient
jamais été publiés ou que la coutume contraire avait prévalu :
comme si une loi générale cessait d'obliger soit parce qu'on ne l'a
jamais observée, soit parce qu'on ne l'observe plus, malgré la vo-
lonté contraire du législateur. Depuis le Concordat, on était
revenu à peu près aux anciens errements ; les malheurs de l'Eglise
en France n'avaient ouvert les yeux de presque personne et la
bulle Qui Christi(\u\ avait fait table rase, était restée lettre morte.
On comprend donc qu'une feuille de droit canon, notifiant 'les
principes du droit en forme d'arrôls, eût introduit peu à peu, et
comme goutte à goutte, la lumière, dans celte situation embar-
rassée et obscure de nos églises. Mais il y fallait un grand crédit,
de hauts patronages et une singulière prudence.
D'autant, il faut le dire sans détour, que la redoute à prendre,
était la dernière, mais la plus difficile à enlever. Sur le terrain
du dogme, on avait mis en déroute les quatre articles ; sur le
terrain de la morale, on avait triomphé du rigorisme jansénien ;
en liturgie, on venait d'emporter un magnifique triomphe. Sur
le terrain du droit, à côté du droit, facile à reconnaître, il y a des
intérêts d'amour-propre et des difficultés de situation. Les diffi-
cultés sont difficiles à vaincre ; les amours-propres sont invin-
cibles. Du moins, on ne peut guère se flatter de les réduire par
500 CHAPITRE XVIII
des coups de voltigeur et des combats d'avant-garde. Une bulle
du Pape ne serait pas de trop, avec un règlement d'application
pour tout décider même en pratique. Avec les tempéraments ha-
bituels à la sainte Eglise romaine, on ne pouvait espérer une si
haute et si décisive intervention. Faute de mieux, on s'était
rabattu sur des escarmouches ; c'est avec des flèches, lancées avec
une certaine discrétion, sur un but voilé, qu'on voulait enfoncer
un mur d'airain.
Les canonistes, qui rédigeaient la Correspondance, étaient ex-
posés à de graves périls. Les espèces qu'ils étaient appelés à faire
valoir, devaient exciter des ombrages ; les consultations auxquel-
les ils devaient répondre, devaient, quelle que fût la réponse,
paraître des leçons offertes et peut-être des coups portés aux évê-
ques. De bons prêtres pouvaient certainement obtenir, de ces con-
sulteurs bénévoles, d'utiles lumières ; mais de mauvais prêtres pou-
vaient exploiter leur candeur. Il n'y a sagesse qui tienne. Lorsque
vous ouvrez boutique de sapience, on ne voit pas d'un mauvais
œil l'afïïuence du public. Pour peu que le succès vous porte, on se
laisse aller doucement avec une intime satisfaction. La barque
vogue sur un Ilot propice ; mais à chaque coup de rame vous pou-
vez provoquer la tempête.
L'orage existait à l'état latent dès qu'avait paru la Correspon-
dance. Le gallicanisme était une erreur qui, dans son ensemble,
faussait l'esprit de la religion et altérait l'ordre des institutions de
l'Eglise ; il avait surtout l'esprit de secte, et au service de son par-
ticularisme, il avait toujours appelé la violence. La réfutation de
ses erreurs lui avait toujours paru un crime, et les mesures prises
pour le détruire dans l'application, n'étaient à ses yeux que des
attentats. En admettant le principe que tout était vrai, sage et
pieux dans l'Eglise gallicane; que tous les évêques étaient savants
de premier ordre et saints avant la lettre, on ne pouvait admettre
ni correction, ni avertissement. Si l'on avait poussé la logique
jusqu'au bout, on eut même dû dire que si tout était bien en
France, tout était mal à Rome ; mais l'esprit gallican avait ses
bornes, il reculait devant cette impiété el se contentait pour cou-
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME 501
vrir ses erreurs, d'invoquer les grâces de la variété dans l'Eglise.
Toutefois, à part un groupe solide d'évêques ullramontains, on
eût bien trouvé quarante ou cinquante prélats décidés à maintenir
en tout le statu quo et tout en se disant Romains, très décidés, mal-
gré leur savoir et leurs vertus, en faveur de la pratique abusive
du gallicanisme.
En dehors d'une action directe et positive de l'autorité pontifi-
cale, on ne pouvait donc faire brèche que par les attaques; mais
on ne pouvait se les permettre sans provoquer les résistances de
convictions honorables sans doute, mais fausses, ou du moins très
mélangées. On eût écrit des thèses positives de droit canon, c'eût
été la même chose. Toute affirmation du droit ne pouvait que dé-
plaire à ses violateurs ; un livre n'eût pas offert plus d'avantages
qu'un journal. Le journal cependant devait déplaire plus que le
livre, parce qu'il offrait plus de ressources pour le combat. Dès
que la Coi^respondance de Rome était sortie deseslanges, ily avait
eu, contre elle, arrêt de mort.
L'exécution commença à Marseille. Dans le n» du 14 juillet 1851,
avait paru une série de dix-sept questions auxquelles le journal
promettait de répondre prochainement. Ces questions, envoyées
par quelques prêtres, parurent une crili(|ue présomptive, plus ou
moins déguisée, de l'administration épiscopale de Mgr de Mazenod.
A dessein probablement, les questions avaient été modifiées, tirées
dans des sens divers, de manière à ne pas paraître tomber à plein
sur le successeur de S. Lazare. Du reste, les questions par elles-
mêmes ne constituaient qu'un doute et un doute n'est pas un juge-
ment; ce n'est même pas une affirmation. Là où l'affaire eût été
tout à fait fâcheuse pour révêque,c'estsi les réponses avaient suivi
les demandes et avaient emporté condamnation. En publiant les
questions, le journal donnait la preuve de sa loyauté; et si ces
questions portaient à faux, d'après les usages de la presse, rien
n'était plus facile que de les corriger par lettre. Peut-être eût-il
été plus habile de les laisser passer; du moment qu'elles repo-
saient sur le faux, elles ne constituaient plus que des questions
spéculatives, des cas, plus ou moins chimériques, posés unique-
502
CHAPITRE XVII I
ment pour développer, d'une manière explicite, quelque point de
doctrine. Nous ne comprenons pas bien des colères contre un ques-
tionnaire qu'on tourne à injure, tout en reconnaissant que l'espèce
ne cadre pas avec la situation de Marseille. « La parole est d'argent,
le silence est d'or », dit le proverbe arabe.
L'évêque de Marseille était, à coup sur, un fort brave homme.
Successeur de son oncle, fondateur des Oblats de Marie, déjà avancé
en âge, il était un des Nestor de l'épiscopat ; mais son âge l'expo-
sait à ressentir d'autant mieux les influences gallicanes, qu'il avait
plus de vénération pour les talents et les vertus de l'ancienne
Eglise de France. En dehors de toute critique personnelle, il était
hostile à la Correspondance de Rome, bien qu'il fût très soumis et
très dévoué au Pape. A ses yeux, si j'en crois son biographe, cette
publication, « était évidemment contraire aux saintes lois de la
hiérarchie, divinement établie dans l'Eglise. Les évoques ne relè-
vent, dans l'exercice de leur autorité épiscopale, que du jugement
du Pasteur des pasteurs, et non de celui des journalistes, fussent-
ils prêtres, docteurs, écrivains à Rome. Cela aussi était très dan-
gereux, car c'était saper à la base l'autorité des évêques, enlever
le respect qui est dû à leurs actes, la confiance à leurs lumières et
la soumission à leurs décisions ; c'était enfin ouvrir une porte aux
récriminations, donner une voix puissante, fournir une arme dé-
loyale à tous les mécontents, à tous les curieux, à tous les dé-
voyés du sanctuaire. Assurément, aucun bien ne pouvait en résul-
ter, car si, d'une part, le journal donnait un écho formidable aux
plaintesetaux réclamations les plus injustes et les plus passionnées,
il était très ordinairement impossible, ne fût-ce que par dignité et
convenance, d'y répondre. Et d'ailleurs les réclamations fussent-
elles fondées, était-ce par cette voie qu'elles devaient se produire?
De quel droit les rédacteurs de la Correspondance de Rome eussent-
ils voulu imposer leur décision à ceux qu'ils avaient la prétention
de rappeler à leur devoir? (1) ».
Nous constatons ces présomptions, nous n'en relevons pas les
(1) Rambert, Vie de Mgr de Mazenod, t. 11, p. 34.
i
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME o{)3
excès. Selon nous, un journal de droit canon, publié à Rome, avec
ragrénnent du Pape et la censure du vice-gérant de Rome, n'impli-
que pas ces inconvénients. Les critiques qui résulteraient de ses
décisions sont des lumières et non pas des injures ; si les faits qui
les motivent sont faux, ils ne peuvent faire tort à personne ; s'ils
sont vrais et que les décisions soient justes, nous ne comprenons
guère, sauf pour le décorum, qu'on puisse s'en plaindre. Des hom-
mes qui ne sont ni infaillibles, ni impeccables, remis dans leur
chemin par le droit, c'est l'ordre même de toutes les institutions
sociales et, en soi, un bienfait.
Le questionnaire de la Corrdspondance de Rome irrita les curés
de Marseille ; ils se réunirent en assemblée générale et adressè-
rent une protestation au Pape. Dans ce document, ils accusent de
faux les faits allégués par les consultants ; mais puisque les faits
étaient faux pour Marseille, puisque ni l'évoque, ni le diocèse n'é-
taient nommés, ils pouvaient bien penser que cela ne les re-
gardait pas. De son côté, l'évêque écrivit également au Pape et
dénonça formellement la Correspondance. « Sous prétexte de répon-
dre aux doutes proposés, dit le prélat, cette feuille donne des
décisions qu'elle présente comme l'expression de la pensée de l'au-
torité auprès de laquelle elle est écrite. Elle se couvre formelle-
ment de cette autorité sacrée en se prévalant de ce qu'elle n'a
rien d'imprimé avant d'avoir passé par la censure romaine (C'est,
en effet, une garantie). Ainsi elle blâme profondément la dignité
des évoques, qu'elle régente avec insolence, et elle compromet les
Congrégations romaines qui semblent l'appuyer et dont elle fait
entendre qu'elle reçoit les communications, en même temps que
plusieurs de ses théologiens sont ses complices (sic). Cela fait en
France le plus grand mal. C'est une œuvre qui favoriserait l'es-
prit du presbytérianisme, toujours si vivace chez nous depuis le
jansénisme et si fortement excité par les idées révolutionnaires.
Cet esprit, vaincu dans nos diocèses par la vigueur des évéques
soutenus de l'autorité du Saint-Siège, se trouve heureux de voir
ses batteries établies à Rome, même sous le masque d'un grand
zèle pour les droits du Chef de l'Eglise. Les promoteurs de cette
504 eu A PITRE XVIII
nouvelle lactique ne font que suivre la voie ouverte par Lamen-
nais, qui n'exaltait tant le Pape, auquel il devait ensuite donner
de si cruels déplaisirs, que pour avilir l'autorité épiscopale. C'est
une mauvaise œuvre, une œuvre de scandale ; ses tendances ne
sont plus douteuses pour personne et tout ce qu'il y a de mauvais
prêtres s'y rattache avec un grand empressement et une coupable
sympathie. Ils en font une arme contre leur supérieur immédiat,
et les diocèses seraient bientôt ingouvernables si de tels moyens
pouvaient prévaloir ». Plus loin, l'évêque se disait plein de res-
pect et de soumission à tout ce que le Saint Père pourrait ordonner.
« Mais, ajoutait-il, ce sera avec un souverain mépris et une juste
indignation que je traiterai ces décisions de docteurs sans mis-
sion, qui, provoqués par des questions de mauvais prêtres, me
signifieront les règles de l'Eglise en sens inverse de la hiérarchie et
par le moyen révolutionnaire de la publicité périodique : ce n'est
pas de bas en haut et par les journaux, qu'aura lieu auprès de
moi l'action à laquelle j'obéirai ».
Le Pape aurait pu répondre que quand il aurait quelque chose
à signifier à l'évêque, il emploierait la voie hiérarchique ; mais
que le journal n'étant pas une signification et n'ayant pas d'autre
autorité que celles des saines doctrines, on pouvait se conduire
à son égard comme envers un livre : prendre ou laisser suivant
ses goûts et ses convictions. Le pape fit mieux ; il ne répondit pas
et son silence indique assez qu'il ne voyait pas, à la Correspon-
dance de Rome, cet esprit de presbytérianisme et de révolte. Au
fait, si ces imputations sont vraies, il faudrait en dire autant du
Corpus juris. Le corps du droit canon ne serait plus qu'un nid à
vipères et Luther aurait eu raison de le brûler sur la place de
Wittemberg.
La plainte de Marseille, pour le moment, n'eut pas de suite. Un
an après, dans le courant d'avril 1852, les évêchés de France re-
çurent un mémoire anonyme contre la Correspondance de Rome.
Dans ce mémoire, le journal était accusé de semer le trouble et la
division par ses polémiques contre les usages liturgiques de la
plupart des diocèses français ; de susciter par ses décisions, aux
LA SUPPIŒSSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME 505
administrations épiscopales, des embarras nombreux ; enfin d'être
par sa façon de discuter les questions ecclésiastiques, un ins-
trument destructeur de l'autorité et de la hiérarchie. Le mé-
moire appuyait ces accusations principalement sur le question-
naire publié l'année précédante, questionnaire resté sans réponse,
mais où l'on avait cru voir l'intention délirer sur l'évèque de
Marseille. Le journal avait donc continué de paraître sous les yeux
du Pape et avec la censure du vice-gérant de Rome ; puisqu'on ne
lui reprochait pas autre chose, c'est donc que, depuis, il n'avait
pas fourni d'autre prétexte aux accusations. Les griefs allégués
contre, sont, en gros, les mêmes que ceux de l'évèque de Marseil-
le ; seulement ils sont ramenés à trois chefs , par où l'on voit que
le rédacteur visait surtout à couvrir le gallicanisme. La critique
d'usages liturgiques était juste ; il a fallu depuis les abandonner.
Les décisions rapportées par le journal pouvaient se contester en
détail, si elles n'étaient pas motivées; si elles Tétaient, on ne voit
pas en quoi elles peuvent contrarier un évêque également sou-
cieux du droit et du devoir. La manière de discuter des questions,
ne doit pas présenter des inconvénients graves, lorsque Rome n'y
voit rien à reprendre. On ne comprend guère qu'un anonyme se
croie autorisé à reprendre prés des évêques, des choses approu-
vées par le vicaire du Pape ; du moins on ne voit pas le caractère
qui l'y encourage ni les raisons plausibles qui l'y décident, encore
moins la bravoure qu'il y montre en se couvrant d'un masque.
Nous sommes en présence d'un parti implacable, qui ne passe
rien, qui n'oublie rien, et qui exploite usque ad nauseam, avec une
ardeur digne d'une meilleure cause, des griefs qu'il croit pouvoir
articuler. Un questionnaire resté sans réponse, des doutes posés
sans solution donnée, voilà le crime énorme pour lequel on solli-
citait par une voie qui n'a rien de canonique, les évêques de France
à se coaliser pour pi-esser sur le Saint-Siège et amener la mort de
la Correspondance. Dans ces sortes d'affaires, il faut voir moins
les raisons alléguées que le but poursuivi. Les raisons alléguées
étaient déplorablement fausses, injurieuses même pour le vicaire
du Pape ; mais le but était bien clair : On ne voulait pas que le
506 CUA PITRE XVIII
droit pontifical put pénétrer en France, et malgré les injonctions
des Conciles qui pressaient de l'étudier dans les grands séminaires,
on n'y voulait point venir ou ne renseigner que d'une manière
qui ne tirât point à conséquence.
Devant cette publication inattendue et quelque peu mystérieuse,
Tévéque de Marseille crut devoir avertir ses collègues dans l'épis-
copat qu'il n'était pour rien dans la composition du mémoire ca-
nonique. Mais, en même temps, pour effacer la fâcheuse impres-
sion que la reproduction des doutes de la Correspondance de Rome
pouvait laisser dans les esprits, il leur communiqua l'adresse des
curés de Marseille et sa lettre au Saint-Père. Il paraît que l'évéque
de Marseille ne s'était pas contenté d'écrire au Pape et aux évêques,
mais qu'il s'était adressé encore au gouvernement français. Le
cardinal Gousset, archevêque de Reims, en réponse à ces commu-
nications extra-canoniques, crut devoir adresser à la plupart des
évêques de France, une lettre où il reprochait à Mgr de Mazenod
d'avoir dénoncé la Correspondance de Rome au gouvernement et
d'avoir cédé en cela à des rancunes gallicanes. Le cardinal n'ap-
prouvait pas en tout point la Correspondance de Rome ; il lui sou-
haitait plus de discernement dans le choix des questions à traiter
et des hommes à consulter ; il la voulait, dans sa rédaction plus
habile, plus éclairée et plus prudente ; mais y voyant, dans ces
conditions de science et de sagesse, une œuvre utile, il ne pouvait
admettre qu'on l'empêchât de resserrer de plus en plus les liens
qui unissent les Eglises de France à l'Eglise romaine. Mère et
Maîtresse de toutes les Eglises.
L'émotion de Mgr de Mazenod fut vive et sa douleur profonde. 11
se voyait accusé par un prince de l'Eglise romaine, de ce dont il
s'était défendu toute sa vie comme d'une corruption de l'esprit
sacerdotal ; de ce qu'il avait toujours regardé comme le plus grand
péril des églises de France ; de ce qu'il avait le plus constamment
combattu, dès sa jeunesse. Cette accusation l'atteignait encore
plus profondément sur un autre point : car, en quelle mésestime
allaient tomber les Oblats de Marie, si l'on venait à se persuader
que leur fondateur et supérieur général était gallican ? N'en était-
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME 5U7
ce pas fait de la confiance de Tépiscopat et du clergé de France ?
Quelles conséquences cela n'aurait-il pas à Rome surtout et qu'al-
lait-il se produire au sein de sa Congrégation bien-aimée? Aussi
Tévéque de Marseille ne voulut-il pas rester un instant sous le coup
des imputations de l'archevêque de Reims. Dans une lettre, Ion-
gue de dix grandes pages, il plaida p7^o c^omosMd et présenta l'apo-
logie de ses sentiments tout romains et tout français. Par là même
qu'il déclare répudier les quatre articles et croire à l'infaillibilité
du Pape, on doit certainement le croire. Mais tous les arguments
ne sont pas solides et toutes ses conclusions ne sont pas justes.
Par exemple l'éloge qu'il fait de l'ancien clergé, de sa fidélité
pendant la révolution et de ses vertus en exil, — éloge que nous
ne contestons point, — n'empêcha pas ce clergé de se laisser al-
ler, une partie au jansénisme, un plus grand nombre au gallica-
nisme et presque tous au rigorisme. Qu'est-ce qu'une piété qui
s'accommode de si graves erreurs et qui se fonde, en droit canon,
sur les Institutes de Fleury, en liturgie, sur les fantaisies grotesques
de Foinard ? On doit croire à la bonne foi, il faut louer toutes
les vertus, mais on a besoin d'indulgence pour ne pas frapper de
réprobation des évéques qui s'attribuaient le droit de remanier, à
leur fantaisie, les livres de la prière et refusaient de se rendre
aux constitutions apostoliques qui les obligeaient à l'unité de
la sainte liturgie. Tel était le cas de Mgr de Mazenod, et puisqu'il
ne se croyait pas gallican avec de telles créances, il faut lui laisser
tout le bénéfice de sa bonne foi.
Le cardinal Gousset ne répondit point à l'évéque de Marseille.
Le cardinal écrivait beaucoup, mais il n'était pas homme de
lettres, en ce sens qu'il répondait rarement aux lettres. Sur le
point en question, il savait à quoi s'en tenir; les sentiments de
l'évéque de Marseille lui étaient connus; les préjugés et les er-
reurs qui se mêlaient encore, dans son esprit, à une juste créance,
se trouvaient assez exprimés dans sa lettre ; pour le surplus, c'est-
à-dire pour les agissements contre la Correspondance de Rome, il
n'en avait pas été question dans la lettre de l'évéque. Le silence
était un aveu. Du reste, considérant la Correspondance comme
508 CHAPITRE XVIII
une œuvre d'hypocrisie, de sédition et de scandale, Tévêque n'eût
pas été consé(iiient avec lui-môme, s'il n'en eût pas provoqué la
suppression.
L'évêque de Marseille, désespérant d'obtenir une réponse de
l'archevêque de Reims, envoya sa lettre aux évêques de France,
en demandant le secret. Ses collègues dans l'épiscopat lui répon-
dirent dans les termes de la plus juste et de la plus affectueuse
estime. L'évêque de Montauban, le savant et courageux Doney,
disait entre autres, dans sa réponse : « Yos sentiments sont bien
connus, et j'avoue, en toute franchise, que j'ai regretté que vos
justes griefs vous eussent déterminé à sembler embrasser dans son
tout une cause que vous ne pouviez soutenir qu'en partie. Vous
voyez que les mémoires anonymes pleuvent sur nous. Nous en
sommes au troisième depuis cinq mois. J'ai peine à croire qu'ils
nons soient envoyés avec l'assentiment de quelques évêques, car
c'est trop étrange de se cacher quand il s'agit d'intérêts qu'on juge
aussi graves. Je pense, comme vous, qu'au lieu de tout ce mouve-
ment souterrain, il serait plus simple, plus sûr et plus convenable
de s'adresser directement au Souverain Pontife ».
L'évêque de Montauban parlait d'or. S'adresser au Pape pour
lui représenter les sottises de Xo. Correspondance de Rome, si elle
en avait à sa charge, c'eût été le plus simple, le plus convenable
et le plus sûr. Le Pape eût examiné la question et décidé dans sa
sagesse. Mais la passion qui animait les meneurs contre le droit
pontifical, n'était pas de celles qui demandent à Rome, une satis-
faction. Le parti s'adressa à l'évêque du dehors ; il fit savoir à^
Louis Bonaparte, que le droit canonique, c'était la négation des
libertés de l'Eglise gallicane, un attentat à l'autonomie des évê-
ques et à l'indépendance du pouvoir civil, la mise à néant des]
administrations diocésaines, telles qu'elles existaient depuis léj
Concordat. Louis Bonaparte, était chatouilleux sur ce point; suri
les instances de plusieurs évêques (lui-même en a fait la confi^
dence), il demanda au Pape la suppression de la Correspondanci
de Rome (1). Le Pape en éprouva une d(»uble peine, et parce qu'il"
(1) Parmi les fanatiques partisans de celte suppression, il faut citer Pierre-
LA SUPPRESSION DE LA CORRESPONDANCE DE ROME 509
avait vu des évêques s'embusquer derrière le pouvoir civil —
pratique essentiellement gallicane, mais qui n'est pas reçue dans
l'Eglise, — et parce qu'il était obligé, par les convenances diplo-
matiques, de supprimer un organe des doctrines romaines, spé-
cialement utile à la France.
Ainsi disparut la Correspondance de Home. Mais à quelque chose
malheur est bon. Nous n'étions plus au temps où la suppression
d'un journal pouvait condamner les doctrines romaines au silence.
La renaissance parmi nous de la piété envers le Saint-Siège, était
si fondée en principe, si bien appuyée sur les doctrines, si vaillante
dans ses convictions, qu'un obstacle de plus à vaincre ne pouvait
être que l'occasion d'un nouveau triomphe. Un prêtre se rencon-
tra pour relever, dans une meilleure forme, le journal supprimé
d'ofïice.A la place de la Correspondance de Borne parurent les
Analecla juris pontificii^ revue plus savante sous tous les rap-
ports , dont les fascicules superposés constituent aujourd'hui
une Bibliothèque pontificale analogue à celle de Schelestrate.
Grâce aux Analecta, tous ces vieux livres qui dormaient dans la
poussière des bibliothèques, nous ont offert les grâces du renou-
veau ; des thèses plus jeunes ont servi de contrefort aux anciennes
constructions; les décisions des congrégations romaines ont cir-
culé parmi nous en toute franchise. Que dis-je? A côté des Ana-
lecta ont paru les Annales de jurisprudence canonique du marquis
Liberati ; la Revue de droit canon du docteur Grandclaude ; les Actes
officiels du Saint-Siège. Au-dessus des revues se sont dressés les
livres, les quinze volumes de.Bouix, les huit volumes d'André,
les cours classiques de Roquette de Malvès, Soglia, Ferrari, Hu-
guenin, Camillis, Gohyenèche, et le clergé français, s'il n'est pas
Louis Cœur, évêque de Troyes. Ce Cœur appelait l'archevêque de Paris ft le pre-
mier chef de la catholicité française », dénomination fausse en fait et en droit ;
il donnait à l'appui de ses délais d'obéissance, celte raison que l'Eglise a deux
fondements, le pape et les évêques et pour prouver que les évêques étaient fon-
dements avec Pierre, il alléguait qu'ils étaient cités dans le canon de la messe.
Dans ce canon, il est fait mention aussi de prêtres, de diacres et de suintes
femmes, et si la raison du prélat gallican est décisive, nous glissons dans le
multitudinisme.
510 CHAPITRE XVIII
venu encore à une connaissance parfaite du droit canon, en a
du moins, généralement le désir et peut en trouver tous les
moyens. Et pendant que ces livres et ces revues circulent libre-
ment, la hiérarchie n'est pas détruite, les évêchés ne sont pas en
ruine et les évêques continuent de gouverner tranquillement, le
plus possible selon le droit, leurs diocèses respectifs.
C'est, pour l'avenir, un gage de sécurité. « Si vousjetez, sur les
siècles, un regard synthétique, vous distinguerez, pour TEglise,
deux élats contraires : dans l'un, l'Eglise est libre ; elle se gou-
verne selon son droit; elle jouit de toutes ses immunités surna-
turelles ; elle a ses chapitres, ses officialités, ses synodes, ses con-
ciles, ses pèlerinages, ses fêtes, tout l'ensemble de sa vitalité mo-
rale et sociale ; dans l'autre, l'Eglise n'est plus entièrement libre ;
elle est assujettie à diverses restrictions, elle subit la contrainte
d'un droit civil ecclésiastique, parfois liée de manière à n'agir plus
qu'avec une difficulté extrême. Dans l'état de liberté, l'Eglise est
forte et féconde ; dans l'étal de servitude, l'Eglise, servante ou
esclave, au lieu d'être reine, est entravée dans la magnificence
de son ministère. On ne la reconnaît plus, elle ne se reconnaît
plus elle-même, et, pour comble d'injustice, on lui impute à
crime tous les torts qu'on lui fait en gênant son action » (1). Si
donc l'Eglise revient à ses immunités parmi nous, — et son droit
propre en est la meilleure garantie, — c'est, dirons-nous, pour
l'avenir une promesse de force, de fécondité et de salut.
(1) Histoire du cardinal Gousset, p. 370.
CHAPITRE XIX
L INSCRIPTION DE LA ROCHE-EN-BRENIL,
Le comte de Montalembert possédait un château à la Roche-en-
Brenil, dans la Côte-d'Or. Après i871, un visiteur de ce château
remarqua dans la chapelle, une inscription qui donnait à penser et
la releva. Louis Veuillot, à qui fut communiqué ce document, fut
frappé des intentions suspectes qui se cachaient ou se montraient
dans ces paroles solennelles, auxquelles le style lapidaire laissait
sa concision, sans leur communiquer son élégance : il fît part de
ses inquiétudes au public. Voici dans son texte authentique et dans
sa forme lapidaire, cette inscription ; chacun pourra juger des
impressions qu'elle fait naître.
In hoc sacello,
Félix, Aurelianensisepiscopus
panem verbi
tribuit et panem vita?
Christianorum amicorum pusillo gregi
Qui pro Ecclesiâ libéra in libéra patriâ
Commilitare jamdudum soliti
Itidem Deo et libertati
An nos vitaî reliquos
Devovendi pactum instaurarunt
Die Octobris XIII Anno Domini
MDCCCLXIl
Aderant Alfredus comes de Falloux
Theophilus Foisset
Augustinus Cochin
Carolus, comes de Montalembert,
Absens quidem corpore, praesens autem spiritu
Albertus, princeps de Broglie
512 CHAPITRE XIX
- Lorsque cette inscription fut publiée, elle éveilla, très justement,
les soupçons que comporte son texte. Voici le récit qu'en fait La-
grange dans sa Vie de Mgr Dupanloup^ t. Il, p. 393: « Dix ans
après l'événement, en 1871, lorsque l'évéque d'Orléans fut envoyé
comme député à l'assemblée nationale souveraine^ et qu'on prêtait
à M. Thiers l'intention de nommer ambassadeur à Rome, M. Co-
chin : pour amoindrir l'autorité de l'évéque d'Orléans à l'assem-
blée et soulever des nuages autour de M. Cochin, on imagina de
révéler au monde ce qu'on appela « le complot », et, comme on
disait encore « les Mystères » de la Roche-en-Brenil ; mystères
dont Févéque d'Orléans avait été le « président ». On dit que ce
jour-là s'était formée « une coalition », était née « une secte »,
« une coterie inexorable », une secte de catholiques « selon Ca-
vour » ! et la pieuse allocution de l'évoque fut présentée comme
« le manifeste de la secte », manifeste qu'on voulait d'abord, mais
qu'on n'osait plus publier. Et, de nouveau, en 1874, alors que
M. de Broglie, après la chute trop tardive de M. Thiers, était pré-
sident du Conseil, on essaya de nouveau contre lui, de la même
arme félonne ».
Lagrange donne le texte d'une courte allocution, prononcée par
Mgr Dupanloup, avant la communion que firent à sa messe, les
hôtes de la Roche-en-Brenil, et dit, en note : « Une inscription
commémorative de ce souvenir avait été quelques mois après, à
l'insu même de la plupart de ceux qui s'étaient trouvés là, placée
par M. de Montalembert, dans la chapelle, pour faire pendant à
une autre inscription, rappelant que le P. Lacordaire avait aussi
célébré la messe dans cet oratoire M. de Montalembert y avait
inséré sa formule à lui : L Eglise libre dans fEtat libre. Mais :
lo cette formule est la sienne ; 2» elle n'est pas née ce jour-là, elle
était, depuis longtemps, connue ; 3» M. de Montalembert avait ex-
pliqué déjà, dans ses célèbres lettres à M. de Cavour, en quel sens,
bien opposé à M. de Cavour, il l'entendait. Néanmoins, au moment
où ces lignes s'impriment, un pamphlet vient de paraître, dans le-
quel le fantôme de la Roche-en-Brenil est sans cesse agité. On y
lit, entre autres calomnies.^ que tous les catholiques de la Roche-
l'inscription de la roche-en-brenil 513
en-Brenil voulaient la séparation de FEglise et dç l'Etat. Qui ne sait
que Tévêque d'Orléans, en particulier, était le plus concordataire
des évêques ? — Et dans une récente histoire ecclésiastique desti-
née aux séminaires, il est dit que la formule devint ce jour-là le
lien d'une association militante. Bonnes gens, à ce point serfs d'un
journal, et étudiant là, pour l'enseigner au jeune clergé, l'histoire
de l'Eglise. »
Lagrange est lui-même un bonhomme qui entasse les gros mots
et multiplie les hypothèses, sans arriver à la malice, mais en s'é-
loignant beaucoup de la vérité. Que dit l'inscription en son pauvre
latin ? Que, dans cette chapelle, FéHx, évêque d'Orléans, a distri-
bué le pain de la parole et le pain de vie à wn petit troupeau d'amis
chrétiens, qui, accoutumés depuis longtemps k combattre pour VE-
glise libre dans l'Etat libre, ont renouvelé le pacte de consacrer le
reste de leur vie kDieu et à la liberté. Là étaient présents Falloux.
Foisset, Gochin, Montalembert ; de Broglie, absent de corps, était
présent d'esprit.
Aux termes de l'inscription qui ne peut être menteuse quant au
fait, il reste donc que le 19 octobre 1862 se tint, à la Roche-en-
Brenil, une sorte de Concile de PEglise libérale, après convocation
régulière et en quelque sorte obligatoire, puisque l'un des Pères
dut s'excuser de son absence. Lagrange limite ce procès-verbal au
fait d'une messe basse et d'une allocution avant la communion des
fidèles présents. En dehors de cette messe, pendant les quelques
jours passés ensemble, les amis de Montalembert durent, au sa-
lon, à table, en promenade, dans leurs chambres respectives
échanger leurs vues, former des résolutions, concerter leurs dé-
marches. On chercherait vainement à persuader qu'ils passèrent
la semaine aussi muets qu'à la messe basse ou se bornèrent à par-
ler de la pluie et du beau temps. Le discours de l'évêque ne porte
pas un écho de leurs conversations: c'est possible, mais nous n'en
savons rien, puisque nous n'avons pas l'allocution en son entier.
Qui ne sait, au surplus, que le discours de clôture d'un concile ne
révèle rien de ce qui s'est passé dans les séances. Les délibérations
33
51-4 GUAPITRE XIX
ont été secrètes ; les décrets sont lus ou seront imprimés ; le dis-
cours final se borne aux acclamations.
La justification de Lagrange ne va à rien moins qu'à accuser
Montalembert d'un faux en écriture monumentale. Si les jours
passés à la Roche-en-Brenil n'ont pas touché aux affaires du libé-
ralisme, — supposition absolument invraisemblable, — Monta-
lembert a menti ; Lagrange lui-môme l'assure implicitement par
ses explications. Montalembert, après le départ de ses visiteurs, a
bâclé, avec Foisset, une inscription qui n'a pas le sens commun ;
les visiteurs n'en ont rien su, et voilà. Mais n'ont-ils rien su de cette
inscription? Après le départ, ils ont dû, au moins par politesse,
remercier leur hôte de son bon accueil ; l'hôte, dans ses réponses,
n'a pas manqué de leur faire savoir qu'une inscription lapidaire
rappelle leur passage et perpétue son bonheur. Personne n'ayant
réclamé, il est fort à craindre que l'inscription n'ait bien traduit
la pensée de la plupart, sinon de Tévêque d'Orléans.
En tenant compte des restrictions de Lagrange ; en admettant
que l'évêque, dans son allocution, n'a pas fait même la plus petite
allusion au catholicisme libéral ; en concédant que l'Eglise libre
dans l'Etat libre, cela signifie l'Eghse libre et la patrie libre, il
faut bien, à peine de déraison, tenir compte du surplus. Un his-
torien qui coupe les textes en deux, n'est pas un historien, c'est
un faussaire. Toutes réserves faites, il en reste encore ^assez pour
justifier la meilleure part des soupçons que cette inscription doit
suggérer.
« D'abord, dit Jules Morel, il y avait un rendez-vous, et ceuxj
qui étaient légitimement empêchés devaient être signalés comme?
des absents par congé qui auraient voté pour. Les assistants étaieni
célèbres par leurs combats pour la liberté de l'Eglise et la liberté
du pays légal. Or, d'après leurs propres explications, le pays n'est
libre dans le sens qu'ils attachent à ce mot, qu'autant qu'il
jouit des quatre libertés constitutionnelles : culte, enseignement,
presse, association et qu'il possède un parlement ayant à sa base
le suffrage universel ou à peu près. L'Eglise n'est libre au sein de
cette patrie libre que par le droit commun des citoyens, qui exclut
l'inscription de la koche-en-brenil 515
ses anciens privilèges et immunités. » Ces quatre libertés, ce droit
commun, cette religion ne possédant pas d'autre franchise que la
pensée humaine, cette Eglise ne jouissant pas d'autres droits que
le droit personnel du citoyen : tout cela, c'est le libéralisme et le
plus cru.
Quant au pacte que les associés ont juré de nouveau, il avait
pour but leur consécration à Dieu et à la liberté. Ce dernier point
a été trop peu remarqué ; c'est peut-être le point capital. Les visi-
teurs de Montalembert, à son château de la Roche, ne se rencon-
traient point pour la première fois ; ils étaient unis d'amitié depuis
longtemps ; et depuis 1854 au moins, ils formaient un groupe
connu de catholiques libéraux très explicites dans l'expression de
leurs sentiments, très hardis dans la défense de leurs convictions.
A cette date, depuis huit ans, ils avaient adopté la revue men-
suelle : Le Correspondant, pour leur organe officiel. Chaque mem-
bre de la petite chapelle y venait officier à son tour. Falloux,
Broglie, Cochin, Ozanam, Foisset, Montalembert formaient le con-
seil de rédaction ; et, dans leurs articles respectifs, distillaient, à
qui mieux mieux, les drogues du libéralisme. En se rencontrant à
la Roche-en-Brenil, ils étaient là, comme un état-major qui tient
conseil ; ils se communiquaient leurs idées, leurs projets d'ouvra-
ges, leurs plans de campagne. Au pied de la lettre, ils faisaient ce
que font de temps en temps les directeurs de journaux : ils délibé-
raient et se proposaient de continuer. Montalembert mettant cela
en épigraphie, était sans doute un peu solennel ; mais il ne men-
tait pas, lui, le moins menteur des hommes. Tout au plus^ d'après
les suites, pourrait-on dire qu'il divulguait ce que les compères
voulaient tenir caché ; il a été sincère et fidèle historien.
Dieu et la liberté signifient-ils quelque chose d'innocent comme,
par exemple, sous la Restauration : Dieu et le Roi ? Faut-il l'en-
tendre comme l'inscription gravée sur l'anneau de S. Louis: Dieu,
France et Marguerite, hors cet anel n'ai point d'amour? La dévo-
tion des nouveaux chevaliers devait-elle aussi se partager, dans
la proportion nécessaire, entre Dieu et la liberté ? Cet échappatoire
ne peut plus se plaider. Nous avons, de l'inscription, des com-
516 CHAPITRE XIX
menlaires officiels ; il est impossible d'en dégager autre chose
qu'un attachement équilibré entre la liberté et Dieu. En sorte qu'on
ne voudrait pas servir Dieu sans la liberté et qu'on ne voudrait
pas, non plus, servir la liberté sans Dieu. On prétend servir l'un
et l'autre solidairement, comme si la seconde était une émanation
divine du premier.
Tel est le langage de Montalembert dans un discours de Ma-
lines, dans ses lettres et dans son abominable écrit : L'Espagne et
la liberté. Le duc de Broglie a été aussi loin, lorsqu'il compare la
religion et la liberté à deux puissances suprêmes qui ont peur
Tune de l'autre et que leurs partisans doivent contraindre à se
mettre d'accord. Falloux les dépasse, si possible, quand il appelle
Dieu et la liberté, les deux pôles du monde. Foissel s'exprime de
la même façon, dans la Vie du P. Lacordaire, et Cochin nous dit
que le plus ardent des conjurés, sur son lit de mort, emportait
dans l'autre monde un cuisant regret, le regret de n'avoir pas vu
sur la terre la réconciliation de l'Eglise catholique avec la liberté
moderne.
Ces témoignages acquis à l'histoire, — et il serait trop facile
d'en multiplier le nombre, — il y a, dans l'inscription de la Roche-
en-Brenil et le pacte renouvelé par l'assistance, tout ce qu'il faut
pour constituer une secte. S'engager, en effet, à défendre exclusi-
vement une nouvelle liberté del'Eglise, qui consisterait seulement
dans la jouissance des quatre libertés constitutionnelles, avec la
machine parlementaire du suffrage public au-dessous ; se -dévouer,
par un pacte, à servir ensemble Dieu et la liberté comme deux
puissances souveraines dorénavant inséparables dans leurs mani-
festations terrestres : il y a là certainement une nouveauté dans
l'Eglise, une invention hérétique, quelque chose dont la tradition
ne renferme pas le germe, par conséquent une erreur-mère qui
doit enfanter un schisme.
Ce schisme est d'autant plus coupable qu'on sait mieux son his-
toire. Cette histoire date de 89 et ne remonte guère plus haut que
cette hégire. Le Dieu et la liberté de la Roche-en-Brenil ! qui donc
a le premier prononcé ce monstrueux accouplement? C'est le pa-
l'inscription de la roche-en-brenil 517
triarche de Ferney bénissant le fils de Franklin et l'armant che-
valier de la société moderne. Qui a repris cette bénédiction de
Voltaire, oubliée depuis la révolution ? qui l'a traduite de l'anglais,
sa première langue? C'est l'abbé de Lamennais, arborant cette
épigraphe en tête de son journal ïAvenir, condamné depuis par
Grégoire XVI? Qui a relevé cette devise de l'anathème souslequel
elle gisait à terre, qui lui a conféré les honneurs de la langue li-
turgique en la gravant en latin sur la pierre de la Roche-en-Brenil :
Deo et libertali ? On ne le sait que trop. Ni les hontes de Voltaire,
ni la chute du solitaire de la Chennaie, ni la condamnation du
Souverain Pontife, n'ont pu empêcher ce scandale. Le Syllabus
a-t-il eu, au moins, la puissance de l'abolir ? Pas davantage. L'ins-
cription a survécu six ans sous la garde de Montalembert, huit
ans sous la garde de Cochin, qui l'invoquait dans l'éloge funèbre
de son ami, dix ans sous la garde de Falloux, qui ose bien, dans le
Correspoyidant de 1874, parler encore des deux pôles du monde
religieux, moral et politique : Dieu et la liberté.
Dieu et la liberté ! C'était aussi un mot d'ordre de la franc-ma-
çonnerie. La franc-maçonnerie rendait hommage au grand archi-
tecte de l'univers, mais ne lui demandait qu'une chose, le droit,
le pouvoir , la liberté de s'abandonner à toutes ses passions.
L'affranchissement des passions, la réhabilitation de la chair,
c'était la liberté et le droit : Dieu n'était plus que le témoin im-
puissant du désordre, un roi désarmé, contraint, par le progrès
des temps, d'assister muet à la dégradation de l'homme et de
subir tous les outrages de l'indifférence. Mais ce Dieu avachi
n'était qu'un Dieu spéculatif, presque fantastique, bon tout au
plus comme machine de guerre contre Jésus-Christ et son Eglise.
Depuis, ils ont renié Dieu et ils l'ont mis de côté. La liberté
suffit à leur philosophie, à leur morale et à leur politique. La
liberté, c'est la mise a néant de la religion et la proscription de
l'Eglise. La liberté, ce sont les congrégations religieuses confis-
quées, les moines proscrits, les curés sac au dos, les oblations des
fidèles soumises à la gestion de l'Etat, l'école neutre livrée au
diable, les hôpitaux et les hospices laïcisés, les orphelinats trans-
518 CHAPITRE XIX
formés en porcheries, les cimetières expurgés de la croix, le monde
entier livré à Satan.
Viens, Satan, le calomnié des prêtres! La liberté, qui couvre
Jésus-Christ de son anathème, va t'ériger des autels. C'est l'abou-
tissement de la formule : Dieu et la liberté.
CHAPITRE XX
LES CATHOLIQUES LIBERAUX A MALINES.
Du 18 au 22 août 1863 et du 29 août au 3 septembre 1864, les
catholiques du monde entier, ou, du moins, les plus éminents
d'entre eux, courant sur les brisées des catholiques allemands, se
réunirent à Matines^ en Belgique. Dans ces assemblées générales,
le but était d'étudier ensemble toutes les questions qui intéressent
TEglise, et, sans déroger au respect dû au pouvoir hiérarchique,
de se concerter sur les conclusions à prendre, sur les résolutions à
intervenir. Pour atteindre ce but, on avait pris d'avance l'agré-
ment de l'autorité ecclésiastique et pris, près du pouvoir civil,
toutes les provisions légales. En soi, l'idée n'était pas mauvaise :
il est toujours bon de se voir et de s'entendre : mais la chose
n'était pas sans péril. Les hommes isolés sont plus sages ; réunis,
ils se communiquent un certain magnétisme, s'impriment une
certaine impulsion qui ne cadrent pas toujours parfaitement avec
la sage prudence. La nouveauté de l'initiative avait inspiré un
grand enthousiasme ; il y eut foule, surtout de France. L'assem-
blée s'ouvrit par des actes de religion et s'inaugura, comme elle
devait se clore, par de grands discours. Dans l'intervalle des so-
lennités, il y eut, de la part des hommes d'une exceptionnelle
compétence, de sérieuses études. C'est de quoi on s'est occupé le
moins et c'est par là surtout que les congrès ont leur importance
pratique.
Le premier Congrès s'était partagé en cinq sections. La pre-
mière, consacrée aux œuvres religieuses, s'occupa du denier de
Saint-Pierre, des zouaves pontificaux, de l'enterrement des pau-
vres, de la sanctification du dimanche, de la propagation de la
520 CUAFITRE XX
*
foi, de l'éreclion à Londres d'un séminaire pour les missions, de la
mission de l'Herzégovine, d'une église catholique à Saint-Péters-
bourg, d'une mission belge en Chine et des pèlerinages à Rome.
— La seconde section, affectée aux œuvi'es cliaritables, étudia
les œuvres libres et les obstacles qu'elles rencontrent, les entre-
prises qui correspondent aux besoins les plus urgents, la société
de Saint Vincent-de-Paul, l'œuvre de François-Xavier et du com-
pagnonnage de l'abbé Kœlping, le projet d'une maison de retraite,
enfin les œuvres de miséricorde et des mères de famille. — La
troisième section, formée pour l'instruction et l'éducation chré-
tiennes, chercha les moyens de propager l'enseignement et les
écoles catholiques, de répandre les bons livres, de former des
bibliothèques, d'instruire les sourds-muets, de créer à Louvain
une école des mines, et de constituer, pour tout l'univers, une
académie catholique. — La quatrième section, vouée à l'art chré-
tien, s'occupe de son enseignement et de sa diffusion, de l'archéo-
logie, de la décoration des églises, des œuvres d'imagination et
de critique autant qu'elles peuvent trouver place dans les églises,
et delà réédification de la basilique de Saint-Martin à Tours. —
La cinquième section, pour la liberté religieuse, s'enquiert de la
publicité, de l'association, de la correspondance, de la statistique,
des cercles et de divers autres sujets relatifs à l'intérêt général de
l'Eglise.
Le second congrès se partagea également en cinq sections. La
première, pour les œuvres religieuses, s'occupa des ordres monas-
tiques, des associations catholiques, de la fondation d'une société
en Irlande pour combattre la propagande protestante, du denier
de Saint-Pierre, de l'extension des pèlerinages, enfin des moyens
de confirmer les populations dans la foi et dans la pratique chré-
tiennes. — La seconde section, dite d'économie chrétienne, dis-,
cuta sur l'intervention de l'autorité publique dans les quêtes, sur|
l'organisation de l'industrie moderne, sur la condition des fem-
mes dans la classe ouvrière, sur l'emprisonnement cellulaire, sur
la mutualité et l'association, sur le compagnonnage et le patro-
nage, sur les moyens de combattre l'intempérance et d'améliorer
LES CATUOLIQUES LIBÉRAUX A MALINES 521
les habitations d'ouvriers. — La troisième section examina la
combinaison de l'instruction primaire avec renseignement profes-
sionnel, l'emploi des classiques païens dans les humanités, et
l'enseignement de l'économie politique. — La quatrième section,
vouée à l'art, revendique l'application des règles morales aux
œuvres d'art et de littérature, cherche des moyens de moraliser
l'art, traite de l'imagerie religieuse, du moulage des œuvres de
sculpture, de l'intervention de l'Etat en matière d'art et de la
mission, dans les arts et les lettres, de l'association libre ; une
sous-section agile les questions de plain-chant et de musique re-
ligieuse. — La cinquième section, sur la liberté religieuse, discute
le problème d'un journal international, des publications catholi-
ques, du colportage, des moyens de rectifier les erreurs et de re-
pousser les mensonges, du cadre d'une statistique catholique et de
divers concours d'art et de propagande.
C'est par ces études, disons-nous, que les congrès peuvent être
précieux. Ces assemblées sont comme les veillées d'armes de sol-
dats de la sainte Eglise, le concert préparatoire aux luttes à sou-
tenir pour la vérité. Mais un enfant gâté du parti libéral, dans ses
Notes et souvenirs^ l'abbé Rouquette, nous apprend que la plus
large fart avait été laissée aux partisans du catholicisme libéral ;
il ajoute naïvement que -< l'évêque d'Orléans et Falloux se passè-
rent réciproquement Vencensoir et en usèrent aussi très réciproque-
ment ». Là n'est pas le mal ; le mal, c'est que les catholiques libé-
raux de France se donnèrent rendez-vous à Malines et y distillèrent
leur erreur avec le plus d'entrain et la plus singulière crudité.
Le petit cénacle bourguignon s'était ouvert en octobre 1862 ;
l'inscription de la Roche-en-Brenil avait été gravée dans les pre-
miers mois de 1863 ; le 18 août de la même année se réunissait le
congrès de Malines. Montalembert était tout plein des lumières et
des flammes de son couvent domestique. Or, quel sujet va-t-il
traiter dans son discours? L'Eglise libre dans l'Etat libre : la pro-
pre formule de l'inscription devient sa thèse de propagande. Plus
répandu en français qu'en épigraphie, un seul discours ne lui suffît
pas, il lui en faut deux, maintenant écoutons :
522 (JUAPITKE XX
« C'est à la Belgique que nous avons emprunté les exemples,
les idées, les solutions, réunis dans une formule déjà célèbre :
L'Eglise libre dans TEtat libre, et qui, pour en avoir été dé-
robée par un grand coupable, n'en reste pas moins le symbole
de nos convictions et de nos espérances. En arborant cette devise,
nous entendons réclamer la liberté de l'Eglise, fondée sur les liber-
tés publiques... La Belgique, catholique et libérale, a trouvé la
solution la plus difficile du monde nouveau. Elle a compris les
conditions nouvelles de la vie publique et l'indépendance réciproque
du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel... Elle a gravé tou^
les principes de la liberté moderne dans sa glorieuse constitution,
la meilleure des continents européens (pour ne pas faire tort à
l'Amérique).
<( Ce régime de liberté et de responsabilité, qui enseigne à
l'homme l'art de se confier en soi et de se contrôler soi-même,
c'est ce qui manque le plus, en dehors de la Belgique, aux catho-
liques modernes... Les catholiques sont inférieurs à leurs adver-
saires, parce qu'ils n'ont pas encore pris leur parti de la grande
révolution qui a enfanté la société moderne, la vie moderne des
peuples... Elle leur a fait peur. (On aurait peur à moins.) /)fl/î.9
Vordre ancien^ les catholiques n'ont rien à regretter ; dans Tordre
nouveau, rien à redouter... Quand je parle de liberté, j'entends la
liberté tout entière, la liberté fondée sur V égalité et le droit com-
mun... L'avenir de la société dépend de ces deux problèmes : cor-
riger la démocratie par la liberté, concilier le catholicisme avec
la démocratie. »
Le libéralisme, d'après Montalembert, est un symbole qui va
ajouter une douzaine d'articles au symbole des Apôtres ; il a
trouvé la solution la plus difficile des temps nouveaux ; il accepte
tous les principes de la liberté moderne; il asseoit l'Eglise sur le
droit commun et ne s'aperçoit pas qu'il dépouille l'Eglise de son
droit propre, de son droit divin. Et l'orateur répète vingt fois
qu'il ne veut pas faire de théologie. De la théologie, en voilà et de
la pire. Pour dogmatiser si légèrement, Montalembert peut suffire;
mais pour concilier le catholicisme avec le libéralisme, il faudrait,
ce semble, l'intervention du Pape.
LES CATHOLIQUES LIBÉRAUX A MALIiNES 523
« Pour mettre à couvert des orages du temps Pindépendance du
pouvoir spirituel, proclamons, en toute occasion, l'indépendance
du pouvoir civil... Dieu n'aime rien tant au monde que la liberté
de son Eglise, a dit S. Anselme. La liberté est donc pour elle le
premier des biens. Mais l'Eglise ne peut être libre qu'au sein de
la liberté générale... Pour moi, je l'avoue franchement: dans cette
solidarité de la liberté du catholicisme avec la liberté publique, je
vois un progrès réel. Je conçois très bien qu'on en juge autre-
ment ; mais je regimbe dès qu'on prétend ériger les regrets en
règle de conscience. »
Monlalembert déraisonne jusqu'à Tabsurde, lorsqu'il fonde la
paix de l'Eglise sur l'indépendance du pouvoir civil. La séparation
de l'Eglise etde l'Etat, c'est le divorce, et le divorce, c'est la guerre.
La liberté dont S. Anselme prête à Dieu l'amour, c'est la liberté
fondée sur l'immunité de droit divin, non pas la liberté moderne.
L'ancienne liberté, c'était la liberté à laquelle l'Eglise, comme telle,
a droit strict ; la liberté moderne n'est pas un droit dont l'Eglise
puisse effectuer la revendication, sauf par un ar^umeni ad hominem ;
c'est une grâce qu'elle possède dans la personne de ses enfants,
mais ses enfants n'en jouissent qu'autant que la fortune politique
du pays leur en assure la jouissance. Avec la centralisation admi-
nistrative, avec l'esprit révolutionnaire de la démocratie, avec la
corruption et l'indifférentisme des masses populaires, les catholi-
ques courent toutes chances de perdre la liberté moderne, soit dans
les élections, soit dans les disputes parlementaires. C'est d'ordi-
naire dans les pays qu'on dit libres, que les catholiques sont plus
esclaves.
« Henri IV, poursuit Montalembert, introduisit, en France, la
liberté de conscience, sous une forme incomplète, mais la seule que
pût supporter la société d'alors : il donna l'édit de Nantes. Aussi-
tôt éclata cette magnifique efflorescence dugénie, de la discipline,
de l'éloquence, de la piété et delà charité catholique, qui place le
dix-septième siècle au premier rang des grandssiècles de l'Eglise...
La révocation de l'édit de Nantes ne donna pas seulement le signal
d'une odieuse persécution, elle fut une des principales causes du
524 CHAPITRE XX
relâchement du clei'gé. La foi et les mœurs disparaissent graduel-
lement quand la Révolution vint proscrire l'Eglise. »
L'édit de Nantes est une concession excessive et maladroite que
Richelieu dut combattre et que Louis XIV dut supprimer : Monta-
lembert, foulant ces deux grandeurs, oublie sa condition, attribue
les grandeurs du XVII® siècle à l'édit de Nantes, c'est une pauvreté
qui ne demande pas de réponse. Croire que la révocation de cet
édit fut une des causes principales du relâchement de Tordre sa-
cerdotal, cela, non plus, n'exige pas de réfutation. C'est l'igno-
rance pure s'élevant, avec audace ou avec naïveté, jusqu'au dog-
matisme. Comment nous plaindre des forbans qui maltraitentnotre
histoire, si les catholiques libéraux la traitent avec cette désinvol-
ture ?
« Je ne vais pas jusqu'à prétendre que la religion seule puisse
suffire à défendre le monde moderne de la ruine qui le menace.
(Quelle impiété !) L'exemple de l'empire romain devenu chrétien
et tombé sous le nom de bas-empire au dernier rang du mépris,
me préserverait de cette illusion. »
L'empire romain n'est pas devenu chrétien ; il a, au contraire,
violé tous les principes de la foi, outragé les mœurs chrétiennes,
méconnu la constitution de l'Eglise et supprimé ses droits. Tant
qu'il dura, les grandes âmes cherchèrent, dans le désert, un abri
pour leur vertu. Dieu le réprouva et Jean, dit Bossuet, chante sa
ruine. Quant au bas-empire, le dire chrétien, c'est encore un acte
de haute ignorance. Le bas-empire était bas sous tous les rap-
ports ; il était trop bas pour connaître autre chose que l'hérésie,
pour ne pas aboutir au schisme et finir dans les ténèbres et dans
la honte.
« Le catholicisme n'a rien à redouter de la démocratie libérale,
il a tout à espérer du développement des libertés qu'elle comporte.
Le catholicisme a tout intérêt à combattre, pour son propre comp-
te, ce qui menace et compromet la société moderne et la liberté...
Toutes les extensions de la liberté civile et politique, sont favora-
bles à l'Eglise ; toutes les restrictions tourneront contre elle. Quelle
est donc la liberté moderne qui ne soit désormais ou nécessaire
LES CATUOLIQUES LIBÉRAUX A MALINES 525
OU très Lilile à l'Eglise? C'est pourquoi, il ne faut pas cesser de
redire ces fortes paroles, écrites il y a vingt ans, par celui qui est
devenu le plus illustre de nos évêques, Mgr Dupanloup et dont
chaque jour écoulé depuis lors, n'a pu qu'accroître la glorieuse
autorité : « Ces libertés si chères à ceux qui nous accusent de ne
pas les aimer, nous \q?> proclamons^ nous les invoquons pour nous
comme pour les autres. Nous acceptons, nous invoquons les prin-
cipes et les libertés proclamés en 89. >>
Voilà bien la formule du catholicisme libéral. Si l'Eglise ne s'i-
dentifie pas avec les quatre libertés de pensée, de conscience, de
presse et de culte, du moins elle les proclame comme vérité, elle
les accepte comme formule de droit, elle les invoque comme palla-
dium, elle les défend comme bouclier de la religion. Or, les qua-
tre libertés ne sont que des concessions au malheur des temps et
à la malice des hommes ; elles sont la négation du droit divin de
la sainte Eglise ; elles n'ont que momentanément servi sa cause ;
elles ont été surtout utiles pour la combattre et l'opprimer. La-
grange protestant contre le sens de l'inscription de la Roche-en-
Urenil, ne fait plus, ici, que figure d'ignorant ou de maladroit.
« En venant ici, je me suis arrêté, comme toujours, avec une
émotion profonde, devant le monument du congrès et de la cons-
titution, élevé à votre indépendance nationale par les mains de la
liberté satisfaite. Au-dessous de la statue du roi, j'ai vu quatre
autres statues qui représentent les quatre autres libertés que vo-
tre constitution a données à la Belgique pour patrimoine, et au
monde pour exemple : la liberté d'enseignement, la liberté d'asso-
ciation, la liberté de la presse, la liberté des cultes. Il n'y a pas
une seule de ces libertés qui, aujourd'hui comme en 1830, ne nous
soient indispensables, à nous, à tous, à tous les catholiques du
monde ! »
Le discours de Malines est la suite chronologique, logique et
théologique de l'inscription de la Hoche-en-Brenil. L'auteur de
l'inscription en donne le commentaire authentique, en vertu de
son autorité propre et de son incontestable savoir. Montalembert
est dans le faux jusqu'au cou, jusque par-dessus la tête ; mais il
5^6 CHAPITRE XX
ne dissimule pas, il n'équivoqiie pas, il ne plaide pas les circons-
tances atténuantes ; il se fait gloire, au contraire, de ses aberra-
tions.
A la liberté des cultes, naturellement « la plus aimée, la plus
sacrée, la plus précieuse, la plus légitime, la plus nécessaire »,
aux yeux de l'Eglise libre dans l'Etat libre, Monlalembert consa-
cre son second discours. A son avis, nous arrivons à la plénitude
des temps. Le passé du monde était une période d'enfance et de
protection ; l'ère nouvelle, l'ère de l'émancipation commence.
« Pour condamner le passé, il faudrait ne lui rien devoir...
L'Europe lui doit d'être demeurée chrétienne. Mais c'est précisé-
ment pour cela que la justice agrandi dans les âmes et que la li-
berté peut enfin s'établir dans les faits. C'est précisément quand la
tutelle a été efficace que l'enfant devient digne d'en être affranchi,
et qu'il peut unir à une vive reconnaissance le droit de s'en passer. »
Si la justice surnaturelle était si fortement établie dans les
âmes, que la liberté extérieure en soit l'irradiation nécessaire,
nous ne songerions pas à nous en plaindre. C'est le contraire qu'on
veut ; on veut la liberté pour se passer de justice et s'en affran-
chir ; on veut la liberté pour avoir le droit de se passer de l'Eglise,
de la repousser et, à la fin, de l'anéantir. C'est pourquoi la liberté
des cultes fait peur aux catholiques.
« Si l'on recherche les motifs de cet effroi, on pourra les rame-
ner à trois principaux : les catholiques la croient d'origine anti-
chrétienne; ils la voient surtout invoquée par les ennemis de
KEglise ; ils croient avoir plus à y perdre qu'à y gagner. De ces
trois objections, je ne sais vraiment laquelle est la moins fondée^
et la plus chimérique. Je les conteste toutes les trois de toute V(
nergie de mon âme. Non, la liberté de conscience n'a pas ui
origine anti-chrétienne, elle a, au contraire, la même origine que
christianisme et l'Eglise... C'est par elle et pour elle que l'Egllï
a été fondée... C'est par elle et avec elle seule que l'Eglise a faj
toutes ses conquêtes. L'avenir, sur ce point, répondra au passé.
Tout à l'heure, l'orateur nous disait que la liberté n'a pu s'éU
IWv que tardivement, parce que la justice ne s'était pas suffisam^
LES CATHOLIQUES LIBÉRAUX A MALINES 5^7
ment ancrée dans les âmes. Maintenant, il n'y a jamais eu de
tutelle, la liberté est née avec l'Eglise ; c'est, par elle, que le
monde s'est converti et que le christianisme a effectué toutes ses
conquêtes. Mais alors il est bien étonnant que les catholiques, les
prêtres, les évêques ignorent, à ce point, l'institution de l'Eglise
et son histoire. Non, ils ne l'ignorent pas ; l'Eglise s'est établie en
revendiquant son droit divin ; elle a versé son sang, prêché l'E-
vangile, constitué le monde chrétien et refusé la liberté aux pas-
sions des hommes. Les passions ont repris depuis Luther leur
liberté; elles ne l'exercent que contre la religion et l'Eglise,
d'abord en demandant le droit de ne pas subir leur autorité, en-
suite en prenant le droit de les détruire. Tel est l'enseignement
de l'histoire.
u Le code pénal contre les catholiques anglais et irlandais ; les
lois qui ont suivi la constitution civile du clergé en France, suffi-
sent pour montrer à quels attentats la foi catholique est exposée
sous l'empire de législations qui méconnaissent la liberté religieu-
se. Ah I sans doute, l'histoire du catholicisme n'est pas pure de
cette tache ; elle a aussi plus d'une page sanglante et à jamais re-
grettable. »
La conclusion à tirer, c'est qu'il n'y a pas, sur la terre, de so-
ciété divine ; qu'il y a seulement des systèmes en présence, systè-
mes également plausibles, également fondés en droit, tous par la
faiblesse de leurs adeptes, persécuteurs. Par sa liberté moderne,
l'orateur les empêche de s'entre-tuer. xMais s'il y a, en présence,
une société légitime et des erreurs illégitimes, la situation change
du tout au tout. La société légitime réprime justement les écarts ;
Terreur, en persécutant cette société, commet un crime, digne de
pitié. Au nom de son principe, elle devrait tout tolérer ; au nom
du nôtre, nous devons repousser toutes les erreurs, même par la
force.
L'orateur nous rappelle qu'à Rome, les deux pouvoirs sont dans
la même main, pour qu'ils soient distincts partout ailleurs et,de
fait, séparés. Pourquoi le pape n'a-t-il pas donné à l'Italie, en par-
ticulier à ses Etats, cette liberté des cultes qui a été créée et mise
S28 CHAPITRE XX
au monde par saint Pierre? Pourquoi a-t-il prétendu établir à
Rome, « un blocus hermétique contre l'esprit moderne?
« L'Espagne et l'Italie, ces paradis de l'absolutisme religieux,
sont devenus le scandale et le désespoir de tous les catholiques. »
Pourquoi le Pape, qui le pouvait, n'a-t-il pas prêché la croisade
en faveur des quatre glorieuses libertés.
L'orateur cite à contre-sens le comte de Maistre ; avec plus de
raison, Fraysinous et les sept évêques, signataires, en 1863, d'une
adresse aux électeurs. J. de iMaistre est le théoricien le plus ferme
de l'absolutisme religieux ; le gallican Fraysinous est aux anti-
podes de J. de Maistre. Des sept évêques du tiers parti, cinq aban-
donnèrent leur acte, le sixième mourut; le septième, Dupanloup,
resta seul échoué sur la quille de son navire brisé, dont il enten-
dait bien se faire un piédestal.
(( Voilà de quoi mettre à l'abri de tout soupçon d'hérésie, les
partisans de la liberté de conscience et de la liberté politique. Je
sais bien que plus d'une de ces déclarations a été promulguée dans
des circonstances critiques... Maisje n'admets pas qu'on ait pu arbo-
rer ces généreux principes pour les besoins du moment, sauf à les
renier lorsqu'on se trouvera dans un autre camp.
L'orateur a raison. 11 n'y avait pas d'ambitieux parmi les prélats ;
mais il y avait des hommes faillibles, qui ont senti, comme Augus-
tin, le besoin de se rétracter.
<( Chacun est libre de trouver Tétat moderne préférable à celui
qui l'a précédé ; j'arbore bien hautcette préférence. Ce n'est pas, du
reste, que je veuille faire de ce régime nouveau l'état normal de
la société, car je ne connais pas d'état normal. J'attends qu'on
veuille bien me montrer, dans l'histoire, un temps et un pays où
ce prétendu état normal ait existé. »
Ridicule sophisme ou haute ignorance ! Pour les individus et pour
les peuples, il y a un état normal, et, en principe, une loi de per-
fection. C'est le devoir des peuples et aussi des individus, de tendre
sans cesse à cette perfection, d'aspirer à cet état. Que si, par fai-
blesse d'esprit ou défaillance de cœur, ils n'y parviennent pas tou-
jours, et, lorsqu'ils y parviennent, n'y restent pas longtemps, s'en-
LES CATHOLIQUES LIBÉRAUX A MALIiNES 529
suit-il qu'ils aient le droit de tourner le dos à la vérité, à la vertu
et à la justice. Les délits et les crinies n'empêchent pas la sagesse
du Code; les prévarications des peuples ne peuvent prévaloir contre
l'autorité sainte de l'Evangile.
« Répétons ces immortelles paroles de notre grand et cher La-
cordaire : « Entendez-le bien, catholiques ; si vous voulez la liberté
pour vous, il faut la vouloir pour tous les hommes et sous tous les
cieux. Si vous ne la demandez que pour vous, on ne vous l'accor-
dera jamais. Donnez-la où vous êtes les maîtres, afin qu'on vous la
donne là où vous êtes esclaves. »
Quand Lacordaire commettait cet excès de parole, il ne s'occu-
pait pas de savoir comment il relierait son libéralisme au passé de
l'Eglise ; comment il éviterait de tomber dans l'anarchie ; et com-
bien peu il respectait Pie IX, chef d'Etat, indocile à ses conseils.
« Je dirais volontiers des entreprises engagées par les catholi-
ques libéraux ce qu'on a dit des Croisades : chacune, prise en soi.
a échoué, mais toutes ont réussi. Une opinion catholique libérale
s'est fondée, elle existe partout, elle grandit chaque jour un peu. »
Montalembert confesse donc qu'il y a eu des entreprises catho-
liques libérales et qu'elles ont toutes échoué : Habemus confîtenlem
reum. Quant au succès général qu'elles ont obtenu, on ne peut nier
qu'elles aient troublé les esprits, affolé des consciences, égaré une
certaine portion delà jeunesse. Mais Rome, pour contrecarrer ces
entreprises, n'a épargné ni les conseils, ni les exhortations, ni les
enseignements dogmatiques. Les libéraux, qui se disent soumis à
l'infaillible autorité, qu'ils contesteront bientôt, n'ont rien entendu.
Il n'y a pires sourds, dit le proverbe, que ceux qui ne veulent pas
entendre.
Et qu'on ne dise pas que ces frasques de Montalembert tiennent
à son esprit exalté et aventureux. La petite église libérale comptait
une demi-douzaine d'apôtres. Sur six, cinq étaient à Matines; pas
un ne désavoua Montalembert ; tous célébrèrent les hautes vérités
proclamées par l'éloquent orateur ; tous plaignirent la France de
ne pas posséder les libertés de la Belgique ; tous, à Matines et ail-
leurs, dirent équivalemment la même chose que Montalembert. Le
34
530 CHAPITRE XX
fait est tellement notoire, qu'il est superflu d'en multiplier les preu-
ves. De tous, on peut dire ce que Broglie disait à Lacordaire et ce
que Lavedan disait de Dupanloup : la conciliation de la France
moderne avec ses libertés, c'était sa pensée la plus chère et l'un
des thèmes favoris de ses instructions.
Je ne dis plus rien du second discours de Montalembert, conçu
dans le même but que le précédent, pour innocenter la liberté des
cultes, après avoir innocenté les trois autres libertés. Nous avons
mieux.
Après la publication du Syllabiis, contradiction absolue et con-
damnation formelle des deux discours de Montalembert à Malines,
les Jésuites de la Civilta publièrent de nombreux articles, non pas
pour adultérer, comme Dupanloup, le sens de ce document, mais
pour en donner le vrai sens et justifier cette juste interprétation.
Il faut entendre comment Montalembert les traite en 1868:
« Les jésuites de Rome, dit-il, prennent chaque jour à tâche
en défendant l'Eglise, et le Saint-Siège, à' outrager la raison, la
justice et l'honneur.
« Je ne peux ni ne veux me taire sur les monstrueux articles de
la Civiltà cattolica publiés en cette même année 1868 contre la
liberté en général et précisément contre les libéraux catholiques
qui ont eu la naïveté comme moi de faire valoir et triompher à la
tribune parlementaire le droit public des jésuites, au nom de la
liberté.
« D'après les pères de la Civiltà cattolica, l'Eglise ne peut
coexister avec aucune liberté moderne. C'est M. Renan parmi les
publicistes contemporains qui, toujours selon eux, a le premier et
le mieux compris la vérité quand il a proclamé, dès 1848, que
l'Eglise n'a jamais été tolérante et ne le sera jamais, et qu'un ca-
tholique libéral ou un libéral catholique ne pouvait être qu'un
hypocrite ou qu'un sot. Nous autres qui en cette même année
1848 et 1849 réclamions et obtenions le droit d'enseigner pour les
jésuites, comme pour tous les autres Français au nom de la li-
berté et de la tolérance, nous n'étions pas de bonne foi, car aucun
catholique libéral ne peut être de bonne foi ; nous sommes le juste
LES CATHOLIQUES LIBÉRAUX A MALINES 531
objet de la dérision et des catholiques qui ne sont pas libéraux et
des libéraux qui ne sont pas catholiques,
« Pour bien servir la cause catholique dans la seconde moitié
du XIXe siècle, il n'y a rien de tel que d'étaler aux yeux de l'Eu-
rope contemporaine toutes les théories et tous les exemples de
persécution que l'on peut découvrir dans le moyen âge et de les
justifier en les plaçant sous l'étiquette d'un pape ou d'un saint.
Pour l'Espagne, par exemple, il faut avoir soin avec un à-propos
divinatoire de remettre une certaine instruction de saint Pie V
au nonce accrédité près de Philippe II pour déplorer la mollesse
de ce roi dans la poursuite des hérétiques et pour insister sur la
nécessité de leur infliger des châtiments temporels.
(( En thèse générale, il faut déclarer tout haut et tout net qu'il
n'y a pas de liberté moderne qui ne soit en elle-même une chose
déréglée, pernicieuse, « mortelle en ses effets », non pas la li-
berté absolue et illimitée, mais telle liberté en soi est une peste,
une peste spirituelle et bien plus funeste que la peste corporelle ;
le tout assaisonné de citations, de définitions et de dissertations
théologiques, que l'on a parfaitement résumées en bon français
ainsi qu'il suit :
« 11 n'y a pas de liberté saine, toute liberté est une maladie ; il
n'y a pas de liberté sage, toute liberté est un délire. Il n'y a pas
une bonne et une mauvaise liberté de la presse, c'est toute liberté
de la presse qui est, en elle-même, essentiellement mauvaise. Il
n'y a pas une bonne et une mauvaise liberté de conscience, c'est
la liberté de conscience, qui porte en elle-même sa propre con-
damnation. Il n'y a pas une bonne et utie mauvaise liberté des
cultes. C'est la liberté des cultes qui doit (être réprouvée en elle-
même d'une manière absolue, et ainsi de suite pour toutes les li-
bertés, toutes les franchises, toutes les émancipations dont se glo-
rifie la société moderne.
<( Sur quoi je remarque que, quand mes contemporains et moi,
nous avons réclamé pendant vingt ans, à la Chambre des pairs, à
la Chambre des députés et à l'Assemblée nationale, au profit de
l'Eglise et spécialement des jésuites, la liberté d'enseignement et
533 CHAPITRE XX
d'associaLion, c'était uniquement au nom et au moyen des chartes
et des constitutions modernes, au nom de la liberté moderne, de
la liberté de conscience et au moyen de la liberté de la presse
comme de la tribune.
« Nous avions tous tort alors, cela est clair. En bonne théologie,
M. Renan seul avait raison lui et ses pareils qui soutenaient que
le catholicisme et surtout les jésuites étaient absolument incompa-
tibles avec la liberté ! Seulement il fallait nous le dire alors. C'é-
tait alors et non pas maintenant qu'il fallait nous apprendre que la
liberté est une peste, au lieu d'en profiter grâce à nous, pour venir
vingt ans après l'insulter et la renier en même temps que nous.
« J'ai passé depuis longtemps l'âge des mécomptes et des émo-
tions passionnées, mais j'avoue que, à la lecture de ces palinodies
effrontées, j'en ai rougi jusqu'au blanc des yeux et frémi jusqu'au
bout des ongles. Je ne suis plus assez enfant pour me plaindre de
l'ingratitude des hommes en général et des jésuites en particulier,
mais je dis tout haut que ce Ion de faquin et de pédagogue appli-
qué à d'anciens défenseurs qui ne sont pas tous morts, à d'ancien-
nes luttes qui pourront se renouveler demain, ne convient ni à des
religieux ni à d'honnêtes gens. Cela est peut-être parfaitement or-
thodoxe, je ne suis pas juge en fait de théologie, mais je crois
l'être en fait d'honneur et d'honnêteté, et j'affirme que cela est
parfaitement malhonnête. »
« Gela est surtout parfaitement maladroit, mais c'est précisé-
ment cette maladresse qui les excuse et qui les sauve. Ils savent
sans doute ce qu'ils disent, mais ils ne savent certainement pas ce
qu'ils font. S'ils avaient l'ombre de prévoyance, je ne dis pas de
cette politique profonde et calculatrice que leur attribue le vul-
gaire, mais de ce bon sens qui sait simplement ouvrir les yeux sur
ce qui se passe dans un monde où après tout on tient beaucoup à
vivre et à prospérer, ils seraient les derniers à professer de telles
doctrines et à se créer de tels antécédents. Le passé, un passé
si rapproché de nous aurait pu et dû les éclairer, en attendant les
leçons et surtout les besoins de l'avenir.
« Si un seul jésuite, tant soit peu accrédité à Rome, s'était ex-
LES CATHOLIQUES LIBÉRAUX A MALINES 533
primé, de 1848 à 1850, comme la Civiltà de nos jours, on peut être
bien sûr que pas un seul collège de jésuites n'eût été ouvert en
France, et en outre que pas un seul soldat français n'eût marché
pour rétablir le pouvoir temporel à Rome !...
« Il faut convenir 'qu'ils ont inventé une singulière façon de ser-
vir la religion, de la faire accepter, comprendre et aimer du monde
moderne. On dirait qu'ils traitent PEglise comme une de ces bêtes
féroces que l'on promène dans les ménageries. Regardez-la bien,
semblent-ils dirent, et comprenez ce qu'elle veut, ce qui est le fond
de sa nature. Aujourd'hui elle est en cage, apprivoisée et domptée
par la force des choses, elle ne peut pas vous faire de mal quant
à présent, mais sachez bien qu'elle a des griffes et des crocs et, si
jamais elle est lâchée, on vous le fera bien voir. ^)
Cette longue citation est extraite d'un long article sur V Espa-
gne et la liberté ; cet article avait été composé pour le Correspon-
dant ; le conseil d'administration, l'estimant peu sage, peu exact,
susceptible peut-être d'attirer les censures de Rome, refusa de le
publier. Montalembert en fit tirer une épreuve qu'il distribua à
des amis du premier degré, avec charge de le faire connaître
après sa mort. Un de ces exemplaires avait été remis au P. Hyacin-
the ; le P. Hyacinthe, devenu Loyson comme devant, publia cet
article en 1876, dans la Revue suisse de Lausanne. Cet article fit
esclandre dans l'Eglise ; pour ne pas taxer Montalembert d'héré-
sie ou de sédition, il fallait le croire fou. Néanmoins Jules Morel
en fit la réfutation, une des meilleures qu'il ait écrite. La meil-
leure réfutation fut faite par la famille ; elle actionna Loyson de-
vant les tribunaux pour abus de confiance et outrage à la mémoire
de l'orateur catholique. Un jugement, conforme à sa demande,
atteignit Loyson. Triste et terrible extrémité I Pour honorer le
souvenir de Montalembert, il faut supprimer ses derniers écrits et
brûler, paraît-il, sa correspondance. L'homme qui avait dit :
« L'Eglise est une mère ! » avait écrit, quelques jours avant son
agonie : « Du pape, on a fait une idole ». Pour aller du premier
point à l'autre, il a fallu descendre bien des escaliers. Le catholi-
cisme lihéral avait tué physiquement, intellectuellement et mora-
lement ce pauvre Montalembert.
o34 CHAPITRE XX
En présence de sa tombe nous ne voulons pas oublier ses servi-
ces et taire sa gloire. A dix-sept ans, ce fils des preux, le premier
de sa famille qui ne fut pas d'épée, roulait dans sa tête mille pro-
jets d'entreprises grandioses; à vingt ans, il guerroyait dans une
aventure de la presse religieuse ; à vingt-trois ans il ouvrait une
croisade contre le vandalisme dans l'art ; à vingt-cinq ans, il
renouvelait la composition historique de la vie des saints, et pre-
nait, dans une assemblée souveraine, une place qu'il ne devait
céder qu'à la force ; encore remplaça-t-il jusqu'à la fin la parole
par la plume , le discours par le livre . Nature d'orateur et
d'homme de guerre, mélange de feu et de fer, il ne pouvait être
et il n'a été que soldat. Comme les héros de la Jérusalem délivrée,
tous ses coups ouvrent une large blessure ou emportent le mor-
ceau ; comme eux aussi ce fils des croisés ne guerroie longtemps
que contre les fils de Voltaire. Trop heureux s'il pe se fût laissé
entraîner dans le jardin où chantent les sirènes du libéralisme ;
plus heureux et dix fois plus grand, s'il ne se fût, un jour, retiré
sous la tente et n'en fût sorti que pour combattre ses compagnons
d'armes. Nous avons donc trouvé en lui-même et nous avons dû
relever ses aberrations. Ce devoir rempli, nous rendons hom-
mage au vaillant champion de l'Eglise, au paladin qui mit son
épée au service des faibles et ne se dévoua longtemps que pour les
saintes causes (1).
(1) Lorsque Pierre Mabille était curé-doyen de Villersexel, Montalembert était
avec lui en relations cordiales. A force d'instances, il décida le curé franc-
comtois à faire le voyage de Paris et lui olTrit l'hospitalité. Mabille tomba rue
du Bac un jour que Montalembert recevait ses amis en soirée. Le bon curé,
assis sur un canapé à côté de Madame, demandait naïvement le nom des visi-
teurs et donnait naïvement aussi son petit mot d'appréciation. Tout à coup,
entre, brusquement et sans aucune forme de politesse, un prêtre que naturel-
lement ne connaissait pas Mabille : « Et cet ecclésiastique, qui entre sans céré-
monie, qui est-ce ? — C'est, répond Madame, le mauvais génie de mon mari,
c'est l'abbé Dupanloup ».
CONCLUSION
Nous terminons ici ce volume. Non pas que la matière soit épui-
sée ; mais V Histoire du catholicisme libéral doit se continuer et se
compléter par VBistoire de la persécution religieuse en France.
Nous n'insistons pas ; nous n'ajoutons point : Manent opéra inter-
7mpta: nous ne les interromprons pas une minute ; ou plutôt ce
nouveau travail est à point comme étude ; il n'attend que sa ré-
daction définitive, chose aisée pour tout esprit informé et con-
vaincu.
Dans cette conclusion, nous devons rappeler brièvement la con-
duite des catholiques libéraux avant, pendant et après le Concile.
En présence de ces grandes assises de la chrétienté vous pourriez
croire que le parti libéral se pâma d'aise : c'était, à ses yeux,
Fouverture des Etats généraux de l'Eglise. Détrompez-vous. La
magnifique initiative de Pie IX lui arracha bien quelques acclama-
tions de pure forme ; mais, au fond, ce parti, ou plutôt cette fac-
tion, qui est essentiellement parleuse, quand elle vit la parole don-
née à l'épiscopat, se prit à trembler de tous ses membres. Au fait,
la coterie française du catholicisme libéral n'est qu'une petite cha-
pelle de La Roche-en-Brenil, une sorte d'église à huis-clos, dont
Dupanloup est le pontife suprême et dont tous les évêques sont
des laïques, intelligents sans doute, mais qui ne se mesurent pas
à leur condition. Ces messieurs sentirent, qu'au moment où les
vrais évêques allaient ouvrir la bouche, leur pourpre devait ins-
tantanément se décolorer et même subir une éclipse. Inde irœ.
Avant d'entrer dans le récit de cette échauffourée, dernier effort
du gallicanisme expirant, nous devons dire, au regard du Concile,
les dispositions de la France. Par France, nous n'entendons, ni le
gouvernement qui se montra plus révolutionnaire que catholique
536 GOIS'CLUSION
et plus allemand que français; ni cette faction libérale, provisoi-
rement inféodée à Napoléon III, qui, tantôt sympathique, tantôt
hostile au gouvernement, essayait, par le libéralisme, de mettre
la main dessus. Nous entendons par France, les catholiques, le
clergé unanimement fidèle et cet admirable épiscopat qui, tenté
par la fortune, sollicité par un soi-disant génie, non seulement
sut résister à cette double séduction, mais rivalisa de zèle dans
l'affirmation des droits de la Chaire apostolique.
A part quelques exceptions, plus bruyantes qu'autorisées, l'é-
piscopat professait, quant aux questions du Syllabus et à Tinfail-
libilité du Pape, la doctrine des évêques du monde entier. Mais,
en ce qui regarde la discipline, la situation des églises de France
ne ressemblait point à celle des autres provinces de la catholicité.
Ces églises devaient donc se promettre, des décisions du Concile,
des fruits abondants et salutaires. Ce point est d'une telle gravité,
qu'on peut l'appeler une question de vie et de mort.
Depuis le Concordat, la situation du clergé français est excep-
tionnelle, non seulement dans ses rapports avec le [gouvernement,
mais dans sa discipline intérieure. Le droit canon n'existe plus en
France ; il s'y rencontre encore peut-être deux douzaines de cano-
nistes. En pratique, il n'y a plus de droit pontifical. L'abolition
des bénéfices, la spoliation des biens du clergé, le traitement assi-
gné aux curés par TEtat sont les principales causes de l'oubli dans
lequel le droit canon est tombé. On a cessé de l'étudier le jour où
il n'a plus été d'aucune application pratique. Les fidèles, les prê-
tres et même un certain nombre d'évêques se préoccupent vive-
ment de cet état irrégulier, cause permanente de faiblesse, et
parfois prétexte à violence.
En conséquence, l'administration épiscopale s'exerce sur le
clergé, presque exclusivement, par des décisions ex informala
conscientia. Les nombreux recours à Rome, qui ont eu lieu depuis
cinquante ans, l'ont fait comprendre, et, en même temps, ont
prouvé, plus d'une fois, que les formes solennelles, très simples
d'ailleurs, que le droit exige dans ce genre de procédure, n'avaient
été omises que par ignorance. L'histoire atteste même que de-
CONCLUSION 537
puis Arvisenet, auteur du Memoriale vitœ sacerdotalis, jusqu'à
l'auteur ^de cette histoire, il y a, en France, un martyrologe du
clergé, une liste de prêtres immolés par la passion, non pour des
torts de conduite personnelle ou des défauts de gestion pastorale,
bien moins encore pour des erreurs de doctrine, mais uniquement
pour la probité de leurs convictions, l'éclat de leurs œuvres et
l'étendue de leurs services. Sous un régime si funeste, les églises
ne peuvent que dépérir.
Dans cette situation lamentable de l'inamovibilité ad nutum des
succursalistes, on voulait, à peu près unanimement, un retour au
régime du droit établi par le Concile de Trente et actualisé depuis
par les décrets des congrégations pontificales. On ne peut pas se
faire, parmi nous, à l'idée d'un prêtre irréprochable, en fonction
depuis quarante ou cinquante ans, louable dans son ministère,
plus louable encore pour les œuvres de son initiative privée, qu'un
vicaire général de fortune destituera un beau matin, n'appellera
pas à d'autres fonctions, privera des prérogatives curiales, mena-
cera même de lui retirer le droit de monter à l'autel et de porter
la sainte robe du sacerdoce. On ne peut pas, dis-je, s'habituer à
de si monstrueux excès ; ou s'ils passaient indemnes, on pourrait
dire : Jam fœtet : la putréfaction commence.
Les lecteurs de cette histoire ne peuvent pas ignorer que les
catholiques de France se divisent malheureusement en deux par-
tis : les catholiques sans épithète et les catholiques libéraux. La
population des campagnes est étrangère à ces divisions ; la popu-
lation des villes en subit plus ou moins l'influence. Des sentiments
divers, sinon opposés, agitaient les deux partis.
Quant aux vœux relatifs aux opérations du Concile, les catho-
liques purs, les vrais catholiques désiraient la définition dogma-
tique de l'infaillibilité pontificale et de l'assomption de la Sainte
Vierge; la mise en forme positive des condamnations du Sylla-
bus ; et le retour à ce droit canon qui éclaire par sa doctrine et
féconde par sa vertu.
Pour comprendre ces pressentiments, il n'est pas nécessaire de
rappeler les grands travaux de I^amennais, de Gousset, de Guéran-
538 CONCLUSION
ger, de Gerbet, de Parisis, de Bouix, de Rohrbacher, et de tant
d'autres que je ne nomme pas, mais que personne n'oublie. Il
suffirait de lire, au Pontifical, les cérémonies du sacre des évoques,
surtout le serment qui les lie au Souverain Pontife. Il faut assuré-
ment beaucoup de subtilité, pour concilier ensemble le texte de
ce serment avec les confusions du libéralisme et les trahisons de
l'opportunisme.
L'épiscopat français, représenté par la majorité de ses mem-
bres, s'unissait au Pape avec une parfaite unanimité de cœur el
d'esprit. L'épiscopat était avec Pie IX condamnant les propositions
du Syllabus ; avec Pie IX invoquant les saints et les martyrs qu'il
canonisait ; avec Pie IX rappelant aux princes chrétiens leurs de-
voirs sacrés ; avec Pie IX affirmant la pleine puissance que le
Pape a reçue de Jésus-Christ pour paître, enseigner, régir l'E-
glise universelle ; avec Pie IX exerçant sa plénitude d'autorité
pour faire des lois et en dispenser ; avec Pie IX maintenant au Pape
le droit de convoquer, de présider et de confirmer les conciles.
L'épiscopat, de cœur et d'esprit avec Pie IX, c'était la condamna-
tion des doctrines de 1682, du libéralisme et de toutes les pré-
tentions surannées du particularisme français. Une France nou-
velle devait sortir des décrets du Vatican.
Une série d'actes épiscopaux, dont le tome XIV® de Rohrbacher,
édition Vives, reproduit les textes, atteste cette unanimité morale
des évêques et leur espérance . Henri Plantier de Nîmes et le
prince de la Tour d'Auvergne, archevêque de Bourges, composent
deux ouvrages dans ce but. Un autre prélat réfute les craintes
des libéraux à propos du Concile. René Régnier de Cambrai et
Godefroi de Brossais-Saint-Marc de Rennes, se rangent dans la
catégorie des ultramontains fougueux, qui commence à S. Irénée,
se continue par S. Jérôme, S. Augustin, S. Ambroise, S. Thomas,
Bellarmin et toutes les écoles catholiques jusques et y compris
S. François de Sales, S. Alphonse de Liguori et Fénelon. Pierre
Mabille de Versailles, salue, dans le concile, l'obstacle providentiel
aux destructions révolutionnaires. Eusèbe Caverot de Saint-Dié,
Charles Fillion du Mans, Léonard Berlaud de Tulle, La Bouillerie
CONCLUSION 539
de Carcassonne, par des considérations diverses abondent dans le
même sens. Autrefois Soardi, Barruel, Villecourt, Gousset avaient
recueilli les témoignages des évoques français en faveur de la
principauté des Papes ; sur le seuil du Concile, nos évêques ren-
dent presque tous de semblables témoignages. Tous les siècles
en France sont d'accord sur ce chapitre ; la Scolastique et les
Pares confirment cette unanimité ; Bossuet même, malgré les appa-
rences, n'y fait pas exception.
Le premier qui vient jeter, dans ce concert, une note discor-
dante, fut le P. Hyacinthe. C'était un ex-Dominicain, devenu Carme
déchaussé et qui se déchaussa, en effet, jusqu'à se montrer sans
culotte. De son nom de famille, il s'appelait Loyson, nom bien
approprié à ses dispositions d'esprit, surtout à son défaut de fixité
et d'équilibre. Nature d'ailleurs éloquente, qui eût pu, sous une
forte direction, faire le bien, cet enfant gâté du libéralisme, con-
férencier à Notre-Dame, excellait surtout à dire des mots compro-
mettants et à lancer des boulets dans la flotte catholique. C'est
bien de lui que viennent ces phrases retentissantes : « L'organisa-
tion politique du Christianisme s'écroule dans le sang et dans la
boue » ; — « Si 89 n'existait pas, il faudrait l'inventer » ; — « C'est
un fait éclatant qu'il n'y a de place au soleil du monde civilisé que
pour trois sociétés religieuses, le catholicisme, le protestantisme,
le judaïsme » : à cela près qu'elles représentent des civilisations
peu d'accord entre elles. — Pour ces paroles désastreuses et pour
le laxisme de son enseignement, le P. Hyacinthe avait été repris,
plusieurs fois, par le préposé général de son ordre. Le 20 septem-
bre 1869, il lui répondit qu'il descendait de la chaire de Notre-
Dame, pour n'y pas porter une parole faussée par un mot d'ordre
ou mutilée par des réticences ; qu'il sortait de son couvent devenu,
pour lui, une prison de Vâme, cessait de dire la messe et jetait le
frac aux orties ; que restant d'ailleurs prêtre, il protestait contre
ces doctrines et ces pratiques, qui se disent rowames, mais ne sont
pas chrétiennes, et qui, dans leurs envahissements toujours plus
audacieux et plus funestes, tendent à chd^ngQv la constitution de
l'Eglise, le /"on^/ comme la /or^^ze de son enseignement et jusqu'à
540 CONCLUSION
Vesprit de sa piété ; qu'il s'insurgeait enfin contre l'opposition de
plus en plus radicale de l'Eglise catholique, h la nature humaine,
à la société moderne et au véritable Evangile de Jésus-Christ. —
Cette apostasie fît esclandre ; elle réjouit les libres-penseurs et
altéra les catholiques libéraux. Une fois évadé de son couvent, ce
ridicule personnage ne sut plus se fixer à rien. On le voyait aux
quatre points cardinaux, très embarrassé de lui-même, très em-
barrassant pour les autres, multipliant les écritures frivoles, pour
justifier son cas. Pour faire une fin, — la fin ordinaire des apos-
tats, — Loyson adressa, au pape, un mémoire sur les cinq plaies
de l'Eglise, notamment sur le célibat et prit femme. Prêtre marié,
il s'aboucha successivement avec les anglicans de Henri YIII, les
jansénistes de Hollande, les schismatiques d'Orient, les Hussites
d'Allemagne et les athées de Genève. Depuis, il est devenu reli-
gionnaire en chambre ; ne pas confondre avec la boutique en face.
Beaucoup de bruit, beaucoup de mouvement pour rien. Loyson
est mort ; n'en cherchez pas la cause, c'est un suicide, pour cause
de catholicisme libéral.
Au moment où le P. Hyacinthe paraissait et disparaissait, comme
une fusée ridicule, se publiait, en deux gros volumes, un ouvrage
intitulé : Du Concile général et de la paix religieuse. L'auteur était
Maret^ évêque de Sura in partihus infldelium et doyen ecclésiasti-
que de la Faculté civile de théologie, in partions Sorbonnicorum.
Cet auteur, relativement fécond et très étudié, avait marqué dans
les lettres chrétiennes : c'était un de ces auteurs savants et lourds
qu'on estime d'autant plus qu'on les lit moins; à la lecture, ils per-
dent leur prestige. En faisant, à ces écrits, une juste part de louan-
ges, l'équité oblige à certaines réserves. L'Essai sur le panthéisme
affecte une logique à outrance, qui a permis à l'adversaire de con-
tester, non sans raison, la victoire. La Théodicée chrétienne con-
tient plusieurs passages, qui, d'après un bon critique, Adolphe
Peltier, s'écartent sensiblement de la théodicée catholique. La
Dignité de la raison humaine témoigne certaines complaisances,
assurément fort habiles, mais qui ont appelé les observations de
dom Guéranger et éveillé, jusqu'à Louvain, des ombrages. En 1848,
CONCLUSION 541
l'auteur censuré, devenu rédacteur de VEre nouvelle, trébuchait
sur la question des rapports du Christianisme avec la démocratie.
Maintenant le démocrate, évêque refusé, chanoine sinécuriste de
Saint-Denis, dignitaire de l'Université impériale, revendique, pour
Napoléon III, des prérogatives abandonnées par Louis XIV, et ré-
clame, entre autres, pour les métropolitains, le droit d'instituer
les évéques. On voit percer le bout de l'oreille.
Autrement, ce bon apôtre veut procurer la paix religieuse. Rien
n'est plus précieux que la paix. Au milieu des anxiétés du dedans
et des combats du dehors, il est douteux qu'on l'obtienne par des
variantes sur la déclaration de 1682, — qui touche de près à 89 —
dont la défense a été déjà vainement composée par Bossuet et La
Luzerne. L'auteur, il est vrai, édulcore le gallicanisme, le réduit à
sa plus simple expression, à son minimum de réserves ; au fond,
il veut signer la paix en réformant la constitution de l'Eglise.
La théorie, soutenue dans les lourds tomes de Maret, se ramène
à ces deux propositions : 1'' Que le pape, à la vérité, est souverain
infaillible de l'Eglise, mais seulement par l'accession des évêques :
c'est un roi dont la souveraineté dépend de ses sujets ; 2° Que,
pour assurer à la souveraineté épiscopale son exercice régulier, il
faut revenir à la décennalité des conciles. Thèse contraire à l'E-
vangile, insensée jusqu'à l'absurde, hérétique, schismatique et
propre seulement à favoriser l'apostasie des nations latines.
Avant sa publication, l'ouvrage, qu'on disait patronné par l'Em-
pereur, théologien dont l'approbation courait risque de compro-
mettre la thèse, avait encouru les éloges flétrissants des feuilles
officieuses et les justes réserves de VUnivers. Entre temps, des
malins s'étaient fait un jeu de contester à l'évêque in partibus, le
droit d'opiner dans les conciles. Après la mise au jour des deux
volumes, les réfutations vinrent de divers côtés. Dans l'épiscopat,
Louis-Edouard Pie, Henri Plantier, Edward Manning et Auguste
Delalle criblèrent Maret de flèches victorieuses. En dehors de
l'épiscopat, le jésuite Ramière, le P. Matignon, dom Guéranger
accablèrent ce revenant du conciliabule de Baie. Finalement, le
concile condamna implicitement Maret par ses définitions, et
542 CONCLUSION
Maret dut, pour ne pas tomber sous les censures, réprouver son
ouvrage. « Belle retraite, disait Napoléon, mais c'est une re-
traite. »
Alors entre en scène le plu?, grand évêque du XIX^ siècle. Dès
l'annonce du concile, Dupanloup l'avait salué, non comme un
couchant, mais une aurore qui devait, sans doute, amener son so-
leil au zénith. Depuis, suivant sa nature ardente et rusée, il avait
agité le monde entier par sa correspondance et visité personnelle-
ment les bords du Rhin et TAUemagne. Le résultat de cette agita-
tion avait été, en Allemagne, la formation de comités libéraux ;
les adresses de Mayence, de Goblentz et de Bonn ; cette campagne
diplomatique de la Bavière ; et divers écrits de Doellinger, d'où
sortira bientôt la secte des vieux catholiques ; et, dans tout l'uni-
vers, cette petite brochure qui fut publiée simultanément dans
toutes les langues, pour couler bas la définition de Tinfaillibilité,
brochure dont le seul effet sera de troubler la paix du monde et
d'amener un schisme en Orient.
Après avoir beaucoup agité le monde par d'autres, Dupanloup
partant au concile vers la mi-novembre, voulut l'agiter par lui-
même, tout en protestant, selon sa coutume, qu'il n'écrivait que
pour calmer. Coup sur coup il publia deux brochures, l'une
contre l'opportunité d'une définition dogmatique, l'autre contre
Veuillot, qu'il voulait, on ne sait pourquoi, pulvériser pour la
dixième fois. Sans toucher au fond de la question théologique, le
prélat voyait à l'opportunité, mille difficultés : 1° Difficultés tirées
de la nécessité de définir les conditions de l'acte ex cathedra, tous
les actes pontificaux n'ayant pas ce caractère ; 2^ difficultés tirées
du double caractère du Pape, considéré soit comme docteur privé,
soit comme pape ; 3° difficultés tirées des multiples questions de
fait qui peuvent se poser à propos de tout acte ex cathedra ; 4° dif-
ficultés tirées du passé et des faits historiques ; 5^ difficultés tirées
du fond même de la question ; 6" difficultés enfin tirées de Tétat
des esprits contemporains. La lettre à Veuillot rabâche sur ces
mêmes questions ; ce n'est plus que l'effet d'une monomanie dont
il faut dédaigner les écarts.
CONCLUSION 543
A propos de ces observations, Félix Dupanloup eut maille à par-
tir avec Victor Dechamps, archevêque de Malines, Edouard Man-
ning, archevêque de Westminster et Jean Spalding, archevêque
de Baltimore et, ce dernier, à propos de la théologie de Patrice
Kenrick,son prédécesseur, exploitée sans justice par l'évêque d'Or-
léans : c'était beaucoup plus qu'il n'en fallait pour le battre à
plate couture. Sans entrer dans ces débats, il était prouvé, en droit,
que l'infaillibilité du pape était de foi ; qu'elle était, selon les tra-
ditions de la théologie, parfaitement définissable ; et que, suivant
les vœux de la piété, le moment était venu de la définir.
Je sais bien que cette définition coupait par la racine le libé-
ralisme, qui n'est que le gallicanisme sous une autre forme ; mais
le concile du Vatican ne verra pas, dans cette exécution, une rai-
son de s'abstenir. Les décrets du concile prouvent tout juste que
Dupanloup n'avait jamais bien compris la constitution de l'Eglise ;
les événements accomplis peu après démontrent qu'il n'était qu'un
mauvais prophète ; et si, au lieu de tant s'agiter, il s'était tenu tran-
quille, il est probable que l'Eglise n'aurait souffert ni le schisme
arménien, ni la scission momentanée des vieux catholiques alle-
mands (1). Ces deux faits restent à la charge de sa mémoire : Vœ
komini illi per quem scandalum venit.
Dans sa réponse à l'évêque d'Orléans, l'archevêque de Matines
avait reproché au prélat français, trois choses : !« D'avoir mal posé
la question ; 2° de l'avoir entourée de vains nuages ; 3° d'attribuer,
à la définition, de chimériques périls. Sur le premier point, il di-
sait, en substance • il ne s'agit point de l'infaillibilité ex cathedra ;
il s'agit, avant tout, de la constitution de l'Eglise; il s'agit desavoir
où se trouve, dans l'Eglise, la. plénitude de puissance sur l'Eglise
universelle. Sur le second point, il traitait de nuages vains, les
mots de dogme nouveau, d'infailHInlité personnelle et séparée, les
(1) Après le concile, Dœllinger, dans le Mercure de Souabe, reprocha aux ca-
tholiques libéraux leur poltronnerie ; il affirma que ces sectaires avaient promis
à lui-même, de le suivre dans sa résistance à Kome. Le bruit en avait couru
en effet : Pie IX, qui ne l'ignorait pas, avait fait préparer une bulle d'excommu-
nication ; et, parlant de Dupanloup, le chef de la bande, il disait : Sara colpito.
544 CONCLUSION
digressions sur Libère, Yigile etHonorius, \eromanUme insensé de
l'infaillibilité privée du pape, les difficultés illusoires sur la posi-
tion des évéques après la définition et l'inutilité ultérieure des con-
ciles. Sur le troisième point, sans contester qu'il y ait au dogme
de l'infaillibilité des profondeurs théologiques, il croit cependant
facile de le ramener à trois conditions : les définitions ex cathedra.
viennent du pape comme pape ; elles proposent à croire, comme
dogme de foi, une vérité contenue dans le dépôt de la révélation.
Ceci est, en effet, très clair ; pour se dérober à ces évidences, il faut
avoir fait les ténèbres dans son âme ou s'être enveloppé la tête
d'une épaisseur de toiles d'araignée.
Cette lettre de l'archevêque fut, pour le P. Gratry, l'occasion
d'entrer dans l'arène. Elève de l'école polytechnique, devenu, par
la grâce de Dieu, prêtre de Jésus-Christ, il avait été l'apôtre de la
jeunesse, l'adversaire des sophistes allemands, et, pour son compte,
un philosophe idéaliste, auteur de deux écrits sur la connaissance
de Dieu et la connaissance de l'âme. Cette âme contemplative et
douce avait un fond de naïveté ; à force de regarder les étoiles, le
bonhomme tombait parfois dans le puits et faisait rire les témoins
de son aventure. Ci-devant oratorien, ci-devant chérubin du con-
grès de la paix, ce religieux volage avait eu jusque-là le défaut
unique de vouloir embrasser tout le monde; maintenant il dégai-
nait les deux épées qui ceignaient sa robe cléricale d'académicien ;
et, pour prouver qu'il était homme de prière et de paix, il s'appli-
quait à dévaliser la tradition ; il allait jusqu'à ravager son bré-
viaire.
Oyez les preuves. Maret et Dupanloup avaient été battus, c'est
certain. Comment s'y prendre pour les tirer des abîmes de la con-
fusion. Le P. Gratry, monté sur un grand cheval de bataille, af-
firme que les adversaires ont travaillé sur des documents faux, et,
par conséquent, leur argumentation tombe. «Je parle, dit Gratry,
de falsifications proprement dites, d'interpolations, de mutilations
frauduleuses, introduites dans les textes les plus certains et les
plus respectables. Je dis qu'il y a une école d'apologétique, où se
trouvent des saints et de très grands esprits, lesquels ont été
CONCLUSION 545
trompés par V aveugle passion d'un certain nombre de théologiens,
parla médiocre honne foi de plusieurs, par des mensonges propre-
ment dits et par des falsifications sciemment pratiquées. Il faut tout
cela pour expliquer ce que dit et imprime cette école... Depuis des
siècles, Vécole de dissimulation et de mensonge travaille à étouffer
l'histoire révélatrice du Pape Honorius. On supprime l'antique
Bréviaire romain du Ylle siècle. Orj supprime le Liber Diurnus.
Jamais il n'y eut, en histoire, une plus audacieuse fourberie, une
plus insolente suppression de?> faits les plus considérables. Le men-
songe profitera-t-il à Dieu, à l'Eglise, à la papauté ? Tous ceux qui,
malgré ces raisons et ces faits, pourraient prononcer dans les ténè-
bres, en rendront compte au tribunal de Dieu. Pour moi, je crois
très fermement écrire ceci par Tordre de Dieu et de N. S. Jésus-
Christ^ par amour pour son Eglise. Les derniers des hommes peu-
vent recevoir des ordres de Dieu. J'en ai reçu, et, pour obéir, je
souffrirai ce qu'il faudra souffrir. »
Cette première lettre est suivie d'une seconde sur les fausses
décrétales, d'une troisième contre une bulle de Paul IV, d'une
quatrième où l'on revient sur Honorius. Entre temps, l'accusateur
nous apprend qu'ils travaillent, quatre ou cinq, depuis six mois,
sur les textes; qu'il n'est, lui, que le Pascal de ces nouvelles pro-
vinciales, expédiées d'Orléans à tout l'univers, mais aux frais de
la boîte à Pérette du libéralisme.
Ce scandale surpassait l'apostasie du P. Hyacinthe; il fut ac-
clamé de tous les impies. Les bénéficiaires de Penvoi réclamèrent
contre l'injure. Les controversistes découvrirent, dans les écrits
antérieurs du P. Gratry, des passages qui réfutaient ses lettres.
L'archevêque de Matines répondit avec une grande mansuétude
et une grande force de doctrine. Le P. Gratry eut, dans la lice,
d'autres adversaires, non moins décisifs : Joseph Chantrel, Théo-
dore Rambouillet, Amédée de Margerie, et surtout dom Guéran-
ger, qui fit toucher du doigt la honteuse ignorance de Gratry (1).
(1) Je veux noter ici que, parmi tous ces insulteurs du Concile et de l'Eglise
depuis le Concordat, aucun n'a été dans sa personne, l'objet d'une rigueur
quelconque. On a pu réprimer leurs excès,on ne les a pas frappés autrement, ni
35
546
CONCLUSION
Les évêques si sottement admonestés, répondirent à l'attaque,
par des censures. Le premier qui parla, par la plume de Freppel,
fut le pieux André Roess, évêque de Strasbourg, Ordinaire de
Fauteur. Après lui, Eusèbe Caverot, Florian Desprez, Delalle, Fil-
lion, Gérault de Langalerie, Louis Nogret, Joseph Lequette portè-
rent, dans des formes différentes, des condamnations semblables.
Dans leurs mandements, ils réprouvent ces lettres comme inju-
rieuses à l'Eglise romaine, contraires à l'enseignement tradition-
nel des écoles, dangereuses surtout pour les fidèles, parce qu'elles
présentent, sous l'apparence d'une fausse érudition, des objections
cent fois réfutées, sans rien dire des réponses faites par les plus
graves théologiens, sans rien dire des textes des Ecritures, des
conciles et des pères qui montrent la question sous son vrai jour.
Le P. Gratry mourut en 1872; avant de rendre le dernier soupir,
il avait rétracté ses lettres et s'était soumis aux décrets du Vati-
can ; en termes un peu courts, mais il ne faut pas trop demander
à un homme d'esprit qui cause familièrement avec les étoiles.
Le P. Hyacinthe était passé comme un météore, espèce de feu
follet sorti des marais pour y retomber sans retour; l'évêque de
Sura avec ses volumes sur les conciles d'Ephèse, de Chalcédoine,
de Constantinople, n'avait exercé aucune influence sur l'opinion
dans leur considération, ni dans leur fonction, ni dans leurs intérêts. Au con-
traire, tous les prêtres, auteurs de livres, qui ont été frappés dans leur per-
sonne, Tout été pour des ouvrages consacrés à la défense des bonnes doctrines
et surtout des doctrines romaines. Je cite ici, parmi les plus illustres, Arvise-
net, Lamennais, les frères Allignol, le docteur André, Gridel, Maire, Bergier,
Gaume,Thiébaud, Jacquenet, Rohrbacher,Gombalot, Migne, Ségur, Bouix, Davin,
et une quinzaine d'autres qu'il est superflu de nommer pour faire ma preuve.
Ce fait prouve deux choses : 1° Que la vérité est seule tolérante et ne persécute
jamais personne, elle se .borne à empêcher de faire le mal ; 2° que l'erreur
est essentiellement intolérante, et que, dès qu'elle se sent en force, école, parti
ou secte, elle tient à manifester sa puissance en supprimant ses adversaires, en
les injuriant, surtout en les empêchant de parler. Le droit de parler, très pré-
conisé des libéraux, au point qu'ils l'inscrivent dans la constitution et en font
l'élément privilégié du parlementarisme, ne leur paraît acceptable que s'il leur
assure les immunités de monologue et empêche toute critique. L'objet qui leur
platt le plus, c'est l'encensoir, pour eux, et, pour leurs adversaires, des chaînes
ou le bâillon.
CONCLUSION 547
et s'était fait battre affreusement par ses a.dversaires ; l'évêque
d'Orléans avait été très proprement remis à sa place, d'où il intri-
guera j usqu'à la fin ; le P. Gratry, de cette échauffourrée malvenue,
avait fait une débauche d'insolence et une orgie d'ignorance. Tout
cela est tombé : Periit cum sonitu.
Le parti catholique libéral est en pleine déroute. Les chefs ec-
clésiastiques ont tous payé de leur personne ; leur intervention
aboutit à une défaite presque ridicule . Cette déconvenue ne
fait pas le compte du parti. Cette armée, où Ton compte plus de
généraux que de soldats, plus de laïques que de gens d'Eglise,
vaincue sur le champ de bataille, ne peut plus se relever que par
un coup de Jarnac. Et comme il est plus aisé d'intriguer que de
raisonner ; que les intrigues sont moins périlleuses que les argu-
ments et souvent plus profitables, la coterie cherche, comme au-
trefois les Ariens, à se faufiler avec un iota frauduleux et à
entraîner les esprits sans les éclairer.
Le plus grand assembleur de nuages fut le prince de Broglie,
ambassadeur manqué de l'Empire au Concile. Par l'article mani-
feste du Correspondant, l^'' octobre 1869, il salue, dans le Concile
l'Eglise délivrée de ses entraves et rendue à la plénitude de ses or-
ganes ; il traite longuement de l'opportunité ; il prône fort l'auto-
rité des grands sièges ; il revendique, pour les décrets à intervenir,
Vunanimité morale. Bref, ce français, mêlé de sang genevois, ce
catholique qui tient par ses origines au protestantisme, dresse le
programme de l'opposition ; il met debout toutes les machines
qui manœuvrent successivement contre l'infaillibilité à définir.
Broglie, c'est le fondateur de la Société des bâtons dans les roues
du char de PEglise.
Après Broglie, Falloux ; monarchiste, il n'est pas avec le roi,
catholique, il n'est pas avec le pape; c'est un fusionniste, un co-
cardier, habile à distiller quelques gouttes de poison dans l'orgeat
de son éloquence. A ce moment solennel, il a un mot topique,
publié dans la Gazette d'Augsbourg : a L'Eglise, comme la société
civile, a besoin d'un 89 ». Mot habile, phrase où se trouve con-
densé le libéralisme et qui peut causer de grands ravages. Pie IX
548 CONCLUSION
en est informé ; il prend sa verge vigilante et fustige la phrase
impie : « Qui a dit qu'il fallait, à TEglise, son 89; celui-là, quel
qu'il soit, a blasphémé: je le couvre de mon anathème. ». Le
fouet du pape avait marqué la figure du blasphémateur ; il disparut
et nia son cas.
Le pire fut Montalembert, mourant, râlant déjà l'agonie, il
déclame encore contre Vidole du Vatican. « Jamais, écrit-il le
28 février 1870, huit jours avant sa mort, jamais, grâce au ciel, je
n'ai pensé, dit ou écrit rien de favorable à Tinfaillibilité person-
nelle et séparée du Pape, telle qu'on veut nous V imposer ; ni à la
théocratie ou à la dictature de V Eglise, que j'ai réprouvée de mon
mieux dans V Histoire des moines d'Occident ; ni enfin à cet absolu-
tisme de Rome dont j'ai contesté l'existence, même au moyen âge,
tandis qu'il forme aujourd'hui le symbole et le programme de la
faction dominante parmi nous. Je sens que je combattrais encore, cq
que je combattais alors. C'est pourquoi je salue, avec la plus re-
connaissante admiration , le grand évêque d'Orléans , puis le
prêtre éloquent et intrépide, qui ont eu le courage de se mettre en
travers du torrent à' adulation , d'imposture et de servilité , où
nous risquons d'être engloutis. Je n'ai qu'un regret, c'est d'être
empêché par la maladie, de descendre à leur suite dans l'arène.
Je mériterais ainsi ma part dans ces litanies d'injures journellement
décochées contre mes illustres amis, par une portion trop nom-
breuse de ces pauvres prêtres qui se préparent de si tristes desti-
nées ». — Voilà le dernier mot du pacte de la Roche-en-Brenil,
le commentaire de l'inscription par son auteur.
Et notez que tous ces rabâchages, insipides jusqu'au dégoût,
faux jusqu'à l'absurde, des Hyacinthe, desMaret,des Dupanloup, des
Gratry, des Broglie, des Falloux, des Montalembert, trouvent des
échos complaisants parmi les savants exclus du concile. En Alle-
magne, Doellinger, caché sous le nom de Janus vomit contre l'E-
glise romaine les plus infâmes calomnies; en Angleterre, Newman
se borne au rôle de sophiste et de jongleur pour ameuter les mas-
ses contre l'Eglise. Au-dessous de ces entraîneurs, il y a une nuée
de pamphlétaires anonymes, de correspondants anonymes, de ré-
CONCLUSION 549
dacteurs anonymes des feuilles libérales. Le monde catholique est
envahi par tous les nuages du mensonge ; c'est une tempête qui
voudrait être un cyclone, tempête où, selon la fine remarque de
Pie IX, l'homme et le démon font jouer toutes leurs machines
pour rendre plus éclatante la victoire de l'Esprit de Dieu.
En France, foyer du libéralisme, le déchaînement est plus fu-
rieux qu'ailleurs. Les paladins du parti ont juré l'extermina-
tion de l'infaillibilité pontificale et du Sijllahus dont ils ont fait
l'horreur des classes dirigeantes et l'épouvante des masses. A Or-
léans l'infatuation et Tidolàtrie sont à ce point que les doigts déli-
cats des grandes dames tissent une chasuble où Dupanloup, sousles
traits de Tarchange saint Michel, terrasse un démon qui n'est pas
en enfer et l'archange lui-même fera faire un livre où le pontificat
de Pie IX, présenté comme crise de V Eglise, permet de craindre
que l'Eglise ne succombe enfin.
Contre l'Eglise de Rome, le gouvernement libéral est d'accord
avec toutes les oppositions qui veulent la détruire ; ses journaux
encouragent les masses populaires ; ses ministres sourient aux
coups de leurs ennemis. Le Memorandum-Daru montre que nos
grands politiques font chorus avec les allemands, demain envahis-
seurs de la France, Une circulaire de Buffet dénonce la monnaie
du Pape comme fausse ; et cette monnaie, fabriquée en France,
d'un titre supérieur à la nôtre, est répudiée, pour^que Pie LK en-
coure l'injure de faux-monnayage. L'archevêque de Paris, le grand
aumônier de l'Empereur, écrit itérativement à Napoléon III, pour
demander le retrait du corps d'occupation française, pour calom-
nier le Concile, peser sur ses décisions et ouvrir à la Révolution
les portes de la cité sainte, terme fatal de la conspiration ourdie
entre le Piémont et la France, tous deux organes souverains du
libéralisme.
Pendant que la tempête se déchaîne contre la barque de Pierre,
le Concile poursuit ses délibérations et porte ses décrets libéra-
teurs. Tous ces fiers parangons de libéralisme, qui voulaient l'em-
pêcher d'agir, rentrent sous terre pour un temps, puis se soumet-
tent en grimaçant un peu l'expression de leur docilité. On les verra
5 50 CONCLUSION
bien encore se montrer parfois, pour écarter les pétitions en faveur
du Pape, pour laisser disparaître des eaux de l'Adriatique la fré-
gate qui pourrait servir de refuge au souverain pontife et pour
empêcher la restauration de la monarchie. Vains efforts, impuis-
santes rancunes ! Le catholicisme libéral est vaincu et les décrets
défînitoires de l'infaillibilité du pontife romain régissent désor-
mais sans conteste le monde orthodoxe.
Dès lors, le libéralisme n'affiche plus de prétention à l'ortho-
doxie ; il ne figure plus, chez ses partisans que comme disposition
d'esprit conciliateur; chez les libéraux purs, il se déclare, au con-
traire, inconciliable avec le catholicisme, et s'autorise de cette dé-
claration pour persécuter TEglise. Spectacle bien fait pour conver-
tir les catholiques libéraux, si leur opposition à la vérité ne venait
pas d'un défaut de vertu ! La doctrine libérale qu'ils voulaient as-
socier au christianisme, pour régler, par ce mariage, l'avenir de
la civilisation, cette doctrine se dit inconciliable avec l'Evangile et
veut, par la ruse, plus tard par la force, l'effacer de la terre.
Les destinées de la France se poursuivent, depuis vingt ans, sur
ce théâtre de combat ; elle fournissent la matière d'une histoire
de la persécution en France, par les forces combinées du libéra-
lisme.
Ce fait écrase sans retour les illusions du catholicisme libéral.
TABLE DES MATIÈRES
P.ig-es
INTRODUCTION. — Filiation des erreurs dans l'humanité
aboutissant au libéralisme 1
I. Ce qu'est en soi le libéralisme. — IT. Trois principaux systèmes de
libéralisme. — III. Condamnation spécifique du libéralisme sous tou-
tes ses formes. — IV. Des prêtres infectés de libéralisme. — V. De
la conduite du pape et de la nôtre au regard du libéralisme.
CHAPITRE PREMIER. — Origines hétérodoxes du libéralisme . 23
I. Première manifestation sous Philippe-le-Bel, Bulle Unam sanclani. —
II. La Pragmatique-Sanction de Bourges, effacée par le Concordat de
Léon X et de François I^r. — III. Premières formules des libertés de
rÉglise gallicane par Pithou, Dupuy et Servin, réfutée par le cardinal
Duperron. — IV. Essais de définitions dogmatiques par Richer et par
l'assemblée de 1682. Résultats généraux.
CHAPITRE II. — Gomment le libéralisme moderne est une ag-
gravation de l'ancien régime 58
Opposition et identité de l'absolutisme et du libéralisme. — Du système
parlementaire et de la difftîrence de ses assemblées avec les anciennes
assemblées de la monarchie chrétienne. — De l'hétérodoxie du système
parlementaire en 1789 et de ses attentats successifs contre l'Église, jus-
qu'à nos jours.
CHAPITRE III. — Lamennais et la première formulation du
catholicisme libéral 81
Biographie de Lamennais. — Ses idées consignées dans deux ouvrages.
— Comment l'Église, suivant Lamennais, ne peut s'allier avec le pou-
voir politique. — Comment le libéralisme justifie les anathèmos de
Lamennais. — Système de stratégie défensive après 1830, par adoption
(les idées constitutionnelles tournée contre leurs inventeurs. — La cam»-
pagne de V Avenir. — Sa condamnation par l'Encyclique Mirari vos.
552 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE IV. — Comment la situation prise par Lamennais,
se continua jusqu'en 1848 124
La défense de l'Église par la revendication de la liberté d'enseignement.
— Campagne fondée sur la charte de 1830, prise comme argument de
droit public et de bonne logique. — Recueil des actes épiscopaux. —
Grand rôle de Mgr Parisis. — Observation capitale de Donoso Cortès.
CHAPITRE V. — Réveil chrétien et rénovation catholique en
France 145
État de l'Église en 1800, — Réveil chrétien par le Concordat et le Génie
du christianisme . — Comment après la chute de Lamennais, ses dis-
ciples combattent et détruisent les aberrations du particularisme fran-
çais. — Rénovation catholique en France par le rattachement à Rome.
— Les commencements du catholicisme libéral comme parti anti-
romain.
CHAPITRE VI. — Formation du groupe catholique libéral, son
chef, ses doctrines 100
I. Biographie sommaire de Dupanloup. — H. Son livre sur la pacification
religieuse fait scission avec la campagne des évêques ; il avait été réfuté
d'avance par le comte de Maistre et par le vicomte de Ronald, il n'a-
boutit qu'à la préconisation du naturalisme, — III, Comment sa théo-
rie des rapports de l'Église et de l'Étal est funeste à l'Église, favorable
à la grande conspiration de l'impiété et préjudiciable à l'État. — IV.
Comment cette théorie règle la constitution de l'État et oblige à l'oc-
troi des libertés constitutionnelles, — V. De la question capitale de
la tolérance et du péril qui résulte de sa mauvaise interprétation.
CHAPITRE VIII. — Première application de catholicisme libé-
ral par l'ère nouvelle 219
Des feuilles catholiques depuis le Concordat. — Scission. — L'Ère nou-
velle en 1848 prêche l'identité du christianisme avec la démocratie. —
Ses incertitudes, ses fautes, sa chute.
CHAPITRE VIII. — La loi de 1850 sur la liberté d'enseignement. 242
Le comte de Falloux, ses idées, sa grande commission, son projet de loi
fautif par son principe. — Comment il est critiqué, discuté, amélio-
ré, enfin admis, faute de mieux, par les catholiques.
CHAPITRE IX. — La question des classiques. .......... 270
L'abbé Gaume. — Le Ver rongeur, son but, ses trois propositions.— Le
danger de l'exclusivisme en faveur des classiques païens prouvé par
des témoignages et par la pratique. — Question de style, d'idées et de
bonnes mœurs. — La dénlaration Dupanloup proposée à la signature des
TABLE DES MATIÈRES 553
évêques, leurs réponses. — Critiques à fond de Mgr Doney. — Inter-
vention du cardinal Gousset et du cardinal Antonelli. — Refus de l'In-
dex d'examiner. — Gaume nommé protonolaire.
CHAPITRE X. — Du retour à l'unité liturgique 314
La liturgie romaine répudiée par le gallicanisme. — Funestes effets de
sa diminution. — Écrits de dom Guéranger. — Controverses avec Tou-
louse et Orléans. — Consultations de Reims. — Résistances prolongées
d'Orléans, de Besançon et de Paris, les trois foyers du libéralisme.
CHAPITRE XI. — Mémoire sur le droit coutumier 342
Un projet de Concile national. — La correction des Conciles provinciaux.
— Portée du droit coutumier pour la restauration du gallicanisme. —
Réponse du cardinal Gousset. — Condamnation du Concile d'Amiens,
confirmée à Rome.
CHAPITRE Xn. — Affaire de Donoso Gortès 360
Un orateur espagnol devenu ambassadeur. — Essai sur le libéralisme ;
sa haute doctrine. — Critiques borgnes de l'abbé Gaduel. — Réponses
sommaires de VUnita et de la Civilta. — Exemples du mal fondé de
ces critiques. — Le livre de Donoso Cortés, soumis à VIndex, sort in-
demne de son examen.
CHAPITRE XIII. — Les procès du journal l'Univers 38G
Rôle de la presse dans la société moderne. — I. Premier procès d'Or-
léans à propos de la question des classiques païens. — II. Second
procès d'Orléans à propos de la Bibliothèque nouvelle et des critiques
de l'abbé Gaduel. Condamnation en première instance, vives contro-
verses. Encyclique pour rappeler aux évêques leurs devoirs envers les
journaux catholiques. — III. Troisième procès d'Orléans, annoncé par
VHistoif^e du parti catholique, engagé par la publication de V Univers
jugé par lui-même, terminé par la victorieuse intervention de Mgr
Parisis, dont l'épiscopat tout entier soutient la décision.
CHAPITRE XIV. — Les accusations du P. Ghastel 421
En quoi consistent ces accusations et contre qui. — Inconvenance et
illogisme de cette procédure, — Fausseté absolue des griefs imputés.
— Congé du P. Chastel.
CHAPITRE XV. — Les petites persécutions contre Bonnetty . 439
Riographie de Bonnetty. — Attaque de Maret et de plusieurs autres, —
Mémoire de Mgr Sibour à Rome. — Réponse de l'Index et soumission
exemplaire de Bonnetty. — Publication inconvenante et fausse de l'ar-
chevêque.
554 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XVI. — Manœuvres pour soustraire Cousin à l'Index. 453
Impiétés philosophiques de Cousin . — Son système exclut la religion et
l'Eglise. — Fausse appréciation qu'en fait Lacordaire. — La f»'te païenne
des écoles et discours de Tarchevêque. — Jugement contraire de Mgr
Pie. — Projet d'un livre de Cousin qui deviendra le manuel des famil-
les. — Maret chargé de la révision. — Dénonciation du livre à Rome
par Mgr Pie. — Correspondance de Mgr Sibour avee Pie IX. — Non-
soumission finale de Cousin et mise de son livre à l'Index.
CHAPITRE XVII. — Les principes de 89 et la théologie de Tou-
louse 477
I. L'abbé Godard et les principes de 89. — Son livre prenant 89 dans la
Déclaration des droits de l'homme est faux historiquement et conclut
dogmatiquement au naturalisme. — Cet opuscule, condamné à Rome,
est révisé par son auteur avec permission de Pie IX. — IL Insuffi-
sance des classiques français en théologie. — Correction ordonnée par
le Pape. — La théologie de Vieuse, résumé des erreurs gallicanes, est
admise par Saint-Sulpice ; un sulpicien entreprend de la corriger. —
Le cardinal Gousset charge Mgr Jacquenet de critiquer cette édition
nouvelle. — Les observations du censeur rémois, approuvées par le
cardinal Gousset, sont rapportées textuellement dans ce chapitre.
CHAPITRE XVIII. — - La suppression de la Correspondance de Rome. 497
Manque de livres orthodoxes sur le droit canon et aveuglement des es-
prits, — La Correspondance de Rome publiée pour percer ce mur de
ténèbres. — Comme elle est mal accueillie et attaquée. — Comment
elle est défendue. — La suppression demandée par Louis-Bonaparte,
trompé, il l'a dit depuis, par quelques évêques.
CHAPITRE XIX. — L'inscription de La Roche-en-Brenil 511
Texte de l'inscription . — Ce qu'on dit qu'elle n'est pas. Ce qu'elle dit
qu'elle est et comment.
CHAPITRE XX. — Les catholiques libéraux à Malines ..... 519
Les deux Congrès et leur œuvre utile, — Les catholiques libéraux de
France essaient de s'en faire un tremplin. — Les deux discours de
Montalembert ; leur réfutation. — Comment l'écrit du même sur V Es-
pagne et la liberté aggrave encore ses discours, — La famille et les
amis le désavouent, — Services glorieux de Montalembert.
Conclusion , . . 535
Attitude des catholiques de France au regard du Concile ; ce qu'ils en
espèrent pour la codification du Syllabus, le retour au droit canon et
l'infaillibilité pontificale, — Manifestes de l'épiscopat, — Concert trou-
TABLE DES MATIÈRES 555
blé d'abord par le P. Hyacinthe, qui, pour rester pur libéral, aposta-
sie. — Opposition gallicane de deux gros volumes, plus embrouillés
que savants, de Mgr Maret. — Opposition anti-infaillibiliste de deux
brochures de Mgr Dupanloup. — Opposition de quatre brochures scan-
daleuses du P. Gratry. —Opposition des chefs laïques du catholicisme
libéral. — Opposition du gouvernement impérial, de l'archevêque de
Paris et de deux savants étrangers. — Triomphe de l'Eglise au Concile
du Vatican. — Désormais le libéralisme n'affiche plus de prétention à
l'orthodoxie ; il se prétend, au contraire, incompatible avec l'Eglise et
se fait, de son incompatibilité prétendue, un titre de persécution.
Table raisonnée des matières
551
ERRATUM
Au chapitre X, sur le retour à l'unité liturgique, le défaut de deux adverbes
amène une contradiction de fait. Le fait réel, c'est que l'archevêque de Tou-
louse tout d'abord ne répondit rien, mais, beaucoup plus tard donna, sur ce
sujet, un second volume. Les faits de retour avaient marché si vite, que le vo-
lume ne parut que pour disparaître et se faire oublier.
Imp. G. Saint-Aubin et Tlievenot. — J. Thevenat, successeur, St-Dizier (Hte-Marne).
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