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LE SENS DU CHRISTIANISME
L'EXEGESE ALLEMANDE
CUM PERMISSU SUPERIORUM
IMPRIMATUR
Parisiis, die IT'^ Jiihii 1918.
E. Adam,
y. G.
TyrOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C'®. — PARIS.
ÉTUDES BIBLIQUES
SENS DU CHRISTIANISME
D APRES
rEXÉGÈSE ALLEMANDE
[le P) M^ LAGRANGE
DES FRERES PRECHEURS
UBRARY ST. MARTS COLLÈGE
113188
PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
J. GABALDA, Éditeur
RUE BONAPARTE, 90
1918
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A
Mademoiselle LOUISE CHARLES de MÂLHAIN
ANCIENNE ET FIDÈLE AMIE
DE l'École biblique dominicaine
AVANT-PROPOS
JiGS dix leçons qui composent ce petit volume ont
été données à l'Institut catholique de Paris, à la fin
de 1917 et au commencement de 1918. J'ai dû les
écrire loin de notre chère petite bibliothèque de
Jérusalem, trop mal initie aux grandes bibliothè-
ques de Paris pour en tirer profit. Encore ces biblio-
thèques — même la Bibliothèque nationale, j'ai dû
le constater — ne pouvaient me renseigner d'une
façon complète sur la littérature exégétique alle-
mande. C'est à peine une excuse pour expliquer tout
ce que je dois à l'ouvrage de M. Albert Schweitzer,
sur l'Histoire des recherches relatives à la Vie de
Jésus ^ . A certains endroits mes développements ne
sont presque qu'un compte rendu. Je reconnais
cette dette avec d'autant plus d'empressement que
M. Schweitzer est évidemment un esprit très vigou-
reux et un caractère très droit, qui ne fait aucune dif-
ficulté de reconnaître l'échec lamentable du mouve-
\. Geschichte dey Leben-Jesu-Forschung, von Albert Schweitzer;
Tubingue, 1913. C'est la deuxième édition de l'ouvrage intitulé d'a-
bord : Von Reimarus zu Wrede.
VIII AVAxNT-PROPOS.
ment scientifique dont l'Allemagne est si fière.
Quant à la solution personnelle qu'il propose, nous
aurons lieu de l'apprécier.
J'étais arrivé à la huitième leçon quand j'ai eu
connaissance pour la première fois de l'ouvrage de
M. Fillion : Les étapes du rationalisme dans ses
attaques contre les éçangiles et la ^ie de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ ^ . Ce n'est pas sans confusion
que j'ai avoué aussitôt à mes auditeurs cette lacune
bibliographique. M. Fillion est si érudit, son plan
est tellement semblable à celui que j'avais établi, en
partie d'après Schweitzer, que je me serais dispensé
d'aborder ce sujet, si j'avais su le public si bien in-
formé. Il fallait achever les leçons promises ; mais
pourquoi les publier ? A la réflexion, j'ai cru recon-
naître quelques différences dans la méthode. M. Fil-
lion est plus complet, son enquête embrasse aussi la
France et l'Angleterre. C'est un grand avantage,
mais peut-être n'est-il pas sans intérêt d'isoler des
cas typiques dans une exégèse qui a servi incontes-
tablement de type aux autres.
Le jugement d'ensemble n'est pas non plus le
même. Le titre choisi par M. Fillion, Les étapes du
rationalisme^ indique qu'il a été surtout frappé par
le caractère destructeur de l'exégèse indépendante
qu'il regarde comme une machine de guerre dirigée
contre la Révélation. Il y a beaucoup de cela, mais,
en Allemagne, les théologiens qui ont manié cet
art difficile se sont souvent proposé de travailler à
un édifice religieux, naturellement à l'usage des
Allemands. Enfin M. Fillion compte avec raison sur
1. Paris. Lethiellcux, lôil.
AVANT-PROPOS. ix
l'effet de répulsion que doit produire dans les esprits
sains un pareil dévergondage de la pensée ; je me
suis efforcé d'ajouter à cette impression quelques
raisons positives, surtout à propos des systèmes
modernes qui gardent encore quelque attrait.
Écrites hâtivement, à cause de la guerre, ces pages
n'ont pas pris pour autant un accent de haine. Il est
vrai que de cette affreuse catastrophe a jailli une
lumière et qu'elle permet de renaître à une espé-
rance. Cette lumière, c'est une expérience étendue
au monde entier de cette parole de l' Écriture : Vae
soliî malheur à qui s'isole ! Cette espérance, c'est
le retour à la société des nations, qu'on ne peut
concevoir complète sans l'unité religieuse dans l'É-
glise.
Le grand crim-e de l'Allemagne luthérienne, c'est
d'avoir rompu cette unité. Encore une fois, je parle
sans haine. Le germanisme, pour autant qu'on peut
le concevoir, a sa raison d'être comme élément de la
culture universelle, et le sentiment religieux ger-
manique, sous l'influence de l'Église, a donné des
fruits merveilleux de sainteté et de vertu. Rome, hé-
ritière de la civilisation antique, et maîtresse de la
doctrine chrétienne, a été pour les Barbares une
éducatrice, et la Germanie a apporté à Rome un
appoint de forces neuves. Dans le grand corps de la
chrétienté, elle a représenté une culture distincte,
mais non isolée, alors qu'elle ne refusait pas d'atté-
nuer son rude génie au contact du goût antique, de
dompter ses instincts violents par la discipline ec-
clésiastique. Trop souvent elle a voulu mettre une
main brutale sur le gouvernement de l'Église, mais
enfin elle était entrée dans le groupement, hélas I
X AYANT-PROPOS.
plus idéal que réel, des nations chrétiennes. Les
principes germaniques de fidélité à certaines fa-
milles de chefs ont été à coup sûr un élément de
stabilité ; les atroces tyrannies italiennes du moyen
âge et de la Renaissance permettent de soupçonner
ce que serait devenue l'Europe romanisée sans ce
principe d'ordre que l'Eglise transforma en droit
divin.
Mais là où le principe romain et chrétien de disci-
pline n'avait pas prévalu, on supportait avec impa-
tience l'autorité du Siège de Rome. La révolte
éclata. Pendant longtemps, l'Allemagne parut d'au-
tant plus soucieuse de faire partie de l'humanité,
qu'elle montrait plus d'indépendance envers l'E-
glise. Elle reçut beaucoup du rayonnement de la
France, et s'appliqua à contribuer pour sa part
au développement des sciences. A la fin du
xviii« siècle, elle résolut d'être plus à elle-même,
de briser avec la culture française ; mais elle abrita
sa renaissance propre sous le génie de Shakspeare,
et Goethe l'invita à puiser aux sources grecques le
sens do la mesure et de la forme, à emprunter à la
scène française sa noblesse et sa beauté. Schiller
lui-même, qui avait commencé par Les Brigands^
qui comprenait si mal les Français, essaya, par sa
traduction de la Phèdre de Racine, de ramener ses
compatriotes aux saines traditions de l'art.
On voulut s'affranchir de toute influence, ou plu-
tôt tout dominer. Ce fut le déchaînement de l'or-
gueil national, le rêve insensé d'une culture d'autant
plus parfaite qu'elle serait plus intensivement au-
tonome, plus directement issue d'une race élue,
plus exclusive de tout apport étranger. C'est au
AVANT-PROPOS. xi
moment où l'Allemagne a cru son œuvre nationale
achevée qu'elle a voulu exploiter l'univers par la
force, sous prétexte de faire son bonheur. Après
avoir rompu avec l'Eglise, elle a rompu avec l'hu-
manité.
Nul doute que l'exégèse n'ait été l'un des fac-
teurs de la conquête projetée. Et l'exégèse alle-
mande n'avait guère obtenu moins de crédit dans le
monde que les industries les mieux conduites. Ce
n'est point être hostile aux Allemands, comme
hommes et comme chrétiens, de souhaiter à cette
chimère le destin de la tour de Babel.
Ils n'ont point gagné à n'être qu'eux-mêmes, et
tout ce grand dessein, plus ou moins conscient,
n'aboutit qu'à une régression vers la barbarie anté-
cédente ; nous leur souhaitons, et très cordialement,
de reprendre leur rang, quel qu'il soit, dans le
travail commun de l'humanité, où tous se doivent
entr'aider.
Dans l'ordre religieux, qui nous occupe seul ici,
les religions nationales ont cessé de donner satis-
faction à l'âme humaine depuis que le christianisme
a appelé tous les hommes au culte du même Père,
par la vertu du même Sauveur. La tentative de
créer une religion, qui fut d'abord allemande et qui
s'imposât au reste de l'humanité par l'ascendant
d'une race et d'une culture, était donc vouée d'avance
à un échec. Elle s'est heurtée à la Pierre sur laquelle
Jésus-Christ a bâti son Église. Nous essayerons de
dire comment.
Mais nous voudrions dire aussi tout ce que cet
immense effort a été, et comment il peut être utile
à la Vérité, si nous savons l'employer et le mettre
xii AVANT-PROPOS.
au service d'une méthode plus sûre, et divine.
Nous le verrons, l'Église catholique a sujet de
rendre grâce à Dieu. Elle a conservé fidèlement
Tancienne interprétation dogmatique des textes, et
Ton reconnaîtra de plus en plus que cette interpré-
tation est irréprochable au regard delà raison. Son
succès «st avant tout sans doute dû à l'assistance
que Jésus-Christ a promise à ses apôtres. Il repré-
sente aussi l'avantage d'une tradition éprouvée, sur
les élans du sens individuel, si vigoureux qu'ils
fussent. Faut-il ajouter que les travaux des criti-
ques croyants ont contribué au bon résultat? Dans
une certaine mesure, sans doute, mais, si je ne me
trompe, dans une faible mesure. L'intensité, l'am-
pleur du mouvement conduit par la critique indé-
pendante, l'emporte de beaucoup sur l'énergie delà
riposte et encore plus sur le soin de se prémunir
contre les attaques. Ce serait une tâche ingrate que
de poursuivre cette démonstration.
Et qu'importe? diront peut-être quelques per-
sonnes. Puisque les critiques se dévorent entre eux.
laissons-leur le soin de nous défendre. L'Église
nous garantit la possession de la vérité, cela suffit.
Cela suffit au plus grand nombre, et tous doivent,
en dernière analyse, s'appuyer sur son autorité
pour l'interprétation dogmatique. Mais il suffit de
regarder autour de nous pour voir les ravages pro-
duits dans les âmes par les affirmations les plus
osées et les moins prouvées de l'exégèse indépen-
dante. Je ne parle pas seulement des pays protes-
tants; nul n'îgnore ce qui se passe au sein de
l'Église catholique elle-même. Et lorsque l'exégèse
est en jeu, les victimes du doute sont des esprits
AVANT-PROPOS. xiii
cultivés, ceux qui par vocation sont astreints à ces
études, et dont la chute est plus déplorable, avec
un retentissement plus étendu. A deux époques sur-
tout, lorsque a paru la Vie de Jésus de Renan, et tout
récemment, le sol a paru s'ébranler. Alors on a
multiplié les brochures, par centaines, hâtivement,
réfutations plus ou moins topiques, offertes à un
public mal préparé à subir un pareil assaut. Ce
travail de la dernière heure, nous savons ce qu'il
vaut à la guerre. Il peut éviter les suprêmes catas-
trophes, il ne remplace pas les longues et patientes
élaborations. Sachons discerner le péril.
L'exégèse anti-dogmatique des Allemands a pro-
fité de tout leur effort philologique et historique.
On dit et on redit que les plus compétents dans la
connaissance des mots et de la syntaxe ont aussi
plus facilement l'intelligence des textes, que ceux
qui ont accumulé tous les moyens de connaître
l'antiquité sont aussi le plus à même d'apprécier
le mouvement religieux du judaïsme et du chris-
tianisme. Et qui nierait la vraisemblance de cette
induction? 11 faut nécessairement des hommes de
la même compétence pour dépister l'élément sub-
jectif, l'esprit de système qui se glisse entre l'ex-
plication technique de la langue et l'appréciation
du sens, entre l'exégèse au sens strict, et le système
exégétique tout entier. 11 faut signaler surtout la
hardiesse avec laquelle les textes sont changés,
récusés, arbitrairement remaniés, le parti pris qui
met sur le même rang des manifestations fort iné-
gales du sentiment religieux. Tout cela suppose aussi
un grand effort, et, pour le produire, il faut d'abord
savoir comment les Allemands ont réalisé le leur.
XIV AVAOT-PROPOS.
Revenons aux mots fatidiques que la France pro-
nonce avec étonnement depuis trois ans, comme
si elle ne les avait pas connus dans sa propre his-
toire : travail, et organisation du travail.
Les Allemands ont beaucoup travaillé. Ce n'est
point par un don particulier à leur race. Aux siècles
passés on les jugeait plutôt endormis dans l'ordre
de l'intelligence. Mais, dès la fin du xviii« siècle,
leurs études philologiques et historiques nous ont
disputé le sceptre. Le manque d'unité politique
ne pouvait que favoriser la prospérité d'Universités
nombreuses, où la théologie — quelle qu'elle fût
— occupa toujours une place honorable, et exerça
toujours une influence active. Or le développement
inattendu des études orientales anciennes obligeait
nécessairement les études bibliques à user de la
méthode comparative, qui ne peut s'exercer que
dans une université, entre spécialistes qui savent
s'entendre. Les Allemands ont su se grouper pour
se procurer les indispensables instruments de tra-
vail et pour produire des œuvres collectives, agis-
sant par cet effet de masses qui leur est familier.
Dans l'état actuel de la science, il faut pour mener
à bien une encyclopédie, un dictionnaire, un recueil
d'inscriptions, la collaboration de nombreux spé-
cialistes. Ce n'est point même une seule Académie,
ce sont plusieurs corps savants qui se sont groupés
chez nos voisins pour publier un Thésaurus de la
langue latine. Le dictionnaire de la mythologie de
Roscher, l'encyclopédie de Pauly-Wissowa, les
grands recueils des inscriptions grecques et des
inscriptions latines, plus encore peut-être les édi-
tions des classiques de Teubner , ne prouvent pas seu-
AVANT-PROPOS. xv
lement qu'il y a avantage à diviser la besogne, ce
qui n'a pas besoin d'être démontré; ces instruments
de travail indispensables condensent ou coordon-
nent des efforts obscurs, auxquels on ne se soumet-
trait pas sans un certain instinct corporatif. Les
Allemands savent se résoudre à colliger de petits
faits, à analyser patiemment des phénomènes de
grammaire, à noter les textes relatifs à un sujet,
et c'est parla, non par leurs théories, qu'ils ont ac-
quis leur influence, et nous ont rendus leurs tribu-
taires. Leur sens musical leur a fait comprendre la
puissance de l'orchestre, et il n'y a point d'or-
chestre si chacun veut jouer son solo de violon.
Et certes, nous n'avons pas à les imiter servilement
pour faire aussi bien qu'eux. Nous n'avons qu'à
revenir à nos anciennes traditions. Les grandes col-
lections bénédictines ne sont-elles pas un monument
toujours debout de l'esprit d'abnégation dans une
œuvre scientifique? De nos jours, le Dictionnaire
des Antiquités fait honneur autant à l'application
des collaborateurs qu'au tact judicieux du directeur
principal, le regretté M. Saglio. Mais on est de-
meuré longtemps à le faire, et dans ce cas le temps
fait à l'affaire, car les divergences d'opinion finis-
sent par être fort sensibles entre les premiers ar-
ticles et les derniers. Nous avons entrepris le Corpus
des Inscriptions sémitiques, qui est si utile aux
études bibliques, le recueil des historiens des
Croisades, mais il me souvient d'avoir entendu
M. Perrot, alors secrétaire perpétuel de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres, exhorter ses
confrères à ne point négliger les entreprises col-
lectives dans lesquelles était engagé leur docte
XVI AVANT-PROPOS.
corps'. Encore des savants sur lesquels repose le
bon renom scientifique de la France ont-ils le droit
de se consacrer tout entiers à des œuvres person-
nelles. Mais il leur faudrait des auxiliaires.
Et c'est sans doute par le même principe de
l'avantage des forces accumulées que l'Allemagne
en pratique l'enchaînement. Rien de plus propre
à l'enseignement que cette continuité des mêmes
œuvres adaptées au progrès des études. Nos de-
vanciers étaient déjà obligés de feuilleter la gram-
maire hébraïque de Gesenius et son dictionnaire
hébreu, dont la supériorité était reconnue. Que de
jours nouveaux se sont ouverts depuis ! Et pourtant
ce sont toujours ces mêmes ouvrages qui servent à
la jeunesse — et à l'âge mur. Kautzsch qui les avait
mis au point a déjà disparu. D'autres le rempla-
ceront dans cette tâche. Et nous voyons revivre
de la même manière l'ancien dictionnaire grec de
Passow, complété par M. Crœnert. Qui eût cru
les Allemands si fidèles à la tradition? C'est que
cette continuité est très propre à assurer le succès
des œuvres-. On aime mieux faire des affaires
avec une ancienne maison, honorablement connue,
pourvu qu'on la sache au courant des fabrications
modernes.
Œuvres collectives, œuvres perpétuées, autant de
manifestations de l'esprit d'organisation, de cet
esprit qui exige un certain sentiment de la hiérar-
chie, le respect des supériorités reconnues. Et cette
J. séance solennelle pour l'année 1912.
1. Le dictionnaire de Gesenius a servi à un dictionnaire liébreu-
angiais; la grammaire de Kautzsch a été adaptée en français dans
l'excellent ouvrage de M. Tou/ard.
AVANT-PROPOS. xvii
abnégation a aussitôt sa récompense. L'œuvre
perpétuée se meut sur une voie déjà tracée, sollicite
l'attention sans déranger les habitudes. L'œuvre
collective est une œuvre dirigée. Les excentricités,
les aberrations du sens propre, les extravagances
courant après la notoriété, la démangeaison de
faire époque y sont plus rares que dans ces ouvra-
ges isolés où un Wrede ou un Jensen peuvent se
donner libre carrière. D'autant plus puissants que
tout conspire à faire prévaloir une môme doctrine,
ces efforts massifs sont d'autant plus dangereux, si
la doctrine est fausse, comme est plus haïssable
cet amas de forces destructrices préparées et combi-
nées contre notre liberté. Heureusement, dans
l'exégèse comme à la guerre, l'Allemagne excelle
dans la préparation plus que dans l'exécution;
ses grammaires et ses dictionnaires sont plus solides
que les constructions qu'elle échafaude dans tous
les styles, sans se lasser, et sans se satisfaire.
Ainsi le patriotisme le plus susceptible ne con-
damne pas l'usage des travaux allemands. Se défiât-
on des conclusions, on apprendra souvent quelque
chose d'un travail persévérant, d'une curiosité
toujours en éveil, de la manie, peut-être exagérée,
mais utile, de multiplier les références et les indi-
cations bibliographiques.
Qu'on veuille bien me permettre encore quelques
réflexions, un peu odieuses, puisqu'elles sont pro
domo.
Nous avons eu la prétention très haute, à l'école de
Jérusalem, de donner au public un cours complet
d'études bibliques qui fût une œuvre de foi, et aussi
de bonne foi, une œuvre catholique et une œuvre
xvm AVANT-PROPOS.
française. Le programme a été tracé, dans la Reçue
biblique'. Ce n'est pas à nous à juger de Texécu-
tion.
On nous a accusés de trop estimer la science
allemande, et même de nous inspirer de ses con-
clusions.
Qu'on veuille bien, avant déjuger, lire, car je ne
demande à personne de nous relire. Il est vrai que,
peu sensibles au mépris que supposait le silence
des organes allemands à notre égard, ou que dis-
simulaient moins des allusions dédaigneuses, nous
nous sommes fait une loi de présenter à nos
lecteurs tous les ouvrages allemands qui étaient à
notre portée, et notre ton, à nous, était toujours
empreint de courtoisie pour les auteurs sérieux.
Cette sincérité dans l'analyse est presque le seul
point auquel nos adversaires aient readu hommage.
Car ils demeuraient pour nous des adversaires,
aussitôt que leur exégèse se haussait aux questions
dogmatiques. Et pendant longtemps la Recrue bi-
blique a été la seule qui s'efforçât de relever les
défauts de leur argumentation.
D'ailleurs nous nous sommes largement servis
des travaux des Allemands, surtout de ceux qui
n'étaient point théologiques, avouant avec la même
sincérité et leur avance et notre désir de les attein-
dre et peut-être de les devancer. Je disais tout à
l'heure que nous étions sur bien des points leurs
tributaires. Cette expression devrait être bannie
du domaine des études. Un travailleur sérieux ne
songe qu'à mettre au service des autres sa bonne
1. Armée 1900, p. 414 s.
AVAiNT-PROPOS. xix
volonté; s'ils utilisent ses ouvrages, c'est un hom-
mage qu'ils lui rendent, non un tribut qu'ils lui
paient. A l'occasion nous avons rendu à nos voisins
cet hommage qui est de la justice*
S'il plaît à Dieu, nous continuerons. Nous entre-
voyons que ce sera même désormais plus facile, si
décidément ces écoles triomphent chez eux dont
l'exégèse se rapproche de celle de l'Eglise. Si après
cela ils rompent avec Jésus-Christ lui-même, ce
sera l'affaire de leur conscience et de leurs préjugés,
non un résultat de leur exégèse. En présence du
mépris flagrant de certains intellectuels allemands
pour la vérité, quelques Français soupçonneront
qu'ils se sont mépris en faisant si facilement crédit
à l'exégèse allemande indépendante, contre celle
du catholicisme. Et notre exégèse à nous, catho-
liques, mieux avisée des forces que dégage l'es-
prit d'association ou simplement l'étude, distin-
guant plus exactement ce qui est progrès phi-
lologique de ce qui serait la perversion du sens,
pénétrant mieux les textes par une connaissance
plus approfondie de l'histoire, sachant subordonner
certaines thèses transmises par la routine à une
recherche patiente du progrès de la révélation,
cette exégèse entrera fermement dans la voie que
lui a tracée Pie X : « Tout comme on doit con-
damner la témérité de ceux qui, se préoccupant
beaucoup plus de suivre le goût de la nouveauté
que l'enseignement de l'Eglise, n'hésitent pas à re-
courir à des procédés critiques d'une liberté exces-
sive, il convient de désapprouver l'attitude de ceux
qui n'osent en aucune façon rompre avec l'exégèse
scripturaire ayant cours jusqu'à présent, alors
AVANT-PROPOS.
même que, la foi demeurant d'ailleurs sauve, le
sage progrès des études les y invite impérieuse-
ment'. »
1. Lettre à Ms^ Le Camus, du 11 janvier 190G.
Paris, mars 1918.
Fr. M.-J. Lagrange,
des Frères Prêcheurs.
LE SENS DU CHRISTIANISME
D APRES
L'EXÉGÈSE ALLEMANDE
PREMIÈRE LEÇON
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE
CATHOLIQUE.
Ces quelques conférences auront pour objet le
sens du christianisme d'après l'exégèse allemande.
J'explique les termes. Dès notre prochaine réunion
nous nous transporterons en Allemagne. L'exégèse
des catholiques de ce pays ne figure pas dans notre
programme; ce n'est qu'une dépendance de la
grande exégèse catholique. Elle a sans doute un
caractère propre, qu'il ne serait pas sans intérêt
d'étudier, mais ce n'est point en ce moment notre
affaire. L'exégèse allemande qui a fait parler d'elle,
qui s'exerce avec une ardeur incroyable depuis
Luther et surtout depuis un siècle et demi, qui a
acquis une grande autorité en Angleterre, aux
États-Unis, et, hélas î même parmi nous, catho-
LE SENS DU CHRISTIANISME. 1
2 LE SENS DU CHRISTIANISME.
liques des pays latins, est une activité qui aime à se
dire indépendante, et qui, en tout cas, est indépen-
dante de l'autorité de l'Église catholique. Il lui est
arrivé de heurter le christianisme de front. Le plus
souvent elle consacre ses efforts à le transformer en
une religion selon l'esprit de l'Allemagne de son
temps. C'est, à un haut degré, une œuvre nationale.
Nous aurons à en déterminer les éléments, les
moyens et les résultats. J'en traiterai avec la
sérénité et la tranquillité qui conviennent à ces
études, disons même, avec un sentiment d'équité
qui est seul digne de notre esprit national. Nous ne
devons pas ces égards à des Vandales; nous nous
les devons à nous-mêmes.
L'objet de tant d'efforts, acharnés, et conduits
avec toutes les ressources de la science moderne,
c'est au fond le sens du christianisme.
Je n'ai pas voulu dire l'Essence ', comme l'un des
plus célèbres d'entre eux, parce que ce mot sug-
gère déjà qu'on va réduire le christianisme à une
sorte de résidu, et aussi qu'on se préoccupe plus
des doctrines à garder que du fait à étudier à la
lumière de lliistoire. Tous les critiques dont nous
parlerons n'ont pas eu cette arrière-pensée. Mais
tous, semble-t-il, se sont demandé comment est né
le christianisme, en quoi il consistait tout d'abord,
comment il s'est présenté dans le monde, et com-
ment il a été compris par les consciences qui l'ont
adopté. Qu'il soit essentiellement une religion, cela
1. Das Wesen des Christentums, par Adolphe Harnack, Leipzig.
1900; ef. Revue biblique, 1901, p. 110 ss.
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. .3
va sans dire, mais comment a-t-elle été fondée,
pourquoi a-t-elle prévalu? C'est pour le savoir
qu'on interroge les textes.
Car il ne s'agit point ici d'une controverse sur la
valeur religieuse ou morale du christianisme, sur
les forces qu'il peut offrir au monde moderne, sur
la lumière et les consolations qu'il apporte aux
âmes, mais de 1 étude de ses origines d'après les
plus anciens documents que nous possédions, et
c'est pourquoi notre titre fait mention de l'exégèse.
Voilà un terme grec qu'on ne connaissait guère
en France avant Renan, et qu'il n'est pas inutile
d'expliquer encore aujourd'hui.
Ce n'est autre chose que l'explication d'un texte
écrit. Or beaucoup de personnes s'étonnent qu'il
faille encore discuter du sens de textes tant étudiés
depuis des siècles. Brunetière lui-même estimait
que ce serait sans doute bientôt fini.
Et peut-être en effet approcherait-on du terme,
si la méthode était d'abord bien établie, et si l'expli-
cation des textes dont il s'agit n'avait pas de si
graves conséquences. Ces textes sont, vous le savez,
les écrits du Nouveau Testament, d'abord les évan-
giles, puis les épîtres, surtout celles de saint Paul,
les Actes des Apôtres et l'Apocalypse de saint Jean.
La controverse en revient toujours là, même parmi
ceux qui ne reconnaissent pas à ces écrits un carac-
tère sacré, parce que ce sont les documents les plus
anciens et les plus immédiats sur les origines du
christianisme.
La critique les aborde, d'abord la critique tex-
tuelle, chargée de l'examen des manuscrits. Nous
n'en parlerons pas, parce que les textes du Nou-
4 LE SENS DU CHRISTIANISME.
veau Testament n'offrent pas de variantes assez
importantes pour changer du tout au tout le sens
du christianisme.
Mise en face de ses documents, l'exégèse se met à
l'œuvre. Cette œuvre est toujours délicate. Les
textes à interpréter sont des textes anciens. Il faut
déterminer le sens des mots, et il échappe quel-
quefois, faute d'autres documents qui le précisent.
11 faut apprécier les nuances de la construction
grammaticale, du style de l'époque, tenir compte
du génie de l'auteur. 11 faut surtout entrer dans sa
pensée, autant qu'on peut le faire par la connais-
sance des idées de son temps, de ses préoccupa-
tions ; il faut discerner ses sources, saisir ses allu-
sions aux choses et aux personnes, mettre les
actions dans leur cadre, c'est-à-dire reconstituer
une vie qui a disparu sans retour. La difficulté est
telle qu'on ne s'entend pas toujours entre érudits
sur le sens d'un vers d'Horace.
Mais du moins est-on d'accord le plus souvent.
Pourquoi n'en est-il pas de même dans le domaine
du Nouveau Testament? C'est que les conséquences
ne sont pas les mêmes.
Un exemple bien connu vous montrera ce que je
veux dire.
Voici Homère qui fut, à sa manière, un maître
religieux. Longtemps on a révéré ses dieux et ses
déesses, créations de beauté. Le Grec de culture
moyenne admettait de bonne foi que Zeus et Aphro-
dite — un Zeus si majestueux, une Aphrodite si
charmeuse! — appartenaient à la sphère du divin.
Les philosophes avaient sur la divinité des idées plus
hautes, mais tous ne pouvaient se résoudre, comme
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 5
Platon, à expulser le poète d'une république
grecque, même en le couronnant de fleurs. Alors
commença Texégèse des poètes homériques. On
expliqua que les dieux de l'Olympe étaient des
forces de la nature ou des symboles ; on affecta une
admiration plus haute pour le divin poète, qui avait
enseigné une sagesse si profonde sous une forme si
séduisante : les jeunes gens pouvaient ainsi re-
monter à la source de toute poésie, sans prétendre
autoriser leurs fredaines par les exemples des dieux.
C'est l'exégèse stoïcienne, qui ne fut pas sans in-
fluence dans l'antiquité. Les critiques modernes n'y
voient qu'une étrange aberration. Personne ne croit
plus qu'Aphrodite ait été blessée, et que cette égra-
tignare lui ait arraché des cris perçants. Mais c'est
dans le texte, il faut l'y voir, sans y chercher d'autre
mystère qu'un trait de caractère propre à la déesse
de la volupté. L'exégèse scientifique revient ainsi à
l'exégèse populaire. Mais qu'importe Aphrodite?
Et combien pèse encore sur le monde le sens du
christianisme ! Selon que ses dogmes sont vrais ou
faux, c'est toute la vie qui est changée, et ces
dogmes sont contenus dans des livres qui les ap-
puient sur des miracles et autres éléments surna-
turels. Selon l'interprétation qu'on donne à ces
livres, on sera chrétien ou on ne le sera pas, avec
tout ce que comporte d'engagements sérieux la pro-
fession du christianisme, avec toutes les facilités
trompeuses que donne dans l'existence l'affranchis-
sement de ce joug.
C'est bien simple, direz-vous. Commençons par
le commencement. Faisons d'abord de l'exégèse
proprement dite. Voyons ce que disent les textes.
6 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sans nous préoccuper de rien, sinon de les entendre
selon les lois de la langue et de l'histoire. Après
seulement nous nous demanderons ce qu'il faut en
penser. Peut-être même estimerez-vous que le meil-
leur exégète est celui qui est parfaitement indifférent
au résultat de l'exégèse. Décidé à ne pas admettre
le surnaturel, il lui sera égal de le rencontrer dans
les textes. Il visera seulement à le déterminer très
exactement avec sa portée historique. On prati-
quera l'exégèse du Nouveau Testament avec la
même impartialité, le même sang-froid que celle
d'Homère. Un parfait incroyant pourra être un ex-
cellent commentateur des textes.
Je crois qu'il vous serait malaisé de rencontrer
un pareil neutre. S'il existe, je demande à le con-
naître, car je le tiens d'ores et déjà pour un utile allié.
Et même en fait je reconnais que l'exégèse tout à
fait incroyante m'est moins suspecte, s'il s'agit seu-
lement du sens propre des textes, que celle qui les
exploite au profit de ses doctrines. Pour vous dire
déjà mon secret, je crois que l'intérêt de nos études
sera précisément d'avérer ce fait, que l'exégèse alle-
mande se rapproche de nous à mesure qu'elle est
moins préoccupée de théories protestantes ou phi-
losophiques. Mais cela sera le terme de nos recher-
ches, et nous ne sommes qu'au commencement.
Vous proposez de traiter l'exégèse du Nouveau
Testament comme celle d'Homère, avec Je même
détachement quant aux convictions religieuses. Mes-
sieurs, est-ce possible? Avant de me répondre,
prenez note de deux différences. La première, c'est
que le merveilleux de l'antique aède ne s'est point
passé de son temps. Il rapporte d'anciens mythes.
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 7
La Grèce de Pisistrale, à la veille d'entreprendre la
lutte contre les Perses, confiante dans ses dieux,
digne d'entendre les accents profondément religieux
d'Eschyle, animée d'une foi religieuse sérieuse et
presque tragique, cette Grèce héroïque se faisait
peut-être illusion sur la conviction du poète dont
la grâce la charmait. Peut-être le peuple d'Athènes
ne comprenait-il pas encore la subtile ironie, la
grâce nonchalante des sociétés aristocratiques de
rionie et d'une époque déjà raffinée. Peu importe.
Lorsque la foi ne fut plus qu'un attachement délicat
à des types de beauté, il était aisé ou de reléguer
ce surnaturel au rang des pures fables, ou de l'inter-
préter comme on voulait. Qu'Homère ait cru ou non
aux dieux dont il chantait les aventures, il ne pré-
tendait assurément pas en garantir l'exactitude . Il
ne se donnait ni comme témoin des faits, ni comme
l'organe d'une tradition soigneusement maintenue.
On continuait d'admirer ses récits sans y croire.
Est-il même nécessaire d'admettre l'existence de
Priam et d'Achille pour pleurer à la prière du vieux
roi privé de son Hector?
Faut-il vous rappeler qu'il n'en est point ainsi du
Nouveau Testament? Les faits se sont passés à la
lumière de Thistoire. Pour en douter il faut récuser
le témoignage d'écrits presque contemporains. Un
scepticisme absolu sur l'existence de Jésus et des
Apôtres demeure une gageure. On nous parle de mi-
racles, ils sont affirmés par les disciples du Maître,
déterminant la conviction d'une communauté qui
naît à l'existence; c'est une religion qui se forme.
Je n'insiste pas, nous reviendrons sur ce point
capital. Vous voyez cependant qu'on ne peut adop-
8 LE SENS DU CHRISTlANISxME.
ter ici l'attitude dédaigneuse du critique envers la
mythologie d'Homère. Il soutient qu'aucune consi-
dération ne l'empêche d'interpréter correctement les
textes. J'en doute, car s'il nie la réalité des faits
miraculeux, il sera tout à l'heure obligé de conclure
que les témoins ont été trompés ou trompeurs, il
sera obligé de prêter au Sauveur lui-même un rôle
de complice ou d'illuminé. Et il est impossible que
ce parti pris ne déteigne pas sur l'exégèse propre-
ment dite. Les mots eux-mêmes n'ont plus le même
sens si les apparitions du Sauveur ressuscité doivent
être interprétées comme une tricherie ou comme
une hallucination. L'exégèse vous oblige à recon-
naître en Jésus une droiture incomparable. Si
vous en tenez compte, vous ne pourrez plus faire
de lui le complice de compagnons aigrefins. A tout
le moins, si le surnaturel disparaît du Nouveau Tes-
tament, ce n'est plus qu'une œuvre sans vérité, et
par suite sans dignité. Et comme ce mensonge ou
cette erreur domine encore une grande partie
du monde connu, il faut apprendre aux gens à lire
entre les lignes. Ce qui importe, ce n'est plus
d'expliquer soigneusement le texte, c'est de dé-
masquer la fourberie, d'en trouver les indices
dans le texte même. Sera-ce encore de l'exégèse
loyale et correcte? Vous avez répondu que non.
Et pourtant un danger plus grave menace l'expli-
cation du livre de la part de ceux qui le respectent
davantage.
C'est la seconde différence avec l'exégèse d'Ho-
mère.
Pourquoi ne voulait-on plus laisser lire Homère
aux jeunes gens, ou pourquoi voulait-on, bon gré,
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 9
mal gré, lui donner un sens auquel il n'avait pas
songé?
Parce que son surnaturel était immoral. Ses dieux
se conduisaient comme des polissons, et les jeunes
gens savaient citer Homère pour se défendre. Ils
l'apprenaient à l'école dès leurs plus tendres années.
Le danger de cette éducation religieuse est un lieu
commun de l'apologétique chrétienne ; elle l'a d'ail-
leurs emprunté à la comédie grecque et latine. Quoi
qu'en ait dit le divin poète ^ , ses dieux valent moins
que les hommes. Encore est-il qu'on pouvait admi-
rer l'amour conjugal d'Andromaque, la vaillance
d'Achille, la fidélité de Pénélope. En enlevant le
surnaturel, on sauvegardait la morale. Les deux
éléments ne faisaient pas corps. Les dieux d'Homère
avaient du moins la pudeur de ne pas se faire prédi-
cateurs de vertu.
N'est ce point un blasphème après cela de passer
au Nouveau Testament? Non, puisque la différence
est évidente. Dans l'Église chrétienne primitive, la
foi et la morale sont étroitement unies, comme dans
la prédication de Jésus. Et, en dépit de tant d'es-
quisses de morale indépendante, peut-être parce
qu'elles ont été suivies d'autant d'échecs, les esprits
soucieux de la dignité des mœurs publiques ne sont
point pressés, n'eussent-ils pas la foi, de rompre
avec la morale chrétienne, ni avec Jésus-Christ. Si
seulement il se présentait au monde moderne comme
un professeur de morale, comme un sage, et non
1. Il est dit dans l'Iliade (IX, 498) que les dieux ont plus de « vertu »,
sont plus honorés et plus puissants que les hommes, twv ttîp xat
(xeil^tov âpexTp) TtfxiQ te piYi xe, et qu'on peut les fléchir par des sacri-
fices et des prières, mais cette « vertu » n'est que la valeur du
héros.
I.
10 LE SENS DU CHRISTIANISME.
comme un Messie juif et un thaumaturge ! Si l'on
pouvait interpréter l'évangile comme l'apologie de
Socrate ou les dialogues de Platon, de façon à
atténuer ce surnaturel provocant, à faire dispa-
raître ces miracles! Encore une fois, ce n'est pas
là une conception chimérique. C'est un point sur
lequel je glisse, parce que nous y reviendrons.
Vous voyez assez qu'une pareille disposition est
encore plus funeste à l'exégèse qu'un détachement
complet de tout ce qui est le christianisme, dogme
et morale. Or Renan lui-même, ce sceptique sou-
riant, sans cesse en défiance de ses propres cré-
dulités, uniquement préoccupé, semblait-il, de ne
pas assez douter, et de son doute même, Renan
n'a pas résisté à la tentation de présenter une
image de Jésus très éloignée de la réalité, de peur
que le charmant Galiléen n'abandonne à sa dureté
et à sa vulgarité le monde moderne. Le danger
suprême de l'exégèse proprement dite est dans ce
compromis sans cesse renaissant entre les textes
de l'Évangile et les opinions philosophiques ou
les tendances morales. Et vous savez assez que
le progrès de la philosophie et les prétentions mo-
rales sont les deux éléments dont se glorifient sur-
tout les fervents de la culture allemande. Et parce
qu'elle ne veut pas renoncer à un christianisme qui
s'est régénéré en devenant allemand avec Luther, et
qu'elle nomme évangélique, l'Allemagne poursuit
inlassablement le problème exégétique du Nouveau
Testament.
En un mot, Messieurs, à la différence d'Homère
ou de Virgile, de Thucydide ou de Tite-Live, de
Démosthène ou de Cicéron, le Nouveau Testa-
LE SUJET. L'ÉXÉGÉSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 11
ment contient une affirmation qui nous regarde, cpii
prétend encore s'imposer à nous. Si on ne l'accepte
pas, et si l'on sort du scepticisme pratique pour
l'aborder et la discuter, il faut ruiner ses préten-
tions et ses titres, ce qui nous met bien loin de cette
élégante tour d'ivoire où l'on peut en paix savourer
la forme antique en souriant de la puérilité du fond.
Encore si le débat portait seulement sur l'inter-
prétation correcte des textes ! Mais c'est précisément
parce qu'ils sont gênants, que Texégèse se livre à
des opérations qui, à parler strictement, sortent de
son domaine. Pourtant l'usage a prévalu de dire par
exemple l'exégèse de Renan pour indiquer toute
une conception des origines du christianisme. Avec
le temps on s'est aperçu — ce fut surtout à partir
de Strauss — que si l'on voulait tirer des textes
autre chose que l'interprétation traditionnelle, il
fallait commencer par opposer l'un à l'autre les
écrits du Nouveau Testament, et même par mettre
en pièces les documents. C'est seulement avec ces
matériaux brisés et retaillés qu'on pouvait construire
un édifice nouveau. La critique littéraire ne pouvait
mener cette œuvre à bien qu'en utilisant l'histoire,
dont le progrès pouvait servir à dater les écrits.
Une fois entrée en scène, l'histoire doit être inter-
rogée sur l'état intellectuel et moral d'Israël, et de
tout le monde ancien. Vaste enquête devant laquelle
n'a pas reculé l'exégèse allemande, jadis confinée
dans l'explication des textes canoniques.
Avant d'entrer dans ce champ immense, nous
12 LE SENS DU CHRISTIANISME.
avons besoin d'éclairer notre route, et peut-être
aussi de prévenir certains doutes. Nous avons dit
quel était le danger d'aborder des textes anciens
avec des opinions préconçues. Mais si on adhère
aux dogmes de l'Eglise, ne s'expose-t-on pas au
même danger? L'Eglise catholique d'aujourd'hui,
après dix-neuf siècles, conserve-t-elle encore le sens
primitif du christianisme? N'est-elle pas portée à
y lire ce qu'elle croit? Quelles sont ses méthodes,
et quelles garanties nous offrent-elles ?
J'entends d'avance votre réponse ; si je vous rap-
pelle ce que vous savez déjà, c'est pour prendre
nettement conscience avec vous de la bonne ma-
nière avant d'aborder le détail des systèmes alle-
mands qui se sont succédé depuis Luther.
L'Eglise, disons-nous, est dans de bonnes con-
ditions pour exposer correctement le sens du chris-
tianisme primitif.
La première de ces conditions, la principale, la
seule qui soit décisive, c'est qu'elle est assistée du
Saint-Esprit pour cela. Pour nous, chrétiens catho-
liques, c'est de foi, et c'est logique. Nous croyons
que Dieu a accordé à l'homme la révélation et qu'il
en assure le bienfait dans l'Eglise de Jésus-Christ.
11 a donc pourvu à ce que cette révélation se con-
serve intacte. Elle est contenue dans les Jiivres
Saints; il faut donc que l'Eglise soit assurée de
transmettre fidèlement le sens de la Parole de Dieu.
Mais sans même faire appel à cet élément mysté-
rieux qui échappe au sens humain, nous préten-
dons que l'Eglise possède les éléments et la mé-
thode qu'il faut pour une exégèse correcte.
Nous disons donc que l'Eglise est dans l'état
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 13
d'esprit qui convient; sa méthode s'appuie sur la
tradition, et sur la synthèse de tous les éléments
dont elle dispose; elle pratique l'exégèse du bon
sens et de la clarté, qui est aussi l'exégèse du sens
commun. Il faut expliquer ces points.
Je pose comme un principe de critique que l'in-
telligence des textes est plus facile quand on est
dans l'état d'esprit où vivait l'auteur. Que signifient
ces règles énoncées dans un français plus ou moins
barbare, qu'il faut tenir compte de la couleur lo-
cale, de l'ambiance où se mouvaient les écrivains,
du milieu, du temps, des monuments, des usages,
de la vie? Le critique n'aspire qu'à une chose, hélas !
multiple et diverse : vivre par la pensée au temps
et au lieu où agissait l'auteur, et, sinon pénétrer
dans sa pensée, du moins prendre place parmi ses
auditeurs, acquérir leurs dispositions, lire ou écouter
comme eux.
Si ce principe est évident, il est une chose aussi
certaine, c'est que le Nouveau Testament est tout
entier conçu dans le surnaturel, écrit pour des po-
pulations profondément imbues du surnaturel, ne
se refusant pas à constater un miracle. — Or,
l'Église catholique — qu'on l'admire ou qu'on la
condamne pour cela — est, elle aussi, profondément
imbue de la foi au surnaturel. Vous ne me deman-
derez pas de définir le surnaturel et le miracle. Il
faudrait commencer une autre série de leçons. Je
prends ces mots au sens courant d'intervention
divine en dehors du concours normal des causes
secondes. L'Eglise est donc dans l'état d'esprit qu'il
faut pour comprendre les anciens textes. J'entends
bien que le progrès des sciences explique les phé-
14 LE SENS DU CHRISTIANISME.
nomènes naturels sans recourir à des agents volon-
taires, et nous ne voulons pas sur ce terrain être en
retard sur les autres. Mais enfin l'Église admet,
comme on le faisait au temps de Jésus-Christ, la
transcendance de Dieu, son pouvoir souverain sur la
nature , l'existence d'anges et de démons , la possibilité
de guérisons miraculeuses. Lors donc qu'elle ren-
contre ces faits dans l'Écriture, elle ne sera pas
tentée de les traduire en phénomènes naturels pour
les expliquer plus aisément. C'est une excellente
condition pour interpréter, tels qu'ils sont, les textes.
On reproche souvent à l'Église son attachement à
des dogmes qu'on prétend périmés. 11 serait équi-
table de ne pas lui reprocher en même temps de
moderniser son interprétation de l'Ecriture. Elle
affronte courageusement la critique ; qu'on lui tienne
compte de sa sincérité.
Non seulement l'Église est dans le même état
d'esprit par rapport au surnaturel que la première
communauté; elle est la même société, dépositaire
de la même foi ; elle la continue par une tradition inin-
terrompue. Certes, elle admet aussi énergiquement
que l'ancien protestantisme l'autorité de l'Écriture
pour enseigner la vérité révélée. Tout chrétien sait
que Dieu a révélé aux hommes certaines vérités
utiles à leur salut. Un livre est naturellement un
moyen efficace de conserver ces vérités ; un livre
inspiré par Dieu les conserve avec une sorte d'au-
thenticité divine. La parole de Dieu qui avait retenti
aux oreilles ou plutôt dans l'âme des prophètes est
ainsi perpétuée. L'obligation pour les Israélites de
regarder la Bible comme un livre divin et de la lire
les mettait eux-mêmes en contact avec la voix du
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 15
Seigneur. Et cette voix avait su rendre claires cer-
taines vérités. Un Israélite ne pouvait avoir le
moindre doute sur cette affirmation de la Bible que
Dieu est un, sage, tout-puissant, et qu'il exige de
l'homme une certaine perfection morale. Et de même
nous ne songeons pas un seul instant à récuser
l'autorité des écrits du Nouveau Testament sur le
sens premier du christianisme. Mais nous y joi-
gnons les informations que la tradition nous donne.
Nous y sommes obligés par l'histoire, car il est de
toute évidence que la foi a été prêchée avant qu'on
songeât à rien écrire dans la primitive Eglise, et
les écrits que nous possédons appellent eux-mê-
mes ce complément. Les évangiles ne sont guère
qu'une partie de l'enseignement donné par les Apô-
tres sur la vie et les miracles du Christ, sur sa
Passion et sa Résurrection. Ces faits étaient inter-
prétés d'une certaine manière, avaient donc un sens
divin, que les évangiles ne développent pas, et que
les épîtres des Apôtres supposent plutôt qu'ils ne
l'énoncent clairement. Voyez par exemple saint Paul.
Il explique assez longuement aux Romains que
l'évangile est une vertu de Dieu qui s'exerce par la
foi. Mais il s'est contenté de faire allusion dans une
phrase à l'objet de la foi, connu de tous les chré-
tiens ^ 11 reproche aux Galates d'abandonner son
évangile, celui qu'il leur a prêché ; mais il le désigne
seulement comme l'évangile de Jésus crucifié. Cet
évangile suffît sans la Loi, voilà ce qui est prouvé
en détail; mais l'Apôtre ne dit pas en quoi il con-
siste. Si donc l'Écriture eût été le seul moyen
1. Rom. I, 3 s.
16 LE SENS DU CHRISTIANISME.
d'assurer la conservation d'une doctrine, d'une doc-
trine beaucoup plus riche que « les éléments pau-
vres et vides » de l'ancienne Loi, Dieu eût bien
mal pourvu à la conservation de la doctrine chré-
tienne. La réponse de la tradition est- plus com-
plète et plus précise.
Le Nouveau Testament ne contient ni un Credo,
ni un formulaire des sacrements. Et la doctrine se
conserve dans l'Église comme une foi toujours vi-
vante et agissante.
Précisément! dira-t-on. Cette foi vit, donc elle
évolue, comme toutes les choses humaines. Avec
le temps elle donnera aux questions posées des
réponses plus complètes et plus précises. — On l'ac-
corde, mais ce développement n'est point une trans-
formation. L'Eglise, par une logique surnaturelle,
qui est en même temps parfaitement rationnelle,
estime que la vérité, qu'elle a reçue de Dieu même,
a un caractère immuable, et elle tient beaucoup à
la transmettre telle quelle dans ses éléments subs-
tantiels. Au surplus, n'oubliez pas que cette ques-
tion ne nous intéresse en ce moment que par rapport
à la sincérité de l'exégèse. Vous estimez sans doute
que l'exégèse de l'Église, lui étant imposée par son
dogme, manquera de sincérité parce qu'elle man-
quera de liberté. Votre objection se trompe de
porte. Ce danger peut exister pour une société qui
n'aurait d'autre règle de foi que la Bible. Alors il
faudrait bien, de gré ou de force, trouver dans l'É-
criture toutes les vérités qu'on professe.
Mais il n'en est pas ainsi de l'Église catholique.
Pourquoi exigerait-elle absolument d'une exégèse
de tortionnaire ce qu'elle peut tirer de sa tradition?
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 17
Un catholique peut et doit croire un dogme qui ne
serait pas énoncé dans l'Ecriture, comme, par
exemple, la perpétuelle virginité de Marie. Il n'est
donc pas obligé de faire violence aux textes pour
l'y rencontrer. Les textes demeurent en repos.
La situation sera-t-elle moins bonne s'il s'agit
d'un dogme qui figure dans les Livres Saints? In-
contestablement il a pu prendre au cours des siècles
des développements, revêtir des formules inconnues
à l'Église primitive. Et je ne prétends pas qu'aucun
commentateur n'ait cédé au désir de voir dans
l'Écriture, d'une façon plus ou moins explicite, ce
qui y était contenu implicitement. Certains exé-
gètes ne se sont pas assez préoccupés du sens
historique des paroles, de la détermination exacte
de leur portée, quand elles allaient de la bouche de
l'Apôtre à l'oreille des premiers disciples.
Mais ces écarts de zèle ont été provoqués le
plus souvent par une sorte d'émulation avec ceux
qui ne pouvaient professer aucun dogme sans le lire
dans l'Écriture, ayant renoncé à la conception d'une
Église vivante, assistée du Saint-Esprit pour dé-
velopper le dogme aussi bien que pour le conserver.
Ils n'étaient pas dans la logique d'un système où
l'on sait tout ce qui est dû au principe de la tradi-
tion vivante. Si les formules ne sont pas dans l'É-
criture, nous ne nous croirons pas obligés de les y
introduire. Et voilà la sincérité de l'exégèse ga-
rantie, en même temps que sa liberté.
Qu'il me soit permis d'aller jusqu'au bout de ma
pensée. Je vous demande seulement de ne pas la
dépasser. La divinité de Jésus-Christ est assuré-
ment enseignée par le Nouveau Testament. Mais
18 LE SENS DU CHRISTIANISME.
quand ce dogme fondamental n'y serait pas con-
tenu, FEglise, même en cela, ne serait pas con-
trainte de forcer les textes ; sa foi vivante lui suffi-
rait. Et en effet, les trois premiers évangiles ne le
contiennent pas d'une façon aussi claire que le
quatrième. L'Eglise a donc pu vivre sans les su-
blimes enseignements du disciple bien-aimé. 11 faut
louer Dieu de nous avoir donné saint Jean, mais il
ne nous oblige nullement à changer les interpréta-
tions des premiers Évangiles.
On insiste sur l'obligation imposée à l'Église de
ne pas interpréter les textes contrairement à sa
propre doctrine. Cette fois, c'est parfaitement
exact. Mais d'abord avouez que cela est parfaitement
rationnel, si l'on tient comme nous que le dogme
de l'Église n'a pas été transformé. Elle a reçu les
Écritures, et c'est en somme par son autorité que
nous les recevons nous-mêmes. Les livres n'ont
pas changé, nous le savons par la critique textuelle.
Comment supposer que les premiers chrétiens aient
révéré des livres contenant une doctrine contraire
à celle qu'ils tenaient des apôtres? Il n'y a pas deux
évangiles, disait saint Paul. Si moi, si un ange du
ciel venait à vous prêcher un autre évangile, qu'il
soit anathème^ Les Galates ont failli se laisser sé-
duire. Mais l'apôtre veillait, mais les chrétientés,
très attentives aux questions religieuses, se contrô-
laient mutuellement. Rappelez-vous comment le
point des observances judaïques fut soumis à
l'examen d'une réunion plénière à Jérusalem^. Cette
foi plutôt susceptible qu'indifférente aurait-elle reçu
1. Gai. I, 8.
2. Act. XV.
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 19
comme la parole du Christ des écrits contraires à
ce que leur avaient enseigné les Pères de cette foi?
On veut absolument faire l'hypothèse d'une
transformation du dogme? Alors c'est la foi pri-
mitive qui, à la longue, se serait transformée selon
ies doctrines de l'Ecriture. De sorte qu'il est im-
possible d'imaginer que la foi actuelle de l'Eglise
nous oblige à un contresens exégétique. Vous en-
tendez bien que je ne consens à discuter ce cas
chimérique que pour réduire l'objection à l'absurde.
Il vous reste peut-être quelque scrupule à cause
de la règle posée par l'Eglise que l'on ne doit pas
interpréter l'Écriture, en matière de foi et de mœurs,
— c'est bien notre cas, — contre le consentement
unanime des Pères. Cette interprétation tradition-
nelle gêne l'indépendance du critique moderne. —
Il devrait se féliciter d'y trouver un secours qu'il
recherche avidement dans tous les autres domaines.
Nous cherchons le sens du christianisme, et nous
interrogeons les premiers chrétiens. S'ils ne sont
pas d'accord, il n'y a plus d'interprétation tradi-
tionnelle. S'ils sont d'accord, pourquoi récuser
leur témoignage?
Il ne nous est pas interdit de constater que cette
méthode est précisément celle que souhaite pra-
tiquer l'exégèse la plus récente et la plus scienti-
fique., qui n'a jamais assez d'éléments d'information,
La différence est seulement en ceci que l'Église
s'informe de préférence sur le sens du christianisme
auprès de ceux qui l'ont embrassé, sans doute après
en avoir pris connaissance. Elle tient mordicus au
témoignage des anciens. Et ce témoignage des
anciens, c'est surtout celui des Pères, de ceux qui
20 LE SENS DU CHRISTIANISME.
ont été les pasteurs des petites communautés chré-
tiennes, de ceux qui avaient la responsabilité de
l'enseignement, qui se tenaient en communion
étroite avec les autres églises, qui veillaient avant
tout sur la pureté de la foi, gage de la vie éter-
nelle. Je sais bien qu'absorbés par ces fonctions,
ils n'avaient pas toujours l'esprit aussi cultivé que
ceux qui gardaient le contact avec les lettres an-
tiques. Un saint Justin, un Clément d'Alexandrie,
un Origène, nous intéressent plus qu'un saint Clé-
ment Romain, un saint Ignace ou un saint Irénée,
par le goût de la philosophie, l'étendue de l'éru-
dition, le noble orgueil de prouver à des curiosités
en éveil que le christianisme et ses Écritures avaient
de quoi soutenir la critique.
Mais ces personnalités puissantes n'étaient-elles
pas tentées, pour être plus sûres de vaincre, de se
frayer des chemins nouveaux, et très spécialement
d'interpréter l'Ecriture à leur façon ? Avec un
instinct très sûr, parce que divin, l'Eglise a com-
pris, avant les études modernes de la science des
religions, que la religion est de sa nature une ins-
titution sociale, et que le véritable sens du christia-
nisme se trouvait plus intégralement dans la société
chrétienne que dans les spéculations des plus bril-
lants de ses fils. S'il fallait donner une preuve dé-
cisive du tact infaillible de son exégèse, il suffirait
de rappeler qu'elle a refusé de recourir au procédé
trop facile de l'allégorie, qui paraissait la tirer de
certains embarras par un coup du génie d'Origène.
Et pourtant l'Église voyait dans l'Ancien Testament
une annonce, presque une esquisse du royaume de
Dieu fondé par Jésus-Christ. Il y avait dans les per-
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 21
sonnages ou les faits de l'ancienne histoire — Paul
l'enseigne clairement ^ — des types ou des figures
de la nouvelle alliance. La pente paraissait aisée
de ces types à de simples symboles vides de
réalité concrète, et combien de difficultés dispa-
raissaient à la fois ! Mais en triomphant de diffi-
cultés de détail, on s'exposait à une objection fa-
tale. La critique ne manquerait pas de stigmatiser
cette échappatoire trop commode.
Elle nous rappellerait l'exemple d'Homère. Elle
nous montrerait le christianisme reniant son ber-
ceau, comme ces religions, dépassées par l'ambiance
intellectuelle, qui dissimulent leurs mythes gros-
siers et puérils par l'artifice d'allégories philoso-
phiques.
Et que resterait-il du christianisme, si on lui
avait appliqué le traitement équivoque auquel Philon
d'Alexandrie soumit Moïse pour le faire accepter
des Grecs?
Les anciens Pères n'ont suivi que leur droiture
et sont demeurés fidèles à la tradition parce qu'elle
était la règle de leur foi. L'allégorie ne fut pas
admise comme une règle générale pour interpréter
l'Ancien Testament, et elle n'effleura même pas
l'exégèse du Nouveau.
La critique moderne reconnaîtra donc volontiers
que l'Église a été, dans cette grave circonstance,
bien servie par son attachement à la tradition. Elle
nous accordera encore que pour comprendre le
sens primitif du christianisme la lettre de Clément
Romain, les lettres de saint Ignace ne sont guère
1. I Cor. X, 11; cf. Gai. iv, 2i.
22 LE SENS DU CHRISTIANISME.
moins importantes que les écrits du Nouveau Tes-
tament.
Ni la tradition, ni les textes ne doivent donc
être isolés. Assurément, par sa Toute-Puissance,
Dieu aurait pu conserver la vérité dans l'Eglise
sans le don des écrits inspirés. Mais rien ne nous
empêche d'admirer le procédé que sa Sagesse a
choisi. La tradition est comme une eau courante;
elle ne suit un cours réglé que lorsqu'elle est con-
tenue par des rives. Ces rives sont, avec l'assis-
tance du Saint-Esprit, la parole de Dieu écrite.
Mais cette parole est d'autant mieux comprise
qu'elle se perpétue dans une institution. Deman-
dez aux hellénistes quelles lumières ne reçoit
pas la littérature des inscriptions et des papy-
rus. Les inscriptions contiennent souvent des tex-
tes de lois auxquelles la littérature ne faisait que
des allusions fugitives. Les papyrus font revivre la
société à laquelle s'adressait la littérature. Quelle
satisfaction plus grande encore, si un usage moderne
donnait la clef d'un usage ancien ^ ! Et comment ne
pas voir que l'Église, qui pratique l'Eucharistie
dès sa première heure, offre le meilleur commentaire
des paroles de la consécration ?
Traditionnelle, la méthode de l'Eglise est syn-
thétique dans le champ des écrivains du Nouveau
Testament.
1. Un exemple. I^ coutume grecque permettait au père de
chasser de sa maison l'enfant qui manquait à son devoir envers
lui, de l^exclure de sa famille et de sa succession. On avait sup-
posé que cette apokèryxis n'était que fictive, un sujet de décla-
mation pour les rhéteurs. M. Cuq a prouvé qu'elle était réellement
pratiquée dans l'antiquité et a découvert un acte semblable rédigé
en 1914 par un notaire deKaIabryta,dans le Péloponèse (Comptes ren-
des de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1917, p. 353 ss.).
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 23
Par cette synthèse, j'entends qu'elle dégage de
tous une doctrine qu'elle estime commune à tous.
Cette fois la critique nous interrompt dès les pre-
miers mots. Voilà précisément, selon elle, une mé-
thode à éviter, car elle néglige, et les opinions indivi-
duelles des auteurs, et le développement ou l'évo-
lution des doctrines. Expliquer saint Matthieu par
saint Jean, sans tenir compte du génie propre à
chaque écrivain, du but qu'il poursuivait, du temps
qui s'est écoulé entre la catéchèse primitive et la
rédaction du quatrième évangile, c'est proprement
s'exposer à une harmonie forcée et de parti pris, à
perdre de vue les nuances, à confondre les situa-
tions.
Et il ne serait pas loyal de nier que ces inconvé-
nients ont apparu çà et là chez des commentateurs
catholiques. Dès le début de l'Eglise, au second
siècle, Tatien risqua de tout brouiller en mélangeant
les quatre évangiles pour n'en faire plus qu'un seul.
Mais l'Eglise a protesté, nous dirions presque, trop
énergiquement, puisque nous sommes privés du
Diatessaron de Tatien.
Elle a regardé le chiffre de quatre évangiles
comme sacré, et n'a pas permis que leur individua-
lité soit estompée dans une teinte commune. Elle
a sauvegardé les nuances, mais elle a pensé que
c'était une question de nuances, et que les écrits
apostoliques, rédigés dans un espace de temps assez
court, ne comportaient pas de différences substan-
tielles. Notre argument est au fond toujours le
même que pour l'harmonie de la tradition et de l'E-
criture; il s'applique seulement à un champ plus
restreint. Et en effet on ne comprendra jamais le
24 LE SExNS DU CHRISTIANISME.
sens du christianisme primitif tant qu'on se refusera
à le traiter comme une société'. Si le quatrième
évangile, par exemple, et c'est bien lui qui est en
question, émane vraiment, comme nous l'affir-
mons, de Jean, fils de Zébédée, témoin oculaire et
disciple de la première heure, vous nous concéderez
qu'il doit représenter la conscience de la première
génération chrétienne. Et si, d'après votre hypo-
thèse, c'est l'œuvre d'un autre Jean ou d'un autre
qu'un Jean, les communautés l'auraient-elles reçu
si on l'avait trouvé en désaccord avec les autres
évangiles sur ce point capital du culte à rendre à
Jésus-Christ? Chaque évangile racontait à sa ma-
nière le triple reniement de saint Pierre et même les
apparitions du Christ ressuscité. Tous s'imposant
par l'autorité qui leur était reconnue, on supposait
naturellement un accord sur le fond des choses, en
dépit des circonstances spéciales à chacun. C'étaient
là des questions subtiles qui ne touchaient pas à la
foi. Mais aurait-on supporté un écrit anonyme ou
supposé, contraire aux autres, qui aurait changé
complètement et les convictions religieuses et les
conditions du culte ? La méthode synthétique — qui
n'est point une méthode d'harmonisation à tout
prix — doit à tout le moins être essayée la première,
à propos des documents sacrés comme à propos des
autres. Elle ne suppose pas qu'il n'y eut aucune
controverse, aucune divergence dans l'Eglise pri-
mitive. L'évidence serait trop contraire. Mais pré-
cisément parce que ces divergences nous sont con-
nues, elles limitent la région agitée de la région du
1. s. Augustin a dit admirablement : In Scripturis discimus
Christum, in Scripturis discimus Ecclesiam {Epist. CV, 14).
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 25
calme. Il y avait donc une base solide, sur laquelle
tout le monde était d'accord. Des chrétiens judaïsants
ont fait un crime à saint Paul de rejeter la Loi juive.
Peut-être, car tout est possible en pareille matière,
quelqu'un lui a-t-il reproché aussi d'admettre la
préexistence du Fils de Dieu au sein de son Père.
Mais si le premier point a été agité dans l'Eglise pri-
mitive, le second ne l'a pas été. C'était, d'après
saint Paul, le fondement de toute la foi chrétienne.
Le quatrième évangile pouvait rejoindre les épîtres
paulines sur cette base.
Enfin l'Eglise, précisément encore et toujours
parce qu'elle représente une opinion collective, est
peu portée à accentuer dans un auteur sacré les vues
qui pourraient paraître particulières. Ce n'est pas
elle qui fera sortir d'une phrase ou d'un mot obscur
tout un système qui serait en contradiction avec les
vues clairement énoncées ailleurs du même auteur.
Saint Augustin exprimait bien sa pensée lorsqu'il
disait que l'Ecriture ne contient à peu près rien
dans les endroits obscurs qui ne soit dans les en-
droits clairs'.
C'est une exégèse de bon sens et de clarté que
nous comprendrons mieux par les exemples de la
pratique contraire. Citons seulement un cas sur
lequel nous n'aurons pas à revenir. Le quatrième
évangile nous dit que le Verbe s'est fait chair. Nous
faisons la génuflexion à la Messe en lisant cette
parole sublime. Mais ce n'est point une raison pour
1. Nihil enim fere de itlis obscur itaiibus eruitur quod non pie-
nissime dictum alibi reperiatur [De docfr. christ., I, 6, 8), et avec
une finesse exquise : In omni quippe copia Scripturarum sancta
rum pascimur apertis, exercemur obscuris {Sermo LXXI, 11).
26 LE SENS DU CHRISTIANISME.
l'interpréter selon la rigueur des termes, comme
si elle était isolée de tout contexte; nous ne préten-
dons pas que le Verbe est réellement devenu chair,
ou qu'il s'est uni à la chair seule, sans assumer
une âme humaine. L'esprit particulier se complaira
dans une exégèse étroite, il sera ravi d'aise d'en
dégager une doctrine nouvelle, en opposition avec
les opinions anciennes ou avec la théologie de son
temps. L'Église, autorité collective, est la patrie
naturelle du sens commun. Elle fera remarquer
que les Apôtres, compagnons et confidents de
Jésus, n'ont puni concevoir ni transmettre cette
absence d'une âme humaine en Jésus-Christ qui
a vécu parmi eux comme tout le monde, qui a
éprouvé tous les sentiments de l'âme humaine, sauf
le péché. Et l'auteur du quatrième évangile n'au-
rait sûrement pas montré le Verbe pleurant devant
le tombeau de Lazare, s'il ne s'était incarné à la
fois dans Fâme et dans la chair. Et il en est de même
lorsque saint Paul dit que le Christ s'est vidé,
c'est-à-dire de la forme de Dieu, pour prendre celle
de l'esclave ^ Cet anéantissement ou cette kènosey
comme on dit, ne peut signifier un non-sens,
comme serait un réel dépouillement de la divinité.
L'Ecriture exprime des réalités divines. Est-il éton-
nant que la langue, écrasée par le sujet, soit quel-
quefois obscure, et que le sublime des expressions
prenne sous la lumière qui les inonde un aspect
paradoxal? Loin de scruter ce qu'il y a d'étrange
dans ces paroles pour en extraire un dogme plus
étrange encore, en contradiction avec la tradition,
1. Sed5ewe<(p«Mw exinanivit, èxévwaev (Phil. ii, 7).
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 27
avec les autres auteurs sacrés, avec l'auteur lui-
même, l'Église les entend d'après la doctrine cou-
rante de l'auteur, ce qui a toujours passé pour la
bonne méthode.
Ce n'est pas une raison pour négliger les moda-
lités de l'expression, ou le progrès de la pensée.
Les règles de l'interprétation ne nous interdisent
pas de rechercher comment, avec le temps, le chris-
tianisme s'est développé dans l'âme de saint Paul.
Cette enquête n'a pas donné de résultat marqué,
que je sache; mais enfin elle n'exclut pas l'empire
d'un principe qui domine tout. Si l'on prenait quel-
ques-unes de ses expressions à l' encontre de toute
sa doctrine, il n'y aurait plus développement, mais
incohérence. C'est ce qu'on n'admet jamais d'un
homme de bon sens qu'à la dernière extrémité.
Que dire d'un saint Paul ?
Ce n'est pas ravaler cette méthode de l'Eglise
que de la nommer la méthode du bon sens moyen.
Et comme elle convient pour expliquer la doctrine
d'une société, c'est aussi celle qui émane naturelle-
ment d'une société. Assurément l'autorité dans l'E-
glise appartient à un Chef unique, le Pape, etauxpas-
teurs qui lui sont unis, les évêques. Mais il est clair
par l'histoire de l'Eglise que le Chef ne prononce un
jugement définitif que sur une doctrine reconnue.
En proclamant par son autorité suprême le dogme
'de l'Immaculée Conception, Pie IX se plut à rappe-
ler « le sentiment constant de l'Eglise y>^ perpétuas
Ecclesiae sensus, « l'entente singulière des évêques
et des fidèles y>, singnlaris Episcoporum ac fidelium
conspiratio. Tout cela doit s'appliquer à l'exé-
gèse, où les fidèles sont cependant représentés par
28 LE SENS DU CHRISTIANISME.
les docteurs unis aux évêques. Dans cette entente
rien d'excessif ne peut prévaloir, rien d'étrange n'a
de chances de succès. Les nouveautés non plus.
Incontestablement les progrès de détail dans l'exé-
gèse ne sont point le fait de la collectivité, et il arri-
vera qu'elle s'y montre trop indifférente. On pourra
obvier à cet inconvénient, qui ne découle pas des
principes. Car autre est l'exégèse officielle de l'É-
glise, autre celle des particuliers, quoique les parti-
culiers concourent à l'exégèse officielle et qu'ils dé-
pendent des règles posées. C'est la difficulté courante
et normale des actions qui se pénètrent mutuelle-
ment. Encore une fois nous ne nous occupons ici
que du sens du christianisme, c'est-à-dire des prin-
cipes premiers de la foi, tels que l'Église les lit
dans l'Écriture.
Elle interprète comme société ce qui fut la doc-
trine d'une société, qui n'est autre qu'elle-même
perpétuée dans le temps.
Et voici, dans les très grandes lignes, sans au-
cune prétention à être complet, et simplement pour
comparer l'Église et l'exégèse allemande dans un
cadre donné, ce qu'est, d'après l'Église, le sens du
christianisme. Je ne risque pas une définition, je
rappelle les faits et les conclusions.
L'Église lit dans le Nouveau Testament que
Jésus de Nazareth a passé en faisant le bien, gué-
rissant les malades, ressuscitant des morts, exer-
çant son pouvoir sur la nature par de nombreux
miracles, qu'il a été mis à mort et qu'il a apparu à
ses disciples ressuscité. L'Église lit encore que
Jésus a prêché le règne de Dieu, tantôt comme une
intervention divine pour sauver les hommes, tan-
LE SUJET. L'EXÉGÈSE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 29
tôt comme le royaume de la vie éternelle préparé
aux justes.
Elle voit dans les évangiles Jésus se révélant à
des disciples choisis comme le Messie promis aux
Juifs et mourant pour avoir confessé devant l'as-
semblée de son peuple qu'il était ce Messie, Fils de
l'homme, et Fils de Dieu.
Ces disciples, auxquels Jésus consacra tant de
sollicitude, furent chargés par lui de continuer son
œuvre après sa mort, Pierre à leur tête, et de fait ils
recrutèrent une communauté de fidèles avec l'ini-
tiation du Baptême et le rite de la Cène qui les
unissait à Jésus-Christ, le Maître ayant, à la veille
de sa passion, changé le pain et le vin en son corps
et en son sang.
De tout cela l'Église conclut que les premiers
adeptes des apôtres formaient une société unie
mystiquement au Christ par le moyen de signes
sensibles qu'elle nomme les sacrements, unie aussi
parce qu'elle recevait sa foi et la gardait sous l'au-
torité des Apôtres. Cette foi était la ferme convic-
tion que Jésus était le Christ, le Fils de Dieu, un
avec son Père, et que dans sa mort à laquelle on
s'associait par la démarche de la foi, on trouvait la
rémission des péchés. Le christianisme est donc
l'œuvre du Christ, poursuivie par les Apôtres sous
la forme nouvelle exigée par son départ. Il a le
sceau divin du miracle. Il a le témoignage d'hom-
mes de bonne foi.
Telle est, en peu de mots, l'exégèse de l'Église.
Chaque homme demeure libre défaire ou de ne
pas faire l'acte de foi qui serait la conclusion lé-
gitime de ces prémisses. Les critiques ont-ils
2.
30 LE SENS DU CHRISTIANISME.
le droit de dire que l'Église a mal interprété
le fait, que le christianisme est le résultat d'une
imposture ou d'un malentendu, que le Nouveau
Testament ne contient pas de récits miraculeux,
ou que ces miracles sont des mythes bien posté-
rieurs, que la nouvelle religion résulte d'un choc
de doctrines que Jésus n'avait pas prévu, qu'il ne
s'est pas même déclaré le Messie, que l'interven-
tion de Dieu attendue n'allait dans sa pensée qu'à
la fin du monde prochaine suivie d'un règne absolu
de Dieu, que la nouvelle religion est une fusion du
judaïsme et du paganisme, que Jésus enfin n'a
jamais existé ?
C'est ce qu'a proposé successivement la critique
en Allemagne, et c'est ce que nous aurons à exa-
miner.
DEUXIEME LEÇON
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER.
Nous disions la dernière fois que l'exégèse de
l'Église catholique a l'intelligence sympathique du
surnaturel, qu'elle est traditionnelle, non seulement
parce que ses interprétations sont toujours les
mêmes, mais parce qu'elles s'appuient sur une tra-
dition vivante. Elle est aussi, disions-nous, synthé-
tique, ne rejetant aucun des livres attribués par
l'antiquité aux apôtres ou aux disciples, et les expli-
quant comme reflétant une même doctrine de foi.
C'est une exégèse de bon sens et de clarté, qui ne
fonde pas sur des expressions obscures ou d'allure
paradoxale des dogmes contraires à l'enseignement
des auteurs. Enfin, elle représente une sagesse col-
lective et accumulée au cours des siècles.
Luther a inauguré une méthode nouvelle. Avec
lui, il faut remonter nos déductions dans l'ordre
inverse. Son exégèse est la plus personnelle de
toutes, sans aucune contestation, puisqu'elle a son
fondement dans un état d'âme individuel. Elle fait
litière des opinions courantes, affectant seulement
et à tort de s'appuyer sur S. Augustin. Elle s'ac-
croche à certaines expressions de S. Paul qu'on ne
32 LE SENS DU CHRISTIANISME.
saurait prendre absolument et mécaniquement à la
lettre sans contredire l'ensemble de sa doctrine, par-
faitement claire. Une fois en possession de son sys-
tème, qu'il croit fondé sur S. Paul, Luther élimine
ceux des livres saints qui lui barrent la route, ou du
moins s'affranchit de leur autorité. Mais toute l'É-
glise a compris l'Écriture autrement. Il faut donc
qu'il attaque l'autorité de l'Église. Il s'arrête là ce-
pendant, et, comme il a besoin d'un point d'appui
contre toute l'Église, il le pose dans la parole de
Dieu, dans l'Écriture sainte qui est cette parole. Il
admet toujours, il soutient avec sa fougue ordinaire
le caractère surnaturel de l'Écriture. On dirait même
qu'il la grandit en l'isolant, puisqu'elle demeure
seule debout dans la ruine de tout le dogme. Mais
il faudra donc qu'elle se défende seule, il faudra
qu'elle soit assez claire pour s'imposer à la cons-
cience de tous. Ce n'est pas le cas, puisque chacun
l'interprète à sa guise, depuis qu'il n'y a plus d'in-
terprétation officielle. Alors il ne restera plus qu'à
laisser à chacun la liberté d'appliquer les textes
comme il les entend, et ce ferme fondement de la
foi se résoudra en fait dans l'autorité individuelle
de chacun.
La controverse luthérienne se termine sur cette
béante contradiction. Et ce sera l'avenir de la Ré-
forme. Luther domine incontestablement l'histoire
religieuse de la plus grande partie de l'Allemagne.
11 est le grand Allemand. Celui qui fut quelques jours
le chancelier de l'empire, le D"" Michaelis, qui n'est
ni un pasteur, ni un théologien, quoiqu'on ne puisse
pas non plus le nommer un homme d'État, a bien
résumé la pensée de son peuple en s'écriant : « Qui
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 33
de nous se soucie du génie de Charlemagne? Le
génie de Napoléon est mort, celui de Frédéric a
pâli. Seul le génie de Luther n'a point subi d'éclipsé
après quatre cents ans, parce qu'il est d'origine céleste
et brille divinement ^ » C'est qu'en effet l'Allemagne
célèbre en ce moment le quatrième anniversaire
centenaire de la Réforme et elle n'a pas tort de se
proclamer, cette Allemagne, la fille spirituelle de
Luther. Une autre étoile de bien plus modeste gran-
deur, mais dont Genève a rappelé le premier cente-
naire, M"® de Staël, l'avait très bien vu ou l'avait
répété comme un écho fidèle :
« Luther est, de tous les grands hommes que
l'Allemagne a produits, celui dont le caractère était
le plus allemand. Sa fermeté avait quelque chose de
rude ; sa conviction allait jusqu'à l'entêtement et
quoiqu'il attaquât de certains abus et de certains
dogmes comme des préjugés, ce n'était point l'incré-
dulité philosophique, mais un fanatisme à lui qui
l'inspirait^. »
« Un fanatisme à lui » est merveilleusement bien
dit. Ce n'est pas seulement le caractère de Luther
qui est très allemand, c'est encore beaucoup plus
son esprit. Et c'est sans doute pour cela qu'il nous
est si difficile de comprendre son succès. Pour nous
le dernier mot sur sa doctrine a déjà été prononcé par
Bossuet. Très calme parce que très assuré d'avoir
raison, et, ce qu'on a moins vu, très désireux de
mettre en relief les points raisonnables des symboles
luthériens, parce qu'il ne désespérait pas d'une ré-
1. Journal des Z)e6a<s du 28 juillet 1917, d'après la Gazette de Franc-
fort.
2. Pe l'Allemagne, liyre IV, ch. ii.
llBRARY ST. tÀAJVrS COLLEGE
34 LE SENS DU CHRISTIANISME.
conciliation, Bossuet a montré à l'évidence que Lu-
ther s'est constamment contredit, et qu'il ne chan-
geait de position que pour se défendre, à moins que
ce ne fût par esprit de contradiction, pour prendre
le contrepied de ce qu'enseignait l'Eglise. Désespé-
rant de réfuter V Histoire des Variations, le protes-
tantisme moderne s'est contenté de la rejeter en
bloc, ou plutôt de l'atteler à servir ses destinées*
La variation, ont-ils dit, c'est la condition nécessaire
du progrès et de la vie. Une doctrine qui ne varie
pas est une doctrine morte. C'est parce qu'il est
dans sa nature de s'adapter aux progrès de l'esprit
humain que le protestantisme est la religion de l'a-
venir, t
Vous avez déjà répondu que si le progrès doc-
trinal est, ce qu'il doit être, le développement de
principes immuables, parce que d'origine divine,
il existe dans l'Eglise, et que si l'on change les prin-
cipes, on a renoncé à les tenir pour divins.
Déjà Bossuet a bien compris et prophétisé que
le faux fuyant protestant aboutirait à l'indifférence
dogmatique ; il ne porte en aucune façon sur le thème
prouvé par notre incomparable controversiste. Il
faut voir si la doctrine de Luther n'a pas donné un
fruit propre à détruire son œuvre, si le progrès pré-
tendu se poursuit sans rupture, si même la rupture
n'est pas au point de départ, et l'on estimera la va-
leur de l'homme et de son système d'après les inco-
hérences que renferme le système, d'après sa con-
tradiction avec le sens véritable de l'Évangile qu'il
avait prétendu remettre en lumière.
La démonstration de Bossuet a été poursuivie en
remontant jusqu'aux premières lueurs de la nouvelle
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 35
exégèse par un dominicain autrichien * . Grâce à une
connaissance approfondie de la théologie du moyen
âge, grâce à la publication du commentaire de Lu-
ther sur rÉpître aux Romains, le P. Denifle a pu
mettre au net la genèse de la doctrine luthérienne,
ajouter à la démonstration des contradictions celle
de l'ignorance où était l'hérésiarque de cette sco-
lastique qu'il a jetée par-dessus bord d'un cœur léger
et d'une main lourde. Ce réquisitoire est écrasant.
Nous nous demandons même s'il n'y a pas quelque
part une donnée qui nous échappe, car nous ne com-
prenons plus du tout l'immense action de Luther, 11
nous paraît impossible qu'on égare à ce point, et
pour des siècles, des intelligences que nous jugions
faites comme les nôtres.
M. Heinrich, historien de la littérature allemande,
nous avait prévenus avant 1870. Il disait lui aussi
de Luther : « Son erreur fut, si je puis m'expri-
mer ainsi, essentiellement allemande; elle se fit
accepter parce qu'elle procédait à son insu de cer-
taines tendances du génie national, et qu'elle leur
ouvrait un plus libre essor.
« Les Français ont ordinairement assez mal jugé
Luther, faute d'avoir fait dès le début cette distinc-
tion indispensable. Ils l'ont plutôt apprécié à un
point de vue général, comme chrétien, comme théo-
logien ; ils ont relevé les innombrables contradic-
tions dans lesquelles il est tombé ; on a compté ces
1. Luther und Luthertum, in der ersten Entwickelung, quellen-
màssig dargestelH, 2® éd. 4904. L'ouvrage a été traduit par M. l'abbé
Paquier, Luther et le luthéranisme, quatre volumes, 4910-1913,
Pour le détail de cette première et décisive exégèse de Luther, on
peut voir Le commentaire de Luther sur Vépître aux Romains,
dans la Revue biblique, 4915, p. 456 à 484 et 1916, p. 90 à 120.
36 LE SENS DU CHRISTIANISME,
dogmes auxquels il ne songeait pas d'abord, et que
les incidents de la lutte l'ont porté à attaquer ou à
maintenir, sans qu'il parût toujours s'inquiéter de
rester fidèle à ses propres principes ; enfin on a souri,
non sans raison, de la singulière méthode qui, pour
émanciper la raison humaine, commence par nier
la liberté ^ »
Et c'est qu'en effet il n'y a point là de quoi faire
reculer l'intrépidité allemande. M. Harnack recon-
naît lui aussi « des contradictions formelles dans
sa théologie » et « la notion d'Église tout aussi
amphibologique que celle de la doctrine de l'Évan-
gile"^ ». Et voici le grief d'opportunisme: « En
théologie il agissait comme un enfant capricieux,
mêlant le vieux et le neuf, et n'ayant jamais en vue
que le but immédiat à atteindre ^. »
Pourtant il doit y avoir un point central dans
cette religion nouvelle, dans cette piété allemande
dont l'Allemagne est fîère. M. Harnacka tout résumé
en une phrase : « En tant que religion, l'exégèse
(de Luther) offrait avant tout une immense réduction,
une simplification libératrice. Cette réduction ne
signifiait rien moins que le rétablissement de la
religion : chercher et trouver Dieu^. » Et voici plus
explicitement en quoi consiste la nouvelle piété :
« La foi vivante en un Dieu qui, par le Christ, crie
à la pauvre âme ; « Je suis ton salut », la ferme as-
surance que Dieuest l'Être sur qui l'on peut se repo-
ser : voilà le message de Luther à la chrétienté^. »
1. Histoire de la littérature allemande, I, p. 429.
2. Dans Denifle-Paquier, t. III, p. 69.
3. Même ouvrage, p. 70.
4. D.-P., IV, appendice, p. 75.
5. Môme ouvrage, p. 78.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 37
C'est peut-être, en effet, tout ce que la chrétienté
allemande moderne a conservé du message de
L'ither. Si cette formule est vague, — à tel point
que nous pourrions nous en accommoder, — elle
nous met du moins sur la voie de ce qui est l'âme
du système luthérien. D'après Luther, le sens du
christianisme c'est la certitude du salut que chaque
âme embrasse par la foi en la justice de Jésus-
Christ, qui lui est imputée. Tout homme est pécheur
et demeure pécheur quoi qu'il fasse; mais s'il a
une ferme confiance que Dieu lui pardonne, il de-
vient juste de la justice de Jésus-Christ, qui supplée
à celle qu'il ne saurait avoir.
Vous me concéderez qu'il y a là une théorie
d'apparence mystique ; je tâcherai de vous montrer
que ce n'est pas la mystique de saint Paul. Après
cela nous nous poserons de nouveau, avec plus
de chances de la résoudre, la question si trou-
blante du succès de Luther.
Hélas! il vous paraît déjà étrange qu'une pensée
si subtile, en apparence de peu de portée, soit la
pièce maîtresse d'un formidable ébranlement des
consciences, et de la persistance du luthéranisme.
Vous redoutez d'être entraînés dans une discussion
de pure théologie. Un peu de courage. Après tout,
c'est l'âme qui est en cause, et ses destinées, et je
tâcherai d'éviter les discussions trop techniques.
Je m'établis dès le début au centre même de la
doctrine de saint Paul, lorsqu'il décrit, dans un
texte célèbre, le sens de l'Évangile, c'est-à-dire du
LE SENS DU CHRISTIANISME. 3
38 LE SENS DU CHRISTIANISME.
christianisme : « C'est la vertu de Dieu pour le
salut de quiconque croit, le Juif d'abord, et le
gentil. Car en lui se révèle la justice de Dieu, allant
de la foi à la foi ^ . » Luther a vu d'abord dans
ces mots une menace à son âme en détresse, épou-
vantée à la pensée de la justice de Dieu; il a été
sauvé le jour où il a compris que cette justice n'est
pas l'arrêt qui punit, mais la grâce qui pardonne.
La découverte eût été d'importance, si, comme
l'a écrit le moine augustin : « Tous les maîtres,
à la seule exception de saint Augustin, ont expli-
qué ici la justice de Dieu dans le sens de co-
lère de Dieu ». Or un autre moine, le P. Denifle,
s'est donné la peine de lire sur ce point — et de
publier — tous les auteurs qu'il a pu rencontrer,
imprimés ou manuscrits, au sein de l'Eglise latine.
Il y en a soixante-six qui sont tous de l'avis de
saint Augustin. La nouveauté de Luther ne consis-
tait donc pas, comme son ignorance des maîtres
l'a imaginé, à prononcer la justice de Dieu qui
pardonne comme le sens du christianisme, mais à
déclarer cette justice extrinsèque ou extérieure à
nous, tandis que, il'après saint Paul, elle nous est
donnée gratuitement quand nous l'embrassons par
la foi.
Le grand apôtre enseignait, en effet, que la foi
au Christ assurait au chrétien la vertu divine qui
avait été mise au service du monde par la passion
et la mort de Jésus.
On sait comment il jugeait la situation morale de
l'humanité, à laquelle il appliquait hardiment le
1. Rom. I, 16 s.
LE PSEUBO-MYSTICISME DE LUTHER. 39
fruit d'une mort ignorée, dans un coin de l'empire.
Les païens ne se souciaient plus de la morale pra-
tiquement, mais ils avaient encore une lueur dans
la conscience, la loi naturelle, et il faudrait seule-
ment faire appel à cette conscience pour qu'elle
recherchât le salut, s'il lui était proposé comme
venant de Dieu avec des signes indiscutables. Ceux-
là se reconnaîtraient pécheurs, et auraient recours
à la grâce de Dieu. Mais la situation des Juifs, en
apparence plus favorable, était en réalité plus in-
quiétante. Leur Loi leur donnait une appréciation
plus nette du bien et du mal, leur inculquant forte-
ment l'horreur du mal. Et en fait, autant que nos
renseignements nous permettent de le conclure,
leur moralité était supérieure à celle des gentils, du
moins en ce qui regarde la vie sexuelle. Mais cette
supériorité ils l'exagéraient sans doute, et, ce qui
exaspère saint Paul, ils s'en attribuaient la gloire.
Ils refusaient de confesser leur faiblesse native. Ils
n'éprouvaient pas, devant Dieu, ce sentiment de
toute âme religieuse, tremblante de n'être pas
assez pure, incapable de se soulever par ses propres
forces, implorant le secours de Dieu. Aussi Paul
frappe fort, très fort, sur cette confiance des Juifs
en leurs oeuvres, qui ne sont pas déjà si bonnes, et
il adjure tous les hommes, dans l'impuissance où
ils sont de résister au mal avec les forces de la
seule raison, fût-elle éclairée par la loi de Moïse, il
les adjure de se donner à la grâce de Dieu qui leur
est profMDsée en Jésus-Christ.
D'autant que l'humanité tout entière n'est plus
revêtue de la dignité que le Créateur avait d'abord
conférée à l'homme. Par la faute d'Adam, elle est
40 LE SENS DU CHRISTIANISME.
dépouillée de la grâce première de Finnocence.
Comparée à celle du premier homme avant la
chute, cette situation est un état de péché. Selon
Finstinct des hommes de sa race, Paul personnifie
pour ainsi dire ce péché, et il personnifie de la
même façon sous le nom de chair toutes les ten-
dances de l'homme qui s'opposent à l'empire de
Dieu et du bien. Or Jésus-Christ est un nouvel
Adam, plus secourable à l'humanité que le premier
ne lui a été funeste. Il nous a mérité la grâce, mais,
comme il en est la source', nous ne pouvons y avoir
accès qu'en nous unissant à lui par la foi.
L'acte de foi de saint Paul dont le baptême est la
profession extérieure, est un acte de l'intelligence
qui reconnaît Jésus de Nazareth pour le Messie des
Juifs et pour le Fils de Dieu, pour le Sauveur et le
Rédempteur des hommes, et cet acte de foi est en
même temps l'adhésion de toute l'âme au salut
proposé par Dieu.
Et c'est ici qu'intervient l'élément mystique, ce
qui m'oblige à une courte explication. Mystique —
encore un mot grec — signifie une chose cachée
ou difficile à comprendre, qu'on ne cherche même
pas à répandre dans le public, dont on lui dérobe
plutôt le secret. D'ordinaire, on l'emploie pour
désigner les rapports de Fâme avec Dieu, rapports
qui, par leur nature, échappent à une analyse ob-
jective très explicite. Et comme toutes nos aspira-
tions envers Dieu tendent à nous rapprocher de
lui, même à nous unir à lui, la mystique a essen-
tiellement pour objet Funion divine, telle qu'elle
peut exister ici-bas. C'est déjà s'unir à Dieu que de
le connaître, c'est s'unir mieux à lui que de l'aimer.
LE PSEUDO-MYSTICISiME DE LUTHER. 41
Mais outre cette connaissance et cet amour qui
marquent encore une distance entre l'être aimé et
l'âme aimante, il y a comme un contact avec Dieu
dont nulin'a le droit de dire qu'il est impossible
entre des esprits. L'Église catholique a tenu sur ce
point le milieu entre ces deux erreurs extrêmes :
refuser d'admettre l'union sous prétexte qu'elle
brouillerait les natures, admettre une union totale
qui ferait fondre la personnalité humaine dans le
Tout de Dieu. Éloignée du pur déisme et du pan-
théisme, elle soupire vers une union parfaitement
réelle, si réelle qu'elle sera féconde par l'action de
l'Esprit de Dieu en nous.
C'est ce que saint Paul a vu dans l'acte de foi et
dans le baptême. Le pécheur uni à la mort de Jésus-
Christ est uni aussi à sa vie divine. Il commence
donc une vie nouvelle.
Ses œuvres ne sont plus les siennes seulement,
mais aussi celles de la grâce de Jésus-Christ qui
vit en lui. Au lieu de se vanter de sa justice, il con-
fessera désormais que sa justice est celle du Christ.
Mais cette justice il peut la perdre. Car, si le péché
a disparu, si le chrétien est lavé, purifié, justifié, il
reste la chair, c'est-à-dire des tendances qui refu-
sent de se soumettre à l'Esprit du Christ. La lutte
recommence, mais dans des conditions où la vic-
toire est assurée, si seulement on veut revêtir les
armes de la liimière. Loin que la personne de
l'homme soit amoindrie, elle est réellement associée
à la vertu de l'évangile. Tantôt Paul parle de l'Es-
prit-Saint qui agit en nous, tantôt d'un esprit qui
nous est devenu propre et qui est comme une
raison éclairée et divinisée; c'est ce que l'Eglise
42 LE SENS DU CHRISTIANISME.
nomme la grâce ou la charité, la grâce comme
ajoutée à notre nature, la charité comme la vertu
qui incline notre volonté vers Dieu, vers le devoir
moral, vers nos frères.
Transportons-nous maintenant dans la cellule du
moine augustin. Luther avait alors trente-trois ans.
Son nom était encore ignoré, mais déjà il occupait
un rang distingué dans son Ordre, et tout en s'a-
donnant à la prédication et à l'enseignement de la
sainte Écriture, il pénétrait avec un intérêt pas-
sionné les symptômes inquiétants qu'offrait la situa-
tion de l'Église. Incontestablement c'est de sa puis-
sante personnalité qu'est sorti le nouveau système.
Est-ce une conclusion de ses études ou un fruit de son
expérience personnelle?
Lui-même a exclu l'hypothèse d'une simple re-
cherche de la vérité d'après les textes. A l'en croire,
c'est bien de la parole de Dieu que lui vint la lu-
mière, mais le prodigieux effet de cette clarté
nouvelle répondit à une opinion déjà éclose de la
prostration où il était plongé : « Malgré le caractère
irréprochable de ma vie de moine, je me sentais
pécheur devant Dieu et ma conscience était inquiète.
Les satisfactions que j'offrais à Dieu étaient-elles
suffisantes pour l'apaiser? Je n'en avais aucune
certitude. Aussi je n'aimais point ce Dieu juste et
vengeur... J'en avais la conscience troublée et je
frappais sans trêve à ce passage de saint Paul,
dans l'ardent désir de savoir ce qu'il voulait dire. »
C'est dans cette disposition qu'il comprit tout à
coup — ce que tous les commentateurs avaient
toujours enseigné — que la justice de Dieu qui est
toute la vertu du christianisme n'est pas la justice
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 43
qui punit, mais la justice qui pardonne. « Aussitôt,
dit -il, je me sentis renaître. Il me semblait que la
porte du Paradis s'ouvrait toute large devant moi.
Dès lors, l'Écriture entière prit à mes yeux un aspect
nouveau^ »
C'est que, en même temps qu'il écartait avec
tout le monde l'idée d'une justice vindicative, il
donnait un sens nouveau à la justice qui pardonne.
L'Écriture change d'aspect pour lui lorsqu'il croit
y voir la doctrine qui était déjà la sienne. Tant
qu'elle lui résiste, il est torturé. Le jour où il y
voit l'apaisement de son âme angoissée, il a
trouvé la paix et un point d'appui qui lui permettra
de soulever le monde. M. Jundt a donc raison de
mettre à la base ce que les protestants nomment les
expériences morales de Luther : « Ce système
repose sur les données de l'expérience individuelle
du croyant, confirmées et complétées par le témoi-
gnage de l'Écriture Sainte ^ », — tel du moins qu'il
lui plaît de l'entendre !
Quelle était donc cette expérience, et comment
la conclusion déjà tirée par Luther se trouva-t-elle
confirmée par l'autorité de saint Paul?
Sur l'état d'âme de Luther on peut envisager deux
hypothèses, celle de la chute et celle des scrupules.
D'après le P. Denifle, Luther, entré dans le cloître
avec l'intention sincère de se sanctifier, succomba.
La concupiscence — que ce soit celle de l'orgueil
ou une autre — fut la plus forte, et plutôt que de
s'avouer vaincu par sa faute, le moine orgueilleux
1. Traduction de M. Jundt, dans Le développement de la pensée
religieuse de Luther jusqu'en 1517, Paris, i90G, p. 71.
•2. JlNDT, p. 156.
44 LE SENS DU CHRISTIANISME.
se persuada que sa défaite était inévitable et néces-
saire. Cette affirmation du dominicain autrichien a
été contestée par le R. P. Grisar, un jésuite alle-
mand ^ . Elle n'est point un jugement téméraire, étant
étayée d'assez sérieux indices. Mais Dieu seul sait
ce qu'il en est, comme disent les Arabes ; Dieu seul
est juge, comme disent les chrétiens.
Admettons donc que Luther, ainsi qu'il l'a toujours
soutenu, a seulement été angoissé par des scrupules.
Il visait à une sainteté très haute — trop haute —
et il ne put supporter après cela le voisinage in-
quiétant de la concupiscence, sinon du péché.
Car Luther lui-même s'est complu à décrire ses
prétentions à la sainteté, et, comme il a toujours
manqué de tact, il les a exagérées jusqu'à la carica-
ture. S'est-il vraiment alors « laissé admirer comme
un être capable de miracles, capable aussi de ne
faire qu'une bouchée de la mort et du diable ^ » ?
On peut en douter, et sa correspondance de ces
premiers temps n'est pas favorable à ce qu'il se plut
à raconter de ses extraordinaires mortifications.
Mais certainement il s'est fait illusion sur la trans-
formation rapide qu'il attendait de la vie religieuse
et du succès de ses efforts. L'érudition du P. Denifle
confirme en somme cette illusion en l'expliquant.
La doctrine de saint Thomas était alors presque
oubliée en Allemagne. Les nominalistes, Occam à
leur tête, n'avaient sur la grâce que des notions
assez confuses et accordaient beaucoup trop aux
forces de la nature. C'est à cette scolastique dégé-
nérée que se forma Luther. On lui faisait trop
i. Luther, I, p. 91.
. JUNDT, p. 45.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 45
espérer; il s'imaginait la concupiscence bientôt
vaincue. Or elle était toujours là, même au sortir de
la confession, le plongeant dans la confusion,
presque dans le désespoir.
« Quand j'étais moine, dira-t-il plus tard, je
croyais que c'en était fait de mon salut, si j'éprou-
vais quelque concupiscence de la chair, c'est-à-dire
une impression mauvaise, d'attrait sensuel, de
colère, de haine, d'envie envers un frère. J'essayais
divers moyens, je me confessais chaque jour. Mais
je n'avançais à rien, car toujours revenait la concu-
piscence de la chair. Donc je ne pouvais trouver le
calme, et perpétuellement j'étais torturé par ces
pensées : « J'ai commis tel ou tel péché, » ou bien :
« Tu es en proie à l'envie, à l'impatience » etc.
« C'est donc en vain que tu es entré dans un ordre
« sacré, et toutes tes bonnes œuvres sont inutiles ^ . »
11 n'y a rien là que de très ordinaire, hélas!
L'étonnant, c'est que Luther ait confondu la con-
cupiscence et le péché. En principe il n'ignorait
pas la différence ; on a dû lui dire souvent que la
concupiscence ne saurait souiller l'âme tant que la
volonté ne consent pas.
Mais il fut surpris de cette persistance de la ten-
tation dans un état si saint, s'attaquant à une âme
qui voulait être si sainte. 11 comprit enfin qu'elle
durerait autant que sa vie, ce qui est vrai de tout le
monde, et il en conclut qu'elle était invincible.
Invincible, c'est-à-dire jamais domptée, cela pouvait
s'entendre. Mais il rencontre un texte : « Tu ne
convoiteras pas. « La loi .interdit la concupiscence!
1. Den.-Paq., H, 3S9, note 2.
3.
4G LE SENS DU CHRISTIANISME.
L'éprouver, c'est donc commettre un péché. La
concupiscence n'est donc autre chose que le péché,
c'est-à-dire le péché originel, vivant toujours en
nous, baptisés, fût-on moine ou dans les ordres
sacrés.
La réaction, brutale, comme il fallait s'y attendre,
exagérée, — c'est encore dans son caractère, — la
confusion qui en résulta, la colère contre ses maî-
tres, tout cela fermente et bouillonne dans une
invective passionnée contre ces « porcs de théolo-
giens » . Le mot est en allemand [Sawtheologen)^ par
un délicat sentiment des convenances, dans le com-
mentaire latin de l'épître aux Romains, écrit en 1515
dans le cloître de Wittenberg. Qu'ils rentrent en
eux-mêmes ces théologiens, car « leur propre expé-
rience du moins leur montrera la sottise extrême de
leur opinion, les couvrira de honte et de remords.
Car, bon gré, mal gré, ils éprouvent en eux-mêmes
de mauvais désirs. Alors je dis : Eh bien? Allons,
de grâce, mettez-vous-y! Soyez des hommes! Faites
donc tous vos efforts pour que ces mauvais désirs ne
soient pas en vous. Essayez, comme vous dites,
toutes vos forces pour aimer Dieu naturellement,
enfin sans la grâce. Si vous êtes sans concupiscences,
nous vous croyons. Mais si vous habitez avec elles
et en elles, déjà vous n'accomplissez pas la loi. Car
la loi dit : Tu ne convoiteras pas, mais tu aimeras
Dieu ^ ».
Nous voilà bien, dès cette époque, dans le chaos
d'où Luther ne sortira plus.
La concupiscence se présente à lui comme une
1. FiCKER, Luthers Vorlesung ûber den Rômerbrief, p. 110.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 47
puissance formidable. C'est Antée. c'est l'hydre de
Lerne. Et certes il a raison. Mais il s'est imaginé
qu'elle est interdite par la loi, taxée par Dieu do
péché. Lui qui souffrait si cruellement de ne pas être
saint est condamné à demeurer dans le péché. Irri-
tation, amertume, angoisse. C'est alors que la lu-
mière vient luire dans les ténèbres. Le salut sort
du désespoir. Il suffit de renoncer à sa justice propre
et de se mettre à l'abri de la colère derrière la jus-
tice du Christ. Qu'est en effet la doctrine de saint
Paul, si ce n'est la condamnation de la justice propre
et la révélation de la justice du Christ?
Il y a cependant une différence! Que la docte
Allemagne nous le pardonne, mais il faut le dire,
et elle ne l'ignore plus, l'exégèse de Luther n'a
aucunement le sens de l'histoire. Le moine ne pose
pas la situation historique pour entendre les paroles
de l'Apôtre. Dans le cas concret que Paul a résolu,
c'est bien simple : les Juifs, croyant que leur propre
justice suffit, ne veulent pas recourir à la justice
du Christ. Ceux au contraire qui se font baptiser
l'implorent et la reçoivent. Et, par le fait même, le
péché est effacé, et ils deviennent justes. Luther
était précisément dans ce cas, et non dans celui des
Juifs, au moins après avoir reçu l'absolution. S'il
croit que le péché n'a pas été remis, il renonce à
une justice qui serait en même temps la sienne et
celle du Christ. Il refuse le don de Dieu, et pourtant
il fait appel à la justice du Christ à la condition
qu'elle lui demeure extérieure. Son péché persiste,
et il s'en vante, mais il est couvert. Il y a là matière
à des contradictions séduisantes pour son esprit
absolu, pour sa philosophie instinctive de l'absolu,
48 ■ LE SENS DU CHRISTIANISME.
qui sera celle de FAllemagne : il se sent à la fois
bon et mauvais, juste et injuste, pécheur et reçu en
grâce. Dieu impute au pécheur la justice du Christ,
sans la lui communiquer. Donc il s'abîme dans son
néant, il se complaît dans sa bassesse, il s'humilie
devant Dieu, comme personne. Précieuse humilité
dont sont incapables ceux qui se croient justes! En
renonçant une bonne fois à cette justice, dont le
nom même « le dégoûte », il a trouvé la paix, car la
justice du Christ est un fondement inébranlable.
Elle ne saurait manquer à celui qui se croit, par
une foi confiante, assuré d'obtenir le salut.
Messieurs, je ne serais pas étonné que vous regar-
diez cette distinction de la justice imputée ou com-
muniquée comme une subtilité d'ordre secondaire.
Si les mérites du Christ nous sont appliqués, qu'im-
porte, semble-t-il, que ce soit par un don de sa
justice ou parce que Dieu en tient compte au lieu
de nous juger pour ce que nous sommes ?
Voyez cependant les conséquences. Si la concu-
piscence est invincible, il est inutile d'essayer de lui
résister. De gré ou de force nous sommes établis
dans le péché, et, loin qu'il nuise à notre salut, il
nous induira plutôt à une humilité salutaire ; nous
n'en serons que plus portés à nous couvrir de la
grâce du Christ. Luther, pour une fois, était parfai-
tement logique en écrivant à Mélanchton le fameux
pecfia fortiter, « Péchez intrépidement». La foi qui
couvrira plus de péché n'en sera que plus héroïque.
Voyez encore. Plus que la lutte contre le péché,
l'élan vers les bonnes œuvres est inutile, et même
dangereux. Il s'appuie sur cette erreur que la jus-
tice propre est quelque chose, qu'on peut l'augmen-
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 49
ter et ensuite — ce qui serait une abomination —
s'en targuer pour obtenir la vie éternelle. Mériter
la vie éternelle par des œuvres de la loi! Que dirait
Paul de ce blasphème! — Alors à quoi bon les
bonnes œuvres?
Mais il y a plus. Ce ne sont pas seulement les
opérations morales qui seront faussées. L'impossi-
bilité d'éviter le mal découle de l'imperfection de la
volonté. Car l'homme, depuis qu'il est pécheur,
c'est-à-dire depuis le péché originel, est dépourvu
du libre arbitre ; sa nature est irrémédiablement
corrompue, et le baptême n'y change rien.
Vous le voyez, une divergence, à peine sensible
au point de départ, conduit, par un fâcheux aiguil-
lage, à la ruine des mœurs. Les effets répondirent
avec un tel éclat, rapidement et brutalement, que
Luther en rejeta la responsabilité de toute son éner-
gie. Il s'empressa, et cette fois, louablement, de se
contredire. Nous ne songeons pas à reprocher au
luthéranisme de l'indifférence morale; il serait
seulement à souhaiter qu'il comprît son inconsé-
quence. Mais nous n'insistons pas, car notre thème
nous oblige plutôt à examiner par quel artifice Lu-
ther a pu attribuer à saint Paul une doctrine aussi
contraire à celle qu'il a enseignée clairement.
C'est ici surtout que j'ai besoin de toute votre
attention. Rappelez à votre mémoire ce véritable
chant de triomphe qu'a entonné l'apôtre pour célébrer
la victoire du baptisé sur le péché, lavé qu'il est
dans le sang du Christ, purifié, vivant d'une vie di-
vine ^ . Nous dirions plutôt qu'il a exagéré le change-
4. Rom.v, 1-11; Mil, 31-39.
50 LE SENS DU CHRISTIANISME.
ment produit par le baptême. Tout cela ne compte
plus pour Luther. Il s'est buté sur quelques termes,
il ne sortira pas de là ; ils lui fermeront l'horizon
ouvert par l'acte de foi. Car il a lu dans saint Paul :
« Ce n'est pas moi qui le fais, » cest-à-dire le mal,
« c'est le péché qui habite en moi. » Cela est clair.
Le péché liabite donc en nous. Certes! mais il fau-
drait savoir quand? Il n'est douteux aujourd'hui
pour personne, j'ai bien dit personne, que saint Paul
l'entendait du moment où l'homme n'a pas encore
embrassé le christianisme, et où sa raison se débat
contre rentrainement du péché, sans trouver aucun
secours dans la loi de Moïse. Il est vrai qu'Augustin
a pensé que la lutte si tragique décrite par l'Apôtre
devait s'entendre du chrétien baptisé ; erreur d'in-
terprétation qui ne l'avait pas entraîné dans une
erreur de doctrine. Mais Luther tenait à l'avoir
avec lui ; par défaillance de mémoire ou en perpé-
trant une falsification voulue, il lui fait dire que la
concupiscence est le péché.
Il fallait appuyer ce premier indice. Précisément
dans cette même épître aux Romains^ saint Paul
cite le psalmiste : « Heureux ceux dont les iniquités
ont été remises, et dont les péchés ont été recou-
verts ; heureux l'homme auquel le Seigneur ne
compterait pas de péché ^ » Ces péchés recouverts
ou couverts sont une bonne fortune pour Luther.
Dieu les couvre, pour ne pas les voir; ils existent
donc encore dans l'homme. Notez que ce terme
provient d'une fausse interprétation des traducteurs
grecs. La Bible protestante française traduit avec
1. Rom. IV, 7 s.; Ps. xxxi (xxxd), 1 et 2.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 51
raison péchés « pardonnes ». Et Luther traduira plus
tard la Bible de l'hébreu en allemand ! 11 eût dû dès
lors se rendre compte du contresens. — Mais Paul
n'a-t-il pas pris la responsabilité de cette expression?
Non, — car dans ce contexte les péchés recouverts
sont synonymes des iniquités remises. Paul eût jugé
monstrueuse cette fiction juridique ou plutôt cette
comédie, du Dieu tout-puissant couvrant le péché
pour ne pas le voir. Lui Luther se délecte dans
ces explications trop littérales. Une nouvelle preuve
que le péché demeure après le pardon, c'est qu'un
autre psaume a dit : « 11 a soustrait son dos aux
fardeaux, évitant ainsi de dire : 11 a soustrait les
fardeaux de dessus son dos ^ . » Donc le fardeau reste,
mais le dos n'en a pas la charge ou la responsabilité,
parce que Dieu n'impute pas le péché à celui qui
demeure pécheur.
Et voici que par une coïncidence heureuse, à côté
du péché qui n'est pas impute, Paul connaît une jus-
tice imputée. C'est celle d'Abraham, dont la Genèse a
écrit : « Abraham a cru en Dieu et cela lui fut compté
comme justice^. » Cela lui fut compté, donc Dieu a
fait bonne mesure, il a accepté la foi d'Abraham
pour plus qu'elle ne valait, pour de la justice!
Donc, conclut encore Luther, Abraham était agréa-
ble à Dieu par la foi seule, sans posséder en lui la
justice. Le moine augustin ne prend pas garde au
sens de la Genèse, qui a simplement voulu dire
combien la foi d'Abraham était agréable à Dieu. Il
ne prend pas garde non plus que l'Apôtre préten-
dait enlever une arme aux Juifs en leur prouvant par
1. FiCRER, p. 108, PS. LXXX.
2. Rom. IV, 3 ss.
BRARY st. MÀRY'S COLLEGE
52 LE SENS DU CHRISTIANISME.
un texte, reçu par eux, qu'Abraham, leur père, a
lui aussi trouvé grâce auprès de Dieu par la foi
comme les chrétiens, avant de recevoir la circon-
cision. Surtout il refuse d'entendre les paroles en-
thousiastes de l'Apôtre sur le don de vie divine qui
suit l'acte de foi et accompagne la justification. Non,
il s'accroche à un terme isolé d'où il tire tout un
système. Il tient sa justice imputée. C'est écrit
comme cela. D'autant que c'est plus sûr. Car la
justice chrétienne, qui est à la fois de Dieu et de
l'homme, l'homme peut la perdre par le péché. Mais
on ne saurait perdre la justice du Christ qu'on n'a
jamais possédée. On peut toujours s'en emparer par
la foi. Il suffît d'avoir une ferme confiance, confiance
qui est nécessaire, mais qui suffît au salut. Aucune
œuvre n'est requise, aucune œuvre ne sert de rien
pour le salut. Quoi! la charité même serait-elle
inutile? Oui, car elle aussi est une œuvre, étant
l'accomplissement d'un commandement. Car il est
écrit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. » Ainsi
s'achève le dépouillement complet de l'âme péche-
resse, n'attendant plus son salut que du Sauveur,
et il faut avouer que Luther a écrit sur ce sujet
des choses touchantes, qui ont consolé bien des
âmes.
11 est fâcheux qu'elles reposent encore sur un
contresens. Car si Paul a déclaré la loi de Moïse
abrogée, c'était comme un régime religieux provi-
soire, ce n'était point comme contenant le principe
même de toute religion, qui est l'amour de Dieu et
du prochain. Aussi avait-il lui aussi proclamé un
principe simple et libérateur : toute la loi tient dans
ce principe : « Tu aimeras le prochain comme toi-
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 53
même ^ », ce qui est proprement la loi du Christ.
Si amoindrie qu'elle soit, la piété de Luther n'a
rien de commun avec ce qu'on nommait naguère la
libre pensée, et de préférence aujourd'hui la pensée
libre et l'affranchissement de la raison.
Rarement la raison a été plus maltraitée, et sûre-
ment on ne l'a jamais rabrouée plus grossièrement
lorsqu'elle prétend intervenir dans les choses spi-
rituelles et divines.
Par respect pour vous, je ne transcris pas les
injures. Notons seulement ce qui a fait rompre cet
égout : « La raison est contraire à la foi. C'est uni-
quement à Dieu qu'il appartient de donner la foi
contre la nature, contre la raison, en un mot, de
faire croire^. » Et Luther n'a pas seulement écrasé
la raison par la foi, c'est la raison qui s'annihile
elle-même, quand elle ne voit pas de difficulté à ce
qu'une chose soit et ne soit pas en même temps.
Tout exercice normal de la raison est pour lui un
enfantillage : « Qu'on laisse donc de côté ces en-
fantillages et ces arguments humains qui disent :
« Un seul et même acte ne peut être agréable et non
« agréable, parce qu'il serait et ne serait pas bon. »
Ce sont subtilités scotistes que je cite pour montrer
combien ils sont éloignés de la vérité, quand ils
mesurent ces choses divines par de petites raisons
humaines. Ils ne parleraient pas ainsi, s'ils n'igno-
raient la vérité de l'Écriture^. «
Les personnes pour lesquelles le mysticisme est
l'aberration ou tout au moins l'abdication totale de
i. Gai. V, 14.
2. Den.-Paq., ni, 273.
3. Den.-Paq., ni, 285 (en latin).
54 LE SENS DU CHRISTIANÏSIVIE.
la raison, concluront que nous sommes en plein
dans le mysticisme. Nous y serions plutôt par cette
tentative de nous rapprocher du Christ qui est le
trait admirable et séduisant de l'appel aux âmes du
moine révolté. Qu'on regarde de près, il manque à
ce mysticisme ce qui en est l'essence, la véritable
union dont parlait saint Paul. Car ces péchés qui
demeurent sont sans doute un obstacle à l'union,
quoique recouverts, et la grâce du Christ, exté-
rieure et extrinsèque, ne comble pas la distance
entre l'âme et Dieu. Or Dieu est infiniment bon et
libéral. Comment n'a-t-il pas trouvé le secret d'en-
richir l'âme qu'il habite? Il est infiniment saint.
Comment habiterait-il avec le péché ?
Et si l'âme est invitée à se défier de ses œuvres
faites en union avec le Christ, c'est donc que l'union
n'est pas réelle? Car toute union avec Dieu doit être
féconde, et c'est pourquoi saint Paul parle avec tant
d'allégresse du fruit de l'Esprit-Saint.
En voilà assez pour constater que Luther, au lieu
de suivre le courant parfois totïrmenté mais tou-
jours reconnaissable de la pensée de saint Paul,
s'est attaché à des termes isolés, ou séparés de leur
contexte, pour résoudre la contradiction de son
expérience personnelle : une immense soif d'as-
surance sur son salut, contredite par la menace
peut-être victorieuse de la concupiscence.
Désormais il possédait le critère de toute vé-
rité. Son exégèse subjective et personnelle cessait
en même temps d'être synthétique. Il ne pouvait
décemment s'appuyer sur saint Paul et le disqua-
lifier. Mais l'épître de saint Jacques prônait ouver-
tement les bonnes œuvres. C'est un^ épître de paille.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 55
La tradition est renversée du même coup. Comme
l'a très bien dit Harnack : « L'ancien christianisme
dogmatique est abrogé, et une nouvelle conception
de l'Évangile mise à la place ^ » Les libertés prises
avec l'exégèse ne manifestaient pas assez son indé-
pendance et son droit sur les textes. Il plut à
Luther d'ajouter un mot, un petit mot dans sa tra-
duction del'épître aux Romains. Saint Paul adit^ :
« Nous tenons que l'homme est justifié par la foi
sans les œuvres de la Loi. » Luther a traduit : « Nous
tenons que l'homme est justifié sans les oeuvres
de la loi par la foi seule, » Seule est de trop. La
pensée de Paul est bien que la foi suffit sans les
œuvres pour la première justification du baptisé,
mais par la foi il entend la foi complète du caté-
chumène, qui embrasse le christianisme de toute
son âme. En mettant seule, le traducteur se donne
l'air d'exclure la charité. Enfin ce n'est pas à un
traducteur de changer le texte. On l'avertit. Ses
partisans hésitent à lui donner raison. Mais lui :
« Je vous en prie, n'écoutez pas les inutiles piail-
leries de tels ânes sur le mot seule; et contentez-
vous de leur répondre : « Luther veut qu'il en soit
« ainsi et il dit qu'il est docteur au-dessus de tous
« les docteurs de tout le papisme. Le mot doit rester
« à sa place ^. » Désormais, je veux tout simplement
les mépriser, et les tenir pour méprisés, tant qu'ils
resteront ce (ju'ils sont, je veux dire un troupeau
d'ânes. » — Evidemment cela est décisif ; il n'y a
rien à répliquer.
4. Den.-Paq., in, p. G5.
"2. Rom. m, 28.
3. Den.-Paq., ni, p. 190.
56 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Comme fondateur de religion, Luther devait
tenir son pouvoir du ciel. Il n'a pas manqué de le
dire : « Je suis certain d'avoir reçu ma doctrine du
ciel. » Il devait faire des prophéties, et il en a fait
une solennelle : « Malgré toutes les portes de l'enfer
et toutes les puissances de l'air, de la terre et de la
mer, mes dogmes demeureront, et le pape tombera.
Dieu verra qui succombera le premier, du pape ou
de Luther ^ . »
Le pape est toujours debout, mais'Luther domine
encore le sentiment religieux dans la plus grande
partie de l'Allemagne, cela n'est que trop certain.
Et peut-être estimez-vous, Messieurs, que j'ai exa-
géré ! Si vraiment la religion nouvelle des Allemands
est fondée à l'origine sur une série de contresens,
comment les Allemands ne s'en sont-ils pas aperçus ?
et dans ce cas comment peuvent-ils encore glorifier
Luther avec tant d'emphase ? C'est le problème que
nous avons posé dès le début et que nous ne pouvons
éviter d'aborder, si impénétrable qu'il paraisse.
Et d'abord Luther est un autre homme qu'un
exégète correct et consciencieux. Et c'est précisé-
ment la puissance de sa personnalité, la véhémence
de ses impulsions, la force étrange de son imagi-
nation qui l'ont empêché de suivre ces voies com-
munes où l'on a plus de chances de garder le
contact avec le sens des textes. Aujourd'hui les
critiques allemands tout à fait indépendants de la
i. Den.-Paq., t. lU, p. 486.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 57
sujétion luthérienne reconnaissent volontiers que
Luther n'a pas compris saint Paul. Inférieur et de
beaucoup à Érasme et même à Lefèvre d'Étaples
comme humaniste, incapable de saisir finement les
modahtés de la langue et de la pensée, absolument
étranger à la conception même de la critique his-
torique, Luther n'a contribué à l'exégèse que par
des étrangetés qu'il faudrait confesser. Mais il en
coûte aux Allemands de regarder de près leur grand
homme ; ils ne sont pas si respectueux quand il
s'agit de Jésus-Christ! Nous revenons donc tou-
jours à ce même point. Comment le génie de Luther
était-il tellement en harmonie avec celui de sa race
qu'il en semble aujourd'hui encore le type accompli
dans l'ordre religieux ?
A cette question on a fait une réponse que j'ai
longtemps tenue pour satisfaisante, qui explique
une grande partie des faits, mais qui ne résout pas
complètement la difficulté.
M. Heinrich, que j'ai déjà cité, a rappelé le mot
de Tacite :
« Les peuplades des Germains n'habitent pas de
villes, on le sait assez; ils ne peuvent même se
souffrir comme voisins. Ils installent leurs cultures,
vivant séparés et isolés, selon que leur a plu une
source, un champ, un bois \ »
De même dans le luthéranisme. Son article es-
sentiel impose à chacun de croire que ses péchés
sont effacés par le sacrifice du Calvaire. « La foi
1. De moribus Germanorurn, XVI : Nullas Germanorum populis
urbes habitari, satis notum est; ne pâli quidem inter se iunctas
sedes. Coliint discreti ac diversi, ut fons, ut campus, ut nemus
placuit.
58 LE SENS DU CHIilSTlAlSlSME.
est réduite à une sorte de point mathématique qui
laisse toute l'immensité de l'espace livrée aux li-
bres conjectures des interprétations personnelles.
Tout le reste des dogmes et des observances de-
vient une simple question de rapports entre l'âme
et Dieu. C'est comme un contrat individuel où
chacun ne stipule que pour soi. L'antique indépen-
dance du Germain au sein de ses forêts va donc re-
paraître dans la vie religieuse ^ . »
C'est très exact, mais il y a autre chose. Une fois
l'explosion d'indépendance réprimée, et durement
réprimée par les princes, le luthéranisme se figea
dans une orthodoxie nouvelle, aussi jalouse de ses li-
mites que l'ancienne, les diverses confessions qui
en dépendaient s'isolant et se groupant en commu-
nautés selon le pays où l'on vivait. Chaque région
avait sa religion et dictait la religion selon des
règles assez strictes ; le gouvernement la protégeait
parce qu'elle ressortissait à l'administration. On
avait donc ce spectacle étrange pour nous d'une
obéissance fort exacte au prince, même dans l'ordre
religieux, pratiquée par des communautés très glo-
rieuses de s'être émancipées de Rome. Au temps de
M"*® de Staël le contraste paraissait piquant, et elle
l'expliquait avec sa bienveillance accoutumée : « Les
hommes éclairés de l'Allemagne se disputent avec
vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent
dans ce genre aucune entrave ; mais ils abandon-
nent assez volontiers aux puissants de la terre tout
le réel de la vie ^. »
La voilà bien, cette Allemagne rêveuse, que nous
1. Histoire de la Uttér. allemande^ t. I, p. 429.
2. De l'Allemagne, I, cli. ii.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 59
croyions idéaliste comme nous, semblable au poète
de Schiller qui se présente devant le trône de
Jupiter lorsque tous les biens de la terre sont déjà
distribués. Pourvu qu'elle songe et qu'elle pense,
que lui importe le réel de la vie ? A ce compte elle
aurait bien changé, car nous avons de bonnes
raisons pour en connaître une autre. Or il semble
bien plutôt qu'elle a toujours manifesté des ten-
dances constantes. Il est bien entendu que nous
ne parlons pas de la race dans le sens d'une des-
cendance sélectionnée, mais d'un groupe de peu-
ples qui suivent certaines directions de culture.
Que celle des Allemands les distingue des autres
hommes, ils l'ont assez dit, et ils en sont très sa-
tisfaits.
Il faudrait donc pouvoir expliquer deux tendances
contradictoires, qu'ils ont toujours montrées et
qu'ils montrent encore : indépendance de l'auto-
rité spirituelle, obéissance ponctuelle aux souve-
rains des Etats, et dire comment ils sont }>enseurs si
libres et fonctionnaires si parfaits. La raison est
peut-être une sorte d'indifférence, et il n'est pas
injuste d'ajouter d'incapacité, à l'égard des prin-
cipes abstraits, et un sentiment très vif des avan-
tages pratiques de la discipline.
En effet, comme Ozanam l'a montré, les an-
ciens Germains possédaient en germe les mêmes
institutions que les Romains ou les Grecs. Chez
les uns comme chez les autres, la religion et le
droit s'opposaient à l'anarchie. Mais tandis que
les Grecs et les Romains mirent de l'ordre dans
leurs religions et firent prévaloir le droit sur la
force : en Germanie, dit Ozanam, « la règle plie sous
m LE SENS DU CHRISTIANISME.
l'effort des imaginations et des volontés indociles,
on voit prévaloir cet esprit de désordre, c'est-à-dire
de barbarie en matière de religion, dont l'Alle-
magne ne sut jamais entièrement se délivrer^ », et,
dans le domaine du droit, l'autorité plia de toutes
parts sous l'effort de la liberté. Quand le Romain
disait : Que les armes cèdent à la toge ! il n'abais-
sait pas les faisceaux du chef militaire devant le
beau parleur du forum, comme on l'entend trop
souvent de nos jours ; il opposait un droit régulier,
prononcé d'après des formules appliquées par des
juges, à la violence qui se fait justice les armes à
la main. C'est toute la différence entre la civilisa-
tion et la barbarie. L'antagonisme entre l'autorité
et la liberté s'est retrouvé partout. Dans les' so-
ciétés gréco-romaines, l'autorité est demeurée
maîtresse ; chez les Germains elle a fléchi.
Si elle a paru victorieuse un moment, c'est par
l'influence du christianisme, et le Germain non
romanisé a résisté autant qu'il a pu à cette in-
fluence. Cependant il a su pratiquer l'obéissance,
et une obéissance très ponctuelle, que d'aucuns
déclarent même excessive. Mais dans quelles con-
ditions? « L'Allemand, écrivait M. de Bûlow, de
par son tempérament, se sent plus à son aise, lié
aux petites associations, que rangé dans la vaste
union nationale ^. » Pourtant, dirions-nous, il se
sentait assez à son aise quand il se groupait autour
de son empereur pour conquérir le monde, soit
qu'il descendît en Italie avec les Othon, pensant
1. Les Germains, I, p. HO.
2. Revue des Deux-Mondes, i*' févr. 1915 p. 604 : Véternelle Alle-
magne, d'après le livre du Prince de Bûlow, par M. Victor Bérard.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 61
prendre le chemin de Byzance pour réunir les deux
couronnes, soit qu'il poursuivît sous les Hohens-
taufen son rêve d'empire universel, soit que de
nos jours...
Le point décisif n'est donc pas l'ampleur de l'as-
sociation, grande ou petite, société pour exploiter
la planète ou modeste Verein pour cultiver des
choux. Le point par où l'Allemand se distingue des
autres peuples, c'est qu'il a moins la conception
abstraite de l'Etat que la notion très concrète du
but à poursuivre et des avantages à recueillir. Et,
en effet, le plus souvent, ces utilités visibles et tan-
gibles se retrouvent plus aisément dans les petits
groupements que dans les grands États. Voilà
pourquoi l'Allemand, toujours prêt à suivre son
chef de guerre dans les expéditions fructueuses,
fut d'ordinaire très soucieux de ne pas le laisser
empiéter sur les libertés des villes ou des petits
états où il trouvait ses commodités. D'ailleurs bien
résolu à ne point diffamer des ennemis de parti
pris, je constate avec notre Ozanam qu'il y a là un
principe salutaire de résistance à cet envahisse-
ment de l'Etat qui peut devenir une tyrannie pour
les âmes. Mais l'indépendance des Allemands s'est-
elle manifestée, ainsi que celle des premiers chré-
tiens, comme une protestation de la conscience
contre une oppression? Je ne le vois pas dans leur
histoire, puisqu'ils ont abandonné aux princes l'ad-
ministration des églises. Dans cette lutte entre la
liberté et l'autorité, je les féliciterais volontiers, si,
comme les Anglais, et les Américains, ils avaient tenu
en échec le concept envahissant de l'omnipotence
de l'Etat par une claire vue des droits de la liberté
4
62 LE SENS DU CHRISTIANISME.
individuelle. Mais il semble que c'est le concept
même de l'Etat qui leur a manqué, de cette /-es pu-
blica, que les Romains concevaient, d'après Fustel
de Coulanges, comme « un être constant et éter-
nel... une sorte de monarque insaisissable, invi-
sible, omnipotent toutefois et absolu ^ ».
Comme l'Etat, la loi avait, même dans la libre
Athènes, un caractère absolu : « Il faut faire, » disait
Socrate avant de boire la ciguë, « ce que commandent
la ville et la patrie, à la guerre, au tribunal et par-
tout ^ ! » Transportez cette idée de la loi dans Tordre
ecclésiastique, et voyez quel déchaînement d'in-
vectives elle provoquera dans la bouche de Luther !
Encore s'il s'agissait d'un pouvoir national ! Mais
le pouvoir du pape a succédé à celui de Rome.
Rompre avec lui, c'est revenir à la liberté des no-
bles fils de la Germanie, sauf à les qualifier très
brutalement quand on sera en famille.
Ainsi nous croyons comprendre comment les Al-
lemands ont secoué le joug d'une grande autorité
spirituelle qu'ils regardaient comme étrangère. Elle
contrariait à la fois leur instinct d'indépendance et
leur instinct utilitaire.
Cette répugnance à concevoir fortement ce qu'on
peut appeler le dogme de l'autorité, soit dans
l'ordre temporel, soit surtout dans l'ordre spirituel,
nous indique aussi pourquoi la doctrine de Luther
en elle-même répondait si bien au tempérament
national dans son indifiPéronce pour les idées abs-
traites.
L'Allemagne est particuEèrement contente de
1. Histoire des Institutions, t. I, p. 147.
2. Criton, xii, Prosopopée des Lois.
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 63
ses philosophes ; Kant et Hegel ne lui parai^ent
pas inférieurs à Gœthe. et Nietzsche soulevait
encore l'enthousiasme quand il avait déjà sombré
dans la folie. Elle prétend avoir le sens de l'absolu,
de la profondeur, qu'elle oppose au morcelage
superficiel des concepts à la façon de Socrate, de
Platon, d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin. Je
crains que ce ne soit qu'une avantageuse dissimu-
lation de ce qui lui manque le plus, l'esprit de
finesse. Voir les choses dans l'absolu pourrait bien
signifier simplement voir les choses en gros, man-
quer de la pénétration requise pour faire les dis-
tinctions nécessaires. Je m'en rapporte pour en
juger au plus grand génie de sa littérature, le seul
peut-être qui ait vraiment enrichi le patrimoine de
Ihumanité, par l'accord de la précision grecque
avec la flexibilité nuancée de la poésie allemande,
Gœthe. Lorsqu'il a transposé hardiment le mot de
saint Jean : « Au commencement était le Verbe », en
celui-ci : « Au commencement était l'action » , il n'a
pas changé l'ordre éternel de la Vérité, mais il a
laissé entrevoir clairement l'aspiration la plus pro-
fonde de son peuple, race et culture, qui est l'ac-
tion. Le moyen âge disait que Dieu a donné l'uni-
versité aux Français comme aux plus intelligents,
l'empire aux Allemands comme aux plus batail-
leurs, et je ne vois pas que les temps modernes
aient à réformer ce verdict, quoi qu'il en soit du
merveilleux essor des universités allemandes, car,
selon un autre mot de Gœthe : « l'Allemand est
capable dans le détail et piteux dans l'ensemble^. »
1. Cité par M. de Bùlow, Revue des Deux-Mondes, l" fév. 1915.
p. 613.
64 LE SENS DU CHRISTIANISME.
C'est une autre manière de dire qu'il ne s'élève pas
aisément à ces raisons universelles qui sont conte-
nues dans le Verbe. Et d'ailleurs il n'y attache pas
beaucoup d'importance. Un autre Allemand, très
^rand encore, Lessing, nous dira qu'il se passionne
davantage pour la recherche que pour la posses-
sion de la vérité. Et si nous suivions la courbe de
leur philosophie, nous verrions leur moi, le moi
individuel, le moi de l'état prussien, le moi du
génie allemand se faire le centre de la vérité des
choses et la norme de la justice. Sans attribuer à
toute l'Allemagne, surtout à celle d'autrefois, des
prétentions aussi extravagantes, on doit recon-
naître à tout le moins le caractère très personnel,
disons le subjectivisme qui est pour elle la mesure
des choses. Il en résulte de l'indifférence ou de
l'impatience à l'égard du dogme objectif. Kant était
bien allemand quand il renonçait à atteindre Dieu
par la raison pure, et lui rendait quelque existence
par la raison morale.
Or ce que Kant a fait pour Dieu, Luther l'avait fait
pour le christianisme. Il ne l'a pas dépouillé de
tous ses dogmes, il en a soutenu quelques-uns de
toute soji énergie, mais parce que lui, Martin Luther,
ne voulait pas se laisser entraîner plus loin qu'il
n'avait résolu. En fait il transportait tout le chris-
tianisme dans la sphère de la morale, et même il
le réduisait au seul point de la confiance indivi-
duelle de chacun en son salut. C'est, nous l'avons
vu, ce que M. Harnack nomme la simplification
libératrice, simplification qui n'est pas le fait du
génie contemplant dans un principe toutes les con-
clusions qui en découlent, mais réduction à un
LE PSEUDO-MYSTICISME DE LUTHER. 65
minimum dans l'ordre moral où l'on s'abrite pour
discuter librement des croyances. Et c'est peut-
être à cause de ce vague que le luthéranisme s'est
montré absolument impuissant à réaliser sa pensée
religieuse dans l'architecture, dans la sculpture et
même dans la peinture, tandis que les Bach et
Hœndel lui ont donné une incomparable expres-
sion musicale.
Par cet accent moral individuel, par un senti-
ment religieux profond, enthousiaste et poétique,
par son imagination riche et variée, par son action
presque créatrice sur la langue, par une activité
sans relâche, une obstination têtue, la brutalité de
sa polémique, son réalisme ordurier, et aussi par
la haine de Rome, l'affranchissement d'observances
gênantes, comme les jeûnes et les abstinences, le
pillage des biens d'Église, la liesse assez vulgaire
des défroqués mariés, Luther a gagné le cœur des
Allemands.
Sans parler de la chrétienté divisée, des guerres
de religion déchirant sa patrie et la nôtre, de la
ruine des âmes, l'humanité doit-elle le regarder
comme un de ses plus puissants esprits?
Selon l'opinion du reste des hommes, il n'est pas
de génie vraiment grand s'il n'a eu la claire cons-
cience de son œuvre. Je ne veux pas dire, s'il n'a
pas dominé l'avenir, qui n'est à personne, mais
s'il n'a pas su ce qu'il faisait. Richelieu et Napoléon
ont peut-être coopéré à la formation de l'Allemagne
moderne, mais enfin ils savaient ce qu'ils faisaient,
Richelieu en affirmant le pouvoir de l'État, Napo-
léon en organisant la Révolution. Mais Luther a-t-il
compris que son interprétation personnelle de la
4.
66 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Bible fondait le libre examen, qu'il détruisait autant
qu'il était en lui la religion qu'il aimait et qu'il
prétendait rendre à sa pureté primitive? 11 est le père
du libre examen, comme Voltaire est le père de la
démocratie qu'il détestait, parce qu'il a, en jouant
comme un enfant capricieux, ébranlé l'ordre social
oii il se trouvait si bien. Dira-t-on que ces incons-
cients sont vraiment des grands hommes ? La France
ne le dit pas de Voltaire, grâce à Dieu. L'Alle-
magne peut le dire de Luther puisqu'elle n'attache
pas d'importance à la claire vue des concepts. Il lui
suffit que Luther ait entraîné des millions d'esprits,
comme d'autres entraînent des millions d'hommes.
C'est le jugement de l'allemand Dœllinger. Nous
attendons un autre jugement de Thumanité. Ce
qui est déjà parfaitement certain, c'est que Luther
n'a pas compris les textes de saint Paul sur les-
quels il fondait le sens nouveau qu'il donnait au
christianisme. Mais à eux cela est bien égal. Je me
demande s'ils ont assez d'estime pour la Vérité?
À**--;
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Sft»l Ut
TROISIÈME LEÇON
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE
PAR LES DÉISTES.
La révolte de Luther contre l'Église déchaîna en
Allemagne une explosion d'anarchie religieuse et
sociale. C'était dans la logique des idées. Mais on
peut dire que jamais les idées ne triomphent com-
plètement de l'ordre établi, auquel sont attachés
tant d'intérêts. C'est ainsi qu'en France, après la
tourmente révolutionnaire, les bénéficiaires du
bouleversement des fortunes ont réclamé un ordre
nouveau, assis en grande partie sur les traditions
de l'ancien régime. La raison toute simple de ce fait
est peut-être que les groupements humains ne peu-
vent vivre en paix qu'en suivant certains principes.
Au xvi^ siècle, on entendit en Allemagne Hans
Denk (f 1528), l'un des premiers anabaptistes, pro-
clamer que Jésus n'était que l'idéal de l'humanité ^ ,
et Sébastien Franck (f vers 1542), préludant à Hegel,
déclarer que « notre nature est divine, que l'être
absolu, être inanimé, se réalise en nous, car nous
1. ViGOUROUx, Les Livres saints et la critique rationaliste, II, 449.
68 LE SENS DU CHRISTIANISME
sommes l'actualité de Dieu^ ». Ces voix isolées
furent réduites au silence. En Italie, l'altération du
christianisme se fit radicale avec les Socini, l'a
négation subtile avec Giordano Bruno. C'est que
sur ce sol classique la renaissance païenne avait
développé plus que nulle part ailleurs ses consé-
quences naturalistes. En Allemagne, en dépit des
alliances de Luther avec les humanistes, ligues
passagères déterminées par les nécessités du succès
politique, la Réforme fut plutôt une réaction d'ap-
parence mystique de la vieille foi chrétienne contre
Tëmancipation de la raison. Pour tout dire, les
autorités sociales ne concevaient même pas qu'on
pût vivre sans religion, et la religion ne pouvait
être que celle du Christ. C'est un des mérites de
l'école de M. Durkheim d'avoir démontré, après
une vaste enquête, ce que nous savions déjà, que
toute religion est liée à une forme sociale, sans en
excepter l'Eglise, qui est elle-même une société.
A défaut de cette forme sociale qu'est l'Eglise,
assez divine pour être un appel à toute l'humanité,
et suivant en cela son instinct et son goût pour les
petites unions, l'Allemagne se divisa en comparti-
ments pour reprendre une vie religieuse qu'on
croyait désormais simplifiée et qui n'était que dimi-
nuée, qu'on déclarait plus rapprochée de l'Église
primitive, et qui allait se manifester comme une
transition vers l'incrédulité. Pendant que les autres
pays allaient jusqu'à des formes déjà plus évoluées
du protestantisme, l'Allemagne s'en tint en général
aux formules de son Luther. Les théologiens se
i. ViGOUROUx, Les Livres saints..., II, 452.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. "69
chargèrent de les défendre. Le peuple s'accommoda
de ces réunions où l'on chantait des lieder religieux,
où la musique favorisait la rêveuse exaltation de
l'âme. Une littérature naquit, dont Paul Gerhardt
est le représentant le plus complet, sincèrement
chrétienne, inspirée par le souvenir de la passion
du Christ, mais rétrécie à un horizon mesquin. Un
saint Bernard, dans sa solitude de Clairvaux, était
attentif à tous les intérêts du monde chrétien. Paul
Gerhardt, dit M. Heinrich, « a en vue un petit
groupe, uni par des liens assez étroits, une paroisse
dont il ne voudrait former qu'une famille, et pour
ainsi dire qu'une âme^ ». Ce sont de petites églises
qui ont remplacé l'Eglise.
Le seul lien entre elles, la seule autorité confé-
dérative est celle de l'Ecriture Sainte. En apparence
la Parole de Dieu est grandie plutôt qu'ébranlée.
Puisqu'elle est la règle de foi qui s'impose à cha-
que personne qui lit la Bible, il faut que sa lettre
même soit l'œuvre de Dieu. Le luthéranisme a
trouvé dans l'Eglise la croyance à l'inspiration des
Livres Saints. Loin de l'amoindrir, il la voudrait
plus exclusive de tout élément humain. L'Église
professait et professe encore que la Bible a Dieu
pour auteur. Quelques théoriciens ont cru rendre
cette notion plus claire en comparant les écrivains
sacrés à des instruments de musique mis en branle
par l'Esprit-Saint, seul auteur de la mélodie et
des accords. Toute comparaison cloche, et donc
toute comparaison peut être prise en bonne ou en
mauvaise part. Celle-là risquait de transformer un
i. Hist. de la litl. ail., I, p. 488.
70 LE SENS DU CHRISTIANISME,
Isaïe ou lin Paul en un simple phonographe,
comme nous dirions aujourd'hui. L'Église, à en
juger par le grand courant de sa tradition, a tou-
jours eu soin de laisser aux écrivains sacrés leur
l'onction d'écrivains véritables, excerçant leurs
facultés en pleine liberté sous l'action de Dieu
qui les éclaire, les dirige et les conduit. L'ensei-
gnement, qu'il soit celui d'Isaïe ou celui de saint
Paul, est aussi l'enseignement de Dieu, et par
conséquent l'expression de la vérité. La difficulté,
toujours renaissante, de l'exégèse, consiste préci-
sément à déterminer dans l'Écriture ce qui est
enseigné.
Depuis que saint Augustin a appliqué son génie
à montrer l'accord des évangélistes, l'Église a
toujours admis que cet accord est établi sur les
choses, plutôt que sur les mots. Souvent même,
sans encourir de blâme autorisé, les commenta-
teurs ont reconnu l'identité de faits, narrés d'une
façon assez différente dans les évangiles. Ils appli-
quaient, plus largement qu'Augustin, les principes
d'Augustin. Les premiers temps du luthéranisme,
loin de marquer un progrès dans cette voie, sont
plutôt témoins d'un recul. Luther, nous l'avons dit,
ne voyait dans le christianisme que le rapport
confiant de l'âme pécheresse avec Dieu. Il n'avait
aucun souci des faits. Ses successeurs immédiats,
pas davantage. On admit donc la portée absolue
de tout ce qui était écrit, sans trop se préoccuper
des conséquences. D'après Osiander (1498-1552), il
faut toujours multiplier les faits qui figurent en
divers temps, si semblables que soient les circons-
tances. Si plusieurs évangélistes ne placent pas
L'ACCUSA^nON D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 71
au même moment la résurrection de la fille de
Jaïre, c'est donc qu'elle a été ressuscitée plusieurs
fois ^ De même en combinant par addition les
reniements de saint Pierre, ce n'est pas trois fois,
c'est sept fois qu'il a renié son Maître.
Mais pendant que les théologiens du luthéranisme
s'exerçaient ainsi à une sorte de surenchère dog-
matique dans la controverse avec les catholiques,
leurs ouailles, qui n'étaient plus des ouailles, puis-
qu'il n'y avait plus de vrais pasteurs, indifférentes
à ces subtilités, ne cherchaient dans l'Ecriture que
la consolation promise par Luther au nom de
l'Esprit-Saint. Quand on suit la marche du libre
examen par très grandes étapes, on aboutit trop tôt
à l'émancipation rationnelle. Il faut placer aupa-
ravant la phase piétiste -. Il ne serait jamais venu
à la pensée de Luther de confier l'interprétation de
l'Écriture à la raison individuelle, livrée à ses pro-
pres forces. 11 avait promis à ses fidèles que
l'Esprit-Saint, auteur de l'Ecriture, leur en com-
muniquerait le goût et le sens. C'est à cette condi-
tion seulement que l'Écriture pouvait être un guide
infaillible; puisque, sans cela, chacun l'eût entendue
à sa façon. Mais en fait, et malgré tout, chacun
l'entendait à sa façon. Que faisait donc l'Esprit-
Saint? 11 y a là un cercle vicieux si évident qu'on
se demande comment on a pu soutenir sérieuse-
ment et le droit à l'interprétation individuelle et
l'assistance de l'Esprit-Saint. Voici par exemple ce
que disait Magny dans la préface de sa traduction
du livre luthérien de Tcnnhard : « Le but prin-
1. SCHWEITZER, p. 13.
2. Spener de 1635-1705.
72 LE SENS DU CHRISTIANISME.
cipal de l'Écriture sainte est de nous porter à
craindre Dieu et à garder ses commandements, car
c'est là le tout de l'homme. Mais, quant au détail
de vérités divines et de moyens pour parvenir au
salut éternel, nul ne peut ignorer que chacun ex-
plique l'Ecriture comme il l'entend; et la plupart
tâchent de lui donner un sens qui s'accommode à
ses préjugés... C'est pourquoi nous avons besoin
d'un autre interprète, d'un juge infaillible. » — Vous
croyez qu'il va conclure à l'infaillibilité de l'Église
et du Pape?... Écoutez sa conclusion : « d'un juge
infaillible qui est au-dessus de l'Écriture, et qui a
dicté lui-même l'Écriture, savoir de l'Esprit de
Dieu, qui, par sa lumière et par ses enseignements
intérieurs, peut seul nous donner l'intelligence
claire et certaine du véritable sens de l'Écriture
et de l'institution du Christ, et nous conduire en
toute vérité K »
Quel galimatias! mais non, la pensée se dégage
assez clairement. Chacun entend l'Écriture à sa
façon quant au détail des vérités divines, c'est-à-
dire en français quant au dogme, mais l'Esprit-
Saint inspire à chacun, à propos de l'Écriture, la
pratique des vertus morales qu'on nomme encore
chrétiennes. Dès la fin du xvii^ siècle, le luthéra-
nisme est envahi par le piétisme, la controverse
dogmatique n'intéresse plus les fidèles. Dans les
1. Dans Masson, La Formation religieuse de Rousseau, p. 70. C'est
le premier volume du très bel ouvrage de M. Pierre Maurice Mas-
son, sur la religion de J.-J. Rousseau. Viennent ensuite : La « j^fo-
fession de foi » de Jean- Jacques ; Rousseau et la restauration reli-
gieuse. Paris, Hacliette, 1916. L'auteur, professeur de Littérature
française à l'Université de Fribourg, en Suisse, est tombé héroïque-
ment pendant la guerre après avoir achevé de corriger ses épreuves
dans les tranchées.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 73
pays où l'Église n'est plus écoutée, chacun se fait
« son petit religion à part soi ». Ce mot de l'Anglais
Fielding est adopté par Madame, duchesse d'Or-
léans, qui était allemande ^ .
Mais il ne faudrait pas lui donner le sens qu'il
aurait aujourd'hui, surtout parmi nous, latins. Il
signifie que les confessions de foi ne répondent
plus aux croyances, qu'elles sont impuissantes à
régir les esprits, mais la liberté de croire ce qu'on
veut ne s'exerce que dans certaines limites, et elle
n'autorise personne à sortir de son groupe, reli-
gieux. C'est pour nous un étrange phénomène,
mais c'est comme cela. Les cadres sont maintenus,
et d'autant plus aisément qu'on sait bien qu'ils
n'engagent à rien dans l'ordre de l'intelligence.
Ce qui importe, c'est la morale, dont la Bible,
mieux qu'aucun autre livre, renferme les leçons.
Cette prédominance de la morale sur le dogme,
mais d'une morale pieuse, qui se rattache très vo-
lontairement et socialement au ^.christianisme, est
l'esprit même du piétisme. C'est bien d'Allemagne
qu'il a pénétré dans la Suisse romande, et. atteint,
plus ou moins, même la stricte orthodoxie calvi-
niste de Genève, la Rome protestante. M. Pierre
Maurice Masson a cru reconnaître dans le mysti-
cisme de M""" Guyon une adaptation du piétisme
en terre française; il aurait rejoint en Suisse le
courant allemand. Pourtant le Moyen court de
M"ie Quyon avait une saveur particulière ; il était
encore assez imbu de catholicisme pour induire en
erreur Fénelon. Mais c'est bien d'Allemagne que
1. Masson, ouvrage cité, p. 68,
LE SENS DU CHRISTIANISME. 5
74 LE SENS DU CIIRISÏIANISiME.
se sont répandues en France les tendances senti-
mentales, ce qu'on nommait « la théologie du
cœur ». Rousseau, rebuté par l'orthodoxie calviniste,
entraîné, en dépit de la prédominance du senti-
ment, par un reste de logique latine, a poussé le
piétisme à ses conséquences, en ne retenant guère
que (c la sainteté de l'Evangile :» parlant au cœur,
une admiration sincère pour la personne et la doc-
trine morale de Jésus-Christ, avec une ardeur
inquiète et inconstante pour la perfection, telle qu'il
la comprenait.
Or pendant que le protestantisme, chassé de
France comme communauté religieuse, y revenait
sous une forme trop rationaliste pour ne pas sou-
lever, avec les protestations des catholiques, celles
des calvinistes très atténués de ce temps, linfluence
de la France et de l'Angleterre gagnai|, en Allema-
gne des partisans à une hostilité radicale contre
le christianisme.
C'est en Angleterre que le déisme est né. Les
précurseurs français comptent peu, puisque l'ou-
vrage deBodin^ ne fut jamais imprimé. Personne en
France ne se doutait que Descartes, avec son
besoin impérieux de voir clair en tout, tendait à
faire de la raison l'arbitre suprême de la croyance.
Et déjà Bacon avait posé en principe que « la seule
autorité était la raison s'éclairant de l'expérience^ ».
11 restait à dire ouvertement que la raison suffisait
à fonder la religion, une religion naturelle, très
simple, que tous les hommes pourraient et devraient
embrasser. Ce fut l'œuvre d'Edouard, lord Herbert
i.Colloquium éTcxaTîXoûfAspe; de abditis rerum sublimium arcanis.
2. Uard, Descartes.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 75
de Cherbury, que M. Vigouroux regarde avec raison
comme le père du déisme. Il enseigna en 1626, au
moment où paraissait le Discours sur la Méthode^
qu'il existe un Dieu suprême, qu'il doit être l'objet
d'un culte. Ainsi il paraissait établir une religion,
c'est-à-dire un lien entre Dieu et l'homme, mais il
rompait aussitôt toute attache visible entre eux etwen
même temps toute union entre les déistes, en res-
treignant ce culte à la vertu et à la piété. Et sans
dire où se trouvait la règle du bien et du mal, il
encourageait à pratiquer le bien et à fuir le mal, par
la croyance aux espérances et aux peines de la vie
future.
Avec le temps, — il a fallu beaucoup de temps, —
on s'est aperçu que ce système est ce qu'on voudra,
sauf une religion. Car —- je le répéterai peut-être
encore plus d'une fois — une religion est de sa na-
ture une institution sociale. Ce qu'on nommait la
religion naturelle n'est donc pas une religion ; c'est
l'état d'esprit philosophique d'individus isolés qui
ne peuvent s'unir dans aucun culte. Les critiques
les plus indépendants jugent aujourd'hui comme
nos vieux apologistes la stérilité absolue de cette
forme du sentiment religieux, ou plutôt de cette
conclusion rationnelle assez dépourvue de senti-
ment, sinon comme survivance du christianisme.
La méthode comparative permet de classer ce
système et de remonter à ses origines. C'est une
manifestation de l'individualisme outré issu de la
Renaissance platonicienne. Le génie de Platon —
après celui de Socrate — a reconnu la suprême
valeur de l'intelligence. Mais ils n'ont pas tenu
assez compte de ce qu'est l'intelligence humaine,
76 LE SENS DU CHRISTIANISME.
unie au corps dans l'unité d'une seule nature, et
grandissant au sein d'une société. La monade
humaine, ou plus simplement l'individu, a incon-
testablement ses destinées personnelles. C'est la
gloire du Platonisme de l'avoir soutenu, et en quels
termes admirables! Mais l'individu humain naît
dans un groupe social et en dépend. Les déistes
modernes n'en tenaient pas compte et le plaçaient
résolument en face de Dieu, lui supposant assez de
force pour le connaître et pour le servir. Or, sans
s'en apercevoir, ils attribuaient à la raison ce que
leur raison à eux avait reçu en fait de leur éduca-
tion chrétienne. Ils avaient appris de la foi à croire
en un Dieu personnel, à l'âme immortelle, à la justice
s'exerçant après cette vie. Et certes la raison peut
démontrer l'existence de Dieu et l'immortalité de
l'âme ; elle peut conclure de ces deux notions celle
d'une rétribution après la mort. Mais elle peut
aussi se tromper et ces convictions n'ont guère
d'influence que si elles sont transmises dans une
société et garanties par l'autorité divine. Le déisme,
en excluant la révélation de Dieu, prétendait
garder comme une conquête de la raison l'essentiel
de l'ancienne foi, et ne formant pas, ne pouvant
former une église, puisqu'il rejetait le culte, il
s'interdisait la transmission de vérités que la raison
n'atteint ni sans un long exercice, ni sans mélange
d'erreur. Il ne peut même pas sans contradiction
être une religion de la famille, puisque l'autonomie
à laquelle* l'enfant a droit interdit de lui imposer
une croyance, même par la tendresse de l'âme
maternelle.
La fortune du déisme en France fut l'œuvre de
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 77
Voltaire. Cette religion très simplifiée, qui parais-
sait très précise, maintenait pour la canaille les
menaces du jugement, et n'obligeait pas au contact
avec la canaille. Voltaire fit donc du déisme son
affaire. Pourquoi fut-il plus acharné contre le
déisme sentimental de Rousseau que contre le ma-
térialisme de d'Holbach ou d'Helvétius ?
C'est que son rationalisme intransigeant poursui-
vait de sa haine l'apparence même de la révélation.
Doué d'un esprit superficiel et d'un cœur sec, il
préférait à l'émotion de l'évangile le mécanisme du
grand horloger. C'était simple, c'était clair, c'était
absolument dépourvu de sentiment religieux ; cela
répondait en France à ce goût inné pour les idées
nettes que Descartes avait rendu plus exigeant, et
cela n'allait pas contre la science dont les prétentions
envahissaient tout. Alors on pouvait croire que l'ir-
ritatfon allait croissant parce que la polémique se
heurtait en France à l'institution catholique, offi-
ciellement appuyée par le pouvoir; mais nous
avons vu les mêmes violences sectaires appuyées
par le pouvoir. Aussi bien, une protection de com-
mande n'empêchait pas de répandre dans le pu-
blic les attaques les plus violentes contre Jésus-
Christ et contre l'Évangile. Cette guerre atroce se
poursuivait depuis longtemps dans les entretiens
des philosophes, et Rousseau, écœuré de tant de
platitude et d'inintelligence du cœur, lui opposa la
Profession de foi du Vicaire Savoyard, quand elle
éclata avec fureur vers l'an 1760.
11 me répugne vraiment trop de vous lire les blas-
phèmes proférés par Voltaire contre N.-S. Jésus-
Christ. Il n'a guère mieux parlé des Welches, c*est-
78 LE SENS DU CHRISTIANISME.
à-dire des Français. Mais puisqu'il s'agit du sens du
christianisme, voici l'explication de Desmarsais, un
comparse, àdJv^V Analyse de la religion chrétienne
qui parut en 1765 : « Ce superbe édifice n'est que
l'ouvrage de quelques hommes fourbes et igno-
rants, qui, de même que les fondateurs de toutes les
religions de la terre, ont abusé de la crédulité du
peuple, pour le plonger dans la plus honteuse
superstition^. »
Boulanger, dans ses Recherches sur l'origine du
despotisme oriental, dès 1761, s'en prend aux
erreurs humaines, aux impostures sacerdotales, aux
sottises populaires^. Et Voltaire lui-même, comme
le dit si bien M. Masson; « se croyait assez équitable,
s'il reconnaissait, chez « tous les gi^ands enthou-
siastes » religieux, de la « bonne foi » peut-être dans
leurs premières « rêveries », mais une bonne foi qui
aboutit enfin aux « fourberies nécessaires^ ».
Ces paroles suffisent pour indiquer le ton de la
polémique contre les Livres Saints qu'il jugeait —
lui. Voltaire ! — des livres sans pudeur.
N'est-il pas étrange que ces insultes, les plus
violentes, et aussi les plus mal fondées en raison,
soient venues du déisme, pauvre débris de la foi
chrétienne, et de penseurs qui se croyaient les
organes de la Raison? Mais nous n'avons pas à
suivre dans le détail une série de mauvaises chica-
i. Dans Masson, lU, p. 45.
2. MASSON, ni, p. 25.
3. Masson, HI, p. 22.
L'ACGUSATI(5n D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 79
nés et de sales plaisanteries vraiment déshonorantes
pour notre littérature. C'est en Allemagne que nous
devons étudier la manière dont le déisme rationa-
liste a mené les hostilités. Venu de France, il a
arraché à son mysticisme rêveur l'âme légère de
Wieland. Mais s'il est devenu redoutable, c'est qu'il
s'est muni en Allemagne de ce qui lui manquait
chez nous, l'étude approfondie du Nouveau Testa-
ment, conduite par un orientaliste, Reimarus^ Et
si cette machine très compliquée risquait de ne pas
produire son effet, elle fut dirigée par un esprit très
actif, dont l'influence fut considérable, par le plus
grand nom de l'Allemagne au début de la période
classique, parLessing^.
Les comparaisons risquent d'égarer. Toutefois je
ne vois pas de meilleur moyen de faire connaître
Lessing à des lecteurs français que de le comparer
— je ne dis pas de l'identifier — à Voltaire. Le
Voltaire allemand, dans l'opinion générale, c'est
Henri Heine, mais où trouve-t-on dans Voltaire l'at-
tendrissement et le rêve qui se mêlent au scepticisme
du juif allemand? Dans Lessing et dans Voltaire
c'est la même sécheresse de cœur, la même absence
de vraie poésie. Tous deux ont introduit dans le
drame la discussion philosophique. Il est vrai que
Lessing n'a pas la louche légère ! Quand on songe
qu'il a refait en petits apologues bien alignés les
Fables de La Fontaine !
1. Hermann Samuel Reimarus, né le 22 déc. 1694 à Hambourg où
il fut professeur de langues orientales, mort eu 1768.
2. Gotthold Ephraïm Lessing, né le 22 janv. 1729 à Camenz en
Lusace, mort à Brunswick le 15 févr. 1781. Je le cite d'après Lessmg's
sâmmtliche Werke, herausgegeben von Richard Gosche, Berlin, 1882,
8 vol. in-8".
80 LE SENS DU CHRISTIANISiME.
Mais il est passionné pour la liberté de penser,
pour les droits de la raison, comme Voltaire, et,
comme Fami de Frédéric II, il « se passe volontiers
de patriotisme^ ». Cependant il est l'homme delà
culture allemande, au point de déclarer que les
Français n'ont pas de théâtre, surtout pas de tra-
gédie, et il est profondément allemand par son peu
de goût pour la certitude objective. Voltaire tenait
à son déisme. Lessing tient surtout à être libre de
chercher. On a souvent cité sa déclaration : « Si
Dieu tenait renfermée dans sa main droite toute
vérité, et dans sa main gauche la seule poursuite
toujours en éveil de la Vérité, fût-ce avec la condi-
tion de me tromper toujours et éternellement, et
qu'il me dît : « Choisis! » je m'inclinerais humble-
ment vers sa gauche et je dirais : Père, donne ! la
pure vérité n'est vraiment que pour toi seuP ! »
Ce n'est point là une boutade. Un des éditeurs de
Lessing — un admirateur — y voit la devise de toute
sa vie. Ce pourrait être celle de son pays. Le tact
français aurait omis cette addition compromettante :
« Fût-ce avec la condition de me tromper toujours »,
1. Lettre à Gleim, t. vni, p. 174 : « Je n'ai d'ailleurs de l'amour de
la patrie (je suis lâché d'avoir peut-être à vous confesser ma honte)
aucune idée, et il me semble tout au plus une faiblesse héroïque,
dont je me passe volontiers. »
2. Ich denke nâmlich dabei... dass auch dieFranzosen kein Thea-
ter haben. 11 est vrai qu'effrayé de son audace il ajoute : kein tra-
gisches gewiss nicht {Hamburgische Dramaturgie) ! Mais cette
demi-restriction ne rétracte pas l'injustice envers Corneille et
Racine.
3. WennGott in seiner Rechten aile Wahrheit und in seiner Lin-,
ken don elnzigen immer regen Trieb nach Wahrheit, obschon mit
dem Zusatze, mich immer und ewig zu irren, verschlossen hielte
und sprâche zu mir : « Wâhle ! » ich fiele ihm mit Demuth in seine
Linke und sagte : « Vater, gieb ! die reine Wahrheit ist ja doch nur
fur dich allein! » Dans Eine Duplik, t. VII, p. 286 s.
L'ACCUSATlOxN D'IMPOSTURE PAR LES DEISTES. 81
car qu'est-ce que la recherche de la vérité, condam-
née à ne rencontrer que l'erreur? C'est l'indifférence
associée par une étrange contradiction à l'élan pas-
sionné, c'est la recherche pour la recherche, travail
d'écureuil qui tourne sa roue à vide ou de Sisyphe
qui roule en vain son rocher. On s'explique ainsi l'at-
titude de Lessing envers le christianisme. Celle de
Voltaire est plus claire : c'est de l'hypocrisie toute
pure. Il fait ses pâques pour se mettre en règle avec
la police, qui d'ailleurs aurait fermé les yeux. Les-
sing, à certains jours, a soutenu l'orthodoxie pro-
testante. Il a maintenu avec Leibnitz l'éternité des
peines ; il a défendu le dogme de la Trinité contre
les Sociniens. Et certes en cela il n'était pas sin-
cère, quoi qu'en disent ses panégyristes. Pourquoi
donc se donner comme le défenseur du vieux
dogme ? Tout simplement parce que ce vieux dogme,
qu'il tenait pour impuissant, lui déplaisait moins
qu'un christianisme rajeuni qui pouvait devenir me-
naçant. Il y a dans son attitude quelque chose de
l'appui bruyamment prêté par des maximalistes de
gauche aux maximalistes de droite en politique ou
en religion. Lessing me semble avoir dit toute sa
pensée de derrière la tête dans une lettre à son
frère, d'autant plus franche que l'expression n'est
pas sans une certaine grossièreté.
L'ancienne orthodoxie est « une eau impure »,
mais la théologie moderne est « du purin ». « Nous
sommes d'accord sur ce point que notre vieux sys-
tème religieux est faux », mais il n'est pas du moins
comme le nouveau système un raccommodage de
gâcheurs et de demi-philosophes. Jusqu'à présent
il y avait un mur de séparation entre la religion et
82 LE SENS DU CHRISTIANISME.
la philosophie. Chacun chez soi. Maintenant : « Sous
prétexte de faire de nous des chrétiens raison-
nables, on fait de nous des philosophes tout à fait
déraisonnables ^ »
Il y a là un sens assez juste. Ces compromis
de fortune entre la foi et les opinions à la mode —
tel le modernisme — ne sont pas moins fâcheux
pour la raison que pour la foi. Mais nous voyons
du moins clairement que l'adhésion de Lessing à
l'orthodoxie protestante est une simple affaire d'op-
portunisme. Le christianisme, dont il méconnaissait
les titres historiques, lui paraissait l'école néces-
saire des vérités morales. « Que la légende soit
vraie ou fausse, disait-il, les fruits sont bons. » Et
Lessing, en cela encore bien différent de Voltaire,
défendait résolument la morale, une morale imposée
à tous, et non pas seulement au populaire. C'est
pour cela qu'on a fait de lui le père du protestan-
tisme libéral. A tort, selon moi, car il inclinait beau-
coup plus vers le déisme, voire à la fin vers le pan-
théisme, regardant le christianisme plutôt comme
une forme provisoire, destinée à disparaître, que
comme une forme perfectible indéfiniment. Il ne
niait point que la Révélation ait été dans les desseins
de Dieu une sorte d'éducation du genre humain,
mais désormais la raison se suffisait à elle-même,
du moins chez les gens d'esprit. Et pourtant, oscil-
lant une fois de plus, pour prêcher la loi d'amour,
au lieu de faire appel à la raison pure, il évoquait
le testament de saint Jean : « Mes petits enfants,
aimez-vous les uns les autres. »
i. Leltre du 2 fév. 4774, t. VIII, p. 479 ss.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 83
Tel fut, ainsi que je le comprends, l'esprit in-
quiet, agité, soucieux de préservation morale, mais
dominé par la passion de la recherche libre, qui
osa proposer à l'Allemagne l'explication déiste du
christianisme.
A vrai dire, il ne la prit pas à son compte, et toute
cette manigance n'est point à l'honneur de sa
loyauté. En 1768 était mort à Hambourg un orien-
taliste de renom, Hermann Samuel Reimarus, né
dans la même ville en 1694. 11 venait de mettre la
dernière main à un énorme ouvrage, intitulé : Apo-
logie pour les adorateurs de Dieu suwant les lu-
mières de la raison^. Le manuscrit, fort de 4.000
pages, est encore aujourd'hui conservé, dans la bi-
bliothèque de Hambourg. On n'a jamais réussi à le
publier en entier. L'auteur paraît avoir, mieux que
Lessing, prévu le mal que d evait faire aux con-
sciences chrétiennes son apologie des déistes. Ce
n'est pas simplement par prudence qu'il ne le donna
pas au public. 11 exprime dans sa préface le vœu
qu'il ne soit consulté que par quelques personnes.
Cependant il était animé d'une véritable haine
contre le christianisme, caractéristique, nous l'avons
vu en France, des adeptes les plus convaincus de
la religion naturelle.
Il est probable que Lessing ne l'a jamais connu
personnellement. Mais il entra en relation avec sa
fille Elise, qui lui communiqua les parties les plus
importantes de l'énorme traité.
Lessing, alors directeur de la bibliothèque ducale
de Brunswick à Wolfenbiittel, et à ce titre affran-
4. Apologit Oder Schutzschrift fur die vernûnftigen Verehrer
Gottes.
84 LE SENS DU CHRISTIANISME.
chi de la censure lorsqu'il publiait les manuscrits
de cette collection, fit paraître en 1774 un premier
morceau. 11 prétendait l'avoir trouvé dans sa biblio-
thèque, et, pour égarer les soupçons, conjectura
que le papier remontait à une trentaine d'années,
suggéra même expressément qu'il pourrait bien
être l'œuvre d'un certain Schmidt, mort à Wolfen-
bûttel en 1749 ^ Cette préface ne décèle donc qu'un
médiocre souci de la vérité.
Le premier fragment, intitulé : De la tolérance
due aux déistes, ne fit pas trop de bruit. On s'émut
davantage des cinq fragments qui suivirenten 1777 :
1** Des déclamations de la chaire contre la raison;
2o De l'impossibilité d'une réi^élation à laquelle
tous les hommes puissent accorder une foi solide;
3° Que les liçres de V Ancien Testament n'ont pas
été écrits pour révéler une religion; 4^ Remarques
sur le passage de la mer Rouge par les Hébreux;
5° De l'histoire de la Résurrection: Et le scandale
fut à son comble lorsque parut en 1778 le dernier
fragment de l'Inconnu : Du dessein de Jésus et de
ses disciples ^.
Ces faits sont très connus. Ils ont été exposés
avec son exactitude habituelle par M. Vigouroux
dans son livre : Les Livres Saints et la critique ra-
tionaliste ^.Mdiis on n'est pas d'accord sur la valeur
des élucubrations de Reimarus. D'après M. Vigou-
1. ï. vn, p. 116.
2. La Bibliothèque nationale possède cinq volumes des publica-
tions de la Bibliothèque de Wolfenbiittel. Dans le quatrième figu-
rent les cinq fragments publiés en 1777. Mais le cinquième volume
est de 1781. Le fragment le plus important ne semble donc pas se
trouver dans l'ancien fonds de la bibliothèque du Roi.
3. 3" éd., t. n, p. 404 ss.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DEISTES. 85
roux : « On a certes inventé bien des explications
fausses et impies de la vie du divin Sauveur, mais
jamais on n'en a imaginé de plus odieuse ni de plus
misérable que celle de Reimarus^ » Strauss, dont
nous parlerons plus tard, regardait Reimarus comme
un précurseur. Dans le livre qu'il lui a consacré en
1860, « il oppose l'attitude foncièrement allemande
de Reimarus à toute la manière française qu'il trouve
plus spirituelle que sérieuse; il va jusqu'à préférer
le silence allemand à la grimace française^ ».
M. Albert Schweitzer est encore plus enthousiaste :
« Cet écrit n'est pas seulement un des plus grands
événements dans l'histoire de l'esprit critique; c'est
en même temps un chef-d'œuvre de la littérature
mondiale. » Il ajoute : « Rarement la haine fut aussi
éloquente ; rarement la raillerie fut aussi grandiose ;
mais rarement aussi une œuvre fut écrite dans la
conscience justifiée d'une supériorité aussi absolue
sur les vues du temps ^. » Nous n'entendons pas
très bien ce que peut être une raillerie [Hohn) gran-
diose [grossartig]^ et je doute que Reimarus ni
aucun Allemand ait égalé l'ironie amère de Pascal
ou la finesse maligne de Voltaire '. Mais nous avons
promis d'être juste. Reimarus n'est pas plus odieux
que nos déistes; et même il s'abstient, à l'égard des
Apôtres, de toute insulte dans les termes. Il ne
1. Ouvrage cité, p. 418.
2. David-Frédéric Strauss, par A. Lévy. p. 197, note 3.
3. SCH>YElTZEr., p. 13.
4. Heinrich, III, 370 ; « Tout a des allures pesantes en Allemagne,
les hommes, les choses et la langue elle-même. Cela n'exclut ni la
lorce ni la grandeur, mais cela interdit ceUe moquerie légère qui
n'est permise qu'à des esprits souples et mobiles commeles nôtres...
pour soulever la lourde enveloppe qu'une langue compliquée a
mise autour de leur esprit, les Allemands n'ont que deux puissants
leviers : le mysticisme et la fantaisie. »
86 LE SENS DU CHRISTIANISME.
leur donne aucun qualificatif outrageant. C'est au
lecteur à conclure, et la conclusion est soigneuse-
ment préparée, la condamnation inévitable, il est
clair que d'après lui le christianisme est le résultat
d'une imposture. Mais du moins il ne s'est pas con-
tenté d'épigrammes et de facéties saugrenues, il a
essayé de faire rentrer l'explication de cette four-
berie dans les vraisemblances de l'histoire, et c'est
en cela qu'il a réellement devancé son temps où l'on
n'avait guère l'intelligence des temps passés. Vol-
taire a rejeté l'Évangile au nom de la raison ; Rous-
seau a été touché au cœur par sa sainte morale. Ni
l'un ni l'autre ne se sont souciés de ses attaches avec
l'histoire. Reimarus a compris qu'il fallait tenir
compte du milieu où il a paru. Voici le système en
peu de mots.
Jésus s'est donné comme le Messie, et les disci-
ples Font prêché comme tel. Que pensait-on alors
du Messie? L'Évangile ne le dit pas. Il faut donc
chercher ailleurs quelle idée s'en faisaient les Juifs.
Or il y avait parmi eux deux sortes de messianisme.
Le plus grand nombre suivait l'antique tradition,
et rattachait étroitement le Messie à la restauration
politique d'Israël. Le Sauveur attendu devait être
un nouveau David, un roi victorieux qui délivrerait
son peuple du joug des Romains, et lui rendrait la
prospérité avec l'indépendance.
C'est cette conception politique que Reimarus
osa attribuer à Jésus. Il se crut le Messie et il essaya
d'entraîner le peuple à la révolte. Sans doute il se
proposait d'améliorer la vie morale des Juifs. Mais
il n'apportait aucune notion religieuse nouvelle.
Son idéal était la pratique de la Loi, mieux corn-
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 87
prise. Il ne songeait qu'aux Juifs, dont il espérait
devenir le roi. Et Reimarus ne craint pas d'accuser
notre adorable Sauveur d'avoir usé de dissimula-
tion, soit en interprétant les textes de l'Ancien
Testament en sa faveur, soit en affectant de faire
de faux miracles pour séduire la foule. Moins dé-
fiant du peuple que Renan ^ écho de Voltaire,
l'orientaliste de Hambourg déclare : « Si un seul
miracle avait été fait par Jésus publiquement, d'une
façon convaincante et indéniable devant tout le
peuple aux jours de solennité, les hommes sont
ainsi faits que tout le monde se serait rendu à
lui 2. »
Cependant il ne peut nier que les guérisons
opérées par Jésus aient été pour les contemporains
de vrais miracles, si bien que les imaginations fu-
rent ébranlées. S'imaginant toucher au but, Jésus
monta sur Tânon, pour réaliser la prophétie de Za-
charie. Le peuple cria Hosanna au fils de David.
1. « Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties
assez sérieuses pour être discuté ; qu'il s'annonce comme pouvant,
je suppose, ressusciter un mort, que ferait-on? Une commission
composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de per-
sonnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette
commission choisirait le cadavre, s'assurerait,que la mort est bien
réelle, désignerait la salle où devrait se faire l'expérience, régle-
rait tout le système de précautions nécessaire pour ne laisser
prise à aucun doute ». — M. Victor Giraud {Revue des Deux-Mondes,
!«• mars 1918) a rappelé que les exigences de Renan avaient déjà
été formulées par Voltaire : « On souhaiterait par exemple, pour
qu'un miracle fût bien constaté, qu'il fût fait en présence de l'Aca-
démie des Sciences de Paris, ou de la Société royale de Londres et
de la Faculté de Médecine, assistées d'un détachement du régi-
ment des gardes, pour contenir la foule du peuple, qui pourrait,
par son indiscrétion, empêcher l'opération du miracle » {Diction-
naire philosophique, article Miracles). — - Dans les deux textes il y
a la même insolence, mais Voltaire est moins pédant et moins
lourd.
2. SCHWEITZER,
88 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Mais le grand conseil, se sentant menacé, prit les
devants, et Jésus mourut abandonné de tous et se
croyant abandonné de Dieu.
Il ne fallait pas beaucoup d'esprit pour présenter
les choses de cette manière, mais ce n'était évidem-
ment pas une explication de l'origine du christia-
nisme, puisque tout finissait sur un gibet. Dans le
système de Reimarus, la nouvelle religion ne com-
mence qu'après la mort de Jésus, et c'est ici qu'in-
tervient un second aspect du messianisme.
Depuis la prophétie de Daniel, les Juifs atten-
daient directement du ciel la délivrance et l'empire
avec la personne du Messie. Être surnaturel, ma-
nifesté sur les nuées, le Fils de l'homme devait ap-
paraître dans la gloire de Dieu. On pouvait con-
cilier cette existence céleste et cette apparition
fulgurante du Messie avec la notion d'un Messie,
fils de David : pourquoi ne pas supposer qu'après
une existence humaine, le Messie aurait un second
avènement glorieux ?
Cette hypothèse, que Reimarus prend à tort pour
une opinion du temps, aurait été pour les Apôtres un
trait de lumière et de salut. D'abord complètement
découragés par la passion et la mort du Maître, il
leur parut trop dur de renoncer à un rêve de gloire
pour reprendre leurs pénibles occupations. Les amis
du Messie avaient perdu le goût du travail dans
leurs courses vagabondes. Ils avaient constaté par
expérience que la prédication du règne de Dieu
nourrit son homme. Envoyés par leur Maître sans
bourse et sans argent, ils n'avaient manqué de rien.
Des femmes charitables avaient pourvu à leur en-
tretien. On en trouverait encore. Pourquoi n'au-
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 89
raient-ils pas continué un genre de vie si facile, en
risquant un tour d'adresse ? Ils volèrent le cadavre
de Jésus, le cachèrent, et annoncèrent à tout le
monde qu'il était ressuscité et qu'il allait revenir
bientôt. Prudemment, ils laissèrent passer cinquante
jours avant de se déclarer, pour que le cadavre, si
on le retrouvait, fût complètement méconnaissable.
S'il y avait eu alors une police — digne de ce
nom — , ils n'auraient pu ni organiser la fraude,
ni constituer leur communauté. Mais vraiment la
police de Jérusalem dormait. Elle ne bougea même
pas lorsque Ananie et Saphire, entrés chez les
Apôtres, n'en sortirent que pour être enterrés, et
que la communauté naissante s'empara de leurs
biens ^ !
Il est assurément piquant de soutenir que le
christianisme n'existerait pas, si seulement la po-
lice avait mieux fait son devoir, mais elle n'a pas
mérité tout à fait ces reproches, et si elle fut d'a-
bord un peu négligente, elle s'est comportée de
façon à faire sentir aux Apôtres que tout n'est pas
roses dans la prédication du règne de Dieu.
Ils persévérèrent cependant, reprend Reimarus,
et trompèrent aisément les âmes simples, soit en
promettant toujours le prochain avènement du rè-
gne temporel du Messie, soit en donnant à sa mort
le sens d'une délivrance par rapport au péché. Leur
rouerie — où l'on entrevoit clairement une contra-
diction — se poursuit de nos jours par l'art hypo-
crite des théologiens. Ceux-ci savent très bien que
l'avènement de Jésus était prédit pour la première
1. Actes, V, 1-1 i.
90 LE SENS DU CHRISTIANISME.
génération chrétienne et que cet avènement n'a ja-
mais eu lieu. Tout est là. Le christianisme a donc
été fondé par le mensonge, et il repose encore sur
un mensonge conscient.
Par cette vue sur la prophétie des fins dernières,
le système élaboré au xviii^ siècle annonce déjà
l'explication dite eschatologique que nous abor-
derons en son temps. C'est ce qui explique l'en-
thousiasme de M. Schweitzer. Pour aujourd'hui,
nous n'avons à juger que le système propre à Rei-
marus. Et l'on peut dire qu'il a déjà été jugé, et dé-
finitivement, par toute l'exégèse allemande. C'est
probablement à cause de cette détestable accusation
d'imposture que le nom de déiste est si décrié dans
ce pays.
Cette exégèse était très nouvelle, et cependant,
par son caractère étroit, elle ressemble à celle de
Luther. Mais tandis que l'hérésiarque imaginait le
christianisme d'après les besoins de son âme in-
quiète, Reimarus sut bâtir un système d'apparence
historique. Lessing, qu'on peut bien citer à cette
occasion, a dit très justement : « Nous autres, Alle-
mands, nous ne manquons vraiment pas de livres
systématiques. Qu'on nous fournisse quelques ex-
plications verbales, nous saurons en tirer dans le
plus bel ordre tout ce qu'il nous plaira. A cela
nous nous entendons plus qu'aucune nation du
monde \ »
i. Laocoo)i, préface.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 91
Cette fois, l'érudit ne cédait pas à une manie
inoffensive. Il ramenait tout l'Evangile à l'explica-
tion qui lui convient le moins, celle d'une impos-
ture consciente attribuée au Sauveur et à ses dis-
ciples. Comment ce savant investigateur des textes
a-t-il pu passer de longues heures à lire et à relire
les paroles du Maître sans être touché de l'incom-
parable beauté morale de son âme? N'a-t-il pas
entrevu, comme à travers un cristal, l'ingénuité
des Apôtres? A-t-il eu le cœur si obstinément fermé
à des accents si sincères?
S'est-il jamais trouvé un helléniste assez plat
pour accuser de duplicité l'Antigone de Sophocle?
Cet idéal de l'être humain qui s'expose à la mort
pour remplir un devoir fut réalité dans les disciples
du Christ. Ces âmes droites, ces âmes simples,
étaient incapables de cette psychologie brouillée
qu'offrent peut-être la complication du monde mo-
derne et le mélange des civilisations. Et ce n'est
même pas de cela qu'il s'agit. On les accuse d'avoir
volé un cadavre pour vivre ensuite de la crédulité
publique !
Ce grief n'a pu partir que d'une âme basse. Et
un déiste aurait dû comprendre que blasphémer ces
saints, c'est blasphémer Dieu. Un Strauss même a
senti qu'on ne peut concilier la divine morale avec
la conduite plus qu'équivoque prêtée par un Reima-
rus à Jésus et à ses disciples. La critique, c'est son
honneur, a renoncé à cette hypothèse désespérée.
Quand elle refuse de croire avec les premiers chré-
tiens que les disciples ont vu le Ressuscité, elle
admet du moins qu'ils ont cru le voir. Leur bonne foi
est au-dessus du soupçon. Que dire de leur Maître!
92 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Que s'il fallait examiner quand même la théorie
historique des deux messianismes, il serait aisé de
montrer que Reimarus en a mal compris l'applica-
tion. C'est très longtemps après l'Ascension de
Jésus et le progrès de la foi nouvelle, qu'on rencon-
tre chez les écrivains juifs la trace des deux avè-
nements du Messie, le premier dans l'humilité et le
second dans la gloire. Personne avant J ésus, autant du
moins que nous le sachions, n'avait trouvé le secret
d'unir dans les destinées d'un seul Messie la souf-
france et la gloire, personne si ce n'est l'Ecriture ^
dont nul n'avait pénétré le sens 2. Les deux mes-
sianismes subsistaient donc chacun avec ses traits
caractéristiques de gloire temporelle et de gloire
céleste, en attendant la solution divine par les faits.
L'erreur évidente de Reimarus fut de renverser les
situations et d'attribuer à Jésus l'ambition déjouer
un rôle politique. Si l'Evangile mérite quelque
créance, c'est le peuple qui attend un Messie poli-
tique, ce sont même les disciples, d'abord ambitieux
de régner avec lui, tandis que Jésus s'efforce d'élever
les cœurs plus haut, vers la pure région de l'amour
de Dieu, en prêchant l'abandon à la Providence, la
charité envers tous, même envers des ennemis. Où
ce Reimarus avait-il donc puisé tant de haine contre
le christianisme, pour qu'elle l'ait aveuglé à ce
point d'intervertir les rôles entre les disciples et le
Sauveur en dépit de l'histoire?
Le xviii* siècle, plus capable de négations ration-
nelles hardies, disons impudentes, que d'un sens
4. En particulier Isaïe, cliap. ui, 13-13 et un.
2. Sur le Messie souffrant, inconnu du judaïsme ancien, on peut
voir Le Messianisme..., p. 23G ss.
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DÉISTES. 93
historique averti, sentit tout de même que c'était
trop, et se montra récalcitrant. En combinant la
charge de fourberie avec une théorie historique
fausse, Reimarus laissait voir le parti pris d'une
attaque sacrilège. Le scandale fut énorme, mais il
ne sert pas toujours à propager le mal.
La réfutation vint de deux côtés. La théologie
dite scientifique, c'est-à-dire le compromis entre
l'orthodoxie et une critique fort avancée, était re-
présentée dans l'exégèse par Semler (1725-1791).
Le maître de Halle, alors illustre, reprit une à une
pour les réfuter les affirmations de Reimarus,
comme Origène avait fait pour Celse. Il lui re-
procha d'avoir méconnu le caractère spirituel de
l'enseignement de Jésus, et l'Allemagne savante
lui donna raison. Reimarus, qui n'avait pas eu de
précurseur, n'eut pas non plus d'élèves.
11 était assez naturel qu'on s'en prît aussi à
Lessing, coupable d'avoir allumé cet incendie.
Gœtze, premier pasteur de Hambourg, était alors
en très bons termes avec lui, et leurs amis com-
muns voyaient la source de celte intimité dans
l'excellent vin rouge du bon ecclésiastique. La
publication des fragments anonymes avait tout
l'aspect d'une attaque sournoise. Gœtze prit la
défense de la Bible contre l'inconnu qu'on soup-
çonnait d'être Lessing lui-même ; à tout le moins
il avait pris une grave responsabilité. Le pasteur
n'était pas de force, soit! Mais je ne puis tolérer
qu'on compare les Anti-Gœtze aux Provinciales de
Pascal. Pascal se trompait, mais il était de bonne foi.
Lessing était-il même sérieux quand il affirmait
— avec solennité pourtant — son désir sincère de
94 LE SENS DU CHRISTIANISME.
provoquer une réfutation de Reimarus en le pu-
bliant? f>e bon apôtre ne pouvait plus, disait-il,
demeurer sous le même toit avec l'inconnu M II
espérait qu'on allait répondre et le débarrasser
de sa perplexité! Au demeurant, Tœuvre était témé-
raire, trop tapageuse au goût de Lessing, et en
tout cas prématurée. Le christianisme avait du
bon provisoirement; il ne fallait rien précipiter.
On devait lui laisser au moins le bénéfice du doute.
C'est le doute que Lessing avait voulu faire naître,
non Tadhésion à une négation trop crue.
Et, ee qui n'est pas pour nous déplaire entiè-
rement, le libre penseur se donna le malin plaisir
de montrer au pasteur principal de Hambourg les
contradictions où se débattaient les exégètes du
luthéranisme : « Monsieur le Pasteur, si vous con-
duisez les choses à ce point que nos pasteurs lu-
thériens deviennent nos papes; — qu'ils puissent
nous prescrire où nous devons cesser d'étudier
l'Écriture; — qu'ils puissent mettre des bornes à
1. Semler a reproché à Lessing une sorte d'inconscience dans un
apologue assez réussi : « Devant le lord-maire de Londres, un
homme est accusé d'avoir allumé un incendie. On l'a vu sortir du
sous-sol de fa maison en flammes. « Je vins vers quatre heures de
• rap^rè>-midi, expliqua-t-U, dans le grenier de mon voisin, et j'y
« trouvai un flambeau allumé que les domestiques avaient oublié
« par nérili ence. Il se serait consumé durant la nuit el aurait mis
« le feu t l'escalier. Afin que le feu éclate en plein jour, j'y ai jeté
« un peu de paille. La flamme a jailli aussitôt par la lucarne, les pom-
« piers vinrent aussitôt, et le feu qui aurait été dangereux pendant
« la nuit fut aussitôt étouffé. » — «Pourquoi n'avez-vous pas simple-
« ment pns le flambeau pour l'éteindre? » demanda le lord-maire.
• Si j'aviiis éteint le flambeau, les domestiques n'auraient pas été
« plus prudents. Mais après un si grand tapage, ils leront atten-
« tion. » — « Étrange, très étrange, » dit le lord-mairo. « Ce n'est pas
« un scélérat, vraiment, mais il n'a pas sa tête à lui. >• Et il le fit
enfermer dans une maison de fous où il est encore » (Schweitzer,
15 s.).
L'ACCUSATION D'IMPOSTURE PAR LES DEISTES. 95
nos recherches, à la publication de ce que nous
avons trouvé; alors je suis le premier qui chan-
gerai de nouveau les petits papes contre le Pape^. »
Et peut-être en effet aurait-il accepté l'autorité
du Pape à la façon de Voltaire, dédiant à Benoît XIV
son Mahomet. Il eût été pourtant embarrassé
d'envoyer à Rome son Nathan le Sage, où il affecte
de tenir la balance égale entre le christianisme,
le judaïsme et l'islamisme. C'est, en effet, depuis
Lessing, que la littérature allemande tourna le
dos à l'église luthérienne. Klopstock, pieux chantre
du Messie, ne mourut qu'en 1803. Mais déjà son
poème reposait dans le linceul de l'ennui ; Gœthe
régnait, et faisait régner le paganisme. Schiller,
âme ardente et élevée, était déiste et spiritualiste;
il n'était plus chrétien. En cette même année 1803
mourait Herder, mystique par tempérament, assez
épris du beau pour goûter la poésie de la Bible ;
d'abord chrétien convaincu, le nouveau prophète
de l'histoire se rangea cependant parmi les déistes,
plutôt il est vrai à la manière de Rousseau qu'à
celle de Voltaire. Schiller qui l'entendit prêcher
quand il était premier pasteur à Weimar ne vit
dans son sermon qu'une « conversation sensée,
une leçon de morale qu'on aurait pu recevoir dans
une mosquée tout aussi bien que dans une église
chrétienne ^ ». Mais ce n'était point assez. Ce
grand Herder que l'Allemagne admire comme l'un
de ses historiens-penseurs, a conçu le dessein
d'écrire un Génie du christianisme, et ce livre eût
été l'histoire des altérations de la pensée primitive
1. Vn, 745.
2. Lettre à Kœrner^ dans Heinrich, U, 364.
^M ST. MRfTcôiïêM
96 LE SENS DU CHRISTIANISME.
de Jésus, parfait déiste, étranger à toute concep-
tion du culte extérieur. Il n'a pas réalisé ce projet
d'après lequel les fêtes, les temples, lés rites, les
consécrations, les compositions littéraires du chris-
tianisme auraient figuré, non sans pittoresque,
comme « la contamination boueuse d'une source
pure^ ». Et cependant, en 1802, Chateaubriand
donnait à la France ravie Le Génie du christia-
nisme, ou les beautés de la religion !
Mais Herder ne nous appartient que pour ses
études évangéliques^. Il avait connu Reimarus à
Hambourg. Toutefois son enthousiasme pour les
prophètes et pour le génie religieux de l'Orient
lui interdisait de traiter l'évangile comme un roman
de police. Il continua à parler du Christ en termes
magnifiques, sans l'adorer. Il vit dans l'évangile
une épopée racontée d'après l'Ancien Testament.
Par cette suggestion, par l'opposition qu'il des-
sina entre les trois premiers évangiles et celui de
saint Jean, il semble, dit M. Schweitzer, passer
la main à Strauss. Le temps n'était pas encore
venu. Avant d'attaquer si radicalement la crédibi-
lité des évangiles, l'exégèse allemande essaya d'a-
bord de leur appliquer l'hypothèse naturaliste du
rationalisme éclairé.
1. Idée sur la philosophie de Vhistoire, 1. XVII, ch. i, dans Hein-
rich, II, S64.
2. Vom Erlôser der Menschen. Nach unsern drei ersten Evan-
gelien (1796). Von Gottes Sohn, der Welt Heiland. Nach Johannes
Evangelium (1797).
QUATRIEME LEÇOiN
LES EXPLICATIONS NATURALISTES
DU RATIONALISME ÉCLAIRÉ.
Notre entretien d'aujourd'hui aura peu d'intérêt.
Entre le pétard bruyant mais relativement inoffen-
sif préparé par Reimarus et lancé par Lessing, et
l'explosion formidable déterminée par la Vie de
Jésus de Strauss, il nous faut parcourir des temps
plus tranquilles. Mais la teinte grise de cette pé-
riode est bien, nous le verrons, celle du ciel de
Germanie.
Ce pays a qualifié le début du xviii^ siècle du
nom pompeux de AnfUldrung, qui veut dire civi-
lisation, lumières, comme si alors le soleil s'était
levé, dissipant les brouillards du nord, de même
que la Renaissance a dissipé les ténèbres du moyen
âge. Notre époque, très critique, ne partage pas
cette illusion, et les Allemands ne parlent plus
de XAufkldrung sans une pointe de dédain. Ce
n'était, en effet, autre chose que l'avènement du
rationalisme, presque aussi mal noté parmi eux
que le déisme. Chez nous, le déisme n'est que
la conclusion pseudo-religieuse du rationalisme,
6
08 LE SENS DU CHRISTIANISME.
quand il daigne conclure affirmativement sur Dieu.
En Allemagne, et spécialement dans le domaine
de l'exégèse, il semble que le déisme soit pris en
plus mauvaise part. Pour déterminer, sans tenir
compte de la tradition chrétienne, le sens du chris-
tianisme, on pouvait prendre deux partis : l'expli-
quer comme une fourberie consciente, et ce fut le
cas de Reimarus, type des déistes ; ou bien le res-
pecter comme le gardien d'une morale pure, en-
seignée par un sage, et ce fut le fait du rationa-
lisme éclairé. Si FAllemagne a déserté depuis près
de cent ans la bannière du rationalisme, si même
elle n'en parle pas sans mépris, c'est peut-être
parce qu'elle sent qu'il lui est venu du dehors,
et qu'il est en somme contraire à son génie, du
moins quand il se présente franchement. Ses idées
sont courtes, superficielles, mais nettes. Or l'Al-
lemagne a sans contredit le goût de la profon-
deur, au risque de ne pas voir très clair au fond
de ses puits. L'initiateur du rationalisme, Chris-
tian Wolf, le philosophe, n'est qu'un disciple très
médiocre de Leibnitz, un répétiteur, sans l'intel-
ligence pénétrante de son maître, et sans l'élé-
vation de ses sentiments religieux. Il fit beau-
coup de tapage en cassant les carreaux de 4a
théologie luthérienne, pour y faire entrer plus ai-
sément le soleil levant de son rationalisme éclairé,
tel qu'il le prenait pour emblème de ses livres.
Mais le vrai soleil allemand de la philosophie
qui se leva à l'Orient vers 1750 fut Emmanuel
Kant. J'imagine que Gœthe a voulu se moquer de
Wolf dans les deux: vers pris au sérieux par
M. Yigouroux :
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISIVIE. 99
Dieu dit : Que le soleil soit, et le monde apparut lumi-
[neux ;
Dieu dit : Que Wolf soit, et toutes les intelligences furent
[éclairées.
L'auteur de Faust, non plus que celui d'Hannlet,
ne pensait pas que tout fût si clair dans les cieux,
ni même sur la terrée
Ce qu'il y a d'allemand dans le rationalisme, c'est
qu'il fut rarement logique dans ses conséquences
et franc dans ses manifestations. Les écrivains dont
nous allons parler ont tous cette opinion commune
que le christianisme, auquel ils ne veulent pas re-
noncer, ne vaut que par sa conformité avec la rai-
son. Et certes nous regardons nous aussi comme
une preuve de son origine divine qu'il donne une
si pleine satisfaction aux aspirations de la raison,
qu'il trace d'une main si sûre les devoirs qui s'im-
posent à la conscience. Mais nous constatons en
même temps que ses dogmes dépassent la raison.
Et comme ils exigent l'adhésion de notre esprit et
de notre cœur, Dieu ne nous a pas demandé cette
foi sans la garantie du témoignage de Jésus-Christ,
dont la mission fut accompagnée de prophéties et
attestée par des miracles. Le rationalisme ne vou-
lait ni se soumettre au dogme, ni accepter les mi-
racles comme preuve du surnaturel, mais il n'osa
pas d'abord les exclure ouvertement, et même il ne le
souhaitait pas. 11 était si agréable de suivre la cul-
ture et les lumières au fd de l'eau, où se reflétaient
les vieilles Burgs des ancêtres ! Pour cela il ne fal-
lait pas troubler l'eau. Au sens propre, cette figure,
1. Sdakespeàue/ Hamlet : « U y a plus de choses au ciel et sur la
terre, Horatio, que toute votre philosophie n'en peut concevoir. »
100 LE SENS DU CHRISTIANISME.
que j'emprunte à M. Albert Schweitzer, veut dire
que si les anciens mots sont conservés, il ne faut
point trop presser leur sens. Quelques-uns cepen-
dant prétendirent aller au fond des choses. La vie
de Jésus fut racontée comme celle d'un ami du genre
humain, le surnaturel remplacé par un mystère
romanesque. Enfin, avec Paulus, le rationalisme
devint un système parfaitement coordonné, exposé
avec une entière sincérité. Mais cette sincérité
devait faire éclater le mensonge initial de l'inter-
prétation naturaliste appliquée à des documents,
non point colorés de surnaturel, mais conçus tout
entiers dans le surnaturel. Entre l'orthodoxie et le
rationalisme on craint la rupture ; le divorce va être
prononcé. C'est alors que Schleiermacher propose
une conciliation qui permettra de conserver l'accord
dans une demi-obscurité. Le rationalisme descend
aux profondeurs de l'âme, et s'y enveloppe du sen-
timent de l'infini.
Ce sont bien là quatre modes du rationalisme
exégétique, constituant comme quatre épisodes
dans son histoire. J'ai voulu les énumérer comme
des points de repère dans une course monotone.
Retenez ceci que nous allons marcher d'une con-
fusion inconsciente vers une clarté compromettante
pour nous enfoncer enfin dans une confusion voulue.
Les premiers rationalistes, assez oubliés, ont eu
leurs jours de gloire. Et c'est peut-être grâce à ces
esprits très brillants, mais dénués de génie, qu'on
analyse le mieux les tendances d'une époque. Im-
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 101
puissants à créer, ils prennent davantage dans l'air
■qu'ils respirent; ils sont naturellement des échos,
et l'écho qui leur répond à son tour prouve qu'ils
ont bien rendu au public ce qu'il leur avait prêté.
Pour simplifier, je ne retiens que le nom de Volk-
mar Reinhard ^ .
Sa réputation s'appuie sur trente-quatre volumes
de sermons. On parle de lui dans les histoires
de la littérature allemande. D'après M. Hein-
rich : « Ses sermons sont encore cités comme un
modèle de logique, d'ordonnance parfaite et de
goût ; son Système de la morale chrétienne abonde
«n pensées exprimées dans une langue ferme et
sobre, et ses Confessions sont une analyse fine et
délicate de l'âme humaine^. » C'est à la fois un
professeur, qui enseigna pendant quatorze ans à
Wittenberg, et un homme d'Église, puisqu'il fut
nommé en 1792 Oherhofprediger, c'est-à-dire, je
pense, grand prédicateur de la Cour, à Dresde. Il
avait déjà publié, en 1781, l'ouvrage qui nous inté-
resse :£'s5«/ s wr le plan que le fondateur de la reli-
gion chrétienne mit en action pour le bien de l'hu"
inanité. Et ce volume de 500 pages avait encore une
cinquième édition en 1830.
Je ne connais l'ouvrage que par l'analyse de
M. Albert Sch^eitzer. Les conclusions de ce cri-
i. Né à Salzbach en 17-^3, mort en 1812. D'après Schweitzer, la
voie a été ouverte en 1768— l'année de la mort deReimarus — par
Jean-Jacques Hess, Histoire des trois dernières années de Jésus,
3 vol. formant environ 1.400 pages, f* édition en 1768-1772; septième
édition en 1823. Se rattachent à la même tendance Ernest Auguste
Opitz, prédicateur à Zscheppelin, Histoire et traits de caractère
de JésMs, 1812, et Jean Adolphe Jakobi, surintendant à Waltershau-
sen, L'histoire de Jésus pour les lecteurs sym2)athiques (? ge-
mûthsvolle), 1816.
2. Hist. de la litt. allemande, U, SC'-i.
6.
102 LE SENS DU CHRISTIANISME.
tique sont vraiment bien étranges. Elles sont expri-
mées de deux façons. Voici la première : « Avec
toutes cesratiocinations et ce rationalisme, certaines
colonnes de la conception surnaturelle demeurent
pour Reinhard inébranlablement solides ^ » Et voici
la seconde : « Les deuxmanières devoir, c'est-à-dire
la surnaturelle et le naturalisme, courent parallèle-
ment sans empiéter l'une sur l'autre^. »
S'il s'agissait d'un latin, je dirais : voilà qui est
clair. Notre homme a compris que ces deux concep-
tions s'excluent ; il n'a pas voulu attaquer trop ouver-
tement le surnaturel; il l'a démolien dessous; étant
grand prédicateur de la Cour, il devait garder les
convenances.
Et cette explication est bien, même pour un alle-
mand, la plus probable. Mais M. Schweitzer, un
radical, opine qu'il fut de très bonne foi. La contra-
diction ne l'étonné nullement. Et en effet il faut
toujours réserver la possibilité d'unir dans ces cer-
veaux les propositions contradictoires. Vous le
voyez, je ne le dis pas pour les charger. Ce serait
plutôt pour les excuser. C'est simplement pour les
comprendre. Je suis obligé de vous rappeler de
temps en temps ce trait particulier de leur tempé-
rament national. Voici pour aujourd'hui le témoi-
gnage de M. Pierre Duhem, cet admirable savant
catholique qui vient de nous être enlevé : « Au
nombre des axiomes, mettre une proposition for-
mellement contradictoire, puis, d'un tel principe,
par une suite de syllogismes très concluants, tirer
tout un ensemble de corollaires, quel délicieux
, 1, Schweitzer, p. 31.
2. Id., p. 34.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 103
exercice pour un esprit géométrique qui fait fi de
l'esprit de finesse et de bon sens. » Ce fut, dit M.
Duhem, le cas d'un précurseur de l'astronomie mo-
derne, Nicolas, Cardinal de Cusa. « Pour servir de
base à l'édifice qu'il allait élever, le « Cardinal alle-
mand » posait cette affirmation, dont le caractère
contradictoire saute aux yeux : En tout ordre de
choses, le maximum est identique au minimum.
Puis, sur cette assise, la méthode déductive lui
permettait de construire toute une métaphysique ^ . »
Ce qui se passe dans les sciences peut nous
fournir quelque lumière pour l'exégèse, d'autant
plus que dans ce domaine c'est beaucoup moins
compliqué. Ilsuffit de parler comme les théologiens
d'inspiration, de révélation et de miracles, sauf à
transposer ces notions dans les limites de la raison
éclairée. C'est bien ce que se propose Reinhard,
même à propos de l'âme de Jésus, même à propos
de sentiments bien humains, comme la ferveur et
l'enthousiasme, qui ne conviendraient pas à un sage
tout à fait de sang-froid : « Exaltation, dit-il,
(Schwaermerei)et raison éclairée, qui peut se repré-
senter ces choses unies dans une seule âme, s'il
connaît la raison humaine 2? » Or c'était la raison
éclairée qui dominait tout dans l'âme de Jésus. Il
se proposait d'unir la morale et la religion par le
lien de l'amour. La morale était d'ailleurs le véri-
table fond de tous ses discours, car sa religion
n'était autre chose que l'exercice de la raison. Et
puisque aucun homme de l'antiquité avant Jésus
1. Quelques réflexions sur la science allemande, dans la iîevwe
des Deux-Mondes, le-'févr. 1915, p. 671 et 672.
2. SCHWEITZER, p. 34.
104 LE SENS DU CHRISTIANISiME.
n'a conçu un plan aussi bienfaisant pour toute la
race humaine, Reinhard pouvait conclure « que le
fondateur du christianisme doit être regardé comme
un maître de doctrine extraordinairement divin* ».
Qu'importe, après cela, que le grand prédicateur
de la Cour de Dresde ait supposé la divinité de Jé-
sus-Christ à la manière des confessions de foi pro-
testantes ? La raison éclairée reconnaissait simple-
ment en Jésus son représentant... le plus éclairé. Et
qu'importe qu'il ait parlé des miracles et qu'il en
ait raconté? Il a pris soin de nous prévenir : « Tout
ce que nous nommons miraculeux ou surnaturel
doit être entendu dans un sens relatif, et ne nous
indique rien de plus qu'une exception indéniable à
ce qui est possible d'après les forces naturelles,
pour autant que nous les connaissons et que nous
sommes informés par notre expérience de leur
pouvoir. Le penseur réservé n'osera en aucune cir-
constance déclarer une opération tellement extraor-
dinaire, que Dieu n'ait pu la procurer par aucune
cause seconde, mais ait dû l'opérer lui-même 2. »
C'est dire assez nettement que le miracle n'est que
l'inexpliqué.
D'ailleurs Reinhard, absorbé par les considéra-
tions morales, a eu le tact — et la prudence — de
ne point risquer trop d'explications. Comme tous
ceux qui n'admirent en Jésus que le régent des
bonnes mœurs, il a diminué à l'excès son rôle mes-
sianique. Le règne de Dieu qu'il voulait fonder était
une institution morale. Il n'avait que faire de la
politique et ne se souciait pas d'être fils de David.
i, SCH^YEITZER, p. 32.
2. L. l., p. 32.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 105
C'est ainsi que pour grandir Jésus-Christ en rele-
vant au-dessus des intérêts temporels, on le défigure
et on le diminue. On croit étendre son horizon : ce
n'est pas seulement la Judée, c'est le monde. Mais
en même temps ce n'est plus le royaume de Dieu,
sur la terre comme au ciel.
C'est du moins le règne de la raison : « On ne
peut tenir compte des droits de la raison humaine
plus consciencieusement ni les sauvegarder avec
plus de délicatesse que n'a fait Jésus. » Keinhard
attribuait sans doute son propre programme au
Maître, et sans dire comme certains qu'il a foulé la
raison aux pieds, il faut convenir qu'il a plus agi
pour faire naître la foi que pour l'accommoder à la
raison raisonnante. Et que devenait la foi dans
ce système, la foi de Paul retrouvée par Luther?
Comment concilier cette morale de pot au feu avec
l'esprit de sacrifice exigé par Jésus? Que subsis-
tait-il de l'ancien dogme ? Que signifiait le baptême
"et la Cène pratiqués dans les églises luthériennes,
si le baptême et la cène de l'évangile n'étaient que
de purs symboles? Nous l'avons déjà dit : Reinhard
ne se soucie pas de répondre ouvertement. C'était
assez de dispenser tacitement ses lecteurs de croire
au surnaturel. Au fpnd de tout cela, il y avait une
équivoque. Personne ne la lui reprochait, tant elle
était générale. On ne pouvait refuser de suivre les
lumières et la culture. Mais fallait-il pour cela ren-
verser le vieil édifice chrétien, renoncer à des dog-
mes qu'au surplus chacun entendait à sa guise ? La
raison, elle aussi, était une révélation accordée par
Dieu; Jésus était toujours le Maître, on commu-
niait dans les mêmes coupes, on cherchait encore
106 LE SENS DU CHRISTIANISME.
dans la Bible les règles du bien, l'enseignement de
la charité.
Pourtant il y eut, surtout au début, des enfants
terribles. Ces beaux discours sur la morale de Jésus,
encadrés dans son^ histoire y compris la résurrec-
tion, n'expliquaient pas comment les choses s'é-
taient passées, surtout à ce point décisif delà résur-
rection. On ne croyait plus guère que Jésus ait été
ressuscité, quoiqu'on affectât encore de le dire. Et
pourtant les disciples ne s'étaient pas faits voleurs
d'un cadavre. Ils eussent été d'ailleurs parfaitement
incapables d'inventer une morale aussi pure, l'œu-
vre propre de Jésus. Alors qu'était-il advenu? Ce
n'était pas assez de peindre le Sauveur en rationa-
liste idéal du xviii* siècle finissant. Il fallait interro-
ger l'histoire comme avait fait Reimarus, et, puisque
l'imposture était par trop choquante, découvrir
une autre solution.
Celle qu'on imagina est si étrange, qu'elle ressor-
tit au roman plus qu'à l'histoire, et à quelle sorte de
romans !
On aurait peine à concevoir comment elle est
entrée dans un cerveau féru des lumières, si l'on
ne se rappelait l'extraordinaire impression produite
alors sur les esprits par les hommes éclairés par
excellence, je veux dire les premiers francs-maçons.
Et comment ne pas pardonner^à Bahrdt et à Ventu-
rini, quand le grand Gœthe est tombé dans le pan-
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 107
neau?... Je ne trouve aucun terme aussi exact que
cette expression sans élégance.
J'entends dire que Les années d'apprentissage de
Wilhelm Meister sont plus admirées de confiance
que lues. C'est pourtant un chef-d'œuvre, même
parmi les œuvres de Gœthe. Wilhelm fait durement
l'expérience de la vie, mais il devient sage à cette
expérience. Il est moins émouvant, mais plus atta-
chant que Werther, décidément trop neurasthé-
nique. Or, après tant d'aventures comment le grand
réaliste a-t-il eu l'étrange idée de le mettre encore à
l'école des francs-maçons pour recevoir un ensei-
gnement aussi mystérieux que sublime? Com-
ment l'auteur de tant de lieder exquis, le poète de
Mignon, a^t-il organisé pour son héroïne les funé-
railles d'un culte laïque, renouvelé des Grecs,
sauf la foi des Grecs, c'est-à-dire non sans une
pointe de ridicule ? Les invraisemblances du roman
font oublier à la fin le naturel si prenant du début,
relevé d'une grâce juvénile. Et je ne prétends pas
que le roman maçonnique de Gœthe ait servi de
modèle à la Vie de Jésus de Bahrdt, puisqu'elle est
des années 1784 à 1792, tandis que la première par-
tie du Wilhelm Meister a paru en 1796, mais il me
paraît impossible de ne pas reconnaître à cette
époque une tendance à grossir l'action des socié-
tés secrètes, ou du moins à leur attribuer dans le
passé l'activité dont elles ont fait preuve avant la
Révolution française.
Ce n'est rien moins qu'une explication du chris-
tianisme par l'influence d'une société secrète au
temps du Christ que l'ouvrage de Charles Frédéric
Bahrdt : Exécution du plan et du but de Jésus
108 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sous forme de lettres pour les lecteurs qui cher'
chentla ^>érité, en 11 volumes, formant 3.000 pages ^
Les francs-maçons de ce temps étaient les Essé-
niens, répartis en trois groupes : baptisés, disciples,
élus. Ce sont les élus qui apparaissaient sous forme
d'anges. D'ailleurs-, si l'on trompait le peuple, c'é-
tait pour son bien. Ne fallait-il pas le détourner des
espérances messianiques politiques, dangereuses
pour la nation, et l'élever à une religion de la rai-
son, utile à toute l'humanité? Jésus fut formé par
ces Esséniens. Enfant, on lui lut la mort de Socrate,
et il ambitionna de gagner comme lui la couronne du
martyre. Le revers de cette généreuse tentative était
l'obligation où il serait de séduire le peuple par de
faux miracles. Un Persan mystérieux lui révéla à
Nazareth deux remèdes secrets, l'un pour les oph-
talmies, l'autre pour les maladies nerveuses. Par-
venu au plus haut degré de la société des Essé-
niens, Jésus s'offrit à mourir, s'il le fallait, pour jles
intérêts de l'ordre. Mais il espérait bien être sauvé,
grâce à Nicodème et à Joseph d' Arimathie qui étaient
du complot. En effet, tout fut organisé pour qu'il
ne courût pas trop de risques. On le détacha à
temps de la Croix, il sortit encore vivant du tombeau,
feignit de monter au ciel, se montra à saint Paul, et
continua à diriger sa communauté naissante.
Vous me demandez de quel esprit déséquilibré
est sortie cette histoire ? D'un cœur dépravé, en tout
cas, car Bahrdt fut exclu de l'enseignement à cause
de ses mœurs en 1766 ; mais la faculté d'enseigner
4. Ausfûhrung des Plans und Zwecks Jesii. In Briefen an
Wahrheit suchende Léser, Berlin, Aug. Mylius. C'est la suite de
Briefe ûber die Bibel im Volkston, Halle, J. Fr. Dost, 478î.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 109
à Halle lui fut accordée par Zedlitz, ministre ami
de Frédéric II, et il avait près de neuf cents
élèves.
Le thème esquissé par Bahrdt fut traité à fond par
Charles Henri Venturini, dans son Histoire natu-
relle du grand prophète de Nazareth ^ en quatre
volumes formant 2. 700 pages, qui eut deux éditions,
en 1800-1802 et en 1806. De celui-là M. Schweitzer
nous dit que sa vie fut sans tache et sa piété per-
sonnelle incontestable. Pourtant le duc de Bruns-
wick n'osa l'autoriser à enseigner. Il ne fut que
pasteur du saint évangile ! Et c'est encore ce répu-
gnant soupçon de fourberie contre la personne du
divin Sauveur; Venturini l'excuse, car il était mo-
ralement nécessaire de feindre des miracles pour
amener les Juifs à une morale plus haute. Et quels
miracles, accomplis à l'aide d'une « pharmacie por-
tative » ! Aux noces de Cana, Jésus avait préala-
blement disposé dans une chambre quelques cruches
de vin, son cadeau de noces, et si saint Jean cria
au miracle comme tout le monde, c'est que peut-
être il avait, lui aussi, sa petite pointe.
Pourtant le Jésus de Venturini, plus courageux que
celui de Bahrdt, s'expose véritablement à la mort
sur la croix; et peu s'en fallut qu'il n'y succombât!
Mais Joseph d'Arimathie parvint à le ranimer dans
le tombeau; l'apparition d'un essénien en costume
blanc suffit à mettre les gardes en fuite. Le coup
avait été rude. Au bout de quarante jours, les forces
du Maître étaient épuisées et il prit congé de ses
disciples.
1. Natûrliche Geschichte des grossen Propheten von Nazareth
Paru anonyme.
LE SENS DU CHRISTIANISME. 7
110 LE SENS DV CHRISTIANISME.
Voici maintenant qui est presque aussi invrai-
semblable que cette histoire. S'il faut en croire
M. Schweitzer, L'histoire naturelle du grand pro-
phète de Nazaj^eth^ par Venturini, est, jusqu'au-
jourd'hui, rééditée, c'est-à-dire sans doute imitée,
presque chaque année. On pille son livre sans le
nommer, comme on ne le fait pour aucune vie de
Jésus ! Et voilà de quoi rêver suy le sentiment reli-
gieux, aussi bien que sur la raison éclairée de nos
voisins. On a vu paraître de temps en temps parmi
nous quelque récit évangélique d'allure suspecte.
Grâce à Dieu, même ces romans ne mettent pas
en doute la divinité de Jésus. Et leur place est indi-
quée d'avance dans le catalogue de l'index. Je crois
bien qu'aucun catholique n'a tenté cette gageure de
faire parler le Sauveur pendant d'interminables
dialogues sans jamais placer sur ses lèvres une
seule des paroles de T Évangile. Paraphrase fdan-
dreuse, manque de goût, longueurs, ébahissement
niais devant l'action occulte d'Esséniens inconnus
de l'histoire, méconnaissance de l'esprit de Jésus,
c'est sans doute assez pour caractériser cette litté-
r§.ture. Philostrate, dans sa Vie d'Apollonius de
Thyane, distille moins d'ennui et nargue moins la
crédulité du lecteur.
Et pourtant Venturini avait un autre guide qu'une
imagination débridée en composant sa Vie de Jésus.
Dans sa seconde édition il s'appuyait sur les com-
mentaires de Paulus qui venaient de paraître. En
I
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 111
Allemagne, l'érudition ne perd jamais tous ses
droits, comme elle sait ménager ceux de la fantaisie.
Avec Paulus ^ nous pénétrons dans l'enseignement
supérieur des Universités, et en même temps nous
avons affaire à un système très logique, ouverte-
ment professé avec toutes ses conséquences.
Je croirais que Paulus ne représente pas les
vraies tendances allemandes. Son rationalisme est
tombé dans un décri général, ses explications pas-
sent pour surannées. Ce dédain de l'Allemagne con-
damne peut-être sa franchise, son opposition à
toute compromission, son goût décidé pour les
idées claires, sa répugnance invincible pour tout ce
qui ne serait pas contrôlé par la raison. Le trait le
plus expressif de sa longue carrière est peut-être
la guerre ouverte qu'il fit à Schelling, — un véri-
table allemand celui-là, — quand le philosophe
panthéiste idéaliste essaya de concilier son système
avec une théorie nominale de la Révélation. Ce
compromis séduisit par certaines théories de l'art,
même des catholiques comme Gœrres; il parut à
Paulus «un attentat contre la saine raison », qu'il fal-
lait démasquer à tout prix dans l'intérêt général. Et
cependant lui-même était panthéiste, mais son pan-
théisme était le réalisme de Spinoza. Quand on est
décidé comme le Juif hollandais à ne pas distinguer
Dieu et la nature, la question du miracle ne se
pose même pas. Or Paulus se fît en Allemagne
l'introducteur de Spinoza dans le regain de vogue
qu'il y eut au début du xix' siècle. C'est de lui qu'il
relève comme penseur, plutôt que de Kant.
i. Heiurich Eberhard Gottlob Paulus, né à Leonberg, en 1761.
112 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Nous avons déjà prononcé le nom de Kant. Il
est assez retentissant pour nous autoriser à ouvrir
une parenthèse. A lire certains articles venus de
chez nous sur l'exégèse allemande, on dirait qu'elle
a été tout entière, depuis la fm du xviii^ siècle,
sous l'influence du philosophe de Kœnigsberg.
Volontiers on le rendrait responsable de ses écarts,
sans distinguer les directions. Il m'est impossible
d'accepter cette insinuation, ordinairement très
sommaire, et justifiée d'un mot parles tendances
subjectives des critiques. Prise dans ces termes
généraux, l'accusation devrait être entendue plus
largement encore. L'esprit de Kant se confondrait
simplement avec l'esprit germanique. Si nous ser-
rons les faits de plus près, nous constatons que le
rationalisme de Wolf et de Lessing est antérieur
à Kant, et que Strauss etBaurse rattachent expres-
sément à Hegel. Entre les anciens rationalistes et
Paulus il n'y a d'autre différence que la logique
et la franchise de ce dernier. Et nous n'avons
pas à nous perdre en conjectures, puisque Kant
a jugé à propos de donner son avis sur l'exé-
gèse.
Il a traité la question en philosophe qui ne se
soucie guère des textes.
C'est en 1793 qu'il a publié La religion dans
les limites de la raison pure ^ . Cette religion ne
pouvait être le vrai christianisme, Kant ne se le dis-
simulait pas. Mais de même que les exigences de
la loi morale l'avaient conduit à Dieu, inaccessible
à la raison pure, le besoin des simples l'obligeait
1. Die Religion, innerhalb der Grenzçn dcr blossen Vernunft.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 113
à conserver la forme de la révélation chrétienne,
infiniment précieuse pour donner à la croyance une
représentation extérieure. Respecter cette révéla-
tion, c'était conserver la Bible, à la condition que
son enseignement soit seulement symbolique des
vérités reconnues par la raison.
Le philosophe moderne reprenait donc tout uni-
ment par rapport au christianisme le système exé-
gétique appliqué par les Stoïciens aux divinités de
la Grèce. C'est, nous l'avons dit, le plus infidèle
des truchements, un contresens commis consciem-
ment pour accommoder des textes anciens au goût du
jour. Les exégètes rationalistes, eux, se préoccu-
paient encore de l'histoire. Kant, en philosophe,
n'attache de prix qu'à l'idée cachée dans l'enve-
loppe historique. Mais alors ce n'est plus l'exégèse
des textes. On a crié à la falsification, Strauss
aussi fort qu'un autre. Kant n'en serait pas de-
meuré d'accord. Précisément à cause de son dédain
transcendant pour les faits, il ne prétend pas que
le sens qu'il attribue aux textes ait été dans l'in-
tention de leurs auteurs. Et que lui importe en vérité ?
La raison exerce son droit en leur donnant un sens
qu'elle juge le seul acceptable, utile à la vie mo-
rale et religieuse, toujours perfectible avec le pro-
grès des temps.
Notons cependant une différence entre l'exégèse
des Stoïciens et celle dont Kant trace le programme.
L'ancienne religion delà Grèce continentale avait à
l'origine une valeur morale assez haute. Avec le
temps, tout en prenant une forme de beauté plus sé-
duisante, elle s'était dépouillée de ses éléments
vraiment religieux, etn'était plus qu'une école d'im-
m LE SENS DU CHRISTIANISME.
moralité, naïve, mais non excusable, dans son impu-
deur. La raison des philosophes ne pouvait expliquer
toutes les histoires des dieux sans les transformer
complètement par une violence perpétuelle. Il n'en
est pas ainsi, grâce à Dieu, delà Bible, si bien que
Kant a pu y reconnaître, si haut qu'il remontât, les
traits d'une religion qu'il attribuait à l'instinct de
l'humanité.
Distincte en cela de l'exégèse des Stoïciens, celle
que suppose Kant l'est à un autre égard de l'interpré-
tation allégorique des Pères. Bien loin d'enlever à
la Bible son caractère surnaturel, les Pères le ren-
forçaient plutôt en superposant au sens littéral leurs
sens spirituels, tandis que Kant ne se faisait pas
illusion sur la différence de sa pensée avec celle des
écrivains sacrés, si bien qu'en somme, — et ce n'était
pas son métier, — il n'a pas essayé de montrer en
détail comment les faits anciens étaient le symbole
des pensées nouvelles.
On attend encore l'exégète qui essaierait de tenir
cette gageure.
Ma parenthèse est close. Vous l'excuserez peut-
être comme une image fidèle de l'intervention de
Kant durant la période du naturalisme : c'est une
théorie sans grande portée pratique, sauf peut-être
l'influence que ce subjectivisme a pu avoir sur
Schleiermacher.
Paulus ne dut pas en être affecté, puisque dès
l'an 1794 il était inquiété par les consistoires de
Meiningen et d'Eisenach pour son explication natu-
relle des miracles, ce qui ne l'empêcha pas de la
développer tout au long dans son Commentaire
des éç^angiles synoptiques de 1800 à 1802. Que si
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 115
dans sa Vie de Jésus^, parue en 1828, il parut se
rattacher à Kant, alors entré dans sa gloire, c'est
seulement pour se ranger parmi les partisans d'un
christianisme naturel et rationnel. Mais c'était déjà
celui de Lessing.
Je ne vois rien de plus dans un passage cité par
M. Vigouroux pour montrer sa dépendance de
Kant : « Le but principal de Jésus et de tous les
siens, est celui-ci : exhorter l'homme à redresser
d'abord les penchants grossiers de sa nature et
parvenir ainsi, par une réforme des volontés indi-
viduelles qui les rende semblables à Dieu, à la réali-
sation d'un état social digne de l'approbation du vrai
Dieu, à un gouvernement divin propre à faire le bon-
heur du grand nombre. Tel est le germe vital, telle
est l'essence du Christianisme ^. » C'est bien le sens
que donnait au christianisme le rationalisme ancien.
Au lieu d'améliorer l'homme par l'influence d'une
société divine, il place au point de départ la réforme
individuelle qui doit réagir sur l'ensemble. Cette
réforme trouvera dans les enseignements de Jésus
une lumière, à la condition de les entendre dans le
sens de la raison éclairée. Mais entre les évangé-
listes et l'homme moderne il y a cette différence que
les évangiles racontent des faits surnaturels pour
exciter la foi au surnaturel, tandis que Paulus ne
veut plus y croire. Son programme était dès lors
tout tracé : faire disparaître l'appui du surnaturel
en ramenant les miracles dans le domaine de la
i. Des Leben Jesu ah Grundlage einer reinen Geschichte des
Vrchristentums, Heidelberg, 1828, deux volumes comprenant 1492
pages.
2. Vigouroux, Mélanges bibliques, p. 170, citant Leben Jesu,
Vorrede, t. I, p. xi.
116 LE SENS DU CHRISTIANISME.
nature. La tentative était hardie, et il fut le seul à
la poursuivre minutieusement et logiquement.
Dans les livres où l'exégèse biblique embaume ses
anciens docteurs, Paulusest sous l'étiquette : expli-
cation naturaliste des miracles. Et pourtant il n'a
vu dans cette étude que la moindre partie de sa
tâche. Mais on évoque son ombre d'autant plus vo-
lontiers qu'il est plus aisé de le réfuter. Il s'est exposé
aux coups en procédant d'une façon systématique,
et sans y mettre trop de malice, sans se jeter dans
le maquis des discussions critiques. Il admet l'au-
thenticité des quatre évangiles, dont deux émanent
donc de témoins oculaires, l'ancien publicain
Matthieu et le disciple Jean. Il ne met nullement
en doute leur bonne foi et leur véracité II ajoute
que, bien compris, l'évangile a une valeur historique.
Et cependant aucun miracle n'a jamais été, ni
opéré, ni constaté. On voit le défaut de la cuirasse,
ou plutôt il n'y a pas de cuirasse.
Quelle peut être la solution de cette situation
étrange d'auteurs véridiques racontant des mira-
cles qui n'en sont pas ? C'est que, dit Paulus, assez
souvent, ils n'ont pas eu l'intention de raconter des
miracles ; ce sont les commentateurs qui s'y sont
trompés. Laissons ce cas assez rare. — En second
lieu, si les témoins eux-mêmes ont estimé les faits
miraculeux, c'est parce qu'ils n'étaient pas en état
de les expliquer autrement. Mais aujourd'hui nous
sommes moins portés qu'eux à recourir d'emblée à
l'hypothèse du surnaturel ; nous sommes à même de
discerner le caractère véritable des faits, nous de-
vons leur rendre leur vraie physionomie. Il en ré-
sultera deux avantages. La vie du grand docteur
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 117
Jésus conservera tous ses titres historiques, fondés
sur des faits naturels, tels que ceux de toutes les
histoires, et son enseignement, dépouillé d'une gan-
gue de surnaturel, sera pleinement assimilable aux
hommes du xix* siècle. Plus de miracles, ou plutôt
un seul miracle, et « c'est Jésus lui-même, son
génie [Gemûth) purement et sereinement saint, et
cependant vraiment humain, objet d'imitation et
d'émulation pour les esprits des hommes ». Les mi-
racles ont existé cependant dans la croyance des
contemporains de Jésus, et si Dieu l'a voulu ainsi,
c'était pour marquer un degré nécessaire dans le
progrès religieux. Le christianisme a pénétré grâce
à cette confusion, dissipée par l'explication natura-
liste, et il garde sa valeur de religion naturelle dont
Jésus est le modèle à jamais.
Ce serait à merveille si les textes se montraient
de meilleure composition. Tout échoue lorsqu'on
les serre de près. Car, le miracle enlevé, il ne reste
plus rien. Paulus, à force de subtilité, essaie bien
de mettre un fait naturel à la place, mais si les
choses s'étaient passées de si banale manière,
comment les disciples s'y seraient-ils trompés ?Nous
savons bien que certains faits sont grossis par l'i-
magination, en volant de bouche en bouche. Il ne
répugne pas, en principe, que cette transformation
aboutisse à leur donner un caractère miraculeux.
Quand on reste dans ces termes généraux, tout pa-
raît possible. Mais les cas concrets offrent plus de
difficulté. Les disciples ont cru que Jésus marchait
sur les eaux ; dites qu'il était sur la côte, les pieds
enveloppés par un brouillard. — Mais qui verrait
un prodige dans un fait si simple ?
118 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Le Sauveur n'a pâs multiplié les pains; il a
partagé avec la foule de pauvres provisions, et les
riches, accompagnés de chameaux chargés d'ali-
ments, ont suivi ce bon exemple. — Mais d'où
venaient, où allaient ces chameaux, si manifeste-
ment étrangers aux récits des témoins oculaires ?
Les guérisons sont dues à des remèdes, ainsi
l'aveugle-né bénéficia d'une recette dont Jésus
avait le secret; la boue de Siloé était une pâte d'o-
culiste. Quand Jésus déclarait que certains démons
ne peuvent être chassés que par la prière et le
jeûne, il suggérait au père du jeune épileptique
de le mettre à la diète et de fortifier son esprit par
la piété. — Manifestement ce n'est pas le sens des
textes !
Et que dire des résurrections? Jésus avait corn*
pris le grave inconvénient des funérailles trop hâ-
tives. Dans un pays où l'on ensevelissait trois heures
après la mort, quel danger de porter en terre des
vivants ! Le sage guérisseur sut empêcher des mal-
heurs irréparables. Pour Lazare qui était enseveli
depuis quatre jours, ce n'était pas plus difficile, car
il avait repris la vie dans son commode tombeau,
et Jésus, le voyant tout disposé à profiter de l'ou-
verture de la pierre, n'eut qu'à l'inviter amicale-
ment: Lazare, sortez donc!
Naturellement le Sauveur lui-même bénéficia de
cette situation. Il n'était pas mort sur la Croix.
Le coup de lance ne fut qu'une saignée. Le froid
de la tombe et les aromates des saintes femmes
contribuèrent, à le ramener à la vie. L'orage et le
tremblement de terre lui rendirent le sentiment,
et roulèrent la pierre...
EXPLICATIONS NATUFlALISTES DU RATIONALISME. 119
— N'admirez-vous pas ici la conscience profes-
sionnelle de Paulus, qui utilise le tremblement do
terre sans croire à la résurrection ? Vraiment il serait
sans objet de réfuter une exégèse qui ne mérite pas
ce nom, puisqu'elle se fait une obligation de trahir
le sens des textes. Et si, dans certains cas, elle ne
paraît pas dénuée de vraisemblance, si elle est agré-
mentée d'un savoir très étendu, elle se heurte à une
difficulté de fond que Paulus ne semble pas avoir
soupçonnée. Que les apôtres aient été aussi — il
y aurait bien le mot poires^ — mais disons crédules,
obstinément enclins à voir des miracles dans les
événements les plus naturels, ce serait, dans l'his-
toire, une exception absolument unique. Il ne
servirait de rien d'en appeler à l'Orient. Les Orien-
taux, tels que nous les connaissons, sont soupçon-
neux et défiants, et les anciens Juifs non plus
n'étaient pas si portés à voir le surnaturel par-
tout.
On n'en trouve presque pas dans Josèphe, à une
époque de fébrile exaltation. Quand les Pharisiens
demandaient un signe, ils entendaient le contrôler.
Mais enfin, si les disciples avaient ce penchant
extravagant à dénaturer les actes de Jésus, avant
même de le tenir pour le Messie, et pourtant ce
sont les miracles qui les ont amenés à confesser le
Messie, — pourquoi le Maître ne les a-t-il pas
détrompés? Pourquoi, au lieu de profiter de l'er-
reur commune pour se poser en prophète qui
ressuscite les morts, n'a-t-il pas prêché contre
l'abus des ensevelissements prématurés ? C'eût été
d'un honnête homme, et d'un bienfaiteur de l'hu-
manité.
120 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Le brave Paulus n'a sûrement pas prévu que son
exégèse jetait une ombre fâcheuse sur Jésus.
En poussant son rationalisme jusqu'au bout, il a
cru servir la raison. Nous lui donnons acte de son
intention, et nous constatons une fois de plus en
Allemagne une exégèse systématiquement exclusive .
Elle était surtout trop claire. Le rationalisme ne
gagnait pas à se montrer tel qu'il était. 11 com-
mençait à passer de mode. On lui reprochait de
manquer de profondeur, ce qui était vrai, mais
aussi on était gêné d'avoir à choisir entre le sur-
naturel et cette glose artificielle de l'évangile.
Paulus ne mourut qu'en 1851 à l'âge de quatre-
vingt-dix ans, se déclarant prêt à paraître devant
Dieu, et reprochant à ses derniers contemporains
de manquer de véracité et de sincérité \ Le grief
porterait encore de nos jours si M. Schv^eitzer
est en droit de conclure son article sur Paulus par
ces mots : « Le théologien moral de nos jours
tient beaucoup à se distinguer entièrement du ra-
tionalisme ; et cependant, combien pauvre est notre
époque, comparée avec celle-là..., si pauvre en
hommes riches d'idéal et d'énergie, si pauvre en
simple vérité humaine dans la théologie ^. »
En effet le rationalisme, avant même d'être battu
à découvert par Strauss, avait déjà repris le mas-
que. Nous avons été tenté de voir dans Paulus
quelques traces du génie latin ; c'est un cas isolé ;
i. SCHWEITZER, p. 51.
2. L. l., 53.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 121
et il est tout à fait symptomatique que M. Schweit-
zer représente Charles Auguste Hase, à la fois
comme un sceptique qui doute même du rationa-
lisme, et comme l'une des manifestations les plus
éminentes de la culture allemande ^ Ce n'est pas
moi qui le lui fais dire.
Avec Hase, dont la Vie de Jésus surtout pour
les études académiques ^ parut en 1820, un an après
celle de Paulus, nous revenons au mélange dosé
du surnaturel et du naturalisme. Mais désormais
il est plus volontaire, et par conséquent plus cou-
pable. C'est un expédient pour ne point effarou-
cher les âmes religieuses. On insinue que Jésus
a peut-être survécu, mais il est peut-être ressus-
cité. L'histoire et la foi permettent les deux
hypothèses. Les miracles du quatrième évangile
sont authentiques, parce qu'ils sont racontés par
Jean, témoin oculaire, et aussi sans doute parce
qu'ils sont moins nombreux que ceux des synop-
tiques. Ces derniers, ou seront expliqués par
des faits naturels, ou seront rejetés comme con-
trouvés.
Il est fâcheux pour la culture luthérienne que
Jésus n'ait pas été marié. Voici comment s'en
tire la culture allemande : « Si la vraie raison
du célibat de Jésus n'est pas cachée dans certaines
situations de sa jeunesse, on peut conjecturer que
celui dont la religion fournissait une vue idéale du
mariage, inconnue à l'antiquité, n'a trouvé de son
temps et dans sa jeunesse aucun cœur qui fût à la
\.L.L,\i. 59.
2. Das Leben Jesu zunâchst fur akademische Studien, 1829,
205 pages. Cinquième édition en 1865,
122 LE SENS DU CHRISTIANISME.
hauteur de ce lien ^ » Clarté, beauté, concision,
dit M. Schweitzer de ce style.
Si renommé qu'ait été M. Hase en Allemagne,
son nom n'a guère franchi les frontières, tandis que
celui de Schleiermacher ^ signifie un peu partout
cette tentative de concilier le naturalisme et le sur-
naturel qui est connue sous le nom de Veî-mitt-
lungstheologie, théologie de conciliation, ou,
comme j'interpréterais plus volontiers, théologie
de compromis, une conception allemande du pro-
testantisme libéral. Ce n'est donc plus le rationa-
lisme éclairé, et par conséquent je ne devrais pas
en parler aujourd'hui. Mais celui-ci n'a paru dans
sa nudité qu'avec Paulus, et c'est bien encore le
rationalisme qui se dissimule dans les théories équi-
voques de Schleiermacher. Seulement, au lieu de
côtoyer le surnaturel comme chez les premiers ra-
tionalistes, il l'envahit résolument pour lui dérober
ses formules et apparaître comme un protestan-
tisme régénéré, plus grave, plus sérieux, en un
mot plus chrétien. Et cette nouvelle manifestation
d'un sentiment religieux assurément très profond,
s'est imposée, même en dehors de l'Allemagne, à
ceux qui souffraient du caractère vraiment trop
laïque et profane du protestantisme moderne.
Schleiermacher a peut-être même conservé plus
d'autorité dans certains cercles français que dans
son pays. Par M. Auguste Sabatier il a couvé le mo-
dernisme. Dans son Histoire des idées religieuses
en Allemagne depuis le XVI 11^ siècle jusqu* à nos
1. L. l, p. 62.
a. Friederich Ernst Daniel Schleiermacher, né à Breslau le2l nov.
1768; mort à Berlin, le 12 février 1834.
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 123
jours, M. Lichtenberger lui a consacré presque un
demi-volume sur trois. Et de quel ton il célèbre
cette création d'une nouvelle théologie chrétienne !
ce En proclamant que Dieu est immédiatement
présent dans la conscience, que nous portons le
trésor de l'infini dans notre sein, que la religion
est la conscience du fini comme partie de l'infini
et celle du temps comme élément de l'éternité,
Schleiermacher s'élève d'un bond au-dessus de
l'opposition du naturel et du surnaturel dans la-
quelle s'épuisait la sagesse de son temps. D'un
coup de main il renverse le château de cartes du
rationalisme et la vieille forteresse de l'ortho-
doxie''. »
Comme s'il suffisait d'introduire dans le voca-
bulaire chrétien une saveur de panthéisme pour
« s'élever au-dessus de l'antinomie du rationalisme
et du supranaturalisme o ! comme dit encore
M. Lichtenberger 2,
Ce n'est pas parce que Schleiermacher a été
suspect à la fois de Spinozisme et de réaction
orthodoxe que nous verrons en lui un théoricien
du juste milieu. Confusion n'est pas raison, et la
confusion dans Schleiermacher est perpétuelle,
parce qu'elle est voulue, parce qu'elle est toute sa
part personnelle dans son système.
Si je ne craignais d'envahir une province où je
suis étranger, je dirais que cette fois nous sommes
sur la piste d'une influence de Kant, car la notion
philosophique du système de Schleiermacher est
empruntée au subjectivisme spécial de la raison
i.L. L, II, 123.
2. L. i., II, 20-2.
IMm IT. AURY'S COIÎEGë
124 LE SENS DU CHRISTIAxNISME.
pure. Dans cettephilosophie, toute action de Dieu est
infinie et éternelle, mais elle ne peut être perçue par
nous que sous les catégories de temps et d'espace.
Elle est aussi toujours surnaturelle comme venant
de Dieu, naturelle en tant qu'observée par nous.
De même Schleiermacher n'a pas hésité à affirmer
que le surnaturel se manifeste à la conscience
humaine, mais aussitôt qu'il devient un objet de
la pensée, il rentre dans les limites de la nature.
Et certes aucune de nos perceptions n'est infinie
si on la considère dans notre esprit, ce qui ne
l'empêche pas d'atteindre à sa manière un objet
infini, et de qualifier le surnaturel comme tel. Le
gros ballon de Schleiermacher serait aisément dé-
gonflé par une petite balle. Quoi qu'il en soit, ce
qui nous regarde, c'est l'application de la nouvelle
dogmatique à la personne et à l'histoire de Jésus.
Assez indifférent aux confessions de foi pour
prôner et favoriser l'union des Luthériens et des
Calvinistes, Schleiermacher mettait l'essence du
protestantisme dans la justifîcati on par la foi. C'é-
tait le point de départ incontestable de la réforme,
et il supposait un sentiment profond du péché, de
la lutte contre la chair, une confiance entière dans
la Rédemption. Tout cela est vivant dans la con-
science de celui qui proclame sa foi en Jésus-Christ.
Mais qu'était-ce que Jésus-Christ? « Le type idéal
de l'humanité, doué d'une puissance merveilleuse
d'attraction, et réalisant dans chaque individu la
vie en Dieu dont il est venu fonder le règne sur
la terre ^ » Ne croyez pas cependant que Schleier-
4. LlCHTENBERGER, Op, l., II, 2-20
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 125
mâcher dépouille absolument le Christ de sa nature
divine. Ce serait pencher vers le rationalisme, et
il prétend tenir la balance plus égale. Son plan,
annoncé sans ambages et poursuivi avec rigueur,
consiste à éviter deux écueils : nier la divinité du
Christ ou le dépouiller de la nature humaine. Avec
ce critère, il ne sera jamais embarrassé. Nous
pourrions l'adopter nous aussi, si les termes en
étaient sincères, et si le but n'était pas plutôt de
ne rien admettre qui décidât la question en faveur
du surnaturel. Autre chose est de distinguer les
deux natures du Christ, autre chose d'insinuer
que l'Incarnation n'est pas de l'ordre surnaturel.
Que pouvgiit fournir l'étude des textes avec ces
dispositions? Les théories s*accommodent parfois
d'un certain vague. Devant les faits il faut prendre
parti; — à moins qu'on ne soit décidé à les ramener
à une idée préconçue ou à les estimer indifférents.
Qu'est-ce qu'un fait au regard d'une conviction qui
naît dans les profondeurs de la conscience, au
contact de l'infini !
Schleiermacher a abordé dès 1819 l'étude de la
vie de Jésus à son cours ; sa Vie de Jésus ^ n'a paru
qu'en 1864, d'après des notes, trente ans après sa
mort, mais il n'y a aucune raison de douter qu'elle
représente sa pensée autant que sa pensée peut
être pénétrée, car il dissimule soigneusement ce
qu'il entend conserver de miracles dans l'évangile :
le nom reste, la réalité disparaît. Certes, il vou-
drait bien éviter de recourir aux explications natu-
ralistes ! 11 insiste sur le pouvoir spirituel de Jésus,
i. Bas Leben Jesu, herausgegeben von C.-A. Rùtenik, Berlin, 1864.
126 LE SENS DU CHRISTIANISME.
qui agissait même sur les corps. Et enfin peu im-
porte que le miracle se soit produit ou non! Cela
est dit même de la résurrection du Christ. Qu'il ait
survécu au supplice ou qu'il soit ressuscité, qu'il se
soit séparé des disciples peu avant sa mort réelle,
ou qu'il soit monté au ciel, cela n'a pas d'intérêt
pour la foi. Cependant on voit très bien que Schleier-
macher se ralliait à la survie de Jésus, ce qui ne
l'empêchait pas de parler à bouche ouverte de la
résurrection. Et voici le plus étrange. Si son Christ
n'est pas Dieu, il n'est pas non plus parfaitement
homme. La prière à Gethsémani ne répond pas à
l'idéal du Christ. Elle est rayée de l'histoire, sous
prétexte qu'elle n'est pas racontée par saint Jean.
M. Schweitzer a raison de le dire : les rationa-
listes étaient plus honnêtes. Mais il faut ajouter :
ils étaient moins allemands. Ils étaient définitive-
ment hors de combat. Avec Schleiermacher, l'ins-
tinct rationaliste était satisfait, étant débarrassé
du miracle, et les bonnes âmes se complaisaient
dans ces méditations profondément religieuses, et
si résolument protestantes. Enfin les excès du ratio-
nalisme éclairé allaient être dénoncés sept ans après
la Vie de Jésus de Paulus par une critique radicale,
celle de David Frédéric Strauss.
Au terme de cette leçon j'éprouve une certaine
confusion. Je ne voudrais pas avoir l'air de me li-
vrer à un jeu de massacre, de m'escrimer contre des
moulins à vent créés par mon imagination. Pour-
tantj'ai conscience de n'avoir pas travesti des adver-
saires pour en faire des têtes de Turcs. C'est un fait
que cette ancienne exégèse, qui prétendait substituer
à celle de l'Église les résultats d'une raison éclairée,
EXPLICATIONS NATURALISTES DU RATIONALISME. 127
est abandonnée par tout le monde. Pour le moment
nous n'avons qu'à constater cet échec. Lorsque
nous rencontrerons dans les écoles critiques des
points de philologie ou d'histoire qu'on peut re-
garder comme acquis, nous ne manquerons pas de
rendre hommage à l'activité infatigable des Alle-
mands. Nous n'avons encore discerné rien de tel.
Même nous avons presque calqué nos jugements
sur ceux de quelques-uns des compatriotes de
ces anciens maîtres. Nous ne sommes pas plus sé-
vères qu'eux, étonnés seulement que la contra-
diction ou l'inconscience leur paraisse une excuse
toute naturelle.
CINQUIEME LEÇON
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS.
Un seul nom suffira à remplir cette leçon, celui
de Strauss. Encore est-ce trop peu d'une heure pour
esquisser rapidement la physionomie de l'homme et
de l'œuvre. Nous devrions même renoncer à le bien
entendre, car M. Schweitzer le range parmi « ces
esprits allemands qui doivent toujours demeurer
étrangers et incompris pour la pensée française ' ».
Essayons cependant, en nous aidant le plus pos-
sible de son propre témoignage. Quoiqu'il y ait
quelque inconvénient à ce morcellement, nous par-
lerons d'abord de l'homme et de la série de ses
œuvres, pour aborder ensuite séparément sa pre-
mière Vie de Jésus^ celui de ses ouvrages dont on
peut dire qu'il a fait époque en appliquant systéma-
tiquement à tout le Nouveau Testament l'interpré-
tation mythique.
David Frédéric Strauss est né en 1808 à Ludwigs-
burg en Wurtemberg. Il appartenait donc à cette
race de Souabe qui a donné à l'Allemagne, vers ce
même temps, toute une école de poètes rêveurs,
1. Op. L, p. 110, note!.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 129
attachés aux traditions du moyen âge. Son père
était un protestant croyant, pénétré de foi en la vertu
expiatoire de la Rédemption, pour lui remède
opportun d'une conduite fâcheuse; sa mère ne
voyait en Jésus qu'un sage, mais elle s'exerçait à
l'imiter. Deux systèmes d'exégèse se disputaient
cette maison, et le meilleur n'était pas le mieux re-
présenté. David Frédéric fut d'abord entraîné vers
un mysticisme ardent, ce mysticisme dévoyé que
nous nommons théosophie ou occultisme. Il se ren-
dit auprès de Justin Kœrner qui le mit en relations
magnétiques avec la voyante de Prévorst. Lui-même
a raconté avec quelle crédulité il avait abordé la
lecture de Jacques Bœhme, le théosophe : « Je
croyais aux sentences de Jacob Bœhme, et ma foi
était aussi strictement surnaturelle qu'a jamais pu
l'être la foi de quiconque a cru aux prophètes et aux
apôtres; bien plus, sa connaissance me paraissait
pénétrer à des profondeurs que la Bible elle-même
n'atteignait pas et porter plus nettement la marque
de la révélation immédiate que les livres sacrés ^ »
Enthousiasme juvénile assez naturel, si chacun est
libre d'apprécier l'action de l'Esprit-Saint d'après
son goût intime.
Et peut-être quelqu'un de vous, Messieurs, se
rappelant comment Lamennais ou Renan a perdu la
foi, imagine une lutte douloureuse, aboutissant
enfin à une rupture ouverte. Alors vous commencez
à perdre pied, à concevoir les choses à la française.
D'ailleurs, ce n'est pas le rationalisme qui sédui-
sit Strauss; ce fut, dit M. Lévy, une conception
1. Ges. Schrift., I, p. 125 s., dans Ltyy, David-Frédéric Strauss,
la vie et l'œuvre, Paris, 1910.
130 LE SENS DU CHRISTIANISME.
romantique, c'est-à-dire panthéistique, du christia-
nisme. Il subit quelque temps l'influence de Schel-
ling, qui lui apprit à regarder l'incarnation de Dieu
comme éternelle, celle de Dieu en Jésus-Christ n'é-
tant qu'un symbole. Schleiermacher le captiva par
son idéalisme; mais, en dépit de ses prétentions de
concilier la mystique et les faits, la nouvelle théo-
logie s'éloignait de la foi, sans tenir compte de l'his-
toire. Strauss le comprit et se fixa enfin dans le
système de Hegel. Pendant qu'il étudiait au sémi-
naire de Blaubeuren, de 1821 à 1825, avec Vischer,
Màrklin, Binder, Zimmermann, tout en suivant les
leçons de Baur encore incertain de ses voies, les
jeunes gens se passionnèrent pour la nouvelle phi-
losophie, dite spéculative, et la commentèrent entre
eux. Lorsqu'ils eurent achevé leurs études et furent
pourvus de situations pastorales dans l'église luthé-
rienne, Strauss et Màrklin ne savaient pas très bien
s'ils étaient encore chrétiens ; ils étaient sûrement
hégéliens.
Vous vous demandiez peut-être, à notre dernière
réunion, si les rationalistes avaient conscience de
faire encore partie de l'église? Du moins ils admet-
taient l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme,
ils tenaient pour certains les faits de l'évangile,
quelle qu'en fût l'interprétation, ils avaient foi en
Jésus-Christ, quelle que soit sa personne. Ils se
croyaient si bien en règle avec les communautés que
le père de Màrklin, prélat et surintendant général à
Heilbronn, libéral, déiste, disciple de Kant, souf-
frait de voir son fds abandonner la foi ' . Les deux
1. LÉVY, op. ?.,33.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 131
amis n'étaient pas sans ressentir des scrupules, qui
agitaient davantage Tâme plus sensible de Mârklin.
Comment exercer les fonctions de pasteur du saint
évangile, comment prêcher surtout, quand on n'a-
voue d'autre incarnation que l'identité de Dieu et de
l'homme ? Mârklin écrivait : « N'est-ce pas le devoir
d'un serviteur de l'Église de ne pas avoir deux
consciences extérieures l'une à l'autre et contradic-
toires : une conscience personnelle et une conscience
ecclésiastique^ ? » Qu'un de ses auditeurs vienne lui
demander des explications : Si je dis mon opinion
vraie et qu'il réplique : « Monsieur, pourquoi ensei-
gnez-vous autre chose à l'église ? », « je ne pourrai
pourtant pas lui demander de saisir comme nous à
propos de concept et de représentation, l'identité
des contradictoires : cela supposerait une éducation
méthodique en philosophie 2... »
Strauss ne songeait pas un instant à enseigner au
peuple la philosophie hégélienne. Mais les prédica-
teurs des grandes chaires étaient-ils plus sincères
quand ils commentaient l'évangile à la façon cul-
tivée, c'est-à-dire selon les conceptions rationa-
listes? Non, sans doute. Alors pourquoi ne pas aller
au bout de cette méthode? Voici le texte : « Quand
je réfléchis à ce que les expressions ont d'inadéquat
à l'idée et à sa forme propre, même dans la prédi-
cation cultivée, je ne me fais pas beaucoup de cas
de descendre un bon degré plus bas. Pour moi du
moins je suis tout à fait à l'aise d'un côté comme de
l'autre dans cette question, et je ne puis y voir sim-
1. LÉVY, op. l., 3S, note 1.
2. L. L, 36, note 3.
ilBBARY ST, MâÊY'S COLLEGE
132 LE SENS DU CHRISTIANISME.
plement de la légèreté ^ . » Strauss demeura tou-
jours fidèle à cette sincérité — hégélienne.
En 1860, il écrivait encore à son ami le pasteur
Rapp : « La première fonction de l'ecclésiastique
est incontestablement d'enseigner à la communauté
sa foi à elle^. » — Oui, la fonction, mais le premier
devoir est de résigner la fonction, quand on ne peut
plus la remplir loyalement. — Que me reproche-t-on?
disait Strauss ; je rends à César ce qui est à César;
c'est-à-dire, pasteur au nom de l'Etat allemand,
j'enseigne la doctrine du gouvernement; et je rends
à Dieu ce qui est à Dieu, c'est-à-dire je m'en tiens
pour mon compte à la philosophie. Cruel sarcasme
à l'adresse du luthéranisme, devenu l'une des bran-
ches de l'administration et qui cessait d'être le do-
maine de Dieu! Et pourtant un allemand trouve
toujours plus allemand que lui. Il y avait une
manière bien simple pour les jeunes pasteurs de
sortir de cette situation fausse, dit M. Hausrath
dans sa Vie de Strauss, c'était d'aller à Sclileier-
macher, d'insister moins sur la pensée que sur le
sentiment^. Et cette réflexion nous explique par
avance le compromis des libéraux. Strauss en
tiendra compte plus tard ; à ses débuts il était dans
sa ferveur hégélienne. Il lui manquait d'avoir en-
tendu le Maître; mais il arriva à Berlin quelques
jours seulement avant qu'il ne mourût du choléra,
le 14 novembre 1831.
En dépit de sa belle assurance, Strauss ne se
sentait pas fait pour les fonctions pastorales. De-
1. SCHWEITZER, p. 70.
2. LÉYY, p. 39, citant Ausgew. Briefe, p. 409.
3. LÉVY, p. 41.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 133
venu répétiteur de théologie à Tubingue, il ne se
résigna même pas à remplir cet office, où sa pensée
avait cependant plus de liberté. « Si je me sonde bien
moi-même, écrivait-il, voici où j'en suis par rap-
port à la théologie : ce qui m'intéresse me choque,
et ce qui ne me choque pas, m'est indifférente »
Aussi employait-il son temps à enseigner la doctrine
de Hegel. La faculté de philosophie se fâcha; on le
contraignit de revenir à la théologie. Alors, en un
an, de 1833 à 1834, il écrivit^ les deux volumes de
1.480 pages in-8° qui sont la Vie de Jésus ou examen
critique de son histoire^, La Vie parut en 1835.
Après ce que nous avons dit de l'invasion du
rationalisme jusque dans la chaire, vous serez éton-
nés que cette publication n'ait pas fait moins de
scandale dans l'Allemage protestante que plus tard
l'œuvre de Renan dans le monde catholique. 11 y
eut un tel soulèvement que Strauss se vit enlever sa
place de répétiteur. Lui-même chancela, et dans
son édition de 1838, la troisième, retira ses néga-
tions de l'authenticité du quatrième évangile. « Il
aspirait à la paix, écrivait-il plus tard, car il souf-
frait plus que ses ennemis ne soupçonnaient et que
ses amis ne savaient^. » En 1841 il écrivait à Rapp :
« Si l'on m'avait offert alors (probablement Vers
1837) une rente viagère contre l'engagement de ne
rien publier, je crois que j'aurais accepté^. » Il
accepta encore bien plus volontiers une chaire à
l'Université de Zurich en 1839, mais les orthodoxes
i. SCHWEITZKR, p. 71.
2. Sauf ia dissertation finale.
3. Das Leben Jesu kritisch bearbeitet, 2 vol. in-8°, Tiibingen.
4. SCHWEITZER.
3. LÉVY, p. 73 note 1, citant Ausgew. Briefe, p. 110.
134 LE SENS DU CHRISTIANISME.
et les piétistes firent retirer la nominatioa. L'affront
n'était pas même dissimulé par l'offre d'une retraite
de 1.000 francs, qu'il se résigna à recevoir.
L'opposition l'avait d'abord ébranlé; après son
échec de Zurich il rompit plus complètement avec
le christianisme. Comme nous le verrons, il avait
affecté dans sa Vie de Jésus de conserver les termes
du christianisme, pourvu qu'on les interprétât selon
la philosophie de Hégei. Son second grand ouvrage,
La doctrine chrétienne de foi dans son développe^
ment historique et dans sa lutte a^ec la science
moderne, fut publié en 1840 et 1841 ^ U en écrivait
à Rapp : « J'y ai cerné le théisme de toutes parts et
je l'ai pris d'assaut; j'ai franchement arboré le dra^»
peau du panthéisme. La seule considération qui
m'ait décidé à adoucir, çà et là, quelques exprès--
sions plus que je ne l'aurais aimé, c'est que j'ai
craint de faire interdire mon livre ^. » 11 fallait bien
rendre à César Et la part de César, c'était tout,
puisque l'Etat prussien était la vraie divinité de
Hegel. Ce bon Allemand de jugement moyen,
M. Hausrath, proteste contre cette rupture avec la
religion nationale : un patriote ne doit pas se désin-
téresser des convictions de son peuple. Toujours le
compromis. A ce moment Strauss n'en veut pas :
« On ne peut servir deux maîtres. Le citoyen ne
servira l'État de toute son âme que le jour où il sera
convaincu que le divin est au sein de la société
humaine, et que la vraie vie se vit ici-bas ^. »
1. Die christliche Glaubenslehre in ihrer geschichtlichen Eiitwic-
kelung und im Kampfe mit der modernen Wissemchaff darge-
stelU, Tùbingen, 2 vol,
2. Ausgew. Br., p. 90, dans Lévy, p. 129, note 2.
3. LÉVY, p. 13*.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 135
Cette vraie vie de Strauss ne fut pas le boiihCur.
Son mariage avec la cantatrice Agnès Schebest
(1842) ne lui procura qu'amertume, jusqu'au jour
du divorce.
En 1848 le trouble déchaîné en Allemagne par
notre révolution de février le saisit et l'entraîna
dans la politique. Il fut de ceux qui voulaient l'unité
de l'Allemagne sous la direction de la Prusse, à
l'exclusion de l'Autriche. Les élections le remirent
en contact avec le peuple. Jeune pasteur, il s'était
décidé à prêcher à ses ouailles la doctrine tradi*
tionnelle à laquelle il ne croyait plus. Candidat au
parlement de Francfort, il ne se fit pas scrupule de
ilatter les sentiments piétistes de ses commettants
en affirmant son respect pour les traditions de l'E-
glise ^
Il ne fut pas élu député au parlement, mais il
réussit à être envoyé au Landtag de Wurtemberg.
Son enthousiasme pour les idées nouvelles se chan-
gea bientôt en un dégoût profond de la démocratie.
En dépit de ses programmes, il vota d'ordinaire
av6C les hobereaux et les prélats. Il a exprimé son
mépris pour la foule dans une jolie formule, qu'il
n'a cependant communiquée qu'à son ami Vischer :
« Un devoir à l'égard du public ou de l'humanité
est pour moi un non-sens. L'esprit se comporte
comme le chêne qui jette ses glands à terre, quand
le sol et le temps sont favorables, sans aucun souci
de la chère porcité [Schweinheit] qui en bas s'agite
autour de lui 2. »
1. LÉVV, p. IfJt.
2. LÉVY, p. 170, note 3, citant Ausgew. Br., p. 509, lettre du 24
octobre 4852.
136 LE SENS DU CHRISTIANISME-
Pourtant il faisait officiellement le plus grand cas
des chers porcs. Pendant un temps considérable,
il s'occupa moins de théologie que du soin de recon-
quérir le cœur du peuple allemand, et même quand
il étudie les théologiens anciens, c'est toujours avec
la préoccupation de servir la cause du germanisme.
Sa Biographie de Ulrich de Hutten (1856)^ glorifie
un héros vraiment allemand, qui a uni la ré-
forme et l'humanisme. D'après M. Lévy, « c'est sur
le caractère national de la révolution religieuse du
seizième siècle qu'il insiste surtout. La Réforme est
l'acte le plus décisif que le peuple allemand ait
jamais accompli... L'Allemagne n'est vraiment
allemande que dans les limites où le protestantisme
l'a affranchie du joug de Rome... On nous contes-
tera peut-être le nom de chrétiens ; mais nous serons
de vrais protestants et des hommes sincères ^ ».
Reimarus que Strauss étudia ensuite (1860)^ est
encore pour lui un type de savant foncièrement alle-
mand. Et quand il écrivit une seconde Vie de Jésus,
presque trente après la première (1864), il intitula
cette fois son œuvre : La Vie de Jésus pour le peu-
ple allemand^ .
Le peuple allemand était en train de se forger
une unité par le fer et le feu. Dans la guerre entre
la Prusse et 'l'Autriche, Strauss avait de nouveau
pris parti contre l'Autriche, qui avait le tort d'être
catholique. Quand éclata la guerre de 1870, il venait
1. Ulrich von Hutten, 2 vol.
2. LÉvv, p. 187.
3. Reimarus und seine Schutzschrift fur die vernûnftigen Ver-
chrer Gottes, Leipzig.
4. Das Leben Jesu fur das deutsche Volk.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 137
de publier un volume sur Voltaire ^ . Renan crut de-
voir le féliciter, après le début des hostilités; il
écrivait, le 31 juillet 1870 : « Peu de lectures m'ont
fait autant de plaisir que celle de ces pages pleines
d'esprit, de finesse et de tact, où le vrai caractère
de notre grand homme du dix-huitième siècle, si
souvent méconnu, est admirablement rétabli. y> Il
ajoutait : « Vous pensez sans doute comme moi que
le devoir de l'ami de la justice et de la vérité est,
tout en remplissant ses devoirs à tous les degrés,
de se dégager du patriotisme étroit qui rétrécit le
cœur et fausse le jugement 2. » A cette lettre privée,
à ces avances qui dépassaient la mesure la plus large
de la courtoisie française, Strauss répondit par une
lettre publique, donnée le 18 août à la Gazette d'Augs-
bourg. C'était une satire dés vices de la nature
gauloise, à laquelle Renan répondit avec beaucoup
trop d'indulgence. Strauss répliqua, et mit en vente
la lettre de Renan avec les deux siennes, au profit
d'invalides allemands ! D'ailleurs il se plaignait qu'on
hésitât à bombarder la grande Babylone des bords
de la Seine. Il écrivait en effet à Vischer le 17 novem-
bre 1870 : « Si Paris n'est réduit que par la famine,
on pourra prétendre que les barbares n'ont pas osé
tirer sur la métropole delà Civilisation^. » A cette
fois il avait reconquis le cœur de ses compatriotes.
Ce fut lui-même qui rompit de nouveau. Dans son
dernier ouvrage (en 1872), L'ancienne et la nou-
velle foi^^ il a voulu rédiger le catéchisme de ceux
\. Voltaire, Berlin, 1870.
2. LÉVY, p. 41.
3. LÉVY, p. 250, note.
4. Der alte und der 7ieue Glaube, Leipzig.
13S LE SENS DU CHRISTIANISME.
qui ne veulent plus ni des dogmes, ni des églises. A
la question : « Sommes-nous encore chrétiens? » il
répond : « Non. » A la question ; « Avons-nous
encore une religion? » il répond : « Oui », si on lui
concède que le sentiment dé dépendance, de dévoue*
ment, de liberté intérieure qui découle du panthéisme
peut encore se nommer une religion ^ Mais son pan-
théisme n'est plus celui de Hegel, mis en pièces par
ses propres disciples ; pour expliquer le monde,
Strauss est devenu disciple de Darwin. Quant au
devoir de l'homme, c'est d'étudier la nature pour là
dompter, c'est de se subordonner aux intérêts de
l'espèce.
Comme d'ailleurg il ne croit pas à la société des
nation», l'Allemagne demeure l'idéal prochain de
cet état d'esprit où la religion est remplacée par la
science, le culte par la littérature et la musique.
La nouvelle idole philosophique des Allemands,
Nietzsche se moqua de lui.
Il mourut le 8 février 18'^4 à Ludwigsburg.
4. Ne croirait-on pas entendre Marc Aurèle un peu modernisé
dans cette exhortation : « N'oublie à aucun moment que toi et
tout ce que tu perçois en toi et autour de toi^ ce qui l'arrivé à toi
et aux autres n'est pas une pièce fragmentaire et sanscoliésion,
Un chaos sauvage d'atomes ou d'accidents, mais que tout dérive
selon des lois éternelles de l'Unique source primitive de toute
vie, de toute raison et de tout bien, — voilà l'essence de la reli-
gion. » Les Stoïciens, plus log:iques, ne parlaient pas de combattre
la nature. Mais il serait inutile d'objecter à Strauss que l'optimisme
stoïcien et le pessimisme de Darwin sont contradictoires. Qu'est-ce
que cela peut lui faire ? (Lévy, p. 26t, note 1). M. Lévy a résumé ainsi
la nouvelle foi : « Le respect de l'espèce humaine, c'est ce qu'il
appelle la morale; le respect de la Raison universelle, c'est ce
qu'il appelle la religion » {l. l., p. 26"). M. Loisy, dans son livre, La
religion, arrive à des conclusions assez semblables, mais en met-
tant l'accent sur l'Humanité, plus que sur l'Univers.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 139
Peut-être, en effet, est-il difRcile à un Français
de comprendre cet homme ; il nous est encore plus
malaisé de l'admirer. Laissons à Dieu le jugement
de sa vie, et essayons d'apprécier celle de ses œu-
vres qui nous intéresse le plus, la première Vie de
Jésus, celle qui fut, en 1835, l'avènement de l'inter-
prétation mythique du Nouveau Testament.
La méthode employée paraît avoir été indiquée
par la situation où était l'exégèse scientifique.
L'explication surnaturelle des faits, telle qu'elle
sô perpétuait dans l'Église catholique, était plus ôu
moins ouvertement abandonnée dans les Vies de
Jésus publiées par des protestants. Nous avons dit
comment, pour sauver la réalité des miracles, Paulus
s'était cru obligé de leur donner une explication
purement naturelle, et comment les protestations
Sentimentales de Schleiérmacher ne pouvaient pas
dissimuler à des yeux clairvoyants l'abandon des
vraies croyances chrétiennes. Or Strauss avait un
esprit très pénétrant, et il ne croyait plus à rien.
Tout son dessein consiste à mettre en présence
l'explication surnaturelle et celle des rationalistes,
ïl s'acharne moins contre la première. Elle est
censée réfutée d^avance. Mais il exerce une critique
impitoyable sur les expédients proposés par Paulus.
Il rétablit avec beaucoup de sûreté de main le sens
vrai des textes, c'est-à-dire leur contenu surnaturel.
Et alors il propose au lecteur la carte forcée du
mythe. Les évangélistes ont eu certainement Fin-
tention de narrer des miracles ; vous ne voulez pas
140 LE SENS DU CHRISTIANISME.
en admettre, reconnaissez donc que révénement
échappe à notre appréciation. Vous n'avez pas le
droit de déclarer historique un fait que vous venez
de substituer à celui qui est affirmé par les docu-
ments. Le rejeter, ce n'est pas dépouiller l'Église
de son patrimoine, ni même la priver d'un utile
enseignement. Car non seulement l'explication ra-
tionaliste est une fiction sans autorité, c'est une
fiction vide de toute valeur religieuse.
Prenons un exemple ^
Lorsque les trois évangiles synoptiques racon-
tent la Transfiguration, leur intention est de glo-
rifier Jésus, plus grand que Moïse et Élie qui
lui ont rendu hommage ; Jésus, déjà investi d'un
éclat surnaturel, est reconnu Fils de Dieu par une
1. Vie de Jésus ou examen critique de son histoire, par le Docteur
David Frédéric Strauss, traduite de l'allemand sur la dernière édition
par É. Littré. Troisième édition française, 2 vol. in-8°, Paris, Librai-
rie philosophique de Ladrange, 4864. C'est la traduction de la troi-
sième édition allemande, en 1838; elle diffère des deux premières.
En 18tO Strauss a réimprimé la première édition. Le principal
changement de la troisième édition concerne le quatrième évan-
gile. Avant Strauss, les rationalistes admettaient sans hésiter que
cet évangile était l'œuvre de Jean, fils de Zébédée. G. Th. Bret-
schneider avait soulevé des doutes en 1820 dans ses Probabiliora
de evangelii et epistolarum loannis Apostoli indole et origine.
Mais on ne s'y était pas arrête; Schleiermacher avait pris sous sa
protection l'évangile de l'esprit. La critique de Strauss s'était appli-
quée à ruiner l'autorité du qu;.trième évangile. La réaction fut
si forte que dans sa troisième édition il fit des concessions à l'opi-
nion régnante : « Ce n'est pas que je sois convaincu que le qua-
trième évangile est authentique, mais je ne suis plus autant con-
vaincu qu'il ne l'est pas » [op. L, p. 42). Dans les éditions suivantes,
il a repris sa position négative, et c'est sans doute sur ce point
qu'il a exercé le plus d'influence. La troisième édition allemande
avait d'ailleurs l'avantage de transporter dans le texte la discus-
sion avec les adversaires de la première Vie. La troisième édition
française, augmentée d'un avant-propos de Littré, paraissait la
même année que la seconde Vie de Jésus de Strauss. Cette der-
nière fut aussitôt traduite en Irançais par Nefftzer et Ch. Dollfus,
2 vol. in-S", Paris, Lacroix, 4864.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 141
voix d'en haut. Les rationalistes, eux, racontent
que Jésus avait rendez-vous avec deux personnages
inconnus. Paulus n'essaye pas de les désigner au-
trement, Kuinœl les tient pour des amis de Nico-
dème, Venturini pour des Esséniens. Avant de
disparaître dans une claire nuée du matin, au mo-
ment où le soleil illuminait Jésus, l'un d'eux aurait
crié : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Mais, dit
très bien notre critique, les apôtres n'avaient-ils
jamais vu les clartés matinales sur les montagnes
de leur patrie? Celui des deux compères qui aurait
parlé se serait permis une indigne mystification.
Où serait le profit religieux d'une pareille lecture?
Il faut chercher autre chose. Strauss va nous dire
comment on doit procéder. « Empêchés par le
texte d'admettre une interprétation naturelle, par
des motifs rationnels de conserver un caractère
historique à l'interprétation surnaturelle, qui est
conforme au texte, il nous faut en venir à examiner
critiquement les données évangéliques^ »
Que donne cet examen? Ce même savant, qui a
tant attaqué le quatrième évangile, note d'abord
qu'il n'aurait pas omis la Transfiguration, si elle
avait eu lieu. Déplus, les Apôtres, s'ils avaient vu
Elle sur la montagne, n'auraient pas dit en descen-
dant : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu'il
faut qu'Elie vienne premièrement? Quoique ces
deux arguments soient tout à fait nuls, ils suffisent
au critique pour rejeter le caractère historique du
fait.
Le cas de la Transfiguration n'a rien de spécial.
1. T. Il, p. 260.
142 LE SENS Î)V CHRISTIANISME.
Tous sont traités de k même manière. La Vie de
Jésus de Strauss n'est point orte histoire de Jésus.
C'est plutôtj comme l'indique le sous-titre, un
examen critique de son histoire. Aucune tentative
pour établir l'enchaînement des faits, pour les rat-
tacher à l'histoire générale; ils sont seulement
passés en revue, chacun à son tour. L'explication
rationaliste est contraire aux texte»; les textes sont
contraires à la raison ; donc les faits ne sont pas
historiques, du moins tels qu'ils sont racontés. Pour
appuyer cette négation, déjà prononcée par la phi-
losophie, Strauss fait appel à la critique comparée
des évangélistes. S'ils ne sont pas d'accord sur les
détails^ ou s'ils ne racontent pas tous le même fait,
ce sera une preuve ou un indice que le fait n'est pas
historique, soit dans ses détails, soit môme dans
sa substance.
Mais alors, que sont ces récits? qui leur a donné
naissance? Reimarus supposait une supercherie
voulue, ce que les déistes nommaient une invention
sacerdotale. Mais les déistes n'avaient pas compris
l'évidente bonne foi des narrateurs ; ils attribuaient
beaucoup trop aux initiatives individuelles. Les
récits sont nés dans l'imagination populaire, c'est
« la fleur naturelle dont une communauté spirituelle
a favorisé l'éclosion^ ». Ce sont des mythes.
« Nous nommons mythe é{>angèUque, dit Strauss,
un récit qui se rapporte immédiatement ou média*-
tement à Jésus, et que nous pouvons considérer,
non comme l'expression d'un fait, mais comme celle
d'une idée de ses partisans primitifs 2. » Si le mythe
1. Dans LÉvY, op. ?.,p. 107, note 1.
±. T. I, p. 107.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE m STRAUSS, m
est pur, il a créé même la substance du récit. Mais
quelquefois « un fait particulier et précis est le
thème dont l'imagination s'empare pour l'entourer
de conceptions mythiques qui ont pour point de
départ l'idée du Christ ». Alors c'est un mythe
historique. Par exemple, Jésus a peut^tre été baip-
tisé par Jean. Si oui, le fait est donc historique,
revêtu d un aspect mythique par la tradition, dans
le but de donner à Jésus, entrant dans sa carrière
messianique, la consécration de l'Esprit-Saint et
l'investiture du Précurseur.
Quelle est donc la source de ces mythes? quel
élément a mis en branle l'imagination populaire ?
La première source est l'attente du Messie ; on a
appliqué à Jésus tout ce que l'on espérait voir dans
le Messie et dans son œuvre. La seconde source « est
l'impression particulière que laissa Jésus en vertu
de sa personnalité, de son action et de sadestinée^ ».
Donc le mythe est toujours une formation spoji'-
tanée dans l'esprit d'une foule, par création ou ad-
ditions anonymes. Il y eut bien dans l'Ancien et
dans le Nouveau Testament des « inventions pré"
méditées et calculées » ; si elles sont devenues
mythiques, c'est en trouvant croyance, en passant
dans la légende d'un peuple ou d'un parti religieux.
Et sans doute l'action de l'écrivain n'est point né-
gligeable, il a pu ajouter des détails, amplifier les
circonstances, les ^ndmmr. Mais Strauss n'ap-
plique point son attention à ces minuties, si ce n'«st
pour découvrir le mytlie qui forme toute la imme
de la vie de Jésus,
i. T. i, p. 108.
144 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Vous voyez que le « mythe évangélique » n'est
point tout à fait de même nature que le mythe grec,
ou ce que nous nommons la mythologie. Dans les
histoires des dieux de l'Olympe, même dans celles
des héros ou demi-dieux comme Héraclès ou Thé-
sée, nul n'essaye de retrouver les linéaments d'une
véritable histoire. Si les travaux d'Hercule répon-
dent à des faits réels, personne ne saurait dire les-
quels. Tandis que Strauss admet très bien que l'on
recherche ce qui demeure solidement établi dans la
vie de Jésus.
Mais n'est-ce pas retomber dans le rationalisme
en distinguant la substance du fait et la physiono-
mie qu'il a revêtue? C'est un point délicat sur lequel
j'appelle toute votre attention. Les rationalistes
dépouillaient les récits des circonstances miracu-
leuses pour retrouver l'histoire. Et il semble que
ce soit aussi le procédé de Strauss. ., Or voici le
point précis où ils diffèrent. Paulus attribue la
transformation des faits à la confusion qui s'est
produite dans l'esprit des disciples qui en ont été
les témoins, confusion qui ne peut guère porter que
sur l'interprétation du fait, dont la substance de-
meure toujours intacte.
Strauss attribue à la tradition de l'Eglise nais-
sante un véritable pouvoir créateur, pour entourer
son Christ d'une auréole, et c'est cette tradition
que reproduisent, tardivement, les écrivains sa-
crés. Donc les faits eux-mêmes, nous a-t-il dit,
peuvent être inventés de toutes pièces. Si la cri-
tique en épargne quelques-uns, elle aura à fournir
des raisons de leur vraisemblance. La tradition qui
a pu créer, a pu aussi tabler sur des réalités ; qui
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 145
peut le plus, peut le moins. Dans ces cas histori-
ques, le résultat des deux critiques est le même,
mais elles n'expliquent pas de la même manière
l'origine de la transformation. D'après Paulus, il y
a eu malentendu sur-le-champ ; d'après Strauss, il y
a eu embellissement longtemps après. Le malen-
tendu remonte aux disciples; l'embellissement est
dû à la tradition subséquente.
Tel est le système dans ses grandes lignes. Que
faut-il en penser?
Notons d'abord que le mot de mythe est inconve-
nant. 11 faut protester contre l'emploi d'un terme
mal porté, usité pour qualifier des actions et des
personnes peu recommandables. Il est absolument
déplacé de mettre dans la même catégorie la my-
thologie et l'Evangile. C'est une indécence dont
Strauss aurait dû rougir. Mais de plus le mot est
mal choisi, car il est équivoque, et dissiper l'équi-
voque c'est signaler le vice du raisonnement.
Mythos en grec s'entend des antiques légendes qui
racontaient la naissance, les unions, les aventures
des dieux, et c'est dans ce sens que nous avons
conservé le mot de mythe. Mythos signifiait aussi
lUne fable, un apologue. « La fable est desti-
née à prouver que », ainsi se terminent les apolo-
gues d'Ésope. Or personne ne prend des fables
pour des récits d'histoire vraie; dans ce second
sens, mythe n'a pas même l'apparence d'une chose
réellement arrivée. En revanche la fable contient
une idée que le fait inventé met en lumière, tandis
SENS DU CHRISTIANISME. 9
146 LE SENS DU CHRISTIANISME.
q'ue dans la mythologie c'est en vain qu'on cherche-
rait un enseignement. On croyait au temps de
Strauss à la symbolique de la mythologie ; aujour-
d'hui on regarde plutôt les mythes comme des ex-
plications d'actes liturgiques. Les faits mythiques
n'ont été inventés que pour justifier des rites dont on
ne comprenait plus le sens. Sans doute les mythes ont
d'autres origines, mais tous ont pour objet des évé-
nements chimériques. Puisque Strauss tenait pour
historiques les traits principaux de la vie de Jésus,
il aurait dû éviter ce terme. S'il l'a employé coûte
que coûte, en dépit des haut-le-cœur qu'il devait
soulever, c'est qu'il tenait à représenter les faits
évangéliques comme représentatifs d'une idée, au
sens où jnuthos signifie un apologue : son mythe
est un mythe symbolique. Et alors on se demande
si le peuple a jamais créé de tels symboles?
Si donc on voulait raisonner avec quelque ri-
gueur, il faudrait distinguer la légende populaire,
que les Anglais nomment le folklore^ et des addi-
tions plus conscientes pour enrichir Thistoire
dans un sens donné. On estime aujourd'hui que la
critique historique du commencement du xix^ siè-
cle, celle de Niebuhr, a exagéré le rôle du peuple
dans la formation des légendes. Les études de
M . Bédier ^ sur les chansons de geste ont certainement
porté un coup sensible à la théorie des frères Grimm.
Ce sont les clercs des sanctuaires ou les jongleurs
qui composaient les cycles ; le peuple les accueil-
lait avec enthousiasme; il n'en mettait pas en
oeuvre les éléments. Mais du moins, lorsqu'on attri-
1. Leslcgendes épiques, recherches sur la formation des chansons
de geste, 4 volumes, Paris. *
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 147
bue à une collectivité ce qui d'ordinaire est le fait
d'individualités émergeant de la masse, a-t-on soin
d'assigner pour source à des légendes populaires
l'imagination plutôt que l'érudition. Le folklore est
varié, capricieux, spontané ; il ne suit pas une voie
systématique, il ne puise pas dans les livres, il ne
s'est pas préoccupé d'attribuer à Roland des traits
empruntés à l'Iliade ou à l'Enéide. Il faut laisser
ce soin aux poètes érudits. Or, dans le système de
Strauss, vous l'aurez noté avec étonnement, c'est
l'Ancien Testament, c'est-à-dire un livre, qui est
le type d'après lequel le peuple fidèle composera la
vie du Christ.
Toutefois, pour la facilité de la discussion^ ser-
vons-nous des termes du critique, et voyons ce qu'il
en est dans le fond.
L'efïïorescence de la légende populaire, cléricale
ou poétique, autour des grands personnages de
l'histoire est un fait reconnu. Nous ne nous arrêtons
pas àobjecterquecela n'a eu lieu qu'aux époques pré-
historiques, quand l'écriture, instrument nécessaire
de l'histoire, était peu répandue. Littré, prenant la
défense de Strauss, a choisi, pour le justifier, un
exemple dans une époque pleinement historique,
dans ce haut moyen âge qu'il connaissait si bien. 11
a dit : « Le grand empereur de l'Occident, Char-
lemagne, ne fut pas plutôt disparu du milieu qu'il
avait captivé par ses guerres, par ses victoires,
par sa puissance, par ses luttes contre les infidèles,
que l'esprit belliqueux et chrétien des âges qui
suivirent, s'inquiétantpeu des faits réels, broda une
légende merveilleuse. Tout se transfigura sous
cette élaboration populaire et poétic^ue; comme
148 LE SENS DU CHRISTIANISME.
les narrations positives des chroniques contempo-
raines avaient peu de cours dans les temps trou-
blés qui virent disparaître la deuxième race et
s'élever la troisième, la chronique fabuleuse prit
place dans les récits sérieux, et, si les documents
vrais avaient été détruits par un accident quelcon-
que, nous ne saurions rien de plus certain sur
Charlemagne que nous ne savons sur le siège de
Troie, sur Agamemnon, Achille ou Hector ^ » Ce
dernier trait est exagéré, mais peu importe. Nous
acceptons parfaitement la comparaison. Charle-
magne est un roi, illustré par des guerres. Des
récits contemporains reproduisent l'histoire vraie,
puis la légende brode et pénètre même dans les
récits sérieux. Il en serait de même de Napoléon,
quoique, de nos jours, la légende ait moins de
chance de pénétrer dans les récits sérieux. Appli-
quons à Jésus. Si les récits contemporains avaient
disparu, et qu'il nous fallût le juger d'après les
évangiles apocryphes et d'après différentes légen-
des conservées en Orient, même chez les écrivains
de llslam, nous serions fort embarrassés pour con-
naître sa personne et son histoire. Parfaitement!
Mais nous avons les récits contemporains, et ce
sont les évangiles. Et voyez l'étonnante distraction
de Littré.
Un jeune Israélite, qui n'a accompli aucun mira-
cle, dont la doctrine, d'ailleurs très pure, était en
contradiction avec celle des chefs du peuple qui
l'ont fait condamner à mort, ce tout petit person-
nage est comparé, comme thème de la légende, à
1. Vie de Jésus, Avant-propos du traducteur, p. xu.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 149
un empereur de la taille de Charlemagne. Est-ce
donc la légende qui a fait Charlemagne empereur?
Il avait le trône, la puissance, la gloire. Et encore
est-il qu'on ne lui a pas attribué le rang divin! Est-
il juste d'assimiler les écrits contemporains qui ra-
content la vie et la mort de Jésus aux traditions
populaires et poétiques qui se sont greffées sur
l'immense gloire de Charlemagne plus d'un siècle
après sa mort? On ne prête qu'aux riches, dit le
proverbe. Sans les miracles, Jésus n'était rien. La
comparaison avec Charlemagne nous agrée fort, car
elle est pleine de clartés. Elle suppose l'immense
impression produite par celui dont Strauss retrouve
à peine l'existence décolorée.
Nous le demandons à l'école mythique. Si Jésus
n'a pas fait de miracles et n'est pas ressuscité,
comment l'a-t-on reconnu comme Messie? Et si on
ne l'a pas reconnu comme Messie, d'où est venue
l'idée de lui composer un rôle de Messie d'après
l'Ancien Testament?
Strauss a prévu l'objection et il a essayé de ré-
pondre. Vous jugerez. Il pose très nettement notre
argument : « Tandis que les cycles mythiques, chez
les Grecs et les Latins, sont formés par le recueil de
légendes sans garantie, l'histoire biblique a été
rédigée par des témoins oculaires, ou du moins par
des gens qui, d'une part, ont été, en raison de leurs
rapports avec des témoins oculaires, en état de ra-
conter la vérité, et, d'autre part, ont une probité si
manifeste, qu'il ne peut rester aucun doute sur leur
intention delà dire. » Voici maintenant sa réponse :
« Cet argument serait en effet décisif, s'il était
prouvé que l'histoire biblique a été écrite par des
150 LE SENS DU CHRISTIANISME.
témoins oculaires, ou du moins par des hommes
voisins des événements ' . » — il brouille tout avec son
« histoire biblique ». Il est assez clair en effet que
nombre de livres de FAncienTestament ont été écrits
longtemps après les événements, mais pour le mo-
ment il n'est question que des évangiles. Strauss a
eu la prudence de ne pas leur assigner une date
précise. Mais il lui faut absolument, et cela résulte
de son texte, qu'ils soient bien postérieurs à la fin
du i^'' siècle. Or la critique actuelle avoue que sur
ce point les arguments de Strauss sont nuls. Il a dit
en particulier : «Notre second évangile ne peut avoir
été puisé dans le souvenir des enseignements de
Pierre, c'est-à-dire provenir d'une source particu-
lière et primitive ; car on prouve qu'il a été com-
posé à l'aide du premier et du troisième, quand ce
ne serait que de mémoire^. »
Quel critique souscrirait aujourd'hui à cette pro-
position? Le deuxième évangile composé d'après le
troisième ! On l'a prouvé, comme Strauss a prouvé
son système. Quant au troisième évangile, le critique
ne se refuse pas absolument à l'attribuer, ainsi que
les Actes, à Luc, compagnon de Paul, mais « il se
pourrait que le compagnon de Paul eût composé ces
deux écrits dans un temps et dans des circonstances
où nulle influence apostolique ne le protégeait plus
contre les influences de la tradition^ ». Or Luc n'a-
t-il pas protesté par avance contre une accusation
aussi légère dans le prologue du troisième évan-
gile, écrit d'après les meilleures traditions des his-
1. Vie de Jésus, p. 75 et s.
2. L. L, p. 79.
3. L. ;., p.80.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 151
toriens et des lettrés grecs? N'est-ce pas, comme l'a
prouvé M. Harnack, le même auteur qui a écrit
l'évangile et les faits des Actes où il a été acteur?
Strauss ne pouvait prévoir les résultats d'une cri-
tique des textes qu'il n'a même pas abordée. Mais
il avait tort de construire son système sur une dé-
fiance trop aisée des documents. Et il n'eût pas dû
attribuer au populaire dans l'Eglise primitive les
bases de l'enseignement sur la personne du Christ.
D'après ce que nous savons par les documents, —
et c'est la marche de la nature, — il y eut dès le dé-
but des enseignants et des enseignés. Ce serait in-
tervertir les rôles que d'imaginer une mystérieuse
élucubration des dogmes, imposés sous forme d'his-
toire à ceux qui écrivirent pour conserver la caté-
chèse primitive. Ce sont les Apôtres qui ont prêché
Jésus-Christ. Il vivait déjà dans leurs âmes, avec
son auréole de thaumaturge et de ressuscité, ma-
nifesté fils de Dieu, avant qu'on puisse trouver même
quelques mois pour l'élaboration de sa vie miracu-
leuse par le peuple chrétien. Le rôle du peuple, s'il
en eut un, se borna aux arabesques du folklore,
consignées dans les évangiles apocryphes, mais
rejetées par les autorités.
Pour diminuer la difficulté de cette improvisation
rapide, Strauss a recours à une image du Christ
toute formée d'avance dans les imaginations. On
aurait appliqué à Jésus un idéal déjà tracé. Il fallait
bien prêter des miracles à Jésus, puisque le Messie
devait en faire ! Réponse: Admettons, comme le
suppose l'argument, que le Messie attendu devait
faire des miracles ; le peuple n'eût donc pas reconnu
Jésus pour Messie sans des miracles. L'humble fils
152 LE SENS DU CHRISTIANISME.
du charpentier n'a même pas voulu flatter les espé-
rances nationales, Strauss Fa compris et cela lui fait
honneur. Son rôle extérieur n'avait absolument rien
du Messie. Comment a-t-il pu passer pour tel, si
rien dans ses œuvres ne le désignait d'une autre
façon comme envoyé de Dieu? Voici la concession
de Strauss : « La critique qui va suivre ne dépouille
pas la vie de Jésus de tous les traits qui purent se
prêter à être regardés comme des miracles ' . »
Vraiment? nous allons donc retomber dans les
confusions des rationalistes? Pas tout à fait. Strauss
insinue seulement une influence magnétique qui put
donner l'illusion d'un miracle, et uniquement dans
les cas de maladies nerveuses, car il se défie des
onguents et des pâtes, refuge de Venturini et de
Paulus. Et voilà tout, avec l'impression produite
par sa personne et ses discours, dans un ordre qui
relevait plus du Rabbin que du Messie. Si encore
le doux Maître n'avait pas été condamné par les
princes des prêtres et les docteurs de la Loi !
Mais il y a la résurrection.
Oui, Strauss met la résurrection dans la balance
du miraculeux! Pourtant il n'y croit pas. Peu im-
porte! C'est écrit comme cela : « Après sa mort, la
croyance à la résurrection, d*oÎL qu'elle soit çeniie^
a été plus que suffisante pour convaincre de sa qua-
lité de Messie : de sorte que tout le reste du mer-
veilleux dans sa vie doit être considéré, non comme
la cause de la croyance à sa qualité de Messie, mais
au contraire comme le produit de cette même
croyance^. » — La croyance àla résurrection impli-
1. Op. l, p. 104.
2. Op. L. p. lO^i.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 153
quaitla croyance au Messie, on l'accorde sans peine.
Mais une croyance, d'où qu'elle soit venue ! Et si elle
n'était venue que de la croyance que Jésus était le
Messie? Car enfin, si elle n'est pas le résultat d'une
constatation par les apôtres, telle qu'ils l'ont affir-
mée, on ne voit pas d'où elle serait venue, si ce n'est
de la foi messianique, et c'est bien ce que déclare
Strauss. Le système rationaliste de la survie est
trop contraire aux textes. 11 ne veut entendre parler
d'aucune apparition extérieure. Mais déjà Jésus avait
fait sur ses disciples l'impression d'être le Messie.
Il est vrai que « sa mort, qu'ils ne pouvaient accor-
der avec leurs idées messianiques, anéantit momen-
tanément cette impression. Le premier effroi étant
passé, lorsque l'impression antérieure commença à
se réveiller, ils éprouvèrent spontanément le besoin
psychologique de lever la contradiction que la fin
de Jésus formait avec leur première opinion sur lui,
et de recevoir dans leur conception du Messie le
caractère de la passion et de la mort^ «g Dans cet
embarras, ils recoururent aux livres, et alors,
« quelque étrangère que l'idée d'un pareil Messie
soit à l'Ancien Testament, les disciples de Jésus
n'en trouvèrent pas moins les indications qu'ils sou-
haitaient, dans tous les passages poétiques et pro-
phétiques qui, tels que Is. LUI, Ps. xii, représentaient
les hommes de Dieu comme persécutés et courbés
sous le malheur jusqu'à mourir ^ ». Dès lors ils
s'imaginèrent Jésus entré dans sa gloire, sa gloire
messianique. Ces pêcheurs de Galilée, si habiles à
i. Op.L, t. II, p. 639.
2. Op. l, t. II, p. G39.
154 LE SENS DU CHRISTIANISME.
trouver des références bibliques, et particulièrement
les femmes qui étaient avec eux, s'exaltèrent jus-
qu'à une véritable vision intérieure et subjective, et
combinant toujours leurs impressions avec des
textes, s'arrêtèrent au Ps. xvi : « Tu ne me laisse-
ras pas dans le sépulcre, et tu ne souffriras point
que ton saint éprouve la corruption. » Jésus était
donc sorti du tombeau. A Jérusalem on eût pu faci-
lement s'assurer du contraire, mais Matthieu, qui
devient ici seul digne de foi, n'a qu'une apparition,
en Galilée, n'admettant pas comme Luc et Jean des
apparitions à Jérusalem, et se taisant sur la consta-
tation du tombeau vide.
Avec le temps, — car Strauss prend ici encore
son temps, un long temps après la Pentecôte, — la
croyance en la Résurrection s*enracina. De ce
dogme capital, les Apôtres sont responsables. A
eux les honneurs du mythe. Que viendrait faire ici
la tradition populaire ?
Franchement cela n'est pas sérieux. Un messia-
nisme, que rien n'appuie, sert de base à la résur-
rection, et la résurrection confirme le messianisme.
L'illusion des Apôtres fonde à son tour la foi de la
communauté, et celle-ci dictera l'histoire. Strauss
s'est imaginé l'origine du christianisme tel qu'au-
rait pu l'organiser un professeur d'exégèse d'après
l'Ancien Testament. Ces choses-là n'ont pas même
la vie d'une illusion populaire.
Encore est-il qu'il n'a pas consulté tous les textes
qui peuvent le mieux nous renseigner sur les con-
ceptions messianiques du temps. Il se réfère cons-
tamment à l'Ancien Testament, comme s'il avait
fourni les traits d'une image connue de tous. Par-
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 155
fois il a recours aux commentaires rabbiniques, où
l'on respire au plus haut degré l'atmosphère de
l'école, où les combinaisons sont ingénieuses, mais
ne donnent aucune idée vivante du Messie, sans
parler de l'époque très tardive de ces compilations.
Aujourd'hui, l'on connaît mieux d'autres œuvres,
antérieures ou postérieures au temps du Christ,
apocalypses de diverses sortes, Psaumes de Salo-
mon, Assomption de Moïse, contenant une inter-
prétation erronée, mais contemporaine, des espé-
rances voilées dans l'Ancien Testament.
Il n'est point aisé d'en dégager la figure du
Messie ^ Chacun s'en faisait une idée à lui. Mais
s'il est tantôt d'origine céleste, et tantôt fils de
David, c'est toujours le Sauveur d'Israël. Nous en
sommes étonnés, mais c'est un fait : nul ne lui at-
tribue ces miracles de bienfaisance ^ qui sont liés
dans nos souvenirs à la personne du Christ. L'ac-
tion du Messie, éclatante et dominatrice, s'exerce
par des actes de chef, déjuge, de vainqueur, de roi,
dans l'intérêt de la nation. Imbus de conceptions
semblables, les contemporains de Jésus ne pou-
vaient le reconnaître pour le Messie, s'il n'avait
fourni d'autres preuves que Dieu l'avait envoyé.
Après l'avoir reconnu, s'ils avaient suivi librement
l'impulsion de leurs rêves messianiques antérieurs,
les chrétiens en auraient composé sa vie.
1. On peut voir Le Messianisme chez les Juifs, Paris, 4909.
2. Strauss cite Isaïe xxiv, 5 ss. : « Alors s'ouvriront les yeux des
aveugles, s'ouvriront les oreilles des sourds ; alors le boiteux sau-
tera comme un cerf. » Les Juifs ne l'entendaient pas du Messie,
car Isaïe parle ici de l'action de Dieu. C'est comme Fils de Bieuque
Notre-Seigneur a pu y faire allusion en toute justice (Mt. xi, 5; Le
vu, 22).
156 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Il n'en coûte pas à la légende quand elle peut
déployer ses ailes. Ce n'est pas le cas de l'Évangile.
La tradition a conservé les miracles, elle n'a introduit
dans l'histoire aucun trait du Messie vainqueur. On
les trouve seulement dans l'Apocalypse, réservés à
l'avenir. Le folklore^ lui-même, quand il s'est
exercé sur les évangiles, a négligé le caractère na-
tional du Messie juif.
Voyez aussi à quel point le procédé imposé à la
tradition est artificiel et contraire au génie popu-
laire. Voici le miracle de la multiplication des
pains. Certes, s'écrie Strauss, l'explication rationa-
liste mériterait toute notre reconnaissance si elle
savait nous délivrer d'un miracle aussi inouï. Mais
elle n'a pas eu raison du texte. D'autre part les
quatre évangélistes contiennent un récit de multi-
plication. La méthode exige qu'on relève leurs dé-
saccords. D'après les synoptiques, la scène se passe
dans un lieu désert; d'après saint Jean, sur une
montagne. Petite chicane qui ne mène pas loin.
Mais combien de raisons, hors du Nouveau Testa-
ment, ont pu concourir à la formation de ce récit!
Moïse a nourri les Israélites avec de la manne (Ex.
xvi) et il y, a même ajouté des cailles (Ex. xvi, 13).
Élie a multiplié la petite provision d'huile et de
farine de la veuve de Sarepta (I Reg. xvii, 8-16).
Elisée a nourri cent hommes avec vingt pains d'orge
(II Reg. IV, 42 ss.). Et ce qui paraît le plus carac-
téristique à Strauss, ce qui selon lui est décisif, —
le mot y est, — ce sont des rapprochements de dé-
4. Cf. FiLLioN, Le folkloreet les évangiles, ùSiUS Isl Revue du Clergé
français, d5 janvier 4918.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 157
tail, la ressemblance entre les doutes exprimés au
Sinaï et en Galilée, — comme si le doute antérieur
notait pas de style dans les récits de miracles, — la
mention de pain d'orge à propos d'Elisée et à pro-
pos de Jésus, — comme si ce n'était pas la nourriture
du peuple en Palestine ^ . Il faut donc que les miracles
de Jésus aient été presque calqués sur l'Ancien
Testament, la Bible à la main, et cela par cette
entité mystérieuse qui serait la tradition populaire !
Elle n'est pas seulement érudite, elle se nourrit de
catégories rationnelles. En train de créer le miracle
des noces de Cana d'après le souvenir de l'eau
adoucie par Moïse ou du Nil changé en sang, elle
réfléchit qu'un changement de substance siérait
bien pour le Messie, mais que sa bonté répugnerait
au sang. Voici ce raisonnement irréfragable: « Si,
d'un côté, une mutation de l'eau en pis, comme la
mutation, opérée par Moïse, de l'eau en sang, pou-
vait, en tant que miracle vengeur, ne pas être ju-
gée très conforme à l'esprit de douceur de Jésus
reconnu pour Messie, d'autre part, un changement
en mieux, qui, tel que la destruction de l'amertume
ou de qualités nuisibles, restait enfermé dans les
limites de l'espèce de l'eau, et n'en modifiait pas la
substance comme la métamorphose en sang, pou-
vait paraître insuffisant pour le Messie. Ces deux
conditions prises ensemble, c'est-à-dire un change-
ment de l'eau en mieux joint à un changement spé-
cifique de sa substance, devaient donner sans effort
une transformation en vin 2. » Cette recette pour
1. Op. l., t. II, p. 216.
2. Op.L, t.n, p. 231.
158 LE SENS DU CHRISTIANISME.
faire naître des miracles, « sans effort », au sein de
la légende, est à recommander aux philologues, dans
la Studiei'sliibe^ armés d'une bibliothèque médio-
crement garnie, munis d'un pot de bière, enve-
loppés des fumées d'une bonne pipe pour favoriser
Téclosion des images orientales. — O lac de Tibé-
riade, collines ensoleillées, pêcheurs et paysans naïfs
et enthousiastes !... L'idylle galiléenne de Renan ne
lui a pas coûté beaucoup plus que ces doctes com-
binaisons, mais du moins il a pris la peine d'aller
voir, et il a respiré le parfum des lauriers-roses au
bord des ruisseaux.
Mais voici un dernier trait du pédantisme alle-
mand, dont on ne saurait dire qu'il respire la fran-
chise.
Pour radical qu'il soit, Strauss a présenté son
ouvrage au public comme une manière de placer la
religion sur un fondement plus solide, et, non sans
équivoque, il a insinué dans sa préface que c'était
toujours le fondement chrétien : « L'auteur sait que
l'essence interne de la croyance chrétienne est com-
plètement indépendante de ces recherches critiques.
La naissance surnaturelle du Christ, ses miracles,
sa résurrection et son ascension au ciel, demeurent
d'éternelles vérités, à quelque doute que soit sou-
mise la réalité de ces choses en tant que faits his-
toriques. Cette certitude seule peut donner à notre
critique repos et dignité ^ » Lisez donc, candide
lecteur, ces deux gros volumes qui démolissent la
réalité des choses. L'essence interne vient à la fin.
Alors tout s'explique selon les principes de la phi-
\. Op.l.,V. 3.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 159
losophie de Hegel : « Placées dans un individu,
dans un Dieu-homme, les propriétés et les fonctions
que l'Église attribue au Christ se contredisent ; elles
concordent dans l'idée de l'espèce. L'humanité est
la réunion des deux natures : le Dieu fait homme...
Elle est l'enfant de la mère visible et du père in-
visible, de l'esprit et de la nature. Elle est celui
qui fait des miracles . . . Elle est l'impeccable. . . Elle est
celui qui meurt, ressuscite et monte au ciel ; car, pour
elle, du rejet de sa naturalité procède une vie spi-
rituelle de plus en plus haute ; et du rejet du fini
qui la borne comme esprit individuel, national et
planétaire, procède son unité avec l'esprit infini du
ciel. Par la foi à ce Christ, particulièrement à sa
mort et à sa résurrection, l'homme se justifie de-
vant Dieu... » La cadence luthérienne est jolie.
Qui nous dira par quel secret pressentiment, ou
par quelle invraisemblable réussite, la tradition
populaire a tracé de son Christ un portrait qui
convient si bien à l'humanité de Hegel, le véritable
Homme-Dieu ? Et que devient le Christ de l'his-
toire, dépouillé de ses attributs divins ? Il bénéficie
dans Strauss du lointain et du vague de la perspec-
tive, débarrassée de l'odieuse vulgarité du ratio-
nalisme ; mais le véritable objet du culte ne peut
être que l'humanité.
C'est ce qu'a compris Littré, le traducteur de
Strauss, et jamais ne fut plus apparente la distinc-
tion entre deux genres d'esprit. Le Français ac-
cepte de bon cœur les négations du critique. Il se
cabre carrément devant une parodie de restaura-
tion chrétienne. Le résultat de « la vigoureuse phi-
losophie allemande, le dernier effort de l'esprit
160 LE SENS DU CHRISTIANISME.
métaphysique )>, lui paraît « un arbre sans racine »,
« un édifice sans fondement' ».
L'humanité qu'il connaît, n'est pas l'Homme-
Dieu de Hegel, c'est celle de tout le monde '^. Et
n'est-il pas remarquable qu'un grand exégète
français contemporain, après avoir fait le tour de
l'exégèse allemande, se soit arrêté comme Littré à
la religion de la pure humanité?
En Allemagne, l'interprétation hégélienne de l'É-
vangile prit même la forme des vers. Je serais
tenté de reconnaître l'influence de Strauss dans
VEvangile des laïques, publié en 1842 par Frédéric
de Sallet. Le programme est le même, et pour-
suivi avec plus de rigueur. D'abord l'épisode évan-
gélique, puis le sens hégélien. Après le récit de
l'Annonciation, Frédéric de Sallet critique le sens
naturel : « Ainsi parle la légende en son langage
profond, mystérieux. Si je suis forcé de la prendre
à la lettre, elle se change en une risible fable qui
n'a plus de sens, et on détruit ce vivant esprit qu'elle
renferme. » Mais tout devient grand et noble si on
s'élève à l'incarnation de Dieu qui se forme à
chaque instant dans la conscience de l'humanité :
« O femme, s'écrie le poète, ce que tu enfantes est
saint et deviendra grand en esprit. C'est le roi
éternel, maître de la terre. Il n'est point de jour où
Dieu, pour se faire homme, ne descende volontai-
remententon sein maternel. Ainsi, nouvelle mère de
Jésus, tu reçois humblement Dieu dans la pureté
céleste de ton âme. Tu fais un paradis de cette
r. Avant-propos, p. ïxii et s.
2. Avant-p)ropos, p. xxv.
L'INTERPRÉTATION MYTHIQUE DE STRAUSS. 161
vallée terrestre et tes enfants seront nommés fils
de Dieu. »
« Ce qu'il y a de plus extraordinaire, note l'ex-
cellent M. Heinrich, c'est qu'une grande partie de
ces vers étaient destinés à convertir la fiancée de
Sallet à l'hégélianisme^.. » — Fallait-il qu'il fût
convaincu!...
L'Allemagne protestante ne se méprit pas sur le
caractère destructeur de l'ouvrage de Strauss.
« Lorsqu'on vit, dit alors Edgar Quinet, qu'il était
comme la conséquence mathématique de tous les
travaux accomplis au delà du Rhin depuis cinquante
ans et que chacun avait apporté une pierre à ce
triste sépulcre, l'Allemagne savante tressaillit et re-
cula devant son œuvre ^. » C'était bien son œuvre,
en dépit du caractère original de l'interprétation
mythique, puisqu'elle s'associait à la négation du
surnaturel inaugurée par le rationalisme. Et si
l'Allemagne savante recula, ce ne fut que pour
rendre plus acceptable cette négation, en l'enve-
loppant de nouvelles formules. Vous avez entendu
dire de l'œuvre de Strauss qu'elle est purement né-
gative, et qu' « elle succomba sous son propre
néant 3. » L'effet n'en fut pas moins très grand.
Après Strauss, les écoles critiques ne se donnèrent
même plus la peine de discuter les titres divins
du christianisme. L'explication naturelle mise à
mal, ce fut tant pis pour les faits miraculeux.
Il fut entendu qu'en principe la science historique
ne pose plus la question du miracle, ni pour
i. Heinrich, Hist. de la litt. ail., t. III, p. 383 s.
2. Revue des Deux-Mondes, déc. 1838.
3. ViGOUROUX, op. l., t. III, p. {)4o.
16-> LE SENS DU CHRISTIANISME.
l'expliquer, ni même pour le nier. Ce qui ne veut
pas dire que la question soit résolue. Si on ne l'a-
borde plus franchement, c'est simplement parce
que tous les systèmes proposés ont été reconnus
insuffisants. On les utilise faute de mieux. On em-
prunte toujours quelques traits à Paulus, on a re-
cours plus souvent au mythe ou spontané ou par ré-
miniscence de l'Ancien Testament; au pis aller on
se réfugie dans l'inconnaissable. Ce parti pris de la
critique est en grande partie dû à l'influence de
Strauss ' .
Cependant cette même critique lui reproche d'a-
voir poussé trop loin et trop systématiquement
l'interprétation mythique. L'esquisse qui subsis-
tait de la vie de Jésus avait quelques traits justes,
mais était par trop incomplète. La négation de
l'ancienneté des évangiles ne s'appuyait sur rien
de solide. Strauss n'avait rien dit des origines de
l'Église ,' ni de la composition des écrits du Nou-
veau Testament. Tous ces points furent l'objet
d'une activité fébrile, du vivant même de Strauss,
et généralement dans un sens plus modéré, si
bien que lui-même , dans sa seconde Vie de Jésus,
est plus rapproché de l'école du compromis que
du radicalisme de sa première position. Ce nouvel
aspect de la critique commence avec Baur et l'école
de Tubingue.
4. Dans son ouvrage Jésus et la tradition évangélique (1910),
M. Loisy ne fait guère qu'appliquer à la critique des faits du deuxième
évangile les principes de Strauss; cf. Riî., J911, p. 294 ss.
SIXIÈME LEÇON
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES
PAR L'ÉCOLE DE TUBINGUE.
Ferdinand Christian Baur, chef incontesté de
l'école de Tubingue, est né à Schmiden, près de
Ganstadt, en 1792. 11 est mort à Tubingue en 1860.
Nous avons déjà dit qu'il fut le maître de Strauss.
Et sûrement il avait déjà, comme il l'a affirmé,
pressenti les grandes lignes de son système avant
l'apparition de la trop célèbre Vie de Jésus. Néan-
moins ses travaux et ceux de son école se présen-
tent comme un complément à l'œuvre de Strauss,
et le principal ouvrage de Baur, Paul, V Apôtre de
Jésus-Christ^, parut en 1845. Les doutes soulevés
par Strauss sur l'authenticité des Évangiles, la
part créatrice qu'il faisait à la tradition populaire,
c'est-à-dire à la communauté naissante, dans l'é-
closion des récits évangéliques et du dogme chré-
tien, sa critique destructrice de l'histoire et sa ten-
tative hardie de la remplacer par le mythe, tout
concordait à déplacer l'intérêt naguère concentré
sur la vie du Christ. Puisqu'elle était en grande
1. Paulus der Apostel Jesu Christi, Stuttgart, 1845. 2« éd. publiée
par Zeller, Leipzig, 1860.
164 LE SENS DU CHRISTIANISME.
partie une invention des temps apostoliques, il
fallait se demander à quelles forces inconnues le
christianisme avait du son existence, ou quelle
idée avait donné Tessor aux mythes symboliques,
chargés de l'enseigner.
Si l'on parvenait à le mettre en lumière, on au-
rait en même temps acquis un critère, une règle,
pour juger de l'âge des écrits du Nouveau ^'es-
tament, désormais déracinés. C'est dans la pour-
suite de ce double but que l'école de Tubingue
montra une activité vraiment prodigieuse. Elle
se proposa incontestablement de déterminer à
la fois le principe de l'évolution chrétienne, et de
fixer la date des œuvres qui en manifestaient les
transformations. Elle s'appuyait donc sur les posi-
tions de Strauss, ou plutôt elle s'efforçait de rem-
plir le vide qu'il avait creusé, et cela est si vrai que
Baur n'essaya jamais de tracer la physionomie du
Sauveur. Il admit, sans autre recherche, que Jésus
s'était donné comme le Messie attendu par les
Juifs. Mais comment en vint-on à l'adorer comme
Fils de Dieu ? Comment la foi des gentils se rat-
tacha-t-elle à celle des Juifs? par quels accords se
fit une union si difficile? C'est un secret qu'il fallait
demander surtout aux écrits de saint Paul, lettres
adressées aux premières églises, qui reflètent leurs
préoccupations aussi bien que les pensées de l'A-
pôtre. C'était le moyen de discerner les tendances qui
animaient les esprits, et, d'après ces tendances, d'é-
valuer la marche des idées. C'est pourquoi la cri-
tique de Tubingue a reçu le nom de critique des
tendances. Elle-même est très nettement le fruit
d'une tendance, comme nous le verrons.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 165
Essayons d'esquisser les grandes lignes du sys-
tème de Baur d'après son premier ouvrage, celui
qui a mis tout en branle, sur l'apôtre saint Paul.
L'idée centrale paraît être l'opposition entre les
anciens apôtres, Pierre à leur tête, et Paul, le con-
verti du chemin de Damas. Pierre, qui représente
les anciens disciples, a reconnu Jésus pour le Mes-
sie. Cette croyance, un moment ébranlée par la
mort du Maître, s'est ranimée par la résurrection,
mais elle n'a pas pour cela changé de nature. Jésus
est toujours le Messie d'Israël, celui qui doit lui
rendre sa prospérité et une gloire inouïe aux siècles
écoulés. Sa mort n'a été qu'un accident, sans au-
cune portée en elle-même que d'imposer un retard
aux espérances nationales. Jésus est absent, il re-
viendra pour reprendre l'œuvre nationale inter-
rompue. La seconde venue du Christ accomplira
ce qui a manqué à la première. Telle était la foi
des chrétiens d'origine juive, ce que Baur nomme
le parti pétrinien.
Le génie de Paul ne peut se contenter de cette
explication, ou plutôt de cette inintelligence d'un
fait aussi extraordinaire que la mort du Messie. Il
veut qu'elle ait eu une immense valeur aux yeux de
Dieu. Elle ne diffère pas la réalisation du messia-
nisme. Elle le transforme, elle en détruit le carac-
tère national. Si le Christ est mort, c'est pour
quelque chose, ou plutôt c'est pour quelqu'un, c'est
pour expier les péchés des hommes et les faire vivre
en paix avec Dieu. Par sa mort, Jésus est mort au
judaïsme ^ , il est devenu la source de la vie de l'es-
4. Cf. II Cor. V, IG.
166 LE SENS DU CHRISTIAIMSME.
prit. L'esprit divin, agissant dans les âmes, tel est
le principe absolu de religion, élevé bien au-dessus
du judaïsme, que découvre saint Paul. L'esprit
lutte contre la chair, donne à l'âme la liberté, l'at-
franchit de la Loi juive et l'unit à Dieu.
Paul avait une intelligence pénétrante et logique.
Parti du pharisaïsme et converti, il va d'un bond
au pôle opposé des idées religieuses; il est le pre-
mier à prendre pleinement conscience du christia-
nisme par la pensée, et à en déduire les principes
seconds par la voie de la dialectique.
Sa doctrine, entièrement neuve, devait entrer en
conflit avec la routine du messianisme héréditaire
qui se transmettait dans les communautés judéo-
chrétiennes, c'est-à-dire composées de Juifs con-
vertis où l'on continuait à observer la Loi de
Moïse.
Il est une nuance dont on ne tient pas toujours
compte à Baur. Il n'a pas rangé Pierre parmi les
judaïsants les plus résolus, disons les plus obstinés.
Ces derniers estimaient que tous les chrétiens.
Juifs ou gentils d'origine, étaient tenus à la circon-
cision s'ils voulaient être sauvés, et ils ne faisaient
grâce à personne d'aucune observance. Le Pierre
de Baur était d'accord avec eux sur les principes,
mais lui et les autres apôtres se montrèrent hési-
tants sur l'application. Sans la Loi, pas de salut.
Mais Barnabe et Paul ont fondé des communautés
chrétiennes peu disposées à se soumettre à la Loi.
Faut-il les mettre tout à fait hors de l'Église? Ce
serait la priver du succès d'un ministère qui semble
béni de Dieu. L'essentiel est de sauver les principes
en distinguant deux sortes d'apostolat, sans l'ompre
LA CRITIQUE DES ORIGLXES CHRÉTIENNES. 167
pour cela les rapports de fraternité. Paul prend la
responsabilité de sa prédication? Libre à lui! 11
ira chez les gentils pour les formera sa guise. Mais
Pierre conservera les Juifs. On se donne la main
sur ces bases, et Paul est invité, en signe d'union,
à envoyer les aumônes des gentils aux pauvres de
Jérusalem.
Mais Vesprit conciliateur de Pierre ne pouvait
avoir émoussé l'antagonisme des principes. La
lutte s'engagea de nouveau et continua entre les
deux tendances. La querelle durait encore, plus âpre
que jamais du côté pétrinien, lorsque, au commen-
cement du II'' siècle, furent composés les ouvrages
connus sous le nom dello/nélies clémentines^ Re-
connaissances de Pierja, C'est par fidélité au sou-
venir de Pierre, c'est pour défendre sa doctrine,
que Paul y est attaqué sournoisement sous le mas-
que de Simon le Magicien, l'adversaire du prince
des apôtres, le type de l'hérétique et du charlatan.
Les passions étaient donc ardentes entre les deux
partis, lorsqu'un troisième adversaire, les mena-
çant à la fois, les contraignit à s'entendre. Pétri-
niens et Pauliniens avaient en commun certains prin-
cipes traditionnels, le sentiment de l'unité parla foi
en Jésus-Christ, par la pratique des mêmes règles
de morale. En face d'eux, ou plutôt comme une
nuée d'adversaires qui surgissaient de toutes parts,
les gnostiques se targuaient d'une science plus
approfondie dont les sources étaient inconnues, et
qui menaçait la simplicité et l'intégrité de la foi et
des mœurs chrétiennes. Pour leur résister, l'Église
se concentra, les anciennes controverses s'assoupi-
rent, une récpïiciliation définitive s'opéra au moyen
168 . LE SENS DU CHRISTIANISME.
d'une transaction. Le paulinisme avait triomphé
dans son théorème essentiel qui affranchissait les
chrétiens de la Loi. Mais sa liberté fut limitée par un
nouveau légalisme. Le sens du christianisme primi-
tif ou pétrinisme, c'était un messianisme national; le
sens du paulinisme, c'était la perception de l'esprit j
transformant le messianisme en religion universelle
où l'individu, affranchi de la Loi, possède la sainte
liberté des enfants de Dieu. Le catholicisme eut les
avantages et les inconvénients d'un accord, qui tout
en proclamant abolie la loi de Moïse, en conserva
l'espritde servitude, mélangéavecl'esprit de liberté.
Il était réservé au protestantisme d'être une reprise
de l'esprit de liberté, jusqu'au jour de la grande
découverte hégélienne de la religion de l'absolu.
Ayant aiijsi reconstitué l'histoire de l'église pri-
mitive comme une lutte entre deux tendances pour
aboutir à une conciliation, Baur retrouva partout
les indices de ce drame historique. Il crut tenir une
sorte d'échelle chronologique, qui lui permettrait de
dater les écrits du Nouveau Testament d'après les
péripéties du paulinisme et du pétrinisme. Cela
paraissait surtout plausible pour les écrits de saint
Paul, l'auteur d'une doctrine parfaitement caracté-
risée. Baur la trouva exprimée dans sa pureté par
les quatre grandes épîtres, aux Galates, aux Romains ,
première et seconde aux Corinthiens. Celles-là sont
authentiques. A l'autre extrémité se trouvent les
épîtres pastorales, contemporaines des débuts de la
gnose, avec sa végétation de mythes et de généalo-
gies, dont Timothée est invité à se défier ^ . Entre ces
1. I Tim. 4.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 169
deux groupes nettement dessinés, les autres épîtres
attribue'es à saint Paul par l'antiquité sont à tout le
moins douteuses, et plus probablement supposées;
ce sont des manifestes du parti paulinien inclinant
vers un accommodement.
Mais l'œuvre par excellence de la transaction,
celle qui incarne le parti pris de la paix, ce sont les
Actes des Apôtres. Les Actes sont comme le proto-
cole sous une forme historique du compromis entre
les disciples de Pierre et ceux de Paul, esquissé
d'avance dans la personne et les actes des chefs.
Entre eux, c'est comme un assaut de bons procédés,
d'avances faites à l'autre doctrine. Pierre, averti par
une vision, introduit les gentils dans l'Eglise en la
personne du centurion Corneille ; il déclare au con-
cile de Jérusalem que les gentils ne doivent pas être
obligés à la Loi ^ . Il est presque devenu paulinien
convamcu. Paul, de son côté, n'est pas en reste
d'égards envers la Loi. Il solennise les fêtes, visite le
Temple, s'y enferme pour rendre un vœu de naziréat,
il circoncit Timothée, fils d'un père grec'^ Les Actes
des Apôtres sont donc un ouvrage daté par son
esprit conciliant, et postérieur à la moitié du second
siècle.
La théorie ne se cr©it pas moins efficace pour suivre
dans l'ordre des temps la composition des évangiles.
Entre saint Matthieu et saint Jean, il y a autant de
divergence qu'entre les grandes épîtres paulines et
les Actes des Apôtres. Le premier évangile respire
le respect de la Loi; il prouve l'accomplissement
des prophéties messianiques en Jésus. C'est le ma-
i. Act. X ; XV, iO.
2. Act. XX, 16 ; XXI, 26 ; xvi, 3.
10
170 LE SENS DU CHRISTIANISME.
nifeste du pétrinisme. Le troisième évangile pen-
che vers la conciliation, quoique représentant la
conception paulinienne. Le deuxième, écrit d'après
le premier et le troisième, réunit les deux opinions
qui fusionnent tout à fait dans saint Jean, daté de
Fan 170.
L'Apocalypse, brûlante de haine juive, est au con-
traire un des premiers écrits pétriniens.
Comme tous les systèmes fortement charpentés,
le système de Baur ne se dérobe pas à la discussion.
Il prête même un peu au ridicule avec sa prétention
de tout expliquer par une découverte géniale. Il
est rare que les phénomènes vitaux se résolvent si
aisément en principes très clairs. Aussi s'est-on
permis non sans raison quelques remarques ironi-
ques sur le pétrinisme et le paulinisme dont la
combinaison aurait donné naissance à l'Eglise. Avec
raison aussi on a signalé l'influence de Hegel dont
Baur se faisait honneur de suivre la philosophie.
Nos critiques l'ont noté. Le pétrinisme ou la doctrine
de saint Pierre se pose comme une thèse, dont le
paulinisme est l'antithèse ; la conciliation et la tran-
saction sont naturellement la synthèse. Tout se
passe selon le rythme de la philosophie de Hegel.
M. Albert Schvveitzer ne parle pas autrement :
« L'école de Tubingue emploie le langage de Paul
pour produire une imposante philosophie de la reli-
gion animée d'une influence hégélienne ^ . »
Tout cela est parfaitement exact, mais je crois
1. Paul and his interpreters, p. 16. je n'ai sous les yeux en ce
moment que la traduction anglaise de la Geschichte der Paulini-
schen Forschung von der Re formation bis au f die Gegemvart, in-S"
de xii-197 pp. ; cf. RB., 1944, p. 288 sS.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 171
qu'il faut aussi reconnaître dans cette construction
le principe dirigeant du protestantisme. La meil-
leure justification de Luther ne serait-elle pas de
prouver qu'il est revenu à la pure doctrine de celui
qui a le premier compris le sens du christianisme ?
N'est-ce pas le triomphe assuré sur la papauté
romaine, sur le siège de Pierre, sur toute l'Église
catholique, que cet hommage rendu à la religion
absolue de l'esprit individuel de liberté ? Pierre, dont
le successeur se dit infaillible, n'aurait même rien
compris à la pensée de Jésus, car Baur, par respect
pour le Sauveur, semble faire remonter jusqu'à lui
ridée de la religion universelle. Il n'est pas indiffé-
rent de noter cette inspiration luthérienne au début
d'études qui se présentèrent comme purement cri-
tiques.
Quelques-uns des disciples de Baur s'efforcèrent
seulement de développer sa pensée. D'autres pré-
tendirent demeurer fidèles à son esprit en poussant
ses conclusions beaucoup plus loin. L'école de Tu-
bingue a eu des ultra-tubinguiens. Ces surenchères
ne sont pas rares dans la critique. Le Maître avait
accordé à saint Paul les quatre grandes épîtres.
Mais sur quoi se fondait-il ?
Sur ce que la doctrine de Paul y est toute pure,
l'opposition à la Loi absolue? Fort bien, mais com-
ment savait-on que le Paulinisme eut dès le début
toute sa netteté? N'est-ce pas le fait des doctrines
d'évoluer vers un point suprême — maximaliste —
où elles éclatent enfin aux yeux de tous? Or ce point
172 LE SENS DU CHRISTIANISME.
maximum du Paulinisme, c'est le système de l'hé-
rétique Marcion, qui dogmatisait à Rome vers l'an
150 après Jésus-Christ. Marcion, plus logique que
Paul, ne gardait rien du judaïsme, pas même les
prophéties. Tout l'Ancien Testament était l'œuvre
d'un Dieu de second ordre, autre que le Dieu bon
révélé en Jésus. Or si les quatre grandes épîtres
Paulines n'en sont pas là, elles constituent le stade
antécédent de cette doctrine. Paul, élevé par les
Pharisiens, se serait-il porté tout d'un coup à l'a-
brogation de la Loi? C'est peu vraisemblable, sur-
tout si l'on n'attribue pas sa conversion à une illu-
mination miraculeuse. Ce qui est plutôt suggéré
par les lois de l'évolution, c'est qu'il ait partagé
les préjugés juifs des autres apôtres, sauf quelques
tendances à s'affranchir de la Loi, et que plus tard
sa doctrine se soit développée logiquement pour
aboutira une rupture ouverte au temps de Marcion.
D'autant que la première école de Tubingue par-
lait volontiers d'un mélange d'idées helléniques
dans les épîtres dites de Paul. Il a fallu du temps
à l'hellénisme pour pénétrer le messianisme juif. En
vérité, Baur s'est montré trop timide. Il n'est que
d'appliquer ses principes pour renverser ses con-
clusions trop modérées.
L'attaque fut conduite d'abord par Bruno Bauer
en Allemagne, puis par les Hollandais Pierson,
Naber, Loman et von Manen, enfin par le suisse
allemand Rodolphe Steck^ En immense majorité,
la critique allemande protesta contre ces excès.
Il n'y a plus de documents authentiques s'il faut
1. On peut voir notre Commentaire de l'épitre aux Galates, In-
troductiouj p. lxxix ss.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 173
refuser à l'apôtre Paul les épîtres qui portent son
nom. On n'imite pas cet accent-là. Ce ne sont point
des traités qu'on ait pu composer sous le nom d'un
autre, ou des prophéties d'époque incertaine. Tout
y est vivant, mêlé à des circonstances particulières,
tout y respire la sincérité, et même la passion d'un
incomparable prédicateur de l'évangile à ses débuts.
Mais ce n'était point assez de rejeter les fantaisies
du radicalisme issu de Baur; on s'en prit au maître
lui-même.
Ce qui avait excité la plus grande admiration
éveilla aussi tout d'abord la défiance. C'eût été trop
beau d'avoir découvert un principe d'authenticité et
de chronologie pour fixer l'état civil de tous les
écrits du Nouveau Testament. Il fallait convenir que
l'on n'avait pas trouvé cette clef merveilleuse.
Ce n'est pas que l'Allemagne se défie comme nous
des résultats de la critique interne. D'après quel-
ques-uns des nôtres, l'examen des textes est insuffi-
sant pour leur assigner des dates. La critique
interne, comme on nomme cet examen, n'est guère
admise qu'à fournir des probabilités en faveur de la
tradition. Le grand péché de l'exégèse allemande
serait précisément la prédominance accordée à la
critique interne. — Il se peut, mais nous voulons
lui faire la part belle.
On ne peut vraiment pas pratiquer l'exégèse
sans tenir compte de ce développement des doc-
trines, de ces changements de la législation, de
ces flux et reflux du sentiment religieux, de ces
mouvements de la vie intellectuelle et morale qu'on
nommera si l'on veut l'évolution. Aucun critique ne
comprendra rien au passé, s'il n'y a pas appris tout
10.
174 LE SENS DU CHRISTIANISME.
d'abord que l'histoire ne se recommence jamais.
Certes, elle ne va pas en ligne droite, sur la voie
d'un progrès continu, surtout, hélas ! dans Tordre
moral, mais chaque époque a son caractère, et les
productions de l'esprit portent pour l'ordinaire l'em-
preinte de leur temps. On peut donc, tous les élé-
ments du problème bien posés, les distinguer les
unes des autres par le critère du temps, et leur
assigner, plus ou moins approximativement, une
date. Et qu'on ne dise pas que les appréciations de
cette critique interne doivent toujours céder aux
témoignages extérieurs qui fixent l'âge des docu-
ments. Il y a des exemples illustres et bien établis
du contraire, lorsque les témoignages venus du
dehors sont postérieurs de beaucoup à l'époque
présumée des écrits dont l'origine est contestée.
Voici le cas des ouvrages attribués à saint Denys
l'Aréopagite, disciple de saint Paul. Ceux qui sou-
tenaient l'authenticité n'ont point manqué d'aligner
la série imposante des hommages rendus à ces
écrits par les Pères et les conciles, d'alléguer la
place considérable qu'ils tenaient dans la théologie
mystique catholique. Peine perdue, car la mystique
dionysienne suppose l'éclosion et le développement
du néo-platonisme, lequel ne commença à fleurir
qu'au troisième siècle. Et il est encore moins contesté
que les fausses décrétâtes, qui figurent encore à
leur ancien rang dans le recueil patristique de
Migne, ne sont point l'œuvre des papes dont elles
portent le nom.
Or les écrits bibliques, eux aussi, ont paru dans
le temps, et l'inspiration divine, en les orien-
tant vers les choses éternelles, n'a point altéré ce
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 175
cachet propre aux choses humaines. Faut-il tou-
jours répéter que la Sagesse, quoiqu'elle parle par
la bouche de Salomon, ne peut être l'oeuvre de ce
roi d'Israël, simplement parce que l'enseignement
divin et admirable qu'elle contient porte la marque
des conceptions alexandrines?
Mais tout cela bien entendu, Baur s'est-il con-
formé aux lois de la critique en reprochant aux
écrivains du Nouveau Testament d'avoir écrit pour
faire prévaloir les tendances que nous avons dites?
Non que les évangélistes, par exemple, n'aient eu
des intentions, et même, si l'on veut, des tendances :
le désir de faire connaître les miracles opérés par
Jésus, de rendre témoignage à sa résurrection, le
dessein d'amener les catéchumènes à la foi, de con-
firmer les fidèles dans leur adhésion au Christ, ou
même simplement de satisfaire leur dévotion et leur
amour. Mais puisqu'on apprend par les textes euX'
mêmes que Jésus n'avait point tranché la question
de la Loi, quel indice autorise à supposer que tels
ont été écrits par exemple en faveur du Paulinisme?
Le plus simple et le plus efficace dans ce but eût été
de mettre dans la bouche du Maître une déclara-
tion bien paulinienne. Or il est impossible de
relever rien de semblable dans l'évangile attribué
à saint Luc.
Saint Matthieu était classé comme pétrinien parce
que Jésus a dit dans le sermon sur la montagne :
« Je ne suis pas venu pour dissoudre, mais pour
accomplir ' », en parlant de la Loi. Mais le premier
évangile est, avec saint Jean, le plus hostile aux
l.Mt. V,17.
176 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Pharisiens, parmi lesquels le parti dit pétrinien
s'était recruté.
Le second évangile était censé venir du parti de
la conciliation, parce que Baur, comme Strauss, le
croyait composé d'après le premier et d'après le
troisième. Mais la critique est unanime pour y voir
le premier en date des évangiles tels que nous les
possédons. Il est incontestable qu'il est rédigé
d'après les souvenirs de Pierre, et il n'est pas
moins certain qu'il est écrit dans la pensée dite
paulinienne de la mort expiatoire de Jésus. Et
puisqu'il ouvre la série des évangiles, l'union des
éléments pétriniens et pauliniens ne fut donc pas
une synthèse tardive. Est-ce même une synthèse?
N'est-ce pas plutôt l'expression fidèle de la pensée
de Jésus? Car c'est Jésus qui dit dans cet évangile :
« Le Fils de l'homme non plus n'est pas venu pour
être servi, mais pour servir, et pour donner sa vie
comme rançon pour plusieurs'. » Au lieu de voir
dans cette touchante parole le dessein de glisser un
théorème paulinien parmi les récits racontés par
Pierre, ne sied-il pas d'y reconnaître le principe
premier, le fait divin sur lequel tous les Apôtres
étaient d'accord?
Enfin, en même temps qu'on s'apercevait, par
une étude de détail, à combien de difficultés se
heurtait la conception de Baur, on reprenait,
contre lui et contre Strauss, l'étude des témoi-
gnages contenus dans la tradition des premiers
Pères.
Je n'insiste pas sur ce point. L'examen de la tra-
4. Me. X, 45.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIExNNES. 177
dition patristique sort du cadre spécial de la doctrine
tubinguienne et la preuve ne peut être faite qu'en
scrutant les textes de très près. Veuillez me faire
confiance si je vous dis qu'aujourd'hui les positions
de Baur sont de plus en plus abandonnées. Il avait
négligé toute la partie philologique; la grammaire
et le lexique se sont tournés contre lui. Tout
porte à croire que les Actes des Apôtres et le troi-
sième évangile sont du même^ auteur, et on peut
en dire autant de l'Apocalypse et du quatrième
évangile. Ce n'est pas à dire que tout le monde soit
d'accord sur la composition des livres du Nouveau
Testament, ni qu'on ait renoncé à découvrir leurs
tendances. Mais personne n'oserait plus aujourd'hui
appliquer le système de Baur pour en déterminer
la date, pour cette raison suffisante que le système
lui-même a été reconnu faux. Le principal défaut
de cette critique, c'est de se préoccuper trop de
l'évolution intellectuelle des doctrines, de les cons-
truire en l'air pour les opposer l'une à l'autre dans
un cliquetis d'arguments, de concevoir en un mot le
christianisme primitif comme une école ou comme
deux écoles de philosophie ; je ne vais pas jusqu'à
dire qu'on le travestit en ce plaisant chapitre de
chanoines où l'on se jetait des livres à la tête, s'il
faut en croire le Lutrin de Boileau.
Pour éviter une discussion de détail trop ardue,
je reprends, au risque de me répéter, le récit de
ces premiers temps, tel qu'il ressort des documents.
C'est la meilleure manière de mettre en vedette
ce que l'exposé de l'école de Tubingue a d'artifi-
ciel et de fantaisiste.
178 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Les Apôtres avaient reconnu Jésus pour le Messie
attendu par le peuple d'Israël. Lors de la confession
de Pierre à Césarce de Philippe, leur foi ne s'élevait
peut-être pas beaucoup au-dessus des espérances
nationales. La demande des deux fils de Zébédée
prouve combien ils mêlaient d'ambition à leur dé-
vouement ^ . Mais l'enseignement de leur Maître les
élevait peu à peu au-dessus de ce niveau. Lorsque,
après l'épreuve de la Passion, ils le virent ressus-
cité, ils comprirent que son Messianisme n'était pas
celui d'un roi, fils de David. Non qu'ils aient cessé
tout d'abord d'espérer la restitution du royaume
d'Israël 2, mais ils savaient désormais qu'Israël
était invité à chercher en Jésus le pardon de ses
péchés, et que cet appel, adressé à chaque âme,
avait son fruit dans le baptême. Ce qui viendrait
serait le règne de Dieu. Puisque nous discutons
avec Baur, laissons de côté la vision de Pierre lors
de la conversion du centurion Corneille. Qu'on
lise cependant dans les Actes des Apôtres les trois
premiers discours de saint Pierre ^ au peuple et au
Sanhédrin, dont le ton est si manifestement pri-
mitif, comme Baur l'a reconnu, on reconnaît l'accent
d'un messianisme moral et religieux dont l'essen-
tiel est dans la réforme du cœur par la foi en
JésuS'Christ.
Persécutés à Jérusalem, les Apôtres se répandi-
1. Mt. XVI, 22 s.; XX, 20 ss.
2. Act. I, 6.
3. Act. II, 14-40; m, 12-26; v, 29-31.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRETIENNES. 179
rent en Palestine et se trouvèrent en contact avec
des gentils. Devaient-ils appeler ces gentils, c'est-
à-dire tous ceux qui n'étaient pas Juifs, à partager
leur foi? A consulter les Ecritures, il n'y avait
aucun doute. Le serviteur de Dieu devait être la lu-
mière des nations^ Et c'était aussi la pratique des
Maîtres en Israël de recruter des prosélytes parmi
les gentils. Il était alors entendu qu'on ne faisait
pas seulement partie du peuple de Dieu par la race ;
on y était admis par la circoncision et l'on acqué-
rait droit au monde futur par la pratique de la loi
de Moïse.
Il était donc indiqué de recevoir les gentils
parmi les enfants de Dieu qui croyaient au Christ,
de les purifier par le baptême, de prier avec eux
et de célébrer avec eux la mémoire du Seigneur
par le repas eucharistique. Ces nouveaux convertis,
orientaux plus ou moins hellénisés, ensuite vérita-
bles Hellènes, puis Romains et barbares, trou-
vaient dans la prédication chrétienne bien plus qu'ils
ne cherchaient, parfois avec une angoisse passionnée,
dans d'autres rites, syriens ou égyptiens, le pardon
des péchés, l'essai d'une conduite meilleure, l'espé-
rance de la vie éternelle auprès de Dieu qui avait
assez aimé le monde pour lui donner son Fils
unique. Comment auraient-ils espéré du bap-
tême le pardon de leurs péchés, si on ne leur avait
enseigné que tel était le sens et l'efficacité de ce
rite étranger? Déplus, ceux qui consentaient au
baptême recevaient l'Esprit-Saint. C'est la grâce
propre de ce sacrement mais elle était accompa-
1. Is. XLii, i-7, etc.
180 LE SENS DU CHRISTIANISME.
gnée alors d'une action surnaturelle qui nous
étonne, mais qui s'impose avec une évidence irré-
sistible ^ Il y eut, au début du christianisme, une
effusion de grâces extraordinaires, que les chrétiens
constatèrent, que les documents relatent comme un
fait connu de tout le monde, et cette effusion de
grâces, où Ton voyait l'accomplissement d'une
prophétie, était accordée aux gentils comme aux
Juifs, sans distinction. Qu'en conclure, sinon que
les gentils étaient pardonnes, qu'ils étaient en
grâce avec Dieu, que Juifs et gentils étaient sous
l'impulsion du même Esprit de Dieu? Dans leur
ferveur, les adhérents à une doctrine nouvelle
sont d'ordinaire très unis; il faut en croire les Actes
quand ils nous disent que les premiers fidèles n'a-
vaient qu'un cœur et qu'une âme. Ils n'avaient donc
sans doute aussi qu'une même foi, principe de leur
union. C'est dans l'une de ces sociétés qu'il faut
pénétrer pour savoir si vraiment, avant l'inter-
vention de Paul, les Juifs convertis n'attendaient
de Jésus que l'accomplissement de leur rêve natio
nal. Il serait bien étrange que ce rêve eût attiré
tant d'étrangers. Mais de plus, nous savons par
Paul lui-même, le Paul que Baur juge authentique,
que les Juifs, dans l'ensemble, demeurèrent sourds
à la prédication des Apôtres. Et il en donne la
raison, c'est qu'ils ont méconnu la justice de Dieu,
qu'ils se sont obstinés à chercher la justice non
dans le Christ, mais dans la Loi. C'est encore qu'ils
se sont heurtés au scandale de la Croix, qu'ils
n'ont pas voulu chercher dans la mort du Christ
1. I Cor. XII ; Act. ir, etc.
LA CRITIQUE DES ORIGIXPS CHRETIENNES. 181
le pardon accordé par Dieu au monde. Evidemment
Paul interprète le fait d'après ses propres prin-
cipes, mais d'abord il n'invente pas le fait : la
prédication des Apôtres avait eu peu de succès
parmi les Juifs. 11 n'invente pas non plus l'expli-
cation de ce fait, et môme on ne peut en assigner
aucune autre raison que celle qu'il donne pour
l'avoir constatée. La prédication des premiers Apô-
tres était donc qu'il fallait demander à Dieu le
pardon des péchés par la vertu de la mort du
Christ. Tous les chrétiens étaient d'accord sur ce
point, et ils formaient une église, d'après les termes
de Paul, qui avoue l'avoir persécutée ^ Paul n'est
point un philosophe qui conçoit un système et qui,
après l'avoir mûri et développé, le compare à un
autre système. C'est un homme d'action qui entre
dans l'Eglise qu'il avait combattue, parce qu'elle
possède la vérité. Il est vrai qu'il ne se met pas à
l'école des Apôtres. 11 a conscience d'avoir été
éclairé par Dieu qui lui révéla son Fils Jésus-
Christ, et cette révélation développa dans son
esprit toute une théologie. Mais il a conscience
aussi de prêcher la même foi qu'il persécutait
naguère, et les églises de Judée, celles des Pétri-
niens, s'en rendent compte et en rendent gloire à
Dieu^. Il n'y a dans tout le Nouveau Testament
aucune trace de conflit entre Pierre et Paul sur le
salut que tous deux plaçaient dans le baptême et
dans la foi au Christ Jésus.
Étaient-ils en désaccord sur l'obligation de pra-
tiquer la loi juive ?
1. Gai. I, 1^.
"2. Gai. Il, ^22-24.
LE SENS DU CHRISTIANISME. Il
182 LE SEXS DQ CHRISTIANISME.
Les Juifs convertis à Jésus- Christ continuèrent à
pratiquer les observances traditionnelles. Les Apiô-
tres eux-mêmes montaient au Temple pour y prier.
Et sans doute si quelques gentils se convertissaient
dans des villes de Palestine, surtout à Jérusalem,.
se pliaient-ils aisément à Tobservation de la Loi
qui était de règle autour d'eux. Mais l'évangile
se développait loin de la Judée, dans des villes
où l'élément païen était en majorité. Les gentils
entraient en foule dans l'Eglise. Barnabe et Paul
qui se signalèrent comme apôtres des gentils dans
la Syrie et à Antioctie, ne leur demandèrent rien
de plus que la sincère adhésion de l'esprit et du
cœur au salut qui leur était annoncé. De la loi
juive, il ne fut pas question. Les gentils ne son-
geaient pas à la pratiquer, sans d'ailleurs s'in-
former si elle était abrogée ou non, et personne ne
les y contraignait.
Nous avons donc au début, non point précisé-
ment deux thèses, ni la thèse et l'antithèse, mais
deux pratiques. Le problème théorique était résolu
d'avance par la vie de rEglis"e, dirigée par l'Esprit-
Saint, selon le principe fondamental de la foi.
Pourtant une thèse se produisit, près de vingt
ans après la résurrection du Christ, avec l'entrée
en sêène à Antioche de quelques Juifs que saint
Paul qualifie tout simplement de faux frères^. Tous
ceux qui pensaient comme eux ne méritaient peut-
être pas une qualification aussi dure, et plusieurs
pouvaient être de très bonne foi. Le Dieu d'Israël
avait donné une loi à son peuple, loi dont les pro-
1. Gai. II, 4.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIEXXES. 183.
pliètes avaient prêché la pratique, loi qui devait
être, comme le Messie, une lumière pour les na-
tions, puisqu'elle était d'origine divine. Il parut
donc à quelques Juifs devenus clirétiens que le
Messie et la Loi étaient deux instruments coordon-
nés dans les desseins de Dieu pour procurer son
règne^ la mission du Messie .étant d'amener tous
les peuples à la pratique de la Loi. Le premier
devoir des gentils convertis au Messie était donc de
pratiquer l'article fondamental de l'alliance conclue,
non seulement avec Moïse, mais avec Abraham, le
père des croyants, qui reçut la circoncision en
signe de F alliance.
Encore une lois, voilà la thèse, celle quie Baur a
nommée Pétrinisme^ que l'épître aux Galates attri-
bue à des faux frères. On ne voit pas tout d'abord
surgir d'antithèse sur l'abrogation de la loi. Les
gentils demandent seulement qu'on les laisse libres.
Cependant ils ne voudraient pas être en désaccord
avec les apôtres de Jérusalem,, ceux qui ont connu
Jésus, et déjà ils montrent bien qu'ils ont le senti-
ment d'être d'accord avec eux, puisqu'ils les pren-
nent pour juges. Barnabe et Paul partent pour
Jérusalem.
C'est à Jérusalem que la question fut examinée
et tranchée.
Chose étrange, et qui scandalise bien des gens :
Jésus n'avait pas résolu ce point d'avance. 11 n'a-
vait pas enseigné à ses apôtres que la Loi cesse-
rait d'être obligatoire. 11 a fondé l'Église, il lui a
donné un chef, sans dire à ce chef qu'elle serait
affranchie des observances mosaïques. Inexplicable
lacune ! s'écrient ceux qui savent comment se fon-
181 LE SENS DU CIIRISTIANISxME.
dent les Etats. — Pourquoi Jésus n'a-t-il pas aussi
composé une somme théologique définitive, ou du
moins un symbole de foi complet? Car on pourrait
soulever la même difficulté, chaque fois qu'un doute
surgit dans l'Eglise. Silence étonnant sans doute,
mais qui ne peut embarrasser que le protestan-
tisme, dépourvu d'une autorité vivante, et silence
si digne d'un fondateur divin ! Le grand politique
qui va disparaître s'efforce de tout prévoir et donne
ses instructions aussi complètes qu'il le peut. Un
génie plus haut encore se tait, comme Alexandre,
car il a pesé l'impuissance de l'homme à régler
l'avenir. Jésus dit: Allez prêcher, enseignez toutes les
nations, je serai avec vous. Il a donné autorité à son
Eglise; cette force, avec son assistance, doit suffire.
Donc les chefs de l'Eglise avaient à trancher
cette suprême question, et ils la tranchèrent, en
refusant d'obliger les gentils à la circoncision ' .
C'est ici qu'intervient la critique de Baur. Dans
son épître aux Galates, Paul, champion de la li-
berté, affirme que sa pratique fut reconnue légi-
time. Il dit que les notables de Jérusalem n'impo-
sèrent rien aux gentils convertis qui les soumet-
trait en partie à la loi de Moïse ^. Au contraire, les
Actes des Apôtres présentent la décision comme
une transaction^. Les gentils baptisés ne seront
pas tenus à la circoncision, mais ils devront s'abs-
tenir des impuretés, des idoles, delà fornication,
du sang et des viandes suffoquées; en d'autres
termes plus modernes, on exige d'eux la pratique
i. Gai. H, 3 ss.
2. Gai. If, 6.
3. Act. x-v, 28
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 185
correcte de la chasteté, et on leur interdit démanger
la chair d'animaux immolés aux idoles ou tués sans
qu'on ait fait couler leur sang.
Il y a donc antinomie entre les Actes des Apôtres
et rÉpître de saint Paul aux Galates.
J'avoue que, sur cette difficulté spéciale, l'accord
n'est pas fait parmi les critiques. Je ne vous entraî-
nerai point dans cette discussion délicate ^ On peut,
sans recourir à une échappatoire déloyale, tenir
ces quatre restrictions pour une transaction d'ordre
administratif posée en vue des bonnes relations. La
circoncision n'étant pas exigée des gentils, ils ne
sont pas contraints d'entrer dans le judaïsme pour
aller à Jésus-Christ. Cette question de principe
résolue, Paul ne s'arrête pas à des règles exigées
par la charité. Il était disposé à faire bien davan-
tage, à se montrer Juif avec les Juifs pour les gagner
à Jésus-Christ^. Une fois bien entendu que la cir-
concision n'a pas de valeur pour le salut, ni les
autres points de la Loi, il consent qu'on les pra-
tique dans l'intérêt de l'Évangile. C'est ainsi que
s'explique sa condescendance, que Baur juge con-
traire à sa. dignité morale, et qui n'est qu'une ma-
nifestation de plus de son âme d'apôtre. Tout ce
que racontent les Actes de son respect pour la Loi
vient du même esprit. Mais ce même Paul n'ad-
mettrait pas une concession qui parût compromet-
tante pour les principes et qui fît obstacle au
progrès de l'apostolat. C'est ce qui explique son
attitude vis-à-vis de saint Pierre.
4. On peu consulter notre Commentaire de Jépilre aux Galates,
p. XLV ss. et p. 30.
2. I Cor. IX, 20.
186 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Rappelez-vGus ce que disait Baur.
A Jérusalem, Pierre et l-es apôtres, convaincus
que les gentils convertis par Paul n'étaient pas
dans la voie du salut, non seulement lui laissaient
carte blanche, mais concluaient avec lui un accord
formel en lui donnant la main. Cet accord devenait
même un marché, si, bâclé sans convicticm, il
était vendu à la condition que Paul enverrait à
Jérusalem des aumônes recueillies parmi les gen-
tils. Et Paul, de son côté, venii pour voir s'il avait
couru en vain, comme on le lui reprochait, n'au-
rait soutenu ni les droits ni la vérité de l'Évangile.
C'est nue pareille transaction qui serait coupable :
aussi déshonorante pour Paul que pour Pierre, Jac-
ques et Jean- Mais le texte de Paul parle évidemment
d'un accord -siTicère de part et d'autre, qui tranche
absolument la question de principe, afin, dit-il, que
la vérité de l'Evangile demeure '. Le reproche qu'il
fit à saint Pierre à Antioche, et qu'on aiuait tort
de dissimuler ou de supposer adressé à un Céphas
iiaconnu, prouve précisément que Pierre et Paul
étaient d'accord snairles principes, et même, jusqu'à
ce moment, sur leur application. Si Pierre avait
cru la loi obligatoire, même pour les gentils, com-
ment s'en serait-il dispensé? Comment Paul pour-
i»ait-il lui dire, dans un moment où il ne le ménagea
guère : « Si toi, qui es Juif, tu vis en gentil et non
en Juif, comment obliges-tu les gentils àjudaïser ^ ? »
Pierre vivait en gentil, et Paul ne lui dit pas que
c'était contraire à ses principes, mais au contraire
qu'il s'écarte de ses principes quand il renonce à
^. Gai. II, 5.
2. Gai. Il, 14.
LA CRITIQUE DES ORKJINES CHRÉTIEXNES. 187
manger avec les gentils, par crainte des judaïsaiits
de parti pris. Et cela est si vrai que Barnabe, le
compagnon de Paul, avait partage lui aussi Tin-
conséquence de Pierre.
Pierre, Jacques et Jean, Paul et Barnabe, étaient
d'accord, parce qu'ils cherchaient leur salut dans"
la foi au Christ, qui les avait réconciliés avec Dieu,
qui tendait les bras à tous les hommes juifs et gen-
tils. La question théorique qui aurait pu les diviser
avait été résolue par le témoignage de TEsprit-
Saint. La prédication de Paul, ses groupements de
fidèles, convertis sans la circoncision, étaient
l'œuvre de Dieu ; tous faisaient partie de l'Eglise de
Dieu. S'il y eut des doutes avant la réunion de
Jérusalem, ils ne pouvaient porter sur le seul prin-
cipe d'union religieuse, le salut en Jésus-Christ.
En se joignant à l'Eglise, Paul adhéra à ce prin-
cipe. Son rôle fut d'en déduire plus nettement les
conséquences, car il comportait l'abrogation com-
plète de la Loi, même pour les Juifs. Mais Paul ne
se préoccupait pas de faire prévaloir en pratique
les dernières conséquences de ses opinions. Chargé
de l'apostolat des gentils, il se montra plein de
déférence pour les apôtres de la circoncision, en
particulier pour saint Jacques. Est-il juste de re-
trancher ces faits de l'histoire, sous prétexte de
dérouler inflexiblement la dialectique de la religion
de l'absolu?
Toute cette évolution du christianisme s'affran-
chissant peu à peu de la loi juive fut une évolution
véritable, c'est-à-dire une transformation dans les
faits, non point par une série de mesures opportu-
nistes, ou par des concessions politiques entre
188 LE SEXS DU CHRISÏIAMSME.
deux partis, mais par l'action du principe unique
sur lequel tout le monde était d'accord. En recon-
naissant Jésus pour le Messie, les premiers disci-
ples des apôtres et les gentils lui demandaient, par
la vertu de sa mort, le pardon, la réconciliation avec
Dieu, et plus tard une place dans le royaume de
Dieu. Chercher Dieu en Jésus-Christ, c'était assurer
son salut, c'était appartenir au peuple de Dieu. A
quoi bon, dès lors, cette loi dont le but principal était
de recruter et de conserver un peuple au Seigneur ?
On put se croire obligé à observer les rites natio-
naux tant que le Temple demeura debout. Sa ruine
fut comme un oracle, annonçant des temps nou-
veaux. Le christianisme de Paul triompha, parce
que c'était celui de l'Église primitive, celui qui avait
pour fondement le culte rendu à Jésus, la foi en
Jésus-Christ, ou plutôt le Christ Jésus lui-même.
Reconnaître ce sens premier du christianisme,
ce n'est point déroger à la gloire de Paul. 11 lui
reste l'honneur d'avoir reçu dans son âme la révéla-
lion qu'il a si admirablement développée. Il se soude
aux anciens Apôtres, et il se soude aux premiers
Pères. Baur s'était attaqué au premier point ; ses
disciples, plus ou moins fidèles, ont essayé d'ap-
porter de nouvelles lumières sur cet autre point de
la transmission doctrinale, celui par où Paul touche
au christianisme grec. Pour ménager la continuité
de l'évolution, on a cherché dans l'esprit du premier
théologien du christianisme quelques traces de la
tournure d'esprit ou des doctrines de l'hellénisme;
LA CRITIQUE DES ORIGLXES CHRÉTIENNES. 189
l'esprit grec aurait nuancé sa conception religieuse,
la rendant ainsi plus accessible aux gentils que le
pur judaïsme des anciens apôtres.
Ces sortes de recherches ne nous sont nullement
antipathiques et ne dérogent pas à la dignité des
écrivains sacrés.
A la vérité, l'ancienne exégèse prenait les choses
d'un autre biais. Quand on rencontrait dans Sénèque
des pensées vraiment religieuses, un souci constant
de la perfection morale, des égards charitables pour
les autres humains, même pour les esclaves qu'il
voulait qu'on traitât comme des frères, nos anciens
auteurs, mesurant la distance qui séparait Gicéron
de Sénèque, avaient imaginé entre saint Paul et le
philosophe un commerce de lettres où le ministre
de Néron aurait été le disciple. Mais Sénèque se
rattache sans difficulté à la lignée des moralistes
stoïciens ; il est plus humain que ses prédécesseurs,
mais d'autres le suivront dans cette sympathie
générale pour les hommes. On se demandait plutôt
à Tubingue si Paul n'aurait pas emprunté quelque
chose à la philosophie de son temps. Serait-il éton-
nant, après tout, que celui qui s'est fait juif avec les
Juifs, gentil avec les gentils, qui a cité à Athènes,
d'après les Actes ^ un demi-vers d'Aratus, se soit
servi de sa culture hellénique pour construire sa
théologie? Il aurait préludé en cela à l'œuvre des
docteurs du moyen âge qui ont incorporé dans leurs
Sommes, saint Thomas d'Aquin le plus grand de
tous, la meilleure partie de la sagesse antique.
Et même pouvait-il faire autrement? Le judaïsme
1. Act. XVII, 28 : Tou yàp xal ysvcç £a[Jisv, dans Aratus, Phaenom.,
il.
190 LE SENS DU CHRISTIANISME.
de son temps était depuis des siècles en contact
avec riiellénisrae- Porté sur les aiks de la victoire
avec Alexandre, le génie grec avait poursuivi la
<^o^îquete de l'Asie après la înort prématurée du
jeune héros. Un moment il avait paru l'emporter à
Jérusalem comme dans les autres cités syriennes.
La réaction des fidèles compagnons des Macchabées
l'avait tenu à l'écart de la sainte cité. Mais il y avait
pémHré insidieusement avec les derniers Asmo-
néens, plus ouvertement avec Hérode, et il l'empor-
tait partout ailleurs, en particulier à Tarse où Paul
naquit, et où il reçut une éducation distinguée,
puisqu'il était citoyen romain. Ces considérations
générales ont leur poids. Elles ont été exploitées
comme un appui par ceux qui nient Faction
spéciale de Dieu dans la propagation du christia-
nisme. Le judaïsme avec sa physionomie native, son
origine barbare, n'avait pas de chances d'être
accueilli par les Grecs. Cependant ils souhaitaient
une religion plus grave que la leur, moins compro-
mise par sa mythologie, riche en promesses de
salut. Une bonne recette de succès eût consisté à
donner au monothéisme juif, élevé comme concep-
tion, pur dans sa morale, séduisant par les promes-
ses de la vie future, une apparence de philosophie
grecque. On insinua que le succès du christianisme
fut dû en partie à l'élaboration du judaïsme dans la
;f>ensée de Paul où il se mêla, soit par juxtaposition,
soit par fusion, avec des éléments d'oiigine grecque.
Mais d'abord on oubliait que la recette avait été
essayée, et depuis longtemps, parles Juifs d'Alexan-
drie. Histoire, philosophie, poésie, ouvrages com-
posés sous leur nom, ou falsification de textes attri-
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 191
bues aux maîtres de l'hellénisme, ils avaient tout mis
en œuvre pour convaincre les Grecs par leui^s pro-
pres armes que le judaïsme était le seul dépositaire
de la vérité religieuse. Or, tout cela n'eut pas grand
succès. Et quand, après la ruine de Jérusalem, ce
judaïsme frotté de civilisation grecque cessa d'être
en contact avec le judaïsme authentique et intran-
sigeant, celui de Palestine, ce fut la foi des Rab-
bins qui se perpétua dans son intégrité. La fu-
sion avait échoué, et la tentative ne fut plus
reprise.
Et pourtant Philon, pour ne nommer que lui,
avait tout fait pour attirer les Grecs. L'histoire na-
tionale qui pouvait leur porter ombrage était vo-
latilisée en allégories subtiles, dans le goût des
philosophes stoïciens. La morale était la leur, avec
leur principe fondamental que la perfection consiste
à vivre selon la nature. Les prophètes, amis de
Dieu, avaient reçu de lui des oracles véridiques.
C'était le fondement d'ime mystique que F Ancien
Testament n'avait point développée, mais que
Philon sut combiner avec les tendances mystiques
du platonisme. Or tout cela n'eut guère d'action
— que sur les apologistes chrétiens. Le monde
grec fut réfractaire. Parmi les Romains, plus portés
aux valeurs morales, le judaïsme fit plus de progrès,
mais plutôt, semble-t-il, par son intransi geane».
que par ses concessions. Du moins Juvénal nouà
montre les fils des convertis plus zélés que leurs
pères, et Epictètc est l'écho du mépris où tombaient
les demi-juii's^
1. Sur ces points on peut voir Le Messianisme rJtcz les Juifs,
p. 27S et -2^1.
192 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Il n'était donc pas aisé de réussir en donnant au
judaïsme le masque de la philosophie grecque. Dans
Philon la compénétration n'est pas faite. Derrière
toute cette façade, semblable à un décor de théâtre
antique, les gentils apercevaient l'obligation de
garder le sabbat, de s'abstenir de certains aliments,
de pratiquer la circoncision. Le sabbat n'eût été
qu'unjour férié comme un autre, mais le reste parais-
sait trop dur.
Si donc l'on veut dire que Paul a favorisé l'expan-
sion du christianisme en affranchissant les gentils
de la loi juive, c'est l'évidence même. Mais cette
abrogation de la loi n'est qu'une conséquence pra-
tique de sa doctrine; elle a été, nous venons de le
dire, admise par toute l'Église. Ce n'est point ce
qu'on entend quand on parle d'une pénétration des
idées grecques dans la théologie de Paul. Il faudrait
indiquer un point précis, et ce n'est pas facile.
M. Schweitzer a môme accusé les critiques, plus ou
moins dépendants de l'école de Tubingue, de cher-
cher une demi-obscurité : « Quelquefois on a l'im-
pression que, dans cette question difficile, ils rendent
intentionnellement leurs discussions un peu obs-
cures et incohérentes, et sont plus préoccupés de
cacher que de révéler leurs vues, pour ne pas les
exposer à des attaques ' . »
Cependant on a volontiers insinué l'origine
grecque de la théorie si particulière à Paul sur
l'esprit et la chair. Il y a dans Platon un sentiment
véhément de l'opposition entre la raison et les pas-
sions inférieures qu'il traite de bêtes furieuses.
i. Paul and his intcrprcters, p. 6î>.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 193
L'âme est dans le corps comme dans une prison ; il
faut qu'elle soit délivrée delà chair pour contempler
les idées et Dieu lui-même. N'est-ce pas à ces as-
pirations vers la vie de l'esprit que Paul a emprunté
son dualisme, l'opposition entre les deux puis-
sances qui luttent en nous?
Aujourd'hui, personne n'oserait le dire. Le rap-
prochement est incontestable sur un point, celui de
l'antagonisme entre la raison et les tendances mau-
vaises, décrit par Paul dans l'épître aux Romains.
Mais ce n'est là qu'un lieu commun de morale, un
fait constaté par Euripide comme par Platon, et
même par le frivole Ovide, un état de conscience
dont chacun peut aisément se rendre compte. Le
rôle de la pensée philosophique commence lors-
qu'on scrute l'origine de cette guerre intestine qui
semble révéler en nous deux principes d'action
distincts et opposés. A partir de ce moment, Pla-
ton et Paul suivent chacun leur voie. Platon dis-
tingue deux et même trois âmes, et creusant plus
avant, il découvre le principe premier de la lutte
qui nous déchire dans l'antinomie entre l'esprit et
la matière. L'âme est de sa nature spirituelle, elle
est tombée dans le corps pour expier une faute ;
elle reprendra ses destinées propres en recouvrant
son indépendance ^ D'après saint Paul, l'homme
entraîné vers le péché ne peut en triompher tout à
fait par la force de la raison : il a besoin pour cela
que l'Esprit de Dieu agisse en lui et se donne à lui.
Mais les forces hostiles à l'Esprit ne sont pas pro-
pres au corps seul : elles résident aussi dans la
1. Voir surtout le Phèdre.
194 LE SEXS DU CHRISTIANISME.
partie raisonnable de l'homme; le point n'est
pas de vaincre les éléments de la matière, mais de
mourir à une vie engagée dans le péché pour vivre
d'une vie divine. Cette vie divine commence dès
maintenant, quand nous sommes âme et corps ; elle
aura tout son épanouissement après la résurrection
dans un corps devenu spirituel. Paul n'a pas besoin
d'emprunter aux livres, il a directement conscience
du changement accompli dans l'humanité. Que sont
les désirs incertains de Platon, ses appels plus ou
moins authentiques vers un secours divin ^ compa-
rés au chant de triomphe de Paul, sûr de l'amour
de Dieu dans le Christ ?
Encore cet aspect de la philosophie platonicienne
sollicitant les influences divines, était-il presque
oublié au premier siècle de notre ère. Le néopla-
tonisme en dégagera toute une mystique. Mais au
temps de Paul, la philosophie la plus répandue,
celle des Stoïciens, n'éprouvait guère le besoin du
secours de Dieu. En dépit de quelques phrases sur
la prière — qu'il faut d'ailleurs ramener au sens du
panthéisme, — Sénèque, comme tous les autres
maîtres de l'école, ne comptait que sur la libre vo-
lonté de l'homme pour assurer ses destinées. « Le
sage est le^compagnon des dieux, il n'est pas leur
suppliant^. » C'est la ferme conviction de tous
ceux des philosophes qui croyaient à la Providence.
Les autres pensaient avec Épicure que les dieux no
s'occupaient pas des hommes. Toute cette philoso-
phie populaire, Paul en a pesé La valeur quand il a
4. On sait que le second Alcibiade n'est sûrement pas de Platon.
2. Ep. XXX], 8.
LA CRITIQUE DES ORIGINES CHRÉTIENNES. 195
vu dans la méconnaissance de Dieu la source de
toutes les déchéances morales.
Aussi bien a-t-on renoncé à faire figurer la phi-
losophie grecque parmi les sources de la théologie
de saint Paul. Le mouvement de Tubingue, sur ce
point comme sur celui du pétrinisme primitif, a
abouti à une impasse.
Ce n'est pas à dire qu'on ait renoncé à chercher.
Le système positif est tombé, les tendances sont en
pleine activité. Et c'est toujours un procès de ten-
dances qu'on fait aux écrits du Nouveau Testament.
Le critère unique de Baur n'ouvre pas toutes les
portes, c'est entendu. Mais on ne se contente même
plus de classer les documents d'après leurs ten-
dances; on s'autorise des moindres particularités
dans les concepts pour attribuer un même évangile
à deux ou à plusieurs auteurs. Depuis Baur, la cri-
tique interne n'a pas cessé de multiplier ses essais
dans tous les sens, et si elle n'a abouti à aucun sys-
tème d'une égale envergure, c'est que l'émiette-
ment des documents retarde indéfiniment la syn-
thèse. On se demande toujours si ce n'est pas grâce
à Paul que le christianisme a pris un aspect sédui-
sant pour l'hellénisme, seulement l'enquête, aban-
donnée chez les philosophes, se poursuit dans les
régions plus obscures de la mystique grecque ou
orientale.
Mais avant d'aborder ces dernières tentatives,
nous aurons dans notre prochaine leçon à constater
une sorte de parti pris de conciliation qui a paru
pour un temps s'être établi sur un terrain solide.
SEPTIEME LEÇON
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX.
Après Baur, nous n'avons plus pour guide le sa-
vant maître de Saint-Sulpice, M. Vigouroux. Il a
renoncé à continuer son enquête, parce que « l'Alle-
magne rationaliste n'a produit aucun exégète qui
ait ouvert de nouveaux sentiers dans le domaine de
la critique biblique ^ ». Et, en effet, la tâche devient
plus difficile d'analyser tant d'ouvrages à peine dis-
tincts par des nuances. Mais c'est donc qu'une cer-
taine tendance a prédominé. L'autorité collective
des universités vaut bien celle d'un érudit, quel que
soit son talent. On aura à nous opposer sans doute
des résultats acquis, les résultats de la critique.
Cette situation mérite d'être étudiée de près, d'au-
tant que, nous le verrons, la verve créatrice des
cxégètes allemands s'est ranimée vers la fin du
dernier siècle.
Pendant que l'école de Tubingae cherchait de
préférence dans les écrits de saint Paul le sens du
christianisme et l'histoire de son véritable fonda-
teur, d'autres professeurs d'exégèse et de théologie
1. Les Livres Saints , II, 586.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 197
ne songeaient pas à déserter le terrain de l'évan-
gile.
Le livre de Strauss avait provoqué une réaction
très nette dans le sens de l'orthodoxie. Le protes-
tantisme s'étonna qu'une pareille hardiesse eût paru
légitime. On reprocha à Strauss de n'avoir pas écrit
en latin, d'avoir saisi le peuple de problèmes trop
ardus. Querelle justifiée par les principes catholi-
ques, inattendue chez des luthériens. Comme si la
Bible n'était pas claire, et comme si Luther n'avait
pas promis à chaque fidèle l'assistance du Saint-Es-
prit! Les prélats des communautés luthériennes
comprenaient enfin que le piétisme était une bar-
rière insuffisante à l'incrédulité, qu'il faisait trop
bon marché de la doctrine et des confessions de foi.
Un néo-luthéranisme prit naissance, pour la plus
grande utilité de l'état prussien autoritaire dont il
se fit le défenseur, surtout après l'ébranlement pro-
duit en 1848.
Le chef du mouvement dans l'ordre de l'exé-
gèse était Ernest Guillaume Hengstenberg ^ , dont
M. Lichtenberger a tracé une amusante caricature.
Sa Gazette évangélique^ « qui n'eut d'évangélique
que le nom », fut un « véritable tribunal de l'in-
quisition » et pratiqua « avec une infatigable per-
sévérance le système des dénonciations, de la sus-
picion, de l'espionnage ». Hengstenberg « met sur
une même ligne et confond dans un même ana-
thème la philosophie panthéiste et les progrès du
1. Ernst willielm Hengstenberg, né en 1802 à Frôndenberg, dans
le comté de la Mark, mort ù Berlin en 1869. Professeur de théologie
à Berlin depuis 182G, il fonda en 1827 l'Evangelische liirchenzei-
tung.
198 LE SENS DU CHRlSTUMSxME.
choléra, la théologie du sentiment et la réhabilita-
tion de la chair ». Enfin, l'indignation monte à son
comble : la Gazette éçangélique du professeur de
Berlin est comparée kVUnweisàe Louis Yeuillot^ !
Il est certain que rexégète luthérien orthodoxe
n'était pas tendre pour la théologie de conciliation
ou de compromis qui eompromettail si gravement
les principes de la foi.
Il salua même avec satisfaction rexplosion pro-
duite par la torpille de Strauss. Cela mettait la
situation au clair. « Notre époque, écrivait- il, ne
porte dans son sein que deux peuples, deux sans
plus. Ils seront de plus en plus nettement opposés
l'un à l'autre. L'incrédulité éliminera de plus en
plus ce qui lui reste de foi ; la foi de son côté élimi-
nera de plus en plus ce qu'elle conserve d'incrédu-
lité. Ce sem la source d'une incalculable bénédic-
tion. Si l'esprit du temps avait continué à faire des
concessions, on eût continué à lui faire des conces-
sions^. »
Mais sur quoi peut s'appuyer le protestantisme
pour éliminer l'incfédulité, quand c'est la Parole de
Dieu, son seul fondement, qui est en cause? La pro-
phétie d'Heng^stenberg parut d'abord se réaliser:
l'excès d'incrédulité se produisit ; mais s'il provoqua
la résistance, elle s'arrêta trop tôt pour aboutir à
l'orthodoxie, et l'intransigeance de celle-ci ne lui
rendit pas l'empire des âmes.
Comme sceptique, radical et Imaginatif, Bruno
Bauer ne laisse rien à désirer.
\. Histoire des idres religieuses en Aliemagne, par F. Liciitex-
llERGfR, II, 305 6.
2. ScinVElTZEP., p. 108.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 199
Né en 1809 à Eisenberg-, dans le duché de Saxe-
Altenbourg, il appartint d'abord à la droite hégé-
liemae. 11 était professeur à Bonn quand il commença
«es travaux. La Vie de Jésus de Strauss lui parut
un point de départ commode, parce qu'elle dispen-
sait d'eng-ag^r la double polémique contre les ratio-
nalistes naturalistes et contre le surnaturel. Il essaya
de pousser pl<us avant la critique, et commença par
le quatrième évangile. Nous avons dit que l'opinion
publique avait contraint Strauss à atténuer dans
sa troisième édition ses attaques les plus acérées.
Bauer reprit rofîensive et ne vit dans le quatrième
évangile qu'une œuvre de littérature, une manifes-
tation de l'art chrétien entreprise par un esprit ré-
fléchi, poursuivie dans un but déterminé, san« souci
de l'histoire. Restaient les synoptiques. Avaient-ils
simplement enregistré la tradition, comme le pré-
tendait Strauss ? Alors il fallait admettre avec lui
un fond historique, si mince qu'il fût, car la tradition
s'appuie sur des faits, et sur des faits assez étonnants
pour mettre en train l'imagination populaire.
Peut-on même attribuer cette faculté maîtresse,
ce pouvoir créateur d'un mouvement aussi déterminé
que le christianisme, à une entité mystérieuse et mal
définie, telle qu'une collectivité en travail de dogme
et d'histoire ? Bauer répondit non, avec les catho-
liques; mais au lieu d'en conclure que les évan-
géiistes avaient vu les faits ou entendu les témoins,
il soupçonna dans leur œuvre une intention indivi-
duelle assez résolue pour se passer de l'appui des
choses, un récit imaginé aussi peu digne de créance
que le quatrième évangile.
La critique littéraire de Weisse, dont nous allons
200 LE SENS DC CHRISTIANISME.
parler, avait donné au second évangile la première
place dans l'ordre du temps. Puisque le premier
évangile et le troisième s'étaient appuyés sur le
second, il n'y avait plus qu'une autorité au lieu de
quatre. Il suffirait de la contester pour que tout fût
mis en question. Strauss a ébranlé la tradition pro-
prement dite ; Bauer ne croit pas à la tradition créa-
trice. Que reste-t-il? Un écrivain qui a peut-être
imaginé de toutes pièces le personnage du Messie.
Si l'on objecte que quelqu'un a dû être tenté de
jouer ce rôle du Messie à une époque où tous les
Juifs l'attendaient, Bauer répond que cette espé-
rance était très peu répandue. La preuve c'est que,
lorsque Pierre répète à Jésus ce que les Galiléens
pensent de lui ^ , aucun n'avait eu l'idée qu'il fût
le Messie. Le moment où l'on se prit àxîroire que
Jésus de Nazareth avait été le Messie donna nais-
sance à la vie de la communauté chrétienne.
Voilà Strauss bien dépassé, et Bauer se donne la
satisfaction de le comparer à Ilengstenberg. Ils ne
différaient pas tellement ! « Pour Ilengstenberg,
toute la vie de Jésus c'est l'image du Messie d'après
l'Ancien Testament qui vît et circule; Strauss, un
Ilengstenberg laïque, a fait de l'image du Messie
un masque que Jésus a dû se mettre lui-même, de
sorte que la légende a recouvert complètement sa
physionomie historique ^. » Dans ses premiers tra-
vaux, Bauer admettait encore une personnalité fas-
cinatrice que le second évangile avait représentée
comme Messie, en attendant que le quatrième la
1. Me. vin, 28.
2. Résumé de Schweitzer,p. 147.
LE C0MPR031IS DES LIBÉRAUX. 201
transformât en Logos. Plus tard, elle s'effaça dans
la pénombre du doute.
Mais la première manière était déjà trop radicale
pour l'Allemagne protestante. Bauer se vit privé de
la permission d'enseigner en mars 1842. Sa colère
éclata dans un factum : Le christianisme dévoilé,
qui fut détruit avant d'être mis en vente. Alors il
interrompit ses études scripturaires pour s'occuper
de l'histoire de la France et de l'Allemagne depuis la
lin du xviiie siècle. Il revint à l'évangile en 1850 pour
accentuer ses doutes sur l'existence de Jésus, et se
plaça à l'extrême gauche de l'école de Tubingue en
niant l'authenticité des quatre grandes épîtres de
saint Paul. Enfin, il crut devoir exposer son pro-
pre système. Le titre de l'ouvrage en dit long : Le
Christ et les Césars. L'origine du christianisme issu
de l'hellénisme romain. Bauer a fait du chemin de-
puis le temps où il croyait sauver l'honneur de Jésus
en lui rendant sa véritable histoire. Son mépris des
théologiens, poussé jusqu'au délire pathologique,
est devenu la haine du christianisme et de l'idole
romano -juive qu'il adora comme son fondateur.
Cette religion, religion de résignation, de renonce-
ment, de fuite du monde, n'a pu naître qu'au moment
où l'individu se sentit écrasé par un immense or-
ganisme, tel que fut l'empire romain. Sénèque. en
partie gagné à ce fatalisme passif, essaya de le
faire prévaloir en s'emparant du gouvernement. Il
paya cette tentative de sa vie.' Le découragement
des Stoïciens, où se mêlait un mysticisme hérité de
Platon, les mit sur la voie de la religion triste
qu'on attribue à l'évangile sorti de Judée. Et en effet,
la Judée dépouillée de sa vie nationale par la prise
202 LE SEXS DU CllRISTIANISJIE.
de Jérusalem, éprouvait le même accablement. Jo-
sé phe rhistorien fait pendant à Sénèque. PMlo-n
d'Alexandrie avait préparé le terrain ; ses tkéra-
peutes' furent les précurseurs des communautés
chrétiennes. L'âmemorale vint de Rome, le judaïsme
fournit le squelette. La littérature employa une
cinquantaine d'années à construire le cadre histo-
rique de la nouvelle foi.
Plus ou moins conforme aux faits — et il n'en est
plus un seul qui soit solide, même l'existence de Jé-
sus,— cette prétendue histoire n'a plus d'intérêt pour
l'homme du xix*^ si'èGle, puisque nous, c once vans ae-
trement la religion. La conscience personnelle mise
en présence du monde n'essaye plus de le dominer
par le mépris, mais de l»e pénétrer et de l'ennablir.
C'est sans doute pour inaugurer cette religian que
Bruno Bauer, exégète radical forcené, combattit
dans les rangs des consservateurs prussiens jusqu'à
sa mort, en 1882 ^.
Vous êtes étonnés, Messieurs, que j'aie consacré
f. Depuis S. Jérôme on se deman<ie si lés groupements dont
Piiilon a décrit les observances dans son De vita contemplativa
sont une société de moines juifs semblables aux Esséiiiens, ou si
ce sont des moines clirétiens.^, avant les moines. Peut-être n'y a-
t-il là en grande partie qu'une fiction de l'auteur de ce traité.
"2. Cette analyse des idées de Bruno Bauer est empruntée à l'étude
impartiale et cependant assez sympathique de M. Albert Schweitoer,
p. 141 à p. IGl. Voici les écrits de Bauer auxquels il se réfère : Kritik
der evangelischen Geschichte des Johannes, Brème, 1840. — Kritik
der evangelischen Geschichte der Synopldker^S vol., Leipzig, 1841-1842.
— Kritik der Evangelien, '2, \ol., Berlin, 1850-18^)1. —Kritik der A^m-
stelgeschichte, 1859. —Kritik der j^auUnischen Briefe, 1850-1852. —
Philo, Strauss, Renan und das Urchristentum, 1874. -^^Christus und
die Câsaren. Der Ursprung des Chrislentums aus dem rômischen
Griechentum, Berlin, 1877.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. ~^03
tant de temps à exposer des opinions si outrées et
sans point d'appui sur les textes.
Le système de Bauer ressemblait trop à un roman
pour inspirer confiance. Mais sa critique n'a pas
été sans action. Et il était nécessaire de connaître
les emportements du scepticisme pour apprécier la
portée du compromis qui prévalut.
La théologie luthérienne eut toujours des parti-
sans ; elle en a encore, qui ne sont pas sans influence,
et dont on admire justement l'érudition. Mais cette
influence, en dehors de l'Université d'Erlangen
dont Théodore Zahn est la gloire, s'exerce plutôt
parmi les pasteurs que parmi la jeunesse studieuse.
Entre cette orthodoxie et le radicalisme, le gros
des théologiens et des exégètes essaya de pratiquer
une sorte de théologie de conciliation. La révélation
y est toujours traitée avec égard comme la source
de la vérité religieuse, mais à la condition qu'on la
confonde à peu près avec la raison. L'Église et l'É-
tat vivront aisément dans l'harmonie, d'autant que
Rothe persuade à l'Église de se dissoudre insensi-
blement dans l'État. On ne désespère pas de con-
cilier le panthéisme avec la transcendance de Dieu.
Et d'ailleurs est-on obligé de choisir? M. Lichten-
berger se le demande, et répond négativement : « Si
Dieu est un être personnel distinct du monde, tel
que le sentiment religieux le réclame, il a un carac-
tère indélébile de transcendance. Et pourtant Dieu
est immanent au monde, comme la science l'exige. »
La conciliation est malaisée ; toutefois les deux con-
ceptions no s'excluent pas K
i. Histoire des idées religieuses en Allemagne.,., III, âl».
204 LE SENS DU CIÎRISTIAXISME.
J'aime à citer cet adepte convaincu de la Ver-
mittliuigstheologie pour être sûr de ne pas la tra-
vestir. Il avoue qu'elle s'impose de moins en moins
sous la forme que lui avait donnée Schleierma-
cher : « Expliquer l'histoire à la lumière de la
conscience religieuse, et la conscience religieuse à
la lumière de l'histoire : voilà ce que se propose
l'école de la conciliation ^ » Les libéraux ont objecté
que dans ce programme d'accord, les droits des
parties ne sont pas également respectés. La cons-
cience religieuse peut aider à comprendre les textes,
mais elle n'a pas le droit de s'imposer à l'histoire;
Schleiermacher est parti d'une idée personnelle du
Christ pour écrire la Vie de Jésus. C'est un cas in-
dividuel qu'on ne saurait poser en principe. Aussi
l'école libérale a bien prétendu se réclamer unique-
ment de l'histoire. Elle n'a pu néanmoins se sous-
traire à un parti pris, celui de reconnaître à la per-
sonne du Christ un « caractère normatif » pour la
conscience religieuse, ce qui n'est sans doute pas
trop de la part de professeurs de théologie appoin-
tés par l'Etat protestant évangélique. Sur le terrain
de la théologie dogmatique, certaines barrières ont
longtemps subsisté entre l'école libérale et l'école
dite de conciliation. Dans l'exégèse il n'y eut qu'une
école, où les nuances étaient nombreuses, mais où
l'on se garda bien d'afficher la confusion voulue
de Schleiermacher. L'explication rationaliste, offi-
ciellement mise de côté, avait seulement changé de
méthode, et le surnaturel était relégué toujours
plus loin aux vieilles ferrures. Seulem.ent on évitait
4. Op. laud., ni, 213.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 205
de le dire trop ouvertement. On voulait avant tout
retracer l'image de Jésus, presque effacée par les
exagérations du mythisme, en fermes lignes d'his-
toire. On voyait apparaître en lui le génie même
de la religion, quelle qu'ait été d'ailleurs le vrai
caractère de sa mystérieuse personnalité, que cha-
cun déterminerait à sa guise.
En parlant du compromis dès libéraux, nous
n'entendons donc nullement une synthèse philoso-
phico-religieuse. Il semble même que désormais
l'exégèse sera à peu près indépendante de la philo-
sophie. Schenkel qui fut suspect d'hérésie avait
commencé par faire éloigner Kuno Fischer de
Heidelbergàcause de son panthéisme. M. Harnack
se déclare ouvertement contre ce même monisme.
Personne ne se propose plus de trouver dans la doc-
trine de Jésus la forme symbolique de la religion
de l'absolu. Les disciples de Hegel, divisés en
droite et en gauche, ont incliné vers un entier con-
servatisme religieux ou vers le pur matérialisme.
Ce qui était vrai dans la première moitié duxix^ siè-
cle ne l'est plus à partir de 1850. Les errements de
l'exégèse supposent une philosophie commune, si
l'on entend par là la négation du surnaturel et du
miracle avec l'abus du subjectivisme, mais ils ne
sont plus liés à une philosophie particulière. Il serait
plus avisé de diriger l'enquête du côté de la religion.
Ceux qui commentent l'Écriture sont professeurs
des facultés de théologie. Ils ne songent point à
rompre le lien qui les rattache aux communautés.
Leur souci est bien plutôt de les guider dans une
évolution qu'ils estiment fatale. Ces penseurs hardis
deviennent des opportunistes très retors. Ils pen-
12
206 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sent à leur manière, mais ils sont instinctivement
d'accord ponr pratiquer une exégèse que le protes-
tantisme allemand puisse digérer.
Entre eux et les communautés, il y a certaine-
ment d'importantes divergences. Car le plus grand
nombre des ministres du saint Évangile a conservé
beaucoup plus de foi dans les mystères du christia-
nisme. Mais si la science critique fait la concession
de se servir encore de termes qui n'ont plus le
même sens pour elle et pour le grand public, les
fidèles et les pasteurs eux-mêmes consentent à ne
point se scandaliser trop aisément. De temps en
temps ils protestent. Le cas de Schenkel est assez
signdiieatif et montre bien le caractère social et
national du compromis.
Sa façon de présenter Jésus n'était pas plus
hardie qu'une autre. Strauss lui a même reproché
de reprendre d'une main en faveur de la foi ce que
l'autre main avait concédé à la critique; Il ne dé-
daignait pas l'évangile de saint Jean, et s'en servait
pour donner à la physionomie de Jésus de la pro-
fondeur et du sublime. Si on lui objectait l'histoire,
il répondait par une distinction aussi conciliante
que casuiste en inventât jamais : « Jésus n'était pas
toujours ainsi en réalité, mais il était cependant
ainsi en vérité '. »
Mais Sckenkel n'était plus le même homme quand
on en venait à débattre l'autonomie des communau-
tés, les droits des laïques et le suffrage universel
dans FEgiise. Il mena une campagne tapageuse
qui réussit et aboutit à la réunion d'une assemblée
1. SCHWEITZER, p. 201.
LE œxMPROmS DES LIBERAUX. 20/
pour la réforme e<î€lésiastique en 1863. Le por-
trait de Jésus* parut l'année suivante. L'auteur
était alors professeur et directeur de séminaire à Hei-
delberg. Dans le grand-duché de Bade cent dix-s«>pt
ecclésiastiques signèrent une protestation, exigeant
qu'on le déclarât incapable d'enseigner la théologie
et à tofut le moins -de diriger un sémiiaaire. On
s'émut dans toute l'Allemagne. Enfin tout ce bruit
s'apaisa ; Sckenkel sut faire entendra qu'il n'avait
exposé qu'un côté de la qu-estion. Il avait raconté
la vi-e du Christ 4e l'histoire, chacun pouvait con-
cevoir le Christ selon sa foi. On ne réussit pas à
atteindre dans l'exégète les incartades de l'ecclé-
siastique laïcisant.
Ce fut, ditJM. Schweitzer, la dernière protestation
bruyante de l'orthodoxie. Il y en eut encore pour-
tant, et M. Harnack n'échappa pas d'abord aux
démonstrations irritées des pasteurs. Mais les or-
thodoxes ont renoncé à écarter de l'enseignement
les professeurs libéraux. L'orthodoxie glisse insen-
siblement sur les voies que lui ouvre la critique.
C'est ainsi que se maintient l'union, sinon l'unité
intellectuelle, entre l'exégèse des facultés et les
homélies pastorales. On garde l'acoord, parce qu'on
évite de se gêner mutuellement. M. Holtzmann a
pu constater récemment comme un point acquis
qu' (V aucun théologien protestant de marque ne
professe plus la doctrine des symboles sur les deux
natures de Jésus-Christ- ».
D'ailleurs il serait injîiste de voir dans cette at-
titude un parti pris d'hypocrisie. Les professe^ars
1. Das Charaklerbild Jesu, Wiesbaden, 186'<.
"2. Das messianische Bewusstsein Jesu, p. 100, en 1907.
208 LE SENS DU CHRISTIANISME.
de théologie ne sont point des sceptiques qui cachent
leur jeu. Leur situation ne commande rien de plus
au sein d'une religion nationale dont les contours
sont si complaisants. Ils remplissent, le plus sou-
vent avec un labeur obstiné, la charge que l'État
leur a confiée.
Et pourquoi ne pas admettre que des hommes,
vivant constamment en contact avec les paroles
divines, en subissent l'ascendant? Pourraient-ils
être insensibles à l'éclat de la pure lumière qui
jaillit de l'Evangile, ne pas se sentir remués par
l'ardeur d'un saint Paul, se fermer toujours à l'appel
de Dieu vers la perfection morale ? Toujours est-il
que comme protestants de naissance et d'éduca-
tion, surtout comme Allemands, ils sont désireux
de ne point rompre le lien entre le protestantisme
moderne et .la Bible. Déjà l'union en Prusse des
luthériens et des réformés tendait à constituer une
église allemande. Si elle ne cherche plus la rédemp-
tion dans la foi au Christ, Fils de Dieu, égal à son
Père, elle aspire à connaître la vie de Jésus qui de-
meure son modèle, elle a besoin d'un nouvel évan-
gile selon les libéraux.
C'est vers l'an 1860 qu'on s'arrêta à cette con-
ception, et que le compromis fut établi d'instinct.
L'année 1864, celle ducasSchenkel, marque encore
une date précise par la publication, retardée jus-
qu'à ce moment, de la Vie de Jésus par Schleierma-
cher, et de la deuxième Vie de Jésus de Strauss,
adressée au peuple allemand. Rien ne marque
mieux que ce dernier ouvrage la tendance à s'accor-
der sur un tableau de Jésus qui put convenir à tout
le monde ; l'ancien radical, demeuré isolé dans l'ou-
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 209
trance de ses thèses, s'était adouci au point d'ajou-
ter simplement un numéro à la riche collection de
l'école libérale ^.
Il est temps de dire comment elle a classé les do-
cuments et comment elle lésa employés.
Le premier point regarde ce qu'on est convenu
d'appeler la critique littéraire. Strauss avait, dans
sa première Vie de Jésus, opposé constamment le
quatrième évangile aux trois premiers. S'il s'était
rétracté en partie dans la troisième édition, ce fut,
dit-il ensuite, l'effet d'une aberration momentanée.
Et c'est précisément sur ce point que son étude fut
regardée comme décisive. Les trois premiers évan-
giles sont dits synoptiques, parce que leurs récits
concordent assez pour qu'on puisse les ranger pa-
rallèlement sur trois colonnes. L'ordre n'est pas
toujours le même, mais, sauf ce que saint Matthieu
a de plus que saint Marc, et ce que saint Luc a en
plus ou en moins par rapport à tous les deux, ce
sont les mêmes événements dans la même perspec-
tive. On dirait que le ministère de Jésus s'est exercé
en Galilée et qu'il est venu à Jérusalem seulement
pour y mourir. A première vue, tout son ministère
aurait pu s'accomplir en un an.
Vous savez que le quatrième évangile fait venir
Jésus à Jérusalem dès le début de sa prédication,
où il place l'expulsion des vendeurs du Temple, et
qu'il l'y ramène pour certaines fêtes juives, de sorte
1. Cela est vrai surtout de la ])hysionomie de Jésus, car Strauss
n'a pas voulu démordre de son opinion sur le second évangile.
12.
210 LE SENS DU CHRISTIANISME.
que sa vie publique aurait duré au moins deux ans
et demi. Dans ce cadre différent sont placés des
événements qui ne sont pas ordinairement les
mêmes que ceux des synoptiques ^ .
A ces différences dans le récit, s'harmonise une
autre manière de parler de Jésus et surtout de le
faire parier ; depuis les premiers siècles de l'Église
on a noté cette autre présentation de la doctrine et
de la personne du Sauveur, puisque, d'après Julien
l'Apostat, ce brave Jean le premier avait affirmé
que Jésus était Dieu. Dans l'intérêt de la clarté, je
devais rappeler ces points qui vous sont bien con-
nus, et que M^^^Batiffol a exposés à l'Institut catlio-
lique, dès l'année 1897, avec des précisions que
je passe sous silence 2.
L'ancienne exégèse mettait au même rang les qua-
tre évangiles, soit comme témoignage rendu aux
faits, soit comme écho de la doctrine de Jésus. Les
rationalistes, ne s'inquiétant guère de la divinité
de Jésus, avaient .préféré saint Jean, parce qu'il
contient beaucoup moins de miracles. Schleier-
macher croyait avoir tiré de sa propre conscience
une image de Jésus toute divine ; l'ayant sans doute
empruntée à saint Jean, il la retrouvait volontiers
dans son évangile dont les miracles avaient une
portée plus profonde comme symboles.
Après Strauss, nous l'avons déjà dit, la balance
pencha décidément en faveur des synoptiques. Si
l'on avait simplement examiné lequel de nos quatre
1. Les quatre évangiles ont le baptême de Jésus, la multiplication
des pains, et ils se retrouvent au moment de la Passion, saint Jean
suivant d'ailleurs une voie un peu différente.
2. Six leçons sur les Évangiles, 40" édition en 1907, Paris, Ga-
balda.
LE COMPROMIS DES LIBERAUX. 211
évangiles se présente comme le récit d'un témoin
oculaire, attaché à la distinction des événements
selon le temps et les lieux, il eût fallu sans hésiter
choisir le quatrième évangile. Mais jw)uvait-on
traiter son auteur comme un disciple très aimé qui
aurait vu son Maître à l'œuvre, et dire après cela
qu'il ne l'avait pas compris? Renan l'a tenté, mais
la critique allemande a été, semble-t-il, plus clair-
voyante dans ses négations et plus attentive à mé-
nager sa défense. Le principe étant posé que Jésus
n'était devenu Dieu qu'avec le temps, à mesure que
son image grandissait dans les âmes, il était impos-
sible que l'auteur du quatrième évangile eût accom-
pagné Jésus sur les chemins de la Galilée avec les
apôtres. On affecta donc de ne rien tirer de cet évan-
gilepourl'histoire deJésus, saufen suite de quelques
inconséquences, car on ne se fit pas toujours scru-
pule, surtout au début, de lui emprunter certains
traits qui paraissaient éclairer le portrait tracé par
les synoptiques de plus de lumière et ajouter à
l'expression.
Donc il fallait s'appuyer uniquement sur les trois
premiers évangiles. Mais le pouvait-on?
Quelle était leur valeur historique? Avaient-ils
eu seulement l'intention d'écrire une histoire?
Ils semblaient se confirmer mutuellement sur le
fond des choses, mais ils ne concordaient pas sur
l'ordre des faits. Comment s'expliquer l'accord et le
désaccord?
Gieseler avait répondu par l'hypothèse de la
catéchèse primitive ^ Ne la confondez pas avec l'in-
i. Historisch-kritischer Versuch ûber die Entslehung dcr Evan-
gelien (dans les Analekten de Keil et Tzscliirner, t. III, en 1816).
212 LE SENS DU CIIKISTIAXISME.
terprétation de Strauss où la communauté crée le
mythe. La catéchèse, ou la préparation au baptême,
ne fait que transmettre renseignement. L'évangile
est la bonne nouvelle du salut. Il faut la répandre.
Les apôtres ont annoncé, en public et en particulier,
que pour être sauvé il faut croire en Jésus. Il a prê-
ché le royaume de Dieu, il a souffert, il est ressuscité.
Le grand moyen de convertir les âmes, c'était
de reproduire pour de nouveaux disciples la
parole qui avait persuadé les premiers. On répé-
tait toujours les mômes choses, à peu près dans les
mêmes termes. Quand on se résolut à écrire ce qui
s'était dit, les récits avaient pris une certaine forme,
déjà fixe avant d'être absolument fixée par l'écriture.
Voilà pour les ressemblances. Quant aux dissem-
blances, elles étaient le fait de chaque écrivain, qui
arrangeait cette matière traditionnelle d'après son
but et d'après son génie propre.
Cela paraît encore aujourd'hui l'explication la
plus simple à des autorités respectables ' .
Notez d'ailleurs que la catéchèse primitive n'est
pas une hypothèse, c'çst un fait que personne ne
songe à nier. Ce qui est hypothétique, c'est l'ex-
plication, par les modalités de l'enseignement oral,
de particularités propres aux évangiles écrits.
Le fait est donc assuré, mais on doute qu'il ait
produit cette ressemblance parfois très étroite, cet
air de parenté, entre les trois synoptiques. Et cet
accord n'est pas seulement dans les termes.
Il serait déjà très étrange que trois écrivains
aient employé précisément les mêmes mots dans
i. E. Le vEsncE, iVos quttre évangiles (1917).
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 213
des cas où il eût été si facile de les varier, les va-
riations se multipliant d'elles-mêmes quand chacun
suit son génie. Mais on pourrait admettre des récits
stéréotypés, les catéchistes se faisant scrupule de
changer les paroles de peur d'altérer le fond des
choses. Ce qui est plus invraisemblable, c'est que
les récits se soient groupés par séries parallèles,
pour ainsi dire tout seuls. Les mots, surtout s'ils
sont pittoresques, ou si le fait est insolite, s'accro-
chent à la mémoire. Mais elle retient beaucoup
moins aisément l'ordre des faits quand il n'y a
aucun lien entre eux. Avec beaucoup de mémoire
on se chargerait de raconter chacun des épisodes du
livre des Juges. Mais on ne saurait pas l'ordre
chronologique des juges sans une application
spéciale. Or les divergences entre les synop-
tiques prouvent clairement que la catéchèse primi-
tive n'a point fait effort pour constituer une histoire
chronologique de Jésus. Ce n'était point son rôle.
Tout au plus s'expliquerait-on que les faits soient
sériés selon certaines catégories : miracles, para-
boles, enseignement des disciples. Mais ce n'est pas
non plus le cas le plus ordinaire. La série ne s'est
formée que lorsqu'un écrivain a esquissé une vie de
Jésus, et si l'ordre des faits est à peu près le même
dans les trois synoptiques, c'est donc que deux
d'entre eux ont accepté cette première esquisse. Il
y a donc eu entre les trois premiers évangélistes
une certaine dépendance littéraire.
En les comparant entre eux, Christian Hermann
Weisse crut reconnaître, dès l'an 1838 S que le
{.DieEvangelischeGeschichtc, kritisch undphilosophisch bearbeï-
-211 LE SENS DU CIÎRISÏIAMSME.
second évangile était comme le point central des
trois, il est celui qui contient le moins de faits et
surtout le moins de discours. Or, lorsque les trois
évangiles relatent les mêmes faits, Matthieu et Luc
sont plus semblables l'un à l'autre, soit dans les
termes, soit dans l'ordre, que lorsqu'ils ne sont que
deux. Qu'est-ce à dire, sinon que Marc est la raison
d'être de leur ressemblance, c'est-à-dire encore que
toiis deux se sont servis de lui? Marc est donc le
premier de tous, et en effet c'est celui qui raconte
les choses avec le plus de détails, et de ces détails
qui reflètent l'impression première des assistants.
Certes, il* est possible à un écrivain de génie de
voir avec l'imagination plus fortement que d'autres
avec leurs yeux, de telle sorte que le lecteur croie
voir à son tour des choses supposées, tandis que le
récit d'un témoin oculaire ne donnera peut-être
aucun contour net à ce qui s'est passé.
Mais Marc est trop peu littérateur pour avoir
dissimulé des inventions par des effets de style. 11
fait assister aux scènes qu'il décrit parce que les
traits en sont tracés d'après nature. S'il ne se donne
pas comme témoin oculaire, il a tant parlé de Pierre
que manifestement c'est Pierre qui a tout raconté.
Nous touchons donc au témoignage du fidèle ami
de Jésus. On peut l'en croire, et, en dépit de Strauss,
le mythe est relégué à une place très secondaire.
Rien n'empêcherait de traiter Marc comme un his-
torien, s'il avait suivi cette loi de l'histoire qni range
les événements selon leur ordre dans le temps-
Mais outre que sa chronologie est plus qu'élé-
tet, Leipzig, d838. — Die Evangelienfragc in ihrem gegenwdrtigen
Stadixtm, Leipzig, 18S6.
LE COMPROMIS DES LIBERAUX. 2ir>
mentaire, puisqu'il ne conticnl; aucun point de
repère, on ne saurait assurer que tout se soit passé
selon la filière qu'il a suivie. A tout prendre, ce-
pendant, son histoire rudimentaire n'est pas dé-
pourvue de vraisemblance. Elle renferme, comme
tant d'autres drames de la réalité, une préparation,
une péripétie et un dénouement. Elle peut donc
servir de base à la Vie de Jésus que la critique
libérale a le devoir d'écrire.
En même temps on a reconnu un autre fonde-
ment primitif. Les discours, communs à saint Mat-
thieu et à saint Luc, plus développés dans saint
Matthieu, sont assez semblables sous ces deux for-
mes pour remonter à une source commune, Luc et
Matthieu étant par ailleurs trop discordants pour
qu'on puisse supposer un emprunt de l'un à l'autre.
Cette source primitive, qu'on nomme les Logia^ —
d'après un terme de Papias mal interprété, —
reproduit ass€z fidèlement l'enseignement de Jésus,
à tout le moins aussi fidèlement que Xénophon et
Platon ont rendu la doctrine de Socrate. Et l'on ne
saurait négliger les éléments propres à saint Luc,
lequel a dû consulter des personnes au courant,
puisqu'il l'affirme.
On voit que la critique dite libérale inaugurait
à sa façon une réaction contre l'interprétation my-
thique de Strauss; elle refusait même de discuter
séneusement le scepticisme de Bruno Bauer. Elle
s'était mise en possession de bases solides pour
écrire la Vie de Jésus, et, malgré quelques dénéga-
tions bruyantes, mais vaines, ces bases que nous
pouvons nommer de minimum n'ont pas été ébran-
lées. C'est un point à rappeler à un certain scepti-
216 LE SENS DU CHRISTIANISME.
cisme intransigeant, dont Tignorance n'est pas
moins radicale.
Dans ce rapide croquis, j'ai simplifié à l'excès. Il
y eut bien des opinions divergentes dans la criti-
que. Celle de ses aberrations littéraires que je lui
pardonne le moins, c'est la fiction d'un Marc pri-
mitif, qu'on obtenait en retranchant ce qui n'a pas
été utilisé par saint Luc et aussi en grattant les dé-
tails pittoresques. Un exemple, choisi entre cent,
vous permettra de juger de ce manque de goût.
Voici le récit de la tempête apaisée dans Luc :
« Un jour Jésus monta dans une barque avec ses
disciples, et il leur dit : Traversons de l'autre côté
du lac. Et ils partirent. Pendant qu'ils naviguaient
il s'endormit. Et un tourbillon de vent fondit sur
le lac, et ils faisaient eau et étaient en danger.
S'approchant, ils le réveillèrent en disant : Maî-
tre, maître, nous périssons. Or s'étant éveillé il
commanda au vent et aux vagues ; et ils s'arrêtèrent
et le calme se fit. Et il leur dit : Où est votre foi^ ? »
Certes, ce petit récit est parfaitement net. Tout
est dit clairement, sobrement. Il n'y a rien de plus
dans Marc, rien de plus que ces touches expressives
qui changent une image ressemblante en un portrait
que la vie anime encore. ,Iugez-en : « Et il leur dit
en ce jour, le soir venu : Passons à l'autre bord.
Et laissant la foule, ils l'emmènent, comme il était,
dans la barque, et d'autres barques étaient avec lui.
Et il se produit un grand tourbillon de vent, et les
vagues se jetaient dans la barque, de sorte que la
barque était déjà remplie. Or lui était à la poupe,
i. Le. Mil, 22-25.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 217
dormant sur le coussin. Et ils l'éveillent et lui di-
sant : Maître, tu ne te soucies pas de ce que
nous périssons? Et s'étant éveillé, il commanda
au vent et dit à la mer : Silence ! Tais-toi ! Et le
vent s'abattit et il se fit un grand calme. Et il leur
dit : Pourquoi êtes-vous peureux de la sorte?
n'avez-vous pas encore de foi 2? »
Vous avez noté ces détails : Ce jour, celui de la
parabole du semeur, c'était le soir, il y avait d'au-
tres barques, on prit Jésus comme il était, sans
organiser une caravane; il était à la poupe, dormant
sur le coussin où d'ordinaire s'assied celui qui tient
le gouvernail. Détails inutiles au récit; ils sont là
parce qu'ils ont été jadis dans la réalité. Et cette
familiarité dans l'appel au secours, dans les repro-
ches du Maître, cette parole directe adressée au
vent et à la mer ! Direz-vous que Marc est plus
grand écrivain? Mais sa phrase est plus rompue,
son style moins soigné. S'il avait cherché l'effet, il
eût montré les vagues menaçantes, le sifflement du
vent, l'horreur d'une nuit obscure. Il est assez pi-
quant que nous ayons deux descriptions d'une autre
tempête. L'une est de Chateaubriand, la seconde de
Julien son domestique. Lisez-les dans Vltinéi^aire.
Vous saisirez la différence entre un style pittoresque
par les dons de l'imagination, par la perception dé-
licate du beau ou de l'horrible, non sans quelque
affectation qui frise l'emphase, et un style pitto-
resque parce que le détail, nettement perçu, d'ail-
leurs insignifiant, peut-être banal ou même repous-
sant, comme le mal de mer, est resté dans l'imagi-
1. Me. IV, 35-40.
LE SENS DU CHRISTIANISME. 13
218 LE SENS DU CHRISTIANISME.
nation de Julien, et a coulé de source dans son
style naïf, mais sincère. Chateaubriand a-t-il vu ce
qu'il a exprimé? On peut en douter ; il voulait écrire
une belle page. Mais quelle raison aurait conduit
Julien à dire ce qu'il n'avait pas vu? Les philolo-
gues qui ont inventé le Marc primitif, Unnarkus,
furent des goujats de bibliothèques qui ne savaient
même pas lire les livres. Leurs disciples ont dû
chercher d'autres raisons pour attaquer l'unité de
Marc, mais le Marc primitif perd de jour en jour
quelque chose de son existence falote. Et cette
réaction saine de la critique s'est étendue à saint
Luc. '
Les derniers chapitres des Actes.des Apôtres ont,
autant que le second évangile, l'entrain, le naturel,
le vécu, puisque ce terme est admis, traits de ceux
qui ont pris part aux choses. Et Tauteur dit « nous »,
sans affectation, parce qu'il en était ^ La critique
s'est inclinée. Voilà un témoin. Qui était-ce ? Pour-
quoi pas Luc, compagnon de Paul? Mais, toujours
défiante, la critique s'armait de cette concession
pour refuser le reste. Ce « nous» de Luc qui ne vient
qu'à la fin des Actes, caractérise un écrit inséré tel
quel dans une œuvre postérieure. L'auteur de toute
l'œuvre des Actes, qui est aussi celui du troisième
évangile, a pu composer ces ouvrages longtemps
après, La critique en était là, quand très récemment^
dans une série d'études très serrées^, M. Harnack a
montré que tout est venu de la même plume. Ce
point est solidement établi.
1. Les Wirstûcke commencent à xvi, 10.
2. Lukas der Arzt, der Verfasser des dritten Evangeliums und
der Apostelgeschichte, Leipzig, 1906.— Dee Apostelgeschichte, Leip-
zig, 1908; cf. Revue biblique, 1906, p. 644 ss. et 1908, p. 620 ss. -
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 219
Lorsque le critique berlinois ajoute que tout était
terminé en Tan 60 après Jésus-Christ, aucun catho-
lique n'a le droit de se montrer plus exigeant.
On ne saurait dire que la réaction s'étende au
quatrième évangile. 11 est vrai que des savants aussi
considérables que Wellhausen \ Schwartz ^, et
Wendt 2, ont essayé d'y découvrir des remanie-
ments, mais ce n'est pas pour faire cas de l'apport
historique du quatrième évangile.
M. Spitta^ en est venu là, mais pour refaire d'a-
près un proto-Luc et un proto-Jean une histoire
tout à fait arbitraire. Le quatrième évangile résiste
à toute dissection de documents. Jean n'a pas
moins que Marc le caractère d'un écrit original et
organique.
Il faut encore choisir entre tout ou rien. Nous
avons toujours préféré le tout. D'ailleurs, la critique
ne parle plus d'une date aussi tardive que celles
qu'avaient proposée Strauss et Baur.
Si donc on déterminait aujourd'hui ce en quoi l'aile
droite, l'extrême droite si l'on veut, de l'exégèse li-
bérale se distingue de l'exégèse catholique sur l'o-
rigine des évangiles, on constaterait un rappro-
chement des libéraux vers la tradition. Pour les
dates entre 60 et 70, je ne vois aucune divergence
1. J. Wellhausen, Erweiterungen und Aenderungen im vierten
Evangelium, Berlin, 1907. — Das Evangelium Johannis, Berlin,
1908.
2. E. Schwartz, Ajiorienim vierten Evangelium, dans les Nach-
richten von der Kgl. GeseUschaft der Wissenschaften zu Gôttin-
gen, Philol.Hist. Klasse, Berlin, 1907, p. 341-372; 1908, p. 114-188;
497-560.
3. Hans Heinrich Wendt, Die Sehichten im vierten Evangelium,
Gôttingen, 1911.
4. Friedrich Spitta, Das Johannesevangelium als Quelle der Ge-
schichte Jesu, Gôitingcn, 1910.
220 LE SENS DU CHRISTIANISME.
entre M^"" Batiffol et M. Jacquier de notre côté,
M. Harnack de l'autre. Sur la date du quatrième
évangile, vers Fan 100, peu avant ou peu après,
tout le monde est d'accord du P. Cornely à M. Jûli-
cher. Et je ne puis croire que les critiques modérés
de gauche s'obstinent longtemps encore à faire des-
cendre les synoptiques après la ruine de Jérusalem
en Pan 70.
On discute surtout le cas de saint Matthieu, le
plus difficile de tous. Tandis que les libéraux conti-
nuent à distinguer nettement un recueil de discours,
en araméen ou en grec, qui aurait servi de source
au premier évangile et au troisième, la Commission
biblique pontificale s'est refusée à donner un certi-
ficat d'origine à ce recueil que l'antiquité n'a pas
connu.
Elle distingue entre l'œuvre primitive de l'apôtre
Matthieu, écrite en araméen, et le premier évangile
grec, tel que nous le possédons, mais elle proclame
l'identité substantielle du texte original et de la tra-
duction, de telle sorte cependant que le traducteur
grec a pu s'inspirer de l'évangile de saint Marc,
puisque Marc peut être plus ancien que la traduc-
tion. C'est sur ce terrain que je me place, en profi-
tant de la latitude que ménage le mot de substance.
Mais ce n'est point aujourd'hui la question. Je n'ai
pu exposer les conclusions documentaires de l'école
libérale sans vous indiquer ce que nous en pensons ;
je n'ai pas à les discuter en détail. Elles figurent ici
comme base historique de la vie de Jésus, et c'est
cette histoire, selon les libéraux, que nous avons à
analyser, hélas! toujours rapidement.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 221
Je ne puis songer à parcourir avec vous les ou-
vrages, célèbres en Allemagne, de Schenkel, de
Weizsàcker^ de Théodore Keim ^, de Beyschlag^,
de Bernard Weiss^. Je prends pour type les écrits
de Henri Jules Holtzmann^. Il est à peu près au
centre de l'école, entre Bernard Weiss, plus tradi-
tionnel, et Keim, plus libéral. Son autorité repose
sur des ouvrages considérables : une introduction
aux évangiles synoptiques, une théologie du Nou-
veau Testament, plusieurs commentaires. Avec une
diligence peu commune, il a recueilli les opinions
des autres, qui semblent former à la sienne comme
un fond de tableau. Moins connu en France que
M. Harnack, il a pour ainsi dire fixé la position de
l'école libérale, dont il a dit le dernier mot avant les
attaques des nouveaux critiques. Et Harnack, dans
son Essence du christianisme ^, n'a fait que revêtir
les mêmes résultats d'une forme oratoire. Holtz-
mann a donc donné sa forme définitive à une théo-
1. Karl Heinrich Weizsâcker, Untersuchungen ûber die evangeli-
sche Geschichte, ihre Quellen und den Gang ihrer Entwicklung ,
Gotha, 1864.
2. Theodor Keim, Die Geschichte Jesu von Nazara, 3 vol., Zurich,
de 1867 à 1872.
3. WiLLiBALD Beyschlag, Dtts Lcbeti Jesu, en deux parties, prolé-
gomènes et exposition, I880-I886.
4. Bernhaud Weiss, Das Leben Jesu, 2 vol., 1882.
5. Heinrich Jllius Holtzmann, Die synoptischen Evangelien. Ihr
Ursprung und geschichtliclier Charakter, Leipzig, 1863. — Le/irôuc/i
der historisch-krilischen Einleitung in das Neue Testament, plu-
sieurs éditions. — Lehrbuch der neutestamentlichen Théologie,
2 vol., Fribourg-en-Br. et Leipzig, 1897. Plusieurs commentaires dans
le Hand-Commentar ; cf. Revue biblique, 1897, p. 468 ss.
6. Adolf Harnack, Das Wesen des Christentums, Leipzig, 1900,
nombreuses éditions; cf. Revue biblique, 1901, p. IIO ss.
222 LE SENS DU CHRISTIANISME.
rie qui elle n'est certes pas définitive, et qui est
bien près d'être abandonnée en tant que système
intégral et exclusif.
On a, disions-nous, rompu avec le mythe, sauf
quelques embellissements de la légende, inspirés
par l'Ancien Testament pour marquer l'accomplis-
sement des prophéties, et sauf quelque efflores-
cence du merveilleux. Cependant les récits de l'en-
fance, soit dans saint Matthieu, soit dans saint Luc,
rassortissent au mythe. C'estFusage que l'imagina-
tion, frappée par une brillante existence, remplisse
le vide des premières années par des pressentiments
de Favenir.
L'histoire vraie commence avec le Baptême. Et
aussitôt se pose la question qui domine tout : Jésus
s'est-il cru le Messie attendu par les Juifs?
Autant saint Matthieu attachait d'importance à
ce titre pour convertir ses compatriotes, autant il
est fâcheux pour un théologien libéral de notre
temps, dans quelque sens qu'on prenne le messia-
nisme. Il y a, disions-nous déjà à propos de Reima-
rus, le messianisme national et temporel, et le
messianisme que les modernes nomment eschatolo-
gique, c'est-à-dire le pouvoir de venir sur les nuées
pour juger tous les hommes. Concevoir le dessein
de délivrer son peuple était en soi chose louable,
mais que nous importerait à nous? Est-ce cela que
Jésus a voulu faire? Les libéraux répondent avec
raison que non. Or si Jésus n'est point un ambi-
tieux, ni même un héros des espérances nationales,
il n'est pas non plus l'illuminé qui se serait imaginé
avoir reçu la mission d'inaugurer sur la terre un
monde nouveau, de transformer la vie humaine en
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 223
une vie de rêve, dans l'innocence et le bonheur.
Placé entre deux espérances également chimé-
riques, il les a épurées toutes deux, s'efforçant d'a-
méliorer les hommes en leur enseignant à aimer
Dieu comme leur Père et les autres comme leurs
frères. Son messianisme est un apostolat du règne
de Dieu, tel qu'il est à la portée de chacun. Le
règne de Dieu, d'après la description de M. Har-
nack, c'est un don d'en haut, et non le produit de
la vie naturelle; un bien religieux, qui doit pé-
nétrer toute l'existence. Comment Dieu est le Père,
et quel est le prix de l'âme, c'est le second thème
de Jésus, si profond, si vrai, si clair pour l'âme
religieuse, que par là le christianisme n'est pas une
religion comme une autre, mais la religion elle-
même. Il faut aussi observer une justice meilleure,
qui ne soit pas dans le culte extérieur, mais dans
les dispositions morales, qui atteigne le fond du
cœur où elle a sa racine dans l'amour et son point
d'appui dans l'humilité.
Comme le Jésus des libéraux, si pur et si haut
que soit son génie religieux, n'est qu'un homme, on
serait curieux de savoir à quel moment il a acquis
la conviction que sa mission était de prêcher le
messianisme spirituel. Ce fut au baptême; car c'est
alors que Jésus a pris conscience de sa dignité de
Fils de Dieu, c'est alors qu'il a compris que Dieu
était le Père et son Père, et qu'il était son fils.
Voilà donc Jésus investi de sa mission par sa cons-
cience. 11 prêche ce règne de Dieu qui est la con-
version intérieure, avec la conviction qu'il joue ainsi
le rôle du Messie. Mais combien différentes les im-
pulsions que soulevait ce titre dans la foule, impa-
i>24 LE SENS DU CHRISTIANISME
tiente de saluer le Roi Messie, fils de David ! Aussi
le Maître eut-il soin d'éviter toute agitation révolu-
tionnaire. Il voila sa dignité, même à ses disciples.
C'est seulement à Césarée de Philippe qu'il ac-
cepta leurs hommages, parce qu'il les avait conduits
insensiblement à une conception plus haute du règne
de Dieu et du Messie. La confession de Pierre a,
dans l'histoire libérale de Jésus, une souveraine im-
portance. C'est comme la péripétie de toute sa vie
publique. Désormais son idéal messianique le do-
mine de plus en plus, mais il comprend aussi qu'il
ne pourra le faire pénétrer dans le vulgaire. N'en-
tendant rien à une transformation spirituelle, les
foules, un moment surexcitées, abandonnent cet
humble prédicateur qui n'a pas su répondre à leur
enthousiasme. Jésus sait maintenant que son entre-
prise ne réussira que par les souffrances et par la
mort. Il essaye d'amener ses disciples à ce degré
plus haut encore de sa vocation divine ; il les en-
traîne à Jérusalem où la solution de Dieu intervien-
dra. Quelle solution? Nous sommes ici au point
délicat où il faut préciser les sentiments de Jésus
par rapport aux rêveries eschatologiques ou extré-
mistes.
Est-il vraisemblable qu'un sage comme Jésus,
une âme religieuse si humble, qui avait refusé de
s'associer aux espérances temporelles des Juifs, ait
incliné à la fm vers cet autre messianisme, plus chi-
mérique encore, qui attendait le salut d'une inter-
vention éclatante de Dieu? A-t-il pensé que si lui, le
Messie, ne pouvait inaugurer son règne que par sa
mort, le monde entier, l'ancien monde, le monde mau-
vais, devait disparaître avec lui, pour être aussitôt
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 225
remplacé sur la terre par un monde tout divin ? L'école
libérale n'en croit rien, et c'est en cela qu'elle se
distingue des eschatologistes. Au début, sans trop
se préoccuper des textes, on les éliminait en les pre-
nant dans un sens spirituel. Mais sous les coups
des nouveaux adversaires, il fallut discuter de près,
et prendre parti. La discussion roule surtout sur le
titre de Fils de l'homme. On s'est débarrassé du
titre de Fils de Dieu, entendu de la manière la plus
banale, mais que faire de cette appellation de Fils
de l'homme, que Jésus prenait si volontiers, et qui
doit révéler le secret de sa conscience messianique ?
On lit à peu près sous les mêmes termes dans les
trois synoptiques : Quand le grand prêtre demanda
à Jésus : « Es-tu le Christ, le fils du [Dieu] béni? »
Jésus répondit : « Je le suis. Et vous verrez le Fils
de l'homme assis à la droite de la Puissance, et
venant avec les nuées du ciel ^ » N'est-ce pas dire :
Je suis le Messie prédit par Daniel, un Messie qui
doit régner auprès de Dieu et venir pour juger le
monde ?
Les libéraux sont embarrassés de ce texte. Plu-
sieurs, et parmi eux Holtzmann et Harnack, con-
cèdent que Jésus a cru à son règne auprès de Dieu,
mais sans imaginer pour cela que la race humaine
allait être transformée sur la terre.
D'autres craignent que cette concession ne les
entraîne trop loin, et ils coupent à la racine.
M. Adalbert Merx, par exemple, ne voulait pas
que Jésus se soit donné du tout comme Messie^.
1. Me. XIV, 61 s.
2. Die vier kanonischen Evangelien nach ihrem dites ien bekann-
ten Text€, Ueberselzung und Erlàuterung der syrischen im Sinai-
13.
226 LE SENS DU CHRISTIANISME.
D'après Wellhausen, Pierre et le peuple tenaient
Jésus pour le Messie ; lui se laissait faire et l'on ne
sait pas exactement ce qu'il pensait. Cet orienta-
liste éminent a affirmé de tout le poids de sa con-
naissance approfondie de l'araméen, langue que
parlait Jésus, que fils de l'homme ou harnacha si-
gnifie simplement un homme; ce terme devient
dans l'évangile presque synonyme de « moi qui
vous parle » ^
En dépit de ces fluctuations et de ces fissures,
Tdcole libérale a réussi à sauvegarder pendant un
demi-siècle un résidu historique de l'évangile.
Cette image donnait satisfaction au désir général
de ne pas rompre avec le Christ, et elle n'obligeait
personne à lui rendre un autre culte que l'hom-
mage dû aux grands hommes.
Alexandre Sévère avait fait une place à Jésus à
côté d'Orphée et des héros dans sa chapelle do-
mestique ; le protestantisme libéral, plus respec-
tueux, l'isolait sur un très haut piédestal.
N'hésitons pas à dire que c'était un service rendu
à l'exégèse que de bannir l'interprétation mythique
presque totale de Strauss, de soutenir avec tant
de force le caractère moral et religieux de l'en-
seignement de Jésus, de le placer dans une sphère
d'où il dominait les préjugés de son temps, et même
kloster gefundencn Palimpsestbandschrift, Traduction, Berlin. 189";
explications sur Marc et Luc, Berlin, 1905, p. 82 et p. 161. Comme
l'indique le titre allemand, M. Merx a eu l'heureuse idée de traduire
le'ms. syriaque trouvé au Sinai par Mrs. Lewis, mais aussi l'aberra-
tion de regarder ce texte comme plus voisin qu'aucun autre des
originaux.
1. Einleitung in die drei ersten Evangelien, p. 39; Berlin, 1903.
Voir pour le sens messianique, Tillmann (catholique), Der Men-
schensohn; cf. Revue biblique, 1908^ p. 280 ss.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 227
tout son temps, d'où il avait préparé une véritable
régénération de l'humanité, toujours à la disposition
de riiumanité, dans l'avenir. Mais ce Jésus, bon
professeur de morale, président respecté d'une con-
férence de pasteurs, utile auxiliaire de l'Etat pour
former les enfants allemands à la vertu, est-il le
Jésus de l'Évangile? Avec l'école libérale nous
soutiendrons contre les eschatologistes son dessein
de fonder une religion spirituelle, assise sur la
base du Judaïsme, mais plus pure et plus confiante
en le père des Cieux. Est-ce tout ? Est-ce là, même
sans parler de la divinité de Jésus, l'impression que
nous laissent les évangiles? Renan protestait, sim-
plement au nom de l'exégèse et de l'histoire. Cette
page si pénétrante vaut d'être citée ici. « Chose
singulière, c'est l'école de théologie libérale qui
propose les solutions les plus sceptiques. L'apo-
logie sensée du Christianisme en est venue à faire
le vide dans les circonstances historiques de la
naissance du christianisme. Les miracles, les pro-
phéties messianiques, bases autrefois de l'apologie
chrétienne, en sont devenues l'embarras : on
cherche à les écarter... Jésus n'a prétendu faire
aucun miracle; il ne s'est pas cru le Messie... Un
homme savant, qui a été mêlé à ces débats, m'é-
crivait dernièrement : « Comme autrefois il fallait
prouver à tout prix que Jésus était Dieu, il s'agit,
pour l'école théologique de nos jours, de prouver,
non seulement qu'il n'est qu'homme, mais encore
qu'il sest toujours regardé comme tel. On tient à
le présenter comme l'homme de bon sens, l'homme
pratique par excellence ; on le transforme à l'image
et selon le cœur de la théologie moderne. Je crois
228 LE SENS DU CHRISTIANISME.
avec vous que ce n'est plus là faire justice à la vé-
rité historique, que c'est en négliger un côté essen-
tiel. »
Renan ajoutait : « Scholten et Schenkel tiennent,
certes, pour un Jésus historique et réel ; mais leur
Jésus historique n'est ni un messie, ni un pro-
phète, ni un Juif. On ne sait ce qu'il a voulu : on
ne comprend ni sa vie ni sa mort. Leur Jésus est
un éon à sa manière, un être impalpable, intan-
gible.
« L'histoire pure ne connaît pas de tels êtres ^ . »
Vous aurez noté que cette satire si calme et cepen-
dant si mordante, atteint surtout les libéraux qui
escamotaient presque entièrement le messia-
nisme de Jésus. Ils étaient le plus grand nombre
au moment où Renan écrivait.
Et c'est bien en effet le seul parti logique. L'é-
cole libérale moyenne s'est trouvée menacée à
la fois de deux côtés. Les eschatologistes consé-
quents ne se sont pas contentés de ses conces-
sions. Et d'un autre côté Wrede a mis cruellement
le doigt fiur leurs inconséquences. Enlever les élé-
ments miraculeux, choisir entre les différents
textes évangéliques, combiner des vraisemblances
psychologiques, ce n'est point écrire l'histoire.
La critique libérale s'appuie surtout sur Marc. Si
seulement elle l'avait lu! Wrede ne manque pas
une occasion de montrer à quel point, d'après
Marc, Jésus est un être surnaturel, à quel point sa
mission est divine, son action mystérieuse, sans
que rien marque un progrès ou un changement
i. Dans LÉVY, D.-F. Strauss, p. 223, note 2.
LE COMPROMIS DES LIBÉRAUX. 229
dans son esprit, de sorte qu'il y a déjà dans
Marc beaucoup de la doctrine du quatrième évan-
gile ^
Si on élague tout cela, qui est précisément ce que
Marc a voulu dire, on n'a pas le droit de conclure
que Jésus se soit cru le Messie. Puisque Marc,
loin d'être un historien, ne fait que refléter la foi de
la communauté, il ne peut pas servir de base à une
histoire. Nous retombons ici dans les exagérations
de Bruno Bauer, insensées comme système positif,
redoutables comme réduction à l'absurde d'une
méthode arbitraire. La sortie pétulante de Wrede,
excessive comme elle était, n'a pas beaucoup ému
l'exégèse libérale. De nouvelles attaques l'ont
laissée moins indifférente. Elles seront l'objet
de notre prochaine leçon.
1. Das Messiasgeheimnis in den Evangelien. Zugleich ein Beitrag
zum Verstàndnis des Markusevangelium. Von D. W. Wrede, 0.
Professer der ev. Théologie zu Breslau. 8° de xiv-292 pp., Gôt
tingen, 1901. La Revue biblique (1903, p. 625 ss.) a souligné l'impor-
tance de cette manifestation. Elle a paru telle à M. Schvveitzer que
le premier titre de son ouvrage, que nous avons si souvent cité,
était dans la première édition (1906) : Von Reimarui zu Wrede.
C'était exagérer la portée de ces deux noms.
HUITIEME LEÇON
LA DÉCOUVERTE PAR J. WEISS DU
MESSIANISME ESGHATOLOGIQUE.
Nous avons laissé l'école libérale dans une situa-
tion assez critique. Elle a essayé d'écrire une vie
de Jésus qui fût conforme aux faits et qui permît
aux consciences protestantes de la fin du xix^ siècle
de se réclamer encore de Lui. Dans ce but elle a
pris pour base l'évangile de Marc, et en a tiré un
portrait du Maître. Doué du plus pur génie reli-
gieux qui fut jamais, Jésus s'était proposé d'amé-
liorer les sentiments religieux et moraux de l'hu-
manité, et celle-ci trouverait encore dans sa doc-
trine les principes d'une vie meilleure, en adorant
Dieu comme un Père, en cherchant dans l'intime
de l'âme l'avènement du règne de Dieu. Mais si
Jésus a prêché un règne de Dieu visible et exté-
rieur, s'il s'est dit le Messie, s'il s'est attribué un
pouvoir surnaturel, s'il s'est cru Fils de Dieu? Gom-
ment la raison moderne ne serait-elle pas obligée
de modérer de telles prétentions absolument incom-
patibles avec ses prétentions à elle? Alors on estom-
pait tout ce qui dépassait le niveau humain dans sa
mystérieuse personnalité. Mais ce n'était plus ce
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 231
que Marc avait voulu dire. Avouez donc, disait
Wrede, que Marc ne compte pas pour vous.
Autant vaudrait-il confesser que nous ne savons
pas même si Jésus s'est dit le Messie. Plusieurs li-
béraux étaient disposés à sacrifier son messia-
nisme, historique pourtant, à la vénération qu'ils
voulaient lui conserver. Mais alors pourquoi ce
Jésus de Nazareth a-t-il été condamné? On ne
comprend plus rien ni à sa vie, ni à sa mort. Encore
un pas, et l'on niera son existence.
Pendant que l'école libérale se débattait avec ces
extrémistes, elle fut attaquée avec vigueur d'un
autre côté. En 1892, M. Jean Weiss, fils de Ber-
nard, publiait une petite brochure de 67 pages qui
n'eut guère moins de retentissement dans les cer-
cles érudits que la Vie de Jésus par Strauss. Elle
était intitulée : La prédication du règne de Dieu
par Jésus K C'était une déclaration de guerre à
la théologie moderne au nom de la critique his-
torique. M. J. Weiss a précisé dans l'avant-propos
de la deuxième édition en 1900. Depuis assez long-
temps la théologie moderne a introduit dans l'é-
vangile les idées de Ritschl qui ne sont au fond
qu'un résidu de VAufklârung et du système de
Kant. Or Jésus ne fut pas l'homme que nous ima-
ginons d'après nos conceptions modernes; il fut
l'homme de son temps ; ce sont les espérances de
ses contemporains qu'il a concentrées dans sa per-
sonne. Alors tout le monde attendait une intervention
de Dieu qui ferait succéder à la domination du mal
une ère d'innocence et de bonheur : tel devait être
\. Die Predigl Jesu voyn Reiche Gottes, 189:î, Gôttiiigcn. —
Deuxième édition, complètement refondue en iO()0, 210 pages.
232 LE SENS DU CHRISTIANISME.
le règne de Dieu qu'il a prêché. Il ne Ta pas fondé,
il l'a annoncé comme un événement prochain; il ne
l'a pas amené par son action, il a attendu que Dieu
le produisît par un miracle inouï. N'était-il donc
qu'un prophète? Il avait conscience d'être bien da-
vantage, d'être le juge qui prononcerait sur les bons
et sur les méchants et qui régnerait au nom de
Dieu sur les élus. De même que le règne était
réservé à l'avenir, il était le Messie à venir ^
Voilà donc Jésus débarrassé de ce costume de pas-
teur dont on l'avait affublé. Il ne vit, ne respire
que dans l'attente de l'œuvre de Dieu, du salut
dont il sera l'agent ; il est tout entier plongé dans
le surnaturel. Et il y a dans cette thèse un senti-
ment si juste de l'élévation de Jésus dans une
sphère céleste, et en même temps une intention si
plausible de le rendre à son milieu historique, que
plus d'un catholique applaudit de bon cœur lors-
qu'un autre livre, L'Evangile et V Eglise, opposa le
Jésus de la nouvelle école au Jésus libéral de
M. Harnack. A regarder de plus près, on s'aper-
çoit bien vite que le profit serait mince à changer.
Car du moins le Jésus libéral avait travaillé pour
nous, tandis que le Jésus de Jean Weiss était
absorbé dans une seule pensée : le Règne de Dieu
à venir, mettant un terme à l'histoire pouf
inaugurer un monde nouveau et surnaturel. 11 n'a
pas songé à l'Eglise, il n'y avait même pas lieu.
Car on touchait à la fin, tout était dominé et réglé
par l'imminence de l'événement suprême. C'est le
sens du mot eschatologique, qui signifie « relatif à
4. Cf. iîetue biblique, 1904, p. 106 ss.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 233
la fin ». Le messianisme eschatologique est celui
qui inaugure le ciel sur la terre, toute l'histoire
étant terminée.
Cette fois, nous voilà en présence d'un système
bien vivant, soutenu avec une ardeur passionnée.
Comme les autres manifestations importantes de la
critique, il a séduit beaucoup d'esprits. On prétend
s'en tenir à l'histoire pure, sans se mettre à la re-
morque d'aucun parti pris confessionnel, et cette
indépendance paraît nécessaire aux études histori-
ques. On nous dit que Jésus a dû se référer aux
conceptions de son temps, et l'on prétend les con-
naître d'après des écrits anciens ou négligés ou in-
connus jusqu'à nos jours. On insiste sur des textes
décisifs, qu'il faut prendre à la lettre, dans leur
contexte évangélique, en écartant résolument les
pieuses échappatoires traditionnelles. Et il est
extrêmement difficile de sortir de la confusion créée
par le mot eschatologique ; car de quoi s'est préoc-
cupé Jésus, si ce n'est en effet des fins dernières?
C'est le privilège des doctrines nouvelles, présen-
tées avec érudition et avec art, d'exercer une séduc-
tion prenante. Notre temps est encore sous le
charme de celle-là. Comme toutes les constructions
bien faites, elle a sa vraisemblance en elle-même;
elle s'appuie sur quelques textes et l'on n'a pas
toujours tous les autres présents à l'esprit. Ses
parrains ne se croient pas obligés d'énoncer les
difficultés qu'elle présente. Il faut, pour bien
juger, considérer tous les aspects de la ques-
tion, quand c'est déjà quelque chose d'analyser
clairement ce qu'on n'expose pas toujours claire-
ment.
234 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Pour plus de sûreté, j'emprunte l'analyse du mes-
sianisme eschatologique à M. Albert Schweitzer, qui
l'a esquissé très franchement en l'appliquant à lavie
de Jésus. Il est pleinement convaincu que nous tenons
enfin l'énigme vainement cherchée jusqu'à présent
de cette âme, de cette vie et de cette mort. Nous ne
refusons pas de discuter avec lui, quoiqu'il se fasse
la partie facile en éliminant absolument saint Jean,
et en ne tenant aucun compte de saint Luc. Mais
enfin il admet ce principe, qui devrait être évident
pour tout le monde : le portrait de Jésus d'après saint
Marc et aussi d'après saint Matthieu, est celui d'une
individualité très puissante; jamais un groupe
anonyme de fidèles, désireux de justifier leur foi,
— et comment serait-elle née? — n'aurait abouti à
mettre sur pied une personne comme celle-là. Certes
il y a une conviction religieuse dans l'Evangile, il y
a un dogme qui s'est cru supérieur au cours naturel
des choses. Mais si ce dogme n'avait pas été dans
la pensée duMaître,il ne serait pas sorti du cerveau
de ses disciples. S'ils s'étaient crus autorisés à mo-
difier sa pensée, à y introduire leurs préoccupations,
leurs croyances, leurs rites et leurs institutions, il
leur eût été bien facile de lui faire tenir sur tout
cela de longs discours. Or il a parlé très peu du
culte dû à sa personne, très peu de l'Eglise, et très
souvent du Règne à venir. C'est donc que la tradi-
tion a rapporté fidèlement ses pensées et ses pa-
roles, en un mot, son dogme surnaturel . C'est la
1. Schweitzer, p. 391 : Pourquoi Jésus n'aurait-il pas pensé aussi
dogmatiquement et fait de l'tiistoire aussi activement qu'un pauvre
évangéliste qui aurait été contraint par une tliéologie de commu-
nauté à le faire sur le papier?
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 235
dernière condamnation de Strauss. Chacun à sa
place. Le disciple n'est pas au-dessus du Maître.
Voyons donc quel est ce dogme d'après M. Alb.
Schweitzer.
Jésus entre dans l'histoire quand il apporte en
Galilée l'annonce du règne de Dieu qui est immi-
nent. De qui tient-il sa croyance? Peut-être du Bap-
t'ste. Autant dire qu'elle était dans l'air. 11 savait
qu'il appartiendrait de sa personne au royaume
de Dieu, avec les élus et les anges, et comme ^
était descendant de David, il lui revenait d'en être
le Messie. Cette conscience messianique est-elle
née en lui, comme le dit l'école libérale, au mo-
ment du baptême, où il aurait cru avoir une vision?
M. Schweitzer en doute, et à bon droit, car ce
n'est pas le sens de la tradition.
Jésus se croit donc le Messie, fils de David. Mais
en ce temps-là, et depuis Daniel, on attendait un
autre sauveur, le Fils de l'homme qui devait venir
sur les nuées du ciel pour établir le règne de
Dieu.
Gomment unir ces deux vocations? C'est le pro-
blème qui préoccupa Jésus et qu'il crut réalisé en
sa personne. 11 suffisait d'accorder une existence
terrestre à ce Fils de l'homme, existence antérieure
à son rôle propre, et puisque le Règne de Dieu de-
vait changer toutes Ips valeurs du temps présent,
le fils de David, vivant dans une modeste condition,
pouvait espérer devenir Fils de l'homme à l'avène-
ment du Règne de Dieu.
D'après la théologie libérale, on a forgé à Jésus
une ascendance davidique après l'avoir reconnu
comme Messie. Mais, dit M. Schweitzer, que fait-
236 LE SENS DU CHRISTIANISiME.
on de raffirmation de saint Paul ' si dégagé de
tout ce qui n'était que l'existence humaine du
Christ? Il faut retourner la proposition : Jésus
s'est cru le Messie parce qu'il était fils de David.
Il pouvait très bien le savoir et on le savait autour
de lui, puisque la Cananéenne^ et l'aveugle de
Jéricho 3 l'ont interpellé fils de David.
D'après la solution libérale encore, Jésus se serait
cru le Messie parce qu'il se sentait fils de Dieu, comme
tes autres, quoique à un degré plus éminent. Il est
plus simple et plus approprié de dire qu'il s'est
cru Messie, étant fils de David au temps où le Messie
était attendu.
Mais voici quelque chose d'étrange. Jésus s'est
cru le Messie parce qu'il était fils de David, cela est
en effet assez naturel ; mais il est tout à fait singu-
lier que les autres, le sachant fils de David, n'aient
pas eu un seul instant l'idée qu'il fût le Messie. C'est,
dit M. Schweitzer, parce qu'ils n'attendaient plus un
Messie terrestre national ; personne ne songeait
qu'au Fils de l'homme venant sur les nuées. Nous
verrons bien. Mais voici qui étonne encore. Jésus
cache soigneusement le secret de son messianisme
futur. Pourquoi ? Dgms le nouveau système il n'est pas
aisé de le dire. Nous alléguons, nous, qu'il a évité
l'enthousiasme des foules pour un Messie national,
enthousiasme qui aurait pu j^ovoquer une révolu-
tion, détourner l'attention de Dieu et de son règne.
Mais si Jésus était le Messie futur du règne de
Dieu, pourquoi dissimuler? M. Schweitzer en est
i. Rom. I, 3.
2. Mt. XV, 22.
3. Me. X, 47 s.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 237
réduit à conjecturer que Jésus tenait pour un dogme
l'obscurité du Messie, ou que peut-être il ne
voulait pas convertir ceux auxquels le Royaume
n'était pas destiné ! Donc Jésus prêche, mais mol-
lement : « il enseigne, mais comme quelqu'un qui
sait qu'il ne doit pas être trop clair, ni trop dé-
monstratif ^ » Et nous voilà loin du prophète aux
paroles enflammées, qui est venu mettre le feu sur
la terre! Encore faut-il savoir gré à M. Schweitzer
d'avoir accordé quelque activité à cet être passif de
J. Weiss, uniquement attentif à l'arrivée soudaine
et décisive de Dieu!
Cette intervention, Jésus l'attendait avec con-
fiance pour le temps de la moisson. C'est pourquoi
il attirait l'attention sur la semence et sur la mois-
son dans les paraboles du règne de Dieu. Le temps
pressait. Il avait hâte d'adresser à la foule un su-
prême appel, et, comme il ne pouvait être partout,
il envoya ses apôtres. Voilà donc cette mission, si
souvent rayée de l'histoire par les libéraux, qui y
rentre avec tous les honneurs. Schweitzer ne veut
même pas laisser tomber une ligne des recomman-
dations de Jésus d'après saint Matthieu. Tout a été
prononcé, et dans cette circonstance. Les Apôtres
sont chargés de dire : le Règne n'est pas seulement
prochain, nous y touchons. Faites pénitence! Et
Jésus était si assuré d'entrer lui-même en scène
pour inaugurer le règne quil a dit expressément :
« Je vous le dis en vérité, vous n'aurez pas achevé
de parcourir les villes d'Israël, que le Fils de
l'homme sera venu ^. >;
i. Schweitzer, p. 400.
2. Mt. X, 23.
238 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Cette espérance fut trompée. Les Apôtres revin-
rent tout joyeux, mais le monde allait toujours du
même train. C'est le moment où Jésus change d'at-
titude. Il se retire à l'écart, et, pour être plus tran-
quille, quitte la Galilée et se dirige vers le nord.
Quelles sont maintenant ses pensées?
II savait depuis longtemps que la crise du salut
comportait des épreuves. Le Messie n'apparaîtrait
pour sauver les bons qu'au moment où tout serait
désespéré. C'est pour cela que les disciples devaient
demander à Dieu, non seulement : « Que votre
règne arrive ! » mais encore : « Ne nous laissez pas
envelopper dans la tentation, » c'est-à-dire dans la
dure épreuve qui précédera la délivrance. Si le
grand moissonneur a laissé tomber sa faucille, c'est
donc que les épis n'ont pas encore mûri au soleil de la
tribulation ; il manque quelque chose aux douleurs ' .
Et pourquoi le Fils de l'homme, lui-même, ne se-
rait-il pas appelé par Dieu à servir, à souffrir, à
mourir, avant d'être transformé dans la gloire?
Jésus comprend ce que Dieu demande de lui. La
pénitence devait précéder le Règne. Le peuple n'a
pas fait pénitence. Lui expiera pour le peuple. Il le
sait, il en fait confidence à ses disciples, et il leur
annonce en même temps sa résurrection.
Voilà du moins qui est logique. Les libéraux ne
voient dans la triple prophétie faite par Jésus de
sa passion et de sa résurrection qu'une addition
postérieure. Et, en effet, ils ne peuvent se l'expliquer.
Pourquoi Jésus aurait-il eu tout à coup le pressen-
timent que sa destinée était de mourir avant d'avoir
i. Sur les douleurs messianiques, voir le Commentaire de Me.
XIII, 8.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 239
fini son ouvrage ? Parce que la foule Tabandonnait?
Mais il n'en est rien dit dans l'Évangile. Chaque
fois qu'il se rapproche d'elle, il la retrouve curieuse
de l'entendre, empressée à le suivre. C'est donc
plutôt que les critiques étaient choqués que leur
sage parlât si posément de sa résurrection. Mais
d'après les eschatologistes il s'est cru le Fils de
l'homme. Pouvait-il en assumer les fonctions sans
être transformé en un être surnaturel, de son vivant
ou après sa mort? Il faut avouer que M. Schweitzer
est fidèle aux conditions posées. La résurrection
du Christ, c'est du dogme, disent les libéraux, donc
ce ne peut être une parole du Jésus de l'histoire.
C'est du dogme, dit M. Schweitzer, donc c'est
historique, car Jésus croyait au dogme du Fils de
l'homme. Mais voici qui nous paraît moins cohé-
rent. Jésus parle d'une mort à la suite d'un juge-
ment rendu par des hommes. — Une sera donc pas
emporté par le tourbillon de la crise messianique?
— Sa mort aura pour effet de préserver les autres.
— Alors, nous ne sommes plus dans le dogme du
Règne venant en tempête. Où Jésus a-t-il puisé ses
vues particulières? — Dans Isaïe, dit M. Schweitzer,
dans le tableau du serviteur souffrant qui expie pour
le peuple... Au moment où Jésus affirme l'eschato-
logie, il l'abandonne '...
Disons donc qu'à tout le moins il la domine, mais
nous aurons à voir ce que la foule pensait. Suivons
toujours M. Schweitzer. Jésus ne s'est ouvert à ses
disciples qu'après que Pierre eut pénétré son secret.
Le premier il le salua Messie devant les autres. En
d. Schweitzer, p. A^il.
240 LE SENS DU CHRISTIANISME.
récompense le Maître lui dit : « Tu es Pierre et sur
cette pierre je bâtirai mon église ^ » Paroles qui
ont toujours sonné très mal dans le protestantisme,
et que Luther avait travesties comme il avait
pu. Les libéraux les avaient rayées de l'évangile.
M. Schweitzer les croit authentiques, mais pour
les torturer de nouveau. La raison? Jésus ne pou-
vait parler à Pierre de la communauté des fidèles
qu'il n'avait pas envisagée; son église doit donc
être l'église préexistante, le Règne de Dieu, dans
lequel l'apôtre aura plein pouvoir. — Mais com-
prend-on le Messie se proposant de bâtir sur
Pierre une église qui existait déjà dans le ciel?
Quant à la foule, elle ne pouvait, non plus que le
Baptiste, soupçonner que Jésus fût le Messie, car ce
devait être une personnalité surnaturelle, mani-
festée à la fin des temps, qu'on n'attendait pas sur
la terre avant le grand jour 2. Les miracles de
Jésus — de quelque nature qu'ils aient été —
n'étaient point un attribut messianique. Ce n'était
pas non plus le fait du premier venu. Jésus devait
être un prophète, sans doute Elie, le précurseur
annoncé du Messie, et c'est comme tel qu'il fut
acclamé par la population de Jérusalem au jour
des Rameaux.
Lui cependant ne songe plus qu'à mourir. Il avertit
les siens de veiller, de se tenir sur leurs gardes ; il
provoque ses adversaires par l'expulsion des ven-
deurs du Temple, puis par un discours véhément
contre les Pharisiens. Il les contraint en quelque
sorte à se défaire de lui. Il leur fallait cependant
1. Mt. XYi, 18 s.
2. SCHNYEITZER, p. 418.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 241
des preuves qu'il affectait d'être le Messie. C'est le
secret que Judas leur vendit. Mais son témoignage
était unique. On chercha d'autres griefs. Comme on
n'aboutissait à rien, le grand prêtre prit le parti de
solliciter l'aveu. Alors Jésus affirma qu'il allait
venir comme Fils de l'homme sur les nuées du ciel.
Et c'est pour cela qu'il mourut.
Certes, voilà un système conséquent. Mais qu'y
gagnons-nous? au lieu d'un sage, on nous propose
un illuminé. Eh bien! puisque nous sommes obligés
de discuter ce qu'on dit de la personne de notre
adorable Sauveur, j'avoue que je préfère tout d'abord
qu'on reconnaisse ses affirmations sur le caractère
surnaturel de sa personne. Nous nous rapprochons
de l'ancienne exégèse de FÉglise, et c'est quelque
chose.
Oui, c'est quelque chose que de rendre leur
portée à ces textes où Jésus, d'ailleurs si humble et
si doux, marque son rang à uiîe hauteur surnatu-
relle, lorsqu'il trace les règles de la morale sur la
montagne, lorsqu'il promet le royaume à ceux qui
seront persécutés pour lui, lorsqu'il remet les
péchés, lorsqu'il promet à ses disciples qu'ils régne-
ront avec lui. Et tout cela dès le début, sans fluc-
tuations dans la pensée, sans cette transformation
psychologique que les libéraux avaient imaginée
pour faire accepter Jésus comme tout autre person-
nage de l'histoire.
Le témoignage que Jésus se rend à lui-même
n'est plus l'œuvre hasardeuse d'une réunion de
14
242 LE SENS DU CHRISTIANISME.
fidèles créant l'objet de leur foi. Jésus parle avec
fermeté, il se donne pour le roi du siècle futur.
Qu'on ose ensuite dire qu'il s'est trompé. Nous
aimons mieux que le dilemme soit posé aux âmes
dans toute sa netteté, qu'on n'obscurcisse pas la
clarté de ses paroles par une exégèse émolliente,
inspirée par un faux respect. Jésus s'est cru appelé à
être le chef du règne de Dieu. Nous prétendons
même qu'il s'est déclaré Fils de Dieu, un avec son
Père. C'est très étrange. Mais il est certes beaucoup
plus étrange qu'il ait entraîné tant de fidèles dans
cette conviction, car d'autres ont émis des préten-
tions analogues et il est le seul qu'on ait cru. L'his-
toire n'a qu'à enregistrer. Les libéraux protestent
que Jésus était trop sage pour s'illusionner à ce
point. Ils exaltent cette modestie et cette claire vue
des choses, un sentiment religieux si pur. Et cela
aussi est bien dans l'Evangile. C'est donc que chacun
des deux systèmes contient une part de vérité, que
Jésus a eu conscience de sa dignité et qu'il faut
l'en croire.
Toutefois nous ne pourrions tirer parti des bons
côtés de l'exégèse eschatologique si elle donnait un
démenti à la conscience de Jésus qu'elle transporte
avec raison dans l'ordre surnaturel, si elle était
fondée à conclure que Jésus avait annoncé comme
prochaine une intervention de Dieu qui ne s'est pas
réalisée. S'il s'est fait illusion sur ce point, il s'est
fait illusion aussi sur sa personne. On nous dit que
toute la vie de Jésus est dominée par l'eschatologie.
Que vaut ce terme? Il signifie, avons-nous dit, ce
qui est relatif à la fin. Or il y a une fin pour chaque
homme, c'est la mort, et pour ceux qui admettent
LE iMESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 243
l'immortalité de l'âme, il y aune autre existence, par
delà cette fin. Et spécialement dans Israël, ceux qui
avaientattendu le Messie l'avaient salué dans l'avenir,
suite et terme des temps où ils vivaient. Si donc l'on
nous dit que Jésus attendait de Dieu une interven-
tion surnaturelle relative à sa personne et qui devait
inaugurer des temps nouveaux avant la fin de la
génération présente, nous le professons volontiers.
Quand les eschatologistes ajoutent qu'il a prévu
gfa mort expiatoire comme le passage obligé pour
qu'il entrât dans sa gloire messianique, nous pen-
sons encore comme eux.
Où est donc l'abîme qui nous sépare? Il ne paraît
pas large, mais il est très profond. D'après le nou-
veau système, le règne surnaturel de Dieu, règne
d'innocence absolue et de bonheur, va commencer
dès la génération contemporaine de Jésus. L'escha-
tologie des fins dernières et celle de l'histoire se con-
fondent. Lejugement du monde entier est imminent.
Le rôle du Messie n'est pas d'améliorer l'humanité,
de la réconcilier avec Dieu, de la mettre en état de le
mieux servir, de recruter son royaume. Il apparaîtra
aussitôt après sa mort comme juge. Le règne de
Dieu sera installé sur la terre tout d'une pièce, dans
la perfection qu'il a déjà au ciel, et ce sera le rôle du
Messie de l'inaugurer. Le mot d'eschatologie rend
fort imparfaitement cette idée, puisqu'il est très
équivoque. Mieux vaudrait parler du règne de Dieu
soudain et terminal, si le mot existe, à la façon dont
on parle de la fm du monde et du jugement dernier,
en supprimant tous les temps écoulés depuis la
mort du Christ. Jésus prêchait ce règne termi-
nal prochain, et se croyait le Messie futur de ce
244 LE SENS DU CHRISTIANISME.
règne. Telles sont les deux colonnes du système.
Sur quoi sont-elles assurées? Toute grande
figure de l'histoire, dit-on, doit s'expliquer d'a-
près son temps. Si Jésus a dépassé les concep-
tions eschatologiques des Juifs, ce n'est pas en
changeant telle ou telle pièce de la machine, c'est
en la mettant en mouvement par une force reli-
gieuse et morale hors de pair.
L'argument aurait quelque efficacité si Jésus s'é-
tait référé, sans les expliquer ni les modifier, à des
idées reçues de tous. Pour être fixé sur ce point il
faut d'abord connaître ces idées, puis voir dans les
textes évangéliques si elles dominent en effet la
pensée de Jésus.
Avant de vous soumettre des conclusions contre
ce système qui est, je crois, d'origine allemande,
je ne suis point fâché de constater que les trois
savants allemands les plus qualifiés dans ces études,
Wellhausen, Schiirer et Bousset, se sont déclarés
nettement contre l'état d'esprit que les eschato-
logistes prêtent aux Juifs contemporains de Jésus.
La difficulté du sujet est telle que je voudrais
poser encore une fois les termes de la question, au
risque de me répéter.
Le sophisme — j'ose lui donner ce nom — des
eschatologistes consiste à atténuer les divergences
entre les conceptions du peuple juif et celles de Jésus,
comme si l'on avait été d'accord sur un règne de
Dieu absolu, surnaturel et imminent, dont le
Messie serait le chef, règne terminant l'histoire
et inaugurant les fins dernières de tous les hommes.
Or, en réalité, les Juifs distinguaient le règne de
Dieu sur la terre et les fins dernières dans l'au-delà.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 245
et le Messie devait être le chef du règne de Dieu
sur la terre. Et, quelles que fussent les divergences,
ils étaient absolument unanimes sur ce point que le
Messie devait assurer le triomphe d'Israël. Quant
à Jésus, il a manifestement distingué le règne de
Dieu qui allait venir et le royaume préparé à ses
élus. Il a eu conscience d'être le chef de ce règne
et de ce royaume. Mais il a dit très nettement que
ce règne qui allait venir ne serait pas celui d'Israël.
Bien plutôt le jugement d'Israël allait inaugurer ce
règne, comme le jugement de tous les hommes de-
vait inaugurer définitivement le royaume.
Voyons maintenant séparément ce qui regarde
le règne et ce qui regarde le Messie.
Le règne de Dieu est une des idées maîtresses
de l'Ancien Testament. Que le dieu de chaque
peuple soit son roi, c'est ce qu'ont cru bien des
hommes. En Grèce et en Italie le pouvoir du prince
n'avait pas assez d'ascendant pour que la divinité
gagnât beaucoup à revêtir la dignité royale. Il en
était autrement en Orient. Ce qui est propre à
Israël, c'est que son monothéisme entraîne naturel-
lement avec soi la monarchie universelle. Sans ces-
ser d'être le roi d'Israël, Dieu est le roi du monde
et spécialement le roi des cieux. Aussi lorsque le
judaïsme commença, à Alexandrie semble-t-il, à
raisonner sur la destinée des justes défunts auprès
de Dieu, il les plaça près de son trône, associés à
son pouvoir royal \ Le droit du roi des cieux était
incontestable. Mais les hommes s'y soumettaient
plus ou moins. Et lui-même agissait avec plus ou
i. Sap. III, 7 s.; v,15 s.
14.
246 . LE SENS DU CHRISTIANISME.
moins de force pour se faire reconnaître comme Sau-
veur et comme Maître. Les interventions miraculeu-
ses font déjà le thème du livre des Juges selon le
rythme : péché, pénitence, salut. Par ses victoires,
Dieu affermissait son règne. Puis les conquêtes des
Perses, celles d'Alexandre avaient inauguré des em-
pires universel selon des vicissitudes inconnues
dans les anciens temps.
Dans le livre de Daniel la succession des empires
se terminait à la domination des saints qui devait
être le règne de Dieu :
Et le règne et le pouvoir, et la domination des royaumes
sous tout le ciel sera donné aux saints du très-Haut, ^ont
le règne est un règne éternel, et toutes les puissances le
serviront et lui obéiront i.
Ce n'étaient là que des doctrines très générales,
que chacun interprétait à sa manière. 11 y avait
comme deux thèmes distincts, selon que Ton fai-
sait plus ou moins de place à l'action de Dieu.
Dans le mode qu'on peut nommer du miracle divin.
Dieu fait tout, et d'une façon soudaine, complète,
par la transformation radicale des conditions de
l'existence.
Cette forme excessive, de passivité quiétiste, ne
se trouve guère que dans ï Assomption de Moïse^
petit ouvrage qu'on peut dater de l'an 10 av. J.-C.
Le héros de cette histoire propose à ses sept fils
de se retirer dans une caverne pour y mourir. Dieu
les vengera :
Alors paraîtra son règne sur toute la création,
alors le diable aura son terme,
1. Dan. VII, 27; cf. Revue biblique, 1904, p. 498.
LE xMESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 247
et la tristesse sera emmenée avec lui,
alors on investira* de sa charge l'ange,
qui est établi au sommet,
qui aussitôt les vengera de leurs ennemis...
Alors tu seras heureux, Israël,
et tu monteras sur la nuque et sur les ailes de l'aigle...
Et Dieu te haussera
et te fixera au ciel des étoiles i.
On pourrait multiplier les allusions à l'action
de Dieu sous une forme éclatante, mais encore fau-
drait-il observer que dans le mode des visions, dit
apocalyptique, on ne trouve Jamais le terme tech-
nique : règne de Dieu, ou règne des cieux, ce qui
serait équivalent.
Au contraire, dans l'autre mode, qui est celui du
Judaïsme orthodoxe ou rabbinique, on nomme très
fréquemment le règne des cieux, le mot cieux étant
choisi pour éviter de prononcer le nom sacré de
Dieu. A rencontre des apocalypses, dans les Tar-
gums et dans la Michna ouïes Talmuds, les scribes
font dépendre le règne de Dieu de la bonne volonté
des hommes. Le droit de Dieu vient de sa nature,
c'est entendu, mais il doit être reconnu. Au jour de
sa vocation, Abraham choisit le règne de Dieu, et
dans le Sifré nous lisons en toutes lettres : « Avant
que notre père Abraham soit au monde, Dieu n'était
roi que sur le ciel ; mais quand Abraham vint, il
le fit roi sur le ciel et sur la terre 2. » Après Abra-
ham, le peuple d'Israël fit régner Dieu en le pre-
nant pour roi. Les justes doivent reconnaître,
accepter, prendre sur eux le règne de Dieu ; c'est
le moyen de le faire régner véritablement.
i. Le Messianisme..., p. 119.
2. Le Messianisme.,,, p. lo-i.
248 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Encore une fois, c'est une forme extrême, et nous
ne prétendons pas que c'eût été la seule répandue
dans Israël au temps de Jésus. Mais elle a trop de
racines dans le judaïsme, elle est trop dans l'esprit
pharisaïque, tel que l'a combattu saint Paul, pour
n'avoir pas figuré parmi les doctrines du temps. Il
va sans dire que la reconnaissance du règne de
Dieu améliorait les conditions du monde sans les
changer du tout au tout : selon l'enseignement des
maîtres d'Israël, le point suprême était d'observer
fidèlement la Loi et d'en répandre la connaissance
pour mériter de participer au monde à venir. Mais
par là, au temps de Jésus, ils entendaient certaine-
ment l'existence des justes auprès de Dieu après
la mort. Les Psaumes de Salomon, écrits dans
l'esprit des Pharisiens vers Fan 40 avant J.-C, at-
testent clairement cette préoccupation dominante.
Or les Israélites, en Galilée et à Jérusalem, sui-
vaient aveuglément les doctrines du parti des Scri-
bes et des Pharisiens, Josèphe le dit ouvertement,
et l'Évangile en fait foi.
Notons encore ceci, qui va peut-être à l'encontre
d'opinions reçues, l'enseignement des Scribes, si
nationaliste qu'il fût, l'était moins que les théo-
rèmes des messianistes violents. Les Scribes exci-
taient la volonté, — il est vrai sans tenir assez
compte du secours de Dieu, — prêchaient la mo-
rale, invitaient les gentils à la pratique de la Loi ;
les Pharisiens en plus grand nombre, ne firent
aucune difiiculté à recevoir le joug d'Hérode, puis
celui des Romains, dont la domination leur parut
voulue par la Providence. Leurs tendances étaient
optimistes, il ne désespéraient pas encore du monde
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 249
présent comme au temps du IV*^ livre d'Esdras et
de l'apocalypse de Baruch, après la prise de Jé-
rusalem.
Au contraire, les visionnaires sont sûrs de leur
droit au secours de Dieu, ne parlent pas d'amé-
lioration progressive, mettent le Seigneur en de-
meure de venger Israël, respirent le fanatisme le
plus haineux contre leurs adversaires. Quelquefois
Israël n'est pas nommé ; la lutte n'est qu'entre les
bons et les méchants, mais les bons sont toujours
la partie choisie d'Israël. S'ils font appel à l'inter-
vention divine, c'est que la situation leur paraît
désespérée. Il leur faut un triomphe, et coniplet,
et tout de suite et en faveur d'Israël.
' Encore une fois, entre les deux opinions extrê-
mes sur le règne de Dieu, il y a toute une gamme
de nuances. L'erreur du système eschatologiste est
précisément de ne pas en tenir compte, et de regar-
der le règne terminal comme l'opinion régnante,
tellement régnante que Jésus, parlant du règne de
Dieu, n'aurait pas eu à expliquer ce que c'était,
tout le monde l'entendant d'une catastrophe divine,
soudaine et complète. Or, nous venons de le voir,
cette opinion prétendue régnante ne fut celle que
de quelques groupes, si bien que, jusqu'à ces der-
niers temps, on n'en connaissait pas de trace dans
l'histoire.
Mais Jésus aurait pu donner son suffrage à une
opinion isolée. A-t-il cru que le monde allait finir,
que Dieu avait résolu, non de l'améliorer, mais de
le remplacer par le règne de la justice absolue qu'il
allait inaugurer sur la terre comme Messie ?
Le nouveau système dit oui, et s'appuie sur ce
250 LE SENS DU CHRISTIANISME.
qu'on nomme les discours eschatologiques du Sau-
veur. Nous avonâ vu le parti qu'a tiré M. Schweit-
zer de l'instruction pour la mission des apôtres
dans saint Matthieu. La difficulté des discours sur
la prise de Jérusalem et la fin du monde est encore
plus célèbre ^ .
J'avoue pour ma part que je ne vois pas comment
la résoudre si l'on considère comme inviolable,
comme attesté par l'Esprit-Saint, Tordre même
selon lequel sont rapportées les paroles du Christ.
Que répondre à ce texte de la mission : « Vous
n'aurez pas achevé de parcourir les villes d'Israël,
que le Fils de l'homme sera venu^ » ? Les Apôtres
sont revenus, et le Fils de l'homme ne s'était pas
manifesté. Sans doute il était venu sur la terre,
mais avant d'envoyer les apôtres, et Jésus parlait
alors de sa manifestation glorieuse. Elle n'a pas
eu lieu avant leur retour. C'est, vous vous le rap-
pelez, l'objection de Reimarus. Elle suffit, d'après
lui, pour ruiner le christianisme. Voilà un fait que
tout le monde peut constater.
Mais nous constatons aussi que dans saint Mat-
thieu les disciples ne reviennent pas auprès de leur
maître. C'est sans doute que l'évangéliste a senti
que son discours de mission dépassait de beaucoup
l'horizon de la mission de Galilée. Et en effet il
renferme des recommandations relatives seulement
au temps qui suivra la mort du maître : « Vous
serez menés, à cause de moi, devant des gouver-
neurs et devant des rois.,. » etc. Ni saint Marc, ni
saint Luc ne contiennent toute cette partie. On
1. Mt. xili, 5-37
2. Mt. X, 23.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 251
sait que saint Matthieu aime ces longs discours où
il groupe divers enseignements donnés, selon
saint Luc, dans diverses circonstances. lia suivi le
même procédé ici. La critique qui dispose si hardi-
ment des éléments traditionnels, qui les accepte
ou les rejette à son gré, nous fera-t-elle un crime
de discerner ici deux instructions bloquées dans un
seul discours ? Et nous appliquerons la même so-
lution au discours eschatologique par excellence,
prononcé en face de Jérusalem, annonçant la ruine
de la cité et l'avènement du Fils de l'homme ^ Dans
une parole retenue par saint Matthieu et par saint
Luc 2, Jésus a dit de la ville sainte : « Votre maison
vous sera laissée » ; donc Jérusalem sera ruinée et
demeurera ruinée. C'est une ruine, ce n'est point
une transformation surnaturelle. Ou bien prétend-
on assimiler la cité sainte à la géhenne ?
Le châtiment de la ville fera partie du jugement
de Dieu, au moment où il établira son règne. Mais
le monde ne sera pas pour cela remplacé par le
royaume des élus et la géhenne. Il y a là deux
perspectives distinctes qui n'ont été rapprochées
que par une certaine conception commune des ju-
gements de Dieu.
Cette explication, suggérée par la contexture
des textes, s'impose si par ailleurs toute la doc-
trine et l'attitude de Jésus montrent une tendance
opposée au pessimisme désespéré et au nationa-
lisme farouche de ceux qui attendaient la mani-
festation soudaine du règne de Dieu. Certes sa
1. On peut voir la Revue biblique, 1906, p. 382-411 et notre Com-
mentaire de saint Marc, p. 312 ss.
2. Mt. xxni, 37 ss. ; Le. xur, 34- s.
252 LE SENS DU CHRISTIANISME.
prédication est dominée par son eschatologie, mais
il en a deux. C'est d'abord le salut définitif des
hommes dans le royaume surnaturel de Dieu. Il est
venu pour prêcher, il est venu pour guérir ce qui
était malade, il est venu pour que les hommes aient la
vie éternelle auprès de son Père. Et cette vie future,
il l'a nommée le royaume de Dieu. Il ne sert de rien
d'objecter que cette expression n'était pas reçue
dans le judaïsme rabbinique. L'idée était bien
celle des Juifs palestiniens. Si le terme de royaume
pour désigner le monde de l'au-delà est une créa-
tion de Jésus, c'est un indice nouveau qu'il ne s'en
tenait pas aux termes de tout le monde. On ne peut
nier qu'il a parlé, et plus d'une fois, du royaume de
Dieu, opposé à la géhenne. Il a fixé les conditions
pour entrer dans ce royaume, il a dit les sacrifices
qu'il fallait faire pour cela ^ . Voilà déjà un sens
incontestable de hasileia^ règne ou royaume, qui
n'est pas emprunté aux apocalypses. Mais il a
aussi parlé du règne de Dieu qui allait venir. Il l'a
dépeint dans la parabole du semeur, comme un
don de Dieu qui exigeait la collaboration de
l'homme, la libre acceptation de sa volonté^. Loin
de l'envisager comme un coup de théâtre, il l'a com-
paré à un grain de sénevé qui devient un grand
arbre, à du levain qui fait fermenter toute la pâte ^.
Ce n'était pas le règne de la justice absolue,
puisqu'il y aurait de l'ivraie*. Ce ne serait pas la
revanche d'Israël, puisque le vignoble, c'est-à-dire
1. Me. IX, 47; X, 23 SS.
2. Me. IV, 26.
3. Mt. xm, 31-33; l.c. xiir, 18-21.
4. Mt. Xllt, 24-30.
LE MESSIANISME ESCIIATOLOGIQUE. 253
l'héritage de Dieu, serait donné à d'autres ^ C'est
en vain qu'on tourne les paraboles et qu'on les
retourne dans tous les sens, on ne peut leur faire
dire que le règne de Dieu sera la fin du monde. Ce
sera un miracle, mais de la façon de Celui qui
fait luire son soleil sur les bons et sur les mé-
chants. Dans le royaume de l'au-delà, nul mé-
lange, plus rien de terrestre, les élus seront comme
les anges dans le cieP. Mais cela s'entend de la
vie divine après la mort et après la résurrection.
Ce royaume où l'on eottre n'est pas la même chose
que le règne qui vient. D'autant que ce règne est
même déjà venu. Jésus l'affirme : « Si je chasse
les démons dans l'esprit de Dieu, c'est donc que
le règne de Dieu est déjà parmi vous ^. »
Pour ce règne commencé, Jésus prêche une
justice supérieure à celle de la Loi de Moïse.
C'est une dure nécessité pour les eschatologistes
d'en être réduits à qualifier la morale de Jésus
de morale provisoire, de morale par intérim. Cette
morale divine, si pure qu'elle a renouvelé la vie
intérieure, si durable que beaucoup, renonçant à
notre dogme, ne veulent pas y renoncer, cette
morale des béatitudes n'eût été dans la pensée
de Jésus qu'un moyen de hâter l'avènement du
règne de Dieu ! Et cela même nous pouvons l'en-
tendre, puisqu'il nous a appris à dire : « Que votre
règne arrive! » mais c'est donc que le règne de
Dieu avance à mesure que l'homme devient meil-
leur, ainsi que l'enseignaient les maîtres du ju-
\. Me. xir, l-H.
2. Me. xu,2o.
3. Mt. XII, 28.
LE SENS DU CHRISTI.\XIS.ME. 15
lîBgARY ST. MARY^CoaKSf
i>54 LE SENS DU CHRISTIAMSME.
daïsme, pourtant avec la grâce de Jésus-Cliri&t en
plus. Quoi de plus éloigné du pessimisme quié-
tiste de l'Assomption de Moïse, de la hâte fou-
gueuse des livres d'Hénoch ou des Sibylles, pres-
sés d'en finir, que cet essai loyal d'une perfection
dont Dieu seul peut fournir l'exemplaire! Celui
qui a dit : « Je ne suis pas venu abolir », c'est-
à-dire la loi morale de Moïse, « mais accomplir ^ »,
c'est-à-dire perfectionner, qui a opposé à ce qu'on
avait dit aux anciens ce qu'il enseigne lui-même,
qui a créé un ordre nouvea» de justice plus par-
faite, attendait-il la fm du monde au temps de la
moisson?
Ce n'est pas d'ailleurs que le règne de Dieu soit
simplement une manière de désigner l'Eglise de la
terre. C'est une notion plus large. Désormais Dieu
régnera mieux, parce que son règne aura un chef,
parce qu'il sera mieux connu, parce qu'il sera
mieux aimé. Nous n'assimilons pas non plus le règne
de Dieu annoncé par Jésus à celui des Rabbins,
011 la part de Dieu est si restreinte. Non, le
Sauveur n'a pas atténué l'action de Dieu; mais
les coups de théâtre, les bouleversements, les
catastrophes pour aboutir à la victoire d'Israël,
l'existence plantureuse des justes et autres rê-
veries, contiennent-ils plus de divin que la Passion
qui réconcilie le monde avec Dieu, et la Résurrec-
tion qui inaugure le royaume par la victoire de son
chef? De même qu'il s'appuyait sur le Décalogue
pour édifier une sainteté plus haute, Jésus se servit
à l'occasion des images traditionnelles et courantes
i. Mt. V, 17 ss.
LE MESSIA^CISME ESCHATOLOGIQUE. 255
pour désigner le jugement du Seigneur. Ce n'est
pas une raison pour le regarder comme un sim-
ple écho, non point de l'opinion universelle, mais
d'un petit cénacle de visionnaires ou de révolution-
naires. Non, il n'a point mis en mouvement une
machinerie toute faite. Il ne s est assujetti ni à la
doctrine des rabbins, ni aux fantaisies des pessimis-
tes, il a lu dans les Écritures que le règne de Dieu
serait manifesté avec éclat, il a annoncé que le
temps était venu, il a posé les fondements de ce
règne par son enseignement, il a accepté la passion
qui devait l'établir, confiant dans la résurrection qui
en serait la gloire. Mais il n'a pas dit quand la
terre cesserait de fournir des recrues au royaume
du ciel. Rien ne devait être changé au cours
normal de la nature, et cependant il pouvait dire
sans rien exagérer : « Quelques-uns de ceux
qui sont ici ne goûteront pas la mort avant qu'ils
ne voient le règne de Dieu venu en puissance ^ . »
Et que serait un bouleversement cosmique com-
paré à ce qu'est aux yeux de la foi l'entrée du
Christ dans sa gloire, l'effusion du Sa:int-Esprit,
la fondation de l'Église? Et ceux mêmes qui ne
croient pas, connaissent-ils une date plus notable
dans l'histoire de l'humanité ?
Ce qu'il y a d'éclatant dans les termes du
Sauveur ne doit pas s'expliquer comme expression
technique d'un concept bien déterminé et univer-
sellement admis du règne terminal de Dieu, mais
d'après la grandeur des faits divins; encore les
paroles du Sauveur sont-elles beaucoup moins
1. Me. IX, 1.
256 LE SENS DU CHRISTIANISME.
grandioses que celles des prophètes. Ce qui a
dans ses paroles le caractère d'un événement tra-
gique, mettant un terme définitif à des siècles
d'histoire, qui va tout changer avant même que
la génération contemporaine ait disparu, c'est le
JUGEMENT prononcé sur Israël. Les expressions
nous paraissent trop fortes pour la ruine d'un
petit peuple. Qu'est cela auprès de la catastrophe
à laquelle nous assistons ! Mais espère-t-on qu'il
sortira de cet ébranlement un nouveau principe de
vie religieuse et morale comparable à celui que
Jésus a prêché? Ce qui est nouveau de nos jours,
c'est le pouvoir de détruire. Mais la force maté-
rielle sera vaincue et quand on voudra bâtir, on
n'aura pas d'autre fondement que celui qu'a posé
Jésus, de l'amour de Dieu et du prochain.
Et si vous voulez comprendre ses menaces,
transportez- vous par la pensée au pays d'Israël.
Depuis des siècles, il est le peuple de Dieu. Sou-
vent châtié, il a fait pénitence, et Dieu lui a par-
donné. Il y a longtemps que cela dure, mais c'est
fini. Cette fois la ruine est inévitable, le jugement
approche, ce jugement que les anciens voyants
d'Israël avaient contemplé, l'esprit glacé de ter-
reur, car pour ces voyants tout ce que peut dé-
chaîner de meurtres l'ivresse du triomphe, tous
les vertiges de la terre secouée jusque dans ses
fondements, l'obscurcissement du soleil et la chute
des étoiles, n'étaient que de faibles images pour
exprimer cette chose indicible : la colère et le ju-
gement de Dieu sur son peuple. Ce que le pa-
triotisme a de plus ardent, le sentiment religieux
de plus profond était remué dans ces grandes
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 257
âmes. Plus qu'eux tous, Jésus a éprouvé cette
douleur. 11 Ta exprimée parfois avec quelques-unes
de leurs images, car nous ne prétendons pas que
la tradition lui ait attribué sans raison ces termes
qui paraissent empruntés aux prophètes. Et le
jugement est bien venu, au temps où il l'avait
annoncé. Israël existe encore, mais il est toujours
frappé, et toute sa pensée se tend en ce moment
vers ce souvenir, unique dans ses annales et qu'il
voudrait effacer. C'était bien un effroyable juge-
ment, une fin d'un monde.
Donc nous concédons parfaitement qu'il y avait
dans les paroles du Sauveur la prévision d'une ca-
tastrophe. Seulement, à l'inverse de toutes les vi-
sions, et de toutes les agitations, à quelque esprit
qu'elles aient appartenu, cette catastrophe devait
peser sur Israël. Ne fût-ce qu'en cela, son règne
de Dieu prochain différait complètement de tous les
autres tableaux. Car on ne peut pourtant pas nier
qu'il a annoncé la ruine de Jérusalem, et il a menacé
les villes de Galilée : Capharnaûm, Bethsaïde
et Corozaïn, d'un châtiment plus sévère que
celui de Sodome ^ . Pourquoi ? parce qu'elles avaient
refusé de faire pénitence et s'étaient montrées
sourdes à son appel. C'est précisément pour
cela, nous disent les eschatologistes, que Jésus
avait compris qu'il lui faudrait mourir. Pourquoi
mourir? Sa mort était-elle la condition qui allait
pour ainsi dire déclancher le règne? Au profit de
qui? Et pourquoi? Était-ce pour suppléer à la pé-
nitence du peuple? Alors le châtiment serait-il donc
l.Mt. XI, 20-24.
258 LE SE>;S DU CÎIRISTIAKISME.
rétracté? Non, il est irrévocable. La vigne sera
donnée à d'autres, pour punir les vignerons de leur
dernier homicide, du meurtre du Fils. Nous voilà
au point décisif. La mort de Jésus ne pouvait être
inutile. Elle devait permettre l'entrée du royaume
à d'autres que les Juifs, à ceux qui ne refuseraient
pas d'y prendre place'. Il fallait le leur proposer,
et ce n'était point la mission de Jésus. Si le règne
terminal du monde commençait avec la mort de la
victime expiatoire, cette mort ne servait à per-
sonne, car on n'admettra pas sans doute que
le règne fût ouvert -sans un acte de foi et de péni-
tence ; ce serait absolument contraire à la pensée
do Jésus 2. Si même il était simultané avec la catas-
trophe, à quel moment pouvait on inviter les gen-
tils à remplacer les Juifs au banquet du roi^? Or,
pour peu que la perspective s'ouvre, elle est indé-
finie. Jésus ne veut pas dire quand viendra la fm ;
il faut toujours veiller. Mais il dispose tout pour
que son sang n'ait pas été versé en vain, il prépare
ses apôtres pour prêcher, et leur commande de
commémorer son sacrifice^. Tout est suffisamment
clair, aucune argutie ne peut prévaloir contre cette
nécessité d'avoir sur la terre un règne de Dieu nou-
veau où puissent se former les élus du royaume de
Dieu, associés aux saints d'Israël.
Donc Jésus a parlé du règne de Dieu sans s'ex-
pliquer avec la foule. C'est qu'en effet il y avait une
idée de ce règne partout reçue, qui découlait des
1. Mt. VIII, il S.; Le. XIII, 28 s.
2. Mt. V, 20 etn.
3. Mt. XXII, 1 SS.
4. I Cor. XI, 24-26.
LE MESSIANISME ESCIIATOLOGIQUE. 259
Ecritures, qui faisait le fond de toutes les espé-
rances, le thème de toutes les variations : le pou-
voir souverain de Dieu, son droit à recevoir les
hommages des hommes. Mais il avait sa façon d'en-
tendre le règne de Dieu, non point comme un sim-
ple progrès de la Loi, à la façon des livres des Rab-
bins, ni comme l'établissement de la justice abso-
lue, à la façon des livres d'Hénoch, ni comme la
victoire d'Israël, à la façon des Zélotes et de tous
les autres. 11 a laissé entrevoir ce règne aux foules,
il en a révélé le secret à ses disciples, sa mort
offerte pour le salut des âmes. Il a fait plus et mieux
que d'en parler. Il l'a préparé d'avsmce, il l'a fondé.
Il dure encore.
Non moins importante que la notion du règne de
Dieu est celle du Messie. Avant de chercher dans
des livres demeurés longtemps obscurs, ne faudrait-
il pas interroger l'histoire écrite au grand jour?
C'est quelque chose de connaître les livres, mais le
meilleur profit est sans doute d'arriver par eux aux
réalités. Cette fois encore, l'Allemagne s'est montrée
peu soucieuse de placer les idées dans un milieu vi-
vant. Elle a déduit le messianisme théorique, sans
aboutir au messianisme en action. On n'a pas su
lire les ouvrages de Josèphe, qui croyait à un mes-
sianisme laïque, dont Vespasien eût été le héros, qui
fut l'ennemi des fanatiques, responsables de la ruine
de son pays, qui ne peut donc être suspect d'avoir
exagéré le messianisme Israélite en révolte contre
Rome. Or malgré ses réticences, il n'a pu taire
260 LE SENS DU CHRISTIANISME.
l'agitation créée par de faux Messies qui entraînaient
la foule en promettant une délivrance miraculeuse.
Le joug des Romains serait secoué par Dieu, qui
voulait être le vrai maître d'Israël. Le voilà, le règne
de Dieu imminent et fulgurant, prêché par plus d'un
aventurier qui se posait en Messie. Ces mouve-
ments ont commencé au temps de la naissance du
Christ, quand des Pharisiens, en grand nombre,
refusèrent de se prêter au recensement à la romaine;
ils prirent une formé révolutionnaire avec Judas le
Galiléen, dont Josèphe a fait le fondateur d'une secte
de philosophie « ne voulant admettre que Dieu
comme chef et comme maître^ ». Le Messie fut
Judas, fils d'Ézéchias, peut-être le même que Judas
le Galiléen, puis Simon, Athrongès, qui ceignirent
le diadème. Le parti des Zélotes devint celui des Si-
caires au temps de la grande révolte, mais déjà
Pilate réprima durement la tentative d'un im-
posteur qui promettait de montrer au peuple les
vases sacrés déposés par Moïse au mont Garizim.
Nous ne pouvons pas faire la lumière sur cha-
cune de ces menées ni retrouver dans les apoca-
lypses l'idéal dont chacune attendait le succès, que
ce fût de la violence ou de Dieu seul, avec plus ou
moins d'appel aux armes, ou de quiétisme confiant.
Mais il y a une connexité évidente entre les livres
apocryphes et les faits. M. Schweitzer s'est flatté
d'exposer une eschatologie conséquente. Il est loin
du compte. L'eschatologie conséquente est celle
qui range Jésus parmi les agitateurs zélotes qui ont
promis le règne prochain de Dieu ; la même prédi-
1. Le Messianisme...^ p. 18.
LE MESSIANISxME ESCHATOLOGIQUE. 261
cation l'aurait conduit au même supplice. Il n'est
pas donné à tous les critiques d'aller jusque-là ^
Les critiques ont cru mieux faire en établissant
une sorte d'harmonie entre le règne de Dieu et son
Messie. Il leur faut un Messie futur pour inaugurer
le Règne terminal futur ; ils croient l'avoir trouvé.
Dans le système eschatologique, le Messie s'est
transformé, ainsi que le règne, en une notion nou-
velle très précise, celle du Fils de l'homme, at-
tendu avec le règne pour opérer le salut et réta-
blir la justice. Et, en effet, dans les textes très rares
qui donnent un chef au règne terminal, ce chef,
comme le règne lui-même, vient d'auprès de Dieu;
il n'a pas eu, et ne pouvait avoir d'existence ter-
restre. D'après le livre des Paraboles d'Hénoch, le
Fils de l'homme, tel qu'on se le représentait d'après
la prophétie de Daniel ^ était un être céleste,
envoyé par Dieu comme justicier.
Voici comment il apparaît : « Là je vis quelqu'un
qui avait une « tête de jours », et sa tête était
comme de la laine blanche » — c'est l'image du
Père éternel, — « et avec lui un autre dont la figure
avait l'apparence d'un homme, et sa figure
était pleine de grâce, comme un des anges saints.
J'interrogeai l'ange qui marchait avec moi, et qui
me faisait connaître tous les secrets au sujet de ce
Fils de l'homme : « Qui est-il, et d'où vient-il ;
« pourquoi marche-t-il avec la Tête des jours ^. »
1. On lit dans La Religion de M. Loisy, p. 134 : « L'historien Josè-
plie présente comme un chef de secte le principal agent de cette
révolte, Judas le Galiléen; la secte est celle des zélotes, des messia-
nistes violents... L'un de ces personnages messianiques, — on n'hé-
site pas d'ordinaire à qualifier les autres d'aventuriers ou d'illu-
minés, -fut Jésus le Nazaréen... »
•2. Hénoch, xLvi, 1 et 2 (Trad. Martin\
15.
262 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Et maintenant voici son œuvre : « Le Fils de
l'homme que tu as vu fera lever les rois et les puis-
sants de leurs couches, et les forts de leurs -sièges;
et il rompra les reins des forts^ » etc.
C'est un prince de la cour de Dieu, sinon un associé
à son trône. 11 est vrai que, plus loin, ce Fils de
rhomme est assimilé à Hénoch. S'il n'y a pas là une
retouche, du moins l'existence d'Hénoch se perd,
comme on dit, dans la nuit des temps. 11 n'avait pas
à revenir sur la terre -sinon dans l'éclat de sa gloire.
Telle est, en un mot, cette étrange figure. Je ne
veux point demander si ce ne serait pas une contre-
façon juive de la glorification de Jésus-Christ,
ni insister sur l'incertitude où l'on est de la date
des Paraboles attribuées à Hénoch. Admettons
qu'elles soient antérieures à Jésus- Christ, qu'on
ait entendu parler du Fils de l'homme à Jéru-
salem autrement que par Daniel. Personne ne pou-
vait songer qu'un homme mortel fût ce Fils de
l'homme. M. J. Weiss a dit : Jésus pouvait être
Docteur, Prophète, Envoyé de Dieu, Elu de Dieu.
Fils de David et même Fils de Dieu; mais « ce
Fils de l'homme, il ne l'est pas encore, il ne peut
que le devenir ^ ». Par ces paroles, Weiss ne s'est-
il pas condamné lui-même? Car si Jésus n'a pas
pris, dès sa vie mortelle, le titre de Fils de l'homme,
il n'y a rien de certain dans l'Evangile.
Si donc M. Weiss a bien exprimé l'idée courante
alors du Fils de l'homme, il faut convenir que Jésus
l'a transformée pour la concilier avec son existence
dans la nature humaine.
1. Hénoch, l. l.
2. Die Predigt Jesu, 2« éd., p. 175.
LE JÎESSIANISME ESCHATOLOGIQUE. 268
Nous touchons ici du doigt une difficulté insolu-
ble dans le système escliatologique. Le Fils de
riiomme, tel que le représentent les Paraboles, est
la pièce maîtresse de la machinerie eschatologi-
que; il doit venir seulement avec éclat, en même
temps que le règne. Jésus n'était donc pas le Fils
de l'homme dans ce sens. Et pourtant il Tétait déjà
avant d'en faire les fonctions glorieuses. Dans son té-
moignage devant le Sanhédrin il a retenu du Fils de
l'homme la gloire céleste future, correspondant à
l'origine surnaturelle que suggérait Daniel, et c'est
déjà comme Fils de l'homme qu'il remettait les
péchés ' et qu'il était maître du sabbat^. Mais il s'est
dit aussi Fils de l'homme en parlant de ses douleurs
et de sa mort^. Lui qui voilait son titre de Messie,
se nommait hautement Fils de l'homme. Si c'eût été
un titre messianique courant encore plus glorieux
que celui de Fils de David, l'eût-il revendiqué? Et la
foule n'aurait-elle pas eu à se prononcer sur sa pré-
tention? Le grand prêtre eût-il été obligé de cher-
cher des témoins et d'autres griefs? La critique s'é-
pargnerait des déboires si elle s'en tenait au texte de
saint Jean. La foule dit à Jésus : « Nous savons par
la Loi que le Christ demeure à jamais, et comment
dis-tu que le Fils de l'homme doit être élevé? Qui
est ce Fils de l'homme^? » Donc, le peuple de Jé-
rusalem ne savait pas qui était le Fils de l'homme.
M. Jean Weiss a manifestement cédé au penchant
assez naturel d'exagérer la valeur des documents
nouveaux ou peu explorés.
1. Me. II, iO.
2. Me. H, 28.
3. Me. via, 31.
4. Is. xii. 3i.
264 LE SENS DU CHRISTIANISxME.
Celui qu'on attendait était le Messie, Fils de
David ^ C'est incontestablement la tradition des
Maîtres d'Israël. Elle se rattache à l'Ancien Testa-
ment par tous les écrits rabbiniques, par les Apo-
calypses de Baruch et d'Esdras, par la prière quoti-
dienne du judaïsme au temps de Jésus, par les
Psaumes de Salomon qui lui sont antérieurs. Et
cette tradition concorde avec les acclamations
adressées au Sauveur lors de son entrée messiani-
que à Jérusalem : « Hosannal Béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur ! Béni soit le règne qui
vient, de notre père David! Hosanna^! » Nous
avons à la fois dans ce passage le règne et le mo-
narque, un règne temporel qui allait être inauguré
par Je Fils de David. Ce texte suffirait à lui seul
pour prouver que l'opinion publique n'attendait
pas un règne soudain de justice absolue avec le
Fils de l'homme venu du ciel. Nous sommes là
sur le terrain de l'histoire et des traditions natio-
nales. Au nom de la critique on relègue ces tradi-
tions à l'arrière-plan. Elles auraient cédé la place
aux élucubrations chimériques de quelques vision-
naires, d'ailleurs parfaitement de sang-froid en
dépit de leur fanatisme, et littérateurs pleins d'ar-
tifices plutôt que vraiment contemplatifs! Il faut
beaucoup de courage à M. Schweitzer pour dire
que le peuple a salué Jésus fils de David sans
l'acclamer comme Messie. D'autre part, cette lo-
gique s'impose au système, car il a besoin d'un
i. Jo. VII, 27 : « Le Christ, quand il viendra, personne ne saura
d'où il est », suppose un lieu de naissance inconnu, mais non une
maniiestation céleste sans existence liumaine.
2. Me. X, 9 s.
LE MESSIANISME ESCIIATOLOGIQUE. 265
Messie futur, d'un Fils de l'homme à venir avec
le règne, tandis que le Messie, fils de David, vivant
sur la terre, est un Messie déjà venu. Pilate a été
assez faible pour condamner un Messie qu'il jugeait
inoffensif, mais les prêtres le lui ont livré comme
affectant d'être roi des Juifs, non pas comme Fils de
l'homme annoncé. La foule, il est vrai, a hésité
longtemps. Au moment de la confession de Pierre,
on ne s'était pas encore décidé, parce que la mis-
sion et l'existence de Jésus étaient vraiment trop
modestes. Chose étrange pour nous, les textes du
temps ne promettaient pas de miracles au Messie.
C'était trop peu pour lui, car son rôle devait être
plus éclatant que celui d'un Elle ou d'un Elisée.
Quelques-uns prenaient donc Jésus pour Elie. Lui
ne faisait rien pour se faire acclamer, 11 avait plu-
tôt résolu de ne point se laisser connaître de la
foule. Son office principal était de mourir; pour-
quoi aurait-il surexcité des espérances où la pure
gloire de Dieu n'eût pas été au premier rang?
Comment la mystérieuse nouvelle parvint-elle aux
masses? Nous ne savons. Peut-être quelques apô-
tres ont parlé. Peut-être, à Jéricho et en Judée,
connaissait-on son origine davidique. Un fils de
David auteur de tant de miracles ne serait-il pas le
Messie? Le reste de ses actes pouvait venir ensuite.
L'entraînement fut général, et Jésus s'y prêta, ap-
paremment pour accomplir les Écritures, pour que
le peuple d'Israël ait reconnu son roi, ne fût-ce
que pour quelques jours.
Quant aux disciples, vivant dans l'intimité du
Maître, Pierre surtout, l'étonnant serait qu'ils ne
l'eussent point confessé comme Messie. Son humi-
266 LE SENS DU CHRISTIANISME.
lité était profonde, il avait toujours le regard fixé
sur son Père, et ne poursuivait que sa gloire, mais il
commandait aux éléments, aux maladies, à la mort,
aux démons, et s'il recommandait à ses disciples le
jeûne et la prière avant de pratiquer les exorcis-
mes, lui n'attendait pas de la prière son pouvoir.
Les choses de Dieu ne lui étaient pas révélées, il y
vivait; le don des miracles ne lui était pas accordé,
il le conférait aux autres; il osait remettre les pé-
chés. Pierre le salua Christ, et d'après saint Mat-
thieu, Fils de Dieu. S. Matthieu est aussi le seul à
dire comment Jésus félicita 1 apôtre de cette révé-
lation du ciel. Elle doit s'entendre du nom de Fils
de Dieu, plutôt que du titre de Messie, et, si nous
ne nous trompons, c'est à la Transfiguration que
Pierre connut le mystère par la voix du Père
céleste ^ . Pierre ne dit pas : « Tu es appelé à être
le Messie », mais : « Tu es le Messie. » Et quand le
grand-prêtre lui demande : <l Es-tu le Christ, le Fils
du béni? » Jésus dit : « Je le suis. » S'il ajoute :
« Et vous verrez le Fils de l'homme assis à la
droite de la Puissance, et venant sur les nuées du
cieP » , il se réfère à la fois au Psaume ex et à Daniel.
Or, il avait déjà appelé l'attention des Scribes sur
ce psaume : « Comment les Scribes disent-ils que
le Christ est fils de David? David lui-même a dit
par TEsprit-Saint : « Le Seigneur a dit à mon
<i Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que
« je mette tes ennemis sous tes pieds. » David lui-
même l'appelle Seigneur, et d'où vient qu'il est son
4 . Sur cet ordre des faits, on peut voir le Commmtaire de S. Marc,
p. 218.
2. Me. XIV. (>2.
LE MESSIANISME ESCHATOLOGIQUE 267
fils ^ ? » Les Scribes n'avaient pas su répondre. Et
aucun d'eux n aurait su dire non plus comment le
fils de David pouvait être le Fils de l'homme venaiït
du ciel sur les nuées. Quand il est interrogé solen-
nellement par le grand prêtre, Jésus confesse à la
fois qu'il est le Messie, c'est-à-dire selon le sens né-
cessaire de ce mot, le fils de David, mais il est aussi
celui que David a vu en esprit assis à la droite de son
Seigneur, et qu'il a nommé son Seigneur, et il est
enfin le Fils de l'homme de Daniel. 11 confesse tout
cela, sachant qu'il va lui en coûter la vie, cette vie
immolée pour fournir une rançon.
Et c'est seulement ici que nous apprenons de la
bouche même de Jésus tout le secret de sa con-
science messianique. Les eschatologistes lui font la
grâce de prendre à la lettre ses affirmations de
vocation surnaturelle. Ils ne vont pas assez loin. Et
que les libéraux se voilent la face : leur sage Jésus,
maître de morale toujours estimé, dont saint Marc
a raconté l'histoire vraie, ne s'est pas seulement
attribué la gloire du Fils de l'homme, il a agi en
Fils de Dieu au sens propre, non seulement d'après
saint Jean, non seulement d'après saint Luc, non
seulement d'après saint Matthieu, mais encore
d'après saint Marc. Et Wrede avait raison de dire
qu'il faut prendre cette traditionnelle quelle, ou la
laisser de côté, mais qu'on ne saurait en extraire
la psychologie moderne d'un Jésus libéral.
IVous la prenons telle quelle, et nous apprenons
de Jésus ce que signifiaient enfin les espérances
messianiques, non point d'après les songos des
1. Me. XII, 35 s.
268 LE SENS DU CHRISTIANISME.
apocryphes, ni d'après la théologie rabbinique qui
les avait vidées de leur contenu divin, mais d'après
les grandes lignes de l'Ecriture, que personne
n'avait su concilier, qui paraissaient parallèles, et
qui se réunissent en Jésus, comme dans Tinfini ^
L'Ancien Testament avait désigné de plusieurs
manières celui qui devait être l'agent du salut à
venir.
D'abord, c'était Dieu lui-même. Une foule de pas-
sages avaient annoncé que Dieu viendrait en per-
sonne pour sauver son peuple. Le salut d'Israël
serait une manifestation extraordinaire de la puis-
sance et de la bonté du Seigneur, s'exerçant par
des miracles, et les peuples devaient être associés
à Israël pour lui rendre gloire.
D'autre part, on attendait un roi, fils de David,
qui rétablirait son trône et étendrait au loin sa
domination. Isaïe le nommait Emmanuel, Dieu
avec nous, et même Dieu-héros. Le même recueil
d'Isaïe montrait les souffrances d'un serviteur de
Dieu qui serait à la fois le salut de Jacob et la
lumière des nations, doux prêcheur, semblable à
l'agneau qu'on immole, et dont la mort serait une
source de salut.
Enfin, Daniel avait prédit que Dieu intervien-
drait, pour établir son règne et celui des saints,
laissant entrevoir dans le ciel un être surnaturel
semblable à un homme.
Comment tout cela pouvait-il s'accorder? Qui
donc serait le Sauveur? Personne n'eût pu le dire.
Nous le savons par Jésus.
1. Cl'. Le Messianisme...^ \). -258 ss.
NEUVIEME LEÇON
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN.
Je n'ai pas hésité à vous dire que la méthode des
eschatologistes se rapproche à la fois de la méthode
scientifique qu'on emploie dans les recherches his-
toriques et de celle deTÉglise. Je parle de méthode
et d'exégèse, non point des conclusions qu'on en
tire. C'est une bonne méthode, quand on veut con-
naître une figure de l'histoire, de l'étudier sans
chercher à la ramener à l'idéal des temps nouveaux ;
c'est une bonne méthode, quand on étudie un phé-
nomène religieux, de ne point s'étonner de trouver
des principes religieux à l'origine du mouvement.
Voyons ce que disent les textes, et informons-nous,
pour les comprendre, de ce qu'on pensait alors.
Jusque-là nous marchons avec les eschatologistes.
Mais nous ne sommes point partisans du détermi-
nisme historique. Quoi qu'en ait pensé Taine, le
pays, le temps et la race ne sont pas tout. Le
temps reçoit parfois l'impulsion du génie. Si les
textes prouvent que telle grande figure a dominé
son temps, lui a imprimé une direction nouvelle, il
convient de le reconnaître. C'est ce que ni J. Weiss,
270 LE SENS DU CHRISTIANISME.
ni A. Schweitzer n'ont voulu faire complètement.
Ce dernier critique se vante que le système esclia-
tologique est tout d'une pièce, einseitig, unilatéral.
C'est bien ce que nous lui reprochons, comme à
tous ceux que nous avons rencontrés. Il a d'ailleurs
fait naître des difficultés que n'éprouvait pas la
conception libérale. En s'inclinant devant l'ascen-
dant supérieur de Jésus, prédicateur d'une morale
utile à tout homme et dépassant l'horizon borné
du judaïsme, en rendant avec Jésus l'hommage que
tous doivent au Père, pour peu qu'ils sentent le prix
de leur âme, les critiques libéraux montraient, par
leur propre exemple, comment une religion, d'ori-
gine juive, avait pu réussir auprès des païens.
Mais les eschatologistes ont renoncé à ces élé-
ments de succès auprès des Grecs. Jésus, disent-
ils, partageait l'erreur de son peuple sur un règne
de Dieu miraculeux qui devait venir, et qui n'est
pas venu. 11 a été crucifié par Pilate pour s'être fait
le Messie des révolutionnaires ou des visionnaires.
Qu'est-ce que cette doctrine et cette personnalité
pouvaient avoir de séduisant pour les païens, habi-
tués à mépriser les Juifs? Leur culte d'un seul Dieu
avait de l'attrait pour bien des âmes. N'était-ce pas
le compromettre que de le mêler à cette aventure?
Et cependant la conversion du monde gréco-romain
est un fait. Quelle en fut la cause? C'est, nous a-
t-on dit en France, parce -que : « fespérance
nationale du messianisme juif s'était muée en mys-
tère de salut universel ». Ou encore : « Tout bien
considéré, la religion nouvelle devait à la mystique
païenne presque autant qu'au judaïsme, et le monde
païen put s'y reconnaître parce que son esprit d'à-
I/ÉCOLE DU SYNCRÉTIS:JE JUDÉO-PAIEX. 271
bord y cUait entré ^ » La première proposition
pourrait s'entendre. La seconde est une injure gra-
tuite au christianisme. Mais c'est en Allemagne que
nous devons chercher l'origine et les points d'appui
du nouveau système.
L'hypothèse -d'un syncrétisme, d'une fusion d'é-
léments païens et d'éléments chrétiens, s'offrait
comme une façon de sortir de l'impasse où Les
eschatologistes s'étaient jetés. Elle se présentait en
même temps comme une extension de leui-s métho-
des. 11 est très avisé d'apporter aux débats, à côté
des écrits du Canon réduit du protestantisme, d'au-
tres livres reconnus par l'Église comme inspirés,
d'autres livres encore qui sont sortis des sphères^
où le judaïsme voisinait avec l'esprit étranger.
Mais il faut augmenter le cercle, chercher des
points de comparaison d§ins toutes les religions..
C'est le seul moyen de savoir par quoi le christia-
nisme en diffère, par quoi il leur ressemble, ce qu'il
leur a emprunté peut-être, et en somme d'analyser
scientifiquement comment il est né et en quoi il
consiste. C'est aussi à quoi on s'applique en Alle-
magne avec autant d'ardeur et d'espoir que si jamais
on n'avait ouvert le Nouveau Testament. Cette fois
on marche sûrement vers la lumière ! M. Windisch
écrivait Tannée dernière, avec raison, quoique non
pas sans emphase : « Depuis plus de dix ans l'étude
approfondie — Erforschung, on dirait d'une décou-
verte, d'une exploration en pays inconnu — du
Nouveau Testament se trouve de nouveau sous le
signe de rhistoire des religions 2. » Plus qu'aucune
\. LoiSY, La Religion, p. 13S et 138.
-2. Theologisch Tijdschrift, 1917, p. 228.
'2n LE SENS DU CHRISTIANISME.
autre école, peut-être, celle-ci a tenu à se qualifier
par un nom, celui de religionsgeschichtlich^ que je
ne traduis pas religieuse historique, mais : qui se
fait une spécialité d'employer l'histoire des religions
à l'exégèse du Nouveau Testament. Et l'on ne parle
plus seulement comme Dupuis de « la doctrine
ancienne et primitive des Mages » ou de « la science
mystique des disciples de Zoroastre », mais de la
religion des sauvages, ..du culte des arbres et des
animaux, en un mot du fétichisme que Ton cherche
et que Ton prétend trouver dans le Nouveau Testa-
ment.
Vous ne me demandez pas d'exposer en détail
les croyances et les institutions que l'on a signalées
comme plus ou moins analogues à celles de notre
religion. Une question domine toutes les autres,
c'est celle <iont vous ayez déjà entendu les termes.
Le christianisme a-t-il réussi auprès des païens
pour leur avoir emprunté, en partie du moins, l'es-
prit du paganisme, pour être devenu un mystère à
l'instar des mystères païens, ou plus simplement
une religion à mystère comme les autres religions
à mystères?
Au début de ces recherches tout était matière à
rapprochement, toute ressemblance accusait un
emprunt, et l'on n'hésitait pas à rendre les ressem-
blances plus sensibles en appliquant aux actes re-
ligieux les plus disparates des termes chrétiens :
« vêpres isiaques », «communion mithriaque », etc.
Il serait aisé de former avec ces opinions extra-
vagantes un florilège, ou un sottisier. Mais ce jeu
ne mènerait à rien. Mieux vaut s'en tenir aux points
principaux de la mystique et étudier le système
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. 273
chez ses représentants les plus illustres, qui aiïec-
tent une certaine modération. Voici par exemple le
programme de M. Bousset, qui fait figure de chef :
« Aucun critique ne voudra soutenir que Paul a lu
précisément les écrits hermétiques, ou, plus en
général, que le christianisme dépend de telle ou
telle religion à mystères déterminée... Il s'agit
plutôt de la connaissance des grands ensembles
spirituels, de se rendre compte que l'atmosphère
spirituelle était en quelque sorte déterminée par
ces manifestations au sein desquelles le christia-
nisme a grandi, et qui rendent en grande partie son
développement intelligible ^ » Au premier abord
cela paraît moins grave que des rapprochements
formels sur des points particuliers. Mais M. Bousset
ne l'entend pas ainsi ; cela va au fond des choses :
« D'autre part il ne s'agit pas d'analogies ou de cas
parallèles relativement peu décisifs ou seulement
intéressants, mais plutôt de reconnaître qu'une piété,
qui s'était développée sur son propre sol, s'est
amalgamée avec l'évangile de Jésus, de façon à
constituer avec lui une formation nouvelle, qui nous
demeurerait inintelligible, aussi longtemps que
nous ne connaîtrions pas cette piété * . »
Ces termes sont fort énigmatiques, mais nous
voyons par ailleurs que les points communs, ou
plutôt ceux où le christianisme a été amalgamé,
sont, dans la doctrine de saint Paul, la théorie de
l'Esprit et celle des Sacrements, spécialement du
Baptême et de l'Eucharistie.
Une fois de plus nous passons de l'Évangile à
I. Kyrios Christos, p. xiii.
274 LE SENS DU CHRISTIANISME.
saint Paul. Il faut voir si ses écrits foui^nissent la
preuve qu'il a ajouté à l'Evangile de Jésus des élé-
ments importants, l'esprit môme de la piété
païenne. C'est ainsi qu'il am^ait réussi auprès des
gentils, et qu'il aurait fondé le christianis-me, dont
le sens serait : adaptation de l'évangile à la piété
du monde oriental devenu gréco-romain.
Voilà, certes» une proposition très offensante, et
un radicalisme qui fait frémir. Permettez-moi ce-
pendant de constater d'abord ceci : qu'on renonce à
saint Paul et qu'on le rend à l'église catholique.
C'est beaucoup! On reconnaît donc désormais que
Paul, le rempart du. protestantisme, le refage
contre les idolâtries romaines, l'Apôtre de la justi-
fication parla foi seule, que le Paul de Luther enfin,
a introduit dans le pur évangile la grâce surnatu-
relle, l'action sacramentelle du Baptême, ej: opère
operato, la présence réelle du corps et du sang de
Jésus-Christ dans l'Eucharistie, non pas avec le
pain, mais de telle sorte que le fidèle se nourrisse
du corps et du sang d'un Dieu! Ce n'est pas à
dire qu'on Feu croie. On lui sait plutôt mauvais gré
d'avoir ainsi dénaturé l'Évangile, mais enfin on
l'explique littéralement comme l'Église l'a toujours
-expliqué, comme le concile de Trente l'a compris.
Vous voyez maintenant pourquoi j'ai fait com-
mencer l'exégèse allemande à Luther et non point
à Reimarus, et que nous commençons à boucler
la boucle. Il faudra d'ailleurs constater qu'on a
forcé la note, qu'avant de flairer dans saint Paul
l'esprit du paganisme on lui a d'abord prêté ce
même esprit. Tâchons de mettre les choses au
point.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAÏEN. 275
Et d'abord, que pense M. Bouss^t de la doctrine
de saint Paul suir l'Esprit? Car voilà l'élément ca-
pital qui a fait d'une religion simplement morale
une religion surnaturelle. Jésus avait prêché la
pénitence pour obtenir le pardon des péchés. Rien
de mystérieux dans cette doctrine. Après sa mort,
les premiers chrétiens s'étaient trouvés en contact
avec l'Esprit-Saint. On parlait en langues, il s'o-
pérait des guérisons, on se croyait envahi par
l'esprit de prophétie, les réunions se passaient
dans une sorte d'exaltation religieuse. En cela rien
d'extraordinaire... au début d'une religion. A cette
période, tous les esprits sont surexcités. Le paga-
nisme grec et oriental a connu ces phénomènes,
et même les Hébreux avec leui^s écoles de prophètes,
prophétisant au son de la flûte et du tambourina 11
serait donc peu critique de chercher au dehors et
d'expliquer par un emprunt ce qui se produit spon-
tanément, le cas donné. Mais ce qui est nouveau et
qui est rare, c'est la doctrine de Paul sui^ la per-
manence de l'Esprit dans celui qui a été baptisé.
Or il en parle constamment. D'après Holsten^,
Paul emploie douze fois l'esprit ou pneiuna pour
signifier l'esprit humain, mais dans quatre-vingt-
onze cas il désigue ainsi l'esprit de Dieu surnature!^
donné au fidèle, habitant en lui. Si les mots ont ici
leur sens propre, Bousset ne parle pas seulement
d'une habitation de l'Esprit de Dieu dans l'âme;
1. I Saiîi. X, 5.
2. Dans Bousset, Kyrîos Chris tos, p. 130, note 2.
276 LE SENS DU CHRISTIANISME.
l'esprit est divin par son origine, mais il est ce-
pendant donné, ajouté à la nature humaine, en
d'autres termes saint Paul exprime la doctrine ca-
tholique de la grâce, qui est une participation de
la nature divine. Ce critique nous dit : « Ce qu'il y
a dans l'homme de plus haut et de meilleur, sans
quoi il n'est proprement pas homme, ou du moins
n'a aucune valeur auprès de Dieu, est pourtant
quelque chose d'étranger, qui lui a été donné d'en
haut par faveur, qui lui est ajouté du dehors ^ »
Ces paroles ne sont pas aussi précises que le lan-
gage de nos théologiens : Paul n'a dit nulle part
que l'homme n'est pas proprement homme sans
l'Esprit. Mais voici qui est encore plus exagéré :
« Le moi de l'homme n'est rien, les puissances qui
déterminent ce moi, que ce soit Esprit ou chair,
sont tout^.' » Que voilà bien encore un système
einseitig^ unilatéral, qui se bute sur un texte!
Paul a dit aux Galates, à propos de l'Esprit et de la
chair : « Ils sont opposés entre eux, afin que vous
ne fassiez point ce que vous voudriez 3. » Les textes
oJ)scurs, avec des expressions très fortes, ont tou-
jours été les délices des novateurs. Il faudrait tenir
compte aussi de tous les appels de Paul au libre
arbitre, son thème ordinaire. Nous notons l'exagé-
ration en passant, mais ce que nous voulions cons-
tater c'est que Bousset n'a sûrement pas atténué
l'action d^ns nos âmes de l'Esprit donné dans le
baptême, et qui demeure en nous. Et comme il n'est
pas le seul, tant s'en faut, les luthériens auront
1. Kyrios Chrislos, p.- 135-
i2. /d., p. 133.
3. Gai. V, 17.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTLSME JUDÉO-PAIEN. 277
à se défendre contre de nouveaux adversaires.
Paul a-t-il donc simplement créé cette doctrine?
Ne l'aurait-il pas puisée ailleurs? On s'est interdit
de recourir à la source naturelle en récusant l'au-
thenticité des discours de Jésus dans saint Jean.
M. Bousset cite d'abord Philon. Or Philon était
juif et d'ailleurs n'offre rien dé caractéristique. Mais
voici qui serait plus décisif, voici un résumé de
l'action du nous, qui en grec signifie esprit, action
assez semblable à celle du pneuma qui est aussi
l'esprit. Cette description est un conglomérat de
traits épars dans ce qu'on nomme les écrits hermé-
tiques.
Nous possédons un recueil de considérations
religieuses et philosophiques qui sont censées
contenir la révélation du dieu Hermès, le Thot
égyptien. Le recueil est difficile à dater. Qu'il
contienne des pièces antérieures au i^"^ siècle ou
du i" siècle, on voudrait le faire accroire, mais
M. Kroll, critique très indépendant, n'en croit
rien^ On n'y voit point, dit-on, de traces de l'in-
tluence chrétienne, mais Bousset reconnaît çà et
là des traces de Tinfluence de l'Ancien Testament
grec. Enfin cet ouvrage est demeuré isolé dans son
genre. Il faut beaucoup de bonne volonté pour y voir
l'expression de la piété grecque. C'est plutôt une
docte élucubration, très confuse, et il n'est pas même
certain qu'elle ait eu pour but de mettre d'accord
quelques traditions égyptiennes avec des systèmes
cosmogoniques grecs. Si on avait beaucoup lu ces
1. Pauly-Wissowa, article Hermès Trismegistos. M. Kroll ne con-
sentirait pas à remonter plus haut que le ii'' siècle, et regarde le
ju'" siècle comme le temps moyen de la composition.
16
278 LE SENS DU CIiaiSTIAXISME.
écrits,, si cette prétendue piété avait été répandue,
on en, trouverait des indices ailleurs. Il n'y en a pas.
JLôS oracula Chaldaica et la Gnose qui sont amenés
comme renforts^ sont notoirement sous l'influence du
judaïsme et du christianisme. Vraiment, M. Bousset
est-il autorisé à conclure que « la doctrine pauli-
nienne du Pneuma avec toutes ses conséquences
fait partie d'un grand ensemble » ? et que : « Paul
suivait dans son brumeux pessimisme anthropolo-
gique, dans sa formation-surnaturelle, dualistique
ée la doctrine du salut, une tendance du temps qui
avait déjà saisi beaucoup d'esprits^ »?
Il y a une solution beaucoup plus simple, c'est
celle de Paul qui affirme avoir reçu de Dieu la ré-
vélation de Jésus-Christ, qui est Esprit. A tout le
moins il croyait les prophéties messianiques réa-
lisées en Jésus, et la principale était relative à
L'effusion de l'Esprit-Saint. Il s'est rattaché expres-
sément à TAncien Testament en remplaçant l'esprit
de servitude par l'Esprit d'adoption-^. Oùtrouve-t-on,
dans les écrils hermétiques, cette relation entre
l'Esprit donné et la qualité d'enfants de Dieu, qui-
est si étroite dans saint Paul, et qui fait du don
de l'Esprit une manière de s'unir au Clmst?
Où y relève-t-on l'opposition entre l'esprit et la
chair, non point la chair matérielle, mais la chair
pour indiquer la nature opposée à la grâce? Pour-
tant ce point constitue sans doute le caractère sur-
naturel-dualistique de la doctrine de Paul. Il avait
1. On peut ajouter les Oracula Hellenica publiés par W Batiffol,
Bsvue biblique, d946, p. Ml ss.
% l. L, p. 141 s.
3. Rom. vui, Ï6.
L'ÉCOLE DU SYNCRETISME JUDEO-PAIEX. 279
SOUS les yeux, on le conoède, les manifestations do
l'Esprit-Saint dans l'Église primitive ; et il pouvait
lire dans Ézéchiel : « Et je vous donnerai un cœur
nouveau et je mettrai en vous un esprit nouveau,
et j'enlèverai le boeur de pierre de votre chair, et
je vous donnerai un cœur de chair, et je mettrai
en vous mon esprit ^ » Il y a sans doute plus d'har-
monie entre les textes de l'Ancien et du Nouveau
Testament qu'entre saint Paul et les écrits d'Hermès.
Mais il est inutile de confronter les deux doc-
trines de très près, puisque M. Bousset a eu soin
de nous en prévenir : il ne prétend pas que Paul
ait lu ces écrits. Disons en un mot que ce n'est pas
la même atmosphère, parce que le nous d'Hermès
est tout d'abord une révélation, une lumière ac-
cordée à des privilégiés, tandis que par le pneuma
c'est l'amour de Dieu qui est répandu dans les
cœurs 2.
La doctrine du pneuma est un tout organique,
une doctrine de vie, tandis que l'hermétisme élu-
cubre à grand'peine des spéculations subtiles qui ne
fondent point une croyance religieuse, ni surtout
une piété populaire. Ah ! s'écrie M. Bousset, si nous
avions autre chose que des débris de la littérature
néo-pythagoricienne, vraisemblablement nous la
trouverions apparentée à l'hermétisme, nous le ra-
mènerions à un grand ensemble spirituel. — Pour-
quoi donc alors cette piété est-elle absente de la
Vie d'Apollonius de Thyane? Si l'on trouvait quel-
que chose d'apparenté à l'hermétisme, nous serions
toujours dans des régions où ne fréquentaient que
1. 'Ez.xx'xvi,-26s , d'après la traduction <?recfiuc.
2. Rom. V, ly.
280 LE SENS DU CHRISTIANISME.
les philosophes. C'est parce qu'on constate aisé-
ment ce que le pseudo-Denys l'Aréopagite doit à la
philosophie, qu'on apprécie aussi combien saint
Paul est éloigné de contenir un pareil amalgame. Sa
doctrine del'Esprit n'est que la coïncidence des pro-
phéties anciennes et du fait historique de la mani-
festation de Jésus et de l'Esprit. Et il n'y a pas le
moindre indice qu'il ait changé sur ce point la foi
des anciens apôtres. A leur tour ceux-ci ont reçu
l'Esprit-Saint en suite d'une promesse de Jésus,
consignée dans le quatrième évangile ^ dans les
Actes des Apôtres^, dans saint Matthieu ^ et dans
saint Luc '\ Ces documents sont bien du moins aussi
sûrs que les écrits hermétiques, dont on ne peut
même pas affirmer qu'ils aient exprimé la croyance
d'un petit groupe de fidèles •'.
Ce n'est pas là une religion à mystère, ce n'est
pas même une religion, ni une piété répandue.
On a cherché ailleurs. Nous sommes sur un ter-
rain plus solide, et dans le domaine religieux, avec
les mystères et les initiations.
L'effusion de l'Esprit-Saint était si bien le ca-
ractère des temps messianiques et le don apporté
\. Jo. XIV, 26.
2. Act. I, S.
3. Mt. X, 19 S.
4. Le. XII, 41 S.
o. M. Kroll (Pally-Wissowa, art. cité) refuse de croire à l'exis-
tence des communautés d'adorateurs de nous (raison) et d'Anthro-
pos (homme) postulées avec tant de fantaisie par M. Reitzenstein,
et ne voit pas non plus dans les écrits hermétiques une liturgie ; ce
sont de simples productions littéraires.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JLDÉO-PAIEN. 281
,par le Messie, que Jean-Baptiste, parlant de celui
qui venait, avait dit : « Je vous ai baptisés dansFeau,
Lui vous baptisera dans FEsprit-Saint ^ » Quel
qu'ait été le sens précis qu'il attachait à ces mots,
reproduits par saint Marc, saint Luc et saint Mat-
thieu, il est évident que les évangélistes les
entendaient du don de l'Esprit-Saint dans le bap-
tême chrétien. C'est bien la doctrine de saint Paul,
quoiqu'il n'ait pas cette formule. Il écrit aux Ro-
mains : « Nous qui sommes morts au péché, com-
ment vivrions-nous encore en lui? Ou bien ignorez-
vous que nous tous qui avons été baptisés en le
Christ Jésus nous avons été baptisés en sa mort?
Nous avons donc été ensevelis avec lui par le bap-
tême, [pour nous unir] à sa mort... Or si nous
sommes morts avec le Christ, nous croyons que
nous vivrons avec lui... regardez-vous comme morts
au péché, mais vivant pour Dieu dans le Christ
Jésus 2. ,) Et ailleurs : « Mais vous, vous n'êtes
point dans la chair, mais dans l'esprit, s'il est vrai
que l'Esprit de Dieu habite en vous ^ ... » L'Esprit
de Dieu qui nous est donné pour que nous soyons
fils adoptifs, et ainsi frères du Fils naturel de Dieu,
habite en nous au moment où nous sommes morts
au péché, où nous commençons à vivre avec le
Christ, c'est-à-dire au moment du baptême.
Lorsque l'Eglise catholique pratique le baptême
des enfants, elle pense que le baptême agit par lui-
même, etconfèrelagrâce. Ellepeut, avec sa tradition,
alléguer ces textes en faveur de sa pratique. C'est ce
1. Mer, 8.
-2. Rom. vi,*3-M.
3. Rom. VIII, 9.
16.
282 LE SENS DU CHRISTIANISME.
que nous avons appris au catéchisme; le baptême
est un sacrement qui opère par sa propre vertu,
ex opère operato. Sans doute la mauvaise volonté
de l'adulte peut faire obstacle à la grâce, et le
désir avec la foi peut l'obtenir. Mais ce sont des
cas à résoudre d'après les principes généraux, et
ces solutions ne changent rien au cas typique : le
baptême considéré dans son essence est un signe
sensible qui confère la grâcepar l'action de Dieu. Et
c'est contre quoi protestait le protestantisme depuis
Luther. Il avait conservé le baptême et le nom de
sacrement, mais, posé le principe de la justification
par la foi seule, sans l'octroi d'une grâce intérieure,
le baptême signifiait seulement que la justice de
Jésus-Christ nous est imputée. Le baptisé est
affranchi du péché juridiquement, il est justifié par
une fiction légale, rien de plus. Et l'on n'épargnait
pas les sarcasmes à l'Église qui avait abandonné la
foi de l'apôtre pour adopter des rites magiques, dans
l'esprit des religions païennes. Ces sarcasmes
étaient devenus plus offensants à mesure qu'on a
mieux étudié les phénomènes de magie, la magie
n'étant qu'un ensemble de superstitions con-
damnées par la religion, ou bien la forme la plus
basse de la religion chez les sauvages.
Maîis Toici que, depuis peu, des critiques, ayant
dépouillé le préjugé protestant, se sont aperçus que
saint Paul avait enseigné l'efficacité du baptême.
D'après lui, c'était un véritsible sacrement, c'est-à-
dire qu'il avait une action physique, ou hyperphy-
sique,... nous dirions réelle et surnaturelle.
C'est ce qu'a soutenu M. W. Heitmûller au prin-
temps de 1903 devant V Association scientifique des
L'ÉCOLE DU SYNCRETISiME JUDEO-PAIEN. 283
pasteurs^ , et dans sa brochure : Baptême et Cène
clans Paiil'^. Toute l'école de l'histoire des religions
applaudit. Ce qui prowve plus que ces adhésions
le désarroi du parti conservateur luthérien, c'est
la réfutation entreprise par M. Clemen. Il faut,
coûte que coûte, sauver l'autorité de saint Paul.
L'Église catholique de l'an 200 s'est contaminée
par des rites magiques, soit, mais non pas l'apôtre
des gentils. A la vérité ses textes peuvent signi-
fier le caractère sacramentel du baptême^, mais un
homme comm^ Paul ne serait pas tombé dans cette
erreur, incompatible avec le salut par la foi. —
Sans doute, on est sauvé par la foi, mais une foi qui
accepte le baptême comme le moyen de s'unir à
Jésus -Christ. Et si les textes de saint Paul peuvent
être expliqués selon la pratique de l'Eglise, ne doit-
on pas, en bonne critique, les expliquer ainsi? Car
enfin il était de l'Église, et faisait autorité dans
l'Église. Aussi bien il eût été impossible d'exprimer
plus fortement la réalité et Tefiicacité de l'opération
divine dans le baptême.
Si bien que les nouveaux exégètes exagèrent
même cette action, lui attribuant un changement
dans la nature humaine, et prononçant encore une
fois le nom de magie.
Et c'est ce qui m'étonne, malgré tout ce que nous
avons déjà constaté d'arbitraire de leur part. Leurs
critiques savent discerner dans les écrits du Canon
les moindres nuances de doctrine. En suite de quoi
1. Der wissenschaftUche Predigerverein.
2. Taufe und Abendmahl bei Paulus, 1903, S6 pp., et Ini Namen
Jesu, 1903, 347 pp.
3. Der Einfluss der Mysterienreligionen auf das âlteste Chris-
tentum, 1913, p. 39.
■281 LE SENS DU CHRISTIANISME.
ils se refusent à attribuer au même auteur des vues
tant soit peu dissemblables. Seul, disent-ils, un ré-
dacteur inconscient a pu bloquer tout cela ensemble.
Les traces de paulinisme dans saint Marc ne leur
échappent pas, et ils en expurgent la catéchèse primi-
tive. Et ces critiques si perspicaces donnent le même
nom aux opérations des sorcières ou des fétichistes
et aux sacrements ! Ces lynx seraient-ils mués en
taupes? On a beaucoup reproché à la scolastique ses
distinctions. La distinction des concepts est cepen-
dant à la base de toute comparaison et par conséquent
du raisonnement. Ici laconfusionvientdumot « phy-
sique». La magie, d'après ses adeptes, agitàla façon
de la nature. Le semblable produit naturellement le
semblable. On procure la pluie après une longue
sécheresse en versant de l'eau, en arrachant des
larmes par la torture à une infortunée victime hu-
maine ; on attendrit un cœur en faisant fondre de la
cire, etc. Et c'est parce que la magie a confiance dans
ces sottes pratiques qu'elle est condamnée par les
religions des civilisés, dont l'arme est le sacrifice
ou la prière pour gagner la faveur du dieu.
Dans le baptême l'eau toute seule ne fait rien, ou
elle lave. Ce qui opère, c'est une vertu divine qui
agit par le sacrement. Et cependant son action est
physique, dans ce sens qu'elle appartient au do-
maine de la réalité. Les péchés ne sont pas censés
effacés, ils sont remis ; la grâce n'est point une
fiction juridique, c'est une entité, divine, mais qu'y
a-t-il de plus réel que le divin? Seulement la nature
n'est pas changée. Paul le savait très bien, qui a
parlé si fortement de la lutte entre la chair et l'es-
prit après le baptême.
L'ECOLE DV SYNCRETISME JUDEO-PAIEX. 285
Le baptême chrétien n'a donc rien de la magie.
11 n'agit pas comme une force naturelle, et il ne
change pas la nature.
C'est ce que nos critiques de l'histoire des reli-
gions ne veulent pas admettre. Avec leur logique
emportée, ils déclarent que puisque le baptisé est
uni au Christ ressuscité, il ne peut plus pécher, il
ne devrait même pas mourir. Si Paul — on en con-
vient — a reculé devant ces propositions extrêmes,
c'est que son sens pratique l'a retenu. Il n'a
échappé à une absurdité que grâce à une inconsé-
quence. — Qu'on nous prouve donc qu'une action de
Dieu ne peut être réelle sans transformer la nature,
qu'il ne peut effacer le péché sans accorder le don
de ne pécher jamais, mettre dans l'âme le germe de
la résurrection sans affranchir le fidèle de la mort !
En attendant il ne nous déplaît pas qu'on parle du
réalisme de saint Paul. Mais M. Bousset va trop
loin en prononçant : le réalisme radical * .
Les textes ainsi entendus dans la façon des sauva-
ges, on rapproche le baptême chrétien des différents
baptêmes pratiqués dans le paganisme. Je ne sache
pas qu'on ait attribué une origine païenne au fait
même de l'immersion. Elle était pratiquée chez les
Juifs; aussi le rite du Baptiste ne les a pas surpris.
Le baptême des chrétiens est une transformation de
celui de Jean.
Ce qui est nouveau, prétend-on, et d'origine
païenne, c'est que le baptême chrétien fasse fonction
d'initiation à une religion ou à un mystère. Que le
haptême nous initie à la vie chrétienne, cela est de
\. Bousset, Kyrios Christos, p. 163 : Es ist a!s wenn Paulus sic in
4iesem radikalen Realismus kaum genugthun kônnte.
28i> LE SENS DU CHRISTIANISME.
foi. Mais est-il aussi clair que des baptêmes païens
aient initié à des mystères? On ne voit pas qu'il ait
eu cette importance dans les mystères d'Eleusis, ni
dans ceux de la Grande-Mère ou d'Isis. Le texte de
Tertullien, si fort qu'il soit, n'a pas ce sens : « Cer-
tainement aux jeux Apollinaires etÉleusinieiis ils
sont baignés (ou baptisés) et ils prétendent le faire
pour acquérir une régénération et l'impunité de
leurs parjures^ »
Les baptêmes auraient donc eu pour but la purifi-
cation de l'âme. La purification rituelle est le sym-
bolisme naturel de toutes les lustrations antiques.
Aussi bien le lien symbolique entre le lavage du
corps et la purification de l'âme repose sur une
métaphore très claire ; l'on ne saurait parler d'em-
prunt quand les choses se présentent d'elles-mêmes
à -l'esprit. Mais purification n'est pas initiation.
C'est tout au plus un acte préliminaire.
Il n'y a pas là d'initiation parce qu'il n'y a pas
d'union à un Dieu. Aussi nos mythologues vont plus
au fond et déduisent cette union du sens spécial
du baptême chrétien, union au Christ mourant et
ressuscité, qui leur rappelle la religion païenne d'un
Dieu souffrant, mourant et ressuscité.
Ou l'on ne veut rien dire, ou l'on prétend que sans
ces croyances païennes le christianisme ne serait
pas ce qu'il est. Quels étaient donc ces dieux souf-
frants, mourants et ressuscites? On a cité le babylo-
nien Tammouz et le syrien Adonis, Osiris d'Egypte,
Attis de Phrygie, le Dionysos grec venu de Thrace,
le Dionysos Zagreus, et pour quelque choise
1. De bapt., v.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. 287
Melqart de Tyr et Héraclès Sandan de Tarse'.
Je ne puis entreprendre de vous dire en détail ce
que nous savons de leurs aventures et de leurs
cultes.
Je devrais même savoir gré à M. Bousset de
m'en dispenser. Car il a compris sans doute ce
qu'il y avait d'inconvenant à mettre en présence
du Sauveur un Adonis ou un Attis.
11 a compris aussi que cette accointance n'aurait
pas moins heurté la conscience et le bon s^ns des
premiers fidèles.
Mais nous aurions bien tort de nous prévaloir de
ce qui n'est qu'une tactique et de renoncer à un bon
argument. M. Bousset écarte les comparaisons par-
ticulières, mais il imagine — le mot n'est pas trop
fort — une conception abstraite du Dieu souffrant,
mourant et ressuscité, dégagée de mythes et do
cultes, devenue presque un théorème, sans cesser
d'être un objet de foi. Voici son texte : « La figure
concrète du Dieu avec son mythe déterminé n'est
plus en relief; dans tous se manifeste une idée qui
saisit la piété hellénique des mystères d'une puis-
sance mystique, idée de la Divinité mourante et
ressuscitée, qui apporte le salut. Et cette idée prend
peu à peu un vêtement philosophique, le mythe
devient spéculation religieuse ^. » Voilà tout à fait
les traits du Christ, voilà un essai d'atmosphère
spirituelle, où les premiers fidèles ne respireront
pas trop de gaz asphyxiants. La preuve de
1. Cf. Les religions orientales et les origines du christianisme,
dans les Mélanges d'histoire religieuse, et Études sur les religions
sémitiques, 2° éd.
2. Kyrios Christ os, p. IGQ.
288 LE SENS DU CHRISTIANISME.
M. Bousset que cette fusion s'est réalisée, c'est
que les Grecs lui ont donné le nom de théoc7'asie. —
Oui, mais quand et comment? Nous sommes encore
obligé de distinguer. Il y eut une première théo-
crasie qui fut plutôt une identification qu'une fu-
sion. M. Bousset nous ramène aussi haut que les
successeurs d'Alexandre pour l'identité de Dio-
nysos et d'Osiris. Il ne nous coûte pas de remonter
jusqu'à Hérodote. Quand les Grecs commencèrent
à étudier l'Orient et l'Egypte, ils s'aperçurent que
certains de leurs dieux avaient des attributs com-
muns avec ceux de ce nouveau monde. Ils pensè-
rent que c'étaient les mêmes. Mais les religions de-
meuraient distinctes, et les cultes aussi. Puis l'idée
se fit jour d'une divinité unique dont les différents
dieux n'étaient que la manifestation. Elle est
exprimée longuement par Apulée au milieu du
II® siècle ap. J.-C,, en faveur d'Isis, divinité une et
multiple. Les deux manières de combiner les dieux
entre eux s'exercèrent et fusionnèrent à leur tour,
si bien qu'Adonis, Attis et Osiris furent assimilés
à cause de ressemblances incontestables dans le
mythe et dans le culte. Mais ces spéculations où
l'effet de rhétorique rehaussait la pensée demeurée
naturaliste et panthéistique, n'influaient guère sur
les cultes. Jamais la piété — grecque ou orientale —
ne s'exerça envers le concept d'un dieu souffrant,
mourant et ressuscité. On honorait Attis ou Ado-
nis ou Osiris par des cultes appropriés ou des mys-
tères, on vint à tenir Attis, dans son cercle, pour
le dieu suprême, on avait conscience d'une res-
semblance particulière entre certains cultes, et
même les prêtres d'Attis se flattaient de certaines
L'ÉCOLE DU SYNCRETISME JUDEO-PAIEN. 289
analogies avec les chrétiens ^ mais, encore une fois,
cela n'aurait pu aboutir à dégager l'idée de la di-
vinité mourante et ressuscitée pour le salut des
hommes que dans le cerveau d'un philosophe. Et
ce ne fut pas même le cas.
En fait, aucun de ces personnages plus ou moins
divins n'était proprement, du moins au temps du
Christ, un dieu mort et ressuscité. On sait par
les Actes des Apôtres ^ combien l'idée de la Résur-
rection répugnait aux Grecs ! Il faut déplorer ici
un défaut de précision qu'on ne tolérerait dans au-
cun autre ordre de recherches. Le même savant
qui nous parle de la résurrection de Dionysos
Zagreus a commencé par exposer correctement le
mythe ^. Zagreus a été tué par les Titans qui l'ont
dépecé et dévoré, sauf son cœur. Ce cœur fut avalé
par Zeus ou par Sémélé, en suite de quoi un second
Dionysos prit naissance, qui partagea le trône de
Zeus son Père. Est-ce là une résurrection ? Adonis
était un beau jeune homme, aimé d'Aphrodite, tué
par un sanglier ; toute la Grèce et l'Orient se lamen-
taient sur sa mort. De résurrection il n'est question
qu'au u"^ siècle de notre ère, et encore dans un texte
interpolé^. Ce ne fut jamais un dieu proprement dit.
1. s. Augustin nous a transmis Texclamation d'un prêtre de Cy-
bèle parlant d'Attis : « Notre dieu au bonnet, lui aussi, est ciirélien »
et ipse pileatus christianus est {Tract, in Johann., vu, 4, 6),
M.GraillotlLccM^^erfe Cybèle,p. o44) l'entend de l'usage des onctions
d'huile : « Attis, comme le Christ, apportait à ses ouailles le sacre-
ment du saint chrême, devenu le symbole de l'athlète qui va com-
battre : habet ergo diabolus christos suos (Firm. Materx., De err.prof.
rel, xxH, 3). -Je croirais plutôt, d'après le contexte d'Augustin, que
c'était une allusion à l'expiation sanglante.
2. Act. xvn,32.
3. Ch. Dubois, art. Zagreus, dans le Dictionnaire des Antiquités.
4. Cf. Etudes sur les religions sémitiques^ ïi« éd., p. 303.
LE SENS DU CHUISTIANISME. 17
290 LE SKNS DU CïIRISTIAMSME.
Le mythe d'Attis est extrêmement compliqué et
je ne saurais vous l'expliquer sans manquer aux
convenances. De résurrection il n'est question
qu'au iv'' siècle, dans un auteur chrétien.
Héraclès, lui, est bien un héros ressuscité; lolaos
le ressuscita en effet en lui faisant respirer l'odeur
des cailles. Héraclès était gourmand, voire glou-
ton. Simple épisode de contes de fées. Mais Héra-
clès mourut sur un bûcher, et fut reçu parmi les
dieux ^ C'est une apothéose, un changement de na-
ture, non pas la résurrection d'un homme-dieu.
D'ailleurs le thème de l'homme devenu dieu est clas-
sique dans le paganisme dès les plus anciens temps,
en Mésopotamie et en Egypte. Ce n'était pas la
peine de tant chercher. Ce qui est nouveau dans le
christianisme, c'est l'incarnation du Fils de Dieu^
ressuscité après sa vie mortelle. Encore, parmi les
dieux qu'on cite, Attis n'est devenu dieu que très
tard, Héraclès et Adonis ne le sont jamais devenus
tout à fait.
Seul de ces dieux souffrants, mourants et res-
suscites, Osiris est un type de dieu ressuscité.
Mais son culte était très spécialement égyptien.
Et on ne célébrait pas précisément sa résurrec-
tion. Celle-ci était, d'après la religion égyptienne,
subordonnée à la conservation du corps. Or Osiris,
tué par son frère Typhon, avait été dépecé. Sa
femme Isis avait ramassé tous les morceaux, sauf
un seul, indispensable, emblème de la vie et de
la résurrection.
Enfin elle le découvrit. C'est pourquoi après le
1. Études sur lei rel. sém., p. 308-3H.
L'ÉCOLE DU SYNCRETISME JUDEO-PAIEN. 291
rite du deuil qui durait quatre jours, se célébrait
VJrn^ention. Vous voyez à quoi se réduit cette pré-
tendue fête de Pâques. La résurrection d'Osiris était
par là rendue possible et avait lieu dans l'au-delà.
On célébrait une disparition et un recouvrement.
Osiris a toujours été un dieu de l'autre monde, un
mort, dieu des morts, triste avec son aspect de
momie. Il se survit comme dieu des vivants dans
la personne de son fils Horus, dieu de la lumière et
vainqueur de Typhon.
Il est très vrai qu'Osiris est le type de la résur-
rection des morts, et c'est, je crois, de l'Egypte
que cette idée s'est répandue dans le paganisme.
Mais les Juifs du temps de Jésus croyaient à la ré-
surrection ; les apôtres ont cru à la résurrection de
Jésus ; que pouvait ajouter le mythe d'Osiris ?
Le seul trait vraiment commun à tous ces dieux
ou héros, c'est que leurs prétendues passions ne
regardaient qu'eux.
Jamais les souffrances ou la mort du dieu n'ont
été acceptées en vue du salut des hommes ni même
regardées comme utiles à ce salut. Tout ce qu'on
trouve dans cet ordre, — et au iv*' siècle, — c'est un
texte du chrétien Firmicus Maternus d'après lequel
les initiés espèrent le salut à l'instar du dieu :
« Courage, initiés, le Dieu étant sauvé, car vous
serez délivrés de vos peines^. »
Pendant que la piété païenne s'exerçait par des
rites qui étaient censés rappeler les aventures des
dieux, les mythologues du temps s'efforçaient de
i. Firmicus Maternus, Z)eerrorej;ro/'. relig.{éd. Ziegier), p. 57, 14s.:
OappeÏTe p-uarai toO ÔeoO aeawajxévou, earat yàp û[xïv xwv Ttdvwv
l>92 LE SENS DU CHRISTIANISME.
scruter le sens de ces mythes. Car les philosophes
estimaient, depuis Socrate, que ces mythes étaient
absurdes et obscènes, et cherchaientàles interpréter.
Voici une de ces gloses, citée par M. Bousset comme
étant apparemment celle qui voisine le mieux avec le
christianisme. « Le dieu souffrant et mourant —
c'est Osiris — est la divinité qui a sa patrie propre
dans le monde des idées, y.6c[f.oq votitoç. Dans le but
de créer, afin de mettre en mouvement les masses
inertes de la matière, elle est descendue dans le
monde inférieur et sordide de la matière, elle
s'est perdue dans ce monde inférieur de la sen-
sibilité, elle a été déchirée et dépecée, retenue
captive dans Timpuissance ; cependant elle n'a pas
perdu la capacité de s'élever de nouveau au monde
divin en sortant de l'abaissement de la mort ^ . »
Cela se trouve dans Plutarque, au ii'^ siècle, parmi
bien d'autres explications.
Ce sont là jeux de mythologues... et de critiques.
Nous avons le droit d'exiger qu'on précise, qu'on
sorte des abstractions et des comparaisons de bi-
bliothèque pour assister aux faits, tels qu'ils ont
dû se présenter. Supposons, si l'on y tient, — car
cela n'est pas prouvé, — que les mystères orien-
taux qui n'ont pris un grand développement dans
l'empire qu'au second siècle, que les systèmes phi-
losophiques dont il n'y a de traces qu'au même
temps, aient été dès l'an 40 connus à Jérusalem, à
Corinthe et à Rome.
Est-ce Paul le premier qui a réfléchi sur l'union
du chrétien avec la mort du Christ dans le bap-
1. Kyrios Chris tos, p. 1G6.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTLSME JUDÉO-PAIEX. 293
tême? Non, car il dit aux Romains, qu'il n'avait
pas évangéliscs : « Ou bien ignorez-vous que nous
tous qui avons été baptisés en le Christ Jésus nous
avons été baptisés en sa mort ^ ? » L'union mystique
au Christ mort pour eux leur était donc connue, sim-
plement parce qu'ils étaient chrétiens. Mais d'où cette
conception profonde, que ne suggère pas aisément
le symbolisme du baptême, serait-elle venue aux
chrétiens, aux judéo-chrétiens comme aux autres,
car Paul ne distingue pas, si ce n'est qu'ils la
tenaient des Apôtres, ou des colonnes 2, comme
parle saint Paul?
Alors que veut-on dire? Les Apôtres ont cru
que Jésus était le Messie parce qu'ils l'ont vu —
— ces Messieurs disent : parce qu'ils ont cru l'avoir
vu — ressuscité. Ce ne sont pas les cultes païens qui
leur ont appris le caractère de la mort du Christ,
mort acceptée pour assurer leur salut, puisque cette
idée ne se trouve nulle part dans les mystères.
Au contraire la mort expiatoire était dans Isaïe^
et assez familière au judaïsme.
Serait-ce que les Apôtres ou les premiers chré-
tiens ont cru plus aisément à la divinité de Jésus à
cause des légendes des dieux mourants et ressusci-
tes? Puisqu'un dieu peut mourir, le Christ a bien
pu être Dieu. Certes, plus d'un païen a dû faire
ce raisonnement et préférer le Christ à Attis.
Mais il suppose la rivalité déjà existante des deux
cultes. Un juif pouvait-il raisonner de la sorte,
ou même un gentil converti qui devait d'abord
1. Rom. VI, 3.
2. Gai. II, 9.
3. Is. i.'i .
204 LE SENS DU CHRISTIANISME.
ne croire qu'au seul vrai Dieu? De ce qu'Osiris a
été coupé en morceaux, que ces morceaux ont été
retrouvés par ïsis, qu'ensuite Osiris a repris place
parmi les dieux; de ce qu'Adonis, tué par un san-
glier, a de nouveau été admis dans l'intimité d'A-
phrodite; de ce qu'Attis, mutilé volontaire, a été
changé en pin, puis reconnu comme dieu, était-ce
une raison pour que Jésus de Nazareth reçût le
culte qui n'appartient qu a Dieu? Autant dire qu'on
se serait autorisé de l'apothéose de Claude. Pour
tout Juif cette apothéose était l'abomination de la
désolation ; pour tout esprit sensé, c'était une comé-
die. Quant à l'explication platonicienne du dieu
descendu de la sphère des idées, et emprisonné
dans la matière qu'il est venu organiser, explica-
tion outrageusement fausse, et isolée, quelle im-
pression pouvait-elle faire sur ces âmes simples
qui composaient les communautés primitives?
Je suppose qu'un chrétien, ou même un touriste,
assiste aux exercices des derviches tourneurs.
Quand la surexcitation des danseurs les met hors
d'eux-mêmes, quand ils tombent d'épuisement, le
spectateur éprouve un sentiment de répulsion. Si
on lui explique que ces danses représentent le
mouvement des sphères célestes, son malaise se
changera-t-il en admiration? J'ai pris un exemple très
anodin. D'autres seraient plus expressifs. Un poète
italien qui vient de mourir encore jeune, a vu aux
Indes danser la ^/ef^a^'/rts/, prêtresse de Ramba Devi :
« Elle est certainement la sœur de la Vénus grecque qui
survit dans la terre de Brahma, tandis que l'autre s'est éva-
nouie pour toujours à l'avènement de son ennemie, la
Vierge Mère.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. -295
« Nous, les dévots de la Vierge Mère, aliirmatioii de l'es-
prit, négation de la chair, nous ne pouvons comprendre un
culte erotique; toute notre intime essence, façonnée suivant
une morale deux fois millénaire, tressaille, se révolte en
voyant surgir de nouveau de la nuit des temps la sœur de
l'antique adversaire ^ »
Guido Gozzano n'était pas encore redevenu chré-
tien, quand il sentait le dégoût lui soulever le cœur;
la morale deux fois millénaire tressaillait en lui.
Faut-il estimer moins le premier enthousiasme des
communautés chrétiennes, cet intense désir de la
rémission des péchés qui fit, on le reconnaît, la
force de TEvangile? Ceux qui demandaient à la
mort de Jésus-Christ le pardon, la réconciliation
avec Dieu, respiraient-ils la même atmosphère
spirituelle que les fidèles des cultes que nous pou-
vons à peine nommer? Les Apôtres ont donné le
baptême au nom de Jésus, les chrétiens, dans le
baptême, s'unissaient à sa mort et à sa résurrec-
tion pour vivre en Dieu, parce qu'ils cherchaient
Dieu en lui, et dès le premier jour, car l'union mys-
tique ne peut se produire eiitre des êtres humains,
et les chrétiens se sont unis réellement au Christ.
Si l'on pouvait distinguer avec certains critiques
allemands, Schw^eitzer, Bousset et d'autres, une
mystique de Dieu, et une mystique du Christ,
c'est-à-dire le secret de s'unir à Dieu ou de s'unir
au Christ, il faudrait convenir sans hésiter que la
mystique de saint Paul et celle du baptême est une
mystique d'union au Christ. Mais peut-on supposer
un seul instant que le désir d'union s'arrêtait au
Christ comme à un intermédiaire distinct de Dieu?
1. Le Correspondant, 10 fév. d918, p. 557.
296 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Cela n'eût-il pas été dérober à Dieu sa gloire?
Paul ne parle-t-il pas de vivre « à Dieu dans le
Christ Jésus » ^ ? « Vous êtes morts, écrivait-il
aux Colossiens, et votre vie est cachée avec le
Christ en Dieu^ ». Vivre dans le Christ pour
Dieu, ou avec le Christ en Dieu, c'est la même vie
divine. Il n'y a dans Paul qu'une mystique qui
mène à Dieu par le Christ mort et ressuscité. Elle
n'a rien de commun avec de sales histoires qui n'ont
jamais donné naissance à une véritable mystique.
La mystique du baptême, si réaliste qu'elle soit,
étonne moins le monde moderne que celle de l'Eu-
charistie. C'est encore Luther qui a frayé la voie à
la négation totale en rejetant la transsubstantiation.
On est allé plus loin que lui, mais on croyait pou-
voir sauvegarder le rite et l'autorité de saint Paul
tout en réduisant le sacrement à n'être quun sym-
bole. Or William Robertson Smith, orientaliste
très distingué, décrivit le sacrifice primitif des
Sémites comme l'immolation et la manducation du
dieu, communiquant ainsi aux membres de son
clan un renouveau de la vie divine que ce clan tenait
de lui. On sourit d'abord et l'on dit : C'était donc
déjà l'Eucharistie des catholiques! Puis on relut
saint Paul — à la lumière de l'histoire des reli-
gions — et on y retrouva l'explication tradition-
nelle : le fidèle se nourrissant de la chair du Christ
et buvant son sang. Dieterich, dans sa Liturgie de
1. Rom. VI, 11.
2. Col. m, 3.
L'ECOLE DU SYXCRÉTLSME JUDÉO-PAIEN. 297
Mithra*, n'en fait aucun doute, ni Heitmiiller^, ni
WeineP, ni Reitzenstein ''*, ni, en Angleterre,
Lake ^.
Ce serait à merveille, si l'on n'affectait d'en-
tendre cette manducation d'un Dieu de la manière
la plus grossière. Et aussitôt on conclut qu'une
idée aussi étrangère à la foi juive n'a pu pénétrer
dans le christianisme que par les mystères païens.
Et, en effet, dans les mystères de Dionysos Zagreus,
les fidèles dépeçaient et mangeaient la chair crue
d'un taureau, qui, divinisé par les apprêts du sacri-
fice, représentait le dieu lui-même. Ce culte était
connu au v® siècle avant J.-C, comme en font foi
des textes d'Euripide*' et d'Aristophane^. Plu-
tarque en parle avec dégoût^. Pour fortifier l'argu-
ment tiré de l'omophagie, on a rappelé des textes
égyptiens où le Pharaon, quand il entre au ciel,
dévore les dieux pour absorber leur force et leur
sagesse, ou bien les sacrifices humains des Aztè-
ques, où l'on donnait aux victimes un nom divin
avant de les dévorer. Le sacrifice et le repas san-
glant des Bédouins du Sinaï, raconté par saint Nil,
et si largement exploité par Robertson Smith pour
1. Eine Mithrasliturgie, p. lOG. On reconnaît d'ailleurs que ce
titre n'est pas justifié.
-2. Taufe und Abendmahl b'ei Paulus, p. 84.
3. Bïblische Théologie des N. T., p. 327.
4. Die hellenistischen Mysterienreligionen, p. 57.
o. Earlier Epistles of saint Paul, p. 213.
G. Fragm. 476.
7. Ran., 3jo.
8. Dans son traité sur la cessation des oracles (c. xiv), il range
clans la même catégorie de rites plus démoniaques que divins l'orao-
pliagie et le dépeçage, les jeûnes et les lamentations, avec les pa-
roles obscènes. Ce sont justement ces rites qu'un paganisme
éclairé jugeait ignobles, <iui auraient formé l'atmosphère spiri-
tuelle dans laquelle aurait grandi le christianisme!
17.
298 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sa théorie, revint en scène ^ Ce cas du moins n'est
point trop éloigné de la Palestine, et l'usage devait
être ancien. Mais la victime des nomades, que ce
soit un jeune homme ou un chameau, ne repré-
sentait pas la divinité ; elle était immolée à l'étoile
du matin, dont la présence au ciel était nécessaire.
Comment les pratiques les plus brutales des reli-
gions les plus rudimentaires auraient-elles pu
s'amalgamer avec le culte de l'esprit emprunté aux
philosophes hermétiques? On ne le dit pas.
Tous ces rites comprennent la communion à la
façon des Capharnaïtes, qui pour cela en avaient
horreur; l'élément spirituel y fait défaut. Le désir
d'absorber en soi des forces divines par la mandu-
cation est assurément très répandu chez les sauva-
ges. Aux gens de Capharnaûm, Jésus répondait que
la chair n'a jamais servi de rien. Ce qui servait, c'é-
tait de se nourrir de son corps très réellement, mais
par la voie de l'Esprit. Les Apôtres qui ont entendu
les paroles : ceci est ma chair, ceci est mon sang,
ont-ils cru à leur efficacité à cause de l'usage an-
cien, abandonné comme barbare, de manger des
victimes toutes crues, pour y trouver le dieu vivant
dans le sang coulant encore? Répondons, puisqu'il
le faut, que l'Eucharistie était destinée à commé-
morer la mort du Christ, son sang répandu pour
contracter une nouvelle alliance; elle était renou-
velée en souvenir de cette mort. Ou bien ont-ils
imaginé qu'ils se nourrissaient du Christ à la Cène
traditionnelle et ont-ils, d'après cela, inventé les
paroles mises sur les lèvres de Jésus? Mais une
1. Études sur les religions sémitiques, 2« éd., p. 237 ss.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. 299
pareille transformation, opérée dans toutes les
églises, sans que personne ait protesté, est mille
fois plus inexplicable que l'acte du Maître, tel que
la tradition le rapportait. Seule son autorité avait
pu imposer le rite et en fixer le sens.
On éprouve une véritable gêne à discuter ces
choses, et cette gène n'est pas moiixlre quand on
entend comparer à la Gène du Seigneur les
usages alimentaires des mystères, qui du moins
existaient au premier siècle, sous une l'orme moins
dégoûtante que le rite de la viande crue. Les repas
sacrés étaient connus des Juifs aussi bien que des
païens, lorsqu'ils mangeaient la chair des sacri-
fices, mais il serait trop difficile de leur attribuer
un effet divin produit dans l'âme. Tout au plus con-
sidérait-on Dieu ou le dieu comme invité à partager
le repas; on se réjouissait en sa présence; c'était
une marque de dévotion qui attirait la faveur di-
vine, mais non un sacrement. Aussi les critiques
insistent-ils plus volontiers sur certains aliments
que goûtaient les initiés.
D'après Clément d'Alexandrie, celui qui venait
d'être admis aux mystères de Déméter à Eleusis
déclarait : v J'ai jeûné, j'ai bu le cycéon, j'ai pris
dans la boîte, et, après avoir opéré, j'ai remis dans
la corbeille, j'ai repris dans la corbeille et remis
dans la boîte ^ » Un savant allemand très considé-
rable, Lobeck, a changé « opéré » en « goûté ». On
aurait une substance solide et une substance li-
quide. Cette correction m'est fort suspecte, mais
passons.
1. Protrept. 18.
3fX) LE SENS DU CHRISTIANISME.
Dans le culte de Cybèle et d'Attis, l'élu disait :
« J'ai mangé ce qui venait du tambourin, j'ai bu ce
qui venait de la cymbale. » Cette nourriture et ce
breuvage ressemblent, dit-on, à l'Eucharistie. Oui,
parce que vous regardez ces aliments comme une
substance divine. Or, cela, personne n'a le droit de
le dire. Les textes ne le permettent pas, et les prin-
cipes des mystères l'excluent. Les ressemblances
de rite peuvent être recueillies avec soin, elles sont
nombreuses, personne n'en doute, mais très éloi-
gnées, et ne permettent pas de mettre sur la même
ligne le fondement des deux initiations. Elles ne
comportent pas la même communion.
Lorsqu'on nous dit que le christianisme n'au-
rait pas gagné les âmes s'il ne s'était pré-
senté comme un mystère de salut, nous le croyons
sans peine. A côté des anciennes religions, qui
étaient surtout les cultes des cités, ayant pour objet
le bien public garanti par la faveur des dieux, ÎA.
s'était formé des groupements, des thiases, où l'on
cherchait en commun le secret de se soustraire au
péril de la perdition totale au moment de la mort.
Le judaïsme, lui aussi, se proposait le salut des
circoncis dans le monde à venir. Un juif pieux l'at-
tendait de l'observation de la Loi. Dans le monde
païen on essayait de nduer des liens particuliers
avec des divinités secourables au moyen des mys-
tères. Mais cela n'était pas particulier aux mys-
tères. Ce fut toujours la préoccupation dominante
de la religion égyptienne d'assurer par ses céré-
monies le salut de ses fidèles au milieu des dangers
de l'au-delà. Et toutes les religions s'étaient peu
à peu orientées vers le salut d'outre-tombe.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. 301
C'était donc pour le christianisme, cela va sans
dire, une condition absolue de se présenter avec
des promesses de salut, et ces promesses devaient
naturellement se rattachera un personnage divin,
à un Dieu. En s'unissant à son dieu, l'initié grec
avait chance d'échapper à la perdition. Mais quelle
pouvait être cette union dans les mystères ?
Si étrange que cela nous paraisse, l'union aux
dieux dans les mystères grecs se faisait par des
spectacles. Et jamais peut-être un œil humain ne con-
templa des processions mieux ordonnées que celles
qui allaient d'Athènes à Eleusis, ni des danses plus
gracieuses que celles des prairies sacrées auprès du
sanctuaire de Déméter, ni des spectacles compara-
bles à ceux des grands mystères, où le peuple épris
de beauté qui a créé la tragédie se surpassait pour
produire dans les âmes les impressions les plus
profondes de douleur et de sérénité. Ces drames
sacrés devaient faire naître la confiance du salut.
Admis à connaître les destinées des deux déesses,
Déméter et Coré, les initiés fondaient sur cette vue
l'espérance de vivre dans leur compagnie aux
champs élyséens. Tous les autres rites, baignades,
sacrifices, réception des aliments sacrés, n'étaient
que des préliminaires. Encore une fois, cela nous
(>tonne. M. Foucart\ qui connaît mieux que per-
sonne les mystères d'Eleusis, a estimé que ce
n'était pas assez. 11 a supposé que l'on confiait
aux initiés certains mots de passe qui leur permet-
traient de triompher des pièges tendus aux âmes
i. Les persévérantes études de M. Paul Foucart ont été résumées
dans Les mystères d'Eleusis, 8" de 508 pp., Paris, 1914; cf. Revue
Biblique, 1914, p, C19 s.
/
302 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sur la route des prairies bienheureuses. D'anciens
textes égyptiens, des inscriptions orphiques du
\^ siècle avant Jésus-Christ peuvent être allégués
dans ce sens. Ce n'est toujours qu'une conjecture.
D'autres ont vu la réalisation de l'union mystique
dans le mariage sacré du dieu et de la déesse, où
les initiés auraient été représentés par un prêtre.
Mais un texte assez formel indique que le point
culminant des mystères était la manifestation et la
contemplation d'un épi de blé. Je cite ceux d'Eleu-
sis plus volontiers, comme les plus nobles de tous ,
quoique parfaitement indécents d'après les Pères, et
aussi d'après ce qu'en apprennent les découvertes
archéologiques. Glissons, ce n'est pas ce qui nous
intéresse. Ce qui est décisif, c'est que ces specta-
cles, quelle qu'ait été leur splendeur, et aussi leurs
tares, ne rappelaient pas des actes utiles au salut.
Encore une fois, c'est le point. Les actes divins
étaient pleins de promesses parce que les initiés,
mis dans la confidence, demeureraient des amis
pour toujours, mais aucun de ces actes n'avait été
accompli par les dieux pour se rappro€her des
hommes et s'unir à eux. Les fidèles n'avaient donc
pas non plus à en recevoir le bienfait, à en re-
cueillir le fruit dans une union réelle.
Le concept d'une communion à la fois réelle et
spirituelle ne se trouve pas dans l'antiquité. Elle
est au centre du christianisme. On s'unit à Dieu dans
l'humanité de Jésus-Christ, à la manière humaine,
parce qu'il est devenu homme.
La communion est l'union à cette victime divine.
La mystique de Paul n'a tout son sens que comme
une mystique d'incarnation.
L'ÉCOLE DU SYNCRÉTISME JUDÉO-PAIEN. 303
Les actes de Jésus sont salutaires parce que ce
sont ceux du Fils de Dieu, venu pour donner aux
Juifs et aux gentils la grâce du pardon. C'est là le
mystère, inconnu aux Juifs, qui gagna le cœur des
gentils. Ils trouvaient dans le Christ un dieu qui
était venu les chercher, dont la mort avait été ef-
ficace en vue de leur salut : « 11 m'a aimé et il s'est
livré pour moi • . »
C'était un mystère dans le sens de doctrine ré-
vélée, inaccessible à la raison. Mais le christianisme
n'était pas pour cela une religion à mystères, c'est-
à-dire à rites secrets, connus des seuls initiés.
Voilà encore une distinction qui peut dissiper
bien des équivoques.
On dit que Paul connaissait les religions de son
temps. Et, en effet, il n'a pas ignoré les supersti-
tions qui auraient pu corrompre la pureté de son
Evangile. Ses chrétiens de Colosses sortaient à
peine du paganisme. Certains éléments d'ascétisme,
le culte de certains esprits célestes, leur parais-
saient assimilables à leur nouvelle foi. L'apôtre les
a mis en garde ^. On veut qu'il ait emprunté quel-
que chose à la mystique du dieu mourant et ressus-
cité. Qu'en eût-il fait? On avait, dans les cas les
plus notoires, d'Osiris, d'Attis et d'Adonis, et peut-
être par l'intermédiaire du rite, imaginé une his-
toire humaine pour figurer les destinées delà végé-
tation printanière ou du grain de blé. C'est du
moins ce que comprenaient l'immense majorité
des mythologues anciens, ce que pensent encore
les plus distingués parmi les modernes. Paul
i. GaL II, 20.
2. Col. II, 16 SS.
304 LE SENS DU ÇIIRISïIANISiME.
n'a pas dédaigné la comparaison du grain de blé '
pour la résurrection, rien de plus. Des philoso-
phes transcendants essayaient d'extraire de cette
tourbe une essence plus pure : tel le mythologue
cité par Plutarque, parmi tant d'autres. Est-ce cela
qui s'est amalgamé avec le christianisme? Pas plus
que le rite sensuel qui faisait horreur à des conver-
tis ce ne fut l'interprétation quintessenciée, vide
de tout enseignement moral. Alors qu'est-ce donc ?
Que l'érudition moderne prenne ces religions de
dieux souffrants et ressuscites au quatrième siècle
de notre ère, telles qu'elles sb sont perfectionnées
au contact du christianisme et en rivalité avec lui,
qu'elle choisisse les traits les plus nobles, les aspi-
rations les plus pures, les sens les plus profonds.
Qu'elle parvienne — ce qui est douteux — à cons-
tituer elle-même un amalgame ; il ne contiendra
même pas une invitation sérieuse et décisive à la
réforme des mœurs. Que serait-ce si en triant ces
références érudites, on tenait seulement compte du
contexte! Le Dionysos d'Aristophane a parlé de la vie
pieuse des initiés 2. Certes, voilà un texte ! Maisnoyr
parmi les plus ignobles plaisanteries qui puissent
déshonorer un être divin, l'objet du culte dans cer-
tains mystères. Apulée a exprimé avec une com-
ponction toute de suavité l'amour du dévot pour
Isis 3, mais c'est dans les métamorphoses d'un âne.
Si au lieu de comparer des textes on se plaçait par
la pensée dans une de ces réunions de Jérusalem
où vivait encore le souvenir du Christ, et dans une
i. I Cor. XV, 35.
S2. Grenouilles, ib'ô.
3. Metam., XI, -24 et 25,
L'ÉCOLE DU SYNCRETISME JUDÉO-PAIEN. 305
de ces scènes hideuses où s'exaspérait la sanglante
fureur des imitateurs d'Attis, on n'aurait plus le
courage de dire que la doctrine de Paul, dans sa
splendide unité, s'est formée en vingt ans par un
amalgame entre le messianisme juif et les mystères
païens. L'histoire des deux systèmes religieux fut
une lutte pendant trois siècles. Les religions
païennes — surtout celles d'Osiris, d'Adonis et
d'Attis, vieilles religions naturalistes — essayèrent
en vain de dépouiller leur grossièreté native par un
symbolisme transcendant. Le christianisme, reli-
gion de l'esprit, aurait plus d'une fois été conta-
miné par elles, si l'autorité ecclésiastique n'avait
préservé les fidèles. Le dieu souffrant qui lutta le
plus énergiquement contre le Christ, et qui vrai-
ment lui disputa les âmes, fut Attis, le plus méprisé
de tous, avec ses tauroboles, ou baptêmes de sang,
qui se donnaient pour plus efficaces que le baptême
par l'eau. Mais quelles spéculations philosophiques
pouvaient réhabiliter cette douche de sang qui fait
songer, disait M. Cumont, à quelque orgie de can-
nibales^ ?
1. Religions orientales dans le paganisme romain, p. 88.
DIXIEME LEÇON
yCONCLUSIONS.
Il est toujours très imprudent de dire : nous
sommes à un tournant de l'histoire, car Thistoire se
déroule sans révéler son secret. Mais quelle époque
peut être comparée à la nôtre, quel bouleversement
plus profond exigea jamais que l'on construise de
nouveau et sur des fondements plus solides? Une vie
spirituelle et religieuse plus intense jaillira-t-elle
du chaos où nous sommes? Oui, car l'esprit de
l'héroïsme et de la foi a plané sur le plus horrible
déchaînement des puissances de la matière. Et dans
le domaine des études dont nous avons fait rapide-
ment le tour, il est deux indices, que l'on touche à
un moment où il faudra, ou bien accepter le chris-
tianisme dans l'Église, tel qu'elle le comprend, ou
renoncer au christianisme.
Le premier de ces indices, c'est le retour de
nombreux critiques indépendants à l'ancienne exé-
gèse de l'Église; nous en avons parlé à notre der-
nière réunion. Le second, c'est la prétention d'un
radicalisme intransigeant de rayer Jésus de l'his-
toire. Assurément cette tentative est vaine et même
CONC LISIONS. 307
puérile. Mais elle a révélé la faiblesse relig"ieuse
de Texégèse libérale, déjà minée par les attaques
des eschatologistes et des historiens de religions.
Au premier abord cette suprême incartade donne
raison à ceux qui voient dans l'exégèse allemande
un soulèvement continu et progressif contre l'auto-
rité des livres saints '.
En réalité, dès la fin du xviii^ siècle, Dupuis^ et
Volney^ tenaient le christianisme pour un mythe
astral. Le plus récent système et le plus osé s'ins-
pire des mêmes principes et a le même but que ces
premiers essais du rationalisme intégral et avoué.
Strauss n'avait pas été aussi loin dans la négation,
puisqu'il écrivit une Vie de Jésus, et, depuis
Strauss, la grande majorité des exégètes alle-
mands, on peut dire presque tous, avaient cru se
consacrer à une œuvre de restauration historique
et religieuse. Ce serait donc une erreur de re-
garder ces critiques, professeurs de théologie dans
les facultés protestantes, comme de simples libres
penseurs à la Voltaire. L'épithète de rationaliste
leur était une injure. Et sans doute ils ne recon-
naissaient d'autre autorité que leur raison, mais ils
affectaient de tenir pour beaucoup l'autorité de
Jésus, la plus haute raison religieuse qui fût
jamais. Il n'est pas sans intérêt pour nous de savoir
qu'ils ont entrepris de fonder un christianisme
nouveau sur les bases de leur érudition, qu'ils ont
4, FiLLiON, Les étapes du rationalisme, p. 2.
2. Origine de tous les cultes ou Religion universelle, par Depuis,
citoyen français. Paris. L'an ni de la République une et indivi-
sible. 3 vol.
3. Les Ruines ou Méditation sur les Révolutions des Empires,
Paris, 1791.
308 LE SENS DU CHRISTIANISME.
espéré l'imposer à tout le protestantisme, en atten-
dant mieux, comme la religion de l'avenir, une re-
ligion allemande, issue de la réforme de Luther. La
vie de Jésus, ses actes, sa doctrine, ressortaient
d'une étude critique des documents. On déblayait
beaucoup, mais c'était afin d'atteindre le roc ferme
de l'histoire. Aussi bien connu de nous que peut
l'être Socrate ou Epictète, Jésus n'avait pas de-
mandé pour sa personne le culte qui n'était dû
qu'à son Père. Alors comment l'avait-il obtenu?
C'était le point faible de l'école libérale. Jésus,
disait-on, nous a révélé que nous sommes tous
enfants de Dieu ; plus on le connaît comme Père,
plus on mérite le nom de fils. Jésus, le révélateur
de cette religion, de la religion, était donc le Fils
par excellence. Dans saint Paul, c'est déjà un être
surnaturel, existant dans le ciel avant de devenir
fils de David ; d'après le quatrième évangile, il est
tout à fait Fils de Dieu.
L'adoration d'un être humain fondée sur le
double sens d'un mot, voilà assurément une con-
jecture assez risquée. Une nouvelle école a fourni
sa contribution. Elle n'essaye pas d'opérer chez les
Juifs, monothéistes passionnés et exclusifs. Mais
les païens étaient habitués à ces dieux paraissant
sous la forme humaine, à ces hommes devenus des
dieux. Et précisément au temps de Jésus, dans les
mystères, on implorait le salut d'un dieu mourant
et ressuscité.
Nous avons dit combien cette construction cri-
tique est fragile. Elle méconnaît du même coup les
croyances du paganisme et la foi des premiers chré-
tiens. La divinité de Jésus, si elle n'était au point
CONCLUSIONS. 309
de départ du christianisme, n'aurait pu y être
insérée. ^''
C'est aussi ce qu'ont pensé des critiques, par-
faitement résolus d'ailleurs à ne pas rendre leur
hommage au Sauveur, et, pour résoudre la diffi-
culté, ils ont pris le parti de supprimer son huma-
nité. Car enfin c'est un fait que Jésus a été adoré.
S'il est impossible qu'un homme ait été pris aussi
sérieusement pour un dieu, à une époque pleine-
ment historique, c^est donc que le dieu n'a pas
existé comme homme, c'est que, dans une époque
antérieure à sa prétendue existence humaine, il était
déjà adoré comme Dieu.
Je l'avoue, cette proposition : Jésus n'a pas existé,
ne révolte pas moins le bon sens que le sentiment
chrétien, mais je m'obstine à indiquer, même dans
les pires erreurs, ce qui peut contribuer à la dé-
fense de la vérité. Et vous jugerez très notable que
la divinité de Jésus paraisse à certains critiques si
bien établie, dès le début de l'évangile, qu'il soit
plus aisé de nier sa personnalité humaine que le
caractère divin qu'il a dans l'histoire. Lorsqu'on a
essayé de démontrer que Guillaume Tell n'a jamais
vécu, je ne sache pas qu'on en ait conclu au culte
de Guillaume Tell chez les anciens riverains du lac
des Quatre Cantons. Et, en définitive, l'argumen-
tation de M. William Benjamin Smith contre les
libéraux n'est point sans valeur ^ Ils tirent de
saint Marc un portrait purement humain de Jésus.
Mais outre que ce n'est pas l'intention de Marc,
comme Wredele leur a démontré, comment ce Jésus
i. Cï. Revue (biblique, 1906, p. 645 ss.
310 LE SENS DU CHRISTIANISME.
est-il devenu dieu avec le temps? Il Test déjà dans
saint Paul, antérieur à saint Marc, d'après la cri-
tique. Si les libéraux étaient logiques, ils devraient
placer saint Marc avant les quatre grandes épîtres
pauliniennes, et même nier leur authenticité. D'au-
tant que ces épîtres ne s'occupent guère d'un Jésus
de Ihistoire, mais plutôt d'un Christ venu du ciel
où il est remonté. C'est ce passage sur la terre qu'on
aura voulu raconter. Ce qu'a créé la commu-
nauté primitive, ce n'est pas la divinité de Jésus,
c'est son apparition en Galilée et en Judée sous les
traits d'un simple mortel. Ainsi ce sont les inconsé-
quences du protestantisme libéral qui ont frayé la
voie à cet extravagant paradoxe : Jésus n'a pas
existé, ou si un personnage a porté ce nom en Ga-
lilée, son existence fut pour si peu dans ce que
racontent les évangiles, qu'elle est parfaitement
négligeable pour l'histoire religieuse de l'humanité.
Mais comme on ne peut rayer le Dieu Christ Sau-
veur de l'histoire, il faut lui découvrir des origines,
il faudrait même être en état d'-expliquer par un
culte antérieur le mythe historique des évangiles.
Tâche ardue ! C'est à peine si l'on a esquissé la pre-
mière partie du programme — et comment!
Distinguons trois combinaisons. Ceux qui se sou-
cient le moins des textes, véritables dilettanti de
l'exégèse, font descendre le mythe directement des
astres. C'était le mode de Dupuis. M. Schweitzer
cite un polonais, M. Andrzej Niemojewski^ proba-
blement naturalisé allemand, et un officier allemand
1. Gott Jésus im Lichte fremder und eigener Forschung samt
Darstellung der evangelischen Astralsto/fe, Astralszenen und As-
tralsysteme, Munich, d9l0, 2 vol., 577 pp. Édition polonaise en 1909.
CONCLUSIONS. 311
qui a pris le pseucfonyme de Fuhrmann^ [cocher).
Le Cocher nous transporte dans le ciel : le
royaume des cieux de Jésus est le ciel étoile etc.
Je vous lais grâce de cette astronomie, à laquelle
je n'entends rien. 11 y a loin des astres à la Galilée
et à l'évangile ; il faudrait assigner une étape sur la
route; les littératures anciennes devraient nous
fournir au moins une esquisse du mythe galiléen.
M. Pierre Jensen l'a découvert tout tracé dans
l'épopée babylonienne de Gilgamech. Cet assy-
riologue très distingué a consterné — ou réjoui
— ses émules par une divagation parfaitement
caractérisée : Gilgamech est devenu le proto-
type des héros de l'antiquité; Jésus, après Abraham
et Moïse, ne fut qu'un Gilgamech Israélite 2. Au lieu
d'avertir charitablement son confrère, M. Henri
Ziemmern, spécialiste non moins compétent, s'est
contenté de formuler des réserves, inclinant per-
sonnellement vers des emprunts à Mithra, à Mar-
douket à Tammouz-^
Je n'ai pas nommé l'initiateur de tout ce mouve-
ment, M. John Mackinnon Robertson, parce qu'il
n'a écrit qu'en anglais, dès l'an 1900 '*.
1. Der Astralmythus von Christus, 1912, 284 pp.
2. Les titres sont si révélateurs que je les ai traduits en français :
L'épopée de Gilgamech dans la littérature du monde, !«■■ vol.
Les origines de la légende de l'Ancien Testament sur les patriar-
ches, les prophètes et les libérateurs, et de la légende du Nouveau
Testament sur Jésus, Strasbourg, 1906, 1.030 pp. — Moïse, Jésus,
Paul. Trois variantes de la légende babylonienne de V homme-Dieu
Gilgamech. Une accusation contre des théologiens et des sophistes,
el un appel aux laïques, 1909, 63 pp. — Le Jésus des évangiles a-
t-il réellement vécu? Une réponse au x>rofesseur Jûlicher, 1910,
3-2 pp.
3. Zum Streit um die Christusmythe, 1910, 66 pp.
4. Christianity and Mythology, Londres, 1900. La troisième partie^
The Gospel Myths, a été traduite en allemand eu i910.
312 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Mais un Américain, déjà cite*, M. William Ben-
jamin Smith, a sa place ici, car ses ouvrages ont
paru à léna, comme si cette semence ne pouvait
lever qu'en Germanie. Le premier, muni d'une pré-
face de M. Schmiedel, est intitulé : Le Jésus pré-
historique açec d'autres études préliminaires sur_
l'histoire des origines du christianisme. Le titre
du second ouvrage, Ecce Deus, est comme une ré-
ponse à Ecce homo de M. T. Seeley ^ Avec la pré-
cision d'un mathématicien, M. Smith a résolument
poursuivi l'inconnue, la religion du Dieu Sauveur
dont on a fait le Jésus de l'évangile. Chemin faisant,
il a compris que le mythe — et un mythe insaisis-
sable — ne pouvait à lui seul expliquer l'histoire
évangélique. Revenant aux errements de Bauer, il
a vu dans les actes et les doctrines de Jésus le reflet
des convictions et des aspirations de ses fidèles.
C'est la forme la plus adoucie de la nouvelle
hypothèse mythique ; elle est ainsi mitigée par la
méthode de Strauss.
Voici ce qu'a rencontré M. Smith dans ses lectures,
et dont son imagination a bâti une religion. Jésus
signifie Sauveur; nous le savons tous par l'évan-
gile; c'est en hébreu le nom de ce Josué, qui a fait
entrer les Israélites dans la terre promise. Déjà
M. Robertson avait fait de Josué un Dieu. En effet
le nom suggérait le culte, ainsi que l'épithète de
Nazaréen, qu'on donnait à Jésus, et qui signifie
protecteur. Au premier siècle avant Jésus-Christ, on
adorait sous plusieurs formes un dieu sauveur.
1. Der vorchristliche Jésus nebst weiteren Vorstv.dien zur Entste-
hungsgeschichte des Urchristentums, i90G, 243 pp. — Ecce Deus, Die
urchristliche Lehre des reingôttlichen Jesu, i9H, 3IS pp.
CONCLUSIONS. 313
Jésus Nazaréen en était un. Le nom de Christ, roi
ou juge, ne se prêtait guère moins à l'hommage.
L'union des deux vocables en un seul, Jésus-Christ,
marque les débuts du christianisme, une centaine
d'années avant notre ère. Le dieu était adoré par
une secte' juive, de tendances hellénistiques, assez
répandue dans l'empire. Des preuves ? M. Smith
s'en procure en anti-datant un hymne des Naassé-
niens, gnostiques chrétiens qui ont célébré Jésus
comme dieu, et un papyrus de Paris du iv^ siècle,
dans lequel on lit : « Je t'adjure par Jésus, le dieu
des Hébreux. » Le reste est à l'avenant. Mais com-
ment un mythe divin s'est-il -humanisé en évangile?
Le règne de Dieu fulgurant vient à l'aide, avec son
chef, qui sera le Messie, ou Michel, ou le fils de
l'homme, et dont Vanastasis, intronisation ou résur-
rection, mettait sur la voie du Christ ressuscité.
Les suggestions de M. Smith ont d'ailleurs moins
d'importance par elles-mêmes que par l'empire
qu'elles ont exercé sur M. Drews'. Avec ce savant,
la négation de l'histoire de Jésus, regardée jusque-
là comme un sport, devient agressive ; elle fait appel
à l'opinion publique, elle soulève une agitation con-
sidérable. On tient des réunions bruyantes, on
lance des pamphlets ; en réponse les brochures pieu-
vent sur les assaillants ; M. Fillion a raconté cette
échauffourée exégétique ^.
i. Arthur Drews, né en 1863 à Uetersen (Holstein), professeur de
Philosophie à Karlsruhe, a écrit sur Kant, Hegel, Wagner, Nietzsche
et Ed. von Hartmann, et un ouvrage : Die Religion alsSelbst-Bewus-
stsein Gottes (Leipzig, 1906), avant d'écrire sous l'influence de
M. Smith : Die Christusmythe, V^ et 2° partie, 1909 et 1911, Die
Petrus-legende, 1910, et d'entreprendre sa campagne, décrite dans
Fillion, Les étapes du rationalisme.
2. Fillion, Les étapes.,., p. 320-346.
18
314 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Faut-il dire : beaucoup de bruit pour rien?
La justice m'empêche, pour ma part, de regarder
ce système comme une émanation authentique du
germanisme. M. Arthur Drews est un professeur
allemand, mais son nom et son prénom appartien-
nent à la langue anglaise. 11 faut en dire autant de
MM. Mackinnon Robertson et William Benjamin
Smith. M. Whittaker ' est anglais, M. Bollaud ^ est
hollandais. M. Lublinski ^ est sans doute polonais
comme M. Niemojewski.
D'autre part toute l'exégèse allemande, libéraux,
eschatologistes, historiens des religions, sauf de
très rares exceptions, ont fait bloc contre les en-
vahisseurs, car ce sont bien des envahisseurs dans
le champ des études bibliques, puisque Robertson
est un mythologue, Smith un professeur de mathé-
matiques, Jensen un assyriologue, Drews un philo-
sophe qui prêche la guerre sainte au nom du pan-
théisme. Il serait donc injuste de conclure : voyez
où en arrive la critique allemande. Elle a pro-
testé, et avec énergie, et, comme elle était sur son
terrain, elle a renvoyé à leurs études des amateurs
incompétents.
11 n'«n est pas moins vrai que le combat s'est
livré en terre allemande, que des consciences ont été
profondément troublées, qu'une destruction aussi
radicale du christianisme arpu paraître souhaitable
à de trop nombreux adeptes du panthéisme. Certes
nous félicitons l'exégèse allemande d'avoir prouvé
1. The origins of Christianity, Londres, 19Û4.
2. De evangelische Jozua, Leyde, 1907.
3. Die Entstehung des Christentums aus der antiken Kultur,
4910. — - Das werdende Dogma vom Leben Jesu, 1910.
CONCLUSIONS. 315
l'existence de Jésus, mais est-ce assez pour fonder
un véritable christianisme? Les choses sont-elles
encore dans cet état de stagnation et de compromis
qui a permis à l'école libérale de dominer, ou peu
s'en faut, au nom de l'histoire et de l'Écriture ? Il
faut parler net. Les professeurs de théologie pro-
testante en Allemagne sont-ils encore chrétiens ?
L'enquête n'est pas ouverte pour M. Drews et les
partisans de l'école ultra-mythique, qui, nous l'a-
vons vu, ne sont pas des exégètes. Ils tiennent à
honneur de ne pas l'être ; ils narguent la timidité
des spécialistes, tournent en ridicule leurs atermoie-*
ments. Comme tant d'autres esprits absolus, ils se
croient seuls sincères, parce qu'ils ne voient qu'un
côté des questions, courageux parce qu'ils mani-
festent intrépidement leur intention de ruiner le
christianisme. Et il faut du courage en effet pour
braver, sinon l'Inquisition, du moins le ridicule,'
Connaissant bien les instincts de l'Allemagne, ils
parlent plus volontiers de la religion de l'avenir,
avec von Hartmann, que de l'irréligion de l'avenir,
avec Guyau. Mais leur religion se fonde sur une
conception, dite scientifique, d'un monde dont Dieu
est absent, à force d'en faire partie. Leur morale se
déduit, vaille que vaille, des rapports de leur cons-
cience avec ce monde ; ils n'ont pas besoin de la
morale de Jésus-Christ, réduite à n'être qu'une
adaptation des anciens symboles.
En France, on pourrait annoncer leur débâcle à
bref délai ; le mysticisme religieux y est encore res-
310 LE SENS DU CHRISTIAXISiME.
pccté ; la mystique sans religion fait sourire. Mais
les Allemands, depuis Schelling, s'accommodent du
panthéisme comme fondement du sentiment reli-
gieux. Le néo-mythisme, battu sur le terrain de
l'histoire, vivra peut-être comme une protestation
des panthéistes contre l'exégèse protestante. Déjà
cependant Jensen et Steudel ont gagné des lignes
de retraite dans l'école d'histoire des religions.
Les chefs de la méthode comparative n'ont pas
cru se compromettre en soutenant l'existence de
Jésus. M. Bousset a écrit un tract sur « la signi-
fication de la personne de Jésus pour la foi^ ».
Jésu^ conserve sa valeur comme un symbole. — Un
symbole de la foi dont il est l'objet? — Il n'est pas
aisé de définir un terme choisi comme à dessein
pour laisser le Maître dans la pénombre. Cette
école est visiblement mal placée pour combattre le
mythisme, pur ou mélangé de symbolisme. On ne
veut pas que Jésus ait été adoré avant sa vie. Cela
paraît une exigence très modérée. Mais est-il plus
vraisemblable que l'homme Jésus, reconnu ou non
comme Messie, ait été si vite adoré comme Sauveur
à la faveur des cultes d'Osiris ou d'Attis? En somme
les mythistes ont facilité les choses par l'hypothèse
d'un culte du Sauveur chez certains Juifs.
L'école d'histoire des religions a rendu hommage
au réalisme de saint Paul dans la théorie delà grâce
et des sacrements; mais elle a exagéré ce réalisme,
elle le confond avec la magie. C'était déjà une alté-
ration du christianisme. Reste Jésus. Il a prêché la
pénitence. C'est beaucoup pour le salut, mais ce
i. 1910,17 pp.
CONCLUSIONS. :>17
n'est pas nouveau en Israël. Quelle valeur peut
avoir pour notre temps la personne et la doctrine
de ce dernier des prophètes juifs ?
Cela dépend évidemment de ce qu'on pense de
sa prédication relativement aux fins dernières. Les
historiens des religions voisinent avec les eschato-
logistcs. Mais, parmi ces derniers, quelques-uns sont
moins éloignés de nous parce qu'ils ne voient pas
dans saint Paul, pas plus que dans les évangiles
synoptiques, l'amalgame des religions païennes.
Les sacrements auraient pu être mis en œuvre par
le Christ comme une façon d'associer d'avance les
fidèles à la participation du règne de Dieu. Cette
notion ne serait point trop inexacte, si l'on n'ajou-
tait qu'en préparant la venue prochaine du règne,
Jésus était enveloppé dans l'erreur commune de son
temps. Peut-on encore proposer aux intelligence»
modernes comme un guide celui qui désespérait de
l'avenir du monde ?
M. Schweitzer, le type des eschatologistes con-
séquents, et qui paraît doué d'une âme généreuse et
d'un noble caractère, ne veut pas f énoncer au Christ
tout à fait. Ce n'est plus la lumière qu'il attend de lui.
11 rêve d'une religion indépendante de l'histoire, et
de toute figure de l'histoire, puisque le plus grand
génie ne peut dominer que les conceptions de son
temps, et il rêve en même temps d'une religion indé-
pendante de toute adhésion métaphysique, d'une
religion dans laquelle puissent communier celui qui
croit en Dieu et celui qui ne le distingue pas du
monde. Dans cette abstraction suprême, il ne se
détache pas de Jésus, parce que tout l'homme est
dans la volonté, qui doit être haute, saine, éner-
18.
318 LE SENS DU CHRISTIANISME.
gique, et que jamais l'âme ne se sent plus élevée et
plus pure que par le contact avec Jésus. Ce qu'il
conserve du christianisme, ce n'est pas le culte de
Jésus, c'est la mystique de Jésus. Et cela est dit
avec une telle ferveur, que nous voudrions bien
que le Maître lui dît : Tu n'es pas loin du règne
de Dieu !
Si déformée qu'elle soit par les intempérances de
la Culture, toute aspiration vers Jésus ne peut être
que bonne à l'âme. Oui, celui qui se propose de con-
sacrer ses forces et sa vie au bien de ses frères,
entendant par là toute l'humanité, tirera des exem-
ples du Sauveur une force secrète, et, quoi qu'il en
dise, il recevra de ses paroles une lumière; Jésus est
venu apporter au monde cette loi de la charité. Mais
la charité envers les hommes n'était pour lui qu'une
même chose avec l'amour de Dieu. Le salut qu'il a
proposé, c'est la vie éternelle auprès de son Père.
Les eschatologistes ont eu mille fois raison de ren-
dre leur accent à ses appels, de ramener l'attention
sur l'unique nécessaire : l'admission dans le
Royaume. Mais si tout cela n'est qu'une vision d'il-
luminé?
Les libéraux sont dans le vrai en rendant grâces
à Jésus, pour avoir révélé le prix de l'âme et la reli-
gion confiante en la bonté du Père, pour avoir an-
noncé la rémission des péchés. Mais le salut est-il
pour eux une réalité, s'ils ne croient pas à l'immor-
talité de l'âme? Et ceux qui y croient, que deman-
dent-ils au Sauveur? S'il n'est pas Dieu, ses actions
n'ont aucune efficacité pour les autres ; s'il n'a pas
été l'envoyé de Dieu, le révélateur de la Vérité, sa
doctrine est nécessairement courte; elle ne peut être
CONCLUSIONS. 319
utile à notre génération. En vain exalte-t-on son
génie. 11 est bien de prononcer avec émotion que
nul autre n'a parlé de la sorte de l'âme, du prochain
et de Dieu. Ce n'est pas nous qui chercherons ail-
leurs les paroles de vie. Mais enfin la question est
de savoir si Dieu nous appelle à lui et si ses desseins
sur nous sont ceux que son Fils a fait connaître. Or
les libéraux ne peuvent même pas décider ce que
Jésus pensait de lui-même. Ils éliminent le qua-
trième évangile pour ne pas être obligés de repous-
ser comme intolérables ses prétentions à la divinité.
Et cependant on voit percer les mêmes affirmations
dans saint Marc. Sous la pression des eschatolo-
gistes, ils font plus grande la part du messianisme
de Jésus. Mais le Fils de l'homme qui annonce son
retour sur les nuées ne va-t-il pas se compromettre
dans l'opinion de notre temps? Et d'autre part, si
Jésus ne s'est pas dit le Messie, que reste-t-il de son
histoire?
Les disciples de Heltzmann ou de Harnack peu-
vent-ils participer au culte sans froisser leur cons-
cience? Et s'ils s'en écartent, peuvent-ils encore se
dire chrétiens? Sont-ils vraiment si différents des
rationalistes contemporains de Lessing? Dans la
lutte contre les mythistes, les libéraux ont défendu
l'existence historique du Christ comme le fondement
même de la religion. Et ceux-ci pouvaient leur dire :
A quoi peut servir aux âmes religieuses ce Jésus
auquel vous avez refusé la divinité ? Y tenez-vous
vraiment tant? et qu'en faites-vous? Vous criez au
scandale, vous soulevez les passions religieuses;
tout fce bruit n'est plus de saison. Choisissez entre
le prêche et l'Université,
320 LE SENS DU CHRISTIANISME.
Quelques-uns sont retournés au prêche. L'ortho-
doxie luthérienne a gagné des recrues à cette con-
troverse. Le Jésus de Thistoire libérale est une figure
bien pâle à côté du Sauveur, du Roi des Rois, du
Dieu incarné que les églises adorent. Plutôt que de
s'abandonner au doute, des âmes seront ramenées
aux anciennes confessions de foi. On voudrait espé-
rer qu'elles viendront jusqu'à nous. Car le luthéra-
nisme ne peut pas ignorer la condamnation sans
appel portée par la critique contre l'exégèse pauli-
nienne de Luther. Il ne saurait prétendre que pour
prononcer ce jugement la critique choisit arbitrai-
rement les textes, élimine ceux qui lui déplaisent,
se laisse emporter par le courant des idées nou-
velles. Non, la critique prend les textes tels qu'ils
sont, les interprète paij l'histoire, et cette méthode
l'amène à rendre aux mots le sens ancien qu'ils
avaient dans l'Église catholique.
L'exégèse allemande n'a donc construit aucun sys-
tème qui ne soit déjà détruit, chancelant, ou battu
en brèche. Ce qui peut la consoler, c'est qu elle a
fait elle-même tout ce travail, construction et démo-
lition. Luther a mis le monde en feu pour rétablir la
vraie pensée de saint Paul sur les conditions du sa-
lut; un nombre très considérable, je crois que c'est
aujourd'hui la grande majorité, de critiques alle-
mands s'aperçoit qu'il s'est trompé. Les déistes ont
expliqué l'origine du christianisme et des livres ins-
pirés par une audacieuse supercherie des disciples
de Jésus. Cette accusation était à peine formulée
qu'une science honnête en a rougi, et Lessing n'a
pas osé prendre ouvertement la défense de Reima-
rus. 11 parut prudent et avisé de conserver le chris-
CONCLISIOXS. 321
tianisme en le dépouillant de son caractère surna-
turel, en ramenant les miracles de l'évangile à des
circonstances naturelles. Strauss a donné le coup de
grâce à ce système des rationalistes, sans réussir à
le remplacer. Car la première explication du chris-
tianisme par le mythe a échoué; la foi nouvelle, ar-
dente et conquérante n'était point un calque artificiel
de l'Ancien Testament. L'école de Tubingue a cru
trouver le point de départ d'une activité spirituelle
féconde dans l'opposition entre le principe du léga-
lisme juif et de la liberté paulinienne de l'esprit.
Mais Albert Ritschl l'a bien montré : des divergen-
ces secondaires supposaient une unité de vues, dont
la source demeurait cachée. Tous ces systèmes an-
ciens, nul ne le nie, n'expliquent pas le sens du
christianisme, ni son origine : trop souvent ils ont
faussé le sens des textes qu'il a fallu rétablir.
Les plus récents ont- ils mieux réussi? Si le libé-
ralisme a pu répandre dans des cercles très étendus
une Vie de Jésus acceptée comme conforme à l'his-
toire, c'est en négligeant le surnaturel dont les
textes débordent ; ce n'est pas seulement en les éli-
minant, c'est en les atténuant ; les eschatologistes
l'ont bien prouvé. Ces derniers sont-ils des inter-
prètes plus scrupuleux? Pas toujours. Les libéraux
leur reprochent à bon droit de fausser le sens des
Paraboles. Nul n'a prouvé que le peuple juif ne re-
gardait que vers les nuées du ciel pour en voir des-
cendre le Fils de l'homme, et d'après les textes,
d'après l'évidence des textes, il était prêt à suivre
un Messie temporel, fils de David. L'école de l'his-
toire des religions ne sollicite pas les mots de re-
noncer au surnaturel, elle exagère plutôt les exprès-
322 LE SENS DU CHRISTIANISME.
sions réalistes au sujet de la grâce infuse et des
sacrements; les autres l'accusent de faniaisie dans
les rapprochements. Quant aux mythistes delà der-
nière heure, ils ont cela de bon qu'ils ne se scan-
dalisent pas délire en propres termes la divinité de
Jésus, l'ayant imaginée antérieure à l'ère chrétienne,
mais ils ont fait l'union de toutes les chaires contre
eux. Gomme il est écrit d'Ismaël : « 11 sera comme
un âne sauvage; sa main sera contre tous, et tous
lèveront la main contre lui ' . »
Serait-ce donc que nous touchons au terme de la
controverse engagée contre l'Eglise catholique par
les novateurs du xvi® siècle?
On ne peut guère l'espérer, tant ce christianisme
dilué, avec toutes sortes de doses, est devenu re-
ligion allemande. Mais il y a dans toute cette his-
toire de quoi faire réfléchir des esprits sérieux, de
quoi ramener au catholicisme beaucoup d'âmes
droites. La noble nation anglaise n'ouvrira-t-elle
pas les yeux sur la médiocre qualité de ce produit
qui lui est venu de Germanie ?
Déjà beaucoup d'Anglais ont reconnu la banque-
route de tout ce formidable travail comme résultat po-
sitif. M. Headlam, savant anglican distingué, colla-
borateur de M. Sanday dans le commentaire de
l'épîtreaux Romains, écrivait, l'an dernier, que l'ou-
vrage de M. Schweitzer intitulé : De Reimarus à
Wrede, « a convaincu la plupart d'entre nous à la
1. Gen.XYi, 12.
CONCLUSIONS. 323
fois du merveilleux effort intellectuel et de l'in-
succès complet représenté par ce siècle d'érudition
allemande^ ».
D'où vient l'échec?
Sans parler de la cause [principale, qui est la ré-
volte contre l'autorité enseignante de l'Eglise, je
crois pouvoir signaler deux causes assez caractéris-
tiques.
La première est une sorte d'opportunisme doctri-
nal. L'Église, avons-nous dit, ne s'effarouche pas
de rencontrer un élément divin dans l'Écriture.
Vivant du surnaturel, croyant à la divinité de Jésus-
Christ, elle ne s'étonne pas que le Fils de Dieu de-
venu homme ait fait des miracles, ait annoncé les
événements futurs, ait promis l'effusion del'Esprit-
Saint. Elle garde toute leur valeur à des textes
écrits sous une conviction profonde du surnaturel.
Et surtout ces textes sont la parole de Dieu ; ce
serait un sacrilège de les détourner de leur sens.
Dès que Luther entre en scène, l'Écriture devient
une arme pour prouver ce que l'on veut établir.
L'hérésiarque ne méconnaissait pas le surnaturel,
mais il l'entendait à sa façon, à laquelle il adaptait
rintelligence des textes.
Exemple fatal !
Dès la fin du xv!!!*" siècle, le christianisme se
mettait à la remorque de la raison ; il fallut plier les
textes à la mode du jour. Cet opportunisme inspira
les commentaires des rationalistes ; plus tard, les
égards dus aux sentiments religieux conduisirent en
sens contraire à la théologie de conciliation. Les
4. English Theology, by Ihe Rev. A. G. Heàdlam, D. D., dans
Theologisch Tijdschrift, 1917, p. 152.
324 LE SENS DU CHRISTIANISME.
écoles radicales sont naturellement plus libres, mais
de nombreuses inconséquences montrent leur souci
de ne pas rompre avec les confessions de foi.
Tout ce que nous demandons de cette exégèse
indépendante, c'est qu'elle soit purement scientifi-
que. Elle ne le sera tout à fait qu'en se corrigeant
d'un autre défaut commun à toutes les écoles que
nous avons énumérées. Toutes ont été einseitig^ ne
regardant que d'un seul côté.
Cet adjectif n'est pas tout à fait synonyme de
systématique. Assurément les Allemands sont très
portés à bâtir des systèmes, et des systèmes en Tair.
Mais j'ose dire que si les Anglais, très pratiques,
ont peu de goût et d'aptitude pour les spéculations,
nous y sommes passés maîtres. Et en somme c'est
là un héritage que nous tenons de la scolastique, qui
elle-même a hérité d'Aristote et de Socrate la dis-
tinction des concepts délimités, puis rangés dans
un bel ordre. J'insiste sur cette harmonie. Nous
voulons que tous les éléments concordent, que toutes
les conclusions se montrent légitimes par le bon
accord qu'elles gardent entre elles; nous ne sommes
satisfaits que lorsque tout tient au dedans et que
rien ne dépare au dehors la pureté des lignes. C'est
quelquefois simplement une question de tact et de
bon sens.
Tel n'est pas le systématisme des Allemands. Ils
découvrent une idée, s'y attachent, lui donnent
l'empire, sans s'arrêter aux difficultés, ni même aux
contradictions. Tout est ramené bon gré mal gré
vers le système, tout y entre, jusqu'au jour où tout
s'écroule. Il est aisé de se rendre compte que toutes
les explications tentées pèchent par là. Chacun de&
CONCLUSIONS. 325
chefs s'attaque aux documents comme si personne
avant lui n'en avait découvert le secret. Certains
aperçus, négligés jusque-là, prennent une impor-
tance décisive. Tout est subordonné à une idée maî-
tresse. Et cette méthode a sa séduction. Car je n'i-
gnore pas que l'éclectisme est aussi stérile en exégèse
qu'en philosophie. On ne saurait retrouver le sens
du christianisme par un groupement de textes, si
l'on ne pénètre pas jusqu'à la raison d'être du tout.
C'est un organisme dont le principe vital est unique.
Or il est découvert depuis longtemps et c'est l'incar-
nation de Jésus-Christ, le salut assuré aux hommes
par la grâce de la rédemption. En cherchant ail-
leurs on s'exposait à faire fausse route. Mais il y a
bien des façons de se tromper. L'erreur allemande
a consisté à s'éprendre d'un concept isolé, à se river
à certains textes, à s'enticher de certaines analogies.
Le pur esprit latin n'éprouve pas moins de difficulté
du chef de ce sens humain que saint Paul nomme-
rait la chair, à se soumettre à l'autorité de l'exégèse
traditionnelle; mais il n'essaie même pas de refaire
un organisme avec des moyens de fortune.
Au risque de vous fatiguer par mes redites, je re-
passe encore une fois la même histoire.
Je cherche einseitig dans le dictionnaire, et je
trouve : qui n'a qu'une face ou qu'un côté, partiel,
exclusif, borné, étroit, superficiel, systématique,
incomplet, partial. L'exégèse allemande a toujours
été einseitig. Incomplète, l'exégèse de Luther qui
s'hypnotise sur quelques textes de saint Paul, où
la foi est opposée aux œuvres, sans s'apercevoir que
cette foi est l'adhésion de toute l'âme au christianisme,
et que la justification estle début de la sanctification.
LE SENS DU CHRISTIANISME. 19
326 LE SENS DU CHRISTIAXISiME.
Borné jusqu'à l'ineptie, le grief de Reimarus
contre les Apôtres, qui fait sortir le christianisme
d'une supercherie.
Superficielle et ridicule, l'explication rationaliste,
qui ne voit que l'aspect naturel d'une histoire, sur
laquelle se lève le règne de Dieu.
Etroitement systématique, l'interprétation imagi-
née par Strauss des miracles d'une foi conquérante
par des mythes confectionnés sur un modèle an-
cien.
Que dire du pétrinisme et du paulinisme, véri-
table corde raide sur laquelle Baur n'a pu passer
qu'en tenant les yeux fixés sur un seul point?
Les libéraux ont paru plus disposés à envisager
les divers côtés du christianisme, mais ils n'ont
guère retenu de l'Evangile que la morale, et une
morale à l'usage du monde présent.
L'eschatologisme, lui, se flatte d'être einseitig^
d'avoir entin découvert ce foyer d'où est parti le
rayonnement du christianisme. Ce serait à bon droit,
s'il ne rétrécissait les fins dernières à une seule
intervention catastrophique de Dieu, refusant de
constater le messianisme temporel des Juifs, trans-
formant la morale de Jésusen une morale provisoire,
les paraboles en une annonce de la fin du monde.
Qui dit syncrétisme semble combiner tous les élé-
ments d'une solution. Pourtant c'est encore une con-
ception bornée que d'amalgamer le paganisme au
messianisme juif pour en faire sortir le christianisme.
Cette fois les critiques n'ont pas été absorbés par
des textes de l'Ecriture; c'est à force de chercher
au dehors qu'ils ont ramassé les traits d'une religion
à mystères. Et endant qu'ils cherchent ce qui peut
CONCLUSIONS. 327
se trouver d'analogue dans le christianisme, ils fer-
ment les yeux à sa puissante originalité.
Quant au parti pris des mythistes, ils ne le dissi-
mulent même pas.
Toute cette exégèse, appuyée sur des gram-
maires, des dictionnaires, des dissertations de toute
sorte, renferme une masse énorme d'utiles, de très
utiles renseignements.
Pour admirer sans réserve cettô- prodigieuse
activité intellectuelle, je voudrais qu'elle ne fût pas
aussi enivrée de ses prétendues découvertes, aussi
hospitalière aux nouveautés extravagantes et même
à des notions contradictoires, aussi disposée dans
la pratique à un certain opportunisme doctrinal,
et, avec tout cela, aussi méprisante pour le reste de
la terre.
Ce sont là, si je ne me trompe, des traits de
race ou de culture. Lessing est toujours le type,
hardi à lancer un système nouveau, trop avisé pour
le soutenir, conservant le christianisme auquel il
ne croit pas, ardent à la recherche, qu'il préfère à
la possession de la Vérité. La vérité veut être aimée
pour elle-même.
Quelques exégètcs allemands contemporains ont
d'ailleurs bien dépassé Lessing. Ce sont ceux qui
ont signé le manifeste des quatre-vingt-treize in-
tellectuels. Ils ont pris au compte de la science,
avec une sorte d'allègre impudence, les mensonges
que le gouvernement impérial allemand tenait à
répandre chez les neutres, pour déshonorer la
Belgique, après avoir violé sa neutralité. Allons
jusqu'aux extrémités de l'indulgence. De tels criti-
ques devaient-ils être si pressés? Ne devaient-ils
3-2S LE SENS DU CHRISTIANISME.
pas prendre le temf)s de lire d'autres documents
que ceux du grand Etat-Major?
Ils ont rejeté les miracles de l'évangile, parce
que la foule y croyait trop aisément, et ils ne se
sont pas demandé si les troupes allemandes n'a-
vaient pas été suggestionnées par la légende des
francs-tireurs belges. Vraiment, c'est à désoler
ceux qui ont de l'estime pour la critique. Comment
lui faire crédit pour ses recherches ardues sur le
passé, ce livre scellé de sept sceaux, quand elle
s'est si grossièrement fait illusion à elle-même,...
toujours dans l'hypothèse la plus bénigne! Heureu-
sement les miracles de l'Évangile ont été attestés
par des témoins qui avaient la vérité plus à cœur.
Pour être complet, il faudrait encore noter un
autre caractère des critiques allemands, le dessein
arrêté de ne pas accepter le surnaturel. C'est d'a-
près ce dessein que chacun règle ce qui a pu être
dit et fait dans telle ou telle circonstance, ce qui est
authentique ou non, les uns s'entendant mieux à
tirer à eux les textes, les autres plus décidés à
supprimer ce qui les gêne. Mais c'est là un trait
général de l'exégèse incrédule, sur lequel nos apo-
logistes ont suffisamment insisté. L'Allemagne a
donné le ton, mais on trouve les mêmes procédés
partout; les radicaux hollandais, d'autres peut-
être, Font même emporté par la désinvolture de leur
arbitraire. Le subjectivisme allemand, dont on a
tant parlé, quand il est un trait de race, se mani-
feste plus dans les essais de restauration que dans
la négation brutale, témoin les synthèses de
Schleiermacher et de Ritschl, théologiens de la
conciliation et du compromis.
CON'CLUSIOXS. 329
Mais ces tentatives d'organisation, ce fonction-
narisme exégétique, ont échoué et c'est vainement
que l'exégèse allemande a cherché éperdument le
sens du christianisme. Elle n'a pas remplacé le
sens traditionnel.
Parmi ceux qui l'accordent le plus aisément, ii en
est peut-être qui pensent que du moins les Alle-
mands ont réussi dans leur tâche négative.
Répondre à ce doute serait commencer une autre
série de leçons. Cependant je voudrais dire quel-
ques mots de la difficulté principale, de celle qui
touche à l'évolution des doctrines, parce que. sur ce
point nos adversaires paraissent assez unanimes.
Encore est-il que cette unanimité n'est qu'apparente.
On ne peut demander à l'exégèse des preuves
qui rendent l'acte de foi nécessaire. Il est toujours
libre. C'est assez qu'elle établisse la continuité
dans le dogme primitif, et qu'elle garantisse la réa-
lité des faits. Si le dogme qu'enseigne l'Église est
bien celui qu'ont enseigné les apôtres et qui s'est
manifesté à eux dans les paroles et les actes de
Jésus, interprétés avec la grâce de l'Esprit-Saint,
nous sommes mis directement en présence du
Sauveur. Or cette continuité a été mise en ques-
tion sur trois points : entre Jésus et les synopti-
ques, entre les synoptiques et saint Paul, entre
saint Paul et saint Jean. Avec le quatrième évan-
gile, nous sommes en plein catholicisme, ou du
moins les premiers Pères, saint Clément romain,
saint Ignace, saint Justin y conduisent sans aucun
19.
330 LE SENS DU CHRISTIANISME.
hiatus. Mais entre le quatrième évangile et saint Paul
il y a, dit-on, une crevasse infranchissable. C'est en
cela que consiste réellement la difficulté johannine.
Les différences du cadre par rapport aux synop-
tiques n'ont que bien peu de signification, si on les
compare avec ce qu'on oppose crûment : d'un
côté le règne de Dieu qui va venir dans un juge-
ment de catastrophe ; de l'autre, l'Esprit déjà donné
qui inaugure une ère nouvelle. Telle est, si je ne
me trompe, l'objection des eschatologistes. Mais les
historiens des religions, qu'ils l'aient voulu ou
non, lui ont donné une réponse décisive. L'Esprit
donné dans saint Jean l'est déjà dans saint Paul.
Avec quelle plénitude, M. Bousset nous Fa dit, et
avec quelle stabilité. L'Esprit, dans saint Jean,
se sert de la matière, de l'eau dans le baptême,
du pain qui devient la chair du Christ. Or ce carac-
tère à la fois réaliste et spirituel des sacrements
n'est-il pas dans saint Paul ? Saint Jean enseigne
la divinité de Jésus, mais saint Paul n'est pas moins
affirmatif, si ce n'est qu'il n'a pas à placer cette
affirmation sur les lèvres du Sauveur. Le fond po-
sitif de la doctrine et de la mystique, de cette mys-
tique si profonde qui plonge dans l'incarnation de
Jésus-Christ, est donc identique. Il importe fort peu
que Paul n'ait pas le mot de Verbe ou Logos que
saint Jean n'a placé que dans son prologue. Pour-
tant l'atmosphère paraît si différente ! Redoutant
l'explosion de la colère divine, Paul marche vers
l'avenir comme ces coureurs dont le corps se pen-
che en avant ; Jean contemple avec calme l'œuvre
du salut accomplie parle Verbe Incarné. Sans doute !
mais l'Église n'a jamais prétendu que le quatrième
CONCLUSIOXS. 331
évangile ait été contemporain des épîtres paiilines.
Les catholiques placent l'épître aux Romains peu
après Tan 50 et le quatrième évangile peu avant
Tan 100. C'est un long laps de temps dans une
époque si féconde. Dans cet intervalle Fhorizon
s'est nettoyé des nuages amoncelés, l'orage ayant
crevé sur Jérusalem. Les perspectives sont plus
nettes. Les doctrines n'ont pas changé.
Quoi qu'il en soit des préjugés, il est plus diffi-
cile de marquer le lien entre les synoptiques et
saint Paul. Mais le plus grand nombre des cri-
tiques place les quatre grandes épîtres avant la
rédaction de l'évangile selon saint Marc.
On ne peut donc expliquer les contrastes par un
progrès du dogme, ni par un emprunt du dogme
à des éléments étrangers. Cette fois nous avons les
historiens des religions contre nous, mais les es-
chatologistes leur opposent de bonnes raisons.
C'est le dessein qui n'est pas le même. Converti
par la révélation du Fils de Dieu, du Christ ressus-
cité, Paul invite les gentils à mourir au péché et à
vivre en Dieu par la participation à la mort et à la
résurrection du Fils de Dieu. 11 n'avait pas à ra-
conter sa vie, dont il n'avait pas été témoin. C'est
ce que sesont proposé les synoptiques. Pour eux
aussi le point décisif était la mort et la résurrection.
Ils invoquaient avec la même foi que Paul le nom
du Seigneur. Et pourtant l'éclat du ressuscité n'a
pas changé la physionomie humaine de l'humble
prêcheur de Galilée. Ce seul point garantit leur
probité. Personne ne refuserait de les croire s'ils
ne racontaient des miracles. Mais si ces miracles
ont été inventés pour justifier la foi, d'où est venue
332 LE SENS DU CIlRlSTlANISiME.
la foi elle-même? Où serait leur sincérité? Leur
témoignage n'a pas été ébranlé par la critique. Et
nous le confirmons sans hésiter par l'autorité de
saint Jean, le disciple bien-aimé. Car si l'auteur du
quatrième évangile ne marque pas une transforma-
tion de la doctrine, s'il coïncide pour l'Esprit avec
Paul, il n'est point inconciliable avec les synopti-
ques pour les faits de l'histoire, il est le témoin
par excellence qui a vu. Qu'il se soit proposé de
faire entendre aux Grecs une doctrine d'origine
juive, ce n'est point une hypothèse absurde de la
critique. Mais avait-il besoin pour cela de composer
des histoires, et comment aurait-on reçu dans
l'Église cet évangile selon un inconnu pour com-
pléter d'une façon aussi inattendue les évangiles
déjà reçus? La critique ne l'a pas expliqué.
Donc tout n'a pas été vain dans le labeur de
l'exégèse allemande — aidée, si l'on veut, par
quelques contradicteurs. Nous voyons plus claire-
ment qu'autrefois comment rejeter le dogme catho-
lique c'est se séparer de la foi des premiers fidèles,
que rejeter le surnaturel c'est récuser le témoi-
gnage des apôtres. Et ce témoignage n'affirme pas
seulement que Jésus a fait des miracles, il nous
met dans la confidence du secret messianique,
secret longtemps gardé dans l'intimité du Père, que
Jésus se laissa pour ainsi dire arracher par ses disci-
ples, mais qu'il a enfin révélé nettement^ parce qu'il
importe au salut du monde de savoir qui II est. .
Or nous avons le redoutable pouvoir de le croire
ou de ne pas le croire.
Choix d'où dépend le salut de chacun, et l'avenir
,du monde!
CONCLUSIONS. 333
A ceux qui seraient tentés de faire profession
d'incrédulité, je demanderais d'en bien peser les
termes. S'ils opinent que Jésus doit être rayé de
l'histoire, il n'y a rien à leur dire ; laissons-les régler
leur compte avec le bon sens. L'exégèse allemande
admet que Jésus a existé, à peu près tel que le
représentent les deux premiers évangiles. A-t-elle
prouvé qu'il ne fut qu'un homme? 11 faudrait d'abord
savoir lequel. Un sage, dont la morale aurait encore
son utilité? Mais, déclare le plus grand nombre de
ces maîtres, cet homme-là n'a jamais existé. Jésus
est plus ou moins. 11 s'est dit l'envoyé de Dieu, le
chef du règne de Dieu. S'il s'est fait illusion, il n'est
pas un sage.
On nous demande souvent où en est la critique
des évangiles? Que croire de Leur authenticité? car,
pense-t-on, tout est là.
Nous venons de dire que nos positions sont très
solides, mais d'ailleurs ce n'est plus le point décisif.
Ce point, c'est qu'aucune critique des textes, aucune
élimination des témoignages, aucune déclaration
contre l'authenticité des évangiles ou des épîtres ne
suffit pour enlever à la physionomie de Jésus son
caractère surnaturel. Si vous ne rejetez pas absolu-
ment tout, comme les mythistes, si vous gardez un
résidu, si mince qu'il soit, de tradition historique
au sujet de Jésus, il a conçu, il a manifesté des
prétentions à un rôle surnaturel, et il est mort pour
les avoir soutenues. Vous êtes donc toujours rame-
nés, après tant de détours, par l'exégèse allemande
elle-même, en présence de Jésus, objet de contra-
diction, et il faut vous résigner à l'insulte, si vous
n'êtes pas décidés à l'adoration.
334 LE SENS DU CHRISTIANISME.
M. Headlam que j'ai cité tout à l'heure a dit
encore : « L'opinion publique anglaise ne voudrait
pas s'en tenir à une conception purement humaine
de la vie de Jésus-Christ ^ » M. Sanday a prononcé :
« Pourtant Jésus était essentiellement plus qu'jm
homme ^. »
Alors dites un homme-Dieu, comme nos conciles :
une personne divine en deux natures. Tout le reste
serait mythologie, comme l'arianisme, ou équivoque
déloyale. Car nous concevons plus aisément l'amour
infini de Dieu qui le fait descendre jusqu'à nous,
que ce grand ange d'Arius, fils de Dieu, semblable
à Dieu et cependant une créature. Qui est semblable
à Dieu? Et comment le sentiment d'être plus spé-
cialement fils de Dieu, clairement perçu ou enveloppé
dans les nuages de la subconscience, ferait-il que
Jésus a été essentiellement plus qu'un homme ?
Il en est qui refusent de distinguer Dieu et
l'homme, Dieu et le monde, et qui entendent la
religion d'une divinisation de l'homme, arrivé à
dominer le monde par sa pensée et son activité libre.
A ceux-là Jésus n'est rien, et il a peu servi à certains
hégéliens, comme Strauss, d'en faire le type de
l'homme devenu Dieu. Ils n'ont plus qu'à marcher
devant eux, vers un bien insaisissable, tel ce déses-
péré qui avançait à la nage dans la haute mer,
sachant bien qu'il n'atteindrait pas de rive.
Mais la religion est toujours pour les autres un
lien entre Dieu et nous. Nous lui demandons de nous
1. Loc. laud., p. 153.
2. He was yet essenlially morethanman, dans The Life of Christ,
in récent Research, p. 141, à Oxford en 4907; cf. Revue biblique,
1908, p. 289 ss.
CONCLUSIONS. 335
unir à Lui. C'est à cette union que Jésus-Christ
nous invite.
Le christianisme est toujours ce qu'il a été pour
saint Paul, une énergie, une vertu de Dieu condui-
sant au salut ceux qui croient.
TABLE DES MATIERES
Pages,
Avant-propos vu
Première leçon. — Le sujet. L'exégèse de l'Église
catholique 1
Deuxième leçon. — Le pseudo-mysticisme de Luther. 31
Troisième leçon. — L'accusation d'imposture par les
déistes 67
Quatrième leçon. — Les explications naturalistes du
rationalisme éclairé 97
Cinquième leçon. — L'interprétation mythique de
Strauss 128
ï-^ixiÈME LEÇON. — La critique des origines chrétiennes
par l'école de Tubingue 163
Septième leçon. — Le compromis des libéraux 196
Huitième leçon. — La découverte par J. Weiss du
messianisme eschatologique , 230
Neuvième leçon. — L'école du syncrétisme judéo-païen. 269
Dixième leçon. -— Conclusions 306
LE SENS DU christianisme. 20
( 220.6 113168
L137S
Lagrange, Marie J.
Lagrange, Marie J,
Le sens du christianisme