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Full text of "Le sens du christianisme d'apr`es l'exég`ese allemande"

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IDtWAiVI      Oi.    hW\RJ   O    V^-V^LLCVjyt 


LE  SENS  DU  CHRISTIANISME 


L'EXEGESE  ALLEMANDE 


CUM  PERMISSU  SUPERIORUM 


IMPRIMATUR 


Parisiis,  die  IT'^  Jiihii  1918. 

E.  Adam, 
y.  G. 


TyrOGRAPHIE    FIRMIN-DIDOT    ET    C'®.    —    PARIS. 


ÉTUDES  BIBLIQUES 


SENS  DU  CHRISTIANISME 


D  APRES 


rEXÉGÈSE  ALLEMANDE 


[le  P)  M^  LAGRANGE 


DES   FRERES  PRECHEURS 


UBRARY  ST.  MARTS  COLLÈGE 

113188 


PARIS 

LIBRAIRIE  VICTOR  LECOFFRE 

J.  GABALDA,  Éditeur 

RUE    BONAPARTE,    90 

1918 


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A 
Mademoiselle  LOUISE  CHARLES  de  MÂLHAIN 

ANCIENNE  ET  FIDÈLE   AMIE 

DE  l'École  biblique  dominicaine 


AVANT-PROPOS 


JiGS  dix  leçons  qui  composent  ce  petit  volume  ont 
été  données  à  l'Institut  catholique  de  Paris,  à  la  fin 
de  1917  et  au  commencement  de  1918.  J'ai  dû  les 
écrire  loin  de  notre  chère  petite  bibliothèque  de 
Jérusalem,  trop  mal  initie  aux  grandes  bibliothè- 
ques de  Paris  pour  en  tirer  profit.  Encore  ces  biblio- 
thèques —  même  la  Bibliothèque  nationale,  j'ai  dû 
le  constater  —  ne  pouvaient  me  renseigner  d'une 
façon  complète  sur  la  littérature  exégétique  alle- 
mande. C'est  à  peine  une  excuse  pour  expliquer  tout 
ce  que  je  dois  à  l'ouvrage  de  M.  Albert  Schweitzer, 
sur  l'Histoire  des  recherches  relatives  à  la  Vie  de 
Jésus  ^ .  A  certains  endroits  mes  développements  ne 
sont  presque  qu'un  compte  rendu.  Je  reconnais 
cette  dette  avec  d'autant  plus  d'empressement  que 
M.  Schweitzer  est  évidemment  un  esprit  très  vigou- 
reux et  un  caractère  très  droit,  qui  ne  fait  aucune  dif- 
ficulté de  reconnaître  l'échec  lamentable  du  mouve- 

\.  Geschichte  dey  Leben-Jesu-Forschung,  von  Albert  Schweitzer; 
Tubingue,  1913.  C'est  la  deuxième  édition  de  l'ouvrage  intitulé  d'a- 
bord :  Von  Reimarus  zu  Wrede. 


VIII  AVAxNT-PROPOS. 

ment  scientifique  dont  l'Allemagne  est  si  fière. 
Quant  à  la  solution  personnelle  qu'il  propose,  nous 
aurons  lieu  de  l'apprécier. 

J'étais  arrivé  à  la  huitième  leçon  quand  j'ai  eu 
connaissance  pour  la  première  fois  de  l'ouvrage  de 
M.  Fillion  :  Les  étapes  du  rationalisme  dans  ses 
attaques  contre  les  éçangiles  et  la  ^ie  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  ^ .  Ce  n'est  pas  sans  confusion 
que  j'ai  avoué  aussitôt  à  mes  auditeurs  cette  lacune 
bibliographique.  M.  Fillion  est  si  érudit,  son  plan 
est  tellement  semblable  à  celui  que  j'avais  établi,  en 
partie  d'après  Schweitzer,  que  je  me  serais  dispensé 
d'aborder  ce  sujet,  si  j'avais  su  le  public  si  bien  in- 
formé. Il  fallait  achever  les  leçons  promises  ;  mais 
pourquoi  les  publier  ?  A  la  réflexion,  j'ai  cru  recon- 
naître quelques  différences  dans  la  méthode.  M.  Fil- 
lion est  plus  complet,  son  enquête  embrasse  aussi  la 
France  et  l'Angleterre.  C'est  un  grand  avantage, 
mais  peut-être  n'est-il  pas  sans  intérêt  d'isoler  des 
cas  typiques  dans  une  exégèse  qui  a  servi  incontes- 
tablement de  type  aux  autres. 

Le  jugement  d'ensemble  n'est  pas  non  plus  le 
même.  Le  titre  choisi  par  M.  Fillion,  Les  étapes  du 
rationalisme^  indique  qu'il  a  été  surtout  frappé  par 
le  caractère  destructeur  de  l'exégèse  indépendante 
qu'il  regarde  comme  une  machine  de  guerre  dirigée 
contre  la  Révélation.  Il  y  a  beaucoup  de  cela,  mais, 
en  Allemagne,  les  théologiens  qui  ont  manié  cet 
art  difficile  se  sont  souvent  proposé  de  travailler  à 
un  édifice  religieux,  naturellement  à  l'usage  des 
Allemands.  Enfin  M.  Fillion  compte  avec  raison  sur 

1.  Paris.  Lethiellcux,  lôil. 


AVANT-PROPOS.  ix 

l'effet  de  répulsion  que  doit  produire  dans  les  esprits 
sains  un  pareil  dévergondage  de  la  pensée  ;  je  me 
suis  efforcé  d'ajouter  à  cette  impression  quelques 
raisons  positives,  surtout  à  propos  des  systèmes 
modernes  qui  gardent  encore  quelque  attrait. 

Écrites  hâtivement,  à  cause  de  la  guerre,  ces  pages 
n'ont  pas  pris  pour  autant  un  accent  de  haine.  Il  est 
vrai  que  de  cette  affreuse  catastrophe  a  jailli  une 
lumière  et  qu'elle  permet  de  renaître  à  une  espé- 
rance. Cette  lumière,  c'est  une  expérience  étendue 
au  monde  entier  de  cette  parole  de  l' Écriture  :  Vae 
soliî  malheur  à  qui  s'isole  !  Cette  espérance,  c'est 
le  retour  à  la  société  des  nations,  qu'on  ne  peut 
concevoir  complète  sans  l'unité  religieuse  dans  l'É- 
glise. 

Le  grand  crim-e  de  l'Allemagne  luthérienne,  c'est 
d'avoir  rompu  cette  unité.  Encore  une  fois,  je  parle 
sans  haine.  Le  germanisme,  pour  autant  qu'on  peut 
le  concevoir,  a  sa  raison  d'être  comme  élément  de  la 
culture  universelle,  et  le  sentiment  religieux  ger- 
manique, sous  l'influence  de  l'Église,  a  donné  des 
fruits  merveilleux  de  sainteté  et  de  vertu.  Rome,  hé- 
ritière de  la  civilisation  antique,  et  maîtresse  de  la 
doctrine  chrétienne,  a  été  pour  les  Barbares  une 
éducatrice,  et  la  Germanie  a  apporté  à  Rome  un 
appoint  de  forces  neuves.  Dans  le  grand  corps  de  la 
chrétienté,  elle  a  représenté  une  culture  distincte, 
mais  non  isolée,  alors  qu'elle  ne  refusait  pas  d'atté- 
nuer son  rude  génie  au  contact  du  goût  antique,  de 
dompter  ses  instincts  violents  par  la  discipline  ec- 
clésiastique. Trop  souvent  elle  a  voulu  mettre  une 
main  brutale  sur  le  gouvernement  de  l'Église,  mais 
enfin  elle  était  entrée  dans  le  groupement,  hélas  I 


X  AYANT-PROPOS. 

plus  idéal  que  réel,  des  nations  chrétiennes.  Les 
principes  germaniques  de  fidélité  à  certaines  fa- 
milles de  chefs  ont  été  à  coup  sûr  un  élément  de 
stabilité  ;  les  atroces  tyrannies  italiennes  du  moyen 
âge  et  de  la  Renaissance  permettent  de  soupçonner 
ce  que  serait  devenue  l'Europe  romanisée  sans  ce 
principe  d'ordre  que  l'Eglise  transforma  en  droit 
divin. 

Mais  là  où  le  principe  romain  et  chrétien  de  disci- 
pline n'avait  pas  prévalu,  on  supportait  avec  impa- 
tience l'autorité  du  Siège  de  Rome.  La  révolte 
éclata.  Pendant  longtemps,  l'Allemagne  parut  d'au- 
tant plus  soucieuse  de  faire  partie  de  l'humanité, 
qu'elle  montrait  plus  d'indépendance  envers  l'E- 
glise. Elle  reçut  beaucoup  du  rayonnement  de  la 
France,  et  s'appliqua  à  contribuer  pour  sa  part 
au  développement  des  sciences.  A  la  fin  du 
xviii«  siècle,  elle  résolut  d'être  plus  à  elle-même, 
de  briser  avec  la  culture  française  ;  mais  elle  abrita 
sa  renaissance  propre  sous  le  génie  de  Shakspeare, 
et  Goethe  l'invita  à  puiser  aux  sources  grecques  le 
sens  do  la  mesure  et  de  la  forme,  à  emprunter  à  la 
scène  française  sa  noblesse  et  sa  beauté.  Schiller 
lui-même,  qui  avait  commencé  par  Les  Brigands^ 
qui  comprenait  si  mal  les  Français,  essaya,  par  sa 
traduction  de  la  Phèdre  de  Racine,  de  ramener  ses 
compatriotes  aux  saines  traditions  de  l'art. 

On  voulut  s'affranchir  de  toute  influence,  ou  plu- 
tôt tout  dominer.  Ce  fut  le  déchaînement  de  l'or- 
gueil national,  le  rêve  insensé  d'une  culture  d'autant 
plus  parfaite  qu'elle  serait  plus  intensivement  au- 
tonome, plus  directement  issue  d'une  race  élue, 
plus  exclusive  de  tout   apport  étranger.   C'est  au 


AVANT-PROPOS.  xi 

moment  où  l'Allemagne  a  cru  son  œuvre  nationale 
achevée  qu'elle  a  voulu  exploiter  l'univers  par  la 
force,  sous  prétexte  de  faire  son  bonheur.  Après 
avoir  rompu  avec  l'Eglise,  elle  a  rompu  avec  l'hu- 
manité. 

Nul  doute  que  l'exégèse  n'ait  été  l'un  des  fac- 
teurs de  la  conquête  projetée.  Et  l'exégèse  alle- 
mande n'avait  guère  obtenu  moins  de  crédit  dans  le 
monde  que  les  industries  les  mieux  conduites.  Ce 
n'est  point  être  hostile  aux  Allemands,  comme 
hommes  et  comme  chrétiens,  de  souhaiter  à  cette 
chimère  le  destin  de  la  tour  de  Babel. 

Ils  n'ont  point  gagné  à  n'être  qu'eux-mêmes,  et 
tout  ce  grand  dessein,  plus  ou  moins  conscient, 
n'aboutit  qu'à  une  régression  vers  la  barbarie  anté- 
cédente ;  nous  leur  souhaitons,  et  très  cordialement, 
de  reprendre  leur  rang,  quel  qu'il  soit,  dans  le 
travail  commun  de  l'humanité,  où  tous  se  doivent 
entr'aider. 

Dans  l'ordre  religieux,  qui  nous  occupe  seul  ici, 
les  religions  nationales  ont  cessé  de  donner  satis- 
faction à  l'âme  humaine  depuis  que  le  christianisme 
a  appelé  tous  les  hommes  au  culte  du  même  Père, 
par  la  vertu  du  même  Sauveur.  La  tentative  de 
créer  une  religion,  qui  fut  d'abord  allemande  et  qui 
s'imposât  au  reste  de  l'humanité  par  l'ascendant 
d'une  race  et  d'une  culture,  était  donc  vouée  d'avance 
à  un  échec.  Elle  s'est  heurtée  à  la  Pierre  sur  laquelle 
Jésus-Christ  a  bâti  son  Église.  Nous  essayerons  de 
dire  comment. 

Mais  nous  voudrions  dire  aussi  tout  ce  que  cet 
immense  effort  a  été,  et  comment  il  peut  être  utile 
à  la  Vérité,  si  nous  savons  l'employer  et  le  mettre 


xii  AVANT-PROPOS. 

au  service  d'une    méthode    plus   sûre,    et  divine. 

Nous  le  verrons,  l'Église  catholique  a  sujet  de 
rendre  grâce  à  Dieu.  Elle  a  conservé  fidèlement 
Tancienne  interprétation  dogmatique  des  textes,  et 
Ton  reconnaîtra  de  plus  en  plus  que  cette  interpré- 
tation est  irréprochable  au  regard  delà  raison.  Son 
succès  «st  avant  tout  sans  doute  dû  à  l'assistance 
que  Jésus-Christ  a  promise  à  ses  apôtres.  Il  repré- 
sente aussi  l'avantage  d'une  tradition  éprouvée,  sur 
les  élans  du  sens  individuel,  si  vigoureux  qu'ils 
fussent.  Faut-il  ajouter  que  les  travaux  des  criti- 
ques croyants  ont  contribué  au  bon  résultat?  Dans 
une  certaine  mesure,  sans  doute,  mais,  si  je  ne  me 
trompe,  dans  une  faible  mesure.  L'intensité,  l'am- 
pleur du  mouvement  conduit  par  la  critique  indé- 
pendante, l'emporte  de  beaucoup  sur  l'énergie  delà 
riposte  et  encore  plus  sur  le  soin  de  se  prémunir 
contre  les  attaques.  Ce  serait  une  tâche  ingrate  que 
de  poursuivre  cette  démonstration. 

Et  qu'importe?  diront  peut-être  quelques  per- 
sonnes. Puisque  les  critiques  se  dévorent  entre  eux. 
laissons-leur  le  soin  de  nous  défendre.  L'Église 
nous  garantit  la  possession  de  la  vérité,  cela  suffit. 

Cela  suffit  au  plus  grand  nombre,  et  tous  doivent, 
en  dernière  analyse,  s'appuyer  sur  son  autorité 
pour  l'interprétation  dogmatique.  Mais  il  suffit  de 
regarder  autour  de  nous  pour  voir  les  ravages  pro- 
duits dans  les  âmes  par  les  affirmations  les  plus 
osées  et  les  moins  prouvées  de  l'exégèse  indépen- 
dante. Je  ne  parle  pas  seulement  des  pays  protes- 
tants; nul  n'îgnore  ce  qui  se  passe  au  sein  de 
l'Église  catholique  elle-même.  Et  lorsque  l'exégèse 
est  en  jeu,  les  victimes  du  doute  sont  des  esprits 


AVANT-PROPOS.  xiii 

cultivés,  ceux  qui  par  vocation  sont  astreints  à  ces 
études,  et  dont  la  chute  est  plus  déplorable,  avec 
un  retentissement  plus  étendu.  A  deux  époques  sur- 
tout, lorsque  a  paru  la  Vie  de  Jésus  de  Renan,  et  tout 
récemment,  le  sol  a  paru  s'ébranler.  Alors  on  a 
multiplié  les  brochures,  par  centaines,  hâtivement, 
réfutations  plus  ou  moins  topiques,  offertes  à  un 
public  mal  préparé  à  subir  un  pareil  assaut.  Ce 
travail  de  la  dernière  heure,  nous  savons  ce  qu'il 
vaut  à  la  guerre.  Il  peut  éviter  les  suprêmes  catas- 
trophes, il  ne  remplace  pas  les  longues  et  patientes 
élaborations.  Sachons  discerner  le  péril. 

L'exégèse  anti-dogmatique  des  Allemands  a  pro- 
fité de  tout  leur  effort  philologique  et  historique. 
On  dit  et  on  redit  que  les  plus  compétents  dans  la 
connaissance  des  mots  et  de  la  syntaxe  ont  aussi 
plus  facilement  l'intelligence  des  textes,  que  ceux 
qui  ont  accumulé  tous  les  moyens  de  connaître 
l'antiquité  sont  aussi  le  plus  à  même  d'apprécier 
le  mouvement  religieux  du  judaïsme  et  du  chris- 
tianisme. Et  qui  nierait  la  vraisemblance  de  cette 
induction?  11  faut  nécessairement  des  hommes  de 
la  même  compétence  pour  dépister  l'élément  sub- 
jectif, l'esprit  de  système  qui  se  glisse  entre  l'ex- 
plication technique  de  la  langue  et  l'appréciation 
du  sens,  entre  l'exégèse  au  sens  strict,  et  le  système 
exégétique  tout  entier.  11  faut  signaler  surtout  la 
hardiesse  avec  laquelle  les  textes  sont  changés, 
récusés,  arbitrairement  remaniés,  le  parti  pris  qui 
met  sur  le  même  rang  des  manifestations  fort  iné- 
gales du  sentiment  religieux.  Tout  cela  suppose  aussi 
un  grand  effort,  et,  pour  le  produire,  il  faut  d'abord 
savoir  comment  les  Allemands  ont  réalisé  le  leur. 


XIV  AVAOT-PROPOS. 

Revenons  aux  mots  fatidiques  que  la  France  pro- 
nonce avec  étonnement  depuis  trois  ans,  comme 
si  elle  ne  les  avait  pas  connus  dans  sa  propre  his- 
toire :  travail,  et  organisation  du  travail. 

Les  Allemands  ont  beaucoup  travaillé.  Ce  n'est 
point  par  un  don  particulier  à  leur  race.  Aux  siècles 
passés  on  les  jugeait  plutôt  endormis  dans  l'ordre 
de  l'intelligence.  Mais,  dès  la  fin  du  xviii«  siècle, 
leurs  études  philologiques  et  historiques  nous  ont 
disputé  le  sceptre.  Le  manque  d'unité  politique 
ne  pouvait  que  favoriser  la  prospérité  d'Universités 
nombreuses,  où  la  théologie  —  quelle  qu'elle  fût 
—  occupa  toujours  une  place  honorable,  et  exerça 
toujours  une  influence  active.  Or  le  développement 
inattendu  des  études  orientales  anciennes  obligeait 
nécessairement  les  études  bibliques  à  user  de  la 
méthode  comparative,  qui  ne  peut  s'exercer  que 
dans  une  université,  entre  spécialistes  qui  savent 
s'entendre.  Les  Allemands  ont  su  se  grouper  pour 
se  procurer  les  indispensables  instruments  de  tra- 
vail et  pour  produire  des  œuvres  collectives,  agis- 
sant par  cet  effet  de  masses  qui  leur  est  familier. 
Dans  l'état  actuel  de  la  science,  il  faut  pour  mener 
à  bien  une  encyclopédie,  un  dictionnaire,  un  recueil 
d'inscriptions,  la  collaboration  de  nombreux  spé- 
cialistes. Ce  n'est  point  même  une  seule  Académie, 
ce  sont  plusieurs  corps  savants  qui  se  sont  groupés 
chez  nos  voisins  pour  publier  un  Thésaurus  de  la 
langue  latine.  Le  dictionnaire  de  la  mythologie  de 
Roscher,  l'encyclopédie  de  Pauly-Wissowa,  les 
grands  recueils  des  inscriptions  grecques  et  des 
inscriptions  latines,  plus  encore  peut-être  les  édi- 
tions des  classiques  de  Teubner ,  ne  prouvent  pas  seu- 


AVANT-PROPOS.  xv 

lement  qu'il  y  a  avantage  à  diviser  la  besogne,  ce 
qui  n'a  pas  besoin  d'être  démontré;  ces  instruments 
de  travail  indispensables  condensent  ou  coordon- 
nent des  efforts  obscurs,  auxquels  on  ne  se  soumet- 
trait pas  sans  un  certain  instinct  corporatif.  Les 
Allemands  savent  se  résoudre  à  colliger  de  petits 
faits,  à  analyser  patiemment  des  phénomènes  de 
grammaire,  à  noter  les  textes  relatifs  à  un  sujet, 
et  c'est  parla,  non  par  leurs  théories,  qu'ils  ont  ac- 
quis leur  influence,  et  nous  ont  rendus  leurs  tribu- 
taires. Leur  sens  musical  leur  a  fait  comprendre  la 
puissance  de  l'orchestre,  et  il  n'y  a  point  d'or- 
chestre si  chacun  veut  jouer  son  solo  de  violon. 

Et  certes,  nous  n'avons  pas  à  les  imiter  servilement 
pour  faire  aussi  bien  qu'eux.  Nous  n'avons  qu'à 
revenir  à  nos  anciennes  traditions.  Les  grandes  col- 
lections bénédictines  ne  sont-elles  pas  un  monument 
toujours  debout  de  l'esprit  d'abnégation  dans  une 
œuvre  scientifique?  De  nos  jours,  le  Dictionnaire 
des  Antiquités  fait  honneur  autant  à  l'application 
des  collaborateurs  qu'au  tact  judicieux  du  directeur 
principal,  le  regretté  M.  Saglio.  Mais  on  est  de- 
meuré longtemps  à  le  faire,  et  dans  ce  cas  le  temps 
fait  à  l'affaire,  car  les  divergences  d'opinion  finis- 
sent par  être  fort  sensibles  entre  les  premiers  ar- 
ticles et  les  derniers.  Nous  avons  entrepris  le  Corpus 
des  Inscriptions  sémitiques,  qui  est  si  utile  aux 
études  bibliques,  le  recueil  des  historiens  des 
Croisades,  mais  il  me  souvient  d'avoir  entendu 
M.  Perrot,  alors  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  exhorter  ses 
confrères  à  ne  point  négliger  les  entreprises  col- 
lectives dans   lesquelles  était  engagé  leur    docte 


XVI  AVANT-PROPOS. 

corps'.  Encore  des  savants  sur  lesquels  repose  le 
bon  renom  scientifique  de  la  France  ont-ils  le  droit 
de  se  consacrer  tout  entiers  à  des  œuvres  person- 
nelles. Mais  il  leur  faudrait  des  auxiliaires. 

Et  c'est  sans  doute  par  le  même  principe  de 
l'avantage  des  forces  accumulées  que  l'Allemagne 
en  pratique  l'enchaînement.  Rien  de  plus  propre 
à  l'enseignement  que  cette  continuité  des  mêmes 
œuvres  adaptées  au  progrès  des  études.  Nos  de- 
vanciers étaient  déjà  obligés  de  feuilleter  la  gram- 
maire hébraïque  de  Gesenius  et  son  dictionnaire 
hébreu,  dont  la  supériorité  était  reconnue.  Que  de 
jours  nouveaux  se  sont  ouverts  depuis  !  Et  pourtant 
ce  sont  toujours  ces  mêmes  ouvrages  qui  servent  à 
la  jeunesse  —  et  à  l'âge  mur.  Kautzsch  qui  les  avait 
mis  au  point  a  déjà  disparu.  D'autres  le  rempla- 
ceront dans  cette  tâche.  Et  nous  voyons  revivre 
de  la  même  manière  l'ancien  dictionnaire  grec  de 
Passow,  complété  par  M.  Crœnert.  Qui  eût  cru 
les  Allemands  si  fidèles  à  la  tradition?  C'est  que 
cette  continuité  est  très  propre  à  assurer  le  succès 
des  œuvres-.  On  aime  mieux  faire  des  affaires 
avec  une  ancienne  maison,  honorablement  connue, 
pourvu  qu'on  la  sache  au  courant  des  fabrications 
modernes. 

Œuvres  collectives,  œuvres  perpétuées,  autant  de 
manifestations  de  l'esprit  d'organisation,  de  cet 
esprit  qui  exige  un  certain  sentiment  de  la  hiérar- 
chie, le  respect  des  supériorités  reconnues.  Et  cette 


J.  séance  solennelle  pour  l'année  1912. 

1.  Le  dictionnaire  de  Gesenius  a  servi  à  un  dictionnaire  liébreu- 
angiais;  la  grammaire  de  Kautzsch  a  été  adaptée  en  français  dans 
l'excellent  ouvrage  de  M.  Tou/ard. 


AVANT-PROPOS.  xvii 

abnégation  a  aussitôt  sa  récompense.  L'œuvre 
perpétuée  se  meut  sur  une  voie  déjà  tracée,  sollicite 
l'attention  sans  déranger  les  habitudes.  L'œuvre 
collective  est  une  œuvre  dirigée.  Les  excentricités, 
les  aberrations  du  sens  propre,  les  extravagances 
courant  après  la  notoriété,  la  démangeaison  de 
faire  époque  y  sont  plus  rares  que  dans  ces  ouvra- 
ges isolés  où  un  Wrede  ou  un  Jensen  peuvent  se 
donner  libre  carrière.  D'autant  plus  puissants  que 
tout  conspire  à  faire  prévaloir  une  môme  doctrine, 
ces  efforts  massifs  sont  d'autant  plus  dangereux,  si 
la  doctrine  est  fausse,  comme  est  plus  haïssable 
cet  amas  de  forces  destructrices  préparées  et  combi- 
nées contre  notre  liberté.  Heureusement,  dans 
l'exégèse  comme  à  la  guerre,  l'Allemagne  excelle 
dans  la  préparation  plus  que  dans  l'exécution; 
ses  grammaires  et  ses  dictionnaires  sont  plus  solides 
que  les  constructions  qu'elle  échafaude  dans  tous 
les  styles,  sans  se  lasser,  et  sans  se  satisfaire. 

Ainsi  le  patriotisme  le  plus  susceptible  ne  con- 
damne pas  l'usage  des  travaux  allemands.  Se  défiât- 
on  des  conclusions,  on  apprendra  souvent  quelque 
chose  d'un  travail  persévérant,  d'une  curiosité 
toujours  en  éveil,  de  la  manie,  peut-être  exagérée, 
mais  utile,  de  multiplier  les  références  et  les  indi- 
cations bibliographiques. 

Qu'on  veuille  bien  me  permettre  encore  quelques 
réflexions,  un  peu  odieuses,  puisqu'elles  sont  pro 
domo. 

Nous  avons  eu  la  prétention  très  haute,  à  l'école  de 
Jérusalem,  de  donner  au  public  un  cours  complet 
d'études  bibliques  qui  fût  une  œuvre  de  foi,  et  aussi 
de  bonne  foi,  une  œuvre  catholique  et  une  œuvre 


xvm  AVANT-PROPOS. 

française.  Le  programme  a  été  tracé,  dans  la  Reçue 
biblique'.  Ce  n'est  pas  à  nous  à  juger  de  Texécu- 
tion. 

On  nous  a  accusés  de  trop  estimer  la  science 
allemande,  et  même  de  nous  inspirer  de  ses  con- 
clusions. 

Qu'on  veuille  bien,  avant  déjuger,  lire,  car  je  ne 
demande  à  personne  de  nous  relire.  Il  est  vrai  que, 
peu  sensibles  au  mépris  que  supposait  le  silence 
des  organes  allemands  à  notre  égard,  ou  que  dis- 
simulaient moins  des  allusions  dédaigneuses,  nous 
nous  sommes  fait  une  loi  de  présenter  à  nos 
lecteurs  tous  les  ouvrages  allemands  qui  étaient  à 
notre  portée,  et  notre  ton,  à  nous,  était  toujours 
empreint  de  courtoisie  pour  les  auteurs  sérieux. 
Cette  sincérité  dans  l'analyse  est  presque  le  seul 
point  auquel  nos  adversaires  aient  readu  hommage. 
Car  ils  demeuraient  pour  nous  des  adversaires, 
aussitôt  que  leur  exégèse  se  haussait  aux  questions 
dogmatiques.  Et  pendant  longtemps  la  Recrue  bi- 
blique a  été  la  seule  qui  s'efforçât  de  relever  les 
défauts  de  leur  argumentation. 

D'ailleurs  nous  nous  sommes  largement  servis 
des  travaux  des  Allemands,  surtout  de  ceux  qui 
n'étaient  point  théologiques,  avouant  avec  la  même 
sincérité  et  leur  avance  et  notre  désir  de  les  attein- 
dre et  peut-être  de  les  devancer.  Je  disais  tout  à 
l'heure  que  nous  étions  sur  bien  des  points  leurs 
tributaires.  Cette  expression  devrait  être  bannie 
du  domaine  des  études.  Un  travailleur  sérieux  ne 
songe  qu'à  mettre  au  service  des  autres  sa  bonne 

1.  Armée  1900,  p.  414  s. 


AVAiNT-PROPOS.  xix 

volonté;  s'ils  utilisent  ses  ouvrages,  c'est  un  hom- 
mage qu'ils  lui  rendent,  non  un  tribut  qu'ils  lui 
paient.  A  l'occasion  nous  avons  rendu  à  nos  voisins 
cet  hommage  qui  est  de  la  justice* 

S'il  plaît  à  Dieu,  nous  continuerons.  Nous  entre- 
voyons que  ce  sera  même  désormais  plus  facile,  si 
décidément  ces  écoles  triomphent  chez  eux  dont 
l'exégèse  se  rapproche  de  celle  de  l'Eglise.  Si  après 
cela  ils  rompent  avec  Jésus-Christ  lui-même,  ce 
sera  l'affaire  de  leur  conscience  et  de  leurs  préjugés, 
non  un  résultat  de  leur  exégèse.  En  présence  du 
mépris  flagrant  de  certains  intellectuels  allemands 
pour  la  vérité,  quelques  Français  soupçonneront 
qu'ils  se  sont  mépris  en  faisant  si  facilement  crédit 
à  l'exégèse  allemande  indépendante,  contre  celle 
du  catholicisme.  Et  notre  exégèse  à  nous,  catho- 
liques, mieux  avisée  des  forces  que  dégage  l'es- 
prit d'association  ou  simplement  l'étude,  distin- 
guant plus  exactement  ce  qui  est  progrès  phi- 
lologique de  ce  qui  serait  la  perversion  du  sens, 
pénétrant  mieux  les  textes  par  une  connaissance 
plus  approfondie  de  l'histoire,  sachant  subordonner 
certaines  thèses  transmises  par  la  routine  à  une 
recherche  patiente  du  progrès  de  la  révélation, 
cette  exégèse  entrera  fermement  dans  la  voie  que 
lui  a  tracée  Pie  X  :  «  Tout  comme  on  doit  con- 
damner la  témérité  de  ceux  qui,  se  préoccupant 
beaucoup  plus  de  suivre  le  goût  de  la  nouveauté 
que  l'enseignement  de  l'Eglise,  n'hésitent  pas  à  re- 
courir à  des  procédés  critiques  d'une  liberté  exces- 
sive, il  convient  de  désapprouver  l'attitude  de  ceux 
qui  n'osent  en  aucune  façon  rompre  avec  l'exégèse 
scripturaire    ayant    cours   jusqu'à    présent,    alors 


AVANT-PROPOS. 


même  que,  la  foi  demeurant  d'ailleurs  sauve,  le 
sage  progrès  des  études  les  y  invite  impérieuse- 
ment'. » 


1.  Lettre  à  Ms^  Le  Camus,  du  11  janvier  190G. 
Paris,  mars  1918. 


Fr.  M.-J.  Lagrange, 

des  Frères  Prêcheurs. 


LE  SENS  DU  CHRISTIANISME 


D  APRES 


L'EXÉGÈSE  ALLEMANDE 


PREMIÈRE  LEÇON 

LE  SUJET.   L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE 
CATHOLIQUE. 

Ces  quelques  conférences  auront  pour  objet  le 
sens  du  christianisme  d'après  l'exégèse  allemande. 
J'explique  les  termes.  Dès  notre  prochaine  réunion 
nous  nous  transporterons  en  Allemagne.  L'exégèse 
des  catholiques  de  ce  pays  ne  figure  pas  dans  notre 
programme;  ce  n'est  qu'une  dépendance  de  la 
grande  exégèse  catholique.  Elle  a  sans  doute  un 
caractère  propre,  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt 
d'étudier,  mais  ce  n'est  point  en  ce  moment  notre 
affaire.  L'exégèse  allemande  qui  a  fait  parler  d'elle, 
qui  s'exerce  avec  une  ardeur  incroyable  depuis 
Luther  et  surtout  depuis  un  siècle  et  demi,  qui  a 
acquis  une  grande  autorité  en  Angleterre,  aux 
États-Unis,  et,  hélas  î   même  parmi  nous,  catho- 

LE  SENS  DU   CHRISTIANISME.  1 


2  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

liques  des  pays  latins,  est  une  activité  qui  aime  à  se 
dire  indépendante,  et  qui,  en  tout  cas,  est  indépen- 
dante de  l'autorité  de  l'Église  catholique.  Il  lui  est 
arrivé  de  heurter  le  christianisme  de  front.  Le  plus 
souvent  elle  consacre  ses  efforts  à  le  transformer  en 
une  religion  selon  l'esprit  de  l'Allemagne  de  son 
temps.  C'est,  à  un  haut  degré,  une  œuvre  nationale. 
Nous  aurons  à  en  déterminer  les  éléments,  les 
moyens  et  les  résultats.  J'en  traiterai  avec  la 
sérénité  et  la  tranquillité  qui  conviennent  à  ces 
études,  disons  même,  avec  un  sentiment  d'équité 
qui  est  seul  digne  de  notre  esprit  national.  Nous  ne 
devons  pas  ces  égards  à  des  Vandales;  nous  nous 
les  devons  à  nous-mêmes. 


L'objet  de  tant  d'efforts,  acharnés,  et  conduits 
avec  toutes  les  ressources  de  la  science  moderne, 
c'est  au  fond  le  sens  du  christianisme. 

Je  n'ai  pas  voulu  dire  l'Essence  ',  comme  l'un  des 
plus  célèbres  d'entre  eux,  parce  que  ce  mot  sug- 
gère déjà  qu'on  va  réduire  le  christianisme  à  une 
sorte  de  résidu,  et  aussi  qu'on  se  préoccupe  plus 
des  doctrines  à  garder  que  du  fait  à  étudier  à  la 
lumière  de  lliistoire.  Tous  les  critiques  dont  nous 
parlerons  n'ont  pas  eu  cette  arrière-pensée.  Mais 
tous,  semble-t-il,  se  sont  demandé  comment  est  né 
le  christianisme,  en  quoi  il  consistait  tout  d'abord, 
comment  il  s'est  présenté  dans  le  monde,  et  com- 
ment il  a  été  compris  par  les  consciences  qui  l'ont 
adopté.  Qu'il  soit  essentiellement  une  religion,  cela 

1.  Das  Wesen  des  Christentums,  par  Adolphe   Harnack,  Leipzig. 
1900;  ef.  Revue  biblique,  1901,  p.  110  ss. 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.    .3 

va  sans  dire,  mais  comment  a-t-elle  été  fondée, 
pourquoi  a-t-elle  prévalu?  C'est  pour  le  savoir 
qu'on  interroge  les  textes. 

Car  il  ne  s'agit  point  ici  d'une  controverse  sur  la 
valeur  religieuse  ou  morale  du  christianisme,  sur 
les  forces  qu'il  peut  offrir  au  monde  moderne,  sur 
la  lumière  et  les  consolations  qu'il  apporte  aux 
âmes,  mais  de  1  étude  de  ses  origines  d'après  les 
plus  anciens  documents  que  nous  possédions,  et 
c'est  pourquoi  notre  titre  fait  mention  de  l'exégèse. 

Voilà  un  terme  grec  qu'on  ne  connaissait  guère 
en  France  avant  Renan,  et  qu'il  n'est  pas  inutile 
d'expliquer  encore  aujourd'hui. 

Ce  n'est  autre  chose  que  l'explication  d'un  texte 
écrit.  Or  beaucoup  de  personnes  s'étonnent  qu'il 
faille  encore  discuter  du  sens  de  textes  tant  étudiés 
depuis  des  siècles.  Brunetière  lui-même  estimait 
que  ce  serait  sans  doute  bientôt  fini. 

Et  peut-être  en  effet  approcherait-on  du  terme, 
si  la  méthode  était  d'abord  bien  établie,  et  si  l'expli- 
cation des  textes  dont  il  s'agit  n'avait  pas  de  si 
graves  conséquences.  Ces  textes  sont,  vous  le  savez, 
les  écrits  du  Nouveau  Testament,  d'abord  les  évan- 
giles, puis  les  épîtres,  surtout  celles  de  saint  Paul, 
les  Actes  des  Apôtres  et  l'Apocalypse  de  saint  Jean. 
La  controverse  en  revient  toujours  là,  même  parmi 
ceux  qui  ne  reconnaissent  pas  à  ces  écrits  un  carac- 
tère sacré,  parce  que  ce  sont  les  documents  les  plus 
anciens  et  les  plus  immédiats  sur  les  origines  du 
christianisme. 

La  critique  les  aborde,  d'abord  la  critique  tex- 
tuelle, chargée  de  l'examen  des  manuscrits.  Nous 
n'en  parlerons  pas,  parce  que  les  textes  du  Nou- 


4  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

veau  Testament  n'offrent  pas  de  variantes  assez 
importantes  pour  changer  du  tout  au  tout  le  sens 
du  christianisme. 

Mise  en  face  de  ses  documents,  l'exégèse  se  met  à 
l'œuvre.  Cette  œuvre  est  toujours  délicate.  Les 
textes  à  interpréter  sont  des  textes  anciens.  Il  faut 
déterminer  le  sens  des  mots,  et  il  échappe  quel- 
quefois, faute  d'autres  documents  qui  le  précisent. 
11  faut  apprécier  les  nuances  de  la  construction 
grammaticale,  du  style  de  l'époque,  tenir  compte 
du  génie  de  l'auteur.  11  faut  surtout  entrer  dans  sa 
pensée,  autant  qu'on  peut  le  faire  par  la  connais- 
sance des  idées  de  son  temps,  de  ses  préoccupa- 
tions ;  il  faut  discerner  ses  sources,  saisir  ses  allu- 
sions aux  choses  et  aux  personnes,  mettre  les 
actions  dans  leur  cadre,  c'est-à-dire  reconstituer 
une  vie  qui  a  disparu  sans  retour.  La  difficulté  est 
telle  qu'on  ne  s'entend  pas  toujours  entre  érudits 
sur  le  sens  d'un  vers  d'Horace. 

Mais  du  moins  est-on  d'accord  le  plus  souvent. 
Pourquoi  n'en  est-il  pas  de  même  dans  le  domaine 
du  Nouveau  Testament?  C'est  que  les  conséquences 
ne  sont  pas  les  mêmes. 

Un  exemple  bien  connu  vous  montrera  ce  que  je 
veux  dire. 

Voici  Homère  qui  fut,  à  sa  manière,  un  maître 
religieux.  Longtemps  on  a  révéré  ses  dieux  et  ses 
déesses,  créations  de  beauté.  Le  Grec  de  culture 
moyenne  admettait  de  bonne  foi  que  Zeus  et  Aphro- 
dite —  un  Zeus  si  majestueux,  une  Aphrodite  si 
charmeuse!  —  appartenaient  à  la  sphère  du  divin. 
Les  philosophes  avaient  sur  la  divinité  des  idées  plus 
hautes,  mais  tous  ne  pouvaient  se  résoudre,  comme 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.    5 

Platon,  à  expulser  le  poète  d'une  république 
grecque,  même  en  le  couronnant  de  fleurs.  Alors 
commença  Texégèse  des  poètes  homériques.  On 
expliqua  que  les  dieux  de  l'Olympe  étaient  des 
forces  de  la  nature  ou  des  symboles  ;  on  affecta  une 
admiration  plus  haute  pour  le  divin  poète,  qui  avait 
enseigné  une  sagesse  si  profonde  sous  une  forme  si 
séduisante  :  les  jeunes  gens  pouvaient  ainsi  re- 
monter à  la  source  de  toute  poésie,  sans  prétendre 
autoriser  leurs  fredaines  par  les  exemples  des  dieux. 
C'est  l'exégèse  stoïcienne,  qui  ne  fut  pas  sans  in- 
fluence dans  l'antiquité.  Les  critiques  modernes  n'y 
voient  qu'une  étrange  aberration.  Personne  ne  croit 
plus  qu'Aphrodite  ait  été  blessée,  et  que  cette  égra- 
tignare  lui  ait  arraché  des  cris  perçants.  Mais  c'est 
dans  le  texte,  il  faut  l'y  voir,  sans  y  chercher  d'autre 
mystère  qu'un  trait  de  caractère  propre  à  la  déesse 
de  la  volupté.  L'exégèse  scientifique  revient  ainsi  à 
l'exégèse  populaire.  Mais  qu'importe  Aphrodite? 
Et  combien  pèse  encore  sur  le  monde  le  sens  du 
christianisme  !  Selon  que  ses  dogmes  sont  vrais  ou 
faux,  c'est  toute  la  vie  qui  est  changée,  et  ces 
dogmes  sont  contenus  dans  des  livres  qui  les  ap- 
puient sur  des  miracles  et  autres  éléments  surna- 
turels. Selon  l'interprétation  qu'on  donne  à  ces 
livres,  on  sera  chrétien  ou  on  ne  le  sera  pas,  avec 
tout  ce  que  comporte  d'engagements  sérieux  la  pro- 
fession du  christianisme,  avec  toutes  les  facilités 
trompeuses  que  donne  dans  l'existence  l'affranchis- 
sement de  ce  joug. 

C'est  bien  simple,  direz-vous.  Commençons  par 
le  commencement.  Faisons  d'abord  de  l'exégèse 
proprement  dite.  Voyons  ce  que  disent  les  textes. 


6  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sans  nous  préoccuper  de  rien,  sinon  de  les  entendre 
selon  les  lois  de  la  langue  et  de  l'histoire.  Après 
seulement  nous  nous  demanderons  ce  qu'il  faut  en 
penser.  Peut-être  même  estimerez-vous  que  le  meil- 
leur exégète  est  celui  qui  est  parfaitement  indifférent 
au  résultat  de  l'exégèse.  Décidé  à  ne  pas  admettre 
le  surnaturel,  il  lui  sera  égal  de  le  rencontrer  dans 
les  textes.  Il  visera  seulement  à  le  déterminer  très 
exactement  avec  sa  portée  historique.  On  prati- 
quera l'exégèse  du  Nouveau  Testament  avec  la 
même  impartialité,  le  même  sang-froid  que  celle 
d'Homère.  Un  parfait  incroyant  pourra  être  un  ex- 
cellent commentateur  des  textes. 

Je  crois  qu'il  vous  serait  malaisé  de  rencontrer 
un  pareil  neutre.  S'il  existe,  je  demande  à  le  con- 
naître, car  je  le  tiens  d'ores  et  déjà  pour  un  utile  allié. 
Et  même  en  fait  je  reconnais  que  l'exégèse  tout  à 
fait  incroyante  m'est  moins  suspecte,  s'il  s'agit  seu- 
lement du  sens  propre  des  textes,  que  celle  qui  les 
exploite  au  profit  de  ses  doctrines.  Pour  vous  dire 
déjà  mon  secret,  je  crois  que  l'intérêt  de  nos  études 
sera  précisément  d'avérer  ce  fait,  que  l'exégèse  alle- 
mande se  rapproche  de  nous  à  mesure  qu'elle  est 
moins  préoccupée  de  théories  protestantes  ou  phi- 
losophiques. Mais  cela  sera  le  terme  de  nos  recher- 
ches, et  nous  ne  sommes  qu'au  commencement. 

Vous  proposez  de  traiter  l'exégèse  du  Nouveau 
Testament  comme  celle  d'Homère,  avec  Je  même 
détachement  quant  aux  convictions  religieuses.  Mes- 
sieurs, est-ce  possible?  Avant  de  me  répondre, 
prenez  note  de  deux  différences.  La  première,  c'est 
que  le  merveilleux  de  l'antique  aède  ne  s'est  point 
passé  de  son  temps.  Il  rapporte  d'anciens  mythes. 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.    7 

La  Grèce  de  Pisistrale,  à  la  veille  d'entreprendre  la 
lutte  contre  les  Perses,  confiante  dans  ses  dieux, 
digne  d'entendre  les  accents  profondément  religieux 
d'Eschyle,  animée  d'une  foi  religieuse  sérieuse  et 
presque  tragique,  cette  Grèce  héroïque  se  faisait 
peut-être  illusion  sur  la  conviction  du  poète  dont 
la  grâce  la  charmait.  Peut-être  le  peuple  d'Athènes 
ne  comprenait-il  pas  encore  la  subtile  ironie,  la 
grâce  nonchalante  des  sociétés  aristocratiques  de 
rionie  et  d'une  époque  déjà  raffinée.  Peu  importe. 
Lorsque  la  foi  ne  fut  plus  qu'un  attachement  délicat 
à  des  types  de  beauté,  il  était  aisé  ou  de  reléguer 
ce  surnaturel  au  rang  des  pures  fables,  ou  de  l'inter- 
préter comme  on  voulait.  Qu'Homère  ait  cru  ou  non 
aux  dieux  dont  il  chantait  les  aventures,  il  ne  pré- 
tendait assurément  pas  en  garantir  l'exactitude .  Il 
ne  se  donnait  ni  comme  témoin  des  faits,  ni  comme 
l'organe  d'une  tradition  soigneusement  maintenue. 
On  continuait  d'admirer  ses  récits  sans  y  croire. 
Est-il  même  nécessaire  d'admettre  l'existence  de 
Priam  et  d'Achille  pour  pleurer  à  la  prière  du  vieux 
roi  privé  de  son  Hector? 

Faut-il  vous  rappeler  qu'il  n'en  est  point  ainsi  du 
Nouveau  Testament?  Les  faits  se  sont  passés  à  la 
lumière  de  Thistoire.  Pour  en  douter  il  faut  récuser 
le  témoignage  d'écrits  presque  contemporains.  Un 
scepticisme  absolu  sur  l'existence  de  Jésus  et  des 
Apôtres  demeure  une  gageure.  On  nous  parle  de  mi- 
racles, ils  sont  affirmés  par  les  disciples  du  Maître, 
déterminant  la  conviction  d'une  communauté  qui 
naît  à  l'existence;  c'est  une  religion  qui  se  forme. 
Je  n'insiste  pas,  nous  reviendrons  sur  ce  point 
capital.  Vous  voyez  cependant  qu'on  ne  peut  adop- 


8  LE  SENS  DU  CHRISTlANISxME. 

ter  ici  l'attitude  dédaigneuse  du  critique  envers  la 
mythologie  d'Homère.  Il  soutient  qu'aucune  consi- 
dération ne  l'empêche  d'interpréter  correctement  les 
textes.  J'en  doute,  car  s'il  nie  la  réalité  des  faits 
miraculeux,  il  sera  tout  à  l'heure  obligé  de  conclure 
que  les  témoins  ont  été  trompés  ou  trompeurs,  il 
sera  obligé  de  prêter  au  Sauveur  lui-même  un  rôle 
de  complice  ou  d'illuminé.  Et  il  est  impossible  que 
ce  parti  pris  ne  déteigne  pas  sur  l'exégèse  propre- 
ment dite.  Les  mots  eux-mêmes  n'ont  plus  le  même 
sens  si  les  apparitions  du  Sauveur  ressuscité  doivent 
être  interprétées  comme  une  tricherie  ou  comme 
une  hallucination.  L'exégèse  vous  oblige  à  recon- 
naître en  Jésus  une  droiture  incomparable.  Si 
vous  en  tenez  compte,  vous  ne  pourrez  plus  faire 
de  lui  le  complice  de  compagnons  aigrefins.  A  tout 
le  moins,  si  le  surnaturel  disparaît  du  Nouveau  Tes- 
tament, ce  n'est  plus  qu'une  œuvre  sans  vérité,  et 
par  suite  sans  dignité.  Et  comme  ce  mensonge  ou 
cette  erreur  domine  encore  une  grande  partie 
du  monde  connu,  il  faut  apprendre  aux  gens  à  lire 
entre  les  lignes.  Ce  qui  importe,  ce  n'est  plus 
d'expliquer  soigneusement  le  texte,  c'est  de  dé- 
masquer la  fourberie,  d'en  trouver  les  indices 
dans  le  texte  même.  Sera-ce  encore  de  l'exégèse 
loyale  et  correcte?  Vous  avez  répondu  que  non. 

Et  pourtant  un  danger  plus  grave  menace  l'expli- 
cation du  livre  de  la  part  de  ceux  qui  le  respectent 
davantage. 

C'est  la  seconde  différence  avec  l'exégèse  d'Ho- 
mère. 

Pourquoi  ne  voulait-on  plus  laisser  lire  Homère 
aux  jeunes  gens,  ou  pourquoi  voulait-on,  bon  gré, 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.    9 

mal  gré,  lui  donner  un  sens  auquel  il  n'avait  pas 
songé? 

Parce  que  son  surnaturel  était  immoral.  Ses  dieux 
se  conduisaient  comme  des  polissons,  et  les  jeunes 
gens  savaient  citer  Homère  pour  se  défendre.  Ils 
l'apprenaient  à  l'école  dès  leurs  plus  tendres  années. 
Le  danger  de  cette  éducation  religieuse  est  un  lieu 
commun  de  l'apologétique  chrétienne  ;  elle  l'a  d'ail- 
leurs emprunté  à  la  comédie  grecque  et  latine.  Quoi 
qu'en  ait  dit  le  divin  poète  ^ ,  ses  dieux  valent  moins 
que  les  hommes.  Encore  est-il  qu'on  pouvait  admi- 
rer l'amour  conjugal  d'Andromaque,  la  vaillance 
d'Achille,  la  fidélité  de  Pénélope.  En  enlevant  le 
surnaturel,  on  sauvegardait  la  morale.  Les  deux 
éléments  ne  faisaient  pas  corps.  Les  dieux  d'Homère 
avaient  du  moins  la  pudeur  de  ne  pas  se  faire  prédi- 
cateurs de  vertu. 

N'est  ce  point  un  blasphème  après  cela  de  passer 
au  Nouveau  Testament?  Non,  puisque  la  différence 
est  évidente.  Dans  l'Église  chrétienne  primitive,  la 
foi  et  la  morale  sont  étroitement  unies,  comme  dans 
la  prédication  de  Jésus.  Et,  en  dépit  de  tant  d'es- 
quisses de  morale  indépendante,  peut-être  parce 
qu'elles  ont  été  suivies  d'autant  d'échecs,  les  esprits 
soucieux  de  la  dignité  des  mœurs  publiques  ne  sont 
point  pressés,  n'eussent-ils  pas  la  foi,  de  rompre 
avec  la  morale  chrétienne,  ni  avec  Jésus-Christ.  Si 
seulement  il  se  présentait  au  monde  moderne  comme 
un  professeur  de  morale,  comme  un  sage,  et  non 

1.  Il  est  dit  dans  l'Iliade  (IX,  498)  que  les  dieux  ont  plus  de  «  vertu  », 
sont  plus  honorés  et  plus  puissants  que  les  hommes,  twv  ttîp  xat 
(xeil^tov  âpexTp)  TtfxiQ  te  piYi  xe,  et  qu'on  peut  les  fléchir  par  des  sacri- 
fices et  des  prières,  mais  cette  «  vertu  »  n'est  que  la  valeur  du 
héros. 

I. 


10  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

comme  un  Messie  juif  et  un  thaumaturge  !  Si  l'on 
pouvait  interpréter  l'évangile  comme  l'apologie  de 
Socrate  ou  les  dialogues  de  Platon,  de  façon  à 
atténuer  ce  surnaturel  provocant,  à  faire  dispa- 
raître ces  miracles!  Encore  une  fois,  ce  n'est  pas 
là  une  conception  chimérique.  C'est  un  point  sur 
lequel  je  glisse,  parce  que  nous  y  reviendrons. 
Vous  voyez  assez  qu'une  pareille  disposition  est 
encore  plus  funeste  à  l'exégèse  qu'un  détachement 
complet  de  tout  ce  qui  est  le  christianisme,  dogme 
et  morale.  Or  Renan  lui-même,  ce  sceptique  sou- 
riant, sans  cesse  en  défiance  de  ses  propres  cré- 
dulités, uniquement  préoccupé,  semblait-il,  de  ne 
pas  assez  douter,  et  de  son  doute  même,  Renan 
n'a  pas  résisté  à  la  tentation  de  présenter  une 
image  de  Jésus  très  éloignée  de  la  réalité,  de  peur 
que  le  charmant  Galiléen  n'abandonne  à  sa  dureté 
et  à  sa  vulgarité  le  monde  moderne.  Le  danger 
suprême  de  l'exégèse  proprement  dite  est  dans  ce 
compromis  sans  cesse  renaissant  entre  les  textes 
de  l'Évangile  et  les  opinions  philosophiques  ou 
les  tendances  morales.  Et  vous  savez  assez  que 
le  progrès  de  la  philosophie  et  les  prétentions  mo- 
rales sont  les  deux  éléments  dont  se  glorifient  sur- 
tout les  fervents  de  la  culture  allemande.  Et  parce 
qu'elle  ne  veut  pas  renoncer  à  un  christianisme  qui 
s'est  régénéré  en  devenant  allemand  avec  Luther,  et 
qu'elle  nomme  évangélique,  l'Allemagne  poursuit 
inlassablement  le  problème  exégétique  du  Nouveau 
Testament. 

En  un  mot,  Messieurs,  à  la  différence  d'Homère 
ou  de  Virgile,  de  Thucydide  ou  de  Tite-Live,  de 
Démosthène  ou    de   Cicéron,  le  Nouveau   Testa- 


LE  SUJET.  L'ÉXÉGÉSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  11 

ment  contient  une  affirmation  qui  nous  regarde,  cpii 
prétend  encore  s'imposer  à  nous.  Si  on  ne  l'accepte 
pas,  et  si  l'on  sort  du  scepticisme  pratique  pour 
l'aborder  et  la  discuter,  il  faut  ruiner  ses  préten- 
tions et  ses  titres,  ce  qui  nous  met  bien  loin  de  cette 
élégante  tour  d'ivoire  où  l'on  peut  en  paix  savourer 
la  forme  antique  en  souriant  de  la  puérilité  du  fond. 
Encore  si  le  débat  portait  seulement  sur  l'inter- 
prétation correcte  des  textes  !  Mais  c'est  précisément 
parce  qu'ils  sont  gênants,  que  Texégèse  se  livre  à 
des  opérations  qui,  à  parler  strictement,  sortent  de 
son  domaine.  Pourtant  l'usage  a  prévalu  de  dire  par 
exemple  l'exégèse  de  Renan  pour  indiquer  toute 
une  conception  des  origines  du  christianisme.  Avec 
le  temps  on  s'est  aperçu  —  ce  fut  surtout  à  partir 
de  Strauss  —  que  si  l'on  voulait  tirer  des  textes 
autre  chose  que  l'interprétation  traditionnelle,  il 
fallait  commencer  par  opposer  l'un  à  l'autre  les 
écrits  du  Nouveau  Testament,  et  même  par  mettre 
en  pièces  les  documents.  C'est  seulement  avec  ces 
matériaux  brisés  et  retaillés  qu'on  pouvait  construire 
un  édifice  nouveau.  La  critique  littéraire  ne  pouvait 
mener  cette  œuvre  à  bien  qu'en  utilisant  l'histoire, 
dont  le  progrès  pouvait  servir  à  dater  les  écrits. 
Une  fois  entrée  en  scène,  l'histoire  doit  être  inter- 
rogée sur  l'état  intellectuel  et  moral  d'Israël,  et  de 
tout  le  monde  ancien.  Vaste  enquête  devant  laquelle 
n'a  pas  reculé  l'exégèse  allemande,  jadis  confinée 
dans  l'explication  des  textes  canoniques. 


Avant  d'entrer  dans  ce  champ  immense,  nous 


12  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

avons  besoin  d'éclairer  notre  route,  et  peut-être 
aussi  de  prévenir  certains  doutes.  Nous  avons  dit 
quel  était  le  danger  d'aborder  des  textes  anciens 
avec  des  opinions  préconçues.  Mais  si  on  adhère 
aux  dogmes  de  l'Eglise,  ne  s'expose-t-on  pas  au 
même  danger?  L'Eglise  catholique  d'aujourd'hui, 
après  dix-neuf  siècles,  conserve-t-elle  encore  le  sens 
primitif  du  christianisme?  N'est-elle  pas  portée  à 
y  lire  ce  qu'elle  croit?  Quelles  sont  ses  méthodes, 
et  quelles  garanties  nous  offrent-elles  ? 

J'entends  d'avance  votre  réponse  ;  si  je  vous  rap- 
pelle ce  que  vous  savez  déjà,  c'est  pour  prendre 
nettement  conscience  avec  vous  de  la  bonne  ma- 
nière avant  d'aborder  le  détail  des  systèmes  alle- 
mands qui  se  sont  succédé  depuis  Luther. 

L'Eglise,  disons-nous,  est  dans  de  bonnes  con- 
ditions pour  exposer  correctement  le  sens  du  chris- 
tianisme primitif. 

La  première  de  ces  conditions,  la  principale,  la 
seule  qui  soit  décisive,  c'est  qu'elle  est  assistée  du 
Saint-Esprit  pour  cela.  Pour  nous,  chrétiens  catho- 
liques, c'est  de  foi,  et  c'est  logique.  Nous  croyons 
que  Dieu  a  accordé  à  l'homme  la  révélation  et  qu'il 
en  assure  le  bienfait  dans  l'Eglise  de  Jésus-Christ. 
11  a  donc  pourvu  à  ce  que  cette  révélation  se  con- 
serve intacte.  Elle  est  contenue  dans  les  Jiivres 
Saints;  il  faut  donc  que  l'Eglise  soit  assurée  de 
transmettre  fidèlement  le  sens  de  la  Parole  de  Dieu. 

Mais  sans  même  faire  appel  à  cet  élément  mysté- 
rieux qui  échappe  au  sens  humain,  nous  préten- 
dons que  l'Eglise  possède  les  éléments  et  la  mé- 
thode qu'il  faut  pour  une  exégèse  correcte. 

Nous  disons   donc  que  l'Eglise  est  dans  l'état 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  13 

d'esprit  qui  convient;  sa  méthode  s'appuie  sur  la 
tradition,  et  sur  la  synthèse  de  tous  les  éléments 
dont  elle  dispose;  elle  pratique  l'exégèse  du  bon 
sens  et  de  la  clarté,  qui  est  aussi  l'exégèse  du  sens 
commun.  Il  faut  expliquer  ces  points. 

Je  pose  comme  un  principe  de  critique  que  l'in- 
telligence des  textes  est  plus  facile  quand  on  est 
dans  l'état  d'esprit  où  vivait  l'auteur.  Que  signifient 
ces  règles  énoncées  dans  un  français  plus  ou  moins 
barbare,  qu'il  faut  tenir  compte  de  la  couleur  lo- 
cale, de  l'ambiance  où  se  mouvaient  les  écrivains, 
du  milieu,  du  temps,  des  monuments,  des  usages, 
de  la  vie?  Le  critique  n'aspire  qu'à  une  chose,  hélas  ! 
multiple  et  diverse  :  vivre  par  la  pensée  au  temps 
et  au  lieu  où  agissait  l'auteur,  et,  sinon  pénétrer 
dans  sa  pensée,  du  moins  prendre  place  parmi  ses 
auditeurs,  acquérir  leurs  dispositions,  lire  ou  écouter 
comme  eux. 

Si  ce  principe  est  évident,  il  est  une  chose  aussi 
certaine,  c'est  que  le  Nouveau  Testament  est  tout 
entier  conçu  dans  le  surnaturel,  écrit  pour  des  po- 
pulations profondément  imbues  du  surnaturel,  ne 
se  refusant  pas  à  constater  un  miracle.  —  Or, 
l'Église  catholique  —  qu'on  l'admire  ou  qu'on  la 
condamne  pour  cela  —  est,  elle  aussi,  profondément 
imbue  de  la  foi  au  surnaturel.  Vous  ne  me  deman- 
derez pas  de  définir  le  surnaturel  et  le  miracle.  Il 
faudrait  commencer  une  autre  série  de  leçons.  Je 
prends  ces  mots  au  sens  courant  d'intervention 
divine  en  dehors  du  concours  normal  des  causes 
secondes.  L'Eglise  est  donc  dans  l'état  d'esprit  qu'il 
faut  pour  comprendre  les  anciens  textes.  J'entends 
bien  que  le  progrès  des  sciences  explique  les  phé- 


14  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

nomènes  naturels  sans  recourir  à  des  agents  volon- 
taires, et  nous  ne  voulons  pas  sur  ce  terrain  être  en 
retard  sur  les  autres.  Mais  enfin  l'Église  admet, 
comme  on  le  faisait  au  temps  de  Jésus-Christ,  la 
transcendance  de  Dieu,  son  pouvoir  souverain  sur  la 
nature ,  l'existence  d'anges  et  de  démons ,  la  possibilité 
de  guérisons  miraculeuses.  Lors  donc  qu'elle  ren- 
contre ces  faits  dans  l'Écriture,  elle  ne  sera  pas 
tentée  de  les  traduire  en  phénomènes  naturels  pour 
les  expliquer  plus  aisément.  C'est  une  excellente 
condition  pour  interpréter,  tels  qu'ils  sont,  les  textes. 

On  reproche  souvent  à  l'Église  son  attachement  à 
des  dogmes  qu'on  prétend  périmés.  11  serait  équi- 
table de  ne  pas  lui  reprocher  en  même  temps  de 
moderniser  son  interprétation  de  l'Ecriture.  Elle 
affronte  courageusement  la  critique  ;  qu'on  lui  tienne 
compte  de  sa  sincérité. 

Non  seulement  l'Église  est  dans  le  même  état 
d'esprit  par  rapport  au  surnaturel  que  la  première 
communauté;  elle  est  la  même  société,  dépositaire 
de  la  même  foi  ;  elle  la  continue  par  une  tradition  inin- 
terrompue. Certes,  elle  admet  aussi  énergiquement 
que  l'ancien  protestantisme  l'autorité  de  l'Écriture 
pour  enseigner  la  vérité  révélée.  Tout  chrétien  sait 
que  Dieu  a  révélé  aux  hommes  certaines  vérités 
utiles  à  leur  salut.  Un  livre  est  naturellement  un 
moyen  efficace  de  conserver  ces  vérités  ;  un  livre 
inspiré  par  Dieu  les  conserve  avec  une  sorte  d'au- 
thenticité divine.  La  parole  de  Dieu  qui  avait  retenti 
aux  oreilles  ou  plutôt  dans  l'âme  des  prophètes  est 
ainsi  perpétuée.  L'obligation  pour  les  Israélites  de 
regarder  la  Bible  comme  un  livre  divin  et  de  la  lire 
les  mettait  eux-mêmes  en  contact  avec  la  voix  du 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  15 

Seigneur.  Et  cette  voix  avait  su  rendre  claires  cer- 
taines vérités.  Un  Israélite  ne  pouvait  avoir  le 
moindre  doute  sur  cette  affirmation  de  la  Bible  que 
Dieu  est  un,  sage,  tout-puissant,  et  qu'il  exige  de 
l'homme  une  certaine  perfection  morale.  Et  de  même 
nous  ne  songeons  pas  un  seul  instant  à  récuser 
l'autorité  des  écrits  du  Nouveau  Testament  sur  le 
sens  premier  du  christianisme.  Mais  nous  y  joi- 
gnons les  informations  que  la  tradition  nous  donne. 
Nous  y  sommes  obligés  par  l'histoire,  car  il  est  de 
toute  évidence  que  la  foi  a  été  prêchée  avant  qu'on 
songeât  à  rien  écrire  dans  la  primitive  Eglise,  et 
les  écrits  que  nous  possédons  appellent  eux-mê- 
mes ce  complément.  Les  évangiles  ne  sont  guère 
qu'une  partie  de  l'enseignement  donné  par  les  Apô- 
tres sur  la  vie  et  les  miracles  du  Christ,  sur  sa 
Passion  et  sa  Résurrection.  Ces  faits  étaient  inter- 
prétés d'une  certaine  manière,  avaient  donc  un  sens 
divin,  que  les  évangiles  ne  développent  pas,  et  que 
les  épîtres  des  Apôtres  supposent  plutôt  qu'ils  ne 
l'énoncent  clairement.  Voyez  par  exemple  saint  Paul. 
Il  explique  assez  longuement  aux  Romains  que 
l'évangile  est  une  vertu  de  Dieu  qui  s'exerce  par  la 
foi.  Mais  il  s'est  contenté  de  faire  allusion  dans  une 
phrase  à  l'objet  de  la  foi,  connu  de  tous  les  chré- 
tiens ^  11  reproche  aux  Galates  d'abandonner  son 
évangile,  celui  qu'il  leur  a  prêché  ;  mais  il  le  désigne 
seulement  comme  l'évangile  de  Jésus  crucifié.  Cet 
évangile  suffît  sans  la  Loi,  voilà  ce  qui  est  prouvé 
en  détail;  mais  l'Apôtre  ne  dit  pas  en  quoi  il  con- 
siste. Si  donc  l'Écriture  eût  été  le    seul    moyen 

1.  Rom.  I,  3  s. 


16  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

d'assurer  la  conservation  d'une  doctrine,  d'une  doc- 
trine beaucoup  plus  riche  que  «  les  éléments  pau- 
vres et  vides  »  de  l'ancienne  Loi,  Dieu  eût  bien 
mal  pourvu  à  la  conservation  de  la  doctrine  chré- 
tienne. La  réponse  de  la  tradition  est-  plus  com- 
plète et  plus  précise. 

Le  Nouveau  Testament  ne  contient  ni  un  Credo, 
ni  un  formulaire  des  sacrements.  Et  la  doctrine  se 
conserve  dans  l'Église  comme  une  foi  toujours  vi- 
vante et  agissante. 

Précisément!  dira-t-on.  Cette  foi  vit,  donc  elle 
évolue,  comme  toutes  les  choses  humaines.  Avec 
le  temps  elle  donnera  aux  questions  posées  des 
réponses  plus  complètes  et  plus  précises.  —  On  l'ac- 
corde, mais  ce  développement  n'est  point  une  trans- 
formation. L'Eglise,  par  une  logique  surnaturelle, 
qui  est  en  même  temps  parfaitement  rationnelle, 
estime  que  la  vérité,  qu'elle  a  reçue  de  Dieu  même, 
a  un  caractère  immuable,  et  elle  tient  beaucoup  à 
la  transmettre  telle  quelle  dans  ses  éléments  subs- 
tantiels. Au  surplus,  n'oubliez  pas  que  cette  ques- 
tion ne  nous  intéresse  en  ce  moment  que  par  rapport 
à  la  sincérité  de  l'exégèse.  Vous  estimez  sans  doute 
que  l'exégèse  de  l'Église,  lui  étant  imposée  par  son 
dogme,  manquera  de  sincérité  parce  qu'elle  man- 
quera de  liberté.  Votre  objection  se  trompe  de 
porte.  Ce  danger  peut  exister  pour  une  société  qui 
n'aurait  d'autre  règle  de  foi  que  la  Bible.  Alors  il 
faudrait  bien,  de  gré  ou  de  force,  trouver  dans  l'É- 
criture toutes  les  vérités  qu'on  professe. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'Église  catholique. 
Pourquoi  exigerait-elle  absolument  d'une  exégèse 
de  tortionnaire  ce  qu'elle  peut  tirer  de  sa  tradition? 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.    17 

Un  catholique  peut  et  doit  croire  un  dogme  qui  ne 
serait  pas  énoncé  dans  l'Ecriture,  comme,  par 
exemple,  la  perpétuelle  virginité  de  Marie.  Il  n'est 
donc  pas  obligé  de  faire  violence  aux  textes  pour 
l'y  rencontrer.    Les  textes  demeurent  en  repos. 

La  situation  sera-t-elle  moins  bonne  s'il  s'agit 
d'un  dogme  qui  figure  dans  les  Livres  Saints?  In- 
contestablement il  a  pu  prendre  au  cours  des  siècles 
des  développements,  revêtir  des  formules  inconnues 
à  l'Église  primitive.  Et  je  ne  prétends  pas  qu'aucun 
commentateur  n'ait  cédé  au  désir  de  voir  dans 
l'Écriture,  d'une  façon  plus  ou  moins  explicite,  ce 
qui  y  était  contenu  implicitement.  Certains  exé- 
gètes  ne  se  sont  pas  assez  préoccupés  du  sens 
historique  des  paroles,  de  la  détermination  exacte 
de  leur  portée,  quand  elles  allaient  de  la  bouche  de 
l'Apôtre  à  l'oreille  des  premiers  disciples. 

Mais  ces  écarts  de  zèle  ont  été  provoqués  le 
plus  souvent  par  une  sorte  d'émulation  avec  ceux 
qui  ne  pouvaient  professer  aucun  dogme  sans  le  lire 
dans  l'Écriture,  ayant  renoncé  à  la  conception  d'une 
Église  vivante,  assistée  du  Saint-Esprit  pour  dé- 
velopper le  dogme  aussi  bien  que  pour  le  conserver. 
Ils  n'étaient  pas  dans  la  logique  d'un  système  où 
l'on  sait  tout  ce  qui  est  dû  au  principe  de  la  tradi- 
tion vivante.  Si  les  formules  ne  sont  pas  dans  l'É- 
criture, nous  ne  nous  croirons  pas  obligés  de  les  y 
introduire.  Et  voilà  la  sincérité  de  l'exégèse  ga- 
rantie, en  même  temps  que  sa  liberté. 

Qu'il  me  soit  permis  d'aller  jusqu'au  bout  de  ma 
pensée.  Je  vous  demande  seulement  de  ne  pas  la 
dépasser.  La  divinité  de  Jésus-Christ  est  assuré- 
ment enseignée  par  le  Nouveau  Testament.  Mais 


18  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

quand  ce  dogme  fondamental  n'y  serait  pas  con- 
tenu, FEglise,  même  en  cela,  ne  serait  pas  con- 
trainte de  forcer  les  textes  ;  sa  foi  vivante  lui  suffi- 
rait. Et  en  effet,  les  trois  premiers  évangiles  ne  le 
contiennent  pas  d'une  façon  aussi  claire  que  le 
quatrième.  L'Eglise  a  donc  pu  vivre  sans  les  su- 
blimes enseignements  du  disciple  bien-aimé.  11  faut 
louer  Dieu  de  nous  avoir  donné  saint  Jean,  mais  il 
ne  nous  oblige  nullement  à  changer  les  interpréta- 
tions des  premiers  Évangiles. 

On  insiste  sur  l'obligation  imposée  à  l'Église  de 
ne  pas  interpréter  les  textes  contrairement  à  sa 
propre  doctrine.  Cette  fois,  c'est  parfaitement 
exact.  Mais  d'abord  avouez  que  cela  est  parfaitement 
rationnel,  si  l'on  tient  comme  nous  que  le  dogme 
de  l'Église  n'a  pas  été  transformé.  Elle  a  reçu  les 
Écritures,  et  c'est  en  somme  par  son  autorité  que 
nous  les  recevons  nous-mêmes.  Les  livres  n'ont 
pas  changé,  nous  le  savons  par  la  critique  textuelle. 
Comment  supposer  que  les  premiers  chrétiens  aient 
révéré  des  livres  contenant  une  doctrine  contraire 
à  celle  qu'ils  tenaient  des  apôtres?  Il  n'y  a  pas  deux 
évangiles,  disait  saint  Paul.  Si  moi,  si  un  ange  du 
ciel  venait  à  vous  prêcher  un  autre  évangile,  qu'il 
soit  anathème^  Les  Galates  ont  failli  se  laisser  sé- 
duire. Mais  l'apôtre  veillait,  mais  les  chrétientés, 
très  attentives  aux  questions  religieuses,  se  contrô- 
laient mutuellement.  Rappelez-vous  comment  le 
point  des  observances  judaïques  fut  soumis  à 
l'examen  d'une  réunion  plénière  à  Jérusalem^.  Cette 
foi  plutôt  susceptible  qu'indifférente  aurait-elle  reçu 

1.  Gai.  I,  8. 

2.  Act.  XV. 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.   19 

comme  la  parole  du  Christ  des  écrits  contraires  à 
ce  que  leur  avaient  enseigné  les  Pères  de  cette  foi? 

On  veut  absolument  faire  l'hypothèse  d'une 
transformation  du  dogme?  Alors  c'est  la  foi  pri- 
mitive qui,  à  la  longue,  se  serait  transformée  selon 
ies  doctrines  de  l'Ecriture.  De  sorte  qu'il  est  im- 
possible d'imaginer  que  la  foi  actuelle  de  l'Eglise 
nous  oblige  à  un  contresens  exégétique.  Vous  en- 
tendez bien  que  je  ne  consens  à  discuter  ce  cas 
chimérique  que  pour  réduire  l'objection  à  l'absurde. 

Il  vous  reste  peut-être  quelque  scrupule  à  cause 
de  la  règle  posée  par  l'Eglise  que  l'on  ne  doit  pas 
interpréter  l'Écriture,  en  matière  de  foi  et  de  mœurs, 
—  c'est  bien  notre  cas,  —  contre  le  consentement 
unanime  des  Pères.  Cette  interprétation  tradition- 
nelle gêne  l'indépendance  du  critique  moderne.  — 
Il  devrait  se  féliciter  d'y  trouver  un  secours  qu'il 
recherche  avidement  dans  tous  les  autres  domaines. 
Nous  cherchons  le  sens  du  christianisme,  et  nous 
interrogeons  les  premiers  chrétiens.  S'ils  ne  sont 
pas  d'accord,  il  n'y  a  plus  d'interprétation  tradi- 
tionnelle. S'ils  sont  d'accord,  pourquoi  récuser 
leur  témoignage? 

Il  ne  nous  est  pas  interdit  de  constater  que  cette 
méthode  est  précisément  celle  que  souhaite  pra- 
tiquer l'exégèse  la  plus  récente  et  la  plus  scienti- 
fique., qui  n'a  jamais  assez  d'éléments  d'information, 
La  différence  est  seulement  en  ceci  que  l'Église 
s'informe  de  préférence  sur  le  sens  du  christianisme 
auprès  de  ceux  qui  l'ont  embrassé,  sans  doute  après 
en  avoir  pris  connaissance.  Elle  tient  mordicus  au 
témoignage  des  anciens.  Et  ce  témoignage  des 
anciens,  c'est  surtout  celui  des  Pères,  de  ceux  qui 


20  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

ont  été  les  pasteurs  des  petites  communautés  chré- 
tiennes, de  ceux  qui  avaient  la  responsabilité  de 
l'enseignement,  qui  se  tenaient  en  communion 
étroite  avec  les  autres  églises,  qui  veillaient  avant 
tout  sur  la  pureté  de  la  foi,  gage  de  la  vie  éter- 
nelle. Je  sais  bien  qu'absorbés  par  ces  fonctions, 
ils  n'avaient  pas  toujours  l'esprit  aussi  cultivé  que 
ceux  qui  gardaient  le  contact  avec  les  lettres  an- 
tiques. Un  saint  Justin,  un  Clément  d'Alexandrie, 
un  Origène,  nous  intéressent  plus  qu'un  saint  Clé- 
ment Romain,  un  saint  Ignace  ou  un  saint  Irénée, 
par  le  goût  de  la  philosophie,  l'étendue  de  l'éru- 
dition, le  noble  orgueil  de  prouver  à  des  curiosités 
en  éveil  que  le  christianisme  et  ses  Écritures  avaient 
de  quoi  soutenir  la  critique. 

Mais  ces  personnalités  puissantes  n'étaient-elles 
pas  tentées,  pour  être  plus  sûres  de  vaincre,  de  se 
frayer  des  chemins  nouveaux,  et  très  spécialement 
d'interpréter  l'Ecriture  à  leur  façon  ?  Avec  un 
instinct  très  sûr,  parce  que  divin,  l'Eglise  a  com- 
pris, avant  les  études  modernes  de  la  science  des 
religions,  que  la  religion  est  de  sa  nature  une  ins- 
titution sociale,  et  que  le  véritable  sens  du  christia- 
nisme se  trouvait  plus  intégralement  dans  la  société 
chrétienne  que  dans  les  spéculations  des  plus  bril- 
lants de  ses  fils.  S'il  fallait  donner  une  preuve  dé- 
cisive du  tact  infaillible  de  son  exégèse,  il  suffirait 
de  rappeler  qu'elle  a  refusé  de  recourir  au  procédé 
trop  facile  de  l'allégorie,  qui  paraissait  la  tirer  de 
certains  embarras  par  un  coup  du  génie  d'Origène. 
Et  pourtant  l'Église  voyait  dans  l'Ancien  Testament 
une  annonce,  presque  une  esquisse  du  royaume  de 
Dieu  fondé  par  Jésus-Christ.  Il  y  avait  dans  les  per- 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  21 

sonnages  ou  les  faits  de  l'ancienne  histoire  —  Paul 
l'enseigne  clairement  ^  —  des  types  ou  des  figures 
de  la  nouvelle  alliance.  La  pente  paraissait  aisée 
de  ces  types  à  de  simples  symboles  vides  de 
réalité  concrète,  et  combien  de  difficultés  dispa- 
raissaient à  la  fois  !  Mais  en  triomphant  de  diffi- 
cultés de  détail,  on  s'exposait  à  une  objection  fa- 
tale. La  critique  ne  manquerait  pas  de  stigmatiser 
cette  échappatoire  trop  commode. 

Elle  nous  rappellerait  l'exemple  d'Homère.  Elle 
nous  montrerait  le  christianisme  reniant  son  ber- 
ceau, comme  ces  religions,  dépassées  par  l'ambiance 
intellectuelle,  qui  dissimulent  leurs  mythes  gros- 
siers et  puérils  par  l'artifice  d'allégories  philoso- 
phiques. 

Et  que  resterait-il  du  christianisme,  si  on  lui 
avait  appliqué  le  traitement  équivoque  auquel  Philon 
d'Alexandrie  soumit  Moïse  pour  le  faire  accepter 
des  Grecs? 

Les  anciens  Pères  n'ont  suivi  que  leur  droiture 
et  sont  demeurés  fidèles  à  la  tradition  parce  qu'elle 
était  la  règle  de  leur  foi.  L'allégorie  ne  fut  pas 
admise  comme  une  règle  générale  pour  interpréter 
l'Ancien  Testament,  et  elle  n'effleura  même  pas 
l'exégèse  du  Nouveau. 

La  critique  moderne  reconnaîtra  donc  volontiers 
que  l'Église  a  été,  dans  cette  grave  circonstance, 
bien  servie  par  son  attachement  à  la  tradition.  Elle 
nous  accordera  encore  que  pour  comprendre  le 
sens  primitif  du  christianisme  la  lettre  de  Clément 
Romain,  les  lettres  de  saint  Ignace  ne  sont  guère 

1.  I  Cor.  X,  11;  cf.  Gai.  iv,  2i. 


22  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

moins  importantes  que  les  écrits  du  Nouveau  Tes- 
tament. 

Ni  la  tradition,  ni  les  textes  ne  doivent  donc 
être  isolés.  Assurément,  par  sa  Toute-Puissance, 
Dieu  aurait  pu  conserver  la  vérité  dans  l'Eglise 
sans  le  don  des  écrits  inspirés.  Mais  rien  ne  nous 
empêche  d'admirer  le  procédé  que  sa  Sagesse  a 
choisi.  La  tradition  est  comme  une  eau  courante; 
elle  ne  suit  un  cours  réglé  que  lorsqu'elle  est  con- 
tenue par  des  rives.  Ces  rives  sont,  avec  l'assis- 
tance du  Saint-Esprit,  la  parole  de  Dieu  écrite. 
Mais  cette  parole  est  d'autant  mieux  comprise 
qu'elle  se  perpétue  dans  une  institution.  Deman- 
dez aux  hellénistes  quelles  lumières  ne  reçoit 
pas  la  littérature  des  inscriptions  et  des  papy- 
rus. Les  inscriptions  contiennent  souvent  des  tex- 
tes de  lois  auxquelles  la  littérature  ne  faisait  que 
des  allusions  fugitives.  Les  papyrus  font  revivre  la 
société  à  laquelle  s'adressait  la  littérature.  Quelle 
satisfaction  plus  grande  encore,  si  un  usage  moderne 
donnait  la  clef  d'un  usage  ancien  ^  !  Et  comment  ne 
pas  voir  que  l'Église,  qui  pratique  l'Eucharistie 
dès  sa  première  heure,  offre  le  meilleur  commentaire 
des  paroles  de  la  consécration  ? 

Traditionnelle,  la  méthode  de  l'Eglise  est  syn- 
thétique dans  le  champ  des  écrivains  du  Nouveau 
Testament. 

1.  Un  exemple.  I^  coutume  grecque  permettait  au  père  de 
chasser  de  sa  maison  l'enfant  qui  manquait  à  son  devoir  envers 
lui,  de  l^exclure  de  sa  famille  et  de  sa  succession.  On  avait  sup- 
posé que  cette  apokèryxis  n'était  que  fictive,  un  sujet  de  décla- 
mation pour  les  rhéteurs.  M.  Cuq  a  prouvé  qu'elle  était  réellement 
pratiquée  dans  l'antiquité  et  a  découvert  un  acte  semblable  rédigé 
en  1914  par  un  notaire  deKaIabryta,dans  le  Péloponèse  (Comptes ren- 
des de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  1917,  p.  353  ss.). 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.   23 

Par  cette  synthèse,  j'entends  qu'elle  dégage  de 
tous  une  doctrine  qu'elle  estime  commune  à  tous. 
Cette  fois  la  critique  nous  interrompt  dès  les  pre- 
miers mots.  Voilà  précisément,  selon  elle,  une  mé- 
thode à  éviter,  car  elle  néglige,  et  les  opinions  indivi- 
duelles des  auteurs,  et  le  développement  ou  l'évo- 
lution des  doctrines.  Expliquer  saint  Matthieu  par 
saint  Jean,  sans  tenir  compte  du  génie  propre  à 
chaque  écrivain,  du  but  qu'il  poursuivait,  du  temps 
qui  s'est  écoulé  entre  la  catéchèse  primitive  et  la 
rédaction  du  quatrième  évangile,  c'est  proprement 
s'exposer  à  une  harmonie  forcée  et  de  parti  pris,  à 
perdre  de  vue  les  nuances,  à  confondre  les  situa- 
tions. 

Et  il  ne  serait  pas  loyal  de  nier  que  ces  inconvé- 
nients ont  apparu  çà  et  là  chez  des  commentateurs 
catholiques.  Dès  le  début  de  l'Eglise,  au  second 
siècle,  Tatien  risqua  de  tout  brouiller  en  mélangeant 
les  quatre  évangiles  pour  n'en  faire  plus  qu'un  seul. 
Mais  l'Eglise  a  protesté,  nous  dirions  presque,  trop 
énergiquement,  puisque  nous  sommes  privés  du 
Diatessaron  de  Tatien. 

Elle  a  regardé  le  chiffre  de  quatre  évangiles 
comme  sacré,  et  n'a  pas  permis  que  leur  individua- 
lité soit  estompée  dans  une  teinte  commune.  Elle 
a  sauvegardé  les  nuances,  mais  elle  a  pensé  que 
c'était  une  question  de  nuances,  et  que  les  écrits 
apostoliques,  rédigés  dans  un  espace  de  temps  assez 
court,  ne  comportaient  pas  de  différences  substan- 
tielles. Notre  argument  est  au  fond  toujours  le 
même  que  pour  l'harmonie  de  la  tradition  et  de  l'E- 
criture; il  s'applique  seulement  à  un  champ  plus 
restreint.  Et  en  effet  on  ne  comprendra  jamais  le 


24  LE  SExNS  DU  CHRISTIANISME. 

sens  du  christianisme  primitif  tant  qu'on  se  refusera 
à  le  traiter  comme  une  société'.  Si  le  quatrième 
évangile,  par  exemple,  et  c'est  bien  lui  qui  est  en 
question,  émane  vraiment,  comme  nous  l'affir- 
mons, de  Jean,  fils  de  Zébédée,  témoin  oculaire  et 
disciple  de  la  première  heure,  vous  nous  concéderez 
qu'il  doit  représenter  la  conscience  de  la  première 
génération  chrétienne.  Et  si,  d'après  votre  hypo- 
thèse, c'est  l'œuvre  d'un  autre  Jean  ou  d'un  autre 
qu'un  Jean,  les  communautés  l'auraient-elles  reçu 
si  on  l'avait  trouvé  en  désaccord  avec  les  autres 
évangiles  sur  ce  point  capital  du  culte  à  rendre  à 
Jésus-Christ?  Chaque  évangile  racontait  à  sa  ma- 
nière le  triple  reniement  de  saint  Pierre  et  même  les 
apparitions  du  Christ  ressuscité.  Tous  s'imposant 
par  l'autorité  qui  leur  était  reconnue,  on  supposait 
naturellement  un  accord  sur  le  fond  des  choses,  en 
dépit  des  circonstances  spéciales  à  chacun.  C'étaient 
là  des  questions  subtiles  qui  ne  touchaient  pas  à  la 
foi.  Mais  aurait-on  supporté  un  écrit  anonyme  ou 
supposé,  contraire  aux  autres,  qui  aurait  changé 
complètement  et  les  convictions  religieuses  et  les 
conditions  du  culte  ?  La  méthode  synthétique  —  qui 
n'est  point  une  méthode  d'harmonisation  à  tout 
prix  — doit  à  tout  le  moins  être  essayée  la  première, 
à  propos  des  documents  sacrés  comme  à  propos  des 
autres.  Elle  ne  suppose  pas  qu'il  n'y  eut  aucune 
controverse,  aucune  divergence  dans  l'Eglise  pri- 
mitive. L'évidence  serait  trop  contraire.  Mais  pré- 
cisément parce  que  ces  divergences  nous  sont  con- 
nues, elles  limitent  la  région  agitée  de  la  région  du 

1.   s.  Augustin   a  dit  admirablement  :  In  Scripturis  discimus 
Christum,  in  Scripturis  discimus  Ecclesiam  {Epist.  CV,  14). 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.   25 

calme.  Il  y  avait  donc  une  base  solide,  sur  laquelle 
tout  le  monde  était  d'accord.  Des  chrétiens  judaïsants 
ont  fait  un  crime  à  saint  Paul  de  rejeter  la  Loi  juive. 
Peut-être,  car  tout  est  possible  en  pareille  matière, 
quelqu'un  lui  a-t-il  reproché  aussi  d'admettre  la 
préexistence  du  Fils  de  Dieu  au  sein  de  son  Père. 
Mais  si  le  premier  point  a  été  agité  dans  l'Eglise  pri- 
mitive, le  second  ne  l'a  pas  été.  C'était,  d'après 
saint  Paul,  le  fondement  de  toute  la  foi  chrétienne. 
Le  quatrième  évangile  pouvait  rejoindre  les  épîtres 
paulines  sur  cette  base. 

Enfin  l'Eglise,  précisément  encore  et  toujours 
parce  qu'elle  représente  une  opinion  collective,  est 
peu  portée  à  accentuer  dans  un  auteur  sacré  les  vues 
qui  pourraient  paraître  particulières.  Ce  n'est  pas 
elle  qui  fera  sortir  d'une  phrase  ou  d'un  mot  obscur 
tout  un  système  qui  serait  en  contradiction  avec  les 
vues  clairement  énoncées  ailleurs  du  même  auteur. 
Saint  Augustin  exprimait  bien  sa  pensée  lorsqu'il 
disait  que  l'Ecriture  ne  contient  à  peu  près  rien 
dans  les  endroits  obscurs  qui  ne  soit  dans  les  en- 
droits clairs'. 

C'est  une  exégèse  de  bon  sens  et  de  clarté  que 
nous  comprendrons  mieux  par  les  exemples  de  la 
pratique  contraire.  Citons  seulement  un  cas  sur 
lequel  nous  n'aurons  pas  à  revenir.  Le  quatrième 
évangile  nous  dit  que  le  Verbe  s'est  fait  chair.  Nous 
faisons  la  génuflexion  à  la  Messe  en  lisant  cette 
parole  sublime.  Mais  ce  n'est  point  une  raison  pour 


1.  Nihil  enim  fere  de  itlis  obscur itaiibus  eruitur  quod  non  pie- 
nissime  dictum  alibi  reperiatur  [De  docfr.  christ.,  I,  6,  8),  et  avec 
une  finesse  exquise  :  In  omni  quippe  copia  Scripturarum  sancta 
rum  pascimur  apertis,  exercemur  obscuris  {Sermo  LXXI,  11). 


26  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

l'interpréter  selon  la  rigueur  des  termes,  comme 
si  elle  était  isolée  de  tout  contexte;  nous  ne  préten- 
dons pas  que  le  Verbe  est  réellement  devenu  chair, 
ou  qu'il  s'est  uni  à  la  chair  seule,  sans  assumer 
une  âme  humaine.  L'esprit  particulier  se  complaira 
dans  une  exégèse  étroite,  il  sera  ravi  d'aise  d'en 
dégager  une  doctrine  nouvelle,  en  opposition  avec 
les  opinions  anciennes  ou  avec  la  théologie  de  son 
temps.  L'Église,  autorité  collective,  est  la  patrie 
naturelle  du  sens  commun.  Elle  fera  remarquer 
que  les  Apôtres,  compagnons  et  confidents  de 
Jésus,  n'ont  puni  concevoir  ni  transmettre  cette 
absence  d'une  âme  humaine  en  Jésus-Christ  qui 
a  vécu  parmi  eux  comme  tout  le  monde,  qui  a 
éprouvé  tous  les  sentiments  de  l'âme  humaine,  sauf 
le  péché.  Et  l'auteur  du  quatrième  évangile  n'au- 
rait sûrement  pas  montré  le  Verbe  pleurant  devant 
le  tombeau  de  Lazare,  s'il  ne  s'était  incarné  à  la 
fois  dans  Fâme  et  dans  la  chair.  Et  il  en  est  de  même 
lorsque  saint  Paul  dit  que  le  Christ  s'est  vidé, 
c'est-à-dire  de  la  forme  de  Dieu,  pour  prendre  celle 
de  l'esclave  ^  Cet  anéantissement  ou  cette  kènosey 
comme  on  dit,  ne  peut  signifier  un  non-sens, 
comme  serait  un  réel  dépouillement  de  la  divinité. 
L'Ecriture  exprime  des  réalités  divines.  Est-il  éton- 
nant que  la  langue,  écrasée  par  le  sujet,  soit  quel- 
quefois obscure,  et  que  le  sublime  des  expressions 
prenne  sous  la  lumière  qui  les  inonde  un  aspect 
paradoxal?  Loin  de  scruter  ce  qu'il  y  a  d'étrange 
dans  ces  paroles  pour  en  extraire  un  dogme  plus 
étrange  encore,  en  contradiction  avec  la  tradition, 

1.  Sed5ewe<(p«Mw  exinanivit,  èxévwaev  (Phil.  ii,  7). 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.   27 

avec  les  autres  auteurs  sacrés,  avec  l'auteur  lui- 
même,  l'Église  les  entend  d'après  la  doctrine  cou- 
rante de  l'auteur,  ce  qui  a  toujours  passé  pour  la 
bonne  méthode. 

Ce  n'est  pas  une  raison  pour  négliger  les  moda- 
lités de  l'expression,  ou  le  progrès  de  la  pensée. 
Les  règles  de  l'interprétation  ne  nous  interdisent 
pas  de  rechercher  comment,  avec  le  temps,  le  chris- 
tianisme s'est  développé  dans  l'âme  de  saint  Paul. 
Cette  enquête  n'a  pas  donné  de  résultat  marqué, 
que  je  sache;  mais  enfin  elle  n'exclut  pas  l'empire 
d'un  principe  qui  domine  tout.  Si  l'on  prenait  quel- 
ques-unes de  ses  expressions  à  l' encontre  de  toute 
sa  doctrine,  il  n'y  aurait  plus  développement,  mais 
incohérence.  C'est  ce  qu'on  n'admet  jamais  d'un 
homme  de  bon  sens  qu'à  la  dernière  extrémité. 
Que  dire  d'un  saint  Paul  ? 

Ce  n'est  pas  ravaler  cette  méthode  de  l'Eglise 
que  de  la  nommer  la  méthode  du  bon  sens  moyen. 
Et  comme  elle  convient  pour  expliquer  la  doctrine 
d'une  société,  c'est  aussi  celle  qui  émane  naturelle- 
ment d'une  société.  Assurément  l'autorité  dans  l'E- 
glise appartient  à  un  Chef  unique,  le  Pape,  etauxpas- 
teurs  qui  lui  sont  unis,  les  évêques.  Mais  il  est  clair 
par  l'histoire  de  l'Eglise  que  le  Chef  ne  prononce  un 
jugement  définitif  que  sur  une  doctrine  reconnue. 
En  proclamant  par  son  autorité  suprême  le  dogme 
'de  l'Immaculée  Conception,  Pie  IX  se  plut  à  rappe- 
ler «  le  sentiment  constant  de  l'Eglise  y>^ perpétuas 
Ecclesiae  sensus,  «  l'entente  singulière  des  évêques 
et  des  fidèles  y>,  singnlaris  Episcoporum  ac  fidelium 
conspiratio.  Tout  cela  doit  s'appliquer  à  l'exé- 
gèse, où  les  fidèles  sont  cependant  représentés  par 


28  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

les  docteurs  unis  aux  évêques.  Dans  cette  entente 
rien  d'excessif  ne  peut  prévaloir,  rien  d'étrange  n'a 
de  chances  de  succès.  Les  nouveautés  non  plus. 
Incontestablement  les  progrès  de  détail  dans  l'exé- 
gèse ne  sont  point  le  fait  de  la  collectivité,  et  il  arri- 
vera qu'elle  s'y  montre  trop  indifférente.  On  pourra 
obvier  à  cet  inconvénient,  qui  ne  découle  pas  des 
principes.  Car  autre  est  l'exégèse  officielle  de  l'É- 
glise, autre  celle  des  particuliers,  quoique  les  parti- 
culiers concourent  à  l'exégèse  officielle  et  qu'ils  dé- 
pendent des  règles  posées.  C'est  la  difficulté  courante 
et  normale  des  actions  qui  se  pénètrent  mutuelle- 
ment. Encore  une  fois  nous  ne  nous  occupons  ici 
que  du  sens  du  christianisme,  c'est-à-dire  des  prin- 
cipes premiers  de  la  foi,  tels  que  l'Église  les  lit 
dans  l'Écriture. 

Elle  interprète  comme  société  ce  qui  fut  la  doc- 
trine d'une  société,  qui  n'est  autre  qu'elle-même 
perpétuée  dans  le  temps. 

Et  voici,  dans  les  très  grandes  lignes,  sans  au- 
cune prétention  à  être  complet,  et  simplement  pour 
comparer  l'Église  et  l'exégèse  allemande  dans  un 
cadre  donné,  ce  qu'est,  d'après  l'Église,  le  sens  du 
christianisme.  Je  ne  risque  pas  une  définition,  je 
rappelle  les  faits  et  les  conclusions. 

L'Église  lit  dans  le  Nouveau  Testament  que 
Jésus  de  Nazareth  a  passé  en  faisant  le  bien,  gué- 
rissant les  malades,  ressuscitant  des  morts,  exer- 
çant son  pouvoir  sur  la  nature  par  de  nombreux 
miracles,  qu'il  a  été  mis  à  mort  et  qu'il  a  apparu  à 
ses  disciples  ressuscité.  L'Église  lit  encore  que 
Jésus  a  prêché  le  règne  de  Dieu,  tantôt  comme  une 
intervention  divine  pour  sauver  les  hommes,  tan- 


LE  SUJET.  L'EXÉGÈSE  DE  L'ÉGLISE  CATHOLIQUE.  29 

tôt  comme  le  royaume  de  la  vie  éternelle  préparé 
aux  justes. 

Elle  voit  dans  les  évangiles  Jésus  se  révélant  à 
des  disciples  choisis  comme  le  Messie  promis  aux 
Juifs  et  mourant  pour  avoir  confessé  devant  l'as- 
semblée de  son  peuple  qu'il  était  ce  Messie,  Fils  de 
l'homme,  et  Fils  de  Dieu. 

Ces  disciples,  auxquels  Jésus  consacra  tant  de 
sollicitude,  furent  chargés  par  lui  de  continuer  son 
œuvre  après  sa  mort,  Pierre  à  leur  tête,  et  de  fait  ils 
recrutèrent  une  communauté  de  fidèles  avec  l'ini- 
tiation du  Baptême  et  le  rite  de  la  Cène  qui  les 
unissait  à  Jésus-Christ,  le  Maître  ayant,  à  la  veille 
de  sa  passion,  changé  le  pain  et  le  vin  en  son  corps 
et  en  son  sang. 

De  tout  cela  l'Église  conclut  que  les  premiers 
adeptes  des  apôtres  formaient  une  société  unie 
mystiquement  au  Christ  par  le  moyen  de  signes 
sensibles  qu'elle  nomme  les  sacrements,  unie  aussi 
parce  qu'elle  recevait  sa  foi  et  la  gardait  sous  l'au- 
torité des  Apôtres.  Cette  foi  était  la  ferme  convic- 
tion que  Jésus  était  le  Christ,  le  Fils  de  Dieu,  un 
avec  son  Père,  et  que  dans  sa  mort  à  laquelle  on 
s'associait  par  la  démarche  de  la  foi,  on  trouvait  la 
rémission  des  péchés.  Le  christianisme  est  donc 
l'œuvre  du  Christ,  poursuivie  par  les  Apôtres  sous 
la  forme  nouvelle  exigée  par  son  départ.  Il  a  le 
sceau  divin  du  miracle.  Il  a  le  témoignage  d'hom- 
mes de  bonne  foi. 

Telle  est,  en  peu  de  mots,  l'exégèse  de  l'Église. 
Chaque  homme  demeure  libre  défaire  ou  de  ne 
pas  faire  l'acte  de  foi  qui  serait  la  conclusion  lé- 
gitime  de    ces    prémisses.  Les    critiques   ont-ils 

2. 


30  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

le  droit  de  dire  que  l'Église  a  mal  interprété 
le  fait,  que  le  christianisme  est  le  résultat  d'une 
imposture  ou  d'un  malentendu,  que  le  Nouveau 
Testament  ne  contient  pas  de  récits  miraculeux, 
ou  que  ces  miracles  sont  des  mythes  bien  posté- 
rieurs, que  la  nouvelle  religion  résulte  d'un  choc 
de  doctrines  que  Jésus  n'avait  pas  prévu,  qu'il  ne 
s'est  pas  même  déclaré  le  Messie,  que  l'interven- 
tion de  Dieu  attendue  n'allait  dans  sa  pensée  qu'à 
la  fin  du  monde  prochaine  suivie  d'un  règne  absolu 
de  Dieu,  que  la  nouvelle  religion  est  une  fusion  du 
judaïsme  et  du  paganisme,  que  Jésus  enfin  n'a 
jamais  existé  ? 

C'est  ce  qu'a  proposé  successivement  la  critique 
en  Allemagne,  et  c'est  ce  que  nous  aurons  à  exa- 
miner. 


DEUXIEME  LEÇON 

LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER. 

Nous  disions  la  dernière  fois  que  l'exégèse  de 
l'Église  catholique  a  l'intelligence  sympathique  du 
surnaturel,  qu'elle  est  traditionnelle,  non  seulement 
parce  que  ses  interprétations  sont  toujours  les 
mêmes,  mais  parce  qu'elles  s'appuient  sur  une  tra- 
dition vivante.  Elle  est  aussi,  disions-nous,  synthé- 
tique, ne  rejetant  aucun  des  livres  attribués  par 
l'antiquité  aux  apôtres  ou  aux  disciples,  et  les  expli- 
quant comme  reflétant  une  même  doctrine  de  foi. 
C'est  une  exégèse  de  bon  sens  et  de  clarté,  qui  ne 
fonde  pas  sur  des  expressions  obscures  ou  d'allure 
paradoxale  des  dogmes  contraires  à  l'enseignement 
des  auteurs.  Enfin,  elle  représente  une  sagesse  col- 
lective et  accumulée  au  cours  des  siècles. 

Luther  a  inauguré  une  méthode  nouvelle.  Avec 
lui,  il  faut  remonter  nos  déductions  dans  l'ordre 
inverse.  Son  exégèse  est  la  plus  personnelle  de 
toutes,  sans  aucune  contestation,  puisqu'elle  a  son 
fondement  dans  un  état  d'âme  individuel.  Elle  fait 
litière  des  opinions  courantes,  affectant  seulement 
et  à  tort  de  s'appuyer  sur  S.  Augustin.  Elle  s'ac- 
croche à  certaines  expressions  de  S.  Paul  qu'on  ne 


32  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

saurait  prendre  absolument  et  mécaniquement  à  la 
lettre  sans  contredire  l'ensemble  de  sa  doctrine,  par- 
faitement claire.  Une  fois  en  possession  de  son  sys- 
tème, qu'il  croit  fondé  sur  S.  Paul,  Luther  élimine 
ceux  des  livres  saints  qui  lui  barrent  la  route,  ou  du 
moins  s'affranchit  de  leur  autorité.  Mais  toute  l'É- 
glise a  compris  l'Écriture  autrement.  Il  faut  donc 
qu'il  attaque  l'autorité  de  l'Église.  Il  s'arrête  là  ce- 
pendant, et,  comme  il  a  besoin  d'un  point  d'appui 
contre  toute  l'Église,  il  le  pose  dans  la  parole  de 
Dieu,  dans  l'Écriture  sainte  qui  est  cette  parole.  Il 
admet  toujours,  il  soutient  avec  sa  fougue  ordinaire 
le  caractère  surnaturel  de  l'Écriture.  On  dirait  même 
qu'il  la  grandit  en  l'isolant,  puisqu'elle  demeure 
seule  debout  dans  la  ruine  de  tout  le  dogme.  Mais 
il  faudra  donc  qu'elle  se  défende  seule,  il  faudra 
qu'elle  soit  assez  claire  pour  s'imposer  à  la  cons- 
cience de  tous.  Ce  n'est  pas  le  cas,  puisque  chacun 
l'interprète  à  sa  guise,  depuis  qu'il  n'y  a  plus  d'in- 
terprétation officielle.  Alors  il  ne  restera  plus  qu'à 
laisser  à  chacun  la  liberté  d'appliquer  les  textes 
comme  il  les  entend,  et  ce  ferme  fondement  de  la 
foi  se  résoudra  en  fait  dans  l'autorité  individuelle 
de  chacun. 

La  controverse  luthérienne  se  termine  sur  cette 
béante  contradiction.  Et  ce  sera  l'avenir  de  la  Ré- 
forme. Luther  domine  incontestablement  l'histoire 
religieuse  de  la  plus  grande  partie  de  l'Allemagne. 
11  est  le  grand  Allemand.  Celui  qui  fut  quelques  jours 
le  chancelier  de  l'empire,  le  D""  Michaelis,  qui  n'est 
ni  un  pasteur,  ni  un  théologien,  quoiqu'on  ne  puisse 
pas  non  plus  le  nommer  un  homme  d'État,  a  bien 
résumé  la  pensée  de  son  peuple  en  s'écriant  :  «  Qui 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  33 

de  nous  se  soucie  du  génie  de  Charlemagne?  Le 
génie  de  Napoléon  est  mort,  celui  de  Frédéric  a 
pâli.  Seul  le  génie  de  Luther  n'a  point  subi  d'éclipsé 
après  quatre  cents  ans,  parce  qu'il  est  d'origine  céleste 
et  brille  divinement  ^  »  C'est  qu'en  effet  l'Allemagne 
célèbre  en  ce  moment  le  quatrième  anniversaire 
centenaire  de  la  Réforme  et  elle  n'a  pas  tort  de  se 
proclamer,  cette  Allemagne,  la  fille  spirituelle  de 
Luther.  Une  autre  étoile  de  bien  plus  modeste  gran- 
deur, mais  dont  Genève  a  rappelé  le  premier  cente- 
naire, M"®  de  Staël,  l'avait  très  bien  vu  ou  l'avait 
répété  comme  un  écho  fidèle  : 

«  Luther  est,  de  tous  les  grands  hommes  que 
l'Allemagne  a  produits,  celui  dont  le  caractère  était 
le  plus  allemand.  Sa  fermeté  avait  quelque  chose  de 
rude  ;  sa  conviction  allait  jusqu'à  l'entêtement  et 
quoiqu'il  attaquât  de  certains  abus  et  de  certains 
dogmes  comme  des  préjugés,  ce  n'était  point  l'incré- 
dulité philosophique,  mais  un  fanatisme  à  lui  qui 
l'inspirait^.  » 

«  Un  fanatisme  à  lui  »  est  merveilleusement  bien 
dit.  Ce  n'est  pas  seulement  le  caractère  de  Luther 
qui  est  très  allemand,  c'est  encore  beaucoup  plus 
son  esprit.  Et  c'est  sans  doute  pour  cela  qu'il  nous 
est  si  difficile  de  comprendre  son  succès.  Pour  nous 
le  dernier  mot  sur  sa  doctrine  a  déjà  été  prononcé  par 
Bossuet.  Très  calme  parce  que  très  assuré  d'avoir 
raison,  et,  ce  qu'on  a  moins  vu,  très  désireux  de 
mettre  en  relief  les  points  raisonnables  des  symboles 
luthériens,  parce  qu'il  ne  désespérait  pas  d'une  ré- 


1.  Journal  des  Z)e6a<s  du  28  juillet  1917,  d'après  la  Gazette  de  Franc- 
fort. 

2.  Pe  l'Allemagne,  liyre  IV,  ch.  ii. 


llBRARY  ST.  tÀAJVrS  COLLEGE 


34  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

conciliation,  Bossuet  a  montré  à  l'évidence  que  Lu- 
ther s'est  constamment  contredit,  et  qu'il  ne  chan- 
geait de  position  que  pour  se  défendre,  à  moins  que 
ce  ne  fût  par  esprit  de  contradiction,  pour  prendre 
le  contrepied  de  ce  qu'enseignait  l'Eglise.  Désespé- 
rant de  réfuter  V Histoire  des  Variations,  le  protes- 
tantisme moderne  s'est  contenté  de  la  rejeter  en 
bloc,  ou  plutôt  de  l'atteler  à  servir  ses  destinées* 
La  variation,  ont-ils  dit,  c'est  la  condition  nécessaire 
du  progrès  et  de  la  vie.  Une  doctrine  qui  ne  varie 
pas  est  une  doctrine  morte.  C'est  parce  qu'il  est 
dans  sa  nature  de  s'adapter  aux  progrès  de  l'esprit 
humain  que  le  protestantisme  est  la  religion  de  l'a- 
venir, t 

Vous  avez  déjà  répondu  que  si  le  progrès  doc- 
trinal est,  ce  qu'il  doit  être,  le  développement  de 
principes  immuables,  parce  que  d'origine  divine, 
il  existe  dans  l'Eglise,  et  que  si  l'on  change  les  prin- 
cipes, on  a  renoncé  à  les  tenir  pour  divins. 

Déjà  Bossuet  a  bien  compris  et  prophétisé  que 
le  faux  fuyant  protestant  aboutirait  à  l'indifférence 
dogmatique  ;  il  ne  porte  en  aucune  façon  sur  le  thème 
prouvé  par  notre  incomparable  controversiste.  Il 
faut  voir  si  la  doctrine  de  Luther  n'a  pas  donné  un 
fruit  propre  à  détruire  son  œuvre,  si  le  progrès  pré- 
tendu se  poursuit  sans  rupture,  si  même  la  rupture 
n'est  pas  au  point  de  départ,  et  l'on  estimera  la  va- 
leur de  l'homme  et  de  son  système  d'après  les  inco- 
hérences que  renferme  le  système,  d'après  sa  con- 
tradiction avec  le  sens  véritable  de  l'Évangile  qu'il 
avait  prétendu  remettre  en  lumière. 

La  démonstration  de  Bossuet  a  été  poursuivie  en 
remontant  jusqu'aux  premières  lueurs  de  la  nouvelle 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  35 

exégèse  par  un  dominicain  autrichien  * .  Grâce  à  une 
connaissance  approfondie  de  la  théologie  du  moyen 
âge,  grâce  à  la  publication  du  commentaire  de  Lu- 
ther sur  rÉpître  aux  Romains,  le  P.  Denifle  a  pu 
mettre  au  net  la  genèse  de  la  doctrine  luthérienne, 
ajouter  à  la  démonstration  des  contradictions  celle 
de  l'ignorance  où  était  l'hérésiarque  de  cette  sco- 
lastique  qu'il  a  jetée  par-dessus  bord  d'un  cœur  léger 
et  d'une  main  lourde.  Ce  réquisitoire  est  écrasant. 
Nous  nous  demandons  même  s'il  n'y  a  pas  quelque 
part  une  donnée  qui  nous  échappe,  car  nous  ne  com- 
prenons plus  du  tout  l'immense  action  de  Luther,  11 
nous  paraît  impossible  qu'on  égare  à  ce  point,  et 
pour  des  siècles,  des  intelligences  que  nous  jugions 
faites  comme  les  nôtres. 

M.  Heinrich,  historien  de  la  littérature  allemande, 
nous  avait  prévenus  avant  1870.  Il  disait  lui  aussi 
de  Luther  :  «  Son  erreur  fut,  si  je  puis  m'expri- 
mer  ainsi,  essentiellement  allemande;  elle  se  fit 
accepter  parce  qu'elle  procédait  à  son  insu  de  cer- 
taines tendances  du  génie  national,  et  qu'elle  leur 
ouvrait  un  plus  libre  essor. 

«  Les  Français  ont  ordinairement  assez  mal  jugé 
Luther,  faute  d'avoir  fait  dès  le  début  cette  distinc- 
tion indispensable.  Ils  l'ont  plutôt  apprécié  à  un 
point  de  vue  général,  comme  chrétien,  comme  théo- 
logien ;  ils  ont  relevé  les  innombrables  contradic- 
tions dans  lesquelles  il  est  tombé  ;  on  a  compté  ces 


1.  Luther  und  Luthertum,  in  der  ersten  Entwickelung,  quellen- 
màssig  dargestelH,  2®  éd.  4904.  L'ouvrage  a  été  traduit  par  M.  l'abbé 
Paquier,  Luther  et  le  luthéranisme,  quatre  volumes,  4910-1913, 
Pour  le  détail  de  cette  première  et  décisive  exégèse  de  Luther,  on 
peut  voir  Le  commentaire  de  Luther  sur  Vépître  aux  Romains, 
dans  la  Revue  biblique,  4915,  p.  456  à  484  et  1916,  p.  90  à  120. 


36  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME, 

dogmes  auxquels  il  ne  songeait  pas  d'abord,  et  que 
les  incidents  de  la  lutte  l'ont  porté  à  attaquer  ou  à 
maintenir,  sans  qu'il  parût  toujours  s'inquiéter  de 
rester  fidèle  à  ses  propres  principes  ;  enfin  on  a  souri, 
non  sans  raison,  de  la  singulière  méthode  qui,  pour 
émanciper  la  raison  humaine,  commence  par  nier 
la  liberté  ^  » 

Et  c'est  qu'en  effet  il  n'y  a  point  là  de  quoi  faire 
reculer  l'intrépidité  allemande.  M.  Harnack  recon- 
naît lui  aussi  «  des  contradictions  formelles  dans 
sa  théologie  »  et  «  la  notion  d'Église  tout  aussi 
amphibologique  que  celle  de  la  doctrine  de  l'Évan- 
gile"^  ».  Et  voici  le  grief  d'opportunisme:  «  En 
théologie  il  agissait  comme  un  enfant  capricieux, 
mêlant  le  vieux  et  le  neuf,  et  n'ayant  jamais  en  vue 
que  le  but  immédiat  à  atteindre  ^.  » 

Pourtant  il  doit  y  avoir  un  point  central  dans 
cette  religion  nouvelle,  dans  cette  piété  allemande 
dont  l'Allemagne  est  fîère.  M.  Harnacka  tout  résumé 
en  une  phrase  :  «  En  tant  que  religion,  l'exégèse 
(de  Luther)  offrait  avant  tout  une  immense  réduction, 
une  simplification  libératrice.  Cette  réduction  ne 
signifiait  rien  moins  que  le  rétablissement  de  la 
religion  :  chercher  et  trouver  Dieu^.  »  Et  voici  plus 
explicitement  en  quoi  consiste  la  nouvelle  piété  : 
«  La  foi  vivante  en  un  Dieu  qui,  par  le  Christ,  crie 
à  la  pauvre  âme  ;  «  Je  suis  ton  salut  »,  la  ferme  as- 
surance que  Dieuest  l'Être  sur  qui  l'on  peut  se  repo- 
ser :  voilà  le  message  de  Luther  à  la  chrétienté^.  » 

1.  Histoire  de  la  littérature  allemande,  I,  p.  429. 

2.  Dans  Denifle-Paquier,  t.  III,  p.  69. 

3.  Même  ouvrage,  p.  70. 

4.  D.-P.,  IV,  appendice,  p.  75. 

5.  Môme  ouvrage,  p.  78. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  37 

C'est  peut-être,  en  effet,  tout  ce  que  la  chrétienté 
allemande  moderne  a  conservé  du  message  de 
L'ither.  Si  cette  formule  est  vague,  —  à  tel  point 
que  nous  pourrions  nous  en  accommoder,  —  elle 
nous  met  du  moins  sur  la  voie  de  ce  qui  est  l'âme 
du  système  luthérien.  D'après  Luther,  le  sens  du 
christianisme  c'est  la  certitude  du  salut  que  chaque 
âme  embrasse  par  la  foi  en  la  justice  de  Jésus- 
Christ,  qui  lui  est  imputée.  Tout  homme  est  pécheur 
et  demeure  pécheur  quoi  qu'il  fasse;  mais  s'il  a 
une  ferme  confiance  que  Dieu  lui  pardonne,  il  de- 
vient juste  de  la  justice  de  Jésus-Christ,  qui  supplée 
à  celle  qu'il  ne  saurait  avoir. 

Vous  me  concéderez  qu'il  y  a  là  une  théorie 
d'apparence  mystique  ;  je  tâcherai  de  vous  montrer 
que  ce  n'est  pas  la  mystique  de  saint  Paul.  Après 
cela  nous  nous  poserons  de  nouveau,  avec  plus 
de  chances  de  la  résoudre,  la  question  si  trou- 
blante  du  succès   de  Luther. 

Hélas!  il  vous  paraît  déjà  étrange  qu'une  pensée 
si  subtile,  en  apparence  de  peu  de  portée,  soit  la 
pièce  maîtresse  d'un  formidable  ébranlement  des 
consciences,  et  de  la  persistance  du  luthéranisme. 
Vous  redoutez  d'être  entraînés  dans  une  discussion 
de  pure  théologie.  Un  peu  de  courage.  Après  tout, 
c'est  l'âme  qui  est  en  cause,  et  ses  destinées,  et  je 
tâcherai  d'éviter  les  discussions  trop  techniques. 


Je  m'établis  dès  le  début  au  centre  même  de  la 
doctrine  de  saint  Paul,  lorsqu'il  décrit,  dans  un 
texte  célèbre,  le  sens  de  l'Évangile,  c'est-à-dire  du 

LE   SENS   DU   CHRISTIANISME.  3 


38  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

christianisme  :  «  C'est  la  vertu  de  Dieu  pour  le 
salut  de  quiconque  croit,  le  Juif  d'abord,  et  le 
gentil.  Car  en  lui  se  révèle  la  justice  de  Dieu,  allant 
de  la  foi  à  la  foi  ^ .  »  Luther  a  vu  d'abord  dans 
ces  mots  une  menace  à  son  âme  en  détresse,  épou- 
vantée à  la  pensée  de  la  justice  de  Dieu;  il  a  été 
sauvé  le  jour  où  il  a  compris  que  cette  justice  n'est 
pas  l'arrêt  qui  punit,  mais  la  grâce  qui  pardonne. 
La  découverte  eût  été  d'importance,  si,  comme 
l'a  écrit  le  moine  augustin  :  «  Tous  les  maîtres, 
à  la  seule  exception  de  saint  Augustin,  ont  expli- 
qué ici  la  justice  de  Dieu  dans  le  sens  de  co- 
lère de  Dieu  ».  Or  un  autre  moine,  le  P.  Denifle, 
s'est  donné  la  peine  de  lire  sur  ce  point  —  et  de 
publier  —  tous  les  auteurs  qu'il  a  pu  rencontrer, 
imprimés  ou  manuscrits,  au  sein  de  l'Eglise  latine. 
Il  y  en  a  soixante-six  qui  sont  tous  de  l'avis  de 
saint  Augustin.  La  nouveauté  de  Luther  ne  consis- 
tait donc  pas,  comme  son  ignorance  des  maîtres 
l'a  imaginé,  à  prononcer  la  justice  de  Dieu  qui 
pardonne  comme  le  sens  du  christianisme,  mais  à 
déclarer  cette  justice  extrinsèque  ou  extérieure  à 
nous,  tandis  que,  il'après  saint  Paul,  elle  nous  est 
donnée  gratuitement  quand  nous  l'embrassons  par 
la  foi. 

Le  grand  apôtre  enseignait,  en  effet,  que  la  foi 
au  Christ  assurait  au  chrétien  la  vertu  divine  qui 
avait  été  mise  au  service  du  monde  par  la  passion 
et  la  mort  de  Jésus. 

On  sait  comment  il  jugeait  la  situation  morale  de 
l'humanité,  à  laquelle  il  appliquait  hardiment  le 

1.  Rom.  I,  16  s. 


LE  PSEUBO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  39 

fruit  d'une  mort  ignorée,  dans  un  coin  de  l'empire. 
Les  païens  ne  se  souciaient  plus  de  la  morale  pra- 
tiquement, mais  ils  avaient  encore  une  lueur  dans 
la  conscience,  la  loi  naturelle,  et  il  faudrait  seule- 
ment faire  appel  à  cette  conscience  pour  qu'elle 
recherchât  le  salut,  s'il  lui  était  proposé  comme 
venant  de  Dieu  avec  des  signes  indiscutables.  Ceux- 
là  se  reconnaîtraient  pécheurs,  et  auraient  recours 
à  la  grâce  de  Dieu.  Mais  la  situation  des  Juifs,  en 
apparence  plus  favorable,  était  en  réalité  plus  in- 
quiétante. Leur  Loi  leur  donnait  une  appréciation 
plus  nette  du  bien  et  du  mal,  leur  inculquant  forte- 
ment l'horreur  du  mal.  Et  en  fait,  autant  que  nos 
renseignements  nous  permettent  de  le  conclure, 
leur  moralité  était  supérieure  à  celle  des  gentils,  du 
moins  en  ce  qui  regarde  la  vie  sexuelle.  Mais  cette 
supériorité  ils  l'exagéraient  sans  doute,  et,  ce  qui 
exaspère  saint  Paul,  ils  s'en  attribuaient  la  gloire. 
Ils  refusaient  de  confesser  leur  faiblesse  native.  Ils 
n'éprouvaient  pas,  devant  Dieu,  ce  sentiment  de 
toute  âme  religieuse,  tremblante  de  n'être  pas 
assez  pure,  incapable  de  se  soulever  par  ses  propres 
forces,  implorant  le  secours  de  Dieu.  Aussi  Paul 
frappe  fort,  très  fort,  sur  cette  confiance  des  Juifs 
en  leurs  oeuvres,  qui  ne  sont  pas  déjà  si  bonnes,  et 
il  adjure  tous  les  hommes,  dans  l'impuissance  où 
ils  sont  de  résister  au  mal  avec  les  forces  de  la 
seule  raison,  fût-elle  éclairée  par  la  loi  de  Moïse,  il 
les  adjure  de  se  donner  à  la  grâce  de  Dieu  qui  leur 
est  profMDsée  en  Jésus-Christ. 

D'autant  que  l'humanité  tout  entière  n'est  plus 
revêtue  de  la  dignité  que  le  Créateur  avait  d'abord 
conférée  à  l'homme.  Par  la  faute  d'Adam,  elle  est 


40  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

dépouillée  de  la  grâce  première  de  Finnocence. 
Comparée  à  celle  du  premier  homme  avant  la 
chute,  cette  situation  est  un  état  de  péché.  Selon 
Finstinct  des  hommes  de  sa  race,  Paul  personnifie 
pour  ainsi  dire  ce  péché,  et  il  personnifie  de  la 
même  façon  sous  le  nom  de  chair  toutes  les  ten- 
dances de  l'homme  qui  s'opposent  à  l'empire  de 
Dieu  et  du  bien.  Or  Jésus-Christ  est  un  nouvel 
Adam,  plus  secourable  à  l'humanité  que  le  premier 
ne  lui  a  été  funeste.  Il  nous  a  mérité  la  grâce,  mais, 
comme  il  en  est  la  source',  nous  ne  pouvons  y  avoir 
accès  qu'en  nous  unissant  à  lui  par  la  foi. 

L'acte  de  foi  de  saint  Paul  dont  le  baptême  est  la 
profession  extérieure,  est  un  acte  de  l'intelligence 
qui  reconnaît  Jésus  de  Nazareth  pour  le  Messie  des 
Juifs  et  pour  le  Fils  de  Dieu,  pour  le  Sauveur  et  le 
Rédempteur  des  hommes,  et  cet  acte  de  foi  est  en 
même  temps  l'adhésion  de  toute  l'âme  au  salut 
proposé  par  Dieu. 

Et  c'est  ici  qu'intervient  l'élément  mystique,  ce 
qui  m'oblige  à  une  courte  explication.  Mystique  — 
encore  un  mot  grec  —  signifie  une  chose  cachée 
ou  difficile  à  comprendre,  qu'on  ne  cherche  même 
pas  à  répandre  dans  le  public,  dont  on  lui  dérobe 
plutôt  le  secret.  D'ordinaire,  on  l'emploie  pour 
désigner  les  rapports  de  Fâme  avec  Dieu,  rapports 
qui,  par  leur  nature,  échappent  à  une  analyse  ob- 
jective très  explicite.  Et  comme  toutes  nos  aspira- 
tions envers  Dieu  tendent  à  nous  rapprocher  de 
lui,  même  à  nous  unir  à  lui,  la  mystique  a  essen- 
tiellement pour  objet  Funion  divine,  telle  qu'elle 
peut  exister  ici-bas.  C'est  déjà  s'unir  à  Dieu  que  de 
le  connaître,  c'est  s'unir  mieux  à  lui  que  de  l'aimer. 


LE  PSEUDO-MYSTICISiME  DE  LUTHER.  41 

Mais  outre  cette  connaissance  et  cet  amour  qui 
marquent  encore  une  distance  entre  l'être  aimé  et 
l'âme  aimante,  il  y  a  comme  un  contact  avec  Dieu 
dont  nulin'a  le  droit  de  dire  qu'il  est  impossible 
entre  des  esprits.  L'Église  catholique  a  tenu  sur  ce 
point  le  milieu  entre  ces  deux  erreurs  extrêmes  : 
refuser  d'admettre  l'union  sous  prétexte  qu'elle 
brouillerait  les  natures,  admettre  une  union  totale 
qui  ferait  fondre  la  personnalité  humaine  dans  le 
Tout  de  Dieu.  Éloignée  du  pur  déisme  et  du  pan- 
théisme, elle  soupire  vers  une  union  parfaitement 
réelle,  si  réelle  qu'elle  sera  féconde  par  l'action  de 
l'Esprit  de  Dieu  en  nous. 

C'est  ce  que  saint  Paul  a  vu  dans  l'acte  de  foi  et 
dans  le  baptême.  Le  pécheur  uni  à  la  mort  de  Jésus- 
Christ  est  uni  aussi  à  sa  vie  divine.  Il  commence 
donc  une  vie  nouvelle. 

Ses  œuvres  ne  sont  plus  les  siennes  seulement, 
mais  aussi  celles  de  la  grâce  de  Jésus-Christ  qui 
vit  en  lui.  Au  lieu  de  se  vanter  de  sa  justice,  il  con- 
fessera désormais  que  sa  justice  est  celle  du  Christ. 
Mais  cette  justice  il  peut  la  perdre.  Car,  si  le  péché 
a  disparu,  si  le  chrétien  est  lavé,  purifié,  justifié,  il 
reste  la  chair,  c'est-à-dire  des  tendances  qui  refu- 
sent de  se  soumettre  à  l'Esprit  du  Christ.  La  lutte 
recommence,  mais  dans  des  conditions  où  la  vic- 
toire est  assurée,  si  seulement  on  veut  revêtir  les 
armes  de  la  liimière.  Loin  que  la  personne  de 
l'homme  soit  amoindrie,  elle  est  réellement  associée 
à  la  vertu  de  l'évangile.  Tantôt  Paul  parle  de  l'Es- 
prit-Saint  qui  agit  en  nous,  tantôt  d'un  esprit  qui 
nous  est  devenu  propre  et  qui  est  comme  une 
raison  éclairée  et  divinisée;  c'est  ce  que  l'Eglise 


42  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

nomme  la  grâce  ou  la  charité,  la  grâce  comme 
ajoutée  à  notre  nature,  la  charité  comme  la  vertu 
qui  incline  notre  volonté  vers  Dieu,  vers  le  devoir 
moral,  vers  nos  frères. 

Transportons-nous  maintenant  dans  la  cellule  du 
moine  augustin.  Luther  avait  alors  trente-trois  ans. 
Son  nom  était  encore  ignoré,  mais  déjà  il  occupait 
un  rang  distingué  dans  son  Ordre,  et  tout  en  s'a- 
donnant  à  la  prédication  et  à  l'enseignement  de  la 
sainte  Écriture,  il  pénétrait  avec  un  intérêt  pas- 
sionné les  symptômes  inquiétants  qu'offrait  la  situa- 
tion de  l'Église.  Incontestablement  c'est  de  sa  puis- 
sante personnalité  qu'est  sorti  le  nouveau  système. 
Est-ce  une  conclusion  de  ses  études  ou  un  fruit  de  son 
expérience  personnelle? 

Lui-même  a  exclu  l'hypothèse  d'une  simple  re- 
cherche de  la  vérité  d'après  les  textes.  A  l'en  croire, 
c'est  bien  de  la  parole  de  Dieu  que  lui  vint  la  lu- 
mière, mais  le  prodigieux  effet  de  cette  clarté 
nouvelle  répondit  à  une  opinion  déjà  éclose  de  la 
prostration  où  il  était  plongé  :  «  Malgré  le  caractère 
irréprochable  de  ma  vie  de  moine,  je  me  sentais 
pécheur  devant  Dieu  et  ma  conscience  était  inquiète. 
Les  satisfactions  que  j'offrais  à  Dieu  étaient-elles 
suffisantes  pour  l'apaiser?  Je  n'en  avais  aucune 
certitude.  Aussi  je  n'aimais  point  ce  Dieu  juste  et 
vengeur...  J'en  avais  la  conscience  troublée  et  je 
frappais  sans  trêve  à  ce  passage  de  saint  Paul, 
dans  l'ardent  désir  de  savoir  ce  qu'il  voulait  dire.  » 

C'est  dans  cette  disposition  qu'il  comprit  tout  à 
coup  —  ce  que  tous  les  commentateurs  avaient 
toujours  enseigné  —  que  la  justice  de  Dieu  qui  est 
toute  la  vertu  du  christianisme  n'est  pas  la  justice 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  43 

qui  punit,  mais  la  justice  qui  pardonne.  «  Aussitôt, 
dit -il,  je  me  sentis  renaître.  Il  me  semblait  que  la 
porte  du  Paradis  s'ouvrait  toute  large  devant  moi. 
Dès  lors,  l'Écriture  entière  prit  à  mes  yeux  un  aspect 
nouveau^  » 

C'est  que,  en  même  temps  qu'il  écartait  avec 
tout  le  monde  l'idée  d'une  justice  vindicative,  il 
donnait  un  sens  nouveau  à  la  justice  qui  pardonne. 
L'Écriture  change  d'aspect  pour  lui  lorsqu'il  croit 
y  voir  la  doctrine  qui  était  déjà  la  sienne.  Tant 
qu'elle  lui  résiste,  il  est  torturé.  Le  jour  où  il  y 
voit  l'apaisement  de  son  âme  angoissée,  il  a 
trouvé  la  paix  et  un  point  d'appui  qui  lui  permettra 
de  soulever  le  monde.  M.  Jundt  a  donc  raison  de 
mettre  à  la  base  ce  que  les  protestants  nomment  les 
expériences  morales  de  Luther  :  «  Ce  système 
repose  sur  les  données  de  l'expérience  individuelle 
du  croyant,  confirmées  et  complétées  par  le  témoi- 
gnage de  l'Écriture  Sainte  ^  »,  —  tel  du  moins  qu'il 
lui  plaît  de  l'entendre  ! 

Quelle  était  donc  cette  expérience,  et  comment 
la  conclusion  déjà  tirée  par  Luther  se  trouva-t-elle 
confirmée  par  l'autorité  de  saint  Paul? 

Sur  l'état  d'âme  de  Luther  on  peut  envisager  deux 
hypothèses,  celle  de  la  chute  et  celle  des  scrupules. 

D'après  le  P.  Denifle,  Luther,  entré  dans  le  cloître 
avec  l'intention  sincère  de  se  sanctifier,  succomba. 
La  concupiscence  —  que  ce  soit  celle  de  l'orgueil 
ou  une  autre  —  fut  la  plus  forte,  et  plutôt  que  de 
s'avouer  vaincu  par  sa  faute,  le  moine  orgueilleux 


1.  Traduction  de  M.  Jundt,  dans  Le  développement  de  la  pensée 
religieuse  de  Luther  jusqu'en  1517,  Paris,  i90G,  p.  71. 
•2.  JlNDT,  p.  156. 


44  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

se  persuada  que  sa  défaite  était  inévitable  et  néces- 
saire. Cette  affirmation  du  dominicain  autrichien  a 
été  contestée  par  le  R.  P.  Grisar,  un  jésuite  alle- 
mand ^ .  Elle  n'est  point  un  jugement  téméraire,  étant 
étayée  d'assez  sérieux  indices.  Mais  Dieu  seul  sait 
ce  qu'il  en  est,  comme  disent  les  Arabes  ;  Dieu  seul 
est  juge,  comme  disent  les  chrétiens. 

Admettons  donc  que  Luther,  ainsi  qu'il  l'a  toujours 
soutenu,  a  seulement  été  angoissé  par  des  scrupules. 
Il  visait  à  une  sainteté  très  haute  —  trop  haute  — 
et  il  ne  put  supporter  après  cela  le  voisinage  in- 
quiétant de  la  concupiscence,  sinon  du  péché. 

Car  Luther  lui-même  s'est  complu  à  décrire  ses 
prétentions  à  la  sainteté,  et,  comme  il  a  toujours 
manqué  de  tact,  il  les  a  exagérées  jusqu'à  la  carica- 
ture. S'est-il  vraiment  alors  «  laissé  admirer  comme 
un  être  capable  de  miracles,  capable  aussi  de  ne 
faire  qu'une  bouchée  de  la  mort  et  du  diable  ^  »  ? 

On  peut  en  douter,  et  sa  correspondance  de  ces 
premiers  temps  n'est  pas  favorable  à  ce  qu'il  se  plut 
à  raconter  de  ses  extraordinaires  mortifications. 
Mais  certainement  il  s'est  fait  illusion  sur  la  trans- 
formation rapide  qu'il  attendait  de  la  vie  religieuse 
et  du  succès  de  ses  efforts.  L'érudition  du  P.  Denifle 
confirme  en  somme  cette  illusion  en  l'expliquant. 
La  doctrine  de  saint  Thomas  était  alors  presque 
oubliée  en  Allemagne.  Les  nominalistes,  Occam  à 
leur  tête,  n'avaient  sur  la  grâce  que  des  notions 
assez  confuses  et  accordaient  beaucoup  trop  aux 
forces  de  la  nature.  C'est  à  cette  scolastique  dégé- 
nérée  que   se   forma  Luther.   On  lui   faisait  trop 

i.  Luther,  I,  p.  91. 
.  JUNDT,  p.  45. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  45 

espérer;  il  s'imaginait  la  concupiscence  bientôt 
vaincue.  Or  elle  était  toujours  là,  même  au  sortir  de 
la  confession,  le  plongeant  dans  la  confusion, 
presque  dans  le  désespoir. 

«  Quand  j'étais  moine,  dira-t-il  plus  tard,  je 
croyais  que  c'en  était  fait  de  mon  salut,  si  j'éprou- 
vais quelque  concupiscence  de  la  chair,  c'est-à-dire 
une  impression  mauvaise,  d'attrait  sensuel,  de 
colère,  de  haine,  d'envie  envers  un  frère.  J'essayais 
divers  moyens,  je  me  confessais  chaque  jour.  Mais 
je  n'avançais  à  rien,  car  toujours  revenait  la  concu- 
piscence de  la  chair.  Donc  je  ne  pouvais  trouver  le 
calme,  et  perpétuellement  j'étais  torturé  par  ces 
pensées  :  «  J'ai  commis  tel  ou  tel  péché,  »  ou  bien  : 
«  Tu  es  en  proie  à  l'envie,  à  l'impatience  »  etc. 
«  C'est  donc  en  vain  que  tu  es  entré  dans  un  ordre 
«  sacré,  et  toutes  tes  bonnes  œuvres  sont  inutiles  ^ .  » 

11  n'y  a  rien  là  que  de  très  ordinaire,  hélas! 
L'étonnant,  c'est  que  Luther  ait  confondu  la  con- 
cupiscence et  le  péché.  En  principe  il  n'ignorait 
pas  la  différence  ;  on  a  dû  lui  dire  souvent  que  la 
concupiscence  ne  saurait  souiller  l'âme  tant  que  la 
volonté  ne  consent  pas. 

Mais  il  fut  surpris  de  cette  persistance  de  la  ten- 
tation dans  un  état  si  saint,  s'attaquant  à  une  âme 
qui  voulait  être  si  sainte.  11  comprit  enfin  qu'elle 
durerait  autant  que  sa  vie,  ce  qui  est  vrai  de  tout  le 
monde,  et  il  en  conclut  qu'elle  était  invincible. 
Invincible,  c'est-à-dire  jamais  domptée,  cela  pouvait 
s'entendre.  Mais  il  rencontre  un  texte  :  «  Tu  ne 
convoiteras  pas.  «  La  loi  .interdit  la  concupiscence! 


1.  Den.-Paq.,  H,  3S9,  note  2. 

3. 


4G  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

L'éprouver,  c'est  donc  commettre  un  péché.  La 
concupiscence  n'est  donc  autre  chose  que  le  péché, 
c'est-à-dire  le  péché  originel,  vivant  toujours  en 
nous,  baptisés,  fût-on  moine  ou  dans  les  ordres 
sacrés. 

La  réaction,  brutale,  comme  il  fallait  s'y  attendre, 
exagérée,  —  c'est  encore  dans  son  caractère,  —  la 
confusion  qui  en  résulta,  la  colère  contre  ses  maî- 
tres, tout  cela  fermente  et  bouillonne  dans  une 
invective  passionnée  contre  ces  «  porcs  de  théolo- 
giens » .  Le  mot  est  en  allemand  [Sawtheologen)^  par 
un  délicat  sentiment  des  convenances,  dans  le  com- 
mentaire latin  de  l'épître  aux  Romains,  écrit  en  1515 
dans  le  cloître  de  Wittenberg.  Qu'ils  rentrent  en 
eux-mêmes  ces  théologiens,  car  «  leur  propre  expé- 
rience du  moins  leur  montrera  la  sottise  extrême  de 
leur  opinion,  les  couvrira  de  honte  et  de  remords. 
Car,  bon  gré,  mal  gré,  ils  éprouvent  en  eux-mêmes 
de  mauvais  désirs.  Alors  je  dis  :  Eh  bien?  Allons, 
de  grâce,  mettez-vous-y!  Soyez  des  hommes!  Faites 
donc  tous  vos  efforts  pour  que  ces  mauvais  désirs  ne 
soient  pas  en  vous.  Essayez,  comme  vous  dites, 
toutes  vos  forces  pour  aimer  Dieu  naturellement, 
enfin  sans  la  grâce.  Si  vous  êtes  sans  concupiscences, 
nous  vous  croyons.  Mais  si  vous  habitez  avec  elles 
et  en  elles,  déjà  vous  n'accomplissez  pas  la  loi.  Car 
la  loi  dit  :  Tu  ne  convoiteras  pas,  mais  tu  aimeras 
Dieu  ^  ». 

Nous  voilà  bien,  dès  cette  époque,  dans  le  chaos 
d'où  Luther  ne  sortira  plus. 

La  concupiscence  se  présente  à  lui  comme  une 

1.  FiCKER,  Luthers  Vorlesung  ûber  den  Rômerbrief,  p.  110. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  47 

puissance  formidable.  C'est  Antée.  c'est  l'hydre  de 
Lerne.  Et  certes  il  a  raison.  Mais  il  s'est  imaginé 
qu'elle  est  interdite  par  la  loi,  taxée  par  Dieu  do 
péché.  Lui  qui  souffrait  si  cruellement  de  ne  pas  être 
saint  est  condamné  à  demeurer  dans  le  péché.  Irri- 
tation, amertume,  angoisse.  C'est  alors  que  la  lu- 
mière vient  luire  dans  les  ténèbres.  Le  salut  sort 
du  désespoir.  Il  suffit  de  renoncer  à  sa  justice  propre 
et  de  se  mettre  à  l'abri  de  la  colère  derrière  la  jus- 
tice du  Christ.  Qu'est  en  effet  la  doctrine  de  saint 
Paul,  si  ce  n'est  la  condamnation  de  la  justice  propre 
et  la  révélation  de  la  justice  du  Christ? 

Il  y  a  cependant  une  différence!  Que  la  docte 
Allemagne  nous  le  pardonne,  mais  il  faut  le  dire, 
et  elle  ne  l'ignore  plus,  l'exégèse  de  Luther  n'a 
aucunement  le  sens  de  l'histoire.  Le  moine  ne  pose 
pas  la  situation  historique  pour  entendre  les  paroles 
de  l'Apôtre.  Dans  le  cas  concret  que  Paul  a  résolu, 
c'est  bien  simple  :  les  Juifs,  croyant  que  leur  propre 
justice  suffit,  ne  veulent  pas  recourir  à  la  justice 
du  Christ.  Ceux  au  contraire  qui  se  font  baptiser 
l'implorent  et  la  reçoivent.  Et,  par  le  fait  même,  le 
péché  est  effacé,  et  ils  deviennent  justes.  Luther 
était  précisément  dans  ce  cas,  et  non  dans  celui  des 
Juifs,  au  moins  après  avoir  reçu  l'absolution.  S'il 
croit  que  le  péché  n'a  pas  été  remis,  il  renonce  à 
une  justice  qui  serait  en  même  temps  la  sienne  et 
celle  du  Christ.  Il  refuse  le  don  de  Dieu,  et  pourtant 
il  fait  appel  à  la  justice  du  Christ  à  la  condition 
qu'elle  lui  demeure  extérieure.  Son  péché  persiste, 
et  il  s'en  vante,  mais  il  est  couvert.  Il  y  a  là  matière 
à  des  contradictions  séduisantes  pour  son  esprit 
absolu,  pour  sa  philosophie  instinctive  de  l'absolu, 


48  ■      LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

qui  sera  celle  de  FAllemagne  :  il  se  sent  à  la  fois 
bon  et  mauvais,  juste  et  injuste,  pécheur  et  reçu  en 
grâce.  Dieu  impute  au  pécheur  la  justice  du  Christ, 
sans  la  lui  communiquer.  Donc  il  s'abîme  dans  son 
néant,  il  se  complaît  dans  sa  bassesse,  il  s'humilie 
devant  Dieu,  comme  personne.  Précieuse  humilité 
dont  sont  incapables  ceux  qui  se  croient  justes!  En 
renonçant  une  bonne  fois  à  cette  justice,  dont  le 
nom  même  «  le  dégoûte  »,  il  a  trouvé  la  paix,  car  la 
justice  du  Christ  est  un  fondement  inébranlable. 
Elle  ne  saurait  manquer  à  celui  qui  se  croit,  par 
une  foi  confiante,  assuré  d'obtenir  le  salut. 

Messieurs,  je  ne  serais  pas  étonné  que  vous  regar- 
diez cette  distinction  de  la  justice  imputée  ou  com- 
muniquée comme  une  subtilité  d'ordre  secondaire. 
Si  les  mérites  du  Christ  nous  sont  appliqués,  qu'im- 
porte, semble-t-il,  que  ce  soit  par  un  don  de  sa 
justice  ou  parce  que  Dieu  en  tient  compte  au  lieu 
de  nous  juger  pour  ce  que  nous  sommes  ? 

Voyez  cependant  les  conséquences.  Si  la  concu- 
piscence est  invincible,  il  est  inutile  d'essayer  de  lui 
résister.  De  gré  ou  de  force  nous  sommes  établis 
dans  le  péché,  et,  loin  qu'il  nuise  à  notre  salut,  il 
nous  induira  plutôt  à  une  humilité  salutaire  ;  nous 
n'en  serons  que  plus  portés  à  nous  couvrir  de  la 
grâce  du  Christ.  Luther,  pour  une  fois,  était  parfai- 
tement logique  en  écrivant  à  Mélanchton  le  fameux 
pecfia  fortiter,  «  Péchez  intrépidement».  La  foi  qui 
couvrira  plus  de  péché  n'en  sera  que  plus  héroïque. 
Voyez  encore.  Plus  que  la  lutte  contre  le  péché, 
l'élan  vers  les  bonnes  œuvres  est  inutile,  et  même 
dangereux.  Il  s'appuie  sur  cette  erreur  que  la  jus- 
tice propre  est  quelque  chose,  qu'on  peut  l'augmen- 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  49 

ter  et  ensuite  —  ce  qui  serait  une  abomination  — 
s'en  targuer  pour  obtenir  la  vie  éternelle.  Mériter 
la  vie  éternelle  par  des  œuvres  de  la  loi!  Que  dirait 
Paul  de  ce  blasphème!  —  Alors  à  quoi  bon  les 
bonnes  œuvres? 

Mais  il  y  a  plus.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
opérations  morales  qui  seront  faussées.  L'impossi- 
bilité d'éviter  le  mal  découle  de  l'imperfection  de  la 
volonté.  Car  l'homme,  depuis  qu'il  est  pécheur, 
c'est-à-dire  depuis  le  péché  originel,  est  dépourvu 
du  libre  arbitre  ;  sa  nature  est  irrémédiablement 
corrompue,  et  le  baptême  n'y  change  rien. 

Vous  le  voyez,  une  divergence,  à  peine  sensible 
au  point  de  départ,  conduit,  par  un  fâcheux  aiguil- 
lage, à  la  ruine  des  mœurs.  Les  effets  répondirent 
avec  un  tel  éclat,  rapidement  et  brutalement,  que 
Luther  en  rejeta  la  responsabilité  de  toute  son  éner- 
gie. Il  s'empressa,  et  cette  fois,  louablement,  de  se 
contredire.  Nous  ne  songeons  pas  à  reprocher  au 
luthéranisme  de  l'indifférence  morale;  il  serait 
seulement  à  souhaiter  qu'il  comprît  son  inconsé- 
quence. Mais  nous  n'insistons  pas,  car  notre  thème 
nous  oblige  plutôt  à  examiner  par  quel  artifice  Lu- 
ther a  pu  attribuer  à  saint  Paul  une  doctrine  aussi 
contraire  à  celle  qu'il  a  enseignée  clairement. 

C'est  ici  surtout  que  j'ai  besoin  de  toute  votre 
attention.  Rappelez  à  votre  mémoire  ce  véritable 
chant  de  triomphe  qu'a  entonné  l'apôtre  pour  célébrer 
la  victoire  du  baptisé  sur  le  péché,  lavé  qu'il  est 
dans  le  sang  du  Christ,  purifié,  vivant  d'une  vie  di- 
vine ^ .  Nous  dirions  plutôt  qu'il  a  exagéré  le  change- 

4.  Rom.v,  1-11;  Mil,  31-39. 


50  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

ment  produit  par  le  baptême.  Tout  cela  ne  compte 
plus  pour  Luther.  Il  s'est  buté  sur  quelques  termes, 
il  ne  sortira  pas  de  là  ;  ils  lui  fermeront  l'horizon 
ouvert  par  l'acte  de  foi.  Car  il  a  lu  dans  saint  Paul  : 
«  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  fais,  »  cest-à-dire  le  mal, 
«  c'est  le  péché  qui  habite  en  moi.  »  Cela  est  clair. 
Le  péché  liabite  donc  en  nous.  Certes!  mais  il  fau- 
drait savoir  quand?  Il  n'est  douteux  aujourd'hui 
pour  personne,  j'ai  bien  dit  personne,  que  saint  Paul 
l'entendait  du  moment  où  l'homme  n'a  pas  encore 
embrassé  le  christianisme,  et  où  sa  raison  se  débat 
contre  rentrainement  du  péché,  sans  trouver  aucun 
secours  dans  la  loi  de  Moïse.  Il  est  vrai  qu'Augustin 
a  pensé  que  la  lutte  si  tragique  décrite  par  l'Apôtre 
devait  s'entendre  du  chrétien  baptisé  ;  erreur  d'in- 
terprétation qui  ne  l'avait  pas  entraîné  dans  une 
erreur  de  doctrine.  Mais  Luther  tenait  à  l'avoir 
avec  lui  ;  par  défaillance  de  mémoire  ou  en  perpé- 
trant une  falsification  voulue,  il  lui  fait  dire  que  la 
concupiscence  est  le  péché. 

Il  fallait  appuyer  ce  premier  indice.  Précisément 
dans  cette  même  épître  aux  Romains^  saint  Paul 
cite  le  psalmiste  :  «  Heureux  ceux  dont  les  iniquités 
ont  été  remises,  et  dont  les  péchés  ont  été  recou- 
verts ;  heureux  l'homme  auquel  le  Seigneur  ne 
compterait  pas  de  péché  ^  »  Ces  péchés  recouverts 
ou  couverts  sont  une  bonne  fortune  pour  Luther. 
Dieu  les  couvre,  pour  ne  pas  les  voir;  ils  existent 
donc  encore  dans  l'homme.  Notez  que  ce  terme 
provient  d'une  fausse  interprétation  des  traducteurs 
grecs.  La  Bible  protestante  française  traduit  avec 

1.  Rom.  IV,  7  s.;  Ps.  xxxi  (xxxd),  1  et  2. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  51 

raison  péchés  «  pardonnes  ».  Et  Luther  traduira  plus 
tard  la  Bible  de  l'hébreu  en  allemand  !  11  eût  dû  dès 
lors  se  rendre  compte  du  contresens.  —  Mais  Paul 
n'a-t-il  pas  pris  la  responsabilité  de  cette  expression? 
Non,  —  car  dans  ce  contexte  les  péchés  recouverts 
sont  synonymes  des  iniquités  remises.  Paul  eût  jugé 
monstrueuse  cette  fiction  juridique  ou  plutôt  cette 
comédie,  du  Dieu  tout-puissant  couvrant  le  péché 
pour  ne  pas  le  voir.  Lui  Luther  se  délecte  dans 
ces  explications  trop  littérales.  Une  nouvelle  preuve 
que  le  péché  demeure  après  le  pardon,  c'est  qu'un 
autre  psaume  a  dit  :  «  11  a  soustrait  son  dos  aux 
fardeaux,  évitant  ainsi  de  dire  :  11  a  soustrait  les 
fardeaux  de  dessus  son  dos  ^ .  »  Donc  le  fardeau  reste, 
mais  le  dos  n'en  a  pas  la  charge  ou  la  responsabilité, 
parce  que  Dieu  n'impute  pas  le  péché  à  celui  qui 
demeure  pécheur. 

Et  voici  que  par  une  coïncidence  heureuse,  à  côté 
du  péché  qui  n'est  pas  impute,  Paul  connaît  une  jus- 
tice imputée.  C'est  celle  d'Abraham,  dont  la  Genèse  a 
écrit  :  «  Abraham  a  cru  en  Dieu  et  cela  lui  fut  compté 
comme  justice^.  »  Cela  lui  fut  compté,  donc  Dieu  a 
fait  bonne  mesure,  il  a  accepté  la  foi  d'Abraham 
pour  plus  qu'elle  ne  valait,  pour  de  la  justice! 
Donc,  conclut  encore  Luther,  Abraham  était  agréa- 
ble à  Dieu  par  la  foi  seule,  sans  posséder  en  lui  la 
justice.  Le  moine  augustin  ne  prend  pas  garde  au 
sens  de  la  Genèse,  qui  a  simplement  voulu  dire 
combien  la  foi  d'Abraham  était  agréable  à  Dieu.  Il 
ne  prend  pas  garde  non  plus  que  l'Apôtre  préten- 
dait enlever  une  arme  aux  Juifs  en  leur  prouvant  par 

1.  FiCRER,  p.  108,  PS.  LXXX. 

2.  Rom.  IV,  3  ss. 


BRARY  st.  MÀRY'S  COLLEGE 


52  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

un  texte,  reçu  par  eux,  qu'Abraham,  leur  père,  a 
lui  aussi  trouvé  grâce  auprès  de  Dieu  par  la  foi 
comme  les  chrétiens,  avant  de  recevoir  la  circon- 
cision. Surtout  il  refuse  d'entendre  les  paroles  en- 
thousiastes de  l'Apôtre  sur  le  don  de  vie  divine  qui 
suit  l'acte  de  foi  et  accompagne  la  justification.  Non, 
il  s'accroche  à  un  terme  isolé  d'où  il  tire  tout  un 
système.  Il  tient  sa  justice  imputée.  C'est  écrit 
comme  cela.  D'autant  que  c'est  plus  sûr.  Car  la 
justice  chrétienne,  qui  est  à  la  fois  de  Dieu  et  de 
l'homme,  l'homme  peut  la  perdre  par  le  péché.  Mais 
on  ne  saurait  perdre  la  justice  du  Christ  qu'on  n'a 
jamais  possédée.  On  peut  toujours  s'en  emparer  par 
la  foi.  Il  suffît  d'avoir  une  ferme  confiance,  confiance 
qui  est  nécessaire,  mais  qui  suffît  au  salut.  Aucune 
œuvre  n'est  requise,  aucune  œuvre  ne  sert  de  rien 
pour  le  salut.  Quoi!  la  charité  même  serait-elle 
inutile?  Oui,  car  elle  aussi  est  une  œuvre,  étant 
l'accomplissement  d'un  commandement.  Car  il  est 
écrit  :  «  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu.  »  Ainsi 
s'achève  le  dépouillement  complet  de  l'âme  péche- 
resse, n'attendant  plus  son  salut  que  du  Sauveur, 
et  il  faut  avouer  que  Luther  a  écrit  sur  ce  sujet 
des  choses  touchantes,  qui  ont  consolé  bien  des 
âmes. 

11  est  fâcheux  qu'elles  reposent  encore  sur  un 
contresens.  Car  si  Paul  a  déclaré  la  loi  de  Moïse 
abrogée,  c'était  comme  un  régime  religieux  provi- 
soire, ce  n'était  point  comme  contenant  le  principe 
même  de  toute  religion,  qui  est  l'amour  de  Dieu  et 
du  prochain.  Aussi  avait-il  lui  aussi  proclamé  un 
principe  simple  et  libérateur  :  toute  la  loi  tient  dans 
ce  principe  :  «  Tu  aimeras  le  prochain  comme  toi- 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  53 

même  ^  »,  ce  qui  est  proprement  la  loi  du  Christ. 

Si  amoindrie  qu'elle  soit,  la  piété  de  Luther  n'a 
rien  de  commun  avec  ce  qu'on  nommait  naguère  la 
libre  pensée,  et  de  préférence  aujourd'hui  la  pensée 
libre  et  l'affranchissement  de  la  raison. 

Rarement  la  raison  a  été  plus  maltraitée,  et  sûre- 
ment on  ne  l'a  jamais  rabrouée  plus  grossièrement 
lorsqu'elle  prétend  intervenir  dans  les  choses  spi- 
rituelles et  divines. 

Par  respect  pour  vous,  je  ne  transcris  pas  les 
injures.  Notons  seulement  ce  qui  a  fait  rompre  cet 
égout  :  «  La  raison  est  contraire  à  la  foi.  C'est  uni- 
quement à  Dieu  qu'il  appartient  de  donner  la  foi 
contre  la  nature,  contre  la  raison,  en  un  mot,  de 
faire  croire^.  »  Et  Luther  n'a  pas  seulement  écrasé 
la  raison  par  la  foi,  c'est  la  raison  qui  s'annihile 
elle-même,  quand  elle  ne  voit  pas  de  difficulté  à  ce 
qu'une  chose  soit  et  ne  soit  pas  en  même  temps. 
Tout  exercice  normal  de  la  raison  est  pour  lui  un 
enfantillage  :  «  Qu'on  laisse  donc  de  côté  ces  en- 
fantillages et  ces  arguments  humains  qui  disent  : 
«  Un  seul  et  même  acte  ne  peut  être  agréable  et  non 
«  agréable,  parce  qu'il  serait  et  ne  serait  pas  bon.  » 
Ce  sont  subtilités  scotistes  que  je  cite  pour  montrer 
combien  ils  sont  éloignés  de  la  vérité,  quand  ils 
mesurent  ces  choses  divines  par  de  petites  raisons 
humaines.  Ils  ne  parleraient  pas  ainsi,  s'ils  n'igno- 
raient la  vérité  de  l'Écriture^.  « 

Les  personnes  pour  lesquelles  le  mysticisme  est 
l'aberration  ou  tout  au  moins  l'abdication  totale  de 


i.  Gai.  V,  14. 

2.  Den.-Paq.,  ni,  273. 

3.  Den.-Paq.,  ni,  285 (en  latin). 


54  LE  SENS  DU  CHRISTIANÏSIVIE. 

la  raison,  concluront  que  nous  sommes  en  plein 
dans  le  mysticisme.  Nous  y  serions  plutôt  par  cette 
tentative  de  nous  rapprocher  du  Christ  qui  est  le 
trait  admirable  et  séduisant  de  l'appel  aux  âmes  du 
moine  révolté.  Qu'on  regarde  de  près,  il  manque  à 
ce  mysticisme  ce  qui  en  est  l'essence,  la  véritable 
union  dont  parlait  saint  Paul.  Car  ces  péchés  qui 
demeurent  sont  sans  doute  un  obstacle  à  l'union, 
quoique  recouverts,  et  la  grâce  du  Christ,  exté- 
rieure et  extrinsèque,  ne  comble  pas  la  distance 
entre  l'âme  et  Dieu.  Or  Dieu  est  infiniment  bon  et 
libéral.  Comment  n'a-t-il  pas  trouvé  le  secret  d'en- 
richir l'âme  qu'il  habite?  Il  est  infiniment  saint. 
Comment  habiterait-il  avec  le  péché  ? 

Et  si  l'âme  est  invitée  à  se  défier  de  ses  œuvres 
faites  en  union  avec  le  Christ,  c'est  donc  que  l'union 
n'est  pas  réelle?  Car  toute  union  avec  Dieu  doit  être 
féconde,  et  c'est  pourquoi  saint  Paul  parle  avec  tant 
d'allégresse  du  fruit  de  l'Esprit-Saint. 

En  voilà  assez  pour  constater  que  Luther,  au  lieu 
de  suivre  le  courant  parfois  totïrmenté  mais  tou- 
jours reconnaissable  de  la  pensée  de  saint  Paul, 
s'est  attaché  à  des  termes  isolés,  ou  séparés  de  leur 
contexte,  pour  résoudre  la  contradiction  de  son 
expérience  personnelle  :  une  immense  soif  d'as- 
surance sur  son  salut,  contredite  par  la  menace 
peut-être  victorieuse  de  la  concupiscence. 

Désormais  il  possédait  le  critère  de  toute  vé- 
rité. Son  exégèse  subjective  et  personnelle  cessait 
en  même  temps  d'être  synthétique.  Il  ne  pouvait 
décemment  s'appuyer  sur  saint  Paul  et  le  disqua- 
lifier. Mais  l'épître  de  saint  Jacques  prônait  ouver- 
tement les  bonnes  œuvres.  C'est  un^  épître  de  paille. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  55 

La  tradition  est  renversée  du  même  coup.  Comme 
l'a  très  bien  dit  Harnack  :  «  L'ancien  christianisme 
dogmatique  est  abrogé,  et  une  nouvelle  conception 
de  l'Évangile  mise  à  la  place  ^  »  Les  libertés  prises 
avec  l'exégèse  ne  manifestaient  pas  assez  son  indé- 
pendance et  son  droit  sur  les  textes.  Il  plut  à 
Luther  d'ajouter  un  mot,  un  petit  mot  dans  sa  tra- 
duction del'épître  aux  Romains.  Saint  Paul  adit^  : 
«  Nous  tenons  que  l'homme  est  justifié  par  la  foi 
sans  les  œuvres  de  la  Loi.  »  Luther  a  traduit  :  «  Nous 
tenons  que  l'homme  est  justifié  sans  les  oeuvres 
de  la  loi  par  la  foi  seule,  »  Seule  est  de  trop.  La 
pensée  de  Paul  est  bien  que  la  foi  suffit  sans  les 
œuvres  pour  la  première  justification  du  baptisé, 
mais  par  la  foi  il  entend  la  foi  complète  du  caté- 
chumène, qui  embrasse  le  christianisme  de  toute 
son  âme.  En  mettant  seule,  le  traducteur  se  donne 
l'air  d'exclure  la  charité.  Enfin  ce  n'est  pas  à  un 
traducteur  de  changer  le  texte.  On  l'avertit.  Ses 
partisans  hésitent  à  lui  donner  raison.  Mais  lui  : 
«  Je  vous  en  prie,  n'écoutez  pas  les  inutiles  piail- 
leries  de  tels  ânes  sur  le  mot  seule;  et  contentez- 
vous  de  leur  répondre  :  «  Luther  veut  qu'il  en  soit 
«  ainsi  et  il  dit  qu'il  est  docteur  au-dessus  de  tous 
«  les  docteurs  de  tout  le  papisme.  Le  mot  doit  rester 
«  à  sa  place  ^.  »  Désormais,  je  veux  tout  simplement 
les  mépriser,  et  les  tenir  pour  méprisés,  tant  qu'ils 
resteront  ce  (ju'ils  sont,  je  veux  dire  un  troupeau 
d'ânes.  »  —  Evidemment  cela  est  décisif  ;  il  n'y  a 
rien  à  répliquer. 


4.  Den.-Paq.,  in,  p.  G5. 

"2.  Rom.  m,  28. 

3.  Den.-Paq.,  ni,  p.  190. 


56  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 


Comme  fondateur  de  religion,  Luther  devait 
tenir  son  pouvoir  du  ciel.  Il  n'a  pas  manqué  de  le 
dire  :  «  Je  suis  certain  d'avoir  reçu  ma  doctrine  du 
ciel.  »  Il  devait  faire  des  prophéties,  et  il  en  a  fait 
une  solennelle  :  «  Malgré  toutes  les  portes  de  l'enfer 
et  toutes  les  puissances  de  l'air,  de  la  terre  et  de  la 
mer,  mes  dogmes  demeureront,  et  le  pape  tombera. 
Dieu  verra  qui  succombera  le  premier,  du  pape  ou 
de  Luther  ^ .  » 

Le  pape  est  toujours  debout,  mais'Luther  domine 
encore  le  sentiment  religieux  dans  la  plus  grande 
partie  de  l'Allemagne,  cela  n'est  que  trop  certain. 
Et  peut-être  estimez-vous,  Messieurs,  que  j'ai  exa- 
géré !  Si  vraiment  la  religion  nouvelle  des  Allemands 
est  fondée  à  l'origine  sur  une  série  de  contresens, 
comment  les  Allemands  ne  s'en  sont-ils  pas  aperçus  ? 
et  dans  ce  cas  comment  peuvent-ils  encore  glorifier 
Luther  avec  tant  d'emphase  ?  C'est  le  problème  que 
nous  avons  posé  dès  le  début  et  que  nous  ne  pouvons 
éviter  d'aborder,  si  impénétrable  qu'il  paraisse. 

Et  d'abord  Luther  est  un  autre  homme  qu'un 
exégète  correct  et  consciencieux.  Et  c'est  précisé- 
ment la  puissance  de  sa  personnalité,  la  véhémence 
de  ses  impulsions,  la  force  étrange  de  son  imagi- 
nation qui  l'ont  empêché  de  suivre  ces  voies  com- 
munes où  l'on  a  plus  de  chances  de  garder  le 
contact  avec  le  sens  des  textes.  Aujourd'hui  les 
critiques  allemands  tout  à  fait  indépendants  de  la 

i.  Den.-Paq.,  t.  lU,  p.  486. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  57 

sujétion  luthérienne  reconnaissent  volontiers  que 
Luther  n'a  pas  compris  saint  Paul.  Inférieur  et  de 
beaucoup  à  Érasme  et  même  à  Lefèvre  d'Étaples 
comme  humaniste,  incapable  de  saisir  finement  les 
modahtés  de  la  langue  et  de  la  pensée,  absolument 
étranger  à  la  conception  même  de  la  critique  his- 
torique, Luther  n'a  contribué  à  l'exégèse  que  par 
des  étrangetés  qu'il  faudrait  confesser.  Mais  il  en 
coûte  aux  Allemands  de  regarder  de  près  leur  grand 
homme  ;  ils  ne  sont  pas  si  respectueux  quand  il 
s'agit  de  Jésus-Christ!  Nous  revenons  donc  tou- 
jours à  ce  même  point.  Comment  le  génie  de  Luther 
était-il  tellement  en  harmonie  avec  celui  de  sa  race 
qu'il  en  semble  aujourd'hui  encore  le  type  accompli 
dans  l'ordre  religieux  ? 

A  cette  question  on  a  fait  une  réponse  que  j'ai 
longtemps  tenue  pour  satisfaisante,  qui  explique 
une  grande  partie  des  faits,  mais  qui  ne  résout  pas 
complètement  la  difficulté. 

M.  Heinrich,  que  j'ai  déjà  cité,  a  rappelé  le  mot 
de  Tacite  : 

«  Les  peuplades  des  Germains  n'habitent  pas  de 
villes,  on  le  sait  assez;  ils  ne  peuvent  même  se 
souffrir  comme  voisins.  Ils  installent  leurs  cultures, 
vivant  séparés  et  isolés,  selon  que  leur  a  plu  une 
source,  un  champ,  un  bois  \  » 

De  même  dans  le  luthéranisme.  Son  article  es- 
sentiel impose  à  chacun  de  croire  que  ses  péchés 
sont  effacés  par  le  sacrifice   du  Calvaire.  «  La  foi 


1.  De  moribus  Germanorurn,  XVI  :  Nullas  Germanorum  populis 
urbes  habitari,  satis  notum  est;  ne  pâli  quidem  inter  se  iunctas 
sedes.  Coliint  discreti  ac  diversi,  ut  fons,  ut  campus,  ut  nemus 
placuit. 


58  LE  SENS  DU  CHIilSTlAlSlSME. 

est  réduite  à  une  sorte  de  point  mathématique  qui 
laisse  toute  l'immensité  de  l'espace  livrée  aux  li- 
bres conjectures  des  interprétations  personnelles. 
Tout  le  reste  des  dogmes  et  des  observances  de- 
vient une  simple  question  de  rapports  entre  l'âme 
et  Dieu.  C'est  comme  un  contrat  individuel  où 
chacun  ne  stipule  que  pour  soi.  L'antique  indépen- 
dance du  Germain  au  sein  de  ses  forêts  va  donc  re- 
paraître dans  la  vie  religieuse  ^ .  » 

C'est  très  exact,  mais  il  y  a  autre  chose.  Une  fois 
l'explosion  d'indépendance  réprimée,  et  durement 
réprimée  par  les  princes,  le  luthéranisme  se  figea 
dans  une  orthodoxie  nouvelle,  aussi  jalouse  de  ses  li- 
mites que  l'ancienne,  les  diverses  confessions  qui 
en  dépendaient  s'isolant  et  se  groupant  en  commu- 
nautés selon  le  pays  où  l'on  vivait.  Chaque  région 
avait  sa  religion  et  dictait  la  religion  selon  des 
règles  assez  strictes  ;  le  gouvernement  la  protégeait 
parce  qu'elle  ressortissait  à  l'administration.  On 
avait  donc  ce  spectacle  étrange  pour  nous  d'une 
obéissance  fort  exacte  au  prince,  même  dans  l'ordre 
religieux,  pratiquée  par  des  communautés  très  glo- 
rieuses de  s'être  émancipées  de  Rome.  Au  temps  de 
M"*®  de  Staël  le  contraste  paraissait  piquant,  et  elle 
l'expliquait  avec  sa  bienveillance  accoutumée  :  «  Les 
hommes  éclairés  de  l'Allemagne  se  disputent  avec 
vivacité  le  domaine  des  spéculations, et  ne  souffrent 
dans  ce  genre  aucune  entrave  ;  mais  ils  abandon- 
nent assez  volontiers  aux  puissants  de  la  terre  tout 
le  réel  de  la  vie  ^.  » 

La  voilà  bien,  cette  Allemagne  rêveuse,  que  nous 

1.  Histoire  de  la  Uttér.  allemande^  t.  I,  p.  429. 

2.  De  l'Allemagne,  I,  cli.  ii. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  59 

croyions  idéaliste  comme  nous,  semblable  au  poète 
de  Schiller  qui  se  présente  devant  le  trône  de 
Jupiter  lorsque  tous  les  biens  de  la  terre  sont  déjà 
distribués.  Pourvu  qu'elle  songe  et  qu'elle  pense, 
que  lui  importe  le  réel  de  la  vie  ?  A  ce  compte  elle 
aurait  bien  changé,  car  nous  avons  de  bonnes 
raisons  pour  en  connaître  une  autre.  Or  il  semble 
bien  plutôt  qu'elle  a  toujours  manifesté  des  ten- 
dances constantes.  Il  est  bien  entendu  que  nous 
ne  parlons  pas  de  la  race  dans  le  sens  d'une  des- 
cendance sélectionnée,  mais  d'un  groupe  de  peu- 
ples qui  suivent  certaines  directions  de  culture. 
Que  celle  des  Allemands  les  distingue  des  autres 
hommes,  ils  l'ont  assez  dit,  et  ils  en  sont  très  sa- 
tisfaits. 

Il  faudrait  donc  pouvoir  expliquer  deux  tendances 
contradictoires,  qu'ils  ont  toujours  montrées  et 
qu'ils  montrent  encore  :  indépendance  de  l'auto- 
rité spirituelle,  obéissance  ponctuelle  aux  souve- 
rains des  Etats,  et  dire  comment  ils  sont  }>enseurs  si 
libres  et  fonctionnaires  si  parfaits.  La  raison  est 
peut-être  une  sorte  d'indifférence,  et  il  n'est  pas 
injuste  d'ajouter  d'incapacité,  à  l'égard  des  prin- 
cipes abstraits,  et  un  sentiment  très  vif  des  avan- 
tages pratiques  de  la  discipline. 

En  effet,  comme  Ozanam  l'a  montré,  les  an- 
ciens Germains  possédaient  en  germe  les  mêmes 
institutions  que  les  Romains  ou  les  Grecs.  Chez 
les  uns  comme  chez  les  autres,  la  religion  et  le 
droit  s'opposaient  à  l'anarchie.  Mais  tandis  que 
les  Grecs  et  les  Romains  mirent  de  l'ordre  dans 
leurs  religions  et  firent  prévaloir  le  droit  sur  la 
force  :  en  Germanie,  dit  Ozanam,  «  la  règle  plie  sous 


m  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

l'effort  des  imaginations  et  des  volontés  indociles, 
on  voit  prévaloir  cet  esprit  de  désordre,  c'est-à-dire 
de  barbarie  en  matière  de  religion,  dont  l'Alle- 
magne ne  sut  jamais  entièrement  se  délivrer^  »,  et, 
dans  le  domaine  du  droit,  l'autorité  plia  de  toutes 
parts  sous  l'effort  de  la  liberté.  Quand  le  Romain 
disait  :  Que  les  armes  cèdent  à  la  toge  !  il  n'abais- 
sait pas  les  faisceaux  du  chef  militaire  devant  le 
beau  parleur  du  forum,  comme  on  l'entend  trop 
souvent  de  nos  jours  ;  il  opposait  un  droit  régulier, 
prononcé  d'après  des  formules  appliquées  par  des 
juges,  à  la  violence  qui  se  fait  justice  les  armes  à 
la  main.  C'est  toute  la  différence  entre  la  civilisa- 
tion et  la  barbarie.  L'antagonisme  entre  l'autorité 
et  la  liberté  s'est  retrouvé  partout.  Dans  les'  so- 
ciétés gréco-romaines,  l'autorité  est  demeurée 
maîtresse  ;  chez  les  Germains  elle  a  fléchi. 

Si  elle  a  paru  victorieuse  un  moment,  c'est  par 
l'influence  du  christianisme,  et  le  Germain  non 
romanisé  a  résisté  autant  qu'il  a  pu  à  cette  in- 
fluence. Cependant  il  a  su  pratiquer  l'obéissance, 
et  une  obéissance  très  ponctuelle,  que  d'aucuns 
déclarent  même  excessive.  Mais  dans  quelles  con- 
ditions? «  L'Allemand,  écrivait  M.  de  Bûlow,  de 
par  son  tempérament,  se  sent  plus  à  son  aise,  lié 
aux  petites  associations,  que  rangé  dans  la  vaste 
union  nationale  ^.  »  Pourtant,  dirions-nous,  il  se 
sentait  assez  à  son  aise  quand  il  se  groupait  autour 
de  son  empereur  pour  conquérir  le  monde,  soit 
qu'il  descendît  en  Italie  avec  les  Othon,  pensant 


1.  Les  Germains,  I,  p.  HO. 

2.  Revue  des  Deux-Mondes,  i*'  févr.  1915  p.  604  :  Véternelle  Alle- 
magne, d'après  le  livre  du  Prince  de  Bûlow,  par  M.  Victor  Bérard. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  61 

prendre  le  chemin  de  Byzance  pour  réunir  les  deux 
couronnes,  soit  qu'il  poursuivît  sous  les  Hohens- 
taufen  son  rêve  d'empire  universel,  soit  que  de 
nos  jours... 

Le  point  décisif  n'est  donc  pas  l'ampleur  de  l'as- 
sociation, grande  ou  petite,  société  pour  exploiter 
la  planète  ou  modeste  Verein  pour  cultiver  des 
choux.  Le  point  par  où  l'Allemand  se  distingue  des 
autres  peuples,  c'est  qu'il  a  moins  la  conception 
abstraite  de  l'Etat  que  la  notion  très  concrète  du 
but  à  poursuivre  et  des  avantages  à  recueillir.  Et, 
en  effet,  le  plus  souvent,  ces  utilités  visibles  et  tan- 
gibles se  retrouvent  plus  aisément  dans  les  petits 
groupements  que  dans  les  grands  États.  Voilà 
pourquoi  l'Allemand,  toujours  prêt  à  suivre  son 
chef  de  guerre  dans  les  expéditions  fructueuses, 
fut  d'ordinaire  très  soucieux  de  ne  pas  le  laisser 
empiéter  sur  les  libertés  des  villes  ou  des  petits 
états  où  il  trouvait  ses  commodités.  D'ailleurs  bien 
résolu  à  ne  point  diffamer  des  ennemis  de  parti 
pris,  je  constate  avec  notre  Ozanam  qu'il  y  a  là  un 
principe  salutaire  de  résistance  à  cet  envahisse- 
ment de  l'Etat  qui  peut  devenir  une  tyrannie  pour 
les  âmes.  Mais  l'indépendance  des  Allemands  s'est- 
elle  manifestée,  ainsi  que  celle  des  premiers  chré- 
tiens, comme  une  protestation  de  la  conscience 
contre  une  oppression?  Je  ne  le  vois  pas  dans  leur 
histoire,  puisqu'ils  ont  abandonné  aux  princes  l'ad- 
ministration des  églises.  Dans  cette  lutte  entre  la 
liberté  et  l'autorité,  je  les  féliciterais  volontiers,  si, 
comme  les  Anglais,  et  les  Américains,  ils  avaient  tenu 
en  échec  le  concept  envahissant  de  l'omnipotence 
de  l'Etat  par  une  claire  vue  des  droits  de  la  liberté 

4 


62  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

individuelle.  Mais  il  semble  que  c'est  le  concept 
même  de  l'Etat  qui  leur  a  manqué,  de  cette  /-es  pu- 
blica,  que  les  Romains  concevaient,  d'après  Fustel 
de  Coulanges,  comme  «  un  être  constant  et  éter- 
nel... une  sorte  de  monarque  insaisissable,  invi- 
sible, omnipotent  toutefois  et  absolu  ^  ». 

Comme  l'Etat,  la  loi  avait,  même  dans  la  libre 
Athènes,  un  caractère  absolu  :  «  Il  faut  faire,  »  disait 
Socrate  avant  de  boire  la  ciguë,  «  ce  que  commandent 
la  ville  et  la  patrie,  à  la  guerre,  au  tribunal  et  par- 
tout ^  !  »  Transportez  cette  idée  de  la  loi  dans  Tordre 
ecclésiastique,  et  voyez  quel  déchaînement  d'in- 
vectives elle  provoquera  dans  la  bouche  de  Luther  ! 
Encore  s'il  s'agissait  d'un  pouvoir  national  !  Mais 
le  pouvoir  du  pape  a  succédé  à  celui  de  Rome. 
Rompre  avec  lui,  c'est  revenir  à  la  liberté  des  no- 
bles fils  de  la  Germanie,  sauf  à  les  qualifier  très 
brutalement  quand  on  sera  en  famille. 

Ainsi  nous  croyons  comprendre  comment  les  Al- 
lemands ont  secoué  le  joug  d'une  grande  autorité 
spirituelle  qu'ils  regardaient  comme  étrangère.  Elle 
contrariait  à  la  fois  leur  instinct  d'indépendance  et 
leur  instinct  utilitaire. 

Cette  répugnance  à  concevoir  fortement  ce  qu'on 
peut  appeler  le  dogme  de  l'autorité,  soit  dans 
l'ordre  temporel,  soit  surtout  dans  l'ordre  spirituel, 
nous  indique  aussi  pourquoi  la  doctrine  de  Luther 
en  elle-même  répondait  si  bien  au  tempérament 
national  dans  son  indifiPéronce  pour  les  idées  abs- 
traites. 

L'Allemagne   est  particuEèrement   contente  de 

1.  Histoire  des  Institutions,  t.  I,  p.  147. 

2.  Criton,  xii,  Prosopopée  des  Lois. 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  63 

ses  philosophes  ;  Kant  et  Hegel  ne  lui  parai^ent 
pas  inférieurs  à  Gœthe.  et  Nietzsche  soulevait 
encore  l'enthousiasme  quand  il  avait  déjà  sombré 
dans  la  folie.  Elle  prétend  avoir  le  sens  de  l'absolu, 
de  la  profondeur,  qu'elle  oppose  au  morcelage 
superficiel  des  concepts  à  la  façon  de  Socrate,  de 
Platon,  d'Aristote  et  de  saint  Thomas  d'Aquin.  Je 
crains  que  ce  ne  soit  qu'une  avantageuse  dissimu- 
lation de  ce  qui  lui  manque  le  plus,  l'esprit  de 
finesse.  Voir  les  choses  dans  l'absolu  pourrait  bien 
signifier  simplement  voir  les  choses  en  gros,  man- 
quer de  la  pénétration  requise  pour  faire  les  dis- 
tinctions nécessaires.  Je  m'en  rapporte  pour  en 
juger  au  plus  grand  génie  de  sa  littérature,  le  seul 
peut-être  qui  ait  vraiment  enrichi  le  patrimoine  de 
Ihumanité,  par  l'accord  de  la  précision  grecque 
avec  la  flexibilité  nuancée  de  la  poésie  allemande, 
Gœthe.  Lorsqu'il  a  transposé  hardiment  le  mot  de 
saint  Jean  :  «  Au  commencement  était  le  Verbe  »,  en 
celui-ci  :  «  Au  commencement  était  l'action  » ,  il  n'a 
pas  changé  l'ordre  éternel  de  la  Vérité,  mais  il  a 
laissé  entrevoir  clairement  l'aspiration  la  plus  pro- 
fonde de  son  peuple,  race  et  culture,  qui  est  l'ac- 
tion. Le  moyen  âge  disait  que  Dieu  a  donné  l'uni- 
versité aux  Français  comme  aux  plus  intelligents, 
l'empire  aux  Allemands  comme  aux  plus  batail- 
leurs, et  je  ne  vois  pas  que  les  temps  modernes 
aient  à  réformer  ce  verdict,  quoi  qu'il  en  soit  du 
merveilleux  essor  des  universités  allemandes,  car, 
selon  un  autre  mot  de  Gœthe  :  «  l'Allemand  est 
capable  dans  le  détail  et  piteux  dans  l'ensemble^.  » 

1.  Cité  par  M.  de  Bùlow,  Revue  des  Deux-Mondes,  l"  fév.  1915. 
p.  613. 


64  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

C'est  une  autre  manière  de  dire  qu'il  ne  s'élève  pas 
aisément  à  ces  raisons  universelles  qui  sont  conte- 
nues dans  le  Verbe.  Et  d'ailleurs  il  n'y  attache  pas 
beaucoup  d'importance.  Un  autre  Allemand,  très 
^rand  encore,  Lessing,  nous  dira  qu'il  se  passionne 
davantage  pour  la  recherche  que  pour  la  posses- 
sion de  la  vérité.  Et  si  nous  suivions  la  courbe  de 
leur  philosophie,  nous  verrions  leur  moi,  le  moi 
individuel,  le  moi  de  l'état  prussien,  le  moi  du 
génie  allemand  se  faire  le  centre  de  la  vérité  des 
choses  et  la  norme  de  la  justice.  Sans  attribuer  à 
toute  l'Allemagne,  surtout  à  celle  d'autrefois,  des 
prétentions  aussi  extravagantes,  on  doit  recon- 
naître à  tout  le  moins  le  caractère  très  personnel, 
disons  le  subjectivisme  qui  est  pour  elle  la  mesure 
des  choses.  Il  en  résulte  de  l'indifférence  ou  de 
l'impatience  à  l'égard  du  dogme  objectif.  Kant  était 
bien  allemand  quand  il  renonçait  à  atteindre  Dieu 
par  la  raison  pure,  et  lui  rendait  quelque  existence 
par  la  raison  morale. 

Or  ce  que  Kant  a  fait  pour  Dieu,  Luther  l'avait  fait 
pour  le  christianisme.  Il  ne  l'a  pas  dépouillé  de 
tous  ses  dogmes,  il  en  a  soutenu  quelques-uns  de 
toute  soji  énergie,  mais  parce  que  lui,  Martin  Luther, 
ne  voulait  pas  se  laisser  entraîner  plus  loin  qu'il 
n'avait  résolu.  En  fait  il  transportait  tout  le  chris- 
tianisme dans  la  sphère  de  la  morale,  et  même  il 
le  réduisait  au  seul  point  de  la  confiance  indivi- 
duelle de  chacun  en  son  salut.  C'est,  nous  l'avons 
vu,  ce  que  M.  Harnack  nomme  la  simplification 
libératrice,  simplification  qui  n'est  pas  le  fait  du 
génie  contemplant  dans  un  principe  toutes  les  con- 
clusions qui    en    découlent,  mais    réduction  à  un 


LE  PSEUDO-MYSTICISME  DE  LUTHER.  65 

minimum  dans  l'ordre  moral  où  l'on  s'abrite  pour 
discuter  librement  des  croyances.  Et  c'est  peut- 
être  à  cause  de  ce  vague  que  le  luthéranisme  s'est 
montré  absolument  impuissant  à  réaliser  sa  pensée 
religieuse  dans  l'architecture,  dans  la  sculpture  et 
même  dans  la  peinture,  tandis  que  les  Bach  et 
Hœndel  lui  ont  donné  une  incomparable  expres- 
sion musicale. 

Par  cet  accent  moral  individuel,  par  un  senti- 
ment religieux  profond,  enthousiaste  et  poétique, 
par  son  imagination  riche  et  variée,  par  son  action 
presque  créatrice  sur  la  langue,  par  une  activité 
sans  relâche,  une  obstination  têtue,  la  brutalité  de 
sa  polémique,  son  réalisme  ordurier,  et  aussi  par 
la  haine  de  Rome,  l'affranchissement  d'observances 
gênantes,  comme  les  jeûnes  et  les  abstinences,  le 
pillage  des  biens  d'Église,  la  liesse  assez  vulgaire 
des  défroqués  mariés,  Luther  a  gagné  le  cœur  des 
Allemands. 

Sans  parler  de  la  chrétienté  divisée,  des  guerres 
de  religion  déchirant  sa  patrie  et  la  nôtre,  de  la 
ruine  des  âmes,  l'humanité  doit-elle  le  regarder 
comme  un  de  ses  plus  puissants  esprits? 

Selon  l'opinion  du  reste  des  hommes,  il  n'est  pas 
de  génie  vraiment  grand  s'il  n'a  eu  la  claire  cons- 
cience de  son  œuvre.  Je  ne  veux  pas  dire,  s'il  n'a 
pas  dominé  l'avenir,  qui  n'est  à  personne,  mais 
s'il  n'a  pas  su  ce  qu'il  faisait.  Richelieu  et  Napoléon 
ont  peut-être  coopéré  à  la  formation  de  l'Allemagne 
moderne,  mais  enfin  ils  savaient  ce  qu'ils  faisaient, 
Richelieu  en  affirmant  le  pouvoir  de  l'État,  Napo- 
léon en  organisant  la  Révolution.  Mais  Luther  a-t-il 
compris  que  son  interprétation  personnelle  de  la 

4. 


66  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Bible  fondait  le  libre  examen,  qu'il  détruisait  autant 
qu'il  était  en  lui  la  religion  qu'il  aimait  et  qu'il 
prétendait  rendre  à  sa  pureté  primitive?  11  est  le  père 
du  libre  examen,  comme  Voltaire  est  le  père  de  la 
démocratie  qu'il  détestait,  parce  qu'il  a,  en  jouant 
comme  un  enfant  capricieux,  ébranlé  l'ordre  social 
oii  il  se  trouvait  si  bien.  Dira-t-on  que  ces  incons- 
cients sont  vraiment  des  grands  hommes  ?  La  France 
ne  le  dit  pas  de  Voltaire,  grâce  à  Dieu.  L'Alle- 
magne peut  le  dire  de  Luther  puisqu'elle  n'attache 
pas  d'importance  à  la  claire  vue  des  concepts.  Il  lui 
suffit  que  Luther  ait  entraîné  des  millions  d'esprits, 
comme  d'autres  entraînent  des  millions  d'hommes. 
C'est  le  jugement  de  l'allemand  Dœllinger.  Nous 
attendons  un  autre  jugement  de  Thumanité.  Ce 
qui  est  déjà  parfaitement  certain,  c'est  que  Luther 
n'a  pas  compris  les  textes  de  saint  Paul  sur  les- 
quels il  fondait  le  sens  nouveau  qu'il  donnait  au 
christianisme.  Mais  à  eux  cela  est  bien  égal.  Je  me 
demande  s'ils  ont  assez  d'estime  pour  la  Vérité? 


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TROISIÈME  LEÇON 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE 
PAR  LES  DÉISTES. 


La  révolte  de  Luther  contre  l'Église  déchaîna  en 
Allemagne  une  explosion  d'anarchie  religieuse  et 
sociale.  C'était  dans  la  logique  des  idées.  Mais  on 
peut  dire  que  jamais  les  idées  ne  triomphent  com- 
plètement de  l'ordre  établi,  auquel  sont  attachés 
tant  d'intérêts.  C'est  ainsi  qu'en  France,  après  la 
tourmente  révolutionnaire,  les  bénéficiaires  du 
bouleversement  des  fortunes  ont  réclamé  un  ordre 
nouveau,  assis  en  grande  partie  sur  les  traditions 
de  l'ancien  régime.  La  raison  toute  simple  de  ce  fait 
est  peut-être  que  les  groupements  humains  ne  peu- 
vent vivre  en  paix  qu'en  suivant  certains  principes. 
Au  xvi^  siècle,  on  entendit  en  Allemagne  Hans 
Denk  (f  1528),  l'un  des  premiers  anabaptistes,  pro- 
clamer que  Jésus  n'était  que  l'idéal  de  l'humanité  ^ , 
et  Sébastien  Franck  (f  vers  1542),  préludant  à  Hegel, 
déclarer  que  «  notre  nature  est  divine,  que  l'être 
absolu,  être  inanimé,  se  réalise  en  nous,  car  nous 

1.  ViGOUROUx,  Les  Livres  saints  et  la  critique  rationaliste,  II,  449. 


68  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME 

sommes  l'actualité  de  Dieu^  ».  Ces  voix  isolées 
furent  réduites  au  silence.  En  Italie,  l'altération  du 
christianisme  se  fit  radicale  avec  les  Socini,  l'a 
négation  subtile  avec  Giordano  Bruno.  C'est  que 
sur  ce  sol  classique  la  renaissance  païenne  avait 
développé  plus  que  nulle  part  ailleurs  ses  consé- 
quences naturalistes.  En  Allemagne,  en  dépit  des 
alliances  de  Luther  avec  les  humanistes,  ligues 
passagères  déterminées  par  les  nécessités  du  succès 
politique,  la  Réforme  fut  plutôt  une  réaction  d'ap- 
parence mystique  de  la  vieille  foi  chrétienne  contre 
Tëmancipation  de  la  raison.  Pour  tout  dire,  les 
autorités  sociales  ne  concevaient  même  pas  qu'on 
pût  vivre  sans  religion,  et  la  religion  ne  pouvait 
être  que  celle  du  Christ.  C'est  un  des  mérites  de 
l'école  de  M.  Durkheim  d'avoir  démontré,  après 
une  vaste  enquête,  ce  que  nous  savions  déjà,  que 
toute  religion  est  liée  à  une  forme  sociale,  sans  en 
excepter  l'Eglise,  qui  est  elle-même  une  société. 
A  défaut  de  cette  forme  sociale  qu'est  l'Eglise, 
assez  divine  pour  être  un  appel  à  toute  l'humanité, 
et  suivant  en  cela  son  instinct  et  son  goût  pour  les 
petites  unions,  l'Allemagne  se  divisa  en  comparti- 
ments pour  reprendre  une  vie  religieuse  qu'on 
croyait  désormais  simplifiée  et  qui  n'était  que  dimi- 
nuée, qu'on  déclarait  plus  rapprochée  de  l'Église 
primitive,  et  qui  allait  se  manifester  comme  une 
transition  vers  l'incrédulité.  Pendant  que  les  autres 
pays  allaient  jusqu'à  des  formes  déjà  plus  évoluées 
du  protestantisme,  l'Allemagne  s'en  tint  en  général 
aux  formules   de  son  Luther.   Les  théologiens  se 

i.  ViGOUROUx,  Les  Livres  saints...,  II,  452. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.  "69 

chargèrent  de  les  défendre.  Le  peuple  s'accommoda 
de  ces  réunions  où  l'on  chantait  des  lieder  religieux, 
où  la  musique  favorisait  la  rêveuse  exaltation  de 
l'âme.  Une  littérature  naquit,  dont  Paul  Gerhardt 
est  le  représentant  le  plus  complet,  sincèrement 
chrétienne,  inspirée  par  le  souvenir  de  la  passion 
du  Christ,  mais  rétrécie  à  un  horizon  mesquin.  Un 
saint  Bernard,  dans  sa  solitude  de  Clairvaux,  était 
attentif  à  tous  les  intérêts  du  monde  chrétien.  Paul 
Gerhardt,  dit  M.  Heinrich,  «  a  en  vue  un  petit 
groupe,  uni  par  des  liens  assez  étroits,  une  paroisse 
dont  il  ne  voudrait  former  qu'une  famille,  et  pour 
ainsi  dire  qu'une  âme^  ».  Ce  sont  de  petites  églises 
qui  ont  remplacé  l'Eglise. 

Le  seul  lien  entre  elles,  la  seule  autorité  confé- 
dérative  est  celle  de  l'Ecriture  Sainte.  En  apparence 
la  Parole  de  Dieu  est  grandie  plutôt  qu'ébranlée. 
Puisqu'elle  est  la  règle  de  foi  qui  s'impose  à  cha- 
que personne  qui  lit  la  Bible,  il  faut  que  sa  lettre 
même  soit  l'œuvre  de  Dieu.  Le  luthéranisme  a 
trouvé  dans  l'Eglise  la  croyance  à  l'inspiration  des 
Livres  Saints.  Loin  de  l'amoindrir,  il  la  voudrait 
plus  exclusive  de  tout  élément  humain.  L'Église 
professait  et  professe  encore  que  la  Bible  a  Dieu 
pour  auteur.  Quelques  théoriciens  ont  cru  rendre 
cette  notion  plus  claire  en  comparant  les  écrivains 
sacrés  à  des  instruments  de  musique  mis  en  branle 
par  l'Esprit-Saint,  seul  auteur  de  la  mélodie  et 
des  accords.  Toute  comparaison  cloche,  et  donc 
toute  comparaison  peut  être  prise  en  bonne  ou  en 
mauvaise  part.  Celle-là  risquait  de  transformer  un 

i.  Hist.  de  la  litl.  ail.,  I,  p.  488. 


70  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME, 

Isaïe  ou  lin  Paul  en  un  simple  phonographe, 
comme  nous  dirions  aujourd'hui.  L'Église,  à  en 
juger  par  le  grand  courant  de  sa  tradition,  a  tou- 
jours eu  soin  de  laisser  aux  écrivains  sacrés  leur 
l'onction  d'écrivains  véritables,  excerçant  leurs 
facultés  en  pleine  liberté  sous  l'action  de  Dieu 
qui  les  éclaire,  les  dirige  et  les  conduit.  L'ensei- 
gnement, qu'il  soit  celui  d'Isaïe  ou  celui  de  saint 
Paul,  est  aussi  l'enseignement  de  Dieu,  et  par 
conséquent  l'expression  de  la  vérité.  La  difficulté, 
toujours  renaissante,  de  l'exégèse,  consiste  préci- 
sément à  déterminer  dans  l'Écriture  ce  qui  est 
enseigné. 

Depuis  que  saint  Augustin  a  appliqué  son  génie 
à  montrer  l'accord  des  évangélistes,  l'Église  a 
toujours  admis  que  cet  accord  est  établi  sur  les 
choses,  plutôt  que  sur  les  mots.  Souvent  même, 
sans  encourir  de  blâme  autorisé,  les  commenta- 
teurs ont  reconnu  l'identité  de  faits,  narrés  d'une 
façon  assez  différente  dans  les  évangiles.  Ils  appli- 
quaient, plus  largement  qu'Augustin,  les  principes 
d'Augustin.  Les  premiers  temps  du  luthéranisme, 
loin  de  marquer  un  progrès  dans  cette  voie,  sont 
plutôt  témoins  d'un  recul.  Luther,  nous  l'avons  dit, 
ne  voyait  dans  le  christianisme  que  le  rapport 
confiant  de  l'âme  pécheresse  avec  Dieu.  Il  n'avait 
aucun  souci  des  faits.  Ses  successeurs  immédiats, 
pas  davantage.  On  admit  donc  la  portée  absolue 
de  tout  ce  qui  était  écrit,  sans  trop  se  préoccuper 
des  conséquences.  D'après  Osiander  (1498-1552),  il 
faut  toujours  multiplier  les  faits  qui  figurent  en 
divers  temps,  si  semblables  que  soient  les  circons- 
tances. Si  plusieurs   évangélistes  ne  placent  pas 


L'ACCUSA^nON  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    71 

au  même  moment  la  résurrection  de  la  fille  de 
Jaïre,  c'est  donc  qu'elle  a  été  ressuscitée  plusieurs 
fois  ^  De  même  en  combinant  par  addition  les 
reniements  de  saint  Pierre,  ce  n'est  pas  trois  fois, 
c'est  sept  fois  qu'il  a  renié  son  Maître. 

Mais  pendant  que  les  théologiens  du  luthéranisme 
s'exerçaient  ainsi  à  une  sorte  de  surenchère  dog- 
matique dans  la  controverse  avec  les  catholiques, 
leurs  ouailles,  qui  n'étaient  plus  des  ouailles,  puis- 
qu'il n'y  avait  plus  de  vrais  pasteurs,  indifférentes 
à  ces  subtilités,  ne  cherchaient  dans  l'Ecriture  que 
la  consolation  promise  par  Luther  au  nom  de 
l'Esprit-Saint.  Quand  on  suit  la  marche  du  libre 
examen  par  très  grandes  étapes,  on  aboutit  trop  tôt 
à  l'émancipation  rationnelle.  Il  faut  placer  aupa- 
ravant la  phase  piétiste  -.  Il  ne  serait  jamais  venu 
à  la  pensée  de  Luther  de  confier  l'interprétation  de 
l'Écriture  à  la  raison  individuelle,  livrée  à  ses  pro- 
pres forces.  11  avait  promis  à  ses  fidèles  que 
l'Esprit-Saint,  auteur  de  l'Ecriture,  leur  en  com- 
muniquerait le  goût  et  le  sens.  C'est  à  cette  condi- 
tion seulement  que  l'Écriture  pouvait  être  un  guide 
infaillible;  puisque,  sans  cela,  chacun  l'eût  entendue 
à  sa  façon.  Mais  en  fait,  et  malgré  tout,  chacun 
l'entendait  à  sa  façon.  Que  faisait  donc  l'Esprit- 
Saint?  11  y  a  là  un  cercle  vicieux  si  évident  qu'on 
se  demande  comment  on  a  pu  soutenir  sérieuse- 
ment et  le  droit  à  l'interprétation  individuelle  et 
l'assistance  de  l'Esprit-Saint.  Voici  par  exemple  ce 
que  disait  Magny  dans  la  préface  de  sa  traduction 
du  livre  luthérien  de  Tcnnhard  :   «  Le  but  prin- 

1.  SCHWEITZER,  p.  13. 

2.  Spener  de  1635-1705. 


72  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

cipal  de  l'Écriture  sainte  est  de  nous  porter  à 
craindre  Dieu  et  à  garder  ses  commandements,  car 
c'est  là  le  tout  de  l'homme.  Mais,  quant  au  détail 
de  vérités  divines  et  de  moyens  pour  parvenir  au 
salut  éternel,  nul  ne  peut  ignorer  que  chacun  ex- 
plique l'Ecriture  comme  il  l'entend;  et  la  plupart 
tâchent  de  lui  donner  un  sens  qui  s'accommode  à 
ses  préjugés...  C'est  pourquoi  nous  avons  besoin 
d'un  autre  interprète,  d'un  juge  infaillible.  »  — Vous 
croyez  qu'il  va  conclure  à  l'infaillibilité  de  l'Église 
et  du  Pape?...  Écoutez  sa  conclusion  :  «  d'un  juge 
infaillible  qui  est  au-dessus  de  l'Écriture,  et  qui  a 
dicté  lui-même  l'Écriture,  savoir  de  l'Esprit  de 
Dieu,  qui,  par  sa  lumière  et  par  ses  enseignements 
intérieurs,  peut  seul  nous  donner  l'intelligence 
claire  et  certaine  du  véritable  sens  de  l'Écriture 
et  de  l'institution  du  Christ,  et  nous  conduire  en 
toute  vérité  K  » 

Quel  galimatias!  mais  non,  la  pensée  se  dégage 
assez  clairement.  Chacun  entend  l'Écriture  à  sa 
façon  quant  au  détail  des  vérités  divines,  c'est-à- 
dire  en  français  quant  au  dogme,  mais  l'Esprit- 
Saint  inspire  à  chacun,  à  propos  de  l'Écriture,  la 
pratique  des  vertus  morales  qu'on  nomme  encore 
chrétiennes.  Dès  la  fin  du  xvii^  siècle,  le  luthéra- 
nisme est  envahi  par  le  piétisme,  la  controverse 
dogmatique  n'intéresse  plus  les  fidèles.  Dans  les 

1.  Dans  Masson,  La  Formation  religieuse  de  Rousseau,  p.  70.  C'est 
le  premier  volume  du  très  bel  ouvrage  de  M.  Pierre  Maurice  Mas- 
son, sur  la  religion  de  J.-J.  Rousseau.  Viennent  ensuite  :  La  «  j^fo- 
fession  de  foi  »  de  Jean- Jacques  ;  Rousseau  et  la  restauration  reli- 
gieuse. Paris,  Hacliette,  1916.  L'auteur,  professeur  de  Littérature 
française  à  l'Université  de  Fribourg,  en  Suisse,  est  tombé  héroïque- 
ment pendant  la  guerre  après  avoir  achevé  de  corriger  ses  épreuves 
dans  les  tranchées. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    73 

pays  où  l'Église  n'est  plus  écoutée,  chacun  se  fait 
«  son  petit  religion  à  part  soi  ».  Ce  mot  de  l'Anglais 
Fielding  est  adopté  par  Madame,  duchesse  d'Or- 
léans, qui  était  allemande  ^ . 

Mais  il  ne  faudrait  pas  lui  donner  le  sens  qu'il 
aurait  aujourd'hui,  surtout  parmi  nous,  latins.  Il 
signifie  que  les  confessions  de  foi  ne  répondent 
plus  aux  croyances,  qu'elles  sont  impuissantes  à 
régir  les  esprits,  mais  la  liberté  de  croire  ce  qu'on 
veut  ne  s'exerce  que  dans  certaines  limites,  et  elle 
n'autorise  personne  à  sortir  de  son  groupe,  reli- 
gieux. C'est  pour  nous  un  étrange  phénomène, 
mais  c'est  comme  cela.  Les  cadres  sont  maintenus, 
et  d'autant  plus  aisément  qu'on  sait  bien  qu'ils 
n'engagent  à  rien  dans  l'ordre  de  l'intelligence. 
Ce  qui  importe,  c'est  la  morale,  dont  la  Bible, 
mieux  qu'aucun  autre  livre,  renferme  les  leçons. 
Cette  prédominance  de  la  morale  sur  le  dogme, 
mais  d'une  morale  pieuse,  qui  se  rattache  très  vo- 
lontairement et  socialement  au  ^.christianisme,  est 
l'esprit  même  du  piétisme.  C'est  bien  d'Allemagne 
qu'il  a  pénétré  dans  la  Suisse  romande,  et. atteint, 
plus  ou  moins,  même  la  stricte  orthodoxie  calvi- 
niste de  Genève,  la  Rome  protestante.  M.  Pierre 
Maurice  Masson  a  cru  reconnaître  dans  le  mysti- 
cisme de  M"""  Guyon  une  adaptation  du  piétisme 
en  terre  française;  il  aurait  rejoint  en  Suisse  le 
courant  allemand.  Pourtant  le  Moyen  court  de 
M"ie  Quyon  avait  une  saveur  particulière  ;  il  était 
encore  assez  imbu  de  catholicisme  pour  induire  en 
erreur  Fénelon.  Mais  c'est  bien  d'Allemagne  que 

1.  Masson,  ouvrage  cité,  p.  68, 

LE  SENS  DU  CHRISTIANISME.  5 


74  LE  SENS  DU  CIIRISÏIANISiME. 

se  sont  répandues  en  France  les  tendances  senti- 
mentales, ce  qu'on  nommait  «  la  théologie  du 
cœur  ».  Rousseau,  rebuté  par  l'orthodoxie  calviniste, 
entraîné,  en  dépit  de  la  prédominance  du  senti- 
ment, par  un  reste  de  logique  latine,  a  poussé  le 
piétisme  à  ses  conséquences,  en  ne  retenant  guère 
que  (c  la  sainteté  de  l'Evangile  :»  parlant  au  cœur, 
une  admiration  sincère  pour  la  personne  et  la  doc- 
trine morale  de  Jésus-Christ,  avec  une  ardeur 
inquiète  et  inconstante  pour  la  perfection,  telle  qu'il 
la  comprenait. 

Or  pendant  que  le  protestantisme,  chassé  de 
France  comme  communauté  religieuse,  y  revenait 
sous  une  forme  trop  rationaliste  pour  ne  pas  sou- 
lever, avec  les  protestations  des  catholiques,  celles 
des  calvinistes  très  atténués  de  ce  temps,  linfluence 
de  la  France  et  de  l'Angleterre  gagnai|,  en  Allema- 
gne des  partisans  à  une  hostilité  radicale  contre 
le  christianisme. 

C'est  en  Angleterre  que  le  déisme  est  né.  Les 
précurseurs  français  comptent  peu,  puisque  l'ou- 
vrage deBodin^  ne  fut  jamais  imprimé.  Personne  en 
France  ne  se  doutait  que  Descartes,  avec  son 
besoin  impérieux  de  voir  clair  en  tout,  tendait  à 
faire  de  la  raison  l'arbitre  suprême  de  la  croyance. 
Et  déjà  Bacon  avait  posé  en  principe  que  «  la  seule 
autorité  était  la  raison  s'éclairant  de  l'expérience^  ». 
11  restait  à  dire  ouvertement  que  la  raison  suffisait 
à  fonder  la  religion,  une  religion  naturelle,  très 
simple,  que  tous  les  hommes  pourraient  et  devraient 
embrasser.  Ce  fut  l'œuvre  d'Edouard,  lord  Herbert 

i.Colloquium  éTcxaTîXoûfAspe;  de  abditis  rerum sublimium  arcanis. 
2.  Uard,  Descartes. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    75 

de  Cherbury,  que  M.  Vigouroux  regarde  avec  raison 
comme  le  père  du  déisme.  Il  enseigna  en  1626,  au 
moment  où  paraissait  le  Discours  sur  la  Méthode^ 
qu'il  existe  un  Dieu  suprême,  qu'il  doit  être  l'objet 
d'un  culte.  Ainsi  il  paraissait  établir  une  religion, 
c'est-à-dire  un  lien  entre  Dieu  et  l'homme,  mais  il 
rompait  aussitôt  toute  attache  visible  entre  eux  etwen 
même  temps  toute  union  entre  les  déistes,  en  res- 
treignant ce  culte  à  la  vertu  et  à  la  piété.  Et  sans 
dire  où  se  trouvait  la  règle  du  bien  et  du  mal,  il 
encourageait  à  pratiquer  le  bien  et  à  fuir  le  mal,  par 
la  croyance  aux  espérances  et  aux  peines  de  la  vie 
future. 

Avec  le  temps,  —  il  a  fallu  beaucoup  de  temps,  — 
on  s'est  aperçu  que  ce  système  est  ce  qu'on  voudra, 
sauf  une  religion.  Car  —-  je  le  répéterai  peut-être 
encore  plus  d'une  fois  —  une  religion  est  de  sa  na- 
ture une  institution  sociale.  Ce  qu'on  nommait  la 
religion  naturelle  n'est  donc  pas  une  religion  ;  c'est 
l'état  d'esprit  philosophique  d'individus  isolés  qui 
ne  peuvent  s'unir  dans  aucun  culte.  Les  critiques 
les  plus  indépendants  jugent  aujourd'hui  comme 
nos  vieux  apologistes  la  stérilité  absolue  de  cette 
forme  du  sentiment  religieux,  ou  plutôt  de  cette 
conclusion  rationnelle  assez  dépourvue  de  senti- 
ment, sinon  comme  survivance  du  christianisme. 
La  méthode  comparative  permet  de  classer  ce 
système  et  de  remonter  à  ses  origines.  C'est  une 
manifestation  de  l'individualisme  outré  issu  de  la 
Renaissance  platonicienne.  Le  génie  de  Platon  — 
après  celui  de  Socrate  —  a  reconnu  la  suprême 
valeur  de  l'intelligence.  Mais  ils  n'ont  pas  tenu 
assez  compte  de  ce  qu'est  l'intelligence  humaine, 


76  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

unie  au  corps  dans  l'unité  d'une  seule  nature,  et 
grandissant  au  sein  d'une  société.  La  monade 
humaine,  ou  plus  simplement  l'individu,  a  incon- 
testablement ses  destinées  personnelles.  C'est  la 
gloire  du  Platonisme  de  l'avoir  soutenu,  et  en  quels 
termes  admirables!  Mais  l'individu  humain  naît 
dans  un  groupe  social  et  en  dépend.  Les  déistes 
modernes  n'en  tenaient  pas  compte  et  le  plaçaient 
résolument  en  face  de  Dieu,  lui  supposant  assez  de 
force  pour  le  connaître  et  pour  le  servir.  Or,  sans 
s'en  apercevoir,  ils  attribuaient  à  la  raison  ce  que 
leur  raison  à  eux  avait  reçu  en  fait  de  leur  éduca- 
tion chrétienne.  Ils  avaient  appris  de  la  foi  à  croire 
en  un  Dieu  personnel,  à  l'âme  immortelle,  à  la  justice 
s'exerçant  après  cette  vie.  Et  certes  la  raison  peut 
démontrer  l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité  de 
l'âme  ;  elle  peut  conclure  de  ces  deux  notions  celle 
d'une  rétribution  après  la  mort.  Mais  elle  peut 
aussi  se  tromper  et  ces  convictions  n'ont  guère 
d'influence  que  si  elles  sont  transmises  dans  une 
société  et  garanties  par  l'autorité  divine.  Le  déisme, 
en  excluant  la  révélation  de  Dieu,  prétendait 
garder  comme  une  conquête  de  la  raison  l'essentiel 
de  l'ancienne  foi,  et  ne  formant  pas,  ne  pouvant 
former  une  église,  puisqu'il  rejetait  le  culte,  il 
s'interdisait  la  transmission  de  vérités  que  la  raison 
n'atteint  ni  sans  un  long  exercice,  ni  sans  mélange 
d'erreur.  Il  ne  peut  même  pas  sans  contradiction 
être  une  religion  de  la  famille,  puisque  l'autonomie 
à  laquelle*  l'enfant  a  droit  interdit  de  lui  imposer 
une  croyance,  même  par  la  tendresse  de  l'âme 
maternelle. 
La  fortune  du  déisme  en  France  fut  l'œuvre  de 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    77 

Voltaire.  Cette  religion  très  simplifiée,  qui  parais- 
sait très  précise,  maintenait  pour  la  canaille  les 
menaces  du  jugement,  et  n'obligeait  pas  au  contact 
avec  la  canaille.  Voltaire  fit  donc  du  déisme  son 
affaire.  Pourquoi  fut-il  plus  acharné  contre  le 
déisme  sentimental  de  Rousseau  que  contre  le  ma- 
térialisme de  d'Holbach  ou  d'Helvétius  ? 

C'est  que  son  rationalisme  intransigeant  poursui- 
vait de  sa  haine  l'apparence  même  de  la  révélation. 
Doué  d'un  esprit  superficiel  et  d'un  cœur  sec,  il 
préférait  à  l'émotion  de  l'évangile  le  mécanisme  du 
grand  horloger.  C'était  simple,  c'était  clair,  c'était 
absolument  dépourvu  de  sentiment  religieux  ;  cela 
répondait  en  France  à  ce  goût  inné  pour  les  idées 
nettes  que  Descartes  avait  rendu  plus  exigeant,  et 
cela  n'allait  pas  contre  la  science  dont  les  prétentions 
envahissaient  tout.  Alors  on  pouvait  croire  que  l'ir- 
ritatfon  allait  croissant  parce  que  la  polémique  se 
heurtait  en  France  à  l'institution  catholique,  offi- 
ciellement appuyée  par  le  pouvoir;  mais  nous 
avons  vu  les  mêmes  violences  sectaires  appuyées 
par  le  pouvoir.  Aussi  bien,  une  protection  de  com- 
mande n'empêchait  pas  de  répandre  dans  le  pu- 
blic les  attaques  les  plus  violentes  contre  Jésus- 
Christ  et  contre  l'Évangile.  Cette  guerre  atroce  se 
poursuivait  depuis  longtemps  dans  les  entretiens 
des  philosophes,  et  Rousseau,  écœuré  de  tant  de 
platitude  et  d'inintelligence  du  cœur,  lui  opposa  la 
Profession  de  foi  du  Vicaire  Savoyard,  quand  elle 
éclata  avec  fureur  vers  l'an  1760. 

11  me  répugne  vraiment  trop  de  vous  lire  les  blas- 
phèmes proférés  par  Voltaire  contre  N.-S.  Jésus- 
Christ.  Il  n'a  guère  mieux  parlé  des  Welches,  c*est- 


78  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

à-dire  des  Français.  Mais  puisqu'il  s'agit  du  sens  du 
christianisme,  voici  l'explication  de  Desmarsais,  un 
comparse,  àdJv^V Analyse  de  la  religion  chrétienne 
qui  parut  en  1765  :  «  Ce  superbe  édifice  n'est  que 
l'ouvrage  de  quelques  hommes  fourbes  et  igno- 
rants, qui,  de  même  que  les  fondateurs  de  toutes  les 
religions  de  la  terre,  ont  abusé  de  la  crédulité  du 
peuple,  pour  le  plonger  dans  la  plus  honteuse 
superstition^.  » 

Boulanger,  dans  ses  Recherches  sur  l'origine  du 
despotisme  oriental,  dès  1761,  s'en  prend  aux 
erreurs  humaines,  aux  impostures  sacerdotales,  aux 
sottises  populaires^.  Et  Voltaire  lui-même,  comme 
le  dit  si  bien  M.  Masson;  «  se  croyait  assez  équitable, 
s'il  reconnaissait,  chez  «  tous  les  gi^ands  enthou- 
siastes »  religieux,  de  la  «  bonne  foi  »  peut-être  dans 
leurs  premières  «  rêveries  »,  mais  une  bonne  foi  qui 
aboutit  enfin  aux  «  fourberies  nécessaires^  ». 

Ces  paroles  suffisent  pour  indiquer  le  ton  de  la 
polémique  contre  les  Livres  Saints  qu'il  jugeait  — 
lui.  Voltaire  !  —  des  livres  sans  pudeur. 


N'est-il  pas  étrange  que  ces  insultes,  les  plus 
violentes,  et  aussi  les  plus  mal  fondées  en  raison, 
soient  venues  du  déisme,  pauvre  débris  de  la  foi 
chrétienne,  et  de  penseurs  qui  se  croyaient  les 
organes  de  la  Raison?  Mais  nous  n'avons  pas  à 
suivre  dans  le  détail  une  série  de  mauvaises  chica- 


i.  Dans  Masson,  lU,  p.  45. 

2.  MASSON,  ni,  p.  25. 

3.  Masson,  HI,  p.  22. 


L'ACGUSATI(5n  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    79 

nés  et  de  sales  plaisanteries  vraiment  déshonorantes 
pour  notre  littérature.  C'est  en  Allemagne  que  nous 
devons  étudier  la  manière  dont  le  déisme  rationa- 
liste a  mené  les  hostilités.  Venu  de  France,  il  a 
arraché  à  son  mysticisme  rêveur  l'âme  légère  de 
Wieland.  Mais  s'il  est  devenu  redoutable,  c'est  qu'il 
s'est  muni  en  Allemagne  de  ce  qui  lui  manquait 
chez  nous,  l'étude  approfondie  du  Nouveau  Testa- 
ment, conduite  par  un  orientaliste,  Reimarus^  Et 
si  cette  machine  très  compliquée  risquait  de  ne  pas 
produire  son  effet,  elle  fut  dirigée  par  un  esprit  très 
actif,  dont  l'influence  fut  considérable,  par  le  plus 
grand  nom  de  l'Allemagne  au  début  de  la  période 
classique,  parLessing^. 

Les  comparaisons  risquent  d'égarer.  Toutefois  je 
ne  vois  pas  de  meilleur  moyen  de  faire  connaître 
Lessing  à  des  lecteurs  français  que  de  le  comparer 
—  je  ne  dis  pas  de  l'identifier  —  à  Voltaire.  Le 
Voltaire  allemand,  dans  l'opinion  générale,  c'est 
Henri  Heine,  mais  où  trouve-t-on  dans  Voltaire  l'at- 
tendrissement et  le  rêve  qui  se  mêlent  au  scepticisme 
du  juif  allemand?  Dans  Lessing  et  dans  Voltaire 
c'est  la  même  sécheresse  de  cœur,  la  même  absence 
de  vraie  poésie.  Tous  deux  ont  introduit  dans  le 
drame  la  discussion  philosophique.  Il  est  vrai  que 
Lessing  n'a  pas  la  louche  légère  !  Quand  on  songe 
qu'il  a  refait  en  petits  apologues  bien  alignés  les 
Fables  de  La  Fontaine  ! 


1.  Hermann  Samuel  Reimarus,  né  le  22  déc.  1694  à  Hambourg  où 
il  fut  professeur  de  langues  orientales,  mort  eu  1768. 

2.  Gotthold  Ephraïm  Lessing,  né  le  22  janv.  1729  à  Camenz  en 
Lusace,  mort  à  Brunswick  le  15  févr.  1781.  Je  le  cite  d'après  Lessmg's 
sâmmtliche  Werke,  herausgegeben  von  Richard  Gosche,  Berlin,  1882, 
8  vol.  in-8". 


80  LE  SENS  DU  CHRISTIANISiME. 

Mais  il  est  passionné  pour  la  liberté  de  penser, 
pour  les  droits  de  la  raison,  comme  Voltaire,  et, 
comme  Fami  de  Frédéric  II,  il  «  se  passe  volontiers 
de  patriotisme^  ».  Cependant  il  est  l'homme  delà 
culture  allemande,  au  point  de  déclarer  que  les 
Français  n'ont  pas  de  théâtre,  surtout  pas  de  tra- 
gédie, et  il  est  profondément  allemand  par  son  peu 
de  goût  pour  la  certitude  objective.  Voltaire  tenait 
à  son  déisme.  Lessing  tient  surtout  à  être  libre  de 
chercher.  On  a  souvent  cité  sa  déclaration  :  «  Si 
Dieu  tenait  renfermée  dans  sa  main  droite  toute 
vérité,  et  dans  sa  main  gauche  la  seule  poursuite 
toujours  en  éveil  de  la  Vérité,  fût-ce  avec  la  condi- 
tion de  me  tromper  toujours  et  éternellement,  et 
qu'il  me  dît  :  «  Choisis!  »  je  m'inclinerais  humble- 
ment vers  sa  gauche  et  je  dirais  :  Père,  donne  !  la 
pure  vérité  n'est  vraiment  que  pour  toi  seuP  !   » 

Ce  n'est  point  là  une  boutade.  Un  des  éditeurs  de 
Lessing —  un  admirateur  —  y  voit  la  devise  de  toute 
sa  vie.  Ce  pourrait  être  celle  de  son  pays.  Le  tact 
français  aurait  omis  cette  addition  compromettante  : 
«  Fût-ce  avec  la  condition  de  me  tromper  toujours  », 


1.  Lettre  à  Gleim,  t.  vni,  p.  174  :  «  Je  n'ai  d'ailleurs  de  l'amour  de 
la  patrie  (je  suis  lâché  d'avoir  peut-être  à  vous  confesser  ma  honte) 
aucune  idée,  et  il  me  semble  tout  au  plus  une  faiblesse  héroïque, 
dont  je  me  passe  volontiers.  » 

2.  Ich  denke  nâmlich  dabei...  dass  auch  dieFranzosen  kein  Thea- 
ter  haben.  11  est  vrai  qu'effrayé  de  son  audace  il  ajoute  :  kein  tra- 
gisches  gewiss  nicht  {Hamburgische  Dramaturgie)  !  Mais  cette 
demi-restriction  ne  rétracte  pas  l'injustice  envers  Corneille  et 
Racine. 

3.  WennGott  in  seiner  Rechten  aile  Wahrheit  und  in  seiner  Lin-, 
ken  don  elnzigen  immer  regen  Trieb  nach  Wahrheit,  obschon  mit 
dem  Zusatze,  mich  immer  und  ewig  zu  irren,  verschlossen  hielte 
und  sprâche  zu  mir  :  «  Wâhle  !  »  ich  fiele  ihm  mit  Demuth  in  seine 
Linke  und  sagte  :  «  Vater,  gieb  !  die  reine  Wahrheit  ist  ja  doch  nur 
fur  dich  allein!  »  Dans  Eine  Duplik,  t.  VII,  p.  286  s. 


L'ACCUSATlOxN  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DEISTES.    81 

car  qu'est-ce  que  la  recherche  de  la  vérité,  condam- 
née à  ne  rencontrer  que  l'erreur?  C'est  l'indifférence 
associée  par  une  étrange  contradiction  à  l'élan  pas- 
sionné, c'est  la  recherche  pour  la  recherche,  travail 
d'écureuil  qui  tourne  sa  roue  à  vide  ou  de  Sisyphe 
qui  roule  en  vain  son  rocher.  On  s'explique  ainsi  l'at- 
titude de  Lessing  envers  le  christianisme.  Celle  de 
Voltaire  est  plus  claire  :  c'est  de  l'hypocrisie  toute 
pure.  Il  fait  ses  pâques  pour  se  mettre  en  règle  avec 
la  police,  qui  d'ailleurs  aurait  fermé  les  yeux.  Les- 
sing, à  certains  jours,  a  soutenu  l'orthodoxie  pro- 
testante. Il  a  maintenu  avec  Leibnitz  l'éternité  des 
peines  ;  il  a  défendu  le  dogme  de  la  Trinité  contre 
les  Sociniens.  Et  certes  en  cela  il  n'était  pas  sin- 
cère, quoi  qu'en  disent  ses  panégyristes.  Pourquoi 
donc  se  donner  comme  le  défenseur  du  vieux 
dogme  ?  Tout  simplement  parce  que  ce  vieux  dogme, 
qu'il  tenait  pour  impuissant,  lui  déplaisait  moins 
qu'un  christianisme  rajeuni  qui  pouvait  devenir  me- 
naçant. Il  y  a  dans  son  attitude  quelque  chose  de 
l'appui  bruyamment  prêté  par  des  maximalistes  de 
gauche  aux  maximalistes  de  droite  en  politique  ou 
en  religion.  Lessing  me  semble  avoir  dit  toute  sa 
pensée  de  derrière  la  tête  dans  une  lettre  à  son 
frère,  d'autant  plus  franche  que  l'expression  n'est 
pas  sans  une  certaine  grossièreté. 

L'ancienne  orthodoxie  est  «  une  eau  impure  », 
mais  la  théologie  moderne  est  «  du  purin  ».  «  Nous 
sommes  d'accord  sur  ce  point  que  notre  vieux  sys- 
tème religieux  est  faux  »,  mais  il  n'est  pas  du  moins 
comme  le  nouveau  système  un  raccommodage  de 
gâcheurs  et  de  demi-philosophes.  Jusqu'à  présent 
il  y  avait  un  mur  de  séparation  entre  la  religion  et 


82  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

la  philosophie.  Chacun  chez  soi.  Maintenant  :  «  Sous 
prétexte  de  faire  de  nous  des  chrétiens  raison- 
nables, on  fait  de  nous  des  philosophes  tout  à  fait 
déraisonnables  ^  » 

Il  y  a  là  un  sens  assez  juste.  Ces  compromis 
de  fortune  entre  la  foi  et  les  opinions  à  la  mode  — 
tel  le  modernisme  —  ne  sont  pas  moins  fâcheux 
pour  la  raison  que  pour  la  foi.  Mais  nous  voyons 
du  moins  clairement  que  l'adhésion  de  Lessing  à 
l'orthodoxie  protestante  est  une  simple  affaire  d'op- 
portunisme. Le  christianisme,  dont  il  méconnaissait 
les  titres  historiques,  lui  paraissait  l'école  néces- 
saire des  vérités  morales.  «  Que  la  légende  soit 
vraie  ou  fausse,  disait-il,  les  fruits  sont  bons.  »  Et 
Lessing,  en  cela  encore  bien  différent  de  Voltaire, 
défendait  résolument  la  morale,  une  morale  imposée 
à  tous,  et  non  pas  seulement  au  populaire.  C'est 
pour  cela  qu'on  a  fait  de  lui  le  père  du  protestan- 
tisme libéral.  A  tort,  selon  moi,  car  il  inclinait  beau- 
coup plus  vers  le  déisme,  voire  à  la  fin  vers  le  pan- 
théisme, regardant  le  christianisme  plutôt  comme 
une  forme  provisoire,  destinée  à  disparaître,  que 
comme  une  forme  perfectible  indéfiniment.  Il  ne 
niait  point  que  la  Révélation  ait  été  dans  les  desseins 
de  Dieu  une  sorte  d'éducation  du  genre  humain, 
mais  désormais  la  raison  se  suffisait  à  elle-même, 
du  moins  chez  les  gens  d'esprit.  Et  pourtant,  oscil- 
lant une  fois  de  plus,  pour  prêcher  la  loi  d'amour, 
au  lieu  de  faire  appel  à  la  raison  pure,  il  évoquait 
le  testament  de  saint  Jean  :  «  Mes  petits  enfants, 
aimez-vous  les  uns  les  autres.  » 

i.  Leltre  du  2  fév.  4774,  t.  VIII,  p.  479  ss. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    83 

Tel  fut,  ainsi  que  je  le  comprends,  l'esprit  in- 
quiet, agité,  soucieux  de  préservation  morale,  mais 
dominé  par  la  passion  de  la  recherche  libre,  qui 
osa  proposer  à  l'Allemagne  l'explication  déiste  du 
christianisme. 

A  vrai  dire,  il  ne  la  prit  pas  à  son  compte,  et  toute 
cette  manigance  n'est  point  à  l'honneur  de  sa 
loyauté.  En  1768  était  mort  à  Hambourg  un  orien- 
taliste de  renom,  Hermann  Samuel  Reimarus,  né 
dans  la  même  ville  en  1694.  11  venait  de  mettre  la 
dernière  main  à  un  énorme  ouvrage,  intitulé  :  Apo- 
logie pour  les  adorateurs  de  Dieu  suwant  les  lu- 
mières de  la  raison^.  Le  manuscrit,  fort  de  4.000 
pages,  est  encore  aujourd'hui  conservé,  dans  la  bi- 
bliothèque de  Hambourg.  On  n'a  jamais  réussi  à  le 
publier  en  entier.  L'auteur  paraît  avoir,  mieux  que 
Lessing,  prévu  le  mal  que  d  evait  faire  aux  con- 
sciences chrétiennes  son  apologie  des  déistes.  Ce 
n'est  pas  simplement  par  prudence  qu'il  ne  le  donna 
pas  au  public.  11  exprime  dans  sa  préface  le  vœu 
qu'il  ne  soit  consulté  que  par  quelques  personnes. 
Cependant  il  était  animé  d'une  véritable  haine 
contre  le  christianisme,  caractéristique,  nous  l'avons 
vu  en  France,  des  adeptes  les  plus  convaincus  de 
la  religion  naturelle. 

Il  est  probable  que  Lessing  ne  l'a  jamais  connu 
personnellement.  Mais  il  entra  en  relation  avec  sa 
fille  Elise,  qui  lui  communiqua  les  parties  les  plus 
importantes  de  l'énorme  traité. 

Lessing,  alors  directeur  de  la  bibliothèque  ducale 
de  Brunswick  à  Wolfenbiittel,  et  à  ce  titre  affran- 

4.  Apologit  Oder  Schutzschrift  fur  die  vernûnftigen  Verehrer 
Gottes. 


84  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

chi  de  la  censure  lorsqu'il  publiait  les  manuscrits 
de  cette  collection,  fit  paraître  en  1774  un  premier 
morceau.  11  prétendait  l'avoir  trouvé  dans  sa  biblio- 
thèque, et,  pour  égarer  les  soupçons,  conjectura 
que  le  papier  remontait  à  une  trentaine  d'années, 
suggéra  même  expressément  qu'il  pourrait  bien 
être  l'œuvre  d'un  certain  Schmidt,  mort  à  Wolfen- 
bûttel  en  1749  ^  Cette  préface  ne  décèle  donc  qu'un 
médiocre  souci  de  la  vérité. 

Le  premier  fragment,  intitulé  :  De  la  tolérance 
due  aux  déistes,  ne  fit  pas  trop  de  bruit.  On  s'émut 
davantage  des  cinq  fragments  qui  suivirenten  1777  : 
1**  Des  déclamations  de  la  chaire  contre  la  raison; 
2o  De  l'impossibilité  d'une  réi^élation  à  laquelle 
tous  les  hommes  puissent  accorder  une  foi  solide; 
3°  Que  les  liçres  de  V Ancien  Testament  n'ont  pas 
été  écrits  pour  révéler  une  religion;  4^  Remarques 
sur  le  passage  de  la  mer  Rouge  par  les  Hébreux; 
5°  De  l'histoire  de  la  Résurrection:  Et  le  scandale 
fut  à  son  comble  lorsque  parut  en  1778  le  dernier 
fragment  de  l'Inconnu  :  Du  dessein  de  Jésus  et  de 
ses  disciples  ^. 

Ces  faits  sont  très  connus.  Ils  ont  été  exposés 
avec  son  exactitude  habituelle  par  M.  Vigouroux 
dans  son  livre  :  Les  Livres  Saints  et  la  critique  ra- 
tionaliste ^.Mdiis  on  n'est  pas  d'accord  sur  la  valeur 
des  élucubrations  de  Reimarus.  D'après  M.  Vigou- 


1.  ï.  vn,  p.  116. 

2.  La  Bibliothèque  nationale  possède  cinq  volumes  des  publica- 
tions de  la  Bibliothèque  de  Wolfenbiittel.  Dans  le  quatrième  figu- 
rent les  cinq  fragments  publiés  en  1777.  Mais  le  cinquième  volume 
est  de  1781.  Le  fragment  le  plus  important  ne  semble  donc  pas  se 
trouver  dans  l'ancien  fonds  de  la  bibliothèque  du  Roi. 

3.  3"  éd.,  t.  n,  p.  404  ss. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DEISTES.    85 

roux  :  «  On  a  certes  inventé  bien  des  explications 
fausses  et  impies  de  la  vie  du  divin  Sauveur,  mais 
jamais  on  n'en  a  imaginé  de  plus  odieuse  ni  de  plus 
misérable  que  celle  de  Reimarus^  »  Strauss,  dont 
nous  parlerons  plus  tard,  regardait  Reimarus  comme 
un  précurseur.  Dans  le  livre  qu'il  lui  a  consacré  en 
1860,  «  il  oppose  l'attitude  foncièrement  allemande 
de  Reimarus  à  toute  la  manière  française  qu'il  trouve 
plus  spirituelle  que  sérieuse;  il  va  jusqu'à  préférer 
le  silence  allemand  à  la  grimace  française^  ». 
M.  Albert  Schweitzer  est  encore  plus  enthousiaste  : 
«  Cet  écrit  n'est  pas  seulement  un  des  plus  grands 
événements  dans  l'histoire  de  l'esprit  critique;  c'est 
en  même  temps  un  chef-d'œuvre  de  la  littérature 
mondiale.  »  Il  ajoute  :  «  Rarement  la  haine  fut  aussi 
éloquente  ;  rarement  la  raillerie  fut  aussi  grandiose  ; 
mais  rarement  aussi  une  œuvre  fut  écrite  dans  la 
conscience  justifiée  d'une  supériorité  aussi  absolue 
sur  les  vues  du  temps  ^.  »  Nous  n'entendons  pas 
très  bien  ce  que  peut  être  une  raillerie  [Hohn)  gran- 
diose [grossartig]^  et  je  doute  que  Reimarus  ni 
aucun  Allemand  ait  égalé  l'ironie  amère  de  Pascal 
ou  la  finesse  maligne  de  Voltaire  '.  Mais  nous  avons 
promis  d'être  juste.  Reimarus  n'est  pas  plus  odieux 
que  nos  déistes;  et  même  il  s'abstient,  à  l'égard  des 
Apôtres,   de  toute   insulte  dans  les  termes.  Il   ne 

1.  Ouvrage  cité,  p.  418. 

2.  David-Frédéric  Strauss,  par  A.  Lévy.  p.  197,  note  3. 

3.  SCH>YElTZEr.,  p.   13. 

4.  Heinrich,  III,  370  ;  «  Tout  a  des  allures  pesantes  en  Allemagne, 
les  hommes,  les  choses  et  la  langue  elle-même.  Cela  n'exclut  ni  la 
lorce  ni  la  grandeur,  mais  cela  interdit  ceUe  moquerie  légère  qui 
n'est  permise  qu'à  des  esprits  souples  et  mobiles  commeles  nôtres... 
pour  soulever  la  lourde  enveloppe  qu'une  langue  compliquée  a 
mise  autour  de  leur  esprit,  les  Allemands  n'ont  que  deux  puissants 
leviers  :  le  mysticisme  et  la  fantaisie.  » 


86  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

leur  donne  aucun  qualificatif  outrageant.  C'est  au 
lecteur  à  conclure,  et  la  conclusion  est  soigneuse- 
ment préparée,  la  condamnation  inévitable,  il  est 
clair  que  d'après  lui  le  christianisme  est  le  résultat 
d'une  imposture.  Mais  du  moins  il  ne  s'est  pas  con- 
tenté d'épigrammes  et  de  facéties  saugrenues,  il  a 
essayé  de  faire  rentrer  l'explication  de  cette  four- 
berie dans  les  vraisemblances  de  l'histoire,  et  c'est 
en  cela  qu'il  a  réellement  devancé  son  temps  où  l'on 
n'avait  guère  l'intelligence  des  temps  passés.  Vol- 
taire a  rejeté  l'Évangile  au  nom  de  la  raison  ;  Rous- 
seau a  été  touché  au  cœur  par  sa  sainte  morale.  Ni 
l'un  ni  l'autre  ne  se  sont  souciés  de  ses  attaches  avec 
l'histoire.  Reimarus  a  compris  qu'il  fallait  tenir 
compte  du  milieu  où  il  a  paru.  Voici  le  système  en 
peu  de  mots. 

Jésus  s'est  donné  comme  le  Messie,  et  les  disci- 
ples Font  prêché  comme  tel.  Que  pensait-on  alors 
du  Messie?  L'Évangile  ne  le  dit  pas.  Il  faut  donc 
chercher  ailleurs  quelle  idée  s'en  faisaient  les  Juifs. 
Or  il  y  avait  parmi  eux  deux  sortes  de  messianisme. 
Le  plus  grand  nombre  suivait  l'antique  tradition, 
et  rattachait  étroitement  le  Messie  à  la  restauration 
politique  d'Israël.  Le  Sauveur  attendu  devait  être 
un  nouveau  David,  un  roi  victorieux  qui  délivrerait 
son  peuple  du  joug  des  Romains,  et  lui  rendrait  la 
prospérité  avec  l'indépendance. 

C'est  cette  conception  politique  que  Reimarus 
osa  attribuer  à  Jésus.  Il  se  crut  le  Messie  et  il  essaya 
d'entraîner  le  peuple  à  la  révolte.  Sans  doute  il  se 
proposait  d'améliorer  la  vie  morale  des  Juifs.  Mais 
il  n'apportait  aucune  notion  religieuse  nouvelle. 
Son  idéal  était  la  pratique  de  la  Loi,  mieux  corn- 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    87 

prise.  Il  ne  songeait  qu'aux  Juifs,  dont  il  espérait 
devenir  le  roi.  Et  Reimarus  ne  craint  pas  d'accuser 
notre  adorable  Sauveur  d'avoir  usé  de  dissimula- 
tion, soit  en  interprétant  les  textes  de  l'Ancien 
Testament  en  sa  faveur,  soit  en  affectant  de  faire 
de  faux  miracles  pour  séduire  la  foule.  Moins  dé- 
fiant du  peuple  que  Renan  ^  écho  de  Voltaire, 
l'orientaliste  de  Hambourg  déclare  :  «  Si  un  seul 
miracle  avait  été  fait  par  Jésus  publiquement,  d'une 
façon  convaincante  et  indéniable  devant  tout  le 
peuple  aux  jours  de  solennité,  les  hommes  sont 
ainsi  faits  que  tout  le  monde  se  serait  rendu  à 
lui  2.  » 

Cependant  il  ne  peut  nier  que  les  guérisons 
opérées  par  Jésus  aient  été  pour  les  contemporains 
de  vrais  miracles,  si  bien  que  les  imaginations  fu- 
rent ébranlées.  S'imaginant  toucher  au  but,  Jésus 
monta  sur  Tânon,  pour  réaliser  la  prophétie  de  Za- 
charie.  Le  peuple  cria  Hosanna  au  fils  de  David. 


1.  «  Que  demain  un  thaumaturge  se  présente  avec  des  garanties 
assez  sérieuses  pour  être  discuté  ;  qu'il  s'annonce  comme  pouvant, 
je  suppose,  ressusciter  un  mort,  que  ferait-on?  Une  commission 
composée  de  physiologistes,  de  physiciens,  de  chimistes,  de  per- 
sonnes exercées  à  la  critique  historique,  serait  nommée.  Cette 
commission  choisirait  le  cadavre,  s'assurerait,que  la  mort  est  bien 
réelle,  désignerait  la  salle  où  devrait  se  faire  l'expérience,  régle- 
rait tout  le  système  de  précautions  nécessaire  pour  ne  laisser 
prise  à  aucun  doute  ».  —  M.  Victor  Giraud  {Revue  des  Deux-Mondes, 
!«•  mars  1918)  a  rappelé  que  les  exigences  de  Renan  avaient  déjà 
été  formulées  par  Voltaire  :  «  On  souhaiterait  par  exemple,  pour 
qu'un  miracle  fût  bien  constaté,  qu'il  fût  fait  en  présence  de  l'Aca- 
démie des  Sciences  de  Paris,  ou  de  la  Société  royale  de  Londres  et 
de  la  Faculté  de  Médecine,  assistées  d'un  détachement  du  régi- 
ment des  gardes,  pour  contenir  la  foule  du  peuple,  qui  pourrait, 
par  son  indiscrétion,  empêcher  l'opération  du  miracle  »  {Diction- 
naire philosophique,  article  Miracles).  — -  Dans  les  deux  textes  il  y 
a  la  même  insolence,  mais  Voltaire  est  moins  pédant  et  moins 
lourd. 

2.  SCHWEITZER, 


88  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Mais  le  grand  conseil,  se  sentant  menacé,  prit  les 
devants,  et  Jésus  mourut  abandonné  de  tous  et  se 
croyant  abandonné  de  Dieu. 

Il  ne  fallait  pas  beaucoup  d'esprit  pour  présenter 
les  choses  de  cette  manière,  mais  ce  n'était  évidem- 
ment pas  une  explication  de  l'origine  du  christia- 
nisme, puisque  tout  finissait  sur  un  gibet.  Dans  le 
système  de  Reimarus,  la  nouvelle  religion  ne  com- 
mence qu'après  la  mort  de  Jésus,  et  c'est  ici  qu'in- 
tervient un  second  aspect  du  messianisme. 

Depuis  la  prophétie  de  Daniel,  les  Juifs  atten- 
daient directement  du  ciel  la  délivrance  et  l'empire 
avec  la  personne  du  Messie.  Être  surnaturel,  ma- 
nifesté sur  les  nuées,  le  Fils  de  l'homme  devait  ap- 
paraître dans  la  gloire  de  Dieu.  On  pouvait  con- 
cilier cette  existence  céleste  et  cette  apparition 
fulgurante  du  Messie  avec  la  notion  d'un  Messie, 
fils  de  David  :  pourquoi  ne  pas  supposer  qu'après 
une  existence  humaine,  le  Messie  aurait  un  second 
avènement  glorieux  ? 

Cette  hypothèse,  que  Reimarus  prend  à  tort  pour 
une  opinion  du  temps,  aurait  été  pour  les  Apôtres  un 
trait  de  lumière  et  de  salut.  D'abord  complètement 
découragés  par  la  passion  et  la  mort  du  Maître,  il 
leur  parut  trop  dur  de  renoncer  à  un  rêve  de  gloire 
pour  reprendre  leurs  pénibles  occupations.  Les  amis 
du  Messie  avaient  perdu  le  goût  du  travail  dans 
leurs  courses  vagabondes.  Ils  avaient  constaté  par 
expérience  que  la  prédication  du  règne  de  Dieu 
nourrit  son  homme.  Envoyés  par  leur  Maître  sans 
bourse  et  sans  argent,  ils  n'avaient  manqué  de  rien. 
Des  femmes  charitables  avaient  pourvu  à  leur  en- 
tretien.  On  en  trouverait  encore.  Pourquoi  n'au- 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    89 

raient-ils  pas  continué  un  genre  de  vie  si  facile,  en 
risquant  un  tour  d'adresse  ?  Ils  volèrent  le  cadavre 
de  Jésus,  le  cachèrent,  et  annoncèrent  à  tout  le 
monde  qu'il  était  ressuscité  et  qu'il  allait  revenir 
bientôt.  Prudemment,  ils  laissèrent  passer  cinquante 
jours  avant  de  se  déclarer,  pour  que  le  cadavre,  si 
on  le  retrouvait,  fût  complètement  méconnaissable. 

S'il  y  avait  eu  alors  une  police  —  digne  de  ce 
nom  — ,  ils  n'auraient  pu  ni  organiser  la  fraude, 
ni  constituer  leur  communauté.  Mais  vraiment  la 
police  de  Jérusalem  dormait.  Elle  ne  bougea  même 
pas  lorsque  Ananie  et  Saphire,  entrés  chez  les 
Apôtres,  n'en  sortirent  que  pour  être  enterrés,  et 
que  la  communauté  naissante  s'empara  de  leurs 
biens  ^  ! 

Il  est  assurément  piquant  de  soutenir  que  le 
christianisme  n'existerait  pas,  si  seulement  la  po- 
lice avait  mieux  fait  son  devoir,  mais  elle  n'a  pas 
mérité  tout  à  fait  ces  reproches,  et  si  elle  fut  d'a- 
bord un  peu  négligente,  elle  s'est  comportée  de 
façon  à  faire  sentir  aux  Apôtres  que  tout  n'est  pas 
roses  dans  la  prédication  du  règne  de  Dieu. 

Ils  persévérèrent  cependant,  reprend  Reimarus, 
et  trompèrent  aisément  les  âmes  simples,  soit  en 
promettant  toujours  le  prochain  avènement  du  rè- 
gne temporel  du  Messie,  soit  en  donnant  à  sa  mort 
le  sens  d'une  délivrance  par  rapport  au  péché.  Leur 
rouerie  —  où  l'on  entrevoit  clairement  une  contra- 
diction —  se  poursuit  de  nos  jours  par  l'art  hypo- 
crite des  théologiens.  Ceux-ci  savent  très  bien  que 
l'avènement  de  Jésus  était  prédit  pour  la  première 

1.  Actes,  V,  1-1  i. 


90  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

génération  chrétienne  et  que  cet  avènement  n'a  ja- 
mais eu  lieu.  Tout  est  là.  Le  christianisme  a  donc 
été  fondé  par  le  mensonge,  et  il  repose  encore  sur 
un  mensonge  conscient. 


Par  cette  vue  sur  la  prophétie  des  fins  dernières, 
le  système  élaboré  au  xviii^  siècle  annonce  déjà 
l'explication  dite  eschatologique  que  nous  abor- 
derons en  son  temps.  C'est  ce  qui  explique  l'en- 
thousiasme de  M.  Schweitzer.  Pour  aujourd'hui, 
nous  n'avons  à  juger  que  le  système  propre  à  Rei- 
marus.  Et  l'on  peut  dire  qu'il  a  déjà  été  jugé,  et  dé- 
finitivement, par  toute  l'exégèse  allemande.  C'est 
probablement  à  cause  de  cette  détestable  accusation 
d'imposture  que  le  nom  de  déiste  est  si  décrié  dans 
ce  pays. 

Cette  exégèse  était  très  nouvelle,  et  cependant, 
par  son  caractère  étroit,  elle  ressemble  à  celle  de 
Luther.  Mais  tandis  que  l'hérésiarque  imaginait  le 
christianisme  d'après  les  besoins  de  son  âme  in- 
quiète, Reimarus  sut  bâtir  un  système  d'apparence 
historique.  Lessing,  qu'on  peut  bien  citer  à  cette 
occasion,  a  dit  très  justement  :  «  Nous  autres,  Alle- 
mands, nous  ne  manquons  vraiment  pas  de  livres 
systématiques.  Qu'on  nous  fournisse  quelques  ex- 
plications verbales,  nous  saurons  en  tirer  dans  le 
plus  bel  ordre  tout  ce  qu'il  nous  plaira.  A  cela 
nous  nous  entendons  plus  qu'aucune  nation  du 
monde  \  » 

i.  Laocoo)i,  préface. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    91 

Cette  fois,  l'érudit  ne  cédait  pas  à  une  manie 
inoffensive.  Il  ramenait  tout  l'Evangile  à  l'explica- 
tion qui  lui  convient  le  moins,  celle  d'une  impos- 
ture consciente  attribuée  au  Sauveur  et  à  ses  dis- 
ciples. Comment  ce  savant  investigateur  des  textes 
a-t-il  pu  passer  de  longues  heures  à  lire  et  à  relire 
les  paroles  du  Maître  sans  être  touché  de  l'incom- 
parable beauté  morale  de  son  âme?  N'a-t-il  pas 
entrevu,  comme  à  travers  un  cristal,  l'ingénuité 
des  Apôtres?  A-t-il  eu  le  cœur  si  obstinément  fermé 
à  des  accents  si  sincères? 

S'est-il  jamais  trouvé  un  helléniste  assez  plat 
pour  accuser  de  duplicité  l'Antigone  de  Sophocle? 
Cet  idéal  de  l'être  humain  qui  s'expose  à  la  mort 
pour  remplir  un  devoir  fut  réalité  dans  les  disciples 
du  Christ.  Ces  âmes  droites,  ces  âmes  simples, 
étaient  incapables  de  cette  psychologie  brouillée 
qu'offrent  peut-être  la  complication  du  monde  mo- 
derne et  le  mélange  des  civilisations.  Et  ce  n'est 
même  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  On  les  accuse  d'avoir 
volé  un  cadavre  pour  vivre  ensuite  de  la  crédulité 
publique  ! 

Ce  grief  n'a  pu  partir  que  d'une  âme  basse.  Et 
un  déiste  aurait  dû  comprendre  que  blasphémer  ces 
saints,  c'est  blasphémer  Dieu.  Un  Strauss  même  a 
senti  qu'on  ne  peut  concilier  la  divine  morale  avec 
la  conduite  plus  qu'équivoque  prêtée  par  un  Reima- 
rus  à  Jésus  et  à  ses  disciples.  La  critique,  c'est  son 
honneur,  a  renoncé  à  cette  hypothèse  désespérée. 
Quand  elle  refuse  de  croire  avec  les  premiers  chré- 
tiens que  les  disciples  ont  vu  le  Ressuscité,  elle 
admet  du  moins  qu'ils  ont  cru  le  voir.  Leur  bonne  foi 
est  au-dessus  du  soupçon.  Que  dire  de  leur  Maître! 


92  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Que  s'il  fallait  examiner  quand  même  la  théorie 
historique  des  deux  messianismes,  il  serait  aisé  de 
montrer  que  Reimarus  en  a  mal  compris  l'applica- 
tion. C'est  très  longtemps  après  l'Ascension  de 
Jésus  et  le  progrès  de  la  foi  nouvelle,  qu'on  rencon- 
tre chez  les  écrivains  juifs  la  trace  des  deux  avè- 
nements du  Messie,  le  premier  dans  l'humilité  et  le 
second  dans  la  gloire.  Personne  avant  J  ésus,  autant  du 
moins  que  nous  le  sachions,  n'avait  trouvé  le  secret 
d'unir  dans  les  destinées  d'un  seul  Messie  la  souf- 
france et  la  gloire,  personne  si  ce  n'est  l'Ecriture  ^ 
dont  nul  n'avait  pénétré  le  sens  2.  Les  deux  mes- 
sianismes subsistaient  donc  chacun  avec  ses  traits 
caractéristiques  de  gloire  temporelle  et  de  gloire 
céleste,  en  attendant  la  solution  divine  par  les  faits. 
L'erreur  évidente  de  Reimarus  fut  de  renverser  les 
situations  et  d'attribuer  à  Jésus  l'ambition  déjouer 
un  rôle  politique.  Si  l'Evangile  mérite  quelque 
créance,  c'est  le  peuple  qui  attend  un  Messie  poli- 
tique, ce  sont  même  les  disciples,  d'abord  ambitieux 
de  régner  avec  lui,  tandis  que  Jésus  s'efforce  d'élever 
les  cœurs  plus  haut,  vers  la  pure  région  de  l'amour 
de  Dieu,  en  prêchant  l'abandon  à  la  Providence,  la 
charité  envers  tous,  même  envers  des  ennemis.  Où 
ce  Reimarus  avait-il  donc  puisé  tant  de  haine  contre 
le  christianisme,  pour  qu'elle  l'ait  aveuglé  à  ce 
point  d'intervertir  les  rôles  entre  les  disciples  et  le 
Sauveur  en  dépit  de  l'histoire? 

Le  xviii*  siècle,  plus  capable  de  négations  ration- 
nelles hardies,  disons  impudentes,  que  d'un  sens 


4.  En  particulier  Isaïe,  cliap.  ui,  13-13  et  un. 
2.  Sur  le  Messie  souffrant,  inconnu  du  judaïsme  ancien,  on  peut 
voir  Le  Messianisme...,  p.  23G  ss. 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DÉISTES.    93 

historique  averti,  sentit  tout  de  même  que  c'était 
trop,  et  se  montra  récalcitrant.  En  combinant  la 
charge  de  fourberie  avec  une  théorie  historique 
fausse,  Reimarus  laissait  voir  le  parti  pris  d'une 
attaque  sacrilège.  Le  scandale  fut  énorme,  mais  il 
ne  sert  pas  toujours  à  propager  le  mal. 

La  réfutation  vint  de  deux  côtés.  La  théologie 
dite  scientifique,  c'est-à-dire  le  compromis  entre 
l'orthodoxie  et  une  critique  fort  avancée,  était  re- 
présentée dans  l'exégèse  par  Semler  (1725-1791). 
Le  maître  de  Halle,  alors  illustre,  reprit  une  à  une 
pour  les  réfuter  les  affirmations  de  Reimarus, 
comme  Origène  avait  fait  pour  Celse.  Il  lui  re- 
procha d'avoir  méconnu  le  caractère  spirituel  de 
l'enseignement  de  Jésus,  et  l'Allemagne  savante 
lui  donna  raison.  Reimarus,  qui  n'avait  pas  eu  de 
précurseur,  n'eut  pas  non  plus  d'élèves. 

11  était  assez  naturel  qu'on  s'en  prît  aussi  à 
Lessing,  coupable  d'avoir  allumé  cet  incendie. 
Gœtze,  premier  pasteur  de  Hambourg,  était  alors 
en  très  bons  termes  avec  lui,  et  leurs  amis  com- 
muns voyaient  la  source  de  celte  intimité  dans 
l'excellent  vin  rouge  du  bon  ecclésiastique.  La 
publication  des  fragments  anonymes  avait  tout 
l'aspect  d'une  attaque  sournoise.  Gœtze  prit  la 
défense  de  la  Bible  contre  l'inconnu  qu'on  soup- 
çonnait d'être  Lessing  lui-même  ;  à  tout  le  moins 
il  avait  pris  une  grave  responsabilité.  Le  pasteur 
n'était  pas  de  force,  soit!  Mais  je  ne  puis  tolérer 
qu'on  compare  les  Anti-Gœtze  aux  Provinciales  de 
Pascal.  Pascal  se  trompait,  mais  il  était  de  bonne  foi. 
Lessing  était-il  même  sérieux  quand  il  affirmait 
—  avec  solennité  pourtant  —  son  désir  sincère  de 


94  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

provoquer  une  réfutation  de  Reimarus  en  le  pu- 
bliant? f>e  bon  apôtre  ne  pouvait  plus,  disait-il, 
demeurer  sous  le  même  toit  avec  l'inconnu  M  II 
espérait  qu'on  allait  répondre  et  le  débarrasser 
de  sa  perplexité!  Au  demeurant,  Tœuvre  était  témé- 
raire, trop  tapageuse  au  goût  de  Lessing,  et  en 
tout  cas  prématurée.  Le  christianisme  avait  du 
bon  provisoirement;  il  ne  fallait  rien  précipiter. 
On  devait  lui  laisser  au  moins  le  bénéfice  du  doute. 
C'est  le  doute  que  Lessing  avait  voulu  faire  naître, 
non  Tadhésion  à  une  négation  trop  crue. 

Et,  ee  qui  n'est  pas  pour  nous  déplaire  entiè- 
rement, le  libre  penseur  se  donna  le  malin  plaisir 
de  montrer  au  pasteur  principal  de  Hambourg  les 
contradictions  où  se  débattaient  les  exégètes  du 
luthéranisme  :  «  Monsieur  le  Pasteur,  si  vous  con- 
duisez les  choses  à  ce  point  que  nos  pasteurs  lu- 
thériens deviennent  nos  papes;  —  qu'ils  puissent 
nous  prescrire  où  nous  devons  cesser  d'étudier 
l'Écriture;  —  qu'ils  puissent  mettre  des  bornes  à 


1.  Semler  a  reproché  à  Lessing  une  sorte  d'inconscience  dans  un 
apologue  assez  réussi  :  «  Devant  le  lord-maire  de  Londres,  un 
homme  est  accusé  d'avoir  allumé  un  incendie.  On  l'a  vu  sortir  du 
sous-sol  de  fa  maison  en  flammes.  «  Je  vins  vers  quatre  heures  de 

•  rap^rè>-midi,  expliqua-t-U,  dans  le  grenier  de  mon  voisin,  et  j'y 
«  trouvai  un  flambeau  allumé  que  les  domestiques  avaient  oublié 
«  par  nérili  ence.  Il  se  serait  consumé  durant  la  nuit  el  aurait  mis 
«  le  feu  t  l'escalier.  Afin  que  le  feu  éclate  en  plein  jour,  j'y  ai  jeté 
«  un  peu  de  paille.  La  flamme  a  jailli  aussitôt  par  la  lucarne,  les  pom- 
«  piers  vinrent  aussitôt,  et  le  feu  qui  aurait  été  dangereux  pendant 
«  la  nuit  fut  aussitôt  étouffé.  »  —  «Pourquoi  n'avez-vous  pas  simple- 
«  ment  pns  le  flambeau  pour  l'éteindre?  »  demanda  le  lord-maire. 

•  Si  j'aviiis  éteint  le  flambeau,  les  domestiques  n'auraient  pas  été 
«  plus  prudents.  Mais  après  un  si  grand  tapage,  ils  leront  atten- 
«  tion.  »  —  «  Étrange,  très  étrange,  »  dit  le  lord-mairo.  «  Ce  n'est  pas 
«  un  scélérat,  vraiment,  mais  il  n'a  pas  sa  tête  à  lui.  >•  Et  il  le  fit 
enfermer  dans  une  maison  de  fous  où  il  est  encore  »  (Schweitzer, 
15  s.). 


L'ACCUSATION  D'IMPOSTURE  PAR  LES  DEISTES.    95 

nos  recherches,  à  la  publication  de  ce  que  nous 
avons  trouvé;  alors  je  suis  le  premier  qui  chan- 
gerai de  nouveau  les  petits  papes  contre  le  Pape^.  » 
Et  peut-être  en  effet  aurait-il  accepté  l'autorité 
du  Pape  à  la  façon  de  Voltaire,  dédiant  à  Benoît  XIV 
son  Mahomet.  Il  eût  été  pourtant  embarrassé 
d'envoyer  à  Rome  son  Nathan  le  Sage,  où  il  affecte 
de  tenir  la  balance  égale  entre  le  christianisme, 
le  judaïsme  et  l'islamisme.  C'est,  en  effet,  depuis 
Lessing,  que  la  littérature  allemande  tourna  le 
dos  à  l'église  luthérienne.  Klopstock,  pieux  chantre 
du  Messie,  ne  mourut  qu'en  1803.  Mais  déjà  son 
poème  reposait  dans  le  linceul  de  l'ennui  ;  Gœthe 
régnait,  et  faisait  régner  le  paganisme.  Schiller, 
âme  ardente  et  élevée,  était  déiste  et  spiritualiste; 
il  n'était  plus  chrétien.  En  cette  même  année  1803 
mourait  Herder,  mystique  par  tempérament,  assez 
épris  du  beau  pour  goûter  la  poésie  de  la  Bible  ; 
d'abord  chrétien  convaincu,  le  nouveau  prophète 
de  l'histoire  se  rangea  cependant  parmi  les  déistes, 
plutôt  il  est  vrai  à  la  manière  de  Rousseau  qu'à 
celle  de  Voltaire.  Schiller  qui  l'entendit  prêcher 
quand  il  était  premier  pasteur  à  Weimar  ne  vit 
dans  son  sermon  qu'une  «  conversation  sensée, 
une  leçon  de  morale  qu'on  aurait  pu  recevoir  dans 
une  mosquée  tout  aussi  bien  que  dans  une  église 
chrétienne  ^  ».  Mais  ce  n'était  point  assez.  Ce 
grand  Herder  que  l'Allemagne  admire  comme  l'un 
de  ses  historiens-penseurs,  a  conçu  le  dessein 
d'écrire  un  Génie  du  christianisme,  et  ce  livre  eût 
été  l'histoire  des  altérations  de  la  pensée  primitive 

1.  Vn,  745. 

2.  Lettre  à  Kœrner^  dans  Heinrich,  U,  364. 


^M  ST.  MRfTcôiïêM 


96  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

de  Jésus,  parfait  déiste,  étranger  à  toute  concep- 
tion du  culte  extérieur.  Il  n'a  pas  réalisé  ce  projet 
d'après  lequel  les  fêtes,  les  temples,  lés  rites,  les 
consécrations,  les  compositions  littéraires  du  chris- 
tianisme auraient  figuré,  non  sans  pittoresque, 
comme  «  la  contamination  boueuse  d'une  source 
pure^  ».  Et  cependant,  en  1802,  Chateaubriand 
donnait  à  la  France  ravie  Le  Génie  du  christia- 
nisme, ou  les  beautés  de  la  religion  ! 

Mais  Herder  ne  nous  appartient  que  pour  ses 
études  évangéliques^.  Il  avait  connu  Reimarus  à 
Hambourg.  Toutefois  son  enthousiasme  pour  les 
prophètes  et  pour  le  génie  religieux  de  l'Orient 
lui  interdisait  de  traiter  l'évangile  comme  un  roman 
de  police.  Il  continua  à  parler  du  Christ  en  termes 
magnifiques,  sans  l'adorer.  Il  vit  dans  l'évangile 
une  épopée  racontée  d'après  l'Ancien  Testament. 
Par  cette  suggestion,  par  l'opposition  qu'il  des- 
sina entre  les  trois  premiers  évangiles  et  celui  de 
saint  Jean,  il  semble,  dit  M.  Schweitzer,  passer 
la  main  à  Strauss.  Le  temps  n'était  pas  encore 
venu.  Avant  d'attaquer  si  radicalement  la  crédibi- 
lité des  évangiles,  l'exégèse  allemande  essaya  d'a- 
bord de  leur  appliquer  l'hypothèse  naturaliste  du 
rationalisme   éclairé. 

1.  Idée  sur  la  philosophie  de  Vhistoire,  1.  XVII,  ch.  i,  dans  Hein- 
rich,  II,  S64. 

2.  Vom  Erlôser  der  Menschen.  Nach  unsern  drei  ersten  Evan- 
gelien  (1796).  Von  Gottes  Sohn,  der  Welt  Heiland.  Nach  Johannes 
Evangelium  (1797). 


QUATRIEME  LEÇOiN 


LES  EXPLICATIONS   NATURALISTES 
DU  RATIONALISME  ÉCLAIRÉ. 


Notre  entretien  d'aujourd'hui  aura  peu  d'intérêt. 
Entre  le  pétard  bruyant  mais  relativement  inoffen- 
sif préparé  par  Reimarus  et  lancé  par  Lessing,  et 
l'explosion  formidable  déterminée  par  la  Vie  de 
Jésus  de  Strauss,  il  nous  faut  parcourir  des  temps 
plus  tranquilles.  Mais  la  teinte  grise  de  cette  pé- 
riode est  bien,  nous  le  verrons,  celle  du  ciel  de 
Germanie. 

Ce  pays  a  qualifié  le  début  du  xviii^  siècle  du 
nom  pompeux  de  AnfUldrung,  qui  veut  dire  civi- 
lisation, lumières,  comme  si  alors  le  soleil  s'était 
levé,  dissipant  les  brouillards  du  nord,  de  même 
que  la  Renaissance  a  dissipé  les  ténèbres  du  moyen 
âge.  Notre  époque,  très  critique,  ne  partage  pas 
cette  illusion,  et  les  Allemands  ne  parlent  plus 
de  XAufkldrung  sans  une  pointe  de  dédain.  Ce 
n'était,  en  effet,  autre  chose  que  l'avènement  du 
rationalisme,  presque  aussi  mal  noté  parmi  eux 
que  le  déisme.  Chez  nous,  le  déisme  n'est  que 
la  conclusion  pseudo-religieuse   du  rationalisme, 

6 


08  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

quand  il  daigne  conclure  affirmativement  sur  Dieu. 
En  Allemagne,  et  spécialement  dans  le  domaine 
de  l'exégèse,  il  semble  que  le  déisme  soit  pris  en 
plus  mauvaise  part.  Pour  déterminer,  sans  tenir 
compte  de  la  tradition  chrétienne,  le  sens  du  chris- 
tianisme, on  pouvait  prendre  deux  partis  :  l'expli- 
quer comme  une  fourberie  consciente,  et  ce  fut  le 
cas  de  Reimarus,  type  des  déistes  ;  ou  bien  le  res- 
pecter comme  le  gardien  d'une  morale  pure,  en- 
seignée par  un  sage,  et  ce  fut  le  fait  du  rationa- 
lisme éclairé.  Si  FAllemagne  a  déserté  depuis  près 
de  cent  ans  la  bannière  du  rationalisme,  si  même 
elle  n'en  parle  pas  sans  mépris,  c'est  peut-être 
parce  qu'elle  sent  qu'il  lui  est  venu  du  dehors, 
et  qu'il  est  en  somme  contraire  à  son  génie,  du 
moins  quand  il  se  présente  franchement.  Ses  idées 
sont  courtes,  superficielles,  mais  nettes.  Or  l'Al- 
lemagne a  sans  contredit  le  goût  de  la  profon- 
deur, au  risque  de  ne  pas  voir  très  clair  au  fond 
de  ses  puits.  L'initiateur  du  rationalisme,  Chris- 
tian Wolf,  le  philosophe,  n'est  qu'un  disciple  très 
médiocre  de  Leibnitz,  un  répétiteur,  sans  l'intel- 
ligence pénétrante  de  son  maître,  et  sans  l'élé- 
vation de  ses  sentiments  religieux.  Il  fit  beau- 
coup de  tapage  en  cassant  les  carreaux  de  4a 
théologie  luthérienne,  pour  y  faire  entrer  plus  ai- 
sément le  soleil  levant  de  son  rationalisme  éclairé, 
tel  qu'il  le  prenait  pour  emblème  de  ses  livres. 
Mais  le  vrai  soleil  allemand  de  la  philosophie 
qui  se  leva  à  l'Orient  vers  1750  fut  Emmanuel 
Kant.  J'imagine  que  Gœthe  a  voulu  se  moquer  de 
Wolf  dans  les  deux:  vers  pris  au  sérieux  par 
M.  Yigouroux  : 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISIVIE.  99 

Dieu  dit  :  Que  le  soleil  soit,  et  le  monde  apparut  lumi- 

[neux  ; 
Dieu  dit  :  Que  Wolf  soit,  et  toutes  les  intelligences  furent 

[éclairées. 

L'auteur  de  Faust,  non  plus  que  celui  d'Hannlet, 
ne  pensait  pas  que  tout  fût  si  clair  dans  les  cieux, 
ni  même  sur  la  terrée 

Ce  qu'il  y  a  d'allemand  dans  le  rationalisme,  c'est 
qu'il  fut  rarement  logique  dans  ses  conséquences 
et  franc  dans  ses  manifestations.  Les  écrivains  dont 
nous  allons  parler  ont  tous  cette  opinion  commune 
que  le  christianisme,  auquel  ils  ne  veulent  pas  re- 
noncer, ne  vaut  que  par  sa  conformité  avec  la  rai- 
son. Et  certes  nous  regardons  nous  aussi  comme 
une  preuve  de  son  origine  divine  qu'il  donne  une 
si  pleine  satisfaction  aux  aspirations  de  la  raison, 
qu'il  trace  d'une  main  si  sûre  les  devoirs  qui  s'im- 
posent à  la  conscience.  Mais  nous  constatons  en 
même  temps  que  ses  dogmes  dépassent  la  raison. 
Et  comme  ils  exigent  l'adhésion  de  notre  esprit  et 
de  notre  cœur,  Dieu  ne  nous  a  pas  demandé  cette 
foi  sans  la  garantie  du  témoignage  de  Jésus-Christ, 
dont  la  mission  fut  accompagnée  de  prophéties  et 
attestée  par  des  miracles.  Le  rationalisme  ne  vou- 
lait ni  se  soumettre  au  dogme,  ni  accepter  les  mi- 
racles comme  preuve  du  surnaturel,  mais  il  n'osa 
pas  d'abord  les  exclure  ouvertement,  et  même  il  ne  le 
souhaitait  pas.  11  était  si  agréable  de  suivre  la  cul- 
ture et  les  lumières  au  fd  de  l'eau,  où  se  reflétaient 
les  vieilles  Burgs  des  ancêtres  !  Pour  cela  il  ne  fal- 
lait pas  troubler  l'eau.  Au  sens  propre,  cette  figure, 

1.  Sdakespeàue/  Hamlet  :  «  U  y  a  plus  de  choses  au  ciel  et  sur  la 
terre,  Horatio,  que  toute  votre  philosophie  n'en  peut  concevoir.  » 


100  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

que  j'emprunte  à  M.  Albert  Schweitzer,  veut  dire 
que  si  les  anciens  mots  sont  conservés,  il  ne  faut 
point  trop  presser  leur  sens.  Quelques-uns  cepen- 
dant prétendirent  aller  au  fond  des  choses.  La  vie 
de  Jésus  fut  racontée  comme  celle  d'un  ami  du  genre 
humain,  le  surnaturel  remplacé  par  un  mystère 
romanesque.  Enfin,  avec  Paulus,  le  rationalisme 
devint  un  système  parfaitement  coordonné,  exposé 
avec  une  entière  sincérité.  Mais  cette  sincérité 
devait  faire  éclater  le  mensonge  initial  de  l'inter- 
prétation naturaliste  appliquée  à  des  documents, 
non  point  colorés  de  surnaturel,  mais  conçus  tout 
entiers  dans  le  surnaturel.  Entre  l'orthodoxie  et  le 
rationalisme  on  craint  la  rupture  ;  le  divorce  va  être 
prononcé.  C'est  alors  que  Schleiermacher  propose 
une  conciliation  qui  permettra  de  conserver  l'accord 
dans  une  demi-obscurité.  Le  rationalisme  descend 
aux  profondeurs  de  l'âme,  et  s'y  enveloppe  du  sen- 
timent de  l'infini. 

Ce  sont  bien  là  quatre  modes  du  rationalisme 
exégétique,  constituant  comme  quatre  épisodes 
dans  son  histoire.  J'ai  voulu  les  énumérer  comme 
des  points  de  repère  dans  une  course  monotone. 
Retenez  ceci  que  nous  allons  marcher  d'une  con- 
fusion inconsciente  vers  une  clarté  compromettante 
pour  nous  enfoncer  enfin  dans  une  confusion  voulue. 


Les  premiers  rationalistes,  assez  oubliés,  ont  eu 
leurs  jours  de  gloire.  Et  c'est  peut-être  grâce  à  ces 
esprits  très  brillants,  mais  dénués  de  génie,  qu'on 
analyse  le  mieux  les  tendances  d'une  époque.  Im- 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  101 

puissants  à  créer,  ils  prennent  davantage  dans  l'air 
■qu'ils  respirent;  ils  sont  naturellement  des  échos, 
et  l'écho  qui  leur  répond  à  son  tour  prouve  qu'ils 
ont  bien  rendu  au  public  ce  qu'il  leur  avait  prêté. 

Pour  simplifier,  je  ne  retiens  que  le  nom  de  Volk- 
mar  Reinhard  ^ . 

Sa  réputation  s'appuie  sur  trente-quatre  volumes 
de  sermons.  On  parle  de  lui  dans  les  histoires 
de  la  littérature  allemande.  D'après  M.  Hein- 
rich  :  «  Ses  sermons  sont  encore  cités  comme  un 
modèle  de  logique,  d'ordonnance  parfaite  et  de 
goût  ;  son  Système  de  la  morale  chrétienne  abonde 
«n  pensées  exprimées  dans  une  langue  ferme  et 
sobre,  et  ses  Confessions  sont  une  analyse  fine  et 
délicate  de  l'âme  humaine^.  »  C'est  à  la  fois  un 
professeur,  qui  enseigna  pendant  quatorze  ans  à 
Wittenberg,  et  un  homme  d'Église,  puisqu'il  fut 
nommé  en  1792  Oherhofprediger,  c'est-à-dire,  je 
pense,  grand  prédicateur  de  la  Cour,  à  Dresde.  Il 
avait  déjà  publié,  en  1781,  l'ouvrage  qui  nous  inté- 
resse :£'s5«/ s  wr  le  plan  que  le  fondateur  de  la  reli- 
gion chrétienne  mit  en  action  pour  le  bien  de  l'hu" 
inanité.  Et  ce  volume  de  500  pages  avait  encore  une 
cinquième  édition  en  1830. 

Je  ne  connais  l'ouvrage  que  par  l'analyse  de 
M.  Albert  Sch^eitzer.  Les  conclusions  de  ce  cri- 

i.  Né  à  Salzbach  en  17-^3,  mort  en  1812.  D'après  Schweitzer,  la 
voie  a  été  ouverte  en  1768—  l'année  de  la  mort  deReimarus  —  par 
Jean-Jacques  Hess,  Histoire  des  trois  dernières  années  de  Jésus, 
3  vol.  formant  environ  1.400  pages,  f*  édition  en  1768-1772;  septième 
édition  en  1823.  Se  rattachent  à  la  même  tendance  Ernest  Auguste 
Opitz,  prédicateur  à  Zscheppelin,  Histoire  et  traits  de  caractère 
de  JésMs,  1812,  et  Jean  Adolphe  Jakobi,  surintendant  à  Waltershau- 
sen,  L'histoire  de  Jésus  pour  les  lecteurs  sym2)athiques  (?  ge- 
mûthsvolle),  1816. 

2.  Hist.  de  la  litt.  allemande,  U,  SC'-i. 

6. 


102  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

tique  sont  vraiment  bien  étranges.  Elles  sont  expri- 
mées de  deux  façons.  Voici  la  première  :  «  Avec 
toutes  cesratiocinations  et  ce  rationalisme,  certaines 
colonnes  de  la  conception  surnaturelle  demeurent 
pour  Reinhard  inébranlablement  solides  ^  »  Et  voici 
la  seconde  :  «  Les  deuxmanières  devoir,  c'est-à-dire 
la  surnaturelle  et  le  naturalisme,  courent  parallèle- 
ment sans  empiéter  l'une  sur  l'autre^.  » 

S'il  s'agissait  d'un  latin,  je  dirais  :  voilà  qui  est 
clair.  Notre  homme  a  compris  que  ces  deux  concep- 
tions s'excluent  ;  il  n'a  pas  voulu  attaquer  trop  ouver- 
tement le  surnaturel;  il  l'a  démolien  dessous;  étant 
grand  prédicateur  de  la  Cour,  il  devait  garder  les 
convenances. 

Et  cette  explication  est  bien,  même  pour  un  alle- 
mand, la  plus  probable.  Mais  M.  Schweitzer,  un 
radical,  opine  qu'il  fut  de  très  bonne  foi.  La  contra- 
diction ne  l'étonné  nullement.  Et  en  effet  il  faut 
toujours  réserver  la  possibilité  d'unir  dans  ces  cer- 
veaux les  propositions  contradictoires.  Vous  le 
voyez,  je  ne  le  dis  pas  pour  les  charger.  Ce  serait 
plutôt  pour  les  excuser.  C'est  simplement  pour  les 
comprendre.  Je  suis  obligé  de  vous  rappeler  de 
temps  en  temps  ce  trait  particulier  de  leur  tempé- 
rament national.  Voici  pour  aujourd'hui  le  témoi- 
gnage de  M.  Pierre  Duhem,  cet  admirable  savant 
catholique  qui  vient  de  nous  être  enlevé  :  «  Au 
nombre  des  axiomes,  mettre  une  proposition  for- 
mellement contradictoire,  puis,  d'un  tel  principe, 
par  une  suite  de  syllogismes  très  concluants,  tirer 
tout  un   ensemble  de   corollaires,   quel  délicieux 

,   1,  Schweitzer,  p.  31. 
2.  Id.,  p.  34. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  103 

exercice  pour  un  esprit  géométrique  qui  fait  fi  de 
l'esprit  de  finesse  et  de  bon  sens.  »  Ce  fut,  dit  M. 
Duhem,  le  cas  d'un  précurseur  de  l'astronomie  mo- 
derne, Nicolas,  Cardinal  de  Cusa.  «  Pour  servir  de 
base  à  l'édifice  qu'il  allait  élever,  le  «  Cardinal  alle- 
mand »  posait  cette  affirmation,  dont  le  caractère 
contradictoire  saute  aux  yeux  :  En  tout  ordre  de 
choses,  le  maximum  est  identique  au  minimum. 
Puis,  sur  cette  assise,  la  méthode  déductive  lui 
permettait  de  construire  toute  une  métaphysique  ^ .  » 
Ce  qui  se  passe  dans  les  sciences  peut  nous 
fournir  quelque  lumière  pour  l'exégèse,  d'autant 
plus  que  dans  ce  domaine  c'est  beaucoup  moins 
compliqué.  Ilsuffit  de  parler  comme  les  théologiens 
d'inspiration,  de  révélation  et  de  miracles,  sauf  à 
transposer  ces  notions  dans  les  limites  de  la  raison 
éclairée.  C'est  bien  ce  que  se  propose  Reinhard, 
même  à  propos  de  l'âme  de  Jésus,  même  à  propos 
de  sentiments  bien  humains,  comme  la  ferveur  et 
l'enthousiasme,  qui  ne  conviendraient  pas  à  un  sage 
tout  à  fait  de  sang-froid  :  «  Exaltation,  dit-il, 
(Schwaermerei)et  raison  éclairée,  qui  peut  se  repré- 
senter ces  choses  unies  dans  une  seule  âme,  s'il 
connaît  la  raison  humaine  2?  »  Or  c'était  la  raison 
éclairée  qui  dominait  tout  dans  l'âme  de  Jésus.  Il 
se  proposait  d'unir  la  morale  et  la  religion  par  le 
lien  de  l'amour.  La  morale  était  d'ailleurs  le  véri- 
table fond  de  tous  ses  discours,  car  sa  religion 
n'était  autre  chose  que  l'exercice  de  la  raison.  Et 
puisque  aucun  homme  de  l'antiquité  avant  Jésus 


1.  Quelques  réflexions  sur  la  science  allemande,  dans  la  iîevwe 
des  Deux-Mondes,  le-'févr.  1915,  p.  671  et  672. 

2.  SCHWEITZER,  p.  34. 


104  LE  SENS  DU  CHRISTIANISiME. 

n'a  conçu  un  plan  aussi  bienfaisant  pour  toute  la 
race  humaine,  Reinhard  pouvait  conclure  «  que  le 
fondateur  du  christianisme  doit  être  regardé  comme 
un  maître  de  doctrine  extraordinairement  divin*  ». 
Qu'importe,  après  cela,  que  le  grand  prédicateur 
de  la  Cour  de  Dresde  ait  supposé  la  divinité  de  Jé- 
sus-Christ à  la  manière  des  confessions  de  foi  pro- 
testantes ?  La  raison  éclairée  reconnaissait  simple- 
ment en  Jésus  son  représentant...  le  plus  éclairé.  Et 
qu'importe  qu'il  ait  parlé  des  miracles  et  qu'il  en 
ait  raconté?  Il  a  pris  soin  de  nous  prévenir  :  «  Tout 
ce  que  nous  nommons  miraculeux  ou  surnaturel 
doit  être  entendu  dans  un  sens  relatif,  et  ne  nous 
indique  rien  de  plus  qu'une  exception  indéniable  à 
ce  qui  est  possible  d'après  les  forces  naturelles, 
pour  autant  que  nous  les  connaissons  et  que  nous 
sommes  informés  par  notre  expérience  de  leur 
pouvoir.  Le  penseur  réservé  n'osera  en  aucune  cir- 
constance déclarer  une  opération  tellement  extraor- 
dinaire, que  Dieu  n'ait  pu  la  procurer  par  aucune 
cause  seconde,  mais  ait  dû  l'opérer  lui-même 2.  » 
C'est  dire  assez  nettement  que  le  miracle  n'est  que 
l'inexpliqué. 

D'ailleurs  Reinhard,  absorbé  par  les  considéra- 
tions morales,  a  eu  le  tact  —  et  la  prudence  —  de 
ne  point  risquer  trop  d'explications.  Comme  tous 
ceux  qui  n'admirent  en  Jésus  que  le  régent  des 
bonnes  mœurs,  il  a  diminué  à  l'excès  son  rôle  mes- 
sianique. Le  règne  de  Dieu  qu'il  voulait  fonder  était 
une  institution  morale.  Il  n'avait  que  faire  de  la 
politique  et  ne  se  souciait  pas  d'être  fils  de  David. 

i,  SCH^YEITZER,  p.  32. 
2.  L.  l.,  p.  32. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  105 

C'est  ainsi  que  pour  grandir  Jésus-Christ  en  rele- 
vant au-dessus  des  intérêts  temporels,  on  le  défigure 
et  on  le  diminue.  On  croit  étendre  son  horizon  :  ce 
n'est  pas  seulement  la  Judée,  c'est  le  monde.  Mais 
en  même  temps  ce  n'est  plus  le  royaume  de  Dieu, 
sur  la  terre  comme  au  ciel. 

C'est  du  moins  le  règne  de  la  raison  :  «  On  ne 
peut  tenir  compte  des  droits  de  la  raison  humaine 
plus  consciencieusement  ni  les  sauvegarder  avec 
plus  de  délicatesse  que  n'a  fait  Jésus.  »  Keinhard 
attribuait  sans  doute  son  propre  programme  au 
Maître,  et  sans  dire  comme  certains  qu'il  a  foulé  la 
raison  aux  pieds,  il  faut  convenir  qu'il  a  plus  agi 
pour  faire  naître  la  foi  que  pour  l'accommoder  à  la 
raison  raisonnante.  Et  que  devenait  la  foi  dans 
ce  système,  la  foi  de  Paul  retrouvée  par  Luther? 
Comment  concilier  cette  morale  de  pot  au  feu  avec 
l'esprit  de  sacrifice  exigé  par  Jésus?  Que  subsis- 
tait-il de  l'ancien  dogme  ?  Que  signifiait  le  baptême 
"et  la  Cène  pratiqués  dans  les  églises  luthériennes, 
si  le  baptême  et  la  cène  de  l'évangile  n'étaient  que 
de  purs  symboles?  Nous  l'avons  déjà  dit  :  Reinhard 
ne  se  soucie  pas  de  répondre  ouvertement.  C'était 
assez  de  dispenser  tacitement  ses  lecteurs  de  croire 
au  surnaturel.  Au  fpnd  de  tout  cela,  il  y  avait  une 
équivoque.  Personne  ne  la  lui  reprochait,  tant  elle 
était  générale.  On  ne  pouvait  refuser  de  suivre  les 
lumières  et  la  culture.  Mais  fallait-il  pour  cela  ren- 
verser le  vieil  édifice  chrétien,  renoncer  à  des  dog- 
mes qu'au  surplus  chacun  entendait  à  sa  guise  ?  La 
raison,  elle  aussi,  était  une  révélation  accordée  par 
Dieu;  Jésus  était  toujours  le  Maître,  on  commu- 
niait dans  les  mêmes  coupes,  on  cherchait  encore 


106  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

dans  la  Bible  les  règles  du  bien,  l'enseignement  de 
la  charité. 


Pourtant  il  y  eut,  surtout  au  début,  des  enfants 
terribles.  Ces  beaux  discours  sur  la  morale  de  Jésus, 
encadrés  dans  son^ histoire  y  compris  la  résurrec- 
tion, n'expliquaient  pas  comment  les  choses  s'é- 
taient passées,  surtout  à  ce  point  décisif  delà  résur- 
rection. On  ne  croyait  plus  guère  que  Jésus  ait  été 
ressuscité,  quoiqu'on  affectât  encore  de  le  dire.  Et 
pourtant  les  disciples  ne  s'étaient  pas  faits  voleurs 
d'un  cadavre.  Ils  eussent  été  d'ailleurs  parfaitement 
incapables  d'inventer  une  morale  aussi  pure,  l'œu- 
vre propre  de  Jésus.  Alors  qu'était-il  advenu?  Ce 
n'était  pas  assez  de  peindre  le  Sauveur  en  rationa- 
liste idéal  du  xviii*  siècle  finissant.  Il  fallait  interro- 
ger l'histoire  comme  avait  fait  Reimarus,  et,  puisque 
l'imposture  était  par  trop  choquante,  découvrir 
une  autre  solution. 

Celle  qu'on  imagina  est  si  étrange,  qu'elle  ressor- 
tit au  roman  plus  qu'à  l'histoire,  et  à  quelle  sorte  de 
romans  ! 

On  aurait  peine  à  concevoir  comment  elle  est 
entrée  dans  un  cerveau  féru  des  lumières,  si  l'on 
ne  se  rappelait  l'extraordinaire  impression  produite 
alors  sur  les  esprits  par  les  hommes  éclairés  par 
excellence,  je  veux  dire  les  premiers  francs-maçons. 
Et  comment  ne  pas  pardonner^à  Bahrdt  et  à  Ventu- 
rini,  quand  le  grand  Gœthe  est  tombé  dans  le  pan- 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  107 

neau?...  Je  ne  trouve  aucun  terme  aussi  exact  que 
cette  expression  sans  élégance. 

J'entends  dire  que  Les  années  d'apprentissage  de 
Wilhelm  Meister  sont  plus  admirées  de  confiance 
que  lues.  C'est  pourtant  un  chef-d'œuvre,  même 
parmi  les  œuvres  de  Gœthe.  Wilhelm  fait  durement 
l'expérience  de  la  vie,  mais  il  devient  sage  à  cette 
expérience.  Il  est  moins  émouvant,  mais  plus  atta- 
chant que  Werther,  décidément  trop  neurasthé- 
nique. Or,  après  tant  d'aventures  comment  le  grand 
réaliste  a-t-il  eu  l'étrange  idée  de  le  mettre  encore  à 
l'école  des  francs-maçons  pour  recevoir  un  ensei- 
gnement aussi  mystérieux  que  sublime?  Com- 
ment l'auteur  de  tant  de  lieder  exquis,  le  poète  de 
Mignon,  a^t-il  organisé  pour  son  héroïne  les  funé- 
railles d'un  culte  laïque,  renouvelé  des  Grecs, 
sauf  la  foi  des  Grecs,  c'est-à-dire  non  sans  une 
pointe  de  ridicule  ?  Les  invraisemblances  du  roman 
font  oublier  à  la  fin  le  naturel  si  prenant  du  début, 
relevé  d'une  grâce  juvénile.  Et  je  ne  prétends  pas 
que  le  roman  maçonnique  de  Gœthe  ait  servi  de 
modèle  à  la  Vie  de  Jésus  de  Bahrdt,  puisqu'elle  est 
des  années  1784  à  1792,  tandis  que  la  première  par- 
tie du  Wilhelm  Meister  a  paru  en  1796,  mais  il  me 
paraît  impossible  de  ne  pas  reconnaître  à  cette 
époque  une  tendance  à  grossir  l'action  des  socié- 
tés secrètes,  ou  du  moins  à  leur  attribuer  dans  le 
passé  l'activité  dont  elles  ont  fait  preuve  avant  la 
Révolution  française. 

Ce  n'est  rien  moins  qu'une  explication  du  chris- 
tianisme par  l'influence  d'une  société  secrète  au 
temps  du  Christ  que  l'ouvrage  de  Charles  Frédéric 
Bahrdt  :   Exécution  du  plan  et  du   but  de  Jésus 


108  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sous  forme  de  lettres  pour  les  lecteurs  qui  cher' 
chentla  ^>érité,  en  11  volumes,  formant 3.000 pages ^ 

Les  francs-maçons  de  ce  temps  étaient  les  Essé- 
niens,  répartis  en  trois  groupes  :  baptisés,  disciples, 
élus.  Ce  sont  les  élus  qui  apparaissaient  sous  forme 
d'anges.  D'ailleurs-,  si  l'on  trompait  le  peuple,  c'é- 
tait pour  son  bien.  Ne  fallait-il  pas  le  détourner  des 
espérances  messianiques  politiques,  dangereuses 
pour  la  nation,  et  l'élever  à  une  religion  de  la  rai- 
son, utile  à  toute  l'humanité?  Jésus  fut  formé  par 
ces  Esséniens.  Enfant,  on  lui  lut  la  mort  de  Socrate, 
et  il  ambitionna  de  gagner  comme  lui  la  couronne  du 
martyre.  Le  revers  de  cette  généreuse  tentative  était 
l'obligation  où  il  serait  de  séduire  le  peuple  par  de 
faux  miracles.  Un  Persan  mystérieux  lui  révéla  à 
Nazareth  deux  remèdes  secrets,  l'un  pour  les  oph- 
talmies, l'autre  pour  les  maladies  nerveuses.  Par- 
venu au  plus  haut  degré  de  la  société  des  Essé- 
niens, Jésus  s'offrit  à  mourir,  s'il  le  fallait,  pour  jles 
intérêts  de  l'ordre.  Mais  il  espérait  bien  être  sauvé, 
grâce  à  Nicodème  et  à  Joseph  d' Arimathie  qui  étaient 
du  complot.  En  effet,  tout  fut  organisé  pour  qu'il 
ne  courût  pas  trop  de  risques.  On  le  détacha  à 
temps  de  la  Croix,  il  sortit  encore  vivant  du  tombeau, 
feignit  de  monter  au  ciel,  se  montra  à  saint  Paul,  et 
continua  à  diriger  sa  communauté  naissante. 

Vous  me  demandez  de  quel  esprit  déséquilibré 
est  sortie  cette  histoire  ?  D'un  cœur  dépravé,  en  tout 
cas,  car  Bahrdt  fut  exclu  de  l'enseignement  à  cause 
de  ses  mœurs  en  1766  ;  mais  la  faculté  d'enseigner 

4.  Ausfûhrung  des  Plans  und  Zwecks  Jesii.  In  Briefen  an 
Wahrheit  suchende  Léser,  Berlin,  Aug.  Mylius.  C'est  la  suite  de 
Briefe  ûber  die  Bibel  im  Volkston,  Halle,  J.  Fr.  Dost,  478î. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  109 

à  Halle  lui  fut  accordée  par  Zedlitz,  ministre  ami 
de  Frédéric  II,  et  il  avait  près  de  neuf  cents 
élèves. 

Le  thème  esquissé  par  Bahrdt  fut  traité  à  fond  par 
Charles  Henri  Venturini,  dans  son  Histoire  natu- 
relle du  grand  prophète  de  Nazareth  ^  en  quatre 
volumes  formant  2. 700 pages,  qui  eut  deux  éditions, 
en  1800-1802  et  en  1806.  De  celui-là  M.  Schweitzer 
nous  dit  que  sa  vie  fut  sans  tache  et  sa  piété  per- 
sonnelle incontestable.  Pourtant  le  duc  de  Bruns- 
wick n'osa  l'autoriser  à  enseigner.  Il  ne  fut  que 
pasteur  du  saint  évangile  !  Et  c'est  encore  ce  répu- 
gnant soupçon  de  fourberie  contre  la  personne  du 
divin  Sauveur;  Venturini  l'excuse,  car  il  était  mo- 
ralement nécessaire  de  feindre  des  miracles  pour 
amener  les  Juifs  à  une  morale  plus  haute.  Et  quels 
miracles,  accomplis  à  l'aide  d'une  «  pharmacie  por- 
tative »  !  Aux  noces  de  Cana,  Jésus  avait  préala- 
blement disposé  dans  une  chambre  quelques  cruches 
de  vin,  son  cadeau  de  noces,  et  si  saint  Jean  cria 
au  miracle  comme  tout  le  monde,  c'est  que  peut- 
être  il  avait,  lui  aussi,  sa  petite  pointe. 

Pourtant  le  Jésus  de  Venturini,  plus  courageux  que 
celui  de  Bahrdt,  s'expose  véritablement  à  la  mort 
sur  la  croix;  et  peu  s'en  fallut  qu'il  n'y  succombât! 
Mais  Joseph  d'Arimathie  parvint  à  le  ranimer  dans 
le  tombeau;  l'apparition  d'un  essénien  en  costume 
blanc  suffit  à  mettre  les  gardes  en  fuite.  Le  coup 
avait  été  rude.  Au  bout  de  quarante  jours,  les  forces 
du  Maître  étaient  épuisées  et  il  prit  congé  de  ses 
disciples. 

1.  Natûrliche  Geschichte  des  grossen  Propheten  von  Nazareth 
Paru  anonyme. 

LE   SENS  DU  CHRISTIANISME.  7 


110  LE  SENS  DV  CHRISTIANISME. 

Voici  maintenant  qui  est  presque  aussi  invrai- 
semblable que  cette  histoire.  S'il  faut  en  croire 
M.  Schweitzer,  L'histoire  naturelle  du  grand  pro- 
phète de  Nazaj^eth^  par  Venturini,  est,  jusqu'au- 
jourd'hui, rééditée,  c'est-à-dire  sans  doute  imitée, 
presque  chaque  année.  On  pille  son  livre  sans  le 
nommer,  comme  on  ne  le  fait  pour  aucune  vie  de 
Jésus  !  Et  voilà  de  quoi  rêver  suy  le  sentiment  reli- 
gieux, aussi  bien  que  sur  la  raison  éclairée  de  nos 
voisins.  On  a  vu  paraître  de  temps  en  temps  parmi 
nous  quelque  récit  évangélique  d'allure  suspecte. 
Grâce  à  Dieu,  même  ces  romans  ne  mettent  pas 
en  doute  la  divinité  de  Jésus.  Et  leur  place  est  indi- 
quée d'avance  dans  le  catalogue  de  l'index.  Je  crois 
bien  qu'aucun  catholique  n'a  tenté  cette  gageure  de 
faire  parler  le  Sauveur  pendant  d'interminables 
dialogues  sans  jamais  placer  sur  ses  lèvres  une 
seule  des  paroles  de  T Évangile.  Paraphrase  fdan- 
dreuse,  manque  de  goût,  longueurs,  ébahissement 
niais  devant  l'action  occulte  d'Esséniens  inconnus 
de  l'histoire,  méconnaissance  de  l'esprit  de  Jésus, 
c'est  sans  doute  assez  pour  caractériser  cette  litté- 
r§.ture.  Philostrate,  dans  sa  Vie  d'Apollonius  de 
Thyane,  distille  moins  d'ennui  et  nargue  moins  la 
crédulité  du  lecteur. 


Et  pourtant  Venturini  avait  un  autre  guide  qu'une 
imagination  débridée  en  composant  sa  Vie  de  Jésus. 
Dans  sa  seconde  édition  il  s'appuyait  sur  les  com- 
mentaires de  Paulus  qui  venaient  de  paraître.  En 


I 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  111 

Allemagne,  l'érudition  ne  perd  jamais  tous  ses 
droits,  comme  elle  sait  ménager  ceux  de  la  fantaisie. 

Avec  Paulus  ^  nous  pénétrons  dans  l'enseignement 
supérieur  des  Universités,  et  en  même  temps  nous 
avons  affaire  à  un  système  très  logique,  ouverte- 
ment professé  avec  toutes  ses  conséquences. 

Je  croirais  que  Paulus  ne  représente  pas  les 
vraies  tendances  allemandes.  Son  rationalisme  est 
tombé  dans  un  décri  général,  ses  explications  pas- 
sent pour  surannées.  Ce  dédain  de  l'Allemagne  con- 
damne peut-être  sa  franchise,  son  opposition  à 
toute  compromission,  son  goût  décidé  pour  les 
idées  claires,  sa  répugnance  invincible  pour  tout  ce 
qui  ne  serait  pas  contrôlé  par  la  raison.  Le  trait  le 
plus  expressif  de  sa  longue  carrière  est  peut-être 
la  guerre  ouverte  qu'il  fit  à  Schelling,  —  un  véri- 
table allemand  celui-là,  —  quand  le  philosophe 
panthéiste  idéaliste  essaya  de  concilier  son  système 
avec  une  théorie  nominale  de  la  Révélation.  Ce 
compromis  séduisit  par  certaines  théories  de  l'art, 
même  des  catholiques  comme  Gœrres;  il  parut  à 
Paulus  «un  attentat  contre  la  saine  raison  »,  qu'il  fal- 
lait démasquer  à  tout  prix  dans  l'intérêt  général.  Et 
cependant  lui-même  était  panthéiste,  mais  son  pan- 
théisme était  le  réalisme  de  Spinoza.  Quand  on  est 
décidé  comme  le  Juif  hollandais  à  ne  pas  distinguer 
Dieu  et  la  nature,  la  question  du  miracle  ne  se 
pose  même  pas.  Or  Paulus  se  fît  en  Allemagne 
l'introducteur  de  Spinoza  dans  le  regain  de  vogue 
qu'il  y  eut  au  début  du  xix'  siècle.  C'est  de  lui  qu'il 
relève  comme  penseur,  plutôt  que  de  Kant. 

i.  Heiurich  Eberhard  Gottlob  Paulus,  né  à  Leonberg,  en  1761. 


112  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Nous  avons  déjà  prononcé  le  nom  de  Kant.  Il 
est  assez  retentissant  pour  nous  autoriser  à  ouvrir 
une  parenthèse.  A  lire  certains  articles  venus  de 
chez  nous  sur  l'exégèse  allemande,  on  dirait  qu'elle 
a  été  tout  entière,  depuis  la  fm  du  xviii^  siècle, 
sous  l'influence  du  philosophe  de  Kœnigsberg. 
Volontiers  on  le  rendrait  responsable  de  ses  écarts, 
sans  distinguer  les  directions.  Il  m'est  impossible 
d'accepter  cette  insinuation,  ordinairement  très 
sommaire,  et  justifiée  d'un  mot  parles  tendances 
subjectives  des  critiques.  Prise  dans  ces  termes 
généraux,  l'accusation  devrait  être  entendue  plus 
largement  encore.  L'esprit  de  Kant  se  confondrait 
simplement  avec  l'esprit  germanique.  Si  nous  ser- 
rons les  faits  de  plus  près,  nous  constatons  que  le 
rationalisme  de  Wolf  et  de  Lessing  est  antérieur 
à  Kant,  et  que  Strauss  etBaurse  rattachent  expres- 
sément à  Hegel.  Entre  les  anciens  rationalistes  et 
Paulus  il  n'y  a  d'autre  différence  que  la  logique 
et  la  franchise  de  ce  dernier.  Et  nous  n'avons 
pas  à  nous  perdre  en  conjectures,  puisque  Kant 
a  jugé  à  propos  de  donner  son  avis  sur  l'exé- 
gèse. 

Il  a  traité  la  question  en  philosophe  qui  ne  se 
soucie  guère  des  textes. 

C'est  en  1793  qu'il  a  publié  La  religion  dans 
les  limites  de  la  raison  pure  ^ .  Cette  religion  ne 
pouvait  être  le  vrai  christianisme,  Kant  ne  se  le  dis- 
simulait pas.  Mais  de  même  que  les  exigences  de 
la  loi  morale  l'avaient  conduit  à  Dieu,  inaccessible 
à  la  raison  pure,  le  besoin  des  simples  l'obligeait 

1.  Die  Religion,  innerhalb  der  Grenzçn  dcr  blossen  Vernunft. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  113 

à  conserver  la  forme  de  la  révélation  chrétienne, 
infiniment  précieuse  pour  donner  à  la  croyance  une 
représentation  extérieure.  Respecter  cette  révéla- 
tion, c'était  conserver  la  Bible,  à  la  condition  que 
son  enseignement  soit  seulement  symbolique  des 
vérités  reconnues  par  la  raison. 

Le  philosophe  moderne  reprenait  donc  tout  uni- 
ment par  rapport  au  christianisme  le  système  exé- 
gétique  appliqué  par  les  Stoïciens  aux  divinités  de 
la  Grèce.  C'est,  nous  l'avons  dit,  le  plus  infidèle 
des  truchements,  un  contresens  commis  consciem- 
ment pour  accommoder  des  textes  anciens  au  goût  du 
jour.  Les  exégètes  rationalistes,  eux,  se  préoccu- 
paient encore  de  l'histoire.  Kant,  en  philosophe, 
n'attache  de  prix  qu'à  l'idée  cachée  dans  l'enve- 
loppe historique.  Mais  alors  ce  n'est  plus  l'exégèse 
des  textes.  On  a  crié  à  la  falsification,  Strauss 
aussi  fort  qu'un  autre.  Kant  n'en  serait  pas  de- 
meuré d'accord.  Précisément  à  cause  de  son  dédain 
transcendant  pour  les  faits,  il  ne  prétend  pas  que 
le  sens  qu'il  attribue  aux  textes  ait  été  dans  l'in- 
tention de  leurs  auteurs.  Et  que  lui  importe  en  vérité  ? 
La  raison  exerce  son  droit  en  leur  donnant  un  sens 
qu'elle  juge  le  seul  acceptable,  utile  à  la  vie  mo- 
rale et  religieuse,  toujours  perfectible  avec  le  pro- 
grès des  temps. 

Notons  cependant  une  différence  entre  l'exégèse 
des  Stoïciens  et  celle  dont  Kant  trace  le  programme. 
L'ancienne  religion  delà  Grèce  continentale  avait  à 
l'origine  une  valeur  morale  assez  haute.  Avec  le 
temps,  tout  en  prenant  une  forme  de  beauté  plus  sé- 
duisante, elle  s'était  dépouillée  de  ses  éléments 
vraiment  religieux,  etn'était  plus  qu'une  école  d'im- 


m  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

moralité,  naïve,  mais  non  excusable,  dans  son  impu- 
deur. La  raison  des  philosophes  ne  pouvait  expliquer 
toutes  les  histoires  des  dieux  sans  les  transformer 
complètement  par  une  violence  perpétuelle.  Il  n'en 
est  pas  ainsi,  grâce  à  Dieu,  delà  Bible,  si  bien  que 
Kant  a  pu  y  reconnaître,  si  haut  qu'il  remontât,  les 
traits  d'une  religion  qu'il  attribuait  à  l'instinct  de 
l'humanité. 

Distincte  en  cela  de  l'exégèse  des  Stoïciens,  celle 
que  suppose  Kant  l'est  à  un  autre  égard  de  l'interpré- 
tation allégorique  des  Pères.  Bien  loin  d'enlever  à 
la  Bible  son  caractère  surnaturel,  les  Pères  le  ren- 
forçaient plutôt  en  superposant  au  sens  littéral  leurs 
sens  spirituels,  tandis  que  Kant  ne  se  faisait  pas 
illusion  sur  la  différence  de  sa  pensée  avec  celle  des 
écrivains  sacrés,  si  bien  qu'en  somme,  — et  ce  n'était 
pas  son  métier,  —  il  n'a  pas  essayé  de  montrer  en 
détail  comment  les  faits  anciens  étaient  le  symbole 
des  pensées  nouvelles. 

On  attend  encore  l'exégète  qui  essaierait  de  tenir 
cette  gageure. 

Ma  parenthèse  est  close.  Vous  l'excuserez  peut- 
être  comme  une  image  fidèle  de  l'intervention  de 
Kant  durant  la  période  du  naturalisme  :  c'est  une 
théorie  sans  grande  portée  pratique,  sauf  peut-être 
l'influence  que  ce  subjectivisme  a  pu  avoir  sur 
Schleiermacher. 

Paulus  ne  dut  pas  en  être  affecté,  puisque  dès 
l'an  1794  il  était  inquiété  par  les  consistoires  de 
Meiningen  et  d'Eisenach  pour  son  explication  natu- 
relle des  miracles,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  la 
développer  tout  au  long  dans  son  Commentaire 
des  éç^angiles  synoptiques  de  1800  à  1802.  Que  si 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  115 

dans  sa  Vie  de  Jésus^,  parue  en  1828,  il  parut  se 
rattacher  à  Kant,  alors  entré  dans  sa  gloire,  c'est 
seulement  pour  se  ranger  parmi  les  partisans  d'un 
christianisme  naturel  et  rationnel.  Mais  c'était  déjà 
celui  de  Lessing. 

Je  ne  vois  rien  de  plus  dans  un  passage  cité  par 
M.  Vigouroux  pour  montrer  sa  dépendance  de 
Kant  :  «  Le  but  principal  de  Jésus  et  de  tous  les 
siens,  est  celui-ci  :  exhorter  l'homme  à  redresser 
d'abord  les  penchants  grossiers  de  sa  nature  et 
parvenir  ainsi,  par  une  réforme  des  volontés  indi- 
viduelles qui  les  rende  semblables  à  Dieu,  à  la  réali- 
sation d'un  état  social  digne  de  l'approbation  du  vrai 
Dieu,  à  un  gouvernement  divin  propre  à  faire  le  bon- 
heur du  grand  nombre.  Tel  est  le  germe  vital,  telle 
est  l'essence  du  Christianisme  ^.  »  C'est  bien  le  sens 
que  donnait  au  christianisme  le  rationalisme  ancien. 
Au  lieu  d'améliorer  l'homme  par  l'influence  d'une 
société  divine,  il  place  au  point  de  départ  la  réforme 
individuelle  qui  doit  réagir  sur  l'ensemble.  Cette 
réforme  trouvera  dans  les  enseignements  de  Jésus 
une  lumière,  à  la  condition  de  les  entendre  dans  le 
sens  de  la  raison  éclairée.  Mais  entre  les  évangé- 
listes  et  l'homme  moderne  il  y  a  cette  différence  que 
les  évangiles  racontent  des  faits  surnaturels  pour 
exciter  la  foi  au  surnaturel,  tandis  que  Paulus  ne 
veut  plus  y  croire.  Son  programme  était  dès  lors 
tout  tracé  :  faire  disparaître  l'appui  du  surnaturel 
en  ramenant  les  miracles  dans  le  domaine  de  la 

i.  Des  Leben  Jesu  ah  Grundlage  einer  reinen  Geschichte  des 
Vrchristentums,  Heidelberg,  1828,  deux  volumes  comprenant  1492 
pages. 

2.  Vigouroux,  Mélanges  bibliques,  p.  170,  citant  Leben  Jesu, 
Vorrede,  t.  I,  p.  xi. 


116  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

nature.  La  tentative  était  hardie,  et  il  fut  le  seul  à 
la  poursuivre  minutieusement  et  logiquement. 

Dans  les  livres  où  l'exégèse  biblique  embaume  ses 
anciens  docteurs,  Paulusest  sous  l'étiquette  :  expli- 
cation  naturaliste  des  miracles.  Et  pourtant  il  n'a 
vu  dans  cette  étude  que  la  moindre  partie  de  sa 
tâche.  Mais  on  évoque  son  ombre  d'autant  plus  vo- 
lontiers qu'il  est  plus  aisé  de  le  réfuter.  Il  s'est  exposé 
aux  coups  en  procédant  d'une  façon  systématique, 
et  sans  y  mettre  trop  de  malice,  sans  se  jeter  dans 
le  maquis  des  discussions  critiques.  Il  admet  l'au- 
thenticité des  quatre  évangiles,  dont  deux  émanent 
donc  de  témoins  oculaires,  l'ancien  publicain 
Matthieu  et  le  disciple  Jean.  Il  ne  met  nullement 
en  doute  leur  bonne  foi  et  leur  véracité  II  ajoute 
que,  bien  compris,  l'évangile  a  une  valeur  historique. 

Et  cependant  aucun  miracle  n'a  jamais  été,  ni 
opéré,  ni  constaté.  On  voit  le  défaut  de  la  cuirasse, 
ou  plutôt  il  n'y  a  pas  de  cuirasse. 

Quelle  peut  être  la  solution  de  cette  situation 
étrange  d'auteurs  véridiques  racontant  des  mira- 
cles qui  n'en  sont  pas  ?  C'est  que,  dit  Paulus,  assez 
souvent,  ils  n'ont  pas  eu  l'intention  de  raconter  des 
miracles  ;  ce  sont  les  commentateurs  qui  s'y  sont 
trompés.  Laissons  ce  cas  assez  rare.  —  En  second 
lieu,  si  les  témoins  eux-mêmes  ont  estimé  les  faits 
miraculeux,  c'est  parce  qu'ils  n'étaient  pas  en  état 
de  les  expliquer  autrement.  Mais  aujourd'hui  nous 
sommes  moins  portés  qu'eux  à  recourir  d'emblée  à 
l'hypothèse  du  surnaturel  ;  nous  sommes  à  même  de 
discerner  le  caractère  véritable  des  faits,  nous  de- 
vons leur  rendre  leur  vraie  physionomie.  Il  en  ré- 
sultera deux  avantages.  La  vie  du  grand  docteur 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  117 

Jésus  conservera  tous  ses  titres  historiques,  fondés 
sur  des  faits  naturels,  tels  que  ceux  de  toutes  les 
histoires,  et  son  enseignement,  dépouillé  d'une  gan- 
gue de  surnaturel,  sera  pleinement  assimilable  aux 
hommes  du  xix*  siècle.  Plus  de  miracles,  ou  plutôt 
un  seul  miracle,  et  «  c'est  Jésus  lui-même,  son 
génie  [Gemûth)  purement  et  sereinement  saint,  et 
cependant  vraiment  humain,  objet  d'imitation  et 
d'émulation  pour  les  esprits  des  hommes  ».  Les  mi- 
racles ont  existé  cependant  dans  la  croyance  des 
contemporains  de  Jésus,  et  si  Dieu  l'a  voulu  ainsi, 
c'était  pour  marquer  un  degré  nécessaire  dans  le 
progrès  religieux.  Le  christianisme  a  pénétré  grâce 
à  cette  confusion,  dissipée  par  l'explication  natura- 
liste, et  il  garde  sa  valeur  de  religion  naturelle  dont 
Jésus  est  le  modèle  à  jamais. 

Ce  serait  à  merveille  si  les  textes  se  montraient 
de  meilleure  composition.  Tout  échoue  lorsqu'on 
les  serre  de  près.  Car,  le  miracle  enlevé,  il  ne  reste 
plus  rien.  Paulus,  à  force  de  subtilité,  essaie  bien 
de  mettre  un  fait  naturel  à  la  place,  mais  si  les 
choses  s'étaient  passées  de  si  banale  manière, 
comment  les  disciples  s'y  seraient-ils  trompés  ?Nous 
savons  bien  que  certains  faits  sont  grossis  par  l'i- 
magination, en  volant  de  bouche  en  bouche.  Il  ne 
répugne  pas,  en  principe,  que  cette  transformation 
aboutisse  à  leur  donner  un  caractère  miraculeux. 
Quand  on  reste  dans  ces  termes  généraux,  tout  pa- 
raît possible.  Mais  les  cas  concrets  offrent  plus  de 
difficulté.  Les  disciples  ont  cru  que  Jésus  marchait 
sur  les  eaux  ;  dites  qu'il  était  sur  la  côte,  les  pieds 
enveloppés  par  un  brouillard.  —  Mais  qui  verrait 
un  prodige  dans  un  fait  si  simple  ? 


118  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Le  Sauveur  n'a  pâs  multiplié  les  pains;  il  a 
partagé  avec  la  foule  de  pauvres  provisions,  et  les 
riches,  accompagnés  de  chameaux  chargés  d'ali- 
ments, ont  suivi  ce  bon  exemple.  —  Mais  d'où 
venaient,  où  allaient  ces  chameaux,  si  manifeste- 
ment étrangers  aux  récits  des  témoins  oculaires  ? 

Les  guérisons  sont  dues  à  des  remèdes,  ainsi 
l'aveugle-né  bénéficia  d'une  recette  dont  Jésus 
avait  le  secret;  la  boue  de  Siloé  était  une  pâte  d'o- 
culiste. Quand  Jésus  déclarait  que  certains  démons 
ne  peuvent  être  chassés  que  par  la  prière  et  le 
jeûne,  il  suggérait  au  père  du  jeune  épileptique 
de  le  mettre  à  la  diète  et  de  fortifier  son  esprit  par 
la  piété.  —  Manifestement  ce  n'est  pas  le  sens  des 
textes  ! 

Et  que  dire  des  résurrections?  Jésus  avait  corn* 
pris  le  grave  inconvénient  des  funérailles  trop  hâ- 
tives. Dans  un  pays  où  l'on  ensevelissait  trois  heures 
après  la  mort,  quel  danger  de  porter  en  terre  des 
vivants  !  Le  sage  guérisseur  sut  empêcher  des  mal- 
heurs irréparables.  Pour  Lazare  qui  était  enseveli 
depuis  quatre  jours,  ce  n'était  pas  plus  difficile,  car 
il  avait  repris  la  vie  dans  son  commode  tombeau, 
et  Jésus,  le  voyant  tout  disposé  à  profiter  de  l'ou- 
verture de  la  pierre,  n'eut  qu'à  l'inviter  amicale- 
ment: Lazare,  sortez  donc! 

Naturellement  le  Sauveur  lui-même  bénéficia  de 
cette  situation.  Il  n'était  pas  mort  sur  la  Croix. 
Le  coup  de  lance  ne  fut  qu'une  saignée.  Le  froid 
de  la  tombe  et  les  aromates  des  saintes  femmes 
contribuèrent,  à  le  ramener  à  la  vie.  L'orage  et  le 
tremblement  de  terre  lui  rendirent  le  sentiment, 
et  roulèrent  la  pierre... 


EXPLICATIONS  NATUFlALISTES  DU  RATIONALISME.  119 

—  N'admirez-vous  pas  ici  la  conscience  profes- 
sionnelle de  Paulus,  qui  utilise  le  tremblement  do 
terre  sans  croire  à  la  résurrection  ?  Vraiment  il  serait 
sans  objet  de  réfuter  une  exégèse  qui  ne  mérite  pas 
ce  nom,  puisqu'elle  se  fait  une  obligation  de  trahir 
le  sens  des  textes.  Et  si,  dans  certains  cas,  elle  ne 
paraît  pas  dénuée  de  vraisemblance,  si  elle  est  agré- 
mentée d'un  savoir  très  étendu,  elle  se  heurte  à  une 
difficulté  de  fond  que  Paulus  ne  semble  pas  avoir 
soupçonnée.  Que  les  apôtres  aient  été  aussi —  il 
y  aurait  bien  le  mot  poires^  —  mais  disons  crédules, 
obstinément  enclins  à  voir  des  miracles  dans  les 
événements  les  plus  naturels,  ce  serait,  dans  l'his- 
toire, une  exception  absolument  unique.  Il  ne 
servirait  de  rien  d'en  appeler  à  l'Orient.  Les  Orien- 
taux, tels  que  nous  les  connaissons,  sont  soupçon- 
neux et  défiants,  et  les  anciens  Juifs  non  plus 
n'étaient  pas  si  portés  à  voir  le  surnaturel  par- 
tout. 

On  n'en  trouve  presque  pas  dans  Josèphe,  à  une 
époque  de  fébrile  exaltation.  Quand  les  Pharisiens 
demandaient  un  signe,  ils  entendaient  le  contrôler. 
Mais  enfin,  si  les  disciples  avaient  ce  penchant 
extravagant  à  dénaturer  les  actes  de  Jésus,  avant 
même  de  le  tenir  pour  le  Messie,  et  pourtant  ce 
sont  les  miracles  qui  les  ont  amenés  à  confesser  le 
Messie,  —  pourquoi  le  Maître  ne  les  a-t-il  pas 
détrompés?  Pourquoi,  au  lieu  de  profiter  de  l'er- 
reur commune  pour  se  poser  en  prophète  qui 
ressuscite  les  morts,  n'a-t-il  pas  prêché  contre 
l'abus  des  ensevelissements  prématurés  ?  C'eût  été 
d'un  honnête  homme,  et  d'un  bienfaiteur  de  l'hu- 
manité. 


120  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Le  brave  Paulus  n'a  sûrement  pas  prévu  que  son 
exégèse  jetait  une  ombre  fâcheuse  sur  Jésus. 
En  poussant  son  rationalisme  jusqu'au  bout,  il  a 
cru  servir  la  raison.  Nous  lui  donnons  acte  de  son 
intention,  et  nous  constatons  une  fois  de  plus  en 
Allemagne  une  exégèse  systématiquement  exclusive . 

Elle  était  surtout  trop  claire.  Le  rationalisme  ne 
gagnait  pas  à  se  montrer  tel  qu'il  était.  11  com- 
mençait à  passer  de  mode.  On  lui  reprochait  de 
manquer  de  profondeur,  ce  qui  était  vrai,  mais 
aussi  on  était  gêné  d'avoir  à  choisir  entre  le  sur- 
naturel et  cette  glose  artificielle  de  l'évangile. 
Paulus  ne  mourut  qu'en  1851  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-dix  ans,  se  déclarant  prêt  à  paraître  devant 
Dieu,  et  reprochant  à  ses  derniers  contemporains 
de  manquer  de  véracité  et  de  sincérité  \  Le  grief 
porterait  encore  de  nos  jours  si  M.  Schv^eitzer 
est  en  droit  de  conclure  son  article  sur  Paulus  par 
ces  mots  :  «  Le  théologien  moral  de  nos  jours 
tient  beaucoup  à  se  distinguer  entièrement  du  ra- 
tionalisme ;  et  cependant,  combien  pauvre  est  notre 
époque,  comparée  avec  celle-là...,  si  pauvre  en 
hommes  riches  d'idéal  et  d'énergie,  si  pauvre  en 
simple  vérité  humaine  dans  la  théologie  ^.  » 


En  effet  le  rationalisme,  avant  même  d'être  battu 
à  découvert  par  Strauss,  avait  déjà  repris  le  mas- 
que. Nous  avons  été  tenté  de  voir  dans  Paulus 
quelques  traces  du  génie  latin  ;  c'est  un  cas  isolé  ; 

i.  SCHWEITZER,  p.  51. 
2.  L.   l.,  53. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  121 

et  il  est  tout  à  fait  symptomatique  que  M.  Schweit- 
zer  représente  Charles  Auguste  Hase,  à  la  fois 
comme  un  sceptique  qui  doute  même  du  rationa- 
lisme, et  comme  l'une  des  manifestations  les  plus 
éminentes  de  la  culture  allemande  ^  Ce  n'est  pas 
moi  qui  le  lui  fais  dire. 

Avec  Hase,  dont  la  Vie  de  Jésus  surtout  pour 
les  études  académiques  ^  parut  en  1820,  un  an  après 
celle  de  Paulus,  nous  revenons  au  mélange  dosé 
du  surnaturel  et  du  naturalisme.  Mais  désormais 
il  est  plus  volontaire,  et  par  conséquent  plus  cou- 
pable. C'est  un  expédient  pour  ne  point  effarou- 
cher les  âmes  religieuses.  On  insinue  que  Jésus 
a  peut-être  survécu,  mais  il  est  peut-être  ressus- 
cité. L'histoire  et  la  foi  permettent  les  deux 
hypothèses.  Les  miracles  du  quatrième  évangile 
sont  authentiques,  parce  qu'ils  sont  racontés  par 
Jean,  témoin  oculaire,  et  aussi  sans  doute  parce 
qu'ils  sont  moins  nombreux  que  ceux  des  synop- 
tiques. Ces  derniers,  ou  seront  expliqués  par 
des  faits  naturels,  ou  seront  rejetés  comme  con- 
trouvés. 

Il  est  fâcheux  pour  la  culture  luthérienne  que 
Jésus  n'ait  pas  été  marié.  Voici  comment  s'en 
tire  la  culture  allemande  :  «  Si  la  vraie  raison 
du  célibat  de  Jésus  n'est  pas  cachée  dans  certaines 
situations  de  sa  jeunesse,  on  peut  conjecturer  que 
celui  dont  la  religion  fournissait  une  vue  idéale  du 
mariage,  inconnue  à  l'antiquité,  n'a  trouvé  de  son 
temps  et  dans  sa  jeunesse  aucun  cœur  qui  fût  à  la 

\.L.L,\i.  59. 

2.  Das  Leben  Jesu   zunâchst  fur  akademische    Studien,    1829, 
205  pages.  Cinquième  édition  en  1865, 


122  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

hauteur  de  ce  lien  ^  »  Clarté,  beauté,  concision, 
dit  M.  Schweitzer  de  ce  style. 

Si  renommé  qu'ait  été  M.  Hase  en  Allemagne, 
son  nom  n'a  guère  franchi  les  frontières,  tandis  que 
celui  de  Schleiermacher  ^  signifie  un  peu  partout 
cette  tentative  de  concilier  le  naturalisme  et  le  sur- 
naturel qui  est  connue  sous  le  nom  de  Veî-mitt- 
lungstheologie,  théologie  de  conciliation,  ou, 
comme  j'interpréterais  plus  volontiers,  théologie 
de  compromis,  une  conception  allemande  du  pro- 
testantisme libéral.  Ce  n'est  donc  plus  le  rationa- 
lisme éclairé,  et  par  conséquent  je  ne  devrais  pas 
en  parler  aujourd'hui.  Mais  celui-ci  n'a  paru  dans 
sa  nudité  qu'avec  Paulus,  et  c'est  bien  encore  le 
rationalisme  qui  se  dissimule  dans  les  théories  équi- 
voques de  Schleiermacher.  Seulement,  au  lieu  de 
côtoyer  le  surnaturel  comme  chez  les  premiers  ra- 
tionalistes, il  l'envahit  résolument  pour  lui  dérober 
ses  formules  et  apparaître  comme  un  protestan- 
tisme régénéré,  plus  grave,  plus  sérieux,  en  un 
mot  plus  chrétien.  Et  cette  nouvelle  manifestation 
d'un  sentiment  religieux  assurément  très  profond, 
s'est  imposée,  même  en  dehors  de  l'Allemagne,  à 
ceux  qui  souffraient  du  caractère  vraiment  trop 
laïque   et  profane   du  protestantisme  moderne. 

Schleiermacher  a  peut-être  même  conservé  plus 
d'autorité  dans  certains  cercles  français  que  dans 
son  pays.  Par  M.  Auguste  Sabatier  il  a  couvé  le  mo- 
dernisme. Dans  son  Histoire  des  idées  religieuses 
en  Allemagne  depuis  le  XVI  11^  siècle  jusqu* à  nos 


1.  L.  l,  p.  62. 

a.  Friederich  Ernst  Daniel  Schleiermacher,  né  à  Breslau  le2l  nov. 
1768;  mort  à  Berlin,  le  12  février  1834. 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  123 

jours,  M.  Lichtenberger  lui  a  consacré  presque  un 
demi-volume  sur  trois.  Et  de  quel  ton  il  célèbre 
cette  création  d'une  nouvelle  théologie  chrétienne  ! 
ce  En  proclamant  que  Dieu  est  immédiatement 
présent  dans  la  conscience,  que  nous  portons  le 
trésor  de  l'infini  dans  notre  sein,  que  la  religion 
est  la  conscience  du  fini  comme  partie  de  l'infini 
et  celle  du  temps  comme  élément  de  l'éternité, 
Schleiermacher  s'élève  d'un  bond  au-dessus  de 
l'opposition  du  naturel  et  du  surnaturel  dans  la- 
quelle s'épuisait  la  sagesse  de  son  temps.  D'un 
coup  de  main  il  renverse  le  château  de  cartes  du 
rationalisme  et  la  vieille  forteresse  de  l'ortho- 
doxie''. » 

Comme  s'il  suffisait  d'introduire  dans  le  voca- 
bulaire chrétien  une  saveur  de  panthéisme  pour 
«  s'élever  au-dessus  de  l'antinomie  du  rationalisme 
et  du  supranaturalisme  o  !  comme  dit  encore 
M.  Lichtenberger  2, 

Ce  n'est  pas  parce  que  Schleiermacher  a  été 
suspect  à  la  fois  de  Spinozisme  et  de  réaction 
orthodoxe  que  nous  verrons  en  lui  un  théoricien 
du  juste  milieu.  Confusion  n'est  pas  raison,  et  la 
confusion  dans  Schleiermacher  est  perpétuelle, 
parce  qu'elle  est  voulue,  parce  qu'elle  est  toute  sa 
part  personnelle  dans  son  système. 

Si  je  ne  craignais  d'envahir  une  province  où  je 
suis  étranger,  je  dirais  que  cette  fois  nous  sommes 
sur  la  piste  d'une  influence  de  Kant,  car  la  notion 
philosophique  du  système  de  Schleiermacher  est 
empruntée   au  subjectivisme  spécial  de  la  raison 


i.L.  L,  II,  123. 
2.  L.  i.,  II,  20-2. 


IMm  IT.  AURY'S  COIÎEGë 


124  LE  SENS  DU  CHRISTIAxNISME. 

pure.  Dans  cettephilosophie,  toute  action  de  Dieu  est 
infinie  et  éternelle,  mais  elle  ne  peut  être  perçue  par 
nous  que  sous  les  catégories  de  temps  et  d'espace. 

Elle  est  aussi  toujours  surnaturelle  comme  venant 
de  Dieu,  naturelle  en  tant  qu'observée  par  nous. 
De  même  Schleiermacher  n'a  pas  hésité  à  affirmer 
que  le  surnaturel  se  manifeste  à  la  conscience 
humaine,  mais  aussitôt  qu'il  devient  un  objet  de 
la  pensée,  il  rentre  dans  les  limites  de  la  nature. 
Et  certes  aucune  de  nos  perceptions  n'est  infinie 
si  on  la  considère  dans  notre  esprit,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  d'atteindre  à  sa  manière  un  objet 
infini,  et  de  qualifier  le  surnaturel  comme  tel.  Le 
gros  ballon  de  Schleiermacher  serait  aisément  dé- 
gonflé par  une  petite  balle.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce 
qui  nous  regarde,  c'est  l'application  de  la  nouvelle 
dogmatique  à  la  personne  et  à  l'histoire  de  Jésus. 

Assez  indifférent  aux  confessions  de  foi  pour 
prôner  et  favoriser  l'union  des  Luthériens  et  des 
Calvinistes,  Schleiermacher  mettait  l'essence  du 
protestantisme  dans  la  justifîcati  on  par  la  foi.  C'é- 
tait le  point  de  départ  incontestable  de  la  réforme, 
et  il  supposait  un  sentiment  profond  du  péché,  de 
la  lutte  contre  la  chair,  une  confiance  entière  dans 
la  Rédemption.  Tout  cela  est  vivant  dans  la  con- 
science de  celui  qui  proclame  sa  foi  en  Jésus-Christ. 
Mais  qu'était-ce  que  Jésus-Christ?  «  Le  type  idéal 
de  l'humanité,  doué  d'une  puissance  merveilleuse 
d'attraction,  et  réalisant  dans  chaque  individu  la 
vie  en  Dieu  dont  il  est  venu  fonder  le  règne  sur 
la  terre  ^  »  Ne  croyez  pas  cependant  que  Schleier- 

4.  LlCHTENBERGER,  Op,  l.,  II,  2-20 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  125 

mâcher  dépouille  absolument  le  Christ  de  sa  nature 
divine.  Ce  serait  pencher  vers  le  rationalisme,  et 
il  prétend  tenir  la  balance  plus  égale.  Son  plan, 
annoncé  sans  ambages  et  poursuivi  avec  rigueur, 
consiste  à  éviter  deux  écueils  :  nier  la  divinité  du 
Christ  ou  le  dépouiller  de  la  nature  humaine.  Avec 
ce  critère,  il  ne  sera  jamais  embarrassé.  Nous 
pourrions  l'adopter  nous  aussi,  si  les  termes  en 
étaient  sincères,  et  si  le  but  n'était  pas  plutôt  de 
ne  rien  admettre  qui  décidât  la  question  en  faveur 
du  surnaturel.  Autre  chose  est  de  distinguer  les 
deux  natures  du  Christ,  autre  chose  d'insinuer 
que  l'Incarnation  n'est  pas  de  l'ordre  surnaturel. 

Que  pouvgiit  fournir  l'étude  des  textes  avec  ces 
dispositions?  Les  théories  s*accommodent  parfois 
d'un  certain  vague.  Devant  les  faits  il  faut  prendre 
parti;  —  à  moins  qu'on  ne  soit  décidé  à  les  ramener 
à  une  idée  préconçue  ou  à  les  estimer  indifférents. 
Qu'est-ce  qu'un  fait  au  regard  d'une  conviction  qui 
naît  dans  les  profondeurs  de  la  conscience,  au 
contact  de  l'infini  ! 

Schleiermacher  a  abordé  dès  1819  l'étude  de  la 
vie  de  Jésus  à  son  cours  ;  sa  Vie  de  Jésus  ^  n'a  paru 
qu'en  1864,  d'après  des  notes,  trente  ans  après  sa 
mort,  mais  il  n'y  a  aucune  raison  de  douter  qu'elle 
représente  sa  pensée  autant  que  sa  pensée  peut 
être  pénétrée,  car  il  dissimule  soigneusement  ce 
qu'il  entend  conserver  de  miracles  dans  l'évangile  : 
le  nom  reste,  la  réalité  disparaît.  Certes,  il  vou- 
drait bien  éviter  de  recourir  aux  explications  natu- 
ralistes !  11  insiste  sur  le  pouvoir  spirituel  de  Jésus, 

i.  Bas  Leben  Jesu,  herausgegeben  von  C.-A.  Rùtenik,  Berlin,  1864. 


126  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

qui  agissait  même  sur  les  corps.  Et  enfin  peu  im- 
porte que  le  miracle  se  soit  produit  ou  non!  Cela 
est  dit  même  de  la  résurrection  du  Christ.  Qu'il  ait 
survécu  au  supplice  ou  qu'il  soit  ressuscité,  qu'il  se 
soit  séparé  des  disciples  peu  avant  sa  mort  réelle, 
ou  qu'il  soit  monté  au  ciel,  cela  n'a  pas  d'intérêt 
pour  la  foi.  Cependant  on  voit  très  bien  que  Schleier- 
macher  se  ralliait  à  la  survie  de  Jésus,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  parler  à  bouche  ouverte  de  la 
résurrection.  Et  voici  le  plus  étrange.  Si  son  Christ 
n'est  pas  Dieu,  il  n'est  pas  non  plus  parfaitement 
homme.  La  prière  à  Gethsémani  ne  répond  pas  à 
l'idéal  du  Christ.  Elle  est  rayée  de  l'histoire,  sous 
prétexte  qu'elle  n'est  pas  racontée  par  saint  Jean. 

M.  Schweitzer  a  raison  de  le  dire  :  les  rationa- 
listes étaient  plus  honnêtes.  Mais  il  faut  ajouter  : 
ils  étaient  moins  allemands.  Ils  étaient  définitive- 
ment hors  de  combat.  Avec  Schleiermacher,  l'ins- 
tinct rationaliste  était  satisfait,  étant  débarrassé 
du  miracle,  et  les  bonnes  âmes  se  complaisaient 
dans  ces  méditations  profondément  religieuses,  et 
si  résolument  protestantes.  Enfin  les  excès  du  ratio- 
nalisme éclairé  allaient  être  dénoncés  sept  ans  après 
la  Vie  de  Jésus  de  Paulus  par  une  critique  radicale, 
celle  de  David  Frédéric  Strauss. 

Au  terme  de  cette  leçon  j'éprouve  une  certaine 
confusion.  Je  ne  voudrais  pas  avoir  l'air  de  me  li- 
vrer à  un  jeu  de  massacre,  de  m'escrimer  contre  des 
moulins  à  vent  créés  par  mon  imagination.  Pour- 
tantj'ai  conscience  de  n'avoir  pas  travesti  des  adver- 
saires pour  en  faire  des  têtes  de  Turcs.  C'est  un  fait 
que  cette  ancienne  exégèse,  qui  prétendait  substituer 
à  celle  de  l'Église  les  résultats  d'une  raison  éclairée, 


EXPLICATIONS  NATURALISTES  DU  RATIONALISME.  127 

est  abandonnée  par  tout  le  monde.  Pour  le  moment 
nous  n'avons  qu'à  constater  cet  échec.  Lorsque 
nous  rencontrerons  dans  les  écoles  critiques  des 
points  de  philologie  ou  d'histoire  qu'on  peut  re- 
garder comme  acquis,  nous  ne  manquerons  pas  de 
rendre  hommage  à  l'activité  infatigable  des  Alle- 
mands. Nous  n'avons  encore  discerné  rien  de  tel. 
Même  nous  avons  presque  calqué  nos  jugements 
sur  ceux  de  quelques-uns  des  compatriotes  de 
ces  anciens  maîtres.  Nous  ne  sommes  pas  plus  sé- 
vères qu'eux,  étonnés  seulement  que  la  contra- 
diction ou  l'inconscience  leur  paraisse  une  excuse 
toute  naturelle. 


CINQUIEME  LEÇON 

L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS. 

Un  seul  nom  suffira  à  remplir  cette  leçon,  celui 
de  Strauss.  Encore  est-ce  trop  peu  d'une  heure  pour 
esquisser  rapidement  la  physionomie  de  l'homme  et 
de  l'œuvre.  Nous  devrions  même  renoncer  à  le  bien 
entendre,  car  M.  Schweitzer  le  range  parmi  «  ces 
esprits  allemands  qui  doivent  toujours  demeurer 
étrangers  et  incompris  pour  la  pensée  française  '  ». 
Essayons  cependant,  en  nous  aidant  le  plus  pos- 
sible de  son  propre  témoignage.  Quoiqu'il  y  ait 
quelque  inconvénient  à  ce  morcellement,  nous  par- 
lerons d'abord  de  l'homme  et  de  la  série  de  ses 
œuvres,  pour  aborder  ensuite  séparément  sa  pre- 
mière Vie  de  Jésus^  celui  de  ses  ouvrages  dont  on 
peut  dire  qu'il  a  fait  époque  en  appliquant  systéma- 
tiquement à  tout  le  Nouveau  Testament  l'interpré- 
tation mythique. 

David  Frédéric  Strauss  est  né  en  1808  à  Ludwigs- 
burg  en  Wurtemberg.  Il  appartenait  donc  à  cette 
race  de  Souabe  qui  a  donné  à  l'Allemagne,  vers  ce 
même  temps,  toute  une  école  de  poètes  rêveurs, 

1.  Op.  L,  p.  110,  note!. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      129 

attachés  aux  traditions  du  moyen  âge.  Son  père 
était  un  protestant  croyant,  pénétré  de  foi  en  la  vertu 
expiatoire  de  la  Rédemption,  pour  lui  remède 
opportun  d'une  conduite  fâcheuse;  sa  mère  ne 
voyait  en  Jésus  qu'un  sage,  mais  elle  s'exerçait  à 
l'imiter.  Deux  systèmes  d'exégèse  se  disputaient 
cette  maison,  et  le  meilleur  n'était  pas  le  mieux  re- 
présenté. David  Frédéric  fut  d'abord  entraîné  vers 
un  mysticisme  ardent,  ce  mysticisme  dévoyé  que 
nous  nommons  théosophie  ou  occultisme.  Il  se  ren- 
dit auprès  de  Justin  Kœrner  qui  le  mit  en  relations 
magnétiques  avec  la  voyante  de  Prévorst.  Lui-même 
a  raconté  avec  quelle  crédulité  il  avait  abordé  la 
lecture  de  Jacques  Bœhme,  le  théosophe  :  «  Je 
croyais  aux  sentences  de  Jacob  Bœhme,  et  ma  foi 
était  aussi  strictement  surnaturelle  qu'a  jamais  pu 
l'être  la  foi  de  quiconque  a  cru  aux  prophètes  et  aux 
apôtres;  bien  plus,  sa  connaissance  me  paraissait 
pénétrer  à  des  profondeurs  que  la  Bible  elle-même 
n'atteignait  pas  et  porter  plus  nettement  la  marque 
de  la  révélation  immédiate  que  les  livres  sacrés  ^  » 
Enthousiasme  juvénile  assez  naturel,  si  chacun  est 
libre  d'apprécier  l'action  de  l'Esprit-Saint  d'après 
son  goût  intime. 

Et  peut-être  quelqu'un  de  vous,  Messieurs,  se 
rappelant  comment  Lamennais  ou  Renan  a  perdu  la 
foi,  imagine  une  lutte  douloureuse,  aboutissant 
enfin  à  une  rupture  ouverte.  Alors  vous  commencez 
à  perdre  pied,  à  concevoir  les  choses  à  la  française. 
D'ailleurs,  ce  n'est  pas  le  rationalisme  qui  sédui- 
sit Strauss;  ce  fut,   dit  M.  Lévy,   une  conception 

1.  Ges.  Schrift.,  I,  p.  125  s.,  dans  Ltyy,  David-Frédéric  Strauss, 
la  vie  et  l'œuvre,  Paris,  1910. 


130  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

romantique,  c'est-à-dire  panthéistique,  du  christia- 
nisme. Il  subit  quelque  temps  l'influence  de  Schel- 
ling,  qui  lui  apprit  à  regarder  l'incarnation  de  Dieu 
comme  éternelle,  celle  de  Dieu  en  Jésus-Christ  n'é- 
tant qu'un  symbole.  Schleiermacher  le  captiva  par 
son  idéalisme;  mais,  en  dépit  de  ses  prétentions  de 
concilier  la  mystique  et  les  faits,  la  nouvelle  théo- 
logie s'éloignait  de  la  foi,  sans  tenir  compte  de  l'his- 
toire. Strauss  le  comprit  et  se  fixa  enfin  dans  le 
système  de  Hegel.  Pendant  qu'il  étudiait  au  sémi- 
naire de  Blaubeuren,  de  1821  à  1825,  avec  Vischer, 
Màrklin,  Binder,  Zimmermann,  tout  en  suivant  les 
leçons  de  Baur  encore  incertain  de  ses  voies,  les 
jeunes  gens  se  passionnèrent  pour  la  nouvelle  phi- 
losophie, dite  spéculative,  et  la  commentèrent  entre 
eux.  Lorsqu'ils  eurent  achevé  leurs  études  et  furent 
pourvus  de  situations  pastorales  dans  l'église  luthé- 
rienne, Strauss  et  Màrklin  ne  savaient  pas  très  bien 
s'ils  étaient  encore  chrétiens  ;  ils  étaient  sûrement 
hégéliens. 

Vous  vous  demandiez  peut-être,  à  notre  dernière 
réunion,  si  les  rationalistes  avaient  conscience  de 
faire  encore  partie  de  l'église?  Du  moins  ils  admet- 
taient l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité  de  l'âme, 
ils  tenaient  pour  certains  les  faits  de  l'évangile, 
quelle  qu'en  fût  l'interprétation,  ils  avaient  foi  en 
Jésus-Christ,  quelle  que  soit  sa  personne.  Ils  se 
croyaient  si  bien  en  règle  avec  les  communautés  que 
le  père  de  Màrklin,  prélat  et  surintendant  général  à 
Heilbronn,  libéral,  déiste,  disciple  de  Kant,  souf- 
frait de  voir  son  fds  abandonner  la  foi  ' .  Les  deux 

1.  LÉVY,  op.  ?.,33. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.     131 

amis  n'étaient  pas  sans  ressentir  des  scrupules,  qui 
agitaient  davantage  Tâme  plus  sensible  de  Mârklin. 
Comment  exercer  les  fonctions  de  pasteur  du  saint 
évangile,  comment  prêcher  surtout,  quand  on  n'a- 
voue d'autre  incarnation  que  l'identité  de  Dieu  et  de 
l'homme  ?  Mârklin  écrivait  :  «  N'est-ce  pas  le  devoir 
d'un  serviteur  de  l'Église  de  ne  pas  avoir  deux 
consciences  extérieures  l'une  à  l'autre  et  contradic- 
toires :  une  conscience  personnelle  et  une  conscience 
ecclésiastique^  ?  »  Qu'un  de  ses  auditeurs  vienne  lui 
demander  des  explications  :  Si  je  dis  mon  opinion 
vraie  et  qu'il  réplique  :  «  Monsieur,  pourquoi  ensei- 
gnez-vous autre  chose  à  l'église  ?  »,  «  je  ne  pourrai 
pourtant  pas  lui  demander  de  saisir  comme  nous  à 
propos  de  concept  et  de  représentation,  l'identité 
des  contradictoires  :  cela  supposerait  une  éducation 
méthodique  en  philosophie 2...  » 

Strauss  ne  songeait  pas  un  instant  à  enseigner  au 
peuple  la  philosophie  hégélienne.  Mais  les  prédica- 
teurs des  grandes  chaires  étaient-ils  plus  sincères 
quand  ils  commentaient  l'évangile  à  la  façon  cul- 
tivée, c'est-à-dire  selon  les  conceptions  rationa- 
listes? Non,  sans  doute.  Alors  pourquoi  ne  pas  aller 
au  bout  de  cette  méthode?  Voici  le  texte  :  «  Quand 
je  réfléchis  à  ce  que  les  expressions  ont  d'inadéquat 
à  l'idée  et  à  sa  forme  propre,  même  dans  la  prédi- 
cation cultivée,  je  ne  me  fais  pas  beaucoup  de  cas 
de  descendre  un  bon  degré  plus  bas.  Pour  moi  du 
moins  je  suis  tout  à  fait  à  l'aise  d'un  côté  comme  de 
l'autre  dans  cette  question,  et  je  ne  puis  y  voir  sim- 


1.  LÉVY,  op.  l.,  3S,  note  1. 

2.  L.  L,  36,  note  3. 


ilBBARY  ST,  MâÊY'S  COLLEGE 


132  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

plement  de  la  légèreté  ^ .  »  Strauss  demeura  tou- 
jours fidèle  à  cette  sincérité  —  hégélienne. 

En  1860,  il  écrivait  encore  à  son  ami  le  pasteur 
Rapp  :  «  La  première  fonction  de  l'ecclésiastique 
est  incontestablement  d'enseigner  à  la  communauté 
sa  foi  à  elle^.  »  —  Oui,  la  fonction,  mais  le  premier 
devoir  est  de  résigner  la  fonction,  quand  on  ne  peut 
plus  la  remplir  loyalement.  —  Que  me  reproche-t-on? 
disait  Strauss  ;  je  rends  à  César  ce  qui  est  à  César; 
c'est-à-dire,  pasteur  au  nom  de  l'Etat  allemand, 
j'enseigne  la  doctrine  du  gouvernement;  et  je  rends 
à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  c'est-à-dire  je  m'en  tiens 
pour  mon  compte  à  la  philosophie.  Cruel  sarcasme 
à  l'adresse  du  luthéranisme,  devenu  l'une  des  bran- 
ches de  l'administration  et  qui  cessait  d'être  le  do- 
maine de  Dieu!  Et  pourtant  un  allemand  trouve 
toujours  plus  allemand  que  lui.  Il  y  avait  une 
manière  bien  simple  pour  les  jeunes  pasteurs  de 
sortir  de  cette  situation  fausse,  dit  M.  Hausrath 
dans  sa  Vie  de  Strauss,  c'était  d'aller  à  Sclileier- 
macher,  d'insister  moins  sur  la  pensée  que  sur  le 
sentiment^.  Et  cette  réflexion  nous  explique  par 
avance  le  compromis  des  libéraux.  Strauss  en 
tiendra  compte  plus  tard  ;  à  ses  débuts  il  était  dans 
sa  ferveur  hégélienne.  Il  lui  manquait  d'avoir  en- 
tendu le  Maître;  mais  il  arriva  à  Berlin  quelques 
jours  seulement  avant  qu'il  ne  mourût  du  choléra, 
le  14  novembre  1831. 

En  dépit  de  sa  belle  assurance,  Strauss  ne  se 
sentait  pas  fait  pour  les  fonctions  pastorales.  De- 

1.  SCHWEITZER,    p.  70. 

2.  LÉYY,  p.  39,  citant  Ausgew.  Briefe,  p.  409. 

3.  LÉVY,  p.  41. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      133 

venu  répétiteur  de  théologie  à  Tubingue,  il  ne  se 
résigna  même  pas  à  remplir  cet  office,  où  sa  pensée 
avait  cependant  plus  de  liberté.  «  Si  je  me  sonde  bien 
moi-même,  écrivait-il,  voici  où  j'en  suis  par  rap- 
port à  la  théologie  :  ce  qui  m'intéresse  me  choque, 
et  ce  qui  ne  me  choque  pas,  m'est  indifférente  » 
Aussi  employait-il  son  temps  à  enseigner  la  doctrine 
de  Hegel.  La  faculté  de  philosophie  se  fâcha;  on  le 
contraignit  de  revenir  à  la  théologie.  Alors,  en  un 
an,  de  1833  à  1834,  il  écrivit^  les  deux  volumes  de 
1.480  pages  in-8°  qui  sont  la  Vie  de  Jésus  ou  examen 
critique  de  son  histoire^,  La  Vie  parut  en  1835. 

Après  ce  que  nous  avons  dit  de  l'invasion  du 
rationalisme  jusque  dans  la  chaire,  vous  serez  éton- 
nés que  cette  publication  n'ait  pas  fait  moins  de 
scandale  dans  l'Allemage  protestante  que  plus  tard 
l'œuvre  de  Renan  dans  le  monde  catholique.  11  y 
eut  un  tel  soulèvement  que  Strauss  se  vit  enlever  sa 
place  de  répétiteur.  Lui-même  chancela,  et  dans 
son  édition  de  1838,  la  troisième,  retira  ses  néga- 
tions de  l'authenticité  du  quatrième  évangile.  «  Il 
aspirait  à  la  paix,  écrivait-il  plus  tard,  car  il  souf- 
frait plus  que  ses  ennemis  ne  soupçonnaient  et  que 
ses  amis  ne  savaient^.  »  En  1841  il  écrivait  à  Rapp  : 
«  Si  l'on  m'avait  offert  alors  (probablement  Vers 
1837)  une  rente  viagère  contre  l'engagement  de  ne 
rien  publier,  je  crois  que  j'aurais  accepté^.  »  Il 
accepta  encore  bien  plus  volontiers  une  chaire  à 
l'Université  de  Zurich  en  1839,  mais  les  orthodoxes 

i.   SCHWEITZKR,   p.    71. 

2.  Sauf  ia  dissertation  finale. 

3.  Das  Leben  Jesu  kritisch  bearbeitet,  2  vol.  in-8°,  Tiibingen. 

4.  SCHWEITZER. 

3.  LÉVY,  p.  73  note  1,  citant  Ausgew.  Briefe,  p.  110. 


134  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

et  les  piétistes  firent  retirer  la  nominatioa.  L'affront 
n'était  pas  même  dissimulé  par  l'offre  d'une  retraite 
de  1.000  francs,  qu'il  se  résigna  à  recevoir. 

L'opposition  l'avait  d'abord  ébranlé;  après  son 
échec  de  Zurich  il  rompit  plus  complètement  avec 
le  christianisme.  Comme  nous  le  verrons,  il  avait 
affecté  dans  sa  Vie  de  Jésus  de  conserver  les  termes 
du  christianisme,  pourvu  qu'on  les  interprétât  selon 
la  philosophie  de  Hégei.  Son  second  grand  ouvrage, 
La  doctrine  chrétienne  de  foi  dans  son  développe^ 
ment  historique  et  dans  sa  lutte  a^ec  la  science 
moderne,  fut  publié  en  1840  et  1841  ^  U  en  écrivait 
à  Rapp  :  «  J'y  ai  cerné  le  théisme  de  toutes  parts  et 
je  l'ai  pris  d'assaut;  j'ai  franchement  arboré  le  dra^» 
peau  du  panthéisme.  La  seule  considération  qui 
m'ait  décidé  à  adoucir,  çà  et  là,  quelques  exprès-- 
sions  plus  que  je  ne  l'aurais  aimé,  c'est  que  j'ai 
craint  de  faire  interdire  mon  livre  ^.  »  11  fallait  bien 

rendre  à  César Et  la  part  de  César,  c'était  tout, 

puisque  l'Etat  prussien  était  la  vraie  divinité  de 
Hegel.  Ce  bon  Allemand  de  jugement  moyen, 
M.  Hausrath,  proteste  contre  cette  rupture  avec  la 
religion  nationale  :  un  patriote  ne  doit  pas  se  désin- 
téresser des  convictions  de  son  peuple.  Toujours  le 
compromis.  A  ce  moment  Strauss  n'en  veut  pas  : 
«  On  ne  peut  servir  deux  maîtres.  Le  citoyen  ne 
servira  l'État  de  toute  son  âme  que  le  jour  où  il  sera 
convaincu  que  le  divin  est  au  sein  de  la  société 
humaine,  et  que  la  vraie  vie  se  vit  ici-bas  ^.  » 

1.  Die  christliche  Glaubenslehre  in  ihrer  geschichtlichen  Eiitwic- 
kelung  und  im  Kampfe  mit  der  modernen  Wissemchaff  darge- 
stelU,  Tùbingen,  2  vol, 

2.  Ausgew.  Br.,  p.  90,  dans  Lévy,  p.  129,  note  2. 

3.  LÉVY,  p.  13*. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.     135 

Cette  vraie  vie  de  Strauss  ne  fut  pas  le  boiihCur. 
Son  mariage  avec  la  cantatrice  Agnès  Schebest 
(1842)  ne  lui  procura  qu'amertume,  jusqu'au  jour 
du  divorce. 

En  1848  le  trouble  déchaîné  en  Allemagne  par 
notre  révolution  de  février  le  saisit  et  l'entraîna 
dans  la  politique.  Il  fut  de  ceux  qui  voulaient  l'unité 
de  l'Allemagne  sous  la  direction  de  la  Prusse,  à 
l'exclusion  de  l'Autriche.  Les  élections  le  remirent 
en  contact  avec  le  peuple.  Jeune  pasteur,  il  s'était 
décidé  à  prêcher  à  ses  ouailles  la  doctrine  tradi* 
tionnelle  à  laquelle  il  ne  croyait  plus.  Candidat  au 
parlement  de  Francfort,  il  ne  se  fit  pas  scrupule  de 
ilatter  les  sentiments  piétistes  de  ses  commettants 
en  affirmant  son  respect  pour  les  traditions  de  l'E- 
glise ^ 

Il  ne  fut  pas  élu  député  au  parlement,  mais  il 
réussit  à  être  envoyé  au  Landtag  de  Wurtemberg. 
Son  enthousiasme  pour  les  idées  nouvelles  se  chan- 
gea bientôt  en  un  dégoût  profond  de  la  démocratie. 
En  dépit  de  ses  programmes,  il  vota  d'ordinaire 
av6C  les  hobereaux  et  les  prélats.  Il  a  exprimé  son 
mépris  pour  la  foule  dans  une  jolie  formule,  qu'il 
n'a  cependant  communiquée  qu'à  son  ami  Vischer  : 
«  Un  devoir  à  l'égard  du  public  ou  de  l'humanité 
est  pour  moi  un  non-sens.  L'esprit  se  comporte 
comme  le  chêne  qui  jette  ses  glands  à  terre,  quand 
le  sol  et  le  temps  sont  favorables,  sans  aucun  souci 
de  la  chère  porcité  [Schweinheit]  qui  en  bas  s'agite 
autour  de  lui  2.  » 


1.  LÉVV,  p.  IfJt. 

2.  LÉVY,  p.  170,  note  3,  citant  Ausgew.  Br.,  p.  509,  lettre  du  24 
octobre  4852. 


136  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME- 

Pourtant  il  faisait  officiellement  le  plus  grand  cas 
des  chers  porcs.  Pendant  un  temps  considérable, 
il  s'occupa  moins  de  théologie  que  du  soin  de  recon- 
quérir le  cœur  du  peuple  allemand,  et  même  quand 
il  étudie  les  théologiens  anciens,  c'est  toujours  avec 
la  préoccupation  de  servir  la  cause  du  germanisme. 
Sa  Biographie  de  Ulrich  de  Hutten  (1856)^  glorifie 
un  héros  vraiment  allemand,  qui  a  uni  la  ré- 
forme et  l'humanisme.  D'après  M.  Lévy,  «  c'est  sur 
le  caractère  national  de  la  révolution  religieuse  du 
seizième  siècle  qu'il  insiste  surtout.  La  Réforme  est 
l'acte  le  plus  décisif  que  le  peuple  allemand  ait 
jamais  accompli...  L'Allemagne  n'est  vraiment 
allemande  que  dans  les  limites  où  le  protestantisme 
l'a  affranchie  du  joug  de  Rome...  On  nous  contes- 
tera peut-être  le  nom  de  chrétiens  ;  mais  nous  serons 
de  vrais  protestants  et  des  hommes  sincères  ^  ». 

Reimarus  que  Strauss  étudia  ensuite  (1860)^  est 
encore  pour  lui  un  type  de  savant  foncièrement  alle- 
mand. Et  quand  il  écrivit  une  seconde  Vie  de  Jésus, 
presque  trente  après  la  première  (1864),  il  intitula 
cette  fois  son  œuvre  :  La  Vie  de  Jésus  pour  le  peu- 
ple allemand^ . 

Le  peuple  allemand  était  en  train  de  se  forger 
une  unité  par  le  fer  et  le  feu.  Dans  la  guerre  entre 
la  Prusse  et 'l'Autriche,  Strauss  avait  de  nouveau 
pris  parti  contre  l'Autriche,  qui  avait  le  tort  d'être 
catholique.  Quand  éclata  la  guerre  de  1870,  il  venait 


1.  Ulrich  von  Hutten,  2  vol. 

2.  LÉvv,  p.  187. 

3.  Reimarus  und  seine  Schutzschrift  fur  die  vernûnftigen  Ver- 
chrer  Gottes,  Leipzig. 

4.  Das  Leben  Jesu  fur  das  deutsche  Volk. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      137 

de  publier  un  volume  sur  Voltaire  ^ .  Renan  crut  de- 
voir le  féliciter,  après  le  début  des  hostilités;  il 
écrivait,  le  31  juillet  1870  :  «  Peu  de  lectures  m'ont 
fait  autant  de  plaisir  que  celle  de  ces  pages  pleines 
d'esprit,  de  finesse  et  de  tact,  où  le  vrai  caractère 
de  notre  grand  homme  du  dix-huitième  siècle,  si 
souvent  méconnu,  est  admirablement  rétabli.  y>  Il 
ajoutait  :  «  Vous  pensez  sans  doute  comme  moi  que 
le  devoir  de  l'ami  de  la  justice  et  de  la  vérité  est, 
tout  en  remplissant  ses  devoirs  à  tous  les  degrés, 
de  se  dégager  du  patriotisme  étroit  qui  rétrécit  le 
cœur  et  fausse  le  jugement  2.  »  A  cette  lettre  privée, 
à  ces  avances  qui  dépassaient  la  mesure  la  plus  large 
de  la  courtoisie  française,  Strauss  répondit  par  une 
lettre  publique,  donnée  le  18  août  à  la  Gazette  d'Augs- 
bourg.  C'était  une  satire  dés  vices  de  la  nature 
gauloise,  à  laquelle  Renan  répondit  avec  beaucoup 
trop  d'indulgence.  Strauss  répliqua,  et  mit  en  vente 
la  lettre  de  Renan  avec  les  deux  siennes,  au  profit 
d'invalides  allemands  !  D'ailleurs  il  se  plaignait  qu'on 
hésitât  à  bombarder  la  grande  Babylone  des  bords 
de  la  Seine.  Il  écrivait  en  effet  à  Vischer  le  17  novem- 
bre 1870  :  «  Si  Paris  n'est  réduit  que  par  la  famine, 
on  pourra  prétendre  que  les  barbares  n'ont  pas  osé 
tirer  sur  la  métropole  delà  Civilisation^.  »  A  cette 
fois  il  avait  reconquis  le  cœur  de  ses  compatriotes. 
Ce  fut  lui-même  qui  rompit  de  nouveau.  Dans  son 
dernier  ouvrage  (en  1872),  L'ancienne  et  la  nou- 
velle foi^^  il  a  voulu  rédiger  le  catéchisme  de  ceux 


\.  Voltaire,  Berlin,  1870. 

2.  LÉVY,  p.  41. 

3.  LÉVY,  p.  250,  note. 

4.  Der  alte  und  der  7ieue  Glaube,  Leipzig. 


13S  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

qui  ne  veulent  plus  ni  des  dogmes,  ni  des  églises.  A 
la  question  :  «  Sommes-nous  encore  chrétiens?  »  il 
répond  :  «  Non.  »  A  la  question  ;  «  Avons-nous 
encore  une  religion?  »  il  répond  :  «  Oui  »,  si  on  lui 
concède  que  le  sentiment  dé  dépendance,  de  dévoue* 
ment,  de  liberté  intérieure  qui  découle  du  panthéisme 
peut  encore  se  nommer  une  religion ^  Mais  son  pan- 
théisme n'est  plus  celui  de  Hegel,  mis  en  pièces  par 
ses  propres  disciples  ;  pour  expliquer  le  monde, 
Strauss  est  devenu  disciple  de  Darwin.  Quant  au 
devoir  de  l'homme,  c'est  d'étudier  la  nature  pour  là 
dompter,  c'est  de  se  subordonner  aux  intérêts  de 
l'espèce. 

Comme  d'ailleurg  il  ne  croit  pas  à  la  société  des 
nation»,  l'Allemagne  demeure  l'idéal  prochain  de 
cet  état  d'esprit  où  la  religion  est  remplacée  par  la 
science,  le  culte  par  la  littérature  et  la  musique. 
La  nouvelle  idole  philosophique  des  Allemands, 
Nietzsche  se  moqua  de  lui. 

Il  mourut  le  8  février  18'^4  à  Ludwigsburg. 

4.  Ne  croirait-on  pas  entendre  Marc  Aurèle  un  peu  modernisé 
dans  cette  exhortation  :  «  N'oublie  à  aucun  moment  que  toi  et 
tout  ce  que  tu  perçois  en  toi  et  autour  de  toi^  ce  qui  l'arrivé  à  toi 
et  aux  autres  n'est  pas  une  pièce  fragmentaire  et  sanscoliésion, 
Un  chaos  sauvage  d'atomes  ou  d'accidents,  mais  que  tout  dérive 
selon  des  lois  éternelles  de  l'Unique  source  primitive  de  toute 
vie,  de  toute  raison  et  de  tout  bien,  —  voilà  l'essence  de  la  reli- 
gion. »  Les  Stoïciens,  plus  log:iques,  ne  parlaient  pas  de  combattre 
la  nature.  Mais  il  serait  inutile  d'objecter  à  Strauss  que  l'optimisme 
stoïcien  et  le  pessimisme  de  Darwin  sont  contradictoires.  Qu'est-ce 
que  cela  peut  lui  faire  ?  (Lévy,  p.  26t,  note  1).  M.  Lévy  a  résumé  ainsi 
la  nouvelle  foi  :  «  Le  respect  de  l'espèce  humaine,  c'est  ce  qu'il 
appelle  la  morale;  le  respect  de  la  Raison  universelle,  c'est  ce 
qu'il  appelle  la  religion  »  {l.  l.,  p.  26").  M.  Loisy,  dans  son  livre,  La 
religion,  arrive  à  des  conclusions  assez  semblables,  mais  en  met- 
tant l'accent  sur  l'Humanité,  plus  que  sur  l'Univers. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      139 


Peut-être,  en  effet,  est-il  difRcile  à  un  Français 
de  comprendre  cet  homme  ;  il  nous  est  encore  plus 
malaisé  de  l'admirer.  Laissons  à  Dieu  le  jugement 
de  sa  vie,  et  essayons  d'apprécier  celle  de  ses  œu- 
vres qui  nous  intéresse  le  plus,  la  première  Vie  de 
Jésus,  celle  qui  fut,  en  1835,  l'avènement  de  l'inter- 
prétation mythique  du  Nouveau  Testament. 

La  méthode  employée  paraît  avoir  été  indiquée 
par  la  situation  où  était  l'exégèse  scientifique. 

L'explication  surnaturelle  des  faits,  telle  qu'elle 
sô  perpétuait  dans  l'Église  catholique,  était  plus  ôu 
moins  ouvertement  abandonnée  dans  les  Vies  de 
Jésus  publiées  par  des  protestants.  Nous  avons  dit 
comment,  pour  sauver  la  réalité  des  miracles,  Paulus 
s'était  cru  obligé  de  leur  donner  une  explication 
purement  naturelle,  et  comment  les  protestations 
Sentimentales  de  Schleiérmacher  ne  pouvaient  pas 
dissimuler  à  des  yeux  clairvoyants  l'abandon  des 
vraies  croyances  chrétiennes.  Or  Strauss  avait  un 
esprit  très  pénétrant,  et  il  ne  croyait  plus  à  rien. 
Tout  son  dessein  consiste  à  mettre  en  présence 
l'explication  surnaturelle  et  celle  des  rationalistes, 
ïl  s'acharne  moins  contre  la  première.  Elle  est 
censée  réfutée  d^avance.  Mais  il  exerce  une  critique 
impitoyable  sur  les  expédients  proposés  par  Paulus. 
Il  rétablit  avec  beaucoup  de  sûreté  de  main  le  sens 
vrai  des  textes,  c'est-à-dire  leur  contenu  surnaturel. 
Et  alors  il  propose  au  lecteur  la  carte  forcée  du 
mythe.  Les  évangélistes  ont  eu  certainement  Fin- 
tention  de  narrer  des  miracles  ;  vous  ne  voulez  pas 


140  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

en  admettre,  reconnaissez  donc  que  révénement 
échappe  à  notre  appréciation.  Vous  n'avez  pas  le 
droit  de  déclarer  historique  un  fait  que  vous  venez 
de  substituer  à  celui  qui  est  affirmé  par  les  docu- 
ments. Le  rejeter,  ce  n'est  pas  dépouiller  l'Église 
de  son  patrimoine,  ni  même  la  priver  d'un  utile 
enseignement.  Car  non  seulement  l'explication  ra- 
tionaliste est  une  fiction  sans  autorité,  c'est  une 
fiction  vide  de  toute  valeur  religieuse. 

Prenons  un  exemple  ^ 

Lorsque  les  trois  évangiles  synoptiques  racon- 
tent la  Transfiguration,  leur  intention  est  de  glo- 
rifier Jésus,  plus  grand  que  Moïse  et  Élie  qui 
lui  ont  rendu  hommage  ;  Jésus,  déjà  investi  d'un 
éclat  surnaturel,  est  reconnu  Fils  de  Dieu  par  une 


1.  Vie  de  Jésus  ou  examen  critique  de  son  histoire,  par  le  Docteur 
David  Frédéric  Strauss,  traduite  de  l'allemand  sur  la  dernière  édition 
par  É.  Littré.  Troisième  édition  française,  2  vol.  in-8°,  Paris,  Librai- 
rie philosophique  de  Ladrange,  4864.  C'est  la  traduction  de  la  troi- 
sième édition  allemande,  en  1838;  elle  diffère  des  deux  premières. 
En  18tO  Strauss  a  réimprimé  la  première  édition.  Le  principal 
changement  de  la  troisième  édition  concerne  le  quatrième  évan- 
gile. Avant  Strauss,  les  rationalistes  admettaient  sans  hésiter  que 
cet  évangile  était  l'œuvre  de  Jean,  fils  de  Zébédée.  G.  Th.  Bret- 
schneider  avait  soulevé  des  doutes  en  1820  dans  ses  Probabiliora 
de  evangelii  et  epistolarum  loannis  Apostoli  indole  et  origine. 
Mais  on  ne  s'y  était  pas  arrête;  Schleiermacher  avait  pris  sous  sa 
protection  l'évangile  de  l'esprit.  La  critique  de  Strauss  s'était  appli- 
quée à  ruiner  l'autorité  du  qu;.trième  évangile.  La  réaction  fut 
si  forte  que  dans  sa  troisième  édition  il  fit  des  concessions  à  l'opi- 
nion régnante  :  «  Ce  n'est  pas  que  je  sois  convaincu  que  le  qua- 
trième évangile  est  authentique,  mais  je  ne  suis  plus  autant  con- 
vaincu qu'il  ne  l'est  pas  »  [op.  L,  p.  42).  Dans  les  éditions  suivantes, 
il  a  repris  sa  position  négative,  et  c'est  sans  doute  sur  ce  point 
qu'il  a  exercé  le  plus  d'influence.  La  troisième  édition  allemande 
avait  d'ailleurs  l'avantage  de  transporter  dans  le  texte  la  discus- 
sion avec  les  adversaires  de  la  première  Vie.  La  troisième  édition 
française,  augmentée  d'un  avant-propos  de  Littré,  paraissait  la 
même  année  que  la  seconde  Vie  de  Jésus  de  Strauss.  Cette  der- 
nière fut  aussitôt  traduite  en  Irançais  par  Nefftzer  et  Ch.  Dollfus, 
2  vol.  in-S",  Paris,  Lacroix,  4864. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.     141 

voix  d'en  haut.  Les  rationalistes,  eux,  racontent 
que  Jésus  avait  rendez-vous  avec  deux  personnages 
inconnus.  Paulus  n'essaye  pas  de  les  désigner  au- 
trement, Kuinœl  les  tient  pour  des  amis  de  Nico- 
dème,  Venturini  pour  des  Esséniens.  Avant  de 
disparaître  dans  une  claire  nuée  du  matin,  au  mo- 
ment où  le  soleil  illuminait  Jésus,  l'un  d'eux  aurait 
crié  :  Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aimé.  Mais,  dit 
très  bien  notre  critique,  les  apôtres  n'avaient-ils 
jamais  vu  les  clartés  matinales  sur  les  montagnes 
de  leur  patrie?  Celui  des  deux  compères  qui  aurait 
parlé  se  serait  permis  une  indigne  mystification. 
Où  serait  le  profit  religieux  d'une  pareille  lecture? 
Il  faut  chercher  autre  chose.  Strauss  va  nous  dire 
comment  on  doit  procéder.  «  Empêchés  par  le 
texte  d'admettre  une  interprétation  naturelle,  par 
des  motifs  rationnels  de  conserver  un  caractère 
historique  à  l'interprétation  surnaturelle,  qui  est 
conforme  au  texte,  il  nous  faut  en  venir  à  examiner 
critiquement  les  données  évangéliques^  » 

Que  donne  cet  examen?  Ce  même  savant,  qui  a 
tant  attaqué  le  quatrième  évangile,  note  d'abord 
qu'il  n'aurait  pas  omis  la  Transfiguration,  si  elle 
avait  eu  lieu.  Déplus,  les  Apôtres,  s'ils  avaient  vu 
Elle  sur  la  montagne,  n'auraient  pas  dit  en  descen- 
dant :  Pourquoi  donc  les  scribes  disent-ils  qu'il 
faut  qu'Elie  vienne  premièrement?  Quoique  ces 
deux  arguments  soient  tout  à  fait  nuls,  ils  suffisent 
au  critique  pour  rejeter  le  caractère  historique  du 
fait. 

Le  cas  de  la  Transfiguration  n'a  rien  de  spécial. 

1.  T.  Il,  p.  260. 


142  LE  SENS  Î)V  CHRISTIANISME. 

Tous  sont  traités  de  k  même  manière.  La  Vie  de 
Jésus  de  Strauss  n'est  point  orte  histoire  de  Jésus. 
C'est  plutôtj  comme  l'indique  le  sous-titre,  un 
examen  critique  de  son  histoire.  Aucune  tentative 
pour  établir  l'enchaînement  des  faits,  pour  les  rat- 
tacher à  l'histoire  générale;  ils  sont  seulement 
passés  en  revue,  chacun  à  son  tour.  L'explication 
rationaliste  est  contraire  aux  texte»;  les  textes  sont 
contraires  à  la  raison  ;  donc  les  faits  ne  sont  pas 
historiques,  du  moins  tels  qu'ils  sont  racontés.  Pour 
appuyer  cette  négation,  déjà  prononcée  par  la  phi- 
losophie, Strauss  fait  appel  à  la  critique  comparée 
des  évangélistes.  S'ils  ne  sont  pas  d'accord  sur  les 
détails^  ou  s'ils  ne  racontent  pas  tous  le  même  fait, 
ce  sera  une  preuve  ou  un  indice  que  le  fait  n'est  pas 
historique,  soit  dans  ses  détails,  soit  môme  dans 
sa  substance. 

Mais  alors,  que  sont  ces  récits?  qui  leur  a  donné 
naissance?  Reimarus  supposait  une  supercherie 
voulue,  ce  que  les  déistes  nommaient  une  invention 
sacerdotale.  Mais  les  déistes  n'avaient  pas  compris 
l'évidente  bonne  foi  des  narrateurs  ;  ils  attribuaient 
beaucoup  trop  aux  initiatives  individuelles.  Les 
récits  sont  nés  dans  l'imagination  populaire,  c'est 
«  la  fleur  naturelle  dont  une  communauté  spirituelle 
a  favorisé  l'éclosion^  ».  Ce  sont  des  mythes. 

«  Nous  nommons  mythe  é{>angèUque,  dit  Strauss, 
un  récit  qui  se  rapporte  immédiatement  ou  média*- 
tement  à  Jésus,  et  que  nous  pouvons  considérer, 
non  comme  l'expression  d'un  fait,  mais  comme  celle 
d'une  idée  de  ses  partisans  primitifs 2.  »  Si  le  mythe 

1.  Dans  LÉvY,  op.  ?.,p.  107,  note  1. 
±.  T.  I,  p.  107. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  m  STRAUSS,     m 

est  pur,  il  a  créé  même  la  substance  du  récit.  Mais 
quelquefois  «  un  fait  particulier  et  précis  est  le 
thème  dont  l'imagination  s'empare  pour  l'entourer 
de  conceptions  mythiques  qui  ont  pour  point  de 
départ  l'idée  du  Christ  ».  Alors  c'est  un  mythe 
historique.  Par  exemple,  Jésus  a  peut^tre  été  baip- 
tisé  par  Jean.  Si  oui,  le  fait  est  donc  historique, 
revêtu  d  un  aspect  mythique  par  la  tradition,  dans 
le  but  de  donner  à  Jésus,  entrant  dans  sa  carrière 
messianique,  la  consécration  de  l'Esprit-Saint  et 
l'investiture  du  Précurseur. 

Quelle  est  donc  la  source  de  ces  mythes?  quel 
élément  a  mis  en  branle  l'imagination  populaire  ? 
La  première  source  est  l'attente  du  Messie  ;  on  a 
appliqué  à  Jésus  tout  ce  que  l'on  espérait  voir  dans 
le  Messie  et  dans  son  œuvre.  La  seconde  source  «  est 
l'impression  particulière  que  laissa  Jésus  en  vertu 
de  sa  personnalité,  de  son  action  et  de  sadestinée^  ». 

Donc  le  mythe  est  toujours  une  formation  spoji'- 
tanée  dans  l'esprit  d'une  foule,  par  création  ou  ad- 
ditions anonymes.  Il  y  eut  bien  dans  l'Ancien  et 
dans  le  Nouveau  Testament  des  «  inventions  pré" 
méditées  et  calculées  »  ;  si  elles  sont  devenues 
mythiques,  c'est  en  trouvant  croyance,  en  passant 
dans  la  légende  d'un  peuple  ou  d'un  parti  religieux. 
Et  sans  doute  l'action  de  l'écrivain  n'est  point  né- 
gligeable, il  a  pu  ajouter  des  détails,  amplifier  les 
circonstances,  les  ^ndmmr.  Mais  Strauss  n'ap- 
plique point  son  attention  à  ces  minuties,  si  ce  n'«st 
pour  découvrir  le  mytlie  qui  forme  toute  la  imme 
de  la  vie  de  Jésus, 

i.  T.  i,  p.  108. 


144  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Vous  voyez  que  le  «  mythe  évangélique  »  n'est 
point  tout  à  fait  de  même  nature  que  le  mythe  grec, 
ou  ce  que  nous  nommons  la  mythologie.  Dans  les 
histoires  des  dieux  de  l'Olympe,  même  dans  celles 
des  héros  ou  demi-dieux  comme  Héraclès  ou  Thé- 
sée, nul  n'essaye  de  retrouver  les  linéaments  d'une 
véritable  histoire.  Si  les  travaux  d'Hercule  répon- 
dent à  des  faits  réels,  personne  ne  saurait  dire  les- 
quels. Tandis  que  Strauss  admet  très  bien  que  l'on 
recherche  ce  qui  demeure  solidement  établi  dans  la 
vie  de  Jésus. 

Mais  n'est-ce  pas  retomber  dans  le  rationalisme 
en  distinguant  la  substance  du  fait  et  la  physiono- 
mie qu'il  a  revêtue?  C'est  un  point  délicat  sur  lequel 
j'appelle  toute  votre  attention.  Les  rationalistes 
dépouillaient  les  récits  des  circonstances  miracu- 
leuses pour  retrouver  l'histoire.  Et  il  semble  que 
ce  soit  aussi  le  procédé  de  Strauss. ., Or  voici  le 
point  précis  où  ils  diffèrent.  Paulus  attribue  la 
transformation  des  faits  à  la  confusion  qui  s'est 
produite  dans  l'esprit  des  disciples  qui  en  ont  été 
les  témoins,  confusion  qui  ne  peut  guère  porter  que 
sur  l'interprétation  du  fait,  dont  la  substance  de- 
meure toujours  intacte. 

Strauss  attribue  à  la  tradition  de  l'Eglise  nais- 
sante un  véritable  pouvoir  créateur,  pour  entourer 
son  Christ  d'une  auréole,  et  c'est  cette  tradition 
que  reproduisent,  tardivement,  les  écrivains  sa- 
crés. Donc  les  faits  eux-mêmes,  nous  a-t-il  dit, 
peuvent  être  inventés  de  toutes  pièces.  Si  la  cri- 
tique en  épargne  quelques-uns,  elle  aura  à  fournir 
des  raisons  de  leur  vraisemblance.  La  tradition  qui 
a  pu  créer,  a  pu  aussi  tabler  sur  des  réalités  ;  qui 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      145 

peut  le  plus,  peut  le  moins.  Dans  ces  cas  histori- 
ques, le  résultat  des  deux  critiques  est  le  même, 
mais  elles  n'expliquent  pas  de  la  même  manière 
l'origine  de  la  transformation.  D'après  Paulus,  il  y 
a  eu  malentendu  sur-le-champ  ;  d'après  Strauss,  il  y 
a  eu  embellissement  longtemps  après.  Le  malen- 
tendu remonte  aux  disciples;  l'embellissement  est 
dû  à  la  tradition  subséquente. 

Tel  est  le  système  dans  ses  grandes  lignes.  Que 
faut-il  en  penser? 


Notons  d'abord  que  le  mot  de  mythe  est  inconve- 
nant. 11  faut  protester  contre  l'emploi  d'un  terme 
mal  porté,  usité  pour  qualifier  des  actions  et  des 
personnes  peu  recommandables.  Il  est  absolument 
déplacé  de  mettre  dans  la  même  catégorie  la  my- 
thologie et  l'Evangile.  C'est  une  indécence  dont 
Strauss  aurait  dû  rougir.  Mais  de  plus  le  mot  est 
mal  choisi,  car  il  est  équivoque,  et  dissiper  l'équi- 
voque c'est  signaler  le  vice  du  raisonnement. 
Mythos  en  grec  s'entend  des  antiques  légendes  qui 
racontaient  la  naissance,  les  unions,  les  aventures 
des  dieux,  et  c'est  dans  ce  sens  que  nous  avons 
conservé  le  mot  de  mythe.  Mythos  signifiait  aussi 
lUne  fable,  un  apologue.  «  La  fable  est  desti- 
née à  prouver  que  »,  ainsi  se  terminent  les  apolo- 
gues d'Ésope.  Or  personne  ne  prend  des  fables 
pour  des  récits  d'histoire  vraie;  dans  ce  second 
sens,  mythe  n'a  pas  même  l'apparence  d'une  chose 
réellement  arrivée.  En  revanche  la  fable  contient 
une  idée  que  le  fait  inventé  met  en  lumière,  tandis 

SENS  DU  CHRISTIANISME.  9 


146  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

q'ue  dans  la  mythologie  c'est  en  vain  qu'on  cherche- 
rait un  enseignement.  On  croyait  au  temps  de 
Strauss  à  la  symbolique  de  la  mythologie  ;  aujour- 
d'hui on  regarde  plutôt  les  mythes  comme  des  ex- 
plications d'actes  liturgiques.  Les  faits  mythiques 
n'ont  été  inventés  que  pour  justifier  des  rites  dont  on 
ne  comprenait  plus  le  sens.  Sans  doute  les  mythes  ont 
d'autres  origines,  mais  tous  ont  pour  objet  des  évé- 
nements chimériques.  Puisque  Strauss  tenait  pour 
historiques  les  traits  principaux  de  la  vie  de  Jésus, 
il  aurait  dû  éviter  ce  terme.  S'il  l'a  employé  coûte 
que  coûte,  en  dépit  des  haut-le-cœur  qu'il  devait 
soulever,  c'est  qu'il  tenait  à  représenter  les  faits 
évangéliques  comme  représentatifs  d'une  idée,  au 
sens  où  jnuthos  signifie  un  apologue  :  son  mythe 
est  un  mythe  symbolique.  Et  alors  on  se  demande 
si  le  peuple  a  jamais  créé  de  tels  symboles? 

Si  donc  on  voulait  raisonner  avec  quelque  ri- 
gueur, il  faudrait  distinguer  la  légende  populaire, 
que  les  Anglais  nomment  le  folklore^  et  des  addi- 
tions plus  conscientes  pour  enrichir  Thistoire 
dans  un  sens  donné.  On  estime  aujourd'hui  que  la 
critique  historique  du  commencement  du  xix^  siè- 
cle, celle  de  Niebuhr,  a  exagéré  le  rôle  du  peuple 
dans  la  formation  des  légendes.  Les  études  de 
M .  Bédier  ^  sur  les  chansons  de  geste  ont  certainement 
porté  un  coup  sensible  à  la  théorie  des  frères  Grimm. 
Ce  sont  les  clercs  des  sanctuaires  ou  les  jongleurs 
qui  composaient  les  cycles  ;  le  peuple  les  accueil- 
lait avec  enthousiasme;  il  n'en  mettait  pas  en 
oeuvre  les  éléments.  Mais  du  moins,  lorsqu'on  attri- 

1.  Leslcgendes  épiques,  recherches  sur  la  formation  des  chansons 
de  geste,  4  volumes,  Paris.  * 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      147 

bue  à  une  collectivité  ce  qui  d'ordinaire  est  le  fait 
d'individualités  émergeant  de  la  masse,  a-t-on  soin 
d'assigner  pour  source  à  des  légendes  populaires 
l'imagination  plutôt  que  l'érudition.  Le  folklore  est 
varié,  capricieux,  spontané  ;  il  ne  suit  pas  une  voie 
systématique,  il  ne  puise  pas  dans  les  livres,  il  ne 
s'est  pas  préoccupé  d'attribuer  à  Roland  des  traits 
empruntés  à  l'Iliade  ou  à  l'Enéide.  Il  faut  laisser 
ce  soin  aux  poètes  érudits.  Or,  dans  le  système  de 
Strauss,  vous  l'aurez  noté  avec  étonnement,  c'est 
l'Ancien  Testament,  c'est-à-dire  un  livre,  qui  est 
le  type  d'après  lequel  le  peuple  fidèle  composera  la 
vie  du  Christ. 

Toutefois,  pour  la  facilité  de  la  discussion^  ser- 
vons-nous des  termes  du  critique,  et  voyons  ce  qu'il 
en  est  dans  le  fond. 

L'efïïorescence  de  la  légende  populaire,  cléricale 
ou  poétique,  autour  des  grands  personnages  de 
l'histoire  est  un  fait  reconnu. Nous  ne  nous  arrêtons 
pas  àobjecterquecela  n'a  eu  lieu  qu'aux  époques  pré- 
historiques, quand  l'écriture,  instrument  nécessaire 
de  l'histoire,  était  peu  répandue.  Littré,  prenant  la 
défense  de  Strauss,  a  choisi,  pour  le  justifier,  un 
exemple  dans  une  époque  pleinement  historique, 
dans  ce  haut  moyen  âge  qu'il  connaissait  si  bien.  11 
a  dit  :  «  Le  grand  empereur  de  l'Occident,  Char- 
lemagne,  ne  fut  pas  plutôt  disparu  du  milieu  qu'il 
avait  captivé  par  ses  guerres,  par  ses  victoires, 
par  sa  puissance,  par  ses  luttes  contre  les  infidèles, 
que  l'esprit  belliqueux  et  chrétien  des  âges  qui 
suivirent,  s'inquiétantpeu  des  faits  réels,  broda  une 
légende  merveilleuse.  Tout  se  transfigura  sous 
cette   élaboration   populaire  et  poétic^ue;  comme 


148  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

les  narrations  positives  des  chroniques  contempo- 
raines avaient  peu  de  cours  dans  les  temps  trou- 
blés qui  virent  disparaître  la  deuxième  race  et 
s'élever  la  troisième,  la  chronique  fabuleuse  prit 
place  dans  les  récits  sérieux,  et,  si  les  documents 
vrais  avaient  été  détruits  par  un  accident  quelcon- 
que, nous  ne  saurions  rien  de  plus  certain  sur 
Charlemagne  que  nous  ne  savons  sur  le  siège  de 
Troie,  sur  Agamemnon,  Achille  ou  Hector  ^  »  Ce 
dernier  trait  est  exagéré,  mais  peu  importe.  Nous 
acceptons  parfaitement  la  comparaison.  Charle- 
magne est  un  roi,  illustré  par  des  guerres.  Des 
récits  contemporains  reproduisent  l'histoire  vraie, 
puis  la  légende  brode  et  pénètre  même  dans  les 
récits  sérieux.  Il  en  serait  de  même  de  Napoléon, 
quoique,  de  nos  jours,  la  légende  ait  moins  de 
chance  de  pénétrer  dans  les  récits  sérieux.  Appli- 
quons à  Jésus.  Si  les  récits  contemporains  avaient 
disparu,  et  qu'il  nous  fallût  le  juger  d'après  les 
évangiles  apocryphes  et  d'après  différentes  légen- 
des conservées  en  Orient,  même  chez  les  écrivains 
de  llslam,  nous  serions  fort  embarrassés  pour  con- 
naître sa  personne  et  son  histoire.  Parfaitement! 
Mais  nous  avons  les  récits  contemporains,  et  ce 
sont  les  évangiles.  Et  voyez  l'étonnante  distraction 
de  Littré. 

Un  jeune  Israélite,  qui  n'a  accompli  aucun  mira- 
cle, dont  la  doctrine,  d'ailleurs  très  pure,  était  en 
contradiction  avec  celle  des  chefs  du  peuple  qui 
l'ont  fait  condamner  à  mort,  ce  tout  petit  person- 
nage est  comparé,  comme  thème  de  la  légende,  à 

1.  Vie  de  Jésus,  Avant-propos  du  traducteur,  p.  xu. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      149 

un  empereur  de  la  taille  de  Charlemagne.  Est-ce 
donc  la  légende  qui  a  fait  Charlemagne  empereur? 
Il  avait  le  trône,  la  puissance,  la  gloire.  Et  encore 
est-il  qu'on  ne  lui  a  pas  attribué  le  rang  divin!  Est- 
il  juste  d'assimiler  les  écrits  contemporains  qui  ra- 
content la  vie  et  la  mort  de  Jésus  aux  traditions 
populaires  et  poétiques  qui  se  sont  greffées  sur 
l'immense  gloire  de  Charlemagne  plus  d'un  siècle 
après  sa  mort?  On  ne  prête  qu'aux  riches,  dit  le 
proverbe.  Sans  les  miracles,  Jésus  n'était  rien.  La 
comparaison  avec  Charlemagne  nous  agrée  fort,  car 
elle  est  pleine  de  clartés.  Elle  suppose  l'immense 
impression  produite  par  celui  dont  Strauss  retrouve 
à  peine  l'existence  décolorée. 

Nous  le  demandons  à  l'école  mythique.  Si  Jésus 
n'a  pas  fait  de  miracles  et  n'est  pas  ressuscité, 
comment  l'a-t-on  reconnu  comme  Messie?  Et  si  on 
ne  l'a  pas  reconnu  comme  Messie,  d'où  est  venue 
l'idée  de  lui  composer  un  rôle  de  Messie  d'après 
l'Ancien  Testament? 

Strauss  a  prévu  l'objection  et  il  a  essayé  de  ré- 
pondre. Vous  jugerez.  Il  pose  très  nettement  notre 
argument  :  «  Tandis  que  les  cycles  mythiques,  chez 
les  Grecs  et  les  Latins,  sont  formés  par  le  recueil  de 
légendes  sans  garantie,  l'histoire  biblique  a  été 
rédigée  par  des  témoins  oculaires,  ou  du  moins  par 
des  gens  qui,  d'une  part,  ont  été,  en  raison  de  leurs 
rapports  avec  des  témoins  oculaires,  en  état  de  ra- 
conter la  vérité,  et,  d'autre  part,  ont  une  probité  si 
manifeste,  qu'il  ne  peut  rester  aucun  doute  sur  leur 
intention  delà  dire.  »  Voici  maintenant  sa  réponse  : 
«  Cet  argument  serait  en  effet  décisif,  s'il  était 
prouvé  que  l'histoire  biblique  a  été  écrite  par  des 


150  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

témoins  oculaires,  ou  du  moins  par  des  hommes 
voisins  des  événements  ' .  »  —  il  brouille  tout  avec  son 
«  histoire  biblique  ».  Il  est  assez  clair  en  effet  que 
nombre  de  livres  de  FAncienTestament  ont  été  écrits 
longtemps  après  les  événements,  mais  pour  le  mo- 
ment il  n'est  question  que  des  évangiles.  Strauss  a 
eu  la  prudence  de  ne  pas  leur  assigner  une  date 
précise.  Mais  il  lui  faut  absolument,  et  cela  résulte 
de  son  texte,  qu'ils  soient  bien  postérieurs  à  la  fin 
du  i^''  siècle.  Or  la  critique  actuelle  avoue  que  sur 
ce  point  les  arguments  de  Strauss  sont  nuls.  Il  a  dit 
en  particulier  :  «Notre  second  évangile  ne  peut  avoir 
été  puisé  dans  le  souvenir  des  enseignements  de 
Pierre,  c'est-à-dire  provenir  d'une  source  particu- 
lière et  primitive  ;  car  on  prouve  qu'il  a  été  com- 
posé à  l'aide  du  premier  et  du  troisième,  quand  ce 
ne  serait  que  de  mémoire^.  » 

Quel  critique  souscrirait  aujourd'hui  à  cette  pro- 
position? Le  deuxième  évangile  composé  d'après  le 
troisième  !  On  l'a  prouvé,  comme  Strauss  a  prouvé 
son  système.  Quant  au  troisième  évangile,  le  critique 
ne  se  refuse  pas  absolument  à  l'attribuer,  ainsi  que 
les  Actes,  à  Luc,  compagnon  de  Paul,  mais  «  il  se 
pourrait  que  le  compagnon  de  Paul  eût  composé  ces 
deux  écrits  dans  un  temps  et  dans  des  circonstances 
où  nulle  influence  apostolique  ne  le  protégeait  plus 
contre  les  influences  de  la  tradition^  ».  Or  Luc  n'a- 
t-il  pas  protesté  par  avance  contre  une  accusation 
aussi  légère  dans  le  prologue  du  troisième  évan- 
gile, écrit  d'après  les  meilleures  traditions  des  his- 


1.  Vie  de  Jésus,  p.  75  et  s. 

2.  L.  L,  p.  79. 

3.  L.  ;.,  p.80. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      151 

toriens  et  des  lettrés  grecs?  N'est-ce  pas,  comme  l'a 
prouvé  M.  Harnack,  le  même  auteur  qui  a  écrit 
l'évangile  et  les  faits  des  Actes  où  il  a  été  acteur? 

Strauss  ne  pouvait  prévoir  les  résultats  d'une  cri- 
tique des  textes  qu'il  n'a  même  pas  abordée.  Mais 
il  avait  tort  de  construire  son  système  sur  une  dé- 
fiance trop  aisée  des  documents.  Et  il  n'eût  pas  dû 
attribuer  au  populaire  dans  l'Eglise  primitive  les 
bases  de  l'enseignement  sur  la  personne  du  Christ. 
D'après  ce  que  nous  savons  par  les  documents,  — 
et  c'est  la  marche  de  la  nature,  —  il  y  eut  dès  le  dé- 
but des  enseignants  et  des  enseignés.  Ce  serait  in- 
tervertir les  rôles  que  d'imaginer  une  mystérieuse 
élucubration  des  dogmes,  imposés  sous  forme  d'his- 
toire à  ceux  qui  écrivirent  pour  conserver  la  caté- 
chèse primitive.  Ce  sont  les  Apôtres  qui  ont  prêché 
Jésus-Christ.  Il  vivait  déjà  dans  leurs  âmes,  avec 
son  auréole  de  thaumaturge  et  de  ressuscité,  ma- 
nifesté fils  de  Dieu,  avant  qu'on  puisse  trouver  même 
quelques  mois  pour  l'élaboration  de  sa  vie  miracu- 
leuse par  le  peuple  chrétien.  Le  rôle  du  peuple,  s'il 
en  eut  un,  se  borna  aux  arabesques  du  folklore, 
consignées  dans  les  évangiles  apocryphes,  mais 
rejetées  par  les  autorités. 

Pour  diminuer  la  difficulté  de  cette  improvisation 
rapide,  Strauss  a  recours  à  une  image  du  Christ 
toute  formée  d'avance  dans  les  imaginations.  On 
aurait  appliqué  à  Jésus  un  idéal  déjà  tracé.  Il  fallait 
bien  prêter  des  miracles  à  Jésus,  puisque  le  Messie 
devait  en  faire  !  Réponse:  Admettons,  comme  le 
suppose  l'argument,  que  le  Messie  attendu  devait 
faire  des  miracles  ;  le  peuple  n'eût  donc  pas  reconnu 
Jésus  pour  Messie  sans  des  miracles.  L'humble  fils 


152  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

du  charpentier  n'a  même  pas  voulu  flatter  les  espé- 
rances nationales,  Strauss  Fa  compris  et  cela  lui  fait 
honneur.  Son  rôle  extérieur  n'avait  absolument  rien 
du  Messie.  Comment  a-t-il  pu  passer  pour  tel,  si 
rien  dans  ses  œuvres  ne  le  désignait  d'une  autre 
façon  comme  envoyé  de  Dieu?  Voici  la  concession 
de  Strauss  :  «  La  critique  qui  va  suivre  ne  dépouille 
pas  la  vie  de  Jésus  de  tous  les  traits  qui  purent  se 
prêter  à  être  regardés  comme  des  miracles  ' .  » 

Vraiment?  nous  allons  donc  retomber  dans  les 
confusions  des  rationalistes?  Pas  tout  à  fait.  Strauss 
insinue  seulement  une  influence  magnétique  qui  put 
donner  l'illusion  d'un  miracle,  et  uniquement  dans 
les  cas  de  maladies  nerveuses,  car  il  se  défie  des 
onguents  et  des  pâtes,  refuge  de  Venturini  et  de 
Paulus.  Et  voilà  tout,  avec  l'impression  produite 
par  sa  personne  et  ses  discours,  dans  un  ordre  qui 
relevait  plus  du  Rabbin  que  du  Messie.  Si  encore 
le  doux  Maître  n'avait  pas  été  condamné  par  les 
princes  des  prêtres  et  les  docteurs  de  la  Loi  ! 

Mais  il  y  a  la  résurrection. 

Oui,  Strauss  met  la  résurrection  dans  la  balance 
du  miraculeux!  Pourtant  il  n'y  croit  pas.  Peu  im- 
porte! C'est  écrit  comme  cela  :  «  Après  sa  mort,  la 
croyance  à  la  résurrection,  d*oÎL  qu'elle  soit  çeniie^ 
a  été  plus  que  suffisante  pour  convaincre  de  sa  qua- 
lité de  Messie  :  de  sorte  que  tout  le  reste  du  mer- 
veilleux dans  sa  vie  doit  être  considéré,  non  comme 
la  cause  de  la  croyance  à  sa  qualité  de  Messie,  mais 
au  contraire  comme  le  produit  de  cette  même 
croyance^.  »  — La  croyance  àla  résurrection  impli- 

1.  Op.  l,  p.  104. 

2.  Op.   L.  p.  lO^i. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      153 

quaitla  croyance  au  Messie,  on  l'accorde  sans  peine. 
Mais  une  croyance,  d'où  qu'elle  soit  venue  !  Et  si  elle 
n'était  venue  que  de  la  croyance  que  Jésus  était  le 
Messie?  Car  enfin,  si  elle  n'est  pas  le  résultat  d'une 
constatation  par  les  apôtres,  telle  qu'ils  l'ont  affir- 
mée, on  ne  voit  pas  d'où  elle  serait  venue,  si  ce  n'est 
de  la  foi  messianique,  et  c'est  bien  ce  que  déclare 
Strauss.  Le  système  rationaliste  de  la  survie  est 
trop  contraire  aux  textes.  11  ne  veut  entendre  parler 
d'aucune  apparition  extérieure.  Mais  déjà  Jésus  avait 
fait  sur  ses  disciples  l'impression  d'être  le  Messie. 
Il  est  vrai  que  «  sa  mort,  qu'ils  ne  pouvaient  accor- 
der avec  leurs  idées  messianiques,  anéantit  momen- 
tanément cette  impression.  Le  premier  effroi  étant 
passé,  lorsque  l'impression  antérieure  commença  à 
se  réveiller,  ils  éprouvèrent  spontanément  le  besoin 
psychologique  de  lever  la  contradiction  que  la  fin 
de  Jésus  formait  avec  leur  première  opinion  sur  lui, 
et  de  recevoir  dans  leur  conception  du  Messie  le 
caractère  de  la  passion  et  de  la  mort^  «g  Dans  cet 
embarras,  ils  recoururent  aux  livres,  et  alors, 
«  quelque  étrangère  que  l'idée  d'un  pareil  Messie 
soit  à  l'Ancien  Testament,  les  disciples  de  Jésus 
n'en  trouvèrent  pas  moins  les  indications  qu'ils  sou- 
haitaient, dans  tous  les  passages  poétiques  et  pro- 
phétiques qui, tels  que  Is.  LUI,  Ps.  xii,  représentaient 
les  hommes  de  Dieu  comme  persécutés  et  courbés 
sous  le  malheur  jusqu'à  mourir ^  ».  Dès  lors  ils 
s'imaginèrent  Jésus  entré  dans  sa  gloire,  sa  gloire 
messianique.  Ces  pêcheurs  de  Galilée,  si  habiles  à 

i.  Op.L,  t.  II,  p.  639. 
2.  Op.  l,  t.  II,  p.  G39. 


154  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

trouver  des  références  bibliques,  et  particulièrement 
les  femmes  qui  étaient  avec  eux,  s'exaltèrent  jus- 
qu'à une  véritable  vision  intérieure  et  subjective,  et 
combinant  toujours  leurs  impressions  avec  des 
textes,  s'arrêtèrent  au  Ps.  xvi  :  «  Tu  ne  me  laisse- 
ras pas  dans  le  sépulcre,  et  tu  ne  souffriras  point 
que  ton  saint  éprouve  la  corruption.  »  Jésus  était 
donc  sorti  du  tombeau.  A  Jérusalem  on  eût  pu  faci- 
lement s'assurer  du  contraire,  mais  Matthieu,  qui 
devient  ici  seul  digne  de  foi,  n'a  qu'une  apparition, 
en  Galilée,  n'admettant  pas  comme  Luc  et  Jean  des 
apparitions  à  Jérusalem,  et  se  taisant  sur  la  consta- 
tation du  tombeau  vide. 

Avec  le  temps,  —  car  Strauss  prend  ici  encore 
son  temps,  un  long  temps  après  la  Pentecôte,  —  la 
croyance  en  la  Résurrection  s*enracina.  De  ce 
dogme  capital,  les  Apôtres  sont  responsables.  A 
eux  les  honneurs  du  mythe.  Que  viendrait  faire  ici 
la  tradition  populaire  ? 

Franchement  cela  n'est  pas  sérieux.  Un  messia- 
nisme, que  rien  n'appuie,  sert  de  base  à  la  résur- 
rection, et  la  résurrection  confirme  le  messianisme. 
L'illusion  des  Apôtres  fonde  à  son  tour  la  foi  de  la 
communauté,  et  celle-ci  dictera  l'histoire.  Strauss 
s'est  imaginé  l'origine  du  christianisme  tel  qu'au- 
rait pu  l'organiser  un  professeur  d'exégèse  d'après 
l'Ancien  Testament.  Ces  choses-là  n'ont  pas  même 
la  vie  d'une  illusion  populaire. 

Encore  est-il  qu'il  n'a  pas  consulté  tous  les  textes 
qui  peuvent  le  mieux  nous  renseigner  sur  les  con- 
ceptions messianiques  du  temps.  Il  se  réfère  cons- 
tamment à  l'Ancien  Testament,  comme  s'il  avait 
fourni  les  traits  d'une  image  connue  de  tous.  Par- 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      155 

fois  il  a  recours  aux  commentaires  rabbiniques,  où 
l'on  respire  au  plus  haut  degré  l'atmosphère  de 
l'école,  où  les  combinaisons  sont  ingénieuses,  mais 
ne  donnent  aucune  idée  vivante  du  Messie,  sans 
parler  de  l'époque  très  tardive  de  ces  compilations. 
Aujourd'hui,  l'on  connaît  mieux  d'autres  œuvres, 
antérieures  ou  postérieures  au  temps  du  Christ, 
apocalypses  de  diverses  sortes,  Psaumes  de  Salo- 
mon,  Assomption  de  Moïse,  contenant  une  inter- 
prétation erronée,  mais  contemporaine,  des  espé- 
rances voilées  dans  l'Ancien  Testament. 

Il  n'est  point  aisé  d'en  dégager  la  figure  du 
Messie  ^  Chacun  s'en  faisait  une  idée  à  lui.  Mais 
s'il  est  tantôt  d'origine  céleste,  et  tantôt  fils  de 
David,  c'est  toujours  le  Sauveur  d'Israël.  Nous  en 
sommes  étonnés,  mais  c'est  un  fait  :  nul  ne  lui  at- 
tribue ces  miracles  de  bienfaisance  ^  qui  sont  liés 
dans  nos  souvenirs  à  la  personne  du  Christ.  L'ac- 
tion du  Messie,  éclatante  et  dominatrice,  s'exerce 
par  des  actes  de  chef,  déjuge,  de  vainqueur,  de  roi, 
dans  l'intérêt  de  la  nation.  Imbus  de  conceptions 
semblables,  les  contemporains  de  Jésus  ne  pou- 
vaient le  reconnaître  pour  le  Messie,  s'il  n'avait 
fourni  d'autres  preuves  que  Dieu  l'avait  envoyé. 
Après  l'avoir  reconnu,  s'ils  avaient  suivi  librement 
l'impulsion  de  leurs  rêves  messianiques  antérieurs, 
les  chrétiens  en  auraient  composé  sa  vie. 


1.  On  peut  voir  Le  Messianisme  chez  les  Juifs,  Paris,  4909. 

2.  Strauss  cite  Isaïe  xxiv,  5  ss.  :  «  Alors  s'ouvriront  les  yeux  des 
aveugles,  s'ouvriront  les  oreilles  des  sourds  ;  alors  le  boiteux  sau- 
tera comme  un  cerf.  »  Les  Juifs  ne  l'entendaient  pas  du  Messie, 
car  Isaïe  parle  ici  de  l'action  de  Dieu.  C'est  comme  Fils  de  Bieuque 
Notre-Seigneur  a  pu  y  faire  allusion  en  toute  justice  (Mt.  xi,  5;  Le 

vu,  22). 


156  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Il  n'en  coûte  pas  à  la  légende  quand  elle  peut 
déployer  ses  ailes.  Ce  n'est  pas  le  cas  de  l'Évangile. 
La  tradition  a  conservé  les  miracles,  elle  n'a  introduit 
dans  l'histoire  aucun  trait  du  Messie  vainqueur.  On 
les  trouve  seulement  dans  l'Apocalypse,  réservés  à 
l'avenir.  Le  folklore^  lui-même,  quand  il  s'est 
exercé  sur  les  évangiles,  a  négligé  le  caractère  na- 
tional du  Messie  juif. 

Voyez  aussi  à  quel  point  le  procédé  imposé  à  la 
tradition  est  artificiel  et  contraire  au  génie  popu- 
laire. Voici  le  miracle  de  la  multiplication  des 
pains.  Certes,  s'écrie  Strauss,  l'explication  rationa- 
liste mériterait  toute  notre  reconnaissance  si  elle 
savait  nous  délivrer  d'un  miracle  aussi  inouï.  Mais 
elle  n'a  pas  eu  raison  du  texte.  D'autre  part  les 
quatre  évangélistes  contiennent  un  récit  de  multi- 
plication. La  méthode  exige  qu'on  relève  leurs  dé- 
saccords. D'après  les  synoptiques,  la  scène  se  passe 
dans  un  lieu  désert;  d'après  saint  Jean,  sur  une 
montagne.  Petite  chicane  qui  ne  mène  pas  loin. 
Mais  combien  de  raisons,  hors  du  Nouveau  Testa- 
ment, ont  pu  concourir  à  la  formation  de  ce  récit! 
Moïse  a  nourri  les  Israélites  avec  de  la  manne  (Ex. 
xvi)  et  il  y, a  même  ajouté  des  cailles  (Ex.  xvi,  13). 
Élie  a  multiplié  la  petite  provision  d'huile  et  de 
farine  de  la  veuve  de  Sarepta  (I  Reg.  xvii,  8-16). 
Elisée  a  nourri  cent  hommes  avec  vingt  pains  d'orge 
(II  Reg.  IV,  42  ss.).  Et  ce  qui  paraît  le  plus  carac- 
téristique à  Strauss,  ce  qui  selon  lui  est  décisif,  — 
le  mot  y  est,  —  ce  sont  des  rapprochements  de  dé- 


4.  Cf.  FiLLioN,  Le  folkloreet  les  évangiles, ùSiUS  Isl  Revue  du  Clergé 
français,  d5  janvier  4918. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      157 

tail,  la  ressemblance  entre  les  doutes  exprimés  au 
Sinaï  et  en  Galilée,  —  comme  si  le  doute  antérieur 
notait  pas  de  style  dans  les  récits  de  miracles,  —  la 
mention  de  pain  d'orge  à  propos  d'Elisée  et  à  pro- 
pos de  Jésus,  —  comme  si  ce  n'était  pas  la  nourriture 
du  peuple  en  Palestine  ^ .  Il  faut  donc  que  les  miracles 
de  Jésus  aient  été  presque  calqués  sur  l'Ancien 
Testament,  la  Bible  à  la  main,  et  cela  par  cette 
entité  mystérieuse  qui  serait  la  tradition  populaire  ! 
Elle  n'est  pas  seulement  érudite,  elle  se  nourrit  de 
catégories  rationnelles.  En  train  de  créer  le  miracle 
des  noces  de  Cana  d'après  le  souvenir  de  l'eau 
adoucie  par  Moïse  ou  du  Nil  changé  en  sang,  elle 
réfléchit  qu'un  changement  de  substance  siérait 
bien  pour  le  Messie,  mais  que  sa  bonté  répugnerait 
au  sang.  Voici  ce  raisonnement  irréfragable:  «  Si, 
d'un  côté,  une  mutation  de  l'eau  en  pis,  comme  la 
mutation,  opérée  par  Moïse,  de  l'eau  en  sang,  pou- 
vait, en  tant  que  miracle  vengeur,  ne  pas  être  ju- 
gée très  conforme  à  l'esprit  de  douceur  de  Jésus 
reconnu  pour  Messie,  d'autre  part,  un  changement 
en  mieux,  qui,  tel  que  la  destruction  de  l'amertume 
ou  de  qualités  nuisibles,  restait  enfermé  dans  les 
limites  de  l'espèce  de  l'eau,  et  n'en  modifiait  pas  la 
substance  comme  la  métamorphose  en  sang,  pou- 
vait paraître  insuffisant  pour  le  Messie.  Ces  deux 
conditions  prises  ensemble,  c'est-à-dire  un  change- 
ment de  l'eau  en  mieux  joint  à  un  changement  spé- 
cifique de  sa  substance,  devaient  donner  sans  effort 
une  transformation  en  vin  2.  »  Cette  recette  pour 


1.  Op.  l.,  t.  II,  p.  216. 

2.  Op.L,  t.n,  p.  231. 


158  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

faire  naître  des  miracles,  «  sans  effort  »,  au  sein  de 
la  légende,  est  à  recommander  aux  philologues,  dans 
la  Studiei'sliibe^  armés  d'une  bibliothèque  médio- 
crement garnie,  munis  d'un  pot  de  bière,  enve- 
loppés des  fumées  d'une  bonne  pipe  pour  favoriser 
Téclosion  des  images  orientales.  —  O  lac  de  Tibé- 
riade,  collines  ensoleillées,  pêcheurs  et  paysans  naïfs 
et  enthousiastes  !...  L'idylle  galiléenne  de  Renan  ne 
lui  a  pas  coûté  beaucoup  plus  que  ces  doctes  com- 
binaisons, mais  du  moins  il  a  pris  la  peine  d'aller 
voir,  et  il  a  respiré  le  parfum  des  lauriers-roses  au 
bord  des  ruisseaux. 

Mais  voici  un  dernier  trait  du  pédantisme  alle- 
mand, dont  on  ne  saurait  dire  qu'il  respire  la  fran- 
chise. 

Pour  radical  qu'il  soit,  Strauss  a  présenté  son 
ouvrage  au  public  comme  une  manière  de  placer  la 
religion  sur  un  fondement  plus  solide,  et,  non  sans 
équivoque,  il  a  insinué  dans  sa  préface  que  c'était 
toujours  le  fondement  chrétien  :  «  L'auteur  sait  que 
l'essence  interne  de  la  croyance  chrétienne  est  com- 
plètement indépendante  de  ces  recherches  critiques. 
La  naissance  surnaturelle  du  Christ,  ses  miracles, 
sa  résurrection  et  son  ascension  au  ciel,  demeurent 
d'éternelles  vérités,  à  quelque  doute  que  soit  sou- 
mise la  réalité  de  ces  choses  en  tant  que  faits  his- 
toriques. Cette  certitude  seule  peut  donner  à  notre 
critique  repos  et  dignité  ^  »  Lisez  donc,  candide 
lecteur,  ces  deux  gros  volumes  qui  démolissent  la 
réalité  des  choses.  L'essence  interne  vient  à  la  fin. 
Alors  tout  s'explique  selon  les  principes  de  la  phi- 

\.  Op.l.,V.  3. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      159 

losophie  de  Hegel  :  «  Placées  dans  un  individu, 
dans  un  Dieu-homme,  les  propriétés  et  les  fonctions 
que  l'Église  attribue  au  Christ  se  contredisent  ;  elles 
concordent  dans  l'idée  de  l'espèce.  L'humanité  est 
la  réunion  des  deux  natures  :  le  Dieu  fait  homme... 
Elle  est  l'enfant  de  la  mère  visible  et  du  père  in- 
visible, de  l'esprit  et  de  la  nature.  Elle  est  celui 
qui  fait  des  miracles . . .  Elle  est  l'impeccable. . .  Elle  est 
celui  qui  meurt,  ressuscite  et  monte  au  ciel  ;  car,  pour 
elle,  du  rejet  de  sa  naturalité  procède  une  vie  spi- 
rituelle de  plus  en  plus  haute  ;  et  du  rejet  du  fini 
qui  la  borne  comme  esprit  individuel,  national  et 
planétaire,  procède  son  unité  avec  l'esprit  infini  du 
ciel.  Par  la  foi  à  ce  Christ,  particulièrement  à  sa 
mort  et  à  sa  résurrection,  l'homme  se  justifie  de- 
vant Dieu...  »  La  cadence  luthérienne  est  jolie. 
Qui  nous  dira  par  quel  secret  pressentiment,  ou 
par  quelle  invraisemblable  réussite,  la  tradition 
populaire  a  tracé  de  son  Christ  un  portrait  qui 
convient  si  bien  à  l'humanité  de  Hegel,  le  véritable 
Homme-Dieu  ?  Et  que  devient  le  Christ  de  l'his- 
toire, dépouillé  de  ses  attributs  divins  ?  Il  bénéficie 
dans  Strauss  du  lointain  et  du  vague  de  la  perspec- 
tive, débarrassée  de  l'odieuse  vulgarité  du  ratio- 
nalisme ;  mais  le  véritable  objet  du  culte  ne  peut 
être  que  l'humanité. 

C'est  ce  qu'a  compris  Littré,  le  traducteur  de 
Strauss,  et  jamais  ne  fut  plus  apparente  la  distinc- 
tion entre  deux  genres  d'esprit.  Le  Français  ac- 
cepte de  bon  cœur  les  négations  du  critique.  Il  se 
cabre  carrément  devant  une  parodie  de  restaura- 
tion chrétienne.  Le  résultat  de  «  la  vigoureuse  phi- 
losophie allemande,   le   dernier   effort  de  l'esprit 


160  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

métaphysique  )>,  lui  paraît  «  un  arbre  sans  racine  », 
«  un  édifice  sans  fondement'  ». 

L'humanité  qu'il  connaît,  n'est  pas  l'Homme- 
Dieu  de  Hegel,  c'est  celle  de  tout  le  monde '^.  Et 
n'est-il  pas  remarquable  qu'un  grand  exégète 
français  contemporain,  après  avoir  fait  le  tour  de 
l'exégèse  allemande,  se  soit  arrêté  comme  Littré  à 
la  religion  de  la  pure  humanité? 

En  Allemagne,  l'interprétation  hégélienne  de  l'É- 
vangile prit  même  la  forme  des  vers.  Je  serais 
tenté  de  reconnaître  l'influence  de  Strauss  dans 
VEvangile  des  laïques,  publié  en  1842  par  Frédéric 
de  Sallet.  Le  programme  est  le  même,  et  pour- 
suivi avec  plus  de  rigueur.  D'abord  l'épisode  évan- 
gélique,  puis  le  sens  hégélien.  Après  le  récit  de 
l'Annonciation,  Frédéric  de  Sallet  critique  le  sens 
naturel  :  «  Ainsi  parle  la  légende  en  son  langage 
profond,  mystérieux.  Si  je  suis  forcé  de  la  prendre 
à  la  lettre,  elle  se  change  en  une  risible  fable  qui 
n'a  plus  de  sens,  et  on  détruit  ce  vivant  esprit  qu'elle 
renferme.  »  Mais  tout  devient  grand  et  noble  si  on 
s'élève  à  l'incarnation  de  Dieu  qui  se  forme  à 
chaque  instant  dans  la  conscience  de  l'humanité  : 
«  O  femme,  s'écrie  le  poète,  ce  que  tu  enfantes  est 
saint  et  deviendra  grand  en  esprit.  C'est  le  roi 
éternel,  maître  de  la  terre.  Il  n'est  point  de  jour  où 
Dieu,  pour  se  faire  homme,  ne  descende  volontai- 
remententon  sein  maternel.  Ainsi,  nouvelle  mère  de 
Jésus,  tu  reçois  humblement  Dieu  dans  la  pureté 
céleste  de  ton   âme.  Tu  fais   un  paradis  de  cette 


r.  Avant-propos,  p.  ïxii  et  s. 
2.  Avant-p)ropos,   p.  xxv. 


L'INTERPRÉTATION  MYTHIQUE  DE  STRAUSS.      161 

vallée  terrestre  et  tes  enfants  seront  nommés  fils 
de  Dieu.  » 

«  Ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire,  note  l'ex- 
cellent M.  Heinrich,  c'est  qu'une  grande  partie  de 
ces  vers  étaient  destinés  à  convertir  la  fiancée  de 
Sallet  à  l'hégélianisme^..  »  —  Fallait-il  qu'il  fût 
convaincu!... 

L'Allemagne  protestante  ne  se  méprit  pas  sur  le 
caractère  destructeur  de  l'ouvrage  de  Strauss. 
«  Lorsqu'on  vit,  dit  alors  Edgar  Quinet,  qu'il  était 
comme  la  conséquence  mathématique  de  tous  les 
travaux  accomplis  au  delà  du  Rhin  depuis  cinquante 
ans  et  que  chacun  avait  apporté  une  pierre  à  ce 
triste  sépulcre,  l'Allemagne  savante  tressaillit  et  re- 
cula devant  son  œuvre ^.  »  C'était  bien  son  œuvre, 
en  dépit  du  caractère  original  de  l'interprétation 
mythique,  puisqu'elle  s'associait  à  la  négation  du 
surnaturel  inaugurée  par  le  rationalisme.  Et  si 
l'Allemagne  savante  recula,  ce  ne  fut  que  pour 
rendre  plus  acceptable  cette  négation,  en  l'enve- 
loppant de  nouvelles  formules.  Vous  avez  entendu 
dire  de  l'œuvre  de  Strauss  qu'elle  est  purement  né- 
gative, et  qu'  «  elle  succomba  sous  son  propre 
néant  3.  »  L'effet  n'en  fut  pas  moins  très  grand. 
Après  Strauss,  les  écoles  critiques  ne  se  donnèrent 
même  plus  la  peine  de  discuter  les  titres  divins 
du  christianisme.  L'explication  naturelle  mise  à 
mal,  ce  fut  tant  pis  pour  les  faits  miraculeux. 
Il  fut  entendu  qu'en  principe  la  science  historique 
ne    pose  plus  la    question   du    miracle,    ni  pour 


i.  Heinrich,  Hist.  de  la  litt.  ail.,  t.  III,  p.  383  s. 

2.  Revue  des  Deux-Mondes,  déc.  1838. 

3.  ViGOUROUX,  op.  l.,  t.  III,  p.  {)4o. 


16->  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

l'expliquer,  ni  même  pour  le  nier.  Ce  qui  ne  veut 
pas  dire  que  la  question  soit  résolue.  Si  on  ne  l'a- 
borde plus  franchement,  c'est  simplement  parce 
que  tous  les  systèmes  proposés  ont  été  reconnus 
insuffisants.  On  les  utilise  faute  de  mieux.  On  em- 
prunte toujours  quelques  traits  à  Paulus,  on  a  re- 
cours plus  souvent  au  mythe  ou  spontané  ou  par  ré- 
miniscence de  l'Ancien  Testament;  au  pis  aller  on 
se  réfugie  dans  l'inconnaissable.  Ce  parti  pris  de  la 
critique  est  en  grande  partie  dû  à  l'influence  de 
Strauss  ' . 

Cependant  cette  même  critique  lui  reproche  d'a- 
voir poussé  trop  loin  et  trop  systématiquement 
l'interprétation  mythique.  L'esquisse  qui  subsis- 
tait de  la  vie  de  Jésus  avait  quelques  traits  justes, 
mais  était  par  trop  incomplète.  La  négation  de 
l'ancienneté  des  évangiles  ne  s'appuyait  sur  rien 
de  solide.  Strauss  n'avait  rien  dit  des  origines  de 
l'Église ,'  ni  de  la  composition  des  écrits  du  Nou- 
veau Testament.  Tous  ces  points  furent  l'objet 
d'une  activité  fébrile,  du  vivant  même  de  Strauss, 
et  généralement  dans  un  sens  plus  modéré,  si 
bien  que  lui-même ,  dans  sa  seconde  Vie  de  Jésus, 
est  plus  rapproché  de  l'école  du  compromis  que 
du  radicalisme  de  sa  première  position.  Ce  nouvel 
aspect  de  la  critique  commence  avec  Baur  et  l'école 
de  Tubingue. 

4.  Dans  son  ouvrage  Jésus  et  la  tradition  évangélique  (1910), 
M.  Loisy  ne  fait  guère  qu'appliquer  à  la  critique  des  faits  du  deuxième 
évangile  les  principes  de  Strauss;  cf.  Riî.,  J911,  p.  294  ss. 


SIXIÈME  LEÇON 

LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES   CHRÉTIENNES 
PAR  L'ÉCOLE  DE  TUBINGUE. 


Ferdinand  Christian  Baur,  chef  incontesté  de 
l'école  de  Tubingue,  est  né  à  Schmiden,  près  de 
Ganstadt,  en  1792. 11  est  mort  à  Tubingue  en  1860. 
Nous  avons  déjà  dit  qu'il  fut  le  maître  de  Strauss. 
Et  sûrement  il  avait  déjà,  comme  il  l'a  affirmé, 
pressenti  les  grandes  lignes  de  son  système  avant 
l'apparition  de  la  trop  célèbre  Vie  de  Jésus.  Néan- 
moins ses  travaux  et  ceux  de  son  école  se  présen- 
tent comme  un  complément  à  l'œuvre  de  Strauss, 
et  le  principal  ouvrage  de  Baur,  Paul,  V Apôtre  de 
Jésus-Christ^,  parut  en  1845.  Les  doutes  soulevés 
par  Strauss  sur  l'authenticité  des  Évangiles,  la 
part  créatrice  qu'il  faisait  à  la  tradition  populaire, 
c'est-à-dire  à  la  communauté  naissante,  dans  l'é- 
closion  des  récits  évangéliques  et  du  dogme  chré- 
tien, sa  critique  destructrice  de  l'histoire  et  sa  ten- 
tative hardie  de  la  remplacer  par  le  mythe,  tout 
concordait  à  déplacer  l'intérêt  naguère  concentré 
sur  la  vie  du  Christ.  Puisqu'elle  était  en  grande 

1.  Paulus  der  Apostel  Jesu  Christi,  Stuttgart,  1845.  2«  éd.  publiée 
par  Zeller,  Leipzig,  1860. 


164  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

partie  une  invention  des  temps  apostoliques,  il 
fallait  se  demander  à  quelles  forces  inconnues  le 
christianisme  avait  du  son  existence,  ou  quelle 
idée  avait  donné  Tessor  aux  mythes  symboliques, 
chargés  de  l'enseigner. 

Si  l'on  parvenait  à  le  mettre  en  lumière,  on  au- 
rait en  même  temps  acquis  un  critère,  une  règle, 
pour  juger  de  l'âge  des  écrits  du  Nouveau  ^'es- 
tament,  désormais  déracinés.  C'est  dans  la  pour- 
suite de  ce  double  but  que  l'école  de  Tubingue 
montra  une  activité  vraiment  prodigieuse.  Elle 
se  proposa  incontestablement  de  déterminer  à 
la  fois  le  principe  de  l'évolution  chrétienne,  et  de 
fixer  la  date  des  œuvres  qui  en  manifestaient  les 
transformations.  Elle  s'appuyait  donc  sur  les  posi- 
tions de  Strauss,  ou  plutôt  elle  s'efforçait  de  rem- 
plir le  vide  qu'il  avait  creusé,  et  cela  est  si  vrai  que 
Baur  n'essaya  jamais  de  tracer  la  physionomie  du 
Sauveur.  Il  admit,  sans  autre  recherche,  que  Jésus 
s'était  donné  comme  le  Messie  attendu  par  les 
Juifs.  Mais  comment  en  vint-on  à  l'adorer  comme 
Fils  de  Dieu  ?  Comment  la  foi  des  gentils  se  rat- 
tacha-t-elle  à  celle  des  Juifs?  par  quels  accords  se 
fit  une  union  si  difficile?  C'est  un  secret  qu'il  fallait 
demander  surtout  aux  écrits  de  saint  Paul,  lettres 
adressées  aux  premières  églises,  qui  reflètent  leurs 
préoccupations  aussi  bien  que  les  pensées  de  l'A- 
pôtre. C'était  le  moyen  de  discerner  les  tendances  qui 
animaient  les  esprits,  et,  d'après  ces  tendances,  d'é- 
valuer la  marche  des  idées.  C'est  pourquoi  la  cri- 
tique de  Tubingue  a  reçu  le  nom  de  critique  des 
tendances.  Elle-même  est  très  nettement  le  fruit 
d'une  tendance,  comme  nous  le  verrons. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       165 

Essayons  d'esquisser  les  grandes  lignes  du  sys- 
tème de  Baur  d'après  son  premier  ouvrage,  celui 
qui  a  mis  tout  en  branle,  sur  l'apôtre  saint  Paul. 
L'idée  centrale  paraît  être  l'opposition  entre  les 
anciens  apôtres,  Pierre  à  leur  tête,  et  Paul,  le  con- 
verti du  chemin  de  Damas.  Pierre,  qui  représente 
les  anciens  disciples,  a  reconnu  Jésus  pour  le  Mes- 
sie. Cette  croyance,  un  moment  ébranlée  par  la 
mort  du  Maître,  s'est  ranimée  par  la  résurrection, 
mais  elle  n'a  pas  pour  cela  changé  de  nature.  Jésus 
est  toujours  le  Messie  d'Israël,  celui  qui  doit  lui 
rendre  sa  prospérité  et  une  gloire  inouïe  aux  siècles 
écoulés.  Sa  mort  n'a  été  qu'un  accident,  sans  au- 
cune portée  en  elle-même  que  d'imposer  un  retard 
aux  espérances  nationales.  Jésus  est  absent,  il  re- 
viendra pour  reprendre  l'œuvre  nationale  inter- 
rompue. La  seconde  venue  du  Christ  accomplira 
ce  qui  a  manqué  à  la  première.  Telle  était  la  foi 
des  chrétiens  d'origine  juive,  ce  que  Baur  nomme 
le  parti  pétrinien. 

Le  génie  de  Paul  ne  peut  se  contenter  de  cette 
explication,  ou  plutôt  de  cette  inintelligence  d'un 
fait  aussi  extraordinaire  que  la  mort  du  Messie.  Il 
veut  qu'elle  ait  eu  une  immense  valeur  aux  yeux  de 
Dieu.  Elle  ne  diffère  pas  la  réalisation  du  messia- 
nisme. Elle  le  transforme,  elle  en  détruit  le  carac- 
tère national.  Si  le  Christ  est  mort,  c'est  pour 
quelque  chose,  ou  plutôt  c'est  pour  quelqu'un,  c'est 
pour  expier  les  péchés  des  hommes  et  les  faire  vivre 
en  paix  avec  Dieu.  Par  sa  mort,  Jésus  est  mort  au 
judaïsme  ^ ,  il  est  devenu  la  source  de  la  vie  de  l'es- 

4.  Cf.  II  Cor.  V,  IG. 


166  LE  SENS  DU  CHRISTIAIMSME. 

prit.  L'esprit  divin,  agissant  dans  les  âmes,  tel  est 
le  principe  absolu  de  religion,  élevé  bien  au-dessus 
du  judaïsme,  que  découvre  saint  Paul.  L'esprit 
lutte  contre  la  chair,  donne  à  l'âme  la  liberté,  l'at- 
franchit  de  la  Loi  juive  et  l'unit  à  Dieu. 

Paul  avait  une  intelligence  pénétrante  et  logique. 
Parti  du  pharisaïsme  et  converti,  il  va  d'un  bond 
au  pôle  opposé  des  idées  religieuses;  il  est  le  pre- 
mier à  prendre  pleinement  conscience  du  christia- 
nisme par  la  pensée,  et  à  en  déduire  les  principes 
seconds  par  la  voie  de  la  dialectique. 

Sa  doctrine,  entièrement  neuve,  devait  entrer  en 
conflit  avec  la  routine  du  messianisme  héréditaire 
qui  se  transmettait  dans  les  communautés  judéo- 
chrétiennes,  c'est-à-dire  composées  de  Juifs  con- 
vertis où  l'on  continuait  à  observer  la  Loi  de 
Moïse. 

Il  est  une  nuance  dont  on  ne  tient  pas  toujours 
compte  à  Baur.  Il  n'a  pas  rangé  Pierre  parmi  les 
judaïsants  les  plus  résolus,  disons  les  plus  obstinés. 
Ces  derniers  estimaient  que  tous  les  chrétiens. 
Juifs  ou  gentils  d'origine,  étaient  tenus  à  la  circon- 
cision s'ils  voulaient  être  sauvés,  et  ils  ne  faisaient 
grâce  à  personne  d'aucune  observance.  Le  Pierre 
de  Baur  était  d'accord  avec  eux  sur  les  principes, 
mais  lui  et  les  autres  apôtres  se  montrèrent  hési- 
tants sur  l'application.  Sans  la  Loi,  pas  de  salut. 
Mais  Barnabe  et  Paul  ont  fondé  des  communautés 
chrétiennes  peu  disposées  à  se  soumettre  à  la  Loi. 
Faut-il  les  mettre  tout  à  fait  hors  de  l'Église?  Ce 
serait  la  priver  du  succès  d'un  ministère  qui  semble 
béni  de  Dieu.  L'essentiel  est  de  sauver  les  principes 
en  distinguant  deux  sortes  d'apostolat,  sans  l'ompre 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGLXES  CHRÉTIENNES.       167 

pour  cela  les  rapports  de  fraternité.  Paul  prend  la 
responsabilité  de  sa  prédication?  Libre  à  lui!  11 
ira  chez  les  gentils  pour  les  formera  sa  guise.  Mais 
Pierre  conservera  les  Juifs.  On  se  donne  la  main 
sur  ces  bases,  et  Paul  est  invité,  en  signe  d'union, 
à  envoyer  les  aumônes  des  gentils  aux  pauvres  de 
Jérusalem. 

Mais  Vesprit  conciliateur  de  Pierre  ne  pouvait 
avoir  émoussé  l'antagonisme  des  principes.  La 
lutte  s'engagea  de  nouveau  et  continua  entre  les 
deux  tendances.  La  querelle  durait  encore,  plus  âpre 
que  jamais  du  côté  pétrinien,  lorsque,  au  commen- 
cement du  II''  siècle,  furent  composés  les  ouvrages 
connus  sous  le  nom  dello/nélies  clémentines^  Re- 
connaissances  de  Pierja,  C'est  par  fidélité  au  sou- 
venir de  Pierre,  c'est  pour  défendre  sa  doctrine, 
que  Paul  y  est  attaqué  sournoisement  sous  le  mas- 
que de  Simon  le  Magicien,  l'adversaire  du  prince 
des  apôtres,  le  type  de  l'hérétique  et  du  charlatan. 

Les  passions  étaient  donc  ardentes  entre  les  deux 
partis,  lorsqu'un  troisième  adversaire,  les  mena- 
çant à  la  fois,  les  contraignit  à  s'entendre.  Pétri- 
niens  et  Pauliniens  avaient  en  commun  certains  prin- 
cipes traditionnels,  le  sentiment  de  l'unité  parla  foi 
en  Jésus-Christ,  par  la  pratique  des  mêmes  règles 
de  morale.  En  face  d'eux,  ou  plutôt  comme  une 
nuée  d'adversaires  qui  surgissaient  de  toutes  parts, 
les  gnostiques  se  targuaient  d'une  science  plus 
approfondie  dont  les  sources  étaient  inconnues,  et 
qui  menaçait  la  simplicité  et  l'intégrité  de  la  foi  et 
des  mœurs  chrétiennes.  Pour  leur  résister,  l'Église 
se  concentra,  les  anciennes  controverses  s'assoupi- 
rent, une  récpïiciliation  définitive  s'opéra  au  moyen 


168  .  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

d'une  transaction.  Le  paulinisme  avait  triomphé 
dans  son  théorème  essentiel  qui  affranchissait  les 
chrétiens  de  la  Loi.  Mais  sa  liberté  fut  limitée  par  un 
nouveau  légalisme.  Le  sens  du  christianisme  primi- 
tif ou  pétrinisme,  c'était  un  messianisme  national;  le 
sens  du  paulinisme,  c'était  la  perception  de  l'esprit  j 
transformant  le  messianisme  en  religion  universelle 
où  l'individu,  affranchi  de  la  Loi,  possède  la  sainte 
liberté  des  enfants  de  Dieu.  Le  catholicisme  eut  les 
avantages  et  les  inconvénients  d'un  accord,  qui  tout 
en  proclamant  abolie  la  loi  de  Moïse,  en  conserva 
l'espritde  servitude,  mélangéavecl'esprit  de  liberté. 
Il  était  réservé  au  protestantisme  d'être  une  reprise 
de  l'esprit  de  liberté,  jusqu'au  jour  de  la  grande 
découverte  hégélienne  de  la  religion  de  l'absolu. 

Ayant  aiijsi  reconstitué  l'histoire  de  l'église  pri- 
mitive comme  une  lutte  entre  deux  tendances  pour 
aboutir  à  une  conciliation,  Baur  retrouva  partout 
les  indices  de  ce  drame  historique.  Il  crut  tenir  une 
sorte  d'échelle  chronologique,  qui  lui  permettrait  de 
dater  les  écrits  du  Nouveau  Testament  d'après  les 
péripéties  du  paulinisme  et  du  pétrinisme.  Cela 
paraissait  surtout  plausible  pour  les  écrits  de  saint 
Paul,  l'auteur  d'une  doctrine  parfaitement  caracté- 
risée. Baur  la  trouva  exprimée  dans  sa  pureté  par 
les  quatre  grandes  épîtres,  aux  Galates,  aux  Romains , 
première  et  seconde  aux  Corinthiens.  Celles-là  sont 
authentiques.  A  l'autre  extrémité  se  trouvent  les 
épîtres  pastorales,  contemporaines  des  débuts  de  la 
gnose,  avec  sa  végétation  de  mythes  et  de  généalo- 
gies, dont  Timothée  est  invité  à  se  défier  ^ .  Entre  ces 

1.  I  Tim.      4. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       169 

deux  groupes  nettement  dessinés,  les  autres  épîtres 
attribue'es  à  saint  Paul  par  l'antiquité  sont  à  tout  le 
moins  douteuses,  et  plus  probablement  supposées; 
ce  sont  des  manifestes  du  parti  paulinien  inclinant 
vers  un  accommodement. 

Mais  l'œuvre  par  excellence  de  la  transaction, 
celle  qui  incarne  le  parti  pris  de  la  paix,  ce  sont  les 
Actes  des  Apôtres.  Les  Actes  sont  comme  le  proto- 
cole sous  une  forme  historique  du  compromis  entre 
les  disciples  de  Pierre  et  ceux  de  Paul,  esquissé 
d'avance  dans  la  personne  et  les  actes  des  chefs. 
Entre  eux,  c'est  comme  un  assaut  de  bons  procédés, 
d'avances  faites  à  l'autre  doctrine.  Pierre,  averti  par 
une  vision,  introduit  les  gentils  dans  l'Eglise  en  la 
personne  du  centurion  Corneille  ;  il  déclare  au  con- 
cile de  Jérusalem  que  les  gentils  ne  doivent  pas  être 
obligés  à  la  Loi  ^ .  Il  est  presque  devenu  paulinien 
convamcu.  Paul,  de  son  côté,  n'est  pas  en  reste 
d'égards  envers  la  Loi.  Il  solennise  les  fêtes,  visite  le 
Temple,  s'y  enferme  pour  rendre  un  vœu  de  naziréat, 
il  circoncit  Timothée,  fils  d'un  père  grec'^  Les  Actes 
des  Apôtres  sont  donc  un  ouvrage  daté  par  son 
esprit  conciliant,  et  postérieur  à  la  moitié  du  second 
siècle. 

La  théorie  ne  se  cr©it  pas  moins  efficace  pour  suivre 
dans  l'ordre  des  temps  la  composition  des  évangiles. 
Entre  saint  Matthieu  et  saint  Jean,  il  y  a  autant  de 
divergence  qu'entre  les  grandes  épîtres  paulines  et 
les  Actes  des  Apôtres.  Le  premier  évangile  respire 
le  respect  de  la  Loi;  il  prouve  l'accomplissement 
des  prophéties  messianiques  en  Jésus.  C'est  le  ma- 

i.  Act.  X  ;  XV,  iO. 

2.  Act.  XX,  16  ;  XXI,  26  ;  xvi,  3. 

10 


170  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

nifeste  du  pétrinisme.  Le  troisième  évangile  pen- 
che vers  la  conciliation,  quoique  représentant  la 
conception  paulinienne.  Le  deuxième,  écrit  d'après 
le  premier  et  le  troisième,  réunit  les  deux  opinions 
qui  fusionnent  tout  à  fait  dans  saint  Jean,  daté  de 
Fan  170. 

L'Apocalypse,  brûlante  de  haine  juive,  est  au  con- 
traire un  des  premiers  écrits  pétriniens. 

Comme  tous  les  systèmes  fortement  charpentés, 
le  système  de  Baur  ne  se  dérobe  pas  à  la  discussion. 
Il  prête  même  un  peu  au  ridicule  avec  sa  prétention 
de  tout  expliquer  par  une  découverte  géniale.  Il 
est  rare  que  les  phénomènes  vitaux  se  résolvent  si 
aisément  en  principes  très  clairs.  Aussi  s'est-on 
permis  non  sans  raison  quelques  remarques  ironi- 
ques sur  le  pétrinisme  et  le  paulinisme  dont  la 
combinaison  aurait  donné  naissance  à  l'Eglise.  Avec 
raison  aussi  on  a  signalé  l'influence  de  Hegel  dont 
Baur  se  faisait  honneur  de  suivre  la  philosophie. 
Nos  critiques  l'ont  noté.  Le  pétrinisme  ou  la  doctrine 
de  saint  Pierre  se  pose  comme  une  thèse,  dont  le 
paulinisme  est  l'antithèse  ;  la  conciliation  et  la  tran- 
saction sont  naturellement  la  synthèse.  Tout  se 
passe  selon  le  rythme  de  la  philosophie  de  Hegel. 
M.  Albert  Schvveitzer  ne  parle  pas  autrement  : 
«  L'école  de  Tubingue  emploie  le  langage  de  Paul 
pour  produire  une  imposante  philosophie  de  la  reli- 
gion animée  d'une  influence  hégélienne  ^ .  » 

Tout  cela  est  parfaitement  exact,  mais  je  crois 


1.  Paul  and  his  interpreters,  p.  16.  je  n'ai  sous  les  yeux  en  ce 
moment  que  la  traduction  anglaise  de  la  Geschichte  der  Paulini- 
schen  Forschung  von  der  Re formation  bis  au f  die  Gegemvart,  in-S" 
de  xii-197  pp.  ;  cf.  RB.,  1944,  p.  288  sS. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       171 

qu'il  faut  aussi  reconnaître  dans  cette  construction 
le  principe  dirigeant  du  protestantisme.  La  meil- 
leure justification  de  Luther  ne  serait-elle  pas  de 
prouver  qu'il  est  revenu  à  la  pure  doctrine  de  celui 
qui  a  le  premier  compris  le  sens  du  christianisme  ? 
N'est-ce  pas  le  triomphe  assuré  sur  la  papauté 
romaine,  sur  le  siège  de  Pierre,  sur  toute  l'Église 
catholique,  que  cet  hommage  rendu  à  la  religion 
absolue  de  l'esprit  individuel  de  liberté  ?  Pierre,  dont 
le  successeur  se  dit  infaillible,  n'aurait  même  rien 
compris  à  la  pensée  de  Jésus,  car  Baur,  par  respect 
pour  le  Sauveur,  semble  faire  remonter  jusqu'à  lui 
ridée  de  la  religion  universelle.  Il  n'est  pas  indiffé- 
rent de  noter  cette  inspiration  luthérienne  au  début 
d'études  qui  se  présentèrent  comme  purement  cri- 
tiques. 


Quelques-uns  des  disciples  de  Baur  s'efforcèrent 
seulement  de  développer  sa  pensée.  D'autres  pré- 
tendirent demeurer  fidèles  à  son  esprit  en  poussant 
ses  conclusions  beaucoup  plus  loin.  L'école  de  Tu- 
bingue  a  eu  des  ultra-tubinguiens.  Ces  surenchères 
ne  sont  pas  rares  dans  la  critique.  Le  Maître  avait 
accordé  à  saint  Paul  les  quatre  grandes  épîtres. 
Mais  sur  quoi  se  fondait-il  ? 

Sur  ce  que  la  doctrine  de  Paul  y  est  toute  pure, 
l'opposition  à  la  Loi  absolue?  Fort  bien,  mais  com- 
ment savait-on  que  le  Paulinisme  eut  dès  le  début 
toute  sa  netteté?  N'est-ce  pas  le  fait  des  doctrines 
d'évoluer  vers  un  point  suprême  —  maximaliste  — 
où  elles  éclatent  enfin  aux  yeux  de  tous?  Or  ce  point 


172  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

maximum  du  Paulinisme,  c'est  le  système  de  l'hé- 
rétique Marcion,  qui  dogmatisait  à  Rome  vers  l'an 
150  après  Jésus-Christ.  Marcion,  plus  logique  que 
Paul,  ne  gardait  rien  du  judaïsme,  pas  même  les 
prophéties.  Tout  l'Ancien  Testament  était  l'œuvre 
d'un  Dieu  de  second  ordre,  autre  que  le  Dieu  bon 
révélé  en  Jésus.  Or  si  les  quatre  grandes  épîtres 
Paulines  n'en  sont  pas  là,  elles  constituent  le  stade 
antécédent  de  cette  doctrine.  Paul,  élevé  par  les 
Pharisiens,  se  serait-il  porté  tout  d'un  coup  à  l'a- 
brogation de  la  Loi?  C'est  peu  vraisemblable,  sur- 
tout si  l'on  n'attribue  pas  sa  conversion  à  une  illu- 
mination miraculeuse.  Ce  qui  est  plutôt  suggéré 
par  les  lois  de  l'évolution,  c'est  qu'il  ait  partagé 
les  préjugés  juifs  des  autres  apôtres,  sauf  quelques 
tendances  à  s'affranchir  de  la  Loi,  et  que  plus  tard 
sa  doctrine  se  soit  développée  logiquement  pour 
aboutira  une  rupture  ouverte  au  temps  de  Marcion. 
D'autant  que  la  première  école  de  Tubingue  par- 
lait volontiers  d'un  mélange  d'idées  helléniques 
dans  les  épîtres  dites  de  Paul.  Il  a  fallu  du  temps 
à  l'hellénisme  pour  pénétrer  le  messianisme  juif.  En 
vérité,  Baur  s'est  montré  trop  timide.  Il  n'est  que 
d'appliquer  ses  principes  pour  renverser  ses  con- 
clusions trop  modérées. 

L'attaque  fut  conduite  d'abord  par  Bruno  Bauer 
en  Allemagne,  puis  par  les  Hollandais  Pierson, 
Naber,  Loman  et  von  Manen,  enfin  par  le  suisse 
allemand  Rodolphe  Steck^  En  immense  majorité, 
la  critique  allemande  protesta  contre  ces  excès. 

Il  n'y  a  plus  de  documents  authentiques  s'il  faut 

1.  On  peut  voir  notre  Commentaire  de  l'épitre  aux   Galates,  In- 
troductiouj  p.  lxxix  ss. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.        173 

refuser  à  l'apôtre  Paul  les  épîtres  qui  portent  son 
nom.  On  n'imite  pas  cet  accent-là.  Ce  ne  sont  point 
des  traités  qu'on  ait  pu  composer  sous  le  nom  d'un 
autre,  ou  des  prophéties  d'époque  incertaine.  Tout 
y  est  vivant,  mêlé  à  des  circonstances  particulières, 
tout  y  respire  la  sincérité,  et  même  la  passion  d'un 
incomparable  prédicateur  de  l'évangile  à  ses  débuts. 

Mais  ce  n'était  point  assez  de  rejeter  les  fantaisies 
du  radicalisme  issu  de  Baur;  on  s'en  prit  au  maître 
lui-même. 

Ce  qui  avait  excité  la  plus  grande  admiration 
éveilla  aussi  tout  d'abord  la  défiance.  C'eût  été  trop 
beau  d'avoir  découvert  un  principe  d'authenticité  et 
de  chronologie  pour  fixer  l'état  civil  de  tous  les 
écrits  du  Nouveau  Testament.  Il  fallait  convenir  que 
l'on  n'avait  pas  trouvé  cette  clef  merveilleuse. 

Ce  n'est  pas  que  l'Allemagne  se  défie  comme  nous 
des  résultats  de  la  critique  interne.  D'après  quel- 
ques-uns des  nôtres,  l'examen  des  textes  est  insuffi- 
sant pour  leur  assigner  des  dates.  La  critique 
interne,  comme  on  nomme  cet  examen,  n'est  guère 
admise  qu'à  fournir  des  probabilités  en  faveur  de  la 
tradition.  Le  grand  péché  de  l'exégèse  allemande 
serait  précisément  la  prédominance  accordée  à  la 
critique  interne.  —  Il  se  peut,  mais  nous  voulons 
lui  faire  la  part  belle. 

On  ne  peut  vraiment  pas  pratiquer  l'exégèse 
sans  tenir  compte  de  ce  développement  des  doc- 
trines, de  ces  changements  de  la  législation,  de 
ces  flux  et  reflux  du  sentiment  religieux,  de  ces 
mouvements  de  la  vie  intellectuelle  et  morale  qu'on 
nommera  si  l'on  veut  l'évolution.  Aucun  critique  ne 
comprendra  rien  au  passé,  s'il  n'y  a  pas  appris  tout 

10. 


174  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

d'abord  que  l'histoire  ne  se  recommence  jamais. 
Certes,  elle  ne  va  pas  en  ligne  droite,  sur  la  voie 
d'un  progrès  continu,  surtout,  hélas  !  dans  Tordre 
moral,  mais  chaque  époque  a  son  caractère,  et  les 
productions  de  l'esprit  portent  pour  l'ordinaire  l'em- 
preinte de  leur  temps.  On  peut  donc,  tous  les  élé- 
ments du  problème  bien  posés,  les  distinguer  les 
unes  des  autres  par  le  critère  du  temps,  et  leur 
assigner,  plus  ou  moins  approximativement,  une 
date.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  les  appréciations  de 
cette  critique  interne  doivent  toujours  céder  aux 
témoignages  extérieurs  qui  fixent  l'âge  des  docu- 
ments. Il  y  a  des  exemples  illustres  et  bien  établis 
du  contraire,  lorsque  les  témoignages  venus  du 
dehors  sont  postérieurs  de  beaucoup  à  l'époque 
présumée  des  écrits  dont  l'origine  est  contestée. 

Voici  le  cas  des  ouvrages  attribués  à  saint  Denys 
l'Aréopagite,  disciple  de  saint  Paul.  Ceux  qui  sou- 
tenaient l'authenticité  n'ont  point  manqué  d'aligner 
la  série  imposante  des  hommages  rendus  à  ces 
écrits  par  les  Pères  et  les  conciles,  d'alléguer  la 
place  considérable  qu'ils  tenaient  dans  la  théologie 
mystique  catholique.  Peine  perdue,  car  la  mystique 
dionysienne  suppose  l'éclosion  et  le  développement 
du  néo-platonisme,  lequel  ne  commença  à  fleurir 
qu'au  troisième  siècle.  Et  il  est  encore  moins  contesté 
que  les  fausses  décrétâtes,  qui  figurent  encore  à 
leur  ancien  rang  dans  le  recueil  patristique  de 
Migne,  ne  sont  point  l'œuvre  des  papes  dont  elles 
portent  le  nom. 

Or  les  écrits  bibliques,  eux  aussi,  ont  paru  dans 
le  temps,  et  l'inspiration  divine,  en  les  orien- 
tant vers  les  choses  éternelles,  n'a  point  altéré  ce 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       175 

cachet  propre  aux  choses  humaines.  Faut-il  tou- 
jours répéter  que  la  Sagesse,  quoiqu'elle  parle  par 
la  bouche  de  Salomon,  ne  peut  être  l'oeuvre  de  ce 
roi  d'Israël,  simplement  parce  que  l'enseignement 
divin  et  admirable  qu'elle  contient  porte  la  marque 
des  conceptions  alexandrines? 

Mais  tout  cela  bien  entendu,  Baur  s'est-il  con- 
formé aux  lois  de  la  critique  en  reprochant  aux 
écrivains  du  Nouveau  Testament  d'avoir  écrit  pour 
faire  prévaloir  les  tendances  que  nous  avons  dites? 
Non  que  les  évangélistes,  par  exemple,  n'aient  eu 
des  intentions,  et  même,  si  l'on  veut,  des  tendances  : 
le  désir  de  faire  connaître  les  miracles  opérés  par 
Jésus,  de  rendre  témoignage  à  sa  résurrection,  le 
dessein  d'amener  les  catéchumènes  à  la  foi,  de  con- 
firmer les  fidèles  dans  leur  adhésion  au  Christ,  ou 
même  simplement  de  satisfaire  leur  dévotion  et  leur 
amour.  Mais  puisqu'on  apprend  par  les  textes  euX' 
mêmes  que  Jésus  n'avait  point  tranché  la  question 
de  la  Loi,  quel  indice  autorise  à  supposer  que  tels 
ont  été  écrits  par  exemple  en  faveur  du  Paulinisme? 
Le  plus  simple  et  le  plus  efficace  dans  ce  but  eût  été 
de  mettre  dans  la  bouche  du  Maître  une  déclara- 
tion bien  paulinienne.  Or  il  est  impossible  de 
relever  rien  de  semblable  dans  l'évangile  attribué 
à  saint  Luc. 

Saint  Matthieu  était  classé  comme  pétrinien  parce 
que  Jésus  a  dit  dans  le  sermon  sur  la  montagne  : 
«  Je  ne  suis  pas  venu  pour  dissoudre,  mais  pour 
accomplir  '  »,  en  parlant  de  la  Loi.  Mais  le  premier 
évangile  est,  avec  saint  Jean,  le  plus  hostile  aux 

l.Mt.  V,17. 


176  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Pharisiens,  parmi  lesquels  le  parti  dit  pétrinien 
s'était  recruté. 

Le  second  évangile  était  censé  venir  du  parti  de 
la  conciliation,  parce  que  Baur,  comme  Strauss,  le 
croyait  composé  d'après  le  premier  et  d'après  le 
troisième.  Mais  la  critique  est  unanime  pour  y  voir 
le  premier  en  date  des  évangiles  tels  que  nous  les 
possédons.  Il  est  incontestable  qu'il  est  rédigé 
d'après  les  souvenirs  de  Pierre,  et  il  n'est  pas 
moins  certain  qu'il  est  écrit  dans  la  pensée  dite 
paulinienne  de  la  mort  expiatoire  de  Jésus.  Et 
puisqu'il  ouvre  la  série  des  évangiles,  l'union  des 
éléments  pétriniens  et  pauliniens  ne  fut  donc  pas 
une  synthèse  tardive.  Est-ce  même  une  synthèse? 
N'est-ce  pas  plutôt  l'expression  fidèle  de  la  pensée 
de  Jésus?  Car  c'est  Jésus  qui  dit  dans  cet  évangile  : 
«  Le  Fils  de  l'homme  non  plus  n'est  pas  venu  pour 
être  servi,  mais  pour  servir,  et  pour  donner  sa  vie 
comme  rançon  pour  plusieurs'.  »  Au  lieu  de  voir 
dans  cette  touchante  parole  le  dessein  de  glisser  un 
théorème  paulinien  parmi  les  récits  racontés  par 
Pierre,  ne  sied-il  pas  d'y  reconnaître  le  principe 
premier,  le  fait  divin  sur  lequel  tous  les  Apôtres 
étaient  d'accord? 

Enfin,  en  même  temps  qu'on  s'apercevait,  par 
une  étude  de  détail,  à  combien  de  difficultés  se 
heurtait  la  conception  de  Baur,  on  reprenait, 
contre  lui  et  contre  Strauss,  l'étude  des  témoi- 
gnages contenus  dans  la  tradition  des  premiers 
Pères. 

Je  n'insiste  pas  sur  ce  point.  L'examen  de  la  tra- 

4.  Me.  X,  45. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIExNNES.       177 

dition  patristique  sort  du  cadre  spécial  de  la  doctrine 
tubinguienne  et  la  preuve  ne  peut  être  faite  qu'en 
scrutant  les  textes  de  très  près.  Veuillez  me  faire 
confiance  si  je  vous  dis  qu'aujourd'hui  les  positions 
de  Baur  sont  de  plus  en  plus  abandonnées.  Il  avait 
négligé  toute  la  partie  philologique;  la  grammaire 
et  le  lexique  se    sont    tournés    contre   lui.    Tout 
porte  à  croire  que  les  Actes  des  Apôtres  et  le  troi- 
sième évangile  sont  du  même^  auteur,    et  on  peut 
en  dire  autant  de  l'Apocalypse    et   du  quatrième 
évangile.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  tout  le  monde  soit 
d'accord  sur  la  composition  des  livres  du  Nouveau 
Testament,  ni  qu'on  ait  renoncé  à  découvrir  leurs 
tendances.  Mais  personne  n'oserait  plus  aujourd'hui 
appliquer  le  système  de  Baur  pour  en  déterminer 
la  date,  pour  cette  raison  suffisante  que  le  système 
lui-même  a  été  reconnu  faux.  Le  principal  défaut 
de  cette  critique,  c'est  de  se  préoccuper  trop  de 
l'évolution  intellectuelle  des  doctrines,  de  les  cons- 
truire en  l'air  pour  les  opposer  l'une  à  l'autre  dans 
un  cliquetis  d'arguments,  de  concevoir  en  un  mot  le 
christianisme  primitif  comme  une  école  ou  comme 
deux  écoles  de  philosophie  ;  je  ne  vais  pas  jusqu'à 
dire  qu'on  le  travestit  en  ce  plaisant  chapitre  de 
chanoines  où  l'on  se  jetait  des  livres  à  la  tête,  s'il 
faut  en  croire   le  Lutrin  de  Boileau. 

Pour  éviter  une  discussion  de  détail  trop  ardue, 
je  reprends,  au  risque  de  me  répéter,  le  récit  de 
ces  premiers  temps,  tel  qu'il  ressort  des  documents. 
C'est  la  meilleure  manière  de  mettre  en  vedette 
ce  que  l'exposé  de  l'école  de  Tubingue  a  d'artifi- 
ciel et  de  fantaisiste. 


178  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 


Les  Apôtres  avaient  reconnu  Jésus  pour  le  Messie 
attendu  par  le  peuple  d'Israël.  Lors  de  la  confession 
de  Pierre  à  Césarce  de  Philippe,  leur  foi  ne  s'élevait 
peut-être  pas  beaucoup  au-dessus  des  espérances 
nationales.  La  demande  des  deux  fils  de  Zébédée 
prouve  combien  ils  mêlaient  d'ambition  à  leur  dé- 
vouement ^ .  Mais  l'enseignement  de  leur  Maître  les 
élevait  peu  à  peu  au-dessus  de  ce  niveau.  Lorsque, 
après  l'épreuve  de  la  Passion,  ils  le  virent  ressus- 
cité, ils  comprirent  que  son  Messianisme  n'était  pas 
celui  d'un  roi,  fils  de  David.  Non  qu'ils  aient  cessé 
tout  d'abord  d'espérer  la  restitution  du  royaume 
d'Israël  2,  mais  ils  savaient  désormais  qu'Israël 
était  invité  à  chercher  en  Jésus  le  pardon  de  ses 
péchés,  et  que  cet  appel,  adressé  à  chaque  âme, 
avait  son  fruit  dans  le  baptême.  Ce  qui  viendrait 
serait  le  règne  de  Dieu.  Puisque  nous  discutons 
avec  Baur,  laissons  de  côté  la  vision  de  Pierre  lors 
de  la  conversion  du  centurion  Corneille.  Qu'on 
lise  cependant  dans  les  Actes  des  Apôtres  les  trois 
premiers  discours  de  saint  Pierre  ^  au  peuple  et  au 
Sanhédrin,  dont  le  ton  est  si  manifestement  pri- 
mitif, comme  Baur  l'a  reconnu,  on  reconnaît  l'accent 
d'un  messianisme  moral  et  religieux  dont  l'essen- 
tiel est  dans  la  réforme  du  cœur  par  la  foi  en 
JésuS'Christ. 

Persécutés  à  Jérusalem,  les  Apôtres  se  répandi- 


1.  Mt.  XVI,  22  s.;  XX,  20  ss. 

2.  Act.  I,  6. 

3.  Act.  II,  14-40;  m,  12-26;  v,  29-31. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRETIENNES.       179 

rent  en  Palestine  et  se  trouvèrent  en  contact  avec 
des  gentils.  Devaient-ils  appeler  ces  gentils,  c'est- 
à-dire  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  Juifs,  à  partager 
leur  foi?  A  consulter  les  Ecritures,  il  n'y  avait 
aucun  doute.  Le  serviteur  de  Dieu  devait  être  la  lu- 
mière des  nations^  Et  c'était  aussi  la  pratique  des 
Maîtres  en  Israël  de  recruter  des  prosélytes  parmi 
les  gentils.  Il  était  alors  entendu  qu'on  ne  faisait 
pas  seulement  partie  du  peuple  de  Dieu  par  la  race  ; 
on  y  était  admis  par  la  circoncision  et  l'on  acqué- 
rait droit  au  monde  futur  par  la  pratique  de  la  loi 
de  Moïse. 

Il  était  donc  indiqué  de  recevoir  les  gentils 
parmi  les  enfants  de  Dieu  qui  croyaient  au  Christ, 
de  les  purifier  par  le  baptême,  de  prier  avec  eux 
et  de  célébrer  avec  eux  la  mémoire  du  Seigneur 
par  le  repas  eucharistique.  Ces  nouveaux  convertis, 
orientaux  plus  ou  moins  hellénisés,  ensuite  vérita- 
bles Hellènes,  puis  Romains  et  barbares,  trou- 
vaient dans  la  prédication  chrétienne  bien  plus  qu'ils 
ne  cherchaient,  parfois  avec  une  angoisse  passionnée, 
dans  d'autres  rites,  syriens  ou  égyptiens,  le  pardon 
des  péchés,  l'essai  d'une  conduite  meilleure,  l'espé- 
rance de  la  vie  éternelle  auprès  de  Dieu  qui  avait 
assez  aimé  le  monde  pour  lui  donner  son  Fils 
unique.  Comment  auraient-ils  espéré  du  bap- 
tême le  pardon  de  leurs  péchés,  si  on  ne  leur  avait 
enseigné  que  tel  était  le  sens  et  l'efficacité  de  ce 
rite  étranger?  Déplus,  ceux  qui  consentaient  au 
baptême  recevaient  l'Esprit-Saint.  C'est  la  grâce 
propre  de  ce  sacrement  mais  elle  était  accompa- 

1.  Is.  XLii,  i-7,  etc. 


180  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

gnée  alors  d'une  action  surnaturelle  qui  nous 
étonne,  mais  qui  s'impose  avec  une  évidence  irré- 
sistible ^  Il  y  eut,  au  début  du  christianisme,  une 
effusion  de  grâces  extraordinaires,  que  les  chrétiens 
constatèrent,  que  les  documents  relatent  comme  un 
fait  connu  de  tout  le  monde,  et  cette  effusion  de 
grâces,  où  Ton  voyait  l'accomplissement  d'une 
prophétie,  était  accordée  aux  gentils  comme  aux 
Juifs,  sans  distinction.  Qu'en  conclure,  sinon  que 
les  gentils  étaient  pardonnes,  qu'ils  étaient  en 
grâce  avec  Dieu,  que  Juifs  et  gentils  étaient  sous 
l'impulsion  du  même  Esprit  de  Dieu?  Dans  leur 
ferveur,  les  adhérents  à  une  doctrine  nouvelle 
sont  d'ordinaire  très  unis;  il  faut  en  croire  les  Actes 
quand  ils  nous  disent  que  les  premiers  fidèles  n'a- 
vaient qu'un  cœur  et  qu'une  âme.  Ils  n'avaient  donc 
sans  doute  aussi  qu'une  même  foi,  principe  de  leur 
union.  C'est  dans  l'une  de  ces  sociétés  qu'il  faut 
pénétrer  pour  savoir  si  vraiment,  avant  l'inter- 
vention de  Paul,  les  Juifs  convertis  n'attendaient 
de  Jésus  que  l'accomplissement  de  leur  rêve  natio 
nal.  Il  serait  bien  étrange  que  ce  rêve  eût  attiré 
tant  d'étrangers.  Mais  de  plus,  nous  savons  par 
Paul  lui-même,  le  Paul  que  Baur  juge  authentique, 
que  les  Juifs,  dans  l'ensemble,  demeurèrent  sourds 
à  la  prédication  des  Apôtres.  Et  il  en  donne  la 
raison,  c'est  qu'ils  ont  méconnu  la  justice  de  Dieu, 
qu'ils  se  sont  obstinés  à  chercher  la  justice  non 
dans  le  Christ,  mais  dans  la  Loi.  C'est  encore  qu'ils 
se  sont  heurtés  au  scandale  de  la  Croix,  qu'ils 
n'ont  pas  voulu  chercher  dans  la  mort  du  Christ 

1.  I  Cor.  XII  ;  Act.  ir,  etc. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGIXPS  CHRETIENNES.        181 

le  pardon  accordé  par  Dieu  au  monde.  Evidemment 
Paul  interprète  le  fait  d'après  ses  propres  prin- 
cipes, mais  d'abord  il  n'invente  pas  le  fait  :  la 
prédication  des  Apôtres  avait  eu  peu  de  succès 
parmi  les  Juifs.  11  n'invente  pas  non  plus  l'expli- 
cation de  ce  fait,  et  môme  on  ne  peut  en  assigner 
aucune  autre  raison  que  celle  qu'il  donne  pour 
l'avoir  constatée.  La  prédication  des  premiers  Apô- 
tres était  donc  qu'il  fallait  demander  à  Dieu  le 
pardon  des  péchés  par  la  vertu  de  la  mort  du 
Christ.  Tous  les  chrétiens  étaient  d'accord  sur  ce 
point,  et  ils  formaient  une  église,  d'après  les  termes 
de  Paul,  qui  avoue  l'avoir  persécutée  ^  Paul  n'est 
point  un  philosophe  qui  conçoit  un  système  et  qui, 
après  l'avoir  mûri  et  développé,  le  compare  à  un 
autre  système.  C'est  un  homme  d'action  qui  entre 
dans  l'Eglise  qu'il  avait  combattue,  parce  qu'elle 
possède  la  vérité.  Il  est  vrai  qu'il  ne  se  met  pas  à 
l'école  des  Apôtres.  11  a  conscience  d'avoir  été 
éclairé  par  Dieu  qui  lui  révéla  son  Fils  Jésus- 
Christ,  et  cette  révélation  développa  dans  son 
esprit  toute  une  théologie.  Mais  il  a  conscience 
aussi  de  prêcher  la  même  foi  qu'il  persécutait 
naguère,  et  les  églises  de  Judée,  celles  des  Pétri- 
niens,  s'en  rendent  compte  et  en  rendent  gloire  à 
Dieu^.  Il  n'y  a  dans  tout  le  Nouveau  Testament 
aucune  trace  de  conflit  entre  Pierre  et  Paul  sur  le 
salut  que  tous  deux  plaçaient  dans  le  baptême  et 
dans  la  foi  au  Christ  Jésus. 

Étaient-ils  en  désaccord  sur  l'obligation  de  pra- 
tiquer la  loi  juive  ? 

1.  Gai.  I,  1^. 
"2.  Gai.  Il,  ^22-24. 

LE   SENS   DU   CHRISTIANISME.  Il 


182  LE  SEXS  DQ  CHRISTIANISME. 

Les  Juifs  convertis  à  Jésus- Christ  continuèrent  à 
pratiquer  les  observances  traditionnelles.  Les  Apiô- 
tres  eux-mêmes  montaient  au  Temple  pour  y  prier. 
Et  sans  doute  si  quelques  gentils  se  convertissaient 
dans  des  villes  de  Palestine,  surtout  à  Jérusalem,. 
se  pliaient-ils  aisément  à  Tobservation  de  la  Loi 
qui  était  de  règle  autour  d'eux.  Mais  l'évangile 
se  développait  loin  de  la  Judée,  dans  des  villes 
où  l'élément  païen  était  en  majorité.  Les  gentils 
entraient  en  foule  dans  l'Eglise.  Barnabe  et  Paul 
qui  se  signalèrent  comme  apôtres  des  gentils  dans 
la  Syrie  et  à  Antioctie,  ne  leur  demandèrent  rien 
de  plus  que  la  sincère  adhésion  de  l'esprit  et  du 
cœur  au  salut  qui  leur  était  annoncé.  De  la  loi 
juive,  il  ne  fut  pas  question.  Les  gentils  ne  son- 
geaient pas  à  la  pratiquer,  sans  d'ailleurs  s'in- 
former si  elle  était  abrogée  ou  non,  et  personne  ne 
les  y  contraignait. 

Nous  avons  donc  au  début,  non  point  précisé- 
ment deux  thèses,  ni  la  thèse  et  l'antithèse,  mais 
deux  pratiques.  Le  problème  théorique  était  résolu 
d'avance  par  la  vie  de  rEglis"e,  dirigée  par  l'Esprit- 
Saint,  selon  le  principe  fondamental  de  la  foi. 

Pourtant  une  thèse  se  produisit,  près  de  vingt 
ans  après  la  résurrection  du  Christ,  avec  l'entrée 
en  sêène  à  Antioche  de  quelques  Juifs  que  saint 
Paul  qualifie  tout  simplement  de  faux  frères^.  Tous 
ceux  qui  pensaient  comme  eux  ne  méritaient  peut- 
être  pas  une  qualification  aussi  dure,  et  plusieurs 
pouvaient  être  de  très  bonne  foi.  Le  Dieu  d'Israël 
avait  donné  une  loi  à  son  peuple,  loi  dont  les  pro- 

1.  Gai.  II,  4. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIEXXES.       183. 

pliètes  avaient  prêché  la  pratique,  loi  qui  devait 
être,  comme  le  Messie,  une  lumière  pour  les  na- 
tions, puisqu'elle  était  d'origine  divine.  Il  parut 
donc  à  quelques  Juifs  devenus  clirétiens  que  le 
Messie  et  la  Loi  étaient  deux  instruments  coordon- 
nés dans  les  desseins  de  Dieu  pour  procurer  son 
règne^  la  mission  du  Messie  .étant  d'amener  tous 
les  peuples  à  la  pratique  de  la  Loi.  Le  premier 
devoir  des  gentils  convertis  au  Messie  était  donc  de 
pratiquer  l'article  fondamental  de  l'alliance  conclue, 
non  seulement  avec  Moïse,  mais  avec  Abraham,  le 
père  des  croyants,  qui  reçut  la  circoncision  en 
signe  de  F  alliance. 

Encore  une  lois,  voilà  la  thèse,  celle  quie  Baur  a 
nommée  Pétrinisme^  que  l'épître  aux  Galates  attri- 
bue à  des  faux  frères.  On  ne  voit  pas  tout  d'abord 
surgir  d'antithèse  sur  l'abrogation  de  la  loi.  Les 
gentils  demandent  seulement  qu'on  les  laisse  libres. 
Cependant  ils  ne  voudraient  pas  être  en  désaccord 
avec  les  apôtres  de  Jérusalem,,  ceux  qui  ont  connu 
Jésus,  et  déjà  ils  montrent  bien  qu'ils  ont  le  senti- 
ment d'être  d'accord  avec  eux,  puisqu'ils  les  pren- 
nent pour  juges.  Barnabe  et  Paul  partent  pour 
Jérusalem. 

C'est  à  Jérusalem  que  la  question  fut  examinée 
et  tranchée. 

Chose  étrange,  et  qui  scandalise  bien  des  gens  : 
Jésus  n'avait  pas  résolu  ce  point  d'avance.  11  n'a- 
vait pas  enseigné  à  ses  apôtres  que  la  Loi  cesse- 
rait d'être  obligatoire.  11  a  fondé  l'Église,  il  lui  a 
donné  un  chef,  sans  dire  à  ce  chef  qu'elle  serait 
affranchie  des  observances  mosaïques.  Inexplicable 
lacune  !  s'écrient  ceux  qui  savent  comment  se  fon- 


181  LE  SENS  DU  CIIRISTIANISxME. 

dent  les  Etats.  —  Pourquoi  Jésus  n'a-t-il  pas  aussi 
composé  une  somme  théologique  définitive,  ou  du 
moins  un  symbole  de  foi  complet?  Car  on  pourrait 
soulever  la  même  difficulté,  chaque  fois  qu'un  doute 
surgit  dans  l'Eglise.  Silence  étonnant  sans  doute, 
mais  qui  ne  peut  embarrasser  que  le  protestan- 
tisme, dépourvu  d'une  autorité  vivante,  et  silence 
si  digne  d'un  fondateur  divin  !  Le  grand  politique 
qui  va  disparaître  s'efforce  de  tout  prévoir  et  donne 
ses  instructions  aussi  complètes  qu'il  le  peut.  Un 
génie  plus  haut  encore  se  tait,  comme  Alexandre, 
car  il  a  pesé  l'impuissance  de  l'homme  à  régler 
l'avenir.  Jésus  dit:  Allez  prêcher,  enseignez  toutes  les 
nations,  je  serai  avec  vous.  Il  a  donné  autorité  à  son 
Eglise;  cette  force,  avec  son  assistance, doit  suffire. 

Donc  les  chefs  de  l'Eglise  avaient  à  trancher 
cette  suprême  question,  et  ils  la  tranchèrent,  en 
refusant  d'obliger  les  gentils  à  la  circoncision  ' . 

C'est  ici  qu'intervient  la  critique  de  Baur.  Dans 
son  épître  aux  Galates,  Paul,  champion  de  la  li- 
berté, affirme  que  sa  pratique  fut  reconnue  légi- 
time. Il  dit  que  les  notables  de  Jérusalem  n'impo- 
sèrent rien  aux  gentils  convertis  qui  les  soumet- 
trait en  partie  à  la  loi  de  Moïse ^.  Au  contraire,  les 
Actes  des  Apôtres  présentent  la  décision  comme 
une  transaction^.  Les  gentils  baptisés  ne  seront 
pas  tenus  à  la  circoncision,  mais  ils  devront  s'abs- 
tenir des  impuretés,  des  idoles,  delà  fornication, 
du  sang  et  des  viandes  suffoquées;  en  d'autres 
termes  plus  modernes,  on  exige  d'eux  la  pratique 


i.  Gai.  H,  3  ss. 

2.  Gai.  If,  6. 

3.  Act.  x-v,  28 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       185 

correcte  de  la  chasteté,  et  on  leur  interdit  démanger 
la  chair  d'animaux  immolés  aux  idoles  ou  tués  sans 
qu'on  ait  fait  couler  leur  sang. 

Il  y  a  donc  antinomie  entre  les  Actes  des  Apôtres 
et  rÉpître  de  saint  Paul  aux  Galates. 

J'avoue  que,  sur  cette  difficulté  spéciale,  l'accord 
n'est  pas  fait  parmi  les  critiques.  Je  ne  vous  entraî- 
nerai point  dans  cette  discussion  délicate  ^  On  peut, 
sans  recourir  à  une  échappatoire  déloyale,  tenir 
ces  quatre  restrictions  pour  une  transaction  d'ordre 
administratif  posée  en  vue  des  bonnes  relations.  La 
circoncision  n'étant  pas  exigée  des  gentils,  ils  ne 
sont  pas  contraints  d'entrer  dans  le  judaïsme  pour 
aller  à  Jésus-Christ.  Cette  question  de  principe 
résolue,  Paul  ne  s'arrête  pas  à  des  règles  exigées 
par  la  charité.  Il  était  disposé  à  faire  bien  davan- 
tage, à  se  montrer  Juif  avec  les  Juifs  pour  les  gagner 
à  Jésus-Christ^.  Une  fois  bien  entendu  que  la  cir- 
concision n'a  pas  de  valeur  pour  le  salut,  ni  les 
autres  points  de  la  Loi,  il  consent  qu'on  les  pra- 
tique dans  l'intérêt  de  l'Évangile.  C'est  ainsi  que 
s'explique  sa  condescendance,  que  Baur  juge  con- 
traire à  sa. dignité  morale,  et  qui  n'est  qu'une  ma- 
nifestation de  plus  de  son  âme  d'apôtre.  Tout  ce 
que  racontent  les  Actes  de  son  respect  pour  la  Loi 
vient  du  même  esprit.  Mais  ce  même  Paul  n'ad- 
mettrait pas  une  concession  qui  parût  compromet- 
tante pour  les  principes  et  qui  fît  obstacle  au 
progrès  de  l'apostolat.  C'est  ce  qui  explique  son 
attitude  vis-à-vis  de  saint  Pierre. 


4.  On  peu  consulter  notre  Commentaire  de  Jépilre  aux  Galates, 
p.  XLV  ss.  et  p.  30. 
2.  I  Cor.  IX,  20. 


186  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Rappelez-vGus  ce  que  disait  Baur. 

A  Jérusalem,  Pierre  et  l-es  apôtres,  convaincus 
que  les  gentils  convertis  par  Paul  n'étaient  pas 
dans  la  voie  du  salut,  non  seulement  lui  laissaient 
carte  blanche,  mais  concluaient  avec  lui  un  accord 
formel  en  lui  donnant  la  main.  Cet  accord  devenait 
même  un  marché,  si,  bâclé  sans  convicticm,  il 
était  vendu  à  la  condition  que  Paul  enverrait  à 
Jérusalem  des  aumônes  recueillies  parmi  les  gen- 
tils. Et  Paul,  de  son  côté,  venii  pour  voir  s'il  avait 
couru  en  vain,  comme  on  le  lui  reprochait,  n'au- 
rait soutenu  ni  les  droits  ni  la  vérité  de  l'Évangile. 
C'est  nue  pareille  transaction  qui  serait  coupable  : 
aussi  déshonorante  pour  Paul  que  pour  Pierre,  Jac- 
ques et  Jean-  Mais  le  texte  de  Paul  parle  évidemment 
d'un  accord  -siTicère  de  part  et  d'autre,  qui  tranche 
absolument  la  question  de  principe,  afin,  dit-il,  que 
la  vérité  de  l'Evangile  demeure  '.  Le  reproche  qu'il 
fit  à  saint  Pierre  à  Antioche,  et  qu'on  aiuait  tort 
de  dissimuler  ou  de  supposer  adressé  à  un  Céphas 
iiaconnu,  prouve  précisément  que  Pierre  et  Paul 
étaient  d'accord  snairles  principes,  et  même,  jusqu'à 
ce  moment,  sur  leur  application.  Si  Pierre  avait 
cru  la  loi  obligatoire,  même  pour  les  gentils,  com- 
ment s'en  serait-il  dispensé?  Comment  Paul  pour- 
i»ait-il  lui  dire,  dans  un  moment  où  il  ne  le  ménagea 
guère  :  «  Si  toi,  qui  es  Juif,  tu  vis  en  gentil  et  non 
en  Juif,  comment  obliges-tu  les  gentils  àjudaïser  ^  ?  » 
Pierre  vivait  en  gentil,  et  Paul  ne  lui  dit  pas  que 
c'était  contraire  à  ses  principes,  mais  au  contraire 
qu'il  s'écarte  de  ses  principes  quand  il  renonce  à 

^.  Gai.  II,  5. 

2.  Gai.  Il,  14. 


LA  CRITIQUE  DES  ORKJINES  CHRÉTIEXNES.       187 

manger  avec  les  gentils,  par  crainte  des  judaïsaiits 
de  parti  pris.  Et  cela  est  si  vrai  que  Barnabe,  le 
compagnon  de  Paul,  avait  partage  lui  aussi  Tin- 
conséquence  de  Pierre. 

Pierre,  Jacques  et  Jean,  Paul  et  Barnabe,  étaient 
d'accord,  parce  qu'ils  cherchaient  leur  salut  dans" 
la  foi  au  Christ,  qui  les  avait  réconciliés  avec  Dieu, 
qui  tendait  les  bras  à  tous  les  hommes  juifs  et  gen- 
tils. La  question  théorique  qui  aurait  pu  les  diviser 
avait  été  résolue  par  le  témoignage  de  TEsprit- 
Saint.  La  prédication  de  Paul,  ses  groupements  de 
fidèles,  convertis  sans  la  circoncision,  étaient 
l'œuvre  de  Dieu  ;  tous  faisaient  partie  de  l'Eglise  de 
Dieu.  S'il  y  eut  des  doutes  avant  la  réunion  de 
Jérusalem,  ils  ne  pouvaient  porter  sur  le  seul  prin- 
cipe d'union  religieuse,  le  salut  en  Jésus-Christ. 
En  se  joignant  à  l'Eglise,  Paul  adhéra  à  ce  prin- 
cipe. Son  rôle  fut  d'en  déduire  plus  nettement  les 
conséquences,  car  il  comportait  l'abrogation  com- 
plète de  la  Loi,  même  pour  les  Juifs.  Mais  Paul  ne 
se  préoccupait  pas  de  faire  prévaloir  en  pratique 
les  dernières  conséquences  de  ses  opinions.  Chargé 
de  l'apostolat  des  gentils,  il  se  montra  plein  de 
déférence  pour  les  apôtres  de  la  circoncision,  en 
particulier  pour  saint  Jacques.  Est-il  juste  de  re- 
trancher ces  faits  de  l'histoire,  sous  prétexte  de 
dérouler  inflexiblement  la  dialectique  de  la  religion 
de  l'absolu? 

Toute  cette  évolution  du  christianisme  s'affran- 
chissant  peu  à  peu  de  la  loi  juive  fut  une  évolution 
véritable,  c'est-à-dire  une  transformation  dans  les 
faits,  non  point  par  une  série  de  mesures  opportu- 
nistes, ou   par   des  concessions    politiques   entre 


188  LE  SEXS  DU  CHRISÏIAMSME. 

deux  partis,  mais  par  l'action  du  principe  unique 
sur  lequel  tout  le  monde  était  d'accord.  En  recon- 
naissant Jésus  pour  le  Messie,  les  premiers  disci- 
ples des  apôtres  et  les  gentils  lui  demandaient,  par 
la  vertu  de  sa  mort,  le  pardon,  la  réconciliation  avec 
Dieu,  et  plus  tard  une  place  dans  le  royaume  de 
Dieu.  Chercher  Dieu  en  Jésus-Christ,  c'était  assurer 
son  salut,  c'était  appartenir  au  peuple  de  Dieu.  A 
quoi  bon,  dès  lors,  cette  loi  dont  le  but  principal  était 
de  recruter  et  de  conserver  un  peuple  au  Seigneur  ? 
On  put  se  croire  obligé  à  observer  les  rites  natio- 
naux tant  que  le  Temple  demeura  debout.  Sa  ruine 
fut  comme  un  oracle,  annonçant  des  temps  nou- 
veaux. Le  christianisme  de  Paul  triompha,  parce 
que  c'était  celui  de  l'Église  primitive,  celui  qui  avait 
pour  fondement  le  culte  rendu  à  Jésus,  la  foi  en 
Jésus-Christ,  ou  plutôt  le  Christ  Jésus  lui-même. 


Reconnaître  ce  sens  premier  du  christianisme, 
ce  n'est  point  déroger  à  la  gloire  de  Paul.  11  lui 
reste  l'honneur  d'avoir  reçu  dans  son  âme  la  révéla- 
lion  qu'il  a  si  admirablement  développée.  Il  se  soude 
aux  anciens  Apôtres,  et  il  se  soude  aux  premiers 
Pères.  Baur  s'était  attaqué  au  premier  point  ;  ses 
disciples,  plus  ou  moins  fidèles,  ont  essayé  d'ap- 
porter de  nouvelles  lumières  sur  cet  autre  point  de 
la  transmission  doctrinale,  celui  par  où  Paul  touche 
au  christianisme  grec.  Pour  ménager  la  continuité 
de  l'évolution,  on  a  cherché  dans  l'esprit  du  premier 
théologien  du  christianisme  quelques  traces  de  la 
tournure  d'esprit  ou  des  doctrines  de  l'hellénisme; 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGLXES  CHRÉTIENNES.       189 

l'esprit  grec  aurait  nuancé  sa  conception  religieuse, 
la  rendant  ainsi  plus  accessible  aux  gentils  que  le 
pur  judaïsme  des  anciens  apôtres. 

Ces  sortes  de  recherches  ne  nous  sont  nullement 
antipathiques  et  ne  dérogent  pas  à  la  dignité  des 
écrivains  sacrés. 

A  la  vérité,  l'ancienne  exégèse  prenait  les  choses 
d'un  autre  biais.  Quand  on  rencontrait  dans  Sénèque 
des  pensées  vraiment  religieuses,  un  souci  constant 
de  la  perfection  morale,  des  égards  charitables  pour 
les  autres  humains,  même  pour  les  esclaves  qu'il 
voulait  qu'on  traitât  comme  des  frères,  nos  anciens 
auteurs,  mesurant  la  distance  qui  séparait  Gicéron 
de  Sénèque,  avaient  imaginé  entre  saint  Paul  et  le 
philosophe  un  commerce  de  lettres  où  le  ministre 
de  Néron  aurait  été  le  disciple.  Mais  Sénèque  se 
rattache  sans  difficulté  à  la  lignée  des  moralistes 
stoïciens  ;  il  est  plus  humain  que  ses  prédécesseurs, 
mais  d'autres  le  suivront  dans  cette  sympathie 
générale  pour  les  hommes.  On  se  demandait  plutôt 
à  Tubingue  si  Paul  n'aurait  pas  emprunté  quelque 
chose  à  la  philosophie  de  son  temps.  Serait-il  éton- 
nant, après  tout,  que  celui  qui  s'est  fait  juif  avec  les 
Juifs,  gentil  avec  les  gentils,  qui  a  cité  à  Athènes, 
d'après  les  Actes  ^  un  demi-vers  d'Aratus,  se  soit 
servi  de  sa  culture  hellénique  pour  construire  sa 
théologie?  Il  aurait  préludé  en  cela  à  l'œuvre  des 
docteurs  du  moyen  âge  qui  ont  incorporé  dans  leurs 
Sommes,  saint  Thomas  d'Aquin  le  plus  grand  de 
tous,   la  meilleure  partie  de  la  sagesse  antique. 

Et  même  pouvait-il  faire  autrement?  Le  judaïsme 

1.  Act.  XVII,  28  :  Tou  yàp  xal  ysvcç  £a[Jisv,  dans  Aratus,  Phaenom., 

il. 


190  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

de  son  temps  était  depuis  des  siècles  en  contact 
avec  riiellénisrae-  Porté  sur  les  aiks  de  la  victoire 
avec  Alexandre,  le  génie  grec  avait  poursuivi  la 
<^o^îquete  de  l'Asie  après  la  înort  prématurée  du 
jeune  héros.  Un  moment  il  avait  paru  l'emporter  à 
Jérusalem  comme  dans  les  autres  cités  syriennes. 
La  réaction  des  fidèles  compagnons  des  Macchabées 
l'avait  tenu  à  l'écart  de  la  sainte  cité.  Mais  il  y  avait 
pémHré  insidieusement  avec  les  derniers  Asmo- 
néens,  plus  ouvertement  avec  Hérode,  et  il  l'empor- 
tait partout  ailleurs,  en  particulier  à  Tarse  où  Paul 
naquit,  et  où  il  reçut  une  éducation  distinguée, 
puisqu'il  était  citoyen  romain.  Ces  considérations 
générales  ont  leur  poids.  Elles  ont  été  exploitées 
comme  un  appui  par  ceux  qui  nient  Faction 
spéciale  de  Dieu  dans  la  propagation  du  christia- 
nisme. Le  judaïsme  avec  sa  physionomie  native,  son 
origine  barbare,  n'avait  pas  de  chances  d'être 
accueilli  par  les  Grecs.  Cependant  ils  souhaitaient 
une  religion  plus  grave  que  la  leur,  moins  compro- 
mise par  sa  mythologie,  riche  en  promesses  de 
salut.  Une  bonne  recette  de  succès  eût  consisté  à 
donner  au  monothéisme  juif,  élevé  comme  concep- 
tion, pur  dans  sa  morale,  séduisant  par  les  promes- 
ses de  la  vie  future,  une  apparence  de  philosophie 
grecque.  On  insinua  que  le  succès  du  christianisme 
fut  dû  en  partie  à  l'élaboration  du  judaïsme  dans  la 
;f>ensée  de  Paul  où  il  se  mêla,  soit  par  juxtaposition, 
soit  par  fusion,  avec  des  éléments  d'oiigine  grecque. 
Mais  d'abord  on  oubliait  que  la  recette  avait  été 
essayée,  et  depuis  longtemps,  parles  Juifs  d'Alexan- 
drie. Histoire,  philosophie,  poésie,  ouvrages  com- 
posés sous  leur  nom,  ou  falsification  de  textes  attri- 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       191 

bues  aux  maîtres  de  l'hellénisme,  ils  avaient  tout  mis 
en  œuvre  pour  convaincre  les  Grecs  par  leui^s  pro- 
pres armes  que  le  judaïsme  était  le  seul  dépositaire 
de  la  vérité  religieuse.  Or,  tout  cela  n'eut  pas  grand 
succès.  Et  quand,  après  la  ruine  de  Jérusalem,  ce 
judaïsme  frotté  de  civilisation  grecque  cessa  d'être 
en  contact  avec  le  judaïsme  authentique  et  intran- 
sigeant, celui  de  Palestine,  ce  fut  la  foi  des  Rab- 
bins qui  se  perpétua  dans  son  intégrité.  La  fu- 
sion avait  échoué,  et  la  tentative  ne  fut  plus 
reprise. 

Et  pourtant  Philon,  pour  ne  nommer  que  lui, 
avait  tout  fait  pour  attirer  les  Grecs.  L'histoire  na- 
tionale qui  pouvait  leur  porter  ombrage  était  vo- 
latilisée en  allégories  subtiles,  dans  le  goût  des 
philosophes  stoïciens.  La  morale  était  la  leur,  avec 
leur  principe  fondamental  que  la  perfection  consiste 
à  vivre  selon  la  nature.  Les  prophètes,  amis  de 
Dieu,  avaient  reçu  de  lui  des  oracles  véridiques. 
C'était  le  fondement  d'ime  mystique  que  F  Ancien 
Testament  n'avait  point  développée,  mais  que 
Philon  sut  combiner  avec  les  tendances  mystiques 
du  platonisme.  Or  tout  cela  n'eut  guère  d'action 
—  que  sur  les  apologistes  chrétiens.  Le  monde 
grec  fut  réfractaire.  Parmi  les  Romains,  plus  portés 
aux  valeurs  morales,  le  judaïsme  fit  plus  de  progrès, 
mais  plutôt,  semble-t-il,  par  son  intransi geane». 
que  par  ses  concessions.  Du  moins  Juvénal  nouà 
montre  les  fils  des  convertis  plus  zélés  que  leurs 
pères,  et  Epictètc  est  l'écho  du  mépris  où  tombaient 
les  demi-juii's^ 

1.  Sur  ces  points  on  peut  voir  Le  Messianisme  rJtcz   les  Juifs, 
p.  27S  et  -2^1. 


192  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Il  n'était  donc  pas  aisé  de  réussir  en  donnant  au 
judaïsme  le  masque  de  la  philosophie  grecque.  Dans 
Philon  la  compénétration  n'est  pas  faite.  Derrière 
toute  cette  façade,  semblable  à  un  décor  de  théâtre 
antique,  les  gentils  apercevaient  l'obligation  de 
garder  le  sabbat,  de  s'abstenir  de  certains  aliments, 
de  pratiquer  la  circoncision.  Le  sabbat  n'eût  été 
qu'unjour  férié  comme  un  autre,  mais  le  reste  parais- 
sait trop  dur. 

Si  donc  l'on  veut  dire  que  Paul  a  favorisé  l'expan- 
sion du  christianisme  en  affranchissant  les  gentils 
de  la  loi  juive,  c'est  l'évidence  même.  Mais  cette 
abrogation  de  la  loi  n'est  qu'une  conséquence  pra- 
tique de  sa  doctrine;  elle  a  été,  nous  venons  de  le 
dire,  admise  par  toute  l'Église.  Ce  n'est  point  ce 
qu'on  entend  quand  on  parle  d'une  pénétration  des 
idées  grecques  dans  la  théologie  de  Paul.  Il  faudrait 
indiquer  un  point  précis,  et  ce  n'est  pas  facile. 
M.  Schweitzer  a  môme  accusé  les  critiques,  plus  ou 
moins  dépendants  de  l'école  de  Tubingue,  de  cher- 
cher une  demi-obscurité  :  «  Quelquefois  on  a  l'im- 
pression que,  dans  cette  question  difficile,  ils  rendent 
intentionnellement  leurs  discussions  un  peu  obs- 
cures et  incohérentes,  et  sont  plus  préoccupés  de 
cacher  que  de  révéler  leurs  vues,  pour  ne  pas  les 
exposer  à  des  attaques  ' .  » 

Cependant  on  a  volontiers  insinué  l'origine 
grecque  de  la  théorie  si  particulière  à  Paul  sur 
l'esprit  et  la  chair.  Il  y  a  dans  Platon  un  sentiment 
véhément  de  l'opposition  entre  la  raison  et  les  pas- 
sions inférieures  qu'il   traite   de  bêtes    furieuses. 

i.  Paul  and  his  intcrprcters,  p.  6î>. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       193 

L'âme  est  dans  le  corps  comme  dans  une  prison  ;  il 
faut  qu'elle  soit  délivrée  delà  chair  pour  contempler 
les  idées  et  Dieu  lui-même.  N'est-ce  pas  à  ces  as- 
pirations vers  la  vie  de  l'esprit  que  Paul  a  emprunté 
son  dualisme,  l'opposition  entre  les  deux  puis- 
sances qui  luttent  en  nous? 

Aujourd'hui,  personne  n'oserait  le  dire.  Le  rap- 
prochement est  incontestable  sur  un  point,  celui  de 
l'antagonisme  entre  la  raison  et  les  tendances  mau- 
vaises, décrit  par  Paul  dans  l'épître  aux  Romains. 
Mais  ce  n'est  là  qu'un  lieu  commun  de  morale,  un 
fait  constaté  par  Euripide  comme  par  Platon,  et 
même  par  le  frivole  Ovide,  un  état  de  conscience 
dont  chacun  peut  aisément  se  rendre  compte.  Le 
rôle  de  la  pensée  philosophique  commence  lors- 
qu'on scrute  l'origine  de  cette  guerre  intestine  qui 
semble  révéler  en  nous  deux  principes  d'action 
distincts  et  opposés.  A  partir  de  ce  moment,  Pla- 
ton et  Paul  suivent  chacun  leur  voie.  Platon  dis- 
tingue deux  et  même  trois  âmes,  et  creusant  plus 
avant,  il  découvre  le  principe  premier  de  la  lutte 
qui  nous  déchire  dans  l'antinomie  entre  l'esprit  et 
la  matière.  L'âme  est  de  sa  nature  spirituelle,  elle 
est  tombée  dans  le  corps  pour  expier  une  faute  ; 
elle  reprendra  ses  destinées  propres  en  recouvrant 
son  indépendance  ^  D'après  saint  Paul,  l'homme 
entraîné  vers  le  péché  ne  peut  en  triompher  tout  à 
fait  par  la  force  de  la  raison  :  il  a  besoin  pour  cela 
que  l'Esprit  de  Dieu  agisse  en  lui  et  se  donne  à  lui. 
Mais  les  forces  hostiles  à  l'Esprit  ne  sont  pas  pro- 
pres au  corps   seul   :   elles  résident  aussi  dans  la 

1.  Voir  surtout  le  Phèdre. 


194  LE  SEXS  DU  CHRISTIANISME. 

partie  raisonnable  de  l'homme;  le  point  n'est 
pas  de  vaincre  les  éléments  de  la  matière,  mais  de 
mourir  à  une  vie  engagée  dans  le  péché  pour  vivre 
d'une  vie  divine.  Cette  vie  divine  commence  dès 
maintenant,  quand  nous  sommes  âme  et  corps  ;  elle 
aura  tout  son  épanouissement  après  la  résurrection 
dans  un  corps  devenu  spirituel.  Paul  n'a  pas  besoin 
d'emprunter  aux  livres,  il  a  directement  conscience 
du  changement  accompli  dans  l'humanité.  Que  sont 
les  désirs  incertains  de  Platon,  ses  appels  plus  ou 
moins  authentiques  vers  un  secours  divin  ^  compa- 
rés au  chant  de  triomphe  de  Paul,  sûr  de  l'amour 
de  Dieu  dans  le  Christ  ? 

Encore  cet  aspect  de  la  philosophie  platonicienne 
sollicitant  les  influences  divines,  était-il  presque 
oublié  au  premier  siècle  de  notre  ère.  Le  néopla- 
tonisme en  dégagera  toute  une  mystique.  Mais  au 
temps  de  Paul,  la  philosophie  la  plus  répandue, 
celle  des  Stoïciens,  n'éprouvait  guère  le  besoin  du 
secours  de  Dieu.  En  dépit  de  quelques  phrases  sur 
la  prière  —  qu'il  faut  d'ailleurs  ramener  au  sens  du 
panthéisme,  —  Sénèque,  comme  tous  les  autres 
maîtres  de  l'école,  ne  comptait  que  sur  la  libre  vo- 
lonté de  l'homme  pour  assurer  ses  destinées.  «  Le 
sage  est  le^compagnon  des  dieux,  il  n'est  pas  leur 
suppliant^.  »  C'est  la  ferme  conviction  de  tous 
ceux  des  philosophes  qui  croyaient  à  la  Providence. 
Les  autres  pensaient  avec  Épicure  que  les  dieux  no 
s'occupaient  pas  des  hommes.  Toute  cette  philoso- 
phie populaire,  Paul  en  a  pesé  La  valeur  quand  il  a 


4.  On  sait  que  le  second  Alcibiade  n'est  sûrement  pas  de  Platon. 
2.  Ep.  XXX],  8. 


LA  CRITIQUE  DES  ORIGINES  CHRÉTIENNES.       195 

vu  dans  la  méconnaissance  de  Dieu  la  source  de 
toutes  les  déchéances  morales. 

Aussi  bien  a-t-on  renoncé  à  faire  figurer  la  phi- 
losophie grecque  parmi  les  sources  de  la  théologie 
de  saint  Paul.  Le  mouvement  de  Tubingue,  sur  ce 
point  comme  sur  celui  du  pétrinisme  primitif,  a 
abouti  à  une  impasse. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'on  ait  renoncé  à  chercher. 
Le  système  positif  est  tombé,  les  tendances  sont  en 
pleine  activité.  Et  c'est  toujours  un  procès  de  ten- 
dances qu'on  fait  aux  écrits  du  Nouveau  Testament. 
Le  critère  unique  de  Baur  n'ouvre  pas  toutes  les 
portes,  c'est  entendu.  Mais  on  ne  se  contente  même 
plus  de  classer  les  documents  d'après  leurs  ten- 
dances; on  s'autorise  des  moindres  particularités 
dans  les  concepts  pour  attribuer  un  même  évangile 
à  deux  ou  à  plusieurs  auteurs.  Depuis  Baur,  la  cri- 
tique interne  n'a  pas  cessé  de  multiplier  ses  essais 
dans  tous  les  sens,  et  si  elle  n'a  abouti  à  aucun  sys- 
tème d'une  égale  envergure,  c'est  que  l'émiette- 
ment  des  documents  retarde  indéfiniment  la  syn- 
thèse. On  se  demande  toujours  si  ce  n'est  pas  grâce 
à  Paul  que  le  christianisme  a  pris  un  aspect  sédui- 
sant pour  l'hellénisme,  seulement  l'enquête,  aban- 
donnée chez  les  philosophes,  se  poursuit  dans  les 
régions  plus  obscures  de  la  mystique  grecque  ou 
orientale. 

Mais  avant  d'aborder  ces  dernières  tentatives, 
nous  aurons  dans  notre  prochaine  leçon  à  constater 
une  sorte  de  parti  pris  de  conciliation  qui  a  paru 
pour  un  temps  s'être  établi  sur  un  terrain  solide. 


SEPTIEME  LEÇON 

LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX. 

Après  Baur,  nous  n'avons  plus  pour  guide  le  sa- 
vant maître  de  Saint-Sulpice,  M.  Vigouroux.  Il  a 
renoncé  à  continuer  son  enquête,  parce  que  «  l'Alle- 
magne rationaliste  n'a  produit  aucun  exégète  qui 
ait  ouvert  de  nouveaux  sentiers  dans  le  domaine  de 
la  critique  biblique ^  ».  Et,  en  effet,  la  tâche  devient 
plus  difficile  d'analyser  tant  d'ouvrages  à  peine  dis- 
tincts par  des  nuances.  Mais  c'est  donc  qu'une  cer- 
taine tendance  a  prédominé.  L'autorité  collective 
des  universités  vaut  bien  celle  d'un  érudit,  quel  que 
soit  son  talent.  On  aura  à  nous  opposer  sans  doute 
des  résultats  acquis,  les  résultats  de  la  critique. 
Cette  situation  mérite  d'être  étudiée  de  près,  d'au- 
tant que,  nous  le  verrons,  la  verve  créatrice  des 
cxégètes  allemands  s'est  ranimée  vers  la  fin  du 
dernier  siècle. 

Pendant  que  l'école  de  Tubingae  cherchait  de 
préférence  dans  les  écrits  de  saint  Paul  le  sens  du 
christianisme  et  l'histoire  de  son  véritable  fonda- 
teur, d'autres  professeurs  d'exégèse  et  de  théologie 

1.  Les  Livres  Saints ,  II,  586. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  197 

ne  songeaient  pas  à  déserter  le  terrain  de  l'évan- 
gile. 

Le  livre  de  Strauss  avait  provoqué  une  réaction 
très  nette  dans  le  sens  de  l'orthodoxie.  Le  protes- 
tantisme s'étonna  qu'une  pareille  hardiesse  eût  paru 
légitime.  On  reprocha  à  Strauss  de  n'avoir  pas  écrit 
en  latin,  d'avoir  saisi  le  peuple  de  problèmes  trop 
ardus.  Querelle  justifiée  par  les  principes  catholi- 
ques, inattendue  chez  des  luthériens.  Comme  si  la 
Bible  n'était  pas  claire,  et  comme  si  Luther  n'avait 
pas  promis  à  chaque  fidèle  l'assistance  du  Saint-Es- 
prit! Les  prélats  des  communautés  luthériennes 
comprenaient  enfin  que  le  piétisme  était  une  bar- 
rière insuffisante  à  l'incrédulité,  qu'il  faisait  trop 
bon  marché  de  la  doctrine  et  des  confessions  de  foi. 
Un  néo-luthéranisme  prit  naissance,  pour  la  plus 
grande  utilité  de  l'état  prussien  autoritaire  dont  il 
se  fit  le  défenseur,  surtout  après  l'ébranlement  pro- 
duit en  1848. 

Le  chef  du  mouvement  dans  l'ordre  de  l'exé- 
gèse était  Ernest  Guillaume  Hengstenberg  ^ ,  dont 
M.  Lichtenberger  a  tracé  une  amusante  caricature. 
Sa  Gazette  évangélique^  «  qui  n'eut  d'évangélique 
que  le  nom  »,  fut  un  «  véritable  tribunal  de  l'in- 
quisition  »  et  pratiqua  «  avec  une  infatigable  per- 
sévérance le  système  des  dénonciations,  de  la  sus- 
picion, de  l'espionnage  ».  Hengstenberg  «  met  sur 
une  même  ligne  et  confond  dans  un  même  ana- 
thème  la  philosophie  panthéiste  et  les  progrès  du 


1.  Ernst  willielm  Hengstenberg,  né  en  1802  à  Frôndenberg,  dans 
le  comté  de  la  Mark,  mort  ù  Berlin  en  1869.  Professeur  de  théologie 
à  Berlin  depuis  182G,  il  fonda  en  1827  l'Evangelische  liirchenzei- 
tung. 


198  LE  SENS  DU  CHRlSTUMSxME. 

choléra,  la  théologie  du  sentiment  et  la  réhabilita- 
tion de  la  chair  ».  Enfin,  l'indignation  monte  à  son 
comble  :  la  Gazette  éçangélique  du  professeur  de 
Berlin  est  comparée  kVUnweisàe  Louis Yeuillot^  ! 

Il  est  certain  que  rexégète  luthérien  orthodoxe 
n'était  pas  tendre  pour  la  théologie  de  conciliation 
ou  de  compromis  qui  eompromettail  si  gravement 
les  principes  de  la  foi. 

Il  salua  même  avec  satisfaction  rexplosion  pro- 
duite par  la  torpille  de  Strauss.  Cela  mettait  la 
situation  au  clair.  «  Notre  époque,  écrivait- il,  ne 
porte  dans  son  sein  que  deux  peuples,  deux  sans 
plus.  Ils  seront  de  plus  en  plus  nettement  opposés 
l'un  à  l'autre.  L'incrédulité  éliminera  de  plus  en 
plus  ce  qui  lui  reste  de  foi  ;  la  foi  de  son  côté  élimi- 
nera de  plus  en  plus  ce  qu'elle  conserve  d'incrédu- 
lité. Ce  sem  la  source  d'une  incalculable  bénédic- 
tion. Si  l'esprit  du  temps  avait  continué  à  faire  des 
concessions,  on  eût  continué  à  lui  faire  des  conces- 
sions^. » 

Mais  sur  quoi  peut  s'appuyer  le  protestantisme 
pour  éliminer  l'incfédulité,  quand  c'est  la  Parole  de 
Dieu,  son  seul  fondement,  qui  est  en  cause?  La  pro- 
phétie d'Heng^stenberg  parut  d'abord  se  réaliser: 
l'excès  d'incrédulité  se  produisit  ;  mais  s'il  provoqua 
la  résistance,  elle  s'arrêta  trop  tôt  pour  aboutir  à 
l'orthodoxie,  et  l'intransigeance  de  celle-ci  ne  lui 
rendit  pas  l'empire  des  âmes. 

Comme  sceptique,  radical  et  Imaginatif,  Bruno 
Bauer  ne  laisse  rien  à  désirer. 


\.  Histoire  des  idres  religieuses  en    Aliemagne,  par  F.  Liciitex- 

llERGfR,  II,  305  6. 

2.   ScinVElTZEP.,  p.  108. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  199 

Né  en  1809  à  Eisenberg-,  dans  le  duché  de  Saxe- 
Altenbourg,  il  appartint  d'abord  à  la  droite  hégé- 
liemae.  11  était  professeur  à  Bonn  quand  il  commença 
«es  travaux.  La  Vie  de  Jésus  de  Strauss  lui  parut 
un  point  de  départ  commode,  parce  qu'elle  dispen- 
sait d'eng-ag^r  la  double  polémique  contre  les  ratio- 
nalistes naturalistes  et  contre  le  surnaturel.  Il  essaya 
de  pousser  pl<us  avant  la  critique,  et  commença  par 
le  quatrième  évangile.  Nous  avons  dit  que  l'opinion 
publique  avait  contraint  Strauss  à  atténuer  dans 
sa  troisième  édition  ses  attaques  les  plus  acérées. 
Bauer  reprit  rofîensive  et  ne  vit  dans  le  quatrième 
évangile  qu'une  œuvre  de  littérature,  une  manifes- 
tation de  l'art  chrétien  entreprise  par  un  esprit  ré- 
fléchi, poursuivie  dans  un  but  déterminé,  san«  souci 
de  l'histoire.  Restaient  les  synoptiques.  Avaient-ils 
simplement  enregistré  la  tradition,  comme  le  pré- 
tendait Strauss  ?  Alors  il  fallait  admettre  avec  lui 
un  fond  historique,  si  mince  qu'il  fût,  car  la  tradition 
s'appuie  sur  des  faits,  et  sur  des  faits  assez  étonnants 
pour  mettre  en  train  l'imagination  populaire. 

Peut-on  même  attribuer  cette  faculté  maîtresse, 
ce  pouvoir  créateur  d'un  mouvement  aussi  déterminé 
que  le  christianisme,  à  une  entité  mystérieuse  et  mal 
définie,  telle  qu'une  collectivité  en  travail  de  dogme 
et  d'histoire  ?  Bauer  répondit  non,  avec  les  catho- 
liques; mais  au  lieu  d'en  conclure  que  les  évan- 
géiistes  avaient  vu  les  faits  ou  entendu  les  témoins, 
il  soupçonna  dans  leur  œuvre  une  intention  indivi- 
duelle assez  résolue  pour  se  passer  de  l'appui  des 
choses,  un  récit  imaginé  aussi  peu  digne  de  créance 
que  le  quatrième  évangile. 

La  critique  littéraire  de  Weisse,  dont  nous  allons 


200  LE  SENS  DC  CHRISTIANISME. 

parler,  avait  donné  au  second  évangile  la  première 
place  dans  l'ordre  du  temps.  Puisque  le  premier 
évangile  et  le  troisième  s'étaient  appuyés  sur  le 
second,  il  n'y  avait  plus  qu'une  autorité  au  lieu  de 
quatre.  Il  suffirait  de  la  contester  pour  que  tout  fût 
mis  en  question.  Strauss  a  ébranlé  la  tradition  pro- 
prement dite  ;  Bauer  ne  croit  pas  à  la  tradition  créa- 
trice. Que  reste-t-il?  Un  écrivain  qui  a  peut-être 
imaginé  de  toutes  pièces  le  personnage  du  Messie. 

Si  l'on  objecte  que  quelqu'un  a  dû  être  tenté  de 
jouer  ce  rôle  du  Messie  à  une  époque  où  tous  les 
Juifs  l'attendaient,  Bauer  répond  que  cette  espé- 
rance était  très  peu  répandue.  La  preuve  c'est  que, 
lorsque  Pierre  répète  à  Jésus  ce  que  les  Galiléens 
pensent  de  lui  ^ ,  aucun  n'avait  eu  l'idée  qu'il  fût 
le  Messie.  Le  moment  où  l'on  se  prit  àxîroire  que 
Jésus  de  Nazareth  avait  été  le  Messie  donna  nais- 
sance à  la  vie  de  la  communauté  chrétienne. 

Voilà  Strauss  bien  dépassé,  et  Bauer  se  donne  la 
satisfaction  de  le  comparer  à  Ilengstenberg.  Ils  ne 
différaient  pas  tellement  !  «  Pour  Ilengstenberg, 
toute  la  vie  de  Jésus  c'est  l'image  du  Messie  d'après 
l'Ancien  Testament  qui  vît  et  circule;  Strauss,  un 
Ilengstenberg  laïque,  a  fait  de  l'image  du  Messie 
un  masque  que  Jésus  a  dû  se  mettre  lui-même,  de 
sorte  que  la  légende  a  recouvert  complètement  sa 
physionomie  historique  ^.  »  Dans  ses  premiers  tra- 
vaux, Bauer  admettait  encore  une  personnalité  fas- 
cinatrice  que  le  second  évangile  avait  représentée 
comme  Messie,  en  attendant  que  le  quatrième  la 


1.  Me.  vin,  28. 

2.  Résumé  de  Schweitzer,p.  147. 


LE  C0MPR031IS  DES  LIBÉRAUX.  201 

transformât  en  Logos.  Plus  tard,  elle  s'effaça  dans 
la  pénombre  du  doute. 

Mais  la  première  manière  était  déjà  trop  radicale 
pour  l'Allemagne  protestante.  Bauer  se  vit  privé  de 
la  permission  d'enseigner  en  mars  1842.  Sa  colère 
éclata  dans  un  factum  :  Le  christianisme  dévoilé, 
qui  fut  détruit  avant  d'être  mis  en  vente.  Alors  il 
interrompit  ses  études  scripturaires  pour  s'occuper 
de  l'histoire  de  la  France  et  de  l'Allemagne  depuis  la 
lin  du  xviiie  siècle.  Il  revint  à  l'évangile  en  1850  pour 
accentuer  ses  doutes  sur  l'existence  de  Jésus,  et  se 
plaça  à  l'extrême  gauche  de  l'école  de  Tubingue  en 
niant  l'authenticité  des  quatre  grandes  épîtres  de 
saint  Paul.  Enfin,  il  crut  devoir  exposer  son  pro- 
pre système.  Le  titre  de  l'ouvrage  en  dit  long  :  Le 
Christ  et  les  Césars.  L'origine  du  christianisme  issu 
de  l'hellénisme  romain.  Bauer  a  fait  du  chemin  de- 
puis le  temps  où  il  croyait  sauver  l'honneur  de  Jésus 
en  lui  rendant  sa  véritable  histoire.  Son  mépris  des 
théologiens,  poussé  jusqu'au  délire  pathologique, 
est  devenu  la  haine  du  christianisme  et  de  l'idole 
romano -juive  qu'il  adora  comme  son  fondateur. 
Cette  religion,  religion  de  résignation,  de  renonce- 
ment, de  fuite  du  monde,  n'a  pu  naître  qu'au  moment 
où  l'individu  se  sentit  écrasé  par  un  immense  or- 
ganisme, tel  que  fut  l'empire  romain.  Sénèque.  en 
partie  gagné  à  ce  fatalisme  passif,  essaya  de  le 
faire  prévaloir  en  s'emparant  du  gouvernement.  Il 
paya  cette  tentative  de  sa  vie.'  Le  découragement 
des  Stoïciens,  où  se  mêlait  un  mysticisme  hérité  de 
Platon,  les  mit  sur  la  voie  de  la  religion  triste 
qu'on  attribue  à  l'évangile  sorti  de  Judée.  Et  en  effet, 
la  Judée  dépouillée  de  sa  vie  nationale  par  la  prise 


202  LE  SEXS  DU  CllRISTIANISJIE. 

de  Jérusalem,  éprouvait  le  même  accablement.  Jo- 
sé phe  rhistorien  fait  pendant  à  Sénèque.  PMlo-n 
d'Alexandrie  avait  préparé  le  terrain  ;  ses  tkéra- 
peutes'  furent  les  précurseurs  des  communautés 
chrétiennes.  L'âmemorale  vint  de  Rome,  le  judaïsme 
fournit  le  squelette.  La  littérature  employa  une 
cinquantaine  d'années  à  construire  le  cadre  histo- 
rique de  la  nouvelle  foi. 

Plus  ou  moins  conforme  aux  faits  —  et  il  n'en  est 
plus  un  seul  qui  soit  solide,  même  l'existence  de  Jé- 
sus,—  cette  prétendue  histoire  n'a  plus  d'intérêt  pour 
l'homme  du  xix*^  si'èGle,  puisque  nous,  c  once  vans  ae- 
trement  la  religion.  La  conscience  personnelle  mise 
en  présence  du  monde  n'essaye  plus  de  le  dominer 
par  le  mépris,  mais  de  l»e  pénétrer  et  de  l'ennablir. 
C'est  sans  doute  pour  inaugurer  cette  religian  que 
Bruno  Bauer,  exégète  radical  forcené,  combattit 
dans  les  rangs  des  consservateurs  prussiens  jusqu'à 
sa  mort,  en  1882  ^. 


Vous  êtes  étonnés,  Messieurs,  que  j'aie  consacré 

f.  Depuis  S.  Jérôme  on  se  deman<ie  si  lés  groupements  dont 
Piiilon  a  décrit  les  observances  dans  son  De  vita  contemplativa 
sont  une  société  de  moines  juifs  semblables  aux  Esséiiiens,  ou  si 
ce  sont  des  moines  clirétiens.^,  avant  les  moines.  Peut-être  n'y  a- 
t-il  là  en  grande  partie  qu'une  fiction  de  l'auteur  de  ce  traité. 

"2.  Cette  analyse  des  idées  de  Bruno  Bauer  est  empruntée  à  l'étude 
impartiale  et  cependant  assez  sympathique  de  M.  Albert  Schweitoer, 
p.  141  à  p.  IGl.  Voici  les  écrits  de  Bauer  auxquels  il  se  réfère  :  Kritik 
der  evangelischen  Geschichte  des  Johannes,  Brème,  1840.  — Kritik 
der  evangelischen  Geschichte  der  Synopldker^S  vol.,  Leipzig,  1841-1842. 
—  Kritik  der  Evangelien, '2,  \ol.,  Berlin,  1850-18^)1.  —Kritik  der  A^m- 
stelgeschichte,  1859.  —Kritik  der  j^auUnischen  Briefe,  1850-1852.  — 
Philo,  Strauss,  Renan  und  das  Urchristentum,  1874.  -^^Christus  und 
die  Câsaren.  Der  Ursprung  des  Chrislentums  aus  dem  rômischen 
Griechentum,  Berlin,  1877. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  ~^03 

tant  de  temps  à  exposer  des  opinions  si  outrées  et 
sans  point  d'appui  sur  les  textes. 

Le  système  de  Bauer  ressemblait  trop  à  un  roman 
pour  inspirer  confiance.  Mais  sa  critique  n'a  pas 
été  sans  action.  Et  il  était  nécessaire  de  connaître 
les  emportements  du  scepticisme  pour  apprécier  la 
portée  du  compromis  qui  prévalut. 

La  théologie  luthérienne  eut  toujours  des  parti- 
sans ;  elle  en  a  encore,  qui  ne  sont  pas  sans  influence, 
et  dont  on  admire  justement  l'érudition.  Mais  cette 
influence,  en  dehors  de  l'Université  d'Erlangen 
dont  Théodore  Zahn  est  la  gloire,  s'exerce  plutôt 
parmi  les  pasteurs  que  parmi  la  jeunesse  studieuse. 

Entre  cette  orthodoxie  et  le  radicalisme,  le  gros 
des  théologiens  et  des  exégètes  essaya  de  pratiquer 
une  sorte  de  théologie  de  conciliation.  La  révélation 
y  est  toujours  traitée  avec  égard  comme  la  source 
de  la  vérité  religieuse,  mais  à  la  condition  qu'on  la 
confonde  à  peu  près  avec  la  raison.  L'Église  et  l'É- 
tat vivront  aisément  dans  l'harmonie,  d'autant  que 
Rothe  persuade  à  l'Église  de  se  dissoudre  insensi- 
blement dans  l'État.  On  ne  désespère  pas  de  con- 
cilier le  panthéisme  avec  la  transcendance  de  Dieu. 
Et  d'ailleurs  est-on  obligé  de  choisir?  M.  Lichten- 
berger  se  le  demande,  et  répond  négativement  :  «  Si 
Dieu  est  un  être  personnel  distinct  du  monde,  tel 
que  le  sentiment  religieux  le  réclame,  il  a  un  carac- 
tère indélébile  de  transcendance.  Et  pourtant  Dieu 
est  immanent  au  monde,  comme  la  science  l'exige.  » 
La  conciliation  est  malaisée  ;  toutefois  les  deux  con- 
ceptions no  s'excluent  pas  K 

i.  Histoire  des  idées  religieuses  en  Allemagne.,.,  III,  âl». 


204  LE  SENS  DU  CIÎRISTIAXISME. 

J'aime  à  citer  cet  adepte  convaincu  de  la  Ver- 
mittliuigstheologie  pour  être  sûr  de  ne  pas  la  tra- 
vestir. Il  avoue  qu'elle  s'impose  de  moins  en  moins 
sous  la  forme  que  lui  avait  donnée  Schleierma- 
cher  :  «  Expliquer  l'histoire  à  la  lumière  de  la 
conscience  religieuse,  et  la  conscience  religieuse  à 
la  lumière  de  l'histoire  :  voilà  ce  que  se  propose 
l'école  de  la  conciliation  ^  »  Les  libéraux  ont  objecté 
que  dans  ce  programme  d'accord,  les  droits  des 
parties  ne  sont  pas  également  respectés.  La  cons- 
cience religieuse  peut  aider  à  comprendre  les  textes, 
mais  elle  n'a  pas  le  droit  de  s'imposer  à  l'histoire; 
Schleiermacher  est  parti  d'une  idée  personnelle  du 
Christ  pour  écrire  la  Vie  de  Jésus.  C'est  un  cas  in- 
dividuel qu'on  ne  saurait  poser  en  principe.  Aussi 
l'école  libérale  a  bien  prétendu  se  réclamer  unique- 
ment de  l'histoire.  Elle  n'a  pu  néanmoins  se  sous- 
traire à  un  parti  pris,  celui  de  reconnaître  à  la  per- 
sonne du  Christ  un  «  caractère  normatif  »  pour  la 
conscience  religieuse,  ce  qui  n'est  sans  doute  pas 
trop  de  la  part  de  professeurs  de  théologie  appoin- 
tés par  l'Etat  protestant  évangélique.  Sur  le  terrain 
de  la  théologie  dogmatique,  certaines  barrières  ont 
longtemps  subsisté  entre  l'école  libérale  et  l'école 
dite  de  conciliation.  Dans  l'exégèse  il  n'y  eut  qu'une 
école,  où  les  nuances  étaient  nombreuses,  mais  où 
l'on  se  garda  bien  d'afficher  la  confusion  voulue 
de  Schleiermacher.  L'explication  rationaliste,  offi- 
ciellement mise  de  côté,  avait  seulement  changé  de 
méthode,  et  le  surnaturel  était  relégué  toujours 
plus  loin  aux  vieilles  ferrures.  Seulem.ent  on  évitait 

4.  Op.  laud.,  ni,  213. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  205 

de  le  dire  trop  ouvertement.  On  voulait  avant  tout 
retracer  l'image  de  Jésus,  presque  effacée  par  les 
exagérations  du  mythisme,  en  fermes  lignes  d'his- 
toire. On  voyait  apparaître  en  lui  le  génie  même 
de  la  religion,  quelle  qu'ait  été  d'ailleurs  le  vrai 
caractère  de  sa  mystérieuse  personnalité,  que  cha- 
cun déterminerait  à  sa  guise. 

En  parlant  du  compromis  dès  libéraux,  nous 
n'entendons  donc  nullement  une  synthèse  philoso- 
phico-religieuse.  Il  semble  même  que  désormais 
l'exégèse  sera  à  peu  près  indépendante  de  la  philo- 
sophie. Schenkel  qui  fut  suspect  d'hérésie  avait 
commencé  par  faire  éloigner  Kuno  Fischer  de 
Heidelbergàcause  de  son  panthéisme.  M.  Harnack 
se  déclare  ouvertement  contre  ce  même  monisme. 
Personne  ne  se  propose  plus  de  trouver  dans  la  doc- 
trine de  Jésus  la  forme  symbolique  de  la  religion 
de  l'absolu.  Les  disciples  de  Hegel,  divisés  en 
droite  et  en  gauche,  ont  incliné  vers  un  entier  con- 
servatisme religieux  ou  vers  le  pur  matérialisme. 
Ce  qui  était  vrai  dans  la  première  moitié  duxix^  siè- 
cle ne  l'est  plus  à  partir  de  1850.  Les  errements  de 
l'exégèse  supposent  une  philosophie  commune,  si 
l'on  entend  par  là  la  négation  du  surnaturel  et  du 
miracle  avec  l'abus  du  subjectivisme,  mais  ils  ne 
sont  plus  liés  à  une  philosophie  particulière.  Il  serait 
plus  avisé  de  diriger  l'enquête  du  côté  de  la  religion. 

Ceux  qui  commentent  l'Écriture  sont  professeurs 
des  facultés  de  théologie.  Ils  ne  songent  point  à 
rompre  le  lien  qui  les  rattache  aux  communautés. 
Leur  souci  est  bien  plutôt  de  les  guider  dans  une 
évolution  qu'ils  estiment  fatale.  Ces  penseurs  hardis 
deviennent  des  opportunistes  très  retors.  Ils  pen- 

12 


206  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sent  à  leur  manière,  mais  ils  sont  instinctivement 
d'accord  ponr  pratiquer  une  exégèse  que  le  protes- 
tantisme allemand  puisse  digérer. 

Entre  eux  et  les  communautés,  il  y  a  certaine- 
ment d'importantes  divergences.  Car  le  plus  grand 
nombre  des  ministres  du  saint  Évangile  a  conservé 
beaucoup  plus  de  foi  dans  les  mystères  du  christia- 
nisme. Mais  si  la  science  critique  fait  la  concession 
de  se  servir  encore  de  termes  qui  n'ont  plus  le 
même  sens  pour  elle  et  pour  le  grand  public,  les 
fidèles  et  les  pasteurs  eux-mêmes  consentent  à  ne 
point  se  scandaliser  trop  aisément.  De  temps  en 
temps  ils  protestent.  Le  cas  de  Schenkel  est  assez 
signdiieatif  et  montre  bien  le  caractère  social  et 
national  du  compromis. 

Sa  façon  de  présenter  Jésus  n'était  pas  plus 
hardie  qu'une  autre.  Strauss  lui  a  même  reproché 
de  reprendre  d'une  main  en  faveur  de  la  foi  ce  que 
l'autre  main  avait  concédé  à  la  critique;  Il  ne  dé- 
daignait pas  l'évangile  de  saint  Jean,  et  s'en  servait 
pour  donner  à  la  physionomie  de  Jésus  de  la  pro- 
fondeur et  du  sublime.  Si  on  lui  objectait  l'histoire, 
il  répondait  par  une  distinction  aussi  conciliante 
que  casuiste  en  inventât  jamais  :  «  Jésus  n'était  pas 
toujours  ainsi  en  réalité,  mais  il  était  cependant 
ainsi  en  vérité  '.  » 

Mais  Sckenkel  n'était  plus  le  même  homme  quand 
on  en  venait  à  débattre  l'autonomie  des  communau- 
tés, les  droits  des  laïques  et  le  suffrage  universel 
dans  FEgiise.  Il  mena  une  campagne  tapageuse 
qui  réussit  et  aboutit  à  la  réunion  d'une  assemblée 

1.   SCHWEITZER,  p.  201. 


LE  œxMPROmS  DES  LIBERAUX.  20/ 

pour  la  réforme  e<î€lésiastique  en  1863.  Le  por- 
trait de  Jésus*  parut  l'année  suivante.  L'auteur 
était  alors  professeur  et  directeur  de  séminaire  à  Hei- 
delberg.  Dans  le  grand-duché  de  Bade  cent  dix-s«>pt 
ecclésiastiques  signèrent  une  protestation,  exigeant 
qu'on  le  déclarât  incapable  d'enseigner  la  théologie 
et  à  tofut  le  moins  -de  diriger  un  sémiiaaire.  On 
s'émut  dans  toute  l'Allemagne.  Enfin  tout  ce  bruit 
s'apaisa  ;  Sckenkel  sut  faire  entendra  qu'il  n'avait 
exposé  qu'un  côté  de  la  qu-estion.  Il  avait  raconté 
la  vi-e du  Christ  4e  l'histoire,  chacun  pouvait  con- 
cevoir le  Christ  selon  sa  foi.  On  ne  réussit  pas  à 
atteindre  dans  l'exégète  les  incartades  de  l'ecclé- 
siastique laïcisant. 

Ce  fut,  ditJM.  Schweitzer,  la  dernière  protestation 
bruyante  de  l'orthodoxie.  Il  y  en  eut  encore  pour- 
tant, et  M.  Harnack  n'échappa  pas  d'abord  aux 
démonstrations  irritées  des  pasteurs.  Mais  les  or- 
thodoxes ont  renoncé  à  écarter  de  l'enseignement 
les  professeurs  libéraux.  L'orthodoxie  glisse  insen- 
siblement sur  les  voies  que  lui  ouvre  la  critique. 

C'est  ainsi  que  se  maintient  l'union,  sinon  l'unité 
intellectuelle,  entre  l'exégèse  des  facultés  et  les 
homélies  pastorales.  On  garde  l'acoord,  parce  qu'on 
évite  de  se  gêner  mutuellement.  M.  Holtzmann  a 
pu  constater  récemment  comme  un  point  acquis 
qu'  (V  aucun  théologien  protestant  de  marque  ne 
professe  plus  la  doctrine  des  symboles  sur  les  deux 
natures  de  Jésus-Christ-  ». 

D'ailleurs  il  serait  injîiste  de  voir  dans  cette  at- 
titude un  parti  pris  d'hypocrisie.  Les  professe^ars 

1.  Das  Charaklerbild  Jesu,  Wiesbaden,  186'<. 

"2.  Das  messianische  Bewusstsein  Jesu,  p.  100,  en  1907. 


208  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

de  théologie  ne  sont  point  des  sceptiques  qui  cachent 
leur  jeu.  Leur  situation  ne  commande  rien  de  plus 
au  sein  d'une  religion  nationale  dont  les  contours 
sont  si  complaisants.  Ils  remplissent,  le  plus  sou- 
vent avec  un  labeur  obstiné,  la  charge  que  l'État 
leur  a  confiée. 

Et  pourquoi  ne  pas  admettre  que  des  hommes, 
vivant  constamment  en  contact  avec  les  paroles 
divines,  en  subissent  l'ascendant?  Pourraient-ils 
être  insensibles  à  l'éclat  de  la  pure  lumière  qui 
jaillit  de  l'Evangile,  ne  pas  se  sentir  remués  par 
l'ardeur  d'un  saint  Paul,  se  fermer  toujours  à  l'appel 
de  Dieu  vers  la  perfection  morale  ?  Toujours  est-il 
que  comme  protestants  de  naissance  et  d'éduca- 
tion, surtout  comme  Allemands,  ils  sont  désireux 
de  ne  point  rompre  le  lien  entre  le  protestantisme 
moderne  et  .la  Bible.  Déjà  l'union  en  Prusse  des 
luthériens  et  des  réformés  tendait  à  constituer  une 
église  allemande.  Si  elle  ne  cherche  plus  la  rédemp- 
tion dans  la  foi  au  Christ,  Fils  de  Dieu,  égal  à  son 
Père,  elle  aspire  à  connaître  la  vie  de  Jésus  qui  de- 
meure son  modèle,  elle  a  besoin  d'un  nouvel  évan- 
gile selon  les  libéraux. 

C'est  vers  l'an  1860  qu'on  s'arrêta  à  cette  con- 
ception, et  que  le  compromis  fut  établi  d'instinct. 
L'année  1864,  celle  ducasSchenkel,  marque  encore 
une  date  précise  par  la  publication,  retardée  jus- 
qu'à ce  moment,  de  la  Vie  de  Jésus  par  Schleierma- 
cher,  et  de  la  deuxième  Vie  de  Jésus  de  Strauss, 
adressée  au  peuple  allemand.  Rien  ne  marque 
mieux  que  ce  dernier  ouvrage  la  tendance  à  s'accor- 
der sur  un  tableau  de  Jésus  qui  put  convenir  à  tout 
le  monde  ;  l'ancien  radical,  demeuré  isolé  dans  l'ou- 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  209 

trance  de  ses  thèses,  s'était  adouci  au  point  d'ajou- 
ter simplement  un  numéro  à  la  riche  collection  de 
l'école  libérale  ^. 

Il  est  temps  de  dire  comment  elle  a  classé  les  do- 
cuments et  comment  elle  lésa  employés. 


Le  premier  point  regarde  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  la  critique  littéraire.  Strauss  avait,  dans 
sa  première  Vie  de  Jésus,  opposé  constamment  le 
quatrième  évangile  aux  trois  premiers.  S'il  s'était 
rétracté  en  partie  dans  la  troisième  édition,  ce  fut, 
dit-il  ensuite,  l'effet  d'une  aberration  momentanée. 
Et  c'est  précisément  sur  ce  point  que  son  étude  fut 
regardée  comme  décisive.  Les  trois  premiers  évan- 
giles sont  dits  synoptiques,  parce  que  leurs  récits 
concordent  assez  pour  qu'on  puisse  les  ranger  pa- 
rallèlement sur  trois  colonnes.  L'ordre  n'est  pas 
toujours  le  même,  mais,  sauf  ce  que  saint  Matthieu 
a  de  plus  que  saint  Marc,  et  ce  que  saint  Luc  a  en 
plus  ou  en  moins  par  rapport  à  tous  les  deux,  ce 
sont  les  mêmes  événements  dans  la  même  perspec- 
tive. On  dirait  que  le  ministère  de  Jésus  s'est  exercé 
en  Galilée  et  qu'il  est  venu  à  Jérusalem  seulement 
pour  y  mourir.  A  première  vue,  tout  son  ministère 
aurait  pu  s'accomplir  en  un  an. 

Vous  savez  que  le  quatrième  évangile  fait  venir 
Jésus  à  Jérusalem  dès  le  début  de  sa  prédication, 
où  il  place  l'expulsion  des  vendeurs  du  Temple,  et 
qu'il  l'y  ramène  pour  certaines  fêtes  juives,  de  sorte 

1.  Cela  est  vrai  surtout  de  la  ])hysionomie  de  Jésus,  car  Strauss 
n'a  pas  voulu  démordre  de  son  opinion  sur  le  second  évangile. 

12. 


210  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

que  sa  vie  publique  aurait  duré  au  moins  deux  ans 
et  demi.  Dans  ce  cadre  différent  sont  placés  des 
événements  qui  ne  sont  pas  ordinairement  les 
mêmes  que  ceux  des  synoptiques  ^ . 

A  ces  différences  dans  le  récit,  s'harmonise  une 
autre  manière  de  parler  de  Jésus  et  surtout  de  le 
faire  parier  ;  depuis  les  premiers  siècles  de  l'Église 
on  a  noté  cette  autre  présentation  de  la  doctrine  et 
de  la  personne  du  Sauveur,  puisque,  d'après  Julien 
l'Apostat,  ce  brave  Jean  le  premier  avait  affirmé 
que  Jésus  était  Dieu.  Dans  l'intérêt  de  la  clarté,  je 
devais  rappeler  ces  points  qui  vous  sont  bien  con- 
nus, et  que  M^^^Batiffol  a  exposés  à  l'Institut  catlio- 
lique,  dès  l'année  1897,  avec  des  précisions  que 
je  passe  sous  silence  2. 

L'ancienne  exégèse  mettait  au  même  rang  les  qua- 
tre évangiles,  soit  comme  témoignage  rendu  aux 
faits,  soit  comme  écho  de  la  doctrine  de  Jésus.  Les 
rationalistes,  ne  s'inquiétant  guère  de  la  divinité 
de  Jésus,  avaient  .préféré  saint  Jean,  parce  qu'il 
contient  beaucoup  moins  de  miracles.  Schleier- 
macher  croyait  avoir  tiré  de  sa  propre  conscience 
une  image  de  Jésus  toute  divine  ;  l'ayant  sans  doute 
empruntée  à  saint  Jean,  il  la  retrouvait  volontiers 
dans  son  évangile  dont  les  miracles  avaient  une 
portée  plus  profonde  comme  symboles. 

Après  Strauss,  nous  l'avons  déjà  dit,  la  balance 
pencha  décidément  en  faveur  des  synoptiques.  Si 
l'on  avait  simplement  examiné  lequel  de  nos  quatre 

1.  Les  quatre  évangiles  ont  le  baptême  de  Jésus,  la  multiplication 
des  pains,  et  ils  se  retrouvent  au  moment  de  la  Passion,  saint  Jean 
suivant  d'ailleurs  une  voie  un  peu  différente. 

2.  Six  leçons  sur  les  Évangiles,  40"  édition  en  1907,  Paris,  Ga- 
balda. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBERAUX.  211 

évangiles  se  présente  comme  le  récit  d'un  témoin 
oculaire,  attaché  à  la  distinction  des  événements 
selon  le  temps  et  les  lieux,  il  eût  fallu  sans  hésiter 
choisir  le  quatrième  évangile.  Mais  jw)uvait-on 
traiter  son  auteur  comme  un  disciple  très  aimé  qui 
aurait  vu  son  Maître  à  l'œuvre,  et  dire  après  cela 
qu'il  ne  l'avait  pas  compris?  Renan  l'a  tenté,  mais 
la  critique  allemande  a  été,  semble-t-il,  plus  clair- 
voyante dans  ses  négations  et  plus  attentive  à  mé- 
nager sa  défense.  Le  principe  étant  posé  que  Jésus 
n'était  devenu  Dieu  qu'avec  le  temps,  à  mesure  que 
son  image  grandissait  dans  les  âmes,  il  était  impos- 
sible que  l'auteur  du  quatrième  évangile  eût  accom- 
pagné Jésus  sur  les  chemins  de  la  Galilée  avec  les 
apôtres.  On  affecta  donc  de  ne  rien  tirer  de  cet  évan- 
gilepourl'histoire  deJésus,  saufen  suite  de  quelques 
inconséquences,  car  on  ne  se  fit  pas  toujours  scru- 
pule, surtout  au  début,  de  lui  emprunter  certains 
traits  qui  paraissaient  éclairer  le  portrait  tracé  par 
les  synoptiques  de  plus  de  lumière  et  ajouter  à 
l'expression. 

Donc  il  fallait  s'appuyer  uniquement  sur  les  trois 
premiers  évangiles.  Mais  le  pouvait-on? 

Quelle  était  leur  valeur  historique?  Avaient-ils 
eu  seulement  l'intention  d'écrire  une  histoire? 

Ils  semblaient  se  confirmer  mutuellement  sur  le 
fond  des  choses,  mais  ils  ne  concordaient  pas  sur 
l'ordre  des  faits.  Comment  s'expliquer  l'accord  et  le 
désaccord? 

Gieseler  avait  répondu  par  l'hypothèse  de  la 
catéchèse  primitive  ^  Ne  la  confondez  pas  avec  l'in- 

i.  Historisch-kritischer  Versuch  ûber  die  Entslehung   dcr  Evan- 
gelien  (dans  les  Analekten  de  Keil  et  Tzscliirner,  t.  III,  en  1816). 


212  LE  SENS  DU  CIIKISTIAXISME. 

terprétation  de  Strauss  où  la  communauté  crée  le 
mythe.  La  catéchèse,  ou  la  préparation  au  baptême, 
ne  fait  que  transmettre  renseignement.  L'évangile 
est  la  bonne  nouvelle  du  salut.  Il  faut  la  répandre. 
Les  apôtres  ont  annoncé,  en  public  et  en  particulier, 
que  pour  être  sauvé  il  faut  croire  en  Jésus.  Il  a  prê- 
ché le  royaume  de  Dieu,  il  a  souffert,  il  est  ressuscité. 

Le  grand  moyen  de  convertir  les  âmes,  c'était 
de  reproduire  pour  de  nouveaux  disciples  la 
parole  qui  avait  persuadé  les  premiers.  On  répé- 
tait toujours  les  mômes  choses,  à  peu  près  dans  les 
mêmes  termes.  Quand  on  se  résolut  à  écrire  ce  qui 
s'était  dit,  les  récits  avaient  pris  une  certaine  forme, 
déjà  fixe  avant  d'être  absolument  fixée  par  l'écriture. 

Voilà  pour  les  ressemblances.  Quant  aux  dissem- 
blances, elles  étaient  le  fait  de  chaque  écrivain,  qui 
arrangeait  cette  matière  traditionnelle  d'après  son 
but  et  d'après  son  génie  propre. 

Cela  paraît  encore  aujourd'hui  l'explication  la 
plus  simple  à  des  autorités  respectables  ' . 

Notez  d'ailleurs  que  la  catéchèse  primitive  n'est 
pas  une  hypothèse,  c'çst  un  fait  que  personne  ne 
songe  à  nier.  Ce  qui  est  hypothétique,  c'est  l'ex- 
plication, par  les  modalités  de  l'enseignement  oral, 
de  particularités  propres   aux  évangiles  écrits. 

Le  fait  est  donc  assuré,  mais  on  doute  qu'il  ait 
produit  cette  ressemblance  parfois  très  étroite,  cet 
air  de  parenté,  entre  les  trois  synoptiques.  Et  cet 
accord  n'est  pas  seulement  dans  les  termes. 

Il  serait  déjà  très  étrange  que  trois  écrivains 
aient  employé  précisément  les  mêmes  mots  dans 

i.  E.  Le vEsncE,  iVos  quttre  évangiles    (1917). 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  213 

des  cas  où  il  eût  été  si  facile  de  les  varier,  les  va- 
riations se  multipliant  d'elles-mêmes  quand  chacun 
suit  son  génie.  Mais  on  pourrait  admettre  des  récits 
stéréotypés,  les  catéchistes  se  faisant  scrupule  de 
changer  les  paroles  de  peur  d'altérer  le  fond  des 
choses.  Ce  qui  est  plus  invraisemblable,  c'est  que 
les  récits  se  soient  groupés  par  séries  parallèles, 
pour  ainsi  dire  tout  seuls.  Les  mots,  surtout  s'ils 
sont  pittoresques,  ou  si  le  fait  est  insolite,  s'accro- 
chent à  la  mémoire.  Mais  elle  retient  beaucoup 
moins  aisément  l'ordre  des  faits  quand  il  n'y  a 
aucun  lien  entre  eux.  Avec  beaucoup  de  mémoire 
on  se  chargerait  de  raconter  chacun  des  épisodes  du 
livre  des  Juges.  Mais  on  ne  saurait  pas  l'ordre 
chronologique  des  juges  sans  une  application 
spéciale.  Or  les  divergences  entre  les  synop- 
tiques prouvent  clairement  que  la  catéchèse  primi- 
tive n'a  point  fait  effort  pour  constituer  une  histoire 
chronologique  de  Jésus.  Ce  n'était  point  son  rôle. 
Tout  au  plus  s'expliquerait-on  que  les  faits  soient 
sériés  selon  certaines  catégories  :  miracles,  para- 
boles, enseignement  des  disciples.  Mais  ce  n'est  pas 
non  plus  le  cas  le  plus  ordinaire.  La  série  ne  s'est 
formée  que  lorsqu'un  écrivain  a  esquissé  une  vie  de 
Jésus,  et  si  l'ordre  des  faits  est  à  peu  près  le  même 
dans  les  trois  synoptiques,  c'est  donc  que  deux 
d'entre  eux  ont  accepté  cette  première  esquisse.  Il 
y  a  donc  eu  entre  les  trois  premiers  évangélistes 
une  certaine  dépendance  littéraire. 

En  les  comparant  entre  eux,  Christian  Hermann 
Weisse  crut  reconnaître,  dès  l'an    1838  S  que  le 

{.DieEvangelischeGeschichtc,  kritisch  undphilosophisch  bearbeï- 


-211  LE  SENS  DU  CIÎRISÏIAMSME. 

second  évangile  était  comme  le  point  central  des 
trois,  il  est  celui  qui  contient  le  moins  de  faits  et 
surtout  le  moins  de  discours.  Or,  lorsque  les  trois 
évangiles  relatent  les  mêmes  faits,  Matthieu  et  Luc 
sont  plus  semblables  l'un  à  l'autre,  soit  dans  les 
termes,  soit  dans  l'ordre,  que  lorsqu'ils  ne  sont  que 
deux.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  Marc  est  la  raison 
d'être  de  leur  ressemblance,  c'est-à-dire  encore  que 
toiis  deux  se  sont  servis  de  lui?  Marc  est  donc  le 
premier  de  tous,  et  en  effet  c'est  celui  qui  raconte 
les  choses  avec  le  plus  de  détails,  et  de  ces  détails 
qui  reflètent  l'impression  première  des  assistants. 
Certes,  il* est  possible  à  un  écrivain  de  génie  de 
voir  avec  l'imagination  plus  fortement  que  d'autres 
avec  leurs  yeux,  de  telle  sorte  que  le  lecteur  croie 
voir  à  son  tour  des  choses  supposées,  tandis  que  le 
récit  d'un  témoin  oculaire  ne  donnera  peut-être 
aucun  contour  net  à  ce  qui  s'est  passé. 

Mais  Marc  est  trop  peu  littérateur  pour  avoir 
dissimulé  des  inventions  par  des  effets  de  style.  11 
fait  assister  aux  scènes  qu'il  décrit  parce  que  les 
traits  en  sont  tracés  d'après  nature.  S'il  ne  se  donne 
pas  comme  témoin  oculaire,  il  a  tant  parlé  de  Pierre 
que  manifestement  c'est  Pierre  qui  a  tout  raconté. 
Nous  touchons  donc  au  témoignage  du  fidèle  ami 
de  Jésus.  On  peut  l'en  croire,  et,  en  dépit  de  Strauss, 
le  mythe  est  relégué  à  une  place  très  secondaire. 
Rien  n'empêcherait  de  traiter  Marc  comme  un  his- 
torien, s'il  avait  suivi  cette  loi  de  l'histoire qni  range 
les  événements  selon  leur  ordre  dans  le  temps- 
Mais  outre  que  sa  chronologie  est  plus  qu'élé- 

tet,  Leipzig,  d838.  —  Die  Evangelienfragc  in  ihrem  gegenwdrtigen 
Stadixtm,  Leipzig,  18S6. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBERAUX.  2ir> 

mentaire,  puisqu'il  ne  conticnl;  aucun  point  de 
repère,  on  ne  saurait  assurer  que  tout  se  soit  passé 
selon  la  filière  qu'il  a  suivie.  A  tout  prendre,  ce- 
pendant, son  histoire  rudimentaire  n'est  pas  dé- 
pourvue de  vraisemblance.  Elle  renferme,  comme 
tant  d'autres  drames  de  la  réalité,  une  préparation, 
une  péripétie  et  un  dénouement.  Elle  peut  donc 
servir  de  base  à  la  Vie  de  Jésus  que  la  critique 
libérale  a  le  devoir  d'écrire. 

En  même  temps  on  a  reconnu  un  autre  fonde- 
ment primitif.  Les  discours,  communs  à  saint  Mat- 
thieu et  à  saint  Luc,  plus  développés  dans  saint 
Matthieu,  sont  assez  semblables  sous  ces  deux  for- 
mes pour  remonter  à  une  source  commune,  Luc  et 
Matthieu  étant  par  ailleurs  trop  discordants  pour 
qu'on  puisse  supposer  un  emprunt  de  l'un  à  l'autre. 
Cette  source  primitive,  qu'on  nomme  les  Logia^  — 
d'après  un  terme  de  Papias  mal  interprété,  — 
reproduit  ass€z  fidèlement  l'enseignement  de  Jésus, 
à  tout  le  moins  aussi  fidèlement  que  Xénophon  et 
Platon  ont  rendu  la  doctrine  de  Socrate.  Et  l'on  ne 
saurait  négliger  les  éléments  propres  à  saint  Luc, 
lequel  a  dû  consulter  des  personnes  au  courant, 
puisqu'il  l'affirme. 

On  voit  que  la  critique  dite  libérale  inaugurait 
à  sa  façon  une  réaction  contre  l'interprétation  my- 
thique de  Strauss;  elle  refusait  même  de  discuter 
séneusement  le  scepticisme  de  Bruno  Bauer.  Elle 
s'était  mise  en  possession  de  bases  solides  pour 
écrire  la  Vie  de  Jésus,  et,  malgré  quelques  dénéga- 
tions bruyantes,  mais  vaines,  ces  bases  que  nous 
pouvons  nommer  de  minimum  n'ont  pas  été  ébran- 
lées. C'est  un  point  à  rappeler  à  un  certain  scepti- 


216  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

cisme  intransigeant,  dont  Tignorance  n'est  pas 
moins  radicale. 

Dans  ce  rapide  croquis,  j'ai  simplifié  à  l'excès.  Il 
y  eut  bien  des  opinions  divergentes  dans  la  criti- 
que. Celle  de  ses  aberrations  littéraires  que  je  lui 
pardonne  le  moins,  c'est  la  fiction  d'un  Marc  pri- 
mitif, qu'on  obtenait  en  retranchant  ce  qui  n'a  pas 
été  utilisé  par  saint  Luc  et  aussi  en  grattant  les  dé- 
tails pittoresques.  Un  exemple,  choisi  entre  cent, 
vous  permettra  de  juger  de  ce  manque  de  goût. 
Voici  le  récit  de  la  tempête  apaisée  dans  Luc  : 
«  Un  jour  Jésus  monta  dans  une  barque  avec  ses 
disciples,  et  il  leur  dit  :  Traversons  de  l'autre  côté 
du  lac.  Et  ils  partirent.  Pendant  qu'ils  naviguaient 
il  s'endormit.  Et  un  tourbillon  de  vent  fondit  sur 
le  lac,  et  ils  faisaient  eau  et  étaient  en  danger. 
S'approchant,  ils  le  réveillèrent  en  disant  :  Maî- 
tre, maître,  nous  périssons.  Or  s'étant  éveillé  il 
commanda  au  vent  et  aux  vagues  ;  et  ils  s'arrêtèrent 
et  le  calme  se  fit.  Et  il  leur  dit  :  Où  est  votre  foi^  ?  » 

Certes,  ce  petit  récit  est  parfaitement  net.  Tout 
est  dit  clairement,  sobrement.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
dans  Marc,  rien  de  plus  que  ces  touches  expressives 
qui  changent  une  image  ressemblante  en  un  portrait 
que  la  vie  anime  encore.  ,Iugez-en  :  «  Et  il  leur  dit 
en  ce  jour,  le  soir  venu  :  Passons  à  l'autre  bord. 
Et  laissant  la  foule,  ils  l'emmènent,  comme  il  était, 
dans  la  barque,  et  d'autres  barques  étaient  avec  lui. 
Et  il  se  produit  un  grand  tourbillon  de  vent,  et  les 
vagues  se  jetaient  dans  la  barque,  de  sorte  que  la 
barque  était  déjà  remplie.  Or  lui  était  à  la  poupe, 

i.  Le.  Mil,  22-25. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  217 

dormant  sur  le  coussin.  Et  ils  l'éveillent  et  lui  di- 
sant :  Maître,  tu  ne  te  soucies  pas  de  ce  que 
nous  périssons?  Et  s'étant  éveillé,  il  commanda 
au  vent  et  dit  à  la  mer  :  Silence  !  Tais-toi  !  Et  le 
vent  s'abattit  et  il  se  fit  un  grand  calme.  Et  il  leur 
dit  :  Pourquoi  êtes-vous  peureux  de  la  sorte? 
n'avez-vous  pas  encore  de  foi  2?  » 

Vous  avez  noté  ces  détails  :  Ce  jour,  celui  de  la 
parabole  du  semeur,  c'était  le  soir,  il  y  avait  d'au- 
tres barques,  on  prit  Jésus  comme  il  était,  sans 
organiser  une  caravane;  il  était  à  la  poupe,  dormant 
sur  le  coussin  où  d'ordinaire  s'assied  celui  qui  tient 
le  gouvernail.  Détails  inutiles  au  récit;  ils  sont  là 
parce  qu'ils  ont  été  jadis  dans  la  réalité.  Et  cette 
familiarité  dans  l'appel  au  secours,  dans  les  repro- 
ches du  Maître,  cette  parole  directe  adressée  au 
vent  et  à  la  mer  !  Direz-vous  que  Marc  est  plus 
grand  écrivain?  Mais  sa  phrase  est  plus  rompue, 
son  style  moins  soigné.  S'il  avait  cherché  l'effet,  il 
eût  montré  les  vagues  menaçantes,  le  sifflement  du 
vent,  l'horreur  d'une  nuit  obscure.  Il  est  assez  pi- 
quant que  nous  ayons  deux  descriptions  d'une  autre 
tempête.  L'une  est  de  Chateaubriand,  la  seconde  de 
Julien  son  domestique.  Lisez-les  dans  Vltinéi^aire. 
Vous  saisirez  la  différence  entre  un  style  pittoresque 
par  les  dons  de  l'imagination,  par  la  perception  dé- 
licate du  beau  ou  de  l'horrible,  non  sans  quelque 
affectation  qui  frise  l'emphase,  et  un  style  pitto- 
resque parce  que  le  détail,  nettement  perçu,  d'ail- 
leurs insignifiant,  peut-être  banal  ou  même  repous- 
sant, comme  le  mal  de  mer,  est  resté  dans  l'imagi- 

1.  Me.  IV,  35-40. 

LE  SENS  DU  CHRISTIANISME.  13 


218  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

nation  de  Julien,  et  a  coulé  de  source  dans  son 
style  naïf,  mais  sincère.  Chateaubriand  a-t-il  vu  ce 
qu'il  a  exprimé?  On  peut  en  douter  ;  il  voulait  écrire 
une  belle  page.  Mais  quelle  raison  aurait  conduit 
Julien  à  dire  ce  qu'il  n'avait  pas  vu?  Les  philolo- 
gues qui  ont  inventé  le  Marc  primitif,  Unnarkus, 
furent  des  goujats  de  bibliothèques  qui  ne  savaient 
même  pas  lire  les  livres.  Leurs  disciples  ont  dû 
chercher  d'autres  raisons  pour  attaquer  l'unité  de 
Marc,  mais  le  Marc  primitif  perd  de  jour  en  jour 
quelque  chose  de  son  existence  falote.  Et  cette 
réaction  saine  de  la  critique  s'est  étendue  à  saint 
Luc.         ' 

Les  derniers  chapitres  des  Actes.des  Apôtres  ont, 
autant  que  le  second  évangile,  l'entrain,  le  naturel, 
le  vécu,  puisque  ce  terme  est  admis,  traits  de  ceux 
qui  ont  pris  part  aux  choses.  Et  Tauteur  dit  «  nous  », 
sans  affectation,  parce  qu'il  en  était ^  La  critique 
s'est  inclinée.  Voilà  un  témoin.  Qui  était-ce  ?  Pour- 
quoi pas  Luc,  compagnon  de  Paul?  Mais,  toujours 
défiante,  la  critique  s'armait  de  cette  concession 
pour  refuser  le  reste.  Ce  «  nous»  de  Luc  qui  ne  vient 
qu'à  la  fin  des  Actes,  caractérise  un  écrit  inséré  tel 
quel  dans  une  œuvre  postérieure.  L'auteur  de  toute 
l'œuvre  des  Actes,  qui  est  aussi  celui  du  troisième 
évangile,  a  pu  composer  ces  ouvrages  longtemps 
après,  La  critique  en  était  là,  quand  très  récemment^ 
dans  une  série  d'études  très  serrées^,  M.  Harnack  a 
montré  que  tout  est  venu  de  la  même  plume.  Ce 
point  est  solidement  établi. 

1.  Les  Wirstûcke  commencent  à  xvi,  10. 

2.  Lukas  der  Arzt,  der  Verfasser  des  dritten  Evangeliums  und 
der  Apostelgeschichte,  Leipzig,  1906.— Dee  Apostelgeschichte,  Leip- 
zig, 1908;  cf.  Revue  biblique,  1906,  p.  644  ss.  et  1908,  p.  620  ss.     - 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  219 

Lorsque  le  critique  berlinois  ajoute  que  tout  était 
terminé  en  Tan  60  après  Jésus-Christ,  aucun  catho- 
lique n'a  le  droit  de  se  montrer  plus  exigeant. 

On  ne  saurait  dire  que  la  réaction  s'étende  au 
quatrième  évangile.  11  est  vrai  que  des  savants  aussi 
considérables  que  Wellhausen  \  Schwartz  ^,  et 
Wendt  2,  ont  essayé  d'y  découvrir  des  remanie- 
ments, mais  ce  n'est  pas  pour  faire  cas  de  l'apport 
historique  du  quatrième  évangile. 

M.  Spitta^  en  est  venu  là,  mais  pour  refaire  d'a- 
près un  proto-Luc  et  un  proto-Jean  une  histoire 
tout  à  fait  arbitraire.  Le  quatrième  évangile  résiste 
à  toute  dissection  de  documents.  Jean  n'a  pas 
moins  que  Marc  le  caractère  d'un  écrit  original  et 
organique. 

Il  faut  encore  choisir  entre  tout  ou  rien.  Nous 
avons  toujours  préféré  le  tout.  D'ailleurs,  la  critique 
ne  parle  plus  d'une  date  aussi  tardive  que  celles 
qu'avaient  proposée  Strauss  et  Baur. 

Si  donc  on  déterminait  aujourd'hui  ce  en  quoi  l'aile 
droite,  l'extrême  droite  si  l'on  veut,  de  l'exégèse  li- 
bérale se  distingue  de  l'exégèse  catholique  sur  l'o- 
rigine des  évangiles,  on  constaterait  un  rappro- 
chement des  libéraux  vers  la  tradition.  Pour  les 
dates  entre  60  et  70,  je  ne  vois  aucune  divergence 

1.  J.  Wellhausen,  Erweiterungen  und  Aenderungen  im  vierten 
Evangelium,  Berlin,  1907.  —  Das  Evangelium  Johannis,  Berlin, 
1908. 

2.  E.  Schwartz,  Ajiorienim  vierten  Evangelium,  dans  les  Nach- 
richten  von  der  Kgl.  GeseUschaft  der  Wissenschaften  zu  Gôttin- 
gen,  Philol.Hist.  Klasse,  Berlin,  1907,  p.  341-372;  1908,  p.  114-188; 
497-560. 

3.  Hans  Heinrich  Wendt,  Die  Sehichten  im  vierten  Evangelium, 
Gôttingen,  1911. 

4.  Friedrich  Spitta,  Das  Johannesevangelium  als  Quelle  der  Ge- 
schichte  Jesu,  Gôitingcn,  1910. 


220  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

entre  M^""  Batiffol  et  M.  Jacquier  de  notre  côté, 
M.  Harnack  de  l'autre.  Sur  la  date  du  quatrième 
évangile,  vers  Fan  100,  peu  avant  ou  peu  après, 
tout  le  monde  est  d'accord  du  P.  Cornely  à  M.  Jûli- 
cher.  Et  je  ne  puis  croire  que  les  critiques  modérés 
de  gauche  s'obstinent  longtemps  encore  à  faire  des- 
cendre les  synoptiques  après  la  ruine  de  Jérusalem 
en  Pan  70. 

On  discute  surtout  le  cas  de  saint  Matthieu,  le 
plus  difficile  de  tous.  Tandis  que  les  libéraux  conti- 
nuent à  distinguer  nettement  un  recueil  de  discours, 
en  araméen  ou  en  grec,  qui  aurait  servi  de  source 
au  premier  évangile  et  au  troisième,  la  Commission 
biblique  pontificale  s'est  refusée  à  donner  un  certi- 
ficat d'origine  à  ce  recueil  que  l'antiquité  n'a  pas 
connu. 

Elle  distingue  entre  l'œuvre  primitive  de  l'apôtre 
Matthieu,  écrite  en  araméen,  et  le  premier  évangile 
grec,  tel  que  nous  le  possédons,  mais  elle  proclame 
l'identité  substantielle  du  texte  original  et  de  la  tra- 
duction, de  telle  sorte  cependant  que  le  traducteur 
grec  a  pu  s'inspirer  de  l'évangile  de  saint  Marc, 
puisque  Marc  peut  être  plus  ancien  que  la  traduc- 
tion. C'est  sur  ce  terrain  que  je  me  place,  en  profi- 
tant de  la  latitude  que  ménage  le  mot  de  substance. 
Mais  ce  n'est  point  aujourd'hui  la  question.  Je  n'ai 
pu  exposer  les  conclusions  documentaires  de  l'école 
libérale  sans  vous  indiquer  ce  que  nous  en  pensons  ; 
je  n'ai  pas  à  les  discuter  en  détail.  Elles  figurent  ici 
comme  base  historique  de  la  vie  de  Jésus,  et  c'est 
cette  histoire,  selon  les  libéraux,  que  nous  avons  à 
analyser,  hélas!  toujours  rapidement. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  221 


Je  ne  puis  songer  à  parcourir  avec  vous  les  ou- 
vrages, célèbres  en  Allemagne,  de  Schenkel,  de 
Weizsàcker^  de  Théodore  Keim  ^,  de  Beyschlag^, 
de  Bernard  Weiss^.  Je  prends  pour  type  les  écrits 
de  Henri  Jules  Holtzmann^.  Il  est  à  peu  près  au 
centre  de  l'école,  entre  Bernard  Weiss,  plus  tradi- 
tionnel, et  Keim,  plus  libéral.  Son  autorité  repose 
sur  des  ouvrages  considérables  :  une  introduction 
aux  évangiles  synoptiques,  une  théologie  du  Nou- 
veau Testament,  plusieurs  commentaires.  Avec  une 
diligence  peu  commune,  il  a  recueilli  les  opinions 
des  autres,  qui  semblent  former  à  la  sienne  comme 
un  fond  de  tableau.  Moins  connu  en  France  que 
M.  Harnack,  il  a  pour  ainsi  dire  fixé  la  position  de 
l'école  libérale,  dont  il  a  dit  le  dernier  mot  avant  les 
attaques  des  nouveaux  critiques.  Et  Harnack,  dans 
son  Essence  du  christianisme  ^,  n'a  fait  que  revêtir 
les  mêmes  résultats  d'une  forme  oratoire.  Holtz- 
mann  a  donc  donné  sa  forme  définitive  à  une  théo- 


1.  Karl  Heinrich  Weizsâcker,  Untersuchungen  ûber  die  evangeli- 
sche  Geschichte,  ihre  Quellen  und  den  Gang  ihrer  Entwicklung , 
Gotha,  1864. 

2.  Theodor  Keim,  Die  Geschichte  Jesu  von  Nazara,  3  vol.,  Zurich, 
de  1867  à  1872. 

3.  WiLLiBALD  Beyschlag,  Dtts  Lcbeti  Jesu,  en  deux  parties,  prolé- 
gomènes et  exposition,  I880-I886. 

4.  Bernhaud  Weiss,  Das  Leben  Jesu,  2  vol.,  1882. 

5.  Heinrich  Jllius  Holtzmann,  Die  synoptischen  Evangelien.  Ihr 
Ursprung  und  geschichtliclier  Charakter,  Leipzig,  1863.  —  Le/irôuc/i 
der  historisch-krilischen  Einleitung  in  das  Neue  Testament,  plu- 
sieurs éditions.  —  Lehrbuch  der  neutestamentlichen  Théologie, 
2  vol.,  Fribourg-en-Br.  et  Leipzig,  1897.  Plusieurs  commentaires  dans 
le  Hand-Commentar ;  cf.  Revue  biblique,  1897,  p.  468  ss. 

6.  Adolf  Harnack,  Das  Wesen  des  Christentums,  Leipzig,  1900, 
nombreuses  éditions;  cf.  Revue  biblique,  1901,  p.  IIO  ss. 


222  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

rie  qui  elle  n'est  certes  pas  définitive,  et  qui  est 
bien  près  d'être  abandonnée  en  tant  que  système 
intégral  et  exclusif. 

On  a,  disions-nous,  rompu  avec  le  mythe,  sauf 
quelques  embellissements  de  la  légende,  inspirés 
par  l'Ancien  Testament  pour  marquer  l'accomplis- 
sement des  prophéties,  et  sauf  quelque  efflores- 
cence  du  merveilleux.  Cependant  les  récits  de  l'en- 
fance, soit  dans  saint  Matthieu,  soit  dans  saint  Luc, 
rassortissent  au  mythe.  C'estFusage  que  l'imagina- 
tion, frappée  par  une  brillante  existence,  remplisse 
le  vide  des  premières  années  par  des  pressentiments 
de  Favenir. 

L'histoire  vraie  commence  avec  le  Baptême.  Et 
aussitôt  se  pose  la  question  qui  domine  tout  :  Jésus 
s'est-il  cru  le  Messie  attendu  par  les  Juifs? 

Autant  saint  Matthieu  attachait  d'importance  à 
ce  titre  pour  convertir  ses  compatriotes,  autant  il 
est  fâcheux  pour  un  théologien  libéral  de  notre 
temps,  dans  quelque  sens  qu'on  prenne  le  messia- 
nisme. Il  y  a,  disions-nous  déjà  à  propos  de  Reima- 
rus,  le  messianisme  national  et  temporel,  et  le 
messianisme  que  les  modernes  nomment  eschatolo- 
gique,  c'est-à-dire  le  pouvoir  de  venir  sur  les  nuées 
pour  juger  tous  les  hommes.  Concevoir  le  dessein 
de  délivrer  son  peuple  était  en  soi  chose  louable, 
mais  que  nous  importerait  à  nous?  Est-ce  cela  que 
Jésus  a  voulu  faire?  Les  libéraux  répondent  avec 
raison  que  non.  Or  si  Jésus  n'est  point  un  ambi- 
tieux, ni  même  un  héros  des  espérances  nationales, 
il  n'est  pas  non  plus  l'illuminé  qui  se  serait  imaginé 
avoir  reçu  la  mission  d'inaugurer  sur  la  terre  un 
monde  nouveau,  de  transformer  la  vie  humaine  en 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  223 

une  vie  de  rêve,  dans  l'innocence  et  le  bonheur. 
Placé  entre    deux    espérances   également   chimé- 
riques, il  les  a  épurées  toutes  deux,  s'efforçant  d'a- 
méliorer les  hommes  en  leur  enseignant  à  aimer 
Dieu  comme  leur  Père  et  les  autres  comme  leurs 
frères.  Son  messianisme  est  un  apostolat  du  règne 
de  Dieu,  tel   qu'il  est  à  la  portée  de  chacun.  Le 
règne  de  Dieu,  d'après  la  description  de  M.  Har- 
nack,  c'est  un  don  d'en  haut,  et  non  le  produit  de 
la  vie  naturelle;  un  bien  religieux,  qui    doit  pé- 
nétrer toute  l'existence.  Comment  Dieu  est  le  Père, 
et  quel  est  le  prix  de  l'âme,  c'est  le  second  thème 
de  Jésus,  si  profond,  si  vrai,  si  clair   pour  l'âme 
religieuse,  que  par  là  le  christianisme  n'est  pas  une 
religion  comme  une  autre,  mais  la   religion  elle- 
même.  Il  faut  aussi  observer  une  justice  meilleure, 
qui  ne  soit  pas  dans  le  culte  extérieur,  mais  dans 
les  dispositions  morales,  qui  atteigne  le  fond  du 
cœur  où  elle  a  sa  racine  dans  l'amour  et  son  point 
d'appui  dans  l'humilité. 

Comme  le  Jésus  des  libéraux,  si  pur  et  si  haut 
que  soit  son  génie  religieux,  n'est  qu'un  homme,  on 
serait  curieux  de  savoir  à  quel  moment  il  a  acquis 
la  conviction  que  sa  mission  était  de  prêcher  le 
messianisme  spirituel.  Ce  fut  au  baptême;  car  c'est 
alors  que  Jésus  a  pris  conscience  de  sa  dignité  de 
Fils  de  Dieu,  c'est  alors  qu'il  a  compris  que  Dieu 
était  le  Père  et  son  Père,  et  qu'il  était  son  fils. 
Voilà  donc  Jésus  investi  de  sa  mission  par  sa  cons- 
cience. 11  prêche  ce  règne  de  Dieu  qui  est  la  con- 
version intérieure,  avec  la  conviction  qu'il  joue  ainsi 
le  rôle  du  Messie.  Mais  combien  différentes  les  im- 
pulsions que  soulevait  ce  titre  dans  la  foule,  impa- 


i>24  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME 

tiente  de  saluer  le  Roi  Messie,  fils  de  David  !  Aussi 
le  Maître  eut-il  soin  d'éviter  toute  agitation  révolu- 
tionnaire. Il  voila  sa  dignité,  même  à  ses  disciples. 

C'est  seulement  à  Césarée  de  Philippe  qu'il  ac- 
cepta leurs  hommages,  parce  qu'il  les  avait  conduits 
insensiblement  à  une  conception  plus  haute  du  règne 
de  Dieu  et  du  Messie.  La  confession  de  Pierre  a, 
dans  l'histoire  libérale  de  Jésus,  une  souveraine  im- 
portance. C'est  comme  la  péripétie  de  toute  sa  vie 
publique.  Désormais  son  idéal  messianique  le  do- 
mine de  plus  en  plus,  mais  il  comprend  aussi  qu'il 
ne  pourra  le  faire  pénétrer  dans  le  vulgaire.  N'en- 
tendant rien  à  une  transformation  spirituelle,  les 
foules,  un  moment  surexcitées,  abandonnent  cet 
humble  prédicateur  qui  n'a  pas  su  répondre  à  leur 
enthousiasme.  Jésus  sait  maintenant  que  son  entre- 
prise ne  réussira  que  par  les  souffrances  et  par  la 
mort.  Il  essaye  d'amener  ses  disciples  à  ce  degré 
plus  haut  encore  de  sa  vocation  divine  ;  il  les  en- 
traîne à  Jérusalem  où  la  solution  de  Dieu  intervien- 
dra. Quelle  solution?  Nous  sommes  ici  au  point 
délicat  où  il  faut  préciser  les  sentiments  de  Jésus 
par  rapport  aux  rêveries  eschatologiques  ou  extré- 
mistes. 

Est-il  vraisemblable  qu'un  sage  comme  Jésus, 
une  âme  religieuse  si  humble,  qui  avait  refusé  de 
s'associer  aux  espérances  temporelles  des  Juifs,  ait 
incliné  à  la  fm  vers  cet  autre  messianisme,  plus  chi- 
mérique encore,  qui  attendait  le  salut  d'une  inter- 
vention éclatante  de  Dieu?  A-t-il  pensé  que  si  lui,  le 
Messie,  ne  pouvait  inaugurer  son  règne  que  par  sa 
mort,  le  monde  entier,  l'ancien  monde,  le  monde  mau- 
vais, devait  disparaître  avec  lui,  pour  être  aussitôt 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  225 

remplacé  sur  la  terre  par  un  monde  tout  divin  ?  L'école 
libérale  n'en  croit  rien,  et  c'est  en  cela  qu'elle  se 
distingue  des  eschatologistes.  Au  début,  sans  trop 
se  préoccuper  des  textes,  on  les  éliminait  en  les  pre- 
nant dans  un  sens  spirituel.  Mais  sous  les  coups 
des  nouveaux  adversaires,  il  fallut  discuter  de  près, 
et  prendre  parti.  La  discussion  roule  surtout  sur  le 
titre  de  Fils  de  l'homme.  On  s'est  débarrassé  du 
titre  de  Fils  de  Dieu,  entendu  de  la  manière  la  plus 
banale,  mais  que  faire  de  cette  appellation  de  Fils 
de  l'homme,  que  Jésus  prenait  si  volontiers,  et  qui 
doit  révéler  le  secret  de  sa  conscience  messianique  ? 
On  lit  à  peu  près  sous  les  mêmes  termes  dans  les 
trois  synoptiques  :  Quand  le  grand  prêtre  demanda 
à  Jésus  :  «  Es-tu  le  Christ,  le  fils  du  [Dieu]  béni?  » 
Jésus  répondit  :  «  Je  le  suis.  Et  vous  verrez  le  Fils 
de  l'homme  assis  à  la  droite  de  la  Puissance,  et 
venant  avec  les  nuées  du  ciel  ^  »  N'est-ce  pas  dire  : 
Je  suis  le  Messie  prédit  par  Daniel,  un  Messie  qui 
doit  régner  auprès  de  Dieu  et  venir  pour  juger  le 
monde  ? 

Les  libéraux  sont  embarrassés  de  ce  texte.  Plu- 
sieurs, et  parmi  eux  Holtzmann  et  Harnack,  con- 
cèdent que  Jésus  a  cru  à  son  règne  auprès  de  Dieu, 
mais  sans  imaginer  pour  cela  que  la  race  humaine 
allait  être  transformée  sur  la  terre. 

D'autres  craignent  que  cette  concession  ne  les 
entraîne  trop  loin,  et  ils  coupent  à  la  racine. 
M.  Adalbert  Merx,  par  exemple,  ne  voulait  pas 
que  Jésus  se  soit  donné  du  tout  comme  Messie^. 


1.  Me.  XIV,  61  s. 

2.  Die  vier  kanonischen  Evangelien  nach  ihrem  dites ien  bekann- 
ten  Text€,  Ueberselzung  und  Erlàuterung  der  syrischen  im  Sinai- 

13. 


226  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

D'après  Wellhausen,  Pierre  et  le  peuple  tenaient 
Jésus  pour  le  Messie  ;  lui  se  laissait  faire  et  l'on  ne 
sait  pas  exactement  ce  qu'il  pensait.  Cet  orienta- 
liste éminent  a  affirmé  de  tout  le  poids  de  sa  con- 
naissance approfondie  de  l'araméen,  langue  que 
parlait  Jésus,  que  fils  de  l'homme  ou  harnacha  si- 
gnifie simplement  un  homme;  ce  terme  devient 
dans  l'évangile  presque  synonyme  de  «  moi  qui 
vous  parle  »  ^ 

En  dépit  de  ces  fluctuations  et  de  ces  fissures, 
Tdcole  libérale  a  réussi  à  sauvegarder  pendant  un 
demi-siècle  un  résidu  historique  de  l'évangile. 
Cette  image  donnait  satisfaction  au  désir  général 
de  ne  pas  rompre  avec  le  Christ,  et  elle  n'obligeait 
personne  à  lui  rendre  un  autre  culte  que  l'hom- 
mage dû  aux  grands  hommes. 

Alexandre  Sévère  avait  fait  une  place  à  Jésus  à 
côté  d'Orphée  et  des  héros  dans  sa  chapelle  do- 
mestique ;  le  protestantisme  libéral,  plus  respec- 
tueux, l'isolait  sur  un  très  haut  piédestal. 

N'hésitons  pas  à  dire  que  c'était  un  service  rendu 
à  l'exégèse  que  de  bannir  l'interprétation  mythique 
presque  totale  de  Strauss,  de  soutenir  avec  tant 
de  force  le  caractère  moral  et  religieux  de  l'en- 
seignement de  Jésus,  de  le  placer  dans  une  sphère 
d'où  il  dominait  les  préjugés  de  son  temps,  et  même 

kloster  gefundencn  Palimpsestbandschrift,  Traduction,  Berlin.  189"; 
explications  sur  Marc  et  Luc,  Berlin,  1905,  p.  82  et  p.  161.  Comme 
l'indique  le  titre  allemand,  M.  Merx  a  eu  l'heureuse  idée  de  traduire 
le'ms.  syriaque  trouvé  au  Sinai  par  Mrs.  Lewis,  mais  aussi  l'aberra- 
tion de  regarder  ce  texte  comme  plus  voisin  qu'aucun  autre  des 
originaux. 

1.  Einleitung  in  die  drei  ersten  Evangelien,  p.  39;  Berlin,  1903. 
Voir  pour  le  sens  messianique,  Tillmann  (catholique),  Der  Men- 
schensohn;  cf.  Revue  biblique,  1908^  p.  280  ss. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  227 

tout  son  temps,  d'où  il  avait  préparé  une  véritable 
régénération  de  l'humanité,  toujours  à  la  disposition 
de  riiumanité,  dans  l'avenir.  Mais  ce  Jésus,  bon 
professeur  de  morale,  président  respecté  d'une  con- 
férence de  pasteurs,  utile  auxiliaire  de  l'Etat  pour 
former  les  enfants  allemands  à  la  vertu,  est-il  le 
Jésus  de  l'Évangile?  Avec  l'école  libérale  nous 
soutiendrons  contre  les  eschatologistes  son  dessein 
de  fonder  une  religion  spirituelle,  assise  sur  la 
base  du  Judaïsme,  mais  plus  pure  et  plus  confiante 
en  le  père  des  Cieux.  Est-ce  tout  ?  Est-ce  là,  même 
sans  parler  de  la  divinité  de  Jésus,  l'impression  que 
nous  laissent  les  évangiles?  Renan  protestait,  sim- 
plement au  nom  de  l'exégèse  et  de  l'histoire.  Cette 
page  si  pénétrante  vaut  d'être  citée  ici.  «  Chose 
singulière,  c'est  l'école  de  théologie  libérale  qui 
propose  les  solutions  les  plus  sceptiques.  L'apo- 
logie sensée  du  Christianisme  en  est  venue  à  faire 
le  vide  dans  les  circonstances  historiques  de  la 
naissance  du  christianisme.  Les  miracles,  les  pro- 
phéties messianiques,  bases  autrefois  de  l'apologie 
chrétienne,  en  sont  devenues  l'embarras  :  on 
cherche  à  les  écarter...  Jésus  n'a  prétendu  faire 
aucun  miracle;  il  ne  s'est  pas  cru  le  Messie...  Un 
homme  savant,  qui  a  été  mêlé  à  ces  débats,  m'é- 
crivait dernièrement  :  «  Comme  autrefois  il  fallait 
prouver  à  tout  prix  que  Jésus  était  Dieu,  il  s'agit, 
pour  l'école  théologique  de  nos  jours,  de  prouver, 
non  seulement  qu'il  n'est  qu'homme,  mais  encore 
qu'il  sest  toujours  regardé  comme  tel.  On  tient  à 
le  présenter  comme  l'homme  de  bon  sens,  l'homme 
pratique  par  excellence  ;  on  le  transforme  à  l'image 
et  selon  le  cœur  de  la  théologie  moderne.  Je  crois 


228  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

avec  vous  que  ce  n'est  plus  là  faire  justice  à  la  vé- 
rité historique,  que  c'est  en  négliger  un  côté  essen- 
tiel. » 

Renan  ajoutait  :  «  Scholten  et  Schenkel  tiennent, 
certes,  pour  un  Jésus  historique  et  réel  ;  mais  leur 
Jésus  historique  n'est  ni  un  messie,  ni  un  pro- 
phète, ni  un  Juif.  On  ne  sait  ce  qu'il  a  voulu  :  on 
ne  comprend  ni  sa  vie  ni  sa  mort.  Leur  Jésus  est 
un  éon  à  sa  manière,  un  être  impalpable,  intan- 
gible. 

«  L'histoire  pure  ne  connaît  pas  de  tels  êtres  ^ .  » 
Vous  aurez  noté  que  cette  satire  si  calme  et  cepen- 
dant si  mordante,  atteint  surtout  les  libéraux  qui 
escamotaient  presque  entièrement  le  messia- 
nisme de  Jésus.  Ils  étaient  le  plus  grand  nombre 
au  moment  où  Renan  écrivait. 

Et  c'est  bien  en  effet  le  seul  parti  logique.  L'é- 
cole libérale  moyenne  s'est  trouvée  menacée  à 
la  fois  de  deux  côtés.  Les  eschatologistes  consé- 
quents ne  se  sont  pas  contentés  de  ses  conces- 
sions. Et  d'un  autre  côté  Wrede  a  mis  cruellement 
le  doigt  fiur  leurs  inconséquences.  Enlever  les  élé- 
ments miraculeux,  choisir  entre  les  différents 
textes  évangéliques,  combiner  des  vraisemblances 
psychologiques,  ce  n'est  point  écrire  l'histoire. 
La  critique  libérale  s'appuie  surtout  sur  Marc.  Si 
seulement  elle  l'avait  lu!  Wrede  ne  manque  pas 
une  occasion  de  montrer  à  quel  point,  d'après 
Marc,  Jésus  est  un  être  surnaturel,  à  quel  point  sa 
mission  est  divine,  son  action  mystérieuse,  sans 
que  rien  marque  un  progrès  ou  un  changement 

i.  Dans  LÉVY,  D.-F.  Strauss,  p.  223, note  2. 


LE  COMPROMIS  DES  LIBÉRAUX.  229 

dans  son  esprit,  de  sorte  qu'il  y  a  déjà  dans 
Marc  beaucoup  de  la  doctrine  du  quatrième  évan- 
gile ^ 

Si  on  élague  tout  cela,  qui  est  précisément  ce  que 
Marc  a  voulu  dire,  on  n'a  pas  le  droit  de  conclure 
que  Jésus  se  soit  cru  le  Messie.  Puisque  Marc, 
loin  d'être  un  historien,  ne  fait  que  refléter  la  foi  de 
la  communauté,  il  ne  peut  pas  servir  de  base  à  une 
histoire.  Nous  retombons  ici  dans  les  exagérations 
de  Bruno  Bauer,  insensées  comme  système  positif, 
redoutables  comme  réduction  à  l'absurde  d'une 
méthode  arbitraire.  La  sortie  pétulante  de  Wrede, 
excessive  comme  elle  était,  n'a  pas  beaucoup  ému 
l'exégèse  libérale.  De  nouvelles  attaques  l'ont 
laissée  moins  indifférente.  Elles  seront  l'objet 
de  notre  prochaine  leçon. 

1.  Das  Messiasgeheimnis  in  den  Evangelien.  Zugleich  ein  Beitrag 
zum  Verstàndnis  des  Markusevangelium.  Von  D.  W.  Wrede,  0. 
Professer  der  ev.  Théologie  zu  Breslau.  8°  de  xiv-292  pp.,  Gôt 
tingen,  1901.  La  Revue  biblique  (1903,  p.  625  ss.)  a  souligné  l'impor- 
tance de  cette  manifestation.  Elle  a  paru  telle  à  M.  Schvveitzer  que 
le  premier  titre  de  son  ouvrage,  que  nous  avons  si  souvent  cité, 
était  dans  la  première  édition  (1906)  :  Von  Reimarui  zu  Wrede. 
C'était  exagérer  la  portée  de  ces  deux  noms. 


HUITIEME  LEÇON 

LA    DÉCOUVERTE    PAR   J.    WEISS    DU 
MESSIANISME   ESGHATOLOGIQUE. 

Nous  avons  laissé  l'école  libérale  dans  une  situa- 
tion assez  critique.  Elle  a  essayé  d'écrire  une  vie 
de  Jésus  qui  fût  conforme  aux  faits  et  qui  permît 
aux  consciences  protestantes  de  la  fin  du  xix^  siècle 
de  se  réclamer  encore  de  Lui.  Dans  ce  but  elle  a 
pris  pour  base  l'évangile  de  Marc,  et  en  a  tiré  un 
portrait  du  Maître.  Doué  du  plus  pur  génie  reli- 
gieux qui  fut  jamais,  Jésus  s'était  proposé  d'amé- 
liorer les  sentiments  religieux  et  moraux  de  l'hu- 
manité, et  celle-ci  trouverait  encore  dans  sa  doc- 
trine les  principes  d'une  vie  meilleure,  en  adorant 
Dieu  comme  un  Père,  en  cherchant  dans  l'intime 
de  l'âme  l'avènement  du  règne  de  Dieu.  Mais  si 
Jésus  a  prêché  un  règne  de  Dieu  visible  et  exté- 
rieur, s'il  s'est  dit  le  Messie,  s'il  s'est  attribué  un 
pouvoir  surnaturel,  s'il  s'est  cru  Fils  de  Dieu?  Gom- 
ment la  raison  moderne  ne  serait-elle  pas  obligée 
de  modérer  de  telles  prétentions  absolument  incom- 
patibles avec  ses  prétentions  à  elle?  Alors  on  estom- 
pait tout  ce  qui  dépassait  le  niveau  humain  dans  sa 
mystérieuse  personnalité.  Mais  ce  n'était  plus  ce 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  231 

que  Marc  avait  voulu  dire.  Avouez  donc,  disait 
Wrede,  que  Marc  ne  compte  pas  pour  vous. 

Autant  vaudrait-il  confesser  que  nous  ne  savons 
pas  même  si  Jésus  s'est  dit  le  Messie.  Plusieurs  li- 
béraux étaient  disposés  à  sacrifier  son  messia- 
nisme, historique  pourtant,  à  la  vénération  qu'ils 
voulaient  lui  conserver.  Mais  alors  pourquoi  ce 
Jésus  de  Nazareth  a-t-il  été  condamné?  On  ne 
comprend  plus  rien  ni  à  sa  vie,  ni  à  sa  mort.  Encore 
un  pas,  et  l'on  niera  son  existence. 

Pendant  que  l'école  libérale  se  débattait  avec  ces 
extrémistes,  elle  fut  attaquée  avec  vigueur  d'un 
autre  côté.  En  1892,  M.  Jean  Weiss,  fils  de  Ber- 
nard, publiait  une  petite  brochure  de  67  pages  qui 
n'eut  guère  moins  de  retentissement  dans  les  cer- 
cles érudits  que  la  Vie  de  Jésus  par  Strauss.  Elle 
était  intitulée  :  La  prédication  du  règne  de  Dieu 
par  Jésus  K  C'était  une  déclaration  de  guerre  à 
la  théologie  moderne  au  nom  de  la  critique  his- 
torique. M.  J.  Weiss  a  précisé  dans  l'avant-propos 
de  la  deuxième  édition  en  1900.  Depuis  assez  long- 
temps la  théologie  moderne  a  introduit  dans  l'é- 
vangile les  idées  de  Ritschl  qui  ne  sont  au  fond 
qu'un  résidu  de  VAufklârung  et  du  système  de 
Kant.  Or  Jésus  ne  fut  pas  l'homme  que  nous  ima- 
ginons d'après  nos  conceptions  modernes;  il  fut 
l'homme  de  son  temps  ;  ce  sont  les  espérances  de 
ses  contemporains  qu'il  a  concentrées  dans  sa  per- 
sonne. Alors  tout  le  monde  attendait  une  intervention 
de  Dieu  qui  ferait  succéder  à  la  domination  du  mal 
une  ère  d'innocence  et  de  bonheur  :  tel  devait  être 

\.  Die  Predigl  Jesu  voyn  Reiche  Gottes,  189:î,  Gôttiiigcn.  — 
Deuxième  édition,  complètement  refondue  en  iO()0,  210  pages. 


232  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

le  règne  de  Dieu  qu'il  a  prêché.  Il  ne  Ta  pas  fondé, 
il  l'a  annoncé  comme  un  événement  prochain;  il  ne 
l'a  pas  amené  par  son  action,  il  a  attendu  que  Dieu 
le  produisît  par  un  miracle  inouï.  N'était-il  donc 
qu'un  prophète?  Il  avait  conscience  d'être  bien  da- 
vantage, d'être  le  juge  qui  prononcerait  sur  les  bons 
et  sur  les  méchants  et  qui  régnerait  au  nom  de 
Dieu  sur  les  élus.  De  même  que  le  règne  était 
réservé  à  l'avenir,  il  était  le  Messie  à  venir  ^ 

Voilà  donc  Jésus  débarrassé  de  ce  costume  de  pas- 
teur dont  on  l'avait  affublé.  Il  ne  vit,  ne  respire 
que  dans  l'attente  de  l'œuvre  de  Dieu,  du  salut 
dont  il  sera  l'agent  ;  il  est  tout  entier  plongé  dans 
le  surnaturel.  Et  il  y  a  dans  cette  thèse  un  senti- 
ment si  juste  de  l'élévation  de  Jésus  dans  une 
sphère  céleste,  et  en  même  temps  une  intention  si 
plausible  de  le  rendre  à  son  milieu  historique,  que 
plus  d'un  catholique  applaudit  de  bon  cœur  lors- 
qu'un autre  livre,  L'Evangile  et  V Eglise,  opposa  le 
Jésus  de  la  nouvelle  école  au  Jésus  libéral  de 
M.  Harnack.  A  regarder  de  plus  près,  on  s'aper- 
çoit bien  vite  que  le  profit  serait  mince  à  changer. 
Car  du  moins  le  Jésus  libéral  avait  travaillé  pour 
nous,  tandis  que  le  Jésus  de  Jean  Weiss  était 
absorbé  dans  une  seule  pensée  :  le  Règne  de  Dieu 
à  venir,  mettant  un  terme  à  l'histoire  pouf 
inaugurer  un  monde  nouveau  et  surnaturel.  11  n'a 
pas  songé  à  l'Eglise,  il  n'y  avait  même  pas  lieu. 
Car  on  touchait  à  la  fin,  tout  était  dominé  et  réglé 
par  l'imminence  de  l'événement  suprême.  C'est  le 
sens  du  mot  eschatologique,  qui  signifie  «  relatif  à 

4.  Cf.  iîetue  biblique,  1904,  p.  106  ss. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  233 

la  fin  ».  Le  messianisme  eschatologique  est  celui 
qui  inaugure  le  ciel  sur  la  terre,  toute  l'histoire 
étant  terminée. 

Cette  fois,  nous  voilà  en  présence  d'un  système 
bien  vivant,  soutenu  avec  une  ardeur  passionnée. 
Comme  les  autres  manifestations  importantes  de  la 
critique,  il  a  séduit  beaucoup  d'esprits.  On  prétend 
s'en  tenir  à  l'histoire  pure,  sans  se  mettre  à  la  re- 
morque d'aucun  parti  pris  confessionnel,  et  cette 
indépendance  paraît  nécessaire  aux  études  histori- 
ques. On  nous  dit  que  Jésus  a  dû  se  référer  aux 
conceptions  de  son  temps,  et  l'on  prétend  les  con- 
naître d'après  des  écrits  anciens  ou  négligés  ou  in- 
connus jusqu'à  nos  jours.  On  insiste  sur  des  textes 
décisifs,  qu'il  faut  prendre  à  la  lettre,  dans  leur 
contexte  évangélique,  en  écartant  résolument  les 
pieuses  échappatoires  traditionnelles.  Et  il  est 
extrêmement  difficile  de  sortir  de  la  confusion  créée 
par  le  mot  eschatologique  ;  car  de  quoi  s'est  préoc- 
cupé Jésus,  si  ce  n'est  en  effet  des  fins  dernières? 

C'est  le  privilège  des  doctrines  nouvelles,  présen- 
tées avec  érudition  et  avec  art,  d'exercer  une  séduc- 
tion prenante.  Notre  temps  est  encore  sous  le 
charme  de  celle-là.  Comme  toutes  les  constructions 
bien  faites,  elle  a  sa  vraisemblance  en  elle-même; 
elle  s'appuie  sur  quelques  textes  et  l'on  n'a  pas 
toujours  tous  les  autres  présents  à  l'esprit.  Ses 
parrains  ne  se  croient  pas  obligés  d'énoncer  les 
difficultés  qu'elle  présente.  Il  faut,  pour  bien 
juger,  considérer  tous  les  aspects  de  la  ques- 
tion, quand  c'est  déjà  quelque  chose  d'analyser 
clairement  ce  qu'on  n'expose  pas  toujours  claire- 
ment. 


234  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Pour  plus  de  sûreté,  j'emprunte  l'analyse  du  mes- 
sianisme eschatologique  à  M.  Albert  Schweitzer,  qui 
l'a  esquissé  très  franchement  en  l'appliquant  à  lavie 
de  Jésus.  Il  est  pleinement  convaincu  que  nous  tenons 
enfin  l'énigme  vainement  cherchée  jusqu'à  présent 
de  cette  âme,  de  cette  vie  et  de  cette  mort.  Nous  ne 
refusons  pas  de  discuter  avec  lui,  quoiqu'il  se  fasse 
la  partie  facile  en  éliminant  absolument  saint  Jean, 
et  en  ne  tenant  aucun  compte  de  saint  Luc.  Mais 
enfin  il  admet  ce  principe,  qui  devrait  être  évident 
pour  tout  le  monde  :  le  portrait  de  Jésus  d'après  saint 
Marc  et  aussi  d'après  saint  Matthieu,  est  celui  d'une 
individualité  très  puissante;  jamais  un  groupe 
anonyme  de  fidèles,  désireux  de  justifier  leur  foi, 
—  et  comment  serait-elle  née?  —  n'aurait  abouti  à 
mettre  sur  pied  une  personne  comme  celle-là.  Certes 
il  y  a  une  conviction  religieuse  dans  l'Evangile,  il  y 
a  un  dogme  qui  s'est  cru  supérieur  au  cours  naturel 
des  choses.  Mais  si  ce  dogme  n'avait  pas  été  dans 
la  pensée  duMaître,il  ne  serait  pas  sorti  du  cerveau 
de  ses  disciples.  S'ils  s'étaient  crus  autorisés  à  mo- 
difier sa  pensée,  à  y  introduire  leurs  préoccupations, 
leurs  croyances,  leurs  rites  et  leurs  institutions,  il 
leur  eût  été  bien  facile  de  lui  faire  tenir  sur  tout 
cela  de  longs  discours.  Or  il  a  parlé  très  peu  du 
culte  dû  à  sa  personne,  très  peu  de  l'Eglise,  et  très 
souvent  du  Règne  à  venir.  C'est  donc  que  la  tradi- 
tion a  rapporté  fidèlement  ses  pensées  et  ses  pa- 
roles, en  un  mot,  son  dogme  surnaturel .  C'est  la 


1.  Schweitzer,  p.  391  :  Pourquoi  Jésus  n'aurait-il  pas  pensé  aussi 
dogmatiquement  et  fait  de  l'tiistoire  aussi  activement  qu'un  pauvre 
évangéliste  qui  aurait  été  contraint  par  une  tliéologie  de  commu- 
nauté à  le  faire  sur  le  papier? 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  235 

dernière  condamnation  de  Strauss.  Chacun  à  sa 
place.  Le  disciple  n'est  pas  au-dessus  du  Maître. 

Voyons  donc  quel  est  ce  dogme  d'après  M.  Alb. 
Schweitzer. 

Jésus  entre  dans  l'histoire  quand  il  apporte  en 
Galilée  l'annonce  du  règne  de  Dieu  qui  est  immi- 
nent. De  qui  tient-il  sa  croyance?  Peut-être  du  Bap- 
t'ste.  Autant  dire  qu'elle  était  dans  l'air.  11  savait 
qu'il  appartiendrait  de  sa  personne  au  royaume 
de  Dieu,  avec  les  élus  et  les  anges,  et  comme  ^ 
était  descendant  de  David,  il  lui  revenait  d'en  être 
le  Messie.  Cette  conscience  messianique  est-elle 
née  en  lui,  comme  le  dit  l'école  libérale,  au  mo- 
ment du  baptême,  où  il  aurait  cru  avoir  une  vision? 
M.  Schweitzer  en  doute,  et  à  bon  droit,  car  ce 
n'est  pas  le  sens  de  la  tradition. 

Jésus  se  croit  donc  le  Messie,  fils  de  David.  Mais 
en  ce  temps-là,  et  depuis  Daniel,  on  attendait  un 
autre  sauveur,  le  Fils  de  l'homme  qui  devait  venir 
sur  les  nuées  du  ciel  pour  établir  le  règne  de 
Dieu. 

Gomment  unir  ces  deux  vocations?  C'est  le  pro- 
blème qui  préoccupa  Jésus  et  qu'il  crut  réalisé  en 
sa  personne.  11  suffisait  d'accorder  une  existence 
terrestre  à  ce  Fils  de  l'homme,  existence  antérieure 
à  son  rôle  propre,  et  puisque  le  Règne  de  Dieu  de- 
vait changer  toutes  Ips  valeurs  du  temps  présent, 
le  fils  de  David,  vivant  dans  une  modeste  condition, 
pouvait  espérer  devenir  Fils  de  l'homme  à  l'avène- 
ment du  Règne  de  Dieu. 

D'après  la  théologie  libérale,  on  a  forgé  à  Jésus 
une  ascendance  davidique  après  l'avoir  reconnu 
comme  Messie.  Mais,  dit  M.  Schweitzer,  que  fait- 


236  LE  SENS  DU  CHRISTIANISiME. 

on  de  raffirmation  de  saint  Paul  '  si  dégagé  de 
tout  ce  qui  n'était  que  l'existence  humaine  du 
Christ?  Il  faut  retourner  la  proposition  :  Jésus 
s'est  cru  le  Messie  parce  qu'il  était  fils  de  David. 
Il  pouvait  très  bien  le  savoir  et  on  le  savait  autour 
de  lui,  puisque  la  Cananéenne^  et  l'aveugle  de 
Jéricho 3  l'ont  interpellé  fils  de  David. 

D'après  la  solution  libérale  encore,  Jésus  se  serait 
cru  le  Messie  parce  qu'il  se  sentait  fils  de  Dieu,  comme 
tes  autres,  quoique  à  un  degré  plus  éminent.  Il  est 
plus  simple  et  plus  approprié  de  dire  qu'il  s'est 
cru  Messie,  étant  fils  de  David  au  temps  où  le  Messie 
était  attendu. 

Mais  voici  quelque  chose  d'étrange.  Jésus  s'est 
cru  le  Messie  parce  qu'il  était  fils  de  David,  cela  est 
en  effet  assez  naturel  ;  mais  il  est  tout  à  fait  singu- 
lier que  les  autres,  le  sachant  fils  de  David,  n'aient 
pas  eu  un  seul  instant  l'idée  qu'il  fût  le  Messie.  C'est, 
dit  M.  Schweitzer,  parce  qu'ils  n'attendaient  plus  un 
Messie  terrestre  national  ;  personne  ne  songeait 
qu'au  Fils  de  l'homme  venant  sur  les  nuées.  Nous 
verrons  bien.  Mais  voici  qui  étonne  encore.  Jésus 
cache  soigneusement  le  secret  de  son  messianisme 
futur.  Pourquoi  ?  Dgms  le  nouveau  système  il  n'est  pas 
aisé  de  le  dire.  Nous  alléguons,  nous,  qu'il  a  évité 
l'enthousiasme  des  foules  pour  un  Messie  national, 
enthousiasme  qui  aurait  pu  j^ovoquer  une  révolu- 
tion, détourner  l'attention  de  Dieu  et  de  son  règne. 
Mais  si  Jésus  était  le  Messie  futur  du  règne  de 
Dieu,  pourquoi  dissimuler?  M.  Schweitzer  en  est 


i.  Rom.  I,  3. 

2.  Mt.  XV,  22. 

3.  Me.  X,  47  s. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  237 

réduit  à  conjecturer  que  Jésus  tenait  pour  un  dogme 
l'obscurité  du  Messie,  ou  que  peut-être  il  ne 
voulait  pas  convertir  ceux  auxquels  le  Royaume 
n'était  pas  destiné  !  Donc  Jésus  prêche,  mais  mol- 
lement :  «  il  enseigne,  mais  comme  quelqu'un  qui 
sait  qu'il  ne  doit  pas  être  trop  clair,  ni  trop  dé- 
monstratif ^  »  Et  nous  voilà  loin  du  prophète  aux 
paroles  enflammées,  qui  est  venu  mettre  le  feu  sur 
la  terre!  Encore  faut-il  savoir  gré  à  M.  Schweitzer 
d'avoir  accordé  quelque  activité  à  cet  être  passif  de 
J.  Weiss,  uniquement  attentif  à  l'arrivée  soudaine 
et  décisive  de  Dieu! 

Cette  intervention,  Jésus  l'attendait  avec  con- 
fiance pour  le  temps  de  la  moisson.  C'est  pourquoi 
il  attirait  l'attention  sur  la  semence  et  sur  la  mois- 
son dans  les  paraboles  du  règne  de  Dieu.  Le  temps 
pressait.  Il  avait  hâte  d'adresser  à  la  foule  un  su- 
prême appel,  et,  comme  il  ne  pouvait  être  partout, 
il  envoya  ses  apôtres.  Voilà  donc  cette  mission,  si 
souvent  rayée  de  l'histoire  par  les  libéraux,  qui  y 
rentre  avec  tous  les  honneurs.  Schweitzer  ne  veut 
même  pas  laisser  tomber  une  ligne  des  recomman- 
dations de  Jésus  d'après  saint  Matthieu.  Tout  a  été 
prononcé,  et  dans  cette  circonstance.  Les  Apôtres 
sont  chargés  de  dire  :  le  Règne  n'est  pas  seulement 
prochain,  nous  y  touchons.  Faites  pénitence!  Et 
Jésus  était  si  assuré  d'entrer  lui-même  en  scène 
pour  inaugurer  le  règne  quil  a  dit  expressément  : 
«  Je  vous  le  dis  en  vérité,  vous  n'aurez  pas  achevé 
de  parcourir  les  villes  d'Israël,  que  le  Fils  de 
l'homme  sera  venu  ^.  >; 

i.  Schweitzer,  p.  400. 
2.  Mt.  X,  23. 


238  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Cette  espérance  fut  trompée.  Les  Apôtres  revin- 
rent tout  joyeux,  mais  le  monde  allait  toujours  du 
même  train.  C'est  le  moment  où  Jésus  change  d'at- 
titude. Il  se  retire  à  l'écart,  et,  pour  être  plus  tran- 
quille, quitte  la  Galilée  et  se  dirige  vers  le  nord. 
Quelles  sont  maintenant  ses  pensées? 

II  savait  depuis  longtemps  que  la  crise  du  salut 
comportait  des  épreuves.  Le  Messie  n'apparaîtrait 
pour  sauver  les  bons  qu'au  moment  où  tout  serait 
désespéré.  C'est  pour  cela  que  les  disciples  devaient 
demander  à  Dieu,  non  seulement  :  «  Que  votre 
règne  arrive  !  »  mais  encore  :  «  Ne  nous  laissez  pas 
envelopper  dans  la  tentation,  »  c'est-à-dire  dans  la 
dure  épreuve  qui  précédera  la  délivrance.  Si  le 
grand  moissonneur  a  laissé  tomber  sa  faucille,  c'est 
donc  que  les  épis  n'ont  pas  encore  mûri  au  soleil  de  la 
tribulation  ;  il  manque  quelque  chose  aux  douleurs  ' . 
Et  pourquoi  le  Fils  de  l'homme,  lui-même,  ne  se- 
rait-il pas  appelé  par  Dieu  à  servir,  à  souffrir,  à 
mourir,  avant  d'être  transformé  dans  la  gloire? 
Jésus  comprend  ce  que  Dieu  demande  de  lui.  La 
pénitence  devait  précéder  le  Règne.  Le  peuple  n'a 
pas  fait  pénitence.  Lui  expiera  pour  le  peuple.  Il  le 
sait,  il  en  fait  confidence  à  ses  disciples,  et  il  leur 
annonce  en  même  temps  sa  résurrection. 

Voilà  du  moins  qui  est  logique.  Les  libéraux  ne 
voient  dans  la  triple  prophétie  faite  par  Jésus  de 
sa  passion  et  de  sa  résurrection  qu'une  addition 
postérieure.  Et,  en  effet,  ils  ne  peuvent  se  l'expliquer. 
Pourquoi  Jésus  aurait-il  eu  tout  à  coup  le  pressen- 
timent que  sa  destinée  était  de  mourir  avant  d'avoir 

i.  Sur  les  douleurs  messianiques,  voir  le  Commentaire  de  Me. 
XIII,  8. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  239 

fini  son  ouvrage  ?  Parce  que  la  foule  Tabandonnait? 
Mais  il  n'en  est  rien  dit  dans  l'Évangile.  Chaque 
fois  qu'il  se  rapproche  d'elle,  il  la  retrouve  curieuse 
de  l'entendre,  empressée  à  le  suivre.  C'est  donc 
plutôt  que  les  critiques  étaient  choqués  que  leur 
sage  parlât  si  posément  de  sa  résurrection.  Mais 
d'après  les  eschatologistes  il  s'est  cru  le  Fils  de 
l'homme.  Pouvait-il  en  assumer  les  fonctions  sans 
être  transformé  en  un  être  surnaturel,  de  son  vivant 
ou  après  sa  mort?  Il  faut  avouer  que  M.  Schweitzer 
est  fidèle  aux  conditions  posées.  La  résurrection 
du  Christ,  c'est  du  dogme,  disent  les  libéraux,  donc 
ce  ne  peut  être  une  parole  du  Jésus  de  l'histoire. 
C'est  du  dogme,  dit  M.  Schweitzer,  donc  c'est 
historique,  car  Jésus  croyait  au  dogme  du  Fils  de 
l'homme.  Mais  voici  qui  nous  paraît  moins  cohé- 
rent. Jésus  parle  d'une  mort  à  la  suite  d'un  juge- 
ment rendu  par  des  hommes.  —  Une  sera  donc  pas 
emporté  par  le  tourbillon  de  la  crise  messianique? 

—  Sa  mort  aura  pour  effet  de  préserver  les  autres. 

—  Alors,  nous  ne  sommes  plus  dans  le  dogme  du 
Règne  venant  en  tempête.  Où  Jésus  a-t-il  puisé  ses 
vues  particulières?  — Dans  Isaïe,  dit  M.  Schweitzer, 
dans  le  tableau  du  serviteur  souffrant  qui  expie  pour 
le  peuple...  Au  moment  où  Jésus  affirme  l'eschato- 
logie, il  l'abandonne  '... 

Disons  donc  qu'à  tout  le  moins  il  la  domine,  mais 
nous  aurons  à  voir  ce  que  la  foule  pensait.  Suivons 
toujours  M.  Schweitzer.  Jésus  ne  s'est  ouvert  à  ses 
disciples  qu'après  que  Pierre  eut  pénétré  son  secret. 
Le  premier  il  le  salua  Messie  devant  les  autres.  En 

d.  Schweitzer,  p.    A^il. 


240  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

récompense  le  Maître  lui  dit  :  «  Tu  es  Pierre  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  église  ^  »  Paroles  qui 
ont  toujours  sonné  très  mal  dans  le  protestantisme, 
et  que  Luther  avait  travesties  comme  il  avait 
pu.  Les  libéraux  les  avaient  rayées  de  l'évangile. 
M.  Schweitzer  les  croit  authentiques,  mais  pour 
les  torturer  de  nouveau.  La  raison?  Jésus  ne  pou- 
vait parler  à  Pierre  de  la  communauté  des  fidèles 
qu'il  n'avait  pas  envisagée;  son  église  doit  donc 
être  l'église  préexistante,  le  Règne  de  Dieu,  dans 
lequel  l'apôtre  aura  plein  pouvoir.  —  Mais  com- 
prend-on le  Messie  se  proposant  de  bâtir  sur 
Pierre   une   église   qui  existait  déjà  dans  le  ciel? 

Quant  à  la  foule,  elle  ne  pouvait,  non  plus  que  le 
Baptiste,  soupçonner  que  Jésus  fût  le  Messie,  car  ce 
devait  être  une  personnalité  surnaturelle,  mani- 
festée à  la  fin  des  temps,  qu'on  n'attendait  pas  sur 
la  terre  avant  le  grand  jour 2.  Les  miracles  de 
Jésus  —  de  quelque  nature  qu'ils  aient  été  — 
n'étaient  point  un  attribut  messianique.  Ce  n'était 
pas  non  plus  le  fait  du  premier  venu.  Jésus  devait 
être  un  prophète,  sans  doute  Elie,  le  précurseur 
annoncé  du  Messie,  et  c'est  comme  tel  qu'il  fut 
acclamé  par  la  population  de  Jérusalem  au  jour 
des  Rameaux. 

Lui  cependant  ne  songe  plus  qu'à  mourir.  Il  avertit 
les  siens  de  veiller,  de  se  tenir  sur  leurs  gardes  ;  il 
provoque  ses  adversaires  par  l'expulsion  des  ven- 
deurs du  Temple,  puis  par  un  discours  véhément 
contre  les  Pharisiens.  Il  les  contraint  en  quelque 
sorte  à  se  défaire  de  lui.  Il  leur  fallait  cependant 

1.  Mt.  XYi,  18  s. 

2.  SCHNYEITZER,  p.  418. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  241 

des  preuves  qu'il  affectait  d'être  le  Messie.  C'est  le 
secret  que  Judas  leur  vendit.  Mais  son  témoignage 
était  unique.  On  chercha  d'autres  griefs.  Comme  on 
n'aboutissait  à  rien,  le  grand  prêtre  prit  le  parti  de 
solliciter  l'aveu.  Alors  Jésus  affirma  qu'il  allait 
venir  comme  Fils  de  l'homme  sur  les  nuées  du  ciel. 
Et  c'est  pour  cela  qu'il  mourut. 


Certes,  voilà  un  système  conséquent.  Mais  qu'y 
gagnons-nous?  au  lieu  d'un  sage,  on  nous  propose 
un  illuminé.  Eh  bien!  puisque  nous  sommes  obligés 
de  discuter  ce  qu'on  dit  de  la  personne  de  notre 
adorable  Sauveur,  j'avoue  que  je  préfère  tout  d'abord 
qu'on  reconnaisse  ses  affirmations  sur  le  caractère 
surnaturel  de  sa  personne.  Nous  nous  rapprochons 
de  l'ancienne  exégèse  de  FÉglise,  et  c'est  quelque 
chose. 

Oui,  c'est  quelque  chose  que  de  rendre  leur 
portée  à  ces  textes  où  Jésus,  d'ailleurs  si  humble  et 
si  doux,  marque  son  rang  à  uiîe  hauteur  surnatu- 
relle, lorsqu'il  trace  les  règles  de  la  morale  sur  la 
montagne,  lorsqu'il  promet  le  royaume  à  ceux  qui 
seront  persécutés  pour  lui,  lorsqu'il  remet  les 
péchés,  lorsqu'il  promet  à  ses  disciples  qu'ils  régne- 
ront avec  lui.  Et  tout  cela  dès  le  début,  sans  fluc- 
tuations dans  la  pensée,  sans  cette  transformation 
psychologique  que  les  libéraux  avaient  imaginée 
pour  faire  accepter  Jésus  comme  tout  autre  person- 
nage de  l'histoire. 

Le  témoignage  que  Jésus  se  rend  à  lui-même 
n'est  plus  l'œuvre   hasardeuse   d'une  réunion  de 

14 


242  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

fidèles  créant  l'objet  de  leur  foi.  Jésus  parle  avec 
fermeté,  il  se  donne  pour  le  roi  du  siècle  futur. 
Qu'on  ose  ensuite  dire  qu'il  s'est  trompé.  Nous 
aimons  mieux  que  le  dilemme  soit  posé  aux  âmes 
dans  toute  sa  netteté,  qu'on  n'obscurcisse  pas  la 
clarté  de  ses  paroles  par  une  exégèse  émolliente, 
inspirée  par  un  faux  respect.  Jésus  s'est  cru  appelé  à 
être  le  chef  du  règne  de  Dieu.  Nous  prétendons 
même  qu'il  s'est  déclaré  Fils  de  Dieu,  un  avec  son 
Père.  C'est  très  étrange.  Mais  il  est  certes  beaucoup 
plus  étrange  qu'il  ait  entraîné  tant  de  fidèles  dans 
cette  conviction,  car  d'autres  ont  émis  des  préten- 
tions analogues  et  il  est  le  seul  qu'on  ait  cru.  L'his- 
toire n'a  qu'à  enregistrer.  Les  libéraux  protestent 
que  Jésus  était  trop  sage  pour  s'illusionner  à  ce 
point.  Ils  exaltent  cette  modestie  et  cette  claire  vue 
des  choses,  un  sentiment  religieux  si  pur.  Et  cela 
aussi  est  bien  dans  l'Evangile.  C'est  donc  que  chacun 
des  deux  systèmes  contient  une  part  de  vérité,  que 
Jésus  a  eu  conscience  de  sa  dignité  et  qu'il  faut 
l'en  croire. 

Toutefois  nous  ne  pourrions  tirer  parti  des  bons 
côtés  de  l'exégèse  eschatologique  si  elle  donnait  un 
démenti  à  la  conscience  de  Jésus  qu'elle  transporte 
avec  raison  dans  l'ordre  surnaturel,  si  elle  était 
fondée  à  conclure  que  Jésus  avait  annoncé  comme 
prochaine  une  intervention  de  Dieu  qui  ne  s'est  pas 
réalisée.  S'il  s'est  fait  illusion  sur  ce  point,  il  s'est 
fait  illusion  aussi  sur  sa  personne.  On  nous  dit  que 
toute  la  vie  de  Jésus  est  dominée  par  l'eschatologie. 
Que  vaut  ce  terme?  Il  signifie,  avons-nous  dit,  ce 
qui  est  relatif  à  la  fin.  Or  il  y  a  une  fin  pour  chaque 
homme,  c'est  la  mort,  et  pour  ceux  qui  admettent 


LE  iMESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  243 

l'immortalité  de  l'âme,  il  y  aune  autre  existence, par 
delà  cette  fin.  Et  spécialement  dans  Israël,  ceux  qui 
avaientattendu  le  Messie  l'avaient  salué  dans  l'avenir, 
suite  et  terme  des  temps  où  ils  vivaient.  Si  donc  l'on 
nous  dit  que  Jésus  attendait  de  Dieu  une  interven- 
tion surnaturelle  relative  à  sa  personne  et  qui  devait 
inaugurer  des  temps  nouveaux  avant  la  fin  de  la 
génération  présente,  nous  le  professons  volontiers. 

Quand  les  eschatologistes  ajoutent  qu'il  a  prévu 
gfa  mort  expiatoire  comme  le  passage  obligé  pour 
qu'il  entrât  dans  sa  gloire  messianique,  nous  pen- 
sons encore  comme  eux. 

Où  est  donc  l'abîme  qui  nous  sépare?  Il  ne  paraît 
pas  large,  mais  il  est  très  profond.  D'après  le  nou- 
veau système,  le  règne  surnaturel  de  Dieu,  règne 
d'innocence  absolue  et  de  bonheur,  va  commencer 
dès  la  génération  contemporaine  de  Jésus.  L'escha- 
tologie des  fins  dernières  et  celle  de  l'histoire  se  con- 
fondent. Lejugement  du  monde  entier  est  imminent. 
Le  rôle  du  Messie  n'est  pas  d'améliorer  l'humanité, 
de  la  réconcilier  avec  Dieu,  de  la  mettre  en  état  de  le 
mieux  servir,  de  recruter  son  royaume.  Il  apparaîtra 
aussitôt  après  sa  mort  comme  juge.  Le  règne  de 
Dieu  sera  installé  sur  la  terre  tout  d'une  pièce,  dans 
la  perfection  qu'il  a  déjà  au  ciel,  et  ce  sera  le  rôle  du 
Messie  de  l'inaugurer.  Le  mot  d'eschatologie  rend 
fort  imparfaitement  cette  idée,  puisqu'il  est  très 
équivoque.  Mieux  vaudrait  parler  du  règne  de  Dieu 
soudain  et  terminal,  si  le  mot  existe,  à  la  façon  dont 
on  parle  de  la  fm  du  monde  et  du  jugement  dernier, 
en  supprimant  tous  les  temps  écoulés  depuis  la 
mort  du  Christ.  Jésus  prêchait  ce  règne  termi- 
nal prochain,  et  se  croyait  le  Messie  futur  de  ce 


244  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

règne.  Telles  sont  les  deux  colonnes  du  système. 

Sur  quoi  sont-elles  assurées?  Toute  grande 
figure  de  l'histoire,  dit-on,  doit  s'expliquer  d'a- 
près son  temps.  Si  Jésus  a  dépassé  les  concep- 
tions eschatologiques  des  Juifs,  ce  n'est  pas  en 
changeant  telle  ou  telle  pièce  de  la  machine,  c'est 
en  la  mettant  en  mouvement  par  une  force  reli- 
gieuse et  morale  hors  de  pair. 

L'argument  aurait  quelque  efficacité  si  Jésus  s'é- 
tait référé,  sans  les  expliquer  ni  les  modifier,  à  des 
idées  reçues  de  tous.  Pour  être  fixé  sur  ce  point  il 
faut  d'abord  connaître  ces  idées,  puis  voir  dans  les 
textes  évangéliques  si  elles  dominent  en  effet  la 
pensée  de  Jésus. 

Avant  de  vous  soumettre  des  conclusions  contre 
ce  système  qui  est,  je  crois,  d'origine  allemande, 
je  ne  suis  point  fâché  de  constater  que  les  trois 
savants  allemands  les  plus  qualifiés  dans  ces  études, 
Wellhausen,  Schiirer  et  Bousset,  se  sont  déclarés 
nettement  contre  l'état  d'esprit  que  les  eschato- 
logistes  prêtent  aux  Juifs  contemporains  de  Jésus. 

La  difficulté  du  sujet  est  telle  que  je  voudrais 
poser  encore  une  fois  les  termes  de  la  question,  au 
risque  de  me  répéter. 

Le  sophisme  —  j'ose  lui  donner  ce  nom  —  des 
eschatologistes  consiste  à  atténuer  les  divergences 
entre  les  conceptions  du  peuple  juif  et  celles  de  Jésus, 
comme  si  l'on  avait  été  d'accord  sur  un  règne  de 
Dieu  absolu,  surnaturel  et  imminent,  dont  le 
Messie  serait  le  chef,  règne  terminant  l'histoire 
et  inaugurant  les  fins  dernières  de  tous  les  hommes. 

Or,  en  réalité,  les  Juifs  distinguaient  le  règne  de 
Dieu  sur  la  terre  et  les  fins  dernières  dans  l'au-delà. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  245 

et  le  Messie  devait  être  le  chef  du  règne  de  Dieu 
sur  la  terre.  Et,  quelles  que  fussent  les  divergences, 
ils  étaient  absolument  unanimes  sur  ce  point  que  le 
Messie  devait  assurer  le  triomphe  d'Israël.  Quant 
à  Jésus,  il  a  manifestement  distingué  le  règne  de 
Dieu  qui  allait  venir  et  le  royaume  préparé  à  ses 
élus.  Il  a  eu  conscience  d'être  le  chef  de  ce  règne 
et  de  ce  royaume.  Mais  il  a  dit  très  nettement  que 
ce  règne  qui  allait  venir  ne  serait  pas  celui  d'Israël. 
Bien  plutôt  le  jugement  d'Israël  allait  inaugurer  ce 
règne,  comme  le  jugement  de  tous  les  hommes  de- 
vait inaugurer  définitivement  le  royaume. 

Voyons  maintenant  séparément  ce  qui  regarde 
le  règne  et  ce  qui  regarde  le  Messie. 

Le  règne  de  Dieu  est  une  des  idées  maîtresses 
de  l'Ancien  Testament.  Que  le  dieu  de  chaque 
peuple  soit  son  roi,  c'est  ce  qu'ont  cru  bien  des 
hommes.  En  Grèce  et  en  Italie  le  pouvoir  du  prince 
n'avait  pas  assez  d'ascendant  pour  que  la  divinité 
gagnât  beaucoup  à  revêtir  la  dignité  royale.  Il  en 
était  autrement  en  Orient.  Ce  qui  est  propre  à 
Israël,  c'est  que  son  monothéisme  entraîne  naturel- 
lement avec  soi  la  monarchie  universelle.  Sans  ces- 
ser d'être  le  roi  d'Israël,  Dieu  est  le  roi  du  monde 
et  spécialement  le  roi  des  cieux.  Aussi  lorsque  le 
judaïsme  commença,  à  Alexandrie  semble-t-il,  à 
raisonner  sur  la  destinée  des  justes  défunts  auprès 
de  Dieu,  il  les  plaça  près  de  son  trône,  associés  à 
son  pouvoir  royal  \  Le  droit  du  roi  des  cieux  était 
incontestable.  Mais  les  hommes  s'y  soumettaient 
plus  ou  moins.  Et  lui-même  agissait  avec  plus  ou 


i.  Sap.  III,  7  s.;  v,15  s. 

14. 


246  .      LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

moins  de  force  pour  se  faire  reconnaître  comme  Sau- 
veur et  comme  Maître.  Les  interventions  miraculeu- 
ses font  déjà  le  thème  du  livre  des  Juges  selon  le 
rythme  :  péché,  pénitence,  salut.  Par  ses  victoires, 
Dieu  affermissait  son  règne.  Puis  les  conquêtes  des 
Perses,  celles  d'Alexandre  avaient  inauguré  des  em- 
pires universel  selon  des  vicissitudes  inconnues 
dans  les  anciens  temps. 

Dans  le  livre  de  Daniel  la  succession  des  empires 
se  terminait  à  la  domination  des  saints  qui  devait 
être  le  règne  de  Dieu  : 

Et  le  règne  et  le  pouvoir,  et  la  domination  des  royaumes 
sous  tout  le  ciel  sera  donné  aux  saints  du  très-Haut,  ^ont 
le  règne  est  un  règne  éternel,  et  toutes  les  puissances  le 
serviront  et  lui  obéiront  i. 

Ce  n'étaient  là  que  des  doctrines  très  générales, 
que  chacun  interprétait  à  sa  manière.  11  y  avait 
comme  deux  thèmes  distincts,  selon  que  Ton  fai- 
sait plus  ou  moins  de  place  à  l'action  de  Dieu. 
Dans  le  mode  qu'on  peut  nommer  du  miracle  divin. 
Dieu  fait  tout,  et  d'une  façon  soudaine,  complète, 
par  la  transformation  radicale  des  conditions  de 
l'existence. 

Cette  forme  excessive,  de  passivité  quiétiste,  ne 
se  trouve  guère  que  dans  ï Assomption  de  Moïse^ 
petit  ouvrage  qu'on  peut  dater  de  l'an  10  av.  J.-C. 
Le  héros  de  cette  histoire  propose  à  ses  sept  fils 
de  se  retirer  dans  une  caverne  pour  y  mourir.  Dieu 
les  vengera  : 

Alors  paraîtra  son  règne  sur  toute  la  création, 
alors  le  diable  aura  son  terme, 

1.  Dan.  VII,  27;  cf.  Revue  biblique,  1904,  p.  498. 


LE  xMESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  247 

et  la  tristesse  sera  emmenée  avec  lui, 

alors  on  investira*  de  sa  charge  l'ange, 

qui  est  établi  au  sommet, 

qui  aussitôt  les  vengera  de  leurs  ennemis... 

Alors  tu  seras  heureux,  Israël, 

et  tu  monteras  sur  la  nuque  et  sur  les  ailes  de  l'aigle... 

Et  Dieu  te  haussera 

et  te  fixera  au  ciel  des  étoiles  i. 

On  pourrait  multiplier  les  allusions  à  l'action 
de  Dieu  sous  une  forme  éclatante,  mais  encore  fau- 
drait-il observer  que  dans  le  mode  des  visions,  dit 
apocalyptique,  on  ne  trouve  Jamais  le  terme  tech- 
nique :  règne  de  Dieu,  ou  règne  des  cieux,  ce  qui 
serait  équivalent. 

Au  contraire,  dans  l'autre  mode,  qui  est  celui  du 
Judaïsme  orthodoxe  ou  rabbinique,  on  nomme  très 
fréquemment  le  règne  des  cieux,  le  mot  cieux  étant 
choisi  pour  éviter  de  prononcer  le  nom  sacré  de 
Dieu.  A  rencontre  des  apocalypses,  dans  les  Tar- 
gums  et  dans  la  Michna  ouïes  Talmuds,  les  scribes 
font  dépendre  le  règne  de  Dieu  de  la  bonne  volonté 
des  hommes.  Le  droit  de  Dieu  vient  de  sa  nature, 
c'est  entendu,  mais  il  doit  être  reconnu.  Au  jour  de 
sa  vocation,  Abraham  choisit  le  règne  de  Dieu,  et 
dans  le  Sifré  nous  lisons  en  toutes  lettres  :  «  Avant 
que  notre  père  Abraham  soit  au  monde,  Dieu  n'était 
roi  que  sur  le  ciel  ;  mais  quand  Abraham  vint,  il 
le  fit  roi  sur  le  ciel  et  sur  la  terre  2.  »  Après  Abra- 
ham, le  peuple  d'Israël  fit  régner  Dieu  en  le  pre- 
nant pour  roi.  Les  justes  doivent  reconnaître, 
accepter,  prendre  sur  eux  le  règne  de  Dieu  ;  c'est 
le  moyen  de  le  faire  régner  véritablement. 

i.  Le  Messianisme...,  p.  119. 
2.  Le  Messianisme.,,,  p.  lo-i. 


248  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Encore  une  fois,  c'est  une  forme  extrême,  et  nous 
ne  prétendons  pas  que  c'eût  été  la  seule  répandue 
dans  Israël  au  temps  de  Jésus.  Mais  elle  a  trop  de 
racines  dans  le  judaïsme,  elle  est  trop  dans  l'esprit 
pharisaïque,  tel  que  l'a  combattu  saint  Paul,  pour 
n'avoir  pas  figuré  parmi  les  doctrines  du  temps.  Il 
va  sans  dire  que  la  reconnaissance  du  règne  de 
Dieu  améliorait  les  conditions  du  monde  sans  les 
changer  du  tout  au  tout  :  selon  l'enseignement  des 
maîtres  d'Israël,  le  point  suprême  était  d'observer 
fidèlement  la  Loi  et  d'en  répandre  la  connaissance 
pour  mériter  de  participer  au  monde  à  venir.  Mais 
par  là,  au  temps  de  Jésus,  ils  entendaient  certaine- 
ment l'existence  des  justes  auprès  de  Dieu  après 
la  mort.  Les  Psaumes  de  Salomon,  écrits  dans 
l'esprit  des  Pharisiens  vers  Fan  40  avant  J.-C,  at- 
testent clairement  cette  préoccupation  dominante. 
Or  les  Israélites,  en  Galilée  et  à  Jérusalem,  sui- 
vaient aveuglément  les  doctrines  du  parti  des  Scri- 
bes et  des  Pharisiens,  Josèphe  le  dit  ouvertement, 
et  l'Évangile  en  fait  foi. 

Notons  encore  ceci,  qui  va  peut-être  à  l'encontre 
d'opinions  reçues,  l'enseignement  des  Scribes,  si 
nationaliste  qu'il  fût,  l'était  moins  que  les  théo- 
rèmes des  messianistes  violents.  Les  Scribes  exci- 
taient la  volonté,  —  il  est  vrai  sans  tenir  assez 
compte  du  secours  de  Dieu,  —  prêchaient  la  mo- 
rale, invitaient  les  gentils  à  la  pratique  de  la  Loi  ; 
les  Pharisiens  en  plus  grand  nombre,  ne  firent 
aucune  difiiculté  à  recevoir  le  joug  d'Hérode,  puis 
celui  des  Romains,  dont  la  domination  leur  parut 
voulue  par  la  Providence.  Leurs  tendances  étaient 
optimistes,  il  ne  désespéraient  pas  encore  du  monde 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  249 

présent  comme  au  temps  du  IV*^  livre  d'Esdras  et 
de  l'apocalypse  de  Baruch,  après  la  prise  de  Jé- 
rusalem. 

Au  contraire,  les  visionnaires  sont  sûrs  de  leur 
droit  au  secours  de  Dieu,  ne  parlent  pas  d'amé- 
lioration progressive,  mettent  le  Seigneur  en  de- 
meure de  venger  Israël,  respirent  le  fanatisme  le 
plus  haineux  contre  leurs  adversaires.  Quelquefois 
Israël  n'est  pas  nommé  ;  la  lutte  n'est  qu'entre  les 
bons  et  les  méchants,  mais  les  bons  sont  toujours 
la  partie  choisie  d'Israël.  S'ils  font  appel  à  l'inter- 
vention divine,  c'est  que  la  situation  leur  paraît 
désespérée.  Il  leur  faut  un  triomphe,  et  coniplet, 
et  tout  de  suite  et  en  faveur  d'Israël. 
'  Encore  une  fois,  entre  les  deux  opinions  extrê- 
mes sur  le  règne  de  Dieu,  il  y  a  toute  une  gamme 
de  nuances.  L'erreur  du  système  eschatologiste  est 
précisément  de  ne  pas  en  tenir  compte,  et  de  regar- 
der le  règne  terminal  comme  l'opinion  régnante, 
tellement  régnante  que  Jésus,  parlant  du  règne  de 
Dieu,  n'aurait  pas  eu  à  expliquer  ce  que  c'était, 
tout  le  monde  l'entendant  d'une  catastrophe  divine, 
soudaine  et  complète.  Or,  nous  venons  de  le  voir, 
cette  opinion  prétendue  régnante  ne  fut  celle  que 
de  quelques  groupes,  si  bien  que,  jusqu'à  ces  der- 
niers temps,  on  n'en  connaissait  pas  de  trace  dans 
l'histoire. 

Mais  Jésus  aurait  pu  donner  son  suffrage  à  une 
opinion  isolée.  A-t-il  cru  que  le  monde  allait  finir, 
que  Dieu  avait  résolu,  non  de  l'améliorer,  mais  de 
le  remplacer  par  le  règne  de  la  justice  absolue  qu'il 
allait  inaugurer  sur  la  terre  comme  Messie  ? 

Le  nouveau  système  dit  oui,  et  s'appuie  sur  ce 


250  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

qu'on  nomme  les  discours  eschatologiques  du  Sau- 
veur. Nous  avonâ  vu  le  parti  qu'a  tiré  M.  Schweit- 
zer  de  l'instruction  pour  la  mission  des  apôtres 
dans  saint  Matthieu.  La  difficulté  des  discours  sur 
la  prise  de  Jérusalem  et  la  fin  du  monde  est  encore 
plus  célèbre  ^ . 

J'avoue  pour  ma  part  que  je  ne  vois  pas  comment 
la  résoudre  si  l'on  considère  comme  inviolable, 
comme  attesté  par  l'Esprit-Saint,  Tordre  même 
selon  lequel  sont  rapportées  les  paroles  du  Christ. 
Que  répondre  à  ce  texte  de  la  mission  :  «  Vous 
n'aurez  pas  achevé  de  parcourir  les  villes  d'Israël, 
que  le  Fils  de  l'homme  sera  venu^  »  ?  Les  Apôtres 
sont  revenus,  et  le  Fils  de  l'homme  ne  s'était  pas 
manifesté.  Sans  doute  il  était  venu  sur  la  terre, 
mais  avant  d'envoyer  les  apôtres,  et  Jésus  parlait 
alors  de  sa  manifestation  glorieuse.  Elle  n'a  pas 
eu  lieu  avant  leur  retour.  C'est,  vous  vous  le  rap- 
pelez, l'objection  de  Reimarus.  Elle  suffit,  d'après 
lui,  pour  ruiner  le  christianisme.  Voilà  un  fait  que 
tout  le   monde  peut  constater. 

Mais  nous  constatons  aussi  que  dans  saint  Mat- 
thieu les  disciples  ne  reviennent  pas  auprès  de  leur 
maître.  C'est  sans  doute  que  l'évangéliste  a  senti 
que  son  discours  de  mission  dépassait  de  beaucoup 
l'horizon  de  la  mission  de  Galilée.  Et  en  effet  il 
renferme  des  recommandations  relatives  seulement 
au  temps  qui  suivra  la  mort  du  maître  :  «  Vous 
serez  menés,  à  cause  de  moi,  devant  des  gouver- 
neurs et  devant  des  rois.,.  »  etc.  Ni  saint  Marc,  ni 
saint  Luc  ne  contiennent  toute  cette   partie.  On 

1.  Mt.  xili,  5-37 

2.  Mt.  X,  23. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  251 

sait  que  saint  Matthieu  aime  ces  longs  discours  où 
il  groupe  divers  enseignements  donnés,  selon 
saint  Luc,  dans  diverses  circonstances.  lia  suivi  le 
même  procédé  ici.  La  critique  qui  dispose  si  hardi- 
ment des  éléments  traditionnels,  qui  les  accepte 
ou  les  rejette  à  son  gré,  nous  fera-t-elle  un  crime 
de  discerner  ici  deux  instructions  bloquées  dans  un 
seul  discours  ?  Et  nous  appliquerons  la  même  so- 
lution au  discours  eschatologique  par  excellence, 
prononcé  en  face  de  Jérusalem,  annonçant  la  ruine 
de  la  cité  et  l'avènement  du  Fils  de  l'homme  ^  Dans 
une  parole  retenue  par  saint  Matthieu  et  par  saint 
Luc  2,  Jésus  a  dit  de  la  ville  sainte  :  «  Votre  maison 
vous  sera  laissée  »  ;  donc  Jérusalem  sera  ruinée  et 
demeurera  ruinée.  C'est  une  ruine,  ce  n'est  point 
une  transformation  surnaturelle.  Ou  bien  prétend- 
on assimiler  la  cité  sainte  à  la  géhenne  ? 

Le  châtiment  de  la  ville  fera  partie  du  jugement 
de  Dieu,  au  moment  où  il  établira  son  règne.  Mais 
le  monde  ne  sera  pas  pour  cela  remplacé  par  le 
royaume  des  élus  et  la  géhenne.  Il  y  a  là  deux 
perspectives  distinctes  qui  n'ont  été  rapprochées 
que  par  une  certaine  conception  commune  des  ju- 
gements de  Dieu. 

Cette  explication,  suggérée  par  la  contexture 
des  textes,  s'impose  si  par  ailleurs  toute  la  doc- 
trine et  l'attitude  de  Jésus  montrent  une  tendance 
opposée  au  pessimisme  désespéré  et  au  nationa- 
lisme farouche  de  ceux  qui  attendaient  la  mani- 
festation soudaine  du  règne  de  Dieu.   Certes   sa 


1.  On  peut  voir  la  Revue  biblique,  1906,  p.  382-411  et  notre  Com- 
mentaire de  saint  Marc,  p.  312  ss. 

2.  Mt.  xxni,  37  ss.  ;  Le.  xur,  34-  s. 


252  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

prédication  est  dominée  par  son  eschatologie,  mais 
il  en  a  deux.  C'est  d'abord  le  salut  définitif  des 
hommes  dans  le  royaume  surnaturel  de  Dieu.  Il  est 
venu  pour  prêcher,  il  est  venu  pour  guérir  ce  qui 
était  malade,  il  est  venu  pour  que  les  hommes  aient  la 
vie  éternelle  auprès  de  son  Père.  Et  cette  vie  future, 
il  l'a  nommée  le  royaume  de  Dieu.  Il  ne  sert  de  rien 
d'objecter  que  cette  expression  n'était  pas  reçue 
dans  le  judaïsme  rabbinique.  L'idée  était  bien 
celle  des  Juifs  palestiniens.  Si  le  terme  de  royaume 
pour  désigner  le  monde  de  l'au-delà  est  une  créa- 
tion de  Jésus,  c'est  un  indice  nouveau  qu'il  ne  s'en 
tenait  pas  aux  termes  de  tout  le  monde.  On  ne  peut 
nier  qu'il  a  parlé,  et  plus  d'une  fois,  du  royaume  de 
Dieu,  opposé  à  la  géhenne.  Il  a  fixé  les  conditions 
pour  entrer  dans  ce  royaume,  il  a  dit  les  sacrifices 
qu'il  fallait  faire  pour  cela  ^ .  Voilà  déjà  un  sens 
incontestable  de  hasileia^  règne  ou  royaume,  qui 
n'est  pas  emprunté  aux  apocalypses.  Mais  il  a 
aussi  parlé  du  règne  de  Dieu  qui  allait  venir.  Il  l'a 
dépeint  dans  la  parabole  du  semeur,  comme  un 
don  de  Dieu  qui  exigeait  la  collaboration  de 
l'homme,  la  libre  acceptation  de  sa  volonté^.  Loin 
de  l'envisager  comme  un  coup  de  théâtre,  il  l'a  com- 
paré à  un  grain  de  sénevé  qui  devient  un  grand 
arbre,  à  du  levain  qui  fait  fermenter  toute  la  pâte  ^. 
Ce  n'était  pas  le  règne  de  la  justice  absolue, 
puisqu'il  y  aurait  de  l'ivraie*.  Ce  ne  serait  pas  la 
revanche  d'Israël,  puisque  le  vignoble,  c'est-à-dire 


1.  Me.  IX,  47;  X,  23  SS. 

2.  Me.  IV,  26. 

3.  Mt.  xm,  31-33;  l.c.  xiir,  18-21. 

4.  Mt.  Xllt,  24-30. 


LE  MESSIANISME  ESCIIATOLOGIQUE.  253 

l'héritage  de  Dieu,  serait  donné  à  d'autres  ^  C'est 
en  vain  qu'on  tourne  les  paraboles  et  qu'on  les 
retourne  dans  tous  les  sens,  on  ne  peut  leur  faire 
dire  que  le  règne  de  Dieu  sera  la  fin  du  monde.  Ce 
sera  un  miracle,  mais  de  la  façon  de  Celui  qui 
fait  luire  son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  mé- 
chants. Dans  le  royaume  de  l'au-delà,  nul  mé- 
lange, plus  rien  de  terrestre,  les  élus  seront  comme 
les  anges  dans  le  cieP.  Mais  cela  s'entend  de  la 
vie  divine  après  la  mort  et  après  la  résurrection. 
Ce  royaume  où  l'on  eottre  n'est  pas  la  même  chose 
que  le  règne  qui  vient.  D'autant  que  ce  règne  est 
même  déjà  venu.  Jésus  l'affirme  :  «  Si  je  chasse 
les  démons  dans  l'esprit  de  Dieu,  c'est  donc  que 
le  règne  de  Dieu  est  déjà  parmi  vous  ^.  » 

Pour  ce  règne  commencé,  Jésus  prêche  une 
justice  supérieure  à  celle  de  la  Loi  de  Moïse. 
C'est  une  dure  nécessité  pour  les  eschatologistes 
d'en  être  réduits  à  qualifier  la  morale  de  Jésus 
de  morale  provisoire,  de  morale  par  intérim.  Cette 
morale  divine,  si  pure  qu'elle  a  renouvelé  la  vie 
intérieure,  si  durable  que  beaucoup,  renonçant  à 
notre  dogme,  ne  veulent  pas  y  renoncer,  cette 
morale  des  béatitudes  n'eût  été  dans  la  pensée 
de  Jésus  qu'un  moyen  de  hâter  l'avènement  du 
règne  de  Dieu  !  Et  cela  même  nous  pouvons  l'en- 
tendre, puisqu'il  nous  a  appris  à  dire  :  «  Que  votre 
règne  arrive!  »  mais  c'est  donc  que  le  règne  de 
Dieu  avance  à  mesure  que  l'homme  devient  meil- 
leur, ainsi  que  l'enseignaient  les   maîtres  du  ju- 


\.  Me.  xir,  l-H. 

2.  Me.  xu,2o. 

3.  Mt.  XII,  28. 

LE  SENS   DU  CHRISTI.\XIS.ME.  15 


lîBgARY  ST.  MARY^CoaKSf 


i>54  LE  SENS  DU  CHRISTIAMSME. 

daïsme,  pourtant  avec  la  grâce  de  Jésus-Cliri&t  en 
plus.  Quoi  de  plus  éloigné  du  pessimisme  quié- 
tiste  de  l'Assomption  de  Moïse,  de  la  hâte  fou- 
gueuse des  livres  d'Hénoch  ou  des  Sibylles,  pres- 
sés d'en  finir,  que  cet  essai  loyal  d'une  perfection 
dont  Dieu  seul  peut  fournir  l'exemplaire!  Celui 
qui  a  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  abolir  »,  c'est- 
à-dire  la  loi  morale  de  Moïse,  «  mais  accomplir  ^  », 
c'est-à-dire  perfectionner,  qui  a  opposé  à  ce  qu'on 
avait  dit  aux  anciens  ce  qu'il  enseigne  lui-même, 
qui  a  créé  un  ordre  nouvea»  de  justice  plus  par- 
faite, attendait-il  la  fm  du  monde  au  temps  de  la 
moisson? 

Ce  n'est  pas  d'ailleurs  que  le  règne  de  Dieu  soit 
simplement  une  manière  de  désigner  l'Eglise  de  la 
terre.  C'est  une  notion  plus  large.  Désormais  Dieu 
régnera  mieux,  parce  que  son  règne  aura  un  chef, 
parce  qu'il  sera  mieux  connu,  parce  qu'il  sera 
mieux  aimé.  Nous  n'assimilons  pas  non  plus  le  règne 
de  Dieu  annoncé  par  Jésus  à  celui  des  Rabbins, 
011  la  part  de  Dieu  est  si  restreinte.  Non,  le 
Sauveur  n'a  pas  atténué  l'action  de  Dieu;  mais 
les  coups  de  théâtre,  les  bouleversements,  les 
catastrophes  pour  aboutir  à  la  victoire  d'Israël, 
l'existence  plantureuse  des  justes  et  autres  rê- 
veries, contiennent-ils  plus  de  divin  que  la  Passion 
qui  réconcilie  le  monde  avec  Dieu,  et  la  Résurrec- 
tion qui  inaugure  le  royaume  par  la  victoire  de  son 
chef?  De  même  qu'il  s'appuyait  sur  le  Décalogue 
pour  édifier  une  sainteté  plus  haute,  Jésus  se  servit 
à  l'occasion  des  images  traditionnelles  et  courantes 

i.  Mt.  V,  17  ss. 


LE  MESSIA^CISME  ESCHATOLOGIQUE.  255 

pour  désigner  le  jugement  du  Seigneur.  Ce  n'est 
pas  une  raison  pour  le  regarder  comme  un  sim- 
ple écho,  non  point  de  l'opinion  universelle,  mais 
d'un  petit  cénacle  de  visionnaires  ou  de  révolution- 
naires. Non,  il  n'a  point  mis  en  mouvement  une 
machinerie  toute  faite.  Il  ne  s  est  assujetti  ni  à  la 
doctrine  des  rabbins,  ni  aux  fantaisies  des  pessimis- 
tes, il  a  lu  dans  les  Écritures  que  le  règne  de  Dieu 
serait  manifesté  avec  éclat,  il  a  annoncé  que  le 
temps  était  venu,  il  a  posé  les  fondements  de  ce 
règne  par  son  enseignement,  il  a  accepté  la  passion 
qui  devait  l'établir,  confiant  dans  la  résurrection  qui 
en  serait  la  gloire.  Mais  il  n'a  pas  dit  quand  la 
terre  cesserait  de  fournir  des  recrues  au  royaume 
du  ciel.  Rien  ne  devait  être  changé  au  cours 
normal  de  la  nature,  et  cependant  il  pouvait  dire 
sans  rien  exagérer  :  «  Quelques-uns  de  ceux 
qui  sont  ici  ne  goûteront  pas  la  mort  avant  qu'ils 
ne  voient  le  règne  de  Dieu  venu  en  puissance  ^ .  » 
Et  que  serait  un  bouleversement  cosmique  com- 
paré à  ce  qu'est  aux  yeux  de  la  foi  l'entrée  du 
Christ  dans  sa  gloire,  l'effusion  du  Sa:int-Esprit, 
la  fondation  de  l'Église?  Et  ceux  mêmes  qui  ne 
croient  pas,  connaissent-ils  une  date  plus  notable 
dans  l'histoire  de  l'humanité  ? 

Ce  qu'il  y  a  d'éclatant  dans  les  termes  du 
Sauveur  ne  doit  pas  s'expliquer  comme  expression 
technique  d'un  concept  bien  déterminé  et  univer- 
sellement admis  du  règne  terminal  de  Dieu,  mais 
d'après  la  grandeur  des  faits  divins;  encore  les 
paroles    du    Sauveur   sont-elles   beaucoup    moins 

1.  Me.  IX,  1. 


256  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

grandioses  que  celles  des  prophètes.  Ce  qui  a 
dans  ses  paroles  le  caractère  d'un  événement  tra- 
gique, mettant  un  terme  définitif  à  des  siècles 
d'histoire,  qui  va  tout  changer  avant  même  que 
la  génération  contemporaine  ait  disparu,  c'est  le 
JUGEMENT  prononcé  sur  Israël.  Les  expressions 
nous  paraissent  trop  fortes  pour  la  ruine  d'un 
petit  peuple.  Qu'est  cela  auprès  de  la  catastrophe 
à  laquelle  nous  assistons  !  Mais  espère-t-on  qu'il 
sortira  de  cet  ébranlement  un  nouveau  principe  de 
vie  religieuse  et  morale  comparable  à  celui  que 
Jésus  a  prêché?  Ce  qui  est  nouveau  de  nos  jours, 
c'est  le  pouvoir  de  détruire.  Mais  la  force  maté- 
rielle sera  vaincue  et  quand  on  voudra  bâtir,  on 
n'aura  pas  d'autre  fondement  que  celui  qu'a  posé 
Jésus,  de  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain. 

Et  si  vous  voulez  comprendre  ses  menaces, 
transportez- vous  par  la  pensée  au  pays  d'Israël. 
Depuis  des  siècles,  il  est  le  peuple  de  Dieu.  Sou- 
vent châtié,  il  a  fait  pénitence,  et  Dieu  lui  a  par- 
donné. Il  y  a  longtemps  que  cela  dure,  mais  c'est 
fini.  Cette  fois  la  ruine  est  inévitable,  le  jugement 
approche,  ce  jugement  que  les  anciens  voyants 
d'Israël  avaient  contemplé,  l'esprit  glacé  de  ter- 
reur, car  pour  ces  voyants  tout  ce  que  peut  dé- 
chaîner de  meurtres  l'ivresse  du  triomphe,  tous 
les  vertiges  de  la  terre  secouée  jusque  dans  ses 
fondements,  l'obscurcissement  du  soleil  et  la  chute 
des  étoiles,  n'étaient  que  de  faibles  images  pour 
exprimer  cette  chose  indicible  :  la  colère  et  le  ju- 
gement de  Dieu  sur  son  peuple.  Ce  que  le  pa- 
triotisme a  de  plus  ardent,  le  sentiment  religieux 
de    plus  profond    était  remué    dans   ces  grandes 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  257 

âmes.  Plus  qu'eux  tous,  Jésus  a  éprouvé  cette 
douleur.  11  Ta  exprimée  parfois  avec  quelques-unes 
de  leurs  images,  car  nous  ne  prétendons  pas  que 
la  tradition  lui  ait  attribué  sans  raison  ces  termes 
qui  paraissent  empruntés  aux  prophètes.  Et  le 
jugement  est  bien  venu,  au  temps  où  il  l'avait 
annoncé.  Israël  existe  encore,  mais  il  est  toujours 
frappé,  et  toute  sa  pensée  se  tend  en  ce  moment 
vers  ce  souvenir,  unique  dans  ses  annales  et  qu'il 
voudrait  effacer.  C'était  bien  un  effroyable  juge- 
ment, une  fin  d'un  monde. 

Donc  nous  concédons  parfaitement  qu'il  y  avait 
dans  les  paroles  du  Sauveur  la  prévision  d'une  ca- 
tastrophe. Seulement,  à  l'inverse  de  toutes  les  vi- 
sions, et  de  toutes  les  agitations,  à  quelque  esprit 
qu'elles  aient  appartenu,  cette  catastrophe  devait 
peser  sur  Israël.  Ne  fût-ce  qu'en  cela,  son  règne 
de  Dieu  prochain  différait  complètement  de  tous  les 
autres  tableaux.  Car  on  ne  peut  pourtant  pas  nier 
qu'il  a  annoncé  la  ruine  de  Jérusalem,  et  il  a  menacé 
les  villes  de  Galilée  :  Capharnaûm,  Bethsaïde 
et  Corozaïn,  d'un  châtiment  plus  sévère  que 
celui  de  Sodome  ^ .  Pourquoi  ?  parce  qu'elles  avaient 
refusé  de  faire  pénitence  et  s'étaient  montrées 
sourdes  à  son  appel.  C'est  précisément  pour 
cela,  nous  disent  les  eschatologistes,  que  Jésus 
avait  compris  qu'il  lui  faudrait  mourir.  Pourquoi 
mourir?  Sa  mort  était-elle  la  condition  qui  allait 
pour  ainsi  dire  déclancher  le  règne?  Au  profit  de 
qui?  Et  pourquoi?  Était-ce  pour  suppléer  à  la  pé- 
nitence du  peuple?  Alors  le  châtiment  serait-il  donc 

l.Mt.  XI,  20-24. 


258  LE  SE>;S  DU  CÎIRISTIAKISME. 

rétracté?  Non,  il  est  irrévocable.  La  vigne  sera 
donnée  à  d'autres,  pour  punir  les  vignerons  de  leur 
dernier  homicide,  du  meurtre  du  Fils.  Nous  voilà 
au  point  décisif.  La  mort  de  Jésus  ne  pouvait  être 
inutile.  Elle  devait  permettre  l'entrée  du  royaume 
à  d'autres  que  les  Juifs,  à  ceux  qui  ne  refuseraient 
pas  d'y  prendre  place'.  Il  fallait  le  leur  proposer, 
et  ce  n'était  point  la  mission  de  Jésus.  Si  le  règne 
terminal  du  monde  commençait  avec  la  mort  de  la 
victime  expiatoire,  cette  mort  ne  servait  à  per- 
sonne, car  on  n'admettra  pas  sans  doute  que 
le  règne  fût  ouvert  -sans  un  acte  de  foi  et  de  péni- 
tence ;  ce  serait  absolument  contraire  à  la  pensée 
do  Jésus  2.  Si  même  il  était  simultané  avec  la  catas- 
trophe, à  quel  moment  pouvait  on  inviter  les  gen- 
tils à  remplacer  les  Juifs  au  banquet  du  roi^?  Or, 
pour  peu  que  la  perspective  s'ouvre,  elle  est  indé- 
finie. Jésus  ne  veut  pas  dire  quand  viendra  la  fm  ; 
il  faut  toujours  veiller.  Mais  il  dispose  tout  pour 
que  son  sang  n'ait  pas  été  versé  en  vain,  il  prépare 
ses  apôtres  pour  prêcher,  et  leur  commande  de 
commémorer  son  sacrifice^.  Tout  est  suffisamment 
clair,  aucune  argutie  ne  peut  prévaloir  contre  cette 
nécessité  d'avoir  sur  la  terre  un  règne  de  Dieu  nou- 
veau où  puissent  se  former  les  élus  du  royaume  de 
Dieu,  associés  aux  saints  d'Israël. 

Donc  Jésus  a  parlé  du  règne  de  Dieu  sans  s'ex- 
pliquer avec  la  foule.  C'est  qu'en  effet  il  y  avait  une 
idée  de  ce  règne  partout  reçue,  qui  découlait  des 


1.  Mt.  VIII,  il  S.;  Le.  XIII,  28  s. 

2.  Mt.  V,  20  etn. 

3.  Mt.  XXII,  1  SS. 

4.  I  Cor.  XI,  24-26. 


LE  MESSIANISME  ESCIIATOLOGIQUE.  259 

Ecritures,   qui  faisait  le  fond  de  toutes  les  espé- 
rances, le  thème  de  toutes  les  variations  :  le  pou- 
voir souverain  de  Dieu,  son  droit  à  recevoir  les 
hommages  des  hommes.  Mais  il  avait  sa  façon  d'en- 
tendre le  règne  de  Dieu,  non  point  comme  un  sim- 
ple progrès  de  la  Loi,  à  la  façon  des  livres  des  Rab- 
bins, ni  comme  l'établissement  de  la  justice  abso- 
lue, à  la  façon  des  livres  d'Hénoch,  ni  comme  la 
victoire  d'Israël,  à  la  façon  des  Zélotes  et  de  tous 
les  autres.  11  a  laissé  entrevoir  ce  règne  aux  foules, 
il  en  a  révélé  le  secret  à  ses  disciples,  sa  mort 
offerte  pour  le  salut  des  âmes.  Il  a  fait  plus  et  mieux 
que  d'en  parler.  Il  l'a  préparé  d'avsmce,  il  l'a  fondé. 
Il  dure  encore. 


Non  moins  importante  que  la  notion  du  règne  de 
Dieu  est  celle  du  Messie.  Avant  de  chercher  dans 
des  livres  demeurés  longtemps  obscurs,  ne  faudrait- 
il   pas  interroger  l'histoire  écrite  au   grand  jour? 
C'est  quelque  chose  de  connaître  les  livres,  mais  le 
meilleur  profit  est  sans  doute  d'arriver  par  eux  aux 
réalités.  Cette  fois  encore,  l'Allemagne  s'est  montrée 
peu  soucieuse  de  placer  les  idées  dans  un  milieu  vi- 
vant. Elle  a  déduit  le  messianisme  théorique,  sans 
aboutir  au  messianisme  en  action.   On  n'a  pas  su 
lire  les  ouvrages  de  Josèphe,  qui  croyait  à  un  mes- 
sianisme laïque,  dont  Vespasien  eût  été  le  héros,  qui 
fut  l'ennemi  des  fanatiques,  responsables  de  la  ruine 
de  son  pays,  qui  ne  peut  donc  être   suspect  d'avoir 
exagéré  le  messianisme  Israélite  en  révolte  contre 
Rome.  Or  malgré  ses  réticences,  il  n'a  pu  taire 


260  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

l'agitation  créée  par  de  faux  Messies  qui  entraînaient 
la  foule  en  promettant  une  délivrance  miraculeuse. 
Le  joug  des  Romains  serait  secoué  par  Dieu,  qui 
voulait  être  le  vrai  maître  d'Israël.  Le  voilà,  le  règne 
de  Dieu  imminent  et  fulgurant,  prêché  par  plus  d'un 
aventurier  qui  se  posait  en  Messie.    Ces   mouve- 
ments ont  commencé  au  temps  de  la  naissance  du 
Christ,   quand  des  Pharisiens,  en  grand  nombre, 
refusèrent  de  se  prêter  au  recensement  à  la  romaine; 
ils  prirent  une  formé  révolutionnaire  avec  Judas  le 
Galiléen,  dont  Josèphe  a  fait  le  fondateur  d'une  secte 
de  philosophie   «   ne  voulant  admettre  que  Dieu 
comme  chef  et  comme  maître^  ».  Le   Messie  fut 
Judas,  fils  d'Ézéchias,  peut-être  le  même  que  Judas 
le  Galiléen,  puis  Simon,  Athrongès,  qui  ceignirent 
le  diadème.  Le  parti  des  Zélotes  devint  celui  des  Si- 
caires  au  temps  de  la  grande  révolte,   mais  déjà 
Pilate    réprima   durement   la    tentative    d'un    im- 
posteur qui  promettait  de   montrer  au  peuple   les 
vases  sacrés  déposés  par  Moïse  au  mont  Garizim. 
Nous  ne  pouvons  pas  faire  la  lumière  sur  cha- 
cune de  ces  menées  ni  retrouver  dans  les  apoca- 
lypses l'idéal  dont  chacune  attendait  le  succès,  que 
ce  fût  de  la  violence  ou  de  Dieu  seul,  avec  plus  ou 
moins  d'appel  aux  armes,  ou  de  quiétisme  confiant. 
Mais  il  y  a  une  connexité  évidente  entre  les  livres 
apocryphes  et  les  faits.  M.  Schweitzer  s'est  flatté 
d'exposer  une  eschatologie  conséquente.  Il  est  loin 
du  compte.  L'eschatologie  conséquente  est  celle 
qui  range  Jésus  parmi  les  agitateurs  zélotes  qui  ont 
promis  le  règne  prochain  de  Dieu  ;  la  même  prédi- 

1.  Le  Messianisme...^  p.  18. 


LE  MESSIANISxME  ESCHATOLOGIQUE.  261 

cation  l'aurait  conduit  au  même  supplice.  Il  n'est 
pas  donné  à  tous  les  critiques  d'aller  jusque-là  ^ 

Les  critiques  ont  cru  mieux  faire  en  établissant 
une  sorte  d'harmonie  entre  le  règne  de  Dieu  et  son 
Messie.  Il  leur  faut  un  Messie  futur  pour  inaugurer 
le  Règne  terminal  futur  ;  ils  croient  l'avoir  trouvé. 
Dans  le  système  eschatologique,  le  Messie  s'est 
transformé,  ainsi  que  le  règne,  en  une  notion  nou- 
velle très  précise,  celle  du  Fils  de  l'homme,  at- 
tendu avec  le  règne  pour  opérer  le  salut  et  réta- 
blir la  justice.  Et,  en  effet,  dans  les  textes  très  rares 
qui  donnent  un  chef  au  règne  terminal,  ce  chef, 
comme  le  règne  lui-même,  vient  d'auprès  de  Dieu; 
il  n'a  pas  eu,  et  ne  pouvait  avoir  d'existence  ter- 
restre. D'après  le  livre  des  Paraboles  d'Hénoch,  le 
Fils  de  l'homme,  tel  qu'on  se  le  représentait  d'après 
la  prophétie  de  Daniel  ^  était  un  être  céleste, 
envoyé  par  Dieu  comme  justicier. 

Voici  comment  il  apparaît  :  «  Là  je  vis  quelqu'un 
qui  avait  une  «  tête  de  jours  »,  et  sa  tête  était 
comme  de  la  laine  blanche  »  —  c'est  l'image  du 
Père  éternel,  —  «  et  avec  lui  un  autre  dont  la  figure 
avait  l'apparence  d'un  homme,  et  sa  figure 
était  pleine  de  grâce,  comme  un  des  anges  saints. 
J'interrogeai  l'ange  qui  marchait  avec  moi,  et  qui 
me  faisait  connaître  tous  les  secrets  au  sujet  de  ce 
Fils  de  l'homme  :  «  Qui  est-il,  et  d'où  vient-il  ; 
«  pourquoi  marche-t-il  avec  la  Tête  des  jours ^.  » 

1.  On  lit  dans  La  Religion  de  M.  Loisy,  p.  134  :  «  L'historien  Josè- 
plie  présente  comme  un  chef  de  secte  le  principal  agent  de  cette 
révolte,  Judas  le  Galiléen;  la  secte  est  celle  des  zélotes,  des  messia- 
nistes  violents...  L'un  de  ces  personnages  messianiques,  —  on  n'hé- 
site pas  d'ordinaire  à  qualifier  les  autres  d'aventuriers  ou  d'illu- 
minés, -fut  Jésus  le  Nazaréen...  » 

•2.  Hénoch,  xLvi,  1  et  2  (Trad.  Martin\ 

15. 


262  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Et  maintenant  voici  son  œuvre  :  «  Le  Fils  de 
l'homme  que  tu  as  vu  fera  lever  les  rois  et  les  puis- 
sants de  leurs  couches,  et  les  forts  de  leurs  -sièges; 
et  il  rompra  les  reins  des  forts^  »  etc. 

C'est  un  prince  de  la  cour  de  Dieu,  sinon  un  associé 
à  son  trône.  11  est  vrai  que,  plus  loin,  ce  Fils  de 
rhomme  est  assimilé  à  Hénoch.  S'il  n'y  a  pas  là  une 
retouche,  du  moins  l'existence  d'Hénoch  se  perd, 
comme  on  dit,  dans  la  nuit  des  temps.  11  n'avait  pas 
à  revenir  sur  la  terre  -sinon  dans  l'éclat  de  sa  gloire. 

Telle  est,  en  un  mot,  cette  étrange  figure.  Je  ne 
veux  point  demander  si  ce  ne  serait  pas  une  contre- 
façon juive  de  la  glorification  de  Jésus-Christ, 
ni  insister  sur  l'incertitude  où  l'on  est  de  la  date 
des  Paraboles  attribuées  à  Hénoch.  Admettons 
qu'elles  soient  antérieures  à  Jésus- Christ,  qu'on 
ait  entendu  parler  du  Fils  de  l'homme  à  Jéru- 
salem autrement  que  par  Daniel.  Personne  ne  pou- 
vait songer  qu'un  homme  mortel  fût  ce  Fils  de 
l'homme.  M.  J.  Weiss  a  dit  :  Jésus  pouvait  être 
Docteur,  Prophète,  Envoyé  de  Dieu,  Elu  de  Dieu. 
Fils  de  David  et  même  Fils  de  Dieu;  mais  «  ce 
Fils  de  l'homme,  il  ne  l'est  pas  encore,  il  ne  peut 
que  le  devenir ^  ».  Par  ces  paroles,  Weiss  ne  s'est- 
il  pas  condamné  lui-même?  Car  si  Jésus  n'a  pas 
pris,  dès  sa  vie  mortelle,  le  titre  de  Fils  de  l'homme, 
il  n'y  a  rien  de  certain  dans  l'Evangile. 

Si  donc  M.  Weiss  a  bien  exprimé  l'idée  courante 
alors  du  Fils  de  l'homme,  il  faut  convenir  que  Jésus 
l'a  transformée  pour  la  concilier  avec  son  existence 
dans  la  nature  humaine. 

1.  Hénoch,  l.  l. 

2.  Die  Predigt  Jesu,  2«  éd.,  p.  175. 


LE  JÎESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE.  268 

Nous  touchons  ici  du  doigt  une  difficulté  insolu- 
ble dans  le  système  escliatologique.  Le  Fils  de 
riiomme,  tel  que  le  représentent  les  Paraboles,  est 
la  pièce  maîtresse  de  la  machinerie  eschatologi- 
que;  il  doit  venir  seulement  avec  éclat,  en  même 
temps  que  le  règne.  Jésus  n'était  donc  pas  le  Fils 
de  l'homme  dans  ce  sens.  Et  pourtant  il  Tétait  déjà 
avant  d'en  faire  les  fonctions  glorieuses.  Dans  son  té- 
moignage devant  le  Sanhédrin  il  a  retenu  du  Fils  de 
l'homme  la  gloire  céleste  future,  correspondant  à 
l'origine  surnaturelle  que  suggérait  Daniel,  et  c'est 
déjà  comme  Fils  de  l'homme  qu'il  remettait  les 
péchés  '  et  qu'il  était  maître  du  sabbat^.  Mais  il  s'est 
dit  aussi  Fils  de  l'homme  en  parlant  de  ses  douleurs 
et  de  sa  mort^.  Lui  qui  voilait  son  titre  de  Messie, 
se  nommait  hautement  Fils  de  l'homme.  Si  c'eût  été 
un  titre  messianique  courant  encore  plus  glorieux 
que  celui  de  Fils  de  David,  l'eût-il  revendiqué?  Et  la 
foule  n'aurait-elle  pas  eu  à  se  prononcer  sur  sa  pré- 
tention? Le  grand  prêtre  eût-il  été  obligé  de  cher- 
cher des  témoins  et  d'autres  griefs?  La  critique  s'é- 
pargnerait des  déboires  si  elle  s'en  tenait  au  texte  de 
saint  Jean.  La  foule  dit  à  Jésus  :  «  Nous  savons  par 
la  Loi  que  le  Christ  demeure  à  jamais,  et  comment 
dis-tu  que  le  Fils  de  l'homme  doit  être  élevé?  Qui 
est  ce  Fils  de  l'homme^?  »  Donc,  le  peuple  de  Jé- 
rusalem ne  savait  pas  qui  était  le  Fils  de  l'homme. 
M.  Jean  Weiss  a  manifestement  cédé  au  penchant 
assez  naturel  d'exagérer  la  valeur  des  documents 
nouveaux  ou  peu  explorés. 

1.  Me.  II,  iO. 

2.  Me.  H,  28. 

3.  Me.  via,  31. 

4.  Is.  xii.  3i. 


264  LE  SENS  DU  CHRISTIANISxME. 

Celui   qu'on   attendait  était  le  Messie,   Fils   de 
David  ^  C'est  incontestablement  la  tradition  des 
Maîtres  d'Israël.  Elle  se  rattache  à  l'Ancien  Testa- 
ment par  tous  les  écrits  rabbiniques,  par  les  Apo- 
calypses de  Baruch  et  d'Esdras,  par  la  prière  quoti- 
dienne du  judaïsme   au  temps    de  Jésus,  par  les 
Psaumes  de  Salomon  qui  lui  sont   antérieurs.   Et 
cette    tradition    concorde    avec    les   acclamations 
adressées  au  Sauveur  lors  de  son  entrée  messiani- 
que à  Jérusalem  :  «  Hosannal  Béni  soit  celui  qui 
vient  au  nom  du  Seigneur  !  Béni  soit  le  règne  qui 
vient,   de  notre  père  David!  Hosanna^!  »    Nous 
avons  à  la  fois  dans  ce  passage  le  règne  et  le  mo- 
narque, un  règne  temporel  qui  allait  être  inauguré 
par  Je  Fils  de  David.  Ce  texte  suffirait  à  lui  seul 
pour  prouver  que   l'opinion   publique  n'attendait 
pas  un  règne  soudain  de  justice  absolue  avec  le 
Fils  de  l'homme  venu  du  ciel.  Nous  sommes  là 
sur  le  terrain  de  l'histoire  et  des  traditions  natio- 
nales. Au  nom  de  la  critique  on  relègue  ces  tradi- 
tions à  l'arrière-plan.  Elles  auraient  cédé  la  place 
aux  élucubrations  chimériques  de  quelques  vision- 
naires,  d'ailleurs   parfaitement   de  sang-froid  en 
dépit  de  leur  fanatisme,  et  littérateurs  pleins  d'ar- 
tifices   plutôt  que  vraiment  contemplatifs!  Il  faut 
beaucoup  de  courage  à  M.  Schweitzer  pour  dire 
que  le  peuple  a  salué   Jésus  fils   de  David  sans 
l'acclamer  comme  Messie.  D'autre  part,  cette  lo- 
gique s'impose  au  système,  car  il  a  besoin  d'un 


i.  Jo.  VII,  27  :  «  Le  Christ,  quand  il  viendra,  personne  ne  saura 
d'où  il  est  »,  suppose  un  lieu  de  naissance  inconnu,  mais  non  une 
maniiestation  céleste  sans  existence  liumaine. 

2.  Me.  X,  9  s. 


LE  MESSIANISME  ESCIIATOLOGIQUE.  265 

Messie  futur,  d'un  Fils  de  l'homme  à  venir  avec 
le  règne,  tandis  que  le  Messie,  fils  de  David,  vivant 
sur  la  terre,  est  un  Messie  déjà  venu.  Pilate  a  été 
assez  faible  pour  condamner  un  Messie  qu'il  jugeait 
inoffensif,  mais  les  prêtres  le  lui  ont  livré  comme 
affectant  d'être  roi  des  Juifs,  non  pas  comme  Fils  de 
l'homme  annoncé.  La  foule,  il  est  vrai,  a  hésité 
longtemps.  Au  moment  de  la  confession  de  Pierre, 
on  ne  s'était  pas  encore  décidé,  parce  que  la  mis- 
sion et  l'existence  de  Jésus  étaient  vraiment  trop 
modestes.  Chose  étrange  pour  nous,  les  textes  du 
temps  ne  promettaient  pas  de  miracles  au  Messie. 
C'était  trop  peu  pour  lui,  car  son  rôle  devait  être 
plus  éclatant  que  celui  d'un  Elle  ou  d'un  Elisée. 
Quelques-uns  prenaient  donc  Jésus  pour  Elie.  Lui 
ne  faisait  rien  pour  se  faire  acclamer,  11  avait  plu- 
tôt résolu  de  ne  point  se  laisser  connaître  de  la 
foule.  Son  office  principal  était  de  mourir;  pour- 
quoi aurait-il  surexcité  des  espérances  où  la  pure 
gloire  de  Dieu  n'eût  pas  été  au  premier  rang? 
Comment  la  mystérieuse  nouvelle  parvint-elle  aux 
masses?  Nous  ne  savons.  Peut-être  quelques  apô- 
tres ont  parlé.  Peut-être,  à  Jéricho  et  en  Judée, 
connaissait-on  son  origine  davidique.  Un  fils  de 
David  auteur  de  tant  de  miracles  ne  serait-il  pas  le 
Messie?  Le  reste  de  ses  actes  pouvait  venir  ensuite. 
L'entraînement  fut  général,  et  Jésus  s'y  prêta,  ap- 
paremment pour  accomplir  les  Écritures,  pour  que 
le  peuple  d'Israël  ait  reconnu  son  roi,  ne  fût-ce 
que  pour  quelques  jours. 

Quant  aux  disciples,  vivant  dans  l'intimité  du 
Maître,  Pierre  surtout,  l'étonnant  serait  qu'ils  ne 
l'eussent  point  confessé  comme  Messie.  Son  humi- 


266  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

lité  était  profonde,  il  avait  toujours  le  regard  fixé 
sur  son  Père,  et  ne  poursuivait  que  sa  gloire,  mais  il 
commandait  aux  éléments,  aux  maladies,  à  la  mort, 
aux  démons,  et  s'il  recommandait  à  ses  disciples  le 
jeûne  et  la  prière  avant  de  pratiquer  les  exorcis- 
mes,  lui  n'attendait  pas  de  la  prière  son  pouvoir. 
Les  choses  de  Dieu  ne  lui  étaient  pas  révélées,  il  y 
vivait;  le  don  des  miracles  ne  lui  était  pas  accordé, 
il  le  conférait  aux  autres;  il  osait  remettre  les  pé- 
chés. Pierre  le  salua  Christ,  et  d'après  saint  Mat- 
thieu, Fils  de  Dieu.  S.  Matthieu  est  aussi  le  seul  à 
dire  comment  Jésus  félicita  1  apôtre  de  cette  révé- 
lation du  ciel.  Elle  doit  s'entendre  du  nom  de  Fils 
de  Dieu,  plutôt  que  du  titre  de  Messie,  et,  si  nous 
ne  nous  trompons,  c'est  à  la  Transfiguration  que 
Pierre  connut  le  mystère  par  la  voix  du  Père 
céleste  ^ .  Pierre  ne  dit  pas  :  «  Tu  es  appelé  à  être 
le  Messie  »,  mais  :  «  Tu  es  le  Messie.  »  Et  quand  le 
grand-prêtre  lui  demande  :  <l  Es-tu  le  Christ,  le  Fils 
du  béni?  »  Jésus  dit  :  «  Je  le  suis.  »  S'il  ajoute  : 
«  Et  vous  verrez  le  Fils  de  l'homme  assis  à  la 
droite  de  la  Puissance,  et  venant  sur  les  nuées  du 
cieP  »  ,  il  se  réfère  à  la  fois  au  Psaume  ex  et  à  Daniel. 
Or,  il  avait  déjà  appelé  l'attention  des  Scribes  sur 
ce  psaume  :  «  Comment  les  Scribes  disent-ils  que 
le  Christ  est  fils  de  David?  David  lui-même  a  dit 
par  TEsprit-Saint  :  «  Le  Seigneur  a  dit  à  mon 
<i  Seigneur  :  Assieds-toi  à  ma  droite,  jusqu'à  ce  que 
«  je  mette  tes  ennemis  sous  tes  pieds.  »  David  lui- 
même  l'appelle  Seigneur,  et  d'où  vient  qu'il  est  son 

4 .  Sur  cet  ordre  des  faits,  on  peut  voir  le  Commmtaire  de  S.  Marc, 
p.  218. 
2.  Me.  XIV.  (>2. 


LE  MESSIANISME  ESCHATOLOGIQUE  267 

fils  ^  ?  »  Les  Scribes  n'avaient  pas  su  répondre.  Et 
aucun  d'eux  n  aurait  su  dire  non  plus  comment  le 
fils  de  David  pouvait  être  le  Fils  de  l'homme  venaiït 
du  ciel  sur  les  nuées.  Quand  il  est  interrogé  solen- 
nellement par  le  grand  prêtre,  Jésus  confesse  à  la 
fois  qu'il  est  le  Messie,  c'est-à-dire  selon  le  sens  né- 
cessaire de  ce  mot,  le  fils  de  David,  mais  il  est  aussi 
celui  que  David  a  vu  en  esprit  assis  à  la  droite  de  son 
Seigneur,  et  qu'il  a  nommé  son  Seigneur,  et  il  est 
enfin  le  Fils  de  l'homme  de  Daniel.  11  confesse  tout 
cela,  sachant  qu'il  va  lui  en  coûter  la  vie,  cette  vie 
immolée  pour  fournir  une  rançon. 

Et  c'est  seulement  ici  que  nous  apprenons  de  la 
bouche  même  de  Jésus  tout  le  secret  de  sa  con- 
science messianique.  Les  eschatologistes  lui  font  la 
grâce  de  prendre  à  la  lettre  ses  affirmations  de 
vocation  surnaturelle.  Ils  ne  vont  pas  assez  loin.  Et 
que  les  libéraux  se  voilent  la  face  :  leur  sage  Jésus, 
maître  de  morale  toujours  estimé,  dont  saint  Marc 
a  raconté  l'histoire  vraie,  ne  s'est  pas  seulement 
attribué  la  gloire  du  Fils  de  l'homme,  il  a  agi  en 
Fils  de  Dieu  au  sens  propre,  non  seulement  d'après 
saint  Jean,  non  seulement  d'après  saint  Luc,  non 
seulement  d'après  saint  Matthieu,  mais  encore 
d'après  saint  Marc.  Et  Wrede  avait  raison  de  dire 
qu'il  faut  prendre  cette  traditionnelle  quelle,  ou  la 
laisser  de  côté,  mais  qu'on  ne  saurait  en  extraire 
la  psychologie  moderne  d'un  Jésus  libéral. 

IVous  la  prenons  telle  quelle,  et  nous  apprenons 
de  Jésus  ce  que  signifiaient  enfin  les  espérances 
messianiques,  non  point  d'après  les  songos  des 

1.  Me.  XII,  35  s. 


268  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

apocryphes,  ni  d'après  la  théologie  rabbinique  qui 
les  avait  vidées  de  leur  contenu  divin,  mais  d'après 
les  grandes  lignes  de  l'Ecriture,  que  personne 
n'avait  su  concilier,  qui  paraissaient  parallèles,  et 
qui  se  réunissent  en  Jésus,  comme  dans  Tinfini  ^ 

L'Ancien  Testament  avait  désigné  de  plusieurs 
manières  celui  qui  devait  être  l'agent  du  salut  à 
venir. 

D'abord,  c'était  Dieu  lui-même.  Une  foule  de  pas- 
sages avaient  annoncé  que  Dieu  viendrait  en  per- 
sonne pour  sauver  son  peuple.  Le  salut  d'Israël 
serait  une  manifestation  extraordinaire  de  la  puis- 
sance et  de  la  bonté  du  Seigneur,  s'exerçant  par 
des  miracles,  et  les  peuples  devaient  être  associés 
à  Israël  pour  lui  rendre  gloire. 

D'autre  part,  on  attendait  un  roi,  fils  de  David, 
qui  rétablirait  son  trône  et  étendrait  au  loin  sa 
domination.  Isaïe  le  nommait  Emmanuel,  Dieu 
avec  nous,  et  même  Dieu-héros.  Le  même  recueil 
d'Isaïe  montrait  les  souffrances  d'un  serviteur  de 
Dieu  qui  serait  à  la  fois  le  salut  de  Jacob  et  la 
lumière  des  nations,  doux  prêcheur,  semblable  à 
l'agneau  qu'on  immole,  et  dont  la  mort  serait  une 
source  de  salut. 

Enfin,  Daniel  avait  prédit  que  Dieu  intervien- 
drait, pour  établir  son  règne  et  celui  des  saints, 
laissant  entrevoir  dans  le  ciel  un  être  surnaturel 
semblable  à  un  homme. 

Comment  tout  cela  pouvait-il  s'accorder?  Qui 
donc  serait  le  Sauveur?  Personne  n'eût  pu  le  dire. 
Nous  le  savons  par  Jésus. 

1.  Cl'.  Le  Messianisme...^  \).  -258  ss. 


NEUVIEME   LEÇON 

L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN. 

Je  n'ai  pas  hésité  à  vous  dire  que  la  méthode  des 
eschatologistes  se  rapproche  à  la  fois  de  la  méthode 
scientifique  qu'on  emploie  dans  les  recherches  his- 
toriques et  de  celle  deTÉglise.  Je  parle  de  méthode 
et  d'exégèse,  non  point  des  conclusions  qu'on  en 
tire.  C'est  une  bonne  méthode,  quand  on  veut  con- 
naître une  figure  de  l'histoire,  de  l'étudier  sans 
chercher  à  la  ramener  à  l'idéal  des  temps  nouveaux  ; 
c'est  une  bonne  méthode,  quand  on  étudie  un  phé- 
nomène religieux,  de  ne  point  s'étonner  de  trouver 
des  principes  religieux  à  l'origine  du  mouvement. 
Voyons  ce  que  disent  les  textes,  et  informons-nous, 
pour  les  comprendre,  de  ce  qu'on  pensait  alors. 
Jusque-là  nous  marchons  avec  les  eschatologistes. 
Mais  nous  ne  sommes  point  partisans  du  détermi- 
nisme historique.  Quoi  qu'en  ait  pensé  Taine,  le 
pays,  le  temps  et  la  race  ne  sont  pas  tout.  Le 
temps  reçoit  parfois  l'impulsion  du  génie.  Si  les 
textes  prouvent  que  telle  grande  figure  a  dominé 
son  temps,  lui  a  imprimé  une  direction  nouvelle,  il 
convient  de  le  reconnaître.  C'est  ce  que  ni  J.  Weiss, 


270  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

ni  A.  Schweitzer  n'ont  voulu  faire  complètement. 
Ce  dernier  critique  se  vante  que  le  système  esclia- 
tologique  est  tout  d'une  pièce,  einseitig,  unilatéral. 
C'est  bien  ce  que  nous  lui  reprochons,  comme  à 
tous  ceux  que  nous  avons  rencontrés.  Il  a  d'ailleurs 
fait  naître  des  difficultés  que  n'éprouvait  pas  la 
conception  libérale.  En  s'inclinant  devant  l'ascen- 
dant supérieur  de  Jésus,  prédicateur  d'une  morale 
utile  à  tout  homme  et  dépassant  l'horizon  borné 
du  judaïsme,  en  rendant  avec  Jésus  l'hommage  que 
tous  doivent  au  Père,  pour  peu  qu'ils  sentent  le  prix 
de  leur  âme,  les  critiques  libéraux  montraient,  par 
leur  propre  exemple,  comment  une  religion,  d'ori- 
gine juive,  avait  pu  réussir  auprès  des  païens. 

Mais  les  eschatologistes  ont  renoncé  à  ces  élé- 
ments de  succès  auprès  des  Grecs.  Jésus,  disent- 
ils,  partageait  l'erreur  de  son  peuple  sur  un  règne 
de  Dieu  miraculeux  qui  devait  venir,  et  qui  n'est 
pas  venu.  11  a  été  crucifié  par  Pilate  pour  s'être  fait 
le  Messie  des  révolutionnaires  ou  des  visionnaires. 
Qu'est-ce  que  cette  doctrine  et  cette  personnalité 
pouvaient  avoir  de  séduisant  pour  les  païens,  habi- 
tués à  mépriser  les  Juifs?  Leur  culte  d'un  seul  Dieu 
avait  de  l'attrait  pour  bien  des  âmes.  N'était-ce  pas 
le  compromettre  que  de  le  mêler  à  cette  aventure? 
Et  cependant  la  conversion  du  monde  gréco-romain 
est  un  fait.  Quelle  en  fut  la  cause?  C'est,  nous  a- 
t-on  dit  en  France,  parce  -que  :  «  fespérance 
nationale  du  messianisme  juif  s'était  muée  en  mys- 
tère de  salut  universel  ».  Ou  encore  :  «  Tout  bien 
considéré,  la  religion  nouvelle  devait  à  la  mystique 
païenne  presque  autant  qu'au  judaïsme,  et  le  monde 
païen  put  s'y  reconnaître  parce  que  son  esprit  d'à- 


I/ÉCOLE  DU  SYNCRÉTIS:JE  JUDÉO-PAIEX.         271 

bord  y  cUait  entré  ^  »  La  première  proposition 
pourrait  s'entendre.  La  seconde  est  une  injure  gra- 
tuite au  christianisme.  Mais  c'est  en  Allemagne  que 
nous  devons  chercher  l'origine  et  les  points  d'appui 
du  nouveau  système. 

L'hypothèse -d'un  syncrétisme,  d'une  fusion  d'é- 
léments païens  et  d'éléments  chrétiens,  s'offrait 
comme  une  façon  de  sortir  de  l'impasse  où  Les 
eschatologistes  s'étaient  jetés.  Elle  se  présentait  en 
même  temps  comme  une  extension  de  leui-s  métho- 
des. 11  est  très  avisé  d'apporter  aux  débats,  à  côté 
des  écrits  du  Canon  réduit  du  protestantisme,  d'au- 
tres livres  reconnus  par  l'Église  comme  inspirés, 
d'autres  livres  encore  qui  sont  sortis  des  sphères^ 
où  le  judaïsme  voisinait  avec  l'esprit  étranger. 
Mais  il  faut  augmenter  le  cercle,  chercher  des 
points  de  comparaison  d§ins  toutes  les  religions.. 
C'est  le  seul  moyen  de  savoir  par  quoi  le  christia- 
nisme en  diffère,  par  quoi  il  leur  ressemble,  ce  qu'il 
leur  a  emprunté  peut-être,  et  en  somme  d'analyser 
scientifiquement  comment  il  est  né  et  en  quoi  il 
consiste.  C'est  aussi  à  quoi  on  s'applique  en  Alle- 
magne avec  autant  d'ardeur  et  d'espoir  que  si  jamais 
on  n'avait  ouvert  le  Nouveau  Testament.  Cette  fois 
on  marche  sûrement  vers  la  lumière  !  M.  Windisch 
écrivait  Tannée  dernière,  avec  raison,  quoique  non 
pas  sans  emphase  :  «  Depuis  plus  de  dix  ans  l'étude 
approfondie  —  Erforschung,  on  dirait  d'une  décou- 
verte, d'une  exploration  en  pays  inconnu  —  du 
Nouveau  Testament  se  trouve  de  nouveau  sous  le 
signe  de  rhistoire  des  religions 2.  »  Plus  qu'aucune 

\.  LoiSY,  La  Religion,  p.  13S  et  138. 

-2.  Theologisch  Tijdschrift,  1917,  p.  228. 


'2n  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

autre  école,  peut-être,  celle-ci  a  tenu  à  se  qualifier 
par  un  nom,  celui  de  religionsgeschichtlich^  que  je 
ne  traduis  pas  religieuse  historique,  mais  :  qui  se 
fait  une  spécialité  d'employer  l'histoire  des  religions 
à  l'exégèse  du  Nouveau  Testament.  Et  l'on  ne  parle 
plus  seulement  comme  Dupuis  de  «  la  doctrine 
ancienne  et  primitive  des  Mages  »  ou  de  «  la  science 
mystique  des  disciples  de  Zoroastre  »,  mais  de  la 
religion  des  sauvages,  ..du  culte  des  arbres  et  des 
animaux,  en  un  mot  du  fétichisme  que  Ton  cherche 
et  que  Ton  prétend  trouver  dans  le  Nouveau  Testa- 
ment. 

Vous  ne  me  demandez  pas  d'exposer  en  détail 
les  croyances  et  les  institutions  que  l'on  a  signalées 
comme  plus  ou  moins  analogues  à  celles  de  notre 
religion.  Une  question  domine  toutes  les  autres, 
c'est  celle  <iont  vous  ayez  déjà  entendu  les  termes. 
Le  christianisme  a-t-il  réussi  auprès  des  païens 
pour  leur  avoir  emprunté,  en  partie  du  moins,  l'es- 
prit du  paganisme,  pour  être  devenu  un  mystère  à 
l'instar  des  mystères  païens,  ou  plus  simplement 
une  religion  à  mystère  comme  les  autres  religions 
à  mystères? 

Au  début  de  ces  recherches  tout  était  matière  à 
rapprochement,  toute  ressemblance  accusait  un 
emprunt,  et  l'on  n'hésitait  pas  à  rendre  les  ressem- 
blances plus  sensibles  en  appliquant  aux  actes  re- 
ligieux les  plus  disparates  des  termes  chrétiens  : 
«  vêpres  isiaques  »,  «communion mithriaque  »,  etc. 

Il  serait  aisé  de  former  avec  ces  opinions  extra- 
vagantes un  florilège,  ou  un  sottisier.  Mais  ce  jeu 
ne  mènerait  à  rien.  Mieux  vaut  s'en  tenir  aux  points 
principaux  de  la   mystique  et  étudier  le  système 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         273 

chez  ses  représentants  les  plus  illustres,  qui  aiïec- 
tent  une  certaine  modération.  Voici  par  exemple  le 
programme  de  M.  Bousset,  qui  fait  figure  de  chef  : 
«  Aucun  critique  ne  voudra  soutenir  que  Paul  a  lu 
précisément  les  écrits  hermétiques,  ou,  plus  en 
général,  que  le  christianisme  dépend  de  telle  ou 
telle  religion  à  mystères  déterminée...  Il  s'agit 
plutôt  de  la  connaissance  des  grands  ensembles 
spirituels,  de  se  rendre  compte  que  l'atmosphère 
spirituelle  était  en  quelque  sorte  déterminée  par 
ces  manifestations  au  sein  desquelles  le  christia- 
nisme a  grandi,  et  qui  rendent  en  grande  partie  son 
développement  intelligible  ^  »  Au  premier  abord 
cela  paraît  moins  grave  que  des  rapprochements 
formels  sur  des  points  particuliers.  Mais  M.  Bousset 
ne  l'entend  pas  ainsi  ;  cela  va  au  fond  des  choses  : 
«  D'autre  part  il  ne  s'agit  pas  d'analogies  ou  de  cas 
parallèles  relativement  peu  décisifs  ou  seulement 
intéressants,  mais  plutôt  de  reconnaître  qu'une  piété, 
qui  s'était  développée  sur  son  propre  sol,  s'est 
amalgamée  avec  l'évangile  de  Jésus,  de  façon  à 
constituer  avec  lui  une  formation  nouvelle,  qui  nous 
demeurerait  inintelligible,  aussi  longtemps  que 
nous  ne  connaîtrions  pas  cette  piété  * .  » 

Ces  termes  sont  fort  énigmatiques,  mais  nous 
voyons  par  ailleurs  que  les  points  communs,  ou 
plutôt  ceux  où  le  christianisme  a  été  amalgamé, 
sont,  dans  la  doctrine  de  saint  Paul,  la  théorie  de 
l'Esprit  et  celle  des  Sacrements,  spécialement  du 
Baptême  et  de  l'Eucharistie. 

Une  fois  de  plus  nous  passons  de  l'Évangile  à 

I.  Kyrios  Christos,  p.  xiii. 


274  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

saint  Paul.  Il  faut  voir  si  ses  écrits  foui^nissent  la 
preuve  qu'il  a  ajouté  à  l'Evangile  de  Jésus  des  élé- 
ments importants,  l'esprit  môme  de  la  piété 
païenne.  C'est  ainsi  qu'il  am^ait  réussi  auprès  des 
gentils,  et  qu'il  aurait  fondé  le  christianis-me,  dont 
le  sens  serait  :  adaptation  de  l'évangile  à  la  piété 
du  monde  oriental  devenu  gréco-romain. 

Voilà,  certes»  une  proposition  très  offensante,  et 
un  radicalisme  qui  fait  frémir.  Permettez-moi  ce- 
pendant de  constater  d'abord  ceci  :  qu'on  renonce  à 
saint  Paul  et  qu'on  le  rend  à  l'église  catholique. 
C'est  beaucoup!  On  reconnaît  donc  désormais  que 
Paul,  le  rempart  du.  protestantisme,  le  refage 
contre  les  idolâtries  romaines,  l'Apôtre  de  la  justi- 
fication parla  foi  seule,  que  le  Paul  de  Luther  enfin, 
a  introduit  dans  le  pur  évangile  la  grâce  surnatu- 
relle, l'action  sacramentelle  du  Baptême,  ej:  opère 
operato,  la  présence  réelle  du  corps  et  du  sang  de 
Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie,  non  pas  avec  le 
pain,  mais  de  telle  sorte  que  le  fidèle  se  nourrisse 
du  corps  et  du  sang  d'un  Dieu!  Ce  n'est  pas  à 
dire  qu'on  Feu  croie.  On  lui  sait  plutôt  mauvais  gré 
d'avoir  ainsi  dénaturé  l'Évangile,  mais  enfin  on 
l'explique  littéralement  comme  l'Église  l'a  toujours 
-expliqué,  comme  le  concile  de  Trente  l'a  compris. 

Vous  voyez  maintenant  pourquoi  j'ai  fait  com- 
mencer l'exégèse  allemande  à  Luther  et  non  point 
à  Reimarus,  et  que  nous  commençons  à  boucler 
la  boucle.  Il  faudra  d'ailleurs  constater  qu'on  a 
forcé  la  note,  qu'avant  de  flairer  dans  saint  Paul 
l'esprit  du  paganisme  on  lui  a  d'abord  prêté  ce 
même  esprit.  Tâchons  de  mettre  les  choses  au 
point. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAÏEN.        275 


Et  d'abord,  que  pense  M.  Bouss^t  de  la  doctrine 
de  saint  Paul  suir  l'Esprit?  Car  voilà  l'élément  ca- 
pital qui  a  fait  d'une  religion  simplement  morale 
une  religion  surnaturelle.  Jésus  avait  prêché  la 
pénitence  pour  obtenir  le  pardon  des  péchés.  Rien 
de  mystérieux  dans  cette  doctrine.  Après  sa  mort, 
les  premiers  chrétiens  s'étaient  trouvés  en  contact 
avec  l'Esprit-Saint.  On  parlait  en  langues,  il  s'o- 
pérait des  guérisons,  on  se  croyait  envahi  par 
l'esprit  de  prophétie,  les  réunions  se  passaient 
dans  une  sorte  d'exaltation  religieuse.  En  cela  rien 
d'extraordinaire...  au  début  d'une  religion.  A  cette 
période,  tous  les  esprits  sont  surexcités.  Le  paga- 
nisme grec  et  oriental  a  connu  ces  phénomènes, 
et  même  les  Hébreux  avec  leui^s  écoles  de  prophètes, 
prophétisant  au  son  de  la  flûte  et  du  tambourina  11 
serait  donc  peu  critique  de  chercher  au  dehors  et 
d'expliquer  par  un  emprunt  ce  qui  se  produit  spon- 
tanément, le  cas  donné.  Mais  ce  qui  est  nouveau  et 
qui  est  rare,  c'est  la  doctrine  de  Paul  sui^  la  per- 
manence de  l'Esprit  dans  celui  qui  a  été  baptisé. 
Or  il  en  parle  constamment.  D'après  Holsten^, 
Paul  emploie  douze  fois  l'esprit  ou  pneiuna  pour 
signifier  l'esprit  humain,  mais  dans  quatre-vingt- 
onze  cas  il  désigue  ainsi  l'esprit  de  Dieu  surnature!^ 
donné  au  fidèle,  habitant  en  lui.  Si  les  mots  ont  ici 
leur  sens  propre,  Bousset  ne  parle  pas  seulement 
d'une  habitation  de  l'Esprit  de  Dieu  dans  l'âme; 

1.  I  Saiîi.  X,  5. 

2.  Dans  Bousset,  Kyrîos  Chris tos,  p.  130,  note  2. 


276  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

l'esprit  est  divin  par  son  origine,  mais  il  est  ce- 
pendant donné,  ajouté  à  la  nature  humaine,  en 
d'autres  termes  saint  Paul  exprime  la  doctrine  ca- 
tholique de  la  grâce,  qui  est  une  participation  de 
la  nature  divine.  Ce  critique  nous  dit  :  «  Ce  qu'il  y 
a  dans  l'homme  de  plus  haut  et  de  meilleur,  sans 
quoi  il  n'est  proprement  pas  homme,  ou  du  moins 
n'a  aucune  valeur  auprès  de  Dieu,  est  pourtant 
quelque  chose  d'étranger,  qui  lui  a  été  donné  d'en 
haut  par  faveur,  qui  lui  est  ajouté  du  dehors  ^  » 
Ces  paroles  ne  sont  pas  aussi  précises  que  le  lan- 
gage de  nos  théologiens  :  Paul  n'a  dit  nulle  part 
que  l'homme  n'est  pas  proprement  homme  sans 
l'Esprit.  Mais  voici  qui  est  encore  plus  exagéré  : 
«  Le  moi  de  l'homme  n'est  rien,  les  puissances  qui 
déterminent  ce  moi,  que  ce  soit  Esprit  ou  chair, 
sont  tout^.'  »  Que  voilà  bien  encore  un  système 
einseitig^  unilatéral,  qui  se  bute  sur  un  texte! 
Paul  a  dit  aux  Galates,  à  propos  de  l'Esprit  et  de  la 
chair  :  «  Ils  sont  opposés  entre  eux,  afin  que  vous 
ne  fassiez  point  ce  que  vous  voudriez  3.  »  Les  textes 
oJ)scurs,  avec  des  expressions  très  fortes,  ont  tou- 
jours été  les  délices  des  novateurs.  Il  faudrait  tenir 
compte  aussi  de  tous  les  appels  de  Paul  au  libre 
arbitre,  son  thème  ordinaire.  Nous  notons  l'exagé- 
ration en  passant,  mais  ce  que  nous  voulions  cons- 
tater c'est  que  Bousset  n'a  sûrement  pas  atténué 
l'action  d^ns  nos  âmes  de  l'Esprit  donné  dans  le 
baptême,  et  qui  demeure  en  nous.  Et  comme  il  n'est 
pas   le  seul,  tant   s'en  faut,  les  luthériens  auront 


1.  Kyrios  Chrislos,  p.- 135- 
i2.  /d.,  p.  133. 
3.  Gai.  V,  17. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTLSME  JUDÉO-PAIEN.         277 

à    se   défendre   contre   de  nouveaux    adversaires. 

Paul  a-t-il  donc  simplement  créé  cette  doctrine? 
Ne  l'aurait-il  pas  puisée  ailleurs?  On  s'est  interdit 
de  recourir  à  la  source  naturelle  en  récusant  l'au- 
thenticité des  discours  de  Jésus  dans  saint  Jean. 
M.  Bousset  cite  d'abord  Philon.  Or  Philon  était 
juif  et  d'ailleurs  n'offre  rien  dé  caractéristique.  Mais 
voici  qui  serait  plus  décisif,  voici  un  résumé  de 
l'action  du  nous,  qui  en  grec  signifie  esprit,  action 
assez  semblable  à  celle  du  pneuma  qui  est  aussi 
l'esprit.  Cette  description  est  un  conglomérat  de 
traits  épars  dans  ce  qu'on  nomme  les  écrits  hermé- 
tiques. 

Nous  possédons  un  recueil  de  considérations 
religieuses  et  philosophiques  qui  sont  censées 
contenir  la  révélation  du  dieu  Hermès,  le  Thot 
égyptien.  Le  recueil  est  difficile  à  dater.  Qu'il 
contienne  des  pièces  antérieures  au  i^"^  siècle  ou 
du  i"  siècle,  on  voudrait  le  faire  accroire,  mais 
M.  Kroll,  critique  très  indépendant,  n'en  croit 
rien^  On  n'y  voit  point,  dit-on,  de  traces  de  l'in- 
tluence  chrétienne,  mais  Bousset  reconnaît  çà  et 
là  des  traces  de  Tinfluence  de  l'Ancien  Testament 
grec.  Enfin  cet  ouvrage  est  demeuré  isolé  dans  son 
genre.  Il  faut  beaucoup  de  bonne  volonté  pour  y  voir 
l'expression  de  la  piété  grecque.  C'est  plutôt  une 
docte  élucubration,  très  confuse,  et  il  n'est  pas  même 
certain  qu'elle  ait  eu  pour  but  de  mettre  d'accord 
quelques  traditions  égyptiennes  avec  des  systèmes 
cosmogoniques  grecs.  Si  on  avait  beaucoup  lu  ces 


1.  Pauly-Wissowa,  article  Hermès  Trismegistos.  M.  Kroll  ne  con- 
sentirait pas  à  remonter  plus  haut  que  le  ii''  siècle,  et  regarde  le 
ju'"  siècle  comme  le  temps  moyen  de  la  composition. 

16 


278  LE  SENS  DU  CIiaiSTIAXISME. 

écrits,,  si  cette  prétendue  piété  avait  été  répandue, 
on  en, trouverait  des  indices  ailleurs.  Il  n'y  en  a  pas. 
JLôS  oracula  Chaldaica  et  la  Gnose  qui  sont  amenés 
comme  renforts^  sont  notoirement  sous  l'influence  du 
judaïsme  et  du  christianisme.  Vraiment,  M.  Bousset 
est-il  autorisé  à  conclure  que  «  la  doctrine  pauli- 
nienne  du  Pneuma  avec  toutes  ses  conséquences 
fait  partie  d'un  grand  ensemble  »  ?  et  que  :  «  Paul 
suivait  dans  son  brumeux  pessimisme  anthropolo- 
gique, dans  sa  formation-surnaturelle,  dualistique 
ée  la  doctrine  du  salut,  une  tendance  du  temps  qui 
avait  déjà  saisi  beaucoup  d'esprits^  »? 

Il  y  a  une  solution  beaucoup  plus  simple,  c'est 
celle  de  Paul  qui  affirme  avoir  reçu  de  Dieu  la  ré- 
vélation de  Jésus-Christ,  qui  est  Esprit.  A  tout  le 
moins  il  croyait  les  prophéties  messianiques  réa- 
lisées en  Jésus,  et  la  principale  était  relative  à 
L'effusion  de  l'Esprit-Saint.  Il  s'est  rattaché  expres- 
sément à  TAncien  Testament  en  remplaçant  l'esprit 
de  servitude  par  l'Esprit  d'adoption-^.  Oùtrouve-t-on, 
dans  les  écrils  hermétiques,  cette  relation  entre 
l'Esprit  donné  et  la  qualité  d'enfants  de  Dieu,  qui- 
est  si  étroite  dans  saint  Paul,  et  qui  fait  du  don 
de  l'Esprit  une  manière  de  s'unir  au  Clmst? 

Où  y  relève-t-on  l'opposition  entre  l'esprit  et  la 
chair,  non  point  la  chair  matérielle,  mais  la  chair 
pour  indiquer  la  nature  opposée  à  la  grâce?  Pour- 
tant ce  point  constitue  sans  doute  le  caractère  sur- 
naturel-dualistique  de  la  doctrine  de  Paul.  Il  avait 


1.  On  peut  ajouter  les  Oracula  Hellenica  publiés  par  W  Batiffol, 
Bsvue  biblique,  d946,  p.  Ml  ss. 
%  l.  L,  p.  141  s. 
3.  Rom.  vui,  Ï6. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRETISME  JUDEO-PAIEX.         279 

SOUS  les  yeux,  on  le  conoède,  les  manifestations  do 
l'Esprit-Saint  dans  l'Église  primitive  ;  et  il  pouvait 
lire  dans  Ézéchiel  :  «  Et  je  vous  donnerai  un  cœur 
nouveau  et  je  mettrai  en  vous  un  esprit  nouveau, 
et  j'enlèverai  le  boeur  de  pierre  de  votre  chair,  et 
je  vous  donnerai  un  cœur  de  chair,  et  je  mettrai 
en  vous  mon  esprit  ^  »  Il  y  a  sans  doute  plus  d'har- 
monie entre  les  textes  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament  qu'entre  saint  Paul  et  les  écrits  d'Hermès. 

Mais  il  est  inutile  de  confronter  les  deux  doc- 
trines de  très  près,  puisque  M.  Bousset  a  eu  soin 
de  nous  en  prévenir  :  il  ne  prétend  pas  que  Paul 
ait  lu  ces  écrits.  Disons  en  un  mot  que  ce  n'est  pas 
la  même  atmosphère,  parce  que  le  nous  d'Hermès 
est  tout  d'abord  une  révélation,  une  lumière  ac- 
cordée à  des  privilégiés,  tandis  que  par  le  pneuma 
c'est  l'amour  de  Dieu  qui  est  répandu  dans  les 
cœurs  2. 

La  doctrine  du  pneuma  est  un  tout  organique, 
une  doctrine  de  vie,  tandis  que  l'hermétisme  élu- 
cubre  à  grand'peine  des  spéculations  subtiles  qui  ne 
fondent  point  une  croyance  religieuse,  ni  surtout 
une  piété  populaire.  Ah  !  s'écrie  M.  Bousset,  si  nous 
avions  autre  chose  que  des  débris  de  la  littérature 
néo-pythagoricienne,  vraisemblablement  nous  la 
trouverions  apparentée  à  l'hermétisme,  nous  le  ra- 
mènerions à  un  grand  ensemble  spirituel.  —  Pour- 
quoi donc  alors  cette  piété  est-elle  absente  de  la 
Vie  d'Apollonius  de  Thyane?  Si  l'on  trouvait  quel- 
que chose  d'apparenté  à  l'hermétisme,  nous  serions 
toujours  dans  des  régions  où  ne  fréquentaient  que 

1.  'Ez.xx'xvi,-26s  ,  d'après  la  traduction  <?recfiuc. 

2.  Rom.  V,  ly. 


280  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

les  philosophes.  C'est  parce  qu'on  constate  aisé- 
ment ce  que  le  pseudo-Denys  l'Aréopagite  doit  à  la 
philosophie,  qu'on  apprécie  aussi  combien  saint 
Paul  est  éloigné  de  contenir  un  pareil  amalgame.  Sa 
doctrine  del'Esprit  n'est  que  la  coïncidence  des  pro- 
phéties anciennes  et  du  fait  historique  de  la  mani- 
festation de  Jésus  et  de  l'Esprit.  Et  il  n'y  a  pas  le 
moindre  indice  qu'il  ait  changé  sur  ce  point  la  foi 
des  anciens  apôtres.  A  leur  tour  ceux-ci  ont  reçu 
l'Esprit-Saint  en  suite  d'une  promesse  de  Jésus, 
consignée  dans  le  quatrième  évangile  ^  dans  les 
Actes  des  Apôtres^,  dans  saint  Matthieu  ^  et  dans 
saint  Luc  '\  Ces  documents  sont  bien  du  moins  aussi 
sûrs  que  les  écrits  hermétiques,  dont  on  ne  peut 
même  pas  affirmer  qu'ils  aient  exprimé  la  croyance 
d'un  petit  groupe  de  fidèles  •'. 

Ce  n'est  pas  là  une  religion  à  mystère,  ce  n'est 
pas  même  une  religion,  ni  une  piété  répandue. 


On  a  cherché  ailleurs.  Nous  sommes  sur  un  ter- 
rain plus  solide,  et  dans  le  domaine  religieux,  avec 
les  mystères  et  les  initiations. 

L'effusion  de  l'Esprit-Saint  était  si  bien  le  ca- 
ractère des  temps  messianiques  et  le  don  apporté 


\.  Jo.  XIV,  26. 

2.  Act.  I,  S. 

3.  Mt.  X,  19  S. 

4.  Le.  XII,  41  S. 

o.  M.  Kroll  (Pally-Wissowa,  art.  cité)  refuse  de  croire  à  l'exis- 
tence des  communautés  d'adorateurs  de  nous  (raison)  et  d'Anthro- 
pos  (homme)  postulées  avec  tant  de  fantaisie  par  M.  Reitzenstein, 
et  ne  voit  pas  non  plus  dans  les  écrits  hermétiques  une  liturgie  ;  ce 
sont  de  simples  productions  littéraires. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JLDÉO-PAIEN.        281 

,par  le  Messie,  que  Jean-Baptiste,  parlant  de  celui 
qui  venait,  avait  dit  :  «  Je  vous  ai  baptisés  dansFeau, 
Lui  vous  baptisera  dans  FEsprit-Saint  ^  »  Quel 
qu'ait  été  le  sens  précis  qu'il  attachait  à  ces  mots, 
reproduits  par  saint  Marc,  saint  Luc  et  saint  Mat- 
thieu, il  est  évident  que  les  évangélistes  les 
entendaient  du  don  de  l'Esprit-Saint  dans  le  bap- 
tême chrétien.  C'est  bien  la  doctrine  de  saint  Paul, 
quoiqu'il  n'ait  pas  cette  formule.  Il  écrit  aux  Ro- 
mains :  «  Nous  qui  sommes  morts  au  péché,  com- 
ment vivrions-nous  encore  en  lui?  Ou  bien  ignorez- 
vous  que  nous  tous  qui  avons  été  baptisés  en  le 
Christ  Jésus  nous  avons  été  baptisés  en  sa  mort? 
Nous  avons  donc  été  ensevelis  avec  lui  par  le  bap- 
tême, [pour  nous  unir]  à  sa  mort...  Or  si  nous 
sommes  morts  avec  le  Christ,  nous  croyons  que 
nous  vivrons  avec  lui...  regardez-vous  comme  morts 
au  péché,  mais  vivant  pour  Dieu  dans  le  Christ 
Jésus  2.  ,)  Et  ailleurs  :  «  Mais  vous,  vous  n'êtes 
point  dans  la  chair,  mais  dans  l'esprit,  s'il  est  vrai 
que  l'Esprit  de  Dieu  habite  en  vous  ^  ...  »  L'Esprit 
de  Dieu  qui  nous  est  donné  pour  que  nous  soyons 
fils  adoptifs,  et  ainsi  frères  du  Fils  naturel  de  Dieu, 
habite  en  nous  au  moment  où  nous  sommes  morts 
au  péché,  où  nous  commençons  à  vivre  avec  le 
Christ,  c'est-à-dire  au  moment  du  baptême. 

Lorsque  l'Eglise  catholique  pratique  le  baptême 
des  enfants,  elle  pense  que  le  baptême  agit  par  lui- 
même,  etconfèrelagrâce.  Ellepeut,  avec  sa  tradition, 
alléguer  ces  textes  en  faveur  de  sa  pratique.  C'est  ce 

1.  Mer,  8. 

-2.  Rom.  vi,*3-M. 

3.  Rom.  VIII,  9. 

16. 


282  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

que  nous  avons  appris  au  catéchisme;  le  baptême 
est  un  sacrement  qui  opère  par  sa  propre  vertu, 
ex  opère  operato.  Sans  doute  la  mauvaise  volonté 
de  l'adulte  peut  faire  obstacle  à  la  grâce,  et  le 
désir  avec  la  foi  peut  l'obtenir.  Mais  ce  sont  des 
cas  à  résoudre  d'après  les  principes  généraux,  et 
ces  solutions  ne  changent  rien  au  cas  typique  :  le 
baptême  considéré  dans  son  essence  est  un  signe 
sensible  qui  confère  la  grâcepar  l'action  de  Dieu.  Et 
c'est  contre  quoi  protestait  le  protestantisme  depuis 
Luther.  Il  avait  conservé  le  baptême  et  le  nom  de 
sacrement,  mais,  posé  le  principe  de  la  justification 
par  la  foi  seule,  sans  l'octroi  d'une  grâce  intérieure, 
le  baptême  signifiait  seulement  que  la  justice  de 
Jésus-Christ  nous  est  imputée.  Le  baptisé  est 
affranchi  du  péché  juridiquement,  il  est  justifié  par 
une  fiction  légale,  rien  de  plus.  Et  l'on  n'épargnait 
pas  les  sarcasmes  à  l'Église  qui  avait  abandonné  la 
foi  de  l'apôtre  pour  adopter  des  rites  magiques,  dans 
l'esprit  des  religions  païennes.  Ces  sarcasmes 
étaient  devenus  plus  offensants  à  mesure  qu'on  a 
mieux  étudié  les  phénomènes  de  magie,  la  magie 
n'étant  qu'un  ensemble  de  superstitions  con- 
damnées par  la  religion,  ou  bien  la  forme  la  plus 
basse  de  la  religion  chez  les  sauvages. 

Maîis  Toici  que,  depuis  peu,  des  critiques,  ayant 
dépouillé  le  préjugé  protestant,  se  sont  aperçus  que 
saint  Paul  avait  enseigné  l'efficacité  du  baptême. 
D'après  lui,  c'était  un  véritsible  sacrement,  c'est-à- 
dire  qu'il  avait  une  action  physique,  ou  hyperphy- 
sique,...  nous  dirions  réelle  et  surnaturelle. 

C'est  ce  qu'a  soutenu  M.  W.  Heitmûller  au  prin- 
temps de  1903  devant  V Association  scientifique  des 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRETISiME  JUDEO-PAIEN.        283 

pasteurs^ ,  et  dans  sa  brochure  :  Baptême  et  Cène 
clans  Paiil'^.  Toute  l'école  de  l'histoire  des  religions 
applaudit.  Ce  qui  prowve  plus  que  ces  adhésions 
le  désarroi  du  parti  conservateur  luthérien,  c'est 
la  réfutation  entreprise  par  M.  Clemen.  Il  faut, 
coûte  que  coûte,  sauver  l'autorité  de  saint  Paul. 
L'Église  catholique  de  l'an  200  s'est  contaminée 
par  des  rites  magiques,  soit,  mais  non  pas  l'apôtre 
des  gentils.  A  la  vérité  ses  textes  peuvent  signi- 
fier le  caractère  sacramentel  du  baptême^,  mais  un 
homme  comm^  Paul  ne  serait  pas  tombé  dans  cette 
erreur,  incompatible  avec  le  salut  par  la  foi.  — 
Sans  doute,  on  est  sauvé  par  la  foi,  mais  une  foi  qui 
accepte  le  baptême  comme  le  moyen  de  s'unir  à 
Jésus -Christ.  Et  si  les  textes  de  saint  Paul  peuvent 
être  expliqués  selon  la  pratique  de  l'Eglise,  ne  doit- 
on  pas,  en  bonne  critique,  les  expliquer  ainsi?  Car 
enfin  il  était  de  l'Église,  et  faisait  autorité  dans 
l'Église.  Aussi  bien  il  eût  été  impossible  d'exprimer 
plus  fortement  la  réalité  et  Tefiicacité  de  l'opération 
divine  dans  le  baptême. 

Si  bien  que  les  nouveaux  exégètes  exagèrent 
même  cette  action,  lui  attribuant  un  changement 
dans  la  nature  humaine,  et  prononçant  encore  une 
fois  le  nom  de  magie. 

Et  c'est  ce  qui  m'étonne,  malgré  tout  ce  que  nous 
avons  déjà  constaté  d'arbitraire  de  leur  part.  Leurs 
critiques  savent  discerner  dans  les  écrits  du  Canon 
les  moindres  nuances  de  doctrine.  En  suite  de  quoi 

1.  Der  wissenschaftUche  Predigerverein. 

2.  Taufe  und  Abendmahl  bei  Paulus,  1903,  S6  pp.,  et  Ini  Namen 
Jesu,  1903,  347  pp. 

3.  Der  Einfluss  der  Mysterienreligionen  auf  das   âlteste  Chris- 
tentum,  1913,  p.  39. 


■281  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

ils  se  refusent  à  attribuer  au  même  auteur  des  vues 
tant  soit  peu  dissemblables.  Seul,  disent-ils,  un  ré- 
dacteur inconscient  a  pu  bloquer  tout  cela  ensemble. 
Les  traces  de  paulinisme  dans  saint  Marc  ne  leur 
échappent  pas,  et  ils  en  expurgent  la  catéchèse  primi- 
tive. Et  ces  critiques  si  perspicaces  donnent  le  même 
nom  aux  opérations  des  sorcières  ou  des  fétichistes 
et  aux  sacrements  !  Ces  lynx  seraient-ils  mués  en 
taupes?  On  a  beaucoup  reproché  à  la  scolastique  ses 
distinctions.  La  distinction  des  concepts  est  cepen- 
dant à  la  base  de  toute  comparaison  et  par  conséquent 
du  raisonnement.  Ici  laconfusionvientdumot  «  phy- 
sique». La  magie,  d'après  ses  adeptes,  agitàla  façon 
de  la  nature.  Le  semblable  produit  naturellement  le 
semblable.  On  procure  la  pluie  après  une  longue 
sécheresse  en  versant  de  l'eau,  en  arrachant  des 
larmes  par  la  torture  à  une  infortunée  victime  hu- 
maine ;  on  attendrit  un  cœur  en  faisant  fondre  de  la 
cire,  etc.  Et  c'est  parce  que  la  magie  a  confiance  dans 
ces  sottes  pratiques  qu'elle  est  condamnée  par  les 
religions  des  civilisés,  dont  l'arme  est  le  sacrifice 
ou  la  prière  pour  gagner  la  faveur  du  dieu. 

Dans  le  baptême  l'eau  toute  seule  ne  fait  rien,  ou 
elle  lave.  Ce  qui  opère,  c'est  une  vertu  divine  qui 
agit  par  le  sacrement.  Et  cependant  son  action  est 
physique,  dans  ce  sens  qu'elle  appartient  au  do- 
maine de  la  réalité.  Les  péchés  ne  sont  pas  censés 
effacés,  ils  sont  remis  ;  la  grâce  n'est  point  une 
fiction  juridique,  c'est  une  entité,  divine,  mais  qu'y 
a-t-il  de  plus  réel  que  le  divin?  Seulement  la  nature 
n'est  pas  changée.  Paul  le  savait  très  bien,  qui  a 
parlé  si  fortement  de  la  lutte  entre  la  chair  et  l'es- 
prit après  le  baptême. 


L'ECOLE  DV  SYNCRETISME  JUDEO-PAIEX.         285 

Le  baptême  chrétien  n'a  donc  rien  de  la  magie. 
11  n'agit  pas  comme  une  force  naturelle,  et  il  ne 
change  pas  la  nature. 

C'est  ce  que  nos  critiques  de  l'histoire  des  reli- 
gions ne  veulent  pas  admettre.  Avec  leur  logique 
emportée,  ils  déclarent  que  puisque  le  baptisé  est 
uni  au  Christ  ressuscité,  il  ne  peut  plus  pécher,  il 
ne  devrait  même  pas  mourir.  Si  Paul  —  on  en  con- 
vient —  a  reculé  devant  ces  propositions  extrêmes, 
c'est  que  son  sens  pratique  l'a  retenu.  Il  n'a 
échappé  à  une  absurdité  que  grâce  à  une  inconsé- 
quence. —  Qu'on  nous  prouve  donc  qu'une  action  de 
Dieu  ne  peut  être  réelle  sans  transformer  la  nature, 
qu'il  ne  peut  effacer  le  péché  sans  accorder  le  don 
de  ne  pécher  jamais,  mettre  dans  l'âme  le  germe  de 
la  résurrection  sans  affranchir  le  fidèle  de  la  mort  ! 
En  attendant  il  ne  nous  déplaît  pas  qu'on  parle  du 
réalisme  de  saint  Paul.  Mais  M.  Bousset  va  trop 
loin  en  prononçant  :  le  réalisme  radical  * . 

Les  textes  ainsi  entendus  dans  la  façon  des  sauva- 
ges, on  rapproche  le  baptême  chrétien  des  différents 
baptêmes  pratiqués  dans  le  paganisme.  Je  ne  sache 
pas  qu'on  ait  attribué  une  origine  païenne  au  fait 
même  de  l'immersion.  Elle  était  pratiquée  chez  les 
Juifs;  aussi  le  rite  du  Baptiste  ne  les  a  pas  surpris. 
Le  baptême  des  chrétiens  est  une  transformation  de 
celui  de  Jean. 

Ce  qui  est  nouveau,  prétend-on,  et  d'origine 
païenne,  c'est  que  le  baptême  chrétien  fasse  fonction 
d'initiation  à  une  religion  ou  à  un  mystère.  Que  le 
haptême  nous  initie  à  la  vie  chrétienne,  cela  est  de 

\.  Bousset,  Kyrios  Christos,  p.  163  :  Es  ist  a!s  wenn  Paulus  sic  in 
4iesem  radikalen  Realismus  kaum  genugthun  kônnte. 


28i>  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

foi.  Mais  est-il  aussi  clair  que  des  baptêmes  païens 
aient  initié  à  des  mystères?  On  ne  voit  pas  qu'il  ait 
eu  cette  importance  dans  les  mystères  d'Eleusis,  ni 
dans  ceux  de  la  Grande-Mère  ou  d'Isis.  Le  texte  de 
Tertullien,  si  fort  qu'il  soit,  n'a  pas  ce  sens  :  «  Cer- 
tainement aux  jeux  Apollinaires  etÉleusinieiis  ils 
sont  baignés  (ou  baptisés)  et  ils  prétendent  le  faire 
pour  acquérir  une  régénération  et  l'impunité  de 
leurs  parjures^  » 

Les  baptêmes  auraient  donc  eu  pour  but  la  purifi- 
cation de  l'âme.  La  purification  rituelle  est  le  sym- 
bolisme naturel  de  toutes  les  lustrations  antiques. 
Aussi  bien  le  lien  symbolique  entre  le  lavage  du 
corps  et  la  purification  de  l'âme  repose  sur  une 
métaphore  très  claire  ;  l'on  ne  saurait  parler  d'em- 
prunt quand  les  choses  se  présentent  d'elles-mêmes 
à  -l'esprit.  Mais  purification  n'est  pas  initiation. 
C'est  tout  au  plus  un  acte  préliminaire. 

Il  n'y  a  pas  là  d'initiation  parce  qu'il  n'y  a  pas 
d'union  à  un  Dieu.  Aussi  nos  mythologues  vont  plus 
au  fond  et  déduisent  cette  union  du  sens  spécial 
du  baptême  chrétien,  union  au  Christ  mourant  et 
ressuscité,  qui  leur  rappelle  la  religion  païenne  d'un 
Dieu  souffrant,  mourant  et  ressuscité. 

Ou  l'on  ne  veut  rien  dire,  ou  l'on  prétend  que  sans 
ces  croyances  païennes  le  christianisme  ne  serait 
pas  ce  qu'il  est.  Quels  étaient  donc  ces  dieux  souf- 
frants, mourants  et  ressuscites?  On  a  cité  le  babylo- 
nien Tammouz  et  le  syrien  Adonis,  Osiris  d'Egypte, 
Attis  de  Phrygie,  le  Dionysos  grec  venu  de  Thrace, 
le    Dionysos     Zagreus,    et    pour    quelque    choise 

1.  De  bapt.,  v. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         287 

Melqart  de  Tyr  et  Héraclès   Sandan   de  Tarse'. 

Je  ne  puis  entreprendre  de  vous  dire  en  détail  ce 
que  nous  savons  de  leurs  aventures  et  de  leurs 
cultes. 

Je  devrais  même  savoir  gré  à  M.  Bousset  de 
m'en  dispenser.  Car  il  a  compris  sans  doute  ce 
qu'il  y  avait  d'inconvenant  à  mettre  en  présence 
du  Sauveur  un  Adonis  ou  un  Attis. 

11  a  compris  aussi  que  cette  accointance  n'aurait 
pas  moins  heurté  la  conscience  et  le  bon  s^ns  des 
premiers  fidèles. 

Mais  nous  aurions  bien  tort  de  nous  prévaloir  de 
ce  qui  n'est  qu'une  tactique  et  de  renoncer  à  un  bon 
argument.  M.  Bousset  écarte  les  comparaisons  par- 
ticulières, mais  il  imagine  —  le  mot  n'est  pas  trop 
fort  —  une  conception  abstraite  du  Dieu  souffrant, 
mourant  et  ressuscité,  dégagée  de  mythes  et  do 
cultes,  devenue  presque  un  théorème,  sans  cesser 
d'être  un  objet  de  foi.  Voici  son  texte  :  «  La  figure 
concrète  du  Dieu  avec  son  mythe  déterminé  n'est 
plus  en  relief;  dans  tous  se  manifeste  une  idée  qui 
saisit  la  piété  hellénique  des  mystères  d'une  puis- 
sance mystique,  idée  de  la  Divinité  mourante  et 
ressuscitée,  qui  apporte  le  salut.  Et  cette  idée  prend 
peu  à  peu  un  vêtement  philosophique,  le  mythe 
devient  spéculation  religieuse  ^.  »  Voilà  tout  à  fait 
les  traits  du  Christ,  voilà  un  essai  d'atmosphère 
spirituelle,  où  les  premiers  fidèles  ne  respireront 
pas    trop    de    gaz     asphyxiants.     La   preuve    de 


1.  Cf.  Les  religions  orientales  et  les  origines  du  christianisme, 
dans  les  Mélanges  d'histoire  religieuse,  et  Études  sur  les  religions 
sémitiques,  2°  éd. 

2.  Kyrios  Christ  os,  p.  IGQ. 


288  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

M.  Bousset  que  cette  fusion  s'est  réalisée,   c'est 
que  les  Grecs  lui  ont  donné  le  nom  de  théoc7'asie.  — 
Oui,  mais  quand  et  comment? Nous  sommes  encore 
obligé  de  distinguer.  Il  y  eut  une  première  théo- 
crasie  qui  fut  plutôt  une  identification  qu'une  fu- 
sion. M.  Bousset  nous  ramène  aussi  haut  que  les 
successeurs  d'Alexandre  pour   l'identité  de  Dio- 
nysos et  d'Osiris.  Il  ne  nous  coûte  pas  de  remonter 
jusqu'à  Hérodote.  Quand  les  Grecs  commencèrent 
à  étudier  l'Orient  et  l'Egypte,  ils  s'aperçurent  que 
certains  de  leurs  dieux  avaient  des  attributs  com- 
muns avec  ceux  de  ce  nouveau  monde.  Ils  pensè- 
rent que  c'étaient  les  mêmes.  Mais  les  religions  de- 
meuraient distinctes,  et  les  cultes  aussi.  Puis  l'idée 
se  fit  jour  d'une  divinité  unique  dont  les  différents 
dieux  n'étaient    que    la    manifestation.    Elle   est 
exprimée  longuement   par   Apulée   au  milieu  du 
II®  siècle  ap.  J.-C,,  en  faveur  d'Isis,  divinité  une  et 
multiple.  Les  deux  manières  de  combiner  les  dieux 
entre  eux  s'exercèrent  et  fusionnèrent  à  leur  tour, 
si  bien  qu'Adonis,  Attis  et  Osiris  furent  assimilés 
à  cause  de  ressemblances  incontestables  dans  le 
mythe  et  dans  le  culte.  Mais  ces  spéculations  où 
l'effet  de  rhétorique  rehaussait  la  pensée  demeurée 
naturaliste  et  panthéistique,  n'influaient  guère  sur 
les  cultes.  Jamais  la  piété  —  grecque  ou  orientale  — 
ne  s'exerça  envers  le  concept  d'un  dieu  souffrant, 
mourant  et  ressuscité.  On  honorait  Attis  ou  Ado- 
nis ou  Osiris  par  des  cultes  appropriés  ou  des  mys- 
tères, on  vint  à  tenir  Attis,  dans  son  cercle,  pour 
le  dieu  suprême,    on  avait  conscience  d'une  res- 
semblance particulière    entre    certains    cultes,   et 
même  les  prêtres  d'Attis  se  flattaient  de  certaines 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRETISME  JUDEO-PAIEN.        289 

analogies  avec  les  chrétiens  ^  mais,  encore  une  fois, 
cela  n'aurait  pu  aboutir  à  dégager  l'idée  de  la  di- 
vinité mourante  et  ressuscitée  pour  le  salut  des 
hommes  que  dans  le  cerveau  d'un  philosophe.  Et 
ce  ne  fut  pas  même  le  cas. 

En  fait,  aucun  de  ces  personnages  plus  ou  moins 
divins  n'était  proprement,  du  moins  au  temps  du 
Christ,  un  dieu  mort  et  ressuscité.  On  sait  par 
les  Actes  des  Apôtres  ^  combien  l'idée  de  la  Résur- 
rection répugnait  aux  Grecs  !  Il  faut  déplorer  ici 
un  défaut  de  précision  qu'on  ne  tolérerait  dans  au- 
cun autre  ordre  de  recherches.  Le  même  savant 
qui  nous  parle  de  la  résurrection  de  Dionysos 
Zagreus  a  commencé  par  exposer  correctement  le 
mythe  ^.  Zagreus  a  été  tué  par  les  Titans  qui  l'ont 
dépecé  et  dévoré,  sauf  son  cœur.  Ce  cœur  fut  avalé 
par  Zeus  ou  par  Sémélé,  en  suite  de  quoi  un  second 
Dionysos  prit  naissance,  qui  partagea  le  trône  de 
Zeus  son  Père.  Est-ce  là  une  résurrection  ?  Adonis 
était  un  beau  jeune  homme,  aimé  d'Aphrodite,  tué 
par  un  sanglier  ;  toute  la  Grèce  et  l'Orient  se  lamen- 
taient sur  sa  mort.  De  résurrection  il  n'est  question 
qu'au  u"^  siècle  de  notre  ère,  et  encore  dans  un  texte 
interpolé^.  Ce  ne  fut  jamais  un  dieu  proprement  dit. 


1.  s.  Augustin  nous  a  transmis  Texclamation  d'un  prêtre  de  Cy- 
bèle  parlant  d'Attis  :  «  Notre  dieu  au  bonnet,  lui  aussi,  est  ciirélien  » 
et  ipse  pileatus  christianus  est  {Tract,  in  Johann.,  vu,  4,  6), 
M.GraillotlLccM^^erfe  Cybèle,p.  o44)  l'entend  de  l'usage  des  onctions 
d'huile  :  «  Attis,  comme  le  Christ,  apportait  à  ses  ouailles  le  sacre- 
ment du  saint  chrême,  devenu  le  symbole  de  l'athlète  qui  va  com- 
battre :  habet  ergo  diabolus  christos  suos  (Firm.  Materx.,  De  err.prof. 
rel,  xxH,  3).  -Je  croirais  plutôt,  d'après  le  contexte  d'Augustin,  que 
c'était  une  allusion  à  l'expiation  sanglante. 

2.  Act.  xvn,32. 

3.  Ch.  Dubois,  art.  Zagreus,  dans  le  Dictionnaire  des  Antiquités. 

4.  Cf.  Etudes  sur  les  religions  sémitiques^  ïi«  éd.,  p.  303. 

LE   SENS   DU   CHUISTIANISME.  17 


290  LE  SKNS  DU  CïIRISTIAMSME. 

Le  mythe  d'Attis  est  extrêmement  compliqué  et 
je  ne  saurais  vous  l'expliquer  sans  manquer  aux 
convenances.  De  résurrection  il  n'est  question 
qu'au  iv''  siècle,  dans  un  auteur  chrétien. 

Héraclès,  lui,  est  bien  un  héros  ressuscité;  lolaos 
le  ressuscita  en  effet  en  lui  faisant  respirer  l'odeur 
des  cailles.  Héraclès  était  gourmand,  voire  glou- 
ton. Simple  épisode  de  contes  de  fées.  Mais  Héra- 
clès mourut  sur  un  bûcher,  et  fut  reçu  parmi  les 
dieux  ^  C'est  une  apothéose,  un  changement  de  na- 
ture, non  pas  la  résurrection  d'un  homme-dieu. 
D'ailleurs  le  thème  de  l'homme  devenu  dieu  est  clas- 
sique dans  le  paganisme  dès  les  plus  anciens  temps, 
en  Mésopotamie  et  en  Egypte.  Ce  n'était  pas  la 
peine  de  tant  chercher.  Ce  qui  est  nouveau  dans  le 
christianisme,  c'est  l'incarnation  du  Fils  de  Dieu^ 
ressuscité  après  sa  vie  mortelle.  Encore,  parmi  les 
dieux  qu'on  cite,  Attis  n'est  devenu  dieu  que  très 
tard,  Héraclès  et  Adonis  ne  le  sont  jamais  devenus 
tout  à  fait. 

Seul  de  ces  dieux  souffrants,  mourants  et  res- 
suscites, Osiris  est  un  type  de  dieu  ressuscité. 

Mais  son  culte  était  très  spécialement  égyptien. 
Et  on  ne  célébrait  pas  précisément  sa  résurrec- 
tion. Celle-ci  était,  d'après  la  religion  égyptienne, 
subordonnée  à  la  conservation  du  corps.  Or  Osiris, 
tué  par  son  frère  Typhon,  avait  été  dépecé.  Sa 
femme  Isis  avait  ramassé  tous  les  morceaux,  sauf 
un  seul,  indispensable,  emblème  de  la  vie  et  de 
la  résurrection. 

Enfin  elle  le  découvrit.  C'est  pourquoi  après  le 

1.  Études  sur  lei  rel.  sém.,  p.  308-3H. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRETISME  JUDEO-PAIEN.         291 

rite  du  deuil  qui  durait  quatre  jours,  se  célébrait 
VJrn^ention.  Vous  voyez  à  quoi  se  réduit  cette  pré- 
tendue fête  de  Pâques.  La  résurrection  d'Osiris  était 
par  là  rendue  possible  et  avait  lieu  dans  l'au-delà. 
On  célébrait  une  disparition  et  un  recouvrement. 
Osiris  a  toujours  été  un  dieu  de  l'autre  monde,  un 
mort,  dieu  des  morts,  triste  avec  son  aspect  de 
momie.  Il  se  survit  comme  dieu  des  vivants  dans 
la  personne  de  son  fils  Horus,  dieu  de  la  lumière  et 
vainqueur  de  Typhon. 

Il  est  très  vrai  qu'Osiris  est  le  type  de  la  résur- 
rection des  morts,  et  c'est,  je  crois,  de  l'Egypte 
que  cette  idée  s'est  répandue  dans  le  paganisme. 
Mais  les  Juifs  du  temps  de  Jésus  croyaient  à  la  ré- 
surrection ;  les  apôtres  ont  cru  à  la  résurrection  de 
Jésus  ;  que  pouvait  ajouter  le  mythe  d'Osiris  ? 

Le  seul  trait  vraiment  commun  à  tous  ces  dieux 
ou  héros,  c'est  que  leurs  prétendues  passions  ne 
regardaient  qu'eux. 

Jamais  les  souffrances  ou  la  mort  du  dieu  n'ont 
été  acceptées  en  vue  du  salut  des  hommes  ni  même 
regardées  comme  utiles  à  ce  salut.  Tout  ce  qu'on 
trouve  dans  cet  ordre,  —  et  au  iv*'  siècle,  —  c'est  un 
texte  du  chrétien  Firmicus  Maternus  d'après  lequel 
les  initiés  espèrent  le  salut  à  l'instar  du  dieu  : 
«  Courage,  initiés,  le  Dieu  étant  sauvé,  car  vous 
serez  délivrés  de  vos  peines^.  » 

Pendant  que  la  piété  païenne  s'exerçait  par  des 
rites  qui  étaient  censés  rappeler  les  aventures  des 
dieux,  les  mythologues  du  temps  s'efforçaient  de 

i.  Firmicus  Maternus,  Z)eerrorej;ro/'.  relig.{éd.  Ziegier),  p.  57, 14s.: 
OappeÏTe  p-uarai  toO   ÔeoO  aeawajxévou,  earat  yàp  û[xïv  xwv  Ttdvwv 


l>92  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

scruter  le  sens  de  ces  mythes.  Car  les  philosophes 
estimaient,  depuis  Socrate,  que  ces  mythes  étaient 
absurdes  et  obscènes,  et  cherchaientàles  interpréter. 
Voici  une  de  ces  gloses,  citée  par  M.  Bousset  comme 
étant  apparemment  celle  qui  voisine  le  mieux  avec  le 
christianisme.  «  Le  dieu  souffrant  et  mourant  — 
c'est  Osiris  —  est  la  divinité  qui  a  sa  patrie  propre 
dans  le  monde  des  idées,  y.6c[f.oq  votitoç.  Dans  le  but 
de  créer,  afin  de  mettre  en  mouvement  les  masses 
inertes  de  la  matière,  elle  est  descendue  dans  le 
monde  inférieur  et  sordide  de  la  matière,  elle 
s'est  perdue  dans  ce  monde  inférieur  de  la  sen- 
sibilité, elle  a  été  déchirée  et  dépecée,  retenue 
captive  dans  Timpuissance  ;  cependant  elle  n'a  pas 
perdu  la  capacité  de  s'élever  de  nouveau  au  monde 
divin  en  sortant  de  l'abaissement  de  la  mort  ^ .  » 
Cela  se  trouve  dans  Plutarque,  au  ii'^  siècle,  parmi 
bien  d'autres  explications. 

Ce  sont  là  jeux  de  mythologues...  et  de  critiques. 
Nous  avons  le  droit  d'exiger  qu'on  précise,  qu'on 
sorte  des  abstractions  et  des  comparaisons  de  bi- 
bliothèque pour  assister  aux  faits,  tels  qu'ils  ont 
dû  se  présenter.  Supposons,  si  l'on  y  tient,  —  car 
cela  n'est  pas  prouvé,  —  que  les  mystères  orien- 
taux qui  n'ont  pris  un  grand  développement  dans 
l'empire  qu'au  second  siècle,  que  les  systèmes  phi- 
losophiques dont  il  n'y  a  de  traces  qu'au  même 
temps,  aient  été  dès  l'an  40  connus  à  Jérusalem,  à 
Corinthe  et  à  Rome. 

Est-ce  Paul  le  premier  qui  a  réfléchi  sur  l'union 
du  chrétien  avec  la  mort  du  Christ  dans  le  bap- 

1.  Kyrios  Chris tos,  p.  1G6. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTLSME  JUDÉO-PAIEX.         293 

tême?  Non,  car  il  dit  aux  Romains,  qu'il  n'avait 
pas  évangéliscs  :  «  Ou  bien  ignorez-vous  que  nous 
tous  qui  avons  été  baptisés  en  le  Christ  Jésus  nous 
avons  été  baptisés  en  sa  mort  ^  ?  »  L'union  mystique 
au  Christ  mort  pour  eux  leur  était  donc  connue,  sim- 
plement parce  qu'ils  étaient  chrétiens.  Mais  d'où  cette 
conception  profonde,  que  ne  suggère  pas  aisément 
le  symbolisme  du  baptême,  serait-elle  venue  aux 
chrétiens,  aux  judéo-chrétiens  comme  aux  autres, 
car  Paul  ne  distingue  pas,  si  ce  n'est  qu'ils  la 
tenaient  des  Apôtres,  ou  des  colonnes  2,  comme 
parle  saint  Paul? 

Alors  que  veut-on  dire?  Les  Apôtres  ont  cru 
que  Jésus  était  le  Messie  parce  qu'ils  l'ont  vu  — 
—  ces  Messieurs  disent  :  parce  qu'ils  ont  cru  l'avoir 
vu —  ressuscité.  Ce  ne  sont  pas  les  cultes  païens  qui 
leur  ont  appris  le  caractère  de  la  mort  du  Christ, 
mort  acceptée  pour  assurer  leur  salut,  puisque  cette 
idée  ne  se  trouve  nulle  part  dans  les  mystères. 
Au  contraire  la  mort  expiatoire  était  dans  Isaïe^ 
et  assez  familière  au  judaïsme. 

Serait-ce  que  les  Apôtres  ou  les  premiers  chré- 
tiens ont  cru  plus  aisément  à  la  divinité  de  Jésus  à 
cause  des  légendes  des  dieux  mourants  et  ressusci- 
tes? Puisqu'un  dieu  peut  mourir,  le  Christ  a  bien 
pu  être  Dieu.  Certes,  plus  d'un  païen  a  dû  faire 
ce  raisonnement  et  préférer  le  Christ  à  Attis. 
Mais  il  suppose  la  rivalité  déjà  existante  des  deux 
cultes.  Un  juif  pouvait-il  raisonner  de  la  sorte, 
ou   même   un    gentil  converti  qui  devait  d'abord 


1.  Rom.  VI,  3. 

2.  Gai.  II,  9. 

3.  Is.  i.'i . 


204  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

ne  croire  qu'au  seul  vrai  Dieu?  De  ce  qu'Osiris  a 
été  coupé  en  morceaux,  que  ces  morceaux  ont  été 
retrouvés  par  ïsis,  qu'ensuite  Osiris  a  repris  place 
parmi  les  dieux;  de  ce  qu'Adonis,  tué  par  un  san- 
glier, a  de  nouveau  été  admis  dans  l'intimité  d'A- 
phrodite; de  ce  qu'Attis,  mutilé  volontaire,  a  été 
changé  en  pin,  puis  reconnu  comme  dieu,  était-ce 
une  raison  pour  que  Jésus  de  Nazareth  reçût  le 
culte  qui  n'appartient  qu  a  Dieu?  Autant  dire  qu'on 
se  serait  autorisé  de  l'apothéose  de  Claude.  Pour 
tout  Juif  cette  apothéose  était  l'abomination  de  la 
désolation  ;  pour  tout  esprit  sensé,  c'était  une  comé- 
die. Quant  à  l'explication  platonicienne  du  dieu 
descendu  de  la  sphère  des  idées,  et  emprisonné 
dans  la  matière  qu'il  est  venu  organiser,  explica- 
tion outrageusement  fausse,  et  isolée,  quelle  im- 
pression pouvait-elle  faire  sur  ces  âmes  simples 
qui  composaient  les  communautés  primitives? 

Je  suppose  qu'un  chrétien,  ou  même  un  touriste, 
assiste  aux  exercices  des  derviches  tourneurs. 
Quand  la  surexcitation  des  danseurs  les  met  hors 
d'eux-mêmes,  quand  ils  tombent  d'épuisement,  le 
spectateur  éprouve  un  sentiment  de  répulsion.  Si 
on  lui  explique  que  ces  danses  représentent  le 
mouvement  des  sphères  célestes,  son  malaise  se 
changera-t-il  en  admiration?  J'ai  pris  un  exemple  très 
anodin.  D'autres  seraient  plus  expressifs.  Un  poète 
italien  qui  vient  de  mourir  encore  jeune,  a  vu  aux 
Indes  danser  la  ^/ef^a^'/rts/,  prêtresse  de  Ramba  Devi  : 

«  Elle  est  certainement  la  sœur  de  la  Vénus  grecque  qui 
survit  dans  la  terre  de  Brahma,  tandis  que  l'autre  s'est  éva- 
nouie pour  toujours  à  l'avènement  de  son  ennemie,  la 
Vierge  Mère. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         -295 

«  Nous,  les  dévots  de  la  Vierge  Mère,  aliirmatioii  de  l'es- 
prit, négation  de  la  chair,  nous  ne  pouvons  comprendre  un 
culte  erotique;  toute  notre  intime  essence,  façonnée  suivant 
une  morale  deux  fois  millénaire,  tressaille,  se  révolte  en 
voyant  surgir  de  nouveau  de  la  nuit  des  temps  la  sœur  de 
l'antique  adversaire  ^  » 

Guido  Gozzano  n'était  pas  encore  redevenu  chré- 
tien, quand  il  sentait  le  dégoût  lui  soulever  le  cœur; 
la  morale  deux  fois  millénaire  tressaillait  en  lui. 
Faut-il  estimer  moins  le  premier  enthousiasme  des 
communautés  chrétiennes,  cet  intense  désir  de  la 
rémission  des  péchés  qui  fit,  on  le  reconnaît,  la 
force  de  TEvangile?  Ceux  qui  demandaient  à  la 
mort  de  Jésus-Christ  le  pardon,  la  réconciliation 
avec    Dieu,   respiraient-ils  la    même    atmosphère 
spirituelle  que  les  fidèles  des  cultes  que  nous  pou- 
vons à  peine  nommer?  Les  Apôtres  ont  donné  le 
baptême  au  nom  de  Jésus,  les  chrétiens,  dans  le 
baptême,  s'unissaient  à  sa  mort  et  à  sa  résurrec- 
tion pour  vivre  en  Dieu,  parce  qu'ils  cherchaient 
Dieu  en  lui,  et  dès  le  premier  jour,  car  l'union  mys- 
tique ne  peut  se  produire  eiitre  des  êtres  humains, 
et  les  chrétiens  se  sont  unis  réellement  au  Christ. 
Si  l'on  pouvait  distinguer  avec  certains  critiques 
allemands,   Schw^eitzer,  Bousset  et  d'autres,    une 
mystique  de    Dieu,    et   une  mystique    du  Christ, 
c'est-à-dire  le  secret  de  s'unir  à  Dieu  ou  de  s'unir 
au  Christ,  il  faudrait  convenir  sans  hésiter  que  la 
mystique  de  saint  Paul  et  celle  du  baptême  est  une 
mystique  d'union  au  Christ.  Mais  peut-on  supposer 
un  seul  instant  que  le  désir  d'union  s'arrêtait  au 
Christ  comme  à  un  intermédiaire  distinct  de  Dieu? 

1.  Le  Correspondant,  10  fév.  d918,  p.  557. 


296  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Cela  n'eût-il  pas  été  dérober  à  Dieu  sa  gloire? 
Paul  ne  parle-t-il  pas  de  vivre  «  à  Dieu  dans  le 
Christ  Jésus  »  ^  ?  «  Vous  êtes  morts,  écrivait-il 
aux  Colossiens,  et  votre  vie  est  cachée  avec  le 
Christ  en  Dieu^  ».  Vivre  dans  le  Christ  pour 
Dieu,  ou  avec  le  Christ  en  Dieu,  c'est  la  même  vie 
divine.  Il  n'y  a  dans  Paul  qu'une  mystique  qui 
mène  à  Dieu  par  le  Christ  mort  et  ressuscité.  Elle 
n'a  rien  de  commun  avec  de  sales  histoires  qui  n'ont 
jamais  donné  naissance  à  une  véritable  mystique. 


La  mystique  du  baptême,  si  réaliste  qu'elle  soit, 
étonne  moins  le  monde  moderne  que  celle  de  l'Eu- 
charistie. C'est  encore  Luther  qui  a  frayé  la  voie  à 
la  négation  totale  en  rejetant  la  transsubstantiation. 
On  est  allé  plus  loin  que  lui,  mais  on  croyait  pou- 
voir sauvegarder  le  rite  et  l'autorité  de  saint  Paul 
tout  en  réduisant  le  sacrement  à  n'être  quun  sym- 
bole. Or  William  Robertson  Smith,  orientaliste 
très  distingué,  décrivit  le  sacrifice  primitif  des 
Sémites  comme  l'immolation  et  la  manducation  du 
dieu,  communiquant  ainsi  aux  membres  de  son 
clan  un  renouveau  de  la  vie  divine  que  ce  clan  tenait 
de  lui.  On  sourit  d'abord  et  l'on  dit  :  C'était  donc 
déjà  l'Eucharistie  des  catholiques!  Puis  on  relut 
saint  Paul  —  à  la  lumière  de  l'histoire  des  reli- 
gions —  et  on  y  retrouva  l'explication  tradition- 
nelle :  le  fidèle  se  nourrissant  de  la  chair  du  Christ 
et  buvant  son  sang.  Dieterich,  dans  sa  Liturgie  de 

1.  Rom.  VI,  11. 

2.  Col.  m,  3. 


L'ECOLE  DU  SYXCRÉTLSME  JUDÉO-PAIEN.         297 

Mithra*,  n'en  fait  aucun  doute,  ni  Heitmiiller^,  ni 
WeineP,  ni  Reitzenstein ''*,  ni,  en  Angleterre, 
Lake  ^. 

Ce  serait  à  merveille,  si  l'on  n'affectait  d'en- 
tendre cette  manducation  d'un  Dieu  de  la  manière 
la  plus  grossière.  Et  aussitôt  on  conclut  qu'une 
idée  aussi  étrangère  à  la  foi  juive  n'a  pu  pénétrer 
dans  le  christianisme  que  par  les  mystères  païens. 
Et,  en  effet,  dans  les  mystères  de  Dionysos  Zagreus, 
les  fidèles  dépeçaient  et  mangeaient  la  chair  crue 
d'un  taureau,  qui,  divinisé  par  les  apprêts  du  sacri- 
fice, représentait  le  dieu  lui-même.  Ce  culte  était 
connu  au  v®  siècle  avant  J.-C,  comme  en  font  foi 
des  textes  d'Euripide*'  et  d'Aristophane^.  Plu- 
tarque  en  parle  avec  dégoût^.  Pour  fortifier  l'argu- 
ment tiré  de  l'omophagie,  on  a  rappelé  des  textes 
égyptiens  où  le  Pharaon,  quand  il  entre  au  ciel, 
dévore  les  dieux  pour  absorber  leur  force  et  leur 
sagesse,  ou  bien  les  sacrifices  humains  des  Aztè- 
ques, où  l'on  donnait  aux  victimes  un  nom  divin 
avant  de  les  dévorer.  Le  sacrifice  et  le  repas  san- 
glant des  Bédouins  du  Sinaï,  raconté  par  saint  Nil, 
et  si  largement  exploité  par  Robertson  Smith  pour 

1.  Eine  Mithrasliturgie,  p.  lOG.  On  reconnaît  d'ailleurs  que  ce 
titre  n'est  pas  justifié. 
-2.  Taufe  und  Abendmahl  b'ei  Paulus,  p.  84. 

3.  Bïblische  Théologie  des  N.  T.,  p.  327. 

4.  Die  hellenistischen  Mysterienreligionen,  p.  57. 
o.  Earlier  Epistles  of  saint  Paul,  p.  213. 

G.  Fragm.  476. 

7.  Ran.,  3jo. 

8.  Dans  son  traité  sur  la  cessation  des  oracles  (c.  xiv),  il  range 
clans  la  même  catégorie  de  rites  plus  démoniaques  que  divins  l'orao- 
pliagie  et  le  dépeçage,  les  jeûnes  et  les  lamentations,  avec  les  pa- 
roles obscènes.  Ce  sont  justement  ces  rites  qu'un  paganisme 
éclairé  jugeait  ignobles,  <iui  auraient  formé  l'atmosphère  spiri- 
tuelle dans  laquelle  aurait  grandi  le  christianisme! 

17. 


298  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sa  théorie,  revint  en  scène  ^  Ce  cas  du  moins  n'est 
point  trop  éloigné  de  la  Palestine,  et  l'usage  devait 
être  ancien.  Mais  la  victime  des  nomades,  que  ce 
soit  un  jeune  homme  ou  un  chameau,  ne  repré- 
sentait pas  la  divinité  ;  elle  était  immolée  à  l'étoile 
du  matin,  dont  la  présence  au  ciel  était  nécessaire. 
Comment  les  pratiques  les  plus  brutales  des  reli- 
gions les  plus  rudimentaires  auraient-elles  pu 
s'amalgamer  avec  le  culte  de  l'esprit  emprunté  aux 
philosophes  hermétiques?  On  ne  le  dit  pas. 

Tous  ces  rites  comprennent  la  communion  à  la 
façon  des  Capharnaïtes,  qui  pour  cela  en  avaient 
horreur;  l'élément  spirituel  y  fait  défaut.  Le  désir 
d'absorber  en  soi  des  forces  divines  par  la  mandu- 
cation  est  assurément  très  répandu  chez  les  sauva- 
ges. Aux  gens  de  Capharnaûm,  Jésus  répondait  que 
la  chair  n'a  jamais  servi  de  rien.  Ce  qui  servait,  c'é- 
tait de  se  nourrir  de  son  corps  très  réellement,  mais 
par  la  voie  de  l'Esprit.  Les  Apôtres  qui  ont  entendu 
les  paroles  :  ceci  est  ma  chair,  ceci  est  mon  sang, 
ont-ils  cru  à  leur  efficacité  à  cause  de  l'usage  an- 
cien, abandonné  comme  barbare,  de  manger  des 
victimes  toutes  crues,  pour  y  trouver  le  dieu  vivant 
dans  le  sang  coulant  encore?  Répondons,  puisqu'il 
le  faut,  que  l'Eucharistie  était  destinée  à  commé- 
morer la  mort  du  Christ,  son  sang  répandu  pour 
contracter  une  nouvelle  alliance;  elle  était  renou- 
velée en  souvenir  de  cette  mort.  Ou  bien  ont-ils 
imaginé  qu'ils  se  nourrissaient  du  Christ  à  la  Cène 
traditionnelle  et  ont-ils,  d'après  cela,  inventé  les 
paroles  mises  sur  les  lèvres  de  Jésus?  Mais  une 

1.  Études  sur  les  religions  sémitiques,  2«  éd.,  p.  237  ss. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         299 

pareille  transformation,  opérée  dans  toutes  les 
églises,  sans  que  personne  ait  protesté,  est  mille 
fois  plus  inexplicable  que  l'acte  du  Maître,  tel  que 
la  tradition  le  rapportait.  Seule  son  autorité  avait 
pu  imposer  le  rite  et  en  fixer  le  sens. 

On  éprouve  une  véritable  gêne  à  discuter  ces 
choses,  et  cette  gène  n'est  pas  moiixlre  quand  on 
entend  comparer  à  la  Gène  du  Seigneur  les 
usages  alimentaires  des  mystères,  qui  du  moins 
existaient  au  premier  siècle,  sous  une  l'orme  moins 
dégoûtante  que  le  rite  de  la  viande  crue.  Les  repas 
sacrés  étaient  connus  des  Juifs  aussi  bien  que  des 
païens,  lorsqu'ils  mangeaient  la  chair  des  sacri- 
fices, mais  il  serait  trop  difficile  de  leur  attribuer 
un  effet  divin  produit  dans  l'âme.  Tout  au  plus  con- 
sidérait-on Dieu  ou  le  dieu  comme  invité  à  partager 
le  repas;  on  se  réjouissait  en  sa  présence;  c'était 
une  marque  de  dévotion  qui  attirait  la  faveur  di- 
vine, mais  non  un  sacrement.  Aussi  les  critiques 
insistent-ils  plus  volontiers  sur  certains  aliments 
que  goûtaient  les  initiés. 

D'après  Clément  d'Alexandrie,  celui  qui  venait 
d'être  admis  aux  mystères  de  Déméter  à  Eleusis 
déclarait  :  v  J'ai  jeûné,  j'ai  bu  le  cycéon,  j'ai  pris 
dans  la  boîte,  et,  après  avoir  opéré,  j'ai  remis  dans 
la  corbeille,  j'ai  repris  dans  la  corbeille  et  remis 
dans  la  boîte  ^  »  Un  savant  allemand  très  considé- 
rable, Lobeck,  a  changé  «  opéré  »  en  «  goûté  ».  On 
aurait  une  substance  solide  et  une  substance  li- 
quide. Cette  correction  m'est  fort  suspecte,  mais 
passons. 

1.  Protrept.  18. 


3fX)  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Dans  le  culte  de  Cybèle  et  d'Attis,  l'élu  disait  : 
«  J'ai  mangé  ce  qui  venait  du  tambourin,  j'ai  bu  ce 
qui  venait  de  la  cymbale.  »  Cette  nourriture  et  ce 
breuvage  ressemblent,  dit-on,  à  l'Eucharistie.  Oui, 
parce  que  vous  regardez  ces  aliments  comme  une 
substance  divine.  Or,  cela,  personne  n'a  le  droit  de 
le  dire.  Les  textes  ne  le  permettent  pas,  et  les  prin- 
cipes des  mystères  l'excluent.  Les  ressemblances 
de  rite  peuvent  être  recueillies  avec  soin,  elles  sont 
nombreuses,  personne  n'en  doute,  mais  très  éloi- 
gnées, et  ne  permettent  pas  de  mettre  sur  la  même 
ligne  le  fondement  des  deux  initiations.  Elles  ne 
comportent  pas  la  même  communion. 

Lorsqu'on  nous  dit  que  le  christianisme  n'au- 
rait pas  gagné  les  âmes  s'il  ne  s'était  pré- 
senté comme  un  mystère  de  salut,  nous  le  croyons 
sans  peine.  A  côté  des  anciennes  religions,  qui 
étaient  surtout  les  cultes  des  cités,  ayant  pour  objet 
le  bien  public  garanti  par  la  faveur  des  dieux,  ÎA. 
s'était  formé  des  groupements,  des  thiases,  où  l'on 
cherchait  en  commun  le  secret  de  se  soustraire  au 
péril  de  la  perdition  totale  au  moment  de  la  mort. 
Le  judaïsme,  lui  aussi,  se  proposait  le  salut  des 
circoncis  dans  le  monde  à  venir.  Un  juif  pieux  l'at- 
tendait de  l'observation  de  la  Loi.  Dans  le  monde 
païen  on  essayait  de  nduer  des  liens  particuliers 
avec  des  divinités  secourables  au  moyen  des  mys- 
tères. Mais  cela  n'était  pas  particulier  aux  mys- 
tères. Ce  fut  toujours  la  préoccupation  dominante 
de  la  religion  égyptienne  d'assurer  par  ses  céré- 
monies le  salut  de  ses  fidèles  au  milieu  des  dangers 
de  l'au-delà.  Et  toutes  les  religions  s'étaient  peu 
à  peu  orientées  vers  le  salut  d'outre-tombe. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         301 

C'était  donc  pour  le  christianisme,  cela  va  sans 
dire,  une  condition  absolue  de  se  présenter  avec 
des  promesses  de  salut,  et  ces  promesses  devaient 
naturellement  se  rattachera  un  personnage  divin, 
à  un  Dieu.  En  s'unissant  à  son  dieu,  l'initié  grec 
avait  chance  d'échapper  à  la  perdition.  Mais  quelle 
pouvait  être  cette  union  dans  les  mystères  ? 

Si  étrange  que  cela  nous  paraisse,  l'union  aux 
dieux  dans  les  mystères  grecs  se  faisait  par  des 
spectacles.  Et  jamais  peut-être  un  œil  humain  ne  con- 
templa des  processions  mieux  ordonnées  que  celles 
qui  allaient  d'Athènes  à  Eleusis,  ni  des  danses  plus 
gracieuses  que  celles  des  prairies  sacrées  auprès  du 
sanctuaire  de  Déméter,  ni  des  spectacles  compara- 
bles à  ceux  des  grands  mystères,  où  le  peuple  épris 
de  beauté  qui  a  créé  la  tragédie  se  surpassait  pour 
produire  dans  les  âmes  les  impressions  les  plus 
profondes  de  douleur  et  de  sérénité.  Ces  drames 
sacrés  devaient  faire  naître  la  confiance  du  salut. 
Admis  à  connaître  les  destinées  des  deux  déesses, 
Déméter  et  Coré,  les  initiés  fondaient  sur  cette  vue 
l'espérance  de  vivre  dans  leur  compagnie  aux 
champs  élyséens.  Tous  les  autres  rites,  baignades, 
sacrifices,  réception  des  aliments  sacrés,  n'étaient 
que  des  préliminaires.  Encore  une  fois,  cela  nous 
(>tonne.  M.  Foucart\  qui  connaît  mieux  que  per- 
sonne les  mystères  d'Eleusis,  a  estimé  que  ce 
n'était  pas  assez.  11  a  supposé  que  l'on  confiait 
aux  initiés  certains  mots  de  passe  qui  leur  permet- 
traient de  triompher  des  pièges  tendus  aux  âmes 

i.  Les  persévérantes  études  de  M.  Paul  Foucart  ont  été  résumées 
dans  Les  mystères  d'Eleusis,  8"  de  508  pp.,  Paris,  1914;  cf.  Revue 
Biblique,  1914,  p,  C19  s. 


/ 

302  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sur  la  route  des  prairies  bienheureuses.  D'anciens 
textes  égyptiens,  des  inscriptions  orphiques  du 
\^  siècle  avant  Jésus-Christ  peuvent  être  allégués 
dans  ce  sens.  Ce  n'est  toujours  qu'une  conjecture. 
D'autres  ont  vu  la  réalisation  de  l'union  mystique 
dans  le  mariage  sacré  du  dieu  et  de  la  déesse,  où 
les  initiés  auraient  été  représentés  par  un  prêtre. 
Mais  un  texte  assez  formel  indique  que  le  point 
culminant  des  mystères  était  la  manifestation  et  la 
contemplation  d'un  épi  de  blé.  Je  cite  ceux  d'Eleu- 
sis plus  volontiers,  comme  les  plus  nobles  de  tous , 
quoique  parfaitement  indécents  d'après  les  Pères,  et 
aussi  d'après  ce  qu'en  apprennent  les  découvertes 
archéologiques.  Glissons,  ce  n'est  pas  ce  qui  nous 
intéresse.  Ce  qui  est  décisif,  c'est  que  ces  specta- 
cles, quelle  qu'ait  été  leur  splendeur,  et  aussi  leurs 
tares,  ne  rappelaient  pas  des  actes  utiles  au  salut. 
Encore  une  fois,  c'est  le  point.  Les  actes  divins 
étaient  pleins  de  promesses  parce  que  les  initiés, 
mis  dans  la  confidence,  demeureraient  des  amis 
pour  toujours,  mais  aucun  de  ces  actes  n'avait  été 
accompli  par  les  dieux  pour  se  rappro€her  des 
hommes  et  s'unir  à  eux.  Les  fidèles  n'avaient  donc 
pas  non  plus  à  en  recevoir  le  bienfait,  à  en  re- 
cueillir le   fruit  dans  une   union   réelle. 

Le  concept  d'une  communion  à  la  fois  réelle  et 
spirituelle  ne  se  trouve  pas  dans  l'antiquité.  Elle 
est  au  centre  du  christianisme.  On  s'unit  à  Dieu  dans 
l'humanité  de  Jésus-Christ,  à  la  manière  humaine, 
parce  qu'il  est  devenu  homme. 

La  communion  est  l'union  à  cette  victime  divine. 
La  mystique  de  Paul  n'a  tout  son  sens  que  comme 
une  mystique  d'incarnation. 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRÉTISME  JUDÉO-PAIEN.         303 

Les  actes  de  Jésus  sont  salutaires  parce  que  ce 
sont  ceux  du  Fils  de  Dieu,  venu  pour  donner  aux 
Juifs  et  aux  gentils  la  grâce  du  pardon.  C'est  là  le 
mystère,  inconnu  aux  Juifs,  qui  gagna  le  cœur  des 
gentils.  Ils  trouvaient  dans  le  Christ  un  dieu  qui 
était  venu  les  chercher,  dont  la  mort  avait  été  ef- 
ficace en  vue  de  leur  salut  :  «  11  m'a  aimé  et  il  s'est 
livré  pour  moi  • .  » 

C'était  un  mystère  dans  le  sens  de  doctrine  ré- 
vélée, inaccessible  à  la  raison.  Mais  le  christianisme 
n'était  pas  pour  cela  une  religion  à  mystères,  c'est- 
à-dire  à  rites  secrets,  connus  des  seuls  initiés. 

Voilà  encore  une  distinction  qui  peut  dissiper 
bien  des  équivoques. 

On  dit  que  Paul  connaissait  les  religions  de  son 
temps.  Et,  en  effet,  il  n'a  pas  ignoré  les  supersti- 
tions qui  auraient  pu  corrompre  la  pureté  de  son 
Evangile.  Ses  chrétiens  de  Colosses  sortaient  à 
peine  du  paganisme.  Certains  éléments  d'ascétisme, 
le  culte  de  certains  esprits  célestes,  leur  parais- 
saient assimilables  à  leur  nouvelle  foi.  L'apôtre  les 
a  mis  en  garde  ^.  On  veut  qu'il  ait  emprunté  quel- 
que chose  à  la  mystique  du  dieu  mourant  et  ressus- 
cité. Qu'en  eût-il  fait?  On  avait,  dans  les  cas  les 
plus  notoires,  d'Osiris,  d'Attis  et  d'Adonis,  et  peut- 
être  par  l'intermédiaire  du  rite,  imaginé  une  his- 
toire humaine  pour  figurer  les  destinées  delà  végé- 
tation printanière  ou  du  grain  de  blé.  C'est  du 
moins  ce  que  comprenaient  l'immense  majorité 
des  mythologues  anciens,  ce  que  pensent  encore 
les    plus   distingués    parmi    les    modernes.    Paul 

i.  GaL  II,  20. 
2.  Col.  II,  16  SS. 


304  LE  SENS  DU  ÇIIRISïIANISiME. 

n'a  pas  dédaigné  la  comparaison  du  grain  de  blé  ' 
pour  la  résurrection,  rien  de  plus.  Des  philoso- 
phes transcendants  essayaient  d'extraire  de  cette 
tourbe  une  essence  plus  pure  :  tel  le  mythologue 
cité  par  Plutarque,  parmi  tant  d'autres.  Est-ce  cela 
qui  s'est  amalgamé  avec  le  christianisme?  Pas  plus 
que  le  rite  sensuel  qui  faisait  horreur  à  des  conver- 
tis ce  ne  fut  l'interprétation  quintessenciée,  vide 
de  tout  enseignement  moral.  Alors  qu'est-ce  donc  ? 
Que  l'érudition  moderne  prenne  ces  religions  de 
dieux  souffrants  et  ressuscites  au  quatrième  siècle 
de  notre  ère,  telles  qu'elles  sb  sont  perfectionnées 
au  contact  du  christianisme  et  en  rivalité  avec  lui, 
qu'elle  choisisse  les  traits  les  plus  nobles,  les  aspi- 
rations les  plus  pures,  les  sens  les  plus  profonds. 
Qu'elle  parvienne  —  ce  qui  est  douteux  —  à  cons- 
tituer elle-même  un  amalgame  ;  il  ne  contiendra 
même  pas  une  invitation  sérieuse  et  décisive  à  la 
réforme  des  mœurs.  Que  serait-ce  si  en  triant  ces 
références  érudites,  on  tenait  seulement  compte  du 
contexte!  Le  Dionysos  d'Aristophane  a  parlé  de  la  vie 
pieuse  des  initiés  2.  Certes,  voilà  un  texte  !  Maisnoyr 
parmi  les  plus  ignobles  plaisanteries  qui  puissent 
déshonorer  un  être  divin,  l'objet  du  culte  dans  cer- 
tains mystères.  Apulée  a  exprimé  avec  une  com- 
ponction toute  de  suavité  l'amour  du  dévot  pour 
Isis  3,  mais  c'est  dans  les  métamorphoses  d'un  âne. 
Si  au  lieu  de  comparer  des  textes  on  se  plaçait  par 
la  pensée  dans  une  de  ces  réunions  de  Jérusalem 
où  vivait  encore  le  souvenir  du  Christ,  et  dans  une 


i.  I  Cor.  XV,  35. 
S2.  Grenouilles,  ib'ô. 
3.  Metam.,  XI,  -24  et  25, 


L'ÉCOLE  DU  SYNCRETISME  JUDÉO-PAIEN.        305 

de  ces  scènes  hideuses  où  s'exaspérait  la  sanglante 
fureur  des  imitateurs  d'Attis,  on  n'aurait  plus  le 
courage  de  dire  que  la  doctrine  de  Paul,  dans  sa 
splendide  unité,  s'est  formée  en  vingt  ans  par  un 
amalgame  entre  le  messianisme  juif  et  les  mystères 
païens.  L'histoire  des  deux  systèmes  religieux  fut 
une  lutte  pendant  trois  siècles.  Les  religions 
païennes  —  surtout  celles  d'Osiris,  d'Adonis  et 
d'Attis,  vieilles  religions  naturalistes  —  essayèrent 
en  vain  de  dépouiller  leur  grossièreté  native  par  un 
symbolisme  transcendant.  Le  christianisme,  reli- 
gion de  l'esprit,  aurait  plus  d'une  fois  été  conta- 
miné par  elles,  si  l'autorité  ecclésiastique  n'avait 
préservé  les  fidèles.  Le  dieu  souffrant  qui  lutta  le 
plus  énergiquement  contre  le  Christ,  et  qui  vrai- 
ment lui  disputa  les  âmes,  fut  Attis,  le  plus  méprisé 
de  tous,  avec  ses  tauroboles,  ou  baptêmes  de  sang, 
qui  se  donnaient  pour  plus  efficaces  que  le  baptême 
par  l'eau.  Mais  quelles  spéculations  philosophiques 
pouvaient  réhabiliter  cette  douche  de  sang  qui  fait 
songer,  disait  M.  Cumont,  à  quelque  orgie  de  can- 
nibales^ ? 

1.  Religions  orientales  dans  le  paganisme  romain,  p.  88. 


DIXIEME  LEÇON 

yCONCLUSIONS. 

Il  est  toujours  très  imprudent  de  dire  :  nous 
sommes  à  un  tournant  de  l'histoire,  car  Thistoire  se 
déroule  sans  révéler  son  secret.  Mais  quelle  époque 
peut  être  comparée  à  la  nôtre,  quel  bouleversement 
plus  profond  exigea  jamais  que  l'on  construise  de 
nouveau  et  sur  des  fondements  plus  solides?  Une  vie 
spirituelle  et  religieuse  plus  intense  jaillira-t-elle 
du  chaos  où  nous  sommes?  Oui,  car  l'esprit  de 
l'héroïsme  et  de  la  foi  a  plané  sur  le  plus  horrible 
déchaînement  des  puissances  de  la  matière.  Et  dans 
le  domaine  des  études  dont  nous  avons  fait  rapide- 
ment le  tour,  il  est  deux  indices,  que  l'on  touche  à 
un  moment  où  il  faudra,  ou  bien  accepter  le  chris- 
tianisme dans  l'Église,  tel  qu'elle  le  comprend,  ou 
renoncer  au  christianisme. 

Le  premier  de  ces  indices,  c'est  le  retour  de 
nombreux  critiques  indépendants  à  l'ancienne  exé- 
gèse de  l'Église;  nous  en  avons  parlé  à  notre  der- 
nière réunion.  Le  second,  c'est  la  prétention  d'un 
radicalisme  intransigeant  de  rayer  Jésus  de  l'his- 
toire. Assurément  cette  tentative  est  vaine  et  même 


CONC  LISIONS.  307 

puérile.  Mais  elle  a  révélé  la  faiblesse  relig"ieuse 
de  Texégèse  libérale,  déjà  minée  par  les  attaques 
des  eschatologistes  et  des  historiens  de  religions. 
Au  premier  abord  cette  suprême  incartade  donne 
raison  à  ceux  qui  voient  dans  l'exégèse  allemande 
un  soulèvement  continu  et  progressif  contre  l'auto- 
rité des  livres  saints '. 

En  réalité,  dès  la  fin  du  xviii^  siècle,  Dupuis^  et 
Volney^  tenaient  le  christianisme  pour  un  mythe 
astral.  Le  plus  récent  système  et  le  plus  osé  s'ins- 
pire des  mêmes  principes  et  a  le  même  but  que  ces 
premiers  essais  du  rationalisme  intégral  et  avoué. 
Strauss  n'avait  pas  été  aussi  loin  dans  la  négation, 
puisqu'il  écrivit  une  Vie  de  Jésus,  et,  depuis 
Strauss,  la  grande  majorité  des  exégètes  alle- 
mands, on  peut  dire  presque  tous,  avaient  cru  se 
consacrer  à  une  œuvre  de  restauration  historique 
et  religieuse.  Ce  serait  donc  une  erreur  de  re- 
garder ces  critiques,  professeurs  de  théologie  dans 
les  facultés  protestantes,  comme  de  simples  libres 
penseurs  à  la  Voltaire.  L'épithète  de  rationaliste 
leur  était  une  injure.  Et  sans  doute  ils  ne  recon- 
naissaient d'autre  autorité  que  leur  raison,  mais  ils 
affectaient  de  tenir  pour  beaucoup  l'autorité  de 
Jésus,  la  plus  haute  raison  religieuse  qui  fût 
jamais.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  pour  nous  de  savoir 
qu'ils  ont  entrepris  de  fonder  un  christianisme 
nouveau  sur  les  bases  de  leur  érudition,  qu'ils  ont 


4,  FiLLiON,  Les  étapes  du  rationalisme,  p.  2. 

2.  Origine  de  tous  les  cultes  ou  Religion  universelle,  par  Depuis, 
citoyen  français.  Paris.  L'an  ni  de  la  République  une  et  indivi- 
sible. 3  vol. 

3.  Les  Ruines  ou  Méditation  sur  les  Révolutions  des  Empires, 
Paris,  1791. 


308  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

espéré  l'imposer  à  tout  le  protestantisme,  en  atten- 
dant mieux,  comme  la  religion  de  l'avenir,  une  re- 
ligion allemande,  issue  de  la  réforme  de  Luther.  La 
vie  de  Jésus,  ses  actes,  sa  doctrine,  ressortaient 
d'une  étude  critique  des  documents.  On  déblayait 
beaucoup,  mais  c'était  afin  d'atteindre  le  roc  ferme 
de  l'histoire.  Aussi  bien  connu  de  nous  que  peut 
l'être  Socrate  ou  Epictète,  Jésus  n'avait  pas  de- 
mandé pour  sa  personne  le  culte  qui  n'était  dû 
qu'à  son  Père.  Alors  comment  l'avait-il  obtenu? 
C'était  le  point  faible  de  l'école  libérale.  Jésus, 
disait-on,  nous  a  révélé  que  nous  sommes  tous 
enfants  de  Dieu  ;  plus  on  le  connaît  comme  Père, 
plus  on  mérite  le  nom  de  fils.  Jésus,  le  révélateur 
de  cette  religion,  de  la  religion,  était  donc  le  Fils 
par  excellence.  Dans  saint  Paul,  c'est  déjà  un  être 
surnaturel,  existant  dans  le  ciel  avant  de  devenir 
fils  de  David  ;  d'après  le  quatrième  évangile,  il  est 
tout  à  fait  Fils  de  Dieu. 

L'adoration  d'un  être  humain  fondée  sur  le 
double  sens  d'un  mot,  voilà  assurément  une  con- 
jecture assez  risquée.  Une  nouvelle  école  a  fourni 
sa  contribution.  Elle  n'essaye  pas  d'opérer  chez  les 
Juifs,  monothéistes  passionnés  et  exclusifs.  Mais 
les  païens  étaient  habitués  à  ces  dieux  paraissant 
sous  la  forme  humaine,  à  ces  hommes  devenus  des 
dieux.  Et  précisément  au  temps  de  Jésus,  dans  les 
mystères,  on  implorait  le  salut  d'un  dieu  mourant 
et  ressuscité. 

Nous  avons  dit  combien  cette  construction  cri- 
tique est  fragile.  Elle  méconnaît  du  même  coup  les 
croyances  du  paganisme  et  la  foi  des  premiers  chré- 
tiens. La  divinité  de  Jésus,  si  elle  n'était  au  point 


CONCLUSIONS.  309 

de  départ  du  christianisme,  n'aurait  pu  y  être 
insérée.  ^'' 

C'est  aussi  ce  qu'ont  pensé  des  critiques,  par- 
faitement résolus  d'ailleurs  à  ne  pas  rendre  leur 
hommage  au  Sauveur,  et,  pour  résoudre  la  diffi- 
culté, ils  ont  pris  le  parti  de  supprimer  son  huma- 
nité. Car  enfin  c'est  un  fait  que  Jésus  a  été  adoré. 
S'il  est  impossible  qu'un  homme  ait  été  pris  aussi 
sérieusement  pour  un  dieu,  à  une  époque  pleine- 
ment historique,  c^est  donc  que  le  dieu  n'a  pas 
existé  comme  homme,  c'est  que,  dans  une  époque 
antérieure  à  sa  prétendue  existence  humaine,  il  était 
déjà  adoré  comme  Dieu. 

Je  l'avoue,  cette  proposition  :  Jésus  n'a  pas  existé, 
ne  révolte  pas  moins  le  bon  sens  que  le  sentiment 
chrétien,  mais  je  m'obstine  à  indiquer,  même  dans 
les  pires  erreurs,  ce  qui  peut  contribuer  à  la  dé- 
fense de  la  vérité.  Et  vous  jugerez  très  notable  que 
la  divinité  de  Jésus  paraisse  à  certains  critiques  si 
bien  établie,  dès  le  début  de  l'évangile,  qu'il  soit 
plus  aisé  de  nier  sa  personnalité  humaine  que  le 
caractère  divin  qu'il  a  dans  l'histoire.  Lorsqu'on  a 
essayé  de  démontrer  que  Guillaume  Tell  n'a  jamais 
vécu,  je  ne  sache  pas  qu'on  en  ait  conclu  au  culte 
de  Guillaume  Tell  chez  les  anciens  riverains  du  lac 
des  Quatre  Cantons.  Et,  en  définitive,  l'argumen- 
tation de  M.  William  Benjamin  Smith  contre  les 
libéraux  n'est  point  sans  valeur  ^  Ils  tirent  de 
saint  Marc  un  portrait  purement  humain  de  Jésus. 
Mais  outre  que  ce  n'est  pas  l'intention  de  Marc, 
comme  Wredele  leur  a  démontré,  comment  ce  Jésus 

i.  Cï.  Revue  (biblique,  1906,  p.  645  ss. 


310  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

est-il  devenu  dieu  avec  le  temps?  Il  Test  déjà  dans 
saint  Paul,  antérieur  à  saint  Marc,  d'après  la  cri- 
tique. Si  les  libéraux  étaient  logiques,  ils  devraient 
placer  saint  Marc  avant  les  quatre  grandes  épîtres 
pauliniennes,  et  même  nier  leur  authenticité.  D'au- 
tant que  ces  épîtres  ne  s'occupent  guère  d'un  Jésus 
de  Ihistoire,  mais  plutôt  d'un  Christ  venu  du  ciel 
où  il  est  remonté.  C'est  ce  passage  sur  la  terre  qu'on 
aura  voulu  raconter.  Ce  qu'a  créé  la  commu- 
nauté primitive,  ce  n'est  pas  la  divinité  de  Jésus, 
c'est  son  apparition  en  Galilée  et  en  Judée  sous  les 
traits  d'un  simple  mortel.  Ainsi  ce  sont  les  inconsé- 
quences du  protestantisme  libéral  qui  ont  frayé  la 
voie  à  cet  extravagant  paradoxe  :  Jésus  n'a  pas 
existé,  ou  si  un  personnage  a  porté  ce  nom  en  Ga- 
lilée, son  existence  fut  pour  si  peu  dans  ce  que 
racontent  les  évangiles,  qu'elle  est  parfaitement 
négligeable  pour  l'histoire  religieuse  de  l'humanité. 
Mais  comme  on  ne  peut  rayer  le  Dieu  Christ  Sau- 
veur de  l'histoire,  il  faut  lui  découvrir  des  origines, 
il  faudrait  même  être  en  état  d'-expliquer  par  un 
culte  antérieur  le  mythe  historique  des  évangiles. 
Tâche  ardue  !  C'est  à  peine  si  l'on  a  esquissé  la  pre- 
mière partie  du  programme  —  et  comment! 

Distinguons  trois  combinaisons.  Ceux  qui  se  sou- 
cient le  moins  des  textes,  véritables  dilettanti  de 
l'exégèse,  font  descendre  le  mythe  directement  des 
astres.  C'était  le  mode  de  Dupuis.  M.  Schweitzer 
cite  un  polonais,  M.  Andrzej  Niemojewski^  proba- 
blement naturalisé  allemand,  et  un  officier  allemand 


1.  Gott  Jésus  im  Lichte  fremder  und  eigener  Forschung  samt 
Darstellung  der  evangelischen  Astralsto/fe,  Astralszenen  und  As- 
tralsysteme,  Munich,  d9l0,  2  vol.,  577  pp.  Édition  polonaise  en  1909. 


CONCLUSIONS.  311 

qui  a  pris  le  pseucfonyme  de  Fuhrmann^   [cocher). 

Le  Cocher  nous  transporte  dans  le  ciel  :  le 
royaume  des  cieux  de  Jésus  est  le  ciel  étoile  etc. 
Je  vous  lais  grâce  de  cette  astronomie,  à  laquelle 
je  n'entends  rien.  11  y  a  loin  des  astres  à  la  Galilée 
et  à  l'évangile  ;  il  faudrait  assigner  une  étape  sur  la 
route;  les  littératures  anciennes  devraient  nous 
fournir  au  moins  une  esquisse  du  mythe  galiléen. 
M.  Pierre  Jensen  l'a  découvert  tout  tracé  dans 
l'épopée  babylonienne  de  Gilgamech.  Cet  assy- 
riologue  très  distingué  a  consterné  —  ou  réjoui 
—  ses  émules  par  une  divagation  parfaitement 
caractérisée  :  Gilgamech  est  devenu  le  proto- 
type des  héros  de  l'antiquité;  Jésus,  après  Abraham 
et  Moïse,  ne  fut  qu'un  Gilgamech  Israélite  2.  Au  lieu 
d'avertir  charitablement  son  confrère,  M.  Henri 
Ziemmern,  spécialiste  non  moins  compétent,  s'est 
contenté  de  formuler  des  réserves,  inclinant  per- 
sonnellement vers  des  emprunts  à  Mithra,  à  Mar- 
douket  à  Tammouz-^ 

Je  n'ai  pas  nommé  l'initiateur  de  tout  ce  mouve- 
ment, M.  John  Mackinnon  Robertson,  parce  qu'il 
n'a  écrit  qu'en  anglais,  dès  l'an  1900 '*. 

1.  Der  Astralmythus  von  Christus,  1912,  284  pp. 

2.  Les  titres  sont  si  révélateurs  que  je  les  ai  traduits  en  français  : 
L'épopée  de  Gilgamech  dans  la  littérature  du  monde,  !«■■  vol. 
Les  origines  de  la  légende  de  l'Ancien  Testament  sur  les  patriar- 
ches, les  prophètes  et  les  libérateurs,  et  de  la  légende  du  Nouveau 
Testament  sur  Jésus,  Strasbourg,  1906,  1.030  pp.  —  Moïse,  Jésus, 
Paul.  Trois  variantes  de  la  légende  babylonienne  de  V homme-Dieu 
Gilgamech.  Une  accusation  contre  des  théologiens  et  des  sophistes, 
el  un  appel  aux  laïques,  1909,  63  pp.  —  Le  Jésus  des  évangiles  a- 
t-il  réellement  vécu?  Une  réponse  au  x>rofesseur  Jûlicher,  1910, 
3-2  pp. 

3.  Zum  Streit  um  die  Christusmythe,  1910,  66  pp. 

4.  Christianity  and  Mythology,  Londres,  1900.  La  troisième  partie^ 
The  Gospel  Myths,  a  été  traduite  en  allemand  eu  i910. 


312  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Mais  un  Américain,  déjà  cite*,  M.  William  Ben- 
jamin Smith,  a  sa  place  ici,  car  ses  ouvrages  ont 
paru  à  léna,  comme  si  cette  semence  ne  pouvait 
lever  qu'en  Germanie.  Le  premier,  muni  d'une  pré- 
face de  M.  Schmiedel,  est  intitulé  :  Le  Jésus  pré- 
historique açec  d'autres  études  préliminaires  sur_ 
l'histoire  des  origines  du  christianisme.  Le  titre 
du  second  ouvrage,  Ecce  Deus,  est  comme  une  ré- 
ponse à  Ecce  homo  de  M.  T.  Seeley  ^  Avec  la  pré- 
cision d'un  mathématicien,  M.  Smith  a  résolument 
poursuivi  l'inconnue,  la  religion  du  Dieu  Sauveur 
dont  on  a  fait  le  Jésus  de  l'évangile.  Chemin  faisant, 
il  a  compris  que  le  mythe  —  et  un  mythe  insaisis- 
sable —  ne  pouvait  à  lui  seul  expliquer  l'histoire 
évangélique.  Revenant  aux  errements  de  Bauer,  il 
a  vu  dans  les  actes  et  les  doctrines  de  Jésus  le  reflet 
des  convictions  et  des  aspirations  de  ses  fidèles. 
C'est  la  forme  la  plus  adoucie  de  la  nouvelle 
hypothèse  mythique  ;  elle  est  ainsi  mitigée  par  la 
méthode  de  Strauss. 

Voici  ce  qu'a  rencontré  M.  Smith  dans  ses  lectures, 
et  dont  son  imagination  a  bâti  une  religion.  Jésus 
signifie  Sauveur;  nous  le  savons  tous  par  l'évan- 
gile; c'est  en  hébreu  le  nom  de  ce  Josué,  qui  a  fait 
entrer  les  Israélites  dans  la  terre  promise.  Déjà 
M.  Robertson  avait  fait  de  Josué  un  Dieu.  En  effet 
le  nom  suggérait  le  culte,  ainsi  que  l'épithète  de 
Nazaréen,  qu'on  donnait  à  Jésus,  et  qui  signifie 
protecteur.  Au  premier  siècle  avant  Jésus-Christ,  on 
adorait  sous  plusieurs   formes   un   dieu   sauveur. 


1.  Der  vorchristliche  Jésus  nebst  weiteren  Vorstv.dien  zur  Entste- 
hungsgeschichte  des  Urchristentums,  i90G,  243  pp.  —  Ecce  Deus,  Die 
urchristliche  Lehre  des  reingôttlichen  Jesu,  i9H,  3IS  pp. 


CONCLUSIONS.  313 

Jésus  Nazaréen  en  était  un.  Le  nom  de  Christ,  roi 
ou  juge,  ne  se  prêtait  guère  moins  à  l'hommage. 
L'union  des  deux  vocables  en  un  seul,  Jésus-Christ, 
marque  les  débuts  du  christianisme,  une  centaine 
d'années  avant  notre  ère.  Le  dieu  était  adoré  par 
une  secte' juive,  de  tendances  hellénistiques,  assez 
répandue  dans  l'empire.  Des  preuves  ?  M.  Smith 
s'en  procure  en  anti-datant  un  hymne  des  Naassé- 
niens,  gnostiques  chrétiens  qui  ont  célébré  Jésus 
comme  dieu,  et  un  papyrus  de  Paris  du  iv^  siècle, 
dans  lequel  on  lit  :  «  Je  t'adjure  par  Jésus,  le  dieu 
des  Hébreux.  »  Le  reste  est  à  l'avenant.  Mais  com- 
ment un  mythe  divin  s'est-il -humanisé  en  évangile? 
Le  règne  de  Dieu  fulgurant  vient  à  l'aide,  avec  son 
chef,  qui  sera  le  Messie,  ou  Michel,  ou  le  fils  de 
l'homme,  et  dont  Vanastasis,  intronisation  ou  résur- 
rection, mettait  sur  la  voie  du  Christ  ressuscité. 

Les  suggestions  de  M.  Smith  ont  d'ailleurs  moins 
d'importance  par  elles-mêmes  que  par  l'empire 
qu'elles  ont  exercé  sur  M.  Drews'.  Avec  ce  savant, 
la  négation  de  l'histoire  de  Jésus,  regardée  jusque- 
là  comme  un  sport,  devient  agressive  ;  elle  fait  appel 
à  l'opinion  publique,  elle  soulève  une  agitation  con- 
sidérable. On  tient  des  réunions  bruyantes,  on 
lance  des  pamphlets  ;  en  réponse  les  brochures  pieu- 
vent  sur  les  assaillants  ;  M.  Fillion  a  raconté  cette 
échauffourée  exégétique  ^. 

i.  Arthur  Drews,  né  en  1863  à  Uetersen  (Holstein),  professeur  de 
Philosophie  à  Karlsruhe,  a  écrit  sur  Kant,  Hegel,  Wagner,  Nietzsche 
et  Ed.  von  Hartmann,  et  un  ouvrage  :  Die  Religion alsSelbst-Bewus- 
stsein  Gottes  (Leipzig,  1906),  avant  d'écrire  sous  l'influence  de 
M.  Smith  :  Die  Christusmythe,  V^  et  2°  partie,  1909  et  1911,  Die 
Petrus-legende,  1910,  et  d'entreprendre  sa  campagne,  décrite  dans 
Fillion,  Les  étapes  du  rationalisme. 

2.  Fillion,  Les  étapes.,.,  p.  320-346. 

18 


314  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Faut-il  dire  :  beaucoup  de  bruit  pour  rien? 

La  justice  m'empêche,  pour  ma  part,  de  regarder 
ce  système  comme  une  émanation  authentique  du 
germanisme.  M.  Arthur  Drews  est  un  professeur 
allemand,  mais  son  nom  et  son  prénom  appartien- 
nent à  la  langue  anglaise.  11  faut  en  dire  autant  de 
MM.  Mackinnon  Robertson  et  William  Benjamin 
Smith.  M.  Whittaker  '  est  anglais,  M.  Bollaud  ^  est 
hollandais.  M.  Lublinski  ^  est  sans  doute  polonais 
comme  M.  Niemojewski. 

D'autre  part  toute  l'exégèse  allemande,  libéraux, 
eschatologistes,  historiens  des  religions,  sauf  de 
très  rares  exceptions,  ont  fait  bloc  contre  les  en- 
vahisseurs, car  ce  sont  bien  des  envahisseurs  dans 
le  champ  des  études  bibliques,  puisque  Robertson 
est  un  mythologue,  Smith  un  professeur  de  mathé- 
matiques, Jensen  un  assyriologue,  Drews  un  philo- 
sophe qui  prêche  la  guerre  sainte  au  nom  du  pan- 
théisme. Il  serait  donc  injuste  de  conclure  :  voyez 
où  en  arrive  la  critique  allemande.  Elle  a  pro- 
testé, et  avec  énergie,  et,  comme  elle  était  sur  son 
terrain,  elle  a  renvoyé  à  leurs  études  des  amateurs 
incompétents. 

11  n'«n  est  pas  moins  vrai  que  le  combat  s'est 
livré  en  terre  allemande,  que  des  consciences  ont  été 
profondément  troublées,  qu'une  destruction  aussi 
radicale  du  christianisme  arpu  paraître  souhaitable 
à  de  trop  nombreux  adeptes  du  panthéisme.  Certes 
nous  félicitons  l'exégèse  allemande  d'avoir  prouvé 


1.  The  origins  of  Christianity,  Londres,  19Û4. 

2.  De  evangelische  Jozua,  Leyde,  1907. 

3.  Die  Entstehung  des  Christentums  aus  der  antiken   Kultur, 
4910.  — -  Das  werdende  Dogma  vom  Leben  Jesu,  1910. 


CONCLUSIONS.  315 

l'existence  de  Jésus,  mais  est-ce  assez  pour  fonder 
un  véritable  christianisme?  Les  choses  sont-elles 
encore  dans  cet  état  de  stagnation  et  de  compromis 
qui  a  permis  à  l'école  libérale  de  dominer,  ou  peu 
s'en  faut,  au  nom  de  l'histoire  et  de  l'Écriture  ?  Il 
faut  parler  net.  Les  professeurs  de  théologie  pro- 
testante en  Allemagne  sont-ils  encore  chrétiens  ? 


L'enquête  n'est  pas  ouverte  pour  M.  Drews  et  les 
partisans  de  l'école  ultra-mythique,  qui,  nous  l'a- 
vons vu,  ne  sont  pas  des  exégètes.  Ils  tiennent  à 
honneur  de  ne  pas  l'être  ;  ils  narguent  la  timidité 
des  spécialistes,  tournent  en  ridicule  leurs  atermoie-* 
ments.  Comme  tant  d'autres  esprits  absolus,  ils  se 
croient  seuls  sincères,  parce  qu'ils  ne  voient  qu'un 
côté  des  questions,  courageux  parce  qu'ils  mani- 
festent intrépidement  leur  intention  de  ruiner  le 
christianisme.  Et  il  faut  du  courage  en  effet  pour 
braver,  sinon  l'Inquisition,  du  moins  le  ridicule,' 
Connaissant  bien  les  instincts  de  l'Allemagne,  ils 
parlent  plus  volontiers  de  la  religion  de  l'avenir, 
avec  von  Hartmann,  que  de  l'irréligion  de  l'avenir, 
avec  Guyau.  Mais  leur  religion  se  fonde  sur  une 
conception,  dite  scientifique,  d'un  monde  dont  Dieu 
est  absent,  à  force  d'en  faire  partie.  Leur  morale  se 
déduit,  vaille  que  vaille,  des  rapports  de  leur  cons- 
cience avec  ce  monde  ;  ils  n'ont  pas  besoin  de  la 
morale  de  Jésus-Christ,  réduite  à  n'être  qu'une 
adaptation  des  anciens  symboles. 

En  France,  on  pourrait  annoncer  leur  débâcle  à 
bref  délai  ;  le  mysticisme  religieux  y  est  encore  res- 


310  LE  SENS  DU  CHRISTIAXISiME. 

pccté  ;  la  mystique  sans  religion  fait  sourire.  Mais 
les  Allemands,  depuis  Schelling,  s'accommodent  du 
panthéisme  comme  fondement  du  sentiment  reli- 
gieux. Le  néo-mythisme,  battu  sur  le  terrain  de 
l'histoire,  vivra  peut-être  comme  une  protestation 
des  panthéistes  contre  l'exégèse  protestante.  Déjà 
cependant  Jensen  et  Steudel  ont  gagné  des  lignes 
de  retraite  dans  l'école  d'histoire  des  religions. 

Les  chefs  de  la  méthode  comparative  n'ont  pas 
cru  se  compromettre  en  soutenant  l'existence  de 
Jésus.  M.  Bousset  a  écrit  un  tract  sur  «  la  signi- 
fication de  la  personne  de  Jésus  pour  la  foi^  ». 
Jésu^  conserve  sa  valeur  comme  un  symbole.  —  Un 
symbole  de  la  foi  dont  il  est  l'objet? —  Il  n'est  pas 
aisé  de  définir  un  terme  choisi  comme  à  dessein 
pour  laisser  le  Maître  dans  la  pénombre.  Cette 
école  est  visiblement  mal  placée  pour  combattre  le 
mythisme,  pur  ou  mélangé  de  symbolisme.  On  ne 
veut  pas  que  Jésus  ait  été  adoré  avant  sa  vie.  Cela 
paraît  une  exigence  très  modérée.  Mais  est-il  plus 
vraisemblable  que  l'homme  Jésus,  reconnu  ou  non 
comme  Messie,  ait  été  si  vite  adoré  comme  Sauveur 
à  la  faveur  des  cultes  d'Osiris  ou  d'Attis?  En  somme 
les  mythistes  ont  facilité  les  choses  par  l'hypothèse 
d'un  culte  du  Sauveur  chez  certains  Juifs. 

L'école  d'histoire  des  religions  a  rendu  hommage 
au  réalisme  de  saint  Paul  dans  la  théorie  delà  grâce 
et  des  sacrements;  mais  elle  a  exagéré  ce  réalisme, 
elle  le  confond  avec  la  magie.  C'était  déjà  une  alté- 
ration du  christianisme.  Reste  Jésus.  Il  a  prêché  la 
pénitence.  C'est  beaucoup  pour  le  salut,  mais  ce 

i.  1910,17  pp. 


CONCLUSIONS.  :>17 

n'est  pas  nouveau  en  Israël.  Quelle  valeur  peut 
avoir  pour  notre  temps  la  personne  et  la  doctrine 
de  ce  dernier  des  prophètes  juifs  ? 

Cela  dépend  évidemment  de  ce  qu'on  pense  de 
sa  prédication  relativement  aux  fins  dernières.  Les 
historiens  des  religions  voisinent  avec  les  eschato- 
logistcs.  Mais,  parmi  ces  derniers,  quelques-uns  sont 
moins  éloignés  de  nous  parce  qu'ils  ne  voient  pas 
dans  saint  Paul,  pas  plus  que  dans  les  évangiles 
synoptiques,  l'amalgame  des  religions  païennes. 
Les  sacrements  auraient  pu  être  mis  en  œuvre  par 
le  Christ  comme  une  façon  d'associer  d'avance  les 
fidèles  à  la  participation  du  règne  de  Dieu.  Cette 
notion  ne  serait  point  trop  inexacte,  si  l'on  n'ajou- 
tait qu'en  préparant  la  venue  prochaine  du  règne, 
Jésus  était  enveloppé  dans  l'erreur  commune  de  son 
temps.  Peut-on  encore  proposer  aux  intelligence» 
modernes  comme  un  guide  celui  qui  désespérait  de 
l'avenir  du  monde  ? 

M.  Schweitzer,  le  type  des  eschatologistes  con- 
séquents, et  qui  paraît  doué  d'une  âme  généreuse  et 
d'un  noble  caractère,  ne  veut  pas  f énoncer  au  Christ 
tout  à  fait.  Ce  n'est  plus  la  lumière  qu'il  attend  de  lui. 
11  rêve  d'une  religion  indépendante  de  l'histoire,  et 
de  toute  figure  de  l'histoire,  puisque  le  plus  grand 
génie  ne  peut  dominer  que  les  conceptions  de  son 
temps,  et  il  rêve  en  même  temps  d'une  religion  indé- 
pendante de  toute  adhésion  métaphysique,  d'une 
religion  dans  laquelle  puissent  communier  celui  qui 
croit  en  Dieu  et  celui  qui  ne  le  distingue  pas  du 
monde.  Dans  cette  abstraction  suprême,  il  ne  se 
détache  pas  de  Jésus,  parce  que  tout  l'homme  est 
dans  la  volonté,  qui  doit  être  haute,   saine,  éner- 

18. 


318  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

gique,  et  que  jamais  l'âme  ne  se  sent  plus  élevée  et 
plus  pure  que  par  le  contact  avec  Jésus.  Ce  qu'il 
conserve  du  christianisme,  ce  n'est  pas  le  culte  de 
Jésus,  c'est  la  mystique  de  Jésus.  Et  cela  est  dit 
avec  une  telle  ferveur,  que  nous  voudrions  bien 
que  le  Maître  lui  dît  :  Tu  n'es  pas  loin  du  règne 
de  Dieu  ! 

Si  déformée  qu'elle  soit  par  les  intempérances  de 
la  Culture,  toute  aspiration  vers  Jésus  ne  peut  être 
que  bonne  à  l'âme.  Oui,  celui  qui  se  propose  de  con- 
sacrer ses  forces  et  sa  vie  au  bien  de  ses  frères, 
entendant  par  là  toute  l'humanité,  tirera  des  exem- 
ples du  Sauveur  une  force  secrète,  et,  quoi  qu'il  en 
dise,  il  recevra  de  ses  paroles  une  lumière;  Jésus  est 
venu  apporter  au  monde  cette  loi  de  la  charité.  Mais 
la  charité  envers  les  hommes  n'était  pour  lui  qu'une 
même  chose  avec  l'amour  de  Dieu.  Le  salut  qu'il  a 
proposé,  c'est  la  vie  éternelle  auprès  de  son  Père. 
Les  eschatologistes  ont  eu  mille  fois  raison  de  ren- 
dre leur  accent  à  ses  appels,  de  ramener  l'attention 
sur  l'unique  nécessaire  :  l'admission  dans  le 
Royaume.  Mais  si  tout  cela  n'est  qu'une  vision  d'il- 
luminé? 

Les  libéraux  sont  dans  le  vrai  en  rendant  grâces 
à  Jésus,  pour  avoir  révélé  le  prix  de  l'âme  et  la  reli- 
gion confiante  en  la  bonté  du  Père,  pour  avoir  an- 
noncé la  rémission  des  péchés.  Mais  le  salut  est-il 
pour  eux  une  réalité,  s'ils  ne  croient  pas  à  l'immor- 
talité de  l'âme?  Et  ceux  qui  y  croient,  que  deman- 
dent-ils au  Sauveur?  S'il  n'est  pas  Dieu,  ses  actions 
n'ont  aucune  efficacité  pour  les  autres  ;  s'il  n'a  pas 
été  l'envoyé  de  Dieu,  le  révélateur  de  la  Vérité,  sa 
doctrine  est  nécessairement  courte;  elle  ne  peut  être 


CONCLUSIONS.  319 

utile  à  notre  génération.  En  vain  exalte-t-on  son 
génie.  11  est  bien  de  prononcer  avec  émotion  que 
nul  autre  n'a  parlé  de  la  sorte  de  l'âme,  du  prochain 
et  de  Dieu.  Ce  n'est  pas  nous  qui  chercherons  ail- 
leurs les  paroles  de  vie.  Mais  enfin  la  question  est 
de  savoir  si  Dieu  nous  appelle  à  lui  et  si  ses  desseins 
sur  nous  sont  ceux  que  son  Fils  a  fait  connaître.  Or 
les  libéraux  ne  peuvent  même  pas  décider  ce  que 
Jésus  pensait  de  lui-même.  Ils  éliminent  le  qua- 
trième évangile  pour  ne  pas  être  obligés  de  repous- 
ser comme  intolérables  ses  prétentions  à  la  divinité. 
Et  cependant  on  voit  percer  les  mêmes  affirmations 
dans  saint  Marc.  Sous  la  pression  des  eschatolo- 
gistes,  ils  font  plus  grande  la  part  du  messianisme 
de  Jésus.  Mais  le  Fils  de  l'homme  qui  annonce  son 
retour  sur  les  nuées  ne  va-t-il  pas  se  compromettre 
dans  l'opinion  de  notre  temps?  Et  d'autre  part,  si 
Jésus  ne  s'est  pas  dit  le  Messie,  que  reste-t-il  de  son 
histoire? 

Les  disciples  de  Heltzmann  ou  de  Harnack  peu- 
vent-ils participer  au  culte  sans  froisser  leur  cons- 
cience? Et  s'ils  s'en  écartent,  peuvent-ils  encore  se 
dire  chrétiens?  Sont-ils  vraiment  si  différents  des 
rationalistes  contemporains  de  Lessing?  Dans  la 
lutte  contre  les  mythistes,  les  libéraux  ont  défendu 
l'existence  historique  du  Christ  comme  le  fondement 
même  de  la  religion.  Et  ceux-ci  pouvaient  leur  dire  : 
A  quoi  peut  servir  aux  âmes  religieuses  ce  Jésus 
auquel  vous  avez  refusé  la  divinité  ?  Y  tenez-vous 
vraiment  tant?  et  qu'en  faites-vous?  Vous  criez  au 
scandale,  vous  soulevez  les  passions  religieuses; 
tout  fce  bruit  n'est  plus  de  saison.  Choisissez  entre 
le  prêche  et  l'Université, 


320  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

Quelques-uns  sont  retournés  au  prêche.  L'ortho- 
doxie luthérienne  a  gagné  des  recrues  à  cette  con- 
troverse. Le  Jésus  de  Thistoire  libérale  est  une  figure 
bien  pâle  à  côté  du  Sauveur,  du  Roi  des  Rois,  du 
Dieu  incarné  que  les  églises  adorent.  Plutôt  que  de 
s'abandonner  au  doute,  des  âmes  seront  ramenées 
aux  anciennes  confessions  de  foi.  On  voudrait  espé- 
rer qu'elles  viendront  jusqu'à  nous.  Car  le  luthéra- 
nisme ne  peut  pas  ignorer  la  condamnation  sans 
appel  portée  par  la  critique  contre  l'exégèse  pauli- 
nienne  de  Luther.  Il  ne  saurait  prétendre  que  pour 
prononcer  ce  jugement  la  critique  choisit  arbitrai- 
rement les  textes,  élimine  ceux  qui  lui  déplaisent, 
se  laisse  emporter  par  le  courant  des  idées  nou- 
velles. Non,  la  critique  prend  les  textes  tels  qu'ils 
sont,  les  interprète  paij  l'histoire,  et  cette  méthode 
l'amène  à  rendre  aux  mots  le  sens  ancien  qu'ils 
avaient  dans  l'Église  catholique. 

L'exégèse  allemande  n'a  donc  construit  aucun  sys- 
tème qui  ne  soit  déjà  détruit,  chancelant,  ou  battu 
en  brèche.  Ce  qui  peut  la  consoler,  c'est  qu  elle  a 
fait  elle-même  tout  ce  travail,  construction  et  démo- 
lition. Luther  a  mis  le  monde  en  feu  pour  rétablir  la 
vraie  pensée  de  saint  Paul  sur  les  conditions  du  sa- 
lut; un  nombre  très  considérable,  je  crois  que  c'est 
aujourd'hui  la  grande  majorité,  de  critiques  alle- 
mands s'aperçoit  qu'il  s'est  trompé.  Les  déistes  ont 
expliqué  l'origine  du  christianisme  et  des  livres  ins- 
pirés par  une  audacieuse  supercherie  des  disciples 
de  Jésus.  Cette  accusation  était  à  peine  formulée 
qu'une  science  honnête  en  a  rougi,  et  Lessing  n'a 
pas  osé  prendre  ouvertement  la  défense  de  Reima- 
rus.  11  parut  prudent  et  avisé  de  conserver  le  chris- 


CONCLISIOXS.  321 

tianisme  en  le  dépouillant  de  son  caractère  surna- 
turel, en  ramenant  les  miracles  de  l'évangile  à  des 
circonstances  naturelles.  Strauss  a  donné  le  coup  de 
grâce  à  ce  système  des  rationalistes,  sans  réussir  à 
le  remplacer.  Car  la  première  explication  du  chris- 
tianisme par  le  mythe  a  échoué;  la  foi  nouvelle,  ar- 
dente et  conquérante  n'était  point  un  calque  artificiel 
de  l'Ancien  Testament.  L'école  de  Tubingue  a  cru 
trouver  le  point  de  départ  d'une  activité  spirituelle 
féconde  dans  l'opposition  entre  le  principe  du  léga- 
lisme juif  et  de  la  liberté  paulinienne  de  l'esprit. 
Mais  Albert  Ritschl  l'a  bien  montré  :  des  divergen- 
ces secondaires  supposaient  une  unité  de  vues,  dont 
la  source  demeurait  cachée.  Tous  ces  systèmes  an- 
ciens, nul  ne  le  nie,  n'expliquent  pas  le  sens  du 
christianisme,  ni  son  origine  :  trop  souvent  ils  ont 
faussé  le  sens  des  textes  qu'il  a  fallu  rétablir. 

Les  plus  récents  ont- ils  mieux  réussi?  Si  le  libé- 
ralisme a  pu  répandre  dans  des  cercles  très  étendus 
une  Vie  de  Jésus  acceptée  comme  conforme  à  l'his- 
toire, c'est  en  négligeant  le  surnaturel  dont  les 
textes  débordent  ;  ce  n'est  pas  seulement  en  les  éli- 
minant, c'est  en  les  atténuant  ;  les  eschatologistes 
l'ont  bien  prouvé.  Ces  derniers  sont-ils  des  inter- 
prètes plus  scrupuleux?  Pas  toujours.  Les  libéraux 
leur  reprochent  à  bon  droit  de  fausser  le  sens  des 
Paraboles.  Nul  n'a  prouvé  que  le  peuple  juif  ne  re- 
gardait que  vers  les  nuées  du  ciel  pour  en  voir  des- 
cendre le  Fils  de  l'homme,  et  d'après  les  textes, 
d'après  l'évidence  des  textes,  il  était  prêt  à  suivre 
un  Messie  temporel,  fils  de  David.  L'école  de  l'his- 
toire des  religions  ne  sollicite  pas  les  mots  de  re- 
noncer au  surnaturel,  elle  exagère  plutôt  les  exprès- 


322  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

sions  réalistes  au  sujet  de  la  grâce  infuse  et  des 
sacrements;  les  autres  l'accusent  de  faniaisie  dans 
les  rapprochements.  Quant  aux  mythistes  delà  der- 
nière heure,  ils  ont  cela  de  bon  qu'ils  ne  se  scan- 
dalisent pas  délire  en  propres  termes  la  divinité  de 
Jésus,  l'ayant  imaginée  antérieure  à  l'ère  chrétienne, 
mais  ils  ont  fait  l'union  de  toutes  les  chaires  contre 
eux.  Gomme  il  est  écrit  d'Ismaël  :  «  11  sera  comme 
un  âne  sauvage;  sa  main  sera  contre  tous,  et  tous 
lèveront  la  main  contre  lui  ' .  » 


Serait-ce  donc  que  nous  touchons  au  terme  de  la 
controverse  engagée  contre  l'Eglise  catholique  par 
les  novateurs  du  xvi®  siècle? 

On  ne  peut  guère  l'espérer,  tant  ce  christianisme 
dilué,  avec  toutes  sortes  de  doses,  est  devenu  re- 
ligion allemande.  Mais  il  y  a  dans  toute  cette  his- 
toire de  quoi  faire  réfléchir  des  esprits  sérieux,  de 
quoi  ramener  au  catholicisme  beaucoup  d'âmes 
droites.  La  noble  nation  anglaise  n'ouvrira-t-elle 
pas  les  yeux  sur  la  médiocre  qualité  de  ce  produit 
qui  lui  est  venu  de  Germanie  ? 

Déjà  beaucoup  d'Anglais  ont  reconnu  la  banque- 
route de  tout  ce  formidable  travail  comme  résultat  po- 
sitif. M.  Headlam,  savant  anglican  distingué,  colla- 
borateur de  M.  Sanday  dans  le  commentaire  de 
l'épîtreaux  Romains,  écrivait,  l'an  dernier,  que  l'ou- 
vrage de  M.  Schweitzer  intitulé  :  De  Reimarus  à 
Wrede,  «  a  convaincu  la  plupart  d'entre  nous  à  la 

1.  Gen.XYi,  12. 


CONCLUSIONS.  323 

fois  du  merveilleux  effort  intellectuel  et  de  l'in- 
succès complet  représenté  par  ce  siècle  d'érudition 
allemande^  ». 

D'où  vient  l'échec? 

Sans  parler  de  la  cause  [principale,  qui  est  la  ré- 
volte contre  l'autorité  enseignante  de  l'Eglise,  je 
crois  pouvoir  signaler  deux  causes  assez  caractéris- 
tiques. 

La  première  est  une  sorte  d'opportunisme  doctri- 
nal. L'Église,  avons-nous  dit,  ne  s'effarouche  pas 
de  rencontrer  un  élément  divin  dans  l'Écriture. 
Vivant  du  surnaturel,  croyant  à  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  elle  ne  s'étonne  pas  que  le  Fils  de  Dieu  de- 
venu homme  ait  fait  des  miracles,  ait  annoncé  les 
événements  futurs,  ait  promis  l'effusion  del'Esprit- 
Saint.  Elle  garde  toute  leur  valeur  à  des  textes 
écrits  sous  une  conviction  profonde  du  surnaturel. 
Et  surtout  ces  textes  sont  la  parole  de  Dieu  ;  ce 
serait  un  sacrilège  de  les  détourner  de  leur  sens. 

Dès  que  Luther  entre  en  scène,  l'Écriture  devient 
une  arme  pour  prouver  ce  que  l'on  veut  établir. 
L'hérésiarque  ne  méconnaissait  pas  le  surnaturel, 
mais  il  l'entendait  à  sa  façon,  à  laquelle  il  adaptait 
rintelligence  des  textes. 

Exemple  fatal  ! 

Dès  la  fin  du  xv!!!*"  siècle,  le  christianisme  se 
mettait  à  la  remorque  de  la  raison  ;  il  fallut  plier  les 
textes  à  la  mode  du  jour.  Cet  opportunisme  inspira 
les  commentaires  des  rationalistes  ;  plus  tard,  les 
égards  dus  aux  sentiments  religieux  conduisirent  en 
sens  contraire  à  la  théologie  de  conciliation.  Les 

4.  English  Theology,  by  Ihe  Rev.  A.  G.  Heàdlam,  D.  D.,  dans 
Theologisch  Tijdschrift,  1917,  p.  152. 


324  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

écoles  radicales  sont  naturellement  plus  libres,  mais 
de  nombreuses  inconséquences  montrent  leur  souci 
de  ne  pas  rompre  avec  les  confessions  de  foi. 

Tout  ce  que  nous  demandons  de  cette  exégèse 
indépendante,  c'est  qu'elle  soit  purement  scientifi- 
que. Elle  ne  le  sera  tout  à  fait  qu'en  se  corrigeant 
d'un  autre  défaut  commun  à  toutes  les  écoles  que 
nous  avons  énumérées.  Toutes  ont  été  einseitig^  ne 
regardant  que  d'un  seul  côté. 

Cet  adjectif  n'est  pas  tout  à  fait  synonyme  de 
systématique.  Assurément  les  Allemands  sont  très 
portés  à  bâtir  des  systèmes,  et  des  systèmes  en  Tair. 
Mais  j'ose  dire  que  si  les  Anglais,  très  pratiques, 
ont  peu  de  goût  et  d'aptitude  pour  les  spéculations, 
nous  y  sommes  passés  maîtres.  Et  en  somme  c'est 
là  un  héritage  que  nous  tenons  de  la  scolastique,  qui 
elle-même  a  hérité  d'Aristote  et  de  Socrate  la  dis- 
tinction des  concepts  délimités,  puis  rangés  dans 
un  bel  ordre.  J'insiste  sur  cette  harmonie.  Nous 
voulons  que  tous  les  éléments  concordent,  que  toutes 
les  conclusions  se  montrent  légitimes  par  le  bon 
accord  qu'elles  gardent  entre  elles;  nous  ne  sommes 
satisfaits  que  lorsque  tout  tient  au  dedans  et  que 
rien  ne  dépare  au  dehors  la  pureté  des  lignes.  C'est 
quelquefois  simplement  une  question  de  tact  et  de 
bon  sens. 

Tel  n'est  pas  le  systématisme  des  Allemands.  Ils 
découvrent  une  idée,  s'y  attachent,  lui  donnent 
l'empire,  sans  s'arrêter  aux  difficultés,  ni  même  aux 
contradictions.  Tout  est  ramené  bon  gré  mal  gré 
vers  le  système,  tout  y  entre,  jusqu'au  jour  où  tout 
s'écroule.  Il  est  aisé  de  se  rendre  compte  que  toutes 
les  explications  tentées  pèchent  par  là.  Chacun  de& 


CONCLUSIONS.  325 

chefs  s'attaque  aux  documents  comme  si  personne 
avant  lui  n'en  avait  découvert  le  secret.  Certains 
aperçus,  négligés  jusque-là,  prennent  une  impor- 
tance décisive.  Tout  est  subordonné  à  une  idée  maî- 
tresse. Et  cette  méthode  a  sa  séduction.  Car  je  n'i- 
gnore pas  que  l'éclectisme  est  aussi  stérile  en  exégèse 
qu'en  philosophie.  On  ne  saurait  retrouver  le  sens 
du  christianisme  par  un  groupement  de  textes,  si 
l'on  ne  pénètre  pas  jusqu'à  la  raison  d'être  du  tout. 
C'est  un  organisme  dont  le  principe  vital  est  unique. 
Or  il  est  découvert  depuis  longtemps  et  c'est  l'incar- 
nation de  Jésus-Christ,  le  salut  assuré  aux  hommes 
par  la  grâce  de  la  rédemption.  En  cherchant  ail- 
leurs on  s'exposait  à  faire  fausse  route.  Mais  il  y  a 
bien  des  façons  de  se  tromper.  L'erreur  allemande 
a  consisté  à  s'éprendre  d'un  concept  isolé,  à  se  river 
à  certains  textes,  à  s'enticher  de  certaines  analogies. 
Le  pur  esprit  latin  n'éprouve  pas  moins  de  difficulté 
du  chef  de  ce  sens  humain  que  saint  Paul  nomme- 
rait la  chair,  à  se  soumettre  à  l'autorité  de  l'exégèse 
traditionnelle;  mais  il  n'essaie  même  pas  de  refaire 
un  organisme  avec  des  moyens  de  fortune. 

Au  risque  de  vous  fatiguer  par  mes  redites,  je  re- 
passe encore  une  fois  la  même  histoire. 

Je  cherche  einseitig  dans  le  dictionnaire,  et  je 
trouve  :  qui  n'a  qu'une  face  ou  qu'un  côté,  partiel, 
exclusif,  borné,  étroit,  superficiel,  systématique, 
incomplet,  partial.  L'exégèse  allemande  a  toujours 
été  einseitig.  Incomplète,  l'exégèse  de  Luther  qui 
s'hypnotise  sur  quelques  textes  de  saint  Paul,  où 
la  foi  est  opposée  aux  œuvres,  sans  s'apercevoir  que 
cette  foi  est  l'adhésion  de  toute  l'âme  au  christianisme, 
et  que  la  justification  estle  début  de  la  sanctification. 

LE  SENS   DU   CHRISTIANISME.  19 


326  LE  SENS  DU  CHRISTIAXISiME. 

Borné  jusqu'à  l'ineptie,  le  grief  de  Reimarus 
contre  les  Apôtres,  qui  fait  sortir  le  christianisme 
d'une  supercherie. 

Superficielle  et  ridicule,  l'explication  rationaliste, 
qui  ne  voit  que  l'aspect  naturel  d'une  histoire,  sur 
laquelle  se  lève  le  règne  de  Dieu. 

Etroitement  systématique,  l'interprétation  imagi- 
née par  Strauss  des  miracles  d'une  foi  conquérante 
par  des  mythes  confectionnés  sur  un  modèle  an- 
cien. 

Que  dire  du  pétrinisme  et  du  paulinisme,  véri- 
table corde  raide  sur  laquelle  Baur  n'a  pu  passer 
qu'en  tenant  les  yeux  fixés  sur  un  seul  point? 

Les  libéraux  ont  paru  plus  disposés  à  envisager 
les  divers  côtés  du  christianisme,  mais  ils  n'ont 
guère  retenu  de  l'Evangile  que  la  morale,  et  une 
morale  à  l'usage  du  monde  présent. 

L'eschatologisme,  lui,  se  flatte  d'être  einseitig^ 
d'avoir  entin  découvert  ce  foyer  d'où  est  parti  le 
rayonnement  du  christianisme.  Ce  serait  à  bon  droit, 
s'il  ne  rétrécissait  les  fins  dernières  à  une  seule 
intervention  catastrophique  de  Dieu,  refusant  de 
constater  le  messianisme  temporel  des  Juifs,  trans- 
formant la  morale  de  Jésusen  une  morale  provisoire, 
les  paraboles  en  une  annonce  de  la  fin  du  monde. 

Qui  dit  syncrétisme  semble  combiner  tous  les  élé- 
ments d'une  solution.  Pourtant  c'est  encore  une  con- 
ception bornée  que  d'amalgamer  le  paganisme  au 
messianisme  juif  pour  en  faire  sortir  le  christianisme. 
Cette  fois  les  critiques  n'ont  pas  été  absorbés  par 
des  textes  de  l'Ecriture;  c'est  à  force  de  chercher 
au  dehors  qu'ils  ont  ramassé  les  traits  d'une  religion 
à  mystères.  Et    endant  qu'ils  cherchent  ce  qui  peut 


CONCLUSIONS.  327 

se  trouver  d'analogue  dans  le  christianisme,  ils  fer- 
ment les  yeux  à  sa  puissante  originalité. 

Quant  au  parti  pris  des  mythistes,  ils  ne  le  dissi- 
mulent même  pas. 

Toute  cette  exégèse,  appuyée  sur  des  gram- 
maires, des  dictionnaires,  des  dissertations  de  toute 
sorte,  renferme  une  masse  énorme  d'utiles,  de  très 
utiles  renseignements. 

Pour  admirer  sans  réserve  cettô-  prodigieuse 
activité  intellectuelle,  je  voudrais  qu'elle  ne  fût  pas 
aussi  enivrée  de  ses  prétendues  découvertes,  aussi 
hospitalière  aux  nouveautés  extravagantes  et  même 
à  des  notions  contradictoires,  aussi  disposée  dans 
la  pratique  à  un  certain  opportunisme  doctrinal, 
et,  avec  tout  cela,  aussi  méprisante  pour  le  reste  de 
la  terre. 

Ce  sont  là,  si  je  ne  me  trompe,  des  traits  de 
race  ou  de  culture.  Lessing  est  toujours  le  type, 
hardi  à  lancer  un  système  nouveau,  trop  avisé  pour 
le  soutenir,  conservant  le  christianisme  auquel  il 
ne  croit  pas,  ardent  à  la  recherche,  qu'il  préfère  à 
la  possession  de  la  Vérité.  La  vérité  veut  être  aimée 
pour  elle-même. 

Quelques  exégètcs  allemands  contemporains  ont 
d'ailleurs  bien  dépassé  Lessing.  Ce  sont  ceux  qui 
ont  signé  le  manifeste  des  quatre-vingt-treize  in- 
tellectuels. Ils  ont  pris  au  compte  de  la  science, 
avec  une  sorte  d'allègre  impudence,  les  mensonges 
que  le  gouvernement  impérial  allemand  tenait  à 
répandre  chez  les  neutres,  pour  déshonorer  la 
Belgique,  après  avoir  violé  sa  neutralité.  Allons 
jusqu'aux  extrémités  de  l'indulgence.  De  tels  criti- 
ques devaient-ils  être  si  pressés?  Ne  devaient-ils 


3-2S  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

pas  prendre  le  temf)s  de  lire  d'autres  documents 
que  ceux  du  grand  Etat-Major? 

Ils  ont  rejeté  les  miracles  de  l'évangile,  parce 
que  la  foule  y  croyait  trop  aisément,  et  ils  ne  se 
sont  pas  demandé  si  les  troupes  allemandes  n'a- 
vaient pas  été  suggestionnées  par  la  légende  des 
francs-tireurs  belges.  Vraiment,  c'est  à  désoler 
ceux  qui  ont  de  l'estime  pour  la  critique.  Comment 
lui  faire  crédit  pour  ses  recherches  ardues  sur  le 
passé,  ce  livre  scellé  de  sept  sceaux,  quand  elle 
s'est  si  grossièrement  fait  illusion  à  elle-même,... 
toujours  dans  l'hypothèse  la  plus  bénigne!  Heureu- 
sement les  miracles  de  l'Évangile  ont  été  attestés 
par  des  témoins  qui  avaient  la  vérité  plus  à  cœur. 

Pour  être  complet,  il  faudrait  encore  noter  un 
autre  caractère  des  critiques  allemands,  le  dessein 
arrêté  de  ne  pas  accepter  le  surnaturel.  C'est  d'a- 
près ce  dessein  que  chacun  règle  ce  qui  a  pu  être 
dit  et  fait  dans  telle  ou  telle  circonstance,  ce  qui  est 
authentique  ou  non,  les  uns  s'entendant  mieux  à 
tirer  à  eux  les  textes,  les  autres  plus  décidés  à 
supprimer  ce  qui  les  gêne.  Mais  c'est  là  un  trait 
général  de  l'exégèse  incrédule,  sur  lequel  nos  apo- 
logistes ont  suffisamment  insisté.  L'Allemagne  a 
donné  le  ton,  mais  on  trouve  les  mêmes  procédés 
partout;  les  radicaux  hollandais,  d'autres  peut- 
être,  Font  même  emporté  par  la  désinvolture  de  leur 
arbitraire.  Le  subjectivisme  allemand,  dont  on  a 
tant  parlé,  quand  il  est  un  trait  de  race,  se  mani- 
feste plus  dans  les  essais  de  restauration  que  dans 
la  négation  brutale,  témoin  les  synthèses  de 
Schleiermacher  et  de  Ritschl,  théologiens  de  la 
conciliation  et  du  compromis. 


CON'CLUSIOXS.  329 

Mais  ces  tentatives  d'organisation,  ce  fonction- 
narisme exégétique,  ont  échoué  et  c'est  vainement 
que  l'exégèse  allemande  a  cherché  éperdument  le 
sens  du  christianisme.  Elle  n'a  pas  remplacé  le 
sens  traditionnel. 


Parmi  ceux  qui  l'accordent  le  plus  aisément,  ii  en 
est  peut-être  qui  pensent  que  du  moins  les  Alle- 
mands ont  réussi  dans  leur  tâche  négative. 

Répondre  à  ce  doute  serait  commencer  une  autre 
série  de  leçons.  Cependant  je  voudrais  dire  quel- 
ques mots  de  la  difficulté  principale,  de  celle  qui 
touche  à  l'évolution  des  doctrines,  parce  que. sur  ce 
point  nos  adversaires  paraissent  assez  unanimes. 
Encore  est-il  que  cette  unanimité  n'est  qu'apparente. 

On  ne  peut  demander  à  l'exégèse  des  preuves 
qui  rendent  l'acte  de  foi  nécessaire.  Il  est  toujours 
libre.  C'est  assez  qu'elle  établisse  la  continuité 
dans  le  dogme  primitif,  et  qu'elle  garantisse  la  réa- 
lité des  faits.  Si  le  dogme  qu'enseigne  l'Église  est 
bien  celui  qu'ont  enseigné  les  apôtres  et  qui  s'est 
manifesté  à  eux  dans  les  paroles  et  les  actes  de 
Jésus,  interprétés  avec  la  grâce  de  l'Esprit-Saint, 
nous  sommes  mis  directement  en  présence  du 
Sauveur.  Or  cette  continuité  a  été  mise  en  ques- 
tion sur  trois  points  :  entre  Jésus  et  les  synopti- 
ques, entre  les  synoptiques  et  saint  Paul,  entre 
saint  Paul  et  saint  Jean.  Avec  le  quatrième  évan- 
gile, nous  sommes  en  plein  catholicisme,  ou  du 
moins  les  premiers  Pères,  saint  Clément  romain, 
saint  Ignace,  saint  Justin  y  conduisent  sans  aucun 

19. 


330  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

hiatus.  Mais  entre  le  quatrième  évangile  et  saint  Paul 
il  y  a,  dit-on,  une  crevasse  infranchissable.  C'est  en 
cela  que  consiste  réellement  la  difficulté  johannine. 
Les  différences  du  cadre  par  rapport  aux  synop- 
tiques n'ont  que  bien  peu  de  signification,  si  on  les 
compare  avec  ce  qu'on  oppose  crûment  :  d'un 
côté  le  règne  de  Dieu  qui  va  venir  dans  un  juge- 
ment de  catastrophe  ;  de  l'autre,  l'Esprit  déjà  donné 
qui  inaugure  une  ère  nouvelle.  Telle  est,  si  je  ne 
me  trompe,  l'objection  des  eschatologistes.  Mais  les 
historiens  des  religions,  qu'ils  l'aient  voulu  ou 
non,  lui  ont  donné  une  réponse  décisive.  L'Esprit 
donné  dans  saint  Jean  l'est  déjà  dans  saint  Paul. 
Avec  quelle  plénitude,  M.  Bousset  nous  Fa  dit,  et 
avec  quelle  stabilité.  L'Esprit,  dans  saint  Jean, 
se  sert  de  la  matière,  de  l'eau  dans  le  baptême, 
du  pain  qui  devient  la  chair  du  Christ.  Or  ce  carac- 
tère à  la  fois  réaliste  et  spirituel  des  sacrements 
n'est-il  pas  dans  saint  Paul  ?  Saint  Jean  enseigne 
la  divinité  de  Jésus,  mais  saint  Paul  n'est  pas  moins 
affirmatif,  si  ce  n'est  qu'il  n'a  pas  à  placer  cette 
affirmation  sur  les  lèvres  du  Sauveur.  Le  fond  po- 
sitif de  la  doctrine  et  de  la  mystique,  de  cette  mys- 
tique si  profonde  qui  plonge  dans  l'incarnation  de 
Jésus-Christ,  est  donc  identique.  Il  importe  fort  peu 
que  Paul  n'ait  pas  le  mot  de  Verbe  ou  Logos  que 
saint  Jean  n'a  placé  que  dans  son  prologue.  Pour- 
tant l'atmosphère  paraît  si  différente  !  Redoutant 
l'explosion  de  la  colère  divine,  Paul  marche  vers 
l'avenir  comme  ces  coureurs  dont  le  corps  se  pen- 
che en  avant  ;  Jean  contemple  avec  calme  l'œuvre 
du  salut  accomplie  parle  Verbe  Incarné.  Sans  doute  ! 
mais  l'Église  n'a  jamais  prétendu  que  le  quatrième 


CONCLUSIOXS.  331 

évangile  ait  été  contemporain  des  épîtres  paiilines. 
Les  catholiques  placent  l'épître  aux  Romains  peu 
après  Tan  50  et  le  quatrième  évangile  peu  avant 
Tan  100.  C'est  un  long  laps  de  temps  dans  une 
époque  si  féconde.  Dans  cet  intervalle  Fhorizon 
s'est  nettoyé  des  nuages  amoncelés,  l'orage  ayant 
crevé  sur  Jérusalem.  Les  perspectives  sont  plus 
nettes.  Les  doctrines  n'ont  pas  changé. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  préjugés,  il  est  plus  diffi- 
cile de  marquer  le  lien  entre  les  synoptiques  et 
saint  Paul.  Mais  le  plus  grand  nombre  des  cri- 
tiques place  les  quatre  grandes  épîtres  avant  la 
rédaction  de  l'évangile  selon  saint  Marc. 

On  ne  peut  donc  expliquer  les  contrastes  par  un 
progrès  du  dogme,  ni  par  un  emprunt  du  dogme 
à  des  éléments  étrangers.  Cette  fois  nous  avons  les 
historiens  des  religions  contre  nous,  mais  les  es- 
chatologistes  leur  opposent  de  bonnes  raisons. 

C'est  le  dessein  qui  n'est  pas  le  même.  Converti 
par  la  révélation  du  Fils  de  Dieu,  du  Christ  ressus- 
cité, Paul  invite  les  gentils  à  mourir  au  péché  et  à 
vivre  en  Dieu  par  la  participation  à  la  mort  et  à  la 
résurrection  du  Fils  de  Dieu.  11  n'avait  pas  à  ra- 
conter sa  vie,  dont  il  n'avait  pas  été  témoin.  C'est 
ce  que  sesont  proposé  les  synoptiques.  Pour  eux 
aussi  le  point  décisif  était  la  mort  et  la  résurrection. 
Ils  invoquaient  avec  la  même  foi  que  Paul  le  nom 
du  Seigneur.  Et  pourtant  l'éclat  du  ressuscité  n'a 
pas  changé  la  physionomie  humaine  de  l'humble 
prêcheur  de  Galilée.  Ce  seul  point  garantit  leur 
probité.  Personne  ne  refuserait  de  les  croire  s'ils 
ne  racontaient  des  miracles.  Mais  si  ces  miracles 
ont  été  inventés  pour  justifier  la  foi,  d'où  est  venue 


332  LE  SENS  DU  CIlRlSTlANISiME. 

la  foi  elle-même?  Où  serait  leur  sincérité?  Leur 
témoignage  n'a  pas  été  ébranlé  par  la  critique.  Et 
nous  le  confirmons  sans  hésiter  par  l'autorité  de 
saint  Jean,  le  disciple  bien-aimé.  Car  si  l'auteur  du 
quatrième  évangile  ne  marque  pas  une  transforma- 
tion de  la  doctrine,  s'il  coïncide  pour  l'Esprit  avec 
Paul,  il  n'est  point  inconciliable  avec  les  synopti- 
ques pour  les  faits  de  l'histoire,  il  est  le  témoin 
par  excellence  qui  a  vu.  Qu'il  se  soit  proposé  de 
faire  entendre  aux  Grecs  une  doctrine  d'origine 
juive,  ce  n'est  point  une  hypothèse  absurde  de  la 
critique.  Mais  avait-il  besoin  pour  cela  de  composer 
des  histoires,  et  comment  aurait-on  reçu  dans 
l'Église  cet  évangile  selon  un  inconnu  pour  com- 
pléter d'une  façon  aussi  inattendue  les  évangiles 
déjà  reçus?  La  critique  ne  l'a  pas  expliqué. 

Donc  tout  n'a  pas  été  vain  dans  le  labeur  de 
l'exégèse  allemande  —  aidée,  si  l'on  veut,  par 
quelques  contradicteurs.  Nous  voyons  plus  claire- 
ment qu'autrefois  comment  rejeter  le  dogme  catho- 
lique c'est  se  séparer  de  la  foi  des  premiers  fidèles, 
que  rejeter  le  surnaturel  c'est  récuser  le  témoi- 
gnage des  apôtres.  Et  ce  témoignage  n'affirme  pas 
seulement  que  Jésus  a  fait  des  miracles,  il  nous 
met  dans  la  confidence  du  secret  messianique, 
secret  longtemps  gardé  dans  l'intimité  du  Père,  que 
Jésus  se  laissa  pour  ainsi  dire  arracher  par  ses  disci- 
ples, mais  qu'il  a  enfin  révélé  nettement^  parce  qu'il 
importe  au  salut  du  monde  de  savoir  qui  II  est. . 

Or  nous  avons  le  redoutable  pouvoir  de  le  croire 
ou  de  ne  pas  le  croire. 

Choix  d'où  dépend  le  salut  de  chacun,  et  l'avenir 
,du  monde! 


CONCLUSIONS.  333 

A  ceux  qui  seraient  tentés  de  faire  profession 
d'incrédulité,  je  demanderais  d'en  bien  peser  les 
termes.  S'ils  opinent  que  Jésus  doit  être  rayé  de 
l'histoire,  il  n'y  a  rien  à  leur  dire  ;  laissons-les  régler 
leur  compte  avec  le  bon  sens.  L'exégèse  allemande 
admet  que  Jésus  a  existé,  à  peu  près  tel  que  le 
représentent  les  deux  premiers  évangiles.  A-t-elle 
prouvé  qu'il  ne  fut  qu'un  homme?  11  faudrait  d'abord 
savoir  lequel.  Un  sage,  dont  la  morale  aurait  encore 
son  utilité?  Mais,  déclare  le  plus  grand  nombre  de 
ces  maîtres,  cet  homme-là  n'a  jamais  existé.  Jésus 
est  plus  ou  moins.  11  s'est  dit  l'envoyé  de  Dieu,  le 
chef  du  règne  de  Dieu.  S'il  s'est  fait  illusion,  il  n'est 
pas  un  sage. 

On  nous  demande  souvent  où  en  est  la  critique 
des  évangiles?  Que  croire  de  Leur  authenticité?  car, 
pense-t-on,  tout  est  là. 

Nous  venons  de  dire  que  nos  positions  sont  très 
solides,  mais  d'ailleurs  ce  n'est  plus  le  point  décisif. 
Ce  point,  c'est  qu'aucune  critique  des  textes,  aucune 
élimination  des  témoignages,  aucune  déclaration 
contre  l'authenticité  des  évangiles  ou  des  épîtres  ne 
suffit  pour  enlever  à  la  physionomie  de  Jésus  son 
caractère  surnaturel.  Si  vous  ne  rejetez  pas  absolu- 
ment tout,  comme  les  mythistes,  si  vous  gardez  un 
résidu,  si  mince  qu'il  soit,  de  tradition  historique 
au  sujet  de  Jésus,  il  a  conçu,  il  a  manifesté  des 
prétentions  à  un  rôle  surnaturel,  et  il  est  mort  pour 
les  avoir  soutenues.  Vous  êtes  donc  toujours  rame- 
nés, après  tant  de  détours,  par  l'exégèse  allemande 
elle-même,  en  présence  de  Jésus,  objet  de  contra- 
diction, et  il  faut  vous  résigner  à  l'insulte,  si  vous 
n'êtes  pas  décidés  à  l'adoration. 


334  LE  SENS  DU  CHRISTIANISME. 

M.  Headlam  que  j'ai  cité  tout  à  l'heure  a  dit 
encore  :  «  L'opinion  publique  anglaise  ne  voudrait 
pas  s'en  tenir  à  une  conception  purement  humaine 
de  la  vie  de  Jésus-Christ  ^  »  M.  Sanday  a  prononcé  : 
«  Pourtant  Jésus  était  essentiellement  plus  qu'jm 
homme  ^.  » 

Alors  dites  un  homme-Dieu,  comme  nos  conciles  : 
une  personne  divine  en  deux  natures.  Tout  le  reste 
serait  mythologie,  comme  l'arianisme,  ou  équivoque 
déloyale.  Car  nous  concevons  plus  aisément  l'amour 
infini  de  Dieu  qui  le  fait  descendre  jusqu'à  nous, 
que  ce  grand  ange  d'Arius,  fils  de  Dieu,  semblable 
à  Dieu  et  cependant  une  créature.  Qui  est  semblable 
à  Dieu?  Et  comment  le  sentiment  d'être  plus  spé- 
cialement fils  de  Dieu,  clairement  perçu  ou  enveloppé 
dans  les  nuages  de  la  subconscience,  ferait-il  que 
Jésus  a  été  essentiellement  plus  qu'un  homme  ? 

Il  en  est  qui  refusent  de  distinguer  Dieu  et 
l'homme,  Dieu  et  le  monde,  et  qui  entendent  la 
religion  d'une  divinisation  de  l'homme,  arrivé  à 
dominer  le  monde  par  sa  pensée  et  son  activité  libre. 
A  ceux-là  Jésus  n'est  rien,  et  il  a  peu  servi  à  certains 
hégéliens,  comme  Strauss,  d'en  faire  le  type  de 
l'homme  devenu  Dieu.  Ils  n'ont  plus  qu'à  marcher 
devant  eux,  vers  un  bien  insaisissable,  tel  ce  déses- 
péré qui  avançait  à  la  nage  dans  la  haute  mer, 
sachant  bien  qu'il  n'atteindrait  pas  de  rive. 

Mais  la  religion  est  toujours  pour  les  autres  un 
lien  entre  Dieu  et  nous.  Nous  lui  demandons  de  nous 


1.  Loc.  laud.,  p.  153. 

2.  He  was  yet  essenlially  morethanman,  dans  The  Life  of  Christ, 
in  récent  Research,  p.  141,  à  Oxford  en  4907;  cf.  Revue  biblique, 
1908,  p.  289  ss. 


CONCLUSIONS.  335 

unir  à   Lui.  C'est  à  cette  union  que  Jésus-Christ 
nous  invite. 

Le  christianisme  est  toujours  ce  qu'il  a  été  pour 
saint  Paul,  une  énergie,  une  vertu  de  Dieu  condui- 
sant au  salut  ceux  qui  croient. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages, 

Avant-propos vu 

Première  leçon.  —  Le   sujet.   L'exégèse  de  l'Église 

catholique 1 

Deuxième  leçon.  —  Le  pseudo-mysticisme  de  Luther.  31 

Troisième  leçon.  —  L'accusation  d'imposture  par  les 

déistes 67 

Quatrième  leçon.  —  Les  explications  naturalistes  du 

rationalisme  éclairé 97 

Cinquième   leçon.   —   L'interprétation  mythique    de 

Strauss 128 

ï-^ixiÈME  LEÇON.  —  La  critique  des  origines  chrétiennes 

par  l'école  de  Tubingue 163 

Septième  leçon.  —  Le  compromis  des  libéraux 196 

Huitième  leçon.  —  La  découverte  par  J.  Weiss  du 

messianisme  eschatologique ,  230 

Neuvième  leçon.  — L'école  du  syncrétisme  judéo-païen.  269 

Dixième  leçon.  -—  Conclusions 306 


LE   SENS   DU  christianisme.  20 


(     220.6  113168 

L137S 

Lagrange,  Marie  J. 


Lagrange,  Marie  J, 

Le  sens  du  christianisme