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Full text of "L'avenir de la science : pensées de 1848"

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L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE 


CALMANN  LÉVY,   ÉDITEUR 


ŒUVRES  COMPLÈTES  D'ERNEST  RENAN 


HISTOIRE    DES    ORIGINES    DU    CHRISTIANISME 


VIE   DE  JÉSUS. 
LES  APÔTRES. 

SAINT    PADL,     avec     cartes     des 

voyages  de  saint  Paul. 
l'antégh  rist. 


les  évangiles  et  la  seconde 
génération   chrétienne. 

l'Église  chrétfenne. 

marc-aurèle  et  la  fin  du 
monde  antique. 


INDEX  GÉNÉRAL  pour  Iss  scpt  volumes  de  I'histoire  des 

ORIGINES     DU    christianisme. 

FORMAT    IN-8 

LE  LIVRE  DE  JOB,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  le  plan, 

l'âge  et  le  caractère  du  poème 1  vol. 

LE  CANTIQUE   DES  CANTIQUES,   traduit  de  l'hébreu,  avec  une 

étude  sur  le  plan,  l'âge  et  le  caractère  du  poème 1   — 

l'ecclésiaste,  traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude  sur  l'ùge  et 
le  caractère  du  livre 

histoire  générale  des  langues  sémitiques 1   — 

HISTOIRE     DU     PEUPLE     d'iSRAEL ...  5    — 

ÉTUDES     d'histoire     RELIGIEUSE. 1     — 

NOUVELLES    ÉTUDES    D  '  H  I  S  T  O  I  R  E  R  E  L  I  GI  E  US  E.     . 1     — 

AVERROÈs  ET   l'a  V  E  R  R  O  ï  S  M  E,  cssai  historlquc 1    — 

ESSAIS   DE     MORALE   ET    DE    CRITIQUE 1     — 

MÉLANGES    d'hISTOIRE   ET    DE    VOYAGES 1     — 

QUESTIONS    CONTEMPORAINES 1     — 

LARÉFORME   INTELLECTUELLE    ET    MORALE i.       - 

DE    l'origine    du    LANGAGE 1     — 

DIALOGUES    PHILOSOPHIQUES. 1     — 

DRAMES  PHILOSOPHIQUES,  édition  complète 1   — 

CALiBAN,  drame  philosophique 1   — 

l'eau  DE  JOUVENCE,  drame  philosophique 1    — 

LE   PRÊTRE  DE   NEMi,  drame   philosophique 1    — 

l'abbesse  de  jouarre,  drame 1    — 

VIE  de  JÉSUS,   édition  illustrée 1    — 

SOUVENIRS    d'enfance    ET     DE    JEUNESSE 1     — 

discours      et     CONFÉRENCES 1     — 

l'avenir   de    la    SCIENCE 1     — 

MISSION  DE  PHÉNiciE.  —  Cet  ouvrapje  comprend  un  volume  in-i  de 
888  pages  de  texte,  et  un  volume  in-folio,  composé  de  70  planches,  un 
titre  et  une  table  des  planches. 

FORMAT   GRAND   IN-18 

CONFÉRENCES    d'aNGLETERRE 1    VOl. 

ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE ~...  1       - 

VIE  DE  JÉSUS,   édition  populaire 1    — 

souvenirs  d'enfanceetdejeonesse 1    — 

PAGES     CHOISIES 1     — 

En  collahoralion  avec  M.  VICTOR  LE  CLERC 

HISTOIRE     LITTÉRAIRE     DE     LA    FRANCE     AU    XlV     SIÈCLE.     —  DeUX 

volumes   grand  in-8. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  -  1354-12-1900. 


/ 


L'AVENIR 


DE 


LA    SCIENCE. 


PENSEES  DE  1848  — 


PAB 


ERNEST   RENAN 


Hoc  nunc   os  ex   ousibns 
meis  et  caro  de  catme  mea. 


II8RARY  ST.  MÂRY'S  COLLEGE 


117850 


PARIS 

CALMANN   LÉVY,  ÉDITEUR 

3,     HUE     AUBER,     3 
Ilrotis  de  traduction  et  de  reproductoin  réservés. 


5'Z-  ^6o2>î? 


PRÉFACE 


L'année  1848  fit  sur  moi  une  impression  extrê- 
mement vive.    Je  n'avais  jamais  réfléchi   jusque-là 
aux  problèmes  socialistes.  Ces  problèmes,  sortant  en 
quelque  sorte  de  terre  et  venant  effrayer  le  monde, 
s'emparèrent  de  mon  esprit  et  devinrent  une  partie 
intégrante  de   ma  philosophie.    Jusqu'au   mois  de 
mai,  j'eus  à  peine  le  loisir  d'écouter  les  bruits  du 
dehors.  Un  mémoire  sur  l'Étude  du  grec  au  moyen 
âge,    que  j'avais  commencé  pour   répondre  à  une 
question  de  l'Académie   des  inscriptions   et  belles- 
lettres,  absorbait  toutes  mes  pensées.  Puis  je  passai 
mon  concours  d'agrégation  de  philosophie,  en  sep- 
tembre. Vers  le  mois  d'octobre,  je  me  trouvai  en 
face  de  moi-même.  J'éprouvai   le  besoin  de  résu- 


11  PRÉFACE. 

mer  la  foi  nouvelle  qui  avait  remplacé  chez  moi  le 
catholicisme  ruiné.  Gela  me  prit  les  deux  derniers 
mois  de  1848  et  les  quatre  ou  cinq  premiers  mois 
de  1849.  Ma  naïve  chimère  de  débutant  était  de 
publier  ce  gros  volume  sur-le-champ.  Le  15  juillet 
1849,  j'en  donnai  un  extrait  à  la  Liberté  de  penser, 
avec  l'annonce  que  le  volume  paraîtrait  «  dan& 
quelques  semaines  ». 

C'était  là  de  ma  part  une  grande  présomption. 
Vers  le  temps,  où  j'écrivais  ces  lignes,  M.  Victor 
Le  Clerc  eut  l'idée  de  me  faire  charger,  avec  mon 
ami  Charles  Daremberg,  de  diverses  commissions 
dans  les  bibliothèques  d'Italie,  en  vue  de  l'His- 
toire littéraire  de  la  France  et  d'une  thèse  que 
j'avais  commencée  sur  l'averroïsme.  Ce  voyage,  qui 
dura  huit  mois,  eut  sur  mon  esprit  la  plus  grande 
influence.  Le  côté  de  l'art,  jusque-là  presque  fermé 
pour  moi,  m'apparut  radieux  et  consolateur.  Une 
fée  charmeresse  sembla  me  dire  ce  que  l'Église^ 
en  son  hymne,  dit  au  bois  de  la  Croix  : 

Flecte  raujos,  arbor  alta, 
Tensa  laxa  viscera, 
Et  rigor  lentescat  ille 
Queni  dédit  nativitas. 

Une  sorte  de  vent  tiède  détendit  ma  rigueur  ; 
presque  toutes   mes  illusions   de   1848  tombèrent^ 


,   PRÉFACE.  III 

comme  impossibles.  Je  vis  les  fatales  nécessités  de 
la  société  humaine;  je  me  résignai  à  un  état  de  la 
création  où  beaucoup  de  mal  sert  de  condition  à  un 
peu  de  bien,  ou  une  imperceptible  quantité  d'arôme 
s'extrait  d'une  énorme  caput  mortuum  de  matière 
gâchée.  Je  me  réconciliai  à  quelques  égards  avec  la 
réalité,  et,  en  reprenant,  à  mon  retour,  le  livre 
écrit  un  an  auparavant,  je  le  trouvai  âpre,  dogma- 
tique, sectaire  et  dur.  Ma  pensée,  dans  son  premier 
état,  était  comme  un  fardeau  branchu,  qui  s'accro- 
chait de  tous  les  côtés.  Mes  idées,  trop  entières 
pour  la  conversation,  étaient  encore  bien  moins 
faites  pour  une  rédaction  suivie.  L'Allemagne,  qui 
avait  été  depuis  quelques  années  ma  maîtresse, 
m'avait  trop  formé  à  son  image,  dans  un  genre  où 
elle  n'excelle  pas,  im  Bûcher machen.  Je  sentis  que  le 
public  français  trouverait  tout  cela  d'une  insup- 
portable gaucherie. 

Je  consultai  quelques  amis,  en  particulier  M.  Au- 
gustin Thierry,  qui  avait  pour  moi  les  bontés  d'un 
père.  Cet  homme  excellent  me  dissuada  nettement 
de  faire  mon  entrée  dans  le  monde  littéraire  avec 
cet  énorme  paquet  sur  la  tête.  Il  me  prédit  un 
échec  complet  auprès  du  public,  et  me  conseilla  de 
donner  à  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  au  Journal 
des   Débats  des    articles   sur    des   sujets  variés,    où 


I?  PREFACE. 

j'écoulerais  en  détail  le  stock  d'idées  qui,  présenté 
en  masse  compacte,  ne  manquerait  pas  d'effrayer 
les  lecteurs.  La  hardiesse  des  théories  serait  ainsi 
moins  choquante.  Les  gens  du  monde  acceptent 
souvent  en  détail  ce  qu'ils  refusent  d'avaler  en  bloc. 

M.  de  Sacy,  peu  de  temps  après,  m'encouragea 
dans  la  même  voie.  Le  vieux  janséniste  s'apercevait 
bien  de  mes  hérésies  ;  quand  je  lui  lisais  mes  arti- 
cles, je  le  voyais  sourire  à  chaque  phrase  câline  ou 
respectueuse.  Certes  le  gros  livre  d'où  tout  cela 
venait,  avec  sa  pesanteur  et  ses  allures  médiocre- 
ment littéraires,  ne  lui  eût  inspiré  que  de  l'hor- 
reur. Il  était  clair  que,  si  je  voulais  avoir  quelque 
audience  des  gens  cultivés,  il  fallait  laisser  beau- 
coup de  mon  bagage  à  la  porte.  La  pensée  se  pré- 
sente à  moi  d'une  manière  complexe;  la  forme 
claire  ne  me  vient  qu'après  un  travail  analogue  à 
celui  du  jardinier  qui  taille  son  arbre,  l'émonde,  le 
dresse  en  espalier. 

Ainsi  je  débitai  en  détail  le  gros  volume  que  de 
bonnes  inspirations  et  de  sages  conseils  m'avaient 
fait  reléguer  au  fond  de  mes  tiroirs.  Le  coup  d'État, 
qui  vint  peu  après,  acheva  de  me  rattacher  à  la 
Mevue  des  Deux  Mondes  et  au  Journal  des  Débats,  en 
me  dégoûtant  du  peuple,  que  j'avais  vu,  le  2  Décem- 
bre, accueillir  d'un  air  narquois  les  signes  de  deuil 


PRÉFACE.  V 

des  bons  citoyens.  Les  travaux  spéciaux,  les  voyages, 
m'absorbèrent  ;  mes  Origines  du  christianisme,  sur- 
tout, pendant  vingt-cinq  ans,  ne  me  permirent  pas 
de  penser  à  autre  chose.  Je  me  disais  que  le  vieux 
manuscrit  serait  publié  après  ma  mort,  qu'alors 
une  élite  d'esprits  éclairés  s'y  plairait,  et  que  de  là 
peut-être  viendrait  pour  moi  un  de  ces  rappels 
à  l'attention  du  monde  dont  les  pauvres  morts  ont 
besoin  dans  la  concurrence  inégale  que  leur  font,  à 
cet  égard,  les  vivants. 

Ma  vie  se  prolongeant  au  delà  de  ce  que  j'avais 
toujours  supposé,  je  me  suis  décidé,  en  ces  derniers 
temps,  à  me  faire  moi-même  mon  propre  éditeur. 
J'ai  pensé  que  quelques  personnes  liraient,  non  sans 
profit,  ces  pages  ressuscitées,  et  surtout  que  la  jeu- 
nesse, un  peu  incertaine  de  sa  voie,  verrait  avec 
plaisir  comment  un  jeune  homme,  très  franc  et 
très  sincère,  pensait  seul  avec  lui-même  il  y  a 
quarante  ans.  Les  jeunes  aiment  les  ouvrages  des 
jeunes.  Dans  mes  écrits  destinés  aux  gens  du  monde, 
j'ai  dû  faire  beaucoup  de  sacrifices  à  ce  qu'on 
appelle  en  France  le  goût.  Ici,  l'on  trouvera, 
sans  aucun  dégrossissement,  le  petit  Breton  conscien- 
cieux qui,  un  jour,  s'enfuit  épouvanté  de  Saint- 
Sulpice,  parce  qu'il  crut  s'apercevoir  qu'une  partie 
de  ce  que  ses  maîtres  lui  avaient  dit  n'était  peut- 


xi  PRÉFACE. 

être  pas  tout  à  fait  vrai.  Si  des  critiques  soutien- 
nent un  jour  que  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  le 
Journal  des  Débats  me  gâtèrent,  en  m'apprenant  à 
écrire,  c'est-à-dire  à  me  borner,  à  émousser  sans 
cesse  ma  pensée,  à  surveiller  mes  défauts,  ils  aime- 
ront peut-être  ces  pages,  pour  lesquelles  on  ne 
réclame  qu'un  mérite,  celui  de  montrer,  dans  son 
naturel,  atteint  d'une  forte  encéphalite,  un  jeune 
homme  viVant  uniquement  dans  sa  tête  et  croyant 
frénétiquement  à  la  vérité. 

Les  défauts  de  cette  première  construction,  en 
efTet,  sont  énormes,  et,  si  j'avais  le  moindre  amour- 
propre  littéraire,  je  devrais  la  supprimer  de  mon 
œuvre,  conçue  en  général  avec  une  certaine  eu- 
rythmie. L'insinuation  de  la  pensée  manque  de 
toute  habileté.  C'est  un  dîner  où  les  matières  pre- 
mières sont  bonnes,  mais  qui  n'est  nullement  paré, 
et  oii  l'on  n'a  pas  eu  soin  d'éliminer  les  éplu- 
chures.  Je  tenais  trop  à  ne  rien  perdre.  Par  peur 
de  n'être  pas  compris,  j'appuyais  trop  fort  ;  pour 
enfoncer  le  clou,  je  me  croyais  obligé  de  frapper 
dessus  à  coups  redoublés.  L'art  de  la  composition, 
impliquant  de  nombreuses  coupes  sombres  dans  la 
forêt  de  la  pensée,  m'était  inconnu.  On  ne  débute  pas 
par  la  brièveté.  Les  exigences  françaises  de  clarté 
et  de  discrétion,  qui  parfois,  il  faut  l'avouer,  forcent 


PRÉFACE.  VII 

à  ne  dire  qu'une  partie  de  ce  qu'on  pense  et  nuisent 
à  la  profondeur,  me  semblaient  une  tyrannie.  Le 
français  ne  veut  exprimer  que  des  choses  claires  ;  or 
les  lois  les  plus  importantes,  celles  qui  tiennent 
aux  transformations  de  la  vie,  ne  sont  pas  claires  ; 
on  les  voit  dans  une  sorte  de  demi-jour.  C'est  ainsi 
qu'après  avoir  aperçu  la  première  les  vérités  de  ce 
qu'on  appelle  maintenant  le  darwinisme,  la  France 
a  été  la  dernière  à  s'y  rallier.  On  voyait  bien  tout 
cela  ;  mais  cela  sortait  des  habitudes  ordinaires  de 
la  langue  et  du  moule  des  phrases  bien  faites.  La 
France  a  ainsi  passé  à  côté  de  précieuses  vérités, 
non  sans  les  voir,  mais  en  les  jetant  au  panier, 
€omme  inutiles  ou  impossibles  à  exprimer.  Dans 
ma  première  manière,  je  voulais  tout  dire,  et  souvent 
je  le  disais  mal.  La  nuance  fugitive,  que  le  vieux 
français  regardait  comme  une  quantité  négligeable, 
j'essayais  de  la  fixer,  au  risque  de  tomber  dans 
l'insaisissable. 

Autant,  sous  le  rapport  de  l'exposition,  j'ai  mo- 
difié, à  tort  ou  à  raison,  mes  habitudes  de  style, 
autant,  pour  les  idées  fondamentales,  j'ai  peu  varié 
depuis  que  je  commençai  de  penser  librement.  Ma 
religion,  c'est  toujours  le  progrès  de  la  raison,  c'est- 
à-dire  de  la  science.  Mais  souvent,  en  relisant  ces 
pages  juvéniles,  j'ai  trouvé  une  confusion  qui  fausse 


U8RARY  ST.  Nim'S  COLlifii 


VIII  PRÉFACE.  % 

un  peu  certaines  déductions.  La  culture  intensive,, 
augmentant  sans  cesse  le  capital  des  connaissances 
de  l'esprit  humain,  n'est  pas  la  même  chose  que  la 
culture  extensive,  répandant  de  plus  en  plus  ces 
connaissances,  pour  le  bien  des  innombrables  indi- 
vidus humains  qui  existent.  La  couche  d'eau,  en 
s'étendant,  a  coutume  de  s'amincir.  Vers  1700, 
Newton  avait  atteint  des  vues  sur  le  système  du 
monde  infiniment  supérieures  à  tout  ce  qu'on  avait; 
pensé  avant  lui,  sans  que  ces  incomparables  décou- 
vertes eussent  le  moins  du  monde  influé  sur  l'édu- 
cation du  peuple.  Réciproquement,  on  pourrait 
concevoir  un  état  d'instruction  primaire  très  per- 
fectionné, sans  que  la  haute  science  fît  de  biei> 
grandes  acquisitions.  Notre  vraie  raison  de  défendre 
l'instruction  primaire,  c'est  qu'un  peuple  sans  in- 
struction est  fanatique,  et  qu'un  peuple  fanatique 
crée  toujours  un  danger  à  la  science,  les  gouverne- 
ments ayant  l'habitude,  au  nom  des  croyances  do 
la  foule  et  de  prétendus  pères  de  famille,  d'im- 
poser à  la  liberté  de  l'esprit  des  gènes  insuppor- 
tables. 

L'idée  d'une  civilisation  égalitaire,  telle  qu'elle 
résulte  de  quelques  pages  de  cet  écrit,  est  donc 
un  rêve.  Une  école  où  les  écoliers  feraient  la  loi 
serait  une  triste  école.    La  lumière,  la  moralité  e% 


PRÉFACE.  ir 

Tari  seront  toujours  représentés  dans  l'humanité 
par  un  magistère,  par  une  minorité,  gardant  la  tra- 
dition du  vrai,  du  bien  et  du  beau.  Seulement,  il 
faut  éviter  que  ce  magistère  ne  dispose  de  la  force 
et  ne  fasse  appel,  pour  maintenir  son  pouvoir,  à  des 
impostures,  à  des  superstitions. 

Il  y  avait  aussi  beaucoup  d'illusions  dans  l'accueil 
que  je  faisais,  en  ces  temps  très  anciens,  aux  idées 
socialistes  de  1848.  Tout  en  continuant  de  croire 
que  la  science  seule  peut  améliorer  la  malheureuse 
situation  de  l'homme  ici-bas,  je  ne  crois  plus  la  so- 
lution du  problème  aussi  près  de  nous  que  je  le 
croyais  alors.  L'inégalité  est  écrite  dans  la  nature  ; 
elle  est  la  conséquence  de  la  liberté  ;  or  la  liberté 
de  l'individu  est  un  postulat  nécessaire  du  progrès 
humain.  Ce  progrès  implique  de  grands  sacrifices  du 
bonheur  individuel.  L'état  actuel  de  l'humanité,  par 
exemple,  exige  le  maintien  des  nations,  qui  sont  des 
établissements  extrêmement  lourds  à  porter.  Un 
état  qui  donnerait  le  plus  grand  bonheur  possible 
aux  individus  serait  probablement,  au  point  de  vue 
des  nobles  poursuites  de  l'humanité,  un  état  de  pro- 
fond abaissement. 

L'erreur  dont  ces  vieilles  pages  sont  imprégnées, 
c'est  un  optimisme  exagéré,  qui  ne  sait  pas  voir  que 
le  mal  vit  encore  et  qu'il  faut  payer  cher,  c'est-à- 


X  PRÉFACE. 

dire  en  privilèges,  le  pouvoir  qui  nous  protège  contre 
le  mal.  On  y  trouve  également  enraciné  un  vieux 
reste  de  catholicisme,  l'idée  qu'on  re verra  des  âges 
de  foi,  où  régnera  une  religion  obligatoire  et  uni- 
verselle, comme  cela  eut  lieu  dans  la  première  moi- 
tié du  moyen  âge.  Dieu  nous  garde  d'une  telle  ma- 
nière d'être  sauvés  I  L'unité  de  croyance,  c'est-à-dire 
le  fanatisme,  ne  renaîtrait  dans  le  monde  qu'avec 
l'ignorance  et  la  crédulité  des  anciens  jours.  Mieux 
vaut  un  peuple  immoral  qu'un  peuple  fanatique; 
car  les  masses  immorales  ne  sont  pas  gênantes,  tan- 
dis que  les  masses  fanatiques  abêtissent  le  monde, 
et  un  monde  condamné  à  la  bêtise  n'a  plus  de  rai- 
son pour  que  je  m'y  intéresse;  j'aime  autant  le  voir 
mourir.  Supposons  les  orangers  atteints  d'une  ma- 
ladie dont  on  ne  puisse  les  guérir  qu'en  les  empê- 
chant de  produire  des  oranges.  Cela  ne  vaudrait  pas 
la  peine,  puisque  l'oranger  qui  ne  produit  pas 
d'oranges  n'est  plus  bon  à  rien. 

Une  condition  m'était  imposée,  pour  qu'une  telle 
publication  ne  fût  pas  dénuée  de  tout  intérêt,  c'était 
de  reproduire  mon  essai  de  jeunesse  dans  sa  forme 
naïve,  touffue  souvent  abrupte.  Si  je  m'étais  arrêté 
à  faire  disparaître  d'innombrables  incorrections,  à 
modifier  une  foule  de  pensées  qui  me  semblent 
maintenant  exprimées  d'une  façon  exagérée,  ou  qui 


PRÉFACE.  XI 

ont  perdu  leur  justesse*,  j'aurais  été  amené  à  com- 
poser un  nouveau  livre;  or  le  cadre  de  mon  vieil 
ouvrage  n'est  nullement  celui  que  je  choisirais  au- 
jourd'hui. Je  me  suis  donc  borné  à  corriger  les 
inadvertances,  ces  grosses  fautes  qu'on  ne  voit  que 
sur  l'épreuve  et  que  sûrement  j'aurais  effacées  si 
j'avais  imprimé  le  livre  en  son  temps.  J'ai  laissé  les 
notes  en  tas  à  la  fin  du  volume.  On  sourira  en 
maint  endroit;  peu  m'importe,  si  l'on  veut  bien 
reconnaître  en  ces  pages  l'expression  d'une  grande 
honnêteté  intellectuelle  et  d'une  parfaite  sincérité. 
Un  gros  embarras  résultait  du  parti  que  j'avais 
pris  d'imprimer  mon  vieux  pourana  tel  qu'il  est; 
c'étaient  les  ressemblances  qui  ne  pouvaient  man- 
quer de  se  remarquer  entre  certaines  pages  du  pré- 
sent volume  et  plusieurs  endroits  de  mes  écrits  pu- 
bliés antérieurement.  Outre  le  fragment  inséré  dans 
la  Liberté  de  penser,  qui  a  été  reproduit  dans  mes 
Etudes  contemporaines,  beaucoup  d'autres  passages  ont 
coulé,  soit  pour  la  pensée  seulement,  soit  pour  la 
pensée  et  l'expression,  dans  mes  ouvrages  imprimés, 
surtout  dans  ceux  de  ma  première  époque.  J'essayai 
d'abord  de  retrancher  ces  doubles  emplois;  mais  il 

1.  J'ai  laissé  tous  les  passages  où  je  présentais  la  culture  allemande 
comme  synonyme  d'aspiration  à  l'idéal.  Ils  étaient  vrais  quand  je  les 
écrivais.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  changé.  M.  Treitschke  ne  nous  avait 
pas  encore  appris  que  ce  sont  là  des  rêveries  démodées. 


xn  PRÉFACE. 

fut  bientôt  évident  pour  moi  que  j'allais  rendre 
ainsi  le  livre  tout  à  fait  boiteux.  Les  parties  ré- 
pétées étaient  les  plus  importantes  ;  toute  la  com- 
position, comme  un  mur  d'où  l'on  retirait  des 
pierres  essentielles,  allait  crouler.  Je  résolus  alors 
de  m'en  rapporter  simplement  à  l'indulgence  du  lec- 
teur. Les  personnes  qui  me  font  l'honneur  de  lire 
mes  écrits  avec  suite  me  pardonneront,  je  l'espère^ 
ces  répétitions,  si  la  publication  nouvelle  leur  montre 
ma  pensée  dans  des  agencements  et  des  combinai- 
sons qui  ont  pour  elles  quelque  chose  d'intéressant» 

Quand  j'essaye  de  faire  le  bilan  de  ce  qui,  dans 
ces  rêves  d'il  y  a  un  demi-siècle,  est  resté  chimère 
et  de  ce  qui  s'est  réalisé,  j'éprouve,  je  l'avoue,  un 
sentiment  de  joie  morale  assez  sensible.  En  somme^ 
j'avais  raison.  Le  progrès,  sauf  quelques  déceptions,, 
s'est  accompli  selon  les  lignes  que  j'imaginais.  Je  ne 
voyais  pas  assez  nettement  à  cette  époque  les  arra- 
chements que  l'homme  a  laissés  dans  le  règne  ani- 
mal ;  je  ne  me  faisais  pas  une  idée  suffisamment 
claire  de  l'inégalité  des  races  ;  mais  j'avais  un  sen- 
timent juste  de  ce  que  j'appelais  les  origines  de  la 
vie.  Je  voyais  bien  que  tout  se  fait  dans  l'humanité 
et  dans  la  nature,  que  la  création  n'a  pas  de  place 
dans  la  série  des  effets  et  des  causes.  Trop  peu  na- 


PRÉFACE.  xiil 

turaliste  pour  suivre  les  voies  de  la  vie  dans  le  laby- 
rinthe que  nous  voyons  sans  le  voir,  j'étais  évolu- 
tionniste  décidé  en  tout  ce  qui  concerne  les  produits 
de  l'humanité,  langues,  écritures,  littératures,  légis- 
lations, formes  sociales.  J'entrevoyais  que  le  da- 
mier morphologique  des  espèces  végétales  et  ani- 
males est  bien  l'indice  d'une  genèse,  que  tout  est 
né  selon  un  dessin  dont  nous  voyons  l'obscur  cane- 
vas. L'objet  de  la  connaissance  est  un  immense 
développement  dont  les  sciences  cosmologiques  nous 
donnent  les  premiers  anneaux  perceptibles,  dont 
l'histoire  proprement  dite  nous  montre  les  derniers 
aboutissants.  Comme  Hegel,  j'avais  le  tort  d'attri- 
buer trop  affirmativement  à  l'humanité  un  rôle 
central  dans  l'univers.  Il  se  peut  que  tout  le  déve- 
loppement humain  n'ait  pas  plus  de  conséquence 
que  la  mousse  ou  le  lichen  dont  s'entoure  toute 
surface  humectée.  Pour  nous,  cependant,  l'histoire 
de  l'homme  garde  sa  primauté,  puisque  l'humanité 
seule,  autant  que  nous  savons,  crée  la  conscience  de 
l'univers.  La  plante  ne  vaut  que  comme  produisant 
des  fleurs,  des  fruits,  des  tubercules  nutritifs,  un 
arôme,  qui  ne  sont  rien  comme  masses,  si  on  les 
compare  à  la  masse  de  la  plante,  mais  qui  offrent, 
bien  plus  que  les  feuilles,  les  branches,  le  tronc,  le 
caractère  de  la  finalité. 


XIV  PREFACE. 

Les  sciences  historiques  et  leurs  auxiliaires,  les 
sciences  philologiques,  ont  fait  d'immenses  conquêtes 
depuis  que  je  les  embrassai  avec  tant  d'amour, 
il  y  a  quarante  ans.  Mais  on  en  voit  le  bout. 
Dans  un  siècle,  l'humanité  saura  à  peu  près  ce 
qu'elle  peut  savoir  sur  son  passé  ;  et  alors  il  sera 
temps  de  s'arrêter;  car  le  propre  de  ces  études  est, 
'  aussitôt  qu'elles  ont  atteint  leur  perfection  relative, 
de  commencer  à  se  démolir.  L'histoire  des  religions 
est  éclaircie  dans  ses  branches  les  plus  importantes. 
Il  est  devenu  clair,  non  par  des  raisons  a  priori, 
mais  par  la  discussion  même  des  prétendus  témoi- 
gnages, qu'il  n'y  a  jamais  eu,  dans  les  siècles  attin- 
gibles  à  l'homme,  de  révélation  ni  de  fait  surna- 
turel. Le  processus  de  la  civilisation  est  reconnu  dans 
ses  lois  générales.  L'inégalité  des  races  est  constatée. 
Les  titres  de  chaque  famille  humaine  à  des  men- 
tions plus  ou  moins  honorables  dans  l'histoire  du 
progrès  sont  à  peu  près  déterminés. 

Quant  aux  sciences  politiques  et  sociales,  on  peut 
dire  que  le  progrès  y  est  faible.  La  vieille  économie 
politique,  dont  les  prétentions  étaient  si  hautes  en 
1848,  a  fait  naufrage.  Le  socialisme,  repris  par  les 
Allemands  avec  plus  de  sérieux  et  de  profondeur, 
continue  de  troubler  le  monde,  sans  arborer  de 
solution  claire.  M.  de  Bismarck,  qui  s'était  annoncé 


PRÉFACE.  XV 

comme  devant  l'arrêter  en  cinq  ans  au  moyen  de 
ses  lois  répressives,  s'est  évidemment  trompé,  au 
moins  cette  fois.  Ce  qui  paraît  maintenant  bien  pro- 
bable, c'est  que  le  socialisme  ne  finira  pas.  Mais 
sûrement  le  socialisme  qui  triomphera  sera  bien 
différent  des  utopies  de  1848.  Un  œil  sagace,  en 
l'an  300  de  notre  ère,  aurait  pu  voir  que  le  christia- 
nisme ne  finirait  pas  ;  mais  il  aurait  dû  voir  que 
le  monde  ne  finirait  pas  non  plus,  que  la  société 
humaine  adapterait  le  christianisme  à  ses  besoins 
et,  d'une  croyance  destructive  au  premier  chef, 
ferait  un  calmant,  une  machine  essentiellement 
conservatrice. 

En  politique,  la  situation  n'est  pas  plus  claire.  Le 
principe  national  a  pris  depuis  1848  un  développe- 
ment extraordinaire.  Le  gouvernement  représentatif 
est  établi  presque  partout.  Mais  des  signes  évidents 
de  la  fatigue  causée  par  les  charges  nationales  se 
montrent  à  l'horizon.  Le  patriotisme  devient  local; 
l'entraînement  national  diminue.  Les  nations  mo- 
dernes ressemblent  aux  héros  écrasés  par  leur 
armure,  du  tombeau  de  Maximilien  à  Inspruck, 
corps  rachitiques  sous  des  mailles  de  fer.  La  France, 
qui  a  marché  la  première  dans  la  voie  de  l'esprit 
nationaliste,  sera,  selon  la  loi  commune,  la  première 
à  réagir  contre  le  mouvement  qu'elle  a  provoqué. 


XVI  PRÉFACE. 

Dans  cinquante  ans,  le  principe  national  sera  en 
baisse.  L'effroyable  dureté  des  procédés  par  lesquels 
les  anciens  États  monarchiques  obtenaient  les  sacri- 
fices de  l'individu,  deviendra  impossible  dans  les 
États  libres  ;  on  ne  se  discipline  pas  soi-même.  Per- 
sonne n'a  plus  de  goût  à  servir  de  matériaux  à  ces 
tours  bâties,  comme  celles  de  Tamerlan,  avec  des 
cadavres.  Il  est  devenu  trop  clair,  en  effet,  que  le 
bonheur  de  l'individu  n'est  pas  en  proportion  de 
la  grandeur  de  la  nation  à  laquelle  il  appartient, 
et  puis  il  arrive  d'ordinaire  qu'une  génération  fait 
peu  de  cas  de  ce  pourquoi  la  génération  précédente 
a  donné  sa  vie. 

Ces  variations  ont  pour  cause  l'incertitude  de  nos 
idées  sur  le  but  à  atteindre  et  sur  la  fm  ultérieure 
de  l'humanité.  Entre  les  deux  objectifs  de  la  poli- 
tique, grandeur  des  nations,  bien-être  dès  individus, 
on  choisit  par  intérêt  ou  par  passion.  Rien  ne  nous 
indique  quelle  est  la  volonté  de  la  nature,  ni  le  but 
de  l'univers.  Pour  nous  autres,  idéalistes,  une  seule 
doctrine  est  vraie,  la  doctrine  transcendante  selon 
laquelle  le  bat  de  l'humanité  est  la  constitution 
d'une  conscience  supérieure,  ou,  comme  on  disait 
autrefois,  «  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  »  ;  mais 
cette  doctrine  ne  saurait  servir  de  base  à  une  poli- 
tique applicable.  Un  tel  objectif  doit,  au  contraire, 


être  soigneusement  dissimulé.  Les  h  jmmes  se  révol- 
teraient, s'ils  savaient  qu'ils  sont  ainsi  exploités. 

Combien  de  temps  l'esprit  national  l'emportera- 
t-il  encore  sur  Tégoïsme  individuel  ?  Qui  aura,  dans 
des  siècles,  le  plus  servi  l'humanité,  du  patriote, 
du  libéral,  du  réactionnaire,  du  socialiste,  du  sa- 
vant? Nul  ne  le  sait,  et  pourtant  il  serait  capital  de 
le  savoir,  car  ce  qui  est  bon  dans  une  des  hypo- 
thèses est  mauvais  dans  l'autre.  On  aiguille  sans 
savoir  où  l'on  veut  aller.  Selon  le  point  qu'il  s'agit 
d'atteindre,  ce  que  fait  la  France,  par  exemple,  est 
excellent  ou  détestable.  Les  autres  nations  ne  sont 
pas  plus  éclairées.  La  politique  est  comme  un  désert 
où  l'on  marche  au  hasard,  vers  le  nord,  vers  le  sud, 
car  il  faut  marcher.  Nul  ne  sait,  dans  l'ordre  social, 
où  est  le  bien.  Ce  qu'il  y  a  de  consolant,  c'est  qu'on 
arrive  nécessairement  quelque  part.  Dans  le  jeu  de 
tir  à  la  cible  auquel  s'amuse  l'humanité,  le  point 
atteint  paraît  le  point  visé.  Les  hommes  de  bonne 
volonté  ont  toujours  ainsi  la  conscience  en  repos, 
La  liberté,  d'ailleurs,  dans  le  doute  général  où  nous 
sommes,  a  sa  valeur  en  tout  cas;  puisqu'elle  est 
une  manière  de  laisser  agir  le  ressort  secret  qui 
meut  l'humanité,  et  qui  bon  gré  mal  gré  l'emporte 
toujours. 

En  résumé,  si,  par  l'incessant  travail  du  xix^  siècle, 

b 


xvïii  PRÉFACE. 

la  connaissance  des  faits  s'est  singulièrement  aug- 
mentée, la  destinée  humaine  est  devenue  plus  ob- 
scure que  jamais.  Ce  qu'il  y  a  de  grave,  c'est 
que  nous  n'entrevoyons  pas  pour  l'avenir,  à  moins 
d'un  retour  à  la  crédulité,  le  moyen  de  donner  à 
l'humanité  un  catéchisme  désormais  acceptable.  Il 
est  donc  possible  que  la  ruine  des  croyances  idéa- 
listes soit  destinée  à  suivre  la  ruine  des  croyances 
surnaturelles,  et  qu'un  abaissement  réel  du  moral 
de  l'humanité  date  du  jour  où  elle  a  vu  la  réalité 
des  choses.  A  force  de  chimères,  on  avait  réussi  à 
obtenir  du  bon  gorille  un  effort  moral  surprenant; 
ôtées  les  chimères,  une  partie  de  l'énergie  factice 
qu'elles  éveillaient  disparaîtra.  Même  la  gloire, 
comme  force  de  traction,  suppose  à  quelques  égards 
l'immortalité,  le  fruit  n'en  devant  d'ordinaire  être 
touché  qu'après  la  mort.  Supprimez  l'alcool  au  tra- 
vailleur dont  il  fait  la  force,  mais  ne  lui  demandez 
plus  la  même  somme  de  travail. 

Je  le  dis  franchement,  je  ne  me  figure  pas  comment 
on  rebâtira,  sans  les  anciens  rêves,  les  assises  d'une 
vie  noble  et  heureuse.  L'hypothèse  où  le  vrai  sage 
serait  celui  qui,  s'interdisant  les  horizons  lointains, 
renferme  ses  perspectives  dans  les  jouissances  vul- 
gaires, cette  hypothèse,  dis-je,  nous  répugne  abso- 
lument. Mais  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  le  bon- 


PRÉFACE.  XIX 

heur  et  la  noblesse  de  riiomme  reposent  sur  un 
porte-à-faux.  Continuons  de  jouir  du  don  suprême 
qui  nous  a  été  départi,  celui  d'être  et  de  contempler 
la  réalité.  La  science  restera  toujours  la  satisfac- 
tion du  plus  haut  désir  de  notre  nature,  la  curio- 
sité; elle  fournira  toujours  à  l'homme  le  seul  moyen 
qu'il  ait  pour  améliorer  son  sort.  Elle  préserve  de 
l'erreur  plutôt  qu'elle  ne  donne  la  vérité;  mais 
c'est  déjà  quelque  chose  d'être  sûr  de  n'être  pas 
dupe.  L'homme  formé  selon  ces  disciplines  vaut 
mieux  en  définitive  que  l'homme  instinctif  des 
âges  de  foi.  Il  est  exempt  d'erreurs  où  l'être  inculte 
est  fatalement  entraîné.  Il  est  plus  éclairé,  il  com- 
met moins  de  crimes,  il  est  moins  sublime  et  moins 
absurde.  Gela,  dira-t-on,  ne  vaut  pas  le  paradis  que 
la  science  nous  enlève.  Qui  sait  d'abord  si  elle  nous 
l'enlève?  Et  puis,  après  tout,  on  n'appauvrit  per- 
sonne en  tirant  de  son  portefeuille  les  mauvaises 
valeurs  et  les  faux  billets.  Mieux  vaut  un  peu  de 
bonne  science  que  beaucoup  de  mauvaise  science. 
On  se  trompe  moins  en  avouant  qu'on  ignore  qu'en 
s'imaginant  savoir  beaucoup  de  choses  qu'on  ne 
sait  pas. 

J'eus  donc  raison,  au  début  de  ma  carrière  intel- 
lectuelle, de  croire  fermement  à  la  science  et  de  la 
prendre  comme  but  de  ma  vie.  Si  j'étais  à  recom- 


XX  PRÉFACE. 

mencer,  je  referais  ce  que  j'ai  fait,  et,  pendant  le 
peu  de  temps  qui  me  reste  à  vivre,  je  continuerai. 
L'immortalité,  c'est  de  travailler  à  une  œuvre  éter- 
nelle. Seloa  la  première  idée  chrétienne,  qui  était  la 
vraie,  ceux-là  seuls  ressusciteront  qui  ont  servi  au 
travail  divin,  c'est-à-dire  à  faire  régner  Dieu  sur  la 
terre.  La  punition  des  méchantes  et  des  frivoles  sera 
le  néant.  Une  formidable  objection  se  dresse  ici 
contre  nous.  La  science  peut-elle  être  plus  éternelle 
que  l'humanité,  dont  la  fin  est  écrite  par  le  fait  seul 
qu'elle  a  commencé?  N'importe;  il  n'y  a  guère  plus 
d'un  siècle  que  la  raison  travaille  avec  suite  au 
problème  des  choses.  Elle  a  trouvé  des  merveilles, 
qui  ont  prodigieusement  multiplié  le  pouvoir  de 
l'homme.  Que  sera-ce  donc  dans  cent  mille  ans? 
Et  songez  qu'aucune  vérité  ne  se  perd,  qu'aucune 
erreur  ne  se  fonde.  Gela  donne  une  sécurité  bien 
grande.  Nous  ne  craignons  vraiment  que  la  chute  du 
ciel,  et,  même  quand  le  ciel  croulerait,  nous  nous 
endormirions  tranquilles  encore  sur  cette  pensée  : 
l'Être,  dont  nous  avons  été  l'efflorescence  passagère, 
a  toujours  existé,  existera  toujours. 


A  M.  EUGENE  BURNOUF 

Membre  de   l'Institut,   Professeur    au   Collège  de  France 


Monsieur, 


Bien  des  fois  je  me  suis  rappelé,  depuis  une 
année,  ce  jour  du  So  février  ^848,  où,  après 
avoir  franchi  les  barricades  pour  nous  rendre  au 
Collège  de  France,  nous  trouvâmes  notre  modeste 
salle  transformée  en  un  corps  de  garde,  oîi  nous 
faillîmes  être  reçus  comme  des  suspects .  Ce  jour -là, 
je  me  demandai  plus  sérieusement  que  jamais  s'il 
n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  consacrer  à 
ïélude  et  à  la  pensée  tous  les  moments  de  sa  vie,  et, 
après  avoir  consulté  ma  conscience  et  m'être  raffermi 
dans  ma  foi  à  l'esprit  humain^  je  me  répondis  très 
résolument  :  Non.  Si  la  science  n'était  qu'un  agréable 
passe-temps,  un  jeu  pour  les  oisifs,  un  ornement 
de  luxe,  une  fantaisie  d'amateur,  la  moins  vaine 

1 


2  L'AVENIR  DE  LA  [SCIENCE. 

des  vanités  en  un  mot,  il  y  aurait  des  jours  où  le 
savant  devrait  dire  avec  le  poète  : 

Honte  à  qui  peut  chanter,  pendant  que  Rome  brûle. 

Mais  si  la  science  est  la  chose  sérieuse,  si  les  des- 
tinées de  Vhumanité  et  la  perfection  de  l'individu  y 
sont  attachées,  si  elle  est  une  religion,  elle  a,  comme 
les  choses  religieuses,  une  valeur  de  tous  les  jours  et 
de  tous  les  instants.  Ne  donner  à  l'étude  et  à  la 
culture  intellectuelle  que  les  moments  de  calme  et  de 
loisir,  c'est  faire  injure  à  l'esprit  humain,  c'est  sup- 
poser qu'il  y  a  quelque  chose  ae  plus  important  que  la 
recherche  delà  vérité.  Or,  s'il  en  était  ainsi,  si  la 
science  ne  constituait  qu'un  intérêt  de  second  ordre, 
l'homme  qui  a  voué  sa  vie  au  parfait,  qui  veut 
pouvoir  dire  à  ses  derniers  instants  :  J'ai  accompli 
ma  fin,  devrait-il  y  consacrer  une  heure,  quand  il 
saurait  que  des  devoirs  plus  élevés  le  réclament? 

Que  les  révolutions  et  les  craintes  de  l'avenir 
soient  une  tentation  pour  la  science  qui  ne  comprend 
pas  son  objet,  et  ne  s'est  jamais  interrogée  sur  sa 
valeur  et  sa  signification  véritable,  cela  se  conçoit. 
Quant  à  la  science  sérieuse  et  philosophique,  qui 
répond  à  un  besoin  de  la  nature  humaine,  les  boule- 
versements sociaux  ne  sauraient  l'atteindre,  et  peut- 
être  la  servent-ils  en  la  portant  à  réfléchir  sur  elle- 
même,  à  se  rendre  compte  de  ses  titres,  à  ne  plus 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  3 

se  contenter  du  jugement  d'habitude  sur  lequel  elle  se 
reposait  auparavant. 

Ce  sont  ces  i^é flexions,  Monsieur ,  que  fai  faites 
pour  moi-même,  solitaire  et  calme  au  milieu  de  Vagi- 
talion  universelle,  et  que  fai  déposées  dans  ces 
pages.  Grâce  aux  sentiments  qu'elles  m'ont  inspirés ^ 
fai  traversé  de  tristes  jours  sans  maudire  personne, 
plein  de  confiance  dans  la  rectitude  naturelle  de  l'es- 
prit humain  et  dans  sa  tendance  nécessaire  à  un  état 
plus  éclairé,  phis  moral  et  par  là  plus  heureux.  Ce 
n'est  pas  sans  avoir  eu  à  vaincre  quelque  pudeur 
que  je  me  suis  décidé  à  dévoiler  ainsi  mes  pensées  de 
jeunesse,  pour  lesquelles  peut-être  à  un  autre  âge  je 
me  ferai  critique,  et  qui  auront  sans  doute  bien  peu 
de  valeur  aux  yeux  des  personnes  avancées  dans  la 
carrière  scientifique.  J'ai  pensé  toutefois  que  quelques 
jeunes  âmes,  amoureuses  du  beau  et  du  vrai,  trou- 
veraient dans  cette  confidence  consolation  et  appui,  au 
milieu  des  luttes  que  doit  livrer  à  un  certain  âge  tout 
esprit  distingué  pour  découvrir  et  se  formuler  V idéal 
de  sa  vie.  J'ai  voulu  aussi  professer,  à  mon  début 
dans  la  science,  ma  foi  profonde  à  la  raison  et  à 
l'esprit  moderne,  dans  un  moment  où  tant  d'âmes 
affaissées  se  laissent  défaillir  entre  les  bras  de  ceux 
qui  regrettent  V ignorance  et  maudissent  la  critique. 
Que  ceux  qui  exploitent  nos  faiblesses,  et  qui, 
escomptant  par  avance  nos  malheurs,  fondent  leurs 


H  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

espérances  sur  la  f aligne  et  la  dépression  intellcc- 
luelle  qu  amènent  les  grandes  souffrances^  ne  s'ima- 
ginent pas  que  la  génération  qui  entre  dans  la  vie 
de  la  pensée  est  à  eux  !  Nous  saurons  maintenir  la 
tradition  de  V esprit  moderne  et  contre  ceux  qui  veu- 
lent ramener  le  passé ^  et  contre  ceux  qui  prétendent 
substituer  à  noire  civilisation  vivante  et  multiple  je  ne 
sais  quelle  société  architecturale  et  pétrifiée^  comme 
celle  des  siècles  oîi  l'on  bâtit  les  pyramides. 

Ce  n''est  point  une  pensée  banale^  Monsieur,  qui 
me  porte  à  vous  adresser  cet  essai,  Cest  devant 
vous  que  je  l'ai  médité.  Dans  mes  défaillances 
intérieures,  toutes  les  fois  que  mon  idéal  scientifique 
a  semblé  s'obscurcir^  en  pensant  à  vous  j'ai  vu  se 
dissiper  tous  les  nuages,  vous  avez  été  la  réponse 
à  tous  mes  doutes.  C'est  votre  image  que  j'ai  eue 
sans  cesse  devant  les  yeux,  quand  j'ai  cherché  à 
exprimer  l'idéal  élevé  où  la  vie  est  conçue  non 
comme  un  rôle  et  une  intrigue,  mais  comme  une 
chose  sérieuse  et  vraie.  En  écoutant  vos  leçons  sur 
la  j)lus  belle  des  langues  et  des  littératures  du  monde 
primitif,  j'ai  rencontré  la  réalisation  de  ce  qu'au- 
paravant je  n'avais  fait  que  rêver  :  la  science 
devenant  la  philosophie,  et  les  plus  hauts  résultats 
sortant  de  la  plus    scrupuleuse  analyse  des   détails,. 

C'est  à  cette  preuve  vivante  que  je  voudrais  con- 
vier tous  ceux  que  je  n'aurai  pu  convaincre  de  nvj- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  5 

illèse  favorite  :  la  science  de  V esprit  humain  doit 
surtout  être  Vhistoire  de  l'esprit  humain,  et  celte 
histoire  n^est  possible  que  par  l'étude  patiente  et 
philologique  des  œuvres  qu'il  a  produites  à  ses  diffé- 
rents âges. 

J'ai  Vhonneur  d'être,  Monsieur,  avec  la  plus  haute 
admiration, 

Votre  élève  respectueux, 

Ernest  RENAN. 


Paris,  mars  ISiO. 


L'AVENIR  DE  LA.  SCIENCE 


Une  seule  chose  est  nécessaire  I  J'admets  dans  toute  sa 
portée  philosophique  ce  précepte  du  Grand  Maître  de  la 
morale.  Je  le  regarde  comme  le  principe  de  toute  noble 
vie,  comme  la  formule  expressive,  quoique  dangereuse 
en  sa  brièveté,  de  la  nature  humaine,  au  point  de  vue  de 
la  moralité  et  du  devoir.  Le  premier  pas  de  celui  qui  veut 
se  donner  à  la  sagesse,  comme  disait  la  respectable  anti- 
quité, est  de  faire  deux  parts  dans  la  vie  :  l'une  vulgaire 
et  n'ayant  rien  de  sacré,  se  résumant  en  des  besoins  et 
des  jouissances  d'un  ordre  inférieur  (vie  matérielle,  plaisir^ 
fortune,  etc.)  ;  l'autre  que  l'on  peut  appeler  idéale,  céleste, 
divine,  désintéressée,  ayant  pour  objet  les  formes  pures 
de  la  vérité,  de  la  beauté,  de  la  bonté  morale,  c'est-à-dire, 
pour  prendre  l'expression  la  plus  compréhensive  et  la  plus 
consacrée  par  les  respects  du  passé.  Dieu  lui-même,  tou- 
ché, perçu,  senti  sous  ses  mille  formes  par  l'intelligence 
de  tout  ce  qui  est  vrai,  et  l'amour  de  tout  ce  qui  est  beau. 
C'est  la  grande  opposition  du  corps  et  de  Yâme,  reconnue 


8  LVVVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

j3ar  toutes  les  religions  et  toutes  les  philosophies  élevées, 
opposition  très  superficielle  si  on  prétend  y  voir  une 
dualité  de  substance  dans  la  personne  humaine,  mais  qui 
demeure  d'une  parfaite  vérité,  si,  élargissant  convenable- 
ment le  sens  de  ces  deux  mots  et  les  appliquant  à  deux 
ordres  de  phénomènes,  on  les  entend  des  deux  vies  ou- 
vertes devant  l'homme.  Reconnaître  la  distinction  de  ces 
deux  vies,  c'est  reconnaître  que  la  vie  supérieure,  la  vie 
idéale,  est  tout,  et  que  la  vie  inférieure,  la  vie  des  intérêts 
et  des  plaisirs  n'est  rien,  qu'elle  s'efface  devant  la  première 
comme  le  fini  devant  l'infini,  et  que  si  la  sagesse  pratique 
ordonne  d'y  penser,  ce  n'est  qu'en  vue  et  comme  condition 
de  la  première . 

En  débutant  par  de  si  pesantes  vérités,  j'ai  pris,  je  le 
sais,  mon  brevet  de  béotien.  Mais  sur  ce  point  je  suis  sans 
pudeur  ;  depuis  longtemps  je  me  suis  placé  parmi  les  esprits 
simples  et  lourds  qui  prennent  religieusement  les  choses. 
J'ai  la  faiblesse  de  regarder  comme  de  mauvais  ton  et  très 
facile  à  imiter  cette  prétendue  délicatesse,  qui  ne  peut  se 
résoudre  à  prendre  la  vie  comme  chose  sérieuse  et  sainte; 
et,  s'il  n'y  avait  pas  d'autre  choix  à  faire,  je  préférerais, 
au  moins  en  morale,  les  formules  du  plus  étroit  dogma- 
tisme à  cette  légèreté,  à  laquelle  on  fait  beaucoup  d'hon- 
neur en  lui  donnant  le  nom  de  scepticisme,  et  qu'il  faudrait 
appeler  niaiserie  et  nullité.  S'il  était  vrai  que  la  vie  hu- 
maine ne  fût  qu'une  vaine  succession  de  faits  vulgaires, 
sans  valeur  suprasensible,  dès  la  première  réflexion  sé- 
rieuse, il  faudrait  se  donner  la  mort;  il  n'y  aurait  pas  de 
milieu  entre  l'ivresse,  une  occupation  tyrannique  de  tous 
les  instants,  et  le  suicide.  Vivre  de  la  vie  de  l'esprit, 
aspirer  l'infini  par  tous  les  pores,  réaliser  le  beau,  at- 
teindre le  parfait,  chacun  suivant  sa  mesure,  c'est  la  seule 


L'AVENIR  DE   LA    SCIENCE.  9 

chose  nécessaire.  Tout  le  reste  est  vanité  et  affliction 
■d'esprit. 

L'ascétisme  chrétien,  en  proclamant  cette  grande  simpli- 
fication de  la  vie,  entendit  d'une  façon  si  étroite  la  seule 
chose  nécessaire,  que  son  principe  devint  avec  le  temps 
pour  l'esprit  humain  une  chaîne  intolérable.  Non  seu- 
lement il  négligea  totalement  le  vrai  et  le  beau  (la  philo- 
sophie, la  science,  la  poésie  étaient  des  vanités);  mais,  en 
«'attachant  exclusivement  au  bien,  il  le  conçut  sous  sa 
forme  la  plus  mesquine  :  le  bien  fut  pour  lui  la  réali- 
sation de  la  volonté  d'un  être  supérieur,  une  sorte  de 
sujétion  humiliante  pour  la  dignité  humaine  :  car  la 
réalisation  du  bien  moral  n'est  pas  plus  une  obéissance 
à  des  lois  imposées  que  la  réalisation  du  beau  dans  une 
œuvre  d'art  n'est  l'exécution  de  certaines  règles.  Ainsi  la 
nature  humaine  se  trouva  mutilée  dans  sa  portion  la  plus 
élevée.  Parmi  les  choses  intellectuelles  qui  sont  toutes 
également  saintes,  on  distingua  du  sacré  et  du  profane. 
Le  profane,  grâce  aux  instincts  de  la  nature  plus  forts 
que  les  principes  d'un  ascétisme  artificiel,  ne  fut  pas  en- 
tièrement banni;  on  le  tolérait,  quoique  vanité;  quelque- 
fois on  s'adoucissait  jusqu'à  l'appeler  la  moins  vaine  des 
vanités  ;  mais,  si  l'on  eût  été  conséquent,  on  l'eût  proscrit 
sans  pitié;  c'était  une  faiblesse  à  laquelle  les  parfaits 
renonçaient.  Fatale  distinction,  qui  a  empoisonné  l'exis- 
tence de  tant  d'âmes  belles  et  libres,  nées  pour  savourer 
l'idéal  dans  toute  son  infinité,  et  dont  la  vie  s'est  écoulée 
triste  et  oppr.-ssée  sous  l'étreinte  de  l'étau  fatal  !  Que  de 
luttes  elle  m'a  coûtées!  La  première  victoire  philoso- 
phique de  ma  jeunesse  fut  de  proclamer  du  fond  de  ma 
conscience  :  Tout  ce  qui  est  de  lame  est  sacré. 

Ce  n'est  donc  pas  une  limite  étroite  que  nous  posons 


10  L'AVENIR    DE    LA  SCIENCE. 

à  la  nature  humaine,  en  proposant  à  son  activité  une  seule 
chose  comme  digne  d'elle  :  car  cette  seule  chose  renferme 
l'infini .  Elle  n'exclut  que  le  vulgaire,  qui  n'a  de  valeur 
qu'en  tant  qu'il  est  senti,  et  au  moment  où  il  est  senti; 
et  cette  sphère  inférieure  elle-même  est  bien  moins  étendue 
qu'on  pourrait  le  croire.  Il  y  a  dans  la  vie  humaine  très 
peu  de  choses  tout  à  fait  profanes.  Le  progrès  delà  moralité 
et  de  l'intelligence  amènera  des  points  de  vue  nouveaux, 
qui  donneront  une  valeur  idéale  aux  actes  en  apparence  les 
plus  grossiers.  Le  christianisme,  aidé  par  les  instincts  des 
races  celtiques  et  germaniques,  n'a-t-il  pas  élevé  à  la  di- 
gnité d'un  sentiment  esthétique  et  moral  un  fait  où  l'anti- 
quité tout  entière,  Platon  à  peine  excepté,  n'avait  vu  qu'une 
jouissance?  L'acte  le  plus  matériel  de  la  vie,  celui  de  la 
nourriture,  ne  reçut-il  pas  des  premiers  chrétiens  une  admi- 
rable signification  mystique?  Le  travail  matériel,  qui  n'est 
aujourd'hui  qu'une  corvée  abrutissante  pour  ceux  qui  y 
sont  condamnés,  n'était  pas  tel  au  moyen  âge,  pour 
ces  ouvriers  qui  bâtissaient  des  cathédrales  en  chan- 
tant. Qui  sait  si  un  jour  la  vue  du  bien  général  de 
l'humanité,  pour  laquelle  on  construit,  ne  viendra  pas 
adoucir  et  sanctifier  les  sueurs  de  l'homme?  Car,  au  point 
de  vue  de  l'humanité,  les  travaux  les  plus  humbles  ont 
une  valeur  idéale,  puisqu'ils  sont  le  moyen  ou  du  moins 
la  condition  des  conquêtes  de  l'esprit.  La  sanctification 
de  la  vie  inférieure  par  des  pratiques  et  des  cérémonies 
extérieures  est  un  trait  commun  à  toutes  les  religions.  Les 
progrès  du  rationalisme  ont  pu  d'abord,  et  cela  sans 
grand  mérite,  déclarer  ces  cérémonies  purement  super- 
stitieuses. Qu'en  est-il  résulté?  Privée  de  son  idéalisation, 
la  vie  est  devenue  quelque  chose  de  profane,  de  vulgaire, 
de  prosaïque,  à  tel  point  que,  pour  certains  actes,  où  le 


L'AVENIR    DE  LA  SCIENCE.  Il 

besoin  d'une  signification  religieuse  était  plus  sensible, 
comme  la  naissance,  le  mariage,  la  mort,  on  a  conservé 
les  anciennes  cérémonies,  lors  même  qu'on  ne  croit  plus 
à  leur  efficacité.  Un  progrès  ultérieur  conciliera,  ce  me 
semble,  ces  deux  tendances,  en  substituant  à  des  actes 
sacramentels,  qui  ne  peuvent  valoir  que  par  leur  signifi- 
cation, et  qui,  envisagés  dans  leur  exécution  matérielle 
sont  complètement  inefficaces,  le  sentiment  moral  dans 
toute  sa  pureté. 

Ainsi,  tout  ce  qui  se  rattache  à  la  vie  supérieure  de 
l'homme,  à  cette  vie  par  laquelle  il  se  distingue  de  l'ani- 
mal, tout  cela  est  sacré,  tout  cela  est  digne  de  la  passion 
des  belles  âmes.  Un  beau  sentiment  vaut  une  belle  pensée; 
une  belle  pensée  vaut  une  belle  action.  Un  système  de 
philosophie  vaut  un  poème,  un  poème  vaut  une  décou- 
verte scientifique,  une  vie  de  science  vaut  une  vie  de 
vertu.  L'homme  parfait  serait  celui  qui  serait  à  la  fois 
poète,  philosophe,  savant,  homme  vertueux,  et  cela  non 
par  intervalles  et  à  des  moments  distincts  (il  ne  le  serait 
alors  que  médiocrement),  mais  par  une  intime  compô- 
nétration  à  tous  les  moments  de  sa  vie,  qui  serait  poète 
alors  qu'il  est  philosophe,  philosophe  alors  qu'il  est  sa- 
vant, chez  qui,  en  un  mot,  tous  les  éléments  de  l'humanité 
se  réuniraient  en  une  harmonie  supérieure,  comme  dans 
l'humanité  elle-même.  La  faiblesse  de  notre  âge  d'analyse 
ne  permet  pas  cette  haute  unité  ;  la  vie  devient  un  métier, 
une  profession;  il  faut  afficher  le  titre  de  poète,  d'artiste 
ou  de  savant,  se  créer  un  petit  monde  où  l'on  vit  à  part, 
sans  comprendre  tout  le  reste  et  souvent  en  le  niant.  Que 
ce  soit  là  une  nécessité  de  l'état  actuel  de  l'esprit  humain, 
nul  ne  peut  songer  à  le  nier  ;  il  faut  toutefois  reconnaître 
qu'un  tel  système  de  vie,  bien  qu'excusé  par  sa  nécessité. 


li  L'AVENIR    DE    LA   SCIENCE. 

est  contraire  à  la  dignité  humaine  et  à  la  perfection  de 
l'individu.  Envisagé  comme  homme,  un  Newton,  un 
Cuvier,  un  Heyne,  rend  un  moins  beau  son  qu'un  sage 
antique,  un  Solon  ou  un  Pythagore  par  exemple.  La  fin  de 
l'homme  n'est  pas  de  savoir,  de  sentir,  d'imaginer,  mais 
d'être  parfait,  c'est-à-dire  d'être  homme  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot;  c'est  d'offrir  dans  un  type  individuel  le 
tableau  abrégé  de  l'humanité  complète,  et  de  montrer 
réunies  dans  une  puissante  unité  toutes  les  faces  de 
ia  vie  que  l'humanité  a  esquissées  dans  des  temps  et  des 
lieux  divers.  On  s'imagine  trop  souvent  que  la  mora- 
lité seule  fait  la  perfection,  que  la  poursuite  du  vrai  et 
du  beau  ne  constitue  qu'une  jouissance,  que  rhomnic 
parfait,  c'est  l'honnête  homme,  le  frère  morave  par 
exemple.  Le  modèle  de  la  perfection  nous  est  donné 
par  l'humanité  elle-même;  la  vie  la  plus  parfaite  est 
celle  qui  représente  le  mieux  toute  l'humanité.  Or  l'huma- 
nité cultivée  n'est  pas  seulement  morale;  elle  est  encore 
savante,  curieuse,  poétique,  passionnée. 

Ce  serait  sans  doute  porter  ses  espérances  sur  i -avenir 
de  l'humanité  au  delà  des  limites  respectées  par  les  plus 
hardis  utopistes,  que  de  penser  que  l'homme  individuel 
pourra  un  jour  embrasser  tout  le  champ  de  la  culture 
intellectuelle.  Mais  il  y  a  dans  les  branches  diverses  de 
la  science  et  de  l'art  deux  éléments  parfaitement  distincts 
et  qui ,  également  nécessaires  pour  la  production  de 
l'œuvre  scientifique  ou  artistique,  contribuent  très  inéga- 
lement à  la  perfection  de  l'individu  :  d'une  part,  les  pro- 
cédés, l'habileté  pratique,  indispensables  pour  la  décou- 
verte du  vrai  ou  la  réalisation  du  beau  ;  de  l'autre,  l'esprit 
qui  crée  et  anime,  l'àme  qui  vivifie  l'œuvre  d'art^  la 
grande  loi  qui  donne  un  sens  et  une  vaiCur  à  telle  dé- 


L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE.  ]3 

couverte  scientifique.  Il  sera  h  tout  jamais  impossible  que 
le  môme  homme  sache  manier  avec  la  mémo  habileté  le 
pinceau  du  peintre,  l'instrument  du  musicien,  l'appareil  du 
chimiste.  H  y  a  là  une  éducation  spéciale  et  une  habileté 
pratique  qui,  pour  passer  au  rang  d'habitude  irréfléchie 
et  spontanée,  exige  une  vie  entière  d'exercice.  Mais  ce  qui 
pourra  devenir  possible  dans  une  forme  plus  avancée  de  la 
culture  intellectuelle,  c'est  que  le  sentiment  qui  donne  la 
vie  à  la  composition  de  l'artiste  ou  du  poète,  la  pénétration 
du  savant  et  du  philosophe,  le  sens  moral  du  grand  carac- 
tère, se  réunissent  pour  former  une  seule  âme,  sympathique 
à  toutes  les  choses  belles,  bonnes  et  vraies,  et  pour  consti- 
tuer un  type  moral  de  l'humanité  complète,  un  idéal  qui, 
sans  se  réaliser  dans  tel  ou  tel,  soit  pour  l'avenir  ce  que 
le  Christ  a  été  depuis  dix-huit  cents  ans,  —  un  Christ 
qui  ne  représenterait  plus  seulement  le  côté  moral  à  sa 
plus  haute  puissance,  mais  encore  le  côté  esthétique  et 
scientifique  de  l'humanité. 

Au  fond,  toutes  ces  catégories  des  formes  pures  perçues 
par  l'intelligence  ne  constituent  que  des  faces  d'une  môme 
unité.  La  divergence  ne  commence  qu'à  une  région  infé- 
rieure. Il  y  a  un  grand  foyer  central  où  la  poésie,  la 
science  et  la  morale  sont  identiques,  où  savoir,  admirer,, 
aimer,  sont  une  môme  chose,  où  tombent  toutes  les  oppo- 
sitions, où  la  nature  humaine  retrouve  dans  l'identité  de 
l'objet  la  haute  harmonie  de  toutes  ses  facultés  et  ce  grand 
acte  d'adoration,  qui  résume  la  tendance  de  tout  son  être 
vers  l'éternel  infini.  Le  saint  est  celui  qui  consacre  sa  vie 
à  ce  grand  idéal,  et  déclare  tout  le  reste  inutile. 

Pascal  a  supérieurement  montré  le  cercle  vicieux 
nécessaire  de  la  vie  positive.  On  travaille  pour  le  repos,^ 
puis  le  repos  est  insupportable.    On  ne  vit  pas,  maison 


14  L'AVENIR   DE    LA  SCIENCE. 

espère  vivre.  Le  fait  est  que  les  gens  du  monde  n'ont  ja- 
mais, ce  me  semble,  un  système  de  vie  bien  arrêté,  et  ne 
peuvent  dire  précisément  ce  qui  est  principal,  ce  qui  est 
accessoire,  ce  qui  est  fin,  ce  qui  est  moyen.  La  richesse  ne 
saurait  être  le  but  final,  puisqu'elle  n'a  de  valeur  que  par 
les  jouissances  qu'elle  procure.  Et  pourtant  tout  le  sérieux 
de  la  vie  s'use  autour  de  l'acquisition  de  la  richesse,  et  on 
ne  regarde  le  plaisir  que  comme  un  délassement  pour  les 
moments  perdus  et  les  années  inutiles.  Le  philosophe  et 
l'homme  religieux  peuvent  seuls  à  tous  les  instants  se 
reposer  pleinement,  saisir  et  embrasser  le  moment  qui 
passe,  sans  rien  remettre  à  l'avenir. 

Un  homme  disait  un  jour  à  un  philosophe  de  l'anti- 
quité qu'il  ne  se  croyait  pas  né  pour  la  philosophie: 
«  Malheureux,  lui  dit  le  sage,  pourquoi  donc  es-tu  né?  » 
Certes,  si  la  philosophie  était  une  spécialité,  une  pro- 
fession comme  une  autre;  si  philosopher,  c'était  étudier 
ou  chercher  la  solution  d'un  certain  nombre  de  questions 
plus  ou  moins  importantes,  la  réponse  de  ce  sage  serait  un 
étrange  contre-sens.  Et  pourtant  si  l'on  sait  entendre  la  phi- 
losophie, dans  son  sens  véritable,  celui-là  est  en  effet  un 
misérable,  qui  n'est  pas  philosophe,  c'est-à-dire  qui  n'est 
point  arrivé  à  comprendre  le  sens  élevé  de  la  vie.  Bien  des 
gens  renoncent  aussi  volontiers  au  titre  de  poète.  Si  être 
poète,  c'était  avoir  l'habitude  d'un  certain  mécanisme  de 
langage,  ils  seraient  excusables.  Mais  si  l'on  entend  par 
poésie  cette  faculté  qu'a  l'âme  d'être  touchée  d'une  cer- 
taine façon,  de  rendre  un  son  d'une  nature  particulière  et 
indéfinissable  en  face  des  beautés  des  choses,  celui  qui  n'est 
pas  poète  n'est  pas  homme,  et  renoncer  à  ce  titre,  c'est 
abdiquer  volontairement  la  dignité  de  sa  nature. 

D'illustres  exemples  prouveraient  au  besoin  que  cette 


L'AVENIR    DE    LA  SCIENCE.  15 

haute  harmonie  des  puissances  de  la  nature  humaine  n'est 
pas  une  chimère.  La  vie  des  hommes  de  génie  présente 
presque  toujours  le  ravissant  spectacle  d'une  vaste  capacité 
intellectuelle  jointe  à  un  sens  poétique  très  élevé  et  à  une 
charmante  bonté  d'âme,  si  bien  que  leur  vie,  dans  sa  calme 
et  suave  placidité,  est  presque  toujours  leur  plus  bel  ou- 
vrage et  forme  une  partie  essentielle  de  leurs  œuvres  com- 
plètes. A  vrai  dire,  ces  mots  de  poésie,  de  philosophie, 
d'art,  de  science,  désignent  moins  des  objets  divers 
proposés  à  l'activité  intellectuelle  de  l'homme,  que  des 
manières  différentes  d'envisager  le  même  objet,  qui  est 
l'être  dans  toutes  ses  manifestations.  C'est  pour  cela  que 
le  grand  philosophe  n'est  pas  sans  être  poète  ;  le  grand 
artiste  est  souvent  plus  philosophe  que  ceux  qui  por- 
tent ce  nom.  Ce  ne  sont  là  que  des  formes  différentes, 
qui,  comme  celles  de  la  littérature,  sont  aptes  à  exprimer 
toute  chose.  Béranger  a  pu  tout  dire  sous  ferme  de  chan- 
sons, tel  autre  sous  forme  de  romans,  tel  autre  sous 
forme  d'histoire.  Tous  les  génies  sont  universels  quant  à 
l'objet  de  leurs  travaux,  et,  autant  les  petits  esprits  sont 
insoutenables  quand  ils  veulent  établir  la  prééminence 
exclusive  de  leur  art,  autant  les  grands  hommes  ont  rai- 
son quand  ils  soutiennent  que  leur  art  est  le  tout  de 
l'homme,  puisqu'il  leur  sert  en  effet  à  exprimer  la  chose 
indivise  par  excellence,  l'âme.  Dieu. 

Il  faut  pourtant  reconnaître  que  le  secret  pour  allier 
ces  éléments  divers  n'est  pas  encore  trouvé.  Dans  l'état 
actuel  de  l'esprit  humain,  une  trop  riche  nature  est  un 
supplice.  L'homme  né  avec  une  faculté  éminente  qui  ab- 
sorbe toutes  les  autres  est  bien  plus  heureux  que  celui 
qui  trouve  en  lui  des  besoins  toujours  nouveaux,  qu'il  ne 
peut  satisfaire.  11  lui  faudrait  une  vie  pour  savoir,  une 


IG  L'AVEMR    DE    LA    SCIENCE. 

vie  pour  sentir  et  aimer,  une  vie  pour  agir,  ou  plutôt  ii 
voudrait  pouvoir  mener  de  front  une  série  d'existences 
parallèles,  tout  en  ayant  dans  une  unité  supérieure  la 
conscience  simultanée  de  chacune  d'elles.  Bornée  par  le 
temps  et  par  des  nécessités  extérieures,  son  activité  con- 
centrée se  dévore  intérieurement.  Il  a  tant  à  vivre  pour 
lui-même  qu'il  n'a  pas  le  temps  de  vivre  pour  le  dehors. 
11  ne  veut  rien  laisser  perdre  de  cette  vie  brûlante  et  mul- 
tiple, qui  lu  échappe  et  qu'il  dévore  avec  précipitation  et 
avidité.  Il  roule  d'un  monde  sur  l'autre,  ou  plutôt  des 
mondes  mal  harmonisés  se  heurtent  dans  son  sein.  Il 
envie  tour  à  tour,  car  il  sait  comprendre  tour  k  tour, 
l'âme  simple  qui  vit  de  foi  et  d'amour,  l'âme  virile  qui 
prend  la  vie  comme  un  musculeux  athlète,  l'esprit  péné- 
trant et  critique,  qui  savoure  à  loisir  le  charme  de  ma- 
nier son  instrument  exact  et  sûr.  Puis  quand  il  se  voit 
dans  l'impossibilité  de  réahser  cet  idéal  multiple,  quand  il 
voit  cette  vie  si  courte,  si  partagée,  si  fatalement  incom- 
plète, quand  il  songe  que  des  côtés  entiers  de  sa  riche  et 
féconde  nature  resteront  à  jamais  ensevelis  dans  l'ombre, 
c'est  un  retour  d'une  amertume  sans  pareille.  Il  maudit 
cette  surabondance  de  vie,  qui  n'aboutit  qu'à  se  consumer 
sans  fruit,  ou,  s'il  déverse  son  activité  sur  quelque  œuvre 
extérieure,  il  souffre  encore  de  n'y  pouvoir  mettre  qu'une 
portion  de  lui-même.  A  peine  a-t-il  réalisé  une  face  de  la 
vie,  que  mille  autres  non  moins  belles  se  révèlent  à  lui, 
le  déçoivent  et  l'entraînent  à  leur  tour,  jusqu'au  jour  où 
il  faut  finir,  et  où,  jetant  un  regard  en  arrière,  il  peut 
enfin  dire  avec  consolation:  J'ai  beaucoup  vécu.  C'est  le 
premier  jour  où  il  trouve  sa  récompense. 


L'AVENIR   DE    LA    SCIENCE.  il 


II 


Savoir  est  le  premier  mot  du  symbole  de  la  religion 
naturelle:  car  savoir  est  la  première  condition  du  com- 
merce de  l'homme  avec  les  choses,  de  cette  pénétration 
de  l'univers  qui  est  la  vie  intellectuelle  de  l'individu  : 
savoir,  c'est  s'initier  à  Dieu.  Par  l'ignorance  l'homme  est 
>comme  séquestré  de  la  nature,  renfermé  en  lui-même  et 
réduit  à  se  faire  un  non-moi  fantastique,  sur  le  modèle 
de  sa  personnalité.  De  là  ce  monde  étrange  où  vit  l'en- 
fance, où  vivait  l'homme  primitif.  L'homme  ne  commu- 
nique avec  les  choses  que  par  le  savoir  et  par  l'amour  : 
sans  la  science  il  n'aime  que  des  chimères.  La  science 
seule  fournit  le  fond  de  réalité  nécessaire  à  la  vie.  En  cori- 
ace vant  l'âme  individuelle,  à  la  façon  de  Leibnitz,  comme 
un  miroir  où  se  reflète  l'univers,  c'est  par  la  science 
qu'elle  peut  réfléchir  une  portion  plus  ou  moins  grande 
de  ce  qui  est,  et  approcher  de  sa  fin,  qui  serait  d'elre  en 
parfaite  harmonie  avec  l'universalité  des  choses. 

Savoir  est  de  tous  les  actes  de  la  vie  le  moins  profane, 
car  c'est  le  plus  désintéressé,  le  plus  indépendant  de  la 
jouissance,  le  plus  objectif  ipour  parler  le  langage  de  l'école. 
C'est  perdre  sa  peine  que  de  prouver  sa  sainteté  ;  car 
■ceux-là  seuls  peuvent  songer  à  la  nier  pour  lesquels  il  n'y 
arien  de  saint. 

Ceux  qui  s'en  tiennent  aux  faits  de  la  nature  humaine, 
sans  se  permettre  de  qualification  sur  la  valeur  des  choses, 
ne  peuvent  nier  au  moins  que  la  science  ne  soit  lo  pre- 
»mier  besoin  de  l'humanité.   I/horame  en  face  des  choses 


tS  L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE, 

est  fatalement  porté  à  en  chercher  le  secret.  Le  pro- 
blème se  pose  de  lui-même,  et  en  vertu  de  cette  faculté 
qu'a  l'homme  d'aller  au  delà  du  phénomène  qu'il  perçoit. 
C'est  d'abord  la  nature  qui  aiguise  cet  appétit  de  savoir  ;  il 
s'attaque  à  elle  avec  l'impatience  de  la  présomption 
naïve,  qui  croit,  dès  ses  premiers  essais  et  en  quelques- 
pages,  dresser  le  système  de  l'univers.  Puis  c'est  lui-même*,, 
bien  plus  tard,  c'est  son  espèce,  c'est  l'humanité,  c'est 
l'histoire.  Puis  c'est  le  problème  final,  la  grande  cause,  la 
loi  suprême  qui  tente  sa  curiosité.  Le  problème  se  varie, 
s'élargit  à  l'infini,  suivant  les  horizons  de  chaque  âge; 
mais  toujours  il  se  pose  ;  toujours,  en  face  de  l'inconnu, 
l'homme  ressent  un  double  sentiment:  respect  pour  le 
mystère,  noble  témérité  qui  le  porte  à  déchirer  le  voile 
pour  connaître  ce  qui  est  au  delà. 

Rester  indifférent  devant  l'univers  est  chose  impossible 
pour  l'homme.  Dès  qu'il  pense,  il  cherche,  il  se  pose  des 
problèmes  et  les  résout;  il  lui  faut  un  système  sur  \& 
monde,  sur  lui-même,  sur  la  cause  première,  sur  son  ori- 
gine, sur  sa  fin.  Il  n'a  pas  les  données  nécessaires  pour 
répondre  aux  questions  qu'il  s'adresse  ;  qu'importe  ?  Il  y 
supplée  de  lui-même.  De  là  les  religions  primitives,  solu- 
tions improvisées  d'un  problème  qui  exigeait  de  longs  siè- 
cles de  recherches,  mais  pour  lequel  il  fallait  sans  délai 
une  réponse.  La  science  méthodique  sait  se  résoudre  à 
ignorer  ou  du  moins  à  supporter  le  délai  ;  la  science  primi- 
tive du  premier  bond  voulait  avait  avoir  la  raison  des 
choses.  C'est  qu'à  vrai  dire,  demander  à  l'homme  d'ajour- 
ner certains  problèmes  et  de  remettre  aux  siècles  futurs 
de  savoir  ce  qu'il  est,  quelle  place  il  occupe  dans  le  monde, 
quelle  est  la  cause  du  monde  et  de  lui-même,  c'est  lui 
demander  l'impossible.  Alors  même  qu'il  saurait  l'énigme- 


L'AVENIR  DE    LA    SCIENCE.  19 

insoluble,  on  ne  pourrait  l'empêcher  de    s'agacer    et  de 
s'user  autour  d'elle. 

11  y  a,  je  le  sais,  dans  cet  acte  hardi  par  lequel  l'homme 
soulève  le  mystère  des  choses,  quelque  chose  d'irrévé- 
rencieux et  d'attentatoire,  une  sorte  de  lèse-majesté  di- 
vine. Ainsi,  du  moins,  le  comprirent  tous  les  peuples 
anciens.  La  science  à  leurs  yeux  fut  un  vol  fait  à  Dieu, 
une  façon  de  le  braver  et  de  lui  désobéir.  Dans  le  beau 
mythe  par  lequel  s'ouvre  le  livre  des  Hébreux,  c'est  le 
génie  du  mal  qui  pousse  l'homme  à  sortir  de  son  inno- 
cente ignorance,  pour  devenir  semblable  à  Dieu  par  la 
science  distincte  et  antithétique  du  bien  et  du  mal.  La 
fable  de  Prométhée  n'a  pas  d'autre  sens  :  les  conquêtes  de 
la  civilisation  présentées  comme  un  attentat,  comme  un 
rapt  illicite  fait  à  une  divinité  jalouse,  qui  voulait  se  les 
réserver.  De  là  ce  fier  caractère  d'audace  contre  les  dieux 
que  portent  les  premiers  inventeurs  ;  de  là  ce  thème  déve- 
loppé dans  tant  de  légendes  mythologiques  :  que  le  désir 
d'un  meilleur  état  est  la  source  de  tout  le  mal  dans  le 
monde.  On  comprend  que  l'antiquité,  n'ayant  pas  le  grand 
mot  de  l'énigme,  le  progrès,  n'ait  éprouvé  qu'un  senti- 
ment de  crainte  respectueuse  en  brisant  les  barrières  qui 
lui  semblaient  posées  par  une  force  supérieure,  que,  n'osant 
placer  le  bonheur  dans  l'avenir,  elle  l'ait  rêvé  dans  un 
âge  d'or  primitif  (1),  qu'elle  ait  dit:  Audax  lapeti  genus, 
qu'elle  ait  appelé  la  conquête  du  parfait  un  vetilum  nefas. 
L'humanité  avait  alors  le  sentiment  de  l'obstacle  et 
non  celui  de  la  victoire  ;  mais  tout  en  s'appelant  auda- 
cieuse et  téméraire,  elle  marchait  toujours.  Pour  nous, 
arrivés  au  grand  moment  de  la  conscience,  il  ne  s'agit 
plus  de  dire  :  Cœlum  ipsiim  petimus  stullitia  !  et  d'avan- 
cer en  sacrilèges.    Il  faut  marcher  la  tête  haute  et  sans 


20  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE, 

crainte  vers  ce  qui  est  notre  bien,  et  quand  nous  faisons 
violence  aux  choses  pour  leur  arracher  leur  secret,  être 
bien  convaincus  que  nous  agissons  pour  nous,  pour 
elles  et  pour  Dieu. 

Ce  n'est  pas  du  premier  coup  que  l'homme  arrive  à  la 
conscience  de  sa  force  et  de  son  pouvoir  créateur.  Chez 
les  peuples  primitifs,  toutes  les  œuvres  merveilleuses  de 
l'intelligence  sont  rapportées  à  la  Divinité  ;  les  sages  se 
croient  inspirés,  et  se  vantent  avec  une  pleine  conviction 
de  relations  mystérieuses  avec  des  êtres  supérieurs.  Sou- 
vent ce  sont  les  agents  surnaturels  qui  sont  eux-mêmes 
les  auteurs  des  œuvres  qui  semblent  dépasser  les  forces  de 
l'homme.  Dans  Homère  Héphaeslos  crée  tous  les  méca- 
nismes ingénieux.  Les  siècles  crédules  du  moyen  âge  at- 
tribuent à  des  facultés  secrètes,  à  un  commerce  avec  le 
démon,  toute  science  émincnte  ou  toute  habileté  qui  s'élève 
au-dessus  du  niveau  commun.  En  général,  les  siècles  peu 
réfléchis  sont  portés  à  substituer  des  explications  théolo- 
giques aux  explications  psychologiques.  Il  semble  naturel 
de  croire  que  la  grâce  vient  d'en  haut;  ce  n'est  que 
bien  tard  qu'on  arrive  à  découvrir  qu'elle  sort  du  fond  de 
la  conscience.  Le  vulgaire  aussi  se  figure  que  la  rosée 
tombe  du  ciel  et  croit  à  peine  le  savant  qui  l'assure 
qu'elle  sort  des  plantes. 

Quand  je  veux  me  représenter  le  fait  générateur  de  la 
science  dans  toute  sa  naïveté  primitive  et  son  élan  désin- 
téressé, je  me  reporte  avec  un  charme  inexprimable  aux 
premiers  philosophes  rationalistes  de  la  Grèce.  Il  y  a  dans 
cette  ardeur  spontanée  de  quelques  hommes  qui,  sans 
antécédent  traditionnel  ni  motif  officiel,  par  la  simple 
impulsion  intérieure  de  leur  nature,  abordent  l'éternel 
problème  sous  sa  forme  véritable,    une  ingénuité,  une 


L'AVENIR    DE  LA    SCIENCE.  21 

vérité  inappréciable  aux  yeux  du  psychologue.  Aristote  est 
déjà  un  savant  réfléchi,  qui  a  conscience  de  son  procédé, 
qui  fait  de  la  science  et  de  la  philosophie  comme  Virgile 
faisait  des  vers.  Ces  premiers  penseurs,  au  contraire,  sont 
bien  autrement  possédés  par  leur  curiosité  spontanée. 
L'objet  est  là  devant  eux,  aiguisant  leur  appétit;  ils  se 
prennent  à  lui  comme  l'enfant  qui  s'impatiente  autour 
d'une  machine  compliquée,  la  tente  par  tous  les  côtés 
pour  en  avoir  le  secret,  et  ne  s'arrête  que  quand  il  a 
trouvé  un  mot  qu'il  croit  sufTisamment  explicatif.  Celte 
science  primitive  n'est  que  le  pourquoi  répété  de  l'enfance, 
à  la  seule  différence  que  l'enfant  trouve  chez  nous  une 
personne  réfléchie  pour  répondre  à  sa  question,  tandis  que 
là  c'est  l'enfant  lui-même  qui  fait  sa  réponse  avec  la 
même  naïveté.  11  me  semble  aussi  difficile  de  comprendre 
le  vrai  point  de  vue  de  la  science  sans  avoir  étudié  ce? 
savants  primitifs,  que  d'avoir  le  haut  sens  de  la  poésie  sans 
avoir  étudié  les  poésies  primitives. 

Une  civilisation  affairée  comme  la  nôtre  est  loin  d'être 
favorable  à  l'exaltation  de  ces  besoins  spéculatifs.  La 
curiosité  n'est  nulle  part  plus  vive,  plus  pure,  plus  objec- 
tive que  chez  l'enfant  et  chez  les  peuples  sauvages. 
Comme  ils  s'intéressent  naïvement  à  la  nature,  aux 
animaux  (2),  sans  arrière-pensée,  ni  respect  humain  ! 
L'homme  affairé,  au  contraire,  s'ennuie  dans  la  compagnie 
de  la  nature  et  des  animaux;  ces  jouissances  désintéressées 
n'ont  rien  à  faire  avec  son  égoïsme.  L'homme  simple, 
abandonné  à  sa  propre  pensée,  se  fait  souvent  un  système 
des  choses  bien  plus  complet  et  plrs  étendu  que  l'homme 
qui  n'a  reçu  qu'une  instruction  factice  et  conventionnelle. 
Les  habitudes  de  la  vie  pratique  affaiblissent  l'instinct 
de  curiosité  pure;  mais  c'est  une  consolation  pour  l'amant 


22  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

de  la  science  de  songer  que  rien  ne  pourra  le  détruire, 
que  le  monument  auquel  il  a  ajouté  une  pierre  est  éternel ♦ 
qu'il  a  sa  garantie,  comme  la  morale,  dans  les  instincts 
mêmes  de  la  nature  humaine. 

On  n'envisage  d'ordinaire  la  science  que  par  ses  résul- 
tats pratiques  et  ses  effets  civilisateurs.  On  découvre  sans 
peine  que  la  société  moderne  lui  est  redevable  de  ses 
principales  améliorations.  Cela  est  très  vrai;  mais  c'est 
poser  la  thèse  d'une  façon  dangereuse.  C'est  comme  si, 
pour  établir  la  morale,  on  se  bornait  à  présenter  les  avan- 
tages qu'elle  procure  à  la  société.  La  science,  aussi  bien 
que  la  morale,  a  sa  valeur  en  elle-même  et  indépendam- 
ment de  tout  résultat  avantageux. 

Ces  résultats,  d'ailleurs,  sont  presque  toujours  conçus 
de  la  façon  la  plus  mesquine.  On  n'y  voit  d'ordinaire  que 
des  applications,  qui  sans  doute  ont  leur  prix  et  servent 
puissamment  par  contre-coup  le  progrès  de  l'esprit,  mais 
qui  n'ont  en  elles-mêmes  que  peu  ou  point  de  valeur 
idéale.  Les  applications  morales,  en  effet,  détournent  pres- 
que toujours  la  science  de  sa  fin  véritable.  N'étudier  l'his- 
toire que  pour  les  leçons  de  morale  ou  de  sagesse  pra- 
tique qui  en  découlent,  c'est  renouveler  la  plaisante 
théorie  de  ces  mauvais  interprètes  d'Aristote  qui  don- 
naient pour  but  à  l'art  dramatique  de  guérir  les  passions 
qu'il  met  en  scène.  L'esprit  que  j'attaque  ici  est  celui  de 
la  science  anglaise  si  peu  élevée,  si  peu  philosophique. 
Je  ne  sais  si  aucun  Anglais,  Byron  peut-être  excepté,  a 
compris  d'une  façon  bien  profonde  la  philosophie  des 
choses.  Régler  sa  vie  conformément  à  la  raison,  éviter 
l'erreur,  ne  point  s'engager  dans  des  entreprises  inexé- 
cutables, se  procurer  une  existence  douce  et  assurée,  re- 
connaître la  simplicité  des  lois  de    l'univers    et  arriver 


L^AVENIR    DE    LA    SCIENCE.  23 

à  quelques  vues  de  théologie  naturelle,  voilà  pour  les 
Anglais  qui  pensent  le  but  souverain  de  la  science. 
Jamais  une  idée  de  haute  et  inquiète  spéculation,  jamais 
un  regard  profond  jeté  sur  ce  qui  est.  Cela  tient  sans  doute 
à  ce  que,  chez  nos  voisins,  la  religion  positive,  mise  sous 
un  séquestre  conservateur,  et  tenue  pour  inattaquable,  est 
considérée  comme  donnant  encore  le  mot  des  grandes 
-choses  (3).  La  science,  en  effet,  ne  valant  qu'en  tant 
qu'elle  peut  remplacer  la  religion,  que  devient-elle  dans 
un  pareil  système?  Un  petit  procédé  pour  se  former  le 
bon  sens,  une  façon  de  se  bien  poser  dans  la  vie  et  d'ac- 
quérir d  utiles  et  curieuses  connaissances.  Misères  que  tout 
•celai  Pour  moi,  je  ne  connais  qu'un  seul  résultat  à  la 
science,  c'est  de  résoudre  l'énigme,  c'est  de  dire  définiti- 
vement à  l'homme  le  mot  des  choses,  c'est  de  l'expliquer 
h  lui-même,  c'est  de  lui  donner,  au  nom  de  la  seule  au- 
torité légitime  qui  est  la  nature  humaine  tout  entière,  le 
symbole  que  les  religions  lui  donnaient  tout  fait  et  qu'il 
ne  peut  plus  accepter.  Vivre  sans  un  système  sur  les 
-choses,  c'est  ne  pas  vivre  une  vie  d'homme.  Je  com- 
prends certes  le  scepticisme,  c'est  un  système  comme  un 
autre;  il  a  sa  grandeur  et  sa  noblesse.  Je  comprends  la 
foi,  je  l'envie  et  la  regrette  peut-être.  Mais  ce  qui  me 
■semble  un  monstre  dans  l'humanité,  c'est  l'indifférence 
et  la  légèreté.  Spirituel  tant  qu'on  voudra,  celui  qui  en 
face  de  l'infini  ne  se  voit  pas  entouré  de  mystères  et  de 
problèmes,  celui-là  n'est  à  mes  yeux  qu'un  hébété. 

C'est  énoncer  une  vérité  désormais  banale  que  de  dire 
que  ce  sont  les  idées  qui  mènent  le  monde.  C'est  d'ailleurs 
dire  plutôt  ce  qui  devrait  être  et  ce  qui  sera,  que  ce  qui 
a  été.  Il  est  incontestable  qu'il  faut  faire  dans  l'iiistoire 
^ne  large  part  à  la  force,  au  caprice,  et  même  à  ce  qu'on 


24  L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE. 

peut  appeler  le  hasard,  c'est-à-dire  à  ce  qui  n'a  pas  de- 
cause  morale  proportionnée  à  l'effet  (4).  La  philosophie 
pure  n'a  pas  exercé  d'action  bien  immédiate  sur  la  marche 
de  l'humanité  avant  le  xvni^  siècle,  et  il  est  beaucoup  plus 
vrai  de  dire  que  les  époques  historiques  font  les  philoso- 
phies,  qu'il  ne  l'est  de  dire  que  les  philosophies  font  les 
époques.  Mais  ce  qui  reste  incontestable,  c'est  que  l'hu- 
manité tend  sans  cesse,  à  travers  ses  oscillations,  à  un 
état  plus  parfait  ;  c'est  qu'elle  a  le  droit  et  le  pouvoir  dé- 
faire prédominer  de  plus  en  plus,  dans  le  gouvernemcnfe 
des  choses,  la  raison  sur  le  caprice  et  l'instinct. 

Il  n'y  a  pas  à  raisonner  avec  celui  qui  pense  que  l'his- 
toire est  une  agitation  sans  but,  un  mouvement  sans  ré- 
sultante. On  ne  prouvera  jamais  la  marche  de  l'humanité 
à  celui  qui  n'est  point  arrivé  à  la  découvrir.  C'est  là  le 
premier  mot  du  symbole  du  xix^  siècle,  l'immense  résul- 
tat que  la  science  de  l'humanité  a  conquis  depuis  un 
siècle.  Au-dessus  des  individus,  il  y  a  l'humanité,  qui  vit 
et  se  développe  comme  tout  être  organique,  et  qui, 
comme  tout  être  organique,  tend  au  parfait,  c'est-à-dire  à 
la  plénitude  de  son  être  (o).  Après  avoir  marché  de  longs 
siècles  dans  la  nuit  de  l'enfance,  sans  conscience  d'elle- 
même  et  par  la  seule  force  de  son  ressort,  est  venu  le 
grand  moment  où  elle  a  pris,  comme  l'individu,  posses- 
sion d'elle-même,  où  elle  s'est  reconnue,  où  elle  s'esfe 
sentie  comme  unité  vivante;  moment  à  jamais  mémorable, 
que  nous  ne  voyons  pas,  parce  qu'il  est  trop  près  de  nous, 
mais  qui  constituera,  ce  me  semble,  aux  yeux  de  l'avenir, 
une  révolution  comparable  à  celle  qui  a  marqué  une 
nouvelle  ère  dans  l'histoire  de  tous  les  peuples.  Il  y  a  à 
peine  un  demi-siècle  que  l'humanité  s'est  comprise  et; 
réfléchie  (6),  et  l'on  s'étonne  aue  la  conscience  de  sorv 


L'AVENIR  DE    LA   SCIENCE.  25 

unité  et  de  sa  solidarité  soit  encore  si  faible  !  La  révolu- 
tion française  est  le  premier  essai  de  l'iiumanité  pour 
prendre  ses  propres  rênes  et  se  diriger  elle-même.  C'est 
l'avènement  de  la  réflexion  dans  le  gouvernement  de  l'hu- 
manité. C'est  le  moment  correspondant  à  celui  où  l'enfant, 
conduit  jusque-là  par  les  instincts  spontanés,  le  caprice  et 
la  volonté  des  autres,  se  pose  en  personne  libre,  morale 
et  responsable  de  ses  actes.  On  peut,  avec  Robert  Owen, 
appeler  tout  ce  qui  précède  période  irrationnelle  de  l'exis- 
tence humaine,  et  un  jour  cette  période  ne  comptera  dans 
l'histoire  de  l'humanité,  et  dans  celle  de  notre  nation  en 
particulier,  que  comme  une  curieuse  préface,  à  peu  près 
ce  qu'est  à  l'Histoire  de  France  ce  chapitre  dont  on  la  fait 
d'ordinaire  précéder  sur  l'histoire  des  Gaules.  La  vraie 
histoire  de  France  commence  à  89  ;  tout  ce  qui  précède 
est  la  lente  préparation  de  89,  et  n'a  d'intérêt  qu'à  ce  prix. 
Parcourez  en  effet  l'histoire,  vous  ne  trouverez  rien  d'ana- 
logue à  ce  fait  immense  que  présente  tout  le  xvni^  siècle  : 
des  philosophes,  des  hommes  d'esprit,  ne  s'occupant  nul- 
lement de  politique  actuelle,  qui  changent  radicalement  le 
fond  des  idées  reçues,  et  opèrent  la  plus  grande  des  révo- 
lutions, et  cela  avec  conscience,  réflexion,  sur  la  foi  de 
leurs  systèmes.  La  révolution  de  89  est  une  révolution 
faite  par  des  philosophes.  Condorcet,  Mirabeau,  Robespierre 
offrent  le  premier  exemple  de  théoriciens  s'ingérant  dans 
la  direction  des  choses  et  cherchant  à  gouverner  l'huma- 
nité d'une  façon  raisonnable  et  scientifique.  Tous  les 
membres  de  la  Constituante,  de  la  Législative  et  de  la 
Convention  étaient  à  la  lettre  et  presque  sans  exception  des 
disciples  de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Je  dirai  bientôt 
comment  le  char  dirigé  par  de  telles  mains  ne  pouvait 
d'abord  être  si  bien  conduit  que  quand  il  marchait  tout 


■26  L'AVENIR  DE    LA    SCIENCE. 

seul,  et  comment  il  devait  aller  se  briser  dans  un  abîme. 
Ce  qu'il  importe  de  constater,  c'est  cette  incomparable 
audace,  cette  merveilleuse  et  hardie  tentative  de  réformer 
Je  monde  conformément  à  la  raison,  de  s'attaquer  à  tout 
•ce  qui  est  préjugé,  établissement  aveugle,  usage  en  appa- 
rence irrationnel,  pour  y  substituer  un  système  calculé 
comme  une  formule,  combiné  comme  une  machine  arti- 
ficielle 0).  Cela,  dis-je,  est  unique  et  sans  exemple  dans 
tous  les  siècles  antérieurs  ;  cela  constitue  un  âge  dans 
l'histoire  de  l'humanité.  Certes  une  pareille  tentative  ne 
pouvait  être  de  tout  point  irréprochable.  Car  ces  institu- 
tions qui  semblent  si  absurdes,  ne  le  sont  pas  au  fond 
autant  qu'elles  le  paraissent;  ces  préjugés  ont  leur  rai- 
son, que  vous  ne  voyez  pas.  Le  principe  est  incontes- 
table ;  l'esprit  seul  doit  régner,  l'esprit  seul,  c'est-à-dire  la 
maison,  doit  gouverner  le  monde.  Mais  qui  vous  dit  que 
votre  analyse  est  complète,  que  vous  n'êtes  point  amené 
à  nie»'  ce  que  vous  ne  comprenez  pas,  et  qu'une  philoso- 
phie plus  avancée  n'arrivera  point  à  justifier  l'œuvre 
spontanée  de  l'humanité?  Il  est  facile  de  montrer  que 
la  plupart  des  préjugés  sur  lesquels  reposait  l'ancienne 
société,  le  privilège  de  la  noblesse,  le  droit  d'aînesse, 
la  légitimité,  etc.,  sont  irrationnels  et  absurdes  au  point 
de  \ué  de  la  raison  abstraite,  que  dans  une  société 
normalement  constituée,  de  telles  superstitions  n'auraient 
point  de  place.  Cela  a  une  clarté  analytique  et  séduisante 
-comme  l'aimait  le  xviii®  siècle.  Mais  est-ce  une  raison 
pour  blâmer  absolument  ces  abus  dans  le  vieil  édifice  de 
l'humanité,  où  ils  entrent  comme  partie  intégrante?  Il  est 
certain  que  la  critique  de  ces  premiers  réformateurs  fut, 
sur  plusieurs  points,  aigre,  inintelligente  du  spontané,  trop 
orgueilleuse  des  faciles  découvertes  de  la  raison  réfléchie. 


L'AVENIR  DE   LA    SCIENCE.  27 

En  général  la  philosophie  du  xvni^  siècle  et  la  politique 
de  la  première  Révolution  présentent  les  défauts  insépa- 
rables de  la  première  réflexion  :  l'inintelligence  du  naïf, 
la  tendance  à  déclarer  absurde  Zè  dont  on  ne  voit  point 
la  raison  immédiate.  Ce  siècle  ne  comprit  bien  que  lui- 
même,  et  jugea  tous  les  autres  d'après  lui-même.  Dominé 
par  l'idée  de  la  puissance  inventrice  de  l'homme,  il  étendit 
beaucoup  trop  la  sphère  de  l'invention  réfléchie.  En 
poésie,  il  substitua  la  composition  artificielle  à  l'inspira- 
tion intime,  qui  sort  du  fond  de  la  conscience,  sans  aucune 
arrière-pensée  de  composition  littéraire.  En  politique, 
l'homme  créait  librement  et  avec  délibération  la  société  et 
l'autorité  qui  la  régit.  En  morale,  l'homme  trouvait  et 
établissait  le  devoir,  comme  une  invention  utile.  En  psy- 
chologie, il  semblait  le  créateur  des  résultats  les  plus 
nécessaires  de  sa  constitution.  En  philologie,  les  grammai- 
riens du  temps  s'amusaient  à  montrer  l'inconséquence, 
les  fautes  du  langage,  tel  que  le  peuple  l'a  fait,  et  à  corriger 
]es  écarts  de  l'usage  par  la  raison  logique,  sans  s'aperce- 
voir que  les  tours  qu'ils  voulaient  supprimer  étaient 
plus  logiques,  plus  clairs,  plus  faciles  que  ceux  qu'ils 
voulaient  y  substituer.  Ce  siècle  ne  comprit  pas  la 
nature,  l'activité  spontanée.  Sans  doute  l'homme  produit 
■en  un  sens  tout  ce  qui  sort  de  sa  nature  ;  il  y  dépense 
-de  son  activité,  il  fournit  la  force  brute  qui  amène  le 
résultat  ;  mais  la  direction  ne  lui  appartient  pas  ;  il 
fournit  la  matière  ;  mais  la  forme  vient  d'en  haut  ;  le  véri- 
table auteur  est  cette  force  vive  et  vraiment  divine  que 
recèlent  les  facultés  humaines,  qui  n'est  ni  la  convention, 
ni  le  calcul,  qui  produit  son  effet  d'elle-même  et  par  sa 
propre  tension.  De  là  cette  confiance  dans  l'artificiel,  le 
mécanique,  dont  nous  sommes  encore  si  profondément 


23  L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE. 

atteints.  On  croit  qu'on  pourra  prévoir  tous  les  cas  pos- 
sibles  ;  mais  l'œuvre  est  si  compliquée  qu'elle  se  joue  de 
tous  les  efforts.  On  pousse  si  loin  la  sainte  horreur  de 
l'arbitraire  qu'on  détruit  toute  initiative.  L'individu  est 
circonvenu  de  règlements  qui  ne  lui  laissent  la  liberté 
d'aucun  membre;  de  sorte  qu'une  statue  de  bois  en  ferait 
tout  autant  si  on  pouvait  la  styler  à  la  manivelle.  La  diffé- 
rence des  individus  médiocres  ou  distingués  est  ainsi 
devenue  presque  insignifiante  ;  l'administration  est  devenue 
comme  une  machine  sans  âme  qui  accomplirait  les  œuvres 
d'un  homme.  La  France  est  trop  portée  à  supposer  qu'on 
peut  suppléer  à  l'impulsion  intime  de  l'âme  par  des  méca- 
nismes et  des  procédés  extérieurs.  N'a-t-on  pas  voulu 
appliquer  ce  détestable  esprit  à  des  choses  plus  délicates 
encore,  à  l'éducation,  à  la  morale  (8)  ?  N'avons-nous 
pas  eu  des  ministres  de  l'instruction  publique  qui  préten- 
daient faire  des  grands  hommes  au  moyen  de  règlements 
convenables  ?  N'a-t-on  pas  imaginé  des  procédés  pour 
moraliser  l'homme,  à  peu  près  comme  des  fruits  qu'on 
mûrit  entre  les  doigts!  Gens  de  peu  de  foi  à  la  nature, 
laissez-les  donc  au  soleil. 

Excusable  et  nécessaire  a  donc  été  l'erreur  des  siècles 
où  la  réflexion  se  substitue  à  la  spontanéité  (9).  Bien 
que  ce  premier  degré  de  conscience  soit  un  immense 
progrès,  l'état  qui  en  est  résulté  a  pu  sembler  par  quelques 
faces  inférieur  à  celui  qui  avait  précédé,  et  les  ennemis 
de  l'humanité  ont  pu  en  tirer  avantage  pour  combattre 
avec  quelque  apparence  plausible  le  dogme  du  pro- 
grès (10),  En  effet,  dans  l'état  aveugle  et  irrationnel,  les- 
choses  marchaient  spontanément  et  d'elles-mêmes,  en 
vertu  de  l'ordre  établi.  Il  y  avait  des  institutions  faites 
tout  d'une  pièce,  dont  on  ne  discutait  pas  l'origine,  des 


L'AVENIR   DE    LA  SCIENCE.  29 

dogmes  que  Ton  acceptait  sans  critique  :  le  monde  était 
une  grande  machine  organisée  de  si  longue  main  et  avec 
si  peu  de  réflexion,  qu'on  croyait  que  la  machine  venait 
d'être  montée  par  Dieu  même.  Il  n'en  fut  plus  ainsi, 
aussitôt  que  l'humanité  voulut  se  conduire  elle-même,  et 
reprendre  en  sous-œuvre  le  travail  instinctif  des  siècles. 
Au  lieu  de  vieilles  institutions  qui  n'avaient  pas  d'origine 
et  semblaient  le  résultat  nécessaire  du  balancement  des 
choses,  on  eut  des  constitutions  faites  de  main  d'hommes, 
toutes  fraîches,  avec  des  ratures,  dépouillées  par  là  du 
vieux  prestige.  Et  puis,  comme  on  connaissait  les  auteurs 
<le  l'œuvre  nouvelle,  qu'on  se  jugeait  leur  égal  en  auto- 
rité, que  la  machine  improvisée  avait  de  visibles  défauts, 
et  que  l'affaire  étant  désormais  transportée  dans  le  champ 
de  la  discussion,  il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  la  déclarer 
jamais  close,  il  en  est  résulté  une  ère  de  bouleversements 
et  d'instabilité,  durant  laquelle  des  esprits  lourds  mais 
honnêtes  ont  pu  regretter  le  vieil  établissement.  Autant 
vaudrait  préférer  les  tranchantes  affirmations  de  la  vieille 
science,  qui  n'était  jamais  embarrassée,  aux  prudentes 
hésitations  et  aux  fluctuations  de  la  science  moderne.  Le 
règne  non  contrôlé  de  l'absolu  en  politique  comme  en 
philosophie  est  sans  doute  celui  qui  procure  le  plus  de 
repos,  et  les  grands  seigneurs  qui  se  trouvent  bien  du 
repos  doivent  aimer  un  tel  régime.  L'oscillation,  au 
contraire,  est  le  caractère  du  développement  véritablement 
humain,  et  les  constitutions  modernes  sont  conséquentes, 
quand  elles  se  posent  des  termes  périodiques  auxquels 
elles  peuvent  être  modifiées. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'après  la  disparition  de 
1  état  primitif  et  la  destruction  des  vieux  édifices  bâtis  par 
la  conscience  aveugle  des  siècles,  il  reste  quelques  regrets. 


30  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE, 

et  que  les  nouveaux  édifices  soient  loin  d'égaler  les  anciens. 
La  réflexion  imparfaite  ne  peut  reproduire  dès  le  premier 
essai  les  œuvres  de  la  nature  humaine  agissant  par  toutes 
ses  forces  intimes.  La  combinaison  est  aussi  impuissante  à 
reconstruire  les  œuvres  de  l'instinct  que  l'art  à  imiter  le 
travail  aveugle  de  l'insecte  qui  tisse  sa  toile  ou  construit 
ses  alvéoles.  Est-ce  une  raison  pour  renoncer  à  la  science 
réfléchie,  pour  revenir  à  l'instinct  aveugle?  Non  certes. 
C'est  une  raison  pour  pousser  à  bout  la  réflexion,  en  se 
tenant  assuré  que  la  réflexion  parfaite,  reproduira  les- 
mêmes  œuvres,  mais  avec  un  degré  supérieur  de  clarté  et 
de  raison .  11  faut  espérer,  marcher  toujours,  et  mépriser 
en  attendant  les  objections  des  sceptiques.  D'ailleurs,  le 
pas  n'est  plus  à  faire  :  l'humanité  s'est  définitivement 
émancipée,  elle  s'est  constituée  personne  libre,  voulant  se 
conduire  elle-même,  et  supposé  qu'on  profite  d'un  ins- 
tant de  sommeil  pour  lui  imposer  de  nouvelles  chaînes, 
ce  sera  un  jeu  pour  elle  de  les  briser.  Le  seul  moyen  de 
ramener  l'ancien  ordre  de  choses,  c'est  de  détruire  la 
conscience  en  détruisant  la  science  et  la  culture  intellec- 
tuelle. Il  y  a  des  gens  qui  le  savent  ;  mais,  je  vous  le 
jure,  ils  n'y  réussiront  pas. 

Tel  est  donc  l'état  de  l'esprit  humain  en  ce  siècle.  Il  a 
renversé  de  gothiques  édifices,  construits  on  ne  sait  trop 
comment  et  qui  pourtant  suffisaient  à  abriter  l'humanité. 
Puis  il  a  essayé  de  reconstruire  l'édifice  sur  de  meilleures 
proportions,  mais  sans  y  réussir  ;  car  le  vieux  temple  élevé 
par  l'humanité  avait  de  merveilleuses  finesses,  qu'on 
n'avait  pas  d'abord  aperçues,  et  que  les  modernes  ingé- 
nieurs avec  toute  leur  géométrie  ne  savent  point  ménager. 
Et  puis  l'on  est  devenu  difficile;  on  ne  veut  pas  s'être 
fatigué  en  pure  perte.  Les  siècles  précédents  ne  se  plai- 


L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE.  Sî 

gnaient  pas  de  l'organisation  de  la  société,  parce  que  l'or- 
ganisation y  était  nulle.  Le  mal  était  accepté  comme 
venant  de  la  fatalité.  Ce  qui  maintenant  ferait  jeter  les 
hauts  cris  n'excitait  point  alors  une  plainte.  L'école  néo- 
féodale a  étrangement  abusé  de  ce  malentendu.  Que  faire  ? 
Reconstruire  le  vieux  temple  ?  Ce  serait  bien  plus  difficile 
encore,  car,  lors  même  que  le  plan  n'en  serait  pas  perdu, 
les  matériaux  le  seraient  à  jamais.  Ce  qu'il  faut,  c'est 
chercher  le  parfait  au-delà,  c'est  pousser  la  science  à  ses 
dernières  limites.  La  science,  et  la  science  seule,  peut 
rendre  à  l'humanité  ce  sans  quoi  elle  ne  peut  vivre,  un 
symbole  et  une  loi. 

Le  dogme  qu'il  faut  maintenir  à  tout  prix,  c'est  que  la 
raison  a  pour  mission  de  réformer  la  société  d'après  ses- 
principes,  c'est  qu'il  n'est  point   attentatoire  à  la  Provi- 
dence d'entreprendre  de  corriger  son  œuvre  par  des  efforts 
réfléchis.  Le  véritable  optimisme  ne  se  conçoit  qu'à  cette 
condition.  L'optimisme  serait  une  erreur,  si  l'homme  n'était 
point  perfectible,   s'il  ne  lui  était  donné  d'améliorer  par 
la  science  l'ordre  établi.   La  formule  :  «  Tout  est  pour  le 
mieux  »  ne  serait  sans  cela  qu'une  amère  dérision  (11).  Oui, 
tout   est   pour  le    mieux,    grâce  à  la  raison  humaine, 
capable  de  réformer  les  imperfections  nécessaires  du  pre- 
mier établissement  des  choses.  Disons  plutôt:  Tout  sera 
pour  le  mieux,  quand  l'homme,  ayant  accompli  son  œuvre 
légitime,  aura  rétabli  l'harmonie  dans  le  monde  moral  et 
se  sera  assujetti  le  monde  physique.   Quant  aux  vieilles 
théories    de    la    Providence,    où    le    monde    est  conçu 
comme  fait  une  fois  pour  toutes,  et  devant  rester  tel  qu'il 
est,  où  l'effort  de  l'homme  contre  la  fatalité  est  considéré 
comme  un  sacrilège,  elles   sont  vaincues  et  dépassées .  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  au  moins,  c'est  qu'elles  n'arrêteront  point 


-32  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

l'homme  dans  son  œuvre  réformatrice,  c'est  qu'il  persis- 
tera per  fas  et  nefas  à  corriger  la  création,  c'est  qu'il 
poursuivra  jusqu'au  bout  son  œuvre  sainte  :  combattre 
les  causes  aveugles  et  l'établissement  fortuit,  substituer  la 
raison  à  la  nécessité.  Les  religions  de  l'Orient  disent  à 
l'homme  :  Souffre  le  mal.  La  religion  européenne  se 
résume  en  ce  mot:  Combats  le  mal.  Cette  race  est  bien 
fille  de  Japet  :  elle  est  hardie  contre  Dieu. 

Les  clairvoyants  remarqueront  que  c'est  ici  le  nœud  du 
problème,  que  toute  la  lutte  a  lieu  en  ce  moment  entre 
les  vieilles  et  les  nouvelles  idées  de  théisme  et  de  morale. 
Il  suffit  qu'ils  le  voient.  Nous  sommes  ici  à  la  ligne  sacrée 
où  les  doctrines  se  séparent  ;  un  point  de  divergence  entre 
deux  rayons  partant  du  centre  met  entre  eux  l'infini. 
Retenez  bien  au  moins  que  les  théories  du  progrès  sont 
inconciliables  avec  la  vieille  théodicée,  qu'elles  n'ont  de 
sens  qu'en  attribuant  à  l'esprit  humain  une  action  divine, 
en  admettant  en  un  mot  comme  puissance  primordiale 
dans  le  monde  le  pouvoir  réformateur  de  V esprit. 

Le  lien  secret  de  ces  doctrines  n'est  nulle  part  plus  sen- 
sible que  dans  le  dernier  livre  de  M.  Guizot,  livre  inesti- 
mable, et  qui  aura  le  rare  privilège  d'être  lu  de  l'avenir, 
car  il  peint  avec  originalité  un  curieux  moment  intellec- 
tuel. Croira-t-on,  dans  cinq  cents  ans,  qu'un  des  premiers 
esprits  du  xix^  siècle  ait  pu  dire  que,  depuis  l'émancipation 
des  diverses  classes  de  la  société,  le  nombre  des  hommes 
distingués  ne  s'est  point  accru  en  France,  comme  si  la  Pro- 
vidence, ajoute-t-il,  «  ne  permettait  pas  aux  lois  humaines 
d'influer,  dans  l'ordre  intellectuel,  sur  l'étendue  et  la  ma- 
gnificence de  ses  dons  »  (12).  Les  Aristarques  d'alors 
tiendront  ceci  pour  une  interpolation,  et  en  apporteront 
«des  preuves  péremptoires,  une  aussi  étroite  conception  du 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  3a 

gouvernement  du  monde,  n'ayant  jamais  pu,  diront-ils 
venir  à  la  pensée  de  l'auteur  de  l'Hisloir."  de  la  Civili 
sation.  ^îais  comment  excuseront-ils  le  raisonnement  que 
voici  :  La  société  a  toujours  présenté  jusqu'ici  trois  types 
de  situation  sociale,  des  hommes  vivant  de  leur  revenu, 
des  hommes  exploitant  leur  revenu,  des  hommes  vivant  de 
leur  travail  ;  donc  cela  est  de  la  nature  humaine,  et  il  en 
sera  toujours  ainsi.  Avec  autant  de  raison  on  eût  pu 
dire  dans  l'antiquité  :  La  société  a  toujours  compté  jus- 
qu'ici trois  classes  d'hommes  :  une  aristocratie,  des  hommes 
libres,  des  esclaves;  donc  cela  est  de  la  nature  humaine, 
donc  il  en  sera  toujours  ainsi.  Avec  autant  de  raison  on 
eût  pu  dire  en  1780  :  L'État  a  toujours  renfermé  jusqu'ici 
trois  classes  d'hommes  :  les  gouvernants,  l'aristocratie 
limitant  le  pouvoir,  la  roture;  donc  cela  est  de  la  na- 
ture humaine  ;  donc  vous  qui  voulez  changer  cet  ordre, 
vous  êtes  des  fous  dangereux,  des  utopistes. 

Certes,  nul  plus  que  moi  n'est  convaincu  qu'on  ne  ré- 
forme pas  la  nature  humaine.  Mais  les  esprits  étroits  et 
absolus  ont  une  singulière  façon  de  l'entendre.  La  nature 
humaine  est  pour  eux  ce  qu'ils  voient  exister  de  leur 
temps  et  dont  ils  souhaitent  la  conservation.  Il  y  a  de 
meilleures  raisons  pour  soutenir  qu'une  noblesse  privi- 
légiée est  de  l'essence  de  toute  société  que  pour  soutenir 
qu'une  aristocratie  pécuniaire  lui  est  nécessaire.  Le  vrai, 
c'est  que  la  nature  humaine  ne  consiste  qu'en  instincts  et 
<în  principes  très  généraux,  lesquels  consacrent,  non  tel 
état  social  de  préférence  à  tel  autre,  mais  seulement  cer- 
taines conditions  de  l'état  social,  la  famille,  la  propriété 
individuelle  par  exemple.  Le  vrai,  c'est  qu'avec  les  éter- 
nels principes  de  sa  nature,  l'homme  peut  réformer  l'é- 
difice politique  et  social  ;  il  le  peut,  puisqu'il  Ta  incontes- 


34  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

tablement  fait,  puisqu'il  n'est  personne  qui  ne  reconnaisse 
la  société  actuelle  mieux  organisée  à  certains  égards  que 
celle  du  passé.  C'est  l'œuvre  des  religions,  direz-vous.  Je 
vous  l'accorde  ;  mais  que  sont  les  religions,  sinon  les  pi  as 
belles  créations  de  la  nature  humaine?  L'appel  à  la  nature 
humaine  est  la  raison  dernière  dans  toutes  les  questions 
philosophiques  et  sociales.  Mais  il  faut  se  garder  de 
prendre  cette  nature,  d'une  façon  étroite  et  mesquine, 
pour  les  usages,  les  coutumes,  l'ordre  que  l'on  a  sous 
les  yeux.  Cette  mer  est  autrement  profonde  ;  on  n'en 
touche  pas  si  vite  le  fond,  et  il  n'est  jamais  donne 
aux  faibles  yeux  de  l'apercevoir.  Que  d'erreurs  dans  la 
psychologie  vulgaire  par  suite  de  l'oubli  de  ce  principe! 
Ces  erreurs  viennent  presque  toutes  des  idées  étroites 
qu'on  se  fait  sur  les  révolutions  qu'a  déjà  subies  le  sys- 
tème moral  et  social  de  l'humanité,  et  de  ce  qu'on  ignore 
les  différences  profondes  qui  séparent  les  littératures  et  la 
façon  de  sentir  des  peuples  divers. 

Sans  embrasser  aucun  système  de  réforme  sociale,  un 
esprit  élevé  et  pénétrant  ne  peut  se  refuser  à  reconnaître 
que  ia  question  même  de  cette  réforme  n'est  pas  d'une 
autre  nature  que  celle  de  la  réforme  politique,  dont  la 
légitimité  est,  j'espère,  incontestée.  L'établissement  social, 
comme  rétablissement  politique,  s'est  formé  sous  l'empire 
de  l'instinct  aveugle.  C'est  à  la  raison  qu'il  appartient  de 
le  corriger.  11  n'est  pas  plus  attentatoire  de  dire  qu'on 
peut  améliorer  la  société,  qu'il  ne  l'est  de  dire  qu  on 
peut  souhaiter  un  meilleur  gouvernement  que  celui  du 
schah  de  Perse.  La  première  fois  qu'on  s'est  pris  à 
ce  terrible  problème  :  réformer  par  la  raison  la  société 
politique,  on  dut  crier  à  l'attentat  inouï.  Les  conser- 
vateurs  de   1789   purent   opposer  aux   révolutionnaires 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  35 

ce  que  les  conservateurs  de  4849  opposent  aux  socia- 
listes :  Vous  tentez  ce  qui  n'a  pas  d'exemple,  vous 
vous  en  prenez  à  l'œuvre  des  siècles,  vous  ne  tenez 
pas  compte  de  l'histoire  et  de  la  nature  humaine. 
Les  faciles  déclamations  de  la  bourgeoisie  contre  la 
noblesse  héréditaire  peuvent  se  rétorquer  avec  avan- 
tage contre  la  ploutocratie.  Il  est  clair  que  la  noblesse 
n'est  pas  rationnelle,  qu'elle  est  le  résultat  de  l'établis- 
sement aveugle  de  l'humanité.  Mais  en  raisonnant  sur  ce 
pied-là,  où  s'arrêter?  J'avoue  que,  tout  bien  pesé,  la  ten- 
tative des  réformateurs  politiques  de  89  me  semble  plus 
hardie,  quant  à  son  objet,  et  surtout  plus  inouïe  que 
celle  des  réformateurs  sociaux  de  nos  jours.  Je  ne  com- 
prends donc  pas  comment  ceux  qui  admettent  89  peu- 
vent rejeter  en  droit  la  réforme  sociale.  (Quant  aux 
moyens,  je  comprends,  je  le  répète,  la  plus  radicale  diver- 
sité.) On  ne  fait  aucune  difficulté  générale  aux  socialistes 
qu'on  ne  puisse  rétorquer  contre  les  constituants.  Il  est 
téméraire  de  poser  des  bornes  au  pouvoir  réformateur  de 
la  raison,  et  de  rejeter  quelque  tentative  que  ce  soit, 
parce  qu'elle  est  sans  antécédent.  Toutes  les  réformes  ont 
eu  ce  défaut  à  leur  origine,  et  d'ailleurs  ceux  qui  leur 
adressent  un  tel  reproche  le  font  presque  toujours  parce 
qu'ils  n'ont  pas  une  idée  assez  étendue  des  formes  diverses 
de  la  société  humaine  et  de  son  histoire. 

En  Orient,  des  milliers  d'hommes  meurent  de  faim  ou 
de  misère  sans  avoir  jamais  songé  à  se  révolter  contre  le 
pouvoir  établi.  Dans  l'Europe  moderne,  un  homme,  plutôt 
que  de  mourir  de  faim,  trouve  plus  simple  de  prendre 
un  fusil  et  d'attaquer  la  société,  guidé  par  cette  vue  pro- 
fonde et  instinctive  que  la  société  a  envers  lui  des  devoirs 
qu'elle  n'a  pas  remplis.  On  trouve  à  chaque  page,  dans  la 


IIBRARY  ST.  N^RY'S  COLLEGE 


36  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

littérature  de  nos  jours,  la  tendance  à  regarder  les  souf- 
frances individuelles  comme  un  mal  social,  et  à  rendre  la 
société  responsable  de  la  misère  et  de  la  dégradation 
de  ses  membres.  Voilà  une  idée  nouvelle,  profondément 
nouvelle.  On  a  cessé  de  prendre  ses  maux  comme  venant, 
de  la  fatalité  (13).  Eh  bien,  songez  que  l'humanité  ne  s'est 
jamais  attachée  à  une  façon  d'envisager  les  choses  pour 
la  lâcher  ensuite. 

Par  toutes  les  voies  nous  arrivons  donc  à  proclnmcr  le- 
droit  qu'a  la  raison  de  réformer  la  société  par  la  science 
rationnelle  et  la  connaissance  théorique  de  ce  qui  est.  Ce 
n'est  donc  pas  une  exagération  de  dire  que  la  science 
renferme  l'avenir  de  l'humanité,  qu'elle  seule  peut  lui 
dire  le  mot  de  sa  destinée  et  lui  enseigner  la  manière 
d'atteindre  sa  fm.  Jusqu'ici  ce  n'est  pas  la  raison  qui  a 
mené  le  monde  :  c'est  le  caprice,  c'est  la  passion.  Un  jour 
viendra  où  la  raison  éclairée  par  l'expérience  ressaisira 
son  légitime  empire,  le  seul  qui  soit  de  droit  divin,  et 
conduira  le  monde  non  plus  au  hasard,  mais  avec  la 
vue  claire  du  but  à  atteindre.  Notre  époque  de  passion  et 
d'erreur  apparaîtra  alors  comme  la  pure  barbarie,  ou 
comme  l'âge  capricieux  et  fantasque  qui,  chez  l'enfant, 
sépare  les  charmes  du  premier  âge  de  la  raison  do  l'homme 
fait.  Notre  politique  machinale,  nos  partis  aveugles  et 
égoïstes  sembleront  des  monstres  d'un  autre  âge.  On  n'i- 
maginera plus  comment  un  siècle  a  pu  décerner  le  titre 
d'habile  à  un  homme  comme  Talleyrand,  prenant  le  gou- 
vernement de  l'humanité  comme  une  simple  partie  d'é- 
checs, sans  avoir  l'idée  du  but  à  atteindre,  sans  avoir  môme 
l'idée  de  l'humanité.  La  science  qui  gouvernera  le  monde, 
ce  ne  sera  plus  la  politique.  La  politique,  c'est-à-dire  la 
manière  de  gouverner  l'humanité  comme  une  machine. 


L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE.  37 

disparaîtra  en  tant  qu'art  spécial,  aussitôt  que  l'Iiumanilé 
cessera  d'être  une  machine.  La  science  maîtresse,  le  sou- 
verain d'alors,  ce  sera  la  philosophie,  c'est-à-dire  la  science 
qui  recherche  le  but  et  les  conditions  de  la  société.  Pour 
la  politique,  dit  Herder,  l'homme  est  un  moyen  ;  pour  la 
morale,  il  est  une  fm.  La  révolution  de  Tavenir  sera  le 
triomphe  de  la  morale  sur  la  politique. 

Organiser  SCIENTIFIQUEMENT  l'humanité,  tel  est  donc  le  der- 
nier mot  de  la  science  moderne,  telle  est  son  audacieuse, 
mais  légitime  prétention. 

Je  vais  plus  loin  encore.  L'œuvre  universelle  de  tout  ce 
qui  vit  étant  de  faire  Dieu  jmrfait,  c'est-à-dire  de  réaliser 
la  grande  résultante  définilive  qui  clora  le  cercle  des 
choses  par  l'unité,  il  est  indubitable  que  la  raison,  qui 
n'a  eu  jusqu'ici  aucune  part  à  cette  œuvre,  laquelle  s'est 
opérée  aveuglément  et  par  la  sourde  tendance  de  tout  ce 
qui  est,  la  raison,  dis-je,  prendra  un  jour  en  main  l'in- 
tendance de  cette  grande  œuvre  (14),  et  après  avoir  or- 
ganisé l'humanité,  organisera  Dieu.  Je  n'insiste  pas  sur 
ce  point,  et  je  consens  à  ce  qu'on  le  tienne  pour  chi- 
mérique; car  aux  yeux  de  plusieurs  bons  esprits  à  qui 
je  veux  plaire,  ceci  ne  paraîtrait  pas  de  bon  aloi,  et 
d'ailleurs,  je  n'en  ai  pas  besoin  pour  ma  thèse.  Qu'il  me 
suffise  de  dire  que  rien  ne  doit  étonner  quand  on  songe 
que  tout  le  progrès  accompli  jusqu'ici  n'est  peut-être  que 
la  première  page  de  la  préface  d'nnc  œuvre  inunie. 


33  L'AVErsIR   DE  LA   SCIENCE 


III 


Tenez,  si  vous  voulez,  ce  qui  prcccde  pour  absurde  et 
pour  chimérique;  mais,  au  nom  du  ciel,  accordez-moi 
que  la  science  seule  peut  fournir  à  l'homme  les  vérités 
vitales,  sans  lesquelles  la  vie  ne  serait  pas  supportable, 
ni  la  société  possible.  Si  l'on  supposait  que  ces  vérités 
pussent  venir  d'ailleurs  que  de  l'étude  patiente  des  choses, 
la  science  élevée  n'aurait  plus  aucun  sens;  il  y  aurait 
érudition,  curiosité  d'amateur,  mais  non  science  dans  le 
noble  sens  du  mot,  et  les  âmes  distinguées  se  garderaient 
de  s'engager  dans  ces  recherches  sans  horizon  ni  avenir. 
Ainsi  ceux  qui  pensent  que  la  spéculation  métaphysique,  la 
raison  pure,  peut  sans  l'étude  pragmatique  de  ce  qui  est 
donner  Jes  hautes  vérités,  doivent  nécessairement  mépriser 
ce  qui  n'est  à  leurs  yeux  qu'un  bagage  inutile,  une  sur- 
charge embarrassante  pour  l'esprit.  Malebranche  n'a  pas- 
été  trop  sévère  pour  ces  savants  «  qui  font  de  leur  tête 
un  garde-meuble,  dans  lequel  ils  entassent,  sans  discerne- 
ment et  sans  ordre,  tout  ce  qui  porte  un  certain  caractère 
d'érudition,  et  qui  se  font  gloire  de  ressembler  à  ces 
cabinets  de  curiosités  et  d'antiques,  qui  n'ont  rien  de 
riche,  ni  de  solide,  et  dont  le  prix  ne  dépend  que  de 
la  fantaisie,  de  la  passion  et  du  hasard  ».  Ceux  qui 
pensent  que  le  vulgaire  bon  sens,  le  sens  commun,  est 
un  maître  suffisant  pour  l'homme,  doivent  envisager  le 
savant  à  peu  près  comme  Socrate  envisageait  les  so- 
phistes, comme  de  subtils  et  inutiles  disputeurs.  Ceux  qui 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  39 

pensent  que  le  sentiment  et  l'imagination,  les  instincts 
spontanés  de  la  nature  humaine  peuvent  par  une  sorte 
d'intuition  atteindre  les  vérités  essentielles  seront  égale- 
ment conséquents  en  envisageant  les  recherches  du  savant 
comme  de  frivoles  hors-d'œuvre,  qui  n'ont  même  pas  le 
mérite  d'amuser.  Enfin  ceux  qui  pensent  que  l'esprit  hu- 
main ne  peut  atteindre  les  hautes  vérités,  et  qu'une  auto- 
rité supérieure  s'est  chargée  de  les  lui  révéler,  détruisent 
également  la  science,  en  lui  enlevant  ce  qui  fait  sa  vie 
et  sa  valeur  véritable. 

Que  reste-t-il,  en  effet,  si  vous  enlevez  à  la  science 
son  but  philosophique?  De  menus  détails,  capables  sans 
doute  de  piquer  la  curiosité  des  esprits  actifs  et  de  servir 
de  passe-temps  à  ceux  qui  n'ont  rien  de  mieux  à  faire, 
fort  indifférents  pour  celui  qui  voit  dans  la  vie  une 
chose  sérieuse,  et  se  préoccupe  avant  tout  des  besoins 
religieux  et  moraux  de  l'homme.  La  science  ne  vaut 
qu'autant  qu'elle  peut  rechercher  ce  que  la  révélation 
prétend  enseigner.  Si  vous  lui  enlevez  ce  qui  fait  son  prix, 
vous  ne  lui  laissez  qu'un  résidu  insipide,  bon  tout  au  plus 
à  jeter  à  ceux  qui  ont  besoin  d'un  os  à  ronger.  Je  félicite 
sincèrement  les  bonnes  âmes  qui  s'en  contentent;  pour 
moi,  je  n'en  veux  pas.  Dès  qu'une  doctrine  me  barre  l'ho- 
rizon, je  la  déclare  fausse;  je  veux  l'infini  seul  pour 
perspective.  Si  vous  me  présentez  un  système  tout  fait, 
que  me  reste-t-il  à  faire?  Vérifier  par  la  recherche  ra- 
tionnelle ce  que  la  révélation  m'enseigne?  Jeu  bien 
inutile,  passe-temps  bien  oisif  :  car  si  je  sais  d'avance 
que  ce  qui  m'est  enseigné  est  la  vérité  absolue,  pourquoi 
me  fatiguer  à  en  chercher  la  démonstration  ?  C'est  vouloir 
regarder  les  astres  à  l'œil  nu  quand  on  peut  faire  usage 
d'un  télescope.  C'est  en  appeler  aux  hommes  quand  on 


40  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE. 

a  à  sa  disposition  le  Saint-Esprit.  Je  ne  connais  qu'une 
seule  contradiction  plus  flagrante  que  celle-ci  :  c'est  un 
pape  constitutionnel. 

Il  reste  un  vaste  champ,  direz-vous,  dans  les  vérités  na- 
turelles que  Dieu  a  livrées  à  la  dispute  des  hommes. 
Vaste  !  quand  vous  prélevez  Dieu,  l'homme,  l'humanité, 
les  origines  de  l'univers.  Je  le  trouve  bien  étroit,  bon  tout 
au  plus  pour  ceux  qui  au  besoin  de  croire  ajoutent  celui 
de  disputer.  Vous  croyez  me  faire  une  grâce  en  me  per- 
mettant de  m'exercer  sur  quelques  points  non  défmis,  en 
me  jetant  le  monde  comme  une  matière  à  dispute,  en 
m'avertissant  bien  par  avance  que  du  premier  mot  jus- 
qu'au dernier  je  n'y  entendrai  rien.  La  science  n'est 
pas  une  dispute  d'esprits  oisifs  sur  quelques  questions 
laissées  pour  servir  d'aliment  à  leur  goût  pour  la  contro- 
verse. Quel  est  l'esprit  élevé  qui  voudrait  consacrer  sa  vie  à 
cet  humble  et  abrutissant  labeur?  J'hésite  à  le  dire,  car, 
pour  prévenir  les  objections  que  l'on  peut  ici  m'adresser,  il 
faudrait  de  longues  explications  et  de  nombreuses  restric- 
tions :  la  science  profane,  dans  un  système  quelconque  de 
révélation  franchement  admis,  ne  peut  être  qu'une  dis- 
pute  (15).  L'essentiel  est  donné;  la  seule  science  sérieuse 
sera  celle  qui  commentera  la  parole  révélée,  toute  autre 
n'aura  de  prix  qu'en  se  rattachant  à  celle-là.  Les  ortho- 
doxes ont  en  général  peu  de  bonne  foi  scientifique.  Ils  ne 
cherchent  pas,  ils  tâchent  de  prouver,  et  cela  doit  être.  Le 
résultat  leur  est  connu  d'avance;  ce  résultat  est  vrai, 
certainement  vrai.  Il  n'y  a  là  rien  à  faire  pour  la  science, 
qui  part  du  doute  sans  savoir  où  elle  arrivera,  et  se  livre 
pieds  et  mains  liés  à  la  critique  qui  la  mène  où  elle 
veut.  Je  connais  très  bien  la  méthode  théologique,  et  je 
puis  affirmer  que  ses  procédés  sont  directement  contraires 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  41 

au  véritable  esprit  scientifique.  Dieu  me  garde  de  pré- 
tendre qu'il  n'y  ait  eu  parmi  les  plus  sincères  croyants 
des  hommes  qui  ont  rendu  à  la  science  d'éminents  ser- 
vices; et  pour  ne  parler  que  des  contemporains,  c'est 
parmi  les  catholiques  sincères  que  je  trouverais  peut-être  le 
plus  d'hommes  sympathiques  à  mon  esprit  et  à  mon  cœur. 
Mais,  s'il  m'était  permis  de  m'entendre  de  bien  près  avec 
eux,  nous  verrions  jusqu'à  quel  point  leur  ardeur  scien- 
tifique n'est  pas  une  noble  inconséquence.  Qu'on  me 
permette  un  exemple.  Silvestre  de  Sacy  est  à  mes  yeux  le 
type  du  savant  orthodoxe.  Certes  il  est  impossible  de 
demander  une  science  de  meilleur  aloi,  si  on  ne  recherche 
que  l'exactitude  et  la  critique  de  détail.  Mais  si  on  s'élève 
plus  haut,  quel  étrange  spectacle  qu'un  homme  qui,  en 
possession  d'une  des  plus  vastes  éruditions  des  temps 
modernes,  n'est  jamais  arrivé  à  une  pensée  de  haute 
critique  !  Quand  je  travaille  sur  les  œuvres  de  cet 
homme  infiniment  respectable,  je  suis  toujours  tenté  de 
lui  demander  :  A  quoi  bon  ?  A  quoi  bon  savoir  l'hébreu, 
l'arabe,  le  samaritain,  le  syriaque,  le  chaldéen,  l'éthiopien, 
ie  persan,  à  quoi  bon  être  le  premier  homme  de  l'Europe 
pour  la  connqiissance  des  littératures  de  l'Orient,  si  on  n'est 
point  arrivé  à  l'idée  de  l'humanité,  si  tout  cela  n'est 
conçu  dans  un  but  religieux  et  supérieur?  La  science  vrai- 
ment élevée  n'a  commencé  que  le  jour  où  la  raison  s'est 
prise  au  sérieux,  et  s'est  dit  à  elle-même  :  Tout  me  fait 
défaut  ;  de  moi  seule  viendra  mon  salut.  C'est  alors  qu'on  se 
met  résolument  à  l'œuvre;  c'est  alors  que  tout  reprend 
son  prix  en  vue  du  résultat  final.  Il  ne  s'agit  plus  de 
jouer  avec  la  science,  d'en  faire  un  thème  d'insipides  et 
innocents  paradoxes  (16);  il  s'agit  de  la  grande  affaire  de 
l'homme  eî;  de  l'humanité  :  de  là  un  sérieux,  une  attention. 


42  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

un  respect  que  ne  pouvaient  connaître  ceux  qui  ne 
faisaient  de  la  science  que  par  un  côté  d'eux-mêmes.  Il  faut 
être  conséquent  :  si  faire  son  salut  est  la  seule  chose  né- 
cessaire, on  se  prêtera  à  tout  le  reste  comme  à  un  hors- 
d'œuvre,  on  n'y  sera  point  à  son  aise;  si  on  y  met  trop 
de  goût,  on  se  le  reprochera  comme  une  faiblesse,  on 
ne  sera  profane  qu'à  demi,  on  fera  comme  saint  Augustin 
et  Alcuin,  qui  s'accusent  de  trop  aimer  Virgile.  Mon 
Dieu  î  ils  ne  sont  pas  si  coupables  qu'ils  le  pensent.  La 
nature  humaine,  plus  forte  au  fond  que  tous  les  systèmes 
religieux,  sait  trouver  des  secrets  pour  reprendre  sa  re- 
vanche. L'islamisme,  par  la  plus  flagrante  contradiction, 
n'a-t-il  pas  vu  dans  son  sein  un  développement  de  science 
purement  rationaliste?  Kepler,  Newton,  Descartes  et  la 
plupart  des  fondateurs  de  la  science  moderne  étaient  des 
croyants.  Etrange  illusion,  qui  prouve  au  moins  la  bonne 
foi  de  ceux  qui  entreprirent  cette  œuvre,  et  plus  encore  la 
fatalité  qui  entraîne  l'esprit  humain  engagé  dans  les  voies 
du  rationahsme  à  une  rupture  absolue,  que  d'abord  il  re- 
pousse, avec  toute  religion  positive  !  Chez  quelques-uns  de 
ces  grands  hommes,  cela  s'expliquait  par  une  vue  bornée 
de  la  science  et  de  son  objet;  chez  d'autres,  comme  chez 
Descartes  (17),  qui  prétendait  bien  tirer  de  la  raison  les 
vérités  essentielles  à  l'homme,  il  y  avait  supcrfétation  ma- 
nifeste, emploi  de  deux  rouages  pour  la  même  fin .  —  Je 
n'ai  pas  besoin,  remarquez  bien,  de  me  poser  ici  en  contro- 
versiste,  de  prouver  qu'il  y  a  contradiction  entre  la 
science  et  la  révélation  :  il  me  suffit  qu'il  y  ait  double 
emploi  pour  prouver  ma  thèse  actuelle.  Dans  un  système 
révélé,  la  science  n'a  plus  qu'une  valeur  très  secondaire 
et  ne  mérite  pas  qu'on  y  consacre  sa  vie  :  car  ce  qui 
seul  en  fait  le  prix  est  donné  d'ailleurs  d'une  façon  plus 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  43 

émiiiente.   Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres,  ni   adorer 
un  double  idéal. 

Pour  moi,  je  le  dirai  avec  cette  franchise  qu'on  voudra 
bien,  j'espère,  me  reconnaître  (qui  n'est  pas  franc  à  vingt- 
cinq  ans  est  un  misérable),  je  ne  conçois  la  haute  science, 
la  science  comprenant  son  but  et  sa  fin,  qu'en  dehors 
de  toute  croyance  surnaturelle.  C'est  l'amour  pur  de  la 
science  qui  m'a  fait  briser  les  liens  de  toute  croyance 
révélée,  et  j'ai  senti  que,  le  jour  où  je  me  suis  proclamé 
sans  autre  maître  que  la  raison,  j'ai  posé  la  condition  de 
kl  science  et  de  la  philosophie.  Si  une  âme  religieuse  en 
lisant  ces  lignes  pouvait  s'imaginer  que  j'insulte  :  Oh  !  non, 
lui  dirais-je,  je  suis  votre  frère.  Moi,  insulter  quelque  chose 
qui  est  de  l'âme  !  C'est  parce  que  je  suis  sérieux  et  que 
je  traite  sérieusement  les  choses  religieuses  que  je  parle 
de  la  sorte.  Si  comme  tant  d'autres  je  ne  voyais  dans 
la  religion  qu'une  machine,  une  digue,  un  utile  préjugé, 
je  prendrais  ce  demi-ton  insaisissable  qui  n'est  au  fond 
qu'indifférence  et  légèreté.  Mais  comme  je  crois  à  la  vérité, 
comme  je  crois  que  le  christianisme  est  une  chose  grave  et 
considérable,  j'ai  quasi  l'air  controversiste,  et  certains  déli- 
cats vont  crier,  j'en  suis  sûr,  à  la  renaissance  du  voltairia- 
nisme.  Je  suis  bien  aise  de  le  dire  une  fois  pour  toutes  :  si 
je  porte  dans  les  discussions  religieuses  une  franchise  et 
une  lourdeur  qui  ne  sont  plus  de  mode,  c'est  que  je 
n'aborde  jamais  les  choses  de  l'âme  qu'avec  un  profond 
respect.  Vous  n'avez  pas,  messieurs,  de  plus  dangereux  en- 
nemis que  ces  cauteleux  adversaires  à  demi-mot.  Le  siècle 
n'est  plus  controversiste  parce  qu'au  fond  il  est  incrédule 
et  frivole.  Si  donc  je  suis  plus  franc  et  si  mes  attaques 
sont  plus  à  bout  portant,  sachez-le,  c'est  que  je  suis  |)lus 
respectueux  et  plus  soucieux  de  la  vérité  intrinsèque... 


4;  L  AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Mais  on  va  dire  que  je  suis  bien  maladroit  de  prendre 
les  choses  de  la  sorte. 

Je  parlerai  souvent  dans  ma  vie  du  christianisme,  et 
comment  n'en  parlerais-je  pas?  C'est  la  gloire  du  chris- 
tianisme d'occuper  encore  la  moitié  de  nos  pensées  et 
d'absorber  l'attention  de  tous  les  penseurs,  de  ceux  qui 
luttent,  comme  de  ceux  qui  croient.  J'ai  longtemps 
réussi  à  penser  et  à  écrire  comme  s'il  n'y  avait  pas  au 
monde  de  religions,  ainsi  que  font  tant  de  philosophes 
rationalistes,  qui  ont  écrit  des  volumes  sans  dire  un  mot 
du  christianisme.  Mais  cette  abstraction  m'est  ensuite 
apparue  comme  si  irrévérencieuse  envers  l'histoire,  si 
partielle,  si  négative  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime 
■dans  la  nature  humaine,  que,  dussent  les  inquisiteurs  et  les 
philosophes  s'en  irriter,  j'ai  résolu  de  prendre  l'esprit 
humain  pour  ce  qu'il  est,  et  de  ne  pas  me  priver  de 
l'étude  de  sa  plus  belle  moitié.  Je  trouve,  moi,  que  les 
Tcligions  valent  la  peine  qu'on  en  parle,  et  qu'il  y  a  dans 
leur  étude  autant  de  philosophie  que  dans  quelques 
chapitres  de  sèche  et  insipide  philosophie  morale. 

Le  jour  n'est  pas  loin  où,  avec  un  peu  de  franchise  de 
part  et  d'autre,  et  en  levant  les  malentendus  qui  séparent 
les  gens  les  mieux  faits  pour  s'ec tendre,  on  reconnaîtra 
^que  le  sens  élevé  des  choses,  la  haute  critique,  le  grand 
amour,  l'art  vraiment  noble,  le  saint  idéal  de  la 
morale  ne  sont  possibles  qu'à  la  condition  de  se  poser 
dès  le  premier  abord  dans  le  divin,  de  déclarer  tout  ce  qui 
est  beau,  tout  ce  qui  est  pur,  tout  ce  qui  est  aimable, 
également  saint,  également  adorable  ;  de  considérer  tout  ce 
qui  est  comme  un  seul  ordre  de  choses,  qui  est  la  nature, 
<3omme  la  variété,  refïïorcscence,  la  germination  super- 
ficielle d'un  fond  identique  et  vivant. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  \b- 

La  science  vraiment  digne  de  ce  nom  n'est  donc  possible 
qu'à  la  condition  de  la  plus  parfaite  autonomie.  La  cri- 
tique ne  connait  pas  le  respect  ;  pour  elle,  il  n'y  a  ni 
prestige  ni  mystère  ;  elle  rompt  tous  les  charmes,  elle 
dérange  tous  les  voiles.  Cette  irrévérencieuse  puissance, 
portant  sur  toute  chose  un  œil  ferme  et  scrutateur,  est, 
par  son  essence  même,  coupable  de  lèse-majesté  divine  et 
humaine.  (Test  la  seule  autorité  sans  contrôle  ;  c'est 
l'homme  spirituel  de  saint  Paul,  qui  juge  tout  et  n'est 
jugé  par  personne.  La  cause  de  la  critique,  c'est  la  cause 
du  rationalisme,  et  la  cause  du  rationalisme,  c'est  la  cause 
même  de  l'esprit  moderne.  Maudire  le  rationalisme,  c'est 
maudire  tout  le  développement  de  l'esprit  humain  depuis 
Pétrarque  et  Boocace,  c'est-à-dire  depuis  la  première 
apparition  de  l'esprit  critique.  C'est  en  appeler  au  moyen 
âge;  que  dis-je  ?  le  moyen  âge  a  eu  aussi  ses  hardies 
tentatives  de  rationalisme.  C'est  proclamer  le  règne  sans 
contrôle  de  la  superstition  et  de  la  crédulité.  11  s'agit  de 
savoir  s'il  faut  refluer  cinq  siècles  et  blâmer  un  dévelop- 
pement qui  était  évidemment  appelé  par  la  nécessité  des 
choses.  Or,  a  priori  oi  indépendamment  de  tout  examen, 
un  tel  développement  se  légitime  par  lui-même.  Les  faits 
accomplis  ont  eu  raison  d'être,  et  si  l'on  peut  en  appeler 
contre  eux,  c'est  à  l'avenir,  jamais  au  passé. 

Etudiez,  en  efl'et,  depuis  Pétrarque  et  Boccace,  la  marche 
de  la  critique  moderne,  vous  la  verrez,  suivant  toujours 
la  ligne  de  son  inflexible  progrès,  renverser  l'une  après 
l'autre  toutes  les  idoles  de  la  science  incomplète,  toutes  les 
superstitions  du  passé.  C'est  d'abord  Aristote,  le  dieu  de 
la  philosophie  du  moyen  âge,  qui  tombe  sous  les  coups 
des  réformateurs  du  xv®  et  du  xvi''  siècle,  avec  son  gro- 
tesque cortège  d'Arabes  et  do  commentateurs;  puis  c'est 


46  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Platon,  qui,  élevé  un  instant  contre  son  rival,  prêché 
comme  l'Évangile,  retrouve  sa  dignité  en  retombant  du 
rang  de  prophète  à  celui  d'homme;  puis  c'est  l'antiquité 
tout  entière  qui  reprend  son  sens  véritable  et  sa  valeur 
d'abord  mal  comprise  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain; 
puis  c'est  Homère,  l'idole  de  la  philologie  antique,  qui, 
un  beau  jour,  a  disparu  de  dessus  son  piédestal  de  trois 
mille  ans  et  est  allé  noyer  sa  personnalité  dans  l'océan 
sans  fond  de  l'humanité;  puis  c'est  toute  l'histoire  primi- 
tive, acceptée  jusque-là  avec  une  grossière  littéralité,  qui 
trouve  d'ingénieux  interprètes,  hiérophantes  rationalistes, 
qui  lèvent  le  voile  des  vieux  mystères.  Puis  ce  sont  ces 
écrits  tenus  pour  sacrés  qui  deviennent  aux  yeux  d'une 
ingénieuse  et  fine  exégèse  la  plus  curieuse  littérature.  Ad- 
mirable déchiffrement  d'un  superstitieux  hiéroglyphisme, 
marche  courageuse  de  la  lettre  à  l'esprit,  voilà  l'œuvre  de 
la  critique  •  moderne  ! 

L'esprit  moderne,  c'est  l'intelligence  réfléchie.  La 
croyance  à  une  révélation,  à  un  ordre  surnaturel,  c'est  la 
négation  de  la  critique,  c'est  un  reste  de  la  vieille  con- 
ception anthropomorphique  du  monde,  formée  à  une 
époque  où  l'homme  n'était  pas  encore  arrivé  à  l'idée 
claire  des  lois  de  la  nature.  11  faut  dire  du  surnaturel 
ce  que  Schleiermacher  disait  des  anges  :  «  On  ne  peut 
en  prouver  l'impossibilité  ;  cependant,  toute  cette  con- 
ception est  telle  qu'elle  ne  pourrait  plus  naître  de  notre 
temps;  elle  appartient  exclusivement  à  l'idée  que  l'an 
tiquité  se  faisait  du  monde  »  (18).  La  croyance  au  miracle 
est,  en  effet,  la  conséquence  d'un  état  intellectuel  où  le 
monde  est  considéré  comme  gouverné  par  la  fantaisie 
et  non  par  des  lois  immuables.  Sans  doute,  ce  n'est  pas 
ainsi    que    l'envisagent  les    supernaturalistes   modernes, 


L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE.  47 

lesquels  forcés  par  la  science,  qu'ils  n'osent  froisser  assez 
hardiment,  d'admettre  un  ordre  stable  de  la  nature, 
supposent  seulement  que  l'action  libre  de  Dieu  peut  par- 
fois le  changer,  et  conçoivent  ainsi  le  miracle  comme 
\mQ  dérogation  à  des  lois  établies.  Mais  ce  concept,  je  le 
répète,  n'était  nullement  celui  des  hommes  primitifs.  Le 
miracle  n'était  pas  conçu  alors  comme  surnaturel.  L'idée 
de  surnaturel  n'apparaît  que  quand  l'idée  des  lois  de  la 
nature  s'est  nettement  formulée  et  s'impose  même  à  ceux 
qui  veulent  timidement  concilier  le  merveilleux  et  l'expé- 
rience. C'est  là  une  de  ces  pâles  compositions  entre  les 
idées  primitives  et  les  données  de  l'expérience,  qui  ne 
réussissent  qu'à  n'être  ni  poétiques  ni  scientifiques.  Pour 
les  hommes  primitifs,  au  contraire,  le  miracle  était 
parfaitement  naturel  et  surgissait  à  chaque  pas,  ou  plutôt 
il  n'y  avait  ni  lois  ni  nature  pour  ces  âmes  naïves, 
voyant  partout  action  immédiate  d'agents  libres.  L'idée 
de  lois  de  la  nature  n'apparaît  qu'assez  tard  et  n'est 
accessible  qu'à  des  intelligences  cultivées.  Elle  manque 
complètement  chez  le  sauvage,  et,  aujourd'hui  encore, 
les  simples  supposent  le  miracle  avec  une  facilité  étrange. 
Ce  n'est  pas  d'un  raisonnement,  mais  de  tout  l'ensemble 
des  sciences  modernes  que  sort  cet  immense  résultat  : 
Il  n'y  a  pas  de  surnaturel.  Il  est  impossible  de  réfuter 
par  des  arguments  directs  celui  qui  s'obstine  à  y  croire  ; 
il  se  jouera  de  tous  les  raisonnements  a  priori.  C'est 
comme  si  l'on  voulait  argumenter  un  sauvage  sur  l'absur- 
dité de  ses  fétiches.  Le  fétichiste  est  inconvertissable  ; 
le  moyen  de  l'amener  à  une  religion  supérieure  n'est 
pas  de  la  lui  prêcher  directement  ;  car  s'il  l'accepte  en  cet 
état,  il  ne  l'acceptera  que  comme  une  autre  sorte  de 
fétichisme.  Le  moyen,  c'est  de  le  civiliser,  de  l'élever  au 


48  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

point  de  l'échelle  humaine  auquel  correspond  cette 
religion.  De  même  le  supernaturaliste  orthodoxe  est 
inabordable.  Aucun  argument  logique  ou  métaphysique 
ne  vaut  contre  lui.  Mais  si  Ton  s'élève  à  un  degré  supé- 
rieur du  développement  de  l'esprit  humain,  le  superna- 
turalisme apparaît  comme  une  conception  dépassée.  Le 
seul  moyen  de  guérir  de  cette  étrange  maladie  qui,  à  la 
honte  de  la  civilisation,  n'a  pas  encore  disparu  de 
l'humanité,  c'est  la  culture  moderne.  Mettez  l'esprit  au 
niveau  de  la  science,  nourrissez-le  dans  la  méthode 
rationnelle,  et,  sans  lutte,  sans  argumentation,  tomberont 
ces  superstitions  surannées.  Depuis  qu'il  y  a  de  l'être, 
tout  ce  qui  s'est  passé  dans  le  monde  des  phénomènes  a 
été  le  développement  régulier  des  lois  de  l'être,  lois  qui 
ne  constituent  qu'un  seul  ordre  de  gouvernement,  qui  est 
la  nature.  Qui  dit  au-dessus  ou  en  dehors  de  la  nature 
dans  l'ordre  des  faits  dit  une  contradiction,  comme  qui 
dirait  surdivin,  dans  l'ordre  des  substances.  Vain 
effort  pour  monter  au-dessus  du  suprême!  Tous  les  faits^ 
ont  pour  théâtre  l'espace  ou  l'esprit.  La  nature,  c'est  la 
raison,  c'est  l'immuable,  c'est  l'exclusion  du  caprice. 
L'œuvre  moderne  ne  sera  accomplie  que  quand  la 
croyance  au  surnaturel,  sous  quelque  forme  que  ce  soit, 
sera  détruite  comme  l'est  déjà  la  croyance  à  la  magie,, 
à  la  sorcellerie.  Tout  cela  est  du  même  ordre.  Ceux  qui 
combattent  aujourd'hui  les  supernaturalistes,  seront,  aux. 
yeux  de  l'avenir,  ce  que  sont  à  nos  yeux  ceux  qui  ont 
combattu  la  croyance  à  la  magie,  au  xvi®  et  au  xvn*^  siècle. 
Certes,  ces  derniers  ont  rendu  à  l'esprit  humain  un  émi- 
nent  service;  mais  leur  victoire  même  les  a  fait  oublier. 
C'est  le  sort  de  tous  ceux  qui  combattent  les  préjugés  d'être^ 
oubliAs,  sitôt  que  le  préjugé  n'est  plus. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  49 

La  science  positive  et  expérimentale,  en  donnant  à 
riiomme  Je  sentiment  de  la  vie  réelle,  peut  seule  détruire 
le  supernaturalisme.  La  spéculation  métaphysique  est  loin 
•d'atteindre  ce  but.  L'Inde  nous  présente  le  curieux  phé- 
nomène du  développement  métaphysique  le  plus  puissant 
peut-être  qu'ait  réalisé  l'esprit  humain,  à  côté  de  la  my- 
thologie la  plus  exubérante.  Des  spéculations  de  l'ordre  de 
Kant  et  de  Schelling  ont  coexisté  dans  des  têtes  brahma- 
niques, avec  des  fables  plus  extravagantes  que  celles 
qu'Ovide  a  chantées. 

Quand  je  me  rends  compte  des  motifs  pour  lesquels 
j'ai  cessé  de  croire  au  christianisme,  qui  captiva  mon 
enfance  et  ma  première  jeunesse,  il  me  semble  que  le 
système  des  choses,  tel  que  je  l'entends  aujourd'hui,  diffère 
seulement  de  mes  premiers  concepts  en  ce  que  je  considère 
tous  les  faits  réels  comme  de  môme  ordre  et  que  je  fais 
rentrer  dans  la  nature  ce  qu'autrefois  je  regardais  comme 
supérieur  à  la  nature.  Il  faut  avouer  qu'il  y  avait,  dans  le 
supernaturalisme  primitif,  dans  celui  qui  a  créé  les  sys- 
tèmes mythologiques  de  l'Inde  et  de  la  Grèce,  quelque 
chose  d'admirablement  puissant  et  élevé  (19);  à  celui-là, 
je  pardonne  bien  volontiers,  et  quelquefois  je  le  regrette  ; 
mais  il  n'est  plus  possible  ;  la  réflexion  est  trop  avancée, 
l'imagination  trop  refroidie  pour  permettre  ces  superbes 
contre-bon  sens.  Quant  au  timide  compromis,  qui  cherche 
à  concilier  un  surnaturalisme  affaibli  avec  un  état  intel- 
lectuel exclusif  de  la  croyance  au  surnaturel,  il  ne  réussit 
qu'à  faire  violence  aux  instincts  scientifiques  les  plus 
impérieux  des  temps  modernes,  sans  faire  revivre  la  vieille 
poésie  merveilleuse,  devenue  à  jamais  impossible.  Tout  ou 
rien;  supernaturalisme  absolu  ou  rationalisme  sans  réserve. 
La  foi  simple  a  ses  charmes  ;  mais  la  demi- cri  tique  ne 

4 


50  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

sera  jamais  que  pesanteur  d'esprit.  Il  y  a  autant  de  bonho- 
mie et  de  crédulité,  mais  beaucoup  moins  de  poésie,  à 
discuter  lourdement  des  fables  qu'à  les  accepter  en  bloc. 
Nous  traitons  avec  raison  de  barbares  les  hagiographes  du 
xvn®  siècle,  qui,  en  écrivant  la  Vie  des  Saints,  admet- 
taient certains  miracles  et  en  rejetaient  d'autres  comme 
trop  excentriques  (il  est  clair  qu'avec  ce  principe  il  eût 
fallu  tout  rejeter),  et  nous  préférons,  au  point  de  vue 
artistique,  la  Sainte  Elisabeth  de  M.  de  Montalembert,  par 
exemple,  où  tout  est  accepté  sans  distinction.  La  ligne 
entre  tout  croire  et  ne  rien  croire  est  alors  bien  indécise 
et  pour  le  lecteur  et  pour  l'auteur  ;  on  peut  incliner  vers 
l'un  ou  vers  l'autre,  suivant  les  heures  de  rationalisme 
ou  de  poésie,  et  l'œuvre  conserve  au  moins  un  incontes- 
table mérite  comme  œuvre  d'art.  Telle  était  aussi  la  belle 
et  poétique  manière  de  Platon  ;  tel  est  le  secret  du  charme 
inimitable  que  l'usage  demi-croyant,  demi-sceptique  des 
mythes  populaires  donne  à  sa  philosophie.  Mais  accepter 
une  partie  et  rejeter  l'autre  ne  peut  être  que  le  fait  d'un 
esprit  étroit.  Rien  de  moins  philosophique  que  d'appli- 
quer une  demi-critique  aux  récits  conçus  en  dehors  de 
toute  critique. 

L'œuvre  de  la  critique  moderne  est  donc  de  détruire 
tout  système  de  croyance  entaché  de  supernaturalisme. 
L'islamisme  qui,  par  un  étrange  destin,  h  peine  consti- 
tué comme  religion  dans  ses  premières  années,  est  allé 
depuis  acquérant  sans  cesse  un  nouveau  degré  de  force  et 
de  stabilité,  l'islamisme  périra  par  l'influence  seule  de  la 
science  européenne,  et  ce  sera  notre  siècle  qui  sera  désigné 
par  l'histoire  comme  celui  où  commencèrent  à  se  poser  les 
causes  de  cet  immense  événement.  La  jeunesse  d'Orient, 
en  venant  dans  les  écoles  d'Occident  puiser  la  science  eu- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  51 

ropécnne,  emportera  avec  elle  ce  qui  en  est  le  corollaire 
inséparable,  la  méthode  rationnelle,  l'esprit  expérimental, 
le  sens  du  réel,  l'impossibilité  de  croire  à  des  traditions 
religieuses  évidemment  conçues  en  dehors  de  toute  cri- 
tique. Déjà  les  musulmans  rigides  s'en  inquiètent  et  signa- 
lent le  danger  à  la  jeunesse  émigrante.  Le  scheich  Rifaa, 
dans  l'intéressante  relation  de  son  voyage  en  Europe,  iU' 
siste  vivement  sur  les  déplorables  erreurs  qui  déparent  no? 
livres  de  science,  comme  le  mouvement  de  la  terre,  etc. 
et  ne  regarde  pas  encore  comme  impossible  de  les  ex 
purger  de  ce  venin.  Mais  il  est  évident  que  ces  héré 
sies  ne  tarderont  pas  à  être  plus  fortes  que  le  Coran, 
dans  des  esprits  initiés  aux  méthodes  modernes.  La  cause 
de  cette  révolution  sera  non  pas  notre  littérature,  qui  n'a 
pas  plus  de  sens  aux  yeux  des  Orientaux  que  n'en  eut 
celle  des  Grecs  aux  yeux  des  Arabes  du  ix^  et  du  x®  siècle, 
mais  notre  science,  qui,  comme  celle  des  Grecs,  n'ayant 
aucun  cachet  national,  est  une  œuvre  pure  de  l'esprit  hu- 
main (20). 

Il  y  a,  je  le  sais,  dans  l'homme  des  instincts  faibles, 
humbles,  féminins,  si  j'ose  le  dire,  une  certaine  mollesse, 
qui  a  des  analogies  fort  étendues  qu'on  devine  sans 
vouloir  se  les  définir,  et  dont  le  physiologiste  aurait 
peut-être  autant  à  s'occuper  que  le  psychologue  (21),  ins- 
tincts qui  souffrent  de  cette  mâle  et  ferme  tenue  du 
rationalisme,  laquelle  ressemble  parfois  à  une  sorte  de 
raideur  (22).  Dans  la  vie  des  individus,  comme  dans  celle 
de  l'humanité,  il  y  a  des  moyen  âges,  des  moments  où 
la  réflexion  se  voile,  s'obscurcit,  et  où  les  instincts  re 
prennent  momentanément  le  dessus.  Il  est  certaines 
âmes  d'une  nature  fort  délicate  qu'il  sera  à  jamais  im- 
possible de  plier  à  ce  sévère  régime  et  à  cette  austère 


r,2  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

discipline.  Ces  instincts  étant  de  la  nature  humaine,  il 
ne  faut  pas  les  blâmer,  et  le  vrai  système  moral  et  in- 
tellectuel saura  leur  faire  une  part  :  mais  cette  part  ne 
doit  jamais  être  l'affaissement  ni  la  superstition.  Les 
grandes  calamités,  en  humiliant  l'homme  et  en  émoussant 
la  pointe  de  ses  vives  et  audacieuses  facultés,  deviennent 
par  là  un  véritable  danger  pour  le  rationalisme,  et  in- 
spirent à  l'humanité,  comme  les  maladies  à  l'individu, 
un  certain  besoin  de  soumission,  d'abaissement,  d'hu- 
miliation. Il  passe  un  vent  tiède  et  humide,  qui  distend 
toute  rigidité,  amollit  ce  qui  tenait  ferme.  On  est 
presque  tenté  de  se  frapper  la  poitrine  pour  l'audace 
que  l'on  a  eue  en  bonne  santé;  les  ressorts  s'affai- 
blissent; les  instincts  généreux  et  forts  tombent;  on 
éprouve  je  ne  sais  quelle  molle  velléité  de  se  convertir 
et  de  tomber  à  genoux.  Si  les  calamités  du  moyen 
âge  revenaient,  les  monastères  se  repeupleraient,  les 
superstitions  du  moyen  âge  reviendraient.  Les  vieilles 
croyances  n'ont  plus  d'autre  ressource  que  l'ignorance 
et  les  calamités  publiques  (23).  La  foi  sera  toujours  en  rai- 
son inverse  de  la  vigueur  de  l'esprit  et  de  la  culture 
intellectuelle.  Elle  est  là  derrière  l'humanité  attendant 
ses  moments  de  défaillance,  pour  la  recevoir  dans  ses 
bras  et  prétendre  ensuite  que  c'est  l'humanité  qui  s'est 
donnée  à  elle.  Pour  nous,  nous  ne  plierons  pas;  nous 
tiendrons  ferme  comme  Ajax  contre  les  dieux;  s'ils  pré- 
tendent nous  faire  fléchir  en  nous  frappant,  ils  se  trom- 
pent. Honle  aux  timides  qui  ont  peur!  Honte  surtout 
aux  lâches  qui  exploitent  nos  misères,  et  attendent 
pour  nous  vaincre  que  le  malheur  nous  ait  déjà  à  moitié 
vaincus. 
L'éternelle  objection  qui  éloigne  du  rationalisme  cer- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  53 

taines  âmes  très  distinguées,  qui  par  suite  même  de 
leur  délicatesse  sont  possédées  d'un  plus  vif  besoin  de 
croire,  c'est  la  brièveté  de  son  symbole,  la  contradic- 
tion de  ses  systèmes,  l'apparence  de  négation  qui  lui 
donne  les  airs  du  scepticisme.  Peu  douées  du  côté  de 
l'intelligence  et  de  la  critique,  elles  voudraient  un  sys- 
tème tout  fait,  réunissant  une  grande  masse  de  suffrages, 
et  qu'on  pût  accepter  sans  examen  intrinsèque.  Comment 
croire  ces  philosophes,  disent-elles?  il  n'y  en  a  pas 
deux  qui  disent  de  la  même  manière  (24).  Scrupules 
de  petits  esprits,  incapables  de  discussion  rationnelle,  et 
désireux  de  pouvoir  s'en  tenir  à  des  caractères  exté- 
rieurs; scrupules  respectables  pourtant,  car  ils  sont 
honnêtes  et  supposent  la  foi  à  la  vérité!  Répondre  à 
ces  belles  et  bonnes  âmes  que  c'est  bien  dommage 
qu'il  en  soit  ainsi,  mais  qu'après  tout  ce  n'est  pas  la 
faute  du  rationalisme  si  l'homme  peut  affirmer  peu  de 
choses,  qu'il  vaut  mieux  affirmer  peu  avec  certitude 
que  d'affirmer  ce  que  l'on  ne  sait  pas  légitimement, 
que  si  le  meilleur  système  intellectuel  était  celui  qui 
affirme  le  plus,  aucun  ne  serait  préférable  à  la  crédulité 
primitive  admettant  tout  sans  critique  ;  répondre  ainsi 
à  ces  âmes  faciles  et  expansives,  c'est  comme  si  on 
raisonnait  avec  un  appétit  surexcité  pour  lui  prouver 
que  le  besoin  qu'il  ressent  est  désordonné.  11  faut  ré- 
pondre une  seule  chose,  et  cette  chose  est  la  vérité,  c'est 
que  la  brièveté  du  symbole  de  la  science  n'est  qu'ap- 
parente, que  ses  contradictions  ne  sont  qu'apparentes, 
que  sa  forme  négative  n'est  qu'apparente.  Les  esprits 
rationnels  le  plus  souvent  ne  se  contredisent  que  par 
malentendu,  parce  qu'ils  no  parlent  pas  des  mêmes 
choses,  ou  qu'ils   ne  les  envisagent    pas   par  le  même 


54  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

côté.  Il  est  certain  que  deux  hommes  qui  auraient  reçu 
exactement  la  même  culture  et  fait  les  mêmes  études 
verraient  exactement  de  la  même  manière,  bien  qu'ils 
puissent  sentir  très  différemment. 

Sans  doute  la  science  ne  formule-  pas  ses  résultats 
comme  la  théologie  dogmatique;  elle  ne  compte  pas  ses 
propositions,  elle  n'arrête  pas  à  un  chiffre  donné  ses  articles 
de  foi.  Ses  vérités  acquises  ne  sont  pas  de  lourds  théo- 
rèmes, qui  viennent  poser  à  plein  devant  les  esprits  les 
plus  grossiers.  Ce  sont  de  délicats  aperçus,  des  vues  fugi- 
tives et  indéfinissables,  des  manières  de  cadrer  sa  pensée 
plutôt  que  des  données  positives,  des  façons  d'envisager 
les  choses,  une  culture  de  finesse  et  de  délicatesse  plutôt 
qu'un  dogmatisme  positif.  Mais  au  fond  telle  est  la  véri- 
table forme  des  vérités  morales  :  c'est  les  fausser  que  de 
leur  appliquer  ces  moules  inflexibles  des  sciences  mathéma- 
tiques, qui  ne  conviennent  qu'à  des  vérités  d'un  autre 
ordre,  acquises  par  d'autres  procédés.  Platon  n'a  pas  de 
symbole,  pas  de  propositions  arrêtées,  pas  de  principes 
fixes,  dans  le  sens  scolastique  que  nous  attachons  à  ce 
mot;  c'est  fausser  sa  pensée  que  de  vouloir  en  extraire  une 
théorie  dogmatique.  Et  pourtant  Platon  représente  un 
esprit;  Platon  est  une  religion.  Un  esprit,  voilà  le  mot 
essentiel.  L'esprit  est  tout,  le  dogme  positif  est  peu  de 
chose,  et  c'est  bien  merveille  s'il  n'est  contradictoire;  que 
dis-je  ?  il  sera  nécessairement  étroit,  s'il  ne  semble  contra- 
dictoire. Un  esprit  ne  s'exprime  pas  par  une  théorie 
analytique,  où  chaque  point  de  la  science  est  successive- 
ment élucidé.  Ce  n'est  ni  par  Oui,  ni  par  ISon,  qu'il  résout 
les  problèmes  délicats  qu'il  se  pose.  Un  esprit  s'exprime 
tout  entier  à  la  fois  ;  il  est  dans  vingt  pages  comme 
dans  tout  un  livre;  dans  un  livre  comme  dans  une  col- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  55 

leclion  d'œuvrcs  complètes.  Il  n'y  a  pas  un  dialogue  de 
Platon  qui  ne  soit  une  philosophie,  une  variation  sur 
un  thème  toujours  identique.  Qui  dit  voltairien  ex- 
prime une  nuance  aussi  tranchée  et  aussi  facile  à  saisir 
que  cartésien-,  et  pourtant  Descartes  a  un  système,  et 
Voltaire  n'en  a  pas.  Descartes  peut  se  réduire  en  propo- 
sitions, Voltaire  ne  le  peut  pas.  Mais  Voltaire  a  un 
esprit,  une  façon  de  prendre  les  choses,  qui  résulte 
de  tout  un  ensemble  d'habitudes  intellectuelles.  Par- 
courez son  œuvre,  et  dites  si  cet  homme  n'a  pas 
pris  siège  d'une  manière  bien  fixe  et  bien  arrêtée, 
pour  dessiner  à  sa  guise  le  grand  paysage,  s'il  n'avait 
pas  un  système  de  vie,  une  façon  à  lui  de  voir  les 
choses. 

Quand  donc  cesserons-nous  d'êlre  de  lourds  scolasti- 
<jues  et  d'exiger  sur  Dieu,  sur  l'âme,  sur  la  morale, 
des  petits  bouts  de  phrases  à  la  façon  de  la  géo- 
métrie? Je  suppose  ces  phrases  aussi  exactes  que  pos- 
sible, elles  seraient  fausses,  radicalement  fausses,  par 
leur  absurde  tentative  de  définir,  de  limiter  l'infini. 
Ah  !  lisez-moi  un  dialogue  de  Platon,  une  méditation 
de  Lamartine,  une  page  de  Herder,  une  scène  de  Faust. 
Voilà  une  philosophie,  c'est-à-dire  une  façon  de  prendre 
la  vie  et  les  choses.  Quant  aux  propositions  particulières, 
chacun  les  arrange  à  sa  guise,  et  c'est  le  moins  essentiel. 
Cela  démonte  fort  les  petits  esprits,  qui  n'aiment  que 
des  formules  de  deux  ou  trois  lignes,  afin  de  les  apprendre 
par  cœur.  Puis,  quand  ils  voient  que  chaque  philosophe 
a  les  siennes,  que  tout  cela  ne  coïncide  pas,  ils  entrent 
dans  une  grand  affliction  d'esprit,  et  dans  de  merveil- 
leuses impatiences  :  C'est  la  tour  de  Babel,  disent-ils; 
chacun  y  parle    sa   langue;    adressons-nous  à  des  gens 


56  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

qui  aient  des  projDOsitions  mieux  dressées  et  un  symbole 
fait  une  fois  pour  toutes. 

Quand  je  veux  initier  de  jeunes  esprits  à  la  philoso- 
phie, je  commence  par  n'importe  quel  sujet,  je  parle- 
dans  un  certain  sens  et  sur  un  certain  ton,  je  m'occupe 
peu  qu'ils  retiennent  les  données  positives  que  je  leur 
expose,  je  ne  cherche  même  pas  à  les  prouver;  mais  j'in- 
sinue un  esprit,  une  manière,  un  tour;  puis  quand  je  leur 
ai  inoculé  ce  sens  nouveau,  je  les  laisse  chercher  à  leur 
guise  et  se  bâtir  leur  temple  suivant  leur  propre  style. 
Là  commence  l'originalité  individuelle,  qu'il  faut  sou- 
verainement respecter.  Les  résultats  positifs  ne  s'ensei- 
gnent pas,  ne  s'imposent  pas;  ils  n'ont  aucune  valeur 
s'ils  sont  transmis  et  acceptés  de  mémoire.  Il  faut  y  avoir 
été  conduit,  il  faut  les  avoir  découverts  ou  devinés  d'avance 
sur  les  lèvres  de  celui  qui  les  expose.  Les  propositions^ 
positives  sont  l'afTaire  de  chacun;  l'esprit  seul  est  trans- 
missible.  Je  le  dis  en  toute  franchise.  Je  n'ai  pas,  et 
je  ne  crois  pas  que  la  science  puisse  donner  un  ensemble 
de  propositions  délimitées  et  arrêtées,  constituant  une 
religion  naturelle.  IMais  il  y  a  une  position  intellectuelle, 
susceptible  d'être  exprimée  en  un  livre,  non  en  une 
phrase,  qui  est  à  elle  seule  une  religion  ;  il  y  a  une  façon 
religieuse  de  prendre  les  choses,  et  cette  façon  est  la 
mienne.  Ceux  qui  une  fois  dans  leur  vie  ont  respiré  l'air 
de  l'autre  monde,  et  goûté  le  nectar  idéal,  ceux-là  me 
comprendront  (2o). 

On  ne  tardera  point,  ce  me  semble,  à  reconnaître  que 
la  trop  grande  précision  dans  les  choses  morales  est  aussi 
peu  philosophique  qu'elle  est  peu  poétique.  Tous  les- 
systèmes  sont  attaquables  par  leur  précision  même  (W), 
Combien,  par  exemple,   ces    admirables    oraisons    funè- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  57 

bres,  où  Bossuet  a  commenté  la  mort  dans  un  si  ma- 
gnifique langage,  sont  loin  de  ce  que  réclamerait  notre 
manière  actuelle  de  sentir,  à  cause  du  cadre  délimité 
et  précis  où  la  théologie  avait  réduit  les  idées  de  l'autre 
vie.  Aujourd'hui  nous  ne  concevrions  plus  de  grande 
éloquence  sur  une  tombe  sans  un  doute,  un  voile 
tiré  sur  ce  qui  est  au  delà,  une  espérance,  mais  laissée 
dans  ses  nuages,  doctrine  moins  éloquente  peut-être, 
mais  certainement  plus  poétique  et  plus  philosophique 
qu'un  dogmatisme  trop  défini,  donnant,  si  j'ose  le  dire, 
la  carte  de  l'autre  vie.  Le  sauvage  de  l'Océanie  prend 
son  île  pour  le  monde.  Plus  téméraires  encore  sont 
ceux  qui  prétendent  enserrer  de  lignes  l'infini.  Voilà 
pourquoi  de  toutes  les  études  la  plus  abrutissante,  la  plus 
destructive  de  toute  poésie  et  de  toute  intelligence,  c'est 
la  théologie. 

Un  système  c'est  une  épopée  sur  les  choses.  11  se- 
rait aussi  absurde  qu'un  système  renfermât  le  dernier 
mot  de  la  réalité  qu'il  le  serait  qu'une  épopée  épuisât 
le  cercle  entier  de  la  beauté.  Une  épopée  est  d'autant 
plus  parfaite  qu'elle  correspond  mieux  à  toute  l'huma- 
nité, et  pourtant,  après  la  plus  parfaite  épopée,  le  thème 
est  encore  nouveau  et  peut  prêter  à  d'infinies  variations, 
selon  le  caractère  individuel  du  poète,  son  siècle  ou  la 
nation  à  laquelle  il  appartient.  Comment  sentir  la  nature, 
comment  aspirer  en  liberté  le  parfum  des  choses,  si  on 
ne  les  voit  que  dans  les  formes  étroites  et  moulées  d'un 
système?  Je  sentis  cela  un  jour  divinement  en  entrant 
dans  un  petit  bois.  Une  main  m'en  repoussa,  parce  que 
je  me  figurais  en  ce  moment  la  nature  sous  je  ne  sais 
quel  aspect  de  physique,  et  je  ne  me  réconciliai  qu'en 
iï\c  disant  bien  que  tout  cela  n'était  qu'un  trait   saisi 


58  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

dans  l'infini,  une  vapeur  sur  un  ciel  pur,  une  strie  sur 
un  vaste  rideau.  Il  faut  renoncer  à  l'étroit  concept  de 
la  scolastique,  prenant  l'esprit  humain  comme  une  ma- 
chine parfaitement  exacte  et  adéquate  à  l'absolu.  Des 
vues,  des  aperçus,  des  jours,  des  ouvertures,  des  sensa- 
tions, des  couleurs,  des  physionomies,  des  aspects, 
voilà  les  formes  sous  lesquelles  l'esprit  perçoit  les 
choses  (27).  La  géométrie  seule  se  formule  en  axiomes 
et  en  théorèmes.   Ailleurs   le  vague  est  le  vrai. 

Telle  est  l'activité  de  l'intelligence  humaine  que  c'est 
la  forcer  à  délirer  que  de  la  renfermer  dans  un  cercle 
trop  étroit.  La  liberté  de  penser  est  imprescriptible  :  si 
vous  barrez  à  l'homme  les  vastes  horizons,  il  s'en  ven- 
gera par  la  subtilité:  si  vous  lui  imposez  un  texte,  il 
y  échappera  par  le  contre-sens.  Le  contre-sens,  aux 
époques  d'autorité,  est  la  revanche  que  prend  l'esprit 
humain  sur  la  chaîne  qu'on  lui  impose  ;  c'est  la  pro- 
testation contre  le  texte.  Ce  texte  est  infaillible;  à  la 
bonne  heure.  Mais  il  est  diversement  interprétable,  et 
là  recommence  la  diversité,  simulacre  de  liberté  dont 
on  se  contente  à  défaut  d'autre.  Sous  le  régime  d'Aris- 
tote,  comme  sous  celui  de  la  Bible,  on  a  pu  penser 
presque  aussi  librement  que  de  nos  jours,  mais  à  la  con- 
dition de  prouver  que  telle  pensée  était  réellement  dans 
Aristote  ou  dans  la  Bible,  ce  qui  ne  faisait  jamais 
grande  difficulté.  Le  Talmud,  la  Masore,  la  Cabbale 
sont  les  produits  étranges  de  ce  que  peut  l'esprit  hu- 
main enchaîné  sur  un  texte.  On  en  compte  les  lettres, 
les  mots,  les  syllabes,  on  s'attache  aux  sons  matériels 
bien  plus  qu'au  sens,  on  multiplie  à  l'infini  les  subti- 
lités exégéliques,  les  modes  d'interprétation,  comme 
l'affamé,   qui,  après  avoir  mangé  son  pain,  en   recueille 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  59 

îes  miettes.  Tous  les  commentaires  des  livres  sacrés  se 
ressemblent,  depuis  ceux  de  Manou,  jusqu'à  ceux  de  la 
Bible,  jusqu'à  ceux  du  Coran.  Tous  sont  la  protestation 
de  l'esprit  humain  contre  la  lettre  asservissante,  un 
olTort  malheureux  pour  féconder  un  champ  infécond. 
Quand  l'esprit  ne  trouve  pas  un  objet  proportionné  à 
son  activité,  il  s'en  crée  un  par  mille  tours  de  force. 

Ce  que  l'esprit  humain  fait  devant  un  texte  imposé, 
il  le  fait  devant  un  dogme  arrêté.  Pourquoi  s'est-on  si 
horriblement  ennuyé  au  xvii®  siècle  ?  Pourquoi  madame 
de  Maintenon  mourait-elle  d'ennui  à  Versailles?  Hélas! 
c'est  qu'il  n'y  avait  pas  d'horizon.  Un  prisonnier  en- 
chaîné en  face  d'un  mur,  après  en  avoir  compté  les 
pierres,  que  lui  restera-t-il  à  faire?  C'est  par  la  même 
raison  que  ce  siècle  d'orthodoxie  et  de  règle  fut  le  siècle 
de  l'équivoque.  C'est  la  règle  étroite  qui  fait  naître 
l'équivoque.  Pourquoi  le  droit  est-il  la  science  de  l'équi- 
voque? C'est  qu'on  y  est  limité  de  toutes  parts  par 
des  formules.  Pourquoi  a-t-on  tant  équivoque  au  moyen 
âge?  C'est  qu'Aristote  était  là.  Pourquoi  la  théologie 
€st-elle  d'un  bout  à  l'autre  une  longue  subtilité?  C'est 
que  l'autorité  y  est  toujours  présente  ;  on  la  cou- 
doie sans  cesse,  on  sent  à  chaque  instant  sa  gênante 
pression.  C'est  une  lutte  perpétuelle  de  la  liberté  et  du 
texte  divin.  Le  jet  d'eau  laissé  libre  s'élève  en  hgne 
droite;  gêné,  comprimé,  il  biaise,  il  gauchit.  De  même 
l'esprit  laissé  libre  s'exerce  normalement;  comprimé,  il 
subtilise. 

Je  suis  persuadé  que  si  les  esprits  cultivés  par  la  science 
rationnelle  s'interrogeaient  eux-mêmes,  ils  trouveraient 
que,  sans  formuler  aucune  proposition  susceptible  d'être 
mise  en  une  phrase,  ils  ont  des  vues  suffisamment  arrê- 


60  L'AVENIR  DE   LA  SCIEI>CE. 

tées  sur  les  choses  vitales,  et  que  ces  vues,  diversement 
exprimées  pour  chacun,  reviennent  à  peu  près  au  même. 
Seulement  elles  ne  sont  pas  fixées  dans  des  formes  dures, 
et  déterminées  une  fois  pour  toutes.  De  là  la  couleur 
individuelle  de  toutes  les  philosophies,  et  surtout  des. 
philosophies  allemandes.  Chaque  système  est  la  façon 
dont  un  esprit  éminent  a  vu  le  monde,  façon  toujours, 
profondément  empreinte  de  l'individualité  du  penseur.  Je 
ne  doute  pas  que  chacun  de  ces  systèmes  ne  fût  très  vrai 
dans  la  tête  de  Tauteur;  mais  par  leur  individualité  mémo 
ils  sont  incommunicables  et  surtout  indémontrables  (28). 
Ce  sont  de  pures  hypothèses  explicatives,  comme  celles  de 
la  physique,  lesquelles  n'empêchent  pas  qu'il  n'y  ait  lie» 
ultérieurement  d'en  essayer  d'autre.  Il  ne  faut  pas  dira 
absolument  qu'il  en  est  ainsi  ;  car  nous  ne  pouvons  avoir 
de  conception  adéquate  aux  causes  primordiales;  mais  que 
les  choses  se  passent  comme  s'il  en  était  ainsi  (29).  K» 
est  impossible  que  deux  esprits  bien  faits  envisageant  lo 
même  objet  en  jugent  différemment.  Si  Fun  dit  eut, 
l'autre  non,  c'est  qu'évidemment  ils  ne  parlent  pas^ 
de  la  même  chose,  où  qu'ils  n'attachent  pas  le  mêm& 
sens  aux  mots  (30).  C'est  ce  que  Hegel  entendait  dire, 
quand  il  avance  que  chaque  penseur  est  libre  de  créer 
le  monde  à  sa  manière. 

11  n'est  donc  pas  étonnant  que  l'orthodoxe  puisse 
serrer  ses  croyances  plus  que  le  philosophe.  L'orthodoxie- 
met,  si  j'ose  le  dire,  toute  sa  provision  vitale  dans  ui> 
tube  dur  et  résistant,  qui  est  un  fait  extérieur  et  pal- 
pable, la  révélation,  sorte  de  carapace  qui  la  protège, 
mais  la  rend  lourde  et  sans  grâce.  La  foi  du  phi- 
losophe au  contraire  est  toujours  à  nu,  dans  sa  simple 
peauté.  Jugez  combien  elle  prête  à  la  brutalité.  Mais  urt 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  61 

jour  viendra  où  le  stylet  de  la  critique  pénétrera  à  son 
tour  les  déf;iuts  de  la  carapace  du  croyant,  et  atteindra 
ia  chair  vive. 

La  vérité  n'est  aux  yeux  du  penseur  qu'une  forme  plus 
ou  moins  avancée,  mais  toujours  incomplète  ou  du  moins 
susceptible  de  perfectionnement.  L'orthodoxie,  au  con- 
traire, pétrifiée,  stéréotypée  dans  ses  formes,  ne  peut 
jamais  se  départir  de  son  passé.  Comme  sa  prétention  est 
<l'étre  faite  du  premier  coup  et  tout  d'une  pièce,  elle  se 
met  par  là  en  dehors  du  progrès  ;  elle  devient  raide,  cas- 
sante, inflexible,  et,  tandis  que  la  philosophie  est  toujours 
•contemporaine  à  l'humanité,  la  théologie  à  un  certain 
jour  devient  arriérée.  Car  elle  esi  immuable  et  l'humanité 
marche.  Ce  n'est  pas  que  de  force  la  théologie  aussi  n'ait 
marché  comme  tout  le  reste.  Mais  elle  le  nie,  elle  ment 
41  l'histoire,  elle  fausse  toute  critique  pour  prouver  que 
son  état  actuel  est  son  état  primitif,  et  elle  y  est  obligée 
ipour  rester  dans  les  conditions  de  son  existence.  Le  phi- 
losophe, au  contraire,  ne  conçoit  en  aucune  circonstance 
ni  la  rétractation  absolue  ni  l'immobilité  prédécidée.  Il 
veut  que  l'on  se  prête  aux  modifications  successives  ame- 
«ées  par  le  temps,  sans  jamais  rompre  catégoriquement 
avec  son  passé,  mais  sans  en  être  l'esclave  ;  il  veut  que, 
sans  le  renier,  on  sache  l'expliquer  au  sens  nouveau,  et 
montrer  la  part  de  vérité  mal  définie  qu'il  contenait. 
«Qu'un  philosophe  se  dépasse  lui-même  et  use  plusieurs 
•systèmes,  (c'est-à-dire  plusieurs  expressions  inégalement 
parfaites  de  la  vérité),  cela  n'a  rien  de  contradictoire, 
cela  lui  fait  honneur. 

Le  problème  de  la  philosophie  est  toujours  nouveau; 
11  n'arrivera  jamais  à  une  formule  définitive,  et  le  jour 


62  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

OÙ  l'on  s'en  tiendrait  aux  assertions  du  passé,  en  les 
acceptant  comme  vérité  absolue  et  irréformable,  ce  jour 
serait  le  dernier  de  la  philosophie.  L'orthodoxe  n'est  jamais 
plus  agaçant  que  quand  se  targuant  de  son  immobilité, 
il  reproche  au  penseur  ses  fluctuations,  et  à  la  philo- 
sophie ses  perpétuelles  modifications  (31).  Ce  sont  ces 
modifications  qui  prouvent  justement  que  la  philosophie 
est  le  vrai  ;  par  là  elle  est  en  harmonie  avec  la  nature 
humaine  toujours  en  travail  et  heureusement  condamnée 
à  faire  toutes  ses  conquêtes  à  la  sueur  de  son  front. 
Cela  seul  ne  varie  pas  qui  n'est  pas  progressif.  Rien  de 
plus  immuable  que  la  nullité,  qui  n'a  jamais  vécu  de 
"a  vie  de  l'inteUigence,  ou  l'esprit  lourd;  qui  n'a  jamais 
vu  qu'une  face  des  choses.  Le  moyen  de  ne  pas  varier, 
c'est  de  ne  pas  penser.  Si  l'orthodoxie  est  immuable, 
c'est  qu'elle  se  pose  en  dehors  de  la  nature  humaine  et 
de  la  raison. 

Et  ne  dites  pas  que  c'est  là  le  scepticisme  ;  c'est  la  cri- 
tique, c'est-à-dire  la  discussion  ultérieure  et  transcendante 
de  ce  qui  avait  d'abord  été  admis  sans  un  examen  suffi- 
sant, pour  en  tirer  une  vérité  plus  pure  et  plus  avancée. 
Il  est  temps  que  l'on  s'accoutume  à  appeler  sceptiques 
tous  ceux  qui  ne  croient  point  encore  à  la  religion  de  l'es- 
prit moderne,  et  qui,  s'attardant  autour  de  systèmes  usés, 
nient  avec  une  haine  aveugle  les  dogmes  acquis  du  siècle 
vivant.  Nous  acceptons  l'héritage  des  trois  grands  mouve- 
ments modernes,  le  protestantisme,  la  philosophie,  la 
révolution,  sans  avoir  la  moindre  envie  de  nous  convertir 
aux  symboles  du  xvi®  siècle,  ou  de  nous  faire  voltairiens, 
ou  de  recommencer  1793  et  1848.  Nous  n'avons  nul  be- 
soin de  recommencer  ce  que  nos  pères  ont  fait.  Libéra- 
lisme résume  leur  œuvre  ;  nous  saurons  la  continuer. 


L'AVENIJl  DE   LA  SCIENCE.  63 

En  logique,  en  morale,  en  politique,  l'homme  aspire  à 
tenir  quelque  chose  d'absolu.  Ceux  qui  font  reposer  la 
connaissance  humaine  et  le  devoir  et  le  gouvernement 
sur  la  nature  humaine  ont  l'air  de  se  priver  d'un  tel  fon- 
dement ;  car  le  libre  examen,  c'est  la  dissidence,  c'est  la 
variété  de  vues.  Il  semble  donc  plus  commode  de  cher- 
cher et  à  la  connaissance  et  à  la  morale  et  à  la  politique 
une  base  extérieure  à  l'homme,  une  révélation,  un  droit 
divin.  Mais  le  malheur  est  qu'il  n'y  a  rien  de  tel,  qu'une 
pareille  révélation  aurait  besoin  d'être  prouvée,  qu'elle  ne 
l'est  pas,  et  que,  quand  elle  le  serait,  elle  ne  le  serait  que 
par  la  raison,  que  par  conséquent  la  diversité  renaîtrait 
sur  l'appréciation  de  ces  preuves.  Mieux  vaut  donc  rester 
dans  le  champ  de  la  nature  humaine,  ne  chercher  l'ab- 
solu que  dans  la  science,  et  renoncer  à  ces  timides  pallia- 
tifs qui  ne  font  qu.e  faire  illusion  et  reculer  la  difficulté. 
Il  n'y  a  de  nos  jours  que  deux  systèmes  en  face  :  les 
uns,  désespérant  de  la  raison,  la  croyant  condamnée  à  se 
contredire  éternellement,  embrassent  avec  fureur  une  au- 
torité extérieure  et  deviennent  croyants  par  scepticisme 
/système  jésuitique:  l'autorité,  le  directeur,  le  pape, 
substitués  à  la  raison,  à  Dieu).  Les  autres,  par  une  vue 
plus  profonde  de  la  marche  de  l'esprit  humain,  au-dessous 
des  contradictions  apparentes,  voient  le  progrès  et  l'unité. 
Mais,  notez-le,  ceci  est  essentiel  :  à  moins  de  croire  par 
instinct,  comme  les  simples,  on  ne  peut  plus  croire  que 
par  sccplicisme  :  désespérer  de  la  philosophie  est  devenu 
la  première  base  de  la  théologie.  J'aime  et  j'admire  le 
grand  scepticisme  désespérant,  dont  l'expression  a  enrichi 
la  littérature  moderne  de  tant  d'œuvres  admirables.  Mais 
je  ne  trouve  que  le  rire  et  le  dégoût  pour  cette  misquine 
ironie  de  la  nature  humaine,  qui  n'aboutit  qu'à  la  super- 


64  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

stition,  et  prétend  guérir  Byron,  en  lui  prêchant  le  pape. 
On  parle  beaucoup  de  l'accord  de  la  raison  et  de  la  foi, 
de  la  science  et  de  la  révélation,  et  quelques  pédants  qui 
veulent  se  donner  une  façon  d'intérêt  et  se  poser  en 
esprits  impartiaux  et  supérieurs,  en  ont  fait  un  thème 
d'ambiguïtés  et  de  frivoles  non-sens.  11  faut  s'entendre. 
Si  la  révélation  est  réellement  ce  qu'elle  prétend  être,  la 
parole  de  Dieu,  il  est  trop  clair  qu'elle  est  maîtresse, 
qu'elle  n'a  pas  à  pactiser  avec  la  science,  que  celle-ci  n'a 
qu'à  plier  bagage  devant  cette  autorité  infaillible,  et  que 
son  rôle  se  réduit  à  celui  de  serva  et  pedissequa,  à  com- 
menter ou  expliquer  la  parole  révélée.  Dès  lors  aussi  les 
dépositaires  de  cette  parole  révélée  seront  supérieurs  en 
•droit  aux  investigateurs  de  la  science  humaine,  ou  plutôt 
ils  seront  la  seule  puissance  devant  laquelle  les  autres 
disparaissent,  comme  l'humain  devant  le  divin.  Sans 
<loute  la  vérité  ne  pouvant  être  contraire  à  elle-même,  on 
reconnaîtra  volontiers  que  la  bonne  science  ne  saurait 
contredire  la  révélation .  Mais  comme  celle-ci  est  infaillible 
et  plus  claire,  si  la  science  semble  la  contredire,  on  en 
conclura  qu'elle  n'est  pas  la  bonne  science,  et  on  imposera 
silence  à  ses  objections.  —  Que  si,  au  contraire,  le  fait  de 
la  révélation  n'est  pas  réel,  ou  du  moins,  s'il  n'a  rien  de 
surnaturel,  les  religions  ne  sont  plus  que  des  créations 
tout  humaines,  et  tout  se  réduit  alors  à  trouver  la  raison 
des  diverses  fictions  de  l'esprit  humain.  L'homme  dans 
cette  hypothèse  a  tout  fait  par  ses  facultés  naturelles  :  ici 
spontanément  et  obscurément;  là  scientifiquement  et  avec 
réflexion  ;  mais  enfin  l'homme  a  tout  fait  :  il  se  retrouve 
partout  en  face  de  sa  propre  autorité  et  de  son  propre 
ouvrage.  Les  théologiens  ont  raison  quand  ils  disent 
qu'il  faut  avant  tout  discuter  le  fait  :  cette  doctrine  est-elle 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  65 

la  parole  de  Dieu?  Et  qu'on  réponde  oui  ou  non,  le  pro- 
lilèmc  prétendu  de  l'accord  de  la  foi  et  de  la  raison,  sup- 
posant doux  puissances  égales  qu'il  s'agit  de  concilier,  n'a 
jias  de  sens;  car  dans  le  premier  cas,  la  raison  dispa- 
laît  devant  la  foi,  comme  le  fini  devant  l'infini,  et  les 
orthodoxes  les  plus  sévères  ont  raison;  dans  le  second, 
il  n'y  a  plus  que  la  raison,  se  manifestant  diversement  et 
néanmoins  toujours  identique  à  elle-même  (32). 

C'est  vous  qui  êtes  les  sceptiques,  et  nous  qui  sommes 
les  croyants.  Nous  croyons  à  l'œuvre  des  temps  modernes, 
à  sa  sainteté,  à  son  avenir,  et  vous  la  maudissez.  Nous 
croyons  à  la  raison,  et  vous  l'insultez  ;  nous  croyons  à 
l'humanité,  à  ses  divines  destinées,  à  son  impérissable 
avenir,  et  vous  en  riez  ;  nous  croyons  à  la  dignité  de 
l'homme,  à  la  bonté  de  sa  nature,  à  la  rectitude  de  son 
cœur,  au  droit  qu'il  a  d'arriver  au  parfait,  et  vous  secouez 
la  tête  sur  ces  consolantes  vérités,  et  vous  vous  appesan- 
tissez complaisamment  sur  le  mal,  et  les  plus  saintes 
aspirations  au  céleste  idéal,  vous  les  appelez  œuvres  de 
Satan,  et  vous  parlez  de  rébellion,  de  péché,  de  châti- 
ment, d'expiation,  d'humiliation,  de  pénitence,  de  bour- 
rnau  à  celui  à  qui  il  ne  faudrait  parler  que  d'expansion 
et  de  déification.  Nous  croyons  à  tout  ce  qui  est  vrai; 
nous  aimons  tout  ce  qui  est  beau  (33)  ;  et  vous,  les  yeux 
fermés  sur  les  charmes  infinis  des  choses,  vous  traversez 
ce  beau  monde  sans  avoir  pour  lui  un  sourire.  Le  monde 
est-il  donc  un  cimetière,  la  vie  une  cérémonie  funèbre? 
Au  lieu  de  la  réalité,  nous  aimez  une  abstraction.  Qui 
est-ce  qui  nie,  de  vous  ou  de  nous?  Et  celui  qui  nie 
n'est-il  pas  le  sceptique? 

Notre  rationalisme  n'est  donc  pas  cette  morgue  ana- 
lytique,  sèche,   négative,    incapable  de  comprendre  les 

5 


66  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

choses  du  cœur  et  de  l'imagination ,  qu'inaugura  le 
xvni«  siècle  ;  ce  n'est  pas  l'emploi  exclusif  de  ce  que  l'on  a 
appelé  «  l'acide  du  raisonnement  »  ;  ce  n'est  pas  la  philo- 
sophie positive  de  M.  Auguste  Comte,  ni  la  critique  irréli- 
gieuse de  M.  Proudhon.  C'est  la  reconnaissance  de  la 
nature  humaine,  consacrée  dans  toutes  ses  parties,  c'est 
l'usage  simultané  et  harmonique  de  toutes  les  facultés, 
c'est  l'exclusion  de  toute  exclusion.  M.  de  Lamartine  est, 
à  nos  yeux,  un  rationaUste,  et  pourtant,  dans  un  sens  plus 
restreint,  il  récuserait  sans  doute  ce  titre,  puisqu'il  nous 
apprend  lui-même  qu'il  arrive  à  ses  résultats  non  par 
combinaison  ni  raisonnement,  mais  par  instinct  et  intui- 
tion immédiate.  La  critique  n'a  guère  été  conçue  jusqu'ici 
que  comme  une  épreuve  dissolvante,  une  analyse  détrui- 
sant la  vie  ;  d'un  point  de  vue  plus  avancé  on  comprendra 
que  la  haute  critique  n'est  possible  qu'à  la  condition  du  jeu 
complet  de  la  nature  humaine,  et  que  réciproquement  le 
haut  amour  et  la  grande  admiration  ne  sont  possibles  qu'à 
la  condition  de  la  critique.  Les  prétendues  natures  poé- 
tiques, qui  auront  cru  atteindre  au  sens  vrai  des  choses 
sans  la  science,  apparaîtront  alors  comme  chimériques  ;  et 
les  austères  savants,  qui  auront  fait  fi  des  dons  plus  déli- 
cats, soit  par  vertu  scientifique,  soit  par  mépris  forcé  de  ce 
qu'ils  n'avaient  pas,  rappelleront  l'ingénieux  mythe  des 
filles  de  Minée,  changées  en  chauves-souris  pour  n'avoir 
été  que  raisonneuses  devant  des  symboles  auxquels  il  eût 
fallu  appliquer  des  procédés  plus  indulgents. 

L'histoire  semble  élever  contre  la  science,  la  critique, 
le  rationalisme,  la  civihsation,  termes  synonymes,  une 
objection  qu'il  importe  de  résoudre.  Elle  semble,  en  effet, 
nous  montrer  le  peuple  le  plus  lettré  succombant  toujours 
sous  le  peuple  le  plus  barbare  :  Athènes  sous  la  Macédoine, 


L'AVENIR  DE   LA  SCIEINCE.  67 

la  Grèce  sous  les  Romains,  les  Romains  sous  les  barioares, 
les  Chinois  sous  les  Mantchoux.  La  réflexion  use  vite.  Nos 
lamilles  bourgeoises,  qui  ne  se  possèdent  que  depuis  une 
ou  deux  générations,  sont  déjà  fatiguées.  Le  demi-siècle 
qui  s'est  écoulé  depuis  89  les  a  plus  épuisées  que  les  innom- 
brables générations  de  la  nuit  primitive.  Trop  savoir  afTai- 
blit  en  apparence  l'humanité  ;  un  peuple  de  philologues, 
de  penseurs  et  de  critiques  serait  bien  faible  pour  défendre 
sa  propre  civilisation.  L'Allemagne,  au  commencement  de 
■ce  siècle,  a  honteusement  plié  devant  la  France,  et  com- 
bien pourtant  l'Allemagne  de  Gœthe  et  de  Kant  était 
-supérieure  pour  la  pensée  à  la  France  de  Napoléon.  La 
barbarie,  n'ayant  pas  la  conscience  d'elle-même,  est  obéis- 
sante et  passive  :  l'individu  ne  se  possédant  pas  lui-même 
se  perd  dans  la  masse,  et  obéit  au  commandement  comme 
à  la  fatalité.  L'obéissance  passive  n'est  possible  qu'à  la 
'Condition  de  la  stupidité.  L'homme  réfléchi,  au  contraire, 
calcule  trop  bien  son  intérêt,  et  se  demande  avec  le  positif 
qu'il  porte  en  toute  chose  si  c'est  bien  réellement  son 
intérêt  de  se  faire  tuer.  Il  tient  d'ailleurs  plus  profondé- 
ment à  la  vie,  et  la  raison  en  est  simple.  Son  individualité 
est  bien  plus  forte  que  celle  du  barbare  ;  l'homme  civilisé 
dit  Moi  avec  une  énergie  sans  pareille  ;  chez  le  barbare, 
au  contraire,  la  vie  s'élève  à  peine  au-dessus  de  cette  sen- 
sation sourde  qui  constitue  la  vie  de  l'animal.  Il  ne 
résiste  pas,  car  il  existe  à  peine.  De  là  ce  mépris  de  la 
vie  humaine  (de  la  sienne  comme  de  celle  des  autres)  qui 
fait  tout  le  secret  de  l'héroïsm^e  du  barbare.  L'homme  cul- 
tivé, dont  la  vie  a  un  prix  réel,  en  fait  trop  d'estime  pour 
la  jouer  au  hasard  (34).  La  force  brutale  lui  semble  une 
telle  extravagance  qu'il  se  révolte  contre  d'aussi  absurdes 
moyens,   et  ne  peut  se  résoudre  à  se  mesurer  avec  des 


68  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

armes  qu'un  sauvage  manie  mieux  que  lui.  Dans  ces  luttes 
grossières,  la  conscience  la  plus  obscure  est  la  meilleure;  la 
personnalité,  la  réflexion  sont  des  causes  d'infériorité. 
Aussi  la  liberté  dépenser  a-t-elîe  été  jusqu'ici  peu  favo- 
rable aux  entreprises  qui  exigent  que  des  masses  d'indi- 
vidus renoncent  à  leur  individualité  pour  s'atteler  au  joug 
d'une  grande  pensée  et  la  traîner  majestueusement  par  le 
monde.  Qu'eût  fait  Napoléon  avec  des  raisonneurs? 

C'est  là  une  contradiction  réelle,  qui,  comme  tant 
d'autres,  ne  peut  se  lever  qu'en  reconnaissant  que  l'huma- 
nité est  bien  loin  de  son  état  normal.  Tandis  qu'une 
portion  de  l'humanité  mènera  encore  la  vie  brutale,  les 
malentendus  et  les  passions  pourront  exploiter  l'humanité 
barbare  contre  l'humanité  civilisée,  et  lâcher  ces  bêtes 
féroces  sur  les  hommes  raisonnables.  Les  critiques  ont 
raison  ;  qu'ils  soient  ou  non  les  plus  forts,  cela  ne  les  em- 
pêche pas  d'avoir  raison,  et,  s'ils  succombent,  cela  prouve 
simplement  que  l'état  actuel  de  l'humanité  est  loin  d'être 
celui  où  la  justice  et  la  raison  seront  les  seules  forces 
réelles  comme  elles  sont  les  seules  légitimes. 

Observez  bien,  je  vous  prie,  que  ce  n'est  pas  ici  une  vaine 
question,  un  rêve  discuté  à  loisir.  C'est  la  question  même 
de  l'humanité  et  de  la  légitimité  de  sa  nature.  Si  l'huma- 
nité est  ainsi  faite  qu'il  y  ait  pour  elle  des  illusions  né- 
cessaires, que  trop  de  raffinement  amène  la  dissolution: 
et  la  faiblesse,  que  trop  bien  savoir  la  réalité  des  choses 
lui  devienne  nuisible,  s'il  lui  faut  des  superstitions  et 
des  vues  incomplètes,  si  le  légitime  et  nécessaire  dévelop- 
pement de  son  être  est  sa  propre  dégradation,  l'humanité 
est  mal  faite,  elle  est  fondée  sur  le  faux,  elle  ne  tend. 
qu'à  sa  propre  destruction,  puisque  ceux  qui  ont  vaincu 
grâce  à   leurs  illusions  sont  ensuite  entraînés  forcément 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  69 

h  se  désillusionner  par  la  civilisation  et  le  rationalisme. 
Notre  symbole  est  de  la  sorte  détruit;  car  notre  symbole, 
c'est  la  légitimité  du  progrès.  Or,  dans  cette  hypothèse, 
l'humanité  serait  engagée  dans  une  impasse,  sa  ligne 
ne  serait  pas  lahgne  droite,  marchant  toujours  à  l'infini, 
puisqu'en  poussant  toujours  devant  elle,  elle  se  trouverait 
avoir  reculé.  La  loi  qu'on  devrait  poser  à  la  nature 
humaine  ne  serait  plus  alors  de  porter  à  l'absolu  toutes  ses 
puissances  ;  la  civilisation  aurait  son  maximum,  atteint 
par  un  balancement  de  contraires,  et  la  sagesse  serait  de 
l'y  retenir.  11  s'agit  de  savoir,  en  un  mot,  si  la  loi 
<le  l'humanité  est  une  expression  telle  qu'en  augmentant 
toutes  les  variables,  on  augmente  la  valeur  totale,  ou 
si  elle  doit  être  assimilée  à  ces  expressions  qui  atteignent 
un  maximum,  au  delà  duquel  une  augmentation  apportée 
aux  éléments  divers  fait  décroître  la  valeur  totale. 

Heureux  ceux  qui  auront  dans  une  expérience  définitive 
une  réponse  expérimentale  à  opposer  à  ces  terribles  appré- 
hensions. Peut-être  nos  affirmations  à  cet  égard  ont-elles 
un  peu  du  mérite  de  la  foi,  qui  croit  sans  avoir  vu,  et  à 
vrai  dire,  quand  on  envisage  les  faits  isolés,  l'optimisme 
semble  une  générosité  faite  à  Dieu  en  toute  gratuité. 
Pour  moi,  je  verrais  l'humanité  crouler  sur  ses  fonde- 
ments, je  verrais  les  hommes  s'égorger  dans  une  nuit 
fatale,  que  je  proclamerais  encore  que  la  nature  humaine 
est  droite  et  faite  pour  le  parfait,  que  les  malentendus  se 
lèveront,  et  qu'un  jour  viendra  le  règne  de  la  raison  et  du 
parfait.  Alors  on  se  souviendra  de  nous,  et  l'on  dira  :  Oh  ! 
qu'ils  durent  souffrir! 

11  faut  se  garder  d'assimiler  notre  civilisation  et  notre 
rationalisme  à  la  culture  factice  de  l'antiquité  et  surtout 
de  la  Grèce  dégénérée.  Notre  xvin®  siècle  est  certes  une 


70  L'AVENIR  DE  LA  SCIENXE. 

époque  de  dépression  morale,  et  pourtant  il  se  termine- 
par  la  plus  grande  éruption  de  dévouement,  d'abnégation 
de  la  vie  que  présente  Thistoire.  Étaient-ce  de  tremblants- 
rhéteurs  que  ces  philosophes,  ces  girondins,  qui  portaient 
si  fièrement  leur  tête  à  l'échafaud?  Étaient-ce  de  supersti- 
tieuses illusions  qui  raidissaient  ces  nobles  âmes  ?  Il  y  a, 
je  le  sais,  une  génération  d'égoïstes,  qui  a  grandi  à  l'ombre 
d'une  longue  paix,  génération  sceptique,  née  sous  les 
influences  de  Mercure,  sans  croyance  ni  amour,  laquelle, 
au  premier  coup  d'œil,  a  l'air  de  mener  le  monde.  Oh  ! 
si  cela  était,  il  ne  faudrait  pas  désespérer  de  l'humanité 
sans  doute,  car  l'humanité  ne  meurt  pas  ;  il  faudrait 
désespérer  de  la  France.  Mais  quoi  ?  Sont-ce  ces  hommes 
qu'on  peut  de  bonne  foi  opposer  comme  une  objection  à 
la  science  et  à  la  philosophie  ?  Est-ce  de  trop  savoir  qui 
les  a  amollis  ?  Est-ce  de  trop  penser  qui  a  détruit  en  eux 
le  sentiment  de  la  patrie  et  de  l'honneur?  Est-ce  de  trop 
vivre  dans  le  monde  de  l'esprit  qui  les  a  rendus  inha- 
biles aux  grandes  choses?  Eux,  fermés  à  toute  idée  ;  eux, 
n'ayant  pour  science  que  celle  d'un  monde  factice  ;  cux^ 
n'ayant  pour  philosophie  que  la  frivolité!  Au  nom  du 
ciel,  ne  nous  parlez  pas  de  ces  hommes,  quand  il  s'agit 
de  civilisation  et  de  philosophie  !  Lors  même  qu'il  serait 
prouvé  que  le  ton  de  la  société  qui  devenait  de  plus  en 
plus  dominant  sous  Louis  Philippe  allait  à  couper  le 
nerf  des  grandes  choses,  certes  rien  ne  serait  prouvé 
contre  la  société  qu'amèneront  la  raison  et  la  nature 
humaine  développée  dans  sa  franche  vérité.  Lors  même 
qu'il  serait  prouvé  que  le  monde  officiel  est  définitive- 
ment impuissant,  qu'il  ne  peut  rien  créer  d'original  et  de 
fort,  il  ne  faudrait  pas  désespérer  de  l'humanité  ;  car 
l'humanité  a  des  sources  inconnues,  où  elle  va  sans  cesse- 


L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE.  71 

puiser  la  jeunesse.  Est-ce  trop  de  rationalisme  qui  a  perdu 
cette  malheureuse  Italie,  qui  nous  offre  en  ce  moment  le 
lamentable  spectacle  d'un  membre  de  l'humanité  atteint 
de  paralysie  !  Est-ce  trop  de  critique  qui  a  desséché  les 
vaisseaux  qui  lui  portaient  la  vie?  N'était-elle  pas  plus 
belle  et  plus  forte  au  xv^  et  dans  la  première  moitié 
du  xvi«  siècle,  alors  qu'elle  devançait  l'Europe  dans 
les  voies  de  la  civilisation,  et  ouvrait  ses  ailes  au  plus 
hardi  rationalisme?  Sont- ce  les  croyances  religieuses  qui 
lui  ont  maintenu  sa  vigueur?  L'Italie  païenne  de  Jules  II 
et  de  Léon  X  ne  valait-elle  pas  cette  Italie  exclusivement 
catholique  de  Pie  V  et  du  concile  de  Trente  ?  Renverser  le 
Capitole  ou  le  temple  de  Jupiter  Stateur  eût  été  renverser 
Rome.  Il  faut  qu'il  n'en  soit  plus  ainsi  chez  les  nations 
modernes,  puisque  le  repos  dans  les  cultes  religieux  suffit 
pour  énerver  une  nation  (35).  Il  y  a  quelques  mois  les 
Romains  fondaient  leurs  cloches  pour  en  faire  de  gros 
sous.  Certes  si  la  religion  dos  modernes  était  comme  celle 
des  anciens,  la  moelle  épinière  de  la  nation  elle-même, 
c'eût  été  là  une  grosse  absurdité.  C'est  comme  si  l'on 
croyait  enrichir  la  France  en  convertissant  la  Colonne  en 
monnaie.  Mais  que  faire  quand  les  dieux  s'en  sont  allés? 
Symmaque  demandant  le  rétablissement  de  l'autel  de 
la  Victoire  faisait  tout  simplement  acte  de  rhéteur. 

L'antiquité  n'ayant  jamais  compris  le  grand  objet  de  la 
culture  lettrée,  et  l'ayant  toujours  envisagée  comme  un 
exercice  pour  apprendre  à  bien  dire,  il  n'est  pas  étonnant 
que  les  âmes  fortes  de  ce  temps  se  soient  montrées  sévères 
pour  la  petite  manière  des  rhéteurs  et  l'éducation  factice  et 
sophistique  qu'ils  donnaient  à  la  jeunesse.  Les  hommes 
sérieux  concevaient  comme  idéal  de  la  vertu  des  caractères 
grossiers  et  incultes,   et  comme   idéal  de  la  société    un 


72  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

développement  tourné  exclusivement  vers  le  dévouement 
à  la  patrie  et  le  bien  faire  (Sparte,  l'ancienne  Rome,  etc.). 
Or,  comme  on  remarquait  que  la  culture  lettrée  était  sub- 
versive d'un  tel  état,  on  déclamait  contre  cette  culture, 
qui  rendait,  disait-on^  plus  facile  à  vaincre.  Do  là  ces 
'  lieux  communs,  supériorité  du  bien  faire  sur  le  bien  dire, 
de  la  vertu  grossière  sur  la  civilisation  raffinée,  mépris 
du  Grœculus,  chargé  de  grammaire,  etc.  De  nos  jours, 
ce  sont  là  des  non-sens.  A  notre  point  de  vue,  en  effet 
Sparte  et  l'ancienne  Rome  représentent  un  des  états  les 
plus  imparfaits  de  l'humanité,  puisqu'un  des  éléments 
essentiels  de  notre  nature,  la  pensée,  la  perfection  intel- 
lectuelle, y  était  complètement  négligé.  Sans  doute  la 
simple  culture  patriotique  et  vraie  est  supérieure  à  cette 
culture  artificielle  des  derniers  temps  de  l'empire,  et  si 
quelque  chose  pouvait  inspirer  des  craintes  sur  l'avenir  de 
la  civilisation  moderne,  ce  serait  de  voir  combien  l'édu- 
cation prétendue  humaniste  qu'on  donne  à  notre  jeunesse 
ressemble  à  celle  de  cette  triste  époque.  Mais  rien  n'est 
supérieur  à  la  science  et  à  la  grande  civilisation  pure- 
ment humaine,  et  il  n'y  a  qu'un  esprit  superficiel  qui 
puisse  comparer  cette  grande  forme  de  la  vie  complète 
à  ces  siècles  factices  où  l'on  ne  pouvait  avoir  un  noble 
sentiment  qu'avec  une  réminiscence  de  rhétorique,  où  l'on 
faisait  venir  un  philosophe  pour  s'entendre  lire  une  Con- 
solation quand  on  avait  perdu  un  être  cher,  et  où  l'on 
tirait  de  sa  poche  en  mourant  un  discours  préparé  pour 
la  circonstance. 

Ainsi,  lors  même  que  la  civilisation  devrait  sombrer 
encore  une  fois  devant  la  barbarie,  ce  ne  serait  pas  une 
objection  contre  elle.  Elle  aurait  raison  au  delà.  Elle  vain- 
crait encore  une  fois  ses  vainqueurs,  et  toujours  de  même. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  73 

Jusqu'au  jour  où  elle  n'aurait  plus  personne  à  vaincre,  et 
où,  seule  maîtresse,  elle  régnerait  de  plein  droit.  Qu'im- 
porte par  qui  s'opère  le  travail  de  la  civilisation  et  le  bien 
de  l'humanité?  Aux  yeux  de  Dieu  et  de  l'avenir,  Russes  et 
Français  ne  sont  que  des  hommes.  Nous  n'en  appelons 
au  principe  des  nationalités  que  quand  la  nation  opprimée 
«st  supérieure  selon  l'esprit  à  celle  qui  l'opprime.  Les  par- 
tisans absolus  de  la  nationalité  ne  peuvent  être  que  des 
esprits  étroits.  La  perfection  humanitaire  est  le  but.  A  ce 
point  de  vue,  la  civilisation  triomphe  toujours  ;  or,  il 
serait  par  trop  étrange  qu'un  poids  invincible  entraînât 
en  ce  sens  l'espèce  humaine,  si  ce  n'était  qu'une  dégé- 
nération. 

Il  n'y  a  pas  de  décadence  au  point  de  vue  de  l'huma- 
nité. Décadence  est  un  mot  qu'il  faut  définitivement  bannir 
de  la  philosophie  de  l'histoire.  Où  commence  la  décadence 
de  Rome?  Les  esprits  étroits,  préoccupés  de  la  conser- 
vation des  mœurs  anciennes,  diront  que  c'est  après  les 
guerre?  puniques,  c'est-à-dire  précisément  au  moment  où, 
ies  préliminaires  étant  posés,  Rome  commence  sa  mission 
et  dépouille  les  mœurs  de  son  enfance  devenues  impossi- 
Wcs.  Ceux  qui  sont  préoccupés  de  l'idée  de  la  république 
placeront  la  ligne  fatale  à  la  bataille  d'Actium  ;  pauvres 
gens  qui  se  seraient  suicidés  avec  Brutus,  ils  croient  voir 
^a  mort  dans  la  crise  de  l'âge  mûr.  Cette  décadence  peut 
elle  être  mieux  placée  au  iv®  siècle^  alors  que  l'œuvre 
tle  l'assimilation  romaine  est  dans  toute  sa  force,  ou 
au  V®,  alors  que  Rome  impose  sa  civilisation  aux  barbares 
<iui  l'envahissent  ?  Et  la  Grèce?...  Des  temps  homériques 
à  Héraciius,  où  est  sa  décadence?  Est-ce  à  l'époque  de 
Philippe,  alors  qu'elle  est  à  la  veille  de  faire  par  Alexandre 
sa  brillante  apparition  dans  l'œuvre  humanitaire?  Est-ce 


74  L'AVEISIR  DE  LA  SCIENCE. 

SOUS  la  domination  romaine^  alors  qu'elle  est  le  berceau 
du  christianisme?  Tant  il  est  vrai  que  le  mot  de  décadence 
n'a  de  sens  qu'au  point  de  vue  étroit  de  la  politique  et 
des  nationalités,  non  au  grand  et  large  point  de  vue  de 
l'œuvre  humanitaire.  Quand  des  races  s'atrophient,  l'hu- 
manité a  des  réserves  de  forces  vives  pour  suppléer  à 
ces  défaillances.  Que  si  l'on  pouvait  craindre  que  l'hu- 
manité, ayant  épuisé  ses  réserves,  n'éprouvât  un  jour  le 
sort  de  chaque  nation  en  particulier;  et  ne  fût  condamnée 
à  la  décadence,  je  répondrai  qu'avant  cette  époque  l'hu- 
manité sera  sans  doute  devenue  plus  forte  que  toutes 
les  causes  destructives.  Dans  l'état  actuel,  une  extrême 
critique  est  une  cause  d'affaiblissement  physique  et  moral  ; 
dans  l'état  normal,  la  science  sera  mère  de  la  force.  La 
science  n'étant  guère  apparue  jusqu'ici  que  sous  la  forme 
critique,  on  ne  conçoit  pas  qu'elle  puisse  devenir  un  mobile 
puissant  d'action.  Cela  sera  pourtant,  du  moment  où 
elle  aura  créé  dans  le  monde  moral  une  conviction  égale 
à  celle  que  produisait  jadis  la  foi  religieuse.  Tous  les  argu- 
ments tirés  du  passé  pour  prouver  l'impuissance  de  la 
philosophie  ne  prouvent  rien  pour  l'avenir  ;  car  le  passé 
n'a  été  qu'une  introduction  nécessaire  à  la  grande  ère  de 
la  raison.  La  réflexion  ne  s'est  point  encore  montrée 
créatrice.  Attendez  1  Attendez  1... 

Plusieurs  en  lisant  ce  livre  s'étonneront  peut-être  de  mes 
fréquents  appels  à  l'avenir.  C'est  qu'en  effet  je  suis  per- 
suadé  que  la  plupart  des  arguments  que  l'on  allègue  pour 
faire  l'apologie  de  la  science  et  de  la  civilisation  modernes, 
envisagées  en  elles-mêmes,  et  sans  tenir  compte  de  l'état 
ultérieur  qu'elles  auront  contribué  à  amener,  sont  très 
fautifs  et  prêtent  le  flanc  aux  attaques  des  écoles  rétro- 
grades. 11  n'y  a  qu'un  moyen  de  comprendre  et  de  justifier 


L'AYENIR  DE  LA  SCIENCE.  75 

lesprit  moderne  :  c'est  de  Ten^isager  comme  un  degré 
nécessaire  vers  le  parfait  ;  c'est-à-dire  vers  Tavenir.  Et  cet 
appel  n'est  pas  l'acte  d'une  foi  aveugle,  qui  se  rejette 
vers  Tinconnu.  C'est  le  légitime  résultat  qui  sort  de  toute 
l'histoire  de  l'esprit  humain,  t  L'espérance,  dit  Geoi^e 
^and,  c'est  la  foi  de  ce  siècle.  * 

A  côté  d'un  dogmatisme  théologique  qui  rend  la  science 
inutile  et  lui  enlève  sa  dignité,  il  faut  placer  un  autre  dog- 
matisme encore  plus  étroit  et  plus  absolu,  celui  d'un  bon 
sens  superficiel,  qui  n'est  au  fond  que  suffisance  et  nullité, 
et  qui,  ne  voyant  pas  la  difficulté  des  problèmes,  trouve 
étrange  qu'on  en  cherche  la  solution  en  dehors  des  routes 
battues.  Il  est  trop  clair  que  le  bon  sens  dont  il  est  ici 
question  n'est  pas  celui  qui  résulte  des  facultés  humaines 
agissant  dans  toute  leur  rectitude  sur  un  sujet  suffisamment 

mm.  Celui  que  j'attaque  est  ce  quelque  diose  d'assez 
équivoque  dont  les  petits  esprits  s'arrc^ent  la  possession 
exclusive  et  qu'ils  accordent  si  libéralement  à  ceux  qui 

at  de  leur  avis,  cette  subtile  puérilité  qui  sait  donner  à 
tout  une  apparence  d'évidence.  Or  il  est  clair  que  le  bon 
sens  ainsi  entendu  ne  peut  suppléer  la  science  dans  la 
recherche  de  la  vérité.  Observez  d'abord  que  les  esprits 
superficiels  qui  en  appellent  sans  cesse  au  bon  sens  dési- 
gnent par  ce  nom  la  forme  très  particulière  et  très  bornée 
de  coutumes  et  d'habitudes  où  le  hasard  les  a  fait  naître. 
L  >ur  bon  sens  est  la  manière  de  voir  de  leur  siècle  ou 
de  leur  province.  Celui  qui  a  comparé  savamment  les  faces 
diverses  de  l'humanité  aurait  seul  le  droit  de  faire  cet 
appel  à  des  opinions  universelles.  Est-ce  le  bon  sens  d'ail- 
l^irs  qui  me  fournira  ces  connaissances  de  philosophie, 
d'histoire,  de  phUolc^e,  nécessaires  pour  la  critique  des 
plus  importantes  vérités?  Le  bon  sens  a  tous  les  droits 


76  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

quand  il  s'agit  d'établir  les  bases  de  la  morale  et  de  la 
psychologie  ;  parce  qu'il  ne  s'agit  là  que  de  constater  ce 
qui  est  de  la  nature  humaine,  laquelle  doit  être  cherchée 
dans  son  expression  la  plus  générale,  et  par  conséquent 
la  plus  vulgaire  ;  mais  le  bon  sens  n'est  que  lourd  et  ma- 
ladroit, quand  il  veut  résoudre  seul  les  problèmes  où  il 
faut  deviner  plutôt  que  voir,  saisir  mille  nuances  presque 
imperceptibles,  poursuivre  des  analogies  secrètes  et  cachées. 
Le  bon  sens  est  partiel  ;  il  n'envisage  son  opinion  que 
par  le  dedans,  et  n'en  sort  jamais  pour  la  juger  du  dehors. 
Or  presque  toute  opinion  est  vraie  en  elle-même,  mais 
relative  quant  au  point  de  vue  où  elle  est  conçue.  Les 
•esprits  délicats  et  fins  sont  seuls  faits  pour  le  vrai  dans 
les  sciences  morales  et  historiques,  comme  les  esprits  exacts 
en  mathématiques.  Les  vérités  de  la  critique  ne  sont  point 
à  la  surface  ;  elles  ont  presque  l'air  de  paradoxes,  elles 
ne  viennent  pas  poser  à  plein  devant  le  bon  esprit  comme 
des  théorèmes  de  géométrie  :  ce  sont  de  fugitives  lueurs 
qu'on  entrevoit  de  côté  et  comme  par  le  coin  de  l'œil, 
qu'on  saisit  d'une  manière  tout  individuelle,  et  qu'il  est 
presque  impossible  de  communiquer  aux  autres.  Il  ne  reste 
d'autre  ressource  que  d'amener  les  esprits  au  même  point 
de  vue,  afin  de  leur  faire  voir  les  choses  par  la  même 
face.  Que  vient  faire  dans  ce  monde  de  finesse  et  de 
ténuité  infinie  ce  vulgaire  bon  sens  avec  ses  lourdes  al- 
lures, sa  grosse  voix  et  son  rire  satisfait  ?  Je  n'y  comprends 
rien  est  sa  dernière  et  souveraine  condamnation,  et  com- 
bien il  est  facile  à  la  prononcer!  Le  ton  suffisant  qu'il 
se  permet  vis-à-vis  des  résultats  de  la  science  et  de  la 
réflexion  est  une  des  plus  sensibles  agaceries  que  ren- 
contre le  penseur.  Elle  le  fait  sortir  de  ses  gonds,  et, 
3'il   n'est  très  intimement  philosophe,  il  ne    peut  s'cm- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  77 

pêcher  de  concevoir  quelque  sentiment  d'humeur  contre 
ceux  qui  abusent  ainsi  de  leur  privilège  contre  sa  délicate 
et  faible  voix. 

On  n'est  donc  jamais  recevable  à  en  appeler  de  la  science 
au  bon  sens,  puisque  la  science  n'est  que  le  bon  sens 
éclairé  et  s'exerçant  en  connaissance  de  cause.  Le  vrai  est 
sans  doute  la  voix  de  la  nature  humaine,  mais  de  la  na- 
ture convenablement  développée  et  amenée  par  la  culture 
à  tout  ce  qu'elle  peut  être. 


IV 


La  science  n'a  d'ennemis  que  ceux  qui  jugent  la  vérité- 
inutile  et  indifférente,  et  ceux  qui,  tout  en  conservant 
à  la  vérité  sa  valeur  transcendante,  prétendent  y  ar- 
river par  d'autres  voies  que  la  critique  et  la  recherche- 
rationnelle.  Ces  derniers  sont  à  plaindre,  sans  doute,, 
comme  dévoyés  de  la  droite  méthode  de  l'esprit  humain  ; 
mais  ils  reconnaissent  au  moins  le  but  idéal  de  la  vie; 
ils  peuvent  s'entendre  et  jusqu'à  un  certain  point  sympa- 
thiser avec  le  savant.  Quant  à  ceux  qui  méprisent  la 
science  comme  ils  méprisent  la  haute  poésie,  comme  ils 
méprisent  la  vertu,  parce  que  leur  âme  avilie  ne  comprend 
que  le  périssable,  nous  n'avons  rien  à  leur  dire.  Ils  sont 
d'un  autre  monde,  ils  ne  méritent  pas  le  nom  d'hommes, 
puisqu'ils  n'ont  pas  la  faculté  qui  fait  la  noble  prérogative 
de  rhumanité.  Aux  yeux  de  ceux-là,  nous  sommes  fiers 
de  passer  pour  des  gens  d'un  autre  âge,  pour  des  fous  et 


78  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

des  rêveurs  ;  nous  nous  faisons  gloire  d'entendre  moins 
bien  qu'eux  la  routine  de  la  vie,  nous  aimons  à  procla- 
mer nos  éludes  inutiles  ;  leur  mépris  est  pour  nous  ce  qui 
les  relève.  Les  immoraux  et  les  athées,  ce  sont  ces  hommes, 
fermés  à  tous  les  airs  venant  d'en  haut.  L'athée,  c'est  l'in 
différent,  c'est  l'homme  superficiel  et  léger,  celui  qui  n'a 
d'autre  culte  que  l'intérêt  et  la  jouissance.  L'Angleterre, 
en  apparence  un  des  pays  du  monde  les  plus  rehgieux, 
€st  en  effet  le  plus  athée  ;  car  c'est  le  moins  idéal.  Je  ne 
veux  pas  faire  comme  les  déclam ateurs  latins  le  convicium 
seculi.  Je  crois  qu'il  y  a  dans  les  âmes  du  xix^  siècle  tout 
autant  de  besoins  intellectuels  que  dans  celles  d'aucune 
autre  époque,  et  je  tiens  pour  certain  qu'il  n'y  a  jamais 
€u  autant  d'esprits  ouverts  à  la  critique.  Le  malheur  est 
que  la  frivolité  générale  les  condamne  à  former  un  monde 
à  part,  et  que  l'aristocratie  du  siècle,  qui  est  celle  de  la 
richesse,  ait  généralement  perdu  le  sens  idéal  de  la  vie. 
J'en  parle  par  conjecture;  car  ce  monde  m'est  entière- 
ment inconnu,  et  je  pourrais  plus  facilement  citer  d'il- 
lustres exceptions  que  dire  précisément  ceux  sur  qui  tombe 
ici  mon  reproche.*  Il  me  semble  toutefois  qu'une  société 
qui  de  fait  n'encourage  qu'une  misérable  littérature,  où 
tout  est  réduit  à  une  affaire  d'aunage  et  de  charpentage, 
qu'une  société,  qui  ne  voit  pas  de  milieu  entre  l'absence 
d'idées  morales  et  une  religion  qu'elle  a  préalablement 
désossée  pour  se  la  rendre  plus  acceptable,  qu'une  telle 
société,  dis-je,  est  loin  des  sentiments  vrais  et  grands  de 
l'humanité.  L'avenir  est  dans  ceux  qui,  embrassant  sérieu- 
sement la  vie,  reviennent  au  fond  éternel  du  vrai,  c'est- 
à-dire  à  la  nature  humaine,  prise  dans  son  milieu  et  non 
dans  ses  raffinements  extrêmes.  Car  l'humanité  sera  tou- 
jours sérieuse,  croyante,  religieuse  ;  jamais  la  légèreté  qui 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  79 

ne  croit  à  rien  ne  tiendra  la  première  place  dans  les 
aflaircs  humaines. 

11  ne  faut  pas,  ce  semble,  prendre  trop  au  sérieux  ces 
déclamations  devenues  banales  contre  les  tendances  utili- 
taires et  réalistes  de  notre  époque,  et  si  quelque  chose 
devait  prouver  que  ces  lamentations  sont  peu  sincères, 
c'est  l'étrange  résignation  avec  laquelle  ceux  qui  les  font 
se  soumettent  eux-mêmes  à  la  fatale  nécessité  du  siècle. 
Presque  tous  en  effet  semblent  assez  disposés  à  dire  en 
finissant  : 

Oh  !  le  bon  temps  que  le  siècle  de  fer  ! 

Quelque  opinion  qu'on  se  fasse  sur  les  tendances  du 
xix^  siècle,  il  serait  juste  au  moins  de  reconnaître  que,  la 
somme  d'activité  ayant  augmenté,  il  a  pu  y  avoir  accrois- 
sement d'un  côté,  sans  qu'il  y  eût  déchet  de  l'autre.  Il 
est  parfaitement  incontestable  qu'il  y-  a  de  nos  jours  plus 
d'activité  commerciale  et  industrielle  qu'au  x*^  siècle,  par 
exemple.  En  conclura-t-on  que  ce  dernier  siècle  fut  mieux 
partagé  sous  le  rapport  de  l'activité  intellectuelle? 

Il  y  a  là  une  sorte  d'illusion  d'optique  fort  dangereuse 
en  histoire.  Le  siècle  présent  n'apparaît  jamais  qu'à 
travers  un  nuage  de  poussière  soulevé  par  le  tumulte  de 
la  vie  réelle  ;  on  a  peine  à  distinguer  dans  ce  tourbillon 
les  formes  belles  et  pures  de  l'idéal.  Au  contraire,  ce 
nuage  des  petits  intérêts  étant  tombé  pour  le  passé,  il 
nous  apparaît  grave,  sévère,  désintéressé.  Ne  le  voyant 
que  dans  ses  livres  et  dans  ses  monuments,  dans  sa 
pensée  en  un  mot,  nous  sommes  tentés  de  croire  qu'on  ne 
faisait  alors  que  penser.  Ce  n'est  pas  le  fracas  de  la  rue  et 
du  comptoir  qui  passe  à  la  postérité.  Quand  l'avenir  nous 
verra  dégagés  de  ce  tumulte  étourdissant,  il  nous  jugera 


80  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

comme  nous  jugeons  le  passé.  La  race  des  égoïstes  qui 
n'ont  le  sens  ni  de  l'art,  ni  de  la  science,  ni  de  la  morale^ 
est  de  tous  les  temps.  Mais  ceux-là  meurent  tout  entiers  ; 
ils  n'ont  pas  leur  place  dans  cette  grande  tapisserie  histo- 
rique  que  l'humanité  tisse  et  laisse  se  défiler  derrière 
elle  :  ce  sont  les  flots  bruyants  qui  murmurent  sous  les. 
roues  du  pyroscaphe  dans  sa  course,  mais  se  taisent 
derrière  lui. 

Que  ceux  donc  qui  redoutent  de  voir  les  soins  de- 
x'esprit  étoufïés  par  les  préoccupations  matérielles  se  ras- 
surent. La  culture  intellectuelle,  la  recherche  spéculative, 
la  science  et  la  philosophie  en  un  mot,  ont  la  meilleure 
de  toutes  les  garanties,  je  veux  dire  le  besoin  de  la  naturo 
Immaine.  L'homme  ne  vivra  jamais  seulement  de  pain  ; 
poursuivre  d'une  manière  désintéressée  la  vérité,  la  beauté, 
et  le  bien,  réaliser  la  science,  l'art  et  la  morale,  est  pour 
lui  un  besoin  aussi  impérieux  que  de  satisfaire  sa  faim 
et  sa  soif.  D'ailleurs  l'activité  qui,  en  apparence,  ne  se 
propose  pour  but  qu'une  amélioration  matérielle  a  pres- 
que toujours  une  valeur  intellectuelle.  Quelle  découverto 
spéculative  a  eu  autant  d'influence  que  celle  de  la  vapeur? 
Un  chemin  de  fer  fait  plus  pour  le  progrès  qu'un  ouvrage 
de  génie,  qui,  par  des  circonstances  purement  extérieures^ 
peut  être  privé  de  son  influence. 

On  ne  peut  nier  que  le  christianisme,  en  présentant  la 
vie  actuelle  comme  indifférente  et  détournant  par  consé- 
quent les  hommes  de  songer  à  l'améliorer,  n'ait  fait  un 
tort  réel  à  l'humanité.  Car  bien  que  «  ce  soit  l'esprit  qui 
vivifie,  et  que  la  chair  ne  serve  de  rien  »,  le  grand  règne 
de  l'esprit  ne  commencera  que  quand  le  monde  matériel 
sera  parfaitement  soumis  à  l'homme.  D'ailleurs  la  vie 
actuelle  est  le  théâtre  de  cette  vie  parfaite  que  le  christia- 


L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE.  81 

nisme  reléguait  par  delà.  Il  n'y  a  rien  d'exagéré  dans  le 
spiritualisme  de  l'Evangile  ni  dans  la  prépondérance 
*exckisive  qu'il  accorde  à  la  vie  supérieure.  Mais  c'est 
ici-bas  et  non  dans  un  ciel  fantastique  que  se  réalisera 
•cette  vie  de  l'esprit.  Il  est  donc  essentiel  que  riiomme 
commence  par  s'établir  en  maître  dans  le  monde  des  corps, 
^fîn  de  pouvoir  ensuite  être  libre  pour  les  conquêtes  de 
l'esprit.  Voilà  ce  qu'il  y  a  d'injuste  dans  l'anathème  jeté 
par  le  christianisme  sur  la  vie  présente.  Toutes  les 
grandes  améliorations  matérielles  et  sociales  de  cette  vie 
-se  sont  faites  en  dehors  du  christianisme  et  même  à  son 
préjudice.  De  là,  cette  mauvaise  humeur  que  les  représen- 
tants actuels  du  catholicisme  montrent  contre  toutes  les 
réformes  les  plus  rationnelles  des  abus  du  passé,  réforme 
«de  la  justice;  réforme  de  la  pénaUté,  etc.  Ils  sentent  bien 
que  tout  cela  se  tient,  et  qu'un  pas  fait  dans  cette  voie 
entraîne  tous  les  autres.  L'avenir  n'approuvera  pas  sans 
doute  entièrement  nos  tendances  matérialistes.  Il  jugera 
notre  œuvre  comme  nous  jugeons  celle  du  christianisme, 
•€t  la  trouvera  également  partielle.  Mais  enfin  il  recon- 
naîtra que  sans  le  savoir  nous  avons  posé  la  condition 
des  progrès  futurs,  et  que  notre  industrialisme  a  été, 
quant  à  ses  résultats,  une  œuvre  méritoire  et  sainte. 

On  reproche  souvent  à  certaines  doctrines  sociales  de 
ne  se  préoccuper  que  des  intérêts  matériels,  de  supposer 
qu'il  n'y  a  pour  l'homme  qu'une  espèce  de  travail  et 
•qu'une  espèce  de  nourriture  et  de  concevoir  pour  tout 
idéal  une  vie  commode.  Cela  est  malheureusement  vrai  ; 
il  faut  toutefois  observer  que,  si  ces  systèmes  devaient 
avoir  réellement  pour  effet  d'améliorer  la  position  maté- 
rielle d'une  portion  notable  de  l'humanité,  ce  ne  serait 
(pas  là  un   véritable  reproche.    Car  l'amélioration   de  la 

6 


82  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

condition  matérielle  est  la  condition  de  l'améliorationi 
intellectuelle  et  morale,  et  ce  progrès  comme  tous  les- 
autres  devra  s'opérer  par  un  travail  spécial  :  quand  l'hu- 
manité fait  une  chose,  elle  n'en  fait  pas  une  autre.  Il  est 
évident  qu'un  homme  qui  n'a  pas  le  nécessaire,  ou  est 
obligé  pour  se  le  procurer  de  se  livrer  à  un  travail  méca- 
nique de  tous  les  instants,  est  forcément  condamné  à  la 
dépression  et  à  la  nullité.  Le  plus  grand  service  à  rendre 
à  l'esprit  humain,  au  moment  où  nous  sommes,  ce  serait 
de  trouver  un  procédé  pour  procurer  à  tous  l'aisance 
matérielle.  L'esprit  humain  ne  sera  réellement  Ubre,  que- 
quand  il  sera  parfaitement  affranchi  de  ces  nécessités  ma- 
térielles qui  l'humilient  et  l'arrêtent  dans  son  développe- 
ment. De  telles  améliorations  n'ont  aucune  valeur  idéale 
en  elles-mêmes  ;  mais  elles  sont  la  condition  de  la  dignité 
humaine  et  du  perfectionnement  de  l'individu.  Ce  long 
travail  par  lequel  la  classe  bourgeoise  s'est  enrichie 
durant  tout  le  moyen  âge  est  en  apparence  quelque 
chose  d'assez  profane.  On  cesse  de  l'envisager  ainsi  quand 
on  songe  que  toute  la  civilisation  moderne,  qui  est; 
l'œuvre  de  la  bourgeoisie,  eût  été  sans  cela  impossible.  La 
sécularisation  de  la  science  ne  pouvait  s'opérer  que  par 
une  classe  indépendante  et  par  conséquent  aisée.  Si  la 
population  des  villes  fût  restée  pauvre  ou  attachée  à  un. 
travail  sans  relâche,  comme  le  paysan,  la  science  serait 
encore  aujourd'hui  le  monopole  de  la  classe  sacerdotale. 
Tout  ce  qui  sert  au  progrès  de  l'humanité,  quelque- 
humble  et  profane  qu'il  puisse  paraître,  est  par  le  fait 
respectable  et  sacré. 

11  est  singulier  que  les  deux  classes  qui  se  partagent 
aujourd'hui  la  société  française  se  jettent  réciproquement 
l'accusation  de  matérialisme.    La  franchise  oblige  à  dire 


L'AVExNIR  DE  LA  SCIENCE.  83 

que  le  matérialisme  des  classes  opulentes  est  seui  condam- 
nable. La  tendance  des  classes  pauvres  au  bien-être  est 
juste,  légitime  et  sainte,  puisque  les  classes  pauvres  n'ar- 
riveront à  la  vraie  sainteté,  qui  est  la  perfection  intellec- 
tuelle et  morale,  que  par  l'acquisition  d'un  certain  degré 
de  bien-être.  Quand  un  homme  aisé  cherche  à  s'enrichir 
encore,  il  fait  une  œuvre  au  moins  profane,  puisqu'il  ne 
peut  se  proposer  pour  but  que  la  jouissance.  Mais  quand 
un  misérable  travaille  à  s'élever  au-dessus  du  besoin,  il 
fait  une  action  vertueuse  ;  car  il  pose  la  condition  de  sa 
rédemption,  il  fait  ce  qu'il  doit  faire  pour  le  moment. 
Quand  Cléanthe  passait  ses  nuits  à  puiser  de  l'eau,  il 
faisait  œuvre  aussi  sainte  que  quand  il  passait  les  jours  à 
écouter  Zenon.  Je  n'entends  jamais  sans  colère  les  heureux 
du  siècle  accuser  de  basse  jalousie  et  de  honteuse  concu- 
piscence le  sentiment  qu'éprouve  l'homme  du  peuple 
devant  la  vie  plus  distinguée  des  classes  supérieures. 
Quoi  !  vous  trouvez  mauvais  qu'ils  désirent  ce  dont  vous 
jouissez.  Voudriez-vous  prêcher  au  peuple  la  claustration 
monacale  et  l'abstinence  du  plaisir,  quand  le  plaisir  est 
toute  votre  vie,  quand  vous  avez  des  poètes  qui  ne 
chantent  que  cela  !  Si  cette  vie  est  bonne,  pourquoi  ne  la 
désireraient-ils  pas?  Si  elle  est  mauvaise,  pourquoi  en 
jouissez-vous  ? 

La  tendance  vers  les  améliorations  matérielles  est  donc 
loin  d'être  préjudiciable  au  progrès  de  l'esprit  humain, 
pourvu  qu'elle  soit  convenablement  ordonnée  à  sa  fin. 
Ce  qui  avilit,  ce  qui  dégrade,  ce  qui  fait  perdre  le  sens 
des  grandes  choses,  c'est  le  petit  esprit  qu'on  y  porte  ; 
ce  sont  les  petites  combinaisons,  les  petits  procédés  pour 
faire  fortune.  En  vérité,  je  crois  qu'il  vaudrait  mieux 
laisser  le  peuple  pauvre  que  de  lui  faire  son  éducation  de 


84  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

la  sorte.  Ignorant  et  inculte,  il  aspire  aveuglément  à 
l'idéal,  par  Tinstinct  sourd  et  puissant  de  la  nature 
humaine,  il  est  énergique  et  vrai  comme  toutes  les  grandes 
masses  de  consciences  obscures.  Inspirez-lui  ces  chélifs 
instincts  de  lucre,  vous  le  rapetissez,  vous  détruisez  son 
originalité,  sans  le  rendre  plus  instruit  ni  plus  moral. 
La  science  du  bonhomme  Richard  m'a  toujours  semblé 
une  assez  mauvaise  science.  Quoi  !  un  homme  qui  résume 
toute  sa  vie  en  ces  mots  :  faire  honnêtement  fortune  (et 
encore  on  pourrait  croire  qu'honnêtement  n'est  là  qu'afin 
de  la  mieux  faire),  la  dernière  chose  à  laquelle  il  faudrait 
penser,  une  chose  qui  n'a  quelque  valeur  qu'en  tant  que 
servant  à  une  fin  idéale  ultérieure!  Cela  est  immoral; 
cela  est  une  conception  étroite  et  finie  de  l'existence  ;  cela 
ne  peut  partir  que  d'une  âme  dépourvue  de  religion  et  de 
poésie  (36).  Eh  grand  Dieu!  qu'importe,  je  vous  prie? 
Qu'importe,  à  la  fin  de  cette  courte  vie,  d'avoir  réalisé  un 
type  plus  ou  moins  complet  de  félicité  extérieure?  Ce  qui 
importe,  c'est  d'avoir  beaucoup  pensé  et  beaucoup  aimé  ; 
c'est  d'avoir  levé  un  œil  ferme  sur  toute  chose,  c'est  en 
mourant  de  pouvoir  critiquer  la  mort  elle-même.  J'aime 
mieux  un  iogui,  j'aime  mieux  un  mouni  de  l'Inde,  j'aime 
mieux  Siméon  Stylite  mangé  des  vers  sur  son  étrange 
piédestal,  qu'un  prosaïque  industriel,  capable  de  suivre 
pendant  vingt  ans  une  même  pensée  de  fortune. 

Héros  de  la  vie  désintéressée,  saints,  apôtres,  mounis, 
solitaires,  cénobites,  ascètes  de  tous  les  siècles,  poètes  et 
philosophes  sublimes  qui  aimâtes  à  n'avoir  pas  d'héritage 
ici-bas  ;  sages,  qui  avez  traversé  la  vie  ayant  l'œil  gauche 
pour  la  terre,  et  l'œil  droit  pour  le  ciel,  et  toi  surtout, 
divin  Spinoza,  qui  restas  pauvre  et  oublié  pour  le  culte  de 
ta  pensée  et  pour  mieux   adorer  Tinfini,  que  vous  avez 


L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE.  85 

mieux  compris  la  vie  que  ceux  qui  la  prennent  comme  un 
étroit  calcul  d'intérêt,  comme  une  lutte  insignifiante  d'am- 
bition ou  de  vanité!  Il  eût  mieux  valu  sans  doute  ne  pas 
abstraire  si  fort  votre  Dieu,  ne  pas  le  placer  dans  ces 
nuageuses  hauteurs  où  pour  le  contempler  il  vous  fallut 
une  position  si  tendue.  Dieu  n'est  pas  seulement  au  ciel, 
il  est  près  de  chacun  de  nous  ;  il  est  dans  la  fleur  que 
vous  foulez  sous  vos  pieds,  dans  le  souffle  qui  vous  em- 
baume, dans  cette  petite  vie  qui  bourdonne  et  murmure  de 
toutes  parts,  dans  votre  cœur  surtout.  Mais  que  je  retrouve 
bien  plus  dans  vos  sublimes  folies  les  besoins  et  les 
instincts  suprasensibles  de  l'humanité,  que  dans  ces  pâles 
existences  que  n'a  jamais  traversées  le  rayon  de  l'idéal, 
qui,  depuis  leur  premier  jusqu'à  leur  dernier  moment,  se 
sont  déroulées  jour  par  jour  exactes  et  cadrées,  comme  les 
feuillets  d'un  livre  de  comptoir  ! 

Certes,  il  ne  faut  pas  regretter  de  voir  les  peuples  passer 
de  l'aspiration  spontanée  et  aveugle  à  la  vue  claire  et 
réfléchie;  mais  c'est  h  la  condition  qu'on  ne  donne  pas 
pour  objet  à  cette  réflexion  ce  qui  n'est  pas  digne  de 
l'occuper.  Ce  penchant  qui,  aux  époques  de  civilisation, 
porte  certains  esprits  à  s'éprendre  d'admiration  pour  les 
peuples  barbares  et  originaux,  a  sa  raison  et  en  un  sens  sa 
légitimité.  Car  le  barbare,  avec  ses  rêves  et  ses  fables,  vaut 
mieux  que  l'homme  positif  qui  ne  comprend  que  le  fini. 
La  perfection,  ce  serait  l'aspiration  à  l'idéal,  c'est-à-dire  la 
religion,  s'exerçant  non  plus  dans  le  monde  des  chimères 
et  des  créations  fantastiques,  mais  dans  celui  de  la  réalité. 
Jusqu'à  ce  qu'on  soit  arrivé  à  comprendre  que  l'idéal  est 
près  de  chacun  de  nous,  on  n'empêchera  pas  certaines 
âmes  (et  ce  sont  les  plus  belles)  de  le  chercher  par  delà  la 
vie    vulgaire,   de  faire  leurs  délices  de  l'ascétisme.   Le 


86  L'AVENIR   DE   LA    SCIENCE. 

sceptique  et  l'esprit  frivole  hausseront  à  loisir  les  épaules 
sur  la  folie  de  ces  belles  âmes  ;  que  leur  importe  ?  les 
âmes  religieuses  et  pures  les  comprennent;  et  le  philo- 
sophe les  admire,  comme  toute  manifestation  énergique 
d'un  besoin  vrai,  qui  s'égare  faute  de  critique  et  de 
rationalisme. 

Il  nous  est  facile,  avec  notre  esprit  positif,  de  relever  l'ab- 
surdité de  tous  les  sacrifices  que  l'homme  fait  de  son  bien- 
être  au  suprasensible.  Aux  yeux  du  réalisme,  un  homme 
à  genoux  devant  l'invisible  ressemble  fort  à  un  nigaud, 
et,  si  les  libations  antiques  étaient  encore  d'usage  (37), 
bien  des  gens  diraient  comme  les  apôtres  :  Utquid 
perditio  hœc  ?  Pourquoi  perdre  ainsi  cette  liqueur  ?  Vous 
auriez  mieux  fait  de  la  boire  ou  de  la  vendre,  ce  qui  vous 
eût  procuré  plaisir  ou  profit,  que  de  la  sacrifier  à  l'invi- 
sible. Sainte  Eulalie,  fascinée  par  le  charme  de  l'ascétisme, 
s'échappe  de  la  maison  paternelle;  elle  prend  le  premier 
chemin  qui  s'offre  à  elle,  erre  à  l'aventure,  sMgare  dans 
les  marais,  se  déchire  les  pieds  dans  les  ronces.  —  Elle 
était  folle,  cette  fille  1  —  Folle  tant  qu'il  vous  plaira.  Je 
donnerais  tout  au  monde  pour  l'avoir  vue  à  ce  moment-là. 
Les  jugements  que  l'on  porte  sur  la  vie  ascétique  partent 
du  même  principe  :  l'ascète  se  sacrifie  à  l'inutile  ;  donc 
il  est  absurde  ;  ou  si  l'on  essaye  d'en  faire  l'apoiogie,  ce 
sera  uniquement  par  les  services  matériels  qu'il  a  pu 
rendre  accidentellement,  sans  songer  que  ces  services 
n'étaient  nullement,  son  but  et  que  ces  travaux  dont  on 
lui  fait  honneur,  il  n'y  attachait  de  valeur  qu'en  tant  qu'ils 
servaient  son  ascèse.  Assurément,  un  homme  qui  embras- 
serait une  vie  inutile  non  par  un  besoin  contemplatif, 
mais  pour  ne  rien  faire  (et  ce  fut  ce  qui  arriva,  dans 
l'institution    dégénérée)  serait  profondément  méprisable. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  87 

louant  à  l'ascélisme  pur,  il  restera  toujours,  comme  les 
pyramides,  un  de  ces  grands  monuments  des  besoins  in- 
times de  l'homme,  se  produisant  avec  énergie  et  grandeur, 
mais  avec  trop  peu  de  conscience  et  de  raison.  Le  prin- 
cipe de  l'ascétisme  est  éternel  dans  l'humanité;  le  pro- 
grès de  la  réflexion  lui  donnera  une  direction  plus  ration- 
nelle (38).  L'ascète  de  l'avenir  ne  sera  pas  le  trappiste,  un 
des  types  d'homme  les  plus  imparfaits  ;  ce  sera  l'amant 
du  beau  pur,  sacrifiant  à  ce  cher  idéal  tous  les  soins 
personnels  de  la  vie  inférieure. 

Les  Anglais  ont  cru  faire  pour  la  saine  morale  en  inter- 
ciisant  dans  l'Inde  les  processions  ensanglantées  par  des 
sacrifices  volontaires,  le  suicide  de  la  femme  sur  le  tom" 
beau  du  mari.  Étrange  méprise  !  Croyez-vous  que  ce  fana- 
tique qui  va  poser  avec  joie  sa  tête  sous  les  roues  du 
char  de  Jagatnata  n'est  pas  plus  heureux  et  plus  beau 
que  vous,  insipides  marchands  ?  Croyez-vous  qu'il  ne  fait 
pas  plus  d'honneur  à  la  nature  humaine  en  témoignant, 
d'une  façon  irrationnelle  sans  doute  mais  puissante,  qu'il 
y  a  dans  l'homme  des  instincts  supérieurs  à  tous  les  dé- 
sirs du  fini  et  à  l'amour  de  soi-même  !  Certes  si  l'on  ne 
voyait  dans  ces  actes  que  le  sacrifice  à  une  divinité  chi- 
mérique, ils  seraient  tout  simplement  absurdes.  Mais  il 
faut  y  voir  la  fascination  que  l'infini  exerce  sur  l'homme, 
l'enthousiasme  impersonnel,  le  culte  du  suprasensible.  Et 
c'est  à  ces  superbes  débordements  des  grands  instincts  de 
la  nature  humaine  que  vous  venez  tracer  des  limites, 
avec  votre  petite  morale  et  votre  étroit  bon  sens!...  Il 
y  a  dans  ces  grands  abus  pittoresques  de  la  nature  hu- 
maine une  audace,  une  spontanéité  que  n'égalera  jamais 
l'exercice  sain  et  régulier  de  la  raison,  et  que  préféreront 
toujours    l'artiste  et   le   poète    (39).   Un    développement 


88  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

morbide  et  exclusif  est  plus  original,  et  fait  mieux  res- 
sortir l'énergie  de  la  nature,  comme  une  veine  injectée' 
qui  saille  plus  nette  aux  yeux  de  l'analomiste.  Allez  voir 
au  Louvre  ce  merveilleux  musée  espagnol  :  c'est  l'extase,. 
le  surhumain,  saints  qui  ne  touchent  pas  la  terre,  yeux 
caves  et  aspirant  le  ciel  ;  vierges  au  cou  allongé,  aux 
yeux  hagards  ou  fixes  ;  martyrs  s'arrachant  le  cœur  ou  se 
déchirant  les  entrailles,  moines  se  torturant,  etc.  Eh 
bien,  j'aime  ces  fohes,  j'aime  ces  moines  de  Ribeira  et 
de  Zurbaran,  sans  lesquels  on  ne  comprendrait  pas  l'In- 
quisition. C'est  la  force  morale  de  l'homme  exagérée,  dé- 
Toyéc,  mais  originale  et  hardie  dans  ses  excès.  L'apôtre- 
n'est  certainement  pas  le  type  pur  de  l'humanité,  et 
pourtant  dans  quelle  plus  puissante  manifestation  le  psy- 
chologue peut-il  étudier  l'énergie  intime  de  la  nature- 
humaine  et  de  ses  élans  divins? 

Il  faut  faire  à  toute  chose  sa  part.  Il  y  a  une  incontes- 
table vérité  dans  quelques-uns  des  reproches  que  les  en- 
nemis de  l'esprit  moderne  adressent  à  notre  civilisation, 
bourgeoise.  Le  moyen  âge,  qui  assurément  entendait 
moins  bien  que  nous  la  vie  réelle,  comprenait  mieux 
à  quelques  égards  la  vie  suprasensible.  L'erreur  de  l'école- 
néoféodale  est  de  ne  pas  s'apercevoir  que  les  défauts  de- 
la  société  moderne  sont  nécessaires  à  titre  de  transition, 
que  ces  défauts  viennent  d'une  tendance  parfaitement  légi- 
time, s'exerçant  sous  une  forme  partielle  et  exclusive.  Et 
celte  forme  partielle  est  elle-même  nécessaire;  car  c'est 
une  loi  de  l'humanité  qu'elle  parcoure  ses  phases  les  unes- 
après  les  autres  et  en  abstrayant  provisoirement  tout  le 
reste;  d'oii  l'apparence  incomplète  de  tous  ses  dévelop- 
pements successifs. 

Si  quelque  chose  pouvait  inspirer  des  doutes  au  pcn- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  8^ 

scur  sur  l'avenir  de  la  raison,  ce  serait  sans  doute  l'ab- 
sence de  la  grande  originalité,  et  le  peu  d'initiative  que- 
semble  révéler  l'esprit  humain,  à  mesure  qu'il  s'enfonce- 
dans  les  voies  de  la  réflexion.  Quand  on  compare  les  œu- 
vres timides  que  notre  âge  raisonneur  enfante  avec  tant? 
de  peine  aux  créations  sublimes  que  la  spontanéité  primi- 
tive engendrait,  sans  avoir  même  le  sentiment  de  leur 
difllcullé;  quand  on  songe  aux  faits  étranges  qui  ont  dû 
se  passer  dans  des  consciences  d'hommes  pour  créer  une 
génération  d'apôtres  et  de  martyrs,  on  serait  tenté  de  re- 
gretter que  l'homme  ait  cessé  d'être  instinctif  pour  devenir- 
rationnel.  Mais  on  se  console  en  songeant  que,  si  sa  puis- 
sance interne  est  diminuée,  sa  création  est  bien  plus  per- 
sonnelle, qu'il  possède  plus  éminemment  son  œuvre,  qu'il- 
en  est  l'auteur  à  un  titre  plus  élevé;  en  songeant  que  l'état 
actuel  n'est  qu'un  état  pénible,  diflicile,  plein  d'efforts  et 
de  sueurs,  que  l'esprit  humain  aura  dû  traverser  pour 
arriver  à  un  état  supérieur;  en  songeant  enfin  que  le 
progrès  de  l'état  réfléchi  amènera  une  autre  phase,  où 
l'esprit  sera  de  nouveau  créateur,  mais  librement  et  avec- 
conscience.  Il  est  triste  sans  doute  pour  l'homme  d'intelli- 
gence de  traverser  ces  siècles  de  peu  de  foi,  de  voir  les- 
choses  saintes  raillées  par  les  profanes  et  de  subir  le  rire 
insultant  de  la  frivolité  triomphante.  Mais  n'importe;  il 
tient  le  dépôt  sacré,  il  porte  l'avenir,  il  est  homme  dans 
le  grand  et  large  sens.  Il  le  sait,  et  de  là  ses  joies  et  ses 
tristesses  :  ses  tristesses,  car  pénétré  de  l'amour  du  parfait, 
il  soufl're  que  tant  de  consciences  y  demeurent  à  jamais 
fermées;  ses  joies,  car  il  sait  que  les  ressorts  de  l'humanité 
ne  s'usent  pas,  que  pour  être  assoupies,  ses  puissances 
n'en  résident  pas  moins  au  fond  de  son  être,  et  qu'uiï 
jour  elles  se  réveilleront  pour  étonner  de  leur  fière  ori- 


<)0  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

ginalité  et  de  leur  indomptable  énergie  et  leurs  timides 

apologistes  et  leurs  insolents  contempteurs. 

Je  suppose  une  pensée  aussi  originale  et  aussi  forte  que 
celle  du  christianisme  primitif  apparaissant  de  nos  jours. 
Jl  semble  au  premier  coup  d'œil  qu'elle  n'aurait  aucune 
chance  de  fortune.  L'égoïsme  est  dominant,  le  sens  du 
grand  dévouement  et  de  l'apostolat  désintéressé  est  perdu. 
Le  siècle  paraît  n'obéir  qu'à  deux  mobiles,  l'intérêt  et  la 
peur.  A  cette  vue,  une  profonde  tristesse  saisit  l'âme  : 
€'en  est  donc  fait  !  Il  faut  renoncer  aux  grandes  choses  ; 
les  généreuses  pensées  ne  vivront  plus  que  dans  le  sou- 
venir des  rhéteurs  ;  la  religion  ne  sera  plus  qu'un  frein 
que  la  peur  des  classes  riches  saura  manier.  La  mer  de 
glace  s'étend  et  s'épaissit  sans  cesse.  Qui  pourra  la  percer? 

Ames  timideS;  qui  désespérez  ainsi  de  l'humanité,  re- 
montez avec  moi  dix-huit  cents  ans.  Placez-vous  à  cette 
époque  où  quelques  inconnus  fondaient  en  Orient  le  dogme 
qui  depuis  a  régi  l'humanité.  Jetez  un  regard  sur  ce  triste 
monde  qui  obéit  à  Tibère;  dites-moi  s'il  est  bien  mort. 
Chantez  donc  encore  une  fois  l'hymne  funèbre  de  l'huma- 
nité :  elle  n'est  plus,  le  froid  lui  a  monté  au  cœur.  Com- 
ment ces  pauvres  enthousiastes  rendraient-ils  la  vie  à  un 
cadavre,  et  sans  levier  soulèveraient-ils  un  monde? 
Eh  bien  !  ils  l'ont  fait  :  trois  cents  après,  le  dogme 
nouveau  était  maître,  et  quatre  cents  ans  après,  il  était 
tyran  à  son  tour. 

Voilà  notre  triomphante  réponse.  L'état  de  l'humanité 
ne  sera  jamais  si  désespéré  que  nous  ne  puissions  dire  : 
Bien  des  fois  déjà  on  l'a  crue  morte  ;  la  pierre  du  tombeau 
semblait  à  jamais  scellée,  et  le  troisième  jour,  elle  est 
ressuscitée  ! 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  91 


Ce  n'est  pas  sans  quelque  dessein  que  j'appelle  du  nom 
de  science  ce  que  d'ordinaire  on  appelle  philoso2:>hie.  Phi- 
losopher est  le  mot  sous  lequel  j'aimerais  le  mieux  à  ré- 
sumer ma  vie  ;  pourtant  ce  mot  n'exprimant  dans  l'usage 
vulgaire  qu'une  forme  encore  partielle  de  la  vie  intérieure, 
et  n'imphquant  d'ailleurs  que  le  fait  subjectif  du  penseur 
solitaire,  il  faut,  quand  on  se  transporte  au  point  de  vue 
de  l'humanité,  employer  le  mot  plus  objectif  de  savoir. 
Oui,  il  viendra  un  jour  où  l'humanité  ne  croira  plus,  mais 
où  elle  saura  ;  un  jour  où  elle  saura  le  monde  métaphy- 
sique et  moral,  comme  elle  sait  déjà  le  monde  physique;  un 
jour  où  le  gouvernement  de  l'humanité  ne  sera  plus  livré 
au  hasard  et  à  l'intrigue,  mais  à  la  discussion  rationnelle 
du  meilleur  et  des  moyens  les  plus  efiicaces  de  l'atteindre. 
Si  tel  est  le  but  de  la  science,  si  elle  a  pour  objet  d'en- 
seigner à  l'homme  sa  fin  et  sa  loi,  de  lui  faire  saisir  le 
vrai  sens  de  la  vie,  de  composer,  avec  l'art,  la  poésie  et  la 
vertu,  le  divin  idéal  qui  seul  donne  du  prix  à  l'existence 
humaine,  peut-elle  avoir  de  sérieux  détracteurs? 

Mais,  dira-t-on,  la  science  accomplira-t-elle  ces  mer- 
veilleuses destinées  ?  Tout  ce  que  je-  sais,  c'est  que  si  elle 
ne  le  fait  pas,  nul  ne  le  fera,  et  que  l'humanité  ignorera  à 
jamais  le  mot  des  choses  ;  car  la  science  est  la  seule  ma- 
nière légitime  de  connaître,  et  si  les  religions  ont  pu 
exercer  sur  la  marche  de  l'humanité  une  salutaire  influence 


92  L'AVENIR  DE  LA  SCIEiNCE. 

c'est  uniquement  par  ce  qui  s'y  trouvait  obscurément  mêlé 
de  science,  c'est-à-dire  d'exercice  régulier  de  l'esprit  humain. 
Sans  doute,  si  l'on  s'en  tenait  à  ce  qu'a  fait  jusqu'ici  la 
science  sans  considérer  l'avenir,  on  pourrait  se  demander 
si  elle  remplira  jamais  ce  programme,  et  si  elle  arrivera  un 
jour  à  donner  à  l'humanité  un  symbole  comparable  à  celui 
des  religions.  La  science  n'a  guère  fait  jusqu'ici  que  dé- 
truire. Appliquée  à  la  nature,  elle  en  a  détruit  le  charme 
et  le  mystère,  en  montrant  des  forces  mathématiques  là 
où  l'imagination  populaire  voyait  vie,  expression  morale 
et  liberté.  Appliquée  à  l'histoire  de  l'esprit  humain,  elle  a 
détruit  ces  poétiques  superstitions  des  individus  privilé- 
giés où  se  complaisait  si  fort  l'admiration  de  la  demi-^ 
science.  Appliquée  aux  choses  morales,  elle  a  détruit  ces 
consolantes  croyances  que  rien  ne  remplace  dans  le  cœur 
qui  s'y  est  reposé.  Quel  est  celui  qui,  après  s'être  livré 
franchement  à  la  science,  n'a  pas  maudit  le  jour  où  il  na- 
quit à  la  pensée,  et  n'a  pas  eu  à  regretter  quelque  chère 
illusion?  Pour  moi,  je  l'avoue,  j'ai  eu  beaucoup  à  regret 
ter;  oui,  à  certains  jours,  j'aurais  souhaité  dormir  encore 
avec  les  simples,  je  me  serais  irrité  contre  la  critique  et  le 
rationalisme,  si  l'on  s'irritait  contre  la  fatalité.  Le  premier 
sentiment  de  celui  qui  passe  de  la  croyance  naïve  à  l'exa- 
men critique,  c'est  le  regret  et  presque  la  malédiction 
contre  cette  inflexible  puissance,  qui,  du  moment  où  elle 
l'a  saisi,  le  force  de  parcourir  avec  elle  toutes  les  étapes 
de  sa  marche  inéluctable,  jusqu'au  terme  final  où  l'on 
s'arrête  pour  pleurer  (40j.  Malheureux  comme  la  Cassandre 
de  Schiller,  pour  avoir  trop  vu  la  réalité,  il  serait  tenté  de 
dire  avec  elle  :  Rends-moi  ma  cécité.  Faut-il  conclure  que 
la  science  ne  va  qu'à  décolorer  la  vie,  et  à  détruire  de 
beaux  rêves  ? 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  93 

Reconnaissons  d'abord  que  s'il  en  est  ainsi,  c'est  là  un 
mal  incurable,  nécessaire,  et  dont  il  ne  faut  accuser  per- 
sonne. S'il  y  a  quelque  chose  de  fatal  au  monde,  c'est  la 
raison  et  la  science.  De  murmurer  contre  elle  et  de  perdre 
patience,  il  est  mal  à  propos,  et  les  orthodoxes  sont  vrai- 
ment plaisants  dans  leurs  colères  contre  les  libres  penseurs, 
<2omme  s'il  avait  dépendu  d'eux  de  se  développer  autre- 
ment, comme  si  l'on  était  maître  de  croire  ce  que  l'on  veut. 
Il  est  impossible  d'empêcher  la  raison  de  s'exercer 
sur  tous  les  objets  de  croyance;  et  tous  ces  objets  prê- 
tant à  la  critique,  c'est  fatalement  que  la  raison  arrive 
à  déclarer  qu'ils  ne  constituent  pas  la  vérité  absolue.  11  n'y 
a  pas  un  seul  anneau  de  cette  chaîne  qu'on  ait  été  libre 
un  instant  de  secouer;  le  seul  coupable  en  tout  cela, 
«'est  la  nature  humaine  et  sa  légitime  évolution.  Or,  le 
principe  indubitable,  c'est  que  la  nature  humaine  est  en 
tout  irréprochable,  et  marche  au  parfait  par  des  formes 
successivement  et  diversement  imparfaites. 

C'est  qu'en  effet  la  science  n'aura  détruit  les  rêves  du 
passé  que  pour  mettre  à  leur  place  une  réalité  mille  fois 
supérieure.  Si  la  science  devait  rester  ce  qu'elle  est,  il 
faudrait  la  subir  en  la  maudissant  ;  car  elle  a  détruit,  et 
-elle  n'a  pas  rebâti  ;  elle  a  tiré  l'homme  d'un  doux  som- 
meil, sans  lui  adoucir  la  réalité.  Ce  que  me  donne  la 
science  ne  me  suffit  pas,  j'ai  faim  encore.  Si  je  croyais 
k  une  religion,  ma  foi  aurait  plus  d'aliment,  je  l'avoue  ; 
mais  mieux  vaut  peu  de  bonne  science  que  beaucoup  de 
«cience  hasardée.  S'il  fallait  admettre  à  la  lettre  tout  ce 
que  les  légendaires  et  les  chroniqueurs  nous  rapportent 
sur  les  origines  des  peuples  et  des  religions,  nous  en  sau- 
rions  bien  plus  long  qu'avec  le  système  de  Niebuhr  et  de 
Strauss.  L'histoire  ancienne  de  l'Orient,  dans  ce  qu'elle  a 


94  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

de  certain,  pourrait  se  réduire  à  quelques  pages  ;  si  l'on 
ajoutait  foi  aux  histoires  hébraïques,  arabes,  persanes, 
grecques,  etc.,  on  aurait  une  bibhothèque.  Les  gens  chez 
lesquels  l'appéfeit  de  croire  est  très  développé  peuvent  se 
donner  le  plaisir  d'avaler  tout  cela.  L'esprit  critique  est 
l'homme  sobre,  ou,  si  l'on  veut,  délicat  ;  il  s'assure  avant 
tout  de  la  qualité.  Il  aime  mieux  s'abstenir  que  de  tout 
accepter  indistinctement  ;  il  préfère  la  vérité  à  lui-môme  ; 
il  y  sacrifie  ses  plus  beaux  rêves.  Croyez-vous  donc  qu'il 
ne  nous  serait  pas  plus  doux  de  chanter  au  temple  avec 
les  femmes  ou  de  rêver  avec  les  enfants  que  de  chasser 
sur  ces  âpres  montagnes  une  vérité  qui  fuit  toujours.  Ne 
nous  reprochez  donc  pas  de  savoir  peu  de  choses  ;  car 
vous,  vous  ne  savez  rien.  Le  peu  de  choses  que  nous 
savons  est  au  moins  parfaitement  acquis  et  ira  toujours 
grossissant.  Nous  en  avons  pour  garant  la  plus  invincible 
des  inductions,  tirée  de  l'exemple  des  sciences  de  la  nature. 
Si,  comme  Burke  l'a  soutenu,  «  notre  ignorance  des 
choses  de  la  nature  était  la  cause  principale  de  l'admira- 
tion qu'elles  nous  inspirent,  si  cette  ignorance  devenait 
pour  nous  la  source  du  sentiment  du  sublime,  »  on  pour- 
rait se  demander  si  les  sciences  modernes,  en  déchirant  le 
voile  qui  nous  dérobait  les  forces  et  les  agents  des  phé- 
nomènes physiques,  en  nous  montrant  partout  une  régu- 
larité assujettie  à  des  lois  mathématiques,  et  par  consé- 
quent sans  mystère,  ont  avancé  la  contemplation  de 
l'univers,  et  servi  l'esthétique,  en  même  temps  qu'elles 
ont  servi  la  connaissance  de  la  vérité.  Sans  doute  les 
impatientes  investigations  de  l'observateur,  les  chiffres 
qu'accumule  l'astronome,  les  longues  énumérations  du 
naturaliste  ne  sont  guère  propres  à  réveiller  le  sentiment 
du  beau  :  le  beau  n'est  pas  dans  l'analyse;  mais  le  beau 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  95^ 

réel,  celui  qui  ne  repose  pas  sur  les  fictions  de  la  fantaisie 
humaine,  est  caché  dans  les  résultats  de  l'analyse.  Dis- 
séquer le  corps  humain,  c'est  détruire  sa  beauté  ;  et  pour- 
tant, par  cette  dissection,  la  science  arrive  à  y  reconnaître 
une  beauté  d'un  ordre  bien  supérieur  et  que  la  vue  su- 
perficielle n'aurait  pas  soupçonnée.  Sans  doute  ce  monde 
enchanté,  où  a  vécu  l'humanité  avant  d'arriver  à  la  vie 
réfléchie,  ce  monde  conçu  comme  moral,  passionné,  plein 
de  vie  et  de  sentiment,  avait  un  charme  inexprimable,  et 
il  se  peut  qu'en  face  de  cette  nature  sévère  et  inflexible 
que  nous  a  créée  le  rationalisme,  quelques-uns  se  prennent 
à  regretter  le  miracle  et  à  reprocher  à  l'expérience  de 
l'avoir  banni  de  l'univers.  Mais  ce  ne  peut  être  que  par 
l'eff'et  d'une  vue  incomplète  des  résultats  de  la  science. 
Car  le  monde  véritable  que  la  science  nous  révèle  est  de 
beaucoup  supérieur  au  monde  fantastique  créé  par  l'ima- 
gination. On  eût  mis  l'esprit  humain  au  défi  de  concevoir 
les  plus  étonnantes  merveilles,  on  l'eût  aflranchi  des 
limites  que  la  réalisation  impose  toujours  à  l'idéal,  qu'il 
n'eût  pas  osé  concevoir  la  millième  partie  des  splendeurs 
que  l'observation  a  démontrées.  Nous  avons  beau  enfler 
nos  conceptions,  nous  n'enfantons  que  des  atomes  au  prix 
de  la  réalité  des  choses.  N'est-ce  pas  un  fait  étrange  que 
toutes  les  idées  que  la  science  primitive  s'était  formées 
sur  le  monde  nous  paraissent  étroites,  mesquines,  ridi- 
cules, auprès  de  ce  qui  s'est  trouvé  véritable.  La  terre 
semblable  à  un  disque,  à  une  colonne,  à  un  cône,  le 
soleil  gros  comme  le  Péloponnèse,  ou  conçu  comme  un 
simple  météore  s'allumant  tous  les  jours,  les  étoiles  rou- 
lant à  quelques  lieues  sur  une  voûte  solide,  des  sphères 
concentriques,  un  univers  fermé,  étouffant,  des  murailles, 
un  cintre  étroit  contre  lequel  va  se  briser  l'instinct  de 


m  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

l'infini  (41),  voilà  les  plus  brillantes  liypotlièses  auxquelles 
était  arrivé  l'esprit  humain.  Au  delà,  il  est  vrai,  était  le 
monde  des  anges  avec  ses  éternelles  splendeurs  ;  mais  là 
encore,  quelles  étroites  limites,  quelles  conceptions  finies  ! 
Le  temple  de  notre  Dieu  n'est-il  pas .  agrandi,  depuis  que 
^a  science  nous  a  découvert  l'infinité  des  mondes?  Et  pour- 
tant on  était  libre  alors  de  créer  des  merveilles  ;  on  taillait 
en  pleine  étoffe,  si  j'ose  le  dire;  l'observation  ne  venait 
pas  gêner  la  fantaisie  ;  mais  c'était  à  la  méthode  expéri- 
mentale, que  plusieurs  se  plaisent  à  représenter  comme 
étroite  et  sans  idéal,  qu'il  était  réservé  de  nous  révéler, 
non  pas  cet  infini  métaphysique  dont  l'idée  est  la  base 
même  de  la  raison  de  l'homme,  mais  cet  infini  réel,  que 
jamais  il  n'atteint  dans  les  plus  hardies  excursions  de  sa 
fantaisie.  Disons  donc  sans  crainte  que,  si  le  merveilleux 
de  la  fiction  a  pu  jusqu'ici  sembler  nécessaire  à  la  poésie, 
le  merveilleux  de  la  nature,  quand  il  sera  dévoilé  dans 
toute  sa  splendeur,  constituera  une  poésie  mille  fois  plus 
sublime,  une  poésie  qui  sera  la  réalité  même,  qui  sera  à 
la  fois  science  et  philosophie.  Que  si  la  connaissance  expé- 
rimentale de  l'univers  physique  a  de  beaucoup  dépassé 
les  rêves  que  l'imagination  s'était  formés,  n'est  il  pas 
permis  de  croire  que  l'esprit  humain,  en  approfondissant 
de  plus  en  plus  la  sphère  métaphysique  et  morale,  et  en 
y  appliquant  la  plus  sévère  méthode,  sans  égard  pour  les 
>chimères  et  les  rêves  désirables,  s'il  y  en  a,  ne  fera  que 
briser  un  monde  étroit  et  mesquin  pour  ouvrir  un  an  Ire 
monde  de  merveilles  infinies?  Qui  sait  si  notre  métaphy- 
sique et  notre  théologie  ne  sont  pas  à  celles  que  la  science 
rationnelle  révélera  un  jour,  ce  que  le  Cosmos  d'iVnaxi- 
mène  ou  d'Indicopleustès  était  au  Cosmos  de  Herschell  et 
deHumboldt? 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  97 

Cette  considération  est  bien  propre,  ce  me  semble,  à 
rassurer  sur  les  résultats  futurs  et  éventuels  de  la  science, 
comme  aussi  à  justifier  toute  hardiesse  et  à  condamner 
toute  restriction  timide.  Quelque  destructive  que  paraisse 
une  critique,  il  faut  la  laisser  faire,  pourvu  qu'elle  soit 
réellement  scientifique;  le  salut  n'est  jamais  en  arrière. 
Il  est  trop  clair  d'abord  que  la  seule  conscience  d'avoir 
reculé  devant  la  saine  méthode,  et  le  sentiment  permanent 
d'une  objection  non  réelle  jetteraient  sur  toute  la  vie  ulté- 
rieure un  scepticisme  plus  désolant  que  la  négation  même. 
Il  faut  ou  ne  discuter  jamais  ou  discuter  jusqu'au  bout. 
D'ailleurs,  il  est  certain  que  le  vrai  système  moral  des- 
choses est  infmiment  supérieur  aux  misérables  hypothèses 
que  renverse  la  sévère  raison,  qu'un  jour  la  science  retrou- 
vera une  réalité  mille  fois  plus  belle,  et  qu'ainsi  la  cri- 
tique aura  été  un  premier  pas  vers  des  croyances  plus 
consolantes  que  celles  qu'elle  semble  détruire.  Oui,  je 
verrais  toutes  les  vérités  qui  constituent  ce  qu'on  appelle  la 
religion  naturelle,  Dieu  personnel,  providence,  prière,  an- 
thropomorphisme, immortalité  personnelle,  etc.,  je  verrais 
toutes  ces  vérités,  sans  lesquelles  il  n'y  a  pas  de  vie  heu- 
reuse, s'abîmer  sous  le  légitime  effort  de  l'examen  critique, 
que  je  battrais  des  mains  sur  leur  ruine,  bien  assuré  que 
le  système  réel  des  choses  que  je  puis  encore  ignorer,  mais 
vers  lequel  cette  négation  est  un  acheminement,  dépasse 
de  l'infini  les  pauvres  imaginations  sans  lesquelles  nous 
ne  concevions  pas  la  beauté  de  l'univers.  Les  dieux  ne 
s'en  vont  que  pour  faire  place  à  d  autres.  Elle  est,  elle  est, 
cette  beauté  infinie  que  nous  apercevons  dans  ses  vagues 
contours,  et  que  nous  essayons  de  rendre  par  de  mesquines 
images.  Elle  est  plus  belle,  plus  consolante  mille  fois  que 
celle  que  j'ai  pu  rêver.  Quand  la  vieille  conception  anthro- 

7 


98  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

pomorpliique  du  monde  disparut  devant  la  science  positive, 
on  put  dire  un  instant  :  Adieu  la  poésie,  adieu  le  beau  !  et 
Yoilà  que  le  beau  a  revécu  plus  illustre.  De  même,  loin  que 
le  monde  moral  ait  reçu  un  coup  mortel  de  la  destruction 
des  vieilles  chimères,  la  méthode  la  plus  réaliste  est  celle 
qui  nous  mènera  aux  plus  éblouissantes  merveilles,  et  jus- 
qu'à ce  que  nous  ayons  découvert  d'ineffables  splendeurs, 
d'enivrantes  vérités,  de  délicieuses  et  consolantes  croyances, 
nous  pouvons  être  assurés  que  nous  ne  sommes  pas  dans 
le  vrai,  que  nous  traversons  une  de  ces  époques  fatales  de 
transition,  où  l'humanité  cesse  de  croire  à  de  chimériques 
beautés  pour  arriver  à  découvrir  les  merveilles  de  la  réaUté. 
Il  ne  faut  jamais  s'effrayer  de  la  marche  de  la  science,  puis- 
qu'il est  sûr  qu'elle  ne  mènera  qu'à  découvrir  d'incompa- 
rables beautés.  Laissons  les  âmes  vulgaires  crier  avec  Mika, 
ayant  perdu  ses  idoles  :  «  J'ai  perdu  mes  dieux  !  J'ai  perdu 
mes  dieux!  »  Laissons-les  dire  avec  Sérapion,  l'anthropo- 
morphiste  converti  du  Mont-Athos  :  «  Hélas  !  on  m'a  en- 
levé mon  dieu,  et  je  ne  sais  plus  ce  que  j'adore!  »  Pour 
nous,  quand  le  temple  s'écroule^  au  lieu  de  pleurer  sur  ses 
ruines,  songeons  aux  temples  qui,  plus  vastes  et  plus  ma- 
gnifiques, s'élèveront  dans  l'avenir,  jusqu'au  jour  où,  l'idée 
enfonçant  à  tout  jamais  ces  étroites  murailles,  n'aura  plus 
qu'un  seul  temple,  dont  le  toit  sera  le  ciel  ! 

La  science  doit  donc  poursuivre  son  chemin,  sans  re- 
garder qui  elle  heurte.  C'est  aux  autres  à  se  garer.  Si  elle 
paraît  soulever  des  objections  contre  les  dogmes  reçus,  ce 
n'est  pas  à  la  science,  c'est  aux  dogmes  reçus  à  se  mettre 
en  garde  et  à  répondre  aux  objections.  La  science  doit  se 
comporter  comme  si  le  monde  était  libre  d'opinions  pré- 
conçues, et  ne  pas  s'inquiéter  des  difficultés  qu'elle  sou- 
lève.  Que  les  théologiens  s'arrangent  entre  eux  pour  se 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  99 

mettre  d'accord  avec  elle .  11  faut  bien  se  figurer  que  ce  qui 
■est  surpasse  infiniment  en  beauté  tout  ce  qu'on  peut  con- 
cevoir que  l'utopiste  qui  se  met  à  créer  de  fantaisie  le 
meilleur  monde  n'imagine  qu'enfantillage  auprès  de  la 
réalité,  que,  quand  la  science  positive  semble  ne  révéler 
que  petitesse  et  fini,  c'est  qu'elle  n'est  pas  arrivée  à  son 
résultat  définitif.  Fourier,  répandant  à  pleines  mains 
les  ceintures,  les  couronnes  et  les  aurores  boréales  sur  les 
mondes,  est  plus  près  du  vrai  que  le  physicien  qui  croit 
son  petit  univers  égal  à  celui  de  Dieu,  et  pourtant  un  jour 
Fourier  sera  dépassé  par  les  réalistes  qui  connaîtront  de 
science  certaine  la  vérité  des  choses. 

Qu'on  me  permette  un  exemple .  La  vieille  manière  d'en- 
visager l'immortalité  est  à  mes  yeux  un  reste  des  concep- 
tions du  monde  primitif  et  me  semble  aussi  étroite  et 
aussi  inacceptable  que  le  Dieu  anthropomorphique. 
L'homme,  en  effet,  n'est  pas  pour  moi  un  composé  de 
deux  substances,  c'est  une  unité,  une  individualité  résul- 
tante, un  grand  phénomène  persistant;  une  pensée  pro- 
longée. D'un  autre  côté,  niez  l'immortalité  d'une  façon 
absolue,  et  aussitôt  le  monde  devient  pâle  et  triste.  Or,  il 
est  indubitable  que  le  monde  est  beau  au  delà  de  toute 
expression.  Il  faut  donc  admettre  que  tout  ce  qui  aura  été 
sacrifié  pour  le  progrès  se  retrouvera  au  bout  de  l'infini, 
par  une  façon  d'immortalité  que  la  science  morale  décou- 
vrira un  jour  (4^),  et  qui  sera  à  l'immortahté  fantastique 
du  passé  ce  que  le  palais  de  Versailles  est  au  châti;au  de 
cartes  d'un  enfant.  On  en  peut  dire  autant  de  tous  les 
dogmes  de  notre  religion  naturelle  et  de  notre  morale,  si 
pâle,  si  étroite,  si  peu  poétique,  que  je  craindrais  d'of- 
fenser Dieu  en  y  croyant.  Les  vieux  dogmes  peuvent  être 
comparés  à   ces    hypothèses  des  sciences  physiques  qui 


100  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

offrent  des  manières  suffisamment  exactes  de  se  représen- 
ter les  faits,  bien  que  l'expression  en  soit  très  fautive  et 
renferme  une  grande  part  de  fiction.  On  ne  peut  dire  qu'il 
en  soit  ainsi  ;  mais  on  peut  dire  que  les  choses  vont 
comme  s'il  en  était  ainsi.  En  calculant  dans  ces  hypo- 
thèses, on  arrivera  à  des  résultats  exacts,  parce  que  l'er- 
reur n'est  que  dans  l'expression  et  Fimage,  non  dans 
le  schéma  et  la  catégorie  elle-même. 

Il  y  a  des  siècles  condamnés,  pour  le  bien  ultérieur  de 
l'humanité,  k  être  sceptiques  et  immoraux.  Pour  passer 
du  beau  monde  poétique  des  peuples  naïfs  au  grand 
Cosmos  de  la  science  moderne,  il  a  fallu  traverser  le 
monde  atomique  et  mécanique.  De  même,  pour  que 
l'humanité  se  crée  une  nouvelle  forme  de  croyances, 
il  faut  qu'elle  détruise  l'ancienne,  ce  qui  ne  peut  se  faire 
qu'en  traversant  un  siècle  d'incrédulité  et  d'immoralité 
spéculative.  Je  dis  spéculative,  car  nul  n'est  admissible  à 
rejeter  son  immoralité  personnelle  sur  le  compte  de  son 
siècle;  les  belles  âmes  sont  dans  l'heureuse  nécessité  d'être 
vertueuses,  et  le  xviii^  siècle  a  prouvé  que  l'on  peut  allier 
les.  plus  laides  doctrines  avec  la  conduite  la  plus  pure  et 
le  caractère  le  plus  honorable.  C'est  une  inconséquence  si 
l'on  veut.  Mais  il  n'y  a  pas  d'état  de  l'humanité  qui  n'en 
exige,  et  le  premier  pas  de  celui  qui  veut  penser  est  de 
s'enhardir  aux  contradictions,  laissant  à  l'avenir  le  soin 
de  tout  concilier.  Un  homme  conséquent  dans  son 
système  de  vie  est  certainement  un  esprit  étroit.  Car  je 
le  défie,  dans  l'état  actuel  de  l'esprit  humain,  de  faire 
concorder  tous  les  éléments  de  la  nature  humaine.  S'il 
veut  un  système  tout  d'une  pièce,  il  sera  donc  réduit  à 
nier  et  exclure. 

La  critique  mesquine  et  absolue  vient  toujours  de  ce 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  lOl 

qu'on  envisage  chaque  développement  de  l'histoire  philo- 
sophique en  lui-même,  et  non  au  point  de  vue  de 
l'humanité.  Tous  les  états  que  traverse  l'humanité  sont 
fautifs  et  attaquables.  Chaque  siècle  court  vers  l'avenir, 
en  portant  dans  le  flanc  son  objection  comme  le  fer  dans 
la  plaie.  La  ruine  des  croyances  anciennes  et  la  formation 
des  croyances  nouvelles  ne  se  fait  pas  toujours  dans  l'ordre 
le  plus  désirable.  La  science  détruit  souvent  une  croyance 
alors  qu'elle  est  encore  nécessaire.  En  supposant  qu'un 
jour  vienne  où  l'humanité  n'aura  plus  besoin  de  croire  à 
l'immortalité,  quelles  angoisses  la  destruction  prématurée 
de  cette  foi  consolante  n'aura  pas  causées  aux  infortunés 
sacrifiés  au  destin  durant  notre  âge  de  douleur.  Dans  la 
constitution  définitive  de  l'humanité,  la  science  sera  le 
bonheur  ;  mais,  dans  l'état  imparfait  que  nous  traversons, 
il  peut  être  dangereux  de  savoir  trop  tôt. 

Ma  conviction  intime  est  que  larehgion  de  l'avenir  sera  le 
pur  humanisme,  c'est-à-dire  le  culte  de  tout  ce  qui  est  de 
l'homme,  la  vie  entière  sanctifiée  et  élevée  à  une  valeur 
morale.  Soigner  sa  belle  humanité  (43)  sera  alors  la  Loi  et 
les  Prophètes,  et  cela,  sans  aucune  forme  particulière,  sans 
aucune  limite  qui  rappelle  la  secte  et  la  confraternité 
exclusive.  Le  trait  général  des  œuvres  religieuses  est  d'être 
particulières,  c'est-à-dire  d'avoir  besoin,  pour  être  com- 
prises, d'un  sens  spécial  que  tout  le  monde  n'a  pas  : 
croyances  à  part,  sentiments  à  part,  style  à  part,  figures 
à  part.  Les  œuvres  religieuses  sont  pour  les  adeptes  ;  il 
y  a  pour  elles  des  profanes.  C'est  assurément  un  admirable 
génie  que  saint  Paul  ;  et  pourtant,  sont-ce  les  grands 
instincts  de  la  nature  humaine  pris  dans  leur  forme  la 
plus  générale  qui  font  la  beauté  de  ses  lettres,  comme  ils 
font  la  beauté  des  dialogues  de  Platon,  par  exemple  ?  Non. 


102  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

Sénèque  ou  Tacite,  en  lisant  ces  curieuses  compositionsy 
ne  les  eussent  pas  trouvées  belles,  du  moins  au  même 
degré  que  nous,  initiés  que  nous  sommes  aux  données 
de  l'esthétique  chrétienne.  Plusieurs  sectes  religieuses  de 
l'Orient,  les  druzes,  les  mendaïtes,  les  Ansariens,  ont  des 
livres  sacrés  qui  leur  fournissent  un  pain  très  substantiel 
et  qui,  pour  nous,  sont  ridicules  ou  parfaitement  insigni- 
fiants. Le  sectaire  est  fermé  à  la  moitié  du  monde.  Toute 
secle  se  présente  à  nous  avec  des  limites  ;  or,  une  limite 
quelconque  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  antipathique  à, 
notre  étendue  d'esprit.  Nous  en  avons  tant  vu  que  nous 
ne  pouvons  nous  résigner  à  croire  que  l'une  possède  plus 
que  l'autre  la  vérité  absolue.  Tout  en  reconnaissant 
volontiers  que  la  grande  originalité  a  été  jusqu'ici  sectaire 
ou  au  moins  dogmatique,  nous  ne  percevons  pas  avec 
moins  de  certitude  l'impossibilité  absolue  de  renfermer 
à  Tavenir  l'esprit  humain  dans  aucun  de  ces  étaux. 
Avec  une  conscience  de  l'humanité  aussi  développée  que 
la  nôtre,  nous  aurions  bien  vite  fait  le  rapprochement, 
nous  nous  jugerions  comme  nous  jugeons  le  passé,  nous 
nous  critiquerions  tout  vivants.  Le  dogmatisme  sectaire 
est  inconciliable  avec  la  critique;  car  comment  s'empêcher 
de  vérifier  sur  soi-même  les  lois  observées  dans  le  déve- 
loppement des  autres  doctrines,  et  comment  concilier  avec 
une  telle  vue  réfléchie  la  croyance  absolue.  Il  faut 
donc  dire  sans  hésiter  qu'aucune  secte  religieuse  ne  sur- 
gira désormais  en  Europe,  à  moins  que  des  races  neuves 
et  naïves,  étrangères  à  la  réflexion,  n'étoufl'ent  encore  une 
fois  la  civilisation  ;  et  alors  même,  on  peut  affirmer  que  cette 
forme  religieuse  aurait  beaucoup  moins  d'énergie  que  par 
le  passé,  et  n'aboutirait  à  rien  de  bien  caractérisé.  On  ne 
se  convertit  pas  de  la  finesse  au  béolisme.  On  se  rappelle 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  103 

toujours  avoir  été  critique,  et  on  se  prend  parfois  à  rire, 
ne  fût-ce  que  de  ses  adversaires.  Or  les  apôtres  ne  rient 
pas;  rire,  c'est  déjà  du  scepticisme,  car  après  avoir  ri  des 
autres,  si  l'on  est  conséquent,  l'on  rira  aussi  de  soi- 
même. 

Pour  qu'une  secte  religieuse  fût  désormais  possible,  il 
faudrait  un  large  fossé  d'oubli,  comme  celui  qui  fut 
creusé  par  l'invasion  barbare,  où  vinssent  s'abîmer  tous  les 
souvenirs  du  monde  moderne.  Conservez  une  bibliothèque, 
une  école,  un  monument  tant  soit  peu  significatif,  vous 
conservez  la  critique  ou  du  moins  le  souvenir  d'un  âge 
critique.  Or,  je  le  répète,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  guérir 
de  la  critique  comme  du  scepticisme,  c'est  d'oublier  radi- 
calement tout  son  développement  antérieur,  et  de  recom- 
mencer sur  un  autre  pied.  Voilà  pourquoi  toutes  les  sectes 
religieuses  qui  ont  essayé,  depuis  un  demi-siècle,  de  s'éta- 
blir en  Europe  sont  venues  se  briser  contre  cet  esprit 
critique  qui  les  a  prises  par  leur  côté  ridicule  et  peu 
rationnel,  si  bien  que  les  sectaires,  à  leur  tour,  ont  pris 
le  bon  parti  de  rire  d'eux-mêmes.  Le  siècle  est  si  peu 
religieux  qu'il  n'a  pas  même  pu  enfanter  une  hérésie  (44). 
Tenter  une  innovation  religieuse  c'est  faire  acte  de  croyant, 
et  c'est  parce  que  le  monde  sait  fort  bien  qu'il  n'y  a 
rien  à  faire  dans  cet  ordre,  qu'il  devient  de  mauvais  goût 
de  rien  changer  au  statu  quo  en  religion.  La  France 
est  le  pays  du  monde  le  plus  orthodoxe,  car  c'est  le 
pays  du  monde  le  moins  religieux.  Si  la  France  avait 
davantage  le  sentiment  religieux,  elle  fût  devenue 
protestante  comme  l'Allemagne.  Mais  n'entendant  abso- 
lument rien  en  théologie,  et  sentant  pourtant  le  besoin 
d'une  croyance,  elle  trouve  commode  de  prendre  tout 
fait  le  système  qu'elle   rencontre  sous  sa  main,   snns  se 


104  L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE. 

soucier  de  le  perfectionner  ;  car  tenter  de  le  perfectionner 
ce  ser<ait  le  prendre  au  sérieux,  ce  serait  se  poser  en 
théologien;  or,  il  est  de  bon  ton,  parmi  nous,  de  déclarer 
qu'on  ne  s'occupe  pas  de  ces  sortes  de  choses.  Rien  de 
plus  voisin  que  l'indifférence  et  l'orthodoxie.  L'hérésiarque 
n'a  donc  rien  à  espérer  de  nos  jours,  ni  des  orthodoxes 
sévères,  qui  l'anathématiseront,  ni  des  libres  penseurs,  qui 
souriront  à  la  tentative  de  réformer  l'irréformable. 

11  y  a  une  ligne  très  délicate  au  delà  de  laquelle  l'école 
philosophique  devient  secte  :  malheur  à  qui  la  franchit  ! 
A  l'instant,  la  langue  s'altère,  on  ne  parle  plus  pour  tout 
le  monde,  on  affecte  les  formes  mystiques,  une  part  de 
superstition  et  de  crédulité  apparaît  tout  d'un  coup,  on  ne 
sait  d'où,  dans  les  doctrines  qui  semblaient  les  plus 
rationnelles,  la  rêverie  se  mêle  k  la  science  dans  un 
indiscernable  tissu.  L'école  d'Alexandrie  offre  le  plus 
curieux  exemple  de  cette  transformation.  Le  saint-simo- 
nisme  l'a  renouvelé  de  nos  jours.  Je  suis  persuadé  que  si 
«cette  école  célèbre  fût  restée  dans  la  ligne  de  Saint-Simon, 
qui,  bien  que  superficiel  par  défaut  d'éducation  première, 
avait  réellement  l'esprit  scientifique,  et  sous  la  direction 
de  Bazard,  qui  était  bien  certainement  un  philosophe 
dans  la  plus  belle  acception  du  mot,  elle  fût  devenue  la 
philosophie  originale  de  la  France  au  xix^  siècle.  Mais  du 
moment  où  des  esprits  moins  sérieux  y  prennent  le  dessus, 
les  scories  de  la  superstition  apparaissent,  l'école  tourne 
à  la  religion,  n'excite  plus  que  le  rire  et  va  mourir  à 
Ménilmontant,  au  milieu  des  extravagances  qui  ferment 
l'histoire  de  toutes  les  sectes.  Immense  leçon  pour 
l'avenir  ! 

La  science  large  et  libre,  sans  autre  chaîne  que  celle  de 
la  raison,  sans  symbole  clos,  sans  temples,  sans  prêtres, 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  105 

vivant  bien  à  son  aise  dans  ce  qu'on  appelle  le  monde 
profane,  voilà  la  forme  des  croyances  qui  seules  désormais 
entraîneront  l'humanité.  Les  temples  de  cette  doctrine 
ce  sont  les  écoles,  non  pas  comme  aujourd'hui  enfantines, 
étriquées,  scolastiques,  mais  comme  dans  l'antiquité  de  lieux 
de  loisir  (scholœ)  où  les  hommes  se  réunissent  pour  prendre 
ensemble  l'aliment  suprasensible.  Les  prêtres  ce  sont  les 
philosophes,  les  savants,  les  artistes,  les  poètes,  c'est-à-dire 
les  hommes  qui  ont  pris  l'idéal  pour  la  part  de  leur  héri- 
tage et  ont  renoncé  à  la  portion  terrestre  (45).  Ainsi  revien- 
dra le  sacerdoce  poétique  des  premiers  civilisateurs.  D'ex- 
<'ellents  esprits  regrettent  souvent  que  la  philosophie  n'ait 
pas  ses  églises  et  ses  chaires.  Rien  de  mieux,  pourvu 
qu'il  soit  bien  entendu  qu'on  n'y  enseignera  pas  autre 
chose  qu'à  la  Sorbonne  ou  au  Collège  de  France,  que  ce 
seront  en  un  mot  des  écoles  dépouillées  de  leur  vernis 
pédagogique.  L'école  est  la  vraie  concurrence  du  temple. 
Si  vous  élevez  autel  contre  autel,  on  vous  dira  :  «  Nous 
aimons  mieux  les  anciens;  ce  n'est  pas  que  nous  y  croyions 
davantage,  mais  enfin  nos  pères  ont  ainsi  adoré.  »  On  nous 
chargerait  de  l'éducation  religieuse  du  peuple,  que  nous 
devrions  commencer  par  son  éducation  dite  profane,  lui 
apprendre  l'histoire,  les  sciences,  les  langues.  Car  la  vraie 
religion  n'est  que  la  splendeur  de  la  culture  intellectuelle, 
et  elle  ne  sera  accessible  à  tous  que  quand  l'éducation 
sera  accessible  à  tous.  C'est  notre  gloire  à  nous  d'en 
appeler  toujours  à  la  lumière  ;  c'est  notre  gloire  qu'on  ne 
puisse  nous  comprendre  sans  une  haute  culture,  et  que 
notre  force  soit  en  raison  directe  de  la  civilisation.  Le 
xvni*'  siècle  demeure  ici  notre  éternel  modèle,  le  xvni®  siècle 
qui  a  changé  le  monde  et  inspiré  d'énergiques  convie 
lions,  sans  se    faire  secte  ou  religion,    en   restant   bien 


106  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

purement  science  et  philosophie.  La  réforme  rehgieuse 
et  sociale  viendra,  puisque  tous  l'appellent  ;  mais  elle 
ne  viendra  d'aucune  secte;  elle  viendra  de  la  grande 
science  commune,  s'exerçant  dans  le  libre  milieu  de 
l'esprit  humain. 

La  question  de  l'avenir  des  religions  doit  donc  être 
résolue  diversement,  suivant  le  sens  qu'on  attache  à  ce 
mot.  Si  on  entend  par  religion  un  ensemble  de  doctrines 
léguées  traditionnellement,  revêtant  une  forme  mythique, 
exclusive  et  sectaire,  il  faut  dire,  sans  hésiter,  que  les 
religions  auront  signalé  un  âge  de  l'humanité,  mais  qu'elles 
ne  tiennent  pas  au  fond  même  de  la  nature  humaine  (46) 
tfqu'elles  disparaîtront  un  jour.  Si  au  contraire  on  entend 
par  ce  mot  une  croyance  accompagnée  d'enthousiasme, 
couronnant  la  conviction  par  le  dévouement  et  la  foi 
par  le  sacrifice,  il  est  indubitable  que  l'humanité  sera 
éternellement  religieuse.  Mais  ce  qui  ne  l'est  pas  moins, 
c'est  qu'une  doctrine  n'a  désormais  quelque  chance  de 
faire  fortune  qu'en  se  rattachant  bien  largement  à  l'hu- 
manité, en  éliminant  toute  forme  particulière,  en  s'adres- 
sant  à  tout  le  monde,  sans  distinction  d'adeptes  et  de  pro- 
fanes. C'est  pour  moi  une  véritable  souffrance  de  voir  des 
esprits  distingués  déserter  le  grand  auditoire  de  l'huma- 
nité, pour  jouer  le  rôle  facile  et  flatteur  pour  l'amour- 
proprc  de  grands  prêtres  et  de  prophètes,  dans  des  céna- 
cles, qui  ne  sont  encore  que  des  clubs.  Quelle  différence  du 
philosophe  qui  s'est  appelé  autrefois  Pierre  Leroux,  au 
patriarche  d'une  petite  église,  entouré  d'affiliés  dont  on 
se  demande  parfois  avec  hésitation  :  Sont-ils  assez  béotiens 
pour  être  des  croyants?  Au  nom  du  ciel,  si  vous  pos- 
sédez le  vrai,  adressez-vous  donc  à  l'humanité  tout 
entière.  L'homme  des  sociétés  secrètes  est  toujours  étroit, 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  107 

soupçonneux,  partiel.  L'habitude  de  ce  petit  monde  dés- 
habitue du  grand  air  ;  on  en  vient  à  se  défier  de  la  nature 
humaine  et  à  fonder  l'espérance  du  succès  sur  des  moyens 
factices,  sur  d'obscures  manœuvres.  Les  belles  choses  se 
font  en  plein  jour.  Je  n'insulte  pas  ceux  que  la  néces- 
sité des  temps  force  à  se  renfermer  dans  des  cénacles; 
souvent,  il  faut  le  dire,  ce  n'est  pas  leur  faute .  Quand  la 
majorité  du  public  est  égoïste  et  immorale,  il  faut  par- 
donner à  ceux  qui  s.e  forment  en  comité  secret,  quelque 
préjudice  qu'une  telle  vie  doive  porter  à  leur  dévelop- 
pement intellectuel.  Qui  peut  blâmer  les  premiers  chré- 
tiens de  s'être  fait  un  monde  à  part  dans  la  société  cor- 
rompue de  leur  temps  ?  Mais  une  telle  nécessité  est  tou- 
jours un  malheur.  Si  mes  études  historiques  ont  eu  pour 
moi  un  résultat,  c'est  de  me  faire  comprendre  l'apôtre, 
le  prophète,  le  fondateur  en  religion;  je  me  rends  très 
bien  compte  de  la  sublimité  et  des  égarements  insépara- 
bles d'une  telle  position  intellectuelle.  Il  me  semble  que 
parfois  j'ai  réussi  à  reproduire  en  moi  par  la  réflexion  les 
faits  psychologiques  qui  durent  se  passer  naïvement  dans 
ces  grandes  âmes.  Eh  bien!  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  le 
temps  de  ces  sortes  de  rôles  est  passé.  L'universel,  c'est- 
à-dire  l'humain,  tel  doit  être  désormais  le  critérium 
extérieur  d'une  doctrine  qui  s'offre  à  la  foi  du  genre  humain. 
Tout  ce  qui  est  secte  doit  être  placé  sur  le  même  rang 
que  ces  chétives  littératures  qui  ont  besoin,  pour  vivre, 
de  l'atmosphère  du  salon  où  elles  sont  écloses.  Il  faut 
se  défier  des  gens  qui  ne  peuvent  être  compris  que  d'un 
comité.  Le  bon  sens  a  fait  justice  de  cette  singulière 
école  esthétique  de  li'ronie,  mise  en  vogue  par  Schlegel, 
où  l'artiste,  se  drapant  fièrement  dans  sa  virtuosité  et  sa 
génialité,    faisait  exprès  de  ne  présenter  que  des  choses 


108  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

fades  et  insignifiantes,  puis  haussait  les  épaules  sur  le 
sens  obtus  du  public,  qui  ne  pouvait  goûter  ces  platitudes. 
A  cet  excès  doit  aboutir  tout  ce  qui  est  monopole  dans 
le  monde  de  la  pensée,  tout  ce  qui  exige  pour  être  com- 
pris une  sorte  de  révélation  particulière,  un  sens  à  part 
que  n'a  pas  l'humanité. 

La  science  est  donc  une  religion  ;  la  science  seule  fera 
désormais  les  symboles  ;  la  science  seule  peut  résoudre  à 
l'homme  les  ét^irnels  problèmes  dont  sa  nature  exige  im- 
périeusement la  solution. 


VI 


Pourquoi  donc  la  science,  dont  les  destinées  tiennent 
de  si  près  à  celles  de  l'esprit  humain,  est-elle  en  général 
si  mal  comprise  ?  Pourquoi  ne  semble-t-elle  qu'un  passe- 
temps  ou  un  hors-d'œuvre?  Pourquoi  l'érudit  est-il  en 
France,  je  ne  dis  pas  l'objet  de  la  raillerie  des  esprits 
légers,  —  ce  serait  pour  lui  un  titre  d'honneur,  —  mais  un 
meuble  inutile  aux  yeux  de  bien  des  esprits  délicats, 
quelque  chose  d'analogue  à  ces  vieux  abbés  lettrés,  qui 
faisaient  partie  de  1  ameublement  d'un  château  au  même 
titre  que  la  bibliothèque.  La  littérature  en  effet  est  bien 
mieux  comprise:  11  n'est  personne  qui,  à  un  point  de  vue 
plus  ou  moins  élevé,  n'avoue  qu'il  est  nécessaire  qu'il  y 
ait  des  gens  pour  faire  des  pièces  de  théâtre,  des  romans 
et  des  feuilletons.  Bien  peu  de  personnes,  il  est  vrai,  con- 
çoivent le  côté  sérieux  de  la  littérature  et  de  la  poésie;  le 
littérateur  n'est,   aux  yeux  de  la  plupart,  qu'un  homme 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  10^ 

chargé  de  les  amuser,  et  le  savant  n'ayant  pas  ce  pri- 
vilège, est  par  là  même  déclaré  inutile  et  ennuyeux.  On  se 
figure  volontiers  que  c'est  parce  qu'il  ne  peut  produire, 
qu'il  recherche,  édite  et  commente  les  œuvres  des  autres. 
Il  est  d'ailleurs  si  facile  de  tourner  en  ridicule  ses  patientes 
investigations.  Il  faudrait  avoir  l'imagination  bien  malheu- 
reuse pour  ne  pas  trouver  quelque  fade  plaisanterie  contre 
un  homme  qui  passe  sa  vie  à  déchiffrer  de  vieux  mar- 
bres, à  deviner  des  alphabets  inconnus,  à  interpréter  et 
commenter  des  textes  qui,  aux  yeux  de  l'ignorance,  ne  sont 
que  ridicules  et  absurdes.  Ces  plaisanteries  ont  ce  faux 
air  de  bon  sens  si  puissant  en  France,  et  qui  y  règle  trop- 
souvent  l'opinion  publique.  Un  journaliste,  un  industriel 
sont  des  hommes  sérieux.  Mais  le  savant  ne  vaut  quelque 
chose  s'il  n'est  professeur.  La  science  ne  doit  pas  sortir 
du  collège  ou  de  l'école  spéciale  ;  le  public  n'a  rien  à  faire 
avec  elle.  Que  le  professeur  s'en  occupe,  à  la  bonne  heure, 
c'est  son  métier.  Mais  tout  autre  qui  y  consacre  sa  vie  se 
mêle  de  ce  qui  ne  le  regarde  pas,  à  peu  près  comme  un 
homme  qui  apprendrait  les  procédés  d'un  métier,  sans 
vouloir  jamais  l'exercer.  De  là  le  discrédit  où  est  tombée 
toute  branche  d'études  qui  ne  sert  pas  directement  à  Fins  - 
truction  classique  et  pédagogique,  dont  on  accepte  de 
confiance  la  nécessité,  sans  trop  en  savoir  la  raison.  Les 
meilleurs  juges  reconnaissent  que  de  toutes  les  branches 
des  études  philologiques,  TOrient,  l'Inde  surlout,  peuvent 
offrir  pour  l'histoire  de  l'esprit  humain  les  plus  précieux 
ses  données.  Pourquoi  donc  cette  Californie  est-elle  si  peu 
exploitée  ?  Hélas  !  disons  le  mot  dans  sa  dureté  prosaïque, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  débouché. 

D'où  peut  venir  cette  ignoble  méprise?  Reconnaissons 
d'abord  que  l'enthousiasme  de  la  science  est  beaucoup 


110  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

plus  rare  et  plus  difficile  dans  un  siècle  comme  le  nôtre, 
où  toutes  les  branches  de  la  connaissance  humaine  ont  fait 
d'incontestables  progrès,  qu'à  une  époque  où  toutes  les 
sciences  étaient  en  voie  de  création.  La  conquête  et  la 
découverte  supposent  un  éveil  et  amènent  une  exertion  de 
force  que  ne  peuvent  connaître  ceux  qui  n'ont  qu'à  mar- 
cher dans  une  voie  déjà  tracée.  Quel  est  le  philologue  de 
nos  jours  qui  apporte  dans  ses  recherches  l'ivresse  des 
premiers  humanistes,  Pétrarque,  Boccace,  le  Pogge,  Am- 
broise  Traversari,  ces  hommes  si  puissamment  possédés 
par  l'ardeur  de  savoir,  portant  jusqu'à  la  mysticité  la  plus 
exaltée  le  culte  des  études  nouvelles  dont  ils  enrichis- 
saient l'esprit  humain,  souffrant  les  persécutions  et  la 
faim  pour  la  poursuite  de  leur  objet  idéal?  Quel  est 
l'orienlahste  qui  délire  sur  son  objet  comme  Guillaume 
Postel?  Quel  est  l'astronome  capable  des  extases  de  Kepler, 
le  physicien  capable  des  transports  prophétiques  des  deux 
Bacon?  C'était  alors  l'âge  héroïque  de  la  science,  quand 
tel  philologue  comptait  parmi  ses  Anecdota  Homère,  tel 
autre  Tite-Live,  tel  autre  Platon.  Il  est  commode  de  jeter 
sur  ces  nobles  foUes  le  mot  si  équivoque  de  pédantisme  ; 
il  est  plus  facile  encore  de  montrer  que  ces  amants  pas- 
sionnés de  la  science  n'avaient  ni  le  bon  goût  ni  la  sévère 
méthode  de  notre  siècle.  Mais  ne  pourrions-nous  pas  aussi 
leur  envier  leur  puissant  amour  et  leur  désintéressement  ? 
Il  n'entre  pas  dans  mon  plan  de  rechercher  jusqu'à 
quel  point  le  système  d'instruction  publique  adopté  en 
France  est  responsable  du  dépérissement  de  l'esprit  scien- 
tifique. Il  semble  pourtant  que  le  peu  d'importance  que 
l'on  attache  parmi  nous  à  l'enseignement  supérieur,  le 
manque  total  de  quelque  institution  qui  corresponde  à  ce 
que  sont  les  universités  allemandes  en  soit  une  des  princi- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  111 

pales  causes  (47).  Ce  n'est  pas  moi  qui  calomnierai  l'ensei- 
gnement des  facultés:  l'Allemagne  n'a  rien  à  comparer  à  la 
Sorbonne  ni  au  Collège  de  France.  Je  ne  sais  s'il  existe  ail- 
leurs qu'à  Paris  un  établissement  où  des  savants  et  des 
penseurs  viennent  à  peu  près  sans  programme  entretenir 
régulièrement  un  public  attiré  uniquement  par  le  charme 
ou  l'importance  de  leurs  leçons.  Ce  sont  là  deux  admi- 
rables institutions,  éminemment  françaises;  mais  ce  ne 
sont  pas  les  universités  allemandes.  Elles  les  surpassent^ 
mais  ne  les  remplacent  pas.  A  part  quelques  cours  d'un 
caractère  tout  spécial,  le  manque  d'un  auditoire  constant 
et  obligé  ne  permet  pas  une  exposition  d'un  caractère  bien 
scientifique.  En  face  d'un  public  dont  la  plus  grande  partie 
veut  être  intéressée,  il  faut  des  aperçus,  des  vues  ingé- 
nieuses, bien  plus  qu'une  discussion  savante.  Ces  aperçus 
sont,  je  le  reconnais,  le  but  principal  qu'il  faut  se  pro- 
poser dans  la  recherche  ;  mais  quelle,  que  soit  l'excellence 
avec  laquelle  ils  sont  proposés,  n'est-il  pas  vrai  que  les 
cours  qui  attirent  à  juste  titre  un  grand  nombre  d'audi- 
teurs et  qui  exercent  la  plus  puissante  influence  sur  la 
culture  des  esprits,  ne  contribuent  qu'assez  peu  à  répandre 
l'esprit  scientifique?  Une  foule  de  théories  ne  peuvent  ainsi 
trouver  place  que  dans  l'enseignement  des  lycées,  où  la 
science  ne  saurait  avoir  sa  dignité  (48).  Comment  l'opinion 
publique  serait-elle  favorable  à  la  science,  quand  la  plu- 
part ne  la  connaissent  que  par  de  vieux  souvenirs  do  col- 
lège, qu'on  se  hâte  de  laisser  tomber  et  qui  ne  pourraient 
d'ailleurs  la  faire  concevoir  sous  son  véritable  jour  ?  Les 
livres  sérieux  et  les  études  paraissent  ainsi  n'avoir  de  sens 
qu'en  vue  de  l'éducation,  tandis  que  l'éducation  ne 
devrait  être  qu'une  des  moindres  applications  de  la 
science.  Ce  ridicule  prt'jugé  est  une  des   plus  sensibles 


112        ,  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

peines    que   rencontre    celui   qui  consacre    sa  vie  à  Isfe 

science  pure. 

Ainsi,  par  un  étrange  renversement,  la  science  n'est  chez 
nous  que  pour  l'école,  tandis  que  l'école  ne  devrait  être 
que  pour  la  science.  Sans  doute,  si  l'école  était  dans  les 
temps  modernes  ce  qu'elle  était  dans  l'antiquité,  une  réunion 
d'hommes  poussés  par  le  seul  désir  de  connaître  et  réunis- 
par  une  méthode  commune  de  philosopher,  on  permettrait 
à  la  science  de  s'y  renfermer.  Mais  l'école  ayant  en  géné- 
ral chez  nous  un  but  pédagogique  ou  pratique,  réduire  la 
science  à  ces  étroites  proportions,  supposer  par  exemple 
que  la  philologie  ne  vaut  quelque  chose  que  parce  qu'elle 
sert  à  l'enseignement  classique,  c'est  la  plus  grande  humi- 
liation  qui  se  puisse  concevoir  et  le  plus  absurde  contre- 
bon  sens.  Le  département  de  la  science  et  des  recherches 
sérieuses  devient  ainsi  celui  de  l'instruction  publique,, 
comme  si  ces  choses  n'avaient  de  valeur  qu'en  tant 
qu'elles  servent  à  l'enseignement.  De  là  l'idée  que,  l'édu- 
cation finie,  on  n'a  point  à  s'en  occuper  et  qu'elles  ne 
peuvent  regarder  que  les  professeurs.  En  effet,  il  serait, 
je  crois,  difficile  de  trouver  chez  nous  un  philologue  qui 
n'appartienne  de  quelque  manière  à  l'enseignement,  et  un 
livre  philologique  qui  ne  se  rapporte  à  l'usage  des  classes 
ou  à  tout  autre  but  universitaire.  Étrange  cercle  vicieux  ; 
car  si  ces  choses  ne  sont  bonnes  qu'à  être  professées,  si 
ceux-là  seuls  les  étudient  qui  doivent  les  enseigner,  à 
quoi  bon  les  enseigner? 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  cherchions  à  rabaisser  ces 
nobles  et  utiles  fonctions  qui  préparent  des  esprits  sérieux 
à  toutes  les  carrières  ;  mais  il  convient,  ce  semble,  de  dis- 
tinguer profondément  la  science  de  l'instruction,  et  de 
donner  à  la  première,  en  dehors  de  la  seconde,  un   but 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  113 

religieux  et  philosophique.  Le  savant  et  le  professeur  dif- 
fèrent autant  que.  le  fabricant  et  le  débitant.  La  confu- 
sion qu'on  en  a  faite  a  contribué  à  jeter  une  sorte  de 
défaveur  sur  les  branches  les  plus  importantes  de  ]a 
science,  sur  celles-là  même  qui,  à  cause  de  leur  impor- 
/tance,  ont  mérité  d'être  choisies  pour  servir  de  bases  aux 
études  classiques.  La  mode  n'est  pas  aussi  sévère  contre 
■des  études  d'une  moindre  portée,  mais  qui  n'ont  pas  l'in- 
convénient de  rappeler  autant  le  collège. 

Il  faudrait  donc  s'habituer  à  considérer  l'application  que 
l'on  fait  de  certaines  parties  de  la  science,  et  en  parti- 
culier de  la  philologie,  aux  études  classiques  comme  quel- 
que chose  d'accessoire  et  d'assez  secondaire  au  point  de 
vue  de  la  science.  Ce  n'est  que  par  rapport  à  la  philoso- 
phie positive  qui  tout  a  son  prix  et  sa  valeur.  La  légèreté 
d'esprit,  que  ne  comprend  pas  la  science,  le  pédantisme, 
^\ii  la  comprend  mal  et  la  rabaisse,  viennent  également 
de  l'absence  d'esprit  philosophique.  Il  faut  s'accoutumer 
à  chercher  le  prix  du  savoir  en  lui-même,  et  non  dans 
l'usage  qu'on  en  peut  faire  pour  l'instruction  de  l'enfance 
ou  de  la  jeunesse. 

Sans  doute,  par  la  force  des  choses,  les  hommes  les  plus 
éminents  dans  chaque  branche  de  la  science  seront  appelés 
à  les  professer,  et  réciproquement  les  professeurs  auront 
toujours  un  don  à  part.  Il  est  même  à  remarquer  que 
les  noms  les  plus  illustres  de  la  science  moderne  sont  tous 
ceux  de  professeurs;  on  chercherait  en  vain  parmi  les  libres 
amateurs  des  Heyne,  des  Bopp  des  Sacy,  des  Burnouf.  Ce 
-n'est  pas  toutefois  sans  un  grave  danger  que  la  science 
deviendrait  trop  exclusivement  une  affaire  d'écoles.  Elle  y 
prendrait  des  habitudes  de  pédantisme,  qui,  en  lui  donnant 
une  couleur  particulière,  la  tireraient  du  grand  milieu  de 


114  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Fhumaniié.  Plus  que  personne,  nous  pensons  que  la  science 
ne  peut  exister  sans  ce  qu'on  appelle  le  technique  ;  moins 
que  personne  nous  avons  de  sympathie  pour  cette  science 
de  salon  énervée  dans  sa  forme,  visant  à  être  intéressante, 
science  de  revues  demi-scientifiques,  demi-mondaines.  La 
vraie  science  est  celle  qui  n'appartient  ni  à  l'école,  ni  au 
salon,  mais  qui  correspond  directement  à  un  besoin  de 
l'homme  ;  celle  qui  ne  porte  aucune  trace  d'institution  ou 
de  coutume  factice;  celle  en  un  mot  qui  rappelle  de  plus 
près  les  écoles  de  la  Grèce  antique,  qui  en  ceci  comme 
en  tout  nous  a  offert  le  modèle  pur  du  vrai  et  du  sin- 
cère. Voyez  Aristote  ;  certes  l'appareil  scientifique  occupe 
chez  lui  une  plus  grande  place  que  chez  aucun  savant 
moderne,  Kant  peut-être  excepté.  Il  est  clair  que  l'esprit 
humain,  enchanté  de  la  découverte  de  ces  casiers  régu- 
liers de  la  pensée  que  révèle  la  dialectique,  y  attacha 
d'abord  trop  d'importance,  et  crut  naïvement  que  toute 
pensée  pouvait  avec  avantage  se  mouler  dans  ces  formes. 
Et  pourtant  Aristote,  si  éminemment  technique,  est-il  préci- 
sément scolastique^  Non.  Comparez  sa  Rhétorique  aux  rhé- 
toriques modernes  qui  n'en  sont  pourtant  au  fond  que  la 
reproduction  affaiblie,  vous  aurez,  d'une  part,  un  ouvrage: 
original,  quoique  d'une  forme  bizarre,  une  analyse  vraie,, 
quoique  un  peu  vaine,  d'une  des  faces  de  l'esprit  humain; 
de  l'autre  des  hvres  profondément  insignifiants,  et  par- 
faitement inutiles  en  dehors  du  collège.  Comparez  les 
Analytiques  aux  Logiques  scol  as  tiques  de  la  vieille  école, 
vous  retrouverez  le  même  contraste. 

En  défendant  à  la  science  les  airs  d'école,  nous  ne  faisons 
donc  point  une  concession  à  l'esprit  superficiel,  qu'il  ne^ 
faut  jamais  ménager.  Nous  la  rappelons  à  sa  grande  et 
belle  forme,  que  l'esprit  français  sait  du  reste  si  bien  com- 


L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE.  1J5 

prendre.  Il  y  a  pour  la  science,  comme  pour  la  litléra- 
ture,  un  bon  goût,  que  nos  compatriotes  ont  su  parfois 
saisir  avec  une  délicatesse  supérieure.  La  science  allemande 
n'est  pas  obligée  sous  ce  rapport  à  aulant  de  précautions. 
Elle  peut  se  permettre  des  airs  d'école  et  s'entourer  d'un 
parfum  de  scolasticité,  qui  chez  nous  passeraient  pour 
scandaleux.  Faut-il  l'en  féliciter?  Les  esprits  sérieux  excu- 
sent volontiers  le  pédantisme.  Ils  savent  que  cette  forme 
du  travail  intellectuel  est  souvent  nécessaire,  toujours 
excusable.  Personne  ne  s'en  offense  chez  les  humanistes 
de  la  restauration  carlovingienne,  ni  chez  ceux  de  la  Re- 
naissance :  il  faut  que  l'esprit  humain  s'amuse  d'abord 
quelque  temps  de  ses  découvertes  et  des  résultats  nouveaux 
qu'il  introduit  dans  la  science,  qu'il  s'en  fasse  un  plaisir, 
quelquefois  même  un  jouet,  avant  d'en  faire  un  objet  de 
méditation  philosophique.  Le  même  ton  devra  se  retrouver 
et  pareillement  s'excuser  chez  l'érudit  exclusif  et  absorbé, 
qui  creuse  sa  mine  avec  passion,  surtout  si  un  puissant 
esprit  ne  vient  pas  animer  ses  patientes  recherches,  et  si 
la  simplicité  de  sa  vie  extérieure  le  réduit  à  n'être  jamais 
qu'érudit.  La  haute  philosophie,  le  commerce  de  la  société 
ou  la  pratique  des  affaires  peuvent  seuls  préserver  la 
science  du  pédantisme.  Mais  longtemps  encore  il  faudra 
pardonner  aux  savants  de  n'être  ni  philosophes,  ni  hommes 
du  monde,  ni  hommes  d'État,  même  quand  ils  s'intitulent, 
comme  en  Allemagne,  conseillers  de  cour. 

Notre  susceptibilité  à  cet  égard  est  peut-être  une  des 
causes  pour  lesquelles  la  philologie,  bien  que  représentée 
en  France  par  tant  de  noms  illustres,  est  toujours  retenue 
par  je  ne  sais  quelle  pudeur,  et  n'ose  s'avouer  franchement 
elle-même.  Nous  sommes  si  timides  contre  le  ridicule, 
que  tout  ce  qui  peut  y  prêter  nous  devient  suspect;  or 


116  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

les  meilleures  choses,  en  changeant  légèrement  de  nom  et 
de  nuance,  peuvent  être  prises  par  ce  côté.  Le  nom  de 
pédantisme,  qui,  si  on  ne  le  définit  nettement,  peut  être 
si  mal  appliqué,  et  qui  pour  les  esprits  légers  est  à  peu 
près  synonyme  de  toute  recherche  sérieuse  et  savante,  est 
ainsi  devenu  un  épouvantait  pour  les  esprits  fins  et  délicats, 
qui  ont  souvent  mieux  aimé  rester  superficiels  que  de 
donner  prise  à  cette  attaque,  la  plus  sensible  pour  nous . 
Ce  scrupule  a  été  poussé  si  loin,  qu'on  a  vu  des  critiques 
de  l'esprit  le  plus  distingué  rendre  à  dessein  leur  expres- 
sion incomplète,  plutôt  que  d'employer  le  mot  de  l'école, 
alors  qu'il  était  le  mot  propre.  Le  jargon  scolastique, 
quand  il  ne  cache  aucune  pensée,  ou  qu'il  ne  fait  que 
servir  de  parade  à  d'étroits  esprits,  est  fade  et  ridicule. 
Mais  vouloir  bannir  le  style  exact  et  technique,  qui  seul 
peut  exprimer  certaines  nuances  délicates  ou  profondes  de 
la  pensée,  c'est  tomber  dans  un  purisme  aussi  peu  raison- 
nable. Kant  et  Hegel,  ou  même  des  esprits  aussi  dégagés  de 
l'école  que  Herder,  Schiller  et  Gœthe,  n'échapperaient 
point  à  ce  prix  à  notre  terrible  accusation  de  pédantisme. 
Félicitons  nos  voisins  de  n'avoir  point  ces  entraves,  qui 
pourtant,  il  faut  le  dire,  leur  seraient  moins  nuisibles  qu'à 
nous.  Chez  eux,  l'école  et  la  science  se  touchent;  chez 
nous,  tout  enseignement  supérieur  qui,  par  sa  manière, 
sent  encore  le  collège,  est  déclaré  de  mauvais  ton  et  insup- 
portable; on  croit  faire  preuve  de  finesse  en  se  mettant  au 
dessus  de  tout  ce  qui  rappelle  l'enseignement  des  classes. 
Chacun  se  passe  cette  petite  vanité,  et  croit  prouver  par 
là  qu'il  a  bien  dépassé  son  époque  de  pédagogie.  Croira- 
t-on  que,  dans  des  cérémonies  analogues  à  nos  distribu- 
tions de  prix,  où  les  frais  d'éloquence  sont  chez  nous  de 
rigueur,  les  Allemands  se  bornent  à  des  lectures  de  dis- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIEiNGE.  117 

sertations  gTammalicales  du  genre  le  plus  sévère  et  toutes 
hérissées  de  mots  grecs  et  latins  (49)?  Comprendrions  nous 
des  séances  solennelles  et  publiques  occupées  par  les  lec- 
tures suivantes  :  Sur  la  nature  de  la  conjonction.  —  Sur 
la  période  allemande.  —  Sur  les  mathématiciens  grecs.  — 
Sur  la  topographie  de  la  bataille  de  Marathon.  —  Sur  la 
plaine  de  Crissa.  —  Sur  les  centuries  de  Servius  Tullius. 
—  Sur  les  vignes  de  VAttique.  —  Classification  des  pré- 
positions. —  Éclaircissement  sur  les  mots  difficiles 
d'Homère.  —  Commentaire  sur  le  portrait  de  Thersite  dans 
Homère,  etc.  (50)  ?  Cela  suppose  chez  nos  voisins  un  goût 
merveilleux  pour  les  choses  sérieuses,  et  peut  être  aussi 
quelque  courage  à  s'ennuyer  bravement,  quand  cela  est  de 
règle.  Madame  de  Staël  dit  que  les  Viennois  de  son  temps 
s'amusaient  méthodiquement  et  pour  l'acquit  de  leur 
conscience.  Peut-être  le  public  de  l'Allemagne  est-il  aussi 
plus  patient  que  le  nôtre,  quand  il  s'agit  de  s'ennuyer 
cérémonieusement  et  sur  convocation  officielle.  Bientôt 
ce  sera  chez  nous  un  acte  méritoire  d'assister  à  une 
séance  solennelle  de  l'Académie  des  Inscriptions,  et  cela 
sans  qu'il  y  ait  aucunement  de  la  faute  de  l'Académie. 
Notre  public  est  trop  difficile;  il  exige  de  l'intérêt  et 
même  de  l'amusement,  là  où  l'instruction  devrait  suffire; 
et  de  fait,  jusqu'à  ce  quon  ait  conçu  le  but  élevé  et  philo- 
sophique de  la  science,  tant  qu'on  n'y  verra  qu'une  cu- 
riosité comme  une  autre,  on  devra  la  trouver  ennuyeuse 
et  lui  faire  un  reproche  de  l'ennui  qu'elle  peut  causer. 
Jeu  pour  jeu,  pourquoi  prendre  le  moins  attrayant? 

Montaigne,  qui  à  tant  d'égards  est  le  type  éminent  de 
l'esprit  français,  le  représente  surtout  par  son  horreur 
pour  tout  ce  qui  rappelle  le  pédanlismc.  C'est  plaisir 
de  le  voir  faire  le  brave  et  le  dégagé,  l'homme  du  monde 


118  L  AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

qui  n'entend  rien  aux  sciences  et  sait  tout  sans  avoir  jamais 
rien  appris.  «  Ce  ne  sont  ici,  dit-il,  que  resveries  d'homme 
qui  n'a  gousté  des  sciences  que  la  crousle  première  en 
son  enfance,  et  n'en  a  retenu  qu'un  général  et  informe 
visage  :  un  peu  de  chaque  chose,  et  rien  du  tout,  à  la 
Françoise.  Car,  en  somme,  je  sçay  qu'il  y  a  une  médecine, 
une  jurisprudence,  quatre  parties  en  la  mathématique,  et 
grossièrement  ce  à  quoy  elles  visent.  Et  à  l'adventure  en- 
core sçay-je  la  prétention  des  sciences  en  général,  au  ser- 
vice de  nostre  vie  :  mais  d'y  enfoncer  plus  avant,  de  m'estre 
rongé  les  ongles  à  l'estude  d'Aristote,  monarque  de  la 
doctrine  moderne,  ou  opiniastrô  après  quelque  science,  je 
ne  l'ay  jamais  faict  :  ny  n'est  art  de  quoy  je  puisse 
peindre  seulement  les  premiers  linéaments.  Et  n'est  enfant 
des  classes  moyennes,  qui  ne  se  puisse  dire  plus  savant  que 
moy  :  qui  n'ay  seulement  pas  de  quoy  l'examiner  sur  sa 
première  leçon.  Et  s'y  l'on  m'y  force,  je  suis  contraint, 
assez  ineptement,  d'en  tirer  quelque  matière  de  propos  uni- 
versels, sur  quoy  j'examine  son  jugement  naturel  :  leçon 
qui  leur  est  autant  incognue,  comme  à  moi  la  leur.  » 

Il  a  bien  soin  pourtant  de  montrer  qu'il  s'y  entend 
aussi  bien  qu'un  autre,  et  de  relever  les  traits  d'érudition 
qui  peuvent  faire  honneur  à  son  savoir;  pourvu  qu'il 
soit  bien  entendu  qu'il  n'en  fait  aucun  cas,  et  qu'il  est  au- 
dossus  de  ces  pédanteries.  Il  se  vante  de  n'avoir  aucune 
rétention  et  d'être  excellent  en  oubliance  (je  n'ajj  point  de 
gardoire);  car  c'est  par  là  que  brillent  les  érudits.  Enfin, 
c'est  toute  une  petite  manière  de  faire  ti  des  qualités  du 
savant,  pour  se  relever  par  celles  de  l'homme  de  sens 
et  de  l'homme  d'esprit,  qui  caractérise  supérieurement 
Tesprit  français,  et  que  madame  de  Staël  a  si  finement 
appelé  le  pédantisme  de  la  lémreté  fôl). 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  119 


VII 


De  même  qu'au  sein  des  religions,  une  foule  d'hommes 
manient  les  choses  sacrées  sans  en  avoir  le  sens  élevé,  et 
sans  y  voir  autre  chose  qu'une  manipulation  vulgaire; 
de  même,  dans  le  champ  de  la  science,  des  travailleurs, 
fort  estimables  d'ailleurs,  sont  souvent  complètement  dé- 
pourvus du  sentiment  de  leur  œuvre  et  de  sa  valeur 
idéale.  Hâtons-nous  de  le  dire  :  il  serait  injuste  d'exiger 
du  savant  la  conscience  toujours  immédiate  du  but  de  son 
travail,  et  il  y  aurait  mauvais  goût  à  vouloir  qu'il  en  parlât 
expressément  h  tout  propos  ;  ce  serait  l'obliger  à  mettre  en 
tête  de  tous  ses  ouvrages  des  prolégomènes  identiques. 
Prenez  les  plus  beaux  travaux  de  la  science,  parcourez 
l'œuvre  des  Letronne,  desBurnouf,  des  Lassen,  des  Grimm, 
et  en  général  de  tous  les  princes  de  la  critique  moderne; 
peut-être  y  chercherez-vous  en  vain  une  page  directement 
ei  abstraitement  philosophique.  C'est  une  intime  péné- 
tration de  l'esprit  philosophique,  qui  se  manifeste,  non 
par  une  tirade  isolée,  mais  par  la  méthode  et  l'esprit 
général.  Souvent  même  cette  prudente  abstention  est 
un  acte  de  vertu  scientifique,  et  ceux-là  sont  les  héros 
de  la  science  qui,  plus  capables  que  personne  de  se  livrer  à 
de  hautes  spéculations,  ont  la  force  de  se  borner  à  la 
sévère  constatation  des  faits,  en  s'intcrdisant  les  généralités 
anticipées.  Des  travaux  entrepris  sans  ce  grand  esprit 
peuvent  même  servir  puissamment  au  travail  de  l'esprit 
humain,  indépendamment  des  intentions  plus  ou  moins 


120  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

mesquines  de  leurs  auteurs.  Est-il  nécessaire  que  Fou- 
vrier  qui  extrait  les  blocs  de  la  carrière  ait  l'idée  du 
monument  futur  dans  lequel  ils  entreront?  Parmi  les- 
laborieux  travailleurs  qui  ont  construit  l'édifice  de  la 
science,  plusieurs  n'ont  vu  que  la  pierre  qu'ils  taillaient, 
ou  tout  au  plus  la  région  limitée  où  ils  la  plaçaient.  Sem- 
blables à  des  fourmis,  ils  apportent  chacun  leur  tribut 
individuel,  renversent  quelque  obstacle,  se  croisent  sans 
cesse,  en  apparence  dans  un  désordre  complet  et  ne  faisant 
que  se  gêner  les  uns  les  autres.  Et  pourtant  il  arrive  que^ 
par  les  travaux  réunis  de  tant  d'hommes,  sans  qu'aucun 
plan  ait  été  combiné  à  l'avance,  une  science  se  trouve 
organisée  dans  ses  belles  proportions.  Un  génie  invisible 
a  été  l'architecte  qui  présidait  à  l'ensemble,  et  faisait 
concourir  ces  efforts  isolés  à  une  parfaite  unité. 

En  étudiant  les  origines  de  chaque  science,  on  trouverait 
que  les  premiers  pas  ont  été  presque  toujours  faits  sans 
une  conscience  bien  distincte,  et  que  les  études  philolo- 
giques entre  autres  doivent  une  extrême  reconnaissance  à 
des  esprits  très  médiocres,  qui  les  premiers  en  ont  posé 
les  conditions  matérielles.  Ce  n'étaient  certes  pas  des  génies 
que  Hervas,  Paulin  de  Saint-Barthélemi,  Pigafetta.  qui 
peuvent  être  regardés  comme  les  fondateurs  de  la  lin- 
guistique. Quel  fait  immense  dans  l'histoire  de  l'esprit 
humain  que  l'initiation  du  monde  latin  à  la  connaissance 
de  la  littérature  grecque  !  Les  deux  hommes  qui  y  contri- 
buèrent le  plus,  Barlaam  et  Léonce  Pilati,  étaient,  au  dire 
de  Pétrarque  et  de  Boccace,  qui  les  pratiquèrent  de  si  près, 
deux  hommes  aussi  nuls  que  bourrus  et  fantasques- 
La  plupart  des  Grecs  émigrés  qui  ont  joué  un  rôle  si  im 
portant  dan?  le  développement  de  l'esprit  européen  étaieii 
des  hommes  plus  que  médiocres,  de  vrais  manœuvres,  qui 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  i2t 

tiraient  parti,  per  alcuni  denari,  de  la  connaissance  qu'ils 
possédaient  de  la  langue  grecque.  Pour  un  Bessarion,  on 
avait  cent  Philelphes.  Les  lexicographes  ne  sont  pas  en 
général  de  très  grands  philosophes,  et  pourtant  le  plus 
beau  livre  de  généralités  n'a  pas  eu  sur  la  haute  science 
une  aussi  grande  influence  que  le  dictionnaire  très  médio- 
crement philosophique  par  lequel  Wilson  a  rendu  possible 
en  Europe  les  études  sanskrites.  Il  est  des  œuvres  de 
patience,  auxquelles  s'astreindraient  difficilement  des 
hommes  travaillés  de  besoins  philosophiques  trop  exigeants. 
Des  esprits  vifs  et  élevés  auraient-ils  mené  à  fm  ces 
immenses  travaux  sortis  des  ateliers  scientifiques  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur?  Tout  travail  scientifique, 
conduit  suivant  une  saine  méthode,  conserve  une  in- 
contestable valeur,  quelle  que  soit  l'étendue  des  vues  de 
l'auteur.  Les  seuls  travaux  inutiles  sont  ceux  où  l'esprit 
superficiel  et  le  charlatanisme  prétendent  imiter  les 
allures  de  la  vraie  science,  et  ceux  où  l'auteur,  obéissant 
à  une  pensée  intéressée  ou  aux  rêves  préconçus  de  son 
imagination,  veut  à  tout  prix  retrouver  partout  ses 
chimères. 

Bien  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  que  l'ouvrier  ait  la 
connaissance  parfaite  de  l'œuvre  qu'il  exécute,  il  serait 
pourtant  bien  à  souhaiter  que  ceux  qui  se  livrent  aux  tra- 
vaux spéciaux  eussent  l'idée  de  l'ensemble  qui  seul 
donne  du  prix  à  leurs  recherches.  Si  tant  de  laborieux 
travailleurs,  auxquels  la  science  moderne  doit  ses  progrès, 
eussent  eu  l'intelligence  philosophique  de  ce  qu'ils  faisaient, 
s'ils  eussent  vu  dans  l'érudition  autre  chose  qu'une  satis- 
faction de  leur  vanité  ou  de  leur  curiosité,  que  de 
moments  précieux  ménagés,  que  d'excursions  stériles 
épargnées,  que  de  vies  consacrées  à,  des  travaux  insigni- 


122  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

fiants  l'eussent  été  à  des  recherches  plus  utiles.  Quand  on 
pense  que  le  travail  intellectuel  de  siècles  et  de  pays 
entiers,  de  l'Espagne,  par  exemple,  s'est  consumé  lui- 
même,  faute  d'un  objet  substantiel,  que  des  milUons  de 
volumes  sont  allés  s'enfouir  dans  la  poussière  sans  aucun 
résultat,  on  regrette  vivement  cette  immense  déperdition 
des  forces  humaines,  qui  a  lieu  par  l'absence  de  direc- 
tion et  faute  d'une  conscience  claire  du  but  à  atteindre. 
L'impression  profondément  triste  que  produit  l'entrée 
dans  une  bibliothèque  vient  en  grande  partie  de  la  pensée 
que  les  neuf  dixièmes  des  livres  qui  sont  là  entassés  ont 
porté  à  faux,  et,  soit  par  la  faute  de  l'auteur,  soit  par  celle 
des  circonstances,  n'ont  eu  et  n'auront  jamais  aucune 
action  directe  sur  la  marche  de  l'humanité. 

Il  me  semble  que  la  science  ne  retrouvera  sa  dignité 
qu'en  se  posant  définitivement  au  grand  et  large  point  de 
vue  de  sa  fin  véritable.  Autrefois  il  y  avait  place  pour  ce 
petit  rôle  assez  innocent  du  savant  de  la  Restauration  ; 
rôle  demi-courtisanesque,  manière  de  se  laisser  prendre 
pour  un  homme  solide,  qui  hoche  la  tête  sur  les  ambi- 
tieuses nouveautés,  façon  de  s'attacher  à  des  Mécènes  ducs 
et  pairs,  qui  pour  suprême  faveur  vous  admettaient  au 
nombre  des  meubles  de  leur  salon  ou  des  antiques  de 
leur  cabinet  ;  sous  tout  cela  quelque  chose  d'assez  peu 
sérieux,  le  rire  niais  de  la  vanité,  si  agaçant  quand  il  se 
mêle  aux  choses  sérieuses!...  Voilà  le  genre  qui  doit  à 
jamais  disparaître;  voilà  ce  qui  est  enterré  avec  les 
hochets  d'une  société  où  le  factic;e  avait  encore  une  si 
grande  part.  C'est  rabaisser  la  science  que  de  la  tirer  du 
grand  milieu  de  l'humanité  pour  en  faire  une  vanité  de 
cour  ou  dvi  salon  ;  car  le  jour  n'est  pas  loin  où  tout  ce 
qui  n'est  pas  sérieux  et  vrai  sera  ridicule.  Soyons  donc 


L'AVENIR  DE  LA  SCIExXCE.  123 

vrais,  au  nom  de  Dieu,  vrais  comme  Thaïes  quand, 
de  sa  propre  initiative  et  par  besoin  intime,  il  se  mit  à 
spéculer  sur  la  nature  ;  vrais  comme  Socrate,  vrais  comme 
Jésus,  vrais  comme  saint  Paul,  vrais  comme  tous  ces  grands 
hommes  que  l'idéal  a  possédés  et  entraînés  après  lui  ! 
Laissons  les  gens  du  vieux  temps  dire  petitement  pour 
l'apologie  de  la  science  :  elle  est  nécessaire  comme  toute 
autre  chose;  elle  orne,  elle  donne  du  lustre  à  un  pays,  etc.. 
Niaiserie  que  tout  cela  !  Quelle  est  l'âme  philosophique 
et  belle,  jalouse  d'être  parfaite,  ayant  le  sentiment  de  sa 
valeur  intérieure,  qui  consentirait  à  se  sacrifier  à  de  telles 
vanités,  à  se  mettre  de  gaieté  de  cœur  dans  la  tapisserie 
inanimée  de  l'humanité,  à  jouer  dans  le  monde  le  rôle 
des  momies  d'un  musée  !  Pour  moi,  je  le  dis  du  fond 
de  ma  conscience,  si  je  voyais  une  forme  de  vie  plus 
belle  que  la  science,  j'y  courrais.  Comment  se  résigner 
à  ce  qu'on  sait  être  le  moins  parfait  ?  Comment  se  mettre 
soi-même  au  rebut,  accepter  un  rôle  de  parade,  quand  la 
vie  est  si  courte,  quand  rien  ne  peut  réparer  la  perte 
des  moments  qu'on  n'a  point  donnés  aux  délices  de  l'idéal  ? 
0  vérité,  sincérité  de  la  vie  !  ô  sainte  poésie  des  choses, 
avec  quoi  se  consoler  de  ne  pas  te  sentir?  Et  à  cette 
heure  sérieuse  à  laquelle  il  faut  toujours  se  transporter 
pour  apprécier  les  choses  à  leur  vrai  jour,  qui  pourra 
mourir  tranquille,  si,  en  jetant  un  regard  en  arrière,  il  ne 
trouve  dans  sa  vie  que  frivolité  ou  curiosité  satisfaite  ?  La 
fin  seule  est  digne  du  regard;  tout  le  reste  est  vanité. 
Vivre,  ce  n'est  pas  glisser  sur  une  agréable  surface,  ce 
n'est  pas  jouer  avec  le  monde  pour  y  trouver  son  plaisir  ; 
c'est  consommer  beaucoup  de  belles  choses,  c'est  être  le 
compagnon  de  route  des  étoiles,  c'est  savoir,  c'est  espérer, 
c'est  aimer,  c'est  admirer,   c'est  bien  faire.  Celui-là  a  le 


124  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

plus  vécu,  qui,  par  son  esprit,  par  son  cœur  et  par  ses 
actes  a  le  plus  adoré  I 

Ne  voir  dans  la  science  qu'une  mesquine  satisfaction  de 
la  curiosité  ou  de  la  vanité,  c'est  donc  une  aussi  grande 
méprise  que  de  ne  voir  dans  la  poésie  qu'un  fade  exercice 
d'esprits  frivoles,  et  dans  la  littérature  l'amusement  dont 
on  se  lasse  le  moins  vite  et  auquel  on  revient  le  plus 
volontiers.  Le  curieux  et  l'amateur  peuvent  rendre  à  la 
science  d'éminents  services  ;  mais  ils  ne  sont  ni  le  savant 
ni  le  philosophe.  Ils  en  sont  aussi  loin  que  l'industriel. 
Car  ils  s'amusent,  ils  cherchent  leur  plaisir,  comme 
l'industriel  cherche  son  profit.  Il  y  a.  Je  le  sais,  dans  la 
curiosité  des  degrés  divers  ;  il  y  a  loin  de  cet  instinct 
mesquin  de  collection,  qui  diffère  à  peine  de  l'attache- 
ment de  l'enfant  pour  ses  jouets,  à  cette  forme  plus  élevée^ 
où  elle  devient  amour  de  savoir,  c'est-à-dire  instinct 
légitime  de  la  nature  humaine,  et  peut  constituer  une  très 
noble  existence.  Bayle  et  Charles  Nodier  ne  sont  que  des 
curieux,  et  pourtant  ils  sont  déjà  presque  des  philosophes. 
Il  est  même  bien  rare  qu'à  l'exercice  le  plus  élevé  de  la 
raison  ne  se  mêle  un  peu  de  ce  plaisir,  qui,  pour  n'avoir 
aucune  valeur  idéale,  n'en  est  pas  moins  utile.  Combien 
de  découvertes  en  effet  ont  été  amenées  par  la  simple 
curiosité  ?  Combien  de  compilations,  précieuses  pour  les 
recherches  ultérieures,  n'eussent  point  été  faites  sans  cet 
innocent  amour  du  travail,  par  lequel  tant  d'âmes  douce- 
ment actives  réussissent  à  tromper  leur  faim?  Ce  serait 
une  barbarie  de  refuser  à  ces  humbles  travailleurs,  ce  petit 
plaisir  mesquin,  peu  élevé,  mais  fort  doux,  que 
M.  Daunou  appelait  si  bien  paperasser.  Nous  nous 
sommes  tous  bien  trouvés  d'avoir  éprouvé  cette  innocente 
jouissance,   pour  nous  aider  à  dévorer    les  pages  arides 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  125 

de  la  science.  Les  premières  études  que  l'on  consacre  à 
apprendre  le  bagage  matériel  d'une  langue  seraient  sans 
■cela  insupportables,  et  grâce  à  ce  goût,  elles  deviennent 
des  plus  attrayantes  qui  se  puissent  imaginer. 

On  peut  affirmer  que  sans  cet  attrait,  jamais  les  pre- 
miers érudits  des  temps  modernes,  qui  n'étaient  soutenus 
ni  par  une  haute  vue  philosophique,  ni  par  un  motif 
immédiatement  religieux,  n'eussent  entrepris  ces  immenses 
travaux,  qui  nous  rendent  possibles  les  recherches  de 
haute  critique.  Celui  qui,  avec  nos  besoins  intellectuels 
plus  excités,  ferait  maintenant  un  tel  acte  d'abnégation, 
serait  un  héros .  Mais  ce  qu'il  importe  de  maintenir,  c'est 
que  cette  curiosité  n'a  aucune  valeur  morale  immédiate, 
et  qu'elle  ne  peut  constituer  le  savant.  Il  y  a  des  indus- 
triels qui  exploitent  la  science  pour  leur  profit;  ceux-ci 
l'exploitent  pour  leur  plaisir.  Cela  vaut  mieux  sans  doute; 
mais  enfin  il  n'y  a  pas  l'infini  de  l'un  à  l'autre.  Le  plaisir 
€tant  essentiellement  personnel  et  intéressé,  n'a  rien  de 
<acré,  rien  de  moral.  Toute  littérature,  toute  poésie,  toute 
science,  qui  ne  se  propose  que  d'amuser  ou  d'intéresser, 
^st  par  ce  fait  même  frivole  et  vaine,  ou  pour  mieux  dire, 
n'a  plus  aucun  droit  à  s'appeler  littérature,  poésie,  science. 
Les  bateleurs  en  font  autant,  et  même  y  réussissent  beau- 
coup mieux.  D'où  vient  que  l'on  regarde  comme  une  oc- 
cupation sérieuse  de  lire  Corneille,  Gœthe,  Byron,  et  que 
l'on  ne  se  permet  de  lire  tel  roman,  tel  drame  moderne, 
-qu'à  titre  de  passe-temps  ?  De  la  même  raison  qui  fait 
que  la  Revue  d'Edimbourg  ou  la  Quarterly  Review 
sont  des  recueils  sérieux,  et  que  le  Magasin  pittoresque 
est  un  livre  frivole. 

C'est  donc  humilier  la  science  que  de  ne  la  relever 
<îue  comme  intéressante  et  curieuse.  L'ascétisme  chrétien 


126  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

aurait  alors  parfaitement  raison  contre  elle.  Le  seul 
moyen  légitime  de  faire  l'apologie  de  la  science,  c'est  de 
l'envisager  comme  élément  essentiel  de  la  perfection 
humaine.  Le  livre  chrétien  par  excellence,  Vlmilation^ 
après  avoir  débuté  comme  le  Maître  de  ceux  qui  savent 
par  ces  mots  :  «  Tout  homme  désire  naturellement  savoir,  » 
avait  toute  raison  d'ajouter  :  «  Mais  qu'importe  la  science 
sans  l'amour?  Mieux  vaut  l'humble  paysan  qui  sert 
Dieu,  que  le  superbe  philosophe  qui  considère  le  cours 
des  astres  et  se  néglige  lui-même.  Qu'importe  la  connais- 
sance des  choses  dont  l'ignorance  ne  nous  fera  point 
condamner  ?  Tout  est  vanité,  excepté  aimer  Dieu  et  le 
servir.  »  Cela  est  indubitable,  si  la  science  est  conçue 
comme  une  simple  série  de  formules,  si  le  parfait  amour 
est  possible  sans  savoir.  Si  l'on  met  d'un  côté  la  perfec- 
tion, de  l'autre  la  vanité,  comment  ne  pas  suivre  la  per- 
fection ?  Mais  c'est  précisément  ce  partage  qui  est  illégi- 
time. Car  la  perfection  est  impossible  sans  la  science.  La 
vraie  façon  d'adorer  Dieu,  c'est  de  connaître  et  d'aimer  ce 
qui  est. 


VIII 


La  philologie  est,  de  toutes  les  branches  de  la  connais- 
sance humaine,  celle  dont  il  est  le  plus  difficile  de  saisir 
le  but  et  l'unité.  L'astronomie,  la  zoologie,  la  botanique 
ont  un  objet  déterminé.  Mais  quel  est  celui  de  la  philo- 
logie? Le  grammairien,  le  linguiste,  le  lexicographe,  le 
critique,  le  littérateur  dans  le  sens  spécial  du  mot,    ont 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  127 

droit  au  titre  de  philologues,  et  nous  saisissons  en  effet 
entre  ces  études  diverses  un  rapport  suffisant  pour  les 
appeler  d'un  nom  commun.  C'est  qu'il  en  est  du  mot 
de  philologie  comme  de  celui  de  philosophie,  de  poésie  et 
de  tant  d'autres  dont  le  vague  même  est  expressif.  Quand 
on  cherche,  d'après  les  habitudes  des  logiciens,  à  trouver 
une  phrase  équivalente  à  ces  mots  compréhensifs,  et  qui 
en  soit  la  définition,  l'embarras  est  grand,  parce  qu'ils 
n'ont  ni  dans  leur  objet  ni  dans  leur  méthode  rien  qui 
les  caractérise  uniquement.  Socrate,  Diogène,  Pascal, 
Voltaire  sont  appelés  philosophes;  Homère,  Aristophane, 
Lucrèce,  Martial,  Chaulieu  et  Lamartine  sont  appelés 
poètes,  sans  qu'il  soit  facile  de  trouver  le  lien  de  parenté 
qui  réunit  sous  un  même  nom  des  esprits  si  divers.  De 
telles  appellations  n'ont  pas  été  formées  sur  des  notions 
d'avance  définies;  elles  doivent  leur  origine  à  des  procédés 
plus  libres  et  au  fond  plus  exacts  que  ceux  de  la  logique 
artificielle.  Ces  mots  désignent  des  régions  de  l'esprit  hu- 
main entre  lesquelles  il  faut  se  garder  de  tracer  des 
démarcations  trop  rigoureuses.  Où  finit  leloquence,  où 
commence  la  poésie  (52 j  ?  Platon  est-il  poète,  est-il  phi- 
losophe ?  Questions  bien  inutiles  sans  doute,  puisque, 
quelque  nom  qu'on  lui  donne,  il  n'en  sera  pas  moins 
admirable,  et  que  les  génies  ne  travaillent  pas  dans  les 
catégories  exclusives  que  le  langage  forme  après  coup  sur 
leurs  œuvres.  Toute  la  différence  consiste  en  une  harmonie 
particulière,  un  timbre  plus  ou  moins  sonore,  sur  lequel 
un  sens  exercé  n'hésite  jamais. 

L'antiquité,  en  cela  plus  sage,  et  plus  rapprochée  de 
l'origine  de  ces  mots,  les  apphquaitavcc  moins  d'embarras. 
Le  sens  si  complexe  de  son  mot  de  grammaire  ne  lui  cau- 
sait aucune  hésitation.  Depuis  que  nous  avons  dressé  une 


128  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

carte  de  la  science,  nous  nous  obstinons  à  donner  une 
place  à  part  à  la  philologie,  à  la  philosophie;  et  pourtant 
€e  sont  là  moins  des  sciences  spéciales  que  des  façons 
diverses  de  traiter  les  choses  de  l'esprit. 

A  une  époque  où  l'on  demande  avant  tout  au  savant  de 
quoi  il  s'occupe,  et  à  quel  résultat  il  arrive,  la  philologie 
a  dû  trouver  peu  de  faveur.  On  comprend  le  physicien, 
le  chimiste,  l'astronome,  beaucoup  moins  le  philosophe, 
«ncore  moins  le  philologue.  La  plupart,  interprétant  mal 
l'étymologie  de  son  nom,  s'imaginent  qu'il  ne  travaille 
que  sur  les  mots  (quoi,  dit-on,  de  plus  frivole  ?)  et  ne 
songent  guère  à  distinguer  comme  Zenon  le  philologue  du 
logophile  (53).  Ce  vague  qui  plane  sur  l'objet  de  ses  études, 
cette  nature  sporadiquCy  comme  disent  les  Allemands, 
cette  latitude  presque  indéfinie  qui  renferme  sous  le 
même  nom  des  recherches  si  diverses,  font  croire  volontiers 
qu'il  n'est  qu'un  amateur,  qui  se  promène  dans  la  variété 
de  ses  travaux,  et  fait  des  explorations  dans  le  passé,  à  peu 
près  comme  certaines  espèces  d'animaux  fouisseurs  creu- 
sent des  mines  souterraines,  pour  le  plaisir  d'en  faire.  Sa 
place  dans  l'organisation  philosophique  n'est  pas  encore 
suffisamment  déterminée,  les  monographies  s'accumulent 
sans  qu'on  en  voie  le  but. 

La  philologie,  en  effet,  semble  au  premier  coup  d'œil 
ne  présenter  qu'un  ensemble  d'études  sans  aucune  unité 
scientifique.  Tout  ce  qui  sert  à  la  restauration  ou  à 
l'illustration  du  passé  a  droit  d'y  trouver  place.  Entendue 
dans  son  sens  étymologique,  elle  ne  comprendrait  que 
la  grammaire,  l'exégèse  et  la  critique  des  textes;  les  tra- 
vaux d'érudition,  d'archéologie,  de  critique  esthétique  en 
seraient  distraits.  Une  telle  exclusion  serait  pourtant  peu 
naturelle.  Car  ces  travaux  ont  entre  eux  les  rapports  les 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  129 

plus  étroits  ;  d'ordinaire,  ils  sont  réunis  dans  les  études 
d'un  morne  individu,  souvent  dans  le  même  ouvrage.  En 
éliminer  quelques-uns  de  l'ensemble  des  travaux  philolo- 
giques, serait  opérer  une  scission  artificielle  et  arbitraire 
dans  un  groupe  naturel.  Que  l'on  prenne,  par  exemple, 
l'école  d'Alexandrie;  à  part  quelques  spéculations  phi- 
losophiques et  théurgiques,  tous  les  travaux  de  cette 
école,  ceux-mêmes  qui  ne  rentrent  pas  directement  dans 
la  philologie,  ne  sont-ils  pas  empreints  d'un  même  es- 
prit, qu'on  peut  appeler  philologique,  esprit  qu'elle 
porte  même  dans  la  poésie  et  la  philosophie?  Cne  his- 
toire de  la  philologie  serait-elle  complète  si  elle  ne  par- 
lait d'Apollonius  de  Rhodes^  d'Apollodore,  d'Élien,  de 
JJiogène  Laërce,  d'Athénée  et  des  autres  polygraphes, 
dont  les  œuvres  pourtant  sont  loin  d'être  philologiques 
dans  le  sens  le  plus  restreint.  —  Si,  d'un  autre  côté,  on 
donne  à  la  philologie  toute  l'extension  possible,  où  s'ar- 
rêter ?  Si  l'on  n'y  prend  garde,  on  sera  forcément  amené 
à  y  renfermer  presque  toute  la  httérature  réfléchie. 
Les  historiens,  les  critiques,  les  polygraphes,  les  écri- 
vains d'histoire  littéraire  devront  y  trouver  place  (54). 
Tel  est  l'inconvénient,  grave  sans  doute,  mais  nécessaire 
et  compensé  par  de  grands  avantages,  de  séparer  ainsi 
un  groupe  d'idées  de  l'ensemble  de  l'esprit  humain,  au- 
quel il  tient  par  toutes  ses  fibres.  Ajoutons  que  les  rap- 
ports des  mots  changent  avec  les  révolutions  des  choses, 
et  que,  dans  l'appréciation  de  leur  sens,  il  ne  faut 
considérer  que  le  centre  des  notions,  sans  chercher  à  en- 
claver ces  notions  dans  des  formules  qui  ne  leur  seront 
jamais  parfaitement  équivalentes.  Quand  il  s'agit  de  litté- 
rature ancienne,  la  critique  et  l'érudition  rentrent  de 
droit  dans  le  cadre  de  la  philologie  ;  au  contraire,  celui 


130  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

qui  ferait  l'hisloire  de  la  philologie  moderne  ne  se  croi- 
rait pas  sans  doute  obligé  de  parler  de  nos  grandes 
collections  d'histoire  civile  et  littéraire  ni  de  ces  bril- 
lantes œuvres  de  critique  esthétique  qui  se  sont  élevées 
au  niveau  des  plus  belles  créations  philosophiques  (55). 

Le  champ  du  philologue  ne  peut  donc  être  plus  défini 
Tjue  celui  du  philosophe,  parce  qu'en  effet  l'un  et  l'autre 
s'occupent  non  d'un  objet  distinct,  mais  de  toutes  choses 
à  un  point  de  vue  spécial.  Le  vrai  philologue  doit  être  à 
la  fois  linguiste,  historien,  archéologue,  artiste,  philo- 
sophe. Tout  prend  à  ses  yeux  un  sens  et  une  valeur,  en 
vue  du  but  important  qu'il  se  propose,  lequel  rend  sé- 
rieuses les  choses  les  plus  frivoles  qui  de  près  ou  de  loin 
s'y  rattachent.  Ceux  qui,  comme  Heyne  et  Wolf,  ont 
borné  le  rôle  du  philologue  à  reproduire  dans  sa  science, 
comme  en  une  bibliothèque  vivante,  tous  les  traits  du 
monde  ancien  (S6),  ne  me  semblent  pas  en  avoir  compris 
toute  la  portée.  La  philologie  n'a  point  son  but  en  elle- 
même  :  elle  a  sa  valeur  comme  condition  nécessaire  de 
l'histoire  de  l'esprit  humain  et  de  l'étude  du  passé.  Sans 
doute  plusieurs  des  philologues  dont  les  savantes  études 
nous  ont  ouvert  l'antiquité,  n'ont  rien  vu  au  delà  du 
texte  qu'ils  interprétaient  et  autour  duquel  ils  groupaient 
les  mille  paillettes  de  leur  érudition.  Ici,  comme  dans 
toutes  les  sciences,  il  a  pu  être  utile  que  la  curiosité  natu- 
relle de  l'esprit  humain  ait  suppléé  à  l'esprit  philosophique 
et  soutenu  la  patience  des  chercheurs. 

Bien  des  gens  sont  tentés  de  rire  en  voyant  des  esprits 
sérieux  dépenser  une  prodigieuse  activité  pour  expliquer 
des  particularités  grammaticales,  recueillir  des  gloses, 
comparer  les  variantes  de  quelque  ancien  auteur,  qui 
n'est  souvent  remarquable  que  par   sa  bizarrerie  ou  sa 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  131 

médiocrité.  Tout  cela  faute  d'avoir  compris  dans  un 
^ens  assez  large  l'histoire  de  l'esprit  humain  et  l'étude 
du  passé.  L'intelligence,  après  avoir  parcouru  un  certain 
espace,  aime  à  revenir  sur  ses  pas  pour  revoir  la  route 
qu'elle  a  fournie,  et  repenser  ce  qu'elle  a  pensé.  Les 
premiers  créateurs  ne  regardaient  pas  derrière  eux;  ils 
marchaient  en  avant,  sans  autre  guide  que  les  éternels 
principes  de  la  nature  humaine.  A  un  certain  jour,  au 
contraire,  quand  les  livres  sont  assez  multipliés  pour  pou- 
voir être  recueillis  et  comparés,  l'esprit  veut  avancer  avec 
connaissance  de  cause,  il  songe  à  confronter  son  œuvre 
avec  celle  des  siècles  passés  ;  ce  jour-là  naît  la  littérature 
réfléchie,  et  parallèlement  à  elle  la  philologie.  Cette  appa- 
rition ne  signale  donc  pas,  comme  on  l'a  dit  trop  sou- 
vent, la  mort  des  littératures;  elle  atteste  seulement  qu'elles 
ont  déjà  toute  une  vie  accomplie.  La  Uttérature  grecque 
n'était  pas  morte  apparemment  au  siècle  des  Pisistratides, 
où  déjà  l'esprit  philologique  nous  apparaît  si  caractérisé. 
Dans  les  littératures  latine  et  française,  l'esprit  philolo- 
gique a  devancé  les  grandes  époques  productrices.  La 
Chine,  l'Inde,  l'Arabie,  la  Syrie,  la  Grèce,  Rome,  les 
nations  modernes  ont  connu  ce  moment  où  le  travail 
intellectuel  de  spontané  devient  savant,  et  ne  procède 
plus  sans  consulter  ses  archives  déposées  dans  les  musées 
et  les  bibhothèques.  Le  développement  du  peuple  hébreu 
lui-même,  qui  semble  offrir  avant  Jésus- Christ  moins 
de  trace  qu'aucun  autre  de  travail  réfléchi,  présente  dans 
son  déclin  des  vestiges  sensibles  de  cet  esprit  de  recen- 
sion,  de  collection,  de  rapiécetage,  si  j'ose  le  dire,  qui 
termine  la  vie  originale  de  toutes  les  littératures. 

Ces  considérations  seraient  suffisantes,  ce  me  semble, 
pour  l'apologie  des  sciences  philologiques.   Et  pourtant 


132  L'AVENIR  DE  LA  SGlExNCE. 

elles  ne  sont  à  mes  yeux  que  bien  secondaires,  eji 
égard  à  la  place  nouvelle  que  le  développement  de  la 
philosophie  contemporaine  devra  faire  à  ces  études.  Un 
pas  encore,  et  l'on  proclamera  que  la  vraie  philosophie 
est  la  science  de  l'humanité,  et  que  la  science  d'un  être 
qui  est  dans  un  perpétuel  devenir  ne  peut  être  que  son 
histoire.  L'histoire,  non  pas  curieuse  mais  théorique,  de 
l'esprit  humain,  telle  est  la  philosophie  du  xix*^  siècle.  Or 
cette  étude  n'est  possible  que  par  l'étude  immédiate  des 
monuments,  et  ces  monuments  ne  sont  pas  abordables 
sans  les  recherches  spéciales  du  philologue.  Telle  forme 
du  passé  suffît  à  elle  seule  pour  occuper  une  laborieuse 
existence.  Une  langue  ancienne  et  souvent  inconnue,  une 
paléographie  à  part,  une  archéologie  et  une  histoire  péni- 
blement déchiffrées,  voilà  certes  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
absorber  tous  les  efforts  de  l'investigateur  le  plus  patient, 
si  d'humbles  artisans  n'ont  consacré  de  longs  travaux  à 
extraire  de  la  carrière  et  présenter  réunis  à  son  appréciation 
les  matériaux  avec  lesquels  il  doit  reconstruire  l'édifice 
du  passé  (S7).  11  se  peut  qu'aux  yeux  de  l'avenir,  tel  esprit 
lourd  et  médiocre,  mais  patient,  qui  a  fourni  à  celte 
œuvre  gigantesque  une  pierre  de  quelque  importance, 
occupe  une  place  plus  élevée  que  tel  spéculatif  de  second 
ordre,  qui  s'intitulait  philosophe,  et  n'a  fait  que  bavar- 
der sur  le  problème,  sans  fournir  une  seule  donnée  nou- 
velle à  sa  solution.  La  révolution  qui  depuis  1820  a 
changé  complètement  la  face  des  études  historiques,  ou 
pour  mieux  dire  qui  a  fondé  l'histoire  parmi  nous,  est 
apparemment  un  fait  aussi  important  que  l'apparition 
de  quelque  nouveau  système.  Eh  bien!  les  travaux  si 
pleins  d'originalité  des  Guizot,  des  Thierry,  des  Michelet 
raautieuils  été  possibles  sans  les  collections  bénédictines 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  133 

<}t  tant  d'autres  travaux  préparatoires?  Mabillon,  Mura- 
tori,  Baluze,  Du  Cange,  n'étaient  pas  de  grands  philo- 
sophes, et  pourtant  ils  ont  plus  fait  pour  la  vraie 
philosophie  que  tant  d'esprits  creux  et  systématiques  qui 
ont  voulu  bâtir  en  l'air  l'édifice  des  choses,  et  dont  pas 
une  syllabe  ne  restera  parmi  les  acquisitions  définitives. 
Je  ne  parle  point  ici  de  ces  œuvres  où  la  plus  solide 
érudition  s'unit  à  une  critique  fine  ou  élevée,  comme 
les  derniers  volumes  de  l'Histoire  littéraire  de  la 
Finance,  comme  V Essai  sur  le  buddhisme  de  M.  Eugène 
Burnouf,  comme  l'Archéologie  indienne  de  M.  Lassen, 
comme  la  Grammaire  comparée  de  M.  Bopp,  ou  les 
Religions  d?,  rantiquité  de  M.  Guigniaut.  J'affirme,  pour 
ma  part,  qu'il  n'est  aucun  de  ces  ouvrages  où  je  n'aie 
puisé  plus  de  choses  philosophiques  que  dans  toute  la 
collection  de  Descartes  et  de  son  école.  Mais  je  parle  de 
ces  œuvres  du  caractère  le  plus  sévère  et  que  les  pro-' 
fanes  tiennent  pour  illisibles,  comme  par  exemple  des 
Catalogues  de  manuscrits,  des  grandes  compilations,  des 
•Bibliothèques,  comme  celle  de  Fabricius,,  etc.,  eh  bien  ! 
dis-je,  de  tels  livres,  presque  insignifiants  en  eux-mêmes, 
ont  une  valeur  inappréciable,  si  on  les  envisage  comme 
matériaux  de  l'histoire  de  l'esprit  humain.  Je  verrais 
brûler  dix  mille  volumes  de  philosophie  dans  le  genre 
des  leçons  de  La  Romiguière  ou  de  la  Logique  de  Port- 
Royal,  que  je  sauverais  de  préférence  la  Bibliothèque 
orientale  d'Assémani  ou  la  Bibliotheca  arabico-hispana 
de  Casiri.  Car  pour  la  philosophie,  il  y  a  toujours 
avantage  à  reprendre  les  choses  ab  integro,  et  après 
tout  le  philosophe  peut  toujours  dire  :  Omnia  mccum 
porto;  au  lieu  que  les  plus  beaux  génies  du  monde  ne 
sauraient   me   rendre  les  documents  que  ces  collections 


134  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

renferment  sur  les  littératures  syriaque  et  arabe,  deux. 
faces  très  secondaires  sans  doute,  mais  enfin  deux  faces 
de  l'esprit  humain. 

Il  est  facile  de  jeter  le  ridicule  sur  ces  tentatives  de 
restauration  de  littératures  obscures  et  souvent  médiocres. 
Cela  vient  de  ce  qu'on  ne  comprend  pas  dans  toute  son 
étendue  et  son  infinie  variété  la  science  de  l'esprit  humain. 
Un  savant  élève  de  M.  Burnouf,  M.  Foucaux,  essaie  depuis- 
quelques  années  de  fonder  en  France  des  études  tibé- 
taines. Je  m'étonnerais  bien  si  sa  louable  entreprise  ne  lui 
a  pas  déjà  valu  plus  d'une  épigramme  ;  eh  bien!  Je  dé- 
clare, moi,  que  M.  Foucaux  fait  une  œuvre  plus  mé- 
ritoire pour  la  philosophie  de  l'avenir  que  les  trois  quarts 
de  ceux  qui  se  posent  en  philosophes  et  en  penseurs. 
Quand  M.  Hodgson  découvrit  dans  les  monastères  du  Népal 
les  monuments  primitifs  du  buddhisme  indien,  il  servit 
plus  la  pensée  que  n'aurait  pu  faire  une  génération  de 
métaphysiciens  scolastiques.  Il  fournissait  un  des  éléments 
les  plus  essentiels  pour  l'explication  du  christianisme  et 
de  l'Évangile,  en  dévoilant  à  la  critique  une  des  plus 
curieuses  apparitions  religieuses  et  le  seul  fait  qui  ait  une 
analogie  intime  avec  le  plus  grand  phénomène  de  l'histoire 
de  l'humanité.  Celui  qui  nous  rapporterait  de  l'Orient 
quelques  ouvrages  zends  ou  pehlvis,  qui  ferait  connaître 
à  l'Europe  les  poèmes  épiques  et  toute  la  civilisation  des 
Radjpoutes,  qui  pénétrerait  dans  les  bibliothèques  des 
Djaïns  du  Guzarate,  ou  qui  nous  ferait  connaître  exacte- 
ment les  livres  de  la  secte  gnostique  qui  se  conserve 
encore  sous  le  nom  de  meudéens  ou  de  nasoréens,  celui-là 
serait  certain  de  poser  une  pierre  éternelle  dans  le  grand 
édifice  de  la  science  de  l'humanité.  Quel  est  le  penseur 
abstrait  qui  peut  avoir  la  môme  assurance? 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  135 

C'est  donc  dans  la  philosophie  qu'il  faut  chercher  la  vé- 
ritable valeur  de  la  philologie.  Chaque  branche  de  la  con- 
naissance humaine  a  ses  résultats  spéciaux  qu'elle  apporte 
en  tribut  à  la  science  générale  des  choses  et  à  la  critique 
universelle,  l'un  des  premiers  besoins  de  l'homme  pen- 
sant. Là  est  la  dignité  de  toute  recherche  particulière  et 
des  derniers  détails  d'érudition,  qui  n'ont  point  de  sens 
pour  les  esprits  superficiels  et  légers.  A  ce  point  de  vue, 
il  n'y  a  pas  de  recherche  inutile  ou  frivole.  11  n'est  pas 
d'étude,  quelque  mince  que  paraisse  son  objet,  qui  n'ap- 
porte son  trait  de  lumière  à  la  science  du  tout,  à  la  vraie 
philosophie  des  réalités.  Les  résultats  généraux  qui  seuls, 
il  faut  l'avouer,  ont  de  la  valeur  en  eux-mêmes,  et  sont 
la  fin  de  la  science,  ne  sont  possibles  que  par  le  moyen 
de  la  connaissance,  et  de  la  connaissance  érudite  des  dé- 
tails. Bien  plus,  les  résultats  généraux  qui  ne  s'appuient 
pas  sur  la  connaissance  des  derniers  détails  sont  nécessai- 
rement creux  et  factices,  au  lieu  que  les  recherches  par- 
ticulières, même  destituées  de  l'esprit  philosophique,  peu- 
vent être  du  plus  grand  prix,  quand  elles  sont  exactes  et 
conduites  suivant  une  sévère  méthode.  L'esprit  de  la 
science  est  cette  communauté  intellectuelle  qui  rattache 
l'un  à  l'autre  l'érudit  et  le  penseur,  fait  à  chacun  d'eux 
sa  gloire  méritée,  et  confond  dans  une  même  fin  leurs 
rôles  divers. 

L'union  de  la  philologie  et  de  la  philosophie,  de  l'érudi- 
tion et  de  la  pensée,  devrait  donc  être  le  caractère  du  tra- 
vail intellectuel  de  notre  époque.  C'est  la  philologie  ou 
l'érudition  qui  fournira  au  penseur  cette  foret  de  choses 
(silva  rerum  ac  senlentiarum,  comme  dit  Cicéronj,  sans 
laquelle  la  philosophie  ne  sera  jamais  qu'une  toile  de 
Pénélope,   qu'on  devra  recommencer  sans  cesse.  11  faut 


136  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

renoncer  définitivement  à  la  tentative  de  la  vieille  école,  de 
construire  la  théorie  des  choses  par  le  jeu  des  formules 
vides  de  l'esprit,  à  peu  près  comme  si,  en  faisant  aller  la 
manivelle  d'un  tisserand  sans  y  mettre  du  ûl,  on  préten- 
dait faire  de  la  toile,  ou  qu'on  crût  obtenir  de  la  farine 
en  faisant  tourner  un  moulin  sans  y  mettre  du  blé.  Le 
penseur  suppose  l'érudit  ;  et  ne  fût-ce  qu'en  vue  de  la 
sévère  discipline  de  l'esprit,  je  ferais  peu  de  cas  du  phi- 
losophe qui  n'aurait  pas  travaillé,  au  moins  une  fois  dans 
sa  vie,  à  éclaircir  quelque  point  spécial  de  la  science.  Sans 
doute  les  deux  rôles  peuvent  se  séparer,  et  ce  partage 
même  est  souvent  désirable.  Mais  il  faudrait  au  moins 
qu'un  commerce  intime  s'établît  entre  ces  fonctions  diverses, 
que  les  travaux  de  l'érudit  ne  demeurassent  plus  ense- 
velis dans  la  masse  des  collections  savantes,  où  ils  sont 
comme  s'ils  n'étaient  pas,  et  que  le  philosophe,  d'un  autre 
côté,  ne  s'obstinât  plus  à  chercher  au  dedans  de  lui-même 
les  vérités  vitales  dont  les  sciences  du  dehors  sont  si  riches 
pour  celui  qui  les  explore  avec  intelligence  et  critique. 

D'où  viennent  tant  de  vues  nouvelles  sur  la  marche 
des  littératures  et  de  l'esprit  humain,  sur  la  poésie  spon- 
tanée, sur  les  âges  primitifs,  si  ce  n'est  de  l'étude  patiente 
des  plus  arides  détails.  Vico,  Wolf,  Nicbuhr,  Strauss 
auraient-ils  enrichi  la  pensée  de  tant  d'aperçus  nouveaux, 
sans  la  plus  minutieuse  érudition?  N'est-ce  pas  l'érudition 
qui  a  ouvert  devant  noHS  ces  mondes  de  l'Orient,  dont  la 
connaissance  a  rendu  possible  la  science  comparée  des 
développements  de  l'esprit  humain?  Pourquoi  un  des  plus 
beaux  j^énies  des  temps  modernes,  Herder,  dans  ce  traité 
de  la  Poésie  des  Hébreux,  où  il  a  mis  toute  son  âme,  est-il 
si  souvent  inexact,  faux,  chimérique,  si  ce  n'est  pour  n'a- 
voir point  appuyé  d'une  critique  savante  l'admirable  sens 


L'AVENIR  DE  LA  SCIExXCE.  13: 

esthétique  dont  il  était  doué  ?  A  ce  point  de  vue,  l'étude 
même  des  folies  de  l'esprit  a  son  prix  pour  l'histoire  et  la 
psychologie.  Plusieurs. problèmes  importants  de  critique 
historique  ne  seront  résolus  que  quand  un  érudit  intelli- 
gent aura  consacré  sa  vie  au  dépouillement  du  Talmud  et 
de  la  Cabbale.  Si  Montesquieu,  dépouillant  le  chaos  des  lois 
ripuaires,  visigothes  cl  burgondes,  a  pu  se  comparer  à 
Saturne  dévorant  des  pierres,  quelle  force  ne  faudrait-il 
pas  supposer  à  l'esprit  capable  de  digérer  un  tel  fatras? Et 
pourtant  il  y  aurait  à  en  extraire  une  foule  de  données 
précieuses  pour  l'histoire  des  religions  comparées. 

Depuis  le  xv^  siècle,  les  sciences  qui  ont  pour  objet 
l'esprit  humain  et  ses  œuvres  n'ont  pas  fait  de  découverte 
comparable  à  celle  qui  nous  a  révélé  dans  l'Inde  un  monde 
intellectuel  d'une  richesse,  d'une  variété,  d'une  profon- 
deur merveilleuses,  une  autre  Europe  en  un  mot.  Parcou- 
rez nos  idées  les  plus  arrêtées  en  littérature  comparée, 
en  linguistique,  en  ethnographie,  en  critique,  vous  les 
verrez  toutes  empreintes  et  modifiées  par  cette  grande  et 
capitale  découverte.  Pour  moi,  je  trouve  peu  d'éléments 
de  ma  pensée  dont  les  racines  ne  plongent  en  ce  terrain 
sacré,  et  je  prétends  qu'aucune  création  philosophique  n'a 
fourni  autant  de  parties  vivantes  à  la  science  moderne 
que  cette  patiente  restitution  d'un  monde  qu'on  ne  soup- 
çonnait pas.  Voilà  donc  une  série  de  résultats  essentiels 
introduits  dans  le  courant  de  l'esprit  humain  par  des 
philologues,  des  érudits,  des  hommes  dont  les  partisans  de 
Va  pilori  feraient  sans  doute  bien  peu  de  cas.  Que  sera-ce 
donc  quand  cette  mine  à  peine  effleurée  aura  été  exploitée 
dans  tous  les  sens?  Que  sera-ce,  quand  tous  les  recoins  de 
l'esprit  humain  auront  été  ainsi  explorés  et  comparés  i 
Or  la  philologie  seule  est  compétente  pour  accomplir  cette 


138  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

œuvre.  Anquetil-Dupcrron  était  certes  un  patient  et  zélé 
chercheur.  Pourquoi  cependant  tous  ses  travaux  ont-ils  dû 
être  repris  en  sous-œuvre  et  radicalement  réformés  ? 
C'est  qu'il  n'était  pas  philologue. 

On  pourrait  croire  qu'en  rappelant  l'activité  intellec- 
tuelle à  l'érudition  on  constate  par  là  même  son  épui- 
sement, et  qu'on  assimile  notre  siècle  à  ces  époques  où  la 
littérature  ne  pouvant  plus  rien  produire  d'original  devient 
critique  et  rétrospective.  Sans  doute,  si  notre  érudition 
n'était  qu'une  lettre  pâle  et  morte,  si,  comme  certains 
esprits  étroits,  nous  ne  cherchions  dans  la  connaissance 
et  l'admiration  des  œuvres  du  passé  que  le  droit  pédan- 
tesque  de  mépriser  les  œuvres  du  présent.  Mais,  outre  que 
nos  créations  sont  plus  vivaces  que  celles  des  anciens,  et 
que  chaque  nation  moderne  peut  fournir  de  la  sève  à 
deux  ou  trois  littératures  superposées,  notre  manière  de 
concevoir  la  philologie  est  bien  plus  philosophique  et 
plus  féconde  que  celle  de  l'antiquité.  La  philologie  n'est 
pas  chez  nous,  comme  dans  l'école  d'Alexandrie,  une 
simple  curiosité  d'érudit;  c'est  une  science  organisée, 
ayant  un  but  sérieux  et  élevé  ;  c'est  la  science  des  produits 
de  l'esprit  humain.  Je  ne  crains  pas  d'exagérer  en  disant 
que  la  philologie,  inséparablement  liée  à  la  critique,  est 
un  des  éléments  les  plus  essentiels  de  l'esprit  moderne, 
que  sans  la  philologie  le  monde  moderne  ne  serait  pas 
ce  qu'il  est,  que  la  philologie  constitue  la  grande  diffé- 
rence entre  le  moyen  âge  et  les  temps  modernes.  Si  nous 
surpassons  le  moyen  âge  en  netteté,  en  précision,  en 
critique,  nous  le  devons  uniquement  à  l'éducation  phi- 
lologique. 

Le  moyen  âge  travaillait  autant  que  nous,  le  moyen 
âge    a  produit  des  esprits  aussi  actifs,   aussi   pénétrants 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  139 

que  les  nôtres;  le  moyen  âge  a  eu  des  philosophes, 
des  savants,  des  poètes;  mais  il  n'a  pas  eu  de  philolo- 
gues (08)  ;  de  là  ce  manque  de  critique  qui  le  constitue 
à  l'état  d'enfance  intellectuelle.  Entraîné  vers  l'antiquité 
par  ce  besoin  nécessaire  qui  porte  toutes  les  nations 
néo-latines  vers  leurs  origines  intellectuelles,  il  n'a  pu 
la  connaître  dans  sa  vérité,  faute  de  l'instrument  néces- 
saire (o9).  Il  y  avait  autant  d'auteurs  latins  et  aussi 
peu  d'auteurs  grecs  en  Occident  à  l'époque  de  Vincent 
de  Beauvais  qu'à  l'époque  de  Pétrarque.  Et  pourtant 
Vincent  de  Beauvais  ignore  l'antiquité,  il  n'en  possède 
que  quelques  bribes  insignifiantes  et  détachées,  ne  for- 
mant aucun  sens,  et  ne  constituant  pas  un  esprit, 
Pétrarque,  au  contraire,  qui  n'a  pas  encore  lu  Homère, 
mais  qui  en  possède  un  manuscrit  en  langue  originale 
et  l'adore  sans  le  comprendre  (00),  a  deviné  l'antiquité; 
il  en  possède  l'esprit  aussi  éminemment  qu'aucun  savant 
des  siècles  qui  ont  suivi;  il  comprend  par  son  âme  ce 
dont  la  lettre  lui  échappe;  il  s'enthousiasme  pour  un  idéal 
qu'il  ne  peut  encore  que  soupçonner.  C'est  que  l'esprit 
philologique  fait  en  lui  sa  première  apparition.  Voilà 
pourquoi  il  doit  être  regardé  comme  le  fondateur  de  l'es- 
prit moderne  en  critique  et  en  littérature.  Il  est  à  la  limite 
de  la  connaissance  inexacte,  fragmentaire,  matérielle,  et  de 
la  connaissance  comparée,  délicate,  critique  en  un  mot. 
Si  le  moyen  âge,  par  exemple,  a  si  mal  compris  la  phi- 
losophie ancienne,  est-ce  faute  de  l'avoir  suffisamment 
étudiée  ?  Qui  oserait  le  dire  du  siècle  qui  a  produit  les 
vastes  commentaires  d'Albert  et  de  saint  Thomas?  Est-ce 
faute  de  documents  suffisants?  Pas  davantage.  Il  possédait 
le  corps  complet  du  péripalétisme,  c'est-à-dire  l'encyclo- 
pédie philosophique  de  l'antiquité  ;   il  y  joignait  de  nom- 


140  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

breux  documents  sur  le  platonisme,  et  possédait  dans 
les  œuvres  de  Cicéron,  de  Sénèque,  de  Macrobe,  de  Chal- 
cidius  et  dans  les  commentaires  sur  Aristote  presque  autant 
de  renseignements  sur  la  philosophie  ancienne  que  nous 
en  possédons  nous-mêmes.  Que  manqua-t-il  donc  à  ces 
laborieux  travailleurs  qui  consacrèrent  tant  de  veilles  à  la 
grande  étude  ?  Il  leur  manqua  ce  qu'eut  la  Renaissance,  la 
philologie.  Si  au  lieu  de  consumer  leur  vie  sur  de  bar- 
bares traductions  et  des  travaux  de  seconde  main,  les  com- 
mentateurs scolastiques  eussent  appris  le  grec  et  lu  dans 
leur  texte  Aristote,  Platon,  Alexandre  d'Aphrodise,  le 
XV®  siècle  n'eût  pas  vu  le  combat  de  deux  Aristote, 
l'un  resté  solitaire  et  oublié  dans  ses  pages  originales, 
l'autre  créé  artificiellement  par  des  déviations  successives 
et  insensibles  du  texte  primitif.  Les  textes  originaux  d'une 
littérature  en  sont  le  tableau  véritable  et  complet.  Les 
traductions  et  les  travaux  de  seconde  main  en  sont 
des  copies  afîaiblies,  et  laissent  toujours  subsister  de  nom- 
breuses lacunes  que  l'imagination  se  charge  de  rem- 
plir. A  mesure  que  les  copies  s'éloignent  et  se  re- 
produisent en  des  copies  plus  imparfaites  encore,  les 
lacunes  s'augmentent,  les  conjectures  se  multiplient,  la 
vraie  couleur  des  choses  disparaît.  La  traduction  classique 
au  XIV®  siècle  ressemblait  à  l'antiquité,  comme  l'Aristote 
et  le  Galien  des  facultés,  pour  lesquels  en  renvoyait  les 
élèves  et  les  professeurs  aux  cahiers  traditionnels,  ressem- 
blaient au  véritable  Aristote,  au  véritable  Galien,  comme 
la  culture  grecque  ressemble  aux  bribes  insignifiantes 
recueillies  d'après  d'autres  compilateurs  par  Martien  Capclla 
ou  Isidore  de  Séville.  Ce  qui  manque  au  moyen  âge,  ce 
n'est  ni  la  production  originale,  ni  la  curiosité  du  passé, 
ni  la  nersévérance  du  travail.  Les  érudits  de  la  Rtinais- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  141 

sance  ne  l'emportaient  ni  en  pénétration  ni  en  zèle  sur 
un  Alcuin,  un  Alain  de  Lille,  un  Alexandre  de  Halès, 
un  Roger  Bacon.  Mais  ils  étaient  plus  critiques  ;  ils  jouis- 
saient du  bénéfice  du  temps  et  des  connaissances  acquises  ; 
ils  profitaient  des  heureuses  circonstances  amenées  par  les 
événements.  C'est  le  sort  de  la  philologie  comme  de  toutes 
les  sciences  d'être  inévitablement  enchaînée  à  la  marche 
des  choses,  et  de  ne  pouvoir  avancer  d'un  jour  par 
des  elTorts  voulus  le  progrès  qui  doit  s'accomplir. 

L'àxptcta  est  donc  le  caractère  général  de  la  connais- 
sance de  l'antiquité  au  moyen  âge,  ou,  pour  mieux  dire, 
de  tout  l'état  intellectuel  de  cette  époque.  ],a  politique  y 
participait  comme  la  littérature.  Ces  fictions  de  rois,  de 
patrices,  d'empereurs,  de  Césars,  d'Augustes,  transportées 
en  pleine  barbarie,  ces  légendes  de  Brut,  de  Francus, 
celte  opinion  que  toute  autorité  doit  remonter  à  l'Em- 
pire romain,  comme  toute  haute  •  noblesse  à  Troie,  celte 
manière  d'envisager  le  droit  romain  comme  le  droit 
absolu,  le  savoir  grec  comme  le  savoir  absolu,  d'oii 
venaient-ils,  si  ce  n'est  du  grossier  à-peu-près  auquel  on 
était  réduit  sur  l'antiquité,  du  jour  demi  fantastique  sous 
lequel  on  voyait  ce  vieux  monde,  au(|uel  on  aspirait  à 
se  rattacher?  L'esprit  moderne,  c'est-à-dire  le  rationa- 
lisme, la  critique,  le  libéralisme,  a  été  fondé  le  même 
jour  que  la  philologie.  Les  fondateurs  de  l'esprit  moderne 
sont  des  philologues. 

La  philologie  constitue  aussi  une  des  supériorités  que 
les  modernes  peuvent  à  bon  droit  revendiquer  sur  les 
anciens.  L'antiquité  n'offre  aucun  beau  type  de  philo- 
logue philosophe,  dans  le  genre  de  Humboldt,  Lessing, 
Fauriel.  Si  quelques  Alexandrins,  comme  Porphyre  et 
Longin,   réunissent   la  philologie  et  la  philosophie,  ces 


142  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

deux  inondes  chez  eux  se  touchent  à  peine;  la  philosophie 
ne  sort  pas  de  la  philologie,  la  philologie  n'est  pas  philo- 
sophique. Que  sont  Denys  d'Haîicarnasse,  Aristarque, 
Aplithonius,  Macrobe,  comparés  à  ces  fins  et  excellents 
esprits,  qui  sont  à  un  certain  point  de  vue  les  philo- 
sophes du  XIX®  siècle  (61)  !  Que  sont  des  questions  comme 
celles-ci  :  «  Pourquoi  Homère  a-t-il  commencé  le  catalogue 
des  vaisseaux  par  les  Boétiens?  Comment  la  tête  de 
Méduse  pouvait-elle  être  à  la  fois  aux  enfers  et  sur  le 
bouclier  d'un  Dieu  ?  Combien  Ulysse  avail-il  de  rameurs  ?  » 
et  autres  problèmes  qui  défrayaient  les  disputes  des  écoles 
d'Alexandrie  et  de  Pergame,  si  on  les  compare  à  cette 
façon  ingénieuse,  compréhensive  et  délicate  de  discourir 
sur  toutes  les  surfaces  des  choses,  de  cueillir  la  fine  fleur 
de  tous  les  sujets,  de  se  promener  en  observateur  mul- 
tiple dans  un  coin  de  l'universel,  que  de  nos  jours  on 
appelle  la  critique  ?  Une  telle  infériorité  est  du  resfe  facile 
à  expliquer.  Les  moyens  de  comparaison  manquaient  aux 
anciens;  partout  oii  ils  ont  eu  sous  la  main  des  maté- 
riaux suffisants,  comme  dans  la  question  homérique,  ils 
nous  ont  laissé  peu  à  faire,  excepté  pour  la  haute  cri- 
tique, à  laquelle  la  comparaison  des  littératures  est  indis- 
pensable. Ainsi  leur  grammaire  est  surtout  défectueuse, 
parce  qu'ils  ne  savaient  que  leur  langue  :  or  les  gram- 
maires particulières  ne  vivent  que  par  la  grammaire 
générale,  et  la  grammaire  générale  suppose  la  compa- 
raison des  idiomes.  Par  la  minutie  des  détails  et  la  patience 
des  rapprochements,  les  anciens  ont  égalé  les  plus  ab- 
sorbés des  philologues  modernes.  Quant  à  la  critique  des 
textes,  leur  position  était  fort  différente  de  la  nôtre.  Ils 
n'étaient  pas  comme  nous  en  face  d'un  inventaire  arrêté 
une  fois  pour  toutes  des  manuscrits  faisant  autorité.  Ils 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  143 

devraient  donc  songer  moins  que  nous  à  les  comparer  et 
à  les  compter.  Aulu-Gelle,  par  exemple,  dans  les  discus- 
sions critiques  auxquelles  il  se  livre  fréquemment,  rai- 
sonne presque  toujours  a  priori,  et  n'en  appelle  presque 
jamais  à  l'autorité  des  exemplaires  anciens.  Aristarque,  dit 
Cicéron,  rejetait  comme  interpolés  les  vers  d'Homère  qui 
ne  lui  plaisaient  pas  (62).  L'imperfection  de  la  lexicogra- 
phie, l'état  d'enfance  de  la  linguistique,  jetaient  aussi 
beaucoup  d'incertitude  sur  l'exégèse  des  textes  archaï- 
ques. La  langue  ancienne  en  était  venue,  aux  époques 
philologiques,  à  former  un  idiome  savant,  qui  exigeait 
une  étude  particulière,  à  peu  près  comme  la  langue  lit- 
térale des  Orientaux,  et  il  ne  faut  pas  s'élonner  que  les 
modernes  se  permettent  de  censurer  parfois  les  interpré- 
tations des  philologues  anciens;  car  ils  n'étaient  guère 
plus  compétents  que  nous  pour  la  théorie  scientifique  de 
leur  propre  langue,  et  nous  avons  incontestablement  des 
moyens  herméneutiques  qu'ils  n'avaient  pas  (63).  Les 
anciens  en  effet  ne  savaient  guère  que  leur  propre  langue, 
et  de  cette  langue  que  la  forme  classique  et  arrêtée. 

Mais  c'est  surtout  dans  l'érudition  que  l'infériorité  de 
l'antiquité  était  sensible.  Le  manque  de  livres  élémen- 
taires, de  manuels  renfermant  les  notions  communes  et 
nécessaires  (6i),  de  dictionnaires  biographiques,  histori- 
ques et  géographiques,  etc.,  réduisait  chacun  à  ses  pro- 
pres recherches  et  multipliait  les  erreurs  mêmes  sous  les 
plumes  les  plus  exercées  (63).  Où  en  serions-nous,  si 
pour  apprendre  l'histoire  ou  la  géographie,  nous  en 
étions  réduits  aux  faits  épars  que  nous  avons  pu  recueillir 
dans  des  livres  qui  ne  traitent  pas  de  cette  science  ex 
professa?  La  rareté  des  livres,  l'absence  des  Index  et  de 
ces  concordances  qui  facilitent  si  fort  nos  recherches,  obli- 


144  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

geaieiit  à  citer  souvent  de  mémoire,  c'est-à-dire  d'une 
manière  très  inexacte.  —  Enfin  les  anciens  n'avaient  pas 
l'expérience  d'un  assez  grand  nombre  de  révolutions  lit- 
téraires, ils  ne  pouvaient  comparer  assez  de  littératures 
pour  s'élever  bien  haut  en  critique  esthétique.  Rappelons- 
nous  que  notre  supériorité  en  ce  genre  ne  date  guère  que 
de  quelques  années.  Les  anciens  sous  ce  rapport  étaient 
exactement  au  niveau  de  notre  xvii^  siècle.  Quand  on  lit 
les  opuscules  de  Denys  d'Halicarnasse  sur  Platon,  sur 
Thucydide,  sur  le  style  de  Démosthène,  on  croit  lire  les 
Mémoires  de  M.  et  de  madame  Dacier  et  des  honnêtes 
savants  qui  remplissent  les  premiers  volumes  des  Mémoires 
de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Dans  le 
Traité  du  Sublime  lui-même,  c'est-à-dire  dans  la  meil- 
leure œuvre  critique  de  l'antiquité,  œuvre  que  l'on  peut 
comparer  aux  productions  de  l'école  française  du  xviii^  siè- 
cle, que  d'artificiel,  que  de  puérilités  [i]^)  !  Peut-être 
les  siècles  qui  savent  le  mieux  produire  le  beau  sont-ils 
ceux  qui  savent  le  moins  en  donner  la  théorie.  Rien  de 
plus  insipide  que  ce  que  Racine  et  Corneille  nous  ont 
laissé  en  fait  de  critique.  On  dirait  qu'ils  n'ont  pas 
compris  leurs  propres  beautés. 

Pour  apprécier  la  valeur  de  la  philologie,  il  ne  faut  pas 
se  demander  ce  que  vaut  telle  ou  telle  obscure  monogra- 
phie, telle  note  que  Térudit  serre  au  bas  des  pages  de  son 
auteur  favori  :  on  aurait  autant  de  droit  de  demander  à 
quoi  sert  en  histoire  naturelle  la  monographie  de  telle 
variété  perdue  parmi  les  cinquante  mille  espèces  d'in- 
sectes. Il  faut  prendre  la  révolution  qu'elle  a  opérée  ; 
examiner  ce  que  l'esprit  humain  était  avant  la  culture 
philologique,  ce  qu'il  est  devenu  depuis  qu'il  l'a  subie, 
quels  changements  la  connaissance  critique  de  l'aniiquité 


L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE.  145 

a  introduits  dans  la  manière  de  voir  des  modernes.  Or,  une 
histoire  attentive  de  lesprit  humain  depuis  le  xv«  siècle  dé- 
montrerait, ce  me  semble,  que  les  plus  importantes  révolu- 
tions de  la  pensée  ont  été  amenées  directement  ou  indirec- 
tement par  des  hommes  qu'on  doit  appeler  littérateurs  ou 
philologues.  Il  est  indubitable  au  moins  que  de  tels 
hommes  ont  exercé  une  influence  bien  plus  directe  que 
ceux  qu'on  appelle  proprement  philosophes.  Quand  l'avenir 
rcgLîra  les  rangs  dans  le  Panthéon  de  l'humanité  d'après 
l'action  exercée  sur  le  mouvement  des  choses,  les  noms 
de  Pétrarque,  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de  Lamartine, 
précéderont  sans  doute  ceux  de  Descartes  et  de  Kant.  Les 
premiers  réformateurs,  Luther,  Mélanchthon,  Eobanus 
Hessus,  Calvin,  tous  les  fauteurs  de  la  Réforme,  Érasme, 
les  Etienne,  étaient  des  philologues;  la  Réforme  est  née  en 
pleine  philologie.  Le  xvni°  siècle,  bien  que  superficiel  en 
érudition,  arrive  à  ses  résultats  bien  plus  par  la  critique, 
l'histoire  et  la  science  positive  que  par  l'abstraction  méta- 
physique (67).  La  critique  universelle  est  le  seul  caractère 
que  l'on  puisse  assigner  à  la  pensée  délicate,  fuyante, 
insaisissable  du  xix^  siècle.  De  quel  nom  appeler  tant  d'in- 
telligences d'élite  qui  sans  dogmatiser  abstraitement  ont 
révélé  à  la  pensée  une  nouvelle  façon  de  s'exercer  dans 
le  monde  des  faits?  M.  Cousin  lui-même  est-il  un  philo- 
sophe ?  Non  :  c'est  un  critique  qui  s'occupe  de  philo- 
sophie, comme  tel  autre  s'occupe  de  l'histoire,  tel  autre 
de  ce  qu'on  appelle  littérature.  La  crilique,  telle  est  donc 
la  forme  sous  laquelle,  dans  toutes  les  voies,  l'esprit  hu- 
main tend  à  s'exercer;  or,  si  la  critique  et  la  philologie  ne 
sont  pas  identiques,  elles  sont  au  moins  inséparables. 
Critiquer,  c'est  se  poser  en  spectateur  et  en  juge  au  milieu 
-de  la  variété  des  choses  ;  or  la  philologie  est  l'interprète 

10 


146  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

des  choses,  le  moyen  d'entrer  en  communication  avec 
elles  et  d'entendre  leur  langage.  Le  jour  où  la  philologie 
périrait,  la  critique  périrait  avec  elle,  la  barbarie  renaî- 
trait, la  crédulité  serait  de  nouveau  maîtresse  du  monde. 
Cette  immense  mission  que  la  philologie  a  remplie 
dans  le  développement  de  l'esprit  moderne  est  loin  d'être 
accomplie  ;  peut-être  ne  fait-elle  que  commencer.  Le 
rationalisme,  qui  est  le  résultat  le  plus  général  de  toute  la 
culture  philologique,  a-t-il  pénétré  dans  la  masse  de 
l'humanité  ?  Des  croyances  étranges,  qui  révoltent  le  sens 
critique,  ne  sont-elles  pas  encore  avalées  comme  de  l'eau 
par  des  intelligences  même  distinguées?  Le  sentiment  des 
lois  psychologiques  est-il  généralement  répandu,  ou  du 
moins  exerce-t-il  une  influence  suffisante  sur  le  tour  de  la 
pensée  et  le  langage  habituel  ?  La  vue  saine  des  choses, 
laquelle  ne  résulte  pas  d'un  argument,  mais  de  toute  une 
culture  critique,  de  toute  la  direction  intellectuelle,  est-elle 
le  fait  du  grand  nombre?  Le  rôle  de  la  philologie  est 
d'achever  cette  œuvre,  de  concert  avec  les  sciences  physi- 
ques. Dissiper  le  brouillard  qui  aux  yeux  de  l'ignorant 
enveloppe  le  monde  de  la  pensée  comme  celui  de  la 
nature,  substituer  aux  imaginations  fantastiques  du  rêve 
primitif  les  vues  claires  de  l'âge  scientifique,  telle  est  la 
fin  commune  vers  laquelle  convergent  si  puissamment  ces 
deux  ordres  de  recherches .  Nature,  telle  est  le  mot  dans 
lequel  ils  se  résument.  Je  le  répète,  tout  cela  n'est  pas  le 
fruit  d'une  démonstration  isolée  ;  tout  cela  est  le  résultat 
du  regard  net  et  franc  jeté  sur  le  monde,  des  habitudes 
intellectuelles  créées  par  les  méthodes  modernes.  Deux 
voies,  qui  n'en  font  qu'une,  mènent  à  la  connaissance 
directe  et  pragmatique  des  choses  ;  pour  le  monde  phy- 
sique, ce  sont  les  sciences  physiques  ;  pour  le  monde  in  tel- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  147 

lectuel,  c'est  la  science  des  faits  de  l'esprit.  Or,  à  cette 
science  je  ne  trouve  d'autre  nom  que  celui  de  philologie. 
Tout  supernaturalisme  recevra  de  la  philologie  le  coup  de 
grâce.  Le  supernaturalisme  ne  tient  en  France  que  parce 
qu'on  n'y  est  pas  philologue. 

Quand  je  m'interroge  sur  les  articles  les  plus  importants 
et  le  plus  définitivement  acquis  de  mon  symbole  scienti- 
fique, je  mets  au  premier  rang  mes  idées  sur  la  constitu- 
tion et  le  mode  de  gouvernement  de  l'univers,  sur  l'essence 
de  la  vie,  son  développement  et  sa  nature  phénoménale, 
sur  le  fond  substantiel  de  toute  chose  et  son  éternelle 
délimitation  dans  des  formes  passagères,  sur  l'apparition 
de  l'humanité,  les  faits  primitifs  de  son  histoire,  les  lois 
de  sa  marche,  son  but  et  sa  fin  ;  sur  le  sens  et  la  valeur 
des  choses  esthétiques  et  morales,  sur  le  droit  de  tous  les 
êtres  à  la  lumière  et  au  parfait,  sur  l'éternelle  beauté  de 
la  nature  humaine  s'épanouissant  à  tous  les  points  de 
l'espace  et  de  la  durée  en  poèmes  immortels  (religions, 
art,  temples,  mythes,  vertus,  science,  philosophie,  etc.), 
enfin  sur  la  part  de  divin  qui  est  en  toute  chose,  qui  fait 
le  droit  à  être,  et  qui  convenablement  mise  en  jour 
constitue  la  beauté.  Est-ce  en  lisant  tel  philosophe  que  je 
me  suis  ainsi  formulé  les  choses  ?  Est-ce  par  l'hypothèse 
a  priori?  Y{on  ;  c'est  par  l'expérimentation  universelle  de 
la  vie,  c'est  en  poussant  ma  pensée  dans  toutes  les  direc- 
tions, en  battant  tous  les  terrains,  en  secouant  et  creusant 
toute  chose,  en  regardant  se  dérouler  successivement  les 
flots  de  cet  éternel  océan,  en  jetant  de  côté  et  d'autre  un 
regard  curieux  et  ami.  J'ai  la  conscience  que  j'ai  tout  pris 
de  l'expérience;  mais  il  m'est  impossible  de  dire  par 
quelle  voie  j'y  suis  arrivé,  de  quels  éléments  j'ai  composé 
cet  ensemble  (qui  peut  avoir  très  peu  de  valeur  sans  doute, 


U8  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

mais  qui  enfin  est  ma  vie).  Balancement  de  toute  chose, 
tissu  intime,  vaste  équation  où  la  variable  oscille  sans 
cesse  par  l'accession  de  données  nouvelles,  telles  sont  les 
images  par  lesquelles  j'essaie  de  me  représenter  le  fait, 
sans  me  satisfaire.  Je  sens  que  j'ai  autant  profité  pour 
former  ma  conception  générale  des  choses  de  l'étude  de 
l'hébreu  ou  du  sanskrit  que  de  la  lecture  de  Platon,  de  la 
lecture  du  poème  de  Job  ou  de  l'Évangile,  de  l'Apocalypse 
ou  d'une  Moallaca,  du  Baghavat-Gita  ou  du  Coran,  que  de 
Leibnitz  et  de  Hegel,  de  Gœthe  ou  de  Lamartine.  Ce  n'est 
pourtant  pas  Manou  ou  Koullouca-Bhatta,  Antar  ou 
Beidhawi,  ce  n'est  pas  la  connaissance  du  sheva  et  du 
virama,  du  Kal  et  du  Niphal,  du  Parasmaipadam  et  de 
VAttmanépadam  qui  m'ont  fait  ma  philosophie.  Mais  c'est 
la  vue  générale  et  critique,  c'est  l'induction  universelle  ; 
et  je  sens  que,  si  j'avais  à  moi  dix  vies  humaines  à  mener 
parallèlement,  afin  d'explorer  tous  les  mondes,  moi  étant 
là  au  centre,  humant  le  parfum  de  toute  chose,  jugeant 
et  comparant,  combinant  et  induisant,  j'arriverais  au  sys- 
tème des  choses  (68).  Eh  bien  !  ce  que  nul  individu  ne 
peut  faire,  l'humanité  le  fera;  car  elle  est  immortelle, 
tous  travaillent  pour  elle.  L'humanité  arrivera  à  percevoir 
la  vraie  physionomie  des  choses^  c'est-à-dire  à  la  vérité  dans 
tous  les  ordres.  Dites  donc  que  ceux  qui  auront  contribué 
à  cette  œuvre  immense,  qui  auront  poli  une  des  faces  de 
ce  diamant,  qui  auront  enlevé  une  parcelle  des  scories 
qui  voilent  son  éclat  natif,  ne  sont  que  des  pédants,  des 
oisifs,  des  esprits  lourds  qui  perdent  leur  temps,  et  qui, 
n'étant  pas  bons  pour  faire  leur  chemin  dans  le  monde  des 
vivants,  se  réfugient  dans  celui  dos  momies  et  des  nécropoles  ! 
Philosopher,  c'est  savoir  les  choses;  c'est,  suivant  la  belle 
expression  de  Cuvier,  instruire  le  monde  en  théorie.  Je  crois 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  149 

comme  Kant  que  toute  démonstration  purement  spéculative 
n'a  pas  plus  de  valeur  qu'une  démonstration  mathéma- 
tique, et  ne  peut  rien  apprendre  sur  la  réalité  existante. 
La  philologie  (69)  est  la  science  exacte  des  choses  de  l'esprit. 
Elle  est  aux  sciences  de  l'humanité  ce  que  la  physique  et 
la  chimie  sont  à  la  science  philosophique  des  corps. 

C'est  ce  que  n'a  pas  suffisamment  compris  un  esprit 
distingué  d'ailleurs  par  son  originalité  et  son  honorable 
indépendance,  M.  Auguste  Comte.  Il  est  étrange  qu'un 
homme  préoccupé  surtout  de  la  méthode  des  sciences 
physiques  et  aspirant  à  transporter  cette  méthode  dans 
les  autres  branches  de  la  connaissance  humaine,  ait  conçu 
la  science  de  l'esprit  humain  et  celle  de  l'humanité  de  la 
façon  la  plus  étroite,  et  y  ait  appliqué  la  méthode  la  plus 
grossière. 

M.  Comte  n'a  pas  compris  l'infinie  variété  de  ce  fond 
fuyant,  capricieux,  multiple,  insaisissable,  qui  est  la 
nature  humaine.  La  psychologie  est  pour  lui  une  science 
sans  objet,  la  distinction  des  faits  psychologiques  et  phy- 
siologiques, la  contemplation  de  l'esprit  par  lui-même, 
une  chimère.  La  sociologie  résume  toutes  les  sciences  de 
l'humanité  :  or  la  sociologie  n'est  pas  pour  lui  la  con- 
statation sévère,  patiente,  de  tous  les  faits  de  la  nature 
humaine;  la  sociologie  n'est  pas  (c'est  M.  Comte  qui 
parle)  cette  incohérente  comjiilation  de  faits  qu'on  appelle 
histoire,  à  laquelle  préside  la  plus  radicale  irrationalité. 
Elle  se  contente  d'emprunter  des  exemples  à  cette  indi- 
geste compilation,  puis  se  met  à  l'ouvrage  sur  ses  propres 
frais,  sans  se  soucier  de  connaissances  littéraires  fort 
inutiles.  La  méthode  de  M.  Comte  dans  les  sciences  de 
rhumanité  est  donc  le  pur  a  priori  (70).  M.  Comte,  au 
lieu  de    suivre    les    lignes    infiniment  flexueuscs  de  la 


150  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

marche  des  sociétés  humaines,  leurs  embranchements, 
leurs  caprices  apparents,  au  lieu  de  calculer  la  résultante 
définitive  de  cette  immense  oscillation,  aspire  du  premier 
coup  à  une  simplicité  que  les  lois  de  l'humanité  présen- 
tent bien  moins  encore  que  les  lois  du  monde  physique. 
M.  Comte  fait  exactement  comme  les  naturalistes  hypo- 
thétiques qui  réduisent  de  force  à  la  ligne  droite  les 
nombreux  embranchements  du  règne  animal.  L'histoire 
de  l'humanité  est  tracée  pour  lui,  quand  il  a  essayé  de 
prouver  que  l'esprit  humain  marche  de  la  théologie  à 
la  métaphysique  et  de  la  métaphysique  à  la  science  posi- 
tive. La  morale,  la  poésie,  les  religions,  les  mythologies, 
tout  cela  n'a  aucune  place,  tout  cela  est  pure  fantaisie  sans 
valeur.  Si  la  nature  humaine  était  telle  que  la  conçoit 
M.  Comte,  toutes  les  belles  âmes  convoleraient  au  suicide  ; 
il  ne  vaudrait  pas  la  peine  de  perdre  son  temps  à  faire 
aller  une  aussi  insignifiante  manivelle.  M.  Comte  croit  bien 
comme  nous  qu'un  jour  la  science  donnera  un  symbole  à 
l'humanité  ;  mais  la  science  qu'il  a  en  vue  est  celle  des 
Galilée,  des  Descartes,  des  Newton,  restant  telle  qu'elle 
est.  L'Évangile,  la  poésie  n'auraient  plus  ce  jour-là  rien 
à  faire.  M.  Comte  croit  que  l'homme  se  nourrit  exclusi- 
vement de  science,  que  dis-je?  de  petits  bouts  de  phrase 
comme  les  théorèmes  de  géométrie,  de  formules  arides. 
Le  malheur  de  M.  Auguste  Comte  est  d'avoir  un  système, 
et  de  ne  pas  se  poser  assez  largement  dans  le  plein  milieu 
de  l'esprit  humain,  ouvert  à  toutes  les  aires  de  vents.  Pour 
faire  l'histoire  de  l'esprit  humain  il  faut  être  fort  lettré. 
Les  lois  étant  ici  d'une  nature  très  délicate,  et  ne  se  pré- 
sentant point  de  face  comme  dans  les  sciences  physi- 
ques, la  faculté  essentielle  est  celle  du  critique  littéraire, 
la  délicatesse  du  tour  (c'est  le  tour  d'ordinaire  qui  exprime 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  151 

le  plus),  la  ténuité  des  aperçus,  le  contraire  en  un  mot 
de  l'esprit  géométrique.  Que  dirait  M.  Comte  d'un  physi- 
cien qui  se  contenterait  d'envisager  en  gros  la  physionomie 
des  faits  de  la  nature,  d'un  chimiste  qui  négligerait  la 
balance?  Et  ne  commet-il  pas  semblable  faute,  quand  il 
regarde  comme  inutiles  toutes  ces  patientes  explorations  du 
passé,  quand  il  déclare  que  c'est  perdre  son  temps  d'étu- 
dier les  civilisations  qui  n'ont  point  de  rapport  direct 
avec  la  nôtre,  qu'il  faut  seulement  étudier  l'Europe  pour 
déterminer  la  loi  de  l'esprit  humain,  puis  appliquer  cette 
loi  a  priori  aux  autres  développements  ?  En  cela,  M.  Comte 
est  plus  influencé  qu'il  ne  pense  par  la  vieille  théorie  histo- 
rique des  Quatre  Empilées,  qui  se  trouve  en  germe  dans  le 
livre  apocryphe  de  Daniel  (71),  et  qui  depuis  Bossuet  a 
eu  le  privilège  de  former  la  base  de  l'enseignement  catho- 
lique. Il  s'imagine  que  l'humanité  a  bien  réellement 
traversé  les  trois  états  du  fétichisme,  du  polythéisme,  du 
monothéisme,  que  les  premiers  hommes  furent  cannibales, 
comme  les  sauvages,  etc.  Or,  cela  est  inadmissible.  Les 
pores  de  la  race  sémitique  eurent,  dès  l'origine,  une  ten- 
dance secrète  au  monothéisme  ;  les  Védas,  ces  chants 
incomparables,  donnent  très  réellement  l'idée  des  premières 
aspirations  de  la  race  indo-germanique.  Chez  ces  races,  la 
moralité  date  des  premiers  jours.  En  un  mot,  M.  Comte 
n'entend  rien  aux  sciences  de  l'humanité,  parce  qu'il  n'est 
pas  philologue. 

M.  Proudhon,  bien  qu'ouvert  à  toute  idée,  grâce  à 
l'extrême  souplesse  de  son  esprit,  et  capable  de  comprendre 
tour  à  tour  les  aspects  les  plus  divers  des  choses,  ne  me 
semble  pas  non  plus  par  moments  avoir  conçu  la  science 
d'une  manière  assez  large.  Nul  n'a  mieux  compris  que  lui 
que  la  science  seule  est  désormais  possible;  mais  sa  science 


i:2  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

n'est  ni  poétique  ni  religieuse;  elle  est  trop  exclusivement 
abstraite  et  logique.  M.  Proudhon  n'est  pas  encore  assez 
dégagé  de  la  scolastique  du  séminaire;  il  raisonne  beau- 
coup ;  il  ne  semble  pas  avoir  compris  suffisamment  que, 
dans  les  sciences  de  l'humanité,  l'argumentation  logique 
n'est  rien,  et  que  la  finesse  d'esprit  est  tout.  L'argumen- 
tation n'est  possible  que  dans  une  science  comme  la  géo- . 
métrie,  où  les  principes  sont  simples  et  absolument 
vrais,  sans  aucune  restriction.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi- 
dans  les  sciences  morales,  où  les  principes  ne  sont  que 
des  à-peu-près,  des  expressions  imparfaites,  posant  plus 
ou  moins,  mais  jamais  à  plein  sur  la  vérité.  Le  jour 
donné  à  la  pensée  est  ici  la  seule  démonstration  pos- 
sible. La  forme,  le  style  sont  les  trois  quarts  de  la 
pensée,  et  cela  n'est  pas  un  abus,  comme  le  prétendent 
quelques  puritains.  Ceux  qui  déclament  contre  le  style  et 
la  beauté  de  la  forme  dans  les  sciences  philosophiques  et 
morales  méconnaissent  la  vraie  nature  des  résultats  de 
ces  sciences  et  la  délicatesse  de  leurs  principes.  En  géo- 
métrie, en  algèbre»  on  peut  sans  crainte  s'abandonner  au 
jeu  des  formules,  sans  s'inquiéter,  dans  le  courant  du  rai- 
sonnement, des  réalités  qu'elles  représentent.  Dans  les 
sciences  morales,  au  contraire^  il  n'est  jamais  permis  de 
se  confier  ainsi  aux  formules,  de  les  combiner  indéfini- 
ment, comme  faisait  la  vieille  théologie,  en  étant  sûr  que 
le  résultat  qui  en  sortira  sera  rigoureusement  vrai.  Il  ne 
sera  que  logiquement  vrai,  et  pourra  même  n'être  pas 
aussi  vrai  que  les  principes  :  car  il  se  peut  que  la  con- 
séquence porte  uniquement  sur  la  part  d'erreur  ou  de 
malentendu  qui  était  dans  les  principes,  mais  suffisam- 
ment cachée  pour  que  le  principe  fût  acceptable.  Il  se  peut 
donc  qu'en  raisonnant  très  logiquement,   on  arrive  dans 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  153 

les  sciences  morales  à  des  conséquences  absolument 
fausses  en  partant  de  principes  suffisamment  vrais.  Les 
livres  faits  pour  défendre  la  propriété  par  le  raisonnement 
sont  aussi  mauvais  que  ceux  qui  l'attaquent  par  la  même 
méthode.  Le  vrai,  c'est  que  le  raisonnement  ne  doit  pas 
être  écouté  en  cet  ordre  de  choses,  c'est  que  les  résultats 
du  raisonnement  ne  sont  ici  légitimes  qu'à  la  condition 
d'être  contrôlés  à  chaque  pas  par  l'expérience  immédiate. 
Et  toutes  les  fois  qu'on  se  voit  mené  par  la  logique  à  des 
conséquences  extrêmes,  il  ne  faut  pas  s'en  effrayer;  car 
les  faits  aperçus  finement  sont  ici  le  seul  critérium  de 
vérité. 


IX 


Que  signifient  donc  ces  vains  et  superficiels  mépris? 
Pourquoi  le  philologue,  manipulant  les  choses  de  l'huma- 
nité, pour  en  tirer  la  science  de  l'humanité,  est-il 
moins  compris  que  le  chimiste  et  le  physicien, 
manipulant  la  nature,  pour  arriver  à  la  théorie  de 
la  nature?  Assurément  c'est  une  bien  vaine  existence 
que  celle  de  l'érudit  curieux  qui  a  passé  sa  vie  à 
s'amuser  doctement  et  à  traiter  frivolement  des  choses  sé- 
rieuses. Les  gens  du  monde  ont  quelque  raison  de  ne  voir 
en  ce  rôle  qu'un  tour  de  force  de  mémoire,  bon  pour  ceux 
qui  n'ont  reçu  en  partage  que  des  qualités  secondaires. 
Mais  leur  vue  est  courte  et  bornée,  en  ce  qu'ils  ne  s'aper- 
çoivent pas  que  la  polymathie  est  la  condition  de  la  haute 
intelligence  esthétique,   morale,  religieuse,  poétique.  Un& 


154  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

philosophie  qui  croit  pouvoir  tout  tirer  de  son  propre 
sein,  c'est-à-dire  de  l'étude  de  l'âme  et  de  considérations 
purement  abstraites,  doit  nécessairement  mépriser  l'éru- 
dition, et  la  regarder  comme  préjudiciable  aux  progrès  de 
la  raison.  La  mauvaise  humeur  de  Descartes,  de  Male- 
branche  et  en  général  des  cartésiens  contre  l'érudition,  est  à 
€e  point  de  vue  légitime  et  raisonnable.  Il  était  d'ailleurs 
difficile  au  xvn®  siècle  de  deviner  la  haute  critique  et  le 
grand  esprit  de  la  science.  Leibnitz  le  premier  a  réalisé 
dans  une  belle  harmonie  cette  haute  conception  d'une 
philosophie  critique^  que  Bayle  n'avait  pu  atteindre  par 
trop  de  relâchement  d'esprit.  Le  xix®  siècle  est  appelé  à  la 
réaliser  et  à  introduire  le  positif  dans  toutes  les  branches 
de  la  connaissance.  La  gloire  de  M.  Cousin  sera  d'avoir 
proclamé  la  critique  comme  une  méthode  nouvelle  en  phi- 
losophie, méthode  qui  peut  mener  à  des  résultats  tout 
aussi  dogmatiques  que  la  spéculation  abstraite.  L'éclectisme 
ne  s'est  affaibli  que  le  jour  où  des  nécessités  extérieures, 
auxquelles  il  n'a  pas  pu  résister,  l'ont  forcé  à  embrasser 
-exclusivement  certaines  doctrines  particulières,  qui  l'ont 
rendu  presque  aussi  étroit  qu'elles  mêmes,  et  à  se  couvrir 
de  quelques  noms,  qu'on  doit  honorer  autrement  que  par 
le  fanatisme.  Tel  n'était  pas  le  grand  éclectisme  des  cours 
de  1828  et  1829,  et  de  la  préface  à  Tennemann.  La  nou- 
velle génération  philosophique  comprendra  la  nécessité  de 
se  transporter  dans  le  centre  vivant  des  choses,  de  ne 
plus  faire  de  la  philosophie  un  recueil  de  spéculations 
sans  unité,  de  lui  rendre  enfin  son  antique  et  large  accep- 
tion, son  éternelle  mission  de  donner  à  l'homme  les  vérités 
vitales. 

La  philosophie,  en  effet,   n'est  pas  une  science  à  part  ; 
c'est  un  côté  de  toutes  les  sciences.  11  faut  distinguer  dans 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  155 

chaque  science  la  partie  technique  et  spéciale,  qui  n'a  de 
valeur  qu'en  tant  qu'elle  sert  à  la  découverte  et  à  l'expo- 
sition, et  les  résultats  généraux  que  la  science  en  ques- 
tion fournit  pour  son  compte  à  la  solution  du  problème 
des  choses.  La  philosophie  est  cette  tête  commune,  cette 
région  centrale  du  grand  faisceau  de  la  connaissance 
humaine,  où  tous  les  rayons  se  touchent  dans  une  lumière 
identique.  Il  n'est  pas  de  ligne  qui,  suivie  jusqu'au  bout, 
ne  mène  à  ce  foyer.  La  psychologie,  que  l'on  s'est  habitué 
à  considérer  comme  la  philosophie  tout  entière  n'est  après 
tout  qu'une  science  comme  une  autre;  peut-être  n'est-ce 
même  pas  celle  qui  fournit  les  résultats  les  plus  philo- 
sophiques. La  logique  entendue  comme  l'analyse  de  la 
raison  n'est  qu'une  partie  de  la  psychologie;  envisagée 
comme  un  recueil  de  procédés  pour  conduire  l'esprit  à 
la  découverte  de  la  vérité,  elle  est  tout  simplement  inutile, 
puisqu'il  n'est  pas  possible  de  donner  des  recettes  pour 
trouver  le  vrai.  La  culture  délicate  et  l'exercice  multiple  de 
l'esprit  sont  à  ce  point  de  vue  la  seule  logique  légitime. 
La  morale  et  la  théodicée  ne  sont  pas  des  sciences  à 
part  ;  elles  deviennent  lourdes  et  ridicules,  quand  on  veut 
les  traiter  suivant  un  cadre  scientifique  et  défini  :  elles  ne 
devraient  être  que  le  son  divin  résultant  de  toute  chose, 
ou  tout  au  plus  l'éducation  esthélique  des  instincts  purs 
de  l'âme,  dont  l'analyse  rentre  dans  la  psychologie.  De 
quel  droit  donc  formerait-on  un  ensemble  ayant  droit  de 
s'appeler  philosophie,  puisque  cet  ensemble,  dans  les  seules 
limites  qu'on  puisse  lui  assigner,  a  déjà  un  nom  particulier, 
qui  est  la  psychologie  (72). 

L'antiquité  avait  merveilleusement  compris  cette  haute 
et  large  acception  de  la  philosophie.  La  philosophie  était 
pour  elle  le  sage,  le  chercheur,  Jupiter  sur  le  mont  Ida, 


^ 


156  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

le  spectateur  dans  !e  monde.  «  Parmi  ceux  qui  accourent 
aux  panégyres  de  la  Grèce,  les  uns  y  sont  attirés  par  le 
désir  de  combattre  et  de  disputer  la  palme;  les  autres 
y  viennent  pour  leurs  affaires  commerciales  ;  quelques-uns- 
enfin  ne  s'y  rendent  ni  pour  la  gloire,  ni  pour  le  profit, 
mais  POUR  voir  ;  et  ceux-là  sont  les  plus  nobles,  car  le  spec- 
tacle est  pour  eux,  et  eux  n'y  sont  pour  personne.  De 
même  en  entrant  dans  la  vie,  les  uns  aspirent  à  se  mêler 
à  la  lutte,  les  autres  sont  ambitieux  de  faire  fortune  ;  mais 
il  est  quelques  âmes  d'élite  qui,  méprisant  les  soins  vul- 
gaires, tandis  que  la  plèbe  des  combattants  se  déchire 
dans  l'arène,  s'envisagent  comme  spectateurs  dans  le  vaste 
»  fimphithéâtre  de  l'univers.  Ce  sont  les  philosophes  (73)  ». 
M  \V^ —  Jamais  la  philosophie  n'a  été  plus  parfaitement 
définie. 

A  l'origine  de  la  recherche  rationnelle,  le  mot  de  phi- 
losophie pouvait  sans  inconvénient  désigner  l'ensemble 
de  la  connaissance  humaine.  Puis,  quand  chacune  des 
séries  d'études  devint  assez  étendue  pour  absorber  des  vies 
entières  et  présenter  un  côté  de  la  vie  universelle,  chaque 
branche  devint  une  science  indépendante,  et  laissa  le  tronc 
commun  appauvri  par  ces  retranchements  successifs.  Les 
fruits  mûrs,  après  avoir  grandi  de  la  sève  commune,  se 
détachaient  de  la  tige  et  laissaient  l'arbre  dépouillé.  La 
philosophie  ne  conserva  ainsi  que  les  notions  les  moins 
déterminées,  celles  qui  n'avaient  pu  se  grouper  en  unité& 
distinctes,  et  qui  n'avaient  guère  d'autre  raison  de  se 
trouver  réunies  sous  un  nom  commun  que  l'impossi- 
bilité où  l'on  était  de  ranger  chacune  d'elles  sous  un 
autre  nom.  Il  est  temps  de  revenir  à  l'acception  antique, 
non  pas  sans  doute  pour  renfermer  de  nouveau  dans 
la  philosophie  toutes  les  sciences  particulières  avec  leurs 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  157 

infinis  détails,  mais  pour  en  faire  le  centre  commun  des 
conquêtes  de  l'esprit  humain,  l'arsenal  des  provisions 
vitales.  Qui  dira  que  l'histoire  naturelle,  l'anatomie  et  la 
physiologie  comparées,  l'astronomie,  l'histoire  et  surtout 
l'histoire  de  l'esprit  humain,  ne  donnent  pas  au  penseur 
des  résultats  aussi  philosophiques  que  l'analyse  de  la  mé- 
moire, de  l'imagination,  de  l'association  des  idées?  Qui 
osera  prétendre  que  Geoffroy  Saint  Hilaire,  Cuvier,  les 
Humboldt,  Gœthe,  Herder,  n'avaient  pas  droit  au  titre  de 
philosophes  au  moins  autant  que  Dugald-Stewart  ou  Con- 
dillac?  Le  philosophe,  c'est  l'esprit  saintement  curieux  de 
toute  chose;  c'est  le  gnostique  dans  le  sens  primitif  et 
élevé  de  ce  mot  ;  le  philosophe,  c'est  le  penseur,  quel  que 
soit  l'objet  sur  lequel  s'exerce  sa  pensée. 

Certes  nous  sommes  loin  du  temps  où  chaque  penseur 
résumait  sa  philosophie  dans  un  Ilspl  ouaeoiq.  Si  nous 
concevons  que  l'esprit  humain,  dans  sa  légitime  impa- 
tience et  sa  naïve  présomption,  ait  cru  pouvoir,  dès  ses 
premiers  essais  et  en  quelques  pages,  tracer  le  système 
de  l'univers,  les  patientes  investigations  de  la  science 
moderne,  les  innombrables  ramifications  des  problèmes, 
les  bornes  des  recherches  reculant  avec  celles  des  décou- 
vertes, l'infiiiité  des  choses  en  un  mot,  nous  font  croire 
volontiers  que  le  tableau  du  monde  devrait  être  infini 
^omtne  le  monde  lui  même.  Un  Aristote  est  de  nos  jours 
impossible  Non  seulement  l'alliance  des  études  psycholo- 
giques et  morales  avec  les  sciences  physiques  et  mathé- 
matiques est  devenue  un  rare  phénomène;  mais  une 
^subdivision  assez  restreinte  quant  à  son  objet  d'une 
branche  de  la  connaissance  humaine  est  souvent  elle- 
même  un  cliamp  trop  vaste  pour  les  travaux  d'une  vie 
iaborieuse  et   d'un  esprit  pénétrant.   Je  n'entends  point 


158  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

que  ce  soit  là  une  critique  :  cette  marche  de  la  science 
est  légitime.  Au  syncrétisme  primitif,  à  l'étude  vague 
et  approximative  doit  succéder  la  rigueur  de  la  scrupu- 
leuse analyse.  L'étude  superficielle  du  tout  doit  faire  place 
à  l'examen  approfondi  et  successif  des  parties  ;  mais  il 
faut  se  garder  de  croire  que  là  se  ferme  le  cercle  de  l'es- 
prit humain,  et  que  la  connaissance  des  détails  en  soit  le 
terme  définitif.  Si  le  but  de  la  science  était  de  compter  les 
lâches  de  l'aile  d'un  papillon,  ou  d'énumérer  dans  une 
langue  souvent  barbare  les  diverses  espèces  de  la  flore 
d'un  pays,  il  vaudrait  mieux,  ce  semble,  revenir  à  la  dé- 
finition platonicienne  et  déclarer  qu'il  n'y  a  pas  de  science 
de  ce  qui  passe.  Il  est  bon  sans  doute  que  l'étude  expéri- 
mentale se  disperse  par  l'analyse  sur  toutes  les  indivi- 
dualités de  l'univers,  mais  c'est  à  condition  qu'un  jour 
elle  se  recueille  en  une  parfaite  synthèse,  bien  supérieure 
au  syncrétisme  primitif,  parce  qu'elle  sera  fondée  sur  la 
connaissance  distincte  des  parties.  Quand  la  dissection 
aura  été  poussée  jusqu'à  ses  dernières  Hmites  (et  on  peut 
croire  que  dans  quelques  sciences  cette  limite  a  été  at 
teinte),  alors  on  commencera  le  mouvement  de  comparai- 
son et  de  recomposition.  Nous  aurons  eu  l'œuvre  humi- 
liante et  laborieuse  :  et  pourtant,  quand  l'avenir  nous  aura 
dépassés  en  profitant  de  nos  travaux,  on  reprochera  peut- 
être  aussi  durement  à  la  science  du  xvin®  et  du  xix®  siècle 
d'avoir  été  minutieuse  et  pragmatique,  que  nous  repro- 
chons aux  anciens  d'avoir  été  sommaires  et  hypothé- 
tiques. Tant  il  est  difficile  de  savoir  apprécier  la  néces- 
sité et  la  légimité  des  révolutions  successives  de  l'esprit 
humain. 

Une  conséquence  de  cette  méthode  fragmentaire  et  par- 
tielle de  la  science  moderne  a  été  de  bannir  de  la  philo- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  15î> 

Sophie  la  cosmologie,  qui,  à  l'origine,  la  constituait  presque 
tout  entière.  Celui  qu'on  regarde  ordinairement  comme 
le  fondateur  de  la  philosophie  rationnelle.  Thaïes,  ne  se- 
rait plus  aujourd'hui  appelé  philosophe.  Nous  nous  croyons 
obligés  de  faire  deux  ou  trois  parts  dans  des  vies  scienti- 
fiques comme  celles  de  Descartes  et  de  Leibnitz  ou  même 
de  Newton  (bien  que  chez  celui-ci  la  part  de  philosophie 
pure  soit  déjà  beaucoup  plus  faible),  et  pourtant  ces  vies 
ont  été  parfaitement  unes,  et  le  mot  par  lequel  s'est  expri- 
mée leur  unité  a  été  celui  de  philosophie.  11  n'est  plus 
temps  sans  doute  de  réclamer  contre  cette  élimination 
nécessaire  :  la  philosophie,  après  avoir  renfermé  dans  son 
sein  toutes  les  sciences  naissantes,  a  dû  les  voir  se  séparer 
d'elle,  aussitôt  qu'elles  sont  arrivées  à  un  degré  suffisant 
de  développement.  Viendra-t-il  un  jour  où  elles  y  rentre- 
ront, non  pas  avec  la  masse  de  leurs  détails,  mais  avec 
leurs  résultats  généraux  ;  un  jour  où  la  philosophie  sera 
moins  une  science  à  part  qu'une  face  de  toutes  les  sciences, 
une  sorte  de  centre  lumineux  où  toutes  les  connaissances 
humaines  se  rencontreront  par  leur  sommet  en  diver- 
geant à  mesure  qu'elles  descendront  aux  détails  ?  La 
loi  régulière  du  progrès,  prenant  son  point  de  départ 
dans  le  syncrétisme,  pour  arriver  à  travers  l'analyse,  qui 
seule  est  la  méthode  légitime,  à  la  synthèse,  qui  seule  a  une 
valeur  philosophique,  pourrait  le  faire  espérer.  L'appari- 
tion d'un  ouvrage  comme  le  Cosmos  de  M.  de  Humboldt, 
où  un  seul  savant,  renouvelant  au  xix^  siècle  la  tentative 
de  Timée  ou  de  Lucrèce,  tient  sous  son  regard  le  Cosmos 
dans  sa  totalité,  prouve  qu'il  est  encore  possible  de  res- 
saisir l'unité  cosmique  perdue  sous  la  multitude  infinie 
des  détails.  Si  le  but  de  la  philosophie  est  la  vérité  sur  le 
système  général  des  choses,  comment  serait-elle  indifïé- 


460  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

rente  à  la  science  de  l'univers?  La  cosmologie  n'est-elle 
pas  sacrée  au  même  titre  que  les  sciences  psychologiques  ? 
Ne  soulève-t-elle  pas  des  problèmes  dont  la  solution  est 
aussi  impérieusement  exigée  par  notre  nature  que  celle 
des  questions  relatives  à  nous-mêmes  et  à  la  cause  pre- 
mière ?  Le  monde  n'est-il  pas  le  premier  objet  qui  excite 
Ja  curiosité  de  l'esprit  humain,  n'aiguise-t-il  pas  tout  d'a- 
bord cet  appétit  de  savoir,  qui  est  le  trait  distinctif  de 
notre  nature  raisonnable,  et  qui  fait  de  nous  des  êtres 
capables  de  philosopher  ?  Prenez  les  mythologies,  qui 
nous  donnent  la  vraie  mesure  des  besoins  spirituels  de 
l'homme  ;  elles  s'ouvrent  toutes  par  une  cosmogonie  ;  les 
mythes  cosmologiques  y  occupent  une  place  au  moins 
aussi  considérable  que  les  mythes  moraux  et  les  théolo- 
goumènes.  Et  déjà  même  de  nos  jours,  bien  que  les 
sciences  particulières  soient  loin  d'avoir  atteint  leur  forme 
définitive,  combien  de  données  inappréciables  n'ont-elles 
pas  fournies  à  l'esprit  qui  aspire  à  savoir  philosophique- 
ment ?  Celui  qui  n'a  point  appris  de  la  géologie  l'his- 
toire de  notre  globe  et  des  êtres  qui  l'ont  successivement 
peuplé  ;  de  la  physiologie,  les  lois  de  la  vie  ;  de  la  zoologie 
et  de  la  botanique,  les  lois  des  formes  de  l'être,  et  le  plan 
général  de  la  nature  animée  (74);  de  l'astronomie,  la 
structure  de  l'univers  ;  de  l'ethnographie,  et  de  l'histoire, 
la  science  de  l'humanité  dans  son  devenir  ;  celui-là  peut-il 
se  vanter  de  connaître  la  loi  des  choses,  que  dis-je?  de 
connaître  l'homme,  qu'il  n'étudie  qu'abstraitement  et 
dans  ses  manifestations  individuelles? 

Je  vais  éclairer  par  un  exemple  la  manière  dont  on 
pourrait  faire  servir  les  sciences  particulières  à  la  solu- 
tion d'une  question  philosopViique.  Je  choisis  le  problème 
qui,  depuis  les  premières  années  où  j'ai  commencé  à  phi- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  161 

losopher,  a  le   plus  préoccupé  ma  pensée,    le   problème 
des  origines  de  l'humanité. 

Il  est  iadubilable  que  l'humanité  a  commencé  d'exister. 
11  est  indubitable  aussi  que  l'apparition  de  l'humanité  sur 
la  terre  s'est  faite  en  verlu  des  lois  permanentes  de  la 
nature  (7o),  et  que  les  premiers  faits  de  sa  vie  psycho- 
logique et  physiologique,  bien  que  si  étrangement  diffé- 
rents de  ceux  qui  caractérisent  l'état  actuel,  étaient  le 
développement  pur  et  simple  des  lois  qui  régnent  encore 
aujourd'hui,  s'exerçant  dans  un  milieu  profondément  dif- 
férent. Il  y  a  donc  là  un  problème,  important  s'il  en  fut 
jamais,  et  de  la  solution  duquel  sortiraient  des  données 
capitales  sur  tout  le  sens  de  la  vie  humaine.  Or  ce  pro- 
blème se  divise  à  mes  yeux  en  six  questions  subordonnées, 
lesquelles  devraient  toutes  se  résoudre  par  des  sciences 
diverses  : 

1°  Question  ethnographique.  —  Si  et  jusqu'à  quel 
point  les  races  actuelles  sont  réductibles  l'une  à  l'autre. 
Y  a-t-il  eu  plusieurs  centres  de  création  ?  Quels  sont- 
ils  ?  etc.  —  Il  faudrait  donc  que  le  chercheur  possédât 
l'ensemble  de  toute  l'ethnographie  moderne,  dans  ses 
parties  certaines  et  hypothétiques,  et  les  connaissances 
d'anatomie  et  de  linguistique  sans  lesquelles  l'ethnogra- 
phie est  impossible. 

2"^  Question  chronologique.  —  A  quelle  époque  l'huma- 
nité ou  chaque  race  est-elle  apparue  sur  la  terre?  —  Cette 
question  devrait  se  résoudre  par  le  balancement  de  deux 
moyens  :  d'une  part,  les  données  géologiques  ;  de  l'autre, 
les  données  fournies  par  les  chronologies  antiques  et 
surtout  par  les  monuments.  Il  faudrait  donc  que  l'auteur 
fût  savant  en  géologie,  et  très  versé  dans  les  antiquités  de 
la  Chine,  de  l'Egypte,  de  l'Inde,  des  Hébreux,  etc. 

11 


162  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

3°  Question  géographique.  —  A  quels  points  du  globe 
l'humanité  ou  les  diverses  races  ont-elles  pris  leur  point 
de  départ?  —  Ici  serait  nécessaire  la  connaissance  de  la 
géographie  dans  sa  partie  la  plus  philosophique,  et  sur- 
tout la  science  la  plus  approfondie  des  antiques  littéra- 
tures et  des  traditions  des  peuples.  Les  langues  fournissant 
l'élément  capital,  il  faudrait  que  l'auteur  fût  habile  lin- 
guiste, ou  du  moins  possédât  les  résultats  acquis  par  la 
philologie  comparée. 

4^  Question  physiologique,  —  Possibilité  et  mode  d'ap- 
parition de  la  vie  organique  et  de  la  vie  humaine.  Lois 
qui  ont  produit  cette  apparition,  laquelle  se  continue  en- 
core dans  les  recoins  de  la  nature.  —  Il  faudrait,  pour 
aborder  ce  côté  de  la  question,  posséder  à  fond  la  physio- 
logie comparée,  et  être  capable  d'avoir  un  avis  sur  la 
question  la  plus  délicate  de  cette  science. 

5°  Question  psychologique.  —  État  de  l'humanité  et  de 
l'esprit  humain  à  ses  premiers  jours.  Langues  primitives. 
Origine  de  la  pensée  et  du  langage.  Pénétration  la  plus 
intime  des  secrets  de  la  psychologie  spontanée,  haute 
habitude  de  la  psychologie  et  des  sciences  philosophiques, 
étude  expérimentale  de  l'enfant  et  du  premier  exercice 
de  sa  raison,  étude  expérimentale  du  sauvage,  par  consé- 
quent connaissance  étendue  des  voyages,  et  autant  que 
possible  avoir  voyagé  soi-même  chez  les  peuples  primi- 
tifs, qui  menacent  chaque  jour  de  disparaître,  au  moins 
avec  leur  spontanéité  native  ;  connaissance  de  toutes  les 
littératures  primitives,  génie  comparé  des  peuples,  litté- 
rature comparée,  goût  délicat  et  scientifique,  finesse  et 
spontanéité  ;  nature  enfantine  et  sérieuse,  capable  de 
s'enthousiasmer  du  spontané  et  de  le  reproduire  en  soi 
au  sein  même  du  réfléchi. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  163 

6^  Question  historique.  —  Histoire  de  l'humanité  avant 
l'apparition  définitive  de  la  réflexion. 

Je  suis  convaincu  qu'il  y  a  une  science  des  origines 
de  l'humanité  qui  sera  construite  un  jour,  non  par  la  spé- 
culation abstraite,  mais  par  la  recherche  scientifique. 
Quelle  est  la  vie  humaine  qui  dans  l'état  actuel  de  la 
science  suffirait  à  explorer  tous  les  côtés  de  cet  unique 
problème  !  Pourtant  comment  le  résoudre  sans  l'étude 
scientifique  des  données  positives?  Et  si  on  ne  l'a  pas 
résolu,  comment  dire  qu'on  sait  l'homme  et  l'humanité? 
Celui  qui,  par  un  essai  même  très  imparfait  contribuerait 
à  la  solution  de  ce  problème,  ferait  plus  pour  la  philo- 
sophie que  par  cinquante  années  de  méditations  méta- 
physiques. 


La  psychologie,  telle  qu'on  Ta  entendue  jusqu'ici,  me 
seml)le  avoir  été  conçue  d'une  façon  assez  étroite  et 
n'avoir  pas  amené  ses  plus  importants  résultats  (76) .  Et 
d'abord,  elle  s'est  généralement  bornée  à  étudier  l'esprit 
humain  dans  son  complet  développement  et  tel  qu'il  est 
de  nos  jours.  Ce  que  font  la  physiologie  et  l'anatomie 
pour  les  corps  organisés,  la  psychologie  l'a  fait  pour  les 
phénomènes  de  l'âme,  avec  les  différences  de  méthode  ré- 
clamées par  des  objets  si  divers.  Or,  de  même  qu'à  côté  de 
la  science  des  organes  et  de  leurs  opérations,  il  y  en  a  une 
autre  qui  embrasse  l'histoire  de  leur  formation  et  de  leur 
développement,   de  même  à  côté  de  la  psychologie  qui 


164  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

décrit  et  classifie  les  phénomènes  et  les  fonctions  de  1  amc^ 
il  y  aurait  une  embryogénie  de  Vesprit  humain,  qui  étu- 
dierait l'apparition  et  le  premier  exercice  de  ces  facultés 
dont  l'action,  maintenant  si  régulière,  nous  fait  presque, 
oublier  qu'elles  n'ont  été  d'abord  que  rudimentaires.  Une 
telle  science  serait  sans  doute  plus  difficile  et  plus  hypo- 
thétique que  celle  qui  se  borne  à  constater  l'état  présent 
de  la  conscience.  Toutefois  il  est  des  moyens  sûrs  qui 
peuvent  nous  conduire  de  l'actuel  au  primitif,  et  si  l'expé- 
rimentation directe  de  ce  dernier  état  nous  est  impossible,, 
l'induction  s'exerçant  sur  le  présent  peut  nous  faire  re- 
monter à  l'état  qui  l'a  précédé  et  dont  il  n'est  que  l'épa- 
nouissement. En  effet,  si  l'état  primitif  a  disparu  pour 
jamais,  les  phénomènes  qui  le  caractérisaient  ont  encore 
chez  nous  leurs  analogues.  Chaque  individu  parcourt  à 
son  tour  la  ligne  qu'a  suivie  l'humanité  tout  entière,  et 
la  série  des  développements  de  Tesprit  humain  est  exacte- 
ment parallèle  au  progrès  de  la  raison  individuelle,  à  la 
vieillesse  près,  qu'ignorera  toujours  l'humanité,  destinée 
à  refleurir  à  jamais  d'une  éternelle  jeunesse.  Les  phéno- 
mènes de  l'enfance  nous  représentent  donc  les  phé- 
nomènes de  l'homme  primitif  (77).  D'un  autre  côté,  la 
marche  de  l'humanité  n'est  pas  simultanée  dans  toutes. 
ses  parties:  tandis  que  par  l'une  elle  s'élève  à  de  subUmes 
hauteurs,  par  une  autre  elle  se  traîne  encore  dans  les 
boues  qui  furent  son  berceau,  et  telle  est  la  variété  infi- 
nie du  mouvement  qui  l'anime,  que  l'on  pourrait  à  un 
moment  donné  retrouver  dans  les  différentes  contrées- 
habitées  par  l'homme  tous  les  âges  divers  que  nous 
voyons  échelonnés  dans  son  histoire.  Les  races  et  les 
climats  produisent  simultanément  dans  l'humanité  les 
mêmes  différences  que  le  temps  a  montrées   successives> 


L'AVExMR  DE   LA  SCIENCE.  165 

'dans  la  suite  de  ses  développements.  Les  phénomènes, 
par  exemple,  qui  signalèrent  l'éveil  de  la  conscience  se 
retracent  dans  l'éternelle  enfance  de  ces  races  non  per- 
fectibles, restées  comme  des  témoins  de  ce  qui  se  passa 
aux  premiers  jours  de  l'homme.  Non  qu'il  faille  dire 
absolument  que  le  sauvage  est  l'homme  primitif:  l'en- 
fance des  diverses  races  humaines  dut  être  fort  différente 
selon  le  ciel  sous  lequel  elles  naquirent.  Sans  doute  les 
misérables  êtres  qui  bégayèrent  d'abord  des  sons  inarticu- 
lés sur  le  sol  malheureux  de  l'Afrique  ou  de  l'Océanie 
ressemblèrent  peu  à  ces  naïfs  et  gracieux  enfants  qui 
servirent  de  pères  à  la  race  religieuse  et  théocratique  des 
Sémites,  et  aux  vigoureux  ancêtres  de  la  race  philoso- 
phique et  rationaliste  des  peuples  indo-germaniques. 
Mais  ces  différences  ne  nuisent  pas  plus  aux  inductions 
générales  que  les  variétés  de  caractère  chez  les  individus 
n'entravent  la  marche  des  psychologues.  L'enfant  et  le 
sauvage  seront  donc  les  deux  grands  objets  d'étude  de 
celui  qui  voudra  construire  scientifiquement  la  théorie 
■des  premiers  âges  de  l'humanité.  Comment  n'a-t-on  pas 
compris  qu'il  y  a  dans  l'observation  psychologique  de 
ces  races,  que  dédaigne  l'homme  civilisé,  une  science  du 
plus  haut  intérêt,  et  que  ces  anecdotes  rapportées  par  les 
voyageurs,  qui  semblent  bonnes  tout  au  plus  à  amuser 
des  enfants,  renferment  en  effet  les  plus  profonds  secrets 
de  la  nature  humaine? 

Il  reste  à  la  science  un  moyen  plus  direct  encore  pour 
se  mettre  en  rapport  avec  ces  temps  reculés  :  ce  sont  les 
produits  mêmes  de  l'esprit  humain  à  ses  différents  âges, 
les  monuments  où  il  s'est  exprimé  lui-même,  et  qu'il  a 
laissés  derrière  lui  comme  pour  marquer  la  trace  de  ses 
•pas.   Malheureusement,  ils   ne  datent  que  d'une  époque 


166  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

trop  rapprochée  de  nous,  et  le  berceau  de  l'humanité 
reste  toujours  dans  le  mystère.  Comment  l'homme 
aurait-il  légué  le  souvenir  d'un  âge  où  il  se  possédait  à 
peine  lui-même,  et  où,  n'ayant  pas  de  passé,  il  ne 
pouvait  songer  à  l'avenir  ?  Mais  il  est  un  monument  sur 
lequel  sont  écrites  toutes  les  phases  diverses  de  cette 
Genèse  merveilleuse,  qui  par  ses  mille  aspects  représente 
chacun  des  états  qu'a  tour  à  tour  esquissés  l'humanité,  mo- 
nument qui  n'est  pas  d'un  seul  âge,  mais  dont  chaque 
partie,  lors  même  qu'on  peut  lui  assigner  une  date,  ren- 
ferme des  matériaux  de  tous  les  siècles  antérieurs  et  peut 
les  rendre  à  l'analyse  ;  poème  admirable  qui  est  né  et  s'est 
développé  avec  l'homme,  qui  l'a  accompagné  à  chaque 
pas  et  a  reçu  l'empreinte  de  chacune  de  ses  manières  de 
vivre  et  de  sentir.  Ce  monument,  ce  poème,  c'est  le 
langage.  L'étude  approfondie  de  ses  mécanismes  et  de  son 
histoire  sera  toujours  le  moyen  le  plus  efficace  de  la 
psychologie  primitive.  En  effet,  le  problème  de  ses  ori- 
gines est  identique  à  celui  des  origines  de  l'esprit  humain, 
et,  grâce  à  lui,  nous  sommes  vis-à-vis  des  âges  primitifs 
comme  l'artiste  qui  devrait  rétablir  une  statue  antique 
d'après  le  moule  où  se  dessinèrent  ses  formes.  Sans  doute 
les  langues  primitives  ont  disparu  pour  la  science  avec 
l'état  qu'elles  représentaient,  et  personne  n'est  désormais 
tenté  de  se  fatiguer  à  leur  poursuite  avec  l'ancienne  lin- 
guistique. Mais  que,  parmi  les  idiomes  dont  la  connais- 
sance nous  est  possible,  il  y  en  ait  qui  plus  que  d'autres 
aient  conservé  la  trace  des  procédés  qui  présidèrent  à 
la  naissance  et  au  développement  du  langage,  et  sur 
lesquels  ait  passé  un  travail  moins  compliqué  de  décom- 
position et  de  recomposition,  ce  n'est  point  là  une  hypo- 
thèse, c'est  un  fait  résultant  des  notions  les  plus  simples 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  167 

de  la  philologie  comparée.  Il  faut  le  dire  :  l'arbitraire 
n'ayant  pu  jouer  aucun  rôle  dans  l'invention  et  la  forma- 
tion du  langage,  il  n'est  pas  un  seul  de  nos  dialectes  les 
plus  usés  qui  ne  se  rattache  par  une  généalogie  plus  ou 
moins  directe  à  un  de  ces  premiers  essais  qui  furent  eux- 
mêmes  la  création  spontanée  de  toutes  les  facultés  hu- 
maines, «  le  produit  vivant  de  tout  l'homme  intérieur  » 
(Fr.  Schlegel).  Mais  qui  pourra  retrouver  la  trace  du 
monde  primitif  à  travers  cet  immense  réseau  de  compli- 
cation artificielle,  dont  se  sont  enveloppées  quelques 
langues,  à  travers  ces  nombreuses  couches  de  peuples  et 
d'idiomes  qui  se  sont  comme  superposées  les  unes  aux 
autres  dans  certaines  contrées?  Réduit  à  ces  données,  le 
problème  serait  insoluble.  Heureusement  il  est  d'autres 
langues  moins  tourmentées  par  les  révolutions,  moins  va- 
riables dans  leurs  formes,  parlées  par  des  peuples  voués  à 
l'immobiUlé,  chez  lesquels  le  mouvement  des  idées  ne 
nécessite  pas  de  continuelles  modifications  dans  l'instru- 
ment des  idées  ;  celles-là  subsistent  encore  comme  des 
témoins,  non  pas,  hâtons-nous  de  le  dire,  de  la  langue 
primitive,  ni  môme  d'une  langue  primitive,  mais  des 
procédés  primitifs  au  moyen  desquels  Thommé  réussit  à 
donner  à  sa  pensée  une  expression  extérieure  et  sociale. 

Il  y  aurait  donc  à  créer  une  psychologie  primitive,  pré- 
sentant le  tableau  des  faits  de  l'esprit  humain  à  son  réveil, 
des  influences  par  lesquelles  d'abord  il  fut  dominé,  des 
lois  qui  régirent  ses  premières  apparitions.  Notre  vulgarité 
d'aperçus  nous  permet  à  peine  d'imaginer  combien  un  tel 
état  différait  du  nôtre,  quelle  prodigieuse  activité  recelaient 
ces  organisations  neuves  et  vives,  ces  consciences  obscures 
et  puissantes,  laissant  un  plein  jeu  libre  à  toute  l'énergie 
native  de  leur  ressort.  Qui  peut,  dans  notre  état  réfléchi. 


168  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

avec  nos  raffinements  métaphysiques  et  nos  sens  'devenus 
grossiers,  retrouver  l'antique  harmonie  qui  existait  alors 
entre  la  pensée  et  la  sensation,  entre  l'homme  et  la  nature? 
A  cet  horizon,  où  le  ciel  et  la  terre  se  confondent, 
l'homme  était  dieu  et  le  dieu  était  homme.  Aliéné  de  lui- 
même,  selon  l'expression  de  Maine  de  Biran,  l'homme 
devenait,  comme  dit  Leibnitz,  le  miroir  concentrique  où 
se  peignait  cette  nature  dont  il  se  distinguait  à  peine.  Ce 
n'était  pas  un  grossier  matérialisme,  ne  comprenant,  ne 
sentant  que  le  corps  ;  ce  n'était  pas  un  spiritualisme  abs- 
trait, substituant  des  entités  à  la  vie;  c'était  une  haute 
harmonie,  voyant  l'un  dans  l'autre,  exprimant  l'un  par 
l'autre  les  deux  mondes  ouverts  devant  l'homme.  La 
sensibilité  (sympathie  pour  la  nature,  Naturgefuhl,  comme 
dit  Fr.  Schlegel)  était  alors  d'autant  plus  délicate  que  les 
facultés  rationnelles  étaient  moins  développées.  Le  sauvage 
a  une  perspicacité,  une  curiosité  qui  nous  étonnent  ;  ses 
sens  perçoivent  mille  nuances  ^perceptibles,  qui  échap- 
pent aux  sens  ou  plutôt  à  l'attention  de  l'homme  civilisé. 
Peu  familiarisés  avec  la  nature,  nous  ne  voyons  qu'uni- 
formité là  où  les  peuples  nomades  ou  agricoles  ont  va 
de  nombreuses  originalités  individuelles .  Il  faut  admettre 
dans  les  premiers  hommes  un  tact  d'une  délicatesse  infi- 
nie, qui  leur  faisait  saisir  avec  une  finesse  dont  nous 
n'avons  plus  d'idée,  les  qualités  sensibles  qui  devaient 
servir  de  base  à  l'appellation  des  choses.  La  faculté  d'in- 
terprétation, qui  n'est  qu'une  sagacité  extrême  à  saisir 
les  rapports,  était  en  eux  plus  développée;  ils  voyaient 
mille  choses  à  la  fois.  La  nature  leur  parlait  plus  qu'à 
nous,  ou  plutôt  ils  retrouvaient  en  eux-mêmes  un  écho 
secret  qui  répondait  à  toutes  ces  voix  du  dehors,  et  les 
rendait  en  articulations,  en  paroles.   De  là  ces  brusques 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  169 

passapjes  dont  la  trace  n'est  plus  retrouvable  par  nos 
procédés  lents  et  pénibles.  Qui  pourrait  ressaisir  ces  fugi- 
tives impressions?  Qui  pourrait  retrouver  les  sentiers  ca- 
pricieux que  parcourut  l'imagination  des  preuiiers  hommes 
et  les  associations  d'idées  qui  les  guidèrent  dans  cette  œuvre 
de  production  spontanée,  où  tantôt  l'homme,  tantôt  la  na- 
ture renouaient  le  lil  brisé  des  analogies,  et  croisaient  leur 
action  réciproque  dans  une  indissoluble  unité?  Que  dire 
encore  de  cette  merveilleuse  synthèse  intellectuelle,  qui 
fut  nécessaire  pour  créer  un  système  de  métaphysique 
comme  la  langue  sanskrite,  un  poème  sensuel  et  doux 
comme  l'hébreu?  Que  dire  de  cette  liberté  indéfinie  de 
créer,  de  ce  caprice  sans  limite,  de  cette  richesse,  de  cette 
exubérance,  de  cette  complication  qui  nous  dépasse  ?  Nous 
ne  serions  plus  capables  de  parler  le  sanskrit  ;  nos  meil- 
leurs musiciens  ne  pourraient  exécuter  les  octuples  et 
les  nonuples  croches  du  chant  des  Illinois.  Ages  sacrés, 
âges  primitifs  de  l'humanité,  qui  pourra  vous  com- 
prendre ! 

A  la  vue  de  ces  produits  étranges  des  premiers  âges, 
de  ces  faits  qui  semblent  en  dehors  de  l'ordre  accoutumé 
de  Funivers,  nous  serions  tentés  d'y  supposer  des  lois 
particulières,  maintenant  privées  d'exercice.  Mais  il  n'y  a 
pas  dans  la  nature  de  gouvernement  temporaire  ;  ce  sont 
les  mômes  lois  qui  régissent  aujourd'hui  le  monde  et 
qui  ont  présidé  à  sa  constitution.  La  formation  des  diffé- 
rents systèmes  planétaires  et  leur  conservation,  l'appari- 
tion des  êtres  organisés  et  de  la  vie,  celle  de  l'homme 
et  de  la  conscience,  les  premiers  faits  de  l'humanité  ne 
furent  que  le  développement  d'un  ensemble  de  lois  phy- 
siques et  psychologiques  posées  une  fois  pour  toutes, 
sans  que  jamais  l'agent  supérieur,  qui  moule  son  action 


170  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

dans  ces  lois,  ait  interposé  une  volonté  spécialement 
intentionnelle  dans  le  mécanisme  des  choses.  Sans 
doute  tout  est  fait  par  la  cause  première;  mais  la  cause 
première  n'agit  pas  par  des  motifs  partiels,  par  des 
volontés  particulières,  comme  dirait  Malebranche.  Ce 
qu'elle  a  fait  est  et  demeure  le  meilleur  ;  les  moyens 
qu'elle  a  une  fois  établis  sont  et  demeurent  les  plus  effi- 
caces. Mais  comment,  dira-t-on,  expliquer  par  un  même 
système  des  effets  si  divers?  Pourquoi  ces  faits  étranges 
qui  signalèrent  les  origines  ne  se  reproduisent-ils  plus, 
si  les  lois  qui  les  amenèrent  subsistent  encore?  C'est 
que  les  circonstances  ne  sont  plus  les  mêmes  :  les 
causes  occasionnelles  qui  déterminaient  les  lois  à  ces 
grands  phénomènes  n'existent  plus.  En  général,  nous  ne 
formulons  les  lois  de  la  nature  que  pour  l'état  actuel, 
et  l'état  actuel  n'est  qu'un  cas  particulier.  C'est  comme 
une  équation  partielle  tirée  par  une  hypothèse  spéciale 
d'une  équation  plus  générale.  Celle-ci  renferme  virtuel- 
lement toutes  les  autres,  et  a  sa  vérité  dans  la  vérité 
particulière  de  toutes  les  autres. 

11  en  est  ainsi  de  toutes  les  lois  de  la  nature.  Appli- 
quées dans  des  milieux  différents,  elles  produisent  des 
effets  tout  divers  ;  que  les  mêmes  circonstances  se  repré- 
sentent, les  mêmes  effets  reparaîtront.  11  n'y  a  donc  pas 
deux  séries  de  lois  qui  s'ordonnent  entre  elles  pour 
remplir  leurs  lacunes  et  suppléer  à  leur  insuffisance  ;  il 
n'y  a  pas  d'intérim  dans  la  nature  :  la  création  et  la 
conservation  s'opèrent  par  les  mêmes  moyens,  agissant 
dans  des  circonstances  diverses.  La  géologie,  après  avoir 
longtemps  recouru,  pour  expliquer  les  cataclysmes  et  les 
phases  successives  du  globe  à  des  causes  différentes  de 
celles  qui  agissent  aujourd'hui,  revient  de  toutes  parts  à 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  171 

proclamer  que  les  lois  actuelles  ont  suffi  pour  produire 
ces  révolutions.  Quelles  étranges  combinaisons  ne  durent 
pas  amener  ces  conditions  de  vie  qui  nous  paraissent 
fantastiques,  parce  qu'elles  étaient  différentes  des  nôtres. 
Et  quand  l'homme  apparut  sur  ce  sol  encore  créateur, 
sans  être  allaité  par  une  femme,  ni  caressé  par  une 
mère,  sans  les  leçons  d'un  père,  sans  aïeux  ni  patrie, 
soiige-t-on  aux  faits  étonnants  qui  durent  se  passer  au 
premier  réveil  de  son  intelligence,  à  la  vue  de  cette 
nature  féconde,  dont  il  commençait  à  se  séparer?  Il  dut 
y  avoir  dans  ces  premières  apparitions  de  l'activité 
humaine  une  énergie,  une  spontanéité,  dont  rien  ne 
saurait  maintenant  nous  donner  une  idée.  Le  besoin, 
en  effet,  est  la  vraie  cause  occasionnelle  de  l'exercice 
de  toute  puissance.  L'homme  et  la  nature  créèrent, 
tandis  qu'il  y  eut  un  vide  dans  le  plan  des  choses  ;  ils 
oublièrent  de  créer,  sitôt  qu'aucun  besoin  ne  les  y  força. 
Ce  n'est  pas  que  dès  lors  ils  aient  compté  une  puissance 
de  moins;  mais  ces  facultés  productives,  qui  à  l'origine 
s'exerçaient  sur  d'immenses  proportions,  privées  désor- 
mais d'aliment,  se  trouvent  réduites  à  un  rôle  obscur, 
et  comme  acculées  dans  un  recoin  de  la  nature.  Ainsi 
l'organisation  spontanée,  qui  à  l'origine  fit  apparaître  tout 
ce  qui  vit,  se  conserve  encore  sur  une  échelle  impercep- 
tible aux  derniers  degrés  de  l'échelle  animale;  ainsi  les 
facultés  spontanées  de  l'esprit  humain  vivent  dans  les  faits 
de  l'instinct,  mais  amoindries  et  presque  étouffées  par 
la  raison  réfléchie  ;  ainsi  l'esprit  créateur  du  langage 
se  retrouve  dans  celui  qui  préside  à  ses  révolutions  :  car 
la  force  qui  fait  vivre  est  au  fond  celle  qui  fait  naître,  et 
développer  est  en  un  sens  créer.  Si  l'homme  perdait  le 
langage,    il    l'inventerait  do   nouveau.   Mais  il  le  trouve 


472  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

tout  fait;  dès  lors  sa  force  productive,  dénuée  d'objet, 
s'atrophie  comme  toute  puissance  non  exercée.  L'enfant 
la  possède  encore  avant  déparier;  mais  il  la  perd,  sitôt 
que  la  science  du  dehors  vient  rendre  inutile  la  création 
intérieure. 

Est-ce  donc  dresser  la  science  de  l'homme  que  de  ne 
l'étudier,  comme  l'a  fait  la  psychologie  écossaise  que  dans 
-son  âge  de  réflexion,  alors  que  son  originalité  native  est 
comme  effacée  par  la  culture  artificielle,  et  que  des  mo- 
biles factices  ont  pris  la  place  des  puissants  instincts  sous 
l'empire  desquels  il  se  développait  jadis  avec  tant  d'énergie  ? 

La  seconde  lacune  que  je  trouve  dans  la  psychologie, 
et  qu'elle  ne  pourra  de  même  combler  que  par  l'étude 
philologique  des  œuvres  de  l'esprit  humain,  c'est  de  n3 
s'appliquer  qu'à  l'individu,  et  de  ne  jamais  s'élever  à  la 
considération  de  l'humanité.  S'il  est  un  résultat  acquis 
par  l'immense  développement  historique  de  la  fin  du 
xyiii^  siècle  et  du  xïx^^  c'est  qu'il  y  a  une  vie  de  l'hu- 
manité, commue  .y  a  une  vie  de  l'individu;  que  l'histoire 
n'est  pas  une  vaine  série  de  faits  isolés,  mais  une  ten- 
dance spontanée  vers  un  but  idéal  ;  que  le  parfait  est  le 
-centre  de  gravitation  de  l'humanité  comme  de  tout  ce  ani 
vit  (78).  Le  titre  de  Hegel  à  l'immortalité  sera  d'avoir 
le  premier  exprimé  avec  une  parfaite  netteté  cette  force 
vitale  et  en  un  sens  personnelle,  que  ni  Vico,  ni  Montes- 
quieu n'avaient  aperçue,  que  Herder  lui-même  n'avait 
que  vaguement  imaginée.  Par  là,  il  s'est  assuré  le  titre  de 
fondateur  définitif  de  la  philosophie  de  l'histoire.  L'his- 
toire ne  sera  plus,  désormais,  ce  qu'elle  était  pour  Bossuet, 
le  déroulement  d'un  plan  particulier  conçu  et  réalisé  par 
une  force  supérieure  à  l'homme,  menant  l'homme  qui  ne 
fait  que  s'agiter   sous  elle  ;  elle  ne  sera  plus  ce  qu'elle 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  173^ 

était  pour  Montesquieu,  un  enchaînement  de  faits  et  de- 
causes  ;  ce  qu'elle  était  pour  Vico,  un  mouvement  sans 
vie  et  presque  sans  raison.  Ce  sera  l'histoire  d'un  être, 
se  développant  par  sa  force  intime,  se  créant  et  arrivant 
par  des  degrés  divers  à  la  pleine  possession  de  lui-même. 
Sans  doute  il  y  a  mouvement,  comme  le  voulait  Yico  ; 
sans  doute  il  y  a  des  causes,  comme  le  voulait  Montes- 
quieu; sans  doute  il  y  a  un  plan  imposé,  comme  le 
voulait  Bossuet.  Mais  ce  qu'ils  n'avaient  pas  aperçu,  c'est 
la  force  active  et  vivante,  qui  produit  ce  mouvement,  qui 
anime  ces  causes,  et  qui,  sans  aucune  coaction  extérieure, 
par  sa  seule  tendance  au  parfait,  accomplit  le  plan  provi- 
dentiel. Autonomie  parfaite,  création  intime,  vie  en  un 
mot  :  telle  est  la  loi  de  l'humanité. 

Il  est  simple  assurément,  simple  comme  une  pyramide, 
ce  plan  de  Bossuet  :  commandement  d'un  côté,  obéissance- 
de  l'autre  ;  Dieu  et  l'homme,  le  roi  et  le  sujet,  l'ÉgHse  et 
le  croyant.  Il  est  simple,  mais  dur,  et  après  tout  il  est 
condamné.  Nous  ferions  désormais  d'inutiles  efforts  pour 
imaginer  comment  conçoivent  le  monde  ceux  qui  ne 
croient  pas  au  progrès.  S'il  y  a  pour  nous  une  notion 
dépassée,  c'est  celle  des  nations  se  succédant  l'une  à 
l'autre,  parcourant  les  mêmes  périodes  pour  mourir 
à  leur  tour,  puis  revivre  sous  d'autres  noms,  et  recom- 
mencer ainsi  sans  cesse  le  même  rêve.  Quel  cauchemar 
alors  que  l'humanité!  Quelles  absurdités  que  les  révolu- 
tions !  Quelle  pâle  chose  que  la  vie  !  Est-ce  la  peine  vrai- 
ment, dans  un  si  pauvre  système,  de  se  passionner  pour 
le  beau  et  le  vrai,  d'y  sacrifier  son  repos  et  son  bon- 
heur? Je  conçois  cette  mesquine  conception  de  l'existence- 
actuelle  chez  l'orthodoxe  sévère,  qui  transporte  toute  sa 
vie  au  delà.  Je  ne  la  conçois  Das  chez  le  philosophe^ 


174  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE. 

L'idée  de  l'humanité  est  la  grande  ligne  de  démarcation 
entre  les  anciennes  et  les  nouvelles  philosophies.  Regardez 
bien  pourquoi  les  anciens  systèmes  ne  peuvent  plus  vous 
satisfaire,  vous  verrez  que  c'est  parce  que  cette  idée  en 
est  profondément  absente.  Il  y  a  là,  je  vous  le  dis,  toute 
une  philosophie  nouvelle  (79). 

Du  moment  que  l'humanité  est  conçue  comme  une 
conscience  qui  se  fait  et  se  développe,  il  y  a  une  'psy- 
chologie de  rhumanité,  comme  il  y  a  une  psychologie  de 
l'individu.  L'apparence  irrégulière  et  fortuite  de  sa  marche 
ne  doit  pas  nous  cacher  les  lois  qui  la  régissent.  La 
botanique  nous  démontre  que  tous  les  arbres  seraient 
quant  à  la  forme  et  à  la  disposition  de  leurs  feuilles  et 
de  leurs  rameaux  aussi  réguliers  que  les  conifères,  sans 
les  avortements  et  les  suppressions  qui,  détruisant  la 
symétrie,  leur  donnent  des  formes  si  capricieuses.  Un 
fleuve  irait  tout  droit  à  la  mer  sans  les  collines  qui  lui 
font  faire  tant  de  détours.  Ainsi  l'humanité,  en  apparence 
livrée  au  hasard,  obéit  à  des  lois  que  d'autres  lois  peuvent 
faire  dévier,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins  la  raison  de 
son  mouvement.  Il  y  a  donc  une  science  de  l'esprit 
humain,  qui  n'est  pas  seulement  l'analyse  des  rouages 
de  l'âme  individuelle,  mais  qui  est  Vhistoire  même  de 
l'esprit  humain.  L'histoire  est  la  forme  nécessaire  de  la 
science  de  tout  ce  qui  est  dans  le  devenir,  La  science  des 
langues,  c'est  l'histoire  des  langues  ;  la  science  des  littéra- 
tures et  des  religions,  c'est  l'histoire  des  littératures  et 
des  religions.  La  science  de  l'esprit  humain,  c'est  l'histoire 
de  l'espril  humain.  Vouloir  saisir  un  moment  dans  ces 
existences  successives  pour  y  appliquer  la  dissection,  et 
les  tenir  fixement  sous  le  regard,  c'est  fausser  leur 
nature.  Car  elles  ne  sont  pas  à  un  moment,  elles  se  font. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  175 

Tel  est  l'esprit  humain.  De  quel  droit,  pour  en  dresser  la 
théorie,  prenez  vous  l'homme  du  xix^  siècle?  11  y  a,  je 
le  sais,  des  éléments  communs  que  l'examen  de  tous  les 
peuples  et  de  tous  les  pays  rendra  à  l'analyse.  Mais  ceux- 
là,  par  leur  stabilité  même,  ne  sont  pas  les  plus  essentiels 
pour  la  science.  L'élément  variable  et  caractéristique  a 
bien  plus  d'importance,  et  la  physiologie  ne  paraît  si 
souvent  creuse  et  tautologique,  que  parce  qu'elle  se  borne 
trop  exclusivement  à  ces  généralités  de  peu  de  valeur, 
qui  la  font  parfois  ressembler  à  la  leçon  de  philosophie  du 
Bourgeois  gentilhomme.  La  linguistique  tombe  dans  le 
même  défaut  quand,  au  lieu  de  prendre  les  langues  dans 
leurs  variétés  individuelles,  elle  se  borne  à  l'analyse 
générale  des  formes  communes  à  toutes,  à  ce  qu'on  appelle 
grammaire  générale. 

Combien  notre  manière  sèche  et  abstraite  de  traiter  la 
psychologie  est  peu  propre  à  mettre  en  lumière  ces  nuances 
différentielles  des  sentiments  de  l'humanité  !  On  dirait  que 
toutes  les  races  et  tous  les  siècles  ont  compris  Dieu, 
l'âme,  le  monde,  la  morale  d'une  manière  identique  (80). 
On  ne  songe  pas  que  chaque  nation,  avec  ses  temples,  ses 
dieux,  sa  poésie,  ses  traditions  héroïques,  ses  croyances 
fantastiques,  ses  lois  et  ses  institutions,  représente  une 
unité,  une  façon  de  prendre  la  vie,  un  ton  dans  l'huma- 
nité, une  faculté  de  la  grande  âme.  La  vraie  psychologie 
de  l'humanité  consisterait  à  analyser  l'une  après  l'autre 
ces  vies  diverses  dans  leur  complexité,  et,  comme  chaque 
nation  a  d'ordinaire  lié  sa  vie  suprasensible  en  une  gerbe 
spirituelle,  qui  est  sa  littérature,  elle  consisterait  surtout 
dans  l'histoire  des  littératures.  Le  second  volume  du 
Cosmos  de  M.  de  Humboldt  (histoire  d'un  sentiment  de 
l'humanité  poursuivie  dans  toutes  les  races  et  à  travers 


176  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

tous  les  siècles,  dans  ses  variétés  et  ses  nuances),  peut  elre 
considéré  comme  un  exemple  de  cette  psychologie  histo- 
rique. La  psychologie  ordinaire  ressemble  trop  à  cette  lit- 
térature qui,  à  force  de  représenter  l'humanité  dans  ses 
traits  généraux  et  de  repousser  la  couleur  locale  et  indivi- 
duelle, expira  faute  de  vie  propre  et  d'originalité. 

Je  crois  avoir  puisé  dans  l'étude  comparée  des  littéra- 
tures une  idée  beaucoup  plus  large  de  la  nature  humaine 
que  celle  qu'on  se  forme  d'ordinaire.  Sans  doute  il  y  a  de 
l'universel  et  des  éléments  communs  dans  la  nature 
humaine.  Sans  doute  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  qu'une 
psychologie,  comme  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  qu'une  litté- 
rature, puisque  toutes  les  littératures  vivent  sur  le  même 
fond  commun  de  sentiments  et  d'idées.  Mais  cet  universel 
n'est  pas  où  l'on  pense,  et  c'est  fausser  la  couleur  des 
faits  que  d'appliquer  une  théorie  raide  et  inflexible  à 
l'homme  des  différentes  époques.  Ce  qui  est  universel,  ce 
sont  les  grandes  divisions  et  les  grands  besoins  de  la 
nature  ;  ce  sont,  si  j'ose  le  dire,  les  casiers  naturels,  rem- 
plis  successivement  par  ces  formes  diverses  et  variables 
religion,  poésie,  morale,  etc.  A  n'envisager  que  le  passé 
de  l'humanité,  la  religion,  par  exemple,  semblerait  essen- 
tielle à  la  nature  humaine  ;  et  pourtant  la  religion  dans 
les  formes  anciennes  est  destinée  à  disparaître.  Ce  qui 
restera,  c'est  la  place  qu'elle  remplissait,  le  besoin  au- 
quel elle  correspondaif,  et  qui  sera  satisfait  un  jour  par 
quelque  autre  chose  analogue.  La  morale  elle-même,  eii 
attachant  à  ce  mot  Facception  complète  et  quasi  évangé- 
lique  que  nous  lui  donnons,  a-t-elle  été  une  forme  de 
tous  les  temps?  Une  analyse  peu  délicate,  peu  soucieuse 
de  la  différente  physionomie  des  faits,  pourrait  l'affirmer. 
La  vraie  psychologie,  qui  prend  soin  de  ne  pas  désigner 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  177 

par  le  même  nom  des  faits  de  couleur  différente  quoique 
analogues,  ne  peut  pas  s'y  décider.  Le  mot  morale  est-il 
applicable  à  la  forme  que  revêtait  l'idée  du  bien  dans  les 
vieilles  civilisations  arabe,  hébraïque,  chinoise,  qu'il  revêt 
encore  chez  les  peuples  sauvages,  etc.  ?  Je  ne  fais  pas  ici 
une  de  ces  objections  banales,  tant  de  fois  répétées  depuis 
Montaigne  et  Bayle,  et  où  l'on  cherche  h  établir  par  quel- 
ques divergences  ou  quelques  équivoques  que  certains 
peuples  ont  manqué  du  sens  moral.  Je  reconnais  que  le 
sens  moral  ou  ses  équivalents  sont  de  l'essence  de  l'hu- 
manité ;  mais  je  maintiens  que  c'est  parler  inexactement 
que  d'appliquer  la  même  dénomination  à  des  faits  si 
divers.  11  y  a  dans  l'humanité  une  faculté  ou  un  besoin, 
une  capacité,  en  un  mot,  qui  est  comblée  de  nos  jours 
par  la  morale,  et  qui  l'a  toujours  été  et  le  sera  toujours 
par  quelque  chose  d'analogue.  .Je  conçois  de  même  pour 
l'avenir  que  le  mot  morale  devienne  impropre  et  soit  rem- 
placé par  un  autre.  Pour  mon  usage  particulier,  j'y  subs- 
titue de  préférence  le  nom  d'esthétique.  En  face  d'une 
action,  je  me  demande  plutôt  si  elle  est  belle  ou  laide, 
que  bonne  ou  mauvaise,  et  je  crois  avoir  là  un  bon  cri- 
I  terium;  car  avec  la  simple  morale  qui  fait  l'honnête 
i  homme,  on  peut  encore  mener  une  assez  mesquine  vie. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'immuable  ne  doit  être  cherché  que 
dans  les  divisions  mêmes  de  la  nature  humaine,  dans  ses 
compartiments,  si  j'ose  le  dire,  et  non  dans  les  formes 
qui  s'y  ajustent  et  peuvent  se  remplacer  par  des  succé- 
danés. C'est  quelque  chose  d'analogue  au  fait  des  substi- 
tutions chimiques,  où  des  corps  analogues  peuvent  tour 
à  tour  remplir  les  mêmes  cadres. 

La  Chine  m'offre  l'exemple  le  plus  propre  à  éclaircir 
ce  que  je  viens  de  dire.  Il  serait  tout  à  fait  inexact  de 

12 


178  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

dire  que  la  Chine  est  une  nation  sans  morale,  sans  reli- 
gion, sans  mythologie,  sans  Dieu  ;  elle  serait  alors  un 
monstre  dans  l'humanité,  et  pourtant  il  est  certain  que 
la  Chine  n'a  ni  morale,  ni  religion,  ni  mythologie,  ni 
Dieu,  au  sens  où  nous  l'entendons.  La  théologie  et  le  sur- 
naturel n'occupent  aucune  place  dans  l'esprit  de  ce  peuple, 
et  Confucius  n'a  fait  que  se  conformer  à  l'esprit  de  sa  na- 
tion en  détournant  ses  disciples  de  l'étude  des  choses 
divines  (81).  Tel  est  le  vague  des  idées  des  Chinois  sur 
la  Divinité  que,  depuis  saint  François  Xavier,  les  mission- 
naires ont  été  dans  le  plus  grand  embarras  pour  trouver 
un  terme  chinois  signifiant  Dieu.  Les  catholiques,  après 
beaucoup  de  tâtonnements,  ont  fini  par  s'accorder  sur 
un  mot;  mais  lorsque  les  protestants  ont  commencé,  il 
y  a  une  trentaine  d'années,  à  traduire  la  Bible  en  chi- 
nois, les  difficultés  se  sont  de  nouveau  présentées.  La  va- 
riété des  termes  employés  pour  désigner  Dieu  par  les 
différents  missionnaires  protestants  devint  telle  qu'il  fallut 
recourir  a  un  concile,  qui  ne  décida  rien,  ce  semble, 
puisque  M.  Medhurst,  qui  a  écrit  récemment  une  disser- 
tation  spéciale  sur  ce  sujet,  imprimée  à  Schang-Haï,  en 
Chine,  se  borne  encore  à  discuter  le  sens  dans  lequel  les 
auteurs  Cxassiques  se  servent  de  chacun  des  termes  qu'on 
a  proposes  comme  équivalents  du  mot  Dieu.  On  pour- 
rait faire  des  observations  analogues  sur  la  morale  et  le 
culte,  et  prouver  que  la  morale  n'est  guère  aux  yeux  des 
Chinois  que  l'observation  d'un  cérémonial  établi  et  le 
culte  que  le  respect  des  ancêtres.  M.  Saint-Marc-Girar- 
din,  comparant  VOrphelin  de  la  Chine  de  Voltaire  à  l'ori- 
ginal chmois,  a  fort  bien  fait  ressortir  comment  la  pas- 
sion et  le  pathétique  disparaissent  dans  le  système 
chinois,  pour  devenir  calcul  du  devoir,   comment  la  fa- 


L'AVENIR    DE     LA     SCIENCE.  179 

mille  y  disparaît  comme  affection  en  devenant  institu- 
tion (82).  Une  étude  attentive  des  diverses  zones  affectives 
de  l'espèce  humaine  révélerait  partout  non  pas  l'identité 
des  éléments,  mais  la  composition  analogue,  le  même 
plan,  la  même  disposition  des  parties,  en  proportions  di- 
verses. Tel  élément,  principal  dans  telle  race,  n'apparaît 
dans  telle  autre  que  rudimentaire.  Le  mythologisme,  si 
dominant  dans  l'Inde,  se  montre  à  peine  en  Chine,  et 
pourtant  y  est  reconnaissable  sur  une  échelle  infiniment 
réduite.  La  philosophie,  élément  dominant  des  races 
indo-germaniques,  semble  complètement  étrangère  aux 
Sémites,  et  pourtant,  en  y  regardant  de  près,  on  découvre 
aussi  chez  ces  derniers  non  la  chose  même,  mais  le 
germe  rudimentaire. 

Au  début  de  la  carrière  scientifique,  on  est  porté  à  se 
figurer  les  lois  du  monde  psychologique  et  physique 
comme  des  formules  d'une  rigueur  absolue  :  mais  le 
progrès  de  l'esprit  scientifique  ne  tarde  pas  à  modifier  ce 
premier  concept.  L'individualisme  apparaît  partout  ;  le 
genre  et  l'espèce  se  fondent  presque  sous  l'analyse  du 
naturaliste;  chaque  fait  se  montre  comme  sui  generis; 
le  plus  simple  phénomène  apparaît  comme  irréductible; 
l'ordre  des  choses  réelles  n'est  plus  qu'un  vaste  balance- 
ment de  tendances  produisant  par  leurs  combinaisons 
infiniment  variées  des  apparitions  sans  cesse  diverses.  La 
raison  est  la  seule  loi  du  monde  ;  il  est  aussi  impossible 
de  réduire  en  formules  les  lois  des  choses  que  de  réduire  à 
un  nombre  déterminé  de  schèmes  les  tours  de  l'orateur, 
que  d'énumérer  les  préceptes  sur  lesquels  l'homme  moral 
dirige  sa  conduite  vers  le  bien,  «  Sois  beau  (83),  et  alors 
fais  à  chaque  instant  ce  que  t'inspirera  ton  cœur,  »  voilà 
toute  la  morale.  Toutes  les  autres  règles  sont  fautives  et 


180  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

mensongères  dans  leur  forme  absolue.  Les  règles  géné- 
rales ne  sont  que  des  expédients  mesquins  pour  suppléer 
à  l'absence  du  grand  sens  moral,  qui  suffît  à  lui  seul  pour 
révéler  en  toute  occasion  à  l'homme  ce  qui  est  le  plus 
beau.  C'est  vouloir  suppléer  par  des  instructions  préparées 
d'avance  à  la  spontanéité  intime.  La  variété  des  cas  dé- 
joue sans  cesse  toutes  les  prévisions.  Rien,  rien  ne  rem- 
place l'àme  :  aucun  enseignement  ne  saurait  suppléer 
chez  l'homme  à  l'inspiration  de  sa  nature. 

La  psychologie  telle  qu'on  l'a  faite  jusqu'à  nos  jours, 
est  à  la  vraie  psychologie  historique,  ce  que  la  philologie 
comparée  des  Bopp  et  des  G.  de  Humboldt  est  à  cette 
maigre  partie  de  la  dialectique  qu'on  appelait  autrefois 
grammaire  comparée.  Ici  l'on  prenait  la  langue  comme 
une  chose  pétrifiée,  arrêtée,  stéréotypée  dans  ses  formes, 
comme  quelque  chose  de  fait  et  que  l'on  supposait  avoir 
été  et  devoir  toujouis  être  tel  qu'il  était  Là,  au  contraire, 
on  prend  l'organisme  vivant,  la  variété  spécifique,  le 
mouvement,  le  devenir,  l'histoire  en  un  mot.  L'histoire 
est  la  vraie  forme  de  la  science  des  langues  (84).  Prendre 
un  idiome,  à  tel  moment  donné  de  son  existence,  peut 
être  utile  sans  doute,  s'il  s'agit  d'un  idiome  qu'on  apprenne 
pour  le  parler.  Mais  s'arrêter  là  est  aussi  peu  profitable  à 
la  science  que  si  l'on  bornait  l'étude  des  corps  organisés 
à  examiner  ce  qu'ils  sont  à  tel  moment  précis,  sans 
rechercher  les  lois  de  leur  développement.  Sans  doute, 
si  les  langues  étaient  comme  les  corps  inanimés  dévoués  à 
l'immobilité,  la  grammaire  devrait  être  purement  lliéo- 
rique.  Mais  elles  vivent  comme  l'homme  et  l'humanité  qui 
les  parlent  ;  elles  se  décomposent  et  se  recomposent  sans 
cesse  ;  c'est  une  vraie  végétation  intérieure,  une  circula- 
lion  incessante  du  dedans  au  dehors  et  du    dehors  au 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  181 

dedans,  un  fieri  continuel.  Dès  lors,  elles  ont,  comme  tous 
les  êtres  soumis  à  la  loi  de  la  vie  changeante  et  succes- 
sive, leur  marche  et  leurs  phases,  leur  histoire  en  un 
mot,  par  suite  de  cette  impulsion  secrète  qui  ne  permet 
point  à  l'homme  et  aux  produits  de  son  esprit  de  rester 
stationnaircs. 

La  psychologie,  de  même,  s'est  beaucoup  trop  arrêtée  à 
envisager  l'homme  au  point  de  vue  de  l'être,  et  ne  l'a 
pas  assez  envisagé  dans  son  devenir.  Tout  ce  qui  vit  a 
une  histoire  :  or  l'homme  psychologique  comme  le 
corps  humain,  l'humanité  comme  l'individu,  vivent  et  se 
renouvellent.  C'est  un  tableau  mouvant  où  les  masses  de 
couleurs,  se  fondant  l'une  dans  l'autre  par  des  dégrada- 
tions insaisissables,  se  nuanceraient,  s'absorberaient,  s'é-' 
tendraient,  se  limiteraient  par  un  jeu  continu.  C'est  une 
action  et  une  réaction  réciproques,  un  commerce  de  parties 
communes,  une  végétation  sur  un  tronc  commun.  On 
chercherait  en  vain  dans  cet  éternel  devenir  l'élément 
stable,  auquel  pourrait  s'appliquer  l'anatomie.  Le  mot 
âme,  si  excellent  pour  désigner  la  vie  suprasensible  de 
l'homme,  devient  fallacieux  et  faux,  si  on  l'entend  d'un 
fond  permanent,  qui  serait  le  sujet  toujours  identique  des 
phénomènes.  C'est  cette  fausse  notion  d'un  suhstratum 
fixe  qui  a  donné  à  la  psychologie  ses  formes  raides  et 
arrêtées.  L'âme  est  prise  pour  un  être  fixe,  permanent, 
que  l'on  analyse  comme  un  corps  de  la  nature;  tandis 
qu'elle  n'est  que  la  résultante  toujours  variable  des  faits 
multiples  et  complexes  de  la  vie.  L'âme  est  le  devenir  indi- 
viduel, comme  Dieu  est  le  devenir  universel.  Il  est  certain 
que,  s'il  y  avait  un  être  constant  qu'on  pût  appeler  âme , 
comme  il  y  a  des  êtres  qu'on  appelle  spath  d'Islande, 
quartz,  mica,  il  y  aurait  une  science  nommée  psychologie ^ 


182  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

analogue  à  la  minéralogie.  Cela  est  si  vrai  qu'en  se  pla- 
çant à  ce  point  de  vue,  on  ne  doit  plus  faire  la  science 
de  l'âme,  car  il  y  en  a  de  diverses  espèces,  mais  la  science 
des  âmes.  Ainsi  l'entendait  Aristote,  bien  moins  coupable 
pourtant  qu'on  ne  pourrait  le  cnnre,  car  l'âme  n'est  guère 
pour  lui  que  le  phénomène  persistant  de  la  vie.  Ainsi 
l'entendait  surtout  la  vieille  philosophie,  qui  poussait  le 
grotesque  jusqu'à  constituer  une  science  appelée  pneumato- 
logie,  ou  science  des  êtres  spirituels  (Dieu,  l'homme, 
l'ange  et  peut-être  les  animaux,  disaient-ils),  à  peu  près 
comme  si  en  histoire  naturelle  on  constituait  une  science 
qui  s'occupât  du  cheval,  de  la  licorne,  de  la  baleine  et  du 
papillon.  La  psychologie  écossaise  évita  ces  niaiseries 
scolastiques  ;  mais  elle  se  tint  encore  beaucoup  trop  au 
point  de  vue  de  l'être,  et  pas  assez  au  point  de  vue  du  de- 
venir ;  elle  comprit  encore  la  philosophie  comme  l'étude 
de  l'homme  envisagé  d'une  manière  abstraite  et  absolue, 
et  non  comme  l'étude  de  l'éternel  fieri.  La  science  de 
rhomme  ne  sera  posée  à  son  véritable  jour,  que  lorsqu'on 
se  sera  bien  persuadé  que  la  conscience  se  fait,  que  d'abord 
faible,  vague,  non  centralisée,  chez  l'individu  comme  dans 
l'humanité,  elle  arrive  à  travers  des  phases  diverses  à  sa 
plénitude.  On  comprendra  alors  que  la  science  de  l'âme 
individuelle,  c'est  l'histoire  de  l'âme  individuelle,  et  que 
la  science  de  l'esprit  humain,  c'est  l'histoire  de  l'esprit 
humain. 

Le  grand  progrès  de  la  réflexion  moderne  a  été  de  subs- 
tituer la  catégorie  du  devenir  à  la  catégorie  de  l'être,  la  con- 
ception du  relatif  à  la  conception  de  l'absolu,  le  mouve- 
ment à  l'immobilité.  Autrefois  tout  était  considéré  comme 
étant;  on  parlait  de  droit,  de  religion,  de  politique,  de 
poésie    d'une  façon  absolue    {80).    Maintenant  tout  est 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  183 

considéré  comme  en  voie  de  se  faire  (86).  Ce  n'est  pas 
qu'auparavant  le  devenir  et  le  développement  ne  fussent 
comme  aujourd'hui  la  loi  générale  ;  mais  on  ne  s'en  aper- 
cevait pas.  La  terre  tournait  avant  Copernic,  bien  qu'on  la 
crût  immobile.  Les  hypothèses  substantielles  précèdent 
toujours  les  hypothèses  phénoménales.  La  statue  égyp- 
tienne, immobile  et  les  mains  collées  aux  genoux,  est  lan- 
técédent  naturel  de  la  statue  grecque,  qui  vit  et  se  meut. 
Or,  comment  constituer  l'histoire  de  l'esprit  humain 
sans  la  plus  vaste  érudition  et  sans  l'étude  des  monuments 
que  chaque  époque  nous  a  laissés  ?  A  ce  point  de  vue,  rien 
n'est  inutile;  les  œuvres  les  plus  insignifiantes  sont  sou- 
vent les  plus  importantes,  en  tant  que  peignant  énergique- 
ment  un  côté  des  choses.  C'est  un  étrange  monument  de  dé- 
pressioQ  morale  et  d'extravagance  que  le  Talmud  :  eh  bien, 
j'affirme  qu'on  ne  saurait  avoir  une  idée  de  ce  que  peut 
l'esprit  humain  déraillé  des  voies  du  bon  sens,  si  l'on  n'a 
pratiqué  ce  livre  unique.  Ce  sont  des  compositions  bien 
insipides  que  les  œuvres  des  poètes  latins  des  bas  siècles, 
et  pourtant,  si  on  ne  les  a  pas  lus,  il  est  impossible  de  se 
bien  caractériser  une  décadence,  de  se  figurer  la  couleur 
exacte  des  époques  où  la  sève  intellectuelle  est  épuisée.  De 
toutes  les  littératures  la  plus  pâle  est,  je  crois,  la  littéra- 
ture syriaque.  Il  plane  sur  les  écrits  de  cette  nation  je  ne 
sais  quelle  suave  médiocrité.  Cela  même  en  fait  l'intérêt  : 
aucune  étude  ne  fait  mieux  comprendre  Y  état  médiocre  de 
l'esprit  humain.  Or  la  médiocrité  naturelle  et  naïve  est  une 
face  de  la  vie  humaine  comme  une  autre  ;  elle  a  le  droit 
qu'on  s'occupe  d'elle.  De  telles  études  ont  peu  de  valeur 
sans  doute  au  point  de  vue  esthétique  ;  elles  en  ont  infini- 
ment au  point  de  vue  de  la  science.  11  y  a,  certes,  bien 
peu  à  apprendre  et  à  admirer  dans  les  poèmes  latins  du 


,jag«y«.»i«vsa»uiGÉ 


184  L'AVENIR    DE    LA     SCIENCE. 

moyen  âge  et  en  général  dans  toute  la  littérature  savante 
de  ce  temps;  et  cependant  peut-on  dire  que  l'on  connaît 
i'esprit  humain,  si  l'on  ne  connaît  les  rêves  qui  l'occu- 
pèrent durant  ce  sommeil  de  dix  siècles? 

Parmi  les  travaux  spéciaux,  relatifs  aux  langues  sémi- 
tiques, je  n'en  vois  aucun  de  plus  urgent  dans  l'état 
actuel  de  la  science  qu'une  publication  complète  et  à 
laquelle  on  puisse  définitivement  se  fier  des  livres  de  la 
petite  secte  gnostique  qui  s'est  conservée  à  Bassora  sous  le 
nom  de  mendaïtes  ou  chrétiens  de  Saint- Jean.  Ces  livres  ne 
renferment  pas  une  ligne  de  bon  sens,  c'est  le  délire 
rédigé  en  style  barbare  et  indéchiffrable.  C'est  précisément 
là  ce  qui  fait  leur  importance.  Car  il  est  plus  facile  d'étu- 
/dier  les  natures  diverses  dans  leurs  crises  que  dans  leur 
état  normal.  La  régularité  de  la  vie  ne  laisse  voir  qu'une 
surface  et  cache  dans  ses  profondeurs  les  ressorts  intimes  ; 
dans  les  ébuUitions,  au  contraire,  tout  vient  à  son  tour  à 
la  surface.  Le  sommeil,  la  foUe,  le  délire,  le  somnambu- 
lisme, l'hallucination  offrent  à  la  psychologie  individuelle 
un  champ  d'expérience  bien  plus  avantageux  que  l'état 
régulier.  Car  les  phénomènes  qui,  dans  cet  état,  sont 
comme  eff'acés  par  leur  ténuité,  apparaissent  dans  les  crises- 
extraordinaires  d'une  manière  plus  sensible  par  leur  exagé- 
ration. Le  physicien  n'étudie  pas  le  galvanisme  dans  les 
faibles  quantités  que  présente  la  nature;  mais  il  le 
multiplie  par  l'expérimentation,  afin  de  l'étudier  avec  plus 
de  facilité,  bien  sûr  d'ailleurs  que  les  lois  étudiées  dans 
cet  état  exagéré  sont  identiques  à  celles  de  l'état  naturel.. 
De  même  la  psychologie  de  l'humanité  devra  s'édifier  sur- 
tout par  l'étude  des  folies  de  l'humanité,  de  ses  rêves,  de 
ses  hallucinations,  de  toutes  ces  curieuses  absurdités  qui  se 
retrouvent  à  chaque  page  de  l'histoire  de  l'esprit  humain. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  185 

L'esprit  philosophique  sait  tirer  philosophie  de  toute 
chose.  On  me  condamnerait  à  me  faire  une  spécialité  de 
la  science  du  blason,  qu'il  me  semble  que  je  m'en  conso- 
lerais et  que  j'y  butinerais  comme  en  plein  parterre  un 
miel  qui  aurait  sa  douceur.  On  me  renfermerait  à  Vin- 
cennes  avec  les  Anecdota  de  Pez  ou  de  Marlène,  et  le 
Spicilège  de  d'Achery,  que  je  m'estimerais  le  plus  heureux 
des  hommes.  J'ai  commencé,  et  j'aurai,  j'espère,  le  cou- 
rage d'achever  un  travail  sur  l'histoire  de  l'hellénisme 
chez  les  peuples  orientaux  (Syriens,  Arabes,  Persans, 
Arméniens,  Géorgiens,  etc.).  Je  puis  affirmer  sur  ma  cons- 
cience qu'il  n'y  a  pas  de  besogne  plus  assommante,  de 
spectacle  plus  monotone,  de  page  plus  pâle  et  moins 
originale  dans  l'histoire  littéraire.  J'espère  pourtant  faire 
sortir  de  cette  insignifiante  étude  quelques  traits  curieux 
pour  l'histoire  de  l'esprit  humain;  on  y  verra  en  pré- 
S3nce  deux  esprits  profondément  divers  et  incapables  de 
se  pénétrer  l'un  l'autre,  une  éducation  superficielle  et  sans 
résultats  durables,  qui  fera  comprendre  par  contraste  le 
fait  immense  de  l'éducation  hellénique  des  peuples  occi- 
dentaux ;  de  singuliers  malentendus,  d'étranges  contre- 
sens, décèleront  des  lacunes,  dont  la  connaissance  servira 
à  dresser  plus  exactement  la  carte  de  l'esprit  sémitique  et 
de  l'esprit  indo -germanique. 

Ce  serait  certes  une  œuvre  qui  aurait  quelque  impor- 
tance philosophique  que  celle  où  un  critique  ferait  d'après 
les  sources  l'histoire  des  Origines  du  christianisme:  eh 
bien  !  cette  merveilleuse  histoire  qui,  exécutée  d'une 
manière  scientifique  et  définitive,  révolutionnerait  la 
pensée,  avec  quoi  faudra- 1- il  la  construire  ?  Avec  des 
livres  profondément  insignifiants  tels  que  le  livre  d'Hénoch,. 
le  Testament  des  douze  patriarches,  le  Testament  de  Salo- 


186  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

non,  et,  en  général,  les  Apocryphes  d'origine  juive  et  chré- 
tienne, les  paraphrases  chaldaïques,  la  Mischna,  les  livres 
deutéro-canoniques,  etc.  Ce  jour-là,  Fabricius  et  Thilo,  qui 
ont  préparé  une  édition  satisfaisante  de  ces  textes,  Bruce, 
qui  a  rapporté  d'Abyssinie  le  Uvre  d'Hénoch,  Laurence, 
Murray  et  A.-G.  Hoffmann,  qui  en  ont  élaboré  le  texte, 
auront  plus  avancé  l'œuvre  que  Voltaire  flanqué  de  tout 
le  xvni®  siècle.  » 

Ainsi,  à  ce  large  point  de  vue  de  la  science  de  l'esprit 
humain,  les  œuvres  les  plus  importantes  peuvent  être 
celles  qu'au  premier  coup  d'œil  on  jugerait  les  plus  insi- 
gnifiantes. Telle  littérature  de  l'Asie,  qui  n'a  absolument 
aucune  valeur  intrinsèque,,  peut  offrir  pour  l'histoire  de 
l'esprit  humain  des  résultats  plus  curieux  que  n'importe 
quelle  littérature  moderne.  L'étude  scientifique  des  peu- 
ples sauvages  amènerait  des  résultats  bien  plus  décisifs 
encore,  si  elle  était  faite  par  des  esprits  vraiment  phi- 
losophiques. De  même  que  le  plus  mauvais  jargon- populaire 
est  plus  propre  à  initier  à  la  linguistique  qu'une  langue 
artificielle  et  travaillée  de  main  d'homme  comme  le  fran- 
çais ;  de  même  on  pourrait  posséder  à  fond  des  littéra- 
tures comme  la  littérature  française,  anglaise,  allemande, 
italienne,  sans  avoir  même  aperçu  le  grand  problème.  Les 
orientalistes  se  rendent  souvent  ridicules  en  attribuant 
une  valeur  absolue  aux  littératures  qu'ils  cultivent.  Il 
serait  trop  pénible  d'avoir  consacré  sa  vie  à  déchiffrer 
un  texte  difficile,  sans  qu'il  fût  admirable.  D'un  autre 
côlô,  les  esprits  superficiels  se  pâment  en  voyant  des 
hommes  sérieux  s'amuser  à  traduire  et  commenter  des 
livres  informes  qui,  à  nos  yeux,  ne  seraient  qu'absurdes 
et  ridicules.  Les  uns  et  les  autres  ont  tort.  11  ne  faut 
pas  dire  :  Cela  est  absurde,  cela  est  magnifique  ;  il  faut 


L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE.  187 

dire  :  Gela  est  de  l'esprit  humain,  donc  cela  à  son  prix. 
11  est  trop  clair  d'abord  qu'au  point  de  vue  de  la  science 
positive,  il  n'y  a  rien  à  gagner  dans  l'étude  de  l'Orient. 
Quelques  heures  données  à  la  lecture  d'un  ouvrage  moderne 
de  médecine,  de  mathématiques,  d'astronomie,  seront  plus 
fructueuses  pour  la  connaissance  de  ces  sciences  que 
des  années  de  doctes  recherches,  consacrées  aux  méde- 
cins, aux  mathématiciens,  aux  astronomes  de  l'Orient  (87). 
L'histoire  elle-même  serait  à  peine  un  motif  suffisant 
pour  donner  de  la  valeur  à  ces  études.  Car  d'abord 
l'histoire  ancienne  de  l'Orient  est  absolument  fabuleuse, 
et,  en  second  lieu,  à  l'époque  où  elle  arrive  à  quelque 
certitude,  l'histoire  politique  de  l'Orient  devient  presque 
insignifiante.  Rien  n'égale  la  platitude  des  historiens  arabes 
et  persans,  qui  nous  ont  transmis  l'histoire  de  l'islamisme. 
Et  c'est  bien  plus,  il  faut  le  dire,  la  faute  de  l'histoire 
que  celle  des  historiens.  Caprices  de  despotes  absurdes  et 
sanguinaires,  révoltes  de  gouverneurs,  changements  de 
dynasties^  successions  de  vizirs,  l'humanité  complètement 
absente,  pas  une  voix  de  la  nature,  pas  un  mouvement 
vrai  et  original  du  peuple.  Que  faire  en  ce  monde  de 
glace  ?  Certes,  ceux  qui  s'imaginent  que  l'on  étudie  la 
littérature  turque  au  môme  titre  que  la  littérature  alle- 
mande, pour  y  trouver  à  admirer,  ont  bien  raison  de  sou- 
rire de  ceux  qui  y  consacrent  leurs  veilles  ou  de  les  re- 
garder comme  de  faibles  esprits,  incapables  d'autre  chose. 
En  général,  les  littératures  modernes  de  l'Orient  sont 
faibles  et  ne  mériteraient  pas  pour  elles-mêmes  d'occuper 
un  esprit  sérieux  (88).  Mais  elles  acquièrent  un  grand  prix 
si  onconsidère  qu'elles  fournissent  des  éléments  important 
pour  la  connaissance  des  littératures  anciennes,  et  sur- 
tout pour  l'étude  comparée  des  idiomes.  Rien  n'est  inutile, 


188  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

quand  on  sait  le  rapporter  à  sa  fin;  mais  il  faut  bien 
se  persuader  que  la  médiocrité  n'a  de  valeur  que  dans  le 
tout  dont  elle  fait  partie. 

L'étude  des  littératures  anciennes  de  l'Orient  a-t-eile  du 
moins  une  valeur  propre  et  indépendante  de  l'histoire  de 
l'esprit  humain  ?  Je  l'avoue,  il  y  a  dans  ces  vieilles  pro- 
ductions de  l'Asie  une  réelle  et  incontestable  beauté.  Job 
et  Isaïe,  le  Ramayan  et  le  Mahabharat,  les  poèmes  arabes 
antéislamiques  sont  beaux  au  même  titre  qu'Homère. 
Or,  si  nous  analysons  le  sentiment  que  produisent  en 
nous  ces  œuvres  antiques,  à  quel  titre  leur  décernons- 
nous  le  prix  de  la  beauté  ?  Nous  admirens  une  médita- 
tion de  M.  de  Lamartine,  une  tragédie  de  Schiller,  un 
chant  de  Gœthe,  parce  que  nous  y  retrouvons  notre  idéal. 
Est-ce  notre  idéal  que  nous  trouvons  également  dans  les 
poétiques  dissertations  de  Job,  dans  les  suaves  cantiques 
des  Hébreux,  dans  le  tableau  de  la  vie  arabe  d'An  tara, 
dans  les  hymnes  du  Véda,  dans  les  admirables  épisodes 
de  Nal  et  Damayanti,  de  Yadjnadatta,  de  Savitri,  de 
la  descente  de  la  Ganga  ?  Est-ce  notre  idéal  que  nous 
trouvons  dans  une  figure  symbohque  d'Oum  ou  de 
Brahma,  dans  une  pyramide  égyptienne,  dans  les  cavernes 
d'Élora  ?  Non  certes.  Nous  n'admirons  qu'à  la  condition 
de  nous  reporter  au  temps  auquel  appartiennent  ces  mo- 
numents, de  nous  placer  dans  le  milieu  de  l'esprit  humain, 
d'envisager  tout  cela  comme  l'éternelle  végétation  de  la 
force  cachée.  C'est  pour  cela  que  les  esprits  étroits  et 
peu  flexibles,  qui  jugent  ces  antiques  productions  en  res- 
tant obstinément  au  point  de  vue  moderne,  ne  peuvent 
se  résoudre  à  les  admirer,  ou  y  admirent  précisément  ce 
qui  n'est  pas  admirable  ou  ce  qui  n'y  est  pas  (89).  Pré- 
sentez donc  le  mythe  des  Marouths  ou  les  visions  d'Ézé- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  189 

chiel  à  un  homme  qui  n'est  pas  initié  aux  littératures 
étrangères,  il  les  trouvera  tout  simplement  hideuses  et 
repoussantes.  Voltaire  avait  raison,  à  son  point  de  vue, 
de  se  moquer  d'Ézéchiel  (90),  comme  Perrault  et  quel- 
ques critiques  d'Alexandrie  avaient  raison  de  déclarer 
Homère  ridicule,  et  quand  madame  Dacier  et  Boileau  veulent 
défendre  Homère,  sans  sortir  de  cette  étrange  manière 
d'envisager  l'antiquité,  ils  ont  tort.  Pour  comprendre  le 
vrai  sens  de  ces  beautés  exotiques,  il  faut  s'être  identifié 
avec  l'esprit  humain;  il  faut  sentir,  vivre  avec  lui,  pour 
le  retrouver  partout  original,  vivant,  harmonieux  jusque 
dans  ses  créations  les  plus  excentriques.  Champollion  était 
arrivé  à  trouver  belles  les  têtes  égyptiennes  ;  les  Juifs 
trouvent  le  Talmud  plein  d'une  aussi  haute  morale  que 
^  l'Evangile  ;  les  amateurs  du  moyen  âge  admirent  de  gro- 
tesques statuettes  devant  lesquelles  les  profanes  passent 
indifférents.  Croyez-vous  que  ce  soit  là  une  pure  illusion 
d'érudit  ou  d'amateur  passionné  ?  Non  ;  c'est  que  dans 
tous  les  replis  de  ce  que  fait  l'homme,  est  caché  le 
rayon  divin;  l'observateur  attentif  sait  l'y  retrouver. 
L'autel  sur  lequel  les  patriarches  sacrifiaient  à  Jéhova, 
pris  matériellement,  n'était  qu'un  tas  de  pierres  ;  pris 
dans  sa  signification  humanitaire,  comme  symbole  de  la 
simplicité  de  ces  cultes  antiques  et  du  Dieu  brut  et 
amorphe  de  l'humanité  primitive,  ce  tas  de  pierres  valait 
un  temple  de  la  Grèce  anthropomorphique,  et  était  certes 
mille  fois  plus  beau  que  nos  temples  d'or  et  de  marbre, 
élevés  et  admirés  par  des  gens  qui  ne  croient  pas  en  Dieu. 
Un  peu  de  bouse  de  vache  et  une  poignée  d'herbe  kousa 
suffisent  au  brahmane  pour  le  sacrifice  et  pour  atteindre 
Dieu  à  sa  manière.  Le  cippe  grossier  par  lequel  les 
Hellènes    représentaient  les    Grâces    leur   disait  plus  de 


190  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

choses  que  de  belles  statues  allégoriques.  Les  choses  ne 
valent  que  par  ce  qu'y  voit  l'humanité,  par  les  senti- 
ments qu'elle  y  a  attachés,  par  les  symboles  qu'elle  en  a 
tirés.  Cela  est  si  vrai,  que  des  pastiches  des  œuvres  pri- 
mitives, quelque  parfaits  qu'on  les  suppose,  ne  sont  pas 
beaux,  tandis  que  les  œuvres  sont  sublimes.  Une  repro- 
duction exacte  de  la  pyramide  de  Ghizeh  dans  la  plaine 
Saint-Denis  serait  un  enfantillage.  Dans  les  derniers  temps 
de  la  littérature  hébraïque,  les  savants  composaient  des 
psaumes  imités  des  anciens  cantiques  avec  une  telle  per- 
fection que  c'est  à  s'y  tromper.  Eh  bien!  il  faut  dire  que 
les  vieux  psaumes  sont  beaux,  tandis  que  les  modernes 
ne  sont  qu'ingénieux  ;  et  pourtant  le  goût  le  plus  exercé 
peut  à  peine  les  discerner. 

La  beauté  d'une  œuvre  ne  doit  jamais  être  envisagée 
abstraitement  et  indépendamment  du  milieu  où  elle  est 
née.  Si  les  chants  ossianiques  de  Macpherson  étaient  au- 
thentiques, il  faudrait  les  placer  à  côté  d'Homère.  Du 
moment  qu'il  est  constaté  qu'ils  sont  d'un  poète  du 
xvni^  siècle,  ils  n'ont  plus  qu'une  valeur  très  médiocre. 
Car  ce  qui  fait  le  beau,  c'est  le  souffle  vrai  de  l'huma- 
nité, et  non  pas  la  lettre.  Je  suppose  qu'un  homme 
d'esprit  (c'est  presque  le  cas  d'Apollonius  de  Rhodes), 
pût  attraper  le  pastiche  du  style  homérique  de  manière 
à  composer  un  poème  exactement  dans  le  même  goût,  un 
poème  qui  fût  à  Homère  ce  que  les  Paroles  d'un  Croyant 
sont  à  la  Bible  ;  ce  poème,  aux  yeux  de  plusieurs,  de- 
vrait être  supérieur  à  Homère  ;  car  il  serait  loisible  à 
l'auteur  d'éviter  ce  que  nous  considérons  comme  des 
défauts,  ou  du  moins  les  manques  de  suite,  les  contra- 
dictions. Je  voudrais  bien  savoir  comment  les  critiques 
absolus  feraient  pour  prouver  que  ce  poème  est  en  effet 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  191 

supérieur  à  V Iliade,  ou  pour  mieux  dire  que  Vlliade  vaut 
un  monde,  tandis  que  l'œuvre  du  moderne  est  destinée  à 
aller  moisir  sur  les  rayons  des  bibliothèques,  après  avoir 
un  instant  amusé  les  curieux.  Qu'est-ce  donc  qui  fait  la 
beauté  d'Homère,  puisqu'un  poème  absolument  semblable 
au  sien,  écrit  au  xix®  siècle,  ne  serait  pas  beau  ?  C'est  que 
le  poème  homérique  du  xix^  siècle  ne  serait  pas  vrai.  Ce 
n'est  pas  Homère  qui  est  beau,  c'est  la  vie  homérique,  la 
phase  de  l'existence  de  l'humanité  décrite  dans  Homère. 
Ce  n'est  pas  la  Bible  qui  est  belle  ;  ce  sont  les  mœurs 
bibliques,  la  forme  de  vie  décrite  dans  la  Bible.  Ce  n'est 
pas  tel  poème  de  l'Inde  qui  est  beau,  c'est  la  vie  indienne. 
Qu'admirons-nous  dans  le  Télémaque^  Est  ce  l'imitation 
parfaite  de  la  forme  antique  ?  Est-ce  telle  description, 
telle  comparaison  empruntée  à  Homère  ou  Virgile  ?  Non, 
cela  nous  fait  dire  froidement  et  comme  s'il  s'agissait  de 
la  constatation  d'un  fait  :  «  Cet  homme  avait  bien  délica- 
tement saisi  le  goût  antique  ».  Ce  qui  provoque  notre 
admiration  et  notre  sympathie,  c'est  précisément  ce  qu'il 
y  a  de  moderne  dans  ce  beau  livre  ;  c'est  le  génie  chré- 
tien qui  a  dicté  à  Fénelon  la  description  des  champs 
Élysées;  c'est  cette  politique  si  morale  et  si  rationnelle 
devinée  par  miracle  au  milieu  des  saturnales  du  pouvoir 
absolu. 

La  vraie  littérature  d'une  époque  est  celle  qui  la  peint 
et  l'exprime  (91).  Des  orateurs  sacrés  du  temps  de  la  Res- 
tauration nous  ont  laissé  des  oraisons  funèbres  imitées  de 
celles  de  Bossuet  et  presque  entièrement  composées  des 
phrases  de  ce  grand  homme.  Eh  bien  !  ces  phrases,  qui 
sont  belles  dans  l'œuvre  du  xvn®  siècle,  parce  que  là  elles 
sont  sincères,  sont  ici  insignifiantes,  parce  qu'elles  sont 
fausses,   et  qu'elles  n'expriment  pas  les  sentiments   du 


192  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

xix^  siècle.  Indépendamment  de  tout  système,  excepté 
celui  qui  prêche  dogmatiquement  le  néant,  le  tombeau  a 
sa  poésie,  et  peut-être  cette  poésie  n'est-elle  jamais  plus 
touchante  que  quand  un  doute  involontaire  vient  se  mêler 
à  la  certitude  que  le  cœur  porte  en  lui-môme,  comme 
pour  tempérer  ce  que  l'affirmation  dogmatique  peut  avoir 
de  trop  prosaïque.  Il  y  a  dans  le  demi-jour  une  teinte 
plus  douce  et  plus  triste,  un  horizon  moins  nettement 
dessiné,  plus  vague  et  plus  analogue  à  la  tombe.  Les 
quelques  pages  de  M.  Cousin  sur  Santa-Rosa  valent  mieux 
pour  notre  manière  de  sentir  qu'une  oraison  funèbre 
calquée  sur  celles  de  Bossuet.  Une  belle  copie  d'un  tableau 
de  Raphaël  est  belle,  car  elle  n'a  d'autre  prétention  que 
■de  représenter  Raphaël.  Mais  une  imitation  de  Bossuet 
faite  au  xix®  siècle  n'est  pas  belle;  car  elle  applique  à 
faux  des  formes  vraies  jadis  ;  elle  n'est  pas  l'expression  de 
l'humanité  à  son  époque. 

On  a  délicatement  fait  sentir  combien  les  chefs-d'œuvre 
de  l'art  antique  entassés  dans  nos  musées  perdaient  de  leur 
valeur  esthétique.  Sans  doute  puisque  leur  position  et  la 
signification  qu'ils  avaient  à  l'époque  où  ils  étaient  vrais 
faisaient  les  trois  quarts  de  leur  beauté.  Une  œuvre  n'a  de 
valeur  que  dans  son  encadrement,  et  l'encadrement  de 
toute  œuvre,  c'est  son  époque.  Les  sculptures  du  Parthénon 
îie  valaient-elles  pas  mieux  à  leur  place  que  plaquées  par 
petits  morceaux  sur  les  murs  d'un  musée  ?  J'admire  pro- 
^  /  fondement  les  vieux  monuments  religieux  du  moyen  âge  ; 
mais  je  n'éprouve  qu'un  sentiment  très  pénible  devant  ces 
modernes  églises  gothiques,  bâties  par  un  architecte  en 
redingote,  rajustant  des  fragments  de  dessins  emprun- 
tés aux  vieux  temples.  L'admiration  absolue  est  toujours 
superficielle  :  nul  plus  que  moi  n'admire  les  Pensées  do 


i 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  193 

Pascal,  les  Sermons  de  Bossuet;  mais  je  les  admire  comme 
œuvres  du  xvii^  siècle.  Si  ces  œuvres  paraissaient  de  nos 
jours,  elles  mériteraient  à  peine  d'être  remarquées.  La 
vraie  admiration  est  historique.  La  couleur  locale  a  un 
charme  incontestable  quand  elle  est  vraie  ;  elle  est  insipide 
dans  le  pastiche.  J'aime  l'Alhambra  et  Broceliande  dans 
leur  vérité  ;  je  me  ris  du  romantique  qui  croit,  en  combi- 
nant ces  mots,  faire  une  œuvre  belle.  Là  est  l'erreur  de 
Chateaubriand  et  la  raison  de  l'incroyable  médiocrité  de 
son  école.  Il  n'est  plus  lui-même  lorsque,  sortant  de  l'ap- 
préciation critique,  il  ciierche  à  produire  sur  le  modèle 
des  œuvres  dont  il  relève  judicieusement  les  beautés. 

Parmi  les  œuvres  de  Voltaire,  celles-là  sont  bien  oubliées, 
où  il  a  copié  les  formes  du  passé.  Qui  est-ce  qui  lit  la 
Henriade  ou  les  tragédies  en  dehors  du  collège!  Mais 
celles-là  sont  immortelles  où  il  a  déposé  l'élégant  témoi- 
gnage de  sa  finesse,  de  son  immoralité,  de  son  spirituel 
scepticisme  ;  car  celles-là  sont  vraies.  J'aime  mieux  la  Fêle 
de  Bdlébat  ou  la  Pacelle,  que  la  Mort  de  César  ou  le 
poème  de  Fontenoy.  Infâme,  tant  qu'il  vous  plaira;  c'est 
le  siècle,  c'est  l'homme.  Horace  est  plus  lyrique  dans  iVwMC 
est  bibenium  que  dans  Qualem  ministrum  fulminis  alitem. 

C'est  donc  uniquement  au  point  de  vue  de  l'esprit 
humain,  en  se  plongeant  dans  son  histoire  non  pas  en 
curieux,  mais  par  un  sentiment  profond  et  une  intime 
sympathie,  que  la  vraie  admiration  des  œuvres  primitives 
est  possible.  Tout  point  de  vue  dogmatique  est  absolu, 
toute  appréciation  sur  des  règles  modernes  est  déplacée, 
La  littérature  du  xvu«  siècle  est  admirable  sans  doute, 
mais  à  condition  qu'on  la  reporte  à  son  milieu,  au  xvn^  siè- 
cle. 11  n'y  a  que  des  pédants  de  collège  qui  puis'^ent 
y  voir  le  type  éternel  de  la  beauté.  Ici  comme  partout. 


194  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

la  critique  est  la  condition  de  la  grande  esthétique.  Le 
vrai  sens  des  choses  n'est  possible  que  pour  celui  qui  se 
place  à  la  source  même  de  la  beauté,  et,  du  centre  de  la 
nature  humaine,  contemple  dans  tous  les  sens,  avec  le 
ravissement  de  l'extase,  ces  éternelles  productions  dans 
leur  infinie  variété  :  temples,  statues,  poèmes,  philoso- 
phies,  religions,  formes  sociales,  passions,  vertus,  souf- 
frances, amour,  et  la  nature  elle-même  qui  n'aurait  aucune 
valeur  sans  l'être  conscient  qui  l'idéalise. 

Science,  art,  philosophie,  ne  saurait  plus  avoir  de 
sens  en  dehors  du  point  de  vue  du  genre  humain. 
Celui-là  seul  peut  saisir  la  grande  beauté  des  choses, 
qui  voit  en  tout  une  forme  de  l'esprit,  un  pas  vers 
Dieu.  Car,  il  faut  le  dire,  l'humanité  elle-même  n'est 
ici  qu'un  sj'mbole  :  en  Dieu  seul,  c'est-à-dire  dans  le 
tout,  réside  la  parfaite  beauté.  Les  œuvres  les  plus 
sublimes  sont  celles  que  l'humanité  a  faites  collective- 
ment, et  sans  qu'aucun  nom  propre  puisse  s'y  attacher. 
Les  plus  belles  choses  sont  anonymes.  Les  critiques  qui 
'ne  sont  qu'érudits  le  déplorent  et  emploient  toutes  les 
ressources  de  leur  art  pour  percer  ce  mystère.  Mala- 
dresse! Croyez- vous  donc  avoir  beaucoup  relevé  telle 
épopée  nationale  parce  que  vous  aurez  découvert  le  nom 
du  chétif  individu  qui  l'a  rédigée!  Que  me  fait  cet 
homme  qui  vient  se  placer  entre  l'humanité  et  moi? 
Que  m'importent  les  syllabes  insignifiantes  de  son  nom? 
Ce  nom  lui-même  est  un  mensonge;  ce  n'est  pas  lui, 
c'est  la  nation,  c'est  l'humanité  travaillant  à  un  point 
du  temps  et  de  l'espace,  qui  est  le  véritable  auteur. 
L'anonyme  est  ici  bien  plus  expressif  et  plus  vrai  ;  le 
seul  nom  qui  dût  désigner  l'auteur  de  ces  œuvres  spon- 
tanées, c'est  le  nom  de  la  nation  chez  laquelle  elles  sont 


L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE.  195 

écloses;  et  celui-là,  au  lieu  d'être  inscrit  au  titre,  l'est  à 
chaque  page.  Homère  serait  un  personnage  réel  et  unique, 
qu'il  serait  encore  absurde  de  dire  qu'il  est  l'auteur  de 
Ylliade  :  une  telle  composition  sortie  de  toutes  pièces 
d'un  cerveau  individuel, sans  antécédent  traditionnel,  eût 
été  fade  et  impossible;  autant  vaudrait  supposer  que 
c'est  Matthieu,  Marc,  Luc  et  Jean  qui  ont  inventé  Jésus. 
((  Il  n'y  a  que  la  rhétorique,  a  dit  M.  Cousin,  qui  puisse 
jamais  supposer  que  le  plan  d'un  grand  ouvrage  appar- 
tient à  qui  l'exécute.  »  Les  rhéteurs,  qui  prennent  tout 
par  le  côté  littéraire,  qui  admirent  le  poème  et  sont 
indifférents  pour  la  chose  chantée,  ne  sauraient  com- 
prendre la  part  du  peuple  dans  ces  œuvres.  C'est  le  peuple 
qui  fournit  la  matière,  et  cette  matière,  ils  ne  la  voient  pas. 
ou  ils  s'imaginent  bonnement  qu'elle  est  de  l'invention  du 
poète.  La  Révolution  et  l'Empire  n'ont  produit  aucun 
poème  qui  mérite  d'être  nommé;  ils  ont  fait  bien  mieux. 
Ils  nous  ont  laissé  la  plus  merveilleuse  des  épopées  en 
action.  Grande  folie  que  d'admirer  l'expression  littéraire 
des  sentiments  et  des  actes  de  l'humanité  et  de  ne  pas  ad- 
mirer ces  sentiments  et  ces  actes  dans  l'humanité  !  L'hu- 
manité seule  est  admirable.  Les  génies  ne  sont  que  les 
rédacteurs  des  inspirations  de  la  foule.  Leur  gloire  est  d'être 
en  sympathie  si  profonde  avec  l'âme  incessamment  créa- 
trice, que  tous  les  battements  du  grand  cœur  ont  un 
retentissement  sous  leur  plume.  Les  relever  par  leur 
individualité,  c'est  les  abaisser;  c'est  détruire  leur  gloire 
véritable  pour  les  ennoblir  par  des  chimères.  La  vraie 
noblesse  n'est  pas  d'avoir  un  nom  à  soi,  un  génie  à  soi. 
c'est  de  participer  à  la  race  noble  des  fils  de  Dieu,  c'est 

I d'être  soldat  perdu   dans   l'armée  immense  qui  s'avance 
à  la  conquête  du  parfait. 
I 


196  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

-  Transporté  dans  ces  plains  champs  de  Thumanité,  que- 
le  critique  verra  avec  pitié  cette  mesquine  admiration 
qui  s'attache  plutôt  à  la  calligraphie  de  l'écrivain  qu'au 
génie  de  celui  qui  a  dicté  !  Certes  la  bonne  critique  doit 
faire  aux  grands  hommes  une  large  part.  Ils  valent 
dans  l'humanité  et  par  l'humanité.  Ils  sentent  clairement 
et  éminemment  ce  que  tout  le  monde  sent  vaguement. 
Ils  donnent  un  langage  et  une  voix  à  ces  instincts 
muets  qui,  comprimés  dans  la  foule,  être  essentiellement 
bègue,  aspirent  à  s'exprimer,  et  qui  se  reconnaissent  dans 
leurs  accents  :  «  0  poète  sublime,  lui  disent-ils,  nous 
étions  muets,  et  tu  nous  as  donné  une  voix.  Nous  nous 
cherchions  et  tu  nous  a  révélés  à  nous-mêmes.  »  Admi- 
rable dialogue  de  l'homme  de  génie  et  de  la  foule  !  La 
foule  lui  prête  la  grande  matière;  l'homme  de  génie  l'ex- 
prime, et  en  lui  donnant  la  forme  la  fait  être  :  alors  la 
foule,  qui  sent,  mais  ne  sait  point  parler,  se  reconnaît  et 
s'exclame.  On  dirait  un  de  ces  chœurs  de  musique  dia- 
loguée,  où  tantôt  un  seul,  tantôt  plusieurs  s'alternent 
et  se  répondent  c  Maintenant  c'est  la  voix  solitaire,  fluette 
et  prolongée,  qui  roule  et  s'infiltre  en  sons  pénétrants 
et  doux.  Puis  c'est  la  grande  explosion,  en  apparence 
discordante,  mais  puissante  en  effet,  où  la  petite  voix 
se  continue  encore,  absorbée  désormais  dans  le  grand 
concert,  qui  à  son  tour  la  dépasse  et  l'entraîne.  Les 
grands  hommes  peuvent  deviner  par  avance  ce  que  tous 
verront  bientôt  ;  ce  sont  les  éclaireurs  de  la  grande  armée  ; 
ils  peuvent,  dans  leur  marche  leste  et  aventureuse,  recon- 
naître avant  elle  les  plaines  riantes  et  les  pics  élevés. 
Mais  au  fond,  c'est  l'armée  qui  les  a  portés  où  ils  sont 
et  qui  les  pousse  en  avant:  c'est  l'armée  qui  les  soii- 
lient  et  leur  donne    la  confiance:   c'est    l'armée   qui  ea 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  197 

eux  se  devance  elle-même,  et  la  conquête  n'est  faite 
que  quand  le  grand  corps,  dans  sa  marche  plus  lente 
"nais  plus  assurée,  vient  creuser  de  ses  millions  de 
-vas  le  sentier  qu'ils  ont  à  peine  effleuré,  et  camper  avec 
ses  lourdes  masses  sur  le  sol  où  ils  avaient  d'abord  paru 
en   téméraires  aventuriers. 

Combien  de  fois  d'ailleurs  les  grands  hommes  sont 
faits  à  la  lettre  par  l'humanité,  qui,  éliminant  de  leur 
vie  toute  tache  et  toute  vulgarité,  les  idéalise  et  les 
-consacre  comme  des  statues  échelonnées  dans  sa  marche 
pour  se  rappeler  ce  qu'elle  est  et  s'enthousiasmer  de  sa 
propre  image.  Heureux  ceux  que  la  légende  soustrait 
ainsi  à  la  critique  !  Hélas  !  il  est  bien  à  croire  que  si 
nous  les  touchions,  nous  trouverions  aussi  à  leurs 
pieds  quelque  peu  de  limon  terrestre.  Presque  toujours, 
l'admirable,  le  céleste,  le  divin,  reviennent  de  droit  à 
l'humanité.  En  général,  la  bonne  critique  doit  se  défier 
des  individus  et  se  garder  de  leur  faire  une  trop  grande 
part.  C'est  la  masse  qui  crée;  car  la  masse  possède  émi- 
nemment, et  avec  un  degré  de  spontanéité  mille  fois 
supérieur,  les  instincts  moraux  de  la  nature  humaine. 
La  beauté  de  Béatrix  appartient  à  Dante,  et  non  à  Béa- 
trix  ;  la  beauté  de  Krischna  appartient  au  génie  indien, 
•et  non  à  Krischna  ;  la  beauté  de  Jésus  et  Marie  appar- 
tient au  christianisme,  et  non  à  Jésus  et  Marie.  Sans 
doute,  ce  n'est  pas  le  hasard  qui  a  désigné  tel  individu 
=pour  l'idéalisation.  Mais  il  est  des  cas  où  la  trame  de 
l'humanité  couvre  entièrement  la  réalité  primitive.  Sous 
ce  travail  puissant,  transformée  par  cette  énergie  plas- 
tique, la  plus  laide  chenille  pourra  devenir  le  plus  idéal 
papillon. 

^Ce  travail  de  la  foule  est  un  élément  trop  négligé  dans 


198  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

l'histoire   de  la    philosophie.  On  croit  avoir  tout  dit  en 
opposant    quelques   noms    propres.    Mais  la  façon    dont 
le  peuple  prenait  la  vie,  le  système  intellectuel  sur  lequel 
ie  temps  se  reposait,  on  ne  s'en  occupe  pas,  et  là  pour- 
tant est    le    grand   principe   moteur.  L'histoire   de  l'es- 
prit humain  est  faite  en  général  d'une  manière  beaucoup 
trop   individuelle.    C'est   comme   une  scène   de  théâtre, 
qui  se  passe  sur  une  place  publique,  et  où  l'on  ne  voit 
que  deux   ou  trois  personnes.  Telle  histoire  de  la  philo- 
sophie allemande   se  croit  complète  en   consacrant    de& 
articles    séparés  à  Kant,    Fichte,    Schelling,    Hegel,    Ha- 
mann,   Herder,   Jacobi,  Herbart.  Mais  le  grand  entourage 
de  l'humanité,  où  est-il?  Ce   serait   sur  ce  fond  perma- 
nent qu'il   faudrait    faire  jouer  les  individus.   L'histoire 
de  la  philosophie,  en  un  mot,   devrait  être  l'histoire  des 
pensées  de  l'humanité.  Il  y  a  dans  les   idées  courantes 
d'un  peuple  et   d'un,e  époque  une  philosopliie    et  une 
littérature    non   écrites,    qu'il    faudrait    faire   entrer   en 
ligne    de   compte.    On  se    figure  qu'un   peuple  n'a  de 
littérature    que    quand  il    a   des  monuments   définis  et 
arrêtés.  Mais  les  vraies  productions  littéraires  des  peu- 
ples enfants,  ce  sont  des  idées  mythiques  non  rédigées 
(l'idée  d'une  rédaction  régulière  et  les  facultés  que   sup- 
pose un  tel  travail  n'apparaissent   chez   un  peuple  qu'à 
un  degré  de  réflexion  assez   avancé),  idées  courant  sur 
toute  la  nation,  descendant  la  tradition  par  mille  voies 
secrètes,  et  auxquelles    chacun    donne   une  forme   à    sa 
guise.  On  serait  tenté  de  croire^  au  premier  coup  d'oeil, 
que  les  peuples   bretons  n'ont  pas  de   littérature,  parce 
qu'il  serait  diflicile  de  fournir  un  catalogue  étendu  de  livres 
bretons  réellement  anciens  et   originaux.   Mais  ils  ont  en 
efl'et  toute  une  Uttérature   traditionnelle   dans   leurs    lé- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  199 

gendes,  leurs  contes,  leurs  imaginations  mythologiques, 
leurs  cultes  superstitieux,  leurs  poèmes  flottants  çà  et  là. 
Il  en  était  de  môme  de  la  plupart  de  nos  légendes  hé- 
roïques, avant  que,  répudiées  par  la  partie  cultivée  de 
la  nation,  elles  fussent  allées  s'encanailler  dans  la  Bi- 
bliothèque bleue. 

Quand  on  entre  au  Louvre  dans  les  salles  du  musée 
espagnol,  il  y  a  plaisir  sans  doute  à  admirer  de  près 
tel  tableau  de  Muriilo  et  de  Ribeira.  Mais  il  y  a  quelque 
chose  de  bien  plus  beau  encore,  c'est  l'impression  qui 
résulte  de  ces  salles,  de  la  pose  ordinaire  des  person- 
nages, du  style  général  des  tableaux,  du  coloris  domi- 
nant. Pas  une  nudité,  pas  un  sourire.  C'est  l'Espagne, 
qui  vit  là  tout  entière.  La  grande  critique  devrait 
consister  ainsi  à  saisir  la  physionomie  de  chaque 
portion  de  l'humanité.  Louer  ceci,  blâmer  cela,  est 
d'une  petite  méthode.  Il  faut  prendre  l'œuvre  pour  ce 
qu'elle  est.  parfaite  dans  son  ordre,  représentant  émi- 
nemment ce  qu'elle  représente,  et  ne  pas  lui  reprocher 
ce  qu'elle  n'a  pas.  L'idée  de  faute  est  déplacée  en  cri- 
tique littéraire,  excepté  quand  il  s'agit  de  littératures  tout 
à  fait  artificielles,  comme  la  littérature  latine  de  la  déca- 
dence. Tout  n'est  pas  égal  sans  doute;  mais  une  pièce 
est  en  général  ce  qu'elle  peut  être.  Il  faut  la  placer  plus 
ou  moins  haut  dans  l'échelle  de  l'idéal,  mais  ne  pas 
blâmer  l'auteur  d'avoir  pris  la  chose  sur  tel  ton  et  par  con- 
séquent de  s'être  refusé  tel  ordre  de  beautés.  C'est  Je 
point  de  vue  d'où  chaque  œuvre  est  conçue  qui  peut  être 
critiqué,  bien  plutôt  que  l'œuvre  elle-même;  car  tous 
ses  grands  auteurs  sont  parfaits  à  leur  point  de  vue,  et 
les  critiques  qu'on  leur  adresse  ne  vont  d'ordinaire  qu'à 
leur  reprocher  de  n'avoir  pas  été  ce  qu'ils  n'étaient  pas. 


200  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

J'ai  trop  répété  peut-être,  et  pourtant  je  veux  répéter 
encore  qu'il  y  a  une  science  de  l'humanité,  qui  aurait 
bien,  j'espère,  autant  de  droits  à  s'appeler  philosophie 
que  la  science  des  individus,  science  qui  n'est  possible 
que  par  la  trituration  crudité  des  œuvres  de  l'humanité. 
Il  ne  faut  pas  chercher  d'autre  sens  à  tant  d'études 
dont  le  passé  est  l'objet.  Pourquoi  consacrer  la  plus 
noble  intelligence  à  traduire  le  Bhagavata-Pourana,  à 
commenter  le  Yaçua?  Celui  qui  l'a  fait  si  doctement 
vous  répondra  :  «  Analyser  les  œuvres  de  la  pensée  hu- 
maine, en  assignant  à  chacune  son  caractère  essentiel, 
découvrir  les  analogies  qui  les  rapprochent  les  unes  des 
autres,  et  chercher  la  raison  de  ces  analogies  dans  la 
nature  même  de  l'intelligence,  qui,  sans  rien  perdre  de 
son  unité  indivisible,  se  multiplie  par  les  productions 
si  variées  de  la  science  et  de  l'art,  tel  est  le  problème 
que  le  génie  des  philosophes  de  tous  les  temps  s'est  at- 
taché à  résoudre,  depuis  le  jour  où  la  Grèce  a  donné 
à  l'homme  les  deux  puissants  leviers  de  l'analyse  et  de 
l'observation  (92).  »  L'érudition  ne  vaut  que  par  là. 
Personne  n'est  tenté  de  lui  attribuer  une  utilité  pratique  ; 
la  pure  curiosité  d'ailleurs  ne  suffirait  pas  pour  l'enno- 
blir. 11  ne  reste  donc  qu'à  y  voir  la  condition  de  la 
science  de  Fesprit  humain,  la  science  des  produits  de 
l'esprit  humain. 

Le  vulgaire  et  le  savant  admirent  également  une  belle 
fleur  :  mais  ils  n'y  admirent  pas  les  mêmes  choses.  Le 
vulgaire  ne  voit  que  de  vives  couleurs  et  des  formes 
élégantes.  Le  savant  remarque  à  peine  ces  superficielles 
beautés,  tant  il  est  ravi  des  merveilles  de  la  vie  intime 
et  de  ses  mystères.  Ce  n'est  pas  précisément  la  fleur  qu'il 
admire,  c'est  la  vie,   c'est  la  force  universelle  qui  s'épa- 


L'AVENIR  DE   LA    SCIENCE.  201 

nouit  en  elle  sous  une  de  ses  formes.  La  critique  a 
admiré  jusqu'ici  les  chefs-d'œuvre  des  littératures,  comme 
nous  admirons  les  belles  formes  du  corps  humain.  La 
critique  de  l'avenir  les  admirera  comme  l'anatomiste, 
qui  perce  ces  beautés  sensibles  pour  trouver  au  delà, 
dans  les  secrets  de  l'organisation,  un  ordre  de  beautés 
mille  fois  supérieur.  Un  cadavre  disséqué  est  en  un  sens 
horrible;  et  pourtant  l'œil  de  la  science  y  découvre 
un  monde  de  merveilles. 

Selon  cette  manière  de  voir,  les  littératures  les  plus 
excentriques,  celles  qui  jugées  d'après  nos  idées  auraient 
le  moins  de  valeur,  colles  qui  nous  tt'ansportent  le 
plus  loin  de  l'actuel,  sont  les  plus  importantes.  L'anatomie 
comparée  tire  bien  plus  de  résultats  de  l'observation 
des  animaux  inférieurs  que  de  l'observation  des  espèces 
supérieures.  Cuvier  aurait  pu  disséquer  durant  toute  sa 
vie  des  animaux  domestiques  sans  soupçonner  les  hauts 
problèmes  que  lui  a  révélés  l'étude  des  mollusques  et 
des  annélides.  Ainsi  ceux  qui  ne  s'occupent  que  des  lit- 
tératures régulières,  qui  sont  dans  l'ordre  des  productions 
de  l'esprit  ce  que  les  grands  animaux  classiques  sont  dans 
l'échelle  animale,  ne  sauraient  arriver  à  concevoir  large- 
ment la  science  de  l'esprit  humain  (93).  Ils  ne  voient 
que  le  côté  littéraire  et  esthétique;  bien  plus,  ils  ne  peu- 
vent le  comprendre  grandement  et  profondément.  Car 
ils  ne  voient  pas  la  force  divine  qui  végète  dans  toutes 
les  créations  de  l'esprit  humain.  Aussi  que  sont  les 
ouvrages  de  littérature  en  France?  D'élégantes  et  fines 
:'iuseries  morales,  jamais  des  œuvres  majestueuses  et 
scientifiques.  Aucun  problème  n'est  posé  ;  la  grande 
cause  n'est  jamais  aperçue.  On  fait  la  science  des  lit- 
'ératures  comme  ferait  de  la  botanique  un  fleuriste  ama- 


202  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

teur  qui  se  contenterait  de  caresser  et  d'admirer  les  pétales 
de  chaque  fleur.  La  belle  et  grande  critique,  au  con- 
traire, ne  craint  pas  d'arracher  la  fleur  pour  étudier  ses 
racines,  compter  ses  étamines,  analyser  ses  tissus.  Et 
ne  croyez  pas  que  pour  cela  elle  renonce  à  la  haute  admi- 
ration. Elle  seule,  au  contraire,  a  le  droit  d'admirer; 
seule  elle  est  sûre  de  ne  pas  admirer  des  bévues,  des 
fautes  de  copistes  ;  seule  elle  sait  la  réalité,  et  la  réalité 
seule  est  admirable.  Ce  sera  notre  manière,  à  nous 
autres  de  la  deuxième  moitié  du  xix®  siècle.  Nous  n'au- 
rons pas  la  finesse  de  ces  maîtres  atticistes,  leur  ravis- 
sante causerie,  leurs  spirituels  demi-mots.  Mais  nous 
aurons  la  vue  dogmatique  de  la  nature  humaine,  nous 
plongerons  dans  l'Océan  au  lieu  de  nous  baigner  agréa- 
blement sur  ses  bords,  et  nous  en  rapporterons  les  perles 
primitives.  Tout  ce  qui  est  œuvre  de  l'esprit  humain 
est  divin,  et  d'autant  plus  divin  qu'il  est  plus  primitif. 
M.  Villemain  appelait,  dit-on,  M.  Fauriel  un  athée  en 
littérature.  11  fallait  dire  un  panthéiste,  ce  qui  n'est  pas 
la  même  chose. 


XI 


C'est  donc  comme  une  science  ayant  un  objet  distinct, 
savoir  l'esprit  humain,  que  l'on  doit  envisager  la  philo- 
logie ou  l'étude  des  littératures  anciennes.  Les  considérer 
seulement  comme  un  moyen  de  culture  intellectuelle  et 
d'éducation,  c'est,  à  mon  sens,  leur  enlever  leur  dignité 
véritable.  Se  borner  à  considérer  leur   influence  sur   la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  20J 

production  littéraire  contemporaine,  c'est  se  placer  à  un 
point  de  vue  plus  étroit  encore.  Dans  un  remarquable  dis- 
cours prononcé  au  Congrès  des  philologues  allemands  à 
Bunn,  en  1841,  M.  Welcker,  en  essayant  de  définir  l'ac- 
ception de  la  philologie  (Ûber  die  Bedeuiung  der  Philo- 
logie), l'envisagea  prestiue  exclusivement  de  cette  ma- 
nière (94).  La  philologie  aux  yeux  de  M.  Welcker  est  la 
science  des  littératures  classiques,  c'est-à-dire  des  littéra- 
tures modèles,  qui,  nous  offrant  le  type  général  de 
l'humanité,  doivent  convenir  à  tous  les  peuples  et  servir 
également  à  leur  éducation.  M.  Welcker  estime  surtout 
l'étude  de  l'antiquité  par  l'influence  heureuse  qu'elle  peut 
exercer  sur  la  littérature  et  l'éducation  esthétique  des 
nations  modernes.  Les  anciens  sont  beaucoup  plus  pour 
lui  des  modèles  et  des  objets  d'admiration  que  des  objets 
de  science.  Ce  n'est  pas  néanmoins  à  une  imitation  servile 
qu(i  M.  Welcker  nous  invite.  Ce  qu'il  demande,  c'est 
une  influence  intime  et  secrète,  analogue  à  celle  de  l'élec- 
tricité, qui,  sans  rien  communiquer  d'elle-même,  développe 
sur  les  autres  corps  un  état  semblable  ;  ce  qu'il  blâme, 
c'est  la  tentative  de  ceux  qui  veulent  trouver  chez  les 
modernes  la  matière  suffisante  d'une  éducation  esthé- 
tique et  morale.  M.  Welcker  n'envisage  donc  la  philolo- 
gie qu'au  point  de  vue  de  l'humaniste,  et  non  au  point 
de  vue  du  savant.  Pour  nous,  il  nous  semble  que  l'on 
place  la  philologie  dans  une  sphère  beaucoup  plus  élevée 
et  plus  sûre,  en  lui  donnant  une  valeur  scientifique  et 
philosophique  pour  l'histoire  de  l'esprit  humain,  qu'en 
la  réduisant  à  n'être  qu'un  moyen  d'éducation  et  de  cul- 
ture littéraire.  Si  les  nations  modernes  pouvaient  trouver 
en  elles-mêmes  un  levain  intellectuel  suffisant,  une  source 
vive  et  première  d'inspirations  originales,  il  faudrait  bien 


20'»  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

se  garder  de  troubler  par  le  mélange  de  l'antique  cette 
veine  de  production  nouvelle.  Les  tons  en  littérature  sont 
d'autant  plus  beaux  qu'ils  sont  plus  vrais  et  plus  purs  ;  à 
l'érudit,  au  critique  appartiennent  l'universalité  et  l'intel- 
ligence des  formes  les  plus  diverses  ;  au  contraire  une  note 
étrangère  ne  pourra  qu'inquiéter  et  troubler  le  poète 
original  et  créateur.  Mais  lors  même  que  les  temps  mo- 
dernes trouveraient  une  poésie  et  une  philosophie  qui  les 
représentent  avec  autant  de  vérité  qu'Homère  et  Platon 
représentaient  la  Grèce  de  leur  temps,  alors  encore  l'étude 
-de  l'antiquité  aurait  sa  valeur  au  point  de  vue  de  la 
science.  D'ailleurs  les  considérations  de  M.  Welcker  ne 
sufïïraient  pas  pour  faire  l'apologie  de  toutes  les  études 
philologiques.  Si  on  ne  cultive  les  littératures  anciennes 
que  pour  y  chercher  des  modèles,  à  quoi  bon  cultiver 
.:;elles  qui,  tout  en  ayant  leurs  beautés  originales,  ne  sont 
joint  imitables  pour  nous?  Il  faudrait  se  borner  à  l'an- 
tiquité grecque  et  latine,  et  môme  dans  ces  limites  l'étude 
des  chefs-d'œuvre  seule  aurait  du  prix.  Or,  les  littératures 
de  l'Orient,  que  M.  Welcker  traite  avec  beaucoup  de  mé- 
pris, et  les  œuvres  de  second  ordre  des  littératures  clas- 
siques, si  elles  servent  moins  à  former  le  goût,  offrent 
quelquefois  plus  d'intérêt  philosophique  et  nous  en  ap- 
prennent plus  sur  l'histoire  de  l'esprit  humain,  que  les 
monuments  accomplis  des  époques  de  perfection. 

Le  fait  des  langues  classiques  n'a  d'ailleurs  rien,  d'ab- 
solu. Les  littératures  grecque  et  latine  sont  classiques  par 
rapport  à  nous,  non  pas  parce  qu'elles  sont  les  plus 
excellentes  des  littératures,  mais  parce  qu'elles  nous  sont 
imposées  par  l'histoire.  Ce  fait  d'une  langue  ancienne, 
choisie  pour  servir  de  base  à  l'éducation  et  concentrant 
autour  d'elle  les  efforts  littéraires  d'une  nation   qui  s'est 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  205 

depuis  longtemps  formé  un  nouvel  idiome,  n'est  pas, 
comme  on  voudrait  trop  souvent  le  faire  croire,  l'effet 
d'un  choix  arbitraire,  mais  bien  une  des  lois  les  plus 
générales  de  l'histoire  des  langues,  loi  qui  ne  tient  en  rien 
au  caprice  ou  aux  opinions  littéraires  de  telle  ou  telle 
époque.  C'est,  en  effet,  mal  comprendre  le  rôle  et  la  nature 
des  langues  classiques  que  de  donner  à  cette  dénomina- 
tion un  sens  absolu,  et  de  la  restreindre  à  un  ou  deux 
idiomes,  comme  si  c'était  par  un  privilège  essentiel  et 
résultant  de  leur  nature  qu'ils  fussent  prédestinés  à  être 
l'instrument  d'éducation  de  tous  les  peuples.  Leur  exis- 
tence est  un  fait  universel  de  linguistique,  et  leur  choix, 
de  même  qu'il  n'a  rien  d'absolu  pour  tous  les  peuples,  n'a 
rien  d'arbitraire  pour  chacun  d'eux. 

L'histoire  générale  des  langues  a  depuis  longtemps 
amené  à  constater  ce  fait  remarquable  que,  dans  tous  les 
pays  où  s'est  produit  quelque  mouvement  intellectuel, 
deux  couches  de  langues  se  sont  déjà  superposées,  non 
pas  en  se  chassant  brusquement  l'une  l'autre,  mais  la 
seconde  sortant  par  d'insensibles  transformations  de  la  pous- 
sière de  la  pi'emière.  Partout  une  langue  ancienne  a  fait 
place  à  un  idiome  vulgaire,  qui  ne  constitue  pas  à  vrai 
dire  une  langue  différente,  mais  plutôt  un  âge  différent 
de  celle  qui  l'a  précédé;  celle-ci  plus  savante,  plus 
synthétique,  chargée  de  flexions  qui  expriment  les  rap- 
ports les  plus  délicats  de  la  pensée,  plus  riche  même  dans 
son  ordre  d'idées,  bien  que  cet  ordre  d'idées  fût  compara- 
tivement plus  restreint  ;  image  en  un  mot  de  la  sponta- 
néité primitive,  où  l'esprit  confondait  les  éléments  dans 
une  obscure  unité,  et  perdait  dans  le  tout  la  vue  ana- 
lytique des  parties  ;  le  dialecte  moderne,  au  contraire,  cor- 
respondant à  un  progrès  d'analyse,  plus  clair,  plus  expli- 


206  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

cite,  séparant  ce  que  les  anciens  assemblaient,  brisant  les 
mécanismes  de  l'ancienne  langue  pour  donner  à  chaque 
idée  et  à  chaque  relation  son  expression  isolée. 

Il  serait  possible,  en  prenant  l'une  après  l'autre  les  lan- 
gues de  tous  les  pays  où  l'humanité  a  une  histoire,  d'y 
vérifier  cette  marche,  qui  est  la  marche  même  de  l'esprit 
humain.  Dans  l'Inde,  c'est  le  sanskrit,  avec  son  admirable 
richesse  de  formes  grammaticales,  ses  huit  cas,  ses  six 
modes,  ses  désinences  nombreuses,  sa  phrase  implexe  et  si 
puissamment  nouée,  qui,  en  s'altérant,  produit  le  pâli,  le 
prakrit  et  le  kawi,  dialectes  moins  riches,  plus  simples  et 
plus  clairs,  qui  s'analysent  à  leur  tour  en  dialectes  plus 
populaires  encore,  l'hindoui,  le  bengali,  le  mahralte  et  les 
autres  idiomes  vulgaires  de  l'Indoustan,  et  deviennent  à 
leur  tour  langues  mortes,  savantes  et  sacrées  :  le  pâli  dans 
l'île  de  Ceylan  et  l'Indo-Chine,  le  prakrit  chez  les  Djaïnas, 
le  kawi  dans  les  îles  de  Java,  Bali  et  Madoura.  Dans  la  ré- 
gion de  rinde  au  Caucase^  le  zend,  avec  ses  mots  longs  et 
compliqués,  son  manque  de  prépositions  et  sa  manière  d'y 
suppléer  au  moyen  de  cas  formés  par  flexion,  le  perse 
des  inscriptions  cunéiformes,  si  parfait  de  structure,  sont 
remplacés  par  le  persan  moderne,  presque  aussi  décrépit 
que  l'anglais,  arrivé  au  dernier  terme  de  l'érosion.  Dans 
la  région  du  Caucase,  l'arménien  et  le  géorgien  mo- 
dernes succèdent  à  l'arménien  et  au  géorgien  antiques.  En 
Europe,  l'ancien  slavon,  le  tudesque,  le  gothique,  le  nor- 
mannique  se  retrouvent  au-dessous  des  idiomes  slaves  et 
germaniques.  Enfin  c'est  de  l'analyse  du  grec  et  du  latin, 
soumis  au  travail  de  décomposition  des  siècles  barbares, 
que  sortent  le  grec  moderne  et  les  langues   néo-latines. 

Les  langues  sémitiques,  quoique  bien  moins  vivantes 
que  les  langues  indo-germaniques,  ont  suivi  une  marche 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  207 

analogue.  L'hébreu,  leur  type  le  plus  ancien,  disparaît  à 
une  époque  reculée,  pour  laisser  dominer  seuls  le  chal- 
déen,  le  samaritain,  le  syriaque,  dialectes  plus  analysés, 
plus  longs,  plus  clairs  aussi  quelquefois,  lesquels  vont  à 
leur  tour  successivement  s'absorber  dans  l'arabe.  Mais 
l'arabe,  trop  savant  à  son  tour  pour  l'usage  vulgaire 
d'étrangers,  qui  ne  peuvent  observer  ses  flexions  déli- 
cates et  variées,  voit  le  solécisme  devenir  de  droit  com- 
mun, et  ainsi,  à  côté  de  la  langue  littérale,  qui  devient 
le  partage  exclusif  des  écoles,  l'arabe  vulgaire  d'un  sys- 
tème plus  simple  et  moins  riche  en  formes  grammaticales. 
Les  langues  de  l'ouest  et  du  centre  de  l'Asie  présente- 
raient plusieurs  phénomènes  analogues  dans  la  superpo- 
sition du  chinois  ancien  et  du  chinois  moderne,  du 
tibétain  ancien  et  du  tibétain  moderne  ;  et  les  langues 
malaises,  dans  cette  langue  ancienne  à  laquelle  Marsden 
et  Crawfurd  ont  donné  le  nom  de  grand  polynésien,  qui 
fut  la  langue  de  la  civilisation  de  Java,  et  que  Balbi 
appelle  le  sanskrit  de  l'Océanie. 

Mais  que  devient  la  langue  ancienne  ainsi  expulsée  de 
l'usage  vulgaire  par  le  nouvel  idiome?  Son  rôle,  pour 
être  changé,  n'en  est  pas  moins  remarquable.  Si  elle 
cesse  d'être  l'intermédiaire  du  commerce  habituel  de  la 
vie,  elle  devient  la  langue  savante  et  presque  toujours  la 
langue  sacrée  du  peuple  qui  l'a  décomposée.  Fixée  d'or- 
dinaire dans  une  littérature  antique,  dépositaire  des 
traditions  religieuses  et  nationales,  elle  reste  le  partage 
des  savants,  la  langue  des  choses  de  l'esprit,  et  il  faut 
d'ordinaire  des  siècles  avant  que  l'idiome  moderne  ose 
à  son  tour  sortir  de  la  vie  vulgaire,  pour  se  risquer  dans 
l'ordre  des  choses  intellectuelles  Elle  devient  en  un  mot 
classique,  sacrée,  liturgique,  termes  corrélatifs  suivant  les 


208  L  AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

divers  pays  où  le  fait  se  vérifie,  et  désignant  des  em- 
plois qui  ne  vont  pas  d'ordinaire  l'un  sans  l'autre.  Chez 
les  nations  orientales,  par  exemple,  où  le  livre  antique  ne 
tarde  jamais  à  devenir  sacré,  c'est  toujours  à  la  garde  de 
cette  langue  savante,  obscure,  à  peine  connue,  que  sont 
confiés  les  dogmes  religieux  et  la  liturgie. 

C'est  donc  un  fait  général  de  l'histoire  des  langues  que 
chaque  peuple  trouve  sa  langue  classique  dans  les  condi- 
tions mêmes  de  son  histoire,  et  que  ce  choix  n'a  rien  d'ar- 
bitraire. C'est  un  fait  encore  que,  chez  les  nations  peu 
avancées,  tout  l'ordre  intellectuel  est  confié  à  cette  lan- 
gue, et  que,  chez  les  peuples  où  une  activité  intellectuelle 
plus  énergique  s'est  créé  un  nouvel  instrument  mieux 
adapté  à  ses  besoins,  la  langue  antique  conserve  un  rôle 
grave  et  religieux,  celui  de  faire  l'éducation  de  la  pensée 
et  de  l'initier  aux  choses  de  l'esprit. 

La  langue  moderne,  en  effet,  étant  toute  composée  de 
débris  de  l'ancienne,  il  est  impossible  de  la  posséder 
d'une  manière  scientifique,  à  moins  de  rapporter  ces 
fragments  à  l'édifice  primitif,  où  chacun  d'eux  avait  sa 
valeur  véritable.  L'expérience  prouve  combien  est  impar- 
faite la  connaissance  des  langues  modernes  chez  ceux  qui 
n'y  donnent  point  pour  base  la  connaissance  de  la  langue 
antique  dont  chaque  idiome  moderne  est  sorti.  Le  secret 
des  mécanismes  grammaticaux,  des  étymologies,  et  par 
conséquent  de  l'orthographe,  étant  tout  entier  dans  le 
dialecte  ancien,  la  raison  logique  des  règles  de  la  gram- 
maire est  insaisissable  pour  ceux  qui  considèrent  ces 
règles  isolément  et  indépendamment  de  leur  origine.  La 
routine  est  alors  le  seul  procédé  possible,  comme  toutes 
les  fois  que  la  connaissance  pratique  est  recherchée  à 
l'exclusion    de    la  raison   théorique.    On  sait  sa   langue 


L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE.  203 

comme  l'ouvrier  qui  emploie  les  procédés  de  la  géomc- 
1rie  sans  les  comprendre  sait  la  géométrie.  Formée,  d'ail- 
leurs, par  dissolution,  la  langue  moderne  ne  saurait 
donner  quelque  vie  aux  lambeaux  qu'elle  essaie  d'assi- 
miler, sans  revenir  à  l'ancienne  synthèse  pour  y  chercher 
]e  cachet  qui  doit  imprimer  à  ces  éléments  épars  une 
nouvelle  unité.  Delà  son  incapacité  à  se  constituer  par 
elle-même  en  langue  littéraire,  et  l'utilité  de  ces  hommes 
qui  durent,  à  certaines  époques,  faire  son  éducation  par 
l'antique  et  présider,  si  on  peut  le  dire,  à  ses  huma- 
nités. Sans  cette  opération  nécessaire,  la  langue  vulgaire 
reste  toujours  ce  qu'elle  fut  à  l'origine,  un  jargon  popu- 
laire, né  de  l'incapacité  de  synthèse  et  inapplicable  aux 
choses  intellectuelles.  Non  que  la  synthèse  soit  pour  nous 
à  regretter.  L'analyse  est  quelque  chose  de  plus  avancé, 
et  correspond  à  un  état  plus  scientifique  de  l'esprit 
humain.  Mais,  seule,  elle  ne  saurait  rien  créer.  Habile 
à  décomposer  et  à  mettre  à  nu  les  ressorts  secrets  du 
langage,  elle  est  impuissante  à  reconstruire  l'ensemble 
qu'elle  a  détruit,  si  elle  ne  recourt  pour  cela  à  l'ancien 
système,  et  ne  puise  dans  le  commerce  avec  l'antiquité 
i'csprit  d'ensemble  et  d'organisation  savante.  Telle  est  la 
loi  qu'ont  suivie  dans  leur  développement  toutes  les  lan- 
gues modernes.  Or,  les  procédés  par  lesquels  la  langue 
vulgaire  s'est  élevée  à  la  dignité  de  langue  littéraire  sont 
ceux-là  mêmes  par  lesquels  on  peut  en  acquérir  la  par- 
faite intelligence.  Le  modèle  de  l'éducation  philologirjue 
-est  tracé  dans  chaque  pays  par  l'éducation  qu'a  subie  la 
langue  vulgaire  pour  arriver  à  son  ennoblissement. 

L'utilité  historique  de  l'étude  de  la  langue  ancienne  ne 
le  cède  point  à  son  utilité  philologique  et  littéraire.  Le 
livre  sacré  pour   les   nations   antiques  était  le  déposi- 


210  L'AVENIR   DE    LA   SCIENCE. 

taire  de  tous  les  souvenirs  nationaux;  chacun  devait  y 
recourir  pour  y  trouver  sa  généalogie,  la  raison  de  tous 
les  actes  de  la  vie  civile,  politique,  religieuse.  Les  langues 
classiques  sont,  à  beaucoup  d'égards,  le  livre  sacré  des 
modernes.  Là  sont  les  racines  de  la  nation,  ses  titres,  la 
raison  de  ses  mots  et  par  conséquent  de  ses  institutions . 
Sans  elle,  une  foule  de  choses  restent  inintelligibles  et 
historiquement  inexplicables.  Chaque  idée  moderne  est 
entée  sur  une  tige  antique  ;  tout  développement  actuel 
sort  d'un  précédent .  Prendre  l'humanité  à  un  point  isolé 
de  son  existence,  c'est  se  condamner  à  ne  jamais  la 
comprendre;  elle  n'a  de  sens  que  dans  son  ensemble.  Là 
est  le  prix  de  l'érudition,  créant  de  nouveau  le  passé, 
explorant  toutes  les  parties  de  l'humanité;  qu'elle  en  ait 
ou  non  la  conscience,  l'érudition  prépare  la  base  néces- 
saire de  la  philosophie. 

L'éducation,  plus  modeste,  obligée  de  se  borner  et  ne 
pouvant  embrasser  tout  le  passé,  s'attache  à  la  portion  de 
l'antiquité  qui,  relativement  à  chaque  nation,  est  classique. 
Or,  ce  choix,  qui  ne  peut  jamais  être  douteux,  l'est  pour 
nous  moins  que  pour  tout  autre  peuple.  Notre  civihsation, 
nos  institutions,  nos  langues  sont  construites  avec  des 
éléments  grecs  et  latins.  Donc  le  grec  et  le  latin,  qu'on  le 
veuille  on  qu'on  ne  le  veuille  pas,  nous  sont  imposés  par 
les  faits  Nulle  loi,  nul  règlement  ne  leur  a  donné,  ne  leur 
ôtera  ce  caractère  qu'ils  tiennent  de  l'histoire.  De  même 
que  l'éducation  chez  les  Chinois  et  les  Arabes  ne  sera 
jamais  d'apprendre  l'arabe  ou  le  chinois  vulgaire,  mais 
sera  toujours  d'apprendre  l'arabe  ou  le  chinois  littéral; 
de  même  que  la  Grèce  moderne  ne  reprend  quelque  vie 
littéraire  que  par  l'étude  du  grec  antique;  de  même 
l'étude  de  nos  langues  classiques,  inséparables  l'une  de 


L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE.  211 

l'autre,  sera  toujours  chez  nous,  par  la  force  des  choses, 
la  base  de  l'éducation.  Que  d'autres  peuples,  même  eu- 
ropéens, les  nations  slaves  par  exemple,  les  peuples 
germaniques  eux-mêmes,  bien  que  constitués  plus  tard 
dans  des  rapports  si  étroits  avec  le  latinisme,  cherchent 
ailleurs  leur  éducation,  ils  pourront  s'interdire  une  admi- 
rable source  de  beauté  et  de  vérité  ;  au  moins  ne  se  pri- 
veront-ils pas  du  commerce  direct  avec  leurs  ancêtres; 
mais,  pour  nous,  ce  serait  renier  nos  origines,  ce  serait 
rompre  avec  nos  pères.  L'éducation  philologique  ne  sau- 
rait consister  à  apprendre  la  langue  moderne,  l'éducation 
morale  et  politique,  à  se  nourrir  exclusivement  des  idées  et 
des  institutions  actuelles;  il  faut  remonter  à  la  source 
et  se  mettre  da'bord  sur  la  voie  du  passé,  pour  arriver  par 
h.  même  route  que  l'humanité  à  la  pleine  intelligence 
du  présent. 


XII 


A  mes  yeux,  le  seul  moyen  de  faire  l'apologie  des 
sciences  philologiques,  et  en  général  de  l'érudition,  est 
donc  de  les  grouper  en  un  ensemble,  auquel  on  donne- 
rait le  nom  de  sciences  de  Vhumanité,  par  opposition  aux 
sciences  de  la  nature.  Sans  cela,  la  philologie  n'a  pas 
d'objet,  et  elle  prête  à  toutes  les  objections  que  l'on  dirige 
si  souvejit  contre  elle. 

L'humilité  des  moyens  qu'elle  emploie  pour  atteindre 
son  but  ne  saurait  être  un  reproche.  Cuvier  disséquant  des 
limaçons  aurait  provoqué  le  sourire  des  esprits  légers,  qui 


212  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

ne  comprennent  pas  les  procédés  de  la  science.  Le  chi- 
miste manipulant  ses  appareils  ressemble  fort  à  un  ma- 
nœuvre ;  et  pourtant  il  fait  l'œuvre  la  plus  libérale  de 
toutes  :   la  recherche  de  ce  qui  est.  M.  de  xMaistre  peint 
quelque  part  la  science   moderne  «  les  bras  chargés  de 
1  livres  et  d'instruments  de  toute  espèce,  pâle  de  veilles  et 
j  de  travaux,  se  traînant  souillée  d'encre  et  toute  pantelante 
sur  le  chemin  de  la  vérité,  en  baissant  vers  la  terre  son 
■  front  sillonné  d'algèbre.  »    Un  grand  seigneur,    comme 
M.  de  Maistre,  devait  se  trouver  en  effet  humilié  d'aussi 
pénibles  investigations,  et  la  vérité  était  bien  irrévéren- 
cieuse de  se  rendre  pour  lui  si  difficile.   Il  devait  pré- 
férer la  méthode  plus  commode  de  la  «  science  orientale, 
libre,  isolée,  volant  plus   qu'elle  ne  marche,   présentant 
;  dans  toute  sa  personne  quelque  chose  d'aérien  et  de  sur- 
j  naturel,  livrant  au  vent  ses  cheveux  qui  s'échappent  d'une 
!  mitre  orientale,   son  pied  dédaigneux  ne  semblant  tou- 
cher la  terre  que  pour  la  quitter.  »   C'est  le  caractère  et 
la  gloire  de  la  science  moderne  d'arriver  aux  plus  hauts 
résultats  par  la  plus  scrupuleuse  expérimentation,  et  d'at- 
teindre les   lois  les  plus   élevées  de   la  nature,  la  main 
posée  sur  ses  appareils.  Elle  laisse  au  vieil  a  priori  le  clii- 
mérique  honneur  de  ne   chercher   qu'en   lui-mcme   son 
point  d'appui  ;  elle  se  fait  gloire  de  n'être  que  l'écho  des 
faits,  et  de  ne  mêler  en  rien  son  invention  propre  dans 
ses  découvertes. 

Les  plus  humbles  procédés  se  trouvent  ainsi  ennoblis 
par  leurs  résultats.  Les  lois  les  plus  élevées  des  sciences 
physiques  ont  été  constatées  par  des  manipulations  fort 
peu  différentes  de  celles  de  l'artisan.  Si  les  plus  haules 
vérités  peuvent  sortir  de  l'alambic  et  du  creuset,  pour  jiioi 
ne  pourraient-elles  résulter  également  de  l'étude  des  restes 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  213 

poudreux  du  passé?  Le  philologue  sera-t-il  plus  désho- 
noré en  travaillant  sur  des  mots  et  des  syllabes  que  le 
chimiste  en  travaillant  dans  son  laboratoire  ? 

Le  peu  de  résultats  qu'auront  amené  certaines  branches 
des  études  philologiques  ne  sera  même  pas  une  objection 
contre  elles.  Car,  en  abordant  un  ordre  de  recherches, 
on  ne  peut  deviner  par  avance  ce  qui  en  sortira,  pas  plus 
qu'on  ne  sait  au  juste,  en  creusant  une  mine,  les  ri- 
chesses qu'on  y  trouvera.  Les  veines  du  métal  précieux  ne 
se  laissent  pas  deviner.  Peut-être  marche-t-on  à  la  décou- 
verte d'un  monde  nouveau  ;  peut-être  aussi  les  laborieuses 
investigations  auxquelles  on  se  livre  n'amèneront-elles 
d'autre  résultat  que  de  savoir  qu'il  n'y  a  rien  à  en  tirer. 
Et  ne  dites  pas  que  celui  qui  sera  arrivé  a  ce  résultat  tout 
négatif  aura  perdu  sa  peine.  Car,  outre  qu'il  n'y  a  pas  de 
recherche  absolument  stérile  et  qui  n'amène  directement 
ou  par  accident  quelque  découverte,  il  épargnera  à  d'au- 
tres les  peines  inutiles  qu'il  s'est  données.  Bien  des  or- 
dres de  recherches  resteront  ainsi  comme  des  mines 
exploitées  jadis,  mais  depuis  abandonnées,  parce  qu'elles 
ne  récompensèrent  pas  assez  les  travailleurs  de  leurs 
fatigues  et  qu'elles  ne  .^aissent  plus  d'espoir  aux  explo- 
rateurs futurs.  Il  importe,  d'ailleurs,  de  considérer  que 
les  résultats  qui  paraissent  à  tel  moment  les  plus  insigni- 
fiants peuvent  devenir  les  plus  importants,  par  suite  de 
découvertes  nouvelles  et  de  rapprochements  nouveaux .  La 
science  se  présente  toujours  à  l'homme  comme  une  terre 
inconnue;  il  aborde  souvent  d'immenses  régions  par  un 
coin  détourné  et  qui  ne  peut  donner  une  idée  de  l'en- 
semble. Les  premiers  navigateurs  qui  découvrirent  l'Amé- 
rique étaient  loin  de  soupçonner  les  formes  exactes  et  les 
relations   véritables   des  parties  de  ce  nouveau    monde. 


214  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Était-ce  une  île  isolée,  un  groupe  d'îles,  un  vaste  conti- 
nent ou  le  prolongement  d'un  autre  continent  ?  Les  explo- 
rations ultérieures  pouvaient  seules  répondre.  De  même 
dans  la  science,  les  plus  importantes  découvertes  sont 
souvent  abordées  d'une  manière  détournée,  oblique,  si 
j'ose  le  dire.  Bien  peu  de  choses  ont  été  tout  d'abord  prises 
à  plein  et  par  leur  milieu .  Ce  fut  par  d'informes  traduc- 
tions qu'Anquetil-Duperron  aborda  la  littérature  zende, 
comme  au  moyen  âge,  ce  fut  par  des  versions  arabes 
très  imparfaites  que  la  plupart  des  auteurs  scientifiques 
de  la  Grèce  arrivèrent  d'abord  à  la  connaissance  de  l'Occi- 
dent. Le  célèbre  passage  de  Clément  d'Alexandrie  sur  les 
écritures  égyptiennes  était  resté  insignifiant,  jusqu'au  jour 
où,  par  suite  d'autres  découvertes,  il  devint  la  clef  des 
études  égyptiennes.  L'accessoire  peut  ainsi,  par  suite  d'un 
changement  de  point  de  vue,  devenir  le  principal  (9o). 
Les  théologiens  qui,  au  moyen  âge,  occupaient  la  scène 
principale  sont  pour  nous  des  personnages  très  secon- 
daires. Les  rares  savants  et  penseurs,  qui,  à  cette  époque, 
ont  cherché  par  la  vraie  méthode,  alors  inaperçus  ou  per- 
sécutés, sont  à  nos  yeux  sur  le  premier  plan  ;  car  seuls,  ils 
ont  été  continués;  seuls  ils  ont  eu  de  la  postérité.  Aucune 
recherche  ne  doit  être  condamnée  dès  l'abord  comme 
inutile  ou  puérile;  on  ne  sait  ce  qui  en  peut  sortir,  ni 
quelle  valeur  elle  peut  acquérir  d'un  point  de  vue  plus 
avancé. 

Les  sciences  physiques  offrent  une  foule  d'exemples  de 
découvertes  d'abord  isolées,  qui  restèrent  de  longues 
années  presque  insignifiantes,  et  n'acquirent  de  l'impor- 
tance que  longtemps  après,  par  l'accession  de  faits  nou- 
veaux. On  a  suivi  longtemps  une  voie  en  apparence  in- 
féconde, puis  on  l'a  abandonnée  de  désespoir,  quand  tout 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  215 

à  coup  apparaît  une  lumière  inattendue  ;  sur  deux  ou  trois 
points  à  la  fois,  la  découverte  éclate,  et  ce  qui,  aupara- 
vant, n'avait  paru  qu'un  fait  isolé  et  sans  portée,  devient, 
dans  une  combinaison  nouvelle,  la  base  de  toute  une 
théorie.  Bien  de  plus  difficile  que  de  prédire  l'impor- 
tance que  l'avenir  attachera  à  tel  ordre  de  faits,  les  re- 
cherches qui  seront  continuées  et  celles  qui  seront  aban- 
données.  L'attraction  du  succin  n'était  aux  yeux  des  an- 
!  ciens  physiciens  qu'un  fait  curieux,  jusqu'au  jour  où 
autour  de  ce  premier  atome  vint  se  construire  toute  une 
science.  Il  ne  faut  pas  demander,  dans  l'ordre  desinvesti- 
gations scientifiques,  l'ordre  rigoureux  de  la  logique,  pas 
plus  qu'on  ne  peut  demander  d'avance  au  voyageur  le 
plan  de  ses  découvertes.  En  cherchant  une  chose,  on  en 
trouve  une  autre  ;  en  poursuivant  une  chimère,  on  dé- 
couvre une  magnifique  réalité.  Le  hasard,  de  son  côté, 
vieat  réclamer  sa  part.  Exploration  universelle,  battue 
générale,  telle  est  donc  la  seule  méthode  possible.  «  On 
doit  considérer  l'édifice  des  sciences,  disait  Cuvier,  comme 
celui  de  la  nature...  Chaque  fait  a  une  place  déterminée 
et  qui  ne  peut  être  remplie  que  par  lui  seul.  »  Ce  qui 
n'a  pas  de  valeur  en  soi-même  peut  en  avoir  comme 
moyen  nécessaire. 

La  critique  est  souvent  plus  sérieuse  que  son  objet.  On 
peut  commenter  sérieusement  un  madrigal  ou  un  roman 
frivole;  d'austères  érudits  ont  consacré  leur  vie  à  des 
productions  dont  les  auteurs  ne  pensèrent  qu'au  plaisir. 
Tout  ce  qui  est  du  passé  est  sérieux  :  un  jour  Béranger 
sera  objet  de  science  et  relèvera  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions. Molière,  si  enclin  à  se.  moquer  des  savants  en  us, 
ne  serait-il  pas  quelque  peu  surpris  de  se  voir  tombé 
•entre  leurs   mains?  Les  profanes,  et  quelquefois  même 


21G  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

ceux  qui  s'appellent  penseurs,  se  prennent  à  rire  des  mi- 
nutieuses investigations  de  Farchéologue  sur  les  débris  du 
passé.  De  pareilles  recherches,  si  elles  avaient  leur  but 
en  elles-mêmes,  ne  seraient  sans  doute  que  des  fantaisies 
d'amateurs  plus  ou  moins  intéressantes  ;  mais  elles  devien- 
nent scientifiques,  et  en  un  sens  sacrées,  si  on  les  rap- 
porte à  la  connaissance  de  l'antiquité,  qui  n'est  possible 
que  par  la  connaissance  des  monuments.  Il  est  une  foule 
d'études  qui  n'ont  ainsi  de  valeur  qu'en  vue  d'un  but 
ultérieur.  11  serait  peut-être  assez  difficile  de  trouver 
quelque  philosophie  dans  la  théorie  de  l'accentuation 
grecque  :  est-ce  une  raison  pour  la  déclarer  inutile  ?  JNor 
certes,  car  sans  elle,  la  connaissance  approfondie  de  la 
langue  grecque  est  impossible.  Un  tel  système  d'exclusion 
mènerait  à  renouveler  le  spirituel  raisonnement  par  le- 
quel, dans  le  conte  de  Voltaire,  on  réussit  à  simplifier  si 
fort  l'éducation  de  Jeannot. 

Que  de  travaux  d'ailleurs  qui ,  bien  que  n'ayant  aucune 
valeur  absolue,  ont  eu,  de  leur  temps,  et  par  suite  des 
préjugés  établis,  une  sérieuse  importance  I  Y! Apologie  de 
Naudé  pour  les  grands  hommes  faussement  soupçonnés  de 
magie  ne  nous  apprend  pas  grand'chose,  et  cependant 
put  de  son  temps  exercer  une  véritable  influence.  Com- 
bien de  livres  de  notre  siècle  seront  jugés  de  même  par 
l'avenir  !  Les  écrits  destinés  à  combattre  une  erreur  dis- 
paraissent avec  Verreur  qu'ils  ont  combattue.  Quand  un 
résultat  est  acquis,  on  ne  se  figure  pas  ce  qu'il  a  coûté  de 
peine.  Il  a  fallu  un  génie  pour  conquérir  ce  qui  devient 
ensuite  le  domaine  d'un  enfant. 

Les  recherches  relatives  aux  écritures  cunéiformes,  qui 
forment  un  des  objets  les  plus  importants  des  études 
orientales  dans  l'état  actuel  de  la  science,  offrent  un  desr 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  217 

plus  curieux  exemples  d'études  dignes  d'être  poursui- 
vies avec  le  plus  grand  zèle,  malgré  l'incertitude  des 
résultats  auxquels  elles  amèneront.  Je  ne  parle  pas  des 
inscriptions  persanes,  qui  sont  toutes  expliquées;  je  parle 
seulement  des  inscriptions  médiques,  assyriennes  et  ba- 
byloniennes, que  ceux  mêmes  qui  y  ont  consacré  de  labo- 
rieuses heures  reconnaissent  indéchiffrées.  Jusqu'à  quel 
point  résisteront-elles  toujours  aux  doctes  attaques  des- 
savants, il  est  impossible  de  le  dire.  Mais  en  prenant  l'hy- 
pothèse la  plus  défavorable,  en  supposant  qu'elles  res- 
tent à  jamais  une  énigme,  ceux  qui  y  auront  consacré 
leurs  labeurs  n'auront  pas  moins  mérité  de  la  science 
que  si,  comme  Champollion,  ils  eussent  restauré  tout  un 
monde  ;  car,  même  dans  le  cas  où  cet  heureux  résultat  ne 
se  serait  pas  réalisé,  le  succès  n'était  pas  à  la  rigueur 
impossible,  et  il  n'y  avait  pas  moyen  de  le  savoir,  si  on 
ne  l'eût  essayé. 

Dans  l'état  actuel  de  la  science,  il  n'y  a  pas  de  travail 
plus  urgent  qu'un  catalogue  critique  des  manuscrits  des 
diverses  bibliothèques.  Ceux  qui  se  sont  occupés  de  ces 
recherches  savent  combien  ils  sont  tous  insuffisants  pour 
donner  une  idée  exacte  du  contenu  du  manuscrit,  com- 
bien ceux  de  la  Bibhothèque  nationale,  par  exemple,  four- 
millent de  fautes  et  de  lacunes.  Voilà  en  apparence  une 
besogne  bien  humble,  et  à  laquelle  suffirait  le  dernier  élève 
de  l'École  des  Chartes.  Détrompez- vous.  Il  n'y  a  pas  de 
travail  qui  exige  un  savoir  plus  étendu,  et  toutes  nos 
sommités  scientifiques,  examinant  les  manuscrits  dans  le 
cercle  le  plus  borné  de  leur  compétence,  suffiraient  à  peine 
à  le  faire  d'une  manière  irréprochable.  Et  pourtant  les 
recherches  érudites  seront  entravées  et  incomplètes,  jus- 
qu'à ce  que  ce  travail  soit  fait  d'une  manière  définitive. 


218     ,  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

De  l'aveu  même  des  Israélites,  la  littérature  talmudico- 
rabbinique  ne  sera  plus  étudiée  de  personne  dans  un 
siècle.  Quand  ces  livres  n'auront  plus  d'intérêt  religieux, 
nul  n'aura  le  courage  d'aborder  ce  cliaos.  Et  pourtant  il  y 
a  là  des  trésors  pour  la  critique  et  l'histoire  de  l'esprit 
humain.  ÏSe  serait-il  pas  urgent  de  mettre  à  profit  les 
cinq  ou  six  hommes  de  la  génération  actuelle  qui  seuls  se- 
raient compétents  pour  mettre  en  lumière  ces  précieux 
documents?  Je  vous  affirme  que  les  quelques  cent  mille 
francs  qu'un  ministre  de  l'instruction  publique  y  affecte- 
rait seraient  mieux  employés  que  les  trois  quarts  de  ceux 
que  l'on  consacre  aux  lettres.  Mais  ce  ministre-là  devrait 
aussi  se  cuirasser  d'avance  contre  les  épi  grammes  des  ba- 
dauds et  même  des  gens  de  lettres,  qui  n'imagineraient 
pas  comment  on  peut  employer  à  de  pareilles  sottises 
l'argent  des  contribuables. 

C'est  la  loi  de  la  science  comme  de  toutes  les  œuvres 
humaines  de  s'esquisser  largement  et  avec  un  grand  en 
tourage  de  superflu.  L'humanité  ne  s'assimile  définitive- 
ment qu'un  bien  petit  nombre  des  éléments  dont  elle  fait 
sa  nourriture.  Les  parties  qui  se  sont  trouvées  éliminées 
ont-elles  été  inutiles  et  n'ont-elles  joué  aucun  rôle  dans 
l'acte  de  sa  nutrition  ?  Non  certes  ;  elles  ont  servi  à  faire 
passer  le  reste,  elles  étaient  tellement  unies  à  la  portion 
nutritive  que  celle-ci  n'aurait  pu  sans  superflu  être  prise 
ni  digérée.  Ouvrez  un  recueil  d'épigraphie  antique.  Sur 
cent  inscriptions,  une  ou  deux  peut-être  offrent  un  véri- 
table intérêt.  Mais  si  on  n'avait  déchiffré  les  autres,  com- 
ment aurait-on  su  que  parmi  elles  il  n'y  en  avait  pas  de 
plus  importantes  encore  ?  Ce  n'est  pas  même  un  luxe  su- 
perflu d'avoir  publié  celles  qui  semblent  inutiles,  car  il  se 
peut  faire  que  telle  qui  nous  paraît  maintenant  insigni- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  219 

fiante  devienne  capitale  dans  une  série  de  recherches  que 
nous  ne  pouvons  prévoir. 

Le  dessin  général  des  formes  de  l'humanité  ressemble 
à  ces  colossales  figures  destinées  à  être  vues  de  loin,  et  où 
chaque  ligne  n'est  point  accusée  avec  la  netteté  que 
présente  une  statue  ou  un  tableau.  Les  formes  y  sont 
largement  plâtrées,  il  y  a  du  trop,  et  si  l'on  voulait  réduire 
le  dessin  au  strict  nécessaire,  il  y  aurait  beaucoup  à 
retrancher.  En  histoire,  le  trait  est  grossier  ;  chaque  linéa- 
ment, au  lieu  d'être  représenté  par  un  individu  ou  par  un 
petit  nombre  d'hommes,  l'est  par  de  grandes  masses,  par 
une  nation,  par  une  philosophie,  par  une  forme  religieuse. 
Sur  les  monuments  de  Persépolis,  on  voit  les  différentes 
nations  tributaires  du  roi  de  Perse  représentées  par  un  in- 
dividu portant  le  costume  et  tenant  entre  ses  mains  les 
productions  de  son  pays,  pour  en  faire  hommage  au  suze- 
rain. Voilà  l'humanité  :  chaque  nation,  chaque  forme  in- 
tellectuelle, religieuse,  morale,  laisse  après  elle  un  court 
résumé,  qui  en  est  comme  l'extrait  et  la  quintessence  et 
qui  se  réduit  souvent  à  un  seul  mot.  Ce  type  abrégé  et 
expressif  demeure  pour  représenter  les  millions  d'hommes 
à  jamais  obscurs  qui  ont  vécu  et  sont  morts  pour  se  grou- 
per sous  ce  signe.  Grèce,  Perse,  Inde,  judaïsme,  islamisme, 
stoïcisme,  mysticisme,  toutes  ces  formes  étaient  néces- 
saires pour  que  la  grande  figure  fût  complète  ;  or,  pour 
qu'elles  fussent  dignement  représentées,  il  ne  suffisait  pas 
de  quelques  individus,  il  fallait  d'énormes  masses.  La 
peinture  par  masses  est  le  grand  procédé  de  la  Providence. 
Il  y  a  une  merveilleuse  grandeur  et  une  profonde  philo- 
sophie dans  la  manière  dont  les  anciens  Hébreux  conce- 
vaient le  gouvernement  de  Dieu,  traitant  les  nations  comme 
des  individus  établissant  entre   tous  les  membres  d'une 


220  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

communauté  une  parfaite  solidarité,  et  appliquant  avec 
un  majestueux  à-peu-près  sa  justice  distributive.  Dieu 
ne  se  propose  que  le  grand  dessin  général.  Chaque  être 
trouve  ensuite  en  lui  des  instincts  qui  lui  rendent  son  rôle 
aussi  doux  que  possible.  C'est  une  pensée  d'une  ef- 
froyable tristesse  que  le  peu  de  traces  que  laissent  après 
eux  les  hommes,  ceux-là  même  qui  semblent  jouer  un 
rôle  principal.  Et  quand  on  pense  que  des  millions  de 
millions  d'êtres  sont  nés  et  sont  morts  de  la  sorte,  sans, 
qu'il  en  reste  de  souvenir,  on  éprouve  le  même  effroi 
qu'en  présence  du  néant  ou  de  l'infini.  Songez  donc  à  ces 
misérables  existences  à  peine  caractérisées  qui,  chez  les 
sauvages,  apparaissent  et  disparaissent  comme  les  vagues 
images  d'un  rêve.  Songez  aux  innombrables  générations 
qui  se  sont  entassées  dans  les  cimetières  de  nos  campagnes. 
Mortes,  mortes  à  jamais?...  Non,  elles  vivent  dans  l'hu- 
manité ;  elles  ont  servi  à  bâtir  la  grande  Babel  qui  monte- 
vers  le  ciel,  et  où  chaque  assise  est  un  peuple. 

Je  vais  dire  le  plus  ravissant  souvenir  qui  me  reste  do 
ma  première  jeunesse;  je  verse  presque  des  larmes  en  y 
songeant.  Un  jour,  ma  mère  et  moi,  en  faisant  un  petit, 
voyage  à  travers  ces  sentiers  pierreux  des  côtes  de  Bre- 
tagne qui  laissent  à  tous  ceux  qui  les  ont  foulés  de  si 
doux  souvenirs,  nous  arrivâmes  à  une  église  de  hameau,, 
entourée,  selon  l'usage,  du  cimetière,  et  nous  nous  y  re- 
posâmes. Les  murs  de  l'église  en  granit  à  peine  équarri  et 
couvert  de  mousse,  les  maisons  d'alentour  construites  do 
blocs  primitifs,  les  tombes  serrées,  les  croix  renversées  et 
effacées,  les  têtes  nombreuses  rangées  sur  les  étages  de  la 
maisonnette  qui  sert  d'ossuaire  (96),  attestaient  quc> 
depuis  les  plus  anciens  jours  où  les  saints  de  Bretagne 
avaient  paru  sur  ces  flots,  on  avait  enterré  en  ce  lieu.  Ce 


L'AVENIR   DE   LA   SCIENCE.  221 

jour-là,  j'éprouvai  le  sentiment  de  l'immensité  de  l'oubli 
et  du  vaste  silence  où  s'engloutit  la  vie  humaine  avec  un 
effroi  que  je  ressens  encore,  et  qui  est  resté  un  des  élé- 
ments de  ma  vie  morale.  Parmi  tous  ces  simples  qui  sont 
là,  à  l'ombre  de  ces  vieux  arbres,  pas  un,  pas  un  seul  no 
vivra  dans  l'avenir.  Pas  un  seul  n'a  inséré  son  action  dans 
le  grand  mouvement  des  choses;  pas  un  seul  ne  comptera 
dans  la  statistique  définitive  de  ceux  qui  ont  poussé  à  Ué- 
ternelle  roue.  Je  servais  alors  le  Dieu  de  mon  eniaiice,  et 
un  regard  élevé  vers  la  croix  de  pierre,  sur  les  marches  de 
laquelle  nous  étions  assis,  et  sur  le  tabernacle,  qu'on  voyait 
à  travers  les  vitraux  de  l'église,  m'expliquait  tout  cela.  Et 
puis,  on  voyait  à  peu  de  distance  la  mer,  les  rochers,  les 
vagues  blanchissantes,  on  respirait  ce  vent  céleste  qui, 
pénétrant  jusqu'au  fond  du  cerveau,  y  éveille  je  ne  sais 
quelle  vague  sensation  de  largeur  et  de  liberté.  Et  puis  ma 
mère  était  à  mes  côlés;  il  me  semblait  que  la  plus  humble 
vie  pouvait  refléter  le  ciel  grâce  au  pur  amour  et  aux  affec- 
tions individuelles.  J'estimais  heureux  ceux  qui  reposaient 
en  ce  lieu.  Depuis  j'ai  transporté  ma  tente,  et  je  m'exphque 
autrement  cette  grande  nuit.  Ils  ne  sont  pas  morts  ces 
obscurs  enfants  du  hameau  ;  car  la  Bretagne  vit  encore, 
et  ils  ont  contribué  à  faire  la  Bretagne  ;  ils  n'ont  pas  eu  de 
rôle  dans  le  grand  drame,  mais  ils  ont  fait  partie  do  ce 
vaste  chœur,  sans  lequel  le  drame  serait  froid  et  dépourvu 
d'acteurs  sympathique^.  Et  quand  la  Bretagne  ne  sera  plus, 
la  France  sera;  et  quand  la  France  ne  sera  plus, 
l'humanité  sera  encore,  et  éternellement  l'on  dira  :  Au- 
trefois, il  y  eut  un  noble  pays,  sympathique  à  toutes  les 
belles  choses,  dont  la  destinée  fut  de  souffrir  pour  l'huma- 
nité et  de  combattre  pour  elle.  Ce  jour-là  le  plus  humble 
paysan  qui  n'a  eu  que  deux  pas  à  faire  de  sa  cabane  au 


222  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

tombeau,  vivra  comme  nous  dans  ce  grand  nom  immor- 
tel (97)  ;  il  aura  fourni  sa  petite  part  à  cette  grande  ré- 
sultante. Et  quand  l'humanité  ne  sera  plus,  Dieu  sera,  et 
l'humanité  aura  contribué  à  le  faire,  et  dans  son  vaste 
sein  se  retrouvera  toute  vie,  et  alors  il  sera  vrai  à  la 
lettre  que  pas  un  verre  d'eau,  pas  une  parole  qui  aura 
servi  l'œuvre  divine  du  progrès  ne  sera  perdue. 

Voilà  la  loi  de  l'humanité  :  vaste  prodigalité  de  l'in- 
dividu, dédaigneuses  agglomérations  d'hommes  (je  me 
figure  le  mouleur  gâchant  largement  sa  matière  et  s'in- 
quiétant  peu  que  les  trois  quarts  en  tombent  à  terre); 
l'immense  majorité  destinée  à  faire  tapisserie  au  grand  bal 
mené  par  la  destinée,  ou  plutôt  à  figurer  dans  un  de  ces 
personnages  multiples  que  le  drame  ancien  appelait  le  chœur. 
Sont-ils  inutiles?  Non;  car  ils  ont  fait  figure;  sans  eux  les 
lignes  auraient  été  maigres  et  mesquines;  ils  ont  servi 
à  ce  que  la  chose  se  fît  d'une  façon  luxuriante;  ce  qui  est 
plus  original  et  plus  grand.  Telle  religieuse  qui  vit  ou- 
bliée au  fond  de  son  couvent  semble  bien  perdue  pour 
le  tableau  vivant  de  l'humanité.  Nullement  :  car  elle  con- 
tribue à  esquisser  la  vie  monastique;  elle  entre  comme  un 
atome  dans  la  grande  masse  de  couleur  noire  nécessaire 
pour  cela.  L'humanité  n'eût  point  été  complète  sans  la 
vie  monastique;  la  vie  monastique  ne  pouvait  d'ailleurs 
être  représentée  que  par  un  groupe  innombrable  :  donc 
tous  ceux  qui  sont  entrés  dans  ce  groupe,  quelque  oubliés 
qu'ils  soient,  ont  eu  leur  part  à  la  représentation  de  l'une 
des  formes  les  plus  essentielles  de  l'humanité.  En  résumé, 
il  y  a  deux  manières  d'agir  sur  le  monde,  ou  par  sa  force 
individuelle,  ou  par  le  corps  dont  on  fait  partie,  par  l'en- 
semble où  l'on  a  sa  place.  Ici  l'action  de  l'individu  paraît 
voilée;  mais   en  revanche   elle  est  plus   puissante,  et  la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  223 

part  proportionnelle  qui  en  revient  à  chacun  est  bien  plus 
forte  que  s'il  était  resté  isolé.  Ces  pauvres  femmes,  sépa- 
rées, eussent  été  vulgaires,  et  n'eussent  fait  presque  aucune 
figure  dans  l'humanité  ;    réunies,  elles  représentent  avec 
énergie  un  de  ses  éléments  les  plus  essentiels  du  monde, 
la  douce,  timide  et  pensive  piété. 
Personne  n'est  donc  inutile  dans  l'humanité.  Le  sau- 
/  vage,  qui  vit   à    peine  la  vie  humaine,  sert  du   moins 
;/  comme  force  perdue.  Or,  je  l'ai   déjà  dit,  il  était  conve- 
j  nable  qu'il  y  eût  surabondance  dans  le  dessin  des  formes 
de  l'humanité.  La  croyance  à  l'immortalité  n'implique  pas 
autre  chose  que  cette  invincible  confiance  de  l'humanité 
dans  l'avenir.  Aucune  action  ne  meurt.  Tel  insecte  qui  n'a 
eu  d'autre  vocation  que  de  grouper  sous  une  forme  vi- 
vante un  certain  nombre  de  molécules  et  de  manger  une 
feuille  a  fait  une  œuvre  qui  aura  des  conséquences  dans 
la  série  éternelle  dos  causes. 

La  science,  comme  toutes  les  autres  faces  de  la  vie  hu- 
maine, doit  être  représentée  de  cette  large  manière.  Il  ne 
faut  pas  que  les  résultats  scientifiques  soient  maigrement 
et  isolément  atteints.  Il  faut  que  le  résidu  final  qui  res- 
tera dans  le  domaine  de  l'esprit  humain  soit  extrait  d'un 
vaste  amas  de  choses.  De  même  qu'aucun  homme  n'est 
inutile  dans  l'humanité,  de  même  aucun  travailleur  n'est 
inutile  dans  le  champ  de  la  science.  Ici,  comme  partout, 
il  faut  qu'il  y  ait  une  immense  déperdition  de  force.  Quand 
on  songe  au  vaste  engloutissement  de  travaux  et  d'activité 
intellectuelle  qui  s'est  fait,  depuis  trois  siècles  et  de  nos 
jours,  dans  les  recueils  périodiques,  les  revues,  etc.,  tra- 
vaux dont  il  reste  souvent  si  peu  de  chose,  on  éprouve 
le  même  sentiment  qu'en  voyant  la  ronde  éternelle  des 
générations  s'engloutir  dans  la  tombe,  en  se  tirant  par  la 


^24  L'AVEiNIR  DE   LA  SCIENCE, 

main.  Mais  il  faut  qu'il  en  soit  ainsi  :  car,  si  tout  ce  qui 
^st  dit  et  trouvé  était  assimilé  du  premier  coup,  ce  serait 
comme  si  l'homme  s'astreignait  à  ne  prendre  que  du  nu 
tritif.  Au  bout  de  cent  ans,  un  génie  de  premier  ordre  est 
réduit  à  deux  ou  trois  pages.  Les  vingt  volumes  de  ses 
œuvres  complètes  restent  comme  un  développement  né- 
cessaire de  sa  pensée  fondamentale.  Un  volume  pour  une 
/  idée  !  Le  xviii^  siècle  se  résume  pour  nous  en  quelques 
/  pages  exprimant  ses  tendances  générales,  son  esprit,  sa 
méthode;  tout  cela  est  perdu  dans  des  milliers  délivres 
oubliés  et  criblés  d'erreurs  grossières.  On  remplirait  la 
plus  vaste  bibliothèque  des  livres  qu'a  produits  telle  con- 
troverse, celle  de  la  Réforme,  celle  du  jansénisme,  cc]!c 
du  thomisme.  Toute  cette  dépense  de  force  intellectuelle 
n'est  pas  perdue,  si  ces  controverses  ont  fourni  un  atome 
à  l'édifice  de  la  pensée  moderne.  Une  foule  d'existences 
littéraires,  en  apparence  perdues,  ont  été  en  eflet  utiles 
et  nécessaires.  Qui  songe  maintenant  à  tel  grammairiL-n 
d'Alexandrie,  illustre  de  son  temps?  Et  pourtant  il  n'i  si 
pas  mort;  car  il  a  servi  à  esquisser  Alexandrie,  et  xVlexnn- 
drie  demeure  un  fait  immense  dans  l'histoire  de  l'hu- 
manité . 

On  ne  se  fait  pas  d'idée  de  la  largeur  avec  laquelle  de- 
vrait se  faire  le  travail  de  la  science  dans  l'humanité 
savamment  organisée.  Je  suppose  qu'il  fallût  mille  exis- 
tences laborieuses  pour  recueillir  toutes  les  variétés  lo- 
cales de  telle  légende,  de  celle  du  Juif  errant  par  exemple. 
11  n'est  pas  bien  sûr  qu'un  tel  travail  amenât  aucun  ré- 
sultat sérieux;  n'importe;  la  simple  possibilité  d'y  trouver 
quelque  fine  induction,  qui,  entrant  comme  élément  dans 
un  ensemble  plus  vaste,  révélât  un  trait  du  système  des 
■choses  suffirait  pour  hasarder  cette  dépense.  Car  rien  n'es; 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  225 

trop  cher  quand  il  s'agit  de  fournir  un  atome  à  la  vérilé. 
Tous  les  jours  des  milliers  d'existences  ne  sont-elles  pas 
perdues,  mais  ce  qui  s'appelle  absolument  perdues,  h 
des  arts  de  luxe,  à  fournir  un  aliment  au  plaisir  des 
oisifs,  etc.  L'humanité  a  tant  de  forces  qui  dépérissent 
faute  d'emploi  et  de  direction!  Ne  peut-on  pas  espérer 
qu'un  jour  toute  cette  énergie  négligée  ou  dépensée  en 
pure  perte  sera  appliquée  aux  choses  sérieuses  et  aux 
conquêtes  suprasensibles? 

On  se  fait  souvent  des  conceptions  très  fausses  sur  la 
.vraie  manière  de  vivre  dans  l'avenir;  on  s'imagine  que 
l'immortalité  en  littérature  consiste  à  se  faire  lire  des  gé- 
nérations futures.  C'est  là  une  illusion  à  laquelle  il  faut 
renoncer.  Nous  ne  serons  pas  lus  de  l'avenir,  nous  le  sa- 
vons, nous  nous  en  réjouissons,  et  nous  en  félicitons 
l'avenir.  Mais  nous  aurons  travaillé  à  avancer  la  manière 
d'envisager  les  choses,  nous  aurons  conduit  l'avenir  à  n'a- 
voir pas  besoin  de  nous  lire,  nous  aurons  avancé  le  jour 
où  la  connaissance  égalera  le  monde,  et  oîi,  le  sujet  et 
l'objet  étant  identifiés,  le  Dieu  sera  complet.  En  hâtant  le 
progrès,  nous  hâtons  notre  mort.  Nous  ne  sommes  pas 
des  écrivains  qu'on  étudie  pour  leur  façon  de  dire  et  leur 
touche  cLissique;  nous  sommes  des  penseurs,  et  notre 
pensée  est  un  acte  scientifique.  Lit-on  encore  les  œuvres  de 
Newton,  de  Lavoisier,  d'Euler?  Et  pourtant  quels  noms 
sont  plus  acquis  à  l'immortalité?  Leurs  livres  sont  des 
faits;  ils  ont  eu  leur  place  dans  la  série  du  développement 
de  la  science;  après  quoi,  leur  mission  est  finie.  Le  nom 
seul  de  l'auteur  reste  dans  les  fastes  de  l'esprit  humain 
comme  le  nom  des  politiques  et  des  grands  capitaines.  Le 
savant  proprement  dit  ne  songe  pas  à  l'immortalité  de  son 
iivre,  mais  à   l'immortalité  de  sa   découverte.  Nous,  de 

15 


226  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

même,  nous  chercherons  à  enrichir  l'esprit  humain  par 
nos  aperçus,  bien  plus  qu'à  faire  lire  l'expression  même 
de  nos  pensées.  Nous  souhaitons  que  notre  nom  reste  bien 
plus  que  notre  livre.  Notre  immortalité  consiste  à  insérer 
dans  le  mouvement  de  l'esprit  un  élément  qui  ne  périra 
pas,  et  en  ce  sens  nous  pouvons  dire  comme  autrefois  : 
Exegi  monumentum  œre  perennius,  puisque  un  résultat, 
un  acte  dans  l'humanité  est  immortel^  par  la  modification 
qu'il  introduit  à  tout  jamais  dans  la  série  des  choses.  Les 
résultats  de  tel  livre  obscur  et  tombé  en  poussière  durent 
encore  et  dureront  éternellement.  L'histoire  littéraire  est 
destinée  à  remplacer  en  grande  partie  la  lecture  directe  des 
œuvres  de  l'esprit  humain.  Qui  est-ce  qui  lit  aujourd'hui 
les  œuvres  polémiques  de  Voltaire?  Et  pourtant  quels 
/  livres  ont  jamais  exercé  une  influence  plus  profonde?  La 
lecture  des  auteurs  du  xvn«  siècle  est  certes  éminemment 
utile  pour  faire  connaître  l'état  intellectuel  de  cette  époque. 
Je  regarde  pourtant  comme  à  peu  près  perdu  pour  l'acqui- 
sition des  données  positives  le  temps  qu'on  donne  à 
cette  lecture.  11  n'y  a  là  rien  à  apprendre  en  fait  de  vues 
et  d'idées  philosophiques,  et  je  ne  conçois  guère,  je  l'avoue, 
I  que  le  résultat  dune  éducation  complète  soit  de  savoir 
;  par  cœur  La  Bruyère,  Massillon,  Jean-Bapti>te  Rous- 
i  seau,  Boileau,  qui  n'ont  plus  grand'chose  à  faire  avec 
!  nous,  et  qu'un  jeune  homme  puisse  avoir  terminé  ses 
I  classes  sans  connaître  Villemain,  Guizot,  Thiers,  Cousin, 
Qumet,  Michelet,  Lamartine,  Sainte-Beuve.  Nul  plus 
que  moi  n'admire  le  xvn^  siècle  à  sa  place  dans  l'histoire 
de  l'esprit  humain;  mais  je  me  révolte  dès  qu'on  veut 
faire  de  cette  pensée  lourde  et  sans  critique  le  modèle  de 
la  beauté  absolue.  Quel  livre,  grand  Dieu!  que  l'Histoire 
universelle,  objet  d'une  admiration  conventionnelle,  œuvre 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  227 

d'un  théologien  arriéré,  pour  apprendre  à  notre  jeunesse 
libérale  la  pliilosophie  de  l'histoire! 

La  révolution  qui  a  transformé  la  littérature  en  jour- 
naux ou  écrits  périodiques,  et  fait  de  toute  œuvre  d'esprit 
une  œuvre  actuelle  qui  sera  oubliée  dans  quelque? 
jours,  nous  place  tout  naturellement  à  ce  point  de  vue. 
L'œuvre  intellectuelle  cesse  de  la  sorte  d'être  un  monu- 
ment pour  devenir  un  fait,  un  levier  d'opinion.  Chacun 
s'attelle  au  siècle  pour  le  tirer  dans  sa  direction  ;  une  fois 
le  mouvement  donné,  il  ne  reste  que  le  fait  accompli.  On 
conçoit  d'après  cela  un  état  où  écrire  ne  formerait  plus 
un  droit  à  part,  mais  où  des  masses  d'hommes  ne  songe- 
raient qu'à  faire  entrer  dans  la  circulation  telles  ou  telles 
idées,  sans  songer  à  y  mettre  l'étiquette  de  leur  personna- 
lité. La  production  périodique  devient  déjà  chez  nous 
tellement  exubérante,  que  l'oubli  s'y  exerce  sur  d'immenses 
proportions  et  engloutit  les  belles  choses  comme  les  mé- 
diocres. Heureux  les  classiques,  venus  à  l'époque  où  l'in- 
dividualité littéraire  était  si  puissante  !  Tel  discours  de  nos 
parlements  vaut  assurément  les  meilleures  harangues  de 
Démosthène;  tel  plaidoyer  de  Chaix- d'Est-Ange  est  com- 
parable aux  invectives  de  Cicéron  ;  et  pourtant  Cicéron  et 
Démosthène  continueront  d'être  publiés,  admirés,  com- 
mentés en  classiques;  tandis  que  le  discours  de  M.  Guizot, 
de  M.  de  Lamartine,  de  M.  Chaix-d'Fst-Ange  ne  sortira  pas 
des  colonnes  du  journal  du  lendemain. 


228  L  AVJENIR  DE  LA  SCIENCE, 


XIII 


n  importe  donc  de  bien  comprendre  le  rôle  des  travaux 
du  savant  et  la  manière  dont  il  exerce  son  influence. 
Son  but  n'est  pas  d'être  lu,  mais  d'insérer  une  pierre 
dans  le  grand  édifice.  Les  livres  scientiflques  sont  un 
fait;  la  vie  du  savant  pourra  se  résumer  en  deux  ou 
trois  résultats,  dont  l'expression  n'occupera  peut-être  que 
quelques  lignes  ou  disparaîtra  complètement  dans  des 
formules  plus  avancées.  Peut-être  a-t-il  consigné  ses 
recherches  dans  de  gros  volumes,  que  ceux-là  seuls 
liront  qui  parcourent  la  même  route  spéciale  que  lui.  Là 
n'est  pas  son  immortalité  ;  elle  est  dans  la  brève  formule 
où  il  a  résumé  sa  vie,  et  qui,  plus  ou  moins  exacte, 
entrera  comme  élément  dans  la  science  de  Tavenir. 

L'art  seul,  où  la  forme  est  inséparable  du  fond,  passe 
tout  entier  à  la  postérité.  Or,  il  faut  le  reconnaître,  ce 
n'est  point  par  la  forme  que  nous  valons.  On  lira  peu 
les  auteurs  de  notre  siècle;  mais,  qu'ils  s'en  consolent,  on 
€n  parlera  beaucoup  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
Les  monographes  les  liront,  et  feront  sur  eux  de  curieuses 
thèses,  comme  nous  en  faisons  sur  d'Urfé,  sur  La  Boétie, 
sur  Bodin,  etc.  Nous  n'en  faisons  pas  sur  Racine  et  Cor- 
neille ;  car  ceux-là  sont  lus  encore,  et  l'on  ne  décrit  guère 
que  les  livres  qu'on  ne  lit  plus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  progrès  scientifique  et  philoso- 
phique est  assujetti  à  des  conditions  toutes  différentes 
de  celles  de  l'art.  11  n'y  a  pas  précisément  de  progrès  pour 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  iâi9 

l'art  ;  il  y  a  variation  dans  l'idéal.  Presque  toutes  les  lit- 
tératures ont  à  leur  origine  le  modèle  de  leur  perfection. 
La  science,  au  contraire,  avance  par  des  procédés  tout 
opposés.  A  côté  de  ses  résultats  philosophiques,  qui  ne 
tardent  jamais  à  entrer  en  circulation,  elle  a  sa  partie 
technique  et  spéciale,  qui  n'a  de  sens  que  pour  l'érudit. 
Plusieurs  sciences  n'ont  même  encore  que  cette  partie, 
et  plusieurs  n'en  auront  jamais  d'autre. 

Les  spécialités  scientifiques  sont  le  grand  scandale  des 
gens  du  monde,  comme  les  généralités  sont  le  scandale 
des  savants.  C'est  une  suite  de  la  déplorable  habitude  que 
l'on  a  parmi  nous  de  regarder  ce  qui  est  général  et  phi- 
losophique comme  superficiel,  et  ce  qui  est  érudit  comme 
lourd  et  illisible.  Prêcher  la  philosophie  à  certains  savants, 
c'est  se  faire  regarder  comme  un  esprit  léger  et  une 
pauvre  tête.  Prêcher  la  science  aux  gens  du  monde,  c'est 
se  ranger  h  leurs  yeux  parmi  les  pédants  d'école.  Préjugés 
bien  absurdes  sans  doute,  qui  pourtant  ont  leur  cause. 
Car  la  philosophie  n'a  guère  été  jusqu'ici  que  la  fantaisie 
a  priori,  et  la  science  n'a  été  qu'un  insignifiant  étalage 
d'érudition .  La  vérité  est,  ce  me  semble,  que  les  spécia- 
lités n'ont  de  sens  qu'en  vue  des  généralités,  mais  que 
les  généralités  à  leur  tour  ne  sont  possibles  que  par  les 
spécialités;  la  vérité,  c'est  qu'il  y  a  une  science  vitale, 
qui  est  le  tout  de  l'homme,  et  que  cette  science  a  besoin 
de  s'asseoir  sur  toutes  les  sciences  particulières,  qui  sont 
belles  en  elles-mêmes,  mais  belles  surtout  dans  leur 
ensemble.  Les  spéciaux  (qu'on  me  permette  l'expression) 
commettent  souvent  la  faute  de  croire  que  leur  travail 
peut  avoir  sa  fin  en  lui-même,  et  prêtent  par  là  au  ridi 
cule;  tout  ce  qui  est  résultat  les  alarme  et  leur  semble 
de  nulle  valeur.  Certes  s'ils  se  bornaient  à  faire  la  guerri 


230  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

aux  généralités  hasardées,  aux  aperçus  superficiels,  on  ne 
pourrait  qu'applaudir  à  leur  sévérité.  Mais  souvent  ils  ont 
bien  l'air  de  tenir  aux  détails  pour  eux-mêmes.  Je  conçois 
à  merveille  qu'une  date  heureusement  rétablie,  une  cir- 
constance d'un  fait  important  retrouvée,  une  histoire 
obscure  éclaircie  aient  plus  de  valeur  que  des  volumes 
entiers  dans  le  genre  de  ceux  qui  s'intitulent  souvent  phi- 
losophie de  Vhistoire.  Mais  en  vérité,  est-ce  par  elles- 
mêmes  que  de  telles  découvertes  valent  quelque  chose? 
N'est-ce  pas  en  tant  que  pouvant  fonder  dans  l'avenir  la 
vraie  et  sérieuse  philosophie  de  l'histoire  ?  Que  m'importe 
qu'Alexandre  soit  mort  en  324  ou  32o,  que  la  bataille  de 
Platées  se  soit  livrée  sur  telle  ou  telle  colline,  que  la  suc- 
cession des  rois  grecs  et  indo-scythes  de  la  Bactriane  ait 
été  telle  ou  telle  ?  En  vérité,  me  voilà  bien  avancé,  quand 
je  sais  que  Asoka  a  succédé  à  Bindusaro,  et  Kanerkès  à  je 
ne  sais  quel  autre.  Si  l'érudition  n'était  que  cela,  si 
l'érudit  était  l'Hermagoras  de  La  Bruyère  qui  sait  le  nom 
des  architectes  de  la  tour  de  Babel  et  n'a  pas  vu  Ver- 
sailles, tout  le  ridicule  dont  on  la  charge  serait  de  bon 
aloi,  la  vanité  seule  pourrait  soutenir  dans  de  telles  recher- 
ches, les  esprits  médiocres  pourraient  seuls  y  consacrer 
leur  vie. 

Du  moment  où  il  est  bien  convenu  que  l'érudition  n'a 
de  valeur  qu'en  vue  de  ses  résultats,  on  ne  peut  pousser 
trop  loin  la  division  du  travail  scientifique.  Dans  l'état 
actuel  de  la  science,  et  surtout  des  sciences  philolo- 
giques, les  travaux  les  plus  utiles  sont  ceux  qui  mettent 
au  jour  de  nouvelles  sources  originales.  Jusqu'à  ce  que 
toutes  les  parties  de  la  science  soient  élucidées  par  des 
monographies  spéciales,  les  travaux  généraux  seront  pré- 
maturés. Or,  les  monographies  ne  sont  possibles  qu*à  la 


L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE.  23i 

condition  de  spécialités  sévèrement  limitées.  Pour  éclaircir 
un  point  donné,  il  faut  avoir  parcouru  dans  tous  les  sens 
la  région  intellectuelle  où  il  est  situé,  il  faut  avoir  pénétré 
tous  les  alentours  et  pouvoir  se  placer  en  connaissance 
de  cause  au  milieu  du  sujet.  Combien  les  travaux  sur  les 
littératures  orientales  gagneraient,  si  leurs  auteurs  étaient 
aussi  spéciaux  que  les  philologues  qui  ont  créé  pièce  à 
pièce  la  science  des  littératures  classiques  !  Les  seuls 
ouvrages  utiles  à  la  science  sont  ceux  auxquels  on  peut 
accorder  une  entière  confiance,  et  dont  les  auteurs  ont 
acquis,  par  une  longue  habitude,  sinon  le  privilège  de 
l'infaillibilité,  du  moins  cette  étendue  de  connaissances 
qui  fait  l'assurance  de  l'écrivain  et  la  sécurité  du  lecteurs 
Sans  cela,  rien  n'est  définitivement  acquis  ;  tout  est  sans 
cesse  à  refaire.  On  peut  le  dire  sans  exagération,  les  deux 
tiers  des  travaux  relatifs  aux  langues  orientales  ne 
méritenf  pas  plus  de  confiance  qu'un  travail  fait  sur  les 
langues  classiques  par  un  bon  élève  de  rhétorique. 

Je  serais  fâché  qu'on  méconnût  sur  ce  point  l'intention 
de  ce  livre.  J'ai  vanté  la  polymathie  et  la  variété  des  con- 
naissances comme  méthode  philosophique  ;  mais  je  crois 
qu'en  fait  de  travaux  spéciaux  on  ne  peut  se  tenir  trop 
sévèrement  dans  sa  sphère.  J'aime  Leibnitz,  réunissant 
sous  le  nom  commun  de  philosophie  les  mathématiques, 
les  sciences  naturelles,  l'histoire,  la  linguistique.  Mais  je 
ne  peux  approuver  un  William  Jones,  qui,  sans  être  phi- 
losophe, déverse  son  activité  sur  d'innombrables  sujets, 
<it,  dans  une  vie  de  quarante-sept  ans,  écrit  une  antholo- 
gie grecque,  une  Arcadia.  un  poème  épique  sur  la  décou- 
verte de  la  Grande-Bretagne,  traduit  les  harangues  d'Isée, 
les  poésies  persanes  de  Hafiz,  le  code  sanskrit  de  Manou, 
le  drame  de  Sacontala,   un  des  poèmes   arabes  appelés 


232  L'AVEiNlR  DE  LA  SCIENCE. 

Moallakat,  en  mémo  temps  qu'il  écrit  un  Moyen  loour  em- 
pêcher les  émeutes  dans  /e^  élections,  et  plusieurs  opuscules/ 
de  circonstance,  le  tout  sans  préjudice  de  sa  profession 
d'avocat. 

Encore  moins  puis-je  pardonner  ce  coupable  morcellement 
de  la  vie  scientifique  qui  fait  envisager  la  science  comme 
un  moyen  pour  arriver  aux  affaires,  el  prélève  les  moments 
les  plus  précieux  de  la  vie  du  savant.  Faire  du  torchon 
avec  de  la  dentelle  est  de  toute  manière  un  mauvais 
calcul.  Cuvier  ne  perdait-il  pas  bien  son  temps  quand  il 
\  consumait  à  des  rapports  et  à  des  soins  d'administra- 
\  lion,  dont  d'autres  se  fussent  acquittés  aussi  bien  que 
/  lui,  des  heures  qu'il  eût  pu  rendre  si  fructueuses?  Un 
homme  ne  fait  bien  qu'une  seule  chose  ;  je  ne  comprends^ 
pas  comment  on  peut  admettre  ainsi  dans  sa  vie  un  prin- 
cipal et  un  accessoire.  Le  principal  seul  a  du  prix,  l'exis- 
tence n'a  pas  deux  buts.  Si  je  ne  croyais  que  tout  est. 
saint,  que  tout  importe  à  la  poursuite  du  beau  et  du 
vrai,  je  regarderais  comme  perdu  le  temps  donné  à  autre 
chose  qu'à  la  recherche  spéciale.  Je  conçois  un  cadre  de 
vie  très  étendu,  universel  même.  Que  le  penseur,  le  phi- 
losophe, le  poète  s'occupent  des  affaires  de  leur  pays,  noa 
pas  dans  les  menus  détails  de  l'administration,  mais  quant 
à  la  direction  générale,  rien  de  mieux.  Mais  que  le  savant 
spécial,  après  quelques  travaux  ou  quelques  découvertes,. 
vienne  réclamer  comme  récompense  qu'on  le  dispense 
d'en  faire  davantage  et  qu'on  le  laisse  entrer  dans  le  champ 
de  la  politique,  c'est  là  l'indice  d'une  petite  âme,  d'un 
homme  qui  n'a  jamais  compris  la  noblesse  de  la  science. 
Les  vrais  intérêts  de  la  science  réclament  donc  plus  que 
jamais  des  spécialités  et  des  monographies.  Il  serait  à 
désirer  que  chaque  pavé  eût  son  histoire.   11  est  encore; 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  233. 

très  peu  de  branches  dans  la  philologie  et  l'histoire  où 
ies  travaux  généraux  soient  possibles  avec  une  pleine 
sécurité.  Presque  toutes  les  sciences  ont  déjà  leur  grande 
histoire:  histoire  de  la  médecine,  histoire  de  la  philosophie, 
histoire  de  la  philologie.  Eh  bien  !  on  peut  affirmer  sans 
hésiter  que  pas  une  seule  de  ces  histoires,  excepté  peut- 
être  l'histoire  de  la  philosophie,  n'est  possible,  et  que,  si 
le  travail  des  monographies  ne  prend  pas  plus  d'exten- 
sion, aucune  ne  sera  possible  avant  un  siècle.  On  ne  peut, 
en  effet,  exiger  de  celui  qui  entreprend  ces  vastes  histoires 
une  égale  connaissance  spéciale  de  toutes  les  parties  de 
son  sujet.  11  faut  qu'il  se  fie  pour  bien  des  choses  aux 
travaux  faits  par  d'autres.  Or,  sur  plusieurs  points  impor- 
tants, les  monographies  manquent  encore,  en  sorte  que 
l'auteur  est  réduit  à  recueillir  çà  et  là  quelques  notions 
éparses  et  de  seconde  main,  souvent  fort  inexactes.  Soit, 
par  exemple,  l'histoire  de  la  médecine,  une  des  plus 
curieuses  et  des  plus  importantes  pour  l'histoire  de  l'esprit 
humain.  Je  suppose  qu'un  savant  entreprenne  de  refaire 
dans  son  ensemble  l'œuvre  si  imparfaite  de  Sprengel. 
Au  moyen  de  ses  connaissances  personnelles  et  des  travaux 
déjà  faits,  il  pourra  peut-être  traiter  d'une  manière  défi- 
nitive la  partie  ancienne.  Mais  la  médecine  arabe,  la 
médecine  du  moyen  âge,  la  médecine  indienne,  la  méde- 
cine chinoise?  En  supposant  même  qu'il  sût  l'arabe,  le 
chinois  ou  le  sanskrit,  et  qu'il  fût  capable  de  faire  dans 
une  de  ces  langues  d'utiles  monographies,  sa  vie  ne  suf- 
firait pas  à  parcourir  superficiellement  un  seul  de  ces 
champs  encore  inexplorés.  Ainsi  donc,  en  se  condamnant 
à  être  complet,  il  se  condamne  à  être  superficiel.  Sou 
livre  ne  vaudra  que  pour  les  parties  où  il  est  spécial  ; 
mais  alors  pourquoi  ne  pas  se  borner  à  ces  parties  ?  Pour- 


234  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

quoi  consacrer  à  des  travaux  sans  valeur  et  destinés  à 
devenir  inutiles  des  moments  qu'il  pourrait  employer  si 
utilement  à  des  recherches  définitives  ?  Pourquoi  faire  de 
longs  volumes,  parmi  lesquels  un  seul  peut-être  aura  une 
valeur  réelle  ?  C'est  pitié  de  voir  un  savant,  pour  ne  pas 
perdre  un  chapitre  de  son  livre,  condamné  à  faire  l'his- 
toire de  la  médecine  chinoise  à  peu  près  dans  les  mômes 
conditions  qu'un  homme  qui  ferait  l'histoire  de  la  méde- 
cine grecque  d'après  quelque  mauvais  ouvrage  arabe  ou  du 
moyen  âge.  Et  voilà  pourtant  à  quoi  il  se  condamnerait 
fatalement  par  le  cadre  même  de  son  livre. 

C'est  une  curieuse  expérience  que  celle-ci,  et  je  parie- 
rais qu'on  la  ferait  sans  exception  sur  toutes  les  histoires 
générales.  Présentez  ces  histoires  à  chacun  des  hommes 
spéciaux  dans  une  des  parties  dont  elles  se  composent,  je 
mets  en  fait  que  chacun  d'eux  trouvera  sa  partie  détes- 
tablement  traitée.  Ceux  qui  ont  étudié  Aristote  trouvent 
que  Ritter  a  mal  résumé  Aristote,  ceux  qui  ont  étudié 
le  stoïcisme  trouvent  qu'il  a  parlé  superficiellement  du 
stoïcisme.  Je  présentai  un  jour  à  mon  savant  ami  le 
docteur  Daremberg,  l'Histoire  de  la  Philologie  de  Grsefen- 
han,  pour  qu'il  en  examinât  la  partie  médicale.  Il  la 
trouva  traitée  sans  aucune  intelligence  du  sujet.  N'est-il 
pas  bien  probable  que  tel  autre  savant  spécial  eût  jugé  de 
même  les  parties  relatives  à  l'objet  de  ses  recherches  ?  En 
sorte  que,  pour  vouloir  trop  embrasser,  on  arrive  à  ne 
satisfaire  personne,  à  moins,  je  le  répète,  que  Fauteur  de 
l'histoire  générale  ne  soit  lui-même  spécial  dans  une 
branche,  auquel  cas  il  eût  mieux  fait  de  s'y  borner. 

Des  monographies  sur  tous  les  points  de  la  science, 
telle  devrait  donc  être  l'œuvre  du  xix®  siècle  :  œuvre 
pénible,  humble,  laborieuse,  exigeant  le  dévouement  le 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  235 

plus  désintéressé  ;  mais  solide,  durable,  et  d'ailleurs 
immensément  relevée  par  l'élévation  du  but  final.  Certes 
il  serait  plus  doux  et  plus  flatteur  pour  la  vanité  de 
cueillir  de  prime  abord  le  fruit  qui  ne  sera  mûr  peut- 
être  que  dans  un  avenir  lointain.  11  faut  une  vertu  scien- 
tifique bien  profonde  pour  s'arrêter  sur  cette  pente 
fatale  et  s'interdire  la  précipitation,  quand  la  nature 
humaine  tout  entière  réclame  la  solution  définitive.  Les 
héros  de  la  science  sont  ceux  qui,  capables  des  vues  les 
plus  élevées,  ont  pu  se  défendre  toute  pensée  philoso- 
phique anticipée,  et  se  résigner  à  n'être  que  d'humbles 
monographes,  quand  tous  les  instincts  de  leur  nature  les 
eussent  portés  à  voler  aux  hauts  sommets.  Pour  plusieurs, 
pour  la  plupart,  il  faut  le  dire,  c'est  là  un  léger  sacrifice; 
ils  ont  peu  de  mérite  à  se  priver  de  vues  philosophiques, 
auxquelles  ils  ne  sont  pas  portés  par  leur  nature.  Les  vrais 
méritants  sont  ceux  qui,  tout  en  comprenant  d'une 
manière  élevée  le  but  suprême  de  la  science,  tout  en  res- 
sentant d'énergiques  besoins  philosophiques  et  religieux, 
se  dévouent  pour  le  bien  de  l'avenir  au  rude  métier  de 
manœuvres  et  se  condamnent  comme  le  cheval  à  ne  voir 
que  le  sillon  qu'il  creuse.  Cela  s'appelle,  dans  le  style  de 
l'Évangile  perdre  son  âme  pour  la  sauver.  Se  résoudre 
à  ignorer,  pour  que  l'avenir  sache,  c'est  la  première 
condition  de  la  méthode  scientifique.  Longtemps  en- 
core la  science  aura  besoin  de  ces  patientes  recherches 
qui  s'intitulent  ou  pourraient  s'intituler  :  Mémoires  j^our 
servir...  De  hautes  intelHgences  devront  ainsi,  en  vue 
du  bien  de  l'avenir,  se  condamner  à  Vergastulum  ^ 
pour  accumuler  dans  de  savantes  pages  des  maté- 
riaux qu'un  bien  petit  nombre  pourra  lire.  En  appa- 
rence,  ces    patients   investigateurs    perdent  leur    temps 


235  L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE. 

et  leur  peine.  Il  n'y  a  pas  pour  eux  de  public;  ils  seront 
lus  de  trois,  quatre  personnes,  quelquefois  de  celui-là  seul 
qui  fera  la  recension  de  leur  ouvrage  dans  une  revue 
savante  (98),  ou  de  celui  qui  reprendra  le  môme  travail, 
si  tant  est  qu'il  prenne  le  soin  de  connaître  ses  devanciers. 
.  Eh  bien  !  les  monographies  sont  encore  après  tout  ce- 
qui  reste  le  plus.  Un  livre  de  généralités  est  nécessai- 
rement dépassé  au  bout  de  dix  années  ;  une  monographie 
étant  un  fait  dans  la  science,  une  pierre  posée  dans 
l'édifice,  est  en  un  sens  éternelle  par  ses  résultats.  On 
pourra  négliger  le  nom  de  son  auteur  ;  elle-même  pourra 
tomber  dans  l'oubli;  mais  les  résultats  qu'elle  a  con- 
tribué à  établir  demeurent.  Une  vie  entière  est  suffisam- 
I  ment  récompensée,  si  elle  a  fourni  quelques  éléments  au 
\  symbole    définitif,   quelques  transformations  que  ces  élé- 

5  ments  puissent  subir.  Ce  sera  là  désormais  la  véritable 

\  immortalité  (99). 

\  On  pourrait  citer  une  foule  de  recherches  qui  pour  l'avenir 
se  résoudront  ainsi  en  quelques  lignes,  lesquelles  suppose- 
ront des  vies  entières  de  patiente  application.  Les  royau- 
mes grecs  de  la  Bactriane  et  de  la  Pentapotamie  ont  été 
depuis  quelques  années  l'objet  de  travaux  qui  forme- 
raient déjà  plusieurs  volumes  et  sont  loin  d'être  clos.  Peut- 
on  espérer  que  ces  études  demeurent  avec  tous  leurs  détails 
dans  la  science  de  l'avenir?  Non  certes.  Et  pourtant  elles 
ont  été  nécessaires  pour  caractériser  l'étendue,  l'impor- 
tance, la  physionomie  de  ces  colonies  avancées  de  la 
Grèce;  sans  ces  laborieuses  recherches,  on  eût  ignoré 
une  des  faces  des  plus  curieuses  de  l'histoire  de  l'hellénismp' 
en  Orient.  Ces  résultats  acquis,  les  travaux  qui  ont  servi 
à  les  acquérir  peuvent  disparaître  sans  trop  d'inconvé- 
Dient,  comme  l'échafaudage  après  l'achèvement  de  l'édifice. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  237 

Et  en  supposant  même  (ce  qui  est  vrai)  que  les  détails 
demeurent  nécessaires  pour  l'intelligence  des  résultats  géné- 
raux, les  moyens,  les  machines,  si  j'ose  le  dire,  par  lesquels 
les  Prinsep  et  les  Lassen  ont  déchiffré  cette  page  de  l'his- 
toire humaine,  auront  à  peu  près  perdu  leur  valeur,  ou 
seront  tout  au  plus  conservés  comme  bas-reliefs  sur  le 
piédestal  de  l'obélisque  qu'ils  auront  servi  à  élever.  «  Les 
crudits  du  xix^  siècle,  dira-t-on,  ont  démontré....  »  Et 
tout  sera  dit. 

Il  faut  se  représenter  la  science  comme  un  édifice  sé- 
culaire, qui  ne  pourra  s'élever  que  par  l'accumulation  de 
masses  énormes.  Une  vie  entière  de  laborieux  travaux 
ne  sera  qu'une  pierre  obscure  et  sans  nom  dans  ces 
constructions  gigantesques,  peut-être  même  un  de  ces 
moellons  ignorés  cachés  dans  l'épaisseur  des  murs .  N'im- 
porte :  on  a  sa  place  dans  le  temple,  on  a  contribué  à 
la  solidité  de  ses  lourdes  assises  (100).  Les  auteurs 
de  monographies  ne  peuvent  raisonnablement  espérer  de 
voir  leurs  travaux  vivre  dans  leur  propre  forme  ;  les 
résultats  qu'ils  ont  mis  en  circulation  subiront  de  nom- 
breuses transformations,  une  digestion,  si  j'ose  le  dire, 
et  une  assimilation  intimes.  Mais,  à  travers  toutes  ces 
métamorphoses ,  ils  auront  l'honneur  d'avoir  fourni  des 
cléments  essentiels  à  la  vie  de  l'humanité.  La  gloire 
des  premiers  explorateurs  est  d'être  dépassée  et  de  donner 
;i  leurs  successeurs  les  moyens  par  lesquels  ceux-ci  les 
dépasseront,  a  Mais  cette  gloire  est  immense,  et  elle 
doit  être  d'autant  moins  contestée  par  celui  qui  vient 
le  second,  que  lui-même  n'aura  vraisemblablement  aux 
yeux  de  ceux  qui  plus  tard  s'occup  ront  du  même  sujet, 
que  le  seul  mérite  de  les  avoir  précédés  (101).   » 

L'oubli  occupe  une  large  place  dans  l'éducation  scien- 


238  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

tifique  de  l'individu.  Une  foule  de  données  spéciales, 
apprises  plus  ou  moins  péniblement,  tombent  d'elles- 
mêmes  de  la  mémoire  ;  il  faut  pourtant  se  garder  de 
croire  que  pour  cela  elles  soient  perdues.  Car  la  culture 
intellectuelle  qui  est  résultée  de  ce  travail,  la  marche 
que  Tesprit  a  accomplie  par  ces  études,  demeurent  ;  et 
cela  seul  a  du  prix.  Il  en  est  de  même  dans  l'éduca- 
tion de  l'humanité.  Les  éléments  particuliers  disparais- 
sent, mais  le  mouvement  accompli  reste.  Il  y  a  des 
problèmes  algébriques  pour  lesquels  on  est  obligé  d'em- 
ployer des  inconimes  auxiliaires  et  de  prendre  de  grands 
circuits.  Regrette-t-on ,  quand  le  problème  est  résolu, 
que  tout  ce  bagage  ait  été  éliminé  pour  faire  place  à 
une  expression  toute  simple  et  définitive  ? 

Loin  donc  que  les  savants  spéciaux  désertent  l'arène 
véritable  de  l'humanité,  ce  sont  eux  qui  travaillent  le 
plus  efficacement  aux  progrès  de  l'esprit,  puisqu'eux  seuls 
peuvent  lui  fournir  les  matériaux  de  ses  constructions. 
Mais  leurs  recherches,  je  le  répète,  ne  sauraient  avoir 
leur  but  en  elles-mêmes  ;  car  elles  ne  servent  pas  à 
rendre  l'auteur  plus  parfait,  elles  n'ont  de  valeur  que 
du  moment  où  elles  sont  introduites  dans  la  grande  cir- 
culation. 11  faut  reconnaître  que  les  savants  spéciaux 
ont  contribué  à  répandre  sur  ce  point  d'étranges  malen- 
tendus. S'occupant  exclusivement  de  leurs  études,  ils 
tiennent  tout  le  reste  pour  inutile,  et  considèrent 
comme  profanes  tous  ceux  qui  ne  s'occupent  pas  des 
mêmes  recherches  qu'eux.  Leur  spécialité  devient  ainsi 
pour  eux  un  petit  monde,  où  ils  se  renferment  obsti- 
nément et  dédaigneusement.  Et  pourtant,  si  l'objet  spé- 
cial auquel  on  consacre  sa  vie  devait  être  pris  comme 
ayant  une  valeur  absolue ,   tous  devraient  s'appliquer  au 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  239 

même  objet,  c'est-à-dire  au  plus  excellent.  Entre  les 
littératures  anciennes,  il  faudrait  exclusivement  cultiver 
la  littérature  grecque  ;  entre  celles  de  l'Orient,  la  litté- 
rature sanskrite,  et  celui  qui  consacrerait  ses  travaux  à 
telle  médiocre  littérature  serait  un  maladroit.  Chacune 
de  ces  études  n'a  de  valeur  que  par  sa  place  dans  le 
tout,  et  par  ses  relations  avec  la  science  de  l'esprit  hu- 
main. Les  études  orientales,  par  exemple,  se  subdivi- 
sent en  trois  ou  quatre  branches  principales ,  à  chacune 
desquelles  un  petit  nombre  desavants  se  consacrent  d'une 
manière  exclusive,  de  sorte  que  les  recherches  relatives 
aux  littératures  qui  ne  sont  pas  l'objet  de  leurs  études 
n'ont  pour  eux  aucun  intérêt.  Il  résulte  de  là  que  celui 
qui  fait  un  travail  spécial  sur  les  littératures  chinoise, 
persane,  tibétaine,  peut  espérer  d'avoir  en  Europe  une 
douzaine  de  lecteurs.  Et  encore  ces  lecteurs,  étant  oc- 
cupés de  leur  côté  de  leurs  travaux  spéciaux ,  n'ont  pas 
le  temps  de  s'occuper  de  ceux  des  ancres  ,  et  n'y  jet- 
tent qu'un  coup  d'œil  superficiel ,  de  sorte  qu'au  résumé 
dans  ces  études  chacun  travaille  pour  lui  seul.  Étrange 
renversement  !  Est-ce  à  dire  qu'il  fût  désirable  que  chaque 
orientaliste  s'occupât  de  toutes  les  langues  de  l'Asie  ? 
Non  certes.  Mais  ce  qui  serait  à  désirer,  c'est  que  les 
savants  les  plus  spéciaux  eussent  le  sentiment  intime 
et  vrai  de  leur  œuvre ,  et  que  les  esprits  philosophiques 
ne  dédaignassent  pas  de  s'adresser  à  Térudition  pour  lui 
demander  la  matière  de  la  pensée.  Car,  je  le  répète,  si  le 
monographe  seul  lit  sa  monographie,  à  quoi  bon  la  faire  ? 
Il  serait  trop  étrange  que  la  science  n'eût  d'autre  but 
que  de  servir  ainsi  d'aliment  à  la  curiosité  de  tel  ou  tel. 
Les  sciences  diverses,  d'ailleurs,  ont  des  problèmes  com- 
muns ou  analogues  quant  à  la  forme,  lesquels  sont  sou- 


240  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

vent  beaucoup  plus  faciles  à  résoudre  dans  une  science 
que  dans  une  autre.  Ainsi ,  je  suis  persuadé  que  les  natu- 
ralistes tireraient  de  grandes  lumières,  pour  le  problème 
si  philosophique  de  la  classification  et  de  la  réaiité  des 
espèces,  de  l'étude  de  la  méthode  des  linguistes  et  des  carac- 
tères naturels  qui  leur  servent  à  former  les  familles  et 
les  groupes ,  d'après  la  dégradation  insensible  des  procédés 
grammaticaux.  Que  les  savants  y  prennent  garde  ;  il  y  a 
dans  cette  manie  de  ne  regarder  comme  de  bon  aloi  que 
les  travaux  de  première  main  un  peu  de  vanité.  Ce  sys- 
tème, poussé  à  l'extrême,  aboutirait  à  renfermer  chacun 
en  lui-même  et  à  détruire  tout  commerce  intellectuel  et 
scientifique.  A  quoi  serviraient  les  monographies,  si  pour 
chaque  travail  ultérieur  on  en  était  sans  cesse  à  recom- 
mencer. Ce  défaut  tient  encore  à  une  autre  vanité  des 
savants,  qui  tient  elle-même  de  très  près  à  l'esprit  super- 
ficiel, contre  lequel  ils  ont  une  si  juste  horreur  :  c'est  de 
faire  des  livres  non  pour  être  lus,  mais  pour  prouver  leur 
érudition. 

On  ne  peut  trop  le  répéter,  les  véritables  travaux 
scientifiques  sont  les  travaux  de  première  main.  Les  ré- 
sultats n'ont  d'ordinaire  toute  leur  pureté  que  dans  les 
écrits  de  celui  qui  le  premier  les  a  découverts.  11  est 
difficile  de  dire  combien  les  choses  scientifiques  en  pas- 
sant ainsi  de  main  en  main ,  et  s'écartant  de  leur  source 
première,  s'altèrent  et  se  défaçonnent,  sans  mauvaise  vo- 
lonté de  la  part  de  ceux  qui  les  empruntent.  Tel  fait  est 
pris  sous  un  jour  un  peu  différent  de  celui  sous  lequel 
on  le  vit  d'abord  ;  on  ajoute  une  réflexion  que  n'eût  pas 
faite  l'auteur  des  travaux  originaux,  mais  qu'on  croit 
pouvoir  légitimement  faire.  On  avance  une  généralité  que 
l'investigateur    primitif  ne  se    fût  pas   formulée   de    la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  241 

même  manière.  Un  écrivain  de  troisième  main  procédera 
ainsi  sur  son  prédécesseur,  et  ainsi,  à  moins  de  se  re- 
tremper continuellement  aux  sources,  la  science  historique 
est  toujours  inexacte  et  suspecte. 

La  connaissance  qu'eut  le  moyen  âge  de  l'antiquité 
classique  est  l'exemple  le  plus  frappant  de  ces  modifica- 
tions insensibles  des  faits  primitifs,  qui  amènent  les  plus 
étranges  erreurs  ou  les  façons  les  plus  absurdes  de  se 
représenter  les  faits.  Le  moyen  âge  connut  beaucoup  de 
choses  de  l'antiquité  grecque ,  mais  rien,  absolument  rien, 
de  première  main  (102)  ;  de  là  des  méprises  incroyables. 
Ils  croient  pouvoir  combiner  à  leur  façon  les  notions 
éparses  et  incomplètes  qu'ils  possèdent ,  et  multiplient 
ainsi  l'inexactitude,  qui,  au  bout  de  trois  ou  quatre  siècles, 
devint  telle  que,  quand  au  xiv*^  siècle  la  véritable  anti- 
quité grecque  commença  d'être  immédiatement  connue, 
il  sembli  que  ce  fut  la  révélation  d'un  autre  monde.  Les 
encyclopédistes  latins.  Martien  Capella,  Boèce,  Isidore  de 
Séville,  ne  font  guère  que  compiler  des  cahiers  d'école 
et  mettre  bout  à  bout  des  données  traditionnelles.  Bède  et 
Alcuin  connaissent  bien  moins  l'antiquité  que  Martien 
Capella  ou  Isidore.  Vincent  de  Beauvais  est  encore  bien 
plus  loin  de  la  vérité.  Au  xiv'^  siècle  enfin  (hors  de 
l'Italie),  rincxactitude  atteint  ses  dernières  limites  ;  la  civi- 
lisation grecque  n'est  pas  plus  connue  que  ne  le  serait 
l'Inde  si,  pour  rétablir  le  monde  indien,  on  n'avait  que 
les  notions  que  nous  en  ont  laissées  les  écrivains  de 
l'antiquité  classique. 

Plusieurs  parties  de  l'histoire  littéraire,  qui  ne  sont 
]>as  encore  sufTisamment  vivifiées  par  l'étude  immédiate 
des  sources,  offrent  des  inexactitudes  comparables  à  celles 
que  commettait  le  moven  âge.  C'est  certes  un  scrupuleux 

16 


242  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

investigateur  que  Brucker  ;  et  pourtant  les  livres  qu'il  a 
consacrés  à  la  philosophie  des  Indiens  ,  des  Chinois ,  ou 
même  des  Arabes,  doivent  être  mis  sur  le  même  rang  que 
les  chapitres  relatifs  à  l'histoire  ancienne  dans  le  Spécu- 
lum historiale  de  Vincent  de  Beau  vais.  Que  dire  donc  de 
ceux  qui  sont  venus  après  lui  et  n'ont  fait  que  le  copier 
ou  l'extraire  arbitrairement,  sans  aucun  sentiment  de 
l'essentiel  et  de  l'accessoire?  Quand  on  est  certain  que  les 
matériaux  que  l'on  possède  sont  les  seuls  qui  existent, 
tout  incomplets  qu'ils  sont ,  on  peut  se  permettre  ces  mar- 
queteries ingénieuses  où  sont  groupées  toutes  les  pail- 
lettes dont  on  dispose,  à  condition  toutefois  que  l'on  fasse 
des  réserves  et  que  l'on  se  reconnaisse  incapable  de  déter- 
miner les  relations  mutuelles  des  parties,  les  proportions 
de  l'ensemble.  Mais  quand  les  sources  originales  existent 
et  ne  demandent  qu'à  être  explorées,  il  y  a  quelque  chose 
de  grotesque  dans  cet  ajustage  de  lambeaux  épars , 
inexacts,  sans  suite,  que  l'on  systématise  à  sa  guise  et 
sans  aucun  sens  de  la  manière  dont  le  font  les  indigènes. 
De  là  le  défaut  nécessaire  de  toutes  les  histoires  de  la  lit- 
térature et  de  la  philosophie  faites  en  dehors  des  sources 
originales,  comme  cela  a  été  longtemps  le  cas  pour  le 
moyen  âge,  comme  cela  l'est  encore  pour  l'Orient.  Ceux 
qui  refont  ces  histoires  les  uns  après  les  autres  ne  font  que 
copier  les  mêmes  erreurs  et  les  aggrave  en  y  joignant  leurs 
propres  conjectures.  Lisez,  dans  Tennemann,  Tiedemann, 
Ritter,  les  chapitres  relatifs  à  la  philosophie  arabe,  vous 
n'y  trouverez  rien  de  plus  que  dans  Brucker,  c'est-à-dire 
rien  que  des  à-peu-près.  Il  faut  définitivement  bannir  de 
la  science  ces  travaux  de  troisième  et  de  quatrième 
main,  où  l'on  ne  fait  que  copier  les  mêmes  données, 
sans  les  compléter  ni  les  contrôler.  Quiconque  dans  l'état 


L'AVEiNIR  DE  LA  SCIENCE.  243 

actuel  de  la  science  entreprendrait  une  histoire  complète 
de  la  philosophie  ou  de  la  médecine  arabe  perdrait  à  la 
lettre  son  temps  et  sa  peine  :  car  il  ne  ferait  que  répéter  ce 
qui  est  déjà  connu.  Une  telle  œuvre  ne  sera  possible  que 
quand  huit  ou  dix  existences  d'hommes  laborieux  et  du  ca- 
ractère le  plus  spécial  auront  publié,  traduit  ou  analysé 
tous  les  auteurs  arabes  dont  nous  avons  les  textes  ou  les 
traductions  rabbiniques.  Jusque-là  tous  les  travaux  géné- 
raux seront  sans  base.  De  tout  cela  ne  sortirait  peut-être 
pas  encore  quelque  chose  de  bien  merveilleux  ;  car  je 
fais  assez  peu  de  cas  de  la  philosophie  arabe  ;  mais  n'en 
résultât-il  qu'un  atome  pour  l'histoire  de  l'esprit  hu- 
main, mille  vies  humaines  seraient  bien  employées  à 
l'acquérir. 

Dans  l'état  actuel  de  la  science,  on  peut  trouver  regret- 
table que  des  intelligences  distinguées  consacrent  leurs 
travaux  à  des  objets  en  apparence  si  peu  dignes  de  les 
occuper.  Mais  si  la  science  était,  comme  elle  devrait  l'être, 
cultivée  par  de  grandes  masses  d'individus  et  exploitée 
dans  de  grands  ateliers  scientifiques,  les  points  les  moins 
intéressants  pourraient  comme  les  autres  recevoir  leur  élu- 
cidation.  Dans  l'état  actuel,  ou  peut  dire  qu'il  y  a  des 
recherches  inutiles,  en  ce  sens  qu'elles  absorbent  un  temps 
qui  serait  mieux  employé  à  des  sujets  plus  sérieux.  Mais, 
dans  l'état  normal,  où  tant  de  forces  maintenant  dépen- 
sées à  des  objets  parfaitement  futiles,  seraient  tournées 
aux  choses  sérieuses,  aucun  travail  ne  serait  à  dédaigner. 
€ar  la  science  parfaite  du  tout  ne  sera  possible  que  par 
l'exploration  patiente  et  analytique  des  parties;  Tel  philo- 
logue a  consacré  de  longues  dissertations  à  discuter  le  sens 
des  particules  de  la  langue  grecque  ;  tel  érudit  de  la  Re- 
naissance écrit  un  ouvrage  sur  la  conjonction  quanquam  ; 


24i  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

tel  grammairien  d'Alexandrie  a  fait  un  livre  sur  la  diffé- 
rence de  /pYj  et  Zei.  Assurément,  ils  eussent  pu  se  pro- 
poser de  plus  importants  problèmes,  et  néanmoins  on  nc^ 
peut  dire  que  de  tels  travaux  soient  inutiles.  Car  ils  font 
pour  la  connaissance  des  langues  anciennes,  et  la  con- 
naissance des  langues  anciennes  fait  pour  la  philosophie 
de  l'esprit  humain.  La  langue  sanskrite,  de  même,  ne 
sera  parfaitement  possédée  que  quand  de  patients  philo- 
logues en  auront  monographie  toutes  les  parties  et  toup- 
ies procédés.  Il  existe  un  assez  gros  volume  de  Bynœus- 
De  calceis  Hehrœorum.  Certes  on  peut  regretter  que  les- 
souliers  des  Hébreux  aient  trouvé  un  monographe,  avant 
que  les  Yédas  aient  trouvé  un  éditeur.  Je  suis  persuadé- 
néanmoins  que  ce  livre,  que  je  me  propose  de  lire,  ren- 
ferme de  précieuses  lumières  et  doit  former  un  utile  com- 
plément aux  travaux  de  Braun,  Schrœder  et  Hartmann  sur- 
les  vêlements  du  grand  prêtre  et  des  femmes  hébraï- 
ques. Le  mot  de  Pline  est  vrai  à  la  lettre:  il  n'y  a  pas 
de  livre  si  mauvais  qu'il  n'apprenne  quelque  chose.  Toute 
exclusion  est  téméraire  :  il  n'y  a  pas  de  recherche  qu'on, 
puisse  déclarer  par  avance  frappée  de  stérilité.  A  com- 
bien de  résultats  inappréciables  n'ont  pas  mené  les 
études  en  apparence  les  plus  vaines.  IN'est-ce  pas  le  pro- 
grès de  la  grammaire  qui  a  perfectionné  l'interprétation 
des  textes  et  par  là  l'inteUigence  du  monde  antique?  Les- 
questions  les  plus  importantes  de  l'exégèse  biblique,  en 
particulier,  lesquelles  ne  peuvent  être  indifférentes  au  phi- 
losophe, dépendent  d'ordinaire  des  discussions  grammati- 
cales les  plus  humbles  et  les  plus  minutieuses  (103).  Nulle 
partie  perfectionnement  de  la  grammaire  et  de  la  lexico- 
graphie n'a  opéré  une  réforme  plus  radicale.  Il  est  une 
foule  d'autres  cas  où  les  questions  les  plus  vitales  pour* 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  2'.:> 

Tesprit  humain  dépendent  des  plus  menus  détails  philo- 
logiques. 

Bien  loin  donc  que  les  travaux  spéciaux  soient  le  fait 
■d'esprits  peu  philosophiques,  ce  sont  les  plus  importants 
pour  la  vraie  science  et  ceux  qui  supposent  le  meilleur 
-esprit.  Qui  pourrait  mieux  que  M.  Eugène  Burnouf  écrire 
.sur  la  littérature  indienne  de  savantes  généralités  !  Eh 
hien  !  il  ne  le  fait  qu'à  contre-cœur,  comme  accessoire  et 
accidentellement,  parce  qu'il  considère  avec  raison  l'étude 
.positive,  la  publication  des  textes,  la  discussion  philolo- 
gique comme  l'œuvre  essentielle  et  la  plus  urgente.  Dans 
sa  préface  du  Bhagavata-Purana,  M.  Eugène  Burnouf, 
s'excusant  auprès  des  savants  de  donner  quelques  aperçus 
généraux,  proteste  qu'il  ne  le  fait  que  pour  le  lecteur  fran- 
çais, et  qu'il  n'attache  qu'une  importance  secondaire  à  un 
travail  qui  devra  se  faire  plus  tard,  et  qui;  tel  qu'il  pour- 
rait être  fait  aujourd'hui,  serai  nécessairement  dépassé 
et  rendu  par  la  suite  inutile.  Est-ce liumihté  d'esprit,  est-ce 
.amour  des  humbles  choses  pour  elles-mêmes  ?  Non  :  c'est 
-saine  méthode,  et  rectitude  de  jugement.  Dans  l'état  actuel 
de  la  littérature  sanskrite,  en  effet,  la  publication  et  la 
traduction  des  textes  vaut  mieux  que  toutes  les  disserta 
lions  possibles,  soit  sur  l'histoire  de  l'Inde,  soit  sur  l'au- 
.thenticité  et  l'intégrité  des  ouvrages.  Les  esprits  superfi- 
ciels seraient  tentés  de  croire  qu'une  intelligence  élevée 
ferait  œuvre  plus  méritoire  et  plus  honorable  en  écrivant 
une  histoire  littéraire  de  l'Inde,  par  exemple,  qu'en  se 
.livrant  au  labeur  ingrat  de  l'édition  des  textes  et  de  la 
traduction.  C'est  une  erreur.  Il  ne  s'agit  pas  encore  de 
,disscrter  sur  une  littérature  dont  on  ne  possède  pas  tous 
les  éléments.  C'est  comme  si  Pétrarque,  Boccace  et  le 
Pogge  avaient  voulu  faire   la    théorie   de    la   littérature 


246  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

grecque.  Pétrarque  et  Boccace,  en  faisant  connaître  Ho- 
mère ;  Ambroise  Traversari,  en  traduisant  Diogène  Laërte  ; 
le  Pogge,  en  découvrant  Quintilien  et  traduisant  Xéno- 
phon  ;  Aurispa,  en  apportant  en  Occident  des  manuscrits 
de  Plotin,  de  Proclus,  de  Diodore  de  Sicile  ;  Laurent  Valla, 
en  traduisant  Hérodote  et  Thucydide,  ont  rendu  un  plus 
grand  service  aux  littératures  classiques  que  s'ils  eussent 
prématurément  abordé  les  hautes  questions  d'histoire  et 
de  critique.  Sans  doute,  il  est  des  superstitions  littéraires 
et  des  fautes  de  critique  où  tombaient  fatalement  ces  pre- 
miers humanistes,  et  que  nous,  aiguisés  que  nous  sommes 
par  la  comparaison  d'autres  littératures,  nous  pouvons 
éviter.  De  prime  abord,  nous  pouvons  faire  sur  ces  litté- 
ratures presque  inconnues  des  tours  de  force  de  critique 
qui  n'ont  été  possibles  pour  les  littératures  grecque  et 
latine  qu'au  bout  de  deux  ou  trois  siècles.  Les  premiers 
qui  ont  étudié  Manou  ou  le  Mahabharat  y  ont  découvert 
ce  qu'il  a  fallu  trois  ou  quatre  cents  ans  pour  apercevoir 
dans  Homère  et  Moïse.  Il  faut  maintenir  toutefois  «  que 
l'époque  des  dissertations  et  des  mémoires  n'est  pas  encore 
venue  pour  l'Inde,  ou  plutôt  qu'elle  est  déjà  passée,  et 
que  les  travaux  des  Colebrooke  et  des  Wilson,  des 
Schlegel  et  des  Lassen  ont  fermé  pour  longtemps  la  car- 
rière qu'avait  ouverte  avec  tant  d'éclat  le  talent  de  Sir 
Wilham  Jones  (104).  »  L'histoire  littéraire  de  l'Inde  en  effet 
ne  sera  possible  qu'au  bout  de  deux  siècles  de  travaux 
comme  ceux  que  le  xvi®  et  le  xvn®  siècle  ont  consacrés 
aux  littératures  classiques.  Les  travaux  de  cet  ordre  sont 
les  seuls  qui,  dans  l'état  actuel  de  la  science,  aient  une 
valeur  réelle  et  durable.  Toutefois,  comme  il  est  vrai  de 
dire  qu'un  système  incomplet  pourvu  qu'on  n'y  tienne 
pas  d'une  façon  étroite,   vaut  mieux  que  l'absence  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  247 

système,  il  serait  peut-être  désirable  que,  sans  prétendre 
faire  une  œuvre  définitivement  scientifique,  on  esquissât, 
d'après  l'état  actuel  des  études  sanskrites,  une  sorte  de 
manuel  ou  d'introduction  à  cette  littérature.  J'avoue  que 
le  plus  grand  obstacle  que  j'aie  rencontré  en  abordant  les 
études  indiennes  a  été  l'absence  d'un  livre  sommaire  sur 
la  littérature  sanskrite,  sa  marche,  ses  époques  principales, 
les  âges  divers  de  la  langue,  la  place  et  le  rang  des 
divers  ouvrages,  quelque  chose  d'analogue  en  un  mot  à 
;  ce  que  Gesenius  a  fait  pour  la  langue  et  la  littérature  des 
■  Hébreux.  Un  tel  ouvrage  serait,  il  est  vrai,  vieilli  au 
bout  de  dix  années  ;  mais  il  aurait  eu  son  utilité  et 
aurait  contribué  à  faciliter  l'étude  immédiate  des  sources. 
Il  serait  regrettable  assurément  qu'un  homme  éminent  y 
dépensât  des  instants  qui  pourraient  être  mieux  employés 
à  le  rendre  inutile  ;  et  pourtant  qui  pourrait  le  faire,  si 
ce  n'est  celui  qui  a  la  vue  complète  du  champ  déjà 
parcouru  ? 

Que  la  plupart  de  ceux  qui  consacrent  leur  vie  à  des 
travaux  d'érudition  spéciale  n'aient  pas  le  grand  esprit  qui 
seul  peut  vivifier  ces  travaux,  c'est  un  inconvénient  sans 
doute,  mais  qui  bien  souvent  nuit  plus  à  la  perfection 
morale  des  auteurs  qu'à  l'ouvrage  lui-même.  La  perfection 
serait  d'embrasser  intimement  la  particule  tout  en  se 
tenant  dans  le  grand  milieu  par  une  habitude  constante, 
qui  pénétrerait  toute  la  vie  scientifique.  Vraiment,  en 
quoi  tant  de  recherches  érudites,  tant  de  collections  faites 
par  des  esprits  faibles  et  sans  portée,  diffèrent-elles  de 
l'œuvre  du  curieux  qui  assemble  sur  ses  carions  des 
papillons  de  toutes  couleurs  ?  Oh  !  quand  la  vie  est  si 
courte  et  qu'il  s'y  présente  tant  de  choses  sérieuses,  ne 
vaudrait-il  pas  mieux  prêter  l'oreille  aux  mille  voix  du 


248  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

cœur  et  de  l'imagination  et  goûter  les  délices  du  sentiment 
religieux,  que  de  gaspiller   ainsi  une  vie  qui  ne  repasse 
plus,  et  qui,  si  on  l'a  perdue,  est  perdue  pour  l'éternité? 
Le  grand  obstacle  qui  arrête  les  progrès  des  études  phi- 
lologiques me  semble  être  cette  djs^rsion  du  travail  et 
cet  isolement  des  recherches  spéciales,  qui  fait  que   les 
travaux  du  philologue  n'existent  guère  que  pour  lui  seul 
et  pour  un  petit  nombre  d'amis  qui  s'occupent  du  même 
sujet.  Chaque   savant,   développant  ainsi  sa  partie  sans 
égard   pour  les  autres  branches   de  la  science,   devient 
étroit,  égoïste,  et  perd  le  sens  élevé  de  sa  mission.  Une  vie 
suffirait  à  peine  pour  épuiser  ce   qui  serait  à  consulter 
sur  tel  point  spécial  d'une  science  qui  n'est  elle-même 
que  la  moindre  partie  d'une  science  plus  étendue.   Les 
mêmes  recherches  se  recommencent  sans  cesse,  les  mono- 
graphies s'accumulent  à  un  tel  point  que  leur  nombre 
même  les  annule  et  les  rend  presque  inutiles.  Il  viendra, 
ce  me  semble,  un  âge  où    les    études    philologiques   se 
recueilleront  de  tous  ces  travaux  épars,  et  où,  les  résultats 
étant  acquis,  les  monographies  devenues  inutiles  ne  seront 
conservées    que    comme  souvenirs.    Quand    l'édifice    est 
achevé,  il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  enlever  l'échafaudage 
qui  fut  nécessaire  à  sa  construction.  Ainsi  le  pratiquent 
les  sciences  physiques.  Les  travaux  approuvés  par  l'auto- 
rité compétente  y  sont  faits  une  fois  pour  toutes  et  adoptés 
de    confiance,  sans  que  l'on   s'impose  de  revenir,  si    ce 
n*est  rarement  et  à  de  longs  intervalles,  sur  les  recherches 
des  premiers  expérimentateurs.  C'est  ainsi  que  des  années 
entières  d'études  assidues   se    sont   parfois   résumées  en 
quelques  lignes  ou  quelques  chiffres,  et  que  le  vaste  en- 
semble des  sciences  de  la  nature  s'est  fait  pièce  à  pièce  et 
avec  une  admirable  solidarité  de  la  part  de  tous  les  travail- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  2'i9 

leurs.  La  délicatesse  beaucoup  plus  grande  des  sciences  phi- 
lologiques ne  permettrait  pas  sans  doute  l'emploi  rigoureux 
•d'une  telle  méthode.  J'imagine  néanmoins  qu'on  ne  sortira 
de  ce  labyrinthe  du  travail  individuel  et  isolé  que  par  une 
grande  organisation  scientiQque,  où  tout  sera  fait  sans 
épargne  comme  sans  déperdition  de  forces,  et  avec  un 
■caractère  tellement  définitif  qu'on  puisse  accepter  de  con- 
fiance les  résultats  obtenus.  On  serait  parfois  tenté  de  croire 
que  c'est  la  masse  même  des  travaux  scientifiques  qui  les 
écrase,  et  que  tout  irait  mieux  si  la  publicité  était  plus 
restreinte.  Mais  le  véritable  défaut,  c'est  le  manque  d'or- 
i^anisation  et  de  contrôle.  Dans  un  état  scientifique  bien 
ordonné,  il  serait  à  souhaiter  que  le  nombre  des  travail- 
leurs fût  encore  bien  plus  considérable.  Alors  le  travail  ne 
s'enfouirait  pas  et  ne  s'étoufferait  pas  lui-même,  comme 
un  feu  où  l'aliment  est  trop  pressé.  Il  est  triste  de  songer 
que  les  trois  quarts  des  choses  de  détail  que  l'on  cherche 
sont  déjà  trouvées,  tandis  que  tant  d'autres  mines  où  l'on 
découvrirait  des  trésors  restent  sans  ouvriers,  par  suite  de 
3a  mauvaise  direction  du  travail.  La  science  ressemble  de 
nos  jours  à  une  riche  bibliothèque  bouleversée.  Tout  y 
•est  ;  mais  avec  si  peu  d'ordre  et  de  classification  que  tout 
y  est  comme  s'il  n'était  pas. 

Qu'on  y  réfléchisse,  on  verra  qu'il  est  absolument  né- 
cessaire de  supposer  dans  l'avenir  une  grande  réforme  du 
travail  scientifique  (lOo).  La  matière  de  l'érudition,  en  effet, 
va  toujours  croissant  d'une  manière  si  rapide,  soit  par  des 
découvertes  nouvelles,  soit  par  la  multiplication  des  siècles, 
qu'elle  finira  par  dépasser  de  beaucoup  la  capacité  des 
chercheurs.  Dans  cent  ans,  la  France  comptera  trois  ou 
quatre  littératures  superposées.  Dans  cinq  cents  ans,  il  y 
aura  deux  histoires  anciennes.    Or  si  la  première,  que  le 


250  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

temps  et  le  manque  d'imprimerie  ont  si  énormément  sim- 
plifiée pour  nous,  a  suffi  pour  occuper  tant  de  laborieuses 
vies,  que  sera-ce  de  la  nôtre,  qu'il  faudra  extraire  d'une  si 
prodigieuse  masse  de  documents?  Même  raisonnement 
pour  nos  bibliothèques.  Si  la  Bibliothèque  nationale  conti- 
nue à  s'enrichir  de  toutes  les  productions  nouvelles,  dans 
cent  ans,  elle  sera  absolument  impraticable,  et  sa  richesse 
même  l'annulera  (106).  Il  y  a  donc  là  une  progression  qui 
ne  peut  continuer  indéfiniment  sans  amener  une  révolu- 
tion dans  la  science .  Il  serait  puéril  de  se  demander  com- 
ment elle  se  fera.  Y  aura-t-il  une  grande  simplification 
comme  celle  qui  fut  opérée  par  les  barbares  ?  Des  méthodes 
nouvelles  faciliteront-elles  la  polymathie  ?  Nous  ne  pouvons 
hasarder  sur  ce  sujet  aucune  hypothèse  raisonnable. 

Sans  être  partisan  du  communisme  littéraire  et  scien- 
tifique, je  crois  pourtant  qu'il  est  urgent  de  combattre  la 
dispersion  des  forces  et  de  concentrer  le  travail.  L'Alle- 
magne pratique  à  cet  égard  plusieurs  usages  vraiment 
utiles.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  dans  les  journaux  litté- 
raires, dans  les  actes  des  Congrès  philologiques,  etc.,  un 
savant  prévenir  ses  confrères  qu'il  a  entrepris  un  tra- 
vail spécial  sur  tel  sujet,  et  les  prier  en  conséquence  de 
lui  envoyer  tout  ce  que  leurs  études  particulières  leur  ont 
fait  rencontrer  sur  ce  point.  Sans  vouloir  rien  préciser, 
je  concevrais  que,  dans  une  organisation  sérieuse  de  la 
science,  on  ouvrît  ainsi  des  problèmes  publics  où  chacun 
vint  apporter  son  contingent  de  faits.  Les  académies, 
surtout  les  académies  à  travaux  communs,  telles  que 
l'Académie  des  Inscriptions  el  Belles-Lettres,  répondent 
au  besoin  que  je  signale  ;  mais  pour  qu'elles  y  satis- 
fassent tout  à  fait,  il  faudrait  leur  faire  subir  de  pro- 
fondes transformations. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  251 


XIV 


Je  sortirais  de  mon  plan  si  je  hasardais  ici  quelques 
idées  d'une  application  pratique.  Au  surplus,  ma  com- 
plète ignorance  de  la  vie  réelle  m'y  rendrait  tout  à  fait 
incompétent.  L'organisation,  exigeant  l'expérience  et  le 
balancement  des  principes  par  les  faits  existants,  ne 
saurait  en  aucune  façon  être  l'œuvre  d'un  jeune  homme.  Je 
ne  ferai  donc  que  poser  les  principes. 

Que  l'État  ait  le  devoir  de  patronner  la  science,  comme 
l'art,  c'est  ce  qui  ne  saurait  être  contesté.  L'État  en 
effet  représente  la  société  et  doit  suppléer  les  individus 
pour  toutes  les  œuvres  où  les  efforts  isolés  seraient  in- 
suffisants. Le  but  de  la  société  est  la  réalisation  large  et 
complète  de  toutes  les  faces  de  la  vie  humaine.  Or  il  est 
quelques-unes  de  ces  faces  qui  ne  peuvent  être  réalisées 
que  par  la  fortune  collective.  Les  individus  ne  peuvent 
se  bâtir  des  observatoires,  se  créer  des  bibhothèques, 
fonder  de  grands  établissements  scientifiques,  L'État  doit 
donc  à  la  science  des  observatoires,  des  bibliothèques, 
des  établissements  scientifiques.  Les  individus  ne  pour- 
raient seuls  entreprendre  et  publier  certains  travaux. 
L'État  leur  doit  des  subventions.  Certaines  branches  de 
la  science  (et  ce  sont  les  plus  importantes)  ne  sauraient 
procurer  à  ceux  qui  les  cultivent  le  nécessaire  de  la  vie  : 
l'État  doit  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  offrir  aux 
travailleurs  méritants  les  moyens  nécessaires  pour  con- 


252  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

linucr  paisiblement  leurs  travaux  à  l'abri  du  besoin 
importun. 

Je  dis  que  c'est  là  un  devoir  pour  l'État,  et  je  le  dis 
sans  aucune  restriction  (107).  L'État  n'est  pas  à  mes  yeux 
une  simple  institution  de  police  et  de  bon  ordre.  C'est  la 
société  elle-même,  c'est-à-dire  l'homme  dans  son  état  nor- 
mal. Il  a  par  conséquent  les  mômes  devoirs  que  l'indi- 
vidu, en  ce  qui  touche  aux  choses  religieuses.  Il  ne 
doit  pas  seulement  laisser  faire;  il  doit  fournir  à  l'homme 
les  conditions  de  son  perfectionnement.  C'est  une  puis- 
sance plastique  et  bien  réellement  directrice.  Car  la 
société  n'est  pas  la  réunion  atomistique  des  individus, 
formée  par  la  répétition  de  l'unité  ;  elle  est  une  unité 
1  constituée;  elle  est jj?imitive. 

L'Angleterre,  je  le  sais,  comme  autrefois  à  quelques 
égards  l'ancienne  France,  suffit  à  presque  tout  par  des 
fondations  particulières,  et  je  conçois  que,  dans  un  pays 
où  les  fondations  sont  si  respectées,  on  puisse  se  passer 
-d'un  ministre  de  l'instruction  publique.  L'État,  je  le  répète, 
ne  doit  que  suppléer  à  ce  que  ne  peuvent  faire  ou  ne  font 
pas  les  individus;  il  a  donc  un  moindre  rôle  dans  un 
pays  où  les  particuliers  peuvent  et  font  beaucoup.  L'An- 
gleterre d'ailleurs  ne  réalise  ces  grandes  choses  que  par 
l'association,  c'est-à-dire  par  de  petites  sociétés  dans  la 
grande,  et  je  trouve  pour  ma  part  l'organisation  fran- 
çaise, issue  de  notre  révolution,  bien  plus  conforme  à 
l'esprit  moderne. 

C'est  surtout  sous  la  forme  religieuse  que  l'État  a  veillé 
jusqu'ici  aux  intérêts  suprasensibles  de  l'humanité.  Mais 
du  moment  où  la  religiosité  de  l'homme  en  sera  venue  à 
s'exercer  sous  la  forme  purement  scientifique  et  ration- 
nelle,  tout  ce  que  l'État  accordait  autrefois  à  l'exercice 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  25» 

religieux  reviendra  de  droit  à  la  science,  seule  religion 
définitive.  Il  n'y  aura  plus  de  budget  des  cultes,  il  y  aura 
budget  de  la  science,  budget  des  arts.  L'État  doit  sub- 
venir à  la  science  comme  à  la  religion,  puisque  la  science 
comme  la  religion  est  de  la  nature  humaine.  Il  le  doit 
même  à  un  titre  plus  élevé;  car  la  religion,  bien  qu'éter- 
nelle dans  sa  base  psychologique,  a  dans  sa  forme  quel- 
que chose  de  transitoire  ;  elle  n'est  pas  comme  la  science 
tout  entière  de  la  nature  humaine. 

La  science  n'existant  qu'à  la  condition  de  la  plus  par- 
faite liberté,  le  patronage  que  lui  doit  l'État  ne  confère  à 
l'État  aucun  droit  de  la  contrôler  ou  de  la  réglementer,  pas- 
plus  que  la  subvention  accordée  aux  cultes  ne  donne  droit 
à  l'État  de  faire  des  articles  de  foi.  L'État  peut  même  moins, 
en  un  sens,  sur  la  science  que  sur  les  religions;  car  à  celles -ci 
il  peut  du  moins  imposer  quelques  règlements  de  police; 
au  lieu  qu'il  ne  peut  rien,  absolument  rien,  sur  la  science. 
La  science,  en  effet,  se  conduisant  par  la  considération 
intrinsèque  et  objective  des  choses,  n'est  pas  libre  elle- 
même  d'obéir  à  qui  veut  bien  lui  commander  :  si  elle- 
était  libre  dans  ses  opinions,  on  pourrait  peut-être  lui 
demander  telle  ou  telle  opinion.  Mais  elle  ne  l'est  pas; 
rien  de  plus  fatal  que  la  raison  et  par  conséquent  que- 
la  science.  Lui  donner  une  direction,  lui  demander  d'ar- 
river à  tel  ou  tel  résultat,  c'est  une  flagrante  contradic- 
tion;  c'est  supposer  qu'elle  est  flexible  à  tous  les  sens,, 
c'est  supposer  qu'elle  n'est  pas  la  science. 

Certains  ordres  religieux  qui  appliquaient  à  l'étude 
cette  tranquillité  d'esprit,  l'un  des  meilleurs  fruits  de  la 
vie  monastique,  réalisaient  autrefois  ces  grands  ateliers- 
de  travail  scientifique,  dont  la  disparition  est  profondé- 
ment à  regretter.  Sans  doute  il  eût  été  bien  préférable- 


254  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

que  ces  travailleurs  eussent  été  indépendants  (108);  ils 
n'eussent  pas  porté  dans  leur  œuvre  autant  de  patience  et 
d'abnégation  ;  mais  ils  y  eussent  certainement  porté  plus 
de  critique.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  nier  que  l'abo- 
lition des  ordres  religieux  qui  se  livraient  à  l'étude,  et 
celle  des  parlements,  qui  fournissaient  à  tant  d'hommes 
lettrés  de  studieux  loisirs,  n'aient  porté  un  coup  fatal  aux 
recherches  savantes.  Cette  lacune  ne  sera  réparée  que  quand 
l'État  aura  institué,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre, 
des  chapitres  laïcs,  des  bénéfices  laïcs,  où  les  grands  tra- 
vaux d'érudition  seront  repris  par  des  bénédictins  pro- 
fanes et  critiques.  A  côté  de  l'œuvre  savante  de  l'archi- 
tecte, il  y  a  •  dans  la  science  l'œuvre  pénible  du  ma- 
nœuvre, qui  exige  une  obscure  patience  et  des  labeurs 
réunis.  Dom  Mabiilon,  domRuinard,  dom  Rivet,  Montfaucon 
n'eussent  point  accompli  leurs  œuvres  gigantesques,  s'ils 
n'eussent  eu  sous  leurs  ordres  toute  une  communauté  de 
laborieux  travailleurs,  qui  dégrossissaient  l'œuvre  à  laquelle 
ils  mettaient  ensuite  la  dernière  main.  La  science  ne  fera 
de  rapides  conquêtes  que  quand  des  bénédictins  laïcs 
s'attelleront  de  nouveau  au  joug  des  recherches  savantes, 
et  consacreront  de  laborieuses  existences  à  l'élucidation 
du  passé.  La  récompense  de  ces  modestes  travailleurs 
ne  sera  pas  la  gloire  ;  mais  il  est  des  natures  douces  et 
calmes,  peu  agitées  de  passions  et  de  désirs,  peu  tourmen- 
tées de  besoins  philosophiques  (gardez-vous  de  croire 
qu'elles  soient  pour  cela  froides  et  sèches;  au  contraire 
elles  ont  souvent  une  grande  concentration  et  une  sensibi- 
lité très  délicate),  qui  se  contenteraient  de  cette  paisible  vie, 
€t  qui,  au  sein  d'une  honnête  aisance  et  d'une  heureuse 
famille,  trouveraient  l'atmosphère  qu'il  faut  pour  les  mo- 
destes travaux.  A  vrai  dire,  la  forme  la  plus  naturelle  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  255 

patronner  ainsi  la  science  est  celle  des  sinécures.  Les 
sinécures  sont  indispensables  dans  la  science;  elles  sont 
la  forme  ia  plus  digne  et  la  plus  convenable  de  pen- 
sionner le  savant,  outre  qu'elles  ont  l'avantage  de  grou- 
per autour  des  établissements  scientifiques  des  noms  illus- 
tres et  de  hautes  capacités.  Il  n'y  a  que  des  barbares  ou 
des  gens  à  courte  vue  qui  puissent  se  laisser  prendre  à 
des  objections  superficielles  comme  celles  que  fait  naître 
au  premier  coup  d'œil  la  multiplicité  des  emplois  scien- 
tifiques. Il  est  parfaitement  évident  que  le  service  de  telle 
bibliothèque,  qui  compte  dix  ou  douze  employés,  pour- 
rait se  faire  tout  aussi  bien  avec  deux  ou  trois  personnes 
(et  de  fait  il  n'y  a  sur  le  nombre  que  deux  ou  trois 
employés  qui  fassent  quelque  chose).  Certaines  gens  en 
concluraient  qu'il  faut  supprimer  tous  les  autres.  Sans 
doute,  si  on  ne  se  proposait  que  de  satisfaire  aux  besoins 
matériels  du  service.  Chose  singulière  !  La  science,  la 
chose  du, monde  la  plus  vraiment  libérale,  n'est  largement 
patronnée  qu'en  Russie! 

Certes   il  est   regrettable  qu'il   faille  descendre   à   de 
telles  considérations.  Mais,  dans  l'état  actuel  de  l'huma- 
j  nité,  l'argent  est  une  puissance  intellectuelle,  et  mérite  à 
I  ce  titre  quelque  considération.    Un  million  vaut  un  ou 
deux  hommes  de  génie,  en  ce  sens  qu'avec  un  million  bien 
employé  on  peut  faire  autant  pour  le  progrès  de  l'esprit 
humain  que  feraient  un  ou  deux  hommes  de  premier 
ordre,    réduits   aux   seules   forces   de   l'esprit.    Avec   un 
million,  je  ferais  pénétrer  plus  profondément  les  idées  mo- 
dernes dans  la  masse  que  ne  ferait  une  génération  de  pen- 
seurs pauvres  et  sans  iniluciice.  Avec  un  million,  je  ferais 
I  traduire  le   Talmud,    publier  les    Védas,    le  Nyaya  avec 
ses  commentaires,    et  accomplir   une   foule   de    travaux 


256  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

qui  contribueraient  plus  au  progrès  de  la  science  qu'un 
siècle  de  réflexion  métaphysique.  Quelle  rage  de  songer 
qu'avec  les  sommes  que  la  sotte  opulence  prodigue  selon 
son  caprice,  on  pourrait  remuer  le  ciel  et  la  terre!  Il 
ne  faut  pas  espérer  que  le  savant  puisse  sortir  de  la  con- 
dition commune  et  se  passer  du  pain  matériel.  Il  faut 
encore  moins  espérer  que  les  riches,  qui  sont  exempts, 
de  ce  souci,  puissent  jamais  suffire  aux  besoins  de  la. 
science  Les  grands  instincts  scientifiques  se  développent 
presque  toujours  chez  des  jeunes  gens  instruits,  mais  pau- 
vres. Les  riches  portent  toujours  dans  la  science  un  ton 
d'amateur  superficiel,  d'assez  mauvais  aloi  (109).  On  n'a. 
jamais  reproché  à  la  religion  d'avoir  des  ministres  soumis, 
comme  les  autres  hommes  aux  besoins  matériels  et  récla- 
mant l'assistance  de  l'État.  Quant  à  ceux  qui  ne  voient 
dans  la  science  que  l'argent  qu'elle  procure,  nous  n'avons 
rien  à  en  dire  :  ce  sont  des  industriels,  comme  tant  d  au- 
tres, mais  non  des  savants.  Quiconque  a  pu  arrêter  un 
iîjstant  sa  pensée  sur  l'espoir  de  devenir  riche,  qui- 
conque a  considéré  les  besoins  extérieurs  autrement  que 
comme  une  chaîne  lourde  et  fatale,  à  laquelle  il  faut  mal- 
heureusement se  résigner,  ne  mérite  pas  le  nom  de  phi- 
losophe. Les  grands  traitements  scientifiques  et  surtout 
le  cumul  auraient  sous  ce  rapport  un  grave  inconvénient, 
le  même  que  les  grandes  richesses  ont  eu  pour  le  clergé  :. 
ce  •  serait  d'attirer  des  âmes  vénales,  qui  ne  voient  dans- 
la  science  qu'un  moyen  comme  un  autre  de  faire  for- 
tune; honteux  simoniaques  qui  portent  dans  les  choses- 
saintes  leurs  grossières  habitudes  et  leurs  vues  terres- 
tres. Il  faudrait  qu'en  embrassant  la  carrière  scientifique,, 
on  fût  assuré  de  rester  pauvre  toute  sa  vie,  mais  aussi  d'y 
trouver  le  strict  nécessaire  ;  il  n'y  aurait  alors  que  les  belles 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  257 

âmes,  poussées  par  un  instinct  puissant  et  irrésistible, 
qui  s'y  consacreraient,  et  la  tourbe  des  intrigants  por- 
terait ailleurs  ses  prétentions.  La  première  condition 
est  déjà  remplie?  Pourquoi  n'en  est-il  pas  de  môme 
pour  la  seconde? 


XV 


Je  dois,  pour  compléter  ma  pensée  et  bien  faire  com- 
prendre ce  que  j'entends  par  une  philosophie  scientifique, 
donner  ici  quelques  exemples,  desquels  il  ressortira,  ce 
me  semble,  que  les  études  spéciales  peuvent  mener  à 
des  résultats  tout  aussi  importants  pour  la  connaissance 
intime  des  choses  que  la  spéculation  métaphysique  ou 
psychologique.  Je  les  emprunterai  de  préférence  aux 
sciences  historiques  ou  philologiques,  qui  me  sont 
seules  familières,  et  auxquelles  est  d'ailleurs  spécialement 
consacré  cet  essai. 

Ce  n'est  pas  que  les  sciences  de  la  nature  ne  four- 
nissent des  données  tout  aussi  philosophiques.  Je  ne  crains 
pas  d'exagérer  en  disant  que  les  idées  les  plus  arrêtées 
que  nous  nous  faisons  sur  le  système  des  choses  ont  do 
'près  ou  de  loin  icurs  racines  dans  les  sciences  physiques,  et 
que  les  différences  les  plus  importantes  qui  distinguent  la 
pensée  moderne  de  la  pensée  antique  tiennent  à  la  révolu- 
tion que  ces  études  ont  amenée  dans  la  façon  de  considérer 
le  monde.  Notre  idée  des  lois  de  la  nature,  laquelle  a  ren- 
versé à  jamais  l'ancienne  conception  du  monde  anthropo- 
morphique,  est  le  grand  résultat  des  sciences  physiques, 

17 


\^ 


258  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

non  pas  de  telle  ou  telle  expérience,  mais  d'un  mode- 
d'induction  très  général,  résultant  de  la  physionomie 
générale  des  phénomènes .  11  est  incontestable  que  l'astro- 
nomie, en  révélant  à  l'homme  la  structure  de  l'univers, 
le  rang  et  la  position  de  la  terre,  l'ordre  qu'elle  occupe 
dans  le  système  du  monde,  a  plus  fait  pour  la  vraie 
science  de  l'homme  que  toutes  les  spéculations  imaginables 
fondées  sur  la  considération  exclusive  de  la  nature  hu- 
mame  (110).  Cette  considération,  en  effet,  mènerait  ou  à 
l'ancien  fmalisme,  qui  faisait  de  l'homme  le  centre  de 
l'univers,  ou  à  l'hégélianisme  pur,  qui  ne  reconnaît 
d'autre  manifestation  de  la  conscience  divine  que  l'hu- 
manité. Mais  l'étude  du  système  du  monde  et  de  la  place 
que  l'homme  y  occupe,  sans  renverser  aucune  de  ces 
deux  conceptions,  défend  de  les  prendre  d'une  manière 
trop  absolue  et  trop  exclusive.  L'idée  de  l'infini  est  une 
des  plus  fondamentales  de  la  nature  humaine,  si  elle 
n'est  pas  toute  la  nature  humaine;  et  pourtant  l'homme 
ne  fût  point  arrivé  à  comprendre  dans  sa  réalité  l'infini 
des  choses,  si  l'étude  expérimentale  du  monde  ne  l'y  eût 
amené.  Certes,  ce  n'est  pas  le  télescope  qui  lui  a  révélé 
l'infmi  ;  mais  c'est  le  télescope  qui  l'a  conduit  aux  limites 
extrêmes,  au  delà  desquelles  est  encore  l'infini  des  mondes. 
La  géologie,  en  apprenant  à  l'homme  Thistoire  de  notre 
globe,  l'époque  de  l'apparition  de  l'humanité,  les  condi- 
tions de  cette  apparition  et  des  créations  qui  l'ont  pré- 
cédée, n'a-t-elle  pas  introduit  dans  la  philosophie  un  élé 
ment  tout  aussi  essentiel  ?  La  physique  et  la  chimie  ont 
plus  fait  pour  la  connaissance  de  la  constitution  intime 
des  corps  que  toutes  les  spéculations  des  anciens  et  mo- 
dernes philosophes  sur  les  qualités  abstraites  de  la  matière, 
son  essence,  sa  divisibilité.  La  physiologie  et  l'anatomie 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  259 

comparées,  la  zoologie,  la  botanique,  sont  à  mes  yeux 
les  sciences  qui  apprennent  le  plus  de  choses  sur  l'es- 
sence de  la  vie,  et  c'est  là  que  j'ai  puisé  le  plus  d'élé- 
ments pour  ma  manière  d'envisager  l'individualité  et  le 
mode  de  conscience  résultant  de  l'organisme .  Les  mathé- 
matiques elles-mêmes,  bien  que  n'apprenant  rien  sur  la 
réalité,  fournissent  des  moules  précieux  pour  la  pensée, 
et  nous  présentent,  dans  la  raison  pure  en  action,  le 
modèle  de  la  plus  parfaite  logique.  Mais  je  ne  veux  pas 
insister  plus  longtemps  sur  des  choses  que  je  ne  connais 
pas  d'une  manière  spéciale,  et  je  reviens  à  mon  idée 
fondamentale  d'une  philosophie  critique. 

Le  plus  haut  degré  de  culture  intellectuelle  est,  à  mes 
yeux,  de  comprendre  fhumanité.  Le  physicien  comprend 
la  nature,  non  pas  sans  doute  dans  tous  ses  phénomènes, 
mais  enfin  dans  ses  lois  générales,  dans  sa  physionomie 
vraie.  Le  physicien  est  le  critique  de  la  nature  ;  le  phi- 
losophe est  le  critique  de  Thumanité.  Là  où  le  vulgaire 
voit  fantaisie  et  miracle,  le  physicien  et  le  philosophe 
voient  des  lois  et  de  la  raison.  Or  cette  intuition  vraie  de 
l'humanité,  qui  n'est  au  fond  que  la  critique,  la  science 
historique  et  philologique  peut  seule  la  donner.  L©  pre- 
mier pas  de  la  science  de  l'humanité  est  de  distinguer 
deux  phases  dans  la  pensée  humaine  :  l'âge  primitif,  âge 
de  spontanéité,  où  les  facultés,  dans  leur  fécondité  créa- 
trice, sans  se  regarder  elles-mêmes,  par  leur  tension 
intime,  atteignaient  un  objet  qu'elles  n'avaient  pas  visé  ; 
et  l'âge  de  réflexion,  où  l'homme  se  regarde  et  se  possède 
lui-même,  âge  de  combinaison  et  de  pénibles  procédés, 
de  connaissance  antithétique  et  controversée.  Un  des  ser- 
vices que  M.  Cousm  a  rendus  à  la  philosophie  a  été 
d'introduire  parmi  nous  cette  distinction  et  de  l'exposer 


260  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

avec  son  admirable  lucidité.  Mais  ce  sera  la  science  qui  la 
démontrera  définitivement,  et  l'appliquera  à  la  solution 
des  plus  beaux  problèmes.  L'histoire  primitive,  les  épopées 
et  les  poésies  des  âges  spontanés,  les  religions,  les  langues 
n'auront  de  sens  que  quand  cette  grande  distinction  sera 
devenue  monnaie  courante.  Les  énormes  fautes  de  cri- 
tique que  l'on  commet  d'ordinaire  en  appréciant  les 
œuvres  des  premiers  âges  viennent  de  l'ignorance  de  ce 
principe  et  de  l'habitude  où  l'on  est  de  juger  tous  les 
âges  de  l'esprit  humain  sur  la  même  mesure.  Soit,  par 
exemple,  l'origine  du  langage.  Pourquoi  débite-t-on  sur 
cette  importante  question  philosophique  tant  d'absurdes 
raisonnements?  Parce  que  l'on  applique  aux  époques 
primitives  des  considérations  qui  n'ont  de  sens  que  pour 
notre  âge  de  réflexion.  Quand  les  plus  grands  philo- 
sophes, dit-on,  sont  impuissants  à  analyser  le  langage, 
comment  les  premiers  hommes  auraient-ils  pu.  le  créer? 
L'objection  ne  porte  que  contre  une  invention  réfléchie. 
L'action  spontanée  n'a  pas  besoin  d'être  précédée  de  la  vue 
analytique.  Le  mécanisme  de  l'intelligence  est  d'une  ana- 
lyse plus  difficile  encore,  et  pourtant,  sans  connaître  cette 
analyse,  l'homme  le  plus  simple  sait  en  faire  jouer  tous 
les  ressorts.  C'est  que  les  mots  facile  et  difficile  n'ont  plus 
de  sens-  appliqués  au  spontané.  L'enfant  qui  apprend  sa 
langue,  l'humanité  qui  crée  la  science,  n'éprouvent  pas 
plus  de  difTiculté  que  la  plante  qui  germe,  que  le  corps 
organisé  qui  arrive  à  son  complet  développement.  Partout 
c'est  le  Dieu  caché,  la  force  universelle,  qui,  agissant 
durant  le  sommeil  ou  en  l'absence  de  l'âme  individuelle, 
produit  ces  merveilleux  effets,  autant  au-dessus  de  l'ar- 
tifice humain,  que  la  puissance  infinie  dépasse  les  forces 
limitées. 


L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE.  2G1 

C'est  pour  n'avoir  pas  compris  cette  force  créatrice  de  la 
raison  spontanée  qu'on  s'est  laissé  aller  à  d'étranges  hypo- 
thèses sur  les  origines  de  l'esprit  humain.  Quand  le  Con- 
dillac  catholique,  M.  de  Bonald,  conçoit  l'homme  primitif 
sur  le  modèle  d'une  statue  impuissante,  sans  originalité 
ni  initiative,  sur  laquelle  Dieu  plaque,  si  j'ose  le  dire,  le 
langage,  la  morale,  la  pensée  (comme  si  on  pouvait  faire 
comprendre  et  parler  une  souche  inintelligente  en  lui  par- 
lant, comme  si  une  telle  révélation  ne  supposait  la  capacité 
intérieure  de  comprendre,  comme  si  la  faculté  de  rece- 
voir n'était  pas  corrélative  à  celle  de  produire),  il  n'a  fait 
que  continuer  le  xvm®  siècle  et  nier  l'originalité  interne 
de  l'esprit.  Il  est  également  faux  de  dire  que  l'homme 
a  créé  avec  réflexion  et  délibération  le  langage,  la  reli- 
gion, la  morale,  et  de  dire  que  ces  attributs  divins  de  sa 
nature  lui  ont  été  révélés.  Tout  est  l'œuvre  de  la  raison 
spontanée  et  de  cette  activité  intime  et  cachée,  qui,  nous 
dérobant  le  moteur,  ne  nous  laisse  voir  que  les  efî'ets. 
A  cette  limite,  il  devient  indilïérent  d'attribuer  la  causalité 
à  Dieu  ou  à  l'homme.  Le  spontané  est  à  la  fois  divin 
et  humain.  Là  est  le  point  de  conciliation  des  opinions 
en  apparence  contradictoires,  mais  qui  ne  sont  que  par- 
tielles en  leur  expression,  selon  qu'elles  s'attachent  à  une 
face  du  phénomène  plutôt  qu'à  l'autre. 

Les  paralogismes  que  l'on  commet  sur  l'histoire  des  re- 
ligions et  sur  leurs  origines  tiennent  à  la  même  cause. 
Les  grandes  apparitions  religieuses  présentent  une  foule  de 
faits  inexplicables  pour  celui  qui  n'en  cherche  pas  la 
cause  au-dessus  de  l'expérience  vulgaire.  La  formation  de 
la  légende  de  Jésus  et  tous  les  faits  primitifs  du  chris- 
tianisme seraient  inexplicables  dans  le  milieu  où  nous 
vivons.  Que  ceux  qui  se  font  des  lois  de  l'cspi-it  Iîiini;iia 


262  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

une  idée  étroite  et  mesquine,  qui  ne  comprennent  rien  au 
delà  de  la  vulgarité  d'un  salon  ou  des  étroites  limites  du 
bon  sens  ordinaire  ;  que  ceux  qui  n'ont  pas  compris  la 
fière  originalité  des  créations  spontanées  de  la  nature 
humaine,  que  ceux-là  se  gardent  d'aborder  un  tel  pro- 
blème, ou  se  contentent  d'y  jeter  timidement  la  commode 
solution  du  surnaturel.  Pour  comprendre  ces  apparitions 
extraordinaires,  il  faut  être  endurci  aux  miracles  ;  il  faut 
s'élever  au-dessus  de  notre  âge  de  réflexion  et  de  lente 
combinaison  pour  contempler  les  facultés  humaines  dans 
leur  originalité  créatrice,  alors  que,  méprisant  nos  pénibles 
procédés,  elles  tiraient  de  leur  plénitude  le  sublime  et  le 
divin.  Alors  c'était  l'âge  des  miracles  psychologiques. 
Supposer  du  surnaturel  pour  exphqtier  ces  merveilleux 
effets,  c'est  faire  injure  à  la  nature  humaine,  c'est  prouver 
qu'on  ignore  les  forces  cachées  de  l'âme,  c'est  faire  comme 
le  vulgaire,  qui  voit  des  miracles  dans  les  effets  extraordi- 
naires^ dont  la  science  explique  le  mystère.  Dans  tous  les 
ordres,  le  miracle  n'est  qu'apparent,  le  miracle  n'est  que 
l'inexpliqué.  Plus  on  approfondira  la  haute  psychologie  de 
l'humanité  primitive,  plus  on  percera  les  origines  de 
l'esprit  humain,  plus  on  trouvera  de  merveilles,  merveilles 
d'autant  plus  admirables  qu'il  n'est  pas  besoin  pour  les 
produire  d'un  Dieu-machine  toujours  immiscé  dans  la 
marche  des  choses,  mais  qu'elles  sont  le  développement 
régulier  de  lois  immuables  comme  la  raison  et  le  parfait. 
L'homme  spontané  voit  la  nature  et  l'histoire  aA-ec  les 
yeux  de  l'enfance  :  l'enfant  projette  sur  toutes  choses  le 
merveilleux  qu'il  trouve  en  son  âme.  Sa  curiosité,  le  vif 
intérêt  qu'il  prend  à  toute  combinaison  nouvelle  viennent 
de  sa  foi  au  merveilleux.  Blasés  par  l'expérience,  nous 
n'atfondons  rien  de  hien  extraordinaire;  mais  l'enfant  ne 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  263 

•sait  ce  qui  va  sortir.  Il  croit  plus  au  possible,  parce  qu'il 
connaît  moins  le  réel.  Cette  charmante  petite  ivresse  de 
la  vie  qu'il  porte  en  lui-même  lui  donne  le  vertige  ;  il  ne 
voit  le  monde  qu'à  travers  une  vapeur  doucement  colorée  ; 
jetant  sur  toutes  choses  un  curieux  et  joyeux  regard,  il 
sourit  à  tout,  tout  lui  sourit.  De  là  ses  joies  et  aussi  ses 
terreurs  :  il  se  fait  un  monde  fantastique  qui  l'enchante 
ou  qui  l'effraye  ;  il  n'a  pas  cette  distinction  qui,  dans  l'âge 
de  la  réflexion,  sépare  si  nettement  le  moi  et  le  non-moi, 
et  nous  pose  en  froids  observateurs  vis-à-vis  de  la  réalité. 
il  se  mêle  à  tous  ses  récits  :  le  narré  simple  et  objectif 
-du  fait  lui  est  impossible  ;  il  ne  sait  point  l'isoler  du  juge- 
ment qu'il  en  a  porté  et  de  l'impression  personnelle  qui 
lui  en  est  restée.  //  ne  raconte  jms  les  choses,  mais  les 
■imaginations  qu'il  s'est  faites  à  propos  des  choses,  ou  plutôt 
il  se  raconte  lui-même.  L'enfant  se  crée  à  son  tour  tous 
les  mythes  que  l'humanité  s'est  créés  :  toute  fable  qui 
frappe  son  imagination  est  par  lui  acceptée  ;  lui-même  s'en 
improvise  d'étranges,  et  puis  se  les  affirme  (111).  Tel  est 
le  procédé  de  l'esprit  humain  aux  époques  mythiques.  Le 
jêve  pris  pour  une  réalité  et  affirmé  comme  tel.  Sans  pré- 
méditation mensongère,  la  fable  naît  d'elle-même;  aus- 
sitôt née,  aussitôt  acceptée,  elle  va  se  grossissant  comme 
la  boule  de  neige  ;  nulle  critique  n'est  là  pour  l'arrêter. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  aux  origines  de  l'esprit  humain 
-que  lame  se  laisse  jouer  par  cette  aimable  duperie  :  la 
fécondité  du  merveilleux  dure  jusqu'à  l'avènement  défi- 
nitif de  l'âge  scientifique,  seulement  avec  moins  de  spon- 
tanéité, et  en  s'assimilant  plus  d'éléments  historiques. 
Voilà  un  principe  susceptible  de  devenir  la  base  de 
toute  une  philosophie  de  l'esprit  humain,  et  autour  du- 
quel se  groupent  les  résultats    les  plus    importants   de 


2Ô4  L'AVENIR  DE   LA    SCIENCE, 

la  critique  moderne.  La  chronologie  n'est  presque  rien 
dans  l'histoire  de  l'humanité.  Un  concours  de  causes  peut 
obscurcir  de  nouveau  la  réflexion  et  faire  revivre  les 
instincts  des  premiers  jours.  Voilà  comment,  à  la  veille 
des  temps  modernes,  et  après  les  grandes  civilisations  de 
j  l'antiquité,  le  moyen  âge  a  rappelé  de  nouveau  les  temps 
i  homériques  et  l'âge  de  l'enfance  de  l'humanité.  La  théorie 
du  primitif  de  l'esprit  humain,  si  indispensable  pour  la 
connaissance  de  l'esprit  humain  lui-même,  est  notre 
grande  découverte,  et  a  introduit  dans  la  science  philo- 
sophique des  données  profondément  nouvelles.  La  vieille 
école  cartésienne  prenait  l'homme  dune  façon  abstraite, 
générale,  uniforme.  On  faisait  l'histoire  de  lïndividu, 
comme  quelques  Allemands  font  encore  l'histoire  de 
l'humanité,  a  priori  et  sans  s'embarrasser  des  nuances 
que  les  faits  seuls  peuvent  révéler.  Que  dis-je,  son  his- 
toire ?  il  n*y  avait  pas  d'histoire  pour  cet  être  sans  génia- 
hté  propre,  qui  voyait  tout  en  Dieu,  comme  les  anges. 
Tout  était  dit  quand  on  s'était  demandé  s'il  pense  tou~ 
jours,  si  les  sens  le  trompent,  si  les  corps  existent,  si 
les  bétes  ont  une  âme.  Et  que  pouvaient  savoir  de  l'homme 
vivant  et  sentant  ces  durs  personnages  en  robe  longue 
des  parlements,  de  Port-Royal,  de  l'Oratoire,  coupant 
l'homme  en  deux  parties,  le  corps,  rame,  sans  lieu  ni 
passage  entre  les  deux,  se  défendant  par  là  d'étudier  la 
vie  dans  sa  parfaite  naiveté  (112)?  On  raconte  d'étranges 
choses  de  l'insensibilité  et  de  la  dureté  de  Malebranche, 
et  cela  devait  être.  Ce  n'est  pas  dans  le  monde  abstrait 
de  la  raison  pure  qu'on  devient  sympathique  à  la  vie; 
tout  ce  qui  touche  et  émeut  tient  toujours  un  peu  au 
corps.  Pour  nous,  nous  avons  transporté  le  champ  de  la 
^cience  de  l'homme.  C'est  sa  vie  que  nous  voulons  savoir  ; 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  2G5 

or,  la  vie,  c'est  le  corps  et  l'âme,  non  pas  posés  vis-à-vis 
lun  de  l'autre  comme  deux  horloges  qui  battent  ensemble, 
non  pas  soudés  comme  deux  métaux  différents,  mais 
unifiés  dans  un  grand  phénomène  à  deux  faces,  qu'on  ne 
peut  scinder  sans  le  détruire. 

Notre  science  de  l'homme  n'est  donc  plus  une  abstrac- 
tion, quelque  chose  qui  peut  se  faire  a  priori  et  par 
des  considérations  générales;  c'est  l'expérimentation  uni- 
verselle de  la  vie  humaine,  et  par  conséquent  letudc 
de  tous  les  produits  de  son  activité,  surlout  de  son  activité 
spontanée.  Je  préfère  aux  plus  belles  disquisitions  carté- 
siennes la  théorie  de  la  poésie  primitive  et  de  l'épopée 
nationale,  telle  que  Wolf  l'avait  entrevue,  telle  que  l'é- 
tude comparée  des  littératures  l'a  définitivement  arrêtée. 
Si  quelque  chose  peut  faire  comprendre  la  portée  de  la 
crilique  et  l'importance  des  découvertes  qu  on  doit  en 
attendre,  c'est  assurément  d'avoir  expliqué  par  les  mômes 
lois  Homère  et  le  Ramayana,  les  Niebelungen  et  le  Schah- 
namch,  les  romances  du  Cid,  nos  chansons  de  Gestes,  les 
chants  héroïques  de  l'Ecosse  et  de  la  Scandinavie  (113)  !  Il 
y  a  des  traits  de  l'humanité  susceptibles  d'être  fixés  une 
fois  pour  toutes,  et  pour  lesquels  les  peintures  les  plus 
anciennes  sont  les  meilleures.  Homère,  la  Bible  et  les 
Védas  seront  éternels.  On  les  lira,  lorsque  les  œuvres 
intermédiaires  seront  tombées  dans  l'oubli  ;  ce  seront  à 
jamais  les  livres  sacrés  de  l'humanité.  Aux  deux  phases 
de  la  pensée  humaine  correspondent,  en  effet,  deux  sortes 
de  littératures  :  —  UttératUres  primitives,  jets  naïfs  de  la 
spontanéité  des  peuples,  fleurs  rustiques  mais  naturelles, 
expressions  immédiates  du  génie  et  des  traditions  natio- 
nales ;  —  littératures  réfléchies,  bien  plus  individuelles,  et 
pour  lesquelles  les  questions  d'authenticité  et  d'intégrité 


2G6  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

impertinentes  quand  il  s'agit  des  littératures  primitives, 
ont  leur  pleine  signification.  Ainsi  se  trouvent  placés 
aux  deux  pôles  de  la  pensée  des  poèmes  habitués  autre- 
fois à  se  trouver  côte  à  côte,  comiTie  l'Iliade  et  TÉnéide. 

La  théorie  générale  des  mythologies,  telle  que  Heyne, 
Niebuhr,  Oltfried  Millier,  Bauer,  Strauss  l'ont  établie,  se 
rattache  au  même  ordre  de  recherches,  et  suppose  le 
même  principe.  Les  mythologies  ne  sont  plus  pour  nous 
des  séries  de  fables  absurdes  et  parfois  ridicules,  mais  de 
grands  poèmes  divins,  où  les  nations  primitives  ont  dé- 
posé leurs  rêves  sur  le  monde  suf^rasensible.  Elles  valent 
mieux  en  mi  sens  que  l'histoire  ;  car,  dans  l'histoire,  il  y 
a  une  portion  fatale  et  fortuite,  qui  n'est  pas  l'œuvre  de 
l'humanité,  au  lieu  que,  dans  les  fables,  tout  lui  appartient; 
c'est  son  portrait  peint  par  elle-même.  La  fable  est  libre, 
l'histoire  ne  l'est  pas.  Le  Livre  des  rois,  de  Firdousi,  est 
sûrement  une  bien  mauvaise  histoire  de  la  Perse  ;  et  pour- 
tant ce  beau  poème  nous  représente  mieux  le  génie  de  la 
Perse  que  ne  le  ferait  l'histoire  la  plus  exacte;  il  nous  donne 
ses  légendes  et  ses  traditions  épiques,  c'est-à-dire  son  âme. 
Les  érudits  regrettent  fort  que  l'Inde  ne  nous  ait  laissé 
aucune  histoire.  Mais  en  vérité  nous  avons  mieux  que  son 
histoire  ;  nous  avons  ses  livres  sacrés,  sa  philosophie.  Cette 
histoire  ne  serait  sans  doute,  comme  toutes  les  histoires  de 
l'Orient,  qu'une  sèche  nomenclature  de  rois,  une  série  de 
faits  insignifiants.  Ne  vaut-il  pas  mieux  posséder  direc- 
tement ce  qu'il  faut  péniblement  extraire  de  l'histoire,  ce 
qui  seul  en  fait  la  valeur,  l'esprit  de  la  nation  ? 

Les  races  les  plus  philosophiques  sont  aussi  les  plus 
mythologiques.  L'Inde  présente  l'étonnant  phénomène  de 
la  plus  riche  mythologie  à  côté  d'un  développement  mé- 
taphysique bien  supérieur  à  celui  delà   Grèce,    peut-être 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  267 

même  à  celui  de  l'Allemagne.  Les  trois  caractères  qui 
distinguent  les  peuples  iiido -germaniques  des  peuples 
sémitiques  sont  que  les  peuples  sémitiques  n*ont  ni  phi- 
losdphie,  —  m  mythologie ,  —  ni  épopée  (114)  :  trois 
choses  au  fond  très  connexes  et  tenant  à  une  façon  toute 
diverse  d'envisager  le  monde.  Les  Sémites  n'ont  jamais 
conçu  le  sexe  on  Dieu  ;  .  le  féminin  du  mot  Dieu 
ferait  en  hébreu  le  plus  étrange  barbarisme  (115).  Par 
là  ils  se  sont  coupé  la  possibilité  de  la  mythologie  et  de 
l'épopée  divine  ;  la  variété  d'intrigues  ne  pouvant  avoir 
lieu  sous  un  Dieu  unique  et  souverain  absolu.  Sous  un 
tel  régime,  la  lutte  n'est  pas  possible.  Le  Dieu  de  Job , 
ne  répondant  à  l'homme  que  par  des  coups  de  tonnerre, 
est  très  poétique,  mais  nullement  épique.  11  est  trop  fort, 
il  écrase  du  premier  coup.  Les  anges  n'offrent  aucune  variété 
individuelle ,  et  tous  les  efforts  ultérieurs  pour  leur  don- 
ner une  physionomie  (archanges,  séraphins,  etc.)  n'ont 
abouti  à  rien  de  caractérisé.  Et  puis  quel  intérêt  prendre  à 
des  messagers,  à  des  ministres j  sans  initiative,  ni  passion  ? 
Sous  le  régime  de  Jéhova ,  la  création  mythologique 
ne  pouvait  aboutir  qu'à  des  exécuteurs  de  ses  ordres. 
Aussi  le  rôle  des  anges  est-il  en  général  froid  et  monotone, 
comme  celui  des  messagers  et  des  confidents.  La  variété 
est  l'élément  qui  manque  le  plus  radicalement  aux  peuples 
d'origine  sémitique  :  leurs  poésies  originales  ne  peuvent 
j  dépasser  un  volume.  Les  thèmes  sont  peu  nombreux  et 
I  vite  épuisés.  Ce  Dieu  isolé  de  la  nature,  cette  nature  que 
Dieu  a  faite  ne  prêtent  point  à  l'incident  et  à  l'histoire. 
Quelle  distance  de  cette  vaste  divinisation  des  forces  na- 
turelles, qui  est  le  fond  des  grandes  mythologies,  à  cette 
étroite  conception  d'un  monde  façonné  comme  un  vase 
entre  les  mains  du  potier.  Et  c'est  là  que   nous  avons  été 


268  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

Dous  égarer  pour  chercher  notre  théologie  !  Certes  cette 
façon  de  concevoir  les  choses  est  simple  et  majestueuse  ; 
mais  combien  elle  est  pale  auprès  de  ces  grandes  évolu- 
tions de  Pan  que  la  race  indo-germanique,  à  ses  débuts 
poétiques  comme  à  son  terme ,  a  si  bien  su  com- 
prendre 1 

Parmi  les  sciences  secondaires  qui  doivent  servir  à 
constituer  la  science  de  l'humanité,  aucune  n'a  autant 
d'importance  que  la  théorie  philosophique  et  comparée  des 
langues.  Quant  on  songe  que  cette  admirable  science  no 
compte  guère  encore  qu'une  génération  de  travaux,  et  que 
déjà  pourtant  elle  a  amené  de  si  précieuses  découvertes, 
on  ne  peut  assez  s'étonner  qu'elle  soit  si  peu  cultivée  et 
si  peu  comprise.  Est-il  croyable  qu'il  n'existe  pas  dans 
toute  l'Europe  une  seule  chaire  de  linguistique  et  que  le 
Collège  de  France ,  qui  met  sa  gloire  à  représenter  dans 
son  enseignement  l'ensemble  de  l'esprit  humain,  n'ait  pas 
de  chaire  pour  une  des  branches  les  plus  importantes  de 
la  connaissance  humaine  que  le  xix®  siècle  ait  créées  ?  Quel 
résultat  historique  que  la  classification  des  langues  en  fa- 
milles, et  surtout  la  formation  de  ce  groupe  dont  nous 
faisons  partie  et  dont  les  rameaux  s'étendent  depuis  l'île 
de  Ceylan  jusqu'au  fond  delà  Bretagne  !  Quelles  lumières 
pour  l'ethnographie,  pour  l'histoire  primitive,  pour  les 
origines  de  l'humanité  !  Quel  résultat  philosophique  que 
la  reconnaissance  des  lois  qui  ont  présidé  au  développe- 
ment du  langage,  à  la  transformation  de  ses  mécanismes, 
aux  décompositions  et  recompositions  perpétuelles  qui 
forment  son  histoire  î  Le  progrès  analytique  de  la  pensée 
eût-il  été  scientifiquement  reconnu,  si  les  langues  ne  nous 
eussent  montré,  comme  dans  un  miroir,  l'esprit  humain 
marchant  sans  cesse  de  la  synthèse  ou  de  la  comploxi'A 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  209 

primitive  à  l'analyse  et  à  la  clarté  ?  rv"est-ce  pas  l'étude  des 
langues  primitives  qui  nous  a  révélé  les  caractères  primi- 
tifs de  l'exercice  de  la  pensée,  la  prédominance  de  la  sen- 
sation ,  et  cette  sympathie  profonde  qui  unissait  alors 
l'homme  et  la  nature  ?  Quel  tableau,  enfin,  de  l'esprit  hu- 
main vaut  celui  que  fournit  l'étude  comparée  des  procé- 
dés par  lesquels  les  races  diverses  ont  exprimé  les  nexes 
différents  de  la  pensée  ?  Je  ne  connais  pas  de  plus  beau 
chapitre  de  psychologie  que  les  dissertations  de  M.  de 
Humboldt  sur  le  duel,  sur  les  adverbes  de  lieu,  ou  celles 
que  l'on  pourrait  faire  sur  la  comparaison  des  conjugai- 
sons sémitique  et  indo-germanique,  sur  la  théorie  générale 
des  pronoms,  sur  la  formation  des  radicaux,  sur  la  dé- 
gradation insensible  et  l'existence  rudimentaire  des  pro- 
cédés grammaticaux  dans  les  diverses  familles,  etc.  Ce 
qu'on  ne  peut  trop  répéter,  c'est  que,  par  los  langues, 
nous  touchons  le  primitif.  Les  langues,  en  effet,  ne  se 
créent  pas  de  procédés  nouveaux,  pas  plus  qu'elles  ne 
se  créent  de  racines  nouvelles.  Tout  progrès  pour  elles 
consiste  à  développer  tel  ou  tel  procédé,  à  faire  dévier  le 
sens  des  radicaux,  mais  nullement  cà  en  ajouter  de  nou- 
veaux. Le  peuple  et  les  enfants  seuls  ont  le  privilège  de 
créer  des  mots  et  des  tours  sans  antécédent,  pour  leur 
usage  individuel.  Jamais  l'homme  réfléchi  ne  se  met  à 
combiner  arbitrairement  des  sons  pour  désigner  une  idée 
nouvelle ,  ni  à  créer  une  forme  grammaticale  pour  ex- 
primer un  nexe  nouveau.  Il  suit  de  là  que  toutes  les  ra- 
cines des  familles  diverses  ont  eu  leur  raison  dans  la  façon 
de  sentir  des  peuples  primitifs,  et  que  tous  les  procédés 
grammaticaux  proviennent  directement  de  la  manière 
dont  chaque  race  traita  la  pensée;  que  le  langage,  en  un 
mot,  par  toute  sa  construction,  remonte  aux  premiers  jours 


270  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

de  riiomme,  et  nous  fait  toucher  les  origines.  Je  suis  con- 
vaincu, pour  ma  part,  que  la  langue  que  parlèrent  les  pre-. 
miers  êtres  pensants  de  la  race  sémitique  différait  très 
peu  du  type  commun  de  toutes  ces  langues,  tel  qu'il  se 
présente  dans  l'hébreu  ou  le  syriaque.  11  est  indubitable, 
au  moins,  que  les  racines  de  ces  idiomes,  les  racines  qui 
forment  encore  aujourd'hui  le  fond  d'une  langue  parlée 
sur  une  grande  partie  du  globe,  furent  les  premières  qui 
retentirent  dans  les  poitrines  fortes  et  profondes  des  pères 
de  cette  race.  Et,  quoiqu'il  semble  paradoxal  de  soutenir  la 
même  chose  pour  nos  langues  métaphysiques,  tourmen- 
tées par  tant  de  révolutions,  on  peut  afQrmer  sans  crainte 
qu'elles  ne  renferment  pas  un  mot ,  pas  un  procédé  qu'on 
ne  puisse  rattacher  par  une  filiation  directe  aux  premières 
impressions  des  premiers  enfants  de  Dieu.  Songeons  donc, 
au  nom  du  ciel ,  à  ce  que  nous  avons  entre  les  miins,  et 
travaillons  à  déchiffrer  cette  médaille  des  anciens  jours. 

On  se  figure  d'ordinaire  les  lois  de  l'évolution  de  l'esprit 
humain  comme  beaucoup  trop  simples.  Il  y  a  un  extrême 
danger  à  donner  une  valeur  historique  et  chronologique 
aux  évolutions  que  l'on  conçoit  comme  ayant  dû  être 
successives,  à  supposer,  par  exemple,  que  l'homme  dé- 
bute par  l'anthropophagie,  parce  que  cet  état  est  conçu 
comme  le  plus  grossier.  La  réalité  est  autrement  variée. 
11  n'y  a  pas  de  penseur  qui  en  réfléchissant  sur  l'histoire 
de  l'humanité  n'arrive  à  sa  formule  ;  ces  fornmles  ne 
coïncident  pas,  et  pourtant  ne  sont  pas  contradictoires. 
C'est  qu'en  effet  il  n'y  a  pas  dans  l'humanité  deux  déve- 
loppements absoluments  identiques  (11  G).  Il  y  a  des  lois, 
mais  des  lois  très  profondes  ;  on  n'en  voit  jamais  l'action 
simple,  le  résultat  est  toujours  compliqué  de  circons- 
tances accidentelles.  Les  noms  généraux  par  lesquels   on 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  271 

désigne  les  phases  diverses  de  l'esprit  ne  s'appliquent  jamais 
d'une  manière  parfaitement  univoque,  comme  disait  l'é- 
cole, à  deux  états  divers.  «  La  ligne  de  l'humanité,  dit 
\  lierder,  n'est  ni  droite,  ni  uniforme  ;  elle  s'égare  dans 
1  toutes  les  directions,  présente  toutes  les  courbures  et  tous 
jles  angles.  Ni  l'asymptote,  ni  l'ellipse,  ni  la  cycloïde  ne 
peuvent  nous  en  représenter  la  loi.  »  Les  relations  des  cho- 
ses ne  sont  pas  sur  un  plan,  mais  dans  l'espace.  Il  y  a 
des  dimensions  dans  la  pensée  comme  dans  l'étendue.  De 
même  qu'une  classification  n'explique  qu'une  seule  série 
linéaire  des  êtres,  et  en  néglige  forcément  plusieurs  tout 
aussi  réelles  qui  croisent  la  première  et  exigeraient  une 
classification  à  part,  de  même  toutes  les  lois  n'expriment 
qu'un  seul  système  de  relations,  et  en  omettent  néces- 
sairement mille  autres.  C'est  comme  un  corps  à  trois  di- 
mensions projeté  sur  un  plan.  Certains  traits  seront  con- 
servés, d'autres  altérés,  d'autres  complètement  omis.  Le 
moyen  âge  ressemble  par  certains  côtés  aux  temps  homé- 
riques, et  qui  voudrait  pourtant  appliquer  à  des  états  sî 
divers  la  même  dénomination  ?  Chacun  saisit  dans  ce  vaste 
tableau  un  trait,  une  physionomie,  un  jet  de  lumière  j 
nul  ne  saisit  l'ensemble  et  la  signification  du  tout.  Un 
voyageur  a  traversé  la  France  du  nord  au  sud  ;  un  autre 
de  l'est  à  l'ouest  ;  un  autre  suivant  une  autre  ligne  ;  cha- 
cun d'eux  donne  sa  relation  comme  la  description  com- 
plète de  la  France  ;  voilà  l'image  exacte  de  ce  qu'ont  fait 
jusqu'ici  ceux  qui  ont  tenté  de  présenter  un  système  de 
philosophie  de  l'histoire  (117).  Une  carte  de  géographie 
n'est  possible  que  quand  le  pays  qu'il  s'agit  de  repré- 
senter a  été  exploré  dans  tous  les  sens.  Or,  qu'on  y  songe, 
l'histoire  est  la  vraie  philosophie  du  xix«  siècle.  Notre  siècle 
n'est  pas  métaphysique.  II  s'inquiète  peu  de  la  discussion 


272  L'AVENIR  DE   LA   SCIENCE. 

intrinsèque  des  questions.  Son  grand  souci,  c'est  l'histoire, 
et  surtout  l'histoire  de  l'esprit  humain.  C'est  ici  le  point 
de  séparation  des  écoles  :  on  est  philosophe,  on  est  croyant, 
selon  la  manière  dont  on  envisage  l'histoire  ;  on  croit  à 
l'humanité ,  on  n'y  croit  pas  selon  le  système  qu'on  s'est 
fait  de  son  histoire.  Si  l'histoire  de  l'esprit  humain  n*est 
qu'une  succession  de  systèmes  qui  se  renversent ,  il  n'y 
a  qu'à  se  jeter  dans  le  scepticisme  ou  dans  la  foi.  Si  l'his- 
toire de  l'esprit  humain  est  la  mai'che  vers  le  vrai,  entre 
deux  oscillations  qui  restreignent  de  plus  en  plus  le  champ 
de  l'erreur,  il  faut  bien  espérer  de  la  raison.  Chacun,  de 
nos  jours,  est  ce  qu'il  est  par  la  façon  dont  il  entend 
l'histoire. 

L'étude  comparée  des  religions,  quand  elle  sera  défini- 
tivement établie  sur  la  base  solide  de  la  critique,  formera 
le  plus  beau  chapitre  de  l'histoire  de  l'esprit  humain,  en- 
tre l'histoire  des  mythologies  et  l'histoire  des  philosophies. 
Comme  les  philosophie» ,  les  religions  répondent  aux  be- 
soins spéculatifs  de  l'humanité.  Comme  les  mythologies,  elles 
renferment  une  large  part  d'exercice  spontané  et  irréQéchi 
des  facultés  humaines.  De  là  leur  inappréciable  valeur  aux 
yeux  du  philosophe.  De  même  qu'une  cathédrale  gothique 
est  le  meilleur  témoin  du  moyen  âge,  parce  que  les  géné- 
rations ont  habité  là  en  esprit  ;  de  même  les  religions  sont 
le  meilleur  moyen  pour  connaître  l'humanité  ;  car  l'huma- 
nité y  a  demeuré  ;  ce  sont  des  tentes  abandonnées  où 
tout  décèle  la  trace  de  ceux  qui  y  trouvèrent  un  abri. 
Malheur  à  qui  passe  indifférent  auprès  de  ces  masures  vé- 
nérables, à  l'ombre  desquelles  l'humanité  s'est  si  long- 
temps abritée,  et  où  tant  de  belles  âmes  trouvent  encore 
des  consolations  et  des  terreurs!  Lors  même  que  le 
toit  serait  percé  à  jour  et  que  l'eau   du  ciel  viendrait 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  273 

mouiller  la  face  da  croyant  agenouillé,  la  science  aimerait 
à  étudier  ces  ruines,  à  décrire  toutes  les  statuettes  qui 
les  ornent,  à  soulever  les  vitraux  qui  n'y  laissent  entrer 
qu'un  demi-jour  mystérieux,  pour  y  introduire  le  plein 
soleil,  et  étudier  à  loisir  ces  admirables  pétrifications  de 
la  pensée  humaine. 

L'histoire  des  religions  est  encore  presque  toute  à  créer. 
Mille  causes  de  respect  et  de  timidité  empêchent  sur  ce 
point  la  franchise,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  discussion 
rationnelle,  et  rendent  au  fond  la  position  de  ces  grands 
systèmes  plus  défavorable  qu'avantageuse  aux  yeux  de  la 
science.  Les  religions  semblent  mises  au  ban  de  l'huma- 
nité ;  elles  n'arrivent  que  bien  tard  à  obtenir  leur  vérita- 
ble valeur  ,  celle  qu'elles  méritent  aux  yeux  de  la  critique, 
et  le  silence  qu'on  garde  à  leur  égard  peut  faire  illusion 
sur  l'importance  du  rôle  qu'elles  ont  joué  dans  le  dévelop- 
pement des  idées.  Une  histoire  de  la  philosophie  (118),  où 
Platon  occuperait  un  volume,  devinait,  ce  semble ,  en  con- 
sacrer deux  à  Jésus  :  et  pourtant  ce  nom  n'y  sera  peut- 
être  pas  une  fois  prononcé.  Ce  n'est  pas  la  faute  de  l'his- 
torien ;  c'est  la  conséquence  de  la  position  de  Jésus.  Tel 
est  le  sort  de  tout  ce  qui  est  arrivé  à  une  consécration  re- 
ligieuse. Combien  la  littérature  hébraïque,  par  exemple, 
si  admirable,  si  originale,  n'a-t-elle  pas  souffert  aux 
yeux  de  la  science  et  du  goût  en  devenant  la  Bible! 
Soit  mauvaise  humeur,  soit  reste  de  superstition,  la  cri- 
tique scientifique  et  littéraire  a  quelque  peine  à  envisager 
comme  ses  objets  propres  les  œuvres  qui  ont  ainsi  été 
séquestrées  du  profane  et  du  naturel ,  c'est-à-dire  de  ce 
qui  est  ;  et  pourtant  est-ce  la  faute  de  ces  œuvres?  L'au- 
teur de  ce  charmant  petit  poôme,  qu'on  appelle  le  Can- 
tique des  C antiques,  pouvait-il  se  douter  qu'un  jour  on  le 

18 


274  L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE. 

tirerait  de  la  compagnie  d'Anacréon  et  de  Hafiz  pour  en 
faire  un  inspiré  qui  n'a  chanté  que  l'amour  divin?  Il  esl 
temps  définitivement  que  la  critique  s'habitue  à  prendre 
son  bien  partout  où  elle  le  trouve,  et  à  ne  pas  distinguer 
entre  les  œuvres  de  l'esprit  humain,  lorsqu'il  s'agit  d'in- 
duire et  d'admirer.  Il  est  temps  que  la  raison  cesse  de 
critiquer  les  religions  comme  des  œuvres  étrangères,  éle- 
vées contre  elle  par  une  puissance  rivale ,  et  qu'elle  se 
reconnaisse  enfin  dans  tous  les  produits  de  l'humanité, 
sans  distinction  ni  antithèse.  Il  est  temps  que  l'on  proclame 
qu'une  seule  cause  a  tout  fait  dans  l'ordre  de  l'intelligence, 
c'est  l'esprit  humain,  agissant  toujours  d'après  des  lois 
identiques,  mais  dans  des  milieux  divers.  A  entendre  cer- 
tains rationalistes ,  on  serait  tenté  de  croire  que  les  reli- 
gions sont  venues  du  ciel  se  poser  en  face  de  la  raison 
pour  le  plaisir  de  la  contrecarrer  ;  comme  si  la  nature 
humaine  n'avait  pas  tout  fait  par  des  faces  différentes 
d'elle-même  1  Sans  doute  on  peut  opposer  religion  et 
philosophie,  comme  on  oppose  deux  systèmes,  mais  en 
reconnaissant  qu'elles  ont  la  même  origine  et  posent  sur 
le  même  terrain.  La  vieille  polémique  semblait  concéder 
que  les  religions  sont  d'une  autre  origine ,  et  par  là  elle 
était  amenée  à  les  injurier.  En  étant  plus  hardi,  on  sera 
plus  respectueux. 

La  haute  placidité  de  la  science  n'est  possible  qu'à  la 
condition  de  l'impartiale  critique ,  qui,  sans  aucun  égard 
pour  les  croyances  d'une  portion  de  l'humanité,  manie 
avec  l'inflexibilité  du  géomètre,  sans  colère  comme  sans 
pitié,  son  imperturbable  instrument.  Celui  qui  injurie  n'est 
{\  pas  un  critique.  Quand  nous  en  serons  venus  au  point 
;  que  l'histoire  de  Jésus  soit  aussi  libre  que  l'histoire  de 
Buddha  et  de  Mahomet,  on  ne  songera  point  à  adresser 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  275 

•de  durs  reproches  à  ceux  que  des  circonstances  fatales 
ont  privés  du  jour  de  la  critique.  Je  suis  sûr  que  M.  Eu- 
gène Burnouf  ne  s'est  jamais  pris  de  colère  contre  les  au- 
teurs de  la  vie  fabuleuse  de  Buddha,  et  que  ceux  qui, 
parmi  les  Européens,  ont  écrit  l'histoire  de  Mahomet,  n'ont 
jamais  ressenti  un  bien  violent  dépit  contre  Abulféda  et 
les  auteurs  musulmans  qui  ont  écrit  en  vrais  croyants  la 
vie  de  leur  prophète. 

Les  apologistes  soutiennent  que  ce  sont  les  religions 
•qui  ont  fait  toutes  les  grandes  choses  de  l'humanité,  et  ils 
ont  raison.  Les  philosophes  croient  travailler  pour  l'hon- 
neur de  la  philosophie  en  abaissant  les  religions,  et  ils 
ont  tort.  Pour  nous  autres,  qui  ne  plaidons  qu'une  seule 
cause,  la  cause  de  l'esprit  humain,  notre  admiration  est 
bien  plus  libre.  Nous  croirions  nous  faire  tort  à  nous- 
mêmes  en  n'admirant  pas  quelque  chose  de  ce  que  l'esprit 
humain  a  fait.  11  faut  critiquer  les  religions  comme  on 
critique  les  poèmes  primitifs.  Est-on  de  mauvaise  humeur 
contre  Homère  ou  Valmiki,  parce  que  leur  manière  n'est 
plus  celle  de  notre  âge  ? 

Personne,  grâce  à  Dieu,  n'est  plus  tenté,  de  nos  jours, 
d'aborder  les  religions  avec  cette  dédaigneuse  critique  du 
xvHi°  siècle,  qui  croyait  tout  expliquer  par  des  mots 
d'une  clarté  superficielle,  superstition,  crédulité,  fana- 
tisme. Aux  yeux  d'une  critique  plus  avancée,  les  reli- 
gions sont  les  philosophies  de  la  spontanéité,  philoso- 
phies  amalgamées  d'éléments  hétérogènes,  comme  l'ali- 
ment, qui  ne  se  compose  pas  seulement  de  parties 
nutritives.  En  apparence  la  fine  fïeur  serait  préférable, 
mais  l'estomac  ne  pourrait  la  supporter.  Des  formules 
exclusivement  scientifiques  ne  fourniraient  qu'une  nour- 
riture sèche,  et  cela  est  si  vrai  que  toute  grande  pensée 


I 


27G  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE, 

philosophique  se  combine  d'un  peu  de  mysticisme,  c'est- 
à-dire  de  fantaisie  et  de  rehgion  individuelle. 

Les  religions  sont  ainsi  l'expression  la  plus  pure  et  la 
plus  complète  de  la  nature  humaine,  le  coquillage  où  se 
moulent  ses  formes,  le  lit  où  elle  se  repose  et  laisse  em- 
preintes les  sinuosités  de  ses  contours.  Les  religions  et  les 
,  langues  devraient  être  la  première  étude  du  psychologue. 
Car  l'humanité  est  bien  plus  facile  à  reconnaître  dans 
ses  produits  que  dans  son  essence  abstraite,  et  dans  ses 
produits  spontanés  que  dans  ses  produits  réflexes.  La 
science,  étant  tout  objective,  n'a  rien  d'individuel  et  de 
personnel  :  les  religions,  au  contraire,  sont  par  leur 
essence  individuelles,  nationales,  subjectives  en  un  mot. 
Les  religions  ont  été  formées  à  une  époque  où  l'homme 
se  mettait  dans  toutes  ses  œuvres.  Prenez  un  ouvrage 
de  science  moderne,  VAstronomie  physique  de  M.  Biot  ou 
la  Chimie  de  M.  Regnault  :  c'est  l'objectivité  la  plus  par- 
faite; l'auteur  est  complètement  absent;  l'œuvre  ne 
porte  aucun  cachet  national  ni  individuel;  c'est  une 
œuvre  intellectuelle,  et  non  une  œuvre  humaine.  La 
science  populaire,  et  à  beaucoup  d'égards  la  science  an- 
cienne, ne  voyaient  l'homme  qu'à  travers  l'homme,  et 
le  teignaient  de  couleurs  tout  humaines.  Longtemps 
encore  après  que  les  modernes  se  furent  créé  des  moyens 
d'observation  plus  parfaits,  il  resta  de  nombreuses  causes 
d'aberration,  qui  défaçonnaient  et  altéraient  de  couleurs 
étrangères  les  contours  des  objets.  La  lunette,  au 
cuntraire,  avec  laquelle  les  modernes  voient  le  monde 
est  du  plus  parfait  achromatisme.  S'il  y  a  d'autres  intel- 
ligences que  celle  de  l'homme,  nous  ne  concevons  pas 
qu'elles  puissent  voir  autrement.  Les  œuvres  scienli- 
flcjucs  ne  peuvent  donc  en  aucune  façon  donner  une  idée 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  277 

«do  l'original. té  de  la  nature  humaine  ni  de  son  carac- 
tère propre,  tandis  qu'une  œuvre  où  la  fantaisie  et  la 
sensibilité  ont  une  large  part  est  bien  plus  humaine,  et 
par  conséquent  plus  adaptée  à  l'étude  expérimentale  des 
instincts  de  la  nature  psychologique. 
I  De  là  l'immense  intérêt  de  tout  ce  qui  est  religieux  et 
/  populaire,  des  récits  primitifs,  des  fables,  des  croyances 
'  superstitieuses.  Chaque  nation  y  dépense  de  son  âme,  les 
crée  de  sa  substance.  Tacite,  quel  que  soit  son  talent  pour 
peindre  la  nature  humaine,  renferme  moins  de  vraie 
psychologie  que  la  narration  naïve  et  crédule  des  Évan- 
giles. C'est  que  la  narration  de  Tacite  est  objective;  il 
raconte  ou  cherche  à  raconter  les  choses  et  leurs  causes 
telles  qu'elles  furent  en  effet;  la  narration  des  évangé- 
listes  au  contraire  est  objective  :  ils  ne  racontent  pas  les 
choses,  mais  le  jugement  qu'ils  ont  porté  des  choses,  la 
■  façon  dont  ils  les  ont  appréciées.  Qu'on  me  permette  un 
exemple  :  En  passant  le  soir  auprès  d'un  cimetière,  j'ai 
été  poursuivi  par  un  feu  follet;  en  racontant  mon  aven- 
ture, je  m'exprimerai  de  la  sorte  :  «  Le  soir  en  passant 
auprès  du  cimetière,  j'ai  été  poursuivi  par  un  feu  follet  ». 
Une  paysanne  au  contraire,  qui  a  perdu  son  frère  quel- 
ques jours  auparavant,  et  à  laquelle  sera  arrivée  la  même 
aventure,  s'exprimera  ainsi  :  «  Le  soir  en  passant  auprès 
du  cimetière,  j'ai  été  poursuivie  par  l'âme  de  mon 
frère  ».  Voilà  deux  narrations  du  même  fait,  parfaite- 
ment véraces.  Qu'est-ce  donc  qui  fait  leur  différence  ? 
C'est  que  la  première  raconte  le  fait  dans  sa  réalité  toute 
nue,  et  que  la  seconde  mêle  à  ce  récit  un  élément  sub- 
jectif, une  appréciation,  un  jugement,  une  manière  de 
voir  du  narrateur.  La  première  narration  était  simple, 
la  seconde  est  complexe  et  mêle  à  l 'affirmation  du  fait  un 


278  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

jugement  de  cause  (119).  Toutes  les  narrations  des  âges 
primitifs  étaient  subjectives  :  celles  des  âges  réfléchis  sont 
objectives.  La  critique  consiste  à  retrouver,  dans  la  me- 
sure du  possible^  la  couleur  réelle  des  faits  d'après  les 
couleurs  réfractées  à  travers  le  prisme  de  la  nationalité 
ou  de  l'individualité  des  narrateurs. 

La  vraie  histoire  de  la  philosophie  est  aonc  riiistoire 
des  religions.  L'œuvre  la  plus  urgente  pour  le  progrès  des 
sciences  de  l'humanité  serait  donc  une  théorie  philoso- 
phique   des    religions.    Or    comment    une   telle   théorie 
^^  serait-elle  possible  sans  l'érudition  ?  L'islamisme  est  certes 
bien  connu  des  arabisants  :   nulle  religion  ne  se  laisse 
toucher  d'aussi  près,  et  pourtant,  dans  les  livres  vulgaires, 
l'islamisme  est  encore  l'objet  des  fables  les  plus  absurdes^ 
et  des  appréciations  les  plus  fausses.  L'islamisme,  pourtant, 
bien  qu'il  soit  la  plus  faible  des  relîglôns  au    point    de 
vue  de  l'originalité  créatrice  (la  sève  était  déjà  épuisée), 
\  est  d'une  importance  majeure  dans  cette  étude  comparée, 
1  parce  que  nous  avons  des  documents  authentiques  sur 
Ises   origines;    ce    que  nous  n^avons  pour  aucune  autre 
frehgion.   Les  faits  primitifs  de  l'apparition  des  religions 
se  passant  tous  dans  le  spontané,  ne  laissant  aucune  trace. 
La   religion    ne    commence    à    avoir    conscience    d'elle- 
même  que  quand  elle  est  déjà  adulte  et  développée,  c'est- 
à-dire  quand  les  faits  primitifs  ont  disparu  pour  jamais. 
Les  religions,  non  plus  que  l'homme  individuel,   ne  se 
rappellent  leur  enfance,  et  il  est  bien  rare  que  des  docu- 
ments étrangers  viennent  lever  l'obscurité  qui    entoure 
leur  berceau.  L'islamisme  seul  fait  exception  à  cet  égard  : 
I  il  est  né  en  pleine  histoire;  les  traces  des  disputes  qu'il 
dut  traverser  et  de  l'incrédulité  qu'il  dut  combattre  exis- 
tint  encore.  Le  Coran  n'est  d'un  bout  à  l'autre  qu'une- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  279 

argumentation  sophistique.  Il  y  avait  dans  Mahomet 
beaucoup  de  réflexion  et  même  un  peu  de  ce  qu'on 
pourrait  à  la  rigueur  appeler  imposture  (120).  Les  faits 
qui  suivirent  l'étabhssement  de  l'islamisme,  et  qui  sont  si 
propres  à  montrer  comment  les  religions  se  consolident, 
sont  tous  aussi  du  domaine  de  l'histoire . 

Le  buddhisme  n'a  pas  cet  avantage.  L'induction  et  la 
conjecture  auront  une  large  part  dans  l'histoire  de  ses 
origines.  Mais  quelles  inappréciables  lumières  ne  fournira 
pas,  pour  découvrir  les  lois  d'une  formation  religieuse,  ce 
vaste  développement,  si  analogue  au  christianisme,  qui 
de  l'Inde  a  envahi  une  moitié  de  l'Asie,  et  envoyé  des 
missionnaires  depuis  jes  terres  séleucides  jusqu'au  fond 
de  la  Chine.  Le  problème  du  christianisme  primitif  ne 
sera  parfaitement  mûr  que  le  jour  où  xM.  Eugène  Burnouf 
aura  terminé  son  Introduction  à  l'histoire  du  buddhisme 
indien. 

Or  le  livre  le  plus  important  du  xix^  siècle  devrait 
avoir  pour  titre  :  Histoire  critique  des  origines  du  chris- 
tianisme. OEuvre  admirable  que  j'envie  à  celui  qui  la 
réalisera,  et  qui  sera  celle  de  mon  âge  mûr,  si  la  mort 
',et  tant  de  fatalités  extérieures  qui  font  souvent  dévier  si 
fortement  les  existences  ne  viennent  m'en  empêcher  !  On 
s'obstine  à  répéter  sur  ce  sujet  des  lieux  communs  pleins 
d'inexactitude.  On  croit  avoir  tout  dit  quand  on  a  parlé 
de  fusion  du  judaïsme,  du  platonisme  et  de  l'orientalisme, 
sans  qu'on  sache  ce  que  c'est  qu'orientalisme,  et  sans 
qu'on  puisse  dire  comment  Jésus  et  les  apôtres  avaient 
reçu  quelque  tradition  de  Platon.  C'est  qu'on  n'a  point 
encore  songé  à  chercher  les  origines  du  christianisme  là 
où  elles  sont  en  effet,  dans  les  livres  deutéro- canoniques, 
dans  les  apocryphes   d'origine  juive,   dans  la  Mischna, 


280  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

dans  le  Ph'ké  Avoth,  dans  les  œuvres  des  judéo-chrétiens. 
On  cherche  le  christianisme  dans  les  œuvres  des  Pères 
platoniciens  qui  ne  représentent  qu'un  second  moment  de 
son  existence.  Le  christianisme  est  primitivement  un  fait 
juif,  comme  le  buddhisme  un  fait  indien,  bien  que  le 
christianisme,  comme  le  buddhisme,  se  soit  vu  presque 
exterminé  des  pays  où  il  naquit,  et  que  le  mélange  des 
éléments  étrangers  ait  pu  faire  douter  de  son  origine. 

Pour  moi,  si  j'entreprenais  jamais  ce  grand  travail,  je 
commencerais  par  un  catalogue  exact  des  sources,  c'est-à- 
dire  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  en  Orient  depuis  l'époque 
de  la  captivité  des  juifs  à  Babylone  jusqu'au  moment  où 
le  christianisme  apparaît  définitivement  constitué,  sans 
oublier  le  secours  si  important  des  monuments,  pierres 
gravées,  etc.  Puis  je  consacrerais  un  volume  à  la  critique 
de  ces  sources.  Je  prendrais  l'un  après  l'autre  les  frag- 
ments de  Daniel  écrits  au  temps  des  Macchabées,  le  livre 
de  la  Sagesse,  les  paraphrases  chaldéennes,  le  Testament 
des  douze  patriarches,  les  livres  du  Nouveau  Testament-, 
la  Mischna,  les  apocryphes,  etc.,  et  je  chercherais  à  déter- 
miner, par  la  plus  scrupuleuse  critique,  l'époque  précise, 
le  lieu,  le  milieu  intellectuel  où  furent  composés  ces  ou- 
vrages. Cela  fait,  je  me  baserais  uniquement  sur  ces 
données  pour  former  mes  idées,  en  faisant  abstraction 
complète  de  toutes  les  imaginations  qu'on  s'est  faites 
par  induction  et  sur  de  vagues  analogies.  Sans  doute  la 
connaissance  universelle  de  l'esprit  humain  serait  néces- 
saire pour  cette  histoire.  Mais  il  laut  prendre  garde  de 
transformer  les  analogies  en  emprunts  réciproques,  quand 
l'histoire  ne  dit  rien  sur  la  réalité  de  ces  emprunts.  Nos 
critiques  français,  qui  n'ont  étudié  que  le  monde  grec 
et  latin,   ont  peine  à  comprendre  que  le  christianisme 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  281 

ait  été  d'abord  un  fait  exclusivement  juif.  Le  christia- 
nisme est  à  leurs  yeux  l'œuvre  de  l'humanité  entière, 
Socrate  y  a  préludé,  Platon  y  a  travaillé,  Térence  et 
Virgile  sont  déjà  chrétiens,  Sénèque  plus  encore.  Cela 
•est  vrai,  parfaitement  vrai,  pourvu  qu'on  sache  l'en- 
tendre. Le  christianisme  n'est  réellement  devenu  ce  qu'il 
est  que  quand  l'humanité  l'a  adopté  comme  expression 
des  besoins  et  des  tendances  qui  la  travaillaient  depuis 
longtemps.  Le  christianisme,  tel  que  nous  l'avons,  ren- 
ferme en  effet  des  éléments  de  toute  date  et  de  tout 
pays.  Mais  ce  qu'il  importe  de  mettre  en  lumière,  ce 
qui  n'est  pas  suffisamment  remarqué,  c'est  que  le  germe 
primitif  est  tout  juif;  c'est  qu'il  y  a  simple  simultanéité 
centre  l'apparition  de  Jésus  et  le  christianisme  anticipé 
'  du  monde  gréco-latin;  c'est  que  l'Évangile  et  saint  Paul 
doivent  être  expliqués  par  le  Talmud  et  non  par  Pla- 
ton (121).  La  terre  oii  le  christianisme  puisa  son  suc  et 
étendit  ses  racines,  c'est  l'humanité,  et  surtout  le 
monde  gréco-latin;  mais  le  noyau  d'où  l'arbre  est  sorti 
€st  tout  juif.  C'est  l'histoire  de  cette  curieuse  embryo- 
génie, l'histoire  des  racines  du  christianisme,  jusqu'au 
moment  où  l'arbre  sort  de  terre,  tandis  qu'il  n'est  en- 
core que  secte  juive,  jusqu'au  moment  où  il  est  adopté 
ou  absorbé,  si  l'on  veut,  par  les  nations,  que  j'ai  voulu 
indiquer  ici.  Elle  est  toute  à  deviner  :  ni  chrétiens, 
ni  juifs,  ni  païens  ne  nous  ont  transmis  rien  d'/iw/ori^we 
sur  cette  première  apparition  ni  sur  le  principal  héros 
Mais  la  critique  peut  retrouver  l'histoire  sous  la  légende, 
ou  du  moins  retracer  la  physionomie  caractéristique 
de  l'époque  et  de  ses  œuvres.  La  précision  scolastique, 
ici  comme  toujours,  exclut  la  critique.  On  peut  s'adresser 
sur  la  résurrection,   sur  les  miracles   évangéliques,  sur 


282  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

le  caractère  de  Jésus  et  des  apôtres  une  foule  de  ques- 
tions auxquelles  il  est  impossible  de  répondre,  en  jugeant 
le  premier  siècle  d'après  le  nôtre.  Si  Jésus  n'est  pas 
réellement  ressuscité,  comment  la  croyance  s'en  est-elle 
répandue?  Les  apôtres  étaient  donc  des  imposteurs?  les 
évangélistes  des  menteurs  ?  Comment  les  juifs  n'ont-ils 
pas  protesté?  Comment...!  etc.  Toutes  questions  qui  au- 
raient un  sens  dans  notre  siècle  de  réflexion  et  de  publi- 
cité, mais  qui  n'en  avaient  pas  à  une  époque  de  crédulité, 
où  ne  s'élevait  aucune  pensée  critique  (122). 

Le  premier  pas  dans  l'étude  comparée  des  religions  sera, 
ce  me  semble,  d'établir  deux  classes  bien  distinctes  parmi 
ces  curieux  produits  de  l'esprit  humain  :  religions  organi- 
sées, ayant  des  livres  sacrés,  des  dogmes  précis  ;  religions 
non  organisées,  n'ayant  ni  livres  sacrés,  ni  dogmes,  n'é- 
tant que  des  formes  plus  ou  moins  pures  du  culte  de  la 
nature,  et  ne  se  posant  en  aucune  façon  comme  des  révé- 
lations. Dans  la  première  classe  rentrent  les  grandes  reli- 
gions asiatiques  :  judaïsme,  christianisme,  islamisme,  par- 
sisme,  brahmanisme,  buddhisme,  auxquels  on  peut  ajou- 
''\  ter  le  manichéisme,  qui  n'est  pas  seulement  une  secte  ou 
i  hérésie  cTirétiênne,  comme  on  se  l'imagine  souvent,  mais 
lune  apparition  religieuse  entée,  comme  le christiarusme, 
l'islamisme  et  le  buddhisme,  sur  une  religion  antérieure. 
A  Dans  la  seconde,  devraient  être  rangés  les  polythéismes. 
mythologiques  de  la  Grèce,  des  Scandinaves,  des  Gaulois, 
et  en  général  toutes  les  mythologies  des  peuples  qui 
n'ont  pas  eu  de  livre  sacré.  A  vrai  dire,  ces  cultes  mé- 
ritent à  peine  le  nom  de  religions  ;  l'idée  de  révélation 
en  est  profondément  absente  ;  c'est  le  naturalisme  pur, 
exprimé  dans  un  poétique  symbolisme.  11  serait  conve- 
nable peut-être  de  réserver  le  nom  de  religions  aux  grandes 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  283 

compositions  dogmatiques  de  l'Asie  occidentale  et  méri- 
dionale. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  l'existence 
du  livre  sacré  est  le  critérium  qui  doit  servir  à  classer 
les  religions,  parce  qu'il  est  l'indice  d'un  caractère  plus 
profond,  l'organisation  dogmatique.  Il  est  certain  aussi 
que  l'Orient  nous  apparaît  comme  le  sol  des  grandes  reli- 
gions organisées.  L'Orient  a  toujours  vécu  dans  cet  état 
psychologique  où  naissent  les  mythes.  Jamais  il  n'est 
arrivé  à  cette  clarté  parfaite  de  la  conscience  qui  est  le 
rationalisme.  L'Orient  n'a  jamais  compris  la  véritable 
grandeur  philosophique,  qui  n'a  pas  besoin  de  miracles.  Il 
fait  peu  de  cas  d'un  sage  qui  n'est  pas  thaumaturge  (123). 
Le  livre  sacré  est  une  production  exclusivement  asiatique. 
L'Europe  n'en  a  pas  créé  un  seul  (124). 

Un  autre  caractère  non  moins  essentiel,  et  qui  peut  ser- 
vir aussi  bien  que  le  livre  sacré  à  distinguer  les  religions 
organisées,  c'est  la  tolérance  ou  l'exclusivisme.  Les  vieux 
cultes  mythologiques,  ne  se  donnant  pas  pour  la  forme  ab- 
solue de  rehgion,  mais  se  posant  comme  formes  locales, 
n'excluaient  par  les  autres  cultes. 

J'ai  mon  Dieu,  que  je  sers  ;  vous  servirez  le  vôtre  ; 
Ce  sont  deux  puissants  dieux. 

Voilà  la  pure  expression  de  cette  forme  religieuse. 
Chaque  nation,  chaque  ville  a  ses  dieux,  plus  ou  moins 
puissants  ;  il  est  tout  naturel  qu'elle  ne  serve  pas  ceux 
d'une  autre  ville.  Jéhova  lui-même  n'est  souvent  que  le 
Dieu  de  Jacob,  ayant  pour  son  peuple  les  mêmes  senti- 
ments de  partialité  nationale  que  les  autres  déités  locales. 
De  là  ces  défis  sur  la  puissance  respective  des  dieux, 
chaque  nation  tenant  à  ce  que  les  siens  soient  les  plus 
forts,  mais  qui  n'impliquent  nullement  qu'ils  soient  seuls 


284  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

<lieux.  11  en  est  tout  autrement  dans  le  judaïsme  à  l'é- 
poque des  prophètes,  et  en  général  dans  toutes  les  grandes 
religions  organisées.  Jéhova  seul  est  Dieu  ;  tout  le  reste 
n'est  qu'idole.  De  là  l'idée  d'une  vraie  religion,  qui  n'avait 
pas  de  sens  dans  les  cultes  mythologiques.  Or,  comme  la 
vérité  est  conçue  à  ces  époques  comme  une  révélation  de  la 
Divinité,  ce  caractère  se  traduit  en  religion  révélée  (12;)). 

Enfin  les  religions  organisées  se  distinguent  des  cultes 
mythologiques  par  un  plus  grand  caractère  de  fixité  et  de 
•durée.  11  est  vrai  à  la  lettre  qu'aucune  grande  religion 
n'est  morte  jusqu'ici,  et  que  les  plus  maltraitées,  par- 
sisme,  samaritanisme,  etc.  vivent  encore  dans  la  croyance 
de  quelque  tribu  ou  reléguées  dans  quelque  coin  du  globe. 

Ainsi  d'une  part:  religions  organisées,  se  posant  comme 
révélées,  absolues,  exclusivement  vraies,  ayant  un  livre 
sacré.  —  De  l'autre  :  religions  non  organisées^  locales,  non 
exclusives,  n'ayant  pas  de  livre  sacré. 

Les  grandes  religions  asiatiques  se  grouperaient  elles- 
mêmes  en  trois  familles,  ou  plutôt  se  rattacheraient  à  trois 
souches  :  l*'  famille  sémitique  (judaïsme,  christianisme, 
islamisme);  S''  famille  iranienne  (parsisme,  manichéisme); 
3**  famille  indienne  (brahmanisme,  buddhisme).  Dans 
l'intérieur  de  chaque  famille,  les  réformes  successives  n'ont 
•été  que  les  développements  d'un  fond  identique  (126). 

On  ne  peut  dire  rigoureusement  que  les  religions  soient 
une  afi"aire  de  race,  puisque  des  peuples  indo-germaniques 
•ont  créé  des  religions  tout  aussi  bien  que  les  peuples 
sémitiques.  On  ne  peut  nier  toutefois  que  les  religions 
indo-germaniques  n'aient  un  cachet  à  part.  11  s'en  faut 
peu  que  ce  soient  des  philosophies  pures.  Buddha  ne  fut 
qu'un  philosophe  ;  le  brahmanisme  n'a  guère  des  reli- 
gions organisées  que  le  livre  sacré,  et  n'est  au  fond  que 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  285 

l'expression  la  plus  simple  du  naturalisme.  Différence 
plus  remarquable  encore  :  toutes  les  religions  sémitiques 
sont  essentiellement  monothéistes  ;  celte  race  n'a  jamais  eu 
de  mythologie  développée.  Toutes  les  religions  indo-ger- 
maniques, au  contraire,  sont  ou  le  panthéisme  ou  le  dua- 
lisme, et  possèdent  un  vaste  développement  mythologique 
ou  symbohque  (127).  Il  semble  que  les  facultés  créatrices 
des  religions  aient  été  chez  les  peuples  en  raison  inverse 
des  facultés  philosophiques.  La  recherche  réfléchie,  indé- 

'  pendante,  sévère,  courageuse,  philosophique  en  un  mot, 
de  la  vérité,  semble  avoir  été  le  partage   de  cette  race- 

[  indo- germanique,  qui,  du  fond  de  l'Inde  jusqu'aux  extré- 
mités de  l'Occident  et  du  Nord,  depuis  les  siècles  les  plus 
reculés  jusqu'aux  temps  modernes,  a  cherché  à  expliquer 
Dieu,  l'homme  et  le  monde  au  sens  rationaliste,  et  a  laissé 
derrière  elle  comme  échelonnés  aux  divers  degrés  de  son 
histoire  ces  systèmes,  ces  créations  philosophiques,  tou- 
jours et  partout  soumis  aux  lois  constantes  et  nécessaires 
d'un  développement  logique.  Les  Sémites,  au  contraire, 
qui  n'offrent  aucune  tentative  d'analyse,  qui  n'ont  pas 
produit  une  seule  école  de  philosophie  indigène  (428), 
sont  par  excellence  la  race  des  religions,  destinée  à  leur 
donner  naissance  et  à  les  propager.  A  eux  ces  élans  hardis 
et  spontanés  d'âmes  encore  jeunes,  pénétrant  sans  effort 
et  comme  d'un  mouvement  naturel  dans  le  sein  de  l'in- 
fini, descendant  de  là  toutes  trempées  d'une  rosée  divine, 
puis  exhalant  leur  enthousiasme  par  un  culte,  une  doctrine- 
mystique,  un  livre  révélé.  L'école  philosophique  a  sa  pa- 
trie sous  le  ciel  de  la  Grèce  et  de  l'Inde  ;  le  temple  et 
la  science  sacerdotale,  s'expliquant  en  énigmes  et  en  sym- 
boles, voilant  la  vérité  sous  le  mystère,  atteignant  souvent 
plus  haut,  parce  qu'elle  est  moins  inquiète  de  regarder  etb 


286  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

arrière  et  de  s'assurer  de  sa  marche,  tel  est  le  caractère 
de  la  race  religieuse  et  théocratiquc  des  Sémites.  C'est  par 
excellence  le  peuple  de  Dieu.  Aussi  tout  culte  leur  est-il 
sacré,  et  le  seul  athée  est  pour  eux  un  non  sens,  une 
énigme,  un  monstre  dans  l'univers.  Ils  ont  cet  instinct 
moral,  ce  bon  sens  pratique  et  sans  grande  profondeur 
d'analyse,  mais  populaire  et  facile,  qui  fait  le  génie  des 
religions^  joint  à  ce  don  prophétique  qui  souvent  sait 
parler  de  Dieu  plus  éloquemment  et  surtout  plus  abon- 
damment que  la  science  et  le  rationalisme.  Et  en  effet 
n'est-il  pas  remarquable  que  les  trois  religions  qui  jus- 
qu'ici ont  joué  le  plus  grand  rôle  dans  l'histoire  de  la 
civilisation,  les  trois  religions  marquées  d'un  caractère 
spécial  de  durée,  de  fécondité,  de  prosélytisme,  et  liées  d'ail- 
leurs entre  elles  par  des  rapports  si  étroits  qu'elles  semblent 
trois  rameaux  d'un  même  tronc,  trois  traductions  inéga- 
lement belles  et  pures  d'une  même  idée,  sont  nées  toutes 
"A  les  trois  en  terre  sémitique  et  de  là  se  sont  élancées  à  la 
\  conquête  de  hautes  destinées?  Il  n'y  a  que  quelques  lieues 
\de  Jérusalem  au  Sinaï  et  du  Sinaï  à  la  Mecque  (128  bis). 

Toutefois,  comme  les  races  diffèrent  non  par  des  facultés 
diverses,  mais  par  l'extension  diverse  des  mêmes  facultés, 
comme  ce  qui  fait  le  caractère  dominant  des  unes  se 
retrouve  chez  les  autres  à  l'état  rudimentaire,  la  Grèce  pré- 
sente des  germes  non  équivoques  des  procédés  qui  ont 
créé  en  Orient  des  révélateurs,  des  hommes-dieux  et  des 
prophètes.  Mais  toujours  ils  ont  avorté  avant  de  constituer 
une  véritable  tradition  religieuse.  L'institut  de  Pytiiagore, 
\  avec  ses  degrés,  ses  initiations,  ses  épreuves,  sa  teinte 
prononcée  d'ascétisme,  rappelle  les  grands  systèmes  orga- 
nisés de  l'Asie.  Pythagore  lui-même  ressemble  fort  à  un 
théurge.  Il  est  infaillible  (aùxoç  t^a.)  ;  un  disciple  blâmé  par 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  287 

lui  se  donne  la  mort.  Il  a  visiié  les  enfers,  et  se  souvient 
de  ses  transmigrations.  Lui-même  se  prête  complaisam- 
ment  ou  même  donne  occasion  à  ces  croyances  :  il  recon- 
naît dans  un  temple  de  la  Grèce  les  armes  qu'il  a  por- 
tées au  siège  de  Troie.  En  Orient,  Pythagore  eût  été 
Buddha.  —  Cette  couleur  est  encore  bien  plus  frappante 
dans  Empédocle,  qui  représente  trait  pourrait  le  tliéurge 
orierital.  JPrêtre  et  poète,  comme  Orphée,  médecin  et  thau- 
maturge, toute  la  Sicile  racontait  ses  miracles.  11  ressus- 
citait les  morts,  arrêtait  les  vents,  détournait  la  peste.  11  ne 
paraissait  en  public  qu'au  milieu  d'un  cortège  de  servi- 
teurs, la  couronne  sacrée  sur  la  tête,  les  pieds  ornés  de 
crépides  d'airain  retentissantes,  les  cheveux  flottants  sur 
les  épaules,  une  branche  de  laurier  à  la  main.  Sa  divi- 
nité fut  reconnue  dans  toute  la  Sicile,  il  la  proclama  lui- 
même,  ft  Amis,  qui  habitez  les  hauteurs  de  la  grande  ville 
baignée  par  le  blond  Acragas,  écrit-il  au  début  d'un  de 
ses  poèmes,  zélés  observateurs  de  la  justice,  salut  !  Je  ne 
suis  pas  un  homme,  je  suis  un  dieu.  A  mon  entrée  dans 
les  villes  florissantes,  hommes  et  femmes  se  prosternent. 
La  multitude  suit  mes  pas.  Les  uns  me  demandent  des 
oracles,  les  autres  le  remède  des  maladies  cruelles  dont 
ils  sont  tourmentés.  »  Les  procédés  par  lesquels  se  forme 
sa  légende  miraculeuse  rappellent  trait  pour  trait  ceux  de 
l'Orient.  Une  léthargie  à  laquelle  il  a  mis  fin  par  son  art 
devient  une  résurrection.  Il  arrête  les  vents  étésiens  qui 
désolaient  Agrigente,  en  fermant  une  ouverture  entre  deux 
montagnes;  de  là  le  surnom  de  xoXucavsjjiaç.  11  assainit  un 
marais  voisin  de  Sélinonte;  ce  qui  suffit  pour  faire  de 
lui  un  égal  d'Apollon.  Voilà  des  analogues  bien  carac- 
térisés des  fondateurs  religieux  de  l'Orient.  Mais,  hélas! 
la  Grèce  était  trop  légère  pour  s'arrêter  longtemps  à  ces 


288  L'AVENIR    DE  LA   SClExXCE. 

croyances  et  pour  les  constituer  en  traditions  religieuses; 
la  divinité  d'Empédocle  alla  échouer  contre  le  scepticisme 
des  rieurs,  et  la  malicieuse  légende  s'égaya  de  ses  sandales 
trouvées  sur  le  mont  Etna.  L'Asie  n'a  jamais  su  rire,  et 
c'est  pour  cela  qu'elle  est  religieuse. 

Quant  aux  cultes  mythologiques  sans  organisation  ni 
livre  sacré,  la  variété  en  est  bien  plus  grande,  ou  plutôt 
toute  classification  est  ici  impossible.  C'est  la  pure  fan- 
taisie, c'est  l'imagination  humaine  brodant  sur  un  fond 
toujours  identique,  qui  est  la  religion  naturelle.  Poème 
pour  poème,  symbole  pour  symbole.  La  variété  ici  de- 
vient parfois  presque  individuelle,  une  simple  affaire  de 
famille.  Tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  d'indiquer  les- 
degrés  et  les  âges  divers  de  ces  curieux  procédés.  Au 
plus  bas  degré,  apparaîtrait  le  fétichisme,  c'est-à-dire  les- 
mythologies  individuelles  ou  de  familles,  les  fables  rêvées 
et  affirmées  avec  l'arbitraire  le  plus  complet,  sans  aucu» 
antécédent  traditionnel,  sans  que  l'idée  de  leur  vérité 
se  présente  un  instant  à  l'esprit,  pas  plus  que  dans  le  rêve^ 
la  fable  pour  la  fable.  Puis  viendraient  les  mythes  plus  ré- 
fléchis, où  les  instincts  de  la  nature  humaine  s'expriment 
d'une  façon  plus  distincte,  c'est-à-dire  déjà  avec  une  cer- 
taine analyse,  mais  sans  réflexion,  ni  aucune  vue  de- 
symbolisme  allégorique.  Puis  enfin  le  symbolisme  ré- 
fléchi, l'allégorie  créée  avec  la  conscience  claire  du 
double  sens,  lequel  échappait  complètement  aux  premiers 
créateurs  de  mythes. 

Au  fond,  toute  créature  mythologique,  comme  tout  dé- 
veloppement religieux  traverse  deux  phases  bien  dis- 
tinctes, l'âge  créateur,  oii  se  tracent  au  fond  de  la  cons- 
cience populaire  les  grands  traits  de  la  légende,  et  l'âge  de 
remaniement,  d'ajustage,  d'amplification  verbeuse,  où  la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  289 

grande  veine  poétique  est  perdue,  où  l'on  ne  fait  que 
réchauffer  les  vieilles  fables  poétiques,  d'après  des  pro- 
cédés donnés  et  qu'on  ne  dépasse  plus.  Hésiode  d'une 
part,  les  mythologues  alexandrins  de  l'autre;  les  Yédas 
d'une  part,  les  Pouranas  de  l'autre;  les  Évangiles  cano- 
niques d'une  part,  les  apocryphes  de  l'autre,  sont  autant 
d'exemples  de  cette  transformation  des  mythologies.  C'est 
une  façon  de  prendre  les  mythes  du  vieux  temps  et  de 
les  amplifier,  en  fondant  tous  les  traits  originaux  dans  le 
nouveau  récit,  et  en  faisant  en  quelque  sorte  la  mono- 
graphie de  ce  qui,  dans  la  grande  fable  primitive,  n'était 
qu'un  menu  détail  ;  tout  cela  sans  aucune  invention,  sans 
jamais  s'écarter  du  thème  donné.  On  ajoute  ce  qui  a  dû 
vraisemblablement  arriver,  on  développe  la  situation,  on 
fait  des  rapprochements.  C'est  en  un  mot  une  composi- 
tion réfléchie  et  en  un  sens  littéraire,  ayant  pour  base 
une  création  spontanée.  Cet  âge  est  nécessairement  fade 
et  ennuyeux.  Car  le  spontané,  si  vif,  si  gracieux  dans  sa 
naïveté,  ne  souffre  pas  d'être  remanié.  Que  deviennent  les 
idées  naïves  d'un  enfant  lourdement  commentées  par  des 
pédants,  fleurs  délicates  qui  se  flétrissent  en  passant  de 
main  en  main.  Croyez-vous  que  Vénus,  Pan  et  les  Grâces 
n'avaient  pas  pour  les  hommes  primitifs  qui  les  créèrent 
en  sens  différent  de  celui  qu'ils  ont  dans  le  parc  de  Ver- 
sailles, réduits  à  un  froid  allégorisme  par  un  siècle  ré- 
fléchi, qui  va  par  fantaisie  chercher  une  mythologie 
dans  le  passé  pour  s'en  faire  une  langue  convention- 
nelle (129)? 

Ces  deux  phases  dans  la  création  légendaire  correspon- 
dent aux  deux  âges  de  toute  religion  :  l'âge  primitif,  où 
elle  sort  belle  et  pure  de  la  conscience  humaine,  comme  le 
rayon  du  soleil,  âge  de  foi  simple  et  naïve,  sans  retour, 

19 


290  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

sans  objection,  ni  réfutation  ;  et  l'âge  réfléchi,  où  l'objec- 
tion et  l'apologétique  se  sont  produites;  âge  subtil,  où  la 
réflexion  devient  exigeante,  sans  pouvoir  se  satisfaire  ;  où 
le  merveilleux,  autrefois  si  facile,  si  bien  imaginé,  si  sua- 
vement conçu,  reflet  si  pur  des  instincts  moraux  de 
l'humaniié,  devient  timide,  mesquin,  parfois  immoral, 
surnaturel  au  petit  pied,  miracles  de  coterie  et  de  confré- 
ries, etc.  Tout  se  resserre  et  se  rapetisse  ;  les  pratiques 
perdent  leur  sens  et  se  matérialisent  ;  la  prière  devient  un 
)  mécanisme,  le  culte  une  cérémonie,  les  formules  une  sorte 
de  cabalisme,  où  les  mots  opèrent,  non  plus  comme  autre- 
fois par  leur  sens  moral,  mais  par  leur  son  et  leur  articu- 
lation; les  prescriptions  légales,  à  l'origine  empreintes 
d'une  si  profonde  moralité,  deviennent  de  pures  prohibi- 
tions incommodes  que  Ton  cherche  à  éluder,  jusqu'au 
jour  où  l'on  trouvera  une  subtilité  pour  s'en  débarras- 
ser (130).  Dans  le  premier  âge,  la  religion  n'a  pas  besoin 
de  symboles  ;  elle  est  un  esprit  nouveau,  un  feu  qui  va 
sans  cesse  dévorant  devant  lui  ;  elle  est  libre  et  sans 
limites.  Puis,  quand  l'enthousiasme  est  tombé,  quand  la 
force  originale  et  native  s'est  éteinte,  on  commence  à  dé- 
finir, à  combiner,  à  spéculer  ce  que  les  premiers  croyants 
avaient  embrassé  de  foi  et  d'amour.  Ce  jour-là  naît  la 
scolastique,  et  ce  jour-là  est  posé  le  premier  germe  de 
l'incrédulité. 

Je  ne  puis  dire  tout  ce  que  j'entrevois  sur  ce  riche  sujet, 
ni  les  trésors  de  psychologie  qu'on  pourrait  tirer  de  l'étude 
de  ces  œuvres  admirables  de  la  nature  humaine.  C'est,  je 
le  sais,  une  singulière  position  que  la  nôtre  en  face  de  ces 
œuvres  étranges.  Pleines  de  vie  et  de  vérité  pour  les 
peuples  qui  les  ont  créées,  elles  ne  sont  pour  nous  qu'un 
objet   d'analyse  et  de  dissection.  Position  inférieure,  en 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE  291 

un  sens,  qui  ne  nous  permettra  jamais  d'en  avoir  la 
parfaite  intelligence.  Que  de  fois,  en  réfléchissant  sur 
la  mythologie  de  l'Inde  par  exemple,  j'ai  été  frappé  de 
l'impossibilité  absolue  où  nous  sommes  d'en  comprendre 
l'âme  et  la  vie  !  Nous  sommes  là  en  présence  d'œuvres 
profondément  expressives,  riches  de  significations  pour 
une  portion  de  l'humanité,  nous  sceptiques,  nous  ana- 
lystes .  Comment  nous  diraient-elles  tout  ce  qu'elles  leur 
■disent?  Ceux-là  peuvent  comprendre  le  Christ  qui  y  ont 
€ru  ;  de  même,  pour  comprendre,  dans  toute  leur  portée, 
-ces  sublimes  créations,  il  faudrait  y  avoir  cru,  ou  plutôt 
{car  le  mot  croire  n'a  pas  de  sens  dans  ce  monde  de  la 
fantaisie)  il  faudrait  avoir  vécu  avec  elles.  Ne  serait-il 
pas  possible  de  réaliser  ce  prodige  par  un  progrès  de 
l'esprit  scientifique,  qui  rendrait  profondément  sympa- 
thique à  tout  ce  qu'a  fait  l'humanité?  Je  ne  sais:  il  est 
sûr  au  moins  que,  ces  systèmes  renfermant  des  atomes 
plus  ou  moins  précieux  de  nature  humaine,  c'est-à-dire 
de  vérité,  celui  qui  saurait  les  entendre  y  trouverait  une 
solide  nourriture.  En  général,  on  peut  être  assuré  que, 
quand  une  œuvre  de  l'esprit  humain  apparaît  comme  trop 
absurde  ou  trop  bizarre,  c'est  qu'on  ne  la  comprend  pas, 
ou  qu'on  la  prend  à  faux.  Si  on  se  plaçait  au  vrai  jour, 
on  en  verrait  la  raison. 

J'ai  voulu  montrer  par  quelques  exemples  à  quels  résul- 
tats philosophiques  peuvent  mener  des  sciences  de  pure 
•érudition  et  combien  est  injuste  le  mépris  que  certains 
esprits,  doués  d'ailleurs  du  sens  philosophique,  déversent 
sur  ces  études.  Que  serait-ce  si,  abordant  la  philosophie  de 
l'histoire,  je  montrais  que  cette  science  merveilleuse,  qui 
sera  un  jour  la  science  maîtresse,  n'arrivera  à  se  consti- 
tuer d'une  manière  sérieuse  et  digne  que  par  le  secours 


202  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

de  la  plus  scrupuleuse  érudition,  que  jusque-là  elle  res- 
tera au  point  où  en  étaient  les  sciences  physiques  avant 
Bacon,  errant  d'hypothèse  en  hypothèse,  sans  marche 
arrêtée,  ne  sachant  quelle  forme  donner  à  ses  lois  et  ne 
dépassant  jamais  la  sphère  des  créations  artificielles  et 
fantastiques? 

Que  serait-ce  si  je  montrais  que  la  critique  littéraire,. 

qui  est  notre  domaine  propre,  et  dont  nous  sommes  à  bon 

droit  si  fiers,  ne  peut  être  sérieuse  et  profonde  que  par 

l'érudition  ?  Comment  saisir  la  physionomie  et  l'originalité 

des  littératures  primitives,  si  on  ne  pénètre  la  vie  morale 

et  intime  de  la  nation,  si  on  ne  se  place  au  point  même 

de  l'humanité  qu'elle  occupa,  afin  de  voir  et  de  sentir 

comme  elle,  si  on  ne  la  regarde  vivre,  ou  plutôt  si  on  ne 

vit  un  instant  avec  elle?  Rien  de  plus  niais  d'ordinaire 

que   l'admiration   que   l'on   voue    à  l'antiquité.   On  n'y 

,  admire   pas   ce  qu'elle  a  d'original  et  de  véritablement 

admirable  ;  mais  on  relève  mesquinement  dans  les  œuvres 

antiques  les  traits  qui  se  rapprochent  de  notre  manière  ; 

on  cherche  à  faire  valoir  des  beautés  qui  chez  nous,  on 

est  forcé  de  l'avouer,  seraient  de  second  ordre.  L'embarras 

des  esprits  superficiels  vis-à-vis  des  grandes  œuvres  des 

;  littératures  classiques  est  des  plus  risibles.  On  part  de  ce 

'   principe  qu'il   faut   à  tout   prix  que   ces  œuvres   soient 

belles,  puisque  les  connaisseurs  l'ont  décidé.  Mais,  comme 

on  n'est  pas   capable,    faute  d'érudition,  d'en   saisir  la 

\   haute   originalité,   la  vérité,   le  prix  dans    l'histoire  de 

\  l'esprit  humain,  on  se  relève  par  les  menus  détails;  on 

s'extasie  devant  de  prétendues  beautés,  auxquelles  l'auteur 

ne  pensait  pas  ;  on  s'exagère  à  soi-même  son  admiration  ; 

■    on  se  figure  enthousiaste  du  beau  antique,  et  on  n'admire 

en  effet  que  sa  propre  niaiserie.  Admiration  toute  conven- 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  i93 

tionnelle,  qu'on  excite  en  soi  pour  se  conformer  à  l'usage, 
et  y)arce  qu'on  se  tiendrait  pour  un  barbare  si  on  n'ad- 
mirait pas  ce  que  Jcs  connaisseurs  admirent.  De  là  les 
tortures  qu'on  se  donne  pour  s'exciter  devant  des  œu- 
vres qu'il  faut  absolument  trouver  belles,  et  pour  dé- 
couvrir çà  et  là  quelque  menu  détail,  quelque  épitliète 
quelque  trait  brillant,  une  phrase  qui  traduite  en  fran- 
çais donnerait  quelque  chose  de  sonnant.  Si  l'on  était 
de  bonne  foi,  on  mettrait  Sénùque  au-dessus  de  Démos- 
thène  (131).  Certaines  personnes  à  qui  on  a  dit  que 
Roi  lin  est  beau  s'étonnent  de  n'y  trouver  que  des 
phrases  simples,  et  ne  savent  à  quoi  s'en  prendre  pour 
admirer,  incapables  qu'elles  sont  de  concevoir  la  beauté 
qui  résulte  de  ce  caractère  de  naïve  et  délicieuse  pro- 
bité. C'est  l'homme  qui  est  beau  ;  ce  sont  les  choses  qui 
sont  belles,  et  non  le  tour  dont  on  les  dit.  Mais  il 
a  si  peu  de  personnes  capables  d'avoir  un  jugement  es- 
thétique! On  admire  de  confiance  et  pour  ne  pas  rester 
en  arrière.  Combien  y  a-t-il  de  spectateurs  qui,  devant 
un  tableau  de  Raphaël,  sachent  ce  qui  en  fait  la  beauté, 
et  ne  préféreraient,  s'ils  étaient  francs,  un  tableau  mo- 
derne, d'un  style  clair  et  d'un  coloris  éclatant?  Un  des 
plaisirs  les  plus  piquants  qu'on  puisse  se  donner  est  de 
faire  ainsi  patauger  les  esprits  médiocres  à  propos  d'œu- 
vres  qu'on  leur  a  bien  persuadé  d'avance  être  belles. 
Fréron  admire  Sophocle  pour  avoir  respecté  certaines  con- 
venances, auxquelles  assurément  ce  poète  ne  pensait  guère. 
En  général,  les  Grecs  ne  connaissaient  pas  les  beautés  de 
plan,  et  c'est  bien  gratuitement  que  nous  leur  en  faisons 
honneur.  J'en  ai  vu  qui  trouvaient  admirable  l'entrée  de 
VOEdipe  Roi,  parce  que  le  premier  vers  renferme  une 
jolie  antithèse  et  peut  se  traduire  par  un  vers  de  Racine. 


k 


aV 


294  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Depuis  qu'on  a  répété  (et  avec  raison)  que  la  Bible  est 
admirable,  tout  le  monde  prétend  bien  admirer  la  Bible. 
Il  est  résulté  de  cette  disposition  favorable  qu'on  y  a 
précisément  admiré  ce  qui  n'y  est  pas.  Bossuet,  que  l'on 
croit  si  biblique,  et  qui  l'est  si  peu,  s'extasie  devant  les 
contresens  et  les  solécismes  de  la  Vulgate,  et  prétend  y 
découvrir  des  beautés  dont  il  n'y  a  pas  trace  dans  l'ori- 
ginal (132).  Le  bon  Rollin  y  va  plus  naïvement  encore  et 
relève  dans  le  Cantique  de  la  Ptler  Rouge,  Vexorde,  la 
suite  des  pensées,  le  plan,  le  style  même.  Enfin  Lowth, 
plus  insipide  que  tous  les  autres,  nous  fait  un  traité  de 
rhétorique  aristotélicienne  sur  la  Poésie  des  Hébreux,  où 
l'on  trouve  un  chapitre  sur  les  métaphores  de  la  Bible,  un 
autre  sur  les  com,paraisons,  un  autre  sur  les  prosopopées, 
un  autre  sur  le  sublime  de  diction,  etc.,  sans  soupçonner 
\  un  instant  ce  qui  fait  la  beauté  de  ces  antiques  poèmes, 
\  savoir  l'inspiration  spontanée,  indépendante  des  formes 
artificielles  et  réfléchies  de  l'esprit  humain  jeune  et  neuf 
dans  le  monde,  portant  partout  le  Dieu  dont  il  conserve 
encore  la  récente  impression. 

L'admiration,  pour  n'être  point  vaine  et  sans  objet,  doit 
donc  être  historique,  c'est-à-dire  érudite.  Chaque  œuvre  est 
belle  dans  son  milieu,  et  non  parce  qu'elle  rentre  dans- 
l'un  des  casiers  que  l'on  s'est  formé  d'une  manière  plus  ou 
moins  arbitraire.  Tracer  des  divisions  absolues  dans  la 
littérature,  déclarer  que  toute  œuvre  sera  une  épopée,  ou 
une  ode,  ou  un  roman,  et  critiquer  les  œuvres  du  passé 
d'après  les  règles  qu'on  s'est  posées  pour  chacun  de  ces- 
genres,  blâmer  Dante  d'avoir  fait  une  œuvre  qui  n'est  ni 
une  épopée,  ni  un  drame,  ni  un  poème  didactique,  blâmer 
Klopstock  d'avoir  pris  un  héros  trop  parfait,  c'est  mécon- 
naître la  liberté  de  l'inspiration  et  le  droit  qu'a  l'esprit  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  295 

souffler  où  il  veut.  Toute  manière  de  réaliser  le  beau  est 
légitime,  et  le  génie  a  toujours  le  même  droit  de  créer. 
L'œuvre  belle  est  celle  qui  représente,  sous  des  traits  finis 
et  individuels,  l'éternelle  et  infinie  beauté  de  la  nature 
humaine. 

Le  savant  seul  a  le  droit  d'admirer.  Non  seulement  la 
critique  et  l'esthétique,  qu'on  considère  comme  opposées, 
ne   s'excluent  pas  ;  mais  l'une  ne  va  pas  sans  l'autre. 
,  Tout  est  à  la  fois  admirable  et  critiquable,  et  celui-là  seul 
I  sait  admirer  qui  sait  critiquer.  Comment  comprendre  par 
I  exemple  la  beauté  d'Homère  sans  être  savant,  sans  con- 
naître l'antique,  sans  avoir  le  sens  du  primitif?  Qu'ad- 
mire-t-on  d'ordinaire  dans  ces  vieux  poèmes?  De  petites 
naïvetés,  des  traits  qui  font  sourire,  non  ce  qu'est  vérita- 
blement admirable,   le  tableau  d'un   âge  de  l'humanité 
dans  son  inimitable  vérité.  L*admiration  de  Chateaubriand 
1  n'est  si  souvent  défectueuse,  que  parce  que  le  sens  esthé- 
!  tique  si  éminent  dont  il  était  doué  ne  reposait  pas   s\ir 
une  solide  instruction  (133). 

C'est  donc  par  des  travaux  de  philosophie  scientifique 
que  l'on  peut  espérer  d'ajouter,  dans  l'état  actuel  de  l'esprit 
humain,  au  domaine  des  idées  acquises.  Quand  on  songe 
au  rôle  qu'ont  joué  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  des 
hommes  comme  Érasme,  Bayle,  Wolf,  Niebuhr,  Strauss, 
quand  on  songe  aux  idées  qu'ils  ont  mises  en  circulation, 
ou  dont  ils  ont  hâté  l'avènement,  on  s'étonne  que  le 
nom  de  philosophe,  prodigué  si  libéralement  à  des 
pédants  obscurs,  à  d'insignifiants  disciples,  ne  puisse  s'ap- 
pliquer à  de  tels  hommes.  Les  résultats  de  la  haute 
science  sont  longtemps,  je  le  sais,  à  entrer  en  circulation. 
Des  immenses  travaux  déjà  accomplis  par  les  indianistes 
modernes,  quelques  atomes  à  peine  sont  déjà  devenus 


296  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

de  droit  commun.  Un  innombrable  essaim  de  doctes  phi- 
lologues a  complètement  réformé  en  Allemagne  l'exégèse 
biblique,  sans  que  la  France  connaisse  encore  le  premier 
mot  de  leurs  travaux.  Toutefois,  pour  la  science  comme 
pour  la  philosophie,  il  y  a  des  canaux  secrets  par  lesquels 
s'infiltrent  les  résultais.  Les  idées  de  Wolf  sur  l'épopée 
ou  plutôt  celles  qu'il  a  amenées  sont  devenues  du  do- 
maine public.  La  grande  poésie  panthéiste  de  Gœthe,  de 
Victor  Hugo,  de  Lamartine,  suppose  tout  le  travail  de  la 
critique  moderne,  dont  le  dernier  mot  est  le  panthéisme 
littéraire.  J'ai  peine  à  croire  que  M.  Hugo  ait  lu  Heyne, 
Wolf,  William  Jones,  et  pourtant  sa  poésie  les  suppose. 
11  vient  un  certain  jour  où  les  résultats  de  la  science  se 
répandent  dans  l'air,  si  j'ose  le  dire,  et  forment  le  ton 
général  de  la  littérature.  M.  Fauriel  n'était  qu'un  savant 
critique;  le  don  de  la  production  artistique  lui  fut  presque 
;  refusé;  peu  d'hommes  ont  pourtant  exercé  sur  la  littéra- 
1    ture  productive  une  aussi  profonde  influence. 

Combien  il  s'en  faut  encore  que  les   mines   du  passé 
aient  rendu  tous  les  trésors  qu'elles  renferment  !  L'œuvre 
de  l'érudition  moderne  ne  sera   accomplie    que  quand 
toutes  les  faces  de  l'humanité,  c'est-à-dire  toutes  les  na- 
tions auront  été  l'objet  de  travaux  définitifs,  quand  l'Inde, 
la  Chine,  la  Judée,  l'Egypte  seront  restituées,  quand  on 
aura  définitivement  la  parfaite  compréhension  de  tout  le 
développement  humain.   Alors    seulement  sera  inauguré 
le  règne  de  la  critique.  Car  la  critique  ne  marchera  avec 
1  une  parfaite  sécurité  que  quand  elle  verra  s'ouvrir  devant 
I   elle  le  champ  de  la  comparaison  universelle.  La  compa- 
''    raison    est    le    grand    instrument    de    la    critique.    Le 
xvii^  siècle    n'a  pas  connu    la   critique,    parce    que    la 
comparaison  des  faces    diverses  de  l'esprit   humain  lui 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  297 

était  impossible.  Hérodote  et  Tite-Live  devaient  être 
tenus  pour  des  historiens  sérieux,  Homère  devait  passer 
pour  un  poète  individuel,  avant  que  l'étude  comparée 
des  littératures  eût  révélé  les  fails  si  délicats  du  my- 
Ihisme,  de  la  légende  primitive,  de  rapocryphismc.  Si 
ie  xvn®  siècle  eût  connu  comme  nous  Tlndc,  la  Perse,  la 
vieille  Germanie,  il  n'eût  pas  si  lourdement  admis  les  fa- 
bles des  origines  grecques  et  romaines.  Bossuet,  dont  la 
gloire  est  de  représenter  dans  un  merveilleux  abrégé  tout 
le  xvn^  siècle,  sa  grandeur  comme  sa  faiblesse,  eût-il  porté 
dans  son  exégèse  une  si  détestable  critique,  si,  au  lieu 
de  faire  son  éducation  biblique  dans  saint  Augustin, 
il  l'eût  faite  dans  Eichhorn  ou  De  Wette(134)? 

Le  sens  critique  ne  s'inocule  pas  en  une  heure  :  celui 
qui  ne  l'a  point  cultivé  par  une  longue  éducation  scien- 
tifique et  intellectuelle  trouvera  toujours  des  arguments  à 
opposer  aux  plus  délicates  inductions.  Les  thèses  de  la  fine 
critique  ne  sont  pas  de  celles  qui  se  démontrent  en  quel- 
ques minutes,  et  sur  lesquelles  ou  peut  forcer  l'ad- 
versaire ignorant  ou  décidé  à  ne  pas  se  prêter  aux  vues 
qu'on  lui  propose.  S'il  y  a  parmi  les  œuvres  de  l'esprit 
humain  des  mythes  évidents,  ce  sont  assurément  les  pre- 
mières pages  de  l'histoire  romaine,  les  récits  de  la 
tour  de  Babel,  de  la  femme  de  Loth,  de  Samson  ;  s'il 
y  a  un  roman  historique  bien  caractérisé,  c'est  celui  de 
Xénophon  ;  s'il  y  a  un  historien  conteur,  c'est  Hérodote. 
Ce  serait  pourtant  peine  perdue  que  de  chercher  à  le  dé- 
montrer à  ceux  qui  refusent  de- se  placer  à  ce  point  de 
vue.  Élever  et  cultiver  les  esprits,  vulgariser  les  grands  ré- 
sultats de  la  science  est  le  seul  moyen  de  faire  comprendre 
et  accepter  les  idées  nouvelles  de  la  critique.  Ce  qui 
convertit,  c'est.  la  science,  c'est  la  philologie,  c'est  la  vue 


2^18  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

étendue  et  comparée  des  choses,  c'est  l'esprit  moderne  en 
un  mot.  Il  faut  laisser  aux  esprits  médiocres  la  satisfac- 
tion de  se  croire  invincibles  dans  leurs  lourds  arguments. 
Il  ne  faut  pas  essayer  de  les  réfuter.  Les  résultats  de 
la  critique  ne  sq prouvent  pas,  ils  s'aperçoivent;  ils  exi- 
gent pour  être  compris  un  long  exercice  et  toute  une 
culture  de  finesse.  Il  est  impossible  de  réduire  celui  qui 
les  rejette  obstinément,  aussi  bien  qu'il  est  impossible  de 
prouver  l'existence  des  animalcules  microscopiques  à  celui 
qui  refuse  de  faire  usage  du  microscope.  Décidés  à  fermer 
les  yeux  aux  considérations  délicates,  à  ne  tenir  compte 
d'aucune  nuance,  ils  vous  portent  à  la  figure  leur  mot 
éternel  :  prouvez  que  c'est  impossible.  (11  y  a  si  peu  de 
choses  qui  sont  impossibles!)  Le  critique  les  laissera  triom- 
pher seuls,  et,  sans  disputer  avec  des  esprits  bornés  et 
décidés  à  rester  tels,  il  poursuivra  sa  route,  appuyé  sur 
les  mille  inductions  que  l'étude  universelle  des  choses 
fait  jaillir  de  toutes  parts,  et  qui  convergent  si  puissam- 
ment au  point  de  vue  rationaUste.  La  négation  obstinée 
est  inabordable  ;  dans  aucun  ordre  de  choses,  on  ne  fera 
voir  celui  qui  ne  veut  pas  voir.  C'est  d'ailleurs  faire  tort 
aux  résultats  de  la  critique  que  de  leur  donuer  cette 
lourde  forme  syllogistique  où  triomphent  les  esprits  mé- 
diocres^ et  que  les  considérations  délicates  ne  sauraient 
revêtir . 

Qu'on  me  permette  un  exemple.  Les  quatre  Évangiles 
canoniques  rapportent  souvent  un  même  fait  avec  des 
variantes  de  circonstancas  assez  considérables.  Cela  s'ex- 
plique dans  toutes  les  hypothèses  naturelles;  car  il  ne  faut 
point  être  plus  difficile  pour  les  Évangiles  que  pour 
les  autres  récits  historiques  ou  légendaires,  lesquels  of- 
frent souvent  des  contradictions   bien  plus  fortes.  Mais 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  299 

cela  forme,  ce  semble,  une  objection  tout  à  fait  sans 
réponse  contre  ceux  qui  s'obligent  à  trouver  dans  chacun 
de  ces  récits  une  histoire  vraie  à  la  lettre  et  jusque  dans 
ses  moindres  détails.  11  n'en  est  pourtant  pas  ainsi.  Car, 
si  les  circonstances  sont  seulement  différentes  et  non 
absolument  inconciliables,  ils  diront  que  l'un  des  textes 
a  conservé  certains  détails  omis  par  l'autre,  et  ils  met- 
tront bout  à  bout  les  circonstances  diverses  au  risque 
d'en  faire  le  récit  le  plus  grotesque.  Si  les  circonstances 
sont  décidément  contradictoires,  ils  diront  que  le  fait 
raconté  est  double  ou  triple,  bien  qu'aux  yeux  de  la  saine 
critique  les  divers  narrateurs  aient  évidemment  en  vue  le 
même  événement.  C'est  ainsi  que  les  récits  de  Jean  et 
des  synoptiques  (on  désigne  sous  ce  nom  collectif  Mat- 
thieu, Marc  et  Luc)  sur  la  dernière  entrée  de  Jésus  à 
Jérusalem  étant  inconciliables,  les  harmonistes  supposent 
qu'il  y  entra  deux  fois  coup  sur  coup.  C'est  ainsi  que 
les  trois  reniements  de  saint  Pierre,  étant  racontés  diver- 
sement par  les  quatre  Évangiles,  constituent  aux  yeux  de 
ces  critiques  huit  ou  neuf  reniements  différents,  tandis 
que  Jésus  avait  prédit  qu'il  ne  renierait  que  trois  fois. 
Les  circonstances  de  la  résurrection  donnent  lieu  à  des 
difficultés  analogues,  auxquelles  on  oppose  des  solutions 
semblables.  Que  dire  d'une  pareille  explication?  Qu'elle 
renferme  une  impossibihté  métaphysique?  Non.  Il  sera 
à  jamais  impossible  de  réduire  au  silence  celui  qui  la 
soutiendra  obstinément;  mais  quiconque  a  tant  soit  peu 
d'éducation  critique  la  repoussera  comme  contraire  à 
toutes  les  lois  d'une  herméneutique  raisonnable,  surtout 
quand  elle  est  souvent  répétée.  Il  n'y  a  pas  de  difliculté 
dont  on  ne  puisse  sortir  par  une  subtilité,  et  au  fond 
une  subtilité  peut  quelquefois  être  \Taie.  Mais  ce  qui  est 


300  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

tout  à  fait  impossible  c'est  que  cent  subtilités  soient  vraies 
à  la  fois.  Il  faut  en  dire  autant  de  la  fin  de  non-recevoir 
que  certains  exégètes  opposent  à  ce  qu'ils  appellent  ai^- 
gument  négalif,  c'est-à-dire  aux  inductions  que  l'on  tire 
du  silence  ou  de  l'absence  des  textes.  Ainsi,  de  ce  que 
l'histoire  la  plus  ancienne  de  l'histoire  des  Juifs  établis 
en  Palestine  n'offre  aucune  trace  de  l'accomplissement 
des  prescriptions  mosaïques,  la  critique  rationaliste  en 
conclut  que  ces  prescriptions  n'existaient  point  encore. 
Que  savez -vous,  dit  l'orthodoxe,  si  elles  n'existaient  pas 
sans  qu'il  en  soit  fait  mention  ?  Le  roman  d'Antar  et  les 
jMoallacatsne  supposent  chez  les  Arabes  avant  l'islamisme 
aucune  institution  judiciaire,  aucune  pénalité.  Que  savez- 
vous,  s'ils  n'avaient  pas  un  juiy  sans  qu'il  en  soit  fait 
mention?  Pour  satisfaire  une  telle  critique,  il  faudrait 
un  texte  ainsi  conçu  :  les  Arabes  à  cette  époque  n'avaient 
pas  de  jury;  lequel,  je  l'avoue,  serait  difficile  à  trouver. 
Exigez  donc  aussi  un  texte  semblable  pour  prouver  que 
l'artillerie  n'était  pas  connue  aux  temps  homériques,  et  en 
général,  pour  tous  les  résultats  de  la  critique  exprimés 
sous  forme  de  négation. 

Cette  impossibilité  d'imposer  ses  résultats  et  de  ré- 
duire au  silence  ses  adversaires,  satisfaits  de  leurs  lourds 
arguments,  peut  d'abord  impatienter  le  critique  et  le 
porter  à  descendre  dans  cette  grossière  arène.  Ce  serait 
une  faute  impardonnable.  Longtemps  encore  le  critique 
sera  solitaire,  et  devra  se  borner  à  regretter  que  l'éduca- 
tion nécessaire  pour  le  comprendre  soit  si  peu  répandue. 
Comment  le  serait-elle  davantage,  quand  les  premiers 
enseignements  que  l'on  reçoit  dans  l'enfance,  et  qui 
demeurent  trop  souvent  la  seule  doctrine  philosophique 
de  la  vie,  sont  la  négation  môme  de  la  critique  ?  La  su- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  30t 

pcrstition  poétique  et  vague  a  son  charme;  mais  la  su- 
perstition réaliste  n'est  que  grossière.  Si  l'esprit  critique 
est  beaucoup  plus  répandu  dans  l'Allemagne  du  Nord 
qu'en  France,  la  cause  en  est  sans  doute  dans  la  diffé- 
rence de  l'enseignement  religieux,  ici  positif  et  dur,  là 
indécis  et  purement  humain. 


XVI 


Ai-je  bien  fait  comprendre  la  possibilité  d'une  philo- 
Sophie  scientifique,  d'une  philosophie  qui  ne  serait  plus- 
une  vaine  et  creuse  spéculation,  ne  portant  sur  aucun 
objet  réel,  d'une  science  qui  ne  serait  plus  sèche,  aride, 
exclusive,  mais  qui,  en  devenant  complète,  deviendrait 
religieuse  et  poétique?  Le  mot  nous  manque  pour  exprimer 
cet  état  intellectuel,  où  tous  les  éléments  de  la  nature  hu^ 
maine  se  réuniraient  dans  une  harmonie  supérieure,  et  quiy 
réalisé  dans  un  être  humain,  constituerait  l'homme  parfait.. 
Je  l'appelle  volontiers  synthèse,  dans  le  sens  spécial  que  je- 
vais  expliquer. 

De  même  que  le  fait  le  plus  simple  de  la  connaissance 
humaine  s'appliquant  à  un  objet  complexe  se  compose  de 
trois  actes  :  l*'  vue  générale  et  confuse  du  tout;  2°  vue- 
distincte  et  analytique  des  parties  ;  3''  recomposition  syn- 
thétique du  tout  avec  la  connaissance  que  l'on  a  des- 
parties;  de  même  l'esprit  humain,  dans  sa  marche,  tra- 
verse trois  états  qu'on  peut  désigner  sous  les  trois  noms- 
de  syncrétisme,  d'analyse,  de  synthèse,  et  qui  correspon- 
dent à  ces  trois  phases  de  la  connaissance. 


302  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Le  premier  âge  de  l'esprit  humain,  qu'on  se  représente 
trop  souvent  comme  celui  de  la  simplicité,  était  celui  de 
la  complexité  et  de  la  confusion.  On  se  figure  trop  faci- 
lement que  la  simplicité,  que  nous  concevons  comme  logi- 
quement antérieure  à  la  complexité,  Test  aussi  chrono- 
logiquement ;  comme  si  ce  qui,  relativement  à  nos  procédés 
analytiques,  est  plus  simple,  avait  dû  précéder  dans  l'exis- 
tence le  tout  dont  il  fait  partie.  La  langue  de  l'enfant,  en 
apparence  plus  simple,  est  en  effet  plus  compréhensive  et 
plus  resserrée  que  celle  où  s'explique  terme  à  terme 
la  pensée  plus  analysée  de  l'âge  mûr.  Les  plus  profonds 
linguistes  ont  été  étonnés  de  trouver,  à  l'origine  et  chez 
les  peuples  qu'on  appelle  enfants,  des  langues  riches 
et  compliquées.  L'homme  primitif  ne  divise  pas  ;  il  voit 
les  choses  dans  leur  état  naturel,  c'est-à-dire  organique 
et  vivant  (135).  Pour  lui  rien  n'est  abstrait;  car  l'abstrac- 
tion, c'est  le  morcellement  de  la  vie  ;  tout  est  concret  et 
vivant.  La  distinction  n'est  pas  à  l'origine;  la  première 
vue  est  générale,  compréhensive,  mais  obscure,  inexacte; 
tout  y  est  entassé  et  sans  distinction.  Comme  les  êtres 
destinés  à  vivre,  l'esprit  humain  fut,  dès  ses  premiers 
instants,  complet,  mais  non  développé  :  rien  ne  s'y  est  de- 
puis ajouté  ;  mais  tout  s'est  épanoui  dans  ses  proportions 
naturelles,  tout  s'est  mis  à  sa  place  respective.  De  là  cette 
extrême  complexité  des  œuvres  primitives  de  l'esprit  hu- 
main. Tout  était  dans  une  seule  œuvre,  tous  les  éléments 
de  l'humanité  s'y  recueillaient  en  une  unité,  qui  était 
bien  loin  sans  doute  de  la  clarté  moderne,  mais  qui  avait, 
il  faut  l'avouer,  une  incomparable  majesté.  Le  livre  sacré 
est  1  expression  de  ce  premier  état  de  l'esprit  humain. 
Prenez  les  livres  sacrés  des  anciens  peuples,  qu'y  trouverez- 
vous?  Toute  la  vie  suprasensible,  toute  l'âme  d'une  nation. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  303 

Là  est  sa  poésie  ;  là  sont  ses  souvenirs  héroïques  ;  là  est 
sa  législation,  sa  politique,  sa  morale  ;  là  est  son  histoire  ; 
là  est  sa  philosophie  et  sa  science  ;  là,  en  un  mot,  est  sa 
religion.  Car  tout  ce  premier  développement  de  l'esprit 
humain  s'opère  sous  forme  religieuse.  La  religion,  le  livre 
sacré  des  peuples  primitifs,  est  1  amas  syncrétique  de  tous 
les  éléments  humains  de  la  nation.  Tout  y  est  dans  une 
confuse  mais  belle  unité.  De  là  vient  la  haute  placidité  de 
ces  œuvres  admirables  :  l'antithèse,  l'opposition,  la  dis- 
tinction en  étant  bannies,  la  paix  et  l'harmonie  y  régnent, 
sans  être  jamais  troublées.  La  lutte  est  le  caractère  de 
l'état  d'analyse.  Comment,  dans  ces  grandes  œuvres  pri- 
mitives, la  religion  et  la  philosophie,  la  poésie  et  la  science, 
la  morale  et  la  politique  se  seraient-elles  combattues, 
puisqu'elles  reposent  côte  à  côte  dans  la  même  page,  sou- 
vent dans  la  même  ligne  ?  La  religion  était  la  philosophie, 
la  poésie  était  la  science,  la  législation  était  la  morale; 
toute  l'humanité  était  dans  chacun  de  ses  actes,  ou  plutôt 
la  force  humaine  s'exhalait  tout  entière  dans'  chacune 
de  ses  exer lions. 

Voilà  le  secret  de  l'incomparable  beauté  de  ces  livres 
primitifs,  qui  sont  encore  les  représentations  les  plus  adé- 
quates de  l'humanité  complète.  C'est  folie  que  d'y  chercher 
spécialement  de  la  science  ;  notre  science  vaut  incontesta- 
blement bien  mieux  que  celle  qu'on  peut  y  trouver. 
C  est  folie  d'y  chercher  de  la  philosophie;  nous  sommes 
incontestablement  meilleurs  analystes.  C'est  folie  que  d'y 
chercher  de  la  législation  et  du  droit  public  ;  nos  publi- 
cistes  s'y  entendent  mieux  et  c'est  peu  dire.  Ce  qu'il  y 
faut  cliercher,  c'est  l'humanité  simultanée,  c'est  la  grande 
harmonie  de  la  nature  humaine,  c  est  le  portrait  de  notre 
belle  enfance.  De  là  encore  la  superbe  poésie  de  ces  types 


304  L'AVEiS'lR  DE  LA  SCIENCE, 

primilifs  où  s'incarnait  la  doctrine,  de  ces  demi-dieux  qui 
servent  d'ancêtres  religieux  à  tous  les  peuples,  Orphée, 
Tlioth,  Moïse,  Zoroastre,  Vyasa,  Fohi,  à  la  fois  savants, 
poètes,  législateurs,  organisateurs  sociaux  et,  comme  ré- 
sumé de  tout  cela,  prêtres  et  mystagogues.  Ce  type  admi- 
rable se  continue  encore  quelque  temps  dans  les  premiers 
âges  de  la  réflexion  analytique;  il  produit  alors  ces  sages 
primitifs,  qui  ne  sont  déjà  plus  des  mystagogues,  mais  ne 
sont  pas  encore  des  philosophes,  et  qui  ont  aussi  leur 
légende  (biographie  fabuleuse),  mais  bien  moins  créée  que 
celle  des  initiateurs  (mythe  pur).  Tels  sont  Confucius, 
Lao-Tseu,  Salomon,  Locman,  Pythagore,  Empédocle,  qui 
confinent  aux  premiers  philosophes  par  les  types  encore 
plus  adoucis  de  Solon,  Zaleucus,  Numa,  etc. 

Tel  est  l'esprit  humain  des  âges  primitifs.  Il  a  sa  beauté, 
dont  n'approche  pas  notre  timide  analyse.  C'est  la  vie 
divine  de  l'enfance,  où  Dieu  se  révèle  de  si  près  à  ceux 
qui  savent  adorer.  J'aime  tout  autant  que  M.  de  Maistre 
cette  sagesse  antique,  portant  la  couronne  du  sage  et  la 
robe  sacerdotale.  Je  la  regrette;  mais  je  n'injurie  pas 
pour  cela  les  siècles  dévoués  à  l'œuvre  pénible  de  l'ana- 
lyse, lesquels,  tout  inférieurs  qu'ils  sont  par  certaines 
faces,  représentent  après  tout  un  progrès  nécessaire  de 
l'esprit  humain. 

L'esprit  iiumain,  en  effet,  ne  peut  demeurer  en  cette 
unité  primitive.  La  pensée,  en  s'appliquant  plus  attenti- 
vement aux  objets,  reconnaît  leur  complexité  et  la  néces- 
sité de  les  étudier  partie  par  partie.  La  pensée  primitive 
n'avait  vu  qu'un  seul  monde  ;  la  pensée  à  son  second 
âge  aperçoit  mille  mondes,  ou  plutôt  elle  voit  un  monde 
en  toute  chose.  Sa  vue,  au  lieu  de  s'étendre,  perce  et 
plonge  ;   au  lieu  de  se   diriger  horizontalement,    elle    se 


L'AVENIR  DE   LA   SCIENCE.  305 

dirige  verticalement;  au  lieu  de  se  perdre  dans  un  ho- 
rizon sans  bornes,  elle  se  fixe  à  terre  et  sur  elle-même. 
C'est  l'âge  de  la  vue  partielle,  de  l'exactitude,  de  la  pré- 
cision, de  la  distinction;  on  ne  crée  plus,  on  analyse.  La 
pensée  se  morcelle  et  se  découpe.  Le  style  primitif  ne 
connaissait  ni  division  de  phrase,  ni  division  de  mots.  Le 
style  analytique  appelle  à  son  secours  une  ponctuation 
compliquée,  destinée  à  disséquer  les  membres  divers.  Il 
y  a  des  poètes,  des  savants,  des  philosophes,  des  mora- 
listes, des  politiques  ;  il  y  a  même  encore  des  théologiens 
et  des  prêtres  (136).  Chose  étrange,  car,  la  théologie  et  le 
sacerdoce  étant  la  forme  complète  du  développement  pri- 
mitif, il  semble  qu'ils  devraient  disparaître  avec  cet  état. 
Cela  serait  si  l'humanité  marchait  avec  un  complet  en- 
semble et  d'une  manière  parfaitement  rigoureuse.  Comme 
il  n'en  est  pas  ainsi,  la  théologie  et  le  sacerdoce  survi- 
vent à  ce  qui  aurait  dû  les  tuer;  elles  restent  une  spé- 
cialité entre  beaucoup  d'autres.  Contradiction;  car  com- 
ment faire  une  spécialilc  de  ce  qui  n'est  quelque  chose 
qu'à  la  condition  d'être  tout?  Mais,  la  science  analytique 
s'imposant  comme  un  besoin,  les  timides  cherchent  à 
concilier  ce  besoin  avec  des  restes  d'institutions  contra- 
dictoires à  l'analyse,  et  croient  y  réussir  en  maintenant 
les  deux  choses  en  face  l'une  de  l'autre.  Je  le  répète,  si 
la  théologie  devait  être  conservée,  il  faudrait  la  faire  primer 
toute  chose  et  ne  donner  de  valeur  à  tout  le  reste  qu'en 
tant  que  s'y  rapportant.  Le  point  de  vue  théologique  est 
contradictoire  au  point  de  vue  analytique  ;  l'âge  analytique 
devrait  être  alhée  et  irréligieux.  Mais  heureusement  l'hu- 
manité aime  mieux  se  contredire  que  de  laisser  sans 
aliment  un  des  besoins  essentiels  de  son  être. 
Ce  n'est  pas  par  son  propre  choix,  c'est  par  la  fatalité 


306  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

de  sa  nature  que  l'homme  quitte  ainsi  les  délices  du 
jardin  primitif,  si  riant,  si  poétique,  pour  s'enfoncer  dans 
les  broussailles  de  la  critique  et  de  la  science.  On  peut 
regretter  ces  premières  délices,  comme,  au  fort  de  la  vie, 
on  regrette  souvent  les  rêves  et  les  joies  de  l'enfance  ; 
mais  il  faut  virilement  marcher,  et,  au  lieu  do  regarder 
en  arrière,  poursuivre  le  rude  sentier  qui  mènera  sans 
doute  à  un  état  mille  fois  supérieur.  L'état  analytique  que 
nous  traversons,  fût-il  absolument  inférieur  à  l'élat  pri- 
mitif (et  il  ne  l'est  qu'à  quelques  égards),  l'analyse  serait 
encore  plus  avancée  que  le  syncrétisme,  parce  qu'elle  est 
un  intermédiaire  nécessaire  pour  arriver  à  un  état  supé- 
rieur. Le  véritable  progrès  semble  parfois  un  recul  et  puis 
un  retour.  Les  rétrogradations  de  l'humanité  sont  comme 
celles  des  planètes.  Vues  de  la  terre,  ce  sont  des  rétrogra- 
dations; mais  absolument  ce  n'en  sont  pas.  La  rétrograda- 
tion n'a  lieu  qu'aux  yeux  qui  n'envisagent  qu'une  portion 
limiLée  de  la  courbe.  Cercle  ou  spirale,  comme  Goethe  le 
voulait,  la  marche  de  l'humanité  se  fait  suivant  une  ligne 
dont  les  deux  extrêmes  se  touchent.  Un  vaisseau  qui 
naviguerait  de  la  côte  occidentale  et  sauvage  des  États- 
Unis  pour  arriver  à  la  côte  orientale  et  civilisée,  serait,  en 
apparence,  bien  plus  près  de  son  but  à  son  point  de  départ, 
que  quand  il  luttera  contre  les  tempêtes  et  les  neiges 
du  cap  Horn.  Et  pourtant,  à  bien  prendre  les  choses, 
ce  navire  est  au  cap  Horn  plus  près  de  son  but  qu'il 
ne  l'était  sur  les  bords  de  l'Orégon  !  Ce  circuit  fatal  était 
inévitable.  De  môme  l'esprit  humain  aura  dû  traverser 
des  déserts  pour  arriver  à  la  terre  promise. 

L'analyse,  c'est  la  guerre.  Dans  la  synthèse  primitive, 
les  esprits  différant  à  peine,  l'iiarmonie  était  facile.  Mais 
dans  l'état  d'individualisme,   la  liberté  devient  ombra- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  307 

gciise  ;  chacun  prétend  dire  ce  qu'il  veut  et  ne  voit  pas  de 
raison  pour  soumettre  sa  volonté  et  sa  pensée  à  celles  des 
autres.  L'analyse,  c'est  la  révolution,  la  négation  de  la 
loi  unique  et  absolue.  Ceux  qui  revent  la  paix  en  cet  état 
rêvent  la  mort.  La  révolution  y  est  nécessaire,  et,  quoi 
qu'on  fasse,  elle  va  son  chemin.  La  paix  n'est  pas  le 
partage  de  l'état  d'analyse,  et  l'état  d'analyse  est  néces- 
saire pour  le  progrès  de  l'esprit  humain.  La  paix  ne  repa- 
raîtra qu'avec  la  grande  synthèse,  le  jour  où  de  nouveau 
les  hommes  s'embrasseront  dans  la  raison  et  la  nature 
humaine  convenablement  cultivée.  Durant  cette  fatale 
transilion,  la  grande  association  est  impossible.  Chacun 
existe  trop  vigoureusement  ;  des  individuahtés  aussi  carac- 
térisées ne  se  laissent  pas  lier  en  gerbe.  Créer  aujourd'hui 
ces  grandes  unités  religieuses,  ces  grandes  agglomérations 
d'âmes  en  une  même  doctrine  qui  s'appellent  les  religions, 
ces  ordres  militaires  du  moyen  âge,  où  tant  d'individualités 
nulles  en  elles-mêmes  se  fondaient  en  vue  d'une  môme 
œuvre,  serait  maintenant  impossible.  On  lie  facilement  les 
épis  quand  ils  sont  coupés  ou  abattus  par  l'orage,  mais  non 
tant  qu'ils  vivent.  Pour  s'absorber  ainsi  dans  un  grand 
corps,  par  lequel  on  vit,  dont  on  fait  sienne  la  gloire 
ou  la  prospérité,  il  faut  avoir  peu  d'individualité,  peu  de 
vues  propres  seulement  un  grand  fond,  d'énergie  non 
réfléchie,  prête  à  se  mettre  au  service  d'une  grande  idée 
commune.  La  réflexion  ne  saurait  opérer  l'unité  ;  la  diver- 
sité est  le  caractère  essentiel  des  époques  philosophiques  ; 
toute  grande  fondation  dogmatique  y  est  impossible.  L'état 
primitif  était  l'âge  de  la  solidarité.  Le  crime  même  n'y 
était  pas  conçu  comme  individuel  ;  la  substitution  de  l'in- 
nocent au  coupable  paraissait  toute  naturelle  ;  la  faute  se 
transmettait  et  devenait  héréditaire.  Dans  l'âge  réfléchi  au 


308  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE, 

contraire,  de  tels  dogmes  semblent  absurdes  ;  chacun  ne 
paie  que  pour  lui,  chacun  est  le  fils  de  ses  œuvres.  Chez 
nous,  toute  connaissance  est  antithétique  :  en  face  du  bien, 
nous  voyons  le  mal  ;  en  face  du  beau,  le  laid  ;  quand  nous 
affirmons,  nous  nions,  nous  voyons  l'objection,  nous 
nous  roidissons,  nous  argumentons.  Dans  l'âge  primitif,  au 
contraire,  l'affirmation  était  simple  et  sans  retour. 

Certes,  si  l'analyse  n'avait  pas  un  but  ultérieur,  elle  se- 
rait décidément  inférieure  au  syncrétisme  primitif.  Car 
/  celui-ci  saisissait  la  vie  complète,  et  l'analyse  ne  la  saisit 
pas.  Mais  l'analyse  est  la  condition  nécessaire  de  la  syn- 
thèse véritable  :  cette  diversité  se  résoudra  de  nouveau  en 
unité;  la  science  parfaite  n'est  possible  qu'à  la  condition 
de  s'appuyer  préalablement  sur  l'analyse  et  la  vue  dis- 
tincte des  parties.  Les  conditions  de  la  science  sont  pour 
l'humanité  les  mômes  que  pour  l'individu  :  l'individu  ne 
sait  bien  que  l'ensemble  dont  il  connaît  séparément  les 
éléments  divers,  en  même  temps  qu'il  perçoit  le  rôle  de 
ces  éléments  dans  le  tout.  L'humanité  ne  sera  savante  que 
quand  la  science  aura  tout  exploré  jusqu'au  dernier  détail 
et  reconstruit  l'être  vivant  après  l'avoir  disséqué.  Ne 
raillez  donc  point  le  savant  qui  s'enfonce  de  plus  en  plus 
dans  ces  épines.  Sans  doute,  si  ce  pénible  dépouillement 
était  son  but  à  lui-même,  la  science  ne  serait  qu'un  labeur 
ingrat  et  avilissant.  Mais  tout  est  noble  en  vue  de  la 
grande  science  définitive,  où  la  poésie,  la  religion,  la 
science,  la  morale  retrouveront  leur  harmonie  dans  la  ré- 
flexion complète.  L'âge  primitif  était  religieux,  mais  non 
I  scientifique  ;  l'âge  intermédiaire  aura  été  irréligieux  mais 
/  scientifique  ;  l'âge  ultérieur  sera  à  la  fois  religieux  et  scien- 
/  tifique.  Alors  il  y  aura  de  nouveau  des  Orphée  et  des 
Trismégiste,  non  plus  pour  chanter  à  des  peuples  enfants 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  309 

eurs  rêves  ingénieux,  mais  pour  enseigner  à  l'humanité 
devenue  sage  les  merveilles  de  la  réalité.  Alors  il  y  aura 
encore  des  sages,  poètes  et  organisateurs,  législateurs  et 
prêtres,  non  plus  pour  gouverner  l'humanité  au  nom  d'un 
vague  instinct,  mais  pour  la  conduire  rationnellement 
dans  ses  voies,  qui  sont  celles  de  la  perfection.  Alors  ap- 
paraîtront de  nouveau  de  superbes  types  du  caractère 
humain,  qui  rappelleront  les  merveilles  des  premiers 
jours.  Un  tel  état  semblera  un  retour  à  l'âge  primitif  : 
mais  entre  les  deux  il  y  aura  eu  l'abîme  de  l'analyse,  il  y 
aura  eu  des  siècles  d'étude  patiente  et  attentive  ;  il  y  aura 
la  possibilité,  en  embrassant  le  tout,  d'avoir  simultanément 
la  conscience  des  parties.  Rien  ne  se  ressemble  plus  que  le 
syncrétisme  et  la  synthèse;  rien  n'est  plus  divers:  car  la 
synthèse  conserve  virtuellement  dans  son  sein  tout  le  tra- 
vail analytique  ;  elle  le  suppose  et  s'y  appuie.  Toutes  les 
phases  de  l'humanité  sont  donc  bonnes,  puisqu'elles 
tendent  au  parfait  :  elles  peuvent  seulement  être  incom- 
plètes, parce  que  l'humanité  accomplit  son  œuvre  partielle- 
ment et  esquisse  ses  formes  l'une  après  l'autre,  toutes  en 
vue  du  grand  tableau  définitif,  et  de  l'époque  ultérieure, 
où,  après  avoir  traversé  le  syncrétisme  et  l'analyse,  elle 
fermera  par  la  synthèse  le  cercle  des  choses.  Un  peu  de 
réflexion  a  pu  rendre  impossibles  les  créations  merveil- 
leuses de  l'instinct;  mais  la  réflexion  complète  fera  re- 
vivre les  mêmes  œuvres  avec  un  degré  supérieur  de 
clarté  et  de  détermination. 

L'analyse  ne  sait  pas  créer.  Un  homme  simple,  synthé- 
tique, sans  critique,  est  plus  puissant  pour  changer  le 
monde  et  faire  des  prosélytes  que  le  philosophe  inacces- 
sible et  sévère.  C'est  un  grand  malheur  que  d'avoir  décou- 
vert en  soi  les   ressorts   de  l'âme;    on   craint    toujours 


310  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

d'être  dupe  de  soi-même  ;  on  est  en  suspicion  de  ses 
sentiments,  de  ses  joies,  de  ses  instincts.  Le  simple  marche 
devant  lui  en  ligne  droite  et  avec  une  puissante  énergie. 
Le  siècle  où  la  critique  est  le  plus  avancée  n'est  nullement 
le  plus  apte  à  réaliser  le  beau.  L'Allemagne  est  le  seul 
pays  où  la  littérature  se  laisse  inlluencer  par  les  théories 
préconçues  de  la  critique.  Chaque  nouvelle  sève  de  produc- 
tion littéraire  y  est  déterminée  par  un  nouveau  système 
d'esthétique  ;  de  là,  dans  sa  littérature,  tant  de  manière 
/  et  d'artificiel.  Le  défaut  du  développement  intellectuel 
/  de  l'Allemagne,  c'est  l'abus  de  la  réflexion,  je  veux  dire 
/  l'application,  faite  avec  conscience  et  délibération,  à  la 
I  production  spontanée  des  lois  reconnues  dans  les  phases 
i  antérieures  de  la  pensée.  Le  grand  résultat  de  la  critique 
historique  du  xix®  siècle,  appliquée  à  l'histoire  de  l'esprit 
humain,  est  d'avoir  reconnu  le  flux  nécessaire  des  sys- 
tèmes, d'avoir  entrevu  quelques-unes  des  lois  d'après  les- 
quelles ils  se  superposent,  et  la  manière  dont  ils  os- 
cillent sans  cesse  vers  la  vérité,  lorsquils  suivent  leur 
cours  naturel.  C'est  là  une  vérité  spéculative  de  premier 
ordre,  mais  qui  devient  très  dangereuse  dès  qu'on  veut 
l'appliquer.  Car  conclure  de  ce  principe  :  «  le  système 
ultérieur  est  toujours  le  meilleur,  »  que  tel  esprit  léger  et 
superficiel  qui  viendra  bavarder  ou  radoter  après  un  homme 
de  génie,  lui  est  préférable,  parce  qu'il  lui  est  chronologi- 
(luement  postérieur,  c'est,  en  vérité,  faire  la  part  trop  belle 
à  la  médiocrité.  Et  voilà  pourtant  ce  qui  arrive  trop 
souvent  en  Allemagne.  Après  l'apparition  d'une  grande 
œuvre  de  philosophie  ou  de  critique,  on  est  sûr  de  voir 
éclore  tout  un  essaim  de  penseurs  soi-disant  avancés  qui 
prétendent  la  dépasser  et  ne  font  souvent  que  la  contre- 
dire. On  ne  peut  assez  le  répéter:  la  loi  du  progrès  des 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  311 

systèmes  n'a  lieu  qu'autant  que  leur  production  est  parfai- 
tement spontanée,  et  que  leurs  auteurs,  sans  songer  à  se 
devancer  les  uns  les  autres,  ne  sont  attentifs  qu'à  la  con- 
sidération intrinsèque  et  object/ve  des  choses.  Négliger 
cette  importante  condition,  c'est  livrer  le  développement 
de  l'esprit  humain  au  hasard  ou  aux  ridicules  prétentions 
de  quelques  hommes  présomptueux  et  vains  (137). 

La  critique  ne  sait  pas  assimiler.  L'éclectisme  dogma- 
tique n'est  possible  qu'à  la  condition  de  Fà-peu-près.  Nos 
tentatives  de  fusion  entre  les  doctrines  échouent,  parce 
que  nous  les  savons  trop  bien.  Les  premiers  chrétiens, 
les  Alexandrins,  les  Arabes,  le  moyen  âge,  Mahomet 
pouvaient  pratiquer  un  éclectisme  bien  plus  puissant  que 
le  nôtre,  car  il  était  plus  grossier.  Ils  savaient  moins  exac- 
tement que  nous,  et  ils  avaient  moins  de  critique  ;  ces 
éléments  qu'ils  mêlaient,  ils  ne  savaient  d'où  ils  ve- 
naient. On  amalgame  alors  sans  scrupule,  on  mélange  le 
tout  sans  y  regarder  de  si  près,  on  y  met  son  originalité 
sans  le  savoir.  La  critique,  au  contraire,  ne  sait  pas  di- 
gérer ;  les  morceaux  restent  entiers  ;  on  voit  trop  bien  les 
diirérences.  Le  dogme  de  la  Trinité  ne  se  serait  pas  formé 
si  les  docteurs  chrétiens  eussent  tenu  compte  des  mille 
nuances  que  nous  voyons.  L'éclectisme  moderne  est  excel- 
lent comme  principe  de  critique,  stérile  comme  tentative 
de  fusion  dogmatique  ;  il  ne  sera  jamais  qu'une  marque- 
terie, une  juxtaposition  de  morceaux  distincts.  Autrefois, 
un  esprit  nouveau  ou  des  institutions  nouvelles  se  for- 
maient par  un  mélange  intime  de  disparates,  comme  nos 
plus  grossiers  aliments  transformés  par  la  cuisson.  On 
prenait  tant  bien  que  mal  les  institutions  ou  les  dogmes 
du  passé,  et  on  se  les  accommodait  à  sa  guise.  Le  moyen 
âge  se  faisait  un   Empire  avec  de  vieux  et  très  inexacts 


312  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

souvenirs.  S'il  avait  su  l'histoire  aussi  bien  que  nous,  il 
ne  se  fût  pas  permis  cette  belle  fantaisie.  Le  contresens  avait 
une  large  part  dans  ces  étranges  créations,  et  j'espère 
montrer  un  jour  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  formation  de 
nos  dogmes  les  plus  essentiels;  ou  plutôt  l'esprit  sans  cri- 
tique voulait  à  tout  prix  retrouver  sa  pensée  dans  le  passé, 
et  arrangeait  pour  cela  le  passé  à  sa  guise.  Certes,  voilà 
une  science  grossière  s'il  en  fut  jamais.  Eh  bien  !  elle  créait 
plus  que  la  nôtre,  grâce  à  sa  grossièreté  même.  La  vue 
nette  et  fine  ne  sert  qu'à  distinguer  ;  l'analyse  n'est 
jamais  que  l'analyse. 

Et  pourtant  l'analyse  est,  à  sa  manière,  un  progrès. 
Dans  le  syncrétisme,  tous  les  éléments  étaient  entassés 
sans  cette  exacte  distinction  qui  caractérise  l'analyse,  sans 
cette  belle  unité  qui  résulte  de  la  parfaite  synthèse.  Ce 
n'est  qu'au  second  degré  que  les  parties  commencent  à 
se  dessiner  avec  netteté,  et  cela,  il  faut  l'avouer,  aux  dé- 
pens de  l'unité,  dont  l'état  primitif  offrait  au  moins  quel- 
que apparence.  Alors,  c'est  la  multiplicité,  c'est  la  divi- 
sion qui  domine,  jusqu  à  ce  que  la  synthèse,  venant  res- 
saisir ces  parties  isolées,  lesquelles  ayant  vécu  à  part 
ont  désormais  la  conscience  d'elles-mêmes,  les  fonde  de 
nouveau  dans  une  unité  supérieure. 

Au  fond,  cette  grande  loi  n'est  pas  seulement  la  loi  de 
l'intelligence  humaine  (138).  Evolution  d'un  germe  pri- 
mitif et  syncrétique  par  l'analyse  de  ses  membres,  et 
nouvelle  unité  résultant  de  cette  analyse,  telle  est  la  loi 
de  tout  ce  qui  vit.  Un  germe  est  posé,  renfermant  en  puis- 
sance, sans  distinction,  tout  ce  que  l'êlre  sera  un  jour  ;  le 
germe  se  développe,  les  formes  se  constituent  dans  leurs 
proportions  régulières,  ce  qui  était  en  puissance  devient 
un  acte;  mais  rien  ne  se  crée,  rien  ne  s'ajoute.  Je  me  suis 


L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE.  313 

souvent  servi  avec  succès  de  la  comparaison  suivante 
pour  faire  comprendre  cette  vue.  Soit  une  masse  de 
chanvre  homogène,  que  l'on  tire  en  cordelles  distinctes  ;  la 
masse  représentera  le  syncrétisme,  où  coexistent  confusé- 
ment tous  les  instincts  ;  les  cordelles  représenteront  l'ana- 
lyse. Si  l'on  suppose  que  les  cordelles,  tout  en  restant 
distinctes,  soient  ensuite  entrelacées  pour  former  une 
corde,  on  aura  la  synthèse,  qui  diffère  du  syncrétisme 
primitif,  en  ce  que  les  individualités  bien  que  nouées  en 
unité  y  restent  distinctes. 

Dans  une  hypothèse  que  je  suis  loin  de  prendre  d'une 
manière  dogmatique,  mais  seulement  comme  une  belle 
épopée  sur  le  système  des  choses,  la  loi  de  Dieu  ne  serait 
pas  autre.  L'unité  primitive  était  sans  vie,  car  la  vie 
n'existe  qu'à  Ja  condition  de  l'analyse  et  de  l'opposition 
des  parties.  L'être  était  comme  s'il  n'était  pas  ;  car  rien 
n'y  était  distinct  ;  tout  y  était  sans  individualisation  ni 
existence  séparée.  La  vie  ne  commença  qu'au  moment  où 
l'unité  obscure  et  confuse  se  développa  en  multiplicité 
et  devint  univers.  Mais  l'univers  à  son  tour  n'est  pas  la 
forme  complète;  l'unité  n'y  est  pas  assez  sensible.  Le 
retour  à  l'unité  s'y  opère  par  l'esprit;  car  l'esprit  n'est 
que  la  résultante  unique  d'un  certain  nombre  d'éléments 
multiples.  L'histoire  de  l'être  ne  sera  complète  qu'au 
moment  où  la  multiplicité  sera  toute  convertie  en  unité, 
et  où,  de  tout  ce  qui  est  sortira  une  résultante  unique 
qui  sera  Dieu,  comme  dans  l'homiiie  l'âme  est  la  résul- 
tante de  tous  les  éléments  qui  le  composent.  Dieu  sera 
alors  lame  de  l'univers,  et  l'univers  sera  le  corps  de 
Dieu,  et  la  vie  sera  complète  ;  car  toutes  les  parties  de  ce 
qui  est  auront  vécu  à  part  et  seront  mûres  pour  l'unité. 
Le  cercle  alors  sera  fermé,  et  l'être,  après  avoir  traversé  le 


S14  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE. 

multiple,  se  reposera  de  nouveau  dans  l'unité.  Mais 
pourquoi,  direz-vous,  en  sortir  pour  y  rentrer  ?  A  quoi 
a  servi  le  voyage  à  travers  le  multiple?  11  a  servi  à  ce  que 
tout  ait  vécu  de  sa  vie  propre,  il  a  servi  à  introduire 
l'analyse  dans  l'unité.  Car  la  vie  n'est  pas  l'unité  absolue 
ni  la  multiplicité,  c'est  la  multiplicité  dans  l'unité,  ou 
plutôt  la  multiplicité  se  résolvant  eu  unité  (139). 

La  perfection  de  la  vie  dans  l'animal  est  en  raison 
directe  de  la  distinction  des  organes.  L'animal  inférieur, 
en  apparence  plus  liomogcne,  est  en  effet  inférieur  au 
vertébré,  parce  qu'une  grande  vie  centrale  résulte  chez 
celui-ci  de  plusieurs  éléments  parfaitement  distincts.  La 
France  est  la  première  des  nations,  parce  qu'elle  est  le 
concert  unique  résultant  d'une  infinité  de  sons  divers.  La 
perfection  de  l'humanité  ne  sera  pas  l'extinction,  mais 
l'harmonie  des  nationalités  :  les  nationalités  vont  bien 
plutôt  se  fortifiant  que  s'afîaiblissant  ;  détruire  une  natio- 
naUté,  c'est  détruire  un  son  dans  l'humanité.  «  Le  génie, 
dit  M.  Michelct,  n'est  le  génie  qu'en  ce  qu'il  est  à  la  fois 
simple  et  analyste,  à  la  fois  enfant  et  mûr,  homme  et 
femme,  barbare  et  civilisé  (140).  »  La  science,  de  même, 
ne  sera  parfaite  que  quand  elle  sera  à  la  fois  analytique  et 
synthétique;  exclusivement  analytique,  elle  est  étroite, 
sèche,  étriquée  ;  exclusivement  synthétique,  elle  est 
chimérique  et  gratuite.  L'homme  ne  saura  réellement  que 
quand,  en  affirmant  la  loi  générale,  il  aura  la  vue  claire 
de  tous  les  faits  particuliers  qu'elle  suppose. 

Toutes  les  sciences  particulières  débutent  par  l'affirma- 
tion de  l'unité,  et  ne  commencent  à  distinguer  que  quand 
l'analyse  a  révélé  de  nombreuses  différences  là  oii  on 
n'avait  vu  qu'uniformité.  Lisez  les  psychologues  écossais  : 
ils  rénètent  à  chaque  page  que  la    première  règle  de  la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  315 

méthode  philosophique  est  de  mamtenir  distinct  ce  qui  est 
distinct,  de  ne  pas  devancer  les  faits  par  une  réduction 
précipitée  à  l'unité,  de  ne  pas  reculer  devant  la  multipli- 
cité des  causes.  Rien  de  mieux,  à  condition  pourtant  que, 
par  une  vue  ultérieure,  on  se  tienne  assuré  que  cette 
réduction  à  l'unité,  qui  n'est  point  mûre  encore,  se  fera 
un  jour.  Certes,  il  serait  bien  étrange  qu'il  y  eût  dans  la 
nature  soixante  et  un  corps  simples,  ni  plus  ni  moins,  qu'il 
y  eût  dans  Thonime  huit  ou  dix  facultés,  ni  plus  ni  moins. 
L'unité  est  au  fond  des  choses;  mais  la  science  doit  attendre 
qu'elle  apparaisse,  tout  en  se  tenant  assurée  qu'elle 
apparaîtra.  On  a  tort  de  reprocher  à  la  science  de  se 
reposer  ainsi  dans  la  diversité  ;  mais  la  science  aurait 
tort,  de  son  côté,  si  elle  ne  faisait  ses  réserves  et  ne  recon- 
naissait cette  diversité  provisoire  comme  devant  dispa- 
raître un  jour  devant  une  investigation  plus  profonde  de 
la  nature. 

L'état  actuel  est  critiquable  et  incomplet.  La  belle 
science,  la  science  complète  et  sentie  sera  pour  l'avenir, 
si  la  civilisation  n'est  pas  une  fois  encore  arrêtée  dans  sa 
marche  par  la  superstition-  aveugle  et  l'invasion  de  la 
barbarie,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  Mais,  quoi 
qu'il  arrive,  lors  merne  qu'une  Renaissance  redeviendrait 
nécessaire,  il  est  indubitable  qu'elle  aurait  lieu,  que  les  bar 
bares  s'appuieraient  sur  nous  comme  sur  des  anciens  pour 
aller  plus  loin  que  nous,  et  ouvrir  à  leur  tour  des  points 
de  vue  nouveaux.  On  nous  plaindra  alors,  nous,  les 
hommes  de  l'âge  d'analyse,  réduits  à  ne  voir  qu'un  coin 
des  choses  ;  mais  on  nous  honorera  d'avoir  préféré  l'hu- 
manité à  nous-mêmes,  de  nous  être  privés  de  la  douceur 
des  résultats  généraux,  afin  de  mettre  l'avenir  en  état  de 
les  tirer  avec  certitude,   bien  différents    de  ces  égoïstes 


\ 


iJ16  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

penseurs  des  premiers  âges,  qui  cherchaient  à  improviser 
pour  eux  un  système  des  choses  plutôt  qu'à  recueillir  pour 
l'avenir  les  éléments  de  la  solution.  Notre  méthode  est 
par  excellence  la  méthode  désintéressée  ;  nous  ne  tra- 
vaillons pas  pour  nous;  nous  consentons  à  ignorer,  afin 
que  l'avenir  sache;  nous  travaillons  pour  l'humanité. 

Cette  patiente  et  sévère  méthode  me  semble  convenir  à 
la  France,  celui  de  tous  les  pays  qui  a  pratiqué  avec  le 
plus  de  fermeté  la  méthode  positive,  mais  aussi  celui  de 
tous  où  la  haute  spéculation  a  été  le  plus  stérile.  Sans 
accepter  dans  toute  son  étendue  le  reproche  que  l'Alle- 
magne adresse  à  notre  patrie,  de  n'entendre  absolument 
rien  en  religion  ni  en  métaphysique,  je  reconnais  que  le 
sens  religieux  est  très  faible  en  France,  et  c'est  précisé- 
ment pour  cela  que  nous  tenons  plus  que  d'autres  en 
religion  à  d'étroites  formules  excluant  tout  idéal.  C'est 
pour  cela  que  la  France  ne  verra  jamais  de  milieu  entre  le 
catholicisme  le  plus  sévère  et  l'incrédulité  ;  c'est  pour 
cela  qu'on  a  tant  de  peine  à  y  faire  comprendre  que,  pour 
n'être  pas  catholique,  l'on  n'est  pas  voltairien.  Les  spécu- 
lations métaphysiques  de  l'école  française  (j'excepterai,  si 
vous  voulez,  Malebranche)  ont  toujours  été  mesquines  et 
timides.  La  vraie  philosophie  française  est  la  philosophie 
scientifique  des  Dalembert,  des  Cuvier,  des  Geoffroy  Saint- 
Hilaire.  Le  développement  théologique  y  a  été  complè- 
tement nul  ;  il  n'y  a  pas  de  pays  en  Europe  où  la  pensée 
religieuse  ait  moins  travaillé.  Chose  étrange!  ces  hommes 
si  fins,  si  délicats,  si  habiles  à  saisir  dans  la  vie  pra- 
tique les  nuances  les  plus  déliées,  sont  de  vrais  badauds 
pour  les  choses  métaphysiques,  et  y  admettent  des  énor- 
mités  à  faire  bondir  le  sens  critique.  Ils  le  sentent  et  ne 
s'en  occupent  pas.  Comme  pourtant  le  besoin  d'une  religion 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  317 

est  de  l'humanité,  ils  trouvent  commode  de  prendre  tout 
fait  le  système  qu'ils  rencontrent  sous  la  main,  sans  exa- 
miner s'il  est  acceptable  (141).  La  religion  a  toujours  été 
en  France  une  sorte  de  roue  à  part,  un  préambule  stéréo- 
typé, comme  Louis  par  la  grâce  de  Dieu,  n'ayant  aucun 
rapport  avec  tout  le  reste  et  qu'on  ne  lit  pas,  une  formule 
morte.  Nos  guerres  de  religion  ne  sont  en  réalité  que  des 
guerres  civiles  ou  des  guerres  de  parti.  Si  la  France  eût  eu 
davantage  le  sentiment  religieux,  elle  fût  devenue  protes- 
tante comme  l'Allemagne.  Mais  n'ayant  pas  le  sentiment 
du  mouvement  théologique,  elle  n'a  pas  vu  de  milieu  entre 
un  système  donné  et  la  répudiation  moqueuse  de  ce  sys- 
tème. La  France  est  en  religion  ce  que  l'Orient  est  en  poli- 
tique. L'Orient  n'imagine  d'autre  gouvernement  que  celui 
de  l'absolutisme.  Seulement  quand  l'absolutisme  devient 
intolérable,  on  poignarde  le  souverain.  Voilà  le  seul  tem- 
pérament politique  que  l'on  y  connaisse.  La  France  est  le 
pays  du  monde  le  plus  orthodoxe,  car  c'est  le  pays  du 
monde  le  moins  religieux  et  le  plus  positif.  Les  types  à  la 
Franklin,  les  hommes  d'ici-bas  (tout  ce  qu'il  y  a  au  monde 
de  plus  athée)  sont  souvent  les  plus  étroitement  attachés 
aux  formules.  Que  si  les  gens  d'esprit  y  regardent  parfois 
d'un  peu  près,  ou  bien  ils  se  rabattent  avec  une  facilité 
caractéristique  sur  notre  incompétence  à  juger  de  ces  sortes 
de  choses,  ou  bien  ils  se  mettent  franchement  h  en  rire.  Il  y 
a  en  France,  jusque  chez  les  incrédules,  un  fond  de.  catho- 
licisme. La  pure  religion  idéale,  qui,  en  Allemagne,  a 
tant  de  prosélytes,  y  est  profondément  inconnue  (145). 
Un  système  tout  fait,  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  de  com- 
prendre et  qui  nous  épargne  la  peine  de  chercher,  voilà 
bien  ce  que  la  Franco  rlomnnfjo  en  religion,  {larce  qu'elle 
sent  fort  bien  qu'elle  n'a  pas  le  sens  délicat  des  choses 


'1 


:?Î8  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

'  de  cet  ordre.  La  France  représente  éminemment  la  pé- 
.  riode  analytique,  révolutionnaire,  profane,  irréligieuse  de 
'  l'humanité,  et  c'est  à  cause  de  son  impuissance  môme  en 
religion  qu'elle  se  rattache  avec  cette  indifférence  scep- 
tique aux  formules  du  passé.  Il  se  peut  qu'un  jour  la 
France,  ayant  accompli  son  rôle,  devienne  un  obstacle  au 
progrès  de  l'humanité  et  disparaisse;  car  les  rôles  sont 
profondément  distincts  ;  celui  qui  a  fait  l'analyse  ne  fait 
pas  la  synthèse.  A  chacun  son  œuvre,  telle  est  la  loi  de 
l'histoire.  La  France  aura  été  le  grand  instrument  révolu- 
tionnaire; sera-t-elie  aussi  puissante  pour  la  reédification 
religieuse?  L'avenir  le  saura.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  aura 
suffi,  pour  sa  gloire,  d'esquisser  une  face  de  l'humanité. 


xvn 


Plût  à  Dieu  que  j'eusse  fait  comprendre  à  quelques  belles 
âmes  qu'il  y  a  dans  le  culte  pur  des  facultés  humaines 
et  des  objets  divins  qii'clles  atteignent  une  religion  tout 
aussi  suave,  tout  aussi  riche  en  délices,  que  les  cultes  les 
plus  vénérables.  J'ai  goûté  dans  mon  enfance  et  dans  ma 
première  jeunesse  les  plus  pures  joies  du  croyant,  et,  je  le 
dis  du  fond  de  mon  amc,  ces  joies  n'étaient  rien  comparées 
à  celles  que  j'ai  senties  dans  la  pure  con terni )lation  du 
/  beau  et  la  recherche  passionnée  du  vrai.  Je  souhaite  à  tous 
\  mes  frères  restés  dans  l'orthodoxie  une  paix  comparable  à 
celle  où  je  vis  depuis  que  ma  lutte  a  pris  fin  et  que  la 
tempête  apaisée  m'a  laissé  au  milieu  de  ce  grand  océan  pa- 
cifique, mer  sans  vagues  et  sans  rivages,  où  l'on  n'a  d'autre 
étoile  que  la  raison,  ni  d'autre  boussole  que  son  cœur. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  319 

Un  scrupule  cependant  s'élève  pcarfois  en  mon  âme,  et 
la  pensée  que  j'ai  cherché  à  exprimer  dans  ces  pages  serait 
incomplète,  si  je  n'en  présentais  ici  la  solution.  Aussi  bien 
c'est  la  grande  objection  que  l'on  répète  sans  cesse  contre 
le  rationalisme;  j'éprouve  le  besoin  de  dire  mon  sentiment 
sur  ce  point. 

La  science  et  l'humanisme,  peut-on  me  dire,  vous  offrent 
un  aliment  religieux  suffisant.  Mais  cette  religion  peut- 
elle  être  colle  de  tous?  L'homme  du  peuple,  courbé  sous 
le  poids  d'un  travail  de  toutes  les  heures,  l'intelligence 
bornée,  fermée  à  jamais  aux  secrets  de  la  vie  supérieure, 
peut-il  espérer  d'avoir  part  à  ce  culte  des  parfaits  ? 
Que  si  votre  religion  est  pour  un  petit  nombre,  que  si 
j  elle  exclut  les  pauvres  et  les  humbles,  elle  n'est  pas  la 
vraie;  bien  plus  elle  est  barbare  et  immorale,  puisqu'elle 
bannit  du  royaume  du  ciel  ceux  qui  sont  déjà  déshérités 
des  joies  de  la  terre. 

Ces  objections  sont  d'autant  plus  sérieuses  que  je  recon- 
nais tout  le  premier  que  la  science,  pour  arriver  à  ce  degré 
où  elle  offre  à  l'âme  un  aliment  religieux  et  moral,  doit 
s'élever  au-dessus  du  niveau  vulgaire,  que  l'éducation 
scientiQque  ordinaire  est  ici  complètement  insuffisante, 
qu'il  faut,  pour  réaliser  cet  idéal,  une  vie  entière  consa- 
crée à  l'étude,  un  ascétisme  scientifique  de  tous  les  ins- 
tants et  le  plus  complet  renoncement  aux  plaisirs,  aux 
affaires  et  aux  intérêts  de  ce  monde,  que  non  seulement 
l'homme  ignorant  est  radicalement  incapable  de  compren- 
dre le  premier  mot  de  ce  système  de  vie,  mais  que  même 
l'immense  majorité  de  ceux  qu'on  regarde  comme  instruits 
et  cultivés  est  dans  l'incapacité  absolue  d'y  atteindre. 

Oui,  je  l'avoue,  la  religion  rationnelle  et  pure  n'est  acces- 
sible qu'au  petit  nombre.  Le  nombre  des  philosophes  a 


320  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

été  comme  imperceptible  dans  l'humanité.  La  plus  mo- 
deste des  religions  a  eu  mille  fois  plus  de  sectateurs  et  a 
plus  influé  sur  les  destinées  du  genre  humain  que  toutes 
les  écoles  réunies.  La  philosophie  à  notre  manière  suppose 
une  longue  culture  et  des  habitudes  d'esprit  dont  très  peu 
sont  capables.  Je  ne  sais  si  hors  de  Paris  il  est  possible  en 
France  de  se  mettre  bien  délicatement  à  ce  point  de  vue, 
et  je  craindrais  de  trop  dire  en  avançant  qu'il  y  a  actuel- 
lement au  monde  deux  ou  trois  milliers  de  personnes  ca- 
pables d'adorer  de  cette  manière.  Mais  les  humbles  ne  sont 
pas  pour  cela  exclus  de  l'idéal.  Leurs  formules,  quoique 
inférieures,  suffisent  pour  leur  faire  mener  une  noble  vie, 
et  le  peuple  surtout  a  dans  ses  grands  instincts  et  sa  puis- 
sante spontanéité  une  ample  compensation  de  ce  qui  lui 
est  refusé  en  fait  de  science  et  de  réflexion.  Celui  qui  peut 
comprendre  la  prédication  d'un  Jocelyn  de  village,  et  ces 
paraboles, 

Où  le  maître,  abaissé  jusqu'au  sens  des  humains, 
Faisait  toucher  le  ciel  aux  plus  jietites  mains. 

est-il  donc  déshérité  de  la  vie  céleste  ?  Tout  homme,  par 
le  seul  fait  de  sa  participation  à  la  nature  humaine,  a  son 
droit  à  l'idéal  ;  mais  ce  serait  aller  contre  l'évidence  que  de 
prétendre  que  tous  sont  également  aptes  à  en  goûter  les 
délices.  Tout  en  disant  avec  M.  Michelet  :  «  Oh  !  qui  me 
soulagera  de  la  dure  inégalité  !  »  tout  en  reconnaissant 
qu'en  fait  d'intelligence,  l'inégalité  est  plus  pénible  au  pri- 
vilégié qu'à  l'inférieur,  il  faut  avouer  que  cette  inégalité 
est  dans  la  nature  et  que  la  formule  théologique  conserve 
ici  sa  parfaite  vérité  :  tous  ont  la  grâce  suffisante  pour  faire 
leur  salut,  mais  tous  ne  sont  pas  appelés  à  la  même  per- 
fection. Marie  a  la  meilleure  part  qui  ne  lui  sera  point 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  32i 

enlevée.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  si  riiumanité  était 
aussi  cultivée  que  nous,  elle  aurait  la  même  religion  que 
nous. 

Si  donc  vous  reprochez  au  philosophe  l'excellence  ex- 
ceptionnelle de  sa  religion,  reprochez  aussi  à  celui  qui 
cherche  dans  la  vie  ascétique  une  plus  haute  perfection 
d'être  appelé  à  un  état  exceptionnel;  reprochez  à  celui  qui 
cultive  son  esprit  de  sortir  de  la  ligne  vulgaire  de  l'huma- 
nité. Il  faut  le  reconnaître,  quelque  douloureux  que  soit 
cet  aveu,  la  perfection,  dans  l'état  actuel  de  la  société,  n'est 
possible  qu'à  très  peu  d'hommes.  Faut-il  en  conclure  que 
la  perfection  est  mauvaise  et  injurieuse  à  l'humanité  ?  Non, 
certes  ;  il  faut  seulement  regretter  qu'elle  soit  assujettie  à 
des  conditions  si  étroites.  C'est  un  intolérable  orgueil  de  la 
part  du  philosophe  de  croire  qu'il  a  le  monopole  de  la  vie 
supérieure  ;  ce  serait  chez  lui  un  égoïsme  tout  à  fait  coupable 
de  se  réjouir  de  son  isolement  et  de  prolonger  à  dessein 
l'abrutissement  de  ses  semblables  pour  ne  point  avoir  d'é- 
gaux. Mais  on  ne  peut  lui  faire  un  crime  de  s'élever  au- 
dessus  de  la  dépression  commune,  et  de  s'écrier  avec 
saint  Paul  :  Cupio  omnes  fieri  qualis  et  ego  sum.  Ne  dites 
donc  plus  :  L'infériorité  de  la  philosophie  est  d'être  acces- 
sible à  un  petit  nombre  ;  car  c'est  au  contraire  son  titre  de 
gloire.  La  seule  conclusion  pratique  à  tirer  de  cette  triste 
vérité,  c'est  qu'il  faut  travailler  à  avancer  l'heureux  jour 
où  tous  les  hommes  auront  place  au  soleil  de  l'intelligence 
et  seront  appelés  à  la  vraie  lumière  des  enfants  de 
Dieu. 

Ce  serait  un  bien  doux  mais  bien  chimérique  optimisme 
d'espérer  que  ce  jour  est  près  de  nous.  Mais  c'est  le  propre 
de  la  foi  d'espérer  contre  l'espérance,  et  il  n'est  rien  après 
tout  que  le  passé  ne  nous  autorise  à  attendre  de  l'avenir 

2i 


322  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

de  l'humanité.  Combien  en  effet  les  conditions  de  a  cul- 
ture intellectuelle  étaient  dans  l'antiquité  grecque  diffé- 
rentes de  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui  !  Aujourd'hui  la 
science  et  la  philosophie  sont  une  profession,  «  On  ne 
passe  point  dans  le  monde,  dit  Pascal,  pour  se  connaître 
en  vers,  si  l'on  n'a  mis  l'enseigne  de  poète,  ni  pour  être 
habile  en  mathématiques,  si  l'on  n'a  mis  celle  de  mathé- 
maticien. »  Dans  les  beaux  siècles  de  l'antiquité,  on 
était  philosophe  ou  poète,  comme  on  est  honnête  homme 
dans  toutes  les  positions  de  la  vie  Nul  intérêt  pratique, 
nulle  institution  officielle  n'étaient  nécessaires  pour  exciter 
le  zèle  de  la  recherche  ou  la  production  poétique.  La  curio- 
sité spontanée,  l'instinct  des  belles  choses  y  suffisaient. 
Ammonius  Saccas,  le  fondateur  de  la  plus  haute  et  de  la 
plus  savante  école  philosophique  de  l'antiquité,  était  un 
portefaix.  Imaginez  donc  un  fort  de  la  halle  créant  chez 
nous  un  ordre  de  spéculation  analogue  à  la  philosophie  de 
Schelling  ou  de  Hegel  !  Quand  je  pense  à  ce  noble  peuple 
d'Athènes,  où  tous  sentaient  et  vivaient  de  la  vie  de 
la  nation,  à  ce  peuple  qui  applaudissait  aux  pièces  de  So- 
phocle, à  ce  peuple  qui  critiquait  Isocrate,  où  les  femmes 
disaient  :  C'est  là  ce  Démosthène  !  où  une  marchande 
d'herbes  reconnaissait  Théophraste  pour  étranger,  où  tous 
avaient  fait  leur  éducation  au  même  gymnase  et  dans  les 
mêmes  chants,  où  tous  savaient  et  comprenaient  Homère 
de  la  même  manière,  je  ne  puis  m'empêcher  de  concevoir 
quelque  humeur  contre  notre  société  si  profondément  di- 
visée en  hommes  cultivés  et  en  barbares.  Là  tous  avaient 
part  aux  mêmes  souvenirs,  tous  se  glorifiaient  des  mômes 
trophées  (143),  tous  avaient  contemplé  la  même  Minerve  et 
le  même  Jupiter.  Que  sont,  pour  notre  peuple.  Racine, 
Bossuet,  Buffon,    Fléchier?    Que  lui  disent  les  héros  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  3â3 

Louis  XIV,  Coiiclé,  Turenne  ?  Que  lui  disent  Nordlingue 
et  Fontenoy  (144)  ?  Le  peuple  est  chez  nous  déshérité  de  la 
vie  intellectuelle  ;  il  n'y  a  pas  pour  lui  de  littérature.  Im- 
mense malheur  pour  le  peuple,  malheur  plus  grand  encore 
pour  la  littérature  !  Il  n'y  avait  qu'un  seul  goût  à  Athènes, 
le  goût  du  peuple,  le  bon  goût.  Il  y  a  chez  nous  le  goût 
du  peuple  et  le  goût  des  hommes  d'esprit,  le  genre  dis- 
tingué et  le  petit  genre.  Pour  apprécier  notre  littérature, 
il  faut  être  lettré,  critique,  bel  esprit.  Le  vulgaire  admire 
de  confiance  et  n'ose  hasarder  de  lui-même  un  jugement 
sur  ces  œuvres  qui  le  dépassent.  L'Allemagne  ne  connaît 
pas  le  goût  provincial,  parce  qu'elle  n'a  pas  le  goût  de 
/a  capitale  ;  l'antiquité  ne  connaissait  pas  le  genre  niais 
et  populacier,  parce  qu'elle  n'avait  pas  de  littérature 
aristocratique. 

Je  ne  conçois  pas  qu'une  âme  élevée  paisse  rester  indif- 
férente à  un  tel  spectacle  et  ne  souffre  pas  en  voyant  la 
plus  grande  partie  de  l'humanité  exclue  du  bien  qu'elle 
possède  et  qui  ne  demanderait  qu'à  se  partager.  Il  y  a  des 
gens  qui  ne  conçoivent  pas  le  bonheur  sans  faveur  excep- 
tionnelle, et  qui  n'apprécieraient  plus  la  fortune,  l'éduca- 
tion, l'esprit,  si  tout  le  monde  en  avait.  Ceux-là  n'ai- 
ment pas  la  perfection  en  elle-même,  mais  la  supériorité 
relative  ;  ce  sont  des  orgueilleux  et  des  égoïstes.  Pour  moi, 
je  ne  comprends  le  parfait  bonheur  que  quand  tous  se- 
ront parfaits.  Je  n'imagine  pas  comment  l'opulent  peut 
jouir  de  plein  cœur  de  son  opulence,  tandis  qu'il  est  obligé 
de  se  voiler  la  face  devant  la  misère  d'une  portion  de  ses 
semblables.  Ma  plus  vive  peine  est  de  songer  que  tous  ne 
peuvent  partager  mon  bonheur.  Il  n'y  aura  de  bonheur 
que  quand  tousseront  égaux,  mais  il  n'y  aura  d'égalité  que 
quand  tous  seront  parfaits.  Quelle  douleur  pour  le  savant  et 


324  L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE. 

le  penseur  de  se  Yoir  par  leur  excellence  même  isolés  de 
l'humanité,  ayant  leur  monde  à  part,  leur  croyance  à 
part!  Et  vous  vous  étonnez  qu'avec  cela  ils  soient  parfois 
tristes  et  solitaires!  Mais  ils  posséderaient  l'infini,  la  vérité 
absolue,  qu'ils  devraient  souffrir  de  le  posséder  seuls,  et 
regretter  les  rêves  ^ailgaires  qu'ils  savouraient  au  moins  en 
commun  avec  tous.  Il  y  a  des  âmes  qui  ne  peuvent  souffrir 
cet  isolement  et  qui  aiment  mieux  se  rattacher  à  des  fables 
que  de  faire  bande  à  part  dans  l'humanité.  Je  les  aime... 
Toutefois  le  savant  ne  peut  prendre  ce  parti,  quand  il  le- 
voudrait,  car  ce  qui  lui  a  été  démontré  faux  est  pour  lui 
désormais  inacceptable.  C'est  sans  doute  un  lamentable 
spectacle  que  celui  des  souffrances  physiques  du  pauvre. 
J'avoue  pourtant  qu'elles  me  touchent  infiniment  moins 
que  de  voir  l'inmiense  majorité  de  l'humanité  condamnée 
à  l'ilotisme  intellectuel,  de  voir  des  hommes  semblables  à 
moi,  ayant  peut-être  des  facultés  intellectuelles  et  morales 
supérieures  aux  miennes,  réduits  à  l'abrutissement,  infor- 
tunés traversant  la  vie,  naissant,  vivant  et  mourant  sans 
avoir  un  seul  instant  levé  les  yeux  du  servile  instrument 
qui  leur  donne  du  pain,  sans  avoir  un  seul  moment 
respiré  Dieu. 

,  Un  des  lieux  communs  le  plus  souvent  répétés  par  les 
esprits  vulgaires  est  celui-ci  :  Initier  les  classes  déshéri- 
tées de  la  fortune  à  une  culture  intellectuelle  réservée 
d'ordinaire  aux  classes  supérieures  delà  société,  c'est  leur 
I  ouvrir  une  source  de  peines  et  de  souffrances.  Leur  ins- 
,j  truction  ne  servira  qu'à  leur  faire  sentir  la  disproportion 
sociale  et  à  leur  rendre  leur  condition  intolérable.  C'est  là, 
dis-je,  une  considération  toute  bourgeoise,  n'envisageant 
la  culture  intellectuelle  que  comme  un  complément  de  la 
fortune  et  non  comme  un  bien  moral.  Oui,  je  l'avoue,  les. 


L'AVENIR    DE    LA    SCIENCE.  325 

«impies  sont  les  plus  heureux;  est-ce  une  raison  pour  ne 
pas  s'élever?  Oui,  ces  pauvres  gens  seront  plus  mallieu- 
/  reux,  quand  leurs  yeux  seront  ouverts.  Mais  il  ne  s'agit  pas 
I  d'être  heureux,  il  s'agit  d'être  parfait.  Ils  ont  droit  comme 
les  autres  à  la  noble  souffrance.  Songez  donc  qu'il  s'agit 
de  la  vraie  religion,  de  la  seule  chose  sérieuse  et  sainte. 

Je  comprends  la  plus  radicale  divergence  sur  les  meil- 
leurs moyens  pour  opérer  le  plus  grand  bien  de  l'huma- 
nité; mais  je  ne  comprends  pas  que  des  âmes  honnêtes 
diff'èrent  sur  le  but,  et  substituent  des  fins  égoïstes  à  la 
grande  fin  divine  :  perfection  et  vie  pour  tous.  Sur  cette 
première  question,  il  n'y  a  que  deux  classes  d'hommes  : 
les  hommes  honnêtes  qui  se  subordonnent  à  la  grande 
fin  sociale,  et  les  hommes  immoraux  qui  veulent  jouir  et 
se  soucient  peu  que  ce  soit  aux  dépens  des  autres.  S'il 
était  vrai  que  l'humanité  fût  constituée  de  telle  sorte  qu'il 
n'y  eût  rien  à  faire  pour  le  bien  général,  s'il  était  vrai  que 
la  politique  consistât  à  étouffer  les  cris  des  malheureux  et 
à  se  croiser  les  bras  sur  des  maux  irrémédiables,  rien  ne 
pourrait  décider  les  belles  âmes  à  supporter  la  vie.  Si  le 
monde  était  fait  comme  cela,  il  faudrait  maudire  Dieu  et 
puis  se  suicider. 

Il  ne  suffit  pas  pour  le  progrès  de  l'esprit  humain  que 
quelques  penseurs  isolés  arrivent  à  des  points  de  vue  fort 
avancés,  et  que  quelques  têtes  s'élèvent  comme  des  folles 
avoines  au-dessus  du  niveau  commun.  Que  sert  telle  ma- 
gnifique découverte,  si  tout  au  plus  une  centaine  de  per- 
sonnes en  profitent?  En  quoi  l'humanité  est-efie  plus  avan- 
cée, si  sept  ou  huit  personnes  ont  aperçu  la  haute  raison 
des  choses?  Un  résultat  n'est  acquis  que  quand  il  est  entré 
dans  la  grande  circulation.  Or  les  résultats  de  la  haute 
science  ne  sont  pas  de  ceux  qu'il  suffit  d'énoncer.  Il  faut 


326  L'AVENIR  DE  LA  SGIEiNCE. 

y  élever  les  esprits.  Kant  et  Hegel  auraient  beau  avoir 
raison  ;  leur  science  dans  l'état  actuel  demeurerait  incom- 
municable. Serait-ce  leur  faute?  Non;  ce  serait  la  faute 
des  barbares  qui  ne  les  peuvent  comprendre,  ou  plutôt 
la  faute  de  la  société  qui  suppose  fatalement  des  barbares. 
Une  civilisation  n'est  réellement  forte  que  quand  elle  a 
une  base  étendue.  L'antiquité  eut  des  penseurs  presque 
aussi  avancés  que  les  nôtres  ;  et  pourtant  la  civilisation 
antique  périt  par  sa  paucité,  sous  la  multitude  des  bar- 
bares. Elle  ne  portait  pas  sur  assez  d'hommes  ;  elle  a 
disparu,  non  faute  d'intensité,  mais  faute  d'extension.  Il 
devient  tout  à  fait  urgent,  ce  me  semble,  d'élargir  le 
tourbillon  de  l'humanité  ;  autrement  des  individus  pour- 
raient atteindre  le  ciel  quand  la  masse  se  traînerait  encore 
sur  terre.  Ce  progrès-là  ne  serait  pas  de  bon  aloi,  et 
demeurerait  comme  non  accompli. 

Si  la  culture  intellectuelle  n'était  qu'une  jouissance,  il 
ne  faudrait  pas  trouver  mauvais  que  plusieurs  n'y  eussent 
point  de  part,  car  l'homme  n'a  pas  de  droit  à  la  jouis- 
sance. Mais  du  moment  où  elle  est  une  religion,  et  la  re- 
ligion la  plus  parfaite,  il  devient  barbare  d'en  priver  une 
seule  âme.  Autrefois,  au  temps  du  christianisme,  cela 
n  était  pas  si  révoltant  :  au  contraire,  le  sort  du  malheu- 
reux et  du  simple  était  en  un  sens  digne  d'envie,  puis- 
qu'ils étaient  plus  près  du  royaume  de  Dieu.  Mais  on  a  dé- 
truit le  charme,  il  n'y  a  plus  de  retour  possible.  De  là  une 
affreuse,  une  horrible  situation  ;  des  hommes  condamnés 
à  souffrir  sans  une  pensée  morale,  sans  une  idée  élevée, 
sans  un  sentiment  noble,  retenus  par  la  force  seule  comme 
des  brutes  en  cage.  Oh  !  cela  est  intolérable  ! 

Que  faire?  Lâcher  ics  brutes  sur  les  hommes?  Oh! 
Sàon,  non;  car  il   faut  sauver  l'humanité  et  la  civilisa- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  327 

tion  à  tout  prix.  Garder  sévèrement  les  brutes  et  les  as- 
sommer quand  elles  se  ruent?  Cela  est  horrible  à  dire. 
Non!  il  faut  en  faire  des  hommes,  il  faut  leur  donner 
part  aux  délices  de  l'idéal,  il  faut  les  élever,  les  ennoblir, 
les  rendre  dignes  de  la  liberté.  Jusque-là,  prêcher  la 
liberté  sera  prêcher  la  destruction,  à  peu  près  comme  si, 
par  respect  pour  le  droit  des  ours  et  des  lions,  on  allait 
ouvrir  les  barreaux  d'une  ménagerie.  Jusque-là,  les  dé- 
chirements sont  nécessaires,  et,  bien  que  condamnables 
dans  l'appréciation  analytique  des  faits,  ils  sont  légitimes 
en  somme.  L'avenir  les  absoudra,  en  les  blâmant,  comme 
nous  absolvons  la  grande  Révolution,  tout  en  déplorant 
ses  actes  coupables  et  en  stigmatisant  ceux  qui  les  ont 
provoqués. 

Mon  Dieu  !  c'est  perdre  son  temps  que  de  se  tourmen- 
ter sur  ces  problèmes.  Ils  sont  spéculativement  insolubles  : 
ils  seront  résolus  par  la  brutalité.  C'est  raisonner  sur  le 
cratère  d'un  volcan,  ou  au  pied  d'une  digue,  quand  le 
flot  monte.  Bien  des  fois  l'humanité  dans  sa  marche  s'est 
ainsi  trouvée  arrêtée  comme  une  armée  devant  un  préci- 
pice infranchissable.  Les  habiles  alors  perdent  la  tête,  la 
prudence  humaine  est  aux  abois.  Les  sages  voudraient 
qu'on  reculât  et  qu'on  tournât  le  précipice.  Mais  le  flot 
de  derrière  pousse  toujours;  les  premiers  rangs  tombent 
dans  le  goufïre,  et  quand  leurs  cadavres  ont  comblé 
l'abîme,  les  derniers  venus  passent  de  plain-pied  par- 
dessus. Dieu  soit  béni  !  l'abîme  est  franchi  I  On  plante 
une  croix  à  l'endroit,  et  les  bons  cœurs  viennent  y 
pleurer. 

Ou  bien  c'est  comme  une  armée  qui  doit  traverser  un 
fleuve  large  et  profond.  Les  sages  veulent  construire  un 
pont  ou  des  bateaux  :   les   impatients  lancent  à  la  hâte 


328  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

les  escadrons  à  la  nage;  les  trois  quarts  y  périssent; 
mais  enfin  le  fleuve  est  passé.  L'humanité  ayant  à  sa 
disposition  des  forces  infinies  ne  s'en  montre  pas  éco- 
nome. 

Ces  terribles  problèmes  sont  insolubles  à  la  pensée.  Il 
n'y  a  qu'à  croiser  les  bras  avec  désespoir.  L'humanité 
sautera  l'obstacle  et  fera  tout  pour  le  mieux.  Absolution 
pour  les  vivants,  et  eau  bénite  pour  les  morts  ! 

Ah!  qu'il  est  heureux  que  la  passion  se  charge  de 
ces  cruelles  exécutions  !  Les  belles  âmes  seraient  trop 
timides  et  iraient  trop  mollement  !  Quand  il  s'agit  de 
fonder  l'avenir  en  frappant  le  passé,  il  faut  de  ces  redou- 
tables sapeurs,  qui  ne  se  laissent  pas  amollir  aux  pleurs 
de  femmes  et  ne  ménagent  pas  les  coups  de  hache. 
Les  révolutions  seules  savent  détruire  les  institutions 
depuis  longtemps  condamnées.  En  temps  de  calme,  on 
ne  peut  se  résoudre  à  frapper,  lors  môme  que  ce  qu'on 
frappe  n'a  plus  de  raison  d'être.  Ceux  qui  croient  que  la 
rénovation  qui  avait  été  nécessitée  par  tout  le  travail  in- 
,tellectuel  du  xvni®  siècle  eût  pu  se  faire  pacifiquement 

r  trompent.  On  eût  cherché  à  pactiser,  on  se  fût  arrèlé 
mille  considérations  personnelles,  qui  en  temps  de 
■^Ime  sont  fort  prisées  ;  on  n'eût  osé  détruire  franclie- 
•inent  ni  les  privilèges  ni  les  ordres  religieux,  ni  tant 
i  autres  abus.  La  tempête  s'en  charge.  Le  pouvoir  tem- 
porel des  papes  est  assurément  périmé.  Eh  bien! 
tout  le  monde  en  serait  persuadé  qu'on  ne  se  décideiait 
point  encore  à  balayer  cette  ruine.  Il  faudrait  attendre 
pour  cela  le  prochain  tremblement  de  terre.  Rien  ne  se 
fait  par  le  calme  :  on  n'ose  qu'en  révolution.  On  doit 
toujours  essayer  de  mener  rhumanité  par  les  voies  paci- 
fiques et  de  faire  gUsser  les  révolutions   sur  les  pentes 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  329 

douces  du  temps  ;  mais,  si  l'on  est  tant  soit  peu  critique, 
on  est  obligé  de  se  dire  en  même  temps  que  cela  est  im- 
possible, que  la  chose  ne  se  fera  pas  ainsi.  Mais  enfin 
elle  se  fera  de  manière  ou  d'autre.  C'est  peine  perdue  de 
calculer  et  de  ménager  savamment  les  moyens  ;  car  la 
brutalité  s'en  mêlera,  et  on  ne  calcule  pas  avec  la  bruta- 
lité. Il  y  a  là  une  antinomie  et  un  équilibre  instable 
comme  dans  tant  d'autres  questions  relatives  à  l'humanité, 
quand  on  les  envisage  exclusivement  dans  le  présent.  Il 
y  a  des  hommes  nécessairement  détestés  et  maudits  de 
leur  siècle;  l'avenir  les  explique  et  arrive  à  dire  froide- 
ment ■:  Il  a  fallu  qu'il  y  eût  aussi  de  ces  gens-là  (14a). 
Du  reste  cette  réhabilitation  d'outre-tombe  n'est  pas  pour 
eux  de )Jigoureuse  justice;  car  comme  ils  sont  presque 
toujours  immoraux,  ils  ont  trouvé  leur  récompense  dans 
la  satisfaction  de  leurs  brutales  passions.  Je  conçois 
idéalement  un  révolutionnaire  vertueux,  qui  agirait  révo- 
lutionnairement  par  le  sentiment  du  devoir  et  en  vue  du 
bien  calculé  de  l'humanité,  de  telle  sorte  que  les  circons- 
tances seules  seraient  coupables  de  ses  violences.  Mais  je 
mets  en  fait  qu'il  n'y  en  a  pas  encore  eu  un  seul  de  la 
sorte,  et  peut-être  même  ce  caractère  est-il  en  dehors  des 
conditions  de  l'humanité.  Car  de  tels  actes  ne  vont  pas 
sans  que  la  passion  s'en  mêle,  et  réciproquement  de  telles 
passions  ne  vont  pas  sans  éveiller  quelque  vue  désinté- 
ressée. Le  caractère  des  révolutionnaires  est  très  complexe, 
et  les  explications  trop  simples  qu'on  en  donne  sont 
arguées  de  fausseté  par  leur  simplicité  même. 

Théophylacte  raconte  que  Philippicus,  général  de 
Maurice,  étant  sur  le  point  de  donner  une  bataille,  se  mit 
à  pleurer  en  songeant  au  grand  nombre  d'hommes  qui 
allaient  être  tués.  Montesquieu  appelle  cela  de  la  bigo- 


330  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

terie.  Mais  ce  ne  fut  peut-être  en  effet  que  du  bon  cœur.  Il 
est  bien  de  pleurer  sur  ces  redoutables  nécessités,  pourvu 
que  les  pleurs  n'empêchent  pas  de  marcher  en  avant. 
Dure  alternative  des  belles  âmes  î  S'allier  aux  méchants, 
se  faire  maudire  par  ceux  qu'on  aime,  ou  sacrifier 
l'avenir  ! 

Malheur  à  qui  fait  les  révolutions;  heureux  qui  en  hérite! 
Heureux  surtout  ceux  qui,  nés  dans  un  âge  meilleur,  n'au- 
ront plus  besoin  pour  faire  triompher  la  raison,  des  moyens 
les  plus  irrationnels  et  les  plus  absurdes  !  Le  point  de  vue 
moral  est  trop  étroit  pour  expliquer  l'histoire.  Il  faut 
s'élever  à  l'humanité,  ou,  pour  mieux  dire,  il  faut  dépasser 
l'humanité  et  s'élever  à  l'être  suprême,  où  tout  est  raison 
et  où  tout  se  concilie.  Là  est  la  lumière  blanche,  qui 
plus  bas  est  réfractée  en  mille  nuances  séparées  par 
d'indiscernables  limites. 

M.  Pierre  Leroux  a  raison.  Nous  avons  détruit  le  paradis 
et  l'enfer.  Avons-nous  bien  fait,  avons-nous  mal  fait,  je 
ne  sais.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  la  chose  est  faite. 
On  ne  replante  pas  un  paradis,  on  ne  rallume  pas  un 
enfer.  Il  ne  faut  pas  rester  en  chemin.  11  faut  faire  des- 
cendre le  paradis  ici-bas  pour  tous.  Or  le  paradis  sera  ici- 
bas  quand  tous  auront  part  à  la  lumière,  à  la  perfection, 
à  la  beauté,  et  par  là  au  bonheur.  Quand  le  prêtre,  au 
milieu  d'une  assemblée  de  croyants,  prêchait  la  résigna- 
tion et  la  soumission,  parce  qu'il  ne  s'agissait  après  tout 
que  de  souffrir  quelques  jours,  après  quoi  viendrait 
l'éternité,  où  toutes  ces  souffrances  seraient  comptées 
pour  des  mérites,  à  la  bonne  heure.  Mais  nous  avons  dé- 
truit l'influence  du  prêtre,  et  il  ne  dépend  pas  de  nous 
de  la  rétablir.  Nous  n'en  voulons  plus  pour  nous;  il  serait 
par  trop  étrange  que  nous  en  voulussions  pour  les  autres. 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  '  331 

Supposé  que  nous  eussions  encore  quelque  influence  sur 
le  peuple,  supposé  que  notre  recommandation  fut  de 
quelque  prix  à  ses  yeux,  et  n'excitât  pas  plutôt  ses  dé- 
fiances, imaginez  de  quel  air,  nous,  incrédules,  nous  irions 
prêcher  le  christianisme,  dont  nous  reconnaissons  n'avoir 
plus  besoin,  à  des  gens  qui  en  ont  besoin  pour  notre  repos. 
De  quel  nom  appeler  un  tel  rôle?  Et  quand  il  ne  serait  pas 
immoral,  ne  serait-il  pas,  de  tous  les  rôles,  le  plus  gauche, 
le  plus  ridicule,  le  plus  impossible?  Car,  depuis  le  com- 
mencement du  monde,  où  a-t-on  vu  un  seul  exemple  de 
ce  miracle:  l'incrédulité  menteuse  et  hypocrite  faisant  des 
croyants.  La  conviction  seule  opère  la  conviction.  J'ai  lu, 
je  ne  sais  où,  une  histoire  de  bonzes  qui  garantissaient  en 
bonne  forme  à  une  vieille  femme  le  paradis  dans  l'autre 
monde,  si  elle  voulait  leur  donner  sa  fortune  en  celui-ci. 
Mais  le  sceptique  qui  prêche  le  paradis  et  l'enfer,  auxquels 
il  ne  croit  pas,  au  peuple  qui  n'y  croit  pas  davantage,  ne 
joue-t-il  pas  un  rôle  mille  fois  plus  équivoque.  «  Amis, 
laissez-moi  la  jouissance  de  ce  monde-ci,  et  je  vous  pro- 
mets la  jouissance  de  l'autre.  »  Voilà  certes  une  bonne 
scène  de  comédie.  Le  peuple,  qui  a  un  instinct  très  délicat 
du  comique,  en  rira. 

Dieu  me  garde  de  dire  que  la  croyance  à  l'immortalité 

r  ne  soit  pas  en  un  sens  nécessaire  et  sacrée.  Mais  je  main- 

\  tiens  que  quand  un  sceptique  prêche  au  pauvre  ce  dogme 

I  consolateur  sans  y  croire,  afin  de  le  faire  tenir  tranquille, 

cela  doit  s'appeler  une  escroquerie  ;  c'est  payer  en  billets 

qu'on  sait  faux,  c'est  détourner  le  s  mple  par  une  chimère 

de  la  poursuite  du  réel.    On  ne   peut  nier   que  la  trop 

grande  préoccupation  de  la  vie  future  ne  soit  à  quelques 

égards  nuisible  au  bien-être   de   l'humanité.    Quand    on 

pense  que  toute  chose  se  retrouvera  là-haut  rétablie,  ce 


332  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

n'est  plus  tant  la  peine  de  poursuivre  l'ordre  et  l'équité 
ici-bas.  Notre  principe,  à  nous,  c'est  qu'il  faut  régler  la 
vie  présente  comme  si  la  vie  future  n'existait  pas,  qu'il 
n'est  jamais  permis  pour  justifier  un  état  ou  un  acte 
social  de  s'en  référer  à  l'au-delà.  En  appeler  incessam- 
ment à  la  vie  future,  c'est  endormir  l'esprit  de  réforme, 
c'est  ralentir  le  zèle  pour  l'organisation  rationnelle  de  l'hu- 
manité. Tout  le  travail  de  réforme  sociale  accompli  par 
la  bourgeoisie  française  depuis  le  xvni^  siècle  repose  sur  ce 
principe  implicitement  reconnu,  qu'il  faut  organiser  la  vie 
présente  sans  égard  pour  la  vie  future.  C'est  le  plus  sûr 
moyen  de  ne  duper  personne. 

Au  moins,  dira-t-on,  laissez  faire  le  prêtre,  qui  croit, 
lui,  et  qui,  par  conséquent,  peut  opérer  la  conviction.  — 
A  la  bonne  heure  ;  mais  ne  comptez  pas  trop  sur  cet 
apostolat  improvisé  au  moment  de  la  peur  :  le  peuple 
sentira  que  vous  êtes  bien  aises  qu'on  lui  prêche  ainsi,  et 
puis  il  vous  verra  incrédules.  Stipendiez  des  mission- 
naires pour  prêcher  des  missions  dans  tous  les  villages; 
votre  incrédulité  sera  une  prédication  plus  éloquente  que 
la  leur. 

—  Eh  bien  !  nous  allons  nous  convertir  !  Pour  faire 
croire  le  peuple,  il  faut  que  nous  croyions;  nous  allons 
croire.  —  De  tous  les  partis,  c'est  ici  le  plus  impossible  ; 
les  religions  ne  ressuscitent  pas  ;  ne  se  convertit  pas 
qui  veut.  Vous  croirez  au  moment  de  la  peur,  vous 
chercherez  à  croire.  Oh  !  les  étranges  chrétiens  que  les 
chrétiens  de  la  peur  !  Au  premier  beau  soleil,  vous  rede- 
viendrez incrédules.  Vous  avez  pu  chasser  Voltaire  do 
votre  bibliothèque,  vous  ne  le  chasserez  pas  de  votre 
souvenir  ;  car  Voltaire,  c'est  vous-même. 

Il  faut  donc    renoncer   à  contenir  le  peuple   avec  les 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  333 

vieilles  idées.  Keste  la  force;  faites  bonne  garde.  —  Oh  ! 
ne  vous  y  fiez  pas  :  les  ilotes  en  minorité  sont  encore  les 
plus  forts.  Il  suffira  d'une  maladresse,  d'un  faux  pas, 
pour  qu'ils  vous  poussent,  vous  renversent  et  vous 
écrasent.  Êtes-vous  bien  sûrs  de  ne  pas  faire  un  faux  pas 
en  vingt  ans  ?  Songez  qu'ils  sont  là,  derrière  vous,  atten- 
dant le  moment.  Et  puis,  cela  est  immoral  et  intolérable, 
quand  on  y  songe.  Le  bonheur  que  je  goûte  n'est  qu'à  la 
condition  de  la  dépression  d'une  partie  de  mes  semblables. 
Si  un  moment  les  dogues  qui  font  la  garde  à  la  porte  de 
l'ergastvlum  se  relâchaient  de  leur  violence,  malheur  !  ce 
serait  fini.  Je  n'ai  jamais  compris  la  sécurité  dans  un 
pays  toujours  menacé  de  l'invasion  des  eaux,  ni  le 
bonheur  moral  dans  une  société  qui  suppose  l'avilisse- 
ment d'une  partie  de  la  race  humaine. 

Remarquez,  je  vous  prie,  la  fatalité  qui  a  conduit  les 
choses  à  ce  point,  et  qui  a  rivé  chacun  des  anneaux 
de  la  chaîne,  et  ne  croyez  pas  avoir  tout  dit  quand  vous 
avez  déclamé  contre  tel  ou  tel.  C'est  fatalement  que  fhu- 
manité  cultivée  a  brisé  le  joug  des  anciennes  croyances  ; 
■elle  a  été  amenée  à  les  trouver  inacceptables  ;  est-ce  sa 
faute  ?  Peut-  on  croire  ce  que  l'on  veut  ?  11  n'y  a  rien  de 
plus  fatal  que  la  raison.  C'est  fatalement,  et  sans  que  les 
philosophes  l'aient  cherché,  que  le  peuple  est  devenu  à 
son  tour  incrédule.  A  qui  la  faute  encore,  puisqu'il  n'a  pas 
dépendu  des  premiers  incrédules  de  rester  croyants,  et 
qu'ils  eussent  été  hypocrites  en  simulant  des  croyances 
qu'ils  n'avaient  pas,  ce  qui  d'ailleurs  eût  été  peu  efficace  ; 
car  le  mensonge  ne  peut  rien  dans  l'histoire  de  l'huma- 
nité. C'est  fatalement  enfin  que  le  peuple  incrédule  s'est 
élevé  contre  ses  maîtres  en  incrédulité  et  leur  a  dit  r 
Donnez-moi  une  part  ici-bas,  puisque  vous  m'enlevez  la 


334  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

part  du  ciel.  Tout  est  donc  nécessaire  dans  ce  dévelop- 
pement de  l'esprit  moderne  ;  toutela  marche  de  l'Europe 
depuis  quatre  siècles  se  résume  en  cette  conclusion  pra- 
tique :  élever  et  ennoblir  le  peuple,  donner  part  à  tous 
(aux  délices  de  l'esprit.  Qu'on  tourne  le  problème  sous 
toutes  ses  faces,  on  en  reviendra  là.  A  mes  yeux,  c'est  la 
question  capitale  du  xix^  siècle  :  toutes  les  autres  réformes 
sont  secondaires  et  prématurées;  car  elles  supposent 
celle-là.  Maintenir  une  portion  de  l'humanité  dans  la  bru- 
talité, est  immoral  et  dangereux  ;  lui  rendre  la  chaîne  des 
/  anciennes  croyances  religieuses,  qui  la  moralisaient  suffi- 
samment, est  impossible.  Il  reste  donc  un  seul  parti,  c'est 
d'élargir  la  grande  famille,  de  donner  place  à  tous  au  ban- 
quet de  la  lumière.  Rome  n'échappa  aux  guerres  sociales 
qu'en  ouvrant  ses  rangs  aux  alliés,  après  les  avoir  vaincus. 
Grâce  à  Dieu,  nous  aussi  nous  avons  vaincu.  Hâtons-nous 
donc  d'ouvrir  nos  rangs. 

La  société  n'est  pas,  à  mes  yeux,  un  simple  lien  de  con- 
vention, une  institution  extérieure  et  de  police.  La  société 
a  charge  d'âme,  elle  a  des  devoirs  envers  l'individu  ;  elle 
ne  lui  doit  pas  la  vie,  mais  la  pomhilité  de  la  vie,  c'est- 
à-dire  le  premier  fond  qui,  fécondé  par  le  travail  de  cha- 
cun, doit  devenir  l'aliment  de  sa  vie  physique,  intellec- 
tuelle et  morale.  La  société  n'est  pas  la  réunion  atomis- 
tique  et  fortuite  des  individus,  comme  est,  par  exemple, 
le  lien  qui  réunit  les  passagers  à  bord  d'un  même  vaisseau. 
Elle  est  primitive  (146).  Si  l'individu  était  antérieur  à  la 
société,  il  faudrait  son  acceptation  pour  qu'il  fût  considéré 
comme  membre  de  la  société  et  assujetti  à  ses  lois,  et  on 
concevrait,  à  la  rigueur,  qu'il  peut  refuser  de  participer  à 
ses  charges  et  à  ses  avantages.  Mais  du  moment  que 
l'homme  naît  dans  la  société,  comme  il  naît  dans  la  raison, 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  335 

il  n'est  pas  plus  libre  de  récuser  les  lois  de  la  société  que 
de  récuser  les  lois  de  la  raison.  L'homme  ne  naît  pas 
libre,  sauf  ensuite  à  embrasser  la  servitude  volontaire. 
11  naît  partie  de  la  société,  il  naît  sous  la  loi.  11  n'est 
pas  dIus  recevable  à  se  plaindre  d'être  soumis  à  une  loi 
qu'il  n  a  pas  acceptée,  qu'il  n'est  recevable  à  se  plaindre 
d'être  né  homme.  Les  vieilles  sociétés  avaient  leurs  livres 
sacrés,  leurs  épopées,  leurs  rits  nationaux,  leurs  tradi- 
tions, qui  étaient  comme  le  dépôt  de  l'éducalion  et  de  la 
culture  nationale.  Chaque  individu,  venant  au  monde,  trou- 
vait, outre  la  famille,  qui  ne  suffît  pas  pour  faire  l'homme, 
la  nation,  dépositaire  d'une  autre  vie  plus  élevée.  Le 
christianisme,  qui  a  détruit  la  conception  antique  de  la 
nation  et  de  la  patrie,  s'est  substitué  chez  les  peuples 
modernes  à  cette  grande  culture  nationale,  et  longtemps 
il  y  a  suffi.  Ainsi,  toujours  l'homme  a  trouvé  ouverte 
devant  lui  une  grande  école  de  vie  supérieure.  L'homme, 
comme  la  plante,  est  sauvage  de  sa  nature  :  on  n'est  pas 
homme  pour  avoir  la  figure  humaine  ou  pour  raisonner 
sur  quelques  sujets  grossiers  à  la  façon  des  autres.  On 
n'est  homme  qu'à  la  condition  de  la  culture  intellec- 
tuelle et  morale. 

Je  crois,  comme  les  catholiques,  que  notre  société 
profane  et  irréligieuse,  uniquement  attentive  à  l'ordre  et 
à  la  discipline,  se  souciant  peu  de  l'immoralité  et  de 
l'abrutissement  des  masses,  pourvu  qu'elles  continuent 
à  tourner  la  meule  en  silence,  repose  sur  une  impossi- 
'bilité.  L'état  doit  au  peuple  la  religion,  c'est-à-dire  la  cul- 
ture intellectuelle  et  morale,  il  lui  doit  l'école,  encore  plus 
que  le  temple.  L'individu  n'est  complètement  responsable 
de  ses  actes  que  s'il  a  reçu  sa  part  à  l'éducation  qui  fait 
homme.  De  quoi  punissez-vous  ce  misérable,  qui,  resté 


33o  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE. 

fermé  depuis  son  enfance  aux  idées  morales,  ayant  à 
peine  le  discernement  du  bien  et  du  mal,  poussé  d'ailleurs 
par  de  grossiers  appétits  qui  sont  toute  sa  loi,  et  peut-être 
aussi  par  de  pressants  besoins,  a  forfait  contre  la  société  ? 
Vous  le  punissez  d'être  brute;  mais  est-ce  sa  faute,  grand 
Dieu  î  si  nul  ne  l'a  reçu  à  son  enfance  pour  le  faire 
naître  à  la  vie  morale?  Est-ce  sa  faute,  si  son  éduca- 
tion n'a  été  que  l'exemple  du  vice  ?  Et,  pour  remédier  à 
ces  crimes  que  vous  n'avez  pas  su  empfîcher,  vous  n'avez 
que  le  bagne  et  l'échafaud.  Le  vrai  coupable  en  tout 
cela,  c'est  la  société  qui  n'a  pas  élevé  et  ennobli  ce  misé- 
rable. Quel  étrange  hasard,  je  vous  prie,  que  presque 
tous  les  criminels  naissent  dans  la  môme  classe  !  La 
nature,  dirai-je  avec  Pascal,  n'est  pas  si  uniforme.  N'est- 
il  pas  évident  que,  si  les  dix-neuf  vingtièmes  des  crimes 
punis  par  la  société  sont  commis  par  des  gens  privés  de 
toute  éducation  et  pressés  par  la  misère,  la  cause  en  est 
dans  ce  manque  d'éducation  et  dans  cette  misère  ? 
Dieu  me  garde  de  songer  jamais  à  excuser  le  crime 
ou  à  désarmer  la  société  contre  ses  ennemis  I  Mais 
le  crime  n'est  crime  que  quand  il  est  commis  avec  une 
parfaite  conscience.  Croyez-vous  que  ce  misérable 
n'eût  pas  été,  comme  vous,  honnête  et  bon,  s'il  avait 
été  comme  vous  cultivé  par  une  longue  éducation  et  amé- 
lioré par  les  salutaires  influences  de  la  famille  ?  Il  faut 
partir  de  ce  principe  que  l'homme  ne  naît  pas  actuelle- 
ment bon,  mais  avec  la  puissance  de  devenir  bon,  pas 
plus  qu'il  ne  naît  savant,  mais  avec  la  puissance  de 
devenir  savant,  qu'il  ne  s'agit  que  de  développer 
les  germes  de  vertu  qui  sont  en  lui,  que  l'homme  ne 
se  porte  pas  au  mal  par  son  propre  choix,  mais  par 
besoin,  par  de  fatales  circonstances,  et  surtout  faute  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  337 

culture  morale.  Cerles,  dans  l'état  présent,  où  la  société 
ne  peut  exercer  sur  tous  ses  membres  une  action  civi- 
lisatrice, il  importe  de  maintenir  le  châtiment  pour  ef- 
frayer ceux  que  l'éducation  n'a  pu  détourner  du  crime. 
Mais  tel  n'est  pas  l'état  normal  de  l'humanité;  car,  je  le 
répète,  on  ne  punit  pas  un  homme  d'être  sauvage,  bien 
^ue,  si  l'on  a  des  sauvages  à  gouverner,  on  puisse,  pour 
les  maintenir,  recourir  à  la  sanction  pénale.  Alors  ce 
n'est  plus  un  châtiment  moral,  c'est  un  exemple,  rien  de 
plus. 

Je  reconnais  volontiers  que,  pour  qu'un  homme  arrive 
aux  dernières  limites  de  la  misère,  là  où  la  moralité  expire 
devant  le  besoin,  il  faut  qu'à  une  époque  ou  à  une  autre 
de  sa  vie  il  y  ait  eu  de  sa  faute  (j'excepte  bien  entendu  les 
infirmes  et  les  femmes),  qu'avec  de  la  moralité  et  de 
l'intelligence  on  peut  toujours  trouver  une  issue  et  des 
ressources.  Mais  cette  moralité  et  cette  intelligence,  est-ce 
la  faute  des  misérables,  s'ils  ne  l'ont  pas,  puisque  ces 
facultés  ont  besoin  d'être  cultivées,  et  que  nul  n'a  pris 
soin  de  les  développer  en  eux? 

Tout  le  mal  qui  est  dans  l'humanité  vient  à  mes  yeux 
du  manque  de  culture,  et  la  société  n'est  pas  recevable 
à  s'en  plaindre,  puisqu'elle  en  est,  jusqu'à  un  certain  point, 
responsable.  En  appelant  démocratie  et  aristocratie  les 
deux  partis  qui  se  disputent  le  monde,  on  peut  dire  que 
l'un  et  l'autre  sont,  dans  l'état  actuel  de  l'humanité,  éga- 
lement impossibles.  Car  les  masses  étant  aveugles  et  inin- 
telligentes, n'en  appeler  qu'à  elles,  c'est  en  appeler  de  la 
civilisation  à  la  barbarie.  D'autre  part,  l'aristocratie  cons- 
titue un  odieux  monopole,  si  elle  ne  se  propose  pas  pour 
but  la  tutelle  de§  masses,  c'est-à-dire  leur  exaltation 
progressive. 


I 


338  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

J'a  été  spectateur  de  ces  fatales  journées  dont  il  faudra 
dire  ; 

Excidat  illa  dies  aevo,  nec  postera  credant 
Saecula,  nos  etiam  taceamus,  et  oblita  multa 
Nocte  teginostrse  patiamur  crimina  gentis. 

Dieu  sait  si  un  moment  j'ai  souhaité  le  triomphe  des 
barbares.  Et  pourtant  je  souffrais  quand  j'entendais  des 
hommes  honnêtes  déverser  le  rire,  le  mépris  ou  la  colère 
sur  ces  lamentables  folies  ;  je  m'irritais  quand  j'entendais 
)  applaudir  à  de  sanglantes  vengeances  ou  regretter  qu'on 
n'en  eût  pas  fait  assez.  Car  enfin,  ces  insensés  savaient- 
ils  ce  qu'ils  faisaient,  et  était-ce  leur  faute  si  la  société  les 
avait  laissés  dans  cet  état  d'imbécillité  où  ils  devaient,  au 
premier  jour  d'épreuve,  devenir  le  jouet  des  insensés  et 
des  pervers? 

Plus  que  personne,  je  gémis  des  folies  populaires,  et 
je  veux  qu'on  les  réprime.  Mais  ces  folies  n'excitent  en 
moi  qu'un  regret,  c'est  qu'une  moitié  de  l'humanité  soit 
ainsi  abandonnée  à  sa  bestialité  native,  et  je  ne  comprends 
pas  comment  toute  âme  honnête  et  clairvoyante  n'en  tire 
pas  immédiatement  cette  conséquence  :  De  ces  bêtes,  fai- 
sons des  hommes.  Ceux  qui  rient  cruellement  de  ces  folies- 
mlrritent  ;  car  ces  folies  sont,  en  partie,  leur  ouvrage. 

On  disait  naguère,  à  propos  de  cette  lamentable  Italie  : 
«  Voyez,  je  vous  prie,  si  ce  peuple  est  digne  de  sa  liberté; 
voyez  comme  il  en  use  et  comme  il  sait  la  défendre.  »  — 
Ah  !  sans  doute  ;  mais  à  qui  la  faute  ?  A  ceux  qu'on  a 
condamnés  à  la  nullité,  et  qui,  vieillards,  se  réveillent 
enfants  ;  ou  à  ceux  qui  les  ont  tenus  dans  la  dépression,  et 
qui  viennent  après  cela  reprocher  à  un  grand  pays  l'immo- 
ralité qu'ils  ont  faite  (147)?  Cette  indignation  restera  une 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  339 

des  plus  vigoureuses  de  ma  jeunesse.  Un  tuteur  a  rendu 
son  pupille  idiot  pour  conserver  la  gestion  de  ses  biens. 
Un  hasard  remet  un  instant  au  pupille  l'usage  de  sa  for- 
tune, et,  bien  entendu,  il  fait  des  folies  ;  d  où  le  tuteur 
tire  un  bon  argument  pour  qu'on  lui  rende  le  soin  de  son 
pupille! 

11  ne  s'agit  donc  plus  de  dire  :  A  la  porte  les  barbares  ! 
mais  :  Plus  de  barbares  I  Tandis  qu'il  y  en  aura,  on  pourra 
craindre  une  invasion.  S'il  y  avait  en  face  1  une  de 
l'autre  deux  races  d'hommes,  l'une  civilisée,  l'autre  inci- 
vilisable,  la  seule  politique  devrait  être  d'anéantir  la  race 
incivilisable,  ou  de  l'assujettir  rigoureusement  à  l'autre. 
S'il  était  vrai,  comme  le  pense  Aristote  (148),  que.  de 
même  que  l'âme  est  destinée  à  commander  et  le  corps  à 
obéir,  de  même  il  y  a  dans  la  société  des  hommes  qui 
ont  leur  raison  en  eux-mêmes,  et  d'autres  qui,  a  ant 
leur  raison  hors  d'eux-mêmes,  ne  sont  bons  qu'à  exécuter 
la  volonté  des  autres,  ceux-ci  seraient  naturellement  es- 
claves; il  serait  juste  et  utile  pour  eux  d'obéir,  leur  révolte 
serait  un  malheur  et  un  crime  aussi  grand  que  si  le  corps 
se  révoltait  contre  l'âme.  A  ce  point  de  vue,  les  conquêtes 
de  la  démocratie  seraient  les  conquêtes  de  l'esprit  du  mal, 
le  triomphe  de  la  chair  sur  l'esprit.  Mais  c'est  ce  point  de 
vue  même  qui  est  décî3vant  :  un  progrès  irrécusable  a 
banni  cette  aristocratique  théorie,  et  posé  l'inviolabilité  du 
droit  des  faibles  de  corps  et  d'esprit  vis-à-vis  des  forts. 
Tous  les  hommes  portent  en  eux  les  mêmes  principes  de 
moralité.  Il  est  impossible  d'aimer  le  peuple  tel  qu'il  est, 
et  il  n'y  a  que  des  méchants  qui  veuillent  le  conserver  tel, 
pour  le  faire  jouer  à  leur  guise.  Mais  qu'ils  y  prennent 
garde  ;  un  jour  la  bête  pourra  bien  se  jeter  sur  eux.  Je 
suis  intimement  convaincu  pour  ma  part  que,  si  l'on  ne 


340  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE  . 

se  hâte  d'élever  le  peuple,  nous  sommes  à  la  veille  d'une 
airreuse  barbarie.  Car,  si  le  peuple  triomphe  tel  qu'il  est, 
ce  sera  pis  que  les  Francs  et  les  Vandales.  Il  détruira 
lui-même  l'instrument  qui  aurait  pu  servir  à  l'élever  ;  il 
faudra  attendre  que  la  civilisation  sorte  de  nouveau  spon- 
tanément du  fond  de  sa  nature.  Il  faudra  traverser  un 
autre  moyen  âge,  pour  renouer  le  fil  brisé  de  la  tradition 
savante. 

La  morale,  comme  la  politique,  se  résume  donc  en  ce 
grand  mot  :  Élever  le  peuple.  La  morale  aurait  dû  le  pres- 
crire, en  tout  temps  ;  la  politique  le  prescrit  plus  impé- 
rieusement que  jamais,  depuis  que  le  peuple  a  été  admis 
à  la  participation  aux  droits  politiques.  Le  suffrage  univer- 
sel ne  sera  légitime  que  quand  tous  auront  cette  part 
d'intelligence  sans  laquelle  on  ne  mérite  pas  le  titre 
d'homme,  et  si,  avant  ce  temps,  il  doit  être  conservé,  c'est 
uniquement  comme  pouvant  servir  puissamment  à  l'avan- 
cer. La  stupidité  n'a  pas  le  droit  de  gouverner  le  monde. 
Comment,  je  vous  prie,  confier  les  destinées  de  l'humanité 
à  des  malheureux,  ouverts  par  leur  ignorance  à  toutes  les 
captations  du  charlatanisme,  ayant  à  peine  le  droit  de 
compter  pour  des  personnes  morales?  État  déplorable 
qu  celui  où,  pour  obtenir  les  suffrages  d'une  multitude 
omnipotente,  il  ne  s'agit  pas  d'être  vrai,  savant,  habile, 
vertueux,  mais  d'avoir  un  nom  ou  d  être  un  audacieux 
charlatan  ! 

Je  suppose  un  savant  et  laborieux  chercheur,  qui  ait 
trouvé,  sinon  la  solution  définitive,  du  moins  la  solution 
la  plus  avancée  du  grand  problème  social.  Il  est  incon- 
testable que  cette  solution  serait  si  compliquée  qu'il  y 
aurait  au  plus  vingt  personnes  au  monde  capables  de  la 
comprendre.  Souhaitons-lui  de  la  patience,  s'il  est  obligé 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  341 

d'attendre,  pour  faire  prévaloir  sa  découverte,  l'adhésion 
du  suffrage  universel.  Un  empirique  qui  crie  bien  haut 
qu'il  a  trouvé  la  solution,  qu'elle  est  claire  comme  le 
jour,  qu'il  faut  avoir  la  mauvaise  foi  de  gens  intéressés 
pour  s'y  refuser,  qui  répète  tous  les  jours  dans  les  colonnes 
d'un  journal  de  banales  déclamations  :  celui-là,  incontes- 
tablement, fera  plus  vite  fortune  que  celui  qui  attend  le 
succès  de  la  science  et  de  la  raison. 

Qu'il  soit  donc  bien  reconnu  que  ceux  qui  se  refusent  à 
éclairer  le  peuple  sont  des  gens  qui  veulent  l'exploiter,  et 
qui  ont  besoin  dé  son  aveuglement  pour  réussir.  Honte  à 
ceux  qui,  en  parlant  d'appel  au  peuple,  savent  bien  qu'ils 
ne  font  appel  qu'à  l'imbécillité!  Honte  à  ceux  qui  fondent 
leurs  espérances  sur  la  stupidité,  qui  se  réjouissent  de 
la  multitude  des  sots  comme  de  la  multitude  de  leurs 
partisans,  et  croient  triompher  quand,  grâce  à  une  igno- 
rance qu'ils  ont  faite  et  qu'ils  entretiennent,  ils  peuvent 
dire  :  Vous  voyez  bien  que  le  peuple  ne  veut  pas  de  vos 
idées  modernes.  S'il  n'y  avait  plus  d'imbéciles  à  jouer,  le 
métier  des  sycophantes  et  des  flatteurs  du  peuple  tom- 
berait bien  vite.  Les  moyens  immoraux  de  gouvernement, 
police  machiavélique,  restrictions  à  certaines  libertés  na- 
turelles, etc.,  ont  été  jusqu'ici  nécessaires  et  légitimes.  Ils 
cesseront  de  l'être,  quand  l'État  sera  composé  d'hommes 
intelligents  et  cultivés.  La  question  de  la  réforme  gou- 
vernementale n'est  donc  plus  politique;  elle  est  morale  et 
religieuse;  le  ministère  de  l'Instruction  publique  est  le  plus 
sérieux,  ou,  pour  mieux  dire,  le  seul  sérieux  des  minis- 
tères. Que  l'on  parcoure  toutes  les  antinomies  nécessaires 
de  la  politique  actuelle,  on  reconnaîtra,  ce  me  semble, 
que  la  réhabilitation  intellectuelle  du  peuple  est  le  remède 
à  toutes,  et  que  les  institutions  les  plus  libérales  seront 


342  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

les  plus  dangereuses,  tant  que  durera  ce  qu'on  a  si  bien 
appelé  Vesdavage  de  l'ignorance.  Jusque-là  le  gouverne- 
ment a  priori  sera  le  plus  détestable  des  gouvernements. 
Au  premier   réveil   du  libéralisme  moderne,    on   put 
croire  un  instant  que  l'absolutisme  ne  reposait  que  sur  la 
force  des  gouvernements.  Mais  il  nous  a  été  révélé  qu'il 
repose  bien  plus  encore  sur  la  sottise  et  l'ignorance  des 
gouvernés,    puisque  nous  avons  vu  les  peuples  délivrés 
regretter  leurs  chaînes  et  les   redemander.  Détruire  une 
tyrannie  n'est  pas  grand'chose,  cela  s'est  vu  mille  fois  dans 
l'histoire.  Mais  s'en  passer...  Aux  yeux  de  quelques-uns, 
cela  est  la  plus  belle   apologie   des  gouvernants  ;  à  mes 
yeux,   c'est   leur  plus  grand   crime.    Leur  crime   est  de 
s'être  rendus  nécessaires,  et  d'avoir  maintenu  des  hommes 
l  dans  un  tel  avilissement  qu'ils  appellent  d'eux-mêmes  les 
i  fers  et  la  honte.  M.  de  Falloux  s'étonne  que  le  tiers  état 
i  de  89  ait  songé  à  venger  des  pères  qui  ne  s'étaient  pas 
I  trouvés  offensés.  Cela  est  vrai  ;   et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
j  révoltant,  ce  qui  appelait  surtout  la  vengeance,  c'est  que 
ces  pères,  en  effet,  ne  se  soient  pas  trouvés  offensés. 

Le  plus  grand  bien  de  l'humanité  devant  être  le  but 
de  tout  gouvernement,  il  s'ensuit  que  l'opinion  de  la 
majorité  n'a  réellement  droit  de  s'imposer  que  quand 
cette  majorité  représente  la  raison  et  l'opinion  la  plus 
éclairée.  Quoi  !  pour  complaire  à  des  masses  ignorantes» 
vous  irez  porter  un  préjudice,  peut-être  irréparable,  à 
l'humanité?  Jamais  je  ne  reconnaîtrai  la  souveraineté  de 
la  déraison.  Le  seul  souverain  de  droit  divin,  c'est  la 
raison  ;  la  majorité  n'a  de  pouvoir  qu'en  tant  qu'elle  est 
censée  représenter  la  raison.  Dans  l'état  normal  des  choses, 
la  majorité  sera  en  effet  le  critérium  le  plus  direct  pour 
reconnaître  le  parti  qui  a  raison-  S'il  y  avait  un  meilleur 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  343 

îiioyen  pour  reconnaître  le  vrai,  il  faudrait  y  recourir  et 
ne  pas  tenir  compte  de  la  majorité. 

A  entendre  certains  politiques,  qui  se  disent  libéraux,  le 
gouvernement  n'a  autre  chose  à  faire  qu'à  obéir  à  l'opi- 
nion, sans  se  permettre  jamais  de  diriger  le  mouve- 
ment. C'est  une  intolérable  tyrannie,  disent-ils,  que  le 
pouvoir  central  impose  aux  provinces  des  institutions, 
des  hommes,  des  écoles,  peu  en  harmonie  avec  les  préjugés 
de  ces  provinces.  Ils  trouvent  mauvais  que  les  adminis- 
trateurs et  les  instituteurs  des  provinces  viennent  puiser  à 
Paris  une  éducation  qui  les  rendra  supérieurs  à  leurs  ad- 
ministrés. C'est  là  un  étrange  scrupule  !  Paris  ayant  une 
•supériorité  d'initiative  et  représentant  un  état  plus  avancé 
de  civilisation,  a  bien  réellement  droit  de  s'imposer  et 
d'entraîner  vers  le  parfait  les  masses  plus  lourdes.  Honte  à 
ceux  qui  n'ont  d'autre  appui  que  l'ignorance  et  la  sottise, 
■et  s'efforcent  de  les  maintenir  comme  leurs  meilleurs 
auxiliaires  î  La  question  de  l'éducation  de  l'humanité  et  du 
progrès  de  la  civilisation  prime  toutes  les  autres.  On  ne 
^  fait  pas  tort  à  un  enfant,  en  sollicitant  sa  nonchalance 
native,  pour  le  plus  grand  bien  de  sa  culture  intellectuelle 
■et  morale.  Longtemps  encore  l'humanité  aura  besoin  qu'on 
lui  fasse  du  bien  malgré  elle.  Gouverner  pour  le  progrès, 
c'est  gouverner  de  droit  divin. 

Le  suffrage  universel  suppose  deux  choses  :  1**  que  tous 
sont  compétents  pour  juger  les  questions  gouvernemen- 
tales; 2°  qu'il  n'y  a  pas,  à  l'époque  où  il  est  établi,  de 
dogme  absolu;  que  l'humanité,  à  ce  moment,  est  sans  foi 
et  dans  cet  état  que  M .  Jouffroy  a  appelé  le  scepticisme  de 
fait.  Ces  époques  sont  des  époques  de  libéralisme  et  de 
tolérance.  L'un  ne  possédant  pas  plus  que  l'autre  la  vé- 
rité, ce  qu'il  y  a  de  plus  simple,  c'est  de   se  compter; 


344  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

le  nombre  fait  la  raison,  du  moins  une  raison  extérieure- 
et  pratique,  qui  peut  très  bien  ne  pas  convertir  la  mino- 
rité, mais  qui  s'impose  à  elle.  Au  fond,  cela  est  peu  lo- 
gique. Car  le  nombre  n'étant  pas  un  indice  de  vérité  ni- 
trinsèque,  la  minorité  pourrait  dire  :  «  Vous  vous  imposez 
à  nous,  non  pas  parce  que  vous  avez  raison,  mais  parce 
que  vous  êtes  plus  nombreux  ;  cela  serait  juste,  si  Ife 
nombre  représentait  la  force;  car  alors,  au  lieu  de  se 
battre,  il  serait  plus  raisonnable  de  se  compter  pour  s'é- 
pargner un  mal  inutile.  Mais,  bien  que  moins  nombreux 
que  vous,  nous  avons  de  meilleurs  bras  et  nous  sommes 
plus  braves  ;  battons-nous.  Nous  n'avons  pas  plus  raison 
les  uns  que  les  autres;  vous  êtes  plus  nombreux,  nous 
sommes  plus  forts,  essayons.  y>  C'est  qu'un  tel  milieu 
n'est  pas  normal  pour  l'humanité;  c'est  que  la  raison 
seule,  c'est-à-dire  le  dogme  établi,  donne  le  droit  de  s'im- 
poser, c'est  que  le  nombre  est  en  effet  un  caractère  tout 
aussi  superficiel  que  la  force  ;  c'est  que  rien  ne  peut  s'é- 
tablir que  sur  la  base  de  la  raison. 

Je  le  dis  avec  timidité,  et  avec  la  certitude  que  ceux  qui 
liront  ces  pages  ne  me  prendront  pas  pour  un  séditieux, 
je  le  dis  comme  critique  pur,  en  me  posant  devant  les  ré- 
volutions du  présent  comme  nous  sommes  devant  Ics^ 
révolutions  de  Rome,  par  exemple,  comme  on  sera  dans 
cinq  cents  ans  vis-à-vis  des  nôtres  :  VinsurrecHon  triom- 
phante est  parfois  un  meilleur  critérium  du  parti  qui  a  rai- 
son que  la  majorité  numérique.  Car  la  majorité  est  souvent 
formée  ou  du  moins  appuyée  de  gens  fort  nuls,  inertes, 
soucieux  de  leur  seul  repos,  qui  ne  méritent  pas  d'être 
comptés  dans  l'humanité;  au  lieu  qu'une  opinion  capable 
de  soulever  les  masses  et  surtout  de  les  faire  triompher, 
témoigne  par  là  de  sa  force.  Le  scrutin  de  la  bataille  en 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  345 

vaut  bien  un  autre;  car,  à  celui-là,  on  ne  compte  que  les 
forces  vives,  ou  plutôt  on  soupèse  V énergie  que  V opinion 
prête  à  ses  partisans  :  excellent  critérium  !  On  ne  se  bat 
pas  pour  la  mort;  ce  qui  passionne  le  plus  est  le  plus 
vivant  et  le  plus  vrai.  Ceux  qui  aiment  l'absolu  et  les 
solutions  claires  en  appellent  volontiers  au  nombre;  car 
rien  de  plus  clair  que  le  nombre  :  il  n'y  a  qu'à  compter. 
Mais  ce  serait  trop  commode.  L'humanité  n'y  va  pas  d'une 
façon  aussi  simple.  On  aura  beau  faire,  on  ne  trouvera 
d'autre  base  absolue  que  la  raison,  et,  avant  que  l'huma- 
nité soit  ari'ivée  à  un  âge  définitivement  scientifique,  on 
n'aura  d'autre  critérium  de  la  raison  que  le  fait  définitif. 
Le  fait  ne  constitue  pas  la  raison,  mais  l'indique.  La  meil- 
leure preuve  que  l'insurrection  de  juin  était  illégitime,  c'est 
qu'elle  n'a  pas  réussi. 

Il  y  a  là  une  antinomie  nécessaire,  insoluble,  et  qui 
durera  jusqu'à  ce  qu'une  grande  forme  dogmatique  ait  de 
nouveau  englobé  l'humanité.  Aux  époques  de  scepticisme, 
quand  les  vœux  aspirent  à  une  nouvelle  forme  qui  n'est 
pas  encore  éclose,  personne  n'ayant  le  mot  de  la  situation, 
ne  possédant  la  vraie  religion,  il  serait  abominable  que 
tel  ou  tel,  de  son  autorité  individuelle,  vînt  imposer  sa 
croyance  aux  autres.  On  ne  déclare  toutes  les  religions 
également  bonnes  que  quand  aucune  n'est  suffisante.  S'il 
y  avait  une  religion  qui  fut  réellement  vivante,  qui  cor- 
respondit aux  besoins  de  l'époque,  soyez  sûr  qu'elle  saurait 
se  faire  sa  place  et  que  la  nation  ne  marchanderait  pas 
avec  elle.  L'indifférence  est  en  politique  ce  que  le  scepti- 
cisme est  en  philosophie,  une  halte  entre  deux  dogma- 
tismes,  l'un  mort,  l'autre  en  germe.  Pendant  cet  inter- 
règne, libre  à  chacun  de  s'attacher  à  toute  doctrine,  d'être 
suivant  son    goût  pythagoricien  ou  platonicien,    stoïque 


3^0  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

OU  péripatétique.  Toutes  les  formes  sont  également  inoffen- 
sives, et  la  seule  tâche  du  pouvoir  est  de  maintenir  entre 
elles  la  police,  pour  les  empêcher  de  se  dévorer.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  dans  les  États  dogmatiques,  où  il  y  a  une 
raison  vivante  et  actuelle,  une  doctrine  hors  de  laquelle 
il  n'y  a  point  de  salut.  Forte  de  toute  la  vie  de  la  nation, 
elle  en  est  le  premier  besoin  et  le  premier  droit.  Elle  est 
en  un  sens  supérieure  à  la  loi  politique,  puisque  celle-ci 
a  en  elle  sa  raison  et  sa  sanction.  Le  gouvernement  est 
alors  absolu,  et  se  fait  au  nom  de  la  doctrine  acceptée  de 
tous.  Tout  fléchit  devant  elle,  et  le  pouvoir  spirituel,  qui 
la  représente,  est  autant  au-dessus  du  pouvoir  temporel 
que  les  besoins  supérieurs  de  l'homme  sont  au-dessus  des 
intérêts  matériels,  ou,  comme  on  disait  autrefois,  que  l'es- 
prit est  au-dessus  de  la  chair.  Et  ce  règne  absolu  n'est  pas 
la  tyrannie.  La  tyrannie  ne  commence  que  le  jour  où  la 
chaîne  est  sentie,  où  l'ancien  dogme  a  vieilli,  et  emploie 
les  mêmes  coups  d'autorité  pour  se  maintenir.  On  est  par- 
fois injuste  pour  les  persécutions  de  l'Église  au  moyen 
âge.  Elle  devait  être  alors  intolérante;  car  du  moment 
qu'une  société  entière  accepte  un  dogme  et  proclame  que 
ce  dogme  est  la  vérité  absolue,  et  cela  sans  opposition,  on 
est  charitable  en  persécutant.  C'est  défendre  la  société.  Les 
guerres  des  Albigeois,  les  persécutions  contre  les  vaudois, 
les  cathares,  les  bogomiles,  les  pauvres  de  Lyon,  ne  me 
choquent  pas  plus  que  les  croisades:  c'étaient  là  réellement 
des  errants,  sortant  de  la  grande  forme  de  l'humanité,  et 
quant  aux  hommes  vraiment  avancés  du  moyen  Age, 
comme  Scot  Érigène,  Arnauld  de  BressQ,'  Abélard,  Fré- 
déric II,  ils  subissaient  la  juste  peine  d'être  en  avant  de 
leur  siècle.  Ce  qui  fait  que  ces  actes  de  l'inquisition  du 
moyen  âge  nous  indignent,  c'est  que  nous  les  jugeons  au 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  347 

point  de  vue  de  notre  âge  sceptique;  il  est  trop  clair,  en 
effet,  que  de  nos  jours  où  il  n'y  a  plus  de  dogme,  de  tels 
faits  seraient  exécrables.  Massacrer  les  autres  pour  son  opi- 
nion est  horrible.  Mais  pour  le  dogme  de  l'humanité?... 
la  question  est  tout  autre.  Qu'un  homme  soit  violent, 
cruel  même,  pour  défendre  sa  croyance  désintéressée, 
c'est  fâcheux,  mais  toujours  excusable.  La  persécution  ne 
devient  odieuse  que  quand  elle  est  exercée  par  des  inté- 
ressés, qui  sacrifient  à  leur  bien-être  la  pensée  des  autres. 
C'est  pour  cela  qu'il  faut  juger  tout  autrement  les  per- 
sécutions de  l'Église  au  moyen  âge  et  dans  les  temps  mo- 
dernes. Car,  dans  les  temps  modernes,  elle  a  cessé  d'être 
ce  qu'elle  était  au  moyen  âge  ;  ce  n'est  plus  qu'une  vieille 
domination,  usée,  gênante,  illégitime;  tout  ce  qu'elle 
fait  pour  se  maintenir  est  odieux;  car  elle  n'a  plus  de 
raison  d'être.  La  mort  de  Jean  Hus  m'indigne  déjà;  car 
Jean  Hus  représentait  l'avenir;  la  mort  de  Vanini  et  de 
Giordano  Bruno  me  révolte;  car  l'esprit  moderne  était  déjà 
définitivement  émancipé.  Et  quant  aux  absurdes  persécu- 
tions religieuses  de  Louis  XIV,  il  n'y  avait  qu'une  femme 
étroite  et  dure,  des  jésuites  et  Bossuet  qui  fussent  capables 
de  les  conseiller  à  un  roi  fatigué.  Quand  l'Église  était  la 
domination  légitime,  elle  avait  beaucoup  moins  à  persé- 
cuter que  depuis  qu'elle  eut  cessé  de  l'être.  La  grande 
et  odieuse  persécution,  l'Inquisition,  n'est  devenue  quel- 
que chose  de  monstrueux  qu'au  xvi®  siècle,  c'est-à-dire 
quand  l'Église  est  définitivement  battue  par  la  Réforme. 
Louis  XIV  n'a  pas  eu,  que  je  me  rappelle,  un  seul  acte 
de  sévérité  à  faire  pour  maintenir  sa  souveraineté  absolue, 
et  cela  devait  être;  cette  souveraineté  était  légitime,  accep- 
tée; nul  homme  ne  fut  plus  absolu  et  moins  tyran.  La 
Restauration,  au  contraire,  fut  toujours  en  batailles  et  en 


348  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

tiraillements  pour  un  pouvoir  assurément  beaucoup  moin- 
dre; et  de  sa  part  la  moindre  violence  révoltait,  car  elle 
s'imposait.  La  mesure  des  violences  qu'un  pouvoir  est 
obligé  de  déployer  pour  se  maintenir,  et  surtout  l'indigna- 
tion qu'excitent  ses  violences,  est  la  mesure  de  son  illé- 
gitimité. Nous  sommes  légitimistes  à  notre  manière.  Le 
gouvernement  légitime  est  celui  qui  se  fonde  sur  la  raison 
du  temps  ;  le  gouvernement  illégitime  est  celui  qui  emploie 
la  force  ou  la  corruption  pour  se  maintenir  malgré  les  faits. 
C'est  pour  n'avoir  pas  compris  la  différence  de  ces  deux 
âges  de  l'humanité  que  l'on  fait  tant  de  sophismes  sur 
\es  rapports  de  l'Église  et  de  l'État.  Dans  le  premier  âge, 
celui  où  il  y  a  une  religion  vraie,  qui  est  la  forme  de  la 
société,  l'État  et  la  religion  sont  une  même  chose,  et, 
bien  loin  que  l'État  salarie  la  religion,  la  religion  se  sou- 
tient par  elle-même,  et  c'est  plutôt  l'État  qui,  à  certains 
jours,  fait  appel  à  l'Église.  Elle  est  même  supérieure  à  l'État, 
puisque  l'État  y  puise  son  principe.  Mais  aux  époques 
où  l'État  n'ayant  aucune  croyance  dit  à  tout  le  monde  : 
((  Je  n'entends  rien  en  théologie,  croyez  ce  qu'il  vous 
plaira  »,  il  ne  doit  salarier  (alors  seulement  naît  ce  mot 
ignoble)  aucun  culte,  ou,  ce  qui  revient  à  peu  près  au 
même,  il  doit  les  salarier  tous.  Ce  qu'il  donne  aux  reli- 
gions n'est  qu'une  aumône;  elles  doivent  rougir  en  le  re- 
cevant, et  je  comprends  bien  l'indignation  des  ultramon- 
tains  ardents,  quand  ils  voient  Dieu  figurer  sur  le  budget 
de  l'État  comme  un  fonctionnaire  public.  A  ces  époques, 
il  n'y  a  plus  que  des  opinions.  Or,  pourquoi  l'État  salarie- 
rait-il une  opinion?  Je  conçois  l'État  reconnaissant  un  seul 
culte;  je  le  conçois  ne  reconnaissant  aucun  culte;  mais  je 
ne  le  conçois  pas  reconnaissant  tous  les  cultes  (149).  La 
théorie  libérale  de  l'indifTérentisme  est  superficielle.  Il  faut 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  349 

de  la  doctrine  à  l'humanité.  Si  le  catholicisme  est  le  vrai, 
les  prétentions  les  plus  extrêmes  des  ultramontains  sont  lé- 
gitimes, l'Inquisition  est  une  institution  bienfaisante.  En 
effet,  comme  de  ce  point  de  vue  la  saine  croyance  est  le  plus 
grand  bien  auquel  tout  le  reste  doit  être  sacrifié,  le  sou- 
verain fait  acte  de  père  en  séparant  le  bon  grain  de 
l'ivraie  et  brûlant  celle-ci.  Rien  ne  tient  devant  la  seule 
chose  nécessaire,  sauver  les  âmes.  Le  compelle  intrare  est 
légitime  par  ses  résultats.  Si,  en  sacrifiant  mille  âmes  gan- 
grenées, on  peut  espérer  en  sauver  une,  l'orthodoxie  les 
trouvera  suffisamment  compensées  (150).  J'en  suis  bien 
fâché,  mais  rien  ne  dispense  de  la  question  dogmatique. 
Nos  délicats  qui  maintiennent  toujours  cette  question  en 
dehors,  s  interdisent  en  toute  chose  les  solutions  logiques. 
11  est  d'un  petit  esprit  de  supposer  un  ordre  absolu- 
ment légal,  contre  lequel  il  n'y  a  pas  d'objection  et  qui 
s'impose  absolument.  L'état  d'une  société  n'est  jamais 
tout  à  fait  légal,  ni  tout  à  fait  illégal.  Tout  état  social 
est  forcément  illégal,  en  tant  qu'imparfait,  et  tend  tou- 
jours à  plus  de  légahté,  c'est-à-dire  à  plus  de  perfection. 
Il  n'est  pas  moins  superficiel  de  supposer  que  le  gouver- 
nement n'est  que  l'expression  de  la  volonté  du  plus 
grand  nombre,  en  sorte  que  le  suffrage  universel  serait  de 
droit  naturel  et  que,  ce  suffrage  étant  acquis,  il  n'y  aurait 
qu'à  laisser  la  volonté  du  peuple  s'exprimer.  Cela  serait 
trop  simple.  11  n'y  a  que  des  pédants  de  collège,  des  esprits 
«lairs  et  superficiels  qui  aient  pu  se  laisser  prendre  à  l'ap- 
parente évidence  de  la  théorie  représentative.  La  masse 
n'a  droit  de  gouverner  que  si  l'on  suppose  qu'elle  sait 
mieux  que  personne  ce  qui  est  le  meilleur.  Le  gouverne- 
ment représente  la  raison.  Dieu,  si  l'on  veut,  l'humanité 
dans  le  sens  élevé  (c'est-à-dire  les  hautes  tendances  de  la 


^ 


350  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

nature  humaine),  mais  non  un  chiffre.  Le  principe  repré- 
*sentatif  a  été  bon  à  soutenir  contre  les  vieux  despotismes 
personnels,  oii  le  souverain  croyait  commander  de  son 
droit  propre,  ce  qui  est  bien  plus  absurde  encore.  Mais, 
de  fait,  le  suffrage  universel  n'est  légitime  que  s'il  peut 
\j  hâter  l'amélioration  sociale.  Un  despote  qui  réaliserait 
cette  amélioration  contre  la  volonté  du  plus  grand  nombre 
serait  parfaitement  dans  son  droit.  Vienne  le  Napoléon 
qu'il  nous  faut,  le  grand  organisateur  politique,  et  il  pourra 
se  passer  de  la  bénédiction  papale  et  de  la  sanction 
populaire. 

I  L'idéal  d'un  gouvernement  serait  un  gouvernement 
I  scientifique,  où  des  hommes  compétents  et  spéciaux  trai- 
I  teraient  les  questions  gouvernementales  comme  des  ques 
tions  scientifiques,  et  en  chercheraient  rationnellement  la 
solution.  Jusqu'ici  c'est  la  naissance,  l'intrigue  ou  le  privi- 
lège du  premier  occupant  qui  ont  généralement  conféré 
les  grades  aux  gouvernants;  le  premier  intrigant  qui  réussit 
à  s'installer  devant  une  table  verte  est  qualifié  homme 
d'État,  Je  ne  sais  si  un  jour,  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  il  ne  se  produira  pas  quelque  chose  d'analogue 
à  l'institution  des  lettrés  chinois,  et  si  le  gouvernement  ne 
deviendra  pas  le  partage  naturel  des  hommes  compétents, 
d'une  sorte  d'académie  des  sciences  morales  et  politiques. 
La  politique  est  une  science  comme  une  autre,  et  exige 
apparemment  autant  d'études  et  de  connaissances  qu'une 
autre.  Dans  les  sociétés  primitives,  le  collège  des  prêtres 
gouvernait  au  nom  des  dieux  ;  dans  les  sociétés  de  l'ave- 
nir, les  savants  gouverneront  au  nom  de  la  recherche 
rationnelle  du  meilleur.  Dieu  merci  !  celte  académie  aurait 
de  nos  jours  une  rude  tâche ,  s'il  lui  fallait  démontrer  à  la 
présomption  ignorante  et  contrôleuse  la  légitimité  de  sa 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  351 

conduite!  Cette  manie  qu'ont  les  sots  de  vouloir  qu'on 
leur  donne  la  raison  de  ce  qu'ils  ne  peuvent  comprendre 
et  de  se  fâcher  quand  ils  ne  comprennent  pas,  est  un 
des  plus  grands  obstacles  au  progrès.  Les  sages  de  l'avenir 
la  mépriseront. 

Mais  comment,  direz-vous,  imposer  à  la  majorité  ce 
qui  est  le  meilleur,  si  elle  s'y  refuse?  —  Ah!  là  est  le  grand 
art.  Les  sages  anciens  avaient  pour  cela  des  moyens  fort 
commodes,  des  oracles,  des  augures,  des  Égéries,  etc. 
D'autres  ont  eu  des  armées.  Tous  ces  moyens  sont  de- 
venus impossibles.  La  religion  de  l'avenir  tranchera  la 
difficulté  de  sa  lourde  épée.  Apprenons  au  moins  à  n'être 
pas  si  sévères  contre  ceux  qui  ont  employé  un  peu  de  du- 
perie et  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  corruption,  si 
réellement  (condition  essentielle)  ils  n'ont  eu  pour  but  que 
le  plus  grand  bien  de  l'humanité.  S'ils  n'ont  eu  en  vue,  au 
contraire,  que  des  considérations  égoïstes,  ce  sont  des  tyrans 
et  des  infâmes. 

C'est  rendre  un  mauvais  service  à  un  pupille  que  de 
lui  remettre  trop  tôt  la  disposition  de  ses  biens.  Mais  c'est 
un  crime  de  le  tenir  dans  l'idiotisme  pour  le  garder  indé- 
finiment en  tutelle.  Mieux  vaut  encore  une  émancipation 
prématurée;  car,  après  quelques  folies,  elle  peut  contri- 
buer à  ramener  la  sagesse. 

Jusqu'à  ce  que  le  peuple  soit  initié  à  la  vie  intellec- 
tuelle, l'intrigue  et  le  mensonge  sont  évidemment  mis  aux 
enchères.  11  s'agit  de  capter  le  vieillard  aveugle,  et  pour 
cela  de  mentir,  de  flatter.  Les  tableaux  si  vivants  d'Aristo- 
phane n'ont  rien  d'exagéré.  Le  suffrage  du  peuple  non 
éclairé  ne  peut  amener  que  la  démagogie  ou  l'aristocratie 
nobiliaire,  jamais  le  gouvernement  de  la  raison.  Les  phi- 
losophes, qui  sont  les  souverains  de  droit  divin,  agacent 


352  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

le  peuple  et  ont  sur  lui  peu  d'influence.  Voyez  à  Athènes  le 
sort  de  tous  les  sages  (ot  actcroi),  Miltiade,  Thémistoclc, 
Socrate,  Phocion.  Ils  n'ont  pas  d'éclat  extérieur,  ils  ne 
flattent  pas,  ils  sont  sérieux  et  sévères,  ils  ne  rient  pas, 
ils  parlent  un  langage  difficile  et  que  la  multitude  n'en- 
!  tend  pas,  celui  de  la  raison.  Comment  voulez-vous  que  de 
telles  gens,  s'ils  se  mêlent  de  parler  à  la  multitude,  n'en- 
courent pas  sa  disgrâce.  Ceux-là  seuls  parlent  au  peuple 
un  langage  intelligible  qui  s'adressent  à  ses  passions,  ou 
qui  s'intitulent  ducs  ou  comtes.  Ces  deux  langues-là  sont 
faciles  à  comprendre. 

Amsi  s'explique  la  mauvaise  humeur  que  le  peuple  a 
montrée  de  tout  temps  contre  les  pliilosophes,  surtout 
quand  ils  ont  eu  la  maladresse  de  se  mêler  des  affaires 
publiques.  Placé  entre  le  charlatan  et  le  médecin  sérieux, 
le  peuple  va  toujours  au  charlatan.  Le  peuple  veut  qu'on 
ne  lui  dise  que  des  choses  claires,  faciles  à  comprendre, 
et  le  malheur  est  qu'en  rien  la  vérité  n'est  à  la  surface. 
Le  peuple  aime  qu'on  plaisante.  Les  vues  les  plus  super 
ficielles  et  les  plus  rebattues  présentées  sur  un  ton  de 
grossière  plaisanterie,  qui  fait  grincer  les  dents  à  tout 
esprit  délicat,  font  battre  des  mains  aux  ignorants.  Les 
véritables  intérêts  du  peuple  ne  sont  presque  jamais  dans 
ce  qui  en  a  l'apparence.  Les  sages  qui  vont  à  la  réalité 
ont  l'air  d'être  ses  ennemis  ;  et  les  charlatans  qui  s'en 
tiennent  aux  lieux  communs  sont  de  droit  ses  amis.  Et 
puis,  il  y  a  dans  les  sages  je  ne  sais  quoi  d'orgueilleux, 
j  quelque  soin  qu'ils  mettent  à  se  faire  humbles  et  con- 
/  descendants.  Ce  n'est  pas  leur  faute;  l'orgueil  (et  co 
/  mot  ici  n'a  rien  de  condamnable)  est  dans  ce  qu'ils 
sont.  Le  grand  seigneur  est  orgueilleux  aussi  ;  mais 
«on  orgueil  choque  moins  le  peuple.  Celui-ci  se  console 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  3Ô3 

Ide  n'avoir  pas  l'or  et  les  cordons  du  grand  seigneur; 
mais  il  ne  pardonne  pas  au  penseur  de  lui  être  supérieur 
en  intelligence,  et  il  se  croit  au  moins  aussi  compétent 
que  lui  en  politique.  Le  peuple  est  bien  plus  indulgent 
pour  les  grands  que  pour  les  gens  de  classe  moyenne  qui 
sont  instruits  et  éclairés.  Ceux-ci  lui  paraissent  sur  le 
môme  niveau  que  lui,  et  il  voit  leur  supériorité  de  mau- 
vais œil.  Le  roi,  la  famille  royale  sont  dieux  pour  lui,  et 
il  a  la  bonhomie  de  les  aimer.  Mais  pour  des  bourgeois 
simples,  que  leurs  talents  ont  portés  au  pouvoir,  il  faut 
»  que  ce  soient  des  voleurs,  des  intrigants.  Les  grands  sont 
j  placés  trop  haut  pour  qu'il  leur  porte  envie  :  la  jalousie 
I  n'a  lieu  qu'entre  égaux.  Un  gouvernement  d'hommes  sans 
nom  est  fatalement  condamné  à  être  soupçonné,  calomnié. 
a  Comment  cet  homme  qui  est  mon  égal  a-t-il  fait  pour 
parvenir  ?  11  faut  nécessairement  que  ce  soit  un  malhon- 
nête homme,  autrement  il  me  serait  supérieur,  ce  qui  ne 
peut  pas  être.  Il  a  touché  de  près  les  deniers  de  l'État  ;  il 
doit  y  avoir  pris  quelque  chose;  car  si  j'y  étais,  moi, 
je  sais  bien  que  j'en  serais  tenté  »,  Ainsi  parle  la  vul- 
gaire envie.  Ces  soupçons  n'atteignent  jamais  ceux  qu'on 
regarde  comme  d'une  autre  espèce  et  avec  lesquels  on  a 
définitivement  renoncé  à  se  comparer.  Me  trouvant  un 
jour  avec  des  paysans,  je  remarquai  qu'ils  étaient  très 
préoccupés  de  la  légère  indemnilé  accordée  aux  représen- 
tants ;  ils  marchandaient,  chicanaient,  trouvaient  mauvais 
qu'ils  la  touchassent  pendant  leurs  congés,  alors,  disaient- 
les,  qu'ils  ne  travaillent  pas;  et  ces  bonnes  gens  ne  fai- 
saient pas  une  observation  sur  les  milhons  de  la  liste 
civile. 

Certes,  si  tous  étaient  comme  nous,  non  seulement  le 
gouvernement   serait  plus  facile,  mais  il  serait   à  peine 

23 


4 


354  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

besoin  d'un  gouvernement.  Les  restrictions  gouvernemen- 
tales sont  en  raison  inverse  de  la  perfection  des  individus. 
Or  tous  seraient  comme  nous,  si  tous  avaient  notre  cul- 
ture, si  tous  possédaient  comme  nous  l'idée  complète  de 
l'humanité.  Pourquoi  toute  liberté  est-elle  accompagnée 
d'un  danger  parallèle  eta-t-elle  besoin  d'un  correctif?  C'est 
que  la  liberté  est  pour  les  sages  comme  pour  les  fous. 
Mais  quand  tous  seront  sages,  ou  quand  la  raison  pu- 
blique sera  assez  forte  pour  faire  justice  des  insensés,  nulle 
restriction  ne  sera  nécessaire. 

Fichte  a  osé  concevoir  un  état  social  si  parfait  que  la 
pensée  même  du  mal  fût  bannie  de  l'esprit  de  l'homme , 
Je  crois  comme  lui  que  le  mal  moral  n'aura  signalé  qu'un 
âge  de  l'humanité,  l'âge  où  l'homme  était  délaissé  par  la 
société  et  ne  recevait  pas  d'elle  l'héritage  religieux  auquel 
il  a  droit.  «  Il  y  a  des  hommes,  dit  M.  Guizot,  qui  ont 
pleine  confiance  dans  la  nature  humaine.  Selon  eux, 
laissée  à  elle-même,  elle  va  au  bien.  Tous  les  maux  de  la 
société  viennent  des  gouvernements,  qui  corrompent 
l'homme  en  le  violentant  ou  en  le  trompant  .»  Je  suis 
de  ceux  qui  ont  cette  confiance.  Mais  je  crois  que  le  mal 
ne  vient  pas  de  ce  que  les  gouvernements  violentent  et 
trompent,  mais  de  ce  qu'ils  n'élèvent  pas.  Moi  qui  suis 
cultivé,  je  ne  trouve  pas  de  mal  en  moi,  et  spontanément 
en  toute  chose  je  me  porte  à  ce  qui  me  semble  le  plus 
beau.  Si  tous  étaient  aussi  cultivés  que  moi,  tous  seraient 
comme  moi  dans  l'heureuse  impossibiUté  de  mal  faire. 
Alors  il  serait  vrai  de  dire  :  vous  êtes  des  dieux  et  les  fils 
du  Très-Haut.  La  morale  a  été  conçue  jusqu'ici  d'une 
manière  fort  étroite,  comme  une  obéissance  à  une  loi, 
comme  une  lutte  intérieure  entre  des  lois  opposées  (151). 
Pour  moi,  je  déclare  que  quand  je  fais  bien,  je  n'obéis  à 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  355 

1\  'personne,  je  ne  livre  aucune  bataille  et  ne  remporte  aucune 
victoire,  que  je  fais  un  acte  aussi  indépendant  et  aussi 
•spontané  que  celui  de  l'artiste  qui  tire  du  fond  de  son 
âme  la  beauté  pour  la  réaliser  au  dehors,  que  je  n'ai  qu'à 
suivre  avec  ravissement  et  parfait  acquiescement  Finspira- 
1,ion  morale  qui  sort  du  fond  de  mon  cœur.  L'homme 
■élevé  n'a  qu'à  suivre  la  délicieuse  pente  de  son  impulsion 
intime  ;  il  pourrait  adopter  la  devise  de  saint  Augustin 
et  de  l'abbaye  de  Thélème  :  «  Fais  ce  que  tu  voudras  »  ; 
<;ar  il  ne  peut  vouloir  que  de  belles  choses.  L'homme  ver- 
tueux est  un  artiste  qui  réalise  le  beau  dans  une  vie 
humaine  comme  le  statuaire  le  réalise  sur  le  marbre, 
■comme  le  musicien  par  des  sons.  Y  a-t-il  obéissance  et 
lutte  dans  l'acte  du  statuaire  et  du  musicien? 

C'est  là  de  l'orgueil,  direz-vous.  Il  faut  s'entendre.  Si 
l'on  entend  par  humilité  le  peu  de  cas  que  l'homme  ferait 
de  sa  nature,  la  petite  estime  dans  laquelle  il  tiendrait 
sa  condition,  je  refuse  complètement  à  un  tel  sentiment 
«le  titre  de  vertu,  et  je  reproche  au  christianisme  d'avoir 
(parfois  pris  la  chose  de  cette  manière.  La  base  de  notre 
morale,  c'est  l'excellence,  l'autonomie  parfaite  de  la  na- 
ture humaine;  le  fond  de  tout  notre  système  philoso- 
phique et  littéraire,  c'est  l'absolution  de  tout  ce  qui  est 
humain. 

Ennoblissement  et  émancipation  de  tous  les  hommes 
par  l'action  civilisatrice  de  la  société,  tel  est  donc  le  devoir 
le  plus  pressant  du  gouvernement  dans  la  situation  pré- 
sente. Tout  ce  que  l'on  fait  sans  cela  est  inutile  ou  pré- 
maturé. On  parle  sans  cesse  de  liberté,  de  droit  de 
réunion,  de  droit  d'association.  Rien  de  mieux,  si  les  intel- 
ligences étaient  dans  l'état  normal  ;  mais  jusque-là  rien 
de  plus  frivole.   Des  imbéciles  ou   des  ignorants  auront 


3b6  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

beau  se  réunir,  il  ne  sortira  rien  de  bon  de  leur  réunionv 
Les  sectaires  et  les  hommes  de  parti  s'imaginent  que  la 
compression  seule  empêche  leurs  idées  de  parvenir,  et 
s'irritent  contre  cette  compression.  Ils  se  trompent.  Ce 
/  n'est  pas  le  mauvais  vouloir  des  gouvernements  qui  étouffi; 
/.leurs  idées;  c'est  que  leurs  idées  ne  sont  pas  mûres;  de 
!  même  que  ce  n'est  pas  la  force  des  gouvernements  absolus 
\  mais  la  dépression  des  sujets  qui  maintient  les  peuples 
1  dans  l'assujettissement.  Pensez-vous  donc  que,  s'ils  étaient 
mûrs  pour  la  liberté,  il  ne  se  la  feraient  pas  à  l'heure 
même  ?  Notre  libéralisme  français,  croyant  tout  expliquer 
par  le  despotisme,  préoccupé  exclusivement  de  liberté,  con- 
sidérant le  gouvernement  et  les  sujets  comme  des  ennemis 
naturels,  est  en  vérité  bien  superficiel.  Persuadons-nous 
bien  qu'il  ne  s'agit  pas  de  liberté,  mais  de  faire,  de  créer, 
de  travailler.  Le  vrai  trouve  toujours  assez  de  liberté  pour 
se  faire  jour,  et  la  liberté  ne  peut  être  que  préjudiciable, 
quand  ce  sont  des  insensés  qui  la  réclament.  Elle  n'aboutit 
qu'à  favoriser  l'anarchie,  et  n'est  d'aucun  usage  pour  le 
progrès  réel  de  l'humanité.  Qu'un  commissaire  de  police 
s'introduise  dans  une  salle  où  quelques  têtes  faibles  et  vides 
échauffent  réciproquement  leurs  passions  instinctives,  nous 
jetons  les  hauts  cris,  la  liberté  est  violée.  Croyez-vous 
donc  que  ce  seront  ces  pauvres  gens  qui  résoudront  le 
problème?  Nous  usons  la  force  pour  conserver  à  tous  le 
droit  de  radoter  à  leur  aise  ;  ne  vaudrait-il  pas  mieux  cher- 
cher à  parler  raison  et  enseigner  à  tous  à  parler  et  à  com- 
prendre ce  langage?  Fermez  les  clubs,  ouvrez  des  écoles, 
et  vous  servirez  vraiment  la  cause  populaire. 

La  liberté  de  tout  dire  suppose  que  ceux  à  qui  l'on 
s'aaresse  ont  l'intelligence  et  le  discernement  nécessaires 
pour  faire  la  critique  de  ce  qu'on  leur  dit,  l'accepter  s'il  est 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  357 

iDon,  le  rejeter  s'il  est  mauvais.  S'il  y  avait  une  classe 
Jégaicmelit  définissable  de  gens  qui  ne  pussent  faire  ce 
>disccrnement,  il  faudrait  surveiller  ce  qu'on  leur  dit  ;  car 
la  liberté  n'est  tolérable  qu'avec  le  grand  correctif  du  bon 
5ens  public,  qui  fait  justice  des  erreurs.  C'est  pour  cela 
-que  la  liberté  de  renseignement  est  une  absurdité,  au  point 
xle  vue  de  Ténfant.  Car  Tenifant,  acceptant  ce  qu'on  lui 
dit  sans  pouvoir  en  faire  la  critique,  prenant  son  maître 
non  comme  un  homme  qui  dit  son  avis  à  ses  semblables 
afin  que  ceux-ci  l'examinent,  mais  comme  une  autorité, 
il  est  évident  qu'une  surveillance  doit  être  exercée  sur  ce 
-qu'on  lui  enseigne  et  qu'une  autre  liberté  doit  être  subs- 
tituée à  la  sienne  pour  opérer  le  discernement.  Comme  il 
est  impossible  de  tracer  des  catégories  entre  les  adultes,  la 
liberté  devient,  en  ce  qui  les  concerne,  le  seul  parti  pos- 
sible. Mais  il  est  certain  qu'avant  l'éducation  du  peuple 
toutes  les  libertés  sont  dangereuses  et  exigent  des  res- 
trictions. En  effet,  dans  les  questions  relatives  à  la  liberté 
d'exprimer  sa  pensée,  il  ne  faut  pas  seulement  considérer 
le  droit  qu'a  celui  qui  parle,  droit  qui  est  naturel  et  n'est 
limité  que  par  le  droit  d'autrui,  mais  encore  la  position 
de  celui  qui  écoute,  lequel  n'ayant  pas  toujours  le  discer- 
nement nécessaire  est  comme  placé  sous  la  tutelle  de 
l'État.  C'est  au  point  de  vue  de  celui  qui  écoute  et  non 
au  point  de  vue  de  celui  qui  parle  que  les  restrictions 
sont  permises  et  légitimes.  La  liberté  de  tout  dire  ne 
pourra  avoir  lieu  que  lorsque  tous  auront  le  discernement 
nécessaire,  et  que  la  meilleure  punition  des  fous  sera  le 
mépris  du  public. 

Que  ne  puis-je  faire  comprendre  comme  je  le  sens  que 
Coûte  notre  agitation  politique  et  libérale  est  vaine  et 
creuse,  qu'elle  serait  bonne  dans  un  État  où  les  esprits 


358  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

seraient  généralement  cultivés  et  où  beaucoup  d'idées- 
scientifiques  se  produiraient  (car  la  science  ne  saurait 
exister  sans  liberté);  mais  que,  dans  une  société  composée 
en  grande  majorité  d'ignorants  ouverts  à  toutes  les  séduc- 
tions, et  où  la  force  intellectuelle  est  évidemment  en 
décadence,  se  borner  à  défendre  ces  formes  vides,  c'est 
négliger  l'essentiel  pour  s'attacher  à  des  textes  de  lois  à 
peu  près  insignifiants,  puisque  l'autorité  peut  toujours 
les  tourner  et  les  interpréter  à  son  gré. 

M.  Jouffroy  a  dit  cela  d'une  façon  merveilleuse  dans 
cet  admirable  discours  sur  le  scepticisme  actuel,  que  je 
devrais  transcrire  ici  tout  entier,  si  je  voulais  exprimer 
sur  ce  sujet  ma  pensée  complète  :  «  Chacune  de  nos 
libertés  nous  a  paru  tour  à  tour  le  bien  après  lequel  nous 
soupirions,  et  son  absence  la  cause  de  tous  nos  maux.  Et 
cependant,  nous  les  avons  conquises  ces  libertés,  et  nous 
n'en  sommes  pas  plus  avancés,  et  le  lendemain  de  chaque 
révolution  nous  nous  hâtons  de  rédiger  le  vague  pro- 
gramme de  la  suivante.  C'est  que  nous  nous  méprenons; 
c'est  que  chacune  de  ces  libertés  que  nous  avons  tant  dé- 
sirées, c'est  que  la  liberté  elle-même  n'est  pas  et  ne  saurait 
être  le  but  où  une  société  comme  la  nôtre  aspire...  Prenez 
l'une  après  l'autre  toutes  nos  libertés,  et  voyez  si  elles 
sont  autre  chose  que  des  garanties  et  des  moyens  :  ga- 
ranties contre  ce  qui  pourrait  empêcher  la  révolution  mo- 
rale, qui  seule  peut  nous  guérir ,  moyens  de  hâter  cette 
révolution...  etc.  » 

Ce  n'est  pas  beaucoup  dire  que  d'avancer  que  les  libertés 
publiques  sont  maintenant  mieux  garanties  qu'à  l'époque 
où  apparut  le  christianisme:  et  pourtant  je  mets  en  fait 
qu'une  grande  idée  trouverait  de  nos  jours  pour  se  ré- 
pandre plus  d'obstacles  que  n'en  rencontra  le  christianisme- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  350 

naissant.  Si  Jésus  paraissait  de  nos  jours,  on  le  traduirait 
en  police  correctionnelle  ;  ce  qui  est  pis  que  d'être  cru- 
cifié. Imaginez  une  mort  vulgaire  pour  couronner  la  vie 
de  Jésus,  quelle  différence  !  On  se  figure  trop  facilement 
que  la  liberté  est  favorable  au  développement  d'idées 
vraiment  originales.  Comme  on  a  remarqué  que,  dans  le 
passé,  tout  système  nouveau  est  né  et  a  grandi  hors  la  loi, 
jusqu'au  jour  où  il  est  devenu  loi  à  son  tour,  on  a  pu 
penser  qu'en  reconnaissant  et  légalisant  le  droit  des  idées 
nouvelles  à  se  produire,  les  choses  en  iraient  beaucoup 
mieux.  Or  c'est  le  contraire  qui  est  arrivé.  Jamais  on  n'a 
pensé  avec  moins  d'originalité  que  depuis  qu'on  a  été 
libre  de  le  faire.  L'idée  vraie  et  originale  ne  demande  pas 
la  permission  de  se  produire,  et  se  soucie  peu  que  son 
droit  soit  ou  non  reconnu  ;  elle  trouve  toujours  assez  de 
liberté,  car  elle  se  fait  toute  la  liberté  dont  elle  a  besoin. 
Le  christianisme  n'a  pas  eu  besoin  de  la  liberté  de  la  presse 
ni  de  la  liberté  de  réunion  pour  conquérir  le  monde.  Une 
liberté  reconnue  légalement  doit  être  réglée.  Or,  une  li- 
berté réglée  constitue  en  effet  une  chaîne  plus  étroite  que 
l'absence  de  la  loi.  En  Judée,  sous  Ponce-Pilate,  le  droit 
de  réunion  n'était  pas  reconnu,  et  de  fait  on  n'en  était 
que  plus  libre  de  se  réunir:  car,  par  là-même  que  le  droit 
n'était  pas  reconnu,  il  n'était  pas  limité.  Mieux  vaut,  je 
le  répète,  pour  l'originalité,  l'arbitraire  et  les  inconvénients 
qu'il  entraîne  que  l'inextricable  toile  d'araignée  où  nous 
enserrent  des  milliers  d'articles  de  lois,  arsenal  qui  fournit 
des  armes  à  toute  fin.  Notre  libéralisme  formaliste  ne 
profite  réellement  qu'aux  agitateurs  et  à  la  petite  origina- 
lité, si  fatale  en  ce  qu'elle  déprécie  la  grande,  mais  sert 
très  peu  le  progrès  véritable  de  Tesprit  humain.  Nous 
usons  nos  forces  à  défendre  nos  libertés,  sans  songer  que 


360  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

ces  libertés  ne  sont  qu'un  moyen,  qu'elles  n'ont  de  prix 
qu'en  tant  qu'elles  peuvent  faciliter  Tavènement  des  idées 
vraies.  Nous  tenons  par  dessus  tout  à  être  libres  de  pro- 
duire, et  de  fait  nous  ne  produisons  pas. 

Nous  avons  horreur  de  la  chaîne  extérieure,  je  ne  sais 
quelle  fanfaronnade  de  libéralisme,  et  nous  ne  compre- 
nons pas  la  grande  hardiesse  de  la  pensée.  L'ombre  de 
l'inquisition  effraie  jusqu'à  nos  catholiques,  et  à  l'intérieur 
nous  sommes  timides  et  sans  élan,  nous  nous  subjuguons 
avec  une  déplorable  résignation  à  l'opinion,  à  l'habitude, 
nous  y  sacrifions  notre  originalité  ;  tout  ce  qui  sort  de  la 
banalité  habituée  est  déclaré  absurde.  Sans  doute  l'Alle- 
magne, à  la  fin  du  dernier  siècle  et  au  commencement  de 
celui-ci,  avait  moins  de  liberté  extérieure  que  nous  n'en 
avons.  Eh  bien  !  je  mets  en  fait  que  tous  les  libres  pen- 
seurs de  notre  République  n'ont  pas  le  quart  de  la  har- 
diesse et  delà  liberté  qui  respire  dans  les  écrits  de  Lessing, 
de  Herder,  de  Gœthe,  de  Kant.  De  fait  on  a  pensé  plus 
librement  il  y  a  un  demi-siècle  à  la  cour  de  Weimar, 
sous  un  gouvernement  absolu,  que  dans  notre  pays  qui  a 
livré  tant  de  combats  pour  la  liberté.  Gœthe,  l'ami  d'un 
grand-duc,  aurait  pu  se  voir  en  France  poursuivi  devant 
les  tribunaux  ;  le  traducteur  de  Feuerbach  n'a  pas  trouvé 
!  d'éditeur  qui  osât  publier  son  livre.  C'est  là  un  peu  notre 
manière  ;  nous  sommes  une  nation  extérieure  et  superfi- 
cielle, plus  jalouse  des  formes  que  des  réalités.  Les  grandes 
et  larges  idées  sur  Dieu  ont  été  et  sont,  en  Allemagne,  la 
doctrine  de  tout  esprit  cultivé  philosophiquement  ;  en 
France,  nul  n'a  encore  osé  les  avouer,  et  celui  qui  oserait 
le  faire  trouverait  plus  d'obstacles  qu'il  n'en  eût  trouvé  à 
Tubingue  ou  à  léna  sous  des  gouvernements  absolus.  D'où 
viendrait  l'obstacle  ?  De  la  timidité  intellectuelle,  qui  nous 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  361 

ferme  à  toute  idée,  et  trace  autour  de  nous  l'étroit  liorizon 
du  fini.  Je  le  répète,  la  France  n'a  compris  que  la  liberté 
extérieure,  mais  nullement  la  liberté  de  la  pensée.  L'Es- 
pagne, au  fond  tout  aussi  libre  et  aussi  philosophique 
qu'aucune  autre  nation,  n'a  pas  éprouvé  le  besoin  d'une 
émancipation  extérieure,  et  croyez-vous  que,  si  elle  l'eût 
sérieusement  voulue,  elle  ne  l'eût  pas  conquise?  La  liberté 
y  est  toute  au  dedans;  elle  a  aimé  à  penser  librement  dans 
les  cachots  et  sur  le  bûcher.  Ces  mystiques,  sainte  Thé- 
rèse^ d'Avila,  Grenade,  ces  infatigables  théologiens,  Soto, 
Bafiez,  Suarez,  étaient  au  fond  d'aussi  hardis  spéculateurs 
que  Descartes  ou  Diderot. 

Occupons-nous  donc  de  penser  un  peu  plus  librement 
et  savamment,  et  un  peu  moins  d'être  libres  d'exprimer 
notre  pensée.  L'homme  qui  a  raison  est  toujours  assez 
libre.  Ah  1  n'est-il  pas  bien  probable  que  ceux  qui  crient  à 
la  liberté  violée  ne  sont  pas  tant  des  gens  qui,  possédés  par 
le  vrai,  souffrent  de  ne  pouvoir  le  divulguer,  que  des  gens 
qui,  n'ayant  aucune  idée,  exploitent  à  leur  profit  cette 
liberté  qui  ne  devrait  servir  que  pour  le  progrès  rationnel 
de  l'esprit  humain  ?  Les  novateurs  qui  ont  eu  raison  aux 
yeux  de  l'avenir  ont  pu  être  persécutés;  mais  la  persé- 
cution n'a  pas  retardé  d'une  année  peut-être  le  triomphe 
de  leurs  idées,  et  leur  a  plus  servi  par  ailleurs  que  n'eût 
fait  un  avènement  immédiat. 

Sans  doute  nous  devons  soigneusement  maintenir  les 
libertés  que  nous  avons  conquises  avec  tant  d'efforts  ; 
mais  ce  qui  importe  bien  plus  encore,  c'est  de  nous  con- 
vaincre que  ce  n'est  là  iju'une  première  condition  avanta- 
geuse, si  l'on  a  des  idées,  funeste,  si  l'on  n'en  a  pas.  Car  à 
quoi  sert  d'être  libre  de  se  réunir,  si  Fon  n'a  pas  de  bonnes 
choses  à  se  communiquer?  A  quoi   sert    d'être  libre  de 


362  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

parler  et  d'écrire,  si  l'on  n'a  rien  de  vrai  et  de  neuf  à  dire? 
A  chacun  son  rôle  :  persécutés  et  persécuteurs  poussent 
également  à  l'éternelle  roue  ;  et  après  tout  les  persécutés 
doivent  beaucoup  de  reconnaissance  aux  persécuteurs  ;  car 
sans  eux  ils  ne  seraient  pas  parfaitement  beaux  ! 

La  persécution  a  le  grand  avantage  d'écarter  la  petite 
originalité  qui  cherche  son  profit  dans  une  mesquine 
opposition.  Quand  on  joue  sa  tête  pour  sa  pensée,  il  n'y 
a  que  les  possédés  de  Dieu,  les  homme  entraînés  par  une 
conviction  puissante  et  le  besoin  invincible  de  parler  qui 
se  mettent  en  avant.  Nos  demi-libertés  garanties  font  la 
partie  trop  belle  à  l'intrigue  :  car  on  ne  risque  pas  beau- 
coup, et  les  tracasseries  auxquelles  on  peut  s'exposer  ne 
sont  après  tout  qu'un  fonds  bien  placé  pour  l'avenir.  C'est 
trop  commode.  Autrefois,  sur  dix  novateurs,  neuf  étaient 
violemment  étouffés,  aussi  le  dixième  était  bien  vraiment 

f  et  franchement  original.  La  serpe  qui  émonde  les  rameaux 
faibles  ne  fait  que  donner  aux  autres  plus  de  force.  Au- 
jourd'hui, plus  de  serpe  ;  mais  aussi  plus  de  sève.  En 
somme,  tout  cela  est  assez  indifférent,  et  l'humanité  fera 
son  chemin  sans  les  libéraux  et  malgré  les  rétrogrades. 
L'esprit  n'est  jamais  plus  hardi  et  plus  fier  que  quand  il 

^  sent  un  peu  la  main  qui  pèse  sur  lui.  Laissez-lui  carte 
blanche,    il  court  à  l'aventure,  et  est  si    content  de  sa 

I  liberté  qu'il  ne  songe  qu'à  la  défendre,  sans  penser  à  en 

'  profiter. 

Lhistoire  de  l'esprit  humain  nous  montre  toutes  les 
idées  naissant  hors  la  loi  et  grandissant  subrepticement. 
Qu'on  remonte  à  l'origine  de  toutes  les  réformes,  elles 
sembleront  régulièrement  inexécutables.  Plaçons-nous 
par  exemple  en  1520,  demandons-nous  comment  l'idée 
nouvelle  fera  pour  percer  cette  mer  de  glace.  C'est  impos- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  363 

sible,  la  chaîne  est  trop  forte:  le  pape,  l'empereur,  les 
rois,  les  ordres  religieux,  les  universités  :  et  pour  soulever 
tout  cela,  un  pauvre  moine.  C'est  impossible  !  c'est  im- 
possible !  Plaçons-nous  encore  à  l'origine  du  rationalisme 
moderne.  Le  siècle  est  enlacé  par  les  jésuites,  l'Oratoire, 
les  rois,  les  prêtres.  Les  jésuites  ont  fait  de  l'éducation  une 
machine  à  rétrécir  les  têtes  et  aplatir  les  esprits,  selon 
l'expression  de  M.  Michèle  t.  Et  vis-à-vis  de  tout  cela,  quel- 
ques obscurs  savants,  pauvres,  sans  appui  dans  les  masses, 
Galilée,  Descartes.  Que  prétendent-ils  faire?  Comment 
soulever  un  tel  poids  d'autorité?  Cent  cinquante  ans  après, 
c'était  fait. 

Ainsi  toutes  les  réformes  eussent  été  empêchées,  si  la 
loi  eût  été  observée  à  la  rigueur  ;  mais  la  loi  n'est  jamais 
assez  prévoyante,  et  l'esprit  est  si  subtil  qu'il  lui  suffît 
de  la  moindre  issue.  Il  importe  donc  assez  peu  que  la  loi 
laisse  ou  refuse  la  liberté  aux  idées  nouvelles;  car  elles 
vont  leur  chemin  sans  cela,  elles  se  font  sans  la  loi  et 
malgré  la  loi,  et  elles  gagnent  infiniment  plus  à  se  faire 
ainsi  que  si  elles  avaient  grandi  en  toute  légalité.  Quand  un 
fleuve  débordé  s'avance,  on  peut  élever  des  digues  pour 
arrêter  sa  marche,  mais  le  flot  monte  toujours  ;  on  tra- 
vaille, on  s'empresse,  des  ouvriers  actifs  réparent  toutes 
les  fissures,  mais  le  flot  monte  toujours  jusqu'à  ce  que  le 
torrent  surmonte  l'obstacle,  ou  bien  que,  tournant  la  digue, 
il  revienne  par  une  autre  voie  inonder  les  champs  qu'on 
voulait  lui  défendre. 


3G4  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 


XVIU 


La  fin  de  l'humanité,  et  par  conséquent  le  but  que  doit 
se  proposer  la  politique,  c'est  de  réaliser  la  plus  haute 
culture  humaine  possible,  c'est-à-dire  la  plus  parfaite 
religion,  par  la  science,  la  philosophie,  l'art,  la  morale, 
•en  un  mot  par  toutes  les  façons  d'atteindre  l'idéal  qui 
sont  de  la  nature  de  l'homme. 

Cette  haute  culture  de  l'humanité  ne  saurait  avoir  de 
solidité  qu'en  tant  que  réalisée  par  les  individus.  Par  con- 
séquent, le  but  serait  manqué  si  une  civilisation,  quelque 
élevée  qu'elle  fût,  n'était  accessible  qu'à  un  petit  nombre, 
et  surtout  si  elle  constituait  une  jouissance  personnelle  et 
sans  tradition.  Le  but  ne  sera  atteint  que  quand  tous  les 
hommes  auront  accès  à  cette  véritable  religion,  et  que 
l'humanité  entière  sera  cultivée. 

Tout  homme  a  droit  à  la  vraie  religion,  à  ce  qui  fait 
l'homme  parfait  ;  c'est-à-dire  que  tout  homme  doit  trou- 
ver dans  la  société  où  il  naît  les  moyens  d'atteindre  la 
perfection  de  sa  nature,  suivant  la  formule  du  temps  ;  en 
d'autres  termes,  tout  homme  doit  trouver  dans  la  société, 
en  ce  qui  concerne  l'intelligence,  ce  que  la  mère  lui 
fournit  en  ce  qui  concerne  le  corps,  le  lait,  l'aliment 
primordial,  le  fond  premier  qu'il  ne  peut  se  procurer 
lui-même. 

Cette  perfection  ne  saurait  aller  sans  un  certain  degré 
de  bien-être  matériel.  Dans  une  société  normale,  l'homme 
aurait  donc  droit  aussi  au  premier  fond  nécessaire  pour 
se  p  ocurer  cette  vie. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  36S 

En  un  mot,  la  société  doit  à  l'homme  la  possibililé  de 
la  vie,  de  cette  vie  que  l'homme  à  son  tour  doit,  s'il  en 
est  besoin,  sacrifiera  la  société. 

Si  le  socialisme  était  la  conséquence  logique  de  l'esprit 
moderne,  il  faudrait  être  socialiste  ;  car  l'esprit  moderne, 
c'est  l'indubitable.  Plusieurs,  en  effet,  dans  des  intentions 
opposées,  soutiennent  que  le  socialisme  est  la  filiation  di- 
recte de  la  philosophie  moderne.  D'où  les  uns  concluent 
qu'il  faut  admettre  le  socialisme,  et  les  autres  qu'il  faut 
rejeter  la  philosophie  moderne. 

Rien  ne  cause  plus  de  malentendus  dans  les  sciences 
morales  que  l'usage  absolu  des  noms  par  lesquels  on 
désigne  les  systèmes.  Les  sages  n'acceptent  jamais  aucun 
de  ces  noms  ;  car  un  nom  est  une  limite.  Ils  critiquent  le 
doctrines,  mais  ne  les  prennent  amais  de  toute  pièce. 
Quel  est  l'homme  de  quelque  valeur  qui  voudrait  de  nos 
jours  s'affubler  de  ces  noms  de  panthéiste,  matérialiste, 
sceptique,  etc?  Donnez-moi  dix  lignes  d'un  auteur,  je  vous 
prouverai  qu'il  est  panthéiste,  et  avec  dix  aiUros,  je  prou- 
verai qu'il  ne  l'est  pas.  Ces  mots  ne  désignent  pas  une 
nuance  unique  et  constante:  ils  varient  suivant  les  aspects. 

11  est  de  même  du  socialisme.  Pour  moi  j'adopterais 
volontiers  comme  formule  de  mon  opinion  à  cet  égard  ce 
que  dit  M.  Guizot:  a  Le  socialisme  puise  son  ambition 
et  sa  force  à  des  sources  que  personne  ne  peut  tarir.  Mais, 
dominé  par  les  forces  d'ensemble  et  d'ordre  de  la  société, 
il  sera  incessamment  combattu  et  vaincu  dans  ce  qu'il  a 
d'absurde  et  de  pervers,  tout  en  prenant  progressivement 
sa  place  et  sa  part  dans  cet  immense  et  redoutable  déve- 
loppement de  l'humanité  tout  entière  qui  s'accomplit  de 
nos  jours.  » 

Ce  qui  fait  la  force  du  socialisme,  c'est  qu'il  correspond 


366  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

h  une  tendance  parfaitement  légitime  de  l'esprit  moderne, 
et  en  ce  sens  il  en  est  bien  le  développement  nature] .  Il 
faut  être  aveugle  pour  ne  pas  voir  que  l'œuvre  commen- 
cée il  y  a  quatre  cents  ans  dans  l'ordre  littéraire,  scienti- 
fique, politique,  c'est  l'exaltation  successive   de  toute  la 
race  humaine,  la  réalisation  de  ce  cri  intime  de  notre 
nature  :  Plus  de  lumière  !  Plus  de  lumière  ! 
(        A  l'état  où  en  sont  venues  les  choses,  le  problème  est  posé 
dans  des  termes  excessivement  difficiles.  Car,  d'une  part  il 
faut  conserver  les  conquêtes  de  la  civilisation  déjà  faites  ; 
d'autre  part,  il  faut  que  tous  aient  part  aux  bienfaits  de 
.   cette  civilisation.   Or  cela  semble  contradictoire;   car  il 
!    semble,  au  premier  coup  d'œil,  que  l'abjection  de  quelques- 
I    uns  et  même  de  la  plupart  soit  une  condition  nécessaire 
l  de  la  société  telle  que  l'ont  faite  le&  temps  modernes,  et 
j    spécialement  le  xvni®  siècle. 

Je  n'hésite  pas  à  dire  que  jamais,  depuis  l'origine  des 

choses,  l'esprit  humain  ne  s'est  posé  un  si  terrible  pro- 

j   blême.  Celui  de  l'esclavage  dans  l'antiquité  l'était  beaucoup 

moins,  et  il  a  fallu  des  siècles  pour  arriver  à  concevoir  la 

possibilité  d'une  société  sans  esclaves. 

X  mesure  que  l'humanité  avance  dans  sa  marche,  le 

/  problème  de  sa  destinée  devient  plus  compliqué  :  caï  il 

faut  combiner  plus  de  données,  balancer  plus  de  motifs, 

î  concilier  plus   d'antinomies.  L'humanité  va  ainsi,  d'une 

main  serrant  dans  les  plis  de  sa  robe  les  conquêtes  du 

passé,  de  l'autre  tenant  l'épée  pour  des  conquêtes  nouvelles. 

Autrefois,  la  question  était  bien  simple  :  l'opinion  la  plus 

avancée,  par  cela  seul  qu'elle  était  la  plus  avancée,  pouvait 

être  jugée  la  meilleure.    Il  n'en  est  plus  de    la    sorte. 

Sans  doute  il  faut  toujours  prendre  le  plus  court  chemin, 

et  je   n'approuve  nullement  ceux  qui  soutiennent  qu'il 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  367 

faut  marcher,  mais  non  courir.  Il  faut  toujours  faire  le 
meilleur,  et  le  faire  le  plus  vite  possible.  Mais  l'essentiel 
est  de  découvrir  le  meilleur,  et  ce  n'est  pas  chose  facile.  Il 
y  a  à  peine  cinquante  ans  que  l'humanité  a  aperçu  le  but 
qu'elle  avait  jusque-là  poursuivi  sans  conscience.  C'est  un 
immense  progrès,  mais  aussi  un  incontestable  danger.  Le 
voyageur  qui  ne  regarde  que  l'horizon  de  la  plaine  risque 
de  ne  pas  voir  le  précipice  ou  la  fondrière  qui  est  à  ses 
pieds.  De  môme  l'humanité,  en  ne  considérant  que  le  but 
éloigné,  est  comme  tentée  d'y  sauter,  sans  égard  pour  les 
obstacles  intermédiaires,  contre  lesquels  elle  pourrait  se 
briser.  Le  plus  remarquable  caractère  des  utopistes  est  de 
n'être  pas  historiques,  de  ne  pas  tenir  compte  de  ce  à  quoi 
nous  avons  été  amenés  par  les  faits.  En  supposant  que 
la  société  qu'ils  rêvent  fût  possible,  en  supposant  même 
qu'elle  fût  absolument  la  meilleure,  ce  ne  serait  pas  encore 
la  société  véritable,  celle  qui  a  été  créée  par  tous  les  anté- 
cédents de  l'humanité.  Le  problème  est  donc  plus  com- 
pliqué qu'on  ne  pense  ;  la  solution  ne  peut  être  obtenue 
que  par  le  balancement  de  deux  ordres  de  considérations 
d'une  part,  le  but  à  atteindre,  de  l'autre  l'état  actuel, 
le  terrain  qu'on  foule  aux  pieds.  Quand  l'humanité  se 
conckiisait  instinctivement,  on  pouvait  se  fier  au  génie 
divin  qui  la  dirige  ;  mais  on  frémit  en  pensant  aux  redou- 
tables alternatives  qu'elle  porte  dans  ses  mains,  depuis 
qu'elle  est  arrivée  à  l'âge  de  la  conscience,  et  aux  incalcu- 
lables conséquences  que  pourrait  avoir  désormais  une 
bévue,  un  caprice. 

En  face  de  ces  grands  problèmes,  les  philosophes  pensent 
et  attendent  ;  parmi  ceux  qui  ne  sont  pas  philosophes,  les 
uns  nient  le  problème  et  prétendent  qu'il  faut  maintenir  à 
tout  prix  l'état  actuel,  les  autres  s'imaginent  y  satisfaire 


368  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

par  des  solutions  ti'op  simples  et  trop  apparentes.  Inutile 
de  dire  qu'ils  ont  facilement  raison  les  uns  des  autres  :  car 
les  novateurs  opposent  aux  conservateurs  des  misères  évi- 
dentes, auxquelles  il  faut  absolument  un  remède,  et  les  con- 
servateurs n'ont  pas  de  peine  à  démontrer  aux  novateurs 
qu'avec  leur  système  il  n'y  aurait  plus  de  société.  Or^ 
mieux  vaut  une  société  défectueuse  qu'une  société  nulle. 
J'ai  souvent  fait  réflexion  qu'un  païen  du  temps  d'Au- 
guste aurait  pu  faire  valoir  pour  la  conservation  de  l'an- 
cienne société  tout  ce  que  l'on  dit  de  nos  jours  pour  prou- 
ver qu'on  ne  doit  rien  changer  à  la  société  actuelle.  Que 
veut  cette  religion  sombre  et  triste  ?  Quelles  gens  que  ces- 
chrétiens,  gens  qui  fuient  la  lumière,  insociables,  plèbe, 
rebut  du  peuple  (i  52).  Je  m'étonnerais  fort  si  quelqu'un 
des  satisfaits  du  temps  n'a  pas  dit  comme  ceux  du  nôtre  r 
ft  11  faut  non  pas  réfuter  le  christianisme  ;  ce  qu'il  faut, 
c'est  le  supprimer.  La  société  est  en  présence  du  christia- 
nisme comme  en  présence  d'un  ennemi  implacable  ;  il 
faut  que  la  société  l'anéantisse  ou  qu'elle  soit  anéantie. 
Dans  ces  termes,  toute  discussion  se  réduit  à  une  lutte^ 
et  toute  raison  à  une  wme.  Que  fait-on  vis-à-vis  d'un 
ennemi  irréconciliable?  Fait-on  de  la  controverse?  Non, 
on  fait  de  la  guerre.  Ainsi  la  société  doit  se  défendre  cotitre 
le  christianisme,  non  par  des  raisonnements,  mais  par  la 
force.  Elle  doit,  non  pas  discuter  ou  réfuter  ses  doctrines, 
mais  les  supprimer.  »  Je  suppose  Sénèque,  tombant  par 
hasard  sur  ce  passage  de  saint  Paul  :  Non  est  Judœus, 
ncque  Grœcus  ;  non  est  sei^vus  neque  liber  ;  non  est  mascu- 
lus  neque  femina  ;  omnes  enim  vos  unum  estis  in  Chris  lo. 
«  Assurément,  aurait-il  dit,  voilà  un  utopiste.  Comment 
voulez-vous  qu'une  société  se  passe  d'esclaves?  Faudra- 
t-il  donc  que  je  cultive  mes  terres  de  mes  propres  mains  ? 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  3G9 

C'est  renverser  l'ordre  public.  Et  puis,  quel  est  ce  Chrislus, 
qui  joue  là  un  rôle  si  étrange?  Ces  gens  sont  dangereux. 
J'en  parlerai  à  Néron.  »  Certes,  si  les  esclaves,  prenant  à  la 
lettre  et  comme  immédiatement  applicable  la  parole  de 
saint  Paul,  avaient  établi  leur  domination  sur  les  ruines 
^fumantes  de  Rome  et  de  l'Italie  et  privé  le  monde  des 
■]3ienfaits  qu'il  devait  retirer  de  la  domination  romaine, 
Sénèque  aurait  eu  quelque  raison.  Mais  si  un  esclave  chré- 
tien eût  dit  au  philosophe  :  a  0  Annaeus,  je  connais 
l'homme  qui  a  écrit  ces  paroles  ;  il  ne  prêche  que  sou- 
•mission  et  patience.  Ce  qu'il  a  écrit  s'accomplira,  sans 
révolte  et  par  les  maîtres  eux-mêmes.  Un  jour  viendra 
<où  la  société  sera  possible  sans  esclave,  bien  que  vous, 
philosophe,  ne  puissiez  l'imaginer,  »  Sénèque  n'aurait  pas 
cru  sans  doute;  peut-être  pourtant  aurait-il  consenti  à  ne 
pas  faire  battre  de  verges  cet  innocent  rêveur. 
I  Le  socialisme  a  donc  raison,  en  ce  qu'il  voit  le  pro- 
^  blême  ;  mais  il  le  résout  mal,  ou  plutôt  le  problème  n'est 
pas  encore  possible  à  résoudre.  La  liberté  individuelle, 
en  effet,  est  la  première  cause  du  mal.  Or,  l'émancipation 
de  l'individu  est  conquise,  définitivement  conquise,  et  doit 
être  conservée  à  jamais.  «  La  société,  disait  Enfantin,  ne 
-se  «ompose  que  d'oisifs  et  de  travailleurs  ;  la  politique 
doit  avoir  pour  but  l'amélioration  morale,  physique  et 
intellectuelle  du  sort  des  travailleurs  et  la  déchéance  pro- 
gressive des  oisifs.  »  Voilà  un  problème  nettement  défini. 
Écoutez  maintenant  la  solution  :  «  Les  moyens  sont, 
quant  aux  oisifs,  la  destruction  de  tous  les  privilèges  de 
naissance,  et,  quant  aux  travailleurs,  le  classement  selon 
les  capacités  et  la  rétribution  selon  les  œuvres.  »  Voilà  un 
jremède  pire  que  le  mal.  Il  est  dans  la  nécessité  de  l'esprit 
^humain  que,  lorsqu'un  problème  est  ainsi  posé  pour  la 


^ 


370  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

première  fois,  certaines  âmes  naïves,  généreuses,  mais- 
n'ayant  pas  assez  de  critique  rationnelle  ni  une  expérience 
suffisante  de  l'histoire,  ni  l'idée  de  l'extrême  complexité 
de  la  nature  humaine,  rêvent  une  société  trop  simple,  et 
s'imaginent  avoir  trouvé  la  solution  dans  quelque  idée 
apparente  ou  superficielle,  qui,  si  elle  était  réalisée,  irait 
directement  contre  leur  but.  Aucun  problème  social  n'est 

I  abordable  de  face  ;  du  moment  où  une  solution  paraît 
claire  et  facile,  il  faut  s'en  défier.  La  vérité  en  cet  ordre 
de  choses  est  savante  et  cachée.  Mais  les  esprits  lourds,, 
qui  ne  voient  pas  ces  nuances,  vont  tout  droit  à  travers- 
marais  et  fondrières.  C'est  là  un  égarement  inévitable  et 
sans  remède.  Persuadées  qu'elles  possèdent  le  fin  mot  de 
l'énigme,  ces  bonnes  âmes  sont  importunes,  empressées  ; 
elles  veulent  qu'on  les  laisse  faire,  elles  s'imaginent  qu'il 
n'y  a  que  le  vil  intérêt  et  le  mauvais  vouloir  qui  empê- 
chent d'adopter  leurs  systèmes.  Ceux  qui  rient  de  ces  naïfs 
croyants  ou  qui  les  injurient  sont  bien  moins  excusables 
encore  ;  car  ils  n'en  savent  pas  plus  qu'eux,  et  ils  sont 
moins  avancés  peut-être,  car  ils  n'ont  pas  aperçu  le  pro- 
blème. Ma  conviction  est  qu'un  jour  l'on  dira  du  socia- 
lisme comme  de  toutes  les  réformes  :  Il  a  atteint  son  but,, 
non  pas  comme  le  voulaient  les  sectaires,  mais  pour  le  plus 
grand  bien  de  l'humanité.  Les  réformes  ne  triomphent 
jamais  directement;  elles  triomphent  en  forçant  leurs 
adversaires,  pour  les  vaincre,  à  se  rapprocher  d'elles. 
C'est  une  tempête  qui  entraîne  à  reculons  ceux  qui  es-^ 

,.  saient  de  lui  faire  face  (153),  un  fleuve  qui  emporte 
ceux  qui  le  refluent,  un  nœud  qu'on  serre  en  voulant  le 
délier,   un   feu   qu'on  allume  en   soufflant  dessus  pour 

i  l'éteindre.  L'humanité,  comme  le  Dieu  biblique,- fait  sa 
volonté  par  les  eff'orts  de  ses  ennemis.  Examinez  l'histoire- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  371 

de  toutes  les  grandes  réformes.  Il  semble  au  premier  coup 
d'œil  qu'elles  ont  été  vaincues.  Mais  de  fait  la  réaction 
qui  leur  a  résisté  n'en  a  triomphé  qu'en  leur  cédant  ce 
qu'elles  renfermaient  de  juste  et  de  légitime.  On  pourrait 
dire  des  réformes  comme  des  croisades  :  Aucune  n'a 
réussi  ;  toutes  ont  réussi.  Leur  défaite  est  leur  victoire, 
ou  plutôt  nul  ne  triomphe  absolument  dans  ces  grandes 
luttes,  si  ce  n'est  l'humanité,  qui  fait  son  profit  et  de 
l'énergique  initiative  des  novateurs,  et  de  la  réaction,  qui 
sans  le  vouloir  corrige  et  améliore  ce  qu'elle  voulait 
étouffer. 

Il  faut,  à  mon  sens,  savoir  bon  gré  à  ceux  qui  tentent 
un  problème,  lors  même  qu'ils  sont  fatalement  condamnés 
à  ne  pas  le  résoudre.  Car,  avant  d'arriver  à  la  bonne  solu- 
tioU;  il  faut  en  essayer  beaucoup  de  mauvaises,  il  faut 
rêver  la  panacée  et  la  pierre  philosophai e.  Je  ne  puis 
faire  grand  cas  de  cette  sagesse  toute  négative,  si  en  faveur 
parmi  nous,  qui  consiste  à  critiquer  les  chercheurs  et  à  se 
tenir  immobile  dans  sa  nullité  pour  rester  possible  et  ne 
pas  être  subversif.  C'est  un  petit  mérite  de  ne  pas  tomber 
quand  on  ne  fait  aucun  mouvement.  Les  premiers  qui 
abordent  un  nouvel  ordre  d'idées  sont  condamnés  à  être 
des  charlatans  de  plus  ou  moins  bonne  foi.  Il  nous  est 
facile  aujourd'hui  de  railler  Paracelse,  Agrippa,  Cardan, 
Van  Helmont,  et  pourtant  sans  eux  nous  ne  serions  pas  ce 
que  nous  sommes.  L'humanité  n'arrive  à  la  vérité  que 
par  des  erreurs  successives.  C'est  le  vieux  Balaam  qui 
tombe  et  ses  yeux  s'ouvrent  (154).  A  voir  les  flots  rouler 
sur  la  plage  leurs  montagnes  toujours  croulantes,  le  sen- 
timent qu'on  éprouve  est  celui  de  l'impuissance.  Cette 
vague  venait  si  fière,  et  elle  s'est  brisée  au  grain  de  sable, 
et  elle  expire  en  caressant  faiblement  la  rive  qu'elle  sem-^ 


372  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

blait  vouloir  dévorer.  Mais  en  y  songeant,  on  trouve  que 
ce  travail  n'est  pas  si  vain  qu'il  semble  ;  car  chaque  vague, 
en  expirant,  gagne  toujours  quelque  chose,  et  toutes  les 
vagues  réunies  font  la  marée  montante,  contre  laquelle  le 
ciel  et  l'enfer  seraient  impuissants. 

Les  nations  étrangères  se  moquent  souvent  des  pas  de 
clercs  que  fait  la  France  en  fait  de  révolutions,  et  des 
déconvenues  qui  la  font  revenir  tout  bonnement  au  point 
d'où  elle  était  partie,  après  avoir  payé  chèrement  sa  pro- 
menade. Il  leur  est  facile,  à  eux  qui  ne  tentent  rien,  et 
nous  laissent  faire  les  expérience?  à  nos  dépens,  de  rire 
quand  nous  faisons  un  faux  pas  sur  ce  terrain  inconnu. 
Mais  qu'ils  essaient  aussi  quelque  chose,  et  nous  verrons... 
L'Angleterre,  par  exemple,  se  repose  obstinément  sur  les 
plus  flagrantes  contradictions.  Son  système  religieux  est 
de  tous  le  plus  absurde,  et  elle  s'y  rattache  avec  frénésie. 
Elle  refuse  de  voir.  Son  repos  et  sa  prospérité  font  sa 
honte  et  arguent  sa  nullité. 

Telle  est  donc  la  situation  de  l'esprit  humain.  Un 
immense  problème  est  là  devant  lui  ;  la  solution  est 
urgente,  il  la  faut  à  l'heure  même  ;  et  la  solution  est 
impossible,  elle  ne  sera  peut-être  mûre  que  dans  un 
siècle.  Alors  viennent  les  empiriques  avec  leur  triste  naïveté  ; 
chacun  d'eux  a  trouvé  du  premier  coup  ce  qui  embar- 
rasse si  fort  les  sages,  chacun  d'eux  promet  de  pacifier 
toute  chose,  ne  mettant  qu'une  condition  au  salut  de  la 
société,  c'est  qu'on  les  laisse  faire.  Les  sages  qui  savent 
combien  le  problème  est  difficile,  haussent  les  épaules. 
Mais  le  peuple  n'a  pas  le  sentiment  de  la  difficulté  des 
problèmes,  et  la  raison  en  est  évidente  :  il  se  les  figure 
d'une  manière  trop  simple,  et  il  ne  tient  pas  compte  de 
tous  les  éléments. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  373 

Chercher  l'équilibre  stable  et  le  repos  à  une  pareille 
époque,  c'est  chercher  l'impossible  ;  on  est  fatalement  dans 
le  provisoire  et  l'instable.  Le  calme  n'est  qu'un  armistice, 
un  point  d'arrêt  pour  prendre  haleine.  L'humanité,  quand 
elle  est  fatiguée,  consent  à  surseoir  ;  mais  surseoir  n'est 
pas  se  reposer.  Il  est  impossible  à  la  société  de  trouver  le 
calme  dans  un  état  oîi  elle  souffre  d'une  plaie  réelle, 
comme  celle  qu'elle  porte  de  nos  jours.  La  conscience 
seule  du  mal  empêche  le  repos.  On  ne  fait  que  sommeiller 
entre  deux  accès.  A  une  telle  époque  nul  n'a  raison,  si 
ce  n'est  le  critique  qui  ne  prononce  pas.  Car  le  siècle  est 
sous  le  coup  d'un  problème  à  la  fois  inévitable  et  inso- 
luble. A  ces  époques,  l'embarras  et  l'indécision  sont  le 
vrai  ;  celui  qui  n'est  pas  embarrassé  est  un  petit  esprit 
ou  un  charlatan.  La  vie  de  l'humanité,  comme  la  vie  de 
l'individu,  pose  sur  des  contradictions  nécessaires.  La  vie 
n'est  qu'une  transition,  un  intolérable  longtemps  con- 
tinué. 11  n'y  a  pas  de  moment  où  l'on  puisse  dire  qu'on 
repose  sur  le  stable;  on  espère  y  arriver,  et  ainsi  l'on  va 
toujours. 

H  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  ces  antinomies  mso- 
lublcs.  Il  n'y  a  que  les  esprits  étroits  qui  puissent  se  faire 
à  chaque  moment  un  système  net,  arrondi,  et  s'imaginer 
qu'avec  une  Constitution  à  jyriori  on  pourra  combler  ce 
vide  infini  (155).  L'homme  de  parti  a  besoin  de  croire 
qu'il  a  absolument  raison,  qu'il  combat  pour  la  sainte 
cause,  que  ceux  qu'il  a  en  face  de  lui  sont  des  scélérats  et 
des  pervers.  L'homme  de  parti  veut  imposer  ses  colères  à 
l'avenir,  sans  songer  que  l'avenir  n'a  de  colère  contre 
personne,  que  Spartacus  et  Jean  de  Leyde  ne  sont  pour 
nous  qu'intéressants.  Chose  étrange  !  on  est  impartial  et 
critique  pour  les  fanatismes  du  passé,  et  on  est  soi-même 


374  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

fanatique.  On  se  barricade  dans  son  parti  pour  ne  pas 
voir  les  raisons  du  parti  contraire.  Le  sage  n'a  de  colère 
contre  personne,  car  il  sait  que  la  nature  humaine  ne  se 
passionne  que  pour  la  vérité  incomplète.  Il  sait  que  tous 
les  partis  ont  à  la  fois  tort  et  raison.  Les  conservateurs  ont 
tort  ;  car  l'état  qu'ils  défendent  comme  bon  et  qu'ils  ont 
raison  de  défendre,  est  mauvais  et  intolérable.  Les  révolu- 
tionnaires ont  tort;  car,  s'ils  voient  le  mal,  ils  n'ont  pas 
plus  que  les  autres  l'idée  organisatrice.  Or  il  est  absurde 
de  détruire,  quand  on  n'a  rien  à  mettre  en  place.  La  révo- 
lution sera  légitime  et  sainte,  quand,  l'idée  régénératrice, 
c'est-à-dire  la  religion  nouvelle,  ayant  été  découverte,  il  ne 
s'agira  plus  que  de  renverser  l'état  vieilli  pour  lui  faire  sa 
place  légitime  ;  ou  plutôt  alors  la  révolution  n'aura  pas 
besoin  d'être  faite  ;  elle  se  fera  d'elle-même.  Toute  consti- 
tution serait  par  elle  immédiatement  abrogée;  car  elle 
serait  souveraine  absolue.  Il  en  fut  ainsi  en  89.  La  révolu- 
tion était  mûre  alors  ;  elle  était  déjà  faite  dans  les  mœurs; 
tout  le  monde  voyait  une  flagrante  contradiction  entre  les 
idées  nouvelles,  créées  par  le  xviii«  siècle,  et  les  institutions 
existantes.  Il  en  fut  de  même  en  1830  :  la  révolution 
libérale  avait  précédé,  les  principes  étaient  acceptés 
d'avance.  En  fut-il  ainsi  en  1848?  L'avenir  le  dira;  tou- 
jours est-il  remarquable  que  les  plus  embarrassés  au  lende- 
main de  la  victoire  ont  été  les  vainqueurs.  La  révolution 
de  1848  n'est  rien  en  tant  que  révolution  politique  ;  com- 
parez les  hommes  et  la  politique  d'aujourd'hui  aux 
hommes  et  à  la  politique  d'avant  Février,  vous  trouverez 
la  plus  parfaite  identité.  Elle  ne  signifie  qu'en  tant  que 
révolution  sociale.  Or  comme  telle,  elle  était  certainement 
prématurée,  puisqu'elle  a  avorté.  Les  révolutions  doivent 
se  faire  pour  des  principes  acquis,  et  non  pour  des  ten- 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  375 

dances,  qui  ne  sont  point  encore  arrivées  à  se  formuler 
•d'une  manière  pratique. 

Là  est  donc  le  secret  de  notre  situation.  L'état  actuel 
étant  défectueux  et  senti  défectueux,  quiconque  se  propose 
comme  pouvant  y  apporter  le  remède  est  le  bienvenu. 
Le  lendemain  d'une  révolution  se  pose  le  germe  d'une 
•autre  révolution.  De  là  la  faveur  assurée  à  tout  parti  qui 
n'a  pas  encore  fait  ses  preuves.  Mais  aussitôt  qu'il  a 
triomphé,  il  est  aussi  embarrassé  que  les  autres  ;  car  il  n  en 
sait  pas  davantage.  De  là,  l'impopularité  nécessaire  de  tout 
pouvoir,  et  la  position  fatale  faite  à  tout  gouvernement. 
Car  on  exige  de  lui  sur  l'heure  ce  qu'il  ne  peut  donner,  et 
ce  que  personne  ne  possède,  la  solution  du  problème  du 
moment.  Tout  gouvernement  devient  ainsi,  par  la  force 
des  choses,  un  point  de  mire  exposé  à  tous  les  coups,  et  est 
fatalement  condamné  à  ne  pouvoir  remplir  sa  tâche. 
C'est  une  tactique  déloyale  de  rappeler  aux  gouvernants 
ce  qu'ils  ont  dit  et  promis  durant  leur  période  d'opposi- 
tion, et  de  les  mettre  en  contradiction  avec  eux-mêmes; 
car  cette  contradiction  est  nécessaire,  et  ceux  qui  déclarent 
si  fermement  qu'ils  feraient  autrement  s'ils  étaient  au 
pouvoir,  mentent  ou  se  trompent.  S'ils  étaient  au  pou- 
voir, ils  subiraient  les  mêmes  nécessités  et  feraient  de 
même.  Depuis  soixante  ans,  il  n'y  a  pas  eu  un  chef  de 
•l'État  qui  ne  soit  mort  sur  l'échafaud  ou  dans  l'exil,  et 
cela  était  nécessaire.  Tout  autre  aura  le  même  sort,  si 
une  loi  périodique,  qui  lui  serait  au  fond  plus  favorable 
qu'on  ne  pense,  ne  vient  à  temps  le  délivrer  du  pouvoir. 
Comment  voulez-vous  qu'on  ne  succombe  pas  sous  une 
tâche  impossible?  Au  fond,  cela  fait  honneur  à  la  France  ; 
■cela  prouve  qu'elle  s'est  fait  une  haute  idée  du  pariait. 
C'est  notre  gloire  d'être  difficiles  et  mécontents.   La  mé- 


376  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

diocrité  est  facilement  satisfaite  ;  les  grandes  âmes  sont 
toujours  inquiètes,  agitées,  car  elles  aspirent  sans  cesse 
au  meilleur.  L'infini  seul  pourrait  les  rassasier. 

L'humanité  est  ainsi  dans  la  position  d'un  malade,  qui 
souffre  dans  toutes  les  positions,  et  pourtant  se  laisse 
toujours  leurrer  par  l'espérance  qu'il  sera  mieux  en 
.  changeant  de  côté.  Les  révolutions  sont  les  ébranlements 
de  cet  éternel  Encelade  se  retournant  sur  lui-même  quand 
l'Etna  pèse  trop  fort.  Il  est  superficiel  d'envisager  l'histoire 
comme  composée  de  périodes  de  stabilité  et  de  périodes 
de  transition.  C'est  la  transition  qui  est  l'état  habituel. 
Sans  doute  l'humanité  demeure  plus  ou  moins  longtemps 
sur  certaines  idées  ;  mais  c'est  comme  l'oiseau  de  paradis 
de  la  légende,  qui  couve  en  volant.  Tout  est  but,  tout  est 
moyen.  Dans  la  vie  humaine,  l'âge  mûr  n'est  pas  le 
but  de  la  jeunesse,  la  vieillesse  n'est  pas  le  but  de  l'âge 
mûr.  Le  but,  c'est  la  vie  entière  prise  dans  son  unité. 

Il  y  a  une  illusion  d'optique  à  laquelle  nous  autres,  nés 
de  181S  à  1830,  nous  sommes  sujets.  Nous  n'avons  pas 
vu  de  grandes  choses  ;  alors  nous  nous  reportons  pour 
tout  à  la  Révolution  :  c'est  là  notre  horizon,  la  colline  de 
notre  enfance,  notre  bout  du  monde;  or,  il  se  trouve  que 
cet  horizon  est  une  montagne;  nous  mesurons  tout  sur 
cette  mesure.  Ceci  est  trompeur,  et  ne  peut  pas  fournir 
d'induction  pour  l'avenir..  Car,  depuis  l'invasion  qui  fait  la 
limite  de  l'histoire  ancienne  et  de  l'histoire  moderne,  il 
n'y  a  pas  de  fait  comme  celui-là,  et  peut-être  n'y  en 
aura-t-il  pas  avant  des  siècles.  Or,  sitôt  qu'il  est  question 
de  révolution,  s'agirait-il  d'un  enfantillage,  nous  nous  re- 
portons à  cette  gigantesque  cataracte,  et  jamais  aux  chan- 
.  gemcnts  bien  plus  lents  que  présente  l'histoire  antérieure^ 
le  xvi^  et  le  xvn®  siècle,  par  exemple. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  377 

Je  me  garderai  de  suivre  l'économie  politique  dans  ses 
déductions;  les  économistes  attribueraient  sans  doute  à  mon 
incompétence  les  défiances  que  ces  déductions  m'inspirent  ; 
mais  je  suis  compétent  en  morale  et  en  philosophie  de 
l'humanité.  Je  ne  m'occupe  pas  des  moyens;  je  dis  ce 
:iui  doit  être  et  par  conséquent  ce  qui  sera.  Eh  bien, 
j'ai  la  certitude  que  l'humanité  arrivera  avant  un  siècle 
à  réaliser  ce  à  quoi  elle  tend  actuellement,  sauf,  bien 
entendu,  à  obéir  alors  à  de  nouveaux  besoins.  Alors  on 
sera  critique  pour  tous  les  partis,  et  pour  ceux  qui  résis- 
tèrent, et  pour  ceux  qui  s'imaginèrent  reconstruire  la 
société  comme  on  bâtit  un  château  de  cartes.  Chacun 
aura  son  rôle,  et  nous,  les  critiques,  comme  les  autres. 
Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  personne  n'aura  absolument 
raison  ni  absolument  tort.  Barbes  lui-même,  le  révolu- 
tionnaire irrationnel,  aura  ce  jour-là  sa  légitimité;  on 
se  l'expliquera  et  on  s'y  intéressera. 

L'erreur  commune  des  socialistes  et  de  leurs  adversaires 
est  de  supposer  que  la  question  de  l'humanité  est  une  ques- 
tion de  bien-être  et  de  jouissance.  Si  cela  était,  Fourier 
et  Cabet  auraient  parfaitement  raison.  Il  est  horrible 
qu'un  homme  soit  sacrifié  à  la  jouissance  d'un  autre. 
L'inégalité  n'est  concevable  et  juste  qu'au  point  de  vue 
de  la  société  morale.  S'il  ne  s'agissait  que  de  jouir, 
mieux  vaudrait  pour  tous  le  brouet  noir  que  pour  les 
uns  les  délices,  pour  les  autres  la  faim.  En  vérité,  serait- 
ce  la  peine  de  sacrifier  sa  vie  et  son  bonheur  au  bien  de 
la  société,  si  tout  se  bornait  à  procurer  de  fades  jouis- 
sances à  quelques  niais  et  insipides  satisfaits,  qui  se  sont 
mis  eux-mêmes  au  ban  de  l'humanité,  pour  vivre  plus  à 
leur  aise?  Je  le  répète,  si  le  but  de  la  vie  n'était  que  de 
jouir,  il  ne  faudrait  pas   trouver  mauvais  que   chacun 


378  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

réclamât  sa  part,  et,  à  ce  point  de  vue,  toute  jouissance 
qu'on  se  procurerait  aux  dépens  des  autres  serait  bien 
réellement  une  injustice  et  un  vol.  Les  folies  communistes 
sont  donc  la  conséquence  du  honteux  hédonisme  des 
dernières  années.  Quand  les  socialistes  disent  :  le  but 
de  la  société  est  le  bonheur  de  tous;  quand  leurs  ad- 
versaires disent  :  le  but  de  la  société  est  le  bonheur 
de  quelques-uns,  tous  se  trompent;  mais  les  premiers 
moins  que  les  seconds.  Il  faut  dire  :  le  but  de  la  so- 
ciété est  la  plus  grande  perfection  possible  de  tous,  et 
le  bien-être  matériel  n'a  de  valeur  qu'en  tant  qu'il  est 
dans  une  certaine  mesure  la  condition  indispensable  de 
la  perfection  intellectuelle.  L'État  n'est  ni  une  institution 
de  police,  comme  ie  voulait  Smith,  ni  un  bureau  de 
bienfaisance  ou  un  hôpital,  comme  le  voudraient  les  socia- 
listes. C'est  une  machine  de  progrès.  Tout  sacrifice  de 
l'individu  qui  n'est  pas  une  injustice,  c'est-à-dire  la 
spoliation  d'un  droit  naturel,  est  permis  pour  atteindre 
cette  fin;  car  dans  ce  cas  le  sacrifice  n'est  pas  fait  à  la 
jouissance  d'un  autre,  il  est  fait  à  la  société  tout  entière. 
C'est  l'idée  du  sacrifice  antique,  l'homme  pour  la  nation  : 
expedit  unum  hominem  moin  pro  populo. 

1  L'inégalité  est  légitime  toutes  les  fois  que  l'inégalité 
€st  nécessaire  au  bien  de  l'humanité.  Une  société  o 
droit  à  ce  qui  est  nécessaire  à  son  existence,  quelque 
apparente  injustice  qui  en  résulte  pour  l'individu. 
j  Le  principe  :  il  n'y  a  que  des  individus,  est  vrai  comme 
'  fait  physique,  mais  non  comme  proposition  téléologique. 
Dans  le  plan  des  choses,  l'individu  disparaît;  la  grandt 
forme  esquissée  par  les  individus  est  seule  considérable. 
Les  socialistes  ne  sont  réellement  pas  conséquents,  quand 
ils   prêchent  l'égalité.   Car  l'égalité   ressort   surtout  de  la 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  379 

considération  de  l'individu,  et  l'inégalité  ne  se  conçoit 
qu'au  point  de  vue  de  la  société.  La  possibilité  et  les  besoins 
de  la  société,  les  intérêts  de  la  civilisation  priment  tout  le 
reste.  Ainsi,  la  liberté  individuelle,  l'émulation,  la  con- 
currence, étant  la  condition  de  toute  civilisation,  mieux 
vaut  l'iniquité  actuelle  que  les  travaux  forcés  du  socia- 
lisme. Ainsi,  la  culture  savante  et  lettrée  étant  absolu- 
ment indispensable  dans  le  sein  de  l'humanité,  lors  même 
qu'elle  ne  pourrait  être  le  partage  que  d'un  très  petit 
nombre,  ce  privilège  flagrant  serait  excusé  par  la  néces- 
sité. Il  n'y  a  pas  en  eff'et  de  tradition  pour  le  bonheur, 
et  il  y  a  tradition  pour  la  science.  Je  vais  jusqu'à  dire 
que,  si  jamais  l'esclavage  a  pu  être  nécessaire  à  l'exis- 
tence de  la  société,  l'esclavage  a  été  légitime;  car  alors 
les  esclaves  ont  été  esclaves  de  l'humanité  (156),  esclaves 
de  l'œuvre  divine,  ce  qui  ne  répugne  pas  plus  que  l'exis- 
tence de  tant  d'êtres  attachés  fatalement  au  joug  d'une 
idée  qui  leur  est  supérieure  et  qu'ils  ne  comprennent  pas 
(157).  S'il  venait  un  jour  où  l'humanité  eût  de  nouveau 
besoin  d'être  gouvernée  à  la  vieille  manière,  de  subir 
un  code  à  la  Lycurgue,  cela  serait  de  droit  (158).  Réci- 
proquement, il  se  peut  qu'un  jour  le  droit  international 
s'étende  à  ce  point  que  chaque  nation  soit  sensible  comme 
un  membre  à  tout  ce  qui  se  fera  chez  les  autres.  Avec  une 
moralité  plus  parfaite,  des  droits  qui  sont  maintenant 
faux  et  dangereux  seront  incontestés;  car  la  condition 
de  ces  droits  sera  posée,  et  elle  ne  l'est  pas  encore  (159). 
Cela  se  conçoit  du  moment  que  l'on  attribue  à  l'humanité 
une  fin  objective  (c'est-à-dire  indépendante  du  bien- 
être  des  individus)  la  réalisation  du  parfait,  la  grande 
déification.  La  subordination  des  animaux  à  l'homme,  celle 
des  sexes  entre  eux  ne  choque  personne,  parce  qu'elle  est 


380  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

^  l'œuvre  de  la  nature  et  de  rorganisation  falale  des  choses. 

\  Au  fond,  la  hiérarchie  des  hommes  selon  leur  degré  de 
perfection  n'est  pas  plus  choquante.  Ce  qui  est  horrible, 
c'est  que  l'individu,  de  son  droit  propre  et  pour  sa  jouis- 
sance personnelle,  enchaîne  son  semblable  pour  jouir  de 
son  travail.  L'inégalité  est  révoltante,  quand  on  consi- 
dère uniquement  l'avantage  personnel  et  égoïste  que  le 
supérieur  tire  de  l'inférieur;  elle  est  naturelle  et  juste,  si 
on  la  considère  comme  la  loi  fatale  de  la  société,  la 
condition  au  moins  transitoire  de  sa  perfection . 
Ceux    qui    envisagent  les  droits,    aussi    bien    que  le 

I  reste,  comme  étant    toujours  les  mêmes   d'une    manière 

1  absolue,  ont  des  anathèmes  contre  les  faits  les  plus  néces- 
saires de  l'histoire.  Mais  cette  manière  de  voir  a  vieilli; 
l'esprit  humain  a  passé  de  l'absolu  à  l'historique;  il  envi- 
sage désormais  toute  chose  sous  la  catégorie  du  devenir . 
Les  droits  se  font  comme  toute  chose;    ils   se  font,  non 

f)as  par  des  lois  positives,  bien  entendu,  mais  par  l'exal- 
ation  successive  de  l'humanité,  laquelle  se  manifeste 
len  la  conquête  qu'elle  fait  de  ces  droits.  Le  fait  ne 
|Constitue  pas  le  droit,  mais  manifeste  le  droit.  Tous  les 
/  droits  doivent  être  conquis,  et  ceux  qui  ne  peuvent  pas 
I  les  conquérir  prouvent  qu'ils  ne  sont  pas  mûrs  pour  ces 
droits,  que  ces  droits  n'existent  pas  pour  eux,  si  ce  n'est 
en  puissance.  L'affranchissement  des  noirs  n'a  été  ni  con- 
quis ni  mérité  par  les  noirs,  mais  par  les  progrès  de  la 
civilisation  de  leurs  maîtres.  Ce  n'est  pas  parce  qu'on 
a  prouvé  à  une  nation  qu'elle  a  droit  à  son  indépendance 
qu'elle  se  lève  :  le  jeune  lion  se  lève  pour  la  chasse, 
quand  il  se  sent  assez  fort,  sans  qu'on  le  lui  dise.  La 
volonté  de  l'humanité  ne  fait  pas  le  droit,  comme  le 
voulait  Jurieu  ;  mais  elle  est,  dans  sa  tendance  générale 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  381 

€t  ses  grands  résultats,  l'indice  du  droit.  Les  défenseurs 
du  droit  absolu,  comme  les  juristes,  et  du  fait  aveugle, 
comme  Calliclès,  ont  tort  les  uns  et  les  autres.  Le  fait 
«st  le  critérium  du  droit.  La  révolution  française  n'est 
pas  légitime,  parce  qu'elle  s'est  accomplie  :  mais  elle 
s'est  accomplie  parce  qu'elle  était  légitime.  Le  droit, 
c'est  le  progrès  de  l'humanité  :  il  n'y  a  pas  de  droit 
contre  ce  progrès  ;  et  réciproquement,  le  progrès  suffit 
pour  tout  légitimer.  Tout  ce  qui  sert  à  avancer  Dieu  est 
permis. 

Nous  autres,  Français,  qui  avons  l'esprit  absolu  et 
'exclusif,  nous  tombons  ici  en  d'étranges  illusions,  et  nous 
faisons  fort  souvent  ce  raisonnement,  qui  sent  encore 
sa  scol astique  :  «  Tel  système  d'institution  serait  intolé- 
rable chez  nous,  au  point  où  nous  en  sommes  :  donc  il 
•doit  l'être  partout,  et  il  a  dû  l'être  toujours.  »  Les  simples 
portent  celajusquà  des  naïvetés  adorables.  Ne  voulaient- 
ils  pas,  il  y  a  quelques  mois,  rendre  toute  l'Europe  répu- 
blicaine malgré  elle?  Nous  voulons  établir  partout  le  gou- 
vernement qui  nous  convient  et  auquel  nous  avons  droit. 
Nous  croirions  faire  une  merveille  en  établissant  le  ré- 
gime constitutionnel  parmi  les  sauvages  de  l'Océanie,  et 
bientôt  nous  enverrons  des  notes  diplomatiques  au  grand 
Turc,  pour  l'engager  à  convoquer  son  parlement.  Nous 
raisonnons  de  la  même  manière  relativement  à  l'émanci- 
pation des  noirs.  Certes,  s'il  y  a  une  réforme  urgente  et 
mûre,  c'est  celle-là.  Mais  nous  en  concluons  qu'il  faut 
sans  transition  appliquer  aux  noirs  le  régime  de  liberté 
individuelle  qui  nous  convient  à  nous  autres  civilisés, 
sans  songer  qu'il  faut  avant  tout  faire  l'éducation  de  ces 
malheureux,  et  que  ce  régime  n'est  pas  bon  pour  cela. 
Le  meilleur  système  que  l'on  puisse  suivre  pour  faire  l'édu- 


382  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

cation  des  races  sauvages,  c'est  celui  que  la  Providence 
a  suivi  dans  l'éducation  de  l'humanité  ;  car  ce  n'est  pas 
au  hasard  apparemment  qu'elle  l'a  choisi.  Or,  voyez  par 
combien  d'étapes  les  peuples  ont  passé.  Il  est  certain  que 
la  civilisation  ne  s'improvise  pas,  qu'elle  exige  une  longue 
discipline,  et  que  c'est  rendre  un  mauvais  service  aux 
races  incultes  que  de  les  émanciper  du  premier  coup. 
J'imagine  qu'il  faudrait  leur  faire  traverser  un  état  analogue 
aux  théocraties  anciennes.  L'esclavage  n'élève  pas  le  noir, 
ni  la  liberté  non  plus.  Libre,  il  dormira  tout  le  jour,  ou 
il  ira  comme  l'enfant  courir  les  bois.  Il  y  a  dans  l'abo- 
litionnisme à  outrance  une  profonde  ignorance  de  la  psy- 
chologie de  l'humanité.  J'imagine,  du  reste,  que  l'étude 
scientifique  et  expérimentale  de  l'éducation  des  races  sau- 
vages deviendra  un  des  plus  beaux  problèmes  proposés  à 
l'esprit  européen,  lorsque  l'attention  de  l'Europe  pourra 
un  instant  se  détourner  d'elle-même. 

L'histoire  de  l'humanité  n'est  pas  seulement  l'histoire 
de  son   affranchissement,  c'est  surtout  l'histoire   de   son 
éducation.  Que  serait  l'humanité  si  elle  n'avait  traversé  les 
théocraties  anciennes  et  les  sévères  législations  à  la  Lycur- 
gue?  Le  fouet  a  été  nécessaire  dans  l'éducation  de  l'huma- 
I  nité.  Nous  n'envisageons  plus  ces  formes  que  comme  des 
j  obstacles,  que  l'humanité  a  dû  briser.  Elle  a  dû  les  briser 
/  sans  doute,  mais  après  en  avoir  fait  son  profit.  Et  n'était- 
ce  pas   elle   après  tout  qui   se  les   était  créés?   L'eiïort 
que  l'on  a  fait  pour  les  détruire  aveugle  sur  leur  utilité 
antérieure.  Les  histoires  révolutionnaires  ont  le  tort  de  pré- 
senter la  destruction  des  formes    anciennes   comme    le 
grand  résultat  du  progrès  de  l'humanité.   Détruire  n'est 
pas  un  but.  L'humanité  a  vécu  dans  les  formes  anciennes 
jusqu'à    ce  qu'elles  soient  devenues  trop  étroites  ;   alors 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  385 

elle  les  a  fait  éclater  ;  mais  croyez- vous  que  ce  fût  par  colère 
contre  ces  formes?  Croyez-vous  que  quand  l'oiseau  brise 
son  œuf,  son  but  soit  de  le  briser  ?  Non  ;  son  but  est  de 
passer  à  une  vie  nouvelle.  Tout  au  plus,  si  l'œuf  résistait, 
pourrait-il  y  déployer  un  peu  de  colère.  De  même,  les- 
formes  de  l'humanité  s'étant  durcies  et  comme  pétrifiées, 
il  a  fallu  un  grand  effort  pour  les  rompre  ;  l'humanité  a 
dû  recueillir  ses  forces  et  se  proposer  la  destruction  pour 
elle-même.  Il  est  dans  la  loi  des  choses  que  les  formes  de 
l'humanité  acquièrent  une  certaine  solidité,  que  toute 
pensée  aspire  à  se  stéréotyper  et  à  se  poser  comme  éter- 
nelle (160).  Cela  devient  par  la  suite  un  obstacle,  quand  il 
faut  briser;  mais  dites  donc  aussi  qu'on  ne  devrait  bâtir 
que  des  chaumières  de  boue  ou  des  tentes  susceptibles 
d'être  enlevées  en  une  heure  et  qui  ne  laissent  pas  de 
ruines,  parce  qu'en  bâtissant  des  palais,  on  aura  beaucoup 
de  peine  quand  il  faudra  les  démolir. 

Hélas  !  nous  ne  sommes  que  trop  portés  à  cet  établis- 
sement éphémère.  L'humanité  est,  de  nos  jours,  campée 
sous  la  tente.  Nous  avons  perdu  le  long  espoir  et  les 
vastes  pensées.  L'idée  de  démohtion  nous  préoccupe  et 
nous  aveugle.  Le  christianisme,  par  exemple,  n'est  plus 
aujourd'hui  qu'un  barrage,  une  pyramide  en  travers  du 
chemin,  une  montagne  de  pierres  qui  entrave  les  cons- 
truclions  nouvelles.  A-t-on  mal  fait  pour  cela  de  bâtir  la 
pyramide  ?  Le  moule,  en  acquérant  de  la  dureté,  devient 
une  prison.  N'importe  ;  car  il  est  essentiel  que,  pour  bien 
imprimer  ses  formes,  il  soit  dur.  Il  ne  devient  prison  que 
du  moment  oii  l'objet  moulé  aspire  à  sortir.  Alors  luttes 
et  malédictions,  car  on  ne  le  voit  plus  que  comme  obs- 
tacle. Toujours  la  vue  fatalement  partielle  et  rendue  telle 
par  le  but  pratique  qu'on  se  propose.  Celui  qui  détruit  ne 


384  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

peut  être  juste  pour  ce  qu'il  détruit  ;  car  il  ne  l'envisage 
que  comme  une  borne,  une  sottise,  une  absurdité.  — 
Mais  songez  donc  que  c'est  l'humanité  qui  l'a  fait.  Prenez 
l'institution  la  plus  odieuse,  l'Inquisition.  L'Espagne  l'a 
faite,  l'a  soufferte,  et  apparemment  s'en  serait  débarrassée, 
si  elle  l'avait  voulu.  Ah  !  si  nous  nous  mettions  au  point 
de  vue  espagnol,  nous  la  comprendrions  sans  doute.  Le 
spéculatif  seul  peut  être  critique  ;  les  libéraux  ne  le  sont 
pas  ;  ils  sont  superficiels.  L'humanité  a  tout  fait.  On  ne  dé- 
clame que  parce  que  l'on  se  figure  la  chaîne  comme  im- 
posée par  une  force  étrangère  à  l'humanité.  Or,  l'humanité 
seule  s'est  donnée  des  chaînes. 

11  y  a  dans  l'humanité  des  éléments  qui  semblent  uni- 
quement destinés  à  arrêter  ou  modérer  sa  marche.  Il  ne 
faut  pas  les  juger  pour  cela  inutiles.  La  réaction  a  sa 
place  dans  le  plan  providentiel;  elle  travaille  sans  le  savoir 
au  bien  de  l'ensemble.  Il  y  a  des  pentes  où  le  rôle  de  la 
traction  se  borne  à  retenir.  Ceux  qui  veulent  arrêter  un 
mouvement  lui  rendent  un  double  service  :  ils  l'accé- 
lèrent et  ils  le  règlent.  Le  but  de  l'humanité  est  d'appro- 
fondir successivement  tous  les  modes  de  vie,  de  les  cou- 
ver, de  les  digérer,  pour  ainsi  dire,  pour  s'assimiler  ce 
qu'ils  contiennent  de  vrai  et  rejeter  le  mauvais  ou  l'inu- 
tile. Il  est  donc  essentiel  qu'elle  les  garde  quelque  temps, 
pour  opérer  à  loisir  cette  analyse  ;  autrement  la  digestion 
trop  hâtée  n'aboutirait  qu'à  l'affaiblir;  l'assimilation  d'une 
foule  d'éléments  vraiment  nutritifs  serait  empêchée.  Si 
les  hommes  qui  jouent  ce  rôle  étaient  désintéressés,  c'est- 
à-dire  s'ils  ne  se  proposaient  que  le  plus  grand  progrès  de 
j'humanité,  ce  seraient  des  héros  ;  car  c'est  un  vilain  rôle 
que  celui  de  réagisseur,  et  peu  apprécié.  L'essentiel  pour 
l'humanité  est  de  bien  faire  ce  qu'elle  fait,  de  telle  sorte 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  385 

qu'il  n'y  ait  plus  à  y  revenir.  Ce  n'est  pas  en  courant  çà 
et  là,  en  engouffrant  et  rejetant  toutes  les  idées  avec  une 
effrayante  voracité,  sans  les  mastiquer  ni  les  digérer, 
qu'une  œuvre  aussi  sérieuse  s'accomplira. 

Je  le  répète,  si  l'on  n'envisageait  dans  la  civilisation  que 
le  bien  personnel  qui  en  résulte  pour  les  civilisés,  peut- 
être  faudrait-il  hésiter  à  sacrifier  pour  le  bien  de  la  civi- 
lisation une  portion  de  l'humanité  à  l'autre.  Mais  il  s'agit 
de  réaliser  une  forme  plus  ou  moins  belle  de  l'humanité  ; 
pour  cela,  le  sacrifice  des  individus  est  permis.  Combien 
de  générations  il  a  fallu  sacrifier  pour  élever  les  gigan- 
tesques terrasses  de  Ninive  et  de  Babylone.  Les  esprits 
positifs  trouvent  cela  tout  simplement  absurde.  Sans  doute, 
s'il  s'était  agi  de  procurer  des  jouissances  d'orgueil  à 
quelque  tyran  imbécile.  Mais  il  s'agissait  d'esquisser  en 
pierre  un  des  états  de  l'humanité.  Allez,  les  générations 
ensevelies  sous  ces  masses  ont  plus  vécu  que  si  elles 
avaient  végété  heureuses  sous  leur  vigne  et  sous  leur 
figuier  (161). 

J'ai  sous  les  yeux  en  écrivant  ces  lignes  la  grande  mer- 
veille de  la  France  royale,  Versailles.  Je  repeuple  en  esprit 
CCS  déserts  de  tout  le  siècle  qui  s'est  envolé.  Le  roi  au 
centre  :  ici  Condé  et  les  princes  ;  là-bas,  dans  cette  allée, 
Bossuet  et  les  évêques  ;  ici  au  théâtre,  Racine,  Lulh, 
Molière  et  déjà  quelques  libertins  ;  sur  les  balustres  de 
l'Orangerie,  madame  de  Sévigné  et  les  grandes  dames  ; 
là-bas,  dans  ces  tristes  murs  de  Saint  Cyr,  madame  de 
Maintcnon  et  l'ennui.  Voilà  une  civilisation  très  critiquablo 
assurément,  mais  parfaitement  une  et  complète  ;  c'est  une 
forme  de  Thumanité,  comme  telle  autre.  Ce  serait  bieix 
^dommage  après  tout  qu'elle  n"eût  pas  été  représentée. 
Ih  bien,  elle  ne  pouvait  l'être  qu'au  prix  de   terribles 

25 


386  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

sacrifices.  L'abrutissement  du  peuple,  l'arbitraire  et  le 
caprice,  les  intrigues  de  cour  et  les  lettres  de  cachet,  la 
Bastille,  la  potence  et  les  Grands-Jours  sont  des  pièces 
essentielles  de  cet  édifice,  de  sorte  que  si  vous  récusez 
les  abus,  récusez  aussi  l'édifice;  car  ils  entrent  comme 
parties  intégrantes  dans  sa  construction.  Je  préférerais 
pour  ma  part  le  siècle  de  Louis  XIV^,  bien  qu'il  soit  très 
antipathique  à  mon  goût  individuel  et  que  je  regarde 
comme  assez  niais  l'engouement  dont  on  s'était  pris  pour 
ce  temps  dans  les  dernières  années  de  l'ancien  régime,  je 
le  préférerais,  dis-je,  à  un  état  parfaitement  régulier, 
où  tous  les  intérêts  seraient  assurés,  toutes  les  libertés 
respectées,  où  chacun  vivrait  à  son  aise,  ne  créant  rien, 
ne  fondant  rien,  ne  produisant  rien.  Car  le  but  de  l'hu- 
manité n'est  pas  que  les  individus  vivent  à  l'aise,  mais 
que  les  formes  belles  et  caractérisées  soient  représentées, 
et  que  la  perfection  se  fasse  chair. 

Au  point  de  vue  de  l'individu,  la  liberté,  l'égalité  ab- 
solues semblent  de  droit  naturel.  Au  point  de  vue  de  l'es- 
pèce, le  gouvernement  et  l'inégalité  se  comprennent. 
Mieux  vaut  quelque  brillante  personnification  de  l'huma- 
nité, le  roi,  la  cour,  qu'une  médiocrité  générale.  Il  faut 
que  la  noble  vie  se  mène  par  quelques-uns,  puisqu'elle  ne 
peut  se  mener  par  tous.  Ce  privilège  serait  odieux,  si  l'on 
n'envisageait  que  la  jouissance  de  l'individu  privilégié; 
il  cesse  de  l'être  si  Ton  y  voit  la  réalisation  d'une  forme 
humanitaire.  Notre  petit  système  de  gouvernement  bour- 
geois, aspirant  par-dessus  tout  à  garantir  les  droits  et  à 
procurer  le  bien-être  de  chacun,  est  conçu  au  point  de 
vue  de  l'individu,  et  n'a  pu  rien  produire  de  grand. 
Louis  XIV  eût-il  bâti  Versailles,  s'il  eût  eu  des  députés 
grincheux  pour  lui  rogner  ses  budgets?  L'avènement  du 


L'AVENIR  DE  La  SCIENCE.  387 

peuple  pourra  seul  faire  revivre  ces  hautes  aspirations 
du  vieux  monde  aristocratique.  Il  vaudrait  mieux  sans 
doute  que  tous  tussent  grands  et  nobles.  Mais,  tandis  que 
cela  sera  impossible,  il  est  important  que  la  tradition  de  la 
belle  vie  humaine  se  maintienne  dans  l'élite.  Les  petits 
seraient-ils  plus  grands,  parce  que  les  grands  seraient  de 
leur  taille?  L'égalité  ne  sera  de  droit  que  quand  tous 
pourront  être  parfaits  dans  leur  mesure.  Je  dis  dans  leur 
mesure  ;  car  l'égalité  absolue  est  aussi  impossible  dans 
rhumanité  que  le  serait  l'égalité  absolue  des  espèces  dans 
îe  règne  animal.  L'humanité,  en  effet,  n'existerait  pas 
comme  unité,  si  elle  était  formée  d'unités  parfaitement 
égales  et  sans  rapport  de  subordination  entre  elles.  L'unité 
n'existe  quà  condition  que  des  fonctions  diverses  concou- 
rent à  une  même  fin;  elle  suppose  la  hiérarchie  des 
parties.  Mais  chaque  partie  est  parfaite  quand  elle  est  tout 
ce  qu'elle  peut  être,  et  qu'elle  fait  excellemment  tout  ce 
qu'elle  doit  faire.  Chaque  individu  ne  sera  jamais  parfait; 
mais  l'humanité  sera  parfaite  et  tous  participeront  à  sa 
perfection. 

Rien  n'est  explicable  dans  le  monde  moral  au  point  de 
vue  de  l'individu.  Tout  est  confusion,  chaos,  iniquité 
révoltante,  si  on  n'envisage  la  résultante  transcendentale 
où  tout  s'harmonise  et  se  justifie  (162).  La  nature  nous 
montre  sur  une  immense  échelle  le  sacrifice  de  l'espèce 
inférieure  à  la  réalisation  d'un  plan  supérieur.  Il  en  est  de 
même  dans  l'humanité.  Peut-être  même  faudrait-il  dépasser 
encore  cet  horizon  trop  étroit  et  ne  chercher  la  justice,  la 
grande  paix,  la  solution  définitive,  la  complète  harmonie, 
que  dans  un  plus  vaste  ensemble,  auquel  l'humanité 
elle-même  serait  subordonnée,  dans  ce  ro  Tiav  mystérieux, 
qui  sera  encore,  quand  l'humanité  aura  disparu. 


388  L'AVENIR  DE  LA  SCIEx\CE. 


XIX 


On  se  figure  volontiers  que  la  civilisation  moderne  doit 
avoir  un  destin  analogue  à  la  civilisation  ancienne,  et 
subir  comme  elle  une  invasion  de  barbares.  On  oublie 
que  l'humanité  ne  se  répète  jamais  et  n'emploie  pas  deux 
fois  le  même  procédé.  Tout  porte  à  croire,  au  contraire, 
que  ce  fait  d'une  civilisation  étouffée  par  la  barbarie  sera 
unique  dans  l'histoire,  et  que  la  civilisation  moderne  est 
destinée  à  se  propager  indéfiniment.  Il  en  eût  été  ainsi 
vraisemblablement  de  la  civilisation  gréco-romaine,  sans 

i  le  grand  cataclysme  qui  l'emporte.  Le  iv*^  et  le  v^  siècle 
ne  sont  si  maigres  et  si  superstitieux  dans  le  monde 
latin  qu'à  cause  des  calamités  des  temps.  Si  les  barbares 
n'étaient  pas  venus,  il  est  probable  que  le  v^  ou  le  vi°  siè- 
cle nous  eût  présenté  une  grande  civilisation,  analogue 
à  celle  de  Louis  XIV,  un  christianisme  grave  et  sévère, 
tempéré  de  philosophie. 

Certaines  personnes  se  plaisent  à  relever  les  traits  qui,. 

-dans  notre  littérature  et  notre  philosophie,  rappellent  la 
décadence  grecque  et  romaine,  et  en  tirent  cette  conclu- 
sion, que  lesprit  moderne,  après  avoir  eu  (disent-elles)  son 
époque  brillante  au  xvn®  siècle,  déchoit  et  va  s'éteignant 

■  peu  à  peu.  Nos  poètes  leur  rappellent  Stace  et  Silius  Ita- 
liens; nos  philosophes.  Porphyre  et  Proclus  ;  l'éclectisme,, 
des  deux  côtés,  clôt  la  série.  Nos  éditeurs,  compilateurs, 
abréviateurs,  philologues,  critiques  répondraient  aux  rhé- 
teurs, grammairiens,  scoliastes  d'Alexandrie,  de  Rhodes^ 


L'AVENIR    DE  LA  SCIENCE.  389 

de  Pergame.  Nos  politiques  lettrés  seraient  les  sophistes 
hommes  d'État,  Dion  Chrysostôme,  Themistius,  Libanius. 
Nos  jolies  imitations  du  style  classique,  nos  pastiches  de 
couleur  exotique  sont  bien  du  Lucien.  Mais  les  vrais  cri- 
tiques n'emploient  qu'avec  une  extrême  réserve  ce  mot  si 
trompeur  de  décadence.  Les  rhéteurs  qui  voudraient  nous 
faire  croire  que  Tacite,  comparé  à  Tite-Live,  est  un  au- 
teur de  décadence,  prétendront  aussi  sans  doute  que 
MM.  Thierry  et  Michelet  sont  des  décadences  de  Rollin  et 
d'Anquctil.  L'esprit  humain  n'a  pas  une  marche  aussi 
simple.  Expliquez  donc  par  une  décadence  ce  prodigieux 
développement  de  la  littérature  allemande,  qui,  à  la  fin  du 
xvni^  siècle,  a  ouvert  pour  l'Europe  une  vie  nouvelle.  Dites 
que  saint  Augustin,  saint  Jean  Chrysostôme,  saint  Basile 
sont  des  génies  de  l'âge  de  fer.  L'esprit  humain  ne  voit 
pâlir  une  de  ses  faces  que  pour  faire  éclater  par  une  autre 
de  plus  éblouissantes  merveilles.  La  décadence  n'a  lieu  que 
selon  les  esprits  étroits  qui  se  tiennent  obstinément  à  un 
même  point  de  vue  en  littérature,  en  art,  en  philosophie, 
en  science.  Certes  le  littérateur  trouve  saint  Augustin  et 
saint  Ambroise  inférieurs  à  Cicéron  et  à  Sénèque,  le  savant 
.rationaliste  trouve  les  légendaires  du  moyen  âge  cré- 
dules et  superstitieux  auprès  de  Lucrèce  ou  d'Évhémère. 
Mais  celui  qui  envisage  la  totalité  de  l'esprit  humain,  ne 
sait  pas  ce  que  c'est  que  décadence.  Le  xvni^  siècle  n'a 
ni  lîacinc  ni  Bossuet;  et  pourtant  il  est  bien  supérieur 
au  xvn^;  sa  littérature,  c'est  sa  science,  c'est  sa  criti- 
que, c'est  la  préface  de  l'Encyclopédie,  ce  sont  les  lumineux 
essais  de  Voltaire.  11  n'y  avait  qu'une  vie  pour  les  États 
antiques.  Renverser  les  vieilles  institutions  de  Sparte, 
c'était  renverser  Sparte  elle-même.  11  fallait  alors,  pour 
être  bon  patriote,  être  conservateur  à  tout  prix  :  le  sage 


r 


390  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

antique  est  obstinément  attaché  aux  usages  nationaux.  11 
n'en  est  pas  de  même  chez  nous,  puisque  le  jour  où  la 
France  a  détruit  son  vieil  établissement  a  été  le  jour  où  a 
commencé  son  épopée.  Pour  moi,  j'imagine  que,  dan& 
cinq  cents  ans,  l'histoire  de  France  commencera  au  Jeu  de 
Paume  et  que  ce  qui  précède  sera  traité  en  arrière-plan, 
comme  une  intéressante  préface,  à  peu  près  comme  ce& 
notions  sur  la  Gaule  antique,  dont  on  fait  aujourd'hui 
précéder  nos  Histoires  de  France. 

C'est  un  facile  lieu  commun  que  de  parler  à  tout 
propos  de  palingénésie  sociale,  de  rénovation.  Il  ne 
s'agit  pas  de  renaître,  mais  de  continuer  à  vivre  :  l'es- 
prit moderne,  la  civilisation,  est  fondée  à  jamais,  et  les 
plus  terribles  révolutions  ne  feront  que  signaler  les 
phases  infiniment  variées  de  ce  développement. 

En  prenant  comme  nécessaire  le  grand  fait  de  l'inva- 
sion des  barbares,  et  le  critiquant  a  priori,  on  trouve 
qu'il  eût  pu  se  passer  de  deux  manières.  Dans  la  pre- 
mière manière  (celle  qui  a  eu  lieu  en  effet),  les  barbares, 
plus  forts  que  Rome,  ont  détruit  l'édifice  romain,  puis, 
durant  de  longs  siècles,  ont  cherché  à  rebâtir  quelque 
chose  sur  le  modèle  de  cet  édifice  et  avec  des  matériaux 
romains.  Mais  une  autre  manière  eût  été  également  pos- 
sible. Rome  était  parvenue  à  s'assimiler  parfaitement  les- 
provinces,  et  à  les  faire  vivre  de  sa  civilisation;  mais 
elle  n'avait  pu  agir  de  même  sur  les  barbares  qui  se 
précipitèrent  au  iv^  et  au  v°  siècle.  On  ne  peut  croire 
que  cela  eût  été  à  la  rigueur  impossible,  quand  on  voit 
l'empressement  avec  lequel  les  barbares,  dès  leur  entrée 
dans  l'empire,  embrassent  les  formes  romaines,  et  se 
parent  des  oripeaux  romains,  des  titres  de  consuls,  de 
patrices,  des  costumes  et  des  insignes  romains.  Nos  Mé- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  391 

rovingiens,  entre  autres,  embrassèrent  la  vie  romaine 
avec  une  naïveté  tout  à  fait  aimable,  et,  quant  aux  deux 
civilisations  ostrogothes  et  visigothes,  elles  sont  si  bien  la 
prolongation  immédiate  de  la  civilisation  romaine  qu'elles 
ajoutèrent  un  chapitre  important,  quoique  peu  original, 
à  l'histoire  des  littératures  classiques.  Les  barbares  ne 
changèrent  rien  d'abord  à  ce  qu'ils  trouvèrent  établi. 
Indifférents  à  la  culture  savante,  ils  la  regardaient  sans 
attention  et  par  conséquent  sans  colère.  Quelques-uns 
même  (Théodoric,  Chilpéric,  etc.)  y  prirent  goût  avec 
une  facilité  et  une  promptitude  qui  étonnent.  Je  crois  que, 
si  l'empire  eût  eu  au  iv®  siècle  des  grands  hommes 
comme  au  second  siècle,  et  surtout  si  le  christianisme  eût 
été  aussi  fortement  centraUsé  à  Rome  qu'il  le  fut  dans  les 
siècles  suivants,  il  eût  été  possible  de  rendre  romains  les 
barbares,  avant  leur  entrée  ou  dès  leur  entrée,  et  de 
sauver  ainsi  la  continuité  de  la  machine.  Il  n'a  tenu  qu'à 
un  fil  qu'il  n'y  eût  pas  de  moyen  âge  et  que  la  civili- 
sation romaine  se  continuât  de  plain-pied.  Si  les  écoles 
gallo-romaines  eussent  été  assez  fortes  pour  faire  en  un 
siècle  l'éducation  des  Francs,  l'humanité  eût  fait  une  épar- 
gne de  dix  siècles.  Si  cela  ne  se  fit  pas,  ce  fut  la  faute 
des  écoles  et  des  institutions,  non  la  faute  des  Francs; 
l'esprit  romain  était  trop  affaibli  pour  opérer  sur  le 
champ  cette  œuvre  immense.  La  question,  en  un  mot, 
était  de  savoir  si  le  vieil  édifice,  où  tant  de  matériaux 
nouveaux  demandaient  à  entrer,  se  renouvellerait  par 
une  lente  substitution  de  parties  qui  n'interrompît  pas 
un  instant  son  identité,  ou  s'il  subirait  une  démohtion 
complète  pour  être  rebâti  ensuite  avec  combinaison  des 
nouveaux  et  des  anciens  matériaux,  mais  toujours  sur 
l'ancien  plan. 


392  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Comme  Rome  était  trop  faible  pour  s'assimiler  immé- 
diatement ces  éléments  nouveaux  et  violents,  les  choses 
se  passèrent  de  cette  seconde  manière.  Les  barbares  ren- 
versèrent l'empire;  mais,  au  fond,  quand  ils  essayèrent 
de  reconstruire,  ils  revinrent  au  plan  de  la  société  ro- 
maine, qui  les  avait  frappés  dès  le  premier  moment  par 
sa  beauté,  et  le  seul  d'ailleurs  qu'ils  connussent.  Leur 
conversion  au  christianisme,  qu'était-ce,  sinon  leur  affi- 
liation à  Rome,  par  les  évêques,  continuateurs  directs  de 
l'habit,  de  la  langue  et  des  mœurs  romaines?  L'em- 
pire, dont  ils  reprirent  l'idée  pour  leur  compte,  qu'était- 
il,  sinon  une  façon  de  se  rattacher  à  Rome,  source  unique 
de  toute  autcrité  légitime?  Et  la  papauté,  quelle  est  son 
origine,  si  ce  n'est  cette  môme  idée,  que  tout  vient  de 
Rome,  que  Rome  est  la  capitale  du  monde?  L'empire 
romain  ne  doit  pas  tant  être  considéré  comme  un  État 
qui  a  été  renversé  pour  faire  place  à  d'autres,  que  comme 
le  premier  essai  de  la  civilisation  universelle,  se  conti- 
nuant à  travers  une  extinction  momentanée  de  la  ré- 
flexion (qui  est  le  moyen  âge)  dans  la  civilisation  mo- 
derne. L'invasion  et  le  moyen  âge  ne  sont  réellement  que 
la  crise  provoquée  par  l'intrusion  violente  des  éléments 
nouveaux  qui  venaient  vivifier  et  élargir  l'ancien  cercle 
de  vie.  Ce  ne  sont  que  des  accidents  dans  le  grand  voyage, 
accidents  qui  ont  pu  causer  de  fâcheux  retards,  bien  com- 
pensés par  les  inappréciables  avantages  que  l'humanité 
en  a  retirés. 

Tout  ceci  peut  être  appliqué  trait  pour  trait  à  l'avenir 
de  la  civilisation  moderne.  Dans  l'hypothèse,  infiniment 
peu  probable,  où  les  barbares  (et  ces  barbares,  bien  en- 
tendu, ne  doivent  être  cherchés  que  parmi  nous),  la  ren- 
verseraient brusquement,  et  sans  qu'elle  eût  eu  le  temps 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  393 

de  se  les  assimiler,  il  est  indubitable  qu'après  l'avoir  ren- 
versée, ils  retourneraient  à  ses  ruines  pour  y  chercher  les 
matériaux  de  l'édifice  futur,  que  nous  deviendrions  à  leur 
égard  des  classiques  et  des  éducateurs,  que  ce  seraient  des 
rhéteurs  de  la  vieille  société  qui  les  initieraient  à  la  vie 
intellectuelle  et  seraient  l'occasion  d'une  autre  Renais- 
sance, qu'il  y  aurait  encore  des  Martien  Capella,  des 
Boèce,  des  Cassiodore,  des  Isidore  de  Séville,  bouclant  en 
un  viatique  portatif  et  facilement  maniable  les  données 
€iviUsatrices  de  l'ancienne  culture,  pour  en  former  l'ali- 
ment intellectuel  de  la  nouvelle  société.  Mais  il  est  infi- 
niment plus  probable  que  la  civilisation  moderne  sera 
assez  vivace  pour  s'assimiler  ces  nouveaux  barbares  qui 
demandent  à  y  entrer,  et  pour  continuer  sa  marche  avec 
eux.  Voyez  en  effet  comme  les  barbares  aiment  cette 
civilisation,  comme  ils  s'empressent  autour  d'elle,  comme 
ils  cherchent  à  la  comprendre  avec  leur  sens  naïf  et 
délicat,  comme  ils  l'étudient  curieusement,  comme  ils  sont 
contents  de  l'avoir  devinée.  Qui  ne  serait  profondément 
touché  en  voyant  l'intérêt  que  nos  classes  ignorantes 
prennent  à  cette  civilisation  qui  est  là  au  milieu  d'eux, 
non  pour  eux?  Ils  me  rappellent  le  naïf  étonnement  des 
barbares  devant  ces  évoques,  qui  parlaient  latin,  et  devant 
toute  cette  grande  machine  de  l'organisation  romaine. 
Certes  il  eût  été  difficile  à  Sidoine  Apollinaire  et  à  ces 
beaux  esprits  des  Gaules  de  crier  :  «  Vive  les  barbares  !  » 
Et  pourtant  ils  l'auraient  dû,  s'ils  avaient  eu  le  sentiment 
do  l'avenir  (163).  Nous  qui  voyons  bien  les  choses,  après 
quatorze  siècles,  nous  sommes  pour  les  barbares.  Que  de- 
mandaient-ils ?  Des  champs,  un  beau  soleil,  la  civilisa- 
tion. Ah!  bienvenu  soit  celui  qui  ne  demande  qu'à  aug- 
menter la  famille  des  fils  de  la  lumière  I  Les  barbares  sont 


394  L'AVEiNlR  DE  LA  SCIENCE. 

ceux  qui  reçoivent  ces  nouveaux  hôtes  à  coups  de  pique, 
de  peur  que  leur  part  ne  soit  moindre. 

Mais,  dira  t-on,  vos  espérances  reposent  sur  une  contra- 
diction. Vous  reconnaissez  que  la  culture  intellectuelle, 
pour  devenir  civilisatrice,  exige  une  vie  entière  d'applica- 
tion et  d'étude.  L'immense  majorité  du  genre  humain, 
condamnée  à  un  travail  manuel,  ne  pourra  donc  jamais 
en  goûter  les  fruits  ? 

Sans  doute,  si  la  culture  intellectuelle  devait  toujours 
rester  ce  qu'elle  est  parmi  nous,  une  profession  à  part, 
une  spécialité,  il  faudrait  désespérer  de  la  voir  devenir 
universelle.  Un  État  où  tous  n'auraient  d'autre  profession 
que  celle  de  poète,  de  littérateur,  de  philosophe,  serait  la 
plus  étrange  des  caricatures.  La  culture  intellectuelle  est 
pour  l'humanité  comme  si  elle  n'était  pas,  lorsqu'on 
n'étudie  que  pour  écrire.  La  littérature  sérieuse  n'est  pas 
celle  du  rhéteur,  qui  fait  de  la  littérature  pour  la  littérature, 
qui  s'intéresse  aux  choses  dites  ou  écrites,  et  non  aux 
choses  en  elles-mêmes,  qui  n'aime  pas  la  nature,  mais 
aime  une  description,  qui,  froid  devant  un  sentiment 
moral,  ne  le  comprend  qu'exprimé  dans  un  vers  so- 
nore. La  beauté  est  dans  les  choses;  la  littérature  est 
image  et  parabole.  Étrange  personnage  que  ce  lettré,  qui 
ne  s'occupe  pas  de  morale  ou  de  philosophie  parce  que 
cela  est  de  la  nature  humaine,  mais  parce  qu'il  y  a 
des  ouvrages  sur  ce  sujet,  de  même  que  l'érudit  ne  s'oc- 
cupe d'agriculture  ou  de  guerre,  que  parce  qu'il  y  a  des 
poèmes  sur  l'agriculture  et  des  ouvrages  sur  la  guerre  ! 
La  chose  dite  ou  racontée  est  donc  plus  sérieuse  que  la 
chose  qui  est?  L'art,  la  littérature,  l'éloquence  ne  sont  vrais 
qu'en  tant  qu'ils  ne  sont  pas  des  formes  vides^  mais  qu'ils 
servent  et  expriment  une   cause   humaine.    Si    le   poète 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  395 

n'était,  comme  l'entendait  Malherbe,  qu'un  arrangeur  de 
syllabes,  si  la  littérature  n'était  qu'un  exercice,  une  ten- 
tative pour  faire  artificiellement  ce  que  les  anciens  ont 
fait  naturellement,  oh  !  je  l'avoue,  ce  serait  un  bien  léger 
malheur  que  tous  ne  pussent  y  être  initiés. 

Il  faut  donc  arriver  à  concevoir  la  possibilité  d'une 
vie  intellectuelle  pour  tous,  non  pas  en  ce  sens  que 
tous  participent  au  travail  scientifique,  mais  en  ce  sens 
que  tous  participent  aux  résultats  du  travail  scien- 
tifique. Il  faut,  par  conséquent,  concevoir  la  possibilité 
d'associer  la  philosophie  et  la  culture  d'esprit  à  un  art 
mécanique. 

C'est  ce  que  réalisait  merveilleusement  la  société  grecque, 
si  vraie,  si  peu  artificielle.  La  Grèce  ignorait  nos  préjugés 
aristocratiques,  qui  frappent  d'ignominie  quiconque  exerce 
une  profession  manuelle,  et  l'excluent  de  ce  qu'on  peut 
appeler  le  monde  distingué.  On  pouvait  arriver  à  la  vie  la 
plus  noble  et  la  plus  élevée,  tout  en  étant  pauvre  et  en  tra- 
vaillant de  ses  mains  ;  ou  plutôt  la  moralité  de  la  personne 
effaçait  tellement  sa  profession,  qu'on  ne  voyait  d'abord 
que  la  personne,  tandis  que  maintenant  on  voit  d'abord 
la  profession.  Ammonius  n'était  pas  un  portefaix  qui  était 
philosophe,  c'était  un  philosophe  qui  par  hasard  était 
portefaix.  Ne  peut-on  pas  espérer  que  l'humanité  revien- 
dra un  jour  à  cette  belle  et  vraie  conception  de  la  vie,  où 
l'esprit  est  tout,  où  personne  ne  se  définit  par  son  mé- 
tier, où  la  profession  manuelle  ne  serait  qu'un  accessoire 
auquel  on  songerait  à  peine,  à  peu  près  ce  qu'était  pour 
Spinoza  le  métier  de  polisseur  de  verres  de  lunettes,  un 
hors-d'œuvre  qu'on  ferait  par  la  partie  infime  de  soi-même, 
sans  y  penser  et  sans  que  les  autres  y  pensent  davantage? 
Une  telle  œuvre  ne  serait  point  alors  plus  servile  qu'il 


3%  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

n'est  servile  qu'en  écrivant  ces  lignes  je  remue  ma  plume 
et  mes  doigts. 

Ce  qui  fait  qu'un  métier  manuel  est  maintenant  abru- 
tissant, c'est  qu'il  absorbe  l'individu  et  devient  son  être, 
son  tout.  La  définition  {sermo  explicans  esscniiam  rei)  de 
ce  misérable,  c'est  en  effet  cordonnier ^  menuisier.  Ce  mot 
dit  sa  nature,  son  essence;  il  n'est  que  cela,  une  machine 
humaine  qui  fait  des  meubles,  des  souliers.  Essayez  donc 
de  définir  pareillement  Spinoza,  un  fabricant  de  verres 
de  lunettes,  ou  Mendelssohn,  un  commis  de  boutique  (164)! 
L'individualité  professionnelle  n'efface  l'individualité  mo- 
rale et  intellectuelle  que  quand  celle-ci  est  en  effet  bien 
peu  de  chose.  Supposez  un  homme  instruit  et  noble  de  cœur 
exerçant  un  de  ces  métiers  qui  n'exigent  que  quelques 
heures  de  travail,  bien  loin  que  la  vie  supérieure  soit 
fermée  pour  cet  homme,  il  se  trouve  dans  une  situation 
mille  fois  plus  favorable  au  développement  philosophique 
que  les  trois  quarts  de  ceux  qui  occupent  des  positions 
dites  libérales.  La  plupart  des  positions  libérales,  en  effet, 
absorbent  tous  les  instanls,  et,  qui  pis  est,  toutes  les 
pensées;  au  lieu  que  le  métier,  n'exigeant  aucune  réflexion, 
aucune  attention,  laisse  celui  qui  l'exerce  vivre  dans  le 
monde  des  purs  esprits.  Pour  ma  part,  j'ai  souvent  songé 
que,  si  l'on  m'offrait  un  métier  manuel  qui,  au  moyen 
de  quatre  ou  cinq  heures  d'occupation  par  jour,  pût  me  suf- 
fire, je  renoncerais  pour  ce  métier  à  mon  titre  d'agrégé 
de  philosophie  ;  car,  ce  métier  n'occupant  que  mes  mains, 
\  détournerait  moins  ma  pensée  que  la  nécessité  de  parler 
1  pendant  deux  heures  de  ce  qui  n'est  pas  l'objet  actuel 
de  mes  réflexions.  Ce  seraient  quatre  ou  cinq  heures  de 
délicieuse  promenade,  et  j'aurais  le  reste  du  temps  pour 
les  exercices  de  l'esprit  qui  excluent  toute  occupation  ma- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  397 

nuclle.  J'acquerrais  pendant  ces  heures  de  loisir  les  con- 
naissances positives,  je  ruminerais  pendant  les  autres  ce 
que  j'aurais  acquis.  11  y  a  certains  métiers  qui  devraient 
être  les  métiers  réservés  des  philosophes,  comme  labourer 
la  terre,  scier  les  pierres,  pousser  la  navette  du  tisserand, 
et  autres  fonctions  qui  ne  demandent  absolument  que  le 
mouvement  de  la  main  (165).  Toute  complication,  toute 
chose  qui  exigerait  la  moindre  attention,  serait  un  vol 
fait  à  sa  pensée.  Le  travail  des  manufactures  serait  même 
à  cet  égard  bien  moins  avantageux. 

Croyez-vous  qu'un  homme,  dans  cette  position,  ne  se- 
rait pas  plus  libre  pour  philosopher  qu'un  avocat,  un  mé- 
decin, un  banquier,  un  fonctionnaire?  Toute  position 
officielle  est  un  moule  plus  ou  moins  étroit  ;  pour  y  entrer, 
il  faut  briser  et  plier  de  force  toute  originalité.  L'ensei- 
gnement est  maintenant  le  recours  presque  unique  de  ceux 
qui,  ayant  la  vocation  des  travaux  de  l'esprit,  sont  réduits 
par  des  nécessités  de  fortune,  à  prendre  une  profession 
extérieure  ;  or  l'enseignement  est  très  préjudiciable  aux 
grandes  qualités  de  l'esprit  ;  l'enseignement  absorbe,  use, 
occupe  infiniment  plus  que  ne  ferait  un  métier  manuel. 
On  se  rappelle  les  lollards  du  moyen  âge,  ces  tisserands 
mystiques,  qui,  en'travaillant,  lollaient  en  cadence,  et  mê- 
laient le  rythme  du  cœur  au  rythme  de  la  navette.  Les 
béguards  de  Flandre,  les  humiliati  d  Italie,  arrivèrent  aussi 
à  une  grande  exaltation  mystique  et  poétique,  sous  la 
pression  vive  de  cet  archet  mystérieux,  qui  fait  vibrer  si 
puissamment  lésâmes  neuves  et  naïves. 

Si  la  plupart  de  ceux  qui  exercent  les  fonctions  répu- 
tées serviles  sont  réellement  abrutis,  c'est  qu'ils  ont  la  tête 
vide,  c'est  qu'on  ne  les  applique  à  ces  nullités  que  parce 
qu'ils  sont  incapables  du  reste,    c'est  que    cette  fonction 


398  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

purement  animale,  quelque  insignifiante  qu'elle  soit,  les 
absorbe  et  les  abâtardit  encore  davantage.  Mais,  s'ils  avaient 
la  tête  pleine  de  littérature,  d'histoire,  de  philosophie, 
d'humanisme,  en  un  mot,  s'ils  pouvaient,  en  travaillant, 
causer  entre  eux  des  choses  supérieures,  quelle  différence  ! 
Plusieurs  hommes  dévoués  aux  travaux  de  l'esprit  s'impo- 
sent journellement  un  nombre  d'heures  d'exercices  hygié- 
niques, quelquefois  assez  peu  différents  de  ceux  que  les 
ouvriers  accomplissent  par  besoin,  ce  qui,  apparemment, 
ne  les  abrutit  pas  (166).  Dans  cet  état  que  je  rêve,  le  mé- 
tier manuel  serait  la  récréation  du  travail  de  l'esprit.  Que 
si  l'on  m'objecte  qu'il  n'est  aucun  métier  auquel  on  puisse 
suffire  avec  quatre  ou  cinq  heures  d'occupation  par  jour, 
je  répondrai  que,  dans  une  société  savamment  organisée, 
où  les  pertes  de  temps  inutiles  et  les  superfïuités  improduc- 
tives seraient  éliminées,  où  tout  le  monde  travaillerait  efïî- 
cacement,  et  surtout  où  les  machines  seraient  employées 
non  pour  se  passer  de  l'ouvrier,  mais  pour  soulager  ses 
bras  et  abréger  ses  heures  de  travail;  dans  une  telle 
société,  dis-je,  je  suis  persuadé  (bien  que  je  ne  sois  nulle- 
ment compétent  en  ces  matières),  qu'un  très  petit  nombre 
d'heures  de  travail  suffiraient  pour  le  bien  de  la  société, 
et  pour  les  besoins  de  l'individu;  le  reste  serait  à  l'esprit. 
«  Si  chaque  instrument,  dit  Aristote,  pouvait,  sur  un 
ordre  reçu  ou  même  deviné,  travailler  de  lui-même,  comme 
les  statues  de  Dédale  ou  les  trépieds  de  Vulcain,  qui  se 
rendaient  seuls,  dit  le  poète,  aux  réunions  des  dieux,  si  les 
navettes  tissaient  toutes  seules,  si  l'archet  jouait  tout  seul 
de  la  cithare ,  les  entrepreneurs  se  passeraient  d'ouvriers 
et  les  maîtres  d'esclaves  (167).  » 

Cette  simultanéité  de  deux  vies,  n'ayant  rien  de  com- 
mun l'une  avec  l'autre,  à  cause  de  l'infini  qui  les  sépare 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  399 

n'est  nullement  sans  exemple.  J'ai  souvent  éprouvé  que 
je  ne  vivais  jamais  plus  énergiquement  par  l'imagination 
et  la  sensibilité  que  quand  je  m'appliquais  à  ce  que  la 
science  a  de  plus  technique  et  en  apparence  de  plus  aride. 
Quand  l'objet  scientifique  a  par  lui-même  quelque  intérêt 
esthétique  ou  moral,  il  occupe  tout  entier  celui  qui  s'y 
applique;  quand,  au  contraire,  il  ne  dit  absolument  rien 
à  l'imagination  et  au  cœur,  il  laisse  ces  deux  facultés  libres 
de  vaguer  à  leur  aise.  Je  conçois,  dans  l'érudit,  une  vie 
de  cœur  très  active,  et  d'autant  plus  active  que  l'objet  de 
son  érudition  offrira  moins  d'aliment  à  la  sensibihté  : 
ce  sont  alors  comme  deux  rouages  parfaitement  indépen- 
dants l'un  de  l'autre.  Ce  qui  tue,  c'est  le  partage.  Le  phi- 
losophe est  possible  dans  un  état  qui  ne  réclame  que  la 
coopération  de  la  main,  comme  le  travail  des  champs.  Il 
est  impossible,  dans  une  position  où  il  faut  dépenser  de 
son  esprit  et  s'occuper  sérieusement  de  choses  mesquines, 
comme  le  négoce,  la  bancjue,  etc.  Effectivement,  ces  pro- 
fessions n'ont  pas  produit  un  seul  homme  qui  marque  dans 
l'histoire  de  l'esprit  humain. 

Dieu  me  garde  de  croire  qu'un  tel  système  de  société 
soit  actuellement  applicable,  ni  même  que,  actuellement 
appliqué,  il  servît  la  cause  de  l'esprit.  Il  faut  bien  se 
figurer  que  l'immense  majorité  de  l'humanité  est  encore 
à  l'école,  et  que  lui  donner  congé  trop  tôt  serait  favoriser 
sa  paresse.  Le  besoin,  dit  Herder,  est  le  poids  de  l'hor- 
loge, qui  en  fait  tourner  toutes  les  roues.  L'humanité  n'est 
ce  qu'elle  est  que  par  la  puissante  gymnastique  qu'elle  a 
traversée,  et  la  liberté  ne  serait  pour  elle  qu'une  décadence 
si  la  liberté  devait  aboutir  à  diminuer  son  activité.  Je 
tenais  seulement  à  faire  comprendre  la  possibilité  d'un  état 
où  la  plus  haute  culture  intellectuelle  et  morale,  c'est- 


400  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE, 

à-diro  la  vraie  religion,  fussent  accessibles  aux  classes  main- 
tenant réputées  les  dernières  de  la  société.  Ah  !  si  l'ou- 
vrier avait  de  l'éducation,  de  l'intelligence,  de  la  morale, 
une  culture  douce  et  bienfaisante,  croyez- vous  qu'il  mau- 
dirait son  infériorité  extérieure?  Non  ;  car,  outre  que  la  mo- 
ralité et  l'intelligence  amèneraient  pour  lui  immanquable- 
ment l'ordre  et  l'aisance,  cette  culture  le  ferait  considérer, 
aimer,  estimer,  le  placerait  dans  ce  joli  monde  des  âmes 
polies,  où  l'on  sent  finement,  et  d'où  il  souffre  de  se  voir 
exilé.  Le  paysan  ne  souffre  pas  de  son  abjection  morale  et 
intellectuelle;  mais  l'ouvrier  des  villes  voit  notre  monde 
distingué,  il  sent  que  nous  sommes  plus  parfaits  que  lui, 
il  se  voit  condamné  à  vivre  dans  une  fétide  atmosphère 
de  dépression  intellectuelle  et  d'immoralité,  lui  qui  a  senti 
la  bonne  odeur  du  monde  civilisé  ;  il  est  condamné  à  cher- 
cher sa  jouissance  (  car  l'homme  ne  peut  vivre  sans  jouis- 
sance de  quelque  sorte,  le  trappiste  a  les  siennes)  dans 
d'ignobles  lieux  qui  lui  répugnent,  repoussé  qu'il  est  par 
son  manque  de  culture  plus  encore  que  par  l'opinion,  des 
joies  plus  déhcates.  Oh  1  comment  ne  se  révolterait-il  pas? 
Quelque  chimérique  qu'elle  puisse  paraître  au  point  de 
vue  de  nos  mœurs  actuelles,  je  maintiens  comme  possible 
cette  simultanéité  de  la  vie  intellectuelle  et  du  travail  pro- 
fessionnel. La  Grèce  m'en  est  un  illustre  exemple  ;  je  ne 
parle  pas  de  sociétés  plus  naïves,  comme  la  société  in- 
dienne, la  société  hébraïque,  où  toute  idée  de  décorum 
extérieur  et  de  respect  humain  était  complètement  absente. 
Le  brahmane  dans  la  foret,  vêtu  de  quelques  guenilles, 
se  nourrissant  de  feuilles  souvent  sèches,  arrive  à  un 
degré  de  spéculation  intellectuelle,  à  une  hauteur  de 
conception,  à  une  noblesse  de  vie,  inconnus  à  l'immense 
majorité  de  ceux  qui  parmi  nous  s'appellent  civilisés. 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  401 

Il  y  a  des  hommes  éminemment  doués  par  la  nature, 
mais  peu  favorisés  par  la  fortune,  qui  deviennent  fiers  et 
presque  intraitables,  et  mourraient  plutôt  que  d'accepter 
pour  vivre  ce  que  l'opinion  regarde  comme  une  humiliation 
extérieure.  Werther  quitte  son  ambassadeur  parce  qu'il 
trouve  dans  son  salon  des  sots  et  des  impertinents;  Chat- 
terton se  suicide  parce  que  le  lord  maire  lui  a  offert  une 
place  de  valet  de  chambre.  Cette  extrême  sensibilité  pour 
l'extérieur  prouve  une  certaine  humilité  d'âme  et  témoigne 
que  ceux  qui  l'éprouvent  n'ont  pas  encore  atteint  les  hauts 
sommets  philosophiques.  Ils  sont  même  à  la  limite  d'un 
suprême  ridicule,  car,  s'ils  ne  sont  pas  en  effet  des  génies 
(et  qui  les  en  assure  !  Combien  d'autres  l'ont  cru  comme 
eux  sans  l'être?),  ils  risquent  de  ressembler  aux  plus  sots, 
aux  plus  ridicules,  aux  plus  fats  de  tous  les  hommes,  à 
ces  Chatterton  manques,  à  ces  jeunes  gens  de  génie 
méconnus,  qui  trouvent  tout  au-dessous  d'eux,  et  analhé- 
matiscnt  la  société,  parce  que  la  société  ne  fait  pas  un 
douaire  convenable  à  ceux  qui  se  livrent  à  de  sublimes 
pensées.  Le  génie  n'est  nullement  humilié  pour  travailler 
de  ses  mains.  Certes,  on  ne  peut  exiger  de  lui  qu'il  se  donne 
de  toute  âme  à  son  métier,  qu'il  s'absorbe  dans  son 
bureau  ou  son  atelier.  Mais  rêver  n'est  pas  une  profes- 
sion, et  c'est  une  erreur  de  croire  que  les  grands  écri- 
vains eussent  pensé  beaucoup  plus  sils  n'avaient  eu  autre 
chose  à  faire  qu'à  penser.  Le  génie  est  patient  et  vivace, 
je  dirai  presque  robuste  et  paysan.  «  La  force  de  vivre 
fait  essentiellement  partie  du  génie.  »  Cest  à  travers  les 
luttes  d'une  situation  extérieure  que  les  grands  génies  se 
sont  développés,  et,  s'ils  n'avaient  pas  eu  d'autre  profes- 
sion que  celle  de  penseurs,  peut-être  n'eussent-ils  pas  été 
si  grands.  Béranger  a  bien  été  expéditionnaire.  L  homme 

26 


402  L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE, 

vraiment  élevé  a  toute  sa  fierté  au  dedans.  Tenir  compte 
de  l'humiliation  extérieure,  c'est  témoigner  qu'on  fait  en- 
core quelque  cas  de  ce  qui  n'est  pas  l'âme.  L'esclave  abruti, 
qui  se  sentait  inférieur  à  son  maître,  supportait  les  coups 
comme  venant  de  la  fatalité,  sans  songer  à  réagir  par  la 
colère.  L'esclave  cultivé,  qui  se  sentait  l'égal  de  son  maître, 
devait  le  haïr  et  le  maudire,  mais  l'esclave  philosophe, 
qui  se  sentait  supérieur  à  son  maître,  ne  devait  se  trouver 
en  aucune  façon  humilié  de  le  servir.  S'irriter  contre  lui 
eût  été  s'égaler  à  lui  ;  mieux  valait  le  mépriser  intérieure- 
ment et  se  taire.  Marchander  les  respects  et  les  soumissions, 
c'eût  été  les  prendre  au  sérieux.  On  n'est  sensible  qu'aux 
offenses  de  ses  égaux  ;  les  injures  d'un  goujat  touchent  ses 
semblables,  mais  ne  nous  atteignent  pas.  De  même  ceux 
que  leur  excellence  intérieure  rend  susceptibles,  irritables, 
jaloux  d'une  dignité  extérieure  proportionnée  à  leur  valeur, 
n'ont  point  encore  dépassé  un  certain  niveau,  ni  compris 
la  vraie  royauté  des  hommes  de  l'esprit. 

L'idéal  de  la  vie  humaine  serait  un  état,  où  l'homme 
aurait  tellement  dompté  la  nature  que  le  besoin  matériel 
ne  fût  plus  un  mobile,  où  ce  besoin  fût  satisfait  aussitôt 
que  senti,  où  l'homme,  roi  du  monde,  eût  à  peine  à 
dépenser  quelque  travail  pour  le  maintenir  sous  sa  dépen- 
dance, et  cela  presque  sans  y  penser,  et  par  la  partie 
sacrifiée  de  sa  vie,  où  toute  l'activité  humaine  en  un  mot 
se  tournât  vers  l'esprit,  et  où  l'homme  n'eût  plus  à  vivre 
que  de  la  vie  céleste.  Alors  ce  serait  réellement  le  règne 
de  l'esprit,  la  religion  parfaite,  le  culte  du  Dieu  esprit  et 
vérité.  L'humanité  a  encore  besoin  d'un  stimulant  maté- 
riel, et  maintenant  un  tel  état  serait  préjudiciable  ;  car  il 
n'engendrerait  que  la  paresse.  Mais  cet  inconvénient  est 
tout  relatif.  Pour  nous  autres,  hommes  de  l'esprit,  le  tra- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  403 

\'ail  de  la  vie  et  les  nécessités  matérielles  ne  sont  absolu- 
ment qu'un  obstacle  :  c'est  une  portion  du  temps  que 
nous  donnons  pour  racheter  l'autre.  Si  nous  étions  délivrés 
du  souci  des  besoins  matériels,  comme  les  ordres  religieux 
ou  comme  le  brahmane,  qui  s'enfonce  tout  nu  dans  la 
forêt,  nous  voguerions  à  pleines  voiles,  nous  conquerrions 
l'infini... 

La  vie  patriarcale  réalisait  cette  haute  indépendance  de 
l'homme,  mais  c'était  en  sacrifiant  des  éléments  non 
moins  essentiels  :  la  civilisation,  en  effet,  n'existe  qu'à  la 
condition  du  développement  parallèle  de  l'intelligence,  de 
la  morale  et  du  bien-être.  La  vie  antique  arrivait  au 
même  résultat  par  l'esclavage  :  l'homme  libre  était  vrai- 
ment dans  une  belle  et  noble  position,  dispensé  des 
soins  terrestres  et  libre  pour  l'esprit.  La  savante  or- 
ganisation de  l'humanité  ramènera  cet  état,  mais  avec 
des  relations  bien  plus  compliquées  que  n'en  comportait 
la  vie  patriarcale,  et  sans  avoir  besoin  de  l'esclavage. 
L'œuvre  du  xix«  siècle  aura  été  la  conquête  de  ce  bien- 
être  matériel,  qui,  au  premier  abord,  peut  paraître  profane, 
mais  qui  devient  chose  sainte,  si  l'on  considère  qu'il  est 
la  condition  de  l'affranchissement  de  l'esprit.  Nul  plus 
que  moi  n'est  opposé  à  ceux  qui  ont  prêché  la  réhabili- 
tation de  la  chair,  et  je  crois  pourtant  que  le  christia- 
nisme a  eu  tort  de  prêcher  la  lutte,  la  révolte  des  sens,  la 
mortification.  Cela  a  pu  être  bon  pour  l'éducation  de 
l'humanité,  mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  parfait 
encore.  C'est  qu'on  ne  pense  plus  à  la  chair,  c'est  qu'on 
vive  si  énergiquement  de  la  vie  de  l'esprit  que  ces  tenta- 
tions des  hommes  grossiers  n'aient  plus  de  sens.  L'absti- 
nence et  la  mortification  sont  des  vertus  de  barbares  et 
d'hommes  matériels,  qui,  sujets  à  de  grossiers  appétits,  ne 


404  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

conçoivent  rien  de  plus  héroïque  que  d'y  résister  :  aussi 
sont-elles  surtout  prisées  dans  les  pays  sensuels.  Aux 
yeux  d'hommes  grossiers,  un  homme  qui  jeûne,  qui  se 
flagelle,  qui  est  chaste,  qui  passe  sa  vie  sur  une  colonne, 
est  l'idéal  de  la  vertu.  Car  lui,  le  barbare,  est  gourmand, 
et  il  sent  fort  bien  qu'il  lui  en  coûterait  beaucoup  s'il 
fallait  vivre  de  la  sorte.  Mais  pour  nous,  un  tel  homme 
n'est  pas  vertueux:  car,  ces  jouissances  de  la  bouche  et 
des  sens  n'étant  rien  pour  nous,  nous  ne  trouvons  pas 
qu'il  ait  de  mérite  à  s'en  priver.  L'abstinence  affectée 
prouve  qu'on  fait  beaucoup  de  cas  des  choses  dont  on  se 
prive.  Platon  était  moins  mortifié  que  Dominique  Loricat, 
et  apparemment  plus  spiritualiste.  Les  catholiques  pré- 
tendent quelquefois  que  la  désuétude  où  sont  tombées  les 
ab&tinences  du  moyen  âge  accusent  notre  sensualité  : 
mais  tout  au  contraire,  c'est  par  suite  des  progrès  de 
l'esprit  que  ces  pratiques  sont  devenues  insignifiantes 
et  surannées.  Il  faut  détruire  l'antagonisme  du  corps  et 
de  l'esprit,  non  pas  en  égalant  les  deux  termes,  mais  en 
portant  l'un  des  termes  à  l'infini,  de  sorte  que  l'autre 
s'anéantisse  et  devienne  comme  zéro.  Cela  fait,  accordez 
au  corps  ses  jouissances  ;  car  les  lui  refuser,  ce  serait 
supposer  que  ces  misères  ont  quelque  valeur.  La  devise 
des  sain  t-simoniens  :  «  Sanctifiez- vous  par  le  plaisir»,  est 
abominable;  c'est  le  pur  gnosticisme.  Celle  du  christia- 
nisme :  «  Sanctifiez- vous  en  vous  abstenant  du  plaisir  », 
est  encore  imparfaite.  Nous  disons,  nous  autres  spiri- 
tualistes  :  «  Sanctifiez- vous,  et  le  plaisir  deviendra  pour 
vous  insignifiant,  et  vous  ne  songerez  pas  au  plaisir.  »  La 
sainteté,  c'est  de  vivre  de  l'esprit,  non  du  corps.  Des 
esprits  grossiers  ont  pu  s'imaginer  qu'en  s'interdisant  la  vie 
du  corps,  ils  se  rendaient  plus  aptes  à  la  vie  de  l'esprit 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  405 

Je  me  demande  même  si,  un  jour,  on  n'arrivera  pas  à 
une  conception  plus  élevée  encore.  Ce  qui  fait  que  le  plaisir 
est  pour  nous  une  chose  tout  à  fait  profane,  c'est  que 
nous  le  prenons  comme  une  jouissance  personnelle;  or 
la  jouissance  personnelle  n'a  absolument  aucune  valeur 
suprasensible.  Mais,  si  on  prenait  la  volupté  avec  les  idées 
mystiques  que  les  anciens  y  attachaient,  quand  ils  l'asso- 
ciaient aux  temples,  aux  fêtes,  si  on  réussissait  à  en 
éliminer  toute  idée  de  jouissance,  pour  n'y  voir  que  le 
perfectionnement  qui  en  résulte  pour  notre  être,  l'union 
mystique  avec  la  nature,  la  sympathie  qu'elle  établit 
entre  nous  et  les  choses,  je  ne  sais  si  on  ne  pourrait  l'éle- 
ver au  rang  d'une  chose  sacrée.  Dans  ma  chambre  nue  et 
froide,  abstème  et  vêtu  pauvrement,  je  comprends,  ce  me 
semble,  la  beauté  d'une  manière  assez  élevée.  Mais  je  me 
demande  si  je  ne  la  comprendrais  pas  mieux  encore,  la 
tête  excitée  par  une  liqueur  généreuse,  paré,  parfumé, 
seul  à  seul  avec  la  Béatrix  que  je  n'ai  vue  que  dans  mes 
rêves  ?  Si  ma  pensée  était  là  incarnée  à  côté  de  moi,  ne 
l'aimerais-je  pas,  ne  l'adorerais- je  pas  davantage?  Certes, 
s'il  y  a  quelque  chose  d'horrible,  c'est  de  chercher  du 
plaisir  dans  l'ivresse.  Mais  si  on  ne  cherche  qu'à  aider 
l'extase  par  un  élément  matériel  très  noble,  et  qui  a  suscité 
de  si  nobles  chants,  c'est  tout  autre  chose.  J'ai  lu  (juelque 
part  qu'un  poète  ou  philosophe  (allemand,  je  crois)  s'eni- 
vrait régulièrement  et  par  conscience  une  fois  par  mois, 
afin  de  se  procurer  cet  état  mystique,  où  l'on  touche  de 
plus  près  l'infmi.En  vérité,  je  ne  sais  si  tous  les  plaisirs  ne 
pourraient  subir  cette  épuration,  et  devenir  des  exercices 
de  piété,  où  l'on  ne  songerait  plus  à  la  jouissance. 

L'imperfection  de  l'état  actuel,  c'est  que  l'occupation  exté- 
rieure absorbe  toute  la  vie,  en  sorte  qu'on  est  d'abord  d'une 


406  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

profession,  sauf  ensuite  à  cultiver  son  esprit  s'il  reste  du 
temps  ou  si  Ton  a  ce  goût.  L'accidentel  devient  ainsi  la 
vie  môme,  et  la  partie  vraiment  humaine  et  religieuse 
disparaît  presque.  A  regarder  de  près  le  spectacle  de  l'ac- 
tivité humaine,  on  reconnaît  que  la  plus  grande  partie  de 
cette  activité  est  dépensée  en  pure  perte.  Élevez-vous  en 
esprit  au-dessus  de  Paris,  et  cherchez  à  analyser  les  mobiles 
qui  dirigent  les  pas  empressés  de  tant  de  milliers  d'hommes. 
Vous  trouverez  que  le  gain,  les  affaires  ou  les  besoins  ma- 
tériels dirigent  les  neuf  dixièmes  au  moins  de  ces  mouve- 
ments, que  le  plaisir  sert  de  motif  à  un  vingtième  peut-être 
de  cette  agitation,  qu'un  centième  à  peu  près  de  cette  foule 
obéit  à  des  affections  douces,  et  qu'un  millième  au  plus 
est  guidé  par  des  motifs  religieux  ou  scientifiques.  Il 
semble  que  les  affaires  extérieures  soient  le  but  premier 
de  la  vie,  que  la  fin  de  la  plus  grande  partie  du  genre 
humain  soit  de  vivre  sous  l'empire  pressant  et  continu 
de  la  préoccupation  du  pain  du  jour,  en  sorte  que  la  vie 
n'aurait  d'autre  but  que  de  s'alimenter  elle-même.  Étrange 
cercle  vicieux!  Dans  un  état  meilleur  de  la  société  hu- 
haine,  on  serait  d'abord  homme,  c'est-à-dire  que  le  pre- 
mier soin  de  chacun  serait  la  perfection  de  sa  nature.  Puis, 
par  un  côté  inférieur,  auquel  on  songerait  à  peine,  on 
appartiendrait  à  telle  ou  telle  profession.  Ce  serait  l'idylle 
antique,  la  vie  pastorale  rêvée  par  tous  les  poètes  bu- 
,  coliques,  vie  où  l'occupation  matérielle  est  si  peu  de 
chose  qu'on  n'y  pense  pas,  et  qu'on  est  exclusivement 
libre  pour  la  poésie  et  les  belles  choses.  Ce  serait  l'Astrée, 
où  tout  le  soin  était  d'aimer.  Alors  l'on  dira  :  «  Nos 
pères  eurent  besoin  de  placer  le  paradis  au  ciel.  Mais 
nous,  nous  tenons  Dieu  quitte  de  son  paradis,  puisque 
la  vie  céleste  est  transportée  ici-bas  I  » 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  407 

Un  tel  état  de  perfection  n'exclurait  pas  la  variété 
intellectuelle  ;  au  contraire,  les  originalités  y  seraient  bien 
plus  caractérisées,  par  suite  du  libre  développement  des 
individualités.  Que  si  ultérieurement  la  variété  des  esprits 
devait  disparaître  devant  une  culture  plus  avancée,  ce  ne 
serait  plus  un  mal.  Mais  liâtons-nous  de  dire  que  l'uni- 
formilé  serait  maintenant  l'extinction  de  l'humanité.  La 
ruche  n'a  jamais  été  une  officine  de  progrès.  Nous  traver- 
sons l'âge  d'analyse,  c'est-à-dire  de  vue  partielle,  âge  du- 
rant lequel  la  diversité  des  esprits  est  nécessaire.  Quand 
Platon  voulait  que,  dans  sa  République,  tous  vissent  par 
les  mômes  yeux  et  entendissent  par  les  mêmes  oreilles,  il 
faisait  sciemment  abstraction  de  l'un  des  éléments  les 
plus  essentiels  de  l'humanité.  L'humanité,  en  elïet,  n*est 
ce  qu'elle  est  que  par  la  variété.  Quand  deux  oiseaux  se 
répondent,  en  quoi  leurs  accents  difïèrent-ils  d'une  élégie? 
Par  la  seule  variété.  Bien  loin  de  prêcher  le  commu- 
nisme dans  l'état  actuel  de  l'esprit  humain,  il  faudrait 
prêcher  l'individualisme,  l'originalité.  Il  faudrait  que  deux 
hommes  ne  se  ressemblent  pas  ;  car  tous  ceux  qui  se 
ressemblent  ne  comptent  que  pour  un. 

Dans  le  syncrétisme  primitif,  tous  les  hommes  d'une 
même  race  se  ressemblaient  comme  les  poissons  d'une 
même  espèce.  Il  n'y  a  pas  de  caractères  individuels  dans  les 
épopées  primitives  ;  ce  que  la  vieille  critique  débitait  sur 
les  caractères  d'Homère  est  fort  exagéré,  et  encore  le 
monde  grec,  si  vivant,  si  varié,  si  multiple  a-t-il  atteint 
•sur  ce  point,  du  premier  coup,  de  très  fines  nuances. 
La  vieille  littérature  hébraïque  n'offre  guère  d'autre  caté- 
gorie d'hommes  que  le  bon  et  le  méchant  ;  et  dans  la 
littérature  indienne,  c'est  à  peine  si  cette  catégorie  existe. 
Tous  sont  présentés  comme  à  peu  près   également  bons 


408  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Nos  lypes  si  délicats  ne  se  dessinent  que  bien  plus  tard. 

Comme  c'est  l'éducation,  la  variété  des  objets  d'étude 
qui  font  la  variélé  des  esprits,  tout  ce  qui  tend  à  faire 
l)a.sser  tous  les  esprits  par  un  moule  officiel  est  préjudi- 
ciable au  progrès  de  l'esprit  humain.  Les  esprits,  en  effet, 
diffèrent  beaucoup  plus  par  ce  qu'ils  ont  appris,  par  les 
faits  sur  lesquels  ils  appuient  leurs  jugements,  que  par 
leur  nature  môme  (168).  Les  habitudes  de  la  société  fran- 
çaise, si  sévères  pour  toute  originalité,  sont  à  ce  point 
de  vue  tout  à  fait  regrettables.  «  Ce  qui  fait  l'existence 
individuelle,  dit  madame  de  Staël,  étant  toujours  une- 
singularité  quelconque,  cette  singularité  prête  à  la  plai- 
santerie :  aussi  l'homme  qui  la  craint  avant  tout  cliercho- 
t-il,  autant  que  possible,  à  faire  disparaître  en  lui  ce  qui 
pourrait  le  signaler  de  quelque  manière,  soit  en  bien, 
soit  en  mal  ».  Les  natures  vraiment  belles  et  riches  ne 
sont  pas  celles  où  des  éléments  opposés  se  neutralisent  et 
s'anéantissent  ;  ce  sont  celles  où  les  extrêmes  se  réunissent^ 
non  pas  simultanément,  mais  successivement,  et  selon  la 
face  des  choses  qu'il  s'agit  d'esquisser.  L'homme  parfait 
serait  celui  qui  serait  tour  à  tour  inflexible  comn:ie  le 
philosophe,  faible  comme  une  femme,  rude  comme  un 
paysan  breton,  naïf  et  doux  comme  un  enfant.  Ces  natures 
effacées,  formées  par  une  sorte  de  moyenne  proportion- 
nelle entre  les  extrêmes,  sont  de  nulle  valeur  à  une  époque- 
d'analyse. 

L'analyse,  en  elfet.  n'existe  que  par  la  diversité  des  points 
de  vue,  et  à  condition  que  la  science  complète  soit  épuisée 
par  ses  faces  diverses  ;  à  chacun  sa  tâche,  à  chacun  son 
atome  à  explorer,  telle  est  sa  maxime.  Ce  qu'il  faut  dans 
un  tel  état,  c'est  la  plus  grande  variété  possible  entre  les> 
individus  ;  car  chaque  originalité  c'est  l'esquisse  d'un  as- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  h09 

jjcct  des  choses  ;  c'est  une  façon  de  prendre  le  monde. 
Mais  il  se  peut  qu'un  jour  l'humanité  arrive  à  un  tel  état 
de  perfection  intellectuelle,  à  une  synthèse  si  complète, 
que  tous  soient  placés  au  point  le  plus  légitimement  gagné 
par  les  temps  antérieurs,  et  que  tous  partent  de  là  d'un 
commun  effort  pour  s'élancer  vers  l'avenir.  Et  cette  har- 
monie se  réalisera,  non  par  la  théocratie,  non  par  la 
suppression  des  individus,  non  par  ce  Père-roi  des  saint- 
simoniens  qui  réglait  la  croyance  comme  tout  le  reste, 
mais  par  l'aspiration  commune  et  libre,  comme  cela  a 
lieu  pour  les  élus  dans  le  ciel.  Lier  des  gerbes  coupées  est 
facile.  Mais  lier  des  gerbes  vivantes  chacune  de  leur  vie 
propre!...  Maintenant  tous  sont  attelés  au  même  char; 
mais  les  uns  tirent  en  avant,  les  autres  en  arrière,  les 
autres  en  sens  divers,  et  de  ces  efforts  balancés,  à  peine 
sort-il  une  résultante  caractérisée.  Alors  tous  tireront  dans 
le  môme  sens;  alors  la  science  maintenant  cultivée  par 
un  petit  nombre  d'hommes  obscurs  et  perdus  dans  la  foule 
sera  poursuivie  par  des  millions  d'hommes,  cherchant 
ensemble  la  solution  des  problèmes  qui  se  poseront. 
0  jour  où  il  n'y  aura  plus  de  grands  hommes,  car  tous 
seront  grands,  et  où  l'humanité  revenue  à  l'unité  mar- 
chera comme  un  seul  être  à  la  conquête  de  l'idéal  et  du 
secret  des  choses  (i  69)  !  Qu'est-ce  qui  résistera  à  la  science, 
quand  l'humanité  elle-même  sera  savante,  et  marchera 
tout  d'un  corps  à  l'assaut  de  la  vérité? 

Pourquoi,  dira-t-on,  s'occuper  de  ces  chimères  ?  Laissez 
là  l'avenir  et  soyez  du  présent.  —  Rien  de  grand,  répon- 
drai-je,  ne  se  fait  sans  chimères.  L'homme  a  besoin,  pour 
déployer  toute  son  activité,  de  placer  en  avant  de  lui  un 
but  capable  de  l'exciter.  A  quoi  bon  travailler  pour  l'ave- 
nir, si  l'avenir  devait  être  pâle  et  médiocre  ?  Ne  vaudrait- 


410  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

il  pas  mieux  songer  à  son  bien-être  et  à  son  plaisir  dans 
la  vie  présente  que  de  se  sacrifier  pour  le  vide  ?  Les 
premiers  musulmans  auraient-ils  marché  jusqu'au  bout  du 
monde,  si  Aboubekr  ne  leur  eût  dit  :  Allez,  le  paradis  est 
en  avant.  Les  conquistadores  eussent-ils  entrepris  leurs 
aventureuses  expéditions  s'ils  n'eussent  espéré  trouver 
l'Eldorado,  la  fontaine  de  Jouvence,  Cipangu  aux  toits 
d'or?  Alexandre  poursuivait  les  Griffons  et  les  Arimaspes. 
Colomb,  en  rêvant  les  îles  de  Saint-Brandcjn  et  le  paradis 
terrestre,  trouva  l'Amérique.  Avec  l'idée  que  le  paradis 
est  par  delà,  on  marche  toujours  et  on  trouve  mieux  que 
le  paradis.  «  Le  cœur,  dit  Herder  (170),  ne  bat  que  pour 
ce  qui  est  loin.  »  Les  espérances,  d'ailleurs,  chimériques 
peut-être  dans  leur  forme,  ne  le  sont  pas  envisagées 
comme  symbole  de  l'avenir  de  l'humanité.  Les  Juifs  ont 
eu  le  Messie  parce  qu'ils  l'ont  fermement  espéré.  Aucune 
idée  n'aboutit  sans  la  grande  gestation  de  la  foi  et  l'espé- 
rance. Les  premiers  chrétiens  s'attendaient  tous  les  jours 
à  voir  descendre  du  ciel  la  Jérusalem  nouvelle  et  le  Christ 
venant  pour  régner.  C'étaient  des  fous,  n'est-ce  pas, 
messieurs  ?  Ah  !  l'espérance  ne  trompe  jamais,  et  j'ai 
confiance  que  toutes  les  espérances  du  croyant  seront 
accomplies  et  dépassées.  L'humanité  réalise  la  perfection 
en  la  désirant  et  en  l'espérant,  comme  la  femme  imprime, 
dit-on,  à  Tenfant  qu'elle  porte,  la  ressemblance  des  objets 
qui  frappent  ses  sens.  Ces  espérances  sont  si  loin  d'être 
indifférentes,  que  seules  elles  expliquent  et  rendent  pos- 
sible la  grande  vie  de  sacrifice  et  de  dévouement.  A  quoi 
bon  se  dévouer,  en  effet,  pour  soulager  des  misères  qui 
n'existent  qu'au  moment  où  elles  sont  senties  ?  Pourquoi 
sacrifier  son  bien-être  à  celui  des  autres,  s'il  ne  s'agit 
après  tout  que  d'une  mesquine  et  insignifiante  question 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  411 

de  jouissance  ?  Mon  bonheur  est  aussi  précieux  que  celui 
des  autres,  et  je  serais  bien  bon  de  leur  en  faire  le  sacrifice. 
Si  je  ne  croyais  que  l'humanité  est  appelée  aune  fin  divine, 
la  réalisation  du  parfait,  je  me  ferais  épicurien,  si  j'en 
étais  capable,  et  sinon,  je  me  suiciderais. 


XX 


Ce  serait  bien  mal  comprendre  ma  pensée  que  de 
croire  que,  dans  ce  qui  précède,  j'aie  eu  l'inlention  d'en- 
gager la  science  à  descendre  de  ses  hauteurs  pour  se  mettre 
au  niveau  du  peuple.  La  science  populaire  m'est  profon- 
dément antipathique,  parce  que  la  science  populaire  ne 
saurait  être  la  vraie  science.  On  lisait  sur  le  fronton  de 
telle  école  antique  :  Que  nul  n'entre  ici  s'il  ne  sait  la 
géométrie.  L'école  philosophique  des  modernes  porterait 
pour  devise  :  Que  nul  n'entre  ici  s'il  ne  sait  l'esprit 
humain,  l'histoire,  les  littératures,  etc.  La  science  perd 
toute  sa  dignité  quand  elle  s'abaisse  à  ces  cadres  enfan- 
tins et  à  ce  langage  qui  n'est  pas  le  sien.  Pour  rendre 
intelHgibles  au  vulgaire  les  hautes  théories  philoso- 
phiques, on  est  obligé  de  les  dépouiller  de  leur  forme 
véritable,  de  les  assujettir  à  l'étroite  mesure  du  bon  sens, 
de  les  fausser.  Il  serait  infiniment  désirable  que  la  masse 
du  genre  humain  s'élevât  à  l'intelligence  de  la  science  ; 
mais  il  ne  faut  pas  que  la  science  s'abaisse  pour  se  faire 
comprendre.  Il  faut  qu'elle  reste  dans  ses  hauteurs  et 
qu'elle  y  attire  l'humanité.  Je  ne  suis  pas  hostile  à  la  litté- 
rature ouvrière.  Je  crois,  au  contraire,  avec  M.  Michelet, 


4lJ  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

qu'il  y  a  chez  le  peuple  une  sève  vraie  et  supérieure  en 
un  sens  à  celle  de  la  plupart  des  poètes  aristocratiques.  Les 
poésies  des  ouvriers  sont  peut-être  les  plus  originales  depuis 
que  Lamartine  et  Victor  Hugo  ne  chantent  plus.  Cela  est 
surtout  méritoire,  si  l'on  considère  que  l'instrument  que 
nous  leur  mettons  entre  les  mains  est  tout  ce  qu'il  y  a  au 
monde  de  plus  aristocratique,  de  plus  inflexible,  de  moins 
analogue  à  la  pensée  populaire. 

Quant  aux  écrits  sociaux  et  philosophiques,  où  la  forme 
est  moins  exigeante  qu'en  littérature,  les  ouvriers  y  dé- 
ploient souvent  une  intelligence  supérieure  à  celle  de 
la  plupart  des  lettrés.  L'homme  qui  n'a  que  l'instruction 
primaire  est  plus  près  du  positivisme,  de  la  négation  du 
surnaturel,  que  le  bourgeois  qui  a  fait  ses  classes;  car 
l'éducation  classique  porte  souvent  à  se  contenter  des 
mots.  Mais  les  ouvriers  commettent  souvent  une  faute  vrai- 
ment impardonnable  :  c'est  d'abandonner  le  genre  où  ils 
pourraient  exceller  pour  traiter  des  sujets  où  ils  ne  sont 
pas  compétents  et  qui  exigent  une  toute  autre  culture 
que  celle  des  petits  livres  d'école.  M.  Agricol  Pcrdiguier 
était  original  tant  qu'il  ne  fut  qu'ouvrier.  On  airhaît  en 
lui  l'expression  vraie  de  la  façon  de  sentir  d'une  classe  de 
la  société,  et  le  naïf  effort  du  demi-lettré  pour  créer  un 
instrument  à  sa  pensée.  Mais  un  beau  jour,  M.  Agricol 
Perdiguier  s'est  mis  à  vouloir  faire  une  histoire  universelle. 
Une  histoire  universelle,  grand  Dieu  !  mais  Bossuet  y  a 
échoué,  et  je  ne  connais  pas  un  seul  homme  capable 
de  l'entreprendre.  M.  Perdiguier  a  beau  nous  dire  que  son 
histoire  est  pour  les  ouvriers  ;  que  tous  ses  devanciers  ont 
traité  l'histoire  en  hommes  classiques,  en  pédants  de 
collège;  je  ne  sache  pas  qu'il  y  ait  deux  histoires,  une 
pour  les  lettrés,  une  pour  les  illettrés  ;  et  je  ne  connais 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  413 

qu'une  seule  classe  d'hommes  capables  de  l'écrire:  ce  sont 
les  savants  brisés  par  une  longue  culture  intellectuelle  à 
toutes  les  finesses  de  la  critique. 

La  science  et  la  philosophie  doivent  conserver  leur  haute 
indépendance,  c'est-à-dire  ne  poursuivre  que  le  vrai  dans 
toute  son  objectivité,  sans  s'embarrasser  d'aucune  forme 
populaire  ou  mondaine.  La  science  de  salon  est  tout  aussi 
peu  la  vraie  science  que  la  science  des  petits  traités  pour 
le  peuple.  La  science  se  dégrade,  du  moment  où  elle 
s'abaisse  à  plaire,  à  amuser,  à  intéresser,  du  moment  où 
elle  cesse  de  correspondre  directement,  comme  la  poésie, 
!a  musique,  la  religion,  à  un  besoin  désintéressé  de  la 
nature  humaine.  Combien  est  rare,  parmi  nous,  ce  culte 
pur  de  toutes  les  parties  de  l'âme  humaine  ?  Groupant  à 
part  et  comme  en  une  gerbe  inutile  les  soins  religieux, 
nous  faisons  l'essentiel  de  la  vie  des  intérêts  vulgaires. 
Savoir,  dit-on,  ne  sert  point  à  faire  son  salut  ;  savoir  ne 
sert  point  à  faire  sa  fortune  ,  donc,  savoir  est  inu- 
tile (171). 

Le  grand  malheur  de  la  société  contemporaine  est  que 
ia  culture  intellectuelle  n'y  est  point  comprise  comme  une 
chose  religieuse  ;  que  la  poésie,  la  science,  la  littérature, 
y  sont  envisagées  comme  un  art  de  luxe  qui  ne  s'adresse 
guère  qu'aux  classes  privilégiées  de  la  fortune.  L'art  grec 
produisait  pour  la  patrie,  pour  la  pensée  nationale  ;  l'art 
au  xvii®  siècle  produisait  pour  le  roi,  ce  qui  était  aussi,  en 
un  sens,  produire  pour  la  nation.  L'art,  de  nos  jours,  ne 
produit  guère  que  sur  la  commande  expresse  ou  supposée 
des  individus.  L'artiste  correspond  à  l'amateur,  comme  le 
cuisinier  au  gastronome.  Situation  déplorable  à  une  époque 
surtout  où,  sauf  de  rares  exceptions,  le  morcellement  de  la 
propriété  rend  impossible  les  grandes  choses  aux  particu- 


414  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

liers.  La  Grèce  tirait  des  poèmes,  des  temples,  des  statues 
de  son  intime  spontanéité,  pour  épuiser  sa  propre  fécon- 
dité et  satisfaire  à  un  besoin  de  la  nature  humaine.  Chez 
nous,  on  accorde  à  Tart  quelques  subventions  pénible- 
ment marchandées,  non  par  le  besoin  qu'on  éprouve  de 
voir  la  pensée  nationale  traduite  en  grandes  œuvres,  non 
par  l'impulsion  intime  qui  porte  l'homme  à  réaliser  la 
beauté,  mais  par  une  vue  réfléchie  et  critique,  parce  qu'on 
reconnaît,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  que  l'art  doit  avoir  sa 
place,  et  qu'on  ne  veut  pas  rester  en  arrière  du  passé. 
Mais  si  l'on  n'obéissait  qu'à  l'amour  pur  et  spontané  des 
belles  choses,  que  ferait-on  ?  Une  des  raisons  que  l'on 
faisait  valoir  tout  récemment  en  faveur  du  projet  pour  l'achè- 
vement du  Louvre,  c'est  que  ce  serait  un  moyen  d'occuper  les 
artistes.  Je  voudrais  bien  savoir  si  Périclès  fit  valoir  ce 
motif  aux  Athéniens,  quand  il  s'agit  de  bâtir  le  Parthénon . 
Réfléchissez  aux  conséquences  de  ce  déplorable  régime 
qui  soumet  l'art,  et  plus  ou  moins  la  littérature  ou  la 
poésie,  au  goût  des  individus.  Dans  l'ordre  des  produc- 
tions de  l'esprit,  comme  dans  tous  les  autres,  on  ne  repro- 
duit que  sur  la  demande  expresse  ou  supposée,  et  par  la  force 
des  choses  il  arrive  que  c'est  la  richesse  qui  fait  la  demande. 
Celui  donc  qui  songe  à  vivre  de  la  production  intellectuelle 
doit  songer  avant  tout  à  deviner  la  demande  du  riche  pour 
s'y  conformer.  Or,  que  demande  le  riche  en  fait  de  pro- 
ductions intellectuelles?  Est-ce  de  la  littérature  sérieuse? 
Est-ce  de  la  haute  philosophie,  ou,  dans  l'art,  des  produc- 
tions pures  et  sévères,  de  hautes  créations  morales  ?  Nul- 
lement. C'est  de  la  littérature  amusante;  ce  sont  des 
feuilletons,  des  romans,  des  pièces  spirituelles  où  l'on  flatte 
ses  opinions,  des  beautés  appétissantes.  Ainsi,  le  riche 
réglant  plus   ou  moins  la  production  littéraire  et  artis- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  415 

tique  par  son  goût  sufïïsamment  connu,  et  ce  goût  étant 
généralement  (il  y  a  de  nobles  exceptions)  vers  la  litté- 
rature frivole  et  l'art  indigne  de  ce  nom,  il  devait  fatale- 
ment arriver  qu'un  tel  état  de  choses  avilît  la  littérature, 
l'art  et  la  science.  Le  goût  du  riche,  en  effet,  faisant  le 
prix  des  choses,  un  jockey,  une  danseuse  qui  correspon- 
dent à  ce  goût  sont  des  personnages  de  plus  de  valeur 
que  le  savant  ou  le  philosophe,  dont  il  ne  demande  pas 
les  œuvres.  Voilà  pourquoi  un  fabricant  de  romans-feuil- 
letons peut  faire  une  brillante  fortune  et  arriver  à  ce  qu'on 
appelle  une  position  dans  le  monde,  tandis  qu'un  savant 
sérieux,  eût-il  fait  d'aussi  beaux  travaux  que  Bopp  ou 
Lassen,  ne  pourrait  en  aucune  manière  vivre  du  produit 
vénal  de  ses  œuvres . 

J'appelle  ploutocratie  un  état  de  société  où  la  richesse 
est  le  nerf  principal  des  choses,  où  l'on  ne  peut  rien 
faire  sans  être  riche,  où  l'objet  principal  de  l'ambition 
est  de  devenir  riche,  où  la  capacité  et  la  moralité  s'éva- 
luent généralement  (et  avec  plus  ou  moins  de  justesse) 
par  la  fortune,  de  telle  sorte,  par  exemple,  que  le  meil- 
leur critérium  pour  prendre  l'élite  de  la  nation  soit  le  cens. 
On  ne  me  contestera  pas,  je  pense,  que  notre  société 
ne  réunisse  ces  divers  caractères.  Cela  posé,  je  soutiens 
que  tous  les  vices  de  notre  développement  intellectuel 
viennent  de  la  ploutocratie,  et  que  c'est  par  là  surtout 
que  nos  sociétés  modernes  sont  inférieures  à  la  société 
grecque.  En  effet,  du  moment  que  la  fortune  devient  le  but 
principal  à  la  vie  humaine,  ou  du  moins  la  condition 
nécessaire  de  toutes  les  autres  ambitions,  voyons  quelle  di- 
rection vont  prendre  les  intelligences.  Que  faut-il  pour  de- 
venir riche?  Être  savant,  sage,  philosophe?  Nullement; 
ce  sont  là  bien  plutôt  des  obstacles.  Celui  qui  consacre  sa 


416  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

vie  à  la  science  peut  se  tenir  assuré  de  mourir  dans  la 
misère,  s'il  n'a  du  patrimoine,  ou  s'il  ne  peut  trouver  à 
utiliser  sa  science,  c'est-à-dire  s'il  ne  peut  trouver  à  vivre 
en  dehors  de  la  science  pure.  Remarquez,  en  effet,  que 
quand  un  homme  vit  de  son  travail  intellectuel,  ce  n'est 
pas  généralement  sa  vraie  science  qu'il  fait  valoir,  mais  ses 
qualités  inférieures.  M.  Letronne  a  plus  gagné  en  faisant 
des  livres  élémentaires  médiocres  que  par  les  admirables 
travaux  qui  ont  illustré  son  nom.  Vico  gagnait  sa  vie  en 
■  -composant  des  pièces  de  vers  et  de  prose  de  la  plus  détes- 
.  table  rhétorique  pour  des  princes  et  seigneurs,  et  ne  trouva 
\  pas  d'éditeur  pour  sa  Science  Nouvelle.  Tant  il  est  vrai  que 
-ce  n'est  pas  la  valeur  intrinsèque  des  choses  qui  en  fait  le 
prix,  mais  le  rapport  qu'elles  ont  avec  ceux  qui  tiennent 
l'argent.  Je  puis  sans  orgueil  me  croire  autant  de  capacité 
que  tel  commis  ou  tel  employé.  Eh  bien  !  le  commis  peut, 
■en  servant  des  intérêts  tout  matériels,  vivre  honorablement. 
Et  moi,  qui  vais  à  l'âme,  moi,  le  prêtre  de  la  vraie  religion, 
je  ne  sais  en  vérité  ce  qui,  l'an  prochain,  me  donnera 
du  pain. 

La  profonde  vérité  de  l'esprit  grec  vient,  ce  me  semble, 
de  ce  que  la  richesse  ne  constituait,  dans  cette  belle  civili- 
/  sation,  qu'un  mobile  à  part,  mais  non  une  condition  né- 
cessaire de  toute  autre  ambition.  De  là  la  plus  parfaite 
spontanéité  dans   le   développement  des   caractères.   On 
était  poète  ou  philosophe,  parce  que  cela  est  de  la  nature 
humaine  et  qu'on  était  soi-même  spécialement  doué  dans 
ce  sens.  Chez  nous,  au  contraire,   il   y  a  une    tendance 
imposée  à  quiconque  veut  se  faire  uue  place  dans  la  vie 
extérieure.  Les  facultés  qu'il  doit  cultiver  sont  celles  qui 
\   servent  à  la  richesse,  l'esprit  industriel,  l'intelligence  pra- 
i  tique.  Or  ces  facultés  sont  de  très  peu  de  valeur  :  elles 


L'AVEiXIil  DE  LA  SCIENCE.  417 

ne  rendent  ni  meilleur,  ni  plus  élevé,  ni  plus  clairvoyant 
dans  les  choses  divines  ;  tout  au  contraire.  Un  homme  sans 
valeur,  sans  morale,  égoïste,  paresseux,  fera  mieux  sa  for- 
tune, en  jouant  à  la  Bourse,  que  celui  qui  s'occupe  do 
choses  sérieuses.  Cela  n'est  pas  ^-'e;  donc  cela  dis- 
paraîtra. 

La  ploutocratie  est  donc  peu  favorable  au  légitime  déve- 
loppement de  l'intelligence.  L'Angleterre,  le  pays  de  la 
richesse,  est  de  tous  les  pays  civilisés  le  plus  nul  pour 
'le  développement  philosophique  de  l'intelligence.  Les 
nobles  d'autrefois  croyaient  forligner  en  s'occupant  de  lit- 
térature. Les  riches  ont  généralement  des  goûts  grossiers 
et  attachent  l'idée  de  bon  ton  à  des  choses  ridicules  ou  de 
pure  convention.  Un  gentleman  rider ,  fût-il  un  homme 
complètement  nul,  peut  passer  pour  un  modèle  de  fashion. 
Moi,  je  dis  tout  bonnement  que  c'est  un  sot. 

La  ploutocratie,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  est  la 
source  de  tous  nos  maux,  par  les  mauvais  sentiments 
qu'elle  donne  à  ceux  que  le  sort  a  faits  pauvres.  Ceux-ci, 
en  effet,  voyant  qu'ils  ne  sont  rien  parce  qu'ils  ne  possèdent 
pas,  tournent  toute  leur  activité  vers  ce  but  unique  ;  et, 
comme  pour  plusieurs  cela  est  lent,  difficile  ou  impossible, 
alors  naissent  les  abominables  pensées  :  jalousie,  haine  du 
riche,  idée  de  le  spolier.  Le  remède  au  mal  n'est  pas  de 
faire  que  le  pauvre  puisse  devenir  riche,  ni  d'exciter  en  lui 
ce  désir,  mais  de  faire  en  sorte  que  la  richesse  soit  chose 
insignifiante  et  secondaire;  que  sans  elle  on  puisse  être 
très  heureux,  très  grand,  très  noble  et  très  beau  ;  que  sans 
elle  on  puisse  être  influent  et  considéré  dans  l'État.  Le 
remède,  en  un  mot,  n'est  pas  d'exciter  chez  tous  un 
appétit  que  tous  ne  pourront  satisfaire,  mais  de  détruire 
cet  appétit  ou  d'en  changer  l'objet,  puisque  aussi  bien  cet 


-I 


418  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

objet  ne  tient  pas  à  l'essence  de  la  nature  humaine,  qu'au 

contraire  il  en  entrave  le  beau  développement. 


XXI 


La  science  étant  un  des  éléments  vrais  de  l'humanité, 
elle  est  indépendante  de  toute  forme  sociale  et  éternelle 
comme  la  nature  humaine.  Aucune  révolution  ne  la  dé- 
truira, car  aucune  révolution  ne  changera  les  instincts 
profonds  de  l'homme.  Sans  doute,  tout  en  lui  vouant 
son  culte,  on  peut  trouver  des  instants  pour  d'autres 
devoirs  :  mais  il  faut  que  ce  soit  une  suspension  et  non 
une  démission.  11  faut  maintenir  la  haute  et  idéale 
valeur  de  la  science,  alors  même  qu'on  vaque  à  des  de- 
voirs actuellement  plus  pressants.  Il  y  a,  je  l'avoue, 
des  sciences  qu'on  pourrait  appeler  umhr ailles,  qui  aiment 
la  sécurité  et  la  paix.  Il  fallait  être  M.  de  Sacy  pour  publier 
en  1793,  à  l'Imprimerie  du  Louvre,  un  ouvrage  sur  les 
antiquités  de  la  Perse  et  les  médailles  des  rois  sassanides. 
Mais,  en  prenant  l'esprit  humain  dans  son  ensemble,  en 
évaluant  le  progrès  par  le  mouvement  accompli  dans  les 
idées,  on  est  amené  à  dire  :  Que  la  volonté  de  Dieu  soit 
faite  !  et  l'on  reconnaît  qu'une  révolution  de  trois  jours 
fait  plus  pour  le  progrès  de  l'esprit  humain  qu'une 
génération  de  l'Académie  des  Inscriptions. 

S'il  est  un  lieu  commun  démenti  par  les  faits,  c'est  que 
le  temps  des  révolutions  est  peu  favorable  au  travail  de 
l'esprit,  que  la  littérature,  pour  produire  des  chefs-d'œuvre, 
a  besoin  de  calme  et  de  loisir,  et  que  les  arts  méritent  en 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  419 

•efîct  l'épithète  classique  d'amis  de  la  paix.  L'histoire  dé- 
montre, au  contraire,  que  le  mouvement,  la  guerre,  les 
alarmes  sont  le  vrai  milieu  où  l'humanité  se  développe, 
que  le  génie  ne  végète  puissamment  que  sous  l'orage, 
et  que  toutes  les  grandes  créations  de  la  pensée  sont  appa- 
rues dans  des  situations  troublées.  De  tous  les  siècles,  le 
xvi^  est  sans  doute  celui  où  l'esprit  humain  a  déployé 
le  plus  d'énergie  et  d'activité  en  tous  sens  :  c'est  le  siècle 
créateur  par  excellence.  La  règle  lui  manque,  il  est  vrai: 
c'est  un  taillis  épais  et  luxuriant,  où  l'art  n'a  point  encore 
dessiné  des  allées.  Mais  quelle  fécondité  !  Quel  siècle  que 
celui  de  Luther  et  de  Raphaël,  de  Michel-Ange  et  de 
l'Arioste,  de  Montaigne  et  d'Érasme,  de  Galilée  et  de  Coper- 
nic, de  Cardan  et  de  Vanini  I  Tout  s'y  fonde  :  philologie, 
mathématiques,  astronomie,  sciences  physiques,  philo- 
sophies.  Eh  bien  !  ce  siècle  admirable,  où  se  constitue 
définitivement  l'esprit  moderne,  est  le  siècle  de  la  lutte 
de  tous  contre  tous  :  luttes  religieuses,  luttes  politiques, 
luttes  littéraires,  luttes  scientifiques.  Cetle  Italie,  qui 
devançait  alors  l'Europe  dans  les  voies  de  la  civilisation, 
était  le  théâtre  de  guerres  barbares,  telles  que  l'avenir, 
il  faut  l'espérer,  n'en  verra  plus.  Le  sac  de  Rome  ne  troublait 
pas  le  pinceau  de  Michel-Ange  ;  orphelin  à  six  ans,  mutilé 
à  Brescia,  Tartaglia  devinait  seul  les  mathématiques.  Il 
n'y  a  que  les  rhéteurs  qui  puissent  préférer  l'œuvre 
calme  et  artificielle  de  V écrivain  à  l'œuvre  brûlante  et 
vraie  qui  fut  un  acte,  et  apparut  à  son  jour  comme  le 
cri  spontané  d'une  âme  héroïque  ou  passionnée.  Eschyle 
avait  été  soldat  de  Salamine,  avant  d'en  être  le  poète. 
Ce  fut  dans  les  camps  et  au  milieu  des  hasards  d'une 
vie  aventureuse  que  Descartes  médita  sa  méthode.  Dante 
-aurait-il  composé  au  sein  d'un  studieux  loisir  ces  chants, 


/^ 


420  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

les  plus  originaux  d'une  période  de  dix  siècles?  Les  souf- 
frances du  poète,  ses  colères,  ses  passions,  son  exil  ne 
sont-ils  pas  une  moitié  du  poème  ?  Ne  sent-on  pas  dans- 
Milton  le  blessé  des  luttes  politiques?  Chateaubriand 
aurait-il  été  ce  qu'il  est,  si  le  xix^  siècle  eût  continué  de^ 
plain-pied  le  xvm®? 

L'état  habituel  d'Athènes,  c'était  la  terreur.  Jamais 
mœurs  politiques  ne  furent  plus  violentes,  jamais  la  sé- 
curité des  personnes  ne  fut  moindre.  L'ennemi  était 
toujours  à  dix  lieues;  tous  les  ans  on  le  voyait  paraître, 
tous  les  ans  il  fallait  aller  guerroyer  contre  lui.  Et  à. 
l'intérieur,  quelle  série  interminable  de  péripéties  et  de 
révolutions  !  x\ujourd'hui  exilé,  demain  vendu  comme 
esclave,  ou  condamné  à  boire  la  ciguë;  puis  regretté^ 
honoré  comme  un  dieu,  exposé  tous  les  jours  à  se  voir 
traduit  à  la  barre  du  plus  impitoyable  tribunal  révolu- 
tionnaire, l'Athénien  qui,  au  milieu  de  cette  vie  accidentée 
à  l'infini,  n'était  jamais  sûr  du  lendemain,  produisait 
avec  une  spontanéité  qui  nous  étonne.  Concevons-nous 
que  le  Parthénon  et  les  Propylées,  les  statues  de  Phidias, 
les  Dialogues  de  Platon,  les  sanglantes  satires  d'Aristo- 
phane aient  été  l'œuvre  d'une  époque  fort  ressemblante 
à  1793,  d'un  état  politique  qui  entraînait,  proportion^ 
gardée,  plus  de  morts  violentes  que  notre  première  révolu- 
tion à  son  paroxysme?  Où  est  dans  ces  chefs-d'œuvre  la 
trace  de  la  terreur  ?  Je  ne  sais  quelle  timidité  s'est  em- 
parée chez  nous  des  esprits.  Sitôt  que  le  moindre  nuage 
paraît  à  l'horizon,  chacun  se  renferme,  se  flétrit  sous  la 
peur  :  «  Que  faire  en  des  temps  comme  ceux-ci?  11  fau- 
drait de  la  sécurité.  On  n'a  goût  à  rien  produire,  quand 
tout  est  mis  en  question.  »  Mais  songez  donc  que,  depuis 
le  coramencement  du  monde,  tout  est  ainsi  en  question,. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  421 

et  que  si  les  grands  hommes  dont  les  travaux  nous  ont  faits  ce 
que  nous  sommes  eussent  raisonné  de  la  sorte,  l'esprit  hu- 
main serait  resté  éternellement  stérile.  Montaigne  courait  le 
risque  d'être  assassiné  en  faisant  le  tour  de  son  château, 
et  n'en  écrivait  pas  moins  ses  Essais.  La  littérature  ro- 
maine produisait  ses  œuvres  les  plus  originales  à  l'époque 
des  proscriptions  et  des  guerres  civiles.  Ce  fatal  besoin  de 
repos  nous  est  venu  de  la  longue  paix  que  nous  avons  tra- 
versée, et  qui  a  si  puissamment  influé  sur  le  tour  de  nos 
idées.  La  forte  génération  qui  a  pris  la  robe  virile  en  1815 
a  eu  le  bonheur  d'être  bercée  au  milieu  des  grandes  choses 
et  des  grands  périls,  et  d'avoir  eu  pour  exercer  sa  jeunesse 
une  lutte  généreuse.  Mais  nous,  qui  avons  commencé  à 
peniex  çn  i8'30,  nés  sous  les  influences  de  Mercure,  le 
monde  nous  est  apparu  comme  une  machine  régulièrement 
organisée;  la  paix  nous  a  semblé  le  milieu  naturel  de 
l'esprit  humain,  la  lutte  ne  s'est  montrée  à  nous  que  sous 
]es  mesquines  proportions  d'une  opposition  toute  person- 
nelle. Le  moindre  orage  nous  étonne.  Conserver  timide- 
ment ce  que  nos  pères  ont  fait,  voilà  tout  l'horizon  qu'on 
nous  a  proposé.  Malheur  à  la  génération  qui  n'a  eu  sous 
les  yeux  qu'une  police  régulière,  qui  a  conçu  la  vie 
comme  un  repos  et  l'art  comme  une  jouissance  !  Les 
grandes  choses  n'apparaissent  jamais  dans  ces  tièdes  mi- 
lieux. 11  ne  faut  pas  refuser  toute  valeur  aux  productions  des 
époques  de  calme  et  de  régularité.  Elles  sont  fines,  sen- 
sées, raisonnables,  pleines  d'une  délicate  critique;  elles  se 
lisent  avec  agrément  aux  heures  de  loisir,  mais  elles 
n'ont  rien  de  ferme  et  d'original,  rien  qui  sente  l'humanité 
militante,  rien  qui  approche  des  œuvres  hardies  de  ces 
âges  extraordinaires  où  tous  les  éléments  de  l'humanité  en 
Âibullition  apparaissent  tour  à  tour  à  la  surface.  L'uni- 


422  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

vers  ne  créa  qu'aux  périodes  primitives  et  sous  le  règne 
du  chaos.  Les  monstres  ne  sauraient  naître  sous  le  pai- 
sible régime  d'équilibre  qui  a  succédé  aux  tempêtes  des 
premiers  âges. 

Ce  n'est  donc  ni  le  bien-être  ni  même  la  liberté  qui  con- 
tribuent beaucoup  à  l'originalité  et  à  l'énergie  du  déve- 
loppement intellectuel;  c'est  le  milieu  des  grandes  choses, 
c'est  l'activité  universelle,  c'est  le  spectacle  des  révolu- 
tions, c'est  Ja  passion  développée  par  le  combat.  Le 
travail  de  l'esprit  ne  serait  sérieusement  menacé  que  le 
jour  où  l'humanité  serait  trop  à  l'aise.  Grâce  à  Dieu» 
nous  n'avons  pas  à  craindre  que  ce  jour  soit  près  de  nous. 

Un  journal  sommait,  il  y  a  quelques  mois,  l'Assemblée 
nationale  de  proclamer  le  droit  au  repos;  ingénieuse  mé- 
taphore dont  le  sens  n'échappait  à  personne.  Certes,  s'il 
ne  fallait  voir  dans  la  vie  que  repos  et  plaisir,  on  devrait 
maudire  l'agitation  de  la  pensée,  et  traiter  de  pervers 
ceux  qui  viennent,  pour  satisfaire  leur  inquiétude,  trou- 
bler ce  doux  sommeil.  Les  révolutions  ne  peuvent  être 
que  d'odieuses  et  absurdes  perturbations  aux  yeux  de  ceux 
qui  ne  croient  point  au  progrès.  Sans  l'idée  du  progrès  on 
ne  saurait  rien  comprendre  aux  mouvements  de  l'humanité. 
Si  la  vie  humaine  n'avait  d'autre  horizon  que  de  végéter 
d'une  façon  ou  d'une  autre;  si  la  société  n'était  qu'une 
agrégation  d'êtres  vivant  chacun  pour  soi  et  subissant  in- 
variablement les  mêmes  vicissitudes  ;  s'il  ne  s'agissait  que 
de  naître,  de  vivre  et  de  mourir  d'une  manière  plus  ou 
moins  semblable,  le  seul  parti  à  prendre  serait  d'endor- 
mir l'humanité  et  de  subir  patiemment  cette  vulgaire  mo- 
notonie. 11  y  en  a  qui  se  félicitent  que  le  temps  des  con- 
troverses religieuses  soit  passé.  Pour  moi,  je  les  regrette. 
Je  regrette  cette  bienheureuse  controverse  protestante  qui> 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  423 

durant  plus  de  deux  siècles,  a  aiguisé  et  tenu  en  éveil  tous 
les  esprits  de  l'Europe  civilisée;  je  regrette  le  temps  où 
Lesdiguières  et  Turenne  étaient  contre versistes,  où  un 
livre  de  Claude  ou  Jurieu  était  un  événement,  où  Coton  et 
Turretin,  en  champ  clos,  tenaient  l'Europe  attentive.  Les 
guerres  de  religion  sont  après  tout  les  plus  raisonnables, 
et  il  n'y  en  aura  plus  désormais  que  de  telles. 

Il  faut  être  juste  :  jamais  on  n'a  vécu  plus  à  l'aise  que 
de  1830  à  1848,  et  nous  attendrons  longtemps  peut-élrc 
un  régime  qui  puisse  permettre  une  aussi  honnête  part  de 
liberté.  Peut-on  dire  cependant  que,  pendant  cette  période, 
l'humanité  se  soit  enrichie  de  beaucoup  d'idées  nou- 
velles, que  la  moralité,  l'intelligence,  la  vraie  religion  aient 
fait  de  sensibles  progrès?  De  même  que  la  vie  monas- 
tique, où  tout  est  prévu  et  réglé  dans  ses  moindres  dé- 
tails d'une  manière  invariable,  détruit  le  pittoresque  de  la 
vie  et  efface  toute  originalité,  de  même  une  civilisation 
régulière,  en  traçant  à  l'existence  un  trop  étroit  chemin, 
et  en  imposant  à  la  hberté  individuelle  de  continuelles 
entraves,  nuit  plus  à  la  spontanéité  que  le  régime  de  l'ar- 
bitraire (172).  ((  Cette  liberté  formaliste,  a  dit  M.  Ville- 
main,  fait  naître  plus  de  tracasseries  que  de  grandes 
luttes,  plus  d'intrigues  que  de  grandes  passions.  »  L'es- 
prit humain  a  infiniment  plus  travaillé  sous  les  années 
de  compression  de  la  Restauration  que  sous  les  années  de 
liberté  raisonnable  qui  ont  suivi  1830.  La  poésie  devint 
égoïste  et  n'eut  plus  de  valeur  que  comme  accompagne- 
ment délicat  du  plaisir,  l'originalité  fut  déplacée.  On 
l'admira  et  on  la  rechercha  curieusement  dans  le  passé  ; 
on  la  honnit  dans  le  présent.  On  se  passionna  pour  les 
figures  caractérisées  que  présente  l'histoire,  et  on  fut  im- 
pitoyable pour  ceux  des  contemporains  que  l'avenir  envi- 


424  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

sagera  avec  le  même  intérêt.  Ainsi  un  régime  qui  réa- 
lisa l'idéal  de  l'éclectisme  passera,  dans  l'histoire  de  l'esprit 
humain,  pour  une  période  assez  inféconde. 

Au  contraire,  une  époque,  pourvu  qu'elle  sorte  du 
milieu  vulgaire,  peut  donner  naissance  aux  apparitions 
les  plus  originales  et  les  plus  contradictoires.  La  môme 
révolution  n'a-t-ellc  pas  produit  parallèlement  d'une  part 
la  vraie  formule  des  droits  de  l'homme  et  le  symbole 
nouveau  de  liberté,  d'égalité,  de  fraternité;  d'autre  part  des 
massacres  et  l'échafaud  en  permanence?  Un  môme  siècle 
n'at-il  pas  porté  à  la  fois  dans  son  sein  le  Talmiid  et 
l'Évangile,  le  plus  effrayant  monument  de  la  dépression 
intellectuelle  et  la  plus  haute  création  du  sens  moral,  Jésus 
d'une  part,  de  l'autre  Hillel  et  Schammaï?Il  faut  s'attendre 
à  tout  dans  ces  grandes  crises  de  l'esprit  humain,  aux 
sublimités  comme  aux  folies.  Il  n'y  a  que  les  pâles  pro-^ 
ductions  des  époques  de  repos  qui  soient  conséquentes 
avec  elles-mêmes.  L'apparition  du  Christ  serait  inexplicable 
dans  un  milieu  logique  et  régulier;  elle  s'explique  dans 
cet  étrange  orage  que  subissait  alors  la  raison  en  Judée. 
Ces  moments  solennels  où  la  nature  humahie  exaltée, 
poussée  à  bout,  rend  les  sons  les  plus  extrêmes  sont  les 
moments  des  grandes  révélations.  Si  les  circonstances 
renaissaient,  les  phénomènes  reparaîtraient,  et  nous  ver- 
rions encore  des  Christs,  non  plus  probablement  repré- 
sentés par  des  individus,  mais  par  un  esprit  nouveau^ 
qui  surgira  spontanément,  sans  peut-être  se  personnifier 
aussi  exclusivement  en  tel  ou  tel. 

11  ne  faut  pas  se  figurer  la  nature  humaine  comme 
quelque  chose  de  si  bien  délimité  qu'elle  ne  puisse  at- 
teindre au  delà  d'un  horizon  vulgaire.  Il  y  a  des  trouées 
dans  cet  horizon,  par  lesquelles  l'œil  perce  l'infini;  il  y  a 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  425 

des  vues  qui  vont  comme  un  trait  au  delà  du  but.  Il  peut 
naître  chez  les  races  Ibrles  et  aux  époques  de  crise  des 
monstres  dans  Tordre  intellectuel,  lesquels,  tout  en  parti- 
cipant à  la  nature  humaine,  l'exagèrent  si  fort  en  un  sens 
qu'ils  passent  presque  sous  la  loi  d'autres  esprits,  et  aper- 
çoivent des  mondes  inconnus.  Ces  êtres  ont  été  moins 
rares  qu'on  ne  pense  aux  époques  primitives.  Il  se  peut 
qu'un  jour  il  apparaisse  encore  de  ces  natures  étranges, 
placées  sur  la  limite  de  l'homme  et  ouvertes  à  d'autres 
combinaisons.  Mais  assurément  ces  monstres  ne  naîtront 
pas  dans  notre  petit  train  ordinaire.  Une  conception  étroite 
et  régulière  de  la  vie  affaiblit  les  facultés  créatrices.  La 
civilisation,  par  l'extrême  délimitation  des  droits  qu'elle 
introduit  dans  la  société,  et  par  les  entraves  qu'elle  impose 
à  la  liberté  individuelle,  devient  à  la  longue  une  chaîne 
fort  pénible,  et  ôte  beaucoup  à  l'homme  du  sentiment 
vif  de  son  indépendance.  Je  comprends  que  des  écrivains 
allemands  aient  regretté  à  ce  point  de  vue  la  vieille  vie 
germanique,  et  maudit  l'influence  romaine  et  chrétienne 
qui  en  altéra  la  rude  sincérité.  Comparez  l'homme  moderne 
emmailloté  de  milliers  d'articles  de  loi,  ne  pouvant  faire 
un  pas  sans  rencontrer  un  sergent  ou  une  consigne^  à 
Antar  dans  son  désert,  sans  autre  loi  que  le  feu  de  sa 
race,  ne  dépendant  que  de  lui-même,  dans  un  monde 
où  n'existe  aucune  idée  de  pénalité  ni  de  coercition  exercée 
au  nom  de  la  société. 

•'^fout  est  fécond  excepté  le  bon  sens.  Le  prophète, 
i'apôtre,  le  poète  des  premiers  âges  passeraient  pour  des 
fous  au  milieu  de  la  terne  médiocrité  où  s'est  renfermée 
la  vie  humaine.  Qu'un  homme  répande  des  larmes  sans 
objet,  qu'il  pleure  sur  l'universelle  douleur,  qu'il  rie  d'un 
rire  long  et   mystérieux,  on  l'enferme  à  Bicêtre,   parce 


426  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE. 

qu'il  ne  cadre  pas  sa  pensée  dans  nos  moules  habituels. 
Et  je  vous  demande  pourtant  si  cet  homme  p'^st  pas  plus 
près  de  Dieu  qu'un  petit  bourgeois  bien  positif,  tout  rac- 
corni  au  fond  de  sa  boutique.  Qu'elle  est  touchante  cette 
•  coutume  de  l'Inde  et  de  l'Arabie  :  le  fou  honoré  comme 
.  un  favori  de  Dieu,   comme  un  homme  qui  voit  dans  le 
monde  d'au-delà  !  Le  soufî  et  le  corybante  croyaient,  en 
s'égarant  la  raison,  toucher  la  divinité;  l'instinct  des  diffé- 
rents peuples   a   demandé  des   révélations  à  l'état  sacré 
'[  du  sommeil.  Les  prophètes   et  les  inspirés  des  âges  an- 
j  tiques  eussent  été  classés  par  nos  médecins  au  rang  des 
hallucinés.  Tant  il  est  vrai  qu'une  ligne  indécise  sépare 
l'exercice   légitime    et  l'exercice   exorbitant  des    facultés 
humaines,   et    qu'elles   parcourent  une  gamme  sériaire, 
dont  le  milieu  seul  est  atlingible.  Un  même  instinct,  ici 
normal,  là  perverti,  a  inspiré  Dante   et  le    marquis  'de 
Sade.   La  plus  grande  des  religions  a  vu  son  berceau 
signalé  par  les  faits  du  plus  pur  enthousiasme  et  par  des 
farces  de  convulsionnaires  telles  qu'on  en  voit  à  peine  chez 
les  sectaires  les  plus  exaltés. 
^     Il  faut  donc  s'y  résigner  :  les  belles  choses  naissent  dans 
les  larmes;  ce  n'est  pas  acheter  trop  cher  la  beauté  que 
^de  l'acheter  au  prix  de  la  douleur.  La  foi  nouvelle  ne 
VA  1  naîtra  que  sous  d'effroyables    orages,    et  quand  l'esprit 
'     humain  aura  été  maté,  déraillé,  si  j'ose  le  dire,  par  des 
événements  jusqu'à  présent  inouïs.  Nous  n'avons  pas  en- 
core assez  souffert,  pour  voir  le  royaume  du  ciel.  Quand 
quelques  millions  d'hommes  seront  morts  de  faim,  quand 
des  milliers  se  seront  dévorés  les  uns  les  autres,  quand  la 
tête  des  autres  égarée  par  ces  funèbres  scènes  sera  lancée 
hors  des  voies  de  l'ordinaire,   alors  on  recommencera  à 
vIatc.  La  souffrance  a  été  pour  l'homme  la  maîtresse  et 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  427 

le  révélatrice  des  grandes  choses.  L'ordre   est  une  fin, 
non  un  commencement. 

Cela  est  si  vrai  que  les  institutions  portent  leurs  plus 
beaux  fruits,  avant  qu'elles  soient  devenues  trop  officielles. 
Il  faudrait  être  bien  naïf  pour  croire  que,  depuis  qu'il  y  a 
une  conférence  du  quai  dOrsay,  il  y  aura  de  plus  grands 
orateurs  politiques.  La  première  École  Normale  était  certes 
moins  réglée  que  le  nôtre,  et  n'avait  pas  do  maîtres  com- 
parables à  ceux  d'aujourd'hui.  Et  pourtant  elle  a  produit 
une  admirable  génération;  et  la  nôtre,  qu'a-t-elle  produit? 
Une  institution  n'a  sa  force  que  quand  elle  correspond  au 
besoin  vrai  et  actuellement  eenti  qui  l'a  fait  établir.  Au 
premier  moment,  elle  est  en  apparence  imparfaite,  et  on 
s'imagine  trop  facilement  que,  quand  viendra  la  période  de 
calme  et  d'organisation  paisible,  elle  produira  des  mer- 
veilles. Erreur  :  les  petits  perfectionnements  gâtent  l'œuvre; 
la  force  native  disparaît;  tout  se  pétrifie.  Les  règlements 
officiels  ne  donnent  pas  la  vie,  et  je  suis  convaincu  pour 
ma  part  qu'une  éducation  comme  la  nôtre  aura  toujours  les 
défauts  qu'on  lui  reproche,  le  mécanisme,  l'artificiel.  La 
prétention  du  règlement  est  de  suppléer  à  1  ame,  de  faire 
avec  des  hommes  sans  dévouement  et  sans  morale  ce  qu'on 
ferait  avec  des  hommes  dévoués  et  religieux  :  tentative  im- 
possible; on  ne  simule  pas  la  vie;  des  rouages  si  bien 
combinés  qu'ils  soient  ne  feront  jamais  qu'un  automate.  Ce 
mal  ne  se  corrige  pas  par  des  règlements,  puisque  le  mal 
est  précisément  le  règlement  lui-même.  La  règle  existait  bien 
à  l'origine,  mais  vivifiée  par  l'espiit,  à  peu  près  comme 
les  cérémonies  chrétiennes,  devenues  pure  série  de  mou- 
vements réglés,  étaient  dans  l'origine  vraies  et  sincères. 
Quelle  différence  entre  chanter  un  bout  de  latin  qu'on 
appelle  VÉpUre  et  lire  en  société  la  correspondance  des 


428  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

confrères,  entre  un  morceau  de  pain  bénit  qui  n*a  plus 
de  sens  et  l'agape  des  origines  ?  La  séance  primitive,  Vagape 
n'avait  pas  besoin  d'être  réglée,  car  elle  était  spontanée. 
La  peinture  a  produit  des  chefs-d'œuvre,  avant  qu'il  y 
eût  des  expositions  annuelles.  Donc  elle  en  produira  déplus 
beaux,  quand  il  y  aura  des  expositions.  Les  hommes  de 
lettres  et  les  artistes  ne  jouissaient  pas,  au  xvn"  et  au 
xvni®  siècle,  de  la  dignité  convenable.  Donc  ils  produi- 
ront beaucoup  plus  quand  ils  auront  conquis  la  place  qui 
leur  est  due.  Conclusions  erronées;  car  elles  supposent  que 
la  régularisation  des  conditions  extérieures  de  la  produc- 
ticîi  intellectuelle  est  favorable  à  cette  production,  tandis 
que  cette  production  dépend  uniquement  de  l'abondance 
de  la  sève  interne  et  vivante  de  l'humanité. 

Quelqu'un  disait  en  parlant  de  la  quiétude  béate  où  vi- 
vait l'Autriche  avant  1848  :  «  Que  voulez-vous?  Ce  sont  des 
gens  qui  ont  la  bêtise  d'être  heureux.  )>  Cela  n'est  pas  bien 
exact  :  être  heureux  n'est  pas  chose  vulgaire;  il  n'y  a  que 
les  belles  âmes  qui  sachent  l'être.  Mais  être  à  l'aise  est  en 
effet  un  souhait  du  dernier  bourgeois.  Il  n'y  a  que  des  niais 
qui  puissent  prôner  si  fort  le  régime  de  la  poule  au  pot. 

Sitôt  qu'un  pays  s'agite,  nous  sommes  portés  à  envi- 
sager son  état  comme  fâcheux.  S'il  jouit  au  contraire  d'un 
calme  plat,  nous  disons,  et  cette  fois  avec  plus  de  raison  : 
ce  pays  s'ennuie.  L'agitation  semble  une  regrettable  tran- 
sition ;  le  repos  semble  le  but  ;  et  le  repos  ne  vient 
jamais,  et  s'il  venait,  ce  serait  le  dernier  malheur. 
Certes  l'ordre  est  désirable  et  il  faut  y  tendre;  mais 
l'ordre  lui-même  n'est  désirable  qu'en  vue  du  progrès. 
Quand  l'humanité  sera  arrivée  à  son  état  rationnel,  mais 
alors  seulement,  les  révolutions  paraîtront  détestables,  et 
on  devra  plaindre  le  siècle  qui  en  aura  eu  besoin. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  429 

Le  but  de  l'humanité  n'est  pas  le  repos  ;  c'est  la  per- 
fection intellectuelle  et  morale.  11  s'agit  bien  de  se  repo- 
ser, grand  Dieu  !  quand  on  a  l'infini  à  parcourir  et  le 
parfait  à  atteindre.  L'humanité  ne  se  reposera  que  dans 
le  parfait.  Il  serait  par  trop  étrange  que  quelques  pro- 
fanes, par  des  considérations  de  bourse  ou  de  boutique, 
arrêtassent  le  mouvement  de  l'esprit,  le  vrai  mouvement 
religieux.  L'état  le  plus  dangereux  pour  l'humanité  serait 

I  celui  où  la  majorité  se  trouvant  à  l'aise  et  ne  voulant  pas 
r    être  dérangée,  maintiendrait  son   repos  aux  dépens  de  la 

'  pensée  et  d'une  minorité  opprimée.  Ce  jour-là  il  n'y 
aurait  plus  de  salut  que  dans  les  instincts  moraux  de  la 

I nature  humaine,    lesquels    sans  doute  ne  feraient    pas- 
défaut. 

La  force  de  traction  de  l'humanité  a  résidé  jusqu'ici 
Idans  la  minorité.  Ceux  qui  se  trouvent  bien  du  monde 
tel  qu'il  est  ne  peuvent  aimer  le  mouvement,  à  moins 
qu'ils  ne  s'élèvent  au-dessus  des  vues  d'intérêt  personnel. 
Ainsi  plus  s'accroît  le  nombre  des  satisfaits  de  lavie,  plu& 
l'humanité  devient  lourde  et  difficile  à  remuer;  il  faut 
la  traîner.  Le  bien  de  l'humanité  étant  la  fin  suprême,  la 
minorité  ne  doit  nullement  se  faire  scrupule  de  mener 
contre  son  gré,  s'il  le  faut,  la  majorité  sotte  ou  égoïste. 
Mais  pour  cela  il  faut  qu'elle  ait  raison.  Sans  cela,  c'est 
une  abominable  tyrannie.  L'essentiel  n'est  pas  que  la 
volonté  du  plus  grand  nombre  se  fasse,  mais  que  le  bien 
se  fasse.  Quoi  !  des  gens  qui,  pour  gagner  quelques  sous  de 
plus,  sacrifieraient  l'humanité  et  la  pairie,  auraient  le  droit 
de  dire  à  l'esprit  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin;  n'enseigne  pas 
ceci  ;  car  cela  pourrait  remuer  les  esprits  et  faire  tort  à 
notre  commerce  !  La  seule  portion  de  l'humanité  qui  mé- 
rite d'être  prise  en  considération,  c'est  la  partie  active 


4V 


430  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

et  vivante,  c'est-à-dire  celle  qui  ne  se  trouve  pas  à  Taise. 

Ce  sera  donc  bien  vainement  que  nos  pères,  deve- 
nus sages,  nous  prieront  de  ne  plus  penser  et  de  nous 
tenir  immobiles,  de  peur  de  déranger  la  frêle  ma- 
chine. Nous  réclamons  pour  nous  la  liberté  qu'ils  ont  prise 
pour  eux.  Nous  les  laisserons  se  convertir,  et  nous  en 
appellerons  de  Voltaire  malade  à  Voltaire  en  santé. 

Réfléchissez  donc  un  instant  à  ce  que  vous  voulez  faire, 
et  songez  que  c'est  la  chose  impossible  par  excellence, 
celle  que  depuis  le  commencement  du  monde  tous  les 
conservateurs  intelligents  ont  tentée  sans  y  réussir  ;  arrêter 
l'esprit  humain,  assoupir  l'activité  intellectuelle,  persuader 
à  la  jeunesse  que  toute  pensée  est  dangereuse  et  tourne  à 
mal.  Vous  avez  pensé  librement,  nous  penserons  de  même; 
ces  grands  hommes  du  passé  que  vous  nous  avez  appris 
à  admirer,  ces  illustres  promoteurs  de  la  pensée  que  vous 
répudiez  aujourd  hui  nous  les  admirerons,  comme  vous. 
Nous  vous  rappellerons  vos  leçons,  nous  vous  défendrons 
contre  vous-mêmes.  Vous  êtes  vieux  et  malades,  conver- 
tissez-vous; mais  nous,  vos  élèves  en  libéralisme,  nous, 
jeunes  et  pleins  de  vie,  nous  à  qui  appartient  l'avenir, 
pourquoi  accepterions-nous  la  communauté  de  vos  ter- 
reurs? Comment  voulez -vous  qu'une  génération  naissante 
se  condamne  à  sécher  de  dépit  et  de  frayeur  ?  L'espérance 
est  de  notre  âge,  et  nous  aimons  mieux  succomber  dans  la 
lutte  que  de  mourir  de  froid  ou  de  peur. 

Il  y  a  quelque  chose  de  vraiment  comique  dans  cette 
mauvaise  humeur  qui  s'est  tout  à  coup  révélée  contre  les 
libres  penseurs,  comme  si  après  tout  le  résultat  de  leurs 
spéculations  leur  était  imputable,  comme  s'ils  avaient  pu 
faire  autrement,  comme  s'il  eût  dépendu  d'eux  de  voir  les 
choses  autrement  qu'elles  ne  sont.  On  dirait  que  c'est  par 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  431 

caprice  et  fantaisie  pure  qu'ils  se  sont  attaqués  un  beau 
jour  aux  croyances  du  passé,  et  qu'il  eût  dépendu  de  leur 
bon  vouloir  ou  de  la  sévérité  de  la  censure  que  l'univers 
fût  resté  croyant.  Un  livre  n'a  de  succès  que  quand  il  ré- 
pond à  la  pensée  secrète  de  tous  ;  un  auteur  ne  détruit 
pas  de  croyances;  si  elles  tombent  en  apparence  sous 
ses  coups,  c'est  qu'elles  étaient  déjà  bien  ébranlées.  J'en 
ai  vu  qui,  s'imaginant  que  le  mal  venait  de  l'Allemagne, 
regrettaient  qu'il  n'y  eût  pas  eu  une  inquisition  contre 
Kant,  Hegel  et  Strauss.  Fatalité!  fatalité  !  Vous  admirez 
i  Luther,  Descartes,  Voltaire  et  vous  anathématisez  ceux  qui, 
sans  songer  à  les  imiter,  continuent  leur  œuvre,  et,  s'il 
y  avait  de  nos  jours  des  Luther,  des  Descartes,  des  Voltaire, 
vous  les  traiteriez  d'hommes  antisociaux,  de  dangereux 
novateurs.  Vous  blâmez  le  xvni^  siècle,  qu'autrefois  vous 
aimiez  ;  blâmez  donc  aussi  la  Renaissance,  blâmez  tout 
l'esprit  moderne,  blâmez  l'esprit  humain,  blâmez  la  fata- 
lité. {Maudissez,  sceptiques,  maudissez  à  votre  aise.  Mais, 
quoi  que  vous  fassiez,  je  vous  défie  de  croire;  je  vous 
défie  d'engourdir  l'esprit  humain  sous  un  charme  éternel, 
je  vous  défie  de  lui  persuader  de  ne  rien  faire,  de  rester 
immobile  pour  ne  rien  risquer;  car  cela  c'est  la  mort. 
Nous  ne  le  supporterons  pas  ;  nous  crierons  plutôt  au 
peuple:  «  C'est  faux,  c'est  faux;  on  vous  ment!  »  que 
de  tolérer  cette  irrévérencieuse  façon  de  traiter  la 
vérité  comme  chose  inférieure  en  valeur  au  repos  de 
quelques  peureux. 

Tout  le  secret  de  la  situation  intellectuelle  du  moment 
est  donc  dans  celte  fatale  vérité  :  le  travail  intellectuel  a 
été  abaissé  au  rang  des  jouissances,  et,  au  jour  des  choses 
sérieuses,  il  est  devenu  insignifiant  comme  les  jouissances 
elles-mêmes.  La  faute  n'en  est  donc  pas  aux  événements 


432  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

qui  auraient  dû  plutôt  éveiller  les  esprits  et  exciter  la 
pensée;  elle  est  tout  entière  à  la  dépression  générale 
amenée  par  la  considération  exclusive  du  repos  ;  honteux 
hédonisme  dont  nous  recueillons  les  fruits,  et  dont  les 
folies  communistes  ne  sont  après  tout  que  la  dernière 
conséquence.  Il  y  a  des  jours  où  s'amuser  est  un  crime 
ou  tout  au  moins  une  impossibilité.  La  niaise  littérature 
des  coteries  et  des  salons,  la  science  des  curieux  et  des 
amateurs  est  bien  dépréciée  par  ces  terribles  spectacles;  le 
roman -feuilleton  perd  beaucoup  de  son  intérêt  au  bas  des 
colonnes  d'un  journal  qui  offre  le  récit  du  drame  réel  et 
passionné  de  chaque  jour  ;  l'amateur  doit  bien  craindre  de 
voir  ses  collections  emportées  ou  dérangées  par  le  vent 
de  l'orage.  Pour  prendre  goût  à  ces  paisibles  jouissances, 
il  faut  n'avoir  rien  à  faire  ni  rien  à  craindre;  pour 
rechercher  d'aussi  innocentes  diversions,  il  faut  avoir  le 
temps  de  s'ennuyer.  Mais'  rien  de  ce  qui  contribue  à 
donner  l'éveil  à  l'humanité  n'est  perdu  pour  le  progrès 
véritable  de  l'esprit  ;  jamais  la  pensée  philosophique  n'est 
plus  libre  qu'aux  grands  jours  de  l'histoire.  L'exercice 
intellectuel  est  plus  pur  alors,  car  il  est  moins  entaché 
d'amusement.  11  faut  définitivement  s''habituer  à  main- 
tenir, au  milieu  de  tous  les  bouleversements,  le  prix  de  la 
culture  intellectuelle,  de  la  science,  de  l'art,  de  la  philo- 
sophie. Ce  qui  est  bon  est  toujours  bon,  et  si  nous  atten- 
dons le  calme,  nous  attendrons  longtemps  peut-être.  Si 
nos  pères  eussent  ainsi  raisonné,  ils  se  fussent  croisé  les 
bras,  et  nous  ne  jouirions  pas  de  leur  héritage.  Et  qu'im- 
porte après  tout  que  la  journée  de  demain  soit  sûre  ou 
incertaine  ?  Qu'importe  que  l'avenir  nous  appartienne  ou 
ne  nous  appartienne  pas?  Le  ciel  est-il  moins  bleu, 
Béatrix  est-elle  moins  belle,  et  Dieu  est-il  moins  grand  ? 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  433 

Le  monde  croulerait,  qu'il  faudrait  philosopher  encore,  et 
j'ai  la  confiance  que  si  jamais  notre  planète  est  victime 
d'un  nouveau  cataclysme,  à  ce  moment  redoutable,  il  se 
trouvera  encore  des  âmes  d'hommes  qui,  au  milieu  du 
bouleversement  et  du  chaos,  auront  une  pensée  désinté- 
ressée et  scientifique,  et  qui,  oubliant  leur  mort  prochaine, 
discuteront  le  phénomène,  et  chercheront  à  en  tirer  des 
conséquences  pour  le  système  général  des  choses  (113). 


XXll 


Je  demande  pardon  au  lecteur  pour  mille  aperçus  par- 
tiellement exagérés  qu'il  ne  manquera  pas  de  découvrir 
dans  ce  qui  précède,  et  je  le  supplie  de  juger  ce  livre, 
non  par  une  page  isolée,  mais  par  l'esprit  général.  Un 
•esprit  ne  peut  s'exprimer  que  par  l'esquisse  successive  de 
points  de  vue  divers,  dont  chacun  n'est  vrai  que  dans 
l'ensemble.  Une  page  est  nécessairement  fausse;  car  elle 
ne  dit  qu'une  chose,  et  la  vérité  n'est  que  le  compromis 
entre  une  infinité  de  choses  (174).  Or  ce  que  j'ai  voulu 
inculquer  avant  tout  en  ce  livre,  c'est  la  foi  à  la  raison, 
la  foi  à  la  nature  humaine.  «  Je  voudrais  qu'il  servît  à 
combattre  l'espèce  d'affaissement  moral  qui  est  la  maladie 
de  la  génération  nouvelle  ;  qu'il  pût  ramener  dans  le  droit 
chemin  de  la  vie  quelqu'une  de  ces  âmes  énervées  qui  se 
plaignent  de  manquer  de  foi,  qui  ne  savent  où  se  prendre 
et  vont  cherchant  partout  sans  le  rencontrer  nulle  part  un 
objet  de  culte  et  de  dévouement.  Pourquoi  se  dire  avec 
tant  d'amertume  que  dans  le  monde  constitué  comme  il 

28 


434  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

est,  il  n'y  a  pas  d'air  pour  toutes  les  poitrines,  pas 
d'emploi  pour  toutes  les  intelligences?  L'étude  sérieuse 
et  calme  n'est-elle  pas  là?  et  n'y  a-t-il  pas  en  elle  un 
refuge,  une  espérance,  une  carrière  à  la  portée  de  chacun 
de  nous?  Avec  elle,  on  traverse  les  mauvais  jours,  sans 
en  sentir  le  poids,  on  se  fait  à  soi-même  sa  destinée,  on 
use  noblement  sa  vie  (l'5)  ».  «  Voilà  ce  que  j'ai  fait, 
ajoutait  le  noble  martyr  de  la  science  à  qui  j'emprunte 
cette  page,  et  ce  que  je  ferais  encore;  si  j'avais  à  recom- 
mencer ma  route,  je  prendrais  celle  qui  m'a  conduit  où 
je  suis.  Aveugle  et  souffrant  sans  espoir,  presque  sans 
relâche,  je  puis  rendre  ce  témoignage,  qui  de  ma  part  ne 
sera  pas  suspect  :  il  y  a  au  monde  quelque  chose  qui  vaut 
mieux  que  les  jouissances  matérielles,  mieux  que  la  for- 
tune, mieux  que  la  santé  même,  c'est  le  dévouement  à 
la  science.  » 

Je  sais  qu'aux  yeux  de  plusieurs,  cette  foi  à  la  science 
et  à  l'esprit  humain  semblera  un  bien  lourd  béotisme, 
et  qu'elle  n'aura  pas  l'avantage  de  plaire  à  ceux  qui,  trop 
fins  pour  croire  au  vrai,  trouvent  le  scepticisme  lui-même 
beaucoup  trop  doctrinaire,  et,  sans  plus  insister  sur  ces 
pesantes  catégories  de  vérité  et  d'erreur,  bornent  le  sérieux 
de  la  vie  aux  jouissances  de  l'égoïsme  et  aux  calculs  de 
l'intrigue.  On  se  raille  de  ceux  qui  s'enquièrent  encore 
de  la  réalité  des  choses,  et  qui,  pour  se  former  une  opinion 
sur  la  morale,  la  religion,  les  questions  sociales  et  philo- 

jsophiques,  ont  la  bonhomie  de  réfléchir  sur  les  raisons 
objectives,   au  lieu  de  s'adresser  au  critérium  plus  facile 

\des  intérêts  et  du  bon  ton  (176).  Le  tour  d'esprit  est 
seul  prisé  ;  la  considération  intrinsèque  des  choses  est  tenue 
pour  inutile  et  de  mauvais  genre  ;  on  fait  le  dégoûté, 
l'homme  supérieur,  qui  ne  se  laisse  pas  prendre    à   ces 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  435 

pédanteries  ;  ou  bien,  si  l'on  trouve  qu'il  est  distingué 
de  faire  le  croyant,  on  accepte  un  système  tout  fait,  dont 
on  voit  très  bien  les  absurdités,  précisément  par  ce  qu'on 
trouve  plaisant  d'admettre  des  absurdités,  comme  pour 
faire  enrager  la  raison.  Ainsi,  l'on  devient  d'autant  plus 
lourd  dans  l'objet  de  la  croyance  qu'on  a  été  plus  sceptique 
et  plus  léger  quant  aux  motifs  de  l'accepter .  Il  serait  de  mau 
vais  ton  de  se  demander  un  instant  si  c'est  vrai  ;  on  l'accepte 
comme  on  accepte  telle  forme  d'habits  ou  de  chapeaux  ; 
on  se  fait  à  plaisir  superstitieux,  parce  qu'on  est  sceptique, 
que  dis-je,  léger  et  frivole.  Le  grand  scepticisme  a  tou- 
jours été  peu  caractérisé  en  France  ;  à  commencer  par 
Montaigne  et  Pascal,  nos  sceptiques  ont  été  ou  des  gens 
d'esprit  ou  des  croyants,  deux  scepticismes  très  voisins 
l'un  de  l'autre,  et  qui  s'appuient  réciproquement.  Pascal 
!  voulait  emprunter  à  Montaigne  ses  arguments  sceptiques 
et  leur  donner  une  place  de  premier  ordre  dans  son  apolo- 
gétique. «  On  ne  peut  voir  sans  joie,  dit-il,  dans  cet  auteur, 
la  superbe  raison  si  invinciblement  froissée  par  ses  propres 
armes...  et  on  aimerait  de  tout  son  cœur  le  ministre  d'une 
si  grande  vengeance,  si...  (177).  » 

Quand  le  scepticisme  est  devenu  de  mode,  il  ne  suppose 
ni  pénétration  d'esprit  ni  finesse  de  critique,  mais  bien  plu- 
tôt hébétude  et  incapacité  de  comprendre  le  vrai.  «  Il  est 
commode,  dit  Fichte,  de  couvrir  du  nom  ronflant  de  scep- 
ticisme le  manque  d'intelligence.  Il  est  agréable  de  faire 
passer  aux  yeux  des  hommes  ce  manque  d'intelligence 
qui  nous  empêche  de  saisir  la  vérité  pour  une  pénétration 
merveilleuse  d'esprit,  qui  nous  révèle  des  motifs  de  doute 
inconnus  et  inaccessibles  au  reste  des  hommes  (178).  » 
En  se  posant  au  delà  de  tout  dogme,  on  peut  à 
bon  marché  jouer  l'homme    avancé,  qui  a   dépassé  sou 


f- 


436  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

siècle,  et  les  sots,  qui  ne  craignent  rien  tant  que  de 
paraître  dupes,  renchérissent  sur  ce  ton  facile.  De  môme 
qu'au  xvin®  siècle  il  était  de  mode  de  ne  pas  croire  à 
l'honneur  des  femmes,  de  môme  il  n'est  pas  de  provincial 
quelque  peu  leste  qui,  de  nos  jours,  ne  se  fasse  un 
genre  de  n'avoir  aucune  foi  politique  et  de  ne  pas  se 
laisser  prendre  à  la  probité  des  gouvernants.  C'est  une 
manière  de  prendre  sa  revanche,  et  aussi  de  faire  croire 
qu'il  est  initié  aux  hauts  secrets. 

L'honneur   de   la  philosophie  est  d'avoir  eu    toujours 

pour  ennemis  les  hommes  frivoles  et  immoraux,  qui,  ne 

trouvant  point  en  eux  l'instinct  des  belles  choses,  déclarent 

^hardiment  que  la  nature  humaine  est  laide  et  mauvaise, 

et  embrassent  avec  une  sorte  de  frénésie  toute   doctrine 

ui  humilie  l'homme  et  le  tient  fortement  sous  la  dépen- 

ance.  Là  est  le  secret  de  la  foi  de  cette  jeunesse  catholique 

orée,  profondément  sceptique,  dure  et  méprisante,  qui 

rouve  plaisant  de  se  dire  catholique,  car  c'est  une  manière 

Ùe  plus  d'insulter   les  idées  modernes.  Cela  dispense  de 

I  sentir  noblement  ;  à  force  de  se  dire  que  la  nature  humaine 

est  sale  et  corrompue,  on  finit  par  s'y   résigner  et  par 

prendre  la  chose  de  bonne  grâce  (179).  L'Église  aura  des 

indulgences  pour  les   égarements  du  cœur,  et  puis  il  est 

si  commode  à  la  fatuité  aristocratique  de  croire  que  la 

masse  du    genre    humain    est  absurde   et  méchante,    et 

d'avoir  sous  la  main  une  lourde  autorité  pour    couper 

court  aux  raisonnements  de  ces  impertinents  philosophes, 

qui  osent  croire  à  la  vérité  et  à  la  beauté.  0  vilaines  âmes, 

qu'il  fait  nuit  en  vous,  que  vous   aimez  peu  de  choses  l 

Et  on  nous  appellera  les  impies,  et  on  vous  appellera  les 

croyants  !  Cela  n'est  pas  tolérable. 

Dieu  me  garde  d'insuller  jamais  ceux  qui,  dénués  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  437 

sens  critique  et  dominés  par  des  besoins  religieux  très 
puissants,  s'attachent  à  un  des  grands  systèmes  de  croyance 
établis.  J'aime  la  foi  simple  du  paysan,  la  conviction 
sérieuse  du  prêtre.  Je  suis  convaincu,  pour  l'honneur  de 
la  nature  humaine,  que  le  christianisme  n'est  chez  l'im- 
mense majorité  de  ceux  qui  le  professent  qu'une  noble 
forme  de  vie.  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  que, 
pour  une  grande  partie  de  la  jeunesse  aristocratique,  le 
catholicisme  n'est  qu'une  forme  du  scepticisme  et  de  la 
frivolité.  La  première  base  de  ce  catholicisme-là,  c'est  le 
mépris,  la  malédiction,  l'ironie  :  malédiction  contre  tout 
ce  qui  a  fait  marcher  l'esprit  humain  et  brisé  la  vieille 
chauie.  Obligés  de  haïr  tout  ce  qui  a  aidé  l'esprit  moderne 
à  sortir  du  catholicisme,  ces  frénétiques  s'engagent  à  haïr 
toute  chose  :  Louis  XIV,  qui,  en  constituant  l'unité  cen- 
trale de  la  France,  travaillait  si  efficacement  au  triom- 
phe de  l'esprit  moderne,  comme  Luther,  la  science  comme 
l'esprit  industriel,  l'humanité  en  un  mot.  Ils  croient  faii'e 
l'apologie  du  christianisme  en  riant  de  tout  ce  qui  est 
sérieux  et  philosophique. 

11  m'est  impossible  d'exprimer  l'elTet  physiologique  et 
psychologique  que  produit  sur  moi  ce  genre  de  parodie 
niaise  devenu  si  fort  à  la  mode  en  province  depuis  quel- 
ques années.  C'est  l'agacement,  c'est  l'irritation,  c'est  l'eu- 
fer.  Il  est  si  facile  de  tourner  ainsi  toute  chose  sérieuse  et 
originale.  Ah  I  barbares,  oubliez-vous  que  nous  avons  eu 
Voltaire,  et  que  nous  pourrions  encore  vous  jeter  à  la 
face  le  père  Nicodème,  Abraham  Chaumeix,  Sabathier 
et  Nonotte  ?  Nous  ne  le  faisons  pas  ;  car  vous  nous  avez 
dit  que  c'était  déloyal.  Mais  pourquoi  donc  employer 
contre  nous  une  arme  que  vous  nous  avez  reprochée? 
Croyez-vous  que  si  nous  voulions  nous  moquer  des  théolo- 


438  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

giens,  nous  n'aurions  pas  aussi  beau  jeu  que  vous,  quand, 
pour  amuser  les  badauds,  vous  faites  plaisamment  dérai- 
sonner les  philosophes  ?  Il  m'est  tombé  par  hasard  sous  la 
main  une  brochure,  contre  l'éclectisme,  où  Descartes  est 
présenté  comme  un  imbécile  qui,  pour  tout  problème 
philosophique,  s'est  demandé  «  si  la  raison  n'est  pas  une 
chose  qui  déraisonne,  »  Kant  comme  un  sot  qui  ne  sait  pas 
s'il  existe,  ni  si  le  monde  existe,  Fichte  comme  un  imper- 
tinent qui  prétend  «  que  lui,  Fichte,  est  a  la  fois  Dieu, 
la  nature  et  l'humanité,  »  tous  les  philosophes,  enfin, 
comme  des  fous  pires  que  les  magiciens,  les  alchimistes 
et  les  astrologues.  Je  pense  au  rire  délicat  qu'aura  excité 
dans  quelque  coterie  de  province  la  lecture  de  ces  jolies 
choses.  Voilà  un  homme  qui  ne  peut  manquer  de  faire 
fortune,  mieux  que  nous  autres  lourdauds  qui  avons  la 
sottise  de  prendre  les  choses  au  sérieux... 

Il  est  temps  que  tous  les  partis  qui  ont  à  cœur  la  vérité 
renoncent  à  ce  moyen  si  peu  scientifique.  Il  y  a,  je  le 
sais,  un  rire  philosophique,  qui  ne  saurait  être  banni 
sans  porter  atteinte  à  la  nature  humaine;  c'est  le  rire  des 
Grecs,  qui  aimaient  à  pleurer  et  à  rire  sur  le  même  sujet, 
à  voir  la  comédie  après  la  tragédie,  et  souvent  la  parodie 
de  la  pièce  même  à  laquelle  ils  venaient  d'assister.  Mais 
la  plaisanterie,  en  matière  scientifique,  est  toujours  fausse  ; 
car  elle  est  l'exclusion  de  la  haute  critique.  Rien  n'est  ridi- 
cule parmi  les  œuvres  de  l'humanité  ;  pour  donner  ce  tour 
aux  choses  sérieuses,  il  faut  les  prendre  par  un  côté  étroit 
et  négliger  ce  qu'il  y  a  en  elles  de  majestueux  et  de  vrai. 
Voltaire  se  moque  de  la  Bible,  par  ce  qu'il  n'a  pas  le  sens 
des  œuvres  primitives  de  l'esprit  humain.  Il  se  serait 
moqué  de  même  des  Védas,  et  aurait  dû  se  moquer  d'Ho- 
mère. La  plaisanterie  oblige  à  n'envisager  les  choses  que 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  439 

par  leur  grossière  apparence;  elle  s'interdit  les  nuances 
délicates.  Le  premier  pas  dans  la  carrière  philosophique  est 
de  se  cuirasser  contre  le  ridicule.  Si  l'on  s'assujettit  à  la 
tyrannie  des  rieurs  vulgaires,  si  l'on  tient  compte  de  leurs 
fadaises,  l'on  se  défend  toute  beauté  morale,  toute  haute 
aspiration,  toute  élévation  de  caractère;  car  tout  cela  peut 
être  ridiculisé.  Le  rieur  a  l'immense  avantage  d'être  dis- 
pensé de  fournir  ses  preuves  :  il  peut,  selon  son  humeur, 
déverser  le  ridicule  sur  ce  qui  lui  plaît,  et  cela  sans  appel, 
dans  les  pays  du  moins  où,  comme  en  France,  sa  tyrannie 
€st  acceptée  pour  une  autorité  légitime.  Les  seules  choses 
qui  échappent  au  ridicule  sont  les  choses  médiocres  et 
vulgaires,  en  sorte  que  celui  qui  a  la  faiblesse  do  s'inter- 
dire tout  ce  qui  peut  y  prêter;  s'interdit  par  là  même  tout 
ce  qui  est  élevé.  Les  siècles  de  réflexion  sont  exposés 
à  voir  les  plus  nobles  sentiments  et  les  états  les  plus  su- 
blimes de  l'âme  contrefaits  par  de  sots  plagiaires,  dont  le 
ridicule  retombe  parfois  sur  les  types  qu'ils  prétendent 
imiter.  Il  faut  un  certain  courage  pour  résister  à  la  réac- 
tion que  ces  fats  provoquent  chez  les  esprits  droits.  C'est 
trop  de  condescendance  que  de  se  résigner  à  la  vul- 
garité bourgeoise,  parce  qu'en  poursuivant  un  type  élevé, 
on  risque  de  ressembler  aux  grands  hommes  manques  et 
aux  aspirants  malheureux  du  génie.  On  peut  regretter  le 
temps  où  le  grand  homme  se  formait  sans  y  penser  et 
sans  se  regarder  lui-môme  ;  mais  les  déportements  ridi- 
cules de  quelques  faibles  têtes  ne  sauraient  faire  condamner 
la  volonté  réfléchie  et  délibérée  de  viser  à  quelque  chose 
de  grand  et  de  beau.  Les  faux  René  et  les  faux  Werther 
ne  doivent  pas  faire  condamner  les  Werther  et  les  René 
sincères.  Combien  d'âmes  timides  et  pudiques  la  crainte  de 
leur  ressembler  a  reculées  du  beau  I   Vive  le  penseur 


440  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

olympien  qui,  poursuivant  en  toute  chose  la  vérité  critique j 
n'a  pas  besoin  de  se  faire  rêveur  pour  échapper  à  la  pla- 
titude de  la  vie  bourgeoise,  ni  de  se  faire  bourgeois  pour 
éviter  le  ridicule  des  rêveurs. 

Je  regrette  parfois  que  Molière,  en  stigmatisant  les  ri- 
dicules issus  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  ait  semblé  propo- 
ser pour  modèles  des  types  inférieurs  par  un  côté  à 
ceux  qu'il  ridiculise.  L'amour  pur  d'Armande  et  de  Bé- 
lise  dans  les  Femmes  savantes ,  celui  même  de  Cathos  et 
de  Madelon  dans  (es  Précieuses  ridicules  n'ont  d'autre 
défaut  que  d'être  affectés  et  de  couvrir  le  néant  sous 
un  pathos  ridicule.  S'il  élait  vrai,  il  serait  préférable 
à  l'amour  ordinaire  de  Clitandre  et  d'Henriette.  J'aime 
mieux  l'affectation  de  l'élevé  que  le  banal.  Boileau  se 
moque  de  Clélie,  «  cette  admirable  fille,  qui  vivait  de- 
façon  qu'elle  n'avait  pas  un  amant  qui  ne  fût  obligé  de 
se  cacher  sous  le  nom  d'ami;  car  autrement,  ils  eussent 
été  chassés  de  chez  elle.  »  Certes  la  subtilité  n'est  pas  le 
vrai  :  mieux  vaut  pourtant  être  ridicule  que  vulgaire,  et 
c'est  un  moyen  trop  commode  pour  échapper  au  ridicule 
que  de  se  réfugier  dans  la  banalité.  Il  serait  trop  exorbi- 
tant que  des  rieurs  superficiels  eussent  le  pouvoir  de 
rendre  suspect,  suivant  leur  caprice,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
noble,  de  pur  et  d'élevé,  de  traiter  l'enthousiasme  d'ex- 
travagance et  la  morale  de  duperie.  Une  seule  chose  ne 
prête  point  à  rire  ;  c'est  l'atroce.  Parcourez  l'échelle  des- 
caractères  moraux  :  on  a  pu  rire  de  Socrate,  de  Platon, 
de  Jésus-Christ,  de  Dieu.  On  peut  se  moquer  des  savants, 
des  poètes,  des  philosophes,  des  hommes  religieux,  des- 
politiques,  des  plébéiens,  des  nobles,  des  riches  bour- 
geois. On  ne  se  moquera  jamais  de  Néron,  ni  de  Robes- 
pierre. Le  rire  ne  saurait  donc  être  un  critérium.  L'action 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  44î 

paraît  à  plusieurs  un  moyen  d'éviter  la  duperie  où  la 
frivolité  suppose  que  se  laissent  tomber  les  hommes  de 
pensée  et  de  sentiment.  Il  semble  que  l'homme  de 
guerre,  le  politique,  l'homme  de  finances  soient  plus 
inattaquables  que  le  philosophe  ou  le  poète.  Mais  c'est 
une  erreur.  Tout  est  également  risible,  tout  porte  éga- 
lement sur  une  appréciation,  et  s'il  y  a  quelque  chose  de 
sérieux,  c'est  le  penseur  critique,  qui  se  pose  dans  l'ob- 
jectivité des  choses  :  car  les  choses  sont  sérieuses.  Qui 
n'a  senti,  en  face  d'une  fleur  qui  s'épanouit,  d'un  ruisseau 
qui  murmure,  d'un  oiseau  qui  veille  sur  sa  couvée,  d'un 
rocher  au  milieu  de  la  mer,  que  cela  est  sincère  et  vrai  ? 
Qui  n'a  senti,  à  certains  moments  de  calme,  que  les  doutes 
qu'on  élève  sur  la  moralité  humaine  ne  sont  que  façons  de- 
s'agacer  soi-même,  de  chercher  au  delà  de  la  raison  ce 
qui  est  en  deçà,  et  de  se  placer  dans  une  fausse  hypo- 
thèse, pour  le  plaisir  de  se  torturer?  Le  scepticisme  seul 
a  le  droit  de  rire,  car  il  n'a  pas  à  craindre  les  représailles. 
Par  quoi  le  prendrait-on,  puisqu'il  rit  le  premier  de 
toutes  choses?  Mais  comment  un  croyant  qui  se  moque 
d'un  autre  croyant  ne  voit-il  pas  qu'il  s'expose,  par  ce 
qu'il  croit,  au  même  ridicule?  Laissons  donc  à  la  néga- 
tion et  à  la  frivolité  le  triste  privilège  d'être  inattaquable, 
et  glorifions-nous  de  prêter,  par  notre  conviction  et  notre 
sérieux,  au  rire  des  sceptiques. 

L'extrême  réflexion  amène  ainsi  fatalement  une  sorte- 
d'affadissement  et  de  scepticisme  léger,  qui  serait  la  mort 
de  l'humanité,  si  elle  y  trempait  tout  entière.  De  tous  les 
états  intellectuels,  c'est  le  plus  dangereux  et  le  plus 
incurable.  Ceux  qui  en  sont  atteints  n'ont  qu'à  mourir. 
Comment  en  sortiraient-ils,  en  eff^et,  ces  misérables  qui 
doutent  du  sérieux,  et  qui,  à  chaque  effort  qu'ils  feraient 


♦42  L'AVENIR    DE  LA  SCIENCE. 

pour  sortir  de  cette  paralysie  intellectuelle,  seraient 
arrêtés  par  l'arrière-pensée  qu'eux  aussi  vont  se  mettre 
au  nombre  de  ces  badauds  dont  ils  ont  ri  jadis?  On  ne 
guérit  pas  du  raffinement.  Mais  l'humanité  a  des  pro- 
cédés de  rajeunissement  et  d'oubli  impossibles  aux  indi- 
vidus. Des  générations  jeunes  et  vives,  et  parfois  des 
races  nouvelles  viennent  sans  cesse  lui  donner  de  la  sève, 
et  d'ailleurs  ce  mal,  par  sa  nature  même,  ne  saurait  durer 
plus  de  quelques  années  comme  mal  social.  Car,  son  es- 
sence étant  de  prendre  les  choses  par  des  points  de  vue 
tout  arbitraires,  ceux  qui  viennent  les  seconds  ne  se 
croient  pas  obhgés  par  les  vues  des  premiers;  au  con- 
traire, tout  ce  qui  est  conventionnel  provoque  une  réaction 
en  sens  contraire  :  il  est  impossible  qu'une  mode  soit  du- 
rable. Le  sérieux  et  le  frivole  vont  ainsi  s'étageant  dans 
les  fastes  de  la  mode;  la  frivolité  ne  tarde  pas  à  devenir 
niaise,  et  le  ridicule  est  pliable  à  tous  sens.  On  ne  tar- 
dera donc  pas  à  rire  de  ces  rieurs  et  à  retrouver  le  goût 
de  la  vie  sérieuse.  Alors  viendra  un  siècle  dogmatique 
par  la  science  ;  on  recommencera  à  croire  au  certain  et  à 

'  poser  à  deux  pieds  sur  les  choses,  quand  on  saura  qu'on 
est  sur  le  solide. 

La  religion,  la  philosophie,  la  morale,  la  politique, 
trouvent  de  nombreux  sceptiques  ;  les  sciences  physiques 
n'en  trouvent  pas  (au  moins  quant  k  leur  partie  défini - 

•  tivement  acquise  et  quant  à  leur  méthode) .  La  méthode  de 
ces  sciences  est  ainsi   devenue   le  critérium  de  certitude 

/'  pratique  des  modernes;  cela  leur  paraît  certain  et  scien- 

f  tifique,  qui  est  acquis  d'une  manière  analogue  aux  résul- 
tats des  sciences  physiques,  et  si  les  sciences  morales 
leur  paraissent  fournir  des  résultats  moins  positifs,  c'est 
qu'elles  ne  répondent  pas  à  ce  modèle  de  certitude  scien- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  443 

tifîque  qu'ils  se  sont  formé.  C'est  là  la  planche  de  salut  qui 
sauvera  le  siècle  du  scepticisme  :  on  admet  la  certitude 
scientifique;  on  trouve  seulement  que  l'on  possède  cette 
certitude  sur  trop  peu  de  sujets.  L'effort  doit  tendre  à 
élargir  ce  cercle;  mais  enfin  l'instrument  est  admis,  on 
croit  à  la  possibilité  de  croire.  Ma  conviction  est  qu'on 
arrivera,  dans  les  sciences  morales,  à  des  résultats  tout 
aussi  définitifs,  bien  que  formulés  autrement  et  acquis  par 
des  procédés  différents.  Il  y  a  des  natures  qui  aiment  à  se 
torturer  à  plaisir  et  à  se  proposer  l'insoluble.  La  morale 
et  le  sérieux  de  la  vie  n'ont  pas  d'autre  preuve  que  notre 
nature.  Chercher  au  delà  et  douter  des  bases  de  la  nature 
humaine,  c'est  s'agacer  à  dessein,  c'est  s'irriter  la  fibre 
sensible  pour  le  plaisir  équivoque  qu'on  trouve  à  se 
gratter.  Mauvais  jeu  que  celui-là! 

Les  rieurs  ne  régneront  jamais.  Le  jour  n'est  pas  loin 
où  tous  ces  prétendus  délicats  se  trouveront  si  nuls  devant 
l'immensité  des  événements,  si  incapables  de  produire, 
qu'ils  tomberont  comme  une  bourse  vide.  L'éternel  seul 
a  du  prix  ;  or  ces  frivoles  ne  s'attachent  qu'aux  floraisons 
successives,  sachant  bien  qu'ils  passeront  comme  elles. 
Semblables  aux  estomacs  usés  qui  se  dégoûtent  vite  et 
pour  lesquels  il  faut  tenter  sans  cesse  de  nouvelles  com- 
binaisons culinaires,  ils  attachent  tout  leur  intérêt  à  la 
succession  des  manières  qui  toutes  les  dix  années  se  sup- 
plantent les  unes  les  autres.  Littérature  d'épicuriens,  bien 
faite  pour  plaire  à  une  classe  riche  et  sans  idéal,  mais  qui 
ne  sera  jamais  celle  du  peuple  :  car  le  peuple  est  franc,  fort 
et  vrai;  littérature  au  petit  pied,  renonçant  de  gaieté  de 
cœur  à  la  grande  manière  de  traiter  la  nature  humaine, 
où  tout  consiste  en  ua  certain  mirage  de  pensées  et  d'ar- 
rière-pensées :   nulle  assise,  un  miroitement  continuel. 


444  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Il  ne  s'agit  plus  de  vérité,  mais  de  bon  goût  et  de  bon 
ton.  Il  ne  s'agit  plus  de  dire  ce  qui  est,  mais  ce  qu'il 
convient  de  dire.  (.<  Qui  ne  croit  rien  ne  vaut  rien  »,  a  dit 
M.  de  Maistre.  La  vieille  foi  est  impossible  :  reste  donc 
la  foi  par  la  science,  la  foi  critique. 

La  critique  n'est  pas  le  scepticisme,  encore  moins  la 
légèreté.  La  critique  est  fine  et  délicate,  subtile  et  ailée, 
sans  être  frivole.  L'Allemagne  a  été  durant  un  siècle  le 
I  pays  de  la  criti(|ue,  et  pourtant  ôtaient-ce  des  hommes 
[frivoles  que  Lessing,  Kant,  Hegel?  En  France,  on  a  peine 
à  concevoir  un  milieu  entre  la  lourde  érudition  du- 
xvn«  siècle  et  la  spirituelle  et  sceptique  manière  des 
critiques  modernes  (180).  Quand  on  parle  de  sérieux,  on 
I  se  reporte  au  boj}  petit  esprit  de  RglUn,  qui  n'est  certai- 
nement pas  ce  qu'il  nous  faut.  Ce  qu'il  nous  faut,  ce  n'est 
pas  la  bonhomie  qui  excite  la  défiance,  parce  qu'elle  sup- 
[pose  courte  vue.  C'est  la  critique  complète,  à  la  fois 
jélevée  et  savante,  indulgente  et  impitoyable.  Le  bon  esprit 
étroit  est  en  France  très  dangereux,  par  le  soupçon  qu'il 
fait  naître,  et  qu'on  ne  manque  pas  d'étendre  à  tout  ce 
qui  est  dogmatique  et  moral.  Ce  dont  on  a  le  plus  hor- 
reur en  France,  c'est  d'être  dupe.  On  aime  mieux  passer 
pour  leste  et  dégagé  que  pour  un  honnête  nigaud,  et,  du 
moment  que  l'on  associe  à  la  morale  quelque  idée  de 
pesanteur  d'esprit,  c'est  assez  pour  qu'on  la  tienne  en 
suspicion.  De  là  l'extrême  rabais  où  est  tombé  le  titre 
de  bon^^sprit.  Ce  titre,  qui  devrait  être  le  plus  beau  des 
éloges  est  devenu  presque  synonyme  d'esprit  faible,  et 
est  accordé  avec  une  étrange  libéralité;  on  accorde,  en 
effet,  volontiers  aux  autres  les  qualités  auxquelles  on  ne 
tient  pas  pour  soi-même,  et  on  pense  qu'en  accordante 
aux  autres  le  bon  esprit,  on  fera  entendre  qu'on  est  soi- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  445 

même  un  grand  ou  brillant  esprit.  Nous  craignons  tant 
de  nous  laisser  jouer  que  nous  suspectons  partout  des 
attrapes,  et  nous  sommes  portés  à  croire  que,  si  nos 
pères  avaient  été  plus  fins,  ils  n'eussent  pas  été  si  sérieux 
ni  si  honnêtes.  Et  pourtant,  si  la  morale  n'était  qu'une 
illusion,  oh!  qu'il  serait  beau  de  s'être  laissé  duper  par 
elle!  Domine,  si  error  est,  a  te  decepti  sumus.  0  toi 
qui  t'es  joué  de  ma  simplicité,  je  te  remercie  encore  de 
m'avoir  volé  la  vertu. 

j  Nous  rejetons  également  le  scepticisme  frivole  et  le  dog- 
matisme scol astique  :  nous  sommes  dogmatiques  critiques. 
Nous  croyons  à  la  vérité,  bien  que  nous  ne  prétendions 
pas  posséder  la  vérité  absolue.  Nous  ne  voulons  pas  en- 
fermer à  jamais  l'humanité  dans  nos  formules  ;  mais  nous 
«ommes  reUgieux,  en  ce  sens  que  nous  nous  attachons 
fermement  à  la  croyance  du  présent  et  que  nous  sommes 
prêts  à  souffrir  pour  elle  en  vue  de  l'avenir.  L'enthou- 
siasme et  la  critique  sont  loin  de  s'exclure.  Nous  ne  nous 
imposons  pas  à  l'avenir,  pas  plus  que  nous  n'acceptons 
sans  contrôle  l'héritage  du  passé.  Nous  aspirons  à  cette 
haute  impartialité  philosophique,  qui  ne  s'attache  exclusi- 
vement à  aucun  parti,  non  parce  qu'elle  leur  est  indif- 
férente, mais  parce  qu'elle  voit  dans  chacun  d'eux  une 
part  de  vérité  à  côté  d'une  part  d'erreur;  qui  n'a  pour 
personne  ni  exclusion,  ni  haine,  parce  qu'elle  voit  la 
nécessité  de  tous  ces  groupements  divers  et  le  droit 
qu'a  chacun  d'eux,  en  vertu  de  la  vérité  qu'il  possède 
de  faire  son  apparition  dans  le  monde.  L'erreur  n'est  pas 
sympathique  à  l'homme  ;  une  erreur  dangereuse  est  une 
contradiction  comme  une  vérité  dangereuse.  Le  raisonne- 
ment de  Gamaliel  (181)  est  invincible.  Si  une  doctrine  est 
vraie,  il  ne  faut  pas  la  craindre  ;  si    elle  est  fausse,  encore 


446  L'AVENIR  DE  LA    SCIENCE. 

moins,  car  elle  tombera  d'elle-même.  Ceux  qui  parlent  de 
doctrines  dangereuses  devraient  toujours  ajouter  dange- 
reuse? pour  moi.  Cabet  n'a,  j'en  suis  sûr,  provoqué  la 
colère  de  personne.  L'erreur  pure  ne  provoquerait  dans  la 
nature  humaine,  qui  après  tout  est  bien  faite,  que  le 
dégoût  ou  le  sentiment  du  ridicule. 

Ce  qui  fait  le  prosélytisme,  ce  qui  entraîne  le  monde, 
ce  sont  des  vérités  incomplètes .  La  vérité  complète  serait 
si  quintessenciée,  si  pondérée  qu'elle  n'exciterait  pas  assez 
les  passions,  et  ressemblerait  au  scepticisme.  Cette  largeur 
d'esprit,  qui  éliminerait  dans  son  affirmation  toute  limite 
et  toute  exclusion,  paraîtrait  folie.  La  tête  tourne  quand 
on  s'approche  trop  de  l'identité;  l'esprit  humain  ne 
s'exerce  qu'à  la  condition  d'un  cadre  fini  et  de  la  néga- 
I  tion  antithétique.  La  passion,  en  même  temps  qu'elle 
)  adore  son  objet,  a  besoin  de  haïr  son  contraire.  La  France 
serait-elle  si  bien  la  France,  si  elle  n'avait  pour  exalter 
sa  personnalité  l'antithèse  de  l'Angleterre?  On  se  serre, 
on  se  concentre  en  soi-même  contre  le  dehors.  La  pas- 
sion suppose  exclusion,  antagonisme,  partialité.  Toute 
'doctrine,  comme  toute  institution,  porte  en  elle  le  germe 
de  vie  et  le  germe  de  mort.  Appelée  à  vivre  par  sa 
vérité,  elle  développe  parallèlement  un  principe  de  mort 
qui  devient  avec  le  temps  intolérable  et  la  tue.  Le  fruit, 
dès  ses  premiers  jours,  porte  en  lui  le  principe  de  sa 
pourriture;  étouffé  d'abord  durant  la  période  de  croissance 
par  les  forces  organisatrices,  ce  principe  se  démasque  à 
la  maturité  et  prend  dès  lors  le  dessus,  jusqu'à  l'entière 
décomposition.  Ce  qu'un  système  affirme,  c'est  sa  part 
de  vérité,  ce  qu'il  nie,  c'est  sa  part  d'erreur.  Il  n'erre 
que  parce  qu'il  exclut  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  parce 
qu'il  participe    de  la   faiblesse    humaine,    qui    ne   peut 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  447 

tout  embrasser  à  Ja  fois  et  crée  la  science  d'une  façon 
analytique  et  successive.  Le  critique  est  celui  qui  prend 
toutes  les  affirmations,  et  aperçoit  la  raison  de  toute 
chose.  Le  critique,  parcourt  tous  les  systèmes,  non 
comme  le  sceptique,  pour  les  trouver  faux,  mais  pour 
les  trouver  vrais  à  quelques  égards.  Et  c'est  pour  cela  que 
le  critique  est  peu  fait  pour  le  prosélytisme.  Car  ce  qui 
est  partiel  est  plus  fort;  les  hommes  ne  se  passionnent 
que  pour  ce  qui  est  incomplet,  ou,  pour  mieux  dire,  la 
passion,  les  attachant  exclusivement  à  un  objet,  leur 
ferme  les  yeux  sur  tout  le  reste.  C'est  l'éternelle  duperie 
de  l'amour  qui  ne  voit  au  monde  que  son  objet.  Amour 
exclusif  est  parallèle  de  haine  et  d'anathème.  Le  critique 
voit  trop  bien  les  nuances  pour  être  énergique  dans  l'ac- 
tion. Lors  même  qu'il  adopte  un  parti,  il  sait  que  ses 
adversaires  n'ont  pas  tout  à  fait  tort.  Or,  pour  agir 
avec  vigueur,  il  faut  être  un  peu  brutal,  croire  qu'on  a 
absolument  raison,  et  que  ceux  qu'on  a  en  tête  sont  des 
aveugles  ou  des  méchants.  Si  M.  Cavaignac  ou  M.  Chan- 
garnier  eussent  été  aussi  critiques  que  moi,  ils  ne  nous 
eussent  pas  rendu  le  service  de  nous  sauver  en  Juin  ;  car 
j'avoue  que,  depuis  Février,  la  question  ne  s'est  jamais 
posée  assez  nettement  à  mes  yeux  pour  que  j'eusse  voulu 
me  hasarder  d'un  côté  ou  de  l'autre.  Car,  disais-jè,  peut- 
être  mon  frère  est-il  de  ce  côté;  peut-être  serai-je  tué 
par  celui  qui  veut  ce  que  je  veux. 

Le  scepticisme  s'échelonne  ainsi  aux  divers  degrés  de 
l'intelligence  humaine,  alternant  avec  le  dogmatisme  selon 
le  développement  plus  ou  moins  grand  des  facultés  intel- 
lectuelles. Au  plus  humble  degré,  est  le  dogmatisme 
absolu  des  ignorants  et  des  simples,  qui  affirment  et 
croient  par  nature  et  n'ont  pas  aperçu  les  motifs    de 


448  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

douter.  —  Quand  l'esprit,  longtemps  bercé  dans  cette  foi 
naïve,  commence  à  découvrir  qu'il  a  pu  être  le  jouet  de 
^a  croyance,  il  entre  en  suspicion,  et  s'imagine  que  le  plus 
sûr  moyen  pour  ne  pas  être  trompé,  c'est  de  rejeter 
toute  chose  :  premier  scepticisme  qui  a  aussi  sa  naï- 
veté (sophistes,  Montaigne,  etc.).  —  Un  savoir  plus 
étendu,  prenant  la  nature  humaine  par  son  milieu,  sans 
s'inquiéter  des  problèmes  radicaux,  essaie  ensuite  de 
fonder  sur  le  bon  sens  un  dogmatisme  raisonnable,  mais 
sans  profondeur  ^Socrate,  Th.  Reid).  —  Plus  de  vigueur 
d'esprit  montre  bientôt  le  peu  de  fondement  de  cette 
nouvelle  tentative  ;  on  s'attaque  à  l'instrument  même  : 
de  là  un  grand,  terrible,  sublime  scepticisme  (Kant, 
Jouffroy,  Pascal).  —  Enfin,  la  vue  complète  de  l'esprit 
humain,  la  considération  de  l'humanité  aspirant  au  vrai 
et  s'enrichissant  indéfiniment  par  l'élimination  de  l'er- 
reur, amène  le  dogmatisme  critique,  qui  ne  redoute  plus 
le  scepticisme,  car  il  l'a  traversé,  il  sait  ce  qu'il  vaut,  et, 
bien  différent  du  dogmatisme  des  premiers  âges,  qui 
n'avait  pas  entrevu  les  motifs  du  doute,  il  est  assez 
fort  pour  vivre  face  à  face  avec  son  ennemi.  Comme 
tous  les  enfants  du  siècle,  j'ai  eu  mes  accès  de  scepti- 
€isme;  autant  que  Sténio  j'ai  aimé  Lélia^  mais  [)ar  la 
critique  j'ai  touché  la  terre,  et,  lors  même  que  telle 
croyance  ne  parait  pas  aussi  scientifique  qu'on  pourrait 
le  désirer,  je  dis  encore  sans  hésiter  :  il  y  a  Jà  du  vrai, 
bien  que  je  ne  possède  pas  la  formule  pour  l'extraire. 
I  Aux  yeux  des  scolastiques,  Gœthe  est  un  sceptique  : 
Imais  celui  qui  se  passionne  pour  toutes  les  fleurs  qu'il 
{ trouve  sur  son  chemin  et  les  prend  pour  vraies  et  bonnes 
'  à  leur  manière,  ne  saurait  être  confondu  avec  celui  qui 
casse  dédaigneux  sans  se  pencher  vers  elles.  Gœthe  em- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  449 

brasse  l'univers  dans  la  vaste  affirmation  de  l'amour  :  le 
sceptique  n'a  pour  toute  chose   que  l'étroite  négation. 

En  faisant  au  scepticisme  moral  la  plus  large  part,  —  en 
supposant  que  la  vie  et  l'univers  ne  soient  qu'une  série 
de  phénomènes  de  même  ordre,  et  dont  on  ne  puisse  dire 
autre  chose,  sinon  qu'il  en  est  ainsi  ;  —  en  accordant  que 
;  pensée,  sentiment,  passion,  beauté,  vertu,  ne  soient  que 
/  des  faits,  excitant  en  nous  des  sentiments  divers,  comme 
les  fleurs  diverses  d'un  jardin  ou  les  arbres  d'une  forêt 
(d'oii  il  résulterait,  comme  Gœthe  et  Byron  le  pensaient, 
que  tout  est  poétique)  ;  —  en  admettant  que,  parvenu  à 
latome  fmal,  on  puisse,  librement  et  à  son  choix,  rire  ou 
adorer,  en  sorte  que  l'option  dépende  du  caractère  indi- 
viduel de  chacun,  -  même  à  ce  point  de  vue,  dis-je,  où 
la  morale  n'a  plus  de  sens,  la  science  en  aurait  encore. 
I  Car  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  ces  phénomènes  sont 
curieux  ;  c'est  que  ce  monde  de  mouvements  divers  nous 
intéresse  et  nous  sollicite.  La  morale  est  aussi  absente  du 
monde  d'insectes  qui  s'agite  dans  une  pièce  d'eau,  et  pour- 
tant quel  ravissant  intérêt  à  voir  ces  gyrins  dorés,  qui 
tournent  au  soleil,  ces  salamandres  qui  courent  au  fond, 
ces  petits  vers  qui  s'enfoncent  dans  la  vase  pour  y  cher- 
'  Il  cher  leur  proie.  C'est  la  vie,  toujours  la  vie  (182).  Ceci 
explique  comment  la  science  formait  une  partie  essentielle 
du  système  intellectuel  de  Gœthe.  Chercher,  discuter,  re- 
garder, spéculer,  en  un  mot,  aura  toujours  été  la  plus 
douce  chose,  quoi  qu'il  en  soit  de  la  réalité  (183).  Quelque 
Werther  qu'on  puisse  être,  il  y  a  tant  de  plaisir  à  décrire 
tout  cela  que  la  vie  en  redevient  colorée!  Gœthe,  j'en 
suis  sûr,  n'a  jamais  été  tenté  de  se  tirer  un  coup  de  pis- 
tolet. Il  n'est  pas  impossible  que  l'humanité  finisse,  et 
qu'un  jour  nous  n'ayons  travaillé  que  pour  la  mer  ou  les 

20 


i 


450  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

volcans,  pour  les  glaces  ou  les  flammes.  Maïs  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  la  connaissance  et  la  réalisation  du  beau 
auront  eu  leur  prix,  et  que  la  science,  comme  la  vertu,  pose 
dans  le  monde  des  faits  d'une  indiscutable  valeur. 

Les  mystiques  chrétiens  ont  développé  sous  toutes  les 
formes  ce  thème  favori  que  Marie,  symbole  de  la  contem- 
plation, a  dès  ce  monde  la  meilleure  part,  et  que  celui  qui 
a  embrassé  la  vie  parfaite  trouve  ici -bas  une  récom- 
pense suffisante.  Cela  est  vrai  à  la  lettre  de  la  science. 
Une  des  plus  nobles  âmes  des  temps  modernes,  FTcIïte, 
nous  assure  qu'il  était  arrivé  au  bonheur  parfait  et  que 
par  moments  il  goûtait  de  telles  jouissances,  qu'il  en  avait 
presque  peur  (184).  Le  pauvre  homme  !  en  même  temps  il 
mourait  de  misère.  Que  de  fois,  dans  ma  pauvre  chambre, 
au  milieu  de  mes  livres,  j'ai  goûté  la  plénitude  du  bon 
heur,  et  j'ai  défié  le  monde  entier  de  procurer  à  qui  que 
ce  soit  des  joies  plus  pures  que  celles  que  je  trouvais  dans 
l'exercice  calme  et  désintéressé  de  ma  pensée  !  Que  de  fois, 
laissant  tomber  ma  plume,  et  abandonnant  mon  âme  à  ces 
mille  sentiments  qui,  en  se  croisant,  produisent  un  sou- 
lèvement instantané  de  tout  notre  être,  j'ai  dit  au  ciel  : 
Donne-moi  seulement  la  vie,  je  me  charge  du  reste! 

Plût  à  Dieu  que  toutes  les  âmes  vives  et  pures  fussent 
convaincues  que  la  question  de  l'avenir  de  l'humanité  est 
tout  entière  une  question  de  doctrine  et  de  croyance,  et  que 
la  philosophie  seule,  c'est-à-dire  la  recherche  rationnelle, 
est  compétente  pour  la  résoudre  !  La  révolution  réellement 
efficace,  celle  qui  donnera  la  forme  à  l'avenir,  ne  sera  pas 
une  révolution  politique,  ce  sera  une  révolution  reli- 
gieuse et  morale.  La  politique  a  fourni  tout  ce  qu'elle 
pouvait  fournir;  c'est  désormais  un  champ  aride  et 
épuisé,  une  lutte  de  passions  et  d'intrigues,  fort  indiffé- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  451 

renies  pour  l'humanité,  intéressantes  seulement  pour  ceux 
qui  y  prennent  une  action.  Il  y  a  des  époques  où  toute 
la  question  est  dans  la  politique  :  ainsi,  par  exemple,  à  la 
limite  du  moyen  âge  et  des  temps  modernes,  à  l'époque 
de  Philippe  le  Bel,  de  Louis  XI,  les  docteurs  et  les 
penseurs  étaient  peu  de  chose,  ou  n'avaient  de  valeur 
réelle  qu'en  tant  qu'ils  servaient  la  politique.  Il  en  a 
été  de  même  au  commencement  de  ce  siècle.  La  poli- 
tique alors  a  mené  le  train  du  monde;  les  gens  d'esprit 
qui  aspiraient  à  autre  chose  qu'à  amuser  leurs  contem- 
porains, devaient  se  faire  hommes  d'État,  pour  exercer 
sur  leur  époque  leur  légitime  part  d'influence.  Un  pen- 
seur sous  l'Empire  n'avait  qu'à  se  taire.  Ce  n'est  pas 
une  blâmable  ambition  qui  a  entraîné  dans  ce  tourbillon 
toutes  les  sommités  intellectuelles  de  la  première  moitié 
de  ce  siècle;  ces  hommes  éminents  ont  fait  ce  qu'ils 
devaient  faire  pour  servir  la  société  de  leur  temps.  Mais 
cet  âge  touche  à  son  terme;  le  rôle  principal  va  de  plus 
en  plus,  ce  me  semble,  passer  aux  hommes  de  la  pensée. 
A  côté  des  siècles  où  la  politique  a  occupé  le  centre  du 
mouvement  de  l'humanité,  il  en  est  d'autres  où  elle  s'est 
vue  acculée  dans  le  petit  monde  de  l'intrigue,  et  où  le 
grand  intérêt  s'est  porté  sur  les  hommes  de  l'esprit.  Soit, 
par  exemple,  le  xvni«  siècle:  qui  a  tenu  la  haute  main 
de  l'humanité  durant  ce  grand  siècle?  Quels  sont  les 
noms  qui  frappent  à  la  première  vue  jetée  sur  l'histoire 
de  cette  époque  ?  Est-ce  Choiseul  ?  est-ce  Richelieu  ?  est-ce 
Maupeou?  est-ce  Fleury?  Non;  c'est  Voltaire,  c'est 
Rousseau,  c'est  Montesquieu,  c'est  toute  une  grande 
école  de  penseurs  qui  tient  puissamment  le  siècle,  le  fa- 
çonne et  crée  l'avenir.  Que  sont  la  guerre  de  la  Succes- 
sion   d'Autriche,    la  guerre   de  Sept   ans,   le  pacte  de 


452  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

famille,  comparés  comme  événements  au  Contrat  social  ou 
à  r Esprit  des  Lois?  Les  affaires  étaient  entre  les  mains 
d'un  roi  incapable,  de  courtisans  oubliés,  de  grands 
seigneurs  sans  vues  ni  portée.  Les  vrais  personnages  his- 
toriques du  temps  sont  des  écrivains,  des  philosophes, 
des  hommes  d'esprit  ou  de  génie.  Et  ces  penseurs  se- 
mettent-ils  activement  aux  affaires  d'État,  comme  le  fera 
plus  tard  la  première  génération  du  xix«  siècle?  Nulle- 
ment; ils  restent  écrivains,  philosophes,  moralistes,  et 
c'est  par  là  qu'ils  agissent  sur  le  monde.  J'imagine  de 
jmeme  que  ceux  qui  nous  rendront  la  grande  originalité 
ïne  seront  pas  des  politiques,  mais  des  penseurs.  Ils 
grandiront  en  dehors  du  monde  officiel,  ne  songeant 
même  pas  à  lui  faire  opposition,  le  laissant  mourir  dans 
son  cercle  épuisé  (185). 

Dans  les  maigres  pâturages  des  îles  de  la  Bretagne^ 
chaque  brebis  du  troupeau,  attachée  à  un  pieu  central, 
ne  peut  brouter  une  herbe  rare  que  dans  l'étroit  rayon  de 
la  corde  qui  la  retient.  Telle  me  paraît  la  condition 
actuelle  de  la  politique  ;  elle  a  épuisé  ses  ressources  pour 
résoudre  le  problème  de  l'humanité.  La  morale,  la  philo- 
sophie, la  vraie  religion  ne  sont  pas  à  sa  portée  ;  elle 
tourne  dans  une  fatale  impuissance.  De  bonne  foi,  si  le 
salut  du  siècle  présent  devait  venir  de  Vhabileté,  espérons- 
nous  trouver  des  hommes  plus  habiles  que  M.  Guizot,. 
que  M.  Thiers?  Qui  ne  hausserait  les  épaules  en  voyant 
la  naïve  inexpérience  prétendre  mieux  faire  du  premier 
coup  que  de  tels  hommes?  Non,  on  ne  les  dépassera  pas 
en  faisant  comme  eux,  mais  en  faisant  autrement  qu'eux. 
Si  de  tels  hommes  ont  été  frappés  d'incapacité,  est-ce 
leur  faute  ?  ou  ne  serait-ce  pas  plutôt  qu'aucune  habileté 
û'cst  égale  à  la  situation  ? 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  453 

Prenons  encore  les  trois  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne. Où  se  passaient  alors  les  grandes  choses?  Où  se 
fondait  l'avenir?  Quels  étaient  les  noms  désignés  aux 
respects  des  générations  futures?  Étaient-ce  Tibère  et 
Séjan?  Étaient-ce  Galba,  Othon,  Vitellius,  qui  occupaient 
yraimcnt  le  centre  de  l'humanité,  comme  on  le  croyait 
«ans  doute  de  leur  temps?  Le  centre  du  monde,  c'était 
le  coin  de  terre  le  plus  méprisé  de  l'Orient.  Les  grands 
hommes  marqués  pour  l'apothéose  étaient  des  croyants 
^enthousiastes  fort  étrangers  aux  secrets  de  la  grande  poli- 
tique. Cinq  siècles  plus  tard,  on  ne  nommera  entre  les 
hommes  illustres  de  ce  siècle  que  Pierre,  Paul,  Jean, 
Matthieu,  pauvres  gens  qui,  assurément,  faisaient  peu 
figure.  Qu'aurait  dit  Tacite,  si  on  lui  eût  annoncé  que 
tous  ces  personnages  qu'il  fait  jouer  si  savamment 
seraient  alors  complètement  effacés  devant  les  chefs  de 
,  €es  chrétiens  qu'il  traite  avec  tant  de  mépris;  que  le 
nom  d'Auguste  ne  serait  sauvé  de  l'oubli  que  parce  qu'en 
tête  des  fastes  de  l'année  chrétienne  on  lirait  :  Impcrante 
Cœsare  Augusto,  Christiis  natiis  est  in  Beihlehem  Juda: 
qu'on  ne  se  souviendrait  de  Néron  que  parce  que,  sous  son 
règne,  souffrirent,  dit-on,  Pierre  et  Paul,  maîtres  futurs  de 
Tlome  ;  que  le  nom  de  Trajan  se  retrouverait  encore  dans 
quelques  légendes,  non  pour  avoir  vaincu  les  Daces  et 
poussé  jusqu'au  Tigre  les  limites  de  l'empire,  mais  parce 
qu'un  crédule  évéque  de  Rome  du  vi*^  siècle,  eut  un  jour 
la  fantaisie  de  prier  pour  lui?  Voilà  donc  un  immense 
développement,  sourdement  préparé  durant  trois  siècles 
-en  dehors  de  la  politique,  grandissant  parallèlement  à  la 
■société  officielle,  persécuté  par  elle,  et  qui,  à  un  certain 
jour,  étouffe  la  politique,  ou  plutôt  reste  vivant  et  fort, 
quand    le    monde    officiel    se    meurt    d'épuisement.    Si 


454  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

saint  Ambroise  fût  resté  gouverneur  de  Ligurie^  en  sup- 
posant môme  qu'il  eût  eu  de  l'avancement,  et  fût  devenu, 
comme  son  père,  préfet  des  Gaules,  il  serait  maintenant 
parfaitement  oublié.  Il  a  bien  mieux  fait  de  devenir 
évêque.  Dites  donc  encore  qu'il  n'y  a  moyen  de  servir 
rhumanité  qu'en  se  jetant  dans  la  mêlée.  Je  dis,  moi,  au 
contraire,  que  celui  qui  embrasse  de  toule  âme  cet  humi- 
liant labeur,  prouve  par  là  môme  qu'il  n'est  pas  appelé  à 
la  grande  œuvre.  Qu'est-ce  que  la  politique  de  nos 
jours?  Une  agitation  sans  principe  et  sans  loi,  un  combat 
d'ambitions  rivales,  un  vaste  théâtre  de  cabales,  de 
luttes  toutes  personnelles.  Que  faut-il  pour  y  réussir,  pour 
être  possible,  comme  l'on  dit  ?  une  vive  originalité  ?  une 
pensée  ardente  et  forte  ?  une  conviction  impétueuse  ?  Ce 
sont  là  au  succès  d'invincibles  obstacles  ;  il  faut  ne  pas 
penser  ou  ne  pas  dire  sa  pensée  ;  il  faut  user  tellement 
sa  personnalité,  qu'on  n'existe  plus  ;  songer  toujours  à 
dire,  non  pas  ce  qui  est,  mais  ce  qu'il  convient  de  dire  ; 
s'enfermer  en  un  mot  dans  un  cercle  mort  de  conven- 
tions et  de  mensonges  officiels.  Et  vous  croyez  que  ce 
sera  de  là  que  sortira  ce  dont  nous  avons  besoin,  une 
sève  originale,  une  nouvelle  manière  de  sentir,  un  dogme 
capable  de  passionner  de  nouveau  l'humanité?  Autant 
vaudrait  espérer  que  le  scepticisme  engendrera  la  foi, 
et  qu'une  religion  nouvelle  sortira  des  bureaux  d'un 
ministère  ou  des  couloirs  d'une  assemblée. 

La  plus  haute  question  de  la  politique  est  celle-ci  :  Qui 
sera  ministre?  Mais  l'humanité  sera-t-elle  plus  avancée, 
je  vous  prie,  si  c'est  M.**  ou  M.'^'^*  qui  tient  le  porte- 
feuille? Je  vous  affirme  que  M.***  sait  tout  aussi  peu 
que  M.**  le  fin  mot  des  choses,  que  le  problème  ne  sera 
pas  plus  près  de  sa  solution  qu'il  ne  l'était  auparavant. 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  455 

que  tout  cela  est  aussi  insignifiant  que  quand  on  se  de- 
mandait à  Rome  si  ce  serait  Didius  Julien  ou  Flavius 
Sulpicianus  qui  l'emporterait  à  l'enchère,  et  que  les  sept 
cent  cinquante  personnes  intelligentes  qui  sont  là  atten- 
tives autour  de  cette  arène,  saisissant  avidement  toutes 
les  péripéties  du  combat,  perdent  leur  temps  et  leur 
peine.  Là  n'est  pas  le  lieu  des  grandes  choses.  Ce  qu'il 
faut  à  l'humanité,  c'est  une  morale  et  une  foi  ;  ce  sera 
des  profondeurs  de  la  nature  humaine  qu'elle  sortira, 
et  non  des  chemins  battus  et  inféconds  du  monde  offi- 
ciel. 

Considérez  combien  est  humiliant,  aux  époques  comme 
la  nôtre,  le  rôle  de  Thomme  politique.  Banni  des  hautes 
régions  de  la  pensée,  déshérité  de  l'idéal,  il  passe  sa  vie 
à  des  labeurs  ingrats  et  sans  fruit,  soucis  d'administra- 
tion, complications  bureaucratiques,  mines  et  contre- 
mines  d'intrigues.  Est-ce  la  place  d'un  philosophe?  Le 
poUtique  est  le  goujat  de  l'humanité  et  non  son  inspira- 
teur. Quel  est  l'homme  amoureux  de  sa  perfection  qui 
voudra  s'engager  dans  cet  étouflfoir  ? 

M.  de  Chateaubriand  a,  je  crois,  soutenu  quelque 
part  que  l'intrusion  des  hommes  de  lettres  dans  la  poli- 
tique active  signale  l'affaiblissement  de  l'esprit  politique 
chez  une  nation.  C'est  une  erreur  ;  cela  prouve  un  aflfai 
blissement  de  l'esprit  philosophique,  de  la  spéculation, 
de  la  littérature  ;  cela  prouve  que  l'on  ne  comprend  plus 
la  valeur  et  la  dignité  de  l'intelligence,  puisqu'elle  ne 
suffit  plus  à  occuper  les  esprits  distingués  :  cela  prouve 
enfin  que  le  règne  a  passé  de  l'esprit  et  de  la  doctrine 
à  l'intrigue  et  à  la  petite  activité.  Mais  cette  activité  ne 
tardera  pas  à  se  proclamer  elle-même  impuissante,  et  l'on 
comprendra  alors  que  la  grande  révolution  ne  viendra 


456  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

pas  des  hommes  d'action,  mais  des  hommes  de  pensée  et 
de  sentiment,  et  on  laissera  ce  vulgaire  labeur  aux 
esprits  inquiets,  et  toutes  les  âmes  nobles  et  élevées, 
abandonnant  la  terre  à  ceux  qui  en  ont  le  goût,  tenant 
pour  choses  indifférentes  les  formes  de  gouvernement, 
les  noms  des  gouvernants  et  leurs  actes,  se  réfugieront 
sur  les  hauteurs  de  la  nature  humaine,  et,  brûlant  de 
l'enthousiasme  du  beau  et  du  vrai,  créeront  cette  force 
nouvelle  qui,  descendant  bientôt  sur  la  terre,  renversera 
les  frêles  abris  de  la  politique,  et  deviendra  à  son  tour  la 
loi  de  l'humanité.  Il  ne  faut  pas  demander  aux  gouverne- 
ments plus  qu'ils  ne  peuvent  donner.  Ce  n'est  pas  à  eux 
de  révéler  à  l'humanité  la  loi  qu'elle  cherche.  Tout  ce 
qu'on  peut  leur  demander,  aux  époques  comme  la  nôtre, 
c'est  de  maintenir  tant  bien  que  mal  les  conditions  de 
Ja  vie  extérieure,  de  manière  qu'elle  soit  toîérable.  Il 
faut  souhaiter  aussi,  sans  l'espérer,  qu'ils  ne  persécutent 
pas  trop  les  efforts  dans  le  sens  nouveau.  L'humanité 
fera  le  reste,  sans  demander  permission  à  personne. 

Nul  ne  peut  dire  de  quel  point  du  ciel  apparaîtra  l'astre 
de  cette  rédemption  nouvelle.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que 
les  bergers  et  les  mages  l'apercevront  encore  les  premiers, 
c'est  que  le  germe  est  déjà  posé,  et  que,  si  nous  savions 
voir  le  présent  avec  les  yeux  de  l'avenir,  nous  démêlerions 
dans  la  complication  de  l'actuel  la  fibre  imperceptible  qui 
portera  la  vie  à  l'avenir.  C'est  au  sein  de  la  putréfaction 
que  se  développe  le  germe  de  la  vie  future,  et  personne 
n'a  droit  de  dire  :  Celle-ci  est  une  pierre  réprouvée  ;  car 
peut-être  sera-ce  la  pierre  angulaire  de  l'édifice  futur.  Un 
sage  des  premiers  siècles  eût-il  jamais  pu  croire  que 
l'avenir  était  à  cette  secte  méprisée,  insociable,  convaincue 
de  la  haine  du  genre  humain,  qui  ne  se  présentait  à 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  457 

l'imaginai  ion  qu'avec  de  nocturnes  mystères  et  d'odieuses 
orgies  ?  Nos  beaux  esprits  eussent  eu  contre  la  doctrine 
nouvelle  toute  l'antipathie  qu'ils  ont  contre  les  novateurs 
•de  nos  jours.  Ces  chrétiens  leur  eussent  semblé  une  plèbe 
vile,  ignorante  et  superstitieuse.  Il  est  certain  que  plu- 
sieurs sectes  chrétiennes  justifiaient  les  calomnies  des 
païens.  La  ligne  que  depuis  on  a  tirée  entre  l'Église 
orthodoxe  et  les  sectes  gnostiques  était  alors  bien  indécise; 
tout  cela  faisait  corps,  et  il  y  avait  solidarité  des  uns  aux 
-autres.  Dans  la  secte  orthodoxe  elle-même,  que  de  taches 
à  nos  yeux.  Les  médecins  ont  un  nom  pour  désigner 
•ceux  qui  croient  posséder  le  don  des  langues,  de  prédi- 
cation, de  prophétie.  Que  dire  de  ceux  qui  attendent 
tous  les  jours  la  fin  du  monde  et  la  venue  d'un  corps 
humain  qui  descendra  du  ciel  pour  régner  ?  Les  extrava- 
gances de  nos  fous  du  phalanstère  ne  sont  rien  auprès 
de  celles  de  ces  premiers  enthousiastes.  Jean  Journet,  de 
nos  jours,  a  été  mis  à  Bicetre  ;  or  Jean  Journet  ne  croit 
pas  faire  de  miracles,  parler  des  langues  qu'il  n'a  pas 
-apprises,  avoir  été  au  troisième  ciel,  etc.  Notre  Journal 
des  Débats  eût  fait  gorge  chaude  de  ces  gens-là,  et  cepen- 
<iant  ils  ont  vaincu,  et  quatre  siècles  après,  les  plus  beaux 
génies  se  sont  fait  gloire  d'être  leurs  disciples,  et,  au 
XIX®  siècle  encore,  des  intelligences  distinguées  les  tien- 
nent pour  des  inspirés.  La  mauvaise  couleur  d'un  mouve- 
ment n'est  jamais  un  argument  décisif.  Je  verrais  un 
mouvement  populaire  du  plus  odieux  caractère,  une 
vraie  jacquerie,  l'égoïsme  disant  à  l'égoïsme  :  La  bourse 
ou  la  vie,  que  je  m'écrierais  :  Vive  l'humanité  !  voilà  de 
belles  choses  qui  se  fondent  pour  l'avenir.  Les  grandes 
apparitions  sont  toujours  accompagnées  d'extravagances; 
<clles  n'arrivent  à  une  grande  puissance  que  quand  des 


-\ 


458  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

esprits  philosophiques  leur  ont  donné  la  forme.  Qui  sait 
si  le  phalanstère  n'aura  pas  été  la  gnose,  l'aberration 
folle  du  mouvement  nouveau?  Il  est  indubitable  au  moins 
que  la  région  est  sufTisamment  désignée,  et  que,  pour 
savoir  d'où  viendra  la  religion  de  l'avenir,  il  faut  tou- 
jours regarder  du  côté  de  Liberté,  égalité,  fraternité. 

C'est  donc  à  l'âme,  à  la  pensée,  qu'il  faut  revenir.  Or 
la  pensée  désormais  ne  pourra  sérieusement  s'exercer  que 
sous  la  forme  de  science  rationnelle.  Il  semble,  au  pre- 
mier coup  d'œil,  que  la  science  a  peu  influé  jusqu'ici 
sur  le  développement  des  choses.  Faites  le  tableau  des 
hommes  d'intelhgence  qui  ont  puissamment  poussé  à  la 
roue,  vous  aurez  des  penseurs  et  des  écrivains,  comme 
Luther,  Voltaire,  Rousseau,  Chateaubriand,  Lamartine, 
mais  très  peu  de  savants  ou  de  philosophes  techniques. 
Les  quatre  mots  que  Voltaire  savait  de  Locke  ont  fait  plus 
pour  la  direction  de  l'esprit  humain  que  le  livre  de  Locke. 
Les  quelques  bribes  de  philosophie  allemande  qui  ont 
passé  le  Rhin,  combinées  d'une  façon  claire  et  superfi- 
cielle, ont  fait  une  meilleure  fortune  que  les  doctrines 
elles-mêmes.  Telle  est  la  manière  française;  on  prend  trois 
ou  quatre  mots  d'un  système,  suffisants  pour  indiquer  un 
esprit;  on  devine  le  reste,  et  cela  va  son  chemin.  L'huma- 
nité, il  faut  le  reconnaître,  n'a  pas  marché  jusqu'ici  d'une 
manière  assez  savante,  et  bien  des  choses  ont  été  (passez- 
moi  le  mot)  bâclées,  dans  la  marche  de  l'esprit  humain. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  si  le  genre  humain 
était  sérieux  comme  il  devrait  l'être,  la  raison  éclairée  et 
compétente  en  chaque  ordre  de  choses  gouvernerait  le 
monde.  Or,  la  raison  éclairée  et  spécialement  compétente, 
qu'est-ce  autre  chose  que  la  science  ?  En  supposant  même 
que  l'érudit  ne  dût  jamais  figurer  dans  la  grande  histoire 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  459 

de  l'humanité,  son  travail  et  ses  résultats,  assimilés  par 
d'autres  et  élevés  à  leur  seconde  puissance,  y  trouveront 
leur  place  par  cette  influence  secrète  et  cette  intime  infil- 
tration qui  fait  qu'aucune  partie  de  l'humanité  n'est 
fermée  pour  l'autre. 

L'Allemagne  contemporaine  nous  offre  un  des  rares 
exemples  des  effets  directs  de  la  science  sur  la  marche  des 
événements  politiques.  L'idée  de  l'unité  allemande  est 
venue  par  la  science  et  la  littérature.  Ce  peuple  semblait 
résigné  à  la  mort,  il  avait  perdu  toute  conscience  et  ne 
comptait  plus  comme  individualité  dans  le  monde,  quand 
un  groupe  incomparable  de  génies,  Gœthe,  Schiller,  Kant, 
Beethoven  sont  venus  le  révéler  à  lui-même.  Ce  sont  là 
les  vrais  fondateurs  de  l'unité  allemande  ;  du  moment  où 
toutes  les  parties  de  ce  beau  pays  se  sont  retrouvées  dans 
la  langue,  la  gloire  et  le  génie  de  ces  grands  hommes,  elles 
ont  senti  le  lien  qui  les  unissait,  et  elles  ont  dû  tendre  à 
le  réaliser  politiquement.  De  là  vient  un  fait  caractéris- 
tique, la  couleur  savante,  poétique,  littéraire  de  ce  mou- 
vement, depuis  Arndt,  Kleist,  Sand,  jusqu'à  cette  assemblée 
de  docteurs,  dont  la  maladresse  et  la  gaucherie  ont  pu  faire 
sourire  l'Europe  et  compromettre,  mais  non  perdre,  une 
idée  désormais  fondée. 


XXÏII 


Je  visitais  un  jour  ce  palais  transformé  en  Musée,  sur  le 
front  duquel  une  pensée  de  large  éclectisme  a  fait  écrire  : 
A  toutes   les  gloires  de   la    France,   J'avais  parcouru  la 


460  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

galerie  des  Batailles,  la  salle  des  Maréchaux,  celles  des 
diverses  campagnes;  j'avais  vu  des  sacres  de  rois  ou  d'em- 
pereurs, des  cérémonies  royales,  des  prises  de  villes, 
des  généraux,  des  princes,  des  grands  seigneurs,  des  fi- 
gures sottes  ou  insolentes,  quand  tout  à  coup  je  me  pris 
à  me  demander  :  Où  est  donc  la  place  de  l'esprit  ?  Voilà 
les  grands  de  chair,  des  fats,  des  gens  sans  idée,  sans 
morale,  qui  ont  bien  peu  fait  pour  l'humanité.  Mais  où 
est  donc  la  galerie  des  saints,  la  galerie  des  philosophes,  la 
galerie  des  poètes,  la  galerie  des  savants,  la  galerie  des 
penseurs  ?  Je  vois  Louis  XIV  fondant  je  ne  sais  quel  ordre 
nobiliaire,  et  je  ne  vois  pas  Vincent  de  Paul  fondant  la 
charité  moderne  ;  je  vois  des  scènes  de  cour  plus  ou  moins 
insignifiantes,  et  je  ne  vois  pas  Abélard,  au  milieu  de  ses 
disciples,  discutant  les  problèmes  du  temps  sur  la  mon- 
tagne Sainte- Geneviève;  je  vois  le  serment  du  Jeu  de 
Paume,  et  je  ne  vois  pas  Descartes,  enferme  dans  son  poêle, 
jurant  de  ne  pas  lâcher  prise  qu'il  n'ait  découvert  la  phi- 
losophie. Je  vois  des  physionomies  brutales,  grossières, 
«ans  idéal,  et  je  ne  vois  pas  Gerson,  Calvin,  Molière, 
Rousseau,  Voltaire,  Montesquieu,  Condorcet,  Lavoisier, 
Laplace,  Chénier.  Bossuet  et  Fénelon  y  sont  plutôt  à  titre 
de  courtisans  qu'à  titre  d'hommes  de  l'esprit.  Serait-ce 
que  Rousseau  et  Montesquieu  auraient  moins  fait  pour  la 
gloire  de  la  France  et  le  progrès  de  l'humanité  que  tel 
général  obscur  ou  tel  courtisan  oublié  ?  C'en  est  fait,  me 
disais-je,  l'esprit  est  déshérité...  Mais  non.  Au-dessus 
des  uniformes  terrasses  du  palais-musée,  voyez  s'élever  ce 
majestueux  édifice  que  couronne  le  signe  du  Christ. 
Entrez,  et  dites- moi  si  aucune  gloire  vaut  la  gloire  de 
celui  qui  siège  là-bas.  Napoléon,  dont  le  nom  a  fait  des 
miracles,  ne  trône  pas  sur  un  autel.  Dieu  soit  loué  !  la 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  4fit 

plus  belle  place  est  encore  à  l'esprit.    Les  autres  ont  le 
palais,  lui  a  le  temple. 

Aux  yeux  du  philosophe,  la  gloire  de  l'esprit  est  la 
seule  véritable,  et  il  est  permis  de  croire  qu'un  jour  les 
philosophes  et  les  savants  hériteront  de  la  gloire  que, 
durant  sa  période  d'antagonisme  et  de  brutalité,  l' huma- 
nité aura  dû  décerner  aux  exploits  militaires.  Je  ne  saurais 
approuver  les  lieux  communs  que  l'on  a  coutume  de 
débiter  contre  les  conquérants;  il  faut  être  bien  superficiel 
pour  ne  voir  dans  Alexandre  qu'un  écervelé,  qui  mit 
rAsie  en  cendres.  La  guerre  et  la  conquête  ont  pu  être, 
dans  le  passé,  un  instrument  de  progrès  ;  c'était  une 
manière,  à  défaut  d'autre,  de  mettre  les  peuples  en  con- 
tact et  de  réaUser  l'unité  de  l'humanité.  Où  en  serait 
l'humanité  sans  la  conquête  d'Alexandre,  sans  la  conquête 
romaine  ?  Mais  quand  le  monde  sera  rationaliste,  le  plus 
grand  homme  sera  celui  qui  aura  le  plus  fait  pour  les 
idées,  qui  aura  le  plus  cherché,  le  plus  découvert.  La 
bataille  ne  sera  pas  gastrosophique,  comme  le  voulait 
Fourier;  elle  sera  philosophique.  Depuis  l'origine  c'est  l'es- 
prit qui  a  mené  les  choses  (christianisme,  croisade,  Ré- 
forme, Révolution,  etc.),  et  pourtant  l'esprit  est  resté 
humble,  méconnu,  persécuté.  Napoléon  n'a  pas  remué  le 
monde  aussi  profondément  que  Luther^  et  pourtant  que 
fut  Luther  toute  sa  vie  ?  Un  pauvre  moine  défroqué,  qui 
n'échappa  à  ses  ennemis  que  parce  qu'il  plut  à  quelques 
petits  princes  de  le  prendre  sous  leur  protection  ?  Si 
quelque  chose  prouve  la  force  intime  de  spéculation  qui 
est  dans  la  nature  humaine,  c'est  que,  malgré  la  triste 
part  faite  jusqu'ici  aux  penseurs,  il  y  ait  eu  des  hommes 
capables  de  dévouer  leur  vie  aux  injures,  à  la  persécution, 
à  la  pauvreté,  pour  la  recherche  désintéressée  du   vrai^ 


462  .    L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

Quand  on  songe  que  tout  le  mouvement  intellectuel  ac- 
compli jusqu'ici  a  été  réalisé  par  des  hommes  malheureux, 
souffrants,  harcelés  de  peines  intérieures  et  extérieures,  et 
que  nous-mêmes  nous  en  recueillons  la  tradition,  d'un 
cœur  agité,  au  milieu  des  craintes  et  des  angoisses,  on 
prend  en  meilleure  estime  cette  nature  humaine,  capable 
de  poursuivre  si  énergiquement  un  objet  idéal. 

n  est  temps,  définitivement,  de  revenir  à  la  vérité  de 
la  vie,  et  de  renoncer  à  tout  cet  artifice  de  convention, 
reste  de  nos  distinctions  aristocratiques  et  de  la  société 
artificielle  du  xvn^  siècle  ;  il  est  temps  de  revenir  à  la 
vérité  des  mœurs  antiques.  Prenez  Platon,  Socrate,  Alci- 
biade,  Aspasie  ;  imaginez-les  vivant,  agissant  d'après  les 
ravissants  tableaux  que  nous  en  a  laissés  l'antiquité,  Platon 
surtout.  Ont-ils  cette  morgue  froide,  insignifiante  et  tirant 
son  prix  de  son  insignifiance,  qui  est  le  ton  des  salons 
aristocratiques  ?  Ont-ils  ce  ton  niais,  ce  rire  sans  délica- 
tesse, cette  face  plate  et  prosaïque,  cette  manière  de 
prendre  la  vie  comme  une  affaire,  qui  est  celle  de  la 
bourgeoisie  ?  Ont-ils  cette  grossièreté,  ce  regard  émoussé, 
cette  face  dégradée  qui,  je  le  dis  avec  tristesse  et  sans 
ridée  d'un  reproche,  est  la  manière  du  peuple  ?  Non.  Ils 
sont  vrais,  ils  sont  hommes. 

Les  âmes  honnêtes  des  siècles  raffmés,  Rousseau,  par 
exemple.  Tacite  peut-être,  par  réaction  contre  l'artificiel  et 
le  mensonge  de  la  société  de  leur  temps,  se  reportent  sou- 
vent avec  complaisance  vers  l'état  sauvage ,  qu'ils  appel- 
lent l'état  de  nature.  Innocente  illusion  qui  ne  convertit 
personne ,  et  n'inspire  aux  raffmés  qu'une  très  facile  ré- 
signation. On  lit  avec  plaisir  ces  éloquentes  déclamations  ; 
on  les  accepte  comme  des  thèmes  donnés,  mais  quoi  qu'en 
dise  Voltaire,  il  ne  prend  envie  à  personne  en  lisant  Rous- 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  463 

seau  de  marcher  à  quatre  pieds.  ïl  est  puéril  d'en  appeler 
I  contre  la  civilisation  raffinée  à  l'état  sauvage  ;  il  faut  en 
j  appeler  à  la  civilisation  vraie,  dont  la  Grèce  nous  offre 
un  incomparable  exemple.  Ce  qu'il  nous  faut,  en  fait  de 
mœurs,  c'est  la  Grèce  moins  l'esclavage.  Où  trouver  une 
plus  large  part  faite  à  l'individu ,  plus  d'originalité  per- 
sonnelle, plus  de  spontanéité,  plus  de  dignité?  Nous  ne 
comprenons,  nous  autres,  que  la  majesté  royale  ou  aris- 
tocratique. La  majesté  de  l'idéal  se  confond  pour  nous 
avec  celle  de  la  religion,  que  nous  reléguons  par  delà  l'hu- 
manité, et  quant  à  la  majesté  du  peuple,  nous  ne  la 
comprenons  pas,  parce  qu'elle  n'existe  pas.  Athènes,  au 
j  contraire ,  c'est  l'humanité  pure.  M.  de  Maistre  a  dit  que 
la  majesté  est  toute  romaine.  Non  certes.  Le  Jupiter  Olym- 
pien et  la  Pallas  grecque,  Sal aminé  et  le  Pirée,  le  Pnyx 
et  l'Acropole  ont  leur  majesté  ;  mais  cette  majesté  est 
vraie  et  populaire  ;  au  lieu  que  la  majesté  romaine  est 
montée,  machinée.  Il  n'y  avait  pas  deux  tons  à  Athènes  ; 
au  contraire ,  les  fines  mœurs  du  temps  d'Auguste  étaient 
à  peu  près  celles  de  notre  aristocratie,  et  à  côté  de  cela  se 
trouvait  un  peuple  ridicule. 

Il  n'y  a  de  majesté  que  celle  de  l'humanité  vraie,  celle 
de  la  poésie,  celle  de  la  religion,  celle  de  la  morale.  Les 
autres  prestiges  à  un  certain  jour  deviennent  ridicules.  Il 
est  dans  la  force  des  choses  que  tout  ce  qui  n'a  été  imposé 
que  par  surprise,  excite  le  rire,  dès  que  le  prestige  est  dé- 
truit. On  veut  se  venger  de  ses  respects  passés,  sitôt  que 
l'échafaudage  est  dépouillé  de  sa  tenture.  Il  faut,  pour 
les  grossières  illusions  du  respect  extérieur,  une  simplicité 
que  nous  n'avons  plus  ;  nous  sommes  trop  fins  pour  ne 
pas  soulever  le  voile.  Nous  avons  abattu  la  vieille  idole 
du  respect  :  une  idole  ne  se  relève  pas.  Comment,  je  vous 


464  L'AVENIR  DE   LA  SCIENCE. 

prie,  se  donner  da  respect?  Comment  faire  revivre  par  la 
réflexion  ce  qui  avait  pour  condition  essentielle  l'absence 
de  la  réflexion?  L'enfant  peut  avoir  peur  de  la  figure 
qu'il  a  barbouillée;  mais,  une  fois  qu'il  en  a  ri,  ne  se 
rappellera-t-il  pas  toujours  qu'il  a  barbouillé  ce  visage  pour 
se  faire  peur  à  lui-même  ! 

La  condition  essentielle  d'un  spectacle  de  marionnettes^ 
c'est  de  ne  pas  apercevoir  le  fil.  Les  simples  prennent  la 
chose  au  sérieux ,  à  peu  près  comme  si  ces  pantins  étaient 
des  personnes  réelles  ;  les  habiles  s'en  amusent,  lors  même 
qu'ils  verraient  un  peu  le  fil  ;  car  après  tout,  ils  savent 
fort  bien  qu'il  y  en  a  un.  Mais  si  les  demi-habiles  ont  le 
malheur  de  l'apercevoir,  ils  ont  bien  soin  de  se  moquer  du 
spectacle,  pour  prouver  qu'ils  ne  sont  pas  dupes.  11  en  est 
ainsi  du  respect  :  le  respect  est  naturel  chez  les  simples  ;  les 
superficiels  s'en  défendent  avec  une  fatuité  très  comique  ;  il 
renaît  chez  les  sages  par  une  vue  supérieure.  Les  sages 
savent  qu'il  y  a  un  fil  sous  tout  cela,  mais  que  ce  n'est 
pas  la  peine  de  faire  tant  de  fracas  d'une  découverte  aussi 
simple.  Les  superficiels,  au  contraire,  crient,  tempêtent 
qu'il  faut  à  tout  prix  délivrer  l'humanité  de  ces  préjugés. 
«  Il  faut  avoir  une  pensée  de  derrière,  dit  Pascal,  et  ju- 
ger du  tout  par  là,  en  parlant  cependant  comme  le 
peuple.  »  Mais,  quand  le  nombre  des  finassicrs  est  trop 
considérable,  toute  piperie  devient  impossible  :  car  il  de- 
vient alors  de  bon  ton  de  faire  le  malin  et  de  dire  aux 
simples  :  «  Ah  !  que  vous  êtes  bons  de  vous  y  laisser 
prendre.  »  Alors  il  faut  y  aller  simplement,  et  ne  réclamer 
de  respect  que  pour  les  choses  réellement  respectables. 

L'avènement  de  la  bourgeoisie  a  opéré,  il  faut  l'avouer, 
une  grande  simplification  dans  nos  mœurs.  Notre  cos- 
tume est  bien  étroit  et  bien  artificiel  comparé  à  l'ampleur 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  465 

simple  et  noble  du  costume  antique  :  mais  enfin  ce  n'est 
plus  un  mensonge  comme  celui  de  l'ancienne  aristocratie. 
11  y  a  encore  beaucoup  à  faire  :  il  faut  simplifier  et  enno- 
blir. La  bourgeoisie  d'ailleurs  a  eu  parfois  le  tort  de  cher- 
cher à  revenir  aux  vieux  airs  de  la  noblesse  ;  à  quoi  elle 
n'a  nullement  réussi,  et  par  là  elle  s'est  rendue  ridicule. 
Car  rien  de  plus  ridicule  qu'une  imitation  manquée  de 
la  majesté.  Ce  qu'il  nous  faut,  c'est  la  vraie  politesse,  la 
vraie  douceur,  la  vie  prise  à  plein  et  dans  sa  vérité, 
la  vertu  se  traduisant  dans  les  manières  par  l'aménité  et  la 
grâce.  Les  républicains  prétendus  austères  se  font  une 
étrange  illusion,  en  croyant  qu'on  peut  bannir  de  l'hu- 
manité lïdée  de  majesté.  Mieux  vaudrait  l'ancienne  ido- 
lâtrie, entourant  de  splendeur  quelques  individus,  que  cette 
pale  vie  où  la  majesté  de  l'humanité  ne  serait  pas  repré- 
sentée. Mais  il  vaut  mieux  encore  revenir  à  la  vérité,  et 
ne  reconnaître  d'autre  majesté  que  celle  de  la  nation 
et  de  l'idéal. 

Ces  mœurs,  je  les  appellerais  volontiers  des  mœurs  dé- 
mocratiques ,  en  ce  sens  qu'elles  ne  reposent  sur  aucune 
distinction  artificielle  (18(5),  mais  seulement  sur  les  rela- 
tions naturelles  et  morales  des  hommes  entre  eux.  On 
s'imagine  souvent  que  des  mœurs  démocratiques  sont  des 
mœurs  de  cabaret,  et  c'est  un  peu  la  faute  de  ceux  qui 
ont  confisqué  ce  nom  à  leur  profit.  Mais  les  vraies  mœurs 
démocratiques  seraient  les  plus  cliarmantes,  les  plus  dou- 
ces, les  plus  aimables.  Elles  ne  seraient  que  la  morale  elle- 
même,  plus  ou  moins  belle,  plus  ou  moins  harmonieuse, 
selon  que  les  individus  seraient  plus  ou  moins  heureuse- 
ment doués.  Ce  seraient  les  mœurs  des  poèmes  et  des  ro- 
mans idéaux,  où  les  sentiments  humains  se  feraient  jour 
dans  toute  leur  naïveté  première,  sans  air  bourgeois  ni  raf- 

30 


•^ 


466  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

fmé.  Les  vraies  mœurs  démocratiques  supposeraient,  d'une 
part,  l'abolition  du  salon  aristocratique  et  du  café,  d'autre 
part,  l'extension  des  relations  de  famille  et  des  réunions 
publiques.  Il  est  vrai  qu'à  ce  dernier  égard  notre  société 
offre  une  lacune  difficile  à  combler.  Nous  n'avons  rien 
d'analogue  à  Vécole  antique.  Notre  école  est  exclusivement 
destinée  à  l'enfance  et  par  là  vouée  à  un  demi-ridicule, 
comme  tout  ce  qui  est  pédagogique  ;  notre  e-lub  est  tout 
politique,  et  pourtant  il  faut  à  l'homme  dos  réunions 
spirituelles.  L'école  ancienne  était  pour  tous  les  âges  le  gym- 
nase de  l'esprit.  Le  sage,  comme  Socrate,  Stilpon,  Anli- 
sthène,  Pirrhon,  n'écrivant  pas,  mais  parlant  à  des  dis- 
ciples ou  habitués  (oi  cuvovte;),  est  maintenant  impossible. 
L'entretien  philosophique,  tel  que  Platon  nous  l'a  conservé 
dans  ses  dialogues  (187),  la  Sympasie  antique,  ne  se 
conçoivent  plus  de  nos  jours  (188).  L'Église  et  la  presse  ont 
tué  l'école.  Maintenant  que  l'Église  n'est  plus  rien  pour 
le  peuple,  qui  la  remplacera  ? 

Ce  qu'on  appelle  la  société  est  loin  d'être  favorable  au 
développement  des  jolies  mœurs  et  des  beaux  caractères. 
Je  n'oserais  pas  dire,  si  M.  Michelet  ne  l'avait  dit  avant 
moi  :  «  Après  la  conversation  des  hommes  de  génie  et 
des  savants  très  spéciaux,  celle  du  peuple  est  certainement 
la  plus  instructive.  Si  l'on  ne  peut  causer  avec  Béranger, 
Lamennais  ou  Lamartine,  il  faut  s'en  aller  dans  les  champs 
et  causer  avec  un  paysan.  Qu'apprendre  avec  ceux  du 
milieu  ?  Pour  les  salons ,  je  n'en  suis  sorti  jamais  sans 
trouver  mon  cœur  diminué  et  refroidi.  »  L'impression 
iqui  me  reste  en  sortant  d'un  salon,  c'est  le  désespoir 
^  de  la  civilisation.  Si  la  civilisation  devait  fatalement  abou- 
tir à  cet  avortement,  si  le  peuple  à  son  tour,  devait  s'user 
de  la  sorle,    et,  au  bout  de  quelques  siècles,  s'affadir  au 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE  467 

•sein  de  la  vanité  et  du  plaisir,  Caton  aurait  raison,  il  fau- 
drait envisager  comme  des  instruments  de  mollesse  et 
briser  sagement  tout  ce  qui  est  à  nos  yeux  instrument  de 
culture  et  de  perfectionnement,  mais  qui,  dans  cette  hypo- 
thèse, ne  servirait  qu'à  faire  des  générations  avides  de  ser- 
[Titudepour  vivre  à  l'aise.  Rien  n'égale,  en  province  sur- 
tout, lanuUité  de  la  vie  bourgeoise,  et,  je  ne  vois  jamais 
sans  tristesse  et  sans  une  sorte  d'effroi  l'affaiblissement 
physique  et  moral  de  la  génération  qui  s'élève  ;  et  pour- 
tant ce  sont  les  petits-fils  des  héros  de  la  grande  épopée  ! 
Je  m'entends  mieux  avec  les  simples,  avec  un  paysan,  un 
ouvrier,  un  vieux  soldat.  Nous  parlons  à  quelques  égards 
la  même  langue,  je  peux  au  besoin  causer  avec  eux  :  cela 
m'est  radicalement  impossible  avec  un  bourgeois  vulgaire  : 
nous  ne  sommes  pas  de  la  même  espèce. 

Hermann  n'a  vécu  qu'avec  lui-même,  sa  famille  et 
quelques  amis.  Avec  eux  il  est  naïf,  vrai,  plein  de  verve; 
il  touche  le  ciel.  En  société,  il  est  d'une  insoutenable  bê- 
tise, et  condamné  au  mutisme  par  le  tour  entier  de  la 
conversation  qui  ne  lui  permet  pas  d'y  insérer  un  mot. 
S'il  s'avise  de  l'essayer,  le  ton  insolite  de  sa  voix  fait 
dresser  toutes  les  têtes  ;  c'est  une  discordance.  Il  ne  sait 
pas  rendre  de  monnaie;  veut-il  riposter,  il  tire  de  sa 
poche  de  l'or  et  pas  de  sous.  A  l'Académie  ou  au  Por- 
tique, il  eût  bien  tenu  sa  place;  il  eût  été  des  disciples 
favoris,  il  eût  figuré  dans  un  dialogue  de  Platon  comme 
Lysis  et  Charmide.  S'il  eût  vu  Dorothée  belle,  courageuse 
et  fière  au  bord  de  la  fontaine,  il  eût  osé  lui  dire  :  Laisse- 
moi  boire.  Si,  comme  Dante,  il  eût  vu  Béalrix  sortant 
■les  yeux  baissés  de  l'église  de  Florence,  peut-être  un 
rayon  eût  traversé  sa  vie,  et  peut-être  la  fille  de  Falco 
Portinari  eût-elle  souri  de  sa  peine.  Eh  bien  !  en  face  d'une 


468  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

demoiselle,  il  n'éprouve  et  ne  fait  éprouver  que  rem- 
barras. —  Votre  Hermann,  dira-t-on,  est  un  campagnard, 
qu'il  aille  au  village.  —  Nullement.  Au  village,  il  trouvera 
la  grossièreté,  l'ignorance,  l'inintelligence  des  choses  fines 
et  belles.  Or,  Hermann  est  poli  et  cultivé,  plus  raffiné 
même  que  les  hommes  de  salon,  mais  non  d'un  raffinement 
artificiel  et  factice.  Il  y  a  en  lui  un  monde  de  pensée  et 
de  sentiment,  que  ne  sauraient  comprendre  ni  la  grossière 
stupidité  ni  le  scepticisme  frivole.  C'est  l'homme  vrai 
et  sincère,  prenant  au  sérieux  sa  nature  et  adorant  les 
inspirations  de  Dieu  dans  celles  de  son  cœur. 

Le  travail  intellectuel  n'a  donc  toute  sa  valeur  que 
quand  il  est  purement  humain,  c'est-à-dire  quand  il  cor- 
respond à  ce  fait  de  la  nature  humaine  :  l'homme  ne  vit, 
pas  seulement  de  pain.  Le  grand  sens  scientifique  et. 
religieux  ne  renaîtra  que  quand  on  reviendra  à  une  con- 
ception de  la  vie  aussi  vraie  et  aussi  peu  mêlée  de  factice, 
que  celle  qu'on  doit  se  faire,  ce  me  semble,  seul  au  milieu 
des  forêts  de  l'Amérique,  ou  que  celle  du  brahmane, 
quand,  trouvant  qu'il  a  assez  vécu,  il  se  dispose  au  grand 
départ,  jette  son  pagne,  remonte  le  Gange,  et  va  mourir  sur 
les  sommets  de  l'Himalaya.  Qui  n'a  éprouvé  de  ces  mo- 
ments de  solitude  intérieure,  où  l'âme  descendant  de 
couche  en  couche,  et  cherchant  à  se  joindre  elle-même,, 
perce  les  unes  après  les  autres  toutes  les  surfaces  super- 
posées, jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  au  fond  vrai,  où  toute 
convention  expire,  où  l'on  est  en  face  de  soi-même  sans 
fiction  ni  artifice?  Ces  moments  sont  rares  et  fugitifs;, 
habituellement  nous  vivons  en  face  d'une  tierce  personne, 
qui  empêche  l'eff'rayant  contact  du  moi  contre  lui-même. 
La  franchise  de  la  vie  n'est  qu'à  la  condition  de  percer 
ce  voile  intermédiaire,  et  de  poser  incessamment  sur  le* 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  469 

fond  vrai  de  notre  nature  pour  y  écouter  les  instincts 
désintéressés,  qui  nous  portent  à  savoir,  à  adorer  et  à 
aimer. 

Voilà  pourquoi  l'homme  sincère  se  passionne  si  fort 
et  s'épuise  en  adorations  devant  la  vie  naïve,  devant  l'en- 
fant qui  croit  et  sourit  à  toute  chose,  devant  la  jeune 
fille  qui  ne  sait  pas  qu'elle  est  belle,  devant  l'oiseau  qui 
chante  sur  la  branche  uniquement  pour  chanter,  devant 
1a  poule  qui  marche  fière  au  milieu  de  ses  petits.  C'est 
que  là  le  Dieu  est  tout  nu.  L'homme  raffiné  trouve  niaises 
les  choses  auxquelles  le  peuple  et  l'homme  de  génie 
prennent  le  plus  d'intérêt,  les  animaux  et  les  enfants. 
Le  génie,  c'est  d'avoir  à  la  fois  la  faculté  critique  et  les 
;  dons  du  simple.  Le  génie  est  enfant  ;  le  génie  est  peuple, 
le  génie  est  simple. 

La  vie  brahmanique  offre  le  plus  puissant  modèle  de  la 
vie  possédée  exclusivement  par  la  conception  religieuse, 
^u  pour  mieux  dire  sérieuse,  de  l'existence.  Je  ne  sais  si  le 
tableau  de  la  vie  des  premiers  solitaires  chrétiens  de  la 
ïhébaïde,  si  admirablement  tracé  par  Fleury,  offre  une 
telle  auréole  d'idéalisme.  La  vie  brahmanique  d'ailleurs 
a  sur  la  vie  cénobitique  et  érémitique  cette  supériorité, 
qu'elle  est  en  même  temps  la  vie  humaine,  c'est-à-dire  la 
vie  de  famille,  et  qu'elle  s'allie  aux  soins  de  la  vie  posi- 
tive, sans  prêter  à  ceux-ci  une  valeur  qu'ils  n'ont  pas  : 
l'ascète  chrétien  reçoit  sa  nourriture  d'un  corbeau  céleste  ; 
le  brahmane  va  lui-même  couper  du  bois  à  la  forêt;  il 
doit  posséder  une  hache  et  un  panier  pour  recueillir  les 
fruits  sauvages.  Les  fils  de  Pandou,  pendant  leur  séjour 
à  la  forêt,  vont  à  la  chasse,  et  leur  femme  Draupadi  offre 
aux  étrangers  qu'elle  reçoit  dans  son  ermitage  du  gibier 
«que  ses  époux   ont  tué.   Les  Vies  des  Pères  du  désert 


470  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

n'offrent  rien  à  comparer  au  tableau  suivant,  extrait  du 
Mahabharata  :  «  Le  roi  s'avança  vers  le  bosquet  sacré, 
image  des  régions  célestes  ;  la  rivière  était  remplie  de 
troupes  de  pèlerins,  tandis  que  l'air  retentissait  des  voix 
des  hommes  pieux  qui  répétaient  chacun  des  fragments 
des  livres  sacrés.  Le  roi,  suivi  par  son  ministre  et  son 
grand  prêtre,  s'avança  vers  l'ermitage,  animé  du  désir 
de  voir  le  saint  homme,  trésor  inépuisable  de  science  reli- 
gieuse ;  il  regardait  le  solitaire  asile,  pareil  à  la  région  de 
Brahma;  il  entendit  les  sentences  mystérieuses,  extraites 
des  Védas,  prononcées  sur  un  rythme  cadencé...  Ce  lieu 
rayonnait  de  gloire  par  la  présence  d'un  certain  nombre  de 
brahmanes...  dont  les  uns  chantaient  le  Samavéda,  pen- 
dant qu'une  autre  troupe  chantait  le  Bharoundasama... 
Tous  étaient  des  hommes  d'un  esprit  cultivé  et  d'un  exté- 
rieur imposant...  Ces  lieux  resssemblaient  à  la  demeure 
de  Brahma.  Le  roi  entendit  de  tous  côtés  la  voix  de  ces 
hommes  instruits  par  une  longue  expérience  des  rits  du 
sacrifice,  de  ceux  qui  possèdent  les  principes  de  la  morale 
et  la  science  des  facultés  de  l'âme,  de  ceux  qui  sont 
habiles  à  concilier  les  textes  qui  ne  s'accordent  pas  en- 
semble, ou  qui  connaissent  tous  les  devoirs  particuliers 
de  la  religion  ;  mortels  dont  l'esprit  tendait  à  soustraire 
leur  âme  à  la  nécessité  de  la  renaissance  dans  ce  monde. 
11  entendit  aussi  la  voix  de  ceux  qui,  par  des  preuves  indu- 
bitables, avaient  acquis  la  connaissance  de  l'être  suprême, 
de  ceux  qui  possédaient  la  grammaire,  la  poésie  et  la 
logique,  et  étaient  versés  dans  la  chronologie  ;  qui  avaient 
pénétré  l'essence  de  la  matière,  du  mouvement  et  d^  la 
qualité;  qui  connaissaient  les  causes  et  les  effets,  qui 
avaient  étudié  le  langage  des  oiseaux  et  celui  des  abeilles 
(les  bons  et  les  mauvais  présages),  qui  faisaient  reposer 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  471 

leur  croyance  sur  les  ouvrages  de  Vyasa,  qui  offraient  des 
modèles  de  l'étude  des  livres  d'origine  sacrée  et  des  prin- 
cipaux personnages  qui  recherchent  les  peines  et  les 
troubles  du  monde  (189).  »  L'Inde  me  représente  du  reste 
la  forme  la  plus  vraie  et  la  plus  objective  de  la  vie  hu- 
maine, celle  où  l'homme,  épris  de  la  beauté  des  choses,  les 
poursuit  sans  retour  personnel,  et  par  la  seule  fascination 
qu'elles  exercent  sur  sa  nature. 

Religion  est  le  mot  sous  lequel  s'est  résumée  jusqu'ici 
la  vie"  de  l'esprit.  Prenez  le  chrétien  des  premiers  siècles  ; 
la  religion  est  bien  toute  sa  vie  spirituelle.  Pas  une  pensée, 
pas  un  sentiment  qui  ne  s'y  rattache  :  la  vie  matérielle 
elle-même  est  presque  absorbée  dans  ce  grand  mouvement 
d'idéalisme.  Sive  manducatis,  sive  bibitis,  dit  saint  Paul. 
Voilà  un  superbe  système  de  vie,  tout  idéal,  tout  divin^ 
et  vraiment  digne  de  la  liberté  des  enfants  de  Dieu.  Il  n'y 
a  pas  là  d'exclusion,  la  chaîne  n'est  pas  sentie  ;  car,  bien 
que  la  limite  soit  étroite,  le  besoin  ne  s'élance  point  au 
delà.  La  loi,  toute  sévère  qu  elle  est,  est  l'expression  de 
l'homme  tout  entier.  Au  moyen  âge,  cette  grande  équation 
subsiste  encore.  Les  foires,  les  réunions  d'affaires  ou  de 
plaisir  sont  des  fêtes  religieuses  ;  les  représentations  scé 
niques  sont  des  mystères;  les  voyages  sont  des  pèleri- 
nages; les  guerres  sont  des  croisades.  Prenez,  au  contraire, 
un  chrétien,  même  des  plus  sévères,  du  temps  de 
Louis  XIV,  Montausier,  Beauvilliers,  Arnauld,  vous  trou- 
verez deux  parts  dans  sa  vie  :  la  part  religieuse  qui, 
toute  principale  qu'elle  est,  n'a  plus  la  force  de  s'assi- 
miler tout  le  reste  ;  la  part  profane,  à  laquelle  on  ne  peut 
refuser  quelque  prix.  Alors,  mais  non  point  auparavant, 
les  ascètes  commencent  à  prêcher  le  renoncement.  Le 
premier  chrétien  n'avait  besoin  de  renoncer  à  rien  ;  car 


472  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

sa  vie  était  complète,  sa  loi  était  adéquate  à  ses  besoins. 
Par  la  suite,  la  religion,  n'étant  plus  capable  de  tout  con- 
tenir, maudit  ce  qui  lui  échappe.  Je  suis  sûr  que  Beau- 
villicrs  prenait  un  plaisir  très  délicat  aux  tragédies  de 
Racine,  peut-être  même  aux  comédies  de  Molière;  et 
pourtant  il  est  bien  certain  qu'en  y  assistant,  il  ne  pen- 
sait pas  faire  une  œuvre  religieuse,  peut-être  même 
croyait-il  faire  un  péché.  Ce  partage  était  dans  la  nécessité 
des  choses.  La  religion  était  reçue  à  cette  époque  comme 
une  lettre  close  et  cachetée,  qu'il  ne  fallait  pas  ouvrir, 
mais  qu'on  devait  recevoir  et  transmettre,  et  pourtant,  la 
vie  humaine  s'élargissant  toujours,  i.'  était  nécessaire  que 
les  besoins  nouveaux  forçassent  tous  les  scrupules,  et  que, 
ne  pouvant  se  faire  une  place  dans  la  religion,  ils  se 
constituassent  vis-à-vis  d'elle.  De  là  un  système  de  vie 
pâle  et  médiocre.  On  respecte  la  religion,  mais  on  se 
tient  en  garde  contre  ses  envahissements  ;  on  lui  fait  sa 
part,  à  elle  qui  n'est  quelque  chose  qu'à  condition  d'être 
tout.  De  là  ces  mesquines  théories  de  la  séparation  des 
deux  pouvoirs,  des  droits  respectifs  de  la  raison  et  de  la 
foi. 

Il  devait  résulter  de  là  que  la  religion,  étant  isolée, 
interceptée  du  cœur  de  l'humanité,  ne  recevant  plus  rien 
de  la  grande  circulation,  comme  un  membre  lié,  se  des- 
séchât et  devint  un  appendice  d'importance  secondaire, 
qu'au  contraire  la  vie  profane  où  l'on  plaçait  tous  les 
sentiments  vivants  et  actuels,  toutes  les  découvertes,  toutes 
les  idées  nouvelles,  devînt  la  maîtresse  partie.  Sans  doute 
ces  grands  hommes  du  xvni^  siècle  étaient  plus  religieux 
qu'ils  ne  pensaient  ;  ce  qu'ils  bannissaient  sous  le  nom 
de  religion,  c'étais  le  despotisme  clérical,  la  superstition, 
la  forme  étroite.   La  réaction  toutefois  les  entraîna  trop 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  473 

3oin  ;  la  couleur  religieuse  manqua  profondément  à  ce 
siècle.  Les  philosophes  se  plaçaient  sans  le  savoir  au  point 
de  vue  de  leurs  adversaires,  et,  sous  l'empire  d'associations 
-d'idées  opiniâtres,  semblaient  supposer  que  la  sécularisa- 
tion de  la  vie  entraînait  l'élimination  de  toute  habitude 
religieuse.  Je  pense,  comme  les  catholiques,  que  nos  so- 
•ciétés,  fondées  sur  un  pacte  supposé,  notre  loi  athée  sont 
des  anomalies  provisoires,  et  que  jusqu'à  ce  qu'on  en 
vienne  à  dire  :  Notre  sainte  constitution,  la  stabilité  ne 
sera  pas  conquise.  Or  le  retour  à  la  religion  ne  saurait 
•être  que  le  retour  à  la  grande  unité  de  la  vie,  à  la  religion 
i-de  l'esprit,  sans  exclusion,  sans  limites.  Le  sage  n'a  pas 
besoin  de  prier  à  ses  heures  ;  car  toute  sa  vie  est  une 
'  prière.  Si  la  religion  devait  avoir  dans  la  vie  une  place 
distincte,  elle  devrait  absorber  la  vie  tout  entière  ;  le  plus 
rigoureux  ascétisme  serait  seul  conséquent.  Il  n'y  a  que  des 
esprits  superficiels  ou  des  cœurs  faibles,  qui,  le  christia- 
nisme étant  admis,  puissent  prendre  intérêt  a  la  vie,  à  la 
«cience,  à  la  poésie,  aux  choses  de  ce  monde.  Les  mys- 
tiques regardent  en  pitié  cette  faiblesse,  et  ils  ont  raison.  La 
vraie  religion  philosophique  ne  réduirait  pas  à  quelques 
rameaux  ce  grand  arbre  qui  a  ses  racines  dans  1  ame  de 
l'homme,  elle  ne  serait  qu'une  façon  de  prendre  la  vie 
entière  en  voyant  sous  toute  chose  le  sens  idéal  et  divin, 
«t  en  sanctifiant  toute  la  vie  par  la  pureté  de  l'âme  et 
l'élévation  du  cœur. 

La  religion,  telle  que  je  l'entends,  est  fort  éloignée  de 
ce  que  les  philosophes  appellent  religion  naturelle,  sorte 
de  théologie  mesquine,  sans  poésie,  sans  action  sur  l'hu- 
manité. Toutes  les  tentatives  en  ce  sens  ont  été  et  seront 
infructueuses.  La  théodicée  n'a  pas  de  sens,  envisagée 
eomme  une  science  particulière.  Y  a-t-il  encore  un  homme 


474  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE. 

sensé  qui  puisse  espérer  de  taire  des  découvertes  dans  un 
tel  ordre  de  spéculations?  La  vraie  théodicée,  c'est  la 
science  des  choses,  la  physique,  la  physiologie,  l'histoire, 
prise  d'une  façon  religieuse.  La  religion,  c'est  savoir  et 
aimer  la  vérité  des  choses.  Une  proposition  ne  vaut  qu'en 
tant  qu'elle  est  comprise  et  sentie.  Que  signifie  cette  for- 
mule scellée,  en  langue  inconnue,  cet  a-\-b  théologique,  que 
,  vous  présentez  à  l'humanité  en  lui  disant  :  «  Ceci  gardera 
/  ton  âme  pour  la  vie  éternelle  :  mange  et  tu  seras  guéri  » , 
pilule  qu'il  ne  faut  pas  presser  entre  ses  dents,  sous  peine 
de  ressentir  une  cruelle  amertume?  Eh!  que  m'importe  à 
moi,  si  je  n'en  sens  pas  le  goût?  Faites-moi  avaler  une 
balle  de  plomb  ,  cela  opérera  tout  de  même.  Que  me  font 
des  phrases  stéréotypées  qui  n'ont  pas  de  sens  pour  moi, 
semblables  aux  formules  de  l'alchimiste  et  du  magicien 
qui  opèrent  d'elles-mêmes,  ex  opère  operato,  comme  disent 
les  théologiens.  Docteurs  noirs  et  scoi astiques,  soigneux 
seulement  de  votre  Incarnation  et  de  votre  Présence 
réelle,  le  temps  est  venu  où  l'on  n'adorera  le  Père  ni  sur 
cette  montagne  ni  à  Jérusalem,  mais  en  esprit  et  en 
vérité  (190). 

M.  Proudhon  est  certainement  une  intelligence  philo- 
sophique très  distinguée.  Mais  je  ne  puis  lui  pardonner 
ses  airs  d'athéisme  et  d'irréligion.  C'est  se  suicider  que 
d'écrire  des  phrases  comme  celle-ci  :  c(  L'homme  est  des- 
tiné à  vivre  sans  religion  :  une  foule  de  symptômes  dé- 
montrent que  la  société,  par  un  travail  intérieur,  tend 
incessamment  à  se  dépouiller  de  cette  enveloppe  désor- 
mais inutile.  »  Que  si  vous  pratiquez  le  culte  du  beau 
et  du  vrai,  si  la  sainteté  de  la  morale  parle  à  votre 
cœur,  si  toute  beauté,  toute  vérité,  toute  bonté  vous  re- 
l  1  porte  au  foyer  de  la  vie  sainte,  à  l'esprit,  que  si,  arrivé 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  475 

là,  VOUS  renoncez  à  la  parole,  vous  enveloppez  votre 
tête,  vous  confondez  à  dessein  votre  pensée  et  votre  lan- 
gage pour  ne  rien  dire  de  limité  en  face  de  l'infini, 
comment  osez-vous  parler  d'athéisme  ?  Que  si  vos  facultés, 
résonnant  simultanément,  n'ont  jamais  rendu  ce  grand 
son  unique,  que  nous  appelons  Dieu,  je  n'ai  plus  rien  à 
dire;  vous  manquez  de  l'élément  essentiel  et  caractéristique 
de  notre  nature. 

L'humanité  ne  se  convertit  qu'éprise  par  l'attrait  divin 
de  la  beauté.  Or  la  beauté  dans  l'ordre  moral,  c'est  la  re- 
ligion. Voilà  pourquoi  une  religion  morte  et  dépassée  est 
encore  plus  efficace  que  toutes  les  institutions  purement 
profanes;  voilà  pourquoi  le  christianisme  est  encore  plus 
créateur,  soulage  plus  de  souffrances,  agit  plus  vigoureu- 
sement sur  l'humanité  que  tous  les  principes  acquis  des 
temps  modernes.  Les  hommes  qui  feront  l'avenir  ne  se- 
ront pas  de  petits  hommes  disputeurs,  raisonneurs,  insul- 
leurs,  hommes  de  parti,  intrigants,  sans  idéal,  lis  seront 
beaux,  ils  seront  aimables,  ils  seront  poétiques.  Moi, 
critique  inflexible,  je  ne  serai  pas  suspect  de  flatterie 
pour  un  homme  qui  cherche  la  trinité  en  toute  chose,  et 
qui  croit.  Dieu  me  pardonne  !  à  l'efficacité  du  nom  de  Jé- 
hova;  eh  bien  !  je  préfère  Pierre  Leroux,  tout  égaré  qu'il 
est,  à  ces  prétendus  philosophes  qui  voudraient  refaire  l'hu- 
^manité  sur  l'étroite  mesure  de  leur  scolastique  et  avoir 
raison  avec  de  la  politique  des  instincts  divins  du  cœur 
de  l'homme. 

Le  mot  Dieu  étant  en  possession  du  respect  de  l'huma- 
nité, ce  mot  ayant  pour  lui  une  longue  prescription,  et 
ayant  été  employé  dans  les  belles  poésies,  ce  serait  dé- 
router l'humanité  que  de  le  supprimer.  Bien  qu'il  ne 
'soit  pas  très  univoque,  comme  disent  les  scolastiques,  il 


«176  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE, 

correspond  à  une  idée  suffisamment  délimilée  :  le  sum- 
mum et    Vultimum,    la  limite   où  l'esprit   s'arrête  dans 
l'échelle  de  l'infini.  Supposé  même  que,  nous  autres  phi- 
losophes,  nous   préférassions   un  autre  mot,   liaison j^dx 
exemple,  outre  que  ces  mots  sont  trop  abstraits  et  n'ex- 
priment pas  assez  la  réelle  existence,  il  y  aurait  un  im- 
mense   inconvénient    à    nous    couper    ainsi    toutes    les 
sources  poétiques  du  passé,  et  à  nous  séparer  par  notre 
langage  des  simples  qui  adorent  si  bien  à  leur  manière. 
Dites  aux  simples  de  vivre  d'aspiration  à  la  vérité  et  à  la 
I  beauté,  ces  mots  n'auront  pour  eux  aucun  sens.    Dites- 
;  leur  d'aimer  Dieu,  de  ne  pas  offenser  Dieu,  ils  vous  com- 
:  prendront  à  merveille.  Dieu,  providence,  âme,  autant  de 
bons  vieux  mots,  un  peu  lourds,  mais  expressifs  et  res- 
pectables, que  la  science  expliquera,  mais  ne  remplacera 
jamais  avec  avantage.  Qu'est-ce  que  Dieu  pour  l'humanité, 
\    si  ce  n'est  le  résumé  transcendant  de  ses  besoins  supra- 
\  sensibles,  la  catégorie  de  l'idéal,  c'est-à-dire  la  forme  sous 
\  laquelle  nous    concevons    l'idéal,   comme   l'espace   et  le 
1  temps  sont  les  catégories,  c'est-à-dire  les  formes  sous  les- 
quelles nous  concevons  les  corps  (191)?  Tout  se  réduit  à  ce 
fait  de  la  nature  humaine  :  l'homme  en  face  du  divin  sort 
de  lui-même,   se  suspend  à  un  charme  céleste,  anéantit 
sa  chétive  personnalité,  s'exalte,  s'absorbe.  Qu'est-ce  que 
cela  si  ce  n'est  adorer  ? 

Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  de  la  substance,  et  que 
l'on  se  demande:  Ce  Dieu  est-il  ou  n'est-il  pas?  —  Oh^ 
Dieu  1  répondrai-je,  c'est  lui  qui  est,  et  tout  le  reste  qui 
paraît  être.  Si  le  mot  êt7X  a  quelque  sens,  c'est  assurément 
appliqué  à  l'idéal.  Quoi,  vous  admettriez  que  la  matière 
est.  parce  que  vos  yeux  et  vos  mains  vous  le  disent,  et 


vous  douteriez  de  l'être    divin,   que  toute   votre  nature 


L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE.  47T 

proclame  dès  son  premier  fait  ?  Eh  !  que  signifie  cette 
phrase  :  a  La  matière  est  »  ?  Que  laisserait-elle  entre  les 
mains  d'une  analyse  rigoureuse?  Je  ne  sais,  et  à  vrai 
dire,  je  crois  la  question  impertinente;  car  il  faut  s'arr*}- 
ter  aux  notions  simples.  Au  delà  est  le  goufï're.  La  raison 
ne  porte  qu'à  une  certaine  région  moyenne;  au-dessus- 
et  au-dessous,  elle  se  confond,  comme  un  son  qui,  à  force 
de  devenir  grave  ou  aigu,  cesse  d'être  un  son  ou  du 
moins  d'être  perçu.  J'aime,  pour  mon  usage  particulier, 
à  comparer  l'objet  de  la  raison  à  ces  substances  mous- 
seuses ou  écumeuses,  où  la  substance  est  très  peu 
de^  chose,  et  qui  n'ont  d'être  que  par  la  bouffissure. 
Si  l'on  poursuit  de  trop  près  le  fond  substantiel,  il 
ne  reste  rien  que  l'unité  décharnée;  comme  les  foi-mules- 
mathématiques  trop  pressées  rendent  toutes  l'identité  fon- 
damentale, et  ne  signifient  quelque  chose  qu'à  condition 
de  n'être  pas  trop  simplifiées.  Tout  acte  intellectuel, 
comme  toute  équation,  se  réduit  au  fond  à  A  ==  A.  Or,  à 
cette  limite,  il  n'y  a  plus  de  connaissance,  il  n'y  a  plus 
d'acte  intellectuel.  La  science  ne  commence  qu'avec  les^ 
détails.  Pour  qu'il  y  ait  exercice  de  l'esprit,  il  faut  de  la 
superficie,  il  faut  du  variable,  du  divers,  autrement  on  se 
noie  dans  l'Un  infini.  L'Un  n'existe  et  n'est  perceptible 
qu'en  se  développant  en  diversité,  c'est-à-dire  en  phéno- 
mènes. Au  delà,  c'est  le  repos,  c'est  la  mort.  La  connais- 
sance, c'est  l'infini  versé  dans  un  moule  fini.  Le  nœud 
seul  a  du  prix.  Les  faces  de  l'unité  sont  seules  objet  d& 
science. 

Il  n'est  pas  de  mot  dans  le  langage  philosophique  qui 
ne  puisse  donner  lieu  à  de  fortes  erreurs,  si  on  l'en- 
tend ainsi  dans  un  sens  substantiel  et  grossier,  au  lieui 
de  lui  faire  désigner  des  classes  de  phénomènes.   Le  réa 


/,78  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

lisme  et  l'abstraction  se  touchent;  le  christianisme  a  pu 
être  tour  à  tour  et  à  bon   droit  accusé  de  réalisme  et 
d'abstraction.    Le    phénoménalisme    seul    est--véritable. 
J'espère  bien  que  jlersonne  ne  m'accusera  jamais  d'être 
i  matérialiste,  et  pourtant  je  regarde  l'hypothèse  de  deux 
ju      i  substances  accolées  pour  former  l'homme  comme  une  des 
ijPlus  grossières  imaginations  qu'on  se  soit  faites  en  phi- 
i  I  losophie.  Les  mots  de  corps  et  d'âme  restent  parfaitement 
distincts,  en  tant  que  représentant  des  ordres  de  phéno- 
mènes irréductibles;  mais  faire  cette  diversité  toute  phé- 
noménale synonyme  d'une  distinction  ontologique,  c'est 
tomber  dans  un  pesant  réalisme,  et  imiter  les  anciennes 
hypothèses  des  sciences  physiques,  qui  supposaient  autant 
de  causes  que  de  faits    divers,   et  expliquaient  par  des 
fluides  réels  et  substantiels  les  faits  où  une  science  plus 
avancée   n'a  vu  que  des  ordres  divers  de  phénomènes. 
Certes   il  est  bien  plus  absurde  encore  de  dire  avec  ex- 
clusion :   l'homme  est  un    corps;   le  vrai  est  qu'il  y  a 
une  substance  unique,  qui  n'est  ni  corps  jii_esprit,  mais 
qui  se   manifeste  par  deux   ordres  de  phénomènes,   qui 
sont  le  corps  et  l'esprit,    que  ces  deux  mots   n'ont  de 
sens   que    par   leur  opposition,   et   que  cette  opposition 
n'est  que  dans  les  faits.  Le  spiritaaliste  n'est   pas   celui 
I  qui   croit  à  deux  substances   grossièrement  accouplées  ; 
I  c'est  celui  qui  est  persuadé  que  les  faits  de  l'esprit  ont 
seuls   une   valeur  transcendentale.    L'homme  est;  il  est 
matière,  c'est-à-dire  étendu,  tangible,  doué  de  propriétés 
;  physiques;    il    est    esprit,    c'est-à-dire  pensant,    sentant, 
!  adorant.  L'esprit  est  le  but,  comme  le  but  de  la  plante 
j   est  la  fleur;  sans  racines,  sans  feuilles,  il  n'y  a  pas  de 
fleurs. 
L'acte  le  plus  simple  de  l'intelligence  renferme  la  per- 


L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE.  479 

ception  de  Dieu;  car  il  renferme  la  perception  de  l'être 
et  la  perception  de  l'infini.  L'infini  est  dans  toutes  nos 
facultés  et  constitue,  à  vrai  dire,  le  trait  distinctif  de 
l'humanité,  la  catégorie  unique  de  la  raison  pure  qui 
I  distingue  l'homme  de  l'animal.  Cet  élément  peut  s'effacer 
dans  les  faits  vulgaires  de  l'intelligence;  mais  comme  il  se 
trouve  indubitablement  dans  les  faits  de  l'âme  exaltée, 
c'est  une  raison  pour  conclure  qu'il  se  trouve  en  tous  ses 
actes;  car  ce  qui  est  à  un  degré  est  à  tous  les  autres;  et 
d'ailleurs,  l'infini  se  manifeste  bien  plus  énergiquement 
dans  les  faits  de  l'humanité  primitive,  dans  cette  vie  vague 
et  sans  conscience,  dans  cet  état  spontané,  dans  cet 
enthousiasme  natif,  dans  ces  temples  et  ces  pyramides,  que 
dans  notre  âge  de  réflexion  finie  et  de  vue  analytique. 
Voilà  le  Dieu  dont  l'idée  est  innée  et  qui  n'a  pas  besoin 
de  démonstration.  Contr^  celui-là  l'athéisme  est  impos- 
sible; car  on  l'affirme  en  le  niant.  Partout  l'homme  a  dé- 
passé la  nature  ;  partout,  au  delà  du  visible,  il  a  supposé 
l'invisible.  Voilà  le  seul  trait  vraiment  universel,  le  fond 
identique  sur  lequel  les  instincts  divers  ont  brodé  des  va- 
riétés infinies,  depuis  les  forces  multiples  des  sauvages 
jusqu'à  Jéhova,  depuis  Jéhova  jusqu'à  FOum  indien. 
Chercher  un  consentement  universel  de  l'humanité  sur 
autre  chose  que  sur  ce  fait  psychologique,  c'est  abuser  des 
teimes.  L'humanité  a  toujours  cru  à  quelque  chose  qui 
dépasse  le  fini;  ce  quelque  chose,  il  est  convenable  de 
l'appeler  Dieu.  Donc  l'humanité  entière  a  cru  à  Dieu. 
A  la  bonne  heure.  Mais  n'allez  pas,  abusant  d'une  défini- 
tion de  mots,  prétendre  que  1  humanité  a  cru  à  tel  ou  tel 
Dieu,  au  Dieu  moj;aI_et  personnel,  formé  par  l'analogie 
anthropomorphique.  Ce  Dieu-là  est  si  peu  inné  que  la 
moitié  au  moins  de  l'humanité  n'y  a  pas  cru,  et  qu'il  a 


480  L'AVENIR  DE  LA   SCIENCE, 

fallu  des  siècles  pour  arriver  à  formuler  ce  système  d'une 
manière  complète,  en  ordonnant  à  l'homme  d'aimer  Dieu. 
Ce  n'est  pas  que  je  blâme  entièrement  la  méthode  d'an- 
thropomorphisme psychologique.  Dieu  étant  l'idéal  de. 
chacun,  il  convient  que  chacun  le  façonne  à  sa  manière  et 
sur  son  propre  modèle.  Il  ne  faut  donc  pas  craindre  d'y 
mettre  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  bonté  et  de  beauté. 
Mais  c'est  une  faute  contre  toute  critique  que  de  pré- 
tendre ériger  une  telle  méthode  en  méthode  scientifique, 
et  de  faire  d'une  construction  idéale  une  discussion  objec- 
tive sur  les  qualités  d'un  être.  Disons  que  l'être  suprême 
possède  éminemment  tout  ce  qui  est  perfection,  disons 
qu'il  y  a  en  lui  quelque  chose  d'analogue  à  l'intelligence^ 
à  la  liberté;  mais  ne  disons  pas  qu'il  est  intelligent, 
qu'il  est  libre  :  car  c'est  essayer  de  limiter  l'infini,  de 
nommer  l'ineffable  (192). 

On    s'est    accoutumé    à    considérer    le    monothéisme 

comme   une   conquête   définitive   et   absolue,  au  delà  de 

laquelle  il  n'y  a  plus  de  progrès  ultérieur.  A  mes  yeux, 

I  le  monothéisme  n'est,  comme  le  polythéisme,  qu'un  âge 

/  de  la  religion  de  l'humanité.  Ce  mot  d'ailleurs  est  loin  de 

'  désigner  une  doctrine  absolument  identique.  ÎNotre  mono- 
théisme n'est  qu'un  système  comme  un  autre,  sup- 
posant il  est  vrai  des  notions  très  avancées,  mais  relatif 
comme  tout  autre.    C'est  le_ système  juif,  c'est  Jéhova. 

:  Ni  le  polythéisme  ancien,  qui  renfermait  aussi  une  si 
grande  part  de  vérité;  ni  l'Inde,  si  savante  sur  Dieu,  ne 

;  comprirent  les  choses  de  cette  manière.  Le  dé  va  de  l'Inde 
est  un  être  supérieur  à  l'homme,  nullement  notre  Dieu. 
Quoique  le  système  juif  soit  entré  dans  toutes  nos  habi- 
tudes intellectuelles,  il  ne  doit  pas  nous  faire  oublier  ce 
qu'il  y  avait  dans  les  autres  systèmes   de  profond  et  de 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  481 

poétique.  Sans  doute,  si  les  anciens  eussent  entendu  pa^ 
Dieu  ce  que  nous  entendons  nous-mêmes,  l'être  absolu  qui 
n'est  qu'à  la  condition  d'être  seul,  le  polythéisme  eut  été 
une  contradiction  dans  les  termes.  Mais  leur  terminologie 
à  cet  égard  reposait  sur  des  notions  toutes  différentes  des 
nôtres  sur  le  gouvernement  du  monde. 

Ils  n'étaient  pas  pas  encore  arrivés  à  concevoir  l'unité 
de  gouvernement  dans  l'univers.  Le  culte  grec,  représentant 
au  fond  le  culte  de  la  nature  humaine  et  de  la  beauté 
des  choses,  et  cela  sans  aucune  prétention  d'orthodoxie, 
sans  aucune  organisation  dogmatique,  n'est  qu'une  forme 
poétique  de  la  religion  universelle,  peut-être  assez  peu 
éloignée  de  celle  à  laquelle  ramènera  la  philosophie  (193). 
Cela  est  si  vrai  que  quand  les  modernes  ont  voulu  faire 
quelques  essais  de  culte  naturel,  ils  ont  été  obligés  de  s'en 
rapprocher.  La  grande  supériorité  morale  du  christianisme 
nous  fait  trop  facilement  oublier  ce  qu'il  y  avait  dans  le 
mythologisme  grec  de  largeur,  de  tolérance,  de  respect 
pour  tout  ce  qui  est  naturel.  L'origine  des  jugements 
sévères  que  nous  en  portons  est  dans  la  ridicule  manière 
dont  la  mythologie  nous  est  présentée.  On  se  la  figure 
comme  un  corps  de  religion,  que  nous  faisons  entrer  de 
force  dans  nos  conceptions.  Une  religion  qui  a  un  Dieu 
pour  les  voleurs,  un  autre  pour  les  ivrognes,  nous  semble 
le  comble  de  l'absurde.  Or,  comme  l'humanité  n'a  jamais 
perdu  le  sens  commun,  il  faut  bien  se  persuader  que. 
jusqu'à  ce  qu'on  soit  arrivé  à  concevoir  naturellement  ces 
fables,  on  n'a  pas  le  mot  de  l'énigme.  Le  polythéisme  ne 
nous  paraît  absurde  que  parce  que  nous  ne  le  compre- 
nons pas.  L'humanité  n'est  jamais  absurde.  Le  sreligions 
•qui  ne  prétendent  pas  s'appuyer  sur  une  révélation,  si 
inîérieures  comme  machines  d'action  aux  religions  orga- 

31 


-A 


482  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

nisées  dogmatiquement,  sont,  en  un  sens,  plus  philosophi- 
ques, ou  plutôt  elles  ne  diffèrent  de  la  religion  vraiment 
philosophique  que  par  une  expression  plus  ou  moins  sym- 
bolique. Ces  religions  ne  sont,  au  fond,  que  l'État,  la 
famille,  Tart,  la  morale,  élevés  à  une  haute  et  poétique  ex- 
pression. Elles  ne  scindent  pas  la  vie  ;  elles  n'ont  pas  la  dis- 
tinction du  sacré  et  du  profane.  Elles  ne  connaissent  pas  le 
mystère,  le  renoncement,  le  sacrifice,  puisqu'elles  acceptent 
et  sanctifient  de  prime  abord  la  nature.  C'étaient  des  liens^ 
mais  des  liens  de  fleurs.  Là  est  le  secret  de  leur  faiblesse 
dans  l'œuvre  de  l'humanilé;  elles  sont  moins  fortes,  mais 
aussi  moins  dangereuses.  Elles  n'ont  pas  cette  prodigieuse 
'subtilité  psychologique,  cet  esprit  de  Umite,  d'intolérance, 
de  particularisme,  si  j'osais  dire,  cette  force  d'abstraction, 
vrai  vampire  qui  est  allé  absorbant  tout  ce  qu'il  y  avait  dans 
l'humanité  de  suave  et  de  doux,  depuis  qu'il  a  été  donné 
à  la  maigre  image  du  Crucifié  de  fasciner  la  conscience 
humaine.  Elle  suça  tout  jusqu'à  la  dernière  goutte  dans  la 
pauvre  humanité:  suc  et  force,  sang  et  vie,  nature  et  art, 
famille,  peuple,  patrie  ;  tout  y  passa,  et  sur  les  ruines  du 
monde  épuisé,  il  ne  resta  plus  que  le  fantôme  du  Moi, 
chancelant  et  mal  sûr  de  lui-même. 

On  a  fait  jusqu'ici  deux  catégories  parmi  les  hommes  au 
point  de  vue  de  la  religion  :  les  hommes  religieux,  croyant 
à  un  dogme  positif,  et  les  hommes  irréligieux,  se  plaçant 
en  dehors  de  toute  croyance  révélée.  Cela  n'est  pas  sup- 
portable :  désormais  il  faut  classer  ainsi  :  les  hommes  re- 
ligieux, prenant  la  vie  au  sérieux  et  croyant  à  la  sainteté 
des  choses;  les  hommes  frivoles,  sans  foi,  sans  sérieux, 
sans  morale.  Tous  ceux  qui  adorent  quelque  chose  sont 
frères,  ou  certes  moins  ennemis  que  ceux  qui  n'adoreiit 
que  l'intérêt  et  le  plaisir.  Il  est  indubitable  que  je  ressera- 


L'AVENIR  DE    LA  SCIENCE.  483 

b]e  plus  à  un  catholique  ou  à  un  buddhiste  qu'à  un  rieur 
sceptique,  et  j'en  ai  pour  preuve  mes  sympathies  inté- 
rieures. J'aime  l'un,  je  déteste  l'autre.  Je  puis  même  me 
dire  chrétien,  en  ce  sens  que  je  reconnais  devoir  au  chris- 
tianisme la  plupart  des  éléments  de  ma  foi,  à  peu  près 
comme  M.  Cousin  a  pu  se  dire  platonicien  ou  cartésien, 
sans  accepter  tout  l'héritage  de  Platon  et  de  Descaries,  et 
surtout  sans  s'obliger  à  les  regarder  comme  des  prophètes. 
Et  ne  dites  pas  que  c'est  abuser  des  mots  que-  de 
m'arroger  ainsi  un  nom  dont  j'altère  profondément  l'ac- 
ception. Sans  doute,  si  l'on  entend  par  religion  un  en- 
semble de  dogmes  imposés  et  de  pratiques  extérieures, 
alors  je  l'avoue,  je  ne  suis  pas  religieux;  mais  je  main- 
tiens aussi  que  l'humanité  ne  l'est  pas  essentiellement  et 
ne  le  sera  pas  toujours  en  ce  sens.  Ce  qui  est  de  l'huma- 
nité, ce  qui  par  conséquent  sera  éternel  comme  elle,  c'est 
le  besoin  religieux,  la  faculté  religieuse,  à  laquelle  ont  cor- 
respondu jusqu'ici  de  grands  ensembles  de  doctrine  et  de 
cérémonies,  mais  qui  sera  suffisamment  satisfaite  par  le 
culte  pur  des  bonnes  et  belles  choses.  Nous  avons  donc 
droit  de  parler  de  religion,  puisque  nous  avons  l'analogue, 
sinon  la  chose  même,  puisque  le  besoin  qui  autrefois 
était  satisfait  par  les  religions  positives  l'est  chez  nous 
par  quelque  chose  d'équivalent,  qui  peut  à  bon  droit  s'ap- 
peler du  même  nom.  Que  si  l'on  s'obstinait  absolument 
à  prendre  ce  mot  dans  un  sens  plus  restreint,  nous  ne  dis- 
puterions pas  sur  cette  libre  définition,  nous  dirions  seule- 
ment que  la  religion  ainsi  entendue  n'est  pas  chose  essen- 
tielle et  qu'elle  disparaîtra  de  l'humanité,  laissant  vide  une 
place  qui  sera  remplie  par  quelque  chose  d'analogue. 

Oa  a  beaucoup  parlé  depuis  quelques  années  de  retour 
religieux,  et  je  reconnais  volontiers  que  ce  retour  s'est  gé- 


484  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

néralement  traduit  sous  forme  de  retour  au  cathoiicisme. 
Cela  devait  être.  L'humanité,  sentant  impérieusement  le 
besoin  d'une  religion,  se  rattachera  toujours  à  celle  qu'elle 
trouvera  toute  faite.  Ce  n'est  pas  au  catholicisme,  en  tant 
que  catholicisme,  que  le  siècle  est  revenu,  mais  au  catho 
licisme,  en  tant  que  religion.  Il  faut  avouer  aussi  que  le 
catholicisme,  avec  ses  formes  dures,  absolues,  sa  réglemen- 
tation rigoureuse,  sa  centralisation  parfaite,  devait  plaire  à 
la  nation  qui  y  voyait  le  plus  parfait  modèle  de  son  gou- 
vernement. La  France,  qui  trouve  tout  simple  qu'une  loi 
émanée  de  Paris  devienne  à  l'instant  applicable  au  paysan 
breton,  à  l'ouvrier  alsacien,  au  pasteur  nomade  des  Landes, 
devait  trouver  tout  naturel  aussi  qu'il  y  eût  à  Rome  un 
infaillible  qui  réglât  la  croyance  du  monde.  Cela  est  fort 
commode.  Débarrassé  du  soin  de  se  faire  son  symbole  et 
même  de  le  comprendre,  on  peut,  après  cela,  vaquer  en 
toute  sécurité  à  ses  affaires,  en  disant  :  cela  ne  me  regarde 
pas;  dites-moi  ce  qu'il  faut  croire;  je  le  crois.  Étrange 
non-sens,  car,  les  formules  n'ayant  de  valeur  que  par  le 
sens  qu'elles  renferment,  il  n'avance  à  rien  de  dire:  «  Je 
me  repose  sur  le  pape  ;  il  sait,  lui,  ce  qu'il  faut  croire,  et 
je  crois  comme  lui.  »  Oa  s'imagine  que  la  foi  est  comme 
un  talisman  qui  sauve  par  sa  vertu  propre;  qu'on  sera 
sauvé  si  l'on  croit  telle  proposition  inintelligible,  sans 
s'embarrasser  de  la  comprendre  ;  on  ne  sent  pas  que  ces 
choses  ne  valent  que  par  le  bien  qu'elles  font  à  l'âme 
par  leur  application  personnelle  au  croyant. 

S'il  s'est  opéré  un  retour  vers  le  catholicisme,  ce  n'est 
donc  nullement  parce  qu  un  progrès  de  la  critique  y  a 
ramené,  c'est  parce  que  le  besoin  d'une  religion  s'est  plus 
vivement  fait  sentir,  et  que  le  catholicisme  seul  scst 
trouvé   sous   la   main.  Le  catholicisme,  pour  l'immense 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  485 

majorité  de  ceux  qui  le  professent,  n'est  plus  le  catholi- 
cisme; c'est  la  religion.  Il  répugne  de  passer  sa  vie 
comme  la  brute,  de  naître,  de  contracter  mariage,  de 
mourir  sans  que  quelque  cérémonie  religieuse  vienne 
consacrer  ces  actes  saints.  Le  catholicisme  est  là;  satisfai- 
sant à  ce  besoin  ;  passe  pour  le  catholicisme.  On  n'y 
regarde  pas  de  plus  près  ;  on  n'entre  pas  dans  le  détail  des 
dogmes,  on  plaint  ceux  qui  s'imposent  ce  labeur  ingrat, 
on  est  cent  fois  hérétique  sans  s'en  douter.  Ce  qui  a  fait 
la  fortune  du  catholicisme  de  nos  jours,  c'est  qu'on  le 
connaît  très  peu.  On  ne  le  voit  que  par  certains  dehors 
imposants,  on  ne  considère  que  ce  qu'il  a  dans  ses  dogmes 
d'élevé  et  de  moral,  on  n'entre  pas  dans  les  broussailles; 
il  y  a  plus,  on  rejette  bravement  ou  on  explique  com- 
plaisammenc  ceux  de  ses  dogmes  qui  contredisent  trop 
ouvertement  l'esprit  moderne.  S'il  fallait  faire  en  particu- 
lier un  acte  de  foi  sur  chaque  verset  de  l'Écriture  ou 
sur  chaque  décret  du  Concile  de  Trente,  ce  serait  bien 
autre  chose  ;  on  serait  surpris  de  se  trouver  incrédule. 
Ceux  que  des  circonstances  particulières  ont  amenés  à 
soutenir  sur  ce  terrain  un  duel  à  la  vie  à  la  mort,  ont  des 
raisons  pour  n'être  pas  si  commodes. 

Telle  est  donc  l'explication  de  ce  retour  au  catholicisme, 
qui  a  l'air  d'être  une  si  forte  objection  contre  la  philoso- 
phie .  Le  xvni^  siècle,  ayant  eu  pour  mission  de  détruire, 
y  trouvait  le  plaisir  que  tout  être  rencontre  à  accomplir 
sa  fin.  Le  scepticisme  et  l'impiété  lui  plaisaient  pour  eux- 
mêmes.  Mais  nous  qui  ne  sommes  plus  enivrés  de  cette 
joie  du  premier  emportement,  nous  qui,  revenus  à  l'àme, 
y  avons  trouvé  l'éternel  besoin  de  religion,  qui  est  au 
fond  de  la  nature  humaine,  nous  avons  cherché  autour  de 
nous,  et,  plutôt  que  de  rester  dans  cette  pénurie  devenue 


486  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

intolérable,  nous  sommes  revenus  au  passé,  et  nous  avons 
accepté  telle  quelle  la  doctrine  qu'il  nous  léguait.  Quand 
3n  ne  sait  plus  créer  de  cathédrales,  on  les  gratte,  on  les 
imite.  Car  on  peut  se  passer  d'originalité  religieuse;  mais 
on  ne  peut  se  passer  de  religion. 

Les  individus  traversent  dans  leur  vie  intérieure  des 
phases  analogues  En  l'âge  de  la  force,  quand  l'esprit 
critique  est  encore  dans  sa  vigueur,  que  la  vie  apparaît 
comme  une  proie  appétissante,  et  que  le  plein  soleil  de  la 
jeunesse  verse  ses  rayons  d'or  sur  toute  chose,  les  instincts 
religieux  se  contentent  à  peu  de  frais  ;  on  vit  avec  joie 
sans  doctrine  positive  ;  le  charme  de  l'exercice  intellectuel 
adoucit  toute  chose,  même  le  doute.  Mais  quand  l'horizon 
se  rapproche,  quand  le  vieillard  cherche  à  dissiper  les 
froides  terreurs  qui  l'assiègent,  quand  la  maladie  a  épuisé 
la  force  généreuse  qui  fait  penser  hardiment,  alors  il  n'est 
pas  de  si  ferme  rationaliste  qui  ne  se  tourne  vers  le  Dieu 
des  femmes  et  des  enfants,  et  ne  demande  au  prêtre  de  le 
rassurer  et  de  le  délivrer  des  fantômes  qui  l'obsèdent  sous 
ce  pâle  soleil.  Ainsi  s'expliquent  les  faiblesses  de  tant  de 
philosophes  en  leurs  derniers  jours.  11  faut  une  religion 
autour  du  lit  de  mort  ;  laquelle  ?  n'importe  ;  mais  il  en 
faut  une.  Il  me  semble  bien  en  ce  moment  que  je  mour- 
rais content  dans  la  communion  de  l'humanité  et  dans  la 
religion  de  l'avenir.  Hélas  !  je  ne  jurerais  rien,  si  je 
tombais  malade.  Chaque  fois  que  je  me  sens  affaibli, 
j'éprouve  une  exaltation  de  la  sensibilité  et  une  sorte  de 
retour  pieux. 

Mole  sua  stat  :  telle  est  de  nos  jours  la  raison  d'être  du 
christianisme.  Qui  ne  s'est  arrêté,  en  parcourant  nos 
anciennes  villes  devenues  modernes,  au  pied  de  ces  gigan- 
tesques monuments  de  la  foi  des  vieux  âges?  Tout  s'e^t 


L'AVEiNlR  DE    LA  SCIENCE.  487 

renouvelé  alentour  ;  plus  un  vestige  des  demeures  et  des 

habitudes  d'autrefois  ;    la  cathédrale  est  restée,    un  peu 

dégradée  peut-être  à  hauteur  de  main  d'homme,  mais 

profondément  enracinée  dans    le   sol  ;  elle  a  résisté  au 

déluge  qui  a  tout  balayé  autour  d'elle,  et  la  famille  de 

corbeaux,    qui  a  placé  son  nid  dans  sa  flèche,    n'a   pas 

encore  été  dérangée.  Sa  masse  est  son  droit.  Étrange  pres- 

I  cription  !  Ces  barbares  convertis,  ces  bâtisseurs  d'églises, 

Clovis,  Rollon,  Guillaume  le  Conquérant,  nous  dominent 

î  toujours.  Nous  sommes  chrétiens,  parce  qu'il  leur  a  plu  de 

l'clre.    Nous  avons  réformé  leurs  institutions  politiques 

•devenues  surannées  ;   nous   n'avons   osé  toucher  à  leur 

établissement  religieux.   On   trouve    mauvais    que    nous 

autres  civilisés  nous  touchions  au  dogme  que  des  barbares 

j  ont  créé.    Et  quel  droit  avaient-ils   que  nous   n'ayons? 

I  Pierre,  Paul,  Augustin  nous  font  la  loi,  à  peu  près  comme 

:  si  nous  nous  assujettissions  encore  à  la  loi  Salique  ou  à 

'  la  loi  Gombette.  Tant  il  est  vrai  qu'en   fait  de  création 

religieuse  les  siècles  sont  portés  à  se  calomnier  eux-mêmes, 

€t  à  se  refuser  le  privilège  qu'ils  accordent  libéralement 

aux  âges  reculés  ! 

De  là  l'immense  disproportion  qui  peut,  à  certaines 
époques,  exister  entre  la  religion  et  l'état  moral,  social  et 
politique.  Les  religions  sont  pétrifiées  et  les  mœurs  se 
modifient  sans  cesse.  Semblable  à  ces  roches  granitiques 
qui  se  sont  prises  en  englobant  dans  leur  masse  encore 
liquide  des  substances  étrangères,  qui  éternellement  feront 
corps  avec  elles,  le  catholicisme  s'est  solidifié  une  fois  pour 
toutes,  et  nulle  épuration  n'est  désormais  possible.  Je  sais 
/  qu'il  est  un  catholicisme  plus  adouci  qui  a  su  pactiser 
avec  les  nécessités  du  temps,  et  jeter  un  voile  sur  de  trop 
rudes  vérités.  Mais  de  tous  les  systèmes,  celui-là  est  le 


li 


488  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

plus  inconséquent.  Je  conçois  les  orthodoxes,  je  conçois  les 
incrédules  ;  mais  non  les  néo-catholiques.  L'ignorance 
profonde  où  l'on  est  en  France,  en  dehors  du  clergé,  de 
l'exégèse  biblique  et  de  la  théologie,  a  seule  pu  donner 
naissance  à  cette  école  superficielle  et  pleine  de  contradic- 
ftions.  C'est  dans  les  Pères,  c'est  dans  les  conciles  qu'il 
faut  chercher  le  vrai  christianisme,  et  non  chez  des  esprits 
à  la  fois  faibles  et  légers  qui  l'ont  faussé  en  l'adoucissant, 
sans  le  rendre  plus  acceptable. 

Pour  la  grande  majorité  des  hommes,  le  culte  établi 
n'est  que  la  part  de  l'idéal  dans  la  vie  humaine,  et  à  ce 
titre  il  est  souverainement  respectable.  Quel  charme   de 
voir  dans  des  chaumières  ou  dans  des  maisons  vulgaires, 
où  tout  semble  écrasé  sous  la  préoccupation  de  l'utile,  des 
images  ne  représentant  rien  de  réel,  des  saints,  des  anges! 
Quelle  consolation,  au  milieu  des  larmes  de  notre  état  de 
souffrance,  de  voir  des  malheureux,  courbés  sous  le  travail 
de   six  journées,   venir  au  septième  jour  se  reposer   à 
genoux,    regarder   de   hautes  colonnes,   une   voûte,   des 
arceaux,  un  autel,  entendre  et  savourer  des  chants,  écouter 
une  parole  morale  et  consolante.  Oh  !  barbares,  ceux  qui 
[  appellent  cela  du  temps  perdu,  et  spéculent  sur  le  gain 
I  des  dimanches  et  des  fêtes  supprimées  !  Nous  autres,  qui 
!  avons  l'art,  la  science,  la  philosophie,  nous  n'avons  plus 
j  besoin    de    l'église.    Mais    le  peuple,    le    temple    est  sa 
'  littérature,  sa  science,  son  art.  Ce  qu'il  y  a  dans  le  chris- 
tianisme de  dangereux  et  de  funeste,  le  peuple  ne  le  voit 
pas.  L'esprit  qui  aspire  à  une  haute  culture  réfléchie  doit 
préalablement  s'affranchir  du  catholicisme  ;  car  il  y  a  dans 
le  catholicisme  des  dogmes  et  des  tendances  inconciliables 
avec  la  culture  moderne.  Mais  qu'importe  au  simple  tout 
cela?  11  ne  cueille  que  la  fleur  :  que  lui  importe  que  les 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  489 

racines  soient  amères?  Je  m'indigne  de  voir  un  homme 
tant  soit  peu  initié  à  la  culture  du  xix^  siècle  conserver 
encore  les  croyances  et  les  pratiques  du  passé.  Au  con- 
traire, quand  je  parcours  les  campagnes  et  que  je  vois 
à  chaque  angle  de  chemin  et  dans  chaque  chaumière  les 
signes  du  plus  superstitieux  catholicisme,  je  m'attendris, 
et  j'aimerais  mieux  me  taire  toute  ma  vie  que  de  scanda- 
liser un  seul  de  ces  enfants.  Une  Sainte- Vierge  chez  un 
homme  réfléchi  et  chez  un  paysan,  quelle  différence  !  Chez 
l'homme  réfléchi,  elle  m'apparaît  comme  une  révoltante 
absurdité,  le  signe  d'un  art  épuisé,  l'amulette  d'une  avilis- 
sante dévotion  ;  chez  le  paysan,  elle  m'apparaît  comme  le 
rayon  de  l'idéal  qui  pénètre  jusque  sous  ce  toit  de  chaume. 
J'aime  cette  foi  simple,  comme  j'aime  la  foi  du  moyen  âge, 
comme  j'aime  l'Indien  prosterné  devant  Kali  ou  Krischna, 
ou  présentant  sa  tête  aux  roues  du  char  de  Jagatnata. 
J'adore  le  sacrifice  antique  ;  je  n'ai  que  du  dégoût  pour  le 
niais  taurobole  de  Julien.  Le  paysan  sans  religion  est  la 
plus  laide  des  brutes,  ne  portant  plus  le  signe  distinctif  de 
l'humanité  {animal  religiosum) .  Hélas  !  un  jour  viendra 
où  ils  devront  subir  la  loi  commune  et  traverser  la  vilaine 
période  de  l'impiété.  Ce  sera  pour  le  plus  grand  bien  de 
l'humanité  ;  mais.  Dieu  !  que  je  ne  voudrais  pour  rien  au 
monde  travailler  à  cette  œuvre-là.  Que  les  laids  s'en 
chargent  !  Ces  bonnes  gens  n'étant  pas  du  xix®  siècle  il  ne 
faut  pas  trouver  mauvais  qu'ils  soient  de  la  religion  du 
passé.  Telle  est  ma  manière  :  au  village,  je  vais  à  la 
messe  ;  à  la  ville,  je  ris  de  ceux  qui  y  vont. 

Je  suis  quelquefois  tenté  de  verser  des  larmes  quand 
je  songe  que,  par  la  supériorité  de  ma  religion,  je  m'isole, 
en  apparence  de  la  grande  famille  religieuse  oîi  sont  tous 
ceux  que  j'aime,  quand  je  pense  que  les  plus  belles  âmes 


490  L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE. 

,du  monde  doivent  me  considérer  comme  un  impie,  un 
;  méchant,  un  damné,  le  doivent,  remarquez  bien,  par  la 
nécessité  même  de  leur  foi.  Fatale  orthodoxie,  toi  qui  au- 
trefois faisais  la  paix  du  monde,  tu  n'es  plus  bonne  que 
pour  séparer.  L'homme  mûr  ne  peut  plus  croire  ce  que 
croit  l'enfant  ;  l'homme  ne  peut  plus  croire  ce  que  croit  la 
femme  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  terrible,  c'est  que  la  femme  et 
l'enfant  joignent  leurs  mains  pour  vous  dire  :  Au  nom  du 
ciel,  croyez  comme  nous,  ou  vous  êtes  damné.  Ah!  pour 
ne  pas  les  croire,  il  faut  être  bien  savant  ou  bien  mauvais 
cœur  1 

Un  souvenir  me  remonte  dans  l'âme,  il  m'attriste,  sans 
me  faire  rougir.  Un  jour,  au  pied  de  l'autel,  et  sous  la 
main  de  l'évêque,  j'ai  dit  au  Dieu  des  chrétiens  :  Dominus 
pars  hœreditatis  mece  et  calicis  mei  ;  tu  es  qui  restitues 
hœreditatem  meam  mihi.  J'étais  bien  jeune  alors,  et  pour- 
tant j'avais  déjà  beaucoup  pensé.  A  chaque  pas  que  je 
faisais  vers  l'autel,  le  doute  me  suivait  ;  c'était  la  science, 
ot,  enfant  que  j'étais,  je  l'appelais  le  démon.  Assailli  de 
pensées  contraires,  chancelant  à  vingt  ans  sur  les  bases 
de  ma  vie,  une  pensée  lumineuse  s'éleva  dans  mon  âme 
€t  y  rétablit  pour  un  temps  le  calme  et  la  douceur  :  Qui 
que  tu  sois,  m'écriai-je  dans  mon  cœur,  ô  Dieu  des 
nobles  âmes,  je  te  prends  pour  la  portion  de  mon  sort. 
Jusqu'ici  je  t'ai  appelé  d'un  nom  d'homme  ;  j'ai  cru  sur 
parole  celui  qui  dit:  Je  suis  la  vérité  et  la  vie.  Je  lui  serai 
fidèle  en  suivant  la  vérité  partout  oîi  elle  me  mènera. 
Je  serai  le  véritable  nazaréen,  tandis  que,  renonçant  aux 
vanités  et  aux  superfluités  de  la  terre,  je  n'aurai  d'amour 
que  pour  les  belles  choses,  et  ne  proposerai  à  mon  acti- 
vité d'autre  objet  ici-bas.  Eh  bien  !  aujourd'hui  je  ne  me 
repens  pas  de  cette  parole,  et  je  redis  volontiers:  Dominus 


L'AVENIR  DE  LA  SCIENCE.  491 

pars  hœreditatis  meœ,  et  j'aime  à  songer  que  je  l'ai  pro- 
noncée dans  une  cérémonie  religieuse.  Les  cheveux  ont 
repoussé  sur  ma  tête  ;  mais  toujours  je  fais  partie  de  la 
sainte  milice  des  déshérités  de  la  terre.  Je  ne  me  tien- 
drai pour  apostat  que  le  jour  où  des  intérêts  usurperaient 
dans  mon  âme  la  place  des  choses  saintes,  le  jour  où,  en 
pensant  au  Christ  de  l'Évangile,  je  ne  me  sentirais  plus 
son  ami,  le  jour  où  je  prostituerais  ma  vie  à  des  choses 
inférieures,  et  où  je  deviendrais  le  compagnon  des 
joyeux  de  la  terre. 

Funes  ceciderunt  miki  in  prœclaris  !  Mon  lot  sera 
toujours  avec  les  déshérités;  je  serai  de  la  ligue  des  pau- 
vres en  esprit.  Que  tous  ceux  qui  adorent  encore  quelque 
chose  s'unissent  par  lobjet  qu'ils  adorent.  Le  temps  des 
petits  hommes  et  des  petites  choses  est  passé;  le  temps 
des  saints  est  venu.  L'athée,  c'est  l'homme  frivole  ;  les 
impies,  les  païens,  ce  sont  les  profanes,  les  égoïstes, 
ceux  qui  n'entendent  rien  aux  choses  de  Dieu  ;  âmes  flé- 
tries qui  affectent  la  finesse  et  rient  de  ceux  qui  croient; 
âmes  basses  et  terrestres,  destinées  à  jaunir  d  egoïsme  et 
à  mourir  de  nullité.  Comment,  ô  disciples  du  Chnst,  faites- 
vous  alliance  avec  ces  hommes  ?  Oh  !  ne  vaudrait- il  pas 
mieux  nous  asseoir  les  uns  et  les  autres  à  côté  de  la 
pauvre  humanité,  assise  morne  et  silencieuse  sur  le  bord 
du  chemin  poudreux,  pour  relever  ses  yeux  vers  le  doux 
ciel  qu'elle  ne  regarde  plus?  Pour  nous,  le  sort  en  est  jeté  ; 
et  quand  même  la  superstition  et  la  frivolité,  désormais 
inséparables  et  auxiliaires  l'une  de  l'autre,  parviendraient 
à  engourdir  pour  un  temps  la  conscience  humaine,  il  sera 
lilt  qu'en  ce  xix"  siècle,  le  siècle  de  la  peur,  il  y  eut  encore 
quelques  hommes  qui,  nonobstant  le  mépris  vulgaire, 
aimèrent  à  être  appelés   des  hommes  de  l'autre  monde  ; 


492  L'AVENIR   DE  LA  SCIENCE. 

des  hommes  qui  crurent  à  la  vérité,  et  se  passionnèrent  à 
sa  recherche,  au  milieu  d'un  siècle  frivole,  parce  qu'il 
était  sans  foi,  et  superstitieux  parce  qu'il  était  frivole. 

J'ai  été  formé  par  l'Eglise,  je  lui  dois  ce  que  je  suis, 
et  ne  l'oublierai  jamais.  L'Église  m'a  séparé  du  profane,  et 
je  l'en  remercie.  Celui  que  Dieu  a  touché  sera  toujours  un 
être  à  part  :  il  est,  quoi  qu'il  fasse,  déplacé  parmi  les 
hommes,  on  le  remarque  à  un  signe.  Pour  lui  les  jeunes 
gens  n'ont  pas  d'offres  joyeuses,  et  les  jeunes  filles  n'ont 
point  de  sourire.  Depuis  qu'il  a  vu  Dieu,  sa  langue  est 
embarrassée  ;  il  ne  sait  plus  parler  des  choses  terrestres. 
0  Dieu  de  ma  jeunesse,  j'ai  longtemps  espéré  revenir  h 
toi  enseignes  déployées  et  avec  la  fierté  de  la  raison,  et 
peut-être  te  reviendrai-je  humble  et  vaincu  comme  une 
faible  femme.  Autrefois  tu  m'écoutais  ;  j'espérais  voir 
quelque  jour  ton  visage;  car  je  t'entendais  répondre  à  ma 
voix.  Et  j'ai  vu  ton  temple  s'écrouler  pierre  à  pierre, 
et  le  sanctuaire  n'a  plus  d'écho,  et,  au  lieu  d'un  autel  paré 
de  lumières  et  de  fleurs,  j'ai  vu  se  dresser  devant  moi  un 
autel  d'airain,  contre  lequel  va  se  briser  la  prière,  sévère, 
nu,  sans  images,  sans  tabernacle,  ensanglanté  par  la  fata- 
lité. Est-ce  ma  faute?  est-ce  la  tienne?  Ah  !  que  je  frap- 
perais volontiers  ma  poitrine,  si  j'espérais  entendre  cette 
voix  chérie  qui  autrefois  me  faisait  tressaillir.  Mais  non, 
il  n'y  a  que  lïnflexible  nature  ;  quand  je  cherche  ton 
œil  de  père,  je  ne  trouve  que  l'orbite  vide  et  sans  fond 
de  l'infini,  quand  je  cherche  ton  front  céleste,  je  vais 
me  heurter  contre  la  voûte  d'airain,  qui  me  renvoie 
froidement  mon  amour.  Adieu  donc,  ô  Dieu  de  ma  jeu- 
nesse !  Peut-être  seras-tu  celui  de  mon  lit  de  mort.  Adieu  ; 
quoique  tu  m'aies  trompé,  je  t'aime  encore! 


NOTES 


(1)  Cette  tendance  à  placer  l'idéal  dans  le  passé  est  particulière 
■aux  siècles  qui  reposent  sur  un  dogme  inattaqué  et  traditionnel. 
Au  contraire,  les  siècles  ébranlés  et  sans  doctrine,  comme  le  nôtre, 
doivent  nécessairement  en  appeler  à  l'avenir,  puisque  le  passé  n'est 
plus  pour  eux  qu'une  erreur.  Tous  les  peuples  anciens  plaçaient 
l'idéal  de  leur  nation  à  l'origine  ;  les  ancêtres  étaient  plus  que  des 
hommes  (héros,  demi-dieux).  Voyez  au  contraire,  à  l'époque  d'Auguste, 
quand  le  monde  ancien  commence  à  se  dissoudre,  ces  aspirations  vers 
l'avenir,  si  éloquemment  exprimées  par  le  poète  incomparable  dans 
l'âme  duquel  les  deux  mondes  s'embrassèrent.  Les  nations  opprimées 
font  de  même  :  Arthur  n'est  pas  mort,  Arthur  reviendra.  Le  plus  puis- 
sant cri  qu'une  nation  ait  poussé  vers  l'avenir,  la  croyance  de  la  nation 
juive  au  Messie,  cette  croyance,  dis-je,  naquit  et  grandit  sous  l'étreinte 
de  la  persécution  étrangère.  L"embryon  se  forme  à  Babylone  ;  il  se 
fortifie  et  se  caractérise  sous  les  persécutions  des  rois  de  Syrie;  il 
aboutit  sous  la  pression  romaine. 

(2)  J'ai  vu  des  hommes  du  peuple  plongés  dans  une  vraie  extase  à  la 
vue  des  évolutions  des  cygnes  d'un  bassin.  Il  est  impossible  de  calculer 
•à  quelle  profondeur  ces  deux  simples  vies  se  pénétraient.  Évidemment 
le  peuple,  en  face  de  l'animal,  le  prend  comme  son  frère,  comme  vivant 
d'ane  vie  analogue  à  la  sienne.  Les  esprits  élevés,  qui  redeviennent 
peuple,  éprouvent  le  même  sentiment. 

(3)  Quelle  bonhomie,  par  exemple,  que  celle  de  savants  souvent 
«minents,  déclarant  en  tête  de  leurs  ouvrages  qu'ils  n'ont  pas  eu  Fin- 
tention  d'empiéter  sur  le  terrain  de  la  religion,  qu'ils  ne  sont  pas  théo- 
logiens et  que  les  théologiens  ne  peuvent  pas  trouver  mauvaises  leurs 
tentatives  d'humble  philosophienaturelle.il  y  a  en  France  des  hommes 
qui  admirent  beaucoup  l'établissement  religieux  de  FAngleterre,  parce 
-que  c'est  de  tous  le  plus  conservateur.  A  mes  yeux,  ce  système  est  le 
plus  illogique  et  le  plus  irrévérencieux  envers  les  choses  divines. 


494  NOTES. 

(4)  Telle  me  paraît  être  la  vraie  définition  du  hasard  dans  l'histoire, 
bien  mieux  que:  Et  quia  sœpe  latent  causœ,  fortuna  vocatur.  Gustave- 
Adolphe  est  atteint  d'un  boulet  à  Lutzen,  et  sa  mort  change  la  face 
des  affaires  en  Europe.  Voilà  un  fait  dont  la  cause  n'est  nullement 
ignorée,  mais  qui  peut  néanmoins  s'appeler  hasard  ou  part  irration- 
nelle de  l'histoire,  parce  que  la  direction  d'un  boulet  à  quelques 
centimètres  près  n'est  pas  un  fait  proportionné  aux  immenses 
conséquences  qui  en  sortirent. 

(5)  La  vie  n'est  pas  autre  chose  :  aspiration  de  l'être  à  être  tout  ce 
qu'il  peut  être;  tendance  à  passer  de  la  puissance  à  l'acte.  Dante,  qui, 
dans  son  livre  De  Monarchia,  a  eu  sur  l'humanité  des  idées  presque 
aussi  avancées  que  les  plus  hardis  humanitaires,  a  supérieurement  vu 
cela  :  Proprium  opus  humani  generis  totaliler  accepti  est  actuare  semper 
totam  potentiam  intellectus  possibilis  (De  Monarchia,  l).  Herder  dit 
de  même  :  «  La  perfection  d'une  chose  consiste  en  ce  qu'elle  soit  tout  ce 
qu'elle  doit  et  peut  être.  La  perfection  de  l'individu  est  donc  qu'il  soit 
lui-même  dans  toute  la  suite  de  son  existence.  »  (Ueber  den  Charakter 
der  Menschheit.) 

(6)  L'année  1789  sera  dans  l'histoire  de  l'humanité  une  année  sainte, 
comme  ayant  vu  la  première  se  dessiner,  avec  une  merveilleuse  origi- 
nalité et  un  incomparable  entraînement,  ce  fait  auparavant  inconnu. 
Le  lieu  où  l'humanité  s'est  proclamée,  le  Jeu  de  Paume,  sera  un  jour 
un  temple;  on  y  viendra  comme  à  Jérusalem,  quand  l'éloignement  aura 
sanctifié  et  caractérisé  les  faits  particuliers  en  symboles  des  faits  géné- 
raux. Le  Golgoiha  ne  devint  sacré  que  deux  ou  trois  siècles  après  Jésus 

(7)  Voir  comme  éminemment  caractéristique  la  Déclaration  des  Droits 
dans  la  Constitution  de  91.  C'est  le  xviii*  siècle  tout  entier  ;  le  contrôle 
de  la  nature  et  de  ce  qui  est  établi,  l'analyse,  la  soif  de  clarté  et  de 
raison  apparente. 

(8)  Que  dire,  par  exemple,  de  notre  éducation  universitaire,  réduite 
à  une  pure  discipline  extérieure?  Rien  pour  l'âme  et  pour  la  culture 
morale.  Est-il  étonnant,  du  reste,  que  Napoléon  ait  conçu  un  collège 
comme  une  caserne  ou  un  régiment  ?  Notre  système  d'éducation,  sans 
que  nous  nous  en  doutions,  est  encore  trait  pour  trait  celle  des  jésuites: 
idée  que  l'on  style  l'homme  par  le  dehors,  oubli  profond  de  l'âme  qui 
vivifie,  machinisme  intellectuel. 

(9)  Les  langues  offrent  un  curieux  exemple  de  ceci.  Les  langues  ma- 
niées, tourmentées,  refaites  de  main  d'homme,  comme  le  français,  en 
portent  l'empreinte  ineffaçable  dans  leur  manque  de  flexibilité,  leur 
construction  pénible,  leur  défaut  d'harmonie.  La  langue  française,  faite 
par  des  logiciens,  est  mille  fois  moins  log  que  que  l'hébreu  ou  le  sans- 


NOTES.  495 

kri,  créés  par  les  instincts  d'hommes  primitifs.  J'ai  développé  ce 
point  dans  un  Essai  sur  VOrigine  du  Langage,  inséré  dans  la  Liberté 
dépenser,  revue  philosophique  (15  septembre  et  15  décembre  1848). 

(10)  Voir,  par  exemple,  les  Considérations  sur  la  France,  de  M.  de 
Maistre.  L'ingénieux  publiciste  a  vu  le  défaut  des  réformateurs,  l'arti- 
ficiel, le  formalisme,  la  fureur  d'écrire  et  de  rédiger  ce  qui  est  plus 
fort  quand  il  n'est  pas  écrit.  Mais  il  n'a  pas  vu  que  ces  défauts  étaient 
nécessaires  comme  condition  d'un  progrès  ultérieur. 

(11)  Voltaire  n'a  pas  prétendu  dire  autre  chose  dans  ses  nombreuses 
attaques  contre  l'optimisme  :  ce  sont  de  justes  satires  des  absurdités  de 
son  siècle. 

(12)  De  la  Démocratie  en  France,  p.  76.  Un  peu  plus  loin  on  établit 
que  la  propriété  territoriale  est  supérieure  à  toute  autre,  parce  que  le 
fruit  en  dépend  moins  de  l'homme  et  plus  des  causes  aveugles. 

(13)  L'extension  plus  ou  moins  grande  qu'un  peuple  donne  à  la  fata- 
lité est  la  mesure  de  sa  civilisation.  Le  Cosaque  n'en  veut  à  personne 
des  coups  de  fouet  qu'il  reçoit:  c'est  la  fatalité;  le  raïa  turc  n'en  veut 
à  personne  des  exactions  qu'il  souffre  :  c'est  la  fatalité.  L'Anglais  pauvre 
n'en  veut  à  personne,  s'il  meurt  de  faim:  c'e >t  la  fatalité.  Le  Français 
se  révolte  s'il  peut  soupçonner  que  sa  misère  est  la  conséquence  d'une 
organisation  sociale  réformable. 

(l'i)  Par  la  raison,  je  n'entends  pas  seulement  la  raison  humaine, 
mais  la  réflexion  de  tout  être  pensant,  existant  ou  à  venir.  Si  je  pou- 
vais croire  l'humanité  éternelle,  je  conclurais  sans  hésiter  qu'elle 
atteindrait  le  parfait.  Mais  il  est  physiquement  possible  que  l'huma- 
nité soit  destinée  à  périr  ou  à  s'épuiser,  et  que  l'espèce  humaine  elle- 
même  s'atrophie,  quand  la  source  des  forces  vives  et  des  races  nou- 
velles sera  tarie.  (Lucrèce  a  là-dessus  de  sérieux  arguments,  liv.  V, 
y.  381  et  suiv.)  Dès  lors,  elle  n'aura  été  qu'une  forme  transitoire  du 
progrès  divin  de  toute  chose,  et  du  fieri  de  la  conscience  divine.  Car 
lors  même  que  l'humanité  n'influerait  pas  directement  sur  les  formes 
qui  lui  succéderont,  elle  aura  eu  son  rôle  dans  le  progrès  gradué, 
comme  rameau  nécessaire  pour  l'apparition  des  rameaux  plus  élevés. 
Bien  que  ceux-ci  ne  soient  pas  greffés  sur  le  premier  rameau  ils  le 
seront  sur  le  iTiême  tronc.  Hegel  est  insoutenable  dans  le  rôle  exclusif 
qu'il  attribue  à  l'humanité,  laquelle  n'est  pas  sans  doute  la  seule  forme 
consciente  du  divin,  bien  que  ce  soit  la  plus  avancée  que  nous  con- 
naissions. Pour  trouver  le  parfait  et  l'éternel,  il  faut  dépasser  l'huma- 
nité et  plonger  dans  la  grande  mer  !  Si  je  me  disculpais  ici  de  pan- 
théisme, j'aurais  l'air  de  le  faire  par  condescen  lance  pour  une  timi- 
dité soupçonneuse  et  de  reconnaître  à  quelqu'un  le  droit  d'exiger  des 


4^6  NOTES. 

protestations  d'orthodoxie  ;  je  ne  le  ferai  donc  pas.  Qu'il  me  suffise  de 
dire  que  je  crois  à  une  raison  vivante  de  toute  chose,  et  que  j'admets 
la  liberté  et  la  personnalité  humaine  comme  des  faits  évidents  ;  que  par 
conséquent  toute  doctrine  qui  serait  amenée  logiquement  à  les  nier 
serait  fausse  à  mes  yeux.  J'ajouterai  que  le  panthéisme  ne  paraît  si 
absurde  à  la  plupart  que  parce  qu'ils  ne  le  comprennent  pas,  et  parce 
qu'ils  entendent  le  principe  :  Tout  est  Dieu,  dans  un  sens  distributif, 
et  non  dans  un  collectif.  Tout  n'est  point  ici  synonyme  de  chaque, 
pas  plus  que  dans  cette  phrase  :  Tous  les  départements  de  France  for- 
ment un  espace  de  tant  de  lieues  carrées.  Il  y  aurait  peu  d'absurdités 
comparables  à  celle-ci  :  chaque  objet  est  Dieu.  Hegel  a  fort  bien  ex- 
pliqué ceci.  {Cours  d'esthétique,  t.  II,  p.  108,  trad.  Bénard.) 

(15)  Qu'est-ce  que  la  science  du  moyen  âge,  si  ce  n'est  une  dispute? 
La  dispute  est  si  chère  aux  scolastiques,  qu'ils  se  la  réservent,  se  la 
ménagent,  et  disposent  leurs  canons  de  façon  à  n'en  pas  supprimer 
la  matière.  Il  y  a  des  propositions  reconnues  fausses  que  l'on  ne  con- 
damne pas,  pour  que  l'on  puisse  en  disputer.  Lisez  le  traité  que  les 
théologiens  appellent  Des  lieux  théologiques,  vous  aurez  une  idée  de 
cette  étrange  méthode.  Il  ne  s'agit  pas  du  vrai,  mais  du  controver- 
sable;  savoir  n'est  rien,  disputer  est  tout. 

(16)  Voulez-vous  un  type  de  cette  manière  irrévérencieuse  de  trai- 
ter la  science,  de  la  prendre  comme  un  jeu  d'esprit,  bon  à  délasser 
d'une  vie  défleurie  ou  à  faire  naître  ce  rire  inepte,  si  recherché  de  ceux 
à  qui  est  interdit  le  rire  de  bon  aloi,  lisez  le  Journal  de  Trévoux  et 
en  général  les  ouvrages  scientifiques  sortis  de  la  même  Compagnie, 
laquelle,  pour  le  dire  en  passant,  n'a  pu  produire  un  seul  savant 
sérieux  (Kircher  peut-être  excepté,  lequel  a  bien  aussi  ses  folies;  mais 
ces  folies  étaient  celles  de  son  siècle),  et  a  produit  par  contre  quelques 
types  incomparables  du  charlatanisme  scientifique.  Bougeant,  Har- 
doum,  etc.  Tout  cela  est  du  même  ordre  que  le  petit  genre  tout  innocent 
et  paterne  des  poètes  de  la  Société,  Du  Cerceau,  Commire,  Rapin,  etc. — 
Les  travaux  des  bénédictins  sont  d"un  tout  autre  ordre,  mais  ne 
prouvent  pas  contre  ma  thèse.  Le  besoin  de  remplir  une  vie  calme  et 
retirée  par  d'utiles  travaux,  des  goûts  studieux,  l'instinct  de  la  com- 
pilation et  des  collections,  peuvent  rendre  à  l'érudition  d'immenses 
services,  mais  ne  constituent  pas  l'amour  pur  de  la  science. 

(17)  Supposé  que  les  égards  de  Descartos  pour  la  théologie  ne  fussent 
pas  purement  politiques  ;  ce  que  je  ne  pense  pas.  Descartes  était  un 
esprit  absolu,  tout  à  fait  dépourvu  de  critique;  il  a  bien  pu  croire  à 
plein  au  christianisme. 

(18)  Cela  est  si  vrai  que  les  esprits  à  demi  critiques  ne  se  résignent 


NOTES.  497 

ô  admettre  le  miracle  que  dans  l'antiquité.  Des  récits  qui  feraient  sou- 
rire, si  on  les  donnait  comme  contemporains,  passent  grâce  à  la  fan- 
tasmagorie de  l'éloignement.  Il  semble  qu'on  admette  tacitement  uue 
l'humanité  primitive  vivait  sous  d'autres  lois  que  les  nôtres. 

(19)  C'est  chose  merveilleuse  comme  chaque  nation  se  reflète  naïve- 
ment dans  la  physionomie  de  ses  miracles.  Comparez  le  miracle  des 
Hébreux  grave,  sévère,  sans  variété  comme  Jehova;  le  miracle  évan- 
gélique  bienfaisant  et  moral,  le  miracle  talmudique  dégoûtant  de  vul- 
garité, le  miracle  byzantin  terne  et  sans  poésie,  le  miracle  du  moyen 
ûgc  gracieux  et  sentimental;  le  miracle  espagnol  et  jésuitique,  ma!é- 
rialiste,  amollissant,  immoral.  Cela  n'est  pas  étonnant,  puisque  chaque 
peuple  ne  fait  que  mettre  en  scène  dans  ses  miracles  les  agents  sur- 
naturels du  gouvernement  de  l'univers,  tels  qu'il  les  entend  ;  or  ces 
agents,  chaque  race  les  façonne  sur  son  propre  modèle. 

(20)  Déjà  l'étude  de  la  science  et  de  la  philosophie  grecques,  avait  pro- 
duit che^  les  musulmans  au  moyen  âge  un  résultat  analogue.  La  plu- 
part des  philosophes  arabes  étaient  hétérodoxes  ou  incroyants.  Averroès 
peut  être  considéré  comme  un  rationaliste  pur.  Mais  ce  beau  ir:ouve- 
Tïient  fut  comprimé  par  la  persécution  des  musulmans  rigides.  Le 
nombre  et  l'influence  des  philosophes  ne  furent  pas  assez  grands  pour 
emporter  la  balance,  comme  cela  a  eu  lieu  en  Europe. 

(21)  Voir  l'admirable  peinture  delà  réaction  dévote  du  commence- 
ment du  xvn'  siècle,  dans  Micheiet,  Du  prêtre,  de  la  femme,  de  la 
famille,  chap.  i,  et  en  général  tout  ce  livre,  peinture  si  vive  et  si 
originale  des  faits  les  plus  délicats  et  les  plus  indescriptibles.  Il  y  a 
■là  tout  un  monde  que  personne  n'ose  dire.  Voir  encore  la  fine  analyse 
psychologique  que  M.  Sainte-Beuve  a  si  malheureusement  intitulée 
Volupté.  Ne  pas  oublier  Das  ewig  Wcibliche  à  la  fin  de  Faust,  et 
Méphistophélès  vaincu  par  des  roses  tout  en  blasphémant,  et  l'admi- 
j:able  épisode  de  Dorothée  et  d'Agnès  dans  la  Pucelle  : 

Et  se  senlant  quelque  componction. 

Elle  comptait  sen  aller  à  confesse  ; 

Car  de  l'amour  à  la  dévotion 

Il  n'est  qu'un  pas  ;  l'une  et  l'autre  est  faiblesse. 

Une  rigoureuse  analyse  psychologique  classerait  l'instinct  religieux 
inné  chez  les  femmes  dans  la  même  catégorie  que  l'instinct  sexuel. 
Tout  cela  a[)paraît  pour  la  première  fois  au  moyen  âge  d'une  manière 
l'Caractérisée  dans  les  lollards,  béguards,  fraticelles,   pauvres  de  Lyon, 


32 


498  NOTES. 

(22)  Cette  opposition  produit  quelquefois  d'étranges  effets.  Certaine»^ 
faiblesses  des  plus  fiers  rationalistes  ne  s'expliquent  que  par  là.  11 
vient  de  moments  de  dégel,  où  tout  se  couvre  d'humidité,  devient 
flasque  et  sans  tenue.  J'ai  souvent  songé  que  ce  type  (haute  fierté 
intellectuelle,  jointe  aux  faiblesses  les  plus  féminines)  pourrait  servir 
de  sujet  à  un  roman  psychologique.  Faust  ne  correspond  qu'à  une 
partie  de  ce  que  j'imagine.  Les  anciens,  par  une  de  ces  distinctions 
que  bannit  notre  physique,  parce  qu'elles  ne  s'appuient  pas  sur  des 
faits  assez  précis,  et  qui  pourtant  avaient  tant  de  vérité,  distinguaient 
chaleur  sèche  et  chaleur  humide.  Cette  distinction  est  juste,  du  moins- 
en  psychologie. 

(23)  J'ai  entendu  un  homme,  excellent  du  reste,  se  réjouir  du  cho- 
léra; car,  disait-il,  ces  calamités  opèrent  un  retour  aux  idées  reli-^ 
gieuses.  Cela,  du  reste,  est  conséquent.  Qu'importe,  pourvu  que  les 
âmes  soient  sauvées  ? 

(24)  Au  fond,  les  différences  entre  les  sectes  religieuses  ne  sont  pas 
moindres.  Mais  elles  ne  frappent  pas  autant,  parce  qu'on  ne  les  voit 
pas  exister  simultanément  dans  un  même  pays,  tandis  que  la  philo- 
Sophie  est  toujours  envisagée  synoptiquement  et  comme  solidaire  dans 
toutes  ses  parties.  Aussi  dans  les  pays  où  plusieurs  sectes  sont  en 
présence,  le  scepticisme  religieux  ne  tarde  pas  à  se  produire. 

(25)  Dans  l'impossibilité  d'exposer  avec  précision  de  telles  idées,  je 
renvoie  à  l'hymne  où,  dès  ma  première  jeunesse,  je  cherchai  à  ex- 
primer ma  pensée  religieuse,  à  la  fin  du  volume.  {On  l'a  supprimée.) 

(26)  Soient,  par  exemple,  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu  de  Des- 
cartes. Jamais  esprit  de  quelque  finesse  ne  les  a  prises  au  sérieux,  et 
je  plaindrais  fort  celui  dont  la  foi  religieuse  ne  serait  étayée  que  sur 
ce  scolastique  échafaudage.  Et  pourtant  elles  sont  vraies  au  fond, 
toutes  également  vraies,  mais  étroitement  exprimées . 

27)  C'est  en  cela  qu'excelle  l'Allemagne.  Ses  aperçus  sont  complète- 
ment individuels  et  intraduisibles.  Si  l'on  en  change  tant  soit  peu  le 
tour,  ils  disparaissent,  comme  des  essences  qui  s'évaporent  si  on  les 
fait  passer  d'un  vase  à  un  autre.  Tel  ouvrage  allemand  de  premier 
ordre  est  lourd  et  insupportable  en  français  ;  ôtez  à  l'eau  de  rose  sa 
senteur,  elle  ne  vaut  pas  de  l'eau  ordinaire.  Soit,  par  exemple,  l'admi- 
rable introduction  de  G.  de  Humboldt  à  son  essai  sur  le  kawi,  où  se 
trouvent  réunies  les  plus  fines  vues  de  l'Allemagne  sur  la  science  des 
langues,  cet  essai  serait  traduit  en  français  qu'il  n'aurait  aucun  sens 
et  paraîtrait  d'une  insigne  platitude  :  et  c'est  lace  qui  en  fait,  l'éloge  ;. 
cela  prouve  la  délicatesse  du  trait. 


NOTES.  499 

(28)  Fichte,  par  exemple,  répète  sans  cesse  dans  sa  Méthode  pour 
arriver  à  la  vie  bienheureuse  :  «  Ceci  n'est-il  pas  parfaitement  évident, 
plus  clair  que  le  soleil  ?  Aucun  esprit  bien  fait  ne  peut  ne  pas  le 
comprendre.  »  Quand  un  homme  sincère  parle  sur  ce  ton,  je  le  crois 
toujours.  Car  comment  un  esprit  droit,  appliqué  sérieusement  à  son 
objet,  verrait-il  faux?  Il  est  donc  certain  que  le  système  de  Fichte 
était  parfaitement  vrai  pour  lui,  au  point  de  vue  où  il  se  plaçait. 

(29)  Ainsi  les  hypothèses  sur  l'électricité,  le  magnétisme,  expliquent 
les  phénomènes  ;  elles  sont  un  lien  commode  entre  les  faits  ;  mais  on 
ne  les  prend  pas  comme  ayant  une  valeur  absolue  et  correspondant  â 
des  réalités  physiques. 

(30)  «  Je  vois  la  mer,  des  rochers,  des  îles,  »  dit  celui  qui  regarde 
par  les  fenêtres  au  nord  du  château.  «  Je  vois,  des  arbres,  des  champs, 
des  prés,  »  dit  celui  qui  regarde  par  les  fenêtres  du  sud.  Ils  auraient 
bien  tort  de  se  disputer;  ils  ont  raison  tous  les  deux. 

(31)  Le  type  de  cet  esprit,  c'est  bien  Joseph  de  Maistre,  un  grand 
seigneur  impatient  des  lentes  discussions  de  la  philosophie  :  Pour 
Dieu!  une  décision,  et  que  ce  soit  fini!  Vraie  ou  fausse,  n'importe. 
L'essentiel  est  que  je  sois  en  repos.  Un  pape  infaillible,  c'est  bien  plus 
court.  Infaillible!...  Oh  !  c'est  faire  trop  d'honneur  à  ces  vils  mortels. 
Non,  un  pape  sans  appel  I 

(32)  Je  ne  connais  rien  de  plus  touchant  et  de  plus  naïf  que  les 
efforts  que  font  les  croyants,  emportés  forcément  par  le  mouvement 
scientifique  de  l'esprit^moderne,  pour  concilier  leurs  vieilles  doctrines 
avec  cette  formidable  puissance,  qui  les  commande  quoi  qu'ils  fassent. 
Si  l'on  ouvrait  telle  conscience,  on  trouverait  là  des  trésors  de  pieuses 
subtilités,  vraiment  édifiants  et  indices  d'une  bien  aimable  moralité. 

(33)  L'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  vigoureusement  insulté  la 
nature  humaine  au  profit  de  la  révélation,  a  dit  quelque  part  (voir 
VUnivers  du  26  mars  1849)  qu'il  préférait  de  beaucoup  Rabelais, 
Parny  et  Pigault-Lebrun  à  Lamartine.  Je  le  crois  sans  peine.  Voltaire 
aussi  trouvait  mieux  son  affaire  avec  le  curé  de  Versailles,  qui  cares- 
sait tour  à  tour  et  volait  ses  ouailles,  qu'avec  saint  Vincent  de  Paul  ou 
saint  François  de  Sales. 

(34)  Il  y  aurait  une  curieuse  recherche  à  faire  sur  le  prix  plus  ou 
moins  élevé  de  la  vie  humaine  aux  diverses  phases  du  développement 
de  l'humanité.  On  trouverait  que  ce  prix  a  toujours  été  estimé  sur  sa 
valeur  réelle,  c'est-à-dire  qu'on  a  beaucoup  plus  respecté  la  vie  hu- 
maine aux  époques  où  elle  a  réellement  le  plus  de  valeur.  La  con- 
science se  faisant  peu  à  peu  et  traversant  des   degrés  divers,    une 


500  NOTES. 

conscience  a  d'autant  plus  de  valeur  qu'elle  est  plus  faite,  plus  avancée. 
L'homme  civilisé  qui  se  possède  si  énergiquement  est  bi.  n  plus 
homme,  si  j'ose  le  dire,  que  le  sauvage  qui  se  sent  à  peine,  et  dont 
la  vie  n'est  qu'un  petit  phénomène  sans  valeur.  Voilà  pourquoi  le 
sauvage  tient  très  peu  à  la  vie;  il  l'.ibandonne  avec  une  facilité  étrange, 
et  l'ôte  aux  autres  comme  en  î^e  jouant.  Chez  lui,  la  personnalité  est 
à  peine  nouée.  L'animal,  et  jusqu'à  un  certain  point  l'enfant,  voient 
la  mort  d'un  de  leurs  semblables  sans  elfroi.  Le  prix  qu'on  fait  delà  vie 
pour  soi  est  toujours  celui  qu'on  en  fuit  pour  les  autres.  Plusieurs  faits 
de  notre  Révolution  ne  s'expliquent  que  par  là.  La  vie  était  tombée 
à  un  effrayant  bon  marché. 

(35)  Le  christianisme,  par  ses  tendances  universelles  et  catholiques, 
a  contribué  à  affaiblir  le  culte  antique  de  la  patrie.  Le  chrétien  fait 
partie  d'une  société  bien  plus  étendue  et  plus  sainte,  qu'il  doit  au 
besoin  préférer  à  son  pays. 

(36)  Dieu  me  garde  d'insulter  un  esprit  aussi  distingué  que  Fran- 
klin. Mais  comment  un  homme  de  quelque  sens  moral  et  philosophi- 
que a- t-il  pu  écrire  des  chapitres  intitulés  :  Conseils  pour  faire  for- 
tune. —  Avis  nécessaire  à  ceux  qui  veulent  être  riches.  —  Moyens 
d'avoir  toujours  de  V argent  dans  sa  poche,  a  Grâce  à  ces  moyens, 
ajoute-t-il,  le  ciel  bril!era  pour  vous  d'un  éclat  plus  vif,  et  le  plaisir 
fera  battre  votre  cœur.  Hâtez-vous  donc  d'embrasser  ces  règles  et 
d'être  heureux.  »  Voilà  un  charmant  moyen  pour  ennoblir  la  nature 
humaine. 

(37)  La  libation  est  de  tous  les  usages  de  l'antiquité  celui  qui  me 
semble  le  plus  religieux  et  le  plus  poétique  :  sacrifice  (perte  sèche, 
comme  diraient  les  gens  positifs]  des  prémices  à  l'invisible. 

(3^)  La  même  application  irrationnelle,  mais  énergique  et  belle,  d'un 
principe  de  la  nature  humaine  se  remarque  dans  les  idées  des  reli- 
gions sur  l'expiation.  Le  besoin  d'expiation,  après  une  vie  immorale 
ou  frivole,  est  très  légitime;  l'erreur  est  d'avoir  cru  qu'il  s'agissait  de 
se  punir.  La  seule  pénitence  raisonnable,  c'est  le  repentir  et  le  retour 
avec  plus  d'amour  à  la  vie  sérieuse  et  belle. 

(39)  Les  petits  esprits  qui  conçoivent  la  perfection  comme  uno 
médiocrité,  résultant  de  la  neutralisation  réciproque  des  extrêmes, 
appellent  cela  des  excès;  mais  c'est  là  une  étroite  et  mesquine  ma- 
nière d'expliquer  de  pareils  faits.  Ce  qu'il  y  faut  blâmer,  ce  n'est  p;  s 
le  trop  d'énergie,  c'est  la  mauvaise  direction  donnée  à  de  puissants 
inslnicts. 

(40)  Ces  harmonieuses  plaintes   sont  devenues   un  des  thèmes    les 


NOTES.  501 

plus  féconds  de  la  poésie  moderne.  Après  celle  de  JoufTroy,  je  n'en 
connais  pas  de  plus  vraies  que  celles  de  Louis  Feuerbach,  un  des 
représentants  les  plus  avancés  de  l'école  ultra-hégélienne  {Souvenirs 
de  ma  vie  religieuse,  à  la  suite  de  la  Religion  de  l'Avenir).  Ce  regret 
ne  se  remarque  pas  chez  les  premiers  sceptiques  (les  philosophes  du 
XVIII'  siècle  par  exemple)  lesquels  détruisaient  avec  une  joie  merveil- 
leuse et  sans  éprouver  le  besoin  d'aucune  croyance,  préoccupés  qu'ils 
étaient  de  leur  œuvre  de  destruction  et  du  vif  sentiment  de  l'exertion 
de  leur  force. 

(41)  Heraclite  concevait  les  astres  comme  des  météores  s'allumant  à 
temps  dans  des  réceptacles  préparés  à  cette  un,  sortes  de  chaudrons, 
qui,  en  nous  tournant  leur  partie  obscure,  produisent  les  phases,  les 
éclipses,  etc.  Anaxagore  croit  que  la  voûte  du  ciel  est  de  pierre,  et 
conçoit  le  soleil  et  les  astres  comme  des  pierres  enflammées.  Cosmas 
Indicopleustès  imagine  le  monde  comme  un  coffre  oblong  ;  la  terre 
forme  le  fond  ;  aux  quatre  côtés  s'élèvent  de  fortes  murailles,  et  le 
ciel  forme  le  couvercle  cintré.  Les  Hébreux  supposaient  le  ciel  sem- 
blable à  un  miroir  d'airain  (Job,  xsxvii,  18),  soutenu  par  des  colonnes 
(Job,  XXVI,  11];  au-dessus  sont  les  eaux  supérieures,  qui  en  tombent 
par  des  soupapes  ou  fenêtres  munies  de  barreaux,  pour  former  la 
pluie  (Ps.  Lxxviii,  23;  Gen.,  vu,  11  ;  viii.  2).  Strepsiade  se  faisait  un 
système  de  météorologie  analogue,  quoique  un  peu  plus  burlesque 
(Aristoph.,  Nuées,  \.  372). 

(42)  Dirai-je  que  l'on  peut  déjà  en  soupçonner  quelque  chose  ?  En 
efCet,  le  tei-me  du  progrès  universel  étant  un  état  où  il  n'y  aura  plus  au 
monde  qu'un  seul  être,  un  état  où  toute  la  matière  existante  engen- 
drera une  résultante  unique,  qui  sera  Dieu  ;  où  Dieu  sera  l'ûme  de 
l'univers,  et  l'univers  le  corps  de  Dieu,  et  où,  la  période  d'individua- 
lité étjnt  traversée,  l'unité,  qui  n'est  pas  l'exclusioa  de  l'individualité, 
mais  l'harmonie  et  la  conspiration  des  individualités,  régnera  seule; 
on  conçoit,  dis-je,  que  dans  un  pareil  état,  qui  sera  le  résultat  des 
efforts  aveugles  de  tout  ce  qui  a  vécu,  où  chaque  individualité,  jus- 
qu'à celle  du  dernier  insecte,  aura  eu  sa  part,  toute  individualité 
se  retrouve,  comme  dans  le  son  lointain  d'un  immense  concert. 
C'est  ainsi,  du  moins,  que  j'aime  à  l'entendre.  Voir  d'admirables 
pages  de  Spiridion,  présentées  cependant  sous  des  formes  trop  sub- 
stantielles. 

(43)  Admirable  expression  de  Schiller, 

(44)  Je  parle  surtout  ici  de  la  France.  Les  succès  de  M.  Ronge  et  des 
Catholiques  allemands  prouvent  qu'un  mouvement  religieux  n'est  pas 


502  NOTES. 

tout  à  fait  impossible  en  Allemagne.  L'apparition  incessante  de  nou- 
velles sectes,  que  les  catholiques  reprochent  aux  protestants  comme 
une  marque  de  faiblesse,  prouve,  au  conti-aire,  que  le  sentiment 
religieux  vit  encore  parmi  eux,  puisqu'il  y  est  encore  créateur.  En 
France,  il  n'y>  pas  de  danger  que  cela  arrive:  tout  est  figé.  Rien 
de  plus  mort  que  ce  qui  ne  bouge  pas.  Plusieurs  faits  témoignent 
aussi  que  la  fécondité  religieuse  n'est  pas  éteinte  en  Angleterre.  Quant 
à  rOrient,  les  Arabes  font  observer  que  la  liste  des  prophètes 
n'est  pas  close,  et  les  succès  des  Wahhabites  prouvent  qu'un  nouveau 
Mahomet  n'est  pas  impossible.  J'ai  souvent  fait  réflexion  qu'un 
Européen  habile,  sachant  l'arabe,  présentant  une  légende  par  laquelle 
il  se  rattacherait  de  façon  ou  d'autre  à  une  branche  de  la  famille 
du  prophète,  et  prêchant  avec  cela  les  doctrines  d'égalité  ou  de  fra- 
ternité, si  susceptibles  d'être  bien  comprises  par  les  Arabes,  pour- 
rait, avec  huit  ou  dix  mille  hommes,  faire  la  conquête  de  l'Orient 
musulman,  et  y  exciter  un  mouvement  comparable  à  celui  de  l'isla- 
misme. 

(45)  Fichte,  dans  l'ouvrage  où  se  révèle  le  mieux  son  admirable 
sens  moral,  a  merveilleusement  exprimé  ce  sacerdoce  de  la  science 
{De  la  destinée  du  savant  et  de  l'homme  de  leltres,  ¥  leçon.  Voyez 
aussi  Mêth.  pour  arriver  à  la  vie  bienheureuse,  ¥  leçon). 

(46)  Cela  est  si  vrai  que  des  peuples  entiers  ont  manqué  d'un  tel 
système  religieux  ;  ainsi  les  Chinois  qui  n'ont  jamais  connu  que  la 
morale  naturelle,  sans  aucune  croyance  mythique.  Le  culte  de  Fo  ou 
Buddha  est,  on  le  sait,  étranger  à  la  Chine. 

(47)  Comment  ne  pas  exprimer  aussi  un  regret  sur  cette  déplorable 
nullité  à  laquelle  est  condamnée  la  province,  faute  de  grandes  institu- 
tions et  de  mouvement  littéraire  !  Quand  on  songe  que  chaque  petite 
ville  d'Italie  au  xyi"  siècle  avait  son  grand  maître  en  peinture  et  en 
musique,  et  que  chaque  ville  de  3,000  âmes  en  Allemagne  est  un 
centre  littéraire,  avec  imprimerie  savante,  bibliothèque  et  souvent 
université,  on  est  affligé  du  peu  de  spontanéité  d'un  grand  pays,  réduit 
à  répéter  servilement  sa  capitale.  La  distinction  du  bon  goût  parisien 
et  du  mauvais  goût  provincial  est  la  conséquence  de  la  même  organi- 
sation intellectuelle;  or,  cette  distinction  est  aussi  mauvaise  pour  la 
capitale  que  pour  la  province  ;  elle  donne  à  la  question  de  goût  une 
importance  exagérée.  Tout  cela  prouve  aussi  une  chose  assez  triste, 
c'est  que  l'art,  la  science  et  la  littérature  ne  fleurissent  pas  chez  nous 
par  suite  d'un  besoin  intime  et  spontané,  comme  dans  l'ancienne 
Grèce,  comme  dans  l'Italie  du  xv  siècle  ;  puisque,  là  où  il  n'y  a  pas 
d'excitation  extérieure,  rien  ne  se  produit. 


NOTES.  503 

t48)  Les  Allemands  qui  ont  étudié  notre  système  d'instruction  publi- 

/que  prétendent  que  certains  cours  des  lycées,  ceux    de  philosophie, 

par  exemple,    rappellent   seuls  renseignement   des   universités  alle- 

mandis.  Voir  L.  Hahn,  Das  Unterrichtswesen  in  Frankreich,  Breslau, 

1848,  2"  partie. 

(49)  Voici  le  programme  d'une  fête  universitaire  de  Kœnigsberg 
«  Conditi  Prussiarum  regni  memoriam  anniversariam  die  XVIII  jan. 
MDCCCXL  in  auditorio  maximo  celebrandam  indicunt,  prorector, 
director,  cancellarius  et  senatus  Academiœ  Albertinœ.  Inest  disser- 
iatio  de  nominum  tertiœ  declinationis  vicissitudine...  G.-B.  Winer 
défraya  une  douzaine  de  solennités  académiques  avec  une  série  de 
dissertations  sur  l'usage  des  verbes  composés  d'une  préposition  dans 
•le  Nouveau  Testament. 

(50)  Voir  les  actes  des  Congrès  annuels  des  philologues  allemands  : 
Yerhandlungen  der  Versammlungen  deutscher  Philologen  und  Schul- 
mœnner. 

(51)  Malebranehe,  dans  son  admirable  quoique  trop  sévère  chapitre 
sur  Montaigne,  l'avait  déjà  appelé  un  pédant  à  la  cavalière.  Pascal, 
les  Logiciens  de  Port-Royal  et  Malebranehe  avaient  saisi  très  finement 
•cette  petite  prétention  de  l'auteur  des  Essais. 

(52)  Cela  est  si  vrai  qu'un  même  sentiment  peut  fournir  de  la  poésie, 
de  l'éloquence,  de  la  philosophie,  selon  qu'on  le  fait  diversement  vibrer  ; 
â  peu  prés  comme  les  vibrations  diverses  d'un  même  fluide  produisent 
chaleur  et  lumière. 

(53)Stobée,  Apophth.,  8,  ii.  p.  44,  édit.  Gaisford. 

(54)  Quintilien  avait  bien  raison  de  dire  :  Grammatica  plus  habet 
in  recessu  quam  fronte  promittit. 

(55)  Voir  l'histoire  de  la  philologie  classique  dans  l'antiquité  (Ge- 
schichte  der  klassischen  Philologie  im  Alterthum),  par  M.  Graefenhan, 
Bonn,  1843-46.  Voici  les  objets  divers  qu'il  y  a  fait  rentrer:  1°  Gram- 
maire, et  ses  diverses  parties;  Rhétorique,  Lexilogie  (Étymologie, 
Synonymique,  Lexicographie,  Glossographie,  Onomatologie,  Dialecto- 
graphie).  —  2°  Exégèse,  allégorique,  verbale.  Commentaires  des  rhé- 
teurs, des  grammairiens,  des  sophistes,  Scholies,  Paraphrases,  Traduc- 
tions, Imitations.  —  3»  Critique  des  textes,  critique  littéraire  (authen- 
ticité, etc.),  critique,  esthétique.  —  4°  Érudition,  Théologie,  Mytho- 
.^raphie,  PoUtique,  Chronologie,  Géographie,  Littérature  (Compilateurs, 
Abréviateurs,  Bibliographie,  Biographie,  Histoii-e  littéraire).  Histoire  et 
théorie  des  Beaux-Arts.  —  M.  Haase,  dans  le  Journal  d'Iéna^  critique 


504  NOTES. 

vivement  l'emploi  d^une  acception  aussi  vaste  [Neue  jenaische  Lite- 
ratur-Zeitung,  Febr.  1845,  n"  35-37).  —  L'école  de  Heyne  et  de  WolS 
entendait  par  philologie  la  connaissance  approfondie  du  monde  antique 
(grec  et  romain)  sous  toutes  ses  faces,  en  tant  qu'elle  est  nécessaire  à 
la  parfaite  intelligence  de  ces  deux  littératures. 

(50)  Ainsi  l'entendait  l'antiquité.  La  grammaire,  c'était  l'encyclopédie, 
non  pour  la  science  positive  elle-même,  mais  comme  moyen  nécessaire 
pour  l'intelligence  des  auteurs.  Tout  était  rapporté  à  ce  but  littéraire. 
Le  tab!-»au  le  plus  complet  de  tout  ce  que  devait  savoir  le  grammai- 
rien ancien,  se  trouve  dans  l'éloge  que  S  lace  fait  de  son  père  (Sylv.)^ 

(57)  Mot  de  Cratès  de  Mallos  :  «  Le  grammairien,  c'est  le  manœuvre; 
le  critique,  c'est  l'architecte.  »  Wegener,  De  aula  attalica,  recueil  dey 
fragments  de  Cratès. 

(58)  Je  parle  seulement  du  moyen  âge  scolastique,  du  xr  an  xv^  siècle. 
Les  rhéteurs  de  l'époque  carlovingienne  sont  bien  les  successeurs  des- 
grammairiens  romains,  et  ne  sont  que  trop  philologues  dans  le  sen:*^ 
étroit  et  verbal.  Roger  Bacon,  en  qui  se  remarquent  les  premières- 
étincelles  de  l'esprit  moderne,  et  qui  presque  seul,  en  un  espace  de  dix. 
siècles,  comprit  la  science  comme  nous  la  comprenons,  avait  déjà 
deviné  la  philologie.  Il  consacre  la  troisième  partie  de  l'Opus  Majus 
à  l'uliUté  de  l'étude  des  langues  anciennes  (grec,  arabe,  hébreu)  et 
porte  en  ce  sujet  délicat  la  plus  parfaite  justesse  de  vues.  L'étude 
des  langues  n'est  plus  pour  lui  un  moyen  pour  exercer  le  métier 
d'interprète  ou  de  traducteur,  comme  cela  avait  lieu  presque  toujours 
au  moyen  âge;  c'est  un  instrument  de  critique  littéraire  et  scientifique.. 

(59)  Il  faut  en  dire  autant  de  la  connaissance  que  les  Syriens,  les 
Arabes  et  les  autres  Orientaux  (les  Arméniens  peut-être  exceptés) 
eurent  de  la  littérature  grecque.  Elle  fut  des  plus  grossières,  parce 
qu'elle  ne  fut  pas  philologique. 

(60)  J'ai  placé,  dit-il,  le  prince  des  poètes  à  côté  de  Platon,  le  prince 
des  philosophes,  et  je  suis  obligé  de  me  contenter  de  les  regarder, 
puisque  Sergius  est  absent  et  que  Barlaam,  mon  ancien  maître,  m'a 
été  enlevé  par  la  mort.  Tantôt  je  me  console  en  jetant  un  regard  sur 
ce  chef-d'œuvre;  tantôt  je  l'embrasse,  et  je  m'écrie  en  soupirant: 
Grand  homme!  avec  quel  bonheur  je  t'entendrais,  si  la  mort  n'avait 
fermé  l'une  de  mes  oreilles  (Barlaam)  et  si  l'éloignement  ne  rendait 
l'autre  impuissante  (Sergius)  !  {Epist.  Var.,  xx,  0pp.  p.  998,  999). 

(61)  Pour  bien  comprendre  le  caractère  de  la  critique  ancienne,  voir 
l'excellent  article  de  M.  Egger  sur  Aristarque  {Revue  des  Deux  MondeSy, 
1"  février  1846). 


s  NOTES.  50S 

(62)  Anstarchus  Homeri  versum  negat  quem  non  probat.  11  serait  à 
désirer  que  Porson,  Biunck,  et  bien  d'autres  critiques  allemands 
n'eussent  pas  choisi  cet  étrange  moyen  de  devenir  des  Aristarques. 

(63)  C'est  ainsi  que  les  arabisants  européens  croient  sans  témérité 
mieux  entendre  cerlains  passages  du  Coran  que  les  Arabes.  C'est  ainsi 
encore  que  les  hébraïsants  modernes  corrigent  plusieurs  explications 
de  textes  anciens  donnés  dans  les  livres  hébreux  d'une  composition 
pins  moderne,  dans  les  Chroniques  ou  Paralipomènes  par  exemple,  et 
lelèvent  même  dans  les  livres  anciens  des  étymologies  plus  que  hasar- 
dées. ÎSul  de  nos  philologues  ne  prétend  mieux  savoir  le  grec  que 
Platon,  le  latin  que  Varron;  et  pourtant  nul  d'entre  eux  ne  se  fait 
scrupule  de  corriger  les  étymologies  de  Platon  et  de  Varron, 

(6'0  Les  vrais  manuels  de  l'antiquité  sont  les  compilations  du  v*  et  du 
VI*  siècle,  celles  de  Marcien  Capella,  d'Isidore  de  Séville,  de  Boèce,  etc. 
Le  déluge  des  livres  élémentaires  est  aussi  chez  nous  un  fait  assez  ré- 
cent et  ne  témoigne  certainement  pas  d'un  progrès.  Dans  l'éducation 
vive,  l'enfant  fait  pour  lui  le  travail  qu'on  lui  épargne  par  ces  moyens 
artificiels,  ce  qui  est  d'un  grand  avantage  pour  l'originalité.  Le 
xvii"  siècle  apprenait  mieux  le  latin  dans  les  auteurs,  ou  même  dans 
Despautères,  que  nous  ne  l'avons  appris  dans  Lhomond,  et  qu'on  ne 
l'apprendra  dans  des  grammaires  bien  meilleures.  Ici,  comme  en  tant 
d'autres  choses,  on  s'est  laissé  prendre  à  ce  sophisme  :  Nos  pères  ont 
fait  merveille  avec  des  méthodes  médiocrement  régulières.  Que  ne 
feront  pas  nos  enfants  quand  tout  sera  réglé  et  perfectionné?  Dans 
les  exercices  de  gymnastique,  la  perfection  de  l'ou'.il  n'importe  pas. 

(65)  Polybe  consacre  un  livre  de  son  histoire  aux  notions  les  plus 
élémentaires  de  géographie  et  s'arrête  à  expliquer  les  points  cardi- 
naux, etc.,  comme  des  curiosités  d'un  très  grand  intérêt.  Strabon 
(Géogr..  liv.  VIII,  init.)  nous  apprend  qu'Éphore  et  plusieurs  autres 
firent  de  même.  Supposez  un  moment  M.  Thiers  commençant  son  His- 
toire de  la  Révolution  par  un  petit  cours  de  cosmographie.  Un  bachelier 
es  lettres  sourit  maintenant  de  la  controverse  animée  que  Cicéron  sou- 
tint contre  Tiron  pour  savoir  si  toutes  les  villes  du  Péloponèse  sont 
maritimes,  et  s'il  y  a  des  ports  en  Arcadie  {Lettres  à  Atlicus,  liv.  IV,  2). 

(66)  Jamais  les  anciens  ne  sont  bien  nettement  sortis  du  point  de 
vue  étroit  où  l'esthétique  est  censée  donner  des  règles  à  la  produc- 
tion littéraire;  comme  si  toute  œuvre  devait  être  appréciée  par  sa 
conformité  avec  un  type  donné,  et  non  par  la  quantité  de  beauté 
positive  qu'elle  présente.  Une  seule  règle  peut  être  donnée  pour 
produire  le  beau:  «  Élevez  votre  âme,  sentez  noblement  et  dites  ce 


606  NOTES. 

que  vous  sentez.  »  La  beauté  d'une  œuvre,  c'est  la  philosophie  qu'elle 
renferme. 

(67)  Les  réformateurs  du  xvi*  siècle  sont  des  philologues.  Au 
XVII i<>  siècle,  l'œuvre  s'accomplit  surtout  au  nom  des  sciences  positives. 
D'Alembert  et  V Encyclopédie  caractérisent  ce  nouvel  esprit. 

(68)  Que  serait-ce  donc,  si  à  l'expérimentation  scientifique  on  pou- 
^^  vait  joindre  l'expérimentation  pratique  de  la  vie?  Saint-Simon 
\  mena,  comme  introduction  à  la  philosophie,  la  vie  la  plus  active  pos- 
sible, essayant  toutes  les  positions,  toutes  les  jouissances,  toutes  les 
façons  de  voir  et  de  sentir,  et  se  créant  même  des  relations  factices, 
qui  n'existent  pas  ou  se  présentent  rarement  dans  la  réalité.  Il  est 
certain  que  Thabilude  de  la  vie  apprend^  autant  que  les  livres,  et 
constitue  une  culture  pour  ceux  qui  n'en  ont  pas  d'autre.  Le  seul 
homme  inculte  (inhumanus)  est  celui  qui  n'a  pu  participer  ni  à  la 
culture  pratique  ni  à  la  culture  scientifique. 

(69)  Je  dois  répéter,  pour  éviter  un  étrange  malentendu,que  dans  tout 
ce  qui  précède  j'ai  pris  le  mot  dé  ^philologie  dans  le  sens  des  anciens, 
comme  synonyme  de  pol^^lhie:  wç  <ptX6Xoy6;  èottc  xa\  TcoXuXoyoç 
^Platon,  Legg.  I,  641,  É.).  —  Quœ  quidem  erant  çtXôXoya  et  digni- 
tatis  meœ,  dit  Cicéron  en  parlant  de  quelques  demandes  qu'il  avait 
adressées  à  Cléopâtre  {Ad  Atticum,  liv.  XV,  ép.  xv). 

(70)  Ainsi  (T.  V,  p.  47-48)  M.  Comte  prophétise  a  priori  que  l'étude 
comparée  des  langues  amènera  à  en  reconnaître  l'unité  comme  fait 

■  historique,  car,  dit-il,  chaque  espèce  d'animal  n'a  qu'un  cri.  Or,  c'est 
tout  le  contraire  qui  est  arrivé. 

(71)  Les  visions  pseudo-daniéliques  sont  à  mes  yeux  le  plus  ancien 
I  essai  de  philosophie  de  l'histoire,  et  reste  fort  intéressant  à  cet  égard. 

(72)  La  peine  que  se  donne  M.  Jouffroy  pour  attribuer  un  sens  spé- 
cial au  mot  philosophie  vient  de  ce  qu'il  n'a  pas  assez  remarqué  le  sens 
conventionnel  qu'on  prête  à  ce  mot  en  France.  (Voir  son  mémoire 
sur  V Organisation  des  sciences  philosophiques .) 

(73)  Cicéron,  TuscuL,  V,  3.  Cité  comme  de  Pythagore. 

(74)  M.  Villemain  écrivait  à  Geoffroy  Saint- Hilaire,  après  avoir  lu  la 
partie  générale  de  son  Cours  sur  les  Mammifères  :  «  L'histoire  natu- 

^  relie  ainsi  entendue  est  la  première  des  philosophies  ».  On  pourrait 
en  dire  autant  de  toutes  les  sciences,  si  elles  étaient  traitées  par  des 
Geoffroy  Saint -Hilaire. 

(75)  Cela  doit  même  être  admis  dans  les  idées  du  théisme  ancien, 
puisque,  suivant  cette  manière  de  concevoir  le  système  des  choses, 


l\ 


NOTES.  507 

Dieu  est  regardé  comme  ne  créant  plus  dans  le  temps,  mais  ayant  tout 
créé  à  l'origine. 

(76)  La  vraie  psychologie,  c'est  la  poésie,  le  roman,  la  comédie.  Une 
foule  de  choses  ne  peuvent  s'exprimer  qu'ainsi.  Ce  qu'on  appelle  psy- 
chologie, celle  des  Écossais  par  exemple,  n'est  qu'une  façon  lourde  et 
abstraite,  qui  n'a  nul  avantage,  d'exprimer  ce  que  les  esprits  fins  ont 
senti  bien  avant  que  les  théoriciens  ne  le  missent  en  formules. 

(77)  «  Entourons,  dit  M.  Michelet,  écoutons  ce  jeune  maître  des 
vieux  temps  ;  il  n'a  nullement  besoin  pour  nous  instruire  de  pénétrer 
ce  qu'il  dit;  mais  c'est  comme  un  témoin  vivant:  il  y  était,  il  en  sait 
mieux  le  conte.  »  {Du  peuple,  p.  212.) 

(78)  M.  Ozanam  a  montré  d'une  façon  non  subtile  que  Dante  a  conçu 
l'unité  de  l'humanité  d'une  façon  presque  aussi  avancée  que  les  mo- 
dernes. Le  christianisme  par  sa  catholicité  était  un  puissant  achemine- 
ment vers  cette  idée.  Ce  n'est  toutefois  que  vers  la  fin  du  xviiP  siècle 
qu'elle  nous  apparaît  parfaitement  dessinée.  La  vieille  humanité  fran- 
çaise était  une  vertu  ou  une  qualité  morale,  mais  avec  bien  des  nuances 
qui  expliquent  la  transition.  «  Je  te  le  donne  au  nom  de  l'humanité,  » 
dit  don  Juan  dans  Molière.  Je  ne  sache  pas  qu'au  xvii®  siècle  on  ait 
écrit  un  mot  plus  avancé. 

(79)  M.  de  Maistre  pousse  le  paradoxe  jusqu'à  nier  l'existence  même 
de  la  nature  humaine  et  son  unité.  Je  connais  des  Français,  des  Anglais, 
des  Allemands,  dit-il,  je  ne  connais  pas  d'hommes.  INous  autres  nous 
pensons  que  le  but  de  la  nature  est  l'homme  éclairé,  qu'il  soit  fran- 
çais, anglais,  allemand. 

(80)  L'analyse  psychologique  des  facultés  telle  que  la  font  les  phi- 
losophes indiens  est  profondément  différente  de  la  nôtre.  Les  noms  de 
leurs  facultés  sont  intraduisibles  pour  nous  ;  tantôt  leurs  facultés  ren- 
ferment plusieurs  des  nôtres  sous  un  nom  commun,  tantôt  elles  sub- 
divisent les  nôtres.  J'ai  entendu  M.  Burnouf  comparer  cette  diver- 
gence aux  coupes  que  ferait  un  emporte-pièce  sur  une  même  surface, 
ou  mieux  à  deux  cartes  de  la  même  région  à  des  époques  diverses 
superposées  l'une  à  l'autre.  Posez  une  carte  de  l'Europe  d'après  les 
traités  de  1815  sur  une  carte  de  l'Europe  au  vi«  siècle:  les  fleuves, 
les  mers  et  les  montagnes  coïncideront,  mais  non  les  divisions  eth- 
nographiques et  politiques,  bien  que  là  encore  certains  groupes  se 
rappellent. 

(81)  A  dissertation  on  the  theology  of  the  Chinese,  with  a  view 
to  the  elucidation  of  the  most  appropriate  term  for  expressing  the 
deity  in  the  chinese  language,  by  M.  H.  Medhurst,  1847,  in-8».  Voir 


508  NOTES. 

Je  rapport    de    M.    Mohl,   dans   le  Journal    Asiatique,    août  184^^ 
page  inO. 

(82)  Cours  de  liitérature  dramatique,  t.  I",  chap    xvii. 

(83)  Ka)>6;  dans  le  sens  grec. 

(84)  Le  défaut  de  la  plupart  de  nos  grammaires  élémentaires  est  d& 
snbtituer  le  tour  de  règles  et  de  procédés  à  l'histoire  raisonnée  des- 
mécanismes  de  la  langue.  Ceci  est  surtout  choquant,  quand  il  s'agit 
des  langues  anciennes,  lesquelles  n'avaient  pas  de  règles  à  proprement 
parler,  mais  une  organisation  vivante,  dont  on  avait  encore  la  conscience 
actuelle. 

r     (85)  «  Quand  on  a  une  fois  trouvé  le  commode  et  le  beau,  dit  Fleury, 
\  ion  ne  devrait  jamais  changer.  »  Il  y  a  encore  des  gens  qui  regrettent 
Iqu'on  n'écrive  plus  de  la  même  manière  que  sous  Louis  XIV,  comme 
'si  ce  style  convenait  à  notre  manière  de  penser. 

(86)  Le  même  progrès  a  eu  lieu  en  mathématiques.  Les  anciens 
envisageaient  la  quantité  dans  son  être  actuel,  les  modernes  la  pren- 
nent dans  sa  génération,  dans  son  élément  infinitésimal.  C'est  l'immense 
révolution  du  calcul  différentiel. 

(87)  L'Inde  seule  mérite  à  quelques  égards  d'être  prise  au  sérieux 
et  comme  fournissant  des  documents  positifs  à  la  science.  Kous  avons 
à  apprendre  dans  la  métaphysique  indienne.  Les  idées  les  plus  avan- 
cées de  la  philosophie  moderne,  qui  ne  sont  encore  le  domaine  que 
d'un  petit  nombre,  sont  là  doctrines  officielles.  L'Inde  aurait  presque 
auîant  de  droits  que  la  Groce  à  fournir  des  thèmes  à  nos  arts.  Je  ne 
désespère  pas  qu'un  jour  nos  peintres  n'empruntent  des  sujets  à  la 
mythologie  indienne,  comme  à  la  mythologie  grecque.  Narayana  étendu 
sur  son  lit  de  lotus,  contemplant  Brahma  qui  s'épanouit  de  son  nom- 
bril, Lachmi  reposant  sons  ses  yeux,  n'offrirait-il  pas  un  tableau 
comparable  aux  plus  belles  images  grecques.  Les  mathématiciens 
trouveraient  aussi  dans  la  théorie  indienne  des  nombres  des  algorithmes 
fort  originaux. 

(88)  L'Orient  moderne  est  un  cadavre.  Il  n'y  a  pas  eu  d'éducatioa 
pour  rOrient  ;  il  est  aujourd'hui  aussi  peu  mûr  pour  les  institutionL 
libérales  qu'aux  premiers  jouis  de  l'histoire.  L'Asie  a  eu  pour  desti- 
née d'avoir  une  ravissante  et  poétique  enfance,  et  de  mourir  avant 
lu  virilité.  On  croit  rêver  quand  on  songe  que  la  poésie  hébraïque» 
les  iloallacat  et  l'admirable  liitérature  indienne  ont  germé  sur  ce  sol 
aujourd'hui  si  mort,  si  calciné.  La  vue  d'un  Levantin  excite  en  moi 
un  sentiment  des  plus  pénibles,  quand  je  songe  que  cette  triste  per- 
sonnilicalion  de   la    stupidité  ou    de  l'astuce  nous  vient  de  la  patrie 


NOTES.  503 

'd'Isaïe  et  d'Antara,  du  pays  où  l'on  pleurait  Thajnmuz,  où  Ton  adorait 
Jéhova,  où  apparurent  le  mosaïsme  et  Tislamisme,  où  prêcha 
Jésus  ! 

(89)  De  là  Taversion  ou  la  défiance  qu'il  est  de  bon  goût  de  pro- 
fesser en  France  contre  les  littératures  de  l'Orient,  aversion  qui  tient 
sans  doute  à  la  mauvaise  critique  avec  laquelle  on  a  trop  souvent 
traité  ces  littératures,  mais  plus  encore  à  nos  façons  trop  exclusi- 
vement littéraires  et  trop  peu  scientifiques.  «  On  a  beau  faire,  dit 
51.  Sainle-Beuve,  nous  n'aimons  en  France  à  sortir  de  l'horizon  hel- 
lénique qu'à  bon  escient.  »  A  la  bonne  heure;  mais,  devant  des 
méthodes  offrant  toutes  les  garanties,  pourquoi  ces  défiances  incu- 
rables ?  Uugald  Stewart,  dans  sa  Philosophie  de  l'esprit  humain  {i><-J,l) 
croit  encore  que  le  sanskrit  est  un  mauvais  jargon  composé  à  plaisir 
de  grec  et  de  latin. 

(90)  Voltaire  ne  faisait  d'ailleurs  que  suivre  les  traces  des  apolo- 
gisles.  Ceux-ci  prenaient  la  Bible  comme  une  œuvre  absolue,  en 
dehors  du  temps  et  de  l'espace;  Voltaire  la  critique  comme  il  eût  fait 
Tin  livre  du  xviir  siècle,  et,  de  ce  point  de  vue,  il  y  trouve  bien 
entendu  des  absurdités. 

(91)  De  là  le  pédantisme  de  toute  prétention  classique.  11  faut  lais- 
ser chaque  siècle  se  créer  sa  forme  et  son  expression  originale.  La 
littérature  va  dévorant  ses  formes  à  mesure  qu'elle  les  épuise  ;  elle  doit 
'toujours  être  contemporaine  à  la  nation.  M.  Guizot  fait  observer  avec 
raison  que  la  vraie  littérature  du  v«  et  du  vi«  siècle,  ce  ne  sont  pas 
-les  pâles  essais  des  derniers  rhéteurs  des  écoles  romaines,  c'est  le 
-travail  populaire  de  la  légende  chrétienne. 

(92)  Discours  de  M.  Burnouf,  à  la  séance  des  cinq  académies^ 
de  23  octobre  1848. 

(03)  Le  grand  progrès  que  l'histoire  littéraire  a  fait  de  nos  jours  a  été 
de  porter  l'attention  principale  sur  les  origines  et  les  décadences.  Ce 
-qui  nous  proccupe  le  plus,  c'est  ce  à  quoi  Laharpe  ne  pensait  pas. 

(94)  Verhandlungen  der  Versammliingen  deutscher  Philologen  und 
ISchulnïânner ,  Bonn  1841.  —  Voir  un  discours  de  M.  Creuzer  sur  le 
^nôme  sujet,  au  congrès  de  Mannheim,  1839. 

(95)  Dans  les  écrits  anciens,  ce  qui  nous  intéresse  le  plus  est  préci- 
-sément  ce  à  quoi  les  contemporains  ne  songeaient  pas  :  particularités 
de  mœurs,  traits  historiques,  faits  de  linguisiique,  etc. 

(96)  C'est  un  usage  en  Bretagne  de  renfermer  les  tètes  demoi-ts  dans 
«ne  boîte  de  bois  en  forme  de  petite  chapelle,  au-devant  de  laquelle  est 


510  NOTES. 

une  ouverture  en  forme  de  cœur,  et  c'est  par  là  que  la  tête  voit  le 
jour.  On  a  soin  qu'elle  soit  tellement  disposée  à  l'intérieur  que  l'œil 
seul  se  montre  à  la  lucarne.  De  temps  en  temps,  on  enterre  ces  reli- 
ques, et  la  procession  passe  à  l'entour  tous  les  dimanches. 

(97)  C'est  pour  cela  que  l'homme  du  peuple  est  bien  plus  sensible 
à  la  gloire  patriotique  que  l'homme  plus  réfléchi,-  qui  a  une  indivi- 
dualité prononcée.  Celui-ci  peut  se  relever  par  lui-même,  par  ses 
talents,  ses  titres,  ses  richesses.  L'homme  du  peuple,  au  contraire,, 
qui  n'a  rien  de  tout  cela,  s'attribue  comme  un  patrimoine  la  gloire 
nationale  et  s'identifie  avec  la  masse  qui  a  fait  ces  grandes  choses 
C'est  son  bien,  son  titre  de  noblesse,  à  lui.  Là  est  le  secret  de  cette 
puissante  adoption  de  Napoléon  par  le  peuple.  La  gloire  de  Napoléon 
est  la  gloire  de  ceux  qui  n'en  ont  pas  d'autres. 

(98)  Et  encore  ceux  qui  savent  comment  se  font  la  plupart  de  ces 
recensions  sont  d'avis  que,  dans  beaucoup  de  cas,  le  monographe  ne 
saurait  compter  sur  un  seul  lecteur.  Le  grand  art  des  recensions, 
n'est  plus,  comme  du  temps  de  Fréron,  de  juger  du  tout  par  la  pré- 
face ;  c'est  maintenant  d'après  le  titre  qu'on  se  met  à  disserter  à  tort 
et  à  travers  sur  le  même  sujet  que  l'auteur, 

(99)  Les  historiens  du  xviP  siècle  qui  ont  prétendu  écrire  et  se  faire 
hre,  Mézerai,  Velly,  Daniel,  sont  aujourd'hui  parfaitement  délaissés^ 
tandis  que  les  travaux  de  Du  Cange,  de  Baluze,  de  Duchesne  et  des 
bénédictins,  qui  n'ont  prétendu  que  recueiUir  des  matériaux,  sont 
aujourd'hui  aussi  frais  que  le  jour  où  ils  parurent. 

(100)  La  perfection  du  Parthénon  consiste  surtout  en  ce  que  les  parties 
non  destinées  à  être  vues  sont  aussi  soignées  que  les  parties  destinées 
à  être  vues.  Ainsi  dans  la  science. 

(101)  Eugène  Burnouf,  Comment,  sur  le  Yaçna,  préf.,  p.  v.—  Voyez 
dans  le  Journal  des  Savants^  avril  1848,  quelques  excellentes  pensées 
de  M.  Biot  sur  le  respect  qui  est  dû  aux  travaux  antérieurs. 

(102)  Il  faut  en  dire  autant  de  la  connaissance  que  les  Arabes  du 
moyen  âge  eurent  de  la  littérature  grecque. 

(103)  En  voici  un  exemple  qui  n'intéressera  pas  seulement  les  théo- 
logiens. A  propos  du  célèbre  passage  Regnum  memn  non  est  de  hoc 
mundo...  nunc  autem  regnum  meumnon  est  hînc  (Joann.,  xviii,  36], 
plusieurs  écoles,  dans  des  intentions  très  différentes,  ont  insisté  sur  le 
vOv  8é,  et,  le  traduisant  par  maintenant,  en  ont  tiré  diverses  con- 
séquences. Cette  remarque  inexacte  n'eût  pas  été  si  souvent  répétée, 
si  l'on  eût  su  que  cet  idiotisme  vGv  ôé  est  la  traduction  littérale  d'une 
locution  hébraïque  {ve-atta]t   qui   sert   de   conjonction    adversative, 


NOTES.  511 

sans  aucune  notion  de  temps.  La  même  locution  s'emploie,  d'ailleurs, 
en  grec  et  en  latin  pour  signifier  :  Or,  d'ailleurs,  mais.  Il  faut  donc 
simplement  traduire  •  «  Mais  mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  »  — 
Une  autre  discussion  des  plus  importantes  et  des  plus  vives  de  toute 
l'exégèse  biblique  (Isaïe,  ch.  lui)  roule  tout  entière  sur  l'emploi  d'un 
pronom  [lamo). 

(104)  Traduction  du  Bhagavata-Purana  de  M.  Eugène  Burnouf,  1. 1", 

préf.,  p.  IV,  GLXII,  CLXIII. 

(105)  M.  Auguste  Comte  a  beaucoup  arrêté  son  attention  sur  ce 
difficile  problème,  et  propose  de  remédier  à  la  dispersion  des  spécia- 
lités en  créant  une  spécialité  de  plus,  celle  des  savants  qui,  sans  être 
spéciaux  dans  aucune  branche,  s'occuperaient  des  généralités  de 
toutes  les  sciences.  (Voir  Cours  de  Philosophie  positive,  t.  I",  1"  leçon, 
p.  30,  31,  etc. 

(106)  Pour  le  dire  en  passant,  je  ne  conçois  qu'un  moyen  de  sauver 
cette  précieuse  collection  et  de  la  conserver  maniable,  c'est  de  la  clore, 
et  de  déclarer,  par  exemple,  qu'il  n'y  sera  plus  admis  aucun  livre 
postérieur  à  1850.  Un  dépôt  séparé  serait  ouvert  pour  les  publications 
plus  récentes.  Il  y  a  évidemment  une  limite  où  la  richesse  d'une 
bibliothèque  devient  un  obstacle  et  un  véritable  appauvrissement,  par 
Timpossibilité  de  s'y  retrouver.  Cette  limite,  je  la  crois  atteinte. 

(107)  Les  charges  qu'on  impose  au  contribuable  pour  ces  fins  spi- 
ritualistes  sont  au  fond  un  service  qu'on  lui  rend.  Il  bénéficie  d'un 
emploi  de  ses  écus  qu'il  n "était  pas  assez  éclairé  pour  vouloir  direc- 
tement. On  fournit  ainsi  au  contribuable,  souvent  matérialiste  endurci, 
l'occasion,  rare  en  sa  vie,  de  faire  un  acte  idéaliste.  Le  jour  où  il 
paie  ses  contributions  est  le  meilleur  de  sa  vie.  Cela  expie  son 
égoisme  et  sanctifie  son  bien  souvent  mal  acquis  et  dont  il  fait  mau- 
vais usage.  En  général,  l'impôt  est  la  partie  la  mieux  employée  de  la 
fortune  du  laïque,  et  elle  sanctifie  le  reste.  C'est  l'analogue  de  ce 
quêtait  dans  les  mœurs  antiques,  la  fibation,  acte  de  haut  idéalisme, 
prélèvement  touchant  fait  pour  l'invisible,  l'inutile,  l'inconnu,  et  qui 
d'un  acte  vulgaire  fait  un  acte  idéal.  L'impôt  presque  tout  employé  à 
des  fins  civilisatrices,  est,  delà  sorte,  par  sa  signification  suprasensible, 
ce  qui  légitime  la  fortune  du  paysan  et  du  bourgeois;  c'en  est,  en 
tout  cas,  la  partie  la  mieux  employée.  De  profane  qu'elle  est,  la 
richesse  devient  ainsi  quelque  chose  de  sacré.  L'impôt  est  de  notre 
temps  ce  qu'était,  dans  les  anciens  usages,  la  part  que  chacun  faisait 
a  pour  sa  pauvre  âme  »  à  l'Église  et  aux  œuvres  pies.  Il  faut,  pour  le 
bien  même  du  contribuable,  tâcher  de  faire  cette  part  aussi  grosse  que 


r.l2  NOTES. 

fo?sible,  mais  non  en  donnant  au  contribuable  les  vraies  raisons  qu'il 
no  comprendrait  pas. 

(108)  Il  faut  dire  qu'alors  ils  n'eussent  pas  existé.  L'homme  spi- 
rituel ne  vit  jamais  de  l'esprit.  Copernic  ne  vécut  pas  de  ses  dccouverics; 
il  vécut  de  son  exactitude  au  chœur  comme  chanoine  de  Thorn.  Les 
bénédictins  du  xvii*  siècle  vécurent  d'anciennes  fondations  n'ayant  en 
vue  que  les  pratiques  monacales.  De  nos  jours,  le  penseur  et  le  sa- 
vant vivent  de  l'enseignement,  emploi  social  qui  n'a  presque  rien  de 
commun  avec  la  science. 

(103)  Le  type  de  cette  science  de  grand  seigneur  à  coups  de  cra- 
vache, est  M.  de  Maistre.  On  ferait  une  collection  des  amusantes 
bévues  qu'il  débite  avec  son  infaillibité  de  gentilhomme.  Oratio,  nous 
apprend-il,  vient  de  os  et  ratio  (raison  de  la  bouche,  ce  qui  lui 
paraît  d'une  admirable  profondeur),  cœcutire,  cœcus  ut  ire;  sortir, 
sehorstir;  maison  est  un  mot  celtique;  sopha  vient  de  l'hébreu,  de 
la  racine  saphan,  laquelle,  dit-il,  signifie  élever,  d'où  vient  le  mot 
sofelim,  juge,  les  éleveurs  des  peuples  (encore  un  sens  profondj  !  Le 
malheur  est  que  la  racine  saphan  n'est  connue  d'aucun  hébraïsant  et 
que  la  racine  schafat,  d'où  vient  le  nom  des  «juges»,  ne  signifie 
en  aucune  façon  élever.  Mais  c'est  égal;  cela  fait  des  éclairs  de  génie. 

(110)  Voir  une  belle  page  de  Laplace,  à  la  fin  du  Système  du  Monde, 
!■••  édition. 

(111)  Voyez  dans  l'ouvrage  d'un  missionnaire  anglais,  Robert  Mof- 
fat  {Vingt-trois  ans  de  séjour  dans  le  Sud  de  l'Afrique),  p.  84,  lOT, 
158),  de  curieux  exemples  du  mythe  improvisé  sur  place.  Je  vis  un 
jour  un  enfant  quelque  temps    pensif,    puis  tout  à  coup    affirmer  sé- 

/  rieusement  et  avec  un  étrange  caractère  d'insistance,  qu'il  avait  vu 
/  quelques  jours  auparavant  une  tête  humaine  dans  le  soleil.  Or  il 
j  était  évident  que  cette  pensée  venait  d'éclore  en  son  cerveau,  en  se 
1  combinant  peut-être  de  quelque  souvenir  d'almanach.  Tel  est  le  pro- 
cédé qui  préside  à  la  formation  des  mythes  les  plus  anciens  :  le  rêve 
affirmé. 

(112)  Où  la  vie  est-elle  plus  naïve  que  dans  l'animal?  Malebranche 
donne  un  coup  de  pied  à  une  chienne  qui  était  pleine,  Fontenelle  en 
est  touché:  Eh    quoi!  reprend  le    dur  cartésien,    ne  savez-vous  pas 

I  bien  que  cela  ne  sent  point  ?  Le  père  Poirson  prouve  ainsi  que  les 
•  bêtes  n'ont  pas  d'âme  :  la  soutlVance  est  une  punition  du  péché  ;  or 
les  bêtes  n'ont  pas  péché  ;  donc  elles  ne  peuvent  souffrir,  donc  elles 
sont  de  pures  machines.  Le  P.  Bougeant  échappait  à  l'argument,  en 
supposant  que  les  bêtes  étaient  des  démons  ;  que,  par  conséquent,  elles 
■avaient  péché. 


NOTES.  513 

(113)  Nul  n'a  mieux  exposé  ces  lois  que  M.  Fauriel.  Voir  l'analyse 
de  son  cours  de  1836,  faite  par  M.  Egger  dans  une  série  d'articles 
du  Journal  de  l'instruction  publique  de  cette  année,  et  l'excellente 
notice  de  M.  Ozanam  sur  son  illustre  prédécesseur  [Correspondant, 
10  mai  1845). 

(114)  Antar,  bien  qu'il  soit  devenu  centre  d'un  cycle  bien  caracté 
risé,  n'est  pas  une  épopée.  Tout  y  est  individuel,  et,  bien  que  l'or- 
gueil national  de  l'Arabie  soit  le  fond  de  la  texture,  aucune  cause 
suffisamment  nationale  n'est  mise  en  jeu  pour  que  cette  belle  compo- 
sition dépasse  la  sphère  du  roman . 

(115)  En  revanche,  les  Sémites  ont  conçu  en  Dieu  avec  une  remar- 
quable facilité  d'autres  relations,  celles  de  père,  de  fils,  des  distinc- 
tions de  puissances,  d'attributs  (Cabbale,  etc.). 

(116)  Les  efforts  que  l'on  a  faits  pour  retrouver  la  loi  de  la  suc- 
cession des  systèmes  grecs  dans  la  philosophie  indienne  sont  à  peu 
près  chimériques.  On  ne  peut  dire  que  la  loi  du  développement  des 
langues  sémitiques  soit  de  la  synthèse  à  l'analyse,  comme  cela  a  lieu 
dans  les  langues  indo-germaniques.  De  même  l'arménien  moderne 
semble  avoir  beaucoup  plus  de  syntaxe  et  de  construction  synthétique 
que  l'arménien  antique,  qui  pousse  très  loin  la  dissection  de  la  pen- 
sée. On  ne  peut  dire  aussi  que  le  chinois  moderne  soit  plus  analytique 
que  le  chinois  ancien,  puisque  au  contraire  les  flexions  y  sont  plus 
riches,  et  que  l'expression  des  rapports  y  est  plus  rigoureuse.  Les 
lois  sont  analogues  de  ces  différents  côtés,  mais  non  les  mêmes, 
quoique  toujours  parfaitement  rationnelles,  à  cause  de  l'élément  indivi- 
duel de  chaque  race  qui  modifie  le  résultat.  Toute  formule  est  par- 
tielle, parce  qu'elle  n'est  moulée  que  sur  quelques  cas  particuliers. 

(117)  M.  Auguste  Comte,  par  exemple,  prétend  avoir  trouvé  la  loi 
définitivs  de  l'esprit  humain  dans  la  succession  des  trois  états  théolo- 
logique,  métaphysique,  scientifique.  Voilà,  certes,  une  formule  qui 
renferme  une  très  grande  part  de  vérité;  mais  comment  croire  qu'elle 
explique  toute  chose?  M.  Comte  commence  par  déclarer  qu'il  ne 
s'occupe  que  de  l'Europe  occidentale  (Philosophie  positive,  t.  V,p.  4-5). 
Tout  le  reste  n'est  que  pure  sottise  et  ne  mérite  pas  qu'on  s'en 
occupe.  Et  en  Europe,  il  ne  s'occupe  que  du  développement  scienti- 
fique. Poésie,  religion,  fantaisie,  tout  cela  est  méconnu. 

(118)  En  entendant  l'histoire  de  la  philosophie  comme  l'histoire  de 
l'esprit  humain,  et  non  comme  l'histoire  d'un  certain  nombre  de  spécu- 
lations. 

(119)  La  plupart  des  jugements  et  des  proverbes  populaires  sont  de 
cette  espèce,  et  expriment  un  fait  vrai  compliqué  d'une  cause  fictive.  La 

33 


514 


NOTES. 


simple  énonciation  du  fait  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  pour  le 
peuple  ;  il  y  mêle  toujours  quelque  explication  apparente.  Quand  les 
nourrices  disent:  Il  y  a  un  ange  pour  les  petits  enfanJ:s,  elles  expriment 
un  fait  vrai,  savoir  que  les  petits  enfants  ne  se  font  aucun  mal  dans 
des  circonstances  où  des  grandes  personnes  se  blesseraient  ;  mais  n'en 
voyant  pas  la  cause,  elles  trouvent  tout  simple  d'en  appeler  à  un  ange. 
L'explication  des  maladies  par  des  démons,  qui  se  montre  si  naïvement 
dans  l'Évangile,  tient  au  même  procédé  intellectuel. 

(120)  L'islamisme  ne  se  fortifia  qu'un  ou  deux  siècles  après  la  mort 
du  prophète,  et  depuis,  il  est  toujours  allé  se  consolidant  par  la  force 

1  du  dogme  établi.  Il  est  prouvé  que  l'immense  majorité  de  ceux  qui 
I  suivirent  le  hardi  Koreischite  n'avaient  en  lui  aucune  foi  religieuse. 
Après  sa  mort,  on  mit  sérieusement  en  délibération  si  on  n'abandonne- 
rait pas  son  œuvre  religieuse  pour  continuer  seulement   son   œuvre 
politique. 

(121)  Ceci  ne  nuit  pas,  bien  entendu,  à  l'originahté  de  ce  produit 
divin.  Les  savants  Israélites  cherchent  souvent  à  prouver  par  des  rappro- 
chements de  textes  que  Jésus  a  volé  toute  sa  doctrine  à  Moïse  et  aux 
prophètes,  et  que  ce  qu'on  a  appelé  la  morale  chrétienne  n  est  au  fond 
que  la  morale  juive.  Cela  serait  vrai,  si  une  rehgion  consistait  en  un 
certain  nombre  de  propositions  dogmatiques,  et  une  morale  en  quelques 
aphorismes.  Ces  aphorismes  étant  pour  la  plupart  simples  et  de  tous 
les  temps,  il  n'y  a  pas  de  découverte  à  faire  en  morale  ;  l'originahté  s'y 
réduit  à  une  touche  indéfinissable  et  à  une  façon  nouvelle  de  sentir.  Or, 
que  l'on  mette  en  face  l'Évangile  et  le  recueil  des  apophthegmes  mo- 
raux des  rabbins  contemporains  de  Jésus,  le  Pirké  Avoth,  et  que  Ton 
compare  l'impression  morale  qui  résulte  de  ces  deux  livres  ! 

(122)  Voir  dans  le  Dictionnaire  philosophique  de  Voltaire  le  charmant 
article  Gargantua^  où  il  est  prouvé  par  des  arguments  tout  semblables 
à  ceux  des  apologistes  que  les  faits  merveilleux  de  l'histoire  de  Gar- 
gantua sont  indubitables.  Rabelais  les  atteste  ;  aucun  historien  ne  les 
a  contredits;  le  sceptique  LamotheLe  Vayer  les  a  si  fort  respectés  qu'il 

'  n'en  dit  pas  un  mot.  Ces  prodiges  ont  été  opérés  à  la  vue  de  toute  la 

terre.  Rabelais  dit  en  avoir  été  témoin;  il  n'était  ni  trompé  ni  trompeur. 

S'il  se  fût  écarté  de  la  vérité,  les  journaux  auraient  réclamé.  Et  si 
I  cette  histoire  n'était  pas  vraie,  qui  aurait  osé  l'imaginer?  La  grande 
\  preuve  qu'il  faut  y  croire,  c'est  qu'elle  est  incroyable,  etc.  Le  défaut 
\de  la  critique  des  supernaturalistes  est  en  effet  de  juger  toutes  les 

époques  de  l'esprit  humain  sur  la  même  mesure. 

(123)  Quand  les  Arabes  eurent  adopté  Aristote  comme  grand  maître 
de  la  science,  ils  lui  firent  une  légende  miraculeuse  comme  à  un  pro- 


NOTES.  515 

',^hète.  On  prétendait  qu'il  avait  été  enlevé  au  ciel  sur  une  colonne  de 
feu,  etc. 

(124)  Il  est  étrange  que  l'Europe  ait  adopté  pour  base  de  sa  vie  spi- 
rituelle les  livres  qui  sont  les  moins  faits  pour  elle,  la  littérature  des 
Hébreux,  ouvrage  d'une  autre  race  et  d'un  autre  esprit.  Aussi  ne  se 
les  accommode-t-elle  qu'à  force  de  contresens.  Les  Védas  auraient  beau- 
coup plus  de  droit  que  la  Bible  à  être  le  livre  sacré  de  l'Europe.  Ceux- 
dà  sont  bien  l'œuvre  de  nos  pères. 

(125)  En  Orient,  un  livre  ancien  est  toujours  inspiré,  quel  qu'en  soit  le 
■contenu.  Il  n'y  a  pas  d'autre  critérium  pour  la  canonicité  d'un  livre. 

Quant  aux  époques  primitives,  tout  livre,  par  cela  seul  qu'il  était  livre 
écrit,  était^ sacré.  Eh  quoi!  ne  parlait-il  pas  des  choses  divines?  Son 
auteur  n'était^  pas  un  prêtre,  en  relation  avec  les  dieux?  Ce  n'est  que 
plus  tard  qu'on  arrive  à  concevoir  le  livre  profane,  œuvre  individuelle, 
bonne  ou  mauvaise,  de  tel  ou  tel. 

(126)  J'entendais,  il  y  a  quelques  mois,  un  orateur  admiré  classer 
-ainsi  les  religions  du  haut  de  la  chaire  de  Notre-Dame  :  il  y  a  trois 
ireligions  :  le  christianisme,  le  mahométisme  et  le  paganisme.  C'est  exac- 
tement comme  si  l'on  classifiait  ainsi  le  règle  animal  :  il  y  a  trois  sortes 

•d'animaux:  les  hommes,  les  chevaux  et  les  plantes. 

(127)  Je  ne  parle  pas  de  la  Chine.  Cette  curieuse  nation  est  de  toutes 
peut-être  la  moins  religieuse  et  la  moins  supernaturaliste.  Ses  livres 
sacrés  ne  sont  que  des  livres  classiques,  à  peu  près  ce  que  les  anciens 
sont  pour  nous,  ou  du  moins  ce  qu'ils  étaient  pour  nos  humanistes.  Là 
^st  peut-être  le  secret  de  sa  médiocrité.  Il  est  beau,  non  de  rêver  tou« 
jours,  comme  l'Inde,  mais  d'avoir  rêvé  dans  son  enfance  :  il  en  reste 
un  beau  parfum  durant  la  veille,  et  toute  une  tradition  de  poésie, 
qui  défraie  l'âge  où  l'on  n'imagine  plus. 

(128)  La  religion  des  Sémites  nomades  est  extrêmement  simple.  C'est 
;le  culte  patriarcal  du  Dieu  unique,  pur,  chaste,  sans  symboles,  sans 
mystères,  sans  orgies.  Tous  ces  grands  systèmes  de  symbolisme  assy- 
rien, persan,  égyptien,  ne  sont  pas  d'origine  sémitique,  et  révèlent  un 
tout  autre  esprit,  bien  plus  profond,  plus  hardi,  plus  chercheur.  Ce 
n'est  qu'au  vie  siècle  environ  avant  l'ère  chrétienne  que  ces  sortes 
d'idées  s'introduisirent  chez  les  Sémites.  Il  y  a  un  monde  entre  le  Dieu 
monarque  et  solitaire  de  Job,  d'Abraham,  des  Arabes,  et  ces  grands 
poèmes  panthéistes  que  nous  révèlent  les  monuments  de  l'Egypte  et 
de  l'Assyrie.  Il  paraît,  du  reste,  que  le  culte  primitif  de  l'Egypte  se 
rapprochait  de  la  simplicité  sémitique,  et  que  le  symbolisme  polythéiste 
y  fut  une  importation  étrangère. 


■\i 


516  NOTES. 

(128  bis)  Les  Arabes,  à  s'en  tenir  aux  mots  reçus,  ont  offert  un  dé- 
veloppement philosophique  et  scientifique  ;  mais  leur  science  est  tout 
entière  empruntée  à  la  Grèce.  Il  faut  d'ailleurs  observer  que  la  science 
gréco  arabe  n'a  nullement  fleuri  en  Arabie  ;  elle  a  fleuri  dans  les 
pays  non  sémitiques  soumis  à  l'islamisme  et  ayant  adopté  l'arabe  comme 
langue  savante >  en  Perse,  dans  les  provinces  de  l'Oxus,  dans  le 
Maroc,  en  Espagne.  La  presqu'île  est  toujours  restée  pure  d'hellénisme, 
et  n'a  jamais  compris  que  le  Coran  et  les  vieilles  poésies. 

(129)  La  vraie  mythologie  des  modernes  serait  le  christianisme,  dont 
les  monuments  sont  encore  vivants  parmi  nous.  Mais  le  siècle  de 
Louis  XIV,  qui  prenait  dogmatiquement  cette  mythologie  comme  une- 
théologie,  n'en  pouvait  faire  une  machine  poétique.  Boileau  a  raison  : 
donner  l'air  de  la  fable  à  de  saintes  vérités,  c'est  un  péché.  Un  jour 
que  je  visitai  M.  Michelet,  il  me  fit  admirer  autour  de  son  salon  les 
plus  beaux  sujets  chrétiens  des  grands  maîtres,  le  Saint-Paul  d'Albert 
Durer,  les  Prophètes  et  les  Sibylles  de  Michel-Ange,  la  Dispute  du  Saint- 
Sacrement,  etc.,  et  il  se  prit  à  me  les  commenter.  Je  suis  sûr  que 
Racine,  qui  croyait,  lui,  avait  dans  son  salon,  des  images  païennes.  S'il 
avait  eu  des  gravures  chrétiennes,  il  les  eût  traitées  comme  des  images 
de  dévotion.  Syracuse  ne  voyait  nulle  bigoterie  à  faire  figurer  sur  ses 
médailles  la  belle  tète  d'Aréthuse,  ni  Athènes  celle  de  Minerve.  Pour- 
quoi donc  crierait-on  à  l'envahissement  si  nous  mettions  sur  nos  mon- 
naies Saint  Martin  ou  saint  Rémi  ?  On  n'a  pu  commencer  à  voir  dans 

/     le  christianisme  une   Poétique  que  quand  on   a   cessé  d'y  voir  une- 
j ,    Théologie,  et  je  me  suis  souvent  demandé  si  Chateaubriand  a  voulu. 
'   faire  autre  chose  qu'une  révolution  littéraire. 

(130)  Les  prescriptions  mosaïques,  par  exemple,  sur  l'abslinence 
1  d'animaux  tués  d'une  certaine  façon,  si  respectables  quand  on  les  envi- 
isage  comme  moyen  d'éducation  de  l'humanité,  et  qui  avaient  toules 

une  raison  très  morale  et  très  poHtique  chez  une  ancienne  tribu  de 
l'Orient,  que  deviennent-elles  transportées  dans  nos  États  modernes?  De 
simples  mcoramodités,  qui  obligent  certains  rehgionnaires  à  avoir  des 
bouchers  particuliers,  se  pourvoyant  de  bêtes  d'après  certaines  règles  ; 
pure  affaire  d'abattoir  et  de  cuisine. 

(131)  Les  auteurs  latins  de  la  décadence,  les  tragédies  de  Sénèque, 
par  exemple,  ont  souvent  meilleur  air,  quand  elles  sont  traduites  en- 
français,  que  les  chefs-d'œuvre  de  la  grande  époque. 

(132)  Comme  type  de  cette  sotte  admiration,  voyez  la  Préface  de  la. 
traduction  des  Psaumes  de  La  Harpe.  M.  de  Maistre  a  dit  très  naïve- 
ment: «  Pour  sentir  les  beautés  de  la  Vulgate,  faites  choix  d'un  ami 
qui  ne  soit  pas  hébraïsant,  et  vous  verrez  comment  une  syllabe,  un. 


NOTES  517 

mot,  et  je  ne  sais  quelle  aile  légère  donnée  à  la  phrase,  feront  jaillir 
sous  vos  yeux  des  beautés  de  premier  ordre.  »  (Soirées  de  Saint-Pét. , 
7«  entretien.)  Avec  ce  système-là.  et  surtout  avec  le  secours  d'un  ami 
qui  ne  soit  pas  helléniste,  je  me  charge  de  trouver  des  beautés  de  pre- 
mier ordre  dans  la  plus  mauvaise  traduction  d'Homère  ou  de  Pindarc, 
—  indépendamment  de  celles  qui  y  sont.  Cela  rappelle  madame  Dacier 
s'extasiant  sur  tel  passage  d'Homère,  parce  qu'il  peut  fournir  cinq  à 
six  sens,  tous  également  beaux. 

(133)  Je  ne  relèverai  qu'un  trait  entre  plusieurs.  Nous  n'ôterons  rien 
à  la  gloire  de  l'illustre  auteur  du  Génie  du  christianisme  en  lui  refu- 
sant le  titre  d'helléniste.  Il  admire  [Génie  du  christ,,  liv.  V,  ch.  i  ouii), 
la  simplicité  d'Homère  ne  décrivant  la  grotte  de  Calypso  que  par  cette 
simple  épithète  «  tapissée  de  lilas  ».  Or  voici  le  passage:  Iv  aiiinni 
Y>.acp'j<Toî(Ti,  Xdaiojjiévr)  Trocrtv  elvat.  [Odyssée,  1,  15.)  Je  crois,  Dieu  me 
'.pardonne!  qu'il  a  vu  des  lilas  dans  >t).aio[xévv3. 

(134)  On  ne  peut  se  figurer,  à  moins  d'avoir  lu  les  œuvres  exégéti- 
-ques  de  ce  grand  homme,  à  quel  point  il  manquait  radicalement  de 
critique.  Il  est  exactement  au  niveau  de  saint  Augustin,  son  maître. 
Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  n'a-t-il  pas  fait  un  livre  pour  justifier 
la  pohtique  de  Louis  XIV  par  la  Bible?  La  mauvaise  humeur  avec 
laquelle  Bossuet  accueillit  les  travaux  par  lesquels  Ellies  Dupin, 
Richard  Simon,  le  docteur  Lannoy  préludaient  à  la  grande  critique,  et 
les  persécutions  qu'il  suscita  contre  ces  hommes  intelligents  sont, 
après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  le  plus  triste  épisode  de  l'his- 
toire de  l'Église  gallicane,  au  xvii*  siècle. 

(135)  «  Les  simples,  dit  M.  Michelet,  rapprochent  et  lient  volontiers, 
■divisent,  analysent  peu.  Non  seulement  toute  division  coûte  à  leur 
esprit,  mais  elle  leur  fait  peine,  leur  semble  un  démembrement.  Ils 
n'aiment  pas  à  scinder  la  vie,  et  tout  leur  paraît  avoir  vie.  Non  seule- 
ment ils  ne  divisent  pas,  mais,  dès  qu'ils  trouvent  une  chose  divisée, 
partielle,  ou  ils  la  négligent,  ou  ils  la  rejoignent  en  esprit  au  tout  dont 
elle  est  séparée...  C'est  en  cela  qu'ils  existent  zommo,  simples,  o  Voit 
tout  cet  admirable  passage  [Du  peuple,  p.  242-243).  Une  conséquence 
de  cette  manière  simple  de  prendre  la  vie,  c'est  d'apercevoir  la  physio- 
nomie des  choses,  ce  qui  ne  font  jamais  les  savants  analystes,  qui  ne 
voient  que  l'élément  inanimé.  La  plupart  des  catégories  de  la  science 
ancienne  exclues  par  les  modernes  correspondaient  à  des  caractères 
extérieurs  de  la  nature,  qu'on  ne  considère  plus,  et  avaient  bien  leur 
part  de  vérité. 

(136)  La  poésie  elle-même  présente  une  marche  analogue.  Dans  la 
poésie  primitive,  tous  les  genres  étaient  confondus  j  l'élément  lyrique, 


518  NOTES. 

élégiaque,  didactique,  épique,  y  coexistaient  dans  une  confuse  iiarmonie^ 
Puis  est  venue  Tépoque  de  la  distinction  des  genres,  durant  laquelle- 
on  eût  blâmé  l'introduction  du  lyrisme  dans  le  drame  ou  de  l'élégie 
dans  l'épopée.  Puis  la  forme  supérieure  dans  la  grande  poésie  de  Gœthe, 
de  Byron,  de  Lamartine,  admettant  simultanément  tous  les  genres. 
Faust,  Don  Juan,  Jocelyn  ne  rentrent  dans  aucune  catégorie  littéraire. 

(137)  Ce  tour,  particulier  au  génie  allemand,  explique  la  marche  sin- 
gulière des  idées  en  ce  pays  depuis  un  quart  de  siècle  environ,  et  com- 
ment, après  les  hautes  et  idéales  spéculations  de  la  grande  école,  l'Alle- 
magne fait  maintenant  son  xviiP  siècle  à  la  française  ;  dure,  acariâtre,, 
négative,  moqueuse,  dominée  par  l'instinct  du  fini.  Pour  l'Allemagne, 
Voltaire  est  venu  après  Herder,  Kant,  Fichte,  Hegel.  Les  écrits  de  la 
jeune  école  sont  nets,  cassants,  réels,  matérialistes.  Ils  nient  hardiment 
Vau-delà  (dos  Jenseits),  c'est-à-dire  le  suprasensible,  le  religieux  sous 
toutes  ses  formes,  déclarant  que  c'est  abuser  l'homme  que  de  le  faire 
vivre  dans  ce  monde  fantastique.  Voilà  ce  qui  a  succédé  au  développe- 
ment littéraire  le  plus  idéaliste  que  présente  l'histoire  de  l'esprit 
humain,  et  cela,  non  par  une  déduction  logique  ou  une  conséquence 
nécessaire,  mais  par  contradiction  réfléchie  et  en  vertu  de  cette  vue 
prédécidée  :  la  grande  école  a  été  idéaliste  ;  nous  allons  réagir  vers  le 
réel. 

(138)  Les  langues  présentent  un  développement  analogue.  Prenons 
une  famiUe  de  langues,  qui  renferme  plusieurs  dialectes,  la  famille 
sémitique  par  exemple.  Certains  linguistes  supposent  qu'à  l'origine,  il  y 
avait  une  seule  langue  sémitique,  dont  tous  les  dialectes  sont  dérivés  par 
altération;  d'autres  supposent  tous  les  dialectes  également  primitifs.  Le 
vrai,  ce  semble,  est  qu'à  l'origine  les  divers  caractères  qui,  en  se  grou- 
pant, ont  formé  plus  tard  le  syriaque,  l'hébreu,  etc.,  existaient  syncré- 
tiquement  et  sans  constituer  encore  des  dialectes  indépendants.  Ainsi  : 
1"  existence  confuse  et  simultanée  des  variétés  dialectales  ;  2°  exis- 
tence isolée  des  dialectes  ;  3»  fusion  des  dialectes  en  une  unité  plus 
étendue. 

(139)  Le  divin  Sphérus  d'Empédocle,  où  tout  existe  d'abord  à  l'état 
syncrétique  sous  l'empire  de  la  çiXca,  avant  de  passer  sous  celui 
de  la  Discorde,  vecxo;  (analyse),  offre  une  belle  image  de  cette  grande 
loi  de  l'évolution  divine. 

(140)  Le  peuple,  p.  251. 

(141)  Le  plus  curieux  exemple  de  cela,  c'est  M.  de  Talleyrand,  se 
convertissant  en  ses  derniers  jours.  Il  avait  été  assez  fin  pour  jouer 
tous  les  diplomates  de  l'Europe,  assez  hardi  pour  célébrer  la  messe  de 
la  liberté  et  se  constituer  schismatique;  mais,  quand  il  s'agit  d'une 


NOTES.  519 

question  théorique,  il  est  un  esprit  faible,  et  trouve  tout  simple  que 
Nabuchodonosor  ait  été  changé  en  bête,  que  l'âne  de  Balaam  ait  con- 
versé avec  son  maître,  et  que  les  diplomates  du  concile  de  Trente  aient 
été  assistés  du  Saint-Esprit.  Talleyrand,  me  direz-vous,  n'admit  point 
tout  cela.  Non  ;  mais  il  aurait  dû  l'admettre,  s'il  avait  été  conséquent. 

(142)  Fichte,  qu'en  France,  bien  entendu,  on  eût  appelé  un  impie, 
faisait  tous  les  soirs  la  prière  en  famille  ;  puis  on  chantait  quelques 
versets  avec  accompagnement  de  piano  ;  puis  le  philosophe  faisait  à  la 
famille  une  petite  homélie  sur  quelques  pages  de  l'Évangile  de  saint 
Jean,  et,  selon  l'occasion,  y  ajoutait  des  paroles  de  consolation  ou  de 
pieuses  exhortations. 

(143)  Un  chiffonnier  passant  devant  les  Tuileries  peut-il  dire:  C'est 
là  mon  œuvre  ?  Pouvons-nous  concevoir  le  sentiment  des  artisans,  des 
cultivateurs  de  l'Aîtique  devant  ces  monuments  qui  leur  apparte- 
naient, qu'ils  comprenaient,  qui  étaient  bien  réellement  l'expression 
de  leur  pensée  ? 

(144)  C'est  un  des  bienfaits  de  l'empire  d'avoir  donné  au  peuple  des 
souvenirs  héroïques  et  un  nom  facile  à  comprendre  et  à  idolâtrer.  Na- 
poléon, si  franchement  adopté  par  l'imagination  populaire,  en  lui  offrant 
un  grand  sujet  d'enthousiasme  national,  aura  puissamment  contribué 
à  l'exaltation  intellectuelle  des  classes  ignorantes,  et  est  devenu  pour 
elles  ce  qu'Homère  était  pour  la  Grèce,  l'initiateur  des  grandes  choses, 
celui  qui  fait  tressaillir  la  fibre  et  étinceler  l'œil. 

(145)  Il  va  sans  dire  que  cette  excuse,  si  c'en  est  une,  ne  s'applique 
jamais  aux  imbéciles  plagiaires,  qui  viennent  à  froid  imiter  les  fureurs 
d'un  autre  âge.  Je  suis  bien  aise  de  dire  une  fois  pour  toutes  que  celui 
qui  me  supposerait  des  sympathies  avec  aucun  parti  politique,  mais 
surtout  avec  celui-là,  méconnaîtrait  bien  profondément  ma  pensée.  Je 
suis  pour  la  France  et  la  raison,  voilà  tout. 

(146)  Comment,  au  milieu  du  xix»  siècle,  un  membre  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques  a-t-il  pu  écrire  des  axiomes  comme 
ceux-ci  :  «  La  société  n'est  pas  les  hommes,  elle  n'est  que  leur  union. 
Les  hommes  vivent  pour  eux  et  non  pour  cette  chimère,  cette  vaine 
abstraction  que  Von  nomme  humanité...  Le  destin  d'un  État  libre  ne 
saurait  être  subordonné  à  aucun  autre  destin.  »  {L'homme  et  la  société 
p.  53,  81).  Cela,  cinquante  ans  après  que  Heider  avait  dit  :  «  L'homme, 
quand  il  le  voudrait,  ne  pourrait  vivre  pour  lui  seul.  L'influence  bien- 
faisante de  l'homme  sur  ses  semblables  est  le  but  de  toute  société 
humaine.  Outre  le  fond  individuel,  que  chacun  fait  valoir,  il  y  a  le 
cens  du  capital,  qui,  s'accumulant  toujours,  forme  le  fonds  commua  d» 


J^ 


520  NOTES. 

l'espèce,  etc.  »  (Voir  l'admirable  fragment  intitulé:  IJeher  denCharakter 
der  Menschheit.)  La  cellule  de  Tabeille  ne  saurait  exister  sans  la  ruche. 
La  ruche  a  donc  une  reprise  à  exercer  sur  l'abeille. 

(147)  Quelle  folie  de  s'intéresser  à  des  créatures  aussi  dégradées  !  dit 
toujours  le  maître  en  parlant  des  noirs,  quand  c'est  lui-même  qui  les 
tient  dans  la  dégradation. 

(148)  {Polit.,  1. 1,  ch.  II.  §  8  et  suiv.).  Aristote  va  jusqu'à  dire  que,  si 
la  beauté  était  un  indice  de  la  valeur  individuelle,  les  moins  beaux 
devraient  être  les  esclaves  des  plus  beaux. 

(149)  Si  ce  n'est  par  politique,  et  pour  des  raisons  extérieures,  comme 
de  surveiller  de  si  importantes  machines.  A  la  bonne  heure!  mais 
c'est  là  une  autre  question.  Ajoutons  qu'il  est  assez  étrange  de  voir  la 
politique  modernie  et  indifférente  salarier  ses  plus  mortels  ennemis, 
ceux  qui  l'ont  combattue  à  outrance,  ceux  qui  ne  l'embrassent  que  pour 
l'étouffer  ou  en  faire  leur  profit. 

j      (150)  Llnquisition  est  la  conséquence  logique  de  tout  le  système 

■  orthodoxe.  L'Église,  quand  elle  le  pourra,  de^'rdi  ramener  l'Inquisition, 
et,  si  elle  ne  le  fait  pas,  c'est  qu'elle  ne  le  peut  pas.  Car  enfin  pourquoi 
cette  répression  serait-elle  aujourd'hui  moins  nécessaire  qu'autrefois  ? 
Est-ce  que  notre  opposition  est  moins  dangereuse?  Non,  certes.  C'est 
donc  que  l'Église  est  plus  faible.  On  nous  souffre  parce  qu'on  ne  peut 

'  nous  étouffer.  Si  l'Église  redevenait  ce  qu'elle  a  été  au  moyen  âge, 
souveraine  absolue,  elle  devrait  reprendre  ses  maximes  du  moyen  âge, 
puisqu'on  avoue  que  ces  maximes  étaient  bonnes  et  bienfaisantes.  Le 

;  pouvoir  a  toujoure  été  la  mesure  de  la  tolérance  de  l'Église.  En  vérité 
ceci  n'est  point  un  reproche  :  cela  devait  être  On  a  tort  de  tourmenter 
les  orthodoxes  sur  l'article  de  la  tolérance.  Demandez-leur  de  renoncer 
à  l'orthodoxie,  à  la  bonne  heure  ;  mais  ne  leur  demandez  pas,  en  res- 
tant orthodoxes,  de  supporter  l'hétérodoxie.  11  s'agit  là  pour  eux  d'être 
ou  de  n'être  pas. 

(151)  Voir  l'admirable  sermon  de  Bossuet  sur  la  profession  de  ma- 
demoiselle de  La  Vallière  et  pour  la  fête  de  la  Présentation. 

(152)  La  première  impression  que  produisait  le  christianisme  sur  les 
peuples  barbares,  dominés  par  des  préjugés  aristocratiques  et  gros- 
siers, était  la  répulsion  à  cause  de  ce  qu'il  y  avait  dans  ses  préceptes 
de  spiritualiste  et  de  démocratique.  Les  légendes  irlandaises  aiment  à 
opposer  Oisian,  chantant  les  héros,  les  guerres,  les  chasses  magnifi- 
ques, etc.,  à  saint  Patrice  et  à  son  troupeau  psalmodiant.  Mihir  Nerseh, 
dans  une  proclamation  adressée  aux  Arméniens  pour  les  détourner  du 
christianisme,   leur  demande  comment  ils  peuvent  croire  des  gueux 


NOTES.  521 

'înaal  habillés,  qui  préfèrent  les  gens  de  petit  état  aux  gens  de  bonne 
maison,  et  sont  assez  absurdes  pour  faire  peu  de  cas  de  la  fortune. 

(153)  Ce  revirement  s'opère  ordinairement  de  la  manière  que  voici. 
11  vient  un  jour  où  le  parti  rétrograde  est  obligé  de  se  poser  en  per- 
sécuté et  de  réclamer  pour  lui  les  pnncipes  qu'il  avait  combattus. 
Soient,  par  exemple,  les  principes  de  la  souveraineté  du  peuple  et  de 
la  liberté.  Ceux  mêmes  qui  les  avaient  si  vivement  niés  quand  ils  leur 
'étaient  contraires  se  sont  trouvés  par  la  force  des  choses  amenés  à  les 
invoquer  et  à  exiger  qu'on  pousse  à  leurs  dernières  conséquences 
les  hérésies  qui  les  avaient  détrônés.  Les  idées  nouvelles  ne  peuvent 
'être  vaincues  que  par  elles-mêmes,  ou  plutôt  ce  sont  elles  qui  vainquent 
leurs  adversaires  en  les  obligeant  à  recourir  à  elles  pour  les  vaincre. 
Enfants  qui  croyez  tirer  en  arrière  le  char  de  l'humanité,  ne  voyez- 
vous  pas  que  c'est  le  char  qui  vous  traîne  ? 

(154)  Cadit  et  sic  aperiuntur  oculi  ejiis  {Num.,  xxiv,  4.) 

(155)  Chose  curieuse  !  Un  mois  après  que  la  constitution  a  commencé 
à  fonctionner,  elle  a  besoin  d'être  interprétée.  —  Elle  est  violée,  disent 
les  uns.  —  Non,  disent  les  autres.  Qui  décidera?  M.  de  Maistre  a 
raison  :  pour  couper  la  racine  des  disputes,  il  faudrait  Vinfaillibilité. 
Le  malheur  est  que  l'infaillibilité  n'est  pas.  Les  principes  ne  por- 
tent que  dans  une  certaine  région .  Il  faut  donc  renoncer  à  trouver  en 
quoi  que  ce  soit  l'ultérieur  définitif,  et  maintenir  la  raison  savante 
«omme  la  dernière  autorité.  Il  est  si  commode  pourtant  de  se  re- 
poser sur  l'absolu,  d'embrasser  de  toute  son  âme  une  petite  formule 
<îtroite  et  finie  !  L'immensité  de  l'humanité  effraie  :  la  tête  tourne  sur 
«ce  gouffre. 

(156)  Il  résulterait  de  là  une  situation  très  poétique  et  inconnue  jus- 
■qu'ici  :  un  esclavage  senti  et  supporté  avec  délicatesse  et  résignation. 
L'esclave  ancien  n'était  pas  poétique,  parce  qu'il  n'était  pas  considéré 
■comme  une  personne  morale.  L'esclave  des  comédies  antiques  est  cra- 
puleux et  infâme  ;  il  n'a  que  la  bassesse  pour  se  consoler  ;  il  n'est  pas 
susceptible  de  vertu.  Le  nôtre  serait  supérieur  à  son  maître,  parce 
<ju'il  sentirait  mieux  le  divin,  et  échapperait  par  l'amour  à  l'affreuse 
réalité. 

(157)  On  est  parfois  tenté  de  se  demander  si  l'humanité  n*a  pas  été 
trop  tôt  émancipée.  Les  consciences  fortes  et  individuelles  comme  les 
noires  sont  bien  plus  difficiles  à  atteler  à  une  grande  œuvre.  On  tient 
trop  à  sa  volonté  et  aussi  à  la  vie.  Comment  fera  l'humanité,  avec 
Aine  liberté  individuelle  aussi  développée  que  la  nôtre,  pour  conquérir 
les  déserts.  Sera-t-il  dit  que  l'homme  sera  devenu  incapable  de 
^dompter  tout  l'univers,  parce  qu'il  est  devenu  trop  tôt  fibre  ?  Toute 


522  NOTES. 

grande  entreprise  de  cette  sorte  demande  une  première  assise  d'hom- 
mes. Songez  à  ce  qu'ont  coûté  les  colonies  anglaises,  celles  des  presby- 
tériens et  des  méthodistes  aux  États-Unis,  par  exemple.  De  tels  sacri- 
fices sont  devenus  impossibles  maintenant;  car  le  prix  de  la  vie  hu- 
maine s'est  élevé  :  on  est  trop  regardant.  Qu'une  vingtaine  de  colons 
tombent  malades  au  début  d'une  colonie,  on  jette  les  hauts  cris.  Mais 
songez  donc  que  les  premières  générations  de  colonisateurs  ont  presque 
partout  été  sacrifiées.  L'Icarie  de  M.  Cabet  eût  pu  réussir  il  y  a  deux 
cents  ans  ;  de  nos  jours,  et  surtout  avec  des  Français,  c'était  une  folie. 
Les  grandes  choses  ne  se  font  pas  sans  sacrifice,  et  la  religion,  con- 
seillère des  sacrifices,  n'est  plus  !  Je  me  berce  parfois  de  l'espoir  que 
les  machines  et  les  progrès  de  la  science  appliquée  compenseront  un 
jour  ce  que  l'humanité  aura  perdu  d'aptitude  au  sacrifice  par  le  pro- 
grès de  la  réflexion.  L'homme  accepte  toujours  le  risque;  il  va  moins 
au-devant  de  la  mort  à  coup  sûr. 

(158)  Je  suppose,  par  exemple,  que  la  chimie  découvrît  à  l'heure 
qu'il  est  un  moyen  pour  rendre  l'acquisition  de  l'aliment  si  facile  qu'il 
suffit  presque  d'étendre  la  main  pour  l'avoir;  il  est  certain  que  les 
trois  quarts  du  genre  humain  se  réfugieraient  dans  la  paresse,  c'est- 
à-dire  dans  la  barbarie.  On  pourrait  employer  le  fouet  pour  les  forcer 
à  bâtir  de  grands  monuments  sociaux,  des  pyramides,  etc.  ;  il  serait 
permis  d'être  tyran  pour  procurer  le  triomphe  de  l'esprit. 

(159]  Nous  sommes  indignés  de  la  manière  dont  l'homme  est  traité 
en  Orient  et  dans  les  États  barbares,  et  du  peu  de  prix  que  l'on  y 
fait  de  la  vie  humaine.  Cela  n'est  pas  si  révoltant,  quand  on  considère 
que  le  barbare  se  possède  peu  et  a,  en  effet,  infiniment  moins  de 
valeur  que  l'homme  civilisé.  La  mort  d'un  Français  est  un  événement 
dans  le  monde  moral  ;  celle  d'un  Cosaque  n'est  guère  qu'un  fait  phy- 
siologique :  une  machine  fonctionnait  qui  ne  fonctionne  plus.  Et  quant 
à  la  mort  d'un  sauvage,  ce  n'est  guère  un  fait  plus  considérable  dans 
l'ensemble  des  choses  que  quand  le  ressort  d'une  montre  se  casse,  et 
même  ce  dernier  fait  peut  avoir  de  plus  graves  conséquences,  par  cela 
seul  que  la  montre  en  question  fixe  la  pensée  et  excite  l'activité  d'hom- 
mes civilisés.  Ce  qui  est  déplorable,  c'est  qu'une  portion  de  l'humanité 
soit  à  ce  point  dégradée  quelle  ne  compte  guère  plus  que  l'animal; 
car  tous  les  hommes  sont  appelés  à  une  valeur  morale. 

(160)  Exemple  :  il  a  été  essenliel  pour  l'humanité  que  la  nation  juive 
existât,  et  fût  dure,  indestructible,  toute  d'airain  comme  elle  a  été. 
Passé  le  ii"  ou  le  ni'  siècle,  le  tour  était  joué  ;  l'humanité  n'avait  plus 
que  faire  des  juifs.  Les  juifs  subsistent  pourtant  comme  une  branche 
morte.  C'est  qu'il  fallait  que  les  juifs  fussent  durs,  vivaces,  ce  qui 


NOTES.  523 

entraînait  bien  un  inconvénient;  c'était  qu'ils  vécussent  au  delà  du 
jour  où  ils  étaient  utiles.  Mais,  si  on  y  regarde  de  près,  on  voit  encore 
que  cette  branche  morte  n'a  pas  été  aussi  inutile  qu'on  le  pense. 

(161)  On  ne  tient  pas  assez  compte  du  pittoresque  dans  la  direction 
de  l'humanité.  Or  cela  est  au  moins  aussi  sérieux  que  le  bonheur.  J'ai 
entendu  parler  d'un  ingénieur  qui,  dans  la  direction  des  routes,  cher- 
chait à  procurer  aux  voyageurs  de  jolis  sites,  même  aux  dépens  de  la 
commodité  et  de  la  promptitude.  J'aurais  aimé  cet  homme-là. 

(162)  Je  n'admets  pas  comme  rigoureuse  la  preuve  de  l'immortalité 
tirée  de  la  nécessité  où  serait  la  justice  divine  de  réparer,  dans  une 
vie  ultérieure,  les  injustices  que  l'ordre  général  de  l'univers  entraîne 
ici-bas.  Cette  preuve  est  conçue  au  point  de  vue  de  l'individu.  Nos 
pères  ont  souffert,  et  nous  héritons  du  fruit  de  leurs  souffrances.  Nous 
souffi'ons,  l'avenir  en  profitera.  Qui  sait  si  un  jour  on  ne  dira  pas  : 
a  En  ce  temps-là,  on  devait  croire  ainsi,  car  l'humanité  fondait  alors 
par  ses  souffrances  l'état  meilleur  dont  nous  jouissons.  Sans  cela  nos 
pères  n'eussent  point  eu  le  courage  de  supporter  la  chaleur  du  jour. 
Mais  maintenant  nous  avons  la  clef  de  l'énigme,  et  Dieu  est  justifié 
par  le  plus  grand  bien  de  l'espèce.  »  Pendant  que  la  croyance  à  l'im- 
mortahté  aura  été  nécessaire  pour  rendre  la  vie  supportable,  on  y 
aura  cru, 

(163)  En  général,  les  barbares  furent  reçus  à  bras  ouverts.  Les 
évèques,  et  tout  ce  qu'il  y  avait  d'éclairé,  saint  Augustin,  Salvien,  leur 
tendaient  les  bras.  Au  contraire,  les  derniers  représentants  de  la  vieille 
société  pohe,  corrompue,  affadie,  Sidoine  ApoUinaire,  Aurélius  Victor 
les  insultent  obstinément,  et  se  cramponnent  aux  abus  du  vieil  empire, 
sans  voir  qu'il  était  décidément  condamné. 

(104)  Mendelssohn  déjà  célèbre,  déjà  l'un  des  premiers  critiques 
de  l'Allemagne,  était  encore  facteur  dans  une  boutique  de  soieries. 
Lessing,  venu  exprès  pour  le  voir,  le  trouva  au  comptoir,  occupé  à 
auner  de  la  soie. 

(165)  Le  caractère  sordide  ou  prétendu  bas  de  certaines  occupations 
pourrait  aussi  les  désigner  pour  les  personnes  vouées  aux  travaux  de 
l'esprit;  car  ce  caractère  de  bassesse  devrait  correspondre  ou  à  une  paye 
supérieure  ou,  ce  qui  revient  au  même,  à  une  moindre  durée  des 
heures  de  travail.  La  bassesse,  selon  les  idées  mondaines,  n'existe  pas 
pour  l'homme  placé  à  un  point  de  vue  moral. 

(166)  La  gymnastique,  par  exemple,  est  considérée  par  plusieurs 
comme  une  utile  diversion  au  travail  intérieur.  Or  ne  serait-il  pas 
plus  utile  et  plus  agréable  d'exercer  durant  deux  ou  trois  heures  le 


524  iSOTES. 

métier  de  menuisier  ou  de  jardinier,  en  le  prenant  au  sérieux,  c'est- 
à-dire  avec  un  intérêt  réel,  que  de  se  fatiguer  ainsi  à  des  mouvements 
insignifiants  et  sans  but? 

(167)  Aristote,  Polit.  1.  I,  ch.  ii,  5.  (Traduct.  Barthélémy  Saint- 
Ililaire). 

(168)  Je  me  représente  l'esprit  comme  un  arbre  dont  les  branches 
seraient  garnies  de  crocs  de  fer.  L'étude  est  comme  une  corne  d'abon- 
dance versant  d'en  haut  sur  cet  arbre  des  choses  de  mille  couleurs  et 
de  mille  formes.  Les  crocs  ne  retiennent  pas  tout,  ni  pour  toujours. 
Tel  objet,  après  y  avoir  pendu  quelque  temps  tombe,  et  c'est  le  tour 
d'un  autre.  Ainsi  l'esprit,  à  ses  différentes  époques,  est  comme  garni  d'un 
assortiment  divers  de  choses,  et  cela,  joint  aux  modifications  intimes 
de  son  être,  fait  la  diversité  de  ses  aspects. 

(169)  Je  pousse  si  loin  le  respect  de  l'individualité  que  je  voudrais 
voir  les  femmes  introduites  pour  une  part  dans  le  travail  critique  et 
scientifique,  persuadé  qu'elles  y  ouvriraient  des  aperçus  nouveaux, 
que  nous  ne  soupçonnons  pas.  Si  nous  sommes  meilleurs  critiques 
que  les  savants  du  xvii"  siècle,  ce  n'est  pas  que  nous  sachions  davan- 
tage, mais  c'est  que  nous  voyons  de  plus  fines  choses.  Eh  bien,  je 
suis  persuadé  que  les  femmes  porteraient  là  leur  individualité,  et 
réfracteraient  l'objet  en  couleurs  nouvelles.  Les  socialistes  se  trompent 
grossièrement  sur  le  rôle  intellectuel  de  la  femme:  ils  voudraient  en 
faire  un  homme.  Or,  la  femme  ne  sera  jamais  qu'un  homme  très  mé- 
diocre. Il  faut  qu'elle  reste  ce  qu'elle  est,  mais  qu'elle  soit  éminem- 
ment ce  qu'elle  est.  Elle  est  diverse  de  l'homme,  mais  non  inférieure  à 

L  l'homme.  Une  femme  parfaite  vaut  un  homme  parfait.  Mais  elle  doit 

f  être  parfaite  à  sa  manière,  et  non  en  ressemblant  à  l'homme.  Elle  en 

i  diffère  comme  l'électricité  négative  et  l'électrieité  positive,  c'est  à  dire 

\  par  le  sens  et  la  direction,  non  par  l'essence.  Le  négatif  n'est  pas  in- 

Iférieur  au  positif,  mais  il  va  en  sens   contraire;  toute  quantité  peut 

iêtre  indifféremment  considérée  comme  négative  ou  positive.  Le  négatif 

et  le  positif  réunis  forment  le  complet,  ce  qui  ne  désire  plus  rien. 

Toute  chose  désire  son  complément;  le  positif  attire  nécessairement 

le    négatif,  l'angle  rentrant  appelle  langle  saillant.  Ainsi  la  vie  est 

partagée,  tous  ont  la  meilleure  part,  et  il  y  a  place  pour  l'amour. 

(170)  Dans  sa  belle  pièce  du  Crépuscule. 

(171)  a  Nous  saurons  tout  cela  dans  le  paradis.  »  Réponse  spiri- 
tuelle que  faisaient  les  religieuses  hospitalières  un  peu  impatientées, 
à  un  toqué  scientifique,  qui,  échoué  dans  un  hospice,  assommait  les 
pauvres  filles  qui  le  soignaient  de  ses  élucubr^'.ions  déplacées. 

(172)  Parcourez  nos  villes,  nos  promenades  publiques,  partout  des 


NOTES.  525- 

barrières,  des  consignes  nécessaires  il  est  vrai  pour  Tordre,  mais 
défendant  toute  fantaisie.  Chacun  a  éprouvé  l'effet  humiliant  et  désa- 
gréable que  produit  toute  consigne  prohibitive,  lors  même  qu'on  la 
sait  générale:  c'est  une  limite.  Quand  je  me  promène  dans  les  allées 
du  parc  de  Versailles,  toujours  entre  deux  haies,  je  ne  suis  ja- 
mais satisfait.  C'est  là  que  je  voudrais  aller,  dans  le  massif,  et  il 
m'est  défendu.  Combien  nos  routes  grandes  et  nettes  sont  ennuyeuses! 
J'aime  cent  fois  mieux  les  chemins  raboteux  de  Bretagne,  au  bord 
desquels  paissent  les  moutons.  Quoi  de  plus  horrible  qu'un  grand 
chemin?  Quoi  de  plus  charmant  qu'un  sentier? 

(173)  Une  des  plus  nobles  morts  qui  se  puissent  imaginer  est  celle 
du  curieux,  indifférent  à  sa  fin  pour  n'être  attentif  qu'à  la  levée  de 
rideau  qui  va  se  faire  et  aux  grands  problèmes  qui  vont  se  dénouer 
pour  lui. 

(174)  «  Quand  il  croit  avoir  avancé  quelque  chose  d'exagéré,  dit 
Goethe  en  parlant  d'Albert,  de  trop  général  ou  de  douteux,  il  ne 
cesse  de  limiter,  de  modifier,  d'ajouter  ou  de  retrancher  jusqu'à  ce 
qu'il  ne  reste  plus  rien  de  sa  proposition.  »  Plusieurs  fausseront  sans 
doute  ma  pensée,  parce  que  je  n'ai  pas  suivi  cette  sotte  manière-là. 

(175)  Augustin  Thierry,  Dix  années  d'études  histonques,  préf. 

(176)  Étudier  les  personnages  de  Polus  et  de  Calliclès  dans  le  Gor-^ 
gias  de  Platon. 

(177)  Voir  la  curieuse  conversation  avec  Le  Maistre  de  Sacy  conservée 
par  Fontaine. 

(178)  Méthode  pour  arriver  à  la  vie  bienheureuse,  dern.  leçon. 
Toute  cette  leçon  est  admirable.  Jamais  la  sainte  colère  des  âmes 
honnêtes  contre  le  scepticisme  ne  s'est  exprimée  avec  plus  d'élo- 
quence. 

(179)  Un  des  traits  caractéristique  des  hommes  dont  je  parle  est: 
d'atfecter  un  profond  mépris  pour  l'art  idéal,  la  passion  noble  et 
pure.  Ils  s'en  moquent  et  diraient  volontiers  avec  Byron  :  «  0  Platon, 
tu  n'étais  qu'un  entremetteur  !  »  Ils  traitent  l'idéalisme  de  niaiserie, 
et  déclarent  préférer  de  beaucoup  lepicuréisme  franchement  avoué. 

(180)  Ou  bien  encore  l'érudition  spirituelle  de  Barthélémy,  qui, 
pour  être  d'un  ordre  plus  élevé,  n'est  pourtant  pas  encore  la  grande 
manière  philosophique  et  scientifique . 

(181)  Actes  des  Apôtres,  v,  38-39. 

(182)  Je  vis  un  jour  dans  un  bois  un  essaim  de  vilains  petits  in- 
sectes, qui  avaient  entouré  de  leurs  filets  une  jeune  plante  et  suçaient 


526  NOTES. 

ses  pousses  vertes  avec  un  si  laid  caractère  de  parasitisme,  que  cela 
faisait  répugnance.  J'eus  un  instant  l'idée  de  les  détruire.  Puis  je  me 
dis  :  Ce  n'est  pas  leur  faute  s'ils  sont  aids  ;  c  est  une  açon  de  vivre. 
Il  est  d'un  petit  esprit,  me  disais-je,  de  moraliser  la  nature  et  de  lui 
imposer  nos  jugements.  Mais  maintenant  je  vois  que  j'eus  tort;  j'au- 
rais dû  les  tuer  ;  car  la  mission  de  l'homme  dans  la  nature  c'est  de 
réformer  le  laid  et  l'immoral. 

(183)  La  science  la  plus  vide  d'objet,  les  mathématiques,  est  pré- 
cisément celle  qui  passionne  le  plus,  non  pas  tant  par  sa  vérité  que 
par  le  jeu  des  facultés  et  la  force  de  combinaison  qu'elle  suppose. 
La  jouissance  que  procurent  les  mathématiques  est  de  même  ordre  que 
celle  du  jeu  d'échecs.  Aucune  n'est  plus  tyrannique.  Quand  Archimède 
était  appliqué  à  son  tableau  de  démonstration,  il  fallait  que  ses  es- 
claves l'en  arrachassent  pour  le  frotter  d'huile;  mais  lui,  il  traçait 
des  figures  géométriques  sur  son  corps  ainsi  frotté. 

(184)  Méthode  pour  arriver  à  la  vie  bienheureuse^  dernière  leçon. 

(185)  a  Aucuns,  voyants  la  place  du  gouvernement  politique  saisie  par 
des  hommes  incapables,  s'en  sont  recalés.  Et  celuy  qui  demanda  à 
Cratès  jusques  à  quand  il  faudrait  philosopher,  en  receut  cette  res- 
ponse  :  Jusques  à  tant  que  ce  ne  soient  plus  des  asniers  qui  conduisent 
nos  armées.  »  (Montaigne,  Hvre  I,  c.  xxiv.) 

(186)  Les  guerres  de  géants  de  la  Révolution  nous  ont  tous  faits 
nobles.  Nous  sommes  les  fils  d'une   race  de  héros.   Chacun  de  nos 

[pères  a  pu  dire  :  «  Je  suis  un  ancêtre,  moi.  »  Vous  êtes  arrière- 
Ipelits-fils  de  croisés;  moi,  je  suis  fils  d'un  soldat  de  la  République. 
/Nous  nous  valons. 

(187)  J'imagine  qu'un  dialogue  de  Platon  nous  représente  réellement 
une  conversation  d'Athènes,  bien  différent  des  compositions  analogues 
de  Cicéron,  de  Lucien  et  de  tant  d'autres,  qui  ne  prennent  le  dia- 
logue que  comme  une  forme  factice  pour  revêtir  leurs  idées,  sans 
aspirer  à  rendre  aucune  scène  de  la  vie  réelle. 

(188)  La  présence  et  le  rôle  essentiel  de  la  femme  dans  nos  sociétés 
modernes  en  est  sans  doute  la  cause.  Comme  il  ne  faut  rien  dire  qui 
dépasse  la  portée  de  cette  portion  de  l'auditoire,  le  cercle  des  discours 
est  assez  restreint.  Si  les  sept  sages,  dans  leur  banquet,  avaient  été 
assujettis  à  cette  condition,  je  doute  qu'ils  eussent  si  hautement 
disserté. 

(189)  Nouveau  Journal  asiat.,  vol.  I,  p.  345.—  Comparez,  dans  le 
poème  de  Saint-Brandon,  la  peinture  de  cette  île  merveilleuse,  où  les 
moines  ne  vieillissent  pas  et  reçoivent  leur  pain  du  ciel,  où  les  lampes 


NOTES.  527 

é'allument  d'elles-mêmes  pour  les  fêter  ;  vie  de  silence,  de  liberté,  de 
calme,  idéal  de  la  vie  monastique  au  milieu  des  flots. 

(190)  Chateaubriand  s'est  profondément  trompé  en  cherchant  de  la 
I  poésie  dans  l'état  actuel  du  christianisme.  Son  œuvre  a  été  de  révéler 
!  à  la  critique  une  veine  de  beauté  inaperçue  dans  les  dogmes  et  le 
I  culte  chrétiens;  mais   il   aurait   dû    s'en  tenir  au  passé,  et  ne    pas 

chercher  de  poésie  dans  des  platitudes  jésuitiques.  On  aura  beau 
faire,  ces  pratiques  modernes  ne  seront  jamais  que  niaises.  Le  christia- 
nisme  a  perdu  sa  poésie  depuis  le  xvi^  siècle.  Ceci  a  faussé  toute  la 
I  poétique  de  ce  grand  homme.  Admirable  quand  il  touche  la  grande 
corde  religieuse,  il  tombe  dans  les  petitesses  du  prédicateur  et  de 
l'apologiste,  quand  il  veut  relever  des  détails  de  sacristie.  En  cela 
madame  de  Staël  lui  est  bien  supérieure. 

(191)  Je  prendrais  volontiers  la  formule  de  Malebranche  :  Dieu  est 
le  lien  des  esprits  comme  l'espace  est  le  lien  des  corps,  si  elle  n'était 
trop  conçus  au  point  de  vue  de  la  substance,  ce  qui  lui  donne  quelque 
chose  de  grosier  et  de  faux.  Dieu,  esprit,  corps,  comme  il  les  entend, 
sont  des  mots  trop  objectifs  et  trop  pleins. 

(192)  On  dit,  par  exemple.  Dieu  est  un  esprit,  il  a  tous  les  attributs 
des  esprits.  Esprit  signifiant  seulement  tout  ce  qui  n'est  pas  corps,  ce 
raisonnement  équivaut  à  celui-ci  :  11  y  a  deux  classes  d'animaux,  les 
chevaux  et  les  non-chevaux.  L'oiseau  est  un  non-cheval.  Le  poisson 
est  aussi  un  non-cheval.  Donc  l'oiseau  et  le  poisson  sont  de  la  même 
espèce,  et  ce  qui  se  dit  de  l'oiseau  peut  se  dire  du  poisson. 

(193)  Le  christianisme  n'a  reçu  tout  son  développement  qu'entre  les 
mains  des  Grecs.  Aussi  fut-il  peu  sympathique,  dans  sa  forme  défini- 
tive, aux  peuples  orientaux.  S'il  fût  resté,  au  contraire,  tel  qu'il  était 
pour  les  premiers  judéo-chrétiens,  pour  saint  Jacques  par  exemple,  il 
eût  conquis  l'Orient,  et  il  n'y  aurait  pas  eu  d'islam;  mais,  en  revanche, 
il  n'aurait  eu  aucune  influence  sur  l'Europe. 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Préface   i 

A  M.  Eugène  Burnouf 1 


Une  seule  chose  est  nécessaire.  Le  sacré  et  le  profane. 
Ascétisme  chrétien.  Sanctification  de  la  vie  inférieure. 
Unité  de  la  vie  supérieure.  PossibiUté  de  réahser  cette 
unité.  Maintenant  une  trop  riche  nature  est  un  sup- 
pUce 7 


II 


Savoir.  Sa  valeur  objective.  Sa  base  psychologique.  Curio- 
riosité  primitive.  Des  premières  tentatives  scientifiques. 
La  science  conçue  comme  un  attentat.  Des  résultats  et 
des  applications  de  la  science.  Idée  de  la  science  pure  : 
résoudre  l'énigme.  De  la  science  dans  le  gouvernement 
de  l'humanité  réfléchie.  Bévues  et  mécomptes  néces- 
saires des  premiers  moments  de  réflexion.  Tâche  de 
notre  temps  :  reconstruire  par  la  science  l'édifice  bâti 
par  les  forces  spontanées  de  la  nature  humaine.  Gom- 
ment la  philosophie  gouvernera  un  jour  le  monde,  et 
comment  la  poh tique  disparaîtra  .  .•....,..      17 

34 


530  TABLE  ANALYTIQUE. 

III 


Pages. 


La  science  positive  peut  seule  fournir  les  vérités  vitales. 
De  ceux  qui  prétendent  les  tirer  :  1»  de  la  spéculation 
abstraite  ;  2»  des  instincts  poétiques  ;  3<»  d'une  autorité 
révélée.  Impossibilité  de  la  haute  science  dans  un  sys- 
tème de  révélation  ;  car  la  science  n'a  de  valeur  qu'en 
tant  que  cherchant  ce  que  donne  la  révélation.  Des  sa- 
vants orthodoxes.  Silvestre  de  Sacy.  La  science  n'est 
sérieuse  que  quand  on  en  fait  l'affaire  essentielle  de  la 
\ie.  Du  naturel  et  du  surnaturel.  'Eu  xa\  rav.  Indépen- 
dance de  la  science.  Esprit  moderne.  Il  faut  le  continuer. 
OEuvre  de  la  critique  moderne.  Exemple  tiré  de  l'isla- 
misme. Molle  réaction  contre  la  ferme  tenue  du  ratio- 
nalisme. Les  calamités  dépriment.  Nous  tiendrons 
ferme.  Symbole  rationaliste.  Qui  sont  les  sceptiques? 
Le  rationalisme,  c'est  la  reconnaissance  de  la  nature 
humaine  dans  toutes  ses  parties.  Une  nation  rationa- 
liste et  réfléchie  serait-elle  faible  ?  La  réflexion  attache 
à  la  vie.  Quoiqu'il  en  soit,  les  critiques  ont  raison.  Pos- 
sibilité de  grands  dévouements  dans  un  état  critique 
très  avancé.  Y  a-t-il  des  illusions  nécessaires?  Sève 
éternelle  de  l'humanité.  Ne  nous  objectez  pas  les  égoïstes 
frivoles...  La  religion  chez  les  modernes  ne  fait  rien 
pour  la  force  des  nations.  Exemple  de  Tltalie.  Que  si 
la  civilisation  succombait  sous  la  barbarie,  elle  vain- 
crait encore  une  fois  ses  vainqueurs,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'à  ce  qu'elle  n'eût  plus  personne  à  vaincre.  —  4° 
du  bon  sens.  En  quoi  le  bon  sens  est  compétent.  Il  ne 
peut  apercevoir  les  fines  vérités.  Ton  agaçant  ....      38 


IV 


Les  frivoles.  Jamais  la  frivolité  ne  gouvernera  le  monde. 
L'humanité  est  sérieuse.  Tendances  utilitaires.  Les  amé- 
liorations matérielles  servent  la  cause  de  l'esprit.   Du 


TABLE   ANALYTIQUE.  531 

Pages 

petit  esprit  d'industrialisme.  Mieux  vaut  le  peuple  tel 
qu'il  est.  La  science  du  bonhomme  Richard.  Grande  \'ie 
désintéressée.  Noblesse  de  l'ascétisme.  Défauts  de  notre 
civilisation  bourgeoise,  nécessaires  et  justifiés.  Du  peu 
d'originalité  de  notre  temps.  La  liberté  ne  sert  de  rien 
pour  la  production  d'idées  nouvelles.  Le  christianisme 
n'a  pas  eu  besoin  de  la  liberté  de  la  presse  ni  de  la 
liberté  de  réunion.  Toute  idée  naît  hors  la  loi.  La  petite 
police  gêne  plus  l'originalité  de  la  pensée  que  l'arbi- 
traire pur  et  la  persécution.  Jésus  en  police  correction- 
nelle. Le  progrès  de  la  réflexion  ramènera  la  grande 
originalité.  Ne  désespérez  jamais  de  l'esprit  humain. 
La  science  est  une  religion.  Sacerdoce  rationaliste.   .  .      77 


Idée  d'une  science  positive  des  choses  métaphysiques  et 
momies.  Elle  n'est  pas  faite.  État  fatalement  incomplet. 
Regret  des  illusions  détruites.  11  faut  en  appeler  à 
l'avenir.  Il  serait  plus  commode  de  croire.  Courage  de 
s'abstenir.  Ignorer  pour  que  l'avenir  sache.  La  réalité 
que  la  science  révèle  supérieure  à  toutes  les  imagina- 
tions. Sécurité  contre  les  résultats  futurs  de  la  science.  Le 
monde  de  Cosmas  et  celui  de  Humboldt;  de  môme,  le 
vrai  système  des  choses  se  trouvera  infiniment  supérieur 
à  nos  pauvres  imaginations.  Humanisme  pur.  Le  temps 
des  sectes  est  fini.  Couleur  sectaire.  Impossibilité  d'une 
nouvelle  secte  religieuse.  Pierre  Leroux.  L'universel  .      91 


VI 


La  science,  en  général,  peu  comprise  et  ridiculisée.  La 
science  n'est  comprise  qu'en  vue  de  l'école  et  de 
renseignement.  Étrange  cercle  vicieux.  Défauts  de  l'en- 
seignement supérieur  en  France.  Le  ministère  de  l'Ins- 
tiuction  publique,  considéré  à  tort  comme  le   minis- 


532  TABLE  ANALYTIQUE. 

Page». 

tère  de  la  science.  Fabricants  et  débitants.  La  science 
n'est  pas  une  affaire  de  collège.  De  la  science  d'ama- 
teurs. De  la  science  de  salons.  Du  technique.  Du  bon 
goût  dans  la  science.  Du  pédantisme.  De  la  science  alle- 
mande. Ne  pas  chercher  l'amusement  dans  la  science.     108^ 


VII 


De  l'érudition.  Elle  n'a  pas,  et  il  n'est  pas  nécessaire 
qu'elle  ait  toujours  la  conscience  de  son  but.  Services 
rendus  à  Tesprit  humain  par  des  esprits  très  médiocres. 
Déperdition  de  forces  par  suite  de  celte  inintelligence. 
Vaine  manière  de  concevoir  la  science.  La  perte  de  la 
vie  ne  se  répare  pas.  Du  curieux  et  de  l'amateur.  Ser- 
vices qu'ils  peuvent  rendre.  En  quel  sens  la  science 
est  vanité.  Vlmitation 119 


VIII 


De  la  philologie.  Difficulté  de  saisir  l'unité  de  cette  science. 
Vague  expressif.  Elle  désigne  une  nuance  de  recherches 
plutôt  qu'un  objet  spécial  de  recherches.  Le  philologue 
et  le  logophile.  La  philologie  conçue  comme  l'illustra- 
tion du  passé.  La  philologie  n'a  pas  son  but  en  elle- 
même.  L'apparition  de  la  philologie  signale  un  certain 
âge  de  toutes  les  littératures.  La  philologie  envisagée 
comme  fournissant  les  matériaux  de  l'histoire  de  l'hu- 
manité. Nécessité  des  recherches  positives  et  des  der- 
niers détails.  La  philosophie  suppose  l'érudition.  Dans 
l'état  actuel  de  l'esprit  humain,  les  travaux  spéciaux 
sont  plus  urgents  que  les  considérations  générales  et 
surtout  que  les  spéculations  abstraites.  Les  recherches 
particulières.  Union  de  la  philologie  et  de  la  philosophie. 
Grands  résultats  de  l'érudition  moderne.  Il  ne  s'agit  pas 
d'étudier  le  passé  pour  le  passé.  Science  des  produits 
de  l'esprit  humain.  C'est  surtout  par  la  philologie  et  la 


TABLE  ANALYTIQUE.  533 

Pages. 

-critique  que  les  temps  modernes  sont  supérieurs  au 
moyen  âge.  Les  fondateurs  de  l'esprit  moderne  ont  été 
des  philologues.  La  philologie  des  modernes  supérieure 
à  celle  des  anciens.  Révolution  opérée  par  la  philologie. 
Le  jour  où  la  philologie  périrait,  la  barbarie  renaîtrait. 
Ce  qui  lui  reste  à  faire.  Philosophie  des  choses.  .  .  .    126 

IX 

Philosophie  critique.  L'éclectisme.  La  philosophie  n'est  pas 
une  science  à  part.  Le  philosophe,  c'est  le  spectateur 
dans  le  monde.  Notion  primitive  de  la  philosophie;  il 
faut  y  revenir.  La  philosophie  est  une  face  de  toutes  les 
sciences.  Dispersion  de  la  science,  et  retour  à  l'unité. 
Exemple  de  la  cosmologie.  La  philosophie  ne  peut  se 
passer  de  science.  Exemple  d'un  problème  philosophique 
résolu  par  les  sciences  spéciales  :  problème  des  origines 
de  l'humanité 153 


lacunes  de  la  psychologie  à  combler  par  la  science. 
1°  Idée  d'une  embryogénie  de  l'esprit  humain.  Moyens 
et  méthode  à  suivre.  Psychologie  primitive.  Les  lois 
de  l'état  primitif  identiques  à  celles  de  l'état  actuel. 
Insuffisance  de  la  psychologie  qui  n'étudie  que  l'état 
actuel.  2o  La  psychologie  jusqu'ici  n'a  étudié  que  l'in- 
dividu. Idée  d'une  psychologie  de  l'humanité.  La  science 
de  l'esprit  humain,  c'est  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
La  psychologie  n'a  pas  un  objet  stable;  son  objet  se 
lait  sans  cesse.  Tout  ce  qui  tient  à  l'humanité  est 
dans  le  devenir.  Comparaison  de  la  psychologie  et  de 
la  linguistique.  L'âme  n'est  pas  un  être  stable,  objet 
d'une  analyse  faite  une  fois  pour  toutes.  La  conscience 
se  fait.  La  science  d'un  tout  qui  vit,  c'est  son  histoire. 
JVécessité  d'étudier  les  œuvres  de  l'esprit  humain.  Rien 


534  TABLE  ANALYTIQUE. 

Page». 

n'est  à  négliger.  Les  états  exceptionnels,  les  extrava- 
gances, les  fables  fournissent  plus  à  la  science  que  les 
états  réguliers.  Exemple  tiré  de  l'histoire  des  origines 
du  christianisme.  Autre  exemple  tiré  de  l'étude  des  lit- 
tératures de  l'Orient.  Les  études  orientales  en  apparence 
insignifiantes.  Elles  n'ont  d'intérêt  qu'en  vue  de  lesprit 
humain.  Les  anciennes  littératures  de  l'Orient,  qui  sont 
incontestablement  belles,  ne  le  sont  qu'au  point  de  vue 
de  l'esprit  humain.  L'humanité  seule  est  belle  dans 
toutes  les  littératures.  Tout  ce  qui  représente  l'huma- 
nité est  beau.  Esthétique  humanitaire.  Elle  préfère 
pour  l'étude  les  littératures  primitives.  La  vraie  es- 
thétique suppose  la  science.  Le  savant  seul  a  le  droit 
d'admirer i63> 


XI 


La  philologie  envisagée  comme  moyen  d'éducation  et  de 
culture  intellectuelle.  M.^Welcker.  Ce  point  de  vue  ne 
suffit  pas.  Les  langues  classiques  sont  un  fait  général. 
Aucune  langue  n'est  classique  d'une  manière  absolue. 
Le  choix  des  langues  classiques  n'a  rien  d'arbitraire. 
Partout  l'histoire  des  langues  montre  deux  idiomes  su- 
perposés, langue  ancienne  synthétique,  langue  moderne 
analytique.  La  langue  ancieune.  bannie  de  l'usage, 
reste  sacrée,  savante,  classique.  Nécessité  de  l'étude  de 
la  langue  et  de  la  littérature  anciennes.  Les  racines 
de  la  langue  et  de  la  nation  sont  là 202 


Groupe  de  sciences  qu'on  doit  appeler  sciences  de  l'huma- 
nité.  La  vraie  science  ne  s'inquiète  pas  de  l'humilité  des 
moyens,  ni  même  du  peu  de  résultats  que  semblent 
amener  les  premières  recherches.  Exemple  des  inscrip- 
tions cunéiformes.  La  science   doit  s'esquisser  large- 


TABLE  ANALYTIQUE.  525 

Pages. 

meut  comme  toutes  les  formes  de  l'humanité.  Prodi- 
galité de  l'individu.  Large  élimination  de  superflu.  Ce 
qui  reste  du  travail  scientifique.  Façon  d'entendre  l'im- 
mortalité littéraire.  Un  livre  est  un  fait.  Rôle  nouveau 
de  rhistoire  littéraire 2!i 

XIII 

Manière  dont  les  résultats  scientifiques  prennent  place 
dans  la  science.  Différence  de  la  science  et  de  l'art  à  cet 
égard.  Des  spécialités  scientifiques.  Les  travaux  géné- 
raux sont  encore  prématurés  dans  plusieurs  branches 
de  la  science.  Nécessité  de  monographies  sur  tous  les 
points.  Que  les  grandes  histoires  générales  sont  encore 
impossibles.  Ces  grandes  histoires  ne  valent  d'ordinaire 
que  pour  le  point  sur  lequel  l'auteur  avait  fait  des 
recherches  spéciales.  L'œuvre  des  monographies  devait 
être  celle  du  xix^  siècle.  Combien  elle  suppose  de  di\sin- 
téressement  et  de  vertu  scientifique.  La  monograj.hie 
tout  entière  n'est  pas  faite  pour  rester.  Ses  conclu- 
sions tranformées  restent.  Manière  étroite  de  prendre  sa 
spécialité.  Travaux  de  première  main.  Insuffisance  de 
la  science,  qui  ne  touche  pas  incessamment  les  sources. 
Exemple  du  moyen  âge  et  de  nos  histoires  générales» 
Inexactitudes  fabuleuses  et  traditionnelles.  Nécessité 
d'une  vaste  élaboration  scientifique.  Rien  de  futile. 
Questions  capitales  dépendant  de  recherches  en  appa- 
rence frivoles.  Dangers  d'essayer  les  travaux  généraux 
avant  les  élaborations  préhminaires.  Exemple  de  la 
littérature  sanskrite.  Morale  du  spécialiste.  11  trav^^'le 
trop  souvent  pour  lui  seul  ou  pour  sa  coterie.  Disper- 
sion du  travail  et  isolement  des  lecherches.  Nécessité 
d'une  organisation  du  travail  scientifique 228 

XIV 

L'État  doit  patronner  la  science,  comme  tout  ce  qui  est 
de  l'humanité  et  a  besoin  de  l'aide  de  la  société.  État 


536  TABLE   ANALYTIQUE. 

Pages. 

social  où  la  science  remplacerait  les  cultes.  L'État  ne 
peut  rien  sur  la  direction  de  la  science.  Liberté  par- 
faite. Grands  ateliers  de  travail  scientifique.  Ordres 
religieux.  Sinécures 231 


X\ 


Exemples  de  recherches  constituant  une  philosophie  scien- 
tifique. Immenses  résultats  sortant  des  sciences  de  la 
nature.  Sciences  historiques  et  philologiques  :  âges  di- 
vers de  l'humanité.  Révolution  opérée  par  cette  dis- 
tinction dans  la  critique  historique.  Exemple  tiré  de 
l'histoire  des  religions.  Façon  dont  l'homme  primitif 
envisageait  la  nature.  Théorie  de  l'épopée  et  de  la 
poésie  primitive.  Théorie  des  mythologies.  Étude  com- 
parée des  religions.  Nouvelle  manière  de  les  critiquer. 
L'esprit  humain  a  tout  fait.  Combien  l'étude  des  reli- 
gions est  indispensable  à  la  vraie  psychologie.  Caractère 
subjectif  des  religions;  de  là  leur  intérêt  psychologique; 
l'homme  s'y  met  plus  que  dans  la  science  :  l'humanité 
est  là  tout  entière.  Nécessité  de  travaux  spéciaux  sur 
les  rehgions  diverses  ;  islamisme,  buddhisme,  judaïsme, 
christianisme.  Essai  d'une  classification  des  religions  : 
religions  organisées,  mythologies.  Influence  des  races. 
Difficulté  de  comprendre  ces  œuvres  d'un  autre  âge. 
Étude  comparée  des  langues.  Philosophie  qu'on  en  a 
tirée  et  qu'on  en  peut  tirer.  Nécessité  de  l'érudition 
pour  constituer  définitivement  la  philosophie  de  l'his- 
toire et  la  critique  littéraire.  Solte  manière  d'admirer 
l'antiquité.  Le  savant  seul  a  le  droit  d'admirer.  In- 
fluence des  résultats  de  la  haute  science  sur  la  Utté- 
rature  productive.  M.  Fauriel.  La  critique  n'est  pos- 
sible que  par  la  comparaison.  Défaut  de  la  critique  du 
xvii^  siècle.  Manière  d'inoculer  le  sens  critique.  Les 
résultats  de  la  critique  ne  se  prouvent  pas,  mais  s'aper- 
çoivent  257 


TABLE  ANALYTIQUE.  537 


XVI 

Pages. 

La  philosophie  parfaite  serait  La  synthèse  de  la  connais- 
naissance  humaine.  Trois  phases  de  l'esprit  humain. 
1»  Syncrétisme  primitif:  livre  sacré;  beauté  et  harmonie 
de  cet  état.  S''  Analyse.  Vue  partielle  et  claire.  Comment 
la  théologie  se  conserve  encore  en  cet  état.  En  quoi  cet 
état  est  inférieur  et  supérieur  au  précédent.  S^  Syn- 
thèse définitive.  Il  y  aura  encore  des  Orphées  et  des 
Trismégistes.  Généralisation  de  cette  loi  du  développe- 
ment de  toute  vie.  L'analyse  ne  vaut  qu'en  vue  de  la 
synthèse  à  venir.  Nous  ne  travaillons  pas  pour  nous. 
L'analyse  est  la  méthode  française  par  excellence.  La 
France  n'entend  rien  en  rehgion.  Pourquoi  la  France 
est  restée  catholique,  tandis  que  l'Allemagne  est  de- 
venue protestante.  De  l'Espagne.  Que  malgré  notre  libé- 
ralisme, nous  sommes  de  timides  penseurs 301 

XVII 

Qu'il  y  a  une  religion  dans  la  science.  Un  scrupule.  Cette 
religion  ne  peut  être  pour  tous.  Je  l'avoue.  Tous  pour- 
tant ont  leur  part  à  l'idéal.  Marie  a  la  meilleure  part. 
Inégalité  fatale.  Travailler  à  élever  tous  les  hommes  à 
la  hauteur  du  culte  pur.  Différence  de  la  condition  du 
peuple  relativement  à  la  culture  intellectuelle,  dans 
l'antiquité  et  dans  les  temps  modernes.  Tradition  intel- 
lectuelle chez  les  nations  antiques,  épopée.  L'homme 
du  peuple  chez  nous  déshérité  de  l'esprit.  Cela  n'est 
pas  tolérable.  Autrefois,  quand  il  y  avait  une  religioiL 
pour  le  peuple,  à  la  bonne  heure  !  Impossibilité  de 
résoudre  ce  problème;  la  brutahté  le  résoudra.  Des 
révolutionnaires.  Nous  avons  détruit  le  paradis  et 
l'enfer;  il  ne  faut  pas  rester  en  chemin.  Impossibilité 
de  rétablir  des  croyances  détruites.  Hypocrisie.  Laisser 
faire  le  prêtre!  Inutile;   eh  bien!   nous  allons  nous 


538  TABLE   ANALYTIQUE. 

convertir!  Impossible.  Reste  la  force.  Ne  vous  y  fiez 
pas.  Et  puis,  c'est  immoral.  Fatalité  de  tout  ce  déve- 
loppement. Une  seule  solution  :  élever  tous  à  l'intelli- 
gence. La  société  doit  à  tous  l'éducation.  On  n'est  pas 
homme  pour  naître  homme  De  quoi  punissez-vous  c& 
misérable?  Le  peuple  n'est  pas  responsable  de  ses 
folies.  Injustice  des  reproches  qu'on  lui  adresse.  Ils. 
retombent  sur  ceux  qui  ne  l'ont  pas  élevé.  Plus  de  bar- 
bares! Dangers  du  suffrage  universel  avec  des  barbares. 
L'intrigue  et  le  mensonge  aux  enchères.  Le  souverain 
de  droit  divin,  c'est  la  raison.  La  majorité  ne  fait  pas 
la  raison.  Idée  d'un  gouvernement  scientifique.  Le  suf- 
frage d'un  peuple  ignorant  ne  peut  amener  que  la 
démagogie  ou  l'aristocratie  nobiliaire.  Le  peuple  n'aime 
pas  les  sages  et  les  savants.  Il  n'y  a  qu'une  chose  à 
faire  :  cultiver  le  peuple.  Tout  ce  qu'on  fera  avant  cela 
sera  funeste.  Du  libéralisme  français.  Qu'il  ne  profite 
qu'aux  agitateurs,  qui  n'ont  rien  de  bon  à  faire.  Qu'il 
n'avance  en  rien  les  idées.  Nos  institutions  n'ont  de 
sens  qu'avec  un  peuple  intelligent.  Droit  à  la  culture 
qui  fait  homme 31i< 

XVIII 

Le  socialisme  est-il  la  conséquence  de  l'esprit  moderne  ? 
La  tendance  à  laquelle  correspond  le  socialisme  est  la 
vraie;  ses  moyens  sont  mauvais  et  iraient  contre  son 
but.  Le  problème  n'est  que  posé.  Solution  trop  simple 
et  apparente.  Analogie  du  problème  de  l'esclavage  dans 
l'antiquité.  Charlatanisme  naïf.  Gela  est  autrement  dif- 
ficile. Ne  pas  injurier  ceux  qui  tentent  sans  réussir. 
Antinomie  nécessaire.  Tous  ont  tort,  excepté  les  sages^ 
qui  attendent.  Révolutionnaires  et  conservateurs.  Le 
but  de  l'humanité  n'est  pas  le  bonheur,  mais  la  per- 
fection. Ce  qui  est  nécessaire  pour  la  perfection  de  l'hu- 
manité est  légitime.  Les  droits  se  font  et  se  conquièrent. 
Le  but  de  l'humanité  n'est  pas  son  affranchissement,. 


TABLE   ANALYTIQUE.  53» 

rages. 

mais  son  éducation.  Détruire  n'est  pas  un  but.  Si  le  but 
de  l'humanité  était  la  jouissance,  l'égalité  la  plus  ab- 
solue serait  de  droit.  Le  sacrifice  des  individus  ne  se 
conçoit  qu'au  point  de  vue  de  la  perfection  de  l'huma- 
nité. Société  ayant  un  dogme  et  société  qui  n'en  a  pas. 
La  première  est  essentiellement  intolérante;  c'est  le 
dogme  qui  gouverne.  Le  dogme  n'est  tyrannique  que 
le  jour  où  il  n'est  plus  vrai 364 

XIX 

La  civilisation  moderne  aura-t-elle  le  sort  de  la  civili- 
sation antique?  Assimilation  des  barbares  aux  peuples 
civihsés.  Possibilité  d'aUier  la  culture  intellectuelle  avec 
une  profession  manuelle.  Pourquoi  le  métier  est  chez 
nous  abrutissant.  Société  grecque.  Douleur  de  voir  une 
portion  de  l'humanité  condamnée  à  la  dépression  in- 
tellectuelle. Simultanéité  de  deux  vies.  État  oii  le  tra- 
vail matériel  deviendrait  presque  insignifiant.  Règne 
de  l'esprit.  Variété  individuelle.  Ah  !  ne  nous  défendez 
pas  ces  chimères! 388 

XX 

De  la  science  populaire.  Ne  pas  abaisser  la  science.  Déca- 
dence de  la  culture  désintéressée  parmi  nous.  La  plou- 
tocratie, cause  de  cette  décadence.  Le  riche  ne  demande 
pas  de  science  sérieuse.  Les  facultés  que  développe  la 
ploutocratie  sont  de  nulle  valeur  pour  les  travaux  de 
l'esprit.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  que  tous  soient  riches, 
mais  qu'il  soit  insignifiant  d'être  liche 411 

XXI 

La  science  est  indépendante  de  toute  forme  sociale.  Les 
révolutions  sont  préjudiciables  à  la  petite  science 
d'érudit  et  d'amateur,  mais  non  au  grand  développe- 


540  TABLE   ANALYTIQUE. 

Pages 

ment  intellectuel.  Le  génie  ne  végète  puissamment  que 
sous  l'orage.  Le  xvi^  siècle.  Athènes.  L'état  habituel 
d'Athènes,  c'était  la  Terreur.  Habitude  de  repos  et  de 
sécui'ité  que  nous  avons  contractée.  Les  époques  de 
calme  ne  produisent  ri(m  d'original.  L'ordre  n'est  dési- 
rable que  pour  le  progrès.  Il  ne  faut  pas  sacrifier  le 
progrès  de  l'humanité  à  la  commodité  d'un  petit  nombre. 
Tout  ce  qui  émeut  et  réveille  l'humanité  lui  fait  du 
bien.  Il  faut  toujours  philosopher 418 


XXII 

Foi  à  la  science.  Nous  sommes  béotiens.  Les  sceptiques 
superstitieux.  Ces  gens  sont  incurables.  Mais  l'huma- 
nité n'est  jamais  sceptique.  li  viendra  un  siècle  dog- 
matique par  la  science.  Du  bon  petit  esprit  de  Rollin. 
Ce  qu'il  faut,  c'est  la  critique.  Il  y  a  des  sciences  aux- 
quelles tout  le  monde  croit.  Possibilité  de  la  science 
avec  un  certain  scepticisme  moral  ;  Gœthe.  Des  jouis- 
sances de  la  science.  Que  la  science  est  la  grande  affaire. 
Que  la  révolution  qui  renouvellera  l'humanité  sera  reli- 
gieuse et  morale,  non  politique.  Il  n'y  a  rien  à  faire 
en  politique.  Époques  oii  la  politique  est  ou  n'est  pas 
en  première  ligne.  Le  christianisme.  Le  xviii^  siècle. 
Combien  est  humiliant  le  rôle  du  politique.  Pourquoi 
la  science  pure  paraît  avoir  peu  agi  sur  l'humanité. 
Mœurs  vraies  qui  ne  seraient  ni  aristocratiques,  ni  bour- 
geoises, ni  plébéiennes.  La  Grèce.  Il  n'y  a  de  majesté 
que  celle  de  l'humanité,  celle  de  l'esprit.  SimpUfication 
de  mœurs  opérée  par  la  bourgeoisie.  Mœurs  purement 
humaines.  Le  salon  et  le  café.  L'école  antique  et  le 
gymnase.  L'église  et  le  club.  Mauvaise  influence  de  ce 
qu'an  appelle  la  société.  Hermann.  Vie  prise  à  plein; 
franchise  avec  soi-même.  Retour  à  la  Grèce.  La  religion 
hellénique  vaut  mieux  qu'on  ne  pense  :  forme  poé- 
tique du  culte  de  la  nature 433 


TABLE  ANALYTIQUE.  541 


XXIII 


Pages. 


Où  est  la  place  de  l'esprit  ?  Il  a  tout  fait,  et  il  ne  paraît 
pas.  Les  religions  ont  jusqu'ici  représenté  l'esprit  dans 
l'humanité.  Première  vie  religieuse,  une  et  complète. 
Deuxième  moment  où,  à  côté  du  religieux,  on  admet 
du  profane.  Le  profane  prend  le  dessus,  et  étoufte  la 
religion.  Il  faut  revenir  à  l'unité  et  proclamer  tout 
religieux.  On  est  religieux  dès  qu'on  adore  quelque 
chose.  Disputer  sur  limage  divine,  c'est  de  lidolàtrie. 
Douleur  de  s'isoler  de  la  grande  famille  religieuse.  Dou- 
leur d'entendre  les  femmes  et  les  enfants  nous  dire  : 
Vous  êtes  damné  !  Il  faut  être  religieux.  Absurdité  de 
l'athéisme.  Dieu,  c'est  la  catégorie  de  l'idéal.  Ce  Dieu 
est-il  ou  n'est-il  pas?  Les  questions  d'être  nous  dépas- 
sent. Nous  sommes  avec  les  croyants.  Les  impies  sont 
les  frivoles.  Nous  avons  au  moins  l'analogue  des  reli- 
gions. Soyons  frères,  au  nom  de  Dieu 459 

Notes - 493 


FIN 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  1354-12-1900