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Full text of "Un Épisode du Mouvement d'Oxford. La mission de William Palmer. Extrait des Études"

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UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER 


UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER 


PAR 


Stanislas  TYSZKIEWICZ 


EXTRAIT  DES  ÉTUDES 
DES  5-20  JUILLET  ET  5  AOUT  1913 


PARIS 
BUREAUX      DES     ÉTUDES 

50,    RUE    DE    BABYLONE,    50 


UN   ÉPISODE    DU   MOUVEMENT   D'OXFORD 

LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER 


I.  —  De  l'Anglicanisme  aux  confins  de  l'Orthodoxie1 

«  Entre  les  protestants  et  les  orthodoxes  »,  dit  M.  A.  Leroy- 
Beaulieu,  «  entre  l'Église  anglicane  surtout  et  l'Église  russe, 
il  y  a  eu  plusieurs  tentatives  de  rapprochement,  et  les  avances 
sont  d'ordinaire  venues  de  l'Occident.  C'est  ainsi  que,  dès  le 
seizième  siècle,  les  luthériens  s'adressaient  au  patriarcat  de 
Constantinople,  espérant  obtenir  du  patriarche  Jérémie  l'ap- 
probation de  la  confession  d'Augsbourg,  qu'ils  avaient,  pour 
lui,  fait  traduire  en  grec.  Si  stériles  que  soient  toujours  restés 
de  pareils  appels,  ils  se  sont  reproduits  à  des  époques  plus 
voisines  de  nous.  C'est  naturellement  l'Église  d'Angleterre 
et,  dans  cette  Église,  l'école  historique  en  réaction  contre  les 
influences  protestantes,  l'école  où  l'on  aime  à  s'intituler  ca- 
tholique anglais,  qui  a  le  plus  caressé  ces  rêves  d'union  entre 
la  fille  rebelle  de  Rome  et  sa  sœur  séparée  d'Orient.  De  toutes 
les  tentatives  de  ce  genre,  la  plus  digne  d'attention  est  celle 
d'un  théologien  d'Oxford,  ami  du  docteur  Newman,  W.  Pal- 
mer2.  »  C'est  très  justement  qu'Anatole  Leroy-Beaulieu 
assigne  la  première  place  aux  efforts  de  Palmer.  Devant  ceux 
qui  ont  étudié  les  relations  entre  l'anglicanisme  et  les  Églises 
d'Orient,  il  serait  inutile  de  justifier  une  pareille  assertion  : 
ils  savent  de  combien  Palmer  a  dépassé  ses  prédécesseurs 
dans  l'artde  rechercher  les  bases  d'une  entente  «  catholique  », 
au  sens  que  donnent  à  ce  mot  les  puseyistes.  Pour  ceux  qui 
ne  sont  pas  au  courant  de  l'histoire  des  intercommunionistes , 
j'indiquerai   brièvement  les  raisons  d'attacher  une  impor- 

i.   J'avertis  une  fois  pour  toutes  quelesmots  «  orthodoxes»,  «  orthodoxie  »,  seront 
pris  dans  ce  travail  au  sens  que  leur  attribuent  les  Russes. 
2.  VEmpire  des  tsars  et  les  Russes,  1889,  t.  III,  p.  90. 


6  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

tance  spéciale  à  la  mission  de  Palmer  ;  je  dis  sa  mission,  car 
si  le  problème  qu'il  s'est  posé  n'a  pas  été  résolu  dans  le  sens 
prévu,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  ses  écrits  et  sa  vie 
entière  contiennent  des  leçons  fort  instructives. 

Pleinement  maître  de  lui-même,  le  jeune  docteur  d'Oxford 
a  su  imposer  le  silence  à  ses  affections  les  plus  légitimes,  je 
dirai  même  à  ses  pieux  désirs,  pour  se  laisser  guider  uni- 
quement par  sa  raison.  Son  caractère  unissait  des  qualités 
qui  semblent  s'exclure  :  tout  absorbé  par  la  recherche  de  la 
véritable  Église,  il  était  une  énigme  pour  les  gens  aux  aspi- 
rations vulgaires;  quant  aux  idéalistes,  ils  s'étonnaient  de 
voir  un  des  leurs  peser  minutieusement  ses  décisions  et 
passer  des  dizaines  d'années  à  mûrir  ses  jugements.  A  ce 
point  qu'il  s'est  trouvé  des  hommes,  même  parmi  les  re- 
présentants de  la  race  germanique,  pour  se  plaindre  de  ce 
qu'il  y  avait  de  froid  et  de  calculé  dans  les  procédés  de  Pal- 
mer.  Mais  Newman  qui  le  constate  ajoute  aussitôt:  «  Quelles 
qu'aient  pu  être  les  critiques  de  ceux  qui  l'ont  peu  fréquenté, 
personne  de  ceux  qui  ont  eu  des  relations  suivies  avec  lui 
ne  pouvait  être  insensible  à  ses  multiples  et  attrayantes 
vertus  :  simplicité,  dévouement,  politesse,  patience,  douceur 
remarquable,  zèle  et  loyauté  qu'il  mettait  à  chercher  et  à 
défendre  le  vrai  ;  calme  et  gaieté  dans  le  chagrin,  le  doute  et 
le  désappointement1.  »  Venant  de  Newman,  ces  paroles  peu- 
vent paraître  intéressées.  Il  y  a  d'autres  témoignages  plus 
évidemment  impartiaux  :  ce  sont  ceux  des  adversaires  reli- 
gieux de  Palmer  qui  lui  reconnaissent  tous  une  sincérité  et 
une  loyauté  peu  ordinaires. 

Les  résultats  obtenus  par  les  efforts  de  Palmer  sont  pré- 
cieux à  bien  des  titres  qui  ne  se  retrouvent  pas  tous  dans  les 
autres  tentatives  d'entente  catholique.  Peut-être  parmi  les 
évêques  anglicans  qui,  du  temps  de  Pierre  Ier,  se  sont  effor- 
cés de  tomber  d'accord  avec  le  Saint-Synode  de  Pétersbourg, 
l'un  ou  l'autre  a-t-il  dépassé  Palmer  en  dons  intellectuels. 
Peut-être  l'appui  des  gouvernements  a-t-il  contribué  à  faci- 
liter les  discussions  entre  des  théologiens  placés  à  des  points 
de  vue  si  différents2.  Mais  les  historiens  ont  depuis  long- 

I.  W.  Palmer,  Notes  of  a  Visit  to  the  Russian  Church,  Préface  de  Newman,  p.  xvi. 
a.  G,  Williams,  The  Orthodox  Church  of  the  East  in  the  XVIII  century,  1868. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  7 

temps  constaté  le  caractère  superficiel  de  ces  «  coquetteries  », 
comme  disent,  en  exagérant  quelque  peu,  certains  écrivains 
catholiques.  Quant  aux  tentatives  individuelles,  nous  ne  con- 
naissons pas  d'autre  cas  où  un  homme  ait  ainsi  sacrifié  for- 
tune, talents  et  santé,  pour  servir  toute  sa  vie  une  seule 
idée,  celle  de  l'union  anglo-orthodoxe.  Depuis  l'adolescence 
jusqu'à  la  mort,  Palmer  ne  s'est  ni  laissé  distraire  de  ses  re- 
cherches par  d'autres  préoccupations,  ni  décourager  par  les 
maladies,  ni  arrêter  par  les  contradictions.  S'il  s'est  trouvé 
des  gens  pour  l'imiter,  l'histoire  ne  connaît  personne  pour 
lui  avoir  donné  l'exemple  d'une  telle  persévérance.  La  vie 
de  ce  grand  inconnu  est  pleine  de  faits  qui  nous  engagent  à 
le  prendre  pour  guide  dans  l'étude  des  rapports  réels,  ou 
seulement  possibles,  entre  «  la  fille  et  la  sœur  de  l'Église 
romaine  ». 

La  plupart  des  historiens  du  Mouvement  d'Oxford  ont 
passé  sous  silence  William  Palmer.  Nousnele  leur  reprochons 
pas.  Les  documents  sont  rares,  dispersés  un  peu  partout,  à 
Oxford,  Moscou,  Athènes,  Rome  et  Bruxelles.  On  comprend 
que  ces  historiens  ne  se  soient  pas  attardés  à  étudier  un  per- 
sonnage secondaire  pour  eux  :  dans  le  Mouvement  propre- 
ment dit,  dans  la  lutte  fiévreuse  des  tractariens,  Palmer  n'a 
été  que  spectateur;  malgré  l'intérêt  qu'il  portait  à  ses  amis, 
il  n'est  presque  jamais  descendu  avec  eux  dans  l'arène. 

M.  Jules  Gondon,  il  est  vrai,  parle  assez  longuement  du 
docteur  anglican,  qui  «a  porté  successivement  ses  investiga- 
tions en  Prusse,  en  Ecosse,  en  Russie,  en  Turquie,  en  Grèce, 
en  Syrie,  en  Egypte,  en  France,  dans  tous  les  grands  centres 
religieux  offrant  des  éléments  d'étude  à  l'activité  de  son 
esprit l  ».  La  bonne  impression  qu'on  a  en  lisant  ces  lignes  est 
malheureusement  fort  atténuée  par  l'erreur  regrettable  que 
l'auteur  commet  en  confondant  notre  William  Palmer,  de 
Magdalen  Collège,  avec  son  homonyme  de  Worcester.  C'est 
à  ce  dernier  que  se  rapportent  les  compliments  du  P.  Per- 
rone,  dont  l'auteur  fait  bénéficier  le  fellow  de  Magdalen.  Du 
reste,  M.  Gondon  ne  fut  pas  le  seul  à  se  méprendre  ;  des  au- 

%.  J,  Gondon,  De  la  réunion  de  l'Église  d'Angleterre  à  V Église  catholique,  p.  gSsqq. 


8  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

teurs  russes,  M.  Polesski  par  exemple1,  ont  eu  la  même  mal- 
chance. Confusion  explicable,  sinon  excusable.  Les  deux 
Palmer  ont  défendu  pendant  longtemps  les  mêmes  doctrines 
et  se  sont  signalés  par  leurs  sympathies  pour  les  Églises 
d'Orient.  Dans  son  Apologia  pro  vita  sua,  Newman  nous 
avertit  de  la  possibilité  de  ce  malentendu.  M.  Thureau-Dan- 
gin,  dans  ses  belles  pages  sur  la  Renaissance  catholique  en 
Angleterre  au  dix-neuvième  siècle,  mentionne  à  plusieurs 
reprises  un  William  Palmer,  sans  désigner  lequel;  on  pour- 
rait s'y  tromper;  c*est  du  théologien  de  Worcester  qu'il 
s'agit. 

William  Palmer  de  Magdalen  est  resté  un  inconnu.  Les 
courtes  notices  biographiques,  écrites  en  anglais  et  en  ita- 
lien, sont  aujourd'hui  oubliées.  En  Russie,  on  a  jadis  beau- 
coup parlé  de  Palmer,  mais  de  son  vivant  seulement2.  Le 
présent  travail  n'a  pas  la  prétention  d'être  une  Vie  de  Palmer. 
Trop  de  sources  nous  font  défaut  pour  que  nous  puissions 
présenter  une  histoire  complète.  Nous  ne  prétendons  pas 
davantage  faire  œuvre  apologétique,  au  sens  strict  du  mot. 
Notre  but  est  de  suivre,  dans  son  étrange  itinéraire,  W.  Pal- 
mer, ce  «  chercheur  de  vérité  »  comme  on  le  nommait  sou- 
vent, et  d'attirer  ainsi  l'attention  du  lecteur  sur  le  curieux 
champ  de  bataille  où  anglicans  et  Russes  luttent  entre  eux 
à  propos  de  l'Église  catholique. 


I 

Fils  aîné  du  Rév.  W.  Jocelyn  Palmer,  recteur  à  Mixbury, 
et  parent  des  Gladstone  par  sa  mère,  William  naquit  le 
12  juillet  1811.  Il  avait  plusieurs  frères,  dont  sir  Roundell 
Palmer,  devenu  lord  Selborne,  est  le  plus  connu  ;  un  autre  fut 
archidiacre  à  Oxford.  La  famille  s'était  signalée  depuis  long- 
temps par  des  services  rendus  à  l'Église  établie  et  au  pays. 
L'enfance  et  l'adolescence  de  William  ne  présentent  aucune 
particularité  digne  d'être   retenue.  Après   trois  années  de 

1.   Otcherk  sovrem.  relig.  dvijenia  v  Anglikanskoï  Tserkvi. 

a.  «  In  Russia...  the  name  of  Deacon  William  had  become  familiar  as  a  household 
word  to  many  of  the  most  enlightened  and  pious  churchmen  and  laies  »  ;  G.  Wil- 
liams, op.  cit.,  p.  «.v. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  9 

classe  à  Rugby,  où  il  entra  à  l'âge  de  douze  ans,  Palmer 
passe  à  Magdalen  Collège,  où  sa  connaissance  du  latin  lui 
mérite  plusieurs  fois  le  grand  prix.  A  peine  eut-il  achevé 
ses  études  qu'on  lui  confia  une  chaire.  Tutor  à  vingt-deux 
ans  à  l'université  de  Durham,  nous  le  voyons  à  vingt-six,  exa- 
minateur à  Oxford  et,  bientôt  après,  fellow  de  Magdalen  Col- 
lège. 

L'étudiant  remarqua  de  prime  abord  les  symptômes  du 
mouvement  qui  s'appellera  plus  tard  puseyiste.  Nature  pro- 
fondément religieuse,  esprit  très  perspicace,  le  jeune  maître 
comprit  de  suite  l'attitude  qu'il  convenait  de  garder  en  de 
pareilles  crises.  La  crainte  de  s'engager  prématurément  le 
retint  loin  de  l'action  jusqu'en  i83g.  Tandis  que  ses  amis  se 
réunissaient  de  plus  en  plus  fréquemment  pour  discuter  sur 
les  rapports  entre  l'Église  et  l'État,  Palmer  restait  à  la  biblio- 
thèque, se  donnant  tout  entier  à  l'étude  sérieuse  de  la  théo- 
logie. Tandis  que  le  parti  anglican  conservateur,  dont  son 
homonyme  William  Palmer  de  Worcester  était  un  membre 
des  plus  actifs,  donnait  du  fil  à  retordre  à  Newman,  notre 
étudiant  mûrissait  une  doctrine  qui,  sans  lui  être  person- 
nelle quant  à  la  théorie,  trouva  en  lui  son  vrai  père  sur  le 
terrain  des  applications  pratiques. 

Les  docteurs  d'Oxford  étaient  alors  loin  de  s'accorder  entre 
eux.  Ceux-ci  élaboraient  différents  essais  historico-philoso- 
phiques  aux  fins  de  prouver  que  l'Église  anglicane  reste  ce 
qu'elle  est,  malgré  la  trahison  et  l'ingratitude  d'un  gouverne- 
ment favorable  aux  catholiques.  Ceux-là  cherchaient  un  point 
d'appui  en  dehors  de  la  hiérarchie  anglicane,  afin  de  conso- 
lider l'édifice  croulant  de  l'Église  nationale.  Ce  dernier  parti 
n'était  pas  plus  homogène  que  le  premier;  une  minorité, 
tout  en  s'accordant  à  reconnaître  le  rôle  spécial  de  Rome  dans 
l'Église  universelle,  se  subdivisait  à  l'infini,  dès  qu'il  s'agis- 
sait de  préciser  la  soumission  due  à  la  métropole  ;  la  majorité 
prenait  comme  mot  d'ordre  :  l'Église  universelle,  sans  pape  et 
sans  protestants.  Tel  fut  aussi  l'idéal  de  William  Palmer. 

Il  avait  longtemps  étudié,  médité,  réfléchi.  Enfin  l'heure 
marquée  par  la  Providence  sonne.  Une  belle  occasion  de 
commencer  la  réalisation,  ou  plutôt  la  vérification,  du  vaste 
système  théologique   se  présenta  au  mois  de  mai  i83g.  Le 


10  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

grand-duc  Alexandre  de  Russie,  accompagné  du  duc  de  Wel- 
lington, visitait  Oxford.  Désigné  pour  faire  les  honneurs  de 
Magdalen  Collège,  Palmer  en  profita  pour  présenter  au  prince 
une  pétition  résumant  ses  idées  et  ses  désirs.  En  voici  un 
passage  : 

Que  Votre  Altesse  Impériale  veuille  bien  obtenir  l'envoi  à  Oxford 
d'un  ecclésiastique  capable  d'examiner  la  théologie  de  nos  Églises.  Il 
vivrait  à  Magdalen  Collège.  Je  lui  apprendrai  moi-même  l'anglais.  Il 
pourrait  ainsi  faire  connaître  à  Sa  Majesté  de  Russie  et  aux  Evêques  de 
la  communion  orientale  le  contenu  de  quelques-uns  de  nos  meilleurs 
livres.  J'espère  pouvoir  compter  sur  la  protection  de  Votre  Altesse, 
quand  j 'irai  bientôt  en  Russie  pour  y  étudier  la  théologie  et  les  rites 
de  l'Eglise  russe.  Certes,  l'Église  catholique  i  tout  entière  doit  aspirera 
l'unité.  Rien  n'est  donc  plus  digne  de  la  piété  d'un  grand  prince  que 
de  faciliter  la  réunion  de  deux  communions,  séparées  uniquement  par 
des  malentendus  et  un  manque  de  communications  entre  elles. 

L'Église  d'Angleterre,  qui  défend  continuellement  les  droits  des  sou- 
verains chrétiens,  violés  autant  par  le  pontife  romain  que  par  la  licence 
démocratique2,  se  voit  à  présent  elle-même  en  grand  danger.  Elle  est 
isolée  dans  un  coin  de  l'Ouest  et  y  est  menacée  par  la  haine  de  toutes 
les  sectes,  liguées  avec  les  papistes-schismatiques  pour  la  renverser. 

La  pétition  n'eut  pas  de  résultats  immédiats  ;  la  mauvaise 
volonté  de  quelques  diplomates  y  fut  pour  beaucoup.  La 
Russie  n'envoya  personne  à  Oxford.  Mais  Palmer  était  décidé 
à  faire  son  voyage  de  Pétersbourg.  Les  démarches  auprès 
des  autorités,  les  préparatifs  de  Y  expédition  lui  prirent  beau- 
coup de  temps;  toutefois,  le  jeune  professeur  ne  négligeait 
pas  ses  cours  :  il  fit  imprimer  pour  ses  élèves  une  Introduc- 
tion aux  XXXIX  Articles.  Longtemps  après,  Newman  consta- 
tait la  ressemblance  des  idées  défendues  dans  cet  ouvrage 
avec  celles  du  fameux  tract  90;  seule  l'exclusion  du  «  pa- 
pisme »  est  plus  en  relief  sous  la  plume  de  Palmer  que  sous 
celle  du  futur  cardinal. 

Palmer  prévoyait  l'étonnement  que  soulèverait  en  Angle- 
terre et  en  Russie  l'originalité  de  son  entreprise  ;  peut-être 
s'attendait-il  déjà  à  des  méfiances  ou  même  à  des  hostilités. 
Pour  assurer  à  ses  démarches  un  résultat  sérieux,  il  importait 

1.   Palmer  oppose  catholicisme  à  romanisme. 
a.   Il  s'agit  du  protestantisme. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  11 

de  les  mettre  à  l'abri  de  toute  accusation  de  légèreté  et  de 
fantaisie.  A  ce  but,  un  certificat  délivré  par  le  corps  profes- 
soral ne  sembla  pas  inutile.  Le  docteur  Routh,  ami  intime 
du  fellow  de  Magdalen  et  président  de  ce  collège,  présenta  à 
la  docte  assemblée  un  projet  de  certificat  pour  faciliter  à  son 
collègue  l'entrée  du  Saint-Synode.  Un  professeur  d'un  zèle 
intempérant  s'y  opposa  énergiquement  et  protesta  contre 
1'  «  intercommunion  de  l'Église  anglicane  et  de  l'idolâtre 
Église  grecque  ».  La  proposition  échoua  ;  cette  première 
défaite  était  infligée  à  Palmer  par  les  hommes  sur  lesquels 
il  croyait  le  plus  pouvoir  compter  pour  combattre  les  préju- 
gés que  rencontrerait  son  entreprise. 

Le  docteur  Routh  combla  cette  lacune  du  mieux  qu'il  put. 
En  sa  qualité  de  président  de  Magdalen,  il  munit  son  ami 
d'une  chaleureuse  lettre  de  recommandation  adressée  «  à 
tous  ceux  qui  croient  au  Christ  »,  dans  laquelle  il  adjurait 
«  les  très  saints  Archevêques  et  Évêques  russes  d'examiner 
avec  charité  l'orthodoxie  de  William  Palmer.  S'ils  trouvent 
en  lui  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'intégrité  de  la  vraie  foi 
et  au  salut,  il  les  prie  de  l'admettre  à  la  participation  des 
sacrements  ».  Lord  Glanricarde,  ambassadeur  d'Angleterre 
en  Russie,  lui  délivrait  en  même  temps  plusieurs  lettres 
analogues,  notamment  pour  le  comte  Protasov,  procureur 
du  Saint-Synode,  et  M.  de  Barante,  représentant  de  la  France 
auprès  de  l'empereur  Nicolas  Ier.  Ces  recommandations  des 
laïques  suffisaient  pour  exciter  l'attention.  Mais  pour  se  faire 
vraiment  écouter  dans  une  discussion  dogmatique  on  ne  pou- 
vait négliger  les  approbations  des  autorités  de  l'Église  an- 
glicane. Gomment  Palmer  prouverait-il  sans  elles  au  clergé 
russe  qu'il  appartenait  à  l'Église  officielle?  C'était  pourtant 
indispensable  pour  réaliser  son  rêve  de  l'union  des  Églises 
«  constituées  ».  Possesseur  d'un  document  contresigné  par 
l'évêque  d'Oxford,  attestant  son  ordination  de  diacre,  Palmer 
désirait  davantage.  Il  s'adressa  à  plusieurs  reprises  au  pri- 
mat, le  docteur  Howley.  L'archevêque  montra  de  l'intérêt,  fit 
force  promesses,  puis,  embarrassé  devant  le  certificat  à 
signer,  il  refusa  d'apposer  son  nom  au  bas  d'un  papier  qui 
pouvait  devenir  compromettant.  Il  finit  par  se  contenter  de 
paroles  encourageantes.  Palmer  était  précédé  à  Saint-Péters* 


12  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

bourg  par  une  lettre  d'un  ami  de  l'archevêque,  destinée  à 
expliquer  la  conduite  du  prélat  :  une  délégation  officielle 
aurait  pu  susciter  des  «  alarmes  »,  la  prudence  prescrivait 
d'écarter  les  curiosités  et  les  suspicions  préjudiciables  au 
succès  de  l'entente. 

Les  échecs  subis  par  Palmer  à  Oxford  et  à  Cantorbéry  ne 
modifièrent  en  rien  l'horaire  de  son  voyage  ;  au  lendemain 
de  la  dernière  démarche  chez  le  docteur  Howley,  il  s'embar- 
quait à  bord  de  YAlexandra  à  destination  de  Gronstadt. 


Le  19  août  i84o,  notre  «  explorateur  des  religions  »,  sur  le 
pont  du  vapeur  qui  faisait  le  service  Cronstadt-Saint-Péters- 
bourg,  apercevait  au  loin  la  silhouette  du  Isaakievski  Sobor. 
Bientôt  après  il  débarquait.  Fut-il  agacé  par  les  perquisi- 
tions tracassières  de  la  police  et  de  la  douane  ?  La  frontière 
russe  des  temps  de  Nicolas  Ier  ne  jouissait  pas  d'une  moins 
mauvaise  réputation  qu'aujourd'hui.  Palmer  était  prêt  à  tout. 
Il  ne  se  plaint  ni  des  gabelous,  ni  des  policiers.  Aucune  cri- 
tique contre  leurs  procédés  si  exaspérants  pour  le  voyageur 
habitué  à  parcourir  toute  l'Europe  sans  devoir  se  soumettre 
à  de  pareilles  formalités.  Une  seule  chose  fit  de  la  peine  au 
théologien  :  on  lui  enleva  ses  livres  ;  pendant  douze  semaines, 
il  fut  privé  de  ses  fidèles  compagnons  et  dut  les  laisser  aux 
bureaux  de  la  Censure. 

Après  une  installation  provisoire  à  YEnglish  Lodging  House 
et  un  coup  d'œil  sur  la  capitale  de  Pierre  le  Grand,  Palmer 
fit  la  connaissance  des  Rév.  Blackmore  et  Law,  clergymen 
anglicans  qui  devaient  lui  rendre  de  précieux  services 
durant  tout  son  séjour.  Vingt  années  de  vie  en  Russie  leur 
avaient  acquis  une  grande  expérience.  M.  Blackmore,  chape- 
lain de  la  petite  église  de  Gronstadt,  était  fait  pour  s'entendre 
avec  Palmer.  Ses  idées  sur  la  réunion  des  Églises  concor- 
daient presque  entièrement  avec  celles  de  son  nouvel  ami. 
Sa  collection  d'ouvrages  orthodoxes,  traduits  du  russe  en 
partie  par  lui-même,  ménageait  à  Palmer  la  plus  agréable 
des  surprises.  Une  fois  en  état  de  comprendre  le  slavon, 
Palmer    contribua   à  augmenter  la  petite   bibliothèque   en 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  13 

aidant  son  confrère  à  traduire  la  Confession  orthodoxe  de 
Pierre  Moghila,  les  XVIII  Articles  du  Synode  de  Bethlehem 
(a.  1672),  des  lettres  de  patriarches,  etc. 

M.  Law  résidait  à  Saint-Pétersbourg  même.  Il  y  desservait 
une  chapelle  fondée  par  le  docteur  Pinkerton,  promoteur 
de  la  Société  biblique  en  Russie. 

Ses  opinions  religieuses  le  classaient  parmi  ces  anglicans 
de  gauche  pour  qui  l'union  des  Eglises  est  une  chimère.  Il 
ressemblait  fort  à  cet  autre  connaisseur  de  la  Russie, 
M.  Wallace,  si  sceptique  à  l'égard  des  unionistes  et  de  leurs 
pia  desideria.  M.  Law  fréquentait  beaucoup  chez  des  ecclé- 
siastiques de  la  capitale,  «  protestantisants  »  très  mal  notés 
auprès  de  leurs  supérieurs.  On  n'en  pouvait  attendre  aucune 
aide  directe.  Rendons  pourtant  cette  justice  à  M.  Law  qu'il  se 
montra  toujours  prévenant  envers  ses  collègues,  et  maintes 
fois  leur  fut  de  grand  secours,  par  sa  situation  de  professeur 
d'anglais  à  la  cour  impériale. 

Palmer  passa  les  premiers  jours  de  sa  nouvelle  vie  en 
terre  étrangère  en  compagnie  de  ses  deux  compatriotes. 

Rappelons  brièvement  ici  le  jeu  des  principaux  rouages 
administratifs  de  l'Église  russe.  Le  Saint-Synode,  organe 
central  de  l'Église  de  Russie,  réside  à  Saint-Pétersbourg.  On 
sait  qu'il  fut  créé  par  Pierre  Ier,  grand  admirateur  de  tout  ce 
qui  porte  l'empreinte  germanique.  La  charte  constitutive, 
due  au  même  monarque,  porte  le  nom  de  Règlement  spiri- 
tuel. Elle  fut  rédigée  par  un  évêque  bien  connu  pour  ses 
sympathies  luthériennes;  plusieurs  pages  de  cet  écrivain 
sont  tout  bonnement  des  traductions  d'un  auteur  protestant. 
Le  procureur  général  représente  l'empereur  auprès  du 
Synode.  Dès  le  début,  les  procureurs  ne  cachèrent  pas  aux 
évêques  la  vraie  signification  qu'ils  attachaient  à  la  substitu- 
tion du  Synode  au  patriarcat.  Il  ne  s'agissait  pas  de  remplacer 
V  «  évêque  œcuménique  »  par  une  république,  mais  d'as- 
surer l'unité  d'action  des  deux  pouvoirs,  spirituel  et  tem- 
porel, en  abolissant  le  patriarcat,  cause  principale  des  désac- 
cords. Le  procureur,  intermédiaire  entre  les  deux  pouvoirs, 
accapara  par  la  force  même  des  choses  toute  l'autorité  effec- 
tive. 


14  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

A  l'arrivée  de  Palmer  en  Russie,  l'omnipotence  des  procu- 
reurs atteignait  son  apogée  :  la  loi  du  ier  mars  1839  assimi- 
lait le  Synode  à  un  ministère.  Le  comte  Protasov,  procureur 
en  charge,  avait  les  mains  libres  et  pleine  permission  du  tsar 
de  tout  remanier  à  sa  guise.  Sa  nomination  au  poste  de  pro- 
cureur était  due  à  une  démarche  des  évêques,  ce  qui  aug- 
mentait encore  son  prestige.  Les  prélats  avaient  espéré 
trouver  quelque  repos  après  les  vexations  hautaines  de  son 
prédécesseur.  Hélas  !  le  colonel  Protasov  fit  sentir  par  trop 
militairement  sa  main  protectrice.  Presque  toutes  les  affaires 
se  réglaient  dans  ses  propres  chancelleries.  Deux  évêques 
osèrent  énoncer  des  opinions  personnelles  en  matière  d'édu- 
cation religieuse;  elles  contrariaient  les  idées  du  théologien- 
hussard;  les  évêques  furent  aussitôt  invités  à  quitter  le 
Synode;  on  leur  enlevait  en  même  temps  tout  espoir  d'y 
revenir1. 

Philarète,  métropolite  de  Moscou,  l'un  de  ces  deux  évê- 
ques, joua  un  rôle  exceptionnel  dans  l'Église  orthodoxe.  Ses 
sermons,  ses  écrits,  ses  actes  ont  fait  naître  toute  une  litté- 
rature, baptisée  du  nom  de  philaretica.  Ses  hautes  qualités 
morales,  son  zèle  pour  la  dignité  de  l'Église,  son  érudition 
théologique  expliquent  cette  influence. 

Vladimir  Soloviev  écrivait  de  lui  dans  la  Russie  et  l'Église 
universelle  :  «  C'est  notre  théologien  unique  »,  «  le  seul  per- 
sonnage vraiment  remarquable  que  l'Église  russe  ait  pro- 
duit au  dix-neuvième  siècle2  ».  Le  catéchisme  de  Philarète 
eut  l'honneur  d  être  traduit  en  grec,  allemand  et  français. 

Protasov  fut  loin  d'être  le  seul  ennemi  de  Philarète  ;  mais 
toutes  les  hostilités  de  ses  adversaires  ne  purent  empêcher 
l'évêque  d'exercer  une  action  puissante  sur  ses  contem- 
porains. 

Philarète  eut  aussi  des  amis  dévoués.  Nous  mentionnerons 
parmi  eux  un  laïque,  Mouraviov,  principal  fonctionnaire  au 
Synode  après  le  procureur.  Historien  connu,  écrivain  ecclé- 
siastique infatigable,  quoique  passablement  inconséquent, 
Mouraviov  trouva  en  Philarète  un  directeur  dont  il  avait 


1.  Voir  Th.  Blagovidov,  Ober-prokourory,  p.  £17  sqq. 

2,  P.  60,  i5a. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  15 

grandement  besoin.  Son  attachement  à  l'orthodoxie  se  mani- 
festa surtout  dans  les  efforts  qu'il  fit  pour  maintenir  la  bonne 
entente  entre  la  grande  Église  de  Gonstantinople  et  celle  de 
Russie.  C'est  avec  Mouraviov,  comme  nous  le  verrons,  que 
Palmer  eut  pendant  son  voyage  de  i84o-i84i  les  controverses 
les  plus  profitables. 

II 

L'un  des  premiers  soucis  de  Palmer  arrivé  à  Pétersbourg 
fut  de  se  mettre  en  état  de  comprendre  le  russe,  moderne  et 
ancien.  C'était  un  préliminaire  indispensable  à  toute  étude 
de  la  théologie  orientale.  Il  s'agissait  d'y  parvenir  le  plus 
rapidement  possible.  Palmer  aurait  bien  voulu  loger  à  l'Aca- 
démie ecclésiastique,  où  les  occasions  de  s'exercer  dans 
l'idiome  de  saint  Vladimir  ne  manqueraient  pas.  Il  en  parla 
au  comte  Protasov;  mais  celui-ci  ne  sembla  pas  goûter  l'idée. 
Palmer  aurait  pu  le  prévoir,  car  M.  Blackmore  avait  attiré 
son  attention  sur  l'émoi  que  provoquerait  la  présence  pro- 
longée d'un  anglican  parmi  les  clercs  orthodoxes.  Mouraviov 
désapprouva  aussi  les  intentions  de  Palmer,  et  lui  en  donna 
les  raisons.  «  Vous  aurez  toutes  sortes  d'ennuis  »,  dit-il.  «  Les 
habitants  de  l'Académie  ne  vivent  pas  en  communauté.  Ce 
sont  des  fils  de  popes,  un  clergé  de  paysans,  avec  toutes  leurs 
manies  et  leurs  préjugés.  Vous  seriez  pour  eux  une  espèce 
d'animal  étrange.  Ils  n'ont  pas  vos  idées  sur  l'unité  de 
l'Église,  et  ne  les  comprendront  pas.  » 

Force  fut  donc  de  renoncer  au  projet  primitif.  Les  désirs 
de  Palmer  s'accomplirent  néanmoins  en  partie.  Un  logis 
chez  le  prêtre  Fortunatov  lui  fut  offert.  C'était  loin  du  centre, 
on  y  rencontrait  tous  les  désagréments  d'une  pauvreté  sor- 
dide, mais  peu  importait  à  notre  idéaliste.  Le  28  octobre,  il 
quitta  le  Lodging  House  pour  venir  occuper  une  chambre 
chez  le  pope.  Le  caractère  ouvert  et  bavard  du  bon  Fortu- 
natov s'harmonisait  parfaitement  avec  l'ardeur  que  Palmer 
mettait  à  apprendre  une  langue  si  difficile.  Quelques  semai- 
nes suffirent  à  l'Anglais  pour  être  en  état  de  comprendre 
des  textes  russes.  Il  put  dès  lors  engager  des  controverses 
doctrinales  avec  des  personnages  beaucoup  plus  qualifiés 
que  son  professeur. 


16  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

On  pourrait  s'attendre  à  rencontrer  tout  d'abord  parmi  eux 
Protasov.  Mais  celui-ci  ne  se  laissa  jamais  entraîner  à  des 
disputes  théologiques.  Directeur  effectif  de  toutes  les 
affaires  religieuses,  il  les  laissait  galamment  discuter  par  les 
évêques,  tant  qu'elles  restaient  dans  le  domaine  de  l'abstrait. 
Le  défiant  procureur  se  borna  donc  à  des  affirmations  éva- 
sives.  Aux  propositions  d'union  religieuse,  il  fit  la  sourde 
oreille  et  en  fin  de  compte  déclara  que  l'Église  russe  ne  pou- 
vait se  prêter  aux  idées  d'un  anglican  :  c'était  à  ce  dernier 
de  se  soumettre  sans  condition  à  l'orthodoxie. 

Toutefois  Mouraviov,  l'adjoint  de  Protasov,  doué  d'une  ar- 
deur de  patriote-apôtre,  ne  refusa  pas  d'expliquer  ce  verdict 
sommaire.  La  lecture  des  Origines  Liturgicae  de  William 
Palmer  de  Worcester  facilita  à  Mouraviov  l'intelligence  des 
théories  de  William  Palmer  de  Magdalen.  Peut-être  y  fut-il 
aidé  aussi  par  une  lettre  latine  de  celui-ci  au  comte  Protasov, 
datée  du  27  août  i84o.  L'auteur  y  répète  avec  des  développe- 
ments nouveaux  la  supplique  présentée  à  Oxford  au  grand- 
duc  Alexandre  Nicolaïevitch.  Cette  lettre  était  en  réalité  des- 
tinée à  être  mise  sous  les  yeux  de  l'empereur;  elle  passa 
donc  par  la  filière  des  différents  bureaux  de  la  Procurature, 
en  commençant  par  celui  de  Mouraviov.  On  y  lisait  entre 
autres  choses  : 

J'espère  contribuer  pour  ma  part  à  faire  mieux  et  plus  complète 
ment  connaître  en  Angleterre  et  surtout  à  Oxford  les  Églises  aposto- 
liques de  l'Orient.  Une  vue  sur  l'orthodoxie  fortifiera  nos  Églises 
nationales,  en  butte  aux  attaques  simultanées  des  papistes  et  des  héré- 
tiques protestants  et  privées  du  soutien  de  l'État.  Je  voudrais  aussi,  en 
combattant  les  préjugés  et  les  antipathies,  aider  à  guérir  la  mutilation 
cruelle  de  l'Église  catholique  et  à  réunir  tous  les  membres  de  son 
corps  dans  une  charité  mutuelle...  En  ce  qui  me  concerne,  je  dirai  que 
depuis  mon  arrivée  dans  les  diocèses  des  évêques  russes,  je  n'y  recon- 
nais aucune  autre  véritable  et  légitime  glise  que  celle  de  ces  évêques, 
et  ne  me  soumets  à  aucune  autre  juridiction  qu'à  la  leur.  Je  ne  crois 
pas  pour  cela  sortir  d'un  état  antérieur  d'hérésie  ou  de  schisme  pour 
rentrer  dans  la  véritable  Église  de  Dieu  en  Russie.  Je  me  regarde 
comme  ayant  été  déjà  auparavant  chrétien  catholique  et  orthodoxe. 
Mais  venant  d'une  Eglise  catholique,  orthodoxe  et  apostolique,  je 
demande  aux  évêques  légitimes  du  pays  où  je  me  trouve,  et  à  chacun 
d'eux  dans  son  diocèse  respectif,  de  m 'accorder  le  droit  commun  de 
communion  (the  common  right  of  communion). 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  17 

Mouraviov  se  montra  sceptique.  Il  ne  croyait  pas  plus  à 
l'entente  des  Églises  dans  l'avenir,  qu'au  prétendu  droit  à  la 
communion  grecque,  dont  se  prévalait  Palmer.  L'Église,  lui 
dit-il,  n'est  plus  celle  des  premiers  temps.  Sa  vie  et  sa  force 
lui  permettaient  alors  de  laisser  tout  indéterminé;  mais, 
depuis,  tout  a  été  précisé,  classé,  catalogué,  et  nous  ne  pou- 
vons plus  y  toucher.  A  l'étranger,  je  le  sais,  en  Angleterre, 
à  Oxford  surtout,  on  tend  à  avoir  aujourd'hui  des  principes 
très  larges  sur  la  catholicité.  Mais  à  beaucoup  d'égards  la 
religion  grecque  s'accommode  moins  que  la  religion  latine 
de  vos  distinctions1.  Car  les  latins  possèdent  une  autorité 
centrale  à  laquelle  tous  doivent  obéir.  Le  pape  peut  facilement 
négocier,  expliquer  et  même  faire  des  concessions,  Tout  cela 
est  impossible  aux  Grecs  ;  laïques  et  clergé  manquent  chez 
eux  d'éducation  ;  ils  sont  aveuglément  attachés  à  toutes  leurs 
traditions  et  jusqu'aux  moindres  détails  de  leurs  rites.  Et  si 
les  Russes  s'avisaient  d'imaginer  des  distinctions,  l'unique 
conséquence  en  serait  la  perte  de  la  communion  avec  les  pa- 
triarches d'Orient2. 

Si  on  n'y  met  pas  trop  de  précipitation,  insistait  Palmer, 
et  si  on  se  borne  à  leur  donner  des  arguments  tirés  des  Pères 
grecs,  ces  patriarches,  il  faut  l'espérer,  ne  seront  pas  dérai- 
sonnables. 

Mouraviov  ne  se  laissa  pas  convaincre.  La  barbarie  et 
1'  «  ignorance  »  du  clergé  grec  le  ramenaient  constamment  à 
la  même  conclusion  :  quiconque  veut  être  en  communion 
avec  l'Église  orientale,  doit  l'accepter  telle  qu'elle  est,  car 
elle  est  incapable  de  se  rapprocher  de  lui. 

Après  avoir,  par  politesse  peut-être,  fait  ainsi  dans  les  pre- 
miers temps  le  mea  culpu  de  son  Église,  Mouraviov  passa 
plus  tard  à  ses  griefs  contre  les  anglicans.  Il  trouvait  énor- 
mément à  critiquer  dans  le  Traité  de  l'Église  de  Palmer  de 
Worcester,  dont  son  contradicteur  faisait  tant  de  cas. 

Vous  n'êtes  pas  défendables,  disait-il  en  substance  :  l'Église 
orientale  est  calme  et  immuable  ;  sa  conscience  est  tranquille  ; 
tout  a  été  gardé  chez  elle  dans  l'état  où  elle  le  reçut  à  l'ori- 

i.   Allusion  à  l'emploi  du  raisonnement  en  matières  religieuses. 
2.   Cette  conversation  et  les  suivantes  sont  reproduites  d'après  les  notes  mêmes  de 
W.  Palmer. 


i8  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

gine;  notre  Église  ne  s'est  détachée  d'aucune  autre.  Tandis 
que  pour  la  vôtre  nous  savons  à  quoi  nous  en  tenir!  Vous 
avez  donné  le  triste  spectacle  d'une  violente  irruption  des 
laïques  dans  l'Église  ;  ils  ont  lacéré  leur  religion,  y  ont  intro- 
duit des  changements  pour  l'adapter  à  leurs  vues  propres. 
S'unir  à  une  pareille  Église  est  impossible. 

La  discussion  s'animait.  Palmer  n'admettait  pas  cette  or- 
thodoxie exclusive  de  l'Église  orientale.  Il  pouvait  paraître 
très  bien  aux  Grecs  de  chercher  à  se  réconcilier  latins,  luthé- 
riens, calvinistes,  anglicans,  comme  s'ils  étaient  des  héré- 
tiques, étrangers  à  l'Église  !  Gela  ne  tiendra  pas.  Tôt  ou  tard, 
cette  théorie  croulera,  étant  évidemment  absurde.  Que  dire, 
en  effet,  de  la  sainteté  de  tant  de  latins  et  de  leur  supériorité 
sur  bien  des  points  ?  Quel  non-sens  de  supposer  que  la  moitié 
de  l'Église  avec  son  siège  principal  soit  tout  à  fait  tombée 
dans  l'hérésie,  et  se  soit  néanmoins  étendue  au  loin,  produi- 
sant plus  de  fruits  que  la  moitié  orientale  restée  orthodoxe  ! 

J'admets  l'activité  de  Rome,  répliquait  Mouraviov,  mais 
là-dessus  les  sectaires  anglais  et  écossais  l'emportent  encore. 
D'ailleurs,  nous  ne  soutenons  pas  que  les  latins  soient  en  tout 
hérétiques...  Si  nous  devions  en  admettre  d'autres  aux  pri- 
vilèges de  la  véritable  Église,  nous  choisirions  l'Église  ro- 
maine de  préférence  à  la  vôtre. 

Elle  n'est  pas  banale,  on  l'avouera,  cette  dispute  entre  deux 
théologiens  non  catholiques,  qui  les  conduit  tous  deux  à 
reconnaître  la  supériorité  de  l'Église  romaine  sur  celle  de 
son  opposant! 

Dans  un  de  ses  entretiens  avec  Palmer,  le  métropolite  Phi- 
larète  précisa  catégoriquement  les  conditions  de  l'entente  :  les 
anglicans  devaient  renoncer  aux  XXXIX  Articles,  admettre 
le  critère  de  l'antiquité,  laisser  de  côté  leurs  disputes  locales 
pour  s'occuper  de  la  question  du  Filioque,  autrement  impor- 
tante. Tant  qu'on  ne  serait  pas  d'accord  sur  ces  points, 
aucune  communion  des  anglicans  avec  les  orthodoxes  ne 
serait  possible.  Palmer  tint  bon  et  le  métropolite  refusa  en 
termes  exprès  de  l'admettre  aux  sacrements. 

Dans  beaucoup  de  controverses,  Palmer  ramenait  la  discus- 
sion à  la  définition  de  l'unité  de  l'Église.  Il  posait  ce  dilemme  : 
ou  bien  l'Église  orthodoxe  n'est  qu'une  partie  de  la  catholi- 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  19 

cité,  et  dansce  cas,  pourquoi  les  anglo-catholiques  seraient-ils 
en  dehors  de  la  yéritable  Église  ?  ou  bien  l'orientalisme  ortho- 
doxe seul  est  vrai,  mais  comment  expliquer  alors  la  vitalité, 
la  fécondité  spirituelle  du  catholicisme  occidental?  Bref  : 
unité  et  catholicité  sont  les  notes  de  la  vraie  Église.  Mais  où 
les  rencontrer?  Là  était  le  point  obscur.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Palmer  trouva  chez  les  Russes  peu  d'enthousiasme  pour  la 
note  de  catholicité.  Cela  l'indignait.  N'était-ce  pas  fournir 
des  armes  aux  papistes,  leur  permettre  de  s'identifier  impu- 
nément avec  les  catholiques? 

Ces  sentiments  se  manifestent  clairement  dans  une  con- 
versation de  Palmer  avec  le  protopope  Sidonski1. 

Nous  n'avons  aucun  besoin  d'examiner  etde  régler  la  ques- 
tion de  l'Église  une  et  visible,  disait  Sidonski;  nous  ri  y 
pensons  jamais!  Jamais  les  circonstances  ne  nous  ont  forcés 
d'étudier  ce  problème  par  rapport  à  l'Occident.  Notre  Église 
n'a  pas  l'orgueil  du  clergé  occidental,  elle  n'a  pas  acquis  sa 
puissance  mondiale,  et  ne  s'est  pas  laissé  dégrader  ni  cor- 
rompre. 

Si  le  pouvoir  civil  n'y  faisait  obstacle,  reprenait  Palmer, 
vous  verriez  les  divisions  s'introduire  et  se  répandre  parmi 
vous;  vous  seriez  incapables  de  résister  même  au  pseudo- 
catholicisme de  Rome.  Si  vous  n'êtes  qu'une  partie,  où  est 
donc  le  tout?  Montrez-nous  notre  Mère  l'Église  que  nous 
reconnaissons  dans  le  Credo,  et  qui  réclame  de  vous  et  de 
nous  la  même  obéissance.  Il  est  une  Église  que,  comme  ses 
autres  ennemis,  vous  appelez  catholique;  elle  se  déclare  for- 
mellement le  tout  et,  par  le  nombre  de  ses  adhérents  et  son 
extension,  elle  y  a  plus  de  droit  que  les  autres;  elle  affirme 
fièrement  que  vous  lui  appartenez,  que  vous  êtes  une  de  ses 
parties  séparées,  un  membre  amputé,  un  enfant  rebelle,  une 
brebis  égarée.  Votre  conduite  et  votre  langage  ne  justifient-ils 
pas  ces  prétentions? 

Que  si  vous  admettez  l'autre  partie  du  dilemme;  si,  con- 
formément aux  doctrines  de  vos  livres  religieux,  vous  affir- 
mez que  votre  Église  orientale  est  l'Église  œcuménique  tout 


i.   Celte  dignité  de  protopope  est  inférieure  à  celle  de  l'évêque  et  n'a  pas  à  propre- 
ment parler  d'équivalent  dans  le  clergé  latin. 


20  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

entière,  une  pareille  prétention  n'est-elle  pas  étrange?  Vous 
oubliez  plusieurs  millions  de  luthériens  et  de  calvinistes, 
sujets  de  l'empire  russe,  que  vous  devriez  essayer  de  con- 
vertir à  la  vraie  foi.  Vous  oubliez  tous  les  latins,  c'est-à-dire 
les  deux  tiers  de  la  chrétienté  1  Non  seulement,  vous  avez  été 
incapables  de  faire  preuve  de  zèle  pour  les  corriger  et  les 
convertir,  mais  vous  les  avez  suivis  et  imités;  vous  avez  em- 
prunté les  sciences  et  la  théologie  de  leurs  écoles,  adopté 
leurs  nouveautés  scolastiques,  plagié  l'exposé  de  leurs  doc- 
trines. Considérez  la  ville  même  et  le  diocèse  de  Pétersbourg  : 
vous  y  aviez  Une  colonie  de  deux  à  trois  mille  Anglais;  avez- 
vous  fait  plus  pour  leurs  âmes  que  pour  urt  troupeau  de 
porcs?  Sont-ce  là  le  zèle  et  la  charité  de  l'Église  une,  sainte, 
catholique  et  apostolique?  Songez  enfin  que  le  gouverne- 
ment civil  est  une  garantie  d'unité  fort  instable.  Nous  l'ap^- 
prenons  maintenant  en  Angleterre  par  expérience.  Si,  à  la 
place  des  Protasov  et  des  Mouraviov,  vous  avez  jamais  un 
empereur  libéral  avec  des  ministres  comme  lord  John  Russell 
ou  lord  Melbourne,  pour  permettre  aux  raskolniki1  et  aux 
katoliki  de  brimer  et  d'attaquer  votre  Église,  vous  décou- 
vrirez alors  qu'au  lieu  de  vous  cacher  derrière  le  très  auto- 
crate empereur,  il  aurait  mieux  valu  penser,  parler  et  agir 
en  vrais  catholiques.  Vous  verrez  qu'il  ne  suffit  pas  de  réciter 
le  Credo  et  confesser  du  bout  des  lèvres  l'unité  de  l'Église, 
mais  qu'il  faut  y  croire  de  cœur,  et  manifester  votre  foi  par 
parole  et  action. 

Nous  ne  résumerons  pas  les  conversations  de  Palmer  sur 
le  même  sujet  avec  un  des  huit  membres  du  Saint-Synode, 
l'archiprêtre  Koutnevitch>  grand  aumônier  de  l'armée  et  de 
la  flotte.  La  théologie  pure  s'y  ajouta  et  conduisit  les  interlo- 
cuteurs à  une  longue  discussion  sur  le  Filioque. 

L'anglican  se  trouva  à  bout  d'arguments  avant  l'ortho- 
doxe. 

L'union  des  Églises  intéressa  vivement  l'archiprêtre.  Le 
point  capital,  selon  lui,  serait  l'attitude  des  évêques  anglais  : 
le  Saint-Synode  y  mettrait  la  bonne  volonté  possible,  si  les 
premiers  pas  étaient  faits  par  les  prélats  d'Angleterre.  Pal- 

i.  Sectaires  en  révolte  contra  l'Église  officielle  de  Russie. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  21 

mer    prit  bonne  note  de   l'observation,  et  nous  le  verrons 
bientôt  se  laisser  inspirer  par  elle. 

William  Pal  mer  était  depuis  dix  mois  à  Pétersbourg.  Il 
avait  manqué  le  premier  but  de  son  voyage  :  la  communion 
orthodoxe  lui  était  refusée.  Un  autre  de  ses  désirs,  au  con- 
traire, s'était  réalisé  à  souhait,  car,  au  contact  des  meilleurs 
docteurs  orthodoxes,  il  avait  maintenant  une  idée  plus  exacte 
de  la  théologie  russe  et  de  ses  méthodes  apologétiques.  Res- 
tait de  connaître  la  vie  intime  russe,  ses  traditions  sécu- 
laires, et  notamment  l'influence  profonde  des  rites  sur  la 
piété  du  peuple.  Un  voyage  à  Moscou  était  tout  indiqué;  les 
amis  du  fellow  ne  manquèrent  pas  de  le  lui  conseiller.  Le 
21  mai  i84i,  il  quittait  la  moderne  capitale  des  empereurs 
pour  l'antique  cité  des  tsars.  En  Anglais  consciencieux,  il 
visite  en  détail,  tant  à  Moscou,  que  dans  les  environs,  églises, 
bibliothèques,  séminaires  et  couvents.  On  l'admet  à  diffé- 
rents offices  religieux  avec  cette  franche  cordialité,  si  carac- 
téristique des  vrais  Russes.  Le  couvent  de  Voskresensk 
l'impressionna  tout  spécialement;  un  grand  évêque,  le  pa- 
triarche Nicon,  y  repose;  le  pieux  visiteur  admirait  en  lui 
l'intrépide  défenseur  des  libertés  de  l'Église  contre  le  pou- 
voir civil.  Une  grande  partie  du  temps  de  Palmer  fut  con- 
sacrée à  la  laure  de  la  Sainte-Trinité,  ce  célèbre  monastère 
de  Saint-Serge,  dont  l'histoire  est  inséparable  de  celle  de  la 
Russie.  De  son  séjour  à  Moscou,  Palmer  garda  le  meilleur 
souvenir;  la  piété  du  peuple,  la  sincérité  de  sa  dévotion  pour 
les  saints,  l'avaient  ému  profondément;  elles  contrastaient 
tellement  avec  la  froideur  et  Y  «  égoïsme  »  du  culte  anglican, 
que  celui-ci  lui  en  devint  presque  insupportable. 

La  visite  de  la  «  troisième  Rome  »  achevée,  Palmer  se 
sentit  plus  que  jamais  animé  des  désirs  d'union  religieuse. 
De  retour  à  Saint-Pétersbourg,  il  se  rendit  à  Gortilitsa,  pro- 
priété de  Mme  Potemkin;  on  y  parla  religion  comme  d'habi- 
tude. Quelques  jours  après,  le  diacre  anglican  faisait  ses 
adieux  aux  prêtres  et  laïques  de  ses  connaissances. 

Arrivé  à  Oxford,  il  eut  hâte  de  confier  ses  impressions,  ses 
doutes  et  ses  espérances  à  son  protecteur  et  ami,  le  docteur 
Routh,  président  de  Magdalen.  Sans  en  avoir  conscience, 


22  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

Palmer  s'était  rapproché  de  la  vérité  d'un  pas,  mais  d'un  pas 
seulement.  Son  voyage  en  Russie  lui  avait  beaucoup  appris. 
Ses  conversations  avec  les  Russes  et  ses  études  lui  fournis- 
saient maintenant  pour  l'examen  de  l'unité  catholique 
d'autres  éléments  de  discussion1. 


III 

Ni  les  objections  qu'on  lui  avait  faites  en  Russie  contre 
l'anglicanisme,  ni  les  rebuffades  du  métropolite  de  Moscou, 
ni  le  scepticisme  affecté  par  quelques  dignitaires  de  l'Église 
orthodoxe  ne  parvinrent  à  décourager  le  champion  de  l'an- 
glo-catholicisme.  L'année  i84i  ne  s'était  pas  encore  écoulée 
que  Palmer  faisait  paraître  ses  Aids  to  Réflexion* .  L'auteur 
cherche  à  y  prouver  que  la  doctrine  anglicane  s'est  très  peu 
écartée  des  principes  orthodoxes;  d'où  il  conclut  à  la  néces- 
sité pour  l'anglicanisme  de  se  rapprocher  de  cet  Orient,  tout 
prêt  à  l'accueillir.  «  Si  l'Église  anglicane  »,  dit-il,  «  rejette 
ouvertement  et  d'une  manière  persistante  le  principe  héré- 
tique des  protestants,  si  elle  renonce  à  tout  rapport  avec  ces 
sectaires,  si  elle  s'efforce  d'entrer  en  relations  avec  l'Église 
orientale —  ses  propositions,  on  peut  l'espérer,  on  peut  même 
en  avoir  la  certitude,  seront  reçues  dans  un  esprit  conciliant 
et  chrétien».  A  cette  époque,  les  ravages  du  protestantisme 
dans  l'Église  anglicane  traversaient  les  projets  de  Palmer;  il 
en  oubliait  l'autre  ennemi  de  cette  Église,  le  papisme.  Sa 
plume  se  répandait  en  plaintes  amères.  «  L'esprit  du  protes- 
tantisme »,  écrivait-il  en  défendant  ses  collègues  d'Oxford, 
«  domine  décidément  autant  chez  les  dignitaires  de  l'Église 
établie  que  dans  la  société  elle-même.  Il  ne  manque  pas  de 
ministres,  d'évêques,  d'archevêques,  pour  rejeter  au  loin 
l'esprit  catholique  et  nous  presser,  nous,  leurs  frères,  de 
quitter  Y  établissement  protestant,  car,  disent-ils,  c'est  un  acte 
de  déloyauté  de  rester  dans  son  sein,  tout  en  soutenant  les 


i.  Voir  sur  le  premier  voyage  de  Palmer  en  Russie  ses  Notes  of  a  Visit  to  the  Rus- 
sian  Church,  rassemblées  et  éditées  par  Newman  à  Londres  en  1882. 

2.  Le  titre  complet  est  :  Aides  à  la  réflexion  louchant  le  caractère  apparemment 
double  de  VÉglise  établie. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  23 

doctrines  catholiques1.  »  Un  essai  d'entente  entre  les  protes- 
tants allemands  et  les  anglicans  occupait  alors  activement  la 
presse  religieuse.  Il  s'agissait  d'instituer  à  Jérusalem  un 
évêché  commun  à  toutes  les  fractions  religieuses  de  la  race 
germanique;  les  gouvernements  de  Berlin  et  de  Londres  en 
auraient  désigné  à  tour  de  rôle  le  titulaire.  Grand  émoi  à 
Oxford.  Palmer  fut  des  premiers  à  combattre  un  compromis, 
si  préjudiciable  à  ses  rêves.  Il  écrivit  brochure  sur  brochure 
pour  écarter  le  danger;  toutes  datent  de  1842. 

En  octobre  de  la  même  année,  Palmer  était  de  nouveau  à 
Saint-Pétersbourg2.  Il  y  venait  cette  fois  en  délégué  du  doc- 
teur Mathieu  Luscombe,  évêque  anglican,  résidant  à  Paris. 
Porteur  d'une  profession  de  foi  écrite  de  la  main  du  prélat, 
le  diacre  pouvait  se  présenter  sans  crainte  devant  le  Saint- 
Synode  :  l'autographe  de  l'évêque  contenait,  à  peu  de  chose 
près,  tous  les  points  de  la  doctrine  orientale.  Palmer  avait 
en  outre  imaginé  depuis  son  premier  voyage  de  nouveaux 
arguments  en  faveur  de  sa  thèse  sur  la  différence  essentielle 
entre  le  protestantisme  et  l'Église  anglo-écossaise,  dont  il 
était  le  représentant.  Dans  une  supplique  au  Saint-Synode, 
l'évêque  anglican  demandait  pour  son  diacre  l'admission  à  la 
communion  de  l'Église  orthodoxe,  sans  passage  préalable  par 
les  rites  institués  pour  l'abjuration  des  hérétiques.  Le  21  dé- 
cembre 1842,  l'auguste  assemblée  formulait  un  refus,  motivé 
sur  l'absence  de  tout  acte  collectif  de  l'Église  anglicane,  re- 
jetant les  XXXIX  Articles. 

Quant  à  l'évêque  Luscombe  et  à  son  diacre,  leurs  opinions 
personnelles  et  privées  «  ne  sauraient  être  soumises  aux  dé- 
libérations synodales  ».  Palmer  ne  pourrait  être  admis  à  la 
communion  orthodoxe  qu'après  la  soumission  formelle  des 
«  Églises  britanniques  »  à  leur  mère  d'Orient.  Cette  réponse 
équivalait  à  un  renvoi  sine  die.  Le  coup  était  rude.  Palmer 
voulut  en  avoir  le  cœur  net:«  Pourquoi  me  traiter  en  héré- 
tique? »  disait-il  dans  une  lettre  au  procureur,  «  mon  Église 
n'a  jamais  été  condamnée,  ni  à  Gonstantinople,  ni  à  Moscou  ». 


1.  Letterto  the  Rev.  C.  P.  Golightly. 

a.  Voir  l'article   de   P.   Obraztsov,  dans   le   Pravoslavnoïe  Obozrenie,    1866,    t. 
p.  169  sqq.  Cf.  Instruction  de  Luscombe,  ms.  à  la  Bibl.  slave  de  Bruxelles. 


24  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

Gomment  les  anglicans  ne  seraient-ils  pas  orthodoxes?  Ils 
admettent  tous  les  anciens  dogmes;  les  nombreux  siècles 
durant  lesquels  ils  ont  été  séparés  de  l'Église  orientale  sont 
donc  sans  importance.  Dans  une  autre  pétition  au  Saint- 
Synode,  Palmer  assure  ne  pouvoir  se  reconnaître  coupable 
d'hérésie;  mais,  enclin  à  l'erreur  comme  tout  homme,  il  prie 
instamment  les  «  très  saints  Pères  »  d'expliquer  et  préciser 
en  quels  points  de  doctrine  l'anglicanisme  ne  s'est  peut-être 
pas  suffisamment  affranchi  des  innovations  protestantes  et 
papistes.  La  bonne  volonté  du  pétitionnaire  faisait  espérer 
son  passage  à  l'orthodoxie,  à  condition  de  lui  faire  toucher  du 
doigt  ses  écarts  doctrinaux;  aussi  le  Synode  s'intéressa-t-il 
vivement  dès  lors  aux  démarches  de  Palmer.  En  réponse  aux 
avances  réitérées  du  savant  anglican,  le  Synode  décida,  le 
ii  mai  i8^3,  qu'un  de  ses  membres,  l'archiprêtre  Vassili 
Koutnevitch,  se  chargerait  d'exposer  à  Palmer  «  tout  ce  qui 
est  nécessaire  pour  être  reçu  dans  l'Église  orthodoxe,  et  de 
rendre  compte  des  résultats  ».  Cette  décision  donna  lieu  à 
des  entretiens  longs  et  fatigants  entre  le  professeur  et 
l'élève.  L'archiprêtre  s'en  prenait  aux  XXXIX  Articles;  Pal- 
mer  s'obstinait  à  leur  trouver  une  explication  orthodoxe.  En 
preuve  il  apportait  les  écrits  de  l'évêque  Luscombe;  Koutne- 
vitch leur  opposait  des  ouvrages  antérieurs  du  même  prélat, 
tout  empreints  d'esprit  protestant.  D'ailleurs,  le  prêtre  russe 
était  sous  le  coup  d'un  préjugé  défavorable  :  la  princesse 
Michel  Galitzin  mettait  une  activité  incroyable  à  répandre 
dans  les  sphères  synodales  l'opinion  que  Palmer  et  son 
évêque  étaient  au  fond  protestants;  c'est  que,  protestante 
elle-même,  elle  ne  concevait  pas  d'anglicanisme  distinct  du 
protestantisme.  Palmer  avait  donc  beau  revenir  à  la  charge, 
l'archiprêtre  ne  le  croyait  pas.  A  chaque  séance  les  deux  in- 
terlocuteurs ressassaient  les  mêmes  arguments. 

Palmer  changea  de  tactique.  Pourquoi  ne  pas  renier  les 
XXXIX  Articles?  Les  docteurs  d'Oxford  n'avaient-ils  pas 
expliqué  la  doctrine  anglicane  tout  entière,  en  se  passant  de 
ces  règles  imposées  par  l'autorité  civile?  Un  beau  jour,  Pal- 
mer prononça  devant  le  Saint-Synode,  tant  en  son  propre 
nom,  qu'en  celui  de  son  évêque,  la  condamnation  des  hérésies 
contenues   dans  les  XXXIX  Articles.  Si,  dans  beaucoup  de 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  25 

litiges,  les  concessions  d'une  partie  disposent  la  partie  ad- 
verse à  diminuer  ses  prétentions,  il  n'en  fut  rien  cette  fois. 
Pour  pouvoir  beaucoup  concéder,  Palmer  s'était  vu  obligé  de 
se  prononcer  d'une  manière  bien  arbitraire  sur  la  constitu- 
tion de  l'Église  anglicane;  il  avait  émis  là  une  opinion  per- 
sonnelle et  partagée  au  plus  par  son  évêque  et  quelques  théo- 
riciens. 

L'archiprêtre  Koutnevitch  ne  manqua  pas  de  le  lui  faire 
remarquer.  «  L'hérésie  doit  être  rejetée  par  l'Église  entière  », 
disait-il  :  «  Tant  que  les  évêques  anglicans  ne  s'accorderont 
pas  à  condamner  l'hérésie  des  XXXIX  Articles,  inutile  d'es- 
pérer trouver  en  Orient  un  écho  favorable  à  l'union.  »  Pal- 
mer,  de  son  côté,  ne  s'était  pas  laissé  entraîner  à  une  con- 
version pure  et  simple.  La  discussion  semblait  donc  n'avoir 
abouti  à  rien.  En  réalité,  d'un  point  de  vue  plus  élevé,  elle 
était  loin  d'avoir  tourné  pour  Palmer  en  un  échec  définitif  ; 
car,  sans  s'en  douter,  il  s'était  encore  rapproché  de  l'unique 
solution  réelle  du  grand  problème  de  l'union. 


II 

Des  confins  de  l'Orthodoxie  au  seuil  du  Catholioisme 

Les  deux  voyages  de  Palmer  en  Russie  le  convainquirent 
que  désormais  son  action  immédiate  devait  s'exercer  en  An- 
gleterre. Le  plan  était  simple  et  précis  :  gagner  les  évêques 
à  la  formule  du  docteur  Luscombe,  et  en  obtenir  un  acte 
signé  par  tous,  qui  sanctionnât  la  doctrine  unioniste;  par  le 
fait  même,  l'épiscopat  aurait  condamné  les  XXXIX  Articles, 
cet  anachronisme  encombrant,  devenu  lettre  morte  pour 
tout  le  monde.  La  condamnation  des  XXXIX  Articles  une 
fois  obtenue,  plus  d'obstacle  à  la  réunion  avec  l'Orient. 

Palmer  commença  par  l'archevêque  de  Cantorbéry.  Une 
nouvelle  désillusion  l'attendait.  Le  prélat  se  fit  raconter  en 
détail  les  péripéties  du  voyage  à  Saint-Pétersbourg.  Mal- 
heureusement, il  avait  plus  de  sympathie  pour  Luther  et 
Calvin  que  pour  Photius  et  Gérulaire.  Aussi  se  montra-t-il 
défavorable  aux  projets  de  rapprochement;  et  quand  Palmer 


26  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

eut  avoué    son    reniement   des   XXXIX  Articles  devant  le 
Synode  russe,  le  primat  se  répandit  en  reproches1. 

On  le  voit,  la  campagne  de  propagande  entreprise  par 
Palmer  dans  sa  patrie  débutait  mal.  Pour  éviter  un  échec 
certain,  il  songea  à  en  appeler  à  l'opinion  publique.  Mais  se 
faire  écouter  n'était  pas  facile;  l'attention  générale  se  por- 
tait alors  sur  Oxford  et  sa  crise  «  romaniste  ».  Le  docteur 
Newman  venait  de  passer  au  catholicisme,  le  8  octobre  i845. 
L'événement  attrista  Palmer;  nous  le  savons  par  une  lettre, 
d'ailleurs  intéressante,  du  métropolite  Philarète  à  Mouraviov. 

Je  partage  avec  Palmer,  disait  le  Chrysostome  de  Moscou,  son 
mécontentement  provoqué  par  le  fait  suivant  :  le  directeur  de  son 
opinion  (Sic!  il  s'agit  de  Newman)  en  cherchant  l'Église  catholique,  a 
trouvé  le  pape.  Quand  Palmer  était  encore  à  Pétersbourg,  je  crois 
vous  avoir  déjà  parlé  de  la  crainte  que  j'éprouvais  de  cette  issue. 
Comment  Newman  a-t-il  pu  ne  pas  préférer  l'Orient  à  l'Occident?  Il 
serait  curieux  de  le  savoir.  Les  nuages  politiques  l'ont  empêché,  je 
pense,  d'apercevoir  le  monde  spirituel;  de  plus,  en  Occident,  le  talent 
de  chercher  et  d'attirer  est  plus  développé  que  chez  nous;  enfin,  il  est 
toujours  plus  agréable  et  plus  commode  défaire  le  petit  trajet  d'An- 
gleterre en  Irlande,  que  de  se  montrer  en  Occident  iils  isolé  de  l'O- 
rient. Que  deviendra  le  bon  Palmer?  Puisse  l'Orient  d'en  haut  le 
visiter!  Car  l'Orient  terrestre  n'est  peut-être  pas  assez  actif  pour  le  re- 
cevoir dans  ses  bras2  ? 

Philarète  n'était  pas  le  seul  Russe  à  s'intéresser  aux  luttes 
intimes  du  théologien  anglican.  La  réputation  du  «  cher- 
cheur de  vérité  »  était  parvenue  aux  oreilles  de  ceux  qui 
n'avaient  jamais  eu  l'occasion  de  le  rencontrer.  Nommons-en 
ici  le  grand  leader  slavophile,  Alexis  Khomiakov.  Des  amis 
communs  à  Khomiakov  et  à  Palmer  provoquèrent  une  longue 
correspondance  entre  l'Anglais  et  le  Russe.  Chef  du  parti 
nationaliste,  ennemi  juré  de  toute  civilisation  d'origine  ro- 
maine, Khomiakov  montra  d'abord  de  la  répugnance  à  entrer 
en  rapports  avec  un  Occidental3.  Il  était  d'ailleurs  fort  ab- 
sorbé par  une  polémique  qui  concernait  directement  sa 
personne.  Une  moitié  de  l'Empire,  applaudissant  en  lui  l'ar- 

i.  Gondon,  op.  cit.,  p.   96. 

a.   Pisma  Phtilareta  k  A.  N.  M.,  Kiev,  1869,  p.  162. 

3.   Barsoukov,  Jizn  i  Troudy  M.  Pogodina,  1894,  t.  VIII,  p.  80. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  27 

dent  défenseur  de  l'idéal  national,  l'érigeait  en  docteur  de 
l'Église,  tandis  que  l'autre  moitié  le  tournait  en  ridicule, 
le  traitait  de  chauvin  exalté.  Le  désir  de  propager  ses  idées 
religieuses  fit  cependant  céder  un  peu  plus  tard  Khomiakov 
à  la  tentation  de  se  faire  connaître  en  Europe. 

En  décembre  t844,  il  écrivit  une  longue  lettre  à  Palmer. 
Elle  parut  si  importante  au  destinataire,  qu'elle  le  dé- 
tourna pour  quelque  temps  de  son  apostolat  auprès  des 
évêques  anglicans.  Après  avoir  rappelé  ses  rêves  de  jeu- 
nesse, «  voir  le  monde  chrétien  réuni  sous  la  bannière  de 
la  vérité,  »  Khomiakov  commence  par  exprimer  des  doutes 
sur  la  réalisation  de  son  idéal.  Le  midi  de  l'Europe  s'op- 
pose à  l'unité  à  cause  de  sa  «  sombre  ignorance  »;  l'Alle- 
magne n'a  de  religion  que  pour  la  science;  la  France 
n'est  ni  sérieuse,  ni  sincère;  l'Angleterre  elle-même,  si 
sympathique  à  Khomiakov,  «  est  liée  par  des  coutumes  tra- 
ditionnelles. »  Dans  une  lettre  à  un  professeur  russe, 
Palmer  avait  écrit  qu'en  Angleterre  «  les  gens  les  plus  sé- 
rieux ne  pensent  qu'à  l'union  avec  Rome  ».  Khomiakov  croit 
en  avoir  trouvé  l'explication.  D'après  lui,  l'entente  avec 
l'orthodoxie  est  extrêmement  difficile;  elle  exige  une  très 
grande  humilité,  car  il  faut  accepter  la  doctrine  orientale 
tout  entière.  Par  contre,  rien  de  plus  aisé  que  de  deve- 
nir latin.  Le  romanisme  n'est  pas  une  Église,  mais  un  État. 
Il  admet  une  variété  indéfinie  de  doctrines.  A  condition  de 
voir  sauvegardés  Tordre  extérieur  et  l'autorité,  Rome  vous 
laisse  la  paix.  Elle  se  contente  de  l'union;  l'orthodoxie  seule 
exige  une  parfaite  unité!  L'Angleterre  se  ressent  beaucoup 
trop  de  l'ancienne  union  avec  le  pape;  voilà  le  grand  obs- 
tacle à  l'unité;  voilà  la  raison  pour  laquelle  Luscombe  et 
Pusey  sont  si  peu  écoutés. 

Sous  le  coup  de  l'impression  produite  par  la  lettre  de 
Khomiakov,  Palmer  composa  de  pieux  poèmes  sur  l'union 
des  Églises  et  traduisit  en  anglais  des  hymnes  latines  et 
russes  sur  le  même  sujet.  Ces  morceaux  littéraires  furent 
édités  sous  le  titre  Short  Poems  and  Hymns.  Le  volume 
s'ouvre  par  une  réponse  à  Khomiakov,  écrite  en  forme  de 
dédicace.  L'optimiste  anglican  cherche  à  y  relever  le  cou- 
rage du  sceptique  slavophile.  En  termes  chaleureux,    il  lui 


28  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

rappelle  les  textes  sacrés  sur  l'efficacité  de  la  prière;  elle 
doit  être  le  principal  moyen  pour  rétablir  l'unité  ecclésias- 
tique primitive.  Il  n'est  pas  permis  de  désespérer  du  salut 
de  l'Angleterre  car,  si  son  Église  est  «  corrompue  par 
les  préjugés  de  ses  membres  »,  elle  reste  néanmoins 
«  orthodoxe  en  elle-même  ».  Il  faut  être  pratique.  Pour 
cela,  que  faire  en  Angleterre  et  en  Russie  «  tant  que  nous- 
mêmes  nous  ne  donnerons  pas  de  meilleur  exemple  aux 
catholiques  romains?  Avant  tout,  parlons  le  moins  possible 
de  leurs  défauts,  »  Plus  particulièrement,  que  doivent 
faire  les  Russes  ?  Il  leur  faut  tenir  compte  des  conditions 
de  la  vie  moderne.  Leur  cristallisation  à  l'orientale  ne 
peut  plus  durer;  déjà  le  mouvement  de  la  vie  occidentale 
influe  sur  la  Russie.  Si  cette  nation  ne  veut  pas  se 
laisser  envahir  par  le  sensualisme,  l'immoralité  et  l'a- 
narchie, elle  doit  tendre  la  main  au  christianisme  antiré- 
volutionnaire de  l'Occident,  ou  bien  affirmer  qu'elle  seule 
possède  les  principes  vitaux  de  la  véritable  Église.  Qu'elle 
le  prouve,  en  ce  cas,  par  des  faits,  par  son  zèle  pour  la 
conversion  des  hérétiques;  car,  jusqu'ici,  elle  est  restée 
dans  une  choquante  complaisance  en  elle-même  (a  shocking 
self-complacency).  Quant  à  attribuer  les  conversions  d'Ox- 
ford à  la  largeur  des  portes  romaines,  Palmer  déclare  cette 
explication  de  son  illustre  correspondant  à  cent  lieues  de 
la  vérité.  Les  anglicans  sont  découragés  par  le  nombre  in- 
croyable de  préjugés  traditionnels  qu'ils  constatent  parmi 
leurs  coreligionnaires;  ils  en  viennent  même  à  douter  de 
«l'existence  spirituelle  »  de  leur  Église.  S'ils  se  soumettent 
au  pape,  ce  n'est  pas  pour  tout  penser  sous  son  égide  et 
tout  dire  à  leur  guise,  mais  au  contraire,  pour  ne  pas 
penser  et  tomber  dans  un  «  abject  renoncement  de  soi- 
même  ».  Les  portes  de  la  Ville  éternelle  ne  sont  pas  trop 
larges,  elles  sont  trop  basses.  Il  vaut  beaucoup  mieux 
s'accorder  avec  l'Orient  qu'avec  Rome;  «  mais  Dieu  me 
garde,  ajoute  Palmer,  de  voir  dans  cet  accord  autre  chose 
qu'un  pas,  fait  en  commun  par  les  Anglais  et  les  Orientaux, 
vers  la  fusion  définitive  avec  Rome  ». 

Khomiakov  répondit  par  retour  du  courrier.  Il  convient 
que    l'Orient    manque  de    zèle,  mais  il     restreint   l'aveu    à 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  29 

l'apostolat  parmi  les  sauvages.  Quant  à  l'Occident,  on  y 
connaît  suffisamment  l'Écriture  sainte  et  les  Pères;  l'ortho- 
doxie n'a  rien  à  apprendre  aux  gens  civilisés.  Pour 
rapprocher  les  deux  parties  de  l'Europe,  le  point  culminant 
des  difficultés  à  vaincre  est  l'orgueil  des  Occidentaux,  leur 
dédain  pour  l'Orient;  ils  le  méprisent,  sans  vouloir  recon- 
naître son  rôle  religieux  et  historique.  Suit  une  longue 
dissertation  sur  le  Filioque.  Le  scepticisme  perce  de  nouveau 
à  la  fin  de  la  lettre:  le  monde  civilisé  n'aura  pas  l'humilité 
voulue  pour  avouer  ses  torts  envers  l'Orient;  tout  est  roma- 
niséen  Occident,  même  le  protestantisme;  or,  le  romanisme 
c'est  l'orgueil   même1! 

La  correspondance  avec  Khomiakov  en  resta  là  pour 
toute  une  année.  Pendant  quelques  mois,  Palmer  consacra 
toutes  ses  heures  de  travail  à  un  ouvrage  qui  parut  à 
Aberdeen  en  i846,  sous  le  titre  A  Harmony  of  Anglican 
Doctrine  with  the  Doctrine  of  the  Church  of  East.  «  Ce  livre, 
lisons-nous  à  la  première  page,  est  dédié  au  Révérend  Pri- 
mat, aux  évêques,  au  clergé  et  aux  laïques  de  l'Église  écos- 
saise. »  C'est  que,  depuis  quelque  temps,  Palmer  tournait 
ses  regards  vers  l'Ecosse.  L'attitude  hostile  de  l'archevêque 
de  Gantorbéry  n'orientait  pas  seule  le  clergyman  dans  cette 
direction.  Il  y  était  encore  poussé  par  des  motifs  historiques. 
Une  plus  grande  indépendance  de  l'Église  vis-à-vis  de  l'État 
avait  en  effet  conservé  plus  intacte  sa  doctrine  en  Ecosse  que 
dans  les  autres  parties  de  l'île.  Ni  calvinisme,  ni  latitudina- 
risme  ne  l'avaient  ravagée.  Les  annales  des  évêchés  écossais 
permettaient  de  rattacher  les  projets  nouveaux  à  d'autres 
analogues  et  plus  anciens  :  durant  les  dernières  années  du 
règne  de  Pierre  fe  Grand,  l'évêque  écossais  Archibald 
Campbell  et  quelques-uns  de  ses  collègues  s'étaient  mis  en 
relations  avec  le  clergé  d'Orient;  seule  la  mort  de  l'empereur 
avait  empêché  de  poursuivre  les  négociations  religieuses.  Si 
personne  ne  s'est  trouvé  depuis  pour  condamner  cet  acte  de 

i.  Arrêtons  un  instant  notre  attention  sur  l'argument,  apporté  par  Khomiakov, 
pouf  réfuler  le  reproche  de  manque  «le  zèle,  adressé  à  l'Église  orientale  :  la  vérité 
orthodoxe  est  suffisamment  connue  en  Occident,  donc  il  est  superflu  de  pousser  les 
Occidentaux  à  l'embrasser  !  Raisonnement  classique  dans  ^apologétique  rusée.  Palmer 
avait  eu  déjà  l'occasion  de  l'entendre  à  Saint-Pétersbourg  de  la  bouche  de  Koutne- 
vitch. 


30  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

l'épiscopat,  pourquoi  craindre  de  continuer  une  œuvre,  inter- 
rompue uniquement  par  un  changement  dans  la  situation 
politique  1?. 

L'Harmony  se  divise  en  deux  parties. 

La  première  est  une  traduction  exacte  du  catéchisme 
russe  complet;  l'autre  est  un  recueil  très  étudié  de  témoi- 
gnages anglicans  propres  à  prouver  la  thèse  de  Palmer;  on 
y  trouve  des  citations  de  cinquante-deux  évêques  et  des 
extraits  de  dix-neuf  documents  publics.  Dans  la  préface, 
Palmer  manifeste  ses  dispositions  du  moment  vis-à-vis  de 
Rome.  Il  prévoit  la  possibilité  d'une  entente  future  avec  la 
«  théologie  occidentale  »,  mais  actuellement  il  s'agit,  d'après 
lui,  d'occuper  une  forte  position  contre  les  prétentions 
excessives  du  pape. 

Palmer  soumit  le  fruit  de  ses  laborieuses  recherches  aux 
chefs  de  l'Eglise  écossaise.  Les  détails  manquent  sur  les 
discussions  auxquelles  il  donna  lieu  parmi  les  ecclésias- 
tiques. La  conclusion  finale  n'en  est  pas  moins  connue  :  les 
évêques  se  prononcèrent  unanimement  contre  la  reprise 
des  relations  religieuses  avecPétersbourg  et  Gonstantinople. 

Patrice  Torry,  évêque  de  Saint-André,  fit  seul  exception  ; 
il  se  déclara  prêt  à  soutenir  son  collègue  de  Paris,  Mathieu 
Luscombe,  et  William  Palmer.  Ce  fut  la  grande  consolation 
de  notre  idéaliste  obstiné. 

En  juillet  i846,  bon  nombre  des  amis  russes  de  Palmer 
reçurent  des  exemplaires  de  son  Harmony,  par  l'entremise 
de  Khomiakov.  Ce  fut  l'occasion  de  reprendre  une  corres- 
pondance interrompue. 

De  cette  correspondance,  nous  ne  retiendrons  ici,  parce 
que  ce  curieux  sophisme  est  encore  fort  à  la  mode  en  Russie, 
que  la  thèse  d'après  laquelle  le  protestantisme  serait  le  fils 
légitime  du  romanisme. 

Khomiakov  revient  souvent  sur  cette  filiation  entre  Rome 
et  la  Réforme.  Il  la  prouve  sans  la  moindre  difficulté;  en  effet, 
le  papisme  est  l'orgueil  d'un  particulier  qui  s'arroge  le  droit 
de  tout  critiquer  et  de  tout  trancher,  le  protestantisme  est 
l'extension  du  même  orgueil  à  la  foule  ! 

i.  Notes  of  a   Visit  to  the  Russian  Church,  p.  564. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  31 

Durant  l'été  de  1847,  Khomiakov  allait  rendre  visite  à  son 
ami  d'Oxford.  L'objet  des  entretiens  du  fougueux  slavo- 
phile  avec  notre  représentant  de  l'École  des  «  Trois 
Branches1  »,  se  laisse  facilement  deviner.  Malheureusement, 
le  parc  et  les  prairies  de  Magdalen  Collège  furent  les  seuls 
témoins  de  cet  échange  d'idées  si  hétérogènes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  correspondance  épistolaire,  qui  reprit 
après  le  départ  du  théologien  orthodoxe,  nous  montre  des 
changements  importants  dans  l'attitude  respective  des  deux 
amis.  Chez  Khomiakov  c'est  une  recrudescence  d'enthou- 
siasme pour  l'«  unité  »;  de  l'état  pitoyable  du  protestantisme, 
il  concluait  à  une  prochaine  victoire  de  sa  cause.  Chez 
Palmer,  c'est  le  contraire.  Des  doutes  de  plus  en  plus  sérieux 
sur  l'essence  même  de  l'anglicanisme  commencent  à 
l'obséder.  Il  se  demande  anxieusement  «  si  l'Église  établie, 
déjà  si  éloignée  dans  la  direction  de  l'erreur  en  ce  qui  con- 
cerne le  sacrement  de  confession,  peut  encore  revenir  sur 
ses  pas  »?  Pour  sauver  son  Église,  il  ne  peut  se  passer  de  la 
hiérarchie;  mais  que  faire  avec  des  évêques  qui  s'obstinent 
à  ne  pas  démordre  d'un  conservatisme  officiel  et  aveugle  ? 
Si  Palmer  agit  encore,  c'est  par  acquit  de  conscience;  mais 
il  travaille  néanmoins  toujours.  En  i84q,  il  fait  paraître  à 
Edimbourg  son  Appeal  to  the  Scottish  Bishops.  C'est  une 
apologie  de  sa  conduite  à  Saint-Pétersbourg;  en  i843,  on 
s'en  souvient,  Palmer  avait  condamné  les  XXXIX  Articles 
devant  le  Synode  russe.  Palmer  soumit  son  nouveau  livre 
au  jugement  des  autorités  diocésaines  écossaises.  Après 
examen,  cinq  ou  six  synodes  locaux  se  déclarèrent  en  faveur 
de  la  réouverture  des  négociations  religieuses  et  approu- 
vèrent les  procédés  du  diacre  anglican.  Quant  aux  évêques, 
ils  restèrent  muets  et  inexorables  comme  auparavant. 
V Appeal  fut  en  fin  de  compte  vox  clamantis  in  deserto. 

Par  le  contraste  qu'il  forme  avec  les  agitations  alarmantes 
de  l'Église  d'Angleterre,  l'immuable  Orient  captive  de  plus 
en  plus  l'admiration  de  Palmer.  Le  livre  d'Alliés  contre 
la  suprématie  papale  et  surtout  une  étude  du  théologien 
Adam  Zernikav  à  propos  du  Filioque  l'influencent  alors  pro- 

1.  Anglicanisme,  romanisme,  orthodoxie. 


32  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

fondement.  Dès  1847,  Palmer  avait  écrit  une  dissertation 
latine  sur  la  procession  du  Saint-Esprit;  il  l'avait  aussitôt 
envoyée  au  Synode  de  Russie  pour  dissiper  la  mauvaise 
impression  produite  dans  les  milieux  orthodoxes  par  son 
langage  jusque-là  quelque  peu  équivoque.  Il  s'y  déclare 
ouvertement  adversaire  de  F  «  innovation  hispano-romaine  », 
mais  avec  une  restriction  :  il  admet  que  la  doctrine  ortho- 
doxe est  celle  des  Pères  de  l'Orient,  mais  il  ne  s'ensuit  pas 
que  ce  soit  la  doctrine  de  l'Église  universelle.  Palmer 
compte  approfondir  bientôt  la  théologie  romaine,  comme  il 
l'a  fait  pour  la  théologie  grecque;  «  je  ne  crois  pas  cepen- 
dant, ajoute-t-il,  que  cette  étude  changera  une  conviction 
qui  s'affermit  en  moi  de  jour  en  jour  »*. 

Depuis  l'insuccès  de  YAppeal,  Palmer  ne  doute  plus  de  la 
supériorité  de  l'orthodoxie  sur  l'Église  établie.  Aussi,  en 
i849>  n'est-il  plus  question  d'identité,  ni  d'égalité  des 
«  branches  »  religieuses  d'Angleterre  et  de  Russie,  comme 
pendant  les  voyages  de  i84o  et  i843.  Désormais,  un  autre 
idéal  s'impose  au  déserteur  du  puseysme  ;  aller  en  Orient 
pour  tâcher  de  passer  à  l'orthodoxie  d'une  manière  qui 
puisse  satisfaire  et  sa  conscience  et  son  intelligence.  Pour 
faciliter  à  ses  compatriotes  le  retour  à  l'ancienne  Église,  il 
veut,  à  ses  propres  risques  et  périls,  frayer  le  premier  un 
sentier  à  travers  les  régions  inexplorées  des  doctrines 
orthodoxes,  relatives  à  la  réception  des  étrangers  dans  le 
sein  de  l'Église. 

Suivons-le  dans  cette  nouvelle  phase  de  sa  vie. 


II 

On  sait,  par  l'histoire  du  mouvement  d'Oxford,  les  suites 
retentissantes  de  deux  fameuses  affaires  :  l'élévation  du  doc- 
teur Hampden  à  l'êpiscopat  par  le  gouvernement  anglais, 
malgré  les  doctrines  matérialistes  du  nouveau  titulaire;  la 
sentence  du  conseil  privé  de  la  reine  en  faveur  de  Gorham2. 


1.   Une  copie  de  la  dissertation  se  trouve  à  la  Bibliothèque  slave,  à  Bruxelles. 
a.   Gorham  s'était  pris  de  disputes  théologiques  avec  les  évoques;  appelé  à  se  pro- 
noncer, le  conseil  lui  donna  raison  contre  l'êpiscopat. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  33 

Ces  deux  décisions  sont  le  fait  des  libéraux  et  des  whigs.  Déci- 
dément, l'Église  établie  se  montrait  impuissante  à  arrêter 
leur  envahissement.  Les  pieux  anglicans  étaient  dans 
l'affliction.  Loin  d'être  une  leçon  inattendue,  les  deux  affaires 
étaient  pour  Palmer  plutôt  une  confirmation  définitive  de  ce 
qu'il  avait  si  péniblement  appris  par  les  réponses  des 
évêques  à  l'Harmony  et  à  YAppeal.  Les  événements  sensa- 
tionnels n'étaient  plus  nécessaires  pour  lui  prouver  que  sa 
chère  Église  «  n'a  pas  d'existence  spirituelle  ».  Khomiakov 
triomphait,  ses  arguments  avaient  prévalu.  A  cette  pensée, 
son  cœur  débordait  de  joie  :  on  ne  parlerait  plus  d'union, 
mais  bien  d'unité,  telle  qu'il  l'avait  rêvée.  Des  lettres  pleines 
de  chaleureuses  exhortations  nous  montrent  à  quel  point  il 
s'intéressait  à  la  conversion  de  Palmer. 

Le  métropolite  de  Moscou  était  au  courant  de  tout.  Il 
se  réjouissait  d'avance,  il  ne  cachait  pas  son  estime  pour  le 
clergyman.  Sa  lettre  à  Mouraviov  du  i5  janvier  i848  en  fait 
preuve.  «  Je  vous  remercie,  écrit  Philarète,  de  la  lettre  de 
Palmer  que  vous  me  communiquez.  Elle  m'a  comblé  de  joie. 
Voyez  comme  la  doctrine  de  l'Église  orthodoxe  résiste  à  la 
critique,  pourvu  que  celle-ci  soit  impartiale.  Que  Dieu  bénisse 
ce  sincère  amant  de  la  vérité  révélée  *  !  » 

Dès  les  derniers  mois  de  18^9,  Palmer  était  allé  à 
Athènes  en  compagnie  de  son  frère  malade.  Il  y  fit  traduire 
en  grec  moderne  les  principaux  documents  relatifs  aux 
controverses  précédentes.  Le  printemps  suivant  fut  consacré 
à  une  excursion  en  Palestine  et  à  Gonstantinople,  terminée 
par  un  séjour  de  trois  semaines  au  mont  Athos.  L'hwer  de 
i85o-i85i,  Palmer  fut  rappelé  en  famille  près  de  son  père 
malade.  Le  20  mars  i85i,  il  repartit  pour  Athènes  afin  de 
surveiller  de  près  la  traduction  de  ses  ouvrages. 

Au  mois  d'août,  nous  le  voyons  faire  des  pèlerinages  aux 
sanctuaires  de  Kiev,  Tchernigov,  Sviataïa  Gora.  Palmer 
rencontra  partout  d'anciennes  connaissances  ;  il  en  fit  aussi 
de  nouvelles,  celles  de  l'archevêque  de  Kherson  et  du 
paternel  métropolite  de  Kiev,  par  exemple.  Un  accueil 
cordial  dans  la  ville  du  prince  Vorontsov  lui  laisse  d'excel- 
lents souvenirs. 

1.  Pisma  Philareta  k  A.  N.  M.,  p.  a65. 


34  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

En  octobre,  le  fellow  vint  à  Gonstantinople  pour  chercher 
la  réponse  à  un  mémorandum  qu'il  avait  envoyé  quelque 
temps  auparavant  à  Sa  Béatitude  Mgr  Anthime,  patriarche 
de  Constantinople.  Par  deux  pétitions  précédant  le  mémo- 
randum, il  avait  demandé  de  passer  sans  baptême  à  l'ortho- 
doxie ;  le  patriarche  avait  refusé  net.  Dans  le  mémorandum, 
Palmer  se  résignait  à  se  soumettre  au  baptême  grec,  pourvu 
qu'on  le  lui  conférât  sous  condition.  Il  demandait  le  bap- 
tême sous  condition,  surtout  à  cause  de  quelques-uns  de  ses 
coreligionnaires.  Il  les  savait  prêts  à  marcher  sur  ses  traces  ; 
mais  en  leur  imposant  le  baptême  sans  condition,  l'Église 
orthodoxe  les  regardait  comme  des  païens  ;  c'était,  craignait- 
il,  de  nature  à  les  effaroucher. 

Le  mémorandum  devint  le  point  de  départ  de  longues 
négociations  entre  les  Églises  de  Russie  et  de  Gonstanti- 
nople. En  voici  le  résumé.  Palmer  débute  par  avouer  que 
l'Église  épiscopale  d'Angleterre,  rongée  de  protestantisme, 
ne  saurait  plus  satisfaire  sa  conscience.  Il  se  soumet  à  la 
doctrine  des  sept  conciles  œcuméniques  et  demande  hum- 
blement à  être  admis  dans  le  sein  de  l'orthodoxie.  Mais  comme 
l'Église  russe  ne  rebaptise  pas  les  chrétiens  d'Occident,  il 
pense  concilier  les  divergences  doctrinales  entre  les  Russes 
et  les  Grecs  en  demandant  le  baptême  sub  conditione,  car  il 
ne  veut  pas  être  en  désaccord  avec  les  Russes. 

Le  8  octobre  i85i,  le  patriarche  donna  la  réponse,  un 
refus  catégorique.  «  Il  n'y  a  qu'un  seul  baptême,  dit-il  en 
pleine  séance  de  son  synode;  si  les  Russes  en  admettent 
un  autre,  nous  l'ignorons  et  nous  ne  le  reconnaissons  pas. 
Notre  Église  n'admet  qu'un  baptême  unique,  sans  détraction, 
addition  ou  changement  quelconque.  »  Tout  le  synode 
approuva  les  paroles  du  patriarche. 

Palmer  était  trop  habitué  aux  déceptions  pour  beaucoup 
s'émouvoir.  Il  continua  tranquillement  ses  voyages  à  la 
recherche  de  la  vérité.  De  Gonstantinople,  il  se  rendit  à 
Athènes  pour  achever  ses  traductions.  Celles-ci  terminées, 
le  fellow  de  Magdalen  retourne,  en  juillet  i852,  s'enfermer 
dans  un  appartement  à  Oxford.  Il  éprouvait  le  besoin  de 
méditer    la    signification   du   refus   du    patriarche     et  d'en 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  35 

mesurer  les  conséquences  possibles.  Le  temps  et  la  prière 
le  conseilleraient. 

III 

Quelle  répercussion  eut  en  Russie  la  façon  d'agir  du 
patriarche  œcuménique?  Elle  y  produisit,  faut-il  le  dire, 
un  profond  retentissement.  Les  différences  entre  les  ensei- 
gnements des  Églises  nationales,  s'y  demandait-on,  peuvent- 
elles  être  un  obstacle  sérieux  pour  un  étranger  qui  cherche 
l'orthodoxie?  Il  semblait  bien  que  oui,  mais  on  n'y  avait  pas 
songé.  C'était  donc  là  une  plaie  latente  qu'un  Anglais  ma- 
ladroit venait  d'irriter.  Quels  remèdes  y  apporter  ?  La 
plupart  des  théologiens  pensaient  que,  la  validité  du 
baptême  n'ayant  rien  à  faire  avec  le  dogme,  l'unité  de 
l'orthodoxie  ne  se  trouvait  pas  lésée  par  l'acte  du  patriarche 
Anthime.  Mais  la  voix  bien  connue  de  1'  «  unique  »  Philarète 
émettait  un  avis  très  différent.  Écoutons  ses  confidences 
à  Mouraviov  : 

La  lettre  de  l'excellent  diacre  Palmer  m'a  rempli  de  tristesse.  Les 
jugements  des  Orientaux  sur  le  baptême  contiennent  des  germes  de 
schisme... 

L'Église  grecque  accuse  l'Église  russe  de  recevoir  comme  validement 
baptisés  ceux  qu'elle-même  ne  reconnaît  pas  comme  tels.  En  d'autres 
termes,  l'Église  grecque  admet  la  faillibilité  de  l'Église  russe  dans  une 
question  de  la  plus  haute  importance.  Par  conséquent,  il  n'y  a  pas 
d'unité  ecclésiastique  entre  elles.  Que  l'une  «  ne  se  croie  pas  obligée 
de  tenir  compte  de  ce  que  fait  l'autre  »  voilà  qui  n'est  pas  non  plus 
de  l'unité,  mais  de  l'éloignement;  là  où  il  y  a  unité  et  communion 
de  foi  et  de  charité,  chaque  Église  doit  chercher  à  maintenir  l'autre 
dans  la  régularité  et  la  pureté  de  l'action;  l'obligation  se  fait  encore 
plus  urgente  quand  il  s'agit  de  l'Église  aînée.  La  validité  du  baptême 
occidental  dépend,  d'après  le  savant  Ikonomos  *,  de  la  volonté  [de  notre 
Église;  elle  peut  vouloir  après  coup  que  l'individu  ait  été  baptisé  ou 
non;  je  n'aurais  jamais  soupçonné  pareille  opinion.... 

Comme  Palmer,  je  désire  être  informé  de  ce  que  vous  écrira  encore 
S.  B.  le  patriarche  de  Constantinople2! 

Le  caractère  confus  de  pareilles  discussions  faisait  natu- 
rellement naître    de  nouvelles  défiances  dans  l'esprit   déjà 

I.   Théologien  grec. 

a.   Pisma  Philareta,  k  A.  N.  M.,  p.  368. 


36  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

si  hésitant  de  Palmer.  Tous  ses  écrits  de  l'époque  en  portent 
la  trace.  Khomiakov,  à  son  tour,  se  sent  pris  d'alarme;  les 
lettres  de  Palmer  lui  révèlent  des  perplexités  auxquelles 
il  ne  s'attendait  pas  :  il  l'avait  trouvé  depuis  18/17  si  docile 
aux  attraits  orientaux  —  et  maintenant  !  Rendons  justice  à 
Khomiakov.  11  se  montra  à  cette  occasion  d'un  rare  dévoue- 
ment à  la  cause  orthodoxe,  n'épargna  rien  pour  effacer  la 
fâcheuse  impression  qui  tourmentait  le  cher  fellow,  et  fit 
son  possible  pour  le  maintenir  dans  ses  bonnes  dispositions. 
C'était  difficile.  Pour  réussir,  Khomiakov  crut  devoir  im- 
plorer l'aide  du  clergé  moscovite.  Un  jeune  évêque  lui  promit 
son  concours,  mais  s'en  tint  à  des  promesses.  Khomiakov 
s'adressa  ensuite  à  un  membre  du  Saint-Synode,  futur  métro- 
polite de  Pétersbourg,  Mgr  Grégoire,  archevêque  de  Kasan. 
Nous  citons  quelques  passages  de  sa  lettre;  on  y  remarquera 
les  traits  heureux  par  lesquels  Khomiakov  burine  le  carac- 
tère de  Palmer. 

Durant  mon  séjour  à  Oxford,  j'ai  compris  toute  l'importance  de 
Palmer.  Pendant  quelques  années,  son  continuel  penchant  vers  l'ortho- 
doxie le  fit  presque  regarder  comme  un  fou.  Mais  son  zèle  infatigable, 
son  activité  intelligente,  sa  vie  consacrée  tout  entière  au  seul  service 
de  Dieu  et  de  la  vérité  vainquirent  tous  les  préjugés  et  lui  valurent 
la  profonde  estime  de  tous  et  même  beaucoup  de  sympathie...  Il  se 
plaignait  un  peu  de  l'indifférence  des  orthodoxes,  avec  une  extrême 
modestie  toutefois  ;  l'esprit  orthodoxe  lui  est  peu  connu,  disait-il;  peut- 
être  prend-il  pour  de  l'indifférence  la  prudence  nécessaire  d'une  Église 
exempte  |de  tout  esprit  d'ambition  et  de  despotisme...  Avant  son 
départ  de  Constantinople,  Palmer  présenta  au  patriarche  une  troisième 
pétition;...  on  ne  pouvait  pas,  semble-t-il,  exiger  davantage  de  lui; 
mais  le  patriarche  refuse  de  nouveau. 

Pour  terminer,  Khomiakov  prie  Sa  Grandeur  d'écrire  une 
lettre  encourageante  à  Palmer,  car  il  importe  de  ne  pas 
laisser  échapper  cette  occasion  unique  de  convertir  l'Angle- 
terre à  l'orthodoxie.  Le  temps  presse  :  le  «  danger  romain  » 
devient  fort  alarmant.  Khomiakov  joignait  à  la  lettre  à 
l'archevêque  de  Kasan  ces  quelques  lignes,  adressées  à 
Palmer  par  un  ami  d'Oxford  :  «  Tu  connais  notre  amitié  et 
la  conformité  de  nos  opinions;  toutes  nos  convictions,  tu  le 
sais,  sont  les  mêmes.  Je  n'attendais  que  ton  admission  dans 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  37 

l'Église  orthodoxe  pour  imiter  ton  exemple  sans  retard. 
Mais,  mon  ami,  non  !  Une  porte  qui  ne  s'ouvre  pas  devant 
un  solliciteur  aussi  zélé,  une  porte  qui  reste  plus  de  deux 
ans  fermée  à  ses  ardentes  prières,  ne  peut  être  la  porte  de 
l'Église  du  Christ.  Cette  seule  conviction  morale  suffit  pour 
contre-balancer  toutes  les  conclusions  de  mon  intelligence  et 
les  tendances  de  mon  cœur.  Un  de  ces  jours,  j'entre  dans 
l'Église  romaine  !  » 

Mgr  Grégoire  ne  comprenait  guère  pourquoi  Khomiakov 
l'avait  invité  à  entrer  en  relations  avec  Palmer.  Comment 
pouvait-il,  lui,  écarter  des  obstacles  qu'un  entêté  plaçait  lui- 
mê^ne  sur  sa  route?  «  Pourquoi,  écrivait-il  à  Khomiakov, 
pourquoi  Palmer  voulait-il  forcer  à  tout  prix  la  porte  fermée 
de  l'Église  grecque,  quand  celle  de  l'Église  russe  lui  était 
ouverte  à  deux  battants?  Il  s'agissait  de  son  salut  éternel  et 
du  salut  de  tous  ceux  qui  partagent  ses  idées  !  Était-ce  le 
moment  de  soulever  mal  à  propos  et  imprudemment  la  ques- 
tion embrouillée  du  baptême  ?  » 

La  lettre  se  résumait  en  une  série  de  reproches  dirigés 
contre  Palmer.  Cela  n'empêcha  pas  Khomiakov  d'écrire  quel- 
ques jours  après  au  fellow  que  l'archevêque  de  Kasan 
«  exprime  des  assurances  très  consolantes  ».  «  Je  ne  saurais 
vous  dire,  continue  Khomiakov,  quels  sentiments  de  pro- 
fonde sympathie  pour  votre  chagrin  remplissent  la  lettre 
du  prélat;  quelle  haute  estime  il  a  pour  vous;  avec  quel 
espoir  et  quelle  impatience  il  attend  que  vos  amis  fassent 
le  pas  décisif.  »  «  Cher  Monsieur,  lisons-nous  encore,  de 
grâce  ne  tardez  pas  ;  entrez  au  service  du  royaume  de  Dieu! 

Dépêchez-vous  de   nous  revenir La  porte  de  l'Église  est 

ouverte.  On  est  prêt  à  vous  recevoir  avec  charité  fraternelle. 
Votre  zèle,  votre  humble  persévérance  ont  dissipé  tous  les 
doutes.  »  Pour  atteindre  plus  sûrement  leur  destinataire,  ces 
exhortations  écrites  en  triple  exemplaire  furent  envoyées 
simultanément  à  Constantinople,  Athènes  et  Oxford. 

Harcelé  par  les  appels  réitérés  du  zélateur  orthodoxe,  le 
16  avril  i85a,  Mgr  Grégoire  lui  exprimait  en  un  mot  et  d'un 
ton  sec  le  fond  de  sa  pensée:  on  ne  se  rapprochera  pas  des 
nouveaux  fidèles  en  Angleterre,  de  peur  de  s'aliéner  les 
Grecs.    Khomiakov   qualifie  la  réponse    archiépiscopale  de 


38  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

«  bloc  de  glace  »,  et  ne  tourne  plus  jamais  ses  regards  sup- 
pliants vers  Kasan  *. 

IV 

Au  mois  de  juillet,  Palmer  continue  à  communiquer  ses 
projets  à  celui  qui  n'avait  cessé  de  s'intéresser  au  salut  de 
son  âme.  Le  diacre  anglican  se  rend  le  témoignage  d'avoir 
fait  son  possible  en  Grèce.  Pour  le  moment,  il  est  décidé  à 
en  faire  autant  en  Russie.  Il  persistera  encore  à  chercher 
le  moyen  pratique  de  surmonter  «  la  montagne  de  difficul- 
tés »  formée  par  les  rapports  anticanoniques  entre  l'Église 
et  l'État  moscovite.  Mais  si  on  ne  le  laisse  pas  agir  confor- 
mément à  la  raison  et  à  la  voix  intime  de  sa  conscience,  il 
ira  à  Rome.  Tout  ce  qu'il  a  rencontré  en  Orient  et  en  Angle- 
terre lui  montre  le  devoir  d'étudier  de  près  la  religion 
romaine.  Sans  parler  de  ses  autres  supériorités,  celle-ci 
s'impose  à  son  attention  comme  la  seule  tentative  faite  pour 
réaliser  l'idéal  chrétien,  dont  il  n'ait  pas  pris  une  connais- 
sance suffisante.  (l  I  ought  to  study  more  closely  the  Roman 
Communion,  which,  besides  other  superiorities,  seems  thus 
to  be  left,  by  a  kind  of  exhaustive  process,  the  only  clai- 
mànt  on  my  àllegiànce.  )  Palmer  promet  d'entrer  dans  les 
détails  au  cours  d'une  lettre  suivante,  ici  il  se  contente 
d'avouer  que  des  amis  catholiques  lui  suggèrent  leurs  idées, 
que  de  nouvelles  lumières  sont  venues  éclairer  son  chemin. 
Où  le  conduiront  ses  recherches  de  la  vérité  religieuse  ?  Il 
n'en  sait  rien,  mais  cela  ne  l'inquiète  pas,  car  il  se  sent 
conduit  par  la  Providence.  La  raison  déterminante  qui  le 
pousse  maintenant  à  examiner  la  question  du  Filioque,  «  avec 
des  yeux  romains  »,  après  l'avoir  vue  «  avec  des  yeux 
russes  »,  c'est  que  les  difficultés  rencontrées  en  Russie 
portent  sur  la  définition  même  de  l'Église;  par  contre,  les 
obstacles  du  chemin  qui  conduit  vers  Rome  sont  des  ques- 
tions purement  secondaires. 

Combien  ces  réflexions  durent  bouleverser  Khomiakov, 
on  se  l'imagine.  Palmer  pensait  donc  sérieusement  à  Romel 
Il  entretenait  des  rapports   avec  les  romanistes  ! 

i.  Barsoukov,  Jizn  Pogodina,  t.  XII,  p.  i5a  sqq.  Rousski  Arkhiv,  1881,  II, 
p.  3a  sqq. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  39 

Rentré  de  Grèce  fort  mécontent ,  écrivait  le  défenseur  de  l'orthodoxie 
au  slavophile  A.  Popov,  Palmerest  tombé  dans  une  embuscade.  On  l'y 
attaque  de  toute  part.  Les  Romains,  après  avoir  mené  l'assaut  très 
adroitement,  lui  répètent  maintenant  ce  refrain  :  «  Viens  à  Rome!  Tu 
as  été  à  Pétersbourg,  à  Athènes,  à  Constantinople;  la  justice  exige  que 
tu  passes  quelque  temps  à  Rome.»  Mais  une  fois  entraîné  là-bas,  il  n'en 
sortira  point  vivant,    si  ce  n'est  comme  catholique. 

Khomiakov  ne  s'en  tint  pas  là.  Décidé  à  ne  rien  épargner 
pour  sauver  l'âme  de  son  ami,  il  lui  envoyait  au  mois  de 
septembre  une  longue  lettre  qui  formait  une  vraie  disser- 
tation. Il  y  ajoutait  un  essai  théologique,  en  priant  Palmer 
de  le  faire  imprimer1.  Lettre  et  essai  étaient  le  fruit  de  mé- 
ditations intenses.  En  peu  de  pages,  Khomiakov  condensait 
ses  principaux  arguments  contre  l'Église  romaine,  répon- 
dait aux  objections  de  Palmer,  en  prévenait  même  d'autres. 
Dans  la  lettre,  Khomiakov  cherche  à  démontrer  l'influence 
néfaste  du  papisme  par  les  exemples  de  Newman  et  d'Alliés  : 
c'étaient  certainement  de  meilleurs  chrétiens  avant  leur 
soumission  au  pape  qu'après;  ils  se  sont  recroquevillés 
(crippled),  car  dans  le  catholisisme,  pas  de  liberté  ecclé- 
siastique, si  ce  n'est  pour  le  pape. 

Passant  au  reproche  d'ignorance,  adressé  par  Palmer  aux 
Grecs,  et  à  celui  de  dépendance  de  l'État  en  matières  reli- 
gieuses, adressé  aux  Russes  :  «  Soit,  répond  Khomiakov,  mais 
les  Russes  ont  de  l'instruction  pour  les  Grecs,  et  les  Grecs 
de  la  liberté  pour  les  Russes.  D'ailleurs,  si  l'Église  dépend 
de  l'État  en  Russie,  ce  n'est  qu'une  dépendance  de  fait,  non 
de  principe;  c'est  un  simple  abus,  analogue  à  ce  qui  se  voit 
en  Occident,  où,  depuis  des  siècles,  tous  les  chefs  du  pseudo- 
catholicisme sont  italiens.   » 

Les  derniers  mois  de  i852  et  les  premiers  de  i853  s'écou- 
lèrent sans  que  Palmer  se  décidât  soit  à  calmer  les  angoisses 
de  Khomiakov,  en  reconnaissant  l'efficacité  de  son  apologie 
de  l'Église  orientale,  soit  à  dissiper  les  espérances  de  son 
ami,  en  réfutant  ses  thèses.  L'Anglais  ne  se  pressait  pas 
comme  d'habitude.    Il   fit  entre  temps    paraître  en  langue 

i.  Cet  opuscule  est  écrit  en  français.  Il  a  pour  titre  :  «  Quelques  mots  par  un  chré- 
tien orthodoxe  sur  les  Communions  occidentales.  »  Il  est  inséré  dans  VÉglise  laline 
et  le  Protestantisme,  par  A.  Khomiakov.  Lausanne  et  Vevey,  chez  Benda,  187a. 


40  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

grecque,  à  Athènes,  un  recueil  de  ses  dissertations1.  Il  s'a- 
gissait de  les  faire  pénétrer  en  Russie,  car  Palmer  désirait 
connaître  l'impression  qu'elles  produiraient  dans  toutes  les 
Églises  orientales;  l'attitude  que  prendraient  les  docteurs 
orthodoxes  à  l'égard  de  ses  conclusions  lui  fournirait,  espé- 
rait-il, l'occasion  de  se  faire  une  idée  plus  exacte  de 
l'orthodoxie.  Les  détails  manquent  sur  la  polémique  soulevée 
en  Grèce  par  ce  livre.  On  sait  toutefois  que  les  orthodoxes 
du  royaume  furent  fort  irrités  par  les  demandes  d'explica- 
tion et  les  distinctions  du  raisonneur  anglais2.  Quant  à  la 
Russie,  Palmer  croyait  pouvoir  juger  des  possibilités  d'en- 
tente définitive  par  la  liberté  qu'on  lui  donnerait  de 
s'expliquer.  Dans  ce  but,  une  édition,  augmentée  et  corrigée, 
du  nouveau  livre  se  préparait  à  Londres  3.  A  peine  était-elle 
commencée,  qu'à  l'insu  de  l'auteur,  l'édition  grecque  entrait 
en  Russie  par  voie  privée.  L'effet  produit  ne  fit  malheureu- 
sement pas  présager  l'issue  tant  désirée  par  Khomiakov. 
Un  abîme  s'était  creusé  entre  le  métropolite  de  Moscou  et 
celui  qu'il  nommait  jadis  «  le  sincère  amant  de  la  vérité 
révélée  ».  «  On  a  bien  fait,  écrivait  Philarète  à  l'archiman- 
drite Alexis,  recteur  de  l'Académie  ecclésiastique  de  Moscou, 
on  a  bien  fait  de  ne  pas  s'être  lié  avec  Palmer  durant  son 
séjour  en  Russie,  car  il  ne  cherche  plus  la  véritable  Église 4.  » 
Dorénavant,  on  le  devine,  pour  calmer  Palmer  dans  ses 
doutes  sur  le  zèle  apostolique  du  clergé  russe,  Khomiakov 
cessera  de  donner  en  exemple  le  grand  métropolite. 

Par  quoi  les  dissertations  purent-elles  tant  mécontenter 
Philarète,  car  elles  renferment  de  nombreux  passages  plus 
favorables  à  l'orthodoxie  qu'au  catholicisme  ?  Par  le  rôle 
important  que  joue  pour  la  première  fois  la  métaphysique 
dans  la  théologie  de  Palmer.  Le  fait  est  capital  dans  sa  vie. 
A  l'époque  puseyste,  la  philosophie    entre   pour   bien  peu 

i.  Aiarpiêal  uep\  t7\<;  avaxoXtxYiç  ExxXsai'aç.   'A0y]vaï;,  i85a. 

2.  Gondon,  op.  cit.,  p.  ioo. 

3.  Dissertations  on  subjects  relating  to  the  Orthodox  or  Eastern-Catholic  Communion, 
chezJ.  Masters,  i853.  Voici  la  dédicace  :  «  To  the  Censors  of  the  Press  in  Russia,  or 
to  whatever  Authorities,  Spiritual  or  Civil,  are  above  the  censors,  this  volume  is 
submitted,  with  the  wish  to  learn  whether  a  translation  of  it  would  be  permitted  to 
appear  in  that  country.  » 

4.  Lettre  du  16  oct.  i852.  Barsoukov,  op.  cit.,  t.  XII,  p.   i5(). 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  4i 

dans  la  polémique  des  docteurs  d'Oxford.  Ils  ne  lui  em- 
pruntent avec  confiance  que  la  logique,  glaive  à  deux  tran- 
chants, instrument,  suivant  les  cas,  de  vérité  ou  d'erreur. 
La  plupart  approuvent  ou  condamnent  les  Eglises  sur  des 
réalités  quotidiennes  et  positives.  Les  situations  religieuses 
des  individus  par  rapport  à  l'Église  sont  appréciées  et  cata- 
loguées par  eux  sur  des  données  à  peu  près  exclusivement 
juridiques  et  historiques.  Ils  appliquent  la  même  mesure 
aux  dogmes  et  à  la  morale.  L'Harmony,  YAppeal  et  d'autres 
ouvrages  nous  montrent  Palmer  subissant  pendant  long- 
temps l'influence  de  son  milieu  et  fidèle  aux  méthodes  de  ses 
collègues.  Il  commence  par  réclamer  un  droit:  la  participa- 
tion à  la  communion  orthodoxe;  puis  il  cherche  pendant  des 
années  entières  des  documents  historiques,  des  actes  légaux, 
de  nature  à  favoriser  la  restauration  de  l'unité  anglo-ortho- 
doxe; quant  à  la  logique,  il  paya  sa  dette  envers  elle  en  se 
rendant  à  l'argumentation  serrée  de  l'archiprêtre  Koutne- 
vitch,  par  laquelle  il  lui  concède  que  le  Filioque  est  une 
innovation  papale.  Tout  au  contraire,  dans  les  Dissertations 
de  i853,  à  côté  des  sources  d'histoire  et  de  droit  canon,  vient 
jaillir  celle  de  la  métaphysique.  Ce  n'est  pas  que  Palmer 
considère  la  théologie  comme  le  couronnement  harmonieux 
d'une  philosophie  sûre  de  ses  principes.  Il  ne  se  doute  pas 
encore  de  la  satisfaction  qu'apporte  l'étude  de  la  théologie 
quand  elle  est  la  continuation  des  plus  hautes  vérités  méta- 
physiques, affranchies  du  positivisme  historique.  On  ne 
comprend  cependant  déjà  plus  le  diacre  anglican  en  Orient  ; 
car  il  ne  se  contente  plus  des  suggestions  équivoques  de  la 
«  logique  éternelle  de  l'histoire  ».  Il  tient  déjà  quelque 
compte  de  la  psychologie  supérieure.  Ainsi  il  se  dépeint,  par 
exemple,  dans  la  deuxième  dissertation,  comme  un  homme 
qui  cherche  la  vraie  Église  à  l'aide  de  ses  seules  facultés  natu- 
relles. Elles  lui  montrent  que  les  notes  de  l'Église,  telle  la 
catholicité,  pour  devenir  des  preuves  de  la  divine  institu- 
tion de  telle  ou  telle  Église  existante,  doivent  lui  convenir 
d'une  façon  évidente  à  toute  nature  intelligente,  par  consé- 
quent évidente  pour  tout  homme;  il  ne  suffit  pas  que  l'Église 
du  Christ  soit  reconnaissable  pour  quelques  groupements 
d'individus,    mieux  favorisés  par  les  circonstances,  notam- 


42  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

ment  par  les  traditions  religieuses  locales.  D'où  Palmer 
conclut  à  la  situation  avantageuse  de  Rome.  «  Car,  dit-il, 
l'Eglise  appelée  catholique  romaine  apparaît  aux  yeux  de 
tous  les  hommes,  comme  réellement  catholique  et  universel- 
lement répandue,  plus  que  l'Église  appelée  orthodoxe;  c'est 
une  réalité  qui  exclut  toute  possibilité  de  doute  et  d'erreur. 
Par  contre  ce  n'est  qu'à  ceux  qui  pensent  comme  elle,  que 
l'Eglise  dite  orthodoxe  apparaît  plus  orthodoxe  que  l'Église 
dite  catholique  l.  » 

Le  changement  dans  l'état  d'esprit  de  Palmer  se  manifeste 
encore  dans  la  neuvième  dissertation 2,  consacrée  au  «  rôle  de 
la  théorie  du  développement  doctrinal  dans  la  controverse 
entre  l'Église  orthodoxe  et  le  catholicisme  romain  ».  L'auteur 
y  voit  une  garantie  de  future  entente  ecclésiastique.  Pour 
attribuer  une  pareille  importance  au  développement  en  ma- 
tière religieuse,  il  n'a  certainement  pas  négligé  les  médita- 
tions philosophiques.  De  toutes  les  dissertations,  la  neuvième 
met  le  mieux  en  lumière  la  grande  distance  des  points  de  vue 
respectifs  des  orthodoxes  et  de  Palmer,  en  i853.  Après  l'avoir 
lue,  le  métropolite  Philarète  écrivait  : 

On  veut  soumettre  l'institution  divine  à  la  loi  de  l'évolution,  em- 
pruntée à  l'arbre  et  à  l'herbe!  Mais  si  on  veut  appliquer  au  christia- 
nisme la  loi  de  l'évolution,  comment  ne  pas  se  rappeler  que  l'évolution 
a  une  limite  ?  La  graine  germe,  croît,  devient  arbre,  donne  la  fleur,  le 
fruit  ;  le  développement  est  achevé  :  vient  ensuite  la  période  stable  et 
l'époque  fructifère  de  la  vie,  puis  la  vieillesse  et  la  destruction.  La  foi 
a  été  semée  au  commencement  du  monde  ;  elle  a  germé,  fleuri  et  donné 
des  fruits  dans  la  révélation  chrétienne  ;  selon  la  loi  de  l'évolution, 
doit  venir  après  cela  la  période  stable  et  l'époque  fructifère3. 


Le  5  avril  i853,  Palmer  envoie  enfin  une  réponse  fort  dé- 
taillée à  la  double  missive  de  Khomiakov  :  la  lettre  et  la 
brochure  antiromaines.  Le  théologien  anglais  les  avait  lues, 
relues,  méditées.  Il  se  décide  maintenant  à  satisfaire  la  pieuse 
curiosité  de  son  ami.  Cette  réponse  nous  montre,  dans   les 

i.   Dissertations,  p.  10. 

2.  Dissertations,  p.   1 47. 

3.  Lettre  à  l'archimandrite  Alexis,  traducteur  des  AtaTpt|3aï.   Barsoukov,  loc.   cit. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  43 

conceptions  religieuses  de  Palmer,  le  progrès,  déjà  constaté 
dans  les  Dissertations  :  le  parcours  de  toute  une  étape  sur  la 
route  de  l'unité  ecclésiastique  abstraite  vers  sa  réalisation 
concrète.  En  Angleterre,  il  n'y  a  pas  à  espérer  un  mouvement 
en  faveur  du  rapprochement  effectif  avec  l'orthodoxie.  Palmer 
le  déclare  sans  détours  à  son  correspondant  de  Russie  :  «  Le 
rêve  de  s'unir  à  l'Église  orientale,  plutôt  qu'à  Rome,  n'existe 
que  chez  les  anglicans  inébranlables  dans  leur  attachement 
à  l'Église  établie.  Mais  chez  tous,  ce  rêve  s'affaiblit  petit  à 
petit  proportionnellement  à  leurs  doutes  sur  la  vérité  de 
l'Eglise  anglicane;  il  s'évanouit  tout  à  fait,  quand  ils  voient 
la  nécessité  de  quitter  l'anglicanisme  pour  quelque  autre 
«  communion  »,  autant  dire  pour  se  soumettre  à  Rome.  Car 
l'idée  d'un  abandon  de  l'Église  établie  pour  l'orientalisme, 
comme  s'il  était  le  vrai  catholicisme  universel,  ne  leur  passe 
même  pas  par  la  tête.  »  Quant  à  Palmer,  s'est-il,  lui  du  moins, 
laissé  convaincre  par  la  copieuse  littérature  de  Khomiakov  ? 
Loin  de  là.  «  Quelles  que  soient  les  Églises  de  Grèce  et 
de  Russie,  considérées  en  elles-mêmes  et  d'une  manière 
abstraite,  dit-il,  moi,  je  dois  les  regarder,  comme  séparées 
et  divisées  entre  elles,  aussi  longtemps  qu'elles  ne  me  par- 
leront pas  d'une  seule  voix  au  lieu  d'une  double.  Peut-être 
y  a-t-il  sous  les  deux  voix  discordantes  un  seul  être,  une  seule 
Église,  qui  parle  comme  un  ventriloque  et  ne  voit  pas  grand 
mal  à  se  moquer  ainsi  des  particuliers  et  à  les  tourmenter  par 
ses  deux  voix.  Mais,  en  conscience,  je  ne  sens  aucune  espèce 
d'appel  divin  m'invitant  à  participer  à  de  pareilles  niaise- 
ries. »  Pour  expliquer  le  pessimisme  croissant  de  Palmer  à 
l'égard  de  l'orthodoxie,  Khomiakov  l'avait  attribué  au  décou- 
ragement devant  les  difficultés,  à  une  impression  de  tristesse, 
produite  sur  l'âme  droite  du  théologien  auglais  par  les  dé- 
fauts des  dignitaires  orthodoxes.  Palmer  le  nie.  «  Je  ne 
ressens  aucun  abattement,  aucune  impatience,  aucune  irri- 
tation, ni  contre  les  hiérarchies  anglicane  et  écossaise,  avec 
lesquelles  j'ai  maintenant  fini  mon  problème  ecclésiastique, 
ni  contre  les  patriarches  grecs,  ni  contre  le  gouvernement 
civil  de  Russie.  Quand  il  s'agissait  de  l'Église  anglicane,  à 
laquelle  j'étais  attaché  par  tant  de  liens,  ce  ne  fut  pas  sans 
peine,  je  l'avoue,  et  sans  répugnance,  que  j'ai  graduellement 


44  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

admis  des  doutes  et  des  convictions  contraires.  Mais  ce  sa- 
crifice une  fois  accompli,  je  ne  sens  plus  de  chagrin,  ni  de 
découragement,  en  rencontrant  des  difficultés  sur  mon  che- 
min vers  l'Église  orientale.  »  Palmer  promet  de  revenir 
bientôt  en  Orient,  car,  pour  satisfaire  pleinement  sa  con- 
science, il  veut  exposer  encore  une  dernière  fois  ses  objec- 
tions, et  en  recevoir  la  réponse.  En  outre,  la  formule  grecque, 
relative  à  la  procession  du  Saint-Esprit,  lui  paraissant  plus 
juste  que  la  formule  latine,  il  lui  faudra  encore  de  longues 
études  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Que  l'Église  orthodoxe  soit 
la  seule  vraie,  il  ne  saurait  plus  l'admettre  ;  la  route  romaine 
est  aussi  obstruée  de  difficultés  théologiques.  Khomiakov 
lui  dit  à  chaque  instant  que  les  différences  doctrinales  entre 
Pétersbourg  et  Gonstantinople  n'atteignent  pas  l'unité  ecclé- 
siastique; mais  alors  lui,  Palmer,  préfère  appliquer  le  même 
principe  au  malentendu  gréco-romain.  Il  s'efforcera  donc  de 
prouver  que  les  querelles  entre  l'immuable  Orient  et  l'Occi- 
dent novateur  n'affectent  pas  l'unité  de  l'Église  du  Christ, 
qu'il  aime  passionnément,  sans  trop  savoir  où  elle  est. 

VI 

Une  circonstance  douloureuse  vint  pendant  quelque  temps 
faire  une  diversion  aux  préoccupations  de  Palmer.  En 
automne  i853,  il  perdait  son  père,  le  Rév.  Jocelyn  Palmer, 
recteur  à  Mixbury.  Plus  rien  après  cette  mort  ne  l'empêchait 
de  renoncer  aux  titres  universitaires  d'Oxford. 

Palmer  se  sentant  libre,  l'heure  lui  parut  venue  de  faire 
en  Orient  le  voyage  promis  à  Khomiakov.  Il  prit  la  route 
du  Caire  ;  sa  santé  ébranlée  par  le  travail  demandait  un 
climat  plus  chaud  que  celui  d'Angleterre.  L'occasion  de 
s'occuper  utilement  en  Egypte  ne  lui  manquerait  d'ailleurs 
pas,  car  il  devait  y  trouver  d'anciens  manuscrits,  fort  impor- 
tants pour  ses  études  d'histoire  ecclésiastique.  Du  Caire,  il 
entreprit  ensuite  un  pèlerinage  à  Jérusalem.  Durant  son 
séjour  en  Terre  sainte,  il  rencontra  l'évêque  et  archiman- 
drite russe,  Porphiri  Ouspenski,  théologien  et  archéologue 
distingué.  Dans  ses  mémoires,  Porphiri  fait  ce  joli  portrait 
de  Palmer  :  «  En  i84i  et  i843,  j'ai  vu  plusieurs  fois  Palmer 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  45 

et  j'ai  causé  en  latin  avec  lui  chez  Mme  Potemkin.  Il  est 
intelligent,  modeste,  pieux  et  agréable,  mais  plus  zélé 
que  raisonnable1.  »  Pendant  leurs  entretiens  de  Jérusalem, 
Porphiri  s'évertua  à  résoudre  les  difficultés  de  Palmer. 
«  Chaque  soir,  écrit  encore  l'archimandrite  dans  ses  mé- 
moires, je  l'engageais  à  devenir  orthodoxe,  mais  chaque 
fois  j'entendais  la  même  réponse  :  j'estime  votre  ancienne 
Eglise,  mais  je  ne  puis  en  être  le  membre,  car  elle  est  oppri- 
mée par  l'autorité  tsarienne,  et  ne  se  répand  pas  en  dehors 
de  votre  empire  ;  cela  prouve  que  la  grâce  divine  n'y  sura- 
bonde pas.  J'avais  beau  lui  dire  :  chaque  année  notre  Église 
acquiert  des  milliers  de  nouveaux  fidèles  parmi  les  hétéro- 
doxes et  les  païens  [de  notre  patrie  ;  à  un  moment  donné 
elle  occupera  l'Asie  centrale,  la  Chine  et  peut-être  le  Japon. 
Il  répétait  toujours  son  même  refrain2.  » 

Après  avoir  fait  imprimer  à  Athènes,  au  mois  de  mai  i854, 
une  deuxième  série  de  dissertations  grecques,  Palmer  alla 
vers  l'automne  en  Asie  Mineure  ;  fidèle  à  son  intégralisme 
dans  l'information,  il  tenait  à  savoir  comment  on  jugerait 
son  cas  dans  les  seules  communautés  orthodoxes  où  il  ne 
s'était  pas  encore  présenté,  celles  de  Smyrne  et  de  Phila- 
delphie. Nous  ignorons  comment  il  fut  reçu  à  Smyrne.  A 
Philadelphie,  l'évêque  fit  fermer  les  portes  de  l'église  à 
Y  «  hérétique  »  ;  Palmer  en  éprouva  une  excellente  impres- 
sion ;  il  avait  été  si  souvent  choqué  par  le  peu  de  zèle  des 
Orientaux3!  Après  ces  visites,  Vexhausting  process  était 
achevé.  Palmer  dit  alors  adieu  à  l'Orient.  Il  le  quitte  à  Corfou. 

On  voudrait  connaître  les  lettres  de  Palmer  à  Khomiakov 
pendant  son  voyage.  Elles  sont  malheureusement  perdues. 
Mais  nous  en  possédons  les  réponses.  Les  angoisses  de 
Khomiakov  allaient  toujours  croissant.  Aussi,  pour  sauver 
l'âme  du  seul  étranger  qu'il  eût  aimé  d'une  affection  sincère 
et  durable,  tirait-il  de  son  arsenal  le  dernier  et  le  plus  fort 
de  ses  arguments  contre  Rome,  l'injure.  «  Cher  Monsieur, 
lui  écrivait-il,  n'attribuez  pas  une  importance  exagérée  à 
des  faits  secondaires.  Ne  fermez  pas  les  yeux  à  l'évident  sé- 
paratisme de  l'Occident  romain,  Y  unique  vraie  plaie  de  Vhuma- 

i.   Kniga  bytia  moïevo,  t.  I,  p.  117.  —  a.   Kniga  bytia  moïevo,  t.  V,  p.  ai 3. 
3.   Mouraviov,  Pisma  o  Pravoslavii,  ae  édition,  p.  i3a. 


46  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

nitêi\  »  Peine  perdue!  Un  des  derniers  jours  de  i854,  Palmer 
arrivait  à  Rome.  11  allait  étudier  cette  unique  vraie  plaie  de 
près  et  constater  qu'elle  est  loin  d'être  incurable. 


III.  —  Au  bercail 

I 

Dès  les  premiers  jours  après  son  arrivée  à  Rome,  William 
Palmer  vint  frapper  à  la  porte  des  Jésuites.  Il  se  proposait 
de  discuter  avec  eux  ses  objections  contre  la  papauté,  accu- 
mulées pendant  les  quinze  années  de  voyages  en  pays 
hostiles  à  cette  antique  institution.  Connaissant  Palmer, 
nous  ne  pourrions  guère  nous  attendre  à  voir  la  lumière  se 
faire  fort  rapidement  dans  son  esprit.  Et,  de  fait,  Palmer 
avait  résolu  d'employer  tout  le  temps  nécessaire  à  l'élucida- 
tion  de  la  «  très  difficile  question  du  Filioque  ». 

En  outre,  les  sollicitations  trop  enthousiastes  de  quelques 
catholiques  le  mettaient  en  défiance.  Aussi  les  premières  ren- 
contres polémiques  avec  les  PP.  Passaglia  et  Perrone  firent 
plutôt  présager  d'interminables  discussions,  pour  ne  pas 
dire  une  rupture. 

Contrairement  à  toutes  les  prévisions,  les  hésitations  de 
Palmer  cessèrent  cette  fois  bien  vite.  Une  question  tombée 
comme  par  hasard  de  la  bouche  d'un  compatriote  produisit 
le  changement.  Voici  comment  M.  J.  Gondon  raconte  le 
revirement  :  «  Peu  de  jours  avant  d'entrer  dans  le  sein  de 
l'unité  si  longtemps  cherchée,  M.  Palmer,  après  avoir  eu 
avec  le  P.  Passaglia  une  controverse  fort  longue  sur  un  des 
points  de  dissidence  entre  l'Église  catholique  et  l'Église 
grecque,  s'était  retiré  en  se  félicitant  d'avoir  eu  l'avantage 
dans  la  discussion.  Un  Anglais  converti,  à  qui  il  faisait  part 
de  ce  résultat,  lui  dit  qu'il  avait  assez  argumenté  et  qu'il 
serait  temps  de  se  recueillir.  Il  l'invita  à  faire  une  retraite 

i.  La  longue  correspondance  entre  Khomiakov  et  Palmer  s'achève  avec  l'année  i854. 
En  Russie,  les  lettres  de  Khomiakov  à  Palmer,  ce  dernier  mol  de  la  théologie  russe, 
ont  été  publiées  à  plusieurs  reprises,  avec  et  sans  commentaires.  On  les  trouvera  dans  : 
Rousski  Arkhiv,  1892,  I;  Pravoslavnoïe  Obozrenie,  1869,  1,  II;  Polnoïe  Sobranie  Sot' 
chinienij  Khomiakova,  t.  II,  p.  398  sqq.  —  Nous  avons  suivi  ici  l'excellente  édition 
anglaise  de  M.  W.-J.  Birkbeck.  Vide  Russia  and  the  Englislt  Church,  during  the  last 
fifty  years.  Publié  par  Rivington,  à  Londres,  en  1895. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  47 

en  prenant  pour  guide  les  Exercices  de  saint  Ignace. 
M.  Palmer  se  rendit  à  cette  invitation,  et  c'est  au  sortir  de 
sa  retraite  qu'il  s'est  trouvé  catholique.  La  grâce  avait  opéré 
dans  le  silence  le  miracle  que  les  plus  savantes  controverses 
avaient»été  impuissantes  à  réaliser1.  » 

L'abjuration  eut  lieu  le  28  février  i855,  dans  la  chapelle 
du  Collège  romain2.  Ainsi  l'étape  la  plus  longue  entre  la 
catholicité  chimérique  et  l'unité  réelle  de  l'Église,  fut 
franchie  par  Palmer  en  moins  de  temps  que  toutes  les 
autres.  Pour  ceux  qui  connaissent  l'efficacité  surnaturelle 
des  retraites,  il  n'y  a  là  rien  d'étonnant.  Quant  à  ceux  qui 
préfèrent  les  éclaircissements  d'ordre  naturel,  Palmer  s'est 
chargé  de  les  leur  donner  lui-même.  Il  avait  envoyé,  dès 
le  7  mars,  à  ses  nombreux  amis,  une  profession  de  foi  «  pour 
prévenir  toute  inexactitude  dans  les  récits  qu'on  ferait  peut- 
être  circuler  sur  sa  conversion3  ».  Il  y  raconte  dans  leurs 
grandes  lignes,  les  vicissitudes  de  sa  vie  théologique  anté- 
rieure. Par  ses  propres  forces,  loin  de  savoir  à  quoi  s'en 
tenir  sur  chaque  dogme  en  particulier,  il  ne  parvenait  pas 
à  formuler  la  définition  de  l'Eglise,  ni  même  à  s'en  faire  une 
idée  claire  et  suffisante.  Entre  temps,  la  crainte  de  mourir 
en  dehors  de  toute  Église  le  poursuivait  sans  cesse.  «  Il  crut 
donc  moralement  plus  sûr  de  se  soumettre  complètement 
au  premier  de  tous  les  évêques,  le  Pontife  romain,  et  de 
lui  prêter  serment  de  croire  à  tout  ce  qu'il  enseigne,  comme 
un  enfant  et  contre  ses  propres  raisonnements  »  ;  «  il  a  fait 
cela  en  s'abandonnant  à  la  miséricorde  du  Dieu  tout- 
puissant  ». 

La  profession  de  foi   est  courte.  Elle   ne  donne  que    la 

1.  De  la  Réunion  de  VÉglise  d'Angleterre  à  VÊglise  catholique,  p.   io5. 

2.  J.  Gillow,  Bibliogr.  Dictionàry  0}  ihe  English  Catholics,  t.   V,  p.  a4o. 

3.  Palmer  écrivit  sa  «  profession  »  en  latin  et  en  anglais.  Les  deux  «  professions  » 
différaient  probablement  entre  elles,  car  les  versions  russes  du  Rouski  Arkhiv  et  de 
Mouraviov,  faites  sur  le  texte  latin,  omettent  plusieurs  passages  importants,  contenus 
dans  la  «  profession  >>  anglaise;  notamment  les  aveux  de  Palmer  où  il  confesse  «  qu'au 
fond  du  cœur  il  désirait  la  communion  romaine,  même  quand  il  combattait  le  plus 
contre  Rome  »  ;  qu'il  «  redoutait  plutôt  qu'il  ne  désirait  le  succès,  même  quand  il  se 
croyait  obligé  de  chercher  l'admission  à  la  communion  de  l'Église  grecque  ».  Les 
Russes  tronquèrent-ils  les  textes  désagréables  pour  eux?  Il  est  plus  probable  que 
Palmer  complète  lui-même,  dans  la  «  profession  »  anglaise,  ce  qui  manquait  à  la 
latine. 


48  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

raison  dernière  de  l'abjuration  :  en  matières  de  foi,  un  parti- 
culier ne  saurait  se  suffire  à  lui-même,  il  doit  recourir  à 
celui  qui  est  le  mieux  qualifié  pour  l'aider.  Palmer  explique 
un  peu  plus  au  long  les  motifs  de  sa  conversion  dans  une 
lettre  au  comte  A.  Tolstoï,  écrite  en  français  au  commen- 
cement de  I8581.  Le  P.  Passaglia  avait  dit  au  chercheur  de 
vérité  «  une  chose  inattendue,  c'est  que,  tout  en  ayant  sur 
certains  points  controversés  importants  des  convictions 
grecques  plutôt  que  latines,  il  pouvait  néanmoins  être  reçu 
dans  l'Église  romaine,  à  condition  de  suspendre  son  juge- 
ment privé,  et  de  ne  rien  affirmer  de  contraire  aux  dogmes 
catholiques  connus,  ni  de  se  complaire  de  préférence  en  de 
pareilles  pensées  ».  Palmer  avait  compris  qu'il  n'était  «  ni 
convenable,  ni  justifiable  de  juger  toutes  les  Églises  sans 
appartenir  à  aucune.  «  Quant  à  la  grande  question  théolo- 
gique qui  divise  les  Orientaux  et  les  Russes  des  latins  (le 
Filioque)  »,  il  disait:  «  Si  je  me  croyais  libre  de  dicter  aux 
autres  une  opinion  particulière,  je  soutiendrais  comme 
auparavant  la  théologie,  c'est-à-dire  la  phraséologie  (formule) 
grecque  comme  étant  la  plus  ancienne  et  en  elle-même 
suffisante2.  Mais  je  suis  pleinement  convaincu,  par  des 
considérations  générales,  qu'il  doit  exister  quelque  manière 
de  concilier  et  d'unir  les  deux  formules  des  Grecs  et  des 
Latins  qui  semblent  se  contredire.  Je  n'ose  pas  m'attribuer 
la  découverte  d'une  solution  du  problème,  mais  je  n'ai  rien 
de  meilleur  à  désirer  que  de  passer  le  reste  de  ma  vie  à 
l'étudier.  Si  la  grâce  divine  veut  bien  me  permettre  de  Lui 
servir  d'instrument  pour  avancer  tant  soit  peu  la  cause  de 
l'unité,  je  dirai  mon  Nunc  dimittis  avec  des  larmes  de  joie 
et  de  reconnaissance.  » 

Tel  fut  l'idéal  de  Palmer  pendant  les  premières  années 
qui  suivirent  sa  conversion.  Faut-il  le  dire,  ce  ne  sont  plus 
les  rêves  du  début  de  sa  carrière.   Cet  idéal  ne  diffère   pas 


i.  M.  Birkbeck  la  donne,  op.  cit.,  p.  182  ;  la  traduction  en  russe  se  trouve  dans 
Bousski  Arkhiv,  189^,  II,  p.  20. 

2.  Les  accusateurs  orthodoxes  de  Palmer  semblent  n'avoir  jamais  compris  ces 
mots.  D'après  eux,  Palmer  aurait  été  pleinement  convaincu  de  la  vérité  du  dogme  grec 
et  de  la  fausseté  du  dogme  latin.  Voilà  pourquoi  sa  conversion  au  catholicisme  n'au- 
rait été  qu'une  «  chute  »  morale,  ou  tout  au  moins  intellectuelle. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  49 

moins  de  ce  que  Palmer  pensera  sur  l'unité  ecclésiastique 
au  déclin  de  sa  vie.  Nous  le  verrons  alors  abandonner  sa 
solution  du  Filioque,  porter  tout  le  nœud  de  la  difficulté  de 
l'union  religieuse  sur  la  question  de  l'autorité  papale,  et 
employer  ses  dernières  forces  à  défendre  la  primauté  du 
Souverain  Pontife.  Cette  dernière  métamorphose  mit 
quelques  années  à  s'accomplir.  Palmer  les  avait  passées 
dans  la  méditation,  la  prière,  les  études  archéologiques,  en 
un  mot  dans  une  vie  si  cachée  au  monde  qu'en  cherchant  à 
la  décrire  on  s'exposerait  à  tomber  dans  les  conjectures,  et 
à  ne  plus  faire  de  l'histoire.  Plus  tard,  nous  reviendrons  sur 
les  résultats  définitifs  de  l'évolution  religieuse  de  notre 
fellow  converti. 

Laissons-le,  en  attendant,  partager  son  temps  entre  sa 
riche  bibliothèque  de  Rome  et  son  oratoire.  Profitons-en 
pour  recueillir  quelques  explications  assez  curieuses  que  les 
orthodoxes  donnèrent  de  la  conversion  de  Palmer. 


Il 


Que  pensa  Alexis  Khomiakov  du  nouveau  «  romaniste  »  P 
Il  avait  toujours  reconnu  sa  sincérité  irréprochable  dans  la 
recherche  du  vrai  ;  lui  imputa-t-il  maintenant  le  «  crime 
d'orgueil  »  des  papistes,  à  lui  qui  avait  humblement 
«  accompli  tous  ses  devoirs  envers  l'Orient  »?  En  aucune 
façon. 

Le  célèbre  docteur  de  l'orthodoxie  slavophile  ne  mit 
jamais  en  doute  la  droiture  de  conscience  de  son  ami.  Il 
déchargea  toute  sa  colère  sur  le  haut  clergé,  aussi  bien 
orthodoxe  que  latin,  accusa  la  paresse  des  patriarches  orien- 
taux et  des  évêques  russes,  reprocha  à  tout  l'Orient  son 
manque  de  zèle  à  l'égard  du  pèlerin  ;  il  s'éleva  encore  plus 
contre  le  Pontife  romain,  qui  a  prouvé  l'énormité  de  sa 
malice  en  entraînant  dans  ses  iniquités  une  âme  aussi  pure 
que  celle  de  Palmer.  Quant  à  l'objection  que  la  Providence 
ne  saurait  permettre  aux  forces  infernales  une  victoire  aussi 
complète  sur  la  sainteté,  Khomiakov  répond  que  Palmer 
redeviendra    orthodoxe,    quand   la   mort  l'aura  délivré    du 


50  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

terrible  esclavage  romain.  Au  surplus,  voici  l'explication  de 
la  conduite  de  Palmer,  qu'il  trouve  pour  le  public  français  : 

Aucun  pays  n'a  montré  autant  de  désir  de  se  rapprocher  de 
l'Eglise  que  l'Angleterre,  et  dans  ces  derniers  temps  nous  avons 
encore  vu  un  de  ses  plus  dignes  enfants,  William  Palmer,  travailler 
avec  ardeur  à  rétablir  l'antique  unité.  Quoique  tombé  plus  tard  dans 
l'erreur  romaine,  nous  osons  espérer  que  sa  faute  lui  sera  pardonnée 
en  faveur  de  la  lutte  si  longue  et  si  douloureuse  qu'il  avait  soutenue. 
Quant  à  ceux  qui  lui  ont  fermé  la  porte  de  l'Eglise  et  ont  occasionné 
sa  défection,  tout  ce  que  nous  pouvons  dire  d'eux,  c'est  que  nous 
désirons  que  Dieu  les  juge  dans  sa  miséricorde;  car  ils  ont  été 
bien  coupables.  Cette  âme  si  pure  et  si  avide  de  vérité,  maintenant 
jetée  au  centre  même  du  mensonge  constant  et  volontaire,  n'a  pas  de 
repos  à  attendre  sur  la  terre,  à  moins  d'un  retour  qu'il  est  impos- 
sible de  prévoir.  Pauvre  Palmer!  Si  jamais  ces  lignes  tombent  sous  ses 
yeux,  je  voudrais  qu'il  apprît  que  sa  chute  a  attristé  bien  des  cœurs 
amis,  et  que  les  souffrances  qui  l'ont  précédée  avaient  déjà  fait  verser 
des  larmes  amères  à  des  yeux  que  la  mort  a  fermés  à  jamais1. 

Ces  lignes  tombèrent-elles  effectivement  sous  les  yeux 
de  Palmer  ?  A  n'en  pas  douter.  Mais  en  les  lisant  n'a-t-il  pas 
à  son  tour  versé  des  larmes  sur  Khomiakov,  ce  chrétien 
qui,  par  haine  de  Rome,  tombe  dans  un  manichéisme  philo- 
sophique, en  considérant  la  papauté  comme  un  principe 
absolu  du  mal  et  un  centre  réel  du  mensonge  ?  Dans  sa 
brochure  française,  Khomiakov  menaçait  Palmer  de  ne  point 
trouver  de  repos  sur  la  terre.  Combien  il  se  trompait, 
Palmer  nous  l'apprend  par  sa  lettre  au  comte  Tolstoï  :  «  J'ai 
obtenu  de  ma  conversion  ce  que  j'espérais,  une  paix  solide.  » 

De  Khomiakov  passons  à  Mouraviov.  Le  confident  de 
Philarète  crut  devoir  écrire  une  longue  épître  sur  l'apostat 
qui  «  renia  l'Église  orthodoxe  pour  se  jeter  inconsciemment 
dans  les  bras  de  l'Église  romaine  ».  Savourons  un  instant 
cette  absurde  analyse  psychologique.  «  Pendant  les  trois 
voyages  de  Palmer  en  Russie  »,  dit  l'auteur  du  pamphlet, 
«  je  l'ai  beaucoup  connu;  j'ai  pleinement  apprécié  la 
noblesse  et  la  droiture  de  son  caractère;  ...  c'est  un  homme 
sincèrement  religieux,  cherchant  la  vérité  ».  Néanmoins  «  il 
eût  fallu  apporter  à  la  recherche  du  vrai  plus  de  calme  et 
moins  de  cet  esprit  de  curiosité  qui  animait  Palmer  ;  voilà, 

j.  Khomiakov,  Encore  quelques  mots  d'un  chrétien  orthodoxe,  Leipzig,  i858,  p.  62. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  51 

au  fond,  ce  qui  le  rendait  malade  ».  La  «  maladie  »  alla 
toujours  augmentant,  d'après  Mouraviov,  et  conduisit  enfin 
le  malheureux  à  une  espèce  de  suicide  intellectuel  et 
moral  au  moment  où  son  «  esprit  inquiet  »  le  mena  à  Rome. 
La  profession  de  foi  du  converti  est  le  «  cri  d'une  âme 
fatiguée...  d'un  cœur  brisé  ». 

Engagé  sur  la  pente  fatale,  Palmer  dévoila  au  monde  toute 
la  noirceur  de  son  caractère,  son  ingratitude.  L'Orient  l'a 
hébergé,  les  orthodoxes  se  sont  prêtés  à  toutes  les  explica- 
tions; et,  pour  toute  reconnaissance,  le  perfide  Anglais  livre 
aux  critiques  de  l'Europe  les  infimes  défauts  organiques  de 
l'Eglise  immuable  !  «  Les  Dissertations  »,  dit  Mouraviov, 
«  ne  lui  font  pas  honneur  ;  elles  auraient  pu  non  seulement 
susciter  une  querelle  entre  l'riglise  grecque  et  l'Église 
russe,  mais  donner  aussi  à  l'Occident  des  armes  contre  nous, 
en  lui  indiquant  nos  côtés  faibles.  Était-ce  là  se  montrer 
généreux?  Était-ce  là  remercier  la  Russie  pour  son  hospita- 
lité ?  »  Mouraviov  qualifie  la  conduite  de  Palmer  de  para- 
doxale et,  pour  finir,  déclare  n'y  rien  comprendre.  La  profes- 
sion de  foi  produisit  sur  l'historien  russe  le  même  effet  que 
s'il  «  tombait  du  haut  d'une  tour  »  ;  c'est  son  expression. 
Après  avoir  admis  la  doctrine  orthodoxe,  comment  l'ancien 
puseyiste  peut-il  aller  prendre  des  leçons  à  Rome  ?  Gomment 
peut-il  promettre  au  pape  de  l'écouter  «  comme  un  enfant4  »  ? 
L'obéissance  du  jugement,  la  prédominance  de  la  métaphy- 
sique sur  la  simple  logique,  la  distinction  entre  l'abstrac- 
tion vague  et  le  spirituel,  la  différence  entre  l'Église 
triomphante  du  ciel,  qui  se  passe  d'un  pape  pour  la  diriger, 
et  l'Église  militante  de  la  terre,  qui  a  besoin  d'une  tête  pour 
la  gouverner,  —  voilà  autant  de  principes  que  Mouraviov 
ne  parvint  jamais  à  comprendre  ;  or,  à  partir  de  l'abjuration 
de  Palmer  toutes  ces  vérités  jouèrent  un  rôle  de  plus  en 
plus  grand  dans  la  spiritualité  du  converti. 

Si  Mouraviov  crut  «  tomber  du  haut  d'une  tour  »  en 
apprenant  le  passage  de  Palmer  au  catholicisme,  il  fut  à  peu 
près  le  seul  à  en  être  si  cruellement  impressionné.  L'éditeur 
des  Œuvres  complètes  de  A.  S.  Khomiakov,  par  exemple,  ne 

i.  Mouraviov,  Pisma   o  Pravoslavii.  Ispoviedanie  viery  Palmera.  Slaviansk,   i858. 


52  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

trouve  aucune  difficulté  à  expliquer  la  conversion.  Pour  lui 
«  l'issue  si  triste  des  longs  entretiens  de  Palmer  avec  les 
orthodoxes  est  due  non  à  un  changement  de  ses  idées  sur 
l'Église  et  sa  doctrine,  mais  plutôt  à  des  impressions  person- 
nelles et  à  des  sensations  immédiates,  rapportées  de  Saint-Pé- 
tersbourg, Gonstantinople  et  Athènes1».  Gela  est  équivoque. 
Le  mot  personnel  peut  avoir  plusieurs  sens.  Que  Palmer 
renonçât  à  l'orthodoxie  pour  des  raisons  personnelles,  c'est 
parfaitement  vrai  en  ce  sens  que  l'orthodoxie  ne  put  satis- 
faire la  personne  de  Palmer,  en  particulier.  Mais  l'éditeur 
de  Khomiakov,  et  beaucoup  d'autres  avec  lui,  l'entendent 
comme  si  les  personnes  de  l'Église  orthodoxe  avaient  rebuté 
le  diacre  anglican  ;  et  cela  est  tout  à  fait  faux.  Palmer  garda 
bon  souvenir  des  Orientaux,  même  après  qu'ils  eurent 
rompu  leurs  relations  avec  lui.  Pour  montrer  à  quel  point 
l'éditeur  de  Khomiakov  se  trompe,  remarquons  que  loin 
d'être  choqué  de  la  conduite  des  «  personnes  orthodoxes  », 
Palmer  n'était  pas  même  offusqué  par  celle  des  Eglises 
particulières  prises  séparément.  D'après  lui,  chacune  des 
Églises  nationales,  considérée  seule  et  indépendamment  des 
autres,  a  une  ^doctrine  raisonnable  sur  le  baptême  des  Occi- 
dentaux. Mais  comme  ces  doctrines  ne  concordent  pas  entre 
elles,  c'est  le  manque  d'unité  orthodoxe  qui  l'a  toujours 
rebuté,  et  c'est  l'Église  orthodoxe  comme  telle  qu'il  traite 
de  «  ventriloque  ».  Ce  n'est  pas  aux  Églises  de  Grèce  ou  de 
Russie,  mais  à  l'Église  orthodoxe  dans  son  ensemble  qu'il 
reproche  ses  «  niaiseries  »,  ses  façons  de  se  «  moquer  des 
gens  »  et  de  les  «  vexer2  ». 

Beaucoup  de  Russes  qui  s'occupèrent  de  la  a  profession 
de  foi  »  reprochèrent  à  Palmer  de  chercher  midi  à  quatorze 
heures.  Trop  préoccupé  d'approfondir  les  différents  points 
de  doctrine  religieuse,  il  aurait  perdu  par  ses  lenteurs  les 
occasions  de  se  faire  membre  de  l'Église  russe,  dépassé,  pour 
ainsi  dire,  la  vérité,  et,  en  s'obstinant  à  réclamer  pour 
l'unité  ecclésiastique  quelque  chose  de  plus  que  les  dogmes 
des  sept  conciles  œcuméniques,  il   se  serait  égaré   dans  les 


i.  Polnoïe  Sobranïe  Sotchinienij  A.  S.  Khomiakova,  red.  Samarina,  t.  II,  p.  a< 
a.   Birkbeck,  op.  cit.,  p.  i5i. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  53 

innovations  romaines.  Jadis,  Mgr  Grégoire,  archevêque  de 
Kasan,  s'était  déjà  montré  indigné  de  l'entêtement  de 
Palmer  quand  celui-ci,  au  lieu  «  d'entrer  par  la  porte  russe, 
toute  grande  ouverte  »,  partit  pour  essayer  à  Constanti- 
nople  la  résistance  de  la  porte  grecque,  fermée  à  huis  clos  ; 
quelle  bizarrerie  de  se  fatiguer  à  enfoncer  une  porte  quand 
on  peut  pénétrer  dans  toute  la  maison  en  passant  par  une 
autre  !  Voilà  encore  une  explication  erronée.  Si  Palmer 
frappait  patiemment  à  la  porte  grecque  sans  franchir  le 
seuil  libre  de  l'Église  russe,  c'est  qu'il  attendait  la  réponse 
du  gardien  préposé  à  toutes  les  portes.  Il  se  serait  volon- 
tiers résigné  à  toutes  les  incommodités  de  l'entrée  grecque 
ou  russe,  à  condition  de  trouver  de  la  vie  dans  la  maison,  de 
rencontrer  le  propriétaire,  ou  son  intendant;  mais  dans  un 
bâtiment,  où  portes  et  fenêtres  battent  librement  au  seul 
hasard  du  vent,  rien  ne  lui  indiquait  la  présence  du  Christ 
et  de  son  Église. 

Dans  le  concert  de  reproches,  adressés  à  l'ingrat  déser- 
teur de  la  cause  orthodoxe,  nous  trouvons  cependant  une 
note  discordante.  C'était  un  jour  de  novembre  1860,  dans  un 
appartement  de  Constantinople  :  Mgr  Kallinik,  patriarche 
d'Alexandrie,  s'y  entretenait  avec  le  savant  théologien  et 
archéologue  russe,  Porphiri  Ouspenski  ;  c'est  ce  Porphiri, 
qui,  en  i854,  avait  fait  de  si  grands  efforts  pour  vaincre  les 
«  tentations  romaines  »  de  Palmer.  Le  patriarche  était  pensif. 
Tout  à  coup,  il  posa  à  son  illustre  visiteur  une  question  sur 
l'avenir  de  la  papauté.  «  Béatitude  !  »  lui  répondit  l'évêque 
russe  :  «  Le  pontife  romain  est  secouru  par  le  Ciel  !  Il 
professe  le  même  symbole  de  foi  que  nous  à  l'exception  de 
l'addition  sur  la  procession  du  Saint-Esprit.  Ce  grand 
prêtre  est  très  fort  actuellement,  quoiqu'on  l'opprime 
de  toute  part.  Dans  l'Angleterre  protestante,  se  dressent 
inébranlables  les  évêchés  dépendants  de  sa  juridiction  ;  il 
acquiert  dans  ce  pays  de  nouveaux  et  dignes  enfants  spi- 
rituels, tels  Newman,  Palmer,  et  d'autres  encore  *.  » 

En  Angleterre,  la  «  sécession  »  de  William  Palmer,  pour 
parler  comme  les  Anglais,  passa  presque  inaperçue  :  le  long 

1.  Ouspenski,  Kniga  Bytia  moïevot  t.  VII,  p.  286. 


54  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

cortège  de  ceux  qui  tendunt  in  Latium  défilait  déjà  depuis 
plus  de  dix  ans.  L'opinion  publique  était  depuis  longtemps 
habituée  à  cette  solution  des  problèmes  cuisants  de  la  théo- 
logie anglicane.  Une  seule  voix  s'y  fit  entendre,  tardive  et 
criarde.  Ce  fut  celle  d'un  professeur  allemand  auquel  la 
Grande-Bretagne  servait  de  seconde  patrie.  Naguère  prêtre 
catholique,  puis,  pendant  quelque  temps  protestant  de  la 
plus  belle  eau,  J.  Overbeck  était  devenu  orthodoxe  militant 
vers  la  fin  de  sa  vie.  Gomme  tel  il  éditait  à  Londres  YOrtho- 
dox  Catholic  Review,  chef-d'œuvre  de  haine  religieuse.  Les 
«  innovations  »  romaines  y  sont  violemment  attaquées,  le 
célibat  ecclésiastique  surtout,  dont  l'abbé  Overbeck  triompha 
en  se  mariant1.  Overbeck  fulmina  contre  Palmer  à  plusieurs 
reprises.  En  1869,  YOrthodox  Catholic  Review  publiait  un 
long  article  dirigé  contre  quatre  «  récalcitrants  »  :  Neale, 
Newman,  Palmer  et  Allies.  L'orage  s'abattit  toutspécialement 
sur  les  Dissertations.  Overbeck  lisait  dans  la  deuxième  dis- 
sertation ce  qu'il  appelait  un  «  nauséeux  »  passage;  le  voici  : 
«  On  trouve  souvent  des  gens  de  vertu  et  de  piété,  qui 
passent  de  la  communion  orientale  au  catholicisme  romain. . . , 
tandis  qu'on  ne  peut  donner  un  seul  exemple,  ou  à  peu  près, 
de  quelque  évêque,  prêtre  ou  laïque,  possédant  une  science 
reconnue  et  de  la  vertu,  qui  irait  rejoindre  l'Église  orien- 
tale. »  Cette  affirmation  de  Palmer  irritait  le  défroqué  recueilli 
par  les  Orientaux,  au  point  de  le  mettre  hors  de  lui2.  Qua- 
torze ans  plus  tard,  en  i883,  Overbeck  s'emportait  encore 
contre  Palmer,  mort  depuis  longtemps,  pour  invectiver  iro- 
niquement et  jalousement  contre  sa  «  soumission  incondi- 
tionnée au  pape  »,  sa  lâcheté,  sa  paresse  et  son  «  anéantisse- 
ment3 ». 

III 

Que  Palmer  fût  perdu  à  jamais  pour  l'orthodoxie,  dès 
l'abord  cela  ne  fit  aucun  doute  pour  un  observateur  perspi- 
cace. Le  métropolite  Philarète,  par  exemple,  ne  se  berçait 
d'aucune  illusion  depuis  la  publication  de  s  Dissertations.  Le 

1.   Pisma  Philarcta,  p.  64 1. 

a.   Orth.  Caih.  Review,  II,  p.  17.  —  3.  Ibid.,  X,  p.  122. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  55 

bon  Khomiakov  espérait  pourtant  revoir  dans  l'orthodoxie 
céleste  son  vieil  ami,  délivré  enfin  par  la  mort  des  chaînes 
catholiques. 

Il  y  eut  aussi  des  gens  pour  interpréter  la  conversion  du 
28  février  i855  dans  le  sens  d'une  faiblesse  passagère,  d'un 
repos  à  mi-chemin,  et  de  je  ne  sais  quelle  attente  de  condi- 
tions plus  favorables  pour  reprendre  après  la  guerre  de 
Grimée  les  démarches  à  Saint-Pétersbourg  et  Constanti- 
nople.  Les  causes  de  cet  optimisme  mériteraient  une  étude 
qui  ne  serait  pas  dénuée  d'intérêt,  car  Palmer  entrait  déjà 
dans  la  deuxième  décade  de  sa  vie  de  catholique,  et  cette 
espérance  naïve  de  certains  Russes  n'avait  diminué  en  rien. 
Contentons-nous  de  dire  ici  qu'elle  était  due  principalement 
à  la  charité  dont  Palmer  ne  se  départit  jamais  envers  les 
Slaves  de  Russie,  et  à  l'impartialité  dont  il  fit  preuve  dans 
tous  ses  jugements.  Les  Russes  devaient  être  frappés  par  le 
contraste  entre  les  idées  bienveillantes  de  Palmer  sur  la  vie 
chrétienne  dans  le  pays  de  saint  Vladimir  et  le  dédain  de 
certains  esprits  à  horizons  bornés  ;  dédain  injustifiable, 
rencontré  trop  souvent  chez  certains  Occidentaux,  mais  que 
les  orthodoxes  attribuent  à  tort,  quoique  de  bonne  foi,  à  la 
religion  catholique.  Palmer  n'avait  rien  de  la  suffisance  de 
l'homme  qui,  pour  appartenir  à  une  civilisation  supérieure, 
croit  tout  savoir  et  pouvoir  par  le  fait  même  mépriser  les 
«  nations  arriérées  ».  Il  connaissait  bien  l'Orient  et  savait 
que  les  prétentions  ridicules  des  slavophiles  ont  néanmoins 
un  fondement  réel  ;  que  derrière  une  théologie  confuse  et 
brouillée  avec  la  métaphysique,  il  y  a,  dans  le  peuple,  des 
vertus  chrétiennes  ;  ces  vertus  sont  quelque  peu  rudimen- 
taires  ;  on  y  chercherait  vainement  la  variété  et  l'épanouis- 
sement grandiose  du  dévouement  catholique,  mais  elles  n'en 
existent  pas  moins  et  sont  fort  instructives  pour  nous,  ne 
serait-ce  que  par  ce  qui  leur  manque.  Certains  orthodoxes 
ont  tiré  d'une  fausse  interprétation  de  Lestime  de  Palmer 
pour  les  Russes  la  conséquence  erronée  qu'il  finirait  par 
arrêter  définitivement-son  choix  sur  l'immuable  orthodoxie. 
D'ailleurs,  pour  beaucoup  d'entre  eux,  la  même  conclusion 
se  dégageait  immédiatement  des  qualités  morales  et  reli- 
gieuses de  Palmer. 


56  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

Tel  fut  le  prêtre  Obraztsov,  entre  autres.  «  Nos  bons 
zélateurs  de  l'orthodoxie  »,  écrivait-il  en  1866,  «  qui  ont  eu 
le  temps  de  bien  connaître  Palmer  pendant  son  séjour  en 
Russie,  gardent  jusqu'à  présent  l'espoir  inébranlable  de  sa 
conversion,  malgré  son  passage  au  latinisme.  Étant  donné 
les  recherches,  si  assidues  et  infatigables  de  Palmer  pour 
trouver  la  vraie  foi,  il  est  impossible,  disent-ils,  que  le 
Seigneur  lui  refuse  ses  lumière  s  et  sa  révélation4.  » 

Obraztsov  nous  fait  aussi  connaître  par  une  lettre  du 
comte  A.  Tolstoï,  que  ce  procureur  synodal  conservait  au 
fond  du  cœur  les  mêmes  espérances.  Elles  se  manifestèrent 
à  l'occasion  d'un  passage  de  l'anglicanisme  à  l'orthodoxie 
survenu  à  Liverpool.  Le  converti  s'appelait  Hatherly. 
Honnête  et  de  bonne  foi,  il  ne  ressemblait  nullement  au 
malheureux  Overbeck,  qui  devait  l'imiter  quelques  années 
plus  tard.  Selon  Hatherly,  l'orthodoxie  aurait  conservé  le 
mieux  l'héritage  apostolique.  Il  lui  faisait  l'unique  reproche 
de  manquer  de  zèle  pour  le  salut  des  âmes.  Cette  inertie  lui 
semblait  pourtant  facilement  réparable;  aussi,  pour  y  remé- 
dier, notre  prosélyte  eut  vite  fait  de  devenir  missionnaire 
orthodoxe  dans  sa  patrie  ;  ce  ne  fut  pas,  disons-le  en  passant, 
sans  mécontenter  l'aumônier  de  l'ambassade  russe  à 
Londres,  E.  Popov,  pour  lequel  c'était  aller  «  trop  à 
l'anglaise  ».  La  conversion  inattendue  de  Hatherly  ravivait 
chez  Tolstoï  l'espoir  de  voir  cet  exemple  bientôt  suivi  par 
Palmer. 

A  présent  que  Hatherly  s'est  converti,  écrivait-il  à  un  pope, 
mon  espérance  de  voir  Palmer  se  réunir  à  l'orthodoxie  est  devenue 
plus  vive.  En  Angleterre,  — je  le  savais,  et  Palmer  lui-même  en  avait 
conscience,  —  devenir  orthodoxe  prêtait  au  ridicule,  par  l'isolement 
dans  lequel  on  allait  se  trouver.  La  profondeur  même  des  convic- 
tions orthodoxes  ne  pouvait  corriger  le  grotesque  de  la  situation.  Un 
changement  de  foi  si  insolite,  dénué  de  tout  précédent,  entraînait  les 
plus  grandes  difficultés,  sociales  et  morales  (?).  Que  l'exemple  de 
Hatherly  ait  enlevé  tous  les  obstacles,  je  ne  le  dis  pas,  mais  pour 
Palmer  il  est  d'une  haute  importance  :  l'acte  héroïque  de  se  soumettre 
le  premier  d'une  manière  absolue  à  la  vérité  divine,  de  la  professer 
en  public  devant  les  hésitants  et  les  scandalisés,  cet  acte  a  été 
accompli  par  un  autre.  Lors  de  sa  conversion,  objet  de  nos  vœux  si 

1.  Pravoslavnoïe  Obozrenie,  1866,  t.  XIX,  p.   189. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  57 

ardents,  ce  ne  sont  plus  la  tristesse  et  la  terreur  de  l'isolement  qui 
attendront  Palmer,  mais  la  société  joyeuse  et  réconfortante  de  son 
magnanime  compatriote,  avec  lequel  il  aura  le  bonheur  de  suivre  une 
vocation  apostolique  dans  sa  patrie.  Nous,  ses  sincères  amis,  nous  ne 
pouvons  nous  faire  à  la  pensée  d'une  éternelle  séparation  spirituelle  ; 
nous  prions  constamment  le  Seigneur  d'éclairer  sa  raison  par  des 
lumières  célestes.  Une  connaissance  aussi  exacte  de  l'Eglise  orthodoxe 
que  celle  de  ce  généreux  amant  du  vrai,  une  tendance  aussi  prononcée 
vers  cette  Eglise,  la  Providence  les  lui  aurait-elle  données  sans  avoir 
un  but  en  vue?  Il  est  difficile  de  le  croire1. 

L'explication  du  pieux  comte  Tolstoï  ne  manque  pas 
d'originalité  ;  il  oubliait  l'absence  complète  de  respect 
humain  chez  Palmer  et  la  facilité  avec  laquelle  les  confes- 
sions religieuses  naissent  et  meurent  en  Angleterre,  sans 
appeler  sur  elles  l'attention  de  personne. 

Après  avoir  entendu  tant  d'orthodoxes,  nous  nous  repro- 
cherions de  ne  pas  citer  au  moins  une  voix  catholique.  Voici, 
par  exemple,  en  quels  termes  M.  Gondon  traduit  un  passage 
de  la  Civiltà  Cattolica  :  «  La  voie  admirable  par  laquelle  la 
bonté  divine  a  conduit  Palmer  à  la  vérité,  son  zèle  sincère  et 
constant  pour  la  découvrir,  le  génie  et  la  science  qui  le 
distinguent,  font  espérer  à  tout  bon  catholique  que  l'inten- 
tion divine  est  de  s'en  servir  comme  d'un  instrument  pour 
de  grandes  œuvres.  Un  tel  homme  peut  beaucoup  pour  la 
gloire  de  Dieu  et  le  salut  d'un  grand  nombre,  surtout  parmi 
ses  concitoyens  et  parmi  les  Grecs  schismatiques,  dont  il 
connaît  si  bien  les  dogmes  et  les  erreurs2.  » 

IV 

Quelle  attitude  prit  William  Palmer  en  lisant  les  raisons 
si  variées  qu'on  donnait  de  sa  conversion?  Il  ne  répond 
mot  ni  aux  amis,  ni  aux  ennemis,  laisse  tout  dire  avec  un 
calme  et  une  sérénité  parfaites.  Le  lecteur  ne  s'en  étonnera 
pas  ;  c'est  bien  là  le  Palmer  que  nous  nous  sommes  efforcé 
de  lui  faire  connaître,  ftewman,  dans  son  édition  des  notes 
intimes  de  Palmer,  remarquait  qu'il  «  mettait  de  la  négli- 

i.   Pravosl.  Obozr.,  loc.  cit. 
,  a.  Gondon,  op.  cit.,  p.  106. 


08  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

gence  à  se  défendre  ».  C'est  très  exact.  Ne  nous  trompons 
pourtant  pas  sur  la  nature  de  ce  flegme.  Quand  on  se  conten- 
tait de  révoquer  en  doute  la  sincérité  et  la  loyauté  de  son 
âme,  rien  ne  pouvait  l'émouvoir.  Mais  attaquait-on  devant 
lui  la  religion,  croyait-il  voir  en  jeu  le  salut  du  prochain,  il 
savait  s'animer  comme  nous  prouvent  suffisamment  ses 
diverses  publications.  Si  nous  nous  étions  proposé  de 
donner  une  biographie  complète  de  Palmer,  nous  aurions 
même  eu  beaucoup  à  dire  de  ces  publications.  Les  Remarks 
on  the  Turkish  Question,  l'étude  archéologique  Early  Chris- 
tian Symbolism,  les  deux  volumes  des  Egyptian  Chronicles, 
l'essai  théologique  Commentatio  in  Librum  Danielis ,  tous  ces 
ouvrages  eussent  mérité  l'honneur  d'une  analyse  appro- 
fondie; ils  respirent  un  vrai  zèle  de  néophyte. 

Toute  la  vie  intime  de  notre  converti  était  d'ailleurs  celle 
d'un  parfait  chrétien. 

Tourmenté  déjà  pendant  ses  premiers  séjours  en  Orient 
d'incessants  accès  de  goutte,  qui  lui  rendaient  le  maniement 
de  la  plume  fort  douloureux,  souffrant  des  yeux  dès  sa 
jeunesse,  Palmer  montra  toujours  à  endurer  ses  infirmités 
un  courage  qui  devint  encore  plus  admirable  chez  le  vieil- 
lard !  :  elles  ne  l'empêchèrent  pas,  en  1876,  d'entreprendre  un 
pénible  voyage  en  Russie,  pour  chercher  les  documents 
historiques  dont  il  avait  besoin  pour  l'un  de  ses  ouvrages. 

Il  est  intéressant  de  voir  ce  que  l'orthodoxie  était  devenue 
à  cette  époque  dans  les  appréciations  du  nouveau  papiste. 
Nous  disons  papiste  ;  il  convient  de  préciser  en  quel  sens 
nous  appliquons  le  mot  à  Palmer.  Papisme  chez  les  hétéro- 
doxes signifie  esclavage,  passivité,  renoncement  à  l'intelli- 
gence, dévouement  hypocrite  au  Saint-Siège,  admiration 
outrée  pour  les  plus  infimes  usages  de  la  vie  romaine,  apolo- 
gétique à  bon  marché  et  grand  fracas  ;  en  ce  sens  du  mot, 
personne  ne  fut  moins  «  papiste  »  que  Palmer.  Mais,  comme 
les  saints,  il  se  faisait  gloire  d'obéir  au  Saint-Siège,  il  voyait 
en  cela  l'application  la  plus  parfaite  et  la  plus  grandiose  de 

1.  C'est  dans  la  prière  —  la  sienne  et  celle  de  ses  amis  —  que  Palmer  puisait  sa 
force  d'âme.  «  En  attendant  »,  lisons-nous  dans  une  ;de  ses  lettres  au  P.  Pierling, 
a  j'ai  grand  besoin  de  patience  et  d'une  résignation  plus  complète;  c'est  pour  cela 
que  je  vous  engage,  mon  Pare,  à  prier  pour  moi,  afin  que  j'obtienne  cette  grâce  »* 


La  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  59 

la  vertu  d'obéissance,  tant  recommandée  par  Notre-Seigneur  ; 
en  ce  sens-là,  il  méritait  au  plus  haut  degré  le  nom  de  papiste 
dont  les  orthodoxes  attristés  le  qualifiaient. 

Les  Russes  confondent  volontiers  les  deux  significations  du 
mot  papisme.  Aussi  les  anciens  amis  de  Palmer  ne  compre- 
naient-ils rien  à  ses  théories  sur  la  papauté.  Trouver  dans 
l'obéissance  ecclésiastique  la  vraie  liberté,  la  joie  du  cœur, 
un  principe  d'initiative,  un  accroissement  d'autorité  dans 
celui  qui  obéit,  c'étaient  là  pour  eux  autant  de  mystères.  Que 
dire  de  leur  étonnement  quand  ils  entendaient  Palmer 
opposer  le  prestige  moral  des  évêques  soumis  au  pape  à 
l'avilissement  des  prélats  asservis  au  pouvoir  civil,  l'apos- 
tolat des  premiers  à  l'inactivité  des  seconds,  toute  la  fécondité 
spirituelle  et  intellectuelle  de  la  vie  catholique  à  la  routine 
impuissante  de  la  bureaucratie  orthodoxe? 

Ce  n'est  donc  pas  pour  «  faire  le  paresseux  »  et  rester 
passif,  comme  le  lui  reprochait  Overbeck,  que  Palmer  se 
soumit  au  pape.  C'était  afin  de  poursuivre,  avec  plus  de 
sûreté,  la  recherche  des  vérités  éternelles,  pour  y  travailler 
avec  plus  de  zèle  et  d'ardeur.  Il  sentit  croître  à  Rome  son 
désir  de  coopérer  à  la  conversion  de  la  Russie  ;  il  crut  même 
avoir  trouvé  dans  cette  coopération  sa  vocation  véritable. 
Ceci  explique  pourquoi  il  semble  s'être  intéressé  si  peu  à  la 
conversion  de  ses  compatriotes.  Toujours  il  resta  persuadé 
de  la  supériorité  de  l'orthodoxie  sur  l'anglicanisme,  et  cette 
conviction  demeure  inébranlable  chez  lui  jusqu'à  l'heure  de 
la  mort.  L'Église  anglicane  n'avait  à  ses  yeux  pas  plus 
d'  <(  existence  spirituelle  »  que  n'importe  quelle  secte  pro- 
testante. Il  la  jugeait  en  plein  état  de  décomposition;  c'était 
perdre  son  temps  et  sa  peine  que  de  vouloir  ressusciter  ce 
cadavre.  L'Église  orthodoxe  lui  faisait  l'effet  d'un  simple 
malade,  couvert  d'ulcères,  mais  guérissable  ;  ce  n'était  pas 
employer  ses  efforts  en  vain  que  de  chercher  à  panser  ses 
plaies. 

Peut-être  y  avait-il  bfren  une  autre  raison  à  l'intérêt  que 
Palmer  portait  à  la  conversion  de  l'Europe  orientale  ;  raison 
inconsciente  chez  lui,  mais  très  réelle,  nous  voulons  dire  sa 
profonde  connaissance  de  la  religion  gréco-russe,  fruit 
d'une  si  longue  expérience,  de  tant  d'études  et  de  sacrifices. 


60  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

Mais  si  l'humilité  de  Palmer  pouvait  lui   cacher  sa  propre 
compétence,  les  orthodoxes,  eux,  ne  s'y  trompaient  pas. 

Palmer  (écrivait  dans  une  revue  le  prêtre  Polesski),  ex-diacre  de 
l'Eglise  épiscopale  anglicane,  vice-président  du  Magdalen  Collège  à 
Oxford,  l'un  des  plus  importants,  des  plus  savants  et  des  plus  zélés 
anglo-catholiques,  fit,  à  partir  de  i84o,  des  voyages  réitérés  en  Russie. 
Il  passa  beaucoup  de  temps  en  Orient  pour  étudier  de  près  et  à  fond 
l'Église  orthodoxe.  11  s'efforça  d'acquérir  les  notions  les  plus  exactes 
et  les  plus  détaillées  sur  l'histoire  et  l'état  actuel  de  l'Eglise  orientale. 
Ce  but,  il  l'atteint  pleinement;  on  s'en  convainc  aisément  à  la  lecture 
de  ses  écrits.  Il  y  est  parvenu  grâce  à  une  parfaite  connaissance  des 
langues  anciennes  et  modernes,  à  l'entrée  libre  aux  plus  précieuses 
bibliothèques,  à  sa  grande  érudition  et  à  un  zèle  infatigable  pour 
réunir  son  Église  avec  l'orthodoxie1. 

De  tous  les  ouvrages  de  Palmer,  le  dernier  en  date  confirme 
le  mieux  les  jugements  émis  par  Polesski.  Nous  voulons 
parler  de  son  œuvre  capitale,  intitulée  The  Patriarch  andthe 
Tsar.  Palmer  y  réunit  en  six  gros  volumes  les  principaux 
documents  d'histoire  ecclésiastique,  patiemment  recueillis 
en  Russie,  en  Egypte,  en  Palestine  et  ailleurs.  On  y  trouve 
également  son  appréciation  définitive  de  l'orthodoxie  et  son 
dernier  mot  sur  la  manière  de  convertir  les  orthodoxes.  Dans 
The  Patriarch  and  the  Tsar,  les  héros  du  livre  sont  le  tsar 
Alexis  Michaïlovitch  et  surtout  le  patriarche  russe  Nicon 
(f  1681).  Au  gré  de  Palmer,  Nicon  est  le  Thomas  Becket  de 
l'Église  orientale,  le  plus  grand  homme  du  christianisme 
russe,  par  son  énergie  à  défendre  les  libertés  canoniques  de 
l'Église  contre  l'État  usurpateur.  Condamné  par  un  concile 
de  patriarches  orientaux  et  d'évêques  russes  à  la  solde  de 
l'autocratie,  il  fut  démis  du  patriarcat  moscovite  et 
emprisonné.  Palmer  prend  occasion  de  la  lâcheté  de  ces  pré- 
lats, qui  préférèrent  s'appuyer  sur  le  glaive  et  les  richesses 
de  l'État  plutôt  que  sur  la  force  morale  de  l'Église,  pour 
nous  dévoiler  dans  quel  avilissement  était  tombée  l'ortho- 
doxie déjà  avant  les  victoires  que  remporta  sur  elle  Pierre 
le  Grand.  «  Ainsi,  jadis,  les  Grecs"rejetèrent-ils  l'autorité 
spirituelle  et  suprême  du  pape  pour  finir  par  préférer  le  joug 
des  sultans  à  celui  d'un  père,  qu'ils  traitaient  déjà  depuis 

1.  G.  Polesski,  Otcherk  Sovr.  Rel.  Dvijenia  v.  Anglikanskoï  Tserkvi,  art.  i«r,  p.  a3. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  61 

longtemps  en  étranger  et  ennemi  *-.  »  La  désobéissance  au 
Souverain  Pontife  entraîne  donc  nécessairement  et  par  les 
actes  propres  du  clergé  l'asservissement  des  Églises  à  des 
pouvoirs  extérieurs. 

Mais  si  l'Église  orientale  doit  assumer  la  principale  respon- 
sabilité de  l'état  misérable  où  elle  se  trouve,  c'est  à  elle- 
même  aussi  à  se  guérir  en  s'aidant  de  la  grâce  divine. 


C'est  en  travaillant  à  se  réformer  elle-même,  tout  en  se 
prémunissant  contre  les  influences  romaines,  qu'inconsciem- 
ment l'Église  anglicane  s'est  rapprochée  néanmoins  peu  à 
peu  du  catholicisme  pour  finir  par  se  soumettre  à  Rome  dans 
les  personnes  de  plusieurs  de  ses  membres  les  plus  émi- 
nents.  Palmer  soutient  que  si  la  Russie  doit  un  jour  se 
convertir,  ce  sera  par  la  même  voie  de  libre  régénération  ;  les 
schismatiques  prendront  conscience  de  la  noblesse  chré- 
tienne ;  ils  réorganiseront  leur  administration  ecclésiastique, 
ils  ranimeront  leur  vie  religieuse  ;  leur  Église  changera  son 
unité  abstraite  en  force  réelle  et  spirituelle,  ajoutera  l'acti- 
vité à  sa  passivité,  une  doctrine  positive  à  ses  continuelles 
négations.  Si  le  clergé  russe  imposait  le  respect  en  repré- 
sentant dignement  l'Église,  s'il  combattait  ses  ennemis  par 
la  force  morale  et  intellectuelle,  plutôt  que  les  censures  gou- 
vernementales, il  se  trouverait  par  le  fait  même  en  voie  de 
réunion  hiérarchique  avec  Rome.  En  travaillant  à  se  relever 
de  ses  ruines,  l'Église  russe  fera  très  probablement  la  guerre 
au  pape.  Mais  peu  importe  :  l'exemple  d'Oxford  est  là;  pas 
plus  qu'en  Angleterre,  Rome  n'a  à  craindre  en  Russie  d'une 
hostilité  loyale,  dictée  par  l'amour  de  la  vérité  et  de  l'idéal 
religieux.  Bien  au  contraire,  une  réaction  spontanée,  ana- 
logue au  mouvement  puseyiste,  est  le  meilleur  gage  pour 
l'avenir  catholique  de  la  Russie. 

Voilà  pourquoi  Palmes  nous  rappelle  la  célèbre  crise  ortho- 
doxe du  dix-septième  siècle,  quand  succomba  le  vaillant 
patriarche,  défenseur   des  lois  canoniques  contre  la  servi- 

i.  The  Patriarch  and  the  Tsar,  t.  I,  p.  xix.  Londrea,  187 1. 


62  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

lité  des  évêques.  Voilà  pourquoi  il  nous  invite  à  rendre 
hommage  à  Nicon,  qui,  par  ses  combats  contre  tous  les 
ennemis  de  sa  religion,  y  compris  le  catholicisme,  rendit  ainsi, 
sans  en  avoir  conscience,  service  au  catholicisme  lui-même. 
«  Nicon  »,  disait-on  en  Russie,  «  avait  quelque  chose  de 
l'esprit  des  tendances  occidentales  ».  Palmer  l'avait  entendu 
répéter  bien  des  fois.  Il  faisait  sienne  cette  proposition. 
«  En  ces  matières  »,  disait-il,  «  l'instinct  social,  tant  reli- 
gieux, qu'irréligieux,  est  très  fin  et  exact.  Socrate  eut  beau  pro- 
tester de  sa  fidélité  à  la  religion  nationale  et  faire  des  vœux 
à  Esculape,  les  Athéniens  jugèrent  sa  doctrine  comme  un 
reniement  de  leurs  dieux;  ils  ne  se  trompaient  pas.  Les 
leaders  du  mouvement  anglican  de  i833-i84o  eurent  beau 
attaquer  dans  leurs  écrits  les  romanistes  avec  les  dissidents, 
protester  de  leur  soumission  à  l'Église  établie  et  chercher  à 
la  défendre,  l'instinct  du  peuple  jugea  bien,  quand,  pour 
leur  plus  grand  ennui  et  indignation,  il  leur  dit,  avant  qu'ils 
ne  le  soupçonnassent  eux-mêmes,  que  toute  cette  opposi- 
tion à  la  papauté  viendrait  à  crouler1.  » 

L'hostilité  de  Nicon  contre  Rome  est  de  bon  augure  ;  nous 
devons  nous  en  féliciter.  L'apôtre  catholique  a  un  seul 
ennemi  à  redouter  :  le  clergé  apathique  et  indigne,  qui  a 
lâchement  condamné  le  patriarche,  en  se  rendant  ainsi  plus 
coupable  que  les  autocrates  usurpateurs.  C'est  uniquement 
lui  que  Palmer  a  en  vue  chaque  fois  qu'il  répète  les  paroles 
duPsalmiste:  mentita  est  iniquitas  sibi. 

Gomme  nous  sommes  loin  des  idées  du  diacre  anglican 
lors  de  son  premier  voyage  en  Russie  I  Anglicanisme  et 
orthodoxie  étaient  alors  pour  lui  une  seule  et  même  chose. 
La  similitude  ne  porte  plus  maintenant  que  sur  un  point 
unique  :  l'identité  de  la  voie  qui  les  ramènera  tous  deux  au 
catholicisme  I 

Palmer  constate  que  le  nationalisme  religieux,  cette  défor- 
mation égoïste  du  vrai  patriotisme,  a  ravi  de  tout  temps 
des  peuples  à  l'Église.  C'est  une  terrible  maladie.  La  Russie 
en  a  souffert  pendant  des  siècles.  Au  point  de  vue  humain, 
il  y  a  peu  d'espoir  de  lui  voir  retrouver  l'énergie  suffisante 

i.   The  Patriaeh  and  the  Tsar,  t.  1,  p.  xxn. 


LA  MISSION  DE  WILLIAM  PALMER  63 

pour  la  surmonter.  Aussi  Palmer  considérera-t-il  l'avenir 
de  l'empire  slave  d'un  point  de  vue  plus  surnaturel.  Lisons 
une  de  ses  dernières  pages  destinées  au  public  : 

L'histoire  n'offre  aucun  exemple  d'une  nation  ou  d'une  société  qui 
ait  apostasie  volontairement,  pour  passer  d'une  situation  religieuse 
plus  élevée  à  une  moindre,  et  soit  ensuite  parvenue  à  se  relever  par  les 
propres  forces  de  son  seul  repentir. 

Mais  ce  qui  est  impossible  par  les  hommes  ne  l'est  pas  avec  Dieu. 
Prions  et  travaillons.  Si  ce  que  nous  désirons  et  ce  que  nous  deman- 
dons à  Dieu  n'a  pas  de  précédent  dans  l'histoire,  il  n'en  reste  pas  moins 
vrai  que  Dieu  est  tout-puissant  et  plein  de  miséricorde.  Il  faut  toujours 
pencher  vers  le  spirituel  et  non  les  choses  du  monde,  vers  la  récon- 
ciliation et  non  l'exagération  des  difficultés,  vers  la  charité  et  non  la 
malveillance,  vers  le  rocher  de  Pierre  l'Apôtre  et  non  le  marécage  de 
Pierre  le  Grand,  vers  le  Voskresensk  '  de  Nicon  et  non  les  maudits  de 
Sodome  et  de  Gomorrhe.  Peut-être  l'homme  qui  travaillerait  ainsi,  de 
bonne  foi  et  en  priant,  ne  verra-t-il  aucun  effet  sensible  de  ses  prières 
et  de  ses  efforts,  peut-être  deviendra-t-il  même  l'objet  de  la  risée  du 
monde,  mais  il  n'aura  certainement  pas  travaillé  en  vain  et  aura  du 
moins  sauvé  son  âme  propre2. 

Tel  fut  le  programme  de  Palmer.  Il  ne  se  contenta  pas  de 
le  proposer  aux  autres,  catholiques  ou  orthodoxes,  mais  le 
réalisa  toujours  lui-même  d'une  manière  de  plus  en  plus 
parfaite  pendant  toute  sa  vie.  Ses  amis  anglais,  tels  Newman, 
le  cardinal  Howard,  le  P.  Weld,  assistant  de  la  Compagnie 
de  Jésus  en  Angleterre,  le  nommaient  «  most  amiable  of 
men  ».  Sa  joie  spirituelle,  son  affabilité,  Palmer  les  témoi- 
gnait avant  tout  à  ses  coreligionnaires,  qui  eurent  la  bonne 
fortune  d'entrer  en  relations  avec  lui,  notamment  au  savant 
archéologue  J.-B.  de  Rossi,  aux  trois  jésuites  russes  les 
PP.  Martinov,  Gagarin  et  Pierling,  qui  héritèrent  plus  tard 
d'une  partie  de  sa  riche  bibliothèque.  Son  aimable  charité 
s'étendait  pourtant  aux  Russes  qui  partageaient  le  moins  ses 
convictions  religieuses;  tel  le  prêtre  E.  Popov,  aumônier 
de  l'ambassade  russe  à  Londres.  Quant  à  ce  Philarète,  qui 
l'avait  jadis  si  peu  apprécié,  Palmer  ne  l'abandonna  jamais 
dans  ses  pensées  et  ses^prières. 

On  se  souvient  aussi  du  pamphlet  de  Mouraviov;  Palmer 

i.  Couvent  construit  par  le  fameux  patriarche. 
2.   The  Patriarchand  the  Tsar,  t.  IV,  p.  lxiv,  1876. 


64  UN  ÉPISODE  DU  MOUVEMENT  D'OXFORD 

ne  s'en  offensa  pas  ;  sa  patience  chrétienne  réussit-elle  à 
désarmer  le  calomniateur  P  Toujours  est-il  qu'en  1862 
Palmer  catholique  se  trouvant  à  Kiev  reçut  un  gracieux 
hommage  d'auteur  «  from  Mouraviov,  with  his  compli- 
ments ».  On  voit  comment  Palmer  exécutait  son  programme 
de  douceur  et  de  bienveillance,  même  avec  ceux  qui 
l'avaient  injurié. 

C'était  au  printemps  de  1879.  Le  cardinal  Newman  alla  à 
Rome  pour  rendre  à  Palmer  la  visite  qu'il  en  recevait 
chaque  année  à  Birmingham.  A  son  arrivée,  il  eut  la  dou- 
leur de  ne  plus  trouver  le  «  chercheur  de  vérité  »  au 
nombre  des  vivants  :  le  5  avril,  Dieu,  exauçant  son  Nunc 
dimittis,  l'avait  rappelé  à  Lui.  Si  quelqu'un  de  nos  lecteurs 
fait  un  jour  son  pèlerinage  à  S.  Lorenzo  in  Gampo  Verano, 
nous  le  prions  de  s'arrêter  devant  la  tombe  de  William 
Palmer  et  d'y  méditer  un  instant  la  devise  de  cet  homme 
résumé  si  parfait  de  toute  sa  vie  :  Palma  virtuti. 


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