UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
LA MISSION DE WILLIAM PALMER
UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
LA MISSION DE WILLIAM PALMER
PAR
Stanislas TYSZKIEWICZ
EXTRAIT DES ÉTUDES
DES 5-20 JUILLET ET 5 AOUT 1913
PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES
50, RUE DE BABYLONE, 50
UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
LA MISSION DE WILLIAM PALMER
I. — De l'Anglicanisme aux confins de l'Orthodoxie1
« Entre les protestants et les orthodoxes », dit M. A. Leroy-
Beaulieu, « entre l'Église anglicane surtout et l'Église russe,
il y a eu plusieurs tentatives de rapprochement, et les avances
sont d'ordinaire venues de l'Occident. C'est ainsi que, dès le
seizième siècle, les luthériens s'adressaient au patriarcat de
Constantinople, espérant obtenir du patriarche Jérémie l'ap-
probation de la confession d'Augsbourg, qu'ils avaient, pour
lui, fait traduire en grec. Si stériles que soient toujours restés
de pareils appels, ils se sont reproduits à des époques plus
voisines de nous. C'est naturellement l'Église d'Angleterre
et, dans cette Église, l'école historique en réaction contre les
influences protestantes, l'école où l'on aime à s'intituler ca-
tholique anglais, qui a le plus caressé ces rêves d'union entre
la fille rebelle de Rome et sa sœur séparée d'Orient. De toutes
les tentatives de ce genre, la plus digne d'attention est celle
d'un théologien d'Oxford, ami du docteur Newman, W. Pal-
mer2. » C'est très justement qu'Anatole Leroy-Beaulieu
assigne la première place aux efforts de Palmer. Devant ceux
qui ont étudié les relations entre l'anglicanisme et les Églises
d'Orient, il serait inutile de justifier une pareille assertion :
ils savent de combien Palmer a dépassé ses prédécesseurs
dans l'artde rechercher les bases d'une entente « catholique »,
au sens que donnent à ce mot les puseyistes. Pour ceux qui
ne sont pas au courant de l'histoire des intercommunionistes ,
j'indiquerai brièvement les raisons d'attacher une impor-
i. J'avertis une fois pour toutes quelesmots « orthodoxes», « orthodoxie », seront
pris dans ce travail au sens que leur attribuent les Russes.
2. VEmpire des tsars et les Russes, 1889, t. III, p. 90.
6 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
tance spéciale à la mission de Palmer ; je dis sa mission, car
si le problème qu'il s'est posé n'a pas été résolu dans le sens
prévu, il n'en reste pas moins vrai que ses écrits et sa vie
entière contiennent des leçons fort instructives.
Pleinement maître de lui-même, le jeune docteur d'Oxford
a su imposer le silence à ses affections les plus légitimes, je
dirai même à ses pieux désirs, pour se laisser guider uni-
quement par sa raison. Son caractère unissait des qualités
qui semblent s'exclure : tout absorbé par la recherche de la
véritable Église, il était une énigme pour les gens aux aspi-
rations vulgaires; quant aux idéalistes, ils s'étonnaient de
voir un des leurs peser minutieusement ses décisions et
passer des dizaines d'années à mûrir ses jugements. A ce
point qu'il s'est trouvé des hommes, même parmi les re-
présentants de la race germanique, pour se plaindre de ce
qu'il y avait de froid et de calculé dans les procédés de Pal-
mer. Mais Newman qui le constate ajoute aussitôt: « Quelles
qu'aient pu être les critiques de ceux qui l'ont peu fréquenté,
personne de ceux qui ont eu des relations suivies avec lui
ne pouvait être insensible à ses multiples et attrayantes
vertus : simplicité, dévouement, politesse, patience, douceur
remarquable, zèle et loyauté qu'il mettait à chercher et à
défendre le vrai ; calme et gaieté dans le chagrin, le doute et
le désappointement1. » Venant de Newman, ces paroles peu-
vent paraître intéressées. Il y a d'autres témoignages plus
évidemment impartiaux : ce sont ceux des adversaires reli-
gieux de Palmer qui lui reconnaissent tous une sincérité et
une loyauté peu ordinaires.
Les résultats obtenus par les efforts de Palmer sont pré-
cieux à bien des titres qui ne se retrouvent pas tous dans les
autres tentatives d'entente catholique. Peut-être parmi les
évêques anglicans qui, du temps de Pierre Ier, se sont effor-
cés de tomber d'accord avec le Saint-Synode de Pétersbourg,
l'un ou l'autre a-t-il dépassé Palmer en dons intellectuels.
Peut-être l'appui des gouvernements a-t-il contribué à faci-
liter les discussions entre des théologiens placés à des points
de vue si différents2. Mais les historiens ont depuis long-
I. W. Palmer, Notes of a Visit to the Russian Church, Préface de Newman, p. xvi.
a. G, Williams, The Orthodox Church of the East in the XVIII century, 1868.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 7
temps constaté le caractère superficiel de ces « coquetteries »,
comme disent, en exagérant quelque peu, certains écrivains
catholiques. Quant aux tentatives individuelles, nous ne con-
naissons pas d'autre cas où un homme ait ainsi sacrifié for-
tune, talents et santé, pour servir toute sa vie une seule
idée, celle de l'union anglo-orthodoxe. Depuis l'adolescence
jusqu'à la mort, Palmer ne s'est ni laissé distraire de ses re-
cherches par d'autres préoccupations, ni décourager par les
maladies, ni arrêter par les contradictions. S'il s'est trouvé
des gens pour l'imiter, l'histoire ne connaît personne pour
lui avoir donné l'exemple d'une telle persévérance. La vie
de ce grand inconnu est pleine de faits qui nous engagent à
le prendre pour guide dans l'étude des rapports réels, ou
seulement possibles, entre « la fille et la sœur de l'Église
romaine ».
La plupart des historiens du Mouvement d'Oxford ont
passé sous silence William Palmer. Nousnele leur reprochons
pas. Les documents sont rares, dispersés un peu partout, à
Oxford, Moscou, Athènes, Rome et Bruxelles. On comprend
que ces historiens ne se soient pas attardés à étudier un per-
sonnage secondaire pour eux : dans le Mouvement propre-
ment dit, dans la lutte fiévreuse des tractariens, Palmer n'a
été que spectateur; malgré l'intérêt qu'il portait à ses amis,
il n'est presque jamais descendu avec eux dans l'arène.
M. Jules Gondon, il est vrai, parle assez longuement du
docteur anglican, qui «a porté successivement ses investiga-
tions en Prusse, en Ecosse, en Russie, en Turquie, en Grèce,
en Syrie, en Egypte, en France, dans tous les grands centres
religieux offrant des éléments d'étude à l'activité de son
esprit l ». La bonne impression qu'on a en lisant ces lignes est
malheureusement fort atténuée par l'erreur regrettable que
l'auteur commet en confondant notre William Palmer, de
Magdalen Collège, avec son homonyme de Worcester. C'est
à ce dernier que se rapportent les compliments du P. Per-
rone, dont l'auteur fait bénéficier le fellow de Magdalen. Du
reste, M. Gondon ne fut pas le seul à se méprendre ; des au-
%. J, Gondon, De la réunion de l'Église d'Angleterre à V Église catholique, p. gSsqq.
8 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
teurs russes, M. Polesski par exemple1, ont eu la même mal-
chance. Confusion explicable, sinon excusable. Les deux
Palmer ont défendu pendant longtemps les mêmes doctrines
et se sont signalés par leurs sympathies pour les Églises
d'Orient. Dans son Apologia pro vita sua, Newman nous
avertit de la possibilité de ce malentendu. M. Thureau-Dan-
gin, dans ses belles pages sur la Renaissance catholique en
Angleterre au dix-neuvième siècle, mentionne à plusieurs
reprises un William Palmer, sans désigner lequel; on pour-
rait s'y tromper; c*est du théologien de Worcester qu'il
s'agit.
William Palmer de Magdalen est resté un inconnu. Les
courtes notices biographiques, écrites en anglais et en ita-
lien, sont aujourd'hui oubliées. En Russie, on a jadis beau-
coup parlé de Palmer, mais de son vivant seulement2. Le
présent travail n'a pas la prétention d'être une Vie de Palmer.
Trop de sources nous font défaut pour que nous puissions
présenter une histoire complète. Nous ne prétendons pas
davantage faire œuvre apologétique, au sens strict du mot.
Notre but est de suivre, dans son étrange itinéraire, W. Pal-
mer, ce « chercheur de vérité » comme on le nommait sou-
vent, et d'attirer ainsi l'attention du lecteur sur le curieux
champ de bataille où anglicans et Russes luttent entre eux
à propos de l'Église catholique.
I
Fils aîné du Rév. W. Jocelyn Palmer, recteur à Mixbury,
et parent des Gladstone par sa mère, William naquit le
12 juillet 1811. Il avait plusieurs frères, dont sir Roundell
Palmer, devenu lord Selborne, est le plus connu ; un autre fut
archidiacre à Oxford. La famille s'était signalée depuis long-
temps par des services rendus à l'Église établie et au pays.
L'enfance et l'adolescence de William ne présentent aucune
particularité digne d'être retenue. Après trois années de
1. Otcherk sovrem. relig. dvijenia v Anglikanskoï Tserkvi.
a. « In Russia... the name of Deacon William had become familiar as a household
word to many of the most enlightened and pious churchmen and laies » ; G. Wil-
liams, op. cit., p. «.v.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 9
classe à Rugby, où il entra à l'âge de douze ans, Palmer
passe à Magdalen Collège, où sa connaissance du latin lui
mérite plusieurs fois le grand prix. A peine eut-il achevé
ses études qu'on lui confia une chaire. Tutor à vingt-deux
ans à l'université de Durham, nous le voyons à vingt-six, exa-
minateur à Oxford et, bientôt après, fellow de Magdalen Col-
lège.
L'étudiant remarqua de prime abord les symptômes du
mouvement qui s'appellera plus tard puseyiste. Nature pro-
fondément religieuse, esprit très perspicace, le jeune maître
comprit de suite l'attitude qu'il convenait de garder en de
pareilles crises. La crainte de s'engager prématurément le
retint loin de l'action jusqu'en i83g. Tandis que ses amis se
réunissaient de plus en plus fréquemment pour discuter sur
les rapports entre l'Église et l'État, Palmer restait à la biblio-
thèque, se donnant tout entier à l'étude sérieuse de la théo-
logie. Tandis que le parti anglican conservateur, dont son
homonyme William Palmer de Worcester était un membre
des plus actifs, donnait du fil à retordre à Newman, notre
étudiant mûrissait une doctrine qui, sans lui être person-
nelle quant à la théorie, trouva en lui son vrai père sur le
terrain des applications pratiques.
Les docteurs d'Oxford étaient alors loin de s'accorder entre
eux. Ceux-ci élaboraient différents essais historico-philoso-
phiques aux fins de prouver que l'Église anglicane reste ce
qu'elle est, malgré la trahison et l'ingratitude d'un gouverne-
ment favorable aux catholiques. Ceux-là cherchaient un point
d'appui en dehors de la hiérarchie anglicane, afin de conso-
lider l'édifice croulant de l'Église nationale. Ce dernier parti
n'était pas plus homogène que le premier; une minorité,
tout en s'accordant à reconnaître le rôle spécial de Rome dans
l'Église universelle, se subdivisait à l'infini, dès qu'il s'agis-
sait de préciser la soumission due à la métropole ; la majorité
prenait comme mot d'ordre : l'Église universelle, sans pape et
sans protestants. Tel fut aussi l'idéal de William Palmer.
Il avait longtemps étudié, médité, réfléchi. Enfin l'heure
marquée par la Providence sonne. Une belle occasion de
commencer la réalisation, ou plutôt la vérification, du vaste
système théologique se présenta au mois de mai i83g. Le
10 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
grand-duc Alexandre de Russie, accompagné du duc de Wel-
lington, visitait Oxford. Désigné pour faire les honneurs de
Magdalen Collège, Palmer en profita pour présenter au prince
une pétition résumant ses idées et ses désirs. En voici un
passage :
Que Votre Altesse Impériale veuille bien obtenir l'envoi à Oxford
d'un ecclésiastique capable d'examiner la théologie de nos Églises. Il
vivrait à Magdalen Collège. Je lui apprendrai moi-même l'anglais. Il
pourrait ainsi faire connaître à Sa Majesté de Russie et aux Evêques de
la communion orientale le contenu de quelques-uns de nos meilleurs
livres. J'espère pouvoir compter sur la protection de Votre Altesse,
quand j 'irai bientôt en Russie pour y étudier la théologie et les rites
de l'Eglise russe. Certes, l'Église catholique i tout entière doit aspirera
l'unité. Rien n'est donc plus digne de la piété d'un grand prince que
de faciliter la réunion de deux communions, séparées uniquement par
des malentendus et un manque de communications entre elles.
L'Église d'Angleterre, qui défend continuellement les droits des sou-
verains chrétiens, violés autant par le pontife romain que par la licence
démocratique2, se voit à présent elle-même en grand danger. Elle est
isolée dans un coin de l'Ouest et y est menacée par la haine de toutes
les sectes, liguées avec les papistes-schismatiques pour la renverser.
La pétition n'eut pas de résultats immédiats ; la mauvaise
volonté de quelques diplomates y fut pour beaucoup. La
Russie n'envoya personne à Oxford. Mais Palmer était décidé
à faire son voyage de Pétersbourg. Les démarches auprès
des autorités, les préparatifs de Y expédition lui prirent beau-
coup de temps; toutefois, le jeune professeur ne négligeait
pas ses cours : il fit imprimer pour ses élèves une Introduc-
tion aux XXXIX Articles. Longtemps après, Newman consta-
tait la ressemblance des idées défendues dans cet ouvrage
avec celles du fameux tract 90; seule l'exclusion du « pa-
pisme » est plus en relief sous la plume de Palmer que sous
celle du futur cardinal.
Palmer prévoyait l'étonnement que soulèverait en Angle-
terre et en Russie l'originalité de son entreprise ; peut-être
s'attendait-il déjà à des méfiances ou même à des hostilités.
Pour assurer à ses démarches un résultat sérieux, il importait
1. Palmer oppose catholicisme à romanisme.
a. Il s'agit du protestantisme.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 11
de les mettre à l'abri de toute accusation de légèreté et de
fantaisie. A ce but, un certificat délivré par le corps profes-
soral ne sembla pas inutile. Le docteur Routh, ami intime
du fellow de Magdalen et président de ce collège, présenta à
la docte assemblée un projet de certificat pour faciliter à son
collègue l'entrée du Saint-Synode. Un professeur d'un zèle
intempérant s'y opposa énergiquement et protesta contre
1' « intercommunion de l'Église anglicane et de l'idolâtre
Église grecque ». La proposition échoua ; cette première
défaite était infligée à Palmer par les hommes sur lesquels
il croyait le plus pouvoir compter pour combattre les préju-
gés que rencontrerait son entreprise.
Le docteur Routh combla cette lacune du mieux qu'il put.
En sa qualité de président de Magdalen, il munit son ami
d'une chaleureuse lettre de recommandation adressée « à
tous ceux qui croient au Christ », dans laquelle il adjurait
« les très saints Archevêques et Évêques russes d'examiner
avec charité l'orthodoxie de William Palmer. S'ils trouvent
en lui tout ce qui est nécessaire à l'intégrité de la vraie foi
et au salut, il les prie de l'admettre à la participation des
sacrements ». Lord Glanricarde, ambassadeur d'Angleterre
en Russie, lui délivrait en même temps plusieurs lettres
analogues, notamment pour le comte Protasov, procureur
du Saint-Synode, et M. de Barante, représentant de la France
auprès de l'empereur Nicolas Ier. Ces recommandations des
laïques suffisaient pour exciter l'attention. Mais pour se faire
vraiment écouter dans une discussion dogmatique on ne pou-
vait négliger les approbations des autorités de l'Église an-
glicane. Gomment Palmer prouverait-il sans elles au clergé
russe qu'il appartenait à l'Église officielle? C'était pourtant
indispensable pour réaliser son rêve de l'union des Églises
« constituées ». Possesseur d'un document contresigné par
l'évêque d'Oxford, attestant son ordination de diacre, Palmer
désirait davantage. Il s'adressa à plusieurs reprises au pri-
mat, le docteur Howley. L'archevêque montra de l'intérêt, fit
force promesses, puis, embarrassé devant le certificat à
signer, il refusa d'apposer son nom au bas d'un papier qui
pouvait devenir compromettant. Il finit par se contenter de
paroles encourageantes. Palmer était précédé à Saint-Péters*
12 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
bourg par une lettre d'un ami de l'archevêque, destinée à
expliquer la conduite du prélat : une délégation officielle
aurait pu susciter des « alarmes », la prudence prescrivait
d'écarter les curiosités et les suspicions préjudiciables au
succès de l'entente.
Les échecs subis par Palmer à Oxford et à Cantorbéry ne
modifièrent en rien l'horaire de son voyage ; au lendemain
de la dernière démarche chez le docteur Howley, il s'embar-
quait à bord de YAlexandra à destination de Gronstadt.
Le 19 août i84o, notre « explorateur des religions », sur le
pont du vapeur qui faisait le service Cronstadt-Saint-Péters-
bourg, apercevait au loin la silhouette du Isaakievski Sobor.
Bientôt après il débarquait. Fut-il agacé par les perquisi-
tions tracassières de la police et de la douane ? La frontière
russe des temps de Nicolas Ier ne jouissait pas d'une moins
mauvaise réputation qu'aujourd'hui. Palmer était prêt à tout.
Il ne se plaint ni des gabelous, ni des policiers. Aucune cri-
tique contre leurs procédés si exaspérants pour le voyageur
habitué à parcourir toute l'Europe sans devoir se soumettre
à de pareilles formalités. Une seule chose fit de la peine au
théologien : on lui enleva ses livres ; pendant douze semaines,
il fut privé de ses fidèles compagnons et dut les laisser aux
bureaux de la Censure.
Après une installation provisoire à YEnglish Lodging House
et un coup d'œil sur la capitale de Pierre le Grand, Palmer
fit la connaissance des Rév. Blackmore et Law, clergymen
anglicans qui devaient lui rendre de précieux services
durant tout son séjour. Vingt années de vie en Russie leur
avaient acquis une grande expérience. M. Blackmore, chape-
lain de la petite église de Gronstadt, était fait pour s'entendre
avec Palmer. Ses idées sur la réunion des Églises concor-
daient presque entièrement avec celles de son nouvel ami.
Sa collection d'ouvrages orthodoxes, traduits du russe en
partie par lui-même, ménageait à Palmer la plus agréable
des surprises. Une fois en état de comprendre le slavon,
Palmer contribua à augmenter la petite bibliothèque en
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 13
aidant son confrère à traduire la Confession orthodoxe de
Pierre Moghila, les XVIII Articles du Synode de Bethlehem
(a. 1672), des lettres de patriarches, etc.
M. Law résidait à Saint-Pétersbourg même. Il y desservait
une chapelle fondée par le docteur Pinkerton, promoteur
de la Société biblique en Russie.
Ses opinions religieuses le classaient parmi ces anglicans
de gauche pour qui l'union des Eglises est une chimère. Il
ressemblait fort à cet autre connaisseur de la Russie,
M. Wallace, si sceptique à l'égard des unionistes et de leurs
pia desideria. M. Law fréquentait beaucoup chez des ecclé-
siastiques de la capitale, « protestantisants » très mal notés
auprès de leurs supérieurs. On n'en pouvait attendre aucune
aide directe. Rendons pourtant cette justice à M. Law qu'il se
montra toujours prévenant envers ses collègues, et maintes
fois leur fut de grand secours, par sa situation de professeur
d'anglais à la cour impériale.
Palmer passa les premiers jours de sa nouvelle vie en
terre étrangère en compagnie de ses deux compatriotes.
Rappelons brièvement ici le jeu des principaux rouages
administratifs de l'Église russe. Le Saint-Synode, organe
central de l'Église de Russie, réside à Saint-Pétersbourg. On
sait qu'il fut créé par Pierre Ier, grand admirateur de tout ce
qui porte l'empreinte germanique. La charte constitutive,
due au même monarque, porte le nom de Règlement spiri-
tuel. Elle fut rédigée par un évêque bien connu pour ses
sympathies luthériennes; plusieurs pages de cet écrivain
sont tout bonnement des traductions d'un auteur protestant.
Le procureur général représente l'empereur auprès du
Synode. Dès le début, les procureurs ne cachèrent pas aux
évêques la vraie signification qu'ils attachaient à la substitu-
tion du Synode au patriarcat. Il ne s'agissait pas de remplacer
V « évêque œcuménique » par une république, mais d'as-
surer l'unité d'action des deux pouvoirs, spirituel et tem-
porel, en abolissant le patriarcat, cause principale des désac-
cords. Le procureur, intermédiaire entre les deux pouvoirs,
accapara par la force même des choses toute l'autorité effec-
tive.
14 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
A l'arrivée de Palmer en Russie, l'omnipotence des procu-
reurs atteignait son apogée : la loi du ier mars 1839 assimi-
lait le Synode à un ministère. Le comte Protasov, procureur
en charge, avait les mains libres et pleine permission du tsar
de tout remanier à sa guise. Sa nomination au poste de pro-
cureur était due à une démarche des évêques, ce qui aug-
mentait encore son prestige. Les prélats avaient espéré
trouver quelque repos après les vexations hautaines de son
prédécesseur. Hélas ! le colonel Protasov fit sentir par trop
militairement sa main protectrice. Presque toutes les affaires
se réglaient dans ses propres chancelleries. Deux évêques
osèrent énoncer des opinions personnelles en matière d'édu-
cation religieuse; elles contrariaient les idées du théologien-
hussard; les évêques furent aussitôt invités à quitter le
Synode; on leur enlevait en même temps tout espoir d'y
revenir1.
Philarète, métropolite de Moscou, l'un de ces deux évê-
ques, joua un rôle exceptionnel dans l'Église orthodoxe. Ses
sermons, ses écrits, ses actes ont fait naître toute une litté-
rature, baptisée du nom de philaretica. Ses hautes qualités
morales, son zèle pour la dignité de l'Église, son érudition
théologique expliquent cette influence.
Vladimir Soloviev écrivait de lui dans la Russie et l'Église
universelle : « C'est notre théologien unique », « le seul per-
sonnage vraiment remarquable que l'Église russe ait pro-
duit au dix-neuvième siècle2 ». Le catéchisme de Philarète
eut l'honneur d être traduit en grec, allemand et français.
Protasov fut loin d'être le seul ennemi de Philarète ; mais
toutes les hostilités de ses adversaires ne purent empêcher
l'évêque d'exercer une action puissante sur ses contem-
porains.
Philarète eut aussi des amis dévoués. Nous mentionnerons
parmi eux un laïque, Mouraviov, principal fonctionnaire au
Synode après le procureur. Historien connu, écrivain ecclé-
siastique infatigable, quoique passablement inconséquent,
Mouraviov trouva en Philarète un directeur dont il avait
1. Voir Th. Blagovidov, Ober-prokourory, p. £17 sqq.
2, P. 60, i5a.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 15
grandement besoin. Son attachement à l'orthodoxie se mani-
festa surtout dans les efforts qu'il fit pour maintenir la bonne
entente entre la grande Église de Gonstantinople et celle de
Russie. C'est avec Mouraviov, comme nous le verrons, que
Palmer eut pendant son voyage de i84o-i84i les controverses
les plus profitables.
II
L'un des premiers soucis de Palmer arrivé à Pétersbourg
fut de se mettre en état de comprendre le russe, moderne et
ancien. C'était un préliminaire indispensable à toute étude
de la théologie orientale. Il s'agissait d'y parvenir le plus
rapidement possible. Palmer aurait bien voulu loger à l'Aca-
démie ecclésiastique, où les occasions de s'exercer dans
l'idiome de saint Vladimir ne manqueraient pas. Il en parla
au comte Protasov; mais celui-ci ne sembla pas goûter l'idée.
Palmer aurait pu le prévoir, car M. Blackmore avait attiré
son attention sur l'émoi que provoquerait la présence pro-
longée d'un anglican parmi les clercs orthodoxes. Mouraviov
désapprouva aussi les intentions de Palmer, et lui en donna
les raisons. « Vous aurez toutes sortes d'ennuis », dit-il. « Les
habitants de l'Académie ne vivent pas en communauté. Ce
sont des fils de popes, un clergé de paysans, avec toutes leurs
manies et leurs préjugés. Vous seriez pour eux une espèce
d'animal étrange. Ils n'ont pas vos idées sur l'unité de
l'Église, et ne les comprendront pas. »
Force fut donc de renoncer au projet primitif. Les désirs
de Palmer s'accomplirent néanmoins en partie. Un logis
chez le prêtre Fortunatov lui fut offert. C'était loin du centre,
on y rencontrait tous les désagréments d'une pauvreté sor-
dide, mais peu importait à notre idéaliste. Le 28 octobre, il
quitta le Lodging House pour venir occuper une chambre
chez le pope. Le caractère ouvert et bavard du bon Fortu-
natov s'harmonisait parfaitement avec l'ardeur que Palmer
mettait à apprendre une langue si difficile. Quelques semai-
nes suffirent à l'Anglais pour être en état de comprendre
des textes russes. Il put dès lors engager des controverses
doctrinales avec des personnages beaucoup plus qualifiés
que son professeur.
16 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
On pourrait s'attendre à rencontrer tout d'abord parmi eux
Protasov. Mais celui-ci ne se laissa jamais entraîner à des
disputes théologiques. Directeur effectif de toutes les
affaires religieuses, il les laissait galamment discuter par les
évêques, tant qu'elles restaient dans le domaine de l'abstrait.
Le défiant procureur se borna donc à des affirmations éva-
sives. Aux propositions d'union religieuse, il fit la sourde
oreille et en fin de compte déclara que l'Église russe ne pou-
vait se prêter aux idées d'un anglican : c'était à ce dernier
de se soumettre sans condition à l'orthodoxie.
Toutefois Mouraviov, l'adjoint de Protasov, doué d'une ar-
deur de patriote-apôtre, ne refusa pas d'expliquer ce verdict
sommaire. La lecture des Origines Liturgicae de William
Palmer de Worcester facilita à Mouraviov l'intelligence des
théories de William Palmer de Magdalen. Peut-être y fut-il
aidé aussi par une lettre latine de celui-ci au comte Protasov,
datée du 27 août i84o. L'auteur y répète avec des développe-
ments nouveaux la supplique présentée à Oxford au grand-
duc Alexandre Nicolaïevitch. Cette lettre était en réalité des-
tinée à être mise sous les yeux de l'empereur; elle passa
donc par la filière des différents bureaux de la Procurature,
en commençant par celui de Mouraviov. On y lisait entre
autres choses :
J'espère contribuer pour ma part à faire mieux et plus complète
ment connaître en Angleterre et surtout à Oxford les Églises aposto-
liques de l'Orient. Une vue sur l'orthodoxie fortifiera nos Églises
nationales, en butte aux attaques simultanées des papistes et des héré-
tiques protestants et privées du soutien de l'État. Je voudrais aussi, en
combattant les préjugés et les antipathies, aider à guérir la mutilation
cruelle de l'Église catholique et à réunir tous les membres de son
corps dans une charité mutuelle... En ce qui me concerne, je dirai que
depuis mon arrivée dans les diocèses des évêques russes, je n'y recon-
nais aucune autre véritable et légitime glise que celle de ces évêques,
et ne me soumets à aucune autre juridiction qu'à la leur. Je ne crois
pas pour cela sortir d'un état antérieur d'hérésie ou de schisme pour
rentrer dans la véritable Église de Dieu en Russie. Je me regarde
comme ayant été déjà auparavant chrétien catholique et orthodoxe.
Mais venant d'une Eglise catholique, orthodoxe et apostolique, je
demande aux évêques légitimes du pays où je me trouve, et à chacun
d'eux dans son diocèse respectif, de m 'accorder le droit commun de
communion (the common right of communion).
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 17
Mouraviov se montra sceptique. Il ne croyait pas plus à
l'entente des Églises dans l'avenir, qu'au prétendu droit à la
communion grecque, dont se prévalait Palmer. L'Église, lui
dit-il, n'est plus celle des premiers temps. Sa vie et sa force
lui permettaient alors de laisser tout indéterminé; mais,
depuis, tout a été précisé, classé, catalogué, et nous ne pou-
vons plus y toucher. A l'étranger, je le sais, en Angleterre,
à Oxford surtout, on tend à avoir aujourd'hui des principes
très larges sur la catholicité. Mais à beaucoup d'égards la
religion grecque s'accommode moins que la religion latine
de vos distinctions1. Car les latins possèdent une autorité
centrale à laquelle tous doivent obéir. Le pape peut facilement
négocier, expliquer et même faire des concessions, Tout cela
est impossible aux Grecs ; laïques et clergé manquent chez
eux d'éducation ; ils sont aveuglément attachés à toutes leurs
traditions et jusqu'aux moindres détails de leurs rites. Et si
les Russes s'avisaient d'imaginer des distinctions, l'unique
conséquence en serait la perte de la communion avec les pa-
triarches d'Orient2.
Si on n'y met pas trop de précipitation, insistait Palmer,
et si on se borne à leur donner des arguments tirés des Pères
grecs, ces patriarches, il faut l'espérer, ne seront pas dérai-
sonnables.
Mouraviov ne se laissa pas convaincre. La barbarie et
1' « ignorance » du clergé grec le ramenaient constamment à
la même conclusion : quiconque veut être en communion
avec l'Église orientale, doit l'accepter telle qu'elle est, car
elle est incapable de se rapprocher de lui.
Après avoir, par politesse peut-être, fait ainsi dans les pre-
miers temps le mea culpu de son Église, Mouraviov passa
plus tard à ses griefs contre les anglicans. Il trouvait énor-
mément à critiquer dans le Traité de l'Église de Palmer de
Worcester, dont son contradicteur faisait tant de cas.
Vous n'êtes pas défendables, disait-il en substance : l'Église
orientale est calme et immuable ; sa conscience est tranquille ;
tout a été gardé chez elle dans l'état où elle le reçut à l'ori-
i. Allusion à l'emploi du raisonnement en matières religieuses.
2. Cette conversation et les suivantes sont reproduites d'après les notes mêmes de
W. Palmer.
i8 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
gine; notre Église ne s'est détachée d'aucune autre. Tandis
que pour la vôtre nous savons à quoi nous en tenir! Vous
avez donné le triste spectacle d'une violente irruption des
laïques dans l'Église ; ils ont lacéré leur religion, y ont intro-
duit des changements pour l'adapter à leurs vues propres.
S'unir à une pareille Église est impossible.
La discussion s'animait. Palmer n'admettait pas cette or-
thodoxie exclusive de l'Église orientale. Il pouvait paraître
très bien aux Grecs de chercher à se réconcilier latins, luthé-
riens, calvinistes, anglicans, comme s'ils étaient des héré-
tiques, étrangers à l'Église ! Gela ne tiendra pas. Tôt ou tard,
cette théorie croulera, étant évidemment absurde. Que dire,
en effet, de la sainteté de tant de latins et de leur supériorité
sur bien des points ? Quel non-sens de supposer que la moitié
de l'Église avec son siège principal soit tout à fait tombée
dans l'hérésie, et se soit néanmoins étendue au loin, produi-
sant plus de fruits que la moitié orientale restée orthodoxe !
J'admets l'activité de Rome, répliquait Mouraviov, mais
là-dessus les sectaires anglais et écossais l'emportent encore.
D'ailleurs, nous ne soutenons pas que les latins soient en tout
hérétiques... Si nous devions en admettre d'autres aux pri-
vilèges de la véritable Église, nous choisirions l'Église ro-
maine de préférence à la vôtre.
Elle n'est pas banale, on l'avouera, cette dispute entre deux
théologiens non catholiques, qui les conduit tous deux à
reconnaître la supériorité de l'Église romaine sur celle de
son opposant!
Dans un de ses entretiens avec Palmer, le métropolite Phi-
larète précisa catégoriquement les conditions de l'entente : les
anglicans devaient renoncer aux XXXIX Articles, admettre
le critère de l'antiquité, laisser de côté leurs disputes locales
pour s'occuper de la question du Filioque, autrement impor-
tante. Tant qu'on ne serait pas d'accord sur ces points,
aucune communion des anglicans avec les orthodoxes ne
serait possible. Palmer tint bon et le métropolite refusa en
termes exprès de l'admettre aux sacrements.
Dans beaucoup de controverses, Palmer ramenait la discus-
sion à la définition de l'unité de l'Église. Il posait ce dilemme :
ou bien l'Église orthodoxe n'est qu'une partie de la catholi-
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 19
cité, et dansce cas, pourquoi les anglo-catholiques seraient-ils
en dehors de la yéritable Église ? ou bien l'orientalisme ortho-
doxe seul est vrai, mais comment expliquer alors la vitalité,
la fécondité spirituelle du catholicisme occidental? Bref :
unité et catholicité sont les notes de la vraie Église. Mais où
les rencontrer? Là était le point obscur. Quoi qu'il en soit,
Palmer trouva chez les Russes peu d'enthousiasme pour la
note de catholicité. Cela l'indignait. N'était-ce pas fournir
des armes aux papistes, leur permettre de s'identifier impu-
nément avec les catholiques?
Ces sentiments se manifestent clairement dans une con-
versation de Palmer avec le protopope Sidonski1.
Nous n'avons aucun besoin d'examiner etde régler la ques-
tion de l'Église une et visible, disait Sidonski; nous ri y
pensons jamais! Jamais les circonstances ne nous ont forcés
d'étudier ce problème par rapport à l'Occident. Notre Église
n'a pas l'orgueil du clergé occidental, elle n'a pas acquis sa
puissance mondiale, et ne s'est pas laissé dégrader ni cor-
rompre.
Si le pouvoir civil n'y faisait obstacle, reprenait Palmer,
vous verriez les divisions s'introduire et se répandre parmi
vous; vous seriez incapables de résister même au pseudo-
catholicisme de Rome. Si vous n'êtes qu'une partie, où est
donc le tout? Montrez-nous notre Mère l'Église que nous
reconnaissons dans le Credo, et qui réclame de vous et de
nous la même obéissance. Il est une Église que, comme ses
autres ennemis, vous appelez catholique; elle se déclare for-
mellement le tout et, par le nombre de ses adhérents et son
extension, elle y a plus de droit que les autres; elle affirme
fièrement que vous lui appartenez, que vous êtes une de ses
parties séparées, un membre amputé, un enfant rebelle, une
brebis égarée. Votre conduite et votre langage ne justifient-ils
pas ces prétentions?
Que si vous admettez l'autre partie du dilemme; si, con-
formément aux doctrines de vos livres religieux, vous affir-
mez que votre Église orientale est l'Église œcuménique tout
i. Celte dignité de protopope est inférieure à celle de l'évêque et n'a pas à propre-
ment parler d'équivalent dans le clergé latin.
20 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
entière, une pareille prétention n'est-elle pas étrange? Vous
oubliez plusieurs millions de luthériens et de calvinistes,
sujets de l'empire russe, que vous devriez essayer de con-
vertir à la vraie foi. Vous oubliez tous les latins, c'est-à-dire
les deux tiers de la chrétienté 1 Non seulement, vous avez été
incapables de faire preuve de zèle pour les corriger et les
convertir, mais vous les avez suivis et imités; vous avez em-
prunté les sciences et la théologie de leurs écoles, adopté
leurs nouveautés scolastiques, plagié l'exposé de leurs doc-
trines. Considérez la ville même et le diocèse de Pétersbourg :
vous y aviez Une colonie de deux à trois mille Anglais; avez-
vous fait plus pour leurs âmes que pour urt troupeau de
porcs? Sont-ce là le zèle et la charité de l'Église une, sainte,
catholique et apostolique? Songez enfin que le gouverne-
ment civil est une garantie d'unité fort instable. Nous l'ap^-
prenons maintenant en Angleterre par expérience. Si, à la
place des Protasov et des Mouraviov, vous avez jamais un
empereur libéral avec des ministres comme lord John Russell
ou lord Melbourne, pour permettre aux raskolniki1 et aux
katoliki de brimer et d'attaquer votre Église, vous décou-
vrirez alors qu'au lieu de vous cacher derrière le très auto-
crate empereur, il aurait mieux valu penser, parler et agir
en vrais catholiques. Vous verrez qu'il ne suffit pas de réciter
le Credo et confesser du bout des lèvres l'unité de l'Église,
mais qu'il faut y croire de cœur, et manifester votre foi par
parole et action.
Nous ne résumerons pas les conversations de Palmer sur
le même sujet avec un des huit membres du Saint-Synode,
l'archiprêtre Koutnevitch> grand aumônier de l'armée et de
la flotte. La théologie pure s'y ajouta et conduisit les interlo-
cuteurs à une longue discussion sur le Filioque.
L'anglican se trouva à bout d'arguments avant l'ortho-
doxe.
L'union des Églises intéressa vivement l'archiprêtre. Le
point capital, selon lui, serait l'attitude des évêques anglais :
le Saint-Synode y mettrait la bonne volonté possible, si les
premiers pas étaient faits par les prélats d'Angleterre. Pal-
i. Sectaires en révolte contra l'Église officielle de Russie.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 21
mer prit bonne note de l'observation, et nous le verrons
bientôt se laisser inspirer par elle.
William Pal mer était depuis dix mois à Pétersbourg. Il
avait manqué le premier but de son voyage : la communion
orthodoxe lui était refusée. Un autre de ses désirs, au con-
traire, s'était réalisé à souhait, car, au contact des meilleurs
docteurs orthodoxes, il avait maintenant une idée plus exacte
de la théologie russe et de ses méthodes apologétiques. Res-
tait de connaître la vie intime russe, ses traditions sécu-
laires, et notamment l'influence profonde des rites sur la
piété du peuple. Un voyage à Moscou était tout indiqué; les
amis du fellow ne manquèrent pas de le lui conseiller. Le
21 mai i84i, il quittait la moderne capitale des empereurs
pour l'antique cité des tsars. En Anglais consciencieux, il
visite en détail, tant à Moscou, que dans les environs, églises,
bibliothèques, séminaires et couvents. On l'admet à diffé-
rents offices religieux avec cette franche cordialité, si carac-
téristique des vrais Russes. Le couvent de Voskresensk
l'impressionna tout spécialement; un grand évêque, le pa-
triarche Nicon, y repose; le pieux visiteur admirait en lui
l'intrépide défenseur des libertés de l'Église contre le pou-
voir civil. Une grande partie du temps de Palmer fut con-
sacrée à la laure de la Sainte-Trinité, ce célèbre monastère
de Saint-Serge, dont l'histoire est inséparable de celle de la
Russie. De son séjour à Moscou, Palmer garda le meilleur
souvenir; la piété du peuple, la sincérité de sa dévotion pour
les saints, l'avaient ému profondément; elles contrastaient
tellement avec la froideur et Y « égoïsme » du culte anglican,
que celui-ci lui en devint presque insupportable.
La visite de la « troisième Rome » achevée, Palmer se
sentit plus que jamais animé des désirs d'union religieuse.
De retour à Saint-Pétersbourg, il se rendit à Gortilitsa, pro-
priété de Mme Potemkin; on y parla religion comme d'habi-
tude. Quelques jours après, le diacre anglican faisait ses
adieux aux prêtres et laïques de ses connaissances.
Arrivé à Oxford, il eut hâte de confier ses impressions, ses
doutes et ses espérances à son protecteur et ami, le docteur
Routh, président de Magdalen. Sans en avoir conscience,
22 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
Palmer s'était rapproché de la vérité d'un pas, mais d'un pas
seulement. Son voyage en Russie lui avait beaucoup appris.
Ses conversations avec les Russes et ses études lui fournis-
saient maintenant pour l'examen de l'unité catholique
d'autres éléments de discussion1.
III
Ni les objections qu'on lui avait faites en Russie contre
l'anglicanisme, ni les rebuffades du métropolite de Moscou,
ni le scepticisme affecté par quelques dignitaires de l'Église
orthodoxe ne parvinrent à décourager le champion de l'an-
glo-catholicisme. L'année i84i ne s'était pas encore écoulée
que Palmer faisait paraître ses Aids to Réflexion* . L'auteur
cherche à y prouver que la doctrine anglicane s'est très peu
écartée des principes orthodoxes; d'où il conclut à la néces-
sité pour l'anglicanisme de se rapprocher de cet Orient, tout
prêt à l'accueillir. « Si l'Église anglicane », dit-il, « rejette
ouvertement et d'une manière persistante le principe héré-
tique des protestants, si elle renonce à tout rapport avec ces
sectaires, si elle s'efforce d'entrer en relations avec l'Église
orientale — ses propositions, on peut l'espérer, on peut même
en avoir la certitude, seront reçues dans un esprit conciliant
et chrétien». A cette époque, les ravages du protestantisme
dans l'Église anglicane traversaient les projets de Palmer; il
en oubliait l'autre ennemi de cette Église, le papisme. Sa
plume se répandait en plaintes amères. « L'esprit du protes-
tantisme », écrivait-il en défendant ses collègues d'Oxford,
« domine décidément autant chez les dignitaires de l'Église
établie que dans la société elle-même. Il ne manque pas de
ministres, d'évêques, d'archevêques, pour rejeter au loin
l'esprit catholique et nous presser, nous, leurs frères, de
quitter Y établissement protestant, car, disent-ils, c'est un acte
de déloyauté de rester dans son sein, tout en soutenant les
i. Voir sur le premier voyage de Palmer en Russie ses Notes of a Visit to the Rus-
sian Church, rassemblées et éditées par Newman à Londres en 1882.
2. Le titre complet est : Aides à la réflexion louchant le caractère apparemment
double de VÉglise établie.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 23
doctrines catholiques1. » Un essai d'entente entre les protes-
tants allemands et les anglicans occupait alors activement la
presse religieuse. Il s'agissait d'instituer à Jérusalem un
évêché commun à toutes les fractions religieuses de la race
germanique; les gouvernements de Berlin et de Londres en
auraient désigné à tour de rôle le titulaire. Grand émoi à
Oxford. Palmer fut des premiers à combattre un compromis,
si préjudiciable à ses rêves. Il écrivit brochure sur brochure
pour écarter le danger; toutes datent de 1842.
En octobre de la même année, Palmer était de nouveau à
Saint-Pétersbourg2. Il y venait cette fois en délégué du doc-
teur Mathieu Luscombe, évêque anglican, résidant à Paris.
Porteur d'une profession de foi écrite de la main du prélat,
le diacre pouvait se présenter sans crainte devant le Saint-
Synode : l'autographe de l'évêque contenait, à peu de chose
près, tous les points de la doctrine orientale. Palmer avait
en outre imaginé depuis son premier voyage de nouveaux
arguments en faveur de sa thèse sur la différence essentielle
entre le protestantisme et l'Église anglo-écossaise, dont il
était le représentant. Dans une supplique au Saint-Synode,
l'évêque anglican demandait pour son diacre l'admission à la
communion de l'Église orthodoxe, sans passage préalable par
les rites institués pour l'abjuration des hérétiques. Le 21 dé-
cembre 1842, l'auguste assemblée formulait un refus, motivé
sur l'absence de tout acte collectif de l'Église anglicane, re-
jetant les XXXIX Articles.
Quant à l'évêque Luscombe et à son diacre, leurs opinions
personnelles et privées « ne sauraient être soumises aux dé-
libérations synodales ». Palmer ne pourrait être admis à la
communion orthodoxe qu'après la soumission formelle des
« Églises britanniques » à leur mère d'Orient. Cette réponse
équivalait à un renvoi sine die. Le coup était rude. Palmer
voulut en avoir le cœur net:« Pourquoi me traiter en héré-
tique? » disait-il dans une lettre au procureur, « mon Église
n'a jamais été condamnée, ni à Gonstantinople, ni à Moscou ».
1. Letterto the Rev. C. P. Golightly.
a. Voir l'article de P. Obraztsov, dans le Pravoslavnoïe Obozrenie, 1866, t.
p. 169 sqq. Cf. Instruction de Luscombe, ms. à la Bibl. slave de Bruxelles.
24 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
Gomment les anglicans ne seraient-ils pas orthodoxes? Ils
admettent tous les anciens dogmes; les nombreux siècles
durant lesquels ils ont été séparés de l'Église orientale sont
donc sans importance. Dans une autre pétition au Saint-
Synode, Palmer assure ne pouvoir se reconnaître coupable
d'hérésie; mais, enclin à l'erreur comme tout homme, il prie
instamment les « très saints Pères » d'expliquer et préciser
en quels points de doctrine l'anglicanisme ne s'est peut-être
pas suffisamment affranchi des innovations protestantes et
papistes. La bonne volonté du pétitionnaire faisait espérer
son passage à l'orthodoxie, à condition de lui faire toucher du
doigt ses écarts doctrinaux; aussi le Synode s'intéressa-t-il
vivement dès lors aux démarches de Palmer. En réponse aux
avances réitérées du savant anglican, le Synode décida, le
ii mai i8^3, qu'un de ses membres, l'archiprêtre Vassili
Koutnevitch, se chargerait d'exposer à Palmer « tout ce qui
est nécessaire pour être reçu dans l'Église orthodoxe, et de
rendre compte des résultats ». Cette décision donna lieu à
des entretiens longs et fatigants entre le professeur et
l'élève. L'archiprêtre s'en prenait aux XXXIX Articles; Pal-
mer s'obstinait à leur trouver une explication orthodoxe. En
preuve il apportait les écrits de l'évêque Luscombe; Koutne-
vitch leur opposait des ouvrages antérieurs du même prélat,
tout empreints d'esprit protestant. D'ailleurs, le prêtre russe
était sous le coup d'un préjugé défavorable : la princesse
Michel Galitzin mettait une activité incroyable à répandre
dans les sphères synodales l'opinion que Palmer et son
évêque étaient au fond protestants; c'est que, protestante
elle-même, elle ne concevait pas d'anglicanisme distinct du
protestantisme. Palmer avait donc beau revenir à la charge,
l'archiprêtre ne le croyait pas. A chaque séance les deux in-
terlocuteurs ressassaient les mêmes arguments.
Palmer changea de tactique. Pourquoi ne pas renier les
XXXIX Articles? Les docteurs d'Oxford n'avaient-ils pas
expliqué la doctrine anglicane tout entière, en se passant de
ces règles imposées par l'autorité civile? Un beau jour, Pal-
mer prononça devant le Saint-Synode, tant en son propre
nom, qu'en celui de son évêque, la condamnation des hérésies
contenues dans les XXXIX Articles. Si, dans beaucoup de
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 25
litiges, les concessions d'une partie disposent la partie ad-
verse à diminuer ses prétentions, il n'en fut rien cette fois.
Pour pouvoir beaucoup concéder, Palmer s'était vu obligé de
se prononcer d'une manière bien arbitraire sur la constitu-
tion de l'Église anglicane; il avait émis là une opinion per-
sonnelle et partagée au plus par son évêque et quelques théo-
riciens.
L'archiprêtre Koutnevitch ne manqua pas de le lui faire
remarquer. « L'hérésie doit être rejetée par l'Église entière »,
disait-il : « Tant que les évêques anglicans ne s'accorderont
pas à condamner l'hérésie des XXXIX Articles, inutile d'es-
pérer trouver en Orient un écho favorable à l'union. » Pal-
mer, de son côté, ne s'était pas laissé entraîner à une con-
version pure et simple. La discussion semblait donc n'avoir
abouti à rien. En réalité, d'un point de vue plus élevé, elle
était loin d'avoir tourné pour Palmer en un échec définitif ;
car, sans s'en douter, il s'était encore rapproché de l'unique
solution réelle du grand problème de l'union.
II
Des confins de l'Orthodoxie au seuil du Catholioisme
Les deux voyages de Palmer en Russie le convainquirent
que désormais son action immédiate devait s'exercer en An-
gleterre. Le plan était simple et précis : gagner les évêques
à la formule du docteur Luscombe, et en obtenir un acte
signé par tous, qui sanctionnât la doctrine unioniste; par le
fait même, l'épiscopat aurait condamné les XXXIX Articles,
cet anachronisme encombrant, devenu lettre morte pour
tout le monde. La condamnation des XXXIX Articles une
fois obtenue, plus d'obstacle à la réunion avec l'Orient.
Palmer commença par l'archevêque de Cantorbéry. Une
nouvelle désillusion l'attendait. Le prélat se fit raconter en
détail les péripéties du voyage à Saint-Pétersbourg. Mal-
heureusement, il avait plus de sympathie pour Luther et
Calvin que pour Photius et Gérulaire. Aussi se montra-t-il
défavorable aux projets de rapprochement; et quand Palmer
26 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
eut avoué son reniement des XXXIX Articles devant le
Synode russe, le primat se répandit en reproches1.
On le voit, la campagne de propagande entreprise par
Palmer dans sa patrie débutait mal. Pour éviter un échec
certain, il songea à en appeler à l'opinion publique. Mais se
faire écouter n'était pas facile; l'attention générale se por-
tait alors sur Oxford et sa crise « romaniste ». Le docteur
Newman venait de passer au catholicisme, le 8 octobre i845.
L'événement attrista Palmer; nous le savons par une lettre,
d'ailleurs intéressante, du métropolite Philarète à Mouraviov.
Je partage avec Palmer, disait le Chrysostome de Moscou, son
mécontentement provoqué par le fait suivant : le directeur de son
opinion (Sic! il s'agit de Newman) en cherchant l'Église catholique, a
trouvé le pape. Quand Palmer était encore à Pétersbourg, je crois
vous avoir déjà parlé de la crainte que j'éprouvais de cette issue.
Comment Newman a-t-il pu ne pas préférer l'Orient à l'Occident? Il
serait curieux de le savoir. Les nuages politiques l'ont empêché, je
pense, d'apercevoir le monde spirituel; de plus, en Occident, le talent
de chercher et d'attirer est plus développé que chez nous; enfin, il est
toujours plus agréable et plus commode défaire le petit trajet d'An-
gleterre en Irlande, que de se montrer en Occident iils isolé de l'O-
rient. Que deviendra le bon Palmer? Puisse l'Orient d'en haut le
visiter! Car l'Orient terrestre n'est peut-être pas assez actif pour le re-
cevoir dans ses bras2 ?
Philarète n'était pas le seul Russe à s'intéresser aux luttes
intimes du théologien anglican. La réputation du « cher-
cheur de vérité » était parvenue aux oreilles de ceux qui
n'avaient jamais eu l'occasion de le rencontrer. Nommons-en
ici le grand leader slavophile, Alexis Khomiakov. Des amis
communs à Khomiakov et à Palmer provoquèrent une longue
correspondance entre l'Anglais et le Russe. Chef du parti
nationaliste, ennemi juré de toute civilisation d'origine ro-
maine, Khomiakov montra d'abord de la répugnance à entrer
en rapports avec un Occidental3. Il était d'ailleurs fort ab-
sorbé par une polémique qui concernait directement sa
personne. Une moitié de l'Empire, applaudissant en lui l'ar-
i. Gondon, op. cit., p. 96.
a. Pisma Phtilareta k A. N. M., Kiev, 1869, p. 162.
3. Barsoukov, Jizn i Troudy M. Pogodina, 1894, t. VIII, p. 80.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 27
dent défenseur de l'idéal national, l'érigeait en docteur de
l'Église, tandis que l'autre moitié le tournait en ridicule,
le traitait de chauvin exalté. Le désir de propager ses idées
religieuses fit cependant céder un peu plus tard Khomiakov
à la tentation de se faire connaître en Europe.
En décembre t844, il écrivit une longue lettre à Palmer.
Elle parut si importante au destinataire, qu'elle le dé-
tourna pour quelque temps de son apostolat auprès des
évêques anglicans. Après avoir rappelé ses rêves de jeu-
nesse, « voir le monde chrétien réuni sous la bannière de
la vérité, » Khomiakov commence par exprimer des doutes
sur la réalisation de son idéal. Le midi de l'Europe s'op-
pose à l'unité à cause de sa « sombre ignorance »; l'Alle-
magne n'a de religion que pour la science; la France
n'est ni sérieuse, ni sincère; l'Angleterre elle-même, si
sympathique à Khomiakov, « est liée par des coutumes tra-
ditionnelles. » Dans une lettre à un professeur russe,
Palmer avait écrit qu'en Angleterre « les gens les plus sé-
rieux ne pensent qu'à l'union avec Rome ». Khomiakov croit
en avoir trouvé l'explication. D'après lui, l'entente avec
l'orthodoxie est extrêmement difficile; elle exige une très
grande humilité, car il faut accepter la doctrine orientale
tout entière. Par contre, rien de plus aisé que de deve-
nir latin. Le romanisme n'est pas une Église, mais un État.
Il admet une variété indéfinie de doctrines. A condition de
voir sauvegardés Tordre extérieur et l'autorité, Rome vous
laisse la paix. Elle se contente de l'union; l'orthodoxie seule
exige une parfaite unité! L'Angleterre se ressent beaucoup
trop de l'ancienne union avec le pape; voilà le grand obs-
tacle à l'unité; voilà la raison pour laquelle Luscombe et
Pusey sont si peu écoutés.
Sous le coup de l'impression produite par la lettre de
Khomiakov, Palmer composa de pieux poèmes sur l'union
des Églises et traduisit en anglais des hymnes latines et
russes sur le même sujet. Ces morceaux littéraires furent
édités sous le titre Short Poems and Hymns. Le volume
s'ouvre par une réponse à Khomiakov, écrite en forme de
dédicace. L'optimiste anglican cherche à y relever le cou-
rage du sceptique slavophile. En termes chaleureux, il lui
28 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
rappelle les textes sacrés sur l'efficacité de la prière; elle
doit être le principal moyen pour rétablir l'unité ecclésias-
tique primitive. Il n'est pas permis de désespérer du salut
de l'Angleterre car, si son Église est « corrompue par
les préjugés de ses membres », elle reste néanmoins
« orthodoxe en elle-même ». Il faut être pratique. Pour
cela, que faire en Angleterre et en Russie « tant que nous-
mêmes nous ne donnerons pas de meilleur exemple aux
catholiques romains? Avant tout, parlons le moins possible
de leurs défauts, » Plus particulièrement, que doivent
faire les Russes ? Il leur faut tenir compte des conditions
de la vie moderne. Leur cristallisation à l'orientale ne
peut plus durer; déjà le mouvement de la vie occidentale
influe sur la Russie. Si cette nation ne veut pas se
laisser envahir par le sensualisme, l'immoralité et l'a-
narchie, elle doit tendre la main au christianisme antiré-
volutionnaire de l'Occident, ou bien affirmer qu'elle seule
possède les principes vitaux de la véritable Église. Qu'elle
le prouve, en ce cas, par des faits, par son zèle pour la
conversion des hérétiques; car, jusqu'ici, elle est restée
dans une choquante complaisance en elle-même (a shocking
self-complacency). Quant à attribuer les conversions d'Ox-
ford à la largeur des portes romaines, Palmer déclare cette
explication de son illustre correspondant à cent lieues de
la vérité. Les anglicans sont découragés par le nombre in-
croyable de préjugés traditionnels qu'ils constatent parmi
leurs coreligionnaires; ils en viennent même à douter de
«l'existence spirituelle » de leur Église. S'ils se soumettent
au pape, ce n'est pas pour tout penser sous son égide et
tout dire à leur guise, mais au contraire, pour ne pas
penser et tomber dans un « abject renoncement de soi-
même ». Les portes de la Ville éternelle ne sont pas trop
larges, elles sont trop basses. Il vaut beaucoup mieux
s'accorder avec l'Orient qu'avec Rome; « mais Dieu me
garde, ajoute Palmer, de voir dans cet accord autre chose
qu'un pas, fait en commun par les Anglais et les Orientaux,
vers la fusion définitive avec Rome ».
Khomiakov répondit par retour du courrier. Il convient
que l'Orient manque de zèle, mais il restreint l'aveu à
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 29
l'apostolat parmi les sauvages. Quant à l'Occident, on y
connaît suffisamment l'Écriture sainte et les Pères; l'ortho-
doxie n'a rien à apprendre aux gens civilisés. Pour
rapprocher les deux parties de l'Europe, le point culminant
des difficultés à vaincre est l'orgueil des Occidentaux, leur
dédain pour l'Orient; ils le méprisent, sans vouloir recon-
naître son rôle religieux et historique. Suit une longue
dissertation sur le Filioque. Le scepticisme perce de nouveau
à la fin de la lettre: le monde civilisé n'aura pas l'humilité
voulue pour avouer ses torts envers l'Orient; tout est roma-
niséen Occident, même le protestantisme; or, le romanisme
c'est l'orgueil même1!
La correspondance avec Khomiakov en resta là pour
toute une année. Pendant quelques mois, Palmer consacra
toutes ses heures de travail à un ouvrage qui parut à
Aberdeen en i846, sous le titre A Harmony of Anglican
Doctrine with the Doctrine of the Church of East. « Ce livre,
lisons-nous à la première page, est dédié au Révérend Pri-
mat, aux évêques, au clergé et aux laïques de l'Église écos-
saise. » C'est que, depuis quelque temps, Palmer tournait
ses regards vers l'Ecosse. L'attitude hostile de l'archevêque
de Gantorbéry n'orientait pas seule le clergyman dans cette
direction. Il y était encore poussé par des motifs historiques.
Une plus grande indépendance de l'Église vis-à-vis de l'État
avait en effet conservé plus intacte sa doctrine en Ecosse que
dans les autres parties de l'île. Ni calvinisme, ni latitudina-
risme ne l'avaient ravagée. Les annales des évêchés écossais
permettaient de rattacher les projets nouveaux à d'autres
analogues et plus anciens : durant les dernières années du
règne de Pierre fe Grand, l'évêque écossais Archibald
Campbell et quelques-uns de ses collègues s'étaient mis en
relations avec le clergé d'Orient; seule la mort de l'empereur
avait empêché de poursuivre les négociations religieuses. Si
personne ne s'est trouvé depuis pour condamner cet acte de
i. Arrêtons un instant notre attention sur l'argument, apporté par Khomiakov,
pouf réfuler le reproche de manque «le zèle, adressé à l'Église orientale : la vérité
orthodoxe est suffisamment connue en Occident, donc il est superflu de pousser les
Occidentaux à l'embrasser ! Raisonnement classique dans ^apologétique rusée. Palmer
avait eu déjà l'occasion de l'entendre à Saint-Pétersbourg de la bouche de Koutne-
vitch.
30 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
l'épiscopat, pourquoi craindre de continuer une œuvre, inter-
rompue uniquement par un changement dans la situation
politique 1?.
L'Harmony se divise en deux parties.
La première est une traduction exacte du catéchisme
russe complet; l'autre est un recueil très étudié de témoi-
gnages anglicans propres à prouver la thèse de Palmer; on
y trouve des citations de cinquante-deux évêques et des
extraits de dix-neuf documents publics. Dans la préface,
Palmer manifeste ses dispositions du moment vis-à-vis de
Rome. Il prévoit la possibilité d'une entente future avec la
« théologie occidentale », mais actuellement il s'agit, d'après
lui, d'occuper une forte position contre les prétentions
excessives du pape.
Palmer soumit le fruit de ses laborieuses recherches aux
chefs de l'Eglise écossaise. Les détails manquent sur les
discussions auxquelles il donna lieu parmi les ecclésias-
tiques. La conclusion finale n'en est pas moins connue : les
évêques se prononcèrent unanimement contre la reprise
des relations religieuses avecPétersbourg et Gonstantinople.
Patrice Torry, évêque de Saint-André, fit seul exception ;
il se déclara prêt à soutenir son collègue de Paris, Mathieu
Luscombe, et William Palmer. Ce fut la grande consolation
de notre idéaliste obstiné.
En juillet i846, bon nombre des amis russes de Palmer
reçurent des exemplaires de son Harmony, par l'entremise
de Khomiakov. Ce fut l'occasion de reprendre une corres-
pondance interrompue.
De cette correspondance, nous ne retiendrons ici, parce
que ce curieux sophisme est encore fort à la mode en Russie,
que la thèse d'après laquelle le protestantisme serait le fils
légitime du romanisme.
Khomiakov revient souvent sur cette filiation entre Rome
et la Réforme. Il la prouve sans la moindre difficulté; en effet,
le papisme est l'orgueil d'un particulier qui s'arroge le droit
de tout critiquer et de tout trancher, le protestantisme est
l'extension du même orgueil à la foule !
i. Notes of a Visit to the Russian Church, p. 564.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 31
Durant l'été de 1847, Khomiakov allait rendre visite à son
ami d'Oxford. L'objet des entretiens du fougueux slavo-
phile avec notre représentant de l'École des « Trois
Branches1 », se laisse facilement deviner. Malheureusement,
le parc et les prairies de Magdalen Collège furent les seuls
témoins de cet échange d'idées si hétérogènes.
Quoi qu'il en soit, la correspondance épistolaire, qui reprit
après le départ du théologien orthodoxe, nous montre des
changements importants dans l'attitude respective des deux
amis. Chez Khomiakov c'est une recrudescence d'enthou-
siasme pour l'« unité »; de l'état pitoyable du protestantisme,
il concluait à une prochaine victoire de sa cause. Chez
Palmer, c'est le contraire. Des doutes de plus en plus sérieux
sur l'essence même de l'anglicanisme commencent à
l'obséder. Il se demande anxieusement « si l'Église établie,
déjà si éloignée dans la direction de l'erreur en ce qui con-
cerne le sacrement de confession, peut encore revenir sur
ses pas »? Pour sauver son Église, il ne peut se passer de la
hiérarchie; mais que faire avec des évêques qui s'obstinent
à ne pas démordre d'un conservatisme officiel et aveugle ?
Si Palmer agit encore, c'est par acquit de conscience; mais
il travaille néanmoins toujours. En i84q, il fait paraître à
Edimbourg son Appeal to the Scottish Bishops. C'est une
apologie de sa conduite à Saint-Pétersbourg; en i843, on
s'en souvient, Palmer avait condamné les XXXIX Articles
devant le Synode russe. Palmer soumit son nouveau livre
au jugement des autorités diocésaines écossaises. Après
examen, cinq ou six synodes locaux se déclarèrent en faveur
de la réouverture des négociations religieuses et approu-
vèrent les procédés du diacre anglican. Quant aux évêques,
ils restèrent muets et inexorables comme auparavant.
V Appeal fut en fin de compte vox clamantis in deserto.
Par le contraste qu'il forme avec les agitations alarmantes
de l'Église d'Angleterre, l'immuable Orient captive de plus
en plus l'admiration de Palmer. Le livre d'Alliés contre
la suprématie papale et surtout une étude du théologien
Adam Zernikav à propos du Filioque l'influencent alors pro-
1. Anglicanisme, romanisme, orthodoxie.
32 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
fondement. Dès 1847, Palmer avait écrit une dissertation
latine sur la procession du Saint-Esprit; il l'avait aussitôt
envoyée au Synode de Russie pour dissiper la mauvaise
impression produite dans les milieux orthodoxes par son
langage jusque-là quelque peu équivoque. Il s'y déclare
ouvertement adversaire de F « innovation hispano-romaine »,
mais avec une restriction : il admet que la doctrine ortho-
doxe est celle des Pères de l'Orient, mais il ne s'ensuit pas
que ce soit la doctrine de l'Église universelle. Palmer
compte approfondir bientôt la théologie romaine, comme il
l'a fait pour la théologie grecque; « je ne crois pas cepen-
dant, ajoute-t-il, que cette étude changera une conviction
qui s'affermit en moi de jour en jour »*.
Depuis l'insuccès de YAppeal, Palmer ne doute plus de la
supériorité de l'orthodoxie sur l'Église établie. Aussi, en
i849> n'est-il plus question d'identité, ni d'égalité des
« branches » religieuses d'Angleterre et de Russie, comme
pendant les voyages de i84o et i843. Désormais, un autre
idéal s'impose au déserteur du puseysme ; aller en Orient
pour tâcher de passer à l'orthodoxie d'une manière qui
puisse satisfaire et sa conscience et son intelligence. Pour
faciliter à ses compatriotes le retour à l'ancienne Église, il
veut, à ses propres risques et périls, frayer le premier un
sentier à travers les régions inexplorées des doctrines
orthodoxes, relatives à la réception des étrangers dans le
sein de l'Église.
Suivons-le dans cette nouvelle phase de sa vie.
II
On sait, par l'histoire du mouvement d'Oxford, les suites
retentissantes de deux fameuses affaires : l'élévation du doc-
teur Hampden à l'êpiscopat par le gouvernement anglais,
malgré les doctrines matérialistes du nouveau titulaire; la
sentence du conseil privé de la reine en faveur de Gorham2.
1. Une copie de la dissertation se trouve à la Bibliothèque slave, à Bruxelles.
a. Gorham s'était pris de disputes théologiques avec les évoques; appelé à se pro-
noncer, le conseil lui donna raison contre l'êpiscopat.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 33
Ces deux décisions sont le fait des libéraux et des whigs. Déci-
dément, l'Église établie se montrait impuissante à arrêter
leur envahissement. Les pieux anglicans étaient dans
l'affliction. Loin d'être une leçon inattendue, les deux affaires
étaient pour Palmer plutôt une confirmation définitive de ce
qu'il avait si péniblement appris par les réponses des
évêques à l'Harmony et à YAppeal. Les événements sensa-
tionnels n'étaient plus nécessaires pour lui prouver que sa
chère Église « n'a pas d'existence spirituelle ». Khomiakov
triomphait, ses arguments avaient prévalu. A cette pensée,
son cœur débordait de joie : on ne parlerait plus d'union,
mais bien d'unité, telle qu'il l'avait rêvée. Des lettres pleines
de chaleureuses exhortations nous montrent à quel point il
s'intéressait à la conversion de Palmer.
Le métropolite de Moscou était au courant de tout. Il
se réjouissait d'avance, il ne cachait pas son estime pour le
clergyman. Sa lettre à Mouraviov du i5 janvier i848 en fait
preuve. « Je vous remercie, écrit Philarète, de la lettre de
Palmer que vous me communiquez. Elle m'a comblé de joie.
Voyez comme la doctrine de l'Église orthodoxe résiste à la
critique, pourvu que celle-ci soit impartiale. Que Dieu bénisse
ce sincère amant de la vérité révélée * ! »
Dès les derniers mois de 18^9, Palmer était allé à
Athènes en compagnie de son frère malade. Il y fit traduire
en grec moderne les principaux documents relatifs aux
controverses précédentes. Le printemps suivant fut consacré
à une excursion en Palestine et à Gonstantinople, terminée
par un séjour de trois semaines au mont Athos. L'hwer de
i85o-i85i, Palmer fut rappelé en famille près de son père
malade. Le 20 mars i85i, il repartit pour Athènes afin de
surveiller de près la traduction de ses ouvrages.
Au mois d'août, nous le voyons faire des pèlerinages aux
sanctuaires de Kiev, Tchernigov, Sviataïa Gora. Palmer
rencontra partout d'anciennes connaissances ; il en fit aussi
de nouvelles, celles de l'archevêque de Kherson et du
paternel métropolite de Kiev, par exemple. Un accueil
cordial dans la ville du prince Vorontsov lui laisse d'excel-
lents souvenirs.
1. Pisma Philareta k A. N. M., p. a65.
34 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
En octobre, le fellow vint à Gonstantinople pour chercher
la réponse à un mémorandum qu'il avait envoyé quelque
temps auparavant à Sa Béatitude Mgr Anthime, patriarche
de Constantinople. Par deux pétitions précédant le mémo-
randum, il avait demandé de passer sans baptême à l'ortho-
doxie ; le patriarche avait refusé net. Dans le mémorandum,
Palmer se résignait à se soumettre au baptême grec, pourvu
qu'on le lui conférât sous condition. Il demandait le bap-
tême sous condition, surtout à cause de quelques-uns de ses
coreligionnaires. Il les savait prêts à marcher sur ses traces ;
mais en leur imposant le baptême sans condition, l'Église
orthodoxe les regardait comme des païens ; c'était, craignait-
il, de nature à les effaroucher.
Le mémorandum devint le point de départ de longues
négociations entre les Églises de Russie et de Gonstanti-
nople. En voici le résumé. Palmer débute par avouer que
l'Église épiscopale d'Angleterre, rongée de protestantisme,
ne saurait plus satisfaire sa conscience. Il se soumet à la
doctrine des sept conciles œcuméniques et demande hum-
blement à être admis dans le sein de l'orthodoxie. Mais comme
l'Église russe ne rebaptise pas les chrétiens d'Occident, il
pense concilier les divergences doctrinales entre les Russes
et les Grecs en demandant le baptême sub conditione, car il
ne veut pas être en désaccord avec les Russes.
Le 8 octobre i85i, le patriarche donna la réponse, un
refus catégorique. « Il n'y a qu'un seul baptême, dit-il en
pleine séance de son synode; si les Russes en admettent
un autre, nous l'ignorons et nous ne le reconnaissons pas.
Notre Église n'admet qu'un baptême unique, sans détraction,
addition ou changement quelconque. » Tout le synode
approuva les paroles du patriarche.
Palmer était trop habitué aux déceptions pour beaucoup
s'émouvoir. Il continua tranquillement ses voyages à la
recherche de la vérité. De Gonstantinople, il se rendit à
Athènes pour achever ses traductions. Celles-ci terminées,
le fellow de Magdalen retourne, en juillet i852, s'enfermer
dans un appartement à Oxford. Il éprouvait le besoin de
méditer la signification du refus du patriarche et d'en
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 35
mesurer les conséquences possibles. Le temps et la prière
le conseilleraient.
III
Quelle répercussion eut en Russie la façon d'agir du
patriarche œcuménique? Elle y produisit, faut-il le dire,
un profond retentissement. Les différences entre les ensei-
gnements des Églises nationales, s'y demandait-on, peuvent-
elles être un obstacle sérieux pour un étranger qui cherche
l'orthodoxie? Il semblait bien que oui, mais on n'y avait pas
songé. C'était donc là une plaie latente qu'un Anglais ma-
ladroit venait d'irriter. Quels remèdes y apporter ? La
plupart des théologiens pensaient que, la validité du
baptême n'ayant rien à faire avec le dogme, l'unité de
l'orthodoxie ne se trouvait pas lésée par l'acte du patriarche
Anthime. Mais la voix bien connue de 1' « unique » Philarète
émettait un avis très différent. Écoutons ses confidences
à Mouraviov :
La lettre de l'excellent diacre Palmer m'a rempli de tristesse. Les
jugements des Orientaux sur le baptême contiennent des germes de
schisme...
L'Église grecque accuse l'Église russe de recevoir comme validement
baptisés ceux qu'elle-même ne reconnaît pas comme tels. En d'autres
termes, l'Église grecque admet la faillibilité de l'Église russe dans une
question de la plus haute importance. Par conséquent, il n'y a pas
d'unité ecclésiastique entre elles. Que l'une « ne se croie pas obligée
de tenir compte de ce que fait l'autre » voilà qui n'est pas non plus
de l'unité, mais de l'éloignement; là où il y a unité et communion
de foi et de charité, chaque Église doit chercher à maintenir l'autre
dans la régularité et la pureté de l'action; l'obligation se fait encore
plus urgente quand il s'agit de l'Église aînée. La validité du baptême
occidental dépend, d'après le savant Ikonomos *, de la volonté [de notre
Église; elle peut vouloir après coup que l'individu ait été baptisé ou
non; je n'aurais jamais soupçonné pareille opinion....
Comme Palmer, je désire être informé de ce que vous écrira encore
S. B. le patriarche de Constantinople2!
Le caractère confus de pareilles discussions faisait natu-
rellement naître de nouvelles défiances dans l'esprit déjà
I. Théologien grec.
a. Pisma Philareta, k A. N. M., p. 368.
36 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
si hésitant de Palmer. Tous ses écrits de l'époque en portent
la trace. Khomiakov, à son tour, se sent pris d'alarme; les
lettres de Palmer lui révèlent des perplexités auxquelles
il ne s'attendait pas : il l'avait trouvé depuis 18/17 si docile
aux attraits orientaux — et maintenant ! Rendons justice à
Khomiakov. 11 se montra à cette occasion d'un rare dévoue-
ment à la cause orthodoxe, n'épargna rien pour effacer la
fâcheuse impression qui tourmentait le cher fellow, et fit
son possible pour le maintenir dans ses bonnes dispositions.
C'était difficile. Pour réussir, Khomiakov crut devoir im-
plorer l'aide du clergé moscovite. Un jeune évêque lui promit
son concours, mais s'en tint à des promesses. Khomiakov
s'adressa ensuite à un membre du Saint-Synode, futur métro-
polite de Pétersbourg, Mgr Grégoire, archevêque de Kasan.
Nous citons quelques passages de sa lettre; on y remarquera
les traits heureux par lesquels Khomiakov burine le carac-
tère de Palmer.
Durant mon séjour à Oxford, j'ai compris toute l'importance de
Palmer. Pendant quelques années, son continuel penchant vers l'ortho-
doxie le fit presque regarder comme un fou. Mais son zèle infatigable,
son activité intelligente, sa vie consacrée tout entière au seul service
de Dieu et de la vérité vainquirent tous les préjugés et lui valurent
la profonde estime de tous et même beaucoup de sympathie... Il se
plaignait un peu de l'indifférence des orthodoxes, avec une extrême
modestie toutefois ; l'esprit orthodoxe lui est peu connu, disait-il; peut-
être prend-il pour de l'indifférence la prudence nécessaire d'une Église
exempte |de tout esprit d'ambition et de despotisme... Avant son
départ de Constantinople, Palmer présenta au patriarche une troisième
pétition;... on ne pouvait pas, semble-t-il, exiger davantage de lui;
mais le patriarche refuse de nouveau.
Pour terminer, Khomiakov prie Sa Grandeur d'écrire une
lettre encourageante à Palmer, car il importe de ne pas
laisser échapper cette occasion unique de convertir l'Angle-
terre à l'orthodoxie. Le temps presse : le « danger romain »
devient fort alarmant. Khomiakov joignait à la lettre à
l'archevêque de Kasan ces quelques lignes, adressées à
Palmer par un ami d'Oxford : « Tu connais notre amitié et
la conformité de nos opinions; toutes nos convictions, tu le
sais, sont les mêmes. Je n'attendais que ton admission dans
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 37
l'Église orthodoxe pour imiter ton exemple sans retard.
Mais, mon ami, non ! Une porte qui ne s'ouvre pas devant
un solliciteur aussi zélé, une porte qui reste plus de deux
ans fermée à ses ardentes prières, ne peut être la porte de
l'Église du Christ. Cette seule conviction morale suffit pour
contre-balancer toutes les conclusions de mon intelligence et
les tendances de mon cœur. Un de ces jours, j'entre dans
l'Église romaine ! »
Mgr Grégoire ne comprenait guère pourquoi Khomiakov
l'avait invité à entrer en relations avec Palmer. Comment
pouvait-il, lui, écarter des obstacles qu'un entêté plaçait lui-
mê^ne sur sa route? « Pourquoi, écrivait-il à Khomiakov,
pourquoi Palmer voulait-il forcer à tout prix la porte fermée
de l'Église grecque, quand celle de l'Église russe lui était
ouverte à deux battants? Il s'agissait de son salut éternel et
du salut de tous ceux qui partagent ses idées ! Était-ce le
moment de soulever mal à propos et imprudemment la ques-
tion embrouillée du baptême ? »
La lettre se résumait en une série de reproches dirigés
contre Palmer. Cela n'empêcha pas Khomiakov d'écrire quel-
ques jours après au fellow que l'archevêque de Kasan
« exprime des assurances très consolantes ». « Je ne saurais
vous dire, continue Khomiakov, quels sentiments de pro-
fonde sympathie pour votre chagrin remplissent la lettre
du prélat; quelle haute estime il a pour vous; avec quel
espoir et quelle impatience il attend que vos amis fassent
le pas décisif. » « Cher Monsieur, lisons-nous encore, de
grâce ne tardez pas ; entrez au service du royaume de Dieu!
Dépêchez-vous de nous revenir La porte de l'Église est
ouverte. On est prêt à vous recevoir avec charité fraternelle.
Votre zèle, votre humble persévérance ont dissipé tous les
doutes. » Pour atteindre plus sûrement leur destinataire, ces
exhortations écrites en triple exemplaire furent envoyées
simultanément à Constantinople, Athènes et Oxford.
Harcelé par les appels réitérés du zélateur orthodoxe, le
16 avril i85a, Mgr Grégoire lui exprimait en un mot et d'un
ton sec le fond de sa pensée: on ne se rapprochera pas des
nouveaux fidèles en Angleterre, de peur de s'aliéner les
Grecs. Khomiakov qualifie la réponse archiépiscopale de
38 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
« bloc de glace », et ne tourne plus jamais ses regards sup-
pliants vers Kasan *.
IV
Au mois de juillet, Palmer continue à communiquer ses
projets à celui qui n'avait cessé de s'intéresser au salut de
son âme. Le diacre anglican se rend le témoignage d'avoir
fait son possible en Grèce. Pour le moment, il est décidé à
en faire autant en Russie. Il persistera encore à chercher
le moyen pratique de surmonter « la montagne de difficul-
tés » formée par les rapports anticanoniques entre l'Église
et l'État moscovite. Mais si on ne le laisse pas agir confor-
mément à la raison et à la voix intime de sa conscience, il
ira à Rome. Tout ce qu'il a rencontré en Orient et en Angle-
terre lui montre le devoir d'étudier de près la religion
romaine. Sans parler de ses autres supériorités, celle-ci
s'impose à son attention comme la seule tentative faite pour
réaliser l'idéal chrétien, dont il n'ait pas pris une connais-
sance suffisante. (l I ought to study more closely the Roman
Communion, which, besides other superiorities, seems thus
to be left, by a kind of exhaustive process, the only clai-
mànt on my àllegiànce. ) Palmer promet d'entrer dans les
détails au cours d'une lettre suivante, ici il se contente
d'avouer que des amis catholiques lui suggèrent leurs idées,
que de nouvelles lumières sont venues éclairer son chemin.
Où le conduiront ses recherches de la vérité religieuse ? Il
n'en sait rien, mais cela ne l'inquiète pas, car il se sent
conduit par la Providence. La raison déterminante qui le
pousse maintenant à examiner la question du Filioque, « avec
des yeux romains », après l'avoir vue « avec des yeux
russes », c'est que les difficultés rencontrées en Russie
portent sur la définition même de l'Église; par contre, les
obstacles du chemin qui conduit vers Rome sont des ques-
tions purement secondaires.
Combien ces réflexions durent bouleverser Khomiakov,
on se l'imagine. Palmer pensait donc sérieusement à Romel
Il entretenait des rapports avec les romanistes !
i. Barsoukov, Jizn Pogodina, t. XII, p. i5a sqq. Rousski Arkhiv, 1881, II,
p. 3a sqq.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 39
Rentré de Grèce fort mécontent , écrivait le défenseur de l'orthodoxie
au slavophile A. Popov, Palmerest tombé dans une embuscade. On l'y
attaque de toute part. Les Romains, après avoir mené l'assaut très
adroitement, lui répètent maintenant ce refrain : « Viens à Rome! Tu
as été à Pétersbourg, à Athènes, à Constantinople; la justice exige que
tu passes quelque temps à Rome.» Mais une fois entraîné là-bas, il n'en
sortira point vivant, si ce n'est comme catholique.
Khomiakov ne s'en tint pas là. Décidé à ne rien épargner
pour sauver l'âme de son ami, il lui envoyait au mois de
septembre une longue lettre qui formait une vraie disser-
tation. Il y ajoutait un essai théologique, en priant Palmer
de le faire imprimer1. Lettre et essai étaient le fruit de mé-
ditations intenses. En peu de pages, Khomiakov condensait
ses principaux arguments contre l'Église romaine, répon-
dait aux objections de Palmer, en prévenait même d'autres.
Dans la lettre, Khomiakov cherche à démontrer l'influence
néfaste du papisme par les exemples de Newman et d'Alliés :
c'étaient certainement de meilleurs chrétiens avant leur
soumission au pape qu'après; ils se sont recroquevillés
(crippled), car dans le catholisisme, pas de liberté ecclé-
siastique, si ce n'est pour le pape.
Passant au reproche d'ignorance, adressé par Palmer aux
Grecs, et à celui de dépendance de l'État en matières reli-
gieuses, adressé aux Russes : « Soit, répond Khomiakov, mais
les Russes ont de l'instruction pour les Grecs, et les Grecs
de la liberté pour les Russes. D'ailleurs, si l'Église dépend
de l'État en Russie, ce n'est qu'une dépendance de fait, non
de principe; c'est un simple abus, analogue à ce qui se voit
en Occident, où, depuis des siècles, tous les chefs du pseudo-
catholicisme sont italiens. »
Les derniers mois de i852 et les premiers de i853 s'écou-
lèrent sans que Palmer se décidât soit à calmer les angoisses
de Khomiakov, en reconnaissant l'efficacité de son apologie
de l'Église orientale, soit à dissiper les espérances de son
ami, en réfutant ses thèses. L'Anglais ne se pressait pas
comme d'habitude. Il fit entre temps paraître en langue
i. Cet opuscule est écrit en français. Il a pour titre : « Quelques mots par un chré-
tien orthodoxe sur les Communions occidentales. » Il est inséré dans VÉglise laline
et le Protestantisme, par A. Khomiakov. Lausanne et Vevey, chez Benda, 187a.
40 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
grecque, à Athènes, un recueil de ses dissertations1. Il s'a-
gissait de les faire pénétrer en Russie, car Palmer désirait
connaître l'impression qu'elles produiraient dans toutes les
Églises orientales; l'attitude que prendraient les docteurs
orthodoxes à l'égard de ses conclusions lui fournirait, espé-
rait-il, l'occasion de se faire une idée plus exacte de
l'orthodoxie. Les détails manquent sur la polémique soulevée
en Grèce par ce livre. On sait toutefois que les orthodoxes
du royaume furent fort irrités par les demandes d'explica-
tion et les distinctions du raisonneur anglais2. Quant à la
Russie, Palmer croyait pouvoir juger des possibilités d'en-
tente définitive par la liberté qu'on lui donnerait de
s'expliquer. Dans ce but, une édition, augmentée et corrigée,
du nouveau livre se préparait à Londres 3. A peine était-elle
commencée, qu'à l'insu de l'auteur, l'édition grecque entrait
en Russie par voie privée. L'effet produit ne fit malheureu-
sement pas présager l'issue tant désirée par Khomiakov.
Un abîme s'était creusé entre le métropolite de Moscou et
celui qu'il nommait jadis « le sincère amant de la vérité
révélée ». « On a bien fait, écrivait Philarète à l'archiman-
drite Alexis, recteur de l'Académie ecclésiastique de Moscou,
on a bien fait de ne pas s'être lié avec Palmer durant son
séjour en Russie, car il ne cherche plus la véritable Église 4. »
Dorénavant, on le devine, pour calmer Palmer dans ses
doutes sur le zèle apostolique du clergé russe, Khomiakov
cessera de donner en exemple le grand métropolite.
Par quoi les dissertations purent-elles tant mécontenter
Philarète, car elles renferment de nombreux passages plus
favorables à l'orthodoxie qu'au catholicisme ? Par le rôle
important que joue pour la première fois la métaphysique
dans la théologie de Palmer. Le fait est capital dans sa vie.
A l'époque puseyste, la philosophie entre pour bien peu
i. Aiarpiêal uep\ t7\<; avaxoXtxYiç ExxXsai'aç. 'A0y]vaï;, i85a.
2. Gondon, op. cit., p. ioo.
3. Dissertations on subjects relating to the Orthodox or Eastern-Catholic Communion,
chezJ. Masters, i853. Voici la dédicace : « To the Censors of the Press in Russia, or
to whatever Authorities, Spiritual or Civil, are above the censors, this volume is
submitted, with the wish to learn whether a translation of it would be permitted to
appear in that country. »
4. Lettre du 16 oct. i852. Barsoukov, op. cit., t. XII, p. i5().
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 4i
dans la polémique des docteurs d'Oxford. Ils ne lui em-
pruntent avec confiance que la logique, glaive à deux tran-
chants, instrument, suivant les cas, de vérité ou d'erreur.
La plupart approuvent ou condamnent les Eglises sur des
réalités quotidiennes et positives. Les situations religieuses
des individus par rapport à l'Église sont appréciées et cata-
loguées par eux sur des données à peu près exclusivement
juridiques et historiques. Ils appliquent la même mesure
aux dogmes et à la morale. L'Harmony, YAppeal et d'autres
ouvrages nous montrent Palmer subissant pendant long-
temps l'influence de son milieu et fidèle aux méthodes de ses
collègues. Il commence par réclamer un droit: la participa-
tion à la communion orthodoxe; puis il cherche pendant des
années entières des documents historiques, des actes légaux,
de nature à favoriser la restauration de l'unité anglo-ortho-
doxe; quant à la logique, il paya sa dette envers elle en se
rendant à l'argumentation serrée de l'archiprêtre Koutne-
vitch, par laquelle il lui concède que le Filioque est une
innovation papale. Tout au contraire, dans les Dissertations
de i853, à côté des sources d'histoire et de droit canon, vient
jaillir celle de la métaphysique. Ce n'est pas que Palmer
considère la théologie comme le couronnement harmonieux
d'une philosophie sûre de ses principes. Il ne se doute pas
encore de la satisfaction qu'apporte l'étude de la théologie
quand elle est la continuation des plus hautes vérités méta-
physiques, affranchies du positivisme historique. On ne
comprend cependant déjà plus le diacre anglican en Orient ;
car il ne se contente plus des suggestions équivoques de la
« logique éternelle de l'histoire ». Il tient déjà quelque
compte de la psychologie supérieure. Ainsi il se dépeint, par
exemple, dans la deuxième dissertation, comme un homme
qui cherche la vraie Église à l'aide de ses seules facultés natu-
relles. Elles lui montrent que les notes de l'Église, telle la
catholicité, pour devenir des preuves de la divine institu-
tion de telle ou telle Église existante, doivent lui convenir
d'une façon évidente à toute nature intelligente, par consé-
quent évidente pour tout homme; il ne suffit pas que l'Église
du Christ soit reconnaissable pour quelques groupements
d'individus, mieux favorisés par les circonstances, notam-
42 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
ment par les traditions religieuses locales. D'où Palmer
conclut à la situation avantageuse de Rome. « Car, dit-il,
l'Eglise appelée catholique romaine apparaît aux yeux de
tous les hommes, comme réellement catholique et universel-
lement répandue, plus que l'Église appelée orthodoxe; c'est
une réalité qui exclut toute possibilité de doute et d'erreur.
Par contre ce n'est qu'à ceux qui pensent comme elle, que
l'Eglise dite orthodoxe apparaît plus orthodoxe que l'Église
dite catholique l. »
Le changement dans l'état d'esprit de Palmer se manifeste
encore dans la neuvième dissertation 2, consacrée au « rôle de
la théorie du développement doctrinal dans la controverse
entre l'Église orthodoxe et le catholicisme romain ». L'auteur
y voit une garantie de future entente ecclésiastique. Pour
attribuer une pareille importance au développement en ma-
tière religieuse, il n'a certainement pas négligé les médita-
tions philosophiques. De toutes les dissertations, la neuvième
met le mieux en lumière la grande distance des points de vue
respectifs des orthodoxes et de Palmer, en i853. Après l'avoir
lue, le métropolite Philarète écrivait :
On veut soumettre l'institution divine à la loi de l'évolution, em-
pruntée à l'arbre et à l'herbe! Mais si on veut appliquer au christia-
nisme la loi de l'évolution, comment ne pas se rappeler que l'évolution
a une limite ? La graine germe, croît, devient arbre, donne la fleur, le
fruit ; le développement est achevé : vient ensuite la période stable et
l'époque fructifère de la vie, puis la vieillesse et la destruction. La foi
a été semée au commencement du monde ; elle a germé, fleuri et donné
des fruits dans la révélation chrétienne ; selon la loi de l'évolution,
doit venir après cela la période stable et l'époque fructifère3.
Le 5 avril i853, Palmer envoie enfin une réponse fort dé-
taillée à la double missive de Khomiakov : la lettre et la
brochure antiromaines. Le théologien anglais les avait lues,
relues, méditées. Il se décide maintenant à satisfaire la pieuse
curiosité de son ami. Cette réponse nous montre, dans les
i. Dissertations, p. 10.
2. Dissertations, p. 1 47.
3. Lettre à l'archimandrite Alexis, traducteur des AtaTpt|3aï. Barsoukov, loc. cit.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 43
conceptions religieuses de Palmer, le progrès, déjà constaté
dans les Dissertations : le parcours de toute une étape sur la
route de l'unité ecclésiastique abstraite vers sa réalisation
concrète. En Angleterre, il n'y a pas à espérer un mouvement
en faveur du rapprochement effectif avec l'orthodoxie. Palmer
le déclare sans détours à son correspondant de Russie : « Le
rêve de s'unir à l'Église orientale, plutôt qu'à Rome, n'existe
que chez les anglicans inébranlables dans leur attachement
à l'Église établie. Mais chez tous, ce rêve s'affaiblit petit à
petit proportionnellement à leurs doutes sur la vérité de
l'Eglise anglicane; il s'évanouit tout à fait, quand ils voient
la nécessité de quitter l'anglicanisme pour quelque autre
« communion », autant dire pour se soumettre à Rome. Car
l'idée d'un abandon de l'Église établie pour l'orientalisme,
comme s'il était le vrai catholicisme universel, ne leur passe
même pas par la tête. » Quant à Palmer, s'est-il, lui du moins,
laissé convaincre par la copieuse littérature de Khomiakov ?
Loin de là. « Quelles que soient les Églises de Grèce et
de Russie, considérées en elles-mêmes et d'une manière
abstraite, dit-il, moi, je dois les regarder, comme séparées
et divisées entre elles, aussi longtemps qu'elles ne me par-
leront pas d'une seule voix au lieu d'une double. Peut-être
y a-t-il sous les deux voix discordantes un seul être, une seule
Église, qui parle comme un ventriloque et ne voit pas grand
mal à se moquer ainsi des particuliers et à les tourmenter par
ses deux voix. Mais, en conscience, je ne sens aucune espèce
d'appel divin m'invitant à participer à de pareilles niaise-
ries. » Pour expliquer le pessimisme croissant de Palmer à
l'égard de l'orthodoxie, Khomiakov l'avait attribué au décou-
ragement devant les difficultés, à une impression de tristesse,
produite sur l'âme droite du théologien auglais par les dé-
fauts des dignitaires orthodoxes. Palmer le nie. « Je ne
ressens aucun abattement, aucune impatience, aucune irri-
tation, ni contre les hiérarchies anglicane et écossaise, avec
lesquelles j'ai maintenant fini mon problème ecclésiastique,
ni contre les patriarches grecs, ni contre le gouvernement
civil de Russie. Quand il s'agissait de l'Église anglicane, à
laquelle j'étais attaché par tant de liens, ce ne fut pas sans
peine, je l'avoue, et sans répugnance, que j'ai graduellement
44 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
admis des doutes et des convictions contraires. Mais ce sa-
crifice une fois accompli, je ne sens plus de chagrin, ni de
découragement, en rencontrant des difficultés sur mon che-
min vers l'Église orientale. » Palmer promet de revenir
bientôt en Orient, car, pour satisfaire pleinement sa con-
science, il veut exposer encore une dernière fois ses objec-
tions, et en recevoir la réponse. En outre, la formule grecque,
relative à la procession du Saint-Esprit, lui paraissant plus
juste que la formule latine, il lui faudra encore de longues
études pour savoir à quoi s'en tenir. Que l'Église orthodoxe soit
la seule vraie, il ne saurait plus l'admettre ; la route romaine
est aussi obstruée de difficultés théologiques. Khomiakov
lui dit à chaque instant que les différences doctrinales entre
Pétersbourg et Gonstantinople n'atteignent pas l'unité ecclé-
siastique; mais alors lui, Palmer, préfère appliquer le même
principe au malentendu gréco-romain. Il s'efforcera donc de
prouver que les querelles entre l'immuable Orient et l'Occi-
dent novateur n'affectent pas l'unité de l'Église du Christ,
qu'il aime passionnément, sans trop savoir où elle est.
VI
Une circonstance douloureuse vint pendant quelque temps
faire une diversion aux préoccupations de Palmer. En
automne i853, il perdait son père, le Rév. Jocelyn Palmer,
recteur à Mixbury. Plus rien après cette mort ne l'empêchait
de renoncer aux titres universitaires d'Oxford.
Palmer se sentant libre, l'heure lui parut venue de faire
en Orient le voyage promis à Khomiakov. Il prit la route
du Caire ; sa santé ébranlée par le travail demandait un
climat plus chaud que celui d'Angleterre. L'occasion de
s'occuper utilement en Egypte ne lui manquerait d'ailleurs
pas, car il devait y trouver d'anciens manuscrits, fort impor-
tants pour ses études d'histoire ecclésiastique. Du Caire, il
entreprit ensuite un pèlerinage à Jérusalem. Durant son
séjour en Terre sainte, il rencontra l'évêque et archiman-
drite russe, Porphiri Ouspenski, théologien et archéologue
distingué. Dans ses mémoires, Porphiri fait ce joli portrait
de Palmer : « En i84i et i843, j'ai vu plusieurs fois Palmer
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 45
et j'ai causé en latin avec lui chez Mme Potemkin. Il est
intelligent, modeste, pieux et agréable, mais plus zélé
que raisonnable1. » Pendant leurs entretiens de Jérusalem,
Porphiri s'évertua à résoudre les difficultés de Palmer.
« Chaque soir, écrit encore l'archimandrite dans ses mé-
moires, je l'engageais à devenir orthodoxe, mais chaque
fois j'entendais la même réponse : j'estime votre ancienne
Eglise, mais je ne puis en être le membre, car elle est oppri-
mée par l'autorité tsarienne, et ne se répand pas en dehors
de votre empire ; cela prouve que la grâce divine n'y sura-
bonde pas. J'avais beau lui dire : chaque année notre Église
acquiert des milliers de nouveaux fidèles parmi les hétéro-
doxes et les païens [de notre patrie ; à un moment donné
elle occupera l'Asie centrale, la Chine et peut-être le Japon.
Il répétait toujours son même refrain2. »
Après avoir fait imprimer à Athènes, au mois de mai i854,
une deuxième série de dissertations grecques, Palmer alla
vers l'automne en Asie Mineure ; fidèle à son intégralisme
dans l'information, il tenait à savoir comment on jugerait
son cas dans les seules communautés orthodoxes où il ne
s'était pas encore présenté, celles de Smyrne et de Phila-
delphie. Nous ignorons comment il fut reçu à Smyrne. A
Philadelphie, l'évêque fit fermer les portes de l'église à
Y « hérétique » ; Palmer en éprouva une excellente impres-
sion ; il avait été si souvent choqué par le peu de zèle des
Orientaux3! Après ces visites, Vexhausting process était
achevé. Palmer dit alors adieu à l'Orient. Il le quitte à Corfou.
On voudrait connaître les lettres de Palmer à Khomiakov
pendant son voyage. Elles sont malheureusement perdues.
Mais nous en possédons les réponses. Les angoisses de
Khomiakov allaient toujours croissant. Aussi, pour sauver
l'âme du seul étranger qu'il eût aimé d'une affection sincère
et durable, tirait-il de son arsenal le dernier et le plus fort
de ses arguments contre Rome, l'injure. « Cher Monsieur,
lui écrivait-il, n'attribuez pas une importance exagérée à
des faits secondaires. Ne fermez pas les yeux à l'évident sé-
paratisme de l'Occident romain, Y unique vraie plaie de Vhuma-
i. Kniga bytia moïevo, t. I, p. 117. — a. Kniga bytia moïevo, t. V, p. ai 3.
3. Mouraviov, Pisma o Pravoslavii, ae édition, p. i3a.
46 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
nitêi\ » Peine perdue! Un des derniers jours de i854, Palmer
arrivait à Rome. 11 allait étudier cette unique vraie plaie de
près et constater qu'elle est loin d'être incurable.
III. — Au bercail
I
Dès les premiers jours après son arrivée à Rome, William
Palmer vint frapper à la porte des Jésuites. Il se proposait
de discuter avec eux ses objections contre la papauté, accu-
mulées pendant les quinze années de voyages en pays
hostiles à cette antique institution. Connaissant Palmer,
nous ne pourrions guère nous attendre à voir la lumière se
faire fort rapidement dans son esprit. Et, de fait, Palmer
avait résolu d'employer tout le temps nécessaire à l'élucida-
tion de la « très difficile question du Filioque ».
En outre, les sollicitations trop enthousiastes de quelques
catholiques le mettaient en défiance. Aussi les premières ren-
contres polémiques avec les PP. Passaglia et Perrone firent
plutôt présager d'interminables discussions, pour ne pas
dire une rupture.
Contrairement à toutes les prévisions, les hésitations de
Palmer cessèrent cette fois bien vite. Une question tombée
comme par hasard de la bouche d'un compatriote produisit
le changement. Voici comment M. J. Gondon raconte le
revirement : « Peu de jours avant d'entrer dans le sein de
l'unité si longtemps cherchée, M. Palmer, après avoir eu
avec le P. Passaglia une controverse fort longue sur un des
points de dissidence entre l'Église catholique et l'Église
grecque, s'était retiré en se félicitant d'avoir eu l'avantage
dans la discussion. Un Anglais converti, à qui il faisait part
de ce résultat, lui dit qu'il avait assez argumenté et qu'il
serait temps de se recueillir. Il l'invita à faire une retraite
i. La longue correspondance entre Khomiakov et Palmer s'achève avec l'année i854.
En Russie, les lettres de Khomiakov à Palmer, ce dernier mol de la théologie russe,
ont été publiées à plusieurs reprises, avec et sans commentaires. On les trouvera dans :
Rousski Arkhiv, 1892, I; Pravoslavnoïe Obozrenie, 1869, 1, II; Polnoïe Sobranie Sot'
chinienij Khomiakova, t. II, p. 398 sqq. — Nous avons suivi ici l'excellente édition
anglaise de M. W.-J. Birkbeck. Vide Russia and the Englislt Church, during the last
fifty years. Publié par Rivington, à Londres, en 1895.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 47
en prenant pour guide les Exercices de saint Ignace.
M. Palmer se rendit à cette invitation, et c'est au sortir de
sa retraite qu'il s'est trouvé catholique. La grâce avait opéré
dans le silence le miracle que les plus savantes controverses
avaient»été impuissantes à réaliser1. »
L'abjuration eut lieu le 28 février i855, dans la chapelle
du Collège romain2. Ainsi l'étape la plus longue entre la
catholicité chimérique et l'unité réelle de l'Église, fut
franchie par Palmer en moins de temps que toutes les
autres. Pour ceux qui connaissent l'efficacité surnaturelle
des retraites, il n'y a là rien d'étonnant. Quant à ceux qui
préfèrent les éclaircissements d'ordre naturel, Palmer s'est
chargé de les leur donner lui-même. Il avait envoyé, dès
le 7 mars, à ses nombreux amis, une profession de foi « pour
prévenir toute inexactitude dans les récits qu'on ferait peut-
être circuler sur sa conversion3 ». Il y raconte dans leurs
grandes lignes, les vicissitudes de sa vie théologique anté-
rieure. Par ses propres forces, loin de savoir à quoi s'en
tenir sur chaque dogme en particulier, il ne parvenait pas
à formuler la définition de l'Eglise, ni même à s'en faire une
idée claire et suffisante. Entre temps, la crainte de mourir
en dehors de toute Église le poursuivait sans cesse. « Il crut
donc moralement plus sûr de se soumettre complètement
au premier de tous les évêques, le Pontife romain, et de
lui prêter serment de croire à tout ce qu'il enseigne, comme
un enfant et contre ses propres raisonnements » ; « il a fait
cela en s'abandonnant à la miséricorde du Dieu tout-
puissant ».
La profession de foi est courte. Elle ne donne que la
1. De la Réunion de VÉglise d'Angleterre à VÊglise catholique, p. io5.
2. J. Gillow, Bibliogr. Dictionàry 0} ihe English Catholics, t. V, p. a4o.
3. Palmer écrivit sa « profession » en latin et en anglais. Les deux « professions »
différaient probablement entre elles, car les versions russes du Rouski Arkhiv et de
Mouraviov, faites sur le texte latin, omettent plusieurs passages importants, contenus
dans la « profession >> anglaise; notamment les aveux de Palmer où il confesse « qu'au
fond du cœur il désirait la communion romaine, même quand il combattait le plus
contre Rome » ; qu'il « redoutait plutôt qu'il ne désirait le succès, même quand il se
croyait obligé de chercher l'admission à la communion de l'Église grecque ». Les
Russes tronquèrent-ils les textes désagréables pour eux? Il est plus probable que
Palmer complète lui-même, dans la « profession » anglaise, ce qui manquait à la
latine.
48 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
raison dernière de l'abjuration : en matières de foi, un parti-
culier ne saurait se suffire à lui-même, il doit recourir à
celui qui est le mieux qualifié pour l'aider. Palmer explique
un peu plus au long les motifs de sa conversion dans une
lettre au comte A. Tolstoï, écrite en français au commen-
cement de I8581. Le P. Passaglia avait dit au chercheur de
vérité « une chose inattendue, c'est que, tout en ayant sur
certains points controversés importants des convictions
grecques plutôt que latines, il pouvait néanmoins être reçu
dans l'Église romaine, à condition de suspendre son juge-
ment privé, et de ne rien affirmer de contraire aux dogmes
catholiques connus, ni de se complaire de préférence en de
pareilles pensées ». Palmer avait compris qu'il n'était « ni
convenable, ni justifiable de juger toutes les Églises sans
appartenir à aucune. « Quant à la grande question théolo-
gique qui divise les Orientaux et les Russes des latins (le
Filioque) », il disait: « Si je me croyais libre de dicter aux
autres une opinion particulière, je soutiendrais comme
auparavant la théologie, c'est-à-dire la phraséologie (formule)
grecque comme étant la plus ancienne et en elle-même
suffisante2. Mais je suis pleinement convaincu, par des
considérations générales, qu'il doit exister quelque manière
de concilier et d'unir les deux formules des Grecs et des
Latins qui semblent se contredire. Je n'ose pas m'attribuer
la découverte d'une solution du problème, mais je n'ai rien
de meilleur à désirer que de passer le reste de ma vie à
l'étudier. Si la grâce divine veut bien me permettre de Lui
servir d'instrument pour avancer tant soit peu la cause de
l'unité, je dirai mon Nunc dimittis avec des larmes de joie
et de reconnaissance. »
Tel fut l'idéal de Palmer pendant les premières années
qui suivirent sa conversion. Faut-il le dire, ce ne sont plus
les rêves du début de sa carrière. Cet idéal ne diffère pas
i. M. Birkbeck la donne, op. cit., p. 182 ; la traduction en russe se trouve dans
Bousski Arkhiv, 189^, II, p. 20.
2. Les accusateurs orthodoxes de Palmer semblent n'avoir jamais compris ces
mots. D'après eux, Palmer aurait été pleinement convaincu de la vérité du dogme grec
et de la fausseté du dogme latin. Voilà pourquoi sa conversion au catholicisme n'au-
rait été qu'une « chute » morale, ou tout au moins intellectuelle.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 49
moins de ce que Palmer pensera sur l'unité ecclésiastique
au déclin de sa vie. Nous le verrons alors abandonner sa
solution du Filioque, porter tout le nœud de la difficulté de
l'union religieuse sur la question de l'autorité papale, et
employer ses dernières forces à défendre la primauté du
Souverain Pontife. Cette dernière métamorphose mit
quelques années à s'accomplir. Palmer les avait passées
dans la méditation, la prière, les études archéologiques, en
un mot dans une vie si cachée au monde qu'en cherchant à
la décrire on s'exposerait à tomber dans les conjectures, et
à ne plus faire de l'histoire. Plus tard, nous reviendrons sur
les résultats définitifs de l'évolution religieuse de notre
fellow converti.
Laissons-le, en attendant, partager son temps entre sa
riche bibliothèque de Rome et son oratoire. Profitons-en
pour recueillir quelques explications assez curieuses que les
orthodoxes donnèrent de la conversion de Palmer.
Il
Que pensa Alexis Khomiakov du nouveau « romaniste » P
Il avait toujours reconnu sa sincérité irréprochable dans la
recherche du vrai ; lui imputa-t-il maintenant le « crime
d'orgueil » des papistes, à lui qui avait humblement
« accompli tous ses devoirs envers l'Orient »? En aucune
façon.
Le célèbre docteur de l'orthodoxie slavophile ne mit
jamais en doute la droiture de conscience de son ami. Il
déchargea toute sa colère sur le haut clergé, aussi bien
orthodoxe que latin, accusa la paresse des patriarches orien-
taux et des évêques russes, reprocha à tout l'Orient son
manque de zèle à l'égard du pèlerin ; il s'éleva encore plus
contre le Pontife romain, qui a prouvé l'énormité de sa
malice en entraînant dans ses iniquités une âme aussi pure
que celle de Palmer. Quant à l'objection que la Providence
ne saurait permettre aux forces infernales une victoire aussi
complète sur la sainteté, Khomiakov répond que Palmer
redeviendra orthodoxe, quand la mort l'aura délivré du
50 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
terrible esclavage romain. Au surplus, voici l'explication de
la conduite de Palmer, qu'il trouve pour le public français :
Aucun pays n'a montré autant de désir de se rapprocher de
l'Eglise que l'Angleterre, et dans ces derniers temps nous avons
encore vu un de ses plus dignes enfants, William Palmer, travailler
avec ardeur à rétablir l'antique unité. Quoique tombé plus tard dans
l'erreur romaine, nous osons espérer que sa faute lui sera pardonnée
en faveur de la lutte si longue et si douloureuse qu'il avait soutenue.
Quant à ceux qui lui ont fermé la porte de l'Eglise et ont occasionné
sa défection, tout ce que nous pouvons dire d'eux, c'est que nous
désirons que Dieu les juge dans sa miséricorde; car ils ont été
bien coupables. Cette âme si pure et si avide de vérité, maintenant
jetée au centre même du mensonge constant et volontaire, n'a pas de
repos à attendre sur la terre, à moins d'un retour qu'il est impos-
sible de prévoir. Pauvre Palmer! Si jamais ces lignes tombent sous ses
yeux, je voudrais qu'il apprît que sa chute a attristé bien des cœurs
amis, et que les souffrances qui l'ont précédée avaient déjà fait verser
des larmes amères à des yeux que la mort a fermés à jamais1.
Ces lignes tombèrent-elles effectivement sous les yeux
de Palmer ? A n'en pas douter. Mais en les lisant n'a-t-il pas
à son tour versé des larmes sur Khomiakov, ce chrétien
qui, par haine de Rome, tombe dans un manichéisme philo-
sophique, en considérant la papauté comme un principe
absolu du mal et un centre réel du mensonge ? Dans sa
brochure française, Khomiakov menaçait Palmer de ne point
trouver de repos sur la terre. Combien il se trompait,
Palmer nous l'apprend par sa lettre au comte Tolstoï : « J'ai
obtenu de ma conversion ce que j'espérais, une paix solide. »
De Khomiakov passons à Mouraviov. Le confident de
Philarète crut devoir écrire une longue épître sur l'apostat
qui « renia l'Église orthodoxe pour se jeter inconsciemment
dans les bras de l'Église romaine ». Savourons un instant
cette absurde analyse psychologique. « Pendant les trois
voyages de Palmer en Russie », dit l'auteur du pamphlet,
« je l'ai beaucoup connu; j'ai pleinement apprécié la
noblesse et la droiture de son caractère; ... c'est un homme
sincèrement religieux, cherchant la vérité ». Néanmoins « il
eût fallu apporter à la recherche du vrai plus de calme et
moins de cet esprit de curiosité qui animait Palmer ; voilà,
j. Khomiakov, Encore quelques mots d'un chrétien orthodoxe, Leipzig, i858, p. 62.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 51
au fond, ce qui le rendait malade ». La « maladie » alla
toujours augmentant, d'après Mouraviov, et conduisit enfin
le malheureux à une espèce de suicide intellectuel et
moral au moment où son « esprit inquiet » le mena à Rome.
La profession de foi du converti est le « cri d'une âme
fatiguée... d'un cœur brisé ».
Engagé sur la pente fatale, Palmer dévoila au monde toute
la noirceur de son caractère, son ingratitude. L'Orient l'a
hébergé, les orthodoxes se sont prêtés à toutes les explica-
tions; et, pour toute reconnaissance, le perfide Anglais livre
aux critiques de l'Europe les infimes défauts organiques de
l'Eglise immuable ! « Les Dissertations », dit Mouraviov,
« ne lui font pas honneur ; elles auraient pu non seulement
susciter une querelle entre l'riglise grecque et l'Église
russe, mais donner aussi à l'Occident des armes contre nous,
en lui indiquant nos côtés faibles. Était-ce là se montrer
généreux? Était-ce là remercier la Russie pour son hospita-
lité ? » Mouraviov qualifie la conduite de Palmer de para-
doxale et, pour finir, déclare n'y rien comprendre. La profes-
sion de foi produisit sur l'historien russe le même effet que
s'il « tombait du haut d'une tour » ; c'est son expression.
Après avoir admis la doctrine orthodoxe, comment l'ancien
puseyiste peut-il aller prendre des leçons à Rome ? Gomment
peut-il promettre au pape de l'écouter « comme un enfant4 » ?
L'obéissance du jugement, la prédominance de la métaphy-
sique sur la simple logique, la distinction entre l'abstrac-
tion vague et le spirituel, la différence entre l'Église
triomphante du ciel, qui se passe d'un pape pour la diriger,
et l'Église militante de la terre, qui a besoin d'une tête pour
la gouverner, — voilà autant de principes que Mouraviov
ne parvint jamais à comprendre ; or, à partir de l'abjuration
de Palmer toutes ces vérités jouèrent un rôle de plus en
plus grand dans la spiritualité du converti.
Si Mouraviov crut « tomber du haut d'une tour » en
apprenant le passage de Palmer au catholicisme, il fut à peu
près le seul à en être si cruellement impressionné. L'éditeur
des Œuvres complètes de A. S. Khomiakov, par exemple, ne
i. Mouraviov, Pisma o Pravoslavii. Ispoviedanie viery Palmera. Slaviansk, i858.
52 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
trouve aucune difficulté à expliquer la conversion. Pour lui
« l'issue si triste des longs entretiens de Palmer avec les
orthodoxes est due non à un changement de ses idées sur
l'Église et sa doctrine, mais plutôt à des impressions person-
nelles et à des sensations immédiates, rapportées de Saint-Pé-
tersbourg, Gonstantinople et Athènes1». Gela est équivoque.
Le mot personnel peut avoir plusieurs sens. Que Palmer
renonçât à l'orthodoxie pour des raisons personnelles, c'est
parfaitement vrai en ce sens que l'orthodoxie ne put satis-
faire la personne de Palmer, en particulier. Mais l'éditeur
de Khomiakov, et beaucoup d'autres avec lui, l'entendent
comme si les personnes de l'Église orthodoxe avaient rebuté
le diacre anglican ; et cela est tout à fait faux. Palmer garda
bon souvenir des Orientaux, même après qu'ils eurent
rompu leurs relations avec lui. Pour montrer à quel point
l'éditeur de Khomiakov se trompe, remarquons que loin
d'être choqué de la conduite des « personnes orthodoxes »,
Palmer n'était pas même offusqué par celle des Eglises
particulières prises séparément. D'après lui, chacune des
Églises nationales, considérée seule et indépendamment des
autres, a une ^doctrine raisonnable sur le baptême des Occi-
dentaux. Mais comme ces doctrines ne concordent pas entre
elles, c'est le manque d'unité orthodoxe qui l'a toujours
rebuté, et c'est l'Église orthodoxe comme telle qu'il traite
de « ventriloque ». Ce n'est pas aux Églises de Grèce ou de
Russie, mais à l'Église orthodoxe dans son ensemble qu'il
reproche ses « niaiseries », ses façons de se « moquer des
gens » et de les « vexer2 ».
Beaucoup de Russes qui s'occupèrent de la a profession
de foi » reprochèrent à Palmer de chercher midi à quatorze
heures. Trop préoccupé d'approfondir les différents points
de doctrine religieuse, il aurait perdu par ses lenteurs les
occasions de se faire membre de l'Église russe, dépassé, pour
ainsi dire, la vérité, et, en s'obstinant à réclamer pour
l'unité ecclésiastique quelque chose de plus que les dogmes
des sept conciles œcuméniques, il se serait égaré dans les
i. Polnoïe Sobranïe Sotchinienij A. S. Khomiakova, red. Samarina, t. II, p. a<
a. Birkbeck, op. cit., p. i5i.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 53
innovations romaines. Jadis, Mgr Grégoire, archevêque de
Kasan, s'était déjà montré indigné de l'entêtement de
Palmer quand celui-ci, au lieu « d'entrer par la porte russe,
toute grande ouverte », partit pour essayer à Constanti-
nople la résistance de la porte grecque, fermée à huis clos ;
quelle bizarrerie de se fatiguer à enfoncer une porte quand
on peut pénétrer dans toute la maison en passant par une
autre ! Voilà encore une explication erronée. Si Palmer
frappait patiemment à la porte grecque sans franchir le
seuil libre de l'Église russe, c'est qu'il attendait la réponse
du gardien préposé à toutes les portes. Il se serait volon-
tiers résigné à toutes les incommodités de l'entrée grecque
ou russe, à condition de trouver de la vie dans la maison, de
rencontrer le propriétaire, ou son intendant; mais dans un
bâtiment, où portes et fenêtres battent librement au seul
hasard du vent, rien ne lui indiquait la présence du Christ
et de son Église.
Dans le concert de reproches, adressés à l'ingrat déser-
teur de la cause orthodoxe, nous trouvons cependant une
note discordante. C'était un jour de novembre 1860, dans un
appartement de Constantinople : Mgr Kallinik, patriarche
d'Alexandrie, s'y entretenait avec le savant théologien et
archéologue russe, Porphiri Ouspenski ; c'est ce Porphiri,
qui, en i854, avait fait de si grands efforts pour vaincre les
« tentations romaines » de Palmer. Le patriarche était pensif.
Tout à coup, il posa à son illustre visiteur une question sur
l'avenir de la papauté. « Béatitude ! » lui répondit l'évêque
russe : « Le pontife romain est secouru par le Ciel ! Il
professe le même symbole de foi que nous à l'exception de
l'addition sur la procession du Saint-Esprit. Ce grand
prêtre est très fort actuellement, quoiqu'on l'opprime
de toute part. Dans l'Angleterre protestante, se dressent
inébranlables les évêchés dépendants de sa juridiction ; il
acquiert dans ce pays de nouveaux et dignes enfants spi-
rituels, tels Newman, Palmer, et d'autres encore *. »
En Angleterre, la « sécession » de William Palmer, pour
parler comme les Anglais, passa presque inaperçue : le long
1. Ouspenski, Kniga Bytia moïevot t. VII, p. 286.
54 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
cortège de ceux qui tendunt in Latium défilait déjà depuis
plus de dix ans. L'opinion publique était depuis longtemps
habituée à cette solution des problèmes cuisants de la théo-
logie anglicane. Une seule voix s'y fit entendre, tardive et
criarde. Ce fut celle d'un professeur allemand auquel la
Grande-Bretagne servait de seconde patrie. Naguère prêtre
catholique, puis, pendant quelque temps protestant de la
plus belle eau, J. Overbeck était devenu orthodoxe militant
vers la fin de sa vie. Gomme tel il éditait à Londres YOrtho-
dox Catholic Review, chef-d'œuvre de haine religieuse. Les
« innovations » romaines y sont violemment attaquées, le
célibat ecclésiastique surtout, dont l'abbé Overbeck triompha
en se mariant1. Overbeck fulmina contre Palmer à plusieurs
reprises. En 1869, YOrthodox Catholic Review publiait un
long article dirigé contre quatre « récalcitrants » : Neale,
Newman, Palmer et Allies. L'orage s'abattit toutspécialement
sur les Dissertations. Overbeck lisait dans la deuxième dis-
sertation ce qu'il appelait un « nauséeux » passage; le voici :
« On trouve souvent des gens de vertu et de piété, qui
passent de la communion orientale au catholicisme romain. . . ,
tandis qu'on ne peut donner un seul exemple, ou à peu près,
de quelque évêque, prêtre ou laïque, possédant une science
reconnue et de la vertu, qui irait rejoindre l'Église orien-
tale. » Cette affirmation de Palmer irritait le défroqué recueilli
par les Orientaux, au point de le mettre hors de lui2. Qua-
torze ans plus tard, en i883, Overbeck s'emportait encore
contre Palmer, mort depuis longtemps, pour invectiver iro-
niquement et jalousement contre sa « soumission incondi-
tionnée au pape », sa lâcheté, sa paresse et son « anéantisse-
ment3 ».
III
Que Palmer fût perdu à jamais pour l'orthodoxie, dès
l'abord cela ne fit aucun doute pour un observateur perspi-
cace. Le métropolite Philarète, par exemple, ne se berçait
d'aucune illusion depuis la publication de s Dissertations. Le
1. Pisma Philarcta, p. 64 1.
a. Orth. Caih. Review, II, p. 17. — 3. Ibid., X, p. 122.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 55
bon Khomiakov espérait pourtant revoir dans l'orthodoxie
céleste son vieil ami, délivré enfin par la mort des chaînes
catholiques.
Il y eut aussi des gens pour interpréter la conversion du
28 février i855 dans le sens d'une faiblesse passagère, d'un
repos à mi-chemin, et de je ne sais quelle attente de condi-
tions plus favorables pour reprendre après la guerre de
Grimée les démarches à Saint-Pétersbourg et Constanti-
nople. Les causes de cet optimisme mériteraient une étude
qui ne serait pas dénuée d'intérêt, car Palmer entrait déjà
dans la deuxième décade de sa vie de catholique, et cette
espérance naïve de certains Russes n'avait diminué en rien.
Contentons-nous de dire ici qu'elle était due principalement
à la charité dont Palmer ne se départit jamais envers les
Slaves de Russie, et à l'impartialité dont il fit preuve dans
tous ses jugements. Les Russes devaient être frappés par le
contraste entre les idées bienveillantes de Palmer sur la vie
chrétienne dans le pays de saint Vladimir et le dédain de
certains esprits à horizons bornés ; dédain injustifiable,
rencontré trop souvent chez certains Occidentaux, mais que
les orthodoxes attribuent à tort, quoique de bonne foi, à la
religion catholique. Palmer n'avait rien de la suffisance de
l'homme qui, pour appartenir à une civilisation supérieure,
croit tout savoir et pouvoir par le fait même mépriser les
« nations arriérées ». Il connaissait bien l'Orient et savait
que les prétentions ridicules des slavophiles ont néanmoins
un fondement réel ; que derrière une théologie confuse et
brouillée avec la métaphysique, il y a, dans le peuple, des
vertus chrétiennes ; ces vertus sont quelque peu rudimen-
taires ; on y chercherait vainement la variété et l'épanouis-
sement grandiose du dévouement catholique, mais elles n'en
existent pas moins et sont fort instructives pour nous, ne
serait-ce que par ce qui leur manque. Certains orthodoxes
ont tiré d'une fausse interprétation de Lestime de Palmer
pour les Russes la conséquence erronée qu'il finirait par
arrêter définitivement-son choix sur l'immuable orthodoxie.
D'ailleurs, pour beaucoup d'entre eux, la même conclusion
se dégageait immédiatement des qualités morales et reli-
gieuses de Palmer.
56 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
Tel fut le prêtre Obraztsov, entre autres. « Nos bons
zélateurs de l'orthodoxie », écrivait-il en 1866, « qui ont eu
le temps de bien connaître Palmer pendant son séjour en
Russie, gardent jusqu'à présent l'espoir inébranlable de sa
conversion, malgré son passage au latinisme. Étant donné
les recherches, si assidues et infatigables de Palmer pour
trouver la vraie foi, il est impossible, disent-ils, que le
Seigneur lui refuse ses lumière s et sa révélation4. »
Obraztsov nous fait aussi connaître par une lettre du
comte A. Tolstoï, que ce procureur synodal conservait au
fond du cœur les mêmes espérances. Elles se manifestèrent
à l'occasion d'un passage de l'anglicanisme à l'orthodoxie
survenu à Liverpool. Le converti s'appelait Hatherly.
Honnête et de bonne foi, il ne ressemblait nullement au
malheureux Overbeck, qui devait l'imiter quelques années
plus tard. Selon Hatherly, l'orthodoxie aurait conservé le
mieux l'héritage apostolique. Il lui faisait l'unique reproche
de manquer de zèle pour le salut des âmes. Cette inertie lui
semblait pourtant facilement réparable; aussi, pour y remé-
dier, notre prosélyte eut vite fait de devenir missionnaire
orthodoxe dans sa patrie ; ce ne fut pas, disons-le en passant,
sans mécontenter l'aumônier de l'ambassade russe à
Londres, E. Popov, pour lequel c'était aller « trop à
l'anglaise ». La conversion inattendue de Hatherly ravivait
chez Tolstoï l'espoir de voir cet exemple bientôt suivi par
Palmer.
A présent que Hatherly s'est converti, écrivait-il à un pope,
mon espérance de voir Palmer se réunir à l'orthodoxie est devenue
plus vive. En Angleterre, — je le savais, et Palmer lui-même en avait
conscience, — devenir orthodoxe prêtait au ridicule, par l'isolement
dans lequel on allait se trouver. La profondeur même des convic-
tions orthodoxes ne pouvait corriger le grotesque de la situation. Un
changement de foi si insolite, dénué de tout précédent, entraînait les
plus grandes difficultés, sociales et morales (?). Que l'exemple de
Hatherly ait enlevé tous les obstacles, je ne le dis pas, mais pour
Palmer il est d'une haute importance : l'acte héroïque de se soumettre
le premier d'une manière absolue à la vérité divine, de la professer
en public devant les hésitants et les scandalisés, cet acte a été
accompli par un autre. Lors de sa conversion, objet de nos vœux si
1. Pravoslavnoïe Obozrenie, 1866, t. XIX, p. 189.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 57
ardents, ce ne sont plus la tristesse et la terreur de l'isolement qui
attendront Palmer, mais la société joyeuse et réconfortante de son
magnanime compatriote, avec lequel il aura le bonheur de suivre une
vocation apostolique dans sa patrie. Nous, ses sincères amis, nous ne
pouvons nous faire à la pensée d'une éternelle séparation spirituelle ;
nous prions constamment le Seigneur d'éclairer sa raison par des
lumières célestes. Une connaissance aussi exacte de l'Eglise orthodoxe
que celle de ce généreux amant du vrai, une tendance aussi prononcée
vers cette Eglise, la Providence les lui aurait-elle données sans avoir
un but en vue? Il est difficile de le croire1.
L'explication du pieux comte Tolstoï ne manque pas
d'originalité ; il oubliait l'absence complète de respect
humain chez Palmer et la facilité avec laquelle les confes-
sions religieuses naissent et meurent en Angleterre, sans
appeler sur elles l'attention de personne.
Après avoir entendu tant d'orthodoxes, nous nous repro-
cherions de ne pas citer au moins une voix catholique. Voici,
par exemple, en quels termes M. Gondon traduit un passage
de la Civiltà Cattolica : « La voie admirable par laquelle la
bonté divine a conduit Palmer à la vérité, son zèle sincère et
constant pour la découvrir, le génie et la science qui le
distinguent, font espérer à tout bon catholique que l'inten-
tion divine est de s'en servir comme d'un instrument pour
de grandes œuvres. Un tel homme peut beaucoup pour la
gloire de Dieu et le salut d'un grand nombre, surtout parmi
ses concitoyens et parmi les Grecs schismatiques, dont il
connaît si bien les dogmes et les erreurs2. »
IV
Quelle attitude prit William Palmer en lisant les raisons
si variées qu'on donnait de sa conversion? Il ne répond
mot ni aux amis, ni aux ennemis, laisse tout dire avec un
calme et une sérénité parfaites. Le lecteur ne s'en étonnera
pas ; c'est bien là le Palmer que nous nous sommes efforcé
de lui faire connaître, ftewman, dans son édition des notes
intimes de Palmer, remarquait qu'il « mettait de la négli-
i. Pravosl. Obozr., loc. cit.
, a. Gondon, op. cit., p. 106.
08 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
gence à se défendre ». C'est très exact. Ne nous trompons
pourtant pas sur la nature de ce flegme. Quand on se conten-
tait de révoquer en doute la sincérité et la loyauté de son
âme, rien ne pouvait l'émouvoir. Mais attaquait-on devant
lui la religion, croyait-il voir en jeu le salut du prochain, il
savait s'animer comme nous prouvent suffisamment ses
diverses publications. Si nous nous étions proposé de
donner une biographie complète de Palmer, nous aurions
même eu beaucoup à dire de ces publications. Les Remarks
on the Turkish Question, l'étude archéologique Early Chris-
tian Symbolism, les deux volumes des Egyptian Chronicles,
l'essai théologique Commentatio in Librum Danielis , tous ces
ouvrages eussent mérité l'honneur d'une analyse appro-
fondie; ils respirent un vrai zèle de néophyte.
Toute la vie intime de notre converti était d'ailleurs celle
d'un parfait chrétien.
Tourmenté déjà pendant ses premiers séjours en Orient
d'incessants accès de goutte, qui lui rendaient le maniement
de la plume fort douloureux, souffrant des yeux dès sa
jeunesse, Palmer montra toujours à endurer ses infirmités
un courage qui devint encore plus admirable chez le vieil-
lard ! : elles ne l'empêchèrent pas, en 1876, d'entreprendre un
pénible voyage en Russie, pour chercher les documents
historiques dont il avait besoin pour l'un de ses ouvrages.
Il est intéressant de voir ce que l'orthodoxie était devenue
à cette époque dans les appréciations du nouveau papiste.
Nous disons papiste ; il convient de préciser en quel sens
nous appliquons le mot à Palmer. Papisme chez les hétéro-
doxes signifie esclavage, passivité, renoncement à l'intelli-
gence, dévouement hypocrite au Saint-Siège, admiration
outrée pour les plus infimes usages de la vie romaine, apolo-
gétique à bon marché et grand fracas ; en ce sens du mot,
personne ne fut moins « papiste » que Palmer. Mais, comme
les saints, il se faisait gloire d'obéir au Saint-Siège, il voyait
en cela l'application la plus parfaite et la plus grandiose de
1. C'est dans la prière — la sienne et celle de ses amis — que Palmer puisait sa
force d'âme. « En attendant », lisons-nous dans une ;de ses lettres au P. Pierling,
a j'ai grand besoin de patience et d'une résignation plus complète; c'est pour cela
que je vous engage, mon Pare, à prier pour moi, afin que j'obtienne cette grâce »*
La MISSION DE WILLIAM PALMER 59
la vertu d'obéissance, tant recommandée par Notre-Seigneur ;
en ce sens-là, il méritait au plus haut degré le nom de papiste
dont les orthodoxes attristés le qualifiaient.
Les Russes confondent volontiers les deux significations du
mot papisme. Aussi les anciens amis de Palmer ne compre-
naient-ils rien à ses théories sur la papauté. Trouver dans
l'obéissance ecclésiastique la vraie liberté, la joie du cœur,
un principe d'initiative, un accroissement d'autorité dans
celui qui obéit, c'étaient là pour eux autant de mystères. Que
dire de leur étonnement quand ils entendaient Palmer
opposer le prestige moral des évêques soumis au pape à
l'avilissement des prélats asservis au pouvoir civil, l'apos-
tolat des premiers à l'inactivité des seconds, toute la fécondité
spirituelle et intellectuelle de la vie catholique à la routine
impuissante de la bureaucratie orthodoxe?
Ce n'est donc pas pour « faire le paresseux » et rester
passif, comme le lui reprochait Overbeck, que Palmer se
soumit au pape. C'était afin de poursuivre, avec plus de
sûreté, la recherche des vérités éternelles, pour y travailler
avec plus de zèle et d'ardeur. Il sentit croître à Rome son
désir de coopérer à la conversion de la Russie ; il crut même
avoir trouvé dans cette coopération sa vocation véritable.
Ceci explique pourquoi il semble s'être intéressé si peu à la
conversion de ses compatriotes. Toujours il resta persuadé
de la supériorité de l'orthodoxie sur l'anglicanisme, et cette
conviction demeure inébranlable chez lui jusqu'à l'heure de
la mort. L'Église anglicane n'avait à ses yeux pas plus
d' <( existence spirituelle » que n'importe quelle secte pro-
testante. Il la jugeait en plein état de décomposition; c'était
perdre son temps et sa peine que de vouloir ressusciter ce
cadavre. L'Église orthodoxe lui faisait l'effet d'un simple
malade, couvert d'ulcères, mais guérissable ; ce n'était pas
employer ses efforts en vain que de chercher à panser ses
plaies.
Peut-être y avait-il bfren une autre raison à l'intérêt que
Palmer portait à la conversion de l'Europe orientale ; raison
inconsciente chez lui, mais très réelle, nous voulons dire sa
profonde connaissance de la religion gréco-russe, fruit
d'une si longue expérience, de tant d'études et de sacrifices.
60 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
Mais si l'humilité de Palmer pouvait lui cacher sa propre
compétence, les orthodoxes, eux, ne s'y trompaient pas.
Palmer (écrivait dans une revue le prêtre Polesski), ex-diacre de
l'Eglise épiscopale anglicane, vice-président du Magdalen Collège à
Oxford, l'un des plus importants, des plus savants et des plus zélés
anglo-catholiques, fit, à partir de i84o, des voyages réitérés en Russie.
Il passa beaucoup de temps en Orient pour étudier de près et à fond
l'Église orthodoxe. 11 s'efforça d'acquérir les notions les plus exactes
et les plus détaillées sur l'histoire et l'état actuel de l'Eglise orientale.
Ce but, il l'atteint pleinement; on s'en convainc aisément à la lecture
de ses écrits. Il y est parvenu grâce à une parfaite connaissance des
langues anciennes et modernes, à l'entrée libre aux plus précieuses
bibliothèques, à sa grande érudition et à un zèle infatigable pour
réunir son Église avec l'orthodoxie1.
De tous les ouvrages de Palmer, le dernier en date confirme
le mieux les jugements émis par Polesski. Nous voulons
parler de son œuvre capitale, intitulée The Patriarch andthe
Tsar. Palmer y réunit en six gros volumes les principaux
documents d'histoire ecclésiastique, patiemment recueillis
en Russie, en Egypte, en Palestine et ailleurs. On y trouve
également son appréciation définitive de l'orthodoxie et son
dernier mot sur la manière de convertir les orthodoxes. Dans
The Patriarch and the Tsar, les héros du livre sont le tsar
Alexis Michaïlovitch et surtout le patriarche russe Nicon
(f 1681). Au gré de Palmer, Nicon est le Thomas Becket de
l'Église orientale, le plus grand homme du christianisme
russe, par son énergie à défendre les libertés canoniques de
l'Église contre l'État usurpateur. Condamné par un concile
de patriarches orientaux et d'évêques russes à la solde de
l'autocratie, il fut démis du patriarcat moscovite et
emprisonné. Palmer prend occasion de la lâcheté de ces pré-
lats, qui préférèrent s'appuyer sur le glaive et les richesses
de l'État plutôt que sur la force morale de l'Église, pour
nous dévoiler dans quel avilissement était tombée l'ortho-
doxie déjà avant les victoires que remporta sur elle Pierre
le Grand. « Ainsi, jadis, les Grecs"rejetèrent-ils l'autorité
spirituelle et suprême du pape pour finir par préférer le joug
des sultans à celui d'un père, qu'ils traitaient déjà depuis
1. G. Polesski, Otcherk Sovr. Rel. Dvijenia v. Anglikanskoï Tserkvi, art. i«r, p. a3.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 61
longtemps en étranger et ennemi *-. » La désobéissance au
Souverain Pontife entraîne donc nécessairement et par les
actes propres du clergé l'asservissement des Églises à des
pouvoirs extérieurs.
Mais si l'Église orientale doit assumer la principale respon-
sabilité de l'état misérable où elle se trouve, c'est à elle-
même aussi à se guérir en s'aidant de la grâce divine.
C'est en travaillant à se réformer elle-même, tout en se
prémunissant contre les influences romaines, qu'inconsciem-
ment l'Église anglicane s'est rapprochée néanmoins peu à
peu du catholicisme pour finir par se soumettre à Rome dans
les personnes de plusieurs de ses membres les plus émi-
nents. Palmer soutient que si la Russie doit un jour se
convertir, ce sera par la même voie de libre régénération ; les
schismatiques prendront conscience de la noblesse chré-
tienne ; ils réorganiseront leur administration ecclésiastique,
ils ranimeront leur vie religieuse ; leur Église changera son
unité abstraite en force réelle et spirituelle, ajoutera l'acti-
vité à sa passivité, une doctrine positive à ses continuelles
négations. Si le clergé russe imposait le respect en repré-
sentant dignement l'Église, s'il combattait ses ennemis par
la force morale et intellectuelle, plutôt que les censures gou-
vernementales, il se trouverait par le fait même en voie de
réunion hiérarchique avec Rome. En travaillant à se relever
de ses ruines, l'Église russe fera très probablement la guerre
au pape. Mais peu importe : l'exemple d'Oxford est là; pas
plus qu'en Angleterre, Rome n'a à craindre en Russie d'une
hostilité loyale, dictée par l'amour de la vérité et de l'idéal
religieux. Bien au contraire, une réaction spontanée, ana-
logue au mouvement puseyiste, est le meilleur gage pour
l'avenir catholique de la Russie.
Voilà pourquoi Palmes nous rappelle la célèbre crise ortho-
doxe du dix-septième siècle, quand succomba le vaillant
patriarche, défenseur des lois canoniques contre la servi-
i. The Patriarch and the Tsar, t. I, p. xix. Londrea, 187 1.
62 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
lité des évêques. Voilà pourquoi il nous invite à rendre
hommage à Nicon, qui, par ses combats contre tous les
ennemis de sa religion, y compris le catholicisme, rendit ainsi,
sans en avoir conscience, service au catholicisme lui-même.
« Nicon », disait-on en Russie, « avait quelque chose de
l'esprit des tendances occidentales ». Palmer l'avait entendu
répéter bien des fois. Il faisait sienne cette proposition.
« En ces matières », disait-il, « l'instinct social, tant reli-
gieux, qu'irréligieux, est très fin et exact. Socrate eut beau pro-
tester de sa fidélité à la religion nationale et faire des vœux
à Esculape, les Athéniens jugèrent sa doctrine comme un
reniement de leurs dieux; ils ne se trompaient pas. Les
leaders du mouvement anglican de i833-i84o eurent beau
attaquer dans leurs écrits les romanistes avec les dissidents,
protester de leur soumission à l'Église établie et chercher à
la défendre, l'instinct du peuple jugea bien, quand, pour
leur plus grand ennui et indignation, il leur dit, avant qu'ils
ne le soupçonnassent eux-mêmes, que toute cette opposi-
tion à la papauté viendrait à crouler1. »
L'hostilité de Nicon contre Rome est de bon augure ; nous
devons nous en féliciter. L'apôtre catholique a un seul
ennemi à redouter : le clergé apathique et indigne, qui a
lâchement condamné le patriarche, en se rendant ainsi plus
coupable que les autocrates usurpateurs. C'est uniquement
lui que Palmer a en vue chaque fois qu'il répète les paroles
duPsalmiste: mentita est iniquitas sibi.
Gomme nous sommes loin des idées du diacre anglican
lors de son premier voyage en Russie I Anglicanisme et
orthodoxie étaient alors pour lui une seule et même chose.
La similitude ne porte plus maintenant que sur un point
unique : l'identité de la voie qui les ramènera tous deux au
catholicisme I
Palmer constate que le nationalisme religieux, cette défor-
mation égoïste du vrai patriotisme, a ravi de tout temps
des peuples à l'Église. C'est une terrible maladie. La Russie
en a souffert pendant des siècles. Au point de vue humain,
il y a peu d'espoir de lui voir retrouver l'énergie suffisante
i. The Patriaeh and the Tsar, t. 1, p. xxn.
LA MISSION DE WILLIAM PALMER 63
pour la surmonter. Aussi Palmer considérera-t-il l'avenir
de l'empire slave d'un point de vue plus surnaturel. Lisons
une de ses dernières pages destinées au public :
L'histoire n'offre aucun exemple d'une nation ou d'une société qui
ait apostasie volontairement, pour passer d'une situation religieuse
plus élevée à une moindre, et soit ensuite parvenue à se relever par les
propres forces de son seul repentir.
Mais ce qui est impossible par les hommes ne l'est pas avec Dieu.
Prions et travaillons. Si ce que nous désirons et ce que nous deman-
dons à Dieu n'a pas de précédent dans l'histoire, il n'en reste pas moins
vrai que Dieu est tout-puissant et plein de miséricorde. Il faut toujours
pencher vers le spirituel et non les choses du monde, vers la récon-
ciliation et non l'exagération des difficultés, vers la charité et non la
malveillance, vers le rocher de Pierre l'Apôtre et non le marécage de
Pierre le Grand, vers le Voskresensk ' de Nicon et non les maudits de
Sodome et de Gomorrhe. Peut-être l'homme qui travaillerait ainsi, de
bonne foi et en priant, ne verra-t-il aucun effet sensible de ses prières
et de ses efforts, peut-être deviendra-t-il même l'objet de la risée du
monde, mais il n'aura certainement pas travaillé en vain et aura du
moins sauvé son âme propre2.
Tel fut le programme de Palmer. Il ne se contenta pas de
le proposer aux autres, catholiques ou orthodoxes, mais le
réalisa toujours lui-même d'une manière de plus en plus
parfaite pendant toute sa vie. Ses amis anglais, tels Newman,
le cardinal Howard, le P. Weld, assistant de la Compagnie
de Jésus en Angleterre, le nommaient « most amiable of
men ». Sa joie spirituelle, son affabilité, Palmer les témoi-
gnait avant tout à ses coreligionnaires, qui eurent la bonne
fortune d'entrer en relations avec lui, notamment au savant
archéologue J.-B. de Rossi, aux trois jésuites russes les
PP. Martinov, Gagarin et Pierling, qui héritèrent plus tard
d'une partie de sa riche bibliothèque. Son aimable charité
s'étendait pourtant aux Russes qui partageaient le moins ses
convictions religieuses; tel le prêtre E. Popov, aumônier
de l'ambassade russe à Londres. Quant à ce Philarète, qui
l'avait jadis si peu apprécié, Palmer ne l'abandonna jamais
dans ses pensées et ses^prières.
On se souvient aussi du pamphlet de Mouraviov; Palmer
i. Couvent construit par le fameux patriarche.
2. The Patriarchand the Tsar, t. IV, p. lxiv, 1876.
64 UN ÉPISODE DU MOUVEMENT D'OXFORD
ne s'en offensa pas ; sa patience chrétienne réussit-elle à
désarmer le calomniateur P Toujours est-il qu'en 1862
Palmer catholique se trouvant à Kiev reçut un gracieux
hommage d'auteur « from Mouraviov, with his compli-
ments ». On voit comment Palmer exécutait son programme
de douceur et de bienveillance, même avec ceux qui
l'avaient injurié.
C'était au printemps de 1879. Le cardinal Newman alla à
Rome pour rendre à Palmer la visite qu'il en recevait
chaque année à Birmingham. A son arrivée, il eut la dou-
leur de ne plus trouver le « chercheur de vérité » au
nombre des vivants : le 5 avril, Dieu, exauçant son Nunc
dimittis, l'avait rappelé à Lui. Si quelqu'un de nos lecteurs
fait un jour son pèlerinage à S. Lorenzo in Gampo Verano,
nous le prions de s'arrêter devant la tombe de William
Palmer et d'y méditer un instant la devise de cet homme
résumé si parfait de toute sa vie : Palma virtuti.
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