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Full text of "Abraham Lincoln : sa vie, son caractère, son administration"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

State  of  Indiana  through  the  Indiana  State  Library 


http://www.archive.org/details/abrahamlinc2478pasc 


ABRAHAM 


LINCOLN 

SA  VIE 

SON    CARACTÈRE,    SON    ADMINISTRATION 


CÉSAR  PASCAL 


PARIS 

G  R  A  S  S  A  R  T,     LIBRAIRE-ÉDITEUR 

3,    RUE    DE    LA  PAIX,   ET   RUE    S  AI  N  T-  A  P,  >'  AU  D,    S 


1865 


ABRAHAM  LINCOLN 

SA   VIE 
SON     CARACTÈRE,     SON     ADMINISTRATION 


DU   MÊME   AUTEUR 

ChristologiedesÉpîtres  de  Paul.  Trois  parties.  In-8.  1  50 

Donnez  !  Discours.  2a  édition.  In-8 •>  50 

Discours  d'installation  prêché  à  Brigliton »  50 

Le  Réveil.  Traduction  anglaise.  In-12 »  60 

La  parole  de  Christ  Traduction  anglaise.  In-12...  »  60 

Pour  paraître  en  1866  : 

Notices  biographiques  et  littéraires.  xva  et  xvie  siècle. 


IMPRIMERIE    DE    L.    TOINON   E  T  Ce ,    A    S  A  I  NT-  G  E  R  M  AI  N 


i  ABRAHAM 

LINCOLN 

f  SA    VIE 

SON  CARACTÈRE,   SON  ADMINISTRATION 

PAR 

CÉSAR    PASCAL 


PARIS 

GRASSART,    LIBRAIRE    ÉDITEUR 

3,    RUE    DE    LA    PAIX,    ET    RUE    SAINT- ARNAUD ,    5 
1865 


Ce  petit  volume  que  j'offre  au  public  ren- 
ferme sans  cloute  de  nombreuses  imperfections. 
Comment  les  faire  excuser?  Dirai-je  que, 
faute  de  temps,  j'ai  dû  l'écrire  au  courant 
de  la  plume?  On  me  répondrait  peut-être  avec 
le  Misanthrope  :  «  Le  temps  ne  fait  rien  à 
l'affaire!  »  ce  qui,  par  parenthèse,  est  complè- 
tement faux.  —  J'ai  une  meilleure  raison,  qui 
ne  manquera  pas  d'inspirer  quelque  bienveil- 
lance à  la  critique  la  plus  sévère.  Je  n'ai  pas 
voulu  —  hélas  f  et  pour  cause  majeure  I  —  faire 


une  œuvre  d'art,  mais  simplement  une  action 
charitable,   ce  qui,    en  définitive,   vaut  bien 
mieux.  —  Le  20  mai  de  cette  année,  je  reçus 
la  circulaire  que  la  Conférence  pastorale  de 
Paris  adressait  aux  pasteurs  français,   pour 
recommander  à  leur  charité   chrétienne  les 
esclaves  libérés  aux  États-Unis.  L'idée  me  vint 
aussitôt  d'écrire   ce  livre.   J'ai  pensé   qu'un 
récit  fidèle  de  la  vie  et  de  l'administration 
d'Abraham    Lincoln,    vendu    au    profit    des 
quatre  millions  d'esclaves  dont  vertueux  ce  ma- 
gistrat a  brisé  les  fers,  ne  manquerait  pas  de 
produire  une  certaine  somme  qui  aiderait,  pour 
sa  faible  part,  à  soulager  la  profonde  misère  de 
ces  malheureux. —  Et  maintenant,  voici  le  livre 
avec  son  sauf-conduit. 

D'après  un  arrangement  fait  avec  l'éditeur, 
le  produit  de  la  vente  d'un  certain  nombre 
d'exemplaires  sera  consacré  à  cette  œuvre 
de  soulagement. 

Si  le  lecteur  trouve  quelque  intérêt  à  cette 


lecture,  et  qu'il  en  retire  la  forte  impression 
morale  que  m'a  faite  le  caractère  de  Lin- 
coln, ce  sera  un  précieux  superflu  que 
personne  ne  saurait  mieux  estimer  que  moi- 
même. 


Brighton,  15  juillet  186o. 


ABRAHAM  LINCOLN 

SA  VIE 

SON   CARACTÈRE,   SON  ADMINISTRATION 


CHAPITRE    PREMIER 

La  famille  Lincoln.  —  Thomas  Lincoln  et  Nancy  Hanks.  —  Jeu- 
nesse d'Abraham  Lincoln.  — Émigration  dans  l'Indiana.  —  La 
nouvelle  ferme.  —  Abe  écolier.  —  La  Vie  de  Washington.  — 
Influence  de  la  mère  d'Abraham  Lincoln  sur  le  caractère  de 
son  fils.  —  Abe  batelier.  —  Le  Mississipi.  —  Premier  voyage  s§r 
ce  fleuve.  —  Nouvelle  émigration  de  Thomas  Lincoln.  —  Le 
rail-Iplilter.  —  Episode  de  la  convention  républicaine  de  1T1- 
linoisi.  —  Second  voyage  sur  le  Mississipi.  —  L'esclavage  aux 
yeux  de  Lincoln.  —  Abraham  Lincoln  boutiquier  et  meunier  à 
New-Salem.  —  Guerre  avec  les  Indiens.  —  Lincoln  capitaine 
de  volontaires.  —  11  est  marchand  et  directeur  d'un  bureau  de 
poste.  —  Travaux  intellectuels.  —  Lincoln  arpenteur.  —  Sa 
popularité  naissante. 

La  guerre  de  l' indépendance  touchait  à  sa  fin; 

encore  un  an,  et  la  capitulation  de  Gornwallis  allait 

forcer  l'Angleterre  à  reconnaître  l'existence  de    la 

république  des  États-Unis.    La    confédération    ne 

se  composait  alors  que  de  treize  Etats,  où  l'on  ne 

1 


2  ABRAHAM  LINCOLN 

comptait  guère  plus  de  trois  millions  d'habitants, 
groupés  dans  quelques  grands  centres  ou  dissémi- 
nés sur  une  immense  étendue  de  pays.  C'était  en 
1780.  Un  aventureux  et   hardi  pionnier,   nommé 
Lincoln  —  descendant  de  l'un  de  ces  puritains  an- 
glais qui,  les  premiers,  apportèrent  sur  le  nouveau 
continent  la  liberté,  la  civilisation  et  la  foi  chrétienne 
—  vint  s'établir  avec  sa  famille  dans  les   vastes 
solitudes  de  cette  partie  de  la  Virginie  qui  devait 
plus  tard  former  un  Etat  distinct  sous  le  nom  de 
Kentucky.  Il  n'avait  avec  lui  d'autres  richesses  que 
la  santé,  l'espérance,  l'amour  du  travail,  une  hon- 
nêteté héréditaire  dans  sa  famille  et  une  Bible  que 
ses  parents  lui  avaient  appris  à  aimer.  La  portion 
de  terrain  dont  il  prit  possession  était  comme  per- 
due au  milieu  d'immenses  forêts  peuplées  de  bêtes 
fauves  et  que  parcouraient  des  bandes  d'Indiens. 
Malgré  les  dangers  qui  le  menaçaient  dans  cet  iso- 
lement redoutable,  il  n'hésita  pas  à  y  construire  une 
case  avec  le  dessein  bien  arrêté  d'y  finir  ses  jours. 
Hélas!  ils  ne  furent  pas  de  longue  durée.  Gomme 
tant  d'autres  pionniers,  il  périt  de  mort  violente. 
Un  soir  il  ne  rentra  pas  au  logis,  et  le  lendemain  ses 
enfants,  qui  s'étaient  mis  à  sa  recherche,  trouvèrent, 
à  quelque  distance  de  l'habitation,  son  corps  privé 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION      3 

de  vie  et  horriblement  mutilé.  Le  malheureux  était 
tombé  victime  de  la  férocité  de  quelques  Indiens 
qui,  l'ayant  tué,  avaient,  selon  leur  coutume,  en- 
levé et  emporté  sa  chevelure  sanglante,  comme  un 
glorieux  trophée. 

La  veuve  de  Lincoln  restait  seule  dans  ce  désert 
inhospitalier  avec  trois  fils  et  deux  filles.  .Encore  si 
les  membres  de  cette  famille  infortunée  avaient  pu 
demeurer  ensemble  1  mais  l'inexorable  pauvreté  les 
força  de  se  séparer.  Tous  les  enfants  partirent, 
chacun  de  son  côté,  pour  décharger  leur  mère  et 
se  suffire  à  eux-mêmes;  Thomas,  le  plus  jeune, 
fut  celui  qui  resta  le  plus  longtemps  auprès  de  la 
veuve.  Il  grandit  dans  une  pénurie  proche  de  la 
misère,  endura  bien  des  privations,  sans  que  pour- 
tant sa  forte  constitution  s'en  ressentît  jamais.  Il  ne 
reçut  d'autre  éducation  que  celle  que  donne  l'ad- 
versité, ne  sut  jamais  ni  lire  ni  écrire,  et  dès  sa  plus 
tendre  jeunesse  s'employa  dans  les  fermes,  à  n'im- 
porte quel  travail,  pour  fournir  à  ses  besoins. 

A  l'âge  de  vingt-huit  ans,  il  revint  dans  le  Ken- 
tucky,  qu'il  avait  fini  par  quitter  comme  ses  frères. 
Il  apportait  avec  lui  une  petite  somme  d'argent, 
fruit  d'une  grande  économie.  Quelques  mois  après, 
en  1806,  il  se  maria  avec  une  jeune  personne  qui 


4  ABRAHAM  LINCOLN 

réunissait  toutes  les  qualités  nécessaires  à  la  femme 
d'un  colon. 

Nancy  Hanks  était  pauvre  et  son  éducation  avait 
été  bien  négligée.  A  peine  lisait-elle  couramment  sa 
Bible  et  les  cantiques  de  l'Église  baptiste,  dont  elle 
était  membre.  Mais  c'était  une  femme  robuste,  la- 
borieuse, active,  intelligente  et  pieuse,  capable 
d'élever  des  enfants,  de  diriger  une  ferme  et  d'ai- 
der son  mari  dans  les  pénibles  travaux  de  sa  con- 
dition. 

Les  nouveaux  mariés  s'établirent  dans  une  petite 
ferme  dont  l'aspect  était  bien  misérable,  à  en  juger 
d'après  une  photographie  que  nous  avons  sous  les 
yeux  4.  Qu'on  se  représente  deux  baraques  en  bois, 
peu  élevées,  séparées  Tune  de  l'autre  par  une  cour 
étroite  qui  servait  de  passage,  et  où  Ton  pénétrait  en 
poussant  une  lourde  barrière  à  claire-voie.  L'une 
de  ces  deux  constructions  rudimentaires  était  un 
hangar  qui  servait  de  remise  et  d'écurie  ;  l'autre, 
l'habitation,  n'avait  qu'un  rez-de-chaussée  et  au- 
cune espèce  d'ouverlure  sur  la  façade  extérieure. 
C'est  là  que  naquit  aux  époux  Lincoln,  le  12  février 
1809,  un  fils  qu'ils  appelèrent  Abraham;  c'était  le 

1.  Ferme  de  Thomas  Lincoln,  à  Elisabeth-l'oivn,  photographie 
par  Alschuler,  Chicago. 


SA  VIE,   SON  CARACTÉKE,  SON  ADMINISTRATION      o 

futur  président  de  la  république  des  Etats-Unis  *. 

Dès  qu'il  eut  atteint  sa  septième  année,  le  jeune 
garçon  accompagna  sa  sœur,  plus  âgée  que  lui  de 
deux  ans,  à  une  école  mixte  qu'un  maître  arrivé  ré- 
cemment venait  de  fonder.  Là  se  rendaient  de  toute 
part,  parfois  de  bien  loin,  les  enfants  des  colons.  Il 
n'est  *pas  en  Amérique  de  si  petit  village  qui  n'ait 
son  école.  Quand  se  forme  une  localité,  c'est  le  pre- 
mier établissement  public  qu'on  y  construise.  Le 
petit  Abe  n'alla  pas  longtemps  à  cette  école.  A  peine 
commençait-il  à  connaître  les  lettres  et  à  épeler  les 
mots  que  son  père  l'en  retira.  Thomas  Lincoln  avait 
résolu  d'aller  s'établir  dans  l'Indiana. 

Le  travail  libre  n'était  pas  en  honneur  dans  le 
Kentucky.  Les  colons  qui  cultivaient  eux-mêmes 
leurs  terres  y  formaient  la  dernière  classe  de  la  so- 

1.  Lorsqu'il  était  membre  du  Congrès,  M.  Lincoln  envoya  à  l'é- 
diteur du  Dictionnaire  du  Congrès  cette  note  autobiographique  : 

«  Né  le  12  février  1809,  dans  le  comté  de  Hardin,  Kentucky.  — 
»  Education  défectueuse.  —  Profession,  avocat.  —  Il  fut  capi- 
d  taine  de  volontaires  dans  la  guerre  contre  les  Indiens.  —  Di- 
»  recteur  d'un  très-petit  bureau  de  poste. —Élu  quatre  fois  à 
»  l'assemblée  législative  de  l'Ulinois.  —  Membre  de  la  chambre 
»  basse  du  Congrès. 
»  Votre,  etc. 

»  A.  Lincoln.  » 

Le  comté  de  Hardin  porte  aujourd'hui  le  nom  de  comté  de  la 
Rue. 


6  AB3AHAM  LINCOLN 

ciété,  comme  les  planteurs  en  étaient  la  première. 
Leurs  riches  voisins  esclavagistes  les  traitaient  avec 
un  souverain  mépris,  quand  ils  n'allaient  pas  jus- 
qu'à encourager  les  nègres  à  leur  faire  mille  vexa- 
tions. Ajoutez  à  cela  un  état  de  guerre  continuelle 
avec  les  tribus  indiennes,  la  brutalité  déjà  célèbre 
des  Kentuckiens,  et  la  concurrence  ruineuse  du  tra- 
vail servile.  Les  émigrants  arrivés  dans  cette  pro- 
vince n'y  faisaient  généralement  qu'un  court  séjour; 
ils  s'en  allaient  en  si  grand  nombre,  qu'il  en  partit, 
en  une  seule  saison,  jusqu'à  cent  cinquante  familles, 
qui  vinrent  demander  à  des  Etats  libres  la  con- 
sidération, le  respect  du  travail  et  le  bien-être, 
qu'ils  ne  trouvaient  pas  dans  les  provinces  à  es- 
claves. 

Avant  de  transporter  sa  famille  dans  l'Indiana, 
Thomas  Lincoln  vint  y  faire  un  voyage  d'explora- 
tion, et  choisir  l'emplacement  où  il  voulait  créer  une 
nouvelle  ferme.  Quelques  jours  après,  il  était  de  re- 
tour, vendait  sa  propriété  du  Kentucky,  et  faisait  les 
préparatifs  du  départ. 

Quand  il  eut  construit  un  bateau  plat,  il  y  char- 
gea ses  meubles,  y  fit  monter  sa  femme  et  ses  en- 
fants, et,  par  une  belle  matinée,  la  famille  Lincoln 
disait  adieu  aux  rivages  du  Kentucky  et  descendait 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION      7 

doucement  le  cours  de  l'Ohio.  Après  une  courte  na- 
vigation, on  aborda  sur  la  rive  opposée,  à  Tomp- 
son's  Ferry.  Mais  on  n'était  point  au  terme  du 
voyage.  Il  restait  à  franchir  plusieurs  milles  à  tra- 
vers un  pays  presque  inhabité,  sauvage  et  couvert 
parfois  de  forêts  vierges  impénétrables.  Bien  que 
montée  sur  des  chevaux,  la  famille  patriarcale  mit 
toute  une  semaine  à  franchir  la  distance  qui  sépare 
Tompson's  Ferry  du  comté  de  Spencer,  trajet  pé- 
nible et  fatigant.  On  n'avançait  que  lentement,  sous 
une  chaleur  accablante,  par  des  chemins  imprati- 
cables, souvent  aussi  à  travers  champs  et  forêts,  où, 
la  hache  à  la  main,  on  devait  se  frayer  un  passage. 
On  marchait  tout  le  jour;  la  nuit,  on  dressait  une 
tente,  on  s'enveloppait  dans  une  couverture,  on 
dormait  sur  le  sol.  M.  Lincoln  se  rappela  toujours 
ce  rude  voyage,  et  il  disait  n'avoir  jamais  éprouvé 
d'aussi  grandes  fatigues  dans  tout  le  cours  de  sa  vie, 
pourtant  si  laborieuse  et  si  pénible. 

Dès  leur  arrivée,  les  membres  de  la  famille,  aidés 
dans  les  travaux  les  plus  difficiles  par  quelque  voi- 
sin bienveillant,  se  mirent  à  l'œuvre  pour  se  cons- 
truire une  chaumière.  La  forêt  fournit  les  matériaux 
nécessaires;  la  hache  et  la  scie  les  façonnèrent  gros- 
sièrement. Enfin,  après  plusieurs  jours  d'un  travail 


8  ABRAHAM  LINCOLN 

opiniâtre,  l'habitation  était  prête  à  servir  d'abri, 
mais  non  point  encore  entièrement  terminée.  Néan- 
moins on  s'y  installa  aussitôt,  remettant  au  pro- 
chain hiver  le  soin  d'achever  tout  ce  qu'il  restait  à 
faire.  La  chaumière  des  Lincoln  ne  se  composait 
que  d'une  seule  et  vaste  pièce,  mais  sur  l'une  des 
parois  intérieures  régnait  une  espèce  de  galerie  di- 
visée en  compartiments  et  où  l'on  montait  par  une 
échelle.  Là  étaient  le  grenier  et  les  chambres  à  cou- 
cher, dont  l'une,  la  plus  petite,  fut  assignée  au 
jeune  Abe. 

Quand  on  put  se  passer  de  lui,  notre  garçon  fut 
remis  à  l'école.  Bientôt  il  put  lire,  écrire  et  compter. 
A  cette  grande  aptitude  pour  l'étude,  qui  lui  per- 
mit de  savoir  au  bout  de  quelques  mois  ce  que  les 
autres  mettaient  longtemps  à  apprendre,  il  joignait 
un  ardent  désir  de  s'instruire.  Ses  loisirs  étaient 
consacrés  à  la  lecture.  Rarement  il  partageait  les 
jeux  de  ses  camarades.  On  le  voyait  se  retirer  à  l'é- 
cart, un  livre  à  la  main.  Mais  quand  s'élevait  entre 
les  écoliers  l'une  de  ces  disputes  si  fréquentes  parmi 
eux,  Abraham  intervenait  aussitôt  pour  rétablir  la 
paix.  Il  réprimandait  délicatement  le  coupable,  fai- 
sait entendre  raison  au  plus  récalcitrant,  et  réussis- 
sait généralement  à  réconcilier  les  adversaires.  Aussi 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION      9 

ses  condisciples  l'appelaient-ils  le  Pacificateur  (Peace 
maker).  La  concorde  rétablie,  il  retournait  à  son 
livre  avec  la  même  simplicité. 

Pour  alimenter  ses  lectures,  le  jeune  Lincoln  s'é- 
tait approprié  tous  les  ouvrages  qu'il  avait  pu  trou- 
ver dans  la  maison  paternelle  :  le  Pilgrim's  Pro- 
gress  de  Bunyan,  les  Fables  d'Ésope,  des  traités 
religieux  et  quelques  biographies.  Mais  cette  mo- 
deste bibliothèque  fut  bientôt  épuisée.  Il  est  vrai 
qu'Abe  se  mit  à  la  relire  plusieurs  fois  et  si  bien 
qu'il  finit  par  être  à  même  d'en  raconter  le  contenu, 
d'un  bout  à  l'autre.  Dès  lors  sa  grande  préoccupa- 
tion fut  de  se  procurer  de  nouveaux  ouvrages.  Il  eut 
recours  aux  voisins,  et  réussit,  avec  l'aide  de  son 
père,  à  se  faire  prêter  tous  les  livres  qu'ils  avaient, 
ce  qui  n'est  pas  dire  beaucoup.  C'est  ainsi  qu'il  ob- 
tint une  Vie  de  Washington,  dont  la  lecture  l'inté- 
ressa vivement,  et  qui  lu;  fournit  l'occasion  de  mon- 
trer dès  lors  cette  franchise  et  cette  honnêteté  qui 
faisaient  le  fond  de  son  caractère. 

Un  soir,  après  le  travail  de  la  journée,  il  s'était 
retiré  dans  sa  petite  chambre,  emportant  avec  lui  le 
précieux  volume  dont  il  avait  lu  quelques  pages  à 
la  veillée,  et  qu'il  voulait  continuer  à  son  réveil. 
Avant   de  se    coucher,  il  le  plaça  soigneusement 


10  ABRAHAM  LINCOLN 

sur  une  espèce  de  bahut  près  de  son  lit.  Le  lende- 
main, l'une  de  ses  premières  pensées  fut  pour  le 
livre.  Il  se  lève  aussitôt  et  va  le  prendre....  Quelle 
triste  découverte!  quel  étonnement  couloureux! 
quelle  confusion  î  quel  embarras  !  L'ouvrage  était 
bien  là,  mais  gravement  détérioré,  gonflé  d'eau, 
plissé  et  couvert  de  taches  noirâtres.  Un  orage  ayant 
éclaté  pendant  la  nuit,  la  pluie  avait  pénétré  à  tra- 
vers les  planches  de  la  toiture.  On  essuya  le  livre; 
on  le  fit  sécher  au  soleil.  Vains  efforts  I  il  fut  impos- 
sible de  le  faire  revenir  à  son  premier  état.  Que 
faire?  Abe  n'hésite  pas  longtemps.  Il  prend  le  vo- 
lume tel  quel,  et  se  rend  aussitôt  chez  la  personne 
qui  le  lui  a  prêté.  Après  avoir  raconté  l'accident  de 
la  nuit  :  «  Il  m'est  impossible,  ajoute-t-il,  de  vous 
indemniser  de  la  perte  de  ce  livre,  n'ayant  pas  d'ar- 
gent; mais  voici  ce  que  je  peux  faire,  si  vous  y  con- 
sentez :  je  travaillerai  pour  vous,  le  temps  que  vous 
jugerez  nécessaire  à  l'acquisition  du  volume.  j>  Le 
marché  fut  conclu.  Après  trois  journées  de  travail 
dans  la  ferme  du  voisin,  Abraham  avait  acquis  le 
livre,  qu'il  se  mit  à  relire  avec  un  plaisir  nouveau. 

Cependant,  depuis  qu'il  avait  atteint  sa  treizième 
année,  Abe  if  allait  plus  à  l'école.  En  tout,  il  l'avait 
suivie  quinze  mois.  Maintenant,  il  s'employait  aux 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  ii 
divers  travaux  des  colons  de  l'Ouest.  Tl  apprenait  à 
cultiver  les  champs,  à  manier  la  hache,  à  abattre 
les  grands  arbres  dans  la  forêt,  à  scier  et  à  façon- 
ner le  bois  pour  les  constructions  ou  les  clôtures  des 
fermes,  à  se  servir  avec  adresse  de  la  carabine,  etc. 
Il  dut  à  ces  occupations  viriles  de  la  vie  champêtre,  à 
l'air  pur  des  vastes  plaines  de  l'Ouest  et  à  une  nour- 
riture saine  et  frugale,  cette  constitution  robuste  qui 
le  préserva  des  maladies,  et  le  rendit  capable  d'en- 
durer les  fatigues  de  sa  laborieuse  carrière. 

Ce  fut  l'œuvre  de  sa  mère  de  le  former  à  la  vertu 
et  à  la  piété.  Elle  lui  inspira  cette  foi  ferme  et  se- 
reine que  dans  les  circonstances  les  plus  critiques 
il  montra  en  la  Providence  divine,  cette  droiture 
exquise  qui  lui  valut  de  bonne  heure  le  surnom 
d' honnête ,  et  cette  bienveillance  inaltérable  dont  il 
a  donné  de  si  grandes  preuves  pendant  les  années 
orageuses  de  sa  présidence.  11  n'avait  pas  fallu  long- 
temps à  la  noble  et  modeste  femme  pour  façonner 
cette  nature  si  bien  douée.  Abraham  n'était  que 
dans  sa  onzième  année  lorsqu'il  eut  le  malheur  de 
perdre  sa  mère;  mais  il  se  montrait  déjà  tel  qu'il 
fut  toujours.  Les  leçons  qu'il  en  avait  reçues  s'é- 
taient gravées  profondément  dans  son  âme,  et,  dès 
lors,  ce  fut  sous  l'image  de  sa  pieuse  mère  qu'elles 


12  ABRAHAM  LINCOLN 

se  présentèrent  à  son  esprit.  Elle  résumait  pour  lui 
la  piété  humble  et  vivante,  la  vertu  modeste  et  pure, 
la  bonté  généreuse  et  constante.  Aussi  n'en  parla  t- 
il  jamais  qu'avec  une  sorte  de  respect  religieux. 

En  1829,  Abraham  Lincoln,  âgé  de  vingt  ans, 
laissa  de  côté  la  hache  du  bûcheron  pour  prendre  la 
rame  du  batelier.  Plus  pénible  que  la  précédente, 
cette  nouvelle  profession  avait  du  moins  l'avantage 
d'être  plus  lucrative,  et  de  fournir  au  jeune  homme 
l'occasion  d'agrandir  le  cercle  de  ses  connaissances 
par  un  voyage  continuel  à  travers  plusieurs  États 
de  l'Union. 

Le  Mississipi,  dont  les  grands  et  nombreux  af- 
fluents reçoivent  eux-mêmes  une  foule  de  rivières 
venues  de  presque  tous  les  points  du  pays,  était,  à 
cette  époque,  la  principale,  pour  ne  pas  dire  la  seule 
voie,  ouverte  au  commerce  intérieur  du  grand  bassin 
formé  par  les  montagnes  Rocheuses  à  l'ouest,  et  les 
Alleghanys  à  l'est.  Sur  ces  eaux  abondantes,  dont 
le  parcours  a  plus  de  six  mille  kilomètres,  descen- 
daient et  remontaient  sans  cesse  des  embarcations 
richement  chargées.  Les  divers  États  qu'arrose  le 
Mississipi  et  ses  affluents  recevaient,  de  la  Nouvelle- 
Orléans,  des  meubles,  des  ustensiles,  des  étoffes, 
tous  les  produits  de  l'industrie,  et  envoyaient  en 


SA  VIK,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  13 
échange,  à  cette  ville,  les  productions  de  leur  sol  fer- 
tile :  les  minerais  et  les  charbons  du  Missouri;  les 
tabacs  de  l'Àrkansas  et  du  Kentucky;  le  coton,  le 
riz,  le  sucre  de  la  Louisiane;  le  gros  et  le  menu  bé- 
tail, les  fourrures  et  les  pelleteries  du  Tennessee;  les 
arbres  forestiers  de  l'illinois  et  les  céréales  du  Mis- 
sissipi. 

Les  bateaux  à  vapeur  commençaient  à  peine  à 
promener  leurs  panaches  de  fumée  sur  ces  grands 
cours  d'eau  qu'ils  sillonnent  aujourd'hui.  Le  service 
de  la  navigation  ne  se  faisait  qu'à  l'aide  de  bateaux 
plats  ou  à  quille,  que  montaient  des  hommes  coura- 
geux, robustes  et  endurcis  à  la  fatigue.  Ces  mari- 
niers formaient  une  classe  nombreuse.  Ils  passaient 
leur  vie  sur  leurs  embarcations,  qu'ils  faisaient  avan- 
cer, tantôt  en  les  tirant  après  soi  des  bords  du  fleuve 
où  ils  cheminaient,  tantôt  à  l'aide  de  longues  ra- 
mes, ou  en  déployant  au  vent  propice  une  large- 
voile  carrée.  Quelques-uns  de  ces  hommes  étaient 
aussi  marchands;  dans  ce  cas,  leurs  bateaux  res- 
se  mblaient  à  des  boutiques  ambulantes .  Ils  avançaient 
à  petites  journées,  passant  d'une  rive  à  l'autre,  s'ar- 
î  étant  à  tous  les  villages,  à  toutes  les  plantations 
pour  y  vendre  leurs  marchandises.  C'est  parmi  ces 
derniers  que  prit  rang  le  jeune  Lincoln.  Pendant 


14  ABRAHAM  LINCOLN 

une  année,  il  fut  employé  par  un  négociant,  qui  lui 
payait  ses  services  à  raison  de  dix  dollars  —  cin- 
quante-quatre francs  vingt  centimes  —  par  mois. 

A  la  fin  de  ce  premier  voyage  à  la  Nouvelle- Or- 
léans, il  revint  chez  son  père,  qui  s'était  remarié  avec 
une  veuve,  et  qu'il  trouva  formant  de  nouveaux 
projets  de  changement.  La  fertilité  célèbre  des  prai- 
ries de  l'Illinois,  qu'arrosent  de  nombreuses  riviè- 
res, faisait  espérer  à  Thomas  un  travail  plus  facile 
et  plus  productif,  et  il  n'attendait  que  l'occasion  de. 
vendre  sa  ferme  pour  aller  s'établir  dans  cette  pro- 
vince fortunée.  Ses  projets  ne  tardèrent  pas  à  se 
réaliser.  Dans  les  premiers  jours  du  printemps  de 
1830,  il  quittait  l'Indiana,  accompagné  de  ses  deux 
gendres  et  de  leurs  familles.  Les  meubles,  les  usten- 
siles des  trois  ménages,  les  instruments  agricoles  et 
les  provisions  étaient  transportés  sur  des  chariots  que 
traînaient  des  bœufs  et  des  vaches,  et  dont  l'un,  re- 
couvert d'une  toile,  contenait  les  femmes  et  les  en- 
fants. Les  hommes  allaient  à  pied.  Gomme  rien  ne 
pressait,  nos  gens  cheminaient  à  leur  aise,  presque 
sans  fatigue,  à  travers  de  riantes  plaines  où  le  gibier 
abondait,  et  où  les  bœufs  trouvaient  de  frais  et  gras 
pâturages. 

C'est  dans  le  comté  de  Mâcon,  et  sur  les  bords  de 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     lo 

la  rivière  Sangamon,  que  s'arrêta  la  petite  caravane. 
Abraham  Lincoln  reprit  la  hache,  et  aida  à  cons- 
truire une  vaste  habitation.  Il  fit  aussi  le  rail-splitter , 
c'est-à-dire  fendit  du  bois  pour  clôturer  d'une  pa- 
lissade les  dix  arpents  de  terrain  concédés  à  son 
père. 

Longtemps  plus  tard,  à  l'une  des  assemblées  delà 
convention  républicaine  de  l'Illinois,  où  l'on  pro- 
posait le  nom  de  Lincoln  pour  la  présidence  natio- 
nale, un  démocrate  du  comté  de  Mâcon  produisit 
tout  à  coup,  aux  yeux  des  spectateurs,  deux  pieux 
élégamment  décorés,  et  où  on  lisait  qu'ils  avaient 
été  pris  entre  trois  mille  pieux  semblables  faits,  en 
1830,  par  Abraham  Lincoln. 

Ce  personnage  espérait  jeter  du  discrédit  sur  la 
candidature  de  M.  Lincoln.  Il  avait  même  fait  pré- 
céder l'inscription  qu'on  lisait  sur  les  pieux  d'un 
titre  où  il  assimilait  méchamment  l'honorable  can- 
didat aux  bûches  elles-mêmes.  Mais  loin  de  refroidir 
les  partisans  de  M.  Lincoln,  cette  exhibition  inat- 
tendue ne  lit  qu'accroître  leur  enthousiasme.  Mêlé 
à  la  foule,  Abraham  Lincoln  assistait  à  ce  meeting. 
Ceux  qui  l'aperçurent  élevèrent  la  voix  pour  de- 
mander qu'il  prît  la  parole,  et  aussitôt  l'assemblée 
tout  entière  manifesta  bruyamment  le  même  désir. 


16  ABRAHAM  LINCOLN 

M.  Lincoln  se  lève,  monte  sur  son  siège  pour  que 
sa  voix  parvienne  à  tous  :  «  Il  est  vrai,  dit-il,  j'étais, 
il  y  a  une  trentaine  d'années,  bûcheron  dans  nos 
forêts  de  l'Ouest,  et  j'ai  fendu  du  bois  pour  les  clô- 
tures des  fermes.  Quant  aux  pieux  qu'on  vous  pré- 
sente, on  assure,  et  j'ai  tout  lieu  de  le  croire,  que 
c'est  ma  propre  hache  qui  les  a  faits.  »  Ces  paroles 
furent  prononcées  sans  le  moindre  embarras  et  avec 
la  noble  simplicité  que  ce  grand  homme  apportait 
dans  tous  ses  actes  et  dans  tous  ses  discours. 

Puis,  à  l'adresse  de  ceux  qui  avaient  eu  la  sottise 
de  vouloir  exploiter  contre  sa  candidature  l'obscu- 
rité de  son  origine,  l'orateur  ajouta  quelques  mots 
pleins  de  dignité  et  où  l'on  sentait  en  même  temps 
cette  ironie  tempérée  dont  il  possédait  le  secret. 
Quand  il  eut  fini  de  parler,  les  applaudissements, 
qui  l'avaient  interrompu  plusieurs  fois,  éclatèrent 
de  toutes  parts  chaleureux  et  prolongés.  Avec  la  plus 
entière  unanimité,  on  proclama  candidat  à  la  prési- 
dence ce  fils  de  ses  œuvres  dont  l'élévation  était  un 
hommage  au  travail  libre,  et  un  nouvel  honneur 
rendu  aux  institutions  libérales  de  la  patrie. 

A  partir  de  ce  moment,  dans  presque  tous  les 
Etats  de  l'Union,  les  clubs  républicains  voulurent 
avoir  des  pîeux  de  la  ferme  de  Thomas  Lincoln.  Ces 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADiMINISTRATlOJN  17 
pièces  de  bois  devinrent  le  sujet  de  plusieurs  chan- 
sons, et  dans  les  processions  que  les  partis  en  Amé- 
rique ont  l'habitude  de  faire  par  la  ville,  à  la  veille 
de  leurs  grandes  assemblées  politiques,  les  républi- 
cains les  portèrent  solennellement  comme  des  ban- 
nières qui  résumaient  leurs  principes. 

x  Revenons  à  la  nouvelle  ferme  de  Thomas  Lin- 
coln. Les  premiers  travaux,  les  plus  pressants  et  les 
plus  rudes,  y  étaient  presque  terminés,  quand 
l'hiver  arriva,  recouvrant  d'une  épaisse  couche  de 
neige  les  plaines  de  l'Illinois.  C'est  le  moment  où 
les  pionniers,  forcés  de  déposer  la  bêche,  se  livrent 
avec  ardeur  à  lâchasse.  Abraham  ne  s'était  jamais 
senti  beaucoup  de  goût  pour  cette  occupation  ;  aussi 
préféra-t-il  s'engager  au  service  d'un  marchand  pour 
faire  un  second  voyage  sur  le  Mississipi.  Il  redes- 
cendit le  cours  rapide  et  majestueux  de  ce  fleuve 
jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans,  et  le  remonta  lentement 
jusqu'à  l'embouchure  de  l'Illinois. 

Il  l'a  dit  lui-même  :  ce  fut  dans  ces  deux  voyages 
qu'il  apprit  à  détester  l'esclavage.  Il  contempla  dans 
toute  son  horreur  cette  monstrueuse  institution, 
dont  il  comprit  aussi  toutes  les  suites  funestes.  Il 
put  voir,  à  la  Nouvelle-Orléans,  les  navires  négriers 
chargés  de  celte  marchandise  humaine  dont  on  pre- 


18  ABRAHAM  LINCOLN 

nait  moins  de  soin  que  des  balles  de  coton  et  de 
tabac,  et  qu'on  vendait,  comme  un  vil  bétail,  à  l'en- 
can, sur  la  place  publique.  Bien  souvent  son  ba- 
teau rencontrait  sur  le  fleuve  des  embarcations 
chargées  de  ces  pauvres  créatures,  qu'il  retrouvait, 
dans  les  plantations,  courbées  sous  le  fouet  du  plan- 
teur. Il  était  témoin  de  l'avilissement  du  nègre,  de 
l'injustice  et  de  la  cruauté  du  maître,  et  de  cette 
honteuse  immoralité  dont  ce  système  ignoble  est  la 
source  féconde. 

Pour  un  esprit  désintéressé,  une  conscience  droite, 
une  âme  généreuse  et  noble,  quelle  leçon  sur 
l'esclavage!  Avec  quelle  puissance  l'indignation  et 
la  pitié,  qui  nous  saisissent  si  fortement  rien  qu'à  la 
lecture  du  sublime  ouvrage  de  madame  Beecher- 
Stowe,  ne  devaient-elles  pas  agiter  l'âme  de  Lincoln  î 

Qui  ne  verrait  ici  le  doigt  de  Dieu  dans  la  vie  de 
ce  grand  homme?  N'était-ce  pas  la  Providence  qui 
conduisait  ce  jeune  homme,  au  sortir  de  la  maison 
paternelle  et  d'un  État  libre,  dans  les  provinces  à 
esclaves,  comme  pour  y  terminer  son  éducation 
morale  et  le  préparer  à  être  le  libérateur  du  nègre  ? 

Abraham  voua  à  cette  institution  funeste  à  sa 
patrie,  à  cette  monstrueuse  iniquité ,  à  cet  outrage 
sanglant  fait  à  la  nature  humaine,  cette  haine  pro- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    1 1 

fonde  qu'il  devait  manifester  hautement  dès  que 
l'occasion  lui  en  serait  offerte,  et  accentuer  progres- 
sivement, à  mesure  que  s'éclairerait  à  ce  sujet  l'opi- 
nion publique  aux  Etats-Unis. 

En  attendant,  à  l'expiration  de  son  voyage,  il  re- 
vint dans  rillinois  habiter  la  petite  ville  de  New- 
Salem,  où  son  patron,  charmé  de  sa  probité  et  de 
son  savoir-faire,  venait  de  le  placer  à  la  tête  d'une 
boutique,  tout  en  lui  cou  fiant  la  direction  d'un  mou- 
lin. Ceci  se  passait  en  1831.  Sur  ces  entrefaites, 
éclata  une  guerre  avec  les  tribus  indiennes  que  les 
progrès  de  la  colonisation  refoulaient  dans  les  vastes 
solitudes  de  l'Ouest,  et  enclavaient  dans  les  défriche- 
ments des  colons.  Ces  pauvres  victimes  de  la  civili- 
sation, condamnées  à  disparaître  sous  peu  du  sol 
de  leur  patrie,  voulaient,  sinon  recouvrer  le  terri- 
toire qu'on  leur  avait  enlevé,  du  moins  s'opposer, 
par  une  manifestation  violente,  aux  empiétements 
continuels  des  pronniers,  et,  il  faut  bien  le  dire,  aux 
vexations  que  les  nouveaux  venus  ne  leur  ména- 
geaient pas.  Plusieurs  tribus  s'étaient  coalisées.  Les 
hostilités  n'avaient  pas  tardé  à  commencer.  Des 
champs  avaient  été  dévastés,  des  fermes  incendiées, 
des  colons  massacrés.  Dans  tous  les  États  limitrophes 
des  territoires  indiens  on  organisa  des  compagnies 


20  ABRAHAM  LINCOLN 

de  volontaires.  Abraham  Lincoln,  qui  s'était  engagé 
dans  l'une  d'elles,  en  fut  nommé  capitaine.  Il  fut  très- 
sensible  à  cet  honneur,  et  il  disait  plus  tard  n'avoir 
jamais  ressenti  plus  de  plaisir  d'un  succès,  non  pas 
même  quand  la  nation  l'éleva  au  fauteuil  de  la  pré- 
sidence. 

Sa  carrière  militaire  ne  devait  être  ni  brillante  ni 
de  longue  durée.  Elle  se  borna  à  des  exercices,  à 
des  campements,  à  des  marches  dans  le  désert  et  à 
quelques  escarmouches.  Au  moment  où  sa  compa- 
gnie atteignait  l'ennemi,  et  s'apprêtait  à  lui  livrer 
une  bataille  sérieuse,  la  paix  fut  rétablie,  les  vo- 
lontaires congédiés;  et  notre  capitaine,  qui  n'avait 
pas  laissé  de  montrer  de  grandes  aptitudes  au  métier 
des  armes,  dut  revenir  dans  ses  foyers. 

Il  reprit  l'état  de  boutiquier,  mais  cette  fois  à  son 
propre  compte,  ce  que  lui  permirent  une  certaine 
somme  qu'il  avait  économisée  et  le  revenu  de  la 
charge,  à  lui  récemment  conférée,  de  directeur  du 
bureau  de  poste  du  village. 

Ces  occupations  sédentaires  l'avaient  attiré  de 
préférence  à  toute  autre,  à  cause  de  la  tranquillité 
relative  et  des  loisirs  qu'elles  lui  laissaient  pour  ses 
études.  Un  nouveau  stimulant  était  venu  s'ajouter 
au   vif  désir  qu'il  avait  de  s'instruire.  Ce  n'était 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    21 

rien  moins  que  la  perspective  d'être  élu  membre 
de  l'assemblée  législative  de  l'Illinois.  Dès  son 
retour  de  l'armée ,  quelques-uns  de  ses  amis 
l'avaient  proposé  aux  suffrages  de  leurs  compa- 
triotes. Il  avait  alors  huit  compétiteurs.  Sa  candi- 
dature ne  réunit  pas  un  nombre  suffisant  de  voix. 
Cette  tentative  avortée  eut  du  moins  l'avantage  de 
lui  révéler  sa  popularité,  et  de  mettre  son  nom  en 
lumière,  outre  qu'elle  lui  laissait  beaucoup  de 
chances  pour  les  prochaines  élections.  Aussi  comme 
il  travaillait  avec  ardeur  à  la  culture  de  son  intel- 
ligence et  à  l'agrandissement  de  ses  connaissances  ! 
Il  apprit  de  lui-même  à  parler  et  à  écrire  correcte- 
ment sa  langue,  et  comme  le  barreau  est  presque 
toujours  en  Amérique  le  chemin  qui  mène  aux  fonc- 
tions politiques,  il  fit  à  la  jurisprudence  la  plus 
grande  part  dans  ses  études. 

M.  Lincoln  s'était  si  bien  adonné  à  ces  travaux 
de  l'esprit,  que  son  petit  commerce  finit  par  en 
souffrir.  Les  revenus  de  son  établissement  sem- 
blaient diminuer  à  mesure  que  s'accroissait  la 
somme  de  ses  connaissances.  Un  jour,  réglant  ses 
comptes  et  faisant  sa  caisse,  il  s'aperçut  qu'il  n'y 
avait  plus  balance  entre  le  doit  et  l'avoir,  les  re- 
cettes et  les  dépenses.  Gomme  les  jours  qui  suivi- 


22  ABRAHAM  LINCOLN 

rent  cette  pénible  découverte  n'apportaient  aucune 
amélioration  à  cette  situation  fâcheuse,  Abraham 
Lincoln  se  décida  à  vendre  son  fonds  de  magasin 
et  à  entreprendre  un  nouveau  métier. 

Selon  la  règle  de  sa  vie,  qui  fut  une  ascension 
progressive  d'un  bout  à  l'autre  de  l'échelle  sociale, 
il  monta  cette  fois  encore  d'un  degré.  Prévoyant 
bien  qu'il  serait  obligé  de  discontinuer  son  com- 
merce, il  avait  commencé  à  étudier  l'arpentage , 
sur  le  conseil  d'un  ami  arpenteur  lui-même.  Un 
mois  ou  deux  de  pratique  ajoutés  à  la  théorie,  et  il 
fut  en  état  d'inscrire  sur  sa  porte  :  A.  Lincoln, 
arpenteur.  Dans  un  pays  qui  se  formait,  où  se 
faisaient  de  fréquentes  concessions  de  terrain,  un 
arpenteur  habile  ne  devait  pas  manquer  de  travail. 


CHAPITRE  II 


M.  Lincoln  avocat,  politician  et  représentant  à  l'assemblée  légis- 
lative de  l'illinois.  —  Sa  probité,  son  talent,  ses  succès.  —  Une 
cause  criminelle.  — Député  au  Congrès  national.  —  Part  qu'il 
prend  aux  débats  de  la  chambre.  —  Douglas  et  Lincoln.  — 
Visite  dans  plusieurs  États  de  l'Union.  —  Lettre  aux  républi- 
cains de  Boston. 


Depuis  quelques  mois  Abraham  Lincoln  exer- 
çait avec  beaucoup  de  succès  sa  nouvelle  profes- 
sion, quand  revinrent  les  élections  pour  l'assemblée 
législative  de  l'illinois.  Son  nom  fut  de  nou- 
veau mis  en  avant,  et,  cette  fois,  obtint  une  forte 
majorité.  Il  entra  donc  dans  le  premier  corps  de 
sa  province  pour  y  siéger  pendant  six  ans  (1836 
à  1842),  car  il  fut  réélu  à  trois  reprises  consécu- 
tives. Il  prit  une  part  active  à  tous  les  travaux  de 
la  chanibre,  se  fit  remarquer  dans  les  discussions 


24  ABRAHAM  LINCOLN 

par  la  noble  simplicité  de  son  langage  et  la  soli- 
dité de  ses  raisonnements,  et,  dès  le  début,  se 
posa  comme  un  adversaire  convaincu  de  l'escla- 
vage. 

Tout  en  s'occupant  ainsi  avec  zèle  des  intérêts 
de  ses  commettants  et  de  la  défense  des  principes 
d'une  politique  émancipatrice,  il  négligeait  si  peu 
ses  études,  qu'en  1837,  il  put  les  couronner  par 
l'obtention  de  ce  qu'on  appelle  en  Amérique 
«  law  licence.  •  Dès  lors  il  prit  rang  parmi  les 
membres  du  barreau  de  Springfield.  Il  eut  bientôt 
sa  place  entre  les  plus  distingués  de  ses  confrères, 
une  réputation  méritée  et  une  nombreuse  clientèle. 
A  une  connaissance  approfondie  de  son  art  il 
joignait  une  grande  sagacité;  surtout,  il  apportait 
dans  les  affaires  une  droiture  et  un  désintéresse- 
ment qu'on  ne  retrouve  pas  toujours  parmi  les 
hommes  de  loi. 

Entre  autres  services  qu'il  rendit  étant  avocat, 
il  eut  le  bonheur  de  sauver  la  vie  à  un  jeune 
homme  injustement  accusé  de  meurtre  par  deux 
cruels  ennemis  :  «  Nous  avons  pu  le  voir  frapper 
la  victime,  disaient  ceux  ci ,  car  la  lune  brillait 
dans  tout  son  éclat.  »  M.  Lincoln  était  persuadé 
de  l'innocence  de  son  client.  Il  le  connaissait  depuis 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  2"> 
longtemps;  jadis,  au  temps  de  son  obscurité,  «  l'hon- 
nête Abe  »  avait  été  employé  par  le  père  de  ce 
jeune  homme.  Cependant  que  faire  en  présence  de 
ce  témoignage  écrasant?  En  réfléchissant  dans  son 
cabinet  à  cette  grave  affaire,  l'ingénieux  avocat  eut 
une  idée  lumineuse.  Il  se  lève  tout  à  coup,  prend 
son  calendrier,  et  cherche  si  réellement  il  faisait 
lune,  la  nuit  qu'on  assignait  au  crime...  il  n'en 
était  rien  !  un  soupir  de  soulagement  et  de  bonheur 
s'échappa  de  la  poitrine  du  généreux  avocat.  Et 
quand,  le  lendemain,  son  client  eut  été  acquitté, 
il  vint  lui-même  annoncer  cette  bonne  nouvelle 
à  la  mère  de  l'accusé.  La  pauvre  femme  était 
demeurée  dans  le  vestibule  du  tribunal,  attendant, 
on  conçoit  dans  quelle  agitation,  le  résultat  du 
procès.  M.  Lincoln,  lui  prenant  la  main  avec  affec- 
tion, la  conduisit  à  une  fenêtre  qui  regardait  au 
couchant,  et  lui  montrant  l'horizon  radieux  :  «  Le 
soleil  n'est  point  encore  couché,  lui  dit-il ,  et  votre 
fils  est  libre.  » 

Dans  les  intervalles  qui  séparent  les  diverses 
sessions  des  chambres,  et  jusqu'au  jour  de  son 
élévation  au  fauteuil  de  la  présidence,  M.  Lincoln 
exerça  sa  profession  d'avocat. 

Il  s'occupait  aussi  de  politique  avec  cette  acti- 


26  ABRAHAM  LINCOLN 

vite  que  provoquent  les  libres  institutions  des  États- 
Unis,  et  dont  nous  n'avons  pas  une  idée  en  France, 
où  les  moindres  manifestations  de  la  vie  politique 
sont  sévèrement  réprimées. 

Dans  les  assemblées  des  clubs  et  des  corporations, 
les  meetings  des  communes,  les  conventions  parti- 
culières et  les  conventions  générales,  il  prêta  l'appui 
de  sa  parole  ferme  et  sincère  aux  principes  de  ce 
parti  whig,  qui  commençait ,  après  de  longues 
années  de  faiblesse  et  à  travers  bien  des  vicissitudes, 
à  se  transformer,  pour  prendre  le  nom  d'abolitio- 
niste  ou  de  républicain,  et  arriver  enfin  au  pouvoir 
avec  M.  Lincoln. 

Mais  au  milieu  des  agitations  et  des  entraî- 
nements de  la  politique,  Abraham  Lincoln  se  pos- 
séda toujours.  Sa  conscience  ne  perdit  rien  de  sa 
délicatesse  au  contact  des  passions  populaires. 
Il  ne  sacrifia  pas  à  la  faveur  du  parti  dont  il  était 
le  chef  dans  i'Illihois.  Jamais,  pour  accroître  sa 
popularité  et  satisfaire  une  ambition  vulgaire,  il 
ne  flatta  les  passions  et  les  préjugés  de  la  multi- 
tude. 

«  Il  n'est  pas  d'hommes,  disait-il  aux  ouvriers, 
plus  dignes  de  confiance  que  ceux  qui  s'élèvent  du 
sein  de  la  pauvreté  par  un  travail  opiniâtre.  Il  n'en 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    27 

est  pas  de  moins  enclins  à  s'approprier  quelque 
chose,  à  toucher  à  quoi  que  ce  soit,  qu'ils  n'aient 
légitimement  acquis. 

»  Qu'ils  se  gardent  des  préjugés  qui  fomentent  la 
discorde  et  l'hostilité  parmi  eux.  Le  plus  puissant 
lien  de  sympathie  humaine,  en  dehors  des  relations 
de  famille,  serait  celui  qui  unirait  les  travailleurs 
de  toutes  nations,  langues  et  parentés.  Ce  ne  serait 
pas  une  ligue  pour  faire  la  guerre  à  la  propriété  ou 
aux  possesseurs  de  la  propriété.  La  propriété  est  le 
fruit  du  travail  ;  la  propriété  est  désirable,  c'est  le 
bien  positif  dans  ce  monde.  Le  fait  qu'il  y  a  des 
riches  montre  que  ceux  qui  ne  le  sont  pas  peu- 
vent le  devenir.  C'est  donc  un  encouragement  à 
l'industrie  et  au  travail. 

»  Que  celui  qui  est  sans  maison  se  garde  bien 
de  renverser  la  maison  d'un  autre,  mais  qu'il  tra- 
vaille diligemment  et  qu'il  s'en  bâtisse  une  pour 
lui  même.  Ainsi,  par  l'exemple  qu'il  donnera,  il  sera 
assuré  que  sa  propre  maison,  une  fois  bâtie,  sera 
à  l'abri  de  la  violence.  » 

Il  n'avait  garde  dans  ses  discours  d'exciter  les 
haines  politiques;  c'est  dans  la  haute  et  sereine 
région  des  principes  fondés  sur  la  vérité  et  la 
justice  qu'il  entraînait  après  lui  ses  auditeurs,  et 


23  ABRAHAM  LINCOLN 

jamais    il    n'en   descendit    pour   s'abaisser  à    des 

questions  de  personne  ou  de  parti. 

«  Maintenant,  concitoyens,  disait-il  en  1858,  si 
l'on  vous  a  enseigné  des  doctrines  qui  combattent 
les  grands  traits  de  la  déclaration  de  l'indépendance; 
si  vous  avez  prêté  l'oreille  à  des  suggestions  qui 
ôteraient  quelque  chose  de  la  grandeur  de  cet  acte 
ou  qui  en  mutileraient  l'admirable  symétrie;  si 
vous  inclinez  à  croire  que  tous  les  hommes  n'ont 
pas  été  créés  égaux,  quant  aux  droits  inaliénables 
énumérés  dans  notre  charte  de  liberté  ;  laissez-moi 
vous  conjurer  de  revenir  en  arrière!  retournez  à  la 
fontaine  dont  les  eaux  jaillissent  tout  près  du  sang 
de  la  révolution  !  Vous  ne  ferez  rien  en  me  choisis- 
sant pour  candidat  si  vous  n'arborez  ces  principes 
sacrés!  Sans  prétendre  être  indifférent  aux  hon- 
neurs terrestres,  j'affirme  avoir  été  poussé  dans 
ce  débat  par  un  mobile  plus  élevé  que  l'ambition 
vulgaire  d'obtenir  une  charge.  Je  vous  en  supplie , 
rejetez  tout  motif  mesquin  ou  méprisable,  toute 
considération  relative  au  succès  de  n'importe  quel 
individu.  Le  succès  n'est  rien;  je  ne  suis  rien; 
le  juge  Douglas  n'est  rien;  mais  ne  détruisez  pas 
l'immortel  emblème  de  l'humanité,  la  déclaration 
de  l'indépendance  américaine.   » 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    2 

M.  Lincoln  n'était  pas  comme  Douglas,  son 
brillant  rival,  un  tribun  à  la  parole  brûlante  de 
tous  les  feux  des  passions  politiques;  c'était  un 
moraliste  populaire,  plein  de  bon  sens;  un  orateur 
à  la  parole  simple,  sans  ornement,  toujours  sin- 
cère et  vraie.  Si  quelque  chose  avait  pu  rendre  au 
nom  de  politician  le  respect  que  tant  d'agitateurs 
ambitieux  lui  avaient  fait  perdre,  M.  Lincoln  l'eût 
certainement  fait.  Malheureusement,  loin  de  rem- 
placer les  règles,  les  exceptions  ne  font  que  les 
mieux  assurer. 

Fidélité  à  la  conscience,  modestie,  désintéresse- 
ment, patriotisme,  amour  du  bien  public,  voilà,  de 
l'aveu  même  de  ses  ennemis,  les  traits  qu'on  re- 
trouve dans  tous  les  détails,  et  qui  se  détachent 
de  l'ensemble  de  la  carrière  politique  de  Lincoln. 

Le  4  novembre  1842,  à  l'expiration  de  son  troi- 
sième mandat  législatif,  M.  Lincoln  se  maria  avec 
Mlle  Mary  Todd,  fille  de  l'honorable  Robert  Todd, 
du  Kentucky.  Cette  union  fut  à  tous  égards  très- 
heureuse,  sauf  toutefois  l'opposition  que  la  famille 
de  sa  femme  fit  plus  tard  à  sa  politique  émanci- 
patrice. 

En  1846,  le  district  central  de  l'Illinois  l'envoya 
siéger  au  Congrès  national   de  Washington.   Des 


30  ABRAHAM  LINCOLN 

sept  représentants  de  son  Etat,  il  était  le  seul  qui 
se  rattachât  au  parti  whig. 

Cette  session  fut  l'une  des  plus  brillantes  et  des 
plus  orageuses.  Entre  autres  questions,  celle  de 
l'esclavage,  qui  s'imposait  de  jour  en  jour  avec  plus 
de  force,  revint  plusieurs  fois  dans  le  cours  des 
débats. 

L'un  des  membres  du  Congrès,  M.  Gott,  ayant 
mis  en  avant  un  projet  de  loi  relatif  à  l'interdiction 
du  commerce  des  esclaves  dans  le  district  de 
Colombie,  M.  Lincoln  proposa  un  amendement 
demandant  la  suppression  de  l'esclavage. 

Le  plan  d'émancipation  qu'il  soumit  à  la 
chambre  peut  se  ramener  à  deux  chefs  princi- 
paux :  ♦ 

1°  Défense  d'introduire  de  nouveaux  esclaves  dans 
le  district,  et  de  considérer  ou  de  traiter  comme 
esclave,  en  dehors  du  district,  un  nègre  habitant  ou 
natif  du  district. 

2°  Tous  les  enfants  de  mères  esclaves  nés  après 
le  1er  janvier  1850  seront  libres  et  élevés  aux  frais 
des  propriétaires  de  leurs  mères,  auxquels  proprié- 
taires le  trésor  payera  Une  indemnité. 

Dans  les  débats  relatifs  aux  territoires,  M.  Lin- 
coln parla   et  vota  tantôt  pour  et  tantôt  contre, 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE  SON  ADMINISTRATION    31 

mais  toujours  dans  l'intérêt  de  la  liberté  des  terri- 
toires [. 

Enfin,  sur  toutes  les  autres  questions,  il  fut  de 
l'avis  de  la  majorité  de  son  parti,  par  exemple  à 
propos  de  la  guerre  du  Mexique  (1847)  2. 

Cependant,  lorsque  cette  guerre  eut  été  décidée  et 
engagée  en  dépit  de  l'opposition  des  whigs,  il 
n'hésita  pas,  tout  en  la  désapprouvant,  à  voter  des 

1.  On  donne  le  nom  de  territoires  à  une  immense  étendue  de 
pays  comprise  entre  le?  derniers  États  de  l'Ouest  et  le  Pacifique. 

Ces  territoires  sont  divisés  en  neuf  districts. 

A  la  tête  du  district  est  un  gouverneur,  nommé  par  le  président 
de  l'Union  et  une  assemblée  législative,  élue  par  la  population, 
mais  dont  les  décisions  ne  sont  valables  qu'après  l'approbation 
du  Congrès  national. 

Chacun  de  ces  territoires  envoie,  dans  la  seconde  chambre,  à 
Washington,  un  délégué,  qui  n'a  que  voix  consultative  sur  tout 
ce  qui  intéresse  ses  commettants. 

En  définitive,  les  territoires  sont  régis  immédiatement  par  le 
gouvernement  fédéral;  mais  dès  que  la  population  d'un  district 
atteint  le  chiffre  de  124,000  âmes,  il  est  élevé  au  rang  d'État,  et, 
comme  tel,  se  gouverne  par  Jui-niême. 

2.  En  1844,  les  démocrates  firent  recevoir  au  nombre  des  États 
de  l'Union  le  Texas  esclavagiste,  qui  s'était  séparé  violemment 
du  Mexique.  De  la  une  guerre  qui  valut  à  la  confédération,  outre 
le  Texas,  les  immenses  territoires  de  la  Californie  et  du  Nouveau- 
Mexique.  Ce  fut  pendant  cette  lutte  avec  le  Mexique  que  les  whigs 
essayèrent  de  faire  adopter  la  clause  connue  sous  le  nom  de  Wil- 
mot  proviso..  Elle  avait  pour  but  d'interdire  à  jamais  l'esclavage 
dans  les  territoires  conquis  pendant  cette  guerre.  Adopté  par  la 
seconde  chambre  du  Cungrès,  ce  bill  fut  rejeté  par  le  sénat. 
M.  Lincoln  appuya  fortement  ce  proviso,  et  ne  vota  pas  moins  de 
quarante-deux  fois  en  sa  faveur. 


32  ABRAHAM  LINCOLN 

subsides  pour  le  corps  expéditionnaire  dont  les  vicis- 
situdes étaient  liées  à  l'honneur  du  drapeau  fédéral. 

L'élection  présidentielle  de  1848  vint,  selon  la 
coutume,  agiter  profondément  tous  les  partis.  Les 
conventions  se  réunirent,  les  tickets  furent  formés, 
et  le  canvass  commença1. 

M.  Lincoln,  délégué  à  la  convention  nationale 
des  whigs  ou  conservateurs,  appuya  chaudement 
la  candidature  du  général  Zacharie  Taylor,  et  par- 

1.  Les  conventions  sont  les  grandes  assemblées  politiques  des 
partis.  Elles  ont  lieu  à  la  veille  et  à  propos  des  élections. 

Les  membres  de  chaque  parti  se  réunissent  dans  toutes  les 
communes,  et  élisent  des  délégués.  Ceux-ci  s'assemblent  dans  la 
ville  la  plus  centrale  de  la  province,  et  forment  ainsi  une  con- 
vention d'Etat.  A  son  tour,  cette  convention  choisit,  dans  son  sein, 
des  représentants  qui  doivent  siéger  à  la  convention  générale,  qui 
réunit  les  délégués  de  tous  les  États  de  l'Union. 

C'est  cette  dernière  assemblée  qui  fait,  en(re  autres  choix,  celui 
d'un  candidat  à  la  présidence,  et  compose  ainsi  ce  qu'on  appelle, 
da  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  un  ticket  ou  liste  des  candidats  du 
parti. 

C'est  ce  ticket  que  déposent,  dans  l'urne  électorale,  les  citoyens 
qui  l'approuvent. 

Dès  que  les  conventions  se  sont  dissoutes,  et  que  chaque  parti 
a  formé  sa  liste,  commence  le  canvass  ou  campagne  électorale. 
Les  orateurs  des  partis,  magistrats  ou  simples  ciloyens,  parcou- 
rent les  divers  États  de  l'Union,  multipliant  les  meetings,  haran- 
guant les  citoyens,  cherchant,  en  un  mot,  par  tous  les  moyens 
propres  à  as;ir  sur  l'opinion  publique,  à  gagner  des  partisans  à 
leurs  candidats.  Les  Américains  appellent  cela  to  stump  the 
stales. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    33 

courut  à  cet  effet  l' Minois,  l'Indiana  et  le  Massa- 
chusetts. 

II  contribua  aussi  puissamment  à  la  fusion  du 
parti  radicalement  opposé  à  l'esclavage  et  du  parti 
whig  plus  modéré  sur  cette  grave  question.  Ainsi 
se  forma  le  parti  du  sol  libre  (free  soil  parfy), 
qui  prit  bientôt  après  le  nom  de  républicain,  et 
réunit  sa  première  convention  générale,  en  1856,  à 
Philadelphie. 

De  1849  à  1854,  M.  Lincoln  se  tint  loin  de 
l'arène  politique,  et  s'adonna  exclusivement  aux 
travaux  de  sa  profession  ;  il  refusa  même  de  se 
laisser  porter  une  seconde  fois  comme  candidat  au 
Congrès,  bien  qu'il  fût  sûr  du  succès. 

Mais  les  empiétements  de  l'esclavage  dans  les 
territoires  le  rappelèrent  au  service  de  la  liberté.  Il 
rentra  dans  la  lutte  avec  plus  d'ardeur  que  jamais. 

C'est  vers  cette  époque,  dans  l'automne  de  1858, 
que  s'engagèrent,  entre  Douglas  et  Lincoln,  ces 
débats  célèbres  qui  eurent  un  si  grand  retentisse- 
ment dans  tous  les  États  de  l'Union,  et  fixèrent,  sur 
le  futur  président,  l'attention  du  parti  républicain. 

Douglas  était  aussi  le  fils  de  ses  propres  œuvres. 
Son  talent  hors  ligne  l'avait  élevé  tour  à  tour  au 
rang  d'avocat    du   barreau   de    Springfield ,    aux 


3i  ABRAHAM  LINCOLN 

fonctions  de  juge,  à  l'assemblée  législative  de 
l'Illinois  et  au  sénat  de  Washington.  C'est  lui  qui 
avait  mis  en  avant  et  défendu  le  fameux  bill  Ne- 
braska  4,  relatif  à  l'esclavage  dans  le  Kansas.  Son 
éloquence  impétueuse  agissait  fortement  sur  les 
masses,  qui  le  reconnaissaient  comme  l'un  des  prin- 
cipaux chefs  des  démocrates.  La  petitesse  de  sa 
taille,  son  ambition  démesurée  et  son  ardeur  fou- 
gueuse l'avaient  fait  surnommer  le  petit  géant  de 
rOuest. 

M.  Lincoln,  au  contraire,  était  de  grande  taille, 
mais  simple,  modeste,  à  peine  connu  en  dehors  de 
l'Illinois.  Ses  discours  sans  éclat,  mais  populaires, 
illustrés  d'anecdotes,  parsemés  de  traits  plaisants, 
tiraient  leur  force  de  la  sincérité  et  du  bon  sens  de 
l'orateur. 

Déjà,  dans  d'autres  circonstances,  les  deux  cham- 
pions s'étaient  mesurés  presque  à  l'insu  de  la  na- 
tion; mais,  cette  fois,  le  pays  tout  entier  allait  être 


1.  Ce  bill  rappelait  le  compromis  du  Missouri.  En  1820,  le 
Missouri  avait  demandé  à  être  admis  dans  l'Union  comme  Etat  à 
esclaves.  Malgré  l'opposition  des  whigs,  les  démocrates  firent 
agréer  sa  demande;  mais,  pour  donner  une  certaine  satisfaction 
à  leurs  adversaires,  ils  consentirent  un  compromis,  d'après  lequel 
l'esclavage  ne  devait  pas  dépasser,  dans  le  Missouri,  une  ligne 
parallèle  au  36°  de  latitude. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    35 

le  spectateur  intéressé  de  leurs  tournois  oratoires. 
Chacun  d'eux  était  en  ee  moment  candidat  de  son 
parti  pour  les  élections  du  sénat.  Il  leur  restait 
à  gagner  la  sympathie  politique  de  leurs  concitoyens 
de  l'Illinois,  en  d'autres  termes,  à  entreprendre  le 
«  canvass  »,  précurseur  et  préparateur  des  opéra- 
tions électorales.  À  Lincoln  fut  le  premier  à  provo- 
quer son  adversaire.  Il  lui  fit  demander  de  fixer  les 
lieux,  les  jours  et  les  heures  où  ils  devraient  se 
rencontrer  pour  défendre  leurs  principes  respectifs 
en  présence  des  électeurs.  Le  principal  sujet  du 
débat  était  l'esclavage  dans  les  territoires. 

Douglas  soutenait  :  1°  que  c'était  aux  territoires 
eux-mêmes  de  décider  s'ils  devaient  ou  non  admettre 
dans  leur  sein  le  régime  servile;  2°  que  le  Con- 
grès n'avait  qu'à  élever  au  rang  d'Etat  les  districts 
ayant  droit,  sans  se  préoccuper  s'ils  avaient  ou  non 
adopté  l'esclavage. 

M.  Lincoln,  au  contraire,  affirmait  que  les  terri- 
toires étant  placés  sous  la  tutelle  du  gouvernement 
et  régis  par  le  Congrès,  il  n'appartenait  qu'à  ce 
corps  de  décider  si  un  district  pourrait  ou  non 
adopter  l'esclavage,  et  si,  dans  le  cas  où  ce  district 
serait  esclavagiste,  on  devait  l'élever  au  rang 
d'État,  l'admettre  dans  l'Union  ou  l'en  exclure. 


30  ABRAHAM  LIN„OLN 

11  serait  trop  long  de  retracer  en  détail  les  péripé- 
ties de  cette  lutte  mémorable.  Ce  sujet  a  fourni 
la  matière  de  tout  un  ouvrage  américain  intitulé 
»  The  Lincoln  and  Douglas  Debates.  » 

Disons  seulement  qu'Abraham  Lincoln  soutint 
victorieusement  la  cause  qu'il  avait  reçu  mission 
de  défendre,  et  mérita  le  surnom  de  a  jeune  géant 
de  l'Ouest.  » 

Plus  tard,  l'un  de  ses  adversaires  politiques, 
M.  Juda  Benjamin  —  après  la  scission  secré- 
taire du  cabinet  de  Jefferson  Davis  —  disait  dans  le 
sénat  en  rappelant  ces  débats:  «  Bien  que  les  opi- 
j>  nions  de  M.  Lincoln  diffèrent  des  nôtres,  il  est  im- 
»  possible  de  ne  pas  admirer  la  candeur  parfaite  et 
»  la  franchise  avec  laquelle  il  répondit  à  son  adver- 
»  saire;  ni  équivoque,  ni  évasion,  etc.   » 

Il  est  vrai  que  tous  les  démocrates  ne  furent  pas 
de  cet  avis.  Quelques-uns  allèrent  jusqu'à  prétendre 
que  les  discours,  publiés  sous  le  nom  de  Lincoln, 
avaient  été  composés  par  des  journalistes;  comme  si 
Douglas  et  ses  amis  n'auraient  pas  eux-mêmes 
dénoncé  cette  tromperie!  Malgré  leurs  efforts  de 
faire  passer  M.  Lincoln  pour  un  ignorant  et  un 
rustre,  ils  ne  purent  ternir  la  gloire  qu'il  s'était 
acquise,  en  même  temps  que  la  réputation  de  debater 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    37 

redoutable.  Cette  gloire  et  cette  réputation  ne 
s'expliquent  que  par  un  succès  véritable,  qu'atteste 
d'ailleurs  la  majorité  de  plus  de  4,000  voix  que 
Lincoln  obtint  sur  son  rival.  Et  si,  néanmoins,  ce 
dernier  fut  élu  sénateur,  il  ne  le  dut  qu'à  l'assem- 
blée législative  de  l'Illinois,  où  dominait  alors  le 
parti  démocratique. 

Lorsque  fut  terminée  cette  campagne  électorale, 
A.  Lincoln,  sur  l'invitation  expresse  qu'il  en  reçut, 
visita  plusieurs  États  de  l'Union  :  l'Ohio,  le  Massa- 
chusetts, le  Kansas,  New-York,  etc.  Ses  principes 
élevés,  sa  personne  sympathique  et  sa  parole  origi- 
nale produisirent  sur  les  immenses  auditoires  qui  se 
pressaient  pour  l'entendre  une  impression  favorable. 
Rien  ne  distingue  essentiellement  des  précédents  les 
discours  qu'il  prononça  dans  cette  grande  tournée. 
L'orateur  y  traite  le  même  sujet,  seulement  il  ac- 
centue davantage  son  opposition  à  l'esclavage,  dont 
il  signale  avec  plus  d'énergie  les  funestes  conséquen- 
ces au  triple  point  de  vue  moral,  politique  et  social. 
Si  vif  que  fût  le  désir  de  M.  Lincoln   de  con- 
tribuer de  tout  son  pouvoir  au  progrès  des  nobles 
idées  dont  il  s'était  fait  l'apôtre,  il  ne  lui  fut  pas 
permis  de  répondre  à  toutes  les  invitations  qui  lui 

furent  adressées. 

3 


3*  ABRAHAM  LINCOLN 

(|  Les  républicains  de  Boston  désiraient  vivement 
qu'il  vînt  fêter  avec  et  parmi  eux  le  jour  anniver- 
saire de  la  naissance  de  Jefferson.  Ils  reçurent  du 
moins  une  lettre  que  nous  allons  reproduire  presque 
entièrement. 

«  Springfield,  Illinois,  avril  6,  1859. 

»  Messieurs, 

»  J'ai  reçu  l'aimable  lettre  où  vous  m'invitez  à  la 
fête  qui  doit  avoir  lieu  à  Boston,  le  13  du  courant, 
en  l'honneur  de  l'anniversaire  de  la  naissance  de 
Thomas  Jefferson;  mes  occupations  m'empêchent 
de  me  rendre  parmi  vous.. 

»  La  démocratie  de  nos  jours  professe  que  la  liberté 
d'un  homme  n'est  absolument  rien,  en  cas  de  con- 
flit avec  le  droit  de  propriété  d'un  autre  homme. 
Les  républicains,  au  contraire,  sont  à  la  fois  pour 
Y  homme  et  le  dollar;  mais  en  cas  de  conflit,  l'homme 
avant  le  dollar. 

»  Je  me  souviens  de  m'être  un  jour  fort  diverti  en 
voyant  deux  individus  à  peu  près  ivres,  et  qui  en 
étaient  venus  aux  mains  sans  quitter  leur  redingote, 
se  trouver,  après  une  lutte  asez  longue,  mais  peu  sé- 
rieuse, chacun  dans  l'habit  de  son  adversaire.  Si 
les  deux  grands  partis  de  nos  jours  sont  bien   les 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    39 

mêmes  que  ceux  du  temps  de  Jefferson  et  d'Adams, 
ils  ont  accompli  le  même  exploit  que  ces  deux  hom- 
mes ivres. 

t>  Mais,  sérieusement,  ce  n'est  pas  un  jeu  d'enfant 
que  de  sauver  les  principes  de  Jefferson  d'une  ruine 
complète  dans  ce  pays... 

»  Cette  terre  est  un  monde  de  compensations;  ceux 
qui  ne  voudraient  pas  être  esclaves  doivent  consen- 
tir à  ne  pas  avoir  d'esclaves  ;  ceux  qui  refusent  la 
liberté  aux  autres  ne  la  méritent  pas  pour  eux-mê- 
mes; et,  selon  la  justice  de  Dieu,  ils  n'en  sauraient 
jouir  longtemps. 

»  Honneur  à  Jefferson  !  à  l'homme  qui,  dans  les 
troubles  de  la  lutte  d'un  peuple  pour  l'indépen- 
dance nationale,  a  eu  le  sang-froid,  la  prévoyance 
et.  la  sagesse  d'introduire,  dans  un  document  pu- 
rement révolutionnaire,  une  vérité  abstraite,  appli- 
cable à  tous  les  hommes  et  à  tous  les  temps 4.  Il  l'a 
placée  là,  et  comme  embaumée,  cette  vérité  1  de  sorte 
qu'elle  est  aujourd'hui,  et  sera  à  jamais,  une  censure 


1.  M.  Lincoln  fait  sans  doute  allusion  à  cette  phrase  de  la  Dé- 
claration d'indépendance  : 

«  Nous  acceptons,  comme  des  vérités  évidentes  d'elles-mêmes, 
»  que  tous  les  hommes  ont  été  créés  égaux,  qu'ils  ont  reçu  du 
»  Créateur  certains  droits  inaliénables,  et  que,  parmi  ces  droits, 
»  sont  la  vie,  la  liberté  et  la  poursuite  du  bonheur.  » 


40  ABRAHAM  LINCOLN 

et  une  pierre  d'achoppement  pour  tous  les  avant- 
coureurs  de  la  tyrannie  et  de  l'oppression  renais- 
sante. 

«  Votre  obéissant  serviteur, 

»  A.  Lincoln.  » 


CHAPITRE    III 


L'élection  présidentielle  de  1860.  —  Démocrates  et  républicains. 
—  La  convention  nationale  de  Chicago.  —  Elle  choisit  M.  Lin- 
coln pour  son  candidat.  —  Joie  des  républicains.  —  Chanson 
en  l'honneur  de  l'honnête  Abe.  —  Arrivée  de  la  grande  nou- 
velle à  Springlield.  —  Le  mouvement  de  la  sécession.  —  Le 
nouveau  président  à  Springfield.  —  Discrétion,  bienveillance  et 
modération.  —  Allocution  aux  républicains. 


M'.  Lincoln  revenait  de  New-York  et  reprenait  à 
Springfield  ses  occupations  de  lawyer,  que  déjà,  en 
vue  de  la  prochaine  élection  présidentielle,  les  par- 
tis se  réunissaient  en  conventions  d'Etat  pour  pro- 
céder au  choix  de  leurs  candidats. 

Les  démocrates  du  Sud  attendaient  avec  impa- 
tience le  grand  jour  qui  devait  être  pour  eux,  en  cas 
de  défaite,  le  signal  de  la  scission.  Il  leur  tardait 
d'en  finir.  Dès  le  23  avril  1860,  eux  et  leurs  parti- 
sans du  Nord  s'assemblaient  les  premiers  en  con- 
vention générale  à  Charleston.   Les  meneurs  du 


42  ABRAHAM  LINCOLN 

parti,  sans  le  dire  ouvertement,  de  peur  d'effarou- 
cher les  démocrates  du  Nord,  visaient  depuis  long- 
temps à  déchirer  l'Union.  Dans  ce  but,  ils  avaient 
pris  des  mesures  et  fait  des  préparatifs;  chose  facile 
avec  la  connivence  secrète  de  l'administration  de 
Buchanam  l.  On  avait,  grâce  au  secrétaire  de  la 
guerre,  réussi  à  désarmer  le  Nord.  Cent  quinze  mille 
fusils,  enlevés  de  ses  arsenaux,  étaient  passés  dans 
les  arsenaux  du  Sud. 

Maintenant  les  esclavagistes  tenaient-ils  à  être  bat- 
tus aux  élections  pour  avoir  un  prétexte  de  rompre 
avec  la  nation?  On  le  dirait  à  voir  comme  ils  se  di- 
visèrent sur  le  choix  d'un  candidat  à  la  présidence. 
Ils  avaient  adopté  trois  tickets.  L'un  avec  les  noms 
de  Douglas  et  de  Jonhson,  ce  dernier  comme  vice- 
président;  l'autre  avec  Breckenridge  et  Lane,  qui 
représentaient  les  ultra-démocrates  esclavagistes;  le 
troisième  enfin  portait  les  noms  de  Bell  et  d'Eve- 
rett,  qui  ralliaient  à  leur  candidature  les  mécontents 
et  les  indécis  de  toutes  les  factions. 

Le  nom  de  Lincoln  n'avait  encore  été  mis  en 
avant  que  dans  quelques  conventions  d'État.  Mais 


I.  On  annonce  que  M.  Buchanam  va  publier  un  compte 
rendu  de  son  administration,  pour  se  laver  du  reproche  de  tra- 
hison qu'on  lui  a  fait. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    43 

l'assemblée  républicaine  de  l'Illinois  l'avait  choisi 
comme  le  candidat  que  ses  délégués  proposeraient  à 
la  convention  nationale. 

On  ne  parlait  généralement  que  de  M.  Seward, 
de  New-York,  et  de  M.  Chase,  de  l'Ohio.  C'était, 
pensait- on,  l'un  de  ces  deux  personnages  que 
choisirait  la  convention  générale  du  parti  républi- 
cain. 

Enfin  cette  assemblée  solennelle  se  réunit  à  son 
tour  le  16  mai  1860,  à  Chicago,  magnifique  cité  de 
fondation  récente,  sur  les  bords  du  lac  Michigan. 
C'est  par  milliers  qu'on  y  comptait  les  spectateurs, 
venus  de  tous  les  points  du  pays. 

La  convention  consacra  le  premier  jour  de  ses 
séances  à  l'examen  des  titres  des  délégués,  à  la  for- 
mation du  bureau,  à  la  nomination  d'un  comité 
chargé  de  rédiger  le  programme  politique  de  la  pla- 
teforme, et  à  la  discussion  de  ce  programme.  Après 
que  plusieurs  orateurs  eurent  pris  la  parole  pour 
appuyer  les  résolutions  du  comité,  et  que  l'assemblée 
les  eut  adoptées,  on  leva  la  séance,  remettant  au 
lendemain  la  formation  du  ticket. 

Proposé  par  les  délégués  de  la  convention  de  l'Il- 
linois, le  nom  de  M.  Lincoln  avait  rencontré,  parmi 
les  membres  de  la  convention  générale,  de  nom- 


44  ABRAHAM   LINCOLN 

breuses  et  vives  sympathies;  taudis  que  celui  de 
M.  Chase  était  à  peu  près  abandonné.  On  prévoyait 
maintenant  que  le  débat  s'engagerait  entre  les  par- 
tisans de  M.  Seward  et  ceux  de  M.  Lincoln. 

En  effet,  le  lendemain  l'assemblée  procéda  aux 
opérations  électorales.  M.  Lincoln  obtint  d'abord 
un  nombre  de  voix  presque  égal  à  celui  de  son  con- 
current; mais  comme  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  réuni 
la  majorité  absolue,  qui  était  de  deux  cent  trente- 
quatre  voix,  on  ouvrit  un  second  tour  de  scrutin 
dont  le  résultat  fut  relativement  plus  favorable  à 
M.  Lincoln  qu'à  M.  Seward,  sans  être  définitif  pour 
aucun  d'eux. 

Enfin,  au  troisième  et  dernier  tour,  le  candidat 
de  l'Illinois  devenait  le  candidat  national.  Il  rem- 
portait une  brillante  victoire.  Sur  466  votants,  354 
lui  avaient  donné  leurs  suffrages! 

Tandis  que  l'immense  assemblée  accueillait  ce 
résultat  par  des  applaudissements  frénétiques, 
M.  Evarts ,  de  New-York,  se  lève  et  demande 
qu'on  élise  M.  Lincoln  à  l'unanimité.  Sa  propo- 
sition est  agréée  et  réalisée  aussitôt,  au  milieu  de 
démonstrations  joyeuses  impossibles  à  décrire. 

On  déploie  en  même  temps  sur  la  plateforme  un 
portrait  du  candidat,  de  grandeur  naturelle,  et  que 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,  SON  ADMINISTRATION    45 

tous  les  spectateurs  saluent  par  des    hourras  en- 
thousiastes. 

La  ville  se  pavoise  d'oriflammes  et  de  drapeaux. 

Au  sortir  du  wigwam  où  s'étaient  tenues  les 
séances,  les  représentants  et  les  spectateurs  de  la 
convention  se  forment  en  une  longue  procession, 
qui  parcourt  toutes  les  rues  de  Chicago,  portant 
devant  elle  le  portrait  de  M.  Lincoln;  tandis  que 
le  grondement  du  canon  et  les  décharges  de  mous- 
queterie  se  mêlent  au  son  de  la  musique  et  au  bruit 
des  chansons  patriotiques. 

Parmi  ces  chansons,  il  en  était  en  l'honneur  de 
M.  Lincoln. 

Voici  la  plus  belle  : 

«  Notre  chef  est  un  homme  qui,  avec  une  volonté 
indomptable,  a  gravi  la  colline  de  la  base  au  som- 
met. Intrépide  dans  le  danger,  inébranlable  dans 
la  lutte,  il  a  soutenu  un  bon  combat  dans  la  bataille 
de  la  vie.  Et  nous  avons  confiance  en  lui,  comme 
en  un  homme  qui,  dans  l'infortune  ou  la  prospérité, 
demeure  aussi  ferme  qu'un  rocher  et  aussi  pur  que 
l'acier  :  droit,  loyal  et  brave,  sans  aucune  tache 
sur  son  cimier  ! 

»  Hourra  donc,  enfants,  pour  l'honnête  «  vieux 
Abe  de  l'Ouest  »  !  Déployez  donc  la  bannière,  la 


46  ABRAHAM  LINCOLN 

vieille  bannière  étoilée  ,   le  signal .  du  triomphe  , 

pour  «  Abe  de  l'Ouest  »  ! 

»  L'Ouest,  dont  les  vastes  plaines  se  déroulent 
des  rivages  des  lacs  à  ceux  de  la  mer,  attend  main- 
tenant la  moisson  et  les  chaumières  des  libres 
pionniers  1  Le  sombre  flot  de  l'esclavage  roulera-t-il 
sur  ce  sol  que  la  liberté  fait  fleurir  comme  les 
jardins  du  Seigneur?  Le  pain  de  nos  enfants  sera- 
t-il  arraché  de  leur  bouche  pour  nourrir  le  féroce 
dragon  qui  ravage  le  Sud?  Non,  jamais!  le  dépôt 
que  nous  a  confié  notre  Washington  ne  sera  plus 
trahi  désormais. 

»  Déployez  donc  la  bannière,  la  vieille  bannière 
étoilée,  la  bannière  de  la  liberté,  avec  une  con- 
fiance inébranlable  î  » 

Quand  la  grande  nouvelle  arriva  à  Springfield, 
Abraham  Lincoln  était  à  causer  avec  quelques 
amis  dans  les  bureaux  du  journal  républicain  de  la 
province.  Le  directeur  du  télégraphe  lui  transmit, 
dans  un  court  billet ,  le  résultat  de  l'élection. 
M.  Lincoln,  prenant  la  lettre  des  mains  du  porteur, 
la  décacheta  et  la  lut  à  haute  voix  à  tous  ses  amis, 
sans  que  rien,  dans  l'expression  de  son  visage  et 
l'accent  de  sa  voix,  trahît  la  moindre  émotion.  Seu> 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    47 

Iement,  tandis  que  ceux  qui  l'entouraient  laissaient 
éclater  leur  joie  et  s'empressaient  de  le  féliciter, 
son  visage  était  devenu  sérieux,  il  gardait  un  reli- 
gieux silence ,  et  paraissait  absorbé  par  de  graves 
pensées. 

Enfin,  se  levant,  il  dit  avec  un  sourire  :  «  Il  y  a 
chez  nous  une  petite  femme  à  qui  cette  nouvelle 
fera  plaisir;  permettez  donc  que  je  vous  quitte 
pour  aller  la  lui  annoncer,  »  et  serrant  affectueu- 
sement la  main  de  ses  amis,  il  sortit. 

Durant  les  cinq  mois  qui  s'écoulèrent  depuis 
l'assemblée  de  Chicago  jusqu'au  jour  de  l'élection 
nationale  de  novembre,  une  grande  agitation  régna 
dans  tout  le  pays.  A  mesure  que  les  conventions 
républicaines  des  États  adoptaient  le  programme  et 
sanctionnaient  le  choix  de  la  plateforme  de  Chi- 
cago, les  démocrates  manifestaient  de  diverses 
manières  leur  vif  mécontentement. 

Il  n'était  point  question  cependant  d'abolir  ou 
de  restreindre  l'esclavage  dans  les  États.  La  grande 
masse  du  parti  républicain  ne  voulait  encore  que 
s'opposer  à  l'établissement  et  aux  progrès  de  ce 
système  dans  les  territoires.  En  cela  il  n'y  avait 
rien  de  contraire  à  la  constitution.  Mais  l'instinct 
des  esclavagistes  leur  faisait  pressentir  ques'appro- 


48  ABRAHAM   LINCOLN 

chait  le  jour  où  le  Congres,  composé  en  majorité  de 
républicains,  voterait  un  amendement  à  la.  consti- 
tution, et  qu'on  pourrait  alors  entreprendre  contre 
les  États  eux-mêmes,  au  sujet  de  l'esclavage.  Ne 
voyaient-ils  donc  pas  les  immenses  progrès  que  les 
idées  abolitionistes  faisaient  dans  l'opinion  pu- 
blique, l'influenee  toujours  croissante  des  Etats 
libres  de  l'Ouest?  N'avaient-ils  pas  été  témoins  de 
la  création  de  ce  parti  républicain  où  venaient  se 
fondre,  dans  une  unanimité  effrayante  pour  eux, 
toutes  les  diversités  secondaires?  Et  d'ailleurs  com- 
ment supporter  la  pensée,  de  perdre  ce  pouvoir 
qu'ils  avaient  en  main  depuis  de  si  longues  an- 
nées? 

Cependant  la  colère  des  démocrates  ne  les  pous- 
sait pas  tous  aux  mêmes  conséquences. 

LesBell-Everetts  attendaient  les  événements  pour 
se  décider. 

Les  partisans  de  Douglas  ne  voulaient  pas 
rompre  avec  l'Union,  et  aimaient  à  se  persuader 
que  dans  le  cas  où  M.  Lincoln  viendrait  habiter  la 
Maison-Blanche,  son  administration,  voulût-elle 
innover,  se  trouverait  impuissante  en  présence  du 
Congrès,  eu  majorité  démocrate. 

Seule,  la  fraction  Breckenridge  annonçait  haute- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  40 
ment  que  les  États  du  Sud  se  retireraient  de  l'Union 
si  M.  Lincoln  était  élevé  à  la  présidence. 

Enfin  arriva  le  moment  solennel.  Le  scrutin 
s'ouvrit  pour  recevoir  l'expression  de  la  volonté 
nationale. 

Malgré  les  menaces  de  leurs  adversaires,  les  ré- 
publicains votèrent  comme  un  seul  homme  pour 
leur  candidat. 

Les  démocrates,  au  contraire,  persistèrent  dans 
leur  triple  choix  et  assurèrent  ainsi  une  immense 
majorité  à  M.  Lincoln,  qui  fut  proclamé,  par  le  sé- 
nat, président  de  la  république  durant  quatre 
années. 

Dans  les  jours  de  profonde  agitation  politique,  ce 
sont  ordinairement  les  chefs  les  plus  exaltés  qui 
réussissent  à  entraîner  leur  parti.  C'est  ce  qu'on  vit 
alors  aux  États-Unis.  Breckenridge,  qui  représentait 
la  tendance  sécessioniste,  fut  celui  des  trois  candi- 
dats démocrates  qui  réunit  le  plus  grand  nombre 
de  suffrages. 

Le  meneurs  du  Sud  considérèrent  comme  une 
bonne  fortune  l'élection  de  M.  Lincoln.  Pour  être 
secrète  et  de  tout  autre  nature,  la  joie  qu'ils  en 
ressentirent  ne  fut  pas  moins  vive  que  celle  des  ré- 
publicains. Ils  avaient  enfin  un  prétexte  pour  dé- 


oO  ABRAHAM   LINCOLN 

chirer  violemment  la  patrie.  Le  moment  était  venu 
où  ils  allaient  essayer  de  réaliser  leur  rêve  favori  :  la 
fondation  d'un  empire  ayant  pour  base  immuable 
l'esclavage. 

C'est  à  cette  époque  que  le  vice-président  de  la 
confédération  naissante,  M.  Alexandre  Stephens, 
disait  à  Savannah,  dans  un  discours  tristement  cé- 
lèbre :  «  Quand  furent  jetées  les  bases  de  l'ancienne 
constitution  des  Etats-Unis,  l'opinion  prédominante 
chez  la  plupart  de  nos  principaux  hommes  d'État 
d'alors  regardait  l'asservissement  de  la  race  africaine 
comme  une  violation  flagrante  des  lois  de  la  na- 
ture, comme  un  grand  mal  au  triple  point  de  vue 
de  la  société,  de  la  morale  et  de  la  politique.  Rien 
de  plus  radicalement  faux  cependant  que  de  telles 
idées  ! . . .  » 

Plus  loin,  à  l'impudence  l'orateur  ajoutait  le 
blasphème,  en  osant  appliquer  à  l'esclavage  ce  que 
le  Christ  a  dit  en  parlant  de  lui-même  : 

«  Cette  pierre  (l'esclavage),  qui  avait  été  rejetée 
par  les  constructeurs  du  premier  bâtiment,  est  de- 
venue la  pierre  principale,  la  pierre  angulaire  de 
notre  nouvel  édifice.  » 

Ce  nouvel  édifice,  les  gens  du  Sud  préparaient 
alors  le  terrain  où  ils  allaient  essayer  de  le  bâtir 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     oi 

avec  leur  propre  sang   et  celui   de   leurs  frères. 

Ils  étaient  à  l'œuvre  avec  un  zèle  et  un  enthou- 
siasme dignes  d'une  meilleure  cause. 

Leurs  journaux  publiaient  des  articles  incen- 
diaires, poussaient  des  cris  comme  si  l'on  avait  violé 
la  justice  et  le  droit.  Leurs  prédicateurs  sonnaient 
le  tocsin  dans  leur  chaire.  Leurs  agents  parcouraient 
les  états  du  Sud,  réunissant  de  nombreux  meetings, 
où  ils  excitaient  les  passions  populaires. 

Le  résultat  auquel  on  travaillait  depuis  si  long- 
temps ne  tarda  pas  à  se  produire.  Le  nouveau  pré- 
sident n'avait  pas  encore  laissé  Springfield  pour  se 
rendre  à  Washington,  que  déjà  flottait  au  vent  l'é- 
tendard de  la  révolte. 

La  Caroline  du  Sud  eut  le  triste  honneur  de  don- 
ner le  signal  de  la  rébellion.  Le  19  décembre  elle  se 
sépara  officiellement  de  l'Union,  et  si  les  applaudis- 
sements des  esclavagistes  lui  firent  oublier  l'illéga- 
lité et  la  folie  de  sa  démarche,  l'histoire  impartiale 
devait  s'en  souvenir  pour  la  flétrir  au  nom  de  la 
justice  et  de  l'humanité. 

L'esprit  de  vertige  qui  venait  de  frapper  la  Caro- 
line se  propagea  rapidement  dans  le  Sud.  Ici  des 
officiers  fédéraux  donnaient  leur  démission  et  pas- 
saient au  service  de  la  nouvelle  confédération  ;  là. 


52  ABRAHAM  LINCOLN 

on  arrachait  le  drapeau  national  pour  mettre  à  sa 
place  le  drapeau  de  la  province;  ailleurs,  les  citoyens 
s'organisaient  en  milice  ;  partout  on  s'approvision- 
nait d'armes  et  de' munitions  ;  on  se  préparait 
non-seulement  à  la  défense,  mais  à  l'attaque.  Le 
Nord  en  était  encore  à  écouter  le  Congrès  de  la  paix, 
que  déjà  le  Sud  avait  levé  des  impôts  et  une  armée 
prête  à  entrer  en  campagne. 

Ceux  d'entre  les  démocrates  qui  reculaient  de- 
vant la  sécession  ne  restaient  pas  inactifs.  Ils  s'ef- 
forçaient d'intimider  l'administration,  et  d'en  obte- 
nir des  garanties  formelles  en  faveur  de  l'esclavage. 
Ils  demandaient  ce  que  M.  Buchanam,  dans  son 
dernier  message  si  plein  de  choquantes  contradic- 
tions, conseillait  d'accorder  au  Sud  :  une  clause 
constitutionnelle  garantissant  à  l'esclavage  les  terri- 
toires de  la  république. 

On  comprend  l'immense  bénéfice  qu'une  telle 
mesure  eût  apporté  aux  esclavagistes.  Ces  territoi- 
res serviles,  en  devenant  à  leur  tour  des  Etats  de 
l'Union,  eussent  prêté  un  nouvel  appui  au  parti 
démocratique,  assuré  sa  domination;  et,  avec  elle, 
la  durée  de  l'esclavage. 

L'impudence  ou  la  naïveté  de  ces  démocrates 
allait  jusqu'à  proposer  à  M.  Lincoln  un  cabinet  en- 


SA  VJE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  53 
tièrement  dévoué  aux  intérêts  du  Sud,  et  ils  trou- 
vaient fort  étrange  que  le  président  se  permît  d'hé- 
siter ou  de  répondre  par  une  fin  de  non-recevoir. 
Les  républicains,  de  leur  côté,  tourmentaient  à  leur 
manière  le  nouveau  chef  de  la  nation .  Les  uns  le  pres- 
saient de  faire  connaître  avant  son  inauguration 
le  programme  de  sa  politique;  les  autres  essayaient 
de  l'entraîner  dans  leurs  témérités.  Ces  derniers 
étaient  des  abolitionistes  ardents,  qui,  tout  en  pour- 
suivant un  noble  but,  envenimaient  les  haines  poli- 
tiques par  leurs  déclamations  fuiibondes.  Ils  avaient 
au  sujet  de  l'esclavage  leurs  coudées  d'autant  plus 
franches,  que  la  plupart  d'entre  eux  n'étaient  pas 
arrêtés  par  le  respect  de  la  constitution,  à  laquelle 
ils  avaient  refusé  de  prêter  serment,  parce  qu'elle 
reconnaissait  les  droits  du  régime  servile. 

En  Amérique,  les  homme  d'Etat  sont  très-acces- 
sibles; ils  accordent  facilement  des  entrevues  même 
à  des  personnes  qui  n'ont  aucune  affaire  à  traiter 
avec  eux. 

M.  Lincoln  était  loin  de  différer  à  cet  égard.  Sa 
simplicité  et  sa  bienveillance  encourageaient  les 
visiteurs.  Aussi  en  était-il  accablé,  si  bien  qu'il  fut 
contraint  de  fixer  des  heures  de  réception.  Il  était 
visible  pour  quiconque  se  présentait  à  sa  porte  de 


54  ABRAHAM   LINCOLN 

dix  heures  à  midi  et  de  deux  heures  à  quatre  heu- 
res. Républicains  et  démocrates,  fonctionnaires  et 
simples  citoyens,  savants  ou  ignorants,  riches  ou 
pauvres,  jeunes  ou  vieux,  blancs  ou  noirs,  il  accueil- 
lait etécoutait  tout  le  monde  avec  la  même  affabi- 
lité. Le  reste  de  sa  journée  était,  à  cette  époque, 
presque  entièrement  consacré  à  sa  correspondance. 
Son  secrétaire  n'écrivait  pas  moins  de  cinquante 
lettres  par  jour. 

Au  milieu  de  toutes  ces  passions  politiques  qui 
étaient  venues  le  trouver  dans  sa  paisible  maison  de 
Springfield,  et  qui  déjà  s'agitaient  et  se  heurtaient 
bruyamment  autour  de  lui,  Abraham  Lincoln  de- 
meura calme,  prudent,  discret.  Il  sut  résister  à  tous 
les  entraînements,  à  toutes  les  sollicitations. 

Le  journal  de  Springfield,  qui  passait  pour  être 
son  organe,  tout  en  condamnant  le  mouvement  de 
la  sécession,  blâmait  les  imprudences  des  ultra- 
républicains, prêchait  aux  uns  et  aux  autres  la  mo- 
dération, à  tous  le  respect  des  lois  et  la  fidélité  à  la 
constitution  du  pays. 

M.  Lincoln  nese  départit  pas  de  cette  sage  réserve 
avant  le  jour  de  son  inauguration,  et  fit  entendre  ce 
langage  conciliateur  jusqu'au  bombardement  du 
fort  Suinter. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     55 

Le  20  décembre,  les  républicains  de  Springfield 
fêtèrent  la  nomination  de  leur  illustre  compatriote. 
Une  nombreuse  procession,  précédée  d'une  musique, 
éclairée  par  des  torches  et  des  transparents  illumi- 
nés à  l'intérieur  et  couverts  de  devises  libérales,  se 
rendit  devant  la  maison  du  président.  C'était  une 
habitation  simple,  mais  gracieuse  ;  n'ayant  qu'un 
seul  étage,  une  porte  et  neuf  fenêtres  rectangulai- 
res sur  la  façade  principale  ;  précédée  d'une  ter- 
rasse étroite,  légèrement  élevée  au-dessus  du  niveau 
de  la  rue,  et  entourée  d'une  palissade  en  bois  à 
claire-voie  l. 

Quand  la  musique  eut  joué  le  «  Hail  to  the 
chief  »  ou  tout  autre  air  national,  M.  Lincoln  pa- 
rut à  l'une  de  ses  fenêtres,  et  adressa  à  la  foule  les 
paroles  suivantes  : 

«  Amis  et  concitoyens,  vous  m'excuserez  de  ne 
pas  vous  faire  un  discours  en  cette  occasion.  Je 
vous  remercie,  vous  et  tous  ceux  qui  par  leur  vote 
ont  soutenu  les  principes  républicains.  Je  me  réjouis 
avec  vous  du  succès  qui  a  si  bien  couronné  notre 
cause. 

»  Cependant,  au  milieu  de  toutes  nos  réjouissances, 

1.  Maison  d'Abraham  Lincoln  à  Springfield,  Illinois;  photo- 
graphie par  J.  A.  Whipple,  Boston. 


56  ABRAHAM  LINCOLN 

gardons-nous  d'exprimer  ou  de  nourrir  des  senti- 
ments de  malveillance  envers  ceux  de  nos  conci- 
toyens qui  par  leurs  suffrages  se  sont  séparés  de 
nous.  Souvenons-nous  toujours  que  tous  les  Améri- 
cains sont  frères,  citoyens  d'une  même  patrie,  et 
qu'ils  doivent  demeurer  unis  par  des  sentiments  de 
fraternité.  Laissez-moi  encore  vous  remercier  et 
m'excuser  de  ne  pas  vous  parler  plus  longtemps  en 
ce  moment.  » 

Ces  paroles  de  paix  furent  suivies  d'autres  allo- 
cutions adressées  au  peuple  par  divers  orateurs.  Le 
sénateur  Trumbull  signala  le  caractère  national 
qu'aurait  la  politique  de  la  nouvelle  administration. 
Quoique  élu  par  les  républicains,  M.  Lincoln,  en 
tant  que  magistrat,  ne  voulait  appartenir  à  aucun 
parti.  Après  son  inauguration  il  serait  le  président 
du  pays  tout  entier,  prêt  à  défendre  au  nom  de  la 
constitution  les  droits  de  l'Etat  contre  toutes  les 
attaques.  Le  parti  républicain  devait,  maintenant 
qu'il  était  au  pouvoir,  prouver  qu'il  n'avait  jamais 
voulu  et  qu'il  ne  voulait  pas  porter  atteinte  aux 
droits  de  personne. 


CHAPITRE   IV 


Départ  de  Springfield.  — Adieux  de  M.  Lincoln  à  ses  amis.  — 
Son  voyage  jusqu'à  Washington.  —  Réceptions  triomphales  et 
dangers  menaçants.  —  Discours  prononcés  dans  diverses  villes. 
—  Arrivée  à  Washington.  —  Discours  au  peuple  de  cette  ville. 


'  Le  il  février  1861, M.  Lincoln  quitta  Springfield 
pour  se  rendre  à  Washington.  Outre  sa  famille,  il 
amenait  avec  lui  sa  belle-sœur,  Mme  Marian  Ed- 
wards, femme  d'une  éducation  et  d'un  esprit  distin- 
gués; et  une  nièce  de  dix-huit  ans,  d'une  remar- 
quable beauté.  Ces  deux  aimables  compagnes 
devaient  aider  Mnie  Lincoln  à  faire  les  honneurs  de  la 
Maison-Blanche  aux  nombreux  visiteurs  que  la  po- 
sition de  son  mari  devait  attirer  en  foule. 

Les  amis  du  président  et  un  grand  nombre  d'ha- 
bitants de  Springfield  l'accompagnèrent  à  la  gare, 
où  il  leur  adressa  ce  touchant  adieu  : 


58  ABRAHAM   LINCOLN 

«   Amis  et  concitoyens, 

»  Vous  ne  sauriez  comprendre  toute  la  tristesse 
que  j'éprouve  en  ce  moment.  C'est  à  ce  peuple  que 
je  dois  ce  que  je  suis;  ici  j'ai  vécu  plus  d'un  quart 
de  siècle  ;  ici  sont  nés  mes  enfants  ;  ici  est  enterré 
l'un  d'eux.  J'ignore  si  je  vous  reverrai  jamais.  Il 
m'incombe  un  devoir,  leplus  grand  peut-être  qui 
ait  été  imposé  à  un  homme  depuis  les  jours  de  Wa- 
shington. Washington  n'eût  jamais  réussi  sans  le 
secours  de  la  Providence  en  laquelle  il  se  confia 
toujours.  Je  sens  que  la  même  assistance  m'est  né- 
cessaire. Moi  aussi,  c'est  sur  le  Tout-Puissant  que 
je  m'appuie,  et  j'espère,  mes  amis,  que  vous  implo- 
rerez en  ma  faveur  sa  protection  divine.  Encore  une 
fois,  adieu  !  » 

En  parlant  ainsi,  il  était,  comme  ses  auditeurs, 
visiblement  ému.  Il  leur  serra  à  tous  la  main,  monta 
dans  son  wagon,  et  quelques  secondes  après,  le 
train  l'emportait  loin  de  cette  ville,  où  il  avait  passé 
de  longues  années,  entouré  de  l'affection  ou  du  res- 
pect de  tous,  et  qu'il  ne  devait  plus  revoir. 

Son  voyage  de  Springfield  à  Washington  dura 
douze  jours.  Ce  fut  une  marche   triomphale,  mais 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SUN  ADMINISTRATION  59 
semée  de  périls.  A  quelques  milles  en  avant  d'In- 
dianapolis,  on  avait  dérangé  la  ligne  de  manière  à 
à  faire  dérailler  le  train.  A  Cincinnati,  on  trouva 
dans  le  wagon  de  M.  Lincoln  et  sous  le  siège 
qu'il  occupait  une  bombe  qu'une  main  criminelle 
y  avait  déposée.  Ces  circonstances,  et  d'autres  indi- 
ces non  moins  significatifs,  éveillèrent  l'attention  de 
la  police,  et  l'on  parvint  à  découvrir  qu'une  bande 
d'assassins  s'était  échelonnée  le  long  de  la  route  que 
devait  suivre  le  président. 

Néanmoins  M.  Lincoln  continua  paisiblement 
son  voyage,  recevant,  dans  toutes  les  villes  où  il 
s'arrêtait,  un  accueil  enthousiaste  ou  respectueux, 
et  répondant  aux  députations  qui  venaient  le  félici- 
ter par  des  discours  brefs  et  improvisés,  où  le  pa- 
triotisme le  plus  pur  s'allie  à  la  modération  politi- 
que la  plus  louable  et  à  la  modestie  la  plus  sincère. 

Le  M  au  soir,  il  arriva  à  Indianapolis,  où  il 
parla  en  ces  termes  aux  magistrats  et  à  la  foule  qui 
l'avaient  brillamment  accueilli  : 

«  Concitoyens  de  l'Indiana, 

»  Je  vous  remercie  vivement  de  cette  magnifique 
bienvenue  et  surtout  du  généreux  appui  donné  par 


60  ABRAHAM  LINCOLN 

votre  Etat  à  la  cause  qui  est,  je  pense,  dans  ce 
pays,  aussi  bien  que  dans  le  monde  entier,  la  cause 
de  la  justice  et  de  la  vérité.  Salomon  dit  :  «  Il  y  a 
un  temps  pour  se  taire  ;  »  et  lorsque  des  hommes 
discutent  entre  eux,  sans  être  sûrs  de  parler  des 
mêmes  choses,  tout  en  usant  des  mêmes  termes,  ils 
feraient  peut-être  mieux  de  garder  le  silence.  On 
se  sert  beaucoup  aujourd'hui  des  mots  de  contrainte 
et  d'invasion,  et  c'est  souvent  avec  passion  qu'on 
les  prononce.  Tâchons  de  nous  assurer,  si  possible, 
que  nous  comprenons  bien  la  pensée  de  ceux 
qui  les  emploient.  Acquérons  une  définition  exacte 
de  ces  termes;  non  d'après  les  dictionnaires,  mais 
d'après  les  hommes  eux-mêmes  ,  qui  certainement 
veulent  flétrir  ce  qu'ils  désignent  ainsi.  Qu'est-ce 
que  la  contrainte?  qu'est-ce  que  l'invasion?  Y  au- 
rait-il invasion  si  dans  un  but  hostile  une  armée 
s'avançait  dans  la  Caroline  du  Sud  sans  le  consente- 
ment de  cet  État?  Oui,  certes;  et  il  y  aurait  aussi 
contrainte  si  les  Carolirïiens  étaient  forcés  de  se  sou- 
mettre. Mais  si  les  Etats  Unis  voulaient  simplement 
conserver  ou  reprendre  leurs  propres  forts  ou  toute 
autre  de  leurs  propriétés,  et  percevoir  l'impôt  sur 
les  importations  étrangères,  cet  acte  ou  ces  actes 
devraient-ils  être  taxés  d'invasion  et  de  contrainte  ? 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    61 

Nos  partisans  déclarés  de  l'Union,  qui  décident  ma- 
licieusement qu'il  faut  résister  à  la  contrainte  et  à 
l'invasion,  pensent  ils  que  des  actes  de  cette  nature 
seraient  de  la  part  des  États-Unis  une  contrainte  et 
une  invasion  ?  S'il  en  est  ainsi,  ils  doivent  n'avoir 
qu'une  idée  bien  faible  et  bien  vague  sur  les  moyens 
de  conserver  l'objet  de  leur  grande  affection.  A  leur 
point  de  vue,  l'Union  serait,  plutôt  qu'un  mariage 
régulier,  une  espèce  d'engagement  de  libre  amour, 
qui  ne  devrait  se  maintenir  que  par  une  attraction 
sympathique.  Et,  soit  dit  en  passant,  en  quoi  con- 
siste l'inviolabilité  spéciale  d'un  État?  Je  ne  parle 
pas  de  la  position  que  la  constitution  fait  à  un  Etat 
dans  le  sein  de  l'Union  ;  car  c'est  là  un  lien  que 
nous  reconnaissons  tous.  Cette  position,  cependant, 
un  État  ne  saurait  la  conserver  en  sortant  de  l'Union. 
Je  parle  de  ce  prétendu  droit  primitif  d'un  État, 
droit  qui  consiste  à  régir  tout  ce  qui  est  moindre 
que  l'État,  et  à  ruiner  tout  ce  qui  est  plus  important 
que  lui.  Si,  dans  un  cas  donné,  un  État  et  un  comté 
se  trouvaient  égaux  en  étendue  et  en  population, 
en  quoi,  au  point  de  vue  des  principes,  l'État  serait- 
il  plus  important  que  le  comté  ?  D'après  quel  prin- 
cipe, je  dis  quel  principe  légitime,  un  État,  qui  en 
population  et  en*  étendue  n'est  que  la  cinquantième 


02  ABRAHAM   LINCOLN 

partie  de  la  nation,  pourrait-il  briser  l'Union,  et 
contraindre  ensuite,  de  la  manière  la  plus  arbitraire, 
l'une  de  ses  subdivisions  proportionnellement  plus 
grande  que  lui?  Quel  est  ce  droit  étrange  et  mysté- 
rieux qui  confère  à  une  fraction  du  pays  le  privilège 
de  tyrannie,  parce  qu'elle  porte  tout  simplement 
le  nom  d'État  ? 

»  Citoyens,  je  n'affirme  rien  ;  je  ne  fais  que  poser 
des  questions  pour  que  vous  les  examiniez.  Et 
maintenant  permettez-moi  de  vous  dire  adieu.  » 

AGolombia,M.  Lincoln  reçut  l'assemblée  géné- 
rale des  représentants  de  la  province,  et  au  discours 
du  président  du  sénat  répondit  par  cette  courte 
allocution  : 

«  Messieurs, 

»  Il  est  vrai,  comme  Ta  dit  le  président  du  sénat, 
une  très-grande  responsabilité  pèse  sur  moi  dans  la 
position  où  m'ont  appelé  les  suffrages  du  peuple 
américain.  Je  suis  profondément  ému  de  cette 
lourde  responsabilité.  Je  ne  peux  ignorer  ce  que 
vous  savez  tous,  que  n'ayant  pas  de  nom  ni  peut- 
être  de  motif  d'en  avoir  un,  il  m'est  pourtant  échu 
une  tâche  telle  que  pas  un  des  pères  de  cette  nation 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     63 

n'en  eut  de  semblable.  Dans  ce  sentiment,  je  ne 
peux  que  chercher  un  secours  sans  lequel  il  me 
serait  impossible  d'accomplir  cette  grande  tâche. 
Je  me  tourne  donc  vers  le  peuple  américain  et  vers 
Dieu  qui  ne  l'a  jamais  abandonné. 

»  On  a  fait  allusion  à  l'intérêt  qu'on  avait  de  con- 
naître la  politique  de  la  nouvelle  administration.  A 
ce  propos,  quelques-uns  m'ont  approuvé,  d'autres 
m'ont  blâmé  d'avoir  gardé  le  silence.  Je  pense 
encore  avoir  bien  fait.  Dans  les  circonstances  pré- 
sentes, si  passagères  et  si  changeantes,  et  sans  pré- 
cédent qui  me  permît  de  juger  d'après  le  passé,  il 
m'a  paru  sage ,  avant  de  me  prononcer  sur  les 
difficultés  du  pays,  d'acquérir  une  vue  générale  de 
toute  la  situation  ;  libre  après  tout  de  modifier  ou 
de  changer  ma  politique  selon  que  les  événements 
l'exigeront. 

»  Ce  n'est  pas  par  un  motif  d'inquiétude  réelle 
que  j'ai  gardé  le  silence,  car  rien  ne  va  mal.  C'est 
un  fait  encourageant  qu'il  n'y  ait  rien  de  blessant 
pour  personne.  C'est  la  chose  la  plus  consolante, 
et  nous  en  pouvons  conclure  que  tout  ce  dont  nous 
avons  besoin,  c'est  de  temps,  de  patience  et  de  con- 
fiance en  Dieu  qui  n'a  jamais  délaissé  son  peuple. 

»  Citoyens,  j'ai  prononcé  spontanément  les  paroles 


Gi  ABRAHAM   LJNGOLN 

que  vous  venez  d'entendre,  et  maintenant  je  ter- 
mine. » 

À  Pittsburg,  dans  la  Pensylvanie,  et  à  Claveland, 
dans  l'Ohio,  le  président  prononça  deux  autres  dis- 
cours à  peu  près  semblables  par  le  fond.  Nous  ne 
citerons  qu'un  fragment  de  celui  qu'il  fit  à  Cla- 
veland : 

«  Vous  vous  êtes  réunis  pour  témoigner  de  votre 
respect  à  l'Union,  à  la  constitution  et  aux  lois. 
Laissez- moi  vous  dire  que  c'est  avec  vous,  le  peuple, 
et  non  avec  n'importe  quel  homme,  qu'on  peut 
faire  avancer  la  grande  cause  de  l'Union  et  de  la 
constitution.  Aussi  demeuré -je  avec  vous  seul. 

»  On  a  fait  de  fréquentes  allusions  au  trouble  qui 
règne  à  présent  dans  les  questions  de  notre  poli- 
tique nationale.  Je  pense  qu'il  n'y  a  aucune  rai- 
son de  s'agiter.  La  crise,  comme  on  l'appelle,  est 
purement  artificielle.  Il  y  a,  dans  toutes  les  parties 
de  notre  contrée,  diversité  d'opinions  politiques, 
comme  cela  a  lieu  ici  même;  vous  n'avez  pas  tous 
voté  pour  la  personne  qui  vous  parle  en  ce  moment. 
Ce  qui  arrive  maintenant  ne  nuira  pas  à  ceux  qui 
sont  plus  éloignés  d'ici.  N'ont-ils  pas  à  présent  tous 
leurs  droits  comme  ils  les  ont  toujours  eus?  Ne  leur 
rend-on  pas  leurs  esclaves  fugitifs,  comme  par  le 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  65 
passé  ?  Ne  demeurent-ils  pas  sous  cette  même  con- 
stitution qui  les  régit  depuis  environ  soixante  et  dix 
ans  ?  Ne  jouissent  ils  pas  de  la  même  position  en 
tant  que  citoyens  de  la  patrie  commune,  et  avons- 
nous  quelque  pouvoir  de  changer  cette  position  ? 
Quel  est  donc  le  différend  entre  eux  et  nous?  Pour- 
quoi toute  cette  excitation  ?  Pourquoi  ce  méconten- 
tement ?  Gomme  je  l'ai  dit  tantôt,  la  crise  est  en- 
tièrement artificielle.  Elle  n'a,  en  fait,  aucun 
fondement.  On  n'en  a  pas  établi  la  légitimité,  il 
n'est  donc  pas  nécessaire  de  la  réfuter.  N'y  prenons 
pas  garde;  cela  tombera  de  soi-même.  » 

L'orateur  remercie  ensuite  de  l'accueil  qu'il  a 
reçu  et  de  l'appui  qu'on  a  donné  à  la  bonne  cause. 
Il  ajoute  qu'il  considérait  cette  réception  comme 
indépendante  de  tout  parti.  Du  reste,  il  était  couve 
nable  qu'il  en  fût  ainsi.  «  Si  le  juge  Douglas  avait 
été  élu,  et  qu'il  fût  en  route  pour  Washington,  les 
républicains  seraient  allés  lui  souhaiter  la  bien- 
venue, comme  ce  soir  ses  amis  se  sont  joints 
aux  miens.  Si  tous  les  citoyens  ne  s'unissent  pas 
pour  protéger  pendant  ce  voyage  !  le  bon  et 
vieux   vaisseau   de    l'Union,   personne  n'aura    la 

I.  Les  quatre  années  de  la  présidence  de  M.  Lincoln. 

4.- 


66  ABRAHAM  LINCOLN 

chance  de  le  piloter  pendant  un  autre  voyage.  » 
A  New-York,  à  Philadelphie  et  à  Washington, 
où  le  parti  démocratique  —  qui  se  recrute  dans  la 
populace  irlandaise  —  était  en  grande  majorité, 
M.  Lincoln  fut  cependant  reçu  avec  des  marques 
de  respect,  sinon  de  sympathie. 

Le  maire  de  New-York,  en  l'accueillant  gracieu- 
sement à  l'hôtel  de  ville,  lui  dit ,  entre  autres 
choses,  qu'il  pensait  que  Son  Excellence  serait  à  la 
hauteur  des  difficultés  du  moment  ;  à  quoi  M.  Lin- 
coln répondit  : 

«  Monsieur  le  maire, 

»  C'est  avec  une  profonde  gratitude  que  je  re- 
mercie de  la  réception  que  me  fait  la  grande  cité 
de  New-York.  Je  ne  puis  oublier  que  cet  accueil 
est  celui  d'une  population  dout  la  grande  majorité 
ne  partage  pas  mes  vues  politiques.  J'en  suis 
heureux,  car  ce  m'est  une  preuve  que  le  peuple,  au 
sujet  des  grands  principes  de  notre  gouvernement, 
est  presque,  sinon  entièrement  unanime. 

»  Quant  aux  difficultés  qui  de  nos  jours  se 
dressent  devant  nous,  je  ne  peux  que  partager  les 
sentiments  exprimés  par  le  maire.  Pour  ce  qui  est 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    67 

du  dévouement  à  l'Union,  je  crois  ne  le  céder  à 
aucun  des  citoyens  de  ce  pays  ;  mais  quant  à  la  sa- 
gesse de  conduire  les  affaires  de  manière  à  préserver 
l'Union,  je  crains  que  vous  n'ayez  placé  en  moi 
une  trop  grande  confiance.  Je  suis  sûr  d'apporter  à 
l'œuvre  un  cœur  dévoué.  Il  n'est  rien  qui  puisse 
me  faire  consentir  à  la  ruine  de  cette  Union  qui  a 
fait  la  grandeur  non-seulement  de  cette  importante 
cité  de  New- York,  mais  aussi  de  tout  le  pays  ;  rien 
qui  m'y  fasse  consentir  volontairement,  à  moins 
que  ce  ne  soit  le  but  même  en  vue  duquel  l'Union 
a  été  formée.  Je  comprends  que  le  navire  a  été 
construit  pour  le  transport  et  la  conservation  de  la 
cargaison,  et  que  tant  qu'il  est  en  sûreté  avec  la  car- 
gaison, on  ne  doit  pas  l'abandonner.  Nous  ne  devons 
jamais  renoncer  à  l'Union,  à  moins  qu'il  n'y  ait 
plus  possibilité  d'existence,  et  qu'il  ne  devienne 
obligatoire  de  jeter  par-dessus  le  bord  les  passagers 
et  la  cargaison.  Donc,  aussi  longtemps  qu'il  sera 
possible  de  conserver  la  prospérité  et  les  libertés  de 
ce  peuple  avec  l'Union,  mon  but  sera  de  la  main- 
tenir. 

»  Et  maintenant,  monsieur  le  maire,  tout  en  vous 
renouvelant  mes  remercîments  pour  cette  réception 
cordiale,  permettez-moi  de  terminer.  » 


68  ABRAHAM    LINCOLN' 

Des  applaudissements  chaleureux  accueillirent 
ce  discours.  Ensuite  plus  de  six  mille  citoyens 
furent  admis  dans  la  salle  du  gouverneur  pour  y 
présenter  leurs  salutations  ou  serrer  la  main  à 
M.  Lincoln.  Mais  comme  la  foule  des  visiteurs  ne 
faisait  qu'augmenter  à  chaque  instant,  on  finit  par 
fermer  les  portes.  Le  président  parut  alors  à  ce 
même  balcon  où  l'on  devait  lire  environ  quatre  ans 
après  :  «  Deuil  national.  »  Il  adressa  quelques  pa- 
roles à  la  foule  rassemblée  devant  l'hôtel  de  ville, 
puis  se  retira  chez  lui,  comme  on  le  pense  bien, 
très-fatigué. 

Pourtant,  le  lendemain,  à  huit  heures  du  matin 
il  continuait  sa  route  vers  Washington.  Il  arriva  à 
Philadelphie  dans  l'après-midi  du  21,  après  s'être 
arrêté  tour  à  tour  à  Jersey,  à  Newark  et  à  Trenton. 
Une  foule  compacte  l'escorta  de  la  gare  à  l'hôtel 
Continental.  Là,  dans  un  nouveau  discours,  il  dit 
au  peuple  qu'il  serait  heureux  si  ses  efforts  abou- 
tissaient à  rétablir  la  paix,  l'harmonie  et  la  prospé- 
rité dans  tout  le  pays.  «  Je  vous  affirme,  ajouta-t-il, 
que  c'est  d'un  cœur  sincère  que  je  me  mets  à 
l'œuvre.  La  tête  sera-t-elle  à  la  hauteur  du  cœur? 
C'est  ce  que  l'avenir  montrera.  » 

La  preuve  en  est  laite  maintenant.  Latêteetlecœur 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     69 

étaient  vraiment  à  la  hauteur  des  immenses  diffi- 
cultés de  la  tâche.  M.  Lincoln  était  bien  l'homme 
qu'il  fallait  à  la  patrie  et  à  l'humanité  en  ces  longs 
jours  de  crise.  Il  a  rétabli  l'Union  et  renversé  l'es- 
clavage. 

Le  lendemain,  22  février,  était  l'anniversaire 
de  la  naissance  de  Washington.  Le  président 
prit  part  à  cette  fête  nationale.  Il  vint,  dans  la 
matinée,  à  la  vieille  Salle  de  l'Indépendance,  où, 
en  réponse  à  l'honorable  M.  Cuyler,  il  prononça 
ces  paroles  : 

«  Je  suis  rempli  d'une  profonde  émotion  en  me 
trouvant  ici,  dans  ce  lieu  où  étaient  rassemblés  à  la 
fois  la  sagesse,  le  patriotisme  et  le  dévouement  au 
principe  d'où  sortirent  les  institutions  qui  nous 
abritent. 

»  Vous  m'avez  affectueusement  insinué  que  c'est 
ma  tâche  de  rétablir  la  paix  dans  le  pays  main- 
tenant agité.  Je  peux  vous  dire  en  réponse,  mon- 
sieur, que  j'ai  écarté  les  sentiments  politiques  que 
j'entretiens  personnellement;  que  je  les  ai  éloignés 
autant  que  possible  des  sentiments  qui  prirent  nais- 
sance dans  cette  salle  et  qui  furent  donnés  au  monde. 
Je  n'ai  jamais  eu,  en  matière  politique,  un  senti- 
ment qui  ne  soit  né  de  celui  qui  est  renfermé  dans 


70  ABRAHAM  LINCOLN 

la  Déclaration  d'Indépendance.  J'ai  souvent  médité 
sur  les  dangers  que  bravaient  les  hommes  qui  s'as- 
semblaient ici,  y  rédigeaient  et  y   adoptaient  la 
Déclaration  d'Indépendance.    J'ai    calculé  les   fa- 
tigues qu'enduraient    les   officiers   et    les    soldats 
de  l'armée  qui  acheva  cette  indépendance.  Je  me 
suis  souvent  demandé  quels  furent  les  grands  prin- 
cipes ou  la  grande  idée  qui  unit  si  longtemps  cette 
confédération.    Ce   n'était  pas   le   simple  but   de 
la   séparation    de   ces    colonies    d'avec   la   mère- 
patrie,  mais  le  sentiment,  exprimé  dans  la  Décla- 
ration d'Indépendance,  qui  donna  la  liberté  à  ce 
pays,  et  qui,  je  l'espère,  la  donnera  au  monde  en- 
tier dans  les  siècles  futurs.  C'était  ce  sentiment  qui 
fit  espérer  qu'au  moment  voulu  le  fardeau  serait 
enlevé  de  dessus  les  épaules  de  tous  les  hommes. 
Voilà  le  sentiment  renfermé  dans  la  Déclaration 
d'Indépendance.  Et  maintenant,  mes  amis,  ce  pays 
peut-il  être  sauvé  sur  cette  base?  Si  cela  se  peut 
et  qu'il  me  soit  donné  d'y  contribuer,  je  m'esti- 
merai l'un  des  hommes  les  plus  heureux  du  monde. 
Mais  si  cette  contrée  ne  pouvait  être  sauvée  sur  ce 
principe,  ce  serait  vraiment  terrible.  Toutefois,  si 
pour  le  salut  de  ce  pays  il  fallait  sacrifier  ce  prin- 
cipe.... j'allais  dire  que  je  préférerais  être  assas- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     71 

sine  à  cette  place,  plutôt  que  d'y  consentir!  Cepen- 
dant, selon  la  manière  dont  j'envisage  l'état  présent 
des  affaires,  il  n'est  pas  besoin  de  verser  le  sang 
ni  de  faire  la  guerre.  Non,  ce  n'est  pas  nécessaire. 
Je  ne  suis  pas  pour  de  tels  moyens,  et  je  peux  dire 
d'avance  que  le  sang  ne  sera  pas  versé,  à  moins 
qu'on  n'y  contraigne  le  gouvernement,  et  qu'il  ne 
soit  ainsi  obligé  d'agir  pour  sa  propre  défense.  Mes 
amis,  je  ne  m'attendais  pas  en  venant  ici  à  vous 
adresser  la  parole.  Je  supposais  que  je  n'aurais 
qu'à  concourir,  en  quelque  manière,  à  la  cérémonie 
du  déploiement  du  drapeau.  Il  se  peut  donc  que 
j'aie  commis  en  parlant  quelque  indiscrétion.  Ce- 
pendant, je  n'ai  rien  dit  qui  ne  soit  conforme  à  ces 
principes  pour  lesquels  je  veux  vivre,  et  pour  les- 
quels, si  c'est  le  bon  plaisir  du  Dieu  tout-puissant, 
je  veux  aussi  mourir.  » 

Hélas!  n'a-t-il  pas  été  l'illustre  martyr  de  ces 
grands  principes  de  liberté  et  d'égalité? 

M.  Lincoln,  précédant  l'assemblée,  passa  ensuite 
dans  le  square  situé  derrière  la  salle  de  l'Indépen- 
dance, et  là,  au  milieu  de  l'enthousiasme  général, 
il  hissa  de  sa  propre  main  un  nouveau  drapeau 
national  portant  les  trente-quatre  étoiles. 

Le  président  arriva  sur  le  soir  à  Harrisburg,  où 


1-1  ABRAHAM  LINCOLN 

il  prononça  d'autres   discours,    animés  du  même 
esprit  patriotique  et  conciliateur. 

Cependant,  comme  sa  vie  était  vraiment  en 
danger  à  mesure  qu'il  approchait  du  terme  de  son 
voyage,  il  se  décida,  sur  le  conseil  du  général  Scott 
et  de  M.  Seward,  à  franchir  rapidement  et  inco- 
gnito la  distance  qui  sépare  Harrisburg  de  Was- 
hington. Pourtant,  à  Baltimore,  une  multitude 
empressée,  mais  généralement  peu  sympathique, 
encombrait  les  abords  de  la  gare,  attendant  l'ar- 
rivée du  président.  C'était  surtout  cette  vile  popu- 
lace irlandaise,  démocratique  par  la  bassesse  de 
ses  instincts,  et  qui  s'apprêtait  déjà  à  verser  la  pre- 
mière le  sang  des  volontaires  de  la  patrie,  à  leur, 
passage  à  Baltimore  pour  aller  combattre  l'ennemi. 
M.  Lincoln,  qui  voyageait  depuis  Harrisburg  dans 
un  train  spécial,  traversa  Baltimore  sans  s'y  arrêter. 
Enfin,  le  23,  de  très-bonne  heure,  il  entrait  dans 
la  capitale  de  l'Union,  où  on  ne  l'attendait  pas  de 
sitôt.  A  onze  heures,  accompagné  de  M.  Seward, 
il  se  rendit  à  la  Maison-Blanche.  L'ex-président 
Buchanam,  revenu  de  la  surprise  que  lui  causa 
cette  apparition  subite,  fit  à  son  successeur  le  plus 
cordial  accueil,  et  le  présenta  aux  membres  de  son 
cabinet  alors  en  séance. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     73 

C'est  avec  cette  simplicité  quasi  bourgeoise  que 
M.  Lincoln  fit  son  entrée  dans  ce  palais  national  où 
son  souvenir   sera  vivant  à  jamais,   où  sa  noble 
image  se  présentera  à  tous  ses  successeurs  pour  leur 
inspirer  le  patriotisme  et  le  désintéressement.  Les 
quelques  jours  qui  suivirent  jusqu'au  moment  de 
l'inauguration    furent  peut-être  les  plus   fatigants 
de  la  vie  d'Abraham  Lincoln.    Gomme  il  formait 
alors  son  cabinet,  il  était  accablé  par  une  foule  de 
conseilleurs  et  de  compétiteurs  qui  se  disputaient  la 
faveur  présidentielle.  Il  recevait  et  écoutait  tout  ce 
monde  avec    sa  bienveillance  et  son  calme   ordi- 
naires; toujours  discret,  habile  à  éluder  les  ques- 
tions importunes  ou  délicates,  attentif  à  ne  blesser 
personne,   se  dérobant  à  toute  influence,  pour  ne 
suivre  que  les  lumières  de  sa  droite  conscience  et 
de  sa  saine  raison.  A  ces  visites  aussi   intéressées 
que  peu  intéressantes  s'ajoutaient  de  nombreuses 
réceptions  privées  ou  officielles  et  diverses  circon- 
stances où  M.  Lincoln  devait  payer  de  sa  personne. 
Le  28  au  soir,  M.  et  madame  Lincoln,  qui  n'é- 
taient point  encore  installés  à  la  Maison-Blanche, 
donnèrent  une  grande  soirée  aux  représentants  et  à 
divers  fonctionnaires  de  l'État.  Vers  onze  heures, 
le  peuple  rassemblé  sous  les  fenêtres  de  l'hôtel  de- 


74  ABRAHAM    LINCOLN 

manda  à  grands  cris  le  président.  Celui-ci  parut  à 
un  balcon,  et  quand  le  silence  fut  rétabli  : 

«  Mes  amis,  dit-il,  je  suppose  que  toutes  ces  raa- 
festations  ont  pour  but  de  me  féliciter,  et,  à  ce  titre, 
je  vous  en  remercie.  Jamais  homme  n'est  entré  à 
Washington  dans  des  circonstances  semblables  à 
celles  de  mon  arrivée  dans  cette  ville.  J'y  suis  venu 
occuper  une  position  officielle  au  milieu  d'une  po- 
pulation qui  m'a  été  et  qui,  je  le  suppose,  m'est  en- 
core entièrement  opposée.  (Plusieurs  voix  :  «  Non  ! 
non  1  »  et  d'autres  :  «  C'est  une  erreur;  continuez, 
monsieur,  vous  vous  êtes  trompé.  »  )  Je  n'ai  pas  l'in- 
tention de  vous  faire  maintenant  un  long  discours; 
je  ne  veux  que  vous  répéter  ce  que  j'ai  dit  hier,  je 
crois,  à  votre  honorable  maire  et  à  son  conseil  mu- 
nicipal qui  étaient  venus  me  faire  visite.  Je  crois 
fort  que  les  sentiments  de  malveillance  qui  existent 
entre  vous  et  les  populations  qui  vous  entourent,  ou 
celles  que  je  viens  de  quitter,  ont  eu  et  ont  pour 
cause  un  malentendu.  (Plusieurs  voix  :  «  C'est 
ça!  »)  J'espère  que  si  les  choses  vont  aussi  bien 
que  nous  le  désirons  tous,  je  pourrai,  en  quelque 
manière,  dissiper  ce  malentendu.  (Bien  1  bien  !) 
Je  pense  qu'il  me  sera  possible  de  vous  convain- 
cre, vous  et  le  peuple  de  cette  partie  du  pays,  que 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    75 
nous  vous  regardons   à    tous    égards  comme  nos 
égaux,  comme  ayant  droit  au  respect  et  aux  procé- 
dés que  nous  réclamons  pour  nous-mêmes ,  et  que 
d'aucune  manière  nous  ne  sommes  disposés,  dans  le 
cas  où  ce  serait  en  notre  pouvoir,  de  vous  opprimer 
ou  de  vous  priver  d'aucun  des   droits  que   vous 
accorde  la  Constitution  des  États-Unis.  Même,  nous 
ne  serons  pas  méticuleux  sur  le  chapitre   de  ces 
droits;   au  contraire  nous   sommes  déterminés  à 
vous  donner,  autant  qu'il  est  en  notre  pouvoir,  et 
sous  la   sauvegarde   de  la  Constitution,    tous  vos 
droits,  non  pas  à  contre-cœur,  mais  joyeusement  et 
pleinement.  J'aime  à  croire   qu'en   agissant  ainsi 
avec  vous,  nous  apprendrons  à  nous  mieux  con- 
naître et  à  nous  aimer.  Et  maintenant,   mes  amis, 
après    ces  quelques    remarques,    je  vous   réitère 
mes  remercîments  pour  vos  félicitations,  et  vous 
souhaite  honne  nuit.  » 


CHAPITRE   V 


Inauguration  de  M.  Lincoln.  —  Discours  qu'il  prononça  dans 
cette  circonstance.  —  La  confédération  du  Sud.  —  Manifeste  de 
la  convention  de  la  Louisiane.  —  Attaque  et  prise  du  fort 
Suinter.  —  Cri  de  guerre  dans  le  Nord.  —  Quelques  parole»  du 
premier  message  de  M.  Lincoln.  —  Campagne  de  1861.  — Dé- 
sastre de  Bull- Hun  et  défaite  de  Bull's-Bluff. 


L'inauguration  de  M.  Lincoln  eut  lieu  le  4  mars. 
La  cérémonie  en  fut  la  même  que  par  le  passé,  mais 
il  y  régna  une  solennité  extraordinaire. 

Au  milieu  et  sur  le  devant  de  la  vaste  estrade 
élevée  sous  les  portiques  du  Gapitole,  se  dressait  un 
dais  de  velours,  sous  lequel  étaient!  assis,  avec  M.  Lin- 
coln, rex-présidentBuchanam,  le  chief  justice Taney 
et  les  sénateurs  Chase  et  Baker.  Devant  ces  illustres 
personnages,  et  au  bord  de  l'estrade  était  une  petite 
table.  A  droite  ou  à  gauche  du  dais,  le  fds  aîné  et  les 
secrétaires  de  M.  Lincoln,  le  corps  diplomatique, 
les  membres  de  la  cour  suprême,  ceux  des  deux 


78  ABRAHAM    LINCOLN 

chambres  du  Congrès,  des  officiers  supérieurs,  des 
citoyens  notables  et  des  dames.  Au  pied  de  l'es- 
trade, sur  la  place  du  Gapitole,  la  musique  de  la 
marine  jouait  des  airs  patriotiques,  et,  derrière  elle, 
se  pressait  une  foule  de  trente  mille  spectateurs. 

Quand  le  moment  fut  venu,  le  sénateur  Baker 
présenta  au  peuple  le  chef  de  la  nation  : 

«  Citoyens,  dit-il,  je  vous  présente  Abraham  Lin- 
coln, élu  président  des  Etats-Unis  d'Amérique.  » 

Alors  M.  Lincoln,  d'une  manière  à  la  fois  grave 
et  délibérée,  s'avança  jusqu'à  la  petite  table  où  il 
plaça  le  manuscrit  de  son  discours.  Les  applaudis- 
sements qui  l'avaient  accueilli  à  son  apparition  sur 
l'estrade  se  renouvelèrent  avec  plus  de  force,  et, 
pour  remercier  le  peuple  de  ces  manifestations  sym- 
pathiques, il  s'inclina  à  deux  reprises.  Ensuite,  au 
milieu  d'un  vaste  silence,  il  lut  de  sa  voix  claire  et 
vibrante  son  discours  d'inauguration. 

Aussitôt  qu'il  eut  fini,  le  chief  justice  se  leva  pour 
recevoir  le  serment  présidentiel.  Ceux  qui  étaient 
assis  se  tinrent  debout  ;  toutes  les  têtes  se  décou- 
vrirent ;  le  silence  devint  vraiment  religieux.  Alors 
l'élu  de  la  nation  prononça  le  serment  d'usage  : 

«  Moi,  Abraham  Lincoln,  je  jure  solennellement 
de  remplir    avec  fidélité  l'office  de  président  des 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    79 

Etats-Unis,  et  de  conserver,  protéger  et  défendre 
de  tout  mon  pouvoir  la  Constitution  des  États- 
Unis.  » 

Jamais  serment  ne  fut  prêté  avec  plus  de  sin- 
cérité et  de  résolution.  Il  n'y  avait  pas  à  craindre 
que  l'homme  vertueux  dont  la  carrière  avait  été 
sans  aucune  espèce  de  tache,  et  qui  s'était  toujours 
montré  fidèle  à  sa  parole  dans  les  relations  ordi- 
naires de  la  vie,  pût  jamais  violer  un  aussi  solennel 
engagement  contracté  envers  toute  une  nation. 
On  verra  par  la  suite  qu'en  effet  il  eut  toujours 
son  serment  présent  à  l'esprit,  car  sa  conscience 
l'avait  accepté  loyalement  et  sans  arrière-pensée. 
Dans  tout  le  cours  de  son  administration  il  n'est 
pas  un  seul  acte  que  ne  légitime  la  Constitution. 
Ni  la  crainte,  ni  les  passions  populaires,  ni  l'am- 
bition, ni  même  la  satisfaction  de  nobles  idées 
et  de  sentiments  généreux-,  ne  purent  ébranler 
sa  fidélité.  C'est  qu'elle  reposait  sur  cette  probité 
irréprochable  qui  constitue  la  vraie  grandeur,  et 
sans  laquelle  les  dons  les  plus  précieux  du  génie, 
les  actions  les  plus  éclatantes,  le  succès  le  plus 
inouï  demeurent  ternis  aux  yeux  de  l'immuable 
justice.  Qui  s'étonnera  qu'Abraham  Lincoln  ait 
joui  du  respect  universel?  Ses  ennemis  politiques 


80  ABRAHAM    LINCOLN 

—  il  n'en  eut  jamais  d'autres  —  ont  pu  le  haïr 
d'une  haine  aveugle  et  injuste;  mais  aucun  d'eux 
n'a  pu  le  mépriser.  Pas  une  voix  ne  s'est  élevée 
pour  ternir  sa  mémoire,  qui  comparaîtra,  sans  rien 
perdre  de  son  auréole,  devant  le  tribunal  de  l'his- 
toire ,  qui  passera  aux  âges  les  plus  reculés,  comme 
un  honneur  rendu  à  l'humanité,  et  auprès  duquel 
pâliront  ces  gloires  factices  et  imméritées  qu'élève 
le  siècle  adorateur  du  succès,  mais  que  la  postérité 
renverse  et  voue  à  l'ignominie. 

Le  discours  d'inauguration  prononcé  par  M.  Lin- 
coln est  vraiment  remarquable  ;  on  y  retrouve,  sous 
la  forme  d'une  noble  simplicité,  toutes  les  qualités 
morales  de  cette  belle  âme.  C'est  vraiment  éloquent 
comme  tout  ce  qui  part  d'un  cœur  sincère  et  droit. 
C'est,  à  la  fois,  le  langage  d'un  compatriote  à  ses 
frères,  d'un  sage  à  ses  disciples,  d'un  père  à  ses 
enfants.  En  dépit  de  ce  qu'il  y  a  naturellement  de 
particulier,  de  transitoire,  comme  les  événements 
et  les  questions  dont  il  s'occupe,  il  vous  en  reste 
je  ne  sais  quelle  impression  de  justice,  quelle  forte 
saveur  morale  qui  s'échappe  des  vérités  générales 
intéressées  dans  le  débat  et  de  l'accent  patriotique 
de  l'orateur. 

Le  président  y  montre  tour  à  tour  l'injustice, 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,  SON  ADMINISTRATION  81 
l'illégalité,  l'impossibilité  de  la  sécession,  et  termine 
par  un  appel  sympathique  à  l'intelligence,  au  pa- 
triotisme et  au  christianisme  de  ses  «  concitoyens 
mécontents.  »  Ce  discours  est  trop  long  pour  être 
cité  intégralement;  nous  en  donnerons  du  moins 
une  rapide  analyse,  entremêlée  de  quelques  frag- 
ments. 

Après  quelques  remarques  préliminaires,  l'orateur 
établit  que  rien  ne  saurait  motiver  la  sécession.  «  Le 
peuple  des  États  méridionaux,  dit-il,  semble  appré- 
hender que  l'accession  d'un  président  républicain 
ne  mette  en  péril  leurs  propriétés,  leur  paix  et  leur 
sécurité  personnelle.  Ces  craintes  n'ont  jamais  eu 
de  motif  raisonnable.  En  vérité,  on  a  toujours  eu  à 
sa  portée  des  preuves  catégoriques  du  contraire. 
Ces  preuves  se  trouvent  dans  presque  tous  les  dis- 
cours publiés  de  celui  qui  vous  parle  en  ce  moment. 
Je  ne  citerai  qu'un  mot  de  l'un  de  ces  discours  où 
je  déclare  «  ne  pas  avoir  le  dessein  de  m'ingérer 
directement  ni  indirectement  dans  ce  qui  a  rapport 
au  régime  servile  en  vigueur  dans  les  Etats.  »  Je 
crois  ne  pas  en  avoir  légalement  le  droit,  et  je  n'en 
ai  pas  non  plus  l'intention.  Ceux  qui  m'ont  choisi  et 
élu  savaient  très-bien  que  j'ai  fait  de  semblables 
déclarations  et  que  je  ne  les  ai  jamais  rétractées. 

5. 


82  ABRAHAM   LINCOLN 

Plus  encore,  la  plaie- forme  républicaine  a  reconnu 
très-explicitement  le  droit  qu'a  chaque  Etat  de  ré- 
gler et  de  contrôler,  exclusivement  à  son  gré,  ses 
propres  institutions  domestiques.  »  M.  Lincoln  réitère 
ici  ces  mêmes  sentiments  et  ajoute  qu'il  accordera 
à  tous  les  Etats,  n'importe  pour  quelle  cause,  pro- 
tection selon  la  Constitution.  Il  va  prêter  le  serment 
de  sa  charge  sans  restriction  mentale. 

La  sécession,  n'ayant  pas  de  raison  de  se  produire, 
serait  de  plus  illégale.  La  perpétuité  de  l'Union  est 
d'abord  impliquée  dans  la  loi  fondamentale  com- 
mune à  tous  les  gouvernements  nationaux.  On 
peut  affirmer,  en  toute  sécurité,  que  pas  un  gouver- 
nement n'a  inséré  dans  sa  loi  organique  une  clause 
relative  à  la  fin  de  son  existence  ;  et  quand  les 
Etats-Unis,  au  lieu  d'être  un  gouvernement  régulier, 
ne  seraient  qu'une  simple  association  d'États  liés 
entre  eux  par  un  contrat,  encore  faudrait-il,  pour 
que  la  sécession  fût  légitime,  que  toutes  les  parties 
contractantes  y  consentissent.  En  descendant  de  ces 
principes  généraux  aux  faits  historiques ,  nous  y 
voyons  la  confirmation  de  l'Union  ;  celle-ci  est  beau- 
coup plus  ancienne  que  la  Constitution,  qui  n'est 
que  le  perfectionnement  d'une  série  d'actes  et  d'en- 
gagements  ayant  pour  but  de  réunir  les  États  en  une 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     83 

seule  et  même  nation.  L'Union  est  donc  légalement 
indissoluble,  et   le  président  doit   la   sauvegarder. 
C'est  pour  lui  une  affaire  de   simple  devoir,  qu'il 
accomplira  autant  que  possible  ;  à  moins  que  son 
maître  légitime,  le  peuple  américain,  ne  l'en  dispense 
par  un  acte  qui  fasse  autorité.  «   J'espère,  dit  ici 
M.  Lincoln,  qu'on  ne  verra  pas  dans  ces  paroles  une 
menace,  mais  simplement  une  affirmation  du  des- 
sein que  l'on  a  de  maintenir  l'Union;  pour  cela,  il 
ne  sera  pas  nécessaire  de  recourir  à  la  violence  ni 
de  verser  le  sang,  à  moins  qu'on  n'y  contraigne 
l'autorité  nationale.   Le  pouvoir  qui  m'est  confié 
doit  s'exercer  à  maintenir,  à  occuper,  à  posséder  la 
propriété  et  les  places  fortes  du   gouvernement,  et 
à  percevoir  les  taxes  et  les  impôts;  mais  au  delà  des 
moyens  nécessaires  à   atteindre  ce  but,  il  n'y  aura 
nulle  part  ni  invasion  ni  emploi  de  la  force  contre  le 
peuple...  Telle  est  la  marche  qu'on  suivra,  à  moins 
que  les  événements  et  l'expérience  ne  montrent  l'à- 
propos  d'une   modification   ou   d'un  changement. 
Dans  tous  les  cas  je  veux  agir  avec  la  plus  grande 
discrétion,    en  vue    et    dans    l'espoir  d'une    solu- 
tion pacifique  des  troubles  du  pays  et  du  rétablis- 
sement des   sympathies   et   des   affections   frater- 
nelles. 


84  ABRAHAM    LINCOLN 

»  Qu'il  y  ait,  dans  l'une  ou  l'autre  section,  des 
personnes  qui  cherchent  à  détruire  l'Union,  et  qui 
saisissent  avec  joie,  à  tout  hasard,  le  moindre  pré- 
texte pour  arriver  à  leurs  fins,  c'est  ce  que  je  ne  veux 
ni  affirmer  ni  contester;  mais  s'il  y  a  de  tels  hommes, 
il  n'est  pas  nécessaire  que  je  leur  adresse  un  seul 
mot. 

»  Mais  à  ceux  qui  aiment  vraiment  l'Union    ne 
leur  parlerai-je  pas  avant  qu'ils  s'engagent  dans  une 
affaire  aussi  grave  que  la  destruction  de  notre  édifice 
national  avec  ses  bienfaits,  ses  gloires  et  ses  espé- 
rances ?  Ne  serait-il  pas  bien  tout  d'abord  de  s'assu- 
rer pourquoi  on  veut  agir  ainsi?  Voulez- vous  hasar- 
der un  pas  si  désespéré,  lorsque  aucune  portion  des 
maux  que  vous  fuyez  n'existe  en  réalité?  Le  voulez- 
vous,  quand  quelques-uns  des  maux  positifs  vers  les- 
quels vous  volez  sont  plus  grands  que  tous  les  maux 
réels  que  vous  pourriez  fuir?  Voulez-vous  courir  le 
risque  de  commettre  une  terrible   faute?   Tout  le 
monde  se  prétend  satisfait  dans  le  sein  de  l'Union,  si 
tous  les  droits  constitutionnels  sont  respectés.  Est-il 
donc  vrai  que  l'un  des  droits  pleinement  écrits  dans 
la  Constitution  ait  été  jamais  contesté?  Je  ne   le 
pense  pas.  Heureusement  l'esprit  humain  est  cons- 
titué de  manière  qu'aucun  parti  n'aurait  l'audace  de 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  85 
le  faire.  Trouvez,  si  vous  pouvez,  un  seul  cas  où 
l'on  aitméconnu  une  mesure  explicitement  consignée 
dans  la  Constitution.  Si,  par  la  simple  force  des 
chiffres,  une  majorité  frustrait  une  minorité  de  l'un 
des  droits  clairement  écrits  dans  la  Constitution,  ce 
pourrait  être,  au  point  de  vue  moral,  la  justifica- 
tion d'une  révolution;  et  ce  le  serait  à  coup  sûr, 
si  le  droit  violé  était  un  droit  capital.  Mais  tel  n'est 
pas  notre  cas.  Tous  les  droits  vitaux  des  minorités 
et  des  individus  leur  sont  si  solidement  assurés 
par  les  affirmations  et  les  négations,  les  prohi- 
bitions et  les  garanties  de  l'acte  constitutionnel, 
quç  jamais  controverse  ne  s'est  élevée  à  leur 
sujet. 

»  Quant  aux  questions  secondaires  que  la  Consti- 
tution n'a  pas  tranchées,  parce  qu'il  est  impossible 
de  les  prévoir  toutes,  la  minorité  doit  se  soumettre 
à  la  majorité.  Si  la  minorité  ne  veut  pas  y  consen- 
tir, la  majorité  ou  le  gouvernement  doit  cesser.  Il 
n'y  a  pas  d'autre  alternative,  car  le  gouvernement 
doit  pencher  d'un  côté  ou  de  l'autre.  Si  dans  un  tel 
cas  la  minorité  préfère  se  séparer  plutôt  que  de  se 
soumettre,  elle  commet  un  précédent  qui,  à  son  tour, 
la  ruinera  et  la  divisera,  car  une  nouvelle  minorité  • 
survenue  dans  son  sein  se  séparera  d'elle,  si  la  ma- 


86  ABRAHAM    LINCOLN 

jorité  se  refuse  au  contrôle  de  cette  minorité.  Par 
exemple,  pourquoi,  dans  un  ou  deux  ans  d'ici,  une 
partie  d'une  récente  confédération  ne  s'en  sépare- 
rait-elle pas  arbitrairement ,  précisément  comme 
certaine  partie  de  notre  Union  prétend  s'en  retirer 
aujourd'hui  ?  L'idée  centrale  de  la  sécession  est  évi- 
demment l'essence  de  l'anarchie. 

»  Une  majorité  renfermée  dans  des  limites  cons- 
titutionnelles et  changeant  toujours  facilement,  selon 
les  modifications  volontaires  des  sentiments  et  de 
l'opinion  publique,  est  le  seul  souverain  légitime 
d'un  peuple  libre.  Qui  la  rejette  doit  nécessairement 
aboutir  à  l'anarchie  ou  au  despotisme.  L'unanimité 
est  impossible.  La  loi  d'une  majorité,  en  tant  qu'ar- 
rangement définitif  et  permanent,  est- complètement 
inadmissible.  Si  donc  l'on  rejette  le  principe  de 
majorité,  il  ne  reste,  sous  n'importe  quelle  forme, 
que  l'anarchie  ou  le  despotisme. 

»  Il  est  des  personnes  qui  voudraient  faire  tran- 
cher les  questions  constitutionnelles  par  des  déci- 
sions de  la  cour  suprême;  mais  tout  citoyen  candide 
avouera  que,  du  moment  où  les  questions  qui  inté- 
ressent la  nation  entière  seront  irrévocablement 
fixées  par  décision  de  la  cour,  le  peuple  aura  dès 
lors  cessé  d'être  son  propre  maître.  » 


SA  YIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  87 
M.  Lincoln  montre  ensuite  que  la  sécession,  loin 
de  résoudre  les  questions  litigieuses,  les  aggraverait  et 
en  augmenterait  le  nombre.  Nous  ne  citerons  rien 
de  cette  partie  du  discours  présidentiel,  car  on  la 
trouvera  telle  quelle  dans  l'un  des  messages  de 
M.  Lincoln  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

»  Le  pays  avec  ses  institutions,  continue  l'orateur, 
appartient  au  peuple  qui  l'habite.  C'est  à  ce  peuple 
de  modifier  ou  de  changer  son  gouvernement  par 
l'exercice  de  ses  droits  constitutionnels.»  Le  président 
n'ignore  pas  que  beaucoup  de  citoyens,  honorables 
patriotes,  aimeraient  qu'on  amendât  la  Constitution. 
Sans  faire  aucune  recommandation  à  cet  égard,  il 
reconnaît  la  pleine  autorité  du  peuple  en  cette  ma- 
tière, et,  loin  de  s'y  opposer,  il  serait  heureux  qu'on 
fournît  au  peuple  l'occasion  légitime  d'agir  dans  ce 
sens.  Il  ajoute  que  le  mode  des  Conventions  lui 
paraît  préférable  ,  car  les  amendements  éma- 
neraient du  peuple  lui-môme,  tandis  que,  sans 
cela,  le  peuple  n'a  que  le  pouvoir  d'accepter  ou  de 
rejeter  des  propositions  rédigées  par  des  personnes 
qui  n'ont  pas  été  choisies  dans  ce  but,  et  dont 
les  articles  peuvent  ne  pas  être  tels  qu'on  les 
voudrait,  soit  pour  les  sanctionner,  soit  pour  les 
annuler. 


88  ABRAHAM    LINCOLN 

«  Le  ckief  magistrate  tire  toute  son  autorité  du 
peuple  qui  ne  lui  a  pas  donné  le  pouvoir  de  fixer 
des  termes  pour  une  séparation  des  États...  Son  de- 
voir est  d'administrer  ce  gouvernement  comme  il  l'a 
reçu  et  de  le  transmettre  intégralement  à  son  suc- 
cesseur. Pourquoi  n'aurait-on  pas  une  patiente  con- 
fiance en  la  justice  décisive  du  peuple  ?  Y  a-t-il  dans 
le  monde  une  espérance  meilleure  ou  semblable  2 
Dans  nos  différends  actuels  il  n'est  aucun  parti  qui 
ne  croie  avoir  raison.  Si  le  Régulateur  tout-puissant 
des  nations,  avec  sa  vérité  et  sa  justice  éternelles, 
est  de  votre  côté,  gens  du  Nord,  ou  du  vôtre,  gens 
du  Sud,  certainement  cette  vérité  et  cette  justice 
prévaudront  par  le  jugement  de  ce  grand  tribunal, 
le  peuple  américain  !  Avec  notre  système  de  gouver- 
nement, le  peuple  ne  donne  sagement  à  ses  servi- 
teurs publics  qu'un  faible  pouvoir  de  mal  faire,  et, 
avec  la  même  sagesse,  il  a  pris  des  mesures  pour  que 
ce  peu  d'autorité  lui  revînt  à  de  très-courts  inter- 
valles. Quand  le  peuple  garde  sa  puissance  et  sa 
vigilai.ee,  il  n'est  pas  d'administration  qui  puisse, 
par  un  excès  de  faiblesse  ou  de  folie,  compromettre 
sérieusement  le  gouvernement  dans  la  courte  durée 
de  quatre  ans. 

»  Concitoyens,  pour  tout  dire  en  un  mot,  réflé- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  89 
chissez  bien  et  avec  calme  à  toutes  ces  questions.  À 
attendre ,  rien  de  précieux  ne  peut  être  perdu  ; 
mais  s'il  y  a  un  motif  qui  pousse  quelques-uns  de 
vous  à  faire  avec  une  hâte  fiévreuse  un  pas  qu'ils  ne 
feraient  jamais   après  délibération,   ce  motif  sera 

annulé  en  prenant  du  temps 

»  Quand  il  serait  admis  que  vous,  qui  êtes  mé- 
contents, avez,  dans  cette  dispute,  le  droit  de  votre 
côté,  encore  n'y  aurait-il  aucune  raison  de  précipi- 
ter l'action.  L'intelligence,  le  patriotisme,  le  chris- 
tianisme et  une  ferme  confiance  en  celui  qui  n'a 
jamais  abandonné  ce  pays  favorisé,  sont  encore  les 
moyens  propres  à  aplanir  le  mieux  possible  nos 
difficultés  présentes.  C'est  en  vos  propres  mains, 
mes  concitoyens  mécontents,  que  se  trouve  l'im- 
mense événement  d'une  guerre  civile.  Le  gouverne- 
ment ne  vous' attaquera  pas  Vous  pouvez  ne  pas 
avoir  la  lutte,  si  vous  n'êtes  vous-mêmes  les  agres- 
seurs. Vous  n'avez  pas,  inscrit  dans  les  cieux,  un 
serment"  qui  vous  oblige  à  détruire  ce  gouverne- 
ment; tandis  que  je  vais  avoir,  moi,  ce  serment, 
l'un  des  plus  solennels  :  «  Conserver,  protéger  et 
défendre  »  ce  gouvernement  !  Je  regrette  de  termi- 
ner. Nous  ne  sommes  pas  ennemis,  nous  sommes 
amis,  nous  ne  devons  pas  être  ennemis.  Quoique  la 


90  ABRAHAM    LINCOLN 

passion  fasse  de  violents  efforts,  nous  ne  devons  pas 
rompre  nos  liens  d'affection. 

»  Les  cordes  mystiques  du  souvenir  qui,  sur  cette 
vaste  contrée,  s'étendent  de  tout  champ  de  bataille 
et  de  chaque  tombe  patriotique  à  tout  cœur  vivant 
et  à  chaque  pierre  du  foyer,  vibreront  encore  pour 
chanter  le  chœur  de  l'Union,  lorsqu'elles  seront 
touchées  —  et  elles  le  seront  certainement  —  par  ce 
qu'il  y  a  de  plus  angélique  dans  notre  nature  1» 

On  voit  par  ce  discours  que  M.  Lincoln  se  faisait 
encore  illusion  sur  la  gravité  et  la  consistance  du 
mouvement  sécessioniste.  Il  espérait  ramener  les 
rebelles  en  usant  de  douceur  et  de  ménagement. 

D'ailleurs  l'opinion  publique,  qu'il  voulut  toujours 
prendre  pour  guide  de  sa  politique  intérieure,  était 
loin  de  s'être  prononcée  pour  la  guerre.  Les  aboli- 
tionistes  voulaient  qu'on  souscrivît  avec  joie  à  la 
séparation  ,  et  les  conservateurs  étaient  plus  ou 
moins  disposés  à  accorder  au  Sud  des  garanties  for- 
melles en  faveur  de  l'esclavage.  Mais  le  Sud,  irrévo- 
cablement décidé,  ne  vit  dans  cet  état  de  l'opinion 
publique  et  dans  tous  les  ménagements  de  la  nou- 
velle administration  que  des  preuves  d'impuis- 
sance et  de  peur.  Son  audace  ne  fit  que  s'en  ac- 
croître. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION     91 

Dans  le  courant  du  mois  de  janvier,  l'Alabama, 
la  Floride,  le  Mississipi,  la  Louisiane  et  le  Texas 
avaient  suivi  l'exemple  de  la  Caroline  du  Sud. 

Il  est  curieux  de  voir  comment  ces  provinces  ser- 
viles  légitimaient  leur  trahison.  Yoici  les  considé- 
rants de  la  convention  de  la  Louisiane.  La  pièce 
serait  vraiment  comique  si  elle  n'était  profondément 
triste.  Les  rédacteurs  de  la  plate-forme  y  montrent 
je  ne  sais  quelle  sollicitude  monstrueuse  pour  les 
nègres.  Ils  considèrent  comme  une  sorte  d'institution 
philanthropique,  charitable,  chrétienne,  ce  doux  es- 
clavage, que  les  noirs  ont  pourtant  l'ingratitude  de 
vouloir  fuir. 

Mais  voici  le  manifeste  : 

«  Attendu  qu'il  est  évident  qu'Abraham  Lincoln, 
s'il  est  inauguré  président  des  Etats-Unis,  voudra 
tenir  les  promesses  qu'il  a  faites  aux  abolitionistes 
du  Nord  ;  que  ces  promesses,  si  elles  sont  remplies, 
entraîneront  inévitablement  l'émancipation  et  le 
malheur  des  esclaves  du  Sud,  leur  égalité  avec  une 
race  supérieure,  et  avant  peu  une  ruine  irréparable 
de  cette  puissante  république,  la  dégradation  du 
nom  et  la  corruption  du  sang  américain; 

»  Pleinement  convaincus,  comme  nous  le  sommes, 
que  l'esclavage,  implanté  dans  ce  pays  par  la  France, 


92  ABRAHAM    LINCOLN 

l'Espagne,  l'Angleterre  et  les  États  de  l'Amérique 
du  Nord,  est  la  plus  humaine  de  toutes  les  servi- 
tudes qui  existent;  —  que  l'esclavage  dans  le  Sud 
est  préférable  à  la  condition  des  barbares  de  l'A- 
frique ou  à  la  liberté  de  ceux  qui  ont  été  affranchis 
par  les  puissances  européennes; 

»  Qu'il  est  conforme  aux  lois  de  Dieu ,  reconnu 
par  la  Constitution  de  notre  pays  et  sanctionné  par 
les  décrets  de  nos  tribunaux; 

»  Qu'il  nourrit  et  habille  ses  ennemis  et  le 
monde  ;  procure  au  laboureur  nègre  une  somme  de 
bien-être;  de  bonheur  et  de  liberté  plus  considé- 
rable que  l'inexorable  labeur  exigé  des  serviteurs 
libres  dans  l'univers  entier; 

»  Et  que  chaque  émancipation  d'un  Africain,  sans 
lui  rapporter  le  moindre  bénéfice,  doit  nécessaire- 
ment condamner  à  l'esclavage  un  individu  de  notre 
race  et  de  notre  sang; 

»  Persuadés  que  nous  avons  toujours  et  fidèle- 
ment accompli  tous  les  devoirs  et  toutes  les  obliga- 
tions qui  nous  étaient  imposées  par  la  Constitution 
de  notre  pays; 

»  Qu'au  contraire  les  membres  du  parti  républi- 
cain ont  déjà  foulé  à  leurs  pieds  et  ont  annoncé 
qu'ils  étaient  déterminés  à  méconnaître  la  Constitu- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  93 
tion,  les  lois,  les  obligations  et  les  arrêts  des  tribu- 
naux de  la  république  ; 

»  Qu'ils  auront  bientôt  le  pouvoir,  comme  ils  en 
ont  toujours  eu  la  volonté,  de  détruire  notre  exis- 
tence individuelle  et  nationale; 

»  En  conséquence,  la  Convention  a  résolu  :  que 
notre  honneur,  notre  orgueil  légitime,  l'intérêt  de 
nos  esclaves  et  du  genre  humain  commandent  que 
nous  déclarions  que  la  Louisiane  ne  doit  obéissance 
qu'à  ses  lois  et. qu'à  son  Dieu,  et  qu'elle  est  forcée, 
par  l'injustice  et  la  mauvaise  foi  de  ses  sœurs  du 
Nord,  à  abandonner  une  Union  qu'elle  a  aimée, 
qu'elle  aime  encore  et  qu'elle  regrette  profondé- 
ment. » 

Les  États  rebelles  formaient  alors  une  con- 
fédération avec  une  constitution  provisoire,  un 
congrès  particulier  et  une  administration  indépen- 
dante. Ils  avaient  choisi  pour  président  Jefferson 
Davis.  Son  inauguration  eut  lieu  au  Gapitole  de 
Montgomery,  dans  l'Alabama,  en  présence  des 
délégués  des  États  insurgés,  d'une  multitude  en- 
thousiaste, et  au  son  d'une  musique  militaire  qui, 
entre  autres  airs,  osa  jouer  notre  admirable  Mar- 
seillaise. 

Quand  ils  furent  prêts  pour  la  guerre,  les  hom- 


9i  ABRAHAM   LINCOLN 

mes  du  Sud  envoyèrent  à  Washington  deux  délé- 
gués. Ceux-ci  se  présentèrent,  le  12  mars,  au  mi- 
nistère de  l'intérieur.  Ils  s'annoncèrent  comme  les 
«  commissaires  de  la  confédération  du  Sud,  venus 
pour  régler  les  différends  qui  existaient  entre  les 
deux  gouvernements.  »  M.  Seward  leur  répondit 
qu'il  lui  était  impossible  de  conférer  avec  eux, 
attendu  qu'ils  se  présentaient  au  nom  d'un  gouver- 
nement que  la  nation  n'avait  pas  reconnu. 

Les  délégués  retournèrent  à  Charleston,  et,  quel- 
ques jours  après,  le  général  Beauregard,  comman- 
dant les  forces  confédérées  de  cette  ville,  commen- 
çait le  bombardement  du  fort  Sumter.  La  forteresse 
fédérale  ne  tarda  pas  à  être  démantelée,  battue  de 
tous  côtés  par  une  puissante,  artillerie. 

Le  colonel  Anderson,  que  Floyd  4,  ministre  de 
la  guerre  sous  l'administration  de  Buchanam,  avait 
laissé  dans  le  fort  presque  sans  munitions,  fut  con- 
traint de  capituler,  et  le  14  après-midi  le  drapeau 
des  rebelles  flottait  victorieusement  sur  les  ruines 
de  la  forteresse  fédérale. 

La  nouvelle  de  l'attaque  et  de  la  prise  du  Sumter 
produisit  dans  le  Nord  une  vive  exaspération.  La 

i.  M.  Floyd  a  protesté  contre  les  accusations  dont  on  l'a  chargé; 
mais  une  protestation  n'est  pas  une  justification. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  9o 
nation  tout  entière,  sans  distinction  de  parti,  poussa 
un  immense  cri  de  guerre,  dont  le  retentissement 
devait  se  prolonger  pendant  quatre  années.  Désor- 
mais la  guerre  était  inévitable.  Elle  fut  décidée,  et 
on  peut  juger  de  sa  popularité  par  les  deux  faits 
suivants  :  la  première  grande  armée  de  l'Union 
comptait  sept  cent  dix-huit  mille  cinq  cent  douze 
volontaires,  dont  six  cent  quarante  mille  six  cent 
trente-sept  engagés  pour  toute  la  durée  de  la  guerre; 
et  afin  de  fournir  aux  besoins  de  cette  armée,  les 
citoyens  donnèrent  spontanément  200  millions, 
tandis  que  les  Etats  fidèles  contractaient,  au  profit 
de  la  cause  nationale,  des  emprunts  dont  ils  assu- 
maient les  charges.  C'est  ainsi  que  cinq  de  ces  Etats 
seulement  purent  offrir  à  l'administration  510  mil- 
lions. 

Cependant  le  Sud  célébrait  sa  facile  victoire,  et, 
par  l'organe  de  son  secrétaire  de  la  guerre,  avait  la 
témérité  de  prévoir  le  jour  où  «  le  drapeau  confé- 
déré flotterait  aussi  sur  le  dôme  de  l'antique  Capi- 
tole  à  Washington  et  même  sur  Faneuil-Hall  *.  » 

i.  Faneuil-Hall,  édifice  en  briques,  ayant  cent  pieds  de  longsur 
quatre-vingts  de  large,  et  une  hauteur  de  trois  étages.  C'est  une 
salle  célèbre,  construite  à  Boston  avant  la  guerre  de  l'indépen- 
dance et  avec  l'argent  que  légua  à  la  municipalité  de  cette  ville 
un  Français  nommé  Faneuil.  On  la  considère  aux  États-Unis 


*96  ABRAHAM    LINCOLN 

Pour  n'avoir  pas  leur  présomption,  M.  Lincoln 
n'en  était  pas  moins  aussi  ferme  et  courageux  que 
les  gens  du  Sud.  A  leur  jactance  il  répondit  en  ap- 
pelant sous  les  armes  soixante-quinze  mille  hommes 
et  en  bloquant  tous  les  ports  des  États  rebelles. 
Les  volontaires  accoururent  de  tous  côtés,  et  se 
placèrent,  pour  la  protéger,  entre  la  capitale  et  les 
ennemis  qui  s'avançaient,  au  nombre  dé  vingt 
mille,  à  travers  la  Virginie. 

Sur  ces  entrefaites,  on  apprend  que  la  Virginie, 
la  Caroline  du  Nord,  le  Tennessee  et  l'Arkansas 
viennent  de  se  joindre  à  la  confédération  ;  que  le 
Maryland  est  enrôlé  par  force  au  nombre  des  Etats 
rebelles;  que  le  Kentucky  se  déclare  neutre,  et  que 
les  autres  provinces  serviles,  restées  fidèles  à  l'Union, 
sont  agitées  et  indécises.  Enfin,  disait-on,  l' Angle- 
terre  et  la  France  allaient  reconnaître  le  Sud  comme 
partie  belligérante.  Les  ambassadeurs  de  ces  deux 
puissances  avaient  demandé,  au  nom  de  leur  gou- 
vernement respectif,  à  conférer  avec  M.  Seward 
touchant  la  situation  des  Etats-Unis,  et  on  leur 
avait  répondu,  comme  aux  délégués  du  Sud,  par 

comme  le  berceau  de  la  liberté  nationale,  car  c'est  dans  son  enceinte 
que  retentirent  les  premières  protestations  contre  la  tyrannie  an- 
glaise et  les  premiers  cris  d'indépendance. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  97 
un  refus  poli,  mais  catégorique.  De  quel  droit  ve- 
naient ils  se  mêler  des  affaires  domestiques  de 
l'Union? 

Tous  ces  fâcheux  symptômes  n'ébranlèrent  pas 
la  confiance  et  la  fermeté. du  président.  On  aime  à 
relire  les  paroles  qui  terminaient  son  premier  mes- 
sage au  Congrès  national  : 

«  C'est  avec  un  profond  regret  que  le  pouvoir 
exécutif  s'est  vu  imposer  le  devoir  de  défendre  le 
gouvernement  par  la  force  armée;  mais  à  moins 
de  sacrifier  l'existence  du  gouvernement,  il  ne  pou- 
vait qu'accomplir  ce  devoir.... 

»  Comme  simple  citoyen,  le  pouvoir  exécutif 
n'aurait  pu  consentir  à  la  ruine  des  institutions  de 
la  patrie;  à  plus  forte  raison,  lorsqu'il  eut  fallu 
trahir  le  dépôt  sacré  qu'un  peuple  libre  lui  avait 
confié.  Il  sentait  que  moralement  il  n'avait  pas  le 
droit  de  reculer,  non  pas  même  de  faire  entrer  en 
considération  le  salut  de  sa  propre  existence,  quoi 
qu'il  pût  advenir.  Dans  le  vif  sentiment  de  sa  lourde 
responsabilité,  il  a  fait  autant  que  possible  ce  qu'il 
a  jugé  être  son  devoir,  et  maintenant  vous  accom- 
plirez le  vôtre.  Le  président  souhaite  sincèrement 
que  vos  vues  et  votre  action  puissent  concourir 
avec  ses  propres  vues  et  sa  propre  activité,  de  ma- 

6 


98  ABRAHAM   LINCOLN 

nière  à  assurer  à  tous  les  citoyens  fidèles,  confor- 
mément à  la  Constitution  et  aux  lois,  un  prompt  et 
solide  rétablissement  de  leurs  droits  qu'on  a  mé- 
connus. 

»  Et  après  avoir  ainsi,  loyalement  et  dans  une 
noble  intention,  choisi  la  direction  que  nous  vou- 
lons suivre,  renouvelons  notre  confiance  en  Dieu, 
et  marchons  en  avant  sans  crainte  et  avec  une  âme 
virile.  » 

Quelques  jours  après  qu'il  eut  prononcé  ces  pa- 
roles, le  président  voyait  se  réfugier  à  Washington 
des  bandes  de  fuyards  saisis  d'une  panique  mor- 
telle et  couverts  de  poussière  et  de  sang.  C'était  la 
jeune  armée  fédérale  qui  venait  d'être  battue  à 
Bull-Run  et  mise  en  déroute,  laissant  sur  le  champ 
de  bataille  un  nombre  considérable  de  morts  et  de 
blessés. 

La  frayeur  était  grande  à  Washington,  et  certes 
le  danger  était  imminent.  Si  l'ennemi,  profitant  de 
sa  victoire,  eût  lancé  ses  bataillons  à  la  poursuite 
des  fédéraux,  il  serait  entré  après  eux  dans  la  capi- 
tale de  l'Union. 

Moins  que  personne  M.  Lincoln  n'ignorait  le  dan- 
ger ;  mais  il  demeura  calme  et  sans  frayeur  au  mi- 
lieu de  la  panique  générale.    Il  avait  appris  dans 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  99 
les  luttes  de  la  vie  à  supporter  les  revers.  Plein  de 
confiance  en  l'excellence  de  sa  cause,  qui  était  celle 
de  la  nation,  et  dans  les  immenses  ressources  du 
Nord,  il  ordonna  une  levée  de  cinq  cent  mille 
hommes.  Le  peuple,  un  moment  consterné  par  le 
désastre  de  Bull-Run,  reprit  cœur,  et,  en  très-peu 
de  temps,  fournit  au  président  la  nouvelle  armée 
qu'il  demandait. 

Le  vieux  général  Scott,  le  héros  de  la  guerre  du 
Mexique,  ayant  donné  sa  démission,  Mac-Glellair 
fut  nommé  major-général  le  31  octobre,  Il  prit 
le  commandement  des  nouvelles  recrues  qui  de- 
vaient former  l'armée  du  Potomac;  les  exerça  du- 
rant six  mois  au  maniement  des  armes,  et,  chose 
plus  difficile,  les  plia  à  la  discipline.  N'était-ce  pas 
surtout  l'inexpérience  et  le  désordre  qui  avaient 
amené  la  défaite  du  Bull-Run  ? 

L'armée  nationale  de  l'Ouest  essuya  aussi  de  sé- 
rieux revers.  Le  général  Lyon  dut  évacuer  Lexigton, 
et  les  confédérés  remportèrent,  quelques  jours  après, 
une  nouvelle  victoire  à  Bull's-Bluff. 

Sur  deux  autres  points  du  théâtre  de  la  guerre  *, 

i.  Borné  au  nord  par  le  Potomac,  le  Chesapeak,  le  canal  et  la 
rivière  de  l'Oliio;  à  l'ouest,  par  le  Mississipi  ;  au  sud,  par  1^ 
golfe  du  Mexique;  à  l'est,  par  l'océan  Atlantique,  —  le  principal 


100  ABRAHAM    LINCOLN 

dans  la  Caroline  du  Sud  et  à  l'embouchure  du 
Mississipi,  la  flotte  et  les  soldats  de  l'Union  obtin- 
rent bien  quelques  succès,  mais  trop  faibles  pour 
contre-balancer  les  revers  de  Bull-Run  et  de  Bull's- 
Biuff. 

Ainsi  finit  la  campagne  de  1861.  Somme  toute, 
elle  avait  été  désavantageuse  au  Nord,  sans  être 
avantageuse  au  Sud  ;  de  part  et  d'autre,  on  avait 
éprouvé  de  grandes  pertes,  sans  aboutir  à  aucun 
résultat  définitif. 


théâtre  des  hostilités  comprenait  la  Virginie,  le  Kentucky,  les 
Carolines,  le  Tennessee,  l'Alabama,  la  Géorgie,  le  Mississipi  et  une 
partie  de  la  Floride  et  de  la  Louisiane.  C'est,  en  superficie,  un 
quadrilatère  d'environ  400,000  milles  carrés,  c'est-à-dire  une  con- 
trée aussi  grande  à  elle  seule  que  la  Suisse,  la  France,  la  Bel- 
gique, la  Hollande,  une  partie  de  la  Prusse,  de  l'Allemagne  et  de 
l'Autriche,  ensemble  réunips. 

Faut-il  attribuer  à  cette  vaste  étendue  du  théâtre  de  la  guerre 
la  longueur  extraordinaire  de  la  lutte  américaine?. . . 

Qnoi  qu  il  en  soit,  cette  terrible  guerre  a  été,  à  beaucoup  d'é- 
gards, tout  l'opposé  de  nos  guerres  européennes.  Chez  nous,  la 
guerre  est  maintenant  une  entreprise  qu'on  a  hâte  de  finir  et  qu'on 
mène  vite.  Les  campagnes  sont  expéditives,  les  marches  rapides, 
les  coups  décisifs.  Aux  États-Unis,  au  contraire,  la  guerre  a  duré 
plus  de  quatre  années.  Les  marches  étaient  lentes,  les  préparatifs 
du  combat  interminables,  les  engagements  nombreux,  mais  sans 
autre  résultat  que  des  pertes  de  part  et  d'autre,  et  les  plus  gran- 
des batailles  sans  lendemain. 


CHAPITRE    VI 


Campagne  de  1862.  — Prise  de  Pittsburg  et  de  la  Nouvelle-Or- 
léans. —  Revers  de  l'armée  du  Potomac  dans  la  vallée  de  Chic- 
kahominy.  —  Victoire  d'Antietam.  —  Défaite  de  Burnside  à 
Frédericksburg.  —  Progrès  des  idé^s  abolitioni-tes.  —  La  poli- 
tique de  M.  Lincoln  au  sujet  de  l'émancipation.  —  Modération 
et  fermeté.  —  Épreuves  domestiques.  —  Message  de  1862.  — 
La  proclamation  émancipatrice. 


L'année  suivante,  les  opérations  militaires  furent 
à  la  fois  un  peu  mieux  conçues  et  conduites  avec 
plus  d'activité.  Les  avantages  et  les  revers  se  parta- 
gèrent. Dans  l'Ouest,  les  fédéraux  descendirent  le 
cours  du  Mississipi.  Grant,  dès  le  commencement 
de  la  campagne,  marcha  rapidement  sur  Pittsburg  ; 
mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  s'y  fortifier.  Les  géné- 
raux confédérés,  Johnson  et  Beauregard,  vinrent 
l'attaquer  avec  quarante-cinq  mille  hommes.  Re- 
foulé par  les  ennemis,  Grant  battait  en  retraite, 
lorsque  Buell  lui  amena  du  renfort.  Le  combat  re- 

6. 


102  ABRAHAM    LINCOLN 

commença  avec  plus  d'acharnement.  Dix  mille 
hommes  tombèrent  de  part  et  d'autre.  Enfin,  Beau- 
regard  céda,  et  les  fédéraux  restèrent  maîtres  de 
Pittsburg. 

La  Nouvelle-Orléans  était  désormais  le  seul  obs- 
tacle qui  s'opposât  à  la  libre  navigation  du  Missis- 
sipi.  La  flotte  de  l'amiral  Ferragut  parut  devant 
cette  ville  le  jour  même  de  la  prise  de  Pittsburg 
(7  avril).  Alors  eurent  lieu  les  célèbres  combats  du 
Merrimac  et  du  Monitor,  la  prise  des  forts  Philip 
et  Jackson,  le  hardi  passage  de  la  flotte  fédérale 
sous  les  feux  de  l'ennemi,  et  enfin  la  reddition  de 
la  ville. 

Dans  la  Virginie,  Mac-Glellan  descendit  le  Poto- 
mac,  débarqua  dans  la  péninsule  formée  par  les 
rivières  York  et  James,  et  s'arrêta  à  Ghickahominy. 
Les  confédérés  prirent  l'offensive,  battirent  leurs 
ennemis,  et,  pendant  plusieurs  jours,  les  poursui- 
virent sans  relâche.  Les  fédéraux  reculaient  lente- 
ment et  comme  pas  à  pas;  chaque  jour  nouvelle 
bataille  et  nouvelle  défaite.  Enfin,  ils  atteignirent 
Malvern-llill,  où  ils  purent  s'arrêter  en  sûreté  sous 
la  protection  de  leurs  canonnières. 

L'insuccès  de  cette  campagne  de  Mac-Glellan 
produisit  dans  le  Nord  une  profonde  tristesse  et  un 


SA  vie;  son  caractère,  SON  ADMINISTRATION  103 
vif  mécontentement.  Les  uns  accusaient  le  général 
d'irrésolution  et  d'incapacité  ;  les  autres  rejetaient 
sur  l'administration  toute  la  responsabilité  du  dé- 
sastre. Elle  n'avait  pas,  disaient-ils,  envoyé  au  gé- 
néral les  troupes  auxiliaires  qu'il  attendait. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Mall-Clellan  perdit,  au  profit 
de  Pope,  le  commandement  général  de  Tannée  du 
Potomac.  Heureusement  pour  son  prestige  mili- 
taire, il  était  à  la  veille  de  prendre  part  à  une  grande 
victoire. 

Les  généraux  confédérés,  Lee  et  Stonewall 
Jackson ,'  voyant  leur  ennemi  dans  une  position 
inexpugnable,  passèrent  outre  et  marchèrent  rapi- 
ment  sur  Washington.  A  peu  de  distance  de  cette 
capitale,  leur  avant-garde  rencontra  le  général  unio- 
niste Hooker.  Mac  Glellan,  appelé  par  le  président, 
accourut  avec  ses  troupes.  Bientôt  les  deux  ar- 
mées ennemies  se  trouvèrent  en  présence  sur  les 
bords  d'un  petit  torrent  tributaire  du  Potomac, 
l'Antietam.  Après  quelques  légères  escarmouches, 
une  grande  bataille  fut  livrée  le  17  septembre.  Le 
combat  fut  acharné  et,  comme  tous  ceux  de  cette 
guerre  terrible,  affreusement  sanglant.  La  victoire 
resta  aux  fédéraux  ;  les  rebelles  repassèrent  le  Po- 
tomac. —  Chose  étrange!  chaque  fois  que  les insur- 


104  ABRAHAM    LINCOLN 

gés  ont  voulu,  même  après  une  éclatante  victoire, 
marcher  sur  Washington,  ils  ont  essuyé  une  grande 
défaite  qui  les  a  forcés  de  battre  précipitamment  en 
retraite. 

L'allégresse  que  répandit  dans  le  Nord  la  nou- 
velle  de  ce  succès  ne   fut  que  comme   un   éclair 
dont  la  brillante  lueur  s'éteint  aussitôt.  Burnside, 
après  être  entré  dans  Frédéricksburg  dont  il  avait 
chassé  Lee,  ne   pouvait  s'y  maintenir  avant  d'avoir 
délogé  les  confédérés  des  hauteurs  qui  avoisinent 
la  ville.  Sans  se  laisser  arrêter  par  la  position  for- 
midable qu'ils  occupaient,  il  lança  contre  eux  ses 
bataillons;  mais  après  un  jour  d'efforts  héroïques 
sous  les  feux  d'une  artillerie  foudroyante,  les  fédé- 
raux durent  se  retirer  promptement  et  passer  sur  la 
rive  nord  du  Rappahannock,  où  ils  arrivèrent  aussi 
affaiblis  que  démoralisés. 

Burnside  se  vit  retirer  son  commandement,  qui 
fut  donné  au  général  Hooker. 
Ici  finit  la  campagne  de  1862. 
Tout  n'arrive  pas  pour  le  mal.  Les  revers  et  la 
durée  de  cette  guerre,  qu'on  avait  espéré  terminer 
en  une  seule  campagne,  fortifièrent  et  généralisèrent 
dans  le  Nord  la  haine  de  l'esclavage.  N'avait-il  pas 
été  la  cause  première  de  la  sécession?  Il  ne  man- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  105 
quait  à  cette  funeste  institution  que  les  horreurs 
d'une  longue  guerre  civile.  On  pouvait  maintenant 
suivre  comme  à  l'œil  les  progrès  rapides  que  fai- 
saient dans  l'opinion  publique  les  idées  aboli- 
tionistes;  on  voyait  dans  l'émancipation  des  es- 
claves un  principe  moral  à  satisfaire ,  un  but 
politique  à  atteindre  et  une  mesure  de  guerre  à  em- 
ployer. 

AI.  Lincoln  avait  jusqu'ici  résisté  à  la  pression  du 
parti  ultra-républicain;  mais  il   s'y  abandonna  à 
mesure  que  cette  pression  devint  celle  de  la  nation 
elle-même.    Attentif  à  saisir  le  sens  de  l'opinion 
publique  pour    la    suivre    sans  arrière-pensée ,  il 
savait  reconnaître  et  écarter  tout  ce  qui  n'était  que 
l'opinion  d'un  parti.  Ainsi  s'expliquent  la  prudence 
et  la  modération  qui  caractérisent  la  première  année 
de  son  administration.  Non-seulement  il  ne  voulait 
pas,  par  des  mesures  violentes,  exaspérer  le  Sud , 
exciter  la  haine  des  démocrates  qui  ne  demandaient 
que  le  rétablissement    de  l'Union  ,    pousser    à  la 
révolte  les  Etats  à  esclaves  demeurés  plus  ou  moins 
fidèles  à  la  patrie;  mais  aussi  et  surtout  il  ne  voulait 
pas  devancer  la  volonté  populaire  par  des   actes 
qu'elle   ne  réclamait  ni  n'attendait  point  encore. 
«  En  ces  grandes  questions,  disait-il  lui-même,  je 


106  ABRAHAM   LINCOLN 

ne  suis  pas  le  guide,  mais  l'instrument  du  peuple. 
Si,  par  exemple,  il  voulait  demoi  un  acte  d'émanci- 
pation, il  n'aurait  besoin  que  de  m'en  faire  la 
demande  par  l'organe  du  Congrès,  et  il  trouverait 
en  moi  un  instrument  docile  pour  exécuter  sa  vo- 
lonté. Je  ne  voudrais  pas  diriger  l'opinion,  mais 
j'obéirais  à  ses  vœux.  Ainsi,  ne  dépassant  pas  la  vo- 
lonté nationale,  je  n'aurai  pas  besoin  de  rétracter. 
Ce  que  je  fais  est  indubitable,  irrévocable.  » 

Voilà  le  langage  et  la  conduite  de  cet  homme  que 
le  Sud  appelait  «  un  tyran  pire  que  Robespierre.  » 
Jamais  M.  Lincoln  ne  se  départit  de  cette  règle 
de  conduite,  qu'il  s'était  tracée  dès  le  jour  de  sa 
nomination,  et  comme  il  la  respectait  lui-même,  en 
dépit  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées,  qui  étaient 
conformes  à  ceux  du  parti  républicain,  il  la  fît 
respecter  à  tous  ceux  de  ses  subordonnés  qui  vou- 
lurent s'en  écarter, 

Le  16  août  1861,  le  général  Frémont,  comman- 
dant dans  le  département  militaire  du  Missouri, 
déclare  libres  les  esclaves  de  tous  ceux  qui  pren- 
dront les  armes  contre  les  États-Unis  ou  prêteront 
assistance  aux  confédérés.  M.  Lincoln  écrit  aussitôt 
à  ce  général  qui  venait  de  dépasser  ses  pouvoirs, 
lui  enjoint  de  retirer  sa  proclamation,  et  de  s'en 


SA  VIE..  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  107 

tenir  à  l'Acte  de  confiscation,  qui  ne  concernait  que 
«  les  esclaves  employés  par  leurs  propriétaires  à 
rendre  service  à  la  rébellion.  » 

Le  9  mai  de  l'année  suivante,  le  président  agit 
de  même  à  l'égard  du  général  Hunter,  qui,  de  sa 
propre  autorité,  avait  émancipé  les  nègres  dans  toute 
l'étendue  de  son  gouvernement  militaire. 

En  usant  ainsi  de  ménagements  envers  les 
Etats  rebelles,  et  en  n'avançant  que  graduellement 
dans  les  voies  de  la  politique  émancipatrice,  M.  Lin- 
coln n'était  que  sage.  La  faiblesse  et  la  crainte 
n'avaient  aucune  influence  sur  sa  conduite,  parce 
qu'elles  étaient  sans  prise  sur  son  cœur.  Si  sensible 
qu'il  fût,  il  savait,  dans  l'occasion,  faire  preuve 
d'énergie  et  de  fermeté. 

On  sait  comment  il  répondit  aux  commissaires 
du  Sud. 

Quand,  vers  la  même  époque,  la  Virginie,  à  la 
veille  de  se  joindre  aux  rebelles,  lui  envoya  trois  dé- 
légués pour  savoir  quelle  politique  il  voulait  suivre 
à  l'égard  des  confédérés,  ne  déclara-t-ilpas  que  le 
pouvoir  exécutif  maintiendrait  par  tous  les  moyens 
les  droits  de  la  Constitution  et  du  gouvernement? 
Lorsque  plus  tard  le  gouverneur  du  Kentucky,  in- 
voquant la  honteuse  neutralité  de  cet  Etat,  voulut 


108  ABRAHAM  LINCOLN 

qu'on  retirât  de  son  territoire  les  troupes  fédéra  les, 
le  président,  dans  une  lettre  sévère,  ne  refusa-t-il 
pas  catégoriquement  ? 

Il  est  vrai  que  cette  politique  sage  mécontentait 
à  la  fois  les  abolitionistes  et  les  partisans  de  l'escla- 
vage. Les  premiers  trouvaient  que  le  président 
accordait  trop;  les  seconds,  qu'il  n'accordait  pas 
assez  ;  mais  ce  double  reproche  n'est-il  pas  lui- 
même  un  éloge  de  sa  politique  ? 

Gomme  nous  Pavons  dit  plus  haut,  il  se  mani- 
festa, dans  l'opinion  publique,  au  commencement 
de  l'année  1862,  un  grand  changement  en  faveur 
des  idées  émancipatrices.  M.  Lincoln  n'attendait 
que  ce  moment  pour  agir  contre  l'institution  servile. 
Par  une  série  d'actes  de  plus  en  plus  importants, 
il  arriva,  sans  secousse,  au  point  même  où  le 
parti  ultra-libéral  avait  voulu  le  porter  brusque- 
ment 

Le  6  mars  1862,  il  proposait  au  Congrès  le  décret 
suivant  : 

«  11  est  arrêté  que  les  États-Unis  coopéreront  avec 
tout  État  qui  adoptera  l'abolition  graduelle  de  l'es- 
clavage, en  donnant  à  cet  État  un  secours  pécu- 
niaire qu'il  emploiera  selon  son  bon  plaisir,  et  qui 
est  destiné  à  indemniser  des  pertes  publiques  ou 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  109 
privées  que  pourrait  entraîner  un  tel  changement  de 
système. 

On  ajoutait  que  cette  mesure  n'était  pas  imposée 
aux  Etats;  mais  seulement  proposée  à  leur  adoption. 

Les  deux  chambres  du  Congrès  votèrent  à  une 
forte  majorité  la  proposition  du  président,  et  fixèrent 
généreusement  k  300  dollars  l'indemnité  qu'on 
payerait  pour  chaque  nègre  libéré. 

Le  mois  suivant,  l'esclavage  fut  pour  toujours 
aboli  dans  le  district  de  Colombie  *. 

Cependant  les  États  serviles  limitrophes  des 
provinces  rebelles  ne  se  pressaient  pas  d'adhérer 
à  la  proposition  du  Congrès.  M.  Lincoln,  emporté 
désormais  par  le  courant  libérateur  qui  entraînait  la 
nation,  voulut  essayer  de  les  décider  avant  de 
prendre  des  mesures  plus  importantes.  Il  réunit  en 
conférence  particulière  leurs  représentants  au  Con- 
grès, les  pressa,  les  conjura  de  travailler  avec  lui 


i.  Le  district  de  Colombie  est  la  petite  province  dans  laquelle 
est  situé  Washington.  Elle  fat  formée,  en  1790,  de  deux  portions 
de  terrain,  dont  l'une  cédée  par  la  Virginie,  l'autre  par  le  Mary- 
land.Mais,  en  1846,  on  restitua  à  la  Virginie  la  partie  qu'elle  avait 
donnée,  de  sorte  que  le  district  de  Colombie  n'est  formé,  depuis, 
que  de  la  portion  de  territoire  accordée  par  le  Maryland. 

C'est  un  triangle  rectangle  ayant  pour  base  le  Potomac  et 
soixante  milles  carrés  de  superficie. 

Ce  district  est  indépendant  et  régi  directement  par  le  Congrès. 

7 


110  ABRAHAM    LINCOLN 

à  l'abolition  graduelle  de  l'esclavage.  Quelques-uns 
se  laissèrent  gagner,  et  émirent  des  vues  et  des  sen- 
timents conformes  à  ceux  du  président;  mais  la 
grande  majorité  refusa  catégoriquement  de  porter 
atteinte  à  son  institution  favorite.  Sans  se  laisser 
arrêter  par  cette  opposition  opiniâtre,  le  pouvoir 
exécutif,  décidé  à  lancer  très-prochainement  une 
proclamation  émancipatrice,  fit  suivre  de  nouvelles 
mesures  celles  dont  nous  venons  de  parler.  Enfin, 
le  22  septembre  1862,  parut  la  fameuse  proclamation 
qui  déclarait  libres,  à  partir  du  1er  janvier  1863  et 
pour  toujours,  tous  les  esclaves  des  Etats  rebelles. 

Cet  acte,  le  plus  remarquable  de  notre  siècle, 
produisit  en  Amérique  une  profonde  sensation.  Les 
républicains  laissèrent  éclater  une  grande  joie,  et 
les  démocrates  un  mécontentement  non  moins 
grand.  Ceux-ci  commençaient  déjà  à  entrer  en 
lutte  ouverte  contre  l'administration,  quand  on 
apprit  tout  à  coup  que  le  président  venait  de  sus- 
pendre Yhabeas  corpus. 

«  11  est  arrêté,  disait  le  décret  présidentiel,  que, 
durant  l'insurrection  présente  et  comme  une  me- 
sure nécessaire  pour  la  réprimer,  tous  les  insurgés, 
les  soutiens  et  les  complices  de  la  rébellion,  les 
personnes  qui  détournent  de  l'enrôlement  volon- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  111 
taire,  résistent  à  la  conscription  de  la  milice  ou  se 
rendent  coupables  de  n'importe  quel  acte  déloyal, 
au  bénéfice  des  rebelles  et  au  détriment  de  l'auto- 
rité nationale,  seront  soumises  à  la  loi  martiale, 
jugées  et  punies  par  une  cour  martiale  ou  une  com- 
mission militaire 

»  Le  droit  d'habeas  corpus  est  suspendu  pour 
toutes  les  personnes  arrêtées  qui  sont  maintenant, 
ou  seront  pendant  la  durée  de  la  rébellion,  empri- 
sonnées dans  n'importe  quel  fort,  camp,  arsenal, 
prison  militaire  ou  tout  autre  lieu  de  réclusion,  con- 
formément à  l'ordre  de  n'importe  quelle  autorité 
militaire  ou  à  la  sentence  de  n'importe  quelle  cour 
martiale  ou  quelle  commission  militaire.  » 

Cette  mesure  énergique  contint  dans  le  devoir 
les  récalcitrants,  fortifia  l'administration,  mais  at- 
tira au  président  la  haine  des  démocrates.  C'est 
alors  surtout  que  le  Sud  et  ses  partisans  crièrent  à 
la  tyrannie  !. 

Quelques  démocrates,  dont  la  passion  troublait 
le  jugement,  croyaient  embarrasser  M.  Lincoln  en 
lui  objectant  que  le  droit  qui.  sauvegarde  la  liberté 
personnelle  avait  été  inscrit  dans  la  Constitution  dès 
que  la  révolution  fut  terminée.  «  Votre  argumenta- 
tion,  répondait    le  président,  serait  triomphante, 


112  ABRAHAM   LINCOLN 

si  vous  pouviez  établir  que  ces  droits  ont  été  re- 
connus et  respectés  non  pas  après  ou  avant,  mais 
pendant  la  révolution.  Pour  moi  aussi  ces  droits 
sont  sacrés  avant  ou  après  une  guerre  civile,  et 
même  en  tout  temps,  excepté  en  cas  de  rébellion 
ou  d'invasion  ;  car  alors  le  salut  public  exige 
qu'ils  soient  suspendus.  »  Ces  dernières  paroles 
sont  les  termes  mêmes  de  la  Constitution  des  Etats- 
Unis. 

Ainsi  donc,  comme  toujours,  M.  Lincoln  restait 
fidèle  à  son  serment,  et  l'accusation  qu'on  dirigeait 
contre  lui  n'était  qu'une  preuve  de  la  mauvaise  foi 
de  ses  adversaires. 

Aux  fatigues  et  aux  soucis  dont  le  pouvoir  était,  en 
ces  jours  de  crise,  la  source  féconde,  vinrent  s'ajouter 
pour  M.  Lincoln  des  épreuves  domestiques.  Je  ne 
parle  pas  de  l'ébranlement  de  sa  robuste  santé,  ni 
de  la  sérieuse  indisposition  qu'il  eut  en  avril  1861, 
ou  de  l'opposition  que  faisait  à  sa  politique  la  fa- 
mille de  sa  femme,  dont  quelques  membres  étaient 
au  nombre  des  rebelles,  mais  de  la  perte  de  l'un  de 
ses  enfants  qui  lui  fut  enlevé  soudainement  dans  les 
premiers  jours  du  printemps  de  l'année  1862.  Le 
petit  William,  dont  l'intelligence  précoce  don- 
nait les  plus  belles  espérances,  était  alors  le  Benja- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  113 
min  de  son  père.  M.  Lincoln  l'a  dit  lui-même,  cette 
mort  fut  le  coup  le  plus  terrible  qui  soit  jamais 
venu  le  frapper.  Son  cœur,  d'une  exquise  sensibi- 
lité, en  fut  brisé  de  douleur.  Longtemps  il  fut  dans 
le  deuil,  et  la  'sympathie  que  lui  montrèrent,  en 
cette  pénible  circonstance,  ses  amis  et  la  nation,  ne 
réussit  pas  à  adoucir  l'amertume  de  son  âme.  Cet 
homme  avait  pour  ses  enfants  une  tendresse  mater- 
nelle. C'est  au  milieu  d'eux  qu'il  venait  se  délasser 
de  ses  pénibles  travaux ,  oublier  ses  graves  préoc- 
cupations et  passer  ses  meilleures  heures. 

Cependant,  au  sein  de  toutes  ces  épreuves,  de 
tous  ces  sujets  de  découragement ,  il  demeura  ferme 
dans  l'accomplissement  de  la  tâche  providentielle 
dont  il  était  chargé.  Son  message  annuel,  lu  au 
Congrès  dans  le  mois  de  décembre,  époque  de 
l'ouverture  des  chambres,  loin  de  trahir  quelque  in- 
décision, nous  montre  le  président  aussi  calme,  aussi 
confiant,  et  plus  résolu,  s'il  est  possible,  à  persévérer 
dans  les  voies  de  la  politique  unioniste  et  émanci- 
patrice. 

Il  y  prouve,  avec  sa  simplicité  et  son  bon  sens 
naturels,  que  la  séparation  est  impossible  à  tous  les 
points  de  vue.  La  reconnaissance  du  Sud  comme 
un  État  indépendant  serait  non-seulement  le  sacri- 


ili  AURAHAM  LINCOLN 

fice  d'un  principe  qu'on  ne  saurait  acheter  trop 
cher,  mais  encore  la  guerre  en  permanence  par  la 
seule  juxtaposition  de  deux  puissances  fondées  sur 
des  institutions  incompatibles;  ce  serait  en  outre 
abandonner  la  partie  la  plus  riche  du  territoire  de 
la  république. 

D'ailleurs  on  ne  saurait  tracer  entre  les  deux 
Etats  qu'une  ligne  de  démarcation  imaginaire,  la 
configuration  du  sol  n'offrant  rien  qui  puisse  servir 
de  frontières  naturelles. 

Enfin,  surmonterait-on  toutes  ces  difficultés,  il  en 
resterait  une  dernière  qui  n'est  pas  sans  impor- 
tance. Les  États  rebelles  sont  enclavés  dans  les  Etats 
rattachés  à  l'Union.  Le  débouché  de  leurs  produits 
ne  pourrait  s'effectuer  qu'à  travers  le  territoire  des 
Étals-Unis.  Mais  laissons  parler  M.  Lincoln. 

«  Dans  mon  discours  d'inauguration  j'ai  briève- 
ment montré  l'insuffisance  de  la  séparation  comme 
remède  aux  différends  qui  existent  entre  le  peuple 
des  deux  sections.  Je  l'ai  fait  en  termes  que  je  ne 
saurais  améliorer;  c'est  pourquoi  je  vous  demande 
la  permission  de  les  répéter  : 

»  Une  partie  de  notre  pays  croit  que  l'esclavage 
est  juste  et  doit  être  propagé,  tandis  que  l'autre  re- 
garde cette  institution   comme  un  mal  auquel  il  ne 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  115 

faut  pas  donner  d'extension.  Voilà  le  fond  réel  et 
unique  du  débat. 

»  La  clause  de  la  Constitution  relative  aux  es- 
claves fugitifs  et  la  loi  pour  la  suppression  du  com- 
merce des  esclaves  étrangers  sont  l'une  et  l'autre 
peut-être  aussi  bien  assurées  qu'une  loi  puisse  l'être 
au  sein  d'une  communauté  où  le  sens  moral  du 
peuple  ne  supporte  qu'imparfaitement  la  loi  elle- 
même.  Dans  les  deux  cas,  la  grande  majorité  du 
peuple  s'en  tient  à  la  stricte  obligation  légale,  et  il 
n'est  qu'une  faible  minorité  qui  la  viole.  Mais  je 
pense  qu'on  ne  saurait  y  remédier  entièrement  et 
que  le  mal  serait  pire  après  la  séparation.  Ici, 
dans  l'une  des  deux  sections,  le  commerce  des  es- 
claves étrangers,  maintenant  imparfaitement  sup- 
primé, finirait  par  être  mis  en  vigueur;  tandis  que 
là  les  esclaves  fugitifs,  maintenant  imparfaitement 
rendus,  ne  le  seraient  plus  du  tout. 

»  Au  point  de  vue  physique  nous  ne  pouvons 
nous  séparer.  Impossible  d'éloigner  l'une  de  l'autre 
nos  sections  respectives,  ni  d'élever  entre  elles  un 
mur  infranchissable.  Un  mari  et  sa  femme  peuvent 
divorcer,  fuir  la  présence  et  se  mettre  hors  de  l'at- 
teinte l'un  de  l'autre;  mais  les  diverses  fractions  de 
notre  pays  ne  sauraient  le  faire.  Elles  ne  peuvent 


116  ABRAHAM  LINCOLN 

que  rester  face  à  face,  et  il  doit  se  continuer  entre 
elles  des  relations  amicales  ou  hostiles.  Est-il  possi- 
ble, dans  ce  cas,  de  rendre  ces  relations  plus  avanta- 
geuses et  satisfaisantes  après  la  séparation  qu'avant? 
Des  alliés  peuvent-ils  conclure  des  traités  plus  aisé- 
ment que  des  amis  faire  des  lois  ?  Des  traités  se- 
ront-ils plus  fidèlement  observés  par  des  alliés  que 
des  lois  par  des  amis  ?  Je  suppose  que  vous  êtes  en 
guerre.  Vous  ne  pouvez  combattre  toujours.  Et 
lorsque,  après  de  grandes  pertes  de  part  et  d'autre 
et  nul  gain  pour  personne,  vous  terminez  le  com- 
bat, cette  même  et  vieille  question  de  vos  rapports 
mutuels  vous  retombe  dessus.  » 

Après  qu'il  eut  répété  cette  partie  de  son  discours 
d'inauguration,  M.  Lincoln  continua  ainsi  : 

«  Il  n'y  a  pas  de  ligne  droite  ou  courbe  qui 
puisse  servir  de  frontière,  et  d'après  laquelle  on  se 
séparerait.  . Tirez  de  l'est  à  l'ouest  une  ligne  qui 
passe  entre  les  Etats  libres  et  les  provinces  à  escla- 
ves, et  nous  trouverons  qu'un  peu  plus  du  tiers  de 
la  longueur  de  cette  ligne  est  formé  de  rivières  fa- 
ciles à  traverser,  et  dont  les  deux  rives  sont  déjà  ou 
seront  bientôt  très-peuplées  ;  tandis  que  tout  le 
restant  n'est  formé  que  de  pures  lignes  d'arpentage, 
qu'on  peut  passer  et  repasser  sans  se  douter  de  leur 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,   SON  ADMINISTRATION  117 

présence.  Pas  une  portion  de  cette  ligne  ne  peut 
être  rendue  plus  difficile  à  franchir  en  la  consignant 
sur  du  papier  ou  du  parchemin  comme  frontière 
nationale.  —  Le  fait  de  la  séparation,  s'il  s'accom- 
plit jamais,  constitue  de  la  part  des  États  sécessio- 
nistes  un  abandon  de  la  clause  relative  aux  esclaves 
fugitifs,  ainsi  que  le  sacrifice  de  toutes  les  obliga- 
tions constitutionnelles  imposées  à  la  section  dont 
ils  se  séparent,  et  je  pense  bien  qu'aucune  stipula- 
tion ne  serait  jamais  consentie  pour  les  remplacer." 
*>  Mais  il  y  a  une  autre  difficulté.  La  grande  ré- 
gion intérieure,  bornée  à  l'est  par  les  Alleghanys,  au 
nord  par  les  possessions  anglaises,  à  l'ouest  par  les 
montagnes  Rocheuses,  au  sud  par  une  ligne  où  la 
culture  du  blé  se  mêle  à  celle  du  coton  ;  cette  région, 
qui  comprend  une  partie  de  la  Virginie  et  du  Ten- 
nessee, tout  le  Kentucky,  l'Ohio,  l'Indiana,  le  Mi- 
chigan,  le  Wisconsin,  l'Illinois,  le  Missouri,  le  Kan- 
sas,  l'Iowa,  le  Minnesota  et  les  territoires  de  Dakota 
et  de  Nebraska,  ainsi  qu'une  partie  du  Colorado, 
cette  région,  dis-je,  adéjà  dix  millions  d'habitants  et 
en  comptera  cinquante  millions  avant  cinquante  ans, 
à  moins  d'une  bévue  et  d'un  acte  de  folie  en  politi- 
que. Cette  contrée  est  plus  que  le  tiers  du  pays  que 
possèdent  lesÉtats-Unis.  Elle  a  certainementplusd'un 

7. 


118  ABRAHAM  LINCOLN 

million  de  milles  carrés.  Si  la  moitié  en  était  aussi 
peuplée  que  l'est  maintenant  le  Massachusetts,  elle 
aurait  plus  de  soixante-quinze  millions  d'habitants. 
Un  regard  jeté  sur  la  carte  prouve  qu'au  point  de 
vue  territorial  c'est  le  grand  corps  de  la  Républi- 
que ;  les  autres  parties  n'en  sont  que  la  bordure.  — 
Cette  magnifique  région  qui  incline  à  l'ouest,  depuis 
les  montagnes  Rocheuses  jusqu'au  Pacifique,  étant 
la  plus  étendue,  est  aussi  la  plus  riche  en  ressources 
qui  n'ont  pas  encore  été  développées.  Par  ses  pro- 
ductions en  grains,  ses  pâturages,  et  tout  ce  qu'elle 
rapporte,  elle  est  naturellement  l'une  des  plus  im- 
portantes du  monde.  Examinez,  d'après  les  statis- 
tiques, en  même  temps  que  la  petitesse  proportion- 
nelle de  la  partie  de  cette  contrée  qui  a  été  défrichée 
jusqu'à  maintenant,  le  vaste  et  rapide  accroisse- 
ment de  la  somme  de  ses  produits,  et  vous  serez  ac- 
cablés par  la  magnificence  de  la  perspective  qui  se 
présentera  à  votre  esprit. 

»  Il  y  a  plus;  cette  région  n'a  pas  de  côtes  ;  par 
aucun  point  elle  ne  touche  à  la  mer.  En  tant  que 
partie  d'une  nation,  ses  habitants  trouvent  néan- 
moins maintenant,  et  trouveront  toujours,  une  route 
vers  l'Europe,  par  New- York  ;  vers  l'Amérique  du 
Sud  et  l'Afrique,  par  la  Nouvelle-Orléans,  et  vers 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  119 
:  l'Asie,  par  San -Francisco.  Mais  qu'on  divise  la 
patrie  commune  en  deux  nations,  conformément  à 
:  l'état  présent  de  la  rébellion,  et  tout  habitant  de 
cette  vaste  région  intérieure  sera,  par  cela  même, 
privé  d'une  ou  de  plusieurs  de  ces  issues  ;  non 
peut-être  à  cause  d'une  barrière  physique,  mais 
par  suite  de  règlements  commerciaux  embarras- 
sants et  onéreux.  Et  ceci  est  vrai,  quelque  direction 
que  vous  donniez  à  la  ligne  frontière...  » 

M.  Lincoln  conclut  en  disant  que  rien  ne  peut 
légitimer  la  séparation  et  que  la  seule  cause  de  la 
lutte  —  l'esclavage  —  est  un  mal  qui  n'affligera 
que  cette  génération  et  qu'il  faut  faire  disparaître 
par  un  amendement  à  la  Constitution.  A  cet  effet, 
il  propose  à  l'adoption  du  Congrès  les  articles  sui- 
;  vants  : 

1°  Tout  État  ayant  encore  l'esclavage  dans  son 
sein,  mais  qui  l'abolira  avant  le  1er  janvier  1900, 
recevra  une  indemnité  des  Etats-Unis. 

2°  Tous  les  esclaves  qui  acquerront  désormais 
la  liberté  par  les  chances  de  la  guerre,  et  à  n'im- 
porte quelle  époque  avant  la  fin  de  la  rébellion, 
seront  libres  pour  toujours.  Mais  les  propriétaires 
de  ces  esclaves  qui  n'auront  pas  été  déloyaux  en- 
vers la  patrie  recevront  une  indemnité... 


120  ABRAHAM   LINCOLN 

3°  Le  Congrès  peut  employer  de  l'argent,  ou 
toute  autre  ressource,  à  créer,  pour  les  hommes  de 
couleur  émancipés  et  avec  leur  consentement,  des 
colonies,  qu'on  établira  sur  n'importe  quel  point  du 
territoire  des  Etats-Unis. 

M.  Lincoln  pensait  alors  qu'il  serait  très- difficile 
de  faire  vivre  ensemble  dans  des  rapports  paci- 
fiques les  nègres  et  les  blancs  ;  de  là  cette  dernière 
proposition,  qu'il  abandonna  dès  qu'il  vit  l'impos- 
sibilité de  la  mettre  à  exécution. 

Un  mois  ne  s'était  pas  écoulé  depuis  la  lecture  de 
ce  message  que  le  président,  ainsi  qu'il  en  avait 
averti  les  États  rebelles,  lançait,  le  1er  janvier  1863, 
la  proclamation  qui  donnait,  comme  de  gracieuses 
étrennes,  la  liberté  à  tous  les  esclaves  des  provinces 
insurgées. 

L'acte  émancipateur  rappelait  d'abord  la  procla- 
mation préliminaire  rendue  le  22  septembre  1862, 
et  mentionnait  les  Etats  en  révolte  contre  le  gouver- 
nement. Il  ajoutait  ensuite  : 

«  Maintenant  donc,  moi,  Abraham  Lincoln,  pré- 
»  sident  des  États-Unis,  en  vertu  du  pouvoir  qui  m'a 
»  été  conféré  comme  commandant  en  chef  de  l'armée 
»  et  de  la  marine  des  États-Unis..,  je  déclare  libres, 
»  dès  à  présent  et  à  jamais,  toutes  les  personnes  te- 


SA  VIE,  SON  CAttACTÈKE,  SUN  ADMINISTRATION  121 

»  nues  en  esclavage  dans  les  États  ou  portions  d'Etats 
»  ci-dessus  nommés,  et  j'ordonne  que  le  gouverne- 
»  ment  exécutif,  y  compris  les  autorités  militaires 
»  et  navales,  reconnaisse  et  maintienne  la  liberté 
»  desdites  personnes;  et  j'enjoins  aux  individus 
»  ainsi  émancipés  de  s'abstenir  de  toute  violence, 
»  si  ce  n'est  dans  un  cas  de  défense  personnelle  et 
»  nécessaire;  et  je  leur  recommande  que,  dans 
»  toutes  les  circonstances  permises,  ils  travaillent 
»  loyalement  pour  des  gages  raisonnables. 

»  En  outre,  je  fais  savoir  que  ceux  de  ces  affran- 
»  chis  qui  auront  les  qualités  désirables  seront 
»  admis  au  service  militaire  des  États-Unis,  comme 
»  garnisons  des  forts,  stations,  positions  et  autres 
»  places  semblables ,  ainsi  que  sur  les  vais- 
»  seaux  de  l'État,  pour  y  remplir  n'importe  quel 
»  office. 

»  J'appelle  le  jugement  réfléchi  des  hommes  et  la 
»  faveur  bienveillante  du  Dieu  tout-puissant  sur  cet 
»  acte,  que  j'ai  cru  sincèrement  être  un  acte  de 
»  justice,  autorisé  par  la  Constitution  comme  une 
»  nécessité  militaire. 

»  En  témoignage  de  cet  acte,  j'y  ai  apposé  ma 
i  signature  et  fait  attacher  le  sceau  des  États-Unis. 

»  Fait  dans  la  ville  de  Washington,  ce  1er  jan- 


122  ABRAHAM  LINCOLN 

»  vier  de  l'an  1863  de  Notre  Seigneur  et  de  l'an  87 
»  de  l'Indépendance  des  Etats-Unis. 

»  Abraham  Lincoln. 


»  Par  le  président, 


»  William  H.  Seward, 

»  Secrétaire  d'État. 


CHAPITRE    VII 


Campagne  de  1863.  —  Murfreesborough,  Chancellorsville,  Gettys- 
burg. —  Inauguration  du  cimetière  national.  —  Quelques  belles 
paroles  de  M.  Lincoln.—  Prise  de  Wicksburg. —  Lettre  du  pré- 
sident au  général  Grant.  —  Proclamation  d'actions  de  grâces.  — 
Situation  du  Nord  et  du  Sud.  —  Message  de  1863  et  proclama- 
tion d'amnistie. 

La  campagne  de  1863  fut  plus  heureuse  pour 
le  Nord  que  les  deux  précédentes;  la  victoire 
change  de  camp,  et  désormais  elle  suivra,  presque 
sans  infidélité,  les  étendards  de  l'Union  jusque  dans 
la  capitale  des  rebelles. 

Dès  le  commencement  de  l'année,  le  général 
unioniste  Rosencranz  et  le  général  confédéré  Bragg, 
chacun  d'eux  avec  cinquante  mille  hommes,  se 
livrent  à  Murfreesborough,  dans  l'Ouest,  une  bataille 
pendant  trois  jours  indécise ,  mais  dont  l'issue  fut 
favorable  aux  armées  fédérales. 

Au  mois  d'avril,  Hooker,  le  successeur  de  Burn- 


124  ABRAHAM   LINCOLN 

side,  quitte  les  bords  du  Rappahannock  et  marche 
sur  Richmond;  mais  Lee  et  Jackson  barrent  le  pas- 
sage aux  fédéraux,  leur  livrent  à  Chancellorsville 
une  terrible  bataille,  les  défont,  les  refoulent  au 
delà  du  Rappahannock  et  leur  font  perdre  vingt 
mille  hommes.  Ce  succès  avait  coûté  au  Sud  l'un 
de  ses  meilleurs  généraux  :  Stonewall  Jackson  fut 
tué,  tandis  que  son  corps  d'armée  tournait  l'aile 
droite  des  fédéraux. 

Après  cette  éclatante  victoire,  Lee  se  jeta  de 
nouveau  "dans  le  Maryland  et  la  Pensylvanie.  Il 
courait  au  devant  d'une  défaite,  qui  allait  inaugurer 
une  longue  suite  de  revers.  La  bataille  se  donna  près 
de  Gettysburg.  Comme  celle  de  Murfreesborough, 
elle  dura  trois  jours  entiers.  Ce  fut  un  désastre  pour 
le  Sud.  Il  y  perdit  ses  meilleures  troupes,  quinze 
mille  hommes  et  vingt-cinq  mille  fusils. 

Quelques  mois  après,  pour  consacrer  le  souvenir 
de  cette  éclatante  victoire  et  honorer  la  mémoire 
des  soldats  de  l'Union  tombés  dans  le  combat,  le 
Nord,  empruntant  à  la  Grèce  l'une  de  ses  plus  belles 
coutumes,  transforma  une  partie  du  champ  de  ba-  , 
taille  en  un  vaste  cimetière  national.  Il  voulut 
que  les  défenseurs  de  la  patrie  reposassent  avec  hon- 
neur dans  ce  champ  de  lutte,  devenu  le  champ  du 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  123 
repos,  et  qu'ils  avaient  acquis  au  prix  de  leur  sang. 

L'inauguration  de  ce  cimetière  se  fit  en  grande 
solennité. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  tous  ceux  qui  assis- 
tèrent à  cette  auguste  et  triste  cérémonie  en  conser- 
veront toujours  un  émouvant  souvenir.  Là  étaient 
venus  le  président  de  la  république  et  ses  ministres; 
les  membres  du  Congrès  et  les  principaux  fonction- 
naires de  l'Etat  ;  un  grand  nombre  de  personnages 
distingués  et  une  foule  de  citoyens  accourus  de 
presque  tous  les  points  des  provinces  fidèles.  «  Sur 
ce  sol  où  tout  rappelait  encore  la  victoire  rempor- 
tée et  les  efforts  qu'elle  avait  coûtés;  en  face  de  ces 
tombeaux  où  l'on  avait  transporté  les  corps  exhu- 
més de  leur  sépulture  première  et  reconnus  malgré 
les  ravages  de  la  mort;  tout  près  de  ces  dépouilles, 
entre  lesquelles  bien  des  spectateurs  peut-être 
avaient  des  parents  et  des  amis,  la  cérémonie  com- 
mença par  la  prière.  Avant  de  louer  la  valeur  des 
hommes  et  de  former  des  vœux  pour  l'avenir,  on 
remercia  Dieu  de  sa  faveur  et  on  implora  ses  béné- 
dictions. Puis  le  célèbre  orateur  Everett,  chargé  de 
prononcer  l'oraison  funèbre,  comme  autrefois  Péri- 
clès  dans  une  semb+able  circonstance,  prit  la  parole 
devant  la  foule  recueillie.  Nous  ne  le  suivrons  pas 


126  ABKAHAM  LINCOLN 

dans  son  discours,  ni  lorsqu'il  rappelle  les  souve- 
nirs de  la  Grèce  où  l'Amérique  a  puisé  le  modèle  de 
cette  fête  civique,  ni  lorsqu'il  raconte  l'histoire  des 
trois  jours  de  lutte  terrible.  Ce  fut  une  sanglante 
bataille,  d'où  les  vainqueurs  sortirent  presque  aussi 
décimés  que  les  vaincus. 

Au  spectacle  d'horreur  succède  un  spectacle  doux 
et    touchant  :    la   charité   chrétienne    reprend   ses 
droits  et  vient  réparer  les  maux  de  la  guerre.  Il 
semble  que  sur  ce  champ  de  bataille  morne  et  dé- 
solé viennent  luire  les  rayons  d'une  lumière  divine 
qui  ranime  et  qui  console.  Mais  écoutons  l'orateur  : 
«  Il  faut  que  je  laisse  à  d'autres,  qui  peuvent 
parler  d'après  leur  observation  personnelle,  le  soin 
de  décrire  le  douloureux  spectacle  que  présentaient 
à   la  fin   du   terrible  combat    ces    collines  et  ces 
plaines.  Le  duc  de  Wellington   disait  que  la  plus 
triste  chose,  après  une  défaite,  c'est  une  victoire. 
Les  horreurs  du  champ  de  bataille  quand  la  lutte 
a  cessé  —  les  scènes  et  les   cris  de  douleur;  — 
laissez-moi  jeter  un  voile  sur  ce  spectacle  que  les 
mots  ne  peuvent  rendre  avec  justesse  à  ceux  qui 
n'en  ont  pas  été  témoins,    et  sur  lequel  personne 
qui  en  a  été  témoin  et  qui  a  un  cœur  dans  la  poi- 
trine ne  peut  souffrir  de  s'arrêter.  Une  goutte  de 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  127 
baume,  une  goutte  de  baume  céleste  et  vivifiant 
se  mêle  à  cette  coupe  amère  de  malheur.  A  peine 
le  canon  a-t-il  cessé  de  rugir  que  les  frères  et  les 
sœurs  de  la  charité  chrétienne,  ministres  de  com- 
passion, anges  de  miséricorde,  accourent  à  l'hôpi- 
tal et  sur  le  champ  de  bataille  pour  bander  les 
blessures  entr'ouvertes,  pour  humecter  la  langue 
desséchée,  pour  consoler  l'agonie  des  amis  comme 
des  ennemis,  pour  recueillir  les  derniers  messages 
d'amour,  murmurés  par  des  lèvres  mourantes  : 
«  Rapportez  cette  miniature  à  ma  chère  femme, 
»  mais  ne  l'arrachez  pas  de  mon  cœur  avant  que  je 
»  sois  parti.  —  Dites  à  ma  petite  sœur  de  ne 
»  point  s'affliger  sur  moi,  je  meurs  volontiers  pour 
»  mon  pays.  —  Oh!  si  ma  mère  était  ici!  » 

»  Depuis  le  temps  où  Aaron  se  tenait  debout  entre 
les  vivants  et  les  morts,  y  eut-il  jamais  un  ministère 
semblable  à  celui-ci  ?  On  a  dit  que  c'était  le  carac- 
tère propre  des  Américains  de  traiter  les  femmes 
avec  une  déférence  qu'on  ne  leur  rend  dans  aucun 
autre  pays.  Je  n'essayerai  pas  de  montrer  s'il  en  est 
ainsi,  mais  je  dirai  que  depuis  le  commencement  de 
cette  guerre  terrible  les  femmes  des  États  fidèles 
se  sont  plus'  que  jamais  acquis  des  titres  à  notre 
plus  haute  admiration,  à  notre  plus  profonde  gra- 


128  ABRAHAM   LINCOLN 

titude.  Les  unes  à  la  maison,  souvent  avec  des 
doigts  inaccoutumés  au  travail,  souvent  aussi  es- 
claves de  leurs  propres  soins  domestiques,  ont 
accompli  une  somme  de  travail  journalier  non 
moindre  que  celle  de  la  femme  qui  travaille  pour 
son  pain  de  chaque  jour;  les  autres,  à  l'hôpital  et 
dans  la  tente  delà  commission  sanitaire,  ont  rendu 
des  services  que  des  millions  ne  pourraient  acheter. 
Heureusement  leur  travail  et  leurs  services  sont  leur 
propre  récompense.  Des  milliers  de  mères,  des 
milliers  de  jeunes  filles  ont  éprouvé,  dans  ces  tra- 

4 

vaux  et  ces  services  domestiques,  une  jouissance 
devant  laquelle  les  plaisirs  du  bal  et  de  l'opéra  sont 
frivoles  et  vains.  C'est  assez  de  récompenses  sur  la 
terre;  mais  elles  en  ont  une  plus  riche  à  attendre. 
Oui,  frères  et  sœurs  de  la  charité,  pendant  que  vous 
bandez  les  blessures  des  pauvres  malades,  des  plus 
humbles  peut-être  qui  aient  versé  leur  sang  pour  la 
patrie,  n'oubliez  pas  quel  est  celui  qui  vous  dira 
plus  tard  :  «  En  tant  que  vous  l'avez  fait  à  l'un  des 
»  plus  petits  de  mes  frères,  vous  me  l'avez  fait  à 
»  moi-même1.  » 
Certes  ces  paroles  sont   belles,  dignes  du  spec- 

1 .  Journal  l'Espérance,  année  1864,  p.  30. 


sa  vie,  son  caractère,  son  administration  129 
tacle  qu'elles  retracent.  Et  cependant,  après  que  le 
plus  grand  orateur  des  États-Unis  eut  prononcé  ce 
discours  remarquable,  avec  la  grâce  qui  distinguait 
son  élocution,  M.  Lincoln  sut  trouver  des  paroles 
plus  sublimes  encore.  Dans  une  courte  allocution,  à 
la  fois    simple    et  majestueuse  comme   la   beauté 
classique,  il  s'éleva,  sans  en  avoir  la  prétention, 
sans  s'en  douter,  jusqu'à  la  plus  haute  éloquence  : 
«  Il  y  a  quatre-vingt-sept  ans  nos  pères  donnèrent 
naissance  sur  ce  continent  à  une  nouvelle  nation 
conçue  dans  la   liberté  et  consacrée  à  cette  vérité 
que  tous  les  hommes  sont  créés  égaux. 

»  Maintenant  nous  sommes  engagés  dans  une 
grande  guerre  civile  qui  prouvera  si  cette  nation  ou 
toute  autre  nation  ainsi  conçue  et  consacrée  peut 
vivre  longtemps.  Nous  voici  réunis  sur  un  grand 
champ  de  bataille  de  cette  guerre;  nous  sommes 
assemblés  pour  dédier  à  ceux  qui  ont  donné  leur 
vie  pour  que  la  nation  puisse  vivre  une  portion  de 
ce  champ  qui  leur  soit  le  lieu  du  dernier  repos.  Il 
est  juste,  il  est  convenable  que  nous  le  fassions. 

»  Mais,  dans  un  sens  plus  large,  nous  ne  pouvons 
dédier,  nous  ne  pouvons  consacrer,  nous  ne  pouvons 
sanctifier  ce  sol.  Les  hommes  valeureux,  vivants  ou 
morts,  qui  ont  combattu  ici,  l'ont  consacré  infini- 


130  ABRAHAM  LINCOLN 

meut  mieux  que  notre  pouvoir  de  louer  ou  de 
blâmer.  Le  monde  ne  donnera  que  peu  d'attention 
et  qu'un  souveniréphémère  à  ce  que  nous  disons  ici  ; 
mais  il  ne  pourra  jamais  oublier  ce  qu'ils  ont  fait. 
C'est  plutôt  à  nous,  vivants,  d'être  consacrés  ici  à  la 
tâche  inachevée  qu'ils  ont  si  noblement  avancée. 
C'est  plutôt  à  nous  d'être  dédiés  à  la  grande  œuvre 
qui  reste  en  notre  présence,  afin  que  nous  apprenions 
de  ces  morts  honorés  à  nous  dévouer  plus  entiè- 
rement à  la  cause  pour  laquelle  ils  ont  donné  la 
pleine  mesure  du  dévouement;  afin  que  nous  résol- 
vions ici  hautement  que  ces  morts  ne  sont  pas  morts 
en  vam  ;  que  la  nation  aura,  par  la  grâce  de  Dieu, 
une  renaissance  de  liberté  ;  et  que  le  gouvernement 
du  peuple,  par  le  peuple  et  pour  le  peuple,  ne  dis- 
paraîtra point  de  la  terre  !  » 

L'inauguration  du  cimetière  national  termina 
l'année  1863;  mais  dans  l'intervalle  qui  s'écoula 
entre  la  victoire  et  la  cérémonie  de  Gettysburg,  les 
armées  fédérales  remportèrent  d'autres  succès  im- 
portants. Grant,  qui  opérait  alors  sur  les  bords  du 
Mississipi,  s'empara  dePort-Hudson  et  deVicksburg, 
où  il  entra  le  4  juillet.  M.  Lincoln,  toujours  prêt  à 
encourager  les  serviteurs  de  la  patrie  et  aussi  heu- 
reux qu'eux-mêmes  de  leur  succès,  écrivit  au  gêné- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  131 
rai  pour  le  féliciter.  Sa  lettre  est  une  nouvelle 
preuve  de  son  aimable  simplicité  et  de  sa  candeur. 

«  Executive  Mansion,  Washington,  13  juillet  1863. 

»  Mon  cher  général, 

»  Je  ne  me  souviens  pas  de  vous  avoir  jamais 
rencontré.  Je  vous  écris  maintenant  pour  vous 
exprimer  ma  reconnaissance  du  service  presque 
inestimable  que  vous  avez  rendu  au  pays.  Je  vous 
écris  aussi  pour  vous  dire  un  mot  de  plus.  Quand 
vous  atteignîtes  le  voisinage  de  Vicksburg,  je  pensais 
que  vous  auriez  dû  faire  ce  que  vous  avez  si  bien 
fait  depuis...  Lorsque  vous  eûtes  pris  Port-Gibson, 
Grand-Gulfe  et  les  environs,  il  me  semblait  que 
vous  deviez  descendre  le  cours  du  fleuve  et  opérer 
votre  jonction  avec  le  général  Banks;  et  quand 
vous  tournâtes  vers  le  Nord,  à  l'est  du  Big-Black, 
je  craignais  que  ce  ne  fût  une  erreur.  Maintenant 
je  veux  reconnaître  personnellement  que  vous  aviez 
raison  et  que  j'avais  tort. 

»  Votre  vraiment  dévoué, 
»  A.  Lincoln.  » 


132  ABRAHAM   LINCOLN 

Ce  même  mois  de  juillet,  le  drapeau  national 
flotta  sur  l'île  Morris,  située  dans  la  rade  Char- 
les ton. 

Il  est  vrai  qu'à  la  même  époque    Rosencranz, 
attaqué  par  les  forces  réunies  de  Bragg,  Longstree 
etHood,  fut  complètement  battu  à  Chickamanga; 
mais  Grant,  accouru  pour  le  remplacer,  fit  payer 
chèrement  aux  confédérés  cette   victoire  sans  len- 
demain, ce  succès  sans  autre  résultat  qu'une  grande 
perte  d'hommes.  Il  sortit  de  Chattanooga,  où  s'était 
retirée  l'armée  de  Rosencranz,  et,  avec  le  concours 
de  Thomas  et  de  Sherman  venu  de  Yicksburg,  il  s'a- 
vança bravement  sur  les  confédérés,  les  délogea  des 
hauteurs  voisines  qu'ils  occupaient,  et  les  mit  en  dé- 
route. Cette  victoire  finit  et  couronna  dignement  la 
campagne  de  l'année  1863.  Enfin  les  efforts  des  ar- 
mées fédérales  avaient  abouti  à  des  résultats  sérieux. 
Aussi  le  président  voulut-il   inviter  la  nation  à 
faire  éclater  sa  reconnaissance  envers  Dieu  en  un 
jour   spécial   consacré    à   lui  rendre  grâce.    Il   fit 
connaître  ce  pieux  désir  par  une  admirable  procla- 
mation, où  la  beauté  de  l'expression  s'allie  à  l'hu- 
milité d'esprit  et  à  la  noblesse  du  sentiment.  Je  ne 
sache  pas  qu'il  existe  de  proclamation  de  ce  genre 
plus  belle  que  celle-ci.  Le  souffle  de  l'esprit  chrétien 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  138 
la  traverse  d'un  bout  à  l'autre  ;  on  y  respire  le  suave 
parfum  des  trois  grandes  vertus  qui  sont  la  religion 
elle-même  :  la  foi,  l'espérance  et  la  charité.  Ecoutons 
plutôt,  sans  oublier  tout  ce  que  perd  à  être  traduit 
en  français  un  document  écrit  dans  une  langue 
plus  religieuse  que  la  nôtre  : 

«  L'année  qui  tire  à  sa  fin  a  été  comblée  des  béné- 
dictions d'un  sol  fertile  et  d'un  air  salubre.  A  ces 
bontés,  accordées  d'une  manière  si  constante  que 
nous  sommes  enclins  à  oublier  la  source  d'où  elles 
découlent,  d'autres  faveurs  ont  été  ajoutées,  qui  sont 
d'une  nature  si  extraordinaire,  qu'elles  ne  peuvent 
manquer  de  pénétrer  et  d'attendrir  même  le  cœur 
ordinairement  insensible  envers  la  providence  du 
Dieu  tout-puissant,  toujours  pleine  de  sollicitude. 

»  Au  milieu  d'une  guerre  civile  dont  la  grandeur 
et  la  sévérité  sont  sans  égales,  et  qui  a  semblé  plu- 
sieurs fois  provoquer  l'agression  des  puissances  étran- 
gères, la  paix  a  été  conservée  avec  toutes  les  nations, 
l'ordre  maintenu,  les  lois  respectées  et  obéies.  L'har- 
monie a  partout  prévalu,  excepté  sur  le  théâtre  du 
contlit  militaire,  et  ce  théâtre  lui-même  a  été  gran- 
dement restreint  par  la  marche  progressive  des  ar- 
mées et  des  flottes  de  l'Union. 

»  Le  changement  de  direction  qu'ont  dû  prendre 


134  AKRAHAM  LINCOLN 

la  richesse  et  la  force,  détournées  du  paisible  do- 
maine de  l'industrie  et  employées  à  la  défense  natio- 
nale, n'a  arrêté  ni  la  charrue,  ni  la  navette,  ni  le 
navire.  La  hache  a  reculé  les  limites  de  nos  défri- 
chements, et  les  mines,  tant  celles  de  fer  et  de  char- 
bon que  celles  de  métaux  précieux,  ont  donné  plus 
abondamment  que  par  le  passé.  La  population  s'est 
accrue,  nonobstant  les  ravages  qui  ont  eu  lieu  dans 
les  camps,  dans  les  sièges  et  sur  les  champs  de 
bataille ,  et  le  pays,  tout  en  se  réjouissant  d'un 
accroissement  de  force  et  de  vigueur,  peut  espérer 
une  suite  d'années  avec  un  vaste  accroissement  de 
liberté. 

»  Aucun  esprit  liumain  n'a  conçu  ni  aucune 
main  mortelle  effectué  ces  grandes  choses.  Ce  sont 
des  dons  gracieux  de  ce  Dieu  souverainement  élevé, 
qui,  tout  en  nous  mettant  dans  l'angoisse  à  cause 
de  nos  péchés^  s'est  cependant  souvenu  de  sa  misé- 
ricorde. 

»  Il  m'a  semblé  convenable  et  à  propos  que  le 
peuple  américain  tout  entier  fît  éclater,  comme  d'un 
seul  cœur  et  d'une  seule  voix,  sa  reconnaissance 
avec  solennité  et  respect. 

»  J'invite  donc  mes  concitoyens  dans  toutes  les 
parties  des  États-Unis,  aussi  bien  que  ceux  qui  sont 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  135 

sur  les  mers  ou  sur  la  terre  étrangère,  à  mettre  à 
part  et  à  observer  le  dernier  jeudi  du  mois  de  no- 
vembre prochain,  comme  un  jour  d'actions  de  grâces 
et  de  prières  adressées  à  notre  généreux  Père  qui  est 
dans  les  cieux,  et  je  leur  recommande  que,  tout  en 
rendant  à  Dieu  ce  qui  lui  est  si  justement  dû  pour 
d'aussi  grandes  bénédictions  et  des  délivrances  aussi 
signalées,  ils  s'humilient  dans  un  sentiment  de 
pénitence  à  cause  de  la  méchanceté  et  de  la  déso- 
béissance nationales;  qu'ils  confient  aux  soins  de  la 
tendresse  divine  les  veuves,  les  orphelins,  ceux  qui 
sont  plongés  dans  le  deuil  ou  la  souffrance  par  suite 
de  cette  lamentable  guerre  sociale  où  nous  sommes 
inévitablement  engagés  ;  qu'ils  supplient  Dieu  avec 
ferveur  d'interposer  sa  main  puissante  pour  cicatri- 
ser les  blessures  de  la  nation  et  la  rendre,  aussitôt 
que  ses  desseins  augustes  le  jugeront  convenable, 
à  une  pleine  jouissance  de  paix,  d'harmonie,  de 
tranquillité  et  d'union.  » 

Il  disait  vrai,  le  pieux  magistrat,  au  sein  de  cette 
grande  épreuve  nationale,  Dieu  continuait  ses  béné- 
dictions à  l'Amérique  ;'  les  grâces  de  son  amour 
l'emportaient  sur  les  sévérités  de  sa  justice.  L'Union 
était  aussi  prospère  que  possible  dans  la  crise  redou- 
table qu'elle  traversait.  Sans  doute  le  commerce 


136  ABRAHAM    LINCOLN 

était  en  souffrance,  par  suite  de  la  surcharge  des 
impôts,  de  la  banqueroute  du  Sud,  du  ralentisse- 
ment des  affaires  et  des  pertes  que  lui  faisaient  subir 
les  corsaires  confédérés;  sans  doute  la  dette  natio- 
nale s'élevait  déjà  à  plus  de  six  milliards  et  le  pa- 
pier-monnaie  subissait  une  grande   dépréciation  ; 
—  mais  les  transactions  commerciales  n'avaient  pas 
été  suspendues ,  les  opérations  des  banques  arrê- 
tées, l'industrie  et  l'agriculture  ralenties.  Le  crédit 
national    se  maintenait ,  malgré   un    ébranlement 
inévitable  et  en  dépit  de  la  malveillance  de  l'Angle- 
terre, car  il  reposait  sur  des  ressources  immenses, 
qui  n'attendaient  que  des  jours  plus  prospères  pour 
se  développer  rapidement.   Toute  la  force  morale 
était  du  côté  du  Nord  qui  combattait  pour  un  prin- 
cipe, tandis  que  ses  ennemis  combattaient  pour  un 
intérêt.  Il  faisait  la  guerre  d'une  manière  normale, 
sans  décimer  les  populations  et  tout  en  ménageant 
leurs  intérêts.  Loin  de  diminuer,  le  chiffre  de  ses 
citoyens  augmentait  et,  au  besoin,  le  Nord  pouvait 
mettre  sur  pied  trois  armées  comme  celle  qu'il  avait 
déjà. 

Tout  autre  était  la  situation  des  États  rebelles. 
Dès  le  début  de  la  guerre,  ils  avaient  eu  recours  à 
des  moyens  extrêmes  :  la  banqueroute,  la  conscrip- 


SA  VIE,  SON  GARAGTÉUË,  SON  ADMINISTRATION  137 

tion  et  de  lourds  impôts.  Depuis  lors,  les  banques 
s'étaient  fermées  ou  ne  payaient  plus  qu'en  papier. 
Les  cultures  industrielles  et  le  commerce  étaient 
anéantis  ;  le  coton  qu'on  avait  en  réserve  ne  se  ven- 
dait pas;  le  crédit  était  nul,  car  il  ne  reposait  sur 
rien;  et  les  assignats  qu'on  avait  émis  commen- 
çaient à  tomber  dans  l'avilissement.  Le  Sud  ne 
vivait  que  pour  la  guerre  et  se  mourait  par  la  guerre. 
Tout  ce  qu'il  lui  restait  de  ressources  était  absorbé 
par  l'armée,  qui  se  recrutait  par  la  force,  se  main- 
tenait par  l'énergie  de  ses  chefs  et  ne  recevait  le 
plus  souvent  aucune  espèce  de  solde.  C'était  la  rage, 
l'attente  d'un  changement  prochain  d'administra- 
tion dans  le  Nord  et  un  vague  espoir  d'être  enfin  se- 
couru par  la  France  et  l'Angleterre,  qui  soutenaient 
maintenant  cette  confédération  que  la  fortune  des 
armes  commençait  à  trahir  ;  qui  devait  bientôt  s'é- 
crouler sous  les  coups  de  son  adversaire  et  finir  par 
un  lâche  assassinat,  changeant  ainsi  la  pitié  et  le 
respect  qu'on  eût  eus  pour  ses  malheurs  en  un  sou- 
lèvement universel  d'indignation  et  d'horreur. 

Aussi  le  découragement  et  la  lassitude  se  faisaient- 
ils  sentir  au  sein  des  populations  des  provinces 
rebelles,  où,  du  reste,  la  cause  de  l'Union  avait 
toujours  compté  quelques  partisans. 

8. 


138  ABRAHAM  LINCOLN 

M.  Lincoln  crut  que  le  moment  était  venu  de 
faire  acte  de  clémence  et  de  ramener  ainsi  à  l'Union 
ceux  que  les  malheurs  de  la  guerre  et  la  ferme  atti- 
tude du  gouvernement  de  Washington  avaient  con- 
vaincus de  la  folie  et  de  l'impossibilité  de  la  séces- 
sion. Le  9  décembre,  il  transmit  au  Congrès,  avec 
le  message  annuel,  une  proclamation  d'amnistie. 

La  première  partie  du  message  est  un  résumé 
succinct  des  opérations  militaires  et  des  mesures 
administratives  depuis  le  commencement  de  la 
guerre  : 

«  Quand  le  Congrès  s'assembla,  il  y  a  un  an,  la 
guerre  avait  déjà  duré  près  de  vingt  mois,  et  il  y 
avait  eu,  sur  terre  et  sur  mer,  plusieurs  engagements, 
avec  des  résultats  différents.  La  rébellion  avait  été 
refoulée  dans  de  plus  étroites  limites  ;  cependant  le 
ton  du  sentiment  public  et  de  l'opinion,  aussi  bien 
dans  la  patrie  qu'à  l'étranger,  n'était  pas  satisfaisant. 
Les  élections  populaires,  qui  venaient  d'avoir  lieu, 
indiquaient,  par  d'autres  signes,  l'inquiétude  qui 
régnait  chez  nous;  tandis  que,  parmi  tous  ces  symp- 
tômes froids  et  menaçants,  les  paroles  les  plus  bien- 
veillantes qui  nous  venaient  de  l'Europe  avaient 
un  accent  de  pitié  pour  notre  grand  aveuglement  qui 
refusait  d'abandonner  une  cause  sans  espoir.  Notre 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  139 

marine  marchande  souffrait  beaucoup  des  quelques 
vaisseaux  construits,  équipés  et  armés  sur  les  côtes 
étrangères  ;  nous  étions  ainsi  menacés  de  voir  notre 
commerce  balayé  sur  les  mers  et  notre  blocus  vio- 
lemment forcé.  Nous  n'avions  pu  obtenir  des  gou- 
vernements européens  rien  qui  nous  rassurât  à  ce 
sujet. 

»  La  proclamation  préliminaire  de  l'acte  d'éman- 
cipation atteignit,  au  commencement  du  nouvel  an, 
la  période  qui  lui  était  assignée.  Un  mois  après, 
parut  la  proclamation  finale,  qui  faisait  aussi  savoir 
qu'on  admettrait  au  service  militaire  les  hommes  de 
couleur  jugés  convenables.  La  politique  d'émancipa- 
tion et  l'emploi  de  soldats  nègres  donnèrent  à  l'avenir 
un  nouvel  aspect,  au  sujet  duquel  l'espoir,  la  crainte 
et  le  doute  se  livrèrent  un  conflit  incertain.  Selon 
notre  système  politique,  et  en  tant  que  matière  d'ad- 
ministration civile,  le  gouvernement  général  n'avait 
pas  le  pouvoir  légal  d'effectuer  l'émancipation  dans 
aucun  Etat,  et,  pendant  longtemps,  on  espéra  que  la 
rébellion  pourrait  être  domptée  sans  avoir  recours  à 
l'acte  émancipateur  comme  à  une  mesure  militaire. 
On  crut  toujours  que  le  moment  viendrait  où  cette 
mesure  serait  nécessaire  et  qu'alors  aurait  lieu  la 
crise  de  la  lutte.  La  proclamation  parut,  et,  comme 


140  ABRAHAM    LINCOLiN 

elle  en  avait  été  précédée,  elle  fut  suivie  par  des 
jours  de  ténèbres  et  d'inquiétude.  Onze  mois  s'étant 
maintenant  écoulés,  nous  pouvons  faire  une  autre 
revue.  Les  frontières  rebelles  ont  été  encore  plus 
réduites,  et  l'ouverture  complète  du  Mississipi  a 
divisé  en  deux  parties,  sans  communications  prati- 
ques entre  elles,  le  pays  dominé  par  la  rébellion.  Le 
Tennessee  et  l'Arkansas  ont  été  soustraits  au  con- 
trôle des  insurgés,  et  les  citoyens  influents  de  chacun 
de  ces  Etats  propriétaires  d'esclaves,  et  au  commen- 
cement de  la  sécession  défenseurs  de  l'esclavage,  se 
déclarent  maintenant  ouvertement  en  faveur  de 
l'émancipation  dans  leurs  provinces  respectives.  Les 
Etats  qui  ne  sont  pas  compris  dans  la  proclamation 
émancipatrice,  le  Maryland  et  le  Missouri,  qui,  il  y 
a  sept  ans,  n'auraient  ni  l'un  ni  l'autre  souffert  la 
moindre  restriction  de  l'esclavage  dans  les  nouveaux 
territoires,  ne  discutent  maintenant  que  sur  le  meil- 
leur moyen  de  le  bannir  de  leur  sein. 

»  Il  y  a  largement  cent  mille  hommes,  d'entre  ceux 
qui  étaient  esclaves  au  début  de  la  guerre,  engagés 
à  présent  au  service  des  Etats-Unis  et  dont  la  moitié 
environ  sont  dans  les  rangs  de  nos  soldats.  Nous 
réalisons  ainsi  le  double  avantage,  de  priver  d'autant 
de  travail  la  cause  des  insurgés,  et  de  fournir  de 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE.  SON  ADMINISTRATION  141 

défenseurs  les  places  qui,  sans  cela,  devraient  être 
occupées  par  tant  d'hommes  blancs.  Autant  qu'on 
l'a  expérimenté  jusqu'ici,  on  ne  peut  dire  que  ces 
nègres  ne  soient  pas  aussi  bons  soldats  que  per- 
sonne. L'émancipation  et  l'armement  des  noirs  n'ont 
été  signalés  par  aucune  insurrection  servile  ni  par 
aucune  tendance  à  la  cruauté  et  à  la  violence.  Ces 
mesures  ont  été  beucoup  discutées  dans  les  pays 
étrangers,  et,  avec  la  discussion  elle-même,  le  ton 
du  sentiment  public  s'est  grandement  amélioré. 
Chez  nous,  ces  mêmes  mesures  ont  été  longuement 
controversées,  approuvées,  critiquées,  et  les  élec- 
tions annuelles  qui  ont  suivi  sont  très-encoura- 
geantes pour  ceux  dont  le  devoir  officiel  est  de 
diriger  le  pays  à  travers  cette  grande  épreuve.  Ainsi 
le  nouveau  compte  est  fait  ;  la  crise  qui  menaçait  de 
diviser  les  amis  de  l'Union  est  passée.  » 

M.  Lincoln  attire  ensuite  l'attention  du  Congrès 
sur  la  proclamation  d'amnistie  : 

«  En  examinant  cette  proclamation  on  reconnaî- 
tra, je  pense,  qu'elle  ne  renferme  rien  que  ne  justifie 
la  Constitution.  On  y  prescrit,  il  est. vrai,  une  for- 
mule de  serment,  mais  elle  n'est  imposée  à  per- 
sonne. On  ne  fait  seulement  que  promettre  le  pardon 
à  celui  qui  voudra  prêter  ce  serment.  La  Constitu- 


142  ABRAHAM   LINCOLN 

tion  donne  au  pouvoir  exécutif  le  droit  d'accorder 
ou  de  refuser  le  pardon  selon  son  bon  plaisir,  et  ce 
droit  entraîne  celui  de  dicter  des  conditions.  C'est 
là  un  point  parfaitement  établi  par  les  autorités  judi- 
ciaires et  autres  ...» 

Mais  pourquoi  exiger,  outre  le  serment  de  fidélité 
à  la  Constitution  des  Etats-Unis,  un  acte  de  soumis- 
sion aux  lois  et  aux  proclamations  relatives  à  l'escla- 
vage ? 

«  Ces  lois  ont  été  faites  et  ces  proclamations  lan- 
cées afin  d'aider  à  supprimer  la  rébellion.  Pour 
qu'elles  atteignissent  pleinement  leur  but,  il  restait 
à  donner  un  gage  de  l'intention  qu'on  avait  de  les 
maintenir.  A  mon  sens,  elles  ont  servi  et  serviront 
encore  la  cause  en  vue  de  laquelle  on  les  a  faites.  Les 
abandonner  maintenant,  ce  serait  non-seulement 
se  priver  d'un  puissant  levier,  mais  aussi  violer  la 
foi  d'une  manière  aussi  cruelle  qu'étonnante.  A  ce 
propos,  je  peux  ajouter  :  Aussi  longtemps  que 
j'occuperai  la  position  que  j'ai  maintenant,  je  n'es* 
sayerai  point  de  rétracter  ou  de  modifier  la  procla- 
mation émancipatrice,  ni  je  ne  rendrai  à  l'escla- 
vage une  seule  des  personnes  libérées  par  cette 
proclamation  ou  par  n'importe  quel  acte  du  Con- 
grès. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  143 

»  Pour  ces  motifs  et  d'autres  encore,  je  crois 
qu'il  est  mieux  que  le  serment  prête  un  appui  à  ces 
mesures.  Çu  reste,  le  pouvoir  exécutif  peut  l'exiger 
légalement  en  retour  du  pardon....  » 

Le  président  montre  ensuite  le  but  et  l'à-propos 
de  la  proclamation.  Elle  est  un  point  de  ralliement 
et  un  moyen  certain  offerts  à  tous  ceux  qui  veulent 
rentrer  dans  l'Union.  Elle  les  ramènera  plus  tôt 
qu'ils  ne  le  feraient  sans  cela. 

Quant  à  la  reconstruction  A  des  Etats  jadis  re- 
belles, on  ne  pourra  faire  grand' chose  tant  que  les 
populations  qui  habitent  le  théâtre  de  la  guerre  ne  se 
sentiront  pas  définitivement  à  l'abri  de  la  puissance 
des  insurgés. 

«  L'armée  et  la  flotte  doivent  donc  être  encore  le 
principal  sujet  de  nos  préoccupations,  et  il  faut  nous 
estimer  heureux  de  pouvoir  parler  avec  honneur  de 
ces  hommes  vaillants,  tant  les  chefs  que  les  simples 
soldats,  qui  composent  notre  armée,  et  envers  les- 
quels, plus  qu'envers  tous  les  autres,  le  monde  doit 
se  sentir  redevable  de  la  délivrance,  de  la  régéné- 
tion  et  de  l'agrandissement  qu'ils  assurent  à  l'édi- 
fice de  la  liberté.  » 

1.  C'est  par  ce  terme  qu'on  désigne  en  Amérique  la  réorgani- 
sation de*  États  pacifiés. 


144  ABRAHAM   LINCOLN 

Comme  l'avait  prévu  M.  Lincoln,  la  proclama- 
tion d'amnistie  ramena  au  devoir  des  milliers  de 
rebelles  et,  dans  le  sein  de  l'Union,  deux  États 
importants. 


CHAPITRE    VIII 


Campagne  de  1864.  Grant,  lieutenant  général.  —  L'armée  du 
Polomac.  —Marche  aventureuse  deSherman.  —  Prise  d'At- 
lanta. —  Petits  échecs.  — 'Actes  émancipateurs.  —  L'élection 
présidentielle  de  1864.  —  Son  importance.  —  Démocrates  et 
républicains.  —  Réélection  de  M.  Lincoln. 


L'année  1863,  que  terminèrent  ces  pacifiques 
succès,  avait  donc  été  bonne  pour  la  double  cause 
de  la  patrie  et  de  la  liberté.  Cependant  celle  qui  la 
suivit  devait  être  meilleure.  Des  succès  militaires, 
de  nouvelles  mesures  libératrice?,  et  surtout  la  réé- 
lection de  M.  Lincoln,  lui  donnent  une  grande 
importance.  Elle  va  hâter  le  dénoûment  de  la  lutte 
et  assurer  aux  Etats-Unis  un  triomphe  prochain  et 
définitif. 

L'un  des  premiers  actes  du  Congrès,  au  début  de 
la  nouvelle  session,  fut  de  rétablir  le  grade  de  lieu- 
tenant général   des  armées  de   la   république.  De 


146  ABRAHAM  LINCOLN 

tous  les  généraux  unionistes,  Grant  était  sans  con- 
tredit celui  qui  s'était  acquis  le  plus  de  droits  à  cette 
grande  charge.  Sa  carrière  militaire  avait  été  bril- 
lante. C'est  lui  qui  avait  capturé  le  fort  Henry  dans 
leCumberland,  et  le  fort  Donaldson  dans  le  Tennes- 
see. Il  était  le  héros  de  Pittsburg,  d'Hudson  et  de 
Wicksburg.  Il  s'était  montré  habile  tacticien, ferme, 
calme,  persévérant,  et  ses  talents  militaires  étaient 
rehaussés  par  une  modestie  sans  affectation. 

M.  Lincoln,  qui  eut  toujours  le  bon  esprit  d'aban- 
donner à  des  hommes  compétents  les  branches  de 
l'administration  qui  ne  lui  étaient  point  familières, 
s'était  pourtant  réservé  exclusivement  le  choix  des 
personnes  qu'il  devait  employer.  11  s'en  rapportait 
pour  cela  à  sa  propre  sagacité,  qui  lui  fit  rarement 
défaut.  S'il  se  trompa  quelquefois,  ce  ne  fut  toujours 
pas  en  conférant  à  Grant  la  lieutenance  générale. 
Le  sénat  ayant  confirmé  à  l'unanimité  la  nomination 
faite  par  le  président,  le  général  vint  à  Washington 
recevoir  son  nouveau  titre.  Aussitôt  après  il  orga- 
nisa un  plan  général  de  campagne,  qui  semble  avoir 
différé  de  celui  que  s'était  tracé  Mac-Clellan,  en  ce 
qu'il  faisait  de  la  prise  de  Richmond,  non  pas  le 
commencement,  mais  l'objet  final  de  la  campagne. 
En  conséquence,  les  trois  grands  corps  de  l'armée 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  147 
fédérale  reçurent  l'ordre  de  marcher  sur  la  capitale 
des  rebelles.  Sheridan  devait  se  diriger  de  l'ouest  à 
l'est  et  arriver  par  la  vallée  de  la  Shenandoah. 
Sherman,  qui  avait  succédé  à  Grant  dans  le  com- 
mandement de  l'armée  du  sud-ouest,  remonterait 
du  sud  au  nord,  en  capturant  sur  son  passage  les 
villes  du  littoral  de  l'Atlantique.  La  flotte,  avec  le 
concours  d'une  armée  de  terre,  devait  réduire  Mo- 
bile, Wilmington  et  Gharleston.  Enfin,  l'armée  du 
Potomac,  secondée  par  des  canonnières  qui  remon- 
teraient la  rivière  James,  devait  descendre  à  travers 
la  Virginie  sur  Petersburg  et  Richmond. 

Grant  prit  le  commandement  de  cette  dernière 
armée,  qui  était  la  plus  considérable.  Le  mauvais 
état  des  routes,  que  des  pluies  abondantes  avaient 
rendues  impraticables,  ne  lui  permit  pas  de  se  mettre 
en  marche  avant  le  mois  de  mai.  Enfin,  dans  la  nuit 
du  3  au  4,  il  passa  le  Rapidan  et  s'avança  contre 
Lee.  Du  6  mai  au  13  juin,  il  y  eut  entre  les  deux 
armées  ennemies  une  série  de  batailles  meurtrières  : 
Wilderness,  Ghancelorsville,  BufTalo,  Spottsylvania, 
Ghikahominy,  etc.  Lee  ne  reculait  que  lentement, 
et  n'abandonnait  ses  positions  que  pour  en  prendre 
de  meilleures.  Grant  ne  put  réussir  à  percer  les 
lignes  de  son  redoutable  adversaire.  En  vain  cher- 


148  ALRAIJAM    LINCOLN 

cha-t-il  plusieurs  fois  à  passer  tantôt  à  droite,  tantôt 
à  gauche,  Lee  déconcerta  tous  ses  plans  et  se  re- 
,  trouva  sans  cesse  devant  lui  pour  lui  barrer  le  che- 
min de  Richmond.  Grant  changea  alors  la  base  de 
ses  opérations,  fit  un  circuit,  effectua  sa  jonction 
avec  Butler,  passa  la  rivière  James  ;  et,  après  trois 
attaques  infructueuses,  commença  un  siège  régulier 
devant  Petersburg,  tandis  que  lui  arrivaient  de 
nouvelles  recrues,  qui  venaient  combler  les  vides 
que  tant  de  combats  avaient  faits  dans  les  rangs  de 
son  armée. 

Pendant  que  Grant  menaçait  ainsi  Richmond  et 
forçait  par  sa  présence  obstinée  le  général  Lee  à 
ne  pas  s'éloigner  de  cette  ville,  ses  lieutenants,  dans 
l'ouest  et  le  sud,  obtenaient  de  beaux  succès. 

Sheridan,  venu  de  l'ouest,  s'avançait  toujours, 
et  remportait,  dans  la  vallée  de  la  Shenandoah,  de 
brillantes  victoires. 

En  Géorgie,  Sherman  pénétrait  audacieusement 
au  cœur  des  Etats  rebelles.  Il  refoulait  sans  cesse 
devant  lui  le  général  confédéré  Johnston,  et,  après 
avoir  pris  Rome,  finissait  par  rentrer  à  Atlanta,  réa- 
lisant ainsi  un  grand  résultat,  car  de  cette  ville  rayon- 
naient les  quatre  voies  ferrées  qui  reliaient  presque 
tous  les  points  des  Etats  insurgés.  Les  confédérés 


SA  VIF,  SON  CARACTÈRE.  SON  ADMINISTRATION  149 
firent  tous  leurs  efforts  pour  reprendre  Atlanta. 
Hood,  qui  était  venu  remplacer  Johnston,  ne  fut 
pas  plus  heureux.  Sherman  repoussa  toutes  les 
attaques  et  se  maintint  dans  la  position  qu'il  avait 
acquise. 

A  côté  de  ces  succès,  il  faut  signaler  quelques 
échecs.  En  avril,  le  fort  Pillow,  sur  le  Mississipi,  et 
Plymoutb,  dans  la  Caroline  du  Nord,  retombèrent 
au  pouvoir  des  insurgés  ;  mais  ils  ternirent  leur 
victoire  par  d'horribles  massacres  qui  soulevèrent 
l'indignation  du  monde  civilisé.  Dans  la  Virginie, 
vers  le  milieu  du  mois  de  juillet,  Lee,  se  sentant  en 
sûreté  entre  Petersburg  et  Richmond,  où  son 
armée  s'était  fortement  retranchée,  envahit  encore 
leMaryland.  L'un  de  ses  lieutenants,  Ewell,  traverse 
le  Potomac,  défait  le  général  Wallace  à  Monocacy, 
le  poursuit  quelque  temps;  puis,  se  détournant 
tout  à  coup,  marche  sur  Washington.  Il  s'approche 
jusqu'à  six  milles  de  la  capitale  de  l'Union,  et  des 
collines  qui  avoisinent  la  ville,  on  put  voir  son  ar- 
mée ravager  les  environs,  brûler,  piller  et  détruire, 
et  se  retirer  enfin,  chargée  d'un  riche  butin.  Mais 
qu'était-ce  que  cela  en  comparaison  des  pertes 
immenses  que  faisait  la  confédération? 

Tandis  que  la  marche  progressive  des  armées  du 


150  ABRAHAM  LINCOLN 

Nord  lui  enlevait  chaque  jour  une  portion  de  son 
territoire,  la  nouvelle  chambre  des  représentants 
sapait,  comme  nulle  autre  ne  l'avait  fait  jusqu'ici, 
l'institution  servile  que  les  rebelles  avaient  voulu 
sauvegarder,  fortifier  et  assurer  à  jamais  en  se  sé- 
parant de  l'Union.  Voici  rapidement  énumérées  les 
nouvelles  mesures  émancipatrices.  C'est  une  no- 
menclature  qui  peut  se  passer  de  tout  commen- 
taire : 

Suppression  de  la  traite  intérieure  et  des  lois 
relatives  aux  esclaves  fugitifs  ;  —  décret  qui  déclare 
les  nègres  admissibles  aux  emplois  publics  et  leur 
témoignage  valable  devant  les  cours  de  justice;  — 
affranchissement  des  femmes  et  des  enfants  des 
noirs  enrôlés  sous  le  drapeau  fédéral;  —  décision 
en  vertu  de  laquelle  le  gouvernement  national  ne 
devra  jamais  employer  des  hommes  de  couleur  non 
émancipés  ;  —  abolition  de  l'esclavage  dans  la  Vir- 
ginie occidentale:  —  loi  qui  impose  à  tout  Etat 
rebelle,  comme  condition  indispensable  de  sa  réha- 
bilitation, le  sacrifice  de  l'esclavage. 

A  ces  actes  du  Congrès  correspondent  des 
actes  de  même  nature  émanés  des  Etats  eux- 
mêmes.  Le  Missouri  et  le  Maryland  libérèrent  leurs 
esclaves;  l'Arkansas,  le  Tennessee,  la  Louisiane  et 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    loi 

la  Floride  rentrèrent  dans  le  sein  de  l'Union  en  ac- 
ceptant, comme  faisant  autorité,  toutes  les  nou- 
velles lois  relatives  au  régime  servile. 
•  On  pourvoyait  en  même  temps  aux  premiers 
besoins  de  cette  multitude  de  nègres  rendus  à  la 
liberté.  Les  généraux  du  Nord  organisaient  le  tra- 
vail libre  sur  un  grand  nombre  de  plantations; 
tandis  que  des  sociétés  créées  dans  le  but  de  secourir 
les  affranchis  fondaient  pour  eux  des  colonies  avec 
des  hôpitaux  et  des  salles  d'école. 

Dans  la  Virginie  et  la  Caroline  du  Sud,  où, 
avant  la  guerre,  il  était  défendu,  sous  peine  d'amende 
et  d'emprisonnement,  de  donner  quelque  instruc- 
tion aux  esclaves,  des  milliers  de  ces  malheureux 
faisaient  maintenant  l'apprentissage  de  la  liberté,  et 
acquéraient,  sous  des  maîtres  volontaires,  l'instruc- 
tion intellectuelle  et  morale  qui  devait  les  rendre 
dignes  de  l'indépendance. 

Est-il  besoin  de  dire  que  M.  Lincoln  ne  fut  pas 
étranger  à  toutes  ces  mesures  libératrices  ?  Gomme 
il  les  avait  désirées  et  inspirées,  il  les  encouragea  et 
les  sanctionna  de  grand  cœur.  Il  était  enfin  venu  le 
moment  qu'il  appelait  de  tous  ses  vœux  !  Le  prési- 
dent, le  Congrès  et  la  nation  étaient  d'accord  pour 
extirper  l'esclavage  du  solde  la  patrie.  Cette  heureuse 


152  ABRAHAM   LINCOLN 

et  sainte  harmonie,  l'élection  présidentielle  allait 
la  faire  éclater  mieux  encore  que  les  dernières  élec- 
tions du  Congrès. 

Jamais  élection  présidentielle  ne  s'était  présentée 
dans  des  circonstances  plus  critiques  et  plus  solen- 
nelles ;  jamais  aussi  elle  n'avait  eu  plus  d'impor- 
tance. Considéré  au  point  de  vue  des  principes,  ce 
fait  prenait  des  proportions   colossales.  Ce  n'était 
pas  seulement  un  événement  particulier,  américain, 
mais  général,    universel,   auquel   l'humanité  tout 
entière  était  directement  intéressée.   Les  amis  de 
l'Amérique,  les  chrétiens  fidèles  à  l'esprit  de  leur 
Maître,  et  les  philanthropes  n'attendaient  pas  sans 
inquiétude  le  résultat  de  cette  crise,  que  la  guerre 
civile,  avec  les  troubles  et  les  passions  qu'elle  sou- 
lève, rendait  si  redoutable.  Qu'allait-il  advenir  de 
la  grande  république  des  États-Unis  ?  Se  diviserait- 
elle  en  deux  nations  forcément  à  jamais  ennemies  ?. . . 
Et  la  noble  cause  de   l'humanité?  Était-ce  une 
magnifique  victoire  ou  une  effroyable  défaite  qui 
lui  était  réservée?  Tant  d'argent  dépensé,  de  souf- 
frances  endurées,  de   larmes  répandues,  de  sang 
versé,  tous  ces  sacrifices  considérables  devaient-ils 
être  misérablement   perdus   pour  la  justice  et  la 
liberté?  Sur  ce  grand  drame,  aux  actes  si  sanglants 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  153 
et  si  longs,  le  triomphe  des  principes  les  plus  élevés 
va-t-il  jeter  comme  un  céleste  reflet  qui  le  transfor- 
mera en  le  sanctifiant  ;  ou  ne  sera-t-il,  en  définitive, 
qu'une  lugubre  série  d'immenses  hécatombes  de  vies 
humaines,  qui  se  terminera  par  un  monstrueux 
sacrifice'  dont  la  liberté,  le  droit  et  la  dignité  de 
l'homme  seront  les  tristes  victimes?  Sera-ce  un 
blasphème  ou  une  bénédiction,  un  hommage  rendu 
à  la  fatalité,  ou,  quoique  mêlée  de  sanglots,  une 
hymne  à  la  divine  Providence?... 

La  nation  était  profondément  émue.  Ne  s'agis- 
sait-il pas  de  ses  destinées  elles-mêmes  ?  Les  partis 
s'agitaient  bruyamment.  N'allaient-ils  pas  voir  se 
trancher  une  question  de  vie  ou  de  mort  pour  leurs 
principes?  Les  démocrates  sentaient  bien  que  si  leurs 
adversaires  triomphaient,  c'en  était  fini  de  l'escla- 
vage, c'est-à-dire  de  la  seule  raison  d'être  de  leur 
parti.  De  leur  côté,  les  républicains  se  disaient  :  Si 
les  démocrates  l'emportent,  c'en  est  fait,  sinon  de 
l'Union,  du  moins  de  la  cause  de  l'émancipation 
dont  nous  sommes  les  apôtres  et  les  champions. 
Le  Sud,  enfin,  avec  l'impatience  fiévreuse  d'un  cri- 
minel devant  ses  juges,  attendait  le  verdict  popu- 
laire. Son  espoir  suprême  s'évanouirait-il  comme  les 
autres?  Sa  seule  chance  de  salut  se  briserait-elle?  — 

9. 


io4  ABRAHAM    LINCOLN 

C'est  au  milieu  de  cette  inquiétude  générale  que 
commença,  dès  le  début  de  l'année,  la  lutte  élec- 
torale. Et  certes,  elle  était  loin  de  se  présenter  sous 
de  beaux  auspices  pour  le  parti  républicain.  La 
division  éclatait  dans  ses  rangs  et  brisait  en  deux 
fractions  l'admirable  unanimité  qui  avait  fait  et 
qui  pouvait  seule  encore  faire  leur  triomphe.  Les 
ultra-républicains  retiraient  ouvertement  leur  appui 
à  M.  Lincoln.  Réunis  à  Claveland,ils  avaient  choisi 
pour  leur  candidat  le  général  Frémont,  que  le 
parti  républicain  avait  jadis  opposé  .à  M.Buchanam, 
et  dont  M.  Lincoln,  au  début  de  la  guerre,  avait 
annulé  la  proclamation  émancipatrice. 

Il  faut  lire  les  divers  manifestes  que  lancèrent 
alors  les  abolitionistes  ardents,  pour  avoir  une  idée 
de  leur  injustice  et  de  leur  ingratitude.  Quel  réqui- 
sitoire ne  dressaient-ils  pas  contre  le  président  I  A 
les  entendre,  l'administration  de  M.  Lincoln  avait 
été  funeste  à  la  patrie.  Au  fond,  et  sans  en  avoir 
conscience,  il  était  démocrate  et  avait,  par  son 
manque  d'énergie,  donné  naissance  au  copperhéa- 
disnie   l.   Il  trahissait  la    cause   républicaine  qui 


1.  Les  républicains  flétrissaient  du  nom  de  copperhead —  terme 
populaire  qui  sert  à  désigner  une  espèce  de  serpent  venimeux  — 
les  plus  avancés  d'entre  les  démocrates  qui  se  nommaient  eux.- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   15o 

l'avait  élevé  au  fauteuil.  Bref,  ce  n'étaitpas  l'homme 
qu'il  fallait;  ce  pouvait  être  un  honnête  citoyen, 
mais  non  un  président  capable,  car,  à  une  timidité 
ridicule,  il  ajoutait  une  ignorance  complète  de  la 
vraie  situation,  et  manquait  totalement  d'aptitudes 
gouvernementales.  Wendell  Phillips,  l'un  des  prin- 
cipaux chefs  de  la  fraction  ultra-républicaine,  assu- 
rait qu'on  disait  dans  le  parti  :  «  La  réélection  de 
M.  Lincoln  serait  un  désastre,  une  ruine  nationale. 
Il  serait  préférable  d'avoir  Mac-Glellan  pour  prési- 
dent, et  de  lui  faire  opposition,  que  de  sacrifier  la 
force  du  parti  républicain,  en  appuyant  la  réélection 
de  M.  Lincoln.  » 

Toutes  ces  déclamations  passionnées  ne  prouvent 
qu'une  chose,  la  funeste  influence  des  passions 
extrêmes  sur  la  raison,  qu'elles  troublent,  et  sur  le 
jugement,  qu'elles  faussent.  Ces  hommes,  aux  inten- 
tions généreuses  mais  trop  impatientes,  auraient 
voulu  faire  du  président  de  la  république  le  chef  des 
enfants  perdus  d'un  parti  et  précipiter  son  admi-  . 
nistration  dans  des  voies  révolutionnaires,  que  ne 


mêmes  peace-democrats,  ou  démocrates  de  la  paix,  par  opposition 
aux  war-democrats,  ou  démocrates  de  la  guerre.  Les  copperheads 
étaient  dévoués  de  cœur  à  la  cause  du  Sud,  et  travaillaient  à  ame- 
ner le  triomphe  définitif  de  la  confédération. 


156  ABRAHAM    LINCOLN 

légitimaient  ni  la  Constitution,  ni  la  volonté  natio- 
nale. Ils  méconnaissaient  entièrement  la  sage  poli- 
tique de  M.  Lincoln,  qui  avait  résisté  à  l'astuce  et 
à  la  violence  des  partis,  pour  n'obéir  qu'à  la  Cons- 
titution, et  s'avancer,  d'après  les  indications  que  lui 
fournissaient  les  événements  et  l'état  de  l'opinion 
publique,  à  la  poursuite  de  ce  double  but,  qu'il  ne 
perdit  jamais  de  vue,  l'union  et  l'émancipation.  Il 
n'est  pas  nécessaire  de  disserter  et  d'argumenter 
longuement  pour  légitimer  la  politique  présiden- 
tielle. 11  suffit  de  relire,  sans  idée  préconçue,  tout 
ce  qu'a  dit  ou  écrit  M.  Lincoln,  et  notamment  la 
lettre  suivante,  qui  est  une  réponse  victorieuse,  aussi 
bien  aux  accusations  des  ultra-républicains  qu'à 
celles  des  démocrates. 

«  Executive  Mansion,  Washington,  4  avril  i8o4. 

é 

»    A.    G.    HODGES,    ESQ.    FRANKFORT,    KY. 

»  Mon  cher  Monsieur, 

»  Vous  me  demandez  de  reproduire  par  écrit  la 
substance  de  ce  que  j'ai  dit  l'autre  jour,  en  votre 
présence,  au  gouverneur  Bramlette  et  au  sénateur 
Dixon.  C'était  à  peu  près  ce  qui  suit  : 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,  SON  ADMINISTRATION    157 

»  Je  suis  naturellement  anti-esclavagiste.  Si 
l'esclavage  n'est  pas  un  mal,  rien  n'est  mal.  Je  n'ai 
jamais,  que  je  sache,  différé  de  sentiment  ou  d'opi- 
nion à  cet  égard,  et  cependant  je  n'ai  jamais  pensé 
que  le  titre  de  président  me  conférât  le  droit  illi- 
mité d'agir  officiellement  d'après  ces  idées  et  ces 
sentiments.  Il  y  avait  dans  le  serment  que  j'ai  prêté 
que  «  de  tout  mon  pouvoir  je  conserverais,  protége- 
»  rais  et  défendrais  la  Constitution  des  Etats-Unis.  » 
Je  ne  pouvais  prendre  l'office  sans  le  serment, 
et  je  n'avais  pas  l'intention  de  faire  du  serment 
un  moyen  d'acquérir  le  pouvoir,  pour  violer  ensuite 
ce  serment  dans  l'exercice  du  pouvoir.  Je  comprenais 
aussi  que,  dans  l'administration  civile  ordinaire,  ce 
serment  m'empêchait  de  mettre  en  pratique  mes 
idées  personnelles  sur  la  question  morale  de  l'es- 
clavage. C'est  ce  que  j'ai  déclaré  plusieurs  fois  et  de 
diverses  manières,  et  j'affirme  que,  jusqu'à  ce  jour, 
je  n'ai  rien  fait  officiellement  par  pure  déférence 
pour  mon  jugement  et  mes  sentiments  privés  touchant 
l'esclavage. 

»  Je  n'ai  pas  compris  cependant  que  mon  serment 
de  conserver  de  tout  mon  pouvoir  la  Constitution 
m'imposât  le  devoir  de  préserver,  par  tous  les 
moyens   indispensables,    ce    gouvernement,    cette 


158  ABRAHAM   LINCOLN 

nation,  dont  cette  Constitution  était  la  loi  organique. 
Etait-il  possible  de  perdre  la  nation  et  cependant  de 
préserver  la  Constitution  ?  En  loi  générale,  la   vie 
et  le  membre  doivent  être  conservés  ;  mais  souvent 
un  membre  doit  être  amputé  pour  sauver  la  vie  ; 
toutefois,  ce  n'est  jamais  avec  sagesse  qu'on  sacrifie 
la  vie  pour  sauver  le  membre.  J'ai  senti  que  des 
mesures,  d'ailleurs  inconstitutionnelles,  pouvaient 
devenir  légales,  en  devenant  indispensables  pour 
préserver  la  Constitution  en  préservant  la  nation.  A 
tort  ou  à  raison  j'ai  pris  ce  parti,  et  maintenant  je 
l'avoue.  Je  ne  pouvais  penser  que  j'aurais  même 
essayé    de  préserver  la  Constitution  autant   qu'il 
m'était  possible,  si,  pour  sauver  l'esclavage  ou  tout 
autre  objet  secondaire,  j'eusse  permis  tout  ensemble 
le  naufrage  du  gouvernement,  du    pays  et  de  la 
Constitution.  Lorsque,  au  début  de  la  guerre,  le 
général  Frémont  tenta  d'émanciper  les   esclaves, 
je  l'en  empêchai,  car  je  ne  pensais  pas  alors  que 
cette  mesure  fût  absolument  nécessaire.  Quand,  un 
peu  plus  tard,  le  général  Cameron,  alors  secrétaire 
de  la  guerre,  proposa  d'armer  les  hommes  de  cou- 
leur, je  m'y   opposai,   parce  que  je  ne  pensais  pas 
alors  que  ce  fût  une   nécessité  indispensable.  Lors- 
que, encore  plus  tard,  le  général  Hunter  essaya  un 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    159 

acte  d'émancipation,  je  m'y  opposai  de  nouveau, 
car  je  ne  pensais  pas  que  le  moment  fût  venu  de 
recourir  à  cette  mesure  comme  indispensable.  Quand, 
en  mars,  en  mai  et  en  juillet  1862,  je  pressais  à 
plusieurs  reprises  les  États  frontières  de  se  décider 
en  faveur  d'une  émancipation  dont  ils  seraient 
indemnisés,  je  croyais  que,  sans  cela,  le  moment 
viendrait  où  il  serait  indispensable  d'émanciper  et 
d'armer  les  nègres.  Us  rejetèrent  ma  proposition,  et 
je  me  trouvai  placé  dans  l'alternative,  ou  de  sacrifier 
l'Union  et  avec  elle  la  Constitution,  ou  de  mettre 
puissamment  la  main  sur  l'élément  de  couleur.  J'ai 
choisi  ce  dernier  parti.  En  le  choisissant,  j'espérais 
plus  de  gain  que  de  perte,  mais  toutefois  sans  en 
être  entièrement  sûr.  Une  expériencede  plus  d'un  an 
nous  montre  qu'il  n'en  est  résulté  aucune  perte,  ni 
dans  nos  relations  extérieures,  ni  dans  les  sentiments 
populaires  au  sein  de  notre  patrie,  ni  dans  nos 
forces  militaires  ;  aucune  perte  nulle  part  et  en 
aucun  sens.  Nous  avons,  au  contraire,  un  gain 
de  cent  trente  mille  hommes,  soldats,  marins  ou 
agriculteurs.  Ce  sont  là  des  faits  palpables  sur  les^ 
quels,  en  tant  que  faits,  on  ne  peut  chicaner.  Nous 
avons  les  hommes  et  nous  ne  les  aurions  pas  sans 
cette  mesure... 


160  ABRAHAM  LINCOLN 

»  J'ajoute  un  mot  que  je  n'ai  pas  prononcé  dans 
cette  conversation.  En  parlant  ainsi,  je  n'entends 
pas  faire  l'éloge  de  ma  sagacité;  je  ne  prétends  pas 
avoir  contrôlé  les  événements  ,  mais  je  confesse  plei- 
nement que  les  événements  m'ont  contrôlé.  Mainte- 
nant, à  la  fin  de  trois  années  de  lutte,  l'état  de  la 
nation  n'est  ni  ce  qu'aucun  parti  ni  ce  qu'aucun 
homme  imaginait  ou  attendait.  Dieu  seul  peut  pré- 
tendre avoir  tout  prévu.  Il  semble  qu'on  voit  avec 
évidence  où  tendent  tous  ces  événements.  Si  Dieu 
veut  maintenant  la  suppression  d'un  grand  mal,  et 
nous  punir  justement,  nous,  gens  du  Nord,  aussi  bien 
que  vous,  gens  du  Sud,  de  notre  complicité  dans  oe 
mal,  l'histoire  impartiale  trouvera  en  cela  de  nou- 
veaux motifs  d'affirmer  et  d'adorer  la  justice  et  la 
bonté  de  Dieu. 

»  Votre  bien  dévoué, 

»  A.  Lincoln.  » 

Le  gros  du  parti  républicain  restait  fidèle  à 
M.  Lincoln. 

Ce  n'est  pas  qu'on  y  fût  unanime  à  louer  son 
administration.  Les  mécontents  .et  les  critiques  ne 
manquaient  pas.  Quelques-uns  d'entre  eux  allèrent 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  W 
jusqu'à  proposer  la  candidature  de  M.  Chase.  Mais 
comme  décidément  ce  nom  rencontrait  peu  de  sym- 
pathie, et  que  le  peuple  se  montrait  plus  que  jamais 
attaché  à  M.  Lincoln,  ils  se  rallièrent  d'assez  bonne 
grâce  au  candidat-président. 

La  convention  républicaine  se  réunit  à  Balti- 
more. On  y  résolut,  d'une  voix  unanime,  d'appuyer 
la  réélection  de  M.  Lincoln  et  l'élection  de  M  John- 
son à  la  vice-présidence.  La  plate-forme  rédigea  et 
adopta,  avec  la  même  unanimité,  le  programme 
politique  dont  voici  les  trois  points  :  Rétablisse- 
ment de  l'Union,  et  pour  cela  continuation  de  la 
guerre  jusqu'à  la  soumission  complète  des  rebelles  ; 
—  abolition  de  l'esclavage  par  un  amendement  à 
la  Constitution  nationale;  —  maintien  de  la  doc- 
trine de  Monroë. 

Les  événements  militaires  qui  inauguraient  la 
nouvelle  campagne  n'étaient  pas  de  nature  à  assu- 
rer le  triomphe  de  la  cause  républicaine,  que  com- 
promettait la  division  survenue  au  sein  du  parti. 
Sans  doute  les  armées  fédérales  n'avaient  pas  subi 
de  nouveaux  revers  ;  mais  Grant  n'avançait  que 
lentement  à  travers  une  série  de  batailles  meur- 
trières qui  décimaient  son  armée;  tandis  que  Sher- 
man,  qui  s'était  engagé  au  cœur  même  des  Etats 


162  ABRAHAM   LINCOLN 

rebelles,  pouvait  voir  d'un  instant  à  l'autre  toutes 
ses  communications  coupées.  On  craignait  qu'il 
n'eût  commis  une  imprudence  qui  coûterait  à  la 
république  toute  l'armée  qu'il  commandait.  C'était 
du  moins  ce  que  prédisaient  avec  assurance  les 
gens  du  Sud  et  les  démocrates  du  Nord.  Ceux-ci, 
profitant  habilement  des  circonstances,  choisirent 
ce  moment  de  l'année  pour  se  réunir  en  convention 
nationale.  Leur  programme  pacifique  allait,  pen- 
saient-ils, être  adopté  par  un  bon  nombre  de  ré- 
publicains lassés  des  longueurs  et  des  sacrifices  de 
cette  guerre  dont  rien  n'annonçait  la  fin  prochaine. 

War-démocrates  et  peace-démocrates  vinrent  en 
foule  à  Chicago,  et,  malgré  les  divergences  d'opinion 
qui  les  séparaient,  finirent  par  voter,  à  une  forte 
majorité,  le  programme  suivant  :  Suspension  immé- 
diate des  hostilités  et  convention  générale  de  tous 
les  États,  fidèles  ou  rebelles,  pour  régler  à  l'amiable 
les  conditions  de  la  paix. 

Le  général  Mac  Clellan  fut  le  candidat  de  la  pla- 
te-forme de  Chicago.  Son  opposition  décidée  à  la 
politique  émancipatrice  le  recommandait  aux  démo- 
crates, comme  le  prestige  militaire  que  lui  avait  laissé 
la  victoire  d'Antietam,  à  tous  ceux  qui  flottaient 
indécis  entre  les  deux  partis  rivaux.   Un  moment 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  163 
les  démocrates  faillirent  se  diviser,  comme  les  répu- 
blicains l'avaient  fait  au  printemps.  Ce  fut  lorsque 
le  général  Mac  Clellan,  sous  la  triple  pression  du  res- 
pect national,  de  l'honneur  militaire  et  de  l'intérêt 
bien  entendu,  renia  le  programme  delà  plate-forme, 
dont  il  acceptait  néanmoins  l'appui.  Il  se  sépara  ' 
des  peace -démocrates,  qui  ne  visaient  à  rien  moins 
qu'à  démembrer  l'Union,  pour  se  rallier  aux  war- 
démocrates,  qui  étaient  les  plus  nombreux  et  qui 
voulaient  le  rétablissement  intégral  de  l'Union  par 
la  guerre,  si  les  négociations  diplomatiques  n'abou- 
tissaient pas  à  ce  résultat. 

La  lettre  où  Mac  Glellan  fit  connaître  sa  résolu- 
tion mécontenta  profondément  les  copperheads.  Ils 
annoncèrent  qu'ils  allaient  réunir  aussitôt  une  nou- 
velle convention  pour  procéder  à  un  autre  choix. 
Mais,  après  cette  explosion  de  dépit,  ils  se  ravisèrent 
sagement  et  étouffèrent  dans  leurs  cœurs  la  sourde 
colère  qui  les  avait  soulevés.  C'est  que  tout  leur 
faisait  alors  un  devoir  de  demeurer  unis  :  le  désir 
de  la  victoire  aux  prochaines  élections,  si  impor- 
tantes, si  solennelles  ;  l'espérance  d'entraîner  plus 
tard  après  eux  l'administration  de  Mac  Clellan  ; 
surtout  l'attitude  que  prenait  le  parti  républicain  et 
l'aspect  nouveau  que  des  succès  inattendus  venaient 


J6i  ABRAHAM    LINCOLN 

de  donner  tout  à  coup  aux  opérations  militaires. 
En  effet,  les  abolitionistes,  impuissants  à  ébranler 
la  confiance  de  la  nation  en  M.  Lincoln,  avaient 
fini  par  revenir  de  leur  égarement.  Frémont,  se 
sentant  sans  autre  appui  que  celui  de  quelques 
chefs  ultra-républicains,  retira  sa  candidature,  et  le 
peu  de  partisans  qu'il  avait  groupés  autour  de  lui 
se  rallièrent  au  choix  de  la  convention  de  Baltimore. 
D'un  autre  côté,  la  nouvelle  de  la  prise  d'Atlanta 
avait  dissipé  toutes  les  inquiétudes,  rendu  la  con- 
fiance et  la  joie  à  la  nation,  en  couronnant  d'un  si 
grand  succès  la  marche  téméraire  de  Sherman. 

Ces  événements,  survenus  à  la  veille  de  l'ouver- 
ture du  scrutin,  allaient  assurer  à  la  candidature  de 
M.  Lincoln  un  véritable  triomphe.  Lui,  il  avait  ac- 
cepté sans  arrière-pensée  le  programme  de  la  plate- 
forme de  Baltimore,  car  c'était  l'expression  fidèle 
de  ses  sentiments  politiques.  Il  voulait  aussi  être 
réélu.  Son  patriotisme  lui  en  faisait  un  devoir  de 
conscience.  Il  désirait  éviter  à  son  pays  la  crise 
d'un  changement  de  pouvoir  pendant  une  guerre 
civile.  «  Ce  n'est  pas,  disait-il,  au  milieu  d'un  gué 
qu'on  change  de  chevaux.  »  Surtout  il  avait  à  cœur 
de  terminer  l'œuvre  de  pacification  et  d'affranchis- 
sement qu'il  avait  si  bien  commencée  et  menée  si 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  165 
loin.  Mais  s'il  eût  consulté  ses  goûts  personnels, 
certainement  il  eût  décliné  l'honneur  d'une  réélec- 
tion. «  Ah  !  monsieur,  »  disait-il  à  Wendell  Phillips, 
qui  lui  promettait  un  jour  l'appui  des  abolitio- 
nistes,  s'il  agissait  vigoureusement  contre  l'escla- 
vage, «  si  jamais  j'ai  désiré  d'être  élu  président,  il 
y  a  longtemps  que  mes  idées  et  mes  goûts  sont 
changés  à  cet  égard,  tant  j'ai  été  déçu  en  ce  que 
j'avais  espéré  de  cette  haute  position.  »  M.  Lincoln 
fut  cependant  réélu,  le  8  novembre,  à  une  très- 
forte  majorité.  Il  avait  reçu  deux  cent  treize  votes, 
et  son  concurrent ,  le  général  Mac  Clellan ,  vingt* 
et-un  î 


CHAPITRE    IX 


La  conférence  du  Niagara.  —  Dernier  message  de  M.  Lincoln.— 
Amendement  constitutionnel  abolissant  l'esclavage.  —  L'œuvre 
de  reconstruction.  —  Discours  de  M.  Lincoln  sur  ce  sujet.  — 
Lettre  au  gouverneur  du  Missouri. 


En  présence  du  résultat  de  l'élection,  les  démo- 
crates qui,  à  New-York,  avaient  voulu  empêcher 
qu'on  votât  pour  M.  Lincoln  et  qu'il  fallut  contenir 
dans  le  devoir  par  la  présence  du  général  Butler, 
gardaient  maintenant  un  sombre  silence.  Ils  se  sen- 
taient écrasés  sous  le  poids  de  la  volonté  nationale, 
sous  le  verdict  du  peuple  américain,  qui  venait  de 
voter  solennellement  la  mort  de  leur  parti. 

La  consternation  fut  plus  profonde  encore  dans 
le  Sud.  C'est  qu'ayant  perdu  sa  dernière  espérance, 
il  ne  lui  restait  d'autre  alternative  que  la  soumis- 
sion ou  le  suicide.  Dès  lors  les  déclamations  furi- 
bondes des  journaux  de  Richmond  et  les  grandes 


168  ABRAHAM    LINCOLN 

phrases  de  Jefferson  Davis  ne  réussirent  plus  à  cou- 
vrir de  leur  bruit  menteur  les  plaintes  que  la  lassi- 
tude et  l'épuisement  arrachaient  aux  populations. 
Déjà,  entre  autres  indices,  un*  événement  très-signi- 
ficatif était  venu  prouver  l'état  critique  de  la  confé- 
dération. Vers  le  milieu  de  juillet,  des  commissaires 
du  Sud  demandèrent  à  conférer  au  sujet  de  la  paix. 
Des  pourparlers  semi-officiels  eurent  lieu,  près  de  la 
chute  du  Niagara,  entre  eux  et  quelques  personnages 
du  Nord  envoyés  parM.  Lincoln.  On  n'aboutit  à  rien, 
car  le  président,  comme  c'était  son  devoir,  se  mon- 
tra inflexible  sur  le  rétablissement  intégral  de 
l'Union  et  l'abandon  complet  de  l'esclavage,  que  sa 
proclamation  avait  aboli  dans  tous  les  États  rebelles. 
Voici  le  fameux  billet  qu'il  envoya  à  Horace  Greeley, 
l'un  des  représentants  du  Nord  à  cette  conférence, 
et  que  celui-ci  devait  remettre  à  qui  de  droit. 

«  Maison  du  pouvoir  exécutif,  18  juillet. 

»  A  ceux  que  cela  peut  concerner.  » 

»  Toute  proposition  qui  embrassera  le  rétablisse- 
ment de  la  paix,  la  pleine  intégrité  de  l'Union  et 
l'abandon  de  l'esclavage,  et  qui  émanera  d'une  au- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   169 

torité  qui  puisse  contrôler  les  armées  maintenant 
en  guerre  contre  les  États-Unis,  sera  reçue  et  prise 
en  considération  par  le  gouvernement  exécutif  des 
Etats-Unis;  et  l'on  y  répondra  par  des  termes  libé- 
raux, au  sujet  des  points  substantiels  et  collatéraux; 
et  le  porteur  ou  les  porteurs  de  la  proposition  rece- 
vront un  sauf-conduit  pour  l'aller  et  le  retour. 

»  À.  Lincoln.  » 

Si  le  gouvernement  du  Sud  commençait  à  ne  pou- 
voir plus  cacher  sa  faiblesse,  celui  du  Nord  se  sen- 
tait plus  fort  que  jamais  depuis  qu'il  s'était  retrempé 
dans  la  dernière  élection.  Tandis  qu'au  sein  des 
Etats  confédérés,  un  violent  désaccord  éclatait 
entre  les  populations  qui  demandaient  la  paix  et  le 
pouvoir  qui  voulait  la  continuation  de  la  guerre, 
il  y  avait  dans  le  Nord  accord  parfait  entre  le  pou- 
voir exécutif  et  la  nation.  Ici  d'ailleurs  les  ressources 
étaient  encore  abondantes.  Durant  les  quatre  an- 
nées de  guerre  qui  avaient  épuisé  le  Sud,  le  chiffre 
de  la  population  du  Nord  était  allé  croissant.  C'est 
ce  que  constate,  entre  autres  résultats,  le  dernier 
message  présidentiel  dont  nous  devons  citer  quelque 
chose. 

Nous  passons  tout  ce  qui  est  relatif  à  la  politique 

extérieure,  aux  finances  et  à  l'administration  des 

10 


170  ABRAHAM  LINCOLN 

territoires,  pour  ne  nous  occuper  que  de  ce  qui  est 
en  rapport  direct  avec  la  crise  américaine. 

»  La  guerre  continue.  Depuis  notre  dernier  mes- 
sage annuel,  nos  forces  se  sont  maintenues  sur  toutes 
les  lignes  et  dans  toutes  les  positions  importantes 
qu'elles  occupaient.  Nos  armées  se  sont  en  même 
temps  avancées  d'une  manière  progressive  et  du- 
rable, délivrant  ainsi  les  régions  qu'elles  laissaient 
derrière  elles;  de  sorte  que  le  Missouri,  le  Ken- 
tucky,  le  Tennessee  et  des  parties  d'autres  États  ont 
de  nouveau  rapporté  de  belles  moissons. 

»  La  marche  que  poursuit  le  général  Sherman,  sur 
une  étendue  de  trois  cents  milles  et  à  travers  le  pays 
rebelle,  est  le  fait  le  plus  remarquable  des  opérations 
militaires  de  cette  année.  C'est  là  une  preuve  du 
grand  accroissement  de  nos  forces,  puisque  notre 
général  en  chef  se  sent  capable  de  tenir  en  échec  les 
forces  actives  de  l'ennemi,  tout  en  détachant,  pour 
opérer  une  telle  expédition,  un  corps  d'armée  si  con- 
sidérable et  si  bien  équipé.  Le  résultat  de  cette 
marche  du  général  Sherman  n'est  pas  encore  connu, 
et  nous  n'avons  pas  à  conjecturer  à  ce  sujet. 

»  Des  mouvements  importants  ont  eu  lieu  cette 
année  dans  le  but  de  façonner  la  société  de  manière 
à  rendre  l'Union   durable.  Bien  que  nous  n'ayons 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  171 
pas  obtenu  un  succès  complet,  c'est  déjà  beaucoup 
que  douze  mille  citoyens  aient,  dans  chacun  des 
deux  États  de  l'Àrkansas  et  de  la  Louisiane,  organisé 
des  gouvernements  fidèles,  avec  une  constitution 
libre,  et  qu'ils  luttent  courageusement  pour  les 
maintenir  et  les  administrer.  Il  ne  faut  pas  omettre 
le  mouvement  dans  le  même  sens,  plus  important 
quoique  moins  défini,  qui  s'accomplit  dans  le  Mis- 
souri, le  Kentucky  et  le  Tennessee.  Mais  le  Mary- 
land  nous  offre  l'exemple  d'un  succès  complet.  Il 
est  maintenant  acquis  pour  toujours  à  la  liberté  et  à 
l'Union.  Le  génie  de  la  rébellion  n'a  plus  de  droits 
sur  lui.  Gomme  tout  autre  mauvais  esprit,  après 
avoir  été  chassé,  il  pourra  chercher  à  le  déchirer, 
mais  désormais  il  ne  lui  fera  plus  sa  cour. 

»  Dans  la  dernière  session  du  Congrès,  la  propo- 
sition d'un  amendement  constitutionnel,  abolissant 
l'esclavage  sur  toute  l'étendue  du  territoire  des 
États-Unis,  fut  adoptée  par  le  sénat,  mais  échoua 
devant  la  chambre  des  représentants,  faute  d'avoir 
réuni  les  deux  tiers  de  voix  exigés. 

»  Bien  que  ce  Congrès  soit  le  même  que  celui  de 
l'année  passée,  et  sans  mettre  en  question  la  sagesse 
ou  le  patriotisme  des  membres  qui  s'opposent  à 
l'amendement,  j'ose  recommander,  dans  cette  nou- 


172  ABRAHAM   LINCOLN 

velle  session,  à  votre  considération  et  à  vos  suffrages 
cette  importante  mesure  émancipatrice.  Naturelle- 
ment 1 1  question  abstraite  n'est  pas  changée;  mais 
l'élection  survenue  depuis  montre  que  certainement 
le  prochain  Congrès  votera  cette  proposition.  L'en- 
voi de  cet  amendement  aux  divers  États  de  l'Union, 
pour  qu'ils  aient  à  leur  tour  à  statuer  à  son  sujet, 
n'est  donc  qu'une  affaire  de  temps.  En  tout  cas, 
puisque  cet  amendement  doit  leur  être  envoyé,  ne 
serons-nous  pas  d'avis  que  le  plus  tôt  sera  le  meil- 
leur ?  On  ne  prétend  pas  que  l'élection  ait  fait  aux 
membres  de  la  chambre  un  devoir  de  changer  leurs 
vues  et  leurs  votes,  plus  que  ne  l'exige  un  nouvel 
élément  additionnel  dont  on  doit  tenir  compte.  Leur 
jugement  peut  en  être  modifié.  C'est  la  voix  du 
peuple  entendue  pour  la  première  fois  à  ce  sujet. 
Dans  une  aussi  grande  crise  nationale,  l'unanimité 
d'action*  parmi  ceux  qui  poursuivent  un  même  but 
est  fort  désirable,  et  on  ne  saurait  la  réaliser  si  l'on 
n'accorde  quelque  déférence  à  la  volonté  de  la  ma- 
jorité, par  cela  seul  qu'elle  est  la  volonté  de  la  ma- 
jorité. Dans  notre  cas  actuel,  la  fin  que  tous  se  pro- 
posent c'est  le  maintien  de  l'Union,  et,  parmi 
les  moyens  d'atteindre  ce  but,  la  volonté  de  la 
majorité  s'est  clairement    prononcée ,    par  l'élec- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    173 

tion,  en  faveur  de  l'amendement  constitutionnel 

»  L'élection,  qui  a  été  d'une  grande  valeur  pour 
la  cause  nationale,  a  mis  en  saillie  un  autre  fait 
non  moins  digne  de  remarque.  Elle  a  montré  que 
nous  n'approchons  pas  de  l'épuisement  quant  à  la 
branche  la  plus  importante  de  nos  ressources  natio- 
nales, celle  des  hommes  vivants.  Tandis  qu'il  est 
triste  de  penser  combien  la  guerre  a  comblé  de 
fosses  et  combien  de  cœurs  elle  a  rempli  de  deuil , 
il  y  a  un  certain  soulagement  à  voir  que  les  hommes 
tombés  ont  été  si  peu  nombreux,  comparativement 
à  ceux  qui  survivent.  Si  les  corps  d'armée,  les  divi- 
sions, les  brigades  et  les  régiments  qui  furent  for- 
més ont  été  décimés  et  détruits  dans  les  combats, 
une  grande  majorité  des  hommes  qui  les  compo- 
saient sont  encore  en  vie.  Ceci  est  également  vrai 
du  service  naval.  Le  résultat  des  élections  le  prouve. 
Autrement  se  serait-il  trouvé  un  aussi  grand  nom- 
bre d'électeurs  ?  Les  États  qui  ont  voté  cette  fois 
aussi  bien  qu'il  y  a  quatre  ans...  viennent  de  réunir 
3,982,011  suffrages,  contre  3,070,222  voix  qu'ils 
donnèrent  alors.  A  ces  3,982,011  votes  il  en  faut 
ajouter  33,762  des  nouveaux  États  de  Kansas  et  de 
Neveda,    qui  ne  participèrent  pas  à   l'élection   de 

1800.   Nous  obtenons    ainsi   un   chiffre  total    de 

JO. 


174  ABRAHAM    LINCOLN 

4,015,773  et  une  augmentation  pendant  les  trois 
années  et  demie  de  guerre  qui  viennent  de  s'écouler 
de  145,751  électeurs.  A  ce  nombre  il  faudrait  encore 
ajouter  celui  de.  tous  les  soldats  en  campagne  qui 
appartiennent  à  des  Etats  dont  les  lois  ne  leur  ont 
pas  permis  de  voter  loin  de  leur  province  ;  or,  le 
chiffre  n'en  saurait  être  inférieur  à  100,000. 

»  Ce  n'est  pas  tout  :  le  nombre  des  territoires  orga- 
nisés est  triple  de  ce  qu'il  était  avant  la  guerre,  et 
des  milliers  de  blancs  et  de  noirs  se  joignent  à 
notre  nation  pour  refouler  les  lignes  ennemies...  Ce 
fait  important  demeure  donc  démontré  :  que  nous 
avons  plus  d'hommes  maintenant  qu'avant  le  com- 
mencement de  la  guerre  ;  que  nous  ne  sommes  pas 
s  épuisés  ni  en  voie  de  le  devenir  ;  que  nous  gagnons 
en  force  et  qu'au  besoin  nous  pourrions  soutenir  la 
lutte  indéfiniment.  Ayant  donc  plus  de  ressources 
que  jamais^et  le  même  but  inébranlable,  savoir,  le 
rétablissement  de  l'Union,  il  ne  nous  reste  qu'à 
choisir  les  moyens  les  plus  propres  à  l'atteindre. . 
Après  mûre  considération,  il  me  semble  qu'aucune 
négociation  avec  le  chef  des  rebelles  n'aboutira 
quelque  chose  de  bon.  Il  n'accepterait  rien  qui  n( 
fût  un  démembrement  de  l'Union,  et  c'est  précisé- 
ment ce  que  nous  ne  pouvons  ni  ne  voulons  accor- 


SA  VII%  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    17o 

der.  Ses  déclarations  à  ce  sujet  sont  claires  et  ont  été 
souvent  réitérées.  Il  n'essaie  pas  de  nous  tromper, 
et  ne  nous  fournit  aucune  cause  de  nous  tromper 
nous-mêmes.  Tl  ne  peut  volontairement  réaccep- 
ter l'Union,  et  nous  ne  pouvons  volontairement 
abandonner  cette  Union.  Le  dénoûment  est  donc 
simple,  clair,  inflexible;  la  guerre  peut  seule  le 
hâter  et  la  victoire  le  réaliser.  Cependant  si  le  chef 
des  insurgés  ne  peut  réaccepter  l'Union,  ceux  qui  le 
suivent  le  peuvent  certainement.  Quelques-uns  d'en- 
tre eux,  nous  le  savons,  désirent  déjà  le  rétablisse- 
ment de  la  paix  et  de  l'Union.  Leur  nombre  peut 
s'accroître,  et  ils  peuvent  à  toute  heure  avoir  la  paix, 
en  déposant  les  armes  et  en  se  soumettant  à  l'auto- 
rité nationale,  conformément  à  la  Constitution.  Du 
reste,  il  y  a  eu  à  cet  effet  une  proclamation  d'am- 
nistie, la  porte  leur  a  été  ouverte,  elle  l'est  encore  ; 
mais  le  moment  peut  venir,  et  il  viendra  probable- 
ment, où  le  devoir  public  exigera  qu'on  la  ferme. 

»  En  prévision  de  la  soumission  des  rebelles  à 
l'autorité  nationale,  comme  seule  condition  indis- 
pensable pour  terminer  cette  guerre,  je  ne  rétracte 
rien  de  ce  que  j'ai  dit  auparavant.  Quant  à  l'escla- 
vage, je  répète  la  déclaration  que  je  fis  il  y  a  un  an, 
savoir,  qu'aussi  longtemps  que  j'occuperai  la  position 


17tf  ABRAHAM    LINCOLN 

que  j'ai  maintenant,  je  n'essaierai  pas  de  rétracter 
ou  de  modifier  ma  proclamation  émancipatricc,  et  je 
ne  rendrai  point  à  l'esclavage  une  seule  des  per- 
sonnes qui  ont  été  émancipées  par  cette  proclama- 
tion ou  par  n'importe  quel  acte  du  Congrès.  Si  le 
peuple,  par  quelque  moyen  ou  procédé,  voulait  im- 
poser au  pouvoir  exécutif  l'obligation  de  rendre  à 
l'esclavage  ces  personnes,  c'est  un  autre,  non  moi, 
qui  devra  être  l'instrument  de  sa  volonté.  » 

Bien  qu'il  ne  crût  pas  à  l'efficacité  des  négocia- 
tions pour  amener  le  rétablissement  de  l'Union  sur 
la  nouvelle  base  de  l'affranchissement  des  nègres, 
M.  Lincoln  était  trop  scrupuleux,  trop  sensible  à  la 
responsabilité  qui  pesait  sur  lui  pour  rejeter  à 
priori  toute  tentative  de  conciliation.  Sans  doute, 
comme  il  le  disait  lui-même,  il  n'y  avait  plus 
l'ombre  d'équivoque  dans  les  intentions,  les  pa- 
roles et  les  actes  des  deux  partis  adverses;  leurs 
prétentions  étaient  aussi  absolues  qu'incompati- 
bles :  d'un  côté,  le  démembrement  de  l'Union  avec 
l'esclavage;  de  l'autre,  le  rétablissement  de  l'Union 
sans  l'esclavage  ;  toutefois  le  chef  de  la  nation 
devait-il  envenimer  le  débat  et  prêter  prise  à  la 
calomnie,  en  se  refusant  à  recevoir»  des  ouvertures 
dont  il  était   censé  ignorer  le  but,  et  qui,   après 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   177 

tout,  en  cas   d'insuccès,  n'engageaient  en  rien  le 
gouvernement? 

Il  consentit  donc  à  une  nouvelle  conférence 
semi-officielle  que  lui  fit  demander  le  Sud.  Dans 
l'après-midi  du  2  février  1865,  le  bateau  à  vapeur 
qui  servait  à  porter  les  dépêches  du  général  Grant 
déposait  à  la  forteresse  Monroë  trois  commissaires 
confédérés  :  le  vice-président  Stephens ,  le  juge 
Campbell  et  M.  Hunter,  de  la  Virginie.  Quelques 
*  heures  après,  arrivait  sur  un  steamer  d'Anapolis  le 
secrétaire  d'Etat,  M.  Seward,  envoyé  par  le  prési- 
dent. Mais  les  délégués  du  Sud  voulaient  conférer 
avec  M.  Lincoln  lui-même  et  demandaient  avec 
instance  à  aller  à  Washington.  M.  Seward  s'y  op- 
posa et  ne  consentit  qu'à  transmettre  leur  désir  à 
M.  Lincoln  par  une  dépêche  télégraphique.  Le  len- 
demain de  bonne  heure  le  président  était  arrivé. 
Les  deux  bateaux  à  vapeur  se  rendirent  en  rade, 
jetèrent  l'ancre  sous  les  canons  du  fort  Monroë  et 
de  manière  à  se  trouver  côte  à  côte.  Les  confédérés 
passèrent  à  bord  du  steamer  où  étaient  le  président  et 
son  secrétaire,  et  la  conférence  commença  aussitôt. 
Elle  ne  dura  pas  moins  de  quatre  heures.  Les  com- 
missaires du  Sud  auraient  bien  consenti  au  rétablis- 
sement de  l'Union,  mais  à  la  double  condition  que 


178  ABRAHAM  LINCOLN 

l'esclavage  serait  maintenu  dans  les  Etats  rebelles  et 
qu'on  entreprendrait,  comme  préliminaire  de  la 
réconciliation,  une  guerre  en  commun  contre  le 
Canada  ou  le  Mexique.  A  cette  singulière  proposi- 
tion M.  Lincoln  répondit  avec  calme  et  politesse, 
mais  avec  fermeté  :  «  Rentrez  immédiatement  dans 
l'Union  et  renoncez  à  l'esclavage.  » 

On  se  sépara  donc  comme  on  était  venu,  ou  plu- 
tôt avec  la  conviction  encore  plus  profonde  que  la 
guerre  pouvait  seule  résoudre  les  difficultés  pendante^. 
Ce  même  mois  de  janvier,  l'amendement  consti- 
tutionnel que  M.  Lincoln  avait  recommandé  tout 
particulièrement  aux  membres  du  Congrès  fut  dé- 
finitivement adopté  parles  deux  chambres.  Le  voici  : 
«  Article  xni,  section  première.  —  Ni  l'esclavage, 
ni  la  servitude  involontaire,  hormis  en  punition 
d'un  crime  qui  aura  été  dûment  prouvé,  n'existera 
aux  États-Unis  ou  dans  aucun  lieu  soumis  à  leur 
juridiction. 

»  Section  deuxième.  —  Le  Congrès  aura  le  pou- 
voir de  faire  exécuter  cet  article  au  moyen  de  la  lé- 
gislation requise.  » 

Désormais  on  pouvait  considérer  la  grande  œu- 
vre de  l'émancipation  de  quatre  millions  d'hommes 
comme  entièrement  achevée. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  179 
Les  républicains  célébrèrent  par  des  réjouissances 
cette  importante  modification  de  la  charte  natio- 
nale, qui  inaugurait  une  ère  nouvelle  en  faisant 
des  Etats-Unis  un  pays  vraiment  libre.  A  Washing* 
ton,  ils  vinrent  le  soir,  sous  les  balcons  de  la  Maison- 
Blanche,  féliciter  le  président,  qui  leur  lit  un  dis- 
cours pour  les  remercier.  «  C'est  ici,  leur  dit-il,  un 
sujet  de  félicitations  pour  le  monde  entier.  Quant  à 
notre  patrie,  cette  mesure  était  indispensable  à  sa 
prospérité.  Elle  tarit  une  grande  source  de  dis- 
cordes, elle  est  un  gage  de  paix.  Si,  comme  je 
l'espère,  l'Union  se  rétablit,  il  n'y  aura  plus  rien 
désormais  qui  puisse  la  rompre.  La  proclamation 
émancipatrice  est  au-dessous  de  ce  que  l'amende- 
ment effectuera  lorsqu'il  sera  consommé.    » 

Gomme  on  l'a  vu  dans  le  message   précédent, 
M.  Lincoln  avait  déjà  fait  quelque  chose  pour  la 
reconstruction  des  Etats  soumis  par  le  succès  des 
armes  fédérales.  Cette  partie  de  son  œuvre  le  pré- 
occupait depuis  longtemps.  Dans  son  grand  respect 
pour  la  liberté  des  populations,  il  lui  répugnait  de 
traiter  en  pays  conquis  les  provinces  pacifiées.  Il 
oubliait  qu'elles  avaient  forfait  à  l'honneur  natio- 
nal, s'empressait  de  les  soustraire  à  l'autorité  mili- 
taire toujours  odieuse  aux  populations,  et  de  les 


180  ABRAHAM    LINCOLN 

placer  dans  une  situation  normale,  sous  la  direc- 
tion d'un  pouvoir  civil.  A  cet  effet,  il  accorda  peut- 
être  une  trop  grande  prérogative  à  de  faibles  mino- 
rités qui  avaient  prêté  le  serment  d'allégeance 
prescrit  par  la  proclamation  de  1863.  Il  permit  à 
douze  mille  électeurs  de  réorganiser  les  assemblées 
politiques  de  leur  État  et  d'adopter  une  constitu- 
tion libre,  c'est-à-dire  abolissant  l'esclavage. 

«  C'est  illégal  !  c'est  arbitraire!  »  disaient  les  dé- 
mocrates. 

Mais  quel  esprit  impartial  ne  verra  dans  ces  pro- 
cédés une  preuve  du  libéralisme  de  M.  Lincoln  ? 
D'ailleurs  le  président  l'avait  dit  lui-même,  son  plan 
de  réorganisation  n'était  pas  irrévocablement  fixé.  Il 
le  répétait  encore  le  11  avril,  trois  jours  avant 
d'être  assassiné,  dans  un  discours  dont  nous  allons 
citer  quelque  cbose,  car  c'est  un  résumé  fidèle  des 
actes  et  des  vues  de  M.  Lincoln  au  sujet  de  la  re- 
construction . 

«  Les  succès  militaires  obtenus  récemment  im- 
posent plus  directement  à  notre  attention  l'œuvre 
de  reconstruction,  qui,  du  reste,  a  occupé  dès  le 
commencement  de  la  guerre  une  grande  pïace  dans 
nos  pensées.  C'est  une  tâche  pleine  de  difficultés. 
Contrairement  à  ce  qui  arrive  entre,  deux  nations 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    181 

belligérantes,  nous  ne  reconnaissons  pas  à  nos  ad- 
versaires de  représentant  autorisé  avec  lequel  nous 
puissions  traiter.  Aucun  homme  n'a  l'autorité  de 
faire  cesser  la  rébellion  au  nom  d'un  autre  homme. 
Nous  avons  tout  simplement  à  façonner  des  élé- 
ments discordants  et  désorganisés.  Ce  n'est  pas  un 
petit  surcroît  d'embarras  que  les  divergences  qui 
régnent  parmi  nous,  le  peuple  loyal,  au  sujet  de  la 
reconstruction,  de  sa  nature  et  de  ses  moyens.  En 
règle  générale,  je  m'abstiens  de  lire  les  attaques 
qu'on  dirige  contre  moi;  j'évite  ainsi  des  provoca- 
tions auxquelles  ma  position  ne  me  permet  guère 
de  répondre.  Cependant,  en  dépit  de  cette  précau- 
tion, j'apprends  qu'on  me  censure  vivement  au  sujet 
de  je  ne  sais  quelle  prétendue  agence  qui  fonction- 
nerait pour  établir  et  maintenir  le  gouvernement 
d'Etat  de  la  Louisiane.  A  cet  égard,  je  n'ai  fait  que  ce 
que  le  public  connaît   et  pas  davantage.  Dans  le 
message  annuel  de  1863  et  dans  la  proclamation 
qui   l'accompagnait,  j'ai  présenté  un  plan  de  recon- 
struction, comme  on  dit  maintenant,  et  j'ai  promis 
que  le  pouvoir  exécutif  reconnaîtrait  et  maintien, 
drait  ce  qu'aurait  fait  un  État  pour  réaliser  ce  plan. 
Mais  j'ai  clairement  déclaré  que  ce  plan  n'était  pas 
le  seul    qui  pût  être  employé,  et  j'ai  catégorique 

il 


182  ABRAHAM   LINCOLN 

ment  affirmé  que  le  pouvoir  exécutif  n'avait  aucune 
prétention  à  décider  quels  seraient  les  membres  du 
congrès  d'un  Etat.  »  Ce  plan  fut  tour  à  tour  soumis 
au  cabinet  et  au  Congrès  national,  et  partout  il  ne 
rencontra  guère  que  des  approbations.  Le  cabinet 
fut   unanime  à  l'appuyer.    «  Lorsque  le  message 
de  1863,  avec  le  plan  dont  il  est  question,  arriva  à 
la  Nouvelle-Orléans,  le  général  Banks  me  fit  savoir 
qu'il  était  persuadé  que  le  peuple  voudrait  entre- 
prendre la  reconstruction  d'après  ce  plan.  J'écrivis 
alors  d'essayer  ;  on   essaya,  et  le  résultat  en  est 
connu.  Tels  ont  été  tous  les  moyens  employés  pour 
établir  le  gouvernement  de  la  Louisiane.  A  l'égard 
de  la  promesse  que  j'ai  faite  de  maintenir  ce  gou- 
vernement, elle  demeure  encore;  mais  comme  il 
est  préférable  d'annuler  de  mauvaises  promesses 
que  de  les  conserver,  je  la  retirerai  dès  qu'il  me 
sera  prouvé  qu'elle  est  préjudiciable  aux  intérêts 
du  peuple;  mais  jusqu'ici  je  n'en  suis  pas  con- 
vaincu. Quant  à  la  question  de  savoir  si  les  Étals 
séparés  sont  ou  non  dans  l'Union,  elle  n'est  d'au- 
cune importance,  et  il  n'aboutirait  à  rien  de  bon 
de  la  discuter.  Nous  admettons  tous  que  les  États 
séparés  ne  se    trouvent  plus  en  relation   normale 
avec  l'Union,  et  que  le  seul  but  du  gouvernement 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   183 

civil  et  militaire  est  de  les  replacer  dans  une  situa- 
tion régulière.  Je  crois  qu'il  est  non-seulement  pos- 
sible, mais  même  facile  de  le  faire,  sans  décider  ni 
examiner  si  ces  États  ont  jamais  rompu  avec  l'U- 
nion.   Faisons  simplement   tous  nos  efforts  pour 
rétablir  entre  eux  et  nous  des  rapports  réguliers.  Il 
serait  plus  satisfaisant  pour  tout  le  monde  que  le 
chiffre  des  électeurs  de  la  Louisiane  fût  de  cinquante 
mille,  de  trente  mille  ou  même  de  vingt  mille,  au 
lieu  de  n'être  que  de  douze  mille,   Quelques-uns 
regrettent  aussi  que  le  droit  électoral  ne  soit  pas 
conféré  aux  hommes  de  couleur.  Je  voudrais  qu'il 
appartînt  dès  à  présent  aux  plus  intelligents  et  à 
ceux  qui  servent  notre  cause  en  qualité  de  soldats. 
Mais  la  question  n'est  pas  de  savoir  si  le  gouver- 
nement actuel  de  a  Louisiane  est  tout  ce  qu'il  de- 
vrait être,  mais  bien  s'il  est  plus  sage  de  l'accepter 
tel  qu'il  est  et  de  l'améliorer,  ou  de  le  rejeter  entière- 
ment. Quelque  douze    mille   électeurs ,   dans  cet 
Etat  naguère   esclavagiste,   ont  prêté    le  serinent 
d'allégeance,  fait  des  élections,  organisé  un  gouver- 
nement d'Etat,  adopté  une  constitution  libre,  ouvert 
les  écoles  publiques  aux  blancs  et  aux  noirs,  et  au- 
torisé l'Assemblée   législative   à  conférer   le  droit 
électoral  aux  hommes  de  couleur.  Cette  Assemblée 


181  ABRAHAM   LINCOLN 

législative  a  déjà  voté  l'amendement  constitutionnel 
abolissant  l'esclavage  clans  notre  pays;  maintenant 
si  nous  dédaignons  et  récusons  ce  qu'ont  fait  ces 
douze  mille  électeurs,  nous  faisons  tous  nos  efforts 
pour  les  désorganiser  et  les  disperser.  Nous  disons 
aux  blancs  :  «  Vous  êtes  sans  valeur;  nous  ne  vou- 
lons ni  accepter  votre  appui  ni  vous  donner  le  nô- 
tre ;  »  et  nous  disons  aux  nègres  :  «  La  coupe  de  la 
liberté,  que  des  hommes,  autrefois  vos  maîtres,  ont 
approchée  de  vos  lèvres,  nous  vous  la  retirons,  en 
vous  laissant  les  chances  d'en  recueillir  vous-mêmes, 
quand,  comment,  et  où  vous  pourrez,  le  contenu  qui 
se  trouve  dispersé  dans  quelque  chose  de  vague  et 
d'indéfini.  »  Je  ne  vois  pas  comment,  en  repous- 
sant et  en  paralysant  les  blancs  et  les  noirs,  on 
arriverait  à  replacer  la  Louisiane  dans  une  situation 
normale  ;  mais  c'est  tout  le  contraire  qui  aura  lieu, 
si  nous  reconnaissons  et    soutenons    le    nouveau 
gouvernement  de  la  Louisiane.   Nous  ranimerons 
les  cœurs  et  fortifierons  les  bras  de  douze  mille  ci- 
toyens, qui  pourront  alors  continuer  leur  œuvre, 
la  défendre,  la  maintenir,  l'accroître  et  la  couron- 
ner enfin  d'un  plein  succès.   L'homme  de  couleur, 
en  voyant  que  tous  s'unissent  dans  son  intérêt,  se 
sentira  plus  d'énergie  et  osera  poursuivre  le  même 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    185 

but.  J'admets  que  le  nouveau  gouvernement  de  la 
Louisiane  est  à  ce  qu'il  devrait  être  ce  que  l'œuf 
est  à  la  poule  ;  nous  aurons  plutôt  la  poule  en 
couvant  l'œuf  qu'en  le  brisant.  Ce  que  j'ai  dit  de  la 
Louisiane  pourrait  s'appliquer  aux  autres  États  ; 
mais  il  est  diverses  circonstances  particulières  à 
chaque  Etat,  et  qui  empêchent  de  se  fixer  exclusi- 
vement à  un  plan  quelconque.  Une  règle  exclusive 
et  inflexible  deviendrait  un  embarras;  les  principes 
seuls  peuvent  et  doivent  être  inflexibles.  Dans  la 
situation  présente,  il  sera  peut-être  de  mon  devoir 
de  faire  une  nouvelle  proposition  au  Sud  ;  c'est  à 
quoi  je  pense,  et  je  ne  manquerai  pas  de  le  faire 
dès  que  le  moment  me  paraîtra  convenable.  » 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  cette  œuvre 
de  réorganisation,  qui  eut  sans  doute  toute  la  solli- 
citude de  M.  Lincoln,  mais  qu'il  ne  lui  fut  pas 
donné  d'accomplir.  Cette  tâche  était  réservée  à  son 
successeur,  qui  paraît  s'en  acquitter  avec  succès. 
Disons  du  moins  que  M.  Lincoln  fit  tout  ce  qu'il 
pouvait  pour  rendre  la  paix  et  la  prospérité  aux  Etats 
pacifiés.  On  en  jugera  par  cette  lettre  qu'il  écrivait 
au  gouverneur  Fletcher  au  sujet  des  ravages  que  des 
insurgés  faisaient  dans  le  Missouri. 


186  ABRAHAM   LINCOLN 

Executive  Mansion,  Washington,  20  février  1865. 

a  Monsieur  le  gouverneur,  l'ennemi  n'a  plus 
maintenant  de  force  organisée  dans  le  Missouri,  et 
cependant  la  destruction  des  vies  et  des  propriétés 
fait  partout  ses  ravages.  Le  remède  à  cela  n'est-il 
pas  à  la  portée  des  populations  elles-mêmes?  Il  est 
impossible  que  tout  homme  qui  n'est  pas  naturelle- 
ment voleur  ou  meurtrier  ne  soit  heureux  de  mettre 
fin  à  cet  état  de  choses.  C'est  ce  que  doit  penser  la 
grande  majorité  des  habitants,  et,  dans  ce  cas,  ils 
n'ont  besoin  que  de  s'entendre  entre  eux.  Un  seul 
individu  qui  conduise  tous  les  autres  résoudra  le 
problème,  et  assurément  chacun  prendrait  l'initia- 
tive s'il  n'avait  la  crainte  d'être  abandonné  par  les 
autres.  Mais  ne  peut-on  pas  dissiper  cette  funeste 
méfiance?  Laissez  la  liberté  de  convoquer  et  de 
tenir  partout  des  réunions  à  quiconque  agira  sin- 
cèrement dans  un  but  de  sécurité  mutuelle,  quoi 
qu'il  ait  du  reste  pensé,  dit  ou  fait  auparavant  au 
sujet  de  la  guerre  ou  de  tout  autre  objet.  Laissez 
ces  personnes  se  réunir;  engagez  chacun  à  cesser 
de  tourmenter  les  autres,  et  à  faire  cause  commune 
contre    ceux    qui    persistent    à   commettre   ou  à 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  187 
encourager  de  nouveaux  troubles.  Les  citoyens 
sauront  très-bien  quelles  sont  les  mesures  à  prendre 
et  de  quelle  manière  il  faut  les  appliquer.  Dans  ces 
assemblées,  les  vieilles  amitiés  se  réveilleront  dans 
le  souvenir,  et  l'honneur  et  la  charité  chrétienne 
viendront  en  aide. 

»  Veuillez  considérer  s'il  ne  serait  pas  utile  de 
suggérer  ceci  au  peuple  de  Missouri,  maintenant 
affligé. 

»  Votre,  etc. 

»  A.  Lincoln.  » 


CHAPITRE    X 


Deuxième  inauguration  de  M.  Lincoln.  — Discours  qu'il  prononça 
dans  cette  circonstance.  —  Derniers  événements  militaires  et 
fin  de  la  guerre.  —  Joie  des  nègres  à  Petersburg  et  à  Riclimond. 
—  Cérémonie  au  fort  Sumter.  —  La  joie  à  Washington.  —  Dis- 
cours de  M.  Seward.  —  Modestie,  discrétion  et  générosité  de 
M.  Lincoln  dans  le  triomphe.  —  Assassinat  du  président.  — 
Les  fauteurs  du  crime.  —  Deuil  national  et  universel.  —  Por- 
trait de  M.  Lincoln.  —  Quelques  traits  de  son  caractère. 


Le  président  fut  inauguré  pour  la  deuxième  fois 
le  4  mars  1865.  Si  cette  nouvelle  cérémonie  n'eut 
pas  toute  la  solennité  que  la  gravité  des  événements 
prêtait  à  la  première,  elle  eut  lieu  du  moins  en 
présence  d'une  multitude  sincèrement  sympathique 
et  vraiment  enthousiaste. 

La  veille  et  pendant  toute  la  nuit  le  temps  avait 
été  orageux.  A  une  pluie  torrentielle  se  mêlaient  les 
éclats  du  tonnerre,  et,  soit  dit  en  passant,  à  un  cer- 
tain moment ie  bruit  de  la  foudre  avait  été  si  fort 

que  les  représentants,  réunis  en  séance  dans  la  salle  de 

il. 


190  ABRAHAM   LINCOLN 

leurs  délibérations,  s'étaient  levés  brusquement  de 
leurs  sièges,  croyant  à  l'explosion  d'une  mine  des- 
tinée à  faire  sauter  le  Capitole.  On  comprendra 
cette  panique  si  l'on  se  rappelle  que  les  confédérés 
avaient  annoncé  à  plusieurs  reprises,  et  notamment 
lors  de  la  première  inauguration  de  M.  Lincoln, 
qu'ils  voulaient  s'emparer  de  Washington  et  détruire 
le  Capitole. 

Mais  le  lendemain,  jour  de  l'inauguration,  le  ciel 
s'éclaircit;  le  soleil  se  montra  radieux,  comme  s'il 
eut  voulu  contribuer  et  prendre  part  à  la  joie  de 
cette  grande  fête  nationale.  C'est  dans  une  voiture  dé- 
couverte, sans  gardes,  et  au  milieu  des  acclamations 
des  habitants  de  Washington  et  d'une  foule  accourue 
de  tous  les  États  de  l'Union,  que  M.  Lincoln  fit  le 
trajet,  assez  long,  de  la  Maison-Blanche  au  Capitole, 
Ce  moment  fut  sans  doute  l'un  des  plus  doux  de  sa 
vie,  non  pas  à  cause  des  ovations  dont  il  était  l'objet; 
M.  Lincoln,  qui  n'avait  aucune  des  vanités  de  la 
puissance,  n'était  pas  homme  à  s'enivrer  d'un  vain 
encens  ;  mais  son  coeur  sensible  devait  être  profon- 
dément touché  de  cette  affection  populaire  dont  il 
sentait  bien  alors  la  mystérieuse  influence. 

Le  discours  que,  selon  la  coutume,  il  prononça 
avant  de  jurer  pour  la   seconde  fois  fidélité  à  la 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,  SON  ADMINISTRATION  191 
Constitution,  est  extrêmement  court;  mais  la  fin  en 
est  vraiment  pathétique  et  religieuse. 

«  Concitoyens, 

»  A  cette  seconde  apparition  pour  prendre  le 
serment  de  l'office  présidentiel,  il  y  a  moins  lieu 
que  la  première  fois  de  vous  adresser  un  long  dis- 
cours. Alors,  il  était  à  propos  de  tracer  un  plan 
quelque  peu  détaillé  de  la  marche  qu'on  allait 
suivre  ;  mais  maintenant,  à  la  suite  d'une  période 
de  quatre  années,  durant  laquelle  il  y  a  eu  au  sujet 
de  cette  grande  lutte  de  continuelles  déclarations 
faites  au  public,  on  ne  peut  guère  rien  dire  qui  soit 
nouveau.  Les  succès  de  nos  armes,  dont  dépend 
principalement  tout  le  reste,  sont  aussi  connus  du 
public  que  de  moi-même.  Je  crois  qu'il  y  a  sujet 
d'en  être  raisonnablement  satisfait  et  encouragé. 
Tout  en  ayant  une  grande  espérance  pour  l'avenir, 
nous  ne  hasarderons  aucune  prédiction.  Il  y  a  quatre 
ans,  dans  la  circonstance  semblable  à  celle-ci, 
toutes  les  pensées  se  dirigeaient  anxieusement  vers 
l'imminence  d'une  guerre  civile;  tous  la  redoutaient, 
tous  songeaient  à  la  détourner.  Tandis  que  le  dis- 
cours d'inauguration  était  prononcé  de  ce  lieu  con- 
sacré à  sauver  l'Union  sans  faire  la  guerre,  les  agents 


192  ABRAHAM   LINCOLN 

des  insurgés  étaient  dans  la  ville  cherchant  à  la 
détruire  sans  qu'il  y  eût  guerre,  s'efforçant  de  dé- 
chirer l'Union,  et.  par  des  négociations,  de  fomenter 
la  division.  Les  deux  partis  étaient  opposés  à  la 
guerre;  mais  l'un  d'eux  la  préférait  encore  au  sacri- 
fice de  l'Union.  La  guerre  éclata  donc. 

»  Les  esclaves  nègres  formaient  un  huitième  de 
la  population.  Ils  n'étaient  pas  généralement  ré- 
pandus sur  toute  l'étendue  du  pays;  mais  établis 
dans  la  partie  méridionale.  Ces  esclaves  constituaient 
un  intérêt  particulier  et  puissant.  Tout  le  monde 
savait  que  cet  intérêt  serait,  d'une  manière  ou 
d'autre,  le  motif  de  la  guerre.  C'était  pour  le  for- 
tifier, le  perpétuer  et  l'accroître,  que  les  insurgés 
voulaient  déchirer  l'Union  ;  tandis  que  le  gouver- 
nement n'avait  d'autres  prétentions  que  de  s'oppo- 
ser à  l'extension  de  l'esclavage  dans  les  territoires. 
Aucun  des  deux  partis  ne  s'attendait  à  voir  la 
lutte  prendre  les  proportions  qu'elle  a  déjà.  Aucun 
n'avait  prévu  que  la  cause  du  conflit  cesserait  avant 
le  conflit  lui-même.  Chacun  cherchait  le  triomphe 
le  plus  facile  et  un  résultat  moins  fondamental  et 
moins  inattendu.  Tous  deux  lisent  la  même  Bible  et 
prient  le  même  Dieu;  chacun  invoque  son  secours 
contre  l'autre.  II  peut  paraître  étrange  qu'un   homme 


s  SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  193 
ose  demander  l'assistance  d'un  Dieu  juste  alors  qu'il 
arrache  à  d'autres  hommes  le  pain  qu'ils  ont  gagné 
à  la  sueur  de  leur  front;  mais  ne  jugeons  pas  ce  que 
nous  n'avons  pas  à  juger.  Les  prières  des  deux 
partis  ne  pouvaient  être  exaucées,  et  si  le  Tout- 
Puissant  n'a  pleinement  répondu  ni  à  Pun  ni  à 
l'autre,  c'est  qu'il  a  des  vues  qui  lui  sont  propres. 
«  Malheur  au  monde  à  cause  des  scandales,  car  il 
»  est  nécessaire  que  les  scandales  se  produisent, 
»  mais  malheur  à  l'homme  par  qui  le  scandale  ar- 
rive. »  —  Si  nous  plaçons  au  nombre  de  ces  scandales 
l'esclavage  américain,  qui  devait  se  produire  selon 
le  dessein  providentiel,  mais  que  Dieu  veut  mainte- 
nant écarter,  parce  que  le  moment  en  est  venu  ;  et 
si  nous  admettons  que  l'Éternel  a  envoyé  cette 
terrible  guerre  au  Nord  et  au  Sud  comme  un 
juste  châtiment  infligé  à  ceux  qui  ont  causé  le 
scandale,  verrons-nous  ici  quelque  chose  d'in- 
compatible avec  ces  perfections  divines  que  les 
croyants  en  un  Dieu  vivant  lui  ont  toujours  re- 
connues? Nous  souhaitons  ardemment,  nous  de- 
mandons avec  ferveur  que  ce  puissant  fléau  de  la 
guerre  soit  promptement  éloigné  de  nous.  Cepen- 
dant, si  c'est  la  volonté  de  Dieu  que  sévisse  ce  fléau, 
jusqu'à  ce  que  soit  engloutie  toute  la  richesse  accu- 


194  ABRAHAM   LINCOLN 

mulée  par  des  esclaves  durant  deux  cent  cinquante 
ans  de  travail  sans  rémunération,  et  jusqu'à  ce  que 
chaque  goutte  de  sang  tirée  par  le  fouet  ait  été 
payée  d'une  autre  goutte  de  sang  versée  par  l'épée, 
il  faudra  répéter  encore  cette  parole  prononcée  il 
y  a  trois  mille  ans  :  Éternel,  tes  jugements  sont 
justes  et  vrais! 

»  Sans  malice  pour  personne,  charitables  envers 
tous,  pleins  de  confiance  dans  le  droit,  en  tant  que 
Dieu  nous  donne  de  voir  le  droit,  efforçons-nous  de 
finir  notre  ouvrage  ;  bandons  les  blessures  de  la 
nation;  ayons  souci  de  ceux  qui  ont  affronté  les 
batailles  et  de  leurs  veuves  et  de  leurs  orphelins  ; 
efforçons-nous  d'amener  l'établissement  et  la  conso- 
lidation d'une  paix  juste  et  durable  parmi  nous- 
mêmes  et  avec  toutes  les  nations.  » 

Le  soir  de  ce  grand  jour,  les  salons  de  la  Maison- 
Blanche  s'ouvrirent  pour  recevoir  tous  ceux  qui  vou- 
lurent y  venir.  On  n'avait  point  fait  d'invitation  et 
personne  n'était  repoussé.  Il  va  sans  dire  que  des 
flots  de  visiteurs  profitèrent  de  cette  belle  occasion 
pour  visiter  le  palais  présidentiel  et  voir  de  près 
M.  etMme  Lincoln.  Il  n'en  vint  pas  moins  de  vingt 
mille.  Blancs  et  nègres;  civils,  militaires  et  ecclésias- 
tiques; généraux  et  simples   soldats;   ouvriers   et 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    19o 

patrons;  maîtres  et  serviteurs;  riches  et  pauvres, 
furent  les  bienvenus.  Pour  tous  également  le  prési- 
dent avait  un  regard  et  un  sourire  bienveillant,  et  à 
tous  ceux  qui  lui  offraient  la  main,  il  tendait  sa  large 
et  loyale  main.  Le  peuple,  pour  lequel  il  avait  un  si 
grand  respect,  —  on  l'a  vu  dans  tous  ses  discours  — 
était  vraiment  son  maître,  comme  il  le  disait  lui- 
même,  et,  serviteur  docile  et  dévoué,  il  se  donnait 
à  lui  sans  partage. 

M.  Lincoln  avait  raison  de  dire,  dans  son  discours 
d'inauguration,  que  les  événements  militaires  étaient 
encourageants,  et  bien  que  sa  discrétion,  qui  con- 
trastait si  fortement  avec  le  langage  du  gouver- 
nement du  Sud,  lui  fît  un  devoir  de  ne  jamais 
se  livrer  à  des  conjectures,  on  pouvait  déjà  prévoir 
la  fin  prochaine  de  la  lutte  et  le  triomphe  du  Nord. 

Sherman,  que  nous  avons  laissé  à  Atlanta,  ne 
s'y  était  pas  arrêté  longtemps.  Tandis  que  Hood 
cherchait  à  lui  couper  ses  communications  et  se 
tournait  contre  Thomas,  il  avait  repris  soudaine- 
ment sa  marche  rapide  et  aventureuse  à  travers  le 
pays  rebelle.  Vers  la  fin  de  décembre,  il  entrait  à 
Savannah,  dont  la  garnison,  placée  sous  le  com- 
mandement du  général  Hardee,  s'était  retirée  à 
la  vue  du  drapeau  fédéral,  laissant  dans  la  ville 


196  ABRAHAM   LINCOLN 

cent  cinquante  canons,  vingt-cinq  mille  balles   de 

coton  et  un  egrande  quantité  de  munitions. 

Deux  mois  après,  Charleston,  également  aban- 
donné par  ses  défenseurs,  tombait  à  son  tour 
au  pouvoir  des  forces  nationales.  Depuis  peu,  il 
avait  vu  emporter  d'assaut  le  fort  Sumter,  bom- 
bardé pendant  plusieurs  jours  par  la  flotte  améri- 
caine. 

Mobile,  dont  les  forts  destinés  à  garder  la  rade 
avaient  été  enlevés,  était  maintenant  menacée 
d'être  prise  d'assaut.  A  cette  même  époque,  Wif- 
mington succomba  sous  les  attaques  réunies  delà 
flotte  de  l'amiral  Porter  et  des  troupes  du  général 
Schofield.  Désormais  le  Sud  avait  perdu  toutes  ses 
communications  maritimes.  Les  blockade  runners  l, 
qui  l'avaient  approvisionné  pendant  si  longtemps, 
ne  pouvaient  plus  lui  apporter  des  îles  Bermudes 
des  munitions  de  guerre,  en  retour  de  ses  balles  de 
coton.  Richmond  et  Petersburg  étaient  dès  lors 
comme  entourés  d'un  cercle  de  fer  :  au  nord, 
Grant;  à  l'ouest,  Sheridan  ;  au  sud,  Sherman;à 
l'est,  la  flotte.  Lee,  comprenant  que  tout  était  perdu 
s'ih  ne  parvenait  à  percer  les  lignes  de  Grant,  qui 

1.  Navires  légers  qui  forçaient  le  blocus. 


SA  VIE,  SON  CARACTERE,  SON  ADMINISTRATION  197 
poussait  toujours  plus  ses  approches,  se  résolut 
enfin  à  livrer  une  suprême  bataille.  Le  combat 
s'engagea  à  Five-Forks  et  sur  d'autres  points  à  la 
fois.  La  lutte  dura  cinq  jours.  De  part  et  d'autre 
on  fit  des  prodiges  de  valeur.  Les  confédérés  furent 
repoussés  avec  d'immenses  pertes.  Désormais  plus 
d'espoir  de  salut.  Petersburg  et  Richmond  furent 
évacués,  et  l'armée  valeureuse  qui  avait  si  long- 
temps défié  les  forces  du  Nord  périt  en  grande 
partie  misérablement  dans  sa  tentative  de  fuite. 
Enfin,  pour  ne  pas  sacrifier  inutilement  ce  qu'il 
"lui  restait  de  ses  troupes,  le  général  Lee  capitula. 
Ce  jour-là,  9  avril  1865,  vit  se  trancher  sans  re- 
tour les  destinées  de  l'ex-confédération. 

Quand  les  troupes  fédérales  entrèrent  à  Peters- 
burg et  à  Richmond,  elles  n'y  trouvèrent,  parmi 
les  ruines  fumantes,  que  la  population  la  plus  pau- 
vre et  que  les  gens  de  couleur.  Ceux-ci  les  reçu- 
rent avec  les  démonstrations  bruyantes  et  comiques 
par  lesquelles  ils  ont  coutume  d'exprimer  leur  joie. 
Ils  agitaient  des  mouchoirs,  des  tabliers,  du  linge 
de  table,  jetaient  leurs  chapeaux  en  l'air,  se  bous- 
culaient, dansaient,  riaient,  chantaient,  criaient  et 
pleuraient  tour  à  tour.  Les  mères  présentaient,  avec 
un  respect  mêlé  de   solennité,  leurs  enfants    aux 


198  ABRAHAM   LINCOLN 

soldats,  afin  que  ceux-ci  les  touchassent.  Les  hom- 
mes s'empressaient  d'offrir  leurs  services  et  d'ap- 
porter tout  ce  qu'on  dés.rait.  Ces  pauvres  gens  pro- 
nonçaient, dans  leur  mauvais  anglais,  de  touchantes 
bénédictions  :  «  Béni  soit  le  bon  Jésus,  les  Yankees 
sont  enfin  venus!  Gloire  au  Dieu  qui  sauve,  et  aux 
libérateurs  f  —  Nous  vous  avons  attendus  pendant 
de  longs  jours,  disaient-iîs  aux  soldats  ;  mais,  grâce 
au  Seigneur,  vous  voilà  !  »  Puis,  c'était  des  can- 
tiques ,  des  versets  de  la  Bible  et  de  courtes 
prières. 

M.  Lincoln,  suivi  de  son  fils,  qui  l'accompagnait 
partout  depuis  la  mort  du  pauvre  William,  fit  une 
courte  apparition  à  Richmond.  Il  entra  dans  la 
maison  de  Jefferson  Davis,  où  le  général  Weitzel 
avait  établi  son  quartier,  visita  quelques  rues  de  la 
ville,  et  s'en  revint  à  Washington  dont  il  était  ab- 
sent depuis  plusieurs  jours.  Les  nègres  avaient  ac- 
cueilli massa  Lincoln  avec  des  cris  et  des  larmes  de 
joie,  mais  aussi  avec  une  sorte  de  respect  religieux. 
Qui  dira  les  douces  émotions  qui  remplissaient  alors 
la  grande  âme  du  libérateur  de  cette  race  de  pa- 
rias, de  cet  homme  si  bon,  dont  la  félicité  consis- 
tait à  rendre  tout  le  monde  heureux  autour  de  lui  ? 
S'il  y  a  à    soulager   quelque    infortune   une  joie 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION    199 

céleste,  qu'elle  doit  être  grande  cette  joie,  quand 
cette  infortune  était  celle  de  quatre  millions 
d'hommes  î 

A  Gharleston,  une  cérémonie  impressive  eut  alors 
lieu  dans  ce  fort  Sumter  contre  lequel  les  insur- 
gés avaient  tiré  le  premier  coup  de  canon,  signal 
de  la  guerre  civile.  Envoyé  par  le  président,  le  co- 
lonel Anderson  allait  replacer  solennellement  ce 
même  drapeau  qu'il  avait  emporté  avec  lui  lors  de  sa 
capitulation.  Le  célèbre  prédicateur  Henry  Ward  Bee- 
cher,  également  envoyé  par  M.  Lincoln,  prononça 
le  principal  discours.  Du  haut  des  pierres  brisées 
qui  lui  servaient  de  chaire,  il  offrit  à  la  patrie  et  au 
président  de  solennelles  félicitations.  Il  rendit  grâce 
à  Dieu  d'avoir  conservé,  au  milieu  des  soucis  et  des 
épreuves  de  quatre  années  de  guerres  sanglantes, 
la  vie  et  la  santé  du  chef  de  la  nation,  auquel  il 
était  permis  de  voir  enfin  le  rétablissement  de  cette 
unité  nationale  en  vue  de  laquelle  M.  Lincoln  avait 
attendu  avec  tant  de  patience  et  de  fermeté  et  tra- 
vaillé avec  une  sagesse  si  désintéressée.  Puis,  s'a- 
dressant  aux  gens  du  Sud,  l'orateur  ajouta  :  «  Nous 
ne  voulons  ni  vos  cités  ni  vos  champs.  Nous  ne 
vous  envions  pas  la  fécondité  de  votre  sol,  ni  l'été 
perpétuel  que  fait  régner  au  milieu  de  vous  un  ciel 


200  ABRAHAM  LINCOLN 

généreux.  Que  l'agriculture  s'épanouisse  ici  avec 
joie;  que  les  manufactures  donnent  à  chaque  ruis- 
seau des  sons  harmonieux  ;  construisez  des  flottes 
dans  tous  vos  ports;  étonnez  les  arts  de  la  paix  par 
un  génie  qui  n'ait  d'égal  que  celui  d'Athènes  !  et 
nous  serons  joyeux  de  votre  joie  et  riches  de  vos 
richesses.  Tout  ce  que  nous  vous  demandons,  c'est 
une  loyauté  constante  et  la  liberté  pour  tous  !  » 

Après  ces  belles  paroles,  l'un  des  plus  anciens 
promoteurs  des  idées  abolitionistes,  Garrison,  qui 
fut  longtemps  emprisonné  dans  le  Maryland,  et 
dont  la  tête  avait  été  jadis  mise  à  prix  à  cause  de 
son  zèle  émancipateur,  adressa  quelques  mots  à  la 
foule.  Nous  n'en  citerons  que  deux  phrases;  elles 
rappellent  l'un  de  ces  bons  mots  qui  venaient  si  na- 
turellement à  M.  Lincoln*  «  Il  y  a  peu,  je  rencon- 
trai pour  la  première  fois  notre  président.  M.  le 
président,  lui  dis-je,  il  y  a  trente -cinq  ans  que  je 
visitai  Baltimore,  et  quand  j'y  suis  revenu  tout 
récemment,  pour  y  revoir  ma  vieille  prison  et  mon 
vieux  cachot,  j'ai  trouvé  que  tout  cela  avait  dis- 
paru. »  Le  président  me  répondit  :  «  Eh  bien,  Gar- 
rison, la  différence  entre  1830  et  1864  me  paraît 
celle-ci  :  en  1830  vous  ne  pouviez  être  mis  dehors, 
et  en  1864  vous  ne  pourriez   être   mis  dedans.  » 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADxMINISTRATION  201 
On  conçoit  aisément,  mais  on  ne  saurait  expri- 
mer la  joie,  presque  délirante,  que  répandit  dans  le 
Nord  la  nouvelle  des  grands  événements  militaires 
qui  terminaient  si  heureusement  la  plus  longue  et 
la  plus  terrible  des  guerres.  Dans  toutes  les  villes, 
les  villages  et  les  hameaux,  les  affaires  furent  sus- 
pendues, les  magasins  et  les  ateliers  fermés,  les  tra- 
vaux des  champs  interrompus.  La  fête  fut  générale 
et  rien  n'y  manqua  :  drapeaux  et  oriflammes  flot- 
tant au  vent,  gais  carillons  des  cloches,  rugisse- 
ments des  canons,  décharges  de  mousqueterie, 
chants  patriotiques  et  religieux,  discours  des  ora- 
teurs populaires,  illuminations  et  feux  d'artifice;  en 
un  mot,  tout  ce  que  la  joie  nationale  la  plus  extra- 
ordinaire, la  plus  expansive  et  la  plus  libre  peut 
imaginer  de  démonstrations. 

A  Washington,  la  foule  encombrait  les  rues  et  se 
pressait  devant  les  édifices  publics  pour  y  écouter 
et  applaudir  les  citoyens  les  plus  connus.  A  l'hôtel 
de  Wiilard,  le  vice-président,  M.  Andrew  Johnson, 
le  général  Butler  et  un  personnage  nègre  se  firent 
les  organes  de  la  joie  nationale.  Aux  ministères,  le 
secrétaire  delà  guerre,  M.  Stanton,  et  le  secrétaire 
d'État,  M.  Seward,  adressèrent  au  peuple  quel- 
ques bonnes  paroles.  On  nous  saura  gré  de  citer 


202  ABRAHAM  LINCOLN 

ici    le     petit    discours     spirituel    que     lit    alors 

M.  Seward  : 

«  Je  remercie  mes  concitoyens  de  l'honneur  qu'ils 
me  font  en  venant  me  féliciter  de  la  chute  de  Rich- 
mond.  (Applaudissements.)  J'écris  en  ce  moment 
mes  dépêches  aux  puissances  étrangères.  Que  dirai- 
je  à  l'empereur  de  la  Chine  ?  Je  le  remercierai  en  votre 
nom  de  ce  qu'il  n'a  jamais  permis  au  drapeau  des 
rebelles  d'entrer  dans  les  ports  de  l'Empire.  (Applau- 
dissements.) Que  dirai-je  au  sultan  de  la  Turquie? 
Je  le  remercierai  d'avoir  toujours  livré  les  insur- 
gés qui  s'étaient  réfugiés  dans  son  royaume.  (C'est 
ça!  et  applaudissements.)  Que  dirai-je  à  l'empereur 
des  Français  ?  (Une  voix  :  qu'il  file  de  Mexico  !  )  Je 
dirai  à  l'empereur  des  Français  qu'il  peut  venir 
demain  à  Richmond  pour  y  prendre  son  tabac, 
si  longtemps  retenu  par  le  blocus,  à  condition 
toutefois  que  les  rebelles  ne  l'aient  pas  fumé.  (Rires 
et  applaudissements.)  A  lord  John  Russell,  je  dirai 
que  les  marchands  anglais  trouveront  le  coton 
sorti  de  nos  ports  bien  meilleur  marché  que  celui 
qu'ils  se  procuraient  en  forçant  le  blocus.  Quant 
au  comte  Russell  lui-même,  je  n'ai  pas  besoin  de 
lui  dire  que  la  guerre  américaine  est  une  lutte  pour 
la  liberté,  l'indépendance  nationale,  les  droits  de  la 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  203 
nature  humaine,  et  non  pour  la  domination.  J'a- 
jouterai que  si  la  Grande-Bretagne  veut  être  juste 
envers  les  Etats-Unis,  nous  n'irons  pas  troubler  la 
paix  du  Canada  aussi  longtemps  qu'il  préférera 
l'autorité  de  la  noble  reine  à  une  incorporation  vo- 
lontaire avec  les  Etats-Unis.  (C'est  cela  f  vous  avez 
raison!)  Que  dirai-je  au  roi  de  Prusse?  Que  les 
Allemands  ont  été  fidèles  à  l'étendard  de  l'Union, 
comme  son  excellent  ministre,  le  baron  Gérolt,  a 
toujours  été  lié  d'étroite  amitié  avec  les  États-Unis 
durant  sa  longue  résidence  en  ce  pays.  (Applaudis- 
sements.) Je  dirai  à  l'empereur  d'Autriche  qu'il 
s'est  montré  un  homme  sage  en  nous  disant,  dès 
le  début  de  la  guerre,  qu'il  n'avait  aucune  sympa- 
thie avec  la  rébellion,  n'importe  où.  (Applaudisse- 
ments.) Je  ne  doute  pas,  concitoyens,  que  vous  ne 
partagiez  maintenant  la  théorie  d'après  laquelle  je 
me  suis  réglé  durant  le  cours  de  cette  guerre,  sa- 
voir, que  la  rébellion  serait  réprimée  en  quatre- 
vingt-dix  jours.  (Rires.)  J'ai  pensé  que  c'était  là  la 
vraie  théorie,  car  je  n'ai  jamais  connu  de  médecin 
qui  fût  capable  de  rendre  la  santé  à  un  malade,  à 
moins  qu'il  ne  pensât  pouvoir  opérer,  dans  les 
circonstances  les  plus  fâcheuses,  une  cure  en  quatre- 
vingt-dix  jours.   (Rires,  applaudissements.)  Enfin, 


204  ABRAHAM   LINCOLN 

si  le  peuple  américain  l'approuve,  je  dirai  que  notre 
devise  pendant  la  paix  sera  la  même  que  pendant 
la  guerre  :  chaque  nation  a  le  droit  de  régler  à  son 
gré  ses  propres  affaires,  et  tout  le  monde  est  tenu 
de  se  conduire  de  manière  à  faire  ileurir  la  paix  et 
la  bonne  volonté  parmi  les  hommes.  » 

M.  Lincoln  ne  se  trouvait  pas  alors  dans  sa  capi- 
tale. Il  était  depuis  quelques  jours  dans  la  Virginie, 
non  loin  du  théâtre  de  la  lutte,  d'où  il  transmettait, 
au  secrétaire  de  la  guerre,  les  dépêches  que  lui  en- 
voyait à  lui-même  le  général  Grant.  Il  ne  tarda  pas 
à  revenir,  et,  le  11  avril,  il  prononça  en  public  le 
discours  dout  on  connaît  déjà  la  plus  grande  par- 
tie. En  quelques   mots  il  exprima  sa  joie  des  succès 
obtenus,  où  il  ne  voyait  que  les  gages  d'une  paix 
prochaine  et  durable.  Son  langage  ne  fut  pas  celui 
d'un  triomphateur.  Ni  orgueil,  ni  menace,  mais  dis- 
crétion et  modestie,  Il  ne  parla  que  de  paix  et  de 
réorganisation  : 

«  Ce  n'est  point  avec  tristesse,  dit-il,  mais  avec 
la  joie  dans  le  cœur  que  nous  nous  réunissons  ce 
soir.  L'évacuation  de  Petersburg  et  de  Richmond 
et  la  capitulation  de  la  principale  armée  des  re- 
belles font  espérer  une  juste  paix,  et  on  ne  saurait 
contenir  la  joie  que  donne  une  telle  espérance.  Ce- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   205 

pendant  n'oublions  pas,  en  tout  ceci,  Celui  dont 
procèdent  toutes  les  bénédictions.  Une  invitation 
à  rendre  des  actions  de  grâces  nationales  se  prépare 
en  ce  moment,  et  sera  promulguée  par  tout  le  pays. 
Ne  passons  pas  non  plus  sous  silence  ceux  dont  la 
tâche  la  plus  rude  nous  a  fourni  le  sujet  de  nos  ré- 
jouissances. L'honneur  qui  leur  revient  ne  doit  pas 
être  morcelé  ni  confondu  avec  d'autres.  J'étais  moi- 
même  près  du  front  de  bataille,  et  j'ai  eu  le  vif 
plaisir  de  vous  transmettre  beaucoup  de  bonnes 
nouvelles;  mais  il  ne  me  revient  aucune  part  de 
l'honneur  du  plan  militaire  et  de  son  exécution  ; 
c'est  au  général  Grant,  à  ses  habiles  officiers  et  à 
ses  braves  soldats  que  tout  appartient.  La  vaillante 
marine  se  tenait  prête  au  combat,  mais  elle  n'était 
pas  à  portée  d'y  prendre  part.  » 

Ce  fut  tout.  Après  cette  dernière  phrase  suivait 
immédiatement  ce  que  nous  avons  rapporté  plus 
haut. 

Le  14  au  matin,  M.  Lincoln  réunit  son  cabinet, 
auquel  il  fit  part  de  ses  intentions  pacifiques  en- 
vers le  Sud.  Il  parla  du  général  Lee  avec  bonté; 
donna  l'ordre  de  ne  pas  inquiéter  deux  des  princi- 
paux confédérés,  qui  allaient  s'embarquer  à  Port- 
land  pour  se  rendre  en  Europe.   «  Jamais,  dit  l'un 

12 


206  ABRAHAM    LINCOLN 

de  ses  ministres,  je  ne  l'avais  vu  si  heureux  et  si 
joyeux.  »  Hélas  !  le  soir  de  ce  même  jour  il  tombait 
victime  du  plus  lâche  et  du  plus  infâme  des  assas- 
sinats { 

Voici  les  premières  lignes  de  la  dépêche  que  le 
secrétaire  de  la  guerre  envoyait,  le  lendemain,  à 
tous  les  représentants  des  Etats-Unis  auprès  des 
puissances  étrangères,  pour  leur  apprendre- ce  triste 
événement. 

«  Washington,  15  avril  1865. 

»  Monsieur,  —  c'est  devenu  mon  douloureux 
devoir  de  vous  annoncer  que,  la  nuit  dernière,  Son 
Excellence  Abraham  Lincoln,  président  des  États- 
Unis,  a  été  assassiné  vers  dix  heures  et  demie  dans 
sa  loge  du  théâtre  de  Ford  4,  en  cette  ville.  A  huit 
heures,  le  président  accompagna  madame  Lincoln 
au  théâtre.  Un  monsieur  et  une  dame  se  trouvaient 
avec  eux  dans  la  loge.  Vers  dix  heures  et  demie, 
pendant  une  pause  dans  la  représentation,  l'assassin 
entra  dans  la  loge  dont  la  porte  n'était  pas  gardée, 


1.  Le  théâtre  de  Ford  vient,  dit-on,  d'être  vendu  100,000  dollars 
(500,000  fr.)  à  l'Association  chrétienne  des  jeunes  gens,  pour  être 
transformé  en  une  église  protestante. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  207 
s'approcha  rapidement  derrière  le  président,  et 
lui  déchargea  un  pistolet  à  la  tête.  La  balle  y  pé- 
nétra par  derrière,  et  la  traversa  presque  entiè- 
rement. L'assassin  sauta  alors  de  la  loge  sur  la 
scène,  brandissant  un  large  couteau  ou  un  poi- 
gnard, et  s* écriant  «  Sic  semper  tyrannis!  »  et  il 
s'échappa  par  le  fond  du  théâtre.  Immédiatement 
après  le  coup  de  pistolet,  le  président  tomba  sur  le 
plancher  privé  de  sentiment,  et  il  est  demeuré  dans 
cet  état  jusqu'à  ce  matin,  sept  heures  vingt  minutes, 
moment  où  il  a  expiré.  » 

Il  n'est  pas  dans  l'histoire  de  crime  aussi  odieux 
que  celui-ci,  non  pas  même  l'assassinat  d'Henri  IV, 
et  la  cause  de  l'humanité,  après  le  Christ  et  ses 
apôtres,  ne  compte  pas  de  plus  noble  martyr  que 
M.  Lincoln.  Qui  doit  porter  maintenant  la  respon- 
sabilité et  l'infamie  d'un  tel  meurtre?  Booth  et  ses 
complices,  sans  doute,  mais  aussi  et  surtout  le  ré- 
gime servile  et,  jusqu'à  un  certain  point,  tous  ses 
défenseurs.  L'esprit  qui  animait  l'assassin,  le  mo- 
bile qui  l'a  poussé  et  le  but  qu'il  poursuivait  à  tra- 
vers le  sang  du  juste,  sont  le  même  esprit,  le  même 
mobile  et  le  même  but  que  ceux  de  la  rébellion  es- 
clavagiste. C'est  dans  l'atmosphère  viciée  par  l'insti- 
tution servile  que  s'est  pervertie  cette  conscience, 


208  ABRAHAM   LINCOLN 

que  s'est  formé  ce  mépris  de  toutes  les  lois  divines 
et  humaines,  et  que  s'est  allumée  cette  soif  sangui- 
naire. Booth  est  le  fruit  naturel  de  la  politique  es- 
clavagiste. Un  régime  criminel  ne  peut  enfanter  que 
le  crime.  Quand  on  a  sacrifié  à  un  intérêt  coupable 
la  dignité,  la  liberté  et  le  bonheur  de  l'homme,  qui 
s'étonnera  qu'on  aboutisse  à  l'assassinat?  Lorsqu'on 
a  déchiré  violemment  la  patrie,  et  qu'on  a  versé  le 
sang  de  ses  frères  pour  étendre  et  perpétuer  ce 
monstrueux  intérêt,  verser  le  sang  du  représentant 
de  la  patrie  et  du  plus  illustre  de  ses  citoyens  n'est 
qu'un  degré  de  plus  dans  le  mal.  L'histoire  impar- 
tiale ne  doit  pas  l'oublier;  elle  montrera  impitoya^ 
blement  que  l'assassinat  de  M.  Lincoln  a  été  pré- 
paré et  accompli  directement  dans  l'intérêt  de 
l'esclavage  et  indirectement  par  les  soutiens  de 
cette  iniquité.  Les  preuves  à  l'appui  de  ce  jugement 
sont  aussi  nombreuses  qu'accablantes.  Un  auteur 
américain  les  a  réunies  dans  un  article  de  revue,  et 
elles  forment  un  terrible  réquisitoire  contre  l'esprit 
de  violence  qui  animait  les  esclavagistes  du  Sud.  Ci- 
tons-en quelques-unes  : 

En  1830,  un  journal  abolitioniste,  le  Libérateur, 
se  fonde  pour  propager  les  idées  émancipatrices. 
Aussitôt  l'Assemblée  législative  de  la  Géorgie  adopte 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADiMINISTRATION   209 

à  T unanimité  une  proposition  qu'approuve  le  gou- 
verneur de  cet  Etat,  et  qui  offrait  une  récompense 
de  cinq  mille  dollars  à  quiconque  arrêterait  et  con- 
duirait devant  les  tribunaux  de  la  Géorgie  n'im- 
porte quel  rédacteur  de  cette  feuille. 

Depuis  lors  et  à  diverses  reprises,  les  États  ser- 
viles  mirent  à  prix  les  têtes  des  principaux  abolitio- 
nistes.  Leur  générosité  offrait  de  les  payer  jusqu'à 
cent  mille  dollars  ,  cinq  cent  mille  francs  cha- 
cune 1 

Les  journaux  de  ces  mêmes  provinces  annon- 
çaient, en  1833,  qu'on  aurait  recours'aux  armes,  si 
le  gouvernement  générai  n'imposait  silence  aux  ad- 
versaires de  l'esclavage.  «  Les  gens  du  Nord,  disait  le 
Richmond  Whig,  doivent  pendre  sans  tarder  tous  ces 
fanatiques,  s'ils  ne  veulent  voir  leurs  relations  com- 
merciales avec  le  Sud  entièrement  interrompues.  » 
En  1836,  le  congrès  de  la  Virginie  engage  les  États 
esclavagistes  à  édicter  des  lois  pénales  ou  toutes  autres 
mesures  énergiquss,  afin  de  supprimer  toute  asso- 
ciation ayant  pour  but  direct  ou  indirect  l'affranchis- 
sement des  nègres.  «  Le  meilleur  moyen  à  employer 
contre  les  abolitionistes,  disait  en  même  temps  le 
gouverneur  Henri  Wise,  c'est  la  poudre  ou  l'acier.  » 
Le  révérend  Witherpoon  écrivait  au  journal  VÉman- 


210  ABRAHAM   LINCOLN 

cipator  :  «  Que  vos  émissaires  passent  seulement  le 
Potomac,  et  je  leur  promets  le  sort  d'Aman.  » 

Après  le  supplice  de  l'infortuné  John  Brown, 
presque  tous  les  abolitionistes  recevaient  des  lettres 
anonymes  qui  les  menaçaient  d'un  prochain  assas- 
sinat. En  même  temps,  ceux  qui  habitaient  le  Sud, 
et  qu'on  soupçonnait  de  partager  les  idées  libéra- 
trices, étaient  persécutés  et  jetés  en  prison,  et,  dans 
le  Missouri,  le  révérend  Lovejoy  était  misérable- 
ment assassiné. 

Lorsque  M.  Lincoln  fut  élevé  à  la  présidence,  on 
lisait  dans  les  principales  feuilles  du  Sud  des  appels 
au  crime  :  «  Ne  se  trouvera- 1- il  pas  un  Brutus 
pour  empêcher  ce  tyran  d'arriver  à  Washington  ?  » 
Nous  avons  signalé  des  tentatives  faites  dans  ce  but; 
mais  il  en  est  bien  d'autres  qu'on  pourrait  indiquer 
encore,  notamment  la  présence  de  plusieurs  assas- 
sins à  Baltimore,  où  Ton  espérait  que  s'arrête- 
rait le  président. 

Le  19  mars  1864,  la  Tribune  de  New- York  pu- 
blia dans  ses  colonnes  quelques  détails  sur  un  plan 
de  conspiration  qui  avait  pour  but  d'enlever  ou  de 
tuer  le  président,  et,  dans  le  mois  de  décembre  de 
la  même  année,  un  des  journaux  les  plus  importants 
de  l'Alabama  insista  vivement  pour  qu'on  recueilli 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  211 
un  million  de  dollars,  destinés  à  payer  des  conjurés 
qui  assassineraient  Abraham  Lincoln,  William 
H.  Seward  et  Andrew  Johnson. 

M.  Lincoln  ignorait  généralement  ces  signes  pré- 
curseurs de  l'horrible  attentat  dont  il  devait  être  la 
noble  victime  ;  en  tous  cas,  il  n'y  croyait  pas  et  ne 
s'en  inquiétait  pas.  Cependant  ses  amis  s'en  ému- 
rent et  vinrent  lui  en  parler  :  «  Eh  bien,  leur  dit  le 
président,  quand  ce  serait  vrai,  je  ne  vois  pas  ce  que 
les  rebelles  gagneraient  à  s'emparer  de  moi  ou  à  me 
tuer.  Je  ne  suis  qu'un  individu,  et  ma  mort  n'em- 
pêcherait pas  que  tout  ne  marchât  la  même  chose. 
Peu  après  ma  nomination  à  Chicago,  ajouta-t-il,  je 
commençai  à  recevoir  des  lettres  renfermant  des 
menaces  contre  ma  vie.  La  première  et  la  deuxième 
me  mirent  mal  à  l'aise  ;  mais  enfin  je  finis  par  m'ac- 
commoder  de  ce  genre  de  correspondance  que  la 
poste  m'apportait  toutes  les  semaines.  Cela  dura 
jusqu'au  jour  de  mon  inauguration,  et  depuis  il 
n'est  pas  rare  que  j'en  reçoive  encore;  mais  elles 
ont  cessé  de  me  causer  quelque  crainte.  » 

Une  autre  fois,  ce  fut  l'un  des  membres  de  son 
cabinet  qui  lui  parla  à  ce  sujet.  Le  président, 
après  l'avoir  écouté  en  silence,  se  lève,  prend 
dans  un  tiroir-  un  gros  paquet  de  lettres  qu'il  jette 


212  ABRAHAM    LINCOLN 

sur  la  table  :  «  Tenez,  dit-il,  chacune  de  ces  lettres 
renferme  une  menace  de  mort.  Je  finirais  par  deve- 
nir nerveux,  si  je  m'arrêtais  à  tout  cela  ;  mais  j'en 
ai  tiré  cette  conclusion  :  Si  vraiment  ces  gens  veu- 
lent m'assassiner,  ils  en  ont  tous  les  jours  l'occasion. 
Il  n'est  pas  possible  d'éviter  les  chances  d'un  tel  sort, 
et  je  ne  m'en  inquiéterai  pas.  » 

Hélas  1  que  ne  s'en  est-il  inquiété  quelque  peu!... 

Faut-il  s'étonner  que  toutes  ces  excitations  au 
crime,  qui  retentissaient  avec  passion  dans  les  Etats 
rebelles,  aient  enfin  agi  sur  un  abominable  fana- 
tique, qui  croyait  sans  doute  faire  une  action  hé-  ' 
roïque  aux  yeux  de  ses  compatriotes  du  Sud  ?  Per- 
sonnellement, Booth  n'avait  rien  contre  le  président, 
qu'il  disait  —  l'un  de  ses  complices  l'a  déclaré  — 
aimer  comme  simple  homme.  Il  aurait  môme  dû  lui 
avoir  de  la  reconnaissance,  car  il  paraîtrait  que 
M.  Lincoln  l'avait  fait  relâcher  quand  on  le  surprit, 
près  de  Baltimore,  dérangeant  la  voie  ferrée  pour 
faire  dérailler  le  train  qui  portait  dans  la  Virginie 
la  première  armée  fédérale. 

Essayerons-nouo  à  présent  de  dépeindre  la  tris- 
tesse et  la  douleur  nationales?  Montrerons-nous  ce 
grand  peuple  précipité  soudainement  des  sommets 
radieux  de  la  joie  au  fond  d'un  noir  abîme  de  deuil  ? 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  213 
Décrirons-nous  la  stupéfaction  que  répand  d'abord 
la  foudroyante  nouvelle  ;  puis  les  démonstrations, 
aussi  vives  que  générales,  d'indignation  et  de  dou- 
leur; le  sombre  aspect  des  villes;  les  édifices  pu- 
blics et  les  maisons  tendus  de  noir  ;  les  magasins  et 
les  fenêtres  fermés  pendant  trois  jours  ;  les  citoyens 
pâles  et  s'abordant  les  yeux  pleins  de  larmes;  les 
orateurs  populaires  se  levant  au  milieu  de  la  multi- 
tude, balbutiant  des  paroles  incohérentes  et  éclatant 
en  sanglots  avec  leurs  auditeurs;  les  églises  rem- 
plies par  la  foule  des  fidèles  qui  se  prosterne,  abî- 
mée sous  le  poids  de  la  douleur  ?  Suivrons-nous  le 
cortège  funèbre  qui  s'avance  lentement  par  ce  même 
chemin  que  le  président  avait  parcouru,  en  1861, 
au  milieu  de  démonstrations  enthousiastes  ?  Mon- 
trerons-nous au  lecteur  les  catafalques  dressés  tour 
à  tour  à  Washington,  sous  le  dôme  du  Capitole;  à 
Baltimore,  dans  la  grande  salle  de  la  Bourse;  à 
Philadelphie,  dans  cette  même  salle  de  l'Indépen- 
dance où  M.  Lincoln  avait  dit  que,  si  Dieu  le  vou- 
lait, il  acceptait  de  mourir  pour  la  double  cause 
de  la  patrie  et  delà  liberté;  à  New-York,  dans  l'hô- 
tel de  ville;  et,  en  ces  divers  lieux,  la  longue  pro- 
cession des  citoyens  vêtus  de  deuil  se  succédant 
silencieusement  auprès  du  cercueil  découvert,  qu'ils 


214  ABRAHAM    LINCOLN 

baignent  de  leurs  larmes  et  qu'ils  couvrent  de  cou- 
ronnes de  fleurs  ? 

Qui  n'a  lu  quelque  récit  de  ce  grand  et  lugubre 
spectacle,  quelque  description  de  cette  douleur,  la 
plus  sincère,  la  plus  universelle,  la  plus  impressive 
qu'on  ait  jamais  vue?  Comme  la  joie  de  la  veille, 
le  deuil  du  lendemain  surpassa  tout  ce  qu'on  peut 
imaginer. 

En  écrivant  ces  lignes  sur  les  funérailles  du  mo- 
deste Lincoln,  il  me  vient  à  l'esprit,  par  un  rappro- 
chement contradictoire,  les  funérailles  de  l'orgueil- 
leux Louis  XIV.  Jamais  roi,  jamais  prince,  jamais 
homme  n'a  été  aussi  universellement  pleuré  que 
«  l'honnête  Abe  de  l'Ouest;  »  Fancienetle  nouveau 
monde  ont  mené  deuil  sur  lui.  Quel  concert  de  re- 
grets et  de  pieux  hommages  en  tout  pays  et  en  toute 
langue  !  Quelle  juste  et  glorieuse  couronne  d'immor- 
telles, mais,  hélas!  tardive,  on  a  posée  sur  ce  noble 
front  î  C'est  que  M.  Lincoln  a  été,  tout  ensemble,  un 
grand  citoyen,  un  homme  d'État  vraiment  vertueux 
et  chrétien,  le  défenseur  fidèle  et  désintéressé  et  le 
digne  martyr  de  la  plus  digne  des  causes,  celle  de 
la  liberté  et  de  l'humanité  1 

Nous  pourrions  terminer  ici.  Ce  que, nous  avons 
dit  de  M.  Lincoln  suffirait  à  le  faire  connaître.  Ce- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  215 
pendant  nous  devons  accentuer  un  peu  plus  quel- 
ques-uns des  traits  de  son  caractère ,  que  nous 
n'avons  pas  suffisamment  relevés  dans  le  courant 
de  notre  narration.  Il  faut  aussi  en  signaler  quelques 
nouveaux  ;  nous  occuper  en  peu  de  mots  de  l'indi- 
vidu lui-même  et  non  plus  du  magistrat. 

Si,  dans  l'intérêt  de  leur  gloire,  la  plupart  des 
grands  hommes  ne  doivent  être  contemplés  qu'à  dis- 
tance, M.  Lincoln  n'est  pas  de  ce  nombre.  Il  gagne 
à  être  vu  de  près.  A  mesure  qu'on  pénètre  dans  son 
intimité,  on  le  voit  grandir,  car  sa  grandeur  à  lui 
est  la  vraie  et  solide  grandeur,  celle  des  qualités  du 
cœur  et  des  vertus  morales. 

Mais  d'abord  quel  était  son  visage,  son  apparence, 
son  allure?  Tout  le  monde  a  vu  quelque  portrait 
du  président;  mais  la  fidélité  brutale  de  la  photo- 
graphie ne  donne  guère  que  les  lignes  de  l'original, 
sans  reproduire  ce  je  ne  sais  quoi  presque  insaisis- 
sable qui  ne  réside  dans  aucun  trait  exclusivement, 
mais  qui  se  détache  de  leur  ensemble  :  l'expression. 
Ce  qui  suit  est  une  description  fidèle  de  la  personne 
de  M.  Lincoln.  Elle  parut  en  1860  dans  le  jourwal 
la  Presse  et  la  Tribune  de  Chicago  : 

«  La  stature  d'Abraham  Lincoln  est  de  six  pieds 
et  quatre  pouces.  Sa  charpente  n'est  pasmusculeuse, 


210  ABRAHAM   LINCOLN 

mais  maigre  et  nerveuse.  Ses  bras  et  ses  jambes  sont 
longs,  mais  proportionnés  à  sa  haute  taille.  Sa  dé- 
marche, quoique  ferme,  n'est  jamais  vive.  11  s'avance 
lentement  et  avec  délibération,  la  tête  presque  tou- 
jours inclinée  en  avant  et  les  mains  croisées  sur  le 
derrière.  Sa  mise  n'a  rien  de  particulier;  elle  est 
toujours  propre,  mais  sans  la  moindre  recherche.  Il 
est  dans  ses  manières  d'une  cordialité  remarquable, 
simple  et  naturelle.  Sa  politesse  est  toujours  sincère 
et  sans  étude.  Une  chaude  poignée  de  main  et  un 
franc  sourire  de  connaissance  est  la  façon  dont  il 
accueille  ses  amis.  Au  repos,  ses  traits,  quoique 
ceux  d'un  homme  de  mérite,  ne  sont  pas  ceux  qu'on 
convient  de  donner  à  un  bel  homme;  mais  lorsque 
ses  beaux  yeux  d'un  gris  foncé  sont  enflammés  par 
quelque  émotion,  et  que  ses  traits  s'animent,  on  le 
choisirait  parmi  la  foule  comme  un  homme  qui  a 
non-seulement  ces  tendres  sentiments  qu'aiment  les 
femmes,  mais  aussi  l'étoffe  dont  on  fait  les  grands 
hommes  et  les  présidents.  Sa  tête  est  bien  posée  sur 
ses  épaules,  mais  elle  est  de  celles  qui  défient  toute 
description.  Elle  est  grosse  et  bien  proportionnée  dans 
ses  diverses  parties.  Elle  dénote  la  puissance  dans 
tous  ses  développements.  Des  cheveux  noirs,  un  nez 
légèrement  romain,  une  bouche  largement  fendue, 


SA  VIE.  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  217 

un  teint  viril  qui  paraît  avoir  été  hâlé  par  les  vents 
et  le  soleil,  complètent  la  description.  » 

Tel  il  était  en  1860  ;  mais  les  fatigues,  les  émo 
tions  et  les  inquiétudes  des  jours  orageux  de  sa  pré- 
sidence, avaient  ajouté  à  son  expression  de  bonté 
quelque  chose  de  pensif  et  de  souffrant.  «  Je  le  voyais 
souvent,  a  dit  M.  Carpenter,  qui  fut  l'un  des  hôtes 
de  la  Maison -Blanche,  aller  et  venir  le  long  d'un 
étroit  passage,  perdu  dans  sa  rêverie,  les  mains  der- 
rière le  dos,  la  tête  penchée  sur  la  poitrine,  les  yeux 
profondément  cernés  par  l'insomnie;  frappante  et 
douloureuse  personnification,   comme  je  n'en  ai 
jamais  vu,  des  soucis  rongeurs  et  d'une  lourde  res- 
ponsabilité. » 

A  part  ce  changement,  il  était  demeuré  \e  même. 
Dans  sa  haute  position  qui  le  plaçait,  quoique  mo- 
mentanément, au  niveau  des  plus  puissants  mo- 
narques, il  avait  conservé  ses  habitudes,  ses  goûts, 
ses  manières,  son  langage  simple  et  modeste.  Aussi 
accessible  que  jamais;   accueillant  avec  la  même 
politesse  et  le  pauvre  et   le  riche,  et  le  chétif  et 
le   puissant  ;    dédaignant    l'étiquette  et   détestant 
toute  contrainte;  travailleur  infatigable,  se  levant 
de   grand  matin    et  se    couchant   tard  ;   simple , 
mais  propre  dans  sa  mise  ;  ne  buvant  jamais  que 

13 


218  ABRAHAM    LINCOLN 

de  l'eau   et  n'usant   d'aucune   espèce    de    tabac. 

Gomme  ses  manières  et  ses  goûts,  son  langage 
était  simple,  mais  jamais  vulgaire.  Il  émaillait 
sa  conversation  de  maximes,  d'anecdotes  et  d'a- 
pologues pleins  de  sens;  il  en  avait  à  son  ser- 
vice un  fonds  inépuisable.  Il  eût  certainement 
fait  un  moraliste  spirituel  et  ingénieux,  un  émi- 
nent  fabuliste,  s'il  se  fût  adonné  à  ce  genre  de  lit- 
térature. 

A  la  simplicité  d'un  enfant  M.  Lincoln  ajoutait 
une  tendresse  presque  féminine;  aussi  usait- il  lar- 
gement du  droit  de  grâce  que  lui  donnait  sa  posi- 
tion. 11  était  bien  difficile  de  le  faire  consentir  à  l'ap- 
plication de  la  peine  capitale  prononcée  contre  les 
déserteurs  ou  les  traîtres;  et  si  le  condamné  était 
assez  heureux  pour  avoir  quelqu'un  qui  sollicitât  sa 
grâce  en  faisant  appel  aux  sentiments  du  président, 
il  était  sûr  d'être  sauvé.  Que  d'exemples  touchants 
n'en  pourrait-on  pas  citer  1  Choisissons- en  un  seul 
entre  mille  autres  semblables. 

Un  jour,  une  mère  portant  son  nourrisson  dans 
ses  bras  se  présenta  à  la  Maison  Blanche  et  demanda 
à  parler  au  président.  Elle  venait  implorer  la  grâce 
de  son  mari,  qui  avait  été  condamné  à  être  fusillé 
pour  avoir  déserté. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  219 
Malgré  ses  supplications  et  ses  larmes  on  refusa 
de  l'introduire  auprès  de  M.  Lincoln.  Pendant  trois 
jours  entiers  elle  revint  s'asseoir  dans  une  espèce  de 
salle  d'attente  ouverte  à  tous  les  visiteurs,  espérant 
que  sa  persévérance  finirait  par  attendrir  les  huis- 
siers. Le  soir  du  troisième  jour,  M.  Lincoln,  en  se 
rendant  de  son  cabinet  dans  ses  appartements  pri- 
vés pour  y  prendre  son  repas,  entendit  les  cris  de 
l'enfant  de  cette  pauvre  femme.  Aussitôt  il  revint 
dans  son  cabinet,  sonna  son  domestique  :  «  Daniel, 
lui  dit-il,  n'y  a-t-il  pas  dans  l'antichambre  une  femme 
et  un  enfant?  »  —  «  Oui,  monsieur,  répondit  le 
domestique,  c'est  une  personne  qui  voudrait  vous 
parler  en  faveur  de  son  mari.  »  —  «  Faites-la  donc 
entrer  de  suite,  »  dit  M.  Lincoln.  Et  quelques  minutes 
après  la  pauvre  femme  quittait  la  Maison-Blanche 
emportant  avec  elle  la  grâce  du  déserteur. 

Si  grande  que  fût  la  sensibilité  de  M.  Lincoln, 
elle  n'allait  pas  jusqu'à  la  faiblesse.  Il  était  inflexible 
et  imposait  silence  à  ses  sentiments  en  cas  de  con- 
flit avec  le  devoir.  Il  avait,  par  exemple,  une  vive 
sympathie  pour  les  esclaves,  et  il  ne  s'en  cachait 
pas;  toutefois  il  refusa  de  prononcer  l'émancipation 
tant  qu'il  ne  la  crut  pas  à  propos  et  légitime.  Pour- 
tant on  le  pressait  vivement  et  de  toutes  les  ma- 


220  ABRAHAM   LINCOLN 

nières.  Un  soir,  il  entendit  tout  à  coup  retentir  sous 
ses  fenêtres  un  hymne  alors  en  vogue  parmi  les 
nègres  de  Port-Royal,  et  qui  avait  pour  refrain  ces 
paroles  :  «  Va,  Moïse,  et  dis  au  roi  :  Pharaon,  laisse 
aller  mon  peuple.  »  Immobile  près  de  la  fenêtre, 
M.  Lincoln  écoutait  la  voix  des  chanteurs.  Ces  notes 
graves  et  religieuses  et  ces  paroles  sacrées  le  remplis- 
saient d'une  émotion  profonde,  et  des  larmes,  qu'il 
ne  pouvait  contenir,  roulaient  silencieusement  sur 
ses  joues.  Il  reçut  ensuite  les  chanteurs  avec  bien- 
veillance, leur  montra  qu'il  s'intéressait  aussi  vive- 
ment qu'eux-mêmes  au  sort  des  esclaves,  et  qu'il 
avait  à  cœur  de  briser  leurs  fers;  mais  il  les  ren- 
voya sans  aucune  promesse  d'émancipation. 

Une  autre  fois  les  pasteurs  des  églises  de  Chicago 
vinrent  le  trouver  en  députation  solennelle.  Ils  lui 
présentèrent  un  mémoire  où,  après  avoir'essayé  de 
montrer  que  le  moment  était  venu  d'abolir  l'escla- 
vage, ils  pressaient  vivement  M.  Lincoln  de  prendre, 
sans  plus  tarder,  une  résolution  suprême  et  décisive 
à  cet  égard.  «  Le  sujet  de  ce  mémoire,  répondit  le 
président,  est  l'un  de  ceux  sur  lesquels  j'ai  beau- 
coup pensé  depuis  plusieurs  semaines,  et  je  puis 
même  dire  depuis  plusieurs  mois.  J'ai  entendu  des 
hommes  religieux  émettre  sur  cette  matière  les  idées 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  221 
les  plus  contradictoires.  Je  crois  que  les  uns  et  les 
autres  se  trompent  dans  leur  opinion  respective.  Il 
n'y  a  pas,  je  suppose,  irrévérence  à  dire  que  si  Dieu 
voulait  révéler  sa  volonté  à  quelqu'un  sur  un  sujet 
si  intimement  lié  à  mon  devoir,  c'est  à  moi-même 
qu'il  le  ferait.  Car,  à  moins  que  je  ne  me  trompe 
étrangement,  j'ai  un  ardent  désir  de  connaître  la 
volonté  de  la  Providence  à  cet  égard.  Nous  ne 
sommes  plus  au  temps  des  miracles,  et  j'imagine 
que  je  n'ai  pas  le  droit  de  m'attendre  à  une  révé- 
lation directe.  Je  dois  donc  étudier  les  événements, 
l'état  des  faits  matériels,  m'assurer  de  ce  qui  est 
possible  et  apprendre  ce  qu'il  paraît  sage  et  droit  de 
faire.  » 

M.  Lincoln  était  un  homme  sincèrement  religieux. 
Ses  discours,  ses  messages  et  ses  proclamations  suf- 
firaient à  le  prouver.  On  y  trouve  l'expression  d'une 
foi  humble  et  inébranlable  en  la  Providence  divine. 
Quelque  longue  et  sévère  que  fût  l'épreuve,  il  de- 
meurait persuadé  que  Dieu  finirait  toujours  par 
donner  le  triomphe  à  la  justice  et  au  droit,  et  c'était 
dans  cette  conviction  qu'il  puisait  le  calme- et  la 
force  qu'il  a  déployés  à  un  si  haut  degré.  Sa  seule 
préoccupation  était  d'agir  conformément  à  la  vo- 
lonté divine.  Pour  cela,  il  s'efforçait  de  la  connaître; 


222  ABRAHAM  LINCOLN 

mais  ce  n'était  pas  à  tel  homme  ou  à  tel  corps  ec- 
clésiastique qu'il  la  demandait.  Sa  piété  éclairée 
et  indépendante  cherchait  à  cet  égard  des  lumières 
dans  sa  droite  conscience,  saintement  disposée  par 
la  prière  et  la  méditation  de  la  parole  de  Dieu. 

Ces  mêmes  sentiments  se  retrouvent  dans   ses 
lettres  privées. 

«  Mon  estimable  amie,  »  écrivait-il  à  Éliza 
P.  Gurney,  «  je  n'ai  pas  oublié,  probablement  je 
n'oublierai  jamais,  la  visite  impressive  que  vous  me 
fîtes  avec  un  ami,  un  dimanche  matin,  il  y  a  deux 
ans.  Je  me  souviens  aussi  de  la  bonne  lettre  que 
vous  m'écrivîtes  un  an  plus  tard.  Vous  vous  propo- 
siez, en  tout  cela,  de  fortifier  ma  confiance  en  Dieu. 
J'ai  beaucoup  d'obligations  aux  excellents  chrétiens 
de  ce  pays  pour  leurs  consolations  et  leurs  prières 
constantes  ;  mais  à  aucun  d'eux  je  n'ai  plus  d'obli- 
gations qu'à  vous-même.  Les  desseins  du  Tout-Puis- 
sant sont  parfaits  et  doivent  se  réaliser,  bien  que, 
faibles  mortels  que  nous  sommes,  nous  ne  puissions 
les  prévoir.  Longtemps  avant  cet  événement,  nous 
faisions  des  vœux  pour  que  cette  terrible  guerre  eût 
une  heureuse  fin;  mais  Dieu  sait  ce  qui  nous  est  le 
meilleur  et  il  en  a  décidé  autrement.  Nous  devons 
reconnaître  encore  ici  sa  sagesse  et  nos  propres  er- 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION   223 

reurs,   en  même  temps   que   travailler  énergique- 
ment  selon  les  lumières  qu'il  nous  donne,  persuadés 
que  nous  atteindrons  ainsi  la  fin  qu'il  se  propose. 
Sûrement  il  veut  faire  sortir  un  grand  bien  de  cette 
convulsion  puissante  qu'aucun  mortel  ne  pouvait 
produire  ni  ne  saurait  arrêter.  Votre  peuple  —  les 
Amis  —  ont  eu  et  ont  encore  de  grandes  épreuves 
au  sujet  de  leurs  principes  et  de  leur  foi  qui  sont 
également  contraires  à  la  guerre  et  à  l'oppression. 
Ils  ne  peuvent  que  s'opposer  en  pratique  à  l'oppres- 
sion par  la  guerre.  Dans  ce  terrible  dilemme  les 
uns  ont  opté   pour  un   terme  ;    les  autres,   pour 
l'autre.  Quanta  ceux  qui  en  appellent  à  moi  pour 
des  motifs  de  conscience,  j'ai  fait  et  je  ferai  le  mieux 
qu'il  me  sera  possible  selon  ma  conscience  et  le  ser- 
ment que  j'ai  fait  à  la  loi.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que 
vous  le  croyez,  et,  le  croyant,  vous  continuerez,  à 
notre  pays  et  à  moi-même,  les  ferventes  prières  que 
vous  adressez  à  notre  Père  qui  est  aux  cieux. 

»  Votre  ami  sincère, 

»  A.  Lincoln.  » 

Implantés  dans  le  cœur  de  M.  Lincoln  par  sa 
pieuse  mère,  ces  sentiments  religieux  y  avaient  jeté 


224  ABRAHAM  LINCOLN 

de  profondes  racines.  Depuis  lors,  et  jusqu'à  la  fin, 
ils  ne  cessèrent  de  se  développer  et  de  se  manifester 
par  des  actions  et  des  paroles  chrétiennes.  Le  direc- 
teur d'une  école  de  New-York  a  raconté  en  ces 
termes  l'anecdote  suivante  : 

«  Un  dimanche  matin,  à  l'heure  où  étaient  rassem- 
blés les  enfants  de  notre  école  du  dimanche  de  Five- 
Points,  je  vis  entrer  dans  la  salle  et  s'asseoir  parmi 
nous  un  personnage  de  haute  taille  et  de  bonne 
apparence.  Il  écoutait  avec  une  attention  soutenue, 
et  son  visage  exprimait  un  si  vif  intérêt,  que  je  m'ap- 
prochai pour  lui  dire  qu'il  pouvait,  s'il  le  voulait, 
adresser  quelques  paroles  aux  enfants.  Il  accepta 
mon  invitation  avec  un  plaisir  évident,  vint  se  pla- 
cer devant  les  élèves  et  commença  à  leur  parler  avec 
simplicité.  Aussitôt  il  fascina,  tous  ses  jeunes  audi- 
teurs, et  il  se  fit  dans  la  salle  un  silence  profond. 
Son  langage  était  remarquablement  beau,  et  une 
conviction  ferme  et  émue  vibrait  dans  l'accent  har- 
monieux de  sa  voix.  Les  petits  visages  s'obscurcis- 
saient autour  de  lui  lorsqu'il  prononçait  quelques 
sentences  d'avertissement,  et  s'illuminaient  lorsqu'il 
parlait  avec  joie  des  promesses  de  l'Évangile.  Une 
fois  ou  deux  il  voulut  finir;  mais  les  cris  impérieux 
de  :  «  Continuez,  oh!  continuez  !  »  l'en  avaient  em 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE,  SON  ADMINISTRATION  22g 

pêclié.  Gomme  je  regardais  le  corps  maigre  et  ner- 
veux de  l'étranger,  sa  tête  puissante  et  ses  traits 
déterminés,  auxquels  l'émotion  du  moment  donnait 
une  expression  de  douceur,  je  me  sentis  une  curio- 
sité insurmontable  de  savoir  quelque  chose  de  plus 
sur  son  compte,  et  quand  il  se  disposa  à  quitter 
tranquillement  la  salle,  je  le  priai  de  me  dire  son 
nom.  «  Abraham  Lincoln,  de  l'Illinois,  »  me  répon- 
dit-il avec  courtoisie.  » 

Cet  incident  se  passait  en  février  1860.  Trois  ans 
après,  une  circonstance  solennelle  vint  modifier  les 
sentiments  religieux  de  M.  Lincoln;  sa  piété  devint 
plus  évangélique.  Voici,  d'après  un  journal  améri- 
cain, comment  il  raconta  lui-même  ce  changement 
à  un  chrétien  qui  n'avait  pas  craint  de  lui  deman- 
der s'il  aimait  le  sauveur  Jésus. 

«  Quand  je  quittai  Springfield  pour  venir  occuper 
le  fauteuil  de  la  présidence,  je  me  recommandai  aux 
prières  de  mes  concitoyens,  car  je  sentais  que  je 
n'étais  pas  encore  un  chrétien  agréable  à  Dieu. 
L'année  suivante  Dieu  m'enleva  un  tils  qui  était  ma 
joie  ;  ce  fut  le  plus  rude  coup  qui  soit  jamais  venu 
me  frapper.  Evidemment  Dieu  me  cherchait,  mais 
j'hésitais  encore  à  lui  donner  mon  cœur.  Mais  quand 
je  vins  sur  le  champ  de  bataille  de  Gettysburg,  où 


226  ABRAHAM   LINCOLN 

tant  de  braves  sont  tombés  pour  la  défense  de  la 
patrie,  la  pensée  de  l'éternité  me  saisit.  Dieu  toucha 
mon  cœur.  Je  me  donnai  tout  entier  à  Christ..., 
et  maintenant  je  puis  dire  en  sincérité  :  J'aime 
Jésus,  et  je  le  sers.  » 

On  lisait  encore  dans  V American  Messenger  (fé- 
vrier 1865)  : 

«  Le  Rév.  M.  Adams,  de  Philadelphie,  raconte 
dans  un  de  ses  sermons  qu'ayant  un  rendez- vous  à 
cinq  heures  du  matin  avec  M.  Lincoln,  il  arriva  un 
quart  d'heure  avant  l'instant  fixé.  Tandis  qu'il 
attendait  dans  l'antichambre,  M.  Adams  fut  surpris 
d'entendre  parler  dans  la  chambre  voisine  et  s'in- 
forma auprès  du  valet  s'il  y  avait  déjà  quelque  visi- 
teur. —  «  Non,  le  président  est  seul,  mais  il  lit  sa 
Bible.  —  Gomment  donc?  est-ce  son  habitude  jour- 
nalière?—  Oui,  monsieur,  tous  les  matins  M.  Lin- 
coln emploie  l'heure  de  quatre  à  cinq  à  lire  sa  Bible 
et  à  prier  à  haute  voix1.  » 

Aussi  l'évêque  protestant,  M.  Simpson,  a-t-il  pu 

rendre  ce  témoignage  sur  la  tombe  de  M.  Lincoln. 

«  Abraham  Lincoln  était  un  homme  de  bien.  Il 

était  connu  comme  un  homme  honnête,  tempérant, 

1.  Cite  par  l'Espérance  du  5  mai  1865. 


SA  VIE,  SON  CARACTÈRE.  SON  ADMINISTRATION  227 

juste,  aimant  à  pardonner,  et  en  tout  sens,  comme 
un  homme  de  cœur.  Quant  à  ses  sentiments  reli- 
gieux, je  sais  qu'il  lisait  fréquemment  sa  Bible;  il 
l'aimait  à  cause   de  ses  grandes  vérités  et  de  ses 
sublimes   enseignements.  Il  croyait  au  Christ  qui 
sauve  les  pécheurs,  et  je  pense  qu'il  s'efforçait  sin- 
cèrement de  régler  sa  vie  sur  las  préceptes  de  la 
religion  révélée.  Si  jamais  homme  illustra  quelques 
préceptes  delà  pure  religion,  ce  fut  certainement 
le  président  que  nous  avons  perdu.  Je  doute  qu'au- 
cun président  ait  jamais  montré  aussi  grande  con- 
fiance en  Dieu,  ou,  dans  ses  documents  publics, 
invoqué  si  fréquemment  l'assistance  divine.  Sou- 
vent il  faisait  remarquer  à  ses  amis  et  à  diverses 
députations  que  son  espérance  de  réussir  reposait 
sur  la  conviction  que  Dieu  bénirait  nos  efforts,  parce 
que  nous  voulions  agir  droitement.  «  Je  sais,  disait  - 
»  il  à  un  ministre,  que  Dieu  est  toujours  du  côté  de 
»  la  justice,  »  et  il  ajouta  avec  émotion  :  «  Dieu  m'est 
»  témoin  que  le  sujet  constant  de  mon  anxiété  et  de 
»  mes  prières,  c'est  que  cette  nation  et  moi-même 
»  nous  soyons  du  côté  du  Seigneur. .  » 

Il  fut  du  côté  du  Seigneur,  et,  maintenant,  il  est 
à  côté  du  Seigneur  pour  toute  l'éternité.  S'il  n'eut 
pas  sa  récompense  dans  ce  monde,  où  du  reste  sa 


228  ABRAHAM   LINCOLN 

modestie  et  son  désintéressement  ne  l'attendaient 
pas,  il  l'a  du  moins  plus  glorieuse  et  durable  dans 
un  monde  meilleur.  Il  laisse  à  sa  patrie,  il  nous 
laisse  à  tous,  un  exemple  béni,  qui  n'a  pas  été  et  ne 
sera  pas  sans  influence  salutaire.  Sa  mémoire  sera 
chère  à  toutes  les  générations  futures,  qui  la  véné- 
reront comme  celle  d'un  bienfaiteur  et  d'un  martyr 
de  l'humanité. 


FIN 


TABLE 


CHAPITRE    PREMIER 

La  famille  Lincoln.  —  Thomas  Lincoln  et  Nancy  Hanks.  —  Jeu- 
nesse d'Abraham  Lincoln.  —  Émigration  dans  l'Indiana.  —  La 
nouvelle  ferme.  —  Abe  éeolier.  —  La  Vie  de  Washington.  — 
Influence  de  la  mère  d  Abraham  Lincoln  sur  le  caractère  de 
son  fils.  —  Abe  batelier.  —  Le  Mississipi.  —  Premier  voyage  sur 
ce  fleuve.  —  Nouvelle  émigration  de  Thomas  Lincoln.  —  Le 
rail-Iplitter.  —  Episode  de  la  convention  républicaine  de  l'Il- 
linois.  —  Second  voyage  sur  le  Mississipi.  —  L'esclavage  aux 
yeux  de  Lincoln.  —  Abraham  Lincoln  boutiquier  et  meunier  à 
New-Salem.  —  Guerre  avec  les  Indiens.  —  Lincoln  capitaine 
de  volontaires.  —  Il  est  marchand  et  directeur  d'un  bureau  de 
poste.  —  Travaux  intellectuels.  —  Lincoln  arpenteur.  —  Sa 
popularité  naissante 1 

CHAPITRE   II 

M.  Lincoln  avocat,  politician  et  représentant  à  l'assemblée  légis- 
lative de  l'IUinois.  —  Sa  probité,  son  talent,  ses  succès.  —  Une 


230  TABLE 

cause  criminelle.  — Député  au  Congrès  national.  —  Part  qu'il 
prend  aux  débats  de  la  chambre.  —  Douglas  et  Lincoln.  — 
Visite  dans  plusieurs  États  de  l'Union.  —  Lettre  aux  républi- 
cains de  Boston 23 

CHAPITRE   III 

L'élection  présidentielle  de  1860.  —  Démocrates  et  républicains. 

—  La,  convention  nationale  de  Chicago.  —  Elle  choisit  M.  Lin- 
coln pour  son  candidat.  —  Joie  des  républicains.  —  Chanson 
en  l'honneur  de  l'honnête  Abe.  —  Arrivée  de  la  grande  nou- 
velle à  Springlield.  —  Le  mouvement  de  la  sécession.  —  Le 
nouveau  président  à  Springfield.  —  Discrétion,  bienveillance  et 
modération.  —  Allocution  aux  républicains 41 

CHAPITRE    IV 

Départ  de  Springfield.  —Adieux  de  M.  Lincoln  à  ses  amis.  — 
Son  voyage  jusqu'à  Washington.  —  Réceptions  triomphales  et 
dangers  menaçants.  —  Discours  prononcés  dans  diverses  villes. 

—  Arrivée  h  Washington.  —  Discours  au  peuple  de  cette 
ville 57 

CHAPITRE   V 

Inauguration  de  M.  Lincoln.  —  Discours  qu'il  prononça  dans 
cette  circonstance.  —  La  confédération  du  Sud.  —  Manifeste  de 
la  convention  de  la  Louisiane.  —  Attaque  et  prise  du  fort 
Sumter.  —  Cri  de  guerre  dans  le  Nord.  —  Quelques  paroles  du 
premier  message  de  M.  Lincoln.  —  Campagne  de  1861.  —  Dé- 
sastre de  Bull-Run  et  défaite  de  Bull's-Bluff. 77 


TABLE  %U 

CHAPITRE   VI 

Campagne  de  1862.  —Prise  de  Pittsburg  el  de  la  Nouvelle-Or- 
léans. —  Revers  de  l'armée  du  Potomac  dans  la  vallée  de  Chic- 
kahominy.  —  Victoire  d'Antietam.  —  Défaite  de  Burnside  à 
Frédericksburg.  —  Progrès  des  idées  abolitionistes.  —  La  poli- 
tique de  M.  Lincoln  au  sujet  de  l'émancipation.  —  Modération 
et  fermeté.  —  Épreuves  domestiques.  —  Message  de  1862.  — 
La  proclamation  émancipatrice 101 

CHAPITRE   VII 

Campagne  de  1863.  —  Murfreesborough,  Chancellorsville,  Gettys- 
burg. —  Inauguration  du  cimetière  national.—  Quelques  belles 
paroles  de  M.  Lincoln.—  Prise  de  Wicksburg.—  Lettre  du  pré- 
sident au  général  Grant.  — Proclamation  d'actions  de  grâces.  — 
Situation  du  Nord  et  du  Sud.  —  Message  de  1863  et  proclama- 
tion d'amnistie 123 

CHAPITRE    VIII 

Campagne  de  1864.  —  Grant,  lieutenant  général.  —  L'armée  du 
Potomac.  —  Marche  aventureuse  de  Shermann.  —  Prise  d'At- 
lanta. —  Petits  échecs.  —  Actes  émancipateurs.  —  L'élection 
présidentielle  de  1864.  —  Son  importance.  —  Démocrates  et 
républicains.  —  Réélection  de  M.  Lincoln 145 

CHAPITRE    IX 

La  conférence  du  Niagara.  —  Dernier  message  de  M.  Lincoln.  — 
Amendement  constitutionnel  abolissant  l'esclavage*.  —  L'œuvre 
de  reconstruction.  —  Discours  de  M.  Lincoln  sur  ce  sujet.  — 
Lettre  au  gouverneur  du  Missouri 167 


232  TABLE 


CHAPITRE    X 


Deuxième  inauguration  de  M.  Lincoln.  —  Discours  qu'il  prononça 
dans  cette  circonstance.  —  Derniers  événements  militaires  et  fin 
de  la  guerre.  —  Joie  des  nègres  à  Petersburg  et  à  Richmond. 
—  Cérémonie  au  fort  Sumter.  —  La  joie  à  Washington.  —  Dis- 
cours de  M.  Seward.  —  Modestie,  discrétion  et  générosité  de 
M.  Lincoln  dans  le  triomphe.  —  Assassinat  du  président.  — 
Les  fauteurs  du  crime.  —  Deuil  national  et  universel.  —  Por- 
trait de  M.  Lincoln.  —  Quelques  traits  de  son  caractère.     189 


IMPRIMERIE    L.    T01N0N   F.T     Ce,    A    SAINT-CERMAW. 


GRASSART,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

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ment des  premières  colonies  jusqu'à  l'élection  du  président 
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