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Full text of "Ça et la"

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•r* 


ÇA  ET  LA 


ÇA  ET  LA 


TYPOGRAPHIE 
EDMOND       MONNOVER 

AU   MANS    (SARTHE) 


ÇA  ET  LA 

LOUIS  VEMLLOT 

SIXIÈME     EDITION 
[I 


PARIS 

VICTOR  PALMÉ,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

HUE  DE  GRBNELLE-SilNT-GEEHAIK,  23 

1874 
Droits  rélervds 


LIVRE  IX 


DANS     LA      MONTAGNE 


I 


LES    PETITS. 


«  uourage!  me  dit  le  chanoine,  pendant  que  je 
m'essuyais  le  front  ;  je  vois  d'ici  notre  dîner.  » 

Il  me  montra,  bien  haut,  une  échancrure  dessinée  sur 
le  roc  par  un  bouquet  d'arbres  ;  un  vallon  secret,  une 
petite  ornière  dans  une  petite  montagne.  L'homme  y 

t.  u,  l 


2  •  DANS  LA   MONTAGNE. 

disparaît,  lui  et  sa  demeure.  Qu'est-ce  que  l'homme? 
On  est  toujours  étonné  de  la  petitesse  de  cet  êlre. 

a  Mais,  reprit  le  chanoine,  pas  si  petit  ! 

«  Là  où  nous  allons,  quand  un  pauvre  tombe  malade, 
un  propriétaire,  à  tour  de  rôle,  quitte  son  lit  et  le  donne 
au  pauvre,  qui  devient  Jésus-Christ  souffrant. 

«  Cette  charité  pour  les  pauvres  est  la  loi  générale  de 
la  contrée  ;  elle  a  créé  des  usages  touchants  et  augustes. 
Non-seulement  les  pauvres  malades  sont  soignés,  mais 
on  fait  dire  des  messes  et  on  se  relaye  devant  l'autel  pour 
obtenir  leur  guérison. 

«  Certaines  paroisses  font  la  fête  des  pauvres.  Ce  jour- 
là  on  les  rassemble  tous  à  table,  et  la  table  est  bien 
fournie.  Tout  le  monde  a  contribué  pour  le  festin  ;  une 
confrérie,  dont  le  curé  est  le  principal  membre,  serties 
convives.  Trouvez- vous  cela  si  petit? 

«  Ces  petits  hommes  vivent  en  relation  constante  avec 
Dieu  et  les  saints.  Le  mois  de  janvier  se  passe  ordinaire- 
ment sous  la  neige  ;  il  est  consacré  aux  saints  dont  on 
invoque  le  secours  contre  les  fléaux  qui  menacent  les 
campagnes. 

«  Il  y  a  un  saint  pour  les  maladies  des  gens,  un  autre 
pour  celles  des  bestiaux,  un  autre  pour  la  conservation 
des  biens  de  la  terre,  un  autre  qui  retient  l'avalanche, 
un  autre  qui  écarte  l'incendie. 


DANS   LA   MONTAGNE.  3 

«  Sainte  Agathe  est  la  gardienne  de  ces  murs  de  sapin 
et  de  ces  toits  de  chaume.  Elle  s'acquitte  bien  de  son 
office.  Sans  doute  la  maîtresse  de  la  maison  ne  se  couche 
pas  sans  avoir  tout  visité  au  dedans  et  au  dehors  ; 

«  Elle  a  fait  le  signe  de  la  croix  sur  les  cendres  du 
foyer  ;  elle  a  disposé  en  croix,  devant  l'âtre,  la  pelle  et 
les  pincettes.  Mais,  contre  tant  de  dangers,  la  meilleure 
précaution  est  de  prier  sainte  Agathe  ! 

«  Il  est  rare  que  le  feu  prenne  dans  ces  pieux  villages 
des  montagnes  ;  il  éclate  fréquemment  dans  les  plaines 
et  dans  les  villes,  où  les  prières  sont  remplacées  par  les 
assurances  contre  l'incendie. 

«  Tous  nos  paysans  connaissent  la  religion  et  l'his- 
toire de  la  religion.  Dès  que  l'enfant  sait  lire,  c'est  lui 
qui  lit  chaque  soir  la  vie  du  saint  à  la  famille  assemblée  ; 
ii  rend  compte  du  prône  entendu  le  dimanche. 

«  L'enfant  sait  pourquoi  il  est  sur  la  terre,  à  quelle 
destinée  Dieu  l'appelle,  quels  devoirs  lui  sont  imposés. 
Avez-vous  rencontré  beaucoup  d'hommes  de  lettres  et 
beaucoup  d'hommes  d'État  qui  en  sachent  autant  que 
ces  petits  des  petits  ? 

«  Parce  qu'ils  sont  humbles  et  parce  qu'ils  croient, 
les  miracles  obéissent  souvent  à  leurs  vœux.  Un  infirme 
se  lasse  de  ne  pouvoir  plus  travailler  :  il  se  traîne  dans 


4  DANS   LA   MONTAGNE. 

l'église  ;  il  sait  que  toul  est  possible  au  Dieu  de  toute 
bonté. 

• 
«  Plein  de  foi,  il  demande  sa  guérison.  S'il  ne  l'obtient 
pas,  telle  est  donc  la  volonté  de  Dieu,  et  le  chrétien 
soumis  se  retire  sans  amertume.  Mais  plus  d'ua,  laissant 
au  pied  de  l'autel  ses  béquilles,  s'en  est  allé  guéri. 

«  Oui,  dans  les  splendeurs  et  dans  les  monuments  des 
villes,  dans  les  académies,  partout  où  l'homme  a  multi- 
plié ses  ouvrages  et  étalé  son  orgueil,  là,  souvent,  je  me 
suis  émerveillé  de  la  petitesse  de  l'homme  !  ;Ici,  où  je 
vois  les  vertus  des  humbles,  j'admire  sa  grandeur. 

«  Ce  que  fait  l'homme  par  lui-même  est  peu  de  chose, 
et  il  se  rapetisse  encore  dans  ces  petits  ouvrages  dont  il 
tire  sottement  vanité.  Mais,  lorsque  je  le  considère  parmi 
les  oeuvres  de  Dieu,  lorsque  je  vois  le  soin  que  Dieu  a 
pris  de  son  domaine  ; 

«  Quand  je  pense  que  Dieu  lui  a  donné  ces  monta- 
gnes, et  le  thym  et  l'hysope  qui  les  fleurissent,  et  cette 
terre  forcée  de  devenir  féconde  sous  sa  main,  et  cet  air 
qu'il  respire,  et  ces  eaux  puissantes,  et  tous  les  êtres 
dont  elles  sont  peuplées  ; 

«  Quand  je  vois  que  ce  roi  de  la  terre  connaît  sa  fai- 
blesse, et  que  ce  possesseur  de  la  terre  dédaigne  son 
trésor  et  se  connaît  un  royaume  meilleur,  vers  lequel  il 
aspire  ; 


DAMS  LA  MONTAGNE.  5 

«  Alors  je  le  trouve  grand,  plus  grand  que  toute  la 
création  ;  et  je  loue  et  j'honore  le  chef-d'œuvre  de  Dieu, 
la  créature  de  Dieu  qui  parle  à  Dieu,  qui  aime  Dieu,  qui 
passe  ici-bas  pour  aller  à  Dieu. 

«  Je  loue  et  j'honore  cet  enfant  de  Dieu  qui  travaille 
à  conquérir  son  royaume  éternel  ;  qui,  dans  ses  plus 
rudes  épreuves  et  dans  ses  plus  sombres  misères,  ne 
cesse  pas  d'être  assisté  par  les  saints,  d'être  servi  par  les 
anges, 

«  Et  qui  ne  saurait  tomber  si  bas  qu'il  ne  puisse 
encore,  faisant  à  Dieu  même  une  sorte  de  commande- 
ment auquel  Dieu  obéira,  lui  dire  :  «Père  qui  êtes  au 
ciel,  aidez-moi  !  » 

c  Certes,  Massillon,  devant  le  cercueil  de  Louis  XIV, 
avait  raison  de  crier  :  «  Dieu  seul  est  grand  !  »  Et  toute- 
fois, en  vérité,  en  vérité,  l'homme  est  grand!  L'homme 
est  le  grand  ouvrage  de  Dieu.  » 


DAINS  LA  MONTAGNE. 


II 


LES   PIERRES  VIVANTES. 


Aux  approches  du  village,  nous  vîmes  le  curé,  assis 
sous  un  arbre,  son  bréviaire  à  la  main.  Des  femmes 
descendaient  de  la  montagne,  porlant  de  grosses  pierres 
qu'elles  déchargeaient  à  ses  pieds. 

«  Quoi  !  monsieur  le  curé,  on  travaille  le  dimanche, 
et  sous  vos  yeux  ?  -r-  Servir  Dieu  n'est  pas  œuvre  servile. 
A  Celui  qui  chez  nous  n'avait  plus  où  reposer  sa  tête, 
ces  femmes  font  la  charité  d'une  maison. 

«  Les  pierres  qu'elles  vont  chercher  dans  le  flanc  de 
la  montagne,  où  lés  chariots  ne  peuvent  pénétrer,  rebâ- 
tiront notre  église  en  ruines.  Tous  mes  paroissiens,  sans 
en  excepter  un  seul,  ont  ainsi  travaillé  pour  édifier  la 
maison  du  Seigneur. 

«  Nous  respectons  le  repos  des  animaux,  et  nous  met- 
tons à  profit  le  dimanche,  parce  que  les  travaux  de  la 


DANS  LA   MONTAGNE.  7 

terre  sont  pressés.  Nous  avons  néanmoins  chanté  la 
messe;  nous  chanterons  vêpres  d'un  cœur  joyeux  ! 

«  Nos  péchés  ont  lapidé  Jésus  :  en  portant  à  la  sueur 
de  nos  fronts  ces  pierres  pour  la  gloire  de  Jésus,  nous 
demandons  la  rémission  de  nos  péchés.  Chrétiens,  ne 
vous  scandalisez  pas  de  ce  travail  d'amour  et  de  péni- 
tence, mais  priez  pour  nous. 

«  Que  cette  église  bâtie  de  nos  sueurs  et  de  nos  repen- 
tirs s'élève  en  peu  de  jours  et  dure  de  longues  années  ! 
Que  nos  tombes  s'ouvrent  dans  son  ombre  bénie  !  Que  la 
foi  des  enfants  s'y  alimente  de  la  foi  des  pères!  » 

Du  village,  d'autres  femmes  partaient  pour  relayer 
celles  d'en  haut.  Elles  étaient  en  habit  de  dimanche, 
alertes  sous  l'ardeur  du  soleil.  Elles  nous  saluèrent  gra- 
cieusement. —  Filles  de  Dieu,  priez  pour  nous  ! 

Au  logis  nous  trouvâmes  plusieurs  curés.  Chacun  vou- 
lut conter  en  l'honneur  de  sa  paroisse  quelque  trait  ana- 
logue à  ce  que  nous  venions  de  voir.  —  0  pères  et  pas- 
teurs !  gardez  bien  le  trésor  que  Dieu  vous  a  confié. 

Demeurez  tels  que  vous  êtes,  et  ne  craignez  rien. 
L'ennemi  ne  vous  ravira  pas  vos  paysans. 

Comment  ces  hommes  droits  haïraient-ils  le  prêtre  bon 
et  par  qui  les  aime,  qui  les  console,  qui  les  secourt,  qui 


8  DANS  LA  MONTAGNE. 

est  plus  instruit  qu'eux,  meilleur  qu'eux,  et  qui  se  fait 
leur  serviteur? 


Dieu  a  pris  ses  sûretés  contre  le  péché.  Il  a  mis  dans 
la  nature  humaine  un  fond  de  justice  qui  résiste  à  toute 
corruption. 

Rarement  un  homme  peut  descendre  à  ne  plus  admi- 
rer ce  qui  est  beau,  à  ne  plus  aimer  ce  qui  est  bien,  à 
ne  plus  croire  ce  qui  est  vrai. 

En  vain  le  vice  et  le  sophisme  s'y  appliquent.  Tout 
leur  succès  sur  les  individus  ne  parviendra  pas  à  dégra- 
der jusque-là  l'humanité  tout  entière. 

m, 

L'humanité  ne  peut  tout  entière  et  complètement 
appartenir  au  mal.  Dieu  la  ressaisira  par  cette  impuis- 
sance sublime. 


III 


LES  ROMANS. 


«  Y  oici,  nous  dit  le  chevalier,  ce  qui  s'est  passé  dans 
cette  maison  aux  volets  verts  qui  regarde  le  lac  par- 
dessus son  petit  mur  de  briques  roses  drapé  de  clématite 


DANS  LA  MONTAGNE.  9 

et  de  jasmin  d'Espagne.  Dans  tout  le  pays  il  n'y  a  point 
d'histoire  plus  tragique  ni  de  maison  plus  gaie. 

«  La  comtesse  avait  vingt  ans.  Elle  était  très-belle, 
pieuse,  modeste,  intelligente.  Le  comte  était  riche,  bien 
fait,  d'un  esprit  peut-être  un  peu  froid,  mais  galant 
homme,  plein  de  religion  et  d'honneur. 

«  Un  parent,  un  élégant  qui  parlait  bien,  qui  dansait 
bien,  qui  montait  bien  à  cheval,  l'élégant  que  tout  le 
monde  a  vu,  —  un  sot,  —  s'introduisit  dans  cette  maison 
et  rêva  d'en  troubler  le  bonheur,  c'est-à-dire  l'inno- 
cence. 

«  Il  apporta  quelques  mauvais  livres.  L'inattentif  mari 
ne  comprit  pas  le  danger;  la  femme  lut  avidement,  en 
provinciale  qu'elle  était,  par  cette  belle  raison,  très- 
stupide  et  de  grand  usage,  qu'une  femme  du  monde  doit 
connaître  la  littérature  du  monde. 

a  J'en  ai  vu  des  plus  femmes  de  bien,  et  du  plus  haut 
rang  (je  ne  dis  pas  du  plus  haut  emploi  :  dans  les 
emplois  on  trouve  d'étranges  figures);  j'ai  vu  de  vraies 
duchesses,  de  vraies  marquises,  fleurs  de  nom  et  de 
race,  jeunes  mariées,  jeunes  mères,  pleines  de  fierté, 

«  Qui  lisaient  madame  S  and,  M.  Hugo,  M.  de  Musset, 
et  bien  d'autres.  Et  même,  —  ô  poètes,  humiliez-vous! 
—  leur  goût  secret  et  leur  admiration  étaient  pour 

r 


10  DAMS  LA   MONTAGNE. 

M.  Sue.  «  C'est  un  infâme,  disent-elles,  mais  Ton  doit 
avouer  qu'il  écrit  bien  !  » 

«  Voilà  ce  que  j'ai  entendu,  moi,  des  propres  descen- 
dantes de  ces  jeunes  filles  pour  qui  Racine  écrivit  Esther 
et  Alhalie.  Il  y  a  encore  une  France,  il  y  a  encore  quel- 
ques Français  ;  mais  des  Françaises,  peut-être  qu'il  n'y 
en  a  plus  ! 

«  Les  Françaises  parties,  que  restera-t-il?  Que  tirera 
le  monde  des  Moscovites  et  des  Autrichiennes  qui  jouent 
les  comédies  de  M.  Garaguel  ?  Mes  amis,  les  femmes  s'en 
vont  !  La  littérature  les  emporte.  Elles  continuent  de  lire 
des  romans  lorsqu'on  leur  a  montré  les  auteurs.  Con- 
naissez-vous l'histoire  de  Balzac  à  Turin  ? 

«  Balzac  vint  à  Turin,  et  on  lui  donna  des  fêtes.  Vous 
avez  rencontré  ce  gros  homme,  d'un  aspect  assez  trivial. 
Son  aplomb  parut  l'assurance  du  mérite.  J'entrai  dans 
une  maison  noble  où  l'on  venait  de  le  régaler.  C'était 
l'heure  des  encensements.  Balzac  reniflait  tout  d'un  air 
dédaigneux  et  qui  disait  :  «  Encore  !  » 

«  L'auteur  de  Mie  Prigioni  se  trouvait  là.  Ce  bon  Sil- 
vio,  la  politesse  même,  voulut  aussi  complimenter  le 
héros.  Il  ne  savait  trop  comment  s'y  prendre.  «Monsieur, 
lui  dit-il,  sans  doute  que,  peignant  tant  de  vices,  vous 
vous  êtes  pourtant  proposé  un  but  moral  ?  » 

«  Silvio  pensait  lui  fournir  l'occasion  de  faire  briller  son 


DAKS  LA  MONTAGNE  11 

esprit  et  d'en  réparer  un  peu  les  erreurs.  «  Ma  foi,  mon- 
sieur, répondit  l'impudent,  je  me  suis  proposé  de  me 
faire  quarante  mille  francs  de  rente.  J'en  ai  déjà  vingt 
mille.  » 

«  Il  croyait  dire  une  gentillesse.  Pourtant  cette  gros- 
sièreté révolta.  On  le  lui  fit  sentir  ;  il  ne  s'en  tira  pas 
magnifiquement.  Il  s'éteignit  et  ne  put  se  rallumer  de 
toute  la  soirée.  Mais  les  femmes  continuèrent  de  lire  ses 

0 

livres,  au  grand  détriment  de  leur  cervelle. 

«  J'ignore  si  ma  pauvre  petite  comtesse  avait  lu  Bal- 
zac ou  si  elle  admirait  davantage  madame  Sand.  Ce  que 
je  sais  trop,  c'est  que  sa  pauvre  tête  partit.  La  voilà  prise 
d'une  passion  violente  pour  le  lâche  faquin  qui  s'était 
introduit  dans  sa  maison. 

«  Elle  n'a  pas  cessé  d'être  vertueuse.  Cette  passion 
lui  fait  horreur.  Sans  trouver  le  courage  de  fuir,  elle 
combat,  elle  prie,  elle  pleure.  Elle  ne  quitte  les  églises, 
que  pour  s'enfermer  dans  son  oratoire.  C'était  ce  petit 
pavillon  que  tapisse  un  églantier.  Combien  de  soupirs 
ont  entendus  les  roses  ? 

«  Tout  le  monde  voit  que  la  malheureuse  souffre  et  se 
meurt,  et  nul  ne  devine  son  secret.  Celui  qui  la  tue 
rédouble  le  poison,  dans  l'attente  d'un  triomphe  pro- 
chain. Son  triomphe  sera  terrible.  —  Moins  affreux  pour- 
tant qu'il  n'a  l'ignominie  de  l'espérer  i 


12  DANS*  LÀ  MONTAGNE. 

«  La  jeune  femme  est  obsédée,  elle  se  sent  perdue. 
Voulant  à  tout  prix  sauver  l'honneur,  sa  raison  fléchit, 
sa  vertu  lui  inspire  un  héroïsme  criminel.  Enfermée  dans 
le  cabinet  où  elle  se  retirait  pour  peindre,  elle  s'empoi- 
sonne avec  les  couleurs  dont  sa  palette  était  chargée. 

«  0  Dieu  de  miséricorde  !  Notre  Père  qui  est  dans  les 
cieux  avait  entendu  les  plaintes  de  cette  victime.  Il  prit 
sa  vie  en  expiation,  mais.il  ne  voulut  pas  la  frustrer  de 
ses  combats  et  de  ses  larmes.  Il  permit  que  les  premières 
atteintes  de  la  mort  lui  ramenassent  sa  raison. 

«  Elle  se  confessa  d'un  cœur  ferme  et  contrit.  Elle  dit 
au  comte  :  «  Consolez-vous.  Je  meurs  d'un  coup  de  folie 
où  vous  n'êtes  pour  rien.  Je  vous  honore  et  je  vous  aime  ; 
depuis  que  je  suis  à  vous,  je  n'ai  pas  cessé  de  vous 
honorer  et  de  vous  aimer.  » 

«  Ainsi  elle  mourut,  dans  les  tortures,  mais  pure, 
repentante  et  tranquille,  donnant  un  pardon  plein  de 
pitié,  recevant  un  pardon  plein  d'amour.  Son  âme,  arra- 
chée par  un  dernier  effort,  laissa  sur  ce  beau  visage  le 
sourire  de  la  réconciliation. 

«  Le  mari  ne  sut  rien.  Il  pleura  sincèrement.  Plus 
tard,  un  amour  romanesque,  —  il  y  en  a  encore  dans  ce 
pays,  —  est  venu  remplir  son  cœur.  A  travers  le  mur  de 
briques  roses  drapé  de  clématite  et  de  jasmin  d'Espagne, 
vous  entendez  les  cris  joyeux  de  ses  enfants. 


DANS  LA   MONTAGNE.  13 

a  L'autre,  je  ne  sais  ce  qu'il  est  devenu.  Je  ne  sais  où 
il  a  porté  ses  élégances  et  son  cours  de  littérature 
moderne  appliquée.  Je  l'ai  rencontré  dans  le  monde,  un 
an  après  la  mort  de  la  comtesse.  Il  était  fort  galant,  fort 
brillant,  non  marié.  Dieu  patientait  encore  ! 

c  —  C'est  très-bien,  chevalier,  dit  le  peintre,  et  votre 
histoire,  passez-moi  le  jargon  de  mon  métier,  ne  manque 
pas  de  couleur...  Si  la  pauvre  jeune  femme  s'est  empoi- 
sonnée avec  du  cobalt,  elle  a  dû  souffrir  épouvantable- 
ment. 

t  Mais  une  chose  ici  me  gène  et  me  dérange,  et  je  ne 
suis  pas  édifié  comme  je  le  voudrais.  Cette  femme  était 
chrétienne,  elle  priait  :  expliquez-moi  comment  la  reli- 
gion ne  l'a  pas  guérie  de  sa  folie. 

«  —  La  religion  ne  nous  empêche  pas  toujours , 
malheureusement,  de  donner  prise  au  diable.  C'est  ce 
que  la  comtesse  avait  fait  en  lisant  ces  mauvais  livres. 
Lorsque  le  diable  a  prise,  it  prend,  et  il  tient 

«  Cette  raison,  la  prise  de  possession  du  diable,  n'est 
pas  reçue  du  monde.  On  ne  veut  rien  expliquer  par  là. 
Les  chrétiens  eux-mêmes,  qui  demandent  sans  cesse  à 
Dieu  de  les  délivrer  de  l'empire  de  Satan,  semblent  pen- 
ser qu'ils  récitent  une  formule  vaine. 

«  Pour  moi,  je  crois  que  le  diable  est  un  ennemi  véri- 


44  DANS  LA  MONTAGNE. 

table  que  nous  avons  ici-bas,  et  qui  fait  quantité  de  cho- 
ses habiles  pour  nous  entraîner  plus  bas.  Nous  devons 
le  chasser  par  le  jeûne,  par  la  prière  et  par  la  confes- 
sion. 

«  Un  jour,  dans  ma  jeunesse,  une  jeune  fille  très-res- 
pectable me  scandalisa  fort  :  elle  avait  dit  naïvement 
devant  moi,  à  une  de  ses  compagnes,  qu'une  femme  doit 
«  fuir  les  occasions  »  pour  sauver  sa  vertu. 

«  Quelle  vertu,  me  disais-je,  qui  craint  l'occasion  !  Et 
devrait-elle  savoir  qu'il  y  a  des  occasions  ?»  Je  la  regar- 
dais comme  quelque  chose  de  moins  qu'une  pécheresse. 
«  Il  ne  faut,  pensais-je,  qu'une  occasion.  » 

«  J'ajoutais  d'éloquents  discours  contre  les  maîtresses 
mprudentes  qui  avaient  contaminé  cette  innocence  jus- 
qu'à ce  point  de  sagesse  abjecte  de  savoir  que  la  créature 
est  fragile  et  doit  se  garer  de  l'occasion. 

«  J'en  ai  rappelé.  J'ai  vu  les  effets  de  l'occasion  !  Si 
notre  pauvre  petite  comtesse  s'était  souvenue  de  fuir 
l'occasion,  au  premier  mouvement  déréglé  de  son  cœur 
elle  aurait  mis  l'ennemi  à  la  porte. 

c  Elle  n'aurait  pas  achevé  de  lire  le  premier  mauvais 
livre,  elle  n'aurait  pas  ouvert  le  second.  Vertueuse 
comme  elle  était,  une  bonne  et  sincère  confession  l'au- 
rait tirée  de  ces  vils  dangers. 


•  DANS  LA   MONTAGNE.  Î8 

c  Enfin,  son  histoire  me  paraît  un  véritable  cas  de 
possession.  Qui  sait  comment  le  diable  prend  possession 
d'une  âme  ?  Nous  ne  sommes  point  confesseurs,  nous  ne 
pouvons  débrouiller  ces  mystères  en  autrui. 

t  Pour  ce  qui  me  regarde,  peut-être  que  j'ai  su  le 
faire.  Étudiez-vous  bien,  vous  en  saurez  autant,  et  répé- 
tons les  uns  et  les  autres  avec  plus  de  vigilance  :  Ne  nos 
inducas  in  tentationem.  —  Sed  libéra  nos  a  malo,  acheva 
le  peintre.  —  Amen,  dis-je  à  mon  tour.  » 


IV 


d'un  pendu. 


 


l'entrée  de  la  ville,  au  bord  du  lac;  en  vue  des 
montagnes,  il  y  a  une  belle  place  où  se  donnent  les  fêtes* 
où  jouent  les  enfants.  Elle  est  plantée  de  grands  arbres 
et  entourée  de  belles  bandes  de  verdure.  Le  côté  de  l'hi- 
ver, caressé  du  soleil,  est  abrité  du  vent  ;  le  côté  de  l'été 
est  plein  d'ombre  et  de  fraîcheur. 


16  DANS  LA  MONTAGNE. 

Ce  matin,  j'ai  vu  qu'on  y  dressait  une  sorte  de  petite 
charpente  :  deux  poteaux  élevés  de  sept  à  huit  pieds, 
éloignés  de  quelques  pas,  et  réunis  en  haut  par  une  tra- 
verse. Un  brin  de  peuple,  assemblé  \h\  regardait  avec 
une  attention  animée.  Je  demandai  ce  que  c'était.  On  me 
répondit  :  «  C'est  la  potence.  » 

Sous  ces  beaux  arbres,  au  milieu  de  cette  verdure, 
cette  petite  charpente  ne  me  parut  pas  répondre  à  ce 
grand  nom.  Je  voyais  la  potence  comme  dans  les  croquis 
de  Gallot  :  un  seul  poteau,  colossal,  au  milieu  d'un  site 
féroce,  avec  sa  grappe  de  pendus  baissant  la  tête,  haus- 
sant les  épaules,  frétillant  des  jambes. 

N'est-ce  pas  l'image  que  vous  vous  en  faites,  belle 
lectrice?  La  poésie  s'en  va  de  partout.  Voilà  que  le 
bourro^u  lui-même  cherche  ses  aises.  Plus  d'ampleur  ! 
Ah  !  mesdames,  conservez  bien  vos  modes  !  Sa  besogne 
faite,  le  bourreau  démonte  la  potence,  l'emporte  sous 
son  bras,  la  serre  dans  un  coin  de  sa  chambre. 

A  cette  potence  mesquine,  on  a  pourtant,  vers  le  coup 
de  midi,  ajusté  un  homme.  Vous  plairait-il  d'ouïr  une 
histoire  de  pendu  ?  On  ne  parle  pas  d'autre  chose  aux 
environs.  Avant-hier  le  gendarme  qui  garde  la  fron- 
tière m'a  dit  :  «  Je  ne  vous  plains  pas  :  vous  verrez 
pendre  !  En  France  nous  n'avons  plus  de  ces  distrac- 
tions-là. » 

Le  pendu  se  nommait  Simon.  Il  avait  assassiné  un 


DANS  LA  MONTAGNE.  17 

camarade  qui  revenait  au  pays  pour  se  marier.  Ce  n'était 
point  vengeance  ni  jalousie,  comme  vous  êtes  en  train 
de  le  croire.  C'était  simplement  et  vilainement  pour  voler 
au  camarade  une  petite  somme  que  celui-ci  destinait  à 
monter  son  ménage. 

Le  coup  fait,  Simon  eut  bien  le  courage  de  dépouiller 
la  victime  et  de  lui  voler  encore  ses  habits  :  pièces  à  con- 
viction dont  il  prenait  soin  de  se  munir  !  Ces  scélérats, 
si  fins  à  combiner  le  crime,  savent  toujours  mettre  la 
justice  sur  la  voie.  Les  pécheurs  ne  se  montrent  guère 
plus  avisés. 

Le  meurtrier  rentra  en  Suisse,  d'où  il  venait.  Pendant 
six  mois  il  vécut  de  diverses  industries  misérables,  tour- 
mente  de  ses  remords,  plein  de  terreurs  le  jour  et  la 
nuit  ;  persécuté  en  même  temps  du  désir  fou  de  revenir 
aux  lieux  où  il  avait  versé  le  sang.  Il  y  revint.  On  l'ar- 
rêta sur  l'endroit. 

On  fit  paraître  la  fiancée  du  mort  ;  elle  reconnut  les 
habits  de  celui  qu'elle  pleurait  :  elle  les  avait  raccom- 
modés de  ses  mains.  A  ce  détail  le  coupable  se  rendit. 
Les  juges  dirent  :  «  Qu'il  soit  pendu  !  » 

Voilà  l'inconvénient  de  n'être  pas  né  Français.  De 
l'autre  côté  de  la  frontière ,  les  avocats  et  les  jurés 
auraient  bien  trouvé  quelque  circonstance  atténuante. 
Un  avocat  d'ici  me  l'attestait.  «  Mais,  ajoutait-il,  nous 


18  DANS   LA   MONTAGNE. 

n'avons  que  des  juges  !  Ah!  monsieur,  soyez  fier  de  votre 
jury.  »  —  Ainsi  fais-je. 

Le  condamné,  cependant,  ne  murmurait  ni  contre  son 
pays  ni  contre  ses  juges.  Écoutez  bien,  s'il  vous  plaît. 
Ce  méchant  homme  se  mit  à  songer  à  la  justice  de  Dieu. 
Il  prit  ses  dispositions  pour  expier  son  crime  et  pour 
mourir  noblement. 

Lorsqu'on  vint  lui  lire  sa  sentence  il  se  mit  à  genoux, 
et  il  écouta  dans  cette  posture,  acquiesçant  par  une 
inclination  de  tête  à  chaque  chef  d'accusation.  A  la  fin 
il  dit  d'une  voix  calme  :  «  La  justice  des  hommes  a 
raison.  » 

Averti  la  veille  de  l'exécution,  il  passa  la  nuit  en 
prières.  Le  jour  venu,  il  sollicita  une  grâce  :  c'était  d'al- 
ler au  supplice  en  pantalon  blanc.  11  avait  autrefois  rêvé 
qu'étant  près  de  tomber  dans  un  abîme,  un  homme  vêtu 
de  blanc  l'avait  retenu. 

On  vint  le  lier.  Le  bourreau  tremblait.  Simon  prit  la 
corde,  la  baisa,  se  la  passa  autour  du  corps.  Il  baisa 
ensuite  la  main  du  bourreau.  Sur  la  route  il  fit  le  che- 
min de  la  croix,  paisible,  regardant  la  terre. 

Au  pied  de  la  potence  il  acheva  ses  prières.  Ayant  la 
corde  au  cou,  il  demanda  la  permission  de  parler.  Il  dit 
qu'ordinairement  c'est  par  la  faute  des  parents  et  de 
l'éducation  que  les  hommes  sont  préparés  au  crime  ; 


DANS   LA  MONTAGNE.  19 

Que,  pour  lui,  il  ne  pouvait  point  accuser  son  père  et 
sa  mère;  que  ses  parents  avaient  au  contraire  rempli 
tous  leurs  devoirs,  lui  enseignant  à  craindre  Dieu,  mais 
qu'il  s'était  perdu  dans  les  mauvaises  compagnies. 

Il  exhorta  les  assistants  à  se  souvenir  de  la  leçon,  les 
pères  pour  élever  leurs  enfants  dans  l'honneur,  les  jeunes 
gens  pour  se  conserver  chrétiens.  «  Et  à  présent,  s'écria- 
t-il,  que  Dieu  reçoive  mon  âme  contrite  et  humiliée  !  » 

Voilà  ce  qui  reste  d'une  enfance  chrétienne,  et  ce  que 
la  religion  peut  retrouver  dans  un  misérable  condamné 
au  dernier  supplice.  Au  pied  de  l'échafaud  il  se  relève. 
Qui  pourrait  lui  garder  un  sentiment  de  mépris? 

La  bonne  vieille  comtesse  de  Larme re,  qui  passait  sa 
vie  dans  les  prisons  au  service  des  condamnés  à  mort, 
pleurait  quand  l'un  d'eux  obtenait  sa  grâce.  «  Le  mal- 
heureux! disait-elle,  il  (était  si  bien  disposé!  Et  voilà 
qu'il  ira  mourir  au  bagne,  en  bourgeois.  » 


20  DANS  LA  MONTAGNE. 


LA    MORT    BOURGEOISE. 


L 


|a  longue  expérience  de  la  comtesse  de  Larivière 
lui  laissait  des  doutes  sur  la  mort  bourgeoise.  Elle  en 
souhaitait  une  autre  à  ses  amis,  «  Ces  bourgeois,  disait- 
elle,  sorft  trop  contents  d'eux-mêmes.  Gomme  ils  n'ont 
tué  ou  blessé  que  des  âmes,  comme  ils  n'ont,  en  général, 
que  peu  vêlé , 

c  Ils  demandent  ce  qu'ils  ont  donc  fait  qui  les  oblige 
à  solliciter  le  pardon.  Si  on  leur  dit  qu'ils  sont  tout  de 
même  des  coquins,  ils  se  fâchent  ;  si  on  leur  dit  qu'ils 
vont  mourir,  ils  ne  le  croient  pas.  Leur  bon  médecin  va 
les  tirer  d'affaire,  parole  d'honneur!  Leurs  bons  parents 
craignent  les  restitutions  et  attestent  qu'ils  vont  très- 
bien.  Leurs  bons  amis  admirent  comme  ils  ont  l'air 
gaillard . 

a  Parlez-moi  d'un  franc  scélérat  dans  son  cachot, 
avec  sa  conscience  bien  chargée  et  son  arrêt  bien  en 
règle.  On  lui  dit  qu'il  n'a  pas  moins  mérité  l'enfer  que  la 


DANS  LA  MONTAGNE.  21 

corde,  il  l'avoue  ;  on  lui  dit  qu'il  va  mourir,  il  le  sait  ; 
on  lui  dit  que  Dieu  est  clément,  il  le  croit.  Il  se  repent, 
il  pleure,  il  espère;  il  fait  une  mort  charmante. 

«  J'en  ai  vu,  poursuivait  la  bonne  femme,  qui  pou- 
vaient espérer  leur  grâce  et  qui  ne  la  voulaient  point 
solliciter,  de  peur  de  perdre  l'innocence  reconquise,  de 
perdre  les  lumières  dont  la  bonté  divine  les  éclairait. 
Oh  !  qu'ils  avaient  bien  raison  !  Oh  !  que  je  les  exhortais 
ferme  à  désirer  la  mort!  Oh!  que  je  voudrais  partir 
comme  ceux-là  sont  partis  ! 

«  Écoutez  une  petite  pratique  dont  je  me  suis  toujours 
bien  trouvée.  Quand  vous  entreprendrez  la  conversion 
de  ces  pauvres  créatures,  dites  cinq  Pater  et  cinq  Ave 
pour  obtenir  l'assistance  du  bon  larron.  Voilà  un  grand 
saint,  et  le  vrai  patron  des  gens  de  sac  et  de  corde, 
authentiques  ou  secrets. 

«  J'ai  souvent  médité  sur  le  bon  larron.  Nous  ne  le 
connaissons  pas  assez.  Voyez  l'enseignement  et  la  clé- 
mence de  Notre-Seigneur.  Le  premier  homme  canonisé, 
le  premier  qui  entre  dans  le  ciel  et  qui  s'assied  à  la 
droite  du  Père,  c'est  un  chenapan.  Faites  semblant, 
après  cela,  d'ignorer  pourquoi  Jésus-Christ  est  venu  ! 

«  Mais  j'avoue  que  ce  larron  n'est  pas  de  ceux  qui 
peuvent  passer  pour  avoir  volé  leur  paradis.  11  nous 
donne  un  beau  modèle  de  foi  et  d'humilité.  Pour  l'humi- 
lité, il  s'accuse,  il  se  reconnaît  coupable  et  justement 


22  DANS  LA  MONTAGNE. 

puni,  ce  qui  laisse  supposer  qu'il  n'avait  pas  fait  peu  de 
chose.  Il  n'a  que  plus  de  mérite  à  en  convenir.  Pensons-y 
et  prenons  courage. 

«  Pour  la  foi,  il  voit  Notre-Seigneur  crucifié,  livré  aux 
insultes  de  la  canaille,  mourant.  Il  lui  dit  :  «  Seigneur, 
vous  êtes  Dieu  ;  quand  vous  serez  dans  votre  royaume, 
souvenez-vous  de  moi  !  »  Savez-vous  que  c'est  croire, 
cela! Nous  autres,  nous  voyons  Jésus-Christ  dans  les. 
cieux  depuis  dix-neuf  siècles,  et,  malgré  les  cris  de  la 
canaille,  —  j'entends  les  gens  bien  élevés,  —  Il  règne, 
Il  commande,  Il  est  vainqueur. 

«  Nos  chers  scélérats  ont  quelque  chose  de  cette  belle  . 
foi  du  bon  larron.  La  religion  leur  a  été  mal  enseignée, 
ils  n'ont  pas  mené  une  vie  de  délices,  les  riches  et  les*' 
grands  ne  leur  ont  donné  la  plupart  que  de  funestes 
exemples,  ils  n'ont  guère  lu  que  des  livres  hideux,  ils 
sont  sous  le  poids  d'une  punition  terrible,  appliquée  par 
des  hommes  qu'ils  peuvent  croire  médiocrement  purs. 
Cependant  ils  confessent  la  justice  de  Dieu  et  ils  attendent 
sa  miséricorde. 

et  Toujours  j'ai  trouvé  là  quelque  chose  de  divin.  Le 
bon  larron  s'est-il  converti  parce  que  l'ombre  de  Notre- 
Seigneur  portait  sur  lui,  ou  parce  qu'il  était  du  même 
côté  de  la  croix  que  la  sainte  Vierge?  Ce  qui  est  clair, 
c'est  que  Dieu  lui  a  fait  une  grâce  immense,  accordée 
dans  la  suite  à  beaucoup  de  ses  pareils,  refusée  à  beau- 
coup de  soi-disant  honnêtes  gens. 


DANS  LA   MONTAGNE  23 

«  Je  conclus  qu'il  ne  faut  point  mépriser  les  âmes; 
qu'il  n'en  est  point  de  si  souillée  où  Dieu  ne  puisse  trou- 
ver quelque  coin  pur  qui  lui  sert  à  purifier  tout  le  reste. 
Prenant  ensuite  les  sentiments  d'humilité  de  saint  Tho- 
mas d'Aquin,  et  comptant  peu  sur  mes  fameuses  vertus 
et  sur  mes  illustres  œuvres,  je  vais  répétant  cette 
prière  : 


«  Pelo  quod  petivit  latro  pœnitcns!  » 

Madame,  de  Larivière  était  un  excellent  type  d'une 
excellente  espèce.  Elle  était  croyante.  Les  femmes  sont 
croyantes  ou  crédules. 

Croyantes,  elles  persévèrent;  crédules,  elles  s'obsti- 
nent. Elles  arrivent  à  de  grands  résultats  où  la  raison 
ni  quelquefois  le  raisonnement  n'ont  pas  un  grand 
rôle. 

Par  esprit  de  foi,  elles  vont  en  avant  sans  incertitude 
et  sans  crainte,  comptant  toujours  sur  un  miracle;  et  le 
miracle  se  fait  souvent. 

S'il  s'agit  de  convertir  un  pécheur,  elles  lui  disent  à 
brûle-pourpoint  des  choses  qu'il  ne  voudrait  pas  entendre 
d'un  homme,  et  qui  l'ébranlent. 

Elles  prient,  elles  donnent  des  médailles,  elles  font 


24  DANS   LA   MONTAGNE. 

dire  des  messes  et  des  neuvaines,  elles  reviennent  cent 
fois,  elles  importunent,  et  elles  l'emportent. 

S'agit- il  d'établir  une  œuvre  :  point  de  repos,  point 
d'obstacle;  elles  fatiguent  Dieu,  si  le  mot  se  peut  dire  de 
Dieu  comttie  des  hommes.  L'œuvre  est  fondée. 

L'entêtement  dans  la  crédulité  les  rend  aussi  labo- 
rieuses, aussi  hardies  et  tenaces  à  l'entreprise  du  mal 
que  courageuses  et  dévouées  à  celle  du  bien. 

Elles  flattent,  elles  mentent,  elles  séduisent,  elles 
trompent,  elles  .veulent  réussir.  Il  faut  que  celui  qui  les 
pousse  leur  dise  :  «  Je  suis  content.  » 

Pendant  la  guerre  d'Orient,  lçs  prêtres  et  les  sœurs 
n'ont  rencontré  qu'un  refus  bien  caractérisé  à  l'heure  de 
la  mort  :  il  vint  d'une  vivandière. 

Déranger  voulut  faire  confesser  sa  vieille  Fretillon  ;  il 
la  fit  rire.  Une  femme  chrétienne  l'aurait  décidé  à  se 
confesser  lui-même...  sans  les  amis. 

Le  pauvre  Déranger  et  sa  pauvre  Fretillon  ne  purent 
pas  éviter  la  mort  bourgeoise. 


DANS  LA   MONTAGNE.  28 


VI 


l'astrée. 


LlHEVALiER,  vous  nous  disiez  qu'il  y  a  encore  dans  ce 
pays  des  amours  romanesques  ;  cela  est-il  bien  vrai?  — 
Oui,  et  de  généreux  et  heureux  mariages  qui  se  font  à  la 
suite  de  ces  belles  amours.  —  0  pays  de  l'Astrée! 

—  Les  rois  n'épousent  plus  les  bergères,  par  la  rai- 
son qu'il  n'y  a  plus  guère  de  rois,  ni  peut-être  de  ber- 
gères. Mais  un  gentilhomme  riche  ne  se  fait  pas  un  crime 
d'épouser  une  fille  sans  dot,  lorsqu'elle  lui  piaf  t  et  lors- 
qu'elle a  des  vertus.  —  0  pays  de  l'Astrée! 

—  C'est  comme  je  vous  le  dis,  et  notez  ce  point  fort 
étonnant  :  il  faut  des  vertus  1  Car,  pour  le  vice,  les  sacri- 
fices de  fortune  et  les  mésalliances  se  voient  encore 
partout.  Ici  l'honneur  fait  des  folies  pour  la  vertu.  — 
0  pays  de  l'Astrée  ! 

—  Le  marquis  Astolfo,  charmant  capitaine,  en  garni- 
son dans  quelque  petite  ville  de  nos  montagnes,  voyait 

T.  II.  1  v* 


26  DANS   LA  MONTAGNE. 

de  sa  fenêtre,  assez  loin,  à  une  autre  fenêtre,  une  jeune 
tille  qui  cousait  diligemment.  Elle  ne  brodait  pas,  elle 
cousait.  —  0  pays  de  l'Astrée  ! 

—  Il  regardait  souvent,  il  en  vint  à  regarder  long- 
temps, il  finit  par  regarder  toujours.  Elle  cousait  tou- 
jours. Néanmoins  elle  se  prit  à  regarder  aussi,  puis  de 
coudre.  Mais  tirer  le  rideau  ou  changer  de  place,  elle  n'y 
pensa  point.  —  Restons-nous  en  Astrée ? 

—  On  s'était  rencontré  dans  la  rue,  de  loin,  d'assez 
loin  pour  qu'on  ne  se  vît  pas  rougir.  —  0  pays  de 
l'Astrée  !  —  On  avait  remarqué  que  les  tailles  étaient 
bien  prises,  la  démarche  honnête,  la  parure  modeste.  — 
0  pays  de  l'Astrée  ! 

—  Et,  de  la  fenêtre  où  l'on  cousait,  chaque  jour  on 
cousait  moins  et  Ton  regardait  davantage.  On  finit  par 
ne  plus  faire  guère  autre  chose  que  regarder,  de  la 
fenêtre  où  l'on  avait  cousu.  —  Resterons-nous  dans  le 
pays  de  l'Astrée  ? 

—  Ce  marquis  Àstolfo,  ce  beau  capitaine,  avait  un 
cœur  naïf  et  pur.  —  0  pays  de  l'Astrée!  —  S'apercer 
vant  que  son  occupation  la  plus  chère  était  de  regarder 
cette  jeune  tête  qui  lui  apparaissait  dans  un  encadrement 
de  fleurs...  —  0  pays  de  l'Astrée! 

—  Et  qu'il  se  dirigeait  involontairement  vers  cette 
maison  qu'il  ne  savait  comment  se  faire  ouvrir  ;  n'osant 


DANS   LA   MONTAGNE.  27 

pas  même,  tout  dragon  qu'il  était,  demander  qui  demeu- 
rait là...  Je  vous  dis  la  vérité  pure...  —  0  pays  de 
T  Astrée  ! 

—  Songeant,  méditant,  hésitant,  prenant  cent  fois  en 
une  heure  le  parti  de  tout  oser,  le  parti  de  fuir  en  Amé- 
rique, le  parti  de  ne  rien  faire,  il  pensa  enfin  que  Dieu 
Pavait  mis  en  face  de  cette  fenêtre  pour  le  bonheur  de  sa 
vie.  —  0  pays  de  l'Astrée  ! 

—  Un  jour,  armé  de  tout  son  courage,  il  sort;  en 
tremblant  il  s'avance  vers  la  chère  maison  ;  il  résout  d'y 
pénétrer.  Il  priait  la  sainte  Vierge  de  tout  son  cœur,  et 
son  cœur  battait  bien  fort.  —  0  pays  de  l'Astrée  ! 

—  Lorsqu'il  fut  près,  il  vit  à  travers  la  grille,  sur  le 
perron,  la  jeune  fille  qui  le  regardait  venir.  Souriante 
elle  accourut  et  lui  ouvrit  la  porte.  Elle  l'attendait.  — 
0  pays  de  l'Astrée  ! 

• 

«  Conduisez-moi,  lui  dit-il,  à  votre  père.  Je  suis  le 
«  marquis  Astolfo,  et  je  viens  le  prier  de  m'accepter 
«  pour  gendre,  d  —  On  les  maria  dans  la  quinzaine.  — 
0  pays,  doux  et  beau  pays  de  l'Astrée  ! 


28  DANS  LÀ  MONTAGNE. 


VII 


DES   ANGES   DU   VOYAGEUR. 


«  Filii  sanctorum  sumus,  dit  le  chanoine  ouvrant  son 
bréviaire;  nous  sommes  les  fils  des  saints,  nous  ne  pou- 
vons pas  voyager  comme  ceux  des  nations  qui  ne  con- 
naissent point  Dieu. 

«  Traverser  les  montagnes  sur  la  grande  route,  ce 
n'est  pas  ce  qui  s'appelle  affronter  la  mort.  Je  connais  la 
sagesse  de  notre  cheval.  Jadis  on  le  nomma  Chemin  de 
fer.  Il  n'est  plus  que  le  vieux  Coco,  assuré  de  la  patience 
ecclésiastique.  / 

a  Ce  n'est  pas  lui  qui  voudra  se  jeter  dans  les  préci- 
pices; ce  n'est  pas  nous  qui  voudrons  escalader  les  pics 
neigeux.  Il  y  a  des  parapets  partout;  il  n'y  a  plus  de 
brigands  nulle  part,  ni  de  géants,  ni  de  gnomes,  ni 
d'ours. 

«  Des  auberges,  il  n'y  en  a  que  trop.  Elles  remplacent 
bien  les  châteaux-brigands  d'autrefois;  on  y  laisse  plus 
que  l'ancien  droit  de   péage!   Mais,  Filli  sanctorum 


DANS   LA  MONTAGNE.  29 

sumusy  et  la  vieille  hospitalité  existe  encore  pour  nous. 
Elle  nous  ouvrira  les  presbytères. 

«  Cependant  celui  qui  toujours  rôde  pour  chercher  une 
proie,  le  vieil  ennemi,  le  malin,  le  diable,  —  si  vous  me 
permettez  de  prononcer  son  nom,  messieurs,  — je  crois 
qu'aujourd'hui,  comme  au  temps  de  nos  pères,  il  hante 
encore  les  grands  chemins. 

c  II  les  hante,  il  y  suit  pas  à  pas  le  voyageur,  pour  le 
mettre  à  mal.  Ponts,  parapets,  belles  routes  ferrées  et 
bonne  police,  tout  cela  ne  le  gêne  guère;  tout  cela  per- 
suade aux  hommes  qu'ils  peuvent  se  passer  de  Dieu  et 
des  bons  anges. 

«  Si  vous  m'en  croyez,  nous  ne  donnerons  point  dans 
ce  piège.  Et,  comme  nos  pères  priaient  avant  de  se 
mettre  en  voyage,  nous  prierons;  nous  demanderons  à 
l'Auteur  de  tout  bien  de  nous  donner  .un  voyage  heu- 
reux . 

«  Parce  que  la  police  nous  garde,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  refuser  l'assistance  des  anges  qui  s'offrent  à 
nous  servir  de  guides  et  de  compagnons.  Nous  dirons  la 
prière  de  nos  pères;  c'est  une  belle  prière  et  une  belle 
poésie. 

«  Les  périls  que  nos  pères  rencontraient  hors  de  leur 
demeure  n'existent  plus  pour  nous.  Gomme  dans  son 

rfc* 


30  DANS  LA   MONTAGNE. 

domaine  privé,  chacun  pourra  bientôt  se  promener  dans 
ce  monde  nivelé,  ratissé,  balayé,  surveillé,  éclairé  au 
gaz  —  et  aux  journaux. 

«  Dans  ce  monde  magnifique  et  commode,  un  péril 
pourtant  nous  environne  et  nous  menace,  que  nos  pères 
connaissaient  peu,  et  une  beauté  n'y  est  plus,  une  beauté 
et  une  poésie  que  nos  pères  avaient  su  ne  pas  exclure. 

a  Le  péril  nouveau,  c'est  l'oubli  de  Dieu.  Péril 
immense,  le  seul  à  craindre  ici-bas.  Gomme  nous  croyons 
n'avoir  plus  besoin  de  Dieu,  nous  oublions  Dieu.  Le 
diable  ne  saurait  nous  jouer  plus  mauvais  tour. 

a  Et  la  beauté  perdue,  c'est  la  présence  de  Dieu,  la 
seule  chose  ici-bas  qui  soit  vraiment  belle,  le  seul  soleil 
qui  éclaire  l'intelligence  sur  les  merveilles  de  la  création, 
le  seul  vrai  charme,  la  seule  vraie  harmonie. 

» 

a  L'homme  présent  s'est  emparé  du  monde  plus  que 
ses  prédécesseurs  ne  l'avaient  fait  ;  mais,  en  s'en  empa- 
rant, il  s'y  est  sottement  claquemuré.  Il  n'en  sort  plus,  il 
ne  veut  plus  que  rien  y  entre  ;  il  dit  :  «  Je  suis  chez  moi  !  » 

«  Paris  sera  tout  à  l'heure  en  communication  électrique 
avec  Pékin;  tout  à  l'heure  l'habitant  du  Thibet  pourra 
venir  à  Londres  comme  l'habitant  de  Paris  allait  naguère 
à  Versailles . 

«  L'homme  se  rengorge.  Des  terrasses  de  son  palais 


DANS  LA  MONTAGNE.  31 

Nabuchodonosor  contemplait  la  grande  Babylone;  il 
disait  :  «  N'est-ce  pas  là  mon  ouvrage?  Ne  suis-je  pas  le 
créateur  et  le  roi  de  cette  grande  cité?  »  —  Grand  roi, 
je  vous  vais  pousser  du  poil. 

«  L'homme  moderne  contemple  ses  fils  de  fer  :  a  II  n'y 
a  plus  de  distance,  je  l'ai  supprimée  !  »  Tu  crois  cela, 
petit?  Et  moi  je  crains  que  bientôt  tu  ne  marches  à 
quatre  pattes. 

«  Rapproche-toi  de  Pékin,  rien  n'est  plus  permis. 
Mais,  si  en  même  temps  tu  t'éloignes  du  ciel,  te  voilà 
bien  avancé!  Point  de  chemin  de  fer  pour  aller  au  ciel  : 
point  de  gaz  qui  monte  jusque-là.  Il  faut  deux  ailes  :  la 
charité  et  la  chasteté. 

«  Quand  tu  pourras  aller  voir  en  un  jour,  —  avec 
des  canons  rayés,  —  tes  amis  du  Monomotapa,  —  qui 
t'attendront  avec  des  canons  Armstrong,  —  lu  n'auras 
jamais  fait  que  rapetisser  ta  petite  terre  à  ta  petite 
taille. 

«  Si  tu  Tas  en  même  temps  fermée  à  tes  amis  du  ciel, 
qui  pourront  seuls  t'égayer  dans  ce  séjour  étouffant  et 
devenu  bête,  où  tu  ne  seras  plus  que  la  dent  d'une 
machine  et  un  .chiffre  sur  le  registre  d'un  chef  de 
bureau  ; 

o  Si  tu  l'as  fermée  aux  anges  de  Dieu,  qui  seuls  pour- 
ront t'apporter  l'espérance  dans  ce  chef-d'œuvre  de 


32  DANS  LA  MONTAGNE. 

l'administration,  où  ta  seras  administré  depuis  le  sein 
de  ta  mère  jusqu'au  sein  de  la  tombe  ; 

a  Je  trouve,  roi  collectif  du  monde,  que  tir  auras  fait 
un  sot  marché,  et  je  désire  n'y  point  participer.  C'est 
pourquoi  je  continue  à  ne  me  point  regarder  comme 
étant  ici  chez  moi. 

«  Je  suis  à  l'étranger,  in  teira  aliéna,  chez  le  prince  de 
ce  monde  ;  dans  un  lieu  de  passage  où  je  n'entends  nul- 
lement rester  ;  dans  un  lieu  de  combat  où  j'ai  besoin  de 
secours;  dans  un  lieu  étroit  :  je  veux  l'ouvrir  sur  le  véri- 
table espace  ! 

f  Appelons  les  anges  de  Dieu.  Demandons  à  Dieu  qu'il 
les  envoie  pour  voyager  avec  nous,  pour  écarter  les 
dangers  qui  pourraient  nous  atteindre,  pour  écarter  sur- 
tout le  grand  danger  où  nous  sommes  de  ne  point  penser 
à  lui; 

«  Pour  nous  révéler  les  merveilles  de  sa  main,  pour 
nous  inspirer  une  joie  sage,  pour  entretenir  en  nous 
l'allégresse  et  l'aménité  du  cœur,  pour  nous  conduire  et 
nous  ramener  en  paix.  » 

Et  incontinent  le  chanoine  récita  les  prières  de  l'Itiné- 
raire, commençant  par  le  chant  prophétique  du  saint 
vieillard  Zacharie,  lorsque  naquit  celui  qui  devait  mar- 
cher dans  le  désert  en  criant  :  «  Préparez  les  voies  du 
Seigneur  !  » 


DANS  LA  MONTAGNE.  33 


VIII 


PRIERES   DU    VOYAGEUR. 

«  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit. 

«  Que  le  Seigneur  tout-puissant  et  miséricordieux 
nous  conduise . 

«  Béni  soit  le  Seigneur,  le  Dieu  d'Israël  !  Il  a  visité  son 
peuple»  il  Va  racheté. 

«  Dans  la  maison  de  David,  son  serviteur,  il  nous  a 
suscité  la  grande  force  du  salut. 

«  Il  l'avait  promis  par  la  bouche  de  ses  saints  qui 
ont  été  aux  siècles  passés,  par  la  bouche  de  ses  pro- 
phètes : 

a  Qu'il  nous  délivrerait  de  ceux  qui  nous  haïssent, 
qu'il  nous  tirerait  des  mains  de  nos  ennemis  ; 

«  Qu'il  se  souviendrait  de  son  alliance  avec  nos  Pères, 
qu'il  leur  ferait  miséricorde  en  nous. 

«  Il  l'avait  juré  à  notre  père  Abraham  ;  Il  avait  juré  de 
faire  par  sa  bonté. 


34  DANS  LA   MONTAGNE. 

«  Qu'an  jour  affranchis  et  sans  crainte,  nous  le  puis- 
sions servir,  Lui,  notre  Dieu; 

«  El  que  dans  la  sainteté  et  dans  la  justice,  en  sa  pré- 
sence, nous  marchions  tous  les  jours  de  notre  vie. 

a  Et  toi,  enfant,  tu  seras  appelé  le  prophète  du  Très- 
Haut,  car  tu  marcheras  devant  la  face  du  Seigneur  ;  tu 
prépareras  ses  chemins, 

«  Afin  d'enseigner  à  son  peuple  la  science. du  salut; 
afin  d'annoncer  Ceui  qui  vient  remettre  les  péchés, 

«  Par  les  entrailles  de  cette  miséricorde  divine  avec 
laquelle  est  venu  d'en  haut  vers  nous  ce  soleil  levant, 

«r  Pour  éclairer  ceux  qui  sont  assis  au  milieu  des  té- 
nèbres et  de  l'ombre  de  la  mort,  pour  diriger  nos  pieds 
dans  le  chemin  de  la  paix. 

«  Gloire  au  Père,  et  au  Fils,  et  au  Saint-Esprit, 

«  Gomme  il  était  au  commencement,  et  maintenant,  et 
toujours,  et  dans  les  siècles  àes  siècles.  Amen. 


«  Que  le  Seigneur  tout-puissant  et  miséricordieux 
nous  conduise  dans  la  voie  de  la  paix  et  de  la  prospé- 
rité !  Et  que  l'ange  Raphaël  demeure  avec  nous  par  le 


DANS  LA  MONTAGNE.  35 

chemin,  afin  que  sains  et  saufs  et  en  toute  joie  nous  reve- 
nions chez  nous, 

«  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous! 

«  Christ,  ayez  pitié  de  nous  ! 

«  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous  ! 

«  Notre  Père,  qui  êtes  aux  cieux,  que  votre  nom  soit 
sanctifié,  que  votre  règne  arrive,  que  votre  volonté  soit 
faite  sur  la  terre  comme  au  ciel.  Donnez-nous  aujourd'hui 
notre  pain  quotidien;  pardonnez-nous  nos  offenses 
comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés,  et 
ne  nous  laissez  pas  succomber  à  la  tentation, 

«  Mais  délivrez-nous  du  mal. 

«  Sauvez  vos  serviteurs  !  ils  espèrent  en  vous! 

«  Du  sein  de  votre  sainteté,  Seigneur,  envoyez-nous 
le  secours  ! 

«  Que  des  hauteurs  de  Sion  votre  protection  s'étende 
sur  nous  ! 

«  Soyez-nous,  Seigneur,  un  rempart  inexpugnable 

«  Lorsque  apparaîtra  l'ennemi  ! 

c  Que  l'ennemi  ne  puisse  rien  contre  nous  ! 


36  DANS  LA  MONTAGNE. 

«  Et  que  le  fils  d'iniquité  n'ait  jamais  le  pouvoir  de 


nous  nuire  ! 


«  Béni  soit  le  Seigneur,  aujourd'hui  et  chaque  jour! 

«  Que  Dieu,  notre  salut,  nous  fasse  un  voyage  heu- 
reux ! 

«  Vos  voies, Seigneur,  montrez-les-nous! 

a  Dans  vos  sentiers,  Seigneur,  conduisez-nous  ! 

«  Que  nos  voies  nous  soient  tracées 

«  De  manière  que  nous  gardions  vos  commande- 
ments ! 

«  Ainsi  les  voies  tortueuses  deviendront  droites, 
a  Ainsi  les  chemins  âpres  seront  aplanis. 
«  Dieu  vous  a  mis  sous  la  garde  de  ses  anges, 
«  Afin  qu'ils  vous  protègent  partout. 
«  Seigneur,  exaucez  ma  prière  ! 
«  Que  le  cri  de  mon  âme  monte  jusqu'à  vous  ! 
«  Que  le  Seigneur  soit  avec  vous, 
«  Et  avec  votre  esprit  ! 


DAMS  LA  MONTAGNE.  37 


PRIONS. 

«  Dieu  très-bon,  conduisant  les  fils  d'Israël,  Vous 
leur  avez  fait  traverser  à  pied  la  mer,  et,  donnant  aux 
trois  Magos  une  étoile  pour  guide,  ils  ont  pu  suivre  le 
chemin  qui  menait  à  Vous.  Accordez-nous,  accordez  à 
notre  prière  un  heureux  voyage  et  un  temps  tranquille, 
afin  que,  sous  la  conduite  de  votre  ange  saint,  il  nous 
soit  donné  d'arriver  au  lieu  où  nous  allons,  et  surtout 
de  parvenir  au  port  plus  désiré  du  salut  éternel  ! 

«  Seigneur  très-miséricordieux,  qui,  ayant  fait  sortir 
votre  serviteur  Abraham  du  pays  de  Ur  en  la  terre  des 
Chaldéens,  l'avez  gardé  dans  tous  les  chemins  de  son 
pèlerinage,  nous  vous  en  supplions,  daignez  nous  gar- 
der, nous  vos  serviteurs.  Soyez  pour  nous,  Seigneur,  la 
voix  qui  encourage  au  moment  de  partir,  le  repos  dans 
la  longueur  de  la  route,  l'ombre  impénétrable  aux 
ardeurs  du  jour,  le  manteau  qui  défend  de  la  pluie  et 
des  rigueurs  du  froid,  le  char  qui  nous  porte  lassés,  le 
refuge  à  l'heure  du  péril,  le  bâton  et  l'appui  nécessaires 
dans  les  chemins  glissants,  le  port  au  milieu  du  nau- 
frage ;  que,  toujours  sous  votre  conduite,  étant  arrivés 
heureusement  au  but  de  ce  voyage,  nous  puissions 
heureusement  revenir  parmi  les  nôtres  et  dans  nos 
maisons  ! 

«  Nous  vous  supplions,  Seigneur,  écoutez  nos  prières  : 

T.  Il,  2 


38'  DANS   LÀ   MONTAGNE. 

disposez  de  telle  sorte  le  chemin  où  marchent  vos  servi- 
teurs qu'ils  obtiennent  votre  salut,  et  que,  dans  toutes 
les  vicissitudes  de  cette  voie  et  de  cette  vie,  nous  ne  per- 
dions jamais  votre  protection  ! 

«  Faites,  Dieu  tout-puissant,  nous  vous  en  supplions, 
que  votre  famille  marche  dans  la  voie  du  salut,  et  que, 
suivant  les  exhortations  du  bienheureux  Jean  le  Précur- 
seur, elle  arrive  heureuse  à  Celui  qu'il  annonça,  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ,  votre  Fils,  Dieu,  qui  vit  et  règne 
avec  Vous,  dans  l'unité  du  Saint-Esprit,  durant  les  siècles 
des  siècles.  Amen. 

a  Avançons  en  paix, 

q  Au  nom  du  Seigneur.  » 


IX 


À   PROPOS  d'une  pipe. 


IN  ods  voici  dans  la  baronnie  de  la  Baronne.  C'est  une 
vraie  baronnie.  Le  château  a  des  murs  épais;  il  a  gardé 
ses  tourelles,  et  toutes  les  tourelles  ont  encore  leurs 
vieilles  girouettes  de  trois  ou  quatre  cents  ans. 


DANS  LA  MONTAGNE.  39 

C'est  vieux,  ce  n'est  pas  refait.  Ce  sont  bien  les  mêmes 
pierres  qui  ont  vu  les  barons.  Les  meubles  sont  plus 
jeunes  ;  ils  ont  l'âge  qu'aurait  aujourd'hui  Julie  d'Etan- 
ges. 

Notre  ami  Rousseau  a  pu  venir  par  ici,  à  la  suite  de 
sa  baronne  de  Warens,  et  présenter  des  assiettes  dans  la 
salle  à  manger  où  nous  dînerons.  Il  a  servi  au  monde 
un  fier  poisson  d'avril  sur  ces  assiettes-là  ! 

Le  château  couronne  une  éminence  qu'entoure  aux 
deux  tiers,  le  lit  desséché  d'un  torrent.  Le  torrent  s'jest 
frayé  une  autre  route.  11  mugit  dans  un  couloir  de  roches 
qui  complète  la  fortification. 

Il  s'est  permis  de  beaux  caprices  !  Dédalos  ne  lui 
aurait  pas  tracé  une  route  plus  fantasque  :  des  excava- 
tions, des  cascades  surplombées  par  des  masses  énor- 
mes, des  retours  sans  fin,  des  puits  sans  fond.  Beaucoup 
de  légendes  ont  poussé  parmi  tout  cela. 

On  vous  montre  un  endroit  où  le  torrent  fut  franchi 
à  cheval  par  un  Roméo  du  voisinage,  qui  était  venu  se 
marier  secrètement  à  la  fille  des  ennemis  de  sa  maison, 
dans  leur  propre  chapelle.  Il  avait  Juliette  en  croupe. 

Un  page,  compromis  dans  ces  épousailles,  s'accrocha 
à  la  queue  du  cheval.  On  dit  que  le  chevalier  le  tua, 
irrité  du  danger  qu'il  lui  avait  fait  courir.  Ce  détail  gâte 
l'histoire  ;  je  propose  de  le  supprimer. 


40  DANS    LA   MONTAGNE. 

Aujourd'hui  on  franchit  le  torrent  sur  des  ponts  assez 
larges;  des  charrettes  chargées  de  foin  passent  où  passa 
le  chevalier.  Je  gage  qu'il  y  a  passé  un  piano,  suivi  de 
toutes  les  romances  et  de  toutes  les  variations  de  l'hiver 
dernier. 

L'ancien  lit  du  torrent,  fourni  d'herbe  tendre  et  planté 
de  beaux  arbres,  forme  une  promenade  impénétrable 
aux  ardeurs  de  l'été.  Les  terres  environnantes  sont  en 
bon  état  de  culture,  et  la  dame  du  lieu  leur  fait  produire 
cinq  pour  cent. 

«  Eh  bien,  n'importe  !  dit  le  Peintre.  Se  trouver  dans 
le  vieux  château  d'une  jeune  baronne,  —  elle  a  beau 
être  fermière,  on  a  beau  être  sérieux,  —  cela  donne  tout 
de  même  une  émotion.  Quel  malheur  d'avoir  lu  des 
romans,  lorsqu'il  n'en  faut  plus  faire  !  » 

Le  petit  salon  était  plein  de  choses  ingénues  du 
temps  de  Louis  XV.  La  pendule  représentait  t7  Trionfo 
éCAmore.  Mais  nous  remarquâmes  surtout  une  forte  pipe 
et  une  grosse  blague  à  tabac. 

Dans  le  boudoir  d'une  baronne  veuve,  de  tels  usten- 
siles avaient  de  quoi  attirer  le  regard.  «  C'est  la  pipe  du 
défunt  baron?  demanda  le  Peintre.  —  Non,  répondit 
notre  introducteur,  c'est  la  pipe  de  la  Baronne.  — 
Oh!  oh! 

«  —  La  Baronne  promit  à  son  mari  mourant  de  ne  se 


DANS  LA   MONTAGNE.  41 

point  remarier,  le  pleura,  et  se  mit  à  jouir  de  sa  liberté 
en  folle  qui  est  femme  de  bien.  Elle  avait  toujours  été 
un  peu  garçon,  elle  devint  diable. 

«  Elle  congédia  les  parents  qui  l'ennuyaient,  congédia 
la  société,  congédia  le  monde,  congédia  les  usages.  On 
ne  la  vit  plus  qu'au  galop  à  travers  les  montagnes,  le 
couteau  de  chasse  au  flanc,  des  pistolets  aux  arçons. 

«  Parfois  elle  tombait  dans  Genève,  en  équipage  frin- 
gant. Couchée  dans  sa  voiture,  la  pipe  à  la  bouche, 
elle  courait  à  grand  fracas  la  ville  scandalisée.  Certes, 
on  glosa  ;  mais  il  n'y  avait  à  lui  reprocher  que  du 
tapage. 

«  Les  poursuivants  ne  manquaient  point.  Ils  étaient 
attirés  par  cette  fantasia  turbulente.  Elle  les  tint  très- 
loin.  On  soupçonna  un  amour  extravagant.  Le  fond  de 
tout  n'était  qu'un  amour  d'extravagances. 

«  Elle  est  mère.  Quelqu'un  sut  lui  dire  :  «Vous  pre- 
nez une  réputation  qui  affligera  votre  fils.  »  Tout  ce  feu 
s'amortit  soudain.  Elle  ne  fit  plus  d'esclandre  dans 
Genève,  monta  moins  à  cheval,  passa  de  la  pipe  à  la 
cigarette  ;  la  cigarette  elle-même  va  s'éteindre. 

«  Et  les  cierges  de  la  chapelle,  qui  a  été  fort  négligée 
depuis  quelques  années,  se  rallumeront.  —  Pour  tout 
dire,  ajouta  le  Peintre,  la  Baronne  vieillit.  —  Pas  tant, 


42  DANS  LA   MONTAGNE. 

répondit  le  Chanoine.  Elle  est  de  ces  diables  qui  se  font 
ermites  avant  de  vieillir.  » 


En  ce  moment  la  Baronne  entrait. 

C'est  une  grande  personne  bien  taillée,  un  peu  maigre, 
hâlée  par  le  soleil,  très-dame  et  très-paysanne.  Un  lan- 
gage brusque  et  doux,  des  allures  hardies ,  des  yeux 
innocents. 

«  Vois-tu,  me  dit  le  Peintre,  quand  nous  partîmes  le 
soir,  ce  teint  hâlé  est  une  beauté  secrète  et  dangereuse. 
C'est  un  précipice  couvert  d'herbe.  On  dirait  :  Elle 
est  hâlée,  causons  moutons  et  pâturages. 

«  On  s'avancerait  sans  défiance,  et  on  serait  pris  avant 
d'y  avoir  seulement  songé.  Puisqu'elle  ne  veut  pas  se 
marier,  tout  homme  jaloux  de  vivre  content  évitera  de 
rencontrer  souvent  cette  originale  Baronne  dans  ce  sau- 
vage pays. 

«  Si  elle  se  voulait  marier,  on  devrait  l'éviter  encore. 
Elle  serait  femme  de  bien,  je  n'en  doute  aucunement, 
mais  il  y  a  de  ces  vertus  qui  cassent  trop  les  assiettes. 
En  ménage,  foin  de  l'originalité  ! 

«  Le  pot-au-feu!  le  pot-au-feu  !  Plus  j'observe,  plus  je 
me  convaincs  que  le  mieux  en  tout  est  d'être  comme 
tout  le  monde...  Quel  malheur  que  tout  le  monde  ne 


DANS  LA  MONTAGNE.  43 

soit  pas  ainsi  !  Je  n'exprime  pas  très-clairement  ce  que 
je  veux  dire. 

<r  La  Baronne  me  plairait  considérablement,  mais  son 
plus  grand  charme,  c'est  d'être  veuve.  En  l'épousant  on 
lui  ôterait  juste  cela.  Beaucoup  de  gens  font  cette  folie  : 
ils  aiment  la  fumée  de  la  pipe,  qui  est  jolie  à  voir...  et 
ils  en  épousent  l'odeur.  Voilà  mon  idée. 

«  Que  crois-tu  que  deviendra  notre  Baronne  en  vieil- 
lissant? —  Elle  sera  comme  le  torrent  qui  entoure  sa 
maison.  C'est  un  caractère  fier  qui  s'est  d'abord  creusé 
un  lit  fertile.  Elle  abandonnera  ce  premier  lit,  et  pen- 
dant qu'il  y  poussera  de  l'herbe  et  des  fleurs, 

«  Elle  se  jettera  vaillamment  sur  la  pierre,  elle  la  per- 
cera, elle  la  vaincra,  elle  s'y  creusera  des  routes  pro- 
fondes; et  par  ce  travail  elle  aura  mis  son  héritage  en 
sûreté,  d 


44  DANS  LÀ  MONTAGNE. 


LA    VRAIE    MISERE. 


U, 


n  hommme  descendait  de  la  montagne,  à  pied, 
abrité  d'un  mauvais  parapluie.  Il  était  jeune  et  déjà 
courbé.  Ses  habits,  propres,  sentaient  pourtant  la  mau- 
vaise fortune.  Sur  sa  figure  intelligente,  les  rides  lais- 
saient deviner  qu'elles  étaient  venues  avant  l'heure. 

* 

Le  Chanoine  le  salua  de  quelques  mots  d'amitié  ;  il 
répondit  de  bonne  grâce,  sans  sourire.  Il  semblait  que 
l'on  dût  craindre  de  lui  sourire  en  parlant.  Bientôt  il 
reprit  sa  route,  pressé  de  rentrer  dans  la  solitude  de  son 
cœur.  Le  Chanoine  le  suivit  d'un  regard  attristé. 

«  Assurément,  dit  le  Peintre,  cet  homme  porte  quel- 
que grande  douleur.  —  J'ai  vu  couler  bien  des  larmes, 
répondit  le  Chanoine,  et  je  ne  sais  pas  si  j'ai  rencontré 
jamais  homme  plus  à  plaindre  que  celui-ci,  qui  peut-être 
n'a  jamais  pleuré. 

«  Il  a  de  l'instruction,  du  talent,  de  l'esprit,  du  cou- 


DANS  LA  MONTAGNE.  45 

rage,  tout  ce  qu'il  faut  pour  autoriser  l'ambition,  et  il  a 
aussi  de  l'ambition.  Sa  vie  pauvre,  perdue  sans  espoir, 
horriblement  tourmentée,  s'écoule  sur  cette  route  où  il 
va  et  revient  toujours. 

«  II  remplit  là-haut,  dans  un  village,  un  petit  office,  et 
là-bas,  dans  la  ville,  il  exerce  un  petit  emploi.  Deux  fois 
par  semaine,  en  toute  saison,  quelque  temps  qu'il  fasse, 
toujours  à  pied,  il  monte  et  redescend. 

«  Il  travaille  ainsi  pour  nourrir  un  père  déshonoré, 
une  sœur,  encore  jeune  et  belle,  livrée  à  l'ignoble  pas- 
sion du  vin,  un  frère  que  le  vice  aurait  conduit  au  crime 
s'il  ne  l'avait  plongé  dans  la  stupidité. 

«  Telle  est  l'existence  de  cet  homme  savant,  disert,  qui 
se  sent  capable  d'un  grand  rôle.  Attaché  ici,  sur  cette 
route,  par  ces  liens  durs  et  ignominieux,  jamais  il  ne  se 
plaint,  jamais  il  ne  sourit,  jamais  il  ne  parle  de  sa 
famille. 

«  Sa  vie  est  sans  consolation.  Il  n'aime  point  ces  misé- 
rables, qui  ne  l'aiment  pas,  car  son  sacrifice  ne  les  a  pu 
corriger.  Il  les  porte  par  honneur,  non  par  charité.  Or 
telle  est  son  inénarrable  misère  :  il  n'a  point  de  Dieu  ;  la 
prière  n'a  jamais  rafraîchi  son  cœur. 

«  Nous  autres,  prêtres  de  ces  cantons,  ses  amis  d'en- 
fance, les  compagnons  de  sa  jeunesse,  que  de  messes 

2* 


46  DANS  LA   MONTAGNE. 

nous  avons  offertes  pour  lui,  pour  ramener  à  Dieu  cette 
grande  vertu  humaine  et  ce  formidable  malheur  !  Impla- 
cable contre  lui-même, 

«  Tl  nous  a  dit  :  «  Laissez-moi;  ne  me  forcez  pas 
«  d'attrister  vos  oreilles  par  des  paroles  que  vous  regar- 
«  deriez  comme  des  blasphèmes.  Si  c'est  votre  Dieu 
«  qui  m'a  fait  cette  destinée,  elle  n'est  pas  trop  lourde 
«  pour  moi  ;  je  saurai  la  porter  sans  lui.  » 

«  Cruelle  folie  de  l'orgueil  !  Cet  homme,  qui  ne  passe 
pas  une  Heure  sans  maudire  le  jour  où  il  est  né,  s'admire 
lui-même  dans  sa  souffrance.  Levant  contre  Dieu  sa  tête 
altière,  armé  de  sa  hauteur  stupide,  dit  l'Écriture*  il  met 
son  Créateur  au  défi  de  le  consoler. 

«  Ainsi  le  démon  nous  leurre  et  nous  fait  faire  pour 
lui,  aux  dépens  de  notre  salut,  tout  ce  que  nous  pour- 
rions faire  pour  Dieu,  au  grand  profit  de  notre  salut. 
Car  les  saints  aussi  veulent  souffrir.  Sous  la  main  qui  les 
frappe, ils  disent  :  «  Seigneur,. encore,  encore!  » 

«  Mais  ils  souffrent  pour  expier;  en  souffrant  ils 
adorent  et  s'humilient.  L'orgueil  souffre  pour  s'exalter, 
pour  se  parer  de  sa  douleur,  pour  se  fournir  un  prétexte 
de  haïr  et  braver  Dieu  :  «  Tu  ne  vaincras  pas!  »  Ainsi 
Satan,  le  singe,  se  crée  des  martyrs. 

«  Cet  homme  que  nous  venous  de  rencontrer,  on  le 
plaint  de  ses  malheurs.  Je  le  plains  plus  amèrement  que 


DANS  LA  MONTAGNE.  47 

personne;  je  le  plains  d'une  infortune  bien  autrement 
horrible  que  celle  sur  laquelle  on  s'apitoie  d'ailleurs  jus- 
tement :  je  le  plains  de  ses  voluptés.  » 


XI 


DU    BON    CRETIN. 


k 


la  porte  d'un  pauvre  logis,  sur  Ja  roule,  se  tenait 
un  homme,  ou  plutôt  un  être  difforme,  vêtu  d'un  long 
sarrau  de  toile  grise.  Il  regardait  dans  un  plat  creux 
en  poterie  grossière.  Si  profonde  était  sa  contempla- 
tion que  le  bruit  de  notre  équipage  ne  lui  fit  pas  lever 
les  yeux. 

Je  n'avais  jamais  vu  un  crétin.  C'est  chose  triste  et 
lamentable  à  voir.  Celui-ci  était  vraiment  hideux,  plus 
hideux  qu'un  cadavre.  Dans  le  cadavre  quelque  chose 
dit  qu'il  a  contenu  la  vie.  Le  crétin  est  comme  un  vase 
de  rebut,  que  l'ouvrier  a  jeté  là,  et  dans  lequel  rien  n'a 
jamais  été  versé. 

«  Dieu,  pourtant,  nous  dit  le  Chanoine,  y  a  mis  une 
âme  immortelle,  et  l'Église  y  a  versé  le  baptême.  Par 


48  DANS  LK  montagne. 

la  vertu  du  baptême,  cette  âme  immortelle,  dégagée  un 
jour  de  sa  prison  vile  et  effrayante,  ira  dans  le  ciel  et 
jouira  de  la  présence  de  Dieu.  L'horrible  chrysalide  est 
l'enveloppe  d'un  ange. 

-  «  Ceux  qui  l'entourent  ici  ne  l'ignorent  pas.  Ils  ont 
de  la  tendresse  et  du  respect  pour  ce  bloc  de  chair  dans 
lequel  dort  une  âme  bienheureuse,  à  qui  la  mort  sera 
véritablement  et  dans  toute  la  force  du  mot  un  réveil.  Sa 
famille  veille  sur  lui  ;  s'il  n'avait  pas  de  famille ,  la 
paroisse  l'adopterait.  , 

«  On  le  sert.  On  a  étudié  les  lueurs  vagues  de  ses 
instincts.  La  place  où  on  l'installe  est  sa  place  préférée, 
et,  s'il  y  a  quelque  aliment  pour  lequel  il  ait  montré 
plus  de  goût,  c'est  autant  que  possible  celui  qu'on 
lui  donne.  Les  enfants  mêmes  évitent  d'affliger  l'inno- 
cent. Car  c'est  sous  ce  nom  que  la  foi  et  la  charité  le 
désignent. 

«  —  Puisque  le  vrai  crétin  porte  ce  beau  titre  d'inno* 
cent,  me  dit  le  Peintre,  évitons  désormais  d'appeler  cré- 
tins tant  de  penseurs,  de  poètes  et  d'artistes  qui,  certes, 
ne  sont  pas  innocents!  Devant  leurs  œuvres  mal  faites  et 
malfaisantes,  disons  notre  pensée  ;  mais  ne  les  appelons 
point  crétins;  ne  leur  faisons  plus  cet  honneur. 

«  Le  crétin  passe  sa  vie  à  regarder  dans  son  plat  creux. 
Cela  ne  fait  de  mal  à  personne.  Mais  qui  sait  ce  qu'il  y 
contemple?  Qui  sait  s'il  n'y  lit  pas  des  poèmes  sublimes, 


DANS  LA  MONTAGNE.  49 

s'il  n'y  voit  pas  des  tableaux  merveilleux,  si  l'air  qui 
roule  dans  cette  cavité  ne  fait  pas  entendre  à  son  oreille, 
plus  délicate  que  la  nôtre ,  des  concerts  tout  cé- 
lestes? 

«  Il  tait  ses  sentations  et  ses  conclusions;  nous  ne 
pouvons  donc  en  raisonner.  Mais  les  autres,  que  nous 
n'appellerons  plus  des  crétins,  et  que  là-bas  on  appelle 
quelquefois  hommes  de  génie  et  grands  hommes,  ce 
qu'ils  voient  dans  la  nature,  ce  qu'ils  voient  dans  le 
cœur,  ce  qu'ils  voient  dans  le  ciel,  nous  le  savons;  ils  le 
disent. 

«  Ils  n'y  voient  que  la  matière  ;  des  difformités,  des 
malpropretés,  des  laideurs  et  des  horreurs,  et,  au  delà, 
du  vide  ;  et  le  tout  n'est  à  leurs  yeux  que  l'ouvrage  du 
hasard,  formé  pour  amuser  le  vice  en  attendant  d'être  la 
proie  du  néant  Jamais  cet  honnête  crétin  n'a  vu  pareille 
sottise  dans  son  plat  creux. 

c  II  n'a  pas  disséqué  le  corps  humain  et  dit  ensuite  : 
«  Mon  scalpel  n'a  point  trouvé  l'âme  !  »  Il  n'a  point  bra- 
qué des  télescopes  perfectionnés  sur  les  profondes  splen- 
deurs de  l'azur  et  dit  ensuite  :  «  J'ai  vu  des  milliers  de 
milliers  d'astres  et  j'ai  suivi  leur  cours  admirablement 
réglé  ;  mais  je  n'ai  point  vu  Dieu!  » 

«  II  n'a  point  étudié  l'histoire  du  monde,  suivi  l'homme 
depuis  Adam  jusqu'à  Jésus,  écouté  le  témoignage  des 
livres  saints,  constaté  l'accomplissement  des  prophéties, 


50  DANS  LA  MONTAGNE. 

et  dit  ensuite  :  «  Ce  sont  des  fables!  »  Il  n'a  pas  vu 
l'Église  nourrir  de  son  lait  et  de  son  sang  le  nouveau 
genre  humain,  et  dit  ensuite  :  a  Tuons  l'Église!  » 

«  Non,  non,  ne  les  traitons  plus  de  crétins,  ils  n'en 
sont  pas  dignes,  ces  savants,  ces  docteurs,  ces  éloquents, 
ces  illustres  qui  souillent  et  ravagent  l'intelligence  hu- 
maine  en  l'entourant  d'une  vapeur  de  mensonges  pour  la 
séparer  de  Dieu!  Notre  crétin,  notre  innocent^  n'est  pas 
né  de  cette  race  de  Caïn  ! 

«  Est-ce  qu'un  crétin  fait  des  chansons,  des  vaudevilles 
et  des  peintures  obscènes?  Est-ce  qu'un  crétin  écrit  des 
chroniques  pour  les  journaux  belges?  Qui  a  jamais  ouï 
sortir  de  la  bouche  d'un  crétin  les  perverses  inepties 
qu'enfantent  à  la  journée  ces  sacripants  de  peine  de  la 
littérature? 

«  Voici  que  nous  venons  de  passer.  Le  crétin  ne  pren- 
dra pas  la  plume  pour  en  informer  les  journaux;  il  ne 
s'arrangera  pas  pour  faire  croire  aux  Belges  et  aux 
Russes  que  nous  lui  avons  adressé  la  parole,  à  lui 
crétin,  et  qu'il  est  admis  dans  la  société  des  gens  distin- 
gués. 

«c  Le  vrai  crétin,  le  bon  crétin,  l'honorable  crétin  n'est 
pas  atteint  d'orgueil,  cette  pire  et  plus  folle  des  folies 
humaines.  Quand  il  a  contemplé  son  plat  creux  et  qu'il 
y  a  vu  circuler  des  mouches,  il  n'en  est  pas  plus  fier. 


DANS  LA  MONTAGNE.  51 

Lorsqu'il  salit  son  sarrau,  c'est  sans  effort;  il  ne  prend 
pas  un  air  vainqueur  et  n'envoie  pas  cette  souillure  aux 
journaux  belges. 

«  II  n'a  jamais  connu  l'envie,  le  pauvre  cher  innocent  I 
S'il  est  sensible  à  la  mélodie,  il  écoute  ;  il  n'essaye  point 
de  chanter  et  ne  hait  point  ceux  qui  chantent;  s'il  aime 
les  fleurs,  il  ne  mord  pas  les  mains  qui  portent  des  bou- 
quets. Aucun  vrai  crétin  n'est  féroce,  ni  ne  fait  de  révo- 
lutions, ni  ne  crée  des  systèmes  religieux,  ni  ne  compose 
de  biographies.  » 


XII 


LA    RUINE. 


P, 


lus  d'une  fois  nous  avions  eu  l'occasion  d'admirer 
les  effets  de  pluie  dans  les  montagnes.  À  la  fin  ce 
plaisir  devint  monotone  ;  le  dernier  jour,  il  était  fasti- 
dieux. 

Quelle  pluie  !  L'eau  tombait,  coulait,  jaillissait,  se  pré- 
cipitait; elle  s'étendait  en  nappes,  se  tordait  en  tor- 


82  DANS  LA  MONTAGNE. 

rents,  s'éparpillait  en  verges,  volait  en  fumée  ;  elle  rugis- 
sait,  elle  clapotait,  elle  tourbillonnait. 

«  Bah  !  dit  le  Chanoine,  nous  trouverons  du  feu  à  la 
maison.  Dès  que  nous  serons  séchés,  toute  cette  pluie 
n'aura  été  qu'un  beau  spectacle...  Pourvu  qu'elle  n'em- 
porte pas  les  ponts  ! 

«  —  Et  si  elle  emporte  les  ponts?  — Si  elle  emportait 
les  ponts,  ce  serait  autre  chose.  Mgis  puisque  nous  avons 
fait  la  prière  de  l'Itinéraire,  pourquoi  la  pluie  emporte- 
rait-elle les  ponts  ?  » 

La  sécurité  du  Chanoine  nous  laissait  un  arrière-fonds 
de  pensées  grises.  Cependant  nous  passâmes  un  premier 
pont,  puis  un  autre,  puis  le  dernier.  Et  le  soleil  riait 
au  seuil  de  la  maison. 

On  appelle  «  la  maison  »  un  reste  d'abbaye  et  de  belle 
vieille  église,  seuls  monuments  qu'aient  jamais  vus  ces 
lieux  sauvages.  Les  moines  ont  planté  la  vallée,  l'ont 
embellie,  l'ont  civilisée,  et  on  les  a  chassés. 

Non  pas  le  peuple  :  le  peuple  ne  fait  jamais  cette 
besogne.  Le  peuple  était  le  vrai  propriétaire  des  biens 
de  l'abbaye.  Les  moines  l'instruisaient,  le  nourris- 
saient, lui  donnaient  des  terres  à  long  bail  et  à  petit 
loyer. 

Quiconque  avait  la  vocation  de  l'étude  et  de  la  prière 


DANS  LA  MONTAGNE.  53 

pouvait  prendre  l'habit  religieux  et  devenait  pour  sa  part 
propriétaire  des  biens  loués  à  ses  parents.  Dans  ce 
temps-là,  les  loyers  ne  montaient  jamais. 

Des  villes  voisines  quelques  philanthropes  sont  venus; 
ils  ont  affranchi  ce  malheureux  peuple.  Ils  l'ont  affranchi 
de  plusieurs  humiliations  :  de  l'humiliation  des  petits 
fermages  en  premier  lieu  ; 

De  l'humiliation  d'avoir  pour  propriétaires  des  moines, 
pour  instituteurs  des  moines,  pour  conseillers  et  pour 
juges  des  moines  ;  de  voir  moines  leurs  oncles,  leurs 
cousins,  leurs  enfants. 

L'éducation,  la  justice,  la  sécurité,  tout  ce  qu'on  leur 
donnait  jadis  pour  rien,  ils  l'ont  payé  en  hommes  libres. 
Ce  qu'ils  ne  pouvaient  plus  payer,  ils  ont  eu  la  gloire  de. 
s'en  priver. 

L'abbaye  avait  des  privilèges  souverains.  Ses  vassaux, 
défenseurs  du  canton,  étaient  exempts  de  l'impôt  et  du 
service  militaire.  On  leur  a  ouvert  la  noble  carrière  des 
armes,  on  leur  a  envoyé  le  percepteur. 

La  splendeur  de  leur  vallée,  la  belle  abbaye,  cons- 
truite en  nobles  pierres  sculptées,  a  été  mutilée  et 
dépouillée.  La  puissante  cloche  de  l'église,  à  la  fonte  ! 
les  tableaux  et  les  statues,  aux  brocanteurs  ! 

Les  ornements  tissés  de  soie,  d'argent  et  d'or,  aux 


54  DANS  LA   MONTAGNE. 

juifs  ou  à  la  boue!  On  a  réduit  en  lingots  les  ostensoirs 
et  les  vases  sacrés.  L'orgue,  qui  chantait  tous  les  jours, 
a  été  transformé  en  cuillers  d'étain. 

Les  beaux  vieux  livres,  rassemblés  de  partout  depuis 
des  siècles,  ont  allumé  le  glorieux  bûcher  que  formait 
l'entassement  des  stalles  et  des  confessionnaux  en  vieux 
chêne  ouvragé,  noir  comme  l'ébène. 

Les  pompes  religieuses  de  tous  les  jours  du  Seigneur 
et  de  tous  les  jours  des  Saints,  chants,  processions  dans 
les  montagnes,  bénédictions,  repos,  on  a  tout  remplacé 
par  les  réunions  de  la  garde  nationale. 

Le  pays  n'avait  jamais  connu  ni  un  ivrogne,  ni  un 
Inendiant,  ni  un  mécréant  ;  il  y  a  maintenant  de  tout 
cela.  Chacun  habitait  sa  maisonnette  jolie;  toutes  les 
demeures  sont  aujourd'hui  des  masures. 

Les  moines  avaient  partout  semé  dans  la  montagne  de 
petits  oratoires,  refuges  des  bergers;  à  peine  en  reste-t-il 
un  débris.  A  la  place  des  ponts  de  pierre  des  moines,  on 
a  des  ponts  de  bois,  jouets  du  torrent. 

Mais  combien  le  ravage  n'est-il  pas  plus  grand  dans 
les  âmes  !  Que  de  fronts  courbés  !  que  de  coeurs  appe- 
santis !  que  de  pensées  sourdement  révoltées,  où  la  haine 
et  l'envie  fermentent  dans  les  ténèbres  ! 


DANS   LA   MONTAGNE.  55 

Cependant  la  foi  est  encore  restée  parmi  ce  peuple  et 
l'aide  à  supporter  sa  destinée  devenue  si  dure  ;  l'hospi- 
talité sourit  encore  sur  les  ruines  de  l'abbaye.  Deux 
cellules  sont  réservées  pour  les  voyageurs. 

Nous  étions  trois;  le  maître  de  la  maison  quitta  sa 
chambre  et  son  lit.  Nous  ne  voulions  point  qu'il  s'im- 
posât cette  gêne.  «  Laissez-moi,  dit-il,  la  plus  douce 
consolation  de  ma  pauvreté.  » 


XIII 


LA    JUSTICE    DE    DIEU' 


IN ous  visitâmes  l'abbaye.  Hélas!  hélas!  L'église  est 
une  grange  à  foin,  le  réfectoire  une  écurie.  Deux  anges 
sculptés  en  cariatides,  d'un  beau  style,  soutiennent  un 
râtelier;  des  chapiteaux  mutilés  portent  des  auges  et 
des  mangeoires. 

«  J'ai  été  précédé  dans  cette  maison,  nous  dit  notre 
hôte,  par  un  homme  qui  prit  plaisir  à  dévaster  ce  que 
les  révolutionnaires  avaient  épargné.  Il  mutila  lui-même 


56  DANS  LA   MONTAGNE. 

ce  qui  restait  de  statues  et  fouilla  les  tombeaux  encore 
intacts. 

«  Dans  l'église  il  avait  établi  l'écurie ,  quoique  ce  fût 
moins  commode  qu'ailleurs.  Il  y  laissait  le  fumier  et 
prenait  plaisir  à  montrer  cette  profanation,  il  disait  : 
«  Voilà  nos  reliques  !  —  De  ore  tuo  te  judico,  »  dit  le 
Chanoine. 

«  On  lui  demandait  pourquoi  il  se  nuisait  ainsi  à  lui- 
même,  puisqu'il  gâtait  sa  propriété.  Il  avait  alors  une 
certaine  manière  de  rire,  et  il  répondait  :  «  Dieu  a  dai- 
«  gné  bénir  son  humble  serviteur;  je  puis  faire  un 
a  sacrifice.  » 

«  Il  ajoutait  ;  «  Je  détruis  cette  masure  afin  qu'elle  ne 
«  puisse  pas  être  facilement  réparée  ;  je  ne  veux  pas 
«  qu'il  vienne  jamais  à  l'esprit  de  quelque  fanatique  de 
«  la  rétablir  dans  son  ancien  état.  » 

Jean-Marie,  le  chasseur  de  chamois,  assis  sur  un  fût 
de  colonne,  nettoyait  sa  carabine.  «  Oui,  dit-il,  ainsi 
parlait  ce  gredin.  Si  vous  rapportez  ce  qu'il  faisait, 
n'oubliez  pas  sa  mort. 

«  Une  mort  de  canaille  et  de  mangeur  du  bien  des 
pauvres,  une  vraie  mort  de  réprouvé.  J'y  étais  et  j'en 
suis  bien  aise.  Ça  m'a  fait  peur,  et  ça  m'a  fait  du  bien. 
Il  est  mort  ici,  dans  cette  église,  sur  le  fumier  de  ses 
bêtes,  moins  brutes  que  lui. 


DANS   LA  MONTAGNE.  87 

«  Il  étail  riche,  insolent  ;  il  faisait  le  mal  avec  plaisir, 
toute  sorte  de  mal,  et  il  prospérait;  mais  cette  pros- 
périté prit  fin.  Les  banqueroutes  et  les  désastres  le 
jetèrent  dans  les  dettes  :  il  mit  en  vente  l'abbaye. 

a  II  l'avait  trop  abîmée  ;  il  n'en  trouva  pas  ce  qu'elle 
valait  lorsqu'elle  lui  était  tombée  dans  les  mains.  On 
s'accordait  pour  la  déprécier;  les  finauds  de  son  espèce 
attendaient  qu'il  fût  plus  bas  encore. 

a  II  entrait  en  rage.  On  prenait  plaisir  à  le  mettre  sur 
les  charbons.  On  lui  disait  :  «  S'il  y  avait  encore  cela,  et 
«  encore  cela,  et  tout  ce  que  vous  avez  saccagé,  l'abbaye 
«  se  vendrait  magnifiquement.  * 

«  Un  jour  qu'il  venait  de  manquer  un  acquéreur,  à 
cause  des  réparations  devenues  nécessaires  par  suite 
de  sa  folie,  je  le  vois  entrer  comme  un  fou  dans  l'église. 
Il  écumait  et  blasphémait. 

«  Il  tenait  à  la  main  son  marteau  ;  il  le  lance  contre 
cette  petite  figure  d'ange  souriant,  la  seule  qui  reste  à  la 
naissance  des  nervures.  Le  marteau  rencontre  une  barre 
de  fer,  rebondit  vers  lui  et  le  frappe  au  front. 

«  Il  pousse  un  cri  de  damné,  chancelle,  et  va  tomber 
la  face  sur  le  fumier.  J'avoue  que  mon  premier  mouve- 
ment fut  de  rire.  Cependant  il  ne  bougeait  plus;  je  le 
relève  et  l'assieds  où  je  le  trouve. 


88  DANS  LA  MONTAGNE. 

«  On  accourt.  Il  vivait  encore.  Qu'il  était  hideux  ! 
Quelqu'un  va  chercher  M.  le  curé.  Quand  il  rouvrit  les 
yeux,  voyant  la  soutane,  il  s'écrie  :  a  Non  !  non  !  »  Il 
vomit  un  dernier  blasphème,  il  est  cadavre. 

«  Nous  étions  terrifiés.  Le  curé  pria  un  moment; 
puis,  d'une  voix  et  d'un  regard  de  juge,  il  nous  dit  : 
«  Qu'il  vous  en  souvienne  !  »  Le  soir  tout  le  monde  était 
confessé,  moi  en  tête.  J'en  avais  besoin  ! 

«  Ainsi  mourut  ce  gredin,  nous  convertissant  par  sa 
mort  abominable.  C'est  le  seul  bien  qu'il  ait  faitàdans  le 
pays,  comme  l'animal  qui  vaut  mieux  mort  que  vivant. 
Il  en  est  encore  vexé  dans  l'enfer. 

«  Moi,  Jean-Marie,  je  dis  que  Dieu  est  très-bon  de 
donner  ainsi  leur  compte  à  ceux  qui  veulent  leur  compte, 
et  de  frapper  dans  sa  colère  le  pécheur  endurci  qui 
refuse  le  pardon.  Cela  soulage  le  sentiment  de  la  justice, 
qu'on  ne  ménage  guère  ici -bas. 

«  Et  les  petits  de  ce  monde  ouvrent  les  yeux.  Ils 
voient  qu'ils  ne  seront  point  grugés  et  insultés  impuné- 
ment, et  que  le  méchant  n'est  pas  à  l'abri  du  tonnerre, 
et  que  son  bonheur  est  court  et  mauvais.  » 


DANS  LA  MONTAGNE.  89 


XIV 


LE    CHASSEUR    DE    CHAMOIS. 


Jean-Marie,  le  chasseur  de  chamois,  se  sait  bon  gré 
d'être  au  monde  ;  il  trouve  que  Dieu  lui  a  fait  une  belle 


vie. 


«  L'homme,  qui  n'est  pas  chasseur,  dit-il,  est-ce  un 
homme?  Mais  il  faut  chasser  sur  la  montagne.  Chasser 
en  plaine,  est-ce  chasser  ? 

«  J'étais  encore  dans  le  sein  de  ma  mère;  je  lui 
criais  :  «  Hâtez-vous!  hâtez- vous  !  Mettez-moi  au  monde, 
«  et  que  j'entre  en  chasse.  » 

«  Il  y  a  tout  sur  la  montagne,  des  chamois,  des  loups, 
des  renards  ;  il  y  aussi  des  aigles  ;  il  y  a  des  fleurs,  il  y 
a  de  grands  vents. 

a  Là,  plus  d'une  fois,  je  me  suis  vu  face  à  face  avec  le 
tonnerre;  plus  d'une  fois  j'ai  vu  le  tonnerre  sous  mes 
pieds. 


60  DANS   LA   MONTAGNE. 

a  Si  tu  connaissais  le  bruit  du  vent  dans  les  sapins, 
si  tu  connaissais  le  bruit  de  la  foudre  dans  la  montagne, 
tu  ne  voudrais  plus  d'autre  musique. 

«  La  nuit,  seul  dans  la  montagne,  quand  le  torrent 
mugit,  quand  les  vents  grondent,  c'est  là  qu'un  homme 
sait  ce  qu'il  vaut. 

«  Le  matin,  sur  les  pics  élevés,  à  la  naissance  de  l'au- 
rore, c'est  là  que  l'homme  sent  la  grandeur  de  Dieu.  De 
son  cœur  jaillit  la  prière  ! 

«  J'ai  rencontré  Dieu  sur  la  montagne,  je  lui  ai  parlé. 
En  pleurant  je  l'ai  béni  de  m'avoir  donné  mon  chien  et 
ma  carabine.  » 


XV 


SOEUR    ANDREE. 


Histoire  cueillie  à  la  Chapelle,  un  petit  pays  dans  les 
airs,  par  où  nous  avons  passé  au  soleil  couchant,  sous 
la  conduite  de  Jean-Marie.  —  Et  Jean-Marie  nous  mon- 
trait les  montagnes  vêtues  d'ombre,  baignées  de  lumière, 


DANS   LA   MONTAGNE.  61 

vertes,  noires,  dorées,  étincelantes;  et  il  s'écriait  :  «  Vive 
Dieu  ! 

«  Vive  Dieu!  les  voyez- vous,  mes  diamants!  les 
voyez-vous,  mes  paradis!  Voyez-vous  mes  cascades 
qui  tombent  en  blocs  d'argent!  Voyez-vous  mes  nuages 
qui  volent  !  Cet  obélisque  planté  sur  un  socle  de  mon- 
'tagnes,  qui  regarde  passer  les  nuages  du  haut  des  cieux, 
la  Dent  du  Midi,  couverte  de  neige  et  de  glace, 

«  C'est  le  baromètre  qui  m'indique  le  temps  de  de- 
main ;  c'est  mon  guide  fidèle  sur  les  sentiers  connus  des 
seuls  chamois.  La  Dent  du  Midi  est  là  pour  moi.  Les 
autres  s'en  servent,  mais  elle  m'appartient.  Voilà  mon 
pays  de  chasse,  où  je  me  promène  tous  les  jours  de  ma 
vie,  entre  la  terre  et  les  cieux. 

«  Je  l'ai  vu  mille  fois  et  dix  mille  fois.  Je  l'ai  vu  au 
plein  soleil,  je  l'ai  vu  à  l'aurore,  je  l'ai  vu  dans  les  nuits 
sereines  et  par  les  jours  d'orage,  et  je  l'ai  toujours 
trouvé  si  beau  qu'il  m'a  toujours  semblé  ne  l'avoir  jamais 
vu  encore.  Et  tout  cela  est  plein  de  chamois,  de  loups  et 
d'aigles,  et  de  braves  gens. 

«  Il  n'y  a  guère  de  porte  que  je  ne  puisse  ouvrir  sans 
frapper,  à  toute  heure  de  la  nuit  et  du  jour;  et  les  portes 
par  où  je  ne  passe  point,  les  gens  de  bien  et  d'honneur 
ne  les  ont  pas  souvent  franchies.  —  Jean-Marie,  sois  le 
bienvenu.  Prends  place  auprès  du  feu,  bois  un  coup, 
allume  ta  pipe.  » 

T.  II.  2** 


62  DANS  LA  MONTAGNE. 

Jean-Marie,  le  premier  aigle  que  vous  verrez  passer 
au  delà  des  nuages,  vous  l'abattrez,  pourvu  qu'il  soit 
beau  ;  vous  arracherez  de  son  aile  la  plus  belle  plume, 
et  vous  me  l'enverrez  à  Paris.  Je  veux  me  servir  d'une 
plume  d'aigle  (une  fois  n'est  pas  coutume)  pour  décrire 
vos  exploits. 

Présentement,  tâchez  de  ne  plus  regarder  la  mon- 
tagne, qui  vous  excite  trop  au  discours,  et  laissez  mon- 
sieur le  Chanoine  nous,  parler  d'une  colombe.  C'est  la 
sœur  Andrée,  supérieure  des  quatre  religieuses  de  la 
Chnpelle;  supérieure  de  l'hôpital,  de  la  pharmacie,  de 
l'école  et  de  la  visite  des  pauvres.  Trois  religieuses  et 
sœur  Andrée,  cela  fait  huit. 

Sœur  Andrée  reçut  un  vieillard  dont  l'air  de  détresse 
la  toucha  plus  encore  que  de  coutume  ;  car  il  n'est  pas 
rare  qu'elle  pleure  quand  elle  voit  un  malheureux.  Mais, 
à  l'aspect  de  celui-ci,  elle  sentit  un  désir  plus  qu'ordi- 
naire de  le  secourir.  Il  semblait  malheureux  jusqu'au 
fond  du  cœur. 

11  apportait  une  ordonnance  de  médecin  pour  diverses 
choses  coûteuses.  Déjà  sœur  Andée  gémissait  de  n'avoir 
rien  à  donner  et  de  ne  pouvoir  rien  donner.  Calculant  ce 
que  le  pauvre  aurait  à  payer,  elle  n'y  tient  plus.  Elle 
court  devant  le  crucifix;  elle  se  jette  à  genoux,  elle  fond 
en  larmes. 

Elle  se  plaint  à  Dieu,  et  à  la  Vierge  Marie,  et  à  saint 


DANS  LÀ  MONTAGNE.  63 

André,  son  patron,  ramant  de  la  croix;  elle  se  plaint  de 
ne  pouvoir  suivre  les  mouvements  de  sa  charité,  d'être 
obligée  de  demander  de  l'argent  à  ce  pauvre  qui  a  besoin 
de  secours. 

• 

Mais  bientôt  elle  s'effraye.  Quoi  donc  !  n'a-l-elle  pas 
murmuré  contre  la  règle  austère  qui  contient  son  cœur 
et  qu'elle  a  choisie  ?  N'a-t-elle  pas  regretté  sa  vocation 
qui  l'oblige  à  la  pauvreté  étroite  ?  N'a-t-elle  pas  voulu 
écarter  sa  croix? —  Elle  va  trouver  son  confesseur, 
s'accuse  et  demande  une  pénitence. 

Le  confesseur  la  gronde,  mais  d'une  voix  mal  assurée; 
puis  il  pleure;  puis  il  dit  à  sœur  Andrée  :  *  Ma  sœur, 
vous  avez  donc  si  bonne  envie  de  donner  à  ce  pauvre  le 
médicament  dont  il  a  besoin?  Eh  bien!  j'en  ferai  les 
frais,  et  même  j'ajouterai  quelque  chose.  Votre  pénitence 
sera  de  m'avoir  pris  mon  argent.  » 

Le  pauvre  demande  ce  qu'il  faut  payer.  «  Rien  du 
tout,  dit  la  sœur  ;  recevez  au  contraire  encore  ceci.  » 
Le  pauvre  veut  remercier.  «  Non,  dit-elle;  moi,  je  ne 
peux  donner  que  mes  prières  ;  mais  monsieur  le  Curé  a 
voulu  vous  assister  au  nom  de  Jésus-Christ.  »  Le  pauvre 
reprend  :  «  Vous  êtes  vraiment  la  servante  de  Dieu.  » 

Or  ce  pauvre  était  calviniste.  Il  songe  en  lui-même  ; 
et  cependant  sa  maladie  empire,  et  il  sent  qu'il  va  mou- 
rir. Il  demande  alors  le  curé  et  la  bonne  sœur  ;  il  les  prie 


64  DANS  LA   MONTAGNE. 

de  venir  tous  deux,  de  venir  au  plus  tôt.  Les  voilà  près 
de  son  lit. 

«  Vous  m'avez  donné  quelque  chose  de  la  part  de 
Jésus-Christ  ;  vous,  «aonsieur  le  curé,  un  remède  ;  vous, 
ma  sœur,  des  prières.  Votre  remède  et  vos  prières  m'ont 
guéri  d'une  maladie  plus  dangereuse  que  celle  dont  je 
meurs.  0  ma  sœur,  vous  avez  bien  prié,  et  Dieu  vous  a 
bien  entendue  ! 

<r  J'ai  quelque  chose  aussi  à  vous  donner  pour  Jésus- 
Christ,  c'est  mon  âme.  Elle  lui  appartient,  il  l'a  conquise 
par  vous.  Père,  je  veux  mourir  catholique,  baptisez- 
moi.  Sœur,  soyez  ma  marraine;  je  veux  mourir  sôus  le 
nom  d'André  ;  donnez-le-moi  ;  c'est  le  nom  que  je  veux 
porter  éternellement  devant  Jésus-Christ.  » 


XVI 


POLÉMIQUE    DE    JEAN-MARIE. 


Il  y  avait  près  de  Saint- Jean-d'Aulps,  avant  93,  une 
belle  église.  Les  révolutionnaires  l'ont  détruite.  Ils  vou- 
laient abolir  la  mémoire  de  saint  Guérin,  évêque  civili- 
sateur du  pays,  et  ils  cherchèrent  ses  reliques  vénérées 


DANS  LÀ  MONTAGNE.  65 

du  peuple,  pour  les  profaner.  Un  homme  eut  le  bonheur 
de  les  sauver,  et  le  peuple  les  vénère  toujours. 

La  montagne  fut  nommée  dans  ce  temps-là,  par  ces 
hommes-là,  mont  Marat,  en  l'honneur  de  Marat,  Y  Ami 
du  Peuple,  le  même  qui  demandait  un  régal  de  cent 
mille  têtes.  Le  peuple  ne  le  sait  plus.  Il  connaît  encore 
la  place  où  saint  Guérin ,  retournant  à  son  évêché, 
rebroussa  chemin  pour  a  1er  mourir  chez  los  moines 
qu'il  venait  de  réformer. 

Saint  Guérin,  comme  saint  Antoine  à  Rome,  est  ici  le 
protecteur  des  bestiaux.  De  tous  côtés  on  les  amène  à 
bénir  le  jour  de  sa  fête.  Grand  sujet  de  raillerie  pour 
quelques  bourgeois,  esprits  forts  jusqu'à  l'article  de  la 
mort  exclusivement.  Le  peuple  ne  veut  pas  abandonner 
le  culte  des  saints  ;  la  bourgeoisie  veut  supprimer  tout 
culte.  Germe  de  guerre  civile  qui  ne  coûtera  pas  peu  de 
sang! 

Le  soir,  au  souper,  nous  vîmes  en  présence  deux  types 
intéressants  du  peuple  et  des  bourgeois  :  l'un,  notre 
Jean-Marie;  l'autre,  un  cousin  du  Chanoine,  médecin 
dans  les  environs.  Ce  médecin  trouve  mauvais  que  la 
sœur  Andrée  soit  pharmacienne;  car,  s'il  venait,  lui 
médecin,  à  avoir  deux  fils,  la  pharmacie  de  sœur  Andrée 
empêcherait  un  de  ses  fils  de  s'établir  pharmacien.  Les 
empiétements  du  clergé  sont  insupportables  ! 

Ce  bon  médecin  guérit  toutes  les  maladies  avec  du 

a*** 

2 


66  DANS  LA  MONTAGNE. 

vin  blanc.  Dès  qu'il  voit  un  malade  :  «  Qu'on  lui  donne, 
dit-il,  du  vin  blanc  !  »  A  son  avis  le  vin  blanc  est  apé- 
ritif, révulsif,  lénitif,  etc.;  diurétique,  tonique,  béchi- 
que ,  etc.  Il  s'applique  lui-môme  son  remède  ;  d'une 
langue  épaisse  il  en  décrit  les  bons  effets.  «  L'effet  de 
ton  vin  blanc,  lui  dit  le  chasseur,  est  toujours  le  même, 
et  te  voilà  gris.  » 

Le  médecin  se  piqua.  Il  commença  d'oublier  le  res- 
pect et  de  mettre  son  cœur  au  jour»  Ce  qu'il  en  mon- 
trait n'était  pas  beau.  Partant  de  l'ignorance  de  Jean- 
Marie  et  de  ses  préjugés  populaires  contre  le  vin  blanc, 
il  attaqua  le  maigre,  le  jeûne,  l'abstinence,  la  conti- 
nence, attribuant  toute  cette  discipline  antihygiénique 
aux  calculs  féroces  du  clergé  : 

«  Parce  que  le  clergé  veut  rendre  les  hommes  débiles 
et  malades,  pour  avoir  plus  de  facilité  de  les  amener  à 
confession  et  de  les  réduire  par  ce  moyen  en  servi- 
tude! »  Aces  mots  je  connus  le  journal  que  lisait  le 
médecin  du  vin  blanc.  C'est  toujours  le  même. 

Le  Chanoine  nous  fit  signe  de  le  laisser  aller.  Conti- 
nuant de  boire  du  vin  blanc,  il  continua  de  réciter  de  la 
prose  rouge.  Il  finit  par  dire  que  le  clergé,  ne  voulant 
pas  marcher  avec  l'esprit  humain,  se  ferait  de  mauvaises 
affaires,  qu'on  saurait  bien  lui  ôter  le  peuple,  que  la 
science  prendrait  enfin  seule  et  sans  partage  le  gouver- 
nement des  esprits. 


DANS  LA  MONTAGNE.  67 

«  Voilà,  dit  Jean-Marie  ;  et  comme  tu  es  savant,  c'est 
loi  qui  nous  gouverneras  !  Nous  ne  boirons  plus  du  vin 
blanc  par  ordonnance  du  médecin,  mais  par  ordre  du 
roi,  et  nous  irons  le  chercher  à  la  boutique  du  prince  ton 
fils.  Je  vois  le  plan.  Ceux  qui  auront  attrapé  des  brevets 
seront  les  maîtres;  les  autres  obéiront.  Non-seulement 
la  sœur  Andrée  ne  sera  plus  pharmacienne,  mais  il 
pourra  te  plaire  qu'elle  ne  soit  plus  religieuse,  et  elle  ne 
le  sera  plus.  Car,  religieuse,  elle  est  dirigée  par  le  curé, 
et  le  curé  nous  dit  par  elle  des  choses  qui  ne  te  plaisent 
point. 

c  Les  hommes  ne  sont  plus  tous  également  les  enfants 
de  Dieu  dans  les  différentes  conditions  où  sa  providence 
les  a  placés  pour  le  besoin  général,  leur  donnant,  avec 
la  même  espérance  pour  la  vie  future,  un  égal  partage 
de  devoirs,  d'épreuves  et  de  joies.  Car  le  mendiant  a 
ses  bonheurs,  et  le  roi  a  ses  souffrances  et  ses  humilia- 
tions, et  l'un  aussi  bien  que  l'autre  ne  recevra  de  Dieu 
que  la  récompense  qu'il  aura  méritée  ;  et  la  récompense 
du  mendiant  peut  se  trouver  plus  grande  que  celle  du 
roi. 

«  Il  te  déplaît  que  nous  sachions  ces  choses,  et  cette 
égalité  présente  et  future  te  déplaît.  Il  te  déplaît  que  je 
sois  ton  égal,  moi  Jean -Marie,  qui  n'ai  point  de  diplôme  et 
qui  ne  connais  point  les  vertus  du  vin  blanc.  Il  n'y  aura 
plus  d'égalité.  Il  y  aura  des  enfants  de  la  science  qui 
commanderont,  et  des  esclaves  sans  diplôme  qui  devront 
servir,  en  attendant  que  maîtres  et  esclaves  aient  ren- 


68  DANS  LA  MONTAGNE. 

contré  l'égalité  de  la  mort,  qui  ne  sera  plus  que  l'égalité 
du  néant. 

«  Tu  défendras  au  prêtre  d'instruire,  il  n'instruira 
point;  tu  fermeras  l'église,  elle  sera  fermée  ;  tu  rompras 
les  vœux  de  la  sœur  Andrée,  ils  seront  rompus.  Voilà 
qui  va  bien  !  Tu  m'ôteras  mon  chien,  ma  carabine  et  la 
montagne.  Je  n'aurai  plus  tout  cela  que  par  ta  permis- 
sion, quand  tu  voudras  manger  un  isard.  Car  d'aller  tuer 
un  isard,  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  savant;  la  science 
n'a  point  de  jarrets. 

ce  Et  lorsque  je  serai  vieux  et  malade,  à  la  place  des 
consolations  du  curé  j'aurai  tes  visites,  que  je  payerai  ; 
à  la  place  de  la  sœur  Andrée  j'aurai  pour  infirmières  des 
femmes  que  tu  auras  choisies  et  dont  tu  ne  pourras  plus 
faire  autre  chose,  et  que  je  payerai. 

«  Puis  enfin,  dans  cette  terre  ingrate  et  dure  où  j'aurai 
répandu  ma  sueur  pour  m'acquitter  de  ce  que  je  dois 
aux  savants,  je  descendrai  sans  espérer  le  ciel,  sans  le 
connaître,  sans  l'avoir  vu.  J'y  descendrai  tout  entier; 
tu  m'auras  volé  mon  âme  !... 

«  Mon  ami,  quand  tes  mesures  seront  prises,  quand 
tu  te  trouveras  prêt  pour  dissoudre  l'école,  pour  fermer 
l'Eglise,  pour  rompre  les  vœux  de  la  sœur  Andrée,  — 
commence  parm'envoyer  un  gendarme  savant,  pendant 
mon  sommeil. 


DANS  LA  MONTAGNE.  69 

«  Qu'il  ôte  ses  bottes  et  qu'il  marche  à  pas  de  loup  : 
j'ai  le  sommeil  léger  !  Qu'il  muselle  mon  chien,  qu'il 
m'enlève  ma  carabine,  qu'il  me  lie,  endormi,  de  bonnes 
cordes  neuves;  qu'il  me  mette  un  bon  bâillon  pour 
m'empêcher  d'appeler  les  pâtres  et  les  autres  chasseurs. 
Car,  si  je  peux  gagner  la  montagne, 

«  Aussi  vrai  qu'il  y  a  un  Dieu,  —  le  Dieu  que  tu  ne 
connais  pas,  —  aussi  vrai  que  je  m'appelle  Jean-Marie, 
—  ceux  que  tu  enverras  me  chercher  ne  reviendront  pas 
tous,  et  ceux  qui  me  ramèneront  ne  me  ramèneront  pas 
vivant  ! 

«  Et  je  te  donne  un  conseil  :  Prends  garde  que  la  mon- 
tagne ne  tombe  sur  toi.  Elle  mettrait  tes  membres  en 
mauvais  état;  elle  les  mettrait  en  mauvais  état,  c'est  moi 
qui  te  le  dis!  Et  toutes  les  frictions  de  vin  blanc  que  tu 
saurais  faire  ne  te  répareraient  que  médiocrement  ! 

«  Il  y  a  une  chose  que  vous  ne  savez  point,  vous  autres 
savants  :  c'est  que  la  mesure  est  pleine  à  votre  endroit, 
comme  elle  fut  en  d'autres  temps,  par  vos  soins,  remplie 
à  l'endroit  des  nobles  et  des  prêtres  ;  c'est  que  vos  habits 
à  queue  de  morue  sont  en  horreur,  comme  ont  pu  l'être 
les  soutanes  et  les  habits  brodés  ; 

«  C'est  qu'on  est  las  de  vos  écritures,  de  vos  percep- 
teurs, de  vos  enregistreurs,  de  vos  régisseurs,  de  votre 
morgue,  de  vos  avidités  ;  c'est  que  vous  êtes  des  men- 
teurs et  des  usurpateurs  ;  c'est  qu'il  y  a  bien  des  endroits 


70  DANS  LA  MONTAGNE. 

où  vous  avez  fait  du  peuple  une  bête  irritée  qui  se 
démusellera,  et  qui  de  ses  griffes  et  de  ses  dents  tra- 
vaillera d'étrange  sorte  vos  papiers,  vos  habits  et  voire 
peau  ! 

a  —  Tu  as  entendu,  cousin,  dit  le  chanoine  au  médecin 
abasourdi.  Maintenant,  bois  le  reste  de  ton  vin  blanc  et 
va  te  coucher;  et  puisses-tu  demain  matin  avoir  retrouvé 
assez  de  bon  sens  pour  faire  ta  prière  !  Tu  la  faisais 
avant  de  tant  connaître  les  mérites  du  vin  blanc.  En 
ce  temps-là  tu  n'avais  pas  la  simplicité  de  croire  que 
Dieu  se  laisserait  vaincre  par  toi,  et  qu'il  n'aurait  pas  de 
vengeurs.  » 


XVII 


LES    JESUITES. 


«  Le  collège  des  Jésuites,  à  Mélan,  est  un  collège  de 
campagne,  institué  pour  la  pauvre  et  robuste  Savoie. 
On  y  trouve  à  bon  marché  une  éducation  qu'il  faudrait 
payer  cher  ;  saine,  ennemie  des  lâches  douceurs  et  des 
frivolités  qui  font  les  hommes  et  les  savants  dont  nous 
jouissons  depuis  un  demi-siècle.  Ici  point  de  dorures  : 
du  latin  tout  nu,  la  vie  toute  crue.  » 


DANS  LA   MONTAGNE.  71 

Ainsi  nous  parla  le  chevalier,  que  nous  retrouvâmes 
à  Mélan,  où  il  faisait  sa  retraite  des  vacances.  «  Mais, 
hélas  !  ajouta-t-il,  quelle  cuisine  !  Je  croyais  être  sobre 
et  coulant  sur  la  nourriture  :  Je  vois  ici  tous  les  jours 
que  je  suis  un  vil  délicat.  J'ai  horreur  de  moi-même,  et 
ce  n'est  pas  ma  seule  affliction. 

«  J'ai  trouvé,  en  arrivant,  quatre  Pères,  excellents 
religieux,  savants  et  gens  d'esprit.  L'un  mange  de  tout, 
l'autre  ne  mange  de  rien,  le  troisième  ne  songe  jamais  à 
ce  qu'il  mange,  le  quatrième  croirait  céder  à  une  sen- 
sualité coupable  s'il  faisait  la  moindre  remarque  [sur  ce 
qu'on  lui  donne  à  manger. 

«  Au  milieu  de  ces  quatre  Pères,  le  frère  cuisinier, 
créé  pour  la  circonstance,  s'abandonne  sans  contrôle  aux 
plus  folles  inspirations;  que  dis-je? il  se  livre  aux  essais 
les  plus  indéchiffrables!  J'ai  subi  depuis  huit  jours  des 
potages  sans  nom,  des  fricassées  sans  figure,  des  rôtis 
qui  rebutent  l'analyse  aussi  bien  que  la  dent. 

«  Et  les  jours  maigres!  Qui  donc  a  déniché  ces  œufs, 
et  quel  animal  féroce  a  pu  les  pondre  ?  Quelle  imagina- 
tion dépravée  a  su  déguiser  à  ce  point  ces  légumes?  En 
quels  lieux  de  la  mer  a-t-on  rencontré  pareille  morue  ? 
Quant  à  la  cave,  si  les  révolutionnaires  envahissent  un 
jour  le  collège,  je  ne  leur  souhaite  qu'un  châtiment  : 
qu'ils  vident  cette  cave  ! 


72  DANS  LA  MONTAGNE. 

«  Le  Père  qui  mange  de  tout  m'offre  deux  fois  de  ces 
mets  déplorables;  le  Père  qui  ne  mange  de  rien  le 
regarde  avec  un  œil  d'envie  ;  celui  qui  ne  songe  pas  à  ce 
qu'il  mange  avale  comme  s'il  respirait,  et  celui  qui 
exerce  sa  vertu  se  refuse  même  la  consolation  de  répon- 
dre à  mes  regards  désolés.  —  Innocents  voyageurs,  que 
venez-vous  faire  en  ce  lieu  d'expiation  ?  » 

* 

Le  chevalier  se  tut  ;  nous  regardâmes  Jean-Marie  avec 
une  certaine  stupeur.  Il  comprit  cette  muette  éloquence 
et  nous  promit  qu'il  saurait  s'introduire  dans  la  cuisine. 
En  vérité,  il  fil  merveille,  Le  dîner,  aidé  d'un  appétit 
savoyard  et  d'une  conversation  intéressante,  se  trouva 
bon...  pour  des  chrétiens. 

Quels  braves  gens  que  ces  Jésuites  !  On  était  en  train 
de  les  chasser  du  Piémont,  et  ils  ne  peuvent  s'attendre 
à  rester  longtemps  en  Savoie,  malgré  les  vœux  du  pays. 
Ils  étaient  fort  tranquilles.  «  Que  nous  importent,  disaient- 
ils,  toutes  ces  entreprises  ? 

«  Le  problème  que  les  révolutionnaires  se  donnent  à 
notre  égard  n'est  pas  petit  :  c'est  de  savoir  comment  ils 
ruineront  des  gens  qui  n'ont  rien,  et  comment  ils  empê- 
cheront des  hommes  qui  ont  voué  leur  obéissance  à 
Dieu  de  faire  la  volonté  de  Dieu. 

«  En  nous  dépouillant,  ils  nous  mettent  dans  la  per- 
fection de  notre  état;  en  nous  chassant  ils  nous  signi- 


DANS  LA  MONTAGNE.  73 

fient  que.  Dieu  nous  impose  répreuve  de  l'exil  ;  en  nous 
donnant  la  mort  ils  nous  donnent  la  couronne  que  nous 
demandons  à  la  vie. 

«  Ils  nous  ôtent  la  joie  de  leur  faire  du  bien,  et  ils 
froissent  nos  cœurs  dans  les  affections  si  fortes  qu'inspi- 
rent toujours  TÉglise  et  la  patrie.  Mais  l'espérance,  ils 
ne  nous  l'ôtent  pas,  ni  la  douceur  d'offrir  nos  souffrances 
pour  leur  ^salut. 

«  La  tempête  fait  une  œuvre  de  Dieu.  Les  graines 
sont  dispersées  par  le  vent,  et  le  vent  s'élève  quand  les 
graines  sont  mûres.  Ainsi  les  déserts  fleurissent,  ainsi  la 
poussière  des  palmiers  traverse  la  mer.  Partout  où  des 
martyrs  sont  enterrés,  là  germent  des  Églises.  Dans 
l'Église  les  tombeaux  sont  féconds  ;  toute  l'Église  sort 
d'un  ttfmbeau. 

«  Les  seules  causes  qui  meurent  sont  les  causes  pour 
lesquelles  on  ne  meurt  pas.  Souffrant  et  mourant  pour 
l'Église,  les  chrétiens  assurent  sa  vie.  Voyez  en  combien 
de  circonstances  l'iniquité,  longtemps  triomphante,  a 
trébuché  enfin  sur  le  tombeau  de  ses  victimes. 

«  Elle  persécute,  elle  exile,  elle  bâillonne,  elle  tue, 
et  elle  dit  :  a  Je  triomphe  !  »  Non,  tu  ne  triomphes  pas, 
et  tes  cruautés  ne  sont  pas  devenues  des  justices.  La 
vérité  s'affirme  par  des  châtiments  justes  et  miséri- 
cordieux; l'erreur  se  révèle  et  se  dénonce  parles  persé- 
cutions où  elle  s'épuise. 

T.  II.  3 


74  DNAS  LA  MONTAGNE. 

«  Le  monde  ne  se  laisse  ni  tout  entier  ni  longtemps 
abuser  par  Terreur.  Elle  s'empare  des  mots;  elle  ne 
change  pas  les  choses  en  changeant  les  mots.  Dieu 
déjoue  Terreur  en  maintenant  dans  Thomme  le  sens 
moral.  Les  persécutions  ne  sont  qu'un  refus  de  combat 
contre  la  vérité. 

«  Refuser  le  combat,  c'est  s'avouer  vaincu.  Persécuter 
la  vérité,  c'est  la  confesser  trop  forte  ;  l'exiler,  c'est  l'en- 
voyer en  mission,  elle  revient  ;  la  bâillonner,  c'est  la 
rendre  plus  éloquente  ;  tuer  celui  qui  la  porte,  ce  n'est 
pas  la  tuer  elle-même  :  elle  est  immortelle;  mais  ce 
grand  crime  fait  surgir  de  terre  un  grand  tombeau. 

«  De  tous  les  points  du  monde  et  de  la  vie  le  tombeau 
du  martyr  est  visible.  Aucun  éloignement  ne  l'efface. 
L'histoire  s'assied  là.  Ne  fût-ce  que  pour  merilir,  elle 
parle,  et,  tôt  ou  tard,  à  côté  de  Thistoire  menteuse,  la 
conscience  appelle  la  vérité. 

«  Dieu  le  veut  ainsi.  Nul  moyen  d'empêcher  Dieu  de 
faire  sa  volonté.  Nous  pouvons  donc  attendre  en  assu- 
rance, nous  qui  voulons  faire  la  volonté  de  Dieu.  Nous 
pouvons  être  patients,  nous  qui  savons  qu'il  est  éternel. 

«  Quant  aux  affronts  et  aux  avanies,  quant  aux  souf- 
frances et  aux  déchirements  de  toutes  sortes,  c'est  la 
croix,  et  notre  état  est  de  porter  la  croix.  Nous  sommes 
la  Compagnie  de  Jésus,  la  compagnie  du  Crucifié.  Nous 
le  savons,  nous  l'avons  voulu. 


DANS  LA   MONTAGNE.  75 

«  Nous  portons  cette  infirmité  de  plus  que  les  autres 
hommes,  la  qualité  de  Jésuite.  Elle  attire  les  pierres, 
les  fouets ,  le  glaive.  Quand  tout  cela  vient ,  nous 
n'avons  pas  le  déplaisir  de  la  surprise. 

«  Mais  tout  cela  ne  vient  pas  tout  seul,  «  Le  monde  voit 
«  la  croix,  dit  saint  Bernard,  il  ne  voit  pas  l'onction.  » 
Jésus-Christ  fait  bien  aussi  quelque  chose  pour  nous.  — 
Et  peu  de  Jésuites  voudraient  être  autre  chose  !  » 

Le  lendemain,  du  haut  de  la  route,  nous  jetâmes  un 
dernier  regard  sur  le  collège.  Ce  grand  bâtiment  parais- 
sait petit  au  pied  de  la  montagne,  petit  même  dans  la 
plaine.  «  Voilà  cependant,  nous  dit  le  chevalier,  un  des 
cœurs  de  l'humanité. 

«  Supprimez  quelques  centaines  de  maisons  sembla- 
bles éparses  sur  la  surface  du  globe,  il  n'y  a  plus  de  foi, 
et  bientôt  plus  de  lumières.  —  0  Jésuites,  étant  ce  que 
vous  êtes,  que  n'avez-vous  de  meilleurs  cuisiniers?  * 


k 


LIVRE   X 


EN    CHASSE 


I 


LE     DINER    A    GRANDE    VITESSE. 


Dans  Tété  Paris  est  encore  supportable.  On  a  du 
soleil,  on  voit  quelques  feuilles,  on  rencontre  des  mar- 
chands de  fleurs  ;  mais,  en  hiver,  point  d'air  et  point 
d'herbe.  C'est  le  pays  des  omnibus,  des  parapluies  et  de 
la  boue. 

Autour  d'un  feu  qui  fumait,  nous  causions  de  la  cam- 
pagne. 

«  Je  trouverais  cependant  bon,  disait  Emile,  de  mar- 
cher sur  la  mousse. 


78  EN   CHASSE. 

«  —  Et  de  jouir  du  grand  vent,  disais-je  à  mon  tour. 

«  —  Et  de  voir  le  givre  aux  arbres,  disait  Jean. 

«  —  Venez  chez  moi,  dit  Valentin;  j'ai  de  la  mousse, 
du  vent  et  des  arbres;  décembre  y  mettra  le  givre. 
Nous  chasserons.  Vous  tuerez  des  lapins  et  peut-être  un 
chevreuil.  » 

Emile  prit  feu,  se  voyant  déjà  chargé  de  trophées.  Il 
faisait  ses  invitations  pour  manger  le  chevreuil,  et  dis- 
tribuait les  lapins  aux  amis  de  second  rang. 

Nous  trouvions,  Jean  et  moi,  qu'on  nous  annonçait  là 
des  triomphes  invraisemblables.  Des  lapins!  un  che- 
vreuil! Je  n'ai  point  l'habitude  de  tirer  sur  ces  inno- 
centes bêtes;  elles  n'ont  point,  comme  les  Premiew- 
Paru%  cette  allure  majestueuse  de  fiacre  à  l'heure  qui 
laisse  tout  le  temps  de  viser...  Mais  courir  en  forêt,  le 
fusil  sous  le  bras,  par  une  belle  pluie,  par  un  beau 
brouillard,  et  jouir  de  toutes  ces  beautés  de  décembre  ! 
écouter  les  aboiements  des  chiens,  entendre  au  loin  la 
trompe  du  piqueur  !... 

«  Car,  poursuivait  Emile,  nous  aurons  un  piqueur. 
A  vez-vous  jamais  vu  un  piqueur? 

«  —  Oui...,  dans  les  journaux  illustrés. 

«  —  A  cheval,  reprenait  Emile,  avec  de  grandes  bottes, 
le  coutelas  au  côté,  la  trompe  en  sautoir,  et  un  habit 
vert.  Le  piqueur  de  Valentin  ne  vous  méprisera  pas  ;  il 
est  bon  garçon  ;  il  sait  des  histoires  qu'il  conte  drôle- 
ment, et,  quand  nous  serons  arrivés  au  rendez-vous  de 
chasse,  après  avoir  battu  le  bois,  il  nous  fera  une  ome- 
lette. Oh  !  Jean  !  grand  statuaire,  quelle  omelette  !  » 

Nous  prîmes  le  chemin  de  fer. 


EN   CHASSE.  79 

Nous  étions  six  dans  ie  wagon  :  Jean  ie  statuaire, 
Emile  le  peintre,  moi,  deux  dames  fort  décentes,  par 
conséquent  muettes,  et  un  monsieur  fort  décent  aussi, 
coiffé,  rasé,  ganté,  empaqueté,  qui  parla  beaucoup,  mais 
sans  toucher  à  la  politique,  ni  aux  arts,  ni  à  la  littéra- 
ture, ni  au  commerce,  ni  à  autre  chose. 

A  la  grande  station  nous  dinâmes  auprès  de  ce  mon- 
sieur. Sa  manière  de  dîner  nous  parut  digne  de  re- 
marque. 

Il  commença  par  chercher  à  se  laver  les  mains,  et  n'y 
renonça  qu'après  plusieurs  demandes  adressées  aux  gar- 
çons, qui  les  reçurent  mal.  S'étant  assis,  il  trouva  que 
sa  serviette  était  humide  et  en  requit  une  autre,  qu'il 
attendit  patiemment.  En  possession  de  sa  serviette,  il 
entreprit  de  nettoyer  son  verre,  sur  la  propreté  duquel 
il  nous  consulta  et  que  nous  ne  trouvâmes  point  net. 
Il  fit  à  son  assiette  la  même  opération.  Mais,  après 
avoir  bien  frotté,  bien  retourné,  bien  regardé,  il  exigea 
une  autre  assiette  et  un  autre  verre.  On  le  satisfit. 
Alors  il  coupa  un  morceau  de  pain  et  parut  réflé- 
chir. 

«  Messieurs,  nous  dit-il,  pensez-vous  que  ce  pain  soit 
suffisamment  cuit? 

«  —  Oui,  monsieur,  répondis-je. 

«  —  Non,  monsieur,  répondit  Emile. 

«  —  Monsieur,  répondit  Jean,  il  faudrait  connaître  les 
usages  et  le  climat  du  pays.  Ce  pain  ne  vous  semble  pas 
cuit  ;  mais  peut-être  l'est-il  comme  il  faut  pour  les  esto- 
macs de  céans.  Les  anciens  conseillent  au  voyageur  de 
se  mettre  à  la  cuisine  des  peuples  qu'il  visite.  C'est 


80  EN   CHASSE. 

pourquoi  Alcibiade,  à  Sparte,  se  régalait  de  brouet  noir, 
après  un  bain  dans  l'Eurotas. 

a  —  Monsieur,  dit  le  monsieur,  je  saisis  votre  raison- 
nement. Cependant  je  mangerai  du  pain  plus  cuit;  j'ai 
l'estomac  susceptible.  » 

Il  demanda  d'autre  paiq,  et,  comme  on  tardait,  il  en 
alla  quérir.  Nous  étions  au  dessert  quand  il  reparut, 
vainqueur,  tenant  un  pain  de  gruau. 

«  Ce  n'est  pas  sans  peine,  nous  dit-il,  que  je  me  suis 
procuré  cette  flûte.  On  voit  bien  que  nous  sommes  déjà 
loin  de  Paris.  » 

Il  y  avait  sur  la  table  de  la  volaille  et  du  bœuf  rôti.  Il 
demanda  du  veau.  On  lui  répondit  que  le  veau  était 
épuisé.  Il  nous  consulta.  Jean  appuya  le  poulet,  Emile 
aussitôt  se  prononça  pour  le  bœuf.  Notre  homme  était 
perplexe. 

«  Le  bœuf,  dit-il  enfin,  est  plus  tonique  et  convient 
mieux  en  voyage.  Néanmoins  je  regrette  le  poulet.  » 

Sur  ce  raisonnement  il  se  servit  une  tranche  de  bœuf. 
Mais  il  fit  de  nouvelles  réflexions. 

«  Le  bœuf  est  lourd...  Je  prends  du  poulet.  » 

El  il  s'empara  d'une  aile  de  poulet. 

En  ce  moment,  le  garçon  faisait  la  recette.  Notre 
homme  avait  devant  lui  du  bœuf  et  du  poulet,  et  du  vin 
dans  son  verre.  On  lui  déclara  trois  francs.  Cessant  de 
manger,  il  s'occupa  lentement  de  faire  cette  somme  en 
monnaie,  remarquant  à  demi-voix  que  les  prix  étaient 
forts. 

«  Vous  voyez,  monsieur,  lui  dit  Jean,  nous  ne  som- 
mes pas  si  loin  de  Paris. 


EN  CHASSE.  81 

«  —  La  remarque,  répondit-il,  est  bonne.  Mais  il  est, 
je  crois,  temps  que  je  dine.  L'heure  vient.  » 

L'heure  était  venue.  On  sonna  le  départ,  tout  le  monde 
se  leva,  et  notre  voisin  avec  plus  de  hâte  que  les  autres, 
sans  se  donner  le  temps  de  vider  son  verre.  Nous  le 
retrouvâmes  dans  le  wagon,  contant  son  aventure  aux 
deux  dames,  qui  s'efforçaient  de  ne  point  rire.  Il  nous 
pria  de  lui  dire  combien  nous  avait  coûté  notre  repas. 
Nous  en  étions  pour  trente  sous. 

«  Eh  bien  !  moi,  messieurs,  j'ai  payé  trois  francs  et 
je  n'ai  pas  dîné.  Mais,  ce  que  vous  trouverez  piquant, 
c'est  la  troisième  fois  que  pareille  chose  m'arrive.  » 

Et  il  s'endormit,  lisant  Y  Indicateur  des  Chemins  de 
fer. 


II 


LA    CONVERSATION   EN   1849. 


H, 


fie  voiture  de  noire  hôte  nous  attendait  au  débarca- 
dère et  nous  emporta  rapidement  en  pleine  campagne. 
Temps  sombre,  pays  plat,  peu  d'arbres,  bise  aiguë; 
mais  que  cela  est  toujours  grand  et  beau  !  Et  puis,  'point 

3* 


82  EN  CHASSE. 

d'affaires!  Huit  jours  à  passer  sans  presque  parler  de 
fusion,  de  révision,  de  combinaison,  de  prorogation,  de 
solution;  et  du  moins  sans  en  écrire. 

Nous  fîmes  de  suite  une  charte.  Art.  1er.  Nous  n'agite- 
rons point  entre  nous  la  question  de  savoir  ce  qui  arri- 
vera Tan  prochain.  Art.  2.  Si  l'un  de  nous  est  interrogé 
sur  ce  chapitre,  les  autres,  le  voyant  pris,  s'efforce- 
ront de  le  dégager.  Art.  3.  Celui  qui  mettrait  la  conver- 
sation sur  la  politique,  si  c'est  entre  nous,  n'obtiendra 
point  de  réponse  ;  si  c'est  en  public,  ne  pourra  fumer  à 
la  réunion  du  soir. 

Comme  nous  jurions  ce  pacte,  une  douzaine  de 
paysans  nous  croisaient  sur  la  route.  Les  rubans  qui 
ornaient  leurs  chapeaux  nous  dénonçaient  de  loin,  des 
conscrits.  Ils  chantaient  à  tue-tête,  mais  d'une  manière 
qui  ne  nous  laissait  deviner  ni  l'air  ni  la  chanson.  Quand 
nous  fûmes  nez  à  nez,  nous  reconnûmes  la  Jlfar- 
seillaise,  et  nous  attrapâmes  un  qu'un  sang  impur  qui 
nous  parut  accentué  tout  exprès  pour  notre  équipage 
iïaristos.  Deux  ou  trois,  même,  accompagnèrent  cet 
hémistiche  fraternel  de  gestes  qui  ne  nous  permettaient 
guère  de  rester  en  doute  sur  leurs  sentiments. 

«  Crois-tu,  me  dit  Emile,  que  ces  garçons-là  ne  sont 
pas  socialistes,  ou  tout  disposés  à  le  devenir  ?  » 

Hélas  !  aucun  de  nous  ne  pensa  seulement  à  rappeler 
la  constitution  que  nous  venions  de  voter,  et  la  con- 
versation s'établit  sur  les  événements  de  Tan  qui 
vient. 

«  Cette  voiture,  reprit  Emile ,'  qu'on  insulte  encore 
plus  que  nous,  qui  sommes  dedans,  est  fort  connue  du 


EN  CHASSE,  83 

pays.  Personne  n'ignore  à  quelles  gens  charitables  et 
justes  elle  appartient.  Il  n'y  a  point  de  malheureux  qui 
n'ait  reçu  quelque  soulagement  ou  de  notre  marquis 
Valentin,  ou  de  sa  femme»  ou  de  sa  mère.  Les  petites 
filles  indigentes  sont  élevées  gratuitement  dans  une 
école  dont  le  château  fait  seul  tous  les  frais,  et  je  serais 
étonné  si  plusieurs  de  ces  jeunes  citoyens  n'avaient  pas 
là  tout  au  moins  une  sœur.  Eh  bien  !  supposons  que,  ce 
matin,  une  dépêche  télégraphique,  partie  en  même 
temps  que  nous,  leur  eût  apporté  la  nouvelle  d'une  révo- 
lution socialiste  :  il  suffirait  parmi  eux  d'un  drôle  plus 
hardi  ou  plus  méchant,  et  rien  n'empêcherait  que  la  voi- 
ture de  Varisto  ne  fût  mise  en  cannelle...  Et,  si  nous 
voulions  la  défendre,  ils  abreuveraient  leurs  sillons  de 
notre  sang  impur.  Nous  sommes  aussi  des  aristos,  nous, 
fils  du  peuple,  que  ce  grand  seigneur  traite  en  amis, 
parce  que  nous  avons  des  sentiments  honnêtes  et  qu'il 
nous  trouve  quelque  talent. 

«  —  C'est  triste,  dit  Jean,  mais  c'est  juste.  La  mauvaise 
richesse,  qui  l'emporte  sur  la  bonne,  a  arraché  la  foi  du 
cœur  du  peuple.  Il  est  trop  naturel  qu'elle  soit  haïe  et 
qu'elle  tremble.  A  force  de  trembler,  elle  deviendra  sans 
doute  meilleure.  Si  elle  ne  devient  pas  meilleure,  elle 
sera  punie.  Que  veux-tu  que  nous  y  fassions  ? 

«  — Mais,  reprit  Emile,  si  c'est  juste  pour  la  mauvaise 
richesse,  je  ne  le  trouve  pas  juste  pour  moi.  Je  ne  suis, 
je  l'espère,  ni  mauvais  riche,  ni  mauvais  pauvre;  et 
cependant  je  tremble  aussi. 

a  — Il  y  a  trembler-et  trembler,  continua  Jean.  Un  bon 
chrétien  ne  tremble  pas  comme  un  mauvais  riche.  Pre- 


84  EN   CHÂSSE. 

mièrement,  le  sentiment  de  la  justice  de  Dieu,  que  nous 
avons  au  cœur,  nous  console  et  nous  vivifie.  Seconde- 
ment, nous  conservons  une  certaine  sécurité  ;  tous  nos 
biens  ne  sont  pas  exposés  aux  coups  des  révolutions  : 
il  en  est,  les  meilleurs,  ceux  que  nous  devons  acquérir 
avant  tout,  que  les  révolutions  ne  nous  peuvent  ravir. 
Pourquoi  sommes-nous  ici-bas?  Pour  faire  des  livres, 
des  tableaux,  des  statues?  pour  acheter  de  la  terre? 
pour  nous  composer  un  joli  mobilier  ?  Point  du  tout  !... 
—  Pourquoi  Dieu  vous  a-t-il  créés  ?  —  Pour  le  con- 
naître, l 'aimer \  le  servir ',  et  par  ce  moyen  acquérir  la 
vie  éternelle.  Gela,  nous  pouvons  le  faire  en  temps  de 
révolution  aussi  bien  et  mieux  même  qu'en  tout  autre 
temps. 

«  —  Mon  cher,  dit  Emile,  tu  parles  bien,  mais  en 
homme  qui  n'a  pas  d'enfants.  Je  t'assure  qu'il  est  mal- 
aisé de  renoncer  à  la  paix,  à  l'aisance,  aux  fruits  d'un 
long  et  constant  travail,  lorsqu'il  y  a  dans  la  maison 
trois  ou  quatre  pauvres  petits  innocents  qui  ne  vivent 
que  par  nous. 

«  —  Avec  un  peu  de  réflexion,  dis-je  à  mon  tour,  on 
ne  s'alarmerait  ni  on  ne  se  rassurerait  suivant  les  temps. 
Personne  jamais  ne  renonce  volontiers  à  la  paix,  à  lai- 
sance,  à  la  vie,  pas  plus  le  célibataire  que  le  père  de 
famille  ;  mais  le  père  de  famille  n'a  pas  de  motifs  sérieux 
d'y  renoncer  plus  difficilement  qu'un  autre.  En  aucun 
temps  le  père  de  famille  n'a  aucune  assurance  de  rester 
au  monde  pour  protéger  ses  enfants,  ni,  le  quittant,  de 
les  laisser  à  l'abri  du  besoin.  Il  n'y  a  point  de  prospérité 
stable,  point  de  long  bail  avec  la  vie.  Vie  et  prospérité, 


EN   CHASSE.  88 

tout  est  toujours  dans  la  main  de  Dieu,  rien  n'est  jamais 
dans  la  main  des  hommes.  Tout  l'effort  du  genre  humain 
ne  peut  faire  tomber  un  cheveu  de  notre  tête  si  Dieu  ne 
Ta  permis  ;  tout  l'effort  du  genre  humain  ne  peut  empê- 
cher Dieu  de  faire,  quand  il  lui  plait,  tomber  les  cheveux 
et  la  tête.  Ce  que  nous  laissons  n'était  pas  à  nous  et 
reste  à  Lui.  L'émeute,   la  guerre    civile,  l'échafaud, 
qu'est-ce  au  fond  et  quant  à  nous  personnellement? 
Des  accidents  comme  d'autres.  Qu'un  décret  politique 
nous  tue,  ou  qu'une  fièvre  nous  emporte,  ou  que  ces 
chevaux  prennent  le  mors  aux  dents  et  nous  écrasent 
dans  un  fossé  sous  le  "poids  de  cette  agréable  voiture, 
cela  revient  au  même  ;  et  nos  veuves  ne  seront  pas  les 
seules,  ni  nos  orphelins  les  premiers  qu'on  aura  vus  sur 
la  terre.  Nous  savons  qu'il  y  a  un  Protecteur  de  la  veuve 
et  de  l'orphelin  ;  il  s'est  acquitté  jusqu'ici  assez  bien  de 
son  patronage;  nous  pouvons  mourir  en  paix.  Je  dis 
plus,  et  le  temps  où  nous  sommes  a  cela  de  consolant  : 
si  nous  mourons,  comme  nous  pouvons  y  prétendre,  pour 
la  justice  et  la  vérité,  notre  sacrifice  aura  sa  récompense. 
Nos  enfants  s'en  trouveront  mieux  que  de  tous  nos  soins 
et  de  toutes  nos  épargnes.  Quelle  spéculation  protégera 
mieux  leur  avenir  qu'une  confession  publique  de  notre 
foi,  scellée  de  notre  sang  ?  Il  me  semble  que  les  premiers 
chrétiens,  en  recevant  la  mort,  n'ont  pas  pourvu  si  mal 
aux  intérêts  de  leur  lignée.  Ils  lui  ont  légué  la  foi.  Qu'au- 
rait-elle fait  du  reste?  Aujourd'hui,  les  enfants  qui  ont 
appris  le  Credo  sur  la  tombe  de  leurs  pères  martyrs  sont 
réunis  à  leurs  pères,  dans  le  sein  de  Dieu.  Où  seraient- 
ils  si  ces  pères  ne  leur  avaient  laissé  que  des  champs 


86  EN   CHASSE. 

chargés  de  troupeaux  et  des  palais  remplis  d'escla- 
ves ? 

«  —  Allons,  dit  Emile,  tu  m'écrases  avec  les  ossements 
des  saints  !  Laisse-moi  désirer  que  nos  enfants  soient  à 
leur  aise.  Va,  je  ne  demande  pas  grand'chose. 

«  —  Je  ne  pense  pas,  continuai-je ,  que  ce  désir  soit 
coupable,  ou  j'aurais  à  faire  le  même  mea  culpa.  Mais 
enfin,  tout  en  désirant,  il  est  bon  de  raisonner  et  de 
trouver  soi-même  que  Dieu  aura  toujours  raison,  quand 
même  il  ne  remplirait  pas  nos  désirs.  En  conscience, 
raisonnablement,  nous  ne  pouvons  pas  lui  demander 
que  nos  enfants  soient  riches,  mais  qu'ils  soient  chré- 
tiens. Nos  filles  n'ont  pas  besoin  de  porter  des  robes  de 
soie,  et  nos  fils  d'être  des  médecins  et  des  notaires. 
Pour  la  gloire  humaine,  nous  n'en  avons  qu'une  à  leur 
souhaiter  :  c'est  qu'ils  se  donnent  à  Dieu  par  une  consé- 
cration spéciale  :  les  garçons  prêtres,  les  filles  religieu- 
ses. Grand  bonheur  pour  nos  filles  si,  n'ayant  point  de 
dot,  celte  petite  circonstance  les  faisait  pencher  vers 
Jésus-Christ  !  Pour  le  reste,  il  n'importe  guère  qu'elles 
soient  habillées  de  soie,  ou  d'indienne  et  de  droguet, 
comme  leurs  grand'mères.  En  auront-elles  moins  les 
joies  de  la  piété,  en  recevront-elles  moins  les  bénédic- 
tions de  Dieu  ?  Elles  ne  montreront  pas  leurs  épaules 
dans  les  soirées,  elles  ne  chanteront  pas  au  piano,  elles 
n'épouseront  pas  un  employé,  elles  ne  courront  pas  tout 
Paris  en  voiture  bourgeoise  ;  au  lieu  de  faire  de  la  bro- 
derie ,  elles  battront  du  beurre  ou  raccommoderont  le 
vieux  linge  :  voilà  un  beau  malheur,  et  elles  y  seront 
sensibles  dans  l'éternité  ! 


EN   CHASSE.  87 

«  Je  me  dépite  de  voir  à  quel  point  nous  avons  pris 
l'esprit  bourgeois,  nous  paysans  et  ouvriers  chrétiens. 
Il  nous  semble  qu'on  ne  peut  pas  être  heureux  et  qu'on 
n'atteint  pas  à  la  dignité  humaine  si  l'on  n'a  au  moins 
quelque  argenterie  et  si  Ton  ne  change  d'assiettes  à 
diner.  Mais  les  révolutions  viennent  justement  pour  nous 
démontrer  notre  erreur.  Elles  effrayent;  Dieu  le  veut 
ainsi,  parce  qu'il  faut  qu'elles  nous  fassent  réfléchir. 
Nos  réflexions  ne  les  empêchent  point  d'arriver,  parce 
qu'il  y  a  une  multitude  de  gens  qui  ne  réfléchissent  pas 
et  ne  se  corrigent  pas  ;  et  Dieu  renverse  à  coups  de  fou- 
dre ce  que  la  folie  humaine  refuse  de  changer  et  d'amé- 
liorer. » 


III 


LA    LEGENDE   DU    DIABLE. 


«  Les  événements  qui  s'accomplissent,  ceux  qui  s'an- 
noncent, et  les  impressions  que  j'en  reçois,  me  rappel- 
lent un  spectacle  de  ma  jeunesse,  il  y  aura  tout  à  l'heure 
longtemps.  Rentrant  de  la  campagne  vers  midi,  je  vis 
toute  la  petite  ville  en  rumeur.  La  foule  s'amassait  sur 
le  marché,  autour  d'une  espèce  de  grand  tréteau  sur- 
monté d'un  long  poteau  rouge.  J'avais  déjà  vu   cette 


88  EN   CHASSE. 

machine  une  fois,  de  loin,  et  je  la  reconnus.  Je  me  rap- 
pelai qu'on  devait  exécuter  un  assassin,  condamné  quel- 
ques mois  auparavant,  dont  la  cour  de  cassation  venait 
de  rejeter  le  pourvoi.  Peu  curieux  de  cette  scène,  je 
suivis  un  boulevard  désert  pour  revenir  chez  moi.  Mais 
la  rue  où  se  trouvait  la  prison  donnait  sur  ce  boulevard, 
et,  au  moment  où  j'allais  traverser,  le  cortège  y  débou- 
cha. Je  m'arrêtai.  L'homme  qui  allait  mourir  était  devant 
mes  yeux.  Il  avait  demandé  à  marcher  jusqu'au  lieu  du 
supplice.  Je  le  vois  encore,  lié,  tondu,  la  bhemise 
ouverte,  fléchissant,  livide,  mort,  quoique  sa  volonté 
simulât  un  reste  d'énergie.  On  aurait  coupé  ses  liens, 
les  gendarmes  auraient  ouvert  leurs  rangs,  qu'il  n'eût 
pas  trouvé  la  force  de  fuir.  Un  prêtre,  à  peine  moins 
défait,  le  soutenait,  l'exhortait,  lui  présentait  le  crucifix. 
Soins  inutiles  !  le  condamné  ne  voyait  pas,  n'entendait 
pas,  ne  pensait  plus.  Il  arriva  ainsi  au  pied  de  l'échafaud. 
Là,  m'a-t-on  dit,  il  parut  se  reconnaître.  Tout  son  corps 
fut  instantanément  baigné  d'une  sueur  abondante;  il 
s'évanouit,  et  le  couperet  tomba  sur  un  cadavre. 

«  Cet  homme  ne  pouvait  inspirer  aucun  intérêt.  Long- 
temps livré  à  des  crimes  hideux,  il  en  avait  tiré  vanité. 
Depuis  sa  condamnation,  pas  un  sentiment  de  repentir 
ne  s'était  manifesté  dans  son  cœur.  Espérant  qu'il  sau- 
rait échapper  au  supplice,  il  avait  bravé  Dieu  jusqu'au 
moment  où  la  terreur  de  la  mort  était  venue  glacer  son 
lâche  courage.  Je  savais  tout  cela,  j'avouais  la  justice  et 
la  nécessité  du  châtiment.  Néanmoins,  le  voyant  pas- 
ser dans  ce  lugubre  appareil,  je  fus  saisi  d'une  pitié 
immense.  Maitre  de  son  sort,  je  l'aurais  sauvé. 


EN  CHASSE.  89 

a  La  société  m'apparaît  comme  ce  condamné,  liée, 
terrifiée,  aveugle  et  sourde.  Elle  a  commis  des  crimes 
énormes,  elle  en  a  tiré  vanité,  elle  a  bravé  Dieu,  elle 
s'est  refusée  au  repentir.  Ceux  qui  la  regardent,  qui  la 
plaignent  et  s'efforcent  de  la  sauver,  ceux-là  mêmes  con- 
fessent la  justice  du  châtiment. 

a  Je  me  rappellerai  toujours  ce  misérable  et  son 
effrayante  histoire.  Chrétiennement  élevé,  il  était  devenu 
incrédule  pour  satisfaire  ses  passions.  II.  avait  volé  et 
assassiné  pour  s'enrichir  et  jouir.  Pendant  de  longues 
années,  à  force  de  ruse  et  d'audace,  il  s'était  mis  à  l'abri 
de  toute  punition.  Arrêté  enfin  pour  un  simple  vol,  aussi- 
tôt des  accusateurs,  des  témoins,  des  vengeurs  sortant 
de  tous  côtés,  rendirent  inutile  son  adresse  à  se  défen- 
dre, tournèrent  contre  lui  ses  plus  subtiles  précautions. 
Le  cachot  s'ouvrit,  l'échafaud  se  dressa;  une  captivité 
terrible,  une  mort  hideuse  couronnèrent  les  plans  qu'il 
avait  faits  pour  être  heureux...  L'avait-il  jamais  été? 

«  —  Ces  histoires  de  cours  d'assises,  remarqua  Jean, 
sont  bien  la  légende  de  l'homme  qui  vend  son  âme  au 
diable  pour  de  l'or  !  Le  pacte  signé,  il  n'a  plus  dans  les 
mains  que  des  feuilles  sèches. 

a  —  Et  cette  légende,  ajoutai-je,  est  bien  l'histoire  des 
révolutions!  On  promet  aux  hommes  de  l'or  et  des  jouis- 
sances, on  leur  fait  faire  un  pacte  contre  Dieu,  et  l'on 
arrive,  de  crimes  en  crimes,  à  l'état  où  nous  sommes. 
Pour  tout  profit  nous  faisons  une  grande  récolte  de 
journaux,  de  feuilles  sèches  qui  tombent  tous  les  jours  de 
l'arbre  stérile  du  mal.  Nous  ne  sommes  délivrés  ni  de  la 
misère  ni  de  la  crainte.  Voilà  nos  esprits  forts  bien  avan- 


90  EN   CHASSE. 

ces,  de  ne  plus  redouter  l'enfer,  de  vivre  au  milieu  d'un 
peuple  qui  ne  le  redoute  plus,  et  d'avoir  l'idéal  de 
M.  Dupin,  un  gouvernement  que  Ton  ne  confesse  pas  ! 
A  mon  avis,  la  terreur  du  socialisme  vaut  bien  la  terreur 
du  diable,  et,  en  attendant  ces  a  chaudières  éternelles  » 
dont  Paris  se  moque  ouvertement  depuis  Molière,  on 
s'est  fait  ici-bas  un  petit  enfer  provisoire  qui  ne  manque 
pas  d'acidité.  Et  ce  quHl  y  a  de  piquant,  comme  disait 
le  monsieur  du  wagon,  c'est  que  les  diables  qui  nous 
tourmentent  dans  cet  enfer-là,  ne  seront  chassés,  que  par 
le  moyen  qui  chasse  tous  les  diables,  par  des  signes  de 
croix.  » 


IV 


LA   CHASSE  AU  POINT   DE   VUE  POLITIQUE 


L. 


|e  château  est  un  bel  et  vaste  édifice  du  temps  de 
Louis  XIII,  en  architecture  française  mélangée  de  goût 
de  Florence.  Le  marquis  actuel  a  restauré  cette  noble 
demeure  avec  la  science  d'un  archéologue,  le  goût  d'un 
artiste  et  la  piété  d'un  fils;  car  c'est  un  bien  de  famille 
où  il  est  rentré  par  des  sacrifices  généreux,  rendant  ainsi 


EN   CHASSE.  91 

à  sa  province  un  très-beau  monument.  Tout  un  vaste 
appartement  a  été  rétabli  comme  au  temps  des  fonda- 
teurs. Gela  ne  sert  absolument  à  rien,  que  de  modèle 
aux  artistes  et  de  plaisir  aux  curieux.  Le  marquis  a  cru 
qu'il  devait  cette  restauration  à  l'honneur  de  son  nom  et 
de  sa  fortune.  Un  riche  voisin,  M.  Coquart,  ci-devant 
huissier  national,  y  voit  la  marque  d'un  petit  esprit  et 
d'une  sotte  vanité. 

«  Quoi  !  dit-il,  entretenir  un  appartement  que  Ton 
n'habite  pas!  agrandir  une  maison  que  Ton  ne  saurait 
remplir  !  jeter  là  de  l'argent  qui  pourrait  donner  six  et 
même  huit  !  » 

D'autres  choses  encore  excitent  la  verve  de  M.  Coquart. 
Le  marquis  a  réuni  les  portraits  de  ses  ancêtres.  Il  y 
en  a  une  belle  suite,  chanceliers,  généraux,  comman- 
deurs, chevaliers  de  l'ordre,  jusqu'au  chevau-léger 
expulsé  en  1793,  vêtu  de  la  veste  vendéenne,  le  fusil  à 
la  main,  le  sacré  cœur  brodé  sur  la  poitrine.  Le  marquis 
actuel  n'a  voulu  laisser  à  ses  enfants  que  le  souvenir 
d'une  vie  laborieuse  et  sans  faste.  On  le  voit  aussi  dans 
cette  galerie,  mais  en  modeste  habit  de  campagne, 
comme  un  propriétaire  qui  visite  ses. champs  et  qui 
donne  aux  sciences  ses  loisirs.  Il  tient  d'une  mainia 
loupe  du  géologue,  de  l'autre  une  pierre  qu'il  vient  de 
ramasser.  Cependant,  à  sa  portée,  sur  l'herbe,  un  fusil 
repose.  Ce  n'est  qu'un  fusil  de  chasse...  mais  c'est  un 
fusil. 

«  Bah  !  dit  M.  Coquart. 

«  —  Pardon,  monsieur  Coquart,  un  fusil  est  un  fusil.  » 

Le  vieux  M.  Coquart  a  vendu  son  office  au  jeune 


92  EN   CHASSE. 

M.  Co quand,  la  fleur  du  chef-lieu.  Coquand,  successeur 
de  Coquart  !  Tous  les  clercs  du  département  s'en  amu- 
sent tous  les  jours,  et  font  des  vœux  sincères  pour 
que  Coquand  se  donne  un  successeur  nommé  Coque- 
rel. 

Ce  jeune  M.  Coquand  est  démocrate,  ennemi  des  pri- 
vilèges de  nom,  de  naissance,  de  fortune  faite.  Il  veut 
qu'on  soit  fils  de  ses  œuvres.  Un  jour,  causant  avec  le 
marquis,  il  s'échauffa  plus  qu'il  n'est  licite  aux  gens  de 
loi,  et  menaça  les  gentilshommes  d'un  mauvais  quart 
d'heure  si  la  république  les  prenait  en  mauvais  gré.  Le 
marquis,  très-froidement,  répondit  : 

<  Monsieur  Coquand,  un  homme  de  votre  état  ne 
devrait  pas  parler  sans  réflexion.  Pour  nous  faire  passer 
un  mauvais  quart  d'heure,  il  faudrait  d'abord  nous  pren- 
dre. Est-ce  vous  qui  nous  prendrez  ? 

«  —  Pourquoi  pas  ?  s'écria  Coquand,  comme  s'il  eût 
joué  le  Cid. 

«  —  Je  vais  vous  dire  cela,  continua  le  marquis  avec  la 
même  tranquillité.  Vous  êtes  orateur,  mais  vous  n'êtes 
pas  chasseur...  du  moins  dans  notre  genre.  Nous  autres, 
nous  chassons.  Nous  n'attrapons  pas  un  rhume  et  nous 
ne  sommes  pas  éreintés  pour  un  jour  passé  à  la  pluie 
ou  pour  quelques  heures  d'affût,  et,  en  général,  nous 
tirons  bien.  Quand  nous  voyons  venir  un  sanglier,  notre 
cœur  ne  se  trouble  pas  et  notre  balle  ne  le  manque  pas. 
Quand  un  lièvre  se  sauve,  il  va  bien  vite  ;  notre  plomb 
l'atteint  tout  de  même.  Vous  êtes  aussi  gros  qu'un  san- 
glier, monsieur  Coquand,  et  moins  agile  qu'un  lièvre. 
Si   vous  entendez  dire   que  nous  sommes  en   cam- 


EN  CHASSE.  93 

pagne  avec  quelques  hommes  seulement...  restez  chez 
'  vous  !  » 

M.  Goquand  n'avait  point  considéré  la  chasse  sous  ce 
point  de  vue  politique  et  social. 


QUELQUES  IDÉES  D'UN  ROTURIER  SUR  LA  NOBLESSE. 


P, 


ouRQUOi  Valentin  ne  le  ferait-il  pas  comme  il  Ta  dit? 
Si  Dieu"  veut  qu'il  perde  sa  terre,  il  la  perdra  ;  mais  Dieu 
n'a  pas  visiblement  donné  cette  terre  aux  successeurs  de 
M.  Goquand  ;  il  n'interdit  pas  à  Valentin  de  transmettre 
à  ses  enfants  le  bien  qu'il  tient  de  son  père. 

Le  premier  qui  résistera  par  la  force  aux  spoliateurs 
et  qui  saura  se  faire  tuer  sur  le  seuil  de  sa  maison 
envahie,  fera  une  grande  chose  et  protégera  d'autres 
seuils  encore  que  le  sien.  Nul  ne  sait  ce  qui  résultera  du 
premier  coup  de  fusil  tiré  pour  le  droit  éternel  contre 
les  décrets  d'un  sénat  de  voleurs  et  de  meurtriers.  Gathe- 
lineau,  ce  paysan  qui  forma  la  première  bande  ven- 
déenne, fit  à  l'Église  un  rempart  de  trois  cent  mille 
chrétiens.  Ils  furent  vaincus,  ils  moururent  ;  mais,  vain- 
cus et  morts,  ils  ont  triomphé  ;  la  croix  que  Ton  voulait 
abattre  est  restée  debout,  abritée  de  leurs  cadavres.  Les 


94  EN   CHASSE. 

églises  que  Ton  voulait  raser  sont  leurs  glorieux  et  vie- 
torieux  tombeaux. 

Restez  dans  vos  terres,  gentilshommes  ;  dépensez  là 
vos  revenus,  dont  vous  venez  dan^  les  villes  engraisser 
vos  pires  ennemis.  Restez  dans  vos  terres,  élevez-y  vos 
enfants,  la  charrue  et  le  fusil  sous  la  main,  parmi  ceux 
qu'ils  devront  un  jour  protéger  et  qui  sauront  les  défen- 
dre. Quel  besoin  avez-vous  que  vos  fils  soient  docteurs 
en  droit  et  sachent  pérorer  aux  tribunes?  Dmployez  à 
leur  donner  une  éducation  robuste  et  chrétienne  et  à 
leur  faire  des  amis  les  sommes  énormes  que  vous  coûtent 
leur  inutiles  diplômes;  vendez  les  diamants  de  vos 
femmes  pour  fonder  des  écoles  de  Frères,  pour  restaurer 
les  églises,  pour  établir  dans  les  campagnes  des  œuvres 
religieuses;  laissez  les  avocats,  les  gens  de  négoce  et 
les  gens  de  littérature  faire  des  discours,  faire  des  lois, 
faire  des  gouvernements  ;  contentez-vous  d'être  les  pre- 
miers des  paysans  et  de  faire  des  hommes.  Vous  avez 
été  mal  inspirés  quand  vous  avez  accepté  ces  combats 
de  la  plume  et  de  la  langue  où  vous  n'avez  pas  fourni 
un  athlète  ;  car  ceux  des  vôtres  qui  s'y  sont  distingués, 
séduits  et  bientôt  perdus  par  d'injurieuses  louanges,  sont 
devenus  des  forces  contre  vos  principes,  contre  vous, 
contre  la  société,  vous  ont  séduits  vous-mêmes.  Com- 
bien un  Lescure  vous  vaudrait  mieux  qu'un  Chateau- 
briand ! 

Vous  avez  trois  vocations  :  la  charrue  d'abord,  Fépée 
ensuite,  en  troisième  lieu  la  magistrature.  Au-dessus  de 
cela  il  n'y  a  pour  vous  que  le  sacerdoce  ;  au-dessous 
il  n'y  a  rien  ;  au-dessous  vous  n'êtes  plus  vous-mêmes. 


EN   CHÂSSE.  95 

Vous  n'êtes  partout  ailleurs  que  des  apostats  reçus  par 
grâce,  toujours  suspectés,  toujours  jalousés,  et,  consé- 
quence naturelle  de  vos  qualités,  toujours  inférieurs. 
Vous  n'avez  pas  le  génie  bourgeois,  vous  n'êtes  pas 
souples,  caressants  et  despotes.  Votre  astre  en  naissant 
ne  vous  a  pas  faits  employés. 

Si  vous  aviez  été  prêtres,  agriculteurs,  militaires  et 
magistrats,  au  lieu  de  vous  faire  journalistes,-  députés, 
industriels,  ou  de  ne  rien  faire  du  tout  ;  si  vous  aviez 
consacré  à  vous  potisser  .dans  ces  carrières  les  dix-huit 
ans  de  règne  de  Louis-Philippe,  au  lieu  de  les  perdre  en 
intrigues  de  parti  et  en  plaisirs  ruineux,  vous  seriez 
devenus,  par  la  force  des  choses,  Louis-Philippe  n'étant 
plus  là,  les  maîtres  de  la  France,  et  vous  auriez  fait  ce 
que  vous  auriez  voulu;  car  vous  n'auriez  rien  voulu 
que  de  grand  et  d'utile,  et  que  toutes  les  bonnes 
influences  de  la  société  n'eussent  voulu  avec  vous  et 
comme  vous. 

Retrempez-vous  dans  la  vigueur  de  votre  origine 
chrétienne  et  rurale  ;  elle  vous  fera  reconquérir  bien 
vite  l'autorité  militaire  et  judiciaire.  Abandonnez  les 
villes,  où  vous  n'êtes  et  ne  serez  rien  que  des  con- 
sommateurs; retournez  dans  les  campagnes,  où  vous 
serez  tout.  Cessez  d'enrichir  les  bourgeois,  assistez  les 
paysans.  Redevenez  les  seigneurs,  c'estrà-dire  les  anciens 
du  pays,  les  gardiens  de  la  tradition  civile  et  politique. 
Sur  ce  terrain  ne  craignez  point  la  concurrence  du 
négociant  enrichi,  qui  vous  hait,  vous  tracasse  et  vous 
diffame.  Laissez-le  devenir  fonctionnaire  :  en  même 
temps  que  la  puissance  il  aura  les  vices,  ses  vices  pro- 


96  EN   CHASSE. 

près  et  ceux  de  la  fonction;  il  sera  hautain,  orgueilleux 
et  ladre  ;  il  se  ruinera  dans  le  luxe,  les  spéculations  et 
les  plaisirs  ;  tandis  que  vous  ferez  l'aumône,  il  fera 
l'usure;  lorsque  vous  donnerez  la  main  au  paysan,  il  le 
regardera  dédaigneusement  et  l'éclaboussera  du  haut 
de  sa  grandeur.  Le  peuple  alors  connaîtra  ses  vrais 
amis,  et  la  lie  des  villes  pourra  fermenter,  faire  des 
révolutions,  lancer  sur  vous  des  décrets  immondes. 
Toute  cette  insolence  expirera  sans  force  à  la  lisière 
des  champs.  Le  flot  boueux  n'atteindra  pas  le  seuil 
de  vos  châteaux,  défendus  par  un  rempart  de  chau- 
mières. 

Que  s'il  est  trop  tard,  ou  si  je  vous  demande  trop  , 
si  le  mal  est  fait  et  s'il  est  irréparable;  si  vous-mêmes 
ne  pouvez  plus  vous  relever  ;  si  vous  n'avez  plus-  dans 
vos  âmes  le  conseil  des  grands  sacrifices  et  des  réso- 
lutions généreuses;  s'il  vous  faut  la  ville  et  ses  plaisirs, 
toutes  les  ivresses  du  bruit,  tontes  les  jouissances  de 
la  fortune;  si  vous  voulez  être  écrivains,  orateurs, 
employés,  sujets  et  courtisans  de  la  popularité,  savez- 
vous  ce  que  cela  signifie  ?  C'est  que  la  plus  grande  de 
vos  ruines  est  consommée  irrévocablement.  Vous  avez 
perdu  l'esprit  de  votre  ordre,  c'est-à-dire  l'esprit  poli- 
tique, et  plus  rien  ne  vous  distingue  de  la  Révolution 
qui  vous  combat,  sauf  peut-être  une  dernière  étincelle 
d'esprit  chevaleresque.  Cette  étincelle  pourra  suffire  à 
faire  de  vous  les  premiers  et  les  plus  courageux  défen- 
seurs de  la  propriété,  les  derniers  martyrs  de  la  société 
expirante  :  c'est  l'honneur  et  la  consolation  que  je 
souhaite  à  vos  noms  antiques,  moins  obscurcis  encore 


EN  CHASSE.  97 

que  vos  antiques  vertus.  Mais,  selon  toute  apparence, 
cet  honneur  sera  stérile.  Vous  périrez  noblement,  vous 
ne  sauverez  rien,  ni  la  société,  ni  vous-mêmes.  Nous 
entrerons  dans  une  période  séculaire  de  barbarie,  où, 
d'éléments  que  Dieu  seul  connaît,  sous  le  pilon  des 
révolutions  et  dans  les  ténèbres,  se  recomposera  la  force 
sociale  que  vous  avez  laissée  périr. 


VI 


DES    LIVRES    ET    DE    L'AGRICULTURE. 


J 


'errais  avec  ravissement  dans  ce  noble  château.  Ses 
magnificences  étaient  ce  que  j'admirais  le  moins.  J'ai  vu 
d'autres  merveilles,  et  il  n'y  a  guère  de  musée  de  pro- 
vince qui  ne  soit  plus  riche  en  objets  d'art,  livres,  curio- 
sités, que  le  plus  riche  château  de  France.  Ce  que  j'ad- 
mirais chez  le  marquis  Valentin,  c'est  l'institution,  le 
château  tel  qu'il  fut  longtemps,  tel  qu'il  aurait  dû  être 
toujours,  tel  qu'il  devrait  être  désormais  :  la  grande 
demeure  ouverte  à  l'hospitalité,  pleine  de  secours,  pleine 
de  bons  conseils  et  de  bons  exemples;  centre  et  monu- 
ment de  l'histoire  locale,  foyer  des  souvenirs  nationaux 
écrits  sur  ses  murailles,  arche  des  traditions  par  son 

t.  h.  3** 


98  EN   CHASSE. 

antiquité  et  sa  durée,  agent  initiateur  de  tout  vrai 
progrès. 

Une  belle  collection  géologique  témoigne  du  goût  du 
propriétaire  et  aussi  du  goût  du  temps,  qui  vise  à  la 
science;  je  n'en  dis  rien.  Dans  la  bibliothèque,  ou 
plutôt  dans  le  cabinet  de  livres,  je  m'arrêtai  peu  ;  je  le 
louai  seulement  d'être  petit  et  sobre  ;  car  pourquoi  tant 
de  livres?  Médiocre  propriétaire  rural  celui  dont  la 
journée  a  des  heures  pour  les  bouquins  !  Lit-on  beau- 
coup, on  ne  fait  pas  autre  chose;  lit-on  peu,  à  quoi 
bon  ?  et  que  lit-on  ?  Quel  besoin  ont  les  honnêtes  gens 
d'être  au  courant  des  livres  nouveaux,  de  savoir  ce 
qu'écrivent  les  romanciers,  ce  que  chantent  les  poètes  ? 
Nul  ne  sera  humilié  devant  Dieu  et  devant  les  hommes 
pour  n'avoir  jamais  su  par  cœur  deux  vers  de  M.  Hugo. 
Aucune  femme  ne  regrettera  de  ne  s'être  pas  endormie, 
ou,  hélas  !  tenue  éveillée  sur  un  roman  de  Balzac. 

«  Qu'avez-vous  là?  demandai-je  en  passant  au  mar- 
quis. 

«  —  Rien  de  neuf,  répondit-il.  Un  livre  n'entre  ici 
qu'éprouvé  par  le  temps,  et  quand  l'expérience  a  bien 
montré  ce  qu'il  renferme.  » 

Il  ajouta  qu'à  son  avis  les  livres  apprennent  peu  de 
chose  :  les  livres  des  moralistes,  peu  de  chose  sur  la 
morale;  les  livres  des  historiens,  peu  de  chose  sur 
l'histoire  ;  les  livres  des  philosophes,  rien  sur  '  la  philo- 
sophie, et  les  livres  des  agriculteurs,  en  général,  moins 
que  rien  sur  l'agriculture.  Les  écrivains  pensent  au  lieu 
d'agir,  et  souvent  ils  écrivent  au  lieu  de  penser.  Ils 
ordonnent  tout  d'après  une  certaine  vue  qui  est  dans 


EN   CHASSE.  99 

leur  imagination  et  qui  n'est  point  dans  les  réalités.  Ils 
disent  les  choses  comme  ils  imaginent  qu'elles  devraient 
être,  ou  comme  ils  voudraient,  Dieu  sait  pour  quels 
motifs!  qu'elles  fussent;  point  comme  elles  sont.  En 
dépit  des  livres,  tout  homme  a  toute  son  éducation  à 
faire.  On  ne  peut  acheter  ni  la  vérité,  ni  la  science,  ni  la 
sagesse  chez  un  libraire,  pour  trois  francs.  Tout  cela  se 
ramasse  en  cheminant  par  la  vie,  à  petites  parcelles,  à 
grand  labeur  !  Un  livre,  c'est  un  homme  avec  qui  l'on 
cause,  mais  un  homme  qui  a  en  le  temps  de  se  tromper 
et  de  vouloir  tromper,  et  qui  s'est  souvent  donné  beau- 
coup de  peine  pour  déguiser  et  faire  accepter  son  erreur. 
Le  système  est  partout,  il  faut  tout  vérifier.  Pour  avoir 
un  beau  champ  de  luzerne,  croyez-en  les  anciens  de  la 
paroisse  avant  le  plus  brillant  de  nos  professeurs  d'agri- 
culture. Même  quand  le  professeur  a  fait  une  expé- 
rience et  même  quand  elle  a  réussi,  vous  n'avez  pas 
la  terre  et  la  température  où  il  a  expérimenté.  Ces 
conditions-là,  le  paysan  les  connaît  par  une  expé- 
rience séculaire. 

«  J'ai  fait,  poursuivit  Valentin,  des  expériences  par- 
faitement belles  et  parfaitement  heureuses,  qui  m'au- 
raient ruiné  si  j'avais  voulu  les  renouveler.  Tel  champ 
m'a  rapporté  le  double  de  ce  que  rapportait  le  champ 
voisin  ;  mais  la  main-d'œuvre  m'avait  coûté  le  triple,  et 
j'étais  en  perte  d'un  tiers.  Que  diriez-vous  d'un  méde- 
cin qui  ne  tiendrait  pas  compte  du  tempérament  sur 
lequel  il  agit  ?  C'est  le  cas  de  nos  professeurs. 

«Je  suis  devenu  agriculteur  comme  je  suis  devenu 
homme,  'par  mon  travail  et  à  mes  dépens.  Dans  quel- 


100  EN   CHASSE. 

ques  cas  j'ai  innové,  dans  beaucoup  d'autres  je  suis 
revenu  purement  et  simplement  à  la  routine.  II  y  a  des 
progès  en  agriculture  qui  ressemblent  beaucoup  à  nos 
progrès  politiques  :  ils  appauvrissent.  La  science 
moderne  a  tranché  superbement  des  questions  qui  sont 
loin  d'être  résolues.  On  commence  à  voir  que  de  vieux 
procédés,  abandonnés  et  méprisés  comme  absurdes, 
étaient  au  contraire  salutaires  et  essentiels.  Savez-vous 
ce  qui  nous  arrive  en  ce  moment?  la  qualité  du  blé 
s'altère.  Une  même  quantité  de  blé  pèse  moins  qu'autre- 
fois, et  nous  nous  demandons  si  nous  ne  finirons  pas  par 
iivoir  la  maladie  du  blé  comme  nous  avons  eu  celle  des 
pommes  de  terre.  Il  se  peut  fort  bien  que  nos  inventions 
en  soient  la  cause.  Sans  être  agriculteur,  vous  avez 
entendu  parler  des  effets  du  déboisement;  c'est  un  désas- 
tre. On  s'était  dit  :  «  Les  arbres  sont  comme  les  moines, 
a  des  fainéants.  Arrachons  les  arbres,  mettons  du  blé  à  la 
«  place  !  »  Oui,  mais  la  température  n'est  plus  la  même. 
A  la  place  des  arbres  nous  avons  des  blés  maigres  que 
la  pluie  noie,  que  le  soleil  brûle  ;  à  la  place  des  moi- 
nes nous  avons  le  paupérisme  et  son  neveu,  le  socia- 
lisme. 

«  Toutefois  je  ne  regrette  pas  mes  expériences  ;  je  les 
pouvais  faire,  je  les  devais  faire.  Toutes  ont  eu  un  résul- 
tat consolant.  Heureuses,  elles  ont  profité  à  tout  le 
monde  ;  malheureuses,  elles  n'ont  coûté  qu'à  moi.  Le 
sol  ici  n'est  pas  riche.  Il  y  avait,  des  landes  dont  il  sem- 
blait impossible  de  tirer  parti.  Rien  n'y  réussissait. 
Après  beaucoup  d'essais  infructueux,  et  qu'un  grand 
propriétaire  seul   pouvait  se    permettre,  j'ai  fini  par 


EN  CHASSE.  101 

planter  des  arbres  étrangers,  apportés  la  plupart  à 
grands  frais  d'au  delà  des  mers.  Ils  viennent  bien  ; 
nous  pouvons  les  considérer  maintenant  comme  accli- 
matés. J'en  donne  à  mes  voisins,  et  d'ici  à  quelques 
années  toutes  nos  landes  en  seront  couvertes.  Ceci  est 
un  vrai  progrès.  Il  a  coûté  cher  et  j'en  ai  fait  seul  les 
frais,  mais  j'ai  accompli  un  devoir  de  ma  situation. 
Le  château  seul  peut  et  doit  être  la  ferme-école  du 
pays. 

«  —  Ah!  m'écriai-je,  voilà  parler  !  » 


VII 


LES    DOMESTIQUES.  —  DOMINIQUE. 


Une  chose  qui  ne  me  charmait  pas  médiocrement 
chez  le  marquis,  c'était  d'y  voir  de  très-vieux  domes- 
tiques, de  cette  espèce  que  nous  ne  connaissons  guère, 
nous  autres  malheureux  petits  bourgeois,  soumis  aux 
sujets  qui  nous  arrivent  tout  frais  de  la  campagne, 
ou  que  nous  prenons  tout  formés  dans  les  bureaux  de 
placement.  Ceux  du  marquis  paraissent  honnêtes,  ser- 
viables  sans  bassesse  et  sans  familiarité,  usant  modes- 

3*** 


102  EN  CHASSE. 

tement  des  droits  de  leur  âge  et  comme  se  sentant  de 
la  famille.  La  plupart  des  jeunes  gens  sont  nés  dans 
la  maison,  tous  les  vieux  y  ont  vieilli.  «  On  ne  renvoie 
personne,  me  disait  Emile  ;  plus  d'une  fois  on  a  usé  de 
condescendance  envers  ceux  qui  faisaient  la  folie  de 
vouloir  s'en  aller.  Lorsqu'ils  ne  peuvent  plus  rendre 
aucun  service,  une  sinécure  leur  assure  du  pain  ;  cessant 
d'être  des  serviteurs  actifs,  ils  ne  cessent  pas  d'être  des 
amis.  » 

Parmi  tous  ces  braves  gens,  Dominique  devint  notre 
compère.  Dominique  est  ce  piqueur  dont  Emile  nous 
avait  annoncé  l'habit  vert,  la  trompe  et  les  omelettes. 
Mais  il  est  bien  autre  chose  que  piqueur  et  cuisinier  de 
chasse  :  il  est  sellier,  menuisier,  carrossier,  couvreur, 
armurier,  homme  d'affaires,  etc.  Emile  en  avait  fait  son 
rapin;  devant  Jean,  il  posait,  couvert  d'une  armure.  Si 
j'avais  exercé  ma  profession  au  château,  il  m'aurait  été 
bon  à  quelque  chose. 

Avec  tout  son  génie  et  toutes  ses  aptitudes,  Domi- 
nique risqua  fort  de  n'être  qu'un  vaurien.  Il  a  fait  trente- 
six  métiers.  Élevé  par  la  charité  de  la  marquise  douai- 
rière, il  débuta  dans  les  cuisines,  où  l'humeur  aventu- 
reuse s'empara  de  lui  et  le  fit  renvoyer.  Il  courut  le 
monde  jusqu'à  l'âge  de  la  conscription,  qui  l'obligea 
d'être  soldat,  bien  contre  son  gré.  Résolu  de  ne  point 
porter  les  armes,  il  feignit  une  maladie  qu'il  n'avait  pas, 
un  mal  de  jambe.  On  le  saigna,  on  le  ventousa,  on  l'en- 
voya aux  eaux.  Après  tous  ces  remèdes  il  n'en  boitait 
que  mieux.  La  médecine  militaire,  vaincue,  lui  donna 
son    congé.    Ayant   recouvré  sa  liberté  il  laissa  ses 


EN  CHASSE.  103 

# 

béquilles.  C'était  un  miracle  de  l'amour  :  il  avait  affronté 
la  chirurgie  et  les  médicaments  pendant  dix-huit  mois 
pour  se  marier.  D'ailleurs  il  voulait  bien  travailler. 
L'imagination  le  taquinait,  non  la  paresse.  Il  apprit 
plusieurs  métiers  et  les  laissa  l'un  après  l'autre.  Au  fond, 
il  avait  besoin  de  rentrer  dans  la  maison  paternelle, 
dans  la  maison  de  ses  maîtres.  On  le  reprit,  on  reçut  sa 
femme.  Courses,  entreprises,  aventures  furent  finies. 
Son  industrie  le  rend  très-utile,  son  caractère  le  fait 
aimer,  sa  fidélité  le  fait  honorer. 

En  somme,  maîtïe  Dominique  est  l'un  des  proprié- 
taires de  ce  beau  domaine.  Il  l'habite,  il  en  jouit;  il  y 
élève  ses  enfants,  assurés  du  patronage  le  plus  généreux 
et  le  plus  affectueux.  Que  voudrait-il  de  plus  ?  Faut-il 
absolument  qu'il  puisse  être  sous-préfet  et  que  son  habit 
vert  soit  remplacé  par  un  habit  bleu  brodé  d'argent? 
Mais  s'il  servait  l'État  au  lieu  de  servir  le  marquis,  Domi- 
nique-aurait  une  joie  de  moins  :  il  n'aimerait  pas  son 
maître. 


104  EN  CHASSE. 


VIII 


EN    CHASSE. 


C, 


Iependant  il  fallait  se  mettre  en  chasse.  «  Car  de 
philosopher,  disait  Emile,  c'est  fort  bon  ;  mais  je  suis 
ici  pour  tuer  un  lièvre.  > 

On  nous  donne  fusils,  poudre,  plomb  et  capsules,  et  la 
manière  de  s'en  servir.  Dominique  selle  son  cheval, 
ejidosse  son  habit  vert,  embouche  sa  trompe  et  réveille 
gaiement  les  échos.  Nous  voilà  partis  par  le  plus  beau 
temps  que  Dieu  puisse  donner  en  décembre,  point  froid, 
point  humide  ;  un  petit  soleil  de  bonne  humeur  à  travers 
une  légère  fumée  de  brouillards.  Deux  vigoureux  che- 
vaux nous  emportenMestenient  à  trois  ou  quatre  lieues, 
sur  le  terrain  de  chasse,  et  là  nous  trouvons  une  armée  : 
des  gardes,  des  amateurs,  en  tout  une  dizaine  de  fusils. 
Une  bande  d'auxiliaires  devait  lever  le  gibier. 

On  nous  posta,  Emile,  Jean  et  moi,  à  quelques  mètres 
de  distance,  sur  la  lisière  d'un  bois,  en  nous  recomman- 
dant de  ne  point  parler,  d'avoir  l'oreille  au  guet,  et  de 
tirer  sur  le  gibier  quand  il  viendrait  à  passer.  «  Surtout, 
nous  dit  notre  hôte,  ayea  soin  de  ne  point  faire  feu  les 
uns  sur  les  autres  !  »  Nous  le  promînes  avec  serment. 


EN  CHASSE.  10S 

Les  traqueurs,  entrant  dans  le  bois  par  l'extrémité  oppo- 
sée à  celle  où  nous  nous  tenions,  commencèrent  aussitôt 
leur  office,  frappant  de  deux  petites  lames  de  bois 
qu'ils  avaient  en  mains,  et  produisant  avec  la  bouche 
les  sons  les  plus  capables  d'alarmer  le  lièvre  songeant 
en  son  gîte. 

Je  m'appliquais,  je  l'avoue,  de  tout  mon  cœur  à  ma 
consigne,  regardant  de  tous  mes  yeux,  retenant  mon 
souffle,  sensible  à  l'espoir  de  cueillir  quelques  lauriers. 
Tout  à  coup  je  me  sens  frapper  sur  l'épaule.  C'était  Jean. 

«  Que  fais-tu  là,  malheureux?  lui  dis-je.  Retourne  à 
ton  poste.  Tu  vas  nous  déshonorer. 

«  —  Bah  !  les  traqueurs  sont  encore  loin,  et  j'ai  à  te 
poser  une  question  grave.  Peut-on  fumer  sous  les 
armes  ? 

a  —  J'ignore  les  lois,  mais  je  pense  que  nous  avons, 
comme  chasseurs,  les  mêmes  privilèges  que  comme  sol- 
dats. Que  sommes-nous  dans  cette  chasse  ?  l'équivalent 
de  deux  gardes  nationaux...  Tu  peux  fumer.  » 

Le  sculpteur  alluma  un  cigare. 

«  Sais-tu,  reprit-il,  ce  que  j'espère?  C'est  que  le 
gibier  ne  passera  pas  par  ici.  S'il  passe,  nous  le  man- 
querons... 

«  —  Qu'est-ce  que  cela  te  fait  ? 

a  —  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  !  Et  la  gloire  qui 
m'échappe  si  je  laisse  échapper  la  bête  ?  et  l'opprobre 
qui  m'atteindra?  Depuis  qu'on  m'a  mis  ce  fusil  aux 
mains,  je  me  sens  la  passion  de  Nemrod.  Je  crois  qu'en 
ce  moment  j'aimerais  mieux  manquer  mon  Prométhée 
que  manquer  le  lièvre. 


106  EN   CRASSE. 

« —  Bah!  si  tu  manques  le  premier  lièvre,  tu  compte- 
ras ne  pas  manquer  le  second  ;  tu  feras  un  système  pour 
justifier  ta  maladresse;  tu  te  consoleras  comme  tous  les 
vaincus,  en  donnant  au  public  de  mauvaises  raisons,  et 
en  gardant  bonne  opinion  de  toi-même.  » 


IX 


ARCANES  DU  COEUR  HUMAIN.  —  MISÈRE  DE  L'HOMME. 


«  Y  oilà  ce  qui  m'étonne,  dit  Jean.  Pourquoi  senti- 
rais-je  le  besoin  de  justifier  ma  maladresse,  et  pourquoi 
aurais-je  l'espérance  de  n'être  pas  toujours  maladroit? 
Quoi!  l'espérance  de  tuer  un  lièvre?  Et  pourtant,  malgré 
cette  crainte  folle,  et  peut-être  à  cause  de  cette  crainte 
balancée  de  cette  ridicule  espérance,  j'ai  quelque  plaisir 
d'être  ici,  d'attendre  au  coin  de  ce  bois  que  le  lièvre 
passe.  J'y  resterais  longtemps  sans  ennui,  à  ne  rien  voir 
passer.  Mets-moi  pendant  une  demi-heure  dans  un  bon 
fauteuil,  tout  seul,  sans  occupation,  ou  dans  une  guérite 
à  la  porte  d'un  corps  de  garde,  à  voir  passer  la  foule  : 
ce  sera  un  supplice. 

«  —  Mon  Jean,  les  questions  que  tu  te  fais  en  ce  moment 


EN   CHASSE.  107 

ont  traversé  l'esprit  de  Pascal.  Il  y  a  vu  de  belles 
preuves  de  la  grandeur  et  de  la  misère  de  l'homme. 

«  —  Des  preuves  de  la  misère  de  l'homme,  je  le  com- 
prends; mais  de  sa  grandeur?  Que  diable  puis-je  trouver 
de  grand  dans  l'intérêt  qui  m'attache  ici,  et  dans  l'ap- 
préhension où  je  suis  de  l'opinion  des  gardes-chasse  ? 

«  —  C'est  ainsi  justement  que  Pascal  pose  le  problème. 
Il  parle  du  lièvre.  Pourquoi  ce  grand,  ce  roi  passe-t-il 
tous  les  jours  quelques  heures  à  tenir  des  cartes  ?  pour- 
quoi laisse-t-il  là  ses  entreprises  et  oublie-t-il  ses  ambi- 
tions pour  se  lancer  dans  les  champs  à  la  poursuite  du 
lièvre  ?  Que  cela  est  étrange  et  ridicule  !  A-t-il  besoin 
de  ce  qu'il  espère  gagner  au  jeu?  sera-t-il  touché  de  ce 
qu'il  y  pourra  perdre?  Que  fera-t-il  du  lièvre?  Il  n'en 
voudrait  pas  s'il  était  offert.  Hélas  !  le  secret,  c'est  qu'il 
a  besoin  de  se  divertir;  et  il  se  divertit,  pourquoi?  pour 
éviter  de  songer  à  lui*même  !  Ce  n'est  pas  le  lièvre  qu'il 
court,  c'est  lui-même  qu'il  fuit.  Je  peux  te  réciter  la  page 
de  Pascal  :  les  pensées  de  cet  homme  se  cramponnent 
dans  la  mémoire  par  des  pointes  de  diamant,  a  Le  roi 
t  est  environné  de  gens  qui  ne  pensent  qu'à  divertir  le 
«  roi  et  l'empêchent  de  penser  à  lui.  Car  il  est  malheu- 
«  reux,  tout  roi  qu'il  est,  s'il  y  pense.  —  Voilà  tout  ce 
«  que  les  hommes  ont  pu  inventer  pour  se  rendre  heu- 
.  «  reux.  Et  ceux  qui  font  sur  cela  les  philosophes,  et  qui 
«  croient  que  le  monde  est  bien  peu  raisonnable  de  pas- 
«  ser  tout  le  jour  à  courir  après  un  lièvre,  qu'ils  ne 
«  voudraient  pas  avoir  acheté,  ne  connaissent  guère 
«  notre  nature.  Ce  lièvre  ne  nous  garantit  pas  de  la  vue 
«  de  la  mort  et  des  misères  qui  no.us  entourent,  mais  la 


108  EN   CHASSE. 

((  chasse  nous  en  garantit.  Et  ainsi,  quand  on  leur  repro- 
«  che  que  ce  qu'ils  cherchent  avec  tant  d'ardeur  ne 
«  saurait  les  satisfaire,  s'ils  répondaient,  comme  ils 
e  devraient  le  faire  s'ils  y  pensaient  bien,  qu'ils  ne 
«  cherchent  en  cela  qu'une  occupation  violente  et  impé- 
a  tueuse  qui  les  détourne  de  -penser  à  soi,  et  que  c'est 
«  pour  cela  qu'ils  se  proposent  un  objet  attirant  qui  les 
a  charme  et  les  attire  avec  ardeur,  ils  laisseraient  leurs 
«  adversaires  sans  repartie.  Mais  ils  ne  répondent  pas 
«  cela,  parce  qu'ils  ne  se  connaissent  pas  eux-mêmes  ; 
«  ils  ne  savent  pas  que  ce  n'est  que  la  chasse,  et  non  la 
«  prise,  qu'ils  recherchent.  » 

Quel  écrivain  que  ce  Pascal  1  Je  le  compare  à  ton 
Michel-Ange,  attaquant  de  furie  un  bloc  de  marbre,  et  de 
cette  masse  informe,  en  quelques  coups  de  ciseau,  déga- 
geant vivante  et  belle  l'image  que  son  génie  a  conçue. 

«  Les  Pensées  de  Pascal  ne  sont  que]  des  ébauches 
jetées  en  courant  sur  des  chiffons  de  papier  qu'on  a  ras- 
semblés après  sa  mort.  Quiconque  y  a  voulu  toucher  et 
J9S  corriger  les  a  gâtées.  Lui  seul  savait  quelle  perfec- 
tion pouvait  recevoir  son  ouvrage,  et  seul  pouvait  la  lui 
donner. 

«  Sur  la  pensée  que  je  viens  de  te  dire,  il  a  fait  une 
remarque  :  a  Le  gentilhomme  croit  sincèrement  que  la 
«  chasse  est  un  plaisir  grand  et  un  plaisir  royal,  mais 
«  son  piqueur  n'est  pas  de  ce  sentiment-là.  »  C'est  que, 
pour  le  piqueur,  la  chasse  est  un  travail,  et  non  un  diver- 
tissement. On  lui  ordonne  de  chasser;  il  n'est  plus  libre, 
il  ne  s'amuse  pas.  Aux  Tuileries,  tu  prends  une  chaise 
et  tu  le  divertis  plus  d'une  heure  à  voir  passer  les  gens. 


EN   CHASSE.  109 

Mais  que  ton  caporal  t'y  plante,  orné  du  mousquet  et  de 
la  giberne,  l'heure  te  paraîtra  longue.  Ce  mouvement 
des  passants,  qui  te  divertirait  cent  pas  plus  loin,  t'ennuie 
à  la  grille.  Le  jour  de  garde  est  lent  et  lourd  entre  tous 
les  jours  de  l'année;  mais  l'heure  de  prison  est  plus 
lente  et  plus  lourde  que  le  jour  de  garde.  La  prison  est 
le  supplice  terrible,  parce  qu'elle  te  prive  davantage  de 
ta  liberté,  t'enlève  toute  distraction  et  te  livre  entière- 
ment à  toi-même. 

Écoute  encore  une  page  de  Pascal  ;  j'ai  emporté  ses 
Pensées  dans  ma  poche,  afin  d'attendre  plus  patiemment 
le  lièvre,  qui  peut-être  est  encore  loin.  Fais  attention, 
c'est  concluant  :  «  Les  hommes  ont  un  instinct  secret 
«  qui  les  porte  à  chercher  le  divertissement  et  l'occupa- 
v  tion  au  dehors,  qui  vient  du  ressentiment  de  leurs 
«  misères  continuelles  :  et  ils  ont  un  autre  instinct 
«  secret,  qui  leur  reste  de  la  grandeur  de  notre  première 
«  nature,  qui  leur  fait  connaître  que  le  bonheur  .  n'est, 
«  en  effet,  que  dans  le  repos,  et  non  pas  dans  le  tumulte  ; 
«  et  de  ces  deux  instincts  contraires  il  se  forme  en  eux 
«  un  projet  confus,  qui  se  cache  à  leur  vue  dans  le  fond 
«  de  leur  âme,  qui  les  porte  à  tendre  au  repos  par  l'agi- 
«  tation,  et  à  se  figurer  toujours  que  la  satisfaction  qu'ils 
«  n'ont  point  leur  arrivera  si,  en  surmontant  quelques 
«  difficultés  qu'ils  envisagent,  ils  peuvent  s'ouvrir  par 
«  là  la  porte  du  repos.  Ainsi  s'écoule  toute  la  vie.  On 
«  cherche  le  repos  en  combattant  quelques  obstacles,  et 
«  si  on  les  a  surmontés,  le  repos  devient  insupportable. 
«  Car  ou  l'on  pense  aux  misères  qu'on  a,  ou  à  celles  qui 
«  nous  menacent.  Et  quand  on  se  verrait  même  assez  h 

T,  II,  4 


110  EN   CHASSE. 

a  l'abri  de  toutes  parts,  l'ennui,  de  son  autorité  privée, 

«  ne  laisserait  pas  de  sortir  du  fond  du  cœur,  où  il  a  des 

«  racines  naturelles,  et  de  remplir  tout  de  son  venin. 

«  Ainsi  l'homme  est  si  malheureux  qu'il  s'ennuierait 

«  même  sans  aucune  cause  d'ennui,  par  l'état  propre 

«  de  sa  complexion  ;  et  il  est  si  vain  que,  étant  plein  de 

u  mille  causes  essentielles  d'ennui,  la  moindre  chose, 

«  comme  un  billard  et  une  balle  qu'il  pousse,  suffit  pour 

«  le  divertir.  » 


GRANDEUR    DE    L'HOMME. 


F, 


ort  bien,  dit  Jean,  et  ton  Pascal  a  une  fière  tour- 
nure. Dans  tout  ce  qu'il  nous  dit  là-,  je  vois,  en  effet,  la 
misère  de  l'homme...  Mais  sa  grandeur?  Encore  une 
fois,  qu'est-ce  que  j'ai  de  grand  ici,  guettant  le  lièvre 
pour  me  divertir  et  m'empêcher  de  songer  à  moi-même, 
et  rêvant  de  trouer  la  peau  de  ce  même  lièvre  pour  me 
glorifier,  uniquement  pour  me  glorifier;  car  je  ne  songe 
pas  à  m'en  faire  un  bonnet  ? 

«  —  C'est  ta  grandeur.  Tu  veux  tuer  le  lièvre  pour 
être  estimé  des  gardes-chasse,  et  tu  veux  être  estimé, 
des  gardes-chasse  parce  que  (c'est  Pascal  qui  parle)  ; 


EN  CHASSE.  111 

((  Nous  avons  une  si  grande  idée  de  Pâme  de  l'homme 
«  que  nous  ne  pouvons  souffrir  d'en  être  méprisés  et  de 
«  n'être  pas  dans  l'estime  d'une  âme  ;  et  toute  la  félicité 
«  des  hommes  consiste  dans  cette  estime.  »  Tu  sens  que 
si  tu  parviens  à  tuer  le  lièvre,  on  t'estimera  bon  tireur. 

«  —  Voilà  grand'chose  ! 

«  —  C'est  toujours  cela,  et  ce  n'est  pas  si  peu.  Pour 
tuer  le  lièvre  il  faut  avoir  l'œil  sûr,  la  main  ferme  et 
prompte  ;  voilà  une  force.  Et  cette  force  est  l'indice  d'une 
certaine  autre  force  intérieure,  résultant  d'un  esprit 
calme  et  qui  ne  se  laisse  pas  émouvoir  ni  surprendre. 
Tu  ne  veux  pas  que  les  hommes  estiment  cela  !  Ils  l'es- 
timeront toujours,  et  toi  aussi ,  quand  même  vous  seriez 
d'accord  de  ne  point  l'estimer.  En  dépit  des  autres  et 
de  toi-même  tu  rechercheras  la  gloire,  et  plutôt  celle 
à  laquelle  tu  peux  le  moins  prétendre  que  celle  dont 
la  conquête  te  serait  aisée.  Si  tu  viens  à  tuer  le  lièvre, 
prends  garde  d'en  être  plus  fier  qu'il  ne  faut. 

«  —  Mon  cher,  dis  ce  que  tu  voudras;  mais,  sousl  e 
prétexte  de  me  relever,  tu  m'abîmes. 

«  —  Ce  n'est  pa&moi,  c'est  Pascal  :  «La  plus  grande 
«  bassesse  de  l'homme  est  la  recherche  de  la  gloire.  » 
Voilà  une  cruelle  sentence.  Plus  on  réfléchit,  plus  on  la 
trouve  vraie.  Il  ajoute  avec  une  égale  vérité  :  «  Mais  c'est 
«  cela  même  qui  est  la  plus  grande  marque  de  son  excel- 
«  lence;  car,  quelque  possession  qu'il  ait  sur  la  terre, 
«  quelque  santé  et  commodité  essentielle  qu'il  ait,  il 
«  n'est  pas  satisfait  s'il  n'est  dans  l'estime  des  hommes. 
«  Il  estime  si  grande  la  raison  de  l'homme  que,  quelque 
«  avantage  qu'il  ait  sur  la  terre,  s'il  n'est  placé  avanta- 


112  EN   CHASSE. 

«  geusement  aussi  dans  la  raison  de  l'homme,  il  n'est 
«  pas  content.  C'est  la  plus  belle  place  du  monde  ;  rien 
«  ne  peut  le  détourner  de  ce  désir  ;  et  c'est  la  qualité  la 
a:  plus  ineffaçable  du  cœur  de  l'homme. 

«  Et  ceux  qui  méprisent  le  plus  les  hommes  et  qui 
«  les  égalent  aux  bêtes,  encore  veulent-ils  en  être  admi- 
«  rés  et  crus,  et  se  contredisent  eux-mêmes  par  leur 
«  propre  sentiment  ;  leur  nature,  qui  est  plus  forte  que 
«  tout,  les  convainquant  de  la  grandeur  de  l'homme  plus 
«  fortement  que  la  raison  ne  les  convainc  de  leur  bas- 
«  sesse.  » 

«  —  Misère  très -auguste!  grandeur  très-misérable  ! 
Gomment  conclut  Pascal  après  cette  peinture  de  nos 
contradictions  ? 

«  —  Comme  toi.  «  Si  l'homme  se  vante,  je  l'abaisse  ; 
«  s'il  s'abaisse,  je  le  vante  ;  et  je  le  contredis  toujours, 
«  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne  qu'il  est  un  monstre 
«  incompréhensible.  » 

a  —  Et  cette  conclusion  te  paraît  claire  ? 

«  — Très-claire.  Si  l'homme  comprend  qu'il  est  incom- 
préhensible, il  se  connaît,  et  sa  raison  approuve  et  cor- 
robore la  foi  qui  lui  révèle  pourquoi  et  comment  il  est 
venu  en  ce  triste  état  et  il  en  doit  sortir.  Grand  jusque 
dans  ses  misères,  chétif  jusque  dans  ses  grandeurs,  il 
voit  qu'il  est  un  bel  ouvrage  gâté  ;  il  connaît  son  origine 
glorieuse,  sa  chute  lamentable,  sa  fin  divine.  Il  n'a  qu'à 
ouvrir  les  yeux,  il  sait  ;  il  n'a  qu'à  vouloir,  il  peut  ;  s'il 
avoue  qu'il  est  tombé,  il  se  relève  ;  s'il  sent  qu'il  est 
perdu,  il  se  sauve. 

«  —  Pourtant..,» 


EN  CHASSE*  113 


XI 


GLOIRE    DE   L'HOMME. 


Ir 


f  objection  que  le  statuaire  allait  produire,  ni  lui  ni 
moi  ne  l'avons  connue.  Un  bruit  qui  se  fit  tout  près,  dans 
les  broussailles,  lui  coupa  la  parole  et  détourna  notre 
attention.  Portant  tous  deux  au  même  instant  les  yeux 
sur  le  même  endroit,  nous  vîmes  sortir  du  fourré,  pres- 
que à  pas  lents,  le  plus  leste  et  charmant  animal  qui  se 
puisse  voir  ;  un  faon  de  biche,  svelte,  léger,  inquiet.  Il 
semblait  nous  demander  son  chemin.  Il  était  à  dix.  pas, 
parfaitement  découvert.  Nous  nous  regardâmes,  incer- 
tains, comme  pour  savoir  l'un  de  l'autre  si  nous  avions 
bien  le  droit  de  tuer  cette  jolie  bête.  Enfin  nous  mînes  en 
joue.  Mais  probablement  que  le  chevreuil  avait  délibéré 
de  son  côté.  Tandis  que  nous  levions  lentement  nos 
fusils,  il  passa  entre  nous  et  partit  du  côté  d'Emile. 
Aussitôt  deux  coups  de  fusil  éclatèrent,  et  le  faon,  arrêté 
dans  sa  course,  fut  atteint  par  les  chiens.  On  accourut. 
Emile,  pâle,  tremblant,  enivré,  criait  après  les  chiens, 
appelait  les  chasseurs,  chargeait  son  fusil  avec  ses  cap- 
sules et  voulait  amorcer  avec  une  bourre. 


iii  EN   CHASSE. 

«  C'est  moi!  c'est  moi  qui  l'ai  tué!  Mes  deux  coups 
ont  porté,  je  l'ai  touché  à  la  tête.  On  vérifiera  cela  sur  la 
peau!...  » 

Jamais  général  d'armée  n'eut  un  mouvement  de  joie 
et  d'orguçil  plus  sincère,  voyant  l'ennemi  débandé 
fuir  devant  sa  cavalerie. 

«  Comment!  Emile,  lui  dit  le  statuaire,  tu  as  eu  le 
cœur  de  tuer  ce  pauvre  animal?...  Louis  et  moi  nous 
n'avons  pas  voulu. 

a  —  Laisse  donc,  s'écria  le  peintre;  je  l'aurais  tiré  à 
travers  mon  meilleur  tableau.  Voilà,  j'espère,  un  beau 
coup  de  fusil  !  » 

Cependant  Dominique,  ayant  éloigné  les  ^chiens  et 
tenant  à  la  main  son  grand  coutelas,  s'apprêtait  à  saigner 
le  faon,  qui  jetait  encore  de  faibles  cris.  A  cette  vue 
Emile  sentit  tomber  l'esprit  de  carnage.  Vainement  la 
voix  adulatrice  de  Dominique  le  célébrait  et  l'engageait 
à  venir  contempler  sa  victime  ;  il  détourna  les  yeux. 

«  Pauvre  petite  bête  !  nous  dit-il,  c'est  si  gentil,  si 
inoffensif,  et  c'était  si  heureux!  Je  suis  content  de  l'avoir 
tué;  mais  ça  me  fait  delà  peine.  » 


EN   CHASSE.  US 


XII 


CONTRADICTIONS   DE   L'HOMME. 


«  Y  oila,  me  dit  Jean  ;  il  est  content,  mais  ça  lui  fait  de 
la  peine.  Grandeur  de  l'homme,  misère  de  l'homme, 
contradiction  de  l'homme  !  Avons-nous  eu  raison  ou  tort 
de  philosopher  tout  à  l'heure  au  lieu  de  guetter  le  che- 
vreuil? Nous  avons  eu  tort,  attendu  qu'à  la  chasse  il  faut 
chasser,  et  non  pas  philosopher.  Si  nous  avions  chassé 
au  lieu  de  philosopher,  peut-être  que  nous  aurions  tué 
le  chevreuil,  et  nous  serions  fiers  de  notre  adresse  ; 
donc  il  fallait  chasser...  Non;  car,  si  nous  avions  tué  le 
chevreuil,  ça  nous  ferait  delà  peine;  ses  cris  nous  trou- 
bleraient le  cœur,  nous  nous  reprocherions  la  mort 
d'une  pauvre  bête  qui  ne  nuisait  guère  à  Valentin  en 
broutant  un  peu  les  bourgeons  de  ses  bois;  donc  il  fal-' 
lait  philosopher  !  —  Mais  suis-je  bien  sincère  quand  je 
me  réjouis  de  n'avoir  pas  tué  le  chevreuil?  Après  tout, 
il  y  a  lieu  de  croire  que  le  plaisir  de  savoir  le  chevreuil 
en  vie  me  toucherait  moins  que  lé  plaisir  de  le  voir  à 
terre,  abattu  de  ma  main.  Je  suis  venu  chercher  ici  une 
gloire  que  j'ai  manquée  en  m'occupant  des  rêveries  de 
Pascal.  Que  m'importe  Pascal?  Il  faut  faire  ce  que  Ton 


116  EN   CHÂSSE. 

fait.  Si  je  m'amusais  à  philosopher  quand  je  tiens  mon 
ébauchoir,  je  ne  serais  qu'un  piètre  sculpteur  ;  si  les 
chasseurs  philosophaient  à  l'affût,  nous  ne  mangerions 
jamais  de  gibier.  Sottise,  mon  compère,  de  nous  être  ici 
empêtrés  de  Pascal  et  de  la  grandeur  de  l'homme  !  Nous 
avons  des  fusils,  nous  sommes  des  chasseurs,  il  fallait 
chasser...  Cependant  voici  notre  Emile  qui  nous  offre  un 
spectacle  lamentable  :  d'un  côté  le  cri  et  l'œil  du  che- 
vreuil mourant  lui  agacent  le  cœur  ;  de  l'autre  il  a  donné 
plusieurs  signes  de  faiblesse  et  de  passion  :  il  n'a  pas  été 
calme  dans  le  triomphe,  il  a  fourré  ses  capsules  dans  le 
canon  de  son  fusil,  il  a  essayé  d'amorcer  avec  des  bour- 
res, comme  si  tout  était  possible  à  l'homme  qui  vient  de 
tuer  un  chevreuil  et  que  les  lois  de  la  physique  n'exis- 
tassent plus  pour  lui.  On  le  décore,  et  Dominique  lui 
attache  à  la  boutonnière  la  patte  du  quadrupède.  Il  est 
en  péril  de  se  croire  grand  chasseur.  Et  quand  il  le 
serait?  Mais  l'est-il  ?  Est-ce  lui  qui  a  tué  le  chevreuil  ? 
Si  les  chiens  pouvaient  parler  !  La  peau  parlera  :  elle 
sera  interrogée  tout  à  l'heure.  Que  dira-t-elle?  Je  vois 
qu'Emile  lui-même  a  conçu  des  doutes.  11  questionne 
Dominique.  Dominique  le  protège,  il  peut  rendre  un 
faux  témoignage;  mais  nous  pourrions  nous-mêmes 
interroger  la  peau.  Et  si  nous  étions  de  mauvais  cama- 
rades? Si  nous  voulions  railler?  Si  nous  pouvions  conce- 
voir un  mouvement  d'envie?  Ah!  malheureux  Emile! 
Que  de  doutes,  que  d'angoisses,  que  de  faux  compli- 
ments te  feront  regretter  de  n'avoir  pas  philosophé 
comme  nous  !  Tu  sauras  ce  qu'il  en  coûte  de  vouloir 
s'élever  au-dessus  de  ses  semblables  et  d'aspirer  à  la 


EN   CHASSE.  117 

gloire  des  Nemrods  !  Pour  nous,  Louis,  réjouissons-nous 
d'être  restés  dans  notre  humilité.  Nous  n'avons  ni 
remords  ni  inquiétude,  ni  triomphe  à  disputer,  ni 
renommée  à  maintenir.  Nous  ne  devons  rien  aux  chiens, 
et  nous  pouvons  passer  auprès  d'eux  sans  leur  tirer  notre 
chapeau.  De  retour  à  Paris  j'achèterai  les  Pensées  de 
Pascal;  tu  m'indiqueras  la  bonne  édition.  Je  ferai  relier 
le  volume,  et  je  le  mettrai  au  fond  d'un  liroir  que  je 
n'ouvrirai  plus  jamais...  Car,  enfin,  c'est  ton  diable  de 
Pascal  qui  m'a  empêché  de  tuer  le  chevreuil.  J'en  suis 
content...  mais  ça  me  fait  delà  peine.» 


XIII 


UNE    VUE   DE   L'AVENIR   EN   t849. 


L 


|a  journée  n'oftrit  point  d'autre  événement.  Les  tra- 
queurs  firent  merveille  et  le  gibier  ne  parut  pas  rare. 
Lièvres,  lapins,  perdrix,  faisans  vinrent  s'offrir  à  la  cas- 
serole; beaucoup  y  tombèrent,  sauf  pourtant,  il  faut 
l'avouer,  ceux  qui  eurent  l'esprit  de  passer  devant  nous. 
Ceux-là,  par  différentes  raisons,  échappèrent  à  la  mort. 
Le  terrible  Emile  lui-même  n'ajouta  rien  à  ses  trophées. 
«  Louis,  me  dit  Jean,  rephilosophons  ;  c'est  encore 
ce  que  nous  faisons  le  mieux.  Que  penses- tu  de  nos  tra- 
queurs  ? 

4* 


H8  EN   CHASSE. 

a  —  Que  veux-tu  que  j'en  pense?  Ils  me  paraissent  s'ac- 
quitter fort  bien  de  leur  besogne.  On  leur  donnera  ce 
soir  à  chacun  vingt  sous,  et  ils  seront  aussi  contents  de 
leur  journée  que  nous  le  sommes  de  la  nôtre...,  si  toute* 
fois  ils  ne  lisent  pas  de  journaux  socialistes. 

«  —  Mais  plusieurs  les  lisent. 

«  —  Quelques  figures  me  l'avaient  dit. 

«  —  Tout'  'à  l'heure  Dominique  m'a  montré  un  des 
arbres  nouveaux  de  Valentin,  l'un  des  plus  rares,  des 
plus  utiles,  et  qui  réussissait  parfaitement.  Cette  nuit, 
un  gredin  est  venu  dans  ces  bois  et  l'a  coupé.  Pourquoi? 
Simplement  pour  vexer  le  marquis.  L'arbre  est  détruit  ; 
le  pays  n'en  profitera  pas  ;  mais  aussi  le  marquis  ne 
verra  pas  pousser  cet  arbre,  qu'il  avait  tiré  d'Amérique 
à  grands  frais.  Voilà  le  plaisir  !  Un  bon.  villageois,  un 
bon  patriote,  a  fait  quatre  ou  cinq  lieues  en  pleine  nuit 
et  eh  pleine  boue  pour  se  procurer  cette  satisfaction 
patriotique  et  sociale.  Dominique  connaît  aux  environs 
vingt  garnements  capables  d'avoir  fait  le  coup  ;  il  y  en 
a  plus  d'un  parmi  nos  traqueurs.  L'argent  qu'on  leur 
donnera  ce  soir,  ils  iront  le  boire- dans  quelque  bouge, 
en  déclamant  contre  le  «  tas  de  pierres.  »  C'est  ainsi 
qu'ils  appellent  le  château.  Cette  noble  demeure  les 
irrite  ;  ils  voudraient  la  voir  en  ruine,  et  le  propriétaire 
pendu.  Ce  sont  des  sauvages. 

«  —  Oui,  des  sauvages  qui  lisent  ;  par  conséquent, 
plus  sauvages  que  ceux  de  la  Nouvelle-Zélande. 

«  —  Que  faire  à  cela  ? 

9  —  Ce  que  fera  Valentin  :  replanter  l'arbre  ;  empêcher, 
s'il  est  possible,  qu'on  ne  le  coupe  de  nouveau,  et,  lors- 


EN   CHASSE.  119 

qu'il  aura  de  la  graine,  en  donner  aux  voisins,  même  à 
ceux  qui  l'auraient  coupé.  Si  on  le  coupe  encore,  si  on 
le  coupe  toujours,  Valentin  aura  rempli  son  devoir,  et 
les  dévastateurs  se  dévasteront  eux-mêmes  pour  leur 
punition  et  la  punition  de  ceux  qui  les  ont  lâchés  sur  le 
monde. 

«  —  Ce  sera  donc  le  triomphe  du  mal? 

«  —  Oui,  mais  il  y  a  le  jugement  de  Dieu.  » 


XIV 


DES  CHASSEURS   D'HOMMES. 


A, 


.prés  la  chasse  il  est  naturel  de  causer  de  la  guerre. 
Nous  vînmes,  le  souper  fait,  au  coin  du  feu.  Un  vieux 
soldat,  acteur  ou  témoin  de  plusieurs  belles  aventures, 
nous  les  conta.  Pour  l'ordinaire  les  vieux  soldats  content 
bien.  Ils  ont  le  sang-froid,  qui  est  la  première  qualité 
du  conteur,  et  la  simplicité,  qui  est  la  première  aussi,  et 
l'originalité  d'expression,  qui  est  la  première  encore. 
Quand  j'étais  jeune  et  quand  j'avais  de  la  mémoire,  que 
n'ai-je  écrit  les  récits  que  j'ai  souvent  entendu  faire  au 
père  Bugeaud?  Depuis  Àusterlitz,  où  il  était  sergent, 
jusqu'à  Tlsly,  où  il  devint  maréchal  de  France,  il  avait 


120  EN   CHASSE. 

vu  bien  des  champs  de  bataille,  bien  des  pays  de  guerre. 
Il  se  les  rappelait  tous,  il  les  décrivait  en  perfection.  Son 
mérite  s'étant  tout  de  suite  révélé,  il  avait  eu  de  bonne 
heure  des  commandements  séparés.  Simple  chef  de 
bataillon,  on  lui  donnait  déjà  des  expéditions  à  con- 
duire. «  Les  surprises,  les  embuscades,  les  petites  places 
à  garder  ou  à  surprendre,  c'est,  disait-il,  la  jolie  guerre 
dans  la  grande  guerre.  »  Il  se  rappelait  avec  plus  de  pré- 
dilection l'Espagne,  où  il  avait  particulièrement  fait  la 
«jolie  guerre.»  Il  décrivait  son  terrain,  le  caractère  de 
sa  troupe,  celui  de  la  troupe  ennemie,  les  facilités  et  les 
difficultés  qui  résultaient  de  là.  Il  exposait  la  chose  à 
faire  et  les  partis  à  prendre.  On  assistait  à  ses  délibéra- 
tions, à  la  conception  et  à  la  préparation  de  ses  strata- 
gèmes, les  uns  créés,  les  autres  inspirés  ou  tout  simple- 
ment renouvelés  des  Grecs  et  des  Romains.  Il  est  bon 
qu'un  homme  de  guerre  sache  l'histoire  de  son  métier, 
mais  il  y  a  des  ruses  que  le  génie  de  la  guerre  inspire 
aux  plus  ignorants  et  que  les  plus  savants  ne  savent  pas 
mettre  en  jeu.  a  Lorsque,  disait-il,  plus  tard,  sous  la 
Restauration,  j'ai  eu  le  temps  de  lire  en  plantant  mes 
choux,  j'ai  retrouvé  dans  les  Mémoires  de  Montluc  et  de 
quelques  autres  guerriers  du  moyen  âge,  —  c'était  le 
temps  de  la  jolie  guerre,  —  les  mêmes  stratagèmes  que 
j'avais  imaginés,  et  que  les  chefs  de  guérillas  espagnols, 
des  pâtres  et  des  moines,  avaient  inventés  contre  nous.  » 
Enfin  il  racontait  ou  plutôt  il  peignait  l'action,  les  péri- 
péties, le  résultat,  retraite  ou  poursuite.  Si  quelque 
soldat  s'était  distingué  par  un  trait  plus  rare,  il  ne  man- 
quait pas  de  le  dire;  il  esquissait  une  vive  figure  de  ce 


EN   CHASSE.  121 

soldat.  Sa  mémoire  lui  rendait  jusqu'à  ses  harangues, 
courtes  et  ingénieuses,  dictées  par  une  profonde  con- 
naissance ou  plutôt  par  un  profond  instinct  du  cœur 
humain.  Car  celui  qui  connaît  le  cœur  humain  le  rai- 
sonne, et  celui  qui  en  a  l'instinct  le  manie;  il  lui 
adresse,  sans  môme  y  songer,  des  paroles  qui  l'affermis- 
sent ou  qui  l'enflamment. 

Tel  était  l'attrait  de  ces  récits  que  nous  les  écoutions 
des  heures  entières,  oubliant  toute  autre  curiosité,  toute 
affaire,  tout  plaisir.  Que  ne  les  ai -je  écrits?  Chacun  for- 
mait un  véritable  drame,  qui  se  nouait,  se  poursuivait, 
se  dénouait  suivant  les  règles  les  plus  délicates  de  l'art. 
Dieu  sait  si  pourtant  le  maréchal  avait  jamais  lu  Àristote  ! 
Mais  il  avait  le  génie  de  conter,  comme  le  génie  d'agir. 
Toutes  choses  étaient  placées  en  leur  lieu;  les  épisodes, 
bien  distribués  et  bien  rattachés  au  sujet  principal, 
venaient  en  temps  opportun  ;  la  couleur  était  vive,  l'ac- 
cent juste.  On  s'amusait  en  France  de  voir  à  l'Académie 
le  maréchal  de  Saxe,  qui  ne  savait  pas  l'orthographe.  S'il 
racontait  comme  le  maréchal  Bugeaud,  il  tenait  mieux 
sa  place  à  l'Académie  que  les  trois  quarts  de  ses  con- 
frères *.  Le  style  valait  la  charpente,  le  débit  valait  le 
style.  Dans  le  style,  rien  ne  manquait;  il  n'y  avait  rien 
de  trop  :  c'était  la  langue  parlée  la  plus  saine,  et,  j'ose 
le  dire,  la  plus  exquise  :  rien  de  recherché,  rien  de 
forcé,  rien  de  plat.  Quand  le  maréchal  Bugeaud  écrivait 


1  Des  savants  m'assurent  que  le  maréchal  de  Saxe  savait  l'ortho- 
graphe et  qu'il  ne  fut  jamais  de  l'Académie.  Gela  ne  fait  rien ,  et 
ma  remarque  subsiste. 


122  EN  CHASSE. 

un  rapport,  dictait  une  proclamation  ou  s'installait  &  la 
tribune,  alors  c'était  un  homme  sans  lettres,  embarrassé 
et  empêtré,  et  dont  la  pensée  traînait  des  vulgarités 
massives.  Lorsqu'il  causait,  le  mot  vrai,  ce  mot  qui  ne 
pouvait  sortir  de  son  encrier,  venait  naturellement  sur 
ses  lèvres,  s'encadrait  de  lui-même  dans  une  phrase 
accorte,  dégagée,  éloquente.  Le  geste,  l'intonation 
étaient  naturels  comme  le  mot,  simples  et  éloquents 
comme  la  phrase. 

Le  vieux  soldat  que  nous  avions  trouvé  chez  Yalentin 
n'était  pas  sans  doute  de  cette  grande  espèce  des 
hommes  de  guerre,  dont  le  maréchal  Bugeaud  a  offert  de 
nos  jours  l'un  des  types  parfaits.  Il  n'ouvrait  pas  ces  vues 
qui,  dans  les  moindres  discours,  à  propos  de  tout  et  à 
propos  de  rien,  involontairement,  dénotent  l'habitude 
des  vastes  pensées.  Dans  le  regard  que  l'aigle  captif 
promène  sur  les  curieux  du  Jardin  des  Plantes,  on  sent 
l'œil  qui  peut  se  fixer  sur  le  soleil.  Notre  vieux  soldat 
n'était  pas  un  aigle,  mais  c'était  un  vaillant  et  galant 
homme.  Il  avait  fait  la  grande  et  la  jolie  guerre;  il  avait 
vu  le  Portugal,  l'Italie,  l'Allemagne,  la  Russie  et  la 
France,  la  victoire  et  la  défaite,  le  triomphe  et  la  prison. 
Nous  sentions  bien  du  cœur  et  bien  de  l'esprit  vibrer 
derrière  l'impassible  rideau  que  formaient  ses  sourcils 
épais  et  sa  moustache  grise. 

Le  peintre  et  le  statuaire  l'écoutaient  d'un  esprit  tout 
différent,  et  même  tout  contraire  :  l'un  enthousiaste, 
l'autre  morose.  Suivant  le  premier,  la  guerre  était  le 
triomphe  du  génie  de  l'homme  et  le  plus  noble  emploi 
de  ses  facultés  ;  suivant  l'autre,  elle  n'était  qu'un  jeu 


EN  CHASSE.  123 

brutal  où  triomphait  le  hasard.  L'un  avait  tué  le  che- 
vreuil, l'autre  l'avait  manqué.  Tous  deux  pressaient  le 
vieux  soldat  de  prononcer  sur  leurs  arguments. 

«  Ma  foi,  non  !  leur  dit-il,  vous  me  demandez  en  vain 
une  décision.  Je  ne  sais  que  des  histoires  qui  ne  prou- 
vent rien,  car  elles  prouvent  également  pour  vous  deux. 
J'ai  vu  beaucoup  d'affaires  décidées  par  des  coups  de 
hasard  contre  le  génie,  j'ai  vu  beaucoup  d'affaires  déci- 
dées par  des  coups  de  génie  contre  le  hasard.  Que  de 
fois  la  force  a  écrasé  les  combinaisons  les  plus  savantes 
et  les  plus  fermes  courages  !  Que  de  fois  la  science  et  le 
courage  ont  déjoué  la  force  la  plus  assurée  !  Voulez-vous 
le  fond  de  ma  pensée?  A  la  guerre  comme  ailleurs, 
l'homme  fait  ce  qu'il  peut,  Dieu  fait  ce  qu'il  veut,  et  la 
force  et  le  génie  sont  de  ces  hasards  qui  décident  les 
choses  par  l'ordre  souverain  d'une  force  et  d'un  génie 
qui  ne  donne  rien  au  hasard.  La  force  et  le  génie  qui 
gagneront  la  bataille  se  trouvent  du  côté  qui  doit  la  * 
gagner,  et  de  l'autre  côté  ni  force  ni  génie  ne  peuvent 
rien  pour  le  succès.  Mais  ils  peuvent  accomplir  le  devoir, 
et  rien  ne  démontre  que  le  devoir  accompli  ne  vaut  pas 
mieux  que  la  bataille  gagnée. 

«  Quant  aux  hommes  qui  font  la  guerre,  j'en  ai  connu 
de  plusieurs  espèces.  Les  uns  sont  intelligents  et  braves; 
ce  sont  les  véritables  hommes  de  guerre,  le  nombre  n'en 
est  pas  grand.  Dieu  a  soin  que  le  monde  ne  voie  pas 
beaucoup  d'Àlexandres,  de  Césars  et  de  Napoléons  :  ils 
coûtent  cher  !  La  Providence  équilibre  à  peu  près  les 
Frédérics,  les  Turennes  ;  chaque  pays,  chaque  siècle  a  les . 
siens.  Dans  la  foule  des  généraux  et  des  chefs  d'armée, 


424  EN   CHASSE. 

beaucoup  n'ont  qu'une  intelligence  de  second  rang, 
un  plus  grand  nombre  ne  sont  que  braves;  il  y  en  a  qui 
ne  sont  ni  intelligents  ni  braves,  et  qui  vont  tout  de 
même  au  feu  d'assez  bon  cœur,  par  la  force  de  l'esprit 
militaire.  On  crée  l'esprit  militaire  dans  un  homme 
comme  on  y  crée  l'opinion  ;  la  race  française  est  propre 
à  recevoir  cette  façon-là.  Il  y  a  des  indifférents  et  des 
casse-cou  qni  font  d'admirables  choses  sans  réflexion, 
qui  deviennent  héroïques  pour  se  tirer  d'un  mauvais 
pas  dont  ils  ne  demanderaient  qu'à  sortir  (autrement. 


XV 


UN    PRENEUR    DE   VILLES. 


«  Un  général  de  ma  connaissance  avait  eu  toute  sa  vie 
des  aventures  éclatantes,  deux  surtout,  la  première  au 
début,  la  seconde  au  milieu  de  sa  carrière  ;  elles  l'avan- 
cèrent sans  le  tirer  du  commun  ;  il  est  mort  obscur 
sans  mériter  mieux.  Je  ne  vous  dirai  pas  son  nom,  jus- 
tement perdu  dans  les  cent  raille  noms  d'officiers  géné- 
raux qui  ont  depuis  cinquante  ans  chargé  nos  almanachs 
militaires.  C'était  un  héros  cependant.  Pauvre  chose 
qu'un  héros  ! 


EN   CHASSE.  125 

«  11  était  à  peu  près  émigré;  il  était  né,  un  peu  par 
hasard,  d'un  gentilhomme  français  au  service  do  la 
Russie.  Après  lui  avoir  donné  son  nom,  qui  ne  valait 
plus  grand'chose,  son  père  rengagea  fort  jeune  dans 
une  espèce  d'école  d'état-raajor  ambulante,  qui  étudiait 
en  guerroyant  le  Turc  sur  les  frontières  de  l'empire.  Il 
y  grandit  sous  la  tutelle  d'un  hetman  de  Cosaques,  très- 
épicurien,  duquel  il  apprit  à  faire  de  petits  vers  français 
et  assez  de  cuisine.  Ce  cosaque  vint  assiéger  Scbumla, 
qu'il  trouva  bien  gardée.  Les  lenteurs  du  siège  donnè- 
rent aux  violons  le  temps  d'arriver.  On  ne  prenait  pas 
Schumla;  mais,  dans  la  folâtre  compagnie  qui  avoisinait 
le  camp,  on  prenait  la  gale.  Le  jeune  Français  se  fit  un 
des  meilleurs  lots.  Les  médecins,  plus  que  tartares, 
entreprirent  vainement  de  le  débarrasser;  il  avait  son 
affaire  si  bien  conditionnée  qu'il  crut  qu'il  en  mourrait. 
Le  chagrin  s'empara  de  lui.  Il  ne  désirait  qu'une  balle 
qui  lui  épargnât  l'horreur  et  la  douleur  d'être  rongé  vif 
par  cette  lèpre.  Dans  le  même  moment,  l'hetman,  sévère- 
ment averti  de  ne  plus  tarder,  publia  qu'une  belle  récom- 
pense serait  donnée  à  qui  indiquerait  le  moyen  d'entrer 
dans  la  place.  Notre  pestiféré  pensa  qu'on  lui  fournissait 
l'occasion  d'en  finir  honnêtement.  Il  s'avança  sous  lès 
murs  de  Schumla,  pour  les  étudier,  en  homme  qui  ne 
craignait  que  de  n'être  pas  tué.  On  tirait  sur  lui  de  toutes 
parts;  il  allait  toujours  fort  tranquillement.  Il  finit  par 
aviser  un  endroit  où  il  lui  parut  que  la  brèche  serait 
facile.  Il  ne  se  contenta  point  de  bien  examiner  ce  point, 
il  le  dessina.  Lorsqu'il  eut  achevé  il  revint  au  camp, 
sans  se  presser;  il  y  entra,  je  ne  dirai  pas  sain,  mais  sauf, 


126  EN   CHASSE. 

pestant  contre  les  Turcs,  qui  n'avaient  pas  su  le  tuer. 
Son  plan  était  bon,  on  le  suivit;  ht  ville  fut  prise.  Notre 
galeux  y  avait  mis  la  main  avec  tout  l'éclat  que  venait 
de  promettre  son  imperturbable  témérité  ;  l'hetman  vou- 
lut qu'il  portât  la  nouvelle  du  succès.  Il  eut  de  l'avan- 
cement, reçut  une  belle  gratification,  se  fit  soigner,  gué- 
rit ;  et  le  voilà  distingué. 

«  Néanmoins,  sa  paresse  et  surtout  la  causticité  de  son 
esprit  le  firent,  à  quelques  années  de  là,  tomber  en 
disgrâce.  L'armée  russe  combattait  les  Français  en  Alle- 
magne. Se  souvenant  trop  des  leçons  de  l'hetman,  le 
héros  de  Schumla  avait  composé  une  chanson  dont  un 
couplet  au  moins  frôlait  l'empereur  Alexandre.  Ce  sou- 
verain le  sut. 


«  Le  roi  des  animaux,  en  cette  occasion, 
a  Montra  ce  qu'il  était... 


«  Il  ne  voulut  pas  se  venger.  Seulement,  un  jour,  pas- 
sant devant  le  poëte,  il  le  regarda  de  travers  et  lui  dit  : 
«  Monsieur,  je  n'aime  pas  les  rimailleurs  !  »  C'était  lui 
ouvrir  une  perspective  sur  la  Sibérie.  Jeune  et  gai,  il 
riait  de  cet  avertissement;  mais  il  ne  laissait  pas  d'en 
être  chiffonné. 

a  L'armée  russe  elles  troupes  allemandes  assiégeaient 
d'urgence  une  ville  forte,  où  les  Français  tenaient  bon. 
On  avait  inutilement  donné  plusieurs  assauts,  et  l'on  ne 
savait  trop  quel  moyen  prendre.  L'empereur  tint  conseil 
en  plein  air.  Les  avis,  médiocrement  ingénieux,  n'abou- 


EN   CHASSE.  127 

tissaient  à  rien.  Notre  homme,  debout  avec  d'autres 
aides  de  camp  à  quelque  distance  du  cercle  auguste, 
lisait  sur  les  visages  l'inutilité  persévérante  de  la  déli- 
bération. Quelque  farce  lui  vint  à  l'esprit;  il  ne  put  se 
retenir  d'en  régaler  son  voisin.  L'empereur  y  prit  garde  ; 
il  était  de  mauvaise  humeur.  Une  mauvaise  humeur  de 
souverain  et  de  général  se  décharge  sans  qu'on  ait  besoin 
de  presser  beaucoup  le  ressort.  Alexandre  interpella  à 
hante  voix  l'officier  à  qui  le  malencontreux  plaisant 
venait  de  parler. 

«  Un  tel,  s'écria-t-il  très-impérialement,  que  vous 
dit  ce  faquin  de  Français  ?  » 

«  L'autre,  heureusement,  fut  bon  camarade  ;  il  ne 
répéta  pas  ce  qu'il  venait  d'entendre  ;  c'était,  dans  ce 
moment-là,  de  quoi  faire  pendre  le  «  faquin.  »  Mais, 
très-dépourvu  et  très-embarrassé,  il  lâcha  la  première 
bourde  qui  lui  vint  à  l'esprit. 

<i  Sire,  il  me  dit  qu'il  faut  prendre  la  ville.  » 

« — Ah!  reprit  l'empereur  avec  un  redoublement  d'im- 
patience, il  a  trouvé  cela  !  Voilà  bien  ces  Gascons  !  Tout 
leur  est  possible.  Il  faut  prendre  la  ville  !  Il  sait  sans 
doute  le  moyen.  Eh  bien!  qu'il  la  prenne  donc!  qu'il 
fasse  voir  son  talent.  Voyons,  monsieur,  nous  vous 
écoutons  !  » 

«  Il  y  eut  un  moment  de  silence  effroyable  devant  cette 
colère  du  maître.  Le  pauvre  railleur  se  sentit  perdu. 
Jamais  il  n'avait  songé  au  moyen  de  prendre  ce  nou- 
veau Schumla,  plus  dru  de  beaucoup  que  le  premier. 
Néanmoins,  pour  ne  pas  rester  court,  et  sans  trop 
savoir  ce  qu'il  faisait,  il  avança  de  quelques  pas,  et 


128  EN   CHASSE. 

bien  modestement ,  rougissant  et  baissant  les  yeux,  la 
tête  inclinée  :  «  Sire,  'dit-il,  je  suis  aux  ordres  de  Votre 
«  Majesté.  » 

«  Alexandre  prit  cela  pour  une  noble  assurance.  Il 
crut  que  le  jeune  officier  avait  combiné  quelque  stra- 
tagème du  genre  de  ceux  qui  réussissent  aux  fous 
hardis. 

«  Prenez  la  ville,  dit-il  sans  abandonner  encore  le  ton 
de  mépris  et  de  colère;  montrez  que  vous  savez  faire 
autre  chose  que  des  chansons.  Messieurs,  nous  donnons 
carte  blanche  à  cet  officier  pour  prendre  la  ville.  Dites- 
nous,  monsieur,  ce  que  vous  demandez. 

«  —  Sire,  répondit  le  jeune  homme  de  plus  en  plus 
abasourdi  et  paraissant  de  plus  en  plus  modeste,  je 
demande  une  heure. 

«  —  Je  vous  en  donne  deux,  »  lui  dit  l'empereur  au 
comble  de  l'étonnement  et  presque  radouci. 

«  L'infortuné  se  retira  machinalement  du  côté  de  la 
place  qu'il  devait  emporter.  «  Prenez  la  ville  !  prenez  la 
ville  !  »  Ces  mots  bpurdonnaient  à  son  oreille  comme  dans 
un  cauchemar.  Il  n'avait  pas  la  première  idée  de  ses 
opérations.  Cependant  il  ne  tarda  pas  à  se  dire  qu'il 
pourrait  toujours  se  faire  tuer.  Cette  ressource  certaine 
lui  rendit  sa  liberté  d'esprit. 

«  Il  regarda.  Comme  toute  l'armée,  il  savait  qu'on  ne 
pouvait  prendre  la  ville  que  par  une  chaussée  longue  et 
étroite,  jetée  sur  des  marais  impraticables  et  aboutissant 
à  une  porte  formidablement  défendue.  Des  milliers 
d'hommes  avaient  été  tués  sur  cette  chaussée.  Entrer  par 
là  était  donc  impossible  ;  chercher  d'autres  chemins,  il 


EN  CHASSE.  129 

n'en  existait  pas,  à  moins  qu'on  ne  prit  par  les  marais, 
de  quoi  personne  n'avait  essayé. 

«  L'écervelé  s'était  pourtant  fait  un  ami,  et,  chose  qui 
témoignait  en  sa  faveur,  cet  ami  était  son.  domestique, 
un  Cosaque  très-audacieux  et  très-intelligent.  Tous  deux 
s'étaient  mutuellement  secourus  dans  plus  d'une  mau- 
vaise rencontre.  Le  Cosaque  l'avait  suivi  aux  abords  de 
la  chaussée. 

«  —  Mon  commandant,  dit-il,  devinant  la  pensée  de 
son  maître,  ces  marais  ne  sont  peut-être  pas  aussi  mau- 
vais qu'on  le  prétend  ? 

«  —  Crois-tu?  dit  l'officier. 

«  —  Nous  allons  voir  cela  tout  de  suite,  »  repartit  le 
Cosaque. 

«  Il  se  lance  ventre  à  terre  aans  le  marais.  On  lui  tire 
mille  coups  de  fusil  :  il  passe  et  revient. 

«  L'autre  ne  perd  pas  une  minute,  retourne  au  camp, 
demande  à  quelques  officiers  de  ses  intimes  cent  hommes 
à  l'épreuve,  les  rassemble,  leur  dit  qu'ils  prendront  la 
ville.  Pas  un  n'en  doute  ;  ils  le  suivent  à  toute  course  sur 
la  fatale  chaussée.  Une  décharge  terrible  les  accueille  ; 
il  en  tombe  un  tiers.  Ceux  qui  restent,  à  l'exemple  et 
sur  le  commandement  du  chef,  se  jettent  dans  le  marais, 
poussant  en  avant  et  se  tenant  le  plus  près  possible  du 
chemin.  Ils  avancent;  ils  sont  bientôt  si  près  que  l'ar- 
tillerie de  la  place  ne  peut  plus  les  atteindre.  Mais  voici 
une  de  ces  fortunes  de  guerre  que  rien  n'explique,  et 
qui  expliquent  le  succès  des  surprises  :  l'officier  qui 
commandait  à  l'entrée  de  la  ville  perd  la  tête,  suspend 
le  feu  et  n'attend  pas  que  l'on  essaye  d'enlever  la  porte, 


130  EN   CHASSE. 

il  la  fait  ouvrir  !  Le  vainqueur  était  encore  dans  le  marais 
et  se  préparait  à  l'assaut  lorsque  ses  hommes,  remontés 
sur  la  chaussée,  lui  crient  que  la  porte  est  ouverte.  Il 
se  hâte,  il  entre,  et  le  premier  ennemi  qu'il  rencontre 
est  le  commandant  du  poste  qui  lui  présente  son  épée. 
Il  donne  le  signal  convenu  :  l'armée  assiégeante  accourt 
comme  un  torrent.  La  ville  est  prise. 

«  Arrivé  sur  la  grande  place,  l'empereur  Alexandre  se 
jette  d'abord  à  genoux  pour  remercier  Dieu  de  cette 
soudaine  et  incroyable  victoire.  Nous  autres  Français, 
nous  ne  faisons  plus  cela,  nous  avons  tort.  Gondé  et 
Turenne  le  faisaient,  et  leur  gloire  ni  leur  crédit  sur  le 
soldat  n'en  étaient  pas  diminués.  Mais  nous  sommes  fiers, 
nous  savons  ce  que  nous  valons  et  ce  que  nous  pouvons, 
et  un  Te  Deum  à  distance9  suffit  bien  pour  rendre  grâces 
au  Dieu  des  armées.  Alexandre,  s'étant  relevé,  regarda 
autour  de  lui.  Le  «  faquin  de  Français  »  était  là,  sans 
blessure.  Le  souverain  l'appelle,  et,  détachant  de  sa 
poitrine  l'ordre  le  plus  distingué  de  la  Russie,  il  le  lui 
confère  en  l'embrassant.  On  le  fit  colonel.  Il  n'avait  pas 
vingt-trois  ans. 

a  Voilà  un  beau  commencement,  n'est-ce  pas?  Eh 
bien  !  ce  héros  eutra  dans  l'armée  française  l'année  sui- 
vante, avec  son  grade  russe,  devint  général  de  brigade, 
et  ne  mérita  pas  d'aller  plus  loin.  Il  s'était  rencontré  là 
tout  à  point  pour  prendre  une  ville  que  Dieu  voulait  qui 
fût  prise,  dans  un  moment  où  sa  justice  nous  multipliait 
les  expiations.  La  chose  faite,  cet  homme  de  main  si 
hardie  et  de  coup  d'œil  si  militaire  ne  parut  plus  bon 
qu'à  croupir  dans  une  garnison.  Il  était  sceptique,  pares- 


EN   CHASSE.  131 

seux,  goguenard,  douillet,  gourmand.  C'était  un  héros, 
sans  doute,  mais  sa  grande  vertu  consistait  à  s'être  trouvé 
deux  fois  très-embarrassé  de  la  vie.  Il  se  mettait  au  lit 
pour  un  mal  de  tête.  Quelques  années  après  la  Révolu- 
tion de  1830,  se  lassant  de  la  maigre  pitance  à  laquelle 
le  condamnait  sa  pension  de  général  en  retraite,  il 
demanda  du  service  à  Louis-Philippe.  La  bonne  cuisine 
acheva  ce  que  les  rhumatismes  avaient  commencé.  Mon 
preneur  de  villes  mourut  dans  les  cataplasmes. 

«  Et  voyez-vous,  messieurs,  après  vous  avoir  conté  sa 
gloire  et  ses  hauts  faits,  je  crois  que  la  charité  me  com- 
mande de  vous  taire  son  nom. 

a  Le  très-loyal  général  de  Coetlosquet,  non  moins  * 
hardi  et  au  besoin  téméraire,  était  un  autre  homme  et 
n'eut  pas  de  si  belles  aventures. 

«  Coetlosquet,  engagé  trompette,  quoique  gentil- 
homme, sonnait  la  charge  en  Egypte.  Des  Pyramides  à 
la  Bérésina,  toujours  à  cheval,  toujours  sous  le  feu,  il 
avait  su  se  donner  une  instruction  étendue  et  solide.  Il 
profita  de  la  paix  de  la  Restauration  pour  devenir  un- 
vrai  philosophe.  1830  ayant  brisé  sa  carrière,  il  devint 
un  vrai  sage,  un  vrai  chrétien,  je  dirais  volontiers  un 
saint.  Dana  son  modeste  château  il  conservait  son  équi- 
pement de  trompette. 

«  La  déroute  de  la  monarchie  avait  été  à  ses  yeux  la 
déroute  de  la  France.  Le  gouvernement  lui  offrit  du 
service.  «  Non,  dit-il  sans  humeur,  ma  fidélité  aux 
«  choses  humaines  est  épuisée.  Je  me  flatte  de  savoir 
«  mourir.»  Il  cultivait  son  champ,  plus  encore  son  âme, 
remerciant  Dieu  d'avoir  permis  que  la  mort  le  tirât  len- 


132  EN   CHASSE. 

tement  par  la  main  au  lieu  de  le  prendre  brusquement 
au  collet. 

«  Messieurs,  quand  la  vie  militaire  est  le  noviciat  de 
la  sagesse,  on  s'y  fait  un  tempérament  qui  va  loin  dans 
la  vertu  !  » 


LIVRE  XI 


LA     PLAGE 


I 


LE  VILLAGE. 


A 


l'endroit  le  plus  large  de  la  Manche,  sur  les 
bords  d'un  ruisseau  qui  va  s'endormir  dans  le  sable  fin, 
fatigué  d'avoir  descendu  la  colline  en  dansant  sur  les 
cailloux  ; 

Là,  du  temps  des  Celtes,  est  venu  s'asseoir  un  beau 
village,  la  tête  dans  les  rochers,  les  pieds  dans  les 
roseaux,  les  bras  et  le  corps  dans  les  herbes. 

T.  II,  4** 


134  LA  PLAGE. 

0  Celtes!  ô  gens  de  goût!  S'ils  couraient  le  pays, 
cherchant  aventure,  je  l'ignore.  Ils  ont  vu  que  des 
pointes  et  des  entassements  de  granit  divisaient  les 
vastes  sables  en  grèves  douces,  variées  d'aspect. 

Quel  silence  pour  les  chansons  de  la  mer!  Quel 
théâtre  pour  ses  jeux  !  Des  collines  par  delà  les  rochers  ; 
par  delà  les  sables,  des  bouquets  de  bois,  des  pelouses 
fleuries  de  géranium  et  de  bruyère! 

Ils  ont  dit  :  «  Restons  ici.  Nous  vivrons  de  la  mer 
«  et  des  bois,  de  là  terre  sablonneuse  et  des  pelouses 
«  fleuries.  Nous  entendrons  les  chansons  de  la  mer 
«  tranquille  ;  sur  ses  flots  courroucés  nous  danse- 
ce  rons.  » 

Ils  forment  un  peuple  paisible  et  vigoureux,  qui  ne 
s'est  point  accru,  qui  n'a  point  dégénéré.  Les  hommes 
sont  vaillants  à  la  mer,  vaillants  à  la  charrue  ;  les 
femmes  sont  belles  et  modestes. 

Quand  la  croix  est  venue,  leur  amour  l'a  élevée  sur  un 
clocher  qui  domine  le  plus  haut  entassement  de  granit 
et  la  plus  haute  colline.  On  la  voit  des  champs,  on  la 
voit  de  la  mer  :  0  crux,  ave! 

Quand  les  tempêtes  ont  abattu  la  croix,  ils  l'ont  réta- 
blie plus  belle.  En  93,  aux  avocats  qui  voulaient  l'abattre 
ils  ont  dit  :  «  N'y  touchez  pas  !  »  L'or  de  cette  croix  fut 
apporté  de  la  mer  Vermeille. 


LA    PLAGE.  13S 

Yves  le  Goff  avait  dit  en  son  cœur  :  «  Si  je  reviens  et 
si  je  retrouve  Jeanne -Marie,  je  donnerai  tout  mon  argent 
à  la  croix.  »  Il  est  revenu,  elle  était  fidèle.  On  les  a 
mariés  sous  la  croix. 

L'église  est  vieille  au  dehors,  neuve  au  dedans.  Il  y  a 
un  grand  crucifix  en  couleur;  saint  Mathurin,  sainte 
Anne,  quantité  de  saints  ;  des  chandeliers  d'or,  des  fleurs 
d'argent  ;  la  Vierge  a  dix  robes  de  dentelle. 

Les  cloches  se  font  entendre  à  deux  lieues.  Tous  les 
dimanches  l'église  est  pleine;  tout  le  monde  chante 
comme  en  paradis.  Le  curé  et  ses  trois  vicaires  ne  man- 
quent pas  d'ouvrage,  Dieu  soit  loué  ! 

«  Voilà  cinquante  ans,  leur  dit  le  curé,  que  je  suis 
parmi  yous.  Les  plus  vieux,  jer  les  ai  mariés;  j'ai  baptisé 
les  autres  ;  je  prie  pour  vos  défunts  que  vous  n'avez 
pas  connus.»  Qui  donc  refuserait  de  communier  à 
Pâques  ? 

Les  loups  de  mer  qui  ont  fait  le  tour  du  monde,  les 
soldats  de  Waterloo,  les  soldats  de  Sébastopol  viennent 
se  confesser.  Le  médecin,  qui  pourtant  a  vu  Paris,  le 
notaire  lui-même  sont  bons  chrétiens. 

Jamais  de  méchantes  histoires  ;  point  de  propriétaires 
qui  cherchent  un  gain  vil  aux  dépens  de  l'honnêteté  du 
pays.  Ailleurs  les  Parisiens  avec  leurs  grands  laquais  et 
leurs  effrontées  femmes  de  chambre  ! 


136  LA   PLAGE. 

Confiant,  le  marin  s'embarque  pour  les  Iles,  laissant  sa* 
jeune  femme  sous  la  garde  de  la  Vierge.  La  femme  tra- 
vaille et  prie.  Et  Fange  de  l'honneur  veille  sans  alarmes, 
l'épée  au  fourreau. 


II 


MADEMOISELLE   FÉLICITÉ. 


D, 


'es  figures  originales  et  charmantes,  en  en  trouve 
là  tant  qu'on  veut.  C'est  là  que  j'ai  vu  mademoiselle 
Félicité,  une  fille  de  trente  ans,  qui  nage  comme  un 
poisson,  qui  court  la  nuit  sur  les  dunes,  qui  fait  des 
fleurs  en  coquillages, 

Et  qui  n'a  lu  que  la  Vie  des  Saints.  Elle  chante,  elle 
pleure,  elle  est  belle.  Sa  maison  lui  appartient,  sa  mai- 
son entre  un  verger  plein  de  fruits  et  un  jardin  plein  de 
fleurs.  Elle  a  aussi  des  champs,  aussi  des  rentes.  Les 
amoureux  sont  venus. 

«  Mademoiselle  Félicité,  pourquoi  chantez- vous  ? 
pourquoi  pleurez- vous?  pourquoi  restez -vous  fille? 
Sur  la  dune,  le  soir,  il  est  doux  et  commode  d'avoir  le 
bras  d'un  mari.  Du  reste,  la  Vie  des  Saints  est  un  beau 
livre  ! 


LA  PLAGE.  137 

«  —  Je  chante  quand  j'entends  la  mer  chanter;  quand 
je  l'entends  pleurer,  je  pleure.  Sur  la  plage  et  sur  les 
dunes,  j'aime  à  fouler  le  sable  que  la  mer  a  lavé.  Seule 
sur  le  sable  vierge,  j'aime  à  regarder  au  ciel  les  étoiles 
vierges,  qui  ne  luisent  que  pour  moi. 

«  Ce  que  me  dit  la  mer  ou  joyeuse  ou  plaintive,  ce  que 
me  dit  le  sable  que  nul  pied  n'a  foulé,  ce  que  me  disent 
les  étoiles  pures,  je  l'entends  bien  dans  mon  cœur  ; 
dans  mon  cœur  je  réponds.  Aucune  voix  ne  l'a  dit  jamais, 
aucune  voix  ne  le  peut  redire. 

«  Mais,  si  quelqu'un  est  près  de  moi,  la  mer  n'a  plus 
la  voix  que  j'aime,  n'a  plus  de  soupirs,  plus  de  chansons. 
Elle  fait  un  bruit  que  mon  cœur  n'entend  plus,  et  mes 
paroles  à  moi  n'ont  plus  l'accent  de  mon  cœur. 

«  Le  sable  vierge  crie  avec  colère  sous  le  pied  qui  le 
foule  à  côté  du  mien  ;  les  divins  rayons  des  étoiles  ne 
tombent  plus  si  doux  sur  mon  front,  n'entrent  plus  si 
avant  dans  mon  cœur  ;  plus  d'une  même  se  cache,  et  je 
ne  vois  plus  toutes  mes  étoiles. 

«  Toute  voix  humaine  me  gâte  la  Vie  des  Saints  :  ma 
propre  voix,  quand  je  lis  tout  haut,  dissipe  le  parfum 
qu'exhale  ce  livre!  Oh!  quel  parfum  dans  le  silence  ! 
suave  comme  celui  de  la  fleur  du  matin,  âpre  et  fort 
comme  celui  de  la  mer. 


iftft* 


138  LA  PLAGE. 

a  Mon  époux,  dès  longtemps  je  l'ai  choisi.  Dès  long- 
temps je  le  voulais;  il  ne  m'a  point  refusée.  Il  habite  les 
flots,  et  il  prend  leur  voix  sonore  ;  il  habite  les  deux,  et 
la  flamme  des  étoiles  est  son  regard  sacré. 

«  Sur  le  sable  vierge  mon  œil  reconnaît  la  trace  de 
ses  pas;  dans  les  fleurs  et  dans  les  vagues  je  vois  son 
sourire.  Reine,  je  parcours  le  domaine  de  mon  Roi. 
Ses  anges  sont  là  ;  je  n'ai  pas  besoin  qu'un  autre  me 
protège. 

«  Les  saints  m'apprennent  à  l'aimer.  Qui  me  donne- 
rait des  leçons  plus  utiles  et  plus  sûres  ?  C'est  ici  que  je 
l'ai  connu.  Cette  mer,  et  ces  rochers,  et  ces  étoiles  m'ont 
parlé  de  lui  ;  nous  avons  ensemble  erré  dans  ces  sables. 
Je  veux  mourir  ici. 

«  Le  cimetière  est  situé  sur  la  plus  haute  dune.  On  y 
dort  dans  le  sable  profond,  bercé  par  le  bruit  de  la  mer, 
et  les  humbles  tombeaux  sont  caressés  de  la  chaste 
lumière  des  étoiles. 

«  0  jeunes  filles  séduites  d'un  rêve,  ô  jeunes  épouses 
enivrées  d'un  objet  périssable  et  d'un  bonheur  menson- 
ger, c'est  vous,  c'est  vous  qui  n'aurez  point  connu 
l'ivresse  d'aimer  !  » 


LA  PLAGE.  139 


III 


DE    SIR    WALTER    SCOTT. 


V, 


ous  souvient-il  de  Meg  Merillies,  la  sorcière  immor- 
telle ?  J'aimerai  toujours  Walter  Scott,  quoique  baron- 
net. C'est  l'homme  du  monde  qui  m'a  donné  le  plus 
d'amis,  qui  a  le  mieux  usé  la  fougue  liseuse  de  ma  jeu- 
nesse. Sans  Walter  Scott,  sais-je,  moi,  si  je  n'aurais 
pas  goûté  Sue  ou  Soulié,  si  je  n'aurais  pas  dans  la 
mémoire  quelque  tronçon  de  Ponson  ? 

J'aimerai  toujours  le  baronnet  ;  je  le  remercierai  tou- 
jours. J'ai  pris  dans  ses  livres  le  goût  des  gens  honnêtes 
et  de  bon  sens.  Ce  sont  des  garçons  généreux  qui  aiment 
de  généreuses  filles.  Garçons  et  filles  s'aiment  sans  vile- 
nies et  sans  métaphysique.  On  ne  voit  point  là  de  ces 
faquins  et  de  ces  pécores  qui  se  faufilent  illégalement 
pour  réformer  le  mariage  et  le  monde. 

Jamais  il  n'eût  imaginé,  le  baronnet,  que  l'amour  pût 
naître  dans  les  fanges,  pût  disserter  sur  l'état  social,  pût 


140  LA  PLAGE. 

prendre  son  cours  vers  les  égouts  de  l'engagement 
limité.  Hommes  et  femmes  d'aventures,  poètes,  peintres, 
musiciens,  comédiens,  penseurs  qui  coupez  des  bourses, 
penseuses  qui  vivez  du  produit  des  bourses  coupées, 
cherchez  un  autre  historien  de  vos  flammes  !  Vous  avez 
madame  une  telle,  et  madame  une  telle,  et  encore  d'au- 
tres madames  ;  le  véritable  historien  serait  le  greffier  de 
la  police  correctionnelle. 

Dans  les  romans  du  baronnet,  l'amour  s'engage  à  la 
vieille  mode.  Quand  on  cherche  à  se  plaire,  déjà  l'on 
s'estime;  on  s'est  plu  parce  que  l'on  s'estimait.  Le 
héros,  s'il  n'était  homme  de  cœur,  n'aurait  rien  à  pré- 
tendre ;  l'héroïne  n'oserait  aimer  si  elle  n'était  fille  de 
bien.  L'amour  tend  au  mariage,  comme  l'eau  pure  du 
fleuve  au  lit  pur  de  la  mer.  Ne  peut-on  s'épouser,  on 
verse  de  belles  larmes,  et  l'on  se  dit  adieu.  Celui-là  per- 
drait l'amour  qui  perdrait  l'honneur. 

J'avais  passé  vingt  ans,  et  cela  survivait  en  moi  de 
l'auguste  et  primitive  innocence.  Je  croyais  que  l'on  ne 
pouvait  aimer  sans  vertu,  ni  aimer  ce  qui  n'avait  pas  de 
vertu  ;  je  croyais  que  l'amour  était  une  vertu,  une  flamme 
purifiante  qui  montait  en  haut,  dévorant  tout  ce  qui 
l'empêchait  d'atteindre  l'azur.  Je  croyais  que  le  front 
sur  lequel  avait  lui  l'amour  ne  pouvait  plus  vieillir, 
qu'un  certain  éclat  de  gloire  y  devait  rester. 

Je  croyais  qu'il  fallait  quelque  chose  de  peu  commun 
pour  attirer  l'attention  d'une  femme  digne  d'être  aimée, 


LA   PLAGE.  141 

s'exposer  à  mourir  pour  elle  ou  pour  la  gloire,  dompter 
un  cheval  emporté,  mettre  en  fuite  plusieurs  brigands, 
paraître  au  milieu  d'un  incendie,  sauver  un  enfant  et  le 
rendre  à  sa  mère...;  et  toujours  avec  une  attitude  noble 
et  des  blessures  bien  situées. 

Cela  fait,  on  osait  pousser  un  soupir,  on  osait  dire 
quelques  mots  en  tremblant;  puis  Ton  recevait  une 
fleur,  comme  par  mégarde;  puis  l'aveu,  puis  les  tendres 
discours  et  les  serments  sincères;  et  enfin,  à  travers 
mille  obstacles  généreusement  vaincus,  on  allait  à  Tau- 
tel,  et  c'était  pour  la  vie.  Et  ces  deux  cœurs  conservaient 
à  jamais  le  parfum  de  la  fleur  d'amour,  qui  ne  fleurit 
qu'une  fois. 

0  belle  ignorance,  quels  rêves  délicieux  ne  t'a  pas 
dus  ma  jeunesse  !  de  quels  abîmes  ne  l'as-tu  pas  gardée  ! 
Plus  tard,  ces  illusions,  obstinément  réfugiées  dans  mon 
cœur,  dominèrent  encore  mon  esprit  devenu  sceptique. 
Quoi  que  l'on  m'eût  dit  des  femmes,  et  quoi  que  j'aie  pu 
voir,  je  ne  les  méprisai  jamais.  Dans  ce  temps-là  môme, 
si  j'avais  à  définir  la  beauté,  je  disais  :  «  C'est  la 
pudeur  ;  »  et  pour  définir  l'amour  :  «  C'est  l'honneur.  » 

J'errais  dans  les  chemins  du  mal  ;  je  touchais  de  la 
main  des  mains  souillées;  des  paroles  souillées  sortaient 
de  mes  lèvres  ;  et  je  portais  en  moi  une  captive,  une 
chaste  captive  qui  pleurait,  et  cette  captive  était  mon 
âme.  Gomme  ces  vierges  chrétiennes   enfermées  aux 


142  LA  PLAGE. 

lieux  de  perdition,  mon  âme  gémissait  et  pleurait.  Elle 
s'enveloppait  des  lambeaux  déchirés  de  son  voile  :  «  Qui 
me  délivrera!  Qui  me  fera  mourir!  » 

Parfois  ses  révoltes  triomphantes  m'obligeaient  de  fuir 
des  spectacles  où  je  l'avais  traînée.  Un  jour,  au  théâtre, 
j'écoutais  une  de  ces  farces  dans  lesquelles  l'auteur  fait 
paraître  le  plus  qu'il  peut  de  femmes  jeunes  et  belles, 
pour  leur  faire  dire  le  plus  qu'il  peut  d'impudicités. 
Monsieur  Scribe,  l'un  des  Quarante,  s'y  était  attelé 
avec  deux  autres  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur. 
Certes  l'infection  ne  manquait  point  !  Toute  la  salle 
éclatait  en  rires. 

Mon  âme  entra  dans  l'angoisse  invincible  qui  fréquem- 
ment empoisonnait  mes  plaisirs.  Une  de  ces  pauvres 
.  filles  avait  une  beauté  touchante,  un  front  jeune,  encore 
ingénu.  Elle  était  revêtue  d'oripeaux  insolents,  et  les 
trois  chevaliers  avaient  chargé  son  rôle  de  toutes  les 
putréfactions  de  leurs  trois  esprits.  D'une  voix  faite  pour 
chanter  la  prière  elle  récitait  de  lourds  et  immondes 
propos. 

Frissonnante  sous  deux  mille  regards,  il  semblait,  au 
début,  qu'elle  eût  horite  de  sa  nudité  et  qu'elle  ne  débi- 
tât qu'à  regret  les  pesantes  et  ordes  sottises  des  trois 
polissons  de  la  Légion  d'honneur.  Elle  rougissait  sous 
le  fard,  sa  voix  hésitait.  Mais  bientôt  enhardie,  arrachant 
ce  qu'on  lui  avait  laissé  de  voiles,  elle  excitait  l'infâme 


LA  PLAGE.  •     143 

rumeur  qui  l'avait  épouvantée.  A  ses  pieds  le  parterre 
grognait  d'aise. 

Mon  âme  se  mit  à  pleurer.  —  0  malheureuse,  ô  pauvre 
esclave,  ô  belle  créature  de  Dieu,  tombée  dans  cette  igno- 
minie et  devenue  indigne  d'amour!  Et  tu  as  porté  le 
voile  de  la  première  communion  !  Et  tu  aurais  trouvé 
quelque  part  un  bon  cœur  qui  t'aurait  tant  aimée,  et  qui 
fût  devenu  meilleur  en  t'aimantl  Et  voilà  que  tu  n'es 
plus  vierge  et  tu  n'es  point  épouse,  et  tu  ne  connaîtras 
ni  la  paix  du  foyer  ni  l'honneur  des  cheveux  blancs! 


IV 


LA    SORCIÈRE. 


0, 


'u  en  étais-je?  Il  me  semble  que  je  me  suis  écarté 
non-seulement  de  mon  village  planté  par  les  Celtes  sur 
le  bord  de  la  mer,  mais  encore  des  beaux  et  honnêtes 
romans  du  baronnet. 

J'avais,  je  crois,  parlé  de  Meg  Merillies,  la  sorcière  de 
Guy  Mannering.  Je  me  retrouve.  Gomme  mademoiselle 


144  LA  PLAGE. 

Félicité  est  un  commencement  ou  une  fin  de  Diana 
Vernon , 

Ainsi  la  Rosine,  demi-fille,  demi-femme,  demi-chré- 
tienne, demi-sorcière,  la  vieille  Rosine  tout  à  fait  folle 
est  un  rudiment  de  Meg  Merillies. 

L'histoire  de  Rosine  est  la  seule  que  Ton  se  dise  tout 
bas,  et  les  jeunes  filles  ne  la  savent  point.  Rosine  court 
vers  soixante  ans.  Quelques-uns  se  souviennent  d'avoir 
connu  sa  mère;  son  père,  on  ne  l'a  point  connu. 

On  croit  qu'elle  fut  jeune.  Elle  a  fait  des  absences. 
Dans  quel  pays  a-t-elle  été?  Nul  ne  le  sait,  elle  ne  ledit 
point.  Quoique  courageuse  et  bien  découplée,  aucun 
garçon  ne  l'a  demandée  en  mariage. 

A  son  dernier  retour,  sauf  la  bonne  mademoiselle  Le 
Hir,  personne  ne  lui  parlait.  Mademoiselle  Le  Hir  lui  a 
fait  faire  ses  pâques,  et  M.  le  Curé  a  dit  aux  enfants  : 
«  Ne  criez  point  après  elle  dans  les  rues.  » 

Sur  la  pointe  du  rocher  le  plus  exposé  au  vent,  Rosine 
s'est  bâti  une  cabane  ;  elle  Ta  bâtie  de  ses  seules  mains. 
C'est  là  que  depuis  vingt  ans  elle  habite,  vivant  de  sa 
pêche  et  de  ses  chansons. 

Elle  fait  elle-même  ses  chansons,  paroles  et  musique  ; 
elle  va  les  chanter  dans  le  village  et  dans  les  environs. 
Sans  rien  demander,  elle  chante;  on  lui  donne  un  verre 
de  cidre,  un  morceau  de  pain, 


LA   PLAGE.  145 

Et  même  de  l'argent  :  cinq,  dix,  et  jusqu'à  quinze  cen- 
times. Une  fois  elle  a  fait  une  journée  de  quinze  sous;  ce 
fut  Tannée  qu'on  prit  SébastopoL 

Tout  le  monde  dans  le  pays  chante  ses  chansons,  mais 
nul  ne  les  chante  comme  elle,  avec  ce  bruit  sourd  du 
vent  qui  roule  la  mer  sur  les  galets. 

Si  des  enfants  la  rencontrent,  elle  prend  quelques  tiges 
de  blé  vert  dont  elle  fait  des  pipeaux  :  et  voilà  qu'elle 
improvise  des  airs  de  danse,  et  toute  la  troupe  se  met  à 
sauter. 

Elle  a  décrit  sa  cabane  sur  un  rhythme  que  la  bise 
semble  avoir  fourni.  Une  bonne  chanson,  dit-elle,  et  qui 
lui  a  rapporté  plus  de  six  francs. 

* 

Rosine  se  rend  justice.  «Pour  les  chansons  en  fran- 
çais, je  ne  crains  pas  qu'on  trouve  mon  pareil  dans  tout 
le  pays  !» 

À  la  chanson  de  la  cabane  elle  a  ajouté  un  couplet 
pour  illustrer  son  Mécène  : 

Monsieur  L'Gorrec  par  sa  bonté 
Un  lit  il  y  a  fait  porter  ! 

Je  n'ai  pu  entendre  cela  sans  une  attaque  de  vaine 
gloire,  et  peu  s'en  est  fallu  que  je  ne  fisse  à  Rosineun 
beau  cadeau  pour  avoir  aussi  mon  couplet.  Telle  est 
rinfluenqe  des  poètes. 

5 


146  LA  PLAGE. 

Contente  d'elle-même,  flatteuse,  jadis  incorrecte,  tou- 
jours extravagante,  et  trouvant  moyen  de  vivre  sans  rien 
faire,  nierez-vous  que  Rosine  soit  un  vrai  poète  ? 

Et,  pour  dernière  conformité  avec  plusieurs  célèbres 
enfants  des  Muses,  quand  le  cidre  n'est  pas  cher,  elle  en 
boit  volontiers  quatre  verres  de  trop. 


V 


VISITE  IMPORTUNE. 


L 


Tantiquaire  m'est  venu  trouver.  «  Monsieur,  m'a- 
t-il  dit,  un  homme  de  votre  mérite,  un  savant,  —  vous 
êtes  savant,  puisque  vous  écrivez  dans  les  journaux  ; 

«  Un  homme  qui  pense,  un  homme  intelligent,  qui 
voyage,  on  n'en  saurait  douter,  pour  dire  ce  qu'il  a  vu  ; 
—  un  tel  homme,  permettez-moi  de  dire  un  homme  tel 
que  vous,  monsieur  ; 

c  Un  écrivain  distingué,  un  rédacteur  célèbre...  Ce 
n'est  pas  que  je  partage  toutes  vos  opinions,  mais  j'ad- 
mire votre  talent,  ayant  vu  quelquefois  dans  les  jour- 
naux... 


LA  PLÀÔË.  U1 

«  —  Monsieur,  souffrez  que  je  vous  interrompe,  et,  s'il 
vous  plaît,  quel  journal  lisez-vous?  —  J'en  lis  plu- 
sieurs, monsieur.  Ce  n'est  pas  que  je  partage  toutes  leurs 
opinions... 

«  Mais  j'admire  les  talents.  Je  suis  admirateur  du 
talent.  Les  opinions  passent;  chaque*  journal  a  les 
siennes.  Le  talent  est  personnel  ;  il  doit  être  honoré. 

«  C'est  donc  dans  l'intention  cordiale  de  vous  dire, 
monsieur,  qu'étant  venu  ici  pour  voir,  vous  ne  pouvez 
vous  dispenser  de  voir  ce  qui  est  à  voir. 

«  Vous  avez  vu  ce  que  l'on  trouve  partout,  nos  grèves, 
nos  rochers,  nos  falaises,  notre  petit  coin  de  mer.  Nous 
avons  mieux  que  cela. 

«  J'ai  navigué  au  long  cours  pendant  vingt-cinq,  ans. 
J'ai  couru  l'Afrique,  l'Asie,  l'Amérique,  TOcéanie,  je 
connais  Rio  de  Janeiro  comme  ma  poche  : 

a  J'ai  vu  naître  Sidney  et  Honolulu;  j'ai  côtoyé  la 
Californie  avant  qu'elle  fût  inventée.  Je  me  suis  promené 
dans  Alger  du  temps  des  Turcs. 

«  Pour  le  Caire,  je  n'en  parle  point.  Il  y  a  plus  de 
mouvement  à  Calcutta,  et  les  Chinois  ont  des  figures 
autrement  drôles  que  tous  ces  Egyptiens. 

«  A  mon  avis,  le  monde  n'est  pas  aussi  curieux  qu'on 


U8  La  PLA6Ë. 

veut  bien  le  dire.  La  première  des  nations  est  la  France 
par  ses  écrivains  et  ses  hommes  d'Etat. 

«  Pays  agréable  et  qui  a  de  jolis  environs!  Les  femmes 
sont  aimables,  la  police  est  bien  faite,  les  routes  sont 
bien  entretenues  ; 

«  Mais  ce  que  Ton  doit  singulièrement  distinguer  eu 
France,  c'est  la  partie  des  antiquités.  Voilà  ce  qui  mérite 
l'attention  d'un  esprit  supérieur. 

«  Suivant  la  remarque  bien  juste  d'un  journal,  les 
antiquités  nous  apprennent  que  des  hommes  ont  vécu 
avant  nous;  et,  de  plus, 

«  Elles  nous  prouvent  que  les  hommes  ne  meurent  pas 
tout  entiers,  comme  je  l'ai  lu  dans  un  article  de  M.  Chose; 
mais  ij  citait,  je  crois,  Montesquieu. 

«  Ce  n'est  pas  à  vous  que  j'apprendrai  que  Montes- 
quieu, contemporain  de  Louis  XV,  vivait  sous  Voltaire, 
et  qu'il  est  un  des  précurseurs  de  la  raison  moderne. 

9  II  vivait  sous  Voltaire,  je  ne  me  reprends  pas. 
Louis  XV  ne  régnait  que  sous  Voltaire.  Beau  privilège 
du  génie  !  le  roi  Voltaire,  dit  M.  Houssaye. 

«  Jo  ne  partage  pas  toutes  les  opinions  de  M.  Hous- 
saye. Il  est  un  peu  frivole  ;  tranchons  le  mot  :  il  est  fre- 
luquet. Mais  qu'il  écrit  bien  ! 


LA  PLAGE.  149 

a  Je  n'appelle  pas  cela  un  style.  Je  dis  que  c'est  du 
velours,  rembourré  de  ouate,  orné  de  dentelles  et  de 
ruban,  exhalant  des  odeurs  fines. 

a  M.  Houssaye  est  un  des  hommes  d'esprit  de  l'époque. 
Il  y  en  a  d'autres;  il  y  a  M.  Karr  et  M.  Carraguel.  Je  les 

admire  tous. 

a  Néanmoins,  à  M.  Houssaye  le  premier  rang.  Sa  fri- 
volité n'est  pas  sans  sérieux  ;  personne  n'a  mieux  parlé 
de  Voltaire. 

♦ 


VI 


VOLTAIRE. 


«  Voltaire,  monsieur,  homme  immense!  Il  a  écrit 
soixante-dix  ou  quatre-vingts  volumes.  M.  Alexandre 
Dumas  en  a  fait  davantage  ;  mais  ceux  de  Voltaire 

«  Sont  plus  pleins.  Il  a  parlé  de  tout,  de  l'Inde  et  de 
la  Chine  comme  de  la  France,  quoiqu'il  n'ait  jamais 
navigué. 

«  Il  a  trouvé  le  moyen  de  faire  une  tragédie  avec  des 


'      V 


150  LA  PLACE. 

Chinois.  Si  vous  aviez,  comme  moi,  vu  des  Chinois,  vous 
comprendriez  ce  tour  de  force. 

a  II  a  prédit,  il  a  préparé  notre  immortelle  Révolution 
de  89.  Son  flambeau  a  mis  le  feu  aux  préjugés  ;  il  a 
affranchi  le  genre  humain.  Il  a  doté  la  France 

«  D'un  poëme  épique  et  de  beaucoup  de  poésies  légè- 
res. Il  fut  l'ami  du  grand  Frédéric  et  le  défenseur  de 
l'infortuné  Calas. 

«  Je  sais  qu'il  eut  des  torts.  Nul  génie  humain  n'est 
exempt  de  toute  infirmité.  Mais  ne  pardonnerons-nous 
rien  au  génie,  en  considération  de  ses  services  ? 

«  Les  faux  dévots  attaquent  Voltaire  avec  acharne- 
ment. Ils  disent  que  Voltaire  est  impie.  Vous  et  moi, 
nous  tous,  monsieur,  qui  sommes  de  vrais  chrétiens, 

«  Vengeons  l'honneur  de  Voltaire  et  combattons  la 
noire  injustice  des  faux  dévots.  Voltaire  impie  !  Ils  ne 
l'ont  donc  pas  lu  ?  Ils  ne  savent  donc  pas 

«  Que  c'est  lui,  que  c'est  ce  génie  sublime  qui  s'est 
écrié,  dans  sa  poésie  harmonieuse  et  immortelle  : 

S'il  n'y  avait  pas  Dieu,  il  faudrait  l'inventer? 

«  Je  n'ai  jamais  fait  de  vers,  monsieur,  mais  je -les  aime 
beaucoup  et  je  les  retiens  avec  facilité.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  en  ait  de  plus  beau  que  celui-ci. 


I 


LA  PLAGE.  181 

c  Et  Ton  dira  que  l'homme  qui  a  fait  un  si  beau  vers 
est  impie  !  Ah  !  monsieur,  les  emportements  du  fanatisme 
nuisent  cruellement  au  sentiment  religieux  ! 

»  Quand  donc  les  dévots  sauront-ils  que  ce  sont  les 
hommes  tolérants  et  sages  qui  sauvent  la  religion,  en 
l'arrêtant  dans  ses  excès  ? 

«  Voltaire  était  profondément  religieux.  M.  Houssaye 
ne  Ta  pas  fait  assez  ressortir.  En  quoi  il  est  répré- 
hensible. 

«»  Si  Voltaire  avait  vu  les  crimes  de  93,  il  se  serait  jeté 
au-devant  des  démolisseurs  et  des  égorgeurs  ;  il  aurait 
prêché  contre  eux  une  croix  à  la  main. 

«J'en  ferais  autant.  Avec  M.  Houssaye,  avec  M.  Lima- 
cerac,  avec  M.  de  la  Bandoulière;,  et  tous  les  écrivains 
de  génie, 

«  Je  dirais  aux  barbares  :  «  Respectez  la  croix  ;  une 
«  croix  de  bois  a  sauvé  le  monde. 

«  Respectez  aussi  les  croix  de  fer  et  de  pierre,  qui 
a  sont  ou  qui  deviendront  des  antiquités  !  » 


152  LA   PLAGE. 


VII 


LES    ANTIQUITÉS. 


«  tlEci,  monsieur,  me  ramène  au  but  de  ma  visite, 
que  j'avai6  perdu  de  vue  en  jouissant  de  l'honneur  et 
du  plaisir  de  votre  entretien. 

«  Dans  ce  village  retiré  du  monde,  dans  ce  trou  de 
campagne,  dans  ce  lieu  sauvage,  sachez  que  nous  avons 
pourtant  de  curieuses  antiquités  ! 

«  Il  y  en  a  sans  doute  davantage  à  Rome,  que  je  n'ai 
pas  eu  l'occasion  de  visiter  ;  mais  point  de  pareilles,  tout 
le  monde  en  conviendra. 

cr  Paris  aussi  en  a.  Je  compte  aller  à  Paris  pour  voir  le 
palais  des  singes,  les  Thermes  de  Julien  et  le  café  des 
cent  cinquante  billards  (heureux  Parisiens  !). 

«  Mais  Paris,  non  plus  que  Rome,  n'a  pas  ce  que  nous 
avons,  ce  que  je  veux  vous  montrer.  Venez,  monsieur, 
venez  admirer  notre  pierre  druidique  !  » 


LA  PLAGE.  153 

Je  suivis  l'antiquaire,  pensant  que  le  grand  air  m'ai- 
derait à  supporter  son  discours,  qui  devenait  long. 

m 

Le  traître  me  fit  entrer  chez  lui,  et  peut-être  était-ce 
là  le  fond  de  son  dessein.  Il  me  fit  inspecter  son  cabinet, 
plein  d'un  bric-à-brac  ridicule. 

Il  y  avait  des  pots  anglais,  des  huîtres  fossiles,  des 
fruits  d'Amérique,  des  bottes  d'Arabe,  des  éperons 
rouilles,  un  fer  du  cheval  de  César, 

Un  lasso  mexicain,  des  oiseaux  empaillés,  des  flèches 
de  sauvages,  un  casque  et  une  balle  rapportés  de  Sébas- 
topol,  deux  autographes  dé  Ginguené. 

Il  y  avait  aussi  sa  bru,  pelit  chafouin  rondelet,  qui 
suit  de  près  la  littérature.  Elle  arrivait  de  Paris,  émer- 
veillée des  choses  col —  los&ales  qu'elle  avait  vues. 

Il  y  avait  aussi  sa  cousine,  grande  dame  de  Saint- 
Malo.  Celle-ci  ne  me  laissa  pas  ignorer  qu'elle  entre- 
tenait commerce  avec  les  Muses. 

i 
Cette  fille  de  Mémoire  élait  pavoisée  de  trente  aunes 

tie  rubans.  En  parlant  elle  écarquillait  les  mains ,  les 
yeux  et  les  lèvres. 

Elle  vanta  la  belle  simplicité  de  monsieur  un  tel, 
«  notre  poète;  »  quant  aux  autres,  ce  n'est  que  fatras. 
Elle  prononce  fratras. 


«* 


454  LA  PLAGE. 

La  bru  osa  bien  solliciter  la  cousine  de  nous  dire 
quelques  vers.  Celle-ci  devint  menaçante;  je  demandai 
d'aller  à  la  pierre  druidique. 

La  course  était  rude  !  A  l'âpreté  du  soleil  il  fallait 
gagner  le  haut  de  la  colline.  L'antiquaire  parlait 
toujours. 

Mais  j'avais  soin  de  ne  lui  point  répondre  et  de  le 
laisser  toujours  parler;  si  bien  que  de  temps  en  temps  il 
perdait  haleine  et  la  voix  lui  manquait. 

Alors  je  jouissais  du  spectacle  de  cette  campagne 
sévère.  La  terre,  en  partie  dépouillée,  semblait  se  reposer 
d'avoir  donné  la  moisson. 

Le  soleil  la  caressait,  comme  un  époux  glorieux  de  la 
fécondité  de  son  épouse.  D'un  regard  amoureux  il  dorait 
les  chaumes  et  riait  dans  les  ravins  dénudés. 

Après  les  saintes  fatigues  de  la  maternité,  ainsi  le  légi- 
time amour  demeure,  et  ne  voit  qu'une  beauté  plus  lou- 
chante dans  les  premiers  cheveux  blancs. 

L'air  était  plein  de  senteurs  saines.  Sous  cet  ardent, 
soleil,  le  baume,  la  sauge,  les  chaumes  eux-mêmes  déga- 
geaient de  subtils  parfums. 

Je  me  rappelais  les  belles  paroles  de  la  bénédiction  de 
l'encens,  et  je  les  adressai  à  la  terre  :  Ab  Mo  benedicaris 
in  cujus  honore  cremaberis. 


LA  PLAGE.  155 

Et  j'ajoutai,  comme  le  prêtre  encensant  l'hostie  :  «  A 
vous  cet  encens  béni  par  vous,  Seigneur  ;  et  votre  misé- 
ricorde sur  nous  !  » 

Et  les  cigales  bruissaient,  et  la  mer  au  loin  mur- 
murait, et  mon  cœur  enflammé  chantait;  l'antiquaire 
n'était  plus  qu'un  gros  insecte  qui  bourdonnait  aussi 
sa  chanson. 

Quant  à  sa  pierre  druidique,  chose  étonnante,  c'est 
vraiment  une  pierre  druidique  ;  un  dolmen  d'assez  belle 
taille  sur  une  éminence  d'où  l'on  voit  la  mer. 


VIII 


LA    PÊCHE. 


.V, 


enez,  me  dit  l'abbé,  venez  pêcher  le  lançon.  »  Et 
comme  l'antiquaire  faisait  mine  de  nous  suivre  :  «La 
pêche  sera  bonne,  ajouta  l'abbé  ;  car  la  vieille  Lefort  est 
avec  nous.  » 

Au  nom  de  la  vieille  Lefort  l'antiquaire  parut  réflé- 
chir, ou  plutôt  il  avait  réfléchi.  «  Je  me  souviens,  dit-il, 


186  LA  PLAGE. 

de  quelque  affaire.  Je  regrette,  messieurs,  de  ne  vous 
point  accompagner. 

L'abbé  le  regarda  du  coin  de  l'œil.  «  Je  savais  bien 
qu'il  filerait  !  L'affaire  dont  il  se  souvient,  c'est  que  la 
vieille  Lefort  ne  le  rencontre  jamais  sans  le  berner  sur 
la  religion,  sur  la  politique  et  sur  les  antiquités.  » 

La  vieille  Lefort  arrive  clopinTclopant,  d'un  pas  qui 
dément  son  air  robuste  et  'son  fier  bonnet  à  la  vieille 
mode  de  Saint-Jagu,  campé  sur  sa  vieille  face  comme 
un  coq  blanc  sur  un  chou  rouge.  ' 

«  Qu'avez-vous,  bonne  femme  Lefort,  ma  mie  ;  qu'a- 
vez-vous,  la  Jagouine?  lui  dit  l'abbé.  Vous  boitez  comme 
la  science  du  médecin,  et,  de  loin,  votre  coq  semblait 
becqueter  la  terre. 

«  —  J'ai,  dit-elle,  que  je  me  suis  meurtri  la  jambe 
hier  en  jetant  la  seine.  Ça'  ne  m'empêchera  pas  de  la 
jeter  avec  vous.  — Voilà  ce  que  c'est,  reprit  l'abbé,  que.de 
jeter  la  seine  le  dimanche. 

«  —  Mais,  monsieur  l'abbé,  continua  la  vieille,  ne 
mange-t-on  pas  le  dimanche  comme  les  autres  jours  ?  — 
Il  faut,  répondit  l'abbé ,  mettre  de  côté  le  samedi  pour 
manger  le  dimanche,  et  ce  jour-là  prier  Dieu. 

«  —  Mais,  objecta  la  Jagouine,  quand  on  n'a  rien  pris 


LA   PLAGE.  1S7 

le  samedi?  —Toujours,  dit  à  son  lour  l'abbé,  quand  on 
a  résolu  d'obéir  à  Dieu  le  dimanche,  on  trouve  quelque 
chose  à  mettre  de  côté  le  samedi. 

«  —  Comme  vous  arrangez  ça  !  »  dit-elle  encore,  riant 
de  bonne  grâce.  Elle  fit  un  petit  silence  et  elle  ajouta  : 
«  Mon  enfant,  tu  as  raison.  Quand  tu  étais  petit,  je  te 
reprenais  ;  te  voilà  grand  et  moi  petite. 

«  Je  reconnais  mon  tort.  Pauvre  créature,  je  pêche 
de  plus  d'une  manière  !  Quand  je  pêche  pour  gagner 
ma  vie,  le  bon  Dieu  me  donne  du  poisson  ;  quand  je 
pêche  contre  mon  âme,  que  le  bon  Dieu  m'absolve  ! 

» 

«  II  est  clair  et  certain  que  celui  qui  ne  veut  pas 
garder  la  loi  de  Dieu  le  dimanche,  ne  doit  pas  attendre 
que  le  bon  Dieu  lui  donne  du  surcroît  le  samedi.  Merci 
de  ton  avertissement,  monsieur  l'abbé.  » 

Un  autre  prêtre  se  trouvait  là,  qui,  la  veille,  avait 
chanté  la  messe  et  prêché  en  citadin  qu'il  est  :  trois 
points,  plus  l'exorde  et  la  péroraison,  et  des  figures;  la 
bagatelle  d'une  heure  et  demie,  au  mois  d'août  ! 

Bon  homme,  mais  de  .physionomie  un  peu  pincée, 
tenant  volontiers  les  mains  jointes  et  les  yeux  sur  ses 
souliers  à  boucles.  A  cette  physionomie  la  bonne  Jagouine 
craignit  de  l'avoir  scandalisé. 


158  LÀ  PLAGE. 

Elle  s'approcha  de  lui  avec  une  familiarité  respec- 
tueuse. «  Ne  faut  pas  prendre  en  sérieux,  dit-elle,  ce 
qui  se  dit  pour  se  gaudir,  peut-être  à  tort.  Je  n'sommes 
pas'cor  des  païens, 

«  Et  je  n'avons  pas  oublié  ce  que  vous  nous  avez  dit 
hier  dans  la  chaire.  Un  beau  sermon!  Il  faut  avoir  de  la 
force  et  de  l'ardeur  en  l'âme  pour  parler  si  long...  quand 
il  fait  si  lourd.  » 

Le  pauvre  abbé  ne  s'avisa-t-il  pas  de  faire  le  beau 
devant  cette  simplicité  jagouine  !  o  Vraiment,  dit-il,  se 
tournant  vers  moi,  si  elle  sait  encore  ce  que  j'ai  dit,  moi 
je  ne  le  sais  plus  !  » 

O  vanité  d'orateur  !  pour  insinuer  qu'il  avait  improvisé 
son  discours,  déjà  récité  peut-être  vingt  fois  sans  écart 
de  mémoire,  et  que  le  sacristain  n'a  pas  trouvé  flam- 
bant. 

J'en  aurais  élé  fâché  pour  l'improvisateur  s'il  n'a- 
vait pas  aussitôt  tourné  court.  11  sentit  qu'il  venait  de 
céder  à  la  vaine  gloire,  et  dans  sa  conscience  il  se  con- 
damna. 

Nous   voici  sur  les  sables ,  au  bord  du  petit  lac  où 

a  mer,  tous  les  jours,  apporte  le  lançon.  Nous  nous 

jetons  à  l'eau  joyeusement;  joyeusement  nous  tirons  la 

seine.  La  manœuvre  est  rude,  mais  nous  sommes  bien 

dirigés. 


LÀ   PLAGE.  159 

C'est  la  vieille  Lefort  qui  commande,  o  Mon  petit 
abbé,  mon  ami,  tire  à  gauche,  monsieur  !  C'est  cela  ! 
Va,  j'ai  toujours  dit  que  tu  ferais  un  bon  prêtre!  Et 
vous ,  les  messieurs  de  Paris ,  un  peu  de  force  ;  ne 
mollissez  pas. 

«  Moins  près  du  bord  !  Vous  faites  trop  de  place  au 
lançon,  il  vous  passera  dans  les  jambes.  Ah!  si  vous 
tombez  sur  le  nez,  il  n'y  a  point  mal  ;  mais  ce  n'est  pas 
nécessaire.  Tire  à  gauche,  monsieur  l'abbé  ! 

«  A  gauche  que  je  te  dis  !  Est-ce  que  je  ne  parlons 
donc  plus  français?  C'est  ça,  voilà  qui  va  bien  !  Du 
nerf,  les  messieurs  de  Paris  !...  Il  y  en  a!  il  y  en  a!  Jour 
de  Dieu,  le  beau  lançon  !  C'est  un  vif-argent  dans  l'eau 
verte!  » 

Trois  fois  jetée,  la  seine  se  remplit  trois  fois.  Nos 
paniers  débordent.  «  Bonne  femme  Lefort,  ma  mie, 
prenez  votre  part.  —  Non,  non ,  le  lançon  est  trop 
beau;  ce  serait  dommage  que  vous  ne  le  gardiez 
point. 

a  Un  autre  jour  je  viendrai  pour  mon  compte,  et 
à  votre  tour  vous  me  donnerez  un  coup  de  main.  Déjà 
vous  ne  faites  pas  mal.  — Bonne  femme  Lefort,  ma  mie, 
est-ce  qu'un  coup  de  cidre  vous  gênerait  ? 

«  —  Certes,  je  ne  refuserai  pas  de  boire  un  coup  à 
votre  santé.  Une  honnêteté  fait  toujours  plaisir,  et  le 


160  LA   PLAGE. 

cidre   ragaillardit  les  vieux  os.    Savez -vous  que  j'ai 
soixante-douze  ans  ?  Ce  n'est  plus  la  primevère  !  » 

Et  elle  partit  joyeuse  pour  aller  pêcher  la  crevette, 
'  après    avoir   passé   un   jupon    sec   sur    ses    baillons 
mouillés. 


IX 


DE    L'AURORE. 

Dans  la  nuit  claire  j'ai  vu  paraître  l'aurore.  —  Les 
poètes  ont  bien  dit  que  l'aurore  ouvre  les  portes  ;  les 
peintres  l'ont  bien  représentée  soulevant  des  rideaux  de 
gaze,  et  dans  leurs  plis  emportant  les  étoiles. 

Les  étoiles  pâlissent,  mais  la  terre  se  colore.  Des 
doigts  roses  de  l'aurore  tombent  les  fleurs;  elles  appa- 
raissent emmi  les  prés  et  les  buissons.  Le  coq  chante, 
les  oiseaux  s'éveillent  les  uns  après  les  autres,  chacun  à 
son  heure.  * 

La  vie  parle  ;  elle  anime  l'horizon  élargi.  De  légères 
fumées  s'élèvent  du  cours  des  eaux,  montent  du  flanc 
des  collines.  A  l'orient  apparaît  une  petite  rougeur, 
semblable  à  une  tache  de  sang. 


LA    PLAGE.  161 

La  tache  grandit,  se  développe  ;  il  semble  qu'elle  va 
déparer  la  douce  beauté  de  l'aurore.  Mais  voici  que  la 
tache  devient  un  globe  et  ce  globe  grandit  toujours,  et 
sa  couleur  s'épure,  et  il  commence  à  luire. 

Il  tressaille  comme  s'il  s'efforçait  de  rompre  un  lien , 
il  brise  l'écorce  de  sang.  Il  envahit  l'horizon  resplendis- 
sant de  lumière  :  c'est  le  soleil,  c'est  le  jour. 

Au  brûlant  attouchement  de  ses  rayons  toute  chose 
se  sent  aimée.  La  clarté  métallique  des  étoiles  n'aimait 
pas  ;  maintenant  voici  l'aimante  lumière.  Toute  chose 
envoie  au  ciel  un  son,  un  parfum  :  Pater  noster  !  Si 
l'homme  oublie  de  le  dire ,  la  nature  ne  l'oubliera 
pas. 

Elle  répond  par  un  frémissement  d'amour  à  cette 
caresse  d'en  haut.  Et  le  brin  d'herbe,  et  la  feuille  de 
ronce,  et  la  montagne,  et  l'espace  revêtent  tout  leur 
éclat. 

J'attendais  la  voix  de  l'homme.  D'un  clocher  lointain 
elle  s'élève,  remplissant  les  airs.  La  nature  ne  salue  que 
le  Père  ;  partout  où  il  a  été  achevé  par  le  christianisme, 
l'homme  salue  encore  la  Mère  que  Dieu  lui  a  donnée. 

Angélus  Domini  nuntiavit  Mariœ,  —  Et  cvncepit  de 
Spiritu  Sancto.  Ave,  Maria...  Salut,  véritable  aurore^ 
mère  du  véritable  jour;  salut,  vraie  étoile  des  cieux,  éter- 
nelle fleur  de  la  terre,  pur  encens  ! 


162  LÀ  PLAGE. 

Salut,  beauté  ;  salut,  Vierge;  salut,  Mère  ;  salut,  dou- 
ceur !  Salut  au  temple,  salut  à  la  crèche,  salut  au  seuil 
humble  de  Nazareth,  salut  au  Calvaire,  salut  au  cénacle, 
salut  dans  les  cieux! 

Tu  ne  détournes  pas  ta  main  de  l'enfant  malade,  tu  ne 
détournes  pas  tes  regards  de  l'enfant  indocile,  tu  ne 
peux  pas  même  détourner  à  jamais  ton  cœur  de  l'enfant 
souillé.  Entre  la  faute  et  le  châtiment  ta  bonté  s'inter- 
pose. 

Tu  ranimes  la  foi  dans  nos  cœurs,  tu  n'y  laisses  pas 
périr  l'espérance,  tu  retiens  le  bras  de  Dieu  prêt  à  frap- 
per. Nous  t'appelons,  tu  viens  ;  nous  tendons  les  mains, 
tu  nous  sauves.  Ora  pro  nobis  peccatoribus,  nunc  et  in 
hora  mortis  nostrœ  ! 

Depuis  longtemps  je  n'avais  pas  vu  l'aurore  ;  elle  ne 
sourit  point  sur  Paris.  C'était  une  amie  et  une  richesse 
de  mes  jeunes  ans.  Elle  n'a  point  vieilli  comme  tant 
d'autres  choses  qui  ne  sont  plus  si  belles  qu'en  ee 
temps-là  ! 

En  ce  temps-là,  je  n'avais  point  de  demeure  sur  la 
terre  ;  mais  quels  châteaux  seront  jamais  tels  sur  la 
terre  que  j'en  faisais  dans  les  nuages?  et  quelles  souples 
voitures  égaleront  les  ailes  d'esprit  qui  m'y  portaient? 
Je  peux  me  dire  pauvre  quand  je  songe  à  mes  richesses 
de  ce  temps-là  ! 

J'avais  des  yeux  qu'une  nuit  de  lecture  à  la  clarté 


LA  PLAGE.  163 

d'une  chandelle  fumeuse  ne  brouillait  point.  Si  j'éprou- 
vais quelque  fatigue,  trois  ou  quatre  heures  de  course 
sur  les  collines  me  reposaient  assez.  En  ce  temps-là,  j'ai 
épuisé  toutes  les  grandeurs  humaines  ; 

Je  faisais  de  beaux  livres,  je  gagnais  des  batailles,  je 
découvrais  des  îles.  Il  ne  me  manquait,  en  ce  temps-là, 
que  d'avoir  tous  les  jours  à  dîner.  Mais  quelle  nécessité 
de  dîner  tous  les  jours,  en  ce  temps-là? 

Je  suis  un  homme  ruiné.  D'une  grande  fortune  je 
suis  tombé  à  une  très-modeste  aisance.  J'ai  perdu  ce 
domaine  que  rien  n'égale  sur  la  terre,  le  domaine  des 
nuages  ! 

Ce  merveilleux  équipage,  ces  jambes  qui  pouvaient 
faire  tous  les  jours  dix  et  douze  lieues  à  travers  les  mon- 
tagnes, tandis  que  l'esprit  faisait  le  tour  du  monde  en 
tous  sens  plusieurs  fois,  qui  me  les  rendra? 

Donnez-moi  en  toute  propriété  vingt  châteaux,  et  met- 
tez dans  chacun  le  coffre-fort  de  Salomon  :  ce  ne  sera 
que  pauvreté,  surcharge  dans  la  pauvreté.  J'ai  été  ruiné 
à  plat  le  jour  où  j'ai  perdu  les  nuages. 

Mais  c'est  Dieu  qui  m'a  ruiné;  bénie  soit  sa  miséri- 
corde !  Les  nuages  recelaient  la  foudre  ;  elle  s'y  allumait 
quand  la  miséricorde  les  a  dissipés.  Et  j'ai  vu  le  ciel  ;  et 
.dans  ma  poussière  je  suis  l'héritier  d'un  royaume  qui  ne 
périra  point. 


164  LA  PLAGE. 

Non,  tu  n'as  pas  vieilli,  belle  aurore  !  et,  tout  au  con- 
traire, tu  me  parais  plus  belle,  dans  la  splendeur  toujours 
rajeunie  dé  ce  ciel  immense  où  mes  yeux,  à  mesure 
qu'ils  s'affaiblissent,  voient  toujours  plus  clair  et  tou- 
jours plus  loin. 

Autrefois  je  t'admirais,  et  pourtant  je  ne  te  voyais  pas. 
Je  croyais  entendre  les  voix  de  la  nature  éveillée  par  toi, 
et  pourtant  je  n'entendais  qu'une  musique  confuse,  et  je 
n'avais  pas  l'intelligence  de  ce  divin  concert. 

Tout  n'était  à  mes  yeux  que  la  splendide  décoration 
du  vide  profond,  du  vide  insondable  ;  le  beau  bruit  d'un 
mécanisme  ingénieux,  mais  monté  par  un  ouvrier  fan- 
tasque, qui,  sans  dire  pourquoi,  s'était  retiré  de  son 
ouvrage. 

Qu'étais-je  moi-même  sur  cette  vaste  machine?  Errant 
sans  but,  environné  d'obscurité  au  milieu  de  tant  de 
lumières,  où  allais-je?  Où  tombais-je  de  ces  aspirations 
qui,  me  donnant  tout,  ne  me  laissaient  qu'un  prochain 
néant  ? 

Je  m'enivrais  de  parfums,  je  me  rêvais  des  ailes,  je 
m'adjugeais  le  monde  ;  et  tout  finissait  par  la  corruption 
du  tombeau.  Un  trou  dans  la  terre,  pour  s'y  dissoudre, 
c'était  l'aboutissement  de  la  fortuue  et  de  la  gloire,  le 
dernier  mot  de  la  vie. 

Assouvi  de  mes  chimériques  grandeurs,  je  me  regar- 


\ 


LA  PLAGE.  468 

dais,  et  je  ne  voyais  plus  en  moi  qu'une  pièce  détraquée 
de  ce  grand  ouvrage  du  monde,  moins  sage  que  le  ver, 
moins  parfaite  que  la  plante  qui  donne  fidèlement  son 
fruit. 

C'est  à  présent  que  tout  s'éclaire,  c'est  à  présent  que 
je  vois,  que  j'entends,  que  je  sais  !  Les  sourires  et  les 
bruits  de  la.  nature  sont  un  langage  que  je  connais  ; 
mon  cœur  y  répond  avec  un  frémissement  qui  tient  de 
l'amour  fraternel. 

Le  brin  d'herbe  est  mon  frère,  et  le  ver  de  terre  est 
mon  frère,  et  les  étoiles  sont  mes  sœurs.  Un  jour,  comme 
Celui  qui  les  a  créées,  je  pourrai  les  appeler  toutes  par 
leur  nom. 

Je  sais  pourquoi  les  collines  sont  revêtues  d'allégresse, 
pourquoi  les  germes  se  réjouissent  dans  les  entrailles  de 
la  terre,  pourquoi  une  louange  chante  dans  les  vallons^ 
pourquoi  le  ruisseau  bondit  et  bat  des  mains  ; 

Je  le  sais,  et  ma  voix,  s'unissant  à  ces  voix  qui  ne  se 
taisent  jamais,  a  commencé  de  chanter  YHosannah 
éternel. 

0  divine  harmonie  !  note  unique  et  toujours  nouvelle  ! 
plus  profonde  que  nos  cœurs,  plus  douce  qu'un  andante 
de  Mozart  ! 


466  LA   PLAGE. 


LA  MUSE. 

i 

y  uoi  que  Rosine  en  puisse  penser,  je  connais  un  poète 
qui  la  surpasse  en  français. 

C'est  le  jeune  tailleur;  un  bon  petit  gars,  point  vani- 
teux, rangé  comme  une  fille. 

Poète  et  modeste,  tailleur  et  bon  gars  ;  poète  et  tail- 
leur, et  rangé  comme  une  fille...  Que  dites-vous  là  ? 

Je  dis  la  vérité.  Jamais  le  tailleur  n'est  gris,  jamais  le 
poète  ne  s'enfle. 

Assis  sur  ses  talons,  il  coud  et  fait  des  vers  ;  ni  ses 
habits  ni  ses  vers  ne  sont  mal  cousus. 

«  Gela  me  vient,  dit-il,  tout  seul.  C'est  un  feu  qui  me 
traverse  l'esprit. 

«  Je  vois  les  choses  d'une  autre  couleur ,  elles  me 
parlent  autrement  qu'elles  ne  faisaient 


LA  PLAGE.  167 

a  Les  rimes  accourent  sous  mon  aiguille  ;  je  les  enfile 
sans  y  penser. 

«  Quelquefois,  pourtant,  je  reste  bouche  béante,  les 
yeux  ouverts,  rêvant  tout  éveillé. 

«  Mon  aiguille  s'arrête;  je  ne  m'en  aperçois  pas.  Une 
heure  coule  comme  une  minute. 

«  Je  vois  vaguement  des  figures  que  je  voudrais  voir  ; 
j'entends  vaguement  des  sons  que  je  voudrais  entendre. 

«  Quand  l'ouvrage  est  pressé,  cette  préoccupation  est 
incommode,  je  vous  assure  ! 

«  Un  jour  que  j'avais  une  culotte  à  livrer  pour  le  soir 
même,  voilà  que  ça  me  prend  ;  mais  de  quelle  force  ! 

«  Je  voulais  raconter  mon  oncle  Jean-Paul-Marie,  le 
meilleur  homme  qu'on  ait  vu  sur  terre  et  sur  mer. 

«  Une  belle  histoire,  certes!  un  beau  conte  à  faire... 
pour  un  poète  qui  n'aurait  pas  eu  de  culottes  à  fournir. 

a  Je  me  débats,  je  me  gronde,  j'appelle  un  voisin,  je 
prie  le  bon  Dieu  ;  ça  me  tient  de  plus  en  plus. 

«  C'était  un  sort.  Les  idées  m'obsédaient  en  foule,  et 
les  rimes  ne  venaient  pas. 

a  Enfin  je  cours  à  l'église.  Je  me  jette  devant  l'image 
de  la  sainte  Vierge  :  «  Sainte  Vierge,  délivrez-moi!» 


168  LA  t>LAGE. 

«  Hélas  !  la  première  chose  qu'elle  me  donne,  c'est 
une  rime,  puis  une  autre,  puis  d'autres.  Je  reste  là. 

«  Tout  à  coup  on  me  frappe  sur  l'épaule.  C'est  le 
bedeau  qui  m'avertit  que  la  nuit  est  venue. 

«  Et  la  culotte  !  Je  rentre  tremblant.  J'ai  perdu  ma 
journée  et  je  vais  perdre  une  pratique. 

«  Qu'est-ce  que  j'apprends?  Celui  qui  attendait  la 
culotte  pour  partir  ne  partira  que  le  lendemain  ! 

«  Je  saisis  mon  aiguille,  je  couds,  je  couds;  et,  en 
cousant,  je  rime,  je  rime.  Chanson,  culotté,  tout  va. 

«  Le  lendemain,  au  point  du  jour,  j'avais  fini  la  culotte 
et  la  chanson.  Jamais  je  n'ai  été  si  heureux  ! 

«  Depuis  ce  jour-là,  monsieur,  je  ne  me  suis  plus 
permis  de  blâmer  les  ivrognes. 

«  Je  n'ai  jamais  bu;  Dieu  aidant,  jamais  je  ne  boirai. 
En  fait  de  passion  et  de  folie,  c'est  assez  d'une. 

«  Mais  pour  être  entraîné,  vaincu,  dominé,  ah  !  je  m'y 
connais,  et  je  ne  condamnerai  pas  les  autres  ! 

«  Comment  dirais-je  qu'un  homme  peut  s'empêcher 
de  boire,  moi  qui  ne  peux  m'empêcher  de  rimer  ? 


> 


IX  PLACE.  169 

a  La  religion  nous  apprend  que  l'homme  est  une  pau- 
vre machine,  désobéissante.  Je  le  vois  trop  bien  ! 

«  Est-ce  assez  ridicule  de  ne  pas  pouvoir  se  com- 
mander à  soi-même,  d'être  le  jouet  de  son  propre 
esprit  ? 

«  D'être  comme  forcé  de  laisser  là  une  besogne  néces- 
saire, et  qui  fait  vivre,  pour  aller  au  cabaret  ? 

«  Ou  pour  rimer  des  imaginations,  et  donner  une 
tournure  difficile  à  ce  qui  pourrait  se  dire  aisément  ? 

«  Voilà  donc,  moi  tailleur,  qu'au  lieu  de  tailler  et  de 
coudre  des  culottes  et  des  gilets, 

a  Je  m'applique  à  dire  ce  que  tout  le  monde  dit,  autre- 
ment que  ne  le  dit  tout  le  monde  ! 

«  Encore  si  j'étais  content  de  ce  que  je  fais,  et  si  je 
disais  ce  que  je  veux  dire!  Mais  il  s'en  faut! 

«  Si  je  faisais  mes  habits  comme  je  fais  mes  contes, 
personne  assurément  ne  les  voudrait  porter. 

«  Ils  seraient  faits  de  couleurs  bariolées  ;  par  endroits 
trop  larges,  par  endroits  trop  étroits. 

«  Ils  seraient  couverts  de  rubans  flottants,  de  bouf- 
fettes  et  de  sonnettes. 

t.  u.  ** 


170  LA  PLAGE. 

«  Le  superflu  n'y  manquerait  jamais,   ni  le  superflu 
du  superflu  ;  parfois  il  y  manquerait  le  nécessaire. 

«  Trop  de  boutons  et  point  de  poches  ;  du  bon  drap 
et  point  de  doublure;  delà  doublure  et  point  de  drap. 

«  Rien  ne  serait  moins  commode.  Cependant,  s'il  faut 
l'avouer,  quelquefois,  je  crois,  ce  serait  joli... 

«  Vous  qui  habitez  Paris,  monsieur,  répondez-moi 
sur  une  chose  qui  m'étonne  : 

«  Je  vois  qu'il  y  a  des  gens  dont  c'est  le  métier  de 
faire  des  vers  et  qui  vivent  de  cela.  Je  ne  les  plains  pas! 

«  Ils  n'ont  donc  qu'à  rêver,  sans  s'occuper  d'autre 
chose,  appliquant  de  belles  rimes  sur  de  belles  idées? 

«  Je  sais  qu'on  leur  donne  des  places  où  il  n'y  a  rien 
à  faire,  des  pensions  et  la  croix  d'honneur. 

c  C'est  curieux!  Dans  nos  villages,  les  gens  qui  amu- 
sent les  autres  ne  sont  pas  si  considérés. 

a  Supposé  qu'on  fasse  une  pension  à  Rosine  et  qu'on 
me  donne  la  croix,  nos  marins  le  prendraient  mal. 

a  Et  moi,  j'aurais  plus  que  honte  de  me  voir  décoré» 
à  côté  de  quelque  vieux  brave  qui  ne  le  serait  pas. 


LA  PLAGE.  171 

a  Mais  on  raisonne  autrement  dans  les  villes,  et  là 
les  gens  d'esprit  passent  pour  gens  de  mérite. 

«  Ce  que  je  m'explique   moins,   c'est  la  mauvaise 
humeur  de  ces  hommes  heureux  qui  font  des  vers. 

«  J'ai  cru  voir  qu'ils  sont  tristes  ;  médisant  des  hom- 
mes, des  femmes,  de  la  vie,  même  du  bon  Dieu. 

«  Je  trouve  cela  ingrat,  et  méchant,  et  coupable.  Si 
j'en  faisais  autant  ici,  —  à  Dieu  ne  plaise  ! 

«  Si  je  répandais  le   mépris,  la  dérision,  la  haine;  si 
je  corrompais  la  jeunesse;  si  j'insultais  à  Dieu, 

«  M.  le  curé  me  fermerait  l'église  ;  mes  voisins  pren- 
draient des  bâtons. 

«  Et  Ton  me  chasserait  du  village; —  et  je  trouve  que 
l'on  ferait  très-bien  !  » 

Ce  que  je  répondis  au  poète,  si  je  le  répétais,  m'éloi- 
gnerait  à  tout  jamais  du  prix  Montyon. 

M'adressant  ensuite  au  tailleur,  je  lui  commandai  une 
veste  de  bonne  tiretaine,  avec  poches,  —  sans  rubans. 

Revenant  au  poëte,  je  le  priai  de  me  donner  une  de 
ses  chansons,  celle  du  jour  de  la  culotte. 


172  LA   PLAGE. 

Satisfait  des  deux  commandes,   il  reparut   bientôt. 
Dans  la  poche  de  la  veste  il  y  avait  la  chanson. 

Voici  la  chanson.  Si  vous  la  trouvez  longue,  songez 
qu'elle  fait  le  tour  du  monde,  même  un  peu  plus. 

C'est  une  chanson  de  geste,  à  la  manière  des  bardes 
anciens.  Appelez-la  poëme,  elle  sera  courte. 

Et  enfin  on  les  fait  ainsi  en  Bretagne  ;  et  enfin  vous  la 
pouvez  laisser  en  chemin. 

Quant  au  héros  de  l'histoire,  Jean-Paul-Marie  Kéréon, 
l'oncle  du  poète, 

Je  l'ai  vu.  Plus  d'une  fois  nous  avons  fumé  côte  à  côte, 
plus  d'une  fois  j'ai  serré  sa  rude  main. 

Nous  causions  de  son  beau  navire,  la  Sibylle,  et  de 
Maisonneuve,  son  dernier  commandant. 

Et  Maisonneuve,  digne  de  commander  à  de  tels  hom- 
mes, m'a  dit  plus  d'une  fois  : 

«  Je  n'avais  que  l'idée  de  la  grandeur  morale;  je  l'ai 
vue  quand  j'ai  connu  ce  pauvre  marin.  » 


LA  PLAGE.  173 


Xil 


JEAN-PAUL-MARIE  KÉRÉON 

PREMIER    MAITRE    DE    MANOEUVRE    EN    RETRAITE. 


I 


eiEAN-Paul-Marie,  en  ses  campagnes, 
Vingt  fois  du  monde  a  fait  le  tour. 
Il  commença  par  les  Espagnes, 
Étant  mousse  sur  le  Vautour. 

Lorsqu'il  revint,  sa  mère,  veuve, 
Et  ses  deux  sœurs  mouraient  de  faim. 
L'enfant  partit  pour  Terre-Neuve  : 
«  Mère  et  sœurs,  vous  aurez  du  pain.  » 

Il  a  grandi  dans  ce  voyage, 

Le  voilà  marin  et  beau  gars. 

Un  trois-mâts  chargeait  pour  le  Tage  : 

a  Hisse  le  grand  foc  :  je  repars! 

«  Vous  avez  des  pâleurs  étranges, 
«  Sœur  Anne,  et  Ton  vous  voit  songer  ; 
«  Je  vais  au  pays  des  oranges 
a  Vous  quérir  la  fleur  d'oranger.  » 


174  LA  PLAGE. 

Nouveau  retour.  Aux  mers  polaires 
Se  rendaient  trente-six  savants  ; 
Parfois  l'État,  sur  ses  galères, 
Se  platt  d'embarquer  tous  les  vents. 

Jean-Paul  dit  :  «Je  fais  la  campagne; 
«  Qu'importe  ce  qu'ils  vont  chercher  ? 
«  Il  faut  maintenant  que  je  gagne 
«  Une  croix  d'or  pour  mon  clocher.  » 

Après  le  Groenland,  la  Chine, 
Puis  l'Inde,  et  Terre-Neuve  encor. 
a  Jean-Paul,  tu  brises  la  machine  ! 
—  J'ai  Tâme  chevillée  au  corps  !  » 

Sachez  que  des  sables  aux  neiges, 
Des  flots  brûlants  aux  flots  glacés, 
Quarante  ans  il  fit  ces  manèges 
Avant  de  dire  :  «  C'est  assez.  » 

Certe,  à  courir  tant  de  parages, 
Jean-Paul  a  tâté  du  gros  temps, 
Des  grains,  des  trombes,  des  orages  : 
Ça  se  rencontre  en  quarante  ans  ! 

Du  typhus  sentant  les  morsures, 
Il  passa  pour  mort  à  Goa; 
Sa  part  fut  de  quatre  blessures 
Au  fort  de  Saint-Jean  d'UUoa. 

Il  eut  la  lièvre  des  Antilles, 
Le  scorbut  et  le  vomito> 


LA  PLAGE.  178 


Il  fit,  aux  Açores  gentilles, 
Trois  mois  d'hôpital  en  bateau. 

Pour  en  finir,  sur  la  Sibylle, 
Beau  navire  des  mieux  montés, 
Il  prit,  déjà  vieux,  non  débile, 
Quatre  ans  de  mer,  et  bien  comptes. 


II 


On  vit  cette  Chine  têtue, 
Ces  pays  d'or,  ces  orients, 
Où  l'air  tout  embaumé  vous  tue 
Avec  des  fleurs  et  des  brillants. 

On  courut  l'Euphrate  et  le  Sinde  ; 
Faisant  aux  Anglais  la  leçon, 
On  laboura  les  flots  de  l'Inde 
Maintes  fois  à  contre-mousson. 

Sur  les  côtes  de  Tartarie 
On  vit  filer  le  Russe  un  jour  ; 
La  belle  frégate  aguerrie 
Navigua  vers  le  fleuve  Amour. 

Les  Kourils  sont  de  sales  passes  ! 
Pays  de  brume  et  de  typhon  ! 
A  l'arrière  on  avait  cent  brasses, 
L'avant  touchait  presque  le  fond. 


176  LA  PLAGE. 

Dans  ces  couloirs  aux  aspects  mornes 
D'affreux  rochers  pointent  en  l'air; 
Vous  diriez  que  ce  sont  les  cornes 
Du  diable  couché  dans  la  mer. 

Allez,  les  heures  y  sont  lentes! 
Là,  sur  les  hommes  harassés 
Le  jour  fond  en  chaleurs  brûlantes, 
Le  soir  pleure  en  brouillards  glacés. 

Des  quinze  et  des  vingt  jours  de  brume  ! 
Les  vents  hurlaient  comme  des  loups; 
On  ne  voyait  rien  que  l'écume 
Qui  pétillait  sur  les  cailloux  '. 

La  guibre,  arrachée  à  l'étravc, 
Disparut;  le  vaisseau  cria; 
La  mort  fut  au  cœur  du  plus  brave; 
Chacun  dit  Y  Ave  Maria. 

Sans  s'émouvoir,  le  capitaine, 
Prenant  l'aventure  en  marin, 
Remit  les  cœurs  par  cette  antienne  : 
«  Laisse  porter  !  ce  n'est  qu'un  grain  ! 

o  —  Commandant,  permettez  de  rire,  » 
Reprit  Jean-Paul,  les  yeux  contents  ; 
a  Mais  de  pareils  grains...  le  navire 
v  Ne  pourrait  s'en  nourrir  longtemps!» 


1  Les  rochers. 


LA  PLAGE.  177 

Enfin  de  cette  mer  canaille 
On  sortit  sans  désagrément, 
Et  le  diable  ne  fit  ripaille 
Que  d'un  petit  bout  de  gréement. 


III 


Belle  et  pimpante,  la  frégat 
Courant  sur  Ormuz  aux  flots  bleus, 
Alla  voir  le  duc  de  Mascate: 
Le  pauvre  homme  en  fut  amoureux  ; 

Mais  elle  avait  pris  bien  des  rhumes 
Dans  ces  parages  du  Japon  ! 
On  vit  longtemps,  —  plus  tristes  brumes  ! 
En  hôpital  tout  rentre-pont. 

Regardez-le,  ce  beau  navire, 
Gomme  il  est  svelte  et  pomponné  ; 
Gomme  aisément  il  marche  et  vire, 
Sous  le  vent  à  peine  incliné  ! 

Dans  le  ciel  pur  ses  banderoles 
fout  des  frétillements  joyeux  ; 
Ses  canons  lancent  des  paroles 
Fiéres  comme  la  voix  des  deux; 

La  mer  lui  jette  des  étoiles, 
Esclave  aux  pieds  de  ce  sultan  ; 


178  LA  PLAGE. 

La  brise  est  franche  dans  ses  voiles, 
Son  bordage  est  étincelant. 

Que  c'est  bien  l'image  du  monde! 
Ce  navire  si  caressé, 
Ce  beau  roi  de  la  mer  profonde, 
Sur  les  flots  riches  balancé, 

Il  a  la  peste!  En  ses  flancs  sombres 
Gémit  un  peuple  de  mourants; 
Tous  ses  matelots  sont  des^ombres 
Que  rongent  les  cieux  dévorants. 

Chaque  jour,  et  presque  chaque  heure 
Au  gouffre  calme  on  jette  un  corps. 
En  secret  le  commandant  pleure  ; 
«  Me  prendras-tu  tous  mes  trésors, 

«  0  mer!  veux-tu  donc,  sans  relâche, 
«  Engloutir  tous  mes  bons  lurons? 
«  Combats  autrement,  sois  moins  lâche  : 
«  Viens  à  bord,  nous  résisterons!  » 

Alors  Jean-Paul  :  «  Ca  vous  chagrine, 
«  Commandant  ?  Sauf  votre  agrément, 
«  Résignons-nous  ;  dans  la  marine 
«  Souvent  on  meurt  traîtreusement. 

«  C'est  plus  charmant  lorsqu'en  bataille 
«  On  rend  ses  âmes  au  bon  Dieu... 
«  Ici  c'est  le  ciel  qui  mitraille  : 
«  Il  faut  s'en  arranger  un  peu. 


LA  PLAGE.  479 


«  Faisons  cependant  la  prière  ; . 
«  Car,  —  si  vous  permettez,  —je  dis 
«  Que  le  mal  ni  le  cimetière 
«  Ne  nous  ferment  le  paradis. 

«  La  fièvre  laisse  encor  des  armes 
«  Pour  se  défendre  des  enfers... 
«  Après  cela,  pleurez  vos  larmes  ; 
«  C'est  ce  qui  rend  les  flots  amers  ! 

«  Écoutez  :  je  l'ai  su  d'un  mousse 
«  A  qui  son  ange  avait  parlé, 
«  La  mer,  longtemps,  fut  une  eau  douce  ; 
«  Jamais  bateau  n'avait  coulé. 

«  Le  diable  travailla  de  sorte 

»  Qu'il  la  gâta  comme  Ton  voit... 

«  Elle  resta  charmante  et  forte, 

«  Le  bon  Dieu  seul  sait  bien  pourquoi  ! 

«  Mais  elle  a  fait  tant  de  fredaines, 
«  Tant  déchiré  de  braves  cœurs, 
«  Tant  fait  pleurer  les  capitaines, 
«  Les  mères,  les  femmes,  les  sœurs, 

«  Qu'enûn,  pour  punir  l'homicide 
a  Et  mettre  obstacle  à  naviguer, 
«  Dieu  jeta  dans  la  mer  perfide 
«  Les  pleurs  qu'elle  s'est  fait  larguer. 

«  De  là  viennent  ses  amertumes; 
«  Car  nos  larmes,  à  nous,  marins, 


180  LA  PLAGE. 

u  Ce  ne  sont  pas  de  ces  écumes 

«  Qui  montent  aux  yeux  sans  chagrins  ! 

■ 

«  J'en  ai  fourni  ma  part  jolie 
«  Le  jour  que  ce  brigand  de  flot 
«  Nous  chavira  sur  V Amélie, 
«  Et  prit  Hernoux,  mon  matelot  ! 

*  De  mes  yeux  tomba  sur  le  sabler 
«  Gomme  arrachée  avec  le  fer, 
«  Une  larme;  une  !  mais  capable 
«  D'empoisonner  cent  ans  la  mer  ! 

«  Oh!  ma  Sibylle,  trop  à  plaindre! 
«  Un  Parisien  *  dira  souvent  : 
«  Ces  gens  de  mer,  qu'ont-ils  à  craindre, 
«  Sauf  les  cailloux  et  le  grand  vent?...  *> 


IV 


Devers  Amboyne  on  fit  escale , 
Loin  de  baisser,  le  fléau  crut. 
Sur  .trente-sept,  dans  une  salie, 
Pas  un  de  sauvé!  Tout  mourut. 


1  Parisien,  dans  la  flotte,  a  le  même  sens  que  pékin  dans  l'armée. 


LA  PLAGE.  181 


Des  gens  de  bien  et  de  famille, 
Marins  finis,  calmes  et  forts... 
On  connaît  mainte  brave  fille 
Qui  pleurera  longtemps  ces  morts  ! 

Jean-Paul  allait  de  l'un  à  l'autre, 
A  l'exemple  du  commandant; 
En  son  rude  travail  d'apôtre 
Il  assistait  l'abbé  Soudan  K 

L'abbé  Soudan,  un  petit  prêtre, 
—  De  ces  petits  qui  portent  Dieu  ! 
Aux  mourants,  qui  semblaient  renaître, 
Communiquait  son  cœur  de  feu. 

11  leur  disait  :  «  Marins,  courage  ! 
«  Nous  touchons  au  port  éternel. 
«  Un  chrétien  ne  fait  pas  naufrage  ; 
«  Il  jette  l'ancre  dans  le  ciel...» 

Pour  ceux  qu'aucun  péril  n'écarte, 
La  mer  est  vraiment  leur  métier  ! 
Voyez  le  bon  chirurgien  Barthe, 
Voyez  monsieur  Le  Pelletier  *  ï 

Comme  l'abbé,  maîtres  d'eux-mêmes, 
Serrés-  autour  du  commandant, 
Us  soignent  ces  malades  blêmes 
Qui  meurent  en  les  regardant. 


>  Dd  diocèse  de  Saint-Louis,  île  Bourbon,  aumônier  du  bord. 
2  Premier  lieutenant. 

T.  il*  6 


i- 


i 


182  LA  PLAGE. 

Rien  ne  peut  ébranler  leur  âme; 
Chacun,  au  devoir  affermi, 
Accourt  avant  qu'on  le  réclame; 
Nul  n'a  tremblé  ni  n'a  dormi. 

Leur  courage,  qui  se  surpasse, 
Brave  tout  et  reste  vainqueur; 
La  mort  n'ose  attaquer  en  face 
Ces  quatre  hommes  d'uù  si  grand  cœur. 

Pourtant  à  la  mer  la  Sibylle 
A  jeté  plus  de  cent  des  siens  *  ! 
Et  cela  par  un  ciel  tranquille... 
Qu'en  dites-vous,  les  Parisiens? 

Or,  pour  vous  finir  son  histoire, 
Malgré  soleil,  vents  et  courants, 
Dans  le  port  de  Brest,  avec  gloire, 
Elle  revint  après  quatre  ans. 

Hélas  !  Dieu  Ta  voulu,  des  hommes 
Manquaient  sous  son  fier  pavillon  ; 
Mais  elle  rapportait  ses  drômes  *, 
Et  l'étranger  savait  son  nom. 

Rentrez  chez  vous,  brave  équipage  ; 
Rentrez  le  front  haut,  le  cœur  gai  ; 
Celui  qui  fit  pareil  voyage, 
Il  peut  dire  :  «J'ai  navigué  !  » 

1  Le  nombre  des  morts  dans  la  campagne  fat  de  148,   sur  un  équipage 
de  462  hommes. 

2  Mâture  de  rechange. 


LA  PLAGE.  183 


Jean-Paul,  depuis  lors,  a  pris  terre; 
11  lient  ce  qu'il  a  désiré. 
A  quelques  pas  du  presbytère, 
Il  s'est  fait  un  petit  carré. 

Tout  y  sent  la  maigre  fortune, 
Son  bazar  '  tiendrait  dans  un  sac. 
«  Est-on  aussi  bien  dans  la  hune  ?  » 
Ûit-il,  en  roulant  son  hamac. 

«  —  La  bise,  par  mainte  ouverture, 
«  Vient  se  jouer  dans  tes  agrès... 
«  —  Un  premier  gabier  d'empointure, 
«  Dit-il,  est  encor  plus  au  frais. 

«  —  Tu  pouvais  mettre  dans  ta  bourse 
•<  Du  rhum,  du  rack  et  du  vin  vieux... 
«  —  Oui,  mais  je  bois  de  l'eau  de  source, 
«  Dit-il;  c'est  meilleur  pour  les  yeux.  . 

«  —  Jean-Paul,  dans  ta  pauvre  demeure 
«  Que  tu  dois  t'ennuyer  l'hiver  ! 
a  —  Au  clocher,  dit-il,  j'entends  l'heure, 
«  J'entends  chanter  le  vent  de  mer. 


*  Mobilier. 


184  LA  PLAGE. 

«  D'ailleurs,  de  quoi  sert  à  l'avare 
«  D'avoir  tant  écume  les  flots  ? 
a  Quand  le  bon  Dieu  largue  l'amarre, 
«  Nul  n'emporte  ses  bibelots. 

«  Tout  bien  de  terre  se  dérobe, 
«  Et  tout  lieu  terrestre  est  étroit. 
«  Vingt  fois  j'ai  fait  le  tour  du  globe  : 
«  Le  monde  est  un  petit  endroit. 

«  L'ennui  !  J'ai  mon  ouvrage  à  faire, 
«  Mon  ouvrage  à  faire  à  genoux  ; 
«  Je  dis  cent  Ave  pour  ma  mère, 
«  Vingt  Deprofundis  pourHernoux. 

«  Pour  <;enl  autres  défunts  je  prie. 
«  Depuis  mon  vieux  brick  le  Vautour 
«  Jusqu'à  ma  Sibylle  meurtrie, 
«  J'ai  vu  mourir...  J'attends  mon  tour. 

«  Quoique  j'aie  une  âme  assez  nette, 
a  Le  diable  écrira  son  rapport  ; 
a  II  faut  faire  un  peu  de  toilette 
«  Avant  que  de  rentrer  au  port. 

«  Ce  n'est  pas  l'argent  qui  m'effraye  : 
«  Songeant  d'avance  à  ma  rançon, 
«  Au  bon  Dieu  j'ai  donné  ma  paye 
«  Toujours  d'une  ou  d'autre  façon. 

«  Suivant  sa  parole  obéie, 

«  J'ai  pris  la  peine  avec  douceur; 


LA  PLAGE.  185 

«  J'ai  nourri  ma  mère  vieillie, 
«  J'ai  marié  ma  jeune  sœur. 

«  Jamais  le  saint  nom  de  la  Vierge 
«  Ne  fut  par  ma  langue  offensé  ; 
«  J'ai  toujours  fait  brûler  un  cierge 
«  Devant  l'autel  où  j'ai  passé. 

* 

«  Je  ne  crains  pas  que  Dieu  me  damne 
«  Pour  des  vœux  plus  tard  méconnus  : 
«  À  Rumengol,  puis  à  Sainte-Anne, 
«  J'ai  fait  dix  voyages  pieds  nus. 

«  Mais  voici  ce  qu'enfin  j'observe  : 
«  Mon  cœur  fut  lent  à  s'enflammer. 
«  Jésus  ordonne  qu'on  le  serve, 
«  Et  moi  je  sens  qu'il  faut  l'aimer. 

a  II  faut  que  l'amour  soit  immense  : 
«  Il  le  mérite  bien,  je  crois, 
«  Celui  qui,  pour  nous,  par  clémence, 
«  A  voulu  mourir  sur  fa  croix. 

«  C'est  mon  capitaine  et  mon  père, 
«  C'est  mon  maître,  mon  roi,  mon  Dieu 
«  Il  m'a  tiré  de  l'eau;  j'espère 
«  Qu'il  voudra  me  tirer  du  feu. 

«  Je  ne  veux  pas,  en  purgatoire, 
«  Louvoyer  sous  d'autres  autans, 
«  Durant  ce  siècle  expiatoire 
«  Dont  les  heures  sont  de  cent  ans. 


* 


186  LA  PLAGE. 

«  Je  ne  veux  pas,  parmi  ces  flammes, 
«  Laisser,  si  proche  de  l'enfer, 
«  Mes  amis,  dont  j'entends  les  âmes 
«  Héler  les  jours  de  grosse  mer. 

«  Pour  que  la  Vierge  les  protège 
&  Du  chapelet  j'use  les  grains; 
«  J'aurai  dans  le  ciel  un  cortège, 
«  Un  beau  cortège  de  marins!» 


VI 


C'est  ainsi  que  Jean-Paul  achève 
Ses  jours  pleins  de  rudes  labeurs. 
On  le  voit  souvent  sur  la  grève, 
Au  départ  des  bateaux  pécheurs. 

• 

Quand  sur  l'un  d'eux  il  manque  un  homme, 

II  lé  remplace  en  souriant, 

Et  nul  n'entend  la  poche  comme 

Ce  loup  de  mer  qui  va  priant. 

Par  ses  avis,  que  Ton  remarque, 
Il  enrichira  nos  galets  ; 
Plus  d'un  patron  lient  mieux  sa  barque 
El  sait  mieux  remplir  ses  filets. 

On  voit  la  jeunesse  volage 
L'écouter  d'un  air  sérieux  ; 


LA  PLAGE.  187 


11  est  chéri  dans  son  village 
Gomme  Charner  *  a  Saint-Brieuc. 

On  le  respecte  au  presbytère 
Autant  qu'on  l'aime  parmi  nous; 
C'est  le  chrétien  le  plus  austère, 
C'est  le  bonhomme  le  plus  doux. 

Il  a  passé  vingt  fois  la  ligne  ; 
Il  est  sans  reproche  et  sans  peur. 
Si  tu  connais  marin  plus  digne, 
Va-t'en  le  dire  à  l'Empereur. 


XII 


LÀ    JAGOUINE. 

La  Jagouine  marchait  d'un  pas  alerte,  portant  ses 
soixante-douze  ans  aussi  gaillardement  que  son  coq  de 
toile  blanche,  qui  battait  de  l'aile  au  vent.de  mer. 

■ 

«  Bonne  femme  Lefort  la  bien  nommée,  vous  prenez 
les  années  comme  vous  prenez  le  lançon  ;  plus  il  y  en  a, 
plus  vous  êtes  contente  ! 

1  Le  vice-amiral  Charner,  fils  d'un  petit  négociant  de  Saint- 
Brieuc. 


188  LA  PLAGE. 

«  —  J'ai  pris  des  années,  j'ai  pris  du  lançon,  j'ai  pris 
du  chagrin.  Il  n'y  a  que  le  poisson  qui  se  laisse  au  mar- 
ché. Le  reste,  faut  le  porter  ;  c'est  le  poids  du  cœur. 

«  Dieu  m'a  donné  la  force,  qu'il  soit  béni  !  Il  ne  me  l'a 
pas  donnée  pour  n'en  rien  faire  !  Je  porte  huit  cercueils  ; 
c'est  une  charge  lourde  ! 

«  Et  plus  d'une  fois,  seule  au  bord  de  la  mer,  je  me 
suis  assise  sur  le  sable  pour  essuyer  la  sueur  du  cœur 
qui  me  sortait  par  les  yeux. 

c  J'ai  eu  douze  enfants.  Je  les  ai  élevés  avec  la  paye 
de  leur  père  et  avec  ma  navette,  qui  courait  la  nuit. 
Huit  sont  morts  :  cinq  garçons,  trois  filles. 

«  Mon  garçon  Jean-Marie  était  au  séminaire.  Il  s'est 
vendu  soldat  pour  mettre  du  pain  dans  la  maison  ;  il  est 

mort. 

* 

«  François  et  Corentin  ne  sont  pas  revenus  de  Terre- 
Neuve  ;  leur  frère  Guillaume  n'est  pas  revenu  d'Alger  ; 
Madeleine  est  morte  veuve. 

«  La  plus  belle  de  toutes  et  la  plus  belle  du  village  et 
du  canton  était  Marie.  Les  plus  riches  partis  la  deman- 
daient; elle  disait  :  «  J'ai  donné  mon  cœur. 

«  Je  me  suis  promise,  je  me  suis  fiancée.  —  A  qui 


LA   PLAGE.  189 

«  donc,  ô  Marie?  — Laissez  grandir  mes  frères;  laissez 
«  grandir  ma  petite  sœur  Yvonne. 

«  Quand  Yvonne  sera  grande,  quand  je  ne  serai  plus 
«  nécessaire  à  la  maison,  alors  Celui  que  j'aime  viendra 
«  me  prendre.  —  D'où  viendra-t-il,  ô  Marie?  —  Il 
«  viendra  du  ciel. 

«  —  O  Marie  !  veux-tu  donc  mourir  î  —  Je  ne  demande 
«  pas  la  mort,  mais  je  ne  veux  vivre  que  pour  Jésus- 
«  Christ.  A  lui  je  me  suis  promise  et  fiancée.  » 

■ 

«  Voilà  que  notre  Yvonne  est  grande  et  forte,  et  pres- 
que aussi  belle  et  douce  que  Marie.  Marie  me  dit  :  «  Mère, 
«  le  moment  approche.  Priez,  car  il  sera  dur. 

.«  —  Mon  sacrifice  est  fait,  lui  dis-je.  —  Non,  dit-elle  ; 
«  vous  ne  comprenez  pas.  Celui  que  j'aime  tant  ne  m'a 
«  pas  moins  aimée;  il  m'appele,  il  m'appelle  !...  » 

«  Je  n'en  demandai  pas  davantage;  j'avais  peur  et  je 
me  mis  à  pleurer.  Un  mois  après,  dans  sa  fleur,  le  sou- 
rire sur  les  lèvres,  notre  fille  mourut. 

«  Seigneur  Dieu,  pardonnez  si  je  murmure  !  Yvonne 
commença  de  pâlir  et  fut  prise  de  langueur.  «  O  Marie, 
«  disait-elle,  ô  Marie  !...  » 

«  Le  médecin  me  dit  :  «  Ne  faites  plus  de  dépenses. 
«  Elle  a  le  cœur  enveloppé  d'un  chagrin,  et  il  n'y  a  que 
«  la  mort  qui  le  désenveloppera.  » 

6* 


190  la  pl agi;. 

m 

«  Au  bout  d'un  an,  devenue  semblable  à  Marie,  Yvonne 
s'en  alla  comme  elle.  Elle  mp  disait  ;  «  Le  ciel  est  plus 
«  beau  que  la  terre.  » 

«  Et  moi,  depuis  ce  temps,  j'ai  les  yeux  rouges  de  pleu- 
rer; et  il  n'y  a  pas  tant  d'amertume  dans  la  mer  qu'il  y 
en  a  parfois  dans  mon  cœur. 

«  Il  nous  restait  notre  Benjamin,  le  dernier  né,  un 
fort  et  brave  enfant  de  seize  ans,  celui  qui  ressemblait 
le  plus  à  Thomas,  à  notre  Marie  et  à  ma  petite  Yvonne. 

«  Je  l'ai  vu  mourir  en  mer  dans  une  tempête,  au  retour 
de  la  pêche.  J'étais  sur  le  rivage.  De  mes  yeux  j'ai  vu 
sombrer  son  bateau. 

«  Tout  périt,  corps  et  biens.  La  mer  ne  nous  rendit  ni 
un  agrès,  ni  une  planche,  ni  un  cadavre.  La  mer  nous 
nourrit,  c'est  vrai ,  mais  nous  payons  notre  nourriture  ! 

«  Et  moi,  dis-je  à  la  mer,  je  te  forcerai  de  me  rendre 
«  le  corps  de  mon  enfant  !  »  Je  le  voulais,  car  je  ne 
l'avais  pas  embrassé  avant  de  partir.  Je  le  demandai 
au  bon  Dieu. 

a  Mes  voisines,  qui  me  voyaient  excédée  de  malheur, 
firent  une  neuvaine  avec  moi.  «  Seigneur,  par  les 
«  larmes  de  la  Vierge,  ordonnez  à  vos  flots  d'avoir  pitié 
«  d'une  mère  !  » 


'  LA   PLAGE.  191 

«  11  fallut  bien  obéir  et  les  flots  me  rapportèrent  intact 
le  cadavre  de  Benjamin,  seul  de  tout  l'équipage,  à  l'en- 
droit où  ils  Pavaient  englouti. 

t  Je  l'ai  enseveli  de  mes  mains,  remerciant  le  Dieu 
du  Calvaire  et  de  la  croix.  Si  les  larmes  étaient  un 
baume  ,  jamais  ce  corps  ne  serait  entamé  dans  la 
tombe. 

«  Il  est  dans  notre  cimetière,  à  côté  de  ses  sœurs.  Son 
père  et  moi  nous  y  serons  près  d'elles  et  de  lui.  Thomas. 
Yvonne,  Benjamin,  Marie,  Marie  !  0  mon  Dieu  ! 

«  Oui,  oui,  je  suis  forte  et  j'ai  du  ressort.  Il  en  faut 
pour  porter  ces  souvenirs.  Je  vis  comme  une  autre,  sans 
me  forcer.  Dieu  m'a  traitée  avec  miséricorde. 

«  Cette  année,  Lefort  et  moi  nous  ferons  notre  noce 
d'or.  Nous  nous  sommes  mariés  de  bon  amour,  il  y  a 
cinquante  ans  ;  nous  avons  vécu  ensemble  cinquante 
ans,  de  bonne  amitié. 

«  Notre  vieillesse  est  verte  et  vaillante,  elle  travaille 
encore.  Les  enfants  qui  nous  restent  sont  honnêtes.  Nous 
ne  sommes  pas  dans  le  besoin  :  nous  avons  quatre  cents 
francs  de  rente. 

«  Avec  tout  cela,  je  ne  puis  voir  la  mer  un  peu  remuée 
sans  penser  à  Benjamin,  et,  quand  j'entends  appeler 
une  enfant  Yvonne,  tout  mon  sang  frémit  ; 


192  LA   PLACE.    ' 

«  Et  si  on  rappelle  Marie,  je  hâte  le  pas,  et  j'ai  mes 
huit  cercueils  sur  les  épaules  ;  et,  dès  que  je  suis  seule, 
je  m'assieds  et  je  pleure. 

■ 

«  Adieu,  adieu!  Si  vous  avez  des  enfants,  que  Dieu 
vous  les  garde  !  Quant  à  moi,  je  n'ai  point  la  sagesse 
de  mon  âge.  Pour  un  jour  de  grosse  mer  j'ai  trop 
causé.  » 


XIII 


LE    SOIR    D'UN    BEAU    JOUR. 


Le  recteur  a  soixante-quinze  ans  :  ferme  et  grand 
vieillard,  robuste  comme  ses  rochers,  droit  et  carré 
comme'  la  tour  de  son  église. 

Indulgent  dans  sa  force,  souriant  dans  sa  sagesse; 
l'esprit  au  courant  de  tout,  le  cœur  toujours  ouvert,  la 
main  toujours  tendue,  l'âme  toujours  en  haut. 

Belle  et  sainte  vieillesse,  couronnée  de  grâce,  escortée 
de  bénédictions,  illuminée  de  clartés,  entourée  de  recon- 
naissance et  de  respect.  Il  m'a  dit  : 

«  Je  n'ai  perdu  aucun  de  ceux  que  Dieu  m'a  donnés  ; 


LA  PLAGE.  193 

j'ai  reçu  de  Dieu  cette  faveur  que  tous  sont  morts  dans 
sa  miséricorde  et  dans  sa  paix. 

«  Jamais  je  n'ai  quitté  mes  paroissiens  que  pour  aller 
recevoir  les  ordres  et  les  bénédictions  de  mon  évêque, 
ou  me  retremper  quelques  jours  dans  la  retraite. 

«  Et  je  puis  dire  qu'alors  je  ne  les  quittais  pas,  puis- 
que je  ne  cessais  de  prier  pour  eux,  demandant  à  Dieu 
de  me  rendre  plus  digne  de  les  conduire. 

a  Je  mourrai  sans  avoir  vu  Paris,  sans  nul  désir  de  le 
voir.  J'ai  enterré  tant  d'hommes  qui  avaient  fait  le  tour 
du  monde  et  qui  n'ont  rencontré  Dieu  qu'ici  ! 

«  Quand  je  quitterai  la  terre,  ma  curiosité  sera -satis- 
faite et  mon  cœur  content.  En  attendant  le  ciel,  mes  yeux 
ont  contemplé  assez  de  merveilles. 

«  J'entends  parler  de  vos  obélisques,  de  vos  colonnes, 
de  vos  palais  en  pierres  dentelées.  Valent-ils  nos  rochers 
que  la  mer  a  creusés  et  travaillés  six  mille  ans  ? 

«  Vos  places  publiques  illuminées  au  gaz  ont- elles 
l'étendue  de  nos  plages  éclairées  des  étoiles?  Votre 
macadam  arrosé  vous  paraît  t  il  plus  beau  que  nos 
sables  fins  ? 

«  Vous  aimez  vos  pièces  d'eau  grandes  comme  la  main 
et  vos  petits  filets  jaillissants.  J'ai  vu  la  vaste  mer  lancer 
jusque  sur  nos  falaises  des  navires  armés  î 


194  LA   PLAGE. 

«  Mais  ces  divins  silences  de  la  mer  et  des  champs  tran- 
quilles, et  la  douceur  des  aurores,  et  la  splendeur  des 
soleils  couchants,  où  les  trouvez-vous  ? 

«  Tous  les  ans  de  ma  vie,  j'ai  vu  les  fleurs  du  printemps 
et  la  verte  vigueur  de  Tété  ;  j'ai  vu  les  couleurs  variées 
et  les  beaux  déclins  de  l'automne. 

«  Tous  les  ans  de  ma  vie,  j'ai  vu  la  blancheur  de  la 
neige,  et  nos  champs  endormis  sous  ce  manteau  d'her- 
mine ne  les  quitter  que  pour  vêtir  leur  robe  de  prin- 
temps. 

«  Ce  n'est  pas  un  spectacle  monotone.  Vingt  fois  par 
an  la  terre  change  de  parure  ;  Ton  admire  une  variété 
sans  limite  dans  cette  invariable  harmonie. 

a  C'est  l'œuvre  de  Dieu,  que  j'ai  vue  tons  les  jours  et 
à  toutes  les  heures  du  jour,  toutes  les  nuits  et  à  toutes 
les  heures  de  la  nuit. 

«  Et  maintenant  que  mes  pas  sont  lourds  et  que  mes 
yeux  sont  affaiblis,  je  vois  encore  ces  beautés;  elles  me 
parlent  encore,  elles  me  ravissent  encore. 

«  Mon  vieux  cœur  bondit  encore  dans  ma  poitrine.  Je 
reconnais  toutes  les  voix  qui  parlaient  à  ma  jeunesse, 
qui  lui  parlaient  de  la  grandeur  de  mon  Dieu  ; 

«  Et  mon  sang,  que  l'âge  devrait  avoir  glacé,  bouil- 


LA   PLAGE.  198 

lonne  encore,  et  mes  yeux  se  mouillent  de  larmes  heu- 
reuses, et  je  m'écrie  :  «  0  Dieu  !  que  vos  œuvres  sont 
belles  !  *• 

«  Je  me  suis  fait  dépeindre  votre  Paris  :  les  quais  sont 
bien  alignés  ;  la  rivière  roule  de  la  boue  et  des  petits 
bateaux  dans  sa  rigole  de  moellons. 

«  Il  n'y  a  que  de  hautes  maisons  ;  personne  n'habite 
seul  sa  maison  ni  même  son  étage.  On  a  du  monde  sur 
la  tête,  du  monde  sous  les  pieds. 

«  Partout  l'œil  d'un  voisin  que  l'on  ne  connaît  pas  ; 
partout  la  foule  et  la  presse.  Les  voitures  se  coupent,  se 
heurtent,  font  vacarme. 

«  Il  y  a  tant  de  police  qu'il  faut  bien  juger  qu'on  est 
entouré  de  malfaiteurs.  Vous  n'ouvrez  guère  les  yeux 
sans  voir  quelque  spectacle  flétrissant. 

«  Les  rues  sont  pleines  de  boutiques,  les  boutiques 
pleines  de  raretés.  Beaucoup  de  meubles,  beaucoup  de 
rubans  et  d'étoffes,  beaucoup  d'orfèvrerie. 

«  Là,  tout  ce  qui  peut  tenter  la  passion  de  l'homme 
s'étale  en  abondance.  L'orgueil  court  partout,  l'envie 
s'éveille  partout.  Dieu  se  cache. 

«  Non,  je  ne  veux  point  voir  cela,  et  je  remercie  Dieu 
de  ne  l'avoir  point  vu.  Je  le  remercie  sept  fois  et  septante 
fois  sept  fois 


196  LA  PLAGE. 

«  De  m'avoir  tenu  dans  mes  sables  lavés  par  la  mer 
pure ,  dans  mes  rochers  fleuris  de  coquillages  et  de 
passe-pierre,  dans  mes  champs  embaumés  ; 

«  Dans  les  rues  de  mon  village,  où  je  marche  sur 
Therbe  ;  dans  mes  sentiers  ombragés  de  beaux  arbres, 
mes  chers  sentiers  verts  et  sombres  ! 

a  Là  vous  trouvez  le  houx  et  la  noble  épine  qui  fleu- 
rissent en  leur  temps.  Le  chèvrefeuille,  la  clématite,  le 
lierre,  la  vigne  sauvage  pendent  en  festons  joyeux. 

«  Comptez  ces  fleurs,  depuis  l'humble  touffe  de  véro- 
nique jusqu'à  cette  haute  et  fière  grappe  de  bouillon- 
blanc  qui  s'épanouit  sur  sa  tige  de  velours  : 

«  Pervenche,  liseron,  glaïeul,  bouton  d'or,  et  la  gra- 
minée  élégante ,  et  l'églantine  blanche  et  rose ,  et  les 
diamants  de  la  rosée  au  matin  ; 

«  Et  les  insectes  d'émeraude,  et  les  papillons  volants, 
et  les  lézards  fuyants,  et  les  oiseaux  chantants  !  Quelle 
boutique  d'orfèvre  est  aussi  riche  qu'une  de  nos  haies  ? 

«  Je  remercie  Dieu,  je  le  remercierai  tous  les  jours  de 
ma  vie,  de  m'avoir  fait  vivre  dans  ma  maison  basse,  au 
pied  de  mon  église. 

a  J'ai  tenu  ma  fenêtre  ouverte  pour  voir  mes  voisins  et 
pour  en  être  vu.  J'ai  tenu  ma  porte  ouverte  nuit  et  jour. 


LA   PLAGE.  197 

«  Jamais  la  tristesse  et  le  malheur  ne  sont  entrés  que 
pour  être  consolés,  jamais  le  crime  n'est  entré  que  pour 
se  repentir. 

«  Que  d'amis  chers  ont  franchi  mon  seuil  !  que  de  riches 
cœurs  dans  ces  humbles  salles!  que  ma  table  boiteuse  a 
vu  d'aimables  festins  ! 

t  Mais,  ni  chez  moi  ni  dans  aucune  maison  du  village, 
jamais  le  bruit  insensé  des  fêtes  n'a  couvert  les  tintements 
de  Y  Angélus,  qui  sonne  trois  fois  chaque  jour. 

«  Jamais  la  prière  %n'a  été  chassée  comme  un  hôte 
importun.  Elle  frappe,  les  cœurs  s'ouvrent.  Entrez, 
Vierge  Marie  ;  entrez,  Seigneur  Jésus  ! 

«  Après  les  amis,  après  les  pauvres,  après  les  cœurs 
affligés  et  les  cœurs  repentants,  escortée  encore  par  la 
prière,  un  jour,  bientôt,  la  mort  entrera. 

«  Viens,  mort  !  Puisque  Dieu  t'envoie,  sois  la  bienve- 
nue. Fais  ton  office.  Mais  ce  n'est  pas  chez  nous  que  tu 
pourras  triompher  et  railler. 

«  Tu  tiens  une  faux  pour  faucher,  tu  tiens  un  marteau 
pour  briser.  De  ta  faux  tu  coupes  le  fil  de  la  vie  ;  de  ton 
marteau  tu  brises  nos  hochets. 

a  Tu  les  brises  et  tu  les  disperses  ;  tu  brises  les  coffres- 
forts,  et  l'or  amassé  se  répand  ;  tu  ouvres  aux  héritiers 
la  porte  fermée  aux  pauvres. 


198  LA   PLAGE. 

a  Le  moribond  te  regarde  faire.  Tout  ce  qu'il  a 
ramassé  avec  tant  de  peine,  quelquefois  même  au  prix 
de  son  âme,  tu  le  prends. 

«  Il  te  regarde  faire  et  il  pleure.  «  Quoi  !  mes  ameu- 
«  blements  si  riches,  mes  tableaux,  mes  vases  de  prix, 
«  mes  bijoux,  faut-il  donc  quitter  tout  cela  ? 

<f  —  Tout,  répond  la  mort  railleuse  ;  et  les  enseignes 
«  de  tes  dignités,  tes  croix,  tes  rubans,  tes  habits  brodés 
«  d'or,  je  les  déchire  ou  je  les  mets  en  vente. 

«  Je  viens  V arracher  de  ton  palais,  où  mille  frivolités 
a  insultent  à  la  gravité  de  la  mort;  je  viens  t'arracherde 
«  ton  lit  somptueux  et  t'enfermer  nu  dans  le  cercueil.  » 

«  Mais  dans  nos  cabanes,  ô  triomphante!  quand  tu 
viens  prendre  la  pauvre  dépouille  qui  t'appartient  et  que 
tu  devras  rendre  un  jour; 

«  Quand  ta  faux  a  coupé  le  fil  usé  de  la  vie,  que  te 
resle-t-il  à  faire  ?  que  penses-tu  pouvoir  encore  piller  ? 

c  Mes  meubles  sont  ceux  que  j'ai  trouvés  en  entrant  ici, 
il  y  a  cinquante  ans.  J'ai  mis  en  sûreté  mes  livres  :  je  les 
ai  donnés.  J'ai  donné  mon  argent. 

«  Ma  robe  rapiécée  et  mon  étole  dédorée,  je  les  empor- 
terai dans  la  tombe.  Mon  âme  s'échappera  et  s'en  ira 
vers  Dieu. 


LA  PLAGE.  199 

«  Et  lorsqu'au  jour  des  suprêmes  justices  la  voix  de 
Fange  retentira;  lorsque  la  voix  du  héraut  de  Dieu, 
réveillant  tous  les  morts,  leur  dira  :  «  Debout!  » 

«  Ma  pauvre  soutane  rapiécée  paraîtra  comme  une 
pourpre  brillante  ;  ma  pauvre  étole  usée  lancera  d'éter- 
nels rayons  !  » 


XIV 


LA    MER    ET    LE    BRIN    D'HERBE. 


I  lein  de  monstres  et  de  trésors,  toujours  amer 
quoique  limpide,  jamais  si  calme  qu'un  souffle  soudain 
ne  le  puisse  troubler  effroyablement  :  est-ce  l'Océan  ou 
le  cœur  de  l'homme  ? 

Riche  et  immense,  et  voulant  toujours  s'enrichir  et 
s'agrandir  ;  toujours  prompt  à  franchir  ses  limites,  tou- 
jours contraint  d'y  rentrer,  emprisonné  par  des  grains 
de  sable  :  est-ce  le  cœur  de  l'homme  ou  l'Océan? 

Océan  !  cœur  de  l'homme  !  quand  vous  avez  bien 
mugi,  bien  déchiré  les  rivages,  vous  emportez  pour 


200  LA   PLAGE. 

butin  quelques  stériles  débris  qui  se  perdent  danà  vos 
abîmes  ! 

Un  jour,  à  Dieppe,  furieuse  et  terrible,  la  mer  assail- 
lait le  môle  et  le  couvrait  souvent  de  ses  écumes. 

Les  Parisiens  poussaient  des  cris  d'admiration,  bat- 
taient des  mains,  applaudissaient  la  mer. 

J'aurais  plutôt  applaudi  la  masse  immobile  qui  bravait 
celte  fureur  des  eaux  et  rompait  leur  effort. 

Méprisant  le  peu  d'écume  qui  l'inonde,  n'allant  point 
chercher  le  combat,  ne  le  fuyant  point, 

Le  môle  attend  que  la  mer  s'épuise.  Alors  il  la  domi- 
nera dans  la  paix;  elle  viendra  le  baiser  au  pied. 

C'est  l'âme  chrétienne  en  butte  aux  orages  du  cœur  et 
de  la  vie.  Elle  est  assaillie  et  submergée  :  elle  résiste  en 
silence,  elle  triomphe. 

La  foule  admire  les  passions,  les  bruits,  l'écume.  Elle 
ne  voit  pas  le  grand  cœur  qui  résiste,  et  qui,  par  sa  résis- 
tance, protège  tout  derrière  lui. 

Elle  lui  insulte  au  contraire  ;  elle  dit  que  les  senti- 
ments publics  ne  sauraient  l'émouvoir,  qu'il  est  dur  et 
sans  poésie. 

Le  rocher  n'est  pas  même  admiré  des  naufragés  qui 
se  sauvent  par  une  corde  attachée  à  sa  masse  invincible! 


LA  PLAGE.  201 

Mais  voici  une  autre  vue  de  la  mer,  plus  douce  et  plus 
étendue.  Je  la  tiens  d'une  belle  intelligence  qui  a  pris 
les  ailes  de  la  musique  pour  monter  vers  Dieu. 

«  Le  rhythme  ternaire,  disait  Marie  Gjertz,  est  le  mou- 
vement de  l'amour,  de  l'humilité,  du  saint  abaissement 
de  soi-même.  Tout  ce  qui  est  salutation  et  révérence» 
tout  ce  qui  se  courbe  et  s'incline  noblement,  tout  cela 
est  du  rhythme  ternaire. 

«  Si  te  bon  Dieu  n'avait  voulu  être  pour  nous  qu'un 
maître,  il  aurait  donné  à  l'eau  un  mouvement  carré;  il 
aurait  créé  la  terre  sans  arbres ,  sans  herbes ,  sans 
fleurs. 

«  Les  montagnes,  les  roches,  les  profonds  ravins 
proclament  que  Dieu  est  grand  ;  cette  décoration  de 
fleurs  et  de  verdure  nous  dit  que  Dieu  est  père  et  qu'il 
nous  aime. 

«  Elle  est  mobile,  elle  est  vivante,  et  le  souffle  du  ciel 
lui  donne  le  mouvement  et  la  vie.  D'où  vient  le  vent?  A 
l'eau,  à  la  fleur,  à  l'arbre,  au  brin  d'herbe,  il  commu- 
nique le  souple  mouvement  de  l'amour. 

a  L'eau  se  gonfle  d'émotion,  la  fleur  baisse  la  tête, 
l'arbre  se  plie  par  un  effort  grandiose,  et  un  tressaille- 
ment parcourt  son  feuillage  d'où  sortent  des  chants 
merveilleux. 

«  Le  brin  d'herbe  s'incline  et  se  courbe  jusqu'à  terre. 


LA   PLACE. 

Au  plus  léger  souffle  il  prend  l'attitude  de  l'adoration. 
Il  a  son  chant  aussi,  que  l'oreille  n'entend  pas.  Où 
trouver  une  plus  prompte  expression  de  l'humble 
amour  ? 

«  Sa  forme  effilée  et  sa  couleur  n'attirent  pas  le  regard  : 
image  de  la  beauté  intérieure,  image  de  la  parfaite 
humilité  !  On  le  foule  aux  pieds,  il  est  doux  aux  pieds 
qui  le  foulent. 

«  Les  fleurs  les  plus  brillantes  sont  celles  qui  s'incli- 
nent le  moins  :  ne  voyez-vous  pas  des  âmes  douées  et 
épanouies  que  le  soin  de  se  faire  admirer  empêche  de 
songer  à  saluer  le  bon  Dieu  ? 

«  Ce  pauvre  brin  d'herbe  semble  n'avoir  d'autre  affaire 
que  de  s'humilier.  Votre  pied  qui  est  venu  le  fouler  l'a 
trouvé  déjà  courbé.  S'il  peut  se  relever,  ce  sera  pour 
s'incliner  encore, 

«  Tandis  que  nos  belles  fleurs,  sur  leur  tige  un  peu 
roide,  se  brisent  tet  meurent  s'il  a  fallu  beaucoup  se 
baisser.  Ah  !  qui  parlera  de  l'humilité  comme  il  convient  ? 
Mais  venons  à  la  mer. 

«  Il  y  trois  caractères  de  rhythme  :  le  binaire,  c'est 
la  puissance  ;  le  ternaire ,  c'est  l'amour  ;  le  combiné, 
puissance  et  amour. 

«  La  terre  est  puissance;  le  feuillage,  les  fleurs,  les 
herbes  sont  amour  ;  la  mer,  fond  calme  que  le  moindre 


LA   PLAGE.  2Ô3 

mouvement  change  en  vagues  arrondies,  est  un  mélange 
de  puissance  et  d'amour,  rhythrae  combiné. 

«  Soulevée  par  la  tempête,  c'est  une  puissance  terri- 
ble; elle  brise  et  engloutit  tout.  Caressée  par  la  brise, 
elle  berce  avec  une  douceur  égale  le  fier  vaisseau  de 
guerre  et  l'humble  barque  du  pêcheur. 

«  Elle  revêt  tour  à  tour  le  vert  des  prairies,  l'azur  du 
ciel,  le  feu,  l'or  et  l'argent  des  astres.  Elle  semble  leur 
dire  à  tous  :  «  Je  veux  porter  vos  couleurs,  et  c'est  à  ce 
«  point  que  je  vous  aime.  » 

«  Mais,  à  l'appel  du  Maître  des  tempêtes,  la  destruc- 
lion  se  réveille  au  fond  des  flots  caressants,  et  la  mer 
rejette  toutes  ces  couleurs  brillantes.  Soudain  elle  prend 
les  insignes  de  la  mort. 

«  C'est  d'abord  un  gris  terne  et  mat.  Les  vagues  hale- 
tantes rendent  un  son  creux  et  plein  d'angoisse.  Bientôt 
elles  se  teignent  de  noir;  sous  ce  noir  transparent  luit 
un  feu  de  colère. 

«  Elles  se  gonflent  de  plus  en  pins,  elles  montent, 
elles  s'entre-choquent,  et  la  colère  les  arrache  de  leur 
lit.  Elles  bondissent  vers  le  ciel,  elles  descendent 
vers  les  abîmes  ;  elles  se  relèvent,  elles  se  précipitent 
encore. 

«  Elles  se  dressent  en  montagnes  toujours  plus  fières, 
elles  $e  creusent  .en  gouffres  toujours  plus  profonds. 


204  LA  PLAGE. 

elles  poussent  des  hurlements  toujours  plus  terribles, 
elles  se  tordent,  elles  se  déchirent. 

a  Elles  ont  une  crête  d'écume,  formidable  indice  de 
fureur.  Elles  croulent,  s'entassent,  recommencent  leurs 
écroulements  et  leurs  entassements.  Quelle  main  les 
agite?  quelle  main  les  saurait  calmer? 

«  Si  le  brin  d'herbe  représente  l'humilité,  la  mer  est 
bien  l'image  de  l'obéissance.  Elle  aime  ce  que  le  Ciel 
lui  dit  d'aimer  :  ce  qu'il  veut  qu'elle  détruise,  elle  le 
détruit. 

«  Quand  Dieu  lui  dira  d'emporter  votre  môle,  croyez- 
vous  qu'elle  ne  l'emportera  pas?  Votre  môle  est  un  grain 
de  sable  !  Donnez-moi  une  autre  image  de  la  conscience 
chrétienne. 

«  Je  ne  veux  point  de  roc,  je  ne  veux  point  de  l'impé- 
rissable solidité  de  la  terre,  car  la  terre  périra.  Dites- 
moi  que  la  conscience  qui  s'appuie  sur  les  lois  de  Dieu 
est  ferme  comme  cette  loi  elle-même. 
» 

«  Alors  elle  ne  périra  pas,  parce  que  la  loi  de  Dieu  ne 
peut  périr.  Contre  sa  loi  Dieu  n'ordonnera  rien  à  l'obéis- 
sance invincible  de  la  mer.  La  mer  n'est  point  vaincue. 
Dieu  seul  lui  dit  :  «  Pas  plus  loin  !  » 

«  Elle  est  faite  pour  obéir  à  Dieu.  Son  obéissance  est 
absolue  :  elle  brise  soudain  et  sans  pitié,  elle  emporte, 


LA   PLAGE.  208 

elle  engloutit  à  jamais  l'objet  que  tout  &  l'heure  elle 
berçait  avec  une  tendresse  maternelle. 

a  Les  ornements  de  la  terre  obéissent,  mais  non  si 
parfaitement.  Lorsque  le  vent  de  la  colère  les  conjure 
contre  l'homme,  ils  meurent  en  obéissant  ;  s'ils  survi- 
vent, ils  restent  flétris  et  désolés.  Ils  sont  ternaires. 

* 

«  La  mer  ne  se  souvient  plus  de  ce  qu'elle  a  aimé  ; 
elle  n'a  point  d'attaches  ;  elle  n'aime  pour  son  compte 
que  Dieu  seul,  à  qui  seule  elle  obéit.  Dieu  lui  dit  de  se 
calmer,  elle  est  calme  ;  elle  est  sans  aucun  regret. 

«  Rentrés  dans  leur  fier  nonchaloir,  ses  flots  chantent 
leur  chant  tranquille  sur  les  débris  qu'ils  ont  engloutis, 
boivent  tranquillement  les  feux  du  soleil,  bercent  tran- 
quillement la  barque  du  pécheur. 

ce  Ils  renvoient  au  ciel  éclat  pour  éclat,  sérénité  pour 
sérénité  ;  merveilleux  miroir  des  merveilles  de  Dieu  j 
Et,  rayonnants  et  pacifiques,  ils  disent  à  Dieu:  a  Sei- 
«  gneur,  les  flots  de  la  mer  vous  obéissent  et  n'aiment 
«  que  vous  !  » 

«  Amour  et  force,  puissance  et  grâce,  caractères  du 
pur  amour  de  Dieu,  rhythme  combiné,  rhythme  de  la 
mer.  » 


T,  il.  6 


206  LA  PLAGE. 


XV 


DE    L'ARCHITECTURE. 


M 


AhiE  Gjertz  disait  encore  : 

«  Cette  clef  du  rhythme  est  merveilleuse  pour  ouvrir 
l'intérieur  des  choses.  Appliquons-la  aux  œuvres  de 
Thomme,  après  l'avoir  essayée  sur  celles  de  Dieu. 

«  La  terre,  fondement  de  la  création,  est  une  base 
solide,  couverte  d'ornements,  et  ces  ornements  sont  si 
riches  qu'ils  cachent  presque  le  fond  dont  ils  sont  la 
parure.  Ainsi  la  justice  est  cachée  à  qui  veut  goûter  et 
comprendre  l'amour. 

«  Pour  -savoir  si  les  œuvres  humaines  présentent  ce 
même  cachet  d'amour,  interrogeons  le  rhythme.  Quelle 
est  l'œuvre  fondamentale  de  l'homme  ? 

«  Toute  œuvre  fondamentale  suppose  une  base  solide; 
rhythme  binaire.  L'œuvre  fondamentale  est  donc  un  pro- 
duit de  l'esprit.  Mais  nous  avons  aussi  un  cœur  ;  l'œuvre 
ne  serait  pas  complète,  et  surtout  ne  serait  pas  belle,  si 
le  cœur  n'ajoutait  rien. 


LA  PLAGE.  207 

«  Un  morceau  de  musique  composé  dans  le  seul 
rhythme  binaire  serait  anguleux  et  roide,  par  conséquent 
sans  beauté.  Il  nous  faut  une  réunion  de  force  et  de 
beauté,  de  binaire  et  de  ternaire. 

«  Or  l'architecture  dans  sa  plus  parfaite  expression,  qui 
est  une  église,  édifie  une  base  solide,  revêtue  d'orne- 
ments. Il  s'agit  d'une  vraie  église,  et  non  d'un  de  ces 
blocs  du  temps  moderne,  temps  hideux,  vrai  Gain,  qui 
refuse  à  Dieu  la  fleur  de  ses  produits. 

«  Si  les  hommes  pensaient,  n'auraient-ils  pas  honte  de 
se  bâtir  à  eux-mêmes  de  splendides  demeures  et  de  n'en 
construire  que  de  misérables  à  Celui  qui,  par  amour 
pour  eux,  a  si  magnifiquement  orné  la  terre? 

t  Me  voici  donc  en  face  d'une  belle  cathédrale  du 
moyen  âge,  k  Chartres,  à  Amiens,  à  Strasbourg.  Elle  est 
toute  couverte  de  ces  ornements  qui  font  fleurir,  et  chan- 
ter, et  voltiger  la  pierre.  Considérons  d'abord  l'extérieur. 

«  J'admire  et  je  m'étonne.  Quelle  science  prodigieuse 
et  quelles  mains  hardies  ont  su  entasser  et  pétrir  cette 
montagne,  et  de  tant  de  pierre  faire  tant  de  dentelle  ? 
L'esprit  est  saisi.  Toutefois  le  cœur  ne  bat  pas. 

«  Voici  des  formes  arrondies  comme  celles  des  fleurs 
et  des  feuilles  ;  les  tours  grandioses  s'élancent  vers  le 
ciel  comme  les  puissantes  vagues  de  la  mer  ;  et  toute- 
fois nous  ne  sentons  pas  cette  émotion  qui  en  face  de  la 
nature  nous  faisait  tressaillir  et  aimer. 


208  LA    PLAGE. 

«  C'est  que  le  rhythme  binaire  domine  dans  ce  dehors. 
Le  binaire  est  immobile  ou  se  meut  en  ligne  droite.  Au- 
cun être  vivant  ne  se  meut  en  ligne  droite  :  la  vie  exclut 
la  carrure,  comme  elle  exclut  l'immobilité. 

«  Pour  que  la  vie  se  fasse,  pour  que  le  cœur  la  recon- 
naisse, pour  que  l'émotion  s'éveille,  il  faut  ce  quelque 
chose  qui  révèle  le  mouvement  du  cœur;  il  faut  du  ter- 
naire. 

«  Ne  restons  point  ici,  de  peur  de  conclure  que  l'archi- 
tecture n'est  pas  un  art.  Entrons,  cherchons  une  étincelle 
d'amour  sous  cette  couche  de  froide  immobilité. 

• 

«  J'admire  d'abord  ce  qu'il  a  fallu  de  patience  pour 
plier  la  pierre  à  ces  formes  délicates,  fines,  arrondies. 
Un  pareil  travail  eût-il  été  conçu,  eût-il  été  possible  sans 
beaucoup  d'amour  dans  le  cœur  ? 

«  Ces  voûtes,  ces  arceaux,  ces  fenêtres  formés  de 
lignes  demi-courbes,  quelle  expression  en  même  temps 
de  force  et  de  grâce,  d'amour  et  d'autorité  !  Le  travail  de 
l'esprit  a  réglé  et  ordonné  la  base  de  l'œuvre  ;  l'amour 
du  cœur  en  a  composé  et  exécuté  les  détails. 

«  Mais  pourtant  tout  cela  ne  vit  pas,  ne  se  meut  pas  ! 
Non,  tout  cela  ne  vit  pas  réellement,  il  est  vrai  ;  cepen- 
dant tout  cela  vil  par  la  force  de  l'art  ;  —  je  ne  dirai 
jamais  artistiquement.  Ils  ont  fait  ce  mot  affreux,  qu'eux 
seuls  en  usent  ! 


LA  PLAGE.  209 

«  La  force  de  Fart,  la  vertu  de  Fart  est  l'inspiration  du 
cœur.  Voulant  bâtir  des  maisons  de  pierre  au  Dieu  vivant 
et  présent,  le  cœur  chrétien  a  communiqué  à  l'architec- 
ture ce  qu'elle  n'avait  pas,  l'élan  et  l'amour. 

«  Regardez  les  temples  du  paganisme,  vous  compren- 
drez que  les  païens  n'avaient  point  de  Dieu,  n'aimaient 
point  leurs  idoles.  L'architecture  des  païens  était  belle, 
grandiose,  majestueuse,  tout  ce  que  vous  voudrez  :  elle 
était  morte,  elle  n'aimait  pas. 

«  Ils  bannissaient  autant  qu'ils  pouvaient  les  orne- 
ments. Ils  disaient  :  a  Rien  d'inutile,  rien  surtout  d'illo- 
gique !  »  Donc,  point  de  superflu  pour  raison  d'amour, 
puisqu'en  effet  ils  n'avaient  aucune  raison  d'aimer. 

«  Ils  appelaient  cela  être  sobres,  et  cela  était  bien  pour 
eux.  Mais  il  y  a  une  sobriété  qui  est  la  mort  de  l'art, 
parce  qu'elle  est  la  négation  de  l'amour.  Cette  sobriété 
païenne  est  sécheresse  pour  nous;  notre  sobriété  à  nous, 
c'est  la  tempérance. 

a  Que  dites-vous  de  ces  architectes  qui  nous  font  des 
églises  sobres,  qui  bâtissent  des  temples  carrés  pour  le 
Dieu  d'amour?  Moi,  je  dis  qu'ils  n'aiment  pas  l'hôte  k 
qui  leur  grossier  métier  prépare  une  maison,  qu'ils  ne 
le  connaissent  pas,  qu'ils  le  nient. 

«  Les  uns  suppriment  le  clocher,  les  autres  s'affran- 
chissent de  la  forme  de  la  croix  ou  la  déguisent  tant 
qu'ils  peuvent  ;  les  autres  veulent  avant  tout  que  rien 

6*** 


210  LA  PLAGE. 

ne  rompe  et  ne  dérange  le  bel  alignement  de  leurs  pier- 
res uniformes. 

«  Quoi  !  dit  Thomme  de  métier,  voulez-vous  que 
je  m'inspire  de  la  nature  quand  j'ai  les  Grecs?  Eh! 
n'est-ce  pas  assez  des  feuilles  d'acanthe  qui  ornent  mes 
chapiteaux  du  dehors  ?  Vous  parlez  des  élans  du  cœur  ! 
Qu'ont  de  commun  le  cœur  et  l'architecture  ? 

«  L'architecture  est  un  art  sobre,  entendez-vous.  Ses 
attributs  sont  la  règle,  l'équerre  et  la  corde  à  plomb  ;  il 
n'y  a  point  de  cœur  là-dedans.  D'ailleurs  le  cœur  aussi 
doit  être  réglé  et  battre  en  équerre.  Tel  est  mon  cœur,  et 
j'ignore  ce  que  vous  voulez  dire  avec  vos  élans. 

«  Je  vous  donne  un  édifice  monumental,  vaste,  éclairé, 
solide,  couvert  d'une  bonne  toiture.  On  y  voit  des  colon- 
nes cannelées,  j'y  ai  ménagé  un  calorifère,  je  l'ai  orné 
de  plusieurs  rosaces  et  mascarons.  Votre  Dieu  y  sera 
très-bien,  —  et  vous  y  pourrez  mettre  autre  chose. 

«  Mon  église,  paria  suite  des  temps,  peut  servir  de 
halle,  de  bourse,  de  salle  d'exposition,  de  salle  de  théâ- 
tre, de  salle  de  bal,  d'usine,  de  prison.  Elle  peut  servir 
à  tout,  et  néanmoins  elle  est  sobre  et  correcte,  et  c'est 
une  église.  Que  demandez-vous  encore  ?  » 

a 

«  —  Mon  ami,  je  ne  te  demande  rien.  Tu  es  un  parfait 
maçon,  et,  si  tu  le  veux,  un  habile  architecte  ;  mais 
artiste,  tu  ne  l'es  pas  plus  que  chrétien.  Et  tu  n'as  rien 


LA  PLAGE.  211 

sous  la  mamelle  gauche,  et  pas  grand'chose  dans  la  botte 
du  cerveau  ! 

«  Ce  n'est  pas  ta  faute  si  tes  parents  t'ont  fait  étudier 
l'architecture.  Et  les  gens  qui  t'emploient  à  bâtir  des 
églises  sont  plus  ineptes  que  toi  ;  car  ils  te  payent  ton 
gage  et  tu  fais  tes  profits,  et  eux  ils  n'ont  pas  ce  qu'ils 
te  demandent. 

«  Si  tu  n'exiges  pas  de  moi  pour  ton  intelligence  et 
pour  ton  talent  une  estime  que  je  leur  refuse,  j'accorde 
que  tu  peux  être  un  homme  de  bien.  Tâche  de  l'être  sans 
sobriété  ;  tâche  d'y  mettre  du  superflu. 

«  Quand  j'entrerai  dans  ton  église,  je  prierai  là  comme 
ailleurs.  Je  demanderai  à  Dieu  d'envoyer  son  Esprit,  de 
renouveler  les  cœurs  et  d'y  allumer  son  amour,  afin  que 
l'art  ne  périsse  point. 

«  Mais  mon  âme  sera  plus  à  l'aise  dans  ma  vieille  église 
du  moyen  âge,  pleine  de  mystère,  aniçaée  d'élans  magni- 
fiques, riche  de  ce  superflu  que  ne  produira  jamais  ton 
sec  esprit.  Église  vivante,  bâtie  au  Dieu  vivant  par  des 
cœurs  vivants  ! 

«  J'en  étudierai  les  merveilles,  je  les  goûterai,  j'en 
jouirai,  je  m'associerai  avec  amour  à  l'amour  qui  les  a 
enfantées.  Dans  cette  fécondité  je  reconnaîtrai  la  fécon- 
dité de  la  prière,  dans  ces  fleurs  de  pierre  j'en  respirerai 
le  parfum. 


212  LA  PLAGE. 

«  L'architecture  religieuse,  telle  qu'elle  est  sortie  du 
cœur  chrétien,  est  un  grand  art,  le  premier  des  arts. 
Vaisseau  matériel  de  l'idéal  suprême,  elle  participe  de 
son  immatérialité  ;  elle  rachète  ainsi  l'infériorité  qui  s'at- 
tache toujours  à  l'utile. 

«  Elle  convoque  h  la  servir  tous  les  autres  arts  :  ils 
accourent,  et  ils  reçoivent  de  ses  mains  un  nouvel  éclat. 
Sculpture,  peinture,  éloquence,  poésie,  musique,  tous 
ensemble,  se  prêtant  secours,  forment  les  plus  beaux  et 
vivants  poèmes  .que  puisse  concevoir  le  génie  humain. 

«  Ainsi  l'architecture  emprunte  de  tous  les  arts  quelque 
chose  qui  devient  propre,  et  leur  communique  à  tous 
quelque  chose  de  sa  solide  et  imposante  majesté. 

«  Le  son  de  la  cloche  n'est-il  pas  la  voix  de  l'édifice? 
La  vapeur  de  l'encens  et  le  parfum  des  fleurs  ne  sont-ils 
pas  son  haleine?  N'est-il  pas  comme  vêtu  lui-même  de 
la  splendeur  joyeuse  des  bannières  et  de  la  noblesse  des 
vêtements  sacrés? 

«  Il  parle,  il  palpite  par  les  chants  et  par  les  palpitations 
du  peuple;  et  le  chant  de  l'orgue  est  encore  sa  voix  ;  et 
la  voix  même  du  prêtre  et  celle  de  l'orateur  lui  appar- 
tenant en  quelque  manière,  semblent  aussi  sortir  de 
ses  entrailles  émues. 

«  Il  est  le  joyau  de  la  cité  :  elle  le  pare  et  l'enrichit  ; 
clic  y  apporte  des  marbres,  de  l'or,  des  pierres  prccieu- 


LA   PLAGE.  213 

ses;  elle  est  fière  de  lui,  elle  a  de  l'amour  pour  lui.  L'ai- 
merait-elle s'il  n'était  vivant  ? 

«  Il  est  mêlé  à  la  vie  du  peuple  ;  théâtre  et  témoin  de 
ses  plus  nobles  joies,  abri  de  toutes  ses  douleurs,  sa  voix 
dans  toute  allégresse,  dans  toute  tristesse  et  dans  toute 
alarme,  son  refuge  même  dans  les  périls  matériels,  son 
regard  sur  l'ennemi  qui  parait  au  loin. 

«  Voyez  un  homme  éloigné  de  son  lieu  natal,  un  homme 
quel  qu'il  soit,  même  un  homme  d'aujourd'hui  :  s'il 
entend  parler  d'un  accident  arrivé  k  'sa  cathédrale,  quel 
intérêt  !  comme  il  s'informe  !  comme  il  s'afflige  !  Ce 
malheur  lui  est  personnel. 

«  Même  aujourd'hui  on  n'ose  pas  laisser  tomber  une 
vieille  cathédrale  ;  on  la  soutient,  on  la  répare  :  que  dis- 
je?  on  l'achève  !  Ce  vieil  amour  n'a  pu  s'éteindre;  il  est 
si  fort  qu'il  fait  encore  dépenser  beaucoup  d'argent. 

«  Quel  n'était  donc  pas  l'amour  de  la  cité  au  moyen  âge 
pour  ses  cathédrales,  lorsque  tout  enfant  y  avait  reçu  le 
baptême,  tout  homme  l'absolution  ;  lorsque  les  époux 
s'y  étaient  unis;  lorsque  le  respect  public  y  gardait*  les 
morts  illustres  à  côté  des  reliques  des  saints  ! 

«  L'art  tirait  parti  de  tout,  s'inspirait  de  tout,  ajoutait 
à  tout  quelque  beauté  et  quelque  majesté.  L'architecture 
appelait  la  sculpture,  et  lui  disait  :  «  Pour  la  gloire  de 
Dieu  j'ai  commandé  aux  pierres  de  prendre  leur  vol  dans 
les  airs,  et .  elles  ont  obéi. 


214  LA  PLAGE. 

a  Toi,  Sculpture,  ma  sœur,  prends  aussi  des  pierres 
et  rassemble-les  sur  le  tombeau  de  ce  serviteur  de  Dieu, 
et  commande-leur  de  pleurer  et  de  prier.  » 

«  Considérez  sur  ce  tombeau  cette  rangée  de  statuettes, 
chacune  dans  sa  niche  ouvrée  avec  tant  de  soin.  Elles 
représentent  des  moines  entièrement  couverts  de  longs 
manteaux. 

t  Vous  ne  voyez  ni  les  têtes  ni  aucun  membre  de  ces 
corps  enveloppés  du  linceul  monastique;  mais  il  y  a 
dans  les  attitudes  tant  d'humilité  et  de  ferveur,  que  vous 
croyez  voir,  que  vous  voyez  la  vie. 

«  Les  corps  tressaillent,  les  poitrines  respirent,  les 
cœurs  battent,  les  vêtements  de  marbre  se  soulèvent  sous 
l'ardeur  et  les  gémissements  de  la  prière.  L'artiste  a  tant 
aimé  que  la  pierre  a  prié  et  pleuré. 

«Pouvoir  mystérieux  de  Fart!  Commandant  à  la  matière 
rebelle  et  déchue,  il  a  tiré  de  son  sein  inerte  des  formes 
vivantes  pour  adorer,  pour  aimer,  pour  s'humilier  devant 
le  Seigneur  Christ! 

c  Les  beaux-arts  sont  la  réponse  d'amour  de  l'homme  à 
toute  cette  beauté  de  la  nature  par  laquelle  Dieu  nous 
dit  :  Je  vous  aime,  et  c'est  pour  cela  qu'ils  sont  beaux. 
Et  l'art  qui  cesse  d'aimer  Dieu  peut  rester  habile,  qu'im- 
porte? Il  n'est  plus  beau. 


LA  PLAGE.  215 

* 

a  Faites  que  nous  vous  aimions,  Seigneur  Jésus,  qui 
nous  avez  tant  aimés  ;  faites  que  nous  vous  aimions 
entièrement,  c'est-à-dire  uniquement. 

a  Prenez-nous,  Seigneur,  dans  votre  cœur  adorable, 
source  d'amour  ;  donnez-nous  le  calme  fécond  de  votre 
amour. 

«  Que  nous  ne  vous  louions  pas  seulement  par  nos 
œuvres  extérieures,  mais  par  ce  que*  vous  désirez 
surtout  de  nous,  par  le  don  entier  et  sans  partage  de 
notre  amour. 

«  Ayez  pitié  de  nous  et  nous  chanterons  vos  louanges, 
et  nous  apprendrons  aux  hommes  à  vous  aimer  et  à  vous 
servir,  et  ils  verront  vos  merveilles  et  ils  seront  heureux.  » 


LIVRE  XII 


DE     LA     NOBLESSE 


I 


LES    NOBLES   CHEVALIERS    DE   DIEU. 


L 


|a  ville  du  contraste  et  du  vertige,  l'université  des 
sept  péchés  capitaux,  Paris,  renferme  aussi  des  collèges 
d'apôtres  et  des  séminaires  de  martyrs.  Dans  le  pêle-mêle 
de  ces  maisons  où  le  blasphème  seul  se  souvient  de  Dieu, 
au  milieu  de  ces  écoles  d'affaires,  d'ambition  et  de  plaisir, 
Paris  contient  des  maisons  de  missionnaires,  des  écoles 

t.  iu  7 


218  DE   LA  NOBLESSE. 

d'apostolat  catholique,  où  la  science  que  Ton  apprend 
est  de  mourir  pour  le  nom,  pour  la  gloire  et  pour  l'amour 
de  Dieu. 

Je  dis  mourir,  et  je  dis 'trop  peu;  car  il  ne  s'agit  pas 
de  donner  une  fois  sa  vie,  ni  même  de  l'exposer  pour  un 
temps  aux  chances  d'une  guerre  qui  doit  finir.  Ce  que  le 
missionnaire  apprend,  c'est  l'art  de  mourir  à  tout,  et  tous 
les  jours,  et  toujours  !  Il  fait  une  guerre  sans  trêve  con- 
tre un  adversaire  immortel,  qui  ne  sera  vaincu  momen- 
tanément que  par  des  miracles,  qui  ne  sera  enchaîné  et 
dompté  définitivement  que  par  la  force  de  Dieu. 

Pour  s'engager  dans  ce  combat  il  faut  que  le  mission- 
naire se  dépouille  de  tout.  Il  meurt  d'abord  à  sa  famille 
selon  la  chair;  il  la  quitte,  il  ne  lui  appartient  plus,  et, 
selon  toute  apparence,  il  ne  la  reverra  plus.  Il  meurt 
ensuite  à  ses  frères  selon  l'esprit,  parmi  lesquels  il  s'est 
engagé  pour  prendre  une  part  de  leurs  travaux  ;  il  quit- 
tera aussi  cette  seconde  maison  paternelle,  et  probable- 
ment pour  n'y  plus  rentrer.  Il  meurt  encore  à  la  patrie  ; 
il  ira  sur  une  terre  lointaine,  où  ni  les  cieux,  ni  le  sol,  ni 
la  langue,  ni  les  usages  ne  lui  rappelleront  la  terre 
natale  ;  où  l'homme  même,  bien  souvent,  n'a  rien  des 
hommes  qu'il  a  connus,  sauf  les  vices  les  plus  grossiers 
et  les  plus  accablantes  misères. 

Et  quand  ces  trois  séparations  sont  accomplies,  quand 
ces  trois  morts  sont  consommées,  il  y  en  a  une  autre 
encore  où  le  missionnaire  doit  arriver  et  qui  ne  s'opérera 
pas  d'un  coup,  mais  qui  sera  de  tous  les  instants,  jusqu  "à 
la  dernière  heure  de  son  dernier  jour  :  il  devra  mourir 
à  lui-même  ;  non-seulement  à  toutes  les  délicatesses  et  k 


DE   LA  NOBLESSE.  249 

# 

tous  les  besoins  du  corps,  mais  à  toutes  les  nécessités 
ordinaires  du  cœur  et  de  l'esprit. 

Le  missionnaire  n'a  pas  de  demeure  fixe,  pas  d'asile 
passager,  pas  une  pierre  où  reposer  sa  tête  ;  il  n'a  pas 
d'ami,  pas  de  confident,  pas  de  secours  spirituel  per- 
manent et  facile.  Il  court  à  travers  de  vastes  espaces. 
Quelques  chréliens  cachés  sur  un  territoire  immense, 
voilà  sa  paroisse  et  son  troupeau.  Il  en  fait  la  visite 
incessante  à  travers  des  périls  incessants.  Trois  sortes 
d'ennemis  l'entourent  sans  relâche  :  le  climat,  les  bêtes 
féroces,  et,  les  plus  cruels  de  tous,  les  hommes.  Si 
Dieu  lui  impose  encore  l'épreuve  d'une  longue  vie,  il 
vieillira  dans  ce  dénûment  terrible,  et  chaque  jour 
l'amertune  des  ans  comblera  et  fera  déborder  le  vase  de 
ses  douleurs.  Il  n'aura  plus  cette  vigueur  et  ces  ardeurs 
premières  qui  donnent  un  charme  à  la  fatigue,  un  attrait 
au  danger,  une  saveur  au  pain  de  l'exil.  Il  se  traînera 
sur  les  chemins  arrosés  des  sueurs  de  sa  jeunesse,  et  qui 
n'ont  pas  fleuri.  Il  portera  dans  son  âme  ce  deuil  qui  fut 
le  fiel  et  l'absinthe  aux  lèvres  de  l'Homme-Dieu,  le  deuil 
du  père  qui  a  enfanté  des  fils  ingrats!  Contemplant  ce 
peuple  toujours  infidèle,  énumérant  les  lâchetés,  les  obs- 
tinations, les  refus,  les  ignorances  coupables,  les  perver- 
sités renaissantes,  hélas!  les  apostasies;  voyant  le  sang 
de  Jésus  devenu  presque  infécond  par  l'effet  de  la  malice 
humaine,  il  baissera  la  tête,  et  il  entendra  dans  son  cœur 
un  écho  de  l'éternel  gémissement  des  envoyés  de  Dieu  : 
Curavimus  Babylonem,  et  non  est  sanata  !  Ainsi  s'achè- 
veront ses  jours,  fanés  presque  dès  leur  aurore  :  Dies 
met  sicut   timbra   declinaverunt ,  et  ego   sicut   fœnum 


220  DE   LA  NOBLESSE. 

arui.  Ainsi  il  attendra  que  son  pied  se  heurte  à  la  pierre 
où  il  doit  tomber,  que  sa  vie  s'accroche  à  la  ronce  où 
elle  doit  rester  suspendue  ;  une  masure,  une  cachette  au 
fond  des  bois,  un  fossé  sur  la  route.  Car  le  cimetière 
même,  cet  asile  dans  la  terre  consacrée,  le  missionnaire 
ne  Ta  pas  toujours.  Trouvant  à  mourir  jusque  dans  la 
mort,  il  se  dépouille  aussi  du  tombeau. 

Telle  est  la  vie  du  missionnaire.  Suivant  la  nature  elle 
est  incompréhensible,  et  c'est  trop  peu  de  l'appeler  une 
lente  et  formidable  mort. 

Qui  nous  expliquera  pourquoi  il  se  trouve  toujours  des 
hommes  pour  se  consumer  dans  cet  obscur  et  sanglant 
travail  ;  des  hommes  qui  désirent  cette  vie,  qui  la  cher- 
chent, qui  l'ont  rêvée  enfants,  et  qui,  cachant  à  leur 
mère  ce  grand  dessein,  mais  le  nourrissant  toujours, 
obtiennent  de  Dieu,  à  force  de  prières,  qu'il  soit  accom- 
pli ?  Ah  !  c'est  le  secret  du  Ciel  et  le  plus  noble  mystère 
de  l'âme  humaine.  Jusqu'à  la  fin  il  y  aura  des  hommes 
de  sacrifice,  illuminés  d'une  clarté  divine,  qui,  les  yeux 
tournés  vers  Jésus,  sauront  parfaitement  ce  que  la  foule 
des  autres  peut  à  peine  comprendre.  In  lumine  tuo  vide- 
bimus  lumen;  à  la  lumière  de  Dieu  ils  devinent  les  joies 
de  cette  vie  d'immolation  pour  Dieu  ;  ils  les  cherchent, 
ils  les  goûtent,  ils  veulent  s'en  assouvir  ;  le  monde  n'a 
point  de  chaînes  de  fleurs  qui  les  empêchent  de  courir 
à  ces  nobles  fers. 

Au  lendemain  du  Golgotha,  lorsque  les  Juifs  lapidaient 
le  premier  confesseur ,  lui,  le  visage  rayonnant,  il 
s'écriait  :  «  Je  vois  les  cieux  ouverts  et  le  Fils  de 
l'homme  qui  est  debout  à  la  droite  de  Dieu  !  »  Ne  cher- 


DE   LA  NOBLESSE.  221 

chons  pas  davantage  ;  l'attrait  de  la  vie  apostolique 
est  là. 

C'est  qu'à  travers  les  mille  angoisses  de  cette  vie,  les 
missionnaires  courent  à  la  conquête  des  âmes  ;  c'est 
qu'ils  annoncent  Jésus -Christ  et  le  font  connaître  ;  c'est 
que  jamais  l'aridité  du  sol  n'a  pu  refuser  toute  la 
semence;  c'est,  enfin,  qu'ils  emportent  leur  Christ  sur  la 
poitrine  et  qu'ils  le  voient  dans  les  cieux.  Du  fond  des 
cachots,  du  haut  des  bûchers,  du  milieu  des  prétoires, 
au  sein  des  vastes  solitudes,  dans  les  ombres  de  la  nuit, 
parmi  les  périls  de  la  mer,  voilà  leur  consolation  et  leur 
force  :  Video  cœlos  apertos  et  Filium  hominis  stantem  a 
dextris  Dei. 

Et  voilà  pourquoi  il  y  a  des  écoles  de  martyrs  dans 
Paris  même,  et  pourquoi  elles  sont  toutes  remplies. 

Entrons  dans  une  de  ces  maisons.  Fondé  il  y  a  deux 
siècles,  le  Séminaire  des  Hissions  étrangères,  fermé  par 
la  Révolution,  s'est  relevé  plus  florissant.  Tertullien 
disait  aux  persécuteurs  de  l'Église  naissante  :  Le  sang 
des  martyrs  est  une  semence  de  chrétiens 7  Ouvrez  lesyeux  : 
ici  ont  frappé  la  flèche  du  sauvage,  le  fouet  et  la  hache 
du  mandarin,  le  couperet  du  révolutionnaire;  ici  ont 
triomphé  la  torche  et  le  marteau.  Les  murs  sont  rebâtis, 
le  jardin  est  plein  de  fleurs,  il  n'y  a  point  de  cellule  vide. 
Deux  sources  intarissables  sont  ouvertes  ici  :  l'une  est  la 
chapelle,  l'humble  temple  du  Dieu  vivant,  où  l'on  immole 
tous  les  jours  la  Victime  qui  ôte  les  péchés  du  monde  ; 
l'autre  est  la  chambre  des  martyrs,  où  l'on  garde  les  reli- 
ques des  membres  de  la  communauté  qui  ont  confessé 
Dieu  par  la  perte  de  la  vie.  Là  sont  les  glaives  qui  les  ont 


DE  LA   NOBLESSE. 

frappés,  les  cangues  et  les  chaînes  qu'ils  ont  portées,  les 
cordes  et  les  fouets  qui  ont  déchiré  leur  chair,  les  linges 
teints  de  leur  sang,  quelques  restes  de  leurs  haillons, 
quelques  débris  de  leurs  ossements  sacrés,  qui  probable- 
ment, dès  ce  bas  monde,  ont  tressailli  à  la  vue  du  Fils 
de  Dieu.  Dans  tous  les  cœurs  ces  trésors  ont  allumé  un 
feu  qui  ne  s'éteindra  pas. 

C'est  fête  au  séminaire.  Quatre  jeunes  prêtres  partiront 
demain,  et  Ton  fait  ce  soir  la  cérémonie  des  adieux. 

Il  est  huit  heures.  La  communauté  entoure  une  statue 
de  la  sainte  Vierge,  élevée  dans  le  jardin  sous  un  humble 
dôme  de  treillages.  On  chante  Magnificat.  Écoutez  : 
Beatam  me  dicent  omnes  gêner ationes.  De  quel  flot  de 
délices,  en  ce  moment  solennel,  cette  parole  doit  réjouir 
des  âmes  appelées  à  porter  aux  extrémités  du  monde  le 
nom  et  la  gloire  de  Marie,  afin  que  toutes  les  générations 
la  proclament  bienheureuse  !  Us  sont  là,  debout,  comme 
déjà  en  route,  ces  bons  anges  de  la  vérité  sainte,  chargés 
de  la  miséricorde  de  Dieu,  et  qui  vont  vers  les  peuples 
endormis  à  l'ombre  de  la  mort,  pour  leur  donner  Marie 
et  Jésus  :  Esurientes  implevit  bonis  ! 

Après  Magnificat  et  Y  Ave,  maris  Stella,  ils  quittent  ce 
jardin,  ce  lieu  de  délassement  et  de  repos,  oùilsontpassé 
quelques  courtes  années  dans  l'apprentissage  d'une  vie 
qui  n'aura  plus  ni  délassement  ni  repos.  Ils  se  rendent  & 
la  chapelle.  L'étroite  enceinte  est  remplie.  Pas  de  pompe, 
pas  d'ornement  à  l'autel;  une  pauvreté  tout  apostolique. 
Point  de  splendeur  non  plus  dans  l'auditoire  !  Les  amis 
et  les  parents  des  missionnaires  n'appartiennent  guère 
au  grand  monde.  On  y  voit  des  soldats,  des  domestiques. 


DE   LÀ  NOBLESSE.  223 

des  gens  de  travail  et  de  petite  condition,  des  Frères  de 
la  Doctrine  chrétienne,  quelques  prêtres. 

On  fait  la  prière  et  les  exercices  du  soir,  suivant  les 
usages  de  la  communauté.  Cette  prière  est  la  prière  ordi- 
naire, si  simple,  toujours  sublime,  éclatante  ici  de  sou- 
daines clartés.  Prière  pour  les  bienfaiteurs,  prière  pour 
les  ennemis,  prière  pour  les  pauvres,  les  prisonniers,  les 
affligés,  les  voyageurs,  les  malades,  les  agonisants  et  tous 
ceux  qui  sont  dans  l'oppression  et  dans  la  douleur  ; 
prière  pour  les  défunts;  examen  de  conscience...  0 
noblesse  de  la  vie  chrétienne  ! 

Après  la  prière  on  indique  le  point  de  méditation  sur 
l'Évangile  du  lendemain.  Par  rencontre  cet  Évangile  est 
la  parabole  des  ouvriers  que  le  père  de  famille  envoie  à 
sa  vigne  :  Et  dixit  Mis  :  lie  et  vos  in  vineam  meam,  et 
quoi  justum  fuerit  dabo  vobis.  Quelle  lumière  !  Allez  à 
ma  vigne  !  Depuis  dix-huit  siècles  cette  parole  a  poussé 
les  hérauts  de  l'Évangile  sur  tous  les  chemins  de  la 
terre,  et  partout  ils  ont  planté  l'arbre  divin  qui  nourrit 
pour  la  vie  éternelle. 

Les  prières  sont  terminées,  la  cérémonie  des  adieux 
commence.  Le  supérieur  adresse  une  courte  allocution 
aux  jeunes  missionnaires.  C'est  moins  lui  qui  parle  que 
les  livres  sacrés ,  dont  il  emprunte  le  langage  simple  et 
profond. 

Il  leur  dit  ce  qu'ils  auront  à  faire,  les  ennemis  qu'il 
faudra  vaincre.  «  Quels  ennemis?  Le  monde,  l'enfer  et 
vous-mêmes  :  l'enfer,  à  qui  vous  voulez  arracher  le 
monde;  le  monde,  qui  ne  veut  pas  être  délivré  ;  vous- 
mêmes,  qui  ne  pouvez  triompher  de  l'enfer  et  du  monde 


224  DE  LÀ  NOBLESSE. 

que  par  une  continuelle  victoire  sur  vous,  sur  la  vanité 
des  pensées  humaines ,  sur  l'excès  des  fatigues,  sur  le 
désir  du  repos,  sur  les  besoins  de  votre  corps  et  sur 
ceux  de  votre  cœur  !  La  sagesse  humaine  vous  traitera 
de  fous,  et  vous  Têtes  en  effet  :  Stulti  propter  Christum  ; 
l'enfer  vous  tendra  des  pièges;  le  monde  vous  regardera 
•comme  des  séditieux.  Vous  serez  repoussés,  battus  de 
verges,  emprisonnés  ;  vous  serez  mis  sur  la  croix...  Heu- 
reux ceux  d'entre  vous  qui  partageront  tous  les  oppro- 
bres du  divin  Maître,  et  qui,  comme  lui,  attachés  sur 
l'instrument  du  supplice,  pourront  prier  comme  lui  pour 
leurs  bourreaux  :  Expandi  manus  meas  ad  Dominum  !  » 

Il  y  a  donc  des  hommes  qui  peuvent  tenir  un  pareil 
langage  et  d'autres  qui  peuvent  l'entendre  !  Et  ce  ne 
sont  pas  des  formes  de  rhétorique  arrangées  à  plaisir, 
c'est  la  vérité  toute  simple  et  toute  pure  !  Ils  sont  là  ;  ils 
iront  ainsi,  ils  souffriront  et  mourront  ainsi  ;  et  l'unique 
sentiment  de  leur  cœur  est  une  immense  et  joyeuse 
reconnaissance  pour  Celui  qui  les  appelle  à  cette  vie  et 
qui  leur  promet  cette  mort. 

Les  missionnaires  se  placent  debout  devant  l'autel. 
Ils  sont  quatre  ;  le  plus  âgé  a  vingt-cinq  ans  :  M.  Féron, 
M.  Métayer,  M.  Guillon,  M.  Rousseille.  Quatre  familles 
inscrites  au  livre  d'or  de  la  noblesse  éternelle  !  Une  joie 
surabondante  rayonne  à  travers  la  modestie  de  ces  héros. 
M.  Rousseille  est  destiné  pour  Hong-Kong,  M.  Métayer 
pour  un  autre  point  de  la  Chine,  M.  Guillon  pour  la 
Cochinchine,  M.  Féron  pour  la.  Corée.  Ces  deux  der- 
nières missions  sont  particulièrement  dures  et  péril- 
leuses; en  Corée  surtout  la  persécution  est  active  et 


DE   LÀ  NOBLESSE.  225 

sanglante.  M.  Féron,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  avait 
aspiré  à  cette  terre  qui  dévore  ses  apôtres.  Peu  de 
jours  seulement  avant  le  départ,  il  a  su  qu'elle  lui 
serait  accordée. 

Ils  sont  donc  là,  devant  l'autel,  victimes  heureuses 
et  pures.  Le  chœur  chante  ces  belles  paroles  qui  appar- 
tiennent à  la  fois  à  la  loi  ancienne  et  à  la  loi  nouvelle,  et 
que  saint  Paul,  l'Apôtre  des  nations,  a  prises  des  pro- 
phètes Isaïe  et  Nahum  :  Quant  speciosi  pedes  evangeli- 
zantium  pacetn ,  evangelizantium  bona  !  Et,  pendant  ce 
chant,  les  missionnaires  d'abord,  et  ensuite  tous  les 
assistants,  viennent  baiser  à  genoux  ces  pieds  heureux 
qui  porteront  au  loin  la  bonne  nouvelle  et  la  paix  du 
Seigneur. 

J'assistais  un  soir,  il  y  a  quelques  années,  à  pareille 
cérémonie.  C'était,  je  me  le  rappelle,  en  plein  carnaval. 
Non  loin  de  la  maison  des  Missionnaires  j'avais  vu  les 
masques  se  presser  à  la  porte  d'un  bal  public.  Au  milieu 
du  bruit  des  équipages  la  rue  retentissait  de  cris  avinés. 
Ce  soir-là,  ils  étaient  sept  qui  devaient  partir.  Les  cla- 
meurs de  la  rue  ajoutaient,  s'il  était  possible,  au  sentiment 
de  vénération  avec  lequel  nos  lèvres  se  posaient  sur  ces 
pieds  où  la  boue  allait  devenir  une  parure  plus  brillante 
et  plus  précieuse  que  l'or. 

Tout  à  coup,  du  milieu,  des  autres  assistants,  un  vieil- 
lard s'avança,  marchant  avec  peine.  L'un  des  directeurs 
de  la  Communauté,  revenu  des  missions,  où  il  avait  ré- 
pandu son  sang,  le  soutenait.  Une  indicible  émotion,  à 
laquelle  les  jeunes  missionnaires  n'échappèrent  point, 
courut  partout  dans  la  chapelle  et  fit  faiblir  les  voix. 

7* 


226  HE   LA  NOBLESSE. 

C'était  une  sorte  d'anxiété  que  chacun  ressentait,  quoi- 
que chacun  n'en  connût  pas  la  cause.  Le  vieillard  avan- 
çait lentement.  Arrivé  à  l'autel,  il  baisa  successivement 
les  pieds  des  quatre  premiers  missionnaires.  Le  cin- 
quième, comme  par  un  mouvement  instinctif,  s'inclina, 
étendant  les  mains  pour  l'empêcher  de  se  mettre  à  ge- 
noux devant  lui.  Cependant  le  vieillard  s'agenouilla,  ou 
plutôt  se  prosterna;  il  imprima  ses  lèvres  sur  les  pieds 
du  jeune  homme,  qui  regardait  au  ciel  ;  il  y  pressa  son 
front  et  ses  cheveux  blancs;  et  enfin  il  laissa  échapper  un 
soupir,  un  seul,  mais  qui  retentit  dans  tous  les  cœurs, 
et  que  je  ne  me  rappelle  jamais  sans  me  sentir  pâlir, 
comme  je  vis  en  ce  moment  pâlir  son  fils.  Et  ce  fils  était 
le  second  que  cet  Abraham  sacrifié  donnait  ainsi  à  Dieu, 
et  il  ne  lui  en  restait  point  d'autre... 

On  aida  le  vieillard  à  se  relever.  Il  baisa  encore  les 
pieds  des  deux  missionnaires  qui  suivaient  son  cher 
enfant,  et  il  revint  à  sa  place.  Le  chœur,  un  moment 
interrompu,  chantait  :  Laudate,  pueri,  Dominum. 


DE  LA   NOBLESSE.  227 


II 


DES    NOBLES. 


i: 


In  compagnie  du  comte  Albéric,  j'ai  fait  le  pèleri- 
nage de  Bourbilly  pour  honorer  sainte  Jeanne-Françoise, 
en  son  vivant  baronne  de  Chantai,  et  rendre  quelque 
hommage  à  dame  Marie  de  Rabutin-Chantal,  marquise 
de  Sévigné. 

Nous  venions  d'Époisses,  où  cette  baronne  et  cette 
marquise  avaient  été  fort  amies.  Nous  suivions  le  Serain, 
très-aimable  rivière  bordée  de  rochers  et  de  fleurs,  par 
un  chemin  que  la  baronne  et  la  marquise  ont  parcouru 
maintes  fois. 

AÉpoisses  on  garde  un  portrait  de  la  Baronne,  donné 
par  elle-même,  et  une  belle  collection  autographe  de 
lettres  de  la  Marquise,  adressées  au  seigneur  du  lieu. 
On  garde  aussi  des  lettres  du  grand  Condé,  et  j'ai  vu  la 
chambre  qu'il  habita. 

Époisses,  douce  et  noble  demeure  !  Elle  a  des  rem- 


228  DE  LA  NOBLESSE. 

parts  tracés  par  Vauban,  la  croix  couronne  la  porte 
d'entrée,  des  fleurs  nouvelles  grimpent  le  long  des  vieux 
murs.  Non  loin  est  Vézelay,  plein  du  souvenir  de  saint 
Bernard  ;  non  loin,  la  Pierre-qui-vire,  dans  les  bois  du 
Morvan. 

A  la  Pierre-qui-vire,  il  y  a  quelques  années,  du  temps 
de  Louis-Philippe,  vint  un  pauvre  prêtre,  qui  avait  été 
un  pauvre  enfant  du  pauvre  peuple.  On  le  nommait 
Muard.  Il  mourut  dans  ce  désert,  entouré  d'une  douzaine 
de  compagnons,  dénués  de  tout  comme  lui. 

Ils  s'étaient  faits  moines,  ils  avaient  pris  une  règle 
de  fer,  s'imposant  toutes  sortes  d'austérités  et  de  priva- 
tions pour  obtenir  de  Dieu  qu'il  mît  en  eux  son  amour  et 
sa  miséricorde,  et  qu'ensuite  ils  allassent  convertir  les 
pécheurs. 

Et  voici  que  sur  la  tombe  du  pauvre  Muard  ses  com- 
pagnons, devenus  plus  nombreux,  élèvent  un  monastère 
de  granit  ;  et  le  désert  chante  les  hymnes  saints,  et  la 
Pierre-qui-vire^  monument  des  Druides,  est  devenue  le 
trône  de  la  Vierge  et  la  chaire  retentissante  de  la  vérité 
de  Dieu. 

Nous  causions  de  ces  choses  quand  nous  arrivâmes 
aux  environs  de  Bourbilly.  Que  de  fois  la  baronne  de 
Rabutin-Chantal,  à  cheval  par  les  plus  mauvais  temps, 
battit  les  bois  et  les  champs  de  ce  canton  !  Elle  allait  h 
la  recherche  des  âmes. 


DE   LA  NOBLESSE.  229 

Aux  arçons  de  sa  selle  pendaient  deux  sacoches  :  dans 
Tune  son  livre  d'Heures,  dans  l'autre  des  onguents. 
Tout  en  chevauchant  elle  priait  Dieu,  elle  relisait  quelque 
lettre  de  monsieur  l'évêque  de  Genève,  elle  chantait  des 
cantiques.  ' 

Partout  où  elle  savait  un  malade,  elle  s'arrêtait  et  le 
pansait  de  ses  nobles  mains.  Elle  allait  aux  enfants  et 
aux  bergers  dans  les  champs  ;  elle  leur  enseignait  à 
aimer  Dieu.  Toute  cette  terre  a  été  bénie. 

L'état  présent  est  triste.  Pourtant  ne  perdons  pas  l'es- 
pérance. Les  serviteurs  de  Dieu  n'ont  pas  travaillé  pour 
un  jour.  Après  la  moisson  enlevée  il  reste  des  germes  ; 
ces  germes  fructifieront.  Dieu  se  souvient  de  saint  Bernard 
et  de  sainte  Jeanne-Françoise. 

Il  a  envoyé  le  Père  Muard  pour  reprendre  les  enfants 
égarés  des  enfants  de  Bernard  qui  ont  été  à  la  croisade, 
et  des  enfants  de  Jeanne-Françoise  qui  ont  rempli  les 
cloîtres  de  la  Visitation.  Cette  noblesse  déchue  sera 
réhabilitée  et  rétablie. 

Nous  voyons  des  conversions  que  rien  n'explique. 
Souvent  la  grâce  a  travaillé  très-lentement.  On  suit  les 
étapes  de  l'âme  vers  la  vérité  ;  mais  il  y  a  toujours  un 
point  de  départ  qu'on  ne  peut  saisir,  un  moment  soudain 
de  la  grâce  avant  lequel  on  ne  trouve  rien. 

La  grâce  est  gratuite,  je  le  sais  ;  et  cependant  quel- 


330  DE   LA  NOBLESSE. 

que  chose  encore  après  le  baptême  appelle  et  sollicite 
la  grâce.  Quelle  est  cette  chose  insaisissable  et  forte,  et 
souvent  invincible  ?  Je  vous  dirai  une  pensée  qui  m'est 
venue  souvent. 

La  grâce  de  Dieu  suit  les  familles.  Si  les  familles  tom- 
bent de  la  foi,  Dieu  les  relève  par  sa  miséricorde,  en 
mémoire  de  quelque  trait  de  bon  cœur. 

Ce  trait  que  Dieu  veut  récompenser  éternellement, 
personne  souvent  ne  Ta  connu  que  lui  seul,  ou  lui  seul 
s'en  souvient  ;  mais  il  a  juré  de  ne  pas  l'oublier. 

Après  qu'il  a  couronné  dans  le  ciel  ceux  qui  Font 
servi,  il  leur  accorde  une  seconde  récompense  :  il  ne 
permet  pas  que  la  foi  périsse  dans  leur  postérité*. 

Partout  où  je  vois  la  foi  se  perpétuer,  partout  où  je  la 
vois  renaître,  je  reconnais  le  sang  des  croisés;  et  les 
croisés  sont  les  fils  des  martyrs. 

Je  tiens  que  toute  famille  chrétienne  a  donné  un  soldat 
et  un  martyr  à  Jésus-Christ,  et  se  perpétue  pour  don- 
ner à  Jésus-Christ  des  soldats  et  des  martyrs. 

Les  chrétiens  qui  soutiendront  le  dernier  combat 
seront  les  fils  directs  des  premiers  martyrs.  La  même 
foi  combattra,  le  même  sang  coulera, 

Ce  sang  répandu  pour  le  Christ  dès  l'origine,  et  qui 


DE    LA  NOBLESSE.  231 

coulera  toujours  par  l'effet  ou  par  le  désir,  —  vraie 
noblesse  du  genre  humain,  sang  vraiment  illustre  ! 

Là  Dieu  prend  les  hommes  dont  il  veut  se  servir.  Il 
les  appelle,  et  ils  disent  :  «  Me  voici  !  »  Gomme  il  a 
appelé  les  étoiles,  et  elles  sont  apparues  de  l'obscurité 
du  néant. 

Ce  sang,  Jésus  le  ravive  épuisé,  il  le  régénère  cor- 
rompu; la  veine  tarie  se  remplit  de  nouveau.  Jésus  ne 
veut  pas  que  la  foi  meure  à  jamais  dans  la  postérité  de 
ceux  qui  l'ont  servi. 

Ainsi  la  foi  renaîtra  des  ravages  de  l'hérésie,  comme 
elle  a  survécu  aux  efforts  des  bourreaux  et  s'est  même 
multipliée  sous  leurs  coups. 

Les  nations  hérétiques,  si  longtemps  stériles,  commen- 
cent à  ne  l'être  plus.  Dieu  se  souvient  de  ses  serviteurs 
qui  lui  ont  offert  leur  sang. 

Il  ne  permettra  pas  que  la  race  en  soit  éteinte.  Après 
des  siècles  de  sommeil,  le  sang  des  serviteurs  et  des 
martyrs  de  Dieu  se  réveillera,  sera  fécond. 

Lorsque  l'enfer,  rassemblant  ses  forces  pour  une  der- 
nière victoire,  aura  frappé  son  dernier  coup  et  anéanti 
la  noblesse  du  genre  humain, 

Alors  Dieu  ne  verra  plus  rien  sur  la  terre  qui  soit 


232  DE   LA  NOBLESSE. 

digne  de  ses  regards.  Sur  le  crime  suprême  il  laissera 
tomber  le  suprême  châtiment. 

Et  la  noblesse  du  Christ,  rangée  autour  de  son  Roi, 
remplira  ses  éternelles  fonctions  dans  la  cour  céleste  ; 
et  Jésus,  regardant  son  Père,  lui  dira  :  «  Je  n'ai  perdu 
aucun  de  ceux  que  vous  m'avez  donnés.  » 


III 


SUITE. 


«  Ah! 


dit  le  comte  Albéric,  il  y  manquera  beaucoup 
de  maîtres  des  cérémonies,  beaucoup  de  chambellans, 
beaucoup  de  courtisans  que  nous  avons  vus  sur  la  terre, 
revêtus  de  blasons  fastueux  et  même  authentiques. 

«  Par  contre,  il  s'y  trouvera  quantité  de  gens  de  rien, 
des  paysans  en  grand  nombre,  du  bas  peuple  et  jusqu'à 
des  bourgeois  de  petite  ville  ;  mais,  de  ces  derniers,  peu 
de  ce  temps-ci!  Cependant  il  y  en  aura. 

«  J'estime  fort  les  parchemins,  et  j'ai  soin  des  miens. 
Je  ne  suis  pas  fâché  d'avoir  eu  des  pères  aux  croisades, 


DE   LA   NOBLESSE.  233 

des   oncles  abbés  et  baillis  de  Malte,  des  tantes  reli- 
gieuses. 

«  Ce  que  j'y  vois  de  plus  utile,  c'est  ce  que  tout 
homme  sage  y  a  vu,  je  pense,  de  plus  utile  en  tout  temps. 
Cela  ne  me  vaut  ni  entrée  dans  les  carrosses  de  la  cour, 
ni  pairie,  ni  mairie,  —  et  tout  au  contraire  ! 

«  Ma  femme  n'a  point  le  tabouret,  mon  fils  est  cavalier 
et  non  chevalier.  Pour  obtenir  sa  sous-lieu  tenance  il  n'a 
produit  d'autres  parchemins  que  ses  diplômes.  Il  est 

bachelier  de  Sorbonne  et  de  Saint-Cvr. 

« 

«  Parce  que  j'ai  reçu  ma  maison  et  ma  terre  de  mes 
ancêtres,  qui  ont  servi  le  pays,  je  n'en  possède  que  la 
moitié,  la  Nation  ayant  trouvé  juste  de  s'approprier 
l'autre,  à  l'époque  de  notre  affranchissement  ; 

«  Mais  il  me  reste  le  devoir  de  garder  pur  le  nom  que 
m'a  transmis  une  longue  suite  d'honnêtes  gens,  d'être 
chrétien,  de  donner  toujours  quelque  chose  à  Dieu  et 
à  la  patrie.  Je  fais  cas  de  cela  ! 

«  C'est  un  frein,  souvent  une  gêne,  parfois  une  sorte 
d'incapacité  civile;  c'est  un  titre  à  d'absurdes  jalousies  ; 
mais  c'est  un  engagement  à  l'honneur,  un  rempart  contre 
beaucoup  de  bassesses. 

«  Les  nobles  avaient  l'obligation  plus  spéciale  du  dé- 
vouement; véritables  coadjuteurs  de  l'Église  pour  la 


234  DE  LA   NOBLESSE. 

conduite  du  peuple  et  le  soin  des  pauvres,  tin  gentil- 
homme dans  sa  terre  était  plus  utile  qu'un  instituteur. 

«  Je  sais  ce  qu'on  dit  des  mauvais  seigneurs.  Ils  avaient 
tort  d'être  mauvais  ;  maison  se  tait  des  bons,  qui  étaient 
plus  nombreux  ;  la  preuve  en  est  qu'ils  ont  duré  long- 
temps. Il  y  aurait  aussi  fort  à  dire  sur  les  instituteurs. 

«  D'ailleurs  le  noble  n'empêchait  pas  l'instituteur.  Là 
où  restent  des  souvenirs,  consultez-les.  Presque  partout 
le  château  a  bâti  l'église,  fondé  ou  soutenu  l'école.  C'est 
ce  qui  se  fait  encore. 

«  L'institution  est  tombée.  Il  v  a  eu  de  sa  faute,  cela  est 
certain.  L'autorité  ne  tombe  que  pour  avoir  oublié  sa 
mission.  Elle  tombe  néanmoins  pour  le  châtiment  de 
ceux  qui  la  renversent. 

«  Combien  de  pauvres  gens  écrasés  par  la  chute  de 
l'aristocratie,  étouffés  sous  ses  débris,  ruinés  de  sa 
ruine  !  Combien  nos  innocents  créneaux  ont,  en  crou- 
lant, abîmé  et  détruit  de  chaumières  ! 

«  Un  de  mes  amis  a  vu  dans  son  village  les  fils  de  ceux 
qui  avaient  démoli  le  château  de  son  père,  à  l'ombre 
duquel  les  démolisseurs  eux-mêmes  avaient  doucement 
vécu. 

«En  guenilles  sous  l'ardeur  du  soleil,  vieux  et  malade, 
l'un  brisait  quelques  derniers  débris  pour  empierrer  la 


DE   LA   NOBLESSE.  235 

route.  Sur  cette  route,  un  autre,  traînant  ses  souliers 
percés,  conduisait  une  charrette. 

«  Un  troisième  demandait  l'aumône.  Un  quatrième, 
qui  faisait  faire  ces  travaux,  riche  et  dur,  méchant  et  haï, 
les  inspectait,  l'injure  à  la  bouche,  le  bâton  dans  la 
main... 

«  La  noblesse  était  une  bonne  institution. 

«Je  la  continue  en  volontaire.  L'un  de  mes  fils  est  sol- 
dat; s'il  plaît  à  Dieu,  l'autre  sera  prêtre.  Je  désire  que 
mes  petits-fils  ne  soient  pas  tentés  de  certaines  fortunes 
et  de  certains  emplois. 

«  Et  quand  mon  nom  devra  finir,  si  j'avais  le  choix,  je 
voudrais  |que  ce  fût  sur  un  champ  de  bataille,  pour  une 
cause  juste,  ou  dans  un  cloître,  ou  à  la  charrue. 

«  Tels  sont  mes  sentiments.  Je  n'ai  jamais  observé 
qu'ils  m'empêchassent  d'aimer  et  d'honorer  parfaite- 
ment, j'ose  même  dire  d'envier  quelquefois  beaucoup  de 
gens  sans  généalogie. 

«  Des  gens  qui  me  semblent  être  de  la  race  du  berger 
David,  lequel  s'est  donné  des  lettres  de  noblesse  sans 
égales,  disent  :  «  Il  est  écrit  de  moi,  au  commencement 
«  du  livre,  que  je  ferai  la  volonté  de  Dieu.  » 

«  La  noblesse  s'acquérait  par  le  service,  et  son  objet 


236  DE  LA  NOBLESSE. 

était  de  servir.  Nul  donc  n'est  plus  noble  que  celui  qui, 
désigné  de  Dieu  pour  servir  Dieu,  accepte  cette  mission 
et  la  remplit  fidèlement. 

«  Je  suis  venu  pour  servir,  »  dit  dans  sa  parole  éter- 
nelle Celui  qui  voulut  être  appelé  le  Fils  de  l'homme,  et 
qui  est  en  même  temps  l'aîné  de  la  race  humaine  et  le 
Fils  unique  de  Dieu. 

«  Le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  la  source  de  toute  autorité 
en  ce  monde,  le  seul  véritable  chef  de  toute  noblesse  et 
de  toute  chevalerie,  le  chef  du  peuple  d'acquisition,  le 
Roi-père  de  la  famille  sacrée  ; 

«  Celui  dont  le  front  porte  une  triple  couronne  et  dont 
la  main  lie  et  délie,  quel  nom  se  donne-t-il  lui-même?  Il 
est  le  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu. 

«  On  dit  que  la  Révolution  a  établi  parmi  nous  l'éga- 
lité. Cela  est  vrai,  en  ce  sens  qu'elle  nous  a  tous  appelés 
au  service.  Jésus-Christ  avait  fait  cette  grâce  au  monde 
depuis  quelque  temps  déjà. 

«  Mais  il  y  a  service  et  service,  il  y  a  manière  et 
manière  de  servir.  On  a  beau  avoir  décrété  l'égalité, 
beaucoup  jouissent  des  droits  et  même  des  honneurs 
publics,  et  ne  sont  toujours  que  des  vilains.  » 


DE   LA   NOBLESSE.  237 


IV 


DES    VILAINS. 


C, 


Iertes,  le  comte  avait  raison  ;  il  y  a  des  situations 
de  vilain,  et  des  besognes  de  vilain,  et  des  façons  de 
besogner  vilaines!  Et  le  «  préjugé  o  ne  résiste  à  toutes 
les  lois  que  parce  qu'il  est  sage. 

Je  vois  une  tare  sur  toutes  les  professions  qui  s'appli- 
quent au  service  direct  et  personnel  de  l'homme  ;  non- 
seulement  celles  qui  servent  ses  vices,  mais  celles  même 
qui  servent  ses  besoins,  quelque  utiles  ou  relevées 
qu'elles  soient. 

L'homme  a  une  si  haute  et  si  fière  idée  de  lui-même, 
qu'il  ne  peut  pas  estimer  les  classes  et  les  professions 
serviles.  Il  ne  fait  que  des  exceptions  pour  les  individus, 
et  ne  les  fait  que  jusqu'à  un  certain  point. 

On  peut  estimer  les  individus  voués  à  ces  œuvres 
basses,  mais  ils  ne  sont  pas  dans  la  condition  d'estime 
où  l'on  tient  l'ouvrier,  surtout  l'ouvrier  des  champs. 


238  DE   LA  NOBLESSE. 

Je  suis  porté  à  croire  que  le  citoyen  ouvrier  qui  sié- 
gea dans  le  gouvernement  de  1848,  n'aurait  pas  eu  cet 
honneur  s'il  avait  été  tailleur  ou  cordonnier. 

Quelle  raison  à  cela,  sinon  que  le  cordonnier  est  au 
service  des  pieds  et  le  tailleur  au  service  du  corps  ? 

Le  public  donne  à  un  chanteur  plus  d'argent  qu'à  un 
maréchal  de  France.  Si  le  chanteur  le  mieux  payé 
devient  maire  de  village,  on  se  moque  ;  s'il  s'offre  pour 
député,  on  siffle. 

Considérez  tous  les  métiers  de  mauvais  renom  :  ou  ils 
favorisent  les  mauvaises  mœurs,  ou  ils  attachent  l'artisan 
au  service  direct  de  l'homme,  et  c'est  là  qu'abondent 
les  ennemis  de  la  société. 

Quelque  mauvaise  odeur  accompagne  encore  la  consi- 
dération légitime  qui  entoure  le  médecin,  le  professeur, 
l'avocat.  Dites  ce  que  sentent  l'infirmier,  le  surveillant 
de  classe,  le  recors. 

Chose  étonnante  !  l'homme  a  plus  d'estime  pour  le 
soldat,  dont  l'cfffice  est  de  tuer,  que  pour  le  médecin, 
dont  l'office  est  de  guérir.  En  vain  l'apothicaire  a  quitté 
son  arrière-boutique;  sous  le  nom  de  pharmacien  il  est 
encore  ridicule. 

L'huissier  et  l'homme  de  police  demeurent  odieux;  le 
douanier  et  le  gendarme  jouissent  d'un  certain  respect, 


DE- LA  NOBLESSE.  239 

parce  qu'ils  portent  l'habit  militaire;  les  brigands,  les 
contrebandiers,  les  braconniers  sont  poétiques. 


LES  SOURCES  DE  LA  NOBLESSE. 


A, 


llez  au  fond  de  ces  opinions  insensées,  vous  trou- 
verez la  fierté  de  la  nature  humaine  :  l'homme  sent  qu'il 
est  fait  pour  servir  Dieu  et  les  hommes,  mais  non  pas 
pour  servir  l'individu. 

Changeant  en  apparence  la  nature  humaine,  en  réalilé 
répondant  à  ses  plus  hauts  instincts,  le  Christianisme  a 
pu  ennoblir  même  le  servage  personnel  ;  mais  il  a  ôté  le 
gain  et  ajouté  l'amour. 

Qu'est-ce  que  le  sacerdoce  catholique  tout  entier?  Un 
corps  d'esclaves  attachés  au  service  direct  de  l'homme, 
mais  attachés  par  l'amour.  Dans  l'homme  ils  voient  Dieu 
même.  Rien  n'est  si  noble  sur  la  terre. 

Le  même  honneur  relève,  transfigure  tout  fidèle  qui, 
se  souvenant  qu'il  est  prêtre,  fait  fonction  de  prêtre  en 
faisant  œuvre  de  charité,  en  rendant  à  l'homme  n'importe 
quel  service  pour  V amour  de  Dieu. 


240  DE  LA  NOBLESSE. 

Qu'un  médecin  se  donne  gratuitement  aux  pauvres, 
qu'un  valet  serve  sans  gages  son  maître  ruiné  :  plus  ils 
rempliront  d'offices  bas  et  répugnants,  plus  leur  conduite 
sera  noble  et  leur  acquerra  d'honneur. 

Dieu  fait  des  nobles  à  volonté  et  personne  ne  conteste. 
Où  sa  grâce  est  reçue,  il  n'y  a  plus  de  vilains,  ni  de  fonc- 
tions vilaines.  Il  appelle  l'exacteur  Matthieu,  il  est  noble  : 
le  publicain  Zachée,  il  est  noble.  Le  premier  courtisan 
que  le  Roi  emmène  au  ciel,  c'est  un  larron  qu'il  prend 
sur  le  gibet. 

Mais  Matthieu,  sitôt  appelé,  abandonne  le  bureau  : 
Zachée,  sachant  que  le  Seigneur  va  venir,  purifie  sa  mai- 
son. Il  répare  les  torts  qu'il  a  faits,  il  donne  aux  pauvres 
la  moitié  de  son  bien.  0  Zachée!  je  ne  suis  pas  en  peine 
de  ce  que  tu  feras  du  reste  ! 

Le  larron  surpasse  encore  l'exacteur  et  le  publicain. 
Pour  l'apprécier,  rappelez-vous  le  sénateur  Pilate;  écou- 
tez cet  autre  vilain,  le  larron  blasphémateur,  qui  insulte 
à  l'innocent. 

V impiété  est  canaille  *.  Grande  parole,  vraie  depuis 
longtemps  !  Avec  Pilate  qui  livre  l'innocent,  avec  Caïphe, 
avec  Hérode,  avec  le  soldat  du  prétoire,  avec  la  foule 
ingrate,  avec  le  larron  blasphémateur,  l'impiété  est 
canaille. 

Regardez  l'impie,  tout  impie  :  vous  trouverez  toujours 
1  Joseph  de  Maistre. 


DE   LA  NOBLESSE.  241 

un  de  ces  types  de  lâcheté,  de  cruauté  basse,  de  four- 
berie, de  mensonge,  de  brutale  insolence,  Pilate,Hérode, 
Caîpbe,  le  lépreux  ingrat,  le  soudard  servile,  l'immonde 
larron.  L'impiété  est  canaille  ! 

• 
Donc  la  piété  est  noble.  —  Certain  jeune  penseur, 

catholique  un  peu  pâli  par  l'atmosphère  des  bureaux, 
crut  avoir  remarqué  que  les  impies  sont  gens  de  belles- 
lettres  et  de  grands  talents. 

Il  avait  la  bonté  de  s'en  inquiéter,  —  et  il  disait  mé- 
lancoliquement :  «  Hélas  !  hélas  ! 

a  Hélas  !  F  aristocratie  des  intelligences  s'éloigne  de 
nous!  s  0  jeune  homme!  que  cette  parole  est  triste!  Mais 
par  bonheur  un  évêque  l'écoutait. 

«  Quant  à  ce  point,  dit  l'évêque,  cessez  de  gémir.  Tout 
homme  qui  n'a  pas  essuyé  de  son  front  l'eau  du  baptême 
appartient  à  l'aristocratie  des  intelligences.  C'est  une 
grande  chose  d'avoir  été  baptisé  au  nom  du  Père,  du  Fils 
et  du  Saint-Esprit. 

«  C'est  une  grande  chose  de  savoir  quel  Dieu  a  créé  le 
monde,  quel  Dieu  a  racheté  le  monde,  quel  Dieu  jugera 
le  monde  ;  de  savoir  comment  le  monde  a  été  créé,  com- 
ment il  a  été  racheté,  comment  il  sera  jugé. 

*  L'aristocratie  des  yeux  se  compose  des  yeux  qui 
reçoivent  le  jour  ;  l'aristocratie  des  intelligences  se  com- 
pose des  intelligences  qui  reçoivent  la  vérité. 

T.  ii9  7" 


242  de  la  Noblesse. 

«  Le  baptême  nous  fait  ce  don  ;  nulle  autre  opération 
ne  le  fait  à  d'autres.  Nous  seuls  l'avons  reçu,  nous  seuls 
pouvons  le  garder,  nous  seuls  savons  le  communiquer, 
et  il  n'en  est  point  de  plus  grand.  Tous  les  jours,  quoi 
qu'on  fasse,  le  baptême  appelle  dans-  nos  rangs  l'aristo- 
cratie des  intelligences. 

«  Si  donc  vous  n'avez  pas  d'autre  sujet  d'ennui,  vivez 
en  paix  J'ai  regardé  aussi  le  spectacle  du  monde,  je  lis 
ce  que  l'on  imprime  de  plus  illustre.  Ce  n'est  pas  Y  aris- 
tocratie des  intelligences  qui  s'éloigne  de  nous.  » 

Ainsi  parla  l'Êvêque  pour  rassurer  ce  catholique  de 
bureau.  Ce  que  l'Êvêque  disait  des  esprits,  je  le  dirai 
des  cœurs  et  des  âmes.  Tout  homme  qui  n'a  pas  essuyé 
de  son  front  l'eau  du  baptême  appartient  à  l'aristocratie 
des  âmes  et  des  cœurs. 

L'Église  est  une  mère  qui  anoblit  tous  ses  enfants. 
Elle  leur  donne  pour  illustre  apanage  une  vaillante  apti- 
tude au  dévouement,  au  courage,  au  sacrifice,  à  tout  ce 
qui  est  noble.  Ceux-là  seulement  sont  vilains  qui 
dérogent.  x 

Ils  ne  dérogent  que  par  le  mauvais  usage  de  ce  plus 
ancien  caractère  de  noblesse  dont  Dieu  a  fait  l'apanage 
exclusif  de  l'homme,  le  libre  arbitre.  Mais  il  n'y  a  point 
de  condition  humaine  qui  contraigne  l'enfant  de  l'Église 
à  déroger. 


DE   LÀ  NOBLESSE.  243 

Il  peut  garder  sa  noblesse,  il  peut  la  faire  resplendir 
dans  les  négoces,  dans  les  asservissements,  dans  les 
fonctions  les  plus  humbles,  les  plus  rabaissées  et  les  plus 
méprisées,  pourvu  seulement  qu'elles  soient  légitimes. 

Théodote,  le  cabaretier  d'Ancyre,  tout  en  vendant  son 
vin,  devenait  digne  du  martyre  le  plus  glorieux.  Sainte 
Zita  était  domestique  d'un  bourgeois  de  Lucques. 

L'Église  sacre  hardiment  ses  nobles;  elle  les  accepte 
d'où  Jésus  les  envoie,  elle  constate  leur  noblesse,  et  le 
monde  s'incline.  Elle  prend  le  comédien  Genest  sur  ses 
tréteaux,  elle  reçoit  la  courtisane  Affra  sortant  de  son 
mauvais  lieu. 


VI 


PRIVILÈGES    DE    NOBLESSE. 


T. 


el  est  le  caractère  divin  de  cette  noblesse  divine,  et 
si  profondément  le  baptême  l'incruste  en  nous  qu'il  faut 
un  effort  quasi  surhumain  pour  la  perdre  ;  et  celui  qui 
l'a  perdue  peut  toujours  se  réhabiliter. 

Par  l'humble  aveu  de  sa  faute,  le  noble  tombé  fait 


244  DE   LA   NOBLESSE. 

couler  sur  lui  le  sang  miséricordieux  de  Jésus,  et  ce  bap- 
tême réitéré  le  relève  sans  cesse  de  la  déchéance  et 
même  de  la  forfaiture.  Incomparable  privilège  de  la 
noblesse  chrétienne  ! 

Ce  nouveau  baptême  non-seulement  lui  rend  la  pureté 
du  premier,  mais  en  augmente  la  force.  L'âme  ainsi 
retrempée  se  sent  plus  grande  et  plus  vigoureuse.  Sa 
grandeur  et  sa  vigueur,  c'est  l'amour. 

Voyez  l'amour  des  saints,  types  de  noblesse  chrétienne. 
De  quelle  ardeur  ils  vont  vers  Dieu  !  comme  ils  font  tout 
pour  lui!  comme  ils  lui  donnent  tout!  comme  ils  courent 
le  monde  pour  répandre  à  ses  pieds  leurs  parfums,  leurs 
baisers,  leurs  larmes  ! 

Voyez  le  mépris  qu'ils  font  des  choses  du  monde  ! 
comme  aucune  douceur  ne  les  lie  !  comme  aucun  obstacle 
ne  les  empêche  !  Pour  se  rendre  au  cloître  notre 
Jeanne-Françoise  passe  sur  le  corps  de  ses  enfants  ; 
François  de  Paule,  voyageur  de  Dieu,  trouvant  la  mer 
devant  lui,  étend  son  manteau  et  franchit  la  mer. 

Ils  s'enferment  dans  les  prisons,  ils  s'enfoncent  dans 
les  déserts.  Partout  où  ils  ont  éprouvé  que  Dieu  leur 
parle,  là  ils  vont,  là  ils  veulent  rester.  Que  leur  importe 
d'y  souffrir?  Mais  plutôt  ils  cherchent  "et  chérissent  des 
souffrances  qui  leur  apportent  Dieu.  Ou  souffrir  ou 
mourir. 

Thomas  de  Jésus,  captif  chez  les  Maures,  ne  veut  point 


DE  LA   NOBLESSE.  248 

recouvrer  sa  liberté.  Du  prix  de  sa  rançon  il  rachète 
d'autres  captifs,  et  il  reste  dans  ses  chaînes,  où  Jésus  est 
avec  lui. 

Voilà  les  chefs  de  la  noblesse  chrétienne,  qui  l'animent 
aux  grands  devoirs  par  leur  exemple,  qui  l'assistent  par 
leur  secours  surhumain.  Nous  pouvons  les  invoquer  tous, 
et  l'Église  nous  donne  au  baptême  un  suzerain  qui  nous 
doit  plus  spécialement  aide  et  protection. 


VII 


LES    VILAINS    DE    FRANCE* 


l 


'ai  beau  écouter  ces  docteurs  de  tribune,  d'académie 
et  de  journal  qui  disent  que  la  France  n'a  été  libre 
qu'en  1789;  je  tiens  qu'elle  était  affranchie  non-seule- 
ment chrétiennement,  mais  civilement,  bien  avant  cette 
date,  —  et  par  conséquent  anoblie. 

.  L'égalité  civile  n'est  pas  du  tout  la  liberté.  La  liberté 
civile  n'est  pas  du  tout  la  noblesse.  La  France  démocra- 
tique n'a  pas  autant  de  vraie  égalité  et  de  vraie  liberté 
qu'en  avait  la  noble  France.  On  trouverait  en  France 

•* 

m 


2i6  DE  LA  NOBLESSE. 

aujourd'hui  beaucoup  plus  de  vilains,  de  serfs  et  d'es- 
claves, qu'il  y  a  cent  ans . 

Pour  faire  des  hommes  libres,  attachés  à  leurs  lois, 
qui  s'aiment  et  se  respectent  entre  eux  comme  sortis 
d'une  même  terre,  comme  appelés  au  même  ciel,  les 
instructions  de  l'Église,  reçues  en  communie  dimanche, 
valaient  mieux  que  les  livres  et  les  journaux. 

Je  suis  homme  de  bonne  foi,  obligé  par  conscience 
de  me  rendre  à  la  raison  démontrée.  Je  défie  les  mes- 
sieurs des  journaux  et  des  académies  de  me  persuader 
qu'il  y  a  plus  de  liberté  dans  les  doctrines  sociales  qui 
aboutissent  aux  ateliers  nationaux  et  qui  rêvent  le  pha- 
lanstère que  dans  celles  qui  ont  créé  la  Vendée. 

Il  faut  que  l'esprit  français  ait  baissé  pour  que  Ton 
supporte  ces  raisonneurs  incorrects  et  lourds,  ces  horçi- 
mes  de  vue  fausse  et  de  style  faux,  ces  publicistes,  que 
dis-je?  ces  ouvriers,  que  dis-je?ces  mâchurats  qui  ne 
savent  rien  sérieusement,  qui  parlent  de  tout  incessam- 
ment. 

Ils  n'ont  pas  plus  de  sens  français  que  d'esprit  chré- 
tien; ils  n'ont  pas  plus  d'esprit  français  qu'ils  ne  savent 
manier  la  langue  française.  Ils  n'appellent  jamais  une 
bénédiction  de  Dieu  sur  la  patrie  ;  ils  foulent  sans  res- 
pect se  sol  sacré. 

Ils  veulent  que  la  France  imite  l'Angleterre,  prenne 
ses  coutumes,  prenne  ses  mœurs,  prenne  ses  trafics, 
devienne  protestante  et   boutiquière.  L'Angleterre,  où 


DE   LA  NOBLESSE.  247 

Jésus- Christ  n'a  de  vrais  autels  que  depuis  trente  ans, 

ils  disent  que  c'est  le  pays  de  la  liberté! 

,' 
À  nous,  fils  de  Clovis,  fils  de  Charlemagne,  fils  de 

saint  Louis,  avant  tout  fils  de  saint  Pierre  ;  à  nous,  ces 
vilains,  reniant  notre  gloire,  prétendent  faire  accepter 
pour  ancêtres  des  niais,  des  faquins  et  des  brigands 
qu'ils  appellent  leurs  pères;  les  niais  et  les  faquins,  leurs 
pères  de  89  ;  les  brigands,  leurs  pères  de  93  ! 

Notre  Tolbiac,  à  présent,  serait  la  prise  de  la  Bas- 
tille; notre  Reims  serait  Vizille  près  Grenoble;  notre 
saint  Rémi  serait  le  sieur  Necker,  genevois,  ou  le  sieur 
d'Eprémesnil,  robin  !  —  Mirabeau,  Talleyrand,  Marat, 
Danton,  Robespierre,  La  Réveillé re-Lépeaux,  voilà  désor- 
mais nos  Glovis,  nos  Charles-Martel,  nos  Gharlemagne, 
nos  Suger,  nos  saint  Louis!  Nous  serions  nés  de  cette 
bande,  il  y  a  soixante-dix  ans! 

Ils  voient  des  monuments  magnifiques,  des  tombeaux 

glorieux  dans  le  monde,  —  et  ils  n'admirent  que  les  scélé- 

rats  qui  ont  mutilé  ces  monuments  et  violé  ces  tombeaux  ! 

* 
Ils  évoquent  l'histoire  de  la  nation  la  plus  fraternelle, 

celle  qui  s'est  la  première  levée  aux  appels  de  Dieu,  —  et 
ils  ne  sont  fiers  de  cette  nation  qu'à  partir  du  moment 
où,  paraissant  renier  Dieu,  elle  s'est  déchirée  de  ses  pro- 
pres mains,  effroi  du  monde  ! 

Dans  ces  cervelles  folles  ou  perverses,  cette  date  de 
sang,  cette  date  de  honte,  cette  date  de  la  première  et 


248  DE  LA  NOBLESSE. 

unique  tyrannie  qui  ait  insulté  au  noble  génie  de  la 
France  ;  —  cette  époque  où  le  sabot  du  goujat  écrasait 
dans  le  ruisseau  la  tête  et  le  cœur  de  la  patrie,  —  c'est 
la  grande  date,  la  date  de  l'affranchissement.  Avant  cette 
époque  la  France  n'avait  pas  su  être  libre  ! 

La  France  vivait  dans  l'ignominie  du  Christianisme  et 
de  la  servitude!  Elle  s'y  est  résignée  quatorze  siècles 
durant!  Enfin,  nos  pères  de  93  l'ont  menée  à  l'abattoir, 
et  elle  a  été  purifiée.  Ce  que  le  Christianisme  n'avait  pas 
su  faire,  loin  de  là,  Voltaire  l'a  préparé,  nos  pères  de  89 
et  de  93  l'ont  fait!... 

Ainsi  disent  ces  vilains,  en  plat  et  morne  français;  le 
français  des  pères  de  89]  et  de  93  :  bourreaux  de  la 
syntaxe  comme  de  tout  le  reste,  incapables  d'orthogra- 
phier leurs  édits  de  proscriptions. 

Vilains  !  vous  êtes  bien  impudents,  bien  agaçants,  bien 
triomphants.  On  ne  sait  ai  vous  n'aurez  pas  le  dernier 
mot  dans  cette  entreprise  contre  la  destinée  delà  France, 
si  vous  ne  lui  ferez  pas  abjurer  son  passé,  si  vous 
n'abattrez  pas  ses  derniers  monuments,  si  vous  ne  viole- 
rez pas  ses  derniers  tombeaux,  si  vous  ne  la  réduirez 
pas  enfin  à  vous  ressembler. 

Mais,  fussiez-vous  mille  fois  victorieux,  vous  n'êtes, 
—  oui,  dans  cette  gloire,  —  vous  n'êtes  et  vous  ne  serez 
jamais  que  des  cuistres  ! 

Cuistres!  cuistres!  cuistres! 


DE  LA  NOBLESSE.  249 


VIII 


l'oeuvre  des  vilains. 


La  France,  en  leur  main,  s'est  encanaillée.  Le  nom- 
bre des  professions  basses  et  tout  à  fait  avilissantes  et  de 
ceux  qui  s'y  adonnent,  est  démesurément  accru. 

Nous  sommes  rongés  de  charlatans,  encombrés  d'his- 
trions et  pire  encore.  La  valetaille  publique,  les  merce- 
naires, les  gens  de  prospectus  forment  un  peuple  dont 
les  trois  quarts  vivent  de  pourboire*. 

Les  filles  désertent  nos  villages  pour  servir  dans  les 
villes.  On  en  fait  la  traite,  et  jusqu'où  ne  va  pas  cette 
domesticité?  0  domesticité  chrétienne,  où  le  serviteur 
était  un  pupille  !  A  présent  les  maîtres  n'ont  plus  de 
maison  et  encore  moins  de  cœur. 

La  nation  avait  un  roi  qu'elle  prétendait  tenir  de  Dieu 
et  qu'elle  appelait  son  père.  Ce  père  lui  faisait  toutefois 
de  nobles  serments,  prenant  le  Ciel  à  témoin  qu'il  vou- 
lait gouyerner  suivant  la  religion  et  la  justice.  De  son 


250  DE  LA  NOBLESSE. 

côté  la  nation  lui  rendait  la  plus  noble  obéissance,  lui 
gardait  la  plus  noble  fidélité. 

Alors  cette  nation  n'aurait  jamais  cru  que  Ton  pût 
songer  à  disposer  d'elle  sans  son  consentement.  À  pré- 
sent elle  reçoit  de  droite  et  de  gauche  des  maîtres  qu'elle 
ne  connaissait  pas;  elle  subit  des  lois  qui  la  dégradent 
de  l'Évangile. 

Sa  langue  témoigne  des  fiers  sentiments  qu'elle  avait 
et  de  l'estime  qu'elle  faisait  de  la  noblesse.  Noble  vient 
de  noscibilis,  remarquable,  distingué  ;  il  signifie  tout  ce 
qui  est  grand,  tout  ce  qui  est  louable,  eximiiis,  excel- 
lons, notabilis,  prœstans. 

Une  physionomie  noble,  un  courage  noble,  un  noble 
génie,  des  pensées  nobles,  une  noble  audace,  agir  par 
de  nobles  motifs,  haranguer,  écrire  avec  une  négligence 
noble.  —  Parties  nobles  du  corps,  celles  sans  lesquelles 
il  ne  peut  vivre. 

Le  peuple  disait  :  «  Voilà  une  belle  noblesse!  »  pour 
désigner  l'abondance  de  la  moisson.  «  C'est  une  belle 
noblesse  de  voir  les  blés  de  ce  pays-là.  »  Et  proverbia- 
lement :  «  Noblesse  vient  de  vertu.  » 


DE  LÀ  NOBLESSE.  2ol 


IX 


l'anoblissement. 

Les  lois  et  les  mœurs,  dans  l'ancienne  France,  s'ap- 
pliquaient à  faire  des  nobles  avec  autant  de  zèle  qu'elles 
s'appliquent  dans  la  France  nouvelle  à  faire  des  contri- 
buables. Quantité  de  fonctions  anoblissaient. 

Acceptant  la  richesse  comme  un  résultat  de  l'intelli- 
gence, du  travail  et  de  la  probité,  la  société  ne  refusait 
pas  de  lui  enlever  cette  légère  infection  que  conserve 
encore  l'argent  le  mieux  acquis. 

La  Charte  de  1814  disait  avec  arrogance  :  «  Le  roi 
fait  des  nobles  à  volonté.  »  Le  vrai  roi  de  jadis  n'avait 
pas  cette  prétention.  Il  savait  que  Dieu  seul,  dont  la 
grâce  est  gratuite,  fait  des  nobles  à  volonté. 

Père>  chef  et  premier  gentilhomme  de  la  nation,  le 
roi  constatait  la  noblesse.  Il  déclarait  ou  que  l'Anobli 
avait  fait  une  action  noble,  ou  qu'il  se  mettait  dans  la 
condition  de  vivre  noblement,  ou  que  ses  ancêtres 
avaient  mérité  pour  lui. 


252  DE   LA  NOBLESSE. 

On  distinguait  neuf  sortes  de  noblesse  :  Le  roi  ;  —  les 
nobles  couronnés,  —  les  nobles  de  race;  —  les  nobles 
de  lettres  (patentés)  ;  —  les  nobles  d'office  ; —  les  nobles 
de  cloche  ou  d'échevinage  ;  —  les  nobles  de  coutume  ; 
—  les  nobles  réhabilités;  —  les  nobles  bâtards. 

(Cette  dernière  catégorie  de  nobles  de  l'ancien  temps 
rappelle  la  seule  catégorie  de  nobles  qu'ait  voulu  faire  la 
Révolution  :  c'étaient  les  Enfants-Trouvés,  que  les  pères 
de  89  et  de  93  appelaient  les  Enfants  de  la  Patrie. 
Quelle  jolie  figure  ces  vilains  savaient  en  tout  donner  à 
la  patrie!) 

La  vérité  est  que  tout  le  monde  pouvait  prétendre  à 
la  noblesse,  c'est-à-dire  pouvait  acquérir  le  droit  de 
fonder  dans  sa  famille  le  privilège  de  servir  l'État.  C'est 
encore  le  privilège  de  la  propriété,  sauf  qu'elle  ne 
l'exerce  plus  gratuitement. 

Et  cette  modification  n'empêche  pas  qu'on  ne  tourne 
fort  bien  aujourd'hui  contre  la  propriété  tous  les  argu- 
ments qui  ont  servi  contre  la  noblesse.  Les  gens  ne 
manquent  guère  à  qui  ces  arguments  paraissent  très- 
bons.  —  Ils  serviront  aussi  contre  les  rentiers. 

Toutes  les  manières  d'anoblissement  ne  sont  pas  abo- 
lies, toutes  les  portes  jadis  ouvertes  pour  sortir  de  roture 
ne  sont  pas  fermées.  Notre  Légion  d'honneur  donne 
satisfaction  aux  mêmes  besoins,  aux  mêmes  instincts.  — 
Elle  leur  est  ouverte  quelquefois  avec  justice,  quelquefois 
sans  ombre  de  raison  ni  de  prétexte. 


DE   LA   NOBLESSE.  253 

On  est  décoré  pour  quelque  chose,  on  Test  pour  rien, 
pour  moins  que  rien  :  pour  être  chef  de  bureau,  pour  être 
rabbin  ou  président  de  consistoire,  pour  avoir  servi  dans 
la  presse,  pour  être  académicien,  pour  n'avoir  pu  être 
académicien  ;  l'on  est  décoré  parce  qu'on  ne  l'était  pas. 
Nobles  à  volonté  ! 

Le  sieur  Caron  de  Beaumarchais  était  noble,  sous 
l'ancien  régime,  avant  d'avoir  écrit.  A  présent  ils  de- 
viennent chevaliers  de  la  Légion  d'honneur  après  avoir 
imprimé.  Rien  n'empêche  d'être  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur.  Savonnette  à  vilains  universelle  ! 

Mais  il  y  a  toujours  des  vilains,  et  qui  paraissent  même 
plus  vilains  lorsqu'ils  sont  savonnés.  En  fin  de  compte, 
c'est  l'opinion  qui  donne,  ou  plutôt  qui  constate  la  no- 
blesse compatible  avec  les  mœurs  du  temps.  «  Cheva- 
lier, le  prince  t'a  fait  noble,  Dieu  te  fasse  honnête  homme  ! 
Si  tu  veux  être  vraiment  savonné,  savonne-toi  toi- 
même!  » 


T.  II.  8 


284  DE  LA  NOBLESSE. 


X 


VRAIE   NOBLESSE. 


A. 


lvant  ces  anoblissements,  plus  ou  moins  imparfaits, 
les  deux  vraies  noblesses  de  la  France,  l'Église  et  les 
vieilles  races,  d'accord  dans  le  même  sentiment  de  jus- 
tice et  d'humilité  chrétiennes,  avaient  depuis  longtemps 
anobli  toute  la  nation,  moralement  et  civilement.  Les 
chartes  et  franchises  émanées  des  seigneurs  donnaient 
aux  particuliers  autant  de  liberté  civile,  aux  corporations 
beaucoup  plus  de  liberté  politique  que  «  les  pères  »  de 
89  et  de  93  ne  leur  en  ont  laissé. 

Si  l'on  ne  veut  chercher  que  les  abus  dans  les  choses 
humaines,  ils  abondent.  Regardant  les  murs  d'une  ville, 
certains  raisonneurs  diront  :  a  A  quoi  pensaient  les  gens 
qui  ont  fait  cela,  d'entasser  tant  de  pierres  pour  loger 
des  lézards?  »  11  n'est  pas  rare  d'entendre  ainsi  parler 
non-seulement  les  chiens  errants,  les  contrebandiers,  les 
voleurs,  les  lézards  eux-mêmes,  mais  jusqu'aux  bonnes 
têtes  qui  vivent  derrière  le  rempart.  La  noblesse  politique 
a  pu  donner  lieu  à  beaucoup  d'abus. 


DE  LA  NOBLESSE.  258 

Cependant  on  l'avait  constituée  ou  elle  s'était  consti- 
tuée elle-même  sur  les  types  éternels  de  la  famille  et  de 
la  société.  Elle  s'est  développée  suivant  les  lois  de  la 
nature  :  elle  a,  en  masse  et  longtemps,  exercé  son  pouvoir 
suivant  les  lois  de  la  religion. 


Elle  a  été,  en  masse,  courageuse,  désintéressée,  dé- 
vouée, protectrice  de  l'Eglise,  nourricière  des  pauvres, 
le  bras  fort  de  la  justice  et  de  la  civilisation  dont  l'Eglise 
était  la  tête.  Les  devoirs  que  l'Église  lui  enseignait,  elle 
les  a,  en  général,  remplis;  les  sacrifices  que  le  Christia- 
nisme lui  conseillait,  elle  les  a  faits. 

Elle  a  donné  beaucoup  de  cœurs  à  l'Église,  beaucoup 
de  sang  à  la  patrie  ;  elle  a  été,  après  l'Église  et  sur  ses 
pas,  la  tutrice  de  ce  grand  et  bon  peuple  de  France,  en- 
core si  grand  et  si  bon.  Loin  des  scandales  de  la  cour  et 
des  villes,  le  peuple  disait  proverbialement  :  a  Noblesse 
vient  de  vertu.  »  Et  la  noblesse,  la  vraie- noblesse  au 
cœur  chrétien,  voulait  que  vertu  vînt  de  noblesse  : 
«  Noblesse  oblige.  » 

Ce  qui  restait  de  cette  noblesse-là  se  tenait  plus  près 
des  champs  et  des  camps  que  de  la  cour.  Fidèle  au  roi, 
elle  n'était  pas  infidèle  au  peuple.  Elle  ne  le  foulait  pas, 
elle  ne  l'insultait  pas.  Elle  vivait  près  de  lui,  quasi  pauvre 
comme  lui,  lui  laissant  les  gains  de  l'industrie  et  du  né- 
goce. «  On  dit  d'un  homme  qui  ne  fait  pas  grand'chère 


256  DE   LA   NOBLESSE. 

qu'il  est  comme  la  vieille  noblesse,  que,  quand  il  a  man- 
gé sa  soupe,  il  a  plus  d'à  demi  dîné  (1).  » 

Je  suis  le  très-humble  serviteur  de  la  Légion  d'honneur 
certainement  !  Elle  fait  beaucoup  de  chevaliers  :  cheva- 
liers de  bureaux,  chevaliers  de  presse,  chevaliers  de 
théâtre,  chevaliers  de  négoce  et  de  manufacture.  Je  les 
respecte  tous,  de  tout  mon  cœur. 

Mais  j'ai  peine  à  croire  que  la  Légion  d'honneur  rem- 
place jamais  la  légion  de  noblesse,  ni  dans  l'État,  ni 
dans  le  peuple,  ni  dans  la  langue,  et  q\x  honorable  et 
ses  dérivés  soient  jamais  les  synonymes  de  noble  et  de 
ses  dérivés. 


XI 


BÉNÉDICTION    DE    LA    NOBLE    FRANCE, 


Déni  soit  Dieu  de  n'avoir  pas  donné  à  la  noble  France 
ces  richesses  minérales  et  houillères,  comme  ils  disent, 
dont  il  a  si  richement  pourvu  le  sol  anglais!  Des  popula- 


1  Dictionnaire  de  Trévoux,  1752. 


DE   LA  NOBLESSE.  287 

tions  entières  s'y  enseveliraient  ;  nous  aurions  aussi  nos 
cantons  peuplés  de  véritables  brutes. 

Ses  mines,  la  florissante  Angleterre  les  appelle  ses 
Indes  noires.  Hommes  et  femmes  pêle-mêle  y  travaillent 
nus.  Des  enfants  grandissent  au  fond  des  gouffres  sans 
entendre  parler  de  Dieu.  L'esclave  païen  était  moins 
dégradé  que  ces  enfants  de  la  libre  Angleterre. 

Dieu  n'a  pas  voulu  que  la  France  pût  être  seulement 
tentée  de  pareilles  abominations.  L'industrie,  le  plus  dur 
des  maîtres,  est  forcée  en  France  de  borner  ses  ravages, 
de  laisser  à  la  multitude  le  sain  travail  des  champs,  la 
saine  lumière  du  jour. 

Comme  un  noble  pupille  qu'on  élève  pour  de  grandes 
choses,  Dieu  a  mis  la  France  également  à  l'abri  des  avi- 
lissements du  travail  et  des  périls  de  l'oisiveté.  Ni  frimas 
qui  l'engourdissent,  ni  chaleurs  qui  l'énervent  !  Elle  tra- 
vaille et  elle  chante  ;  sa  main  conduit  la  charrue  et  manie 
l'épée... 

Elle  travaille  et  elle  chante  !  Hélas!  je  pense  à  la  France 
d'autrefois.  Dans  ces  quartiers-ci  la  France  ne  chante 
plus.  Elle  est  entrée  à  de  dangereuses  écoles,  et  les 
vieilles  chansons  ne  résonnent  plus  ! 

Au  temps  que  l'on  chantait  en  moisson,  l'on  chantait 
aussi  dans  l'église.  Les  peuples  qui  chantent  encore  à 


258  DE  LA  NOBLESSE. 

l'église,  nos  Bretons,  nos  Alsaciens,  chantent  au  milieu 
de  leurs  travaux.  Ici  l'église  n'est  plus  fréquentée,  et  la 
moisson  n'est  plus  une  fête. 

Les  campagnes  sont  florissantes,  Dieu  remplit  les 
mains  des  laboureurs.  Mais  les  laboureurs  entrent  sans 
allégresse  dans  la  moisson  jaunie.  Courbés  sur  ces  ri- 
chesses, il  les  ramassent  avec  âpreté,  songeant  qu'elles 
ne  leur  appartiennent  pas. 

Celui  qui  ramasse  ses  propres  épis  n'est  pas.  content 
de  ce  qu'il  a  ;  il  regrette  le  salaire  qu'il  paye  à  l'ouvrier, 
il  regarde  avec  amertume  la  moisson  plus  vaste  du 
voisin.  Ni  le  mercenaire  ni  l'envieux  ne  chantent. 


Et  celui  qui  serait  content  de  sa  part,  inquiet  des  pen- 
sées publiques,  s'attriste  devant  l'avenir.  Il  plante  :  ses 
arrière-neveux  lui  devront  ils  cet  ombrage  ?  Qui  aura 
des  arrière-neveux? 


DE  LA  NOBLESSE.  259 


XII 


LES    CHANTS    DE  NOBLESSE. 


Dites  ce  que  vous  voudrez,  précieux  enfants,  de  vos 
pères  de  89  ! 

Les  peuples  qui  chantaient  les  psaumes  tous  les  diman- 
ches en  savaient  plus  long  sur  la  liberté,  sur  l'égalité, 
sur  la  fraternité  ;  ils  en  savaient  plus  long  sur  la  dignité 
humaine  que  vous  n'en  saurez  jamais  ! 

«  Enfants  de  Dieu,  louez  Dieu  ;  chantez  le  nom  de 
Dieu! 

«  Que  le  nom  du  Seigneur  soit  béni  ;  qu'il  soit  béni 
maintenant  :  qu'il  soit  béni  dans  tous  les  siècles  ! 

«  Des  lieux  où  le  soleil  se  lève  aux  lieux  où  il  se  cou- 
che, le  nom  du  Seigneur  est  digne  de  louange  ! 


260  DE   LÀ  NOBLESSE. 

a  Le  Seigneur  est  le  roi  de  tous  les  peuples  ;  sa  gloire 
domine  au-dessus  des  cieux  ! 

«  Qui  est  semblable  à  notre  Dieu?  Il  règne  au  plus 
haut  des  cieux  ;  il  regarde  au-dessous  de  lui  tout  ce  qui 
est  dans  le  ciel  et  sur  la  terre. 

«  Il  tire  le  faible  de  la  poussière,  il  élève  le  pauvre  du 
sein  de  l'abjection. 

«  Pour  lui  donner  place  avec  les  princes,  avec  les 
princes  de  son  peuple  !  » 

Les  hommes  qui  chantaient  ces  paroles  étaient  plus 
nobles  et  plus  libres  que  ceux  qui  lisent  Bavin  et  Ban- 
doulière, que  ceux  même  qui  chantent  Béranger. 

Les  peuples  qui  perdront  la  mémoire  de  ces  chants 
retomberont  dans  l'abjection  d'où  Dieu  les  avait  tirés  ; 
ils  vivront  sous  l'œil  du  gendarme,  dans  les  voluptés  du 
cabaret. 

La  nation  dont  le  cœur  ne  connaîtra  plus  la  loi  de 
Dieu,  et  qui  laissera  la  louange  de  Dieu  s'éteindre  sur 
ses  lèvres,  cessera  d'être  une  nation  et  deviendra  une 
multitude. 

Cette  multitude  sera  divisée  contre  elle-même.  Il  n'y 
aura  plus  de  lien  d'amour  entre  ses  concitoyens,  et  le 
riche  et  le  pauvre  se  haïront. 


DE  LA  NOBLESSE.  261 

Dieu  juste  et  bon,  ne  laisse  pas  périr  ta  France  !  cette 
France,  disait  Baronius,  qui  plus  d'une  fois  a  ennobli  les 
annales  du  genre  humain! 


XIII 


LA    NOBLE   FRANCE. 


La  France,  ayant  été  le  premier  royaume  baptisé 
dans  la  personne  de  son  chef,  a  été  appelée  la  Fille  aînée 
de  l'Église.  S'étant  plus  que  d'autres  montrée  fidèle  aux 
obligations  du  baptême,  on  l'appelle  la  noble  France. 

La  Fille  a  été  maintes  fois  le  bras  et  l'appui  de  la 
Mère.  Quand  Clovis  entendait  lire  la  Passion,  l'épée  de 
la  France  frémissait  à  son  flanc.  «  Que  n'étais-je  là  !  »  Qui 
n'a  point  cette  parole,  je  ne  le  crois  pas  Français.  Il  vient 
d'ailleurs. 

Le  bon  Pépin,  accourant  au  secours  du  Saint-Siège 
contre  les  Lombards,  avait  chassé  ces  voleurs  des  pro- 
vinces dont  ils  s'étaient  emparés;  aussitôt  les  Grecs, 
chargés  de  présents,  vinrent  le  solliciter  de  leur  donner 
Ravenne  et  la  Pentapole. 

8* 


262  DE  LA   NOBLESSE. 

11  les  renvoya.  «  Je  n'ai  pas  fait  cette  guerre  pour 
«  m'enrichir,  mais  par  amour  de  saint  Pierre  et  afin 
«  d'obtenir  le  pardon  de  mes  péchés.  Pour  tout  l'or  du 
«  monde  je  ne  voudrais  retirer  à  saint  Pierre  ce  qu'il  a 
«  reçu  de  l'épée  des  Francs.  »  Qui  ne  ferait  pas  comme 
Pépin  n'appartient  pas  à  la  noble  France.  Il  est  venu 
d'ailleurs. 

La  noble  France  se  jette  la  première  aux  croisades. 
Dieu  le  veut!  Et  elle  ne  cherche  aucun  autre  intérêt.  Il 
y  a  aujourd'hui  des  Français  d'un  autre  style*  Ils  disent: 
Chacun  pour  soi,  chacun  chez  soi.  Mais  ce  sont  des  vilains. 
Ils  viennent  d'ailleurs. 

Quand  la  politique  des  vilains  monta  enfin  sur  le  trône 
de  France,  où  elle  ne  voulut  plus  rien  faire  que  par 
intérêt,  la  noble  France  protesta  par  l'épée  de  sa  no- 
blesse, par  le  dévouement  de  ses  prêtres,  par  les  aumô- 
nes de  son  peuple  pour  la  rédemption  des  captifs. 

La  France  est  une  noble  nation,  une  nation  dévouée 
parce  qu'elle  est  chrétienne.  Tel  est  son  esprit  de  dé- 
vouement qu'il  est  plus  facile  de  le  fausser  que  de 
l'éteindre.  N'est-elle  plus  guidée  à  se  dévouer  pour  le 
bien,  elle  se  dévoue  pour  le  mal.  Se  dévouer  est  son  prin- 
cipal intérêt.  ~~ 

On  lui  fait  faire  ce  que  l'on  veut  en  le  colorant  de 
grandeur  et  de  justice.  On  lui  dit  qu'elle  affranchit  les 


DE  LA  NOBLESSE.  263 

peuples,  qu'elle  fait  régner  la  liberté,  L'égalité  ;  et,  sans 
compter,  elle  doîme  de  For  et  du  sang. 


Ses  soldats  laissent  aux  alliés  ou  même  aux  vaincus 
les  villes  qu'ils  ont  prises  ;  ils  rapportent  pour  glorieux 
butin  des  blessures  et  des  drapeaux  troués.  Sur  leur 
passage,  battant  des  mains,  se  pressent  les  citoyens  dont 
les  enfants  sont  morts  dans  cette  guerre  et  qui  en  ont 
payé  les  frais. 

Telle  n'est  pas  la  vieille  Angleterre,  vieille  rusée  et 
avare.  L'Angleterre  achète  des  soldats  et  veut  qu'ils  lui 
rapportent  la  somme  et  les  usures.  Ce  qu'elle  a  pris, 
elle  le  garde  ;  elle  garde  même  ce  que  les  autres  ont  con- 
quis. L'Angleterre,  jusqu'à  ce  qu'elle  redevienne  catho- 
lique, est  une  nation  de  vilains.  —  Oui,  milords  ! 

Déchue  de  son  ancienne  splendeur  catholique,  la 
France  conserve  encore  quelque  chose  de  noble;  elle 
est  encore  la  noble  France,  ne  fût-ce  que  par  cette  folie 
dans  le  dévouement  et  cette  facilité  à  se  laisser  tromper. 
Toi,  Angleterre,  tu  spécules,  tu  trafiques,  tu  trom- 
pes, tu  portes  en  plein  le  caractère  ignoble  de  la  forfai- 
ture. 

Jamais  la  France  n'aurait  pu,  n'aurait  su  comme  toi 
conserver  durant  trois  siècles  sous  sa  dent  une  Irlande, 
sous  sa  griffe  une  Inde  et  tant  d'autres  peuples  oppri- 


264  DE  LA  NOBLESSE. 

mes,  ne  leur  demander  que  de  l'or,  leur  en  demander 
toujours,  ne  pas  leur  donner  Dieu. 

Jamais  la  France  n'aurait  voulu,  n'aurait  su  boire  tant 
de  sueurs,  tant  de  sang,  commettre  tant  de  rapines,  se 
souiller  de  lant  de  mensonges,  fabriquer  tant  de  poi- 
sons. —  0  Angleterre  !  le  plus  vilain  des  peuples,  si  tu 
n'étais  le  plus  hardi  des  forbans! 


XIV 


LES   NOBLES   ARMOIRIES   DE  FRANCE. 


L'emblème  de  la  vieille  Angleterre  est  le  léopard,  un 
animal  de  proie,  fort,  mais  rusé,  qui  bondit,  mais  qui 
rampe.  La  France  avait  le  lis, 

La  belle  blanche  fleur  embaumée,  dont  la  forme  s'épa- 
nouissait sur  le  chandelier  d'or  placé  devant  l'arche  de 
Dieu,  spherulaque  simul  et  lilium;  la  noble  fleur  qui 
croît  sans  travail  et  ne  ramasse  point  de  profits  :  Lilia 
non  laborant  neque  nent. 

La  France  a  bien  subi  un  moment  l'oiseau  de  Louis- 


DE   LA  NOBLESSE.  268 

Philippe.  J'avoue  que  c'était  un  pauvre  oiseau!  Mais  il 
a  peu  régné  ;  l'aigle  est  venu .  L'aigle  fend  les  airs,  et 
nul  autre  ne  suit  son  vol  ;  il  a  des  serres  puissantes,  il 
regarde  fixement  le  soleil. 

Certes,  l'aigle  est  plus  noble  que  le  léopard.  Dieu, 
rappelant  aux  Hébreux  l'un  des  traits  les  plus  mémora- 
bles de  sa  miséricorde,  se  compare  à  l'aigle  :  «  Je  vous 
ai  portés  comme  l'aigle  porte  ses  aiglons  sur  ses  ailes  :  » 
Portaverim  vos  super  alas  aquilarum  et  assumpserim 
mihi. 

Le  léopard  aussi  est  nommé  dans  l'Écriture.  Il  est  un 
des  brigands  qui  dévoreront  les  pervers  :  Pardus  vigi- 
fans  super  civitates  eorum.  Il  est  la  bête  aux  dix  cornes 
chargées  de  diadèmes,  qui  s'élève  de  la  mer  pour  tour- 
menter les  saints  de  Dieu  :  Et  bestia  similis  eratpardo. 

La  trace  de  l'aigle  se  perd  dans  les  cieux.  Des  clôtu- 
res' rompues,  du  sang,  des  ossements  rongés,  des  ves- 
tiges de  déprédation  et  de  carnage  signalent  sur  la  terre 
la  trace  du  léopard.  Les  brebis  fuient,  les  bergers  pleu- 
rent :  le  léopard  a  passé. 

J'aimerais  mieux,  cependant,  qu'il  n'y  eût  point  d'ai- 
gle dans  nos  armes.  —  Après  tout,  l'aigle  est  une  bête. 
C'est  la  bête  de  Rome  païenne  :  elle  a  bien  des  choses 
sur  la  conscience ,  elle  a  même  quelques  affronts  sur  le 
dos. 

Il  y  a  un  aigle  d'Autriche,  un  aigle  de  Russie,  même  un 


j 


266  DE  LA  NOBLESSE. 

aigle  de  Prusse. . .  —  La  Prusse  ne  se  refuse  rien  !  — Deux 
de  ces  aigles  sont  hérétiques;  tous,  y  compris  l'aigle  de 
France,  ont  été  plus  ou  moins  plumés. 

Après  le  lis  immarcessible,  la  France  ne  pouvait  mon- 
ter qu'en  prenant  la  croix,  l'invincible  croix  qui  a  chassé 
l'aigle  de  Rome  et  qui  l'a  remplacée  au  Gapitole  pour 
toujours. 

La  noble  France  se  souviendra  de  son  Charlemagne, 
qui  montait  à  genoux,  roi  des  Francs,  les  degrés  de  l'au- 
tel de  Saint-Pierre,  et  qui  les  redescendait,  empereur,  le 
globe  catholique  dans  les  mains. 

Le  diable,  le  déchu,  le  vilain  par  essence,  saura  susci- 
ter à  la  noble  France  tant  d'ennemis  de  sa  fabrique, 
qu'elle  se  souviendra  de  Constantin,  de  Clovis,  de  Ghar- 
lemagne,  de  saint  Louis. 

Elle  se  couvrira  du  Labarum  :  In  hoc  signo  vinces. 
Grand  jour  dans  l'histoire  du  genre  humain!  Les  plumes 
tomberont  de  l'aile  des  aigles  hérétiques,  et  le  léopard 
anglais  sera  pelé  comme  le  lion  de  Néerlande. 

Et  tant  de  peuples  encore  asservis  et  serviles,  qui  gé- 
missent sous  le  fouet  dans  l'ombre  de  la  mort,  verront 
accourir  la  France  et  le  baptême,  et  recevront  la  liberté 
et  la  noblesse  de  Jésus-Christ. 

Ils   chanteront  d'une  grande  voix.  Les  yeux  tournés 


DE   LA  NOBLESSE.  367 

vers  la  noble  France,  envoyée  de  saint  Pierre  pour  les 
engendrer  à  Dieu,  ils  chanteront  :  Béni  soit  celui  qui 
vient  au  nom  du  Seigneur! 

Un  cri  si  joyeux  ne  s'éleva  pas  des  catacombes  après 
la  première  victoire  de  la  croix  ;  seul,  l'éternel  hosan- 
nah  des  cieux  sera  plus  vibrant  de  reconnaissance  et 
d'amour. 


LIVRE  XIII 


UNE    SAMARITAINE 


Si  scires  donnm  Dei... 
Joan.,  cap.  IV. 


(Salon  au  faubourg  Saint-Honoré.) 

LA  MARQUISE. 

I  ersonne?    Est-ce   que   le  comte    n'a    pas    voulu 
attendre? 

FLORENCE. 

II  n'est  pas  venu,  madame. 

LA  MARQUISE. 

Il  n'est  pas  venu? 


270  UNE  SAMARITAINE. 

FLORENCE. 

Non,  madame. 

LA  MARQUISE. 

On  aura  dit  que  je  ne  recevais  pas...  Vingt  fois  on  a 
fait  cette  sottise. 

FLORENCE. 

Madame  la  marquise  peut  être  sûre... 

LA  MARQUISE. 

Laissez-moi.  (Florence  sort.)  Il  était  plus  empressé  avant 
ce  voyage.  Que  s'est-il  donc  passé  dans  son  cœur?  Quoi! 
il  s'en  va  désespéré,  et  après  trois  mois  il  revient  indif- 
férent! (eue  sonne.)  Ce  sont  les  femmes  qu'on  accuse 
d'inconstance!  (a  Florence.)  Eh  bien?     ' 

FLORENCE. 

Madame  a  appelé  ? 

LA  MARQUISE. 

Que  vous  a-t-on  dit  à  la  porte? 

FLORENCE. 

Madame  la  marquise  ne  m'avait  donné  aucun  ordre. 

LA  MARQUISE. 

Vous  n'avez  pas  demandé  si  l'on  a  renvoyé  le  comte? 

FLORENCE. 

J'ignorais... 

LA   MARQUISE.    • 

Vous  ignorez  tout.  Dites  qu'on  le  renvoie...  Non... 
Dites  qu'on  le  reçoive.  (Florence  sort.)  Je  lui  avais  indiqué 
trois  heures  ;  il  en  est  quatre.  C'est  de  la  fatuité.  11  n'é- 


UNE  SAMARITAINE.  271 

tait  pas  fat  pourtant,  ni  habile.  Toute  son  adresse  était 
de  me  laisser  voir  naïvement  un  cœur  admirable  et  de 
s'affliger  avec  une  sincérité  parfaite  quand  je  voulais 
trop  l'affliger.  Pour  prendre  moi-même  le  temps  de  la 
réflexion,  je  lui  conseille  un  jour  d'aller  en  Bretagne 
conter  sa  peine  aux  rochers  ;  il  part.  Pouvais-je  croire 
que  trois  mois  l'auraient  consolé?  Je  ne  le  tiens  pas 
quitte,  et  je  veux  au  moins  des  explications,  (on  entend  une 
voitnre.)  Est-ce  lui  ?...  La  baronne!...  Quel  contre- 
temps ! 

LA  BARONNE. 

Devinez  qui  je  viens  de  voir? 

LA  MARQUISE. 

Votre  mari  ? 

LA    BARONNE. 

C'est  bien  plus  rare  !  Un  embarras  m'arrête  devant 
Saint-Roch,  et  j'aperçois  le  comte  qui  monte  gravement 
l'escalier.  Certains  bruits  me  reviennent  en  mémoire. 
Je  veux  voir  ce  qu'il  va  faire  là  ;  je  fais  arrêter  et  j'entre 
après  lui  dans  l'église. 

LA  MARQUISE. 

Il  y  avait  quelque  cérémonie  ? 

LA  BARONNE. 

Pas  un  bedeau  !  Le  comte  s'avance  jusqu'à  la  chapelle 
du  fond,  s'agenouille,  prie,  s'assied,  tire  un  livre,  se 
met  à  lire.  Il  y  est  encore. 

LA  MARQUISE. 

N'est-ce  pas  une  petite  mode  royaliste? 


272  UNE  SAMARITAINE. 

LA  BARONNE. 

Pardon!  on  va  aux  grands  prédicateurs:  on  entend, 
le  dimanche,  la  messe  d'après  midi.  Mais  s'agenouiller 
dans  une  église  déserte,  à  l'heure  de  la  promenade,  lors- 
qu'il fait  beau,  ce  n'est  plus  mode,  c'est  dévotion. 

LA  MARQUISE. 

De  sorte  qu'il  est  dévot  ? 

LA    BARONNE. 

Tout  de  bon,  cela  se  dit,  et  vous  verrez  qu'il  en  a 

1ï  • 
air. 

LA  MARQUISE. 

Il  a  l'air  d'un  homme  de  mérite,  ce  pauvre  comte. 

LA    BARONNE. 

Moi,  je  le  trouve  encore  très-bien.  Cependant,  de 
l'avis  de  tous  ceux  qui  l'ont  revu,  ce  n'est  qu'une  reli- 
que. Il  s'est  converti  en  Bretagne,  d'où  il  arrive.  A  peine 
le  rcncontre-t-on.  Il  parle  peu,  ne  pense  qu'à  son  salut. 
Tout  le  monde  croit  qu'il  prendra  les  Ordres,  et  que,  ne 
pouvant  supporter  le  spectacle  de  nos  corruptions,  il 
ira  s'enfermer  dans  une  chartreuse  ou  prêcher  les 
sauvages. 

LA  MARQUISE. 

C'est  la  légende. 

LA   BARONNE. 

Elle  est  attendrissante.  Savez-vous   la  cause  de  ce 
changement  merveilleux  ? 


LISE  SAMARITAINE.  272 

LA   MARQUISE. 

La  cause  ordinaire,  je  suppose  :  une  passion  ? 

LA  BARONNE. 

Justement.  Il  adorait  une  danseuse. 

LA    MARQUISE. 

Lui!...  Oh!  non. 

LA  BARONNE. 

Remarquez  qu'il  ne  met  plus  le  pied  dans  un  théâtre. 
La  danseuse  l'aimait  aussi.  Néanmoins,  quoique  le  comte 
ne  manquât  point  de  magnificence,  elle  avait  de  grands 
frais  de  costume,  et...  elle  se  rattrapait  snr  la  quantité. 

LA  MARQUISE. 

Quelle  horreur  ! 

LA  BARONNE. 

C'est  l'usage.  Elle  ne  croyait  pas  mal  faire.  Le  comte 
apprit  tout  et  rompit.  La  danseuse ,  vraiment  éprise, 
courut  après  lui.  Il  lui  ferma  la  porte  :  elle  s'empoi- 
sonna. 

LA   MARQUISE. 

Pauvre  fille!  Je  pense  qu'on  lui  fit  prendre  un  vo- 
mitif ? 

LA  BARONNE. 

Vous  riez  ;  mais  rien  n'est  plus  vrai  :  je  le  liens  d'un 
ami  du  comte.  Croyant  bien  mourir,  l'infidèle  demandait 
à  grands  cris  son  amant,  afin  de  le  voir  une  dernière 
fois  et  d'être  pardonnée.  Il  vint  et  pardonna.  Plus  tran- 
quille alors,  elle  se  laissa  soigner  et... 


274  UNE  SAMARITAINE. 

LA    MARQUISE. 

Et  reprit  les  affaires. 

LA   BARONNE.' 

Que  vous  êtes  dure  !  Ette  ne  reprit  point  les  affaires  ; 
elle  alla  se  cloîtrer,  après  avoir  dit  plusieurs  belles 
choses  qui  touchèrent  le  comte,  et  qui  enfin  L'ont 
converti. 

LA  MARQUISE. 

Ma  chère,  vous  me  faites  un  roman-feuilleton. 

LA  BARONNE. 

Un  roman  historique,  ma  chère.  Vous  verrez  si  le 
héros  ne  prend  pas  la  soutane  au  dernier  chapitre.  Je 
suis  curieuse  de  l'entendre  prêcher.  On  assure  qu'il 
s'essaye  déjà  et  que  même  il  est  un  peu  ridicule. 

LA  MARQUISE. 

J'ai  encore  peine  à  croire  cela.  Le  comte  a  toujours 
passé  pour  homme  d'esprit. 

LA    BARONNE. 

Avouez  pourtant  qu'il  fait  une  étrange  escapade. 
Donner  dans  la  piété  à  son  âge,  lorsque  la  fortune  l'avait 
mis  sur  un  si  beau  chemin,  et  si  facile  !  Il  y  a  des  posi- 
tions dans  l'Eglise;  mais,  devînt-il  évêque  ou  cardinal, 
tout  cela  ne  vaut  pas  une  ambassade,  ni  même  une  place 
au  Conseil  d'État.  Je  ne  dis  rien  du  reste. 

LA   MARQUISE. 

Quel  reste  ? 


UNE  SAMARITAINE.  275 

LA  BARONNE. 

Gomment  !  quel  reste  ?  Mais  le  monde,  la  liberté,  la 
vie,  tout.  Un  homme  dans  l'Église,  c'est  une  femme  au 
couvent.  Le  voilà  claquemuré,  c'est  fini.  Vous  n'en  fris- 
sonnez pas? 

LA  MARQUISE. 

Ce  goût  me  semble  triste;  néanmoins  je  vois  qu'il 
vient  à  quelques  personnes.  Il  faut  croire  que  la  chose 
a  aussi  ses  charmes.  Le  monde  est  si  mal  arrangé,  on  s'y 
ennuie  tant! 

LA    BARONNE. 

Taisez-vous  donc,  ma  chère.  Est-il  possible  de  s'en- 
nuyer dans  le  monde?  Quand  j'entends  dire  cela,  il  me 
semble  qu'on  parle  de  quelque  épidémie  affreuse,  et  je 
crains  d'être  prise.  Véritablement,  êtes-vous  quelquefois 
triste? 

LA  MARQUISE. 

Et  vous,  ma  belle,  véritablement,  ne  l'êtes-vous 
jamais  ? 

LA    BARONNE. 

Jamais!  Je  n'appelle  pas  tristesse  de  petites  fatigues 
qui  me  paraissent  inséparables  de  l'existence  et  qui  ne 
me  lassent  nullement  de  vivre.  Ah!  si  la  destinée  avait 
fait  pour  moi  ce  qu'elle  a  fait  pour  vous! 

LA    MARQUISE. 

Voilà  un  soupir.  Pourtant  vous  êtes  riche,  vous  êtes 


276  UNE  SAMARITAINE. 

jeune,  vous  êtes  belle  :  que  demandez-vous  à  la  des- 
tinée? 

LA  BARONNE. 

Rien  ;  à  Dieu  ne  plaise  !  Mais,  en  vous  donnant  tout  ce 
que  j'ai,  la  destinée,  mettant  le  comble  à  ses  caresses, 
vous  a  ôté  quelque  chose  :  un  mari.  N'importe,  la  vie 
est  bonne,  et  ce  pauvre  comte  me  fait  grand'pitié.  Voilà 
qu'il  n'a  plus  le  droit  de  nous  plaire. 

LA    MARQUISE. 

Y  tenait-il  beaucoup? 

LA    BARONNE. 

En  ce  qui  me  concerne,  non.  Je  ne  perds  point  à  sa 
faillite;  je  n'avais  rien  de  placé  par  là.  Mais,  comme 
femme,  je  suis  sensible  à  l'affront  qu'il  nous  fait. 

LA'  MARQUISE. 

Quelle  comédie  avez-vous  entendue  hier?  Je  ne  vous 
comprends  plus. 

LA  RARONNE. 

Ah!  vous  me  trouvez  du  style?  Eh  bien,  je  croyais 
parler  tout  uniment. 

LA    MARQUISE. 

J'arrive  de  la  campagne;  mettez-vous  à  ma  portée. 

LA    BARONNE. 

Je  traduis.  Je  prétends  que  le  comte  nous  outrage  en 
donnant  à  croire  qu'il  a  trouvé  quelque  chose  de  plus 


UNE  SAMARITAINE.  277 

aimable  que  nous  et  de  plus  digne  d'amour.  Car,  enfin, 
un  homme  qui  se  convertit,  qu'est-ce  que  cela  veut 
dire? 

LA    MARQUISE. 

Apprenez-le  moi. 

LA    BARONNE. 

Cela  veut  dire  :  ce  Madame  la  marquise,  madame  la 
baronne,  parez-vous  pour  d'autres  ;  ayez  pour  d'autres 
de  beaux  yeux,  des  sourires,  des  migraines,  des  caprices. 
Tout  cela  ne  me  charme  plus,  ne  me  désole  plus;  je 
n'ai  que  faire  d'y  penser  ;  il  y  a  désormais  quelque  chose 
qui  m'occupe  davantage.  Serviteur  à  vos  beautés.  »  Il 
fait  la  révérence,  il  s'en  va.  C'est  impertinent. 

LA   MARQUISE. 

Ne  connaissez-vous  que  les  dévots  qui  fassent  aux 
femmes  ces  injustices?  Les  affaires,  la  politique,  les 
chevaux,  et  jusqu'aux  danseuses,  finissent  par  séduire 
les  plus  constants  :  ils  font  la  révérence,  ils  s'en  vont. 

LA   BARONNE.       ' 

Non  !  Les  affaires,  la  politique,  les  chevaux  ne  sont 
que  des  modes  pour  attirer  notre  attention,  ou  desCali- 
fornies  que  l'on  sonde  et  que  l'on  remue  afin  de  grossir 
notre  liste  civile.  Nous  sommes  au  fond  de  tout  cela. 
Je  voudrais  savoir  quel  orateur  est  jamais  descendu  de 
la  tribune  sans  songer  à  nos  compliments  !  Quant  aux 
galanteries,  c'est  une  façon  de  coquetterie  grossière  : 

'  t.  h,  8" 


278  UNE  SAMARITAINE. 

telle  ou  telle  femme  peut  s'en  plaindre  ;  l'espèce  n'est 
pas  trahie.  La  chose  en  soi  a  si  peu  d'importance  que 
nous  la  pardonnons  volontiers.  D'ailleurs  on  peut  se 
venger.  Mais  contre  la  dévotion,  je  parle  d'une  vraie 
dévotion,  franche  et  drue,  point  de  lutte,  point  de  ven- 
geance :  nous  ne  pouvons  rien,  nous  ne  sommes  rien. 

LA    MARQUISE. 

Bah! 

LA  BARONNE. 

Ma  chère  amie,  vous  avez  un  air  de  tête  tout  vain- 
queur; mais  vous  ne  connaissez  point  cela  comme  moi. 
Vous  êtes  calviniste,? 

LA    MARQUISE. 

Pas  du  tout.  Je  suis  catholique...  tiède.  J'ai  été  bap- 
tisée à  Saint-Sulpice  et  mariée  à  la  chapelle  du  Luxem- 
bourg. 

LA  BARONNE. 

Vous  n'avez  pas  reçu,  comme  moi,  une  éducation 
religieuse.  Votre  père  était  un  illustre  savant  qui  ne 
vous  a  point  fait  pâlir  sur  le  catéchisme  de  persévé- 
rance. Son  vieux  compagnon,  votre  mari,  grand  philo- 
sophe... 

LA   MARQUISE. 

Écartons  ce  souvenir. 

LA    BARONNE. 

Moi,  j'ai  été  élevée  au  couvent,  et  jusqu'à  dix-huit  ans 


UNE  SAMARITAINE.  279 

j'ai  vécu  parmi  les  saints,  chez  une  tante  acharnée  aux 
bonnes  œuvres.  Vous  n'imaginez  pas  quels  sont  ces 
gens-là.  Une  insensibilité  extravagante  !  Ils  ne  me 
voyaient  pas.  Il  n'a  pas  tenu  à  eux  que  je  ne  me  crusse  un 
petit  monstre  de  laideur  et  de  stupidité.  Mon  mari  est 
le  premier  qui  m'ait  dit  quelque  chose  d'un  peu  vivant. 
J'ai  une  cousine  dominicaine  ;  une  autre,  de  mon  âge, 
est  à  son  cinquième  enfant  :  la  plus  belle  personne  du 
monde,  et  dont  on  n'a  jamais  vu  les  épaules.  On  nous 
menait  à  la  messe  tous  les  jours. 

LA  MARQUISE. 

Tous  les  jours  ? 

LA    BARONNE. 

Et  au  sermon  tant  qu'il  y  en  avait.  Point  de  spec- 
tacles, point  de  soirées,  point  de  lectures.  Lamartine, 
corrupteur;  Walter  Scott,  dangereux... 

LA  MARQUISE. 

Comment  donc  viviez-vous  ? 

LA   BARONNE. 

On  me  faisait  croire  que  je  vivais.  Il  faut  être  juste; 
sans  mon  mari  j'en  serais  encore  là  pourtant  !  Qu'il  me 
parut  aimable,  ce  cher  baron,  lorsqu'il  déchira  tant  de 
voiles  épaissis  sur  mes  yeux!  Ce  fut  une  éducation 
prompte. 

LA    MARQUISE. 

Ne  dites-vous  pas  qu'il  se  plaint  d'avoir  trop  réussi  ? 


280  UNE  SAMARITAINE. 

LA  BARONNE. 

Il  n'est  point  parfait.  Après  m'avoir  ouvert  la  porte 
il  aurait  voulu  que  je  demeurasse  en  cage.  Nous  avons 
argumenté  là-dessus.  C'est  égal,  je  lui  dois  d'être  bien 
débrouillée,  et  ma  reconnaissance  est  stable  comme  son 
bienfait.  Mais  écoutez  ceci.  Quelques  habitués  de  ma 
tante,  gens  d'ailleurs  distingués  et  point  gauches,  me 
venaient  voir.  Au  milieu  de  ma  baronnie  je  fus  choquée 
de  leur  indépendance.  Je  voulus  rompre  cette  glace,  et 
qu'ils  se  missent  à  brûler  comme  les  amis  du  baron. 
Peine  perdue! 

LA    MARQUISE. 

Vous  m'étonnez...  sans  flatterie. 

LA    BARONNE. 

Qu'est-ce  qui  vous  étonne  ?  Que  j'aie  voulu  leur  tour- 
ner la  tête  ? 

LA  MARQUISE. 

Non;  qu'elle  n'ait  point  tourné. 

LA  BARONNE. 

C'est  la  vérité  pure.  Parfois  cela  commençait  assez 
bien;  mais  aucune  suite.  Je  perdais  en  un  jour  le  ter- 
rain gagné  laborieusement  en  plusieurs  semaines.  J'a- 
vais laissé  un  certain  regard,  un  air  penché,  un  front 
rêveur;  je  retrouvais  quelques  jours  après,  souvent  le 
lendemain,  une  roche,  un  Polyeucte...  On  s'était  con- 
fessé. D'autres,  qui  donnaient  plus  d'espérances,  ne 
revenaient  point.  Enfin  le  carême  arriva  :  ce  fut  une 
rafle  ;  tous  disparurent. 


UNE  SAMARITAINE.  281 

LA  MARQUISE. 

Vous  riez. 

LA  BARONNE. 

Je  ne  ris  pas.  Je  suis  encore  indignée  quand  j'y  pense. 
S'il  faut  vous  l'avouer,  je  m'étais  promis  d'en  enchaîner 
un,  au  moins.  Je  le  voulais  à  mes  pieds,  à  genoux.  J'é- 
tais curieuse  de  triompher  du  confesseur  et  de  savoir 
comment  ces  gens-là  disent  :  Madame,  je  vous  aime! 
eux  qui  n'en  font  pas  leur  métier.  Car  nos  lions  de  par 
ici  sont  jolis,  mais  point  inventifs,  et  ils  copient  toujours 
un  peu  le  premier  en  vogue.  Songez  donc  à  l'émotion,  à 
la  pâleur,  à  la  bêtise  d'un  homme  que  la  crainte  même 
de  l'enfer  ne  retient  pas  de  laisser  parler  son  cœur. 

LA  MARQUISE. 

Chère  amie,  cela  doit  être  dangereux. 

LA  BARONNE. 

Peut-être...  Je  n'avais  pas  beaucoup  réfléchi.  Avouez 
que  cela  aussi  doit  être  bien  amusant.  Enfin  je  voulais 
voir...  et  je  n'ai  point  vu. 

LA  MARQUISE. 

Quoi!  pas  un!  bien  vrai? 

LA  BARONNE. 

Vous  voulez  mon  secret;  je  vous  le  dirai.  Je  les  croyais 
tous  partis,  lorsqu'un  soir,  —  je  chantais,  —  un  énorme 
soupir  et  deux  yeux  timides,  mais  pourtant  animés 
d'une  flamme  sans  pareille,  attirèrent  mon  attention  et 

8*** 


282  UNE  SAMARITAINE. 

ranimèrent  mon  courage.  C'était  un  simple  bachelier, 
mon  cousin  très-éloigné,  et  l'un  des  aides  de  camp  les 
plus  occupés  de  ma  tante.  Je  le  savais  si  perdu  de  ser- 
mons, de  visites  aux  pauvres,  de  congrégations,  de  Ravi- 
gnan,  de  Lacordaire,  de  tout,  et  je  le  voyais  si  peu,  que 
je  ne  l'eusse  jamais  soupçonné  de  pouvoir  pousser  de 
tels  soupirs  ni  ouvrir  de  tels  yeux.  Je  le  fais  causer, 
et  je  trouve  les  commencements  d'une  passion  africaine. 
Le  pauvre  enfant!  il  me  disait  mille  choses  qu'il  ne. vou- 
lait pas  dire  et  mille  autres  qu'il  croyait  taire.  Il  avait  de 
l'esprit,  le  cœur  noble.  Le  baron,  tout  en  cherchant  à 
faire  son  éducation,  comme  il  venait  d'achever  la  mienne, 
l'aimait  tendrement. 

LA  MARQUISE. 

Vous  m'effrayez. 

LA  BARONNE. 

Ah!  n'ayez  pas  peur!  Le  cousin  voulait  combattre  sa 
passion;  mais,  malgré  des  résistances  qni  me  divertis- 
saient et  qui  m'attendrissaient,  il  se  laissait  subjuguer. 
Pour  me  voir  il  négligeait  les  commissions  de  ma  tante  ; 
il  venait  au  théâtre,  chose  extrême!  Caché  dans  un  coin, 
il  me  regardait  tout  à  son  aise.  Je  sentais  que  ses  yeux 
étaient  là.  Un  jour  on  parlait  d'une  représentation  où 
nous  avions  assisté  la  veille  :  ni  lui  ni  moi  n'avions 
entendu  un  mot  de  la  pièce,  ni  seulement  vu  les  acteurs. 

LA  MARQUISE. 

Oh! oh! 


UNE  SAMARITAINE.  283 

LA    BARONNE. 

Attendez.  Mon  mari  lui  dit  :  «  Cousin,  tu  es  amou- 
reux !  »  Il  s'empourpra  et  nia  de  toutes  ses  forces.  Mon 
mari  continue  :  «  Cousin  ,  faux  témoignage  ne  diras  !  » 
Cousin  se  tut;  mais  cette  parole  avait  porté.  Le  lende- 
main je  le  vis  arriver.  Rien  qu'à  son  air  je  devinai  d'où 
il  venait  et  qu'il  avait  fait  ses  malles,  a  Ma  cousine, 
me  dit-il,  je  vous  aime.  —  Je  le  sais,  répondis-je,  sans 
trop  calculer  ma  réponse;  et  moi  aussi  je  vous  aime.  » 
Il  ne  broncha  pas.  *  Cet  amour,  reprit-il,  offense  Dieu  ; 
j'ai  voulu  que  vous  le  sachiez  de  moi  avant  d'aller  m'en 
punir.  —  Quoi  !  m'écriai-je  épouvantée,  voulez-vous 
vous  tuer?  —  Ce  serait  un  autre  crime,  dit  ce  fana- 
tique; mais  j'espère  bien  mourir.  »  Et  il  me  laisse. 

LA    MARQUISE. 

C'est  une  tragédie.  Est-il  mort  ? 

LA  BARONNE. 

Bah  !  Il  est  marguillier  en  Bretagne  et  père  de  deux 
garçons.  Il  m'a  présenté  sa  femme.  Que  vous  dirai-je  ? 
Il  a  bien  osé  me  sermonner  indirectement  en  faveur  du 
baron  ! 

LA  MARQUISE. 

Merci  de  votre  aimable  histoire,  ma  chère. 

LA    BARONNE. 

Aimable  vous-même  !  Je  me  suis  vue  sur  le  point  de 
l'aimer  tout  de  bon,  ce  pieux  cousin,  et  en  somme  j'ai 
été...  esquivée.  Voilà  ce  que  vous  trouvez  aimable?  Si 


284  UNE  SAMARITAINE. 

tout  le  monde  ressemblait  à  ces  dévots,  le  sort  des  fem- 
mes prendrait  des  teintes  lugubres.  Sérieusement,  à 
quoi  devons-nous  de  n'être  pas  tout  à  fait  esclaves, 
d'exercer  un  peu  d'autorité,  d'avoir  un  peu  de  liberté? 
Réfléchissez  :  vous  verrez  que  nous  tenons  tout  de  ce 
qu'on  appelle  la  coquetterie.  S'il  n'y  avait  pas  cette  ému- 
lation de  nous  plaire  et  cet  espoir  enraciné  d'y  parvenir, 
il  nous  faudrait  revendiquer  nos  droits  les  armes  à  la 
main,  en  grand  danger  d'être  battues. 

LA   MARQUISE. 

Mais  aussi  tout  changerait  de  face  :  nous  regagnerions 
à  la  maison  ce  que  nous  perdrions  dans  le  monde  ;  nos 
maris  seraient  la  vertu  même. 

LA    BARONNE. 

Grande  question  !  Il  s'agit  de  savoir  si  la  vertu  est 
toujours  un  charme.  Grande,  grande  question! 

LA  MARQUISE. 

Tant  de  gens  le  disent  ! 

La  baronne. 
•  Si  peu  de  gens  le  prouvent  ! 

la  marquise. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  votre  cousine,  femme  de  votre 
cousin  ? 

LA    BARONNE. 

Vingt-deux  ans,  une  taille  de  déesse,  une  voix  de  cin- 
quante mille  francs,  des  cheveux  de  comète,  des  cha- 


UNE  SAMARITAINE.  285 

peaux  de  la  bonne  faiseuse  de  Quimper.  Cette  infortunée, 
qui  serait  admirée  de  tout  Paris,  grignote  la  vie  dans  une 
lande  aux  environs  de  Concarneau,  sans  jamais  rien  voir, 
sans  être  jamais  vue.  Elle  compte  avec  les  fermiers, 
veille  à  faire  rentrer  le  foin  en  grange,  et  lit  le  Traité  de 
la  perfection  chrétienne. 

LA   MARQUISE. 

Mais  se  plaint-elle? 

LA  BARONNE. 

Voilà  le  comble  :  elle  se  croit  heureuse,  et  son  unique 
souci  est  de  savoir  comment  elle  élèvera  ses  garçons. 
Elle  a  des  idées  sur  l'éducation  des  hommes.  Je  vous 
donne  en  mille  à  deviner  ce  qui  l'occupait  :  elle  voulait 
absolument  savoir  si  M.  de  Montalembert  obtiendrait  la 
liberté  d'enseignement.  Elle  disait  là-dessus  des  choses 
de  l'autre  monde,  totalement  incompréhensibles,  que 
son  traître  de  mari  écoutait  d'un  air  charmé.  Enfin, 
enfin,  croirez-vous  qu'ils  ont  passé  un  mois  à  Paris 
sans  aller  à  l'Opéra  seulement  une  fois  ! 

LA  MARQUISE. 

Quelle  étrange  existence  ! 

LA  BARONNE. 

Ce  sont  des  mœurs  barbares.  Ignorer  ou  s'ennuyer, 
et  mettre  au  monde  un  enfant  tous  les  dix-huit  mois, 
voilà  ce  qu'on  appelle  vivre  chrétiennement.  (Entre  Florence.) 


286  UNE  SAMARITAINE. 

FLORENCE. 

Monsieur  le  comte  est  là  et  demande  si  madame  la 
marquise  reçoit. 

LA  BARONNE. 

L'heureuse  rencontre!  Recevez-le,  ma  chère,  et  livrez- 
le-moi. 

LÀ    MARQUISE. 

Sef ait-il  aussi  votre  cousin? 

LA   BARONNE; 

Ils  sont  tous  frères,  par  conséquent  tous  mes  cousins. 
Je  déleste  l'espèce  entière. 

LA   MARQUISE,  il  part. 

Après  tout,  je  ne  risque  plus  rien,  (a  Florence.)  Faites 
entrer. 

LA  BARONNE. 

Comte,  vous  venez  à  propos.  Je  parlais  de  vous. 

LE  COMTE. 

Ah  !  madame,  qu'ai-je  donc  fait? 

LA  BARONNE. 

Bien  obligée  !  Vous  pensez  que  je  vous  déchirais.  Point 
du  tout,  monsieur,  et  je  disais,  au  contraire,  comment, 
vous  ayant  vu  tout  à  l'heure  à  Saint-Roch,  vous  m'avez 
édifiée. 

LE  COMTE. 

Édifiée  !  Décidément,  madame,  j'aurais  dû  arriver  plus 
tôt. 


UNE  SAMARITAINE.  287 

LA  BARONNE. 

Décidément,  comte,  vous  me  soupçonnez  de  médi- 
sance. Non;  je  ne  péchais  que  par  curiosité.  Je  l'avoue, 
je  m'épuisais  à  deviner  ce  que  vous  alliez  faire  à  Saint- 
Roch. 

LE  COMTE. 

Je  suis  prêt  à  vous  le  dire,  madame  ;  mais  franche- 
ment, cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  répété. 

LA   BARONNE. 

Dites  toujours.  On  verra. 

LE    COMTE. 

Eh  bien  !  j'allais  prier  Dieu. 

LA   BARONNE. 

Bon  !  Tous,  matin  et  soir,  nous  prions  ;  mais  une 
prièrç  en  plein  midi,  en  pleine  église,  c'est  moins  ordi- 
naire, et  je  me  suis  lancée  dans  lès  conjectures.  J'en  ai 
fait  mille.  Je  me  suis  dit  :  Le  comte  prépare  un  grand 
coup.  Me  suis-je  trompée? 

LE   COMTE. 

Non.  Je  me  prépare  à  quelque  chose  de  grave,  en 
effet. 

LA    BARONNE. 

Voyez-vous,  marquise  I  Ah  I  la  belle  chose  que  l'in- 
discrétion! Car  vous  n'ignorez  pas,  comte,  que  vous 
êtes  une  énigme.  Il  fera  ceci,  il  fera  cela.  Quoi?  Per- 
sonne n'en  sait  rien.  Et  nous,  grâce  à  mon  indiscrétion, 
nous  saurons  tout,  vingt-quatre  heures  avant  les  autres 


288  UNE  SAMARITAINE. 

journaux.  Allons,  comte,  ne  vous  exécutez  pas  à  demi  ; 
confiez-nous  ce  secret  ;  il  sera  bien  placé.  Vous  mariez- 
vous?  Entrez-vous  dans  les  Ordres?  Faites -vous  un 
ouvrage  sur  la  réforme  des  mœurs  ? 

LE  COMTE* 

Est-ce  qu'il  faut  répondre  sur  tout  cela,  madame? 

LA  BARONNE. 

N'omettez  rien. 

LE    COMTE. 

Je  me  marierai  si  quelqu'un  pense  là-dessus  comme 
moi;  j'entrerai  dans  les  Ordres,  si  c'est  la  volonté  de 
Dieu  ;  et  je  veux,  en  tous  cas,  essayer  de  vivre  de  telle 
sorle  que  ma  vie  soit  un  traité  pratique  de  la  réforme 
des  mœurs. 

LA  MARQUISE. 

C'est  donc  vrai  ! 

LE    COMTE. 

Quoi,  madame  ? 

LA    MARQUISE. 

Vous  êtes...  • 

LE  COMTE,   souriant. 

Achevez. 

LA  MARQUISE. 

Monsieur  le  comte,  vous  ne  faites  rien,  je  le  sais,  que 
sérieusement  et  honorablement,  et  je  serais  désespérée 
de  prononcer  un  mot  qui  vous  blessât;  mais  enfin, 
lorsque  l'on  m'apprend  que  quelqu'un  du  monde,  une 
femme  et  snrtout  un  homme,  se...  convertit,  donne  dans 


UNE  SAMARITAINE.  289 

la...  piété?.,  j'estime  la  piété  pourtant!...  néanmoins... 
comment  vous  le  dirai-je?  involontairement  j'y  attache 
une  idée  de... 

LE  COMTE. 

Une  idée  de  ridicule,  n'est-ce  pas,  madame  ? 

LA  BARONNE. 

Quelque  chose  comme  cela. 

LA  MARQUISE. 

Oh!  non. 

LE   COMTE. 

Pourquoi  vous  en  défendre  ?  Voyez  la  belle  franchise 
de  madame  la  baronne.  Elle  juge  et  vous  devez  juger 
comme  tout  le  monde.  Je  hante  les  églises,  je  fais  mai- 
gre, je  songe  à  la  mort  et  au  jugement,  je  me  confesse, 
et  peut-être  que  j'ai  dans  ma  poche  un  chapelet.  Voilà 
dix-huit  cents  ans  que  les  plus  aimables  dames  et  les 
plus  charmants  esprits  de  la  terre  attachent  à  cela  une 
idée  de  ridicule  et  le  disent.  Je  l'ai  dit  aussi,  et  vous 
n'êtes  pas,  mesdames,  les  premières  de  qui  je  l'entends. 
Que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ?  Je  laisse  dire,  et  je  n'en 
suis  pas  même  importuné. 

LA  BARONNE. 

Il  faut  que  ce  soit  vous  qui  l'assuriez,  au  moins. 

LE    COMTE. 

Vous  allez  me  croire,  madame.  Je  suppose  qu'il  y  a 
quelque  part  un  mari  très-amoureux  de  sa  femme... 

T.  II.  9 


290  UNE  SAMARITAINE. 

LA   BARONNE. 

C'est  une  parabole  ? 

LE  COMTE. 

J'arrive  de  Bretagne,  et  c'est  un  apologue  traduit  du 
breton.  Ce  mari  donc  aime  sa  femme  uniquement,  pu- 
bliquement, obstinément.  On  vient,  et  on  lui  dit  :  «Vous 
vous  rendez  ridicule  ;  personne  n'aime  sa  femme  de 
cette  façon  ;  cela  ne  se  fait  plus  ;  c'est  vieux,  c'est  tout 
à  fait  contre  l'usage.  »  Que  répond  le  mari? 

LA   BARONNE. 

Oui,  que  répond  le  mari  ? 

LE  COMTE. 

Il  continue  d'aimer  sa  femme.  Que  lui  importe  qu'on 
rie  ?  Il  a  le  cœur  plein  de  respect,  plein  de  confiance, 
plein  d'amour.  Or,  si  vous  voulez  bien  n'en  être  point 
offensée,  madame,  je  prétends  qu'un  homme  peut  rem- 
plir et  enivrer  son  cœur  d'un  amour  encore  plus  grand, 
plus  confiant,  plus  heureux  que  celui-là.  Le  ridicule  alors 
devient  facile  à  porter.  Pour  moi,  je  consens  très-volon- 
tiers qu'on  me  raille,  et  parfois  même  je  ris  à  mon  tour. 

LA    BARONNE. 

De  nous,  peut-être  ? 

LE  COMTE. 

Quelque  chose  comme  cela.  Je  considère  la  facilité 
avec  laquelle  on  s'embarque  à  poursuivre  un  autre  bon- 
heur, les  peines  qu'on  y  prend,  l'obstination  qu'on  y 


UNE  SAMARITAINE.       .  .  £91 

met,  les  sacrifices  qu'il  en  coûte;  et  cette  sagesse  me 
semble  infiniment  plus  risible  que  ma  folie. 

LA  MARQUISE. 

Vous  pourriez  avoir  raison. 

LE  COMTE. 

Plût  à  Dieu,  madame,  qtie  vous  en  fussiez  persuadée  ! 

LAJiARONNE,  >,  part. 

Voilà  un  accent  de  mon  cousin.  (Haut.)  Que  dites- vous? 
Prenez  garde,  ma  chère,  il  vous  pousse  au  couvent,  et 
je  vous  avertis  que  les  jours  sont  terriblement  longs 
sous  la  grille. 

LA    MARQUISE. 

C'est  de  quoi  j'aurais  peur. 

LA    BARONNE. 

J'en  ai  goûté,  moi.  Quelles  journées  !  Rien  sous  les 
yeux,  rien  dans  la  tête,  rien  dans  le  cœur. 

LE  COMTE. 

Gomment!  rien  dans  le  cœur?  Au  couvent  et  dans  le 
monde,  un  cœur  chrétien  est  rempli  de  Dieu.  A  quoi  sert 
donc  de  vous  conter  des  apologues  ? 

LA   BARONNE. 

Contez  ce  que  vous  voudrez.  Je  ne  puis  comprendre 
cet  amour  abstrait,  ni  que  la  passion  s'attache  à  ce  que 
l'on  ne  voit  pas,  à  ce  que  l'on  n'entend  pas,  à  ce  qui  ne 
parle  pas. 


292  UNE  SAMARITAINE. 

LE  COMTE. 

Admirez  comme  les  esprits  différent  :  ce  que  j'ai  peine 
à  m'expliquer,  moi,  et  ce  que  je  ne  croirais  pas,  si  l'exem- 
ple en  était  plus  rare,  c'est  que  la  passion  s'attache  à  ce 
que  l'on  voit,  à  ce  que  l'on  entend,  à  ce  qui  parle.  Regar- 
dez de  plus  près,  madame,  nos  passions  à  objet  visible 
et  présent  ;  voyez  quel  train  elles  mènent  et  le  but  qu'elles 
cherchent.  Il  me  semble  que  nous  faisons  là  un  jeu  de 
marionnettes  étonnamment  désordonné  et  ridicule. 

LA  BARONNE. 

Un  moment,  monsieur  le  comte!  Il  y  a  passion  et 
passion. 

LE  COMTE. 

Oui,  madame;  il  y  a  l'avarice,  l'orgueil,  l'envie,  la 
gourmandise,  la  colère;  d'autres  passions  encore;  ce 
n'est  pas  de  celles-là  que  je  parle;  mais,  par  beaucoup 
de  côtés,  la  grande  passion,  la  belle  passion  qu'on  se 
permet  d'appeler  l'amour,  est  sœur  de  toutes  celles-là. 
Il  existe  certain  catalogue  où  elle  n'a  que  son  rang  parmi 
les  sept  péchés  capitaux. 

LA  BARONNE. 

C'est  trop  mépriser  le  cœurhnmain. 

LE  COMTE. 

Les  phalanstériens  le  disent  ainsi  ;  mais  philosophons 
un  peu.  Connaissez-vous  rien  de  plus  drôle  que  deux 
personnages,  un  beau  monsieur  et  une  belle  madame, 
attachés  chacun,  à  part,  d'une  chaîne   sacrée,  qui  se 


UNE  SAMARITAINE.  %  293 

laissent  néanmoins  conduire  l'un  vers  l'autre  par  ce  ma- 
gicien qu'on  appelle  amour?  Il  me  semble  que  je  les 
entends  :  a  Mets  un  bandeau  sur  nos  yeux,  ferme  nos 
oreilles,  déguise-nous,  prends  notre  volonté,  fais-nous 
mentir,  rends-nous  insensibles  à  la  pitié,  au  devoir,  aux 
serments,  et  traîne-nous  où  tu  voudras!  » 

LA   BARONNE. 

Je  plains  ces  victimes  d'une  fatalité  inexorable.  Les 
condamnez-vous  ? 

LE  COMTE. 

Qu'est-ce  que  la  fatalité,  madame?  Êtes-vous  Turque? 
Ces  insensés,  victimes  si  vous  voulez,  mais  victimes 
lâches  d'une  lâche  folie,  certainement  je  les  condamne. 
Vous  aussi  vous  les  condamnez. 

LA  BARONNE. 

Quand  me  prouverez-vous  cela? 

LE   COMTE. 

De  suite,  si  vous  le  permettez.  La  belle  passion 
commence  h  piquer.  Avant  de  prendre  le  mors  aux 
dents,  les  victimes  ont  bien  le  temps  d'apercevoir  au- 
tour d'eux  les  cœurs  que  leur  emportement  va  déchirer. 
Un  mari,  une  femme,  des  enfants,  une  famille,  des 
amis,  tout  cela  vous  a  élevé,  vous  a  aimé,  a  travaillé  et 
souffert  pour  vous  ;  tout  cela  veut  votre  affection,  a  be- 
soin de  votre  vertu,  est  jaloux  de  votre  bonheur.  Et  tout 
cela  sera  sacrifié,  devra  pleurer,  devra  rougir,  parce  que 
la  fantaisie  est  venue  à  M.  le  chevalier  ou  à  madame  la 


294  •  UNE  SAMARITAINE. 

comtesse  de  faire  un  roman!...  Je  laisse  le  crime  :  ne 
voyez  que  la  vilenie.  Cette  abdication  absolue  de  tout 
courage,  ce  consentement  à  boire  un  philtre  qui  va  tout 
à  l'heure  produire  de  tels  effets,  c'est  déjà  stupide,  .et 
c'est  encore  trop  beau  quand  on  vient  à  la  réalité;  c'est 
la  fiction  poétique.  Dans  le  fond,  la  prétendue  fatalité 
n'est  qu'une  série  de  calculs.  On  manœuvre  savamment, 
on  se  pipe  ;  le  pêcheur  déploie  moins  de  ruse  contre  le 
poisson  que  vos  victimes  n'en  intentent  à  se  prendre 
réciproquement  et  à  dépister  [le  monde.  On  réussit.  On 
extermine  le  pauvre  Orgon,  et  on  vilipende  Tartufe. 
Mais  quoi  !  ce  charme  s'altère,  l'amour  bâille  tout  comme 
l'hymen  :  on  s'ennuie.  Nouvelle  diplomatie,  ruses  nou- 
velles pour  se  découdre  ;  et  ce  n'est  pas  qu'on  veuille 
finir,  c'est  qu'on  a  déjà  recommencé.  Ils  parlent  de 
l'enivrement,  du  délire  ;  je  ne  vois  là  qu'un  travail  de 
patience.  Tenez,  madame,  en  fait  de  passion  franche, 
audacieuse,  constante,  en  fait  de  véritable  ivresse, 
parlez-moi  des  buveurs.  Voilà  des  gens  qui  aiment. 

LA  BARONNE. 

Fi!  monsieur  le  comte;  vous  êtes  horrible. 

LE  COMTE. 

Madame,  j'ai  fait  là-dessus  beaucoup  de  réflexions,  et 
très-impartiales,  car  je  ne  suis  qu'un  Breton  dégénéré. 
Je  n'aime  pas  le  vin. 

LA  BARONNE. 

Qu'est-ce  que  vous  aimez  dans  ce  misérable  monde, 
vous  ? 


UNE  SAMARITAINE.  293 

LE  COMTE. 

Ne  désespérez  pas  de  le  savoir,  madame  ;  je  ne  déses- 
père pas  de  pouvoir  un  jour  le  dire. 

LA  BARONNE,  saluant  la  marquise. 

Madame  la  marquise,  ceci  certainement  n'est  pas  pour 
moi.  . 

LA  MARQUISE,   a  part. 

J'y  compte  bien.  (Haut.)  Rendez-vous  digne,  madame 
la  baronne,  et  espérez.  Mais  ce  que  je  voudrais  savoir, 
moi,  si  vous  le  permettez,  c'est  pourquoi  la  passion  du 
vin  est  plus  glorieuse  que  celle  de  l'amour. 

LA  BARONNE. 

En  effet,  cette  question  me  paraît  palpitante  iï actua- 
lité. Voyons  donc,  monsieur  le  comte,  votre  paradoxe? 

LE  COMTE. 

Ce  n'est  point  un  paradoxe,  madame.  Entre  ces  deux 
ivresses  les  ressemblances  ne  manquent  pas.  La  poésie 
les  chante  sur  le  même  rhythme,  souvent  avec  les  mômes 
mots.  Les  poètes  du  vin  ne  sont  inférieurs  ni  par  le  nom- 
bre ni  par  l'inspiration  aux  poètes  de  l'amour;  ils  sont 
incomparablement  plus  populaires,  ce  qui  prouve  qu'il  y 
a  plus  d'ivrognes  que  d'amoureux.  Les  ivrogpes  sont 
plus  fidèles,  plus  dévoués,  plus  héroïques  dans  leur 
genre  :  le  vin  dompte  tous  les  jours, des  cœurs  mâles  et 
mûrs  dont  la  glace  résiste  aux  feux  des  yeux  les  plus 


296  UNE  SAMARITAINE, 

charmants.  J'ai  connu  des  hommes,  pleins  de  courage 
contre  les  beaux  yeux,  qui  ne  pouvaient  passer  devant 
un  cabaret.  A  jeun  ils  rougissaient  d'avoir  été  vus  tré- 
buchant par  les  chemins  ;  ils  regrettaient  avec  larmes 
d'avoir  bu  le  pain  de  leur  famille  et  battu  leur  femâae, 
et  néanmoins,  encore  malades  de  la  veille,  ils  recom- 
mençaient. L'amour  ne  fait  pas  de  prodiges  plus  grands. 

LA  BARONNE.  . 

Mais  vous  nous  dépeignez  là  des  brutes! 

i 

LE    COMTE. 

On  en  connaît,  madame,  qui  font  de  très-beaux  dis- 
cours ou  de  très-jolis  vers  ;  il  y  a  de  grosses  taches  de 
vin  sur  plus  d'un  traité  de  philosophie.  Orateurs,  poètes, 
penseurs,  ou  simples  brutes,  ils  ont  autant  de  droit  que 
les  amants  au  beau  nom  de  victimes  de  l'inexorable  fata- 
lité. Leur  fatalité  est  de  boire  ,  comme  la  fatalité  des 
autres  est  d'aimer.  Savez-vous  qu'ils  auraient  bien  des 
choses  à  dire  en  faveur  de  leur  penchant?  D'abord,  que 
ce  penchant  est  dans  la  nature,  comme  l'autre  ;  ensuite, 
qu'ils  ont  commencé  par  l'amour,  qu'ils  l'ont  trouvé 
fade  et  trompeur,  et  que  le  vin  les  a  consolés  ;  puis, 
qu'il  y  a  dans  le  vin  une  poésie  inépuisable,  tantôt  d'al- 
légresse, tantôt  de  mélancolie,  et  que  jamais  les  joies  et 
les  peines  de  l'amour  n'ont  rendu  le  soleil  si  brillant,  ni 
la  nuit  si  sombre,  ni  la  terre  si  vivante,  ni  rempli  leur 
esprit  de  tant  de  beaux  rêves  et  de  charmantes  illusions; 
enfin,  que  c'est  une  chose  beaucoup  plus  honnête  de 
boire  du  vin  qui  est  à  soi  que  d'aimer  une  femme  qui 
est  à  autrui.  Voilà  leurs  raisons,  une  partie  de  leurs 


UNE   SAMARITAINE.  297 

raisons,  car  elles  sont  sans  nombre.  J  avoue  qu'elles 
me  paraissent  solides. 

LA   BARONNE. 

En  sorte  que,  s'il  fallait  choisir,  vous  seriez  ivrogne  ? 

LE    COMTE. 

Sans  hésiter.  L'autre  jour  on  contait  deux  nouvelles. 
La  même  nuit,  madame  la  comtesse  de  B...,  laissant  là 
son  mari  et  ses  enfants,  était  partie,  enlevant  son  pro- 
fesseur de  piano;  et  l'écrivain  moraliste  D...  avait  été 
recueilli  par  la  patrouille,  endormi  dans  la  rue,  un  lam- 
pion sur  le  ventre.  Je  préfère  aller  à  la  messe  ;  mais, 
après  cela,  j'aimerais  mieux  être  l'ivrogne  que  l'amant. 
Le  crime  est  moins  gros,  je  ne  crois  pas  le  bonheur  plus 
mince.  Quelle  qu'ait  été  la  fumée  du  lampion,  j'en  aper- 
çois davantage  et  de  plus  acre  autour  des  feux  de  la 
comtesse. 

LA   BARONNE. 

Pas  encore. 

LE    COMTE. 

Dès  à  présent,  madame.  Je  puis  dire  que  je  l'ai  vu  par 
moi-même. 

LA  BARONNE. 

Auriez-vous  aussi  enlevé  une  comtesse? 

LE   COMTE. 

Dieu  merci,  non  !  Mais,  dans  mes  voyages,  j'ai  ren- 
contré une  grande  dame  et  un  autre  pianiste  qui  avaient 
joué  ce  morceau  à  quatre  mains.  Cela  ne  datait  pas  d'un 

9* 


298  UNE  SAMARITAINE. 

mois  ;  le  monde  entier  s'entretenait  de  leur  flamme,  et 
déjà  la  torche  de  l'amour  charbonnait  affreusement.  Je 
fis  connaissance  avec  eux  aux  environs  de  Naples,  dans 
un  coin  du  paradis  terrestre.  Ils  marchaient  côte  à  côte, 
l'œil  morne  et  la  tête  baissée,  ne  rompant  le  silence  que 
pour  échanger  des  aigreurs  toutes  conjugales  ;  si  bien 
que  je  voulus  m'éloigner,  comme  d'un  vieux  ménage. 
L'insupportable  ennui  du  tête-à-tête  leur  fit  faire  des 
bassesses  pour  me  retenir.  La  mauvaise  compagnie  alors 
ne  me  déplaisait  pas  trop  ;  je  les  assistai  quelque  temps. 
Chacun  en  fut  bientôt  aux  confidences.  Quelle  pitié! 
Dans  la  réalité,  ces  malheureux  s'abhorraient.  Le  cro- 
que-notes surtout  était  excédé.  «  Moi,  disait- il,  qui 
suis  sans  fortune  et  qui  avais  une  si  belle  clientèle!  »  Il 
m'insinuait  que,  si  je  le  voulais  supplanter,  il  ne  se  met- 
trait pas  en  travers,  et  que  ce  serait  une  éclatante  aven- 
ture, propre  à  bien  poser  un  jeune  homme  indépendant. 
Ce  serpent  ne  put  m'abuser  sur  mon  peu  de  mérite  ;  je 
pris  soin  de  lui  laisser  tout  entier  le  cœur  de  la  mère  de 
famille,  je  les  abandonnai  enfin  à  leur  ivresse,  non,  je 
crois,  sans  exciter  quelques  regrets. 

LA    BARONNE. 

Ah!  monsieur  le  comte,  êtes-vous  bien  sûr  de  vous 
défendre  en  ce  moment  de  toute  fatuité? 

LE    COMTE. 

De  toute  fatuité  comme  alors  de  toule  envie,  madame. 
Depuis,  le  pianiste  est  retourné  à  ses  pédales,  et  la  belle 
dame,  poussant  au  bout  la  vocation,  a  fini  par  tremper 


UNE  SAMARITAINE.  299 

dans  l'encre  ses  doigts  amaigris  :  elle  a  écrit  l'histoire 
de  son  cœur,  que  j'ai  eu  la  curiosité  de  lire.  C'est  bien 
lavél  Cependant  il  y  a  du  vrai,  et  j'ai  vu  là  qu'on  m'avait 
en  effet  présenté  la  coupe;  mais  j'ai  fait  comme  les  en- 
fants de  Sparte  :  le  déplorable  état  de  l'ilote,  en  proie 
sous  mes  yeux  aux  nausées,  me  préserva  de  boire. 

LA  BARONNE. 

Vous  tenez  à  cette  similitude.  Je  vous  avertis  qu'elle 
m'agace,  et  qu'en  dépit  de  vos  raisonnements  je  ne  la 
trouve  ni  juste  ni  galante. 

LE  CONTE. 

Vous  me  désolez,  madame.  Je  m'aperçois  d'un  oubli 
que  j'ai  fait,  et  je  vous  en  demande  pardon.  Quand  j'ai 
vu  le  chemin  que  la  conversation  prenait,  j'aurais  dû 
vous  avertir  que  le  terrain  est  scabreux  pour  nous^  au- 
tres dévots;  nous  sommes  obligés  de  dire  à  peu  près 
ce  que  nous  pensons,  même  aux  dames,  même  de  ce  que 
l'on  appelle  l'amour;  il  y  a  une  franchise  chrétienne  qui 
est  cent  fois  plus  ingénue  que  la  franchise  bretonne. 
Mon  excuse,  c'est  que  j'ai  été  provoqué. 

LA  BARONNE. 

Pas  du  tout,  monsieur.  Rien  ne  vous  provoquait  à  dire 
que  mes  serviteurs  sont  plus  insensés  que  les  ivrognes, 
et  que  mes  sourires  ne  valent  pas  un  verre  de  vin  ;  car 
voilà  ce  que  vous  faites  entendre. 

LE  COMTE. 

M'ordonnez-vous  de  me  taire,  madame  ? 


306  UNE   SAMARITAINE. 

LA   BARONNE. 

Non,  monsieur,  mais  parlez  humainement. 

LE   COMTE. 

Eh  bien!  madame,  il  faut  vous  satisfaire.  Laissons 
donc  les  buveurs,  et  mettons  que  l'amour  est  la  plus 
noble,  la  plus  délicate,  la  plus  généreuse  des  passions... 
J'en  suis,  pour  ma  part,  très-convaincu.  J'y  fais  des  con- 
ditions pourtant. 

LA    BARONNE. 

Voyons.  Écoutez  bien,  marquise. 

LA    MARQUISE. 

Je  ne  perds  pas  un  mot. 

LA  BARONNE,  à  part. 

J'ai  tout  à  fait  l'idée  qu'on  encourage  le  prédicateur. 

LE  COMTE. 

Cet  amour-là...  Mais  d'abord  il  est  entendu  que  nous 
soufflons  sur  la  flamme  des  maîtres  à  chanter  et  que 
nous  posons  également  I'étouffoir  sur  tous  les  petits 
foyers  qui  s'allument  indûment  dans  la  propriété  dii 
prochain.  Vous  m'accordez  bien  cela? 

LA   MARQUISE. 

Accordons-nous  cela,  baronne  ? 


UNE  SAMARITAINE.  SOI 

LA  BAROMNE. 

Un  moment,  c'est  mon  tour  d'être  à  la  comédie.  Je  ne 
comprends  plus. 

LE  COMTE. 

Si  vous  me  permettez  d'être  clair,  je  dis,  madame, 
que  ceux  qui  s'aiment  sans  but  légitime  ne  s'aiment  pas. 
C'est  de  la  coquetterie,  un  jeu  ridicule  et  dangereux,  ou 
c'est,  plus  ou  moins,  l'histoire  du  pianiste  et  de  la  mère 
de  famille.  Si  la  mère  de  famille  avait  aimé  le  pianiste, 
elle  ne  lui  aurait  pas  fait  perdre  sa  clientèle,  et,  si  le 
pianiste  avait  aimé  cette  belle  dame,  il  n'aurait  pas  per- 
mis qu'elle  abandonnât  pour  lui  ses  enfants  et  son  hon- 
neur. Ainsi  les  maris  ont  le  droit  d'aimer  leurs  femmes, 
les  femmes  ont  le  droit  d'aimer  leurs  maris,  mais  rien  de 
plus,  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre.  Voilà  ce  que  je  demande 
qui  soit  entendu. 

LA    BARONNE. 

Cela  touche  à  l'impertinence,  monsieur  le  comte,  de 
vouloir  me  faire  dire  oui  ou  non  là-dessus.  Vous  posez 
très-mal  les  questions,  et  je  réserve  ma  réponse. 

LE  comte. 

Je  vous  en  conjure,  madame,  ne  me  réfutez  pas.  Je 
me  suis  fait  des  idées  sur  ce  chapitre,  et  je  serais  capa- 
ble, pour  les  défendre,  de  parler  tout  à  fait  breton  et 
tout  à  fait  chrétien. 

LA  BARONNE. 

Mais  enfin,  tyran,  vous  ne  laissez  donc  rien  aux  pau- 


302  UNE  SAMARITAINE. 

vres  femmes,  aux  victimes  du  contrat  de  mariage?  Il  y 
en  a. 

LE  COMTE. 

Madame,  si  vous  saviez  tout  ce  que  la  religion  vous 
donne  pour  quelques  fades  courtisans  qu'elle  veut  vous 
enlever  ! 

LA  BARONNE. 

Voyons,  voyons,  ne  prêchez  pas.  Arrivons  à  la  phy- 
sionomie du  noble  amour,  tel  qu'on  le  mène  en  Bretagne 
et  tel  que  l'Église  le  permet.  J'imagine  que  c'est  com- 
pliqué. 

LE  COMTE. 

Il  n'y  a  rien,  au  contraire,  de  plus  simple,  et  cet 
amour  consiste  tout  bonnement  à  aimer. 

•   LA  BARONNE. 

Monsieur  le  comte,  ayons,  s'il  vous  plaît,  la  précision 
du  catéchisme.  Qu'appelez-vous  aimer  ? 

LE    COMTE. 

J'appelle  aimer,  madame,  un  désir  très-grand  du  bon- 
heur  présent  et  futur  d'autrui... 

LA    MARQUISE. 

V 

Mais  cela  s'étend  à  tout  le  genre  humain. 

LA  BARONNE. 

J'allais  le  dire.  Vous  équivoquez,  monsieur.  Nous  ne 
parlons  pas  de  la  charité,  nous  parlons  de  l'amour. 


UNE  SAMARITAINE.  303 

LE   COMTE. 

J'y  viens,  madame  ;  mais  il  faut  que  cet  amour  soit 
premièrement  enraciné  dans  la  charité  et  s'en  élance, 
passez-moi  une  phrase,  comme  la  fleur  brillante  et  pure 
de  cette  noble  terre.  A  l'égard  d'un  homme,  ce  sentiment 
plus  délicat  et  plus  fort  s'appelle  l'amitié.  Tous  les 
hommes  sont  nos  frères,  il  y  en  a  un  qui  est  notre  ami. 
A  Tégard  d'une  femme,  c'est  une  servitude  fière  et  pro- 
fonde, et  comme  un  don  de  soi-même  où  l'on  ne  réserve 
que  ce  qui  est  dû  à  Dieu. 

LA  BARONNE. 

Ce  qui  est  dû  à  Dieu,  c'est  tout.  On  le  disait  au  couvent. 

LE  COMTE. 

On  disait  bien.  Hais,  de  tout  ce  que  nous  lui  devons, 
Dieu  nous  en  rend  assez  pour  satisfaire  le  cœur  et  même 
contenter  l'ambition  d'une  pauvre  créature.  La  femme 
qui  veut  être  aimée  plus  que  Dieu  veut  être  aimée  d'un 
drôle  ou  d'un  sot,  et  elle  n'entend  pas  ses  intérêts,  car 
le  drôle  la  flétrit  et  le  sot  l'assomme.  L'un  et  l'autre 
d'ailleurs,  l'aimant  de  cette  façon,  n'aiment  en  réalité 
qu'eux-mêmes.  Ils  cherchent...  Nous  voici  sur  le  chemin 
du  cabaret. 

LA  BARONNE. 

Fuyons  ! 

LE    COMTE. 

Je  reviens  sur  mes  pas  et  je  répète  que  l'amour,  c'est 
tout  simplement  aimer,  non  pas  soi,  mais  celle  que  l'on 


304  UNE  SAMARITAINE. 

aime  ;  c'est  vouloir  qu'elle  soit  heureuse  et  parfaitement 
honorée,  parfaitement  assurée  dans  son  bonheur  ;  c'est 
aimer  en  elle  non-seulement  une  créature  aimable,  mais 
une  âme  immortelle  et  qui  paraîtra  un  jour  devant  Dieu 
pour  répondre  de  tout  ce  qu'elle  aura  reçu  et  de  tout  ce 
qu'elle  aura  donné. 

LA  BARONNE. 

Nous  voici  dans  la  théologie. 

LE    COMTE. 

Je  vous  en  supplie,  madame,  ménagez-moi  ici.  Ces 
pensées  de  l'immortalité  de  l'âme  et  du  jugement,  vous 
en  êtes  peu  occupée,  et  vous  avez  pu  en  entendre  rire 
plus  d'une  fois;  mais  j'atteste  qu'elles  sont  défendues 
contre  les  sages  et  les  beaux  esprits  de  votre  intimité  par 
beaucoup  de  bonnes  raisons  qu'ils  ne  connaissent  pas. 
Remarquez,  au  surplus,  que  je  parle  de  nos  sentiments, 
à  nous  autres  dévots,  et  que  je  cherche  à  vous  les  faire 
comprendre,  comme  vous  me  l'avez  commandé.  Ne  suis- 
je  pas  dans  mon  droit? 

LA   BARONNE. 

Si  fait;  c'est  ce  qui  m'irrite. 

LE    COMTE. 

Or,  suivant  nous,  les  femmes  ont  une  âme  ;  cette  âme 
est  immortelle  ;  elle  sera  jugée,  et  ce  serait  un  malheur, 
le  plus  grand  des  malheurs,  le  seul  irréparable  pour  cette 
âme,  si  elle  venait  à  se  perdre,  et,  pour  nous,  si  nous 
avions  contribué  à  sa  perte.  Nous  sommes  donc  obligés 
de  régler  nos  affections  de  telle  sorte  que  ceux  qui  en 


UNE   SAMARITAINE.  305 

sont  l'objet,  et  nous-mêmes,  non- seulement  nous  ne 
perdions  rien,  mais  nous  croissions  en  vertu.  Je  me  per- 
suade qu'on  y  trouve  quelque  garantie  pour  le  bonheur. 

LA  BARONNE. 

Un  bonheur...  sans  mélange. 

LE    COMTE. 

Vous  voulez  dire  un  bonheur  ennuyeux  !  Je  n'ai  rien 
à  répondre.  Lorsqu'on  traite  avec  nous,  c'est  à  prendre 
ou  à  laisser  ;  mais  aux  cœurs  qui  veulent  de  grandes 
flammes,  la  barrière  d'Italie  est  ouverte,  et  il  reste  des 
pianistes  à  enlever. 

LA  BARONNE. 

Allons,  vous  abusez  de  cette  équipée. 

LE  COMTE. 

Mon  Dieu  !  madame,  -les  combinaisons  de  deux  cœurs 
ne  sont  pas  si  variées  que  l'on  pense.  Ou  cela,  ou  des 
intrigues  de  paravent,  ou  l'austérité  de  l'affection  chré- 
tienne, voilà  toutes  les  sortes  d'amour  ;  en  dehors  de 
quoi  il  n'y  a  plus  que  l'association  bourgeoise  pour  la 
tenue  des  livres  et  la  conservation  de  l'espèce  humaine. 

LA    BARONNE. 

Très-bien,  monsieur  le  comte.  A  présent  je  sais  quels 
conseils  donner  aux  filles  à  marier.  Voulez-vous  garder 
la  maison  et  filer  votre  quenouille?  Prenez  un  bon  chré- 
tien. Aimez-vous  un  peu  le  monde,  un  peu  la  parure, 
un  peu  la  musique  et  la  danse?  Ah  !  réfléchissez,  on  s'y 
damne;  mais  enfin,  si  vous  y  tenez,  choisissez  un  païen. 
N'est-ce  pas  cela? 


306  UNE  SAMARITAINE. 

LE  COMTE. 

«  * 

A  peu  près.  Je  ne  pense  pas  qu'une  femme  chrétienne 
soit  absolument  condamnée  à  la  prison  cellulaire  et  aux 
habits  monastiques;  cependant  la  gravité  ordinaire  de 
ses  pensées  l'éloigné  du  monde  et  lui  en  interdit  les 
coutumes.  Ce  qui  se  passe  au  delà  de  son  seuil  ne  la 
regarde  guère.  Il  est  essentiel  qu'on  l'estime  beaucoup, 
que  son  ménage  soit  paisible,  ses  enfants  bien  élevés,  et 
pas  du  tout  qu'elle  soit  proclamée  la  femme  la  plus  belle 
ou  la  plus  vertueuse  de  Paris. 

LA    BARONNE. 

Vous  me  glacez  avec  vos  sentences.  Quoi  !  jamais 
d'Italiens,  jamais  de  bals,  aucune  notion  de  la  pièce  nou- 
velle ni  du  roman  nouveau  ?  Ne  connaître  les  histoires 
qu'après  tout  le  monde  ou  ne  les  pas  connaître  du  tout, 
et  sauter  au  moins  trois  modes  sur  cinq  ? 

LE    COMTE. 

Il  y  a  des  compensations.  On  ne  lit  pas  les  livres  nou- 
veaux, mais  on  a  les  vieux  livres;  on  n'entend  pas  le 
grand  chanteur,  et  on  ne  cause  pas  avec  les  beaux  es- 
prits, mais  on  cause  avec  les  pauvres,  et  on  les  habille 
des  économies  faites  sur  les  modes  sautées.  Croyez, 
madame,  qu'il  y  a  encore  de  quoi  employer  son  temps, 
sb  fortune,  son  esprit  et  son  cœur.  Et  je  ne  vous  ai  pas 
dit  le  plus  beau,  je  l'ai  gardé  pour  la  fin. 

LA  BARONNE. 

Voyons  votre  plus  beau,  monsieur. 


UNE  SAMARITAINE.  307 

u 

LE    CONTE. 

Madame,  c'est  le  mari. 

LA   BARONNE. 

Vous  m'étonnez. 

LE  COMTE. 

On  ne  sait  pas  combien  ce  personnage  sacrifié  est  sus- 
ceptible d'amendement.  Son  utilité,  personne  ne  la  con- 
teste. Tout  méprisé  qu'il  soit,' on  fait  encore  des  frais 
pour  se  le  procurer.  Mais  ce  serviteur  laborieux,  patient, 
fidèle  même,  il  ne  demande  qu'à  être  aimable...  Oui, 
madame!  Si  j'étais  femme,  je  voudrais  réhabiliter  le 
mari.  Pour  peu  que  l'on  consente  à  ne  point  l'inquiéter 
et  à  ne  point  le  ruiner  (c'est  beaucoup,  j'en  conviens), 
il  peut  à  lui  seul  tenir  lieu  de  toute  une  cour;  et  il  offre 
cet  avantage  rare  de  rester,  tandis  que  les  autres  s'en 
vont.  Songez-vous  quelquefois  à  la  vieillesse,  madame? 

LA   BARONNE. 

Certes,  j'y  songe!  et  avec  déplaisir.  Vous  n'allez  pas 
me  parler  de  cela  ! 

LE  COMTE. 

J'y  mettrai  des  ménagements.  Donc,  madame,  on. 
vieillit,  et  c'est  une  triste  chose,  surtout  lorsqu'on  vou- 
drait ne  pas  vieillir.  Il  n'y  a  point  de  fontaine  de  Jouvence 
qui  puisse  replanter  un  cheveu  tombé.  On  vieillit,  on 
vieillit  très-vite.  La  plus  grande  et  solide  beauté  du 
monde  n'est  que  la  décoration  d'un  jour  de  fête  ;  l'air 


308  UNE  SAMARITAINE. 

même  où  elle  brille  la  détruit  el  l'emporte  par  lambeaux. 
Ce  charmant  visage  aura  demain  une  ride,  après-demain 
il  en  aura  deux;  chaque  jour  en  apporté  une  et  creuse 
les  autres;  et  il  ne  se  donne  pas  dans  l'orchestre  un 
coup  d'archet  qui  ne  vous  chasse  du  bal  et  de  la  vie. 
L'on  engraisse  ou  l'on  maigrit  d'une  manière  folle,  l'œil 
.s'éteint,  la  voix  se  casse,  la  taille  fléchit;  la  fête  enfin 
est  donnée.,  les  étrangers  se  retirent.  Ils  se  retirent  pour 
jamais,  car  la  fête  de  la  jeunesse  est  finie  pour  jamais. 
Un  seul  convive  demeure,  afin  de  vous  aider  à  ranger  la 
maison.  Eh  bien,  madame,  il  faut  savoir  les  perdre,  tous 
ces  indifférents  qui  sont  venus  à  votre  fête  et  pour  votre 
fête,  mais  non  pas  chez  vous  et  pour  vous.  Et  comment 
ferez-vous  pour  ne  point  regretter  leur  inexorable 
absence  si  le  convive  qui  demeure  est  précisément  celui 
que  vous  n'avez  pas  aimé  ?  Voilà  un  joli  tête-k-tête  que 
vous  aurez  su  vous  ménager,  en  un  instant,  pour  le 
reste  de  vos  jours! 

LA  BARONNE. 

Vous  évoquez  des  spectres  et  vous  cherchez  à  vaincre 
par  la  terreur;  mais  je  vous  échappe  :  j'ai  résolu  de 
mourir  jeune. 

LE   COMTE. 

À  quel  âge,  madame,  pensez-vous  n'être  plus  jeune  ? 

LA    BARONNE. 

Vous  parlez  breton,  comte!  Je  ne  serai  plus  jeune 
quand  je  m'ennuierai. 


tfNE  SAMARITAINE.  *)09 

LE  COMTE. 

Après  l'amour,  madame,  l'ennui  est  la  passion  dont 
on  meurt  le  moins.  Il  ne  faut  pas  compter  que  l'ennui 
vous  délivrera  de  l'ennui.  Nous  sommes  condamnés  à 
souffrir  de  la  vie  et  à  vouloir  vivre  ;  et  voilà  pourquoi 
c'est  une  si  grande  duperie  de  chercher  à  ne  pas 
prendre  la  vie  au  sérieux.  11  n'y  a  pas  de  meilleur 
moyen  d'en  diminuer  les  joies  et  d'en  accroître  déme- 
surément les  misères. 

LA   BARONNE. 

Le  sérieux  de  la  vie  ;  j'entends  souvent  parler  de  cela 
par  une  quantité  de  vieux  fous.  Qu'est-ce  que  c'est  que 
le  sérieux  de  la  vie? 

LE  COMTE. 

L'humble  petit  chemin  du  devoir  tout  bonnement, 
madame.  Il  peut  ne  pas  plaire  à  notre  orgueil,  mais  Dieu 
l'a  fait  pour  nous,  et  nous  a  faits  nous-mêmes  de  telle 
sorte  que  nous  n'avons  ni  sens,  ni  repos,  ni  dignité,  ni 
grandeur  hors  de  là.  En  vain  nous  nous  élançons  dans 
des  espaces  qui  nous  paraissent  plus  beaux  :  nous  nous 
trompons,  on  nous  trompe;  tout  ce  que  nous  croyons 
voir  à  droite  et  à  gauche  de  ce  petit  sentier  n'est  qu'un 

0 

mirage  dans  le  vide.  Nous  tombons  misérablement  sur 
les  ronces,  et  quelquefois  dans  la  fange. 

LA    BARONNE. 

Il  me  semble  que  vous  m'arrachez  les  ailes. 


310  UNE  SAMARITAINE. 

LE  COMTE. 

Non;  mais  peut-être  que  je  dissipe  des  fantômes. 

LA   BARONNE. 

Pauvres  chers  fantômes  !  ils  sont  pourtant  bien  gen- 
tils. Qu'en  dites-vous,  marquise,  ne  les  regrettez-vous 
pas  un  peu?  Je  trouve  que  vous  ne  venez  guère  à  mon 
secours,  et  Ton  ne  sait  pour  qui  vous  êtes.  Donnez-vous 
raison  à  ce  croisé?  Pour  moi,  je  me  sens  plus  qu'à  demi 
défaite,  et  j'ai  envie  d'aller  tout  à  l'heure  acheter  la 
Bonne  Ménagère. 

LA    MARQUISE. 

Je  vous  y  engage  ;  c'est  un  livre  que  je  connais  et  où 
l'on  trouve  d'excellentes  recettes.  Quant  au  système  du 
coiqte,  il  me  semble  avoir  du  bon,  et  je  lui  sais  gré  de 
ne  pas  prodiguer  les  ornements  ;  mais  j'y  vois  une 
chose  qui' m'effraye  :  voulez-vous  que  je  le  dise,  mon- 
sieur le  comte? 

LE  COMTE. 

Parlez,  madame  ;  je  défendrai  trop  mal  ma  cause,  et 
mes  vœux  seront  cruellement  trahis  si  je  ne  puis  vous 
rassurer. 

DA  BARONNE,  a  part. 

Décidément,  c'est  l'accent  de  mon  cousin. 


UNE  SAMARITAINE.  314 


LA  MARQUISE. 


Pour  moi,  je  crois  que  je  pourrais  m'élever  jusqu'à, 
sacrifier  l'Opéra,  le  bal,  le  roman  nouveau,  qui  n'est 
jamais  nouveau,  et  diverses  choses  encore  ;  je  sauterais 
bien  aussi  deux  modes  sur  trois  ;  enfin,  sans  trop  d'ef- 
forts, je  soufflerais  les  bougies  de  la  fête  avant  qu'elles 
fussent  descendues  jusqu'aux  bobèches. . . 

LA  BARONNE. 

C'est  fini,  vous  m'abandonnez;  je  suis  vaincue. 

LA  MARQUISE. 

Attendez;  Il  y  a  quelque  chose  que  je  ne  voudrais  pas 
éteindre,  monsieur  le  comte  ;  c'est  une  certaine  liberté 
d'esprit  et  d'âme  qu'on  dit  être  et  que  je  crois  très- 
menacée  par  cette  règle  forte  dont  vous  nous  parlez. 
Vous  me  direz  que  vous  vous  y  soumettez  bien,  vous  ; 
mais  vous  êtes  homme.  Où  vous  n'avez  que  la  servitude 
j'ai  peur  que  nous  ne  trouvions  l'esclavage. 

> 

LE    COMTE. 

À  une  autre,  madame,  je  pourrais  répondre  que  l'es- 
clavage est  partout,  et  que  sous  la  règle  chrétienne  seu- 
lement est  la  liberté.  La  loi  chrétienne  garde  particuliè- 
rement les  femmes  du  joug  des  passions,  tant  des  leurs 
que  de  celles  qu'elles  inspirent.  Les  hommes  ont  dans 
le  monde  plusieurs  refuges  contre  la  tyrannie  de  l'amour, 
les  femmes  n'en  ont  qu'au  ciel  :  il  faut  que  vous  y  viviez 
dès  ici-bas  par  vos  pensées.  11  y  a  plusieurs  grands 


312  UNE  SAMARITAINE* 

hommes  à  côté  des  saints  ;  il  n'y  a  de  femmes  grandes,  à 
côté  des  saintes,  que  celles  qui  se  forment  à  leur  image. 
Vous  avez  en  propre  la  beauté,  la  grâce,  l'esprit,  mille 
qualités  charmantes;  vous  n'êtes  grandes  que  par  la 
sainteté.  De  quoi  voudraient  s'effrayer  la  fierté  de  votre 
esprit  et  la  noblesse  de  votre  cœur,  madame?  La  raison 
sera-t-elle  moins  libre  parce  que  au  lieu  de  se  prendre  à 
toutes  les  opinions  qui  courent,  elle  s'élèvera  jusqu'à  la 
contemplation  de  la  vérité  éternelle?  Et  comment,  si  la 
raison  s'élève,  l'âme  sera-t-elle  abaissée?  On  vous  a 
caché  la  splendeur  où  vous  pouvez  prétendre.  Le  Christ 
a  voulu  être  homme  afin  que  l'homme  pût  être  ce  qu'est 
le  Christ  :  c'est  là  tout  le  Christianisme,  et  vous  ne  le 
savez  pas  ! 

LA    BARONNE. 

Vos  définitions  sont  peut-être  hardies,  monsieur  le 
comte. 

LE   COMTE. 

Non,  madame,  et,  si  je  ne  craignais  de  paraître  pé- 
dant, je  vous  citerais  mon  auteur;  c'est  un  saint,  un  Père 
de  l'Église,  un  martyr.  Par  sa  vie  et  par  sa  mort  il  a 
prouvé  son  dire.  Homme,  il  s'est  élevé  à  cette  sublime 
place  où  tout  homme  se  sent  appelé  de  Dieu.  Ce  qu'il  a 
fait,  des  saints  sans  nombre,  avant  lui,  l'avaient  fait  ; 
depuis  lui,  des  saints  sans  nombre  n'ont  cessé  de  le 
faire. 

LA  BARONNE. 

D'autres  bons  auteurs,  ni  Pères  de  l'Église,  ni  saints, 


UNE  SAMARITAINE.  313 

ni  martyrs,  je  l'avoue,  mais  professeurs  assermentés, 
disent,  je  l'ai  entendu,  je  l'ai  lu  et  je  l'ai  vu,  que  cette 
sève  est  épuisée.  Vous  conviendrez  qu'ils  ont  .bien  l'air 
de  ne  pas  se  tromper  entièrement  :  la  sainteté  ne  court 
pas  les  rues. 

LE  COMTE. 

Ce  n'est  point  son  métier,  madame.  Vous  ne  l'auriez 
jamais  vue  polker,  ni  valser,  ni  jouer  des  proverbes,  que 
je  n'en  serais  pas  surpris.  Toutefois  la  sainteté  n'a  point 
disparu,  et,  pour  peu  qu'on  la  cherche,  on  la  trouve, 
même  à  Paris.  Nous  parlions  tout  à  l'heure  des  dames 
qui  ont  poussé  l'héroïsme  de  la  passion  jusqu'à  laisser 
enfants  et  famille  pour  aller  en  Italie  jouir  du  bonheur 
que  je  vous  ai  dépeint.  Laissez-moi  vous  montrer  un 
autre  héroïsme.  Madame  la  marquise  y  verra  qu'on  peut 
être  chrétienne  et  ne  point  manquer  de  vigueur  d'âme. 
Vous  souvenez-vous  de  cette  belle  et  jeune  Amélie  de 
Villars,  qui  fut  un  instant  si  admirée  dans  le  monde,  j 
y  a  quatre  ou  cinq  ans  ? 


LA  BARONNE. 

Je  me  la  rappelle  très-bien.  Après  nous  avoir  éblouî 
elle  disparut  subitement,  ravie  par  un  gentilhomme  du 
faubourg  Saint-Germain,  qui  l'enferma  dans  son  château 
fort  et  qui  ne  lui  permit  plus  de  passer  l'eau  :  un  M.  de 
Létancourt,  je  crois. 

LE  COMTE. 

Oui,  et  fort  galant  homme,  quoique  bon  catholique. 
Madame  de  Létancourt,  plus  belle   el  plus  charmante 

T,  II.  9** 


314  UNE  SAMARITAINE. 

encore  que  vous  ne  l'avez  vue,  menait,  depuis  son 
mariage,  une  vie  toute  sainte.  Sans  emphase,  sans  bruit, 
sans  aucun  travail  visible,  elle  assistait,  nourrissait,  con- 
solait une  population  de  pauvres.  Elle  était  aussi  heu- 
reuse que  bonne  lorsque  tout  à  coup  la  foudre  éclata  sur 
sa  joie  et  sur  sa  vertu.  Son  enfant  fut  atteint  d'une  maladie 
cruelle.  A  la  fin  de  la  sixième  nuit  elle  le  vit  mourir. 
La  religieuse  qui  l'aidait  dans  ses  veilles  sommeillait  en 
ce  moment -là.  Elle  l'éveilla.  «  Ma  sœur,  dit-elle,  réci- 
tons le  Te  Deum  ;  mon  enfant  est  dans  le  sein  de  Dieu  !  » 
Elle  se  rendit  ensuite  à  la  messe,  communia  et  revint 
ensevelir  son  fils  unique.  On  n'entreprit  pas  de  l'arra- 
cher d'auprès  de  lui.  Elle  y  passa  tout  le  jour  et  toute  la 
nuit  suivante,  pleurant  doucement  et  interrompant  ses 
pleurs  pour  affermir  l'âme  désolée  de  son  mari.  Elle  lui 
disait  :  «  Je  pleure  parce  que  je  suis  une  faible  créature, 
mais  je  pleure  au  milieu  de  ma  joie  !  Soyons  chrétiens; 
et  remercions  Dieu  du  bonheur  de  notre  enfant.  »  Le  len- 
demain, elle  assista,  cachée,  à  la  messe  des  funérailles; 
ses  gémissements  ne  troublèrent  point  le  cantique  d'al- 
légresse de  l'Église*  qui  ne  pleure  pas  les  enfants  morts 
avec  la  grâce  du  baptême,  parce  que  Dieu  les  a  reçus 
dans  sa  gloire.  A  son  retour,  seule  avec  son  mari  auprès 
du  berceau  vide,  la  force  l'abandonna  un  instant.  Ce  fut 
le  tour  du  père  de  rappeler  à  la  mère  abattue  la  gloire 
de  l'ange  qui  voyait  Dieu.  «  Oui,  dit-elle,  pardonnez-moi, 
et  aidons-nous  à  l'aimer  dans  le  ciel,  heureux  de  n'avoir 
plus  à  subir  la  vie.  »  Le  jour  même  elle  donna  aux  pau- 
vres ses  soins  ordinaires,  et  elle  n'a  plus  parlé  qu'à  Dieu 
de  son  enfant  et  de  sa   douleur.  Yoilà  le  trait  d'une 


UNE  SAMARITAINE.  315 

chrétienne,  (a  ia  marquise.)  Que  trouvez-vous  de  plus  beau, 
madame,  et  que  pourrait  faire  de  plus  grand  même 
votre  cœur? 


LA    MARQUISE. 


Rien,  monsieur  le  comte,  et,  je  l'avoue,  à  moins  d'une 
force  qui  lui  manque  encore,  mon  âme  ne  saurait  rester 
si  ferme  en  de  pareils  moments.  Dieu  veuille  conserver 
madame  de  Létancourt  et  me  la  donner  pour  amie  ! 


LA  BARONNE. 

Et  moi,  monsieur  le  comte,  j'avoue  qu'il  me  faudrait 
d'autres  modèles.  Je  ne  pourrais  ni  tant  me  contraindre 
ni  tant  souffrir. 

LE    COMTE. 

Permettez-moi  de  vous  dire,  madame  la  baronne,  que 
vous  ne  savez  pas  du  tout  ce  que  vous  pourriez,  et  qu'il 
y  aura  en  vous  comme  en  toute  autre  l'étoffe  d'une 
sainte  dès  que  vous  voudrez  vous  mêler  d'aimer  Dieu. 
Gela  vous  viendra  probablement  avec  la  première  ride. 
Je  préférerais  pour  vous  que  ce  fût  de  suite  ;  mieux  vaut 
tard  que  jamais. 

LA    BARONNE. 

Ne  me  mettez  point  au  défi.  Je  suis  capable  de  ne  pas 
oublier  ce  que  je  viens  d'entendre. 

LE    COMTE. 

Mesdames,  quel   tort  on   vous  fait  lorsqu'on  vous 


316  UNE  SAMARITAINE. 

apprend  à  détesler  cette  simplicité  auguste  des  prétendus 
petits  devoirs  de  la  famille,  de  l'intérieur,  du  mariage, 
de  la  piété!  On  vous  arrache  du  trône  pour  vous  pousser 
sur  de  misérables  théâtres  où  vous  devenez  des  jouets. 
Vous  perdez  l'affection  durable,  le  tendre  respect,  la 
vénération  de  tout  ce  qui  est  bon  et  honnête,  pour  l'ap^ 
plaudissement  éphémère  d'un  essaim  de  fats.  Ne  vaul- 
il  pas  mieux  être  aimée  de  son  mari,  adorée  de  ses  en- 
fants, honorée  de  ses  proches  dans  l'humble  paix  du 
foyer  domestique,  que  d'être  louée  des  gens  à  la  mode, 
ou  célébrée  d'un  poète,  même  d'un  qui  fait  de  bons  vers, 
et  ils  n'en  font  pas  tous  ?  Un  jour,  devant  moi,  lisant 
je  ne  sais  quelle  chanson  en  l'honneur  de  je  ne  sais 
quelle  Elvire,  une  dame  osa  bien  s'écrier  :  «  Je  voudrais 
être  cette  femme-là!  »  Je  vous  assure  que  jamais  un 
homme  de  sens  et  de  cœur,  même  â  l'âge  où  les  hommes 
de  sens  et  de  cœur  peuvent  prêter  l'oreille  à  ces  puéri- 
lités, ne  s'est  dit  :  «  J'aimerais  cette  femme-là,  et  je  lui 
donnerais  mon  nom  !  »  Un  homme  capable  d'amour,  de 
l'amour  grand  et  vrai  dont  nous  parlons,  n'admet  pas 
que  la  compagne  de  sa  vie  puisse  s'attirer  les  éloges 
d'un  rimeur.  Ce  qu'elle  obtient  d'admiration  de  la  part 
de  certaines  gens  n'est  à  ses  yeux  qu'une  tache  qui  la 
rabaisse  et  dont  il  s'offense. 

LA    BARONNE. 

Quoi  donc  !  les  chrétiens  sont-ils  jaloux? 

LE  COMTE. 

Madame,  ils  désirent  à  leurs  femmes  cette  dignité  et 


UNE  SAMARITAINE.  317 

cette  fierté  qui  ne  laissent  pas  même  arriver  jusqu'à  elles 
des  regards  et  des  vœux  insolents. 

LA  BARONNE. 

C'est  bien  dur;  mais  je  commence  à  n'être  plus  de 
mon  avis.  Cette  silencieuse  marquise  me  glace.  Soyez 
bien  sûr,  monsieur  le  comte,  qu'elle  est  pour  vous.  Je 
rends  les  armes.  Je  vois,  je  sais,  je  crois,  je  suis  chré- 
tienne... vrai  !  Il  n'y  a  plus  qu'une  chose  que  je  voudrais 
savoir.  Nous  vous  avons  toujours  CQnnu  homme  de  bien; 
mails,  depuis  quelques  mois,  vous  avez  tant  grandi!... 
Voyons,  dites-nous  bien  franchement  ce  qui  vous  a  tou- 
ché. Vous  intéresserez  la  marquise.  Elle  est  discrète, 
mais  elle  grille  comme  moi  de  pénétrer  ce  mystère. 
N'est-il  pas  vrai,  ma  belle? 

LA  MARQUISE. 

Je  l'avoue. 

LE  COMTE. 

Je  n'ai  point  sujet  d'être  mystérieux  là-dessus,  ma- 
dame. Il  y  a  deux  mois,  en  Bretagne,  où  je  m'étais  rendu 
par  ordre  supérieur,  et  un  peu  pour  savoir  qui  serait 
plus  fort  de  mon  cœur  ou  de  ma  raison,  je  vis  une  jeune 
personne  de  bonne  famille,  qu'un  homme  (un  brave  gar- 
çon pourtant)  avait  séduite,  trompée  et  abandonnée. 
Elle  se  mourait;  son  père  l'avait  maudite,  le  déshonneur 
avait  tué  sa  mère,  un  de  ses  frères  s'était  expatrié,  un 
autre  gisait  des  suites  d'un  coup  d'épée  reçu  du  séduc- 
teur, qui  n'avait  pas  d'autre  moyen  de  réparer  sa  faute. 

9*** 


318  UNE  SAMARITAINE. 

Ayant  vu  ces  effets  de  l'amour,  je  jurai  de  ne  jamais  me 
rendre  coupable  d'un  crime  si  lâche  et  de  ne  point  char- 
ger ma  conscience  et  ma  vie  du  poids  de  tant  d'irrépa- 
rables malheurs.  Mais  personne  n'est  assuré  de  sa  seule, 
force.  Ramassant  quelques  restes  de  foi,  j'allais  chercher 
en  Dieu  le  bouclier  que  je  voulais  désormais  porter,  et  je 
me  fis  chrétien  pour  être  honnête  homme. 

LA  BARONNE. 

Bravo,  monsieur  le  comte!  vous  avez  bien  fait,  et 
bien  dit,  et  vous  me  faites  du  bien  !  Si  l'on  vous  rapporte 
que  j'ai  mal  parlé  de  vous,  ne  le  croyez  pas.  Vous  avez 
en  moi  une  amie.  (Elle  se  lève.)  Mafquise,  je  m'en  vais... 
Mais  j'oubliais  le  but  de  ma  visite.  Prêtez-moi  ce  petit 
collier  d'enfant  que  vous  m'avez  montré  l'autre  jour;  je 
veux  le  faire  copier  pour  une  filleule.  (La  marquise  sort.) 
Je  vous  le  dis  très-sérieusement,  comte,  vous  m'avez 
fait  du  bien,  et  je  suis  votre  amie.  Il  est  vrai  qu'on  nous 
abuse  et  qu'on  nous  perd,  et  qu'on  nous  jette  dans  de 
mauvais  chemins  où  nous  ne  trouvons  rien  de  ce  qu'on 
nous  a  promis.  Le  bon  chemin  est  le  meilleur.  Ça  a  l'air 
d'une  bêtise,  ce  que  je  dis  là;  je  suis  troublée,  mais  je 
sais  ce  que  je  pense.  Je  ne  vous  ai  pas  fâché,  n'est-ce 
pas  ?  Vous  ne  m'avez  point  fâchée  non  plus,  ni  la  mar- 
quise. Vous  l'aimez,  et  vous  avez  raison  ;  elle  vous  aime 
aussi... 

LE    COMTE. 

Madame,.. 


UNE  SAMARITAINE.  319 

LA    BARONNE. 

• 

Laissez,  je  ne  le  dis  pas  méchamment,  et  ce  secret 
ne  sera  pas  divulgué  par  moi.  Elle  deviendra  une  bonne 
chrétienne,  et  son  exemple  ne  sera  point  perdu.  Tenez, 
la  voici  ;  elle  a  jeté  une  guimpe  sur  ses  épaules  et  cou- 
vert ses  beaux  cheveux.  Cet  ornement  s'allongera  en 
voile  de  religieuse,  ou  plutôt  en  voile  de  mariée.  Je  serais 
étonnée  qu'elle  ou  vous  entrassiez  au  couvent.  Adieu,  ne 

m'oubliez  pas.  (Elle  sort.  Un  moment  après,  la  marquise  revient.) 

LA    MARQUISE. 

Cette  bonne  petite  baronne  est  tout  émue.  Elle  a  plus 
de  cœur  qu'elle  n'en  veut  montrer,  (silence  )  Eh  bien,  est- 
ce  que  la  baronne  a  emporté  la  conversation  ? 

LE    COMTE. 

Madame,  vous  savez  maintenant  quelles  réflexions  j'ai 
faites  et  quelles  résolutions  j'ai  prises  dans  cette  retraite 
de  Bretagne  où  vous  m'aviez  envoyé.  Je  n'ai  rien  à  ajou- 
ter, puisque  me  voici  devant  vous. 

LA    MARQUISE. 
C'est  donc    à  moi  de    parler.   (Elle  sonne.  Florence  paraît.) 

Florence,  je  ne  reçois  point.  Monsieur  le  comte,  je  vous 
ai  écouté  avec  beaucoup  d'attention,  et  je  vous  ai  par- 
faitement compris.  Il  faut  vous  répondre  clairement, 
n'est-ce  pas,  et  ce  n'est  plus  le  temps  de  vous  désoler? 


320  UNE   SAMARITAINE. 

LE    COMTE. 

Vous  pouvez  toujours  me  désoler,  madame  ;  mais  il 
est  vrai  que  j'espère  de  vous  une  parole  franche,  qui  vous 
engage  ou  qui  me  force  à  me  délier. 

LA    MARQUISE. 

Vous  avais-je  lié? 

LE    COMTE. 

Madame,  si  vous  le  voulez,  je  me  suis  lié  moi-même, 
et  si  bien,  vous  le  voyez,  que  ces  nœuds,  que  j'ai  formés 
tout  seul,  je  ne  puis  les  rompre  sans  vous.  Mon  cœur 
s'est  élargi,  il  n'a  point  changé.  Vous  n'y  êtes  plus  seule 
ni  la  première.  Cependant  vous  y  tenez  plus  de  place 
que  jamais. 

LA   MARQUISE. 

Nous  n'avez  pas  essayé  de  me  chasser? 

LE    COMTE. 

Non,  madame,  et  je  ne  l'essayerai  pas;  mais  peut- 
être  vous  ai-je  mise  au  second  rang. 

LA    MARQUISE. 

Vous  me  dites  cela!  à  une  néophyte,  et  qui  n'incline 
à  penser  comme  vous  que  depuis  un  instant  !  Si  je  trou- 
vais que  vous  m'offrez  un  trop  humble  partage,  que  le 
second  rang  ne  va  pas  à  ma  gloire,  que  je  suis  faite  pour 
le  premier,  et  que  ces  doctrines  sévères  qu'il  faut  em- 
brasser nous  acheminent  à  la  lumière  céleste  par  de  trop 
sombres  chemins? 


UNE  SAMARITAINE.  321 

LE    COMTE. 

S'il  en  était  ainsi,  madame,  je  vous  plaindrais,  non 
de  me  perdre  assurément,  mais  de  sacrifier  au  monde 
une  âme,  la  vôtre,  qui  vaut  mieux  que  lui.  Quanta  moi, 
je  ne  reprendrais  pas  et  je  n'offrirais  pas  à  une  autre  ce 
que  je  vous  ai  donné.  J'irais  demander  à  Dieu  des  con- 
solations qui  n'offenseraient  point  votre  souvenir,  et, 
comme  mon  amour  se  porte  surtout  à  vous  vouloir  chré- 
tienne, je  ne  désespérerais  pas  d'y  travailler  encore, 
même  sans  vous  et  loin  de  vous. 

LA  MARQUISE. 

Allons,  vous  savez  relever  cette  seconde  place,  et  vous 
la  rendez  encore  sortable,  malgré  ce  qu'elle  semble  offrir 
d'un  peu  mortifiant. 

LE   COMTE. 

C'est  celle  que  je  désire  moi-même. 

LA    MARQUISE. 

Descendez  d'un  degré  dans  mon  cœur,  cher  comte, 
et  donnez-moi  la  main. 


LIVRE  XIV 


CONTES  ST  PAYSAGES  BRETONS 


I 


DEUX    BRETONS. 


D, 


(ans  les  charmes  de  la  Bretagne  je  ne  mets  pas  au 
dernier  rang  les  histoires  de  chouans.  Notre  ami  Gustave 
en  connaît  plusieurs,  et  il  les  raconte  bien,  en  homme 
qui  les  goûte.  En  voici  une  de  Treguier.  Gustave  me  Ta 
contée  sur  le  lieu  môme  où  vécut  le  héros  ;  certes,  c'est 
bien  le  nom  que  Ton  peut  donner  à  Taupin. 
Ce  héros,  ce  Taupin,  valet  de  chambre  du  dernier 


324  CONTES 

évêque  de  Tréguier,  ayait  suivi  son  maître  en  exil.  Sa 
femme,  belle  et  sage,  restée  dans  le  pays,  cachait  les 
prêtres.  Elle  fut  dénoncée  à  un  démagogue  qui  s'était 
fort  enrichi  de  bien  national  et  qui  ne  manquait  pas  plus 
d'audace  que  de  scélératesse.  Il  vivait  dans  sa  maison 
achetée  d'un  paquet  d'assignats,  vigilant,  gardé,  armé, 
craint  de  tout  le  monde.  Il  était  l'homme  important  du 
tribunal  révolutionnaire. 

On  condamna  à  mort  les  prêtres  arrêtés  chez  madame 
Taupin.  Pour  elle,  à  cause  de  sa  condition  populaire,  on 
l'avertit  de  déclarer  qu'elle  n'avait  pas  cru  donner  asile 
à  des  prêtres  et  de  crier  :  Vive  la  République  !  moyen- 
nant quoi  elle  en  serait  quitte- Elle  répondit  qu'elle  avait 
voulu  sauver  des  prêtres  et  cria  :  Vive  le  roi  !  Séance 
tenante,  le  tribunal  rendit  une  sentence  de  mort. 

«  Eh  bien!  dit-elle  aux  juges,  vous  avez  tort!  Vous 
ne  connaissez  pas  mon  mari.  Il  me  vengera.  — Bah! 
répondit  le  démagogue  qui  venait  de  prononcer  l'arrêt, 
un  valet  de  ci-devant  évêque  !  —  Il  me  vengera,  reprit 
madame  Taupin,  et  il  me  vengera  terriblement.  » 

Les  deux  prêtres  furent  exécutés  à  Lannion;  madame 
Taupin,  à  Tréguier.  Elle  marcha  au  supplice  en  robe 
blanche,  chantant  Ave,  maris  Stella.  Un  bon  royaliste, 
qui  en  a  écrit  l'histoire,  n'a  pas  parlé  de  Y  Ave,  maris 
Stella;  il  a  dit  que  la  victime  avait  crié  Vive  le  roi!  ce 
qui  lui  a  paru  bien  plus  édifiant.  Le  sang  de  madame 
taupin  fut  le  seul  qui  coula  dans  Tréguier. 

Dès  que  Taupin  le  sut,  il  revint  d'Angleterre.  Arrivé, 
il  se  mit  en  rapport  avec  quelques  hommes.qu'il  connais- 
sait d'ancienne  date  et  d'autres  qu'il  devina.  Il  examina 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  325 

la  forteresse  du  démagogue,  fit  son  plan,  prit  ses  mesu- 
res ;  tout  alla  vite.  Au  milieu  d'une  nuit  d'orage  il  entra 
comme  un  coup  de  tonnerre  dans  la  chambre  où  le  scé- 
lérat dormait.  Il  réveilla  en  le  serrant  à  la  gorge  et  lui 
dit  :  «  Je  suis  Taupin !»  A  ce  nom  l'autre  demanda 
grâce.  «  As-tu  fait  grâce  à  cette  pauvre  femme?  dit 
Taupin.  Je  te  donne  cinq  minutes  pour  te  préparer  à 
paraître  devant  Dieu.  » 

Le  misérable  renouvelait  ses  prières.  Taupin,  silen- 
cieux, regardait  sa  montre,  qu'il  tenait  d'une  main, 
l'autre  toujours  à  la  gorge  du  brigand,  «  Tu  n'as  plus 
qu'une  minute, lui  dit-il;  pense  à  Dieu,  s'il  te  permet 
encore  de  croire  en  lui.  » 

La  minute  passée,  il  lui  cassa  la  tête  d'un  coup  de 
pistolet.  Le  feu  prit  aux  couvertures.  Taupin  réteignit  ; 
il  ne  voulait  pas  que  Ton  mit  à  un  accident.  Ensuite,  du 
bout  de  son  doigt  trempé  dans  le  sang  du  mort,  il  écri- 
vit en  grosses  lettres  son  nom,  Taupin,  sur  le  pavé  de  la 
chambre. 

Après  cette  exécution  il  se  mit  en  campagne  aussitôt, 
à  la  tête  de  ses  amis.  Leur  bande  devint  très-redoutable 
aux  révolutionnaires,  aux  acquéreurs  de  bien  national, 
aux  dépositaires  des  deniers  de  l'État.  Taupin  eut  de 
longues  aventures,  que  l'on  contera  longtemps,  puis  se 
soumit  à  Hoche,  puis  reprit  les  armes.  Il  fut  enfin  cerné 
avec  quarante  des  siens  dans  un  cimetière  où  ils  se  firent 
tuer  jusqu'au  dernier. 

Autre  histoire  du  même  temps,  qui  peint  un  côté  char- 
mant du  prêtre  breton,  le  côté  jovial. 

Un  prêtre  poursuivi  par  un  bleu,  —  c'était  le.  nom  que 

T.  H,  10 


826  CONTES 

donnaient  les  gens  du  pays  aux  soldais  de  la  République, 
—  put  passer  la  rivière  sur  un  barrage  en  pierres  mobi- 
les, qu'il  connaissait  bien.  Il  gagna  la  colline;  le  bleu, 
moins  agile,  tâtonnait  sur  le  barrage.  Bientôt  le  prêtre, 
n'entendant  plus  crier  son  ennemi,  touri^a  la  tête.  Il  le 
vit  en  train  de  se  noyer.  Sans  hésiter  il  revint  sur  ses 
pas,  se  jeta  dansj'eau,  tira  le  républicain,  plus  mort  que 
vif.  Il  le  fit  asseoir  sur  une  pierre,  bien  commodément, 
et  lui  dit: 

•  Çà  !  mon  cher,  je  crois*  que  je  suis  pressé,  je  vous 
quitte.  Si  vous  voulez  courir  encore,  faites;  mais  la  jus- 
tice exige  que  vous  me  laissiez  reprendre  le  terrain  que 
j'avais  gagné  sur  vous.  » 


II 


DEUX   AUTRES. 


N, 


ous  fûmes  salués  par  un  homme  en  habit  de  cam- 
pagne, monté  sur  un  cheval  assez  vif,  qu'il  gouvernait 
fort  bien.  Il  avait  le  visage  gai  et  la  barbe  blanche. 

«  C'est,  nous  dit  Gustave,  un  major  anglais,  qui 
comme  tous  les  militaires  de  sa  nation,  a  couru  le  monde 
entier  et  quelques  autres  lieux  encore.  Il  connaît  parti- 


ET  PAYSAGES  BRETONS. 


culièremeut  l'Orient  et  l'Inde;  il  a  été  ingénieur  au  ser- 
vice du  fameux  Ali,  pacha  de  Janina,  si  célèbre  par  sa 
cruauté,  son  avarice  et  son  courage.  Il  a  pu  lui  arriver 
la  même  chose  qu'à  M.  Bessières,  mort  conseiller  à  la 
Cour  des  comptes  et  pair  de  France,  qui  servit  aussi  ce 
pacha.  Un  jour,  M.  Bessières,  ayant  été  insulté  dans 
une  rue  de  Janina,  s'en  plaignit.  Ali  s'informa  de  la  rue, 
et  aussitôt,  sans  demander  d'autres  renseignements, 
sans  que  M.  Bessières  pût  l'empêcher,  il  y  envoya  cou- 
per trois  têtes. 

«  Pour  revenir  à  notre  major,  tel  que  vous  le  voyez 
avec  cette  verdeur,  il  a  passé  soixante-dix  ans.  Il  a  été 
laissé  pour  mort  deux  ou  trois  fois  sur  le  champ  de 
bataille,  sans  parler  des  petites  blessures  reçues  en  vingt 
occasions.  Il  faisait  partie  de  cette  réserve  anglaise  de 
Waterloo  qui  fut  entamée  quatre  fois,  et  qui,  quatre  fois 
se  reformant  sous  le  feu,  tua  à  la  baïonnette  les  Français 
qui  avaient  pénétré  dans  ses  rangs.  Ils  étaient  cinquante- 
cinq  officiers,  ils  revinrent  cinq  vivants,  mais  pas  un 
sans  blessure.  Pour  lui  il  avait  la  tête  fendue.  Ces 
Bretons  d'Angleterre  sont  vraiment  de  fiers  soldats, 
et  il  sera  bien  délicieux  de  les*  battre  enfin  une  bonne 
fois! 

<(  Dans  une  autre  circonstance,  en  Espagne,  chargé  par 
un  escadron  de  dragons  français,  notre  major  reçut  dans 
le  ventre  un  coup  de  sabre  qui  fit  sortir  les  entrailles. 
Le  dragon  qui  lui  avait  fait  cette  ouverture  eut  l'humanité 
de  mettre  pied  à  terre,  de  prendre  l'Anglais  sur  son  dos 
et  de  le  porter  à  l'écart  de  la  mêlée.  On  le  releva  plus 
tard,  on  le  pansa  et  il  guérit. 


328  CONTES 

a  Ses  campagnes  terminées,  il  vint  faire  un  tour  en 
France.  C'était  le  seul  pays  qu'il  n'eût  pas  visité.  Pas- 
sant par  la  Bretagne,  il  y  trouva  un  coin  qui  lui  plut, 
vendit  sa  pension  de  retraite,  acheta  une  terre  et  se  fixa, 
s'amusant  de  quelque  petit  commerce. 

«  Un  jour,  dans  ses  marchés,  il  se  trouva  en  affaires 
avec  un  de  nos  paysans,  un  brave  homme,  nommé  Jézé- 
quel,  dont  la  figure  le  frappa. 

«  Où  diable  vous  ai-je  vu  ?  lui  dit-il.  —  C'est  ce  que 
je  me'  demande,  répondit  le  paysan;  car,  moi  aussi,  je 
vous  ai  vu  quelque  part.  —  Vous  avez  servi?  —  Oui.  — 
Où  cela?  —  Mais  en  divers  endroits  ;  c'était  sous  Y  Autre. 

—  Dans  quel  corps?  —  Cavalerie,  7e  dragons.  Crâne 
régiment!  —Ah!  ah!...  Vous  avez  été  en  Espagne?  — 
Là  aussi.  -  Et  qu'est-ce  que  vous  avez  fait  en  Espagne? 

—  Dame!  en  Espagne,  j'ai  chargé  plusieurs  fois.  J'ai  été 
chargé  aussi...  Quand  ça  se  trouvait  être  des  Anglais,  je 
chargeais  tout  de  même.  —  Je  sais  bien,..  Mais  cet  offi- 
cier anglais  à  qui  vous  avez  donné  un  coup  de  lame  dans 
le  ventre...  un  très -joli  coup...  vous  savez?...  pourquoi 
l'avez-vous  ensuite  pris  sur  votre  dos  et  porté  à  l'écart? 

—  Ma  foi,  ce  coup  de  sabre...  je  conviens  que  c'était  un 
joli  coup...  vous  mettait  hors  de  combat.  Vous  aviez  l'air 
d'un  brave  homme,  et  je  ne  voulais  pas  qu'un  brave 
homme  fût  écrasé  aux  pieds  des  chevaux.  » 

«  Je  vous  laisse  h  penser,  ajouta  Gustave,  si  le  vieux 
dragon  français  et  l'ancien  major  anglais  sont  devenus 
bons  amis,  et  si  l'on  se  prive  de  trinquer  dans  les  deux 
angues.  » 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  .         329 


III 


TREGUIER    EN    BRETAGNE. 


C< 


Test  un  aimable  pays,  ce  Tréguier;  une  jolie  petite 
ville  de  la  bonne  Bretagne,  bien  assise  sur  sa  colline,  les 
pieds  dans  sa  rivière  salée,  qui  lui  fait  un  petit  port  au 
milieu  des  terres,  et  qui  lui  apporte  le  bon  air  marin 
sans  l'empêcher  d'avoir  de  beaux  arbres.  Il  y  a  des 
endroits  où  l'on  peut  prendre  un  bain  de  mer  sous  l'om- 
brage des  châtaigniers,  et  même  assis  dans  les  branches. 
D'un  côté  la  campagne  verte,  de  l'autre  la  mer  ;  les 
côtes  déchirées  ne  sont  pas  loin,  les  vallons  joyeux  sont 
tout  près.  Pays  de  chassé,  pays  de  légendes,  pays  de 
braves  gens.  Il  y  a  une  belle  vieille  cathédrale,  un  beau 
vieux  cloître  assez  bien  conservé.  Le  peuple  se  souvient 
de  saint  Yves,  patron  des  pauvres,  qui  vécut  ici,  où  il 
fut  curé,  et  fit  plusieurs  miracles  ;  on  se  souvient 
aussi  de  l'apôtre  saint  Tugdual,  évêque.  Yves  et  Tug- 
dual  sont  les  noms  que  l'on  donne  de  préférence  aux 
garçons. 

Sans  doute,  ce  que  l'on  remarque  ici,  comme  dans  toutes 
nos  petites  villes,  c'est  la  décadence.  L'art  et  la  sainteté 


330  CONTES 

• 

datent  de  l'ancien  teirçps.  Les  ouvrages  modernes  sont 
un  petit  pont  de  fil  de  fer  et  les  quais  :  ce  n'est  pas  beau  ; 
les  maisons  neuves  ne  ^pnt  pas  belles;  les  estaminets, 
où  Ton  lit  le  Siècle,  ne  sont  ni  des  lieux  salubres  ni  des 
lieux  saints.  Néanmoins  cette  décadence  est  encore  aima- 
ble et  ne  paraît  point  sans  remède.  On  prêche  en  breton; 
il  y  a  lieu  d'espérer. 

En  somme,  à  l'heure  qu'il  est,  toute  la  vie  intellec- 
tuelle, civile  et  même  politique  de  cette  petite  ville  de 
trois  mille  âmes,  décapitée  de  son  évêque  et  de  son  cha- 
pitre, repose  encore  sur  l'Église.  Elle  a  un  collège  parce 
que  ce  collège  est  un  séminaire  ;  des  prêtres  peuvent 
seuls  tenir  au  régime  que  les  professeurs  sont  obligés 
de  s'imposer  pour  former  des  hommes  à  si  bas  prix. 
Elle  a  un  hôpital,  parce  que  cet  hôpital,  fondé  par  la 
religion,  est  tenu  par  des  religieuses  :  grâce  à  leurs 
bons  soins,  un  revenu  de  dix  mille  francs  suffit  chaque 
année  à  quatre-vingts  ou  cent  indigents  et  malades.  Les 
enfants  du  peuple  sont  enseignés  gratuitement  depuis  là 
salle  d'asile  jusqu'à  la  première  communion,  parce  qu'il 
y  a  des  Frères  et  des  Sœurs  pour  ce  service.  Les  monu- 
ments tomberaient  s'ils  n'étaient  pas  entretenus  par  la 
religion  qui  les  a  élevés. 

Et  ce  centre  religieux,  maintenu  là,  échauffe  des  hom- 
mes de  cœur  qui  se  vouent  au  bien,  nouvelles  sources 
ouvertes  pour  les  besoins  des  pauvres  ;  et  ces  hommes 
voués  au  bien  tirent  de  leurs  services  une  influence  qui 
conserve  tout  le  pays  dans  la  voie  du  bien;  et  ainsi  vit  le 
monde,  par  un  travail  que  son  ingratitude  peut  maudire, 
mais  ne  peut  décourager. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  331 


IV 


LES    RUINES    DU    COUVENT. 


M. 


Malheureusement,  ici  comme  ailleurs,  l'ingratitude 
ne  s'est  pas  contentée  de  maudire  ;  elle  a  écrasé.  A  Tré- 
guier,  dans  une  solitude  au  bord  de  la  rivière,  sous  de 
vieux  arbres,  il  y  avait  un  couvent  de  Capucins.  Quelque 
chose  en  est  resté.  C'était  un  bâtiment  petit  et  humble. 
Pour  l'enfant  de  Saint-François  il  suffit  que  la  cellule 
soit  un  peu  plus  grande  que  le  cercueil;  il  n'y  faut  pas 
de  place  pour  les  meubles,  ni  de  coffre  pour  serrer  les 
trésors  ou  les  vêtements.  La  richesse  du  couvent  con- 
sistait en  beaux  espaliers  ;  on  les  a  conservés,  et  leurs 
fruits  se  vendent  aujourd'hui  plus  cher  qu'au  temps  où 
les  capucins  les  récoltaient.  Quant  aux  fruits  de  science 
et  de  piété  qui  mûrissaient  dans  le  silence  de  ce  modeste 
asile  et  que  les  religieux  allaient  eux-mêmes,  pieds  nus, 
répandre  dans  les  campagnes,  l'abondance  en  a  diminué  ; 
bien  des  pauvres  âmes  les  attendent  qui  ne  les  recevront 
pas. 

A  l'exception  des  temples,  cirques  et    théâtres  du 
paganisme,  l'aspect  de  toute  ruine  serre  le  cœur,  parti- 


332  CONTES 

culièrement  la  ruine  d'une  église,  d'une  abbaye,  d'un 
couvent.  Pourraitron  contempler  sans  regret,  sans  colère 
même,  une  belle  moisson  ravagée  et  foulée  aux  pieds 
par  un  ennemi  qui  aurait  fait  cela  uniquement  pour  se 
donner  le  plaisir  de  la  destruction  ?  Mais  combien  ce 
sentiment  serait  plus  amer  et  plus  poignant  si,  sur  les 
bords  de  ces  champs  ravagés,  l'imbécile  population 
qu'ils  nourrissaient  venait  s'applaudir  de  n'y  plus  voir 
que  des  ronces  où  pulluleront  les  vipères  !  Mille  fois  j'ai 
senti  la  pointe  de  cette  douleur  indignée.  Mille  fois,  au 
milieu  de  ruines  semblables,  j'ai  constaté  dans  les  dépré- 
dateurs et  dans  les  victimes,  qui  souvent  ne  .se  distin- 
guent pas,  l'orgueil  et  la  joie  de  ne  trouver  plus  que 
des  ronces  et  des  reptiles  sur  la  terre  qui  portait  jadis 
des  moissons  !  A  Tréguier  ce  crève-cœur  me  fut  épar- 
gné. On  ne  se  réjouit  pas  de  l'heureuse  catastrophe  qui 
a  remplacé  une  communauté  d'hommes  savants  et  reli- 
gieux par  une  famille  de  paysans  ignorants,  et  un  cou- 
vent par  une  pauvre  ferme. 

Je  feulais  avec  respect  cette  terre  déshéritée,  main- 
tenant dure  et  âpre  à  ses  propriétaires,  inhospitalière  à 
l'étranger.  J'évoquais  les  anciens  possesseurs,  dont  plu- 
sieurs générations  dorment  dans  quelque  coin  cultivé  en 
légumes.  Et  qui  sait  si  les  premiers  acquéreurs,  les  ac- 
quéreurs nationaux,  les  «  libérateurs,  »  ne  se  sont  pas 
fait  un  plaisir  de  profaner  le  cimetière  en  y  installant  les 
étables  et  les  écuries?  Car  ces  hommes  étaient  d'une 
race  qui  sent  le  besoin  de  multiplier  les  crimes  et  qui  en 
fait  beaucoup  d'inutiles,  par  pur  plaisir.  Ils  aimaient  à 
établir  des  comédiens  et  des  prostituées  dans  les  églises 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  333 

qu'ils  ne  démolissaient  pas.  Où  était  située  la  petite 
église  de  ce  couvent  ?  Il  n'en  reste  plus  trace.  N'importe  ! 
Je  la  relevais  et  je  la  repeuplais.  Je  voyais,  au  milieu  de 
la  nuit,  les  religieux  quitter  leur  dure  couchette  et  se  ras- 
sembler dans  le  lieu  saint  pour  chanter  les  louanges  de 
Dieu;  je  les  entendais  psalmodier  les  divins  cantiques; 
il  me  semblait  voir  ces  pacifiques  visages,  cette  noble 
bure,  cette  pauvreté  contente,  ces  beaux  pieds  nus,  dé-' 
chirés  sur  les  chemins  où  ils  font  marcher  avec  eux  tous 
les  biens  de  l'Évangile,  la  lumière,  le  pardon,  l'espérance, 
la  paix!  Et  je  voyais  aussi  l'indigence  et  la  douleur  qui 
venaient  frapper  à  la  porte  et  qui  s'en  allaient  secourues 
et  consolées  ;  et  le  remords  qui  se  traînait  avec  son  poids 
de  honte  et  de  désespoir,  et  qui,  transformé  et  transfi- 
guré, devenait  le  repentir  et  s'en  allait  tout  rayonnant 
de  ces  larmes  dont  se  compose  la  couronne  des  élus. 
Sans  doute  il  faut  que  rien  ne  puisse  échapper  à  la 
haine  du  méchant  et  à  la  fureur  de  l'ignorant,  puisque 
ces  doux  enfants  de  Saint-François  ne  désarment  pas  l'un 
et  n'ouvrent  pas  les  yeux  de  l'autre.  Mais  quoi  !  tel  est  le 
caractère  de  la  méchanceté  et  de  l'ignorance  :  ce 
qu'elles  ont  moins  sujet  de  haïr,  c'est  ce  qu'elles  haïs- 
sent davantage. 

Après  ces  grandes  destructions  dont  il  reste  tant  de 
traces,  la  méchanceté  et  l'ignorance  ne  sont  pas  assou- 
vies ;  elles  voudraient  recommencer.  Tout  n'a  pas  péri, 
c'est  assez  pour  que  leur  passiort  se  croie  frustrée  et 
rugisse  encore.  De  misérables  fanatiques,  des  écrivains, 
des  hommes  qui  font  des  phrases,  des  cafards  qui  se 
disent  les  amis  du  peuple  et  les  défenseurs  de  la  liberté, 


334  CONTES 

hurlent  de  haine  parce  qu'ils  ont  aperçu  la  robe  d'un 
capucin;  et  ils  ramassent  et  vomissent  avec  une  fré- 
nésie impudente  tous  les  criminels  mensonges  qui  met- 
tent la  torche  et  le  couteau  dans  la  main  des  ignorants... 
Ne  nous  plaignons  pas  trop  toutefois,  et  voyons  les 
choses  par  tous  les  côtés.  Puisque  enfin  ce  grand  arbre 
de  TÊgiise  n'est  pas  déraciné,  et  qu'au  contraire  ses 
rameaux  les  plus  cruellement  frappés  renaissent  sous 
la  hache  et  que  pas  un  n'a  péri,  il  est  clair  que  tous  les 
déprédateurs  et  tous  les  hurleurs  édifient  à  leur  manière 
une  démonstration  de  la  divinité  du  catholicisme.  Certes, 
nous  n'en  respecterons  pas  moins  la  famille  de  saint 
François  parce  qu'elle  est  un  de  ces  Lazares  que  le 
Christ  se  plaît  à  tirer  du  tombeau  ! 


V 


LE  DERNIER  MOINE  DE  SAINT- AUBIN. 


L'abbaye  de  Saint-Aubin  était  riche.  Quand  vint  la 
Révolution,  les  moines  n'émigrèrent  pas.  Ils  étaient 
peu  nombreux  et  ne  remplissaient  qu'une  aile  de  leur 
vaste  monastère,  où  les  cellules  se  suivaient,  toutes 
ouvertes  sur  le  même  corridor.  Une  nuit  d'hiver ,   les 


ET   PAYSAGES  BRETONS.  335 

révolutionnaires  firent  invasion  chez  ces  pauvres  reli- 
gieux trop  confiants.  Sans  autre  forme  de  procès,  ils  les 
massacrèrent,  à  l'exception  d'un  seul,  le  plus  jeune,  qui, 
occupant  la  cellule  la  plus  éloignée,  put  échapper  avant 
qu'on  arrivât  jusqu'à  lui.  , 

Lorsqu'il  eut  fait  quelques  pas  hors  de  la  clôture,  ce 
jeune  religieux  pensa  qu'on  le  trouverait  aisément  et  que 
ce  n'était  pas  la  peine  de  fuir  ni  de  conserver  sa  vie.  Il 
se  mit  à  genoux,  attendant  les  assassins.  Cependant  les 
assassins  ne  vinrent  pas.  Au  bout  de  quelques  heures, 
saisi  de  froid  et  tourmenté  par  la  faim,  le  moine  se  releva 
et  se  mit  tranquillement  en  quête  d'un  refuge.  Il  trouva 
une  chaumière  dont  les  habitants  le  tinrent  caché  tout  le 
temps  de  la  persécution.  Quand  il  y  eut  un  peu  de  sécu- 
rité il  revint  à  l'abbaye.  Depuis  la  nuit  du  massacre  elle 
était  déserte,  défendue  parla  terreur;  personne  n'y  avait 
osé  entrer.  Le  religieux  trouva  les  restes  de  ses  frères 
à  la  place  où  les  assassins  les  avaient  laissés.  Il  leur 
donna  la  sépulture.  Ensuite  il  s'établit  dans  sa  cellule.  11 
vécut  là  de  longues  années,  avec  quelques  anciens  servi- 
teurs, revenus  comme  lui.  Il  faisait  les  offices  monas- 
tiques et  se  considérait  comme  seigneur  et  mattre  de 
tous  les  domaines  que  la  communauté  n'avait  pas  régu- 
lièrement et  volontairement  aliénés.  Quand  on  chas- 
sait dans  la  forêt  sans  sa  permission,  il  protestait 
contre  cette  usurpation  de  son  droit  de  propriété.  Gus- 
tave, étant  encore  jeune  garçon,  le  vit  en  ce  temps-là. 
Le  dernier  moine  de  Saint-Aubin  était  un  homme  d'as- 
pect sévère,  qui  parlait  peu,  et  que  l'on  voyait  encore 
plus  rarement  sourire. 


336  CONTES 

Un  soir,  deux  voyageurs,  surpris  par  un  effroyable 
orage,  se  réfugièrent  à  l'abbaye.  Le  moine,  averti  par 
ses  serviteurs,  vint  au-devant  d'eux  et  leur  rendit  en 
personne  les  devoirs  de  l'hospitalité,  comme  il  avait 
d'ailleurs  coutume.  L'un  des  deux  voyageurs  était  un 
homme  d'un  certain  âge,  d'assez  mauvaise  figure,  et  qui 
paraissait  préoccupé  et  presque  craintif;  l'autre  était  son 
fils,  garçon  de  vingt  ans.  Après  qu'ils  eurent  bu  et  mangé 
et  qu'ils  se  furent  réchauffés  auprès  d'un  bon  feu,  le 
père  parla  de  reprendre  sa  route.  L'orage  continuait;  le 
religieux  leur  conseilla  de  passer  la  nuit.  C'était  l'avis  et 
le  désir  du  jeune  homme. 

«  Mon  père  ne  voulait  pas  entrer,  dit-il  en  souriant  ; 
il  craignait  un  mauvais  accueil,  et  c'est  presque  malgré 
lui  que  j'ai  heurté  à  la  porte  de  l'abbaye. 

«  — Il  est  vrai,  reprit  l'autre,  et  je  suis  très-reconnais- 
sant de  la  bonne  hospitalité  que  l'on  nous  donne.  Néan- 
moins je  ne  voudrais  point  passer  la  nuit  ici.  » 

Il  avait  l'air  contraint  et  effaré,  et  balbutiait  avec  effort 
plutôt  qu'il  ne  parlait.  Le  moine  insista. 

«  Vous  ne  gênerez  point,  dit-il,  nous  avons  des 
chambre  vides.  On  a  fait  de  la  place  ici.  Sous  la  Révo- 
lution... 

«  —  Oui,  oui,  se  hâta  d'ajouter  le  voyageur,  j'ai  en- 
tendu parler  de  cela.  Mais  l'orage  a  cessé,  nous  pouvons 
partir...  » 

Un  coup  de  tonnerre  et  le  bruit  furieux  du  vent  lui 
coupèrent  la  parole.  Il  pâlit.  Le  moine  le  regarda  avec 
attention,.. 

«  Vous  entendez,  mon  père,  dit  le  jeune  homme  ; 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  337 

que  deviendrons-nous  sur  les  chemins  par  ce  temps  et  à 
cette  heure? 

«  —  Quelle  heure  est-il  donc?  »  dit  l'homme,  de  plus 
en  plus  pâle. 

En  prononçant  ces  mots,  il  tira  machinalement  sa 
montre.  Le  moine  étendit  la  main  et  prit  avec  une  sorte 
d'autorité  cette  montre,  qu'il  croyait  reconnaître.  C'était 
celle  qu'il  avait  laissée  dans  sa  cellule  en  fuyant  les 
assassins. 

Il  la  rendit  sans  manifester  aucune  émotion. 

«  Restez  ici,  dit-il  au  jeune  homme.  Couchez-vous  et 
reposez  tranquillement  dans  ce  lit,  qui  fut  celui  du  der- 
nier abbé  de  Saint-Aubin.  Vous,  ajouta-t-il  en  s'adres- 
sant  au  père,  venez  avec  moi;  j'ai  une  autre  chambre  où 
peut-être  vous  pourrez  dormir.  » 

Il  parlait  d'une  voix  si  grave  et*  d'un  visage  si  impo- 
sant, que  l'homme  à  qui  il  s'adressait  se  leva,  prêt  à  le 
suivre,  sans  objecter  un  mot.  Le  moine  le  conduisit  à 
l'extrémité  du  corridor,  dans  sa  propre  cellule,  celle  d'où 
il  avait  fui  la  nuit  du  massacre. 

«  Ici,  dit-il  au  voyageur,  le  repos  pourra  vous  être 
moins  difficile...  il  n  y  a  pas  eu  de  sang  versé.  » 

L'homme  tomba  à  genoux.  Le  dernier  moine  de  Saint- 
Aubin  lui  donna  sa  bénédiction. 

«  Dormez,  mon  frère.  * 

Et  il  le  laissa. 


338  CONTES 


VI 


PAYSAGE. 


N, 


ous  sortons  de  Tréguier  par  le  petit  pont  de  fil  de 
fer,  nous  passons  près  des  ruines  de  la  maison  de  saint 
François  ;  nous  gravissons  une  côte  qui  n'est  point  trop 
dure,  par  un  petit  chemin  étroit  où  ne  manquent  pas  les 
mûres  sauvages,  et  nous  voilà  bientôt  à  Plougueil.  De  là, 
à  travers  les  champs  tranquilles  et  les  paysages  doux  et 
un  peu  monotones,  nous  suivons  la  route  qui  monte  vers 
Plougrescant,  au  fin  bout  de  la  terre  de  ce  côté-là.  Par- 
venus à  la  vieille  chapelle  de  Saînt-Gonery,  qui  a  une  si 
belle  tournure  sans  que  Ton  puisse  dire  pourquoi,  car 
toute  figure  architecturale  lui  manque,  nous  tournons  à 
gauche.  Ici  le  grand  charme  commence.  Il  ne  se  peut 
rien  de  plus  rustique,  de  plus  sauvage  que  ce  chemin 
qui  va  vers  Kergreach,  lieu  haut.  Qu'y  a-t-il  donc  de 
charmant?  Je  ne  sais.  On  ne  voit  que  de  pauvres  murs 
en  pierres  sèches,  des  champs,  de  très-humbles  maisons 
très-éparses.  Cependant  le  charme  est  profond.  Peut-être 
rayonne-t-il  au  loin  de  ce  manoir  que  nous  ne  voyons 
pas  encore  et  que  rien  ne  fait  deviner  ;  car  on  croirait 
arriver  à  quelque  petite  ferme  du  pays.  Mais  nous  savons 
bien  que  nous  allons  à  Kergrée,  ce  Kergrée  dont  ne  parle 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  339 

froidement  aucun  de  ceux  qui  l'ont  vu.  Voici  quelques 
jolis  arbres  :  ils  semblent  s'être  arrangés  d'eux-mêmes 
pour  former  une  avenue,  sans  qu'on  les  en  ait  priés, 
par  pure  bonne  grâce.  Il  leur  a  plu  de  se  disposer  ainsi 
pour  mieux  recevoir  les  hôtes  ;  on  les  a  laissés  faire, 
comme  les  buissons,  comme  le  reste.  La  nature  a  fait 
ce  qu'elle  a  voulu  ;  on  lui  a  donné  toute  liberté,  parce 
que  c'est  une  bonne  nature,  dont  la  liberté  ne  produit 
point  de  ronces  ni  de  mauvaises  herbes,  ou  du  moins 
n'en  produit  pas  plus  qu'il  ne  faut.  Après  tout,  la  ronce 
est  bien  à  sa  place  ;  c'est  une  fleur,  c'est  un  fruit, 
c'est  un  rempart;  et  l'herbe  est  un  tapis  qui  s'étend 
sous  vos  pieds  et  qui  repose  vos  yeux  par  la  variété  de 
ses  ornements. 

Nous  avons  franchi  la  porte,  nous,  voici  dans  'la  cour. 
Où  donc  est  le  manoir?  Nous  ne  le  voyons  toujours  pas. 
Il  est  là,  derrière  ce  figuier  planté  au  milieu  de  la  cour 
et  qui  forme  à  lui  tout  seul  un  vaste  bosquet  de  verdure 
veloutée.  Le  figuier  de  Kergrée  est  probablement  le  plus 
beau  de  la  Bretagne.  On  dit  qu'il  y  en  a  un  autre,  à 
Quimper,  qui  peut  soutenir  la  comparaison.  Mais  j'ai 
vu  des  gens  de  Quimper  qui  avaient  vu  le  figuier  de 
Kergrée  ;  ils  n'osaient  plus  dire  que  celui  de  Quimper 
est  le  plus  beau.  Tel  devait  être  le  figuier  que  les 
envoyés  de  Moïse  trouvèrent  près  du  torrent  de  la 
Grappe  de  Raisin,  au  delà  d'Hébron,  et  dont  ils  rappor- 
tèrent des  fruits  au  camp  d'Israël  pour  faire  connaître 
la  fécondité  vigoureuse  de  la  terre  de  Ghanaan  :  Et  de 
ficis  loci  illius  tulerunt.  Nous  avons  fait  comme  les 
envoyés  de  Moïse,  et,  dans  le  panier  de  figues  que  nous 


340  CONTES 

rapportâmes  à  Tréguier,  nous  ne  trouvâmes  point  le 
mélange  dont  parle  Jérémie.  Toutes  nos  figues  de 
Rergrée  étaient  bonnes  et  très-bonnes,  ficus  bonas, 
bonas  valde. 

Enfin,  derrière  ce  merveilleux  figuier,  nous  vîmes  le 
seuil  de  ce  doux  manoir.  Une  vieille  maison  de  granit, 
sans  ornement,  pas  grande,  mais  de  la  physionomie  du 
monde  la  plus  aimable  dans  son  austérité,  parée  de  jas- 
min, de  chèvrefeuille  et  de  capucines.  Elle  tourne  le  dos 
à  la  mer  et  regarde  de  côté  son  jardin,  qui  se  développe 
dans  le  plus  gracieux  pêle-mêle  de  gazons,  de  parterres, 
de  vieilles  charmilles,  d'arbre?  à  fruits  et  de  grands 
arbres. 

Je  ne  connais  rien  de  joyeux,  d'honnête,  de  grave, 
d'élégant,  de  simple,  de  soudain,  comme  cet  ensemble 
de  Kergrée.  C'est  une  solitude  parfaite  et  vivante  ;  tous 
les  aspects  sont  doux,  et,  dans  leur  grâce,  plusieurs  sont 
grandioses.  On  est  à  la  fois  dans  le  fond  des  terres  et 
sur  le  bord  de  la  mer.  La  mer  est  assez  loin  pour  ne 
pas  incommoder,  et  on  l'a  chez  soi.  Il  y  a  une  si 
heureuse  disposition  d'anses  et  de  collines,  que  ce  ter- 
rible vent  de  mer,  qui  coupe  et  rase  tout,  ne  fait 
ici  aucun  ravage  et  ne  donne  pour  ainsi  dire  que  sa 
formidable  voix. 

A  quelques  minutes  de  la  maison,  sur  un  promontoire 
vert,  un  bois  de  clairs-chênes  s'élève  en  panaches  de 
cinquante  coudées.  De  là,  assis  sur  quelque  bloc  de  gra- 
nit revêtu  de  mousse,  nous  regardions  la  vaste  mer, 
semée  d'îlettes  et  de  hauts  rochers  qui  semblent  des 
forteresses  en  ruine.  Le  vent  caressait  nos  fronts,  agitait 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  341 

les  feuillages  et  gonflait  les  voiles  des  bateaux  pêcheurs. 
Du  côté  de  la  terre  nous  entendions  battre  le  blé  dans  la 
ferme  voisine;  autour  de  nous  les  oiseaux  chantaient, 
les  enfants  poursuivaient  les  papillons  et  poussaient  des 
cris  joyeux  ;  et  nous,  portant  jusque  dans  cette  splen- 
deur et  dans  cette  allégresse  l'inévitable  poids  de  la  vie, 
nous  rappelant  les  rires  qui  s'étaient  éteints  au  milieu  de 
l'aurore  et  les  fleurs  fauchées  entre  deux  printemps, 
nous  disions  que  cependant  Dieu  est  doux  et  clément 
pour  le  pauvre  cœur  de  l'homme,  et  que  son  ciel  sera 
beau. 

Aimable  maison  de  Rergrée,  maison  hospitalière  si 
simple,  si  pure,  si  belle,  radieuse  fleur  de  ces  champs, 
de  ces  rochers,  de  ces  rivages,  bénie  des  pauvres  et 
bénie  de  Dieu,  que  tes  humbles  prospérités  ne  finissen  t 
pas;  que  celui  qui  t'habite  ne  te  quitte  que  plein  de 
jours,  pour  habiter  une  maison  meilleure  encore  ;  et 
qu'il  te  laisse  à  son  fils  ;  et  que  les  fils  de  ses  petits-fils 
te  laissent  à  leurs  enfants;  et  que  toujours  le  maître  de 
Kergrée  soit,  comme  aujourd'hui,  l'ami  de  Dieu  qui 
repose  sous  son  figuier,  sans  avoir  aucun  ennemi  à 
craindre  :  Et  sedebit  vir  subtus  ficum  suam,  et  non  erit 
qui  deterreat  ! 


342  contes 


VII 


SOUVENIR    DE   JEUNESSE. 


N 


ous  errions  sans  boussole  à  travers  le  guéret  : 
Un  vent  maussade  et  court  soufflait  par  intervalle  ; 
Sur  le  ciel  barboteux  un  voile  gris  courait; 
Le  soleil  se  couchait  dans  un  lit  assez  sale, 
Jaune,  et  comme  ennuyé  des  lieux  qu'il  éclairait. 

Par-ci  par -là  bâillaient  des  semblants  de  ravines: 
De  ci  de  là  jetés,  des  semblants  de  collines 
Nous  cachaient  l'horizon,  les  arbres,  les  clochers; 
Pour  nous  cacher  la  mer,  des  semblants  de  rochers 
Dans  le  lointain  formaient  des  semblants  de  ruines. 

Ils  ne  finissaient  pas,  ces  traîtres  de  guérets  ! 
Harcelés  des  ajoncs  et  cinglés  des  fougères, 
Nous  n'avions  plus  l'esprit  aux  paroles  légères  : 
Le  plus  gaillard  de  nous,  le  plus  ferme  en  jarrets, 
Semblait  un  lieutenant  qui  garde  les  arrêts. 

Tout  à  coup,  au  détour  d'un  talus  de  poussière, 
Nous  vîmes  apparaître  un  toit  bas  et  penché  ; 
Deux  ormes  rabougris,  d'aspect  patibulaire, 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  343 

Décoraient  ce  séjour,  où  le  seigneur  Péché 
Devait  faire  ménage  avec  dame  Misère. 

Des  guenilles  séchaient,  éparses  sur  le  seuil; 
Quatre  moutons  pelés  grugeaient  une  herbe  rare  ; 
Trois  canards  efflanqués  maigrissaient  dans  la  mare  ; 
Dans  son  auge  un  porc  gris  furetait,  roulant  l'œil 
De  l'air  d'un  croquermort  qui  remue  un  cercueil. 

* 
Une  femme  parut,  plus  blême  et  décharnée 

Que  la  reine  du  bal  en  habit  de  matin. 

Un  jupon  d'aventure,  un  caraco 'déteint, 

Moins  que  suffisamment  couvraient  sa  peau  tannée; 

A  ce  coup  je  crus  voir  la  misère  incarnée. 

Sur  quelque  pierre  assis,  non  loin  de  sa  villa, 
L'homme  nous  regardait  d'une  attitude  fi  ère. 
Pour  savoir  le  chemin  l'un  de  nous  le  héla. 
Sans  nous  dire  bonsoir  et  sans  quitter  sa  pierre, 
Tournant  un  peu  la  tôle,  il  répondit  :  «  Par  là.  » 

• 

Nous,  cependant,  piqués  de  ce  genre  farouche, 
Nous  voulûmes  un  peu  prolonger  l'entretien. 
Le  lieu,  le  ton,  les  gens,  tout  nous  paraissait  louche; 
«  Brave  homme,  obligez-nous  d'un  esprit  plus  chrétien; 
«  Les  mots  trop  à  regret  sortent  de  votre  bouche  ! 

«  Par  là,  ce  n'est  pas  clair...  Les  chemins  sont  mêlés  : 
«  Mettez-nous  sur  la  route,  et  vous  aurez  pour  boire.  » 
Il  parut  réfléchir.  «  Tandis  que  vous  parlez 
a  Le  jour  tombe;  bientôt  ce  sera  la  nuit  noire. 
«  Vous  n'avez  plus  affaire  à  vos  chemins  sablés, 


344  CONTES 

«  Et  vous  pourriez  donner  en  quelque  fondrière  !  » 
Ces  mots  firent  effet  sur  notre  peloton. 
Déjà  nous  n'étions  plus  de  façon  si  guerrière. 
L'homme,  silencieux,  prit  en  main  un  bâton 
Et  marcha  devant  nous.  Longue  fut  la  carrière! 

Nous  arrivâmes  tard,  par  un  ciel  obscurci. 
L'homme  avait  du  chemin  pour  rentrer  à  son  bouge. 
«  Ami,  la  course  vaut  un  écu  :  le  voici.  » 
Mais  lui,  se  redressant,  le  visage  un  peu  rouge, 
La  voix  calme,  nous  dit  :  «  Jeunes  gens,  grand  merci  ! 

«  J'ai  ce  qu'il  faut  de  pain  et  d'eau  dans  ma  demeure, 
a  Le  Maître  que  je  sers  me  pourvoit  assez  bien. 
«  Mais,  vous  ayant  parlé  brusquement  tout  à  l'heure, 
«  Il  fallait  vous  montrer  un  esprit  plus  chrétien. 
«  Je  suis  content.  Bonsoir.  »  Il  partit.  Que  je  meure 

Si  j'avais  eu  jamais  pareil  étonnementi 
L'homme  nous  parut  fou  sur  le  premier  moment; 
Nous  rentrâmes  au  gîte  en  éclatant  de  rire. 
J'ai  réfléchi  plus  tard.  A  présent  je  puis  dire 
Que  ce  fut  en  ma  vie  un  grand  événement. 

Ainsi  Dieu,  pour  m 'instruire  en  cet  âge  fragile, 
Fit  briller  devant  moi  la  vertu  de  son  nom. 
Ce  pauvre  satisfait  de  son  lugubre  asile, 
Ce  pauvre  pénitent,  qu'était-il  donc,  sinon 
Un  éloquent  témoin  du  divin  Évangile? 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  345 


VIII 


JOURNAL  ,DE    VOYAGE.. 


I, 


x  y  avait  un  beau  monument  dans  la  cathédrale  de 
Tréguier,  en  l'honneur  de  saint  Yves  ;  un  bataillon  révo- 
lutionnaire le  saccagea.  Saint  Yves,  leur  avait  fait  tant  de 
mal  !  Ces  héros,  ayant  pillé  l'église,  prirent  les  orne- 
ments sacerdotaux  et  simulèrent  une  cérémonie  funèbre. 
L'un  d'eux  fit  le  personnage  du  mort;  il  se  coucha  dans 
la  bière.  Quand  ils  eurent  achevé,  ce  plaisant  ne  bougea 
pas.  On  lui  cria  de  venir  boire;  mais  il  était  mort  pour 
tout  de  bon.  Les  camarades  l'enterrèrent  d'une  mine  un 
peu  moins  gaie.  Ensuite  ils  expliquèrent  la  chose  physi- 
quement, montrant  fort  bien  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus 
simple;  mais  le  peuple  pensa  ce  qu'il  voulut,  et  l'impres- 
sion fut  telle  qu'on  en  parle  encore.  Les  châtiments 
soudains,  argent  comptant,  ne  manquèrent  point  durant 
cette  orgie  de  crimes.  Dieu  toutefois  ne  les  multiplia  pas, 
pour  ne  pas  interrompre  le  cours  de  ses  justices  sur 
une  société  qu'il  voulait  punir.  Il  y  en  eut  assez  pour 
maintenir  la  foi. 


346  CONTES 

J'ai  prié  que  Ton  m'indiquât,  dans  les  environs  de 
Tréguier,  la  chapelle  de  Notre-Dame-de-la-Haine ,  où , 
d'après  le  sieur  Emile  Souvestre,  les  bons  catholiques 
vonl  brûler  des  cierges  pour  obtenir  la  mort  des  enne- 
mis dont  ils  veulent  se  défaire  et  des  parents  dont  ils 
sont  pressés  d'hériter.  Elle  n'est  point  connue.  Le  sieur 
Souvestre,  qui  a  découvert  cette  chapelle,  n'en  a  point 
fixé  la  latitude,  et  les  Trécorrois  la  cherchent  encore.  Le 

m 

sieur  Souvestre  a  emporté  son  secret  dans  le  paradis  de 
Calvin. 


J'ai  lu  une  petite  Histoire  de  Bretagne  (1833),  où  il 
n'est  pas  question  des  saints,  pas  môme  (sauf  dans  une 
note)  de  saint  Yves.  L'auteur,  quoique  prêtre  dô  Tré- 
gnier,  et  bon  prêtre,  paraît  ne  s'être  pas  douté  que  les 
saints  sont  des  personnages  historiques  et  éminemment 
despersonnages  politiques  beaucoup  plus  importants  que 
la  plupart  des  grands  hommes  et  des  princes.  Il  ne  sait 
pas  qu'une  abbaye  est  un  être  vivant,  dont  la  fondation 
ou  la  suppression  a  de  bien  autres  conséquences  qu'une 
bataille  perdue  ou  gagnée.  Il  ne  nomme  pas  plus  les 
abbayes  que  les  saints. 

Ce  petit  livre  imbécile  est  un  beau  témoignage  du 
niveau  où  l'insolence  révolutionnaire  avait  su  faire  des- 
cendre l'esprit  catholique  et  même,  en  beaucoup  de  lieux, 
l'esprit  du  clergé.  Nous  étions  en  train  d'abandonner  à 
l'ennemi  notre  histoire  la  plus  exacte,  comme  nous  lui 
avions  abandonné  ce  qu'il  appelait  nos  légendes. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  347 

Visite  au  poiU  Blanc,  ainsi  nommé  de  la  blanche  et 
fine  poussière  de  granit  qui  couvre  toute  cette  plage.  A 
force  de  jouer  avec  les  rochers,  la  terrible  mer  les  a 
réduits  en  poudre  légère.  Le  vent  prend  cette  poudre  et 
la  répand  au  loin  :  il  lui  reste  des  récifs  à  user.  Les 
navigateurs  craignent  ces  parages.  Les  hommes  du  port 
Blanc  habitent  des  cabanes  poudreuses.  Us  sont  doux  et 
bons  chrétiens.  Quels  sauvages  à  convertir  au  milieu*  de 
cette  sauvage  nature,  et  quel  cœur  il  fallut  au  premier 
missionnaire  qui  mit  le  pied  ici  !  Il  vint,  et  la  parole  de 
Dieu,  a  germé  dans  les  sables. 

A  l'aspect  du  port  Blanc,  ce  quatrain  de  Godeau,  ense- 
veli dans  ma  mémoire  depuis  bien  des  années,  a  tout  à 
coup  surnagé  : 

Fameux  théâtre  des  naufrages, 
Toi  dont  les  flots  impétueux 
Viennent,  d'un  pas  respectueux, 
Baiser  le  sable  des  rivages  ! 

Je  n'ai  point  trouvé  que  les  flots  du  port  Blanc  eussent 
un  pas  respectueux.  La  mer,  depuis  Godeau,  a  perdu  de 
ses  belles  manières. 

Un  vieux  paysan  riche,  chez  qui  nous  entrâmes,  se 
mit  à  nous  parler  de  la  guerre  de  Crimée  :  il  en  connais- 
sait tous  les  détails,  tous  les  héros  et  tous  les  personna- 
ges. Les  héros,  c'étaient  les  Français  et  les  Russes  ;  les 
personnages,  c'étaient  les  Anglais.  Quant  à  ces  derniers, 
le  bonhomme  n'éprouvait  pas  le  moindre  déplaisir  de 
tout  ce  qui  leur  était  arrivé  de  fâcheux.  Il  s'en  ouvrait 


348  CONTES 

de  grand  cœur  oubliant  ,1a  réserve  que  commandait  l'al- 
liance intime.  Je  voulus  ensuite  l'amener  dans  la  poli- 
tique générale,  et  je  crus  avoir  trouvé  une  excellente 
entrée  en  matière  en  lui  nommant  le  député  de  l'arron- 
dissement, c'est-à-dire  son  propre  député,  qui  était  avec 
nous.  Mais  ce  citoyen  français,  qui  connaissait  si  bien  le 
général  Totleben  et  le  lord  Raglan,  ne  connaissait  pas 
son  député. 


Nous  avons  fêté  l'Assomption  en  grande  pompe  reli- 
gieuse et  politique.  Du  côté  politique  la  pompe  était 
humble,  assurément,  et  même  indigente  ;  et  le  temps 
n'y  prêtait  pas  ;  mais  la  fête  religieuse  était  véritable.  Dès 
le  matin  on  avait  entendu  les  cloches  ;  la  statue  de  la 
sainte  Vierge  s'élevait,  au  milieu  de  la  cathédrale,  sur 
un  trône  de  fleurs  ;  personne  dans  la  ville  ne  violait  le 
repos  sacré. 

A  la  grand'messe  grande  foule,  robes  blanches,  habits 
de  fête,  musique  ;  pauvre  musique,  mais  c'est  celle 
du  pays,  et  on  ne  l'entend  que  ce  jour-là.  D'ailleurs  le 
peuple  chante.  Le  Kyrie,  le  Gloria  in  excelsis,  le  Credo 
sont  toujours  beaux  et  harmonieux  lorsqu'ils  sortent  du 
cœur  de  la  foule,  d'une  foule  qui  sait  ce  qu'il  y  a  dans 
tout  cela. 

A  Vêpres  on  fit  la  procession  du  vœu  de  Louis  XIII 
dans  la  ville.  Sous  la  première  bannière  les  mères  avec 
les  tout  petits  enfants,  puis  les  filles  de  la  Vierge,  puis  les 
hommes.  Hélas  !  dans  ces  rangs,  je  ne  vis  guère  <jue 


ET  PAYSAGES   BRETONS.  349 

des  vieillards  en  habit  de  pauvreté;  les  plus  verts  sou- 
tenaient les  autres;  un  écloppé  conduisait  un  aveugle  ;  ils 
chantaient  de  leurs  voix  qui  ne  savent  plus  d'autres  chants 
et  qui  vont  s'éteindre  et  j'éprouvai  que  la  voix  humaine 
n'a  pas  toujours  besoin  de  caresser  l'oreille  pour  arri- 
ver au  cœur.  Le  clergé  et  les  autorités  suivaient  la  statue 
de  la  sainte  Vierge,  reine  de  la  fête,  et  fermaient  la  mar- 
che. J'avoue  que  tout  cela  me  parut  touchant,  attendris- 
sant, vraiment  beau. 

Otez  les  croix,  les  bannières,  les  saintes  images,  les 
ornements  religieux  ;  ôtez  le  sens  divin  qui  reste  dans 
ces  hymnes  dont  la  poésie  est  si  fort  estropiée,  tout 
devient  ridicule.  Il  n'y  a  plus  que  des  paysans  qui  font 
une  cérémonie  grotesque,  une  musique,  des  autorités, 
une  force  armée  de  village,  rassemblés  sans  aucun  but 
qui  justifie  les  beaux  habits  et  la  perte  de  temps,  ima- 
ginez tout  cela  pour  planter  un  arbre  de  liberté  ! 

Les  paysans  ne  veulent  pas  de  beaux  habits  pour  aller 

à  leur  sénat  ;  ils  y  vont  en  habit. de  travail.  Dieu  seul 

« 

leur  paraît  mériter  qu'on  fasse  toilette.  Dans  le  temps  où 
Dieu  fut  banni,  alors  aussi  furent  bannis  les  habits  de 
fête  et  d'honneur.  Une  logique  impitoyable  obligea  tout 
le  peuple  de  tomber  immédiatement  dans  l'ignominie  du 
costume.  Il  fallait  prendre  la  livrée  du  travail,  et  même 
la  salir,  et  même  la  déchirer. 

Qu'on  se  représente  cette  petite  scène  que  je  viens  de 
décrire,  telle  qu'elle  a  dû  se  passer  autrefois.  Un  peuple 
plus  nombreux,  plus  instruit  de  ce  qu'il  faisait,  plus 
fervent,  unanime  dans  sa  ferveur,  une  église  plus  riche, 
un  évêque,  un  chapitre,  des  religieux,  des  costumes;  en 

T.  II,  10** 


380  CONTES 

ce  temps-là,  les  paysans  en  avaient  de  beaux,  amples, 
riches  de  couleurs,  brodés,  dorés,  élégants  et  magnifi- 
ques. Qu'on  se  représente  tout  cela,  on  ne  s'étonnera 
plus  de  l'attachement  du  peuple  pour  ces  cérémonies 
plus  fréquentes,  ni  du  vide  que  laisse  leur  absence  dans 
sa  vie  morale  et  môme  matérielle;  car  elles  lui  ôtaient 
la  fatigue  du  travail,  lui  donnaient  un  rôle  public  dont  il 
était  honoré,  provoquaient  en  lui  et  pour  lui  des  ravis- 
sements de  foi  dont  il  tirait  bon  secours. 

Tels  sont  les  spectacles  qui  peuvent  intéresser  le  peuple 
et  qui  parlent  à  son  cœur.  Il  faut  jeter  les  masses  à  genoux 
ou  les  mener  à  l'assaut.  Partout  ailleurs  elles  sont  ser- 
viles,  et  elles  le  sentent  ;  et  jamais  le  peuple  n'a  donné 
son  cœur  qu'à  deux  sortes  d'hommes,  les  grands  guer- 
riers et  les  grands  saints. 


A  K...  la  maison  esta  peine  meublée;  pourtant  rien 
n'y  manque.  Humbles  chaises,  humbles  tables,  humbles 
papiers  sur  les  murs,  ou  point  de  papiers;  mais  le  luxe 
et  la  grâce  de  la  propreté  partout.  Assez  de  livres,  pas 
trop,  et  d'un  choix  excellent.  Bonne  table  sans  excès  ; 
des  poissons  qu'on  vient  de  prendre,  des  fruits  qu'on 
vient  de  cueillir,  des  laitages  frais  comme  l'air  du  matin. 
Au  milieu  de  ce  tableau,  l'homme  sage  qui  a  su  le  dis- 
poser, loyal,  honoré,  plein  de  vigueur  de  corps  et  plein 
de  vigueur  d'esprit,  conteur  parfait  des  choses  sans 
nombre  qu'il  a  vues,  et  qui  ne  s'enterre  pas  dans  ce 
grand  passé,. mais  qui  s'y  pose  au  contraire  comme  sur 
un  lieu  élevé  d'au  il  embrasse  tout  l'horizon  de  l'avenir  ; 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  351 

il  y  a  des  hommes  pour  qui  le  passé  est  une  nécropole 
où  tout  est  conservé,  mais  mort  ;  d'autres  qui  savent  en 
faire  une  montagne  où  tout  est  vivant.  Le  colonel  est  de 
ceux-ci.  Il  se  tient  au  courant  de  tout,  il  est  à  la  hauteur 
de  tout,  et  parfait  chrétien.  Avec  son  petit  revenu  il 
parvient  à  répandre  de  grandes  aumônes  ;  il  en  fait  de 
touchantes  et  particulièrement  douces  à  ces  cœurs  res- 
pectueux et  chrétiens.  Il  fournit  de  bois  tous  les  pauvres 
du  village,  il  donne  les  cercueils  des  iadigents  ;  et  sa 
fille  Marie  cueille  les  fleurs  du  jardin  et  fait  elle-même 
de  ses  mains  vierges  les  couronnes  que  Ton  met  au  front 
des  vierges  qui  meurent. 


L'abbé  R...,  aujourd'hui  heureux  curé  dans  les  envi- 
rons de  Tréguier,  a  été  vicaire  d'une  paroisse  populaire 
à  Paris.  Voyant  le  train  et  la  civilisation  de  ses  ouailles, 
il  disait  quelquefois  :  «  Saints  ivrognes  de  Bretagne, 
priez  pour  nous  !  »  J'espère  que  ce  cri  ne  scandalisera 
point  ceux  qui,  répétant  certaine  hyperbole  célèbre, 
diraient  volontiers  :  Saint  Platon,  saint  Socrate,  priez 
pour  nous!  et  qui  volontiers  aussi  ne  prieraient  pas 
d'autres  saints.  Un  ivrogne  breton  dans  son  bon  sens 
est  plus  respectable  que  Socrate  et  Platon  dans  leur  bon 
sens,  et  moins  fou,  ivre,  qu'eux  lorsqu'ils  sont  ivres. 

Le  clergé  combat  l'ivrognerie  tant  qu'il  peut,  sans  se 
défendre  d'une  indulgence  plus  particulière  pour  ces 
pauvres  pécheurs,  qui  souvent  se  combattent  eux-mêmes 
et  restent  bons  chrétiens. 

H  y  a  quantité  d'histoires  édifiantes  sur  les  ivrognes. 


352  CONTES 

«  Si  vous  saviez,  me  disait  un  prêtre,  avec  quelle 
humilité  ils  viennent  s'accuser  de  s'être  exposés  à  un 
coup  de  pomme  et  de  l'avoir  attrapé,  et  comme  d'autres 
pleurent  d'avoir  affronté  la  mort  subite,  c'est-à-dire 
l'ivresse  de  l'eau-de-vic,  qui  les  prend  en  effet  sans  crier 
gare,  avant  qu'ils  aient  eu  le  temps  de  réfléchir!  Plus 
coupables  qu'eux  sont  les  hommes  qui  spéculent  sur 
leur  déplorable  penchant,  et  qui  trouvent,  hélas!  autant 
de  facilité  à  établir  ces  spéculations  qu'ils  devraient  y 
trouver  d'obstacles.  Partout  on  ouvre  des  cabarets,  il 
en  pousse  de  nouveaux  tous  les  jours  dans  les  moindres 
villages,  et  l'impôt  des  patentes  devient  sans  cesse  plus 
fructueux  aux  dépens  de  la  santé  et  de  la  moralité  de 
nos  paysans.  » 


Dans  un  village  du  diocèse  de  Vannes,  on  donnait 
une  retraite  pour  les  hommes  du  lieu  et  des  environs. 
Plusieurs,  venant  de  loin,  arrivèrent  un  peu  échauffés. 
L'un  d'eux  se  glissa  au  sermon,  qui  était  commencé,  et 
l'écouta  avec  grande  attention.  Le  prédicateur  parlait 
justement  sur  l'ivrognerie.  Il  décrivait  l'homme  adonné 
à  ce  vice,  qui  s'abrutit,  qui  se  ruine,  qui  fait  son 
malheur  et  celui  de  sa  famille.  Au  milieu  de  l'auditoire 
silencieux,  l'homme  échauffé  se  lève,  frappe  sa  poitrine, 
et  d'une  voix  de  tonnerre  :  «  C'est  moi,  mon  Père  !  Je 
suis  ce  brigand-là  !  » 

Ses  compagnons,  encore  mieux  conditionnés,  atten- 
daient sous  le  porche.  Le  sermon  fini,  ils  se  présentè- 
rent à  la  maison  de  retraite.  On  leur  en  refusa  l'entrée. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  353 

Ils  insistèrent  ;  ce  fut  inutilement  ;  on  les  laissa  dehors. 
Alors  ils  résolurent  d'employer  la  force  et  se  mirent  à 
pousser  terriblement  la  porte  fermée.  Un  prêtre  ouvrit 
la  fenêtre  et  les  harangua.  Us  écoutèrent  respectueuse- 
ment. Il  leur  dit  ce  qui  était  à  dire  et  les  ajourna  à  la 
retraite  prochaine.  L'un  d'eux  prit  la  parole.  «  Et  mon 
âme?  »  s'écria-t-il. 

Ce  fut  tout  son  discours  ;  il  attendrit  les  assistants. 
Les  autres  pleuraient.  On  les  laissa  pleurer  quelque 
temps  ;  ils  ne  s'en  allèrent  pas;  on  ouvrit. 


Un  recteur  voyait  un  de  ses  paroissiens  rôder  autour 
du  cabaret,  où,  hélas  !  le  paroissien  n'avait  plus  rien  h 
faire.  Il  le  chassa  du  geste.  L'ivrogne,  docile,  s'écartait, 
mais  pour  revenir  bientôt.  Le  recteur,  ne  voulant  pas  faire 
faction  toute  la  soirée  à  la  porte  du  cabaret,  résolut  de 
repousser  l'ivrogne  jusqu'à  sa  chaumière.  II  avança  donc, 
faisant  toujours  son  geste  quand  l'ivrogne  se  retournait, 
ce  qui  avait  lieu  de  trente  en  trente  pas.  Enfin,  ne  pou- 
vant se  résoudre  à  perdre  de  vue  le  cabaret,  le  pauvre 
ivrogne  imagina  de  marcher  à  reculons.  Ce  n'était  pas 
le  moyen  d'être  plus  solide  sur  ses  jambes  elde  voir  plus 
clair,  et  il  disparut  dans  un  fossé.  Le  recteur  y  courut  ; 
il  vit  son  paroissien  étendu  sur  le  dos,  récitant  le  cha- 
pelet. Il  lui  tendit  la  main  ;  l'autre,  d'un  air  de  com- 
ponction :  «  Monsieur  le  recteur,  voyez  en  quel  état  le 
Seigneur  m'a  réduit!  » 

Il  croyait  être  comme  le  saint  homme  Job.  Le  recteur 
le  tira  du  fossé,  sans  discours,  et  ne  le  laissa  qu'entre 


3S4  CONTES 

les  mains  de  sa  femme,  qui  protesta  qu'elle  saurait  bien 
le  faire  coucher. 


Le  curé  de  Paimpol,  M.  Moy  \  gouverne  sa  paroisse 
depuis  trente-cinq  ans.  Il  Ta  administrée  dans  toutes  ses 
misères  et  ses  infortunes,  peste,  famine,  guerres,  révolu- 
tions. Sous  le  poids  des  ans,  il  a  conservé  l'âme  tendre  et 
ardente  de  la  jeunesse;  point  de  calûs  sur  le  cœur,  point 
de  sommeil.  Gomme  il  aime  sa  paroisse  il  aime  l'Église. 
Ses  confrères  du  canton  et  des  cantons  voisins,  qu'il 
avait  invités  pour  faire  honneur  à  ses  hôtes,  l'entourent 
de  leur  respect  affectueux.  Le  monde  n'a  point  ce  spec- 
tacle de  la  vénération  des  justes  pour  les  saints,  et  il 
n'en  est  pas  de  plus  salubre  et  de  plus  doux.  En  écou- 
tant ce  vieillard,  je  le  comparais  à  beaucoup  d'hommes 
justement  estimés  que  j'ai  pu  voir  de  près.  Quelle  diffé- 
rence et  de  pensées,  et  de  vues,  et  de  cœur!  Quelle  supé- 
riorité en  tout  genre  dans  ce  pauvre  curé  d'un  petit  lieu 
de  Bretagne  ! 

Le  monde  se   tire  d'affaire  par  le  dédain  ;  il  a  bien 


raison  ! 


Voici  comment  on  menait  la  vie  aisée,  il  y  a  trente 
ans,  dans  la  ville  où  nous  sommes.  Une  dame,  qui  y 
séjourna  en  visite  de  noces,  nous  en  a  fait  le  tableau. 

On  déjeunait  de  huit  heures  jusqu'à  dix,  on  jouait  aux 
dominos  jusqu'à  midi.  On  dînait  à  midi  jusqu'à  deux 

1  Ce  saint  vieillard  est  mort. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  355 

heures,  on  jouait  aux  dominos  jusqu'à  six.  On  dînait  à 
six  heures  jusqu'à  huit,  on  jouait  aux  dominos  jusqu'à 
dix,  et  on  se  couchait. 

Un  jour  que  la  seconde  séance  de  dominos  n'avait  pu 
s'arranger,  l'hôte  de  cette  jeune  mariée,  ne  sachant  que 
faire  pour  l'intéresser,  lui  dit  :  «  Avez-vous  vu  notre  drap 
mortuaire  ?  » 

On  alla  voir  le  drap  mortuaire  jusqu'au  souper. 


Le  tisserand  est  à  son  dur  métier  depuis  cinq  heures 
du  matin  jusqu'à  dix  heures  du  soir.  Il  a  gagné  doute 
sous. 

Nous  sommes  réveillés  de  grand  matin  par  les  pau- 
vres gens  qui  se  rendent  à  la  messe,  chaussés  de  sabots. 
Nous  les  voyons  de  nos  fenêtres,  à  genoux  hors  de  l'É- 
glise, trop  étroite  pour  les  contenir.  Cela  continue  jus- 
qu'à midi.  Tout  le  monde  entend  la  messe  le  dimanche  •/ 
les  jours  ordinaires,  tous  ceux  qui  le  peuvent  en  se  levant 
plus  matin.  Je  parle  des  ouvriers.  Il  y  a  des  bourgeois 
libres  penseurs  qui  ont  voulu  rendre  socialiste  ce  peuple 
si  chrétien.  Ils  se  sont  coalisés  pour  extorquer  aux  pau- 
vres le  plus  légitime  prix  de  leur  travail.  Quand  un  ouvrier 
a  fait  une  pièce  de  toile,  il  faut  qu'il  la  vende  pour  ache- 
ter immédiatement  du  fil,  afin  de  commencer  sans  délai 
une  autre  pièce,  et  aussi  pour  acheter  du  pain.  Il  va 
donc  offrir  sa  toile  au  négociant.  Celui-ci  propose  à 
peine  plus  que  la  valeur  de  la  matière  première.  Le 
malheureux  ouvrier  refuse.  Mais  le  prix  offert  est  par- 
tout le  même  ;  le  temps  presse,  la  faim  presse  ;  l'ouvrier 


386  CONTES 

cède.  Alors  on  baisse  encore.  Le  négociant  allègue  que 
l'occasion  est  manquée,  qu'il  n'a  plus  de  demandes,  etc., 
et  l'ouvrier  cède  encore.  Dieu  sait  quelle  haine  s'amasse 
dans  son  âme.  L'habit  bourgeois  lui  inspire  de  l'horreur. 

Pour  obvier  aux  effets  de  cette  cruauté  mercantile, 
la  Conférence  de  Saint-Vincent-de-Paul  a  établi  une 
sorte  de  mont-de-piété.  Elle  prête  sur  dépôt  de  marchan- 
dises, en  attendant  qu'une  forte  commande  fasse  monter 
le  prix,  malgré  la  spéculation. 

Mais  le  mal  est  fait,  le  coup  est  porté.  La  charité  des 
chrétiens  rie  peut  plus  faire  oublier  la  dureté  des  spécu- 
lateurs et  n'obtient  pas  grâce  dans  l'esprit  des  victimes, 
où  se  rêvent  de  terribles  représailles.  Et  les  chrétieus, 
dénoncés  par  les  spéculateurs  comme  ennemis  de  la 
liberté  qui  doit  mettre  fin  à  tous  les  maux,  pourront 
bien  recevoir  les  premiers  coups. 


C'est  aujourd'hui,  le  28  août,  fête  de  saint  Louis.  Le 
monde  a  bien  marché  depuis  le  chêne  de  Vincennes  ! 

Saint  Louis,  mon  patron,  doux  chrétien,  prince  austère, 
L'Église  te  compare  au  lion  rugissant, 
El  comme  un  ange  armé  tu  parus  sur  la  terre, 
Toujours  baigné  de  pleurs,  toujours  baigné  de  sang. 

Le  blasphème  expirait  sous  ton  œil  menaçant  ; 
Le  Dieu  juste  par  toi  gouvernait  sans  mystère; 
Les  pauvres  espéraient  au  pauvre  volontaire 
Qui  portait  en  son  cœur  le  Dieu  compatissant. 


ET  PAYSAGES   BRETONS.  357 

Aucun  droit  contre  toi  n'éleva  de  reproches. 

Tu  fis  justice  à  Dieu  dans  ton  peuple,  en  tes  proches, 

En  toi-même  ;  et  toujours,  poussé  du  Saint-Esprit, 

Gourant  sus  au  méchant,  au  traître,  à  l'incrédule, 
Tu  disais  :  «  Du  Seigneur  j'apporte  la  cédule  ; 
Je  suis  le  bon  sergent  du  Seigneur  Jésus-Christ  !  » 


Un  nid  dans  l'herbe  et  dans  les  bois.  Le  bisaïeul  du 
propriétaire  actuel  a  bâti  sa  maison  sur  remplacement 
où  se  trouvait  la  cabane  de  paysan  qu'il  habitait  quand 
la  fortune  est  venue  lui  faire  visite.  Notre  ami  n'a  rien 
voulu  changer  dans  cette  demeure  où  son  père  et  son 
grand-père  ont  vécu,  où  il  a  été  élevé  et  où  il  a  élevé  ses-' 
enfants. 

La  maison  se  tapit  entre  cour  et  jardin.  Une  treille 
égayé  le  mur  du  midi,  un  jasmin  et  des  églantiers  fleu- 
rissent le  mur  du  nord.  Dans  la  cour  il  y  a  des  orangers 
rabougris  ;  dans  le  jardin,  des  ifs  bizarres  et  une  vieille 
allée  de  buis  où  Ton  va  défier  le  soleil  sous  une  voûte 
étoilée.  A  l'extrémité  de  la  cour  la  chapelle  seigneuriale 
est  ouverte;  le  seigneur  en  est  le  premier  sacristain  :  ses 
enfants  sonnent  la  cloche  et  allument  les  cierges;  il 
répond  la  messe. 

Tout  est  plein  de  bonnes  vieilles  choses  :  vieux  meu- 
bles, vieux  portraits ,  vieilles  images ,  vieux  livres. 
Maison,  jardin,  chapelle,  tout  est  caché  dans  un  enclos 
de  collines.  Si  l'on  monte  sur  ces  collines  on  voit  de 
vastes  champs,  puis  des  bois  et  quelques  pointes  de 


358  CONTES 

clochers,  et  d'autres  collines  plus  hautes  qui  ferment 
l'horizon. 

Notre  ami  chérit  ses  vieux  ifs,  sa  vieille  maison,  toutes 
ses  vieilleries  ;  il  chérit  sa  solitude  où  tant  d'oiseaux 
'chantent  et  tant  de  cœurs  se  serrent  autour  de  lui.  Il  vit 
ainsi  où  vécurent  ses  ancêtres,  entouré  de  leur  sagesse, 
dans  leur  simplicité,  comme  s'ils  étaient  encore  là.  Les 
rires  de  ses  enfants  égayent  ces  témoins  de  sa  laborieuse 
et  sérieuse  vie,  et  lui  donnent  la  perspective  de  l'avenir, 
comme  il  a  celle  du  passé. 

C'est  ainsi  que  l'homme  vivait  jadis,  entre  un  double 
horizon,  deux  fois  sacré  :  d'un  côté  le  tombeau  de  son 
père,  de  l'autre  les  berceaux  de  ses  enfants  ;  et  il  priait 
pour  le  passé  et  pour  l'avenir  au  pied  du  même  autel  où 
le  passé  avait  béni  son  berceau,  où  l'avenir  bénirait  sa 
tombe. 

Il  y  a  une  poésie  des  âmes  austères  qui  remplit  tout 
ce  vieux  logis,  qui  s'exhale  des  meubles,  des  livres,  des 
murs;  qui  jaillit  de  partout,  comme  du  tronc.de  ce  vieux 
jasmin  jaillissent  toujours  des  fleurs  nouvelles,  de  belles 
fleurs,  de  belles  étoiles  blanches  toutes  pleines  de  par- 
fums charmants. 

Oh  !  que  l'on  nous  a  gâté  la  vie! 


«  Rien,  me  disait  Sylvestre,  ni  fortune,  ni  gloire,  ni 
concours  des  hommes,  rien  ne  peut  donner  ce  que  je 
mettrais  au-dessus  de  toutes  les  félicités  terrestres  :  le 
bonheur  d'habiter  une  vieille  ^maison  que  mes  pères 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  359 

auraient  bâtie,  et  de  rêver  sous  quelques  vieux  arbres 
qui  m'auraient  vu  enfant  ! 

a  II  n'y  a  pas  de  lieu  sur  la  terre  où  je  puisse  être  chez 
moi.  Je  ne  suis»pas  né  dans  le  pays  de  mon  père,  je  n'ha- 
bite pas  le  pays  où  il  est  mort.  Je  n'ai  point  de  souvenir 
de  l'église  où  j'ai  été  baptisé  ;  j'ai  fait  ma  première  com- 
munion dans  une  chapelle  qui  a  été  démolie  ;  j'ai  habité 
vingt  maisons  de  plâtre  qui  n'existent  plus;  j'ai  passé 
dans  un  lieu  mon  enfance,  dans  un  autre  mon  adoles- 
cence, dans  un  autre  ma  jeunesse;  j'ai  été  marié  dans 
un  autre.  Mes  défunts  ne  sont  pas  deux  dans  la  même 
terre.  L'appartement  où  j'ai  amené  ma  jeune  épouse  est 
habité  par  des  gens  que  je  ne  connais  point  ;  il  y  en  aura 
demain  que  je  ne  connaîtrai  pas  dans  celui  où  elle  est 
morte  ;  la  maison  de  son  père  est  vendue  ;  les  amis  qui 
l'avaient  connue  sont  dispersés  ;  sa  tombe  est  au  milieu 
du  pêle-mêle  de  vingt  mille  autres,  dans  une  de  ces  hor- 
ribles fosses  communes  sur  lesquelles  piétine  la  canaille 
parisienne.  On  nous  a  gâté  la  vie  et  la  mort!  Et  comme 
je  n'ai  point  de  tombeau,  je  n'ai  point  d'autel.  L'église 
où  je  vais  prier  n'est  plus  celle  où  j'ai  prié  dans  la  fer- 
veur de  mon  âme,  au  milieu  de  ceux  que  j'aimais  ;  per- 
sonne des  miens  avant  moi  n'y  a  prié,  personne  des 
miens  après  moi  n'y  priera.  Où  irai-je?  Je  n'ai  point  de 
clocher,  point  de  maison  paternelle,  et  en  réalité  point 
de  terre  natale.  Mes  vieux  amis  ne  sont  rassemblés  que 
par  hasard  dans  cette  auberge  que  j'habite ,  dans  ce 
Paris  peuplé  d'étrangers. 

«  Je  vois  des  gens  qui  n'éprouvent  pas  cette  douleur, 
qui  ne  la  comprennent  plus.  Ils  s'étonnent  que  je  reste 


360  CONTES 

la  où  ma  femme  est  morte,  où  j'ai  vu  naître  mes  enfants. 
Ils  ont,  eux,  un  lieu  natal  où  ils  pourraient  vivre  :  ils 
viennent  à  Paris  et  souhaitent  ne  le  quitter  jamais, 
y  mourir,  au  bruit  des  omnibus,  dans  une  maison  à 
cent  locataires  où  ils  seront  établis  depuis  six  mois.  Ils 
se  trouvent  bien  d'errer  par  les  rues  et  d'y  voir  tous  les 
jours  des  boutiques  nouvelles  et  de  ne  revoir  jamais  ce 
qu'ils  ont  vu  déjà.  On  nous  a  gâté  l'esprit  et  le  cœur  ! 
«  Père  qui  êtes  aux  cieux  !  vous  comblerez  le  vœu  de 
mon  âme  :  je  serai  chez  moi  chez  vous,  et  rien  ne  chan- 
gera plus  !  » 


a  La  mer,  dit  l'un  de  nos  compagnons,  est  ici  plus 
vaste  qu'au  Croisic.  —  Point  du  tout,  dit  l'autre,  ce  n'est 
ici  qu'un,  petit  détroit,  la  mer  est  resserrée  ;  au  Croisic 
elle  est  sans  bornes.  »  Chaude  dispute.  On  vint  à  l'ar- 
bitre. Il  fit  remarquer  que  ceux  qui  disputaient  n'avaient 
pas  regardé  la  carte,  n'avaient  pas  vu  encore  la  mer 
d'ici,  et  que  pas  un  n'avait  jamais  passé  au  Croisic. 

La  plupart  des  disputes  et  contentions  de  ce  genre 
n'ont  pas  de  plus  raisonnable  fondement.  La  vie  serait 
tranquille  si  l'on  savait  ne  point  prendre  garde  à  ces 
idées  de  travers  qui  ne  changent  rien  aux  choses;  mais 
elles  sont  agaçantes.  Il  semble  que  ce  soit  une  entreprise 
très-injuste  sur  les  droits  de  notre  raison  et  une  tyrannie 
de  ces  esprits  quinteux  et  contrariants,  lorsqu'ils  vien- 
nent ainsi  nous  soutenir  leurs  opinions  insoutenables.  Il 
en  faudra  prendre  l'habitude,  comme  de  souffrir  tant 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  361 

d'incommodités  qui  gâtent  les  plus  aimables  choses  du 
monde.  J'ai  lu  que  Ton  vit  arriver  un  jour  dans  le  ciel 
une  petite  âme  inconnue  qui  entra  tout  droit,  sans  avoir 
éprouvé  aucune  fatigue,  ni  versé  une  larme,  ni  subi  un 
malheur,  ni  rien  fait  d'éclatant.  Le  bon  Dieu  lui  assigna 
une  place  très-glorieuse,  et  il  y  eut  dans  toute  l'assem- 
blée des  saints  une  espèce  de  murmure  étonné.  Les 
regards  se  tournèrent  vers  l'ange  gardien  qui  avait  amené 
cette  petite  âme.  L'ange  s'inclina  devant  Dieu  ;  il  obtint 
la  permission  déparier  à  la  cour  céleste,  et  de  ses  lèvres 
tombèrent,  avec  un  bruit  plus  léger  que  celui  des  ailes 
du  papillon,  ces  paroles  que  tout  le  ciel  entendit  :  «  Cette 
âme  a  toujours  pris  de  bonne  grâce  sa  part  de  soleil, 
d'ombre  et  de  poussière,  et  n'a  jamais  rien  contesté  dans 
tout  ce  qui  n'offensait  pas  Dieu.  » 


IX 


UN    ROMAN. 


«l!l< 


Icoutez,  Madeleine,  écoutez  !  j'ai  quelque  chose  à 
vous  dire  qui  n'est  pas  d'un  petit  intérêt.  Vous  êtes  jeune 
et  je  suis  vieux  ;  il  y  a  entre  nous  vingt-cinq  ou  trente 
ans,  vingt-cinq  ou  trente  siècles  !  Ce  n'est  pas  une  raison 

fr-  t.  II,  H 


362  CONTES 

pour  que  je  ne  parle  pas  raison.  Je  crois  que  vous  ferez 
bien,  que  vous  ferez  très-bien  d'écouter  ce  que  je  veux 
vous  dire,  Madeleine. 

a  J'ai  vieilli  sur  les  livres  :  je  ne  dis  pas  cela  pour  me 
recommander;  mais,  à  force  de  feuilleter  les  livres,  j'ai 
appris  beaucoup  de  choses  que  les  livres  ne  disent  pas. 
Je  sais  en  vérité  beaucoup  de  choses,  Madeleine.  Les 
vents  d'un  demi-siècle,  en  soufflant  sur  ma  tâte,  ont 
dispersé  mes  cheveux.  La  sagesse  habite  sous  les  fronts 
dépouillés. 

«  Tous  les  sentiers  de  la  falaise  vous  sont  connus,  et 
vous  montez  et  vous  descendez  en  courant,  là  môme  où 
il  n'y  a  pas  de  sentiers.  Moi,  je  vais  lentement,  lourde- 
ment, mais  je  sais  où  je  mets  le  pied,  et  j'arrive  quand 
vous  êtes  encore  perdue  dans  vos  chemins*  de  traverse. 
Ce  n'est  pas  le  chemin  de  traverse,  c'est  le  grand  chemin 
qui  est  le  bon,  et  l'on  arrive  plus  vite  en  marchant  qu'en 
courant,  Madeleine. 

«  Vous  avez  l'œil  perçant,  vous  distinguez  un  oiseau 
dans  les  roches  et  dans  les  broussailles  à  des  distances 
où  je  n'apercevrais  pas  même  un  douanier.  Je  vois  pour- 
tant plus  loin  que  vous,  Madeleine;  oui,  certes,  je  vois 
plus  loin  que  vous  !  Je  vois  demain  ,  tjue  vous  ne 
voyez  pas.  Je  vois  plus  près  aussi.  Vos  yeux,  toujours 
à  cent  pas  devant  vous,  ne  regardent  point  ce  qui  vous 
entoure. 


ET   PAYSAGES   BRETONS.  363 

«  Vous  aimez  les  fleurs,  vous  aimez  à  former  des  bou- 
quets, et  vous  dévaliseriez  bien  tous  les  arbres  d'un  ver- 
ger au  temps  de  la  floraison  pour  vous  tresser  une  cou- 
ronne*  ou  même  pour  tout  jeter  à  vos  pieds  et  danser  sur 
des  fleurs.  Moi,  je  sais  qu'il  faut  laisser  les  fleurs  sur 
l'arbre  si  l'on  veut  avoir  des  fruits.  Encore  une  chose, 
Madeleine,  que  vous  ne  savez  pas  ! 

«  Pourquoi  faites-vous  cette  moue  railleuse,  et  quel 
soupçon  ou  quelle  vanité  vous*traverse  l'esprit  ?  Quoi  ! 
pensez-vous  donc  que  je  vante  ma  sagesse  parce  que 
j'aurais  une  folie  en  tête?  Ah!  mon  enfant,  si  je  voulais 
rire  !  Non,  certes,  je  ne  veux  pas  rire  !  je  veux  seulement 
donner  un  bon  avis,  un  utile  avis,  même  à  la  belle  et 
brillante  Madeleine. 

«  Il  ne  faut  pas  croire  toujours,  mon  enfant,  que  l'on 
pense  à  vous  faire  la  cour,  et  que  l'on  ne  saurait  avoir 
autre  chose  en  vue,  et  que  quiconque  vous  dit  un  mot 
s'est  demandé  :  «  Comment  pourrais-je  bien  plaire  à 
cette  belle  personne  et  prendre  une  petite  place  dans  son 
cœur?  »  Hélas!  Madeleine,  ceux  mêmes  qui  pourraient 
s'occuper  de  cela  ne  s'en  occupent  pas  assez. 

«  Sans  doute  la  jeunesse  et  la  beauté  dérident  les  vieux 
fronts  ;  elles  disposent  à  l'indulgence  l'esprit  le  plus 
morose  ;  elles  amollisent  en  quelque  chose  le  cœur  le 
plus  endurci.  Là-dedans  l'admiration  peut  avoir  sa  part. 
Mais  la  grande  part,  faut-il  vous  la  dire?  la  grande  part, 


364  CONTES 

Madeleine,  est  celle  de  la  compassion.  Si  vous  vous 
récriez,  je  ne  dirai  plus  la  compassion ,  je  dirai  la 
pitié. 

«  Certainement,  la  pitié!  Je  ne  prétends  point  que  de 
grands  périls  vous  entourent  ;  je  crois  qu'il  n'y  en  a 
point;  mais  tout  au  moins  de  grands  chagrins  vous  atten- 
dent. Il  en  est  un  terrible  pour  les  femmes  ;  terrible, 
inévitable  et  périlleux  :  le  chagrin  de  vieillir.  Vous  ne 
croyez  pas  que  Ton  vieillisse,  Madeleine,  ou  ce  n'est  pas 
votre  affaire.  Vous  croyez  que  les  uns  sont  venus  au 
monde  avec  leur  peu  de  cheveux  gris,  que  d'autres 
mourront  avec  l'abondance  de  leurs  cheveux  noirs. 

«  Point  du  tout,  chère  Madeleine  ;  les  chauves  ont  eu 
des  cheveux,  et  les  chevelus  deviendront  chauves. 
Comptez  là-dessus.  Comptez  que  les  pas  légers  s'appe- 
santiront, et  que  les  regards  perçants  et  clairs  verront 
descendre  autour  d'eux  un  voile  de  brouillard  qu'ils  ne 
pourront  percer.  Et  il  y  a  des  mots  qu'il  faut  dire  et  des 
soupirs  qn'il  faut  pousser,  qui  brisent  la  voix  .la  plus 
agile  !  Heureux,  alors,  qui  sait  encore  chanter  le  Credo 

et  fredonner  des  psaumes  ! 

» 

«  Eh  bien  !  dans  cette  triste  condition  Jiumaine,  savez- 
vous  ce  qui  est  bon,  ce  qui  est  sage,  ce  qui  même  est 
doux?  C'est  de  songer  que  l'on  vieillira  et  de  s'exercer 
à  vieillir.  Voilà  pourtant,  Madeleine,  ce  que  je  viens  vous 
proposer.  Choisissez  à  présent  un  bâton  de  vieillesse. 
Prenez-le  où  vous  voudrez,  pourvu  qu'il  soit  droit  et 
ferme  ;  mais  prenez-le. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  365 

«  Vous  direz  que  c'est'  trop  tôt,  que  vous  n'avez  pas 
vingt  ans  ;  que  ce  bâton,  après  tout,  c'est  un  maître,  et 
que,  belle  et  de  bonne  race,  avec  un  joli  bien,  vous  ne 
voulez  pas  sitôt  vous  voir  asservie.  Il  vous  plaît  qu'on 
soupire,  qu'on  espère  et  qu'on  n'espère  plus,  et  qu'on 
espère  encore.  Cela  vous  amuse,  Madeleine,  de  remuer 
et  d'abattre  tant  d'espérances  et  de  penser  que  tant  de 
cœurs  sont  pleins  de  vous. 

«  D'abord,  chère  petite,  ils  ne  sont  pas  tant,  et  ils  ne 
sont  pas  pleins;  et,  pour  le  plus  grand  nombre,  votre 
dot  tient  bien  la  moitié,  ou  les  deux  tiers,  peut-être  les 
trois  quarts,  quelquefois  les  quatre  cinquièmes  de  la 
place  que  vous  pensez  occuper.  Ah  !  Madeleine,  si  vos 
beaux  yeux  savaient  le  peu  de  prix  des  beaux  yeux  sur 
les  marchés  d'à  présent!  Déjà,  de  mon  temps,  ils  ne 
comptaient  plus  guère  ;  ils  ont  encore  beaucoup  baissé. 

«  Qu'est-ce  que  l'on  admire  tant  sur  votre  jolie  tête  ? 
Vos  cheveux,  dit-on,  si  longs,  si  fournis,  si  fins,  plus 
noirs  que  l'aile  du  corbeau,  et  qui  jettent  des  reflets  bleus 
d'ardoise  et  &e  moire?  Moi,  je  dis  que  le  véritable  orne- 
ment de  cette  tête  charmante,  c'est  la  forêt  de  Penguilly 
dans  le  Finistère,  qui  rapporte  dix  mille  francs.  Et  vos 
beaux  yeux,  ô  Madeleine!  vos  vrais  beaux  yeux,   - 

• 

«  Ce  sont  vos  deux  étangs  d'Auvergne,  affermés  chacun 
trois  mille  francs.  L'amour  prend  feu  dans  la  forêt,  il 
rêve  de  se  rafraîchir  dans  les  étangs.  Ah!  qu'il  en  aime 
l'éclat  paisible  et  la  grandeur  I...  Mais  quelque  jalouse  a 


366  CONTES 

dit  qu'un  chemin  de  fer,  passant  près  de  vos  étangs,  allait 
porter  le  poisson  de  mer  en  Auvergne  ;  aussitôt  vos 
yeux  ont  rapetissé.  Si  l'un  de  vos  étangs  venait  à  tarir 
soudain,  soudain  vous  seriez  borgne,  Madeleine  ! 

«  Il  y  a  six  mois,  vous  étiez  déjà  ravissante  ;  mais,  à 
cause  de  vos  reparties  aiguës  et  de  certains  beaux 
dédains,  Ton  vous  trouvait,  —  Ton  avait  tort,  —  plus 
d'impertinence  que  d'esprit.  Voilà  que  votre  oncle  meurt 
et  vous  lègue  ses  salines  des  environs  de  Guérande  :  et 
voilà  que  votre  esprit  paraît  plus  aimable  et  plus  piquant. 
On  apprend  que  les  salines  ne  sont  pas  tout  l'héritage, 
qu'il  y  a  encore  le  joli  pré  du  Pouliguen  :  un  grain  de 
beauté  sur  votre  cou  d'ivoire  ! 

«  Ainsi  voit  le  monde  ;  ainsi  voient  les  jeunes  garçons 
plus  encore  peut-être  que  les  pères.  Savez-vous  comment 
la  pauvre  Anastasie  est  parvenue  à  se  faire  épouser  du 
beau  Léandre,  qu'elle  aimait  et  qui  la  trouvait  laide  ? 
Laide  et  mai  taillée  ;  et  Léandre  s'étonnait  qu'elle  eût 
l'audace  de  l'aimer,  et  ne  tarissait  point  sur  les  disgrâces 
de  sa  personne  et  de  son  esprit. 

a  Un  héritage  arrangea  tout,  releva  la  taille  d'Anasta- 
sie,  effaça  ses  taches  de  rousseur,  lui  fit  un  esprit  tout 
aimable  et  plaisant.  Léandre  eut  des  rivaux  qui  l'inquié- 
tèrent, et  la  belle  Eudoxie  au  teint  de  lait,  fraîche  comme 
l'aurore,  svelle  comme  un  peuplier,  la  belle  Eudoxie,  ô 
Madeleine,  pleurant  Léandre  ingrat,  dut  choisir  son 
époux  parmi  les  rebuts  d' Anastasie. 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  367 

«  Avec  mes  pauvres  yeux  qui  ne  voient  guère  loin,  tout 
en  faisant  mon  whist  dans  un  coin  du  salon,  tout  en 
lisant  mon  journal  qui  me  laisse  penser  à  autre  chose, 
j'ai  compté  vos  serviteurs  :  il  y  en  a  cinq,  peut-être  six. 


«  Si  seulement  votre  maison  de  Nantes  brûlait,  le  pre- 
mier vous  verrait  plus  noire  que  la  fumée  ;  le  second 
décamperait  si  quelque  cousin  ensuite  se  faisait  adjuger 
l'héritage  de  Guérande  ;  le  troisième,  si  vous  perdiez 
encore  un  de  vos  étangs  ;  le  quatrième,  si  les  deux  étaient 
perdus  ;...  et,  si  enfin  la  forêt  de  Penguilly  venait  aussi 
à  disparaître. 

«  J'en  ai  compté  cinq  ou  six  :  vous  les  verriez  tous  à 
la  suite  de  mademoiselle  de  Hautecouleurs';  le  septième 
seul  vous  resterait. 

«  Bien  loin  des  autres,  tout  à  fait  hors  rang,  presque 
dans  la  foule,  visible  seulement  pour  des  yeux  qui  ont 
pleuré,  ce  septième  est  le  seul  qui  vous  aime  et  le  seul 
que.  vous  n'avez  jamis  aperçu.  Il  est  grave,  il  est  fort,  il 
a  l'âme  sereine  et  douce,  et  il  ne  s'esl  jamais  proposé 
d'être  riche  ni  de  jouir  de  la  vie. 

«  Votre  maison  de  Nantes  ne  brûlera  pas,  on  ne  vous 
enlèvera  pas  l'héritage  de  Guérande,  vous  garderez  vos 
deux  étangs  et  votre  forêt  de  Penguilly.  C'est  triste  pour 
mademoiselle  de  Hautecouleurs,  c'est  dommage  pour 
vous.  Car  mademoiselle  de  Hautecouleurs  verrait  aug- 


368  contes 

inenter  sa  cour,  et  vous,  qui  valez  mieux  que  tous  vos 
trésors,  vous,  Madeleine, 

«  Pauvre,  vous  verriez  venir  à  vous  le  septième,  qui  se 
tient  à  l'écart  et  qui  aurait  honle  de  paraître  escalader 
vos  maisons,  vos  salines  et  vos  bois.  Vous  le  verriez 
accourir,  et  vous  connaîtriez  la  tendresse,  et  vous  auriez 
l'appui  d'un  grand  cœur.  Quand  j'ai  vu  que  je  vous  dési- 
rais ce  bonheur,  alors,  Madeleine,  j'ai  su  combien  vous 
m'êtes  chère. 

«  Et  quand  j'ai  connu  que  vous  m'étiez  chère,  cela 
m'a  tout  à  fait  donné  bonne  opinion  de  vous.  Je  me  suis 
dit  :  «  Il  y  a  quelque  chose  en  cette  jeune  fille,  quelque 
chose  qui  vaut  mieux  que  sa  richesse,  mieux  que  sa 
beauté,  mieux  que  son  esprit.  Il  y  a  de  l'intelligence, 
une  âme  élevée,  un  cœur  pur  et  bon.  » 

« 

«  Je  regrette  que  tout  cela  tombe  au  jeune  seigneur  de 
la  Ville-Oison,  qui  n'a  véritablement  que  sa  cravate,  ou 
au  brillant  Desrosiers,  qui  sera  mangé  par  les  chevaux, 
ou  au  sérieux  Tirefranc,  qui  deviendra  juif,  ou  au  rêveur 
Engoulevent,  qui  fait  des  vers  de  treize  pieds,  ou  à  l'in- 
nocent Baillemouche,  qui  n'est  rien,  qui  ne  sait  rien,  qui 
jamais  ne  fera  rien. 

.  a  Cependant,  Madeleine,  le  plus  mauvais  choix  serait 
de  ne  pas  choisir,  de  vous  prolonger  dans  les  coquette- 
ties,  dans  les  rêveries,  dans  les  railleries  ;  de  prendre 
cette  habityde  d'être  adorée  et  de  ne  servir  à  riçn  en 


ET  PAYSAGES  BRETONS.  369 

ce  monde  qu'à  exciter  l'ambition  de  quelques  jeunes 
nigauds. 

«  Prenez-en  tout  de  suite  un  ;  prenez  celui  qui  vous 
montrera  le  plus  de  cœur  et  de  bon  sens.  Entrez  dans  le 
sérieux  d#  la  vie,  dans  l'œuvre,  dans  le  devoir.  Faites- 
vous  vieille  pour  apprendre  à  vieillir.  Telle  que  vous 
êtes,  avec  ce  courage  qui  ne  diminuera  point  et  cette 
raison  qui  mûrira,  peut-être  aurez-vous  la  gloire  d'élever 
votre  mari,  en  attendant  d'élever  vos  enfants. 

«  Ainsi  soit-il,  Madeleine  !  » 


«  Moi,  Madeleine,  pauvre  ignorante  qui  ne  vois  rien, 
qui  n'entends  rien  ;  moi  quasi  folle,  incapable  de  réflé- 
chir, j'ai  pourtant  réfléchi,  j'ai  essayé  de  comprendre  et 
de  voir. 
* 

a  Et  j'ai  cru  deviner  que  ceux  qui  se  piquent  souverai- 
nement de  voir  ne  voient  pas,  et  que  ceux  qui  se  flat- 
tent de  tout  comprendre  ne  comprennent  pas  ; 

«  Et  les  fins  observateurs  qui  regardent  à  droite  et  à 
•  gauche,  en  faisant  la  partie  de  whist,  peuvent  bien  per- 
dre la  partie,  mais  n'ont  rien  observé. 

«  Quoi!  cinquante  ans  d'existence  et  de  lecture,  et  un 
sage  de  cette  force  n'a  point  encore  appris  qu'une  femme 
sait  voir  ce  qu'elle  ne  regarde  pas  ! 

il* 


370  CONTES 

a  Ils  ne  sont  pas  cinq  ou  six  ;  ils  sont  six  bien  comptés; 
et  il  y  en  a  six  autres  ailleurs  ;  et  le  septième,  foi  d'hon- 
nête fille,  le  septième  est  le  treizième,  s'il  vous  plait  ! 

«  Quelquefois  après  le  bal  ou  la  promenade,  quelque- 
fois le  matin  ayant  la  messe,  ils  m'ont  occupée  assez 
sérieusement.  Sans  vanité,  je  les  connais. 

«  Et  si  je  voulais  décrire  le  mystérieux  septième  (sep- 
tième d'ici,  treizième  sur  le  total),  si  je  le  voulais  décrire, 
je  crois  sans  vanité  que  j'en  viendrais  à  bout. 

«  Je  pense  même  que  je  pourrais  apprendre  quelque 
chose  sur  son  compte  au  savant  perspicace  qui,  naïve- 
ment, croit  l'avoir  découvert.  Science  orgueilleuse  ! 

'«  Et  je  sais  très-bien  ce  qui  fait  le  charme  et  la  beauté 
démon  humble  personne;  je  sais  très-bien  que  la  parure 
qui  me  va  le  mieux  est  une  inscription  de  rente. 

«  C'est  pourquoi  je  me  suis  dit  un  jour  *  «  Madeleine, 
«  tu  prieras  la* Vierge  Marie,  et,  si  la  Vierge  Marie  a 
«  quelque  bonne  volonté  pour  toi, 

«  Elle  t'inspirera  l'amour  du  cloître;  et  tu  couperas  tes 
«  cheveux  comme  Hortense,  qui  porte  à  présent  la  cor- 
«  nette,  comme  Valentine,  qui  prie  au  Garmel,  pieds 
«  nus.  » 

a  Or,  un  jour  que  j'avais  fait  cette  prière,  voilà  que  sur 
le  seuil  de  l'église...  Regardez  bien  si  personne  n'écoute; 
je  vais  vous  dire  un  grand  secret 


ET   PAYSAGES  BRETONS.  371 

«  Voilà  que  sur  le  seuil  de  l'église...  Non,  je  ne  puis  me 
résoudre  à  révéler  ce  mystère...  Mais  vous  qui  voyez 
tout,  vous  étiez  là  pourtant,  et  vous  n'avez  rien  vu  ! 

«  Gomment  !  je  me  laisse  arrêter  par  vous,  vous  forcez 
votre  timide  compagnon  de  m'adresser  la  parole,  je  lui 
réponds  à  peine,  et  vous  ne  comprenez  pas  ! 

«  Vous  n'avez  à  la  bouche  que  le  mérite  de  cet  homme 
rare,  son  esprit,  ses  talents,  son  courage.  J'ai  soin  de  n'y 
prendre  aucun  intérêt,  et  vous  ne  comprenez  pas  ! 

«  Nous  le  rencontrons  fréquemment  quand  vous  dirigez 
la  promenade  ;  cependant  je  vous  laisse  toujours  diriger 
la  promenade  et  vous  ne  comprenez  pas  ! 

a  Vous  ine  louez  de  m'intéresser  à  la  géologie,  à  la 
minéralogie,  à  l'hydrologie,  à  toutes  les  sciences  de  notre 
phénix,  et  vous  ne  comprenez  pas  ! 

«  Je  vous  (lis  parfois  que  j'ai  horreur  des  inutiles  et  des 
galantins  ;  que  l'homme  ne  vaut  pas  par  la  cravate  ni 
par  la  figure,  pas  même  par  le  nom  ;  qu'il  se  juge  par 
l'œuvre  et  se  pèse  au  poids  du  cœur,  et  vous  ne  com- 
prenez pas  ! 

«  Vous  me  voyez  perdre  mon  goût  pour  le  blason. 
Malgré  l'impertinence  de  mademoiselle  Chafin,  deve- 
nue baronne  de  Ragrot,  je  n'ai  plus  le  désir  d'être  au 
moins  vicomtesse  pour  écraser  cette  baronne,  et  vous  ne 
comprenez  pas  ! 


372  CONTES 

.  «  Parfois,  cependant,  votre  lent  esprit  semble  enfin 
déchiffrer  ma  pensée  ,*  vite,  il  essui<v  ses  besicles  pour 
mieux  lire  ;  vite,  je  brouille  la  page,  et  vous  ne  comr 
prenez  pas  ! 

«  Votre  fier  ami,  lorsqu'il  nous  rencontre,  m'adresse 
à  peine  la  parole  ;  mais  le  hasard  nous  fait  rencontrer 
régulièrement ,  et  vous  croyez  que  je  ne  comprends 
pas? 

«  Cet  homme  fier  et  hardi,  qui  l'autre  jour  domptait 
cent  ouvriers  en  révolte,  qui  le  lendemain  affrontait  la 
tempête  ;  ce  vaillant  qui  sait  parler,  cet  éloquent  qui 
sait  agir, 

«  Il  rougit  devant  moi  ;  il  s'embarrasse,  il  balbutie  et 
s'entortille  :.  il  cherche  néanmoins  cette  humiliation 
et  ce  martyre ,  et  vous  croyez  •  que  je  ne  comprends 
pas  ? 

«  Vous  qui  remarquez  tout,  qui  tenez  compte  de  tout, 
et  qui  tirez  des  inductions  de  tout,  connaissez-vous  seu- 
lement l'histoire  et  le  jeu  du  galet  ? 

«  Oui,  l'histoire  et  le  jeu  du  galet?  Je  vois  votre  air 
confus,  j'en  ai  pitié.  Que  monsieur  votre  grand  et  sagace 
esprit  daigne  essuyer  ses  besicles. 

«  J'avais  ramassé  un  galet  gris  et  rose,  très-régulière- 
ment usé  par  la  mer  en  forme  d'œuf  aplati.  Il  y  en  a  cent 
millions  de  tout  pareils  sur  la  plage. 


ET   PAYSAGES   BRETONS.  •         373 

;«l  Notre  savant, /à  ma.  demande,  —  vous  n'avez  pas 
compris!  —  m'expliqua,  très-mal,  pourquoi  ce  galet 
était  gris,  pourquoi  rose,  pourquoi  en  forme  d'oeuf  aplati 
tout  ce  que  vous  m'aviez  expliqué  très-bien  la  veille;  et 
je  m?en  souvenais. 

«  L'explication  donnée...  c'est  ici  qu'il  convient  d'es- 
suyer les  besicles...  je  portai  le  galet  a  mes  lèvres  pour 
voir  s'il  était  salé,  el  je  le  laissai  tomber.  Que  fil  notre 
homme  fier,  notre  homme  sérieux? 

«  Il  tourna,  vira,  détourna  votre  attention  et  la  mienne 
et  finalement  ramassa  le  galet,  ému  comme  s'il  avait 
dérobé  le  Kohinoor. 

«  Parce  que  vous  n'avez  rien  vu,  vous  croyez  que  je 
n'ai  vu  rien,  et  parce  que  vous  ne  comprenez  rien,  vous 
croyez  que  je  n'ai  rien  compris  ! 

«  JEt  si  vous  m'aviez  vu  rougir,  vous  auriez  cru  que  je 
rougissais  de  voir  un  homme  de  mérite  faire  cette  action 
digne  du  jeune  Engoulevent. 

«  Dites-lui,  si  vous  voulez,  que  je  le  connais,  que  je 
connais  son  cœur;  que  je  vous  ai  fait  conter  toute  son 
histoire.,  tout  son  courage,  tous  ses  travaux. 

«  Dites-lui  qu'à  son  insu  (un  jour  que  vous  n'aviez 
point  vos  lunettes),  j'ai  vu  sa  mère  et  ses  sœurs  dans  le 
charment  asile  qu'il  leur  a  fait  à  la  sueur  de  son  noble 
front;  dites-lui  que  je  les  aime. 


374  CONTES   ET   PAYSAGES  BRETONS. 

c  Dites-lui  que,  s'il  veut  pour  épouse  une  fille  sans 
bien,  il  peut  demander  la  pauvre  Madeleine  ;  car  c'est 
lui  qui  est  riche,  et  le  coeur  de  Madeleine  lui  a  .tout 
donné.  » 


LIVRE  XV 


LA   CAMPAGNE,   LA  MUSIQUE  ET    LA  MER 


I 


DÉPART. 


Liberté!  ma  pensée  et  mon  âme  sont  lasses; 
Onze  mois  de  pavé,  de  journaux,  de  marchands! 
J'ai  besoin  d'un  autre  air  :  viens  et  m'ouvre  les  champs, 
Et  les  bois,  et  la  lande,  et  les  calmes  espaces  ! 


376  LA   CAMPAGNE. 

Je  vais  donc  revoir  l'herbe  et  les  chaumes  touchants, 
Les  clochers  élancés,  les  maisonnettes  basses, 
Les  roseaux  dans  Peau  pure!...  0  liberté,  tu  passes 
Avec  ce  vent  léger  sur  les  arbres  penchants! 

Voici,  bien  loin  du  luxe  aux  sourdes  amertumes. 
Voici  les  bonnes  gens  et  les  bonnes  coutumes  ; 
Voici  les  seuils  fleuris  bâti»  par  les  aïeux. 

0  biens,  plus  doux  encor  cent  fois  qu'ils  ne  promettent! 

0  silence,  ô  loisir!  ô  spectacles  qui  mettent 

Des  chansons  dans  le  cœur,  des  larmes  dans  les  yeux  ! 


II 


LE    CHATEAU    RIDICULE. 


Je  la  connais,  la  Haute-Roche, 
Et  vos  appels  sont  superflus  ; 
Je  la  connais,  je  n'irai  plus. 
Une  fois  suffit,  —  sans  reproche. 

J'en  ai  vu  le  maussade  aspect, 
Le  dehors  nu,  le  dedans  sombre, 


LA    MUSIQUE    ET   LA   MER.  377 

Le  jardin  sans  fleurs  et  sans  ombre, 
Le  pré  brûlé,  l'étang  à  sec. 

La  nuit,  votre  affreux  chien  de  garde 
A  poussé  d'affreux  hurlements  : 
On  devine  ses  sentiments 
Rien  qu'à  son  poil  en  hallebarde. 

Gomme  ce  chien,  comme  les  murs, 
Vos  gens  ont  la  mine  farouche; 
Les  mots  sont  rares  en  leur  bouche 
Autant  qu'au  verger  les  fruits  mûrs. 

J'ai  vu  le  salon  amarante, 

Et  le  fauteuil  au  dos  pelé, 

Où  tant  d'ennui  s'est  installé 

Qu'on  l'a  nommé  VUn  des  Quarante. 

Sur  la  pendule,  las  de  lui, 

Le  Temps  traîne  sa  faux  arquée; 

Cette  pendule  détraquée 

Vingt  fois  par  jour  sonne  minuit. 

• 

Dans  un  fourreau  de  toile  verte 
La  harpe,  hélas  !  dort  en  un  coin. 
Maître  piano,  fier,  au  loin 
Jette  du  son  à  table  ouverte. 

Il  règne  en  ce  cruel  salon 

Sous  des  mains  tout  à  l'heure  anciennes; 

Je  le  sais!  Il  a  fait  des  siennes 

Un  certain  soir...  Ce  soir  fut  long! 


378  LA   CAMPAGNE, 

J'ai  compté,  dans  les  couloirs  tristes, 

Les  portraits  lithographies 

Où  s'étalent,  déifiés, 

Vingt  de  nos  plus  grands  pianistes. 

J'ai  vu  les  livres,  —  j'en  ai  froid  ï  — 
Qu'on  attelle  au .  poids  des  soirées  : 
Les  heures  lourdes  sont  tirées 
Par  Ponson,  Ponsard  et  Ponroy  ! 

J'ai  vu  le  journal  sans  figure 

Où  Larme-à-l'œil,  pour  en  finir, 

Dit  qu'il  ignore  l'avenir... 

Et  que  c'est  là  ce  qu'il  augure! 

J'ai  fait  bien  plus  :  j'ai  conversé 
Avec  les  grands  du  voisinage! 
Monsieur  le  maire,  en  son  ramage, 
Est  un  oiseau  trop  exercé  : 

Une  heure  au  moins,  sans  rien  rabattre, 
Il  a  tiré  de  son  cerveau 
Ce  qu'il  savait  de  plus  nouveau 
Sur  Janin  et  sur  Henri  Quatre. 

Monsieur  le  marquis  des  Cottrets 
Est  grand  chasseur.  Sa  maigre  Hedwige 
Dit  tendrement  ;  «  Dieux!  que  ne  suis-je 
«  Assise  à  l'ombre  des  forêts?  » 

A  force  d'empois  et  de  serge 
Elle  atteint  l'idéal  du  rond  : 


LA  MUSIQUE   ET   LA   MER.  379 

La  crinoline  en  potiron 

A  pu  transformer  cette  asperge. 

Mademoiselle  Gorniquet 
Traîne  quarante  ans  d'innocence; 
Cette  vestale  a  tort,  je  pense, 
De  battre  toujours  le  briquet. 

Étes-vous  tout  à  fait  charmée 
Quand  madame  d'Escarbagnas 
Conte  l'un  et  l'autre  Dumas? 
Moi,  j'aimerais  mieux  la  Ramée... 

• 

Mais,  pour  savoir  tous  mes  ennuis, 
Ecoutez  de  franches  paroles  : 
Château,  voisins  et  barcarolles, 
Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  fuis. 

Hélas!  ce  séjour,  d'épouvante, 
Je  ne  l'ai  trouvé  que  trop  doux  ! 
Sans  cesse  il  me  parlait  de  vous, 
Il  était  plein  de  vous  absente. 

Je  ne  sais  quoi,  de  tous  côtés, 
Me  chantait  :  «  Nous  l'avons  connue  ! 
«  Elle  reviendra,  sa  venue 
«  Fleurira  nos  aridilés. 

«  Je  verdirai,  »  disait  la  plaine, 
Et  le  jardin  :  «  J'aurai  des  fleurs!  » 
El  le  vent  :  «  Je  viendrai  d'ailleurs,     - 
«  Ou  j'adoucirai  mon  haleine.  » 


380  LA   CAMPAGNE, 

De  vrai,  tout  prenait  un  autre  air, 
Et  jusqu'au  piano  lui-môme  ! 
Il  chantonnait  :  «  Des  doigts  que  j'aime, 
«  Me  rendront  Mozart  cet  hiver.  » 


Non,  non,  je  n'irai  plus!  Rapide, 
Rêvant  le  calme  de  Paris, 
J'ai  fui  ces  lieux.  —  Et  j'ai  compris 
Ce  qu'était  le  palais  d'Armîde... 

11  est  fort  gros,  ce  compliment  ! 
Tout  bien  pesé,  je  le  supprime. 
Mais*  que  mettre  en  place?...  La  rime 
M'est  incommode  en  w  moment. 

Depuis  une  heure  la  quinteuse 

Se  refuse  à  dire  ceci  : 

«  Madame,  je  suis  bien  ici  ; 

«  Mon  humeur  n'est  plus  voyageuse, 

«  Nous  sommes  quatre  ou  cinq  reclus, 
«  Dans  les  sables,  comme  en  cachette; 
«  Là  nous  avons  une  épi  nette 
«  Et  des  livres  vingt  fois  relus. 

«  On  chante,  on  cause,  on  se  promène, 
«  On  reste  seul  autant  qu'on  veut, 
«  Et  les  enfants  seuls  font  un  peu 
«  Retentir  la  parole  humaine. 

«  Pas  de  journal;  aucun  marchand 
«  De  on  dit  ni  de  ritournelles; 


J 


LA   MUSIQUE   ET    l-A   MER.  381 

«  Le  barbier  donne  ses  nouvelles, 
«  La  fauvette  donne  son  chant. 

a  Aucune  dame  qui  s'ennuie, 

«  Aucune  fille  à  marier; 

«  Point  de  ces  gens  faits  pour  briller, 

a  Si  terribles  les  jours  de  pluie. 

a  On  se  lève  avec  le  matin  : 
«  Soleil  et  bois,  mer  et  prairie, 
a  Fleurs  de  bruyère,  odeur  de  thym, 
«  Rien  qui  n'embaume  et  ne  sourie. 

«  Les  champs,  la  musique  et  la  mer 
«  Remplissent  nos  promptes  journées  ; 
u  Sans  emporter  un  songe  amer 
«  Les  heures  passent  étonnées.  » 


III 


MESSAGE. 


bonnet,  mon  bel  ami,  venez  ça.  L'on  vous  charge 
D'un  illustre  message,  illustre  même  à  vous  !  — 


388  LA   CAMPAGNE, 

Or,  comme  vous  allez  en  un  pays  fort  doux, 
Chaussez  les  souliers  fins,  prenez  le  manteau  large. 

Coiffez  un  blanc  plumet,  revotez  vos  bijoux,  — 
Les  plus  beaux!  Évitez  cependant  la  surcharge. 
Bien  !  Prenez  ce  vélin  fleuri  d'or  sur  la  marge  : 
Et,  maintenant,  volez  à  nos  jeunes  époux. 

S'ils  ne  sont  pas  au  bord  du-  ruisseau,  sous  le  tremble. 
Tournez  vers  les  maisons.  Deux  voix  chantent  ensemble  ; 
Si  vous  reconnaissez  Palestrine  ou  Mozart, 

C'est  là.  Dans  le  logis  pénétrez  sans  relard, 

Et,  de  votre  aspect  grave  étonnant  ces  demeures, 

Annoncez  qu'aujourd'hui  nous  dfnons  à  cinq  heures. 


IV 


LES'TROIS  MAITRES. 


Hayden  est  la  candeur  qu'un  feu  céleste  anime  ; 
11  ne  voit  point  le  mal,  il  ne  l'a  point  connu. 


LA   MUSIQUE   ET   LA   MER.  383 

11  rêve,  il  prie,  il  chaute.  En  son  cœur  ingénu 
Il  croit  n'être  qu'heureux  alors  qu'il  est  sublime. 


Plus,  grand  à  l'œil  trompé  qui  mesure  sa  cime, 
Plein  de  force  et  d'orgueil,  Beethoven  est  venu  : 
À  ses  accords  se  mêle  un  cri  mal  contenu, 
Un  cri  désespéré  qui  s'éteint  dans  l'abîme. 

L'un  est  trop  reposé,  parfois  l'autre  est  hagard. 

Entre  eux  deux,  à  mon  gré,  l'homme  vrai,  c'est  Mozart; 

Je  sens  en  lui  toujours  vibrer  la  corde  humaine. 

Il  a  le  repentir,  l'espérance  et  les  pleurs, 
Et  la  joie  attendrie,  et  la  douleur  sereine, 
Et  dans  le  précipice  il  cueille  encor  des  fleurs. 


LETTRE    A    UNE    ÉfLORÉE. 


Uachez  vos  pleurs,  madame,  et  votre  épaule, 
Si  vous  voulez  —  mais,  là,  sincèrement,  — 
Que  le  bon  Dieu  calme  votre  tourment  ; 
Ne  chantez  plus  la  romance  du  Saule. 


384  LA   CAMPAGNE, 

C'est  la  coutume  aux  dames  de  la  Gaule 
D'avoir  le  cœur  en  plein  déchirement, 
Et  de  rogner  trop  sur  le  vêtement  : 
Leur  deuil  n'est  triste,  hélas!  que  de  son  rôle. 

Donc  il  faudrait  qu'un  ange  vînt  des  cieux 
Pour  étancher  les  pleurs  de  vos  beaux  yeux, 
Et  vous  brillez  un  peu  plus  qu'une  étoile... 

Dame,  Dieu  fit  les  anges,  s'il  vous  plaît, 
Pour  admirer  la  beauté  qui  se  voile 
Et  consoler  la  douleur  qui  se  tait. 


VI 


Y  otre  voix  est  souple  et  légère, 
Vos  doigts  sont  souples  et  légers; 
Lislz  même  est  pour  vous  sans  dangers, 
Le  reste  n'est  pas  une  affaire. 

Les  lions  paraissent  enragés 

Quand  vous  chantez  un  air  de  guerre; 


UNE    DIVA. 


LA    MUSIQUE    ET    LA    MEK.  385 

Chanlez-vous  un  air  de,bergère  : 
Soudain  les  lions  se  font  bergers. 


Multipliez  vos  entreprises  : 
Caprices,  polkas,  vocalises, 
Tout  est  permis  à  tant  d'appas. 

Attaquez  tout.  Qu'on  en  fabrique  ! 
Mais  Mozart,  c'est  de  la  musique  ; 
Charmant  objet,  n'y  louchez  pas  ! 


VII 


SUZANNE. 


Lombien  je  le  sais  gré,  Suzanne,  brave  tille, 

* 

De  tes  pauvres  habits  et  de  ton  teint  hâlé! 
Que  j'admire  ton  front  de  sueur  empferlé  ! 
Que  j'honore  la  main  durcie  à  la  faucille! 

Tout  Télé  dans  les  champs,  tout  l'hiver  à  l'aiguille, 
Jamais  de  ton  grand  cœur  un  soupir  exhalé 
JTa  trahi  des  soucis  dont  lu  n'as  pas  parlé; 
Ta  vie  est  un  devoir,  ange  de  la  famille. 

T.  II.  \lu 


386  LA   CAMPAGNE, 

Nos  garçons  les  mieux  faits  el  de  meilleur  renom 

Sollicitent  La  main,  et  tu  leur  as  dit  :  «  Non. 

«  Non,  car  Dieu  m'a  liée,  et  je  garde  ma  chaîne  !  » 

Et  tranquille,  vouée  à  la  mère,  à  tes  sœurs, 
Pour  ta  beauté  perdue  en  de  si  durs  labeurs, 
Il  n'est  pas  un  regret  dans  ton  âme  sereine. 


VIII 


GRACE    D'EN    HAUT. 


I  a  forlune  a  baissé,  mais  ton  âme  s'élève  ; 
Dans  ton  cœur  labouré  je  vois  poindre  la  foi. 
C'est  bien;  tu  sors  enfin  du  sommeil  et  au  rêve. 
Ah!  j'ai  tremblé  pour  toi! 

En  ce  temps-là,  brillant  de  l'orgueil  de  la  vie, 
Mesurant  l'avenir  d'un  œil  audacieux, 
Tu  ne  paraissais  pas  sans  exciter  l'envie  : 
Je  t'ai  souhaité  mieux  ! 

La  gloire  s'attachait  à  tes  moindres  ouvrages,. 
L'or  courait  en  tes  mains  ouvertes  à  moitié  ; 
l'on  front  étincelant  défiait  les  orages; 
Dieu  t'a  pris  en  pitié. 


LA   MUSIQUE   ET   LA   MER.  387 

Lorsque  la  renommée  épuisait  son  haleine 
A  vanter  ton  génie  et  ses  jeux  triomphants, 
Lorsque  la  joie  hantait  ta  maison,  toute  pleine 
D'or,  de  fleurs  et  d'enfants; 

Pour  ramener  à  lui,  pour  te  rendre  à  loi-même, 
Pour  élever  ton  âme  à  toute  sa  valeur, 
Pour  te  donner  enfin  l'avenir,  Dieu,  qui  t'aime, 
T'envoya  le  malheur. 


IX 


/ 


LA    CROIX  '. 


Affame  d'être  heureux,  j'ai,  d'une  ardeur  profonde, 
Fatigué  mon  esprit  et  mon  âme  longtemps, 
Demandant  le  bonheur  aux  succès  éclatants, 
Aux  hommes,  à  l'amour,  à  la  fortune,  au  monde. 

J'ai  trouvé  les  succès  et  l'amour  inconstants; 
Les  hommes  sont  divers  et  rayants  comme  Tonde  : 
Sur  eux  ou  sur  soi-même  insensé  qui  se  fonde  ! 
Le  monde  et  la  fortune  ont  des  dons  rebutants. 

Trop  tard  je  me  tournai  vers  Tordre  légitime  : 

Le  bonheur  était  là,  fruit  de  la  vie  intime. 

Il  m'apparut;  la  mort  prit  soin  qu'il  durât  peu. 

1  Imité  de  Silvio  Pellico. 


H88  LA   CAMPAGNE, 

Quand  j'eus  fait  el  refait  ce  cercle  de  souffrance, 
Je  vis  qu'en  la  croix  seule  était  mon  espérance  : 
Et  j'embrassai  la  croix,  et  je  sentis  mon  Dieu. 


FRERE    JEAN. 


Lorsque  j'entrai  dans  la  cellule, 
Le  frère  Jean  était  sans  voix  ; 
On  lui  lisait  quelque  formule, 
11  baisait  doucement  la  croix. 

Ses  grands  yeux  conservaient  leur  flamme. 
(c  0  Seigneur  !  pensai-je  à  part  mot, 
«  Vous  éteignez  cela!  Pourquoi 
«  Sitôt  nous  retirer  cette  âme? 

«  Sa  science  aux  paroles  d'or, 

«  Sa  foi,  son  cœur,  que  ce  trésor 

«  Encor  quelque  temps  nous  demeure!  » 

Jean  sourit  et  me  prit  la  main. 

«  Dieu,  me  dit-il,  sera  demain  ; 

«  Et  qu'importe  qu'un  moine  meure  !  » 


LA   MUSIQUE   ET   LA   MER.  389 


XI 


Un  long  hiver  allait  finir  : 
Déjà  la  bise  était  moins  forte; 
Le  premier  souffle  du  zéphyr 
D'avril  entre-bâillait  la  porte  ; 

11  ramenait  l'aimable  escorte 
Du  printemps  vert,  prêt  à  fleurir  ; 
On  voyait  le  lilas  s'ouvrir, 

Lorsque  notre  Isabelle  est  morte. 

• 

Le  ciel  aussitôt  se  voila; 
De  nouveau  la  bise  souffla, 
Glaçant  la  terre  moins  parée;    . 
Tout  le  printemps  fut  assombri, 
Avril  manqua  dans  la  contrée, 
Et  les  lilas  n'ont  point  fleuri. 


ISABELLE. 
I 


liM* 


000  LA  CAMPAGNE. 


XII 


lin  te  voyant,  Rose-Marie, 
Un  artiste  brillant  et  sûr 
Des  anciens  maîtres  de  l'Ombrie 
A  retrouvé  le  style  pur  : 
Voici  qu'il  peint  une  prairie, 
Un  églantier,  un  ciel  d'azur, 

Là,  sousjles  branches  emperlées, 
Une  fille  de  dix-huit  ans 
Sourit,  mais  grave  en  son  printemps, 
Comme  les  douleurs  consolées; 
De  pâles  fleurs  sont  enroulées 
Dans  ses  cheveux  demi-flottants. 

Ses  deux  mains  sont  jointes.  A  peine 
Ses  pieds  courbent  le  gazon  fin  ; 
Son  vêtement  de  blanche  laine 
Semble  voiler  un  séraphin  ; 
Ses  yeux  sont  au  ciel  ;  sçn  haleine 
Monte  vers  Dieu,  sa  seule  fin. 


ROSE-MARIE. 


LA   MUSIQUE  ET    LA   MER.  391 

Elle  est  calme  et  pourtant  pensive; 
Mais,  tout  le  ciel  en  est  témoin, 
Ce  qui  tient  sa  pensée  active, 
Ce  n'est  pas  un  terrestre  soin  : 
Son  oreille  écoute,  attentive, 
Des  concerts  qui  viennent  de  loin*. 

«  Oh!  quelle  est  humble  en  sa  lumière  ! 
«  Oh  !  qu'elle  est  douce  en  son  ardeur  ! 
«  Dit-on;  l'artiste  avec  ferveur 
«  A  peint  range  delà  prière.  » 
Et  lu  le  crois  ;  et  la  candeur 
Fait  sourire  et  pleurer  ta  mère. 


XIII 


l'épouse. 


La  pâle  jeune  veuve,  attendant  d'être  mère, 
Amante  encor,  pleurait;  mais,  parfois  souriant, 
Sous  le  poids  de  la  vie  et  de  la  mort  pliant, 
Elle  disait  :  «  Mon  deuil  aussi  n'est  qu'éphémère.  » 

Celui  que  par  amour  elle  appelait  son  père 

Voyait  ce  cœur  blessé  se  raffermir  vaillant. 

Un  jour  elle  lui  dit  :  «  Dieu  montre  à  ma  prière, 

«  Sous  un  brouillard  de  pleurs,  mon  soleil  plus  brillant.  » 


392  LA   CAMPAGNE, 

Elle  ajouta  :  «  Le  choix  m'est  donné  de  la  tombe 
Ou  du  berceau.  L'amour  sur  l'un  et  l'autre  tombé,    • 
Dieu  choisira  pour  moi;  l'un  et  l'autre  m'est  doux.  » 

Un  bel  enfant  naquit.  0  fête  douloureuse  ! 

Elle  dit  à  l'aïeul  :  «  7e  m'en  vais  bien  heureuse  : 

Je  vous  rends  votre  fils  ;  Dieu  me  rend  mon  époux.  » 


XIV 


LA  SONATE-  EN  LA    MAJEUR. 


Uomme  un  rayon  de  jour  dans  l'abîme  tremblant, 
Comme  un  rêve  dernier,  cher  et  suprême  leurre, 
Gomme  un  ami  pieux  qui  pour  consoler  pleure, 
El  qui  craint  de  blesser  encore  en  consolant; 

Aussi  triste  que  nous,  mais  à  ce  deuil  mêlant 
Un  accent  résigné  que  l'espérance  effleure, 
Ainsi  de  nos  adieux  Mozart  adoucit  l'heure.  — 
J'emportai  cette  fleur  cueillie  en  m'exilant. 

Elle  n'est  point  flétrie.  En  mon  âme  apaisée, 
Elle  vit;  ses  parfums  sont  les  mêmes  toujours, 
Elle  embaume  toujours  ma  douleur  accoiséc. 


LA   MUSIQUE   ET   LA   MER.  393 

Si  ce  n'est  toi,  Mozart,  qui  sait  de  tels  discours  ? 
Dans  les  aridités  dont  je  suivais  le  cours 
Qui  pouvait  sur  mon  coeur  verser  cette  rosée! 


XV 


ISABELLE. 


(juELs  rires  ingénus  éclairaient  son  visage, 
Souvent  grave  pourtant,  mais  jamais  assombri  / 
Lorsqu'on  parlait  du  bien,  quels  éclairs  de  courage  ! 
Lorsqu'un  malheur  passait,  quel  regard  attendri  ! 

Gomme  elle  avait  l'esprit  léger  et  non  volage  ! 
Comme  elle  sut  à  Dieu  garder  son  cœur  meurtri  ! 
Caractère  de  sainte  et  beauté  de  péri, 
De  dons  et  de  vertus  ravissant  assemblage  ! 

Nous  avons  vu  ces  traits,  par  la  grâce  formés, 

Pâlir  sans  se  flétrir,  et  ces  yeux  animés 

Dans  les  larmes  briller  de  flammes  plus  profondes. 

La  mort  la  laissa  belle,  et  défit,  seul  affront, 

Ses  beaux  cheveux  ondes,  que  l'on  vit  de  son  front 

Ruisseler  sur  son  corps  en  deux  cascades  blondes.  • 


$#4  LA   CAMPAGNE, 


XVI 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE. 


<  .1  1 

c 


et  âpre  Beethoven,  cet  indompté  génie, 
—  0  mystère  des  champs  !  ô  mystère  de  l'art  !  — 
Le  voici  qui  prodigue  en  trésors  d'harmonie 
La  candeur  de  Hayden  et  le  feu  de  Mozart. 

11  a  vu  les  prés  verts  et  l'aubépine  fraîche; 
Le  vent  de  mai  distrait  le  farouche  songeur. 
Il  écoute,  il  soupire,  et  dans  ses  yeux  il  sèche 
Des  pleurs,  tout  étonnés  de  sortir  de  son  cœur. 

Il  chante.  —  Est-ce  bien  lui  ?  Ce  cœur  froissé  respire  ! 
Les  acres  désespoirs  un  instant  sont  bannis , 
Tout  à  l'heure  son  chant  tranquille  va  sourire 
Gomme  les  cris  joyeux  qui  s'élancent  des  nids. 

Quel  murmure  charmant,  et  noble,  et  vif!  La  brise 
Ne  se  rend  pas  plus  douce  au  liseron  vermeil; 
L'atome  bourdonnant,  que  la  lumière  irise, 
Moins  ajlègre  se  baigne  aux  rayons  du  soleil. 


LA  MUSIQUE   ET  LA  MEB. 

Chères  œuvres  de  Dieu,  belles  fleurs,  doux  ombrages, 
Calme  rempli  de  vie  et  de  chastes  senteurs, 
Ciel  pur  et  bienfaisant  même  dans  tes  orages, 
Ruisseaux  clairs,  chemins  creux,  buissons,  oiseaux  chanteurs  ! 

Vous  inondez  de  paix  son  âme  rajeunie  ; 
Vos  langages  divers,  tous  ensemble  écoutés, 
Sur  sa  lèvre  vibrante  éteignent  l'ironie; 
Il  n'est  plus  que  l'écho  de  vos  simples  beautés. 


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Si  quelque  note  encor  trahit  sa  vieille  plaie, 
L'apaisement  s'y  peint  plutôt  que  la  douleur. 
Tout  rit  autour  de  lui,  l'eau,  le  bois  et  la  haie; 
Il  veut  prendre  sa  part,  il  veut  croire  au  bonheur. 


Le  flot  vient  caresser  les  glaïeuls  du  rivage; 
Détachons  la  nacelle  et  suivons  le  courant. 
Que  ces  bords  sont  charmants  dans  leur  douceur  sauvage  ! 
Que  le  jour,  à  travers  ces  voûtes  de  feuillage, 
Verse  un  calme  enivrant! 

Ses  avirons,  sans  voile,  à  la  brise  docile, 
L'esquif  s'en  va  tout  seul,  par  le  flot  gouverné. 
Tu  nous  as  fait,  mon  Dieu,  le  bonheur  si  facile  ! 
Et  nous  le  poursuivons  d'une  ardeur  imbécile, 
Quand  tu  nous  Tas  donné... 


Inénarrable  chant  des  saintes  solitudes, 
0  silence  sacré  qui  règnes  en  ces  lieux! 


396  LA  CAMPAGNE, 

Nous  faisons  pour  parler  tant  de  vaines  éludes... 
Toi,  tu  remplis  le  cœur  de  douces  quiétudes, 
Silence,  chant  des  cieux! 

Le  bonheur,  c'est  l'oubli  de  soi-même  et  du  monde. 
Heureux  qui  sait  se  taire  en  attendant  la  mort  ! 
Heureux  qui  ne  veut  rien  que  l'ombre  plus  profonde  ; 
Qui,  regardant  les  cieux,  laisse  la  brise  et  Tonde 
Le  mener  dans  le  port  ! 

Soi-même  se  choisir  une  roule,  folie! 
Dieu,  si  nous  l'en  prions,  le  fera  mieux  pour  nous. 
Vous  qu'à  ces  humbles  lieux  un  sort  propice  lie, 
Où  sauriez-vous  trouver  rive  plus  embellie, 
Air  plus  pur,  chants  plus  doux  ? 

Ecoutez,  écoutez  !  sous  la  feuillée  épaisse, 
Écoutez  cet  oiseau  qui  gazouille  sans  art  : 
C'est  le  printemps  en  fleur,  la  joie  et  la  jeunesse; 
(Test  l'hymne  de  l'amour,  c'est  un  chant  d'allégresse 
Que  n'a  point  su  Mozart. 

Tout  s'émeut;  tout  répond  :  la  nature,  ô  merveille! 
Partout  silencieuse,  a  partout  mille  voix  ; 
Un  immense  concert  de  tous  côtés  s'éveille  ; 
Tout  y  fait  sa  partie,  et  le  vent  et  l'abeille, 
El  la  plaine  et  les  bois. 

Mais  tout  ce  bruit  divin  me  laisse  encore  entendre 
Le  calme  battement  de  mon  cœur  adouci  ; 
Là,  pour  bénir  le  Ciel,  chante  une  voix  plus  tendre... 
-Ne  laisse  pas,  Seigneur,  le  monde  me  reprendre; 
Fais  que  je  meure  ici  ! 


LA  MUSIQUE  ET   LA   MER.  397 

Loin  de  toi  j'ai  trahi  mon  âme  désolée; 
Tout  breuvage  est  amer,  tout  chemin  périlleux  ; 
Tout  est  mensonge  au  cœur  :  par  l'envie  harcelée, 
La  gloire  avec  effort  bâtit  un  mausolée 
Pour  l'œil  des  curieux. 

La  gloire,  éclat  d'un  jour  que  la  foule  insultante 
Promet,  donne,  retire  au  faible  comme  au  fort! 
Ce  perfide  hochet,  qu'on  méprise  et  qui  tente, 
Dans  l'horreur  du  néant  met  l'horreur  de  l'attente, 
Et  tourmente  !a  mort. 

Mon  âme  pour  toi  seul,  à  tes  pieds  revenue, 
Murmurera  des  chants  par  toi  seul  inspirés; 
Ainsi  chante  pour  toi  la  nature  ingénue, 
Et  tu  me  donneras  une  tombe  inconnue 
Dans  ces  lieux  ignorés  ! 

Heureux,  Seigneur,  tes  morts!  Tu  baignes  de  rosée 
Leurs  ossements  bénis  qui  renaîtront  plus  beaux  ; 
Sur  eux,  comme  ton  sceau,  ta  croix  sainte  est  posée, 
Ton  soleil,  échauffant  leur  cendre  reposée, 
Fait  chanter  les  tombeaux. 


Pendant  qu'il  rêve  ainsi,  triste  sans  amertume, 
L'esquif  aborde.  —  Il  voit  des  visages  joyeux, 
11  reste  ;  à  ce  tableau  son  regard  s'accoutume, 
Et  l'aspect  du  bonheur  ne  blesse  plus  ses  yeux. 


t.  u. 


12 


398  LA   CAMPAGNE, 

Ce  sont  les  villageois  :  on  veut  danser  sur  l'herbe. 
«  En  place,  braves  gens,  je  suis  ménétrier  ! 
«  Je  sais  un  air  de  danse  à  tout  rompre,  superbe, 
«  Fait  pour  des  cœurs  contents  et  des  jarrets  d'acier. 

«  Allons  !  Fritz  et  Lisbeth,  et  Mathurin  et  Rose, 
«  Jeanne,  Guillaume,  tous,  qu'on  se  tienne  les  mains  ! 
«  Voyons  si  je  m'entends  au  ballet  :  —  une  chose 
«  Que  je  n'essayerais  pas  pour  le  roi  des  Romains  ! 

a  Savez-vous,  braves  gens,  quelles  sont  leurs  folies 
«  Là -bas?  Dans  leurs  plaisirs,  de  l'honneur  détestés, 
«  Il  leur  faut  des  langueurs  et  des  mélancolies! 
«  Nous  saurons  mépriser  ces  lâches  voluptés. 

«  Allons!  le  cœur  au  large  et  le  poing  sur  la  hanche; 
u  Sans  mêler  aux  chansons  des  soupirs  irritants, 
«  Dansons  d'un  pied  solide  et  d'une  allure  franche; 
«  Dansons  en  gens  de  bien  qui  prennent  du  bon  temps. 

«  En  avant!  Un,  deux,  trois!  Ah!  bravo!  le  sol  tremble! 
«  C'est  cela,  mes  amis!  Du  talon  !  Et  toujours! 
«  Un,  deux,  trois!  Orphéus  n'a  pas  fait,  il  me  semble, 
«  Mieux  danser  les  forêts,  les  rochers  ni  les  ours.  » 

Bons  danseurs  !  Chacun  d'eux,  essoufflé,  recommence  : 
Un,  deux,  trois  !  Que  cet  air  leur  paraît  engageant  ! 
Encore  !  Voilà  bien,  je  l'espère,  une  danse  ! 
La  sueur  sur  les  fronts  rit  en  perles  d'argent  ! 


LA  MUSIQUE  ET   LA   MER.  399 

Piano,  maintenant.  A  (on  tour,  blonde  Élise, 
Parais  seule.  On  a  vu  ton  air  doux  et  moqueur... 
L'oiseau  qui  s'enfuyait  écoute  et  se  ravise... 
Pauvre  ménétrier,  prends  bien  garde  à  ton  cœur  ! 

Sous  les  pieds  de  l'enfant  le  gazon  se  relève. 
Poète,  pour  noter  le  doux  bruit  de  ses  pas, 
La  muse  dans  ton  âme  a  rafraîchi  ce  rêve 
Que  le  temps  ne  rend  plus  et  qu'il  n'efface  pas  ! 

Ainsi  sur  le  flot  clair  danse  la  flamme-fée  ; 
Ainsi  sous  le  ciel  pur  court  le  nuage  blanc; 
Ainsi  le  joyeux  mai,  d'un  souffle  frais  et  lent, 
Dans  une  haie  en  fleur  balance  son  trophée. 

Le  beau  nuage  blanc  s'absorbe  dans  les  cieux  ; 
Là  s'envolent  la  flamme  et  le  parfum  austère  : 
Et  toi,  fille  innocente,  ô  puisses-tu,  comme  eux, 
Après  ton  doux  malin  ne  pas  toucher  la  terre  !... 


XVII 


LA    COURONNE. 


1  out  homme  en  ce  bas  monde  ainsi  que  toi  soupire. 
Va,  cesse  de  former  d'inutiles  projets! 


400  LA   CAMPAGNE, 

Dieu  pourrait  te  donner  la  fortune  et  l'empire  : 
Le  bonheur  ici-bas,  tu  ne  l'auras  jamais. 


Du  désir  qui  dévore  au  regret  qui  déchire 
Sache  qu'il  n'est  qu'un  pas  :  c'est  celui  que  tu  fais. 
Ce  bonheur,  où  ton  âme  incessamment  aspire, 
N'est  qu'un  rapide  songe  entre  deux  jours  mauvais. 

Ta, part  est  dans  ton  cœur,  c'est  là  qu'il  faut  la  prendre  ; 
Ensuite  dans  La  croix,  et  c'est  là  qu'il  faut  tendre  : 
Tes  autres  vœux  seront  moins  remplis  qu'expiés. 

Tu  te  crois  sans  nul  bien  ;  quand  viendra  la  tempête, 
Tu  compteras  Les  fleurs  que  Dieu  mit  sur  ta  tête, 
En  les  voyant  tomber  feuille  à  feuille  à  tes  pieds. 


XVIII 


POIDS   DE  LA    VIE. 


J'ai  passé  quarante  ans.  De  l'humaine  misère 
J'ai  porté  le  fardeau  tous  les  jours.  Il  est  grand! 
Sans  en  accepter  un,  j'ai  refait  en  pleurant 
Tous  les  chemins  heureux  que  j'avais  sur  la  terre. 


LA    MUSIQUE   ET   LA   MER.  401 

Je  sais  ce  qu'ici-bas  le  Ciel  donne  el  reprend  : 
Deuil  d'ami,  deuil  d'époux,  deuil  de  (ils,  deuil  de  père, 
Deuil,  hélas!  de  chrétien.  J'ai  bu  cette  heure  amère, 
J'ai  tenu  dans  mes  bras  Valdegamas  mourant. 


J'ai  vu  l'esprit  de  l'homme  au  mal  vouer  un  culte  ; 
Sur  mon  drapeau  sacré  j'ai  vu  monter  l'insulte  ; 
Chez  des  amis  vivants  je  me  suis  vu  mourir. 

Et,  parmi  tant  de  deuils  humiliant  mon  âme, 

Satan  m'a  fait. subir  son  ironie  infâme... 

0  mort  !  ô  mort  !  ô  mort  !  tu  tardes  à  venir  ! 


XIX 


LA    MER. 


Du  haut  de  la  colline,  assis  sous  le  vieux  frêne, 
J'ai  vu  le  beau  matin  rire  dans  le  ciel  clair. 
Des  souffles  embaumés  sans  bruit  traversaient  l'air, 
Effleurant  les  buissons  plus  ornés  qu'une  reine. 

Non  loin  de  mes  regards,  immobile,  la  mer, 
Libre  de  vils  fardeaux  dans  sa  paix  souveraine, 
Autre  ciel  tout  d'azur,  épanchait  sur  l'arène 
Ses  étoiles  d'argent  où  se  jouait  l'éclair. 


403  LA  CAMPAGNE, 

Dieu  me  faisait  sentir  sa  présence  sublime  : 
Il  descendait  du  ciel,  il  montait  de  l'abîme! 
Je    riais.  —  Tout  à  coup,  remplissant  le  chemin, 

L'homme,  hélas  !  apparut  :  un  berger  maigre  et  blême, 
En  haillons,  l'œil  méchant,  vomissant  le  blasphème, 
Menait  ses  moutons  paître,  un  fouet  à  la  main. 


XX 


LE    CYPRÈS. 


J  e  ne  suis  plus  celui  qui,  charmé  d'être  au  monde, 
En  ses  âpres  chemins  avançait  sans  les  voir. 
Mon  cœur  n'est  plus  ce  cœur  surabondant  d'espoir 
D'où  la  vie  en  chansons  jaillissait  comme  une  onde. 

Je  ne  suis  plus  celui  qui  riait  aux  festins, 
Qui  croyait  que  la  coupe  aisément  se  redore, 
Et  que  Ton  peut  marcher  sans  que  rien  décolore 
La  beauté  des  aspects  lointains! 

Est-ce  donc  moi,  mon  Dieu  !  qui  sous  un  ciel  de  fête, 
Quand  l'orgue  chantait  moins  que  mon  cœur  triomphant, 
Du  pied  de  vos  autels  emmenai  cette  enfant, 
Le  bouquet  d'oranger  au  sein  et  sur  la  tête  ? 


LA   MUSIQUE  ET   LA    MER.  403 

De  quels  rayons  divins  ce  jour  étincela! 
Que  de  fleurs  dans  les  champs!  dans  les  airs  quels  murmures! 
Tout  nous  riait,  les  eaux,  les  bois,  les  moissons  mûres... 
Est-ce  moi  qui  passai  par  là  ? 

« 

Sur  mon  front  qui  se  ride  ai -je  vu  tant  de  flammes  ? 

Ai-je  d'un  jour  si  beau  vu  le  doux  lendemain  ? 

Est-ce  à  moi  qu'on  a  dit,  en  me  pressant  la  main  : 

«  Pour  V aimer  j'ai  deux  cœurs,  je  porte  en  moi  deux  âmes  ?  » 

Plus  tard,  à  ce  bonheur  quand  vous  mettiez  le  sceau, 
Ai-je  été  ce  mortel  béni  dans  sa  tendresse 
Qui  vous  offrait,  Seigneur,  des  larmes  d'allégresse, 
Prosterné  devant  un  berceau  ? 

Dieu  clément,  est-ce  moi?  Les  berceaux,  la  couronne, 
L'avenir...  Maintenant,  quand  je  songe  à  ces  biens, 
J'ignore  si  je  rôve  ou  si  je  me  souviens. 
J'habitais  dans  la  joie,  et  le  deuil  m'environne. 

Le  souffle  de  la  mort,  plus  tranchant  que  le  fer, 
A  moissonné  mes  fleurs  dont  les  parfums  périssent  ; 
Mille  maux  dans  mon  cœur  à  leur  place  grandissent, 
0  doux  passé,  regret  amer! 

Le  temps,  ce  ravisseur  de  toute  joie  humaine, 

Nous  prend  jusqu'à  nos  pleurs,  tant  Dieu  veut  nous  sevrer  ; 

Et  nous  perdons  encore  la  douceur  de  pleurer 

Tous  ces  chers  trépassés  que  l'esprit  nous  ramène. 

Ah!  comme  ils  sont  présents!  comme  elle  vit,  la  mort! 
Comme  l'on  voit  ses  yeux  entr'ouverts,  ses  mains  roides  ! 
Comme  elle  s'établit  dans  nos  demeures  froides, 
Dans  nos  cœurs  navrés  qu'elle  mord  ! 


404  LA  CAMPAGNE, 

Le  temps  n'a  pas  marché;  c'est  hier,  c'est  tout  à  l'heure  : 

J'étais  là,  près  du  lit  de  mon  père  expirant, 

J'allais  d'un  ami  mort  vers  un  ami  mourant...  ; 

Et  vous  trésors  de  Dieu,  trésors  qu'au  moins  je  pleure, 

Biens  que  j'eus  un  instant  et  dont  j'ai  su  le  prix, 
Doux  enfants,  chaste  épouse,  ô  gerbe  moissonnée  ! 
0  mon  premier  amour  et  ma  première  née, 
Anges  que  le  ciel  m'a  pris  ! 

La  mère,  en  s'en  allant,  des  agneaux  fut  suivie  ; 
L'une  partit,  puis  l'autre  !  Avant  qu'il  fût  deux  mois, 
De  mes  tremblantes  mains  j'en  ensevelis  trois  !... 
Je  les  vois,  mais  non  plus  dans  la  fleur  de  la  vie, 

Non  plus,  avec  ces  traits  dont  j'avais  trop  d'orgueil, 
Au  baiser  paternel  offrant  leurs  jeunes  têtes; 
Mais  telles  que  la  mort,  hélàs  !  me  les  a  faites  : 
Immobiles  dans  le  cercueil. 

Mes  pas  suivent  encor  le  char  qui  les  emporte  ; 
Dans  la  fosse  mon  cœur  tombe  encor  par  lambeaux  : 
Et,  comme  les  cyprès  plantés  sur  leurs  tombeaux, 
Ma  douleur  chaque  jour  croit  et  devient  plus  forte. 

J'ai  vu  le  champ  romain,  de  ruines  couvert  ; 
Poussière  de  splendeur  sans  retour  écroulée  ; 
Rien  ne  vit  dans  la  plaine  à  jamais  désolée  ; 
Le  cyprès  seul  est  toujours  vert. 


LA   MUSIQUE   ET  LA   MER.  405 


XXI 


RETOUR. 


U  brises  de  la  mer,  ô  plage  solitaire, 
0  senteur  des  buissons,  ô  calme  du  matin, 
O  moments  de  repos  arrachés  sur  la  terre 
A  l'avare  destin  ! 

«  Que  fais-tu  ?  —  Je  travaille.  —  A  quoi  ?  —  C'est  le  mystère. 
La  cendre  d'un  cigare  était  mon  seul  butin. 
Mais  je  passais  le  jour  sans  rencontrer  Voltaire, 
Sans  lire  Trissotin. 

Ai-je  perdu  mon  temps  en  cette  reposée  ? 
Non  ;  elle  m'a  donné  tout  ce  que  la  rosée 
Donne  aux  prés  rafraîchis; 

Plus  de  vie  et  de  joie  est  au  fond  de  mon  âme  : 
Je  vois  ces  champs,  j'entends  ce  noble  vent  qui  brame 
Sur  les  flots  affranchis  ! 


12* 


LIVRE  XVI 


VUES     PRISES     DU     CLOITRE 


I 


A    JACQUES-EMILE    LAFON,    PEINTRE. 

Il  me  semble  que  j'habite  un  tableau  du  quatorzième 
siècle  :  le  cadre  est  tantôt  un  cloître,  tantôt  une  église. 
Toutes  les  figures  qui  s'y  meuvent  sont  empreintes  de 
cette  piété  que  l'on  trouve  dans  les  ouvrages  des  vieux 
maîtres.  Il  n'y  a  pas  de  visages  que  le  bon  Dieu  et 
le  capuchon  ne  sachent  embellir.  Foi,  amour,  beauté, 
c'est  le  même  mot.  Je  m'étais  demandé  par  quel  pro- 


408  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

cédé  les  artistes  du  moyen  âge  rendaient  charmants 
des  types  parfois  si  vulgaires,  où  ils  prenaient  ces  figu- 
res communes  et  belles,  où  ils  avaient  vu  des  saints 
camards,  des  anges  louches,  des  vierges  lippues.  Ils  trou- 
vaient cela  dans  les  couvents,  dans  les  églises,  sur  la 
place  publique,  et  ils  n'avaient  pas  besoin  de  chercher 
beaucoup.  A  défaut  d'autres  documents,  je  ne  voudrais 
que  ces  représentations  de  la  ligure  humaine  pour  mon- 
trer combien  il  y  avait  de  foi,  de  piété,  d'honnêteté  dans 
le  moyen  âge. 

Outre  mes  très- chers  et  révérends  Pères  profes,  mes 
frères  les  Novices  et  mes  frères  les  Convers,  tous  illumi- 
nés de  ces  beaux  rayons  de  la  prière,  je  vois  ici,  le 
dimanche,  des  paysans  qui  fourniraient  d'admirables 
têtes  de  disciples,  de  martyrs  et  d'apôtres.  Vingt  bonnes 
femmes  des  campagnes  d'alentour  n'auraient  besoin  que 
de  la  robe  et  du  voile  antiques  pour  former  des  groupes 
(TOrantes  qui  ne  laisseraient  rien  à  désirer  ni  du  côté  de 
la  vérité,  ni  du  côté  de  l'idéal. 

Et  c'est  pourquoi  je  t'écris.  Quand  tu  auras  quinze  jours 
à  dépenser,  viens  dans  cette  tranquille  et  renaissante 
abbaye  de  [Solesmes  ;  elle  renaît,  non  à  l'âge  où  elle  est 
morte,  mais  juste  à  l'âge  de  la  belle  et  fervente  jeunesse. 
Quinze  jours  ici  te  vaudront  quinze  mois  d'études  ; 
tu  verras  des  têtes  de  moines,  lu  sauras  ce  que  c'est 
qu'une  physionomie  de  saint  dans  l'ordinaire  de  la  vie. 
La  grave  douceur  de  la  méditation  demeure  sur  ces  visa- 
ges, comme  l'odeur  de  l'encens  reste  dans  l'église  après 
que  les  encensoirs  sont  éteints. 

Tu  seras  reçu  chrétiennement,  c'est  tout  dire.  On  te 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  409 

donnera  une  des  chambres  qui  regardent  sur  la  campa- 
gne et  sur  la  rivière  ;  d'un  côté  tu  entendras  chanter  les 
oiseaux,  de  l'autre  les  moines.  Tu  jouiras  de  la  beauté 
des  offices.  J'ai  la  grand'mçsse  tous  les  jours,  pour  moi 
seul,  sans  tapage  de  chaise,  sans  piétinement  de  curieux, 
sans  froufrou  de  robes  élégantes,  sans  bruits  du  dehors. 
Ici  point  de  suisse,  pas  même  de  hallebarde  ;  aucune 
figure  d'employé.  La  loueuse  de  chaise  est  inconnue  ;  le 
donneur  d'eau  bénite,  inconnu  ;  la  belle  voix  du  chantre 
expressif,  inconnue.  Aucun  progrès  n'a  embelli  le  culte  ; 
la  poésie  du  Santeuil  et  la  musique  du  Lebœuf,  incon- 
nues !  C'est  l'office  divin  d'avant  le  progrès.  Le  très-révé- 
rend Père  abbé  ne  permet  pas  que  rien  ose  altérer  la 
saveur  de  la  divine  liturgie. 

Viens  ;  n'apporte  que  l'ordinaire  bagage  :  tes  crayons, . 
tes  pinceaux  et  ta  Journée  du  Chrétien  :  homme  heureux 
et  sage  qui,  donnant  à  ton  art  toutes  les  forces  de  ton 
intelligence  et  tous  les  jours  de  ta  vie,  as  su  ne  point 
séparer  ton  art  de  ta  foi  !  Mais  si  par  hasard  tu  voulais 
des  livres,  il  y  en  a  ;  et  si,  sans  te  donner  la  peine  d'ou- 
vrir ces  livres,  tu  veux  cependant  savoir  ce  qu'ils  disent, 
on  te  le  dira.  La  théologie  sait  beaucoup  de  belles  choses 
sur  tous  les  arts,  sur  le  tien  particulièrement  :  on 
t'offrira  ses  lumières.  La  science  ici  est  douce  et  géné- 
reuse ;  le  savant  ne  garde  pas  sa  trouvaille  pour  garnir 
un  rapport  à  l'Académie.  Comme  c'est  à  Dieu  qu'il  a 
demandé  la  science,  il  sait  qu'il  ne  l'a  reçue  que  pour  la 
donner;  il  la  donne.  Oh!  que  ces  hommes  savent,  et 
savent  bien,  et  savent  humblement,  et  enseignent  cor^ 
dialement  ! 


410  VUES  PRISES  DU  CLOITRE. 

Mon  ami,  les  choses  de  la  vie  étaient  bien  bonnes  et 
commodes  autrefois,  et  bien  arrangées  pour  les  pauvres 
gens  comme  nous  !  H  existait  partout  des  asiles  comme 
celui-ci  où  les  moindres  servants  de  l'art  pouvaient  se 

• 

réfugier  quelques  jours  tous  les  ans,  dans  la  paix,  dans 
Tétude,  dans  les  chères  amitiés,  dans  les  grands  et  saints 
conseils.  Qui  n'avait  pas  un  couvent  et  tout  au  moins  un 
moine  pour  ami  ?  On  frappait  à  cette  porte,  elle  s'ouvrait. 
Venez-vous  pour  le  repos  :  voici  une  cellule.  Venez-vous 
pour  la  prière  :  voici  l'église.  Venez-vous  pour  le  travail  : 
voici  la  bibliothèque  et  des  hommes  qui  savent  ce  qu'elle 
contient.  Venez-vous  enfin  parce  que  votre  cœur  est 
triste  et  votre  âme  troublée  :  voici  des  consolations  et 
des  lumières. 

Et  combien  sont  venus,  et  combien  sont  restés,  à 
l'abri  des  tempêtes,  faisant  de  ces  beaux  et  savants  livres 
qu'on  ne  fait  plus!  Crois-tu  que,  parmi  tous  ces  grands 
Bénédictins  des  derniers  siècles,  plusieurs,  le  monastère 
leur  manquant,  n'auraient  pas  choppé  dans  le  roman 
et  dans  le  vaudeville  ? 

Quant  à  ton  art,  c'est  aux  leçons  du  cloître  qu'il  a  dû 
la  plus  abondante  et  assurément  la  plus  saine  partie  de 
ses  chefs-d'œuvre.  Non- seulement  les  moines  faisaient 
beaucoup  de  commandes,  mais  leurs  belles  et  théologi- 
ques directions,  jointes  à  l'influence  du  cloître,  inspi- 
raient de  véritables  pages  d'histoire  et  de  véritables  traités 
de  doctrine,  au  lieu  des  fantaisies  qui  déshonorent  aujour- 
d'hui tant  d'habiles  pinceaux.  Raphaël  n'a  pas  trouvé 
tout  seul  la  grande  philosophie  de  CÈcole  d'Athènes  et 
la  grande  théologie  de  la  Dispute  du  saint  Sacrement  ; 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  4H 

ni  Domenico  Zampieri  l'ordonnance  si  intelligente  de 
la  Communion  de  saint  Jérôme;  ni  Murillo  la  mystique 
sublime  qui  luit  dans  Y  Immaculée  Conception;  et  il  fallait 
que  Frà  Angelico  fût  religieux  pour  peindre  ses  mado- 
nes et  ses  crucifix,  et  que  Lesueur  se  fit  Chartreux  pour 
nous  donner  Saint  Bruno. 

En  ce  temps-là,  les  artistes  n'étaient  pas  si  riches,  ou 
plutôt  ne  gagnaient  pas  tant  qu'aujourd'hui  ;  mais,  nous 
l'avons  dit  souvent  ensemble,  ils  trouvaient  dans  l'exer- 
cice de  l'art  des  joies  qu'aucune  richesse,  que  la  gloire 
même  ne  peut  égaler.  L'artiste  qui  n'est  pas  heureux 
lorsqu'il  tient  son  outil  et  lorsqu'il  sent  que  l'inspiration 
dirige  sa  main,  celui  qui  ne  renoncerait  pas  immédiate- 
ment à  tout  avantage  qu'il  faudrait  acheter  du  sacrifice 
de  son  art,  celui-là  n'est  qu'un  manœuvre.  Ou  il  n'a  pas 
reçu  le  don  de  Dieu,  et  il  devrait  chercher  une  autre  car- 
rière, ou,  par  la  bassesse  de  ses  pensées,  il  s'est  rendu 
indigne  du  don  de  Dieu,  et  il  n'a  pas  droit  aux  nobles 
jouissances  que  lui  promettait  sa  vocation  trahie.  Je  ne 
sais  si  Murillo,  Lesueur,  Zampieri  ont  fait  fortune;  je 
crois  qu'ils  ont  été  pauvres  ;  mais  je  n'ai  jamais  contem- 
plé leurs  ouvrages  sans  admirer  le  sort  si  doux  et  si 
beau  que  Dieu  leur  a  fait.  Quelles  heures  charmantes  et 
vite  écoulées  dans  ces  existences  consacrées  à  rêver  et 
à  exprimer  de  belles  choses  !  A  tous  les  plaisirs  que  peut 
procurer  la  richesse  compare  l'enchantement  de  voir 
ton  œuvre  éclore  sous  tes  doigts.  Que  dirais-tu  de  l'ar- 
tiste qui,  devant  quelque  belle  muraille  à  couvrir,  vou- 
drait troquer  ses  pinceaux  pour  faire  le  métier  et  se 
passer  des  insolences  du  plus  gros  riche  de  la  terre?  Ce 


412  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

ne  serait  pas  seulement  la  marque  d'une  âme  basse,  mais 
encore  d'un  esprit  dérangé.  Je  sais  qu'Épulon  a  des  che- 
vaux, des  parasites  et  le  reste,  et  qu'il  peut  commander 
à  la  plupart  des  peintres  (pas  à  toi  pourtant)  n'importe 
quel  tableau  de  salle  à  manger  ou  de  boudoir.  Il  peut 
dégrader  le  peintre,  mais  le  plaisir  que  le  peintre,  même 
dégradé,  s'il  aime  encore  son  art,  pourra  trouver  à  faire 
même  ce  vil  tableau,  Épulon  ne  peut  se  le  donner.  Et  le 
Juge  suprême  de  toutes  les  œuvres  dira  au  peintre  cou- 
pable :  «  Ne  t'excuse  pas  sur  les  tentations  que  t'apportait 
le  bonheur  de  cet  homme  d'argent  ;  je  t'avais  fait  plus 
heureux  que  cela  !  » 

Les  moines  n'exposaient  point  les  arts  à  tomber  dans 
ces  forfaitures  ;  ils  ne  leur  demandaient  que  de  nobles 
labeurs,  et  ainsi  les  artistes  avaient  tout  entière  et  toute 
pure  la  volupté  de  produire. 

Non,  encore  une  fois,  je  n'imagine  rien  de  plus  heu- 
reux que  Lesueur,  dans  le  cloître  des  Chartreux,  se 
voyant  en  face  de  ce  grand  poëuie  de  la  vie  de  saint 
Bruno.  Il  portait  comme  un  autre,  sans  doute,  le  poids 
de  la  vie  humaine,  et  son  cœur  contenait  les  racines  de 
cet  ennui  qui  vient,  de  son  autorité  privée,  dit  Pascal, 
projeter  son  ombre  entre  nous  et  tous  nos  soleils  ;  mais 
son  œuvre  aussi  était  là,  son  œuvre  immense,  son  cher 
Saint  plein  de  candeur  et  de  majesté,  à  peindre  dans 
toute  sa  majesté  et  dans  toute  sa  candeur.  La  muse  lui 
racontait  longtemps  à  l'avance  les  scènes  variées,  les 
belles  figures  auxquelles  il  allait  donner  la  vie.  Il  vivait 
lui-même  au  milieu  de  cette  poésie  de  la  vie  surnatu- 
relle, prête  à  devenir  visible  par  la  magie  du  pinceau. 


t 


VUES   PRISKS   DU    CLOITRE.  413 

Son  Saint  lui  tenait  fidèle  compagnie  ;  il  l'aimait  et  il  en 
était  aimé,  et  il  goûtait  encore  cette  joie  ineffable  de 
l'amour  :  travailler  pour  la  gloire  de  celui  qu'on  aime. 

Dans  ce  beau  "partage  des  dons  qui  font  l'artiste,  je 
n'ai  reçu,  qu'un  maigre  petit  lot.  Tel  qu'il  est  pourtant, 
et  même  sur  l'ingrat  terrain  où  mon  ingrat  instrument 
s'exerce,  j'ai  plus  d'une  fois  goûté  la  joie  de  l'art.  J'ai 
senti  que  je  servais,  j'ai  senti  que  j'aimais,  j'ai  senti  que 
j'ouvrais  des  esprits  et  des  cœurs  et  que  j'y  laissais 
quelque  chose  de  bon.  Et,  dans  d'autres  rencontres, 
j'ai  senti  que  plus  d'un  ennemi  injuste  et  arrogant  se 
retirait  emportant  une  marque  vengeresse.  Et  je  crois, 
en  vérité,  que  je  n'échangerais  pas  contre  les  rentes 
les  plus  victorieuses  cette  pauvre  plume  qui  ne  m'a  pas 
toujours  trahi. 

Adieu. 


II 


AIMER     DIEU. 


ui  je  pouvais  pour  vous,  Mélite,  ce  que  je  désire,  je 
mettrais  dans  votre  âme  ce  calme  que  je  n'y  vois  jamais, 
ou  cet  héroïsme  qui  prend  le  parti  de  faire  régner  la 


414  VUES   PRISES   DU   CLOITRE. 

paix  par  la  force,  jusqu'à  ce  qu'elle  règne  enfin  par 
l'habitude. 

Laissez-moi  vous  dire  que  j'ai  souvent  peine  à  vous 
comprendre.  Vous  êtes  remplie  de  coiîrage,  et  toujours 
dans  l'abattement  ;  vertueuse,  et  vous  semblez  ne  pas 
croire  à  la  vertu  ;  pieuse,  et  Dieu  ne  vous  suffit  pas.  Qu'y 
a-t-il  donc  en  vous  ?  Que  voulez-vous  ?  Vous  savez  bien 
que  la  vie  est  une  épreuve  ;  vous  savez  bien  que  nous  ne 
pouvons  pas  atteindre  ici-bas  le  terme  de  nos  désirs  ; 
vous  savez  bien  qu'il  faut  aimer  Dieu  uniquement  pour 
recevoir  de  lui  cette  paix  ou  ce  commencement  et  cette 
ombre  de  paix  que  sa  seule  grâce  distribue,  et  qui  est 
l'unique  bien  désirable  en  ce  monde. 

Je  ne  connais  pas  le  fond  de  votre  cœur,  Mélite,  et 
vous-même  ne  l'avez  peut-être  jamais  sondé.  Osez  y 
regarder  ;  cherchez  ce  qu'il  y  a  là  qui  s'oppose  à  Dieu 
malgré  vous  ;  arrachez-le  malgré  vous.  Tel  est  le  prix 
de  la  paix,  si  vous  voulez  la  paix.  Et  si  vous  ne  la  vou- 
lez pas,  il  faut  la  vouloir. 

Dieu  ne  veut  pas  être  en  rivalité  et  en  guerre  dans 
votre  cœur.  Donnez-lui  la  paix  pour  qu'il  vous  donne 
la  paix.  Ce  que  vous  ne  lui  donnez  pas,  il  ne  vous  le 
donnera  pas.  Et  ce  que  vous  n'aurez  pas  de  Dieu,  vous 
ne  l'aurez  pas  du  monde,  quoi  que  vous  fassiez  pour  le 
monde,  quoi  que  Dieu  fasse  pour  vous.  La  paix  du  cœur, 
c'est  la  plénitude  du  cœur.  .Le  monde  tout  entier  ne 
remplira  pas  un  seul  cœur;  rien  de  plus  vrai,  bien  que 
rien  ne  se  dise  autant  !  Ni  par  l'amour,  ni  par  la  gloire, 
ni  par  le  bruit,  le  monde  ne  peut  combler  le  vide  du 
cœur  ;  il  en  peut  chasser  Dieu  tout  à  fait,  c'est-à-dire 


VUES  PRISES  DU   CLOITRE.  415 

agrandir  encore  le  vide  et  le  rendre,  pour  ainsi  dire, 
infini,  comme  ce  Dieu  qui  n'y  est  plus. 

Je  sais,  dites-vous,  qu'il  faut  beaucoup  pour  vous  con- 
tenter, pour  ne  pas  dire  tout.  Et  vous,  vous  savez  que  tout, 
c'est  Dieu,  et  pas  autre  chose,  ni  moins  ni  plus.  Quelque 
chose  avec  Dieu,  ce  n'est  plus  Dieu,  ce  n'est  plus  tout. 
Nous  trouvons  cela  en  nous-mêmes.  Un  amour  partagé 
ne  nous  est  plus  un  amour.  Celui  qui  aime  un  autre 
autant  qu'il  dit  nous  aimer,  nous  tenons  qu'il  ne  nous 
aime  pas,  et  nous  lui  retirons  autant  qu'il  nous  retire, 
c'est-à-dire  tout.  La  créature  qui  prétend  à  l'adoration 
de  tout  le  monde  n'est  aimée  de  personne.  Jugement 
de  Dieu,  sur  qui  elle  usurpe!  Ces  égoïsmes  humains 
sous  le  nom  d'amour  se  font  perpétuellement  la  guerre  , 
nul  ne  veut  donner  assez,  tous  réclament  tout.  Ceux  qui 
obtiennent  parfois  un  passager  empire  doivent  com- 
mencer par  s'anéantir.  Ils  le  font  en  vue  de  régner,  par 
un  instinct  plus  habile  que  tous  les  calculs,  mais  qui 
ne  cesse  pas  de  calculer.  Là  est  le  secret  de  ces  grandes 
passions  réciproques  dont  on  voit  quelques  exemples 
rares  et  de  peu  de  durée.  Dès  que  l'esclave  se  rélâche 
de  son  asservissement,  aussitôt  il  perd  de  sa  puissance. 
Pour  être  aimé  uniquement  il  faut  aimer  uniquement, 
ne  rien  porter  ailleurs,  ne  rien  recevoir  d'ailleurs.  En 
cela,  où  nous  sommes  fous  et  criminels,  Dieu  est  sage 
et  juste.  Lui  seul  a  droit  d'être  aimé  uniquement,  et 
Lui  seul  est  en  puissance  d'aimer  uniquement.  Qui  aime 
Dieu  le  possède  tout  entier.  C'est  un  attribut  divin  de 
se  donner  tout  entier.  En  nous  créant  à  son  image 
Dieu  nous   l'a  communiqué ,  mais  uniquement    pour 


416  VUES   PRISES   DU  CLOITRE. 

Lui.  Il  n'y  a  que  Dieu  à  qui  l'homme  se  puisse  donner 
tout  entier. 

Si  vous  demandez  tout,  donnez-vous  donc  toute; 
c'est-à-dire  donnez- vous  à  Dieu,  non  plus  de  force, 
pour  ainsi  dire,  mais  d'amour,  avec  des  yeux  fermés  sur 
le  monde,  avec  un  complet  oubli  de  vous-même.  Que 
vous  importe  la  dose  d'affection  que  vous  trouverez  ici 
ou  là,  que  tel  vous  aime  plus,  que  tel  vous  aime  moins, 
que  vous  soyez  au  premier  ou  au  second  rang,  ou  dans 
la  foule?  Il  n'y  a  qu'une  chose  redoutable,  c'est  d'être 
aimé  plus  que  tout  ;  car  qui  vous  donnera  tout  exigera 
tout  et  exercera  la  fascination  qui  porte  à  rendre  tout.  Et 
tout  cela  est  pauvre,  mesquin,  périssable,  plus  qn'à 
moitié  mort;  tout  cela  sent  la  misère  humaine,  tout  cela 
éloigne  de  Dieu,  fait  éloigner  Dieu. 

Cette  plainte  générale  et  constante  que  vous  élevez 
contre  la  vie  s'attaque  à  Dieu  comme  au  monde,  plus 
même  à  Dieu  qu'au  monde.  Vous  ne  le  savez  pas,  vous 
le  faites  pourtant,  vous  avez  dans  l'esprit  que  Dieu  vous 
traite  avec  rigueur,  vous  a  mal  partagée.  Ah  !  que  de 
clameurs  folles  Dieu  consent  à  ne  pas  entendre,  et  qu'il 
a  compassion  de  l'infirmité  humaine  pour  pouvoir  tou- 
jours pardonner  et  aimer  !  Demandez-vous  donc  une 
bonne  fois  si  Dieu  vous  doit  quelque  chose  quand  vous 
ne  lui  donnez  pas  tout,  quand  vous  allez  même  jusqu'à 
vouloir  tenir  sa  place  et  passer  quelque  part  avant  Lui, 
ou  tout  au  moins  du  même  pas  que  Lui. 

Cela  paraît  bien  hardi,  incroyable,  tout  à  fait  insensé, 
qu'une  créature  humaine  prétende  primer  ou  égaler 
Dieu.  Faisons-nous  autre  chose,  néanmoins,  dès  que 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  417 

nous  aspirons  à  une  situation  prépondérante  là  où  Dieu 
ordonne  que  nous  nous  maintenions,  sinon  tout  à  fait 
dans  l'égalité  des  créatures,  au  moins  dans  l'égalité  des 
autres  amis  ?  L'ordre  de  Dieu  c'est  Dieu.  Dieu  réside  per- 
sonnellement dans  ses  préceptes.  Notez  que  je  ne  parle 
que  de  l'ordre,  et  pas  du  conseil,  ce  sage  et  miséricor- 
dieux conseil  de  chercher  le  dernier  rang,  de  nous  faire 
petits,  d'aspirer  à  l'oubli,  au  mépris  même.  Il  ne  s'agit 
pas  là  des  ambitions  vulgaires  de  la  vie  !  Bien  plus  auda- 
cieuse est  l'ambition  d'être  le  premier  dans  un  seul 
cœur  #que  le  premier  sur  la  terre  :  plus  audacieuse  par  le 
but,  plus  condamnable  par  les  moyens,  plus  désastreuse 
par  le  succès.  La  terre  est  aux  hommes,  le  cœur  des 
hommes  est  à  Dieu;  c'est' le  sanctuaire.  L'ambition  de 
supplanter  des  hommes  est  innocente  devant  l'ambition 
de  supplanter  Dieu.  Au  jugement  dernier,  des  êtres  qui 
ont  mis  le  feu  à  la  terre  pour  s'agrandir  paraîtront  moins 
pervers  que  d'autres  qui  sont  restés  dans  leur  coin, 
orgueilleusement  et  bassement  occupés  de  s'installer  à 
la  place  de  Dieu  dans  un  seul  cœur.  Ambition  diabolique 
et  sacrilège. 


Non,  Mélite,  je  ne  te  fais  pas  «  une  théorie  impratica- 
ble à.  des  cœurs  moins  rudement  trempés  que  le  mien.  » 
Il  n'y  a  personne  qui  soit  plus  dans  le  commun  que  moi, 
en  toutes  choses  ;  et  c'est  précisément  ce  qui  aide  ma 
raison  à  profiter  des  spectacles  et  des  expériences  de  la 


418  VUES  PRISES  DU   CLOITRE. 

• 

vie.  La  croix  est  partout,  il  faut  la  porter,  et  le  meilleur 
moyen  de  la  porter  est  de  la  porter  seul,  parce  qu'alors 
on  la  porte  vraiment  avec  Dieu. 

Vous  croyez  que  c'est  un  isolement  sauvage,  qui  refuse 
toute  consolation  des  hommes ,  qui  leur  refuse  tout 
secours.  Votre  erreur  est  grande.  Il  faut  vivre  en  frère 
avec  les  hommes,  et  aimer  le  prochain  comme  soi-même. 
Ainsi  on  aime  Dieu  comme  il  veut  être  aimé,  on  le  met 
à  la  place  où  il  veut  qu'on  le  tienne.  Mais,  en  aimant  les 
hommes,  il  ne  faut  pas  leur  dire  :  Consolez-moi,  parce 
que  c'est  Dieu  seul  qui  console.  Il  ne  faut  pas  leur  dire  : 
Aimez-moi,  parce  que  c'est  Dieu  seul  qui  aime.  Et  ce 
qu'il  ne  faut  pas  demander  aux  hommes,  parce  qu'ils  ne 
l'ont  pas,  il  ne  faut  pas  davantage  le  leur  offrir  comme  de 
nous,  parce  que,  à  ce  titre,  nous  ne  l'avons  point.  Nous 
ne  pouvons  donner  à  personne  directement  ni  la  conso- 
lation ni  l'amour.  Il  faut  que  cela  soit  d'abord  offert  à 
Dieu  et  reçoive  de  Lui  cette  onction   de  charité  par 
laquelle  seule  nos  sentiments  deviennent  salutaires  à 
autrui.  N'est-ce  pas  véritablement  aimer  que  d'aimer 
ainsi,  pour  le  compte  du  bon  Dieu  ? 

Au  lieu  de  se  concentrer  sur  un  seul  objet,  à  qui 
bientôt  il  demande  autant  et  plus  qu'il  ne  donne,  le 
cœur  s'élève,  s'étend,  se  dilate.  C'est  la  belle  et  géné- 
reuse chaleur  du  soleil,  au  lieu  de  cette  petite  flamme 
fumeuse  du  foyer  particulier,  qui  ne  dure  qu'autant 
qu'on  l'alimente,  et  qui  finit  par  ne  laisser  que  des 
cendres. 

Aimer  ainsi,  sans  songer  à  soi,  c'est  aimer  mieux, 
c'est  aimer  davantage.  Gomment  peut-on  demander  quel- 


VUES   PRISÉS   DU   CLOITRE.  419 

que  chose  pour  soi  sans  se  trouver  injuste  en  songeant 
à  ce  que  l'on  donne,  ridicule  en  songeant  à  ce  que  Ton 
vaut?  L'amour,  l'amitié,  la  charité  moyennant  échange! 
«Je  vous  donnerai  tant,  vous  me  rendrez  tant;  vous 
êtes  au  premier  rang  dans  mon  cœur,  je  serai  donc  dans 
votre  cœur  au  premier  rang;  j'établirai  une  surveillance, 
j'aurai  des  douaniers  et  des  inspecteurs  pour  m'assurer 
que  vous  ne  lésez  pas  mes  droits  d'ami  principal  ;  si 
vous  êtes  exact,  je  le  serai  aussi,  etc.,  etc.  »  Qu'est-ce 
que  cela,  grand  Dieu  !  Et  comment  le  Dispensateur  de 
toutes  les  joies  nous  en  accorderait-il  pour  ce  trafic  et 
ces  usures  ? 

Tel  est  pourtant  le  fonds  de  toute  relation  humaine 
dont  Dieu  n'est  pas  le  nœud.  Lorsque  Dieu  n'est  pas 
l'ami  commun  que  chacun  aime  le  plus,  celui  que  chacun 
.des  deux  amis  aime  le  plus,  c'est  soi-même.  On  ne  le 
sait  pas  toujours  de  suite,  ou,  pour  parler  plus  exacte- 
ment, on  ne  le  veut  pas  savoir;  mais  il  faut  bien  finir  par 
cet  aveu,  et  le  commerce  ne  paraît  plus  si  glorieux  et 
ne  dure  guère.  Quelle  pitié  alors,  et  quelle  honte,  et 
quels  déboires  !  Je  le  répète,  aimer  quelqu'un,  l'aimer 
véritablement,  ce  n'est  pas  le  vouloir  occupé  unique- 
ment de  soi,  et  l'avoir  tout  à  soi  ;  autrement  il  n'y  a 
pas  de  tyran  qui  n'aime  ses  esclaves,  et  le  diable  est 
plein  d'amour  pour  ceux  qu'il  cherche  à  damner.  Celui 
que  vous  aimez  bien,  vous  aimez  son  âme  ;  vous  voulez 
que  cette  âme  soit  détachée  de  tout  ce  qui  pourrait  la 
séparer  de  Dieu.  Voilà  le  noble  et  véritable  amour  : 
tout  le  reste  n'est  qu'un  égoïsme  mal  déguisé.  Non  pas 
un  «  égoïsme  à  deux,  »  Mélite  !  on  a  trouvé  ce  dicton 


420  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

pour  esquiver  la  cruelle  et  humiliante  vérité;  mais  un 
égoïsme  tout  pur,  c'est-à-dire  tout  impur. 

Je  vous  ai  vu  souvent  beaucoup  de  misanthropie. 
Vous  avez  mauvaise  opinion  des  hommes.  Ils  vous 
paraissent  très-intéressés  dans  leurs  sentiments,  visant 
d'abord  aux  satisfactions  personnelles.  Échappez  à  ce 
dégoût  en  entrant  dans  une  espèce  à  part,  qui  n'adore 
que  Dieu  et  qui  n'attend  ses  satisfactions  que  de  Dieu. 
J'avoue  que  l'on  peut  se  trouver  plus  ou  moins  bien  situé 
pour  passer  à  ce  parti  neutre.  Un  moment  arrive  où  ce 
serait  folie  de  regarder  autre  chose  que  son  chemin. 
Mais  ce  que  les  uns  font  sans  mérke  ou  par  force,  on  peut 
\e  faire  par  vertu  ;  la  joie,  comme  la  gloire,  en  sera  plus 
grande. 


J'ai  souffert  de  vous  voir  souffrir  ;  je  me  suis  efforcé 
de  vous  mettre  dans  les  conditions  où  vous  pouvez  trou- 
ver le  bonheur  de  ce  monde,  qui  est  la  paix,  c'est-à-dire 
un  peu  de  paix.  Parce  que  je  vous  ai  tenu  un  langage 
austère,  croyez-vous,  Mélite,  qu'il  ne  m'eût  pas  été  plus 
facile  de  caresser  vos  pensées  ?  Mais  alors  j'aurais  été 
moins  votre  ami.  Comment  puis-je  parler  autrement  que 
j  e  fais,  quand,  convaincu  que  la  tristesse  est  mauvaise,  je 
vous  vois  triste?  quand,  convaincu  que  les  affections  sont 
fragiles  et  que  c'est  là  le  roseau  qui  se  brise  et  qui  perce 
a  main,  je  vous  vois  chercher  par  là  une  sorte  d'appui? 
quand,  convaincu  enfin  que  vous  êtes  faite  pour  la  sain- 
teté, je  vous  vois  rester  dans  cette  petite  dévotion  de 


VUES  PUISES   DU   CLOITRE.  421 

petites  pratiques  plus  minutieuses  que  ferventes,  tqui  ne 
vous  enlève  ni  ne  vous  soulève  à  rien,  qui  vous  fait  trai- 
ter Dieu  comme  un  grand  parent  qui  n'aura  de  bon  que 
son  héritage ,  et  à  qui  Ton  ne  doit  que  des  égards  payés 
exactement,  avec  ennui  ? 

Certes,  je  ne  suis  pas  ennemi  des  pratiques  :  elles 
entretiennent  l'esprit  de  religion,  et  Dieu  loue  le  servi- 
teur qui  s'est  montré  fidèle  dans  les  petites  choses  ;  mais 
le  but  des  petites  choses  est  de  porter  aux  grandes,  et 
vous  ne  vous  y  portez  pas.  Vous  servez  Dieu,  vous  n'avez 
point  d'amour  pour  Dieu,  vous  ne  vous  perdez  pas  en 
Dieu,  vous  ne  vous  oubliez  pas  devant  Pieu.  Votre  dévo- 
tion est  stérile  pour  vous,  puisque  vous  vous  plaignez  ; 
encore  plus  stérile  pour  les  autres,  à  qui  vous  donnez 
le  fâcheux  exemple  d'un  cœur  triste  dans  le  service  de 
Dieu.  Pour  l'amour  de  Dieu,  riez  et  soyez  sereine.  Ni 
le  ciel  ni  les  hommes  n'aiment  ce  triste  visage  et  ces 
discours  dolents. 

Je  ne  puis  vous  avoir  accusée  de  la  pensée  de  vouloir 
être  adorée.  Cette  tendance  est  de  l'homme  ;  la  pensée 
formelle  serait  du  diable.  Vous  êtes,  Mélite,  une  bonne 
chrétienne,  fort  éloignée  des  desseins  de  ce  coquin-là. 
Mais  l'ambition  humaine  d'être  aimée  par-dessus  tout 
est  un  danger  sur  lequel  vous  êtes  moins  éclairée  que 
d'autres,  à  cause  de  la  pureté  de  votre  vie.  Ce  danger 
grandit,  comme  tous  les  dangers  du  cœur,  par  la  tris- 
tesse où  il  engage.  Dissipez-le  avant  qu'il  soit  trop  tard. 
Ne  lui  permettez  pas  de  durer  jusqu'au  moment  redou- 
table où  la  jeunesse  s'en  ira.  La  jeunesse  lorsqu'elle 
échappe,  n'est  guère  moins  périlleuse  que  lorsqu'elle 

T.  II.  12*V 


422  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

vient.  Autant  elle  apporte  de  séductions,  autant,  en  dépit 
de  toutes  les  tromperies  qu'elle  nous  a  fait  subir,  elle 
laisse  de  regrets.  Ces  regrets  sont  pleins  d'amertume, 
parce  qu'ils  se  compliquent  et  s'enveniment  d'une  expé- 
rience qui  ne  permet  plus  l'illusion.  Nous  nous  irritons 
de  regretter  les  misérables  restes  de  nos  vieux  néants, 
les  misérables  lambeaux  qui  furent  les  voiles  de  nos  chi- 
mères; nous  nous  irritons  de  mépriser  inutilement  la  vie, 
et  de  souffrir  parce  que  nous  nous  sentons  chassés  de  la 
vie.  Votre  grand  cœur  ignore  l'existence  de  ces  humi- 
liants abîmes.  Plus  ou  moins  profonds,  ils  sont  dans  tous 
les  cœurs,  ils  sont  de  l'humanité.  Là  se  forme  un  gravier 
dont  le  poids  redoutable  nous  attache  à  la  terre.  Dieu, 
dans  sa  miséricorde,  ouvre  la  source  des  larmes,  et  le 
malheur  nous  est  donné  afin  que  la  douleur  purifie  et 
dissolve  cet  horrible  amas. 

La  douleur  et  la  tristesse,  Mélite,  ne  sont  point  la  même 
chose  et  ne  sont  point  sœurs.  La  douleur  est  un  feu 
purifiant,  la  tristesse  un  souffle  énervant  ;  la  douleur 
fortifie,  la  tristesse  amollit;  en  un  mot,  la  douleur  est  un 
remède,  la  tristesse  une  volupté.  Fuyons  la  tristesse, 
aimons  la  douleur. 

Je  reviens  donc  à  mes  idées,  et  je  les  rassemble  en  peu 
de  mots.  Pour  avoir  Dieu  complètement  à  vous,  donnez- 
vous  complètement  à  Dieu.  Complètement  ! 

Dans  ce  sein  de  Dieu,  si  large,  et  dont  nos  plus  vastes 
tendresses  ne  font  qu'une  ombre  lointaine,  on  n'entre 
pourtant  qu'à  la  condition  de  se  dépouiller  de  tout. 

Le  premier  dépouillement,  la  première  chose  à  rejeter, 
c'est  la  commisération  humaine.  Si  l'on  a  au  fond  du 


VUES  PRISES  DU   CLOITRE.  423 

cœur  certaines  émotions  qui  brûlent,  il  faut  les  étein- 
dre. Le  moyen  de  les  éteindre  n'est  pas  de  souffler 
dessus,  mais  de  bien  fermer  l'étouffoir.  Ne  croyez  pas 
que  votre  cœur  sera  passible  après  s'être  confié.  Tout 
ce  que  vous  montrez  y  reste,  et  vous  n'avez  fait  que  le 
mettre  en  ordre  pour  l'avoir  mieux  sous  la  main.  Il  y  a 
quelque  chose  de  plus  :  vous  y  avez  introduit  un  regard 
qui  n'est  plus  le  vôtre  et  qui  n'est  pas  celui  de  Dieu.  Si 
ce  regard  est  indifférent,  à  quoi  bon  ?  s'il  ne  l'est  pas, 
songez-y  donc!  Rien  d'excellent  comme  la  confession 
faite  au  confesseur  ;  à  tout  autre  elle  est  généralement 
détestable.  Ce  n'est  plus  l'humilité  qui  s'accuse,  c'est 
la  faiblesse  qui  s'enorgueillit.  Quel  est  l'objet  de  ces 
confidences?  Tout  aboutit  à  un  seul  mot  :  Mon  cœur 
a  besoin  de  quelque  chose  qu'il  n'a  pas.  Mélite,  croyez- 
moi,  un  tel  mot  ne  se  peut  dire  utilement  qu'à  genoux, 
en  présence  de  Dieu.  Pour  vous,  après  que  vous  l'avez 
dit,  vous  en  êtes  cent  fois  plus  persuadée  ;  pour  vos 
confidents,  que  voulez-vous  qu'ils  en  fassent  ?  Portez 
en  silence  votre  fardeau  :  vous  ne  l'allégerez  point  en 
le  faisant  peser  sur  un  autre  cœur,  et,  quand  vous  vous 
adresserez  officiellement  à  Dieu,  il  ne  vous  répondra  pas, 
parce  qu'il  saura  que  vous  ne  voulez  pas  être  consolée . 

Laissez  donc  là  ce  qui  est  du  monde,  soucis,  gloriole, 
consolations  du  monde;  ne  vous  présentez  qu'avec  votre 
douleur  et  avec  votre  amour,  votre  douleur  qui  veut  bien 
durer,  votre  amour  qui  veut  bien  attendre.  Dieu  ne  sera 
pas  moins  généreux  que  vous.  Parce  que  vous  lui  serez 
fille,  il  vous  sera  père,  il  vous  traitera  paternellement  ; 
il  dirigera  vos  désirs  légitimes,  et  vous  les  verrez  rem- 


424  VUES   PRISES   DU    CLOITRE. 

plis.  Tout  ce  que  votre  charité  éclairée  par  la  foi  pourra 
souhaiter  vous  sera  donné  de  Dieu.  Confiez-vous  seule- 
ment, et  ensuite  ne  consentez  pas  même  à  douter  de 
l'efficacité  de  vos  prières. 


III 


LA    JALOUSIE. 


J 


'ai  lu  le  fameux  discours  de  Pascal  sur  les  Passions 
de  V amour.  Il  m'a  paru  obscur,  et,  si  je  l'ose  dire,  très- 
ennuyeux. 

Tout  ce  que  j'ai  pu  observer  de  cette  fameuse  passion 
de  l'amour,  tant  célébrée,  me  persuade  que  sa  forme  la 
plus  fréquente  et  la  plus  saisissable  est  la  jolousie. 
L'amour  tranquille  est  indolent;  il  s'endort  volontiers, 
volontiers  il  passe  du  sommeil  à  la  mort  ;  enfin  il  ne  se 
mène  pas  généralement  comme  on  voit  dans  les  livres 
et  sur  les  théâtres,  et  c'est  une  affection  qui  est  plus 
forte  et  plus  turbulente  dans  l'esprit  que  dans  le  cœur. 
Je  crois  bien  que,  si  on  lisait  moins  de  romans,  il  y  aurait 
moins  d'amoureux.  Mais  la  jalousie,  voilà  vraiment  une 
flamme  ! 

J'en  conclus  que  l'amour  est,  au  fond,  un  très- vif  sen- 
timent d'adoration  pour  nous-mêmes.  On  veut  avoir  un 


VUES   PRISES   DU   CLOITRE.  425 

esclave  et  être  un  dieu,  et  ce  qui  lèse  cette  souveraineté 
où  nous  prétendons  sur  une  autre  créature,  nous  blesse 
véritablement  au  cœur.  Être  repoussé,  peine  légère  ; 
régner  sans  combat,  plaisir  médiocre.  Voir  s'établir  et 
régner  un  autre,  lorsque  Ton  est  soi-même  exclu,  voilà 
le  dard,  voilà  ce  qui  chasse  le  sommeil,  ce  qui  indigne, 
ce  qui  étouffe,  ce  qui  fait  rêver  de  mourir. 

Mais,  comme  ces  prétentions  et  ces  colères  ne  sont 
après  tout  que  de  *  l'impertinence  humaine,  peu  d'êtres 
humains  ont  la  force  et  le  malheur  de  contrefaire  la 
Divinité  jusqu'à  garder  de  leur  juste  échec  un  ressenti- 
ment éternel.  Je  m'explique  :  faits  pour  imiter  Dieu, 
nous  le  contrefaisons.  Voilà  d'où  vient  la  pointe  cruelle 
et  formidable  de  la  jalousie  dans  l'amour;  elle  peut 
servir  à  nous  faire  comprendre  cette  qualité  de  Dieu 
jaloux  que  Dieu  prend  si  souvent  comme  un  de  ses  plus 
hauts  attributs  et  dont  tant  de  pauvres  sots  se  scandali- 
sent. Dieu,  par  là,  déclare  et  son  droit  sur  nous  et  son 
amour  pour  nous.  Il  nous  donne  l'amour,  nous  lui  devons 
l'amour,  il  le  veut.  Nous  ne  le  donnons  pas,  on  ne  nous 
le  doit  pas,  et  nous  le  voulons,  et,  si  nous  ne  l'obte- 
nons pas,  rien  ne  nous  paraît  plus  digne  de  nos  ven- 
geances. 

Les  poètes  ont  si  bien  exploité  cette  tendance  orgueil- 
leuse, qu'il  n'y  a  guère  de  bourgeois  qui  n'honore,  du 
fond  de  sou  âme,  les  victimes  de  l'amour  et  qui  ne  s'en 
entretienne  fort  attendri  avec  sa  bourgeoise.  Ils  appel- 
lent «  victimes  de  l'amour  »  ceux  qui  persévèrent  dans  le 
ressentiment  de  jalousie  et  qui  finissent  par  se  venger, 
soit  contre  le  cœur  rebelle,  soit  contre  eux-mêmes.  Ces 


12 


**  + 


426  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

victimes  me  paraissent  des  endiablés  que  l'orgueil  pos- 
sède entièrement. 

Si  l'on  pouvait  mettre  à  l'alambic  un  Arius,  un  Luther, 
un  Calvin,  un  Lamennais,  et  le  premier  venu  qui  tue  son 
infidèle»  ou  qui  se  tue  lui-même  dans  une  furie  de  jalou- 
sie, on  trouverait  les  mêmes  éléments  dans  l'hérésiarque 
et  dans  le  jaloux. 

Les  éléments  premiers  de  tout  ne  sont  pas  nombreux, 
et  la  chimie  des  passions,  comme  l'autre  chimie,  ren- 
contre partout  l'identité  des  substances. 


IV 


CONFESSION    LITTERAIRE. 


J, 


usqu'a  vingt-quatre  ans  je  n'avais  lu  avec  plaisir  que 
des  écrivains  modernes.  J'admirais  fort  M.  Michelet,  ma- 
dame Sand,  même  M.  Janin  et  quelques  autres.  J'aimais 
les  vers  de  M.  de  Lamartine  ;  je  savais  par  cœur  ceux  de 
M.  Hugo.  Quant  à  M.  Béranger,  il  ne  m'a  j'amais  plu 
d'aucune  manière  ni  par  aucun  côté,  et  je  le  tenais  pour 
un  jumeau  de  M.  Scribe.  Mais  nos  anciens  auteurs,  je  ne 
les  goûtais  pas  et  je  ne  les  lisais  pas.  J'habitais  une  petite 
ville  où  ils  n'étaient  guère  connus  que  de  nom,  notre 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  427 

cercle  de  jeunes  gens,  quoique  Ton  s'y  piquât  de  littéra- 
ture, faisait  plutôt  état  de  les  mépriser. 

Dans  la  vérité,  peu  d'entre  nous  étaient  nés  pour  gra- 
vir à  ce  beau  Parnasse  ;  je-  ne  dis  pas,  bien  entendu, 
comme  auteurs,  je  dis  comme  simples  auditeurs.  Il  y 
faut  les  mêmes  qualités  naturelles  et  acquises  que  pour 
se  plaire  à  la  bonne  compagnie.  Nous  étions  assez  loin, 
et  nous  admirions  que  ces  «  perruques  »  se  tinssent  en  si 
haute  renommée.  Avec  les  préfaces  romantiques  du 
temps,  nous  pensions  que  l'art  d'écrire,  comme  l'art  de 
penser,  s'était  singulièrement  perfectionné  depuis  1789  ; 
nous  estimions  que  nos  contemporains  le  portaient  au 
merveilleux.  Il  y  a  un  âge  où  le  bruit  plaît  plus  que  la 
musique,  et  l'acidité  des  fruits  verts  plus  que  la  saveur 
des  fruits  mûrs.  C'est  pourquoi  nous  chérissions  M.  Hugo. 
Ceux  qui  n'ont  pas  changé  de  goût,  changeant  d'âge, 
n'étaient  pas  capables  de  maturité.  # 

J'ouvrais  l'autre  jour  une  édition  des  Feuilles  d'au- 
tomne illustrée  par  je  ne  sais  quel  crayon  gauche  et 
lourd.  La  vignette  qui  me  vint  sous  les  yeux  représentait 
un  homme  de  quarante  ans,  chauve,  en  déshabillé  de 
fonctionnaire  public,  assis  devant  un  bureau  chargé  de 
dossiers,  une  lettre  à  la  main,  l'air  sentimental.  Sous 
l'image  :  0  mes  lettres  d'amour  /...  Cette  bêtise  m'a  fait 
rire  de  bon  cœur.  J'ai  vu  en  esprit  quelques-uns  de  mes 
amis  de  1833,  aujourd'hui  dans  les  places  les  plus  graves 
et  les  plus  grasses,  relisant  leurs  vieilles  lettres  d'amour! 
Ma  mémoire,  soudain  réveillée,  me  rendit  toute  la  pièce. 
Je  la  trouvai  pesante,  chevillée  impudemment,  d'un  sen- 
timent qui  ne  s'éloigne  guère  du  maniéré  que  pour 


428  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

tomber  dans  le  grotesque.  Mais  l'illustrateur  a  poussé  la 
charge  au  comble  moyennant  cette  face  de  préfet  atten- 
dri. Que  serait-ce  s'il  avait  suivi  le  texte  :  «  Je  vous  lis 
«  à  genoux  ?» 


Or,  un  jour,  je  vis  arriver  un  camarade  de  mon  en- 
fance, garçon  sage,  affectueux,  donneur  de  bons  con- 
seils, très-rangé,  qui,  gravement  et  après  méditation, 
faisait  de  grosses,  mais  innocentes  folies.  Ayant  amassé 
quelque  argent  dans  une  assez  bonne  place,  il  s'était 
persuadé  qu'il  devait  quitter  sa  place  et  dépenser  son 
argent  à  faire  le  tour  de  France.  Il  entra  le  sac  sur  le 
dos,  le  bâton  à  la  main,  frais  et  gaillard  dans  sa  mine 
hâlée,  la  plus  douce  et  la  plus  hardie  que  l'on  pût  voir. 
♦Son  sac  renfermait  un  livre,  c'était  Gil  Bios.  «  Com- 
ment, lui  dis-je,  tu  lis  cela?  —  Je  le  relis,  répondit-il, 
et  je  le  trouve'  toujours  plus  charmant.  On  y  voit  quan- 
tité de  figures  plaisantes,  tout  y  est  raconté  drôlement, 
et  la  vie  est  peinte  d'une  manière  qui  amuse  et  qui 
instruit.#D'ailleurs  il  n'y  a  d'agréable  à  lire  qu'un  livre 
déjà  connu.  On  n'est  pas  forcé  de  le  dévorer  d'un 
bout  à  l'autre,  au  risque  de  manquer  la  moelle  et  d'ou- 
blier ses  affaires.  Un  seul  chapitre  de  Gil  Blas  me 
repose.  Par  ce  moyen,  je  suis  seul  ou  en  compagnie 
comme  il  me  plaît.  » 

Il  m'en  dit  tant  que  nous  nous  mîmes  à  lire  Gil  Blas, 
profitant  de  l'avantage  de  n'en  prendre  qu'à  notre  gré  ; 
nous  prîmes  tout.   Cette  lecture  me  fut  extrêmement 


VUES  PRISES  DU  CLOITRE.  429 

utile.  L'initiateur  vivait  dans  lemQnde  politique.  De  son 
coin  de  petit  secrétaire  il  n'avait  pas  laissé  de  voir  plu- 
sieurs dessous  de  cartes,  et  il  faisait  avec  esprit  des 
commentaires  intéressants.  Doué  déplus  de  sens  litté- 
raire que  lui,  je  commentais  à  mon  tour  des  saveurs  qu'il 
n'avait  pas  dégustées. 

Gil  Blas  est  un  mauvais  livre,  plein  de  misanthropie, 
avec  du  venin  contre  la  religion.  Vivre  et  penser  en 
dehors  de  la  religion  n'est  pas  possible  sans  la  iaïr  un 
peu.  De  plus,  malgré  la  grâce  du  style  et  du  sel,  et  l'ob- 
servation vraie  et  fine,  Gil  Blas  est  un  livre  mal  fait. 
Qu'est-ce  qu'un  tableau  de  la  vie  humaine  où  ne  paraît 
pas  un  véritable  homme  de  bien  ?  Ce  défaut  est  radical. 
L'absence  de  la  vertu  préserve  le  vice  du  contraste  qui 
fait  ressortir  sa  laideur;  le  vice  n'est  pas  châtié,  le  lecteur 
reste  privé  de  leçon.  L'œuvre,  dès  lors,  manque  aux 
conditions  fondamentales  de  la  bonne  création  littéraire  : 
elle  n'est  pas  vraiment  honnête.  Ce  qui  n'est  pas  vrai- 
ment honnête  n'est  pas  vraiment  beau.  Ni  mon  ami  ni 
moi  n'avions  aperçu  ce  grand  défaut,  et  nous  ne  le  pou- 
vions pas  voir,  tels  que  nous  étions  alors.  Restait  le 
charme  :  immédiatement  il  me  dégoûta  de  la  faconde 
moderne,  du  roman  d'intrigue,  du  roman  de  thèse,  du 
roman  de  passion,  de  tout  cet  absurde  et  de  toute  cette 
emphase  que  j'avais  tant  aimés.  J'interrompis  la  lecture 
de  Lélidi  qui  était  dans  sa  primeur,  et  je  ne  la  repris 
que  vingt  ans  après.  Pauvre  Lélia  !  pauvre  belle  mal 
embaumée  ! 


430  VUES  PRISES  DU   CLOITRE. 

Je  formai  naturellement  le  dessein  de  relire  nos  clas- 
siques. Tout  m'y  plut,  et  ce  fut  un  grand  bonheur  pour 
moi,  par  la  salubre  impression  qui  me  resta  dans  l'es- 
prit et  dans  le  cœur.v  Intellectuellement  et  moralement, 
je  me  plaçais  dans  des  courants  qui  emportaient  beau- 
coup de  miasmes  dangereux  et  qui  apportaient  beaucoup 
de  bons  germes. 

Je  me  suis  expliqué  le  succès  des  romantiques.  Quoi- 
qu'ils ne  se  crussent  pas  révolutionnaires  politiquement 
et  ne  voulussent  pas  l'être,  ils  l'étaient  en  effet,  et  plus 
adroits  serviteurs  de  la  Révolution  que  ces  penauds  de 
l'Académie,  qui  prétendaient  tout  à  la  fois  défendre  la 
bonne  littérature  et  les  principes  de  1789.  Les  roman- 
tiques secouaient  des  jougs  salutaires,  insultaient  à  des 
statues  jusque-là  respectées;  ils  mettaient  la  langue  lit- 
téraire à  la  portée  et  à  l'usage  de  tout  le  monde  ;  ils 
faisaient  large  place  à  toutes  les  sensualités,  par  eux 
décorées  d'un  spiritualisme  commode.  Même  avec  des 
talents,  les  braves  gens  qui  s'intitulaient  classiques 
n'auraient  pu  résister. 

Cependant  l'extrême  pauvreté  du  fonds  romantique, 
par  cela  même  qu'elle  attirait  la  multitude,  devait  éloi- 
gner les  esprits  fiers.  Il  suffisait  d'un  peu  de  réflexion, 
et  de  voir  ce  profanum  accourant  de  toutes  parts.  J'avais 
cette  fortune  de  ne  pouvoir  me  rencontrer  en  commu- 
nauté d'opinion  avec  certaines  gens  que  je  ne  fusse  tout 
de  suite  intérieurement  averti  d'y  regarder  de  près,  et 
le  moindre  choc,  la  moindre  lumière  me  détachait  et  me 
faisait  changer.  Ce  n'est  pas,  Dieu  merci,  ce  que  l'on 
appelle  esprit  de  contradiction,  à  quoi  je  me  sens  une 


VUES   PRISES   DU   CLOITRE.  431 

aversion  raisonnable  ;  c'est  le  fait  simple  du  naturel. 
Ainsi  je  quittai  le  romantisme  et  je  me  préservai  toujours 
de  l'impiété.  Certain  petit  journal  du  lieu,  de  cette  race 
qui  nous  a  donné  le  Siècle,  ne  fortifia  pas  médiocrement 
mes  dispositions  à  respecter  l'Église,  qu'il  attaquait  sans 
cesse.  Instinctivement  je  me  révoltais  contre  ces  opi- 
nions malhonnêtes  et  mal  rédigées. 

Mes  nouvelles  lectures  affermissaient  et  développaient 
mes  bons  instincts,  me  faisaient  peu  à  peu  mûrir.  Quoique 
je  ne  lusse  que  les  littérateurs,  ne  connaissant  rien  encore 
de  Bossuet  ni  de  Bourdadoue,  avec  les  seuls  poètes  je 
m'avançais.  Ma  préférence  était  pour  Corneille. .Ce  que 
je  préférais  de  Corneille,  c'était  le  Cid  ;  j'y  trouvais  dans 
le  langage,  dans  la  passion,  dans  l'aventure,  une  fleur 
indicible.  C'était  la  même  sensation  que  j'éprouvais  en 
me  promenant  seul,  de  grand  matin,  à  travers  la  cam- 
pagne où  se  mêlaient  la  rosée,  le  brouillard  et  le  soleil 
naissant,  tandis  que  mon  âme,  pleine  d'ardeurs  et  de 
tristesses  confuses,  cherchait  l'impossible  par  des  che- 
mins inconnus,  voulait  jouir  de  tout,  voulait  sacrifier 
tout,  et  pleurait  également  ou  d'abandonner  Chimène  ou 
d'abandonner  l'honneur.  Je  lis  encore  leCid,  je  n'y  revois 
plus  cela.  L'homme  qui  vibrait  avec  cette  passion,  qui 
comprenait  :  Paraissez,  N avar rois,  Maures  et  Castillans  ! 
estimant  tout  simple  que  don  Rodrigue  à  lui  seul  exter- 
minât une  cohorte,  puisque  c'était  l'unique  moyen  d'é- 
pouser dona  Chimène,  cet  homme-là  est  mort,  aussi  mort 
que,  quelques  années  après  avoir  fait  le  Cid,  était  mort 
l'homme  qui  l'avait  fait.  Maintenant  je  donne  le  premier 
rang  à  Polyeucte,  parce  que  je  suis  chrétien,  et  c'est  un 


432  VUES  PRISES  DU   CLOITRE. 

progrès  ;  autrement  je  le  donnerais  à  Cinna,  et  ce  serait 
une  décadence. 


Racine  suivait  Corneille  d'assez  loin.  La  distance  est 
moins  grande  aujourd'hui  ;  Corneille  est  toujours  le  pre- 
mier. Dans  Racine  je  préférais  Andromaque  et  Bajazet. 
At/ialie  était  trop  forte  pour  moi,  et  n'est  pas  devenue  à 
mes  yeux,  je  l'avoue,  le  chef-d'œuvre  de  ce  grand  poète. 
Je  reconnais  la  compétence  supérieure  des  juges  qui 
mettent  Athalie  au-dessus  du  reste,  mais  je  suis  gêné  par 
le  son  que  la  parole  biblique  a  laissé  dans  mon  oreille  ; 
ce  n'est  pas  celui  que  le  poëte  me  rend,  et  ses  vers  et 
ses  personnages,  tout  admirables  qu'ils  sont,  portent  une 
coiffure  à  la  Louis  XIV  qui  n'est  plus  la  simplicité  inspi- 
rée. Le  chef-d'œuvre  de  Racine,  à  mon  gré,  serait  plutôt 
Phèdre.  On  me  dira  que  Phèdre  n'est  pas  beaucoup  plus 
Grecque  que  Joad  n'est  Hébreu.  Mais  je  pense  que  l'on 
peut  arranger  les  Grecs  comme  l'on  veut,  et  qu'il  faut 
laisser  les  Hébreux  comme  ils  sont. 


Je  n'ai  point  sacrifié  sérieusement  aux  divinités  étran- 
gères. Je  ne  dis  point  que  Shakspeare  soit  «  un  sauvage 
ivre,  »  mais  je  le  trouve  souvent  grossier.  Ses  imitateurs 
français  sont  la  plupart  tout  à  fait  brutaux.  Leur  théâtre 
s'adresse  aux  sens,  non  à  l'esprit.  La  vérité  qu'ils  y  pré- 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  433 

tendent  mettre  n'y  est  pas  ;  ils  l'y  mettraient  que  je  n'en 
ferais  nul  cas.  Je  ne  charge  pas  les  poètes  de  réappren- 
dre l'archéologie.  La  vérité  historique)  au  théâtre  n'est 
qu'à  peine  un  costume.  A  quoi  bon  faire  débiter  des 
alexandrins  ou  de  la  prose  par  des  poupées  dont  tout  le 
mérite  est  leur  costume  ?  Le  moindre  imagier  me  servira 
mieux  et  m'ennuiera  moins.  Quant  à  la  vérité  des  pas- 
sions et  des  événements,  c'est  pur  mensonge  ou  pure 
ignominie.  M.  Hugo  excelle  à  réunir  ces  deux  choses.  Un 
hugolâtre  a  soutenu  qu'Iphigénie  n'était  point  vraie  his- 
toriquement et  qu%il  faudrait  d'abord  la  nommer  Iphia- 
nasse.  J'ai  conservé  une  haute  idée  de  ce  critique. 


Je  lus  les  Fables.  J'eus  bien  quelque  peine  à  saisir  l'a- 
rome  gaulois;  j'y  vins  pourtant,  et  ce  fut  une  jouissance 
exquise.  Les  gens  de  collège,  s'expliquant  sur  la  manie 
de  faire  tant  étudier  les  poètes  du  siècle  d'Auguste,  pré- 
tendent qu'ils  forment  ainsi  le  goût  de  leurs  écoliers.  Je 
crois  que  ces  garçons  de  douze  à  dix-huit  ans,  la  plupart 
nés  pour  la  médecine  et  le  notariat,  dégustent  avec  fruit 
Phèdre,  Virgile  et  Horace  !  Il  y  paraît  à  leur  admiration 
pour  M.  Scribe.  Quant  à  moi,  je  n'arrivai  que  vers  ma 
vingt-quatrième  année  à  sentir  le  charme  profond  des 
Fables  de  La  Fontaine.  Je  ne  parle  point  des  Contes;  c'est 
un  régal  de  vieillard  corrompu  ;  ils  me  répugnèrent  ;  je 
ne  les  ai  pas  lus  tous,  je  n'en  relirai  aucun. 


T.  il.  13 


434  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

Molière  ne  me  plut  que  le  dernier,  sans  enthousiasme. 
Mon  goût  n'est  pas  à  la  comédie  ;  la  comédie  n'est  pas 
un  goût  de  jeunesse  :  la  nature  humaine  y  est  mise  trop 
bas.  Je  devins  chrétien  avant  d'avoir  pu  descendre,  et 
les  lumières  religieuses  rendirent  invincible  et  définitive 
mon  antipathie  pour  un  certain  ordre  de  raillerie  et  de 
dérision.  J'aimais  néanmoins  cette  grâce  de  style,  cette 
originalité  saine,  cette  liberté  si  supérieure  à  la  platitude 
laborieuse  ou  à  l'enflure  et  à  l'amidon  des  modernes. 

Une  parenthèse  sur  Molière.  Ayant  lu  sa  biographie 
écrite  par  un  admirateur  nommé  Bazin,  j'ai  dit  ce  que 
j'y  avais  trouvé.  Je  n'y  avais  pas  trouvé  tout  à  fait  un 
honnête  homme.  J'ai  été  incomparablement  plus  injurié 
pour  avoir  exprimé  cet  avis,  que  M.  Proudhon  pour 
avoir  dit  que  Dieu  est  le  mal.  On  m'a  accusé  d'impiété. 
Des  écrivains  qui  insultent  à  toutes  les  bonnes  renom- 
mées de  la  terre  et  qui  calomnient  jusqu'aux  saints  du 
ciel,  des  journaux  qui  assassinent  encore  Louis  XVI  et 
Marie-Antoinette  dans  leurs  feuilletons,  ont  eu  l'ingé- 
nuité de  croire  qu'ils  me  feraient  regretter  d'avoir 
esquissé  la  figure  du  compère  des  Béjart.  Mais  enfin 
Molière  a  rencontré  un  vengeur  qui  mérite  plus  de  con- 
sidération :  c'est  madame  Sand. 

Cette  dame  a  fait  du  père  de  Scapin  le  héros  d'un 
drame,  du  flatteur  de  Louis  XIV  un  républicain.  Rien 
ne  montre  mieux  de  quelle  façon  il  est  possible  de 
peindre  Molière  en  beau.  Cette  tentative  m'a  paru  ridi- 
cule, mais  j'avoue  que,  pour  faire  admirer  le  personnage, 
il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'en  tirer  autrement.  L'intérêt 
de  parti  commandait  de  sacrifier  l'histoire.   Madame 


VUES   PRISES   DU   CLOITRE.   *  438 

:  Sand,  hiérophante  ambigu  des  mystères  démocratiques, 
au  lieu  d'écrire  un  drame,  a  écrit  un  sermon.  Je  ne  la 
chicanerai  point  là-dessus  ;  je  ne  suis  point  sur  la  terre 
pour  soutenir  les  intérêts  de  la  muse  du  théâtre  et 
morigéner  les  auteurs  qui  la  font  bâiller.  Je  me  con- 
tente de  soumettre  à  madame  Sand,  qui  a  beaucoup  de 
talent,  et  qui  me  semble  parfois  le  premier  écrivain  de 
ce  temps- ci,  une  observation  dont  elle  pourra  profiler 
plus  tard. 

Dans  ses  romans  elle  s'est  donné  carrière  ;  elle  a  orné 
le  vice  et  l'athéisme  de  tous  les  agréments  qu'ils  sont 
susceptibles  de  recevoir,  et  elle  a  ainsi  singulièrement 
charmé  les  lecteurs.  Dans  son  théâtre,  devant  le  peuple, 
ses  personnages,  ses  héros  du  moins,  mènent  une  vie  ' 
pure,  ont  des  pensées  honnêtes,  en  un  mot  sont  chré- 
tiens; peu  s'en  faut  même  qu'ils  ne  le  disent.  Ce  n'est 
pas  hypocrisie,  c'est  la  preuve  d'un  très-grand  sens 
littéraire.  Des  impies,  des  débauchés,  des  philosophes 
professant  sur  la  scène  les  doctrines  les  plus  caressées 
de  l'auteur,  feraient  horreur  au  parterre  des  boulevards. 
Là  il  faut  ou  de  la  vertu,  ou  de  telles  apparences  de 
vertu  que  les  spectateurs  s'y  puissent  méprendre.  Sans 
doute  ces  spectateurs  se  prêtent  à  l'illusion  ;  mais  n'im- 
porte, il  faut  de  la  vertu  ;  et  cette  vertu  est  chrétienne, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  de  vertu  d'une  autre  espèce.  Si  le 
personnage  vertueux  n'était  pas  chrétien  par  quelque 
endroit,  s'il  n'observait  pas  dans  sa  conduite  la  plus 
grande  partie  des  règles  chrétiennes,  s'il  ne  les  observait 
pas  d'une  façon  réfléchie,  déterminée,  comme  une  âme 
qui  sent  sur  elle  le  regard  de  Dieu  et  qui  n'est  pas  seule- 


436  *      M'ES  PIUSES   UU   CLOITRE. 

ment  honnête,  mais  religieuse,  l'homme  vertueux  serait 
faux  et  ridicule,  et  l'art  dramatique  ne  produirait  rien  de 
beau.  Hors  de  l'Église  point  de  salut  pour  l'art.  Voilà  ce 
que  je  voulais  dire,  et  je  reviens  à  mes  vieux  auteurs. 
Sur  le  papier  il  n'y  a  pas  loin  de  madame  Sand  à  madame 
de  Sévigné  ;  c'est  l'affaire  d'un  point. 

Madame  de  Sévigné  devint  de  mes  meilleures  amies  ; 
je  puis  dire  que  je  l'aimai  personnellement.  J'ai  toujours 
son  livre  sous  la  main.  Heureux  livre  !  qui  ne  se  com- 
pose que  de  pages  charmantes  et  pures,  semblable  à  une 
campagne  pleine  partout  d'épais  gazons,  de  grands 
arbres  et  d'eaux  vives,  où  l'on  s'aventure  sans  aucune 
appréhension  de  rencontrer  ni  reptiles,  ni  mares  infectes, 
ni  chiens  enragés,  pas  même  un  seul  visage  désagréable, 
puisque  enfin  cette  marquise  est  toujours  là,  vive,  fine, 
joyeuse  ou  attendrie ,  pour  donner  un  tour  plaisant 
aux  importuns  et  les  congédier  avant  qu'ils  ennuient. 
Je  conviens  qu'elle  laisse  échapper  des  mots  désobli- 
geants. Ces  saillies,  qui  ne  siéraient  pas  partout,  ne  sont 
point  si  condamnables  en  style  épistolaire,sous  la  plume 
d'une  femme  dont  on  connaît  l'bonnêteté.  Elle  ne  laisse 
aucune  mauvaise  impression',  elle  est  piquante,  un  peu 
satirique  même,  point  misanthrope.  Lui  voit-on  jamais 
de  la  haine?  Des  traits  fâcheux  qu'elle  raconte  tire-t-elle 
jamais  une  conclusion  générale  contre  la  pauvre  huma- 
nité? Quant  aux  petites  erreurs  de  son  jugement,  qu'est- 
ce  que  nous  pardonnerons  si  nous  ne  pardonnons  cela  ? 
Pour  moi,  j'aime  assez  qu'elle  se  trompe  et  déraisonne 
de  temps  en  temps,  et  je  ne  suis  pas  fâché  de  voir  que 
j'aurais  quelquefois  pu  lui  tenir  tête  ;  lui  prouver,  par 


VUES    PRISES   DU   CLOITRE.  437 

exemple,  qu'elle  n'aimait  point  tant  monsieur  Nicole,  et 
qu'elle  avait  plus  d'esprit  que  le  bon  Coulanges.  Mais  ce 
charme  et  cette  grâce  et  ce  cœur  simple,  comment  ne 
les  pas  chérir?  Comment  ne  pas  aimer  cet  air  de  raison, 
de  politesse  et  de  bonté  ? 


Ce  qui  me  plaît  dans  madame  de  Sévigné  dit  assez  ce 
qui  ne  me  plaît  pas  dans  Saint-Simon.  A  mesure  que  je 
vieillis  et  qu'il  devient  populaire  mon  estime  pour  Saint- 
Simon  diminue.  Certes  ses  Mémoires  sont  un  beau  pays, 
et  plantureux  à  merveille  j-mais  il  y  a  des  fondrières  et 
des  bêtes  venimeuses,  et  je  n'aime  pas  à  me  promener  en 
compagnie  de  ce  duc  enragé.  L'esprit  de  dénigrement 
qui  l'enfièvre  lui  fait  plus  de  partisans  que  son  talent 
extraordinaire  et  étrange.  Il  est  à  la  mode  parce  que, 
dans  notre  époque  féconde  en  statuettes,  le  plaisir  exquis 
est  d'égratigner  les  statues.  Beaucoup  de  gens  le  trouvent 
honnête  homme  ;  c'est  un  dernier  trait  de  pudeur  :  ils 
n'oseraient  tant  l'aimer  sans  ce  mérite.  Si  Saint-Simon 
est  honnête  homme,  il  l'est  malhonnêtement.  Envieux, 
hargneux,  ingénieux  à  tout  gâter.  Tout  le  jour  courbé 
"  comme  le  plus  souple  courtisan,  il  éponge  les  souillures 
et  les  scandales,  il  se  sature,  et,  le  soir,  il  dégorge  en 
flots  de  lave.  Le  feu  qui  fait  toujours  travailler  ce  volcan, 
toujours  couler  cette  lave,  n'est  pas  le  feu  de  l'honneur, 
ni  celui  du  génie.  Ces  belles  flammes  veulent  le  jour. 
Saint-Simon  se  cache  ;  il  fabrique  sa  prétendue  histoire 
en  secret,  comme  on  fabrique  la  fausse  monnaie.  Il  a 


438  VUES  PRISES    DU    CLOITRE. 

cent  fois  plus  besoin  de  déchirer  les  hommes  que  -de 
combattre  leurs  erreurs.  Si  forte  est  cettep  assion,  qu'elle 
triomphe  à  un  degré  inouï  et  unique  du  désir  le  plus 
puissant  de  l'artiste,  celui  de  montrer  son  œuvre,  ou  tout 
au  moins  de  montrer  son  art.  Il  ne  veut,  il  ne  peut  faire 
autre  chose  que  mordre;  s'il  n'a  un  homme  sous  la  dent, 
il  n'est  capable  de  rien.  Sa  conscience  ne  permet  pas 
qu'il  l'ignore  :  c'est  pourquoi  ses  contemporains  ignbrent 
qu'il  écrit.  On  ne  connaît  aucun  autre  exemple  ni  d'une 
telle  force  ni  d'une  telle  lâcheté.  Il  a  tout  son  génie,  toute 
sa  vengeance,  toute  sa  vie,  dans  un  tiroir  bien  fermé.  La 
postérité  ouvrira  Je  tiroir,  et  ses  ennemis  sans  défense 
seront  diffamés.  Il  vit  cinquante  ans  avec  cette  pensée, 
à  peine  troublé  de  quelques  scrupules  stériles.  C'est  un 
méchant  et  une  âme  basse,  et  toute  sa  morgue  de  duc  et 
pair  est  ignoblement  chargée  de  rancunes  de  laquais. 
Notre  époque  de  grandes  jalousies  et  de  petits  courages 
lui  fournira  des  émules.  Se  venger  n'importe  de  quoi, 
n'importe  comment,  passe  pour  une  force  ;  l'applaudis- 
sement, quelles  que  soient  les  mains,  est  reçu  comme  la 
gloire.  Cela  fera  partir  beaucoup  de  pauvres  cerveaux, 
aigris  d'avoir  été  rétribués  suivant  leur  juste  valeur. 
Tout  ce  qui  n'aura  pas  su  marcher  fera  des  Mémoires 
contre  l'obstacle.  Jadis  on  flétrissait  l'auteur  d'un  outrage 
anonyme  :  par  un   progrès  bien  digne  du  temps,   les 
honnêtes  gens  mêmes  ne  craindront  pas  de  se  permettre 
des  outrages  posthumes.   Ils  diffameront  ceux  qui  les 
auront  tenus  ou  remisa  leur  petite  place;  ils   diront 
que  leur  vainqueurs  n'avaient  ni  probité,  ni  talent,  ni 
courage  ;  et  ils  se  consoleront  ainsi,  fort  mal,  d'avoir 


VUES   PRISES   DU   CLOITRE.  439 

été  très-bien  vaincus.  Déjà  plusieurs  sont  en  besogne. 
Il  en  est  que  je  plains  :  ils  mêlaient  à  leur  faiblesse  et 
à  leurs  erreurs  assez  de  qualités  pour  mériter  l'oubli. 


Je  ne  fis  jamais  grand  cas  de  La  Rochefoucauld  ;  c'est 
un  précieux  peu  aimable  et  peu  sincère.  Son  amour- 
propre  aurait  sans  cesse  besoin  d'une  définition  qu'il  ne 
donne  pas,  ou  qu'il  ne  donne  pas  juste,  et  les  trois 
quarts  de  ces  fameuses  Maximes  sont  des  pauvretés 
qui  ne  valent  que  par  le  tour,  des  bulles  de  savon,  des 
noix  creuses.  On  ôte  l'enveloppe  amère  et  dure,  et  il  n'y 
a  rien. 


La  Bruyère,  au  contraire,  m'enthousiasma.  J'aimais 
sa  pointe,  son  éclat,  son  poli.  Il  a  baissé  dans  mon 
estime.  Cette  fine  pointe  ne  pénètre  pas  toujours  bien 
avant,  elle  est  habituellement  trempée  de  fiel.  Le  volume 
des  Caractères 9  quoique  court,  devient  pesant  dès 
le  milieu.  La  Bruyère  est  un  vieux  garçon  mécontent 
des  femmes,  un  littérateur  mécontent  de  la  société.  Il 
ne  se  trouve  pas  en  assez  bonne  place  pour  un  homme 
qui  sait  le  grec  et  qui  écrit  bien  le  français.  Nous  qui 
voyons  l'Académie  pleine  d'anciens  ministres,  nous  pou- 
vons penser  que  la  patrie  n'aurait  pas  été  perdue  quand 


440  VUES   PRISES   DU    CLOITRE. 

même  Antisthènes,  au  lieu  de  gouverner  l'État,  se  fût 
fait  vendeur  de  marée. 

Malgr,é  ces  critiques,  que  j'ai  faites  plus  tard,  com- 
bien tous  ces  écrivains  sont  honnêtes  et  la  plupart 
chrétiens  dans  le  fond ,  et  que  je  m'applaudis  de  les 
avoir  aimés  !  C'est  grand  dommage  qu'ils  n'aient  pas 
davantage  tiré  leurs  inspirations  du  Christianisme.  Avec 
cette  connaissance  de  la  langue,  cette  force  de  pensée 
et  le  loisir  que  la  société  leur  faisait,  ils  auraient  créé 
des  monuments  contre  lesquels  il  semble  que  le  génie 
du  mal  se  fût  épuisé  sans  fruits,  et  l'on  ne  pourrait  pas 
étudier  le  français  sans  devenir  bon  catholique.  Déjà 
par  elle-même  la  langue  du  dix-septième  siècle  est  un 
rempart  contre  l'impiété  ;  et  c'est  pourquoi  les  uns,  de 
dessein  formé,  les  autres  instinctivement,  délaissent  tant 
de  chefs-d'œuvre.  On  parle  beaucoup  de  la  bonne,  de 
la  grande  éducation  littéraire  que  la  France  reçoit  :  je 
doute  qu'il  existe  mille  Français  en  état  de  goûter 
Molière. 


Je  remontai  au  delà  de  la  grande  époque  et  je  des- 
cendis en  deçà.  Au  delà,  pour  recommencer  par  le  chef- 
d'œuvre  d'inauguration,  les  Provinciales,  je  fus  surpris 
de  l'ennui  que  j'y  trouvai.  Je  détestais  cependant  les 
Jésuites  ;  mais  enfin  je  n'étais  pas  forcé  de  m'ennuyer 
parce  que  je  détestais  les  Jésuites.  Je  continuai  de  les 
délester,  et  je  plantai  là  le  livre,  terrassé  à  moitié  che- 
min. Je  ne  l'ai  jamais  repris  qu'une  fois,  par  hasard,  et 


VUES   PRISES   DU    CL0ITKE.  441 

seulement  jusqu'à  la  fin  des  deux  premières  lettres,  où 
l'auteur  s'évertue  à  prouver  que  les  cinq  propositions  ne 
sont  pas  dans  Jansénius.  Excellente  leçon  d'histoire  et 
de  bonne  foi  pour  la  jeunesse,  à  qui  l'Université  imposa 
longtemps  cette  impudence!  Le  nom  de  Pascal  m'était 
resté  avec  une  note  d'ennui.  Depuis  j'ai  lu  et  relu  ses 
Pensées.  C'est  un  grand  esprit,  et  je  veux  croire  que  les 
jansénistes  qui  lui  ont  fourni  des  textes  pour  les  Pro- 
vinciales ont  été  plus  coquins  que  lui. 

Amyot  me  divertit  extrêmement,  sans  me  rendre 
fou  des  grands  hommes  de  Plutarque,  passion  que  je 
laisse  à  Rousseau  de  Genève  et  à  madame  Roland  de 
Paris. 

Rabelais  m'étonna  Par  quel  jeu  de  la  nature  ou  quel 
secret  de  l'art  un  pourceau  pouvait-il  avoir  tant  d'élé- 
gance et  d'esprit?  Pendant  un  temps,  je  le  lus  avec 
plaisir;  j'étais  surtout  content  de  lui  quand  je  n'étais 
pas  content  de  moi.  A.  présent  Rabelais  a  beaucoup 
engraissé.  Où  je  trouvais  des  gouailleries  amusantes  je 
ne  trouve  plus  que  des  grognements;  ce  qui  me  faisait 
rire  m'attriste. 

Montaigne  ne  m'agréa  point  de  sa  personne.  Il  étale 
trop  sa  lecture,,  quoiqu'il  y  mette  de  l'aisance,  et  il 
cherche  trop  son  esprit,  bien  qu'il  ne  manque  jamais 
de  le  rencontrer.  Un  trait  personnel  de  Montaigne  me 
semble  peindre  h  merveille  l'espèce  philosophique  et 
littéraire. 

Ce  penseur  qui  disait  :  Que  sais -je  ?  parce  qu'il  croyait 
savoir  tout,  ne  sut  pas  s'arranger  pour  faciliter  le  culte 
qu'on  lui  rend.   Il  était  maire  de  Bordeaux  ;  la  peste  y 

1.V 


442  VUES    PRISES    DU   CLOITRE. 

vint,  il  prit  la  poste  ;  il  alla  dans  sa  campagne  peindre 
la  peste  qui  n'y.  était  pas.  Ses  adjoints  le  conjurèrent 
de  revenir.  Serviteur  !  Il  resta  chez  lui ,  ruminant 
Épictète. 

M.  Grùn,  considérant  que  «  l'immortalité  est  acquise 
k  Montaigne,  écrivain  et  philosophe,  »  s'est  mis  en  tête 
de  nousle  faire  bien  connaître  en  son  privé,  afin  que  nous 
le  vénérions  comme  il  faut.  Ayant  cherché,  fouillé,  rêvé, 
il  a  fini  par  produire  un  juste  volume,  d'où  il  conste 
que  ce  grand  esprit,  qui  prétend  partout  avoir  toujours 
dédaigné  les  honneurs,  n'a  pas  laissé  de  se  remuer  assez 
pour  les  obtenir.  Il  a  attrapé  quelques  emplois,  n'a  brillé 
dans  aucun,  n'a  pu  aller  haut  nulle  part.  Petit  chevalier 
de  Saint-Michel  au  moment  que  l'ordre  se  rapetissait, 
petit  diplomate,  petit  militaire,  très -petit  maire  de  Bor- 
deaux ;  grand  raisonneur  toujours.  En  homme  sage,  il 
finit  par  se  donner  aux  bouquins;  en  homme  d'esprit, 
se  remémorant  tant  d'efforts  infructueux  pour  atteindre 
à  la  grandesse,  il  écrivit  :  «Vengeons-nous  à  en  médire.  » 
Voilà  ce  que  le  bon  Grùn  a  trouvé  pour  canoniser  Mon- 
taigne; et  il  l'estime  bien  canonisé,  sauf  sur  la  fuite  de 
Rordeaux,  où  il  né  trouve  pas  qu'on  le  puisse  nettoyer 
tout  à  fait.  L'honnête  cœur  tudesque  de  M.  Grûn  ne 
peut  expliquer  cette  fuite.  Bah  !  qu'il  accepte  l'explica- 
tion toute  ronde  et  à  la  cynique  suggérée  par  son  héros 
lui-même  :  «  le  suyvrai  le  bon  parti  jusques  au  feu,  mais 
«  exclusivement  si  ie  puys.  »  A  se  montrer  trop  difficile 
on  ne  ferait  de  statues  qu'aux  saints;  il  ne  resterait  plus 
de  dévotion  pour  les  sages.  * 

J'ai  d'assez  bonne  heure  abjuré  le  culte  des  dieux, 


VUES   PRISES   DU   CLOITRE.  443 

i 

demi-dieux  et  héros  de  la  littérature  et  de  la  philo- 
sophie. Je  cessai  de  suivre  ce  courant,  l'un  des  plus 
forts  <Je  l'époque,  dès  que  je  vins  à  me  demander  en 
quoi  le  don  d'écrire,  pris  intrinsèquement,  peut  rendre 
un  homme  plus  respectable  que  le  don  de  chanter  ou  de 
jouer  du  violon.  Le  don  en  lui-même  est  certainement 
quelque  chose,  puisqu'il  sort  du  commun.  Il  signale  un 
homme  destiné  de  Dieu  à  quelque  besogne  particu- 
lière; cet  homme  est  donc  à  honorer,  comme  quiconque 
est  revêtu  d'un  grade.  Mais  s'il  se  dégrade  ?  s'il  manque 
à  sa  fonction  ou  par  trahison  formelle,  ou  par  inintelli- 
gence et  lâcheté  ? 

Il  me  parut  que  la  plupart  des  capitaines  de  littérature 
et  de  philosophie  ressemblent  à  des  capitaines  de  troupe 
régulière  qui  se  feraient  capitaines  de  brigands.  L'espèce 
littéraire,  vu  l'abondance  de  ses  félonies,  ne  me  fit  pas 
du  tout  l'effet  de  tenir  de  près  à  l'élite  du  genref  humain. 
Ces  gens  d'esprit  sont  plus  exposés  que  d'autres  aux 
périls  de  la  vanité,  et  le  contraste  de  leur  langage  et  de 
leur  tempérament  les  rend  souvent  ridicules.  Lorsque 
j'eus  occasion  de  les  fréquenter,  je  demeurai  stupéfait 
en  examinant  la  cage  grossière  où  chantait  l'oiseau  qui 
m'avait  charmé  de  loin.  Quant  au  public,  figuré  par  le 
bon  Grùn,  toujours  en  extase,  il  est  excusable  :  c'est  la 
victime  de  la  gloire.  Dans  cette  multitude,  pourtant, 
beaucoup  ont  moins  de  goût  et  moins  de  reconnaissance 
pour  la  forme  qui  les  amuse  que  pour  la  pensée  qui  les 
corrompt. 

Ce  petit  journal  dont  j'ai  parlé,  qui  me  fortifiait  dans 
la  disposition   d'aimer   l'Eglise ,   en   l'attaquant  sans 


444  VUES   PRISES  DU   CLOITRE. 

littérature  et  sans  honnêteté,  me  fut  encore  utile  d'une 
autre  manière,  par  son  culte  pour  les  écrivains  du 
xvme  siècle.  Je  les  abordai,  muni  de  cette  première 
note.  L'ennui  vint  tout  de  suite,  et  j'éloignai.  La  néces- 
sité me  les  a  fait  reprendre.  Les  Buffon,  les  d'Alembert, 
les  Condillac,  les  Helvétius,  les  Diderot,  tous,  jusqu'à 
Volney,  me  paraissent  dignes  de  leurs  admirateurs,  qui, 
la  plupart,  ne  les  ont  pas  lus.  C'est  un  dégoût  que  cette 
époque,  en  littérature  comme  en  tout  le  reste,  et  je  me 
tiens  au  jugement  que  Voltaire  en  a  porté.  «  Il  n'y  a  que 
vous,  écrivait-il  à  d'Alembert,  qui  empêchez  que  ce  siècle 
ne  soit  la  chiasse  du  genre  humain.  »  Jugement  aussi 
juste  qu'ignoble.  Et  comptez  que  l'exception  faite  en 
faveur  de  d'Alembert  ne  pesait  pas  plus  aux  yeux  de 
Voltaire  qu'aux  miens. 


Quant  à  ce  Voltaire,  qui  jugeait  si  bien  ses  compères 
et  complices,  il  a  certainement  une  jolie  prose.  Elle  était 
très-propre  à  ce  qu'il  en  voulait  faire  et  à  ce  qu'il  en  a 
fait.  Comparée  à  la  véritable  prose  française,  c'est  le 
stylet  de  l'assassin  à  côté  de  l'arme  des  preux.  Il  est 
luisant,  aigu,  bien  trempé,  enjolivé  au  manche,  et  il  tient 
dans  la  poche.  Jamais  le  traître  dard  n'a  fait  briller  un 
éclair  ni  renversé  loyalement  un  ennemi.  Voltaire,  -si 
connu,  ne  fut  pourtant  toute  sa  vie  qu'un  anonyme.  11 
frappait  de  nuit,  au  coin  des  rues,  enveloppé  d'un  man- 
teau. Aujourd'hui,  contraint  de  se  montrer,  il  rédigerait 
le  Charivari,  qui  ne  serait  pas  notablement  plus  fort. 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  445 

Voltaire  est  infiniment  méprisable.  Rien  de  plus 
hideux  que  le  cynisme  de  ce  vieux  satyre  dans  la  moitié 
de  ses  écrits  et  dans  les  trois  quarts  de  ses  lettres  fa- 
milières. Pour  son  célèbre  et  merveilleux  esprit,  je  ne 
trouve  pas  qu'il  en  eût  tant.  En  somme,  tous  les  juge- 
ments de  Voltaire  sont  cassés  ou  par  la  science  ou  par 
la  probité.  Il  n'a  pleinement  l'admiration  que  des  sots, 
pleinement  l'estime  que  des  drôles.  Le  titre  de  voltairien 
est  plus  qu'une  demi-injure.  Ce  n'est  pas  la  preuve 
d'un  grand  esprit  d'avoir  travaillé  soixante  ans  pour  se 
faire  une  pareille  renommée.  Les  noms  de  Bossuet,  de 
Racine,  de  Corneille,  de  Joseph  de  Maistre,  rendent  un 
autre  son. 

«  Mais  enfin,  dira-t-on,  peut-être  ne  voulait-il  que 
sonner,  et  il  sonne  ;  et  ce  son  est  encore  funèbre  à  tout 
ce  qu'il  a  haï.  11  a  donc,  tout  au  moins,  eu  l'esprit  d'at- 
teindre son  but  ?»  Je  ne  trouve  pas  cela.  Son  but  était 
d'enterrer  le  Christ,  et  au  contraire  le  Christ  l'a  enterré. 
11  n'y  a  pas  encore  cent  ans  que  Voltaire  est  mort  ;  je 
doute  qu'on  en  fasse  la  fête  quant  le  siècle  sera  écoulé. 
D'ici  là,  que  le  soleil  luise  ou  qu'il  vienne  des  orages,  les 
statues  de  Voltaire  seront  fort  dégradées.  Ni  le  temps  ni 
les  orages  n'auront  éteint  un  seul  des  cierges  allumés 
sur  l'autel  du  Christ.  Cependant  ce  n'est  rien  encore. 
'  Non,  laisser  une  renommée  en#  mépris  à  la  science, 
aux  arts,  à  la  probité,  en  entier  honneur  auprès  des  seuls 
faquins  et  des  seuls  coquins,  ce  n'est  rien  encore  ! 
Cet  homme  d'esprit  s'est  fait  un  sort  plus  triste  et  plus 
sot.  Il  a  été  très-malheureux.  Toute  sa  vie  il  a  menti, 
enragé  et  tremblé  ;  il  a  été  poignardé  par  l'avarice,  poi- 


446  VUES   PRISES   DU   CLOITRE. 

gnardé  par  la  jalousie,  poignardé  par  la  peur  ;  il  a  eu 
peur  des  hommes  et  peur  de  Dieu.  Quand  les  hommes 
se  furent  jetés  à  ses  pieds,  il  était  vieux,  il  ne  pouvait 
plus  aulant  qu'il  aurait  voulu  exploiter  les  hommes,  et 
Dieu  lui  faisait  plus  peur  encore.  Car  Dieu  ne  se  pros- 
ternait pas  et  son  heure  approchait.  Voltaire  a  eu  le 
chagrin  de  croire  en  Dien;  il  a  cru  comme  le  diable,  qui 
hait  et  qui  tremble.  L'insolent,  chargeant  de  fard  son 
blême  visage,  insultait  à  Dieu  pour  jouir  un  moment  des 
applaudissements  d'une  canaille  en  habits.  Cette  canaille, 
il  la  méprisait;  que  ne  méprisait-il  pas  dans  son  siècle, 
excepté  d'Alembert  ?  Mais  il  n'osait  pas  mépriser  les 
applaudissements.  La  canaille  aussi  lui  faisait  peur.  Si 
elle  avait  un  moment  cessé  d'applaudir,  il  eût  cru  qu'elle 
allait  siffler. 

Et  enfin  il  est  mort.  Voilà  la  fin  du  triomphe  et  le 
grand  commencement  de  la  justice.  Ces  vils  succès  ache- 
tés du  mensonge,  mélangés  d'ignobles  transes,  les  voilà 
terminés.  Il  laisse  sur  la  terre,  dans  une  fange  infâme,- 
un  vieux  hideux  cadavre  qu'une  multitude  hébétée  traî- 
nera tout  à  l'heure  au  Panthéon.  La  pompe  immonde  et 
ridicule  semblera  un  ruisseau  qui  remonte  par  quelque 
prodige  horrible.  Cependant  l'âme  a  paru  devant  Dieu. 
0  justice  !  ô  épouvante  !  ô  pitié  !  cette  âme  a  paru  devant 
Dieu,  devant  Jésus-Christ  éternel,  entouré  de  ses  saints 
éternellement  glorifiés.  Jésus  a  regardé  Voltaire,  et  Vol- 
taire a  vu  Jésus;  il  a  emporté  cette  image  dans  la  nuit 
de  son  châtiment  ! 

Pour  avoir  de  l'esprit  sur  le  chemin  de  Voltaire,  il 
faudrait  échapper  à  la  mort  et  à  la  postérité,  ou  tout 

9 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  447 

au  moins  à  Dieu.  Ces  trois  puissances  élant  inévitables, 
Voltaire  a  fait  le  métier  non-seulement  le  plus  vil,  mais 
encore  le  plus  sot.  Sa  prose  est  d'ailleurs  jolie. 


Toutes  ces  lectures  m'avaient  fort  éloigné  des  moder- 
nes. Soit  que  j'aie  exagéré  en  ce  temps-là,  soit  que  la 
qualité  générale  du  style  se  soit  améliorée,  ou  enfin  que 
l'habitude  de  lire  des  journaux  fasse  un  contraste  favo- 
ble  aux  auteurs  qui  écrivent  encore  avec  goût  et  avec 
étude,  j'ai  beaucoup  modifié  la  sévérité  de  mon  opinion. 
Nous  ne  manquons  pas  d'artistes  ni  d'habiles  ouvriers. 
Madame  Sand  est  un  grand  écrivain.  Elle  a  l'élégance, 
le  nombre,  la  sobriété,  la  couleur,  et  le  don  des  dons,  la 
vie.  Chose  étrange!  la  plume  qui  s'est  le  plus  trempée 
dans  les  corruptions  du  temps  nous  a  enfin  donné  de 
vraies  pastorales.  Je  parle  de  ces  jolis  romans  où  nos 
derniers  paysans  du.Berry  revivent  dans  la  grâce  de  leur 
langage  et  dans  la  majesté  de  leurs  vertus.  «  Ce  sont 
bien  eux,   me  disait  un  gentilhomme  du  pays  ;  des 
hommes  de  parole,  plus  prudents  que  rusés,  plus  fins 
qu'astucieux  ;  des  femmes  chastes  ;  des  pères  de  famille 
qui  avaient  le  sentiment  de  leur  autorité  et  qui  l'exer- 
çaient avec  vigilance  et  douceur  ;  des  enfants  toujours 
respectueux  et  vaillants.  C'était  un  brave  peuple,  véri- 
tablement plein  d'honneur.   II    avait  des    délicatesses 
exquises ,  et  une   répugnance  pour  ce  qui  est  bas  et 
vil,  sur  laquelle  il  semblait  qu'on  ne  le  ferait  jamais 
passer...  Hélas  !  le  poids  du  jnépris  ne  se  pouvait  por- 
ter. Une  tache  encourue  par  quelqu'un  rejaillissait  sur 


448  VUES   PRISES   DU   CLOITRE. 

la  famille,  ôur  le  pays.  L'homme  s'attachait  au  devoir 
par  toutes  les  impressions  de  son  enfance,  par  toutes  les 
affections  de  son  cœur.  II  aimait  son  pauvre  sol,  son 
clocher,  son  horizon.  Voilà  ce  que  madame  Sand  a  su 
voir,  a  su  aimer,  a  su  peindre  ;  elle  s'est  emparée  de  cette 
poésie  qu'elle  a  tant  contribué  à  chasser  du  monde.— Et 
néanmoins,  ajouta  une  femme  que  j'avais  décidée  à  lire 
les  romans  du  Berry,  malgré  le  nom  de  l'auteur,  et  néan- 
moins, ces  livres  charmants^  on  sent  en  vingt  endroits 
qu'ils  sont  d'elle,...  et  elle  y  a  mis  autre  chose  que  son 
génie.  —  Avouez  cependant  que  c'est  un  grand  artiste? 
—  Tant  que  vous  voudrez  !  mais  je  ne  la  lirai  plus.  » 

Alfred  de  Musset  et  M.  Hugo  sont  aussi  des  artistes, 
avec  la  marque  et  le  malheur  du  temps.  Ils  étaient  nés 
pour  la  grande  poésie.  L'un  est  sans  suite, Tautre  est  sans 
goût  ;  l'un  a  méprisé  son  génie,  l'autre  en  est  follement 
idolâtre.  A  cause  de  cela  l'un  n'a  que  des  fragments, 
l'autre  n'a  que  des  éclairs. 

J'ai  laissé  M.,  de  Lamartine.  Je  le  mettais  au-dessus 
de  tout  pour  l'ampleur  et  la  douceur  du  flot  poétique.  11 
me  semblait  en  le  lisant  que  je  voyais  mes  émotions 
couler  de  mon  cœur,  et  que  c'étaient  là  les  pensées  qui 
s'efforçaient  de  chanter  en  moi.  Je  croyais  alors  que  les 
sensations  étaient  des  pensées.  Jocelyn  parut.  Je  n'avais 
aucune  religion  ;  cependant  je  fus  choqué  du  sujet.  Je 
trouvai  que  Jocelyn  était  faux  en  tout,  faux  amant,  faux 
dans  son  langage  et  plus  ennuypux  que  le  vainqueur 
d'Ivry  et  de  Gabrielle,  célébré  sur  le  trombone  de 
Voltaire.  A  présent  que  j'ai  vu  de  vrais  prêtres,  Jocelyn 
avec   son  rabat   moucheté   de  pleurs  amoureux,  me 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  449 

semble  surtout  ridicule.  Jocelyn  est  un  philanthrope  et 
un  protestant  habillé  en  prêtre.  D'un  philanthrope  et  d'un 
protestant  jamais  on  ne  fera  un  personnage  poétique. 
C'est  contre  nature.  Aucun  moyen  de  tirer  une  poésie 
vraie  d'un  sentiment  faux.  Jocelyn  a  été  tué  par  l'ennui. 
La  vaine  élégance  du  yers  ne  l'a  pas  sauvé.  Il  n'en  res- 
tera que  quelques  morceaux  détachés,  peu  nombreux,  et 
ce  sera,  je  pense,  le  destin  de  tout  ce  qu'a  écrit  M.  de 
Lamartine  au  profit  des  lâchetés  contradictoires  du 
doute  contemporain.  Ni  la  piété  ni  l'impiété  de  l'âge 
prochain  ne  voudront  de  cet  auteur.  Il  avait  de  beaux 
dons.  Quel  jet  de  poésie,  même  dans  la  prose!  Comme 
les  images  abondent,  se  précipitent ,  s'entassent  !  Que 
de  richesses  pour  ne  faire  qu'un  bruit  stérile  ! 

Chateaubriand  a  tenu  et  mérité  une  grande  place, 
mais  ce  n'est  pas  mon  homme.  Ce  n'est  ni  le  chrétien, 
ni  le  gentilhomme,  ni  l'écrivain  tels  que  je  les  aime  ; 
c'est  presque  l'homme  de  lettres  tel  que  je  le  hais. 
L'homme  de  pose,  l'homme  de  phrase,  toujours  affairé 
de  sa  pose  et  de  sa  phrase,  qui  pose  pour  phraser,  qui 
phrase  pour  poser,  qu'on  ne  voit  jamais  sans  pose,  qui 
ne  parle  jamais  sans  phrase.  Tout  son  cœur  et  tout  son 
esprit  sont  dans  son  encrier  avec  toutes  ses  phrases,  et 
il  a  fait  de  cet  encrier  un  piédestal  où  il  prend  toutes 
•  ses  poses.  Il  est  de  ceux  qui  ne  savent  écarter  aucune 
pensée  capable  de  revêtir  une  belle  couleur  et  de  rendre 
un  beau  son. 

Atala  est  ridicule,  liené  odieux;  le  Génie  du  Chris- 
tianisme  manque  de  foi  ;  les  écrits  politiques  manquent 
de  sincérité  ;  les  Mémoires  sont  écrits  pour  faire  admirer 


450  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

le  personnage,  mais  ce  moi\  toujours  vain  et  parfois 
haïssable,  jette  une  ombre  fâcheuse  sur  la  beauté  litté- 
raire, souvent  éclatante. 

Dans  les  Martyrs  mainte  scène  m'a  ému;  bien  des 
mots,  comme  des  coups  de  lance,  ont  fait  couler  l'eau  et 
le  sang.  Les  beautés  sont  nombreuses  et  grandes,  mêlées 
d'emphases  déplorables  et  de  fautes  de  goût  qui  étonnent. 
Il  faut  s'accoutumer  à  l'empois  antique,  qui  semble  par- 
fois fourni  de  la  propre  main  de  Bitaubé.  Quand  l'oreille 
y  est  faite,  on  se  laisse  traîner. 

Cymodocée  a  bien  de  la  peine  à  devenir  chrétienne  ; 
la  grâce  agit  moins  que  l'amour,  qui,  je  crois,  n'a  pas 
coutume  d'agir  en  ce  sens.  Il  échappe  à  Cymodocée  des 
mots  malheureux.  J'aime  mieux  la  jeune  fille  du  Flavien 
de.Guiraud,  pauvre  petite  chrétienne  qui  se  débat  contre 
l'amour. 

Eudore  est  trop  amoureux  et  trop  chrétien.  Il  y  a  là 
quelque  chose  de  manqué.  Ni  le  chrétien  ne  tomberait 
dans  cette  folie  amoureuse,  ni  l'amoureux  à  ce  point  de 
folie  ne  resterait  si  chrétien.  L'auteur  a  bien  imaginé  le 
combat,  il  ne  l'a  pas  senti,  faute  d'être  assez  chrétien  et 
d'avoir  été  assez  amoureux.  Chateaubriand  n'avait  pas  le 
tempérament  à  être  l'un  ou  l'autre  au  degré  poétique. 

Les  postiches  archéologiques  que  Chateaubriand  a  mis 
à  la  mode  paraissent  chez  lui  horriblement  démodés. 
Inévitable  sort  de  ceux  qui  créent  des  beautés  fausses! 
On  perfectionne  le  procédé,  et  ils  semblent  les  imitateurs 
maladroits  de  leurs  propres  copistes.  L'érudition  des 
Martyrs  est  plaquée,  accrochée,  raccrochée,  encom- 
brante; c'est  un  bric-à-brac. 


VUES   PUISES   DU    CLOITRE.  451 

La  partie  mythologique  chrétienne  ennuie,  et  même 
elle  afflige.  Ces  conseils  tenus  dans  le  ciel  sur  le  destin 
d'Eudore  et  de  Cymodocée,  à  l'imitation  des  conseils  de 
l'Olympe  sur  Troie  et  les  Grecs,  ont  le  double  inconvé- 
nient de  choquer  beaucoup  et  de  ne  pas  intéresser  du 
tout.  En  outre  ils  ne  sont  pas  d'une  théorie  exacte. 
L'auteur  a  voulu  étaler  de  la  poésie  chrétienne;  il  n'y  a 
pas  de  poésie,  il  n'y  a  qu'une  contrefaçon  des  fictions 
païennes.  La  poésie  chrétienne  est  dans  le  cœur.  Cha- 
teaubriand avait  la  sensation  chrétienne,  il  n'avait  pas  le 
sens  chrétien.  Les  Martyrs  restent  un  livre  fameux,  quoi- 
que passé.  Il  y  a  toujours  du  mérite  dans  les  livres  qui 
ont  produit  un  grand  mouvement,  et  qui,  n'ayant  plus 
de  cours,  conservent  leur  renommée.  Toutefois  ce  livre 
est  faux  de  pensée,  de  couleur,  de  style,  trop  chargé 
de  métaphores,  trop  rembourré  d'épisodes  maladroits, 
d'une  langue  trop  maniée  et  qui  fatigue  par  le  soin  et  la 
recherche. 

J'ai  vu  à  Saint-Malo  le  tombeau  de  Chateaubriand, 
sur  un  rocher  qui  apparaît  de  loin.  L'emphase  de  ce 
tombeau  peint  l'homme  et  ses  écrits  et  leur  commune 
destinée.  Chateaubriand  a  exploité  sa  mort  comme  un 
talent  j.  il  a  pris  dans  son  tombeau  une  dernière  pose,  il 
a  fait  de  ce  tombeau  une  dernière  phrase  ;  une  phrase 
qui  se  pût  entendre  au  milieu  du  bruit  de  la  mer,  une 
pose  qui  se  pût  voir  encore  dans  la  brume  et  dans  la 
postérité.  Mais  ce  calcul  sera  trompé.  N'ayant  toute  sa 
vie  songé  qu'à  lui-même  et  rien  fait  que  pour  lui-même, 
Chateaubriand  a  péri  tout  entier.  Sa  gloire,  placée  en 
viager,  est  venue  s'éteindre  dans  cette  mer  dont  il  a 


452  VUES  PRISES   DU    CLOITRE. 

voulu  suborner  le  murmure  pour  le  transformer  en 
applaudissement  éternel. 


Quel  sera  l'avenir  de  beaucoup  d'autres  qui  n'ont  pas 
eu  celte  grande  rhétorique,  qui  n'ont  pas  jeté  ce  grand 
éclat,  qui  ne  sont  que  d'habiles  ouvriers,  mais  ouvriers 
de  choses  inutiles,  sans  aucune  bonne  pensée,  et  souvent 
sans  aucune  pensée  ?  Cette  époque  orgueilleuse  a  mé- 
prisé le  vrai;  elle  a  imprimé  des  fables  malsaines  sur 
des  papiers  qui  tombent  en  poussière.  Les  monuments  de 
son  esprit  disparaîtront  dans  le  néant,  et  il  ne  restera 
d'elle,  pour  la  raconter,  que  le  simple  et  le  vrai,  qu'elle 
aura  méprisés. 

Je  ne  crains  pas  que  Ton  m'ahonte  en  m'opposaiit  à 
moi-même  le  peu  que  je  vaux.  Je  connais  ma  faiblesse. 
Si  je  n'aimais  la  vérité,  je  me  condamnerais  au  silence; 
mais  la  vérité  a  encore  sa  force  dans  les  plus  humbles 
voix,  et  elle  commande  la  hardiesse  aux  plus  humbles 
esprits.  Sa  lumière  me  remplit  d'une  aversion  sans  borne 
pour  les  chefs-d'œuvre  d'un  art  où  je  ne  suis  qu'un  pau- 
vre vieil  écolier,  lorsque  ces  chefs-d'œuvre  n'ont  pas  la 
marque  du  vrai  :  je  les  tiens  alors  pour  des  travaux  de 
fous  ingénieux  ou  de  traîtres,  et  tout  le  succès  qu'ils 
peuvent  obtenir  ne  diminue  rien  h  mon  dédain.  J'use 
en  cela  d'un  droit  de  nature.  II  y  a  deux  races  en  ce 
monde,  depuis  Abel  et  Caïn,  deux  races  adverses  et 
ennemies.  L'une  est  faite  pour  croire,  pour  respecter, 
pour  aimer,  pour  adorer,  pour. porter  humblement  et 


VUES  PRISES  DU   CLOITRE.  453 

vaillamment  les  jougs  du  devoir.  L'autre,  incrédule, 
haïsseuse,  impie,  blasphème  et  raille,  et  ne  se  soumet 
qu'à  la  force,  pour  laquelle  elle  se  sent  moins  de  haine 
que-  pour  le  devoir;  race,  révoltée  contre  la  société 
humaine  autant  que  contre  Dieu.  Les  livres  nés  de  cette 
race  ne  peuvent  me  plaire,  puisque  j'appartiens  à  l'autre. 

Dans  la  race  dont  je  suis,  il  y  a  des  tribus  militaires  ; 
je  suis  d'une  de  ces  tribus.  Parce  que  tout  mon  sang 
frémit  contre  le  mensonge,  on  m'a  appelé  révolution- 
naire; par  que  j'ai  refusé  tout  hommage  aux  idoles,  ou 
m'a  outrageusement  comparé  au  charlatan  sinistre  qui 
s'est  fait  un  talent  et  une  renommée  d'aller  par  carre- 
fours hurler  contre  Dieu.  Grâce  à  l'éducation  que  la 
société  inflige  aux  enfants  du  peuple  et  que  cet  infortuné 
et  moi  avons  également  reçue,  j'aurais  pu  sans  doute 
devenir  un  révolutionnaire,  mais  non  pas  comme  lui. 
Nous  ne  sommes  pas  de  même  race.  Je  n'aurais  pas  enfoui 
mon  âme  dans  l'absurde  stérilité  du  blasphème.  On  ne 
fait  que  des  esclaves  parmi  les  peuples  à  qui  l'on  ôte 
Dieu  ;  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  me  serais  proposé  si  ma 
raison  avait  fléchi  devant  les  problèmes  dont  le  spectacle 
du  monde  l'obsédait.  J'aspirais  à  la  liberté  et  à  la  jus- 
tice ;  je  n'aurais  pas  cherché  ces  filles  du  Ciel  dans  la 
boue;  je  n'aurais  pas  cru  que  Dieu  me  laissât  le  soin 
d'inventer  la  liberté  et  la  justice.-  La  foi  catholique,  en 
m'enseignant  que  les  nations  sont  guérissables,  m'a  pré- 
servé de  la  dangereuse  folie  de  vouloir  refaire  l'espèce 
humaine  et  du  crime  de  la  mépriser. 

Il  y  a  des  révolutionnaires  qui  se  prétendent  catholi- 
ques; ils  croient  l'être,  je  leur  souhaite  de  le  devenir. 


484  VUES   PRISES   DL   CLOITRE. 

Pour  moi,  je  ne  suis  pas  révolutionnaire,  parce  que  je  suis 
orthodoxe.  Ils  ont  dit  que  je  n'étais  orthodoxe  que  pour 
un  temps,  que  je  secouais  ma  chaîne.  Je  suis  en  parfaite 
paix  d'esprit  et  de  cœur  dans  cette  chaîne.  On  ne  secoue 
pas  la  chaîne  longtemps  sans  qu'elle  rompe  !  Plusieurs 
l'ont  rompue.  Je  puis  faire  comme  eux,  sans  doute  ;  ce 
sera  ma  faute,  comme  ce  fut  la  leur.  La  religion  n'aura 
pas  manqué  de  lumière,  l'Église  n'aura  pas  manqué  de 
patience  ;  j'aurai  manqué  de  vertu. 

Mais  j'ai  presque  le  devoir  de  dire  que  j'espère  demeu- 
rer fidèle.  Après  vingt  ans,  j'ai  pu  expérimenter  la  dou- 
ceur et  la  facilité  de  l'entière  soumission  ;  l'obéissance  ne 
demande  rien  de  trop  à  la  fierté  humaine,  La  foi  catho- 
lique n'est  pas  une  loi  d'asservissement.  Précisément 
parce  qu'elle  enchaîne  la  passion,  la  foi  affranchit  l'esprit. 
Quelle  raison,  dit  l'évêque  de  Tulle,  se  trouve  à  l'étroit 
dans  la  Somme  de  saint  Thomas  ? 

Et  j'espère  qu'enfin  des  hommes  viendront  qui  vou- 
dront se  faire  l'honneur  de  remarquer  une  différence 
fondamentale,  entre  l'écrivain  qui  s'est  rendu  célèbre  par 
la  brutalité  de  ses  blasphèmes  contre  toutes  les  vérités 
divines  et  celui  qui  s'est  rendu  odieux  pour  les  avoir 
toutes  adorées. 

Quant  au  talent  d'écrire  on  pourrait  mettre  dans  un 

* 

sac  le  talent  de  M.  Proudhon  et  celui  de  M.  le  vicomte  de 
La  Guéronnière  :  pour  mon  goût  particulier,  —  s'il  ne 
s'agissait  que  d'écrire,  —  je  tirerais  sans  faire  de  voeux. 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  455 


LA    FEUILLE    VOLANTE. 


«  Mon  trafic  est  de  feuilles  volantes,  »  dit  un  person- 
nage de  Shakespeare.  Combien  sommes-nous,  aujour- 
d'hui, qui  trafiquons  de  feuilles  volantes  !  Étrange  et 
risible  métier  1  On  est  écrivain  pour  vivre.  Il  ne  s'agit 
plus  de  réfléchir,  de  méditer,  de  corriger  ;  il  s'agit  de 
charger  la  feuille  volante.  L'écrivain  fait  sa  page  quoti- 
dienne pour  gagner  son  pain  quotidien. 

L'invention  des  journaux  a  créé  encore  celte  misère. 
La  littérature  y  périra  par  la  facilité  de  produire  sans 
labeur,  par  la  corruption  du  goût  public,  par  l'irrespon- 
sabilité, par  l'impossibilité  prochaine  de  faire-  lire  le 
moindre  volume  un  peu  sérieux.  L'écrivain  sérieux  verra 
qu'il  est  dupe.  Signalé  comme  ennuyeux  ou  dévoré  par 
la  foule  des  abréviateurs,  il  n'obtiendra  nulle  gloire,  ne 
fera  nul  profit. 

Le  plaisir  d'écrire  est  perdu.  Le  plaisir  d'écrire,  c'était 
de  vivre  avec  une  pensée,  de  la  mûrir,  de  la  vêtir,  de  la 
faire  forte  et  belle.  Cette  joie  allégeait  toute  peine.  Je 
suppose  qu'aulrefois  on  faisait  un  livre  comme  on  élève 


456  VUES   PRISES   1>1:   CLOITRE. 

un  enfant,  avec  diligence,  avec  patience,  avec  amour. 
On  se  disait  du  livre  comme  de  l'enfant  :  Il  me  coûte, 
mais  il  me  fera  honneur; 

Nous  n'en  sommes  plus  là.  Une  idée  vient.  Est-elle 
creuse,  est-elle  féconde  :  peu  importe.  On  l'étiré  ou  on 
la  rogne  à  la  taille  d'un  article;  on  la  badigeonne  d'un 
grossier  vernis,  on  la  jette  sur  la  feuille  volante.  Et 
maintenant,  feuille  valante,  envole-toi. 

Voilà  pour  l'idée  qui  se  présente.  Celle  qui  se  refuse, 
qui  veut  être  attirée,  est  prise  de  force,  accommodée  de 
force,  clouée  sur  la  feuille  volante,  vendue.  Il  faut  pre- 
mièrement couvrir  et  vendre  la  feuille  ;  il  faut  porter 
quelque  chose  au  marché,  il  faut  vivre.  La  pensée  et 
l'art,  questions  secondaires,  si  ce  sont  des  questions. 
0  pauvre  lecteur  !  mais  plus  pauvre  écrivain  ! 

On  a  vu  naître  et  multiplier  ces  malheureux  qui  ne  font 
plus  rien  que  pour  écrire.  Ils  lisent,  c'est  pour  écrire  ; 
ils  regardent,  c'est  pour  écrire;  ils  aiment,  ils  haïssent, 
ils  souffrent,  ils  pleurent,  toujours  pour  écrire.  Ils  tien- 
nent note  de  leurs  sensations,  de  leurs  sentiments  : 
madère  à  écrire,*matière  à  ouvrer  et  à  vendre  !  Il  faut 
couvrir  la  feuille  volante,  il  faut  gagner  son  pain. 

Ne  croyez  pas  que  beaucoup  n'aimassent  mille  fois 
mieux  faire  autre  chose.  Une  illusion  de  jeunesse,  les 
circonstances,  les  imprudents  conseils,  même  des  entraî- 
nements généreux,  même  l'impérieuse  vocation,  les  ont 


VIES   PRISES   DU   CLOITRE.  457 

poussés  dans  cette  carrière  ;  ils  n'en  peuvent  plus 
sortir,  la  nécessité  est  là  qui  les  presse.  Sachez -leur 
gré  lorsqu'ils  restent  honnêtes  gens.  Plusieurs  y  ont 
quelque  mérite. 

En  toute  chose  le  mal  est  aisé  ;  il  a  des  attraits  par 
lui-môme.  La  littérature  du  mal  se  fabrique  plus  vite, 
s'écoule  mieux.  Flatter  les  passions  qui  touchent  au  vice, 
flatter  les  erreurs  qui  touchent  au  mensonge,  rien  n'est 
plus  commode,  rien  ne  «  fournit  davantage  à  la  poé- 
sie 1...  »  On  a  la  faculté  de  peindre  un  certain  demi-nu' 
qui  n'est  pas  encore  trop  chaste  pour  le  grand  marché 
populaire  et  qui  se  fait  recevoir  dans  les  bonnes 
maisons. 

L'honnête  homme  couvre  la  feuille  volante  d'honnêtes 
pensées,  et  tout  au  moins  d'honnêtes  paroles,  quand  il 
n'a  pas  de  pensées  ;  mais  il  se  fait  dédaigner  du  public 
et  vilipender  de  ses  confrères.  J'en  connais  que  le  public 
honnête  lui-même  a  fini  par  haïr,  à  force  d'entendre  les 

écrivains  malhonnêtes  les  vilipender. 

*«. 

Aux  yeux  de  beaucoup  de  gens  de  bien,  la  pire  et 
plus  horrible  bête  qui  soit  sur  terre  est  l'homme  de  bien 
qui  ose  vanter  et  défendre  le  bien.  «  Cet  homme,  disent- 
ils,  irrite  les  méchants  ;  vous  verrez  qu'il  nous  attirera 
quelque  malheur.  Ceux-là  hurlent  contre  nous  qu'il 
fait  hurler  contre  lui,  puisque,  hélas  !  nous  pensons 
comme  lui.  » 

«  Racine,  sur  Phèdre. 
.    T.  il.  i3" 


I 

458  VUES   PRISES  DU   CLOITRE. 

Je  tiens  néanmoins  qu'il  faut  continuer  d'être  honnête, 
sans  souci  de  plaire  davantage  ou  de  moins  déplaire  à 
ceux  qui  par  diverses  raisons  montrent  en  ce  temps  une 
égale  horreur  de  la  franche  honnêteté  et  de  la  franche 
vérité. 

Quant  aux  joies  de  l'art  perdues ,  les  regretter  un 
moment  est  légitime  ;  se  prolonger  dans  ce  regret  serait 
lâche. 

Que  penserait-on  du  soldat  qui  se  tiendrait  à  l'écart 
du  champ  de  bataille  pour  aiguiser  son  épée? 

Dieu  t'a  fait  pour  le  temps  où  tu  vis,  et  le  temps  où  tu 
vis  est  fait  pour  ton  âme.  Il  ne  s'agit  pas  des  joies  que 
tu  pourrais  goûter,  mais  de  l'œuvre  que  Dieu  te  demande. 
Fais  ton  œuvre,  fais-la  d'un  cœur  libre  et  tranquille,  et 
même  joyeux.  Ne  compte  pas  ce  qui  te  manque  d'applau- 
dissements, ce  que  tu  entends  de  murmures,  ce  que  tu 
reçois  d'avanies. 

Qu'importe  tout  cela  ?  Des  applaudissements,  qu'en 
resterait-il  à  ton  âme  ?  Des  murmures  et  des  avanies, 
qu'en  restera-t-il  sur  ton  âme?  Si  tu  as  fait  de  bon  cœur 
ce  que  tu  as  cru  sincèrement  que  Dieu  te  demandait; 

Si  tu  as  aimé  l'honneur  de  Dieu;  si  tes  mains,  quoique 
débiles,  ont  quelquefois  soutenu  la  vérité  de  Dieu;  —  si 
tes  feuilles  volantes,  plus  ou  moins  artistement  colorées, 
portent  cependant  la  bonne  nouvelle  de  Dieu, 

Il  importera  peu  qu'elles  durent  moins  d'un  jour  !  Ce 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  459 

que  tu  leur  auras  confié  ne  tombera  pas  et  ne  périra  pas, 
mais  s'envolera  vers  Dieu. 

Tes  paroles  malhabiles,  mais  sincères,  entreront  dans 
les  trésors  divins  ;  et  un  jour  elles  redescendront  comme 
des  ailes  qui  viendront  s'attacher  à  ton  âme;  et  ton  trafic 
de  feuilles  volantes,  si  mesquin  ici-bas,  t'aura  pourtant 
servi  à  gagner  le  royaume  éternel. 


VI 


DU    ROMAN    CHRETIEN. 


V, 


oici  quelques  idées  que  j'ai  retenues  d'une  conver- 
sation avec  Marie  Gjertz.  C'est  elle  qui  parle  : 

Une  Suédoise  protestante,  Frédérika  Bremer,  aimable 
esprit,  très-grand  cœur,  a  donné  de  prétendus  romans 
de  la  vie  réelle,  que  des  auteurs  français  catholiques 
s'efforcent  mal  à  propos  d'imiter.  Ils  ont  trouvé  que  ces 
romans  suédois  étaient  agréables;  ils  se  sont  dit  :  «  Fran- 
cisons et  déprotestantisons  cela  et  ce  ne  sera  pas  mau- 
vais. »  Ils  n'ont  pas  considéré  que,  dans  les  mains  de 
mademoiselle  Bremer,  la  vie  réelle,  laide  et  chétive 


460  VUES   PKISES   DU   CLOITRE. 

étoffe,   sert  à  habiller   quelque  chose  de   charmant, 
Fidéal. 

Mademoiselle  Bremer  est  une  étrange  personne.  Vieille 
fille,  elle  aime  les  femmes,  même  jolies,  même  mariées. 
L'on  ne  saurait,  je  crois,  en  moins  de  mots,  donner 
meilleure  idée  d'une  âme  !  Ses  livres  sont  consacrés  à 
glorifier  la  femme  dans  toutes  les  conditions;  elle  se  voue 
à  la  peindre  ornée  de  tous  les  dons  sans  orgueil,  affligée 
de  toutes  les  disgrâces  sans  rancune  contre  le  monde  ni 
contre  Dieu. 

• 

Frédérika  n'entend  pas  que  ses  héroïnes  soient  inu- 
tiles. Il  faut  qu'elles  souffrent,  qu'elles  consolent,  qu'elles 
corrigent,  qu'elles  éclairent.  Aiment-elles  un  homme 
dont  les  qualités  leur  promettent  un  bonheur  facile  et 
constant  :  cent  obstacles  s'élèvent,  et  ces  amants  assortis 
finissent  par  aller  mourir  chacun  de  son  côté.  Dans  la  vie 
réelle  pourtant,  il  y  a  bien  aussi  quelques  mariages  de 
pleine  sympathie  et  quelques  ménages  heureux;  mais, 
avec  la  délicatesse  de  la  femme  et  le  sûr  instinct  de  l'ar- 
tiste, Frédérika  sent  que  l'amour  n'est  plus  idéal,  n'est 
plus  digne  d'une  femme,  dès  que  l'on  ôte  la  croix. 

L'amour  d'une  femme,  —  je  dis  une  femme,  —  porte 
toujours  les  ailes  de  l'amour  divin.  Quelques-unes,  dès 
le  commencement,  ont  les  ailes  assez  fortes  pour  élever 
leur  âme  jusqu'au  cœur  du  divin  Epoux  :  elles  y  demeu- 
rent sous  le  voile  éternel.  Chez  d'autres  les  ailes  sont 
plus  faibles;  elles  ne  peuvent  que  voleter.  En  attendant 


VUES  PRISES  DU   CLOITRE.  461 

leur  entier  développement,  l'âme  a  besoin  de  se  reposer 
sur  un  objet  sensible.  Cette  âme  peut  se  tromper,  sans 
doute.  Néanmoins,  si  c'est  une  vraie  âme  de  femme, 
soyez  certain  que  dans  cet  objet  elle  a  cru  reconnaître 
quelque  trait  de  l'Époux  divin,  ou  qu'elle  s'est  voulu  don- 
ner à  remplir  quelque  parcelle  de  la  mission  du  Christ, 
consoler  et  sauver.  L'amour  humain  n'est  qu'une  station 
avant  d'arriver  au  cœur  de  Jésus  :  elle  y  apprend  à 
souffrir  et  à  mourir. 

Frédérika  prend  aussi  le  parti  de  la  femme  artiste  ; 
elle  lutte  contre  le  préjugé  «  Scandinave,  »  dit-elle,  qui, 
dans  cette  quasi-sage  Scandinavie,  refuse  un  peu  aux 
femmes  le  droit  à  la  littérature  et  aux  beaux-arts.  Bonne 
Frédérika!  Elle  n'est  jamais  venue  chercher  à  Paris  ce 
pain  dur  et  amer  de  la  servante  des  arts  !  Si  elle  avait 
subi  les  charges  accoutumées  du  droit  aux  beaux-arts, 
elle  aurait  vite  réclamé  le  droit  au  silence,  le  droit  à  la 
clôture;  et  comme  l'idéal  de  ces  deux  droits  n'existe 
point  dans  le  protestantisme,  elle  se  serait  hâtée  de 
frapper  à  la  porte  catholique,  la  seule  qui  ouvre  aux 
femmes  le  royaume  de  la  sainte  paix. 

Je  le  demande  à  vous,  Frédérika,  non  à  vous,  les  sul- 
tanes-mères de  la  gloire  :  une  femme  qui  parle,  une 
femme  qui  pose  pour  faire  de  l'art,  que  rêvez-vous  dé 
plus  contraire  à  l'idéal?  La  femme  idéale  ne  s'occupe 
que  d'aimer.  Ses  yeux  ne  voient  que  l'Époux,  ses  oreilles 
n'écoutent  que  l'Époux,  son   cœur  ne  bat  que  pour 

13"* 


462  VUES   PRISES   DU   CLOITRE. 

l'Époux,  et  sa  langue  ne  sait  qu'une  parole  et  ne  l'adresse 
qu'à  l'Époux.  Sa  gloire  est  d'aimer. 

Mademoiselle  Bremer,  si  éprise  de  l'idéal,  dont  elle 
aperçoit  quelque  chose  des  yeux  de  son  cœur,  aurait  aimé 
à  décrire  cette  véritable  femme  et  ce  véritable  amour. 
Mais  la  pauvre  protestante  n'est  jamais  entrée  dans  un 
couvent  de  carmélites;  et  c'est  pourquoi,  ayant  consi- 
déré ce  monde,  elle  n'y  a  vu  d'autre  refuge  pour  l'amour 
idéal  que  la  mort. 

Un  auteur  catholique,  voulant  faire  de  la  «  vie  réelle  » 
en  français,  a  louablement  ôté  de  son  livre  cet  amour 
idéal  pour  un  être  humain  ;  mais  il  a  oublié  de  mettre  à 
la  place  l'amour  de  Dieu.  Reste  un  manuel  de  la  femme 
forte,  appliquée  à  ramasser  honnêtement  et  à  dépenser 
sagement  trente  mille  livres  de  rente.  Dans  tous  les  bou- 
quets que  sa  main  a  formés  on  trouve  des  livrets  de  la 
caisse  d'épargne. 

Cet  honnête  ouvrage  est  présentement  à  sa  sixième  ou 
septième  édition. 

Auteur  de  bonne  volonté,  je  ne  voudrais  pas  vous  faire 
de  la  peine,  mais  je  ne  voudrais  pas  que  vous  fissiez 
école.  Il  est  temps,  je  crois,  de  crier  au  loup  !  ce  [loup, 
cet  affreux  loup  de  la  médiocrité,  qui  s'est  fabriqué  de 
fausses  clefs  pour  entrer  dans  toutes  les  bergeries  et  qui 
les  dévaste  toutes.  Quoi!  nous  aussi,  chrétiens,  nous 
aurions  nos  Champfleury  qui  nous  empâteraient  de  vie 


VUES   PRISES   DU  CLOITRE.  463 

réelle!  Je  dis  que  la  fonction  de  la  littérature  est  de  nous 
élever  au-dessus  de  la  vie  réelle  ;.que  la  littérature  doit 
nous  porter  de  la  vie  réelle  à  la  vie  surnaturelle,  doit 
nous  aider  à  subir  Tune  en  nous  parlant  de  l'autre  ;  —  et 
l'art  d'écrire  n'a  pas  à  s'occuper  de  la  manière  de  faire 
servir  deux  fois  le  môme  bœuf  et  les  mêmes  choux  ! 

Je  hais  la  littérature  qui  vient  nous  dorloter  dans  les 
platitudes  et  nous  enfoncer  de  plus  en  plus  dans  les 
couardises  de  co  monde.  Cette  littérature-là  n'est  bonne 
qu'à  ravaler  les  inspirations  de  la  droiture  et  de  l'hon- 
nêteté, à  les  mettre  au-dessous  même  de  la  sottise  endia- 
blée qui  cherche  son  idéal  dans  le  vice  et  qui  s'illumine 
du  feu  des  tripots.  Nous  sommes  bien  réguliers,  bien 
économes,  nous  plaçons  prudemment  nos  vertueux  petits 
gains,  et,  en  nous  modérant  sur  la  crinoline,  nous  ache- 
tons enfin  un  honnête  petit  château.  Là,  nous  goûtons 
de  sages  ivresses .  0  Seigneur  !  dans  votre  bonté ,  en- 
voyez-nous un  tapissier  industrieux  et  consciencieux, 
car  nous  souffrons  encore  des  courants  d'air  !...  Pour- 
tant, la  souffrance  étant  inséparable  de  la  vie  réelle, 
nous  saurons,  s'il  le  faut,  Seigneur,  vous  offrir  cette 
croix  ! 

Ailleurs,  on  fait  fi  de  la  vie  réelle,  on  se  jette  dans 
l'idéal  ;  mais  un  idéal  convulsif,  qui  méconnaît  et  brise 
les  lois  du  cœur  humain.  On  raconte  les  choses  comme 
elles  ne  peuvent  se  passer,  on  les  peint  telles  qu'elles  ne 
sauraient  être  ;  la  tête,  une  tête  déréglée,  remplace  le 
cœur.  Une  héroïne  sacrifie  à  Dieu,  contre  toute  logique, 


464  VUES  PRISES   DU  CLOITRE. 

Famant  le  plus  légitime  ;  puis  elle  meurt  dé  chagrin  du 
sacrifice  qu'elle  a  fait.  Ainsi  elle  n'aime  pas  Dieu  après 
n'avoir  pas  aimé  son  amant  ;  —  et  tout  cela  pour  peindre 
l'amour  ! 

Les  protestants  sont  supérieurs  dans  ce  genre  de 
composition.  Voici  pourquoi  : 

La  littérature,  comme*  tous  les  beaux-arts,  doit  traiter 
du  beau,  non  de  rutile.  Le  beau  a  sa  source  dans  l'esprit. 
Le  cœur  ne  sachant  autre  chose  qu'aimer,  la  belle  litté- 
rature doit  donc  traiter  de  l'amour. 


Un  de  mes  amis,  parlant  absolument,  ne  veut  pas 
de  l'amour  dans  la  littérature.  Je  lui  demande  bien 
pardon;  mais  de  quoi  veut-il  que  traite  la  belle  littéra- 
ture? 

» 

Quoi  !  point  d'amour?  Cependant  le  premier  et  le  plus 
grand  commandement  de  Dieu  nous  commande  de  l'ai- 
mer :  Dieu  trouve  donc  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  excellent 
que  l'amour  sur  la  terre  et  dans  le  ciel  ?  Et  mon  ami  ne 
veut  pas  que  la  littérature  traite  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  et  de  plus  excellent  !  J'espère  qu'il  s'expliquera. 
S'il  entend  parler  de  la  passion  dont  M.  Scribe  a  tiré 
deux  cent  mille  livres  de  rente,  cela  ne  s'appelle  pas  de 
l'amour. 

Quant  à  ces  pauvres  protestants,  ils  s'occupent  peu  du 

* 

commandement  de  Dieu  ;  mais,  avertis  par  l'impérissable 


VUES  PRISES   DU   CL01TKE.  465 

m 

instinct  de  l'art  que  la  beauté  est  dans  l'amour,  que 
l'amour  n'est  grand  que  dans  le  sacrifice,  ils  prennent 
pour  éléments  l'amour  et  le  sacrifice. 

La  première  condition  du  sacrifice,  c'est  que  le  sen- 
timent brisé  ne  porte  aucun  trait  de  médiocrité.  Aussi 
les  auteurs  protestants  décrivent- ils  dans  le  cœur  de' 
leurs  héros ,  non  pas  un  sentiment  humain ,  mais  l'hé- 
roïsme, les  ravissements,  l'adoration  d'un  amour  de 
saint  pour  Dieu.  Puis,  sentant  encore  par  instinct,  ou 
plutôt  par  tradition  catholique,  qu'il  y  a  quelque  chose 
au-dessus  du  sentiment  humain  le  plus  ardent,  le  plus 
pur,  ils  appellent  ce  quelque  chose  obéissance,  respect 
de  la  parole  donnée,  devoir  enfin.  Le  devoir,  voilà 
leur  élément  de  sacrifice.  C'est  devant  le  devoir  qu'ils 
viennent  briser  vaillamment  leurs  affections  et  leur  vie. 
De  là,  avec  un  peu  de  simplicité  et  un  peu  d'enthou- 
siasme, on  fait  facilement  sortir  la  grandeur  et  jaillir 

les  larmes. 

• 

Le  catholique  se  trouve  dans  d'autres  conditions.  11 
doit  faire  du  beau  en  gardant  le  commandement  de 
Dieu. 

Il  faut  qu'il  se  dise  en  commençant  :  «  11  est  écrit  : 
Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de 
tout  ton  esprit,  de  toute  ton  âme  et  de  toute  tes  forces. 
Donc,  si  je  touche  à  l'amour  humain,  je  dois  le  tenir  à 
une  température  modérée.  » 


466  VUES   PRISES  DU   CLOITRE. 

Mais  par  ce  soin  de  consulter  à  chaque  moment  le 
thermomètre,  il  se  rend  gauche  ;  ses  personnages  pren- 
nent insensiblement  une  tournure  de  petites  mécaniques; 
et  adieu  la  beauté,  adieu  lavie  ! 

Écoutez-moi,  poètes,  écoutez  un  moyen  simple  de  vous 
tirer  d'affaire  !  Osez  aimer  Dieu,  et  vous  traiterez  de 
l'amour  de  Dieu ,  et  vous  verrez  comme  tout  ira  ! 
Puisque  ce  premier  commandement  que  vous  avez  à 
l'esprit,  et  qui  vous  glace,  vous  ordonne  d'aimer  Dieu 
de  tout  votre  cœur,  ce  n'est  pas  pourtant  pour  vous 
glacer.  Créez  des  personnages  qui  aiment  Dieu  de  tout 
leur  cœur,  vous  aurez  de  la  grandeur,  vous  aurez  de  la 
flamme  ;  vous  en  ^urez  autant  par-dessus  les'  protes- 
tants que  l'amour  de  Dieu  est  par-dessus  l'amour  des 
hommes. 

L'auteur  de  Tout  pour  Jésus  dit  qu'on  ne  peut  se 
figurer  un  Séraphin  consciencieux  ;.de  même,  j'ai  peine 
à  imaginer  une  œuvre  d'art  consciencieuse ,  formule 
d'éloge  très-usitée  dans  les  feuilletons,  pas  par  cons- 
cience! La  grande,  la  véritable  beauté  ne  sortira  jamais 
de  ce  qui  n'est  pas  l'amour,  parce  que  la  beauté  n'est 
autre  chose  que  le  rayonnement  de  l'amour.  Si  j'ai  dit 
le  contraire,  je  l'ai  fait  sans  peser  mes  paroles  et  je  me 
dédis. 

L'infortuné  protestant  qui  cherche  l'idéal  est  obligé 
de  chercher  dans  le  cœur  de  l'homme  ;  car  il  n'a  pas 
la  présence  réelle.  Il  sait  que  le  Christ  est  mort  pour 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  467 

lui,  il  sait  que  le  Christ  est  Dieu  ;  mais  la  connaissance 
est  lettre  morte.  Elle  reste  dans  l'esprit  sans  toucher, 
surtout  sans  pénétrer  et  imprégner  le  cœur. 

Dans  soimnique  Église,  Dieu  ne  s'est  pas  contenté  de 
laisser  le  commandement  ;  il  est  resté  lui-môme  au  milieu 
de  ses  enfants,  pout  leur  donner  la  force  de  l'accomplir. 
Parce  que  le  cœur  de  l'homme  a  besoin  d'un  objet 
sensible  pour  fixer  son  amour,  Dieu  s'est  fait  lui-même 
cet  objet  sensible  que  demandent  nos  cœurs.  Il  est  donc 
là,  parmi  les  siens,  leur  communiquant  non-seulement 
la  lumière  de  son  Esprit,  mais  aussi  les  divines  ardeurs 
de  son  sang  et  de  ce  cœur  qui  a  tant  aimé  le  monde. 

j  L'amour  de  Dieu  ne  devrait  donc  pas  être  représenté 
par  l'artiste  comme  une  peine  et  un  ennui,  comme  un 
sentiment  médiocre,  sans  charme  et  sans  ivresse,  mais 
comme  quelque  chose* de  grand  et  d'irrésistible,  un  tor- 
rent du  ciel,  un  torrent  de  délices  qui  entraîne  l'âme, 
qui  l'emporte,  qui  lui  fait  accomplir  sans  effort  toutes 
les  merveilles  de  l'abnégation  et  du  sacrifice. 

Si  vous  voulez  savoir  quel  champ  le  bon  Dieu  a  ouvert 
aux  arts,  lisez  l'Évangile  de  Marthe  et  de  Marie. 

Marthe  est  occupée  à  tous  les  soins  extérieurs  que 
peut  désirer  l'Époux.  Elle  le  nourrit,  le  vêt,  le  visite 
dans  les  prisons;  elle. le  suit  sur  les  champs  de  bataille; 
elle  s'élance  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  pour  lui 
acquérir  des  serviteurs  et  des  enfants. 


468  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

Marie,  au  contraire,  uniquement  éprise  de  la  beauté 
de  TÉpoux,  perdue  dans  son  amour,  perd  tout  souvenir 
d'elle-même  et  des  créatures.  Son  amour  est  plus  par- 
fait, parce  que  son  anéantissement  est  plus  parfait. 
Elle  n'agit  plus,  pas  même  pour  la  gloire  de  l'Époux, 
parce  qu'elle  n'existe  plus.  Tout  son  cœur  s'est  abîmé 
dans  le  cœur  de  TÉpoux.  Et  que  dit  TÉpoux?  Que  Marie 
a  pris  la  meilleure  part.  C'est  Marie  qui  aime;  la  beauté 
idéale,  c'est  Marie.  Croyez-vous  que  TEpoux  soit  injuste? 
S'il  faut  mourir  pour  lui,  croyez-vous  que  Marie  hésitera 
plus  que  Marthe,  ou  demandera  une  louange  pour  sa 
mort,  en  disant  à  TÉpoux  :  «  Seigneur,  regardez -moi 
mouair?  »  Et  s'il  faut  glorifier  les  beautés  de  TÉpoux 
et  rendre  au  genre  humain  le  service  de  le  faire  con- 
naître et  de  le  faire  aimer,  qui  s'en  acquittera  mieux 
de  Marthe  ou  de  Marie?  Marthe  pourra  faire  plus  de 
discours  ;  Marie  ne  dira  qu'une  parole,  mais  c'est  cette 
parole  de  Marie  qui  mettra  le  feu  et  qui  remplira  tout 
de  chaleur  et  de  lumière,  les  deux  choses  dont  vit  le 
monde. 

Quand  une  époque  préfère  Marthe  à  Marie,  elle  appli- 
que sa  sagesse  à  écarter  la  chose  nécessaire  ;  et  c'est  à 
quoi  les  utilitaires  réussissent  admirablement;  d'où  Ton 
peut  inférer  la  grandeur  des  époques  utilitaires  et  tirer 
leur  exacte  mesure. 

Les  arts  n'ont  rien  à  montrer,  la  littérature  n'a  rien  à 
dire  aux  heureux  que  Dieu  a  favorisés  du  don  de  médio- 
crité. Qu'ils  lisent,  qu'ils  ne  lisent  pas,  qu'ils  regardent 


VUES  prises  bu  CLOITRE.  469 

des  tableaux  ou  qu'ils  n'en  regardent  pas,  qu'ils  enten- 
dent de  la  musique  ou  qu'ils  n'en  entendent  pas,  ils 
iront  toujours  leur  même  petit  trot,  ni  plus  lentement 
ni  plus  vite.  Ils  savent  ce  qu'il  faut  pour  éviter  l'enfer, 
ils  le  font.  Quand  vous  les  voyez  commettre  des  actes 
de  vertu,  sans  aucune  visible  nécessité,  ne  les  accusez 
pas  de  folle  dépense.  Ils  ne  dépensent  pas,  ils  mettent  à 
la  caisse  d'épargne  pour  le  ciel,  sachant  que  le  bon  Dieu 
leur  rendra  tout  au  centuple,  et  qu'ils  assurent  ainsi, 
moyennant  quelque  gêne,  leur  bon  petit  poste  dans 
l'éternité,  bien  à  l'abri  des  révolutions,  des  faillites  et 
des  courants  d'air.  Ils  doivent  avoir  quelque  peine  à 
s'expliquer  la  prodigalité  du  Créateur,  qui  leur  donne 
des  roses  à  cent  feuilles  lorsqu'il  pouvait,  comme  il  Ta 
bien  prouvé,  avec  quatre  ou  cinq  feuilles  seulement, 
faire  une  fleur  ou  même  une  rose.  Pour  eux,  d'une  seule 
rose  ils  en  feraient  vingt,  et  de  ces  vingt  ils  en  auraient 
mis  dix  à  la  caisse  d'épargne,  et  la  terre  serait  très- 
honnêtement  parée.  Mais,  enfin,  le  bon  Dieu  est  pro- 
digue !  Ce  qui  importe  à  savoir,  c'est  que  Dieu  paye 
bien,  protège  bien,  est  très-utile.  Ils  aiment  Dieu  comme 
utile. 

D'autres,  qui  souvent  valent  moins,  mais  qui  me  sem- 
blent avoir  de  quoi  valoir  beaucoup  plus,  veulent  que  le 
bon  Dieu  soit  beau.  Pour  ceux-ci  il  a  donné  les  beaux- 
arts.  A  ceux-ci  donc  les  beaux-arts,  dont  le  but  suprême 
est  de  faire  connaître  aux  hommes  la  beauté  de  Dieu. 

Or,  la  beauté  de  Dieu  étant  le  rayonnement  de  son 
t.  u.  14 


470  VUES  PRISES  DU   CLOITRE. 

amour,  la  source  des  beaux-arts  est  au  siège  de  l'amour 
divin,  dans  le  sacré  cœur  de  Jésus. 

Que  la  belle  littérature  nous  parle  donc  du  bel 
amour  ;  que  l'écrivain  en  répande  le  charme  sur  tout  ce 
qu'il  conçoit.  Je  ne  demande  pas  que  tous  les  héros  ou 
personnages  de  romans  et  d'histoires  poétiques  soient 
des  saints,  que  la  peinture  ne  peigne  que  des  saints,  que 
la  musique  ne  chante  que  des  hymnes.  Je  sais  qu'il  y  a 
une  hiérarchie  dans  les  arts  comme  dans  la  vie  humaine. 
Je  demande  seulement  que  l'art  ne  se  traîne  pas  miséra- 
blement dans  la  poussière,  à  travers  toutes  les  misères 
de  la  vie  réelle,  et  ne  sorte  pas  de  là  pour  se  précipiter 
au  hasard  et  en  trébuchant  dans  un  idéal  insensé;  mais 
qu'il  s'élève  par  des  actes  du  divin  amour  jusqu'à  cette 
sphère  privilégiée,  surnaturelle,  où  l'on  apprend  à  dire 
sans  retour  et  sans  effort  :  «  Seigneur,  je  vous  aime  !  » 

Cette  voie  est  la  plus  large  de  toutes,  on  y  peut  user 
de  tout,  même  de  la  vie  réelle  ;  mais  alors  la  vie  réelle 
fournit  des  êtres  nobles  et  réellement  vivants.  La  lumière 
de  vérité  ne  montre  rien  de  grand  qui  ne  soit  vrai  et 
rien  d'humble  qui  ne  soit  beau.  Il  n'y  a  plus  de  vertu 
plate,  ni  d'héroïsme  faux  ;  il  n'y  a  plus  rien  de  guindé, 
plus  rien  d'ennuyeux;  partout  se  répand  l'éclat  des 
bons  et  doux  sourires,  partout  s'ouvre  la  source  des 
saintes  larmes  ;  et  quiconque  voudra  parler  ce  langage, 
je  le  défie  bien  de  ne  rencontrer  que  des  cœurs  qui 
n'entendent  pas  ! 


VUES   PRIEES   DU   CLOITRE.  471 


VII 


LE    PRÊTRE. 


A  u.n  Séminariste. 


j, 


ob,  dans  sa  prospérité,  n'a  rien  à  désirer.  Est-il 
complètement  heureux?  Non;  il  appréhende  les  maux 
qui  peuvent  tomber  sur  lui  (m,  28).  Voilà  de  quoi  cal- 
mer les  regrets  qu'il  me  semble  voir  parfois  dans  votre 
cœur  au  sujet  du  sacrifice  que  Dieu  vous  a  demandé. 
Vous  n'avez  rien  perdu.  Les  mains  qui  tiennent  des  fleurs 
en  sentent  les  épines  et  les  verront  flétrir.  L'état  heureux 
en  ce  monde  est  celui  dont  on  remplit  les  devoirs  ;  tout 
état  dont  on  remplit  les  devoirs  par  un  sentiment 
d'amour  pour  Dieu  qui  les  a  donnés,  c'est-à-dire  où  l'on 
fait  des  sacrifices,  est  heureux  ;  et  le  plus  heureux  est 
celui  où  le  sacrifice  est  plus  grand.  Peu  d'hommes,  i 
est  vrai,  savent  ces  choses  à  vingt  ans,  quoique  cepen- 
dant Tâme  les  devine  ou  tout  au  moins  les  pressente. 
Mais  Dieu  se  charge  de  notre  éducation.  Un  peu  de 
patience,  et  nous  connaîtrons  l'incroyable  néant  de  tout 
ce  qu'il  peut  nous  demander  d'abandonner  pour  lui, 


472  VUES  ÊlUSfeS  DCl   CLOITRE. 

Soyez  persuadé  qu'en  renonçant  au  fantôme  vous  avez 
acquis  la  réalité.  Je  vous  atlends  au  premier  heureux  qui 
viendra  porter  à  vos  pieds  l'angoisse  de  ses  joies. 

Évitez  donc  les  retours  qui  vous  exagèrent  le  mérite 
de  votre  renoncement.  Craignez  les  larmes  que  Ton  verse 
sur  soi-même.  La  chair  résiste,  quelque  plaintive  qu'elle 
se  fasse,  mais  l'âme  languit.  L'Esprit-Saint  les  appelle 
homicides,  ces  tristesses  trop  éloignées  de  la  douleur 
qu'exigent  nos  véritables  misères. 

Que  si  vous  ne  pouviez  vaincre  ce  penchant,  alors 
n'hésitez  pas.  Vous  n'êtes  point  fait  pour  la  milice  où 
vous  avez  aspiré  dans  une  flamme  passagère  de  ferveur. 
Il  n'y  a  rien  de  si  grand  que  d'être  prêtre,  rien  qui  exige 
autant  la  vigueur  de  l'âme  et  la  vigueur  de  l'esprit. 
Dans  le  camp  austère  du  sacerdoce  ne  portez  pas  un 
cœur  plein  de  mélancolies  funestes  et  ridicules.  Le  prêtre 
doit  faire  bon  visage  aux  choses  de  la  vie.  Non  vultus 
tristiS)  non  gravatus  se  exhibeat  ;  sed  hilari  vultu,  imo 
grattas  agat. 

J'ai  eu  le  bonheur  d'entendre  l'évêque  de  Tulle  parler 
sur  le  sacerdoce,  et  cette  voix  qui  annonce  si  noblement 
la  vérité  de  Dieu  ,  magna  tuba  veritatis ,  a  déroulé 
devant  mon  esprit  le  plus  sublime  idéal  de  la  gran- 
deur de  l'homme.  Écoutez  ce  que  j'en  ai  pu -retenir. 

«  Le  monde  existe  parce  que  Dieu  a  voulu  un  lieu  de 
croissance,  d'évolution,  d'épanouissement  pour  des  âmes 
faites  à  son  image,  destinées  à  partager  son  éternelle 
félicité.  Étudier  ce  monde,  ceia  peut  intéresser  la  curio- 
sité ;  exploiter  ce  monde,  cela  peut  devenir  une  chose 
utile  ;  la  chose  capitale,  c'est  de  faire  des  âmes  divines. 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE.  473 

«  Le  prêtre,  enrichi  plus  que  tout  autre  de  dons  divins, 
vraiment  Dieu  par  participation,  est  constitué  pour  orner 
de  divinité  tout  l'univers,  pour  répandre  sans  mesure 
la  vie  divine  :  ut  vitam  habeant  et  abundantius  habeant. 
Qu'il  ne  se  laisse  pas  détourner  de  sa  fonction  !  S'il 
la  remplit  bien,  il  ne  sera  pas  seulement  un  homme 
juste  qui,  ayant  beaucoup  reçu,  doit  beaucoup  donner  ; 
il  ne  sera  pas  seulement  un  homme  bon,  qui  prend  à  sa 
charge  les  pauvres,  les  petits,  les  affligés,  les  ignorants  ; 
il  ne  sera  pas  seulement  un  sage  qui,  dans  la  corruption 
et  les  délices  universelles,  sait  vivre  d'austères  contem- 
plations; il  sera  bien  plus,  incomparablement  :  il  sera  le 
sauveur  des  âmes,  par  conséquent  le  sauveur  du  monde. 
Car  le  monde  périrait  le  jour  où  il  ne  s'y  verrait  plus_ 
d'âmes  occupées  d'aller  à  Dieu . 

«  Que  ce  siècle  donc  use  et  abuse  des  forces  natu- 
relles du  monde,  qu'il  fasse  abonder  la  richesse,  qu'il 
multiplie  les  commodités  de  la  vie,  qu'il  décore  de  titres 
pompeux  ces  vulgaires  emplois  de  l'intelligence  humaine, 
qu'il  chante  le  progrès,  la  civilisation,  qu'il  oublie  que 
tout  cela  n'empêche  pas  de  mourir,  et  que  tout  cela 
meurt,  comme  on  le  voit  écrit  sur  ces  fameuses  ruines, 
Ninive,  Babylone,  Memphis,  Tyr,  Carthage,  Corinthe, 
Rome  enfin,  puisque  cette  grande  Rome  aussi  est  en- 
trée dans  la  mort;  que  le  siècle  rie  de  pitié  en  con- 
templant des  territoires  où  ne  fleurit  guère  que  la  vie 
divine  ;  le  prêtre  demeure  calme  dans  son  rôle  auguste; 
il  juge  ce  siècle,  il  continue  de  faire  des  saints,  et  il  est 
l'arc-boutant  du  monde. 

«  Si  le  prêtre  est  obligé  de  contredire,  sa  contradic- 


VUES   PRISES   DU    CLOITRE. 

lion  sera  encore  le  salut  du  monde  :  il  empêchera 
le  monde  de  se  heurter  h  plus  fort  que  lui,  de  se  heurter 
à  Dieu.  Car  le  Seigneur  est  miséricorde  :  la  miséricorde 
est  son  fond,  son  essence,  son  cœur,  ses  entrailles,  vis- 
cera  misericordice  ejus.  Un  ôtre  cesserait  de  vivre  si 
on  lui  arrachait  les  entrailles;  Dieu  ne  serait  pas  s'il 
n'était  pas  miséricordieux.  Sa  miséricorde  a  tout  créé, 
conserve  tout.  Oui,  sans  doute!  Mais  un  attribut  terrible 
n'en  peut  pas  moins  jaillir  de  l'essence  de  Dieu.  Il  est  la 
vie,  le  bien,  le  beau,  Tordre,  l'harmonie.  Il  faut  qu'il 
demeure  cela,  qu'il  le  soit  pleinement.  Qu'une  créature, 
homme,  peuple,  siècle,  se  lève  contre  lui  :  par  ce  fait 
insensé  de  la  créature,  Dieu  qui,  par  lui-même,  n'est 
que  bon,  devient  juste  et  terrible.  Il  faut  bien  que  le 
beau,  Tordre,  Tharmonie  demeurent  ;  Dieu  passe  et 
l'obstacle  est  brisé. 

«  Le  prêtre  est  donc  la  plus  grande  force  du  inonde. 
Pour  demeurer  dans  cette  force  il  doit  éviter  toute  dis- 
sonance ;  il  doit  être  un.  Sénèque  a  dit  cette  merveil- 
leuse sentence  :  «  Si  vous  avez  rencontré  un  homme  un, 
vous  avez  vu  une  grande  chose.  Mais  elle  est  le  fait 
réservé  du  sage  ;  tout  le  reste  a  plusieurs  visages.  »  Or, 
pour  se  faire  un,  pour  ne  pas  être  obligé  de  varier,  il  se 
faut  modeler  sur  la  perfection  absolue,  sur  Dieu.  Que  le 
prêtre  donc,  en  toute  chose,  regarde  Dieu.  Dieu  est 
saint,  Dieu  est  bon,  Dieu  est  sage,  Dieu  est  fort,  Dieu  est 
la  science  même.  Toutes  ces  perfections,  revêtues  d'une 
chair  mortelle,  présentées  sous  une  forme  accessible  et 
infiniment  aimable,  se  sont  appelées  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ.  Voilà  l'exemplaire  du  prêtre.  Pour  ce  qui 


VUES  PRISES   DU   CLOITRE.  475 

est  de  la  science  :  Pie  sciens  et  scienter  pius,  lui  dit 
saint  Augustin. 

«  Que  le  prêtre,  après  avoir  fait  l'unité  dans  sa  per- 
sonne, dans  sa  volonté  et  son  intelligence,  dans  sa  foi 
et  dans  ses  mœurs,  la  fasse  encore  avec  ses  frères,  avec 
ses  chefs,  avec  le  Chef  suprême  de  la  hiérarchie  sacrée. 
Qu'il  aime  du  fond  de  ses  entrailles  le  souverain  Pontife, 
qu'il  maintienne  toutes  ses  prérogatives,  qu'il  use  de  tout 
son  pouvoir  pour  écarter  de  lui  toute  offense,  tout  cha- 
grin. Que,  s'il  apprend  qu'il  pleure,  ce  père  commun  des 
âmes,  il  se  hâte  de  prier  pour  que  Dieu  arrête  ses  larmes, 
terribles  à  qui  les  fait  couler.  Que  le  prêtre  s'applique  à 
le  faire  aimer  des  peuples  ;  qu'il  leur  montre  dans  toute 
sa  majesté  le  roi  de  la  grande  doctrine,  le  gardien  de  la 
justice,  le  représentant  de  Dieu  ici-bas,  le  vicaire  de 
Jésus-Christ,  le  vicaire  de  l'Amour.  Quel  homme  a 
entendu  une  parole  comme  celle  qui  fut  dite  à  saint 
Pierre  :  Et  ego  dico  tibi  quia...  super  hanc  petram  œdifi- 
cabo  Ecclesiammeam?  C'est  l'affirmation,  c'est  le  ser- 
ment d'un  Dieu.  La  terre  entière  dut  tressaillir.  Un  Dieu 
donnait  sa  parole  que  pour  jamais,  du  cœur  d'un  père, 
du  cœur  d'une  mère,  la  vérité  et  l'amour  jailliraient  sur 
le  monde. 

«  Tel  est  donc  le  prêtre.  Sur  sa  lèvre  repose,  toujours 
pure,  toujours  féconde,  cette  parole  de  Dieu  si  haute,  si 
sublime,  si  savante,  la  parole  qui  dit  le  mot  de  tout  et 
qui  le  dit  pour  toujours,  et  qui  est  toutefois  moins  digne 
encore  d'admiration  que  d'amour  :  Yerba  non  tantàm 
miranda,  sed  amanda.  Dieu  a  donné  le  prêtre  au  monde  ; 
la  charge  du  prêtre  est  de  donner  le  monde  à  Dieu.  Le 


476  VUES  PRISES   DU   CLOITRE. 

prêtre  est  l'homme  universel.  C'est  pourquoi  il  est  déta- 
ché de  tout,  affranchi  de  tout  lien  particulier,  exclu  de 
toute  affaire  qui  n'est  pas  l'affaire  du  salut  public.  Il  ne 
se  donne  pas  le  fardeau  de  la  famille  privée,  lui  qui  a 
pour  famille  le  genre  humain  ;  il  ne  s'engage  point  dans 
la  voie  où  Ton  trouve  les  richesses  de  la  terre,  lui  qui 
doit  garder  ses  mains  libres  pour  distribuer  les  biens 
éternels  ;  il  n'altère  aucune  part  de  son  cœur,  que  Dieu 
s'est  réservé  tout  entier,  pour  le  donner  tout  entier, 
comme  il  se  donne  lui-même.  Voilà  le  magnifique  rôle 
du  prêtre  :  il  est  donné  de  Dieu,  il  donne  Dieu,  il  donne 
l'univers,  il  le  donne  sans  obs tables,  sans  gêne  aucune, 
il  le  donne  à  tout.  Libre  de  servir,  grand  et  noble  ser- 
vage. » 

Je  n'ai  pu  vous  rendre  cette  voix  forte  et  généreuse, 
cette  science  inépuisable,  ces  beaux  développements 
qui  ouvrent  des  espaces  quasi  infinis,  et  tant  d'horizons 
par  delà  ces  vastes  espaces  ;  cela  est  le  secret  du  génie 
et  l'inénarrable  parfum  de  ces  fruits  de  sagesse  si  rem- 
plis de  sucs  de  vie.  Mais  cette  esquisse  décolorée  vous 
dit  pourtant  ce  que  doit  être  le  prêtre.  Si  votre  âme  n'a 
pas  assez  d'un  tel  fardeau,  elle  n'est  pas  digne  de  le 
porier;  éloignez-vous. 


LIVRE   XVII 


LES    FRUITS     DU    CLOITRE 


I 


Mon  Dieu,  je  tremble  devant  vous  ! 
Je  parle  de  vous,  Ton  m'écoute  ; 
A  ma  voix,  abjurant  leur  doute, 
Plusieurs  ont  plié  les  genoux. 

Vous  m'inspirez  des  discours  sages; 
Je  les  répands.  Bien  des  courages 


EXAMEN. 


14* 


478  LES   FRUITS  DU   CLOITRE. 

Reprennent  vie,  et  je  le  vois  ; 
Mais  il  n'en  reste  rien  pour  moi  ! 

Lorsque  l'ardeur  de  ma  prière 
Va  réchauffer  des  cœurs  glacés, 
Des  feux  qu'en  mes  mains  vous  placez 
Je  ne  perçois  que  la  lumière  ! 

Ma  voix  pousse  de  vains  éclats, 
En  vain  je  suis  prompt  à  comprendre  : 
Ce  que  vous  avez  droit  d'attendre, 
Mon  cœur  ne  vous  le  donne  pas. 

Et  cependant  je  crois  et  j'aime  ; 
Pourquoi  cette  stérilité  ? 
Pourquoi  ce  cœur  lâche,  arrêté 
Aux  choses  qu'il  maudit  lui-même  ? 

Oh  !  non,  je  n'aime  pas  assez  ! 
Je  suis  trop  lent  aux  sacrifices.  • 
Seigneur,  suspendez  vos  justices  ! 
D'où  vient  mon  tourment,  je  le  sais  ! 

Ailleurs  qu'en  vous,  mon  Dieu,  j'espère. 
Mes  vœux,  follement  abusés, 
Voudraient  obtenir  de  la  terre 
Des  biens  que  vous  leur  refusez. 

Si  votre  sagesse  profonde 
M'éveille,  alors  que  je  rêvais, 
Vais-je  donc  le  trouver  mauvais  ? 
Me  devez-vous  rien  en  ce  monde  ? 


LES   FRUITS   DU   CLOITRE.  479 

Mon  cœur  n'a-t-il  pas  votre  amour  ? 
Mes  yeux  n'ont-ils  pas  vos  merveilles  ? 
Vous  êtes  là  durant  mes  veilles, 
Vous  me  donnez  le  pain  du  jour. 

Que  mon  chemin  soit  plus  austère, 
Que  j'y  tratne  tout  seul  mes  pas  : 
Est-il  un  chemin  solitaire 
Où  Ton  ne  vous  rencontre  pas  ? 

Je  ne  veux  pas  jouer  un  rôle  : 
Puisque  je  dois,  par  ma  parole,  • 
Inspirer  l'amour  de  la  croix, 
Je  veux  vivre  comme  je  crois. 

Mais  sans  vous,  ô  mon  Dieu,  je  tombe  ! 
Mes  desseins  ne  sont  que  néant. 
Le  mal  est  fort  comme  un  géant  ; 
Il  me  jettera  dans  la  tombe... 


II 


LUMIERE. 


Du  flot  des  passions  dans  mon  cœur  assailli, 
Quand  le  combat  voulait  ma  force  et  mon  étude, 
J'ai  pris  avec  le  mal  une  lâche  habitude, 
Et  devant  toi,  Seigueur,  tous  mes  pas  ont  failli. 


480  LES  FRUITS   DU   CLOITRE. 

Dieu  de  toute  bonté,  tu  ne  m'as  point  haï  ! 
Je  fus  enveloppé  de  ta  sollicitude. 
Ah  !  je  vois  ta  clémence  et  mon  ingratitude  : 
Toujours  tu  m'as  aimé,  toujours  je  t'ai  trahi. 

Mais  lorsqu'à  te  servir  ma  volonté  s'enflamme, 
Quand  je  veux  être  tien  et  te  donner  mon  âme, 
Hélas  !  Seigneur,  je  sens  les  langueurs  de  ma  foi  ! 

Romps  le  mal  qui  me  lie  encore  à  son  empire, 
Traîne-moi  par  ta  force  au  grand  but  où  j'aspire, 
Accable-moi  de  fers  qui  m'attachent  à  toi  ! 


III 


PRIÈRE   *. 


Si  c'est  ton  courroux  qui  me  juge, 
Si  ta  colère  me  punit, 
De  la  face  je  suis  banni, 
Seigneur,  quel  sera  mon  refuge  ? 

Mon  seul  refuge  et  mon  repos, 
Ce  sera  toi.  Quand  je  te  blesse, 
Ta  bonté  connaît  ma  faiblesse; 
Tu  vois  le  mal  jusqu'en  mes  os. 

1  Domine ,  ne  in  fur  or  e  tuo  arguas  me. 


LES   FRUITS  DU   CLOITRE.  481 

Mon  âme  est  dans  un  (rouble  extrême  : 
Jusques  à  quand,  Dieu  de  pardon, 
Porterai-je  ton  abandon? 
Tu  reviendras,  Seigneur,  je  t'aime. 

Ah  !  reviens  et  délivre-moi  ! 
Retire-moi,  par  ta  clémence, 
Des  lieux  d'opprobre  et  de  démence 
Où  Ton  n'espère  plus  en  toi. 

Délivre-moi,  car  je  succombe. 
Je  veux  célébrer  tes  grandeurs  : 
Comment  ferai-je  si  je  meurs  ? 
Qui  te  bénira  dans  la  tombe  ? 

Du  sommeil  cher  aux  malheureux 
Je  ne  sais  plus  goûter  les  charmes, 
Et  j'ai  tant  pleuré  que  les  larmes 
Ont  éteint  le  jour  dans  mes  yeux. 

Vous,  entre  qui  je  me  consume, 
Mercenaires  d'iniquité, 
Votre  vil  salaire  est  compté  ; 
Disparaissez,  infâme  écume  ! 

Vous  me  pressez  comme  les  flots, 
Aussi  fiers  que  la  mer  qui  monte  ; 
Disparaissez  couverts  de  honte  : 
Le*  Seigneur  entend  mes  sanglots  !    < 


482  LES   FRUITS   OU   CLOITRE. 


IV 


AUTRE    PRIÈRE. 


Ceux  qui  sans  motif  me  haïssent 

Par  l'enfer  sont  multipliés  ; 

Mes  anciens  compagnons  trahissent 

Les  serments  qui  nous  ont  liés. 
La  haine  est  attachée  à  moi  comme  mon  ombre, 

Elle  m'épie  et  suit  mes  pas, 
Et  me  fait  mille  fois,  par  ses  œuvres  sans  nombre, 

Payer  ce  que  je  ne  dois  pas. 

Pourtant  de  leur  fureur  savante 
Je  crains  peu  l'effort  soutenu  : 

Mais,  Seigneur,  ce  qu'um* épouvante, 

« 

C'est  mon  péché,  qui  t'est  connu  ! 
0  Dieu  plein  de  bonté,  couvre  de  la  clémence 

Le  mal  que  devant  loi  j'ai  fait  ; 
Épargne  à  tes  enfants  cette  douleur  immense  : 

Ne  mets  pas  au  jour  mon  forfait  ! 


LES   FRUITS   DU    CLOITRE.  483 


AUTRE    PRIÈRE  '. 


Regarde  en  pitié  ma  misère, 
De  ta  face  illumine-moi  ; 
Je  verrai  clair  à  ta  lumière, 
Ton  serviteur  suivra  ta  loi. 

Bienheureux  l'homme  de  prière, 
Qui  marche,  Seigneur,  devant  toi  ! 
De  ta  Tace  illumine-moi, 
Je  verrai  clair  à  ta  lumière. 

Gloire  au  Seigneur  Dieu  !  Gloire  au  Père, 

Au  Fils  né  de  la  Vierge  Mère, 

A  l'Esprit-Saint  !  Esprit  de  foi, 

Regarde  en  pitié  ma  misère. 

De  la  face  illumine-moi  : 

Je  verrai  clair  à  ta  lumière, 

Ton  serviteur  suivra  ta  loi  ! 


1  Du  Ps.  CXVIll. 


484  LES   FRUITS  DU   CLOITRE. 


VI 


CONFESSION  *. 


Ne  me  recherche  pas,  Seigneur,  dans  ta  colère  ; 
Que  ton  bras  irrité  ne  tombe  pas  sur  moi  ! 

N'écrase  pas  le  ver  de  terre 
Dont  l'insigne  folie  a  transgressé  ta  loi  ! 

Tes  flèches  mont  percé  ;  tes  flèches,  traits  de  flamme  ! 
Mon  cœur  est  devenu  comme  un  puits  desséché  ; 

Ma  chair  souffre  autant  que  mon  âme  ; 
Je  n'ai  plus  de  repos  depuis  que  j'ai  péché. 

Mon  péché  me  submerge  ;  il  pèse  sur  ma  tête, 
Et  sa  corruption  s'envieillit  dans  mes  os. 

Je  rugis  comme  la  tempête, 
Je  marche  tout  courbé;  je  succombe  à  mes  maux. 

Je  meurs!  Un  âpre  feu  dévore  mes  entrailles. 
Et  ma  livide  plaie  aux  regards  fait  horreur. 

Seigneur,  tu  brises  et  tu  railles, 
Tu  livres  au  péché  l'imbécile  pécheur  ! 

Mes  amis  m'ont  quitté,  mes  ennemis  me  pressent  : 
Contre  moi  sans  relâche  ils  forment  des  complots. 

>  Domine,  ne  in  fur  or e  luo...  quoniam. 


LES   FRUITS   DU   CLOITRE.  485 

Tris  aux  pièges  qu'ils  me  dressent, 
Mes  pas  sont  encbatnés  et  mes  yeux  semblent  clos. 

Us  parlent,  je  suis  sourd,  ou  je  ne  sais  que  dire  : 
Les  clartés  de  l'esprit,  la  vigueur  et  la  voix, 

Qnand  leur  méchanceté  conspire, 
Tout,  par  ta  volonté,  tout  me  manque  à  la  fois. 

Hais  tu  me  restes,  toi,  Seigneur,  malgré  mon  crime, 
Toi  qui  n'es  jamais  sourd,  toi  qui  m'exauceras. 

J'ai  crié  vers  toi  de  l'abîme, 
Et  toi  que  j'olfensai,  toi,  tu  me  sauveras. 

Certes  !  le  châtiment  m'est  bien  dû  ;  je  l'accepte. 
J'ai  péché,  punis-moi  ;  je  l'ai  trop  mérité  ! 

Mais  sauve-moi  pourtant.  Excepte 
Mon  âme  du  prix  lourd  de  mon  iniquité. 

Contre  mes  ennemis  sois  mon  appui  robuste. 

Tu  les  vois  plus  nombreux,  plus  amers  chaque  jour  ; 

Tu  sais  que  leur  haine  est  injuste  : 
Ils  maudissent  en  moi  le  feu  de  ton  amour. 

J'ai  dit  à  ces  ingrats  de  vivantes  paroles, 
J'ai  dit  qu'il  faut  t'aimer,  te  craindre,  l'obéir  ; 

J'ai  fait  mépris  de  leurs  idoles, 
C'est  depuis  ce  temps-là  qu'on  les  voit  me  haïr. 

*  Ils  ont  juré  ma  perte  ;  ils  maudissent  mon  âme  ; 
Ils  disent  que  je  fais  ies  œuvres  de  Satan 

Et  que  j'ai  son  orgueil  infâme... 
0  pervers  !  Dieu  vous  voit.  Menteurs  !  Dieu  vous  entend. 


486  LES   FRUITS   OU   CLOITRE. 

II  est  trop  vrai,  j'oflense,  hélas!  un  Dieu  que  j'aime  ; 
Mais,  il  le  sait,  pour  lui  je  suis  prêt  à  mourir, 

Et  c'est  pourquoi,  contre  moi-même 
Et  contre  vous,  sa  main  viendra  me  secourir. 

Source  de  mon  salut,  mon  Sauveur,  mon  bon  Maître  ! 
Quand  lu  m'écraserais,  j'espère  encore  en  toi  ; 

J'ai  montré  ma  plaie  à  ton  prêtre  ; 
J'ai  péché,  mais  je  pleure  ;  accours  et  sauve-moi . 


VII 


APRÈS    LA    CONFESSION   i. 


a  Du  profond  abîme 
Vers  toi  j'ai  crié, 
Moi,  Seigneur,  l'infime, 
Le  pécheur  souillé  : 
Entends  ma  prière, 
Et  du  ver  de  terre, 
Seigneur,  prends  pitié  ! 

«  Si  tu  tiens  le  compte 
De  tous  mes  forfaits, 
L'éternelle  honte 
Me  couvre  à  jamais  ! 
Père,  sois  propice  ! 


De  profnndis  clamavi. 


LES   FRUITS   DU    CLOITRE.  487 

Devant  ta  justice 

Tout  homme  est  mauvais. 

«  La  miséricorde 
Règne  dans  ton  cœur  ; 
Ta  bonté  déborde 
Sur  rhumble  pécheur  : 
Elle  t'a  fait  père  ; 
En  elle  j'espère, 
Dieu  libérateur! 

«  Mon  âme  frivole 

Put  se  détourner; 

Mais  j'ai  ta  parole, 

Tu  veux  pardonner  : 

Je  prends  confiance  ; 

De  ma  délivrance 

L'heure  va  sonner  !  f 

«  Du  soir  à  l'aurore, 
De  l'aurore  au  soir, 
Mon  âme  t'implore, 
Ferme  en  son  espoir. 
Couronné  d'étoiles, 
Dans  les  cieux,  sans  voiles, 
Je  pourrai  te  voir. 

«  Ta  grâce  délivre, 
0  Dieu  de  bonté  ! 
Je  pourrai  revivre 
Par  ta  charité. 
Montre-moi  ta  face  ; 
Sa  splendeur  efface 
Mon  iniquité. 


488  LES  FRUITS   DU   CLOITRE. 


VIII 


APRÈS    L'ABSOLUTION  *. 


Heureux  qui,  sur  soi-même  exerçant  ta  justice, 
Sent,  mon  Dieu,  dans  son  cœur  dépouillé  d'artifice, 

Que  ses  péchés  lui  sont  remis  ! 
Heureux  qui,  s'imposant  la  salutaire  honte 
De  découvrir  ses  maux,  les  guérit  et  remonte, 

Dieu  bon,  au  rang  de  tes  amis! 

Et  moi  je  me  suis  tu  !...  Comme  au  fond  d'un  abîme 
J'ai  voulu  dans  mon  cœur  ensevelir  mon  crime» 

Dérober  mon  iniquité. 
Mais  la  voix  me  parlait  durant  ce  long  silence  ; 
Ta  main  pesait  sur  moi  ;  je  tombais  en  démence, 

Tout  défaillant  d'anxiété. 

Vains  tourments,  pleurs  perdus,  stériles  épouvantes  ! 
Mon  mal  était  plus  grand  ;  ces  douleurs  énervantes 

Ne  me  rapprochaient  pas  de  Dieu. 
Je  voyais  le  déclin  de  mes  forces  hautaines, 
Comme  on  voit  en  été  baisser  l'eau  des  fontaines 

Ouvertes  sous  un  ciel  de  feu. 

1  Beali  quorum  remit*»  sunt  iniqui taies. 


LES  FRUITS   DU   CLOITRE.  489 

Enfin  j'ai  dit  :  «  C'est  trop  !  Il  faut  enfin  que  j'ôte 
L'épine  de  mon  cœur.  Et  j'avouerai  ma  faute, 

Je  confesserai  mon  péché.  » 
A  peine  eus-je  parte,  Dieu  de  miséricorde, 
Je  sentis  le  pardon  que  ta  clémence  accorde, 

Flot  pur  sur  mon  âme  épanché. 

Combien  tes  serviteurs,  tes  enfants,  ô  Dieu  père  ! 
Dans  les  maux  d'ici-bas  que  leur  espoir  tempère, 

Par  ton  amour  sont  protégés  ! 
Ils  souffrent,  tu  guéris  ;  ils  pleurent,  tu  pardonnes  ; 
Ils  t'appellent,  tu  viens  :  la  mer  les  environne, 

Hais  ils  ne  sont  pas  submergés. 

Sois  à  toujours  ma  joie,  à  toujours  mon  refuge  ! 
Tu  me  délivreras  quand  viendra  le  déluge 

Des  longs  pleurs,  des  vœux  insensés. 
Tu  m'as  dit  :  «  Je  suis  là;  j'écoule  ta  prière  : 
Obéis,  et  tes  yeux  verront  à  ma  lumière 

Les  chemins  que  je  t'ai  tracés.  » 

Lorsqu'à  te  secourir  Dieu  se  rend  si  facile 
Homme  ne  sois  donc  plus  ranimai  indocile, 

Qu'il  faut  mattriser  par  le  mors. 
Dieu  pardonne,  et  pourtant  il  veut  que  tout  s'expie  : 
Il  a  mille  fléaux  pour  abattre  l'impie 

El  tous  ses  ennemis  sont  morts. 

Mais  ceux  qui  l'ont  aimé  vivent  ;  car  il  les  aime  ; 
Ils  recevront  de  lui,  couronnés  par  lui-môme, 

Ces  biens  qu'il  a  faits  infinis. 
0  cœurs  aimés  de  Dieu,  célébrez  sa  tendresse  ! 
Chantez,  poussez  un  cri  d'éternelle  allégresse, 

Cœurs  pénitents  qu'il  a  bénis  ! 


490  LES  FRUITS   DU   CLOITRE. 


IX 


C'est  contre  le  péché,  Seigneur,  que  je  t'invoque 

C'est  l'ennemi  cruel  et  fort 
Qui  tourmente  mes  jours,  contre  toi  me  provoque 

Et  m'enveloppe  dans  la  mort. 

Mon  cœur,  rempli  d'angoisse  en  ses  lugubres  veilles, 

S'est  souvenu  des  jours  anciens; 
J'ai  médité  longtemps  ta  force  et  tes  merveilles  : 

De  loi  nous  viennent  tous  les  biens. 

Tu  peux  tout,  et  tu  vois  la  langueur  de  mon  âme. 

Haie -toi  de  la  secourir  ! 
Délivre-la,  Seigneur,  de  l'adversaire  infâme 

Qui  s'est  dit  :  «  Elle  va  mourir.  » 

Daigne  tourner  vers  moi  ce  visage  adorable 

Qui  fait  la  gloire  des  élus; 
Il  est  toute  ma  vie  ;  aux  morts  je  suis  semblable, 

Seigneur,  quand  je  ne  le  vois  plus. 

Parce  que,  plein  d'espoir  dans  ton  âme  de  père, 
J'ai  pleuré,  j'ai  crié  vers  toi; 


LA   PAIX. 


LES   FRUITS   DU  CLOITRE.  491 

Parce  que,  plein  d'amour  pour  la  loi  salutaire, 
J'en  ai  fait  ma  règle  et  ma  loi  : 

Que  chaque  jour,  Seigneur,  dès  l'aurore,  j'entende 

La  douce  voix  de  tes  pardons; 
Que  chaque  jour  sur  moi  ton  Esprit-Saint  descende 

El  m'apporte  tes  autres  dons  ! 

Ainsi  j'accomplirai  ce  que  ta  loi  réclame 

Et  je  suivrai  les  droits  chemins  ; 
Ainsi  je  verrai  fuir  l'ennemi  de  mon  âme  ; 

Tu  m'auras  lire  de  ses  mains. 

0  Seigneur  !  ô  mon  Dieu  !  que  ta  grâce  m'enseigne 

A  faire  en  toul  ta  volonté  ; 
Que  je  craigne  le  mal  ;  mais  surtout  que  je  craigne 

De  mettre  en  doute  ta  bonté  ! 


49è  LES  FRUITS   Dlî   CLOITRE. 


AINSI   SOIT-IL. 


tlohPS  soumis  aux  infirmités,  esprit  soumis  à  l'erreur, 
âme  soumise  aux  tentations. 


Le  plus  homme  d'esprit  finit  par  faire,  sans  y  prendre 
garde,  toutes  les  sottises  dont  il  s'est  moqué.  Heureux  le 
plus  homme  de  bien  s'il  évite  la  moitié  des  fautes  dont  il 
a  horreur  ! 


À  trente  ans  tout  homme  a  été  humilié  dans  ses  déli- 
catesses ;  à  quarante  ans,  dans  ses  vanités  ;  à  cinquante, 


les  Fruits  du  cloître.  349 

dans  ses  hauteurs  ;  il  connaît  à  soixante  ans  le  néant  de 
ses  forces;  plus  outre,  le  néant  de  la  vie. 


L'homme  meurt  longtemps,  pour  ne  pas  dire  toute  la 
vie.  Dès  qu'une  illusion  est  envolée,  la  mort  commence. 
Avec  le  premier  bien  que  nous  perdons,  nous  sommes 
déjà  dans  le  cercueil. 

Si  Jésus-Christ  n'était  pas  dans  ce  monde,  vivant, 
immuable,  éternel,  toujours  là  pour  être  aimé  de  nous  et 
pour  nous  aimer,  toujours  là  pour  être  servi  et  pour 
nous  servir;  si  nous  ne  savions  pas  qu'il  sera  dans 
l'avenir,  si  nous  ne  le  trouvions  pas  dans  le  passé,  il  n'y 
aurait  pas  de  vie  humaine.  Par  Jésus-Christ  l'homme 
remplit  tout  l'espace  du  temps  ;  il  est  dans  le  passé,  dans 
le  présent,  dans  l'avenir;  il  est  immortel,  il  est. 

Par  Jésus-Christ,  c'est  la  tristesse  qui  est  un  songe 
de  l'homme,  et  la  joie  est  une  réalité;  par  Jésus-Christ, 
c'est  la  mort  qui  meurt,  et  l'homme  est  vivant. 

L'homme  sent  le  poids  de  la  vie,  il  se  courbe  ;  ses 
yeux  attachés  sur  la  terre  semblent  chercher  la  place  du 
tombeau.  Tout  ce  qui  le  réjouissait  autrefois  ne  le  réjouit 
plus  ;  en  vain  le  ciel  est  beau,  en  vain  le  soleil  luit,  en 
vain  les  oiseaux  chantent  ;  pour  lui  les  oiseaux  ont 
désappris  les  belles  chansons  qu'ils  savaient  autrefois. 
Mais  il  songe  à  Dieu,  et  il  dit:  Ainsi  soit-il  !  Puisque 

t.  u.  14- 


494  LES  FRUITS   DU   CLOITRE. 

Dieu  le  veut,  c'est  bon.  Et,  réfléchissant,  il  le  trouve 
bon  en  effet,  et  le  ciel  s'illumine  de  clartés  que  n'avait 
point  Paurore. 

Qu'importe  la  chanson  des  oiseaux  ?  Les  oiseaux  ne 
savent  rien,  et  nous  ne  savons  nous-mêmes  la  vraie 
chanson  que  quand  nous  mettons  bien  celle-là  sur  l'air: 
Ainsi  soit-il  !  Ainsi  soit-il!  Qui  croirait  qu'un  refrain 
si  court  est  si  difficile  à  apprendre  par  cœur  ?  Mais  on  y 
vient  avec  de  l'application  et  le  secours  de  Dieu  et  le  bon 
usage  de  la  raison. 

J'ai  lu  aujourd'hui  une  belle  parole  d'un  saint  mourant. 
Le  jour  de  Pâques,  on  lui  demandait  comment  il  se  trou- 
vait; il  répondit  :  Crucifixus;  Alléluia! 


ÉPILOGUE 


I  lacez  à  mon  côté  ma  plume, 
Sur  mon  front  le  Christ,  mon  orgueil  ; 
Sous  mes  pieds  mettez  ce  volume  ; 
Et  clouez  en  paix  le  cercueil. 

Après  la  dernière  prière, 
Sur  ma  fosse  plantez  la  croix  ; 
Et  si  Ton  me  donne  une  pierre, 
Gravez  dessus  :  fai  cm,  je  vois. 

Dites  entre  vous  :  «  Il  sommeille  ; 
«  Son  dur  labeur  est  achevé;  » 
Ou  plutôt  dites  :  a  II  s'éveille  ; 
«  II  voit  ce  qu'il  a  tant  rôvé.  » 

Ne  défendez  pas  ma  mémoire, 
Si  la  haine  sur  moi  s'abat  : 
Je  suis  content,  j'ai  ma  victoire  : 
J'ai  combattu  le  bon  combat. 


496  ÉPILOGUE. 

Ceux  qui  font  de  viles  morsures 
A  mon  nom  sont- ils  attachés  : 
Laissez-les  faire  ;  ces  blessures 
Peut-être  couvrent  mes  pochés. 

Je  suis  en  paix,  laissez- les  Taire  ! 
Tant  qu'ils  n'auront  pas  tout  vomi, 
C'est  que,  —  Dieu  soit  béni,  —  poussière, 
Je  suis  encor  leur  ennemi. 

Dieu  soit  béni  !  ma  voix  sonore 
Persécute  ehcor  ces  menteurs  ! 
Ce  qu'ils  insultent,  je  l'honore, 
Je  démens  leurs  cris  imposteurs  ; 

Dans  leurs  prisons  et  dans  leurs  fanges 
A  leurs  captifs  je  peins  le  jour  ; 
Je  fraye  un  chemin  aux  bons  anges 
Vers  les  cœurs  où  naîtra  l'amour. 

Quant  à  ma  vie,  elle  fut  douce  ; 
Les  ondes  du  ciel  font  fleurir 
Sur  l'aride  pierre  la  mousse, 
Sur  les  remords  le  repentir. 

Dans  ma  lutte  laborieuse 
La  foi  soutint  mon  cœur  charmé  ; 
Ce  fut  donc  une  vie  heureuse, 
Puisque  enfin  j'ai  toujours  aimé. 

Je  fus  pécheur,  et  sur  ma  route, 
Hélas  !  j'ai  chancelé  souvent; 


ÉPILOGUE.  497 


Mais,  grâce  à  Dieu,  vainqueur  du  doule, 
Je  suis  mort  ferme  et  pénitent. 

J'espère  en  Jésus.  Sur  la  terre 
Je  n'ai  pas  rougi  de  sa  loi  ; 
Au  dernier  jour,  devant  son  Père, 
Il  ne  rougira  pas  de  moi. 


U'** 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  LE  TOME  SECOND. 


LIVRE  IX 

Dans  la  Montagne 1 

Les  petits.  —  Les  pierres  vivantes.  —  Les  romans.  —  D'un 
pendu.  —  La  mort  bourgeoise.  —  L'Astrée.  —  Les  anges  du 
voyageur.  —  Prières  du  voyageur.  —  A  propos  d'une  pipe. 
—  Vraie  misère.  —  Du  bon  crétin.  —  La  ruine.  —  La  justice 
de  Dieu.  —  Le  chasseur  de  chamois.  —  Sœur  Andrée.  — 
Polémique  de  Jean-Marie.  —  Les  Jésuites. 


LIVRE  X 

* 

En  chasse 77 

Le  dtner  à  grande  vitesse.  —  La  conversation  en  1849.  —  La 
légende  du  diable.  —  La  chasse  au  point  de  vue  politique .  — 
Quelques  idées  d'un  roturier  sur  la  noblesse.  —  Des  livres  et 
de  l'agriculture.  —  Les  domestiques.  —  Dominique.  —  En 
chasse.  —  Arcanes  du  cœur  humain.  —  Misère  de  l'homme. 
—  Grandeur  de  l'homme.  —  Gloire  de  l'homme.  —  Une  vue  de 
l'avenir  en  1849.  —  Des  chasseurs  d'hommes.  —  Un  preneur  de 
villes. 


500  TABLE   DES  MATIÈRES. 


LIVRE  XI 

La  plage 133 

Le  village.  —  Mademoiselle  Félicité.  — .  De  sir  Walter  Scott. 
—  La  sorcière.  —  Visite  importune.  —  Voltaire.  —  Les  anti- 
quités. —  La  poche.  —  De  l'aurore.  —  La  Muse.  —  Jean-Paul- 
Marie  Kéréon,  premier  maître  de  manœuvre  en  retraite.  — 
La  Jagouine.  —  Le  soir  d'un  beau  jour.  —  La  mer  et  le  brin 
d'herbe.  —  De  l'architecture. 


LIVRE  XII 

De  la  noblesse 217 

Les  nobles  chevaliers  de  Dieu.  —  Des  nobles.  —  Suite.  —  Des 
vilains.  —  Les  sources  de  la  noblesse.—  Privilèges  de  noblesse. 
Les  vilains  de  France.  —  L'œuvre  des  vilains.  —  L'anoblisse- 
ment. —Vraie  noblesse.  —  Bénédictions  de  la  noble  France. 
Les  chants  de  noblesse.  —  La  noble  France.  —  Les  nobles 
armoiries  de  France. 

LIVRE  XIII 
Une  samaritaine 369 

LIVBE  XIV 

Contes  et  paysages  bretons 323 

Deux  Bretons.  —  Deux  autres.  —  Tréguier  en  Bretagne.  —  Les 
ruines  du  couvent.  —  Le  dernier  moine  de  Saint-Aubin.  — 
Paysage.  —  Souvenir  de  jeunesse.  —  Journal  de  voyage.  — 
Un  roman. 


TABLE  DES   MATIÈRES.  SOI 


LIVRE  XV 

La  campagne,  la  musique  et  la  bier 375 

Départ.  —  Le  château  ridicule.  —  Message.  —  Les  trois  maîtres. 

—  Lettre  à  une  éplorée.  —  A  une  Diva.  —  Suzanne.  —  Grâce 
d'en  haut.  —  La  croix,  —  Frère  Jean.  —  Isabelle.  —  Rose- 
Marie.  —  L'épouse.  —  La  sonate  en  la  majeur.  —  Isabelle. 

—  La  symphonie  pastorale.  —  La  couronne.  —  Poids  de  la  vie. 

—  La  mer.  —  Le  cyprès.  —  Retour. 

LIVRE  XVI 

Vues  prises  du  cloître 407 

A  Jacques-Emile  Lafon,  peintre.  —  Aimer  Dieu.  —  La  jalousie. 

—  Confession  littéraire.  —  La  feuille  volante.  —  Un  roman 
chrétien.  —  Le  prêtre. 

LIVRE  XVII 

Les  fruits  du  cloître..- 477 

Examen.  —  Lumière.  —  Prière.  — Autre  prière.  —  Autre  prière. 

—  Confession.  —  Après  la  confession.  —  Après  l'absolution.  — 
La  paix.  —  Ainsi  soit-il. 

Epilogue 495 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  SECOND  ET  DERNIER  VOLUME. 


Le  Mans.  —  Typ.  Ed.  Monnoybr,  place  des  Jacobins. 


72731105