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•r*
ÇA ET LA
ÇA ET LA
TYPOGRAPHIE
EDMOND MONNOVER
AU MANS (SARTHE)
ÇA ET LA
LOUIS VEMLLOT
SIXIÈME EDITION
[I
PARIS
VICTOR PALMÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR
HUE DE GRBNELLE-SilNT-GEEHAIK, 23
1874
Droits rélervds
LIVRE IX
DANS LA MONTAGNE
I
LES PETITS.
« uourage! me dit le chanoine, pendant que je
m'essuyais le front ; je vois d'ici notre dîner. »
Il me montra, bien haut, une échancrure dessinée sur
le roc par un bouquet d'arbres ; un vallon secret, une
petite ornière dans une petite montagne. L'homme y
t. u, l
2 • DANS LA MONTAGNE.
disparaît, lui et sa demeure. Qu'est-ce que l'homme?
On est toujours étonné de la petitesse de cet êlre.
a Mais, reprit le chanoine, pas si petit !
« Là où nous allons, quand un pauvre tombe malade,
un propriétaire, à tour de rôle, quitte son lit et le donne
au pauvre, qui devient Jésus-Christ souffrant.
« Cette charité pour les pauvres est la loi générale de
la contrée ; elle a créé des usages touchants et augustes.
Non-seulement les pauvres malades sont soignés, mais
on fait dire des messes et on se relaye devant l'autel pour
obtenir leur guérison.
« Certaines paroisses font la fête des pauvres. Ce jour-
là on les rassemble tous à table, et la table est bien
fournie. Tout le monde a contribué pour le festin ; une
confrérie, dont le curé est le principal membre, serties
convives. Trouvez- vous cela si petit?
« Ces petits hommes vivent en relation constante avec
Dieu et les saints. Le mois de janvier se passe ordinaire-
ment sous la neige ; il est consacré aux saints dont on
invoque le secours contre les fléaux qui menacent les
campagnes.
« Il y a un saint pour les maladies des gens, un autre
pour celles des bestiaux, un autre pour la conservation
des biens de la terre, un autre qui retient l'avalanche,
un autre qui écarte l'incendie.
DANS LA MONTAGNE. 3
« Sainte Agathe est la gardienne de ces murs de sapin
et de ces toits de chaume. Elle s'acquitte bien de son
office. Sans doute la maîtresse de la maison ne se couche
pas sans avoir tout visité au dedans et au dehors ;
« Elle a fait le signe de la croix sur les cendres du
foyer ; elle a disposé en croix, devant l'âtre, la pelle et
les pincettes. Mais, contre tant de dangers, la meilleure
précaution est de prier sainte Agathe !
« Il est rare que le feu prenne dans ces pieux villages
des montagnes ; il éclate fréquemment dans les plaines
et dans les villes, où les prières sont remplacées par les
assurances contre l'incendie.
« Tous nos paysans connaissent la religion et l'his-
toire de la religion. Dès que l'enfant sait lire, c'est lui
qui lit chaque soir la vie du saint à la famille assemblée ;
ii rend compte du prône entendu le dimanche.
« L'enfant sait pourquoi il est sur la terre, à quelle
destinée Dieu l'appelle, quels devoirs lui sont imposés.
Avez-vous rencontré beaucoup d'hommes de lettres et
beaucoup d'hommes d'État qui en sachent autant que
ces petits des petits ?
« Parce qu'ils sont humbles et parce qu'ils croient,
les miracles obéissent souvent à leurs vœux. Un infirme
se lasse de ne pouvoir plus travailler : il se traîne dans
4 DANS LA MONTAGNE.
l'église ; il sait que toul est possible au Dieu de toute
bonté.
•
« Plein de foi, il demande sa guérison. S'il ne l'obtient
pas, telle est donc la volonté de Dieu, et le chrétien
soumis se retire sans amertume. Mais plus d'ua, laissant
au pied de l'autel ses béquilles, s'en est allé guéri.
« Oui, dans les splendeurs et dans les monuments des
villes, dans les académies, partout où l'homme a multi-
plié ses ouvrages et étalé son orgueil, là, souvent, je me
suis émerveillé de la petitesse de l'homme ! ;Ici, où je
vois les vertus des humbles, j'admire sa grandeur.
« Ce que fait l'homme par lui-même est peu de chose,
et il se rapetisse encore dans ces petits ouvrages dont il
tire sottement vanité. Mais, lorsque je le considère parmi
les oeuvres de Dieu, lorsque je vois le soin que Dieu a
pris de son domaine ;
« Quand je pense que Dieu lui a donné ces monta-
gnes, et le thym et l'hysope qui les fleurissent, et cette
terre forcée de devenir féconde sous sa main, et cet air
qu'il respire, et ces eaux puissantes, et tous les êtres
dont elles sont peuplées ;
« Quand je vois que ce roi de la terre connaît sa fai-
blesse, et que ce possesseur de la terre dédaigne son
trésor et se connaît un royaume meilleur, vers lequel il
aspire ;
DAMS LA MONTAGNE. 5
« Alors je le trouve grand, plus grand que toute la
création ; et je loue et j'honore le chef-d'œuvre de Dieu,
la créature de Dieu qui parle à Dieu, qui aime Dieu, qui
passe ici-bas pour aller à Dieu.
« Je loue et j'honore cet enfant de Dieu qui travaille
à conquérir son royaume éternel ; qui, dans ses plus
rudes épreuves et dans ses plus sombres misères, ne
cesse pas d'être assisté par les saints, d'être servi par les
anges,
« Et qui ne saurait tomber si bas qu'il ne puisse
encore, faisant à Dieu même une sorte de commande-
ment auquel Dieu obéira, lui dire : «Père qui êtes au
ciel, aidez-moi ! »
c Certes, Massillon, devant le cercueil de Louis XIV,
avait raison de crier : « Dieu seul est grand ! » Et toute-
fois, en vérité, en vérité, l'homme est grand! L'homme
est le grand ouvrage de Dieu. »
DAINS LA MONTAGNE.
II
LES PIERRES VIVANTES.
Aux approches du village, nous vîmes le curé, assis
sous un arbre, son bréviaire à la main. Des femmes
descendaient de la montagne, porlant de grosses pierres
qu'elles déchargeaient à ses pieds.
« Quoi ! monsieur le curé, on travaille le dimanche,
et sous vos yeux ? -r- Servir Dieu n'est pas œuvre servile.
A Celui qui chez nous n'avait plus où reposer sa tête,
ces femmes font la charité d'une maison.
« Les pierres qu'elles vont chercher dans le flanc de
la montagne, où lés chariots ne peuvent pénétrer, rebâ-
tiront notre église en ruines. Tous mes paroissiens, sans
en excepter un seul, ont ainsi travaillé pour édifier la
maison du Seigneur.
« Nous respectons le repos des animaux, et nous met-
tons à profit le dimanche, parce que les travaux de la
DANS LA MONTAGNE. 7
terre sont pressés. Nous avons néanmoins chanté la
messe; nous chanterons vêpres d'un cœur joyeux !
« Nos péchés ont lapidé Jésus : en portant à la sueur
de nos fronts ces pierres pour la gloire de Jésus, nous
demandons la rémission de nos péchés. Chrétiens, ne
vous scandalisez pas de ce travail d'amour et de péni-
tence, mais priez pour nous.
« Que cette église bâtie de nos sueurs et de nos repen-
tirs s'élève en peu de jours et dure de longues années !
Que nos tombes s'ouvrent dans son ombre bénie ! Que la
foi des enfants s'y alimente de la foi des pères! »
Du village, d'autres femmes partaient pour relayer
celles d'en haut. Elles étaient en habit de dimanche,
alertes sous l'ardeur du soleil. Elles nous saluèrent gra-
cieusement. — Filles de Dieu, priez pour nous !
Au logis nous trouvâmes plusieurs curés. Chacun vou-
lut conter en l'honneur de sa paroisse quelque trait ana-
logue à ce que nous venions de voir. — 0 pères et pas-
teurs ! gardez bien le trésor que Dieu vous a confié.
Demeurez tels que vous êtes, et ne craignez rien.
L'ennemi ne vous ravira pas vos paysans.
Comment ces hommes droits haïraient-ils le prêtre bon
et par qui les aime, qui les console, qui les secourt, qui
8 DANS LA MONTAGNE.
est plus instruit qu'eux, meilleur qu'eux, et qui se fait
leur serviteur?
Dieu a pris ses sûretés contre le péché. Il a mis dans
la nature humaine un fond de justice qui résiste à toute
corruption.
Rarement un homme peut descendre à ne plus admi-
rer ce qui est beau, à ne plus aimer ce qui est bien, à
ne plus croire ce qui est vrai.
En vain le vice et le sophisme s'y appliquent. Tout
leur succès sur les individus ne parviendra pas à dégra-
der jusque-là l'humanité tout entière.
m,
L'humanité ne peut tout entière et complètement
appartenir au mal. Dieu la ressaisira par cette impuis-
sance sublime.
III
LES ROMANS.
« Y oici, nous dit le chevalier, ce qui s'est passé dans
cette maison aux volets verts qui regarde le lac par-
dessus son petit mur de briques roses drapé de clématite
DANS LA MONTAGNE. 9
et de jasmin d'Espagne. Dans tout le pays il n'y a point
d'histoire plus tragique ni de maison plus gaie.
« La comtesse avait vingt ans. Elle était très-belle,
pieuse, modeste, intelligente. Le comte était riche, bien
fait, d'un esprit peut-être un peu froid, mais galant
homme, plein de religion et d'honneur.
« Un parent, un élégant qui parlait bien, qui dansait
bien, qui montait bien à cheval, l'élégant que tout le
monde a vu, — un sot, — s'introduisit dans cette maison
et rêva d'en troubler le bonheur, c'est-à-dire l'inno-
cence.
« Il apporta quelques mauvais livres. L'inattentif mari
ne comprit pas le danger; la femme lut avidement, en
provinciale qu'elle était, par cette belle raison, très-
stupide et de grand usage, qu'une femme du monde doit
connaître la littérature du monde.
a J'en ai vu des plus femmes de bien, et du plus haut
rang (je ne dis pas du plus haut emploi : dans les
emplois on trouve d'étranges figures); j'ai vu de vraies
duchesses, de vraies marquises, fleurs de nom et de
race, jeunes mariées, jeunes mères, pleines de fierté,
« Qui lisaient madame S and, M. Hugo, M. de Musset,
et bien d'autres. Et même, — ô poètes, humiliez-vous!
— leur goût secret et leur admiration étaient pour
r
10 DAMS LA MONTAGNE.
M. Sue. « C'est un infâme, disent-elles, mais Ton doit
avouer qu'il écrit bien ! »
« Voilà ce que j'ai entendu, moi, des propres descen-
dantes de ces jeunes filles pour qui Racine écrivit Esther
et Alhalie. Il y a encore une France, il y a encore quel-
ques Français ; mais des Françaises, peut-être qu'il n'y
en a plus !
« Les Françaises parties, que restera-t-il? Que tirera
le monde des Moscovites et des Autrichiennes qui jouent
les comédies de M. Garaguel ? Mes amis, les femmes s'en
vont ! La littérature les emporte. Elles continuent de lire
des romans lorsqu'on leur a montré les auteurs. Con-
naissez-vous l'histoire de Balzac à Turin ?
« Balzac vint à Turin, et on lui donna des fêtes. Vous
avez rencontré ce gros homme, d'un aspect assez trivial.
Son aplomb parut l'assurance du mérite. J'entrai dans
une maison noble où l'on venait de le régaler. C'était
l'heure des encensements. Balzac reniflait tout d'un air
dédaigneux et qui disait : « Encore ! »
« L'auteur de Mie Prigioni se trouvait là. Ce bon Sil-
vio, la politesse même, voulut aussi complimenter le
héros. Il ne savait trop comment s'y prendre. «Monsieur,
lui dit-il, sans doute que, peignant tant de vices, vous
vous êtes pourtant proposé un but moral ? »
« Silvio pensait lui fournir l'occasion de faire briller son
DAKS LA MONTAGNE 11
esprit et d'en réparer un peu les erreurs. « Ma foi, mon-
sieur, répondit l'impudent, je me suis proposé de me
faire quarante mille francs de rente. J'en ai déjà vingt
mille. »
« Il croyait dire une gentillesse. Pourtant cette gros-
sièreté révolta. On le lui fit sentir ; il ne s'en tira pas
magnifiquement. Il s'éteignit et ne put se rallumer de
toute la soirée. Mais les femmes continuèrent de lire ses
0
livres, au grand détriment de leur cervelle.
« J'ignore si ma pauvre petite comtesse avait lu Bal-
zac ou si elle admirait davantage madame Sand. Ce que
je sais trop, c'est que sa pauvre tête partit. La voilà prise
d'une passion violente pour le lâche faquin qui s'était
introduit dans sa maison.
« Elle n'a pas cessé d'être vertueuse. Cette passion
lui fait horreur. Sans trouver le courage de fuir, elle
combat, elle prie, elle pleure. Elle ne quitte les églises,
que pour s'enfermer dans son oratoire. C'était ce petit
pavillon que tapisse un églantier. Combien de soupirs
ont entendus les roses ?
« Tout le monde voit que la malheureuse souffre et se
meurt, et nul ne devine son secret. Celui qui la tue
rédouble le poison, dans l'attente d'un triomphe pro-
chain. Son triomphe sera terrible. — Moins affreux pour-
tant qu'il n'a l'ignominie de l'espérer i
12 DANS* LÀ MONTAGNE.
« La jeune femme est obsédée, elle se sent perdue.
Voulant à tout prix sauver l'honneur, sa raison fléchit,
sa vertu lui inspire un héroïsme criminel. Enfermée dans
le cabinet où elle se retirait pour peindre, elle s'empoi-
sonne avec les couleurs dont sa palette était chargée.
« 0 Dieu de miséricorde ! Notre Père qui est dans les
cieux avait entendu les plaintes de cette victime. Il prit
sa vie en expiation, mais.il ne voulut pas la frustrer de
ses combats et de ses larmes. Il permit que les premières
atteintes de la mort lui ramenassent sa raison.
« Elle se confessa d'un cœur ferme et contrit. Elle dit
au comte : « Consolez-vous. Je meurs d'un coup de folie
où vous n'êtes pour rien. Je vous honore et je vous aime ;
depuis que je suis à vous, je n'ai pas cessé de vous
honorer et de vous aimer. »
« Ainsi elle mourut, dans les tortures, mais pure,
repentante et tranquille, donnant un pardon plein de
pitié, recevant un pardon plein d'amour. Son âme, arra-
chée par un dernier effort, laissa sur ce beau visage le
sourire de la réconciliation.
« Le mari ne sut rien. Il pleura sincèrement. Plus
tard, un amour romanesque, — il y en a encore dans ce
pays, — est venu remplir son cœur. A travers le mur de
briques roses drapé de clématite et de jasmin d'Espagne,
vous entendez les cris joyeux de ses enfants.
DANS LA MONTAGNE. 13
a L'autre, je ne sais ce qu'il est devenu. Je ne sais où
il a porté ses élégances et son cours de littérature
moderne appliquée. Je l'ai rencontré dans le monde, un
an après la mort de la comtesse. Il était fort galant, fort
brillant, non marié. Dieu patientait encore !
c — C'est très-bien, chevalier, dit le peintre, et votre
histoire, passez-moi le jargon de mon métier, ne manque
pas de couleur... Si la pauvre jeune femme s'est empoi-
sonnée avec du cobalt, elle a dû souffrir épouvantable-
ment.
t Mais une chose ici me gène et me dérange, et je ne
suis pas édifié comme je le voudrais. Cette femme était
chrétienne, elle priait : expliquez-moi comment la reli-
gion ne l'a pas guérie de sa folie.
« — La religion ne nous empêche pas toujours ,
malheureusement, de donner prise au diable. C'est ce
que la comtesse avait fait en lisant ces mauvais livres.
Lorsque le diable a prise, it prend, et il tient
« Cette raison, la prise de possession du diable, n'est
pas reçue du monde. On ne veut rien expliquer par là.
Les chrétiens eux-mêmes, qui demandent sans cesse à
Dieu de les délivrer de l'empire de Satan, semblent pen-
ser qu'ils récitent une formule vaine.
« Pour moi, je crois que le diable est un ennemi véri-
44 DANS LA MONTAGNE.
table que nous avons ici-bas, et qui fait quantité de cho-
ses habiles pour nous entraîner plus bas. Nous devons
le chasser par le jeûne, par la prière et par la confes-
sion.
« Un jour, dans ma jeunesse, une jeune fille très-res-
pectable me scandalisa fort : elle avait dit naïvement
devant moi, à une de ses compagnes, qu'une femme doit
« fuir les occasions » pour sauver sa vertu.
« Quelle vertu, me disais-je, qui craint l'occasion ! Et
devrait-elle savoir qu'il y a des occasions ?» Je la regar-
dais comme quelque chose de moins qu'une pécheresse.
« Il ne faut, pensais-je, qu'une occasion. »
« J'ajoutais d'éloquents discours contre les maîtresses
mprudentes qui avaient contaminé cette innocence jus-
qu'à ce point de sagesse abjecte de savoir que la créature
est fragile et doit se garer de l'occasion.
« J'en ai rappelé. J'ai vu les effets de l'occasion ! Si
notre pauvre petite comtesse s'était souvenue de fuir
l'occasion, au premier mouvement déréglé de son cœur
elle aurait mis l'ennemi à la porte.
c Elle n'aurait pas achevé de lire le premier mauvais
livre, elle n'aurait pas ouvert le second. Vertueuse
comme elle était, une bonne et sincère confession l'au-
rait tirée de ces vils dangers.
• DANS LA MONTAGNE. Î8
c Enfin, son histoire me paraît un véritable cas de
possession. Qui sait comment le diable prend possession
d'une âme ? Nous ne sommes point confesseurs, nous ne
pouvons débrouiller ces mystères en autrui.
t Pour ce qui me regarde, peut-être que j'ai su le
faire. Étudiez-vous bien, vous en saurez autant, et répé-
tons les uns et les autres avec plus de vigilance : Ne nos
inducas in tentationem. — Sed libéra nos a malo, acheva
le peintre. — Amen, dis-je à mon tour. »
IV
d'un pendu.
Â
l'entrée de la ville, au bord du lac; en vue des
montagnes, il y a une belle place où se donnent les fêtes*
où jouent les enfants. Elle est plantée de grands arbres
et entourée de belles bandes de verdure. Le côté de l'hi-
ver, caressé du soleil, est abrité du vent ; le côté de l'été
est plein d'ombre et de fraîcheur.
16 DANS LA MONTAGNE.
Ce matin, j'ai vu qu'on y dressait une sorte de petite
charpente : deux poteaux élevés de sept à huit pieds,
éloignés de quelques pas, et réunis en haut par une tra-
verse. Un brin de peuple, assemblé \h\ regardait avec
une attention animée. Je demandai ce que c'était. On me
répondit : « C'est la potence. »
Sous ces beaux arbres, au milieu de cette verdure,
cette petite charpente ne me parut pas répondre à ce
grand nom. Je voyais la potence comme dans les croquis
de Gallot : un seul poteau, colossal, au milieu d'un site
féroce, avec sa grappe de pendus baissant la tête, haus-
sant les épaules, frétillant des jambes.
N'est-ce pas l'image que vous vous en faites, belle
lectrice? La poésie s'en va de partout. Voilà que le
bourro^u lui-même cherche ses aises. Plus d'ampleur !
Ah ! mesdames, conservez bien vos modes ! Sa besogne
faite, le bourreau démonte la potence, l'emporte sous
son bras, la serre dans un coin de sa chambre.
A cette potence mesquine, on a pourtant, vers le coup
de midi, ajusté un homme. Vous plairait-il d'ouïr une
histoire de pendu ? On ne parle pas d'autre chose aux
environs. Avant-hier le gendarme qui garde la fron-
tière m'a dit : « Je ne vous plains pas : vous verrez
pendre ! En France nous n'avons plus de ces distrac-
tions-là. »
Le pendu se nommait Simon. Il avait assassiné un
DANS LA MONTAGNE. 17
camarade qui revenait au pays pour se marier. Ce n'était
point vengeance ni jalousie, comme vous êtes en train
de le croire. C'était simplement et vilainement pour voler
au camarade une petite somme que celui-ci destinait à
monter son ménage.
Le coup fait, Simon eut bien le courage de dépouiller
la victime et de lui voler encore ses habits : pièces à con-
viction dont il prenait soin de se munir ! Ces scélérats,
si fins à combiner le crime, savent toujours mettre la
justice sur la voie. Les pécheurs ne se montrent guère
plus avisés.
Le meurtrier rentra en Suisse, d'où il venait. Pendant
six mois il vécut de diverses industries misérables, tour-
mente de ses remords, plein de terreurs le jour et la
nuit ; persécuté en même temps du désir fou de revenir
aux lieux où il avait versé le sang. Il y revint. On l'ar-
rêta sur l'endroit.
On fit paraître la fiancée du mort ; elle reconnut les
habits de celui qu'elle pleurait : elle les avait raccom-
modés de ses mains. A ce détail le coupable se rendit.
Les juges dirent : « Qu'il soit pendu ! »
Voilà l'inconvénient de n'être pas né Français. De
l'autre côté de la frontière , les avocats et les jurés
auraient bien trouvé quelque circonstance atténuante.
Un avocat d'ici me l'attestait. « Mais, ajoutait-il, nous
18 DANS LA MONTAGNE.
n'avons que des juges ! Ah! monsieur, soyez fier de votre
jury. » — Ainsi fais-je.
Le condamné, cependant, ne murmurait ni contre son
pays ni contre ses juges. Écoutez bien, s'il vous plaît.
Ce méchant homme se mit à songer à la justice de Dieu.
Il prit ses dispositions pour expier son crime et pour
mourir noblement.
Lorsqu'on vint lui lire sa sentence il se mit à genoux,
et il écouta dans cette posture, acquiesçant par une
inclination de tête à chaque chef d'accusation. A la fin
il dit d'une voix calme : « La justice des hommes a
raison. »
Averti la veille de l'exécution, il passa la nuit en
prières. Le jour venu, il sollicita une grâce : c'était d'al-
ler au supplice en pantalon blanc. 11 avait autrefois rêvé
qu'étant près de tomber dans un abîme, un homme vêtu
de blanc l'avait retenu.
On vint le lier. Le bourreau tremblait. Simon prit la
corde, la baisa, se la passa autour du corps. Il baisa
ensuite la main du bourreau. Sur la route il fit le che-
min de la croix, paisible, regardant la terre.
Au pied de la potence il acheva ses prières. Ayant la
corde au cou, il demanda la permission de parler. Il dit
qu'ordinairement c'est par la faute des parents et de
l'éducation que les hommes sont préparés au crime ;
DANS LA MONTAGNE. 19
Que, pour lui, il ne pouvait point accuser son père et
sa mère; que ses parents avaient au contraire rempli
tous leurs devoirs, lui enseignant à craindre Dieu, mais
qu'il s'était perdu dans les mauvaises compagnies.
Il exhorta les assistants à se souvenir de la leçon, les
pères pour élever leurs enfants dans l'honneur, les jeunes
gens pour se conserver chrétiens. « Et à présent, s'écria-
t-il, que Dieu reçoive mon âme contrite et humiliée ! »
Voilà ce qui reste d'une enfance chrétienne, et ce que
la religion peut retrouver dans un misérable condamné
au dernier supplice. Au pied de l'échafaud il se relève.
Qui pourrait lui garder un sentiment de mépris?
La bonne vieille comtesse de Larme re, qui passait sa
vie dans les prisons au service des condamnés à mort,
pleurait quand l'un d'eux obtenait sa grâce. « Le mal-
heureux! disait-elle, il (était si bien disposé! Et voilà
qu'il ira mourir au bagne, en bourgeois. »
20 DANS LA MONTAGNE.
LA MORT BOURGEOISE.
L
|a longue expérience de la comtesse de Larivière
lui laissait des doutes sur la mort bourgeoise. Elle en
souhaitait une autre à ses amis, « Ces bourgeois, disait-
elle, sorft trop contents d'eux-mêmes. Gomme ils n'ont
tué ou blessé que des âmes, comme ils n'ont, en général,
que peu vêlé ,
c Ils demandent ce qu'ils ont donc fait qui les oblige
à solliciter le pardon. Si on leur dit qu'ils sont tout de
même des coquins, ils se fâchent ; si on leur dit qu'ils
vont mourir, ils ne le croient pas. Leur bon médecin va
les tirer d'affaire, parole d'honneur! Leurs bons parents
craignent les restitutions et attestent qu'ils vont très-
bien. Leurs bons amis admirent comme ils ont l'air
gaillard .
a Parlez-moi d'un franc scélérat dans son cachot,
avec sa conscience bien chargée et son arrêt bien en
règle. On lui dit qu'il n'a pas moins mérité l'enfer que la
DANS LA MONTAGNE. 21
corde, il l'avoue ; on lui dit qu'il va mourir, il le sait ;
on lui dit que Dieu est clément, il le croit. Il se repent,
il pleure, il espère; il fait une mort charmante.
« J'en ai vu, poursuivait la bonne femme, qui pou-
vaient espérer leur grâce et qui ne la voulaient point
solliciter, de peur de perdre l'innocence reconquise, de
perdre les lumières dont la bonté divine les éclairait.
Oh ! qu'ils avaient bien raison ! Oh ! que je les exhortais
ferme à désirer la mort! Oh! que je voudrais partir
comme ceux-là sont partis !
« Écoutez une petite pratique dont je me suis toujours
bien trouvée. Quand vous entreprendrez la conversion
de ces pauvres créatures, dites cinq Pater et cinq Ave
pour obtenir l'assistance du bon larron. Voilà un grand
saint, et le vrai patron des gens de sac et de corde,
authentiques ou secrets.
« J'ai souvent médité sur le bon larron. Nous ne le
connaissons pas assez. Voyez l'enseignement et la clé-
mence de Notre-Seigneur. Le premier homme canonisé,
le premier qui entre dans le ciel et qui s'assied à la
droite du Père, c'est un chenapan. Faites semblant,
après cela, d'ignorer pourquoi Jésus-Christ est venu !
« Mais j'avoue que ce larron n'est pas de ceux qui
peuvent passer pour avoir volé leur paradis. 11 nous
donne un beau modèle de foi et d'humilité. Pour l'humi-
lité, il s'accuse, il se reconnaît coupable et justement
22 DANS LA MONTAGNE.
puni, ce qui laisse supposer qu'il n'avait pas fait peu de
chose. Il n'a que plus de mérite à en convenir. Pensons-y
et prenons courage.
« Pour la foi, il voit Notre-Seigneur crucifié, livré aux
insultes de la canaille, mourant. Il lui dit : « Seigneur,
vous êtes Dieu ; quand vous serez dans votre royaume,
souvenez-vous de moi ! » Savez-vous que c'est croire,
cela! Nous autres, nous voyons Jésus-Christ dans les.
cieux depuis dix-neuf siècles, et, malgré les cris de la
canaille, — j'entends les gens bien élevés, — Il règne,
Il commande, Il est vainqueur.
« Nos chers scélérats ont quelque chose de cette belle .
foi du bon larron. La religion leur a été mal enseignée,
ils n'ont pas mené une vie de délices, les riches et les*'
grands ne leur ont donné la plupart que de funestes
exemples, ils n'ont guère lu que des livres hideux, ils
sont sous le poids d'une punition terrible, appliquée par
des hommes qu'ils peuvent croire médiocrement purs.
Cependant ils confessent la justice de Dieu et ils attendent
sa miséricorde.
et Toujours j'ai trouvé là quelque chose de divin. Le
bon larron s'est-il converti parce que l'ombre de Notre-
Seigneur portait sur lui, ou parce qu'il était du même
côté de la croix que la sainte Vierge? Ce qui est clair,
c'est que Dieu lui a fait une grâce immense, accordée
dans la suite à beaucoup de ses pareils, refusée à beau-
coup de soi-disant honnêtes gens.
DANS LA MONTAGNE 23
« Je conclus qu'il ne faut point mépriser les âmes;
qu'il n'en est point de si souillée où Dieu ne puisse trou-
ver quelque coin pur qui lui sert à purifier tout le reste.
Prenant ensuite les sentiments d'humilité de saint Tho-
mas d'Aquin, et comptant peu sur mes fameuses vertus
et sur mes illustres œuvres, je vais répétant cette
prière :
« Pelo quod petivit latro pœnitcns! »
Madame, de Larivière était un excellent type d'une
excellente espèce. Elle était croyante. Les femmes sont
croyantes ou crédules.
Croyantes, elles persévèrent; crédules, elles s'obsti-
nent. Elles arrivent à de grands résultats où la raison
ni quelquefois le raisonnement n'ont pas un grand
rôle.
Par esprit de foi, elles vont en avant sans incertitude
et sans crainte, comptant toujours sur un miracle; et le
miracle se fait souvent.
S'il s'agit de convertir un pécheur, elles lui disent à
brûle-pourpoint des choses qu'il ne voudrait pas entendre
d'un homme, et qui l'ébranlent.
Elles prient, elles donnent des médailles, elles font
24 DANS LA MONTAGNE.
dire des messes et des neuvaines, elles reviennent cent
fois, elles importunent, et elles l'emportent.
S'agit- il d'établir une œuvre : point de repos, point
d'obstacle; elles fatiguent Dieu, si le mot se peut dire de
Dieu comttie des hommes. L'œuvre est fondée.
L'entêtement dans la crédulité les rend aussi labo-
rieuses, aussi hardies et tenaces à l'entreprise du mal
que courageuses et dévouées à celle du bien.
Elles flattent, elles mentent, elles séduisent, elles
trompent, elles .veulent réussir. Il faut que celui qui les
pousse leur dise : « Je suis content. »
Pendant la guerre d'Orient, lçs prêtres et les sœurs
n'ont rencontré qu'un refus bien caractérisé à l'heure de
la mort : il vint d'une vivandière.
Déranger voulut faire confesser sa vieille Fretillon ; il
la fit rire. Une femme chrétienne l'aurait décidé à se
confesser lui-même... sans les amis.
Le pauvre Déranger et sa pauvre Fretillon ne purent
pas éviter la mort bourgeoise.
DANS LA MONTAGNE. 28
VI
l'astrée.
LlHEVALiER, vous nous disiez qu'il y a encore dans ce
pays des amours romanesques ; cela est-il bien vrai? —
Oui, et de généreux et heureux mariages qui se font à la
suite de ces belles amours. — 0 pays de l'Astrée!
— Les rois n'épousent plus les bergères, par la rai-
son qu'il n'y a plus guère de rois, ni peut-être de ber-
gères. Mais un gentilhomme riche ne se fait pas un crime
d'épouser une fille sans dot, lorsqu'elle lui piaf t et lors-
qu'elle a des vertus. — 0 pays de l'Astrée!
— C'est comme je vous le dis, et notez ce point fort
étonnant : il faut des vertus 1 Car, pour le vice, les sacri-
fices de fortune et les mésalliances se voient encore
partout. Ici l'honneur fait des folies pour la vertu. —
0 pays de l'Astrée !
— Le marquis Astolfo, charmant capitaine, en garni-
son dans quelque petite ville de nos montagnes, voyait
T. II. 1 v*
26 DANS LA MONTAGNE.
de sa fenêtre, assez loin, à une autre fenêtre, une jeune
tille qui cousait diligemment. Elle ne brodait pas, elle
cousait. — 0 pays de l'Astrée !
— Il regardait souvent, il en vint à regarder long-
temps, il finit par regarder toujours. Elle cousait tou-
jours. Néanmoins elle se prit à regarder aussi, puis de
coudre. Mais tirer le rideau ou changer de place, elle n'y
pensa point. — Restons-nous en Astrée ?
— On s'était rencontré dans la rue, de loin, d'assez
loin pour qu'on ne se vît pas rougir. — 0 pays de
l'Astrée ! — On avait remarqué que les tailles étaient
bien prises, la démarche honnête, la parure modeste. —
0 pays de l'Astrée !
— Et, de la fenêtre où l'on cousait, chaque jour on
cousait moins et Ton regardait davantage. On finit par
ne plus faire guère autre chose que regarder, de la
fenêtre où l'on avait cousu. — Resterons-nous dans le
pays de l'Astrée ?
— Ce marquis Àstolfo, ce beau capitaine, avait un
cœur naïf et pur. — 0 pays de l'Astrée! — S'apercer
vant que son occupation la plus chère était de regarder
cette jeune tête qui lui apparaissait dans un encadrement
de fleurs... — 0 pays de l'Astrée!
— Et qu'il se dirigeait involontairement vers cette
maison qu'il ne savait comment se faire ouvrir ; n'osant
DANS LA MONTAGNE. 27
pas même, tout dragon qu'il était, demander qui demeu-
rait là... Je vous dis la vérité pure... — 0 pays de
T Astrée !
— Songeant, méditant, hésitant, prenant cent fois en
une heure le parti de tout oser, le parti de fuir en Amé-
rique, le parti de ne rien faire, il pensa enfin que Dieu
Pavait mis en face de cette fenêtre pour le bonheur de sa
vie. — 0 pays de l'Astrée !
— Un jour, armé de tout son courage, il sort; en
tremblant il s'avance vers la chère maison ; il résout d'y
pénétrer. Il priait la sainte Vierge de tout son cœur, et
son cœur battait bien fort. — 0 pays de l'Astrée !
— Lorsqu'il fut près, il vit à travers la grille, sur le
perron, la jeune fille qui le regardait venir. Souriante
elle accourut et lui ouvrit la porte. Elle l'attendait. —
0 pays de l'Astrée !
•
« Conduisez-moi, lui dit-il, à votre père. Je suis le
« marquis Astolfo, et je viens le prier de m'accepter
« pour gendre, d — On les maria dans la quinzaine. —
0 pays, doux et beau pays de l'Astrée !
28 DANS LÀ MONTAGNE.
VII
DES ANGES DU VOYAGEUR.
« Filii sanctorum sumus, dit le chanoine ouvrant son
bréviaire; nous sommes les fils des saints, nous ne pou-
vons pas voyager comme ceux des nations qui ne con-
naissent point Dieu.
« Traverser les montagnes sur la grande route, ce
n'est pas ce qui s'appelle affronter la mort. Je connais la
sagesse de notre cheval. Jadis on le nomma Chemin de
fer. Il n'est plus que le vieux Coco, assuré de la patience
ecclésiastique. /
a Ce n'est pas lui qui voudra se jeter dans les préci-
pices; ce n'est pas nous qui voudrons escalader les pics
neigeux. Il y a des parapets partout; il n'y a plus de
brigands nulle part, ni de géants, ni de gnomes, ni
d'ours.
« Des auberges, il n'y en a que trop. Elles remplacent
bien les châteaux-brigands d'autrefois; on y laisse plus
que l'ancien droit de péage! Mais, Filli sanctorum
DANS LA MONTAGNE. 29
sumusy et la vieille hospitalité existe encore pour nous.
Elle nous ouvrira les presbytères.
« Cependant celui qui toujours rôde pour chercher une
proie, le vieil ennemi, le malin, le diable, — si vous me
permettez de prononcer son nom, messieurs, — je crois
qu'aujourd'hui, comme au temps de nos pères, il hante
encore les grands chemins.
c II les hante, il y suit pas à pas le voyageur, pour le
mettre à mal. Ponts, parapets, belles routes ferrées et
bonne police, tout cela ne le gêne guère; tout cela per-
suade aux hommes qu'ils peuvent se passer de Dieu et
des bons anges.
« Si vous m'en croyez, nous ne donnerons point dans
ce piège. Et, comme nos pères priaient avant de se
mettre en voyage, nous prierons; nous demanderons à
l'Auteur de tout bien de nous donner .un voyage heu-
reux .
« Parce que la police nous garde, ce n'est pas une
raison pour refuser l'assistance des anges qui s'offrent à
nous servir de guides et de compagnons. Nous dirons la
prière de nos pères; c'est une belle prière et une belle
poésie.
« Les périls que nos pères rencontraient hors de leur
demeure n'existent plus pour nous. Gomme dans son
rfc*
30 DANS LA MONTAGNE.
domaine privé, chacun pourra bientôt se promener dans
ce monde nivelé, ratissé, balayé, surveillé, éclairé au
gaz — et aux journaux.
« Dans ce monde magnifique et commode, un péril
pourtant nous environne et nous menace, que nos pères
connaissaient peu, et une beauté n'y est plus, une beauté
et une poésie que nos pères avaient su ne pas exclure.
a Le péril nouveau, c'est l'oubli de Dieu. Péril
immense, le seul à craindre ici-bas. Gomme nous croyons
n'avoir plus besoin de Dieu, nous oublions Dieu. Le
diable ne saurait nous jouer plus mauvais tour.
a Et la beauté perdue, c'est la présence de Dieu, la
seule chose ici-bas qui soit vraiment belle, le seul soleil
qui éclaire l'intelligence sur les merveilles de la création,
le seul vrai charme, la seule vraie harmonie.
»
a L'homme présent s'est emparé du monde plus que
ses prédécesseurs ne l'avaient fait ; mais, en s'en empa-
rant, il s'y est sottement claquemuré. Il n'en sort plus, il
ne veut plus que rien y entre ; il dit : « Je suis chez moi ! »
« Paris sera tout à l'heure en communication électrique
avec Pékin; tout à l'heure l'habitant du Thibet pourra
venir à Londres comme l'habitant de Paris allait naguère
à Versailles .
« L'homme se rengorge. Des terrasses de son palais
DANS LA MONTAGNE. 31
Nabuchodonosor contemplait la grande Babylone; il
disait : « N'est-ce pas là mon ouvrage? Ne suis-je pas le
créateur et le roi de cette grande cité? » — Grand roi,
je vous vais pousser du poil.
« L'homme moderne contemple ses fils de fer : a II n'y
a plus de distance, je l'ai supprimée ! » Tu crois cela,
petit? Et moi je crains que bientôt tu ne marches à
quatre pattes.
« Rapproche-toi de Pékin, rien n'est plus permis.
Mais, si en même temps tu t'éloignes du ciel, te voilà
bien avancé! Point de chemin de fer pour aller au ciel :
point de gaz qui monte jusque-là. Il faut deux ailes : la
charité et la chasteté.
« Quand tu pourras aller voir en un jour, — avec
des canons rayés, — tes amis du Monomotapa, — qui
t'attendront avec des canons Armstrong, — lu n'auras
jamais fait que rapetisser ta petite terre à ta petite
taille.
« Si tu Tas en même temps fermée à tes amis du ciel,
qui pourront seuls t'égayer dans ce séjour étouffant et
devenu bête, où tu ne seras plus que la dent d'une
machine et un .chiffre sur le registre d'un chef de
bureau ;
o Si tu l'as fermée aux anges de Dieu, qui seuls pour-
ront t'apporter l'espérance dans ce chef-d'œuvre de
32 DANS LA MONTAGNE.
l'administration, où ta seras administré depuis le sein
de ta mère jusqu'au sein de la tombe ;
a Je trouve, roi collectif du monde, que tir auras fait
un sot marché, et je désire n'y point participer. C'est
pourquoi je continue à ne me point regarder comme
étant ici chez moi.
« Je suis à l'étranger, in teira aliéna, chez le prince de
ce monde ; dans un lieu de passage où je n'entends nul-
lement rester ; dans un lieu de combat où j'ai besoin de
secours; dans un lieu étroit : je veux l'ouvrir sur le véri-
table espace !
f Appelons les anges de Dieu. Demandons à Dieu qu'il
les envoie pour voyager avec nous, pour écarter les
dangers qui pourraient nous atteindre, pour écarter sur-
tout le grand danger où nous sommes de ne point penser
à lui;
« Pour nous révéler les merveilles de sa main, pour
nous inspirer une joie sage, pour entretenir en nous
l'allégresse et l'aménité du cœur, pour nous conduire et
nous ramener en paix. »
Et incontinent le chanoine récita les prières de l'Itiné-
raire, commençant par le chant prophétique du saint
vieillard Zacharie, lorsque naquit celui qui devait mar-
cher dans le désert en criant : « Préparez les voies du
Seigneur ! »
DANS LA MONTAGNE. 33
VIII
PRIERES DU VOYAGEUR.
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
« Que le Seigneur tout-puissant et miséricordieux
nous conduise .
« Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël ! Il a visité son
peuple» il Va racheté.
« Dans la maison de David, son serviteur, il nous a
suscité la grande force du salut.
« Il l'avait promis par la bouche de ses saints qui
ont été aux siècles passés, par la bouche de ses pro-
phètes :
a Qu'il nous délivrerait de ceux qui nous haïssent,
qu'il nous tirerait des mains de nos ennemis ;
« Qu'il se souviendrait de son alliance avec nos Pères,
qu'il leur ferait miséricorde en nous.
« Il l'avait juré à notre père Abraham ; Il avait juré de
faire par sa bonté.
34 DANS LA MONTAGNE.
« Qu'an jour affranchis et sans crainte, nous le puis-
sions servir, Lui, notre Dieu;
« El que dans la sainteté et dans la justice, en sa pré-
sence, nous marchions tous les jours de notre vie.
a Et toi, enfant, tu seras appelé le prophète du Très-
Haut, car tu marcheras devant la face du Seigneur ; tu
prépareras ses chemins,
« Afin d'enseigner à son peuple la science. du salut;
afin d'annoncer Ceui qui vient remettre les péchés,
« Par les entrailles de cette miséricorde divine avec
laquelle est venu d'en haut vers nous ce soleil levant,
«r Pour éclairer ceux qui sont assis au milieu des té-
nèbres et de l'ombre de la mort, pour diriger nos pieds
dans le chemin de la paix.
« Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit,
« Gomme il était au commencement, et maintenant, et
toujours, et dans les siècles àes siècles. Amen.
« Que le Seigneur tout-puissant et miséricordieux
nous conduise dans la voie de la paix et de la prospé-
rité ! Et que l'ange Raphaël demeure avec nous par le
DANS LA MONTAGNE. 35
chemin, afin que sains et saufs et en toute joie nous reve-
nions chez nous,
« Seigneur, ayez pitié de nous!
« Christ, ayez pitié de nous !
« Seigneur, ayez pitié de nous !
« Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit
sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit
faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui
notre pain quotidien; pardonnez-nous nos offenses
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et
ne nous laissez pas succomber à la tentation,
« Mais délivrez-nous du mal.
« Sauvez vos serviteurs ! ils espèrent en vous!
« Du sein de votre sainteté, Seigneur, envoyez-nous
le secours !
« Que des hauteurs de Sion votre protection s'étende
sur nous !
« Soyez-nous, Seigneur, un rempart inexpugnable
« Lorsque apparaîtra l'ennemi !
c Que l'ennemi ne puisse rien contre nous !
36 DANS LA MONTAGNE.
« Et que le fils d'iniquité n'ait jamais le pouvoir de
nous nuire !
« Béni soit le Seigneur, aujourd'hui et chaque jour!
« Que Dieu, notre salut, nous fasse un voyage heu-
reux !
« Vos voies, Seigneur, montrez-les-nous!
a Dans vos sentiers, Seigneur, conduisez-nous !
« Que nos voies nous soient tracées
« De manière que nous gardions vos commande-
ments !
« Ainsi les voies tortueuses deviendront droites,
a Ainsi les chemins âpres seront aplanis.
« Dieu vous a mis sous la garde de ses anges,
« Afin qu'ils vous protègent partout.
« Seigneur, exaucez ma prière !
« Que le cri de mon âme monte jusqu'à vous !
« Que le Seigneur soit avec vous,
« Et avec votre esprit !
DAMS LA MONTAGNE. 37
PRIONS.
« Dieu très-bon, conduisant les fils d'Israël, Vous
leur avez fait traverser à pied la mer, et, donnant aux
trois Magos une étoile pour guide, ils ont pu suivre le
chemin qui menait à Vous. Accordez-nous, accordez à
notre prière un heureux voyage et un temps tranquille,
afin que, sous la conduite de votre ange saint, il nous
soit donné d'arriver au lieu où nous allons, et surtout
de parvenir au port plus désiré du salut éternel !
« Seigneur très-miséricordieux, qui, ayant fait sortir
votre serviteur Abraham du pays de Ur en la terre des
Chaldéens, l'avez gardé dans tous les chemins de son
pèlerinage, nous vous en supplions, daignez nous gar-
der, nous vos serviteurs. Soyez pour nous, Seigneur, la
voix qui encourage au moment de partir, le repos dans
la longueur de la route, l'ombre impénétrable aux
ardeurs du jour, le manteau qui défend de la pluie et
des rigueurs du froid, le char qui nous porte lassés, le
refuge à l'heure du péril, le bâton et l'appui nécessaires
dans les chemins glissants, le port au milieu du nau-
frage ; que, toujours sous votre conduite, étant arrivés
heureusement au but de ce voyage, nous puissions
heureusement revenir parmi les nôtres et dans nos
maisons !
« Nous vous supplions, Seigneur, écoutez nos prières :
T. Il, 2
38' DANS LÀ MONTAGNE.
disposez de telle sorte le chemin où marchent vos servi-
teurs qu'ils obtiennent votre salut, et que, dans toutes
les vicissitudes de cette voie et de cette vie, nous ne per-
dions jamais votre protection !
« Faites, Dieu tout-puissant, nous vous en supplions,
que votre famille marche dans la voie du salut, et que,
suivant les exhortations du bienheureux Jean le Précur-
seur, elle arrive heureuse à Celui qu'il annonça, Notre
Seigneur Jésus-Christ, votre Fils, Dieu, qui vit et règne
avec Vous, dans l'unité du Saint-Esprit, durant les siècles
des siècles. Amen.
a Avançons en paix,
q Au nom du Seigneur. »
IX
À PROPOS d'une pipe.
IN ods voici dans la baronnie de la Baronne. C'est une
vraie baronnie. Le château a des murs épais; il a gardé
ses tourelles, et toutes les tourelles ont encore leurs
vieilles girouettes de trois ou quatre cents ans.
DANS LA MONTAGNE. 39
C'est vieux, ce n'est pas refait. Ce sont bien les mêmes
pierres qui ont vu les barons. Les meubles sont plus
jeunes ; ils ont l'âge qu'aurait aujourd'hui Julie d'Etan-
ges.
Notre ami Rousseau a pu venir par ici, à la suite de
sa baronne de Warens, et présenter des assiettes dans la
salle à manger où nous dînerons. Il a servi au monde
un fier poisson d'avril sur ces assiettes-là !
Le château couronne une éminence qu'entoure aux
deux tiers, le lit desséché d'un torrent. Le torrent s'jest
frayé une autre route. 11 mugit dans un couloir de roches
qui complète la fortification.
Il s'est permis de beaux caprices ! Dédalos ne lui
aurait pas tracé une route plus fantasque : des excava-
tions, des cascades surplombées par des masses énor-
mes, des retours sans fin, des puits sans fond. Beaucoup
de légendes ont poussé parmi tout cela.
On vous montre un endroit où le torrent fut franchi
à cheval par un Roméo du voisinage, qui était venu se
marier secrètement à la fille des ennemis de sa maison,
dans leur propre chapelle. Il avait Juliette en croupe.
Un page, compromis dans ces épousailles, s'accrocha
à la queue du cheval. On dit que le chevalier le tua,
irrité du danger qu'il lui avait fait courir. Ce détail gâte
l'histoire ; je propose de le supprimer.
40 DANS LA MONTAGNE.
Aujourd'hui on franchit le torrent sur des ponts assez
larges; des charrettes chargées de foin passent où passa
le chevalier. Je gage qu'il y a passé un piano, suivi de
toutes les romances et de toutes les variations de l'hiver
dernier.
L'ancien lit du torrent, fourni d'herbe tendre et planté
de beaux arbres, forme une promenade impénétrable
aux ardeurs de l'été. Les terres environnantes sont en
bon état de culture, et la dame du lieu leur fait produire
cinq pour cent.
« Eh bien, n'importe ! dit le Peintre. Se trouver dans
le vieux château d'une jeune baronne, — elle a beau
être fermière, on a beau être sérieux, — cela donne tout
de même une émotion. Quel malheur d'avoir lu des
romans, lorsqu'il n'en faut plus faire ! »
Le petit salon était plein de choses ingénues du
temps de Louis XV. La pendule représentait t7 Trionfo
éCAmore. Mais nous remarquâmes surtout une forte pipe
et une grosse blague à tabac.
Dans le boudoir d'une baronne veuve, de tels usten-
siles avaient de quoi attirer le regard. « C'est la pipe du
défunt baron? demanda le Peintre. — Non, répondit
notre introducteur, c'est la pipe de la Baronne. —
Oh! oh!
« — La Baronne promit à son mari mourant de ne se
DANS LA MONTAGNE. 41
point remarier, le pleura, et se mit à jouir de sa liberté
en folle qui est femme de bien. Elle avait toujours été
un peu garçon, elle devint diable.
« Elle congédia les parents qui l'ennuyaient, congédia
la société, congédia le monde, congédia les usages. On
ne la vit plus qu'au galop à travers les montagnes, le
couteau de chasse au flanc, des pistolets aux arçons.
« Parfois elle tombait dans Genève, en équipage frin-
gant. Couchée dans sa voiture, la pipe à la bouche,
elle courait à grand fracas la ville scandalisée. Certes,
on glosa ; mais il n'y avait à lui reprocher que du
tapage.
« Les poursuivants ne manquaient point. Ils étaient
attirés par cette fantasia turbulente. Elle les tint très-
loin. On soupçonna un amour extravagant. Le fond de
tout n'était qu'un amour d'extravagances.
« Elle est mère. Quelqu'un sut lui dire : «Vous pre-
nez une réputation qui affligera votre fils. » Tout ce feu
s'amortit soudain. Elle ne fit plus d'esclandre dans
Genève, monta moins à cheval, passa de la pipe à la
cigarette ; la cigarette elle-même va s'éteindre.
« Et les cierges de la chapelle, qui a été fort négligée
depuis quelques années, se rallumeront. — Pour tout
dire, ajouta le Peintre, la Baronne vieillit. — Pas tant,
42 DANS LA MONTAGNE.
répondit le Chanoine. Elle est de ces diables qui se font
ermites avant de vieillir. »
En ce moment la Baronne entrait.
C'est une grande personne bien taillée, un peu maigre,
hâlée par le soleil, très-dame et très-paysanne. Un lan-
gage brusque et doux, des allures hardies , des yeux
innocents.
« Vois-tu, me dit le Peintre, quand nous partîmes le
soir, ce teint hâlé est une beauté secrète et dangereuse.
C'est un précipice couvert d'herbe. On dirait : Elle
est hâlée, causons moutons et pâturages.
« On s'avancerait sans défiance, et on serait pris avant
d'y avoir seulement songé. Puisqu'elle ne veut pas se
marier, tout homme jaloux de vivre content évitera de
rencontrer souvent cette originale Baronne dans ce sau-
vage pays.
« Si elle se voulait marier, on devrait l'éviter encore.
Elle serait femme de bien, je n'en doute aucunement,
mais il y a de ces vertus qui cassent trop les assiettes.
En ménage, foin de l'originalité !
« Le pot-au-feu! le pot-au-feu ! Plus j'observe, plus je
me convaincs que le mieux en tout est d'être comme
tout le monde... Quel malheur que tout le monde ne
DANS LA MONTAGNE. 43
soit pas ainsi ! Je n'exprime pas très-clairement ce que
je veux dire.
<r La Baronne me plairait considérablement, mais son
plus grand charme, c'est d'être veuve. En l'épousant on
lui ôterait juste cela. Beaucoup de gens font cette folie :
ils aiment la fumée de la pipe, qui est jolie à voir... et
ils en épousent l'odeur. Voilà mon idée.
« Que crois-tu que deviendra notre Baronne en vieil-
lissant? — Elle sera comme le torrent qui entoure sa
maison. C'est un caractère fier qui s'est d'abord creusé
un lit fertile. Elle abandonnera ce premier lit, et pen-
dant qu'il y poussera de l'herbe et des fleurs,
« Elle se jettera vaillamment sur la pierre, elle la per-
cera, elle la vaincra, elle s'y creusera des routes pro-
fondes; et par ce travail elle aura mis son héritage en
sûreté, d
44 DANS LÀ MONTAGNE.
LA VRAIE MISERE.
U,
n hommme descendait de la montagne, à pied,
abrité d'un mauvais parapluie. Il était jeune et déjà
courbé. Ses habits, propres, sentaient pourtant la mau-
vaise fortune. Sur sa figure intelligente, les rides lais-
saient deviner qu'elles étaient venues avant l'heure.
*
Le Chanoine le salua de quelques mots d'amitié ; il
répondit de bonne grâce, sans sourire. Il semblait que
l'on dût craindre de lui sourire en parlant. Bientôt il
reprit sa route, pressé de rentrer dans la solitude de son
cœur. Le Chanoine le suivit d'un regard attristé.
« Assurément, dit le Peintre, cet homme porte quel-
que grande douleur. — J'ai vu couler bien des larmes,
répondit le Chanoine, et je ne sais pas si j'ai rencontré
jamais homme plus à plaindre que celui-ci, qui peut-être
n'a jamais pleuré.
« Il a de l'instruction, du talent, de l'esprit, du cou-
DANS LA MONTAGNE. 45
rage, tout ce qu'il faut pour autoriser l'ambition, et il a
aussi de l'ambition. Sa vie pauvre, perdue sans espoir,
horriblement tourmentée, s'écoule sur cette route où il
va et revient toujours.
« II remplit là-haut, dans un village, un petit office, et
là-bas, dans la ville, il exerce un petit emploi. Deux fois
par semaine, en toute saison, quelque temps qu'il fasse,
toujours à pied, il monte et redescend.
« Il travaille ainsi pour nourrir un père déshonoré,
une sœur, encore jeune et belle, livrée à l'ignoble pas-
sion du vin, un frère que le vice aurait conduit au crime
s'il ne l'avait plongé dans la stupidité.
« Telle est l'existence de cet homme savant, disert, qui
se sent capable d'un grand rôle. Attaché ici, sur cette
route, par ces liens durs et ignominieux, jamais il ne se
plaint, jamais il ne sourit, jamais il ne parle de sa
famille.
« Sa vie est sans consolation. Il n'aime point ces misé-
rables, qui ne l'aiment pas, car son sacrifice ne les a pu
corriger. Il les porte par honneur, non par charité. Or
telle est son inénarrable misère : il n'a point de Dieu ; la
prière n'a jamais rafraîchi son cœur.
« Nous autres, prêtres de ces cantons, ses amis d'en-
fance, les compagnons de sa jeunesse, que de messes
2*
46 DANS LA MONTAGNE.
nous avons offertes pour lui, pour ramener à Dieu cette
grande vertu humaine et ce formidable malheur ! Impla-
cable contre lui-même,
« Tl nous a dit : « Laissez-moi; ne me forcez pas
« d'attrister vos oreilles par des paroles que vous regar-
« deriez comme des blasphèmes. Si c'est votre Dieu
« qui m'a fait cette destinée, elle n'est pas trop lourde
« pour moi ; je saurai la porter sans lui. »
« Cruelle folie de l'orgueil ! Cet homme, qui ne passe
pas une Heure sans maudire le jour où il est né, s'admire
lui-même dans sa souffrance. Levant contre Dieu sa tête
altière, armé de sa hauteur stupide, dit l'Écriture* il met
son Créateur au défi de le consoler.
« Ainsi le démon nous leurre et nous fait faire pour
lui, aux dépens de notre salut, tout ce que nous pour-
rions faire pour Dieu, au grand profit de notre salut.
Car les saints aussi veulent souffrir. Sous la main qui les
frappe, ils disent : « Seigneur,. encore, encore! »
« Mais ils souffrent pour expier; en souffrant ils
adorent et s'humilient. L'orgueil souffre pour s'exalter,
pour se parer de sa douleur, pour se fournir un prétexte
de haïr et braver Dieu : « Tu ne vaincras pas! » Ainsi
Satan, le singe, se crée des martyrs.
« Cet homme que nous venous de rencontrer, on le
plaint de ses malheurs. Je le plains plus amèrement que
DANS LA MONTAGNE. 47
personne; je le plains d'une infortune bien autrement
horrible que celle sur laquelle on s'apitoie d'ailleurs jus-
tement : je le plains de ses voluptés. »
XI
DU BON CRETIN.
k
la porte d'un pauvre logis, sur Ja roule, se tenait
un homme, ou plutôt un être difforme, vêtu d'un long
sarrau de toile grise. Il regardait dans un plat creux
en poterie grossière. Si profonde était sa contempla-
tion que le bruit de notre équipage ne lui fit pas lever
les yeux.
Je n'avais jamais vu un crétin. C'est chose triste et
lamentable à voir. Celui-ci était vraiment hideux, plus
hideux qu'un cadavre. Dans le cadavre quelque chose
dit qu'il a contenu la vie. Le crétin est comme un vase
de rebut, que l'ouvrier a jeté là, et dans lequel rien n'a
jamais été versé.
« Dieu, pourtant, nous dit le Chanoine, y a mis une
âme immortelle, et l'Église y a versé le baptême. Par
48 DANS LK montagne.
la vertu du baptême, cette âme immortelle, dégagée un
jour de sa prison vile et effrayante, ira dans le ciel et
jouira de la présence de Dieu. L'horrible chrysalide est
l'enveloppe d'un ange.
- « Ceux qui l'entourent ici ne l'ignorent pas. Ils ont
de la tendresse et du respect pour ce bloc de chair dans
lequel dort une âme bienheureuse, à qui la mort sera
véritablement et dans toute la force du mot un réveil. Sa
famille veille sur lui ; s'il n'avait pas de famille , la
paroisse l'adopterait. ,
« On le sert. On a étudié les lueurs vagues de ses
instincts. La place où on l'installe est sa place préférée,
et, s'il y a quelque aliment pour lequel il ait montré
plus de goût, c'est autant que possible celui qu'on
lui donne. Les enfants mêmes évitent d'affliger l'inno-
cent. Car c'est sous ce nom que la foi et la charité le
désignent.
« — Puisque le vrai crétin porte ce beau titre d'inno*
cent, me dit le Peintre, évitons désormais d'appeler cré-
tins tant de penseurs, de poètes et d'artistes qui, certes,
ne sont pas innocents! Devant leurs œuvres mal faites et
malfaisantes, disons notre pensée ; mais ne les appelons
point crétins; ne leur faisons plus cet honneur.
« Le crétin passe sa vie à regarder dans son plat creux.
Cela ne fait de mal à personne. Mais qui sait ce qu'il y
contemple? Qui sait s'il n'y lit pas des poèmes sublimes,
DANS LA MONTAGNE. 49
s'il n'y voit pas des tableaux merveilleux, si l'air qui
roule dans cette cavité ne fait pas entendre à son oreille,
plus délicate que la nôtre , des concerts tout cé-
lestes?
« Il tait ses sentations et ses conclusions; nous ne
pouvons donc en raisonner. Mais les autres, que nous
n'appellerons plus des crétins, et que là-bas on appelle
quelquefois hommes de génie et grands hommes, ce
qu'ils voient dans la nature, ce qu'ils voient dans le
cœur, ce qu'ils voient dans le ciel, nous le savons; ils le
disent.
« Ils n'y voient que la matière ; des difformités, des
malpropretés, des laideurs et des horreurs, et, au delà,
du vide ; et le tout n'est à leurs yeux que l'ouvrage du
hasard, formé pour amuser le vice en attendant d'être la
proie du néant Jamais cet honnête crétin n'a vu pareille
sottise dans son plat creux.
c II n'a pas disséqué le corps humain et dit ensuite :
« Mon scalpel n'a point trouvé l'âme ! » Il n'a point bra-
qué des télescopes perfectionnés sur les profondes splen-
deurs de l'azur et dit ensuite : « J'ai vu des milliers de
milliers d'astres et j'ai suivi leur cours admirablement
réglé ; mais je n'ai point vu Dieu! »
« II n'a point étudié l'histoire du monde, suivi l'homme
depuis Adam jusqu'à Jésus, écouté le témoignage des
livres saints, constaté l'accomplissement des prophéties,
50 DANS LA MONTAGNE.
et dit ensuite : « Ce sont des fables! » Il n'a pas vu
l'Église nourrir de son lait et de son sang le nouveau
genre humain, et dit ensuite : a Tuons l'Église! »
« Non, non, ne les traitons plus de crétins, ils n'en
sont pas dignes, ces savants, ces docteurs, ces éloquents,
ces illustres qui souillent et ravagent l'intelligence hu-
maine en l'entourant d'une vapeur de mensonges pour la
séparer de Dieu! Notre crétin, notre innocent^ n'est pas
né de cette race de Caïn !
« Est-ce qu'un crétin fait des chansons, des vaudevilles
et des peintures obscènes? Est-ce qu'un crétin écrit des
chroniques pour les journaux belges? Qui a jamais ouï
sortir de la bouche d'un crétin les perverses inepties
qu'enfantent à la journée ces sacripants de peine de la
littérature?
« Voici que nous venons de passer. Le crétin ne pren-
dra pas la plume pour en informer les journaux; il ne
s'arrangera pas pour faire croire aux Belges et aux
Russes que nous lui avons adressé la parole, à lui
crétin, et qu'il est admis dans la société des gens distin-
gués.
«c Le vrai crétin, le bon crétin, l'honorable crétin n'est
pas atteint d'orgueil, cette pire et plus folle des folies
humaines. Quand il a contemplé son plat creux et qu'il
y a vu circuler des mouches, il n'en est pas plus fier.
DANS LA MONTAGNE. 51
Lorsqu'il salit son sarrau, c'est sans effort; il ne prend
pas un air vainqueur et n'envoie pas cette souillure aux
journaux belges.
« II n'a jamais connu l'envie, le pauvre cher innocent I
S'il est sensible à la mélodie, il écoute ; il n'essaye point
de chanter et ne hait point ceux qui chantent; s'il aime
les fleurs, il ne mord pas les mains qui portent des bou-
quets. Aucun vrai crétin n'est féroce, ni ne fait de révo-
lutions, ni ne crée des systèmes religieux, ni ne compose
de biographies. »
XII
LA RUINE.
P,
lus d'une fois nous avions eu l'occasion d'admirer
les effets de pluie dans les montagnes. À la fin ce
plaisir devint monotone ; le dernier jour, il était fasti-
dieux.
Quelle pluie ! L'eau tombait, coulait, jaillissait, se pré-
cipitait; elle s'étendait en nappes, se tordait en tor-
82 DANS LA MONTAGNE.
rents, s'éparpillait en verges, volait en fumée ; elle rugis-
sait, elle clapotait, elle tourbillonnait.
« Bah ! dit le Chanoine, nous trouverons du feu à la
maison. Dès que nous serons séchés, toute cette pluie
n'aura été qu'un beau spectacle... Pourvu qu'elle n'em-
porte pas les ponts !
« — Et si elle emporte les ponts? — Si elle emportait
les ponts, ce serait autre chose. Mgis puisque nous avons
fait la prière de l'Itinéraire, pourquoi la pluie emporte-
rait-elle les ponts ? »
La sécurité du Chanoine nous laissait un arrière-fonds
de pensées grises. Cependant nous passâmes un premier
pont, puis un autre, puis le dernier. Et le soleil riait
au seuil de la maison.
On appelle « la maison » un reste d'abbaye et de belle
vieille église, seuls monuments qu'aient jamais vus ces
lieux sauvages. Les moines ont planté la vallée, l'ont
embellie, l'ont civilisée, et on les a chassés.
Non pas le peuple : le peuple ne fait jamais cette
besogne. Le peuple était le vrai propriétaire des biens
de l'abbaye. Les moines l'instruisaient, le nourris-
saient, lui donnaient des terres à long bail et à petit
loyer.
Quiconque avait la vocation de l'étude et de la prière
DANS LA MONTAGNE. 53
pouvait prendre l'habit religieux et devenait pour sa part
propriétaire des biens loués à ses parents. Dans ce
temps-là, les loyers ne montaient jamais.
Des villes voisines quelques philanthropes sont venus;
ils ont affranchi ce malheureux peuple. Ils l'ont affranchi
de plusieurs humiliations : de l'humiliation des petits
fermages en premier lieu ;
De l'humiliation d'avoir pour propriétaires des moines,
pour instituteurs des moines, pour conseillers et pour
juges des moines ; de voir moines leurs oncles, leurs
cousins, leurs enfants.
L'éducation, la justice, la sécurité, tout ce qu'on leur
donnait jadis pour rien, ils l'ont payé en hommes libres.
Ce qu'ils ne pouvaient plus payer, ils ont eu la gloire de.
s'en priver.
L'abbaye avait des privilèges souverains. Ses vassaux,
défenseurs du canton, étaient exempts de l'impôt et du
service militaire. On leur a ouvert la noble carrière des
armes, on leur a envoyé le percepteur.
La splendeur de leur vallée, la belle abbaye, cons-
truite en nobles pierres sculptées, a été mutilée et
dépouillée. La puissante cloche de l'église, à la fonte !
les tableaux et les statues, aux brocanteurs !
Les ornements tissés de soie, d'argent et d'or, aux
54 DANS LA MONTAGNE.
juifs ou à la boue! On a réduit en lingots les ostensoirs
et les vases sacrés. L'orgue, qui chantait tous les jours,
a été transformé en cuillers d'étain.
Les beaux vieux livres, rassemblés de partout depuis
des siècles, ont allumé le glorieux bûcher que formait
l'entassement des stalles et des confessionnaux en vieux
chêne ouvragé, noir comme l'ébène.
Les pompes religieuses de tous les jours du Seigneur
et de tous les jours des Saints, chants, processions dans
les montagnes, bénédictions, repos, on a tout remplacé
par les réunions de la garde nationale.
Le pays n'avait jamais connu ni un ivrogne, ni un
Inendiant, ni un mécréant ; il y a maintenant de tout
cela. Chacun habitait sa maisonnette jolie; toutes les
demeures sont aujourd'hui des masures.
Les moines avaient partout semé dans la montagne de
petits oratoires, refuges des bergers; à peine en reste-t-il
un débris. A la place des ponts de pierre des moines, on
a des ponts de bois, jouets du torrent.
Mais combien le ravage n'est-il pas plus grand dans
les âmes ! Que de fronts courbés ! que de coeurs appe-
santis ! que de pensées sourdement révoltées, où la haine
et l'envie fermentent dans les ténèbres !
DANS LA MONTAGNE. 55
Cependant la foi est encore restée parmi ce peuple et
l'aide à supporter sa destinée devenue si dure ; l'hospi-
talité sourit encore sur les ruines de l'abbaye. Deux
cellules sont réservées pour les voyageurs.
Nous étions trois; le maître de la maison quitta sa
chambre et son lit. Nous ne voulions point qu'il s'im-
posât cette gêne. « Laissez-moi, dit-il, la plus douce
consolation de ma pauvreté. »
XIII
LA JUSTICE DE DIEU'
IN ous visitâmes l'abbaye. Hélas! hélas! L'église est
une grange à foin, le réfectoire une écurie. Deux anges
sculptés en cariatides, d'un beau style, soutiennent un
râtelier; des chapiteaux mutilés portent des auges et
des mangeoires.
« J'ai été précédé dans cette maison, nous dit notre
hôte, par un homme qui prit plaisir à dévaster ce que
les révolutionnaires avaient épargné. Il mutila lui-même
56 DANS LA MONTAGNE.
ce qui restait de statues et fouilla les tombeaux encore
intacts.
« Dans l'église il avait établi l'écurie , quoique ce fût
moins commode qu'ailleurs. Il y laissait le fumier et
prenait plaisir à montrer cette profanation, il disait :
« Voilà nos reliques ! — De ore tuo te judico, » dit le
Chanoine.
« On lui demandait pourquoi il se nuisait ainsi à lui-
même, puisqu'il gâtait sa propriété. Il avait alors une
certaine manière de rire, et il répondait : « Dieu a dai-
« gné bénir son humble serviteur; je puis faire un
a sacrifice. »
« Il ajoutait ; « Je détruis cette masure afin qu'elle ne
« puisse pas être facilement réparée ; je ne veux pas
« qu'il vienne jamais à l'esprit de quelque fanatique de
« la rétablir dans son ancien état. »
Jean-Marie, le chasseur de chamois, assis sur un fût
de colonne, nettoyait sa carabine. « Oui, dit-il, ainsi
parlait ce gredin. Si vous rapportez ce qu'il faisait,
n'oubliez pas sa mort.
« Une mort de canaille et de mangeur du bien des
pauvres, une vraie mort de réprouvé. J'y étais et j'en
suis bien aise. Ça m'a fait peur, et ça m'a fait du bien.
Il est mort ici, dans cette église, sur le fumier de ses
bêtes, moins brutes que lui.
DANS LA MONTAGNE. 87
« Il étail riche, insolent ; il faisait le mal avec plaisir,
toute sorte de mal, et il prospérait; mais cette pros-
périté prit fin. Les banqueroutes et les désastres le
jetèrent dans les dettes : il mit en vente l'abbaye.
a II l'avait trop abîmée ; il n'en trouva pas ce qu'elle
valait lorsqu'elle lui était tombée dans les mains. On
s'accordait pour la déprécier; les finauds de son espèce
attendaient qu'il fût plus bas encore.
a II entrait en rage. On prenait plaisir à le mettre sur
les charbons. On lui disait : « S'il y avait encore cela, et
« encore cela, et tout ce que vous avez saccagé, l'abbaye
« se vendrait magnifiquement. *
« Un jour qu'il venait de manquer un acquéreur, à
cause des réparations devenues nécessaires par suite
de sa folie, je le vois entrer comme un fou dans l'église.
Il écumait et blasphémait.
« Il tenait à la main son marteau ; il le lance contre
cette petite figure d'ange souriant, la seule qui reste à la
naissance des nervures. Le marteau rencontre une barre
de fer, rebondit vers lui et le frappe au front.
« Il pousse un cri de damné, chancelle, et va tomber
la face sur le fumier. J'avoue que mon premier mouve-
ment fut de rire. Cependant il ne bougeait plus; je le
relève et l'assieds où je le trouve.
88 DANS LA MONTAGNE.
« On accourt. Il vivait encore. Qu'il était hideux !
Quelqu'un va chercher M. le curé. Quand il rouvrit les
yeux, voyant la soutane, il s'écrie : a Non ! non ! » Il
vomit un dernier blasphème, il est cadavre.
« Nous étions terrifiés. Le curé pria un moment;
puis, d'une voix et d'un regard de juge, il nous dit :
« Qu'il vous en souvienne ! » Le soir tout le monde était
confessé, moi en tête. J'en avais besoin !
« Ainsi mourut ce gredin, nous convertissant par sa
mort abominable. C'est le seul bien qu'il ait faitàdans le
pays, comme l'animal qui vaut mieux mort que vivant.
Il en est encore vexé dans l'enfer.
« Moi, Jean-Marie, je dis que Dieu est très-bon de
donner ainsi leur compte à ceux qui veulent leur compte,
et de frapper dans sa colère le pécheur endurci qui
refuse le pardon. Cela soulage le sentiment de la justice,
qu'on ne ménage guère ici -bas.
« Et les petits de ce monde ouvrent les yeux. Ils
voient qu'ils ne seront point grugés et insultés impuné-
ment, et que le méchant n'est pas à l'abri du tonnerre,
et que son bonheur est court et mauvais. »
DANS LA MONTAGNE. 89
XIV
LE CHASSEUR DE CHAMOIS.
Jean-Marie, le chasseur de chamois, se sait bon gré
d'être au monde ; il trouve que Dieu lui a fait une belle
vie.
« L'homme, qui n'est pas chasseur, dit-il, est-ce un
homme? Mais il faut chasser sur la montagne. Chasser
en plaine, est-ce chasser ?
« J'étais encore dans le sein de ma mère; je lui
criais : « Hâtez-vous! hâtez- vous ! Mettez-moi au monde,
« et que j'entre en chasse. »
« Il y a tout sur la montagne, des chamois, des loups,
des renards ; il y aussi des aigles ; il y a des fleurs, il y
a de grands vents.
a Là, plus d'une fois, je me suis vu face à face avec le
tonnerre; plus d'une fois j'ai vu le tonnerre sous mes
pieds.
60 DANS LA MONTAGNE.
a Si tu connaissais le bruit du vent dans les sapins,
si tu connaissais le bruit de la foudre dans la montagne,
tu ne voudrais plus d'autre musique.
« La nuit, seul dans la montagne, quand le torrent
mugit, quand les vents grondent, c'est là qu'un homme
sait ce qu'il vaut.
« Le matin, sur les pics élevés, à la naissance de l'au-
rore, c'est là que l'homme sent la grandeur de Dieu. De
son cœur jaillit la prière !
« J'ai rencontré Dieu sur la montagne, je lui ai parlé.
En pleurant je l'ai béni de m'avoir donné mon chien et
ma carabine. »
XV
SOEUR ANDREE.
Histoire cueillie à la Chapelle, un petit pays dans les
airs, par où nous avons passé au soleil couchant, sous
la conduite de Jean-Marie. — Et Jean-Marie nous mon-
trait les montagnes vêtues d'ombre, baignées de lumière,
DANS LA MONTAGNE. 61
vertes, noires, dorées, étincelantes; et il s'écriait : « Vive
Dieu !
« Vive Dieu! les voyez- vous, mes diamants! les
voyez-vous, mes paradis! Voyez-vous mes cascades
qui tombent en blocs d'argent! Voyez-vous mes nuages
qui volent ! Cet obélisque planté sur un socle de mon-
'tagnes, qui regarde passer les nuages du haut des cieux,
la Dent du Midi, couverte de neige et de glace,
« C'est le baromètre qui m'indique le temps de de-
main ; c'est mon guide fidèle sur les sentiers connus des
seuls chamois. La Dent du Midi est là pour moi. Les
autres s'en servent, mais elle m'appartient. Voilà mon
pays de chasse, où je me promène tous les jours de ma
vie, entre la terre et les cieux.
« Je l'ai vu mille fois et dix mille fois. Je l'ai vu au
plein soleil, je l'ai vu à l'aurore, je l'ai vu dans les nuits
sereines et par les jours d'orage, et je l'ai toujours
trouvé si beau qu'il m'a toujours semblé ne l'avoir jamais
vu encore. Et tout cela est plein de chamois, de loups et
d'aigles, et de braves gens.
« Il n'y a guère de porte que je ne puisse ouvrir sans
frapper, à toute heure de la nuit et du jour; et les portes
par où je ne passe point, les gens de bien et d'honneur
ne les ont pas souvent franchies. — Jean-Marie, sois le
bienvenu. Prends place auprès du feu, bois un coup,
allume ta pipe. »
T. II. 2**
62 DANS LA MONTAGNE.
Jean-Marie, le premier aigle que vous verrez passer
au delà des nuages, vous l'abattrez, pourvu qu'il soit
beau ; vous arracherez de son aile la plus belle plume,
et vous me l'enverrez à Paris. Je veux me servir d'une
plume d'aigle (une fois n'est pas coutume) pour décrire
vos exploits.
Présentement, tâchez de ne plus regarder la mon-
tagne, qui vous excite trop au discours, et laissez mon-
sieur le Chanoine nous, parler d'une colombe. C'est la
sœur Andrée, supérieure des quatre religieuses de la
Chnpelle; supérieure de l'hôpital, de la pharmacie, de
l'école et de la visite des pauvres. Trois religieuses et
sœur Andrée, cela fait huit.
Sœur Andrée reçut un vieillard dont l'air de détresse
la toucha plus encore que de coutume ; car il n'est pas
rare qu'elle pleure quand elle voit un malheureux. Mais,
à l'aspect de celui-ci, elle sentit un désir plus qu'ordi-
naire de le secourir. Il semblait malheureux jusqu'au
fond du cœur.
11 apportait une ordonnance de médecin pour diverses
choses coûteuses. Déjà sœur Andée gémissait de n'avoir
rien à donner et de ne pouvoir rien donner. Calculant ce
que le pauvre aurait à payer, elle n'y tient plus. Elle
court devant le crucifix; elle se jette à genoux, elle fond
en larmes.
Elle se plaint à Dieu, et à la Vierge Marie, et à saint
DANS LÀ MONTAGNE. 63
André, son patron, ramant de la croix; elle se plaint de
ne pouvoir suivre les mouvements de sa charité, d'être
obligée de demander de l'argent à ce pauvre qui a besoin
de secours.
•
Mais bientôt elle s'effraye. Quoi donc ! n'a-l-elle pas
murmuré contre la règle austère qui contient son cœur
et qu'elle a choisie ? N'a-t-elle pas regretté sa vocation
qui l'oblige à la pauvreté étroite ? N'a-t-elle pas voulu
écarter sa croix? — Elle va trouver son confesseur,
s'accuse et demande une pénitence.
Le confesseur la gronde, mais d'une voix mal assurée;
puis il pleure; puis il dit à sœur Andrée : * Ma sœur,
vous avez donc si bonne envie de donner à ce pauvre le
médicament dont il a besoin? Eh bien! j'en ferai les
frais, et même j'ajouterai quelque chose. Votre pénitence
sera de m'avoir pris mon argent. »
Le pauvre demande ce qu'il faut payer. « Rien du
tout, dit la sœur ; recevez au contraire encore ceci. »
Le pauvre veut remercier. « Non, dit-elle; moi, je ne
peux donner que mes prières ; mais monsieur le Curé a
voulu vous assister au nom de Jésus-Christ. » Le pauvre
reprend : « Vous êtes vraiment la servante de Dieu. »
Or ce pauvre était calviniste. Il songe en lui-même ;
et cependant sa maladie empire, et il sent qu'il va mou-
rir. Il demande alors le curé et la bonne sœur ; il les prie
64 DANS LA MONTAGNE.
de venir tous deux, de venir au plus tôt. Les voilà près
de son lit.
« Vous m'avez donné quelque chose de la part de
Jésus-Christ ; vous, «aonsieur le curé, un remède ; vous,
ma sœur, des prières. Votre remède et vos prières m'ont
guéri d'une maladie plus dangereuse que celle dont je
meurs. 0 ma sœur, vous avez bien prié, et Dieu vous a
bien entendue !
<r J'ai quelque chose aussi à vous donner pour Jésus-
Christ, c'est mon âme. Elle lui appartient, il l'a conquise
par vous. Père, je veux mourir catholique, baptisez-
moi. Sœur, soyez ma marraine; je veux mourir sôus le
nom d'André ; donnez-le-moi ; c'est le nom que je veux
porter éternellement devant Jésus-Christ. »
XVI
POLÉMIQUE DE JEAN-MARIE.
Il y avait près de Saint- Jean-d'Aulps, avant 93, une
belle église. Les révolutionnaires l'ont détruite. Ils vou-
laient abolir la mémoire de saint Guérin, évêque civili-
sateur du pays, et ils cherchèrent ses reliques vénérées
DANS LÀ MONTAGNE. 65
du peuple, pour les profaner. Un homme eut le bonheur
de les sauver, et le peuple les vénère toujours.
La montagne fut nommée dans ce temps-là, par ces
hommes-là, mont Marat, en l'honneur de Marat, Y Ami
du Peuple, le même qui demandait un régal de cent
mille têtes. Le peuple ne le sait plus. Il connaît encore
la place où saint Guérin , retournant à son évêché,
rebroussa chemin pour a 1er mourir chez los moines
qu'il venait de réformer.
Saint Guérin, comme saint Antoine à Rome, est ici le
protecteur des bestiaux. De tous côtés on les amène à
bénir le jour de sa fête. Grand sujet de raillerie pour
quelques bourgeois, esprits forts jusqu'à l'article de la
mort exclusivement. Le peuple ne veut pas abandonner
le culte des saints ; la bourgeoisie veut supprimer tout
culte. Germe de guerre civile qui ne coûtera pas peu de
sang!
Le soir, au souper, nous vîmes en présence deux types
intéressants du peuple et des bourgeois : l'un, notre
Jean-Marie; l'autre, un cousin du Chanoine, médecin
dans les environs. Ce médecin trouve mauvais que la
sœur Andrée soit pharmacienne; car, s'il venait, lui
médecin, à avoir deux fils, la pharmacie de sœur Andrée
empêcherait un de ses fils de s'établir pharmacien. Les
empiétements du clergé sont insupportables !
Ce bon médecin guérit toutes les maladies avec du
a***
2
66 DANS LA MONTAGNE.
vin blanc. Dès qu'il voit un malade : « Qu'on lui donne,
dit-il, du vin blanc ! » A son avis le vin blanc est apé-
ritif, révulsif, lénitif, etc.; diurétique, tonique, béchi-
que , etc. Il s'applique lui-môme son remède ; d'une
langue épaisse il en décrit les bons effets. « L'effet de
ton vin blanc, lui dit le chasseur, est toujours le même,
et te voilà gris. »
Le médecin se piqua. Il commença d'oublier le res-
pect et de mettre son cœur au jour» Ce qu'il en mon-
trait n'était pas beau. Partant de l'ignorance de Jean-
Marie et de ses préjugés populaires contre le vin blanc,
il attaqua le maigre, le jeûne, l'abstinence, la conti-
nence, attribuant toute cette discipline antihygiénique
aux calculs féroces du clergé :
« Parce que le clergé veut rendre les hommes débiles
et malades, pour avoir plus de facilité de les amener à
confession et de les réduire par ce moyen en servi-
tude! » Aces mots je connus le journal que lisait le
médecin du vin blanc. C'est toujours le même.
Le Chanoine nous fit signe de le laisser aller. Conti-
nuant de boire du vin blanc, il continua de réciter de la
prose rouge. Il finit par dire que le clergé, ne voulant
pas marcher avec l'esprit humain, se ferait de mauvaises
affaires, qu'on saurait bien lui ôter le peuple, que la
science prendrait enfin seule et sans partage le gouver-
nement des esprits.
DANS LA MONTAGNE. 67
« Voilà, dit Jean-Marie ; et comme tu es savant, c'est
loi qui nous gouverneras ! Nous ne boirons plus du vin
blanc par ordonnance du médecin, mais par ordre du
roi, et nous irons le chercher à la boutique du prince ton
fils. Je vois le plan. Ceux qui auront attrapé des brevets
seront les maîtres; les autres obéiront. Non-seulement
la sœur Andrée ne sera plus pharmacienne, mais il
pourra te plaire qu'elle ne soit plus religieuse, et elle ne
le sera plus. Car, religieuse, elle est dirigée par le curé,
et le curé nous dit par elle des choses qui ne te plaisent
point.
c Les hommes ne sont plus tous également les enfants
de Dieu dans les différentes conditions où sa providence
les a placés pour le besoin général, leur donnant, avec
la même espérance pour la vie future, un égal partage
de devoirs, d'épreuves et de joies. Car le mendiant a
ses bonheurs, et le roi a ses souffrances et ses humilia-
tions, et l'un aussi bien que l'autre ne recevra de Dieu
que la récompense qu'il aura méritée ; et la récompense
du mendiant peut se trouver plus grande que celle du
roi.
« Il te déplaît que nous sachions ces choses, et cette
égalité présente et future te déplaît. Il te déplaît que je
sois ton égal, moi Jean -Marie, qui n'ai point de diplôme et
qui ne connais point les vertus du vin blanc. Il n'y aura
plus d'égalité. Il y aura des enfants de la science qui
commanderont, et des esclaves sans diplôme qui devront
servir, en attendant que maîtres et esclaves aient ren-
68 DANS LA MONTAGNE.
contré l'égalité de la mort, qui ne sera plus que l'égalité
du néant.
« Tu défendras au prêtre d'instruire, il n'instruira
point; tu fermeras l'église, elle sera fermée ; tu rompras
les vœux de la sœur Andrée, ils seront rompus. Voilà
qui va bien ! Tu m'ôteras mon chien, ma carabine et la
montagne. Je n'aurai plus tout cela que par ta permis-
sion, quand tu voudras manger un isard. Car d'aller tuer
un isard, ce n'est pas l'œuvre d'un savant; la science
n'a point de jarrets.
ce Et lorsque je serai vieux et malade, à la place des
consolations du curé j'aurai tes visites, que je payerai ;
à la place de la sœur Andrée j'aurai pour infirmières des
femmes que tu auras choisies et dont tu ne pourras plus
faire autre chose, et que je payerai.
« Puis enfin, dans cette terre ingrate et dure où j'aurai
répandu ma sueur pour m'acquitter de ce que je dois
aux savants, je descendrai sans espérer le ciel, sans le
connaître, sans l'avoir vu. J'y descendrai tout entier;
tu m'auras volé mon âme !...
« Mon ami, quand tes mesures seront prises, quand
tu te trouveras prêt pour dissoudre l'école, pour fermer
l'Eglise, pour rompre les vœux de la sœur Andrée, —
commence parm'envoyer un gendarme savant, pendant
mon sommeil.
DANS LA MONTAGNE. 69
« Qu'il ôte ses bottes et qu'il marche à pas de loup :
j'ai le sommeil léger ! Qu'il muselle mon chien, qu'il
m'enlève ma carabine, qu'il me lie, endormi, de bonnes
cordes neuves; qu'il me mette un bon bâillon pour
m'empêcher d'appeler les pâtres et les autres chasseurs.
Car, si je peux gagner la montagne,
« Aussi vrai qu'il y a un Dieu, — le Dieu que tu ne
connais pas, — aussi vrai que je m'appelle Jean-Marie,
— ceux que tu enverras me chercher ne reviendront pas
tous, et ceux qui me ramèneront ne me ramèneront pas
vivant !
« Et je te donne un conseil : Prends garde que la mon-
tagne ne tombe sur toi. Elle mettrait tes membres en
mauvais état; elle les mettrait en mauvais état, c'est moi
qui te le dis! Et toutes les frictions de vin blanc que tu
saurais faire ne te répareraient que médiocrement !
« Il y a une chose que vous ne savez point, vous autres
savants : c'est que la mesure est pleine à votre endroit,
comme elle fut en d'autres temps, par vos soins, remplie
à l'endroit des nobles et des prêtres ; c'est que vos habits
à queue de morue sont en horreur, comme ont pu l'être
les soutanes et les habits brodés ;
« C'est qu'on est las de vos écritures, de vos percep-
teurs, de vos enregistreurs, de vos régisseurs, de votre
morgue, de vos avidités ; c'est que vous êtes des men-
teurs et des usurpateurs ; c'est qu'il y a bien des endroits
70 DANS LA MONTAGNE.
où vous avez fait du peuple une bête irritée qui se
démusellera, et qui de ses griffes et de ses dents tra-
vaillera d'étrange sorte vos papiers, vos habits et voire
peau !
a — Tu as entendu, cousin, dit le chanoine au médecin
abasourdi. Maintenant, bois le reste de ton vin blanc et
va te coucher; et puisses-tu demain matin avoir retrouvé
assez de bon sens pour faire ta prière ! Tu la faisais
avant de tant connaître les mérites du vin blanc. En
ce temps-là tu n'avais pas la simplicité de croire que
Dieu se laisserait vaincre par toi, et qu'il n'aurait pas de
vengeurs. »
XVII
LES JESUITES.
« Le collège des Jésuites, à Mélan, est un collège de
campagne, institué pour la pauvre et robuste Savoie.
On y trouve à bon marché une éducation qu'il faudrait
payer cher ; saine, ennemie des lâches douceurs et des
frivolités qui font les hommes et les savants dont nous
jouissons depuis un demi-siècle. Ici point de dorures :
du latin tout nu, la vie toute crue. »
DANS LA MONTAGNE. 71
Ainsi nous parla le chevalier, que nous retrouvâmes
à Mélan, où il faisait sa retraite des vacances. « Mais,
hélas ! ajouta-t-il, quelle cuisine ! Je croyais être sobre
et coulant sur la nourriture : Je vois ici tous les jours
que je suis un vil délicat. J'ai horreur de moi-même, et
ce n'est pas ma seule affliction.
« J'ai trouvé, en arrivant, quatre Pères, excellents
religieux, savants et gens d'esprit. L'un mange de tout,
l'autre ne mange de rien, le troisième ne songe jamais à
ce qu'il mange, le quatrième croirait céder à une sen-
sualité coupable s'il faisait la moindre remarque [sur ce
qu'on lui donne à manger.
« Au milieu de ces quatre Pères, le frère cuisinier,
créé pour la circonstance, s'abandonne sans contrôle aux
plus folles inspirations; que dis-je? il se livre aux essais
les plus indéchiffrables! J'ai subi depuis huit jours des
potages sans nom, des fricassées sans figure, des rôtis
qui rebutent l'analyse aussi bien que la dent.
« Et les jours maigres! Qui donc a déniché ces œufs,
et quel animal féroce a pu les pondre ? Quelle imagina-
tion dépravée a su déguiser à ce point ces légumes? En
quels lieux de la mer a-t-on rencontré pareille morue ?
Quant à la cave, si les révolutionnaires envahissent un
jour le collège, je ne leur souhaite qu'un châtiment :
qu'ils vident cette cave !
72 DANS LA MONTAGNE.
« Le Père qui mange de tout m'offre deux fois de ces
mets déplorables; le Père qui ne mange de rien le
regarde avec un œil d'envie ; celui qui ne songe pas à ce
qu'il mange avale comme s'il respirait, et celui qui
exerce sa vertu se refuse même la consolation de répon-
dre à mes regards désolés. — Innocents voyageurs, que
venez-vous faire en ce lieu d'expiation ? »
*
Le chevalier se tut ; nous regardâmes Jean-Marie avec
une certaine stupeur. Il comprit cette muette éloquence
et nous promit qu'il saurait s'introduire dans la cuisine.
En vérité, il fil merveille, Le dîner, aidé d'un appétit
savoyard et d'une conversation intéressante, se trouva
bon... pour des chrétiens.
Quels braves gens que ces Jésuites ! On était en train
de les chasser du Piémont, et ils ne peuvent s'attendre
à rester longtemps en Savoie, malgré les vœux du pays.
Ils étaient fort tranquilles. « Que nous importent, disaient-
ils, toutes ces entreprises ?
« Le problème que les révolutionnaires se donnent à
notre égard n'est pas petit : c'est de savoir comment ils
ruineront des gens qui n'ont rien, et comment ils empê-
cheront des hommes qui ont voué leur obéissance à
Dieu de faire la volonté de Dieu.
« En nous dépouillant, ils nous mettent dans la per-
fection de notre état; en nous chassant ils nous signi-
DANS LA MONTAGNE. 73
fient que. Dieu nous impose répreuve de l'exil ; en nous
donnant la mort ils nous donnent la couronne que nous
demandons à la vie.
« Ils nous ôtent la joie de leur faire du bien, et ils
froissent nos cœurs dans les affections si fortes qu'inspi-
rent toujours TÉglise et la patrie. Mais l'espérance, ils
ne nous l'ôtent pas, ni la douceur d'offrir nos souffrances
pour leur ^salut.
« La tempête fait une œuvre de Dieu. Les graines
sont dispersées par le vent, et le vent s'élève quand les
graines sont mûres. Ainsi les déserts fleurissent, ainsi la
poussière des palmiers traverse la mer. Partout où des
martyrs sont enterrés, là germent des Églises. Dans
l'Église les tombeaux sont féconds ; toute l'Église sort
d'un ttfmbeau.
« Les seules causes qui meurent sont les causes pour
lesquelles on ne meurt pas. Souffrant et mourant pour
l'Église, les chrétiens assurent sa vie. Voyez en combien
de circonstances l'iniquité, longtemps triomphante, a
trébuché enfin sur le tombeau de ses victimes.
« Elle persécute, elle exile, elle bâillonne, elle tue,
et elle dit : a Je triomphe ! » Non, tu ne triomphes pas,
et tes cruautés ne sont pas devenues des justices. La
vérité s'affirme par des châtiments justes et miséri-
cordieux; l'erreur se révèle et se dénonce parles persé-
cutions où elle s'épuise.
T. II. 3
74 DNAS LA MONTAGNE.
« Le monde ne se laisse ni tout entier ni longtemps
abuser par Terreur. Elle s'empare des mots; elle ne
change pas les choses en changeant les mots. Dieu
déjoue Terreur en maintenant dans Thomme le sens
moral. Les persécutions ne sont qu'un refus de combat
contre la vérité.
« Refuser le combat, c'est s'avouer vaincu. Persécuter
la vérité, c'est la confesser trop forte ; l'exiler, c'est l'en-
voyer en mission, elle revient ; la bâillonner, c'est la
rendre plus éloquente ; tuer celui qui la porte, ce n'est
pas la tuer elle-même : elle est immortelle; mais ce
grand crime fait surgir de terre un grand tombeau.
« De tous les points du monde et de la vie le tombeau
du martyr est visible. Aucun éloignement ne l'efface.
L'histoire s'assied là. Ne fût-ce que pour merilir, elle
parle, et, tôt ou tard, à côté de Thistoire menteuse, la
conscience appelle la vérité.
« Dieu le veut ainsi. Nul moyen d'empêcher Dieu de
faire sa volonté. Nous pouvons donc attendre en assu-
rance, nous qui voulons faire la volonté de Dieu. Nous
pouvons être patients, nous qui savons qu'il est éternel.
« Quant aux affronts et aux avanies, quant aux souf-
frances et aux déchirements de toutes sortes, c'est la
croix, et notre état est de porter la croix. Nous sommes
la Compagnie de Jésus, la compagnie du Crucifié. Nous
le savons, nous l'avons voulu.
DANS LA MONTAGNE. 75
« Nous portons cette infirmité de plus que les autres
hommes, la qualité de Jésuite. Elle attire les pierres,
les fouets , le glaive. Quand tout cela vient , nous
n'avons pas le déplaisir de la surprise.
« Mais tout cela ne vient pas tout seul, « Le monde voit
« la croix, dit saint Bernard, il ne voit pas l'onction. »
Jésus-Christ fait bien aussi quelque chose pour nous. —
Et peu de Jésuites voudraient être autre chose ! »
Le lendemain, du haut de la route, nous jetâmes un
dernier regard sur le collège. Ce grand bâtiment parais-
sait petit au pied de la montagne, petit même dans la
plaine. « Voilà cependant, nous dit le chevalier, un des
cœurs de l'humanité.
« Supprimez quelques centaines de maisons sembla-
bles éparses sur la surface du globe, il n'y a plus de foi,
et bientôt plus de lumières. — 0 Jésuites, étant ce que
vous êtes, que n'avez-vous de meilleurs cuisiniers? *
k
LIVRE X
EN CHASSE
I
LE DINER A GRANDE VITESSE.
Dans Tété Paris est encore supportable. On a du
soleil, on voit quelques feuilles, on rencontre des mar-
chands de fleurs ; mais, en hiver, point d'air et point
d'herbe. C'est le pays des omnibus, des parapluies et de
la boue.
Autour d'un feu qui fumait, nous causions de la cam-
pagne.
« Je trouverais cependant bon, disait Emile, de mar-
cher sur la mousse.
78 EN CHASSE.
« — Et de jouir du grand vent, disais-je à mon tour.
« — Et de voir le givre aux arbres, disait Jean.
« — Venez chez moi, dit Valentin; j'ai de la mousse,
du vent et des arbres; décembre y mettra le givre.
Nous chasserons. Vous tuerez des lapins et peut-être un
chevreuil. »
Emile prit feu, se voyant déjà chargé de trophées. Il
faisait ses invitations pour manger le chevreuil, et dis-
tribuait les lapins aux amis de second rang.
Nous trouvions, Jean et moi, qu'on nous annonçait là
des triomphes invraisemblables. Des lapins! un che-
vreuil! Je n'ai point l'habitude de tirer sur ces inno-
centes bêtes; elles n'ont point, comme les Premiew-
Paru% cette allure majestueuse de fiacre à l'heure qui
laisse tout le temps de viser... Mais courir en forêt, le
fusil sous le bras, par une belle pluie, par un beau
brouillard, et jouir de toutes ces beautés de décembre !
écouter les aboiements des chiens, entendre au loin la
trompe du piqueur !...
« Car, poursuivait Emile, nous aurons un piqueur.
A vez-vous jamais vu un piqueur?
« — Oui..., dans les journaux illustrés.
« — A cheval, reprenait Emile, avec de grandes bottes,
le coutelas au côté, la trompe en sautoir, et un habit
vert. Le piqueur de Valentin ne vous méprisera pas ; il
est bon garçon ; il sait des histoires qu'il conte drôle-
ment, et, quand nous serons arrivés au rendez-vous de
chasse, après avoir battu le bois, il nous fera une ome-
lette. Oh ! Jean ! grand statuaire, quelle omelette ! »
Nous prîmes le chemin de fer.
EN CHASSE. 79
Nous étions six dans ie wagon : Jean ie statuaire,
Emile le peintre, moi, deux dames fort décentes, par
conséquent muettes, et un monsieur fort décent aussi,
coiffé, rasé, ganté, empaqueté, qui parla beaucoup, mais
sans toucher à la politique, ni aux arts, ni à la littéra-
ture, ni au commerce, ni à autre chose.
A la grande station nous dinâmes auprès de ce mon-
sieur. Sa manière de dîner nous parut digne de re-
marque.
Il commença par chercher à se laver les mains, et n'y
renonça qu'après plusieurs demandes adressées aux gar-
çons, qui les reçurent mal. S'étant assis, il trouva que
sa serviette était humide et en requit une autre, qu'il
attendit patiemment. En possession de sa serviette, il
entreprit de nettoyer son verre, sur la propreté duquel
il nous consulta et que nous ne trouvâmes point net.
Il fit à son assiette la même opération. Mais, après
avoir bien frotté, bien retourné, bien regardé, il exigea
une autre assiette et un autre verre. On le satisfit.
Alors il coupa un morceau de pain et parut réflé-
chir.
« Messieurs, nous dit-il, pensez-vous que ce pain soit
suffisamment cuit?
« — Oui, monsieur, répondis-je.
« — Non, monsieur, répondit Emile.
« — Monsieur, répondit Jean, il faudrait connaître les
usages et le climat du pays. Ce pain ne vous semble pas
cuit ; mais peut-être l'est-il comme il faut pour les esto-
macs de céans. Les anciens conseillent au voyageur de
se mettre à la cuisine des peuples qu'il visite. C'est
80 EN CHASSE.
pourquoi Alcibiade, à Sparte, se régalait de brouet noir,
après un bain dans l'Eurotas.
a — Monsieur, dit le monsieur, je saisis votre raison-
nement. Cependant je mangerai du pain plus cuit; j'ai
l'estomac susceptible. »
Il demanda d'autre paiq, et, comme on tardait, il en
alla quérir. Nous étions au dessert quand il reparut,
vainqueur, tenant un pain de gruau.
« Ce n'est pas sans peine, nous dit-il, que je me suis
procuré cette flûte. On voit bien que nous sommes déjà
loin de Paris. »
Il y avait sur la table de la volaille et du bœuf rôti. Il
demanda du veau. On lui répondit que le veau était
épuisé. Il nous consulta. Jean appuya le poulet, Emile
aussitôt se prononça pour le bœuf. Notre homme était
perplexe.
« Le bœuf, dit-il enfin, est plus tonique et convient
mieux en voyage. Néanmoins je regrette le poulet. »
Sur ce raisonnement il se servit une tranche de bœuf.
Mais il fit de nouvelles réflexions.
« Le bœuf est lourd... Je prends du poulet. »
El il s'empara d'une aile de poulet.
En ce moment, le garçon faisait la recette. Notre
homme avait devant lui du bœuf et du poulet, et du vin
dans son verre. On lui déclara trois francs. Cessant de
manger, il s'occupa lentement de faire cette somme en
monnaie, remarquant à demi-voix que les prix étaient
forts.
« Vous voyez, monsieur, lui dit Jean, nous ne som-
mes pas si loin de Paris.
EN CHASSE. 81
« — La remarque, répondit-il, est bonne. Mais il est,
je crois, temps que je dine. L'heure vient. »
L'heure était venue. On sonna le départ, tout le monde
se leva, et notre voisin avec plus de hâte que les autres,
sans se donner le temps de vider son verre. Nous le
retrouvâmes dans le wagon, contant son aventure aux
deux dames, qui s'efforçaient de ne point rire. Il nous
pria de lui dire combien nous avait coûté notre repas.
Nous en étions pour trente sous.
« Eh bien ! moi, messieurs, j'ai payé trois francs et
je n'ai pas dîné. Mais, ce que vous trouverez piquant,
c'est la troisième fois que pareille chose m'arrive. »
Et il s'endormit, lisant Y Indicateur des Chemins de
fer.
II
LA CONVERSATION EN 1849.
H,
fie voiture de noire hôte nous attendait au débarca-
dère et nous emporta rapidement en pleine campagne.
Temps sombre, pays plat, peu d'arbres, bise aiguë;
mais que cela est toujours grand et beau ! Et puis, 'point
3*
82 EN CHASSE.
d'affaires! Huit jours à passer sans presque parler de
fusion, de révision, de combinaison, de prorogation, de
solution; et du moins sans en écrire.
Nous fîmes de suite une charte. Art. 1er. Nous n'agite-
rons point entre nous la question de savoir ce qui arri-
vera Tan prochain. Art. 2. Si l'un de nous est interrogé
sur ce chapitre, les autres, le voyant pris, s'efforce-
ront de le dégager. Art. 3. Celui qui mettrait la conver-
sation sur la politique, si c'est entre nous, n'obtiendra
point de réponse ; si c'est en public, ne pourra fumer à
la réunion du soir.
Comme nous jurions ce pacte, une douzaine de
paysans nous croisaient sur la route. Les rubans qui
ornaient leurs chapeaux nous dénonçaient de loin, des
conscrits. Ils chantaient à tue-tête, mais d'une manière
qui ne nous laissait deviner ni l'air ni la chanson. Quand
nous fûmes nez à nez, nous reconnûmes la Jlfar-
seillaise, et nous attrapâmes un qu'un sang impur qui
nous parut accentué tout exprès pour notre équipage
iïaristos. Deux ou trois, même, accompagnèrent cet
hémistiche fraternel de gestes qui ne nous permettaient
guère de rester en doute sur leurs sentiments.
« Crois-tu, me dit Emile, que ces garçons-là ne sont
pas socialistes, ou tout disposés à le devenir ? »
Hélas ! aucun de nous ne pensa seulement à rappeler
la constitution que nous venions de voter, et la con-
versation s'établit sur les événements de Tan qui
vient.
« Cette voiture, reprit Emile ,' qu'on insulte encore
plus que nous, qui sommes dedans, est fort connue du
EN CHASSE, 83
pays. Personne n'ignore à quelles gens charitables et
justes elle appartient. Il n'y a point de malheureux qui
n'ait reçu quelque soulagement ou de notre marquis
Valentin, ou de sa femme» ou de sa mère. Les petites
filles indigentes sont élevées gratuitement dans une
école dont le château fait seul tous les frais, et je serais
étonné si plusieurs de ces jeunes citoyens n'avaient pas
là tout au moins une sœur. Eh bien ! supposons que, ce
matin, une dépêche télégraphique, partie en même
temps que nous, leur eût apporté la nouvelle d'une révo-
lution socialiste : il suffirait parmi eux d'un drôle plus
hardi ou plus méchant, et rien n'empêcherait que la voi-
ture de Varisto ne fût mise en cannelle... Et, si nous
voulions la défendre, ils abreuveraient leurs sillons de
notre sang impur. Nous sommes aussi des aristos, nous,
fils du peuple, que ce grand seigneur traite en amis,
parce que nous avons des sentiments honnêtes et qu'il
nous trouve quelque talent.
« — C'est triste, dit Jean, mais c'est juste. La mauvaise
richesse, qui l'emporte sur la bonne, a arraché la foi du
cœur du peuple. Il est trop naturel qu'elle soit haïe et
qu'elle tremble. A force de trembler, elle deviendra sans
doute meilleure. Si elle ne devient pas meilleure, elle
sera punie. Que veux-tu que nous y fassions ?
« — Mais, reprit Emile, si c'est juste pour la mauvaise
richesse, je ne le trouve pas juste pour moi. Je ne suis,
je l'espère, ni mauvais riche, ni mauvais pauvre; et
cependant je tremble aussi.
a — Il y a trembler-et trembler, continua Jean. Un bon
chrétien ne tremble pas comme un mauvais riche. Pre-
84 EN CHÂSSE.
mièrement, le sentiment de la justice de Dieu, que nous
avons au cœur, nous console et nous vivifie. Seconde-
ment, nous conservons une certaine sécurité ; tous nos
biens ne sont pas exposés aux coups des révolutions :
il en est, les meilleurs, ceux que nous devons acquérir
avant tout, que les révolutions ne nous peuvent ravir.
Pourquoi sommes-nous ici-bas? Pour faire des livres,
des tableaux, des statues? pour acheter de la terre?
pour nous composer un joli mobilier ? Point du tout !...
— Pourquoi Dieu vous a-t-il créés ? — Pour le con-
naître, l 'aimer \ le servir ', et par ce moyen acquérir la
vie éternelle. Gela, nous pouvons le faire en temps de
révolution aussi bien et mieux même qu'en tout autre
temps.
« — Mon cher, dit Emile, tu parles bien, mais en
homme qui n'a pas d'enfants. Je t'assure qu'il est mal-
aisé de renoncer à la paix, à l'aisance, aux fruits d'un
long et constant travail, lorsqu'il y a dans la maison
trois ou quatre pauvres petits innocents qui ne vivent
que par nous.
« — Avec un peu de réflexion, dis-je à mon tour, on
ne s'alarmerait ni on ne se rassurerait suivant les temps.
Personne jamais ne renonce volontiers à la paix, à lai-
sance, à la vie, pas plus le célibataire que le père de
famille ; mais le père de famille n'a pas de motifs sérieux
d'y renoncer plus difficilement qu'un autre. En aucun
temps le père de famille n'a aucune assurance de rester
au monde pour protéger ses enfants, ni, le quittant, de
les laisser à l'abri du besoin. Il n'y a point de prospérité
stable, point de long bail avec la vie. Vie et prospérité,
EN CHASSE. 88
tout est toujours dans la main de Dieu, rien n'est jamais
dans la main des hommes. Tout l'effort du genre humain
ne peut faire tomber un cheveu de notre tête si Dieu ne
Ta permis ; tout l'effort du genre humain ne peut empê-
cher Dieu de faire, quand il lui plait, tomber les cheveux
et la tête. Ce que nous laissons n'était pas à nous et
reste à Lui. L'émeute, la guerre civile, l'échafaud,
qu'est-ce au fond et quant à nous personnellement?
Des accidents comme d'autres. Qu'un décret politique
nous tue, ou qu'une fièvre nous emporte, ou que ces
chevaux prennent le mors aux dents et nous écrasent
dans un fossé sous le "poids de cette agréable voiture,
cela revient au même ; et nos veuves ne seront pas les
seules, ni nos orphelins les premiers qu'on aura vus sur
la terre. Nous savons qu'il y a un Protecteur de la veuve
et de l'orphelin ; il s'est acquitté jusqu'ici assez bien de
son patronage; nous pouvons mourir en paix. Je dis
plus, et le temps où nous sommes a cela de consolant :
si nous mourons, comme nous pouvons y prétendre, pour
la justice et la vérité, notre sacrifice aura sa récompense.
Nos enfants s'en trouveront mieux que de tous nos soins
et de toutes nos épargnes. Quelle spéculation protégera
mieux leur avenir qu'une confession publique de notre
foi, scellée de notre sang ? Il me semble que les premiers
chrétiens, en recevant la mort, n'ont pas pourvu si mal
aux intérêts de leur lignée. Ils lui ont légué la foi. Qu'au-
rait-elle fait du reste? Aujourd'hui, les enfants qui ont
appris le Credo sur la tombe de leurs pères martyrs sont
réunis à leurs pères, dans le sein de Dieu. Où seraient-
ils si ces pères ne leur avaient laissé que des champs
86 EN CHASSE.
chargés de troupeaux et des palais remplis d'escla-
ves ?
« — Allons, dit Emile, tu m'écrases avec les ossements
des saints ! Laisse-moi désirer que nos enfants soient à
leur aise. Va, je ne demande pas grand'chose.
« — Je ne pense pas, continuai-je , que ce désir soit
coupable, ou j'aurais à faire le même mea culpa. Mais
enfin, tout en désirant, il est bon de raisonner et de
trouver soi-même que Dieu aura toujours raison, quand
même il ne remplirait pas nos désirs. En conscience,
raisonnablement, nous ne pouvons pas lui demander
que nos enfants soient riches, mais qu'ils soient chré-
tiens. Nos filles n'ont pas besoin de porter des robes de
soie, et nos fils d'être des médecins et des notaires.
Pour la gloire humaine, nous n'en avons qu'une à leur
souhaiter : c'est qu'ils se donnent à Dieu par une consé-
cration spéciale : les garçons prêtres, les filles religieu-
ses. Grand bonheur pour nos filles si, n'ayant point de
dot, celte petite circonstance les faisait pencher vers
Jésus-Christ ! Pour le reste, il n'importe guère qu'elles
soient habillées de soie, ou d'indienne et de droguet,
comme leurs grand'mères. En auront-elles moins les
joies de la piété, en recevront-elles moins les bénédic-
tions de Dieu ? Elles ne montreront pas leurs épaules
dans les soirées, elles ne chanteront pas au piano, elles
n'épouseront pas un employé, elles ne courront pas tout
Paris en voiture bourgeoise ; au lieu de faire de la bro-
derie , elles battront du beurre ou raccommoderont le
vieux linge : voilà un beau malheur, et elles y seront
sensibles dans l'éternité !
EN CHASSE. 87
« Je me dépite de voir à quel point nous avons pris
l'esprit bourgeois, nous paysans et ouvriers chrétiens.
Il nous semble qu'on ne peut pas être heureux et qu'on
n'atteint pas à la dignité humaine si l'on n'a au moins
quelque argenterie et si Ton ne change d'assiettes à
diner. Mais les révolutions viennent justement pour nous
démontrer notre erreur. Elles effrayent; Dieu le veut
ainsi, parce qu'il faut qu'elles nous fassent réfléchir.
Nos réflexions ne les empêchent point d'arriver, parce
qu'il y a une multitude de gens qui ne réfléchissent pas
et ne se corrigent pas ; et Dieu renverse à coups de fou-
dre ce que la folie humaine refuse de changer et d'amé-
liorer. »
III
LA LEGENDE DU DIABLE.
« Les événements qui s'accomplissent, ceux qui s'an-
noncent, et les impressions que j'en reçois, me rappel-
lent un spectacle de ma jeunesse, il y aura tout à l'heure
longtemps. Rentrant de la campagne vers midi, je vis
toute la petite ville en rumeur. La foule s'amassait sur
le marché, autour d'une espèce de grand tréteau sur-
monté d'un long poteau rouge. J'avais déjà vu cette
88 EN CHASSE.
machine une fois, de loin, et je la reconnus. Je me rap-
pelai qu'on devait exécuter un assassin, condamné quel-
ques mois auparavant, dont la cour de cassation venait
de rejeter le pourvoi. Peu curieux de cette scène, je
suivis un boulevard désert pour revenir chez moi. Mais
la rue où se trouvait la prison donnait sur ce boulevard,
et, au moment où j'allais traverser, le cortège y débou-
cha. Je m'arrêtai. L'homme qui allait mourir était devant
mes yeux. Il avait demandé à marcher jusqu'au lieu du
supplice. Je le vois encore, lié, tondu, la bhemise
ouverte, fléchissant, livide, mort, quoique sa volonté
simulât un reste d'énergie. On aurait coupé ses liens,
les gendarmes auraient ouvert leurs rangs, qu'il n'eût
pas trouvé la force de fuir. Un prêtre, à peine moins
défait, le soutenait, l'exhortait, lui présentait le crucifix.
Soins inutiles ! le condamné ne voyait pas, n'entendait
pas, ne pensait plus. Il arriva ainsi au pied de l'échafaud.
Là, m'a-t-on dit, il parut se reconnaître. Tout son corps
fut instantanément baigné d'une sueur abondante; il
s'évanouit, et le couperet tomba sur un cadavre.
« Cet homme ne pouvait inspirer aucun intérêt. Long-
temps livré à des crimes hideux, il en avait tiré vanité.
Depuis sa condamnation, pas un sentiment de repentir
ne s'était manifesté dans son cœur. Espérant qu'il sau-
rait échapper au supplice, il avait bravé Dieu jusqu'au
moment où la terreur de la mort était venue glacer son
lâche courage. Je savais tout cela, j'avouais la justice et
la nécessité du châtiment. Néanmoins, le voyant pas-
ser dans ce lugubre appareil, je fus saisi d'une pitié
immense. Maitre de son sort, je l'aurais sauvé.
EN CHASSE. 89
a La société m'apparaît comme ce condamné, liée,
terrifiée, aveugle et sourde. Elle a commis des crimes
énormes, elle en a tiré vanité, elle a bravé Dieu, elle
s'est refusée au repentir. Ceux qui la regardent, qui la
plaignent et s'efforcent de la sauver, ceux-là mêmes con-
fessent la justice du châtiment.
a Je me rappellerai toujours ce misérable et son
effrayante histoire. Chrétiennement élevé, il était devenu
incrédule pour satisfaire ses passions. II. avait volé et
assassiné pour s'enrichir et jouir. Pendant de longues
années, à force de ruse et d'audace, il s'était mis à l'abri
de toute punition. Arrêté enfin pour un simple vol, aussi-
tôt des accusateurs, des témoins, des vengeurs sortant
de tous côtés, rendirent inutile son adresse à se défen-
dre, tournèrent contre lui ses plus subtiles précautions.
Le cachot s'ouvrit, l'échafaud se dressa; une captivité
terrible, une mort hideuse couronnèrent les plans qu'il
avait faits pour être heureux... L'avait-il jamais été?
« — Ces histoires de cours d'assises, remarqua Jean,
sont bien la légende de l'homme qui vend son âme au
diable pour de l'or ! Le pacte signé, il n'a plus dans les
mains que des feuilles sèches.
a — Et cette légende, ajoutai-je, est bien l'histoire des
révolutions! On promet aux hommes de l'or et des jouis-
sances, on leur fait faire un pacte contre Dieu, et l'on
arrive, de crimes en crimes, à l'état où nous sommes.
Pour tout profit nous faisons une grande récolte de
journaux, de feuilles sèches qui tombent tous les jours de
l'arbre stérile du mal. Nous ne sommes délivrés ni de la
misère ni de la crainte. Voilà nos esprits forts bien avan-
90 EN CHASSE.
ces, de ne plus redouter l'enfer, de vivre au milieu d'un
peuple qui ne le redoute plus, et d'avoir l'idéal de
M. Dupin, un gouvernement que Ton ne confesse pas !
A mon avis, la terreur du socialisme vaut bien la terreur
du diable, et, en attendant ces a chaudières éternelles »
dont Paris se moque ouvertement depuis Molière, on
s'est fait ici-bas un petit enfer provisoire qui ne manque
pas d'acidité. Et ce quHl y a de piquant, comme disait
le monsieur du wagon, c'est que les diables qui nous
tourmentent dans cet enfer-là, ne seront chassés, que par
le moyen qui chasse tous les diables, par des signes de
croix. »
IV
LA CHASSE AU POINT DE VUE POLITIQUE
L.
|e château est un bel et vaste édifice du temps de
Louis XIII, en architecture française mélangée de goût
de Florence. Le marquis actuel a restauré cette noble
demeure avec la science d'un archéologue, le goût d'un
artiste et la piété d'un fils; car c'est un bien de famille
où il est rentré par des sacrifices généreux, rendant ainsi
EN CHASSE. 91
à sa province un très-beau monument. Tout un vaste
appartement a été rétabli comme au temps des fonda-
teurs. Gela ne sert absolument à rien, que de modèle
aux artistes et de plaisir aux curieux. Le marquis a cru
qu'il devait cette restauration à l'honneur de son nom et
de sa fortune. Un riche voisin, M. Coquart, ci-devant
huissier national, y voit la marque d'un petit esprit et
d'une sotte vanité.
« Quoi ! dit-il, entretenir un appartement que Ton
n'habite pas! agrandir une maison que Ton ne saurait
remplir ! jeter là de l'argent qui pourrait donner six et
même huit ! »
D'autres choses encore excitent la verve de M. Coquart.
Le marquis a réuni les portraits de ses ancêtres. Il y
en a une belle suite, chanceliers, généraux, comman-
deurs, chevaliers de l'ordre, jusqu'au chevau-léger
expulsé en 1793, vêtu de la veste vendéenne, le fusil à
la main, le sacré cœur brodé sur la poitrine. Le marquis
actuel n'a voulu laisser à ses enfants que le souvenir
d'une vie laborieuse et sans faste. On le voit aussi dans
cette galerie, mais en modeste habit de campagne,
comme un propriétaire qui visite ses. champs et qui
donne aux sciences ses loisirs. Il tient d'une mainia
loupe du géologue, de l'autre une pierre qu'il vient de
ramasser. Cependant, à sa portée, sur l'herbe, un fusil
repose. Ce n'est qu'un fusil de chasse... mais c'est un
fusil.
« Bah ! dit M. Coquart.
« — Pardon, monsieur Coquart, un fusil est un fusil. »
Le vieux M. Coquart a vendu son office au jeune
92 EN CHASSE.
M. Co quand, la fleur du chef-lieu. Coquand, successeur
de Coquart ! Tous les clercs du département s'en amu-
sent tous les jours, et font des vœux sincères pour
que Coquand se donne un successeur nommé Coque-
rel.
Ce jeune M. Coquand est démocrate, ennemi des pri-
vilèges de nom, de naissance, de fortune faite. Il veut
qu'on soit fils de ses œuvres. Un jour, causant avec le
marquis, il s'échauffa plus qu'il n'est licite aux gens de
loi, et menaça les gentilshommes d'un mauvais quart
d'heure si la république les prenait en mauvais gré. Le
marquis, très-froidement, répondit :
< Monsieur Coquand, un homme de votre état ne
devrait pas parler sans réflexion. Pour nous faire passer
un mauvais quart d'heure, il faudrait d'abord nous pren-
dre. Est-ce vous qui nous prendrez ?
« — Pourquoi pas ? s'écria Coquand, comme s'il eût
joué le Cid.
« — Je vais vous dire cela, continua le marquis avec la
même tranquillité. Vous êtes orateur, mais vous n'êtes
pas chasseur... du moins dans notre genre. Nous autres,
nous chassons. Nous n'attrapons pas un rhume et nous
ne sommes pas éreintés pour un jour passé à la pluie
ou pour quelques heures d'affût, et, en général, nous
tirons bien. Quand nous voyons venir un sanglier, notre
cœur ne se trouble pas et notre balle ne le manque pas.
Quand un lièvre se sauve, il va bien vite ; notre plomb
l'atteint tout de même. Vous êtes aussi gros qu'un san-
glier, monsieur Coquand, et moins agile qu'un lièvre.
Si vous entendez dire que nous sommes en cam-
EN CHASSE. 93
pagne avec quelques hommes seulement... restez chez
' vous ! »
M. Goquand n'avait point considéré la chasse sous ce
point de vue politique et social.
QUELQUES IDÉES D'UN ROTURIER SUR LA NOBLESSE.
P,
ouRQUOi Valentin ne le ferait-il pas comme il Ta dit?
Si Dieu" veut qu'il perde sa terre, il la perdra ; mais Dieu
n'a pas visiblement donné cette terre aux successeurs de
M. Goquand ; il n'interdit pas à Valentin de transmettre
à ses enfants le bien qu'il tient de son père.
Le premier qui résistera par la force aux spoliateurs
et qui saura se faire tuer sur le seuil de sa maison
envahie, fera une grande chose et protégera d'autres
seuils encore que le sien. Nul ne sait ce qui résultera du
premier coup de fusil tiré pour le droit éternel contre
les décrets d'un sénat de voleurs et de meurtriers. Gathe-
lineau, ce paysan qui forma la première bande ven-
déenne, fit à l'Église un rempart de trois cent mille
chrétiens. Ils furent vaincus, ils moururent ; mais, vain-
cus et morts, ils ont triomphé ; la croix que Ton voulait
abattre est restée debout, abritée de leurs cadavres. Les
94 EN CHASSE.
églises que Ton voulait raser sont leurs glorieux et vie-
torieux tombeaux.
Restez dans vos terres, gentilshommes ; dépensez là
vos revenus, dont vous venez dan^ les villes engraisser
vos pires ennemis. Restez dans vos terres, élevez-y vos
enfants, la charrue et le fusil sous la main, parmi ceux
qu'ils devront un jour protéger et qui sauront les défen-
dre. Quel besoin avez-vous que vos fils soient docteurs
en droit et sachent pérorer aux tribunes? Dmployez à
leur donner une éducation robuste et chrétienne et à
leur faire des amis les sommes énormes que vous coûtent
leur inutiles diplômes; vendez les diamants de vos
femmes pour fonder des écoles de Frères, pour restaurer
les églises, pour établir dans les campagnes des œuvres
religieuses; laissez les avocats, les gens de négoce et
les gens de littérature faire des discours, faire des lois,
faire des gouvernements ; contentez-vous d'être les pre-
miers des paysans et de faire des hommes. Vous avez
été mal inspirés quand vous avez accepté ces combats
de la plume et de la langue où vous n'avez pas fourni
un athlète ; car ceux des vôtres qui s'y sont distingués,
séduits et bientôt perdus par d'injurieuses louanges, sont
devenus des forces contre vos principes, contre vous,
contre la société, vous ont séduits vous-mêmes. Com-
bien un Lescure vous vaudrait mieux qu'un Chateau-
briand !
Vous avez trois vocations : la charrue d'abord, Fépée
ensuite, en troisième lieu la magistrature. Au-dessus de
cela il n'y a pour vous que le sacerdoce ; au-dessous
il n'y a rien ; au-dessous vous n'êtes plus vous-mêmes.
EN CHÂSSE. 95
Vous n'êtes partout ailleurs que des apostats reçus par
grâce, toujours suspectés, toujours jalousés, et, consé-
quence naturelle de vos qualités, toujours inférieurs.
Vous n'avez pas le génie bourgeois, vous n'êtes pas
souples, caressants et despotes. Votre astre en naissant
ne vous a pas faits employés.
Si vous aviez été prêtres, agriculteurs, militaires et
magistrats, au lieu de vous faire journalistes,- députés,
industriels, ou de ne rien faire du tout ; si vous aviez
consacré à vous potisser .dans ces carrières les dix-huit
ans de règne de Louis-Philippe, au lieu de les perdre en
intrigues de parti et en plaisirs ruineux, vous seriez
devenus, par la force des choses, Louis-Philippe n'étant
plus là, les maîtres de la France, et vous auriez fait ce
que vous auriez voulu; car vous n'auriez rien voulu
que de grand et d'utile, et que toutes les bonnes
influences de la société n'eussent voulu avec vous et
comme vous.
Retrempez-vous dans la vigueur de votre origine
chrétienne et rurale ; elle vous fera reconquérir bien
vite l'autorité militaire et judiciaire. Abandonnez les
villes, où vous n'êtes et ne serez rien que des con-
sommateurs; retournez dans les campagnes, où vous
serez tout. Cessez d'enrichir les bourgeois, assistez les
paysans. Redevenez les seigneurs, c'estrà-dire les anciens
du pays, les gardiens de la tradition civile et politique.
Sur ce terrain ne craignez point la concurrence du
négociant enrichi, qui vous hait, vous tracasse et vous
diffame. Laissez-le devenir fonctionnaire : en même
temps que la puissance il aura les vices, ses vices pro-
96 EN CHASSE.
près et ceux de la fonction; il sera hautain, orgueilleux
et ladre ; il se ruinera dans le luxe, les spéculations et
les plaisirs ; tandis que vous ferez l'aumône, il fera
l'usure; lorsque vous donnerez la main au paysan, il le
regardera dédaigneusement et l'éclaboussera du haut
de sa grandeur. Le peuple alors connaîtra ses vrais
amis, et la lie des villes pourra fermenter, faire des
révolutions, lancer sur vous des décrets immondes.
Toute cette insolence expirera sans force à la lisière
des champs. Le flot boueux n'atteindra pas le seuil
de vos châteaux, défendus par un rempart de chau-
mières.
Que s'il est trop tard, ou si je vous demande trop ,
si le mal est fait et s'il est irréparable; si vous-mêmes
ne pouvez plus vous relever ; si vous n'avez plus- dans
vos âmes le conseil des grands sacrifices et des réso-
lutions généreuses; s'il vous faut la ville et ses plaisirs,
toutes les ivresses du bruit, tontes les jouissances de
la fortune; si vous voulez être écrivains, orateurs,
employés, sujets et courtisans de la popularité, savez-
vous ce que cela signifie ? C'est que la plus grande de
vos ruines est consommée irrévocablement. Vous avez
perdu l'esprit de votre ordre, c'est-à-dire l'esprit poli-
tique, et plus rien ne vous distingue de la Révolution
qui vous combat, sauf peut-être une dernière étincelle
d'esprit chevaleresque. Cette étincelle pourra suffire à
faire de vous les premiers et les plus courageux défen-
seurs de la propriété, les derniers martyrs de la société
expirante : c'est l'honneur et la consolation que je
souhaite à vos noms antiques, moins obscurcis encore
EN CHASSE. 97
que vos antiques vertus. Mais, selon toute apparence,
cet honneur sera stérile. Vous périrez noblement, vous
ne sauverez rien, ni la société, ni vous-mêmes. Nous
entrerons dans une période séculaire de barbarie, où,
d'éléments que Dieu seul connaît, sous le pilon des
révolutions et dans les ténèbres, se recomposera la force
sociale que vous avez laissée périr.
VI
DES LIVRES ET DE L'AGRICULTURE.
J
'errais avec ravissement dans ce noble château. Ses
magnificences étaient ce que j'admirais le moins. J'ai vu
d'autres merveilles, et il n'y a guère de musée de pro-
vince qui ne soit plus riche en objets d'art, livres, curio-
sités, que le plus riche château de France. Ce que j'ad-
mirais chez le marquis Valentin, c'est l'institution, le
château tel qu'il fut longtemps, tel qu'il aurait dû être
toujours, tel qu'il devrait être désormais : la grande
demeure ouverte à l'hospitalité, pleine de secours, pleine
de bons conseils et de bons exemples; centre et monu-
ment de l'histoire locale, foyer des souvenirs nationaux
écrits sur ses murailles, arche des traditions par son
t. h. 3**
98 EN CHASSE.
antiquité et sa durée, agent initiateur de tout vrai
progrès.
Une belle collection géologique témoigne du goût du
propriétaire et aussi du goût du temps, qui vise à la
science; je n'en dis rien. Dans la bibliothèque, ou
plutôt dans le cabinet de livres, je m'arrêtai peu ; je le
louai seulement d'être petit et sobre ; car pourquoi tant
de livres? Médiocre propriétaire rural celui dont la
journée a des heures pour les bouquins ! Lit-on beau-
coup, on ne fait pas autre chose; lit-on peu, à quoi
bon ? et que lit-on ? Quel besoin ont les honnêtes gens
d'être au courant des livres nouveaux, de savoir ce
qu'écrivent les romanciers, ce que chantent les poètes ?
Nul ne sera humilié devant Dieu et devant les hommes
pour n'avoir jamais su par cœur deux vers de M. Hugo.
Aucune femme ne regrettera de ne s'être pas endormie,
ou, hélas ! tenue éveillée sur un roman de Balzac.
« Qu'avez-vous là? demandai-je en passant au mar-
quis.
« — Rien de neuf, répondit-il. Un livre n'entre ici
qu'éprouvé par le temps, et quand l'expérience a bien
montré ce qu'il renferme. »
Il ajouta qu'à son avis les livres apprennent peu de
chose : les livres des moralistes, peu de chose sur la
morale; les livres des historiens, peu de chose sur
l'histoire ; les livres des philosophes, rien sur ' la philo-
sophie, et les livres des agriculteurs, en général, moins
que rien sur l'agriculture. Les écrivains pensent au lieu
d'agir, et souvent ils écrivent au lieu de penser. Ils
ordonnent tout d'après une certaine vue qui est dans
EN CHASSE. 99
leur imagination et qui n'est point dans les réalités. Ils
disent les choses comme ils imaginent qu'elles devraient
être, ou comme ils voudraient, Dieu sait pour quels
motifs! qu'elles fussent; point comme elles sont. En
dépit des livres, tout homme a toute son éducation à
faire. On ne peut acheter ni la vérité, ni la science, ni la
sagesse chez un libraire, pour trois francs. Tout cela se
ramasse en cheminant par la vie, à petites parcelles, à
grand labeur ! Un livre, c'est un homme avec qui l'on
cause, mais un homme qui a en le temps de se tromper
et de vouloir tromper, et qui s'est souvent donné beau-
coup de peine pour déguiser et faire accepter son erreur.
Le système est partout, il faut tout vérifier. Pour avoir
un beau champ de luzerne, croyez-en les anciens de la
paroisse avant le plus brillant de nos professeurs d'agri-
culture. Même quand le professeur a fait une expé-
rience et même quand elle a réussi, vous n'avez pas
la terre et la température où il a expérimenté. Ces
conditions-là, le paysan les connaît par une expé-
rience séculaire.
« J'ai fait, poursuivit Valentin, des expériences par-
faitement belles et parfaitement heureuses, qui m'au-
raient ruiné si j'avais voulu les renouveler. Tel champ
m'a rapporté le double de ce que rapportait le champ
voisin ; mais la main-d'œuvre m'avait coûté le triple, et
j'étais en perte d'un tiers. Que diriez-vous d'un méde-
cin qui ne tiendrait pas compte du tempérament sur
lequel il agit ? C'est le cas de nos professeurs.
«Je suis devenu agriculteur comme je suis devenu
homme, 'par mon travail et à mes dépens. Dans quel-
100 EN CHASSE.
ques cas j'ai innové, dans beaucoup d'autres je suis
revenu purement et simplement à la routine. II y a des
progès en agriculture qui ressemblent beaucoup à nos
progrès politiques : ils appauvrissent. La science
moderne a tranché superbement des questions qui sont
loin d'être résolues. On commence à voir que de vieux
procédés, abandonnés et méprisés comme absurdes,
étaient au contraire salutaires et essentiels. Savez-vous
ce qui nous arrive en ce moment? la qualité du blé
s'altère. Une même quantité de blé pèse moins qu'autre-
fois, et nous nous demandons si nous ne finirons pas par
iivoir la maladie du blé comme nous avons eu celle des
pommes de terre. Il se peut fort bien que nos inventions
en soient la cause. Sans être agriculteur, vous avez
entendu parler des effets du déboisement; c'est un désas-
tre. On s'était dit : « Les arbres sont comme les moines,
a des fainéants. Arrachons les arbres, mettons du blé à la
« place ! » Oui, mais la température n'est plus la même.
A la place des arbres nous avons des blés maigres que
la pluie noie, que le soleil brûle ; à la place des moi-
nes nous avons le paupérisme et son neveu, le socia-
lisme.
« Toutefois je ne regrette pas mes expériences ; je les
pouvais faire, je les devais faire. Toutes ont eu un résul-
tat consolant. Heureuses, elles ont profité à tout le
monde ; malheureuses, elles n'ont coûté qu'à moi. Le
sol ici n'est pas riche. Il y avait, des landes dont il sem-
blait impossible de tirer parti. Rien n'y réussissait.
Après beaucoup d'essais infructueux, et qu'un grand
propriétaire seul pouvait se permettre, j'ai fini par
EN CHASSE. 101
planter des arbres étrangers, apportés la plupart à
grands frais d'au delà des mers. Ils viennent bien ;
nous pouvons les considérer maintenant comme accli-
matés. J'en donne à mes voisins, et d'ici à quelques
années toutes nos landes en seront couvertes. Ceci est
un vrai progrès. Il a coûté cher et j'en ai fait seul les
frais, mais j'ai accompli un devoir de ma situation.
Le château seul peut et doit être la ferme-école du
pays.
« — Ah! m'écriai-je, voilà parler ! »
VII
LES DOMESTIQUES. — DOMINIQUE.
Une chose qui ne me charmait pas médiocrement
chez le marquis, c'était d'y voir de très-vieux domes-
tiques, de cette espèce que nous ne connaissons guère,
nous autres malheureux petits bourgeois, soumis aux
sujets qui nous arrivent tout frais de la campagne,
ou que nous prenons tout formés dans les bureaux de
placement. Ceux du marquis paraissent honnêtes, ser-
viables sans bassesse et sans familiarité, usant modes-
3***
102 EN CHASSE.
tement des droits de leur âge et comme se sentant de
la famille. La plupart des jeunes gens sont nés dans
la maison, tous les vieux y ont vieilli. « On ne renvoie
personne, me disait Emile ; plus d'une fois on a usé de
condescendance envers ceux qui faisaient la folie de
vouloir s'en aller. Lorsqu'ils ne peuvent plus rendre
aucun service, une sinécure leur assure du pain ; cessant
d'être des serviteurs actifs, ils ne cessent pas d'être des
amis. »
Parmi tous ces braves gens, Dominique devint notre
compère. Dominique est ce piqueur dont Emile nous
avait annoncé l'habit vert, la trompe et les omelettes.
Mais il est bien autre chose que piqueur et cuisinier de
chasse : il est sellier, menuisier, carrossier, couvreur,
armurier, homme d'affaires, etc. Emile en avait fait son
rapin; devant Jean, il posait, couvert d'une armure. Si
j'avais exercé ma profession au château, il m'aurait été
bon à quelque chose.
Avec tout son génie et toutes ses aptitudes, Domi-
nique risqua fort de n'être qu'un vaurien. Il a fait trente-
six métiers. Élevé par la charité de la marquise douai-
rière, il débuta dans les cuisines, où l'humeur aventu-
reuse s'empara de lui et le fit renvoyer. Il courut le
monde jusqu'à l'âge de la conscription, qui l'obligea
d'être soldat, bien contre son gré. Résolu de ne point
porter les armes, il feignit une maladie qu'il n'avait pas,
un mal de jambe. On le saigna, on le ventousa, on l'en-
voya aux eaux. Après tous ces remèdes il n'en boitait
que mieux. La médecine militaire, vaincue, lui donna
son congé. Ayant recouvré sa liberté il laissa ses
EN CHASSE. 103
#
béquilles. C'était un miracle de l'amour : il avait affronté
la chirurgie et les médicaments pendant dix-huit mois
pour se marier. D'ailleurs il voulait bien travailler.
L'imagination le taquinait, non la paresse. Il apprit
plusieurs métiers et les laissa l'un après l'autre. Au fond,
il avait besoin de rentrer dans la maison paternelle,
dans la maison de ses maîtres. On le reprit, on reçut sa
femme. Courses, entreprises, aventures furent finies.
Son industrie le rend très-utile, son caractère le fait
aimer, sa fidélité le fait honorer.
En somme, maîtïe Dominique est l'un des proprié-
taires de ce beau domaine. Il l'habite, il en jouit; il y
élève ses enfants, assurés du patronage le plus généreux
et le plus affectueux. Que voudrait-il de plus ? Faut-il
absolument qu'il puisse être sous-préfet et que son habit
vert soit remplacé par un habit bleu brodé d'argent?
Mais s'il servait l'État au lieu de servir le marquis, Domi-
nique-aurait une joie de moins : il n'aimerait pas son
maître.
104 EN CHASSE.
VIII
EN CHASSE.
C,
Iependant il fallait se mettre en chasse. « Car de
philosopher, disait Emile, c'est fort bon ; mais je suis
ici pour tuer un lièvre. >
On nous donne fusils, poudre, plomb et capsules, et la
manière de s'en servir. Dominique selle son cheval,
ejidosse son habit vert, embouche sa trompe et réveille
gaiement les échos. Nous voilà partis par le plus beau
temps que Dieu puisse donner en décembre, point froid,
point humide ; un petit soleil de bonne humeur à travers
une légère fumée de brouillards. Deux vigoureux che-
vaux nous emportenMestenient à trois ou quatre lieues,
sur le terrain de chasse, et là nous trouvons une armée :
des gardes, des amateurs, en tout une dizaine de fusils.
Une bande d'auxiliaires devait lever le gibier.
On nous posta, Emile, Jean et moi, à quelques mètres
de distance, sur la lisière d'un bois, en nous recomman-
dant de ne point parler, d'avoir l'oreille au guet, et de
tirer sur le gibier quand il viendrait à passer. « Surtout,
nous dit notre hôte, ayea soin de ne point faire feu les
uns sur les autres ! » Nous le promînes avec serment.
EN CHASSE. 10S
Les traqueurs, entrant dans le bois par l'extrémité oppo-
sée à celle où nous nous tenions, commencèrent aussitôt
leur office, frappant de deux petites lames de bois
qu'ils avaient en mains, et produisant avec la bouche
les sons les plus capables d'alarmer le lièvre songeant
en son gîte.
Je m'appliquais, je l'avoue, de tout mon cœur à ma
consigne, regardant de tous mes yeux, retenant mon
souffle, sensible à l'espoir de cueillir quelques lauriers.
Tout à coup je me sens frapper sur l'épaule. C'était Jean.
« Que fais-tu là, malheureux? lui dis-je. Retourne à
ton poste. Tu vas nous déshonorer.
« — Bah ! les traqueurs sont encore loin, et j'ai à te
poser une question grave. Peut-on fumer sous les
armes ?
a — J'ignore les lois, mais je pense que nous avons,
comme chasseurs, les mêmes privilèges que comme sol-
dats. Que sommes-nous dans cette chasse ? l'équivalent
de deux gardes nationaux... Tu peux fumer. »
Le sculpteur alluma un cigare.
« Sais-tu, reprit-il, ce que j'espère? C'est que le
gibier ne passera pas par ici. S'il passe, nous le man-
querons...
« — Qu'est-ce que cela te fait ?
a — Qu'est-ce que cela me fait ! Et la gloire qui
m'échappe si je laisse échapper la bête ? et l'opprobre
qui m'atteindra? Depuis qu'on m'a mis ce fusil aux
mains, je me sens la passion de Nemrod. Je crois qu'en
ce moment j'aimerais mieux manquer mon Prométhée
que manquer le lièvre.
106 EN CRASSE.
« — Bah! si tu manques le premier lièvre, tu compte-
ras ne pas manquer le second ; tu feras un système pour
justifier ta maladresse; tu te consoleras comme tous les
vaincus, en donnant au public de mauvaises raisons, et
en gardant bonne opinion de toi-même. »
IX
ARCANES DU COEUR HUMAIN. — MISÈRE DE L'HOMME.
« Y oilà ce qui m'étonne, dit Jean. Pourquoi senti-
rais-je le besoin de justifier ma maladresse, et pourquoi
aurais-je l'espérance de n'être pas toujours maladroit?
Quoi! l'espérance de tuer un lièvre? Et pourtant, malgré
cette crainte folle, et peut-être à cause de cette crainte
balancée de cette ridicule espérance, j'ai quelque plaisir
d'être ici, d'attendre au coin de ce bois que le lièvre
passe. J'y resterais longtemps sans ennui, à ne rien voir
passer. Mets-moi pendant une demi-heure dans un bon
fauteuil, tout seul, sans occupation, ou dans une guérite
à la porte d'un corps de garde, à voir passer la foule :
ce sera un supplice.
« — Mon Jean, les questions que tu te fais en ce moment
EN CHASSE. 107
ont traversé l'esprit de Pascal. Il y a vu de belles
preuves de la grandeur et de la misère de l'homme.
« — Des preuves de la misère de l'homme, je le com-
prends; mais de sa grandeur? Que diable puis-je trouver
de grand dans l'intérêt qui m'attache ici, et dans l'ap-
préhension où je suis de l'opinion des gardes-chasse ?
« — C'est ainsi justement que Pascal pose le problème.
Il parle du lièvre. Pourquoi ce grand, ce roi passe-t-il
tous les jours quelques heures à tenir des cartes ? pour-
quoi laisse-t-il là ses entreprises et oublie-t-il ses ambi-
tions pour se lancer dans les champs à la poursuite du
lièvre ? Que cela est étrange et ridicule ! A-t-il besoin
de ce qu'il espère gagner au jeu? sera-t-il touché de ce
qu'il y pourra perdre? Que fera-t-il du lièvre? Il n'en
voudrait pas s'il était offert. Hélas ! le secret, c'est qu'il
a besoin de se divertir; et il se divertit, pourquoi? pour
éviter de songer à lui*même ! Ce n'est pas le lièvre qu'il
court, c'est lui-même qu'il fuit. Je peux te réciter la page
de Pascal : les pensées de cet homme se cramponnent
dans la mémoire par des pointes de diamant, a Le roi
t est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le
« roi et l'empêchent de penser à lui. Car il est malheu-
« reux, tout roi qu'il est, s'il y pense. — Voilà tout ce
« que les hommes ont pu inventer pour se rendre heu-
. « reux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui
« croient que le monde est bien peu raisonnable de pas-
« ser tout le jour à courir après un lièvre, qu'ils ne
« voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère
« notre nature. Ce lièvre ne nous garantit pas de la vue
« de la mort et des misères qui no.us entourent, mais la
108 EN CHASSE.
(( chasse nous en garantit. Et ainsi, quand on leur repro-
« che que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne
« saurait les satisfaire, s'ils répondaient, comme ils
e devraient le faire s'ils y pensaient bien, qu'ils ne
« cherchent en cela qu'une occupation violente et impé-
a tueuse qui les détourne de -penser à soi, et que c'est
« pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les
a charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs
« adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas
« cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes ;
« ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non la
« prise, qu'ils recherchent. »
Quel écrivain que ce Pascal 1 Je le compare à ton
Michel-Ange, attaquant de furie un bloc de marbre, et de
cette masse informe, en quelques coups de ciseau, déga-
geant vivante et belle l'image que son génie a conçue.
« Les Pensées de Pascal ne sont que] des ébauches
jetées en courant sur des chiffons de papier qu'on a ras-
semblés après sa mort. Quiconque y a voulu toucher et
J9S corriger les a gâtées. Lui seul savait quelle perfec-
tion pouvait recevoir son ouvrage, et seul pouvait la lui
donner.
« Sur la pensée que je viens de te dire, il a fait une
remarque : a Le gentilhomme croit sincèrement que la
« chasse est un plaisir grand et un plaisir royal, mais
« son piqueur n'est pas de ce sentiment-là. » C'est que,
pour le piqueur, la chasse est un travail, et non un diver-
tissement. On lui ordonne de chasser; il n'est plus libre,
il ne s'amuse pas. Aux Tuileries, tu prends une chaise
et tu le divertis plus d'une heure à voir passer les gens.
EN CHASSE. 109
Mais que ton caporal t'y plante, orné du mousquet et de
la giberne, l'heure te paraîtra longue. Ce mouvement
des passants, qui te divertirait cent pas plus loin, t'ennuie
à la grille. Le jour de garde est lent et lourd entre tous
les jours de l'année; mais l'heure de prison est plus
lente et plus lourde que le jour de garde. La prison est
le supplice terrible, parce qu'elle te prive davantage de
ta liberté, t'enlève toute distraction et te livre entière-
ment à toi-même.
Écoute encore une page de Pascal ; j'ai emporté ses
Pensées dans ma poche, afin d'attendre plus patiemment
le lièvre, qui peut-être est encore loin. Fais attention,
c'est concluant : « Les hommes ont un instinct secret
« qui les porte à chercher le divertissement et l'occupa-
v tion au dehors, qui vient du ressentiment de leurs
« misères continuelles : et ils ont un autre instinct
« secret, qui leur reste de la grandeur de notre première
« nature, qui leur fait connaître que le bonheur . n'est,
« en effet, que dans le repos, et non pas dans le tumulte ;
« et de ces deux instincts contraires il se forme en eux
« un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond
« de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agi-
« tation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils
« n'ont point leur arrivera si, en surmontant quelques
« difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par
« là la porte du repos. Ainsi s'écoule toute la vie. On
« cherche le repos en combattant quelques obstacles, et
« si on les a surmontés, le repos devient insupportable.
« Car ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui
« nous menacent. Et quand on se verrait même assez h
T, II, 4
110 EN CHASSE.
a l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée,
« ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des
« racines naturelles, et de remplir tout de son venin.
« Ainsi l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait
« même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre
« de sa complexion ; et il est si vain que, étant plein de
u mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose,
« comme un billard et une balle qu'il pousse, suffit pour
« le divertir. »
GRANDEUR DE L'HOMME.
F,
ort bien, dit Jean, et ton Pascal a une fière tour-
nure. Dans tout ce qu'il nous dit là-, je vois, en effet, la
misère de l'homme... Mais sa grandeur? Encore une
fois, qu'est-ce que j'ai de grand ici, guettant le lièvre
pour me divertir et m'empêcher de songer à moi-même,
et rêvant de trouer la peau de ce même lièvre pour me
glorifier, uniquement pour me glorifier; car je ne songe
pas à m'en faire un bonnet ?
« — C'est ta grandeur. Tu veux tuer le lièvre pour
être estimé des gardes-chasse, et tu veux être estimé,
des gardes-chasse parce que (c'est Pascal qui parle) ;
EN CHASSE. 111
(( Nous avons une si grande idée de Pâme de l'homme
« que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés et de
« n'être pas dans l'estime d'une âme ; et toute la félicité
« des hommes consiste dans cette estime. » Tu sens que
si tu parviens à tuer le lièvre, on t'estimera bon tireur.
« — Voilà grand'chose !
« — C'est toujours cela, et ce n'est pas si peu. Pour
tuer le lièvre il faut avoir l'œil sûr, la main ferme et
prompte ; voilà une force. Et cette force est l'indice d'une
certaine autre force intérieure, résultant d'un esprit
calme et qui ne se laisse pas émouvoir ni surprendre.
Tu ne veux pas que les hommes estiment cela ! Ils l'es-
timeront toujours, et toi aussi , quand même vous seriez
d'accord de ne point l'estimer. En dépit des autres et
de toi-même tu rechercheras la gloire, et plutôt celle
à laquelle tu peux le moins prétendre que celle dont
la conquête te serait aisée. Si tu viens à tuer le lièvre,
prends garde d'en être plus fier qu'il ne faut.
« — Mon cher, dis ce que tu voudras; mais, sousl e
prétexte de me relever, tu m'abîmes.
« — Ce n'est pa&moi, c'est Pascal : «La plus grande
« bassesse de l'homme est la recherche de la gloire. »
Voilà une cruelle sentence. Plus on réfléchit, plus on la
trouve vraie. Il ajoute avec une égale vérité : « Mais c'est
« cela même qui est la plus grande marque de son excel-
« lence; car, quelque possession qu'il ait sur la terre,
« quelque santé et commodité essentielle qu'il ait, il
« n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes.
« Il estime si grande la raison de l'homme que, quelque
« avantage qu'il ait sur la terre, s'il n'est placé avanta-
112 EN CHASSE.
« geusement aussi dans la raison de l'homme, il n'est
« pas content. C'est la plus belle place du monde ; rien
« ne peut le détourner de ce désir ; et c'est la qualité la
a: plus ineffaçable du cœur de l'homme.
« Et ceux qui méprisent le plus les hommes et qui
« les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admi-
« rés et crus, et se contredisent eux-mêmes par leur
« propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que
« tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus
« fortement que la raison ne les convainc de leur bas-
« sesse. »
« — Misère très -auguste! grandeur très-misérable !
Gomment conclut Pascal après cette peinture de nos
contradictions ?
« — Comme toi. « Si l'homme se vante, je l'abaisse ;
« s'il s'abaisse, je le vante ; et je le contredis toujours,
« jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre
« incompréhensible. »
a — Et cette conclusion te paraît claire ?
« — Très-claire. Si l'homme comprend qu'il est incom-
préhensible, il se connaît, et sa raison approuve et cor-
robore la foi qui lui révèle pourquoi et comment il est
venu en ce triste état et il en doit sortir. Grand jusque
dans ses misères, chétif jusque dans ses grandeurs, il
voit qu'il est un bel ouvrage gâté ; il connaît son origine
glorieuse, sa chute lamentable, sa fin divine. Il n'a qu'à
ouvrir les yeux, il sait ; il n'a qu'à vouloir, il peut ; s'il
avoue qu'il est tombé, il se relève ; s'il sent qu'il est
perdu, il se sauve.
« — Pourtant..,»
EN CHASSE* 113
XI
GLOIRE DE L'HOMME.
Ir
f objection que le statuaire allait produire, ni lui ni
moi ne l'avons connue. Un bruit qui se fit tout près, dans
les broussailles, lui coupa la parole et détourna notre
attention. Portant tous deux au même instant les yeux
sur le même endroit, nous vîmes sortir du fourré, pres-
que à pas lents, le plus leste et charmant animal qui se
puisse voir ; un faon de biche, svelte, léger, inquiet. Il
semblait nous demander son chemin. Il était à dix. pas,
parfaitement découvert. Nous nous regardâmes, incer-
tains, comme pour savoir l'un de l'autre si nous avions
bien le droit de tuer cette jolie bête. Enfin nous mînes en
joue. Mais probablement que le chevreuil avait délibéré
de son côté. Tandis que nous levions lentement nos
fusils, il passa entre nous et partit du côté d'Emile.
Aussitôt deux coups de fusil éclatèrent, et le faon, arrêté
dans sa course, fut atteint par les chiens. On accourut.
Emile, pâle, tremblant, enivré, criait après les chiens,
appelait les chasseurs, chargeait son fusil avec ses cap-
sules et voulait amorcer avec une bourre.
iii EN CHASSE.
« C'est moi! c'est moi qui l'ai tué! Mes deux coups
ont porté, je l'ai touché à la tête. On vérifiera cela sur la
peau!... »
Jamais général d'armée n'eut un mouvement de joie
et d'orguçil plus sincère, voyant l'ennemi débandé
fuir devant sa cavalerie.
« Comment! Emile, lui dit le statuaire, tu as eu le
cœur de tuer ce pauvre animal?... Louis et moi nous
n'avons pas voulu.
a — Laisse donc, s'écria le peintre; je l'aurais tiré à
travers mon meilleur tableau. Voilà, j'espère, un beau
coup de fusil ! »
Cependant Dominique, ayant éloigné les ^chiens et
tenant à la main son grand coutelas, s'apprêtait à saigner
le faon, qui jetait encore de faibles cris. A cette vue
Emile sentit tomber l'esprit de carnage. Vainement la
voix adulatrice de Dominique le célébrait et l'engageait
à venir contempler sa victime ; il détourna les yeux.
« Pauvre petite bête ! nous dit-il, c'est si gentil, si
inoffensif, et c'était si heureux! Je suis content de l'avoir
tué; mais ça me fait delà peine. »
EN CHASSE. US
XII
CONTRADICTIONS DE L'HOMME.
« Y oila, me dit Jean ; il est content, mais ça lui fait de
la peine. Grandeur de l'homme, misère de l'homme,
contradiction de l'homme ! Avons-nous eu raison ou tort
de philosopher tout à l'heure au lieu de guetter le che-
vreuil? Nous avons eu tort, attendu qu'à la chasse il faut
chasser, et non pas philosopher. Si nous avions chassé
au lieu de philosopher, peut-être que nous aurions tué
le chevreuil, et nous serions fiers de notre adresse ;
donc il fallait chasser... Non; car, si nous avions tué le
chevreuil, ça nous ferait delà peine; ses cris nous trou-
bleraient le cœur, nous nous reprocherions la mort
d'une pauvre bête qui ne nuisait guère à Valentin en
broutant un peu les bourgeons de ses bois; donc il fal-'
lait philosopher ! — Mais suis-je bien sincère quand je
me réjouis de n'avoir pas tué le chevreuil? Après tout,
il y a lieu de croire que le plaisir de savoir le chevreuil
en vie me toucherait moins que lé plaisir de le voir à
terre, abattu de ma main. Je suis venu chercher ici une
gloire que j'ai manquée en m'occupant des rêveries de
Pascal. Que m'importe Pascal? Il faut faire ce que Ton
116 EN CHÂSSE.
fait. Si je m'amusais à philosopher quand je tiens mon
ébauchoir, je ne serais qu'un piètre sculpteur ; si les
chasseurs philosophaient à l'affût, nous ne mangerions
jamais de gibier. Sottise, mon compère, de nous être ici
empêtrés de Pascal et de la grandeur de l'homme ! Nous
avons des fusils, nous sommes des chasseurs, il fallait
chasser... Cependant voici notre Emile qui nous offre un
spectacle lamentable : d'un côté le cri et l'œil du che-
vreuil mourant lui agacent le cœur ; de l'autre il a donné
plusieurs signes de faiblesse et de passion : il n'a pas été
calme dans le triomphe, il a fourré ses capsules dans le
canon de son fusil, il a essayé d'amorcer avec des bour-
res, comme si tout était possible à l'homme qui vient de
tuer un chevreuil et que les lois de la physique n'exis-
tassent plus pour lui. On le décore, et Dominique lui
attache à la boutonnière la patte du quadrupède. Il est
en péril de se croire grand chasseur. Et quand il le
serait? Mais l'est-il ? Est-ce lui qui a tué le chevreuil ?
Si les chiens pouvaient parler ! La peau parlera : elle
sera interrogée tout à l'heure. Que dira-t-elle? Je vois
qu'Emile lui-même a conçu des doutes. 11 questionne
Dominique. Dominique le protège, il peut rendre un
faux témoignage; mais nous pourrions nous-mêmes
interroger la peau. Et si nous étions de mauvais cama-
rades? Si nous voulions railler? Si nous pouvions conce-
voir un mouvement d'envie? Ah! malheureux Emile!
Que de doutes, que d'angoisses, que de faux compli-
ments te feront regretter de n'avoir pas philosophé
comme nous ! Tu sauras ce qu'il en coûte de vouloir
s'élever au-dessus de ses semblables et d'aspirer à la
EN CHASSE. 117
gloire des Nemrods ! Pour nous, Louis, réjouissons-nous
d'être restés dans notre humilité. Nous n'avons ni
remords ni inquiétude, ni triomphe à disputer, ni
renommée à maintenir. Nous ne devons rien aux chiens,
et nous pouvons passer auprès d'eux sans leur tirer notre
chapeau. De retour à Paris j'achèterai les Pensées de
Pascal; tu m'indiqueras la bonne édition. Je ferai relier
le volume, et je le mettrai au fond d'un liroir que je
n'ouvrirai plus jamais... Car, enfin, c'est ton diable de
Pascal qui m'a empêché de tuer le chevreuil. J'en suis
content... mais ça me fait delà peine.»
XIII
UNE VUE DE L'AVENIR EN t849.
L
|a journée n'oftrit point d'autre événement. Les tra-
queurs firent merveille et le gibier ne parut pas rare.
Lièvres, lapins, perdrix, faisans vinrent s'offrir à la cas-
serole; beaucoup y tombèrent, sauf pourtant, il faut
l'avouer, ceux qui eurent l'esprit de passer devant nous.
Ceux-là, par différentes raisons, échappèrent à la mort.
Le terrible Emile lui-même n'ajouta rien à ses trophées.
« Louis, me dit Jean, rephilosophons ; c'est encore
ce que nous faisons le mieux. Que penses- tu de nos tra-
queurs ?
4*
H8 EN CHASSE.
a — Que veux-tu que j'en pense? Ils me paraissent s'ac-
quitter fort bien de leur besogne. On leur donnera ce
soir à chacun vingt sous, et ils seront aussi contents de
leur journée que nous le sommes de la nôtre..., si toute*
fois ils ne lisent pas de journaux socialistes.
« — Mais plusieurs les lisent.
« — Quelques figures me l'avaient dit.
« — Tout' 'à l'heure Dominique m'a montré un des
arbres nouveaux de Valentin, l'un des plus rares, des
plus utiles, et qui réussissait parfaitement. Cette nuit,
un gredin est venu dans ces bois et l'a coupé. Pourquoi?
Simplement pour vexer le marquis. L'arbre est détruit ;
le pays n'en profitera pas ; mais aussi le marquis ne
verra pas pousser cet arbre, qu'il avait tiré d'Amérique
à grands frais. Voilà le plaisir ! Un bon. villageois, un
bon patriote, a fait quatre ou cinq lieues en pleine nuit
et eh pleine boue pour se procurer cette satisfaction
patriotique et sociale. Dominique connaît aux environs
vingt garnements capables d'avoir fait le coup ; il y en
a plus d'un parmi nos traqueurs. L'argent qu'on leur
donnera ce soir, ils iront le boire- dans quelque bouge,
en déclamant contre le « tas de pierres. » C'est ainsi
qu'ils appellent le château. Cette noble demeure les
irrite ; ils voudraient la voir en ruine, et le propriétaire
pendu. Ce sont des sauvages.
« — Oui, des sauvages qui lisent ; par conséquent,
plus sauvages que ceux de la Nouvelle-Zélande.
« — Que faire à cela ?
9 — Ce que fera Valentin : replanter l'arbre ; empêcher,
s'il est possible, qu'on ne le coupe de nouveau, et, lors-
EN CHASSE. 119
qu'il aura de la graine, en donner aux voisins, même à
ceux qui l'auraient coupé. Si on le coupe encore, si on
le coupe toujours, Valentin aura rempli son devoir, et
les dévastateurs se dévasteront eux-mêmes pour leur
punition et la punition de ceux qui les ont lâchés sur le
monde.
« — Ce sera donc le triomphe du mal?
« — Oui, mais il y a le jugement de Dieu. »
XIV
DES CHASSEURS D'HOMMES.
A,
.prés la chasse il est naturel de causer de la guerre.
Nous vînmes, le souper fait, au coin du feu. Un vieux
soldat, acteur ou témoin de plusieurs belles aventures,
nous les conta. Pour l'ordinaire les vieux soldats content
bien. Ils ont le sang-froid, qui est la première qualité
du conteur, et la simplicité, qui est la première aussi, et
l'originalité d'expression, qui est la première encore.
Quand j'étais jeune et quand j'avais de la mémoire, que
n'ai-je écrit les récits que j'ai souvent entendu faire au
père Bugeaud? Depuis Àusterlitz, où il était sergent,
jusqu'à Tlsly, où il devint maréchal de France, il avait
120 EN CHASSE.
vu bien des champs de bataille, bien des pays de guerre.
Il se les rappelait tous, il les décrivait en perfection. Son
mérite s'étant tout de suite révélé, il avait eu de bonne
heure des commandements séparés. Simple chef de
bataillon, on lui donnait déjà des expéditions à con-
duire. « Les surprises, les embuscades, les petites places
à garder ou à surprendre, c'est, disait-il, la jolie guerre
dans la grande guerre. » Il se rappelait avec plus de pré-
dilection l'Espagne, où il avait particulièrement fait la
«jolie guerre.» Il décrivait son terrain, le caractère de
sa troupe, celui de la troupe ennemie, les facilités et les
difficultés qui résultaient de là. Il exposait la chose à
faire et les partis à prendre. On assistait à ses délibéra-
tions, à la conception et à la préparation de ses strata-
gèmes, les uns créés, les autres inspirés ou tout simple-
ment renouvelés des Grecs et des Romains. Il est bon
qu'un homme de guerre sache l'histoire de son métier,
mais il y a des ruses que le génie de la guerre inspire
aux plus ignorants et que les plus savants ne savent pas
mettre en jeu. a Lorsque, disait-il, plus tard, sous la
Restauration, j'ai eu le temps de lire en plantant mes
choux, j'ai retrouvé dans les Mémoires de Montluc et de
quelques autres guerriers du moyen âge, — c'était le
temps de la jolie guerre, — les mêmes stratagèmes que
j'avais imaginés, et que les chefs de guérillas espagnols,
des pâtres et des moines, avaient inventés contre nous. »
Enfin il racontait ou plutôt il peignait l'action, les péri-
péties, le résultat, retraite ou poursuite. Si quelque
soldat s'était distingué par un trait plus rare, il ne man-
quait pas de le dire; il esquissait une vive figure de ce
EN CHASSE. 121
soldat. Sa mémoire lui rendait jusqu'à ses harangues,
courtes et ingénieuses, dictées par une profonde con-
naissance ou plutôt par un profond instinct du cœur
humain. Car celui qui connaît le cœur humain le rai-
sonne, et celui qui en a l'instinct le manie; il lui
adresse, sans môme y songer, des paroles qui l'affermis-
sent ou qui l'enflamment.
Tel était l'attrait de ces récits que nous les écoutions
des heures entières, oubliant toute autre curiosité, toute
affaire, tout plaisir. Que ne les ai -je écrits? Chacun for-
mait un véritable drame, qui se nouait, se poursuivait,
se dénouait suivant les règles les plus délicates de l'art.
Dieu sait si pourtant le maréchal avait jamais lu Àristote !
Mais il avait le génie de conter, comme le génie d'agir.
Toutes choses étaient placées en leur lieu; les épisodes,
bien distribués et bien rattachés au sujet principal,
venaient en temps opportun ; la couleur était vive, l'ac-
cent juste. On s'amusait en France de voir à l'Académie
le maréchal de Saxe, qui ne savait pas l'orthographe. S'il
racontait comme le maréchal Bugeaud, il tenait mieux
sa place à l'Académie que les trois quarts de ses con-
frères *. Le style valait la charpente, le débit valait le
style. Dans le style, rien ne manquait; il n'y avait rien
de trop : c'était la langue parlée la plus saine, et, j'ose
le dire, la plus exquise : rien de recherché, rien de
forcé, rien de plat. Quand le maréchal Bugeaud écrivait
1 Des savants m'assurent que le maréchal de Saxe savait l'ortho-
graphe et qu'il ne fut jamais de l'Académie. Gela ne fait rien , et
ma remarque subsiste.
122 EN CHASSE.
un rapport, dictait une proclamation ou s'installait & la
tribune, alors c'était un homme sans lettres, embarrassé
et empêtré, et dont la pensée traînait des vulgarités
massives. Lorsqu'il causait, le mot vrai, ce mot qui ne
pouvait sortir de son encrier, venait naturellement sur
ses lèvres, s'encadrait de lui-même dans une phrase
accorte, dégagée, éloquente. Le geste, l'intonation
étaient naturels comme le mot, simples et éloquents
comme la phrase.
Le vieux soldat que nous avions trouvé chez Yalentin
n'était pas sans doute de cette grande espèce des
hommes de guerre, dont le maréchal Bugeaud a offert de
nos jours l'un des types parfaits. Il n'ouvrait pas ces vues
qui, dans les moindres discours, à propos de tout et à
propos de rien, involontairement, dénotent l'habitude
des vastes pensées. Dans le regard que l'aigle captif
promène sur les curieux du Jardin des Plantes, on sent
l'œil qui peut se fixer sur le soleil. Notre vieux soldat
n'était pas un aigle, mais c'était un vaillant et galant
homme. Il avait fait la grande et la jolie guerre; il avait
vu le Portugal, l'Italie, l'Allemagne, la Russie et la
France, la victoire et la défaite, le triomphe et la prison.
Nous sentions bien du cœur et bien de l'esprit vibrer
derrière l'impassible rideau que formaient ses sourcils
épais et sa moustache grise.
Le peintre et le statuaire l'écoutaient d'un esprit tout
différent, et même tout contraire : l'un enthousiaste,
l'autre morose. Suivant le premier, la guerre était le
triomphe du génie de l'homme et le plus noble emploi
de ses facultés ; suivant l'autre, elle n'était qu'un jeu
EN CHASSE. 123
brutal où triomphait le hasard. L'un avait tué le che-
vreuil, l'autre l'avait manqué. Tous deux pressaient le
vieux soldat de prononcer sur leurs arguments.
« Ma foi, non ! leur dit-il, vous me demandez en vain
une décision. Je ne sais que des histoires qui ne prou-
vent rien, car elles prouvent également pour vous deux.
J'ai vu beaucoup d'affaires décidées par des coups de
hasard contre le génie, j'ai vu beaucoup d'affaires déci-
dées par des coups de génie contre le hasard. Que de
fois la force a écrasé les combinaisons les plus savantes
et les plus fermes courages ! Que de fois la science et le
courage ont déjoué la force la plus assurée ! Voulez-vous
le fond de ma pensée? A la guerre comme ailleurs,
l'homme fait ce qu'il peut, Dieu fait ce qu'il veut, et la
force et le génie sont de ces hasards qui décident les
choses par l'ordre souverain d'une force et d'un génie
qui ne donne rien au hasard. La force et le génie qui
gagneront la bataille se trouvent du côté qui doit la *
gagner, et de l'autre côté ni force ni génie ne peuvent
rien pour le succès. Mais ils peuvent accomplir le devoir,
et rien ne démontre que le devoir accompli ne vaut pas
mieux que la bataille gagnée.
« Quant aux hommes qui font la guerre, j'en ai connu
de plusieurs espèces. Les uns sont intelligents et braves;
ce sont les véritables hommes de guerre, le nombre n'en
est pas grand. Dieu a soin que le monde ne voie pas
beaucoup d'Àlexandres, de Césars et de Napoléons : ils
coûtent cher ! La Providence équilibre à peu près les
Frédérics, les Turennes ; chaque pays, chaque siècle a les .
siens. Dans la foule des généraux et des chefs d'armée,
424 EN CHASSE.
beaucoup n'ont qu'une intelligence de second rang,
un plus grand nombre ne sont que braves; il y en a qui
ne sont ni intelligents ni braves, et qui vont tout de
même au feu d'assez bon cœur, par la force de l'esprit
militaire. On crée l'esprit militaire dans un homme
comme on y crée l'opinion ; la race française est propre
à recevoir cette façon-là. Il y a des indifférents et des
casse-cou qni font d'admirables choses sans réflexion,
qui deviennent héroïques pour se tirer d'un mauvais
pas dont ils ne demanderaient qu'à sortir (autrement.
XV
UN PRENEUR DE VILLES.
« Un général de ma connaissance avait eu toute sa vie
des aventures éclatantes, deux surtout, la première au
début, la seconde au milieu de sa carrière ; elles l'avan-
cèrent sans le tirer du commun ; il est mort obscur
sans mériter mieux. Je ne vous dirai pas son nom, jus-
tement perdu dans les cent raille noms d'officiers géné-
raux qui ont depuis cinquante ans chargé nos almanachs
militaires. C'était un héros cependant. Pauvre chose
qu'un héros !
EN CHASSE. 125
« 11 était à peu près émigré; il était né, un peu par
hasard, d'un gentilhomme français au service do la
Russie. Après lui avoir donné son nom, qui ne valait
plus grand'chose, son père rengagea fort jeune dans
une espèce d'école d'état-raajor ambulante, qui étudiait
en guerroyant le Turc sur les frontières de l'empire. Il
y grandit sous la tutelle d'un hetman de Cosaques, très-
épicurien, duquel il apprit à faire de petits vers français
et assez de cuisine. Ce cosaque vint assiéger Scbumla,
qu'il trouva bien gardée. Les lenteurs du siège donnè-
rent aux violons le temps d'arriver. On ne prenait pas
Schumla; mais, dans la folâtre compagnie qui avoisinait
le camp, on prenait la gale. Le jeune Français se fit un
des meilleurs lots. Les médecins, plus que tartares,
entreprirent vainement de le débarrasser; il avait son
affaire si bien conditionnée qu'il crut qu'il en mourrait.
Le chagrin s'empara de lui. Il ne désirait qu'une balle
qui lui épargnât l'horreur et la douleur d'être rongé vif
par cette lèpre. Dans le même moment, l'hetman, sévère-
ment averti de ne plus tarder, publia qu'une belle récom-
pense serait donnée à qui indiquerait le moyen d'entrer
dans la place. Notre pestiféré pensa qu'on lui fournissait
l'occasion d'en finir honnêtement. Il s'avança sous lès
murs de Schumla, pour les étudier, en homme qui ne
craignait que de n'être pas tué. On tirait sur lui de toutes
parts; il allait toujours fort tranquillement. Il finit par
aviser un endroit où il lui parut que la brèche serait
facile. Il ne se contenta point de bien examiner ce point,
il le dessina. Lorsqu'il eut achevé il revint au camp,
sans se presser; il y entra, je ne dirai pas sain, mais sauf,
126 EN CHASSE.
pestant contre les Turcs, qui n'avaient pas su le tuer.
Son plan était bon, on le suivit; ht ville fut prise. Notre
galeux y avait mis la main avec tout l'éclat que venait
de promettre son imperturbable témérité ; l'hetman vou-
lut qu'il portât la nouvelle du succès. Il eut de l'avan-
cement, reçut une belle gratification, se fit soigner, gué-
rit ; et le voilà distingué.
« Néanmoins, sa paresse et surtout la causticité de son
esprit le firent, à quelques années de là, tomber en
disgrâce. L'armée russe combattait les Français en Alle-
magne. Se souvenant trop des leçons de l'hetman, le
héros de Schumla avait composé une chanson dont un
couplet au moins frôlait l'empereur Alexandre. Ce sou-
verain le sut.
« Le roi des animaux, en cette occasion,
a Montra ce qu'il était...
« Il ne voulut pas se venger. Seulement, un jour, pas-
sant devant le poëte, il le regarda de travers et lui dit :
« Monsieur, je n'aime pas les rimailleurs ! » C'était lui
ouvrir une perspective sur la Sibérie. Jeune et gai, il
riait de cet avertissement; mais il ne laissait pas d'en
être chiffonné.
a L'armée russe elles troupes allemandes assiégeaient
d'urgence une ville forte, où les Français tenaient bon.
On avait inutilement donné plusieurs assauts, et l'on ne
savait trop quel moyen prendre. L'empereur tint conseil
en plein air. Les avis, médiocrement ingénieux, n'abou-
EN CHASSE. 127
tissaient à rien. Notre homme, debout avec d'autres
aides de camp à quelque distance du cercle auguste,
lisait sur les visages l'inutilité persévérante de la déli-
bération. Quelque farce lui vint à l'esprit; il ne put se
retenir d'en régaler son voisin. L'empereur y prit garde ;
il était de mauvaise humeur. Une mauvaise humeur de
souverain et de général se décharge sans qu'on ait besoin
de presser beaucoup le ressort. Alexandre interpella à
hante voix l'officier à qui le malencontreux plaisant
venait de parler.
« Un tel, s'écria-t-il très-impérialement, que vous
dit ce faquin de Français ? »
« L'autre, heureusement, fut bon camarade ; il ne
répéta pas ce qu'il venait d'entendre ; c'était, dans ce
moment-là, de quoi faire pendre le « faquin. » Mais,
très-dépourvu et très-embarrassé, il lâcha la première
bourde qui lui vint à l'esprit.
<i Sire, il me dit qu'il faut prendre la ville. »
« — Ah! reprit l'empereur avec un redoublement d'im-
patience, il a trouvé cela ! Voilà bien ces Gascons ! Tout
leur est possible. Il faut prendre la ville ! Il sait sans
doute le moyen. Eh bien! qu'il la prenne donc! qu'il
fasse voir son talent. Voyons, monsieur, nous vous
écoutons ! »
« Il y eut un moment de silence effroyable devant cette
colère du maître. Le pauvre railleur se sentit perdu.
Jamais il n'avait songé au moyen de prendre ce nou-
veau Schumla, plus dru de beaucoup que le premier.
Néanmoins, pour ne pas rester court, et sans trop
savoir ce qu'il faisait, il avança de quelques pas, et
128 EN CHASSE.
bien modestement , rougissant et baissant les yeux, la
tête inclinée : « Sire, 'dit-il, je suis aux ordres de Votre
« Majesté. »
« Alexandre prit cela pour une noble assurance. Il
crut que le jeune officier avait combiné quelque stra-
tagème du genre de ceux qui réussissent aux fous
hardis.
« Prenez la ville, dit-il sans abandonner encore le ton
de mépris et de colère; montrez que vous savez faire
autre chose que des chansons. Messieurs, nous donnons
carte blanche à cet officier pour prendre la ville. Dites-
nous, monsieur, ce que vous demandez.
« — Sire, répondit le jeune homme de plus en plus
abasourdi et paraissant de plus en plus modeste, je
demande une heure.
« — Je vous en donne deux, » lui dit l'empereur au
comble de l'étonnement et presque radouci.
« L'infortuné se retira machinalement du côté de la
place qu'il devait emporter. « Prenez la ville ! prenez la
ville ! » Ces mots bpurdonnaient à son oreille comme dans
un cauchemar. Il n'avait pas la première idée de ses
opérations. Cependant il ne tarda pas à se dire qu'il
pourrait toujours se faire tuer. Cette ressource certaine
lui rendit sa liberté d'esprit.
« Il regarda. Comme toute l'armée, il savait qu'on ne
pouvait prendre la ville que par une chaussée longue et
étroite, jetée sur des marais impraticables et aboutissant
à une porte formidablement défendue. Des milliers
d'hommes avaient été tués sur cette chaussée. Entrer par
là était donc impossible ; chercher d'autres chemins, il
EN CHASSE. 129
n'en existait pas, à moins qu'on ne prit par les marais,
de quoi personne n'avait essayé.
« L'écervelé s'était pourtant fait un ami, et, chose qui
témoignait en sa faveur, cet ami était son. domestique,
un Cosaque très-audacieux et très-intelligent. Tous deux
s'étaient mutuellement secourus dans plus d'une mau-
vaise rencontre. Le Cosaque l'avait suivi aux abords de
la chaussée.
« — Mon commandant, dit-il, devinant la pensée de
son maître, ces marais ne sont peut-être pas aussi mau-
vais qu'on le prétend ?
« — Crois-tu? dit l'officier.
« — Nous allons voir cela tout de suite, » repartit le
Cosaque.
« Il se lance ventre à terre aans le marais. On lui tire
mille coups de fusil : il passe et revient.
« L'autre ne perd pas une minute, retourne au camp,
demande à quelques officiers de ses intimes cent hommes
à l'épreuve, les rassemble, leur dit qu'ils prendront la
ville. Pas un n'en doute ; ils le suivent à toute course sur
la fatale chaussée. Une décharge terrible les accueille ;
il en tombe un tiers. Ceux qui restent, à l'exemple et
sur le commandement du chef, se jettent dans le marais,
poussant en avant et se tenant le plus près possible du
chemin. Ils avancent; ils sont bientôt si près que l'ar-
tillerie de la place ne peut plus les atteindre. Mais voici
une de ces fortunes de guerre que rien n'explique, et
qui expliquent le succès des surprises : l'officier qui
commandait à l'entrée de la ville perd la tête, suspend
le feu et n'attend pas que l'on essaye d'enlever la porte,
130 EN CHASSE.
il la fait ouvrir ! Le vainqueur était encore dans le marais
et se préparait à l'assaut lorsque ses hommes, remontés
sur la chaussée, lui crient que la porte est ouverte. Il
se hâte, il entre, et le premier ennemi qu'il rencontre
est le commandant du poste qui lui présente son épée.
Il donne le signal convenu : l'armée assiégeante accourt
comme un torrent. La ville est prise.
« Arrivé sur la grande place, l'empereur Alexandre se
jette d'abord à genoux pour remercier Dieu de cette
soudaine et incroyable victoire. Nous autres Français,
nous ne faisons plus cela, nous avons tort. Gondé et
Turenne le faisaient, et leur gloire ni leur crédit sur le
soldat n'en étaient pas diminués. Mais nous sommes fiers,
nous savons ce que nous valons et ce que nous pouvons,
et un Te Deum à distance9 suffit bien pour rendre grâces
au Dieu des armées. Alexandre, s'étant relevé, regarda
autour de lui. Le « faquin de Français » était là, sans
blessure. Le souverain l'appelle, et, détachant de sa
poitrine l'ordre le plus distingué de la Russie, il le lui
confère en l'embrassant. On le fit colonel. Il n'avait pas
vingt-trois ans.
a Voilà un beau commencement, n'est-ce pas? Eh
bien ! ce héros eutra dans l'armée française l'année sui-
vante, avec son grade russe, devint général de brigade,
et ne mérita pas d'aller plus loin. Il s'était rencontré là
tout à point pour prendre une ville que Dieu voulait qui
fût prise, dans un moment où sa justice nous multipliait
les expiations. La chose faite, cet homme de main si
hardie et de coup d'œil si militaire ne parut plus bon
qu'à croupir dans une garnison. Il était sceptique, pares-
EN CHASSE. 131
seux, goguenard, douillet, gourmand. C'était un héros,
sans doute, mais sa grande vertu consistait à s'être trouvé
deux fois très-embarrassé de la vie. Il se mettait au lit
pour un mal de tête. Quelques années après la Révolu-
tion de 1830, se lassant de la maigre pitance à laquelle
le condamnait sa pension de général en retraite, il
demanda du service à Louis-Philippe. La bonne cuisine
acheva ce que les rhumatismes avaient commencé. Mon
preneur de villes mourut dans les cataplasmes.
« Et voyez-vous, messieurs, après vous avoir conté sa
gloire et ses hauts faits, je crois que la charité me com-
mande de vous taire son nom.
a Le très-loyal général de Coetlosquet, non moins *
hardi et au besoin téméraire, était un autre homme et
n'eut pas de si belles aventures.
« Coetlosquet, engagé trompette, quoique gentil-
homme, sonnait la charge en Egypte. Des Pyramides à
la Bérésina, toujours à cheval, toujours sous le feu, il
avait su se donner une instruction étendue et solide. Il
profita de la paix de la Restauration pour devenir un-
vrai philosophe. 1830 ayant brisé sa carrière, il devint
un vrai sage, un vrai chrétien, je dirais volontiers un
saint. Dana son modeste château il conservait son équi-
pement de trompette.
« La déroute de la monarchie avait été à ses yeux la
déroute de la France. Le gouvernement lui offrit du
service. « Non, dit-il sans humeur, ma fidélité aux
« choses humaines est épuisée. Je me flatte de savoir
« mourir.» Il cultivait son champ, plus encore son âme,
remerciant Dieu d'avoir permis que la mort le tirât len-
132 EN CHASSE.
tement par la main au lieu de le prendre brusquement
au collet.
« Messieurs, quand la vie militaire est le noviciat de
la sagesse, on s'y fait un tempérament qui va loin dans
la vertu ! »
LIVRE XI
LA PLAGE
I
LE VILLAGE.
A
l'endroit le plus large de la Manche, sur les
bords d'un ruisseau qui va s'endormir dans le sable fin,
fatigué d'avoir descendu la colline en dansant sur les
cailloux ;
Là, du temps des Celtes, est venu s'asseoir un beau
village, la tête dans les rochers, les pieds dans les
roseaux, les bras et le corps dans les herbes.
T. II, 4**
134 LA PLAGE.
0 Celtes! ô gens de goût! S'ils couraient le pays,
cherchant aventure, je l'ignore. Ils ont vu que des
pointes et des entassements de granit divisaient les
vastes sables en grèves douces, variées d'aspect.
Quel silence pour les chansons de la mer! Quel
théâtre pour ses jeux ! Des collines par delà les rochers ;
par delà les sables, des bouquets de bois, des pelouses
fleuries de géranium et de bruyère!
Ils ont dit : « Restons ici. Nous vivrons de la mer
« et des bois, de là terre sablonneuse et des pelouses
« fleuries. Nous entendrons les chansons de la mer
« tranquille ; sur ses flots courroucés nous danse-
ce rons. »
Ils forment un peuple paisible et vigoureux, qui ne
s'est point accru, qui n'a point dégénéré. Les hommes
sont vaillants à la mer, vaillants à la charrue ; les
femmes sont belles et modestes.
Quand la croix est venue, leur amour l'a élevée sur un
clocher qui domine le plus haut entassement de granit
et la plus haute colline. On la voit des champs, on la
voit de la mer : 0 crux, ave!
Quand les tempêtes ont abattu la croix, ils l'ont réta-
blie plus belle. En 93, aux avocats qui voulaient l'abattre
ils ont dit : « N'y touchez pas ! » L'or de cette croix fut
apporté de la mer Vermeille.
LA PLAGE. 13S
Yves le Goff avait dit en son cœur : « Si je reviens et
si je retrouve Jeanne -Marie, je donnerai tout mon argent
à la croix. » Il est revenu, elle était fidèle. On les a
mariés sous la croix.
L'église est vieille au dehors, neuve au dedans. Il y a
un grand crucifix en couleur; saint Mathurin, sainte
Anne, quantité de saints ; des chandeliers d'or, des fleurs
d'argent ; la Vierge a dix robes de dentelle.
Les cloches se font entendre à deux lieues. Tous les
dimanches l'église est pleine; tout le monde chante
comme en paradis. Le curé et ses trois vicaires ne man-
quent pas d'ouvrage, Dieu soit loué !
« Voilà cinquante ans, leur dit le curé, que je suis
parmi yous. Les plus vieux, jer les ai mariés; j'ai baptisé
les autres ; je prie pour vos défunts que vous n'avez
pas connus.» Qui donc refuserait de communier à
Pâques ?
Les loups de mer qui ont fait le tour du monde, les
soldats de Waterloo, les soldats de Sébastopol viennent
se confesser. Le médecin, qui pourtant a vu Paris, le
notaire lui-même sont bons chrétiens.
Jamais de méchantes histoires ; point de propriétaires
qui cherchent un gain vil aux dépens de l'honnêteté du
pays. Ailleurs les Parisiens avec leurs grands laquais et
leurs effrontées femmes de chambre !
136 LA PLAGE.
Confiant, le marin s'embarque pour les Iles, laissant sa*
jeune femme sous la garde de la Vierge. La femme tra-
vaille et prie. Et Fange de l'honneur veille sans alarmes,
l'épée au fourreau.
II
MADEMOISELLE FÉLICITÉ.
D,
'es figures originales et charmantes, en en trouve
là tant qu'on veut. C'est là que j'ai vu mademoiselle
Félicité, une fille de trente ans, qui nage comme un
poisson, qui court la nuit sur les dunes, qui fait des
fleurs en coquillages,
Et qui n'a lu que la Vie des Saints. Elle chante, elle
pleure, elle est belle. Sa maison lui appartient, sa mai-
son entre un verger plein de fruits et un jardin plein de
fleurs. Elle a aussi des champs, aussi des rentes. Les
amoureux sont venus.
« Mademoiselle Félicité, pourquoi chantez- vous ?
pourquoi pleurez- vous? pourquoi restez -vous fille?
Sur la dune, le soir, il est doux et commode d'avoir le
bras d'un mari. Du reste, la Vie des Saints est un beau
livre !
LA PLAGE. 137
« — Je chante quand j'entends la mer chanter; quand
je l'entends pleurer, je pleure. Sur la plage et sur les
dunes, j'aime à fouler le sable que la mer a lavé. Seule
sur le sable vierge, j'aime à regarder au ciel les étoiles
vierges, qui ne luisent que pour moi.
« Ce que me dit la mer ou joyeuse ou plaintive, ce que
me dit le sable que nul pied n'a foulé, ce que me disent
les étoiles pures, je l'entends bien dans mon cœur ;
dans mon cœur je réponds. Aucune voix ne l'a dit jamais,
aucune voix ne le peut redire.
« Mais, si quelqu'un est près de moi, la mer n'a plus
la voix que j'aime, n'a plus de soupirs, plus de chansons.
Elle fait un bruit que mon cœur n'entend plus, et mes
paroles à moi n'ont plus l'accent de mon cœur.
« Le sable vierge crie avec colère sous le pied qui le
foule à côté du mien ; les divins rayons des étoiles ne
tombent plus si doux sur mon front, n'entrent plus si
avant dans mon cœur ; plus d'une même se cache, et je
ne vois plus toutes mes étoiles.
« Toute voix humaine me gâte la Vie des Saints : ma
propre voix, quand je lis tout haut, dissipe le parfum
qu'exhale ce livre! Oh! quel parfum dans le silence !
suave comme celui de la fleur du matin, âpre et fort
comme celui de la mer.
iftft*
138 LA PLAGE.
a Mon époux, dès longtemps je l'ai choisi. Dès long-
temps je le voulais; il ne m'a point refusée. Il habite les
flots, et il prend leur voix sonore ; il habite les deux, et
la flamme des étoiles est son regard sacré.
« Sur le sable vierge mon œil reconnaît la trace de
ses pas; dans les fleurs et dans les vagues je vois son
sourire. Reine, je parcours le domaine de mon Roi.
Ses anges sont là ; je n'ai pas besoin qu'un autre me
protège.
« Les saints m'apprennent à l'aimer. Qui me donne-
rait des leçons plus utiles et plus sûres ? C'est ici que je
l'ai connu. Cette mer, et ces rochers, et ces étoiles m'ont
parlé de lui ; nous avons ensemble erré dans ces sables.
Je veux mourir ici.
« Le cimetière est situé sur la plus haute dune. On y
dort dans le sable profond, bercé par le bruit de la mer,
et les humbles tombeaux sont caressés de la chaste
lumière des étoiles.
« 0 jeunes filles séduites d'un rêve, ô jeunes épouses
enivrées d'un objet périssable et d'un bonheur menson-
ger, c'est vous, c'est vous qui n'aurez point connu
l'ivresse d'aimer ! »
LA PLAGE. 139
III
DE SIR WALTER SCOTT.
V,
ous souvient-il de Meg Merillies, la sorcière immor-
telle ? J'aimerai toujours Walter Scott, quoique baron-
net. C'est l'homme du monde qui m'a donné le plus
d'amis, qui a le mieux usé la fougue liseuse de ma jeu-
nesse. Sans Walter Scott, sais-je, moi, si je n'aurais
pas goûté Sue ou Soulié, si je n'aurais pas dans la
mémoire quelque tronçon de Ponson ?
J'aimerai toujours le baronnet ; je le remercierai tou-
jours. J'ai pris dans ses livres le goût des gens honnêtes
et de bon sens. Ce sont des garçons généreux qui aiment
de généreuses filles. Garçons et filles s'aiment sans vile-
nies et sans métaphysique. On ne voit point là de ces
faquins et de ces pécores qui se faufilent illégalement
pour réformer le mariage et le monde.
Jamais il n'eût imaginé, le baronnet, que l'amour pût
naître dans les fanges, pût disserter sur l'état social, pût
140 LA PLAGE.
prendre son cours vers les égouts de l'engagement
limité. Hommes et femmes d'aventures, poètes, peintres,
musiciens, comédiens, penseurs qui coupez des bourses,
penseuses qui vivez du produit des bourses coupées,
cherchez un autre historien de vos flammes ! Vous avez
madame une telle, et madame une telle, et encore d'au-
tres madames ; le véritable historien serait le greffier de
la police correctionnelle.
Dans les romans du baronnet, l'amour s'engage à la
vieille mode. Quand on cherche à se plaire, déjà l'on
s'estime; on s'est plu parce que l'on s'estimait. Le
héros, s'il n'était homme de cœur, n'aurait rien à pré-
tendre ; l'héroïne n'oserait aimer si elle n'était fille de
bien. L'amour tend au mariage, comme l'eau pure du
fleuve au lit pur de la mer. Ne peut-on s'épouser, on
verse de belles larmes, et l'on se dit adieu. Celui-là per-
drait l'amour qui perdrait l'honneur.
J'avais passé vingt ans, et cela survivait en moi de
l'auguste et primitive innocence. Je croyais que l'on ne
pouvait aimer sans vertu, ni aimer ce qui n'avait pas de
vertu ; je croyais que l'amour était une vertu, une flamme
purifiante qui montait en haut, dévorant tout ce qui
l'empêchait d'atteindre l'azur. Je croyais que le front
sur lequel avait lui l'amour ne pouvait plus vieillir,
qu'un certain éclat de gloire y devait rester.
Je croyais qu'il fallait quelque chose de peu commun
pour attirer l'attention d'une femme digne d'être aimée,
LA PLAGE. 141
s'exposer à mourir pour elle ou pour la gloire, dompter
un cheval emporté, mettre en fuite plusieurs brigands,
paraître au milieu d'un incendie, sauver un enfant et le
rendre à sa mère...; et toujours avec une attitude noble
et des blessures bien situées.
Cela fait, on osait pousser un soupir, on osait dire
quelques mots en tremblant; puis Ton recevait une
fleur, comme par mégarde; puis l'aveu, puis les tendres
discours et les serments sincères; et enfin, à travers
mille obstacles généreusement vaincus, on allait à Tau-
tel, et c'était pour la vie. Et ces deux cœurs conservaient
à jamais le parfum de la fleur d'amour, qui ne fleurit
qu'une fois.
0 belle ignorance, quels rêves délicieux ne t'a pas
dus ma jeunesse ! de quels abîmes ne l'as-tu pas gardée !
Plus tard, ces illusions, obstinément réfugiées dans mon
cœur, dominèrent encore mon esprit devenu sceptique.
Quoi que l'on m'eût dit des femmes, et quoi que j'aie pu
voir, je ne les méprisai jamais. Dans ce temps-là môme,
si j'avais à définir la beauté, je disais : « C'est la
pudeur ; » et pour définir l'amour : « C'est l'honneur. »
J'errais dans les chemins du mal ; je touchais de la
main des mains souillées; des paroles souillées sortaient
de mes lèvres ; et je portais en moi une captive, une
chaste captive qui pleurait, et cette captive était mon
âme. Gomme ces vierges chrétiennes enfermées aux
142 LA PLAGE.
lieux de perdition, mon âme gémissait et pleurait. Elle
s'enveloppait des lambeaux déchirés de son voile : « Qui
me délivrera! Qui me fera mourir! »
Parfois ses révoltes triomphantes m'obligeaient de fuir
des spectacles où je l'avais traînée. Un jour, au théâtre,
j'écoutais une de ces farces dans lesquelles l'auteur fait
paraître le plus qu'il peut de femmes jeunes et belles,
pour leur faire dire le plus qu'il peut d'impudicités.
Monsieur Scribe, l'un des Quarante, s'y était attelé
avec deux autres chevaliers de la Légion d'honneur.
Certes l'infection ne manquait point ! Toute la salle
éclatait en rires.
Mon âme entra dans l'angoisse invincible qui fréquem-
ment empoisonnait mes plaisirs. Une de ces pauvres
. filles avait une beauté touchante, un front jeune, encore
ingénu. Elle était revêtue d'oripeaux insolents, et les
trois chevaliers avaient chargé son rôle de toutes les
putréfactions de leurs trois esprits. D'une voix faite pour
chanter la prière elle récitait de lourds et immondes
propos.
Frissonnante sous deux mille regards, il semblait, au
début, qu'elle eût horite de sa nudité et qu'elle ne débi-
tât qu'à regret les pesantes et ordes sottises des trois
polissons de la Légion d'honneur. Elle rougissait sous
le fard, sa voix hésitait. Mais bientôt enhardie, arrachant
ce qu'on lui avait laissé de voiles, elle excitait l'infâme
LA PLAGE. • 143
rumeur qui l'avait épouvantée. A ses pieds le parterre
grognait d'aise.
Mon âme se mit à pleurer. — 0 malheureuse, ô pauvre
esclave, ô belle créature de Dieu, tombée dans cette igno-
minie et devenue indigne d'amour! Et tu as porté le
voile de la première communion ! Et tu aurais trouvé
quelque part un bon cœur qui t'aurait tant aimée, et qui
fût devenu meilleur en t'aimantl Et voilà que tu n'es
plus vierge et tu n'es point épouse, et tu ne connaîtras
ni la paix du foyer ni l'honneur des cheveux blancs!
IV
LA SORCIÈRE.
0,
'u en étais-je? Il me semble que je me suis écarté
non-seulement de mon village planté par les Celtes sur
le bord de la mer, mais encore des beaux et honnêtes
romans du baronnet.
J'avais, je crois, parlé de Meg Merillies, la sorcière de
Guy Mannering. Je me retrouve. Gomme mademoiselle
144 LA PLAGE.
Félicité est un commencement ou une fin de Diana
Vernon ,
Ainsi la Rosine, demi-fille, demi-femme, demi-chré-
tienne, demi-sorcière, la vieille Rosine tout à fait folle
est un rudiment de Meg Merillies.
L'histoire de Rosine est la seule que Ton se dise tout
bas, et les jeunes filles ne la savent point. Rosine court
vers soixante ans. Quelques-uns se souviennent d'avoir
connu sa mère; son père, on ne l'a point connu.
On croit qu'elle fut jeune. Elle a fait des absences.
Dans quel pays a-t-elle été? Nul ne le sait, elle ne ledit
point. Quoique courageuse et bien découplée, aucun
garçon ne l'a demandée en mariage.
A son dernier retour, sauf la bonne mademoiselle Le
Hir, personne ne lui parlait. Mademoiselle Le Hir lui a
fait faire ses pâques, et M. le Curé a dit aux enfants :
« Ne criez point après elle dans les rues. »
Sur la pointe du rocher le plus exposé au vent, Rosine
s'est bâti une cabane ; elle Ta bâtie de ses seules mains.
C'est là que depuis vingt ans elle habite, vivant de sa
pêche et de ses chansons.
Elle fait elle-même ses chansons, paroles et musique ;
elle va les chanter dans le village et dans les environs.
Sans rien demander, elle chante; on lui donne un verre
de cidre, un morceau de pain,
LA PLAGE. 145
Et même de l'argent : cinq, dix, et jusqu'à quinze cen-
times. Une fois elle a fait une journée de quinze sous; ce
fut Tannée qu'on prit SébastopoL
Tout le monde dans le pays chante ses chansons, mais
nul ne les chante comme elle, avec ce bruit sourd du
vent qui roule la mer sur les galets.
Si des enfants la rencontrent, elle prend quelques tiges
de blé vert dont elle fait des pipeaux : et voilà qu'elle
improvise des airs de danse, et toute la troupe se met à
sauter.
Elle a décrit sa cabane sur un rhythme que la bise
semble avoir fourni. Une bonne chanson, dit-elle, et qui
lui a rapporté plus de six francs.
*
Rosine se rend justice. «Pour les chansons en fran-
çais, je ne crains pas qu'on trouve mon pareil dans tout
le pays !»
À la chanson de la cabane elle a ajouté un couplet
pour illustrer son Mécène :
Monsieur L'Gorrec par sa bonté
Un lit il y a fait porter !
Je n'ai pu entendre cela sans une attaque de vaine
gloire, et peu s'en est fallu que je ne fisse à Rosineun
beau cadeau pour avoir aussi mon couplet. Telle est
rinfluenqe des poètes.
5
146 LA PLAGE.
Contente d'elle-même, flatteuse, jadis incorrecte, tou-
jours extravagante, et trouvant moyen de vivre sans rien
faire, nierez-vous que Rosine soit un vrai poète ?
Et, pour dernière conformité avec plusieurs célèbres
enfants des Muses, quand le cidre n'est pas cher, elle en
boit volontiers quatre verres de trop.
V
VISITE IMPORTUNE.
L
Tantiquaire m'est venu trouver. « Monsieur, m'a-
t-il dit, un homme de votre mérite, un savant, — vous
êtes savant, puisque vous écrivez dans les journaux ;
« Un homme qui pense, un homme intelligent, qui
voyage, on n'en saurait douter, pour dire ce qu'il a vu ;
— un tel homme, permettez-moi de dire un homme tel
que vous, monsieur ;
c Un écrivain distingué, un rédacteur célèbre... Ce
n'est pas que je partage toutes vos opinions, mais j'ad-
mire votre talent, ayant vu quelquefois dans les jour-
naux...
LA PLÀÔË. U1
« — Monsieur, souffrez que je vous interrompe, et, s'il
vous plaît, quel journal lisez-vous? — J'en lis plu-
sieurs, monsieur. Ce n'est pas que je partage toutes leurs
opinions...
« Mais j'admire les talents. Je suis admirateur du
talent. Les opinions passent; chaque* journal a les
siennes. Le talent est personnel ; il doit être honoré.
« C'est donc dans l'intention cordiale de vous dire,
monsieur, qu'étant venu ici pour voir, vous ne pouvez
vous dispenser de voir ce qui est à voir.
« Vous avez vu ce que l'on trouve partout, nos grèves,
nos rochers, nos falaises, notre petit coin de mer. Nous
avons mieux que cela.
« J'ai navigué au long cours pendant vingt-cinq, ans.
J'ai couru l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, TOcéanie, je
connais Rio de Janeiro comme ma poche :
a J'ai vu naître Sidney et Honolulu; j'ai côtoyé la
Californie avant qu'elle fût inventée. Je me suis promené
dans Alger du temps des Turcs.
« Pour le Caire, je n'en parle point. Il y a plus de
mouvement à Calcutta, et les Chinois ont des figures
autrement drôles que tous ces Egyptiens.
« A mon avis, le monde n'est pas aussi curieux qu'on
U8 La PLA6Ë.
veut bien le dire. La première des nations est la France
par ses écrivains et ses hommes d'Etat.
« Pays agréable et qui a de jolis environs! Les femmes
sont aimables, la police est bien faite, les routes sont
bien entretenues ;
« Mais ce que Ton doit singulièrement distinguer eu
France, c'est la partie des antiquités. Voilà ce qui mérite
l'attention d'un esprit supérieur.
« Suivant la remarque bien juste d'un journal, les
antiquités nous apprennent que des hommes ont vécu
avant nous; et, de plus,
« Elles nous prouvent que les hommes ne meurent pas
tout entiers, comme je l'ai lu dans un article de M. Chose;
mais ij citait, je crois, Montesquieu.
« Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que Montes-
quieu, contemporain de Louis XV, vivait sous Voltaire,
et qu'il est un des précurseurs de la raison moderne.
9 II vivait sous Voltaire, je ne me reprends pas.
Louis XV ne régnait que sous Voltaire. Beau privilège
du génie ! le roi Voltaire, dit M. Houssaye.
« Jo ne partage pas toutes les opinions de M. Hous-
saye. Il est un peu frivole ; tranchons le mot : il est fre-
luquet. Mais qu'il écrit bien !
LA PLAGE. 149
a Je n'appelle pas cela un style. Je dis que c'est du
velours, rembourré de ouate, orné de dentelles et de
ruban, exhalant des odeurs fines.
a M. Houssaye est un des hommes d'esprit de l'époque.
Il y en a d'autres; il y a M. Karr et M. Carraguel. Je les
admire tous.
a Néanmoins, à M. Houssaye le premier rang. Sa fri-
volité n'est pas sans sérieux ; personne n'a mieux parlé
de Voltaire.
♦
VI
VOLTAIRE.
« Voltaire, monsieur, homme immense! Il a écrit
soixante-dix ou quatre-vingts volumes. M. Alexandre
Dumas en a fait davantage ; mais ceux de Voltaire
« Sont plus pleins. Il a parlé de tout, de l'Inde et de
la Chine comme de la France, quoiqu'il n'ait jamais
navigué.
« Il a trouvé le moyen de faire une tragédie avec des
' V
150 LA PLACE.
Chinois. Si vous aviez, comme moi, vu des Chinois, vous
comprendriez ce tour de force.
a II a prédit, il a préparé notre immortelle Révolution
de 89. Son flambeau a mis le feu aux préjugés ; il a
affranchi le genre humain. Il a doté la France
« D'un poëme épique et de beaucoup de poésies légè-
res. Il fut l'ami du grand Frédéric et le défenseur de
l'infortuné Calas.
« Je sais qu'il eut des torts. Nul génie humain n'est
exempt de toute infirmité. Mais ne pardonnerons-nous
rien au génie, en considération de ses services ?
« Les faux dévots attaquent Voltaire avec acharne-
ment. Ils disent que Voltaire est impie. Vous et moi,
nous tous, monsieur, qui sommes de vrais chrétiens,
« Vengeons l'honneur de Voltaire et combattons la
noire injustice des faux dévots. Voltaire impie ! Ils ne
l'ont donc pas lu ? Ils ne savent donc pas
« Que c'est lui, que c'est ce génie sublime qui s'est
écrié, dans sa poésie harmonieuse et immortelle :
S'il n'y avait pas Dieu, il faudrait l'inventer?
« Je n'ai jamais fait de vers, monsieur, mais je -les aime
beaucoup et je les retiens avec facilité. Je ne crois pas
qu'il y en ait de plus beau que celui-ci.
I
LA PLAGE. 181
c Et Ton dira que l'homme qui a fait un si beau vers
est impie ! Ah ! monsieur, les emportements du fanatisme
nuisent cruellement au sentiment religieux !
» Quand donc les dévots sauront-ils que ce sont les
hommes tolérants et sages qui sauvent la religion, en
l'arrêtant dans ses excès ?
« Voltaire était profondément religieux. M. Houssaye
ne Ta pas fait assez ressortir. En quoi il est répré-
hensible.
«» Si Voltaire avait vu les crimes de 93, il se serait jeté
au-devant des démolisseurs et des égorgeurs ; il aurait
prêché contre eux une croix à la main.
«J'en ferais autant. Avec M. Houssaye, avec M. Lima-
cerac, avec M. de la Bandoulière;, et tous les écrivains
de génie,
« Je dirais aux barbares : « Respectez la croix ; une
« croix de bois a sauvé le monde.
« Respectez aussi les croix de fer et de pierre, qui
a sont ou qui deviendront des antiquités ! »
152 LA PLAGE.
VII
LES ANTIQUITÉS.
« tlEci, monsieur, me ramène au but de ma visite,
que j'avai6 perdu de vue en jouissant de l'honneur et
du plaisir de votre entretien.
« Dans ce village retiré du monde, dans ce trou de
campagne, dans ce lieu sauvage, sachez que nous avons
pourtant de curieuses antiquités !
« Il y en a sans doute davantage à Rome, que je n'ai
pas eu l'occasion de visiter ; mais point de pareilles, tout
le monde en conviendra.
cr Paris aussi en a. Je compte aller à Paris pour voir le
palais des singes, les Thermes de Julien et le café des
cent cinquante billards (heureux Parisiens !).
« Mais Paris, non plus que Rome, n'a pas ce que nous
avons, ce que je veux vous montrer. Venez, monsieur,
venez admirer notre pierre druidique ! »
LA PLAGE. 153
Je suivis l'antiquaire, pensant que le grand air m'ai-
derait à supporter son discours, qui devenait long.
m
Le traître me fit entrer chez lui, et peut-être était-ce
là le fond de son dessein. Il me fit inspecter son cabinet,
plein d'un bric-à-brac ridicule.
Il y avait des pots anglais, des huîtres fossiles, des
fruits d'Amérique, des bottes d'Arabe, des éperons
rouilles, un fer du cheval de César,
Un lasso mexicain, des oiseaux empaillés, des flèches
de sauvages, un casque et une balle rapportés de Sébas-
topol, deux autographes dé Ginguené.
Il y avait aussi sa bru, pelit chafouin rondelet, qui
suit de près la littérature. Elle arrivait de Paris, émer-
veillée des choses col — los&ales qu'elle avait vues.
Il y avait aussi sa cousine, grande dame de Saint-
Malo. Celle-ci ne me laissa pas ignorer qu'elle entre-
tenait commerce avec les Muses.
i
Cette fille de Mémoire élait pavoisée de trente aunes
tie rubans. En parlant elle écarquillait les mains , les
yeux et les lèvres.
Elle vanta la belle simplicité de monsieur un tel,
« notre poète; » quant aux autres, ce n'est que fatras.
Elle prononce fratras.
«*
454 LA PLAGE.
La bru osa bien solliciter la cousine de nous dire
quelques vers. Celle-ci devint menaçante; je demandai
d'aller à la pierre druidique.
La course était rude ! A l'âpreté du soleil il fallait
gagner le haut de la colline. L'antiquaire parlait
toujours.
Mais j'avais soin de ne lui point répondre et de le
laisser toujours parler; si bien que de temps en temps il
perdait haleine et la voix lui manquait.
Alors je jouissais du spectacle de cette campagne
sévère. La terre, en partie dépouillée, semblait se reposer
d'avoir donné la moisson.
Le soleil la caressait, comme un époux glorieux de la
fécondité de son épouse. D'un regard amoureux il dorait
les chaumes et riait dans les ravins dénudés.
Après les saintes fatigues de la maternité, ainsi le légi-
time amour demeure, et ne voit qu'une beauté plus lou-
chante dans les premiers cheveux blancs.
L'air était plein de senteurs saines. Sous cet ardent,
soleil, le baume, la sauge, les chaumes eux-mêmes déga-
geaient de subtils parfums.
Je me rappelais les belles paroles de la bénédiction de
l'encens, et je les adressai à la terre : Ab Mo benedicaris
in cujus honore cremaberis.
LA PLAGE. 155
Et j'ajoutai, comme le prêtre encensant l'hostie : « A
vous cet encens béni par vous, Seigneur ; et votre misé-
ricorde sur nous ! »
Et les cigales bruissaient, et la mer au loin mur-
murait, et mon cœur enflammé chantait; l'antiquaire
n'était plus qu'un gros insecte qui bourdonnait aussi
sa chanson.
Quant à sa pierre druidique, chose étonnante, c'est
vraiment une pierre druidique ; un dolmen d'assez belle
taille sur une éminence d'où l'on voit la mer.
VIII
LA PÊCHE.
.V,
enez, me dit l'abbé, venez pêcher le lançon. » Et
comme l'antiquaire faisait mine de nous suivre : «La
pêche sera bonne, ajouta l'abbé ; car la vieille Lefort est
avec nous. »
Au nom de la vieille Lefort l'antiquaire parut réflé-
chir, ou plutôt il avait réfléchi. « Je me souviens, dit-il,
186 LA PLAGE.
de quelque affaire. Je regrette, messieurs, de ne vous
point accompagner.
L'abbé le regarda du coin de l'œil. « Je savais bien
qu'il filerait ! L'affaire dont il se souvient, c'est que la
vieille Lefort ne le rencontre jamais sans le berner sur
la religion, sur la politique et sur les antiquités. »
La vieille Lefort arrive clopinTclopant, d'un pas qui
dément son air robuste et 'son fier bonnet à la vieille
mode de Saint-Jagu, campé sur sa vieille face comme
un coq blanc sur un chou rouge. '
« Qu'avez-vous, bonne femme Lefort, ma mie ; qu'a-
vez-vous, la Jagouine? lui dit l'abbé. Vous boitez comme
la science du médecin, et, de loin, votre coq semblait
becqueter la terre.
« — J'ai, dit-elle, que je me suis meurtri la jambe
hier en jetant la seine. Ça' ne m'empêchera pas de la
jeter avec vous. — Voilà ce que c'est, reprit l'abbé, que.de
jeter la seine le dimanche.
« — Mais, monsieur l'abbé, continua la vieille, ne
mange-t-on pas le dimanche comme les autres jours ? —
Il faut, répondit l'abbé , mettre de côté le samedi pour
manger le dimanche, et ce jour-là prier Dieu.
« — Mais, objecta la Jagouine, quand on n'a rien pris
LA PLAGE. 1S7
le samedi? —Toujours, dit à son lour l'abbé, quand on
a résolu d'obéir à Dieu le dimanche, on trouve quelque
chose à mettre de côté le samedi.
« — Comme vous arrangez ça ! » dit-elle encore, riant
de bonne grâce. Elle fit un petit silence et elle ajouta :
« Mon enfant, tu as raison. Quand tu étais petit, je te
reprenais ; te voilà grand et moi petite.
« Je reconnais mon tort. Pauvre créature, je pêche
de plus d'une manière ! Quand je pêche pour gagner
ma vie, le bon Dieu me donne du poisson ; quand je
pêche contre mon âme, que le bon Dieu m'absolve !
»
« II est clair et certain que celui qui ne veut pas
garder la loi de Dieu le dimanche, ne doit pas attendre
que le bon Dieu lui donne du surcroît le samedi. Merci
de ton avertissement, monsieur l'abbé. »
Un autre prêtre se trouvait là, qui, la veille, avait
chanté la messe et prêché en citadin qu'il est : trois
points, plus l'exorde et la péroraison, et des figures; la
bagatelle d'une heure et demie, au mois d'août !
Bon homme, mais de .physionomie un peu pincée,
tenant volontiers les mains jointes et les yeux sur ses
souliers à boucles. A cette physionomie la bonne Jagouine
craignit de l'avoir scandalisé.
158 LÀ PLAGE.
Elle s'approcha de lui avec une familiarité respec-
tueuse. « Ne faut pas prendre en sérieux, dit-elle, ce
qui se dit pour se gaudir, peut-être à tort. Je n'sommes
pas'cor des païens,
« Et je n'avons pas oublié ce que vous nous avez dit
hier dans la chaire. Un beau sermon! Il faut avoir de la
force et de l'ardeur en l'âme pour parler si long... quand
il fait si lourd. »
Le pauvre abbé ne s'avisa-t-il pas de faire le beau
devant cette simplicité jagouine ! o Vraiment, dit-il, se
tournant vers moi, si elle sait encore ce que j'ai dit, moi
je ne le sais plus ! »
O vanité d'orateur ! pour insinuer qu'il avait improvisé
son discours, déjà récité peut-être vingt fois sans écart
de mémoire, et que le sacristain n'a pas trouvé flam-
bant.
J'en aurais élé fâché pour l'improvisateur s'il n'a-
vait pas aussitôt tourné court. 11 sentit qu'il venait de
céder à la vaine gloire, et dans sa conscience il se con-
damna.
Nous voici sur les sables , au bord du petit lac où
a mer, tous les jours, apporte le lançon. Nous nous
jetons à l'eau joyeusement; joyeusement nous tirons la
seine. La manœuvre est rude, mais nous sommes bien
dirigés.
LÀ PLAGE. 159
C'est la vieille Lefort qui commande, o Mon petit
abbé, mon ami, tire à gauche, monsieur ! C'est cela !
Va, j'ai toujours dit que tu ferais un bon prêtre! Et
vous , les messieurs de Paris , un peu de force ; ne
mollissez pas.
« Moins près du bord ! Vous faites trop de place au
lançon, il vous passera dans les jambes. Ah! si vous
tombez sur le nez, il n'y a point mal ; mais ce n'est pas
nécessaire. Tire à gauche, monsieur l'abbé !
« A gauche que je te dis ! Est-ce que je ne parlons
donc plus français? C'est ça, voilà qui va bien ! Du
nerf, les messieurs de Paris !... Il y en a! il y en a! Jour
de Dieu, le beau lançon ! C'est un vif-argent dans l'eau
verte! »
Trois fois jetée, la seine se remplit trois fois. Nos
paniers débordent. « Bonne femme Lefort, ma mie,
prenez votre part. — Non, non , le lançon est trop
beau; ce serait dommage que vous ne le gardiez
point.
a Un autre jour je viendrai pour mon compte, et
à votre tour vous me donnerez un coup de main. Déjà
vous ne faites pas mal. — Bonne femme Lefort, ma mie,
est-ce qu'un coup de cidre vous gênerait ?
« — Certes, je ne refuserai pas de boire un coup à
votre santé. Une honnêteté fait toujours plaisir, et le
160 LA PLAGE.
cidre ragaillardit les vieux os. Savez -vous que j'ai
soixante-douze ans ? Ce n'est plus la primevère ! »
Et elle partit joyeuse pour aller pêcher la crevette,
' après avoir passé un jupon sec sur ses baillons
mouillés.
IX
DE L'AURORE.
Dans la nuit claire j'ai vu paraître l'aurore. — Les
poètes ont bien dit que l'aurore ouvre les portes ; les
peintres l'ont bien représentée soulevant des rideaux de
gaze, et dans leurs plis emportant les étoiles.
Les étoiles pâlissent, mais la terre se colore. Des
doigts roses de l'aurore tombent les fleurs; elles appa-
raissent emmi les prés et les buissons. Le coq chante,
les oiseaux s'éveillent les uns après les autres, chacun à
son heure. *
La vie parle ; elle anime l'horizon élargi. De légères
fumées s'élèvent du cours des eaux, montent du flanc
des collines. A l'orient apparaît une petite rougeur,
semblable à une tache de sang.
LA PLAGE. 161
La tache grandit, se développe ; il semble qu'elle va
déparer la douce beauté de l'aurore. Mais voici que la
tache devient un globe et ce globe grandit toujours, et
sa couleur s'épure, et il commence à luire.
Il tressaille comme s'il s'efforçait de rompre un lien ,
il brise l'écorce de sang. Il envahit l'horizon resplendis-
sant de lumière : c'est le soleil, c'est le jour.
Au brûlant attouchement de ses rayons toute chose
se sent aimée. La clarté métallique des étoiles n'aimait
pas ; maintenant voici l'aimante lumière. Toute chose
envoie au ciel un son, un parfum : Pater noster ! Si
l'homme oublie de le dire , la nature ne l'oubliera
pas.
Elle répond par un frémissement d'amour à cette
caresse d'en haut. Et le brin d'herbe, et la feuille de
ronce, et la montagne, et l'espace revêtent tout leur
éclat.
J'attendais la voix de l'homme. D'un clocher lointain
elle s'élève, remplissant les airs. La nature ne salue que
le Père ; partout où il a été achevé par le christianisme,
l'homme salue encore la Mère que Dieu lui a donnée.
Angélus Domini nuntiavit Mariœ, — Et cvncepit de
Spiritu Sancto. Ave, Maria... Salut, véritable aurore^
mère du véritable jour; salut, vraie étoile des cieux, éter-
nelle fleur de la terre, pur encens !
162 LÀ PLAGE.
Salut, beauté ; salut, Vierge; salut, Mère ; salut, dou-
ceur ! Salut au temple, salut à la crèche, salut au seuil
humble de Nazareth, salut au Calvaire, salut au cénacle,
salut dans les cieux!
Tu ne détournes pas ta main de l'enfant malade, tu ne
détournes pas tes regards de l'enfant indocile, tu ne
peux pas même détourner à jamais ton cœur de l'enfant
souillé. Entre la faute et le châtiment ta bonté s'inter-
pose.
Tu ranimes la foi dans nos cœurs, tu n'y laisses pas
périr l'espérance, tu retiens le bras de Dieu prêt à frap-
per. Nous t'appelons, tu viens ; nous tendons les mains,
tu nous sauves. Ora pro nobis peccatoribus, nunc et in
hora mortis nostrœ !
Depuis longtemps je n'avais pas vu l'aurore ; elle ne
sourit point sur Paris. C'était une amie et une richesse
de mes jeunes ans. Elle n'a point vieilli comme tant
d'autres choses qui ne sont plus si belles qu'en ee
temps-là !
En ce temps-là, je n'avais point de demeure sur la
terre ; mais quels châteaux seront jamais tels sur la
terre que j'en faisais dans les nuages? et quelles souples
voitures égaleront les ailes d'esprit qui m'y portaient?
Je peux me dire pauvre quand je songe à mes richesses
de ce temps-là !
J'avais des yeux qu'une nuit de lecture à la clarté
LA PLAGE. 163
d'une chandelle fumeuse ne brouillait point. Si j'éprou-
vais quelque fatigue, trois ou quatre heures de course
sur les collines me reposaient assez. En ce temps-là, j'ai
épuisé toutes les grandeurs humaines ;
Je faisais de beaux livres, je gagnais des batailles, je
découvrais des îles. Il ne me manquait, en ce temps-là,
que d'avoir tous les jours à dîner. Mais quelle nécessité
de dîner tous les jours, en ce temps-là?
Je suis un homme ruiné. D'une grande fortune je
suis tombé à une très-modeste aisance. J'ai perdu ce
domaine que rien n'égale sur la terre, le domaine des
nuages !
Ce merveilleux équipage, ces jambes qui pouvaient
faire tous les jours dix et douze lieues à travers les mon-
tagnes, tandis que l'esprit faisait le tour du monde en
tous sens plusieurs fois, qui me les rendra?
Donnez-moi en toute propriété vingt châteaux, et met-
tez dans chacun le coffre-fort de Salomon : ce ne sera
que pauvreté, surcharge dans la pauvreté. J'ai été ruiné
à plat le jour où j'ai perdu les nuages.
Mais c'est Dieu qui m'a ruiné; bénie soit sa miséri-
corde ! Les nuages recelaient la foudre ; elle s'y allumait
quand la miséricorde les a dissipés. Et j'ai vu le ciel ; et
.dans ma poussière je suis l'héritier d'un royaume qui ne
périra point.
164 LA PLAGE.
Non, tu n'as pas vieilli, belle aurore ! et, tout au con-
traire, tu me parais plus belle, dans la splendeur toujours
rajeunie dé ce ciel immense où mes yeux, à mesure
qu'ils s'affaiblissent, voient toujours plus clair et tou-
jours plus loin.
Autrefois je t'admirais, et pourtant je ne te voyais pas.
Je croyais entendre les voix de la nature éveillée par toi,
et pourtant je n'entendais qu'une musique confuse, et je
n'avais pas l'intelligence de ce divin concert.
Tout n'était à mes yeux que la splendide décoration
du vide profond, du vide insondable ; le beau bruit d'un
mécanisme ingénieux, mais monté par un ouvrier fan-
tasque, qui, sans dire pourquoi, s'était retiré de son
ouvrage.
Qu'étais-je moi-même sur cette vaste machine? Errant
sans but, environné d'obscurité au milieu de tant de
lumières, où allais-je? Où tombais-je de ces aspirations
qui, me donnant tout, ne me laissaient qu'un prochain
néant ?
Je m'enivrais de parfums, je me rêvais des ailes, je
m'adjugeais le monde ; et tout finissait par la corruption
du tombeau. Un trou dans la terre, pour s'y dissoudre,
c'était l'aboutissement de la fortuue et de la gloire, le
dernier mot de la vie.
Assouvi de mes chimériques grandeurs, je me regar-
\
LA PLAGE. 468
dais, et je ne voyais plus en moi qu'une pièce détraquée
de ce grand ouvrage du monde, moins sage que le ver,
moins parfaite que la plante qui donne fidèlement son
fruit.
C'est à présent que tout s'éclaire, c'est à présent que
je vois, que j'entends, que je sais ! Les sourires et les
bruits de la. nature sont un langage que je connais ;
mon cœur y répond avec un frémissement qui tient de
l'amour fraternel.
Le brin d'herbe est mon frère, et le ver de terre est
mon frère, et les étoiles sont mes sœurs. Un jour, comme
Celui qui les a créées, je pourrai les appeler toutes par
leur nom.
Je sais pourquoi les collines sont revêtues d'allégresse,
pourquoi les germes se réjouissent dans les entrailles de
la terre, pourquoi une louange chante dans les vallons^
pourquoi le ruisseau bondit et bat des mains ;
Je le sais, et ma voix, s'unissant à ces voix qui ne se
taisent jamais, a commencé de chanter YHosannah
éternel.
0 divine harmonie ! note unique et toujours nouvelle !
plus profonde que nos cœurs, plus douce qu'un andante
de Mozart !
466 LA PLAGE.
LA MUSE.
i
y uoi que Rosine en puisse penser, je connais un poète
qui la surpasse en français.
C'est le jeune tailleur; un bon petit gars, point vani-
teux, rangé comme une fille.
Poète et modeste, tailleur et bon gars ; poète et tail-
leur, et rangé comme une fille... Que dites-vous là ?
Je dis la vérité. Jamais le tailleur n'est gris, jamais le
poète ne s'enfle.
Assis sur ses talons, il coud et fait des vers ; ni ses
habits ni ses vers ne sont mal cousus.
« Gela me vient, dit-il, tout seul. C'est un feu qui me
traverse l'esprit.
« Je vois les choses d'une autre couleur , elles me
parlent autrement qu'elles ne faisaient
LA PLAGE. 167
a Les rimes accourent sous mon aiguille ; je les enfile
sans y penser.
« Quelquefois, pourtant, je reste bouche béante, les
yeux ouverts, rêvant tout éveillé.
« Mon aiguille s'arrête; je ne m'en aperçois pas. Une
heure coule comme une minute.
« Je vois vaguement des figures que je voudrais voir ;
j'entends vaguement des sons que je voudrais entendre.
« Quand l'ouvrage est pressé, cette préoccupation est
incommode, je vous assure !
« Un jour que j'avais une culotte à livrer pour le soir
même, voilà que ça me prend ; mais de quelle force !
« Je voulais raconter mon oncle Jean-Paul-Marie, le
meilleur homme qu'on ait vu sur terre et sur mer.
« Une belle histoire, certes! un beau conte à faire...
pour un poète qui n'aurait pas eu de culottes à fournir.
a Je me débats, je me gronde, j'appelle un voisin, je
prie le bon Dieu ; ça me tient de plus en plus.
« C'était un sort. Les idées m'obsédaient en foule, et
les rimes ne venaient pas.
a Enfin je cours à l'église. Je me jette devant l'image
de la sainte Vierge : « Sainte Vierge, délivrez-moi!»
168 LA t>LAGE.
« Hélas ! la première chose qu'elle me donne, c'est
une rime, puis une autre, puis d'autres. Je reste là.
« Tout à coup on me frappe sur l'épaule. C'est le
bedeau qui m'avertit que la nuit est venue.
« Et la culotte ! Je rentre tremblant. J'ai perdu ma
journée et je vais perdre une pratique.
« Qu'est-ce que j'apprends? Celui qui attendait la
culotte pour partir ne partira que le lendemain !
« Je saisis mon aiguille, je couds, je couds; et, en
cousant, je rime, je rime. Chanson, culotté, tout va.
« Le lendemain, au point du jour, j'avais fini la culotte
et la chanson. Jamais je n'ai été si heureux !
« Depuis ce jour-là, monsieur, je ne me suis plus
permis de blâmer les ivrognes.
« Je n'ai jamais bu; Dieu aidant, jamais je ne boirai.
En fait de passion et de folie, c'est assez d'une.
« Mais pour être entraîné, vaincu, dominé, ah ! je m'y
connais, et je ne condamnerai pas les autres !
« Comment dirais-je qu'un homme peut s'empêcher
de boire, moi qui ne peux m'empêcher de rimer ?
>
IX PLACE. 169
a La religion nous apprend que l'homme est une pau-
vre machine, désobéissante. Je le vois trop bien !
« Est-ce assez ridicule de ne pas pouvoir se com-
mander à soi-même, d'être le jouet de son propre
esprit ?
« D'être comme forcé de laisser là une besogne néces-
saire, et qui fait vivre, pour aller au cabaret ?
« Ou pour rimer des imaginations, et donner une
tournure difficile à ce qui pourrait se dire aisément ?
« Voilà donc, moi tailleur, qu'au lieu de tailler et de
coudre des culottes et des gilets,
a Je m'applique à dire ce que tout le monde dit, autre-
ment que ne le dit tout le monde !
« Encore si j'étais content de ce que je fais, et si je
disais ce que je veux dire! Mais il s'en faut!
« Si je faisais mes habits comme je fais mes contes,
personne assurément ne les voudrait porter.
« Ils seraient faits de couleurs bariolées ; par endroits
trop larges, par endroits trop étroits.
« Ils seraient couverts de rubans flottants, de bouf-
fettes et de sonnettes.
t. u. **
170 LA PLAGE.
« Le superflu n'y manquerait jamais, ni le superflu
du superflu ; parfois il y manquerait le nécessaire.
« Trop de boutons et point de poches ; du bon drap
et point de doublure; delà doublure et point de drap.
« Rien ne serait moins commode. Cependant, s'il faut
l'avouer, quelquefois, je crois, ce serait joli...
« Vous qui habitez Paris, monsieur, répondez-moi
sur une chose qui m'étonne :
« Je vois qu'il y a des gens dont c'est le métier de
faire des vers et qui vivent de cela. Je ne les plains pas!
« Ils n'ont donc qu'à rêver, sans s'occuper d'autre
chose, appliquant de belles rimes sur de belles idées?
« Je sais qu'on leur donne des places où il n'y a rien
à faire, des pensions et la croix d'honneur.
c C'est curieux! Dans nos villages, les gens qui amu-
sent les autres ne sont pas si considérés.
a Supposé qu'on fasse une pension à Rosine et qu'on
me donne la croix, nos marins le prendraient mal.
a Et moi, j'aurais plus que honte de me voir décoré»
à côté de quelque vieux brave qui ne le serait pas.
LA PLAGE. 171
a Mais on raisonne autrement dans les villes, et là
les gens d'esprit passent pour gens de mérite.
« Ce que je m'explique moins, c'est la mauvaise
humeur de ces hommes heureux qui font des vers.
« J'ai cru voir qu'ils sont tristes ; médisant des hom-
mes, des femmes, de la vie, même du bon Dieu.
« Je trouve cela ingrat, et méchant, et coupable. Si
j'en faisais autant ici, — à Dieu ne plaise !
« Si je répandais le mépris, la dérision, la haine; si
je corrompais la jeunesse; si j'insultais à Dieu,
« M. le curé me fermerait l'église ; mes voisins pren-
draient des bâtons.
« Et Ton me chasserait du village; — et je trouve que
l'on ferait très-bien ! »
Ce que je répondis au poète, si je le répétais, m'éloi-
gnerait à tout jamais du prix Montyon.
M'adressant ensuite au tailleur, je lui commandai une
veste de bonne tiretaine, avec poches, — sans rubans.
Revenant au poëte, je le priai de me donner une de
ses chansons, celle du jour de la culotte.
172 LA PLAGE.
Satisfait des deux commandes, il reparut bientôt.
Dans la poche de la veste il y avait la chanson.
Voici la chanson. Si vous la trouvez longue, songez
qu'elle fait le tour du monde, même un peu plus.
C'est une chanson de geste, à la manière des bardes
anciens. Appelez-la poëme, elle sera courte.
Et enfin on les fait ainsi en Bretagne ; et enfin vous la
pouvez laisser en chemin.
Quant au héros de l'histoire, Jean-Paul-Marie Kéréon,
l'oncle du poète,
Je l'ai vu. Plus d'une fois nous avons fumé côte à côte,
plus d'une fois j'ai serré sa rude main.
Nous causions de son beau navire, la Sibylle, et de
Maisonneuve, son dernier commandant.
Et Maisonneuve, digne de commander à de tels hom-
mes, m'a dit plus d'une fois :
« Je n'avais que l'idée de la grandeur morale; je l'ai
vue quand j'ai connu ce pauvre marin. »
LA PLAGE. 173
Xil
JEAN-PAUL-MARIE KÉRÉON
PREMIER MAITRE DE MANOEUVRE EN RETRAITE.
I
eiEAN-Paul-Marie, en ses campagnes,
Vingt fois du monde a fait le tour.
Il commença par les Espagnes,
Étant mousse sur le Vautour.
Lorsqu'il revint, sa mère, veuve,
Et ses deux sœurs mouraient de faim.
L'enfant partit pour Terre-Neuve :
« Mère et sœurs, vous aurez du pain. »
Il a grandi dans ce voyage,
Le voilà marin et beau gars.
Un trois-mâts chargeait pour le Tage :
a Hisse le grand foc : je repars!
« Vous avez des pâleurs étranges,
« Sœur Anne, et Ton vous voit songer ;
« Je vais au pays des oranges
a Vous quérir la fleur d'oranger. »
174 LA PLAGE.
Nouveau retour. Aux mers polaires
Se rendaient trente-six savants ;
Parfois l'État, sur ses galères,
Se platt d'embarquer tous les vents.
Jean-Paul dit : «Je fais la campagne;
« Qu'importe ce qu'ils vont chercher ?
« Il faut maintenant que je gagne
« Une croix d'or pour mon clocher. »
Après le Groenland, la Chine,
Puis l'Inde, et Terre-Neuve encor.
a Jean-Paul, tu brises la machine !
— J'ai Tâme chevillée au corps ! »
Sachez que des sables aux neiges,
Des flots brûlants aux flots glacés,
Quarante ans il fit ces manèges
Avant de dire : « C'est assez. »
Certe, à courir tant de parages,
Jean-Paul a tâté du gros temps,
Des grains, des trombes, des orages :
Ça se rencontre en quarante ans !
Du typhus sentant les morsures,
Il passa pour mort à Goa;
Sa part fut de quatre blessures
Au fort de Saint-Jean d'UUoa.
Il eut la lièvre des Antilles,
Le scorbut et le vomito>
LA PLAGE. 178
Il fit, aux Açores gentilles,
Trois mois d'hôpital en bateau.
Pour en finir, sur la Sibylle,
Beau navire des mieux montés,
Il prit, déjà vieux, non débile,
Quatre ans de mer, et bien comptes.
II
On vit cette Chine têtue,
Ces pays d'or, ces orients,
Où l'air tout embaumé vous tue
Avec des fleurs et des brillants.
On courut l'Euphrate et le Sinde ;
Faisant aux Anglais la leçon,
On laboura les flots de l'Inde
Maintes fois à contre-mousson.
Sur les côtes de Tartarie
On vit filer le Russe un jour ;
La belle frégate aguerrie
Navigua vers le fleuve Amour.
Les Kourils sont de sales passes !
Pays de brume et de typhon !
A l'arrière on avait cent brasses,
L'avant touchait presque le fond.
176 LA PLAGE.
Dans ces couloirs aux aspects mornes
D'affreux rochers pointent en l'air;
Vous diriez que ce sont les cornes
Du diable couché dans la mer.
Allez, les heures y sont lentes!
Là, sur les hommes harassés
Le jour fond en chaleurs brûlantes,
Le soir pleure en brouillards glacés.
Des quinze et des vingt jours de brume !
Les vents hurlaient comme des loups;
On ne voyait rien que l'écume
Qui pétillait sur les cailloux '.
La guibre, arrachée à l'étravc,
Disparut; le vaisseau cria;
La mort fut au cœur du plus brave;
Chacun dit Y Ave Maria.
Sans s'émouvoir, le capitaine,
Prenant l'aventure en marin,
Remit les cœurs par cette antienne :
« Laisse porter ! ce n'est qu'un grain !
o — Commandant, permettez de rire, »
Reprit Jean-Paul, les yeux contents ;
a Mais de pareils grains... le navire
v Ne pourrait s'en nourrir longtemps!»
1 Les rochers.
LA PLAGE. 177
Enfin de cette mer canaille
On sortit sans désagrément,
Et le diable ne fit ripaille
Que d'un petit bout de gréement.
III
Belle et pimpante, la frégat
Courant sur Ormuz aux flots bleus,
Alla voir le duc de Mascate:
Le pauvre homme en fut amoureux ;
Mais elle avait pris bien des rhumes
Dans ces parages du Japon !
On vit longtemps, — plus tristes brumes !
En hôpital tout rentre-pont.
Regardez-le, ce beau navire,
Gomme il est svelte et pomponné ;
Gomme aisément il marche et vire,
Sous le vent à peine incliné !
Dans le ciel pur ses banderoles
fout des frétillements joyeux ;
Ses canons lancent des paroles
Fiéres comme la voix des deux;
La mer lui jette des étoiles,
Esclave aux pieds de ce sultan ;
178 LA PLAGE.
La brise est franche dans ses voiles,
Son bordage est étincelant.
Que c'est bien l'image du monde!
Ce navire si caressé,
Ce beau roi de la mer profonde,
Sur les flots riches balancé,
Il a la peste! En ses flancs sombres
Gémit un peuple de mourants;
Tous ses matelots sont des^ombres
Que rongent les cieux dévorants.
Chaque jour, et presque chaque heure
Au gouffre calme on jette un corps.
En secret le commandant pleure ;
« Me prendras-tu tous mes trésors,
« 0 mer! veux-tu donc, sans relâche,
« Engloutir tous mes bons lurons?
« Combats autrement, sois moins lâche :
« Viens à bord, nous résisterons! »
Alors Jean-Paul : « Ca vous chagrine,
« Commandant ? Sauf votre agrément,
« Résignons-nous ; dans la marine
« Souvent on meurt traîtreusement.
« C'est plus charmant lorsqu'en bataille
« On rend ses âmes au bon Dieu...
« Ici c'est le ciel qui mitraille :
« Il faut s'en arranger un peu.
LA PLAGE. 479
« Faisons cependant la prière ; .
« Car, — si vous permettez, —je dis
« Que le mal ni le cimetière
« Ne nous ferment le paradis.
« La fièvre laisse encor des armes
« Pour se défendre des enfers...
« Après cela, pleurez vos larmes ;
« C'est ce qui rend les flots amers !
« Écoutez : je l'ai su d'un mousse
« A qui son ange avait parlé,
« La mer, longtemps, fut une eau douce ;
« Jamais bateau n'avait coulé.
« Le diable travailla de sorte
» Qu'il la gâta comme Ton voit...
« Elle resta charmante et forte,
« Le bon Dieu seul sait bien pourquoi !
« Mais elle a fait tant de fredaines,
« Tant déchiré de braves cœurs,
« Tant fait pleurer les capitaines,
« Les mères, les femmes, les sœurs,
« Qu'enûn, pour punir l'homicide
a Et mettre obstacle à naviguer,
« Dieu jeta dans la mer perfide
« Les pleurs qu'elle s'est fait larguer.
« De là viennent ses amertumes;
« Car nos larmes, à nous, marins,
180 LA PLAGE.
u Ce ne sont pas de ces écumes
« Qui montent aux yeux sans chagrins !
■
« J'en ai fourni ma part jolie
« Le jour que ce brigand de flot
« Nous chavira sur V Amélie,
« Et prit Hernoux, mon matelot !
* De mes yeux tomba sur le sabler
« Gomme arrachée avec le fer,
« Une larme; une ! mais capable
« D'empoisonner cent ans la mer !
« Oh! ma Sibylle, trop à plaindre!
« Un Parisien * dira souvent :
« Ces gens de mer, qu'ont-ils à craindre,
« Sauf les cailloux et le grand vent?... *>
IV
Devers Amboyne on fit escale ,
Loin de baisser, le fléau crut.
Sur .trente-sept, dans une salie,
Pas un de sauvé! Tout mourut.
1 Parisien, dans la flotte, a le même sens que pékin dans l'armée.
LA PLAGE. 181
Des gens de bien et de famille,
Marins finis, calmes et forts...
On connaît mainte brave fille
Qui pleurera longtemps ces morts !
Jean-Paul allait de l'un à l'autre,
A l'exemple du commandant;
En son rude travail d'apôtre
Il assistait l'abbé Soudan K
L'abbé Soudan, un petit prêtre,
— De ces petits qui portent Dieu !
Aux mourants, qui semblaient renaître,
Communiquait son cœur de feu.
11 leur disait : « Marins, courage !
« Nous touchons au port éternel.
« Un chrétien ne fait pas naufrage ;
« Il jette l'ancre dans le ciel...»
Pour ceux qu'aucun péril n'écarte,
La mer est vraiment leur métier !
Voyez le bon chirurgien Barthe,
Voyez monsieur Le Pelletier * ï
Comme l'abbé, maîtres d'eux-mêmes,
Serrés- autour du commandant,
Us soignent ces malades blêmes
Qui meurent en les regardant.
> Dd diocèse de Saint-Louis, île Bourbon, aumônier du bord.
2 Premier lieutenant.
T. il* 6
i-
i
182 LA PLAGE.
Rien ne peut ébranler leur âme;
Chacun, au devoir affermi,
Accourt avant qu'on le réclame;
Nul n'a tremblé ni n'a dormi.
Leur courage, qui se surpasse,
Brave tout et reste vainqueur;
La mort n'ose attaquer en face
Ces quatre hommes d'uù si grand cœur.
Pourtant à la mer la Sibylle
A jeté plus de cent des siens * !
Et cela par un ciel tranquille...
Qu'en dites-vous, les Parisiens?
Or, pour vous finir son histoire,
Malgré soleil, vents et courants,
Dans le port de Brest, avec gloire,
Elle revint après quatre ans.
Hélas ! Dieu Ta voulu, des hommes
Manquaient sous son fier pavillon ;
Mais elle rapportait ses drômes *,
Et l'étranger savait son nom.
Rentrez chez vous, brave équipage ;
Rentrez le front haut, le cœur gai ;
Celui qui fit pareil voyage,
Il peut dire : «J'ai navigué ! »
1 Le nombre des morts dans la campagne fat de 148, sur un équipage
de 462 hommes.
2 Mâture de rechange.
LA PLAGE. 183
Jean-Paul, depuis lors, a pris terre;
11 lient ce qu'il a désiré.
A quelques pas du presbytère,
Il s'est fait un petit carré.
Tout y sent la maigre fortune,
Son bazar ' tiendrait dans un sac.
« Est-on aussi bien dans la hune ? »
Ûit-il, en roulant son hamac.
« — La bise, par mainte ouverture,
« Vient se jouer dans tes agrès...
« — Un premier gabier d'empointure,
« Dit-il, est encor plus au frais.
« — Tu pouvais mettre dans ta bourse
•< Du rhum, du rack et du vin vieux...
« — Oui, mais je bois de l'eau de source,
« Dit-il; c'est meilleur pour les yeux. .
« — Jean-Paul, dans ta pauvre demeure
« Que tu dois t'ennuyer l'hiver !
a — Au clocher, dit-il, j'entends l'heure,
« J'entends chanter le vent de mer.
* Mobilier.
184 LA PLAGE.
« D'ailleurs, de quoi sert à l'avare
« D'avoir tant écume les flots ?
a Quand le bon Dieu largue l'amarre,
« Nul n'emporte ses bibelots.
« Tout bien de terre se dérobe,
« Et tout lieu terrestre est étroit.
« Vingt fois j'ai fait le tour du globe :
« Le monde est un petit endroit.
« L'ennui ! J'ai mon ouvrage à faire,
« Mon ouvrage à faire à genoux ;
« Je dis cent Ave pour ma mère,
« Vingt Deprofundis pourHernoux.
« Pour <;enl autres défunts je prie.
« Depuis mon vieux brick le Vautour
« Jusqu'à ma Sibylle meurtrie,
« J'ai vu mourir... J'attends mon tour.
« Quoique j'aie une âme assez nette,
a Le diable écrira son rapport ;
a II faut faire un peu de toilette
« Avant que de rentrer au port.
« Ce n'est pas l'argent qui m'effraye :
« Songeant d'avance à ma rançon,
« Au bon Dieu j'ai donné ma paye
« Toujours d'une ou d'autre façon.
« Suivant sa parole obéie,
« J'ai pris la peine avec douceur;
LA PLAGE. 185
« J'ai nourri ma mère vieillie,
« J'ai marié ma jeune sœur.
« Jamais le saint nom de la Vierge
« Ne fut par ma langue offensé ;
« J'ai toujours fait brûler un cierge
« Devant l'autel où j'ai passé.
*
« Je ne crains pas que Dieu me damne
« Pour des vœux plus tard méconnus :
« À Rumengol, puis à Sainte-Anne,
« J'ai fait dix voyages pieds nus.
« Mais voici ce qu'enfin j'observe :
« Mon cœur fut lent à s'enflammer.
« Jésus ordonne qu'on le serve,
« Et moi je sens qu'il faut l'aimer.
a II faut que l'amour soit immense :
« Il le mérite bien, je crois,
« Celui qui, pour nous, par clémence,
« A voulu mourir sur fa croix.
« C'est mon capitaine et mon père,
« C'est mon maître, mon roi, mon Dieu
« Il m'a tiré de l'eau; j'espère
« Qu'il voudra me tirer du feu.
« Je ne veux pas, en purgatoire,
« Louvoyer sous d'autres autans,
« Durant ce siècle expiatoire
« Dont les heures sont de cent ans.
*
186 LA PLAGE.
« Je ne veux pas, parmi ces flammes,
« Laisser, si proche de l'enfer,
« Mes amis, dont j'entends les âmes
« Héler les jours de grosse mer.
« Pour que la Vierge les protège
& Du chapelet j'use les grains;
« J'aurai dans le ciel un cortège,
« Un beau cortège de marins!»
VI
C'est ainsi que Jean-Paul achève
Ses jours pleins de rudes labeurs.
On le voit souvent sur la grève,
Au départ des bateaux pécheurs.
•
Quand sur l'un d'eux il manque un homme,
II lé remplace en souriant,
Et nul n'entend la poche comme
Ce loup de mer qui va priant.
Par ses avis, que Ton remarque,
Il enrichira nos galets ;
Plus d'un patron lient mieux sa barque
El sait mieux remplir ses filets.
On voit la jeunesse volage
L'écouter d'un air sérieux ;
LA PLAGE. 187
11 est chéri dans son village
Gomme Charner * a Saint-Brieuc.
On le respecte au presbytère
Autant qu'on l'aime parmi nous;
C'est le chrétien le plus austère,
C'est le bonhomme le plus doux.
Il a passé vingt fois la ligne ;
Il est sans reproche et sans peur.
Si tu connais marin plus digne,
Va-t'en le dire à l'Empereur.
XII
LÀ JAGOUINE.
La Jagouine marchait d'un pas alerte, portant ses
soixante-douze ans aussi gaillardement que son coq de
toile blanche, qui battait de l'aile au vent.de mer.
■
« Bonne femme Lefort la bien nommée, vous prenez
les années comme vous prenez le lançon ; plus il y en a,
plus vous êtes contente !
1 Le vice-amiral Charner, fils d'un petit négociant de Saint-
Brieuc.
188 LA PLAGE.
« — J'ai pris des années, j'ai pris du lançon, j'ai pris
du chagrin. Il n'y a que le poisson qui se laisse au mar-
ché. Le reste, faut le porter ; c'est le poids du cœur.
« Dieu m'a donné la force, qu'il soit béni ! Il ne me l'a
pas donnée pour n'en rien faire ! Je porte huit cercueils ;
c'est une charge lourde !
« Et plus d'une fois, seule au bord de la mer, je me
suis assise sur le sable pour essuyer la sueur du cœur
qui me sortait par les yeux.
c J'ai eu douze enfants. Je les ai élevés avec la paye
de leur père et avec ma navette, qui courait la nuit.
Huit sont morts : cinq garçons, trois filles.
« Mon garçon Jean-Marie était au séminaire. Il s'est
vendu soldat pour mettre du pain dans la maison ; il est
mort.
*
« François et Corentin ne sont pas revenus de Terre-
Neuve ; leur frère Guillaume n'est pas revenu d'Alger ;
Madeleine est morte veuve.
« La plus belle de toutes et la plus belle du village et
du canton était Marie. Les plus riches partis la deman-
daient; elle disait : « J'ai donné mon cœur.
« Je me suis promise, je me suis fiancée. — A qui
LA PLAGE. 189
« donc, ô Marie? — Laissez grandir mes frères; laissez
« grandir ma petite sœur Yvonne.
« Quand Yvonne sera grande, quand je ne serai plus
« nécessaire à la maison, alors Celui que j'aime viendra
« me prendre. — D'où viendra-t-il, ô Marie? — Il
« viendra du ciel.
« — O Marie ! veux-tu donc mourir î — Je ne demande
« pas la mort, mais je ne veux vivre que pour Jésus-
« Christ. A lui je me suis promise et fiancée. »
■
« Voilà que notre Yvonne est grande et forte, et pres-
que aussi belle et douce que Marie. Marie me dit : « Mère,
« le moment approche. Priez, car il sera dur.
.« — Mon sacrifice est fait, lui dis-je. — Non, dit-elle ;
« vous ne comprenez pas. Celui que j'aime tant ne m'a
« pas moins aimée; il m'appele, il m'appelle !... »
« Je n'en demandai pas davantage; j'avais peur et je
me mis à pleurer. Un mois après, dans sa fleur, le sou-
rire sur les lèvres, notre fille mourut.
« Seigneur Dieu, pardonnez si je murmure ! Yvonne
commença de pâlir et fut prise de langueur. « O Marie,
« disait-elle, ô Marie !... »
« Le médecin me dit : « Ne faites plus de dépenses.
« Elle a le cœur enveloppé d'un chagrin, et il n'y a que
« la mort qui le désenveloppera. »
6*
190 la pl agi;.
m
« Au bout d'un an, devenue semblable à Marie, Yvonne
s'en alla comme elle. Elle mp disait ; « Le ciel est plus
« beau que la terre. »
« Et moi, depuis ce temps, j'ai les yeux rouges de pleu-
rer; et il n'y a pas tant d'amertume dans la mer qu'il y
en a parfois dans mon cœur.
« Il nous restait notre Benjamin, le dernier né, un
fort et brave enfant de seize ans, celui qui ressemblait
le plus à Thomas, à notre Marie et à ma petite Yvonne.
« Je l'ai vu mourir en mer dans une tempête, au retour
de la pêche. J'étais sur le rivage. De mes yeux j'ai vu
sombrer son bateau.
« Tout périt, corps et biens. La mer ne nous rendit ni
un agrès, ni une planche, ni un cadavre. La mer nous
nourrit, c'est vrai , mais nous payons notre nourriture !
« Et moi, dis-je à la mer, je te forcerai de me rendre
« le corps de mon enfant ! » Je le voulais, car je ne
l'avais pas embrassé avant de partir. Je le demandai
au bon Dieu.
a Mes voisines, qui me voyaient excédée de malheur,
firent une neuvaine avec moi. « Seigneur, par les
« larmes de la Vierge, ordonnez à vos flots d'avoir pitié
« d'une mère ! »
' LA PLAGE. 191
« 11 fallut bien obéir et les flots me rapportèrent intact
le cadavre de Benjamin, seul de tout l'équipage, à l'en-
droit où ils Pavaient englouti.
t Je l'ai enseveli de mes mains, remerciant le Dieu
du Calvaire et de la croix. Si les larmes étaient un
baume , jamais ce corps ne serait entamé dans la
tombe.
« Il est dans notre cimetière, à côté de ses sœurs. Son
père et moi nous y serons près d'elles et de lui. Thomas.
Yvonne, Benjamin, Marie, Marie ! 0 mon Dieu !
« Oui, oui, je suis forte et j'ai du ressort. Il en faut
pour porter ces souvenirs. Je vis comme une autre, sans
me forcer. Dieu m'a traitée avec miséricorde.
« Cette année, Lefort et moi nous ferons notre noce
d'or. Nous nous sommes mariés de bon amour, il y a
cinquante ans ; nous avons vécu ensemble cinquante
ans, de bonne amitié.
« Notre vieillesse est verte et vaillante, elle travaille
encore. Les enfants qui nous restent sont honnêtes. Nous
ne sommes pas dans le besoin : nous avons quatre cents
francs de rente.
« Avec tout cela, je ne puis voir la mer un peu remuée
sans penser à Benjamin, et, quand j'entends appeler
une enfant Yvonne, tout mon sang frémit ;
192 LA PLACE. '
« Et si on rappelle Marie, je hâte le pas, et j'ai mes
huit cercueils sur les épaules ; et, dès que je suis seule,
je m'assieds et je pleure.
■
« Adieu, adieu! Si vous avez des enfants, que Dieu
vous les garde ! Quant à moi, je n'ai point la sagesse
de mon âge. Pour un jour de grosse mer j'ai trop
causé. »
XIII
LE SOIR D'UN BEAU JOUR.
Le recteur a soixante-quinze ans : ferme et grand
vieillard, robuste comme ses rochers, droit et carré
comme' la tour de son église.
Indulgent dans sa force, souriant dans sa sagesse;
l'esprit au courant de tout, le cœur toujours ouvert, la
main toujours tendue, l'âme toujours en haut.
Belle et sainte vieillesse, couronnée de grâce, escortée
de bénédictions, illuminée de clartés, entourée de recon-
naissance et de respect. Il m'a dit :
« Je n'ai perdu aucun de ceux que Dieu m'a donnés ;
LA PLAGE. 193
j'ai reçu de Dieu cette faveur que tous sont morts dans
sa miséricorde et dans sa paix.
« Jamais je n'ai quitté mes paroissiens que pour aller
recevoir les ordres et les bénédictions de mon évêque,
ou me retremper quelques jours dans la retraite.
« Et je puis dire qu'alors je ne les quittais pas, puis-
que je ne cessais de prier pour eux, demandant à Dieu
de me rendre plus digne de les conduire.
a Je mourrai sans avoir vu Paris, sans nul désir de le
voir. J'ai enterré tant d'hommes qui avaient fait le tour
du monde et qui n'ont rencontré Dieu qu'ici !
« Quand je quitterai la terre, ma curiosité sera -satis-
faite et mon cœur content. En attendant le ciel, mes yeux
ont contemplé assez de merveilles.
« J'entends parler de vos obélisques, de vos colonnes,
de vos palais en pierres dentelées. Valent-ils nos rochers
que la mer a creusés et travaillés six mille ans ?
« Vos places publiques illuminées au gaz ont- elles
l'étendue de nos plages éclairées des étoiles? Votre
macadam arrosé vous paraît t il plus beau que nos
sables fins ?
« Vous aimez vos pièces d'eau grandes comme la main
et vos petits filets jaillissants. J'ai vu la vaste mer lancer
jusque sur nos falaises des navires armés î
194 LA PLAGE.
« Mais ces divins silences de la mer et des champs tran-
quilles, et la douceur des aurores, et la splendeur des
soleils couchants, où les trouvez-vous ?
« Tous les ans de ma vie, j'ai vu les fleurs du printemps
et la verte vigueur de Tété ; j'ai vu les couleurs variées
et les beaux déclins de l'automne.
« Tous les ans de ma vie, j'ai vu la blancheur de la
neige, et nos champs endormis sous ce manteau d'her-
mine ne les quitter que pour vêtir leur robe de prin-
temps.
« Ce n'est pas un spectacle monotone. Vingt fois par
an la terre change de parure ; Ton admire une variété
sans limite dans cette invariable harmonie.
a C'est l'œuvre de Dieu, que j'ai vue tons les jours et
à toutes les heures du jour, toutes les nuits et à toutes
les heures de la nuit.
« Et maintenant que mes pas sont lourds et que mes
yeux sont affaiblis, je vois encore ces beautés; elles me
parlent encore, elles me ravissent encore.
« Mon vieux cœur bondit encore dans ma poitrine. Je
reconnais toutes les voix qui parlaient à ma jeunesse,
qui lui parlaient de la grandeur de mon Dieu ;
« Et mon sang, que l'âge devrait avoir glacé, bouil-
LA PLAGE. 198
lonne encore, et mes yeux se mouillent de larmes heu-
reuses, et je m'écrie : « 0 Dieu ! que vos œuvres sont
belles ! *•
« Je me suis fait dépeindre votre Paris : les quais sont
bien alignés ; la rivière roule de la boue et des petits
bateaux dans sa rigole de moellons.
« Il n'y a que de hautes maisons ; personne n'habite
seul sa maison ni même son étage. On a du monde sur
la tête, du monde sous les pieds.
« Partout l'œil d'un voisin que l'on ne connaît pas ;
partout la foule et la presse. Les voitures se coupent, se
heurtent, font vacarme.
« Il y a tant de police qu'il faut bien juger qu'on est
entouré de malfaiteurs. Vous n'ouvrez guère les yeux
sans voir quelque spectacle flétrissant.
« Les rues sont pleines de boutiques, les boutiques
pleines de raretés. Beaucoup de meubles, beaucoup de
rubans et d'étoffes, beaucoup d'orfèvrerie.
« Là, tout ce qui peut tenter la passion de l'homme
s'étale en abondance. L'orgueil court partout, l'envie
s'éveille partout. Dieu se cache.
« Non, je ne veux point voir cela, et je remercie Dieu
de ne l'avoir point vu. Je le remercie sept fois et septante
fois sept fois
196 LA PLAGE.
« De m'avoir tenu dans mes sables lavés par la mer
pure , dans mes rochers fleuris de coquillages et de
passe-pierre, dans mes champs embaumés ;
« Dans les rues de mon village, où je marche sur
Therbe ; dans mes sentiers ombragés de beaux arbres,
mes chers sentiers verts et sombres !
a Là vous trouvez le houx et la noble épine qui fleu-
rissent en leur temps. Le chèvrefeuille, la clématite, le
lierre, la vigne sauvage pendent en festons joyeux.
« Comptez ces fleurs, depuis l'humble touffe de véro-
nique jusqu'à cette haute et fière grappe de bouillon-
blanc qui s'épanouit sur sa tige de velours :
« Pervenche, liseron, glaïeul, bouton d'or, et la gra-
minée élégante , et l'églantine blanche et rose , et les
diamants de la rosée au matin ;
« Et les insectes d'émeraude, et les papillons volants,
et les lézards fuyants, et les oiseaux chantants ! Quelle
boutique d'orfèvre est aussi riche qu'une de nos haies ?
« Je remercie Dieu, je le remercierai tous les jours de
ma vie, de m'avoir fait vivre dans ma maison basse, au
pied de mon église.
a J'ai tenu ma fenêtre ouverte pour voir mes voisins et
pour en être vu. J'ai tenu ma porte ouverte nuit et jour.
LA PLAGE. 197
« Jamais la tristesse et le malheur ne sont entrés que
pour être consolés, jamais le crime n'est entré que pour
se repentir.
« Que d'amis chers ont franchi mon seuil ! que de riches
cœurs dans ces humbles salles! que ma table boiteuse a
vu d'aimables festins !
t Mais, ni chez moi ni dans aucune maison du village,
jamais le bruit insensé des fêtes n'a couvert les tintements
de Y Angélus, qui sonne trois fois chaque jour.
« Jamais la prière %n'a été chassée comme un hôte
importun. Elle frappe, les cœurs s'ouvrent. Entrez,
Vierge Marie ; entrez, Seigneur Jésus !
« Après les amis, après les pauvres, après les cœurs
affligés et les cœurs repentants, escortée encore par la
prière, un jour, bientôt, la mort entrera.
« Viens, mort ! Puisque Dieu t'envoie, sois la bienve-
nue. Fais ton office. Mais ce n'est pas chez nous que tu
pourras triompher et railler.
« Tu tiens une faux pour faucher, tu tiens un marteau
pour briser. De ta faux tu coupes le fil de la vie ; de ton
marteau tu brises nos hochets.
a Tu les brises et tu les disperses ; tu brises les coffres-
forts, et l'or amassé se répand ; tu ouvres aux héritiers
la porte fermée aux pauvres.
198 LA PLAGE.
a Le moribond te regarde faire. Tout ce qu'il a
ramassé avec tant de peine, quelquefois même au prix
de son âme, tu le prends.
« Il te regarde faire et il pleure. « Quoi ! mes ameu-
« blements si riches, mes tableaux, mes vases de prix,
« mes bijoux, faut-il donc quitter tout cela ?
<f — Tout, répond la mort railleuse ; et les enseignes
« de tes dignités, tes croix, tes rubans, tes habits brodés
« d'or, je les déchire ou je les mets en vente.
« Je viens V arracher de ton palais, où mille frivolités
a insultent à la gravité de la mort; je viens t'arracherde
« ton lit somptueux et t'enfermer nu dans le cercueil. »
« Mais dans nos cabanes, ô triomphante! quand tu
viens prendre la pauvre dépouille qui t'appartient et que
tu devras rendre un jour;
« Quand ta faux a coupé le fil usé de la vie, que te
resle-t-il à faire ? que penses-tu pouvoir encore piller ?
c Mes meubles sont ceux que j'ai trouvés en entrant ici,
il y a cinquante ans. J'ai mis en sûreté mes livres : je les
ai donnés. J'ai donné mon argent.
« Ma robe rapiécée et mon étole dédorée, je les empor-
terai dans la tombe. Mon âme s'échappera et s'en ira
vers Dieu.
LA PLAGE. 199
« Et lorsqu'au jour des suprêmes justices la voix de
Fange retentira; lorsque la voix du héraut de Dieu,
réveillant tous les morts, leur dira : « Debout! »
« Ma pauvre soutane rapiécée paraîtra comme une
pourpre brillante ; ma pauvre étole usée lancera d'éter-
nels rayons ! »
XIV
LA MER ET LE BRIN D'HERBE.
I lein de monstres et de trésors, toujours amer
quoique limpide, jamais si calme qu'un souffle soudain
ne le puisse troubler effroyablement : est-ce l'Océan ou
le cœur de l'homme ?
Riche et immense, et voulant toujours s'enrichir et
s'agrandir ; toujours prompt à franchir ses limites, tou-
jours contraint d'y rentrer, emprisonné par des grains
de sable : est-ce le cœur de l'homme ou l'Océan?
Océan ! cœur de l'homme ! quand vous avez bien
mugi, bien déchiré les rivages, vous emportez pour
200 LA PLAGE.
butin quelques stériles débris qui se perdent danà vos
abîmes !
Un jour, à Dieppe, furieuse et terrible, la mer assail-
lait le môle et le couvrait souvent de ses écumes.
Les Parisiens poussaient des cris d'admiration, bat-
taient des mains, applaudissaient la mer.
J'aurais plutôt applaudi la masse immobile qui bravait
celte fureur des eaux et rompait leur effort.
Méprisant le peu d'écume qui l'inonde, n'allant point
chercher le combat, ne le fuyant point,
Le môle attend que la mer s'épuise. Alors il la domi-
nera dans la paix; elle viendra le baiser au pied.
C'est l'âme chrétienne en butte aux orages du cœur et
de la vie. Elle est assaillie et submergée : elle résiste en
silence, elle triomphe.
La foule admire les passions, les bruits, l'écume. Elle
ne voit pas le grand cœur qui résiste, et qui, par sa résis-
tance, protège tout derrière lui.
Elle lui insulte au contraire ; elle dit que les senti-
ments publics ne sauraient l'émouvoir, qu'il est dur et
sans poésie.
Le rocher n'est pas même admiré des naufragés qui
se sauvent par une corde attachée à sa masse invincible!
LA PLAGE. 201
Mais voici une autre vue de la mer, plus douce et plus
étendue. Je la tiens d'une belle intelligence qui a pris
les ailes de la musique pour monter vers Dieu.
« Le rhythme ternaire, disait Marie Gjertz, est le mou-
vement de l'amour, de l'humilité, du saint abaissement
de soi-même. Tout ce qui est salutation et révérence»
tout ce qui se courbe et s'incline noblement, tout cela
est du rhythme ternaire.
« Si te bon Dieu n'avait voulu être pour nous qu'un
maître, il aurait donné à l'eau un mouvement carré; il
aurait créé la terre sans arbres , sans herbes , sans
fleurs.
« Les montagnes, les roches, les profonds ravins
proclament que Dieu est grand ; cette décoration de
fleurs et de verdure nous dit que Dieu est père et qu'il
nous aime.
« Elle est mobile, elle est vivante, et le souffle du ciel
lui donne le mouvement et la vie. D'où vient le vent? A
l'eau, à la fleur, à l'arbre, au brin d'herbe, il commu-
nique le souple mouvement de l'amour.
a L'eau se gonfle d'émotion, la fleur baisse la tête,
l'arbre se plie par un effort grandiose, et un tressaille-
ment parcourt son feuillage d'où sortent des chants
merveilleux.
« Le brin d'herbe s'incline et se courbe jusqu'à terre.
LA PLACE.
Au plus léger souffle il prend l'attitude de l'adoration.
Il a son chant aussi, que l'oreille n'entend pas. Où
trouver une plus prompte expression de l'humble
amour ?
« Sa forme effilée et sa couleur n'attirent pas le regard :
image de la beauté intérieure, image de la parfaite
humilité ! On le foule aux pieds, il est doux aux pieds
qui le foulent.
« Les fleurs les plus brillantes sont celles qui s'incli-
nent le moins : ne voyez-vous pas des âmes douées et
épanouies que le soin de se faire admirer empêche de
songer à saluer le bon Dieu ?
« Ce pauvre brin d'herbe semble n'avoir d'autre affaire
que de s'humilier. Votre pied qui est venu le fouler l'a
trouvé déjà courbé. S'il peut se relever, ce sera pour
s'incliner encore,
« Tandis que nos belles fleurs, sur leur tige un peu
roide, se brisent tet meurent s'il a fallu beaucoup se
baisser. Ah ! qui parlera de l'humilité comme il convient ?
Mais venons à la mer.
« Il y trois caractères de rhythme : le binaire, c'est
la puissance ; le ternaire , c'est l'amour ; le combiné,
puissance et amour.
« La terre est puissance; le feuillage, les fleurs, les
herbes sont amour ; la mer, fond calme que le moindre
LA PLAGE. 2Ô3
mouvement change en vagues arrondies, est un mélange
de puissance et d'amour, rhythrae combiné.
« Soulevée par la tempête, c'est une puissance terri-
ble; elle brise et engloutit tout. Caressée par la brise,
elle berce avec une douceur égale le fier vaisseau de
guerre et l'humble barque du pêcheur.
« Elle revêt tour à tour le vert des prairies, l'azur du
ciel, le feu, l'or et l'argent des astres. Elle semble leur
dire à tous : « Je veux porter vos couleurs, et c'est à ce
« point que je vous aime. »
« Mais, à l'appel du Maître des tempêtes, la destruc-
lion se réveille au fond des flots caressants, et la mer
rejette toutes ces couleurs brillantes. Soudain elle prend
les insignes de la mort.
« C'est d'abord un gris terne et mat. Les vagues hale-
tantes rendent un son creux et plein d'angoisse. Bientôt
elles se teignent de noir; sous ce noir transparent luit
un feu de colère.
« Elles se gonflent de plus en pins, elles montent,
elles s'entre-choquent, et la colère les arrache de leur
lit. Elles bondissent vers le ciel, elles descendent
vers les abîmes ; elles se relèvent, elles se précipitent
encore.
« Elles se dressent en montagnes toujours plus fières,
elles $e creusent .en gouffres toujours plus profonds.
204 LA PLAGE.
elles poussent des hurlements toujours plus terribles,
elles se tordent, elles se déchirent.
a Elles ont une crête d'écume, formidable indice de
fureur. Elles croulent, s'entassent, recommencent leurs
écroulements et leurs entassements. Quelle main les
agite? quelle main les saurait calmer?
« Si le brin d'herbe représente l'humilité, la mer est
bien l'image de l'obéissance. Elle aime ce que le Ciel
lui dit d'aimer : ce qu'il veut qu'elle détruise, elle le
détruit.
« Quand Dieu lui dira d'emporter votre môle, croyez-
vous qu'elle ne l'emportera pas? Votre môle est un grain
de sable ! Donnez-moi une autre image de la conscience
chrétienne.
« Je ne veux point de roc, je ne veux point de l'impé-
rissable solidité de la terre, car la terre périra. Dites-
moi que la conscience qui s'appuie sur les lois de Dieu
est ferme comme cette loi elle-même.
»
« Alors elle ne périra pas, parce que la loi de Dieu ne
peut périr. Contre sa loi Dieu n'ordonnera rien à l'obéis-
sance invincible de la mer. La mer n'est point vaincue.
Dieu seul lui dit : « Pas plus loin ! »
« Elle est faite pour obéir à Dieu. Son obéissance est
absolue : elle brise soudain et sans pitié, elle emporte,
LA PLAGE. 208
elle engloutit à jamais l'objet que tout & l'heure elle
berçait avec une tendresse maternelle.
a Les ornements de la terre obéissent, mais non si
parfaitement. Lorsque le vent de la colère les conjure
contre l'homme, ils meurent en obéissant ; s'ils survi-
vent, ils restent flétris et désolés. Ils sont ternaires.
*
« La mer ne se souvient plus de ce qu'elle a aimé ;
elle n'a point d'attaches ; elle n'aime pour son compte
que Dieu seul, à qui seule elle obéit. Dieu lui dit de se
calmer, elle est calme ; elle est sans aucun regret.
« Rentrés dans leur fier nonchaloir, ses flots chantent
leur chant tranquille sur les débris qu'ils ont engloutis,
boivent tranquillement les feux du soleil, bercent tran-
quillement la barque du pécheur.
ce Ils renvoient au ciel éclat pour éclat, sérénité pour
sérénité ; merveilleux miroir des merveilles de Dieu j
Et, rayonnants et pacifiques, ils disent à Dieu: a Sei-
« gneur, les flots de la mer vous obéissent et n'aiment
« que vous ! »
« Amour et force, puissance et grâce, caractères du
pur amour de Dieu, rhythme combiné, rhythme de la
mer. »
T, il. 6
206 LA PLAGE.
XV
DE L'ARCHITECTURE.
M
AhiE Gjertz disait encore :
« Cette clef du rhythme est merveilleuse pour ouvrir
l'intérieur des choses. Appliquons-la aux œuvres de
Thomme, après l'avoir essayée sur celles de Dieu.
« La terre, fondement de la création, est une base
solide, couverte d'ornements, et ces ornements sont si
riches qu'ils cachent presque le fond dont ils sont la
parure. Ainsi la justice est cachée à qui veut goûter et
comprendre l'amour.
« Pour -savoir si les œuvres humaines présentent ce
même cachet d'amour, interrogeons le rhythme. Quelle
est l'œuvre fondamentale de l'homme ?
« Toute œuvre fondamentale suppose une base solide;
rhythme binaire. L'œuvre fondamentale est donc un pro-
duit de l'esprit. Mais nous avons aussi un cœur ; l'œuvre
ne serait pas complète, et surtout ne serait pas belle, si
le cœur n'ajoutait rien.
LA PLAGE. 207
« Un morceau de musique composé dans le seul
rhythme binaire serait anguleux et roide, par conséquent
sans beauté. Il nous faut une réunion de force et de
beauté, de binaire et de ternaire.
« Or l'architecture dans sa plus parfaite expression, qui
est une église, édifie une base solide, revêtue d'orne-
ments. Il s'agit d'une vraie église, et non d'un de ces
blocs du temps moderne, temps hideux, vrai Gain, qui
refuse à Dieu la fleur de ses produits.
« Si les hommes pensaient, n'auraient-ils pas honte de
se bâtir à eux-mêmes de splendides demeures et de n'en
construire que de misérables à Celui qui, par amour
pour eux, a si magnifiquement orné la terre?
t Me voici donc en face d'une belle cathédrale du
moyen âge, k Chartres, à Amiens, à Strasbourg. Elle est
toute couverte de ces ornements qui font fleurir, et chan-
ter, et voltiger la pierre. Considérons d'abord l'extérieur.
« J'admire et je m'étonne. Quelle science prodigieuse
et quelles mains hardies ont su entasser et pétrir cette
montagne, et de tant de pierre faire tant de dentelle ?
L'esprit est saisi. Toutefois le cœur ne bat pas.
« Voici des formes arrondies comme celles des fleurs
et des feuilles ; les tours grandioses s'élancent vers le
ciel comme les puissantes vagues de la mer ; et toute-
fois nous ne sentons pas cette émotion qui en face de la
nature nous faisait tressaillir et aimer.
208 LA PLAGE.
« C'est que le rhythme binaire domine dans ce dehors.
Le binaire est immobile ou se meut en ligne droite. Au-
cun être vivant ne se meut en ligne droite : la vie exclut
la carrure, comme elle exclut l'immobilité.
« Pour que la vie se fasse, pour que le cœur la recon-
naisse, pour que l'émotion s'éveille, il faut ce quelque
chose qui révèle le mouvement du cœur; il faut du ter-
naire.
« Ne restons point ici, de peur de conclure que l'archi-
tecture n'est pas un art. Entrons, cherchons une étincelle
d'amour sous cette couche de froide immobilité.
•
« J'admire d'abord ce qu'il a fallu de patience pour
plier la pierre à ces formes délicates, fines, arrondies.
Un pareil travail eût-il été conçu, eût-il été possible sans
beaucoup d'amour dans le cœur ?
« Ces voûtes, ces arceaux, ces fenêtres formés de
lignes demi-courbes, quelle expression en même temps
de force et de grâce, d'amour et d'autorité ! Le travail de
l'esprit a réglé et ordonné la base de l'œuvre ; l'amour
du cœur en a composé et exécuté les détails.
« Mais pourtant tout cela ne vit pas, ne se meut pas !
Non, tout cela ne vit pas réellement, il est vrai ; cepen-
dant tout cela vil par la force de l'art ; — je ne dirai
jamais artistiquement. Ils ont fait ce mot affreux, qu'eux
seuls en usent !
LA PLAGE. 209
« La force de Fart, la vertu de Fart est l'inspiration du
cœur. Voulant bâtir des maisons de pierre au Dieu vivant
et présent, le cœur chrétien a communiqué à l'architec-
ture ce qu'elle n'avait pas, l'élan et l'amour.
« Regardez les temples du paganisme, vous compren-
drez que les païens n'avaient point de Dieu, n'aimaient
point leurs idoles. L'architecture des païens était belle,
grandiose, majestueuse, tout ce que vous voudrez : elle
était morte, elle n'aimait pas.
« Ils bannissaient autant qu'ils pouvaient les orne-
ments. Ils disaient : a Rien d'inutile, rien surtout d'illo-
gique ! » Donc, point de superflu pour raison d'amour,
puisqu'en effet ils n'avaient aucune raison d'aimer.
« Ils appelaient cela être sobres, et cela était bien pour
eux. Mais il y a une sobriété qui est la mort de l'art,
parce qu'elle est la négation de l'amour. Cette sobriété
païenne est sécheresse pour nous; notre sobriété à nous,
c'est la tempérance.
a Que dites-vous de ces architectes qui nous font des
églises sobres, qui bâtissent des temples carrés pour le
Dieu d'amour? Moi, je dis qu'ils n'aiment pas l'hôte k
qui leur grossier métier prépare une maison, qu'ils ne
le connaissent pas, qu'ils le nient.
« Les uns suppriment le clocher, les autres s'affran-
chissent de la forme de la croix ou la déguisent tant
qu'ils peuvent ; les autres veulent avant tout que rien
6***
210 LA PLAGE.
ne rompe et ne dérange le bel alignement de leurs pier-
res uniformes.
« Quoi ! dit Thomme de métier, voulez-vous que
je m'inspire de la nature quand j'ai les Grecs? Eh!
n'est-ce pas assez des feuilles d'acanthe qui ornent mes
chapiteaux du dehors ? Vous parlez des élans du cœur !
Qu'ont de commun le cœur et l'architecture ?
« L'architecture est un art sobre, entendez-vous. Ses
attributs sont la règle, l'équerre et la corde à plomb ; il
n'y a point de cœur là-dedans. D'ailleurs le cœur aussi
doit être réglé et battre en équerre. Tel est mon cœur, et
j'ignore ce que vous voulez dire avec vos élans.
« Je vous donne un édifice monumental, vaste, éclairé,
solide, couvert d'une bonne toiture. On y voit des colon-
nes cannelées, j'y ai ménagé un calorifère, je l'ai orné
de plusieurs rosaces et mascarons. Votre Dieu y sera
très-bien, — et vous y pourrez mettre autre chose.
« Mon église, paria suite des temps, peut servir de
halle, de bourse, de salle d'exposition, de salle de théâ-
tre, de salle de bal, d'usine, de prison. Elle peut servir
à tout, et néanmoins elle est sobre et correcte, et c'est
une église. Que demandez-vous encore ? »
a
« — Mon ami, je ne te demande rien. Tu es un parfait
maçon, et, si tu le veux, un habile architecte ; mais
artiste, tu ne l'es pas plus que chrétien. Et tu n'as rien
LA PLAGE. 211
sous la mamelle gauche, et pas grand'chose dans la botte
du cerveau !
« Ce n'est pas ta faute si tes parents t'ont fait étudier
l'architecture. Et les gens qui t'emploient à bâtir des
églises sont plus ineptes que toi ; car ils te payent ton
gage et tu fais tes profits, et eux ils n'ont pas ce qu'ils
te demandent.
« Si tu n'exiges pas de moi pour ton intelligence et
pour ton talent une estime que je leur refuse, j'accorde
que tu peux être un homme de bien. Tâche de l'être sans
sobriété ; tâche d'y mettre du superflu.
« Quand j'entrerai dans ton église, je prierai là comme
ailleurs. Je demanderai à Dieu d'envoyer son Esprit, de
renouveler les cœurs et d'y allumer son amour, afin que
l'art ne périsse point.
« Mais mon âme sera plus à l'aise dans ma vieille église
du moyen âge, pleine de mystère, aniçaée d'élans magni-
fiques, riche de ce superflu que ne produira jamais ton
sec esprit. Église vivante, bâtie au Dieu vivant par des
cœurs vivants !
« J'en étudierai les merveilles, je les goûterai, j'en
jouirai, je m'associerai avec amour à l'amour qui les a
enfantées. Dans cette fécondité je reconnaîtrai la fécon-
dité de la prière, dans ces fleurs de pierre j'en respirerai
le parfum.
212 LA PLAGE.
« L'architecture religieuse, telle qu'elle est sortie du
cœur chrétien, est un grand art, le premier des arts.
Vaisseau matériel de l'idéal suprême, elle participe de
son immatérialité ; elle rachète ainsi l'infériorité qui s'at-
tache toujours à l'utile.
« Elle convoque h la servir tous les autres arts : ils
accourent, et ils reçoivent de ses mains un nouvel éclat.
Sculpture, peinture, éloquence, poésie, musique, tous
ensemble, se prêtant secours, forment les plus beaux et
vivants poèmes .que puisse concevoir le génie humain.
« Ainsi l'architecture emprunte de tous les arts quelque
chose qui devient propre, et leur communique à tous
quelque chose de sa solide et imposante majesté.
« Le son de la cloche n'est-il pas la voix de l'édifice?
La vapeur de l'encens et le parfum des fleurs ne sont-ils
pas son haleine? N'est-il pas comme vêtu lui-même de
la splendeur joyeuse des bannières et de la noblesse des
vêtements sacrés?
« Il parle, il palpite par les chants et par les palpitations
du peuple; et le chant de l'orgue est encore sa voix ; et
la voix même du prêtre et celle de l'orateur lui appar-
tenant en quelque manière, semblent aussi sortir de
ses entrailles émues.
« Il est le joyau de la cité : elle le pare et l'enrichit ;
clic y apporte des marbres, de l'or, des pierres prccieu-
LA PLAGE. 213
ses; elle est fière de lui, elle a de l'amour pour lui. L'ai-
merait-elle s'il n'était vivant ?
« Il est mêlé à la vie du peuple ; théâtre et témoin de
ses plus nobles joies, abri de toutes ses douleurs, sa voix
dans toute allégresse, dans toute tristesse et dans toute
alarme, son refuge même dans les périls matériels, son
regard sur l'ennemi qui parait au loin.
« Voyez un homme éloigné de son lieu natal, un homme
quel qu'il soit, même un homme d'aujourd'hui : s'il
entend parler d'un accident arrivé k 'sa cathédrale, quel
intérêt ! comme il s'informe ! comme il s'afflige ! Ce
malheur lui est personnel.
« Même aujourd'hui on n'ose pas laisser tomber une
vieille cathédrale ; on la soutient, on la répare : que dis-
je? on l'achève ! Ce vieil amour n'a pu s'éteindre; il est
si fort qu'il fait encore dépenser beaucoup d'argent.
« Quel n'était donc pas l'amour de la cité au moyen âge
pour ses cathédrales, lorsque tout enfant y avait reçu le
baptême, tout homme l'absolution ; lorsque les époux
s'y étaient unis; lorsque le respect public y gardait* les
morts illustres à côté des reliques des saints !
« L'art tirait parti de tout, s'inspirait de tout, ajoutait
à tout quelque beauté et quelque majesté. L'architecture
appelait la sculpture, et lui disait : « Pour la gloire de
Dieu j'ai commandé aux pierres de prendre leur vol dans
les airs, et . elles ont obéi.
214 LA PLAGE.
a Toi, Sculpture, ma sœur, prends aussi des pierres
et rassemble-les sur le tombeau de ce serviteur de Dieu,
et commande-leur de pleurer et de prier. »
« Considérez sur ce tombeau cette rangée de statuettes,
chacune dans sa niche ouvrée avec tant de soin. Elles
représentent des moines entièrement couverts de longs
manteaux.
t Vous ne voyez ni les têtes ni aucun membre de ces
corps enveloppés du linceul monastique; mais il y a
dans les attitudes tant d'humilité et de ferveur, que vous
croyez voir, que vous voyez la vie.
« Les corps tressaillent, les poitrines respirent, les
cœurs battent, les vêtements de marbre se soulèvent sous
l'ardeur et les gémissements de la prière. L'artiste a tant
aimé que la pierre a prié et pleuré.
«Pouvoir mystérieux de Fart! Commandant à la matière
rebelle et déchue, il a tiré de son sein inerte des formes
vivantes pour adorer, pour aimer, pour s'humilier devant
le Seigneur Christ!
c Les beaux-arts sont la réponse d'amour de l'homme à
toute cette beauté de la nature par laquelle Dieu nous
dit : Je vous aime, et c'est pour cela qu'ils sont beaux.
Et l'art qui cesse d'aimer Dieu peut rester habile, qu'im-
porte? Il n'est plus beau.
LA PLAGE. 215
*
a Faites que nous vous aimions, Seigneur Jésus, qui
nous avez tant aimés ; faites que nous vous aimions
entièrement, c'est-à-dire uniquement.
a Prenez-nous, Seigneur, dans votre cœur adorable,
source d'amour ; donnez-nous le calme fécond de votre
amour.
« Que nous ne vous louions pas seulement par nos
œuvres extérieures, mais par ce que* vous désirez
surtout de nous, par le don entier et sans partage de
notre amour.
« Ayez pitié de nous et nous chanterons vos louanges,
et nous apprendrons aux hommes à vous aimer et à vous
servir, et ils verront vos merveilles et ils seront heureux. »
LIVRE XII
DE LA NOBLESSE
I
LES NOBLES CHEVALIERS DE DIEU.
L
|a ville du contraste et du vertige, l'université des
sept péchés capitaux, Paris, renferme aussi des collèges
d'apôtres et des séminaires de martyrs. Dans le pêle-mêle
de ces maisons où le blasphème seul se souvient de Dieu,
au milieu de ces écoles d'affaires, d'ambition et de plaisir,
Paris contient des maisons de missionnaires, des écoles
t. iu 7
218 DE LA NOBLESSE.
d'apostolat catholique, où la science que Ton apprend
est de mourir pour le nom, pour la gloire et pour l'amour
de Dieu.
Je dis mourir, et je dis 'trop peu; car il ne s'agit pas
de donner une fois sa vie, ni même de l'exposer pour un
temps aux chances d'une guerre qui doit finir. Ce que le
missionnaire apprend, c'est l'art de mourir à tout, et tous
les jours, et toujours ! Il fait une guerre sans trêve con-
tre un adversaire immortel, qui ne sera vaincu momen-
tanément que par des miracles, qui ne sera enchaîné et
dompté définitivement que par la force de Dieu.
Pour s'engager dans ce combat il faut que le mission-
naire se dépouille de tout. Il meurt d'abord à sa famille
selon la chair; il la quitte, il ne lui appartient plus, et,
selon toute apparence, il ne la reverra plus. Il meurt
ensuite à ses frères selon l'esprit, parmi lesquels il s'est
engagé pour prendre une part de leurs travaux ; il quit-
tera aussi cette seconde maison paternelle, et probable-
ment pour n'y plus rentrer. Il meurt encore à la patrie ;
il ira sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni
la langue, ni les usages ne lui rappelleront la terre
natale ; où l'homme même, bien souvent, n'a rien des
hommes qu'il a connus, sauf les vices les plus grossiers
et les plus accablantes misères.
Et quand ces trois séparations sont accomplies, quand
ces trois morts sont consommées, il y en a une autre
encore où le missionnaire doit arriver et qui ne s'opérera
pas d'un coup, mais qui sera de tous les instants, jusqu "à
la dernière heure de son dernier jour : il devra mourir
à lui-même ; non-seulement à toutes les délicatesses et k
DE LA NOBLESSE. 249
#
tous les besoins du corps, mais à toutes les nécessités
ordinaires du cœur et de l'esprit.
Le missionnaire n'a pas de demeure fixe, pas d'asile
passager, pas une pierre où reposer sa tête ; il n'a pas
d'ami, pas de confident, pas de secours spirituel per-
manent et facile. Il court à travers de vastes espaces.
Quelques chréliens cachés sur un territoire immense,
voilà sa paroisse et son troupeau. Il en fait la visite
incessante à travers des périls incessants. Trois sortes
d'ennemis l'entourent sans relâche : le climat, les bêtes
féroces, et, les plus cruels de tous, les hommes. Si
Dieu lui impose encore l'épreuve d'une longue vie, il
vieillira dans ce dénûment terrible, et chaque jour
l'amertune des ans comblera et fera déborder le vase de
ses douleurs. Il n'aura plus cette vigueur et ces ardeurs
premières qui donnent un charme à la fatigue, un attrait
au danger, une saveur au pain de l'exil. Il se traînera
sur les chemins arrosés des sueurs de sa jeunesse, et qui
n'ont pas fleuri. Il portera dans son âme ce deuil qui fut
le fiel et l'absinthe aux lèvres de l'Homme-Dieu, le deuil
du père qui a enfanté des fils ingrats! Contemplant ce
peuple toujours infidèle, énumérant les lâchetés, les obs-
tinations, les refus, les ignorances coupables, les perver-
sités renaissantes, hélas! les apostasies; voyant le sang
de Jésus devenu presque infécond par l'effet de la malice
humaine, il baissera la tête, et il entendra dans son cœur
un écho de l'éternel gémissement des envoyés de Dieu :
Curavimus Babylonem, et non est sanata ! Ainsi s'achè-
veront ses jours, fanés presque dès leur aurore : Dies
met sicut timbra declinaverunt , et ego sicut fœnum
220 DE LA NOBLESSE.
arui. Ainsi il attendra que son pied se heurte à la pierre
où il doit tomber, que sa vie s'accroche à la ronce où
elle doit rester suspendue ; une masure, une cachette au
fond des bois, un fossé sur la route. Car le cimetière
même, cet asile dans la terre consacrée, le missionnaire
ne Ta pas toujours. Trouvant à mourir jusque dans la
mort, il se dépouille aussi du tombeau.
Telle est la vie du missionnaire. Suivant la nature elle
est incompréhensible, et c'est trop peu de l'appeler une
lente et formidable mort.
Qui nous expliquera pourquoi il se trouve toujours des
hommes pour se consumer dans cet obscur et sanglant
travail ; des hommes qui désirent cette vie, qui la cher-
chent, qui l'ont rêvée enfants, et qui, cachant à leur
mère ce grand dessein, mais le nourrissant toujours,
obtiennent de Dieu, à force de prières, qu'il soit accom-
pli ? Ah ! c'est le secret du Ciel et le plus noble mystère
de l'âme humaine. Jusqu'à la fin il y aura des hommes
de sacrifice, illuminés d'une clarté divine, qui, les yeux
tournés vers Jésus, sauront parfaitement ce que la foule
des autres peut à peine comprendre. In lumine tuo vide-
bimus lumen; à la lumière de Dieu ils devinent les joies
de cette vie d'immolation pour Dieu ; ils les cherchent,
ils les goûtent, ils veulent s'en assouvir ; le monde n'a
point de chaînes de fleurs qui les empêchent de courir
à ces nobles fers.
Au lendemain du Golgotha, lorsque les Juifs lapidaient
le premier confesseur , lui, le visage rayonnant, il
s'écriait : « Je vois les cieux ouverts et le Fils de
l'homme qui est debout à la droite de Dieu ! » Ne cher-
DE LA NOBLESSE. 221
chons pas davantage ; l'attrait de la vie apostolique
est là.
C'est qu'à travers les mille angoisses de cette vie, les
missionnaires courent à la conquête des âmes ; c'est
qu'ils annoncent Jésus -Christ et le font connaître ; c'est
que jamais l'aridité du sol n'a pu refuser toute la
semence; c'est, enfin, qu'ils emportent leur Christ sur la
poitrine et qu'ils le voient dans les cieux. Du fond des
cachots, du haut des bûchers, du milieu des prétoires,
au sein des vastes solitudes, dans les ombres de la nuit,
parmi les périls de la mer, voilà leur consolation et leur
force : Video cœlos apertos et Filium hominis stantem a
dextris Dei.
Et voilà pourquoi il y a des écoles de martyrs dans
Paris même, et pourquoi elles sont toutes remplies.
Entrons dans une de ces maisons. Fondé il y a deux
siècles, le Séminaire des Hissions étrangères, fermé par
la Révolution, s'est relevé plus florissant. Tertullien
disait aux persécuteurs de l'Église naissante : Le sang
des martyrs est une semence de chrétiens 7 Ouvrez lesyeux :
ici ont frappé la flèche du sauvage, le fouet et la hache
du mandarin, le couperet du révolutionnaire; ici ont
triomphé la torche et le marteau. Les murs sont rebâtis,
le jardin est plein de fleurs, il n'y a point de cellule vide.
Deux sources intarissables sont ouvertes ici : l'une est la
chapelle, l'humble temple du Dieu vivant, où l'on immole
tous les jours la Victime qui ôte les péchés du monde ;
l'autre est la chambre des martyrs, où l'on garde les reli-
ques des membres de la communauté qui ont confessé
Dieu par la perte de la vie. Là sont les glaives qui les ont
DE LA NOBLESSE.
frappés, les cangues et les chaînes qu'ils ont portées, les
cordes et les fouets qui ont déchiré leur chair, les linges
teints de leur sang, quelques restes de leurs haillons,
quelques débris de leurs ossements sacrés, qui probable-
ment, dès ce bas monde, ont tressailli à la vue du Fils
de Dieu. Dans tous les cœurs ces trésors ont allumé un
feu qui ne s'éteindra pas.
C'est fête au séminaire. Quatre jeunes prêtres partiront
demain, et Ton fait ce soir la cérémonie des adieux.
Il est huit heures. La communauté entoure une statue
de la sainte Vierge, élevée dans le jardin sous un humble
dôme de treillages. On chante Magnificat. Écoutez :
Beatam me dicent omnes gêner ationes. De quel flot de
délices, en ce moment solennel, cette parole doit réjouir
des âmes appelées à porter aux extrémités du monde le
nom et la gloire de Marie, afin que toutes les générations
la proclament bienheureuse ! Us sont là, debout, comme
déjà en route, ces bons anges de la vérité sainte, chargés
de la miséricorde de Dieu, et qui vont vers les peuples
endormis à l'ombre de la mort, pour leur donner Marie
et Jésus : Esurientes implevit bonis !
Après Magnificat et Y Ave, maris Stella, ils quittent ce
jardin, ce lieu de délassement et de repos, oùilsontpassé
quelques courtes années dans l'apprentissage d'une vie
qui n'aura plus ni délassement ni repos. Ils se rendent &
la chapelle. L'étroite enceinte est remplie. Pas de pompe,
pas d'ornement à l'autel; une pauvreté tout apostolique.
Point de splendeur non plus dans l'auditoire ! Les amis
et les parents des missionnaires n'appartiennent guère
au grand monde. On y voit des soldats, des domestiques.
DE LÀ NOBLESSE. 223
des gens de travail et de petite condition, des Frères de
la Doctrine chrétienne, quelques prêtres.
On fait la prière et les exercices du soir, suivant les
usages de la communauté. Cette prière est la prière ordi-
naire, si simple, toujours sublime, éclatante ici de sou-
daines clartés. Prière pour les bienfaiteurs, prière pour
les ennemis, prière pour les pauvres, les prisonniers, les
affligés, les voyageurs, les malades, les agonisants et tous
ceux qui sont dans l'oppression et dans la douleur ;
prière pour les défunts; examen de conscience... 0
noblesse de la vie chrétienne !
Après la prière on indique le point de méditation sur
l'Évangile du lendemain. Par rencontre cet Évangile est
la parabole des ouvriers que le père de famille envoie à
sa vigne : Et dixit Mis : lie et vos in vineam meam, et
quoi justum fuerit dabo vobis. Quelle lumière ! Allez à
ma vigne ! Depuis dix-huit siècles cette parole a poussé
les hérauts de l'Évangile sur tous les chemins de la
terre, et partout ils ont planté l'arbre divin qui nourrit
pour la vie éternelle.
Les prières sont terminées, la cérémonie des adieux
commence. Le supérieur adresse une courte allocution
aux jeunes missionnaires. C'est moins lui qui parle que
les livres sacrés , dont il emprunte le langage simple et
profond.
Il leur dit ce qu'ils auront à faire, les ennemis qu'il
faudra vaincre. « Quels ennemis? Le monde, l'enfer et
vous-mêmes : l'enfer, à qui vous voulez arracher le
monde; le monde, qui ne veut pas être délivré ; vous-
mêmes, qui ne pouvez triompher de l'enfer et du monde
224 DE LÀ NOBLESSE.
que par une continuelle victoire sur vous, sur la vanité
des pensées humaines , sur l'excès des fatigues, sur le
désir du repos, sur les besoins de votre corps et sur
ceux de votre cœur ! La sagesse humaine vous traitera
de fous, et vous Têtes en effet : Stulti propter Christum ;
l'enfer vous tendra des pièges; le monde vous regardera
•comme des séditieux. Vous serez repoussés, battus de
verges, emprisonnés ; vous serez mis sur la croix... Heu-
reux ceux d'entre vous qui partageront tous les oppro-
bres du divin Maître, et qui, comme lui, attachés sur
l'instrument du supplice, pourront prier comme lui pour
leurs bourreaux : Expandi manus meas ad Dominum ! »
Il y a donc des hommes qui peuvent tenir un pareil
langage et d'autres qui peuvent l'entendre ! Et ce ne
sont pas des formes de rhétorique arrangées à plaisir,
c'est la vérité toute simple et toute pure ! Ils sont là ; ils
iront ainsi, ils souffriront et mourront ainsi ; et l'unique
sentiment de leur cœur est une immense et joyeuse
reconnaissance pour Celui qui les appelle à cette vie et
qui leur promet cette mort.
Les missionnaires se placent debout devant l'autel.
Ils sont quatre ; le plus âgé a vingt-cinq ans : M. Féron,
M. Métayer, M. Guillon, M. Rousseille. Quatre familles
inscrites au livre d'or de la noblesse éternelle ! Une joie
surabondante rayonne à travers la modestie de ces héros.
M. Rousseille est destiné pour Hong-Kong, M. Métayer
pour un autre point de la Chine, M. Guillon pour la
Cochinchine, M. Féron pour la. Corée. Ces deux der-
nières missions sont particulièrement dures et péril-
leuses; en Corée surtout la persécution est active et
DE LÀ NOBLESSE. 225
sanglante. M. Féron, dès l'âge le plus tendre, avait
aspiré à cette terre qui dévore ses apôtres. Peu de
jours seulement avant le départ, il a su qu'elle lui
serait accordée.
Ils sont donc là, devant l'autel, victimes heureuses
et pures. Le chœur chante ces belles paroles qui appar-
tiennent à la fois à la loi ancienne et à la loi nouvelle, et
que saint Paul, l'Apôtre des nations, a prises des pro-
phètes Isaïe et Nahum : Quant speciosi pedes evangeli-
zantium pacetn , evangelizantium bona ! Et, pendant ce
chant, les missionnaires d'abord, et ensuite tous les
assistants, viennent baiser à genoux ces pieds heureux
qui porteront au loin la bonne nouvelle et la paix du
Seigneur.
J'assistais un soir, il y a quelques années, à pareille
cérémonie. C'était, je me le rappelle, en plein carnaval.
Non loin de la maison des Missionnaires j'avais vu les
masques se presser à la porte d'un bal public. Au milieu
du bruit des équipages la rue retentissait de cris avinés.
Ce soir-là, ils étaient sept qui devaient partir. Les cla-
meurs de la rue ajoutaient, s'il était possible, au sentiment
de vénération avec lequel nos lèvres se posaient sur ces
pieds où la boue allait devenir une parure plus brillante
et plus précieuse que l'or.
Tout à coup, du milieu, des autres assistants, un vieil-
lard s'avança, marchant avec peine. L'un des directeurs
de la Communauté, revenu des missions, où il avait ré-
pandu son sang, le soutenait. Une indicible émotion, à
laquelle les jeunes missionnaires n'échappèrent point,
courut partout dans la chapelle et fit faiblir les voix.
7*
226 HE LA NOBLESSE.
C'était une sorte d'anxiété que chacun ressentait, quoi-
que chacun n'en connût pas la cause. Le vieillard avan-
çait lentement. Arrivé à l'autel, il baisa successivement
les pieds des quatre premiers missionnaires. Le cin-
quième, comme par un mouvement instinctif, s'inclina,
étendant les mains pour l'empêcher de se mettre à ge-
noux devant lui. Cependant le vieillard s'agenouilla, ou
plutôt se prosterna; il imprima ses lèvres sur les pieds
du jeune homme, qui regardait au ciel ; il y pressa son
front et ses cheveux blancs; et enfin il laissa échapper un
soupir, un seul, mais qui retentit dans tous les cœurs,
et que je ne me rappelle jamais sans me sentir pâlir,
comme je vis en ce moment pâlir son fils. Et ce fils était
le second que cet Abraham sacrifié donnait ainsi à Dieu,
et il ne lui en restait point d'autre...
On aida le vieillard à se relever. Il baisa encore les
pieds des deux missionnaires qui suivaient son cher
enfant, et il revint à sa place. Le chœur, un moment
interrompu, chantait : Laudate, pueri, Dominum.
DE LA NOBLESSE. 227
II
DES NOBLES.
i:
In compagnie du comte Albéric, j'ai fait le pèleri-
nage de Bourbilly pour honorer sainte Jeanne-Françoise,
en son vivant baronne de Chantai, et rendre quelque
hommage à dame Marie de Rabutin-Chantal, marquise
de Sévigné.
Nous venions d'Époisses, où cette baronne et cette
marquise avaient été fort amies. Nous suivions le Serain,
très-aimable rivière bordée de rochers et de fleurs, par
un chemin que la baronne et la marquise ont parcouru
maintes fois.
AÉpoisses on garde un portrait de la Baronne, donné
par elle-même, et une belle collection autographe de
lettres de la Marquise, adressées au seigneur du lieu.
On garde aussi des lettres du grand Condé, et j'ai vu la
chambre qu'il habita.
Époisses, douce et noble demeure ! Elle a des rem-
228 DE LA NOBLESSE.
parts tracés par Vauban, la croix couronne la porte
d'entrée, des fleurs nouvelles grimpent le long des vieux
murs. Non loin est Vézelay, plein du souvenir de saint
Bernard ; non loin, la Pierre-qui-vire, dans les bois du
Morvan.
A la Pierre-qui-vire, il y a quelques années, du temps
de Louis-Philippe, vint un pauvre prêtre, qui avait été
un pauvre enfant du pauvre peuple. On le nommait
Muard. Il mourut dans ce désert, entouré d'une douzaine
de compagnons, dénués de tout comme lui.
Ils s'étaient faits moines, ils avaient pris une règle
de fer, s'imposant toutes sortes d'austérités et de priva-
tions pour obtenir de Dieu qu'il mît en eux son amour et
sa miséricorde, et qu'ensuite ils allassent convertir les
pécheurs.
Et voici que sur la tombe du pauvre Muard ses com-
pagnons, devenus plus nombreux, élèvent un monastère
de granit ; et le désert chante les hymnes saints, et la
Pierre-qui-vire^ monument des Druides, est devenue le
trône de la Vierge et la chaire retentissante de la vérité
de Dieu.
Nous causions de ces choses quand nous arrivâmes
aux environs de Bourbilly. Que de fois la baronne de
Rabutin-Chantal, à cheval par les plus mauvais temps,
battit les bois et les champs de ce canton ! Elle allait h
la recherche des âmes.
DE LA NOBLESSE. 229
Aux arçons de sa selle pendaient deux sacoches : dans
Tune son livre d'Heures, dans l'autre des onguents.
Tout en chevauchant elle priait Dieu, elle relisait quelque
lettre de monsieur l'évêque de Genève, elle chantait des
cantiques. '
Partout où elle savait un malade, elle s'arrêtait et le
pansait de ses nobles mains. Elle allait aux enfants et
aux bergers dans les champs ; elle leur enseignait à
aimer Dieu. Toute cette terre a été bénie.
L'état présent est triste. Pourtant ne perdons pas l'es-
pérance. Les serviteurs de Dieu n'ont pas travaillé pour
un jour. Après la moisson enlevée il reste des germes ;
ces germes fructifieront. Dieu se souvient de saint Bernard
et de sainte Jeanne-Françoise.
Il a envoyé le Père Muard pour reprendre les enfants
égarés des enfants de Bernard qui ont été à la croisade,
et des enfants de Jeanne-Françoise qui ont rempli les
cloîtres de la Visitation. Cette noblesse déchue sera
réhabilitée et rétablie.
Nous voyons des conversions que rien n'explique.
Souvent la grâce a travaillé très-lentement. On suit les
étapes de l'âme vers la vérité ; mais il y a toujours un
point de départ qu'on ne peut saisir, un moment soudain
de la grâce avant lequel on ne trouve rien.
La grâce est gratuite, je le sais ; et cependant quel-
330 DE LA NOBLESSE.
que chose encore après le baptême appelle et sollicite
la grâce. Quelle est cette chose insaisissable et forte, et
souvent invincible ? Je vous dirai une pensée qui m'est
venue souvent.
La grâce de Dieu suit les familles. Si les familles tom-
bent de la foi, Dieu les relève par sa miséricorde, en
mémoire de quelque trait de bon cœur.
Ce trait que Dieu veut récompenser éternellement,
personne souvent ne Ta connu que lui seul, ou lui seul
s'en souvient ; mais il a juré de ne pas l'oublier.
Après qu'il a couronné dans le ciel ceux qui Font
servi, il leur accorde une seconde récompense : il ne
permet pas que la foi périsse dans leur postérité*.
Partout où je vois la foi se perpétuer, partout où je la
vois renaître, je reconnais le sang des croisés; et les
croisés sont les fils des martyrs.
Je tiens que toute famille chrétienne a donné un soldat
et un martyr à Jésus-Christ, et se perpétue pour don-
ner à Jésus-Christ des soldats et des martyrs.
Les chrétiens qui soutiendront le dernier combat
seront les fils directs des premiers martyrs. La même
foi combattra, le même sang coulera,
Ce sang répandu pour le Christ dès l'origine, et qui
DE LA NOBLESSE. 231
coulera toujours par l'effet ou par le désir, — vraie
noblesse du genre humain, sang vraiment illustre !
Là Dieu prend les hommes dont il veut se servir. Il
les appelle, et ils disent : « Me voici ! » Gomme il a
appelé les étoiles, et elles sont apparues de l'obscurité
du néant.
Ce sang, Jésus le ravive épuisé, il le régénère cor-
rompu; la veine tarie se remplit de nouveau. Jésus ne
veut pas que la foi meure à jamais dans la postérité de
ceux qui l'ont servi.
Ainsi la foi renaîtra des ravages de l'hérésie, comme
elle a survécu aux efforts des bourreaux et s'est même
multipliée sous leurs coups.
Les nations hérétiques, si longtemps stériles, commen-
cent à ne l'être plus. Dieu se souvient de ses serviteurs
qui lui ont offert leur sang.
Il ne permettra pas que la race en soit éteinte. Après
des siècles de sommeil, le sang des serviteurs et des
martyrs de Dieu se réveillera, sera fécond.
Lorsque l'enfer, rassemblant ses forces pour une der-
nière victoire, aura frappé son dernier coup et anéanti
la noblesse du genre humain,
Alors Dieu ne verra plus rien sur la terre qui soit
232 DE LA NOBLESSE.
digne de ses regards. Sur le crime suprême il laissera
tomber le suprême châtiment.
Et la noblesse du Christ, rangée autour de son Roi,
remplira ses éternelles fonctions dans la cour céleste ;
et Jésus, regardant son Père, lui dira : « Je n'ai perdu
aucun de ceux que vous m'avez donnés. »
III
SUITE.
« Ah!
dit le comte Albéric, il y manquera beaucoup
de maîtres des cérémonies, beaucoup de chambellans,
beaucoup de courtisans que nous avons vus sur la terre,
revêtus de blasons fastueux et même authentiques.
« Par contre, il s'y trouvera quantité de gens de rien,
des paysans en grand nombre, du bas peuple et jusqu'à
des bourgeois de petite ville ; mais, de ces derniers, peu
de ce temps-ci! Cependant il y en aura.
« J'estime fort les parchemins, et j'ai soin des miens.
Je ne suis pas fâché d'avoir eu des pères aux croisades,
DE LA NOBLESSE. 233
des oncles abbés et baillis de Malte, des tantes reli-
gieuses.
« Ce que j'y vois de plus utile, c'est ce que tout
homme sage y a vu, je pense, de plus utile en tout temps.
Cela ne me vaut ni entrée dans les carrosses de la cour,
ni pairie, ni mairie, — et tout au contraire !
« Ma femme n'a point le tabouret, mon fils est cavalier
et non chevalier. Pour obtenir sa sous-lieu tenance il n'a
produit d'autres parchemins que ses diplômes. Il est
bachelier de Sorbonne et de Saint-Cvr.
«
« Parce que j'ai reçu ma maison et ma terre de mes
ancêtres, qui ont servi le pays, je n'en possède que la
moitié, la Nation ayant trouvé juste de s'approprier
l'autre, à l'époque de notre affranchissement ;
« Mais il me reste le devoir de garder pur le nom que
m'a transmis une longue suite d'honnêtes gens, d'être
chrétien, de donner toujours quelque chose à Dieu et
à la patrie. Je fais cas de cela !
« C'est un frein, souvent une gêne, parfois une sorte
d'incapacité civile; c'est un titre à d'absurdes jalousies ;
mais c'est un engagement à l'honneur, un rempart contre
beaucoup de bassesses.
« Les nobles avaient l'obligation plus spéciale du dé-
vouement; véritables coadjuteurs de l'Église pour la
234 DE LA NOBLESSE.
conduite du peuple et le soin des pauvres, tin gentil-
homme dans sa terre était plus utile qu'un instituteur.
« Je sais ce qu'on dit des mauvais seigneurs. Ils avaient
tort d'être mauvais ; maison se tait des bons, qui étaient
plus nombreux ; la preuve en est qu'ils ont duré long-
temps. Il y aurait aussi fort à dire sur les instituteurs.
« D'ailleurs le noble n'empêchait pas l'instituteur. Là
où restent des souvenirs, consultez-les. Presque partout
le château a bâti l'église, fondé ou soutenu l'école. C'est
ce qui se fait encore.
« L'institution est tombée. Il v a eu de sa faute, cela est
certain. L'autorité ne tombe que pour avoir oublié sa
mission. Elle tombe néanmoins pour le châtiment de
ceux qui la renversent.
« Combien de pauvres gens écrasés par la chute de
l'aristocratie, étouffés sous ses débris, ruinés de sa
ruine ! Combien nos innocents créneaux ont, en crou-
lant, abîmé et détruit de chaumières !
« Un de mes amis a vu dans son village les fils de ceux
qui avaient démoli le château de son père, à l'ombre
duquel les démolisseurs eux-mêmes avaient doucement
vécu.
«En guenilles sous l'ardeur du soleil, vieux et malade,
l'un brisait quelques derniers débris pour empierrer la
DE LA NOBLESSE. 235
route. Sur cette route, un autre, traînant ses souliers
percés, conduisait une charrette.
« Un troisième demandait l'aumône. Un quatrième,
qui faisait faire ces travaux, riche et dur, méchant et haï,
les inspectait, l'injure à la bouche, le bâton dans la
main...
« La noblesse était une bonne institution.
«Je la continue en volontaire. L'un de mes fils est sol-
dat; s'il plaît à Dieu, l'autre sera prêtre. Je désire que
mes petits-fils ne soient pas tentés de certaines fortunes
et de certains emplois.
« Et quand mon nom devra finir, si j'avais le choix, je
voudrais |que ce fût sur un champ de bataille, pour une
cause juste, ou dans un cloître, ou à la charrue.
« Tels sont mes sentiments. Je n'ai jamais observé
qu'ils m'empêchassent d'aimer et d'honorer parfaite-
ment, j'ose même dire d'envier quelquefois beaucoup de
gens sans généalogie.
« Des gens qui me semblent être de la race du berger
David, lequel s'est donné des lettres de noblesse sans
égales, disent : « Il est écrit de moi, au commencement
« du livre, que je ferai la volonté de Dieu. »
« La noblesse s'acquérait par le service, et son objet
236 DE LA NOBLESSE.
était de servir. Nul donc n'est plus noble que celui qui,
désigné de Dieu pour servir Dieu, accepte cette mission
et la remplit fidèlement.
« Je suis venu pour servir, » dit dans sa parole éter-
nelle Celui qui voulut être appelé le Fils de l'homme, et
qui est en même temps l'aîné de la race humaine et le
Fils unique de Dieu.
« Le Vicaire de Jésus-Christ, la source de toute autorité
en ce monde, le seul véritable chef de toute noblesse et
de toute chevalerie, le chef du peuple d'acquisition, le
Roi-père de la famille sacrée ;
« Celui dont le front porte une triple couronne et dont
la main lie et délie, quel nom se donne-t-il lui-même? Il
est le serviteur des serviteurs de Dieu.
« On dit que la Révolution a établi parmi nous l'éga-
lité. Cela est vrai, en ce sens qu'elle nous a tous appelés
au service. Jésus-Christ avait fait cette grâce au monde
depuis quelque temps déjà.
« Mais il y a service et service, il y a manière et
manière de servir. On a beau avoir décrété l'égalité,
beaucoup jouissent des droits et même des honneurs
publics, et ne sont toujours que des vilains. »
DE LA NOBLESSE. 237
IV
DES VILAINS.
C,
Iertes, le comte avait raison ; il y a des situations
de vilain, et des besognes de vilain, et des façons de
besogner vilaines! Et le « préjugé o ne résiste à toutes
les lois que parce qu'il est sage.
Je vois une tare sur toutes les professions qui s'appli-
quent au service direct et personnel de l'homme ; non-
seulement celles qui servent ses vices, mais celles même
qui servent ses besoins, quelque utiles ou relevées
qu'elles soient.
L'homme a une si haute et si fière idée de lui-même,
qu'il ne peut pas estimer les classes et les professions
serviles. Il ne fait que des exceptions pour les individus,
et ne les fait que jusqu'à un certain point.
On peut estimer les individus voués à ces œuvres
basses, mais ils ne sont pas dans la condition d'estime
où l'on tient l'ouvrier, surtout l'ouvrier des champs.
238 DE LA NOBLESSE.
Je suis porté à croire que le citoyen ouvrier qui sié-
gea dans le gouvernement de 1848, n'aurait pas eu cet
honneur s'il avait été tailleur ou cordonnier.
Quelle raison à cela, sinon que le cordonnier est au
service des pieds et le tailleur au service du corps ?
Le public donne à un chanteur plus d'argent qu'à un
maréchal de France. Si le chanteur le mieux payé
devient maire de village, on se moque ; s'il s'offre pour
député, on siffle.
Considérez tous les métiers de mauvais renom : ou ils
favorisent les mauvaises mœurs, ou ils attachent l'artisan
au service direct de l'homme, et c'est là qu'abondent
les ennemis de la société.
Quelque mauvaise odeur accompagne encore la consi-
dération légitime qui entoure le médecin, le professeur,
l'avocat. Dites ce que sentent l'infirmier, le surveillant
de classe, le recors.
Chose étonnante ! l'homme a plus d'estime pour le
soldat, dont l'cfffice est de tuer, que pour le médecin,
dont l'office est de guérir. En vain l'apothicaire a quitté
son arrière-boutique; sous le nom de pharmacien il est
encore ridicule.
L'huissier et l'homme de police demeurent odieux; le
douanier et le gendarme jouissent d'un certain respect,
DE- LA NOBLESSE. 239
parce qu'ils portent l'habit militaire; les brigands, les
contrebandiers, les braconniers sont poétiques.
LES SOURCES DE LA NOBLESSE.
A,
llez au fond de ces opinions insensées, vous trou-
verez la fierté de la nature humaine : l'homme sent qu'il
est fait pour servir Dieu et les hommes, mais non pas
pour servir l'individu.
Changeant en apparence la nature humaine, en réalilé
répondant à ses plus hauts instincts, le Christianisme a
pu ennoblir même le servage personnel ; mais il a ôté le
gain et ajouté l'amour.
Qu'est-ce que le sacerdoce catholique tout entier? Un
corps d'esclaves attachés au service direct de l'homme,
mais attachés par l'amour. Dans l'homme ils voient Dieu
même. Rien n'est si noble sur la terre.
Le même honneur relève, transfigure tout fidèle qui,
se souvenant qu'il est prêtre, fait fonction de prêtre en
faisant œuvre de charité, en rendant à l'homme n'importe
quel service pour V amour de Dieu.
240 DE LA NOBLESSE.
Qu'un médecin se donne gratuitement aux pauvres,
qu'un valet serve sans gages son maître ruiné : plus ils
rempliront d'offices bas et répugnants, plus leur conduite
sera noble et leur acquerra d'honneur.
Dieu fait des nobles à volonté et personne ne conteste.
Où sa grâce est reçue, il n'y a plus de vilains, ni de fonc-
tions vilaines. Il appelle l'exacteur Matthieu, il est noble :
le publicain Zachée, il est noble. Le premier courtisan
que le Roi emmène au ciel, c'est un larron qu'il prend
sur le gibet.
Mais Matthieu, sitôt appelé, abandonne le bureau :
Zachée, sachant que le Seigneur va venir, purifie sa mai-
son. Il répare les torts qu'il a faits, il donne aux pauvres
la moitié de son bien. 0 Zachée! je ne suis pas en peine
de ce que tu feras du reste !
Le larron surpasse encore l'exacteur et le publicain.
Pour l'apprécier, rappelez-vous le sénateur Pilate; écou-
tez cet autre vilain, le larron blasphémateur, qui insulte
à l'innocent.
V impiété est canaille *. Grande parole, vraie depuis
longtemps ! Avec Pilate qui livre l'innocent, avec Caïphe,
avec Hérode, avec le soldat du prétoire, avec la foule
ingrate, avec le larron blasphémateur, l'impiété est
canaille.
Regardez l'impie, tout impie : vous trouverez toujours
1 Joseph de Maistre.
DE LA NOBLESSE. 241
un de ces types de lâcheté, de cruauté basse, de four-
berie, de mensonge, de brutale insolence, Pilate,Hérode,
Caîpbe, le lépreux ingrat, le soudard servile, l'immonde
larron. L'impiété est canaille !
•
Donc la piété est noble. — Certain jeune penseur,
catholique un peu pâli par l'atmosphère des bureaux,
crut avoir remarqué que les impies sont gens de belles-
lettres et de grands talents.
Il avait la bonté de s'en inquiéter, — et il disait mé-
lancoliquement : « Hélas ! hélas !
a Hélas ! F aristocratie des intelligences s'éloigne de
nous! s 0 jeune homme! que cette parole est triste! Mais
par bonheur un évêque l'écoutait.
« Quant à ce point, dit l'évêque, cessez de gémir. Tout
homme qui n'a pas essuyé de son front l'eau du baptême
appartient à l'aristocratie des intelligences. C'est une
grande chose d'avoir été baptisé au nom du Père, du Fils
et du Saint-Esprit.
« C'est une grande chose de savoir quel Dieu a créé le
monde, quel Dieu a racheté le monde, quel Dieu jugera
le monde ; de savoir comment le monde a été créé, com-
ment il a été racheté, comment il sera jugé.
* L'aristocratie des yeux se compose des yeux qui
reçoivent le jour ; l'aristocratie des intelligences se com-
pose des intelligences qui reçoivent la vérité.
T. ii9 7"
242 de la Noblesse.
« Le baptême nous fait ce don ; nulle autre opération
ne le fait à d'autres. Nous seuls l'avons reçu, nous seuls
pouvons le garder, nous seuls savons le communiquer,
et il n'en est point de plus grand. Tous les jours, quoi
qu'on fasse, le baptême appelle dans- nos rangs l'aristo-
cratie des intelligences.
« Si donc vous n'avez pas d'autre sujet d'ennui, vivez
en paix J'ai regardé aussi le spectacle du monde, je lis
ce que l'on imprime de plus illustre. Ce n'est pas Y aris-
tocratie des intelligences qui s'éloigne de nous. »
Ainsi parla l'Êvêque pour rassurer ce catholique de
bureau. Ce que l'Êvêque disait des esprits, je le dirai
des cœurs et des âmes. Tout homme qui n'a pas essuyé
de son front l'eau du baptême appartient à l'aristocratie
des âmes et des cœurs.
L'Église est une mère qui anoblit tous ses enfants.
Elle leur donne pour illustre apanage une vaillante apti-
tude au dévouement, au courage, au sacrifice, à tout ce
qui est noble. Ceux-là seulement sont vilains qui
dérogent. x
Ils ne dérogent que par le mauvais usage de ce plus
ancien caractère de noblesse dont Dieu a fait l'apanage
exclusif de l'homme, le libre arbitre. Mais il n'y a point
de condition humaine qui contraigne l'enfant de l'Église
à déroger.
DE LÀ NOBLESSE. 243
Il peut garder sa noblesse, il peut la faire resplendir
dans les négoces, dans les asservissements, dans les
fonctions les plus humbles, les plus rabaissées et les plus
méprisées, pourvu seulement qu'elles soient légitimes.
Théodote, le cabaretier d'Ancyre, tout en vendant son
vin, devenait digne du martyre le plus glorieux. Sainte
Zita était domestique d'un bourgeois de Lucques.
L'Église sacre hardiment ses nobles; elle les accepte
d'où Jésus les envoie, elle constate leur noblesse, et le
monde s'incline. Elle prend le comédien Genest sur ses
tréteaux, elle reçoit la courtisane Affra sortant de son
mauvais lieu.
VI
PRIVILÈGES DE NOBLESSE.
T.
el est le caractère divin de cette noblesse divine, et
si profondément le baptême l'incruste en nous qu'il faut
un effort quasi surhumain pour la perdre ; et celui qui
l'a perdue peut toujours se réhabiliter.
Par l'humble aveu de sa faute, le noble tombé fait
244 DE LA NOBLESSE.
couler sur lui le sang miséricordieux de Jésus, et ce bap-
tême réitéré le relève sans cesse de la déchéance et
même de la forfaiture. Incomparable privilège de la
noblesse chrétienne !
Ce nouveau baptême non-seulement lui rend la pureté
du premier, mais en augmente la force. L'âme ainsi
retrempée se sent plus grande et plus vigoureuse. Sa
grandeur et sa vigueur, c'est l'amour.
Voyez l'amour des saints, types de noblesse chrétienne.
De quelle ardeur ils vont vers Dieu ! comme ils font tout
pour lui! comme ils lui donnent tout! comme ils courent
le monde pour répandre à ses pieds leurs parfums, leurs
baisers, leurs larmes !
Voyez le mépris qu'ils font des choses du monde !
comme aucune douceur ne les lie ! comme aucun obstacle
ne les empêche ! Pour se rendre au cloître notre
Jeanne-Françoise passe sur le corps de ses enfants ;
François de Paule, voyageur de Dieu, trouvant la mer
devant lui, étend son manteau et franchit la mer.
Ils s'enferment dans les prisons, ils s'enfoncent dans
les déserts. Partout où ils ont éprouvé que Dieu leur
parle, là ils vont, là ils veulent rester. Que leur importe
d'y souffrir? Mais plutôt ils cherchent "et chérissent des
souffrances qui leur apportent Dieu. Ou souffrir ou
mourir.
Thomas de Jésus, captif chez les Maures, ne veut point
DE LA NOBLESSE. 248
recouvrer sa liberté. Du prix de sa rançon il rachète
d'autres captifs, et il reste dans ses chaînes, où Jésus est
avec lui.
Voilà les chefs de la noblesse chrétienne, qui l'animent
aux grands devoirs par leur exemple, qui l'assistent par
leur secours surhumain. Nous pouvons les invoquer tous,
et l'Église nous donne au baptême un suzerain qui nous
doit plus spécialement aide et protection.
VII
LES VILAINS DE FRANCE*
l
'ai beau écouter ces docteurs de tribune, d'académie
et de journal qui disent que la France n'a été libre
qu'en 1789; je tiens qu'elle était affranchie non-seule-
ment chrétiennement, mais civilement, bien avant cette
date, — et par conséquent anoblie.
. L'égalité civile n'est pas du tout la liberté. La liberté
civile n'est pas du tout la noblesse. La France démocra-
tique n'a pas autant de vraie égalité et de vraie liberté
qu'en avait la noble France. On trouverait en France
•*
m
2i6 DE LA NOBLESSE.
aujourd'hui beaucoup plus de vilains, de serfs et d'es-
claves, qu'il y a cent ans .
Pour faire des hommes libres, attachés à leurs lois,
qui s'aiment et se respectent entre eux comme sortis
d'une même terre, comme appelés au même ciel, les
instructions de l'Église, reçues en communie dimanche,
valaient mieux que les livres et les journaux.
Je suis homme de bonne foi, obligé par conscience
de me rendre à la raison démontrée. Je défie les mes-
sieurs des journaux et des académies de me persuader
qu'il y a plus de liberté dans les doctrines sociales qui
aboutissent aux ateliers nationaux et qui rêvent le pha-
lanstère que dans celles qui ont créé la Vendée.
Il faut que l'esprit français ait baissé pour que Ton
supporte ces raisonneurs incorrects et lourds, ces horçi-
mes de vue fausse et de style faux, ces publicistes, que
dis-je? ces ouvriers, que dis-je?ces mâchurats qui ne
savent rien sérieusement, qui parlent de tout incessam-
ment.
Ils n'ont pas plus de sens français que d'esprit chré-
tien; ils n'ont pas plus d'esprit français qu'ils ne savent
manier la langue française. Ils n'appellent jamais une
bénédiction de Dieu sur la patrie ; ils foulent sans res-
pect se sol sacré.
Ils veulent que la France imite l'Angleterre, prenne
ses coutumes, prenne ses mœurs, prenne ses trafics,
devienne protestante et boutiquière. L'Angleterre, où
DE LA NOBLESSE. 247
Jésus- Christ n'a de vrais autels que depuis trente ans,
ils disent que c'est le pays de la liberté!
,'
À nous, fils de Clovis, fils de Charlemagne, fils de
saint Louis, avant tout fils de saint Pierre ; à nous, ces
vilains, reniant notre gloire, prétendent faire accepter
pour ancêtres des niais, des faquins et des brigands
qu'ils appellent leurs pères; les niais et les faquins, leurs
pères de 89 ; les brigands, leurs pères de 93 !
Notre Tolbiac, à présent, serait la prise de la Bas-
tille; notre Reims serait Vizille près Grenoble; notre
saint Rémi serait le sieur Necker, genevois, ou le sieur
d'Eprémesnil, robin ! — Mirabeau, Talleyrand, Marat,
Danton, Robespierre, La Réveillé re-Lépeaux, voilà désor-
mais nos Glovis, nos Charles-Martel, nos Gharlemagne,
nos Suger, nos saint Louis! Nous serions nés de cette
bande, il y a soixante-dix ans!
Ils voient des monuments magnifiques, des tombeaux
glorieux dans le monde, — et ils n'admirent que les scélé-
rats qui ont mutilé ces monuments et violé ces tombeaux !
*
Ils évoquent l'histoire de la nation la plus fraternelle,
celle qui s'est la première levée aux appels de Dieu, — et
ils ne sont fiers de cette nation qu'à partir du moment
où, paraissant renier Dieu, elle s'est déchirée de ses pro-
pres mains, effroi du monde !
Dans ces cervelles folles ou perverses, cette date de
sang, cette date de honte, cette date de la première et
248 DE LA NOBLESSE.
unique tyrannie qui ait insulté au noble génie de la
France ; — cette époque où le sabot du goujat écrasait
dans le ruisseau la tête et le cœur de la patrie, — c'est
la grande date, la date de l'affranchissement. Avant cette
époque la France n'avait pas su être libre !
La France vivait dans l'ignominie du Christianisme et
de la servitude! Elle s'y est résignée quatorze siècles
durant! Enfin, nos pères de 93 l'ont menée à l'abattoir,
et elle a été purifiée. Ce que le Christianisme n'avait pas
su faire, loin de là, Voltaire l'a préparé, nos pères de 89
et de 93 l'ont fait!...
Ainsi disent ces vilains, en plat et morne français; le
français des pères de 89] et de 93 : bourreaux de la
syntaxe comme de tout le reste, incapables d'orthogra-
phier leurs édits de proscriptions.
Vilains ! vous êtes bien impudents, bien agaçants, bien
triomphants. On ne sait ai vous n'aurez pas le dernier
mot dans cette entreprise contre la destinée delà France,
si vous ne lui ferez pas abjurer son passé, si vous
n'abattrez pas ses derniers monuments, si vous ne viole-
rez pas ses derniers tombeaux, si vous ne la réduirez
pas enfin à vous ressembler.
Mais, fussiez-vous mille fois victorieux, vous n'êtes,
— oui, dans cette gloire, — vous n'êtes et vous ne serez
jamais que des cuistres !
Cuistres! cuistres! cuistres!
DE LA NOBLESSE. 249
VIII
l'oeuvre des vilains.
La France, en leur main, s'est encanaillée. Le nom-
bre des professions basses et tout à fait avilissantes et de
ceux qui s'y adonnent, est démesurément accru.
Nous sommes rongés de charlatans, encombrés d'his-
trions et pire encore. La valetaille publique, les merce-
naires, les gens de prospectus forment un peuple dont
les trois quarts vivent de pourboire*.
Les filles désertent nos villages pour servir dans les
villes. On en fait la traite, et jusqu'où ne va pas cette
domesticité? 0 domesticité chrétienne, où le serviteur
était un pupille ! A présent les maîtres n'ont plus de
maison et encore moins de cœur.
La nation avait un roi qu'elle prétendait tenir de Dieu
et qu'elle appelait son père. Ce père lui faisait toutefois
de nobles serments, prenant le Ciel à témoin qu'il vou-
lait gouyerner suivant la religion et la justice. De son
250 DE LA NOBLESSE.
côté la nation lui rendait la plus noble obéissance, lui
gardait la plus noble fidélité.
Alors cette nation n'aurait jamais cru que Ton pût
songer à disposer d'elle sans son consentement. À pré-
sent elle reçoit de droite et de gauche des maîtres qu'elle
ne connaissait pas; elle subit des lois qui la dégradent
de l'Évangile.
Sa langue témoigne des fiers sentiments qu'elle avait
et de l'estime qu'elle faisait de la noblesse. Noble vient
de noscibilis, remarquable, distingué ; il signifie tout ce
qui est grand, tout ce qui est louable, eximiiis, excel-
lons, notabilis, prœstans.
Une physionomie noble, un courage noble, un noble
génie, des pensées nobles, une noble audace, agir par
de nobles motifs, haranguer, écrire avec une négligence
noble. — Parties nobles du corps, celles sans lesquelles
il ne peut vivre.
Le peuple disait : « Voilà une belle noblesse! » pour
désigner l'abondance de la moisson. « C'est une belle
noblesse de voir les blés de ce pays-là. » Et proverbia-
lement : « Noblesse vient de vertu. »
DE LÀ NOBLESSE. 2ol
IX
l'anoblissement.
Les lois et les mœurs, dans l'ancienne France, s'ap-
pliquaient à faire des nobles avec autant de zèle qu'elles
s'appliquent dans la France nouvelle à faire des contri-
buables. Quantité de fonctions anoblissaient.
Acceptant la richesse comme un résultat de l'intelli-
gence, du travail et de la probité, la société ne refusait
pas de lui enlever cette légère infection que conserve
encore l'argent le mieux acquis.
La Charte de 1814 disait avec arrogance : « Le roi
fait des nobles à volonté. » Le vrai roi de jadis n'avait
pas cette prétention. Il savait que Dieu seul, dont la
grâce est gratuite, fait des nobles à volonté.
Père> chef et premier gentilhomme de la nation, le
roi constatait la noblesse. Il déclarait ou que l'Anobli
avait fait une action noble, ou qu'il se mettait dans la
condition de vivre noblement, ou que ses ancêtres
avaient mérité pour lui.
252 DE LA NOBLESSE.
On distinguait neuf sortes de noblesse : Le roi ; — les
nobles couronnés, — les nobles de race; — les nobles
de lettres (patentés) ; — les nobles d'office ; — les nobles
de cloche ou d'échevinage ; — les nobles de coutume ;
— les nobles réhabilités; — les nobles bâtards.
(Cette dernière catégorie de nobles de l'ancien temps
rappelle la seule catégorie de nobles qu'ait voulu faire la
Révolution : c'étaient les Enfants-Trouvés, que les pères
de 89 et de 93 appelaient les Enfants de la Patrie.
Quelle jolie figure ces vilains savaient en tout donner à
la patrie!)
La vérité est que tout le monde pouvait prétendre à
la noblesse, c'est-à-dire pouvait acquérir le droit de
fonder dans sa famille le privilège de servir l'État. C'est
encore le privilège de la propriété, sauf qu'elle ne
l'exerce plus gratuitement.
Et cette modification n'empêche pas qu'on ne tourne
fort bien aujourd'hui contre la propriété tous les argu-
ments qui ont servi contre la noblesse. Les gens ne
manquent guère à qui ces arguments paraissent très-
bons. — Ils serviront aussi contre les rentiers.
Toutes les manières d'anoblissement ne sont pas abo-
lies, toutes les portes jadis ouvertes pour sortir de roture
ne sont pas fermées. Notre Légion d'honneur donne
satisfaction aux mêmes besoins, aux mêmes instincts. —
Elle leur est ouverte quelquefois avec justice, quelquefois
sans ombre de raison ni de prétexte.
DE LA NOBLESSE. 253
On est décoré pour quelque chose, on Test pour rien,
pour moins que rien : pour être chef de bureau, pour être
rabbin ou président de consistoire, pour avoir servi dans
la presse, pour être académicien, pour n'avoir pu être
académicien ; l'on est décoré parce qu'on ne l'était pas.
Nobles à volonté !
Le sieur Caron de Beaumarchais était noble, sous
l'ancien régime, avant d'avoir écrit. A présent ils de-
viennent chevaliers de la Légion d'honneur après avoir
imprimé. Rien n'empêche d'être chevalier de la Légion
d'honneur. Savonnette à vilains universelle !
Mais il y a toujours des vilains, et qui paraissent même
plus vilains lorsqu'ils sont savonnés. En fin de compte,
c'est l'opinion qui donne, ou plutôt qui constate la no-
blesse compatible avec les mœurs du temps. « Cheva-
lier, le prince t'a fait noble, Dieu te fasse honnête homme !
Si tu veux être vraiment savonné, savonne-toi toi-
même! »
T. II. 8
284 DE LA NOBLESSE.
X
VRAIE NOBLESSE.
A.
lvant ces anoblissements, plus ou moins imparfaits,
les deux vraies noblesses de la France, l'Église et les
vieilles races, d'accord dans le même sentiment de jus-
tice et d'humilité chrétiennes, avaient depuis longtemps
anobli toute la nation, moralement et civilement. Les
chartes et franchises émanées des seigneurs donnaient
aux particuliers autant de liberté civile, aux corporations
beaucoup plus de liberté politique que « les pères » de
89 et de 93 ne leur en ont laissé.
Si l'on ne veut chercher que les abus dans les choses
humaines, ils abondent. Regardant les murs d'une ville,
certains raisonneurs diront : a A quoi pensaient les gens
qui ont fait cela, d'entasser tant de pierres pour loger
des lézards? » 11 n'est pas rare d'entendre ainsi parler
non-seulement les chiens errants, les contrebandiers, les
voleurs, les lézards eux-mêmes, mais jusqu'aux bonnes
têtes qui vivent derrière le rempart. La noblesse politique
a pu donner lieu à beaucoup d'abus.
DE LA NOBLESSE. 258
Cependant on l'avait constituée ou elle s'était consti-
tuée elle-même sur les types éternels de la famille et de
la société. Elle s'est développée suivant les lois de la
nature : elle a, en masse et longtemps, exercé son pouvoir
suivant les lois de la religion.
Elle a été, en masse, courageuse, désintéressée, dé-
vouée, protectrice de l'Eglise, nourricière des pauvres,
le bras fort de la justice et de la civilisation dont l'Eglise
était la tête. Les devoirs que l'Église lui enseignait, elle
les a, en général, remplis; les sacrifices que le Christia-
nisme lui conseillait, elle les a faits.
Elle a donné beaucoup de cœurs à l'Église, beaucoup
de sang à la patrie ; elle a été, après l'Église et sur ses
pas, la tutrice de ce grand et bon peuple de France, en-
core si grand et si bon. Loin des scandales de la cour et
des villes, le peuple disait proverbialement : a Noblesse
vient de vertu. » Et la noblesse, la vraie- noblesse au
cœur chrétien, voulait que vertu vînt de noblesse :
« Noblesse oblige. »
Ce qui restait de cette noblesse-là se tenait plus près
des champs et des camps que de la cour. Fidèle au roi,
elle n'était pas infidèle au peuple. Elle ne le foulait pas,
elle ne l'insultait pas. Elle vivait près de lui, quasi pauvre
comme lui, lui laissant les gains de l'industrie et du né-
goce. « On dit d'un homme qui ne fait pas grand'chère
256 DE LA NOBLESSE.
qu'il est comme la vieille noblesse, que, quand il a man-
gé sa soupe, il a plus d'à demi dîné (1). »
Je suis le très-humble serviteur de la Légion d'honneur
certainement ! Elle fait beaucoup de chevaliers : cheva-
liers de bureaux, chevaliers de presse, chevaliers de
théâtre, chevaliers de négoce et de manufacture. Je les
respecte tous, de tout mon cœur.
Mais j'ai peine à croire que la Légion d'honneur rem-
place jamais la légion de noblesse, ni dans l'État, ni
dans le peuple, ni dans la langue, et q\x honorable et
ses dérivés soient jamais les synonymes de noble et de
ses dérivés.
XI
BÉNÉDICTION DE LA NOBLE FRANCE,
Déni soit Dieu de n'avoir pas donné à la noble France
ces richesses minérales et houillères, comme ils disent,
dont il a si richement pourvu le sol anglais! Des popula-
1 Dictionnaire de Trévoux, 1752.
DE LA NOBLESSE. 287
tions entières s'y enseveliraient ; nous aurions aussi nos
cantons peuplés de véritables brutes.
Ses mines, la florissante Angleterre les appelle ses
Indes noires. Hommes et femmes pêle-mêle y travaillent
nus. Des enfants grandissent au fond des gouffres sans
entendre parler de Dieu. L'esclave païen était moins
dégradé que ces enfants de la libre Angleterre.
Dieu n'a pas voulu que la France pût être seulement
tentée de pareilles abominations. L'industrie, le plus dur
des maîtres, est forcée en France de borner ses ravages,
de laisser à la multitude le sain travail des champs, la
saine lumière du jour.
Comme un noble pupille qu'on élève pour de grandes
choses, Dieu a mis la France également à l'abri des avi-
lissements du travail et des périls de l'oisiveté. Ni frimas
qui l'engourdissent, ni chaleurs qui l'énervent ! Elle tra-
vaille et elle chante ; sa main conduit la charrue et manie
l'épée...
Elle travaille et elle chante ! Hélas! je pense à la France
d'autrefois. Dans ces quartiers-ci la France ne chante
plus. Elle est entrée à de dangereuses écoles, et les
vieilles chansons ne résonnent plus !
Au temps que l'on chantait en moisson, l'on chantait
aussi dans l'église. Les peuples qui chantent encore à
258 DE LA NOBLESSE.
l'église, nos Bretons, nos Alsaciens, chantent au milieu
de leurs travaux. Ici l'église n'est plus fréquentée, et la
moisson n'est plus une fête.
Les campagnes sont florissantes, Dieu remplit les
mains des laboureurs. Mais les laboureurs entrent sans
allégresse dans la moisson jaunie. Courbés sur ces ri-
chesses, il les ramassent avec âpreté, songeant qu'elles
ne leur appartiennent pas.
Celui qui ramasse ses propres épis n'est pas. content
de ce qu'il a ; il regrette le salaire qu'il paye à l'ouvrier,
il regarde avec amertume la moisson plus vaste du
voisin. Ni le mercenaire ni l'envieux ne chantent.
Et celui qui serait content de sa part, inquiet des pen-
sées publiques, s'attriste devant l'avenir. Il plante : ses
arrière-neveux lui devront ils cet ombrage ? Qui aura
des arrière-neveux?
DE LA NOBLESSE. 259
XII
LES CHANTS DE NOBLESSE.
Dites ce que vous voudrez, précieux enfants, de vos
pères de 89 !
Les peuples qui chantaient les psaumes tous les diman-
ches en savaient plus long sur la liberté, sur l'égalité,
sur la fraternité ; ils en savaient plus long sur la dignité
humaine que vous n'en saurez jamais !
« Enfants de Dieu, louez Dieu ; chantez le nom de
Dieu!
« Que le nom du Seigneur soit béni ; qu'il soit béni
maintenant : qu'il soit béni dans tous les siècles !
« Des lieux où le soleil se lève aux lieux où il se cou-
che, le nom du Seigneur est digne de louange !
260 DE LÀ NOBLESSE.
a Le Seigneur est le roi de tous les peuples ; sa gloire
domine au-dessus des cieux !
« Qui est semblable à notre Dieu? Il règne au plus
haut des cieux ; il regarde au-dessous de lui tout ce qui
est dans le ciel et sur la terre.
« Il tire le faible de la poussière, il élève le pauvre du
sein de l'abjection.
« Pour lui donner place avec les princes, avec les
princes de son peuple ! »
Les hommes qui chantaient ces paroles étaient plus
nobles et plus libres que ceux qui lisent Bavin et Ban-
doulière, que ceux même qui chantent Béranger.
Les peuples qui perdront la mémoire de ces chants
retomberont dans l'abjection d'où Dieu les avait tirés ;
ils vivront sous l'œil du gendarme, dans les voluptés du
cabaret.
La nation dont le cœur ne connaîtra plus la loi de
Dieu, et qui laissera la louange de Dieu s'éteindre sur
ses lèvres, cessera d'être une nation et deviendra une
multitude.
Cette multitude sera divisée contre elle-même. Il n'y
aura plus de lien d'amour entre ses concitoyens, et le
riche et le pauvre se haïront.
DE LA NOBLESSE. 261
Dieu juste et bon, ne laisse pas périr ta France ! cette
France, disait Baronius, qui plus d'une fois a ennobli les
annales du genre humain!
XIII
LA NOBLE FRANCE.
La France, ayant été le premier royaume baptisé
dans la personne de son chef, a été appelée la Fille aînée
de l'Église. S'étant plus que d'autres montrée fidèle aux
obligations du baptême, on l'appelle la noble France.
La Fille a été maintes fois le bras et l'appui de la
Mère. Quand Clovis entendait lire la Passion, l'épée de
la France frémissait à son flanc. « Que n'étais-je là ! » Qui
n'a point cette parole, je ne le crois pas Français. Il vient
d'ailleurs.
Le bon Pépin, accourant au secours du Saint-Siège
contre les Lombards, avait chassé ces voleurs des pro-
vinces dont ils s'étaient emparés; aussitôt les Grecs,
chargés de présents, vinrent le solliciter de leur donner
Ravenne et la Pentapole.
8*
262 DE LA NOBLESSE.
11 les renvoya. « Je n'ai pas fait cette guerre pour
« m'enrichir, mais par amour de saint Pierre et afin
« d'obtenir le pardon de mes péchés. Pour tout l'or du
« monde je ne voudrais retirer à saint Pierre ce qu'il a
« reçu de l'épée des Francs. » Qui ne ferait pas comme
Pépin n'appartient pas à la noble France. Il est venu
d'ailleurs.
La noble France se jette la première aux croisades.
Dieu le veut! Et elle ne cherche aucun autre intérêt. Il
y a aujourd'hui des Français d'un autre style* Ils disent:
Chacun pour soi, chacun chez soi. Mais ce sont des vilains.
Ils viennent d'ailleurs.
Quand la politique des vilains monta enfin sur le trône
de France, où elle ne voulut plus rien faire que par
intérêt, la noble France protesta par l'épée de sa no-
blesse, par le dévouement de ses prêtres, par les aumô-
nes de son peuple pour la rédemption des captifs.
La France est une noble nation, une nation dévouée
parce qu'elle est chrétienne. Tel est son esprit de dé-
vouement qu'il est plus facile de le fausser que de
l'éteindre. N'est-elle plus guidée à se dévouer pour le
bien, elle se dévoue pour le mal. Se dévouer est son prin-
cipal intérêt. ~~
On lui fait faire ce que l'on veut en le colorant de
grandeur et de justice. On lui dit qu'elle affranchit les
DE LA NOBLESSE. 263
peuples, qu'elle fait régner la liberté, L'égalité ; et, sans
compter, elle doîme de For et du sang.
Ses soldats laissent aux alliés ou même aux vaincus
les villes qu'ils ont prises ; ils rapportent pour glorieux
butin des blessures et des drapeaux troués. Sur leur
passage, battant des mains, se pressent les citoyens dont
les enfants sont morts dans cette guerre et qui en ont
payé les frais.
Telle n'est pas la vieille Angleterre, vieille rusée et
avare. L'Angleterre achète des soldats et veut qu'ils lui
rapportent la somme et les usures. Ce qu'elle a pris,
elle le garde ; elle garde même ce que les autres ont con-
quis. L'Angleterre, jusqu'à ce qu'elle redevienne catho-
lique, est une nation de vilains. — Oui, milords !
Déchue de son ancienne splendeur catholique, la
France conserve encore quelque chose de noble; elle
est encore la noble France, ne fût-ce que par cette folie
dans le dévouement et cette facilité à se laisser tromper.
Toi, Angleterre, tu spécules, tu trafiques, tu trom-
pes, tu portes en plein le caractère ignoble de la forfai-
ture.
Jamais la France n'aurait pu, n'aurait su comme toi
conserver durant trois siècles sous sa dent une Irlande,
sous sa griffe une Inde et tant d'autres peuples oppri-
264 DE LA NOBLESSE.
mes, ne leur demander que de l'or, leur en demander
toujours, ne pas leur donner Dieu.
Jamais la France n'aurait voulu, n'aurait su boire tant
de sueurs, tant de sang, commettre tant de rapines, se
souiller de lant de mensonges, fabriquer tant de poi-
sons. — 0 Angleterre ! le plus vilain des peuples, si tu
n'étais le plus hardi des forbans!
XIV
LES NOBLES ARMOIRIES DE FRANCE.
L'emblème de la vieille Angleterre est le léopard, un
animal de proie, fort, mais rusé, qui bondit, mais qui
rampe. La France avait le lis,
La belle blanche fleur embaumée, dont la forme s'épa-
nouissait sur le chandelier d'or placé devant l'arche de
Dieu, spherulaque simul et lilium; la noble fleur qui
croît sans travail et ne ramasse point de profits : Lilia
non laborant neque nent.
La France a bien subi un moment l'oiseau de Louis-
DE LA NOBLESSE. 268
Philippe. J'avoue que c'était un pauvre oiseau! Mais il
a peu régné ; l'aigle est venu . L'aigle fend les airs, et
nul autre ne suit son vol ; il a des serres puissantes, il
regarde fixement le soleil.
Certes, l'aigle est plus noble que le léopard. Dieu,
rappelant aux Hébreux l'un des traits les plus mémora-
bles de sa miséricorde, se compare à l'aigle : « Je vous
ai portés comme l'aigle porte ses aiglons sur ses ailes : »
Portaverim vos super alas aquilarum et assumpserim
mihi.
Le léopard aussi est nommé dans l'Écriture. Il est un
des brigands qui dévoreront les pervers : Pardus vigi-
fans super civitates eorum. Il est la bête aux dix cornes
chargées de diadèmes, qui s'élève de la mer pour tour-
menter les saints de Dieu : Et bestia similis eratpardo.
La trace de l'aigle se perd dans les cieux. Des clôtu-
res' rompues, du sang, des ossements rongés, des ves-
tiges de déprédation et de carnage signalent sur la terre
la trace du léopard. Les brebis fuient, les bergers pleu-
rent : le léopard a passé.
J'aimerais mieux, cependant, qu'il n'y eût point d'ai-
gle dans nos armes. — Après tout, l'aigle est une bête.
C'est la bête de Rome païenne : elle a bien des choses
sur la conscience , elle a même quelques affronts sur le
dos.
Il y a un aigle d'Autriche, un aigle de Russie, même un
j
266 DE LA NOBLESSE.
aigle de Prusse. . . — La Prusse ne se refuse rien ! — Deux
de ces aigles sont hérétiques; tous, y compris l'aigle de
France, ont été plus ou moins plumés.
Après le lis immarcessible, la France ne pouvait mon-
ter qu'en prenant la croix, l'invincible croix qui a chassé
l'aigle de Rome et qui l'a remplacée au Gapitole pour
toujours.
La noble France se souviendra de son Charlemagne,
qui montait à genoux, roi des Francs, les degrés de l'au-
tel de Saint-Pierre, et qui les redescendait, empereur, le
globe catholique dans les mains.
Le diable, le déchu, le vilain par essence, saura susci-
ter à la noble France tant d'ennemis de sa fabrique,
qu'elle se souviendra de Constantin, de Clovis, de Ghar-
lemagne, de saint Louis.
Elle se couvrira du Labarum : In hoc signo vinces.
Grand jour dans l'histoire du genre humain! Les plumes
tomberont de l'aile des aigles hérétiques, et le léopard
anglais sera pelé comme le lion de Néerlande.
Et tant de peuples encore asservis et serviles, qui gé-
missent sous le fouet dans l'ombre de la mort, verront
accourir la France et le baptême, et recevront la liberté
et la noblesse de Jésus-Christ.
Ils chanteront d'une grande voix. Les yeux tournés
DE LA NOBLESSE. 367
vers la noble France, envoyée de saint Pierre pour les
engendrer à Dieu, ils chanteront : Béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur!
Un cri si joyeux ne s'éleva pas des catacombes après
la première victoire de la croix ; seul, l'éternel hosan-
nah des cieux sera plus vibrant de reconnaissance et
d'amour.
LIVRE XIII
UNE SAMARITAINE
Si scires donnm Dei...
Joan., cap. IV.
(Salon au faubourg Saint-Honoré.)
LA MARQUISE.
I ersonne? Est-ce que le comte n'a pas voulu
attendre?
FLORENCE.
II n'est pas venu, madame.
LA MARQUISE.
Il n'est pas venu?
270 UNE SAMARITAINE.
FLORENCE.
Non, madame.
LA MARQUISE.
On aura dit que je ne recevais pas... Vingt fois on a
fait cette sottise.
FLORENCE.
Madame la marquise peut être sûre...
LA MARQUISE.
Laissez-moi. (Florence sort.) Il était plus empressé avant
ce voyage. Que s'est-il donc passé dans son cœur? Quoi!
il s'en va désespéré, et après trois mois il revient indif-
férent! (eue sonne.) Ce sont les femmes qu'on accuse
d'inconstance! (a Florence.) Eh bien? '
FLORENCE.
Madame a appelé ?
LA MARQUISE.
Que vous a-t-on dit à la porte?
FLORENCE.
Madame la marquise ne m'avait donné aucun ordre.
LA MARQUISE.
Vous n'avez pas demandé si l'on a renvoyé le comte?
FLORENCE.
J'ignorais...
LA MARQUISE. •
Vous ignorez tout. Dites qu'on le renvoie... Non...
Dites qu'on le reçoive. (Florence sort.) Je lui avais indiqué
trois heures ; il en est quatre. C'est de la fatuité. 11 n'é-
UNE SAMARITAINE. 271
tait pas fat pourtant, ni habile. Toute son adresse était
de me laisser voir naïvement un cœur admirable et de
s'affliger avec une sincérité parfaite quand je voulais
trop l'affliger. Pour prendre moi-même le temps de la
réflexion, je lui conseille un jour d'aller en Bretagne
conter sa peine aux rochers ; il part. Pouvais-je croire
que trois mois l'auraient consolé? Je ne le tiens pas
quitte, et je veux au moins des explications, (on entend une
voitnre.) Est-ce lui ?... La baronne!... Quel contre-
temps !
LA BARONNE.
Devinez qui je viens de voir?
LA MARQUISE.
Votre mari ?
LA BARONNE.
C'est bien plus rare ! Un embarras m'arrête devant
Saint-Roch, et j'aperçois le comte qui monte gravement
l'escalier. Certains bruits me reviennent en mémoire.
Je veux voir ce qu'il va faire là ; je fais arrêter et j'entre
après lui dans l'église.
LA MARQUISE.
Il y avait quelque cérémonie ?
LA BARONNE.
Pas un bedeau ! Le comte s'avance jusqu'à la chapelle
du fond, s'agenouille, prie, s'assied, tire un livre, se
met à lire. Il y est encore.
LA MARQUISE.
N'est-ce pas une petite mode royaliste?
272 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Pardon! on va aux grands prédicateurs: on entend,
le dimanche, la messe d'après midi. Mais s'agenouiller
dans une église déserte, à l'heure de la promenade, lors-
qu'il fait beau, ce n'est plus mode, c'est dévotion.
LA MARQUISE.
De sorte qu'il est dévot ?
LA BARONNE.
Tout de bon, cela se dit, et vous verrez qu'il en a
1ï •
air.
LA MARQUISE.
Il a l'air d'un homme de mérite, ce pauvre comte.
LA BARONNE.
Moi, je le trouve encore très-bien. Cependant, de
l'avis de tous ceux qui l'ont revu, ce n'est qu'une reli-
que. Il s'est converti en Bretagne, d'où il arrive. A peine
le rcncontre-t-on. Il parle peu, ne pense qu'à son salut.
Tout le monde croit qu'il prendra les Ordres, et que, ne
pouvant supporter le spectacle de nos corruptions, il
ira s'enfermer dans une chartreuse ou prêcher les
sauvages.
LA MARQUISE.
C'est la légende.
LA BARONNE.
Elle est attendrissante. Savez-vous la cause de ce
changement merveilleux ?
LISE SAMARITAINE. 272
LA MARQUISE.
La cause ordinaire, je suppose : une passion ?
LA BARONNE.
Justement. Il adorait une danseuse.
LA MARQUISE.
Lui!... Oh! non.
LA BARONNE.
Remarquez qu'il ne met plus le pied dans un théâtre.
La danseuse l'aimait aussi. Néanmoins, quoique le comte
ne manquât point de magnificence, elle avait de grands
frais de costume, et... elle se rattrapait snr la quantité.
LA MARQUISE.
Quelle horreur !
LA BARONNE.
C'est l'usage. Elle ne croyait pas mal faire. Le comte
apprit tout et rompit. La danseuse , vraiment éprise,
courut après lui. Il lui ferma la porte : elle s'empoi-
sonna.
LA MARQUISE.
Pauvre fille! Je pense qu'on lui fit prendre un vo-
mitif ?
LA BARONNE.
Vous riez ; mais rien n'est plus vrai : je le liens d'un
ami du comte. Croyant bien mourir, l'infidèle demandait
à grands cris son amant, afin de le voir une dernière
fois et d'être pardonnée. Il vint et pardonna. Plus tran-
quille alors, elle se laissa soigner et...
274 UNE SAMARITAINE.
LA MARQUISE.
Et reprit les affaires.
LA BARONNE.'
Que vous êtes dure ! Ette ne reprit point les affaires ;
elle alla se cloîtrer, après avoir dit plusieurs belles
choses qui touchèrent le comte, et qui enfin L'ont
converti.
LA MARQUISE.
Ma chère, vous me faites un roman-feuilleton.
LA BARONNE.
Un roman historique, ma chère. Vous verrez si le
héros ne prend pas la soutane au dernier chapitre. Je
suis curieuse de l'entendre prêcher. On assure qu'il
s'essaye déjà et que même il est un peu ridicule.
LA MARQUISE.
J'ai encore peine à croire cela. Le comte a toujours
passé pour homme d'esprit.
LA BARONNE.
Avouez pourtant qu'il fait une étrange escapade.
Donner dans la piété à son âge, lorsque la fortune l'avait
mis sur un si beau chemin, et si facile ! Il y a des posi-
tions dans l'Eglise; mais, devînt-il évêque ou cardinal,
tout cela ne vaut pas une ambassade, ni même une place
au Conseil d'État. Je ne dis rien du reste.
LA MARQUISE.
Quel reste ?
UNE SAMARITAINE. 275
LA BARONNE.
Gomment ! quel reste ? Mais le monde, la liberté, la
vie, tout. Un homme dans l'Église, c'est une femme au
couvent. Le voilà claquemuré, c'est fini. Vous n'en fris-
sonnez pas?
LA MARQUISE.
Ce goût me semble triste; néanmoins je vois qu'il
vient à quelques personnes. Il faut croire que la chose
a aussi ses charmes. Le monde est si mal arrangé, on s'y
ennuie tant!
LA BARONNE.
Taisez-vous donc, ma chère. Est-il possible de s'en-
nuyer dans le monde? Quand j'entends dire cela, il me
semble qu'on parle de quelque épidémie affreuse, et je
crains d'être prise. Véritablement, êtes-vous quelquefois
triste?
LA MARQUISE.
Et vous, ma belle, véritablement, ne l'êtes-vous
jamais ?
LA BARONNE.
Jamais! Je n'appelle pas tristesse de petites fatigues
qui me paraissent inséparables de l'existence et qui ne
me lassent nullement de vivre. Ah! si la destinée avait
fait pour moi ce qu'elle a fait pour vous!
LA MARQUISE.
Voilà un soupir. Pourtant vous êtes riche, vous êtes
276 UNE SAMARITAINE.
jeune, vous êtes belle : que demandez-vous à la des-
tinée?
LA BARONNE.
Rien ; à Dieu ne plaise ! Mais, en vous donnant tout ce
que j'ai, la destinée, mettant le comble à ses caresses,
vous a ôté quelque chose : un mari. N'importe, la vie
est bonne, et ce pauvre comte me fait grand'pitié. Voilà
qu'il n'a plus le droit de nous plaire.
LA MARQUISE.
Y tenait-il beaucoup?
LA BARONNE.
En ce qui me concerne, non. Je ne perds point à sa
faillite; je n'avais rien de placé par là. Mais, comme
femme, je suis sensible à l'affront qu'il nous fait.
LA' MARQUISE.
Quelle comédie avez-vous entendue hier? Je ne vous
comprends plus.
LA RARONNE.
Ah! vous me trouvez du style? Eh bien, je croyais
parler tout uniment.
LA MARQUISE.
J'arrive de la campagne; mettez-vous à ma portée.
LA BARONNE.
Je traduis. Je prétends que le comte nous outrage en
donnant à croire qu'il a trouvé quelque chose de plus
UNE SAMARITAINE. 277
aimable que nous et de plus digne d'amour. Car, enfin,
un homme qui se convertit, qu'est-ce que cela veut
dire?
LA MARQUISE.
Apprenez-le moi.
LA BARONNE.
Cela veut dire : ce Madame la marquise, madame la
baronne, parez-vous pour d'autres ; ayez pour d'autres
de beaux yeux, des sourires, des migraines, des caprices.
Tout cela ne me charme plus, ne me désole plus; je
n'ai que faire d'y penser ; il y a désormais quelque chose
qui m'occupe davantage. Serviteur à vos beautés. » Il
fait la révérence, il s'en va. C'est impertinent.
LA MARQUISE.
Ne connaissez-vous que les dévots qui fassent aux
femmes ces injustices? Les affaires, la politique, les
chevaux, et jusqu'aux danseuses, finissent par séduire
les plus constants : ils font la révérence, ils s'en vont.
LA BARONNE. '
Non ! Les affaires, la politique, les chevaux ne sont
que des modes pour attirer notre attention, ou desCali-
fornies que l'on sonde et que l'on remue afin de grossir
notre liste civile. Nous sommes au fond de tout cela.
Je voudrais savoir quel orateur est jamais descendu de
la tribune sans songer à nos compliments ! Quant aux
galanteries, c'est une façon de coquetterie grossière :
' t. h, 8"
278 UNE SAMARITAINE.
telle ou telle femme peut s'en plaindre ; l'espèce n'est
pas trahie. La chose en soi a si peu d'importance que
nous la pardonnons volontiers. D'ailleurs on peut se
venger. Mais contre la dévotion, je parle d'une vraie
dévotion, franche et drue, point de lutte, point de ven-
geance : nous ne pouvons rien, nous ne sommes rien.
LA MARQUISE.
Bah!
LA BARONNE.
Ma chère amie, vous avez un air de tête tout vain-
queur; mais vous ne connaissez point cela comme moi.
Vous êtes calviniste,?
LA MARQUISE.
Pas du tout. Je suis catholique... tiède. J'ai été bap-
tisée à Saint-Sulpice et mariée à la chapelle du Luxem-
bourg.
LA BARONNE.
Vous n'avez pas reçu, comme moi, une éducation
religieuse. Votre père était un illustre savant qui ne
vous a point fait pâlir sur le catéchisme de persévé-
rance. Son vieux compagnon, votre mari, grand philo-
sophe...
LA MARQUISE.
Écartons ce souvenir.
LA BARONNE.
Moi, j'ai été élevée au couvent, et jusqu'à dix-huit ans
UNE SAMARITAINE. 279
j'ai vécu parmi les saints, chez une tante acharnée aux
bonnes œuvres. Vous n'imaginez pas quels sont ces
gens-là. Une insensibilité extravagante ! Ils ne me
voyaient pas. Il n'a pas tenu à eux que je ne me crusse un
petit monstre de laideur et de stupidité. Mon mari est
le premier qui m'ait dit quelque chose d'un peu vivant.
J'ai une cousine dominicaine ; une autre, de mon âge,
est à son cinquième enfant : la plus belle personne du
monde, et dont on n'a jamais vu les épaules. On nous
menait à la messe tous les jours.
LA MARQUISE.
Tous les jours ?
LA BARONNE.
Et au sermon tant qu'il y en avait. Point de spec-
tacles, point de soirées, point de lectures. Lamartine,
corrupteur; Walter Scott, dangereux...
LA MARQUISE.
Comment donc viviez-vous ?
LA BARONNE.
On me faisait croire que je vivais. Il faut être juste;
sans mon mari j'en serais encore là pourtant ! Qu'il me
parut aimable, ce cher baron, lorsqu'il déchira tant de
voiles épaissis sur mes yeux! Ce fut une éducation
prompte.
LA MARQUISE.
Ne dites-vous pas qu'il se plaint d'avoir trop réussi ?
280 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Il n'est point parfait. Après m'avoir ouvert la porte
il aurait voulu que je demeurasse en cage. Nous avons
argumenté là-dessus. C'est égal, je lui dois d'être bien
débrouillée, et ma reconnaissance est stable comme son
bienfait. Mais écoutez ceci. Quelques habitués de ma
tante, gens d'ailleurs distingués et point gauches, me
venaient voir. Au milieu de ma baronnie je fus choquée
de leur indépendance. Je voulus rompre cette glace, et
qu'ils se missent à brûler comme les amis du baron.
Peine perdue!
LA MARQUISE.
Vous m'étonnez... sans flatterie.
LA BARONNE.
Qu'est-ce qui vous étonne ? Que j'aie voulu leur tour-
ner la tête ?
LA MARQUISE.
Non; qu'elle n'ait point tourné.
LA BARONNE.
C'est la vérité pure. Parfois cela commençait assez
bien; mais aucune suite. Je perdais en un jour le ter-
rain gagné laborieusement en plusieurs semaines. J'a-
vais laissé un certain regard, un air penché, un front
rêveur; je retrouvais quelques jours après, souvent le
lendemain, une roche, un Polyeucte... On s'était con-
fessé. D'autres, qui donnaient plus d'espérances, ne
revenaient point. Enfin le carême arriva : ce fut une
rafle ; tous disparurent.
UNE SAMARITAINE. 281
LA MARQUISE.
Vous riez.
LA BARONNE.
Je ne ris pas. Je suis encore indignée quand j'y pense.
S'il faut vous l'avouer, je m'étais promis d'en enchaîner
un, au moins. Je le voulais à mes pieds, à genoux. J'é-
tais curieuse de triompher du confesseur et de savoir
comment ces gens-là disent : Madame, je vous aime!
eux qui n'en font pas leur métier. Car nos lions de par
ici sont jolis, mais point inventifs, et ils copient toujours
un peu le premier en vogue. Songez donc à l'émotion, à
la pâleur, à la bêtise d'un homme que la crainte même
de l'enfer ne retient pas de laisser parler son cœur.
LA MARQUISE.
Chère amie, cela doit être dangereux.
LA BARONNE.
Peut-être... Je n'avais pas beaucoup réfléchi. Avouez
que cela aussi doit être bien amusant. Enfin je voulais
voir... et je n'ai point vu.
LA MARQUISE.
Quoi! pas un! bien vrai?
LA BARONNE.
Vous voulez mon secret; je vous le dirai. Je les croyais
tous partis, lorsqu'un soir, — je chantais, — un énorme
soupir et deux yeux timides, mais pourtant animés
d'une flamme sans pareille, attirèrent mon attention et
8***
282 UNE SAMARITAINE.
ranimèrent mon courage. C'était un simple bachelier,
mon cousin très-éloigné, et l'un des aides de camp les
plus occupés de ma tante. Je le savais si perdu de ser-
mons, de visites aux pauvres, de congrégations, de Ravi-
gnan, de Lacordaire, de tout, et je le voyais si peu, que
je ne l'eusse jamais soupçonné de pouvoir pousser de
tels soupirs ni ouvrir de tels yeux. Je le fais causer,
et je trouve les commencements d'une passion africaine.
Le pauvre enfant! il me disait mille choses qu'il ne. vou-
lait pas dire et mille autres qu'il croyait taire. Il avait de
l'esprit, le cœur noble. Le baron, tout en cherchant à
faire son éducation, comme il venait d'achever la mienne,
l'aimait tendrement.
LA MARQUISE.
Vous m'effrayez.
LA BARONNE.
Ah! n'ayez pas peur! Le cousin voulait combattre sa
passion; mais, malgré des résistances qni me divertis-
saient et qui m'attendrissaient, il se laissait subjuguer.
Pour me voir il négligeait les commissions de ma tante ;
il venait au théâtre, chose extrême! Caché dans un coin,
il me regardait tout à son aise. Je sentais que ses yeux
étaient là. Un jour on parlait d'une représentation où
nous avions assisté la veille : ni lui ni moi n'avions
entendu un mot de la pièce, ni seulement vu les acteurs.
LA MARQUISE.
Oh! oh!
UNE SAMARITAINE. 283
LA BARONNE.
Attendez. Mon mari lui dit : « Cousin, tu es amou-
reux ! » Il s'empourpra et nia de toutes ses forces. Mon
mari continue : « Cousin , faux témoignage ne diras ! »
Cousin se tut; mais cette parole avait porté. Le lende-
main je le vis arriver. Rien qu'à son air je devinai d'où
il venait et qu'il avait fait ses malles, a Ma cousine,
me dit-il, je vous aime. — Je le sais, répondis-je, sans
trop calculer ma réponse; et moi aussi je vous aime. »
Il ne broncha pas. * Cet amour, reprit-il, offense Dieu ;
j'ai voulu que vous le sachiez de moi avant d'aller m'en
punir. — Quoi ! m'écriai-je épouvantée, voulez-vous
vous tuer? — Ce serait un autre crime, dit ce fana-
tique; mais j'espère bien mourir. » Et il me laisse.
LA MARQUISE.
C'est une tragédie. Est-il mort ?
LA BARONNE.
Bah ! Il est marguillier en Bretagne et père de deux
garçons. Il m'a présenté sa femme. Que vous dirai-je ?
Il a bien osé me sermonner indirectement en faveur du
baron !
LA MARQUISE.
Merci de votre aimable histoire, ma chère.
LA BARONNE.
Aimable vous-même ! Je me suis vue sur le point de
l'aimer tout de bon, ce pieux cousin, et en somme j'ai
été... esquivée. Voilà ce que vous trouvez aimable? Si
284 UNE SAMARITAINE.
tout le monde ressemblait à ces dévots, le sort des fem-
mes prendrait des teintes lugubres. Sérieusement, à
quoi devons-nous de n'être pas tout à fait esclaves,
d'exercer un peu d'autorité, d'avoir un peu de liberté?
Réfléchissez : vous verrez que nous tenons tout de ce
qu'on appelle la coquetterie. S'il n'y avait pas cette ému-
lation de nous plaire et cet espoir enraciné d'y parvenir,
il nous faudrait revendiquer nos droits les armes à la
main, en grand danger d'être battues.
LA MARQUISE.
Mais aussi tout changerait de face : nous regagnerions
à la maison ce que nous perdrions dans le monde ; nos
maris seraient la vertu même.
LA BARONNE.
Grande question ! Il s'agit de savoir si la vertu est
toujours un charme. Grande, grande question!
LA MARQUISE.
Tant de gens le disent !
La baronne.
• Si peu de gens le prouvent !
la marquise.
Qu'est-ce que c'est que votre cousine, femme de votre
cousin ?
LA BARONNE.
Vingt-deux ans, une taille de déesse, une voix de cin-
quante mille francs, des cheveux de comète, des cha-
UNE SAMARITAINE. 285
peaux de la bonne faiseuse de Quimper. Cette infortunée,
qui serait admirée de tout Paris, grignote la vie dans une
lande aux environs de Concarneau, sans jamais rien voir,
sans être jamais vue. Elle compte avec les fermiers,
veille à faire rentrer le foin en grange, et lit le Traité de
la perfection chrétienne.
LA MARQUISE.
Mais se plaint-elle?
LA BARONNE.
Voilà le comble : elle se croit heureuse, et son unique
souci est de savoir comment elle élèvera ses garçons.
Elle a des idées sur l'éducation des hommes. Je vous
donne en mille à deviner ce qui l'occupait : elle voulait
absolument savoir si M. de Montalembert obtiendrait la
liberté d'enseignement. Elle disait là-dessus des choses
de l'autre monde, totalement incompréhensibles, que
son traître de mari écoutait d'un air charmé. Enfin,
enfin, croirez-vous qu'ils ont passé un mois à Paris
sans aller à l'Opéra seulement une fois !
LA MARQUISE.
Quelle étrange existence !
LA BARONNE.
Ce sont des mœurs barbares. Ignorer ou s'ennuyer,
et mettre au monde un enfant tous les dix-huit mois,
voilà ce qu'on appelle vivre chrétiennement. (Entre Florence.)
286 UNE SAMARITAINE.
FLORENCE.
Monsieur le comte est là et demande si madame la
marquise reçoit.
LA BARONNE.
L'heureuse rencontre! Recevez-le, ma chère, et livrez-
le-moi.
LÀ MARQUISE.
Sef ait-il aussi votre cousin?
LA BARONNE;
Ils sont tous frères, par conséquent tous mes cousins.
Je déleste l'espèce entière.
LA MARQUISE, il part.
Après tout, je ne risque plus rien, (a Florence.) Faites
entrer.
LA BARONNE.
Comte, vous venez à propos. Je parlais de vous.
LE COMTE.
Ah ! madame, qu'ai-je donc fait?
LA BARONNE.
Bien obligée ! Vous pensez que je vous déchirais. Point
du tout, monsieur, et je disais, au contraire, comment,
vous ayant vu tout à l'heure à Saint-Roch, vous m'avez
édifiée.
LE COMTE.
Édifiée ! Décidément, madame, j'aurais dû arriver plus
tôt.
UNE SAMARITAINE. 287
LA BARONNE.
Décidément, comte, vous me soupçonnez de médi-
sance. Non; je ne péchais que par curiosité. Je l'avoue,
je m'épuisais à deviner ce que vous alliez faire à Saint-
Roch.
LE COMTE.
Je suis prêt à vous le dire, madame ; mais franche-
ment, cela ne vaut pas la peine d'être répété.
LA BARONNE.
Dites toujours. On verra.
LE COMTE.
Eh bien ! j'allais prier Dieu.
LA BARONNE.
Bon ! Tous, matin et soir, nous prions ; mais une
prièrç en plein midi, en pleine église, c'est moins ordi-
naire, et je me suis lancée dans lès conjectures. J'en ai
fait mille. Je me suis dit : Le comte prépare un grand
coup. Me suis-je trompée?
LE COMTE.
Non. Je me prépare à quelque chose de grave, en
effet.
LA BARONNE.
Voyez-vous, marquise I Ah I la belle chose que l'in-
discrétion! Car vous n'ignorez pas, comte, que vous
êtes une énigme. Il fera ceci, il fera cela. Quoi? Per-
sonne n'en sait rien. Et nous, grâce à mon indiscrétion,
nous saurons tout, vingt-quatre heures avant les autres
288 UNE SAMARITAINE.
journaux. Allons, comte, ne vous exécutez pas à demi ;
confiez-nous ce secret ; il sera bien placé. Vous mariez-
vous? Entrez-vous dans les Ordres? Faites -vous un
ouvrage sur la réforme des mœurs ?
LE COMTE*
Est-ce qu'il faut répondre sur tout cela, madame?
LA BARONNE.
N'omettez rien.
LE COMTE.
Je me marierai si quelqu'un pense là-dessus comme
moi; j'entrerai dans les Ordres, si c'est la volonté de
Dieu ; et je veux, en tous cas, essayer de vivre de telle
sorle que ma vie soit un traité pratique de la réforme
des mœurs.
LA MARQUISE.
C'est donc vrai !
LE COMTE.
Quoi, madame ?
LA MARQUISE.
Vous êtes... •
LE COMTE, souriant.
Achevez.
LA MARQUISE.
Monsieur le comte, vous ne faites rien, je le sais, que
sérieusement et honorablement, et je serais désespérée
de prononcer un mot qui vous blessât; mais enfin,
lorsque l'on m'apprend que quelqu'un du monde, une
femme et snrtout un homme, se... convertit, donne dans
UNE SAMARITAINE. 289
la... piété?., j'estime la piété pourtant!... néanmoins...
comment vous le dirai-je? involontairement j'y attache
une idée de...
LE COMTE.
Une idée de ridicule, n'est-ce pas, madame ?
LA BARONNE.
Quelque chose comme cela.
LA MARQUISE.
Oh! non.
LE COMTE.
Pourquoi vous en défendre ? Voyez la belle franchise
de madame la baronne. Elle juge et vous devez juger
comme tout le monde. Je hante les églises, je fais mai-
gre, je songe à la mort et au jugement, je me confesse,
et peut-être que j'ai dans ma poche un chapelet. Voilà
dix-huit cents ans que les plus aimables dames et les
plus charmants esprits de la terre attachent à cela une
idée de ridicule et le disent. Je l'ai dit aussi, et vous
n'êtes pas, mesdames, les premières de qui je l'entends.
Que voulez-vous que j'y fasse ? Je laisse dire, et je n'en
suis pas même importuné.
LA BARONNE.
Il faut que ce soit vous qui l'assuriez, au moins.
LE COMTE.
Vous allez me croire, madame. Je suppose qu'il y a
quelque part un mari très-amoureux de sa femme...
T. II. 9
290 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
C'est une parabole ?
LE COMTE.
J'arrive de Bretagne, et c'est un apologue traduit du
breton. Ce mari donc aime sa femme uniquement, pu-
bliquement, obstinément. On vient, et on lui dit : «Vous
vous rendez ridicule ; personne n'aime sa femme de
cette façon ; cela ne se fait plus ; c'est vieux, c'est tout
à fait contre l'usage. » Que répond le mari?
LA BARONNE.
Oui, que répond le mari ?
LE COMTE.
Il continue d'aimer sa femme. Que lui importe qu'on
rie ? Il a le cœur plein de respect, plein de confiance,
plein d'amour. Or, si vous voulez bien n'en être point
offensée, madame, je prétends qu'un homme peut rem-
plir et enivrer son cœur d'un amour encore plus grand,
plus confiant, plus heureux que celui-là. Le ridicule alors
devient facile à porter. Pour moi, je consens très-volon-
tiers qu'on me raille, et parfois même je ris à mon tour.
LA BARONNE.
De nous, peut-être ?
LE COMTE.
Quelque chose comme cela. Je considère la facilité
avec laquelle on s'embarque à poursuivre un autre bon-
heur, les peines qu'on y prend, l'obstination qu'on y
UNE SAMARITAINE. . . £91
met, les sacrifices qu'il en coûte; et cette sagesse me
semble infiniment plus risible que ma folie.
LA MARQUISE.
Vous pourriez avoir raison.
LE COMTE.
Plût à Dieu, madame, qtie vous en fussiez persuadée !
LAJiARONNE, >, part.
Voilà un accent de mon cousin. (Haut.) Que dites- vous?
Prenez garde, ma chère, il vous pousse au couvent, et
je vous avertis que les jours sont terriblement longs
sous la grille.
LA MARQUISE.
C'est de quoi j'aurais peur.
LA BARONNE.
J'en ai goûté, moi. Quelles journées ! Rien sous les
yeux, rien dans la tête, rien dans le cœur.
LE COMTE.
Gomment! rien dans le cœur? Au couvent et dans le
monde, un cœur chrétien est rempli de Dieu. A quoi sert
donc de vous conter des apologues ?
LA BARONNE.
Contez ce que vous voudrez. Je ne puis comprendre
cet amour abstrait, ni que la passion s'attache à ce que
l'on ne voit pas, à ce que l'on n'entend pas, à ce qui ne
parle pas.
292 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Admirez comme les esprits différent : ce que j'ai peine
à m'expliquer, moi, et ce que je ne croirais pas, si l'exem-
ple en était plus rare, c'est que la passion s'attache à ce
que l'on voit, à ce que l'on entend, à ce qui parle. Regar-
dez de plus près, madame, nos passions à objet visible
et présent ; voyez quel train elles mènent et le but qu'elles
cherchent. Il me semble que nous faisons là un jeu de
marionnettes étonnamment désordonné et ridicule.
LA BARONNE.
Un moment, monsieur le comte! Il y a passion et
passion.
LE COMTE.
Oui, madame; il y a l'avarice, l'orgueil, l'envie, la
gourmandise, la colère; d'autres passions encore; ce
n'est pas de celles-là que je parle; mais, par beaucoup
de côtés, la grande passion, la belle passion qu'on se
permet d'appeler l'amour, est sœur de toutes celles-là.
Il existe certain catalogue où elle n'a que son rang parmi
les sept péchés capitaux.
LA BARONNE.
C'est trop mépriser le cœurhnmain.
LE COMTE.
Les phalanstériens le disent ainsi ; mais philosophons
un peu. Connaissez-vous rien de plus drôle que deux
personnages, un beau monsieur et une belle madame,
attachés chacun, à part, d'une chaîne sacrée, qui se
UNE SAMARITAINE. % 293
laissent néanmoins conduire l'un vers l'autre par ce ma-
gicien qu'on appelle amour? Il me semble que je les
entends : a Mets un bandeau sur nos yeux, ferme nos
oreilles, déguise-nous, prends notre volonté, fais-nous
mentir, rends-nous insensibles à la pitié, au devoir, aux
serments, et traîne-nous où tu voudras! »
LA BARONNE.
Je plains ces victimes d'une fatalité inexorable. Les
condamnez-vous ?
LE COMTE.
Qu'est-ce que la fatalité, madame? Êtes-vous Turque?
Ces insensés, victimes si vous voulez, mais victimes
lâches d'une lâche folie, certainement je les condamne.
Vous aussi vous les condamnez.
LA BARONNE.
Quand me prouverez-vous cela?
LE COMTE.
De suite, si vous le permettez. La belle passion
commence h piquer. Avant de prendre le mors aux
dents, les victimes ont bien le temps d'apercevoir au-
tour d'eux les cœurs que leur emportement va déchirer.
Un mari, une femme, des enfants, une famille, des
amis, tout cela vous a élevé, vous a aimé, a travaillé et
souffert pour vous ; tout cela veut votre affection, a be-
soin de votre vertu, est jaloux de votre bonheur. Et tout
cela sera sacrifié, devra pleurer, devra rougir, parce que
la fantaisie est venue à M. le chevalier ou à madame la
294 • UNE SAMARITAINE.
comtesse de faire un roman!... Je laisse le crime : ne
voyez que la vilenie. Cette abdication absolue de tout
courage, ce consentement à boire un philtre qui va tout
à l'heure produire de tels effets, c'est déjà stupide, .et
c'est encore trop beau quand on vient à la réalité; c'est
la fiction poétique. Dans le fond, la prétendue fatalité
n'est qu'une série de calculs. On manœuvre savamment,
on se pipe ; le pêcheur déploie moins de ruse contre le
poisson que vos victimes n'en intentent à se prendre
réciproquement et à dépister [le monde. On réussit. On
extermine le pauvre Orgon, et on vilipende Tartufe.
Mais quoi ! ce charme s'altère, l'amour bâille tout comme
l'hymen : on s'ennuie. Nouvelle diplomatie, ruses nou-
velles pour se découdre ; et ce n'est pas qu'on veuille
finir, c'est qu'on a déjà recommencé. Ils parlent de
l'enivrement, du délire ; je ne vois là qu'un travail de
patience. Tenez, madame, en fait de passion franche,
audacieuse, constante, en fait de véritable ivresse,
parlez-moi des buveurs. Voilà des gens qui aiment.
LA BARONNE.
Fi! monsieur le comte; vous êtes horrible.
LE COMTE.
Madame, j'ai fait là-dessus beaucoup de réflexions, et
très-impartiales, car je ne suis qu'un Breton dégénéré.
Je n'aime pas le vin.
LA BARONNE.
Qu'est-ce que vous aimez dans ce misérable monde,
vous ?
UNE SAMARITAINE. 293
LE COMTE.
Ne désespérez pas de le savoir, madame ; je ne déses-
père pas de pouvoir un jour le dire.
LA BARONNE, saluant la marquise.
Madame la marquise, ceci certainement n'est pas pour
moi. .
LA MARQUISE, a part.
J'y compte bien. (Haut.) Rendez-vous digne, madame
la baronne, et espérez. Mais ce que je voudrais savoir,
moi, si vous le permettez, c'est pourquoi la passion du
vin est plus glorieuse que celle de l'amour.
LA BARONNE.
En effet, cette question me paraît palpitante iï actua-
lité. Voyons donc, monsieur le comte, votre paradoxe?
LE COMTE.
Ce n'est point un paradoxe, madame. Entre ces deux
ivresses les ressemblances ne manquent pas. La poésie
les chante sur le même rhythme, souvent avec les mômes
mots. Les poètes du vin ne sont inférieurs ni par le nom-
bre ni par l'inspiration aux poètes de l'amour; ils sont
incomparablement plus populaires, ce qui prouve qu'il y
a plus d'ivrognes que d'amoureux. Les ivrogpes sont
plus fidèles, plus dévoués, plus héroïques dans leur
genre : le vin dompte tous les jours, des cœurs mâles et
mûrs dont la glace résiste aux feux des yeux les plus
296 UNE SAMARITAINE,
charmants. J'ai connu des hommes, pleins de courage
contre les beaux yeux, qui ne pouvaient passer devant
un cabaret. A jeun ils rougissaient d'avoir été vus tré-
buchant par les chemins ; ils regrettaient avec larmes
d'avoir bu le pain de leur famille et battu leur femâae,
et néanmoins, encore malades de la veille, ils recom-
mençaient. L'amour ne fait pas de prodiges plus grands.
LA BARONNE. .
Mais vous nous dépeignez là des brutes!
i
LE COMTE.
On en connaît, madame, qui font de très-beaux dis-
cours ou de très-jolis vers ; il y a de grosses taches de
vin sur plus d'un traité de philosophie. Orateurs, poètes,
penseurs, ou simples brutes, ils ont autant de droit que
les amants au beau nom de victimes de l'inexorable fata-
lité. Leur fatalité est de boire , comme la fatalité des
autres est d'aimer. Savez-vous qu'ils auraient bien des
choses à dire en faveur de leur penchant? D'abord, que
ce penchant est dans la nature, comme l'autre ; ensuite,
qu'ils ont commencé par l'amour, qu'ils l'ont trouvé
fade et trompeur, et que le vin les a consolés ; puis,
qu'il y a dans le vin une poésie inépuisable, tantôt d'al-
légresse, tantôt de mélancolie, et que jamais les joies et
les peines de l'amour n'ont rendu le soleil si brillant, ni
la nuit si sombre, ni la terre si vivante, ni rempli leur
esprit de tant de beaux rêves et de charmantes illusions;
enfin, que c'est une chose beaucoup plus honnête de
boire du vin qui est à soi que d'aimer une femme qui
est à autrui. Voilà leurs raisons, une partie de leurs
UNE SAMARITAINE. 297
raisons, car elles sont sans nombre. J avoue qu'elles
me paraissent solides.
LA BARONNE.
En sorte que, s'il fallait choisir, vous seriez ivrogne ?
LE COMTE.
Sans hésiter. L'autre jour on contait deux nouvelles.
La même nuit, madame la comtesse de B..., laissant là
son mari et ses enfants, était partie, enlevant son pro-
fesseur de piano; et l'écrivain moraliste D... avait été
recueilli par la patrouille, endormi dans la rue, un lam-
pion sur le ventre. Je préfère aller à la messe ; mais,
après cela, j'aimerais mieux être l'ivrogne que l'amant.
Le crime est moins gros, je ne crois pas le bonheur plus
mince. Quelle qu'ait été la fumée du lampion, j'en aper-
çois davantage et de plus acre autour des feux de la
comtesse.
LA BARONNE.
Pas encore.
LE COMTE.
Dès à présent, madame. Je puis dire que je l'ai vu par
moi-même.
LA BARONNE.
Auriez-vous aussi enlevé une comtesse?
LE COMTE.
Dieu merci, non ! Mais, dans mes voyages, j'ai ren-
contré une grande dame et un autre pianiste qui avaient
joué ce morceau à quatre mains. Cela ne datait pas d'un
9*
298 UNE SAMARITAINE.
mois ; le monde entier s'entretenait de leur flamme, et
déjà la torche de l'amour charbonnait affreusement. Je
fis connaissance avec eux aux environs de Naples, dans
un coin du paradis terrestre. Ils marchaient côte à côte,
l'œil morne et la tête baissée, ne rompant le silence que
pour échanger des aigreurs toutes conjugales ; si bien
que je voulus m'éloigner, comme d'un vieux ménage.
L'insupportable ennui du tête-à-tête leur fit faire des
bassesses pour me retenir. La mauvaise compagnie alors
ne me déplaisait pas trop ; je les assistai quelque temps.
Chacun en fut bientôt aux confidences. Quelle pitié!
Dans la réalité, ces malheureux s'abhorraient. Le cro-
que-notes surtout était excédé. « Moi, disait- il, qui
suis sans fortune et qui avais une si belle clientèle! » Il
m'insinuait que, si je le voulais supplanter, il ne se met-
trait pas en travers, et que ce serait une éclatante aven-
ture, propre à bien poser un jeune homme indépendant.
Ce serpent ne put m'abuser sur mon peu de mérite ; je
pris soin de lui laisser tout entier le cœur de la mère de
famille, je les abandonnai enfin à leur ivresse, non, je
crois, sans exciter quelques regrets.
LA BARONNE.
Ah! monsieur le comte, êtes-vous bien sûr de vous
défendre en ce moment de toute fatuité?
LE COMTE.
De toute fatuité comme alors de toule envie, madame.
Depuis, le pianiste est retourné à ses pédales, et la belle
dame, poussant au bout la vocation, a fini par tremper
UNE SAMARITAINE. 299
dans l'encre ses doigts amaigris : elle a écrit l'histoire
de son cœur, que j'ai eu la curiosité de lire. C'est bien
lavél Cependant il y a du vrai, et j'ai vu là qu'on m'avait
en effet présenté la coupe; mais j'ai fait comme les en-
fants de Sparte : le déplorable état de l'ilote, en proie
sous mes yeux aux nausées, me préserva de boire.
LA BARONNE.
Vous tenez à cette similitude. Je vous avertis qu'elle
m'agace, et qu'en dépit de vos raisonnements je ne la
trouve ni juste ni galante.
LE CONTE.
Vous me désolez, madame. Je m'aperçois d'un oubli
que j'ai fait, et je vous en demande pardon. Quand j'ai
vu le chemin que la conversation prenait, j'aurais dû
vous avertir que le terrain est scabreux pour nous^ au-
tres dévots; nous sommes obligés de dire à peu près
ce que nous pensons, même aux dames, même de ce que
l'on appelle l'amour; il y a une franchise chrétienne qui
est cent fois plus ingénue que la franchise bretonne.
Mon excuse, c'est que j'ai été provoqué.
LA BARONNE.
Pas du tout, monsieur. Rien ne vous provoquait à dire
que mes serviteurs sont plus insensés que les ivrognes,
et que mes sourires ne valent pas un verre de vin ; car
voilà ce que vous faites entendre.
LE COMTE.
M'ordonnez-vous de me taire, madame ?
306 UNE SAMARITAINE.
LA BARONNE.
Non, monsieur, mais parlez humainement.
LE COMTE.
Eh bien! madame, il faut vous satisfaire. Laissons
donc les buveurs, et mettons que l'amour est la plus
noble, la plus délicate, la plus généreuse des passions...
J'en suis, pour ma part, très-convaincu. J'y fais des con-
ditions pourtant.
LA BARONNE.
Voyons. Écoutez bien, marquise.
LA MARQUISE.
Je ne perds pas un mot.
LA BARONNE, à part.
J'ai tout à fait l'idée qu'on encourage le prédicateur.
LE COMTE.
Cet amour-là... Mais d'abord il est entendu que nous
soufflons sur la flamme des maîtres à chanter et que
nous posons également I'étouffoir sur tous les petits
foyers qui s'allument indûment dans la propriété dii
prochain. Vous m'accordez bien cela?
LA MARQUISE.
Accordons-nous cela, baronne ?
UNE SAMARITAINE. SOI
LA BAROMNE.
Un moment, c'est mon tour d'être à la comédie. Je ne
comprends plus.
LE COMTE.
Si vous me permettez d'être clair, je dis, madame,
que ceux qui s'aiment sans but légitime ne s'aiment pas.
C'est de la coquetterie, un jeu ridicule et dangereux, ou
c'est, plus ou moins, l'histoire du pianiste et de la mère
de famille. Si la mère de famille avait aimé le pianiste,
elle ne lui aurait pas fait perdre sa clientèle, et, si le
pianiste avait aimé cette belle dame, il n'aurait pas per-
mis qu'elle abandonnât pour lui ses enfants et son hon-
neur. Ainsi les maris ont le droit d'aimer leurs femmes,
les femmes ont le droit d'aimer leurs maris, mais rien de
plus, ni d'un côté ni de l'autre. Voilà ce que je demande
qui soit entendu.
LA BARONNE.
Cela touche à l'impertinence, monsieur le comte, de
vouloir me faire dire oui ou non là-dessus. Vous posez
très-mal les questions, et je réserve ma réponse.
LE comte.
Je vous en conjure, madame, ne me réfutez pas. Je
me suis fait des idées sur ce chapitre, et je serais capa-
ble, pour les défendre, de parler tout à fait breton et
tout à fait chrétien.
LA BARONNE.
Mais enfin, tyran, vous ne laissez donc rien aux pau-
302 UNE SAMARITAINE.
vres femmes, aux victimes du contrat de mariage? Il y
en a.
LE COMTE.
Madame, si vous saviez tout ce que la religion vous
donne pour quelques fades courtisans qu'elle veut vous
enlever !
LA BARONNE.
Voyons, voyons, ne prêchez pas. Arrivons à la phy-
sionomie du noble amour, tel qu'on le mène en Bretagne
et tel que l'Église le permet. J'imagine que c'est com-
pliqué.
LE COMTE.
Il n'y a rien, au contraire, de plus simple, et cet
amour consiste tout bonnement à aimer.
• LA BARONNE.
Monsieur le comte, ayons, s'il vous plaît, la précision
du catéchisme. Qu'appelez-vous aimer ?
LE COMTE.
J'appelle aimer, madame, un désir très-grand du bon-
heur présent et futur d'autrui...
LA MARQUISE.
V
Mais cela s'étend à tout le genre humain.
LA BARONNE.
J'allais le dire. Vous équivoquez, monsieur. Nous ne
parlons pas de la charité, nous parlons de l'amour.
UNE SAMARITAINE. 303
LE COMTE.
J'y viens, madame ; mais il faut que cet amour soit
premièrement enraciné dans la charité et s'en élance,
passez-moi une phrase, comme la fleur brillante et pure
de cette noble terre. A l'égard d'un homme, ce sentiment
plus délicat et plus fort s'appelle l'amitié. Tous les
hommes sont nos frères, il y en a un qui est notre ami.
A Tégard d'une femme, c'est une servitude fière et pro-
fonde, et comme un don de soi-même où l'on ne réserve
que ce qui est dû à Dieu.
LA BARONNE.
Ce qui est dû à Dieu, c'est tout. On le disait au couvent.
LE COMTE.
On disait bien. Hais, de tout ce que nous lui devons,
Dieu nous en rend assez pour satisfaire le cœur et même
contenter l'ambition d'une pauvre créature. La femme
qui veut être aimée plus que Dieu veut être aimée d'un
drôle ou d'un sot, et elle n'entend pas ses intérêts, car
le drôle la flétrit et le sot l'assomme. L'un et l'autre
d'ailleurs, l'aimant de cette façon, n'aiment en réalité
qu'eux-mêmes. Ils cherchent... Nous voici sur le chemin
du cabaret.
LA BARONNE.
Fuyons !
LE COMTE.
Je reviens sur mes pas et je répète que l'amour, c'est
tout simplement aimer, non pas soi, mais celle que l'on
304 UNE SAMARITAINE.
aime ; c'est vouloir qu'elle soit heureuse et parfaitement
honorée, parfaitement assurée dans son bonheur ; c'est
aimer en elle non-seulement une créature aimable, mais
une âme immortelle et qui paraîtra un jour devant Dieu
pour répondre de tout ce qu'elle aura reçu et de tout ce
qu'elle aura donné.
LA BARONNE.
Nous voici dans la théologie.
LE COMTE.
Je vous en supplie, madame, ménagez-moi ici. Ces
pensées de l'immortalité de l'âme et du jugement, vous
en êtes peu occupée, et vous avez pu en entendre rire
plus d'une fois; mais j'atteste qu'elles sont défendues
contre les sages et les beaux esprits de votre intimité par
beaucoup de bonnes raisons qu'ils ne connaissent pas.
Remarquez, au surplus, que je parle de nos sentiments,
à nous autres dévots, et que je cherche à vous les faire
comprendre, comme vous me l'avez commandé. Ne suis-
je pas dans mon droit?
LA BARONNE.
Si fait; c'est ce qui m'irrite.
LE COMTE.
Or, suivant nous, les femmes ont une âme ; cette âme
est immortelle ; elle sera jugée, et ce serait un malheur,
le plus grand des malheurs, le seul irréparable pour cette
âme, si elle venait à se perdre, et, pour nous, si nous
avions contribué à sa perte. Nous sommes donc obligés
de régler nos affections de telle sorte que ceux qui en
UNE SAMARITAINE. 305
sont l'objet, et nous-mêmes, non- seulement nous ne
perdions rien, mais nous croissions en vertu. Je me per-
suade qu'on y trouve quelque garantie pour le bonheur.
LA BARONNE.
Un bonheur... sans mélange.
LE COMTE.
Vous voulez dire un bonheur ennuyeux ! Je n'ai rien
à répondre. Lorsqu'on traite avec nous, c'est à prendre
ou à laisser ; mais aux cœurs qui veulent de grandes
flammes, la barrière d'Italie est ouverte, et il reste des
pianistes à enlever.
LA BARONNE.
Allons, vous abusez de cette équipée.
LE COMTE.
Mon Dieu ! madame, -les combinaisons de deux cœurs
ne sont pas si variées que l'on pense. Ou cela, ou des
intrigues de paravent, ou l'austérité de l'affection chré-
tienne, voilà toutes les sortes d'amour ; en dehors de
quoi il n'y a plus que l'association bourgeoise pour la
tenue des livres et la conservation de l'espèce humaine.
LA BARONNE.
Très-bien, monsieur le comte. A présent je sais quels
conseils donner aux filles à marier. Voulez-vous garder
la maison et filer votre quenouille? Prenez un bon chré-
tien. Aimez-vous un peu le monde, un peu la parure,
un peu la musique et la danse? Ah ! réfléchissez, on s'y
damne; mais enfin, si vous y tenez, choisissez un païen.
N'est-ce pas cela?
306 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
« *
A peu près. Je ne pense pas qu'une femme chrétienne
soit absolument condamnée à la prison cellulaire et aux
habits monastiques; cependant la gravité ordinaire de
ses pensées l'éloigné du monde et lui en interdit les
coutumes. Ce qui se passe au delà de son seuil ne la
regarde guère. Il est essentiel qu'on l'estime beaucoup,
que son ménage soit paisible, ses enfants bien élevés, et
pas du tout qu'elle soit proclamée la femme la plus belle
ou la plus vertueuse de Paris.
LA BARONNE.
Vous me glacez avec vos sentences. Quoi ! jamais
d'Italiens, jamais de bals, aucune notion de la pièce nou-
velle ni du roman nouveau ? Ne connaître les histoires
qu'après tout le monde ou ne les pas connaître du tout,
et sauter au moins trois modes sur cinq ?
LE COMTE.
Il y a des compensations. On ne lit pas les livres nou-
veaux, mais on a les vieux livres; on n'entend pas le
grand chanteur, et on ne cause pas avec les beaux es-
prits, mais on cause avec les pauvres, et on les habille
des économies faites sur les modes sautées. Croyez,
madame, qu'il y a encore de quoi employer son temps,
sb fortune, son esprit et son cœur. Et je ne vous ai pas
dit le plus beau, je l'ai gardé pour la fin.
LA BARONNE.
Voyons votre plus beau, monsieur.
UNE SAMARITAINE. 307
u
LE CONTE.
Madame, c'est le mari.
LA BARONNE.
Vous m'étonnez.
LE COMTE.
On ne sait pas combien ce personnage sacrifié est sus-
ceptible d'amendement. Son utilité, personne ne la con-
teste. Tout méprisé qu'il soit,' on fait encore des frais
pour se le procurer. Mais ce serviteur laborieux, patient,
fidèle même, il ne demande qu'à être aimable... Oui,
madame! Si j'étais femme, je voudrais réhabiliter le
mari. Pour peu que l'on consente à ne point l'inquiéter
et à ne point le ruiner (c'est beaucoup, j'en conviens),
il peut à lui seul tenir lieu de toute une cour; et il offre
cet avantage rare de rester, tandis que les autres s'en
vont. Songez-vous quelquefois à la vieillesse, madame?
LA BARONNE.
Certes, j'y songe! et avec déplaisir. Vous n'allez pas
me parler de cela !
LE COMTE.
J'y mettrai des ménagements. Donc, madame, on.
vieillit, et c'est une triste chose, surtout lorsqu'on vou-
drait ne pas vieillir. Il n'y a point de fontaine de Jouvence
qui puisse replanter un cheveu tombé. On vieillit, on
vieillit très-vite. La plus grande et solide beauté du
monde n'est que la décoration d'un jour de fête ; l'air
308 UNE SAMARITAINE.
même où elle brille la détruit el l'emporte par lambeaux.
Ce charmant visage aura demain une ride, après-demain
il en aura deux; chaque jour en apporté une et creuse
les autres; et il ne se donne pas dans l'orchestre un
coup d'archet qui ne vous chasse du bal et de la vie.
L'on engraisse ou l'on maigrit d'une manière folle, l'œil
.s'éteint, la voix se casse, la taille fléchit; la fête enfin
est donnée., les étrangers se retirent. Ils se retirent pour
jamais, car la fête de la jeunesse est finie pour jamais.
Un seul convive demeure, afin de vous aider à ranger la
maison. Eh bien, madame, il faut savoir les perdre, tous
ces indifférents qui sont venus à votre fête et pour votre
fête, mais non pas chez vous et pour vous. Et comment
ferez-vous pour ne point regretter leur inexorable
absence si le convive qui demeure est précisément celui
que vous n'avez pas aimé ? Voilà un joli tête-k-tête que
vous aurez su vous ménager, en un instant, pour le
reste de vos jours!
LA BARONNE.
Vous évoquez des spectres et vous cherchez à vaincre
par la terreur; mais je vous échappe : j'ai résolu de
mourir jeune.
LE COMTE.
À quel âge, madame, pensez-vous n'être plus jeune ?
LA BARONNE.
Vous parlez breton, comte! Je ne serai plus jeune
quand je m'ennuierai.
tfNE SAMARITAINE. *)09
LE COMTE.
Après l'amour, madame, l'ennui est la passion dont
on meurt le moins. Il ne faut pas compter que l'ennui
vous délivrera de l'ennui. Nous sommes condamnés à
souffrir de la vie et à vouloir vivre ; et voilà pourquoi
c'est une si grande duperie de chercher à ne pas
prendre la vie au sérieux. 11 n'y a pas de meilleur
moyen d'en diminuer les joies et d'en accroître déme-
surément les misères.
LA BARONNE.
Le sérieux de la vie ; j'entends souvent parler de cela
par une quantité de vieux fous. Qu'est-ce que c'est que
le sérieux de la vie?
LE COMTE.
L'humble petit chemin du devoir tout bonnement,
madame. Il peut ne pas plaire à notre orgueil, mais Dieu
l'a fait pour nous, et nous a faits nous-mêmes de telle
sorte que nous n'avons ni sens, ni repos, ni dignité, ni
grandeur hors de là. En vain nous nous élançons dans
des espaces qui nous paraissent plus beaux : nous nous
trompons, on nous trompe; tout ce que nous croyons
voir à droite et à gauche de ce petit sentier n'est qu'un
0
mirage dans le vide. Nous tombons misérablement sur
les ronces, et quelquefois dans la fange.
LA BARONNE.
Il me semble que vous m'arrachez les ailes.
310 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Non; mais peut-être que je dissipe des fantômes.
LA BARONNE.
Pauvres chers fantômes ! ils sont pourtant bien gen-
tils. Qu'en dites-vous, marquise, ne les regrettez-vous
pas un peu? Je trouve que vous ne venez guère à mon
secours, et Ton ne sait pour qui vous êtes. Donnez-vous
raison à ce croisé? Pour moi, je me sens plus qu'à demi
défaite, et j'ai envie d'aller tout à l'heure acheter la
Bonne Ménagère.
LA MARQUISE.
Je vous y engage ; c'est un livre que je connais et où
l'on trouve d'excellentes recettes. Quant au système du
coiqte, il me semble avoir du bon, et je lui sais gré de
ne pas prodiguer les ornements ; mais j'y vois une
chose qui' m'effraye : voulez-vous que je le dise, mon-
sieur le comte?
LE COMTE.
Parlez, madame ; je défendrai trop mal ma cause, et
mes vœux seront cruellement trahis si je ne puis vous
rassurer.
DA BARONNE, a part.
Décidément, c'est l'accent de mon cousin.
UNE SAMARITAINE. 314
LA MARQUISE.
Pour moi, je crois que je pourrais m'élever jusqu'à,
sacrifier l'Opéra, le bal, le roman nouveau, qui n'est
jamais nouveau, et diverses choses encore ; je sauterais
bien aussi deux modes sur trois ; enfin, sans trop d'ef-
forts, je soufflerais les bougies de la fête avant qu'elles
fussent descendues jusqu'aux bobèches. . .
LA BARONNE.
C'est fini, vous m'abandonnez; je suis vaincue.
LA MARQUISE.
Attendez; Il y a quelque chose que je ne voudrais pas
éteindre, monsieur le comte ; c'est une certaine liberté
d'esprit et d'âme qu'on dit être et que je crois très-
menacée par cette règle forte dont vous nous parlez.
Vous me direz que vous vous y soumettez bien, vous ;
mais vous êtes homme. Où vous n'avez que la servitude
j'ai peur que nous ne trouvions l'esclavage.
>
LE COMTE.
À une autre, madame, je pourrais répondre que l'es-
clavage est partout, et que sous la règle chrétienne seu-
lement est la liberté. La loi chrétienne garde particuliè-
rement les femmes du joug des passions, tant des leurs
que de celles qu'elles inspirent. Les hommes ont dans
le monde plusieurs refuges contre la tyrannie de l'amour,
les femmes n'en ont qu'au ciel : il faut que vous y viviez
dès ici-bas par vos pensées. 11 y a plusieurs grands
312 UNE SAMARITAINE*
hommes à côté des saints ; il n'y a de femmes grandes, à
côté des saintes, que celles qui se forment à leur image.
Vous avez en propre la beauté, la grâce, l'esprit, mille
qualités charmantes; vous n'êtes grandes que par la
sainteté. De quoi voudraient s'effrayer la fierté de votre
esprit et la noblesse de votre cœur, madame? La raison
sera-t-elle moins libre parce que au lieu de se prendre à
toutes les opinions qui courent, elle s'élèvera jusqu'à la
contemplation de la vérité éternelle? Et comment, si la
raison s'élève, l'âme sera-t-elle abaissée? On vous a
caché la splendeur où vous pouvez prétendre. Le Christ
a voulu être homme afin que l'homme pût être ce qu'est
le Christ : c'est là tout le Christianisme, et vous ne le
savez pas !
LA BARONNE.
Vos définitions sont peut-être hardies, monsieur le
comte.
LE COMTE.
Non, madame, et, si je ne craignais de paraître pé-
dant, je vous citerais mon auteur; c'est un saint, un Père
de l'Église, un martyr. Par sa vie et par sa mort il a
prouvé son dire. Homme, il s'est élevé à cette sublime
place où tout homme se sent appelé de Dieu. Ce qu'il a
fait, des saints sans nombre, avant lui, l'avaient fait ;
depuis lui, des saints sans nombre n'ont cessé de le
faire.
LA BARONNE.
D'autres bons auteurs, ni Pères de l'Église, ni saints,
UNE SAMARITAINE. 313
ni martyrs, je l'avoue, mais professeurs assermentés,
disent, je l'ai entendu, je l'ai lu et je l'ai vu, que cette
sève est épuisée. Vous conviendrez qu'ils ont .bien l'air
de ne pas se tromper entièrement : la sainteté ne court
pas les rues.
LE COMTE.
Ce n'est point son métier, madame. Vous ne l'auriez
jamais vue polker, ni valser, ni jouer des proverbes, que
je n'en serais pas surpris. Toutefois la sainteté n'a point
disparu, et, pour peu qu'on la cherche, on la trouve,
même à Paris. Nous parlions tout à l'heure des dames
qui ont poussé l'héroïsme de la passion jusqu'à laisser
enfants et famille pour aller en Italie jouir du bonheur
que je vous ai dépeint. Laissez-moi vous montrer un
autre héroïsme. Madame la marquise y verra qu'on peut
être chrétienne et ne point manquer de vigueur d'âme.
Vous souvenez-vous de cette belle et jeune Amélie de
Villars, qui fut un instant si admirée dans le monde, j
y a quatre ou cinq ans ?
LA BARONNE.
Je me la rappelle très-bien. Après nous avoir éblouî
elle disparut subitement, ravie par un gentilhomme du
faubourg Saint-Germain, qui l'enferma dans son château
fort et qui ne lui permit plus de passer l'eau : un M. de
Létancourt, je crois.
LE COMTE.
Oui, et fort galant homme, quoique bon catholique.
Madame de Létancourt, plus belle el plus charmante
T, II. 9**
314 UNE SAMARITAINE.
encore que vous ne l'avez vue, menait, depuis son
mariage, une vie toute sainte. Sans emphase, sans bruit,
sans aucun travail visible, elle assistait, nourrissait, con-
solait une population de pauvres. Elle était aussi heu-
reuse que bonne lorsque tout à coup la foudre éclata sur
sa joie et sur sa vertu. Son enfant fut atteint d'une maladie
cruelle. A la fin de la sixième nuit elle le vit mourir.
La religieuse qui l'aidait dans ses veilles sommeillait en
ce moment -là. Elle l'éveilla. « Ma sœur, dit-elle, réci-
tons le Te Deum ; mon enfant est dans le sein de Dieu ! »
Elle se rendit ensuite à la messe, communia et revint
ensevelir son fils unique. On n'entreprit pas de l'arra-
cher d'auprès de lui. Elle y passa tout le jour et toute la
nuit suivante, pleurant doucement et interrompant ses
pleurs pour affermir l'âme désolée de son mari. Elle lui
disait : « Je pleure parce que je suis une faible créature,
mais je pleure au milieu de ma joie ! Soyons chrétiens;
et remercions Dieu du bonheur de notre enfant. » Le len-
demain, elle assista, cachée, à la messe des funérailles;
ses gémissements ne troublèrent point le cantique d'al-
légresse de l'Église* qui ne pleure pas les enfants morts
avec la grâce du baptême, parce que Dieu les a reçus
dans sa gloire. A son retour, seule avec son mari auprès
du berceau vide, la force l'abandonna un instant. Ce fut
le tour du père de rappeler à la mère abattue la gloire
de l'ange qui voyait Dieu. « Oui, dit-elle, pardonnez-moi,
et aidons-nous à l'aimer dans le ciel, heureux de n'avoir
plus à subir la vie. » Le jour même elle donna aux pau-
vres ses soins ordinaires, et elle n'a plus parlé qu'à Dieu
de son enfant et de sa douleur. Yoilà le trait d'une
UNE SAMARITAINE. 315
chrétienne, (a ia marquise.) Que trouvez-vous de plus beau,
madame, et que pourrait faire de plus grand même
votre cœur?
LA MARQUISE.
Rien, monsieur le comte, et, je l'avoue, à moins d'une
force qui lui manque encore, mon âme ne saurait rester
si ferme en de pareils moments. Dieu veuille conserver
madame de Létancourt et me la donner pour amie !
LA BARONNE.
Et moi, monsieur le comte, j'avoue qu'il me faudrait
d'autres modèles. Je ne pourrais ni tant me contraindre
ni tant souffrir.
LE COMTE.
Permettez-moi de vous dire, madame la baronne, que
vous ne savez pas du tout ce que vous pourriez, et qu'il
y aura en vous comme en toute autre l'étoffe d'une
sainte dès que vous voudrez vous mêler d'aimer Dieu.
Gela vous viendra probablement avec la première ride.
Je préférerais pour vous que ce fût de suite ; mieux vaut
tard que jamais.
LA BARONNE.
Ne me mettez point au défi. Je suis capable de ne pas
oublier ce que je viens d'entendre.
LE COMTE.
Mesdames, quel tort on vous fait lorsqu'on vous
316 UNE SAMARITAINE.
apprend à détesler cette simplicité auguste des prétendus
petits devoirs de la famille, de l'intérieur, du mariage,
de la piété! On vous arrache du trône pour vous pousser
sur de misérables théâtres où vous devenez des jouets.
Vous perdez l'affection durable, le tendre respect, la
vénération de tout ce qui est bon et honnête, pour l'ap^
plaudissement éphémère d'un essaim de fats. Ne vaul-
il pas mieux être aimée de son mari, adorée de ses en-
fants, honorée de ses proches dans l'humble paix du
foyer domestique, que d'être louée des gens à la mode,
ou célébrée d'un poète, même d'un qui fait de bons vers,
et ils n'en font pas tous ? Un jour, devant moi, lisant
je ne sais quelle chanson en l'honneur de je ne sais
quelle Elvire, une dame osa bien s'écrier : « Je voudrais
être cette femme-là! » Je vous assure que jamais un
homme de sens et de cœur, même â l'âge où les hommes
de sens et de cœur peuvent prêter l'oreille à ces puéri-
lités, ne s'est dit : « J'aimerais cette femme-là, et je lui
donnerais mon nom ! » Un homme capable d'amour, de
l'amour grand et vrai dont nous parlons, n'admet pas
que la compagne de sa vie puisse s'attirer les éloges
d'un rimeur. Ce qu'elle obtient d'admiration de la part
de certaines gens n'est à ses yeux qu'une tache qui la
rabaisse et dont il s'offense.
LA BARONNE.
Quoi donc ! les chrétiens sont-ils jaloux?
LE COMTE.
Madame, ils désirent à leurs femmes cette dignité et
UNE SAMARITAINE. 317
cette fierté qui ne laissent pas même arriver jusqu'à elles
des regards et des vœux insolents.
LA BARONNE.
C'est bien dur; mais je commence à n'être plus de
mon avis. Cette silencieuse marquise me glace. Soyez
bien sûr, monsieur le comte, qu'elle est pour vous. Je
rends les armes. Je vois, je sais, je crois, je suis chré-
tienne... vrai ! Il n'y a plus qu'une chose que je voudrais
savoir. Nous vous avons toujours CQnnu homme de bien;
mails, depuis quelques mois, vous avez tant grandi!...
Voyons, dites-nous bien franchement ce qui vous a tou-
ché. Vous intéresserez la marquise. Elle est discrète,
mais elle grille comme moi de pénétrer ce mystère.
N'est-il pas vrai, ma belle?
LA MARQUISE.
Je l'avoue.
LE COMTE.
Je n'ai point sujet d'être mystérieux là-dessus, ma-
dame. Il y a deux mois, en Bretagne, où je m'étais rendu
par ordre supérieur, et un peu pour savoir qui serait
plus fort de mon cœur ou de ma raison, je vis une jeune
personne de bonne famille, qu'un homme (un brave gar-
çon pourtant) avait séduite, trompée et abandonnée.
Elle se mourait; son père l'avait maudite, le déshonneur
avait tué sa mère, un de ses frères s'était expatrié, un
autre gisait des suites d'un coup d'épée reçu du séduc-
teur, qui n'avait pas d'autre moyen de réparer sa faute.
9***
318 UNE SAMARITAINE.
Ayant vu ces effets de l'amour, je jurai de ne jamais me
rendre coupable d'un crime si lâche et de ne point char-
ger ma conscience et ma vie du poids de tant d'irrépa-
rables malheurs. Mais personne n'est assuré de sa seule,
force. Ramassant quelques restes de foi, j'allais chercher
en Dieu le bouclier que je voulais désormais porter, et je
me fis chrétien pour être honnête homme.
LA BARONNE.
Bravo, monsieur le comte! vous avez bien fait, et
bien dit, et vous me faites du bien ! Si l'on vous rapporte
que j'ai mal parlé de vous, ne le croyez pas. Vous avez
en moi une amie. (Elle se lève.) Mafquise, je m'en vais...
Mais j'oubliais le but de ma visite. Prêtez-moi ce petit
collier d'enfant que vous m'avez montré l'autre jour; je
veux le faire copier pour une filleule. (La marquise sort.)
Je vous le dis très-sérieusement, comte, vous m'avez
fait du bien, et je suis votre amie. Il est vrai qu'on nous
abuse et qu'on nous perd, et qu'on nous jette dans de
mauvais chemins où nous ne trouvons rien de ce qu'on
nous a promis. Le bon chemin est le meilleur. Ça a l'air
d'une bêtise, ce que je dis là; je suis troublée, mais je
sais ce que je pense. Je ne vous ai pas fâché, n'est-ce
pas ? Vous ne m'avez point fâchée non plus, ni la mar-
quise. Vous l'aimez, et vous avez raison ; elle vous aime
aussi...
LE COMTE.
Madame,..
UNE SAMARITAINE. 319
LA BARONNE.
•
Laissez, je ne le dis pas méchamment, et ce secret
ne sera pas divulgué par moi. Elle deviendra une bonne
chrétienne, et son exemple ne sera point perdu. Tenez,
la voici ; elle a jeté une guimpe sur ses épaules et cou-
vert ses beaux cheveux. Cet ornement s'allongera en
voile de religieuse, ou plutôt en voile de mariée. Je serais
étonnée qu'elle ou vous entrassiez au couvent. Adieu, ne
m'oubliez pas. (Elle sort. Un moment après, la marquise revient.)
LA MARQUISE.
Cette bonne petite baronne est tout émue. Elle a plus
de cœur qu'elle n'en veut montrer, (silence ) Eh bien, est-
ce que la baronne a emporté la conversation ?
LE COMTE.
Madame, vous savez maintenant quelles réflexions j'ai
faites et quelles résolutions j'ai prises dans cette retraite
de Bretagne où vous m'aviez envoyé. Je n'ai rien à ajou-
ter, puisque me voici devant vous.
LA MARQUISE.
C'est donc à moi de parler. (Elle sonne. Florence paraît.)
Florence, je ne reçois point. Monsieur le comte, je vous
ai écouté avec beaucoup d'attention, et je vous ai par-
faitement compris. Il faut vous répondre clairement,
n'est-ce pas, et ce n'est plus le temps de vous désoler?
320 UNE SAMARITAINE.
LE COMTE.
Vous pouvez toujours me désoler, madame ; mais il
est vrai que j'espère de vous une parole franche, qui vous
engage ou qui me force à me délier.
LA MARQUISE.
Vous avais-je lié?
LE COMTE.
Madame, si vous le voulez, je me suis lié moi-même,
et si bien, vous le voyez, que ces nœuds, que j'ai formés
tout seul, je ne puis les rompre sans vous. Mon cœur
s'est élargi, il n'a point changé. Vous n'y êtes plus seule
ni la première. Cependant vous y tenez plus de place
que jamais.
LA MARQUISE.
Nous n'avez pas essayé de me chasser?
LE COMTE.
Non, madame, et je ne l'essayerai pas; mais peut-
être vous ai-je mise au second rang.
LA MARQUISE.
Vous me dites cela! à une néophyte, et qui n'incline
à penser comme vous que depuis un instant ! Si je trou-
vais que vous m'offrez un trop humble partage, que le
second rang ne va pas à ma gloire, que je suis faite pour
le premier, et que ces doctrines sévères qu'il faut em-
brasser nous acheminent à la lumière céleste par de trop
sombres chemins?
UNE SAMARITAINE. 321
LE COMTE.
S'il en était ainsi, madame, je vous plaindrais, non
de me perdre assurément, mais de sacrifier au monde
une âme, la vôtre, qui vaut mieux que lui. Quanta moi,
je ne reprendrais pas et je n'offrirais pas à une autre ce
que je vous ai donné. J'irais demander à Dieu des con-
solations qui n'offenseraient point votre souvenir, et,
comme mon amour se porte surtout à vous vouloir chré-
tienne, je ne désespérerais pas d'y travailler encore,
même sans vous et loin de vous.
LA MARQUISE.
Allons, vous savez relever cette seconde place, et vous
la rendez encore sortable, malgré ce qu'elle semble offrir
d'un peu mortifiant.
LE COMTE.
C'est celle que je désire moi-même.
LA MARQUISE.
Descendez d'un degré dans mon cœur, cher comte,
et donnez-moi la main.
LIVRE XIV
CONTES ST PAYSAGES BRETONS
I
DEUX BRETONS.
D,
(ans les charmes de la Bretagne je ne mets pas au
dernier rang les histoires de chouans. Notre ami Gustave
en connaît plusieurs, et il les raconte bien, en homme
qui les goûte. En voici une de Treguier. Gustave me Ta
contée sur le lieu môme où vécut le héros ; certes, c'est
bien le nom que Ton peut donner à Taupin.
Ce héros, ce Taupin, valet de chambre du dernier
324 CONTES
évêque de Tréguier, ayait suivi son maître en exil. Sa
femme, belle et sage, restée dans le pays, cachait les
prêtres. Elle fut dénoncée à un démagogue qui s'était
fort enrichi de bien national et qui ne manquait pas plus
d'audace que de scélératesse. Il vivait dans sa maison
achetée d'un paquet d'assignats, vigilant, gardé, armé,
craint de tout le monde. Il était l'homme important du
tribunal révolutionnaire.
On condamna à mort les prêtres arrêtés chez madame
Taupin. Pour elle, à cause de sa condition populaire, on
l'avertit de déclarer qu'elle n'avait pas cru donner asile
à des prêtres et de crier : Vive la République ! moyen-
nant quoi elle en serait quitte- Elle répondit qu'elle avait
voulu sauver des prêtres et cria : Vive le roi ! Séance
tenante, le tribunal rendit une sentence de mort.
« Eh bien! dit-elle aux juges, vous avez tort! Vous
ne connaissez pas mon mari. Il me vengera. — Bah!
répondit le démagogue qui venait de prononcer l'arrêt,
un valet de ci-devant évêque ! — Il me vengera, reprit
madame Taupin, et il me vengera terriblement. »
Les deux prêtres furent exécutés à Lannion; madame
Taupin, à Tréguier. Elle marcha au supplice en robe
blanche, chantant Ave, maris Stella. Un bon royaliste,
qui en a écrit l'histoire, n'a pas parlé de Y Ave, maris
Stella; il a dit que la victime avait crié Vive le roi! ce
qui lui a paru bien plus édifiant. Le sang de madame
taupin fut le seul qui coula dans Tréguier.
Dès que Taupin le sut, il revint d'Angleterre. Arrivé,
il se mit en rapport avec quelques hommes.qu'il connais-
sait d'ancienne date et d'autres qu'il devina. Il examina
ET PAYSAGES BRETONS. 325
la forteresse du démagogue, fit son plan, prit ses mesu-
res ; tout alla vite. Au milieu d'une nuit d'orage il entra
comme un coup de tonnerre dans la chambre où le scé-
lérat dormait. Il réveilla en le serrant à la gorge et lui
dit : « Je suis Taupin !» A ce nom l'autre demanda
grâce. « As-tu fait grâce à cette pauvre femme? dit
Taupin. Je te donne cinq minutes pour te préparer à
paraître devant Dieu. »
Le misérable renouvelait ses prières. Taupin, silen-
cieux, regardait sa montre, qu'il tenait d'une main,
l'autre toujours à la gorge du brigand, « Tu n'as plus
qu'une minute, lui dit-il; pense à Dieu, s'il te permet
encore de croire en lui. »
La minute passée, il lui cassa la tête d'un coup de
pistolet. Le feu prit aux couvertures. Taupin réteignit ;
il ne voulait pas que Ton mit à un accident. Ensuite, du
bout de son doigt trempé dans le sang du mort, il écri-
vit en grosses lettres son nom, Taupin, sur le pavé de la
chambre.
Après cette exécution il se mit en campagne aussitôt,
à la tête de ses amis. Leur bande devint très-redoutable
aux révolutionnaires, aux acquéreurs de bien national,
aux dépositaires des deniers de l'État. Taupin eut de
longues aventures, que l'on contera longtemps, puis se
soumit à Hoche, puis reprit les armes. Il fut enfin cerné
avec quarante des siens dans un cimetière où ils se firent
tuer jusqu'au dernier.
Autre histoire du même temps, qui peint un côté char-
mant du prêtre breton, le côté jovial.
Un prêtre poursuivi par un bleu, — c'était le. nom que
T. H, 10
826 CONTES
donnaient les gens du pays aux soldais de la République,
— put passer la rivière sur un barrage en pierres mobi-
les, qu'il connaissait bien. Il gagna la colline; le bleu,
moins agile, tâtonnait sur le barrage. Bientôt le prêtre,
n'entendant plus crier son ennemi, touri^a la tête. Il le
vit en train de se noyer. Sans hésiter il revint sur ses
pas, se jeta dansj'eau, tira le républicain, plus mort que
vif. Il le fit asseoir sur une pierre, bien commodément,
et lui dit:
• Çà ! mon cher, je crois* que je suis pressé, je vous
quitte. Si vous voulez courir encore, faites; mais la jus-
tice exige que vous me laissiez reprendre le terrain que
j'avais gagné sur vous. »
II
DEUX AUTRES.
N,
ous fûmes salués par un homme en habit de cam-
pagne, monté sur un cheval assez vif, qu'il gouvernait
fort bien. Il avait le visage gai et la barbe blanche.
« C'est, nous dit Gustave, un major anglais, qui
comme tous les militaires de sa nation, a couru le monde
entier et quelques autres lieux encore. Il connaît parti-
ET PAYSAGES BRETONS.
culièremeut l'Orient et l'Inde; il a été ingénieur au ser-
vice du fameux Ali, pacha de Janina, si célèbre par sa
cruauté, son avarice et son courage. Il a pu lui arriver
la même chose qu'à M. Bessières, mort conseiller à la
Cour des comptes et pair de France, qui servit aussi ce
pacha. Un jour, M. Bessières, ayant été insulté dans
une rue de Janina, s'en plaignit. Ali s'informa de la rue,
et aussitôt, sans demander d'autres renseignements,
sans que M. Bessières pût l'empêcher, il y envoya cou-
per trois têtes.
« Pour revenir à notre major, tel que vous le voyez
avec cette verdeur, il a passé soixante-dix ans. Il a été
laissé pour mort deux ou trois fois sur le champ de
bataille, sans parler des petites blessures reçues en vingt
occasions. Il faisait partie de cette réserve anglaise de
Waterloo qui fut entamée quatre fois, et qui, quatre fois
se reformant sous le feu, tua à la baïonnette les Français
qui avaient pénétré dans ses rangs. Ils étaient cinquante-
cinq officiers, ils revinrent cinq vivants, mais pas un
sans blessure. Pour lui il avait la tête fendue. Ces
Bretons d'Angleterre sont vraiment de fiers soldats,
et il sera bien délicieux de les* battre enfin une bonne
fois!
<( Dans une autre circonstance, en Espagne, chargé par
un escadron de dragons français, notre major reçut dans
le ventre un coup de sabre qui fit sortir les entrailles.
Le dragon qui lui avait fait cette ouverture eut l'humanité
de mettre pied à terre, de prendre l'Anglais sur son dos
et de le porter à l'écart de la mêlée. On le releva plus
tard, on le pansa et il guérit.
328 CONTES
a Ses campagnes terminées, il vint faire un tour en
France. C'était le seul pays qu'il n'eût pas visité. Pas-
sant par la Bretagne, il y trouva un coin qui lui plut,
vendit sa pension de retraite, acheta une terre et se fixa,
s'amusant de quelque petit commerce.
« Un jour, dans ses marchés, il se trouva en affaires
avec un de nos paysans, un brave homme, nommé Jézé-
quel, dont la figure le frappa.
« Où diable vous ai-je vu ? lui dit-il. — C'est ce que
je me' demande, répondit le paysan; car, moi aussi, je
vous ai vu quelque part. — Vous avez servi? — Oui. —
Où cela? — Mais en divers endroits ; c'était sous Y Autre.
— Dans quel corps? — Cavalerie, 7e dragons. Crâne
régiment! —Ah! ah!... Vous avez été en Espagne? —
Là aussi. - Et qu'est-ce que vous avez fait en Espagne?
— Dame! en Espagne, j'ai chargé plusieurs fois. J'ai été
chargé aussi... Quand ça se trouvait être des Anglais, je
chargeais tout de même. — Je sais bien,.. Mais cet offi-
cier anglais à qui vous avez donné un coup de lame dans
le ventre... un très -joli coup... vous savez?... pourquoi
l'avez-vous ensuite pris sur votre dos et porté à l'écart?
— Ma foi, ce coup de sabre... je conviens que c'était un
joli coup... vous mettait hors de combat. Vous aviez l'air
d'un brave homme, et je ne voulais pas qu'un brave
homme fût écrasé aux pieds des chevaux. »
« Je vous laisse h penser, ajouta Gustave, si le vieux
dragon français et l'ancien major anglais sont devenus
bons amis, et si l'on se prive de trinquer dans les deux
angues. »
ET PAYSAGES BRETONS. . 329
III
TREGUIER EN BRETAGNE.
C<
Test un aimable pays, ce Tréguier; une jolie petite
ville de la bonne Bretagne, bien assise sur sa colline, les
pieds dans sa rivière salée, qui lui fait un petit port au
milieu des terres, et qui lui apporte le bon air marin
sans l'empêcher d'avoir de beaux arbres. Il y a des
endroits où l'on peut prendre un bain de mer sous l'om-
brage des châtaigniers, et même assis dans les branches.
D'un côté la campagne verte, de l'autre la mer ; les
côtes déchirées ne sont pas loin, les vallons joyeux sont
tout près. Pays de chassé, pays de légendes, pays de
braves gens. Il y a une belle vieille cathédrale, un beau
vieux cloître assez bien conservé. Le peuple se souvient
de saint Yves, patron des pauvres, qui vécut ici, où il
fut curé, et fit plusieurs miracles ; on se souvient
aussi de l'apôtre saint Tugdual, évêque. Yves et Tug-
dual sont les noms que l'on donne de préférence aux
garçons.
Sans doute, ce que l'on remarque ici, comme dans toutes
nos petites villes, c'est la décadence. L'art et la sainteté
330 CONTES
•
datent de l'ancien teirçps. Les ouvrages modernes sont
un petit pont de fil de fer et les quais : ce n'est pas beau ;
les maisons neuves ne ^pnt pas belles; les estaminets,
où Ton lit le Siècle, ne sont ni des lieux salubres ni des
lieux saints. Néanmoins cette décadence est encore aima-
ble et ne paraît point sans remède. On prêche en breton;
il y a lieu d'espérer.
En somme, à l'heure qu'il est, toute la vie intellec-
tuelle, civile et même politique de cette petite ville de
trois mille âmes, décapitée de son évêque et de son cha-
pitre, repose encore sur l'Église. Elle a un collège parce
que ce collège est un séminaire ; des prêtres peuvent
seuls tenir au régime que les professeurs sont obligés
de s'imposer pour former des hommes à si bas prix.
Elle a un hôpital, parce que cet hôpital, fondé par la
religion, est tenu par des religieuses : grâce à leurs
bons soins, un revenu de dix mille francs suffit chaque
année à quatre-vingts ou cent indigents et malades. Les
enfants du peuple sont enseignés gratuitement depuis là
salle d'asile jusqu'à la première communion, parce qu'il
y a des Frères et des Sœurs pour ce service. Les monu-
ments tomberaient s'ils n'étaient pas entretenus par la
religion qui les a élevés.
Et ce centre religieux, maintenu là, échauffe des hom-
mes de cœur qui se vouent au bien, nouvelles sources
ouvertes pour les besoins des pauvres ; et ces hommes
voués au bien tirent de leurs services une influence qui
conserve tout le pays dans la voie du bien; et ainsi vit le
monde, par un travail que son ingratitude peut maudire,
mais ne peut décourager.
ET PAYSAGES BRETONS. 331
IV
LES RUINES DU COUVENT.
M.
Malheureusement, ici comme ailleurs, l'ingratitude
ne s'est pas contentée de maudire ; elle a écrasé. A Tré-
guier, dans une solitude au bord de la rivière, sous de
vieux arbres, il y avait un couvent de Capucins. Quelque
chose en est resté. C'était un bâtiment petit et humble.
Pour l'enfant de Saint-François il suffit que la cellule
soit un peu plus grande que le cercueil; il n'y faut pas
de place pour les meubles, ni de coffre pour serrer les
trésors ou les vêtements. La richesse du couvent con-
sistait en beaux espaliers ; on les a conservés, et leurs
fruits se vendent aujourd'hui plus cher qu'au temps où
les capucins les récoltaient. Quant aux fruits de science
et de piété qui mûrissaient dans le silence de ce modeste
asile et que les religieux allaient eux-mêmes, pieds nus,
répandre dans les campagnes, l'abondance en a diminué ;
bien des pauvres âmes les attendent qui ne les recevront
pas.
A l'exception des temples, cirques et théâtres du
paganisme, l'aspect de toute ruine serre le cœur, parti-
332 CONTES
culièrement la ruine d'une église, d'une abbaye, d'un
couvent. Pourraitron contempler sans regret, sans colère
même, une belle moisson ravagée et foulée aux pieds
par un ennemi qui aurait fait cela uniquement pour se
donner le plaisir de la destruction ? Mais combien ce
sentiment serait plus amer et plus poignant si, sur les
bords de ces champs ravagés, l'imbécile population
qu'ils nourrissaient venait s'applaudir de n'y plus voir
que des ronces où pulluleront les vipères ! Mille fois j'ai
senti la pointe de cette douleur indignée. Mille fois, au
milieu de ruines semblables, j'ai constaté dans les dépré-
dateurs et dans les victimes, qui souvent ne .se distin-
guent pas, l'orgueil et la joie de ne trouver plus que
des ronces et des reptiles sur la terre qui portait jadis
des moissons ! A Tréguier ce crève-cœur me fut épar-
gné. On ne se réjouit pas de l'heureuse catastrophe qui
a remplacé une communauté d'hommes savants et reli-
gieux par une famille de paysans ignorants, et un cou-
vent par une pauvre ferme.
Je feulais avec respect cette terre déshéritée, main-
tenant dure et âpre à ses propriétaires, inhospitalière à
l'étranger. J'évoquais les anciens possesseurs, dont plu-
sieurs générations dorment dans quelque coin cultivé en
légumes. Et qui sait si les premiers acquéreurs, les ac-
quéreurs nationaux, les « libérateurs, » ne se sont pas
fait un plaisir de profaner le cimetière en y installant les
étables et les écuries? Car ces hommes étaient d'une
race qui sent le besoin de multiplier les crimes et qui en
fait beaucoup d'inutiles, par pur plaisir. Ils aimaient à
établir des comédiens et des prostituées dans les églises
ET PAYSAGES BRETONS. 333
qu'ils ne démolissaient pas. Où était située la petite
église de ce couvent ? Il n'en reste plus trace. N'importe !
Je la relevais et je la repeuplais. Je voyais, au milieu de
la nuit, les religieux quitter leur dure couchette et se ras-
sembler dans le lieu saint pour chanter les louanges de
Dieu; je les entendais psalmodier les divins cantiques;
il me semblait voir ces pacifiques visages, cette noble
bure, cette pauvreté contente, ces beaux pieds nus, dé-'
chirés sur les chemins où ils font marcher avec eux tous
les biens de l'Évangile, la lumière, le pardon, l'espérance,
la paix! Et je voyais aussi l'indigence et la douleur qui
venaient frapper à la porte et qui s'en allaient secourues
et consolées ; et le remords qui se traînait avec son poids
de honte et de désespoir, et qui, transformé et transfi-
guré, devenait le repentir et s'en allait tout rayonnant
de ces larmes dont se compose la couronne des élus.
Sans doute il faut que rien ne puisse échapper à la
haine du méchant et à la fureur de l'ignorant, puisque
ces doux enfants de Saint-François ne désarment pas l'un
et n'ouvrent pas les yeux de l'autre. Mais quoi ! tel est le
caractère de la méchanceté et de l'ignorance : ce
qu'elles ont moins sujet de haïr, c'est ce qu'elles haïs-
sent davantage.
Après ces grandes destructions dont il reste tant de
traces, la méchanceté et l'ignorance ne sont pas assou-
vies ; elles voudraient recommencer. Tout n'a pas péri,
c'est assez pour que leur passiort se croie frustrée et
rugisse encore. De misérables fanatiques, des écrivains,
des hommes qui font des phrases, des cafards qui se
disent les amis du peuple et les défenseurs de la liberté,
334 CONTES
hurlent de haine parce qu'ils ont aperçu la robe d'un
capucin; et ils ramassent et vomissent avec une fré-
nésie impudente tous les criminels mensonges qui met-
tent la torche et le couteau dans la main des ignorants...
Ne nous plaignons pas trop toutefois, et voyons les
choses par tous les côtés. Puisque enfin ce grand arbre
de TÊgiise n'est pas déraciné, et qu'au contraire ses
rameaux les plus cruellement frappés renaissent sous
la hache et que pas un n'a péri, il est clair que tous les
déprédateurs et tous les hurleurs édifient à leur manière
une démonstration de la divinité du catholicisme. Certes,
nous n'en respecterons pas moins la famille de saint
François parce qu'elle est un de ces Lazares que le
Christ se plaît à tirer du tombeau !
V
LE DERNIER MOINE DE SAINT- AUBIN.
L'abbaye de Saint-Aubin était riche. Quand vint la
Révolution, les moines n'émigrèrent pas. Ils étaient
peu nombreux et ne remplissaient qu'une aile de leur
vaste monastère, où les cellules se suivaient, toutes
ouvertes sur le même corridor. Une nuit d'hiver , les
ET PAYSAGES BRETONS. 335
révolutionnaires firent invasion chez ces pauvres reli-
gieux trop confiants. Sans autre forme de procès, ils les
massacrèrent, à l'exception d'un seul, le plus jeune, qui,
occupant la cellule la plus éloignée, put échapper avant
qu'on arrivât jusqu'à lui. ,
Lorsqu'il eut fait quelques pas hors de la clôture, ce
jeune religieux pensa qu'on le trouverait aisément et que
ce n'était pas la peine de fuir ni de conserver sa vie. Il
se mit à genoux, attendant les assassins. Cependant les
assassins ne vinrent pas. Au bout de quelques heures,
saisi de froid et tourmenté par la faim, le moine se releva
et se mit tranquillement en quête d'un refuge. Il trouva
une chaumière dont les habitants le tinrent caché tout le
temps de la persécution. Quand il y eut un peu de sécu-
rité il revint à l'abbaye. Depuis la nuit du massacre elle
était déserte, défendue parla terreur; personne n'y avait
osé entrer. Le religieux trouva les restes de ses frères
à la place où les assassins les avaient laissés. Il leur
donna la sépulture. Ensuite il s'établit dans sa cellule. 11
vécut là de longues années, avec quelques anciens servi-
teurs, revenus comme lui. Il faisait les offices monas-
tiques et se considérait comme seigneur et mattre de
tous les domaines que la communauté n'avait pas régu-
lièrement et volontairement aliénés. Quand on chas-
sait dans la forêt sans sa permission, il protestait
contre cette usurpation de son droit de propriété. Gus-
tave, étant encore jeune garçon, le vit en ce temps-là.
Le dernier moine de Saint-Aubin était un homme d'as-
pect sévère, qui parlait peu, et que l'on voyait encore
plus rarement sourire.
336 CONTES
Un soir, deux voyageurs, surpris par un effroyable
orage, se réfugièrent à l'abbaye. Le moine, averti par
ses serviteurs, vint au-devant d'eux et leur rendit en
personne les devoirs de l'hospitalité, comme il avait
d'ailleurs coutume. L'un des deux voyageurs était un
homme d'un certain âge, d'assez mauvaise figure, et qui
paraissait préoccupé et presque craintif; l'autre était son
fils, garçon de vingt ans. Après qu'ils eurent bu et mangé
et qu'ils se furent réchauffés auprès d'un bon feu, le
père parla de reprendre sa route. L'orage continuait; le
religieux leur conseilla de passer la nuit. C'était l'avis et
le désir du jeune homme.
« Mon père ne voulait pas entrer, dit-il en souriant ;
il craignait un mauvais accueil, et c'est presque malgré
lui que j'ai heurté à la porte de l'abbaye.
« — Il est vrai, reprit l'autre, et je suis très-reconnais-
sant de la bonne hospitalité que l'on nous donne. Néan-
moins je ne voudrais point passer la nuit ici. »
Il avait l'air contraint et effaré, et balbutiait avec effort
plutôt qu'il ne parlait. Le moine insista.
« Vous ne gênerez point, dit-il, nous avons des
chambre vides. On a fait de la place ici. Sous la Révo-
lution...
« — Oui, oui, se hâta d'ajouter le voyageur, j'ai en-
tendu parler de cela. Mais l'orage a cessé, nous pouvons
partir... »
Un coup de tonnerre et le bruit furieux du vent lui
coupèrent la parole. Il pâlit. Le moine le regarda avec
attention,..
« Vous entendez, mon père, dit le jeune homme ;
ET PAYSAGES BRETONS. 337
que deviendrons-nous sur les chemins par ce temps et à
cette heure?
« — Quelle heure est-il donc? » dit l'homme, de plus
en plus pâle.
En prononçant ces mots, il tira machinalement sa
montre. Le moine étendit la main et prit avec une sorte
d'autorité cette montre, qu'il croyait reconnaître. C'était
celle qu'il avait laissée dans sa cellule en fuyant les
assassins.
Il la rendit sans manifester aucune émotion.
« Restez ici, dit-il au jeune homme. Couchez-vous et
reposez tranquillement dans ce lit, qui fut celui du der-
nier abbé de Saint-Aubin. Vous, ajouta-t-il en s'adres-
sant au père, venez avec moi; j'ai une autre chambre où
peut-être vous pourrez dormir. »
Il parlait d'une voix si grave et* d'un visage si impo-
sant, que l'homme à qui il s'adressait se leva, prêt à le
suivre, sans objecter un mot. Le moine le conduisit à
l'extrémité du corridor, dans sa propre cellule, celle d'où
il avait fui la nuit du massacre.
« Ici, dit-il au voyageur, le repos pourra vous être
moins difficile... il n y a pas eu de sang versé. »
L'homme tomba à genoux. Le dernier moine de Saint-
Aubin lui donna sa bénédiction.
« Dormez, mon frère. *
Et il le laissa.
338 CONTES
VI
PAYSAGE.
N,
ous sortons de Tréguier par le petit pont de fil de
fer, nous passons près des ruines de la maison de saint
François ; nous gravissons une côte qui n'est point trop
dure, par un petit chemin étroit où ne manquent pas les
mûres sauvages, et nous voilà bientôt à Plougueil. De là,
à travers les champs tranquilles et les paysages doux et
un peu monotones, nous suivons la route qui monte vers
Plougrescant, au fin bout de la terre de ce côté-là. Par-
venus à la vieille chapelle de Saînt-Gonery, qui a une si
belle tournure sans que Ton puisse dire pourquoi, car
toute figure architecturale lui manque, nous tournons à
gauche. Ici le grand charme commence. Il ne se peut
rien de plus rustique, de plus sauvage que ce chemin
qui va vers Kergreach, lieu haut. Qu'y a-t-il donc de
charmant? Je ne sais. On ne voit que de pauvres murs
en pierres sèches, des champs, de très-humbles maisons
très-éparses. Cependant le charme est profond. Peut-être
rayonne-t-il au loin de ce manoir que nous ne voyons
pas encore et que rien ne fait deviner ; car on croirait
arriver à quelque petite ferme du pays. Mais nous savons
bien que nous allons à Kergrée, ce Kergrée dont ne parle
ET PAYSAGES BRETONS. 339
froidement aucun de ceux qui l'ont vu. Voici quelques
jolis arbres : ils semblent s'être arrangés d'eux-mêmes
pour former une avenue, sans qu'on les en ait priés,
par pure bonne grâce. Il leur a plu de se disposer ainsi
pour mieux recevoir les hôtes ; on les a laissés faire,
comme les buissons, comme le reste. La nature a fait
ce qu'elle a voulu ; on lui a donné toute liberté, parce
que c'est une bonne nature, dont la liberté ne produit
point de ronces ni de mauvaises herbes, ou du moins
n'en produit pas plus qu'il ne faut. Après tout, la ronce
est bien à sa place ; c'est une fleur, c'est un fruit,
c'est un rempart; et l'herbe est un tapis qui s'étend
sous vos pieds et qui repose vos yeux par la variété de
ses ornements.
Nous avons franchi la porte, nous, voici dans 'la cour.
Où donc est le manoir? Nous ne le voyons toujours pas.
Il est là, derrière ce figuier planté au milieu de la cour
et qui forme à lui tout seul un vaste bosquet de verdure
veloutée. Le figuier de Kergrée est probablement le plus
beau de la Bretagne. On dit qu'il y en a un autre, à
Quimper, qui peut soutenir la comparaison. Mais j'ai
vu des gens de Quimper qui avaient vu le figuier de
Kergrée ; ils n'osaient plus dire que celui de Quimper
est le plus beau. Tel devait être le figuier que les
envoyés de Moïse trouvèrent près du torrent de la
Grappe de Raisin, au delà d'Hébron, et dont ils rappor-
tèrent des fruits au camp d'Israël pour faire connaître
la fécondité vigoureuse de la terre de Ghanaan : Et de
ficis loci illius tulerunt. Nous avons fait comme les
envoyés de Moïse, et, dans le panier de figues que nous
340 CONTES
rapportâmes à Tréguier, nous ne trouvâmes point le
mélange dont parle Jérémie. Toutes nos figues de
Rergrée étaient bonnes et très-bonnes, ficus bonas,
bonas valde.
Enfin, derrière ce merveilleux figuier, nous vîmes le
seuil de ce doux manoir. Une vieille maison de granit,
sans ornement, pas grande, mais de la physionomie du
monde la plus aimable dans son austérité, parée de jas-
min, de chèvrefeuille et de capucines. Elle tourne le dos
à la mer et regarde de côté son jardin, qui se développe
dans le plus gracieux pêle-mêle de gazons, de parterres,
de vieilles charmilles, d'arbre? à fruits et de grands
arbres.
Je ne connais rien de joyeux, d'honnête, de grave,
d'élégant, de simple, de soudain, comme cet ensemble
de Kergrée. C'est une solitude parfaite et vivante ; tous
les aspects sont doux, et, dans leur grâce, plusieurs sont
grandioses. On est à la fois dans le fond des terres et
sur le bord de la mer. La mer est assez loin pour ne
pas incommoder, et on l'a chez soi. Il y a une si
heureuse disposition d'anses et de collines, que ce ter-
rible vent de mer, qui coupe et rase tout, ne fait
ici aucun ravage et ne donne pour ainsi dire que sa
formidable voix.
A quelques minutes de la maison, sur un promontoire
vert, un bois de clairs-chênes s'élève en panaches de
cinquante coudées. De là, assis sur quelque bloc de gra-
nit revêtu de mousse, nous regardions la vaste mer,
semée d'îlettes et de hauts rochers qui semblent des
forteresses en ruine. Le vent caressait nos fronts, agitait
ET PAYSAGES BRETONS. 341
les feuillages et gonflait les voiles des bateaux pêcheurs.
Du côté de la terre nous entendions battre le blé dans la
ferme voisine; autour de nous les oiseaux chantaient,
les enfants poursuivaient les papillons et poussaient des
cris joyeux ; et nous, portant jusque dans cette splen-
deur et dans cette allégresse l'inévitable poids de la vie,
nous rappelant les rires qui s'étaient éteints au milieu de
l'aurore et les fleurs fauchées entre deux printemps,
nous disions que cependant Dieu est doux et clément
pour le pauvre cœur de l'homme, et que son ciel sera
beau.
Aimable maison de Rergrée, maison hospitalière si
simple, si pure, si belle, radieuse fleur de ces champs,
de ces rochers, de ces rivages, bénie des pauvres et
bénie de Dieu, que tes humbles prospérités ne finissen t
pas; que celui qui t'habite ne te quitte que plein de
jours, pour habiter une maison meilleure encore ; et
qu'il te laisse à son fils ; et que les fils de ses petits-fils
te laissent à leurs enfants; et que toujours le maître de
Kergrée soit, comme aujourd'hui, l'ami de Dieu qui
repose sous son figuier, sans avoir aucun ennemi à
craindre : Et sedebit vir subtus ficum suam, et non erit
qui deterreat !
342 contes
VII
SOUVENIR DE JEUNESSE.
N
ous errions sans boussole à travers le guéret :
Un vent maussade et court soufflait par intervalle ;
Sur le ciel barboteux un voile gris courait;
Le soleil se couchait dans un lit assez sale,
Jaune, et comme ennuyé des lieux qu'il éclairait.
Par-ci par -là bâillaient des semblants de ravines:
De ci de là jetés, des semblants de collines
Nous cachaient l'horizon, les arbres, les clochers;
Pour nous cacher la mer, des semblants de rochers
Dans le lointain formaient des semblants de ruines.
Ils ne finissaient pas, ces traîtres de guérets !
Harcelés des ajoncs et cinglés des fougères,
Nous n'avions plus l'esprit aux paroles légères :
Le plus gaillard de nous, le plus ferme en jarrets,
Semblait un lieutenant qui garde les arrêts.
Tout à coup, au détour d'un talus de poussière,
Nous vîmes apparaître un toit bas et penché ;
Deux ormes rabougris, d'aspect patibulaire,
ET PAYSAGES BRETONS. 343
Décoraient ce séjour, où le seigneur Péché
Devait faire ménage avec dame Misère.
Des guenilles séchaient, éparses sur le seuil;
Quatre moutons pelés grugeaient une herbe rare ;
Trois canards efflanqués maigrissaient dans la mare ;
Dans son auge un porc gris furetait, roulant l'œil
De l'air d'un croquermort qui remue un cercueil.
*
Une femme parut, plus blême et décharnée
Que la reine du bal en habit de matin.
Un jupon d'aventure, un caraco 'déteint,
Moins que suffisamment couvraient sa peau tannée;
A ce coup je crus voir la misère incarnée.
Sur quelque pierre assis, non loin de sa villa,
L'homme nous regardait d'une attitude fi ère.
Pour savoir le chemin l'un de nous le héla.
Sans nous dire bonsoir et sans quitter sa pierre,
Tournant un peu la tôle, il répondit : « Par là. »
•
Nous, cependant, piqués de ce genre farouche,
Nous voulûmes un peu prolonger l'entretien.
Le lieu, le ton, les gens, tout nous paraissait louche;
« Brave homme, obligez-nous d'un esprit plus chrétien;
« Les mots trop à regret sortent de votre bouche !
« Par là, ce n'est pas clair... Les chemins sont mêlés :
« Mettez-nous sur la route, et vous aurez pour boire. »
Il parut réfléchir. « Tandis que vous parlez
a Le jour tombe; bientôt ce sera la nuit noire.
« Vous n'avez plus affaire à vos chemins sablés,
344 CONTES
« Et vous pourriez donner en quelque fondrière ! »
Ces mots firent effet sur notre peloton.
Déjà nous n'étions plus de façon si guerrière.
L'homme, silencieux, prit en main un bâton
Et marcha devant nous. Longue fut la carrière!
Nous arrivâmes tard, par un ciel obscurci.
L'homme avait du chemin pour rentrer à son bouge.
« Ami, la course vaut un écu : le voici. »
Mais lui, se redressant, le visage un peu rouge,
La voix calme, nous dit : « Jeunes gens, grand merci !
« J'ai ce qu'il faut de pain et d'eau dans ma demeure,
a Le Maître que je sers me pourvoit assez bien.
« Mais, vous ayant parlé brusquement tout à l'heure,
« Il fallait vous montrer un esprit plus chrétien.
« Je suis content. Bonsoir. » Il partit. Que je meure
Si j'avais eu jamais pareil étonnementi
L'homme nous parut fou sur le premier moment;
Nous rentrâmes au gîte en éclatant de rire.
J'ai réfléchi plus tard. A présent je puis dire
Que ce fut en ma vie un grand événement.
Ainsi Dieu, pour m 'instruire en cet âge fragile,
Fit briller devant moi la vertu de son nom.
Ce pauvre satisfait de son lugubre asile,
Ce pauvre pénitent, qu'était-il donc, sinon
Un éloquent témoin du divin Évangile?
ET PAYSAGES BRETONS. 345
VIII
JOURNAL ,DE VOYAGE..
I,
x y avait un beau monument dans la cathédrale de
Tréguier, en l'honneur de saint Yves ; un bataillon révo-
lutionnaire le saccagea. Saint Yves, leur avait fait tant de
mal ! Ces héros, ayant pillé l'église, prirent les orne-
ments sacerdotaux et simulèrent une cérémonie funèbre.
L'un d'eux fit le personnage du mort; il se coucha dans
la bière. Quand ils eurent achevé, ce plaisant ne bougea
pas. On lui cria de venir boire; mais il était mort pour
tout de bon. Les camarades l'enterrèrent d'une mine un
peu moins gaie. Ensuite ils expliquèrent la chose physi-
quement, montrant fort bien qu'il n'y avait rien de plus
simple; mais le peuple pensa ce qu'il voulut, et l'impres-
sion fut telle qu'on en parle encore. Les châtiments
soudains, argent comptant, ne manquèrent point durant
cette orgie de crimes. Dieu toutefois ne les multiplia pas,
pour ne pas interrompre le cours de ses justices sur
une société qu'il voulait punir. Il y en eut assez pour
maintenir la foi.
346 CONTES
J'ai prié que Ton m'indiquât, dans les environs de
Tréguier, la chapelle de Notre-Dame-de-la-Haine , où ,
d'après le sieur Emile Souvestre, les bons catholiques
vonl brûler des cierges pour obtenir la mort des enne-
mis dont ils veulent se défaire et des parents dont ils
sont pressés d'hériter. Elle n'est point connue. Le sieur
Souvestre, qui a découvert cette chapelle, n'en a point
fixé la latitude, et les Trécorrois la cherchent encore. Le
m
sieur Souvestre a emporté son secret dans le paradis de
Calvin.
J'ai lu une petite Histoire de Bretagne (1833), où il
n'est pas question des saints, pas môme (sauf dans une
note) de saint Yves. L'auteur, quoique prêtre dô Tré-
gnier, et bon prêtre, paraît ne s'être pas douté que les
saints sont des personnages historiques et éminemment
despersonnages politiques beaucoup plus importants que
la plupart des grands hommes et des princes. Il ne sait
pas qu'une abbaye est un être vivant, dont la fondation
ou la suppression a de bien autres conséquences qu'une
bataille perdue ou gagnée. Il ne nomme pas plus les
abbayes que les saints.
Ce petit livre imbécile est un beau témoignage du
niveau où l'insolence révolutionnaire avait su faire des-
cendre l'esprit catholique et même, en beaucoup de lieux,
l'esprit du clergé. Nous étions en train d'abandonner à
l'ennemi notre histoire la plus exacte, comme nous lui
avions abandonné ce qu'il appelait nos légendes.
ET PAYSAGES BRETONS. 347
Visite au poiU Blanc, ainsi nommé de la blanche et
fine poussière de granit qui couvre toute cette plage. A
force de jouer avec les rochers, la terrible mer les a
réduits en poudre légère. Le vent prend cette poudre et
la répand au loin : il lui reste des récifs à user. Les
navigateurs craignent ces parages. Les hommes du port
Blanc habitent des cabanes poudreuses. Us sont doux et
bons chrétiens. Quels sauvages à convertir au milieu* de
cette sauvage nature, et quel cœur il fallut au premier
missionnaire qui mit le pied ici ! Il vint, et la parole de
Dieu, a germé dans les sables.
A l'aspect du port Blanc, ce quatrain de Godeau, ense-
veli dans ma mémoire depuis bien des années, a tout à
coup surnagé :
Fameux théâtre des naufrages,
Toi dont les flots impétueux
Viennent, d'un pas respectueux,
Baiser le sable des rivages !
Je n'ai point trouvé que les flots du port Blanc eussent
un pas respectueux. La mer, depuis Godeau, a perdu de
ses belles manières.
Un vieux paysan riche, chez qui nous entrâmes, se
mit à nous parler de la guerre de Crimée : il en connais-
sait tous les détails, tous les héros et tous les personna-
ges. Les héros, c'étaient les Français et les Russes ; les
personnages, c'étaient les Anglais. Quant à ces derniers,
le bonhomme n'éprouvait pas le moindre déplaisir de
tout ce qui leur était arrivé de fâcheux. Il s'en ouvrait
348 CONTES
de grand cœur oubliant ,1a réserve que commandait l'al-
liance intime. Je voulus ensuite l'amener dans la poli-
tique générale, et je crus avoir trouvé une excellente
entrée en matière en lui nommant le député de l'arron-
dissement, c'est-à-dire son propre député, qui était avec
nous. Mais ce citoyen français, qui connaissait si bien le
général Totleben et le lord Raglan, ne connaissait pas
son député.
Nous avons fêté l'Assomption en grande pompe reli-
gieuse et politique. Du côté politique la pompe était
humble, assurément, et même indigente ; et le temps
n'y prêtait pas ; mais la fête religieuse était véritable. Dès
le matin on avait entendu les cloches ; la statue de la
sainte Vierge s'élevait, au milieu de la cathédrale, sur
un trône de fleurs ; personne dans la ville ne violait le
repos sacré.
A la grand'messe grande foule, robes blanches, habits
de fête, musique ; pauvre musique, mais c'est celle
du pays, et on ne l'entend que ce jour-là. D'ailleurs le
peuple chante. Le Kyrie, le Gloria in excelsis, le Credo
sont toujours beaux et harmonieux lorsqu'ils sortent du
cœur de la foule, d'une foule qui sait ce qu'il y a dans
tout cela.
A Vêpres on fit la procession du vœu de Louis XIII
dans la ville. Sous la première bannière les mères avec
les tout petits enfants, puis les filles de la Vierge, puis les
hommes. Hélas ! dans ces rangs, je ne vis guère <jue
ET PAYSAGES BRETONS. 349
des vieillards en habit de pauvreté; les plus verts sou-
tenaient les autres; un écloppé conduisait un aveugle ; ils
chantaient de leurs voix qui ne savent plus d'autres chants
et qui vont s'éteindre et j'éprouvai que la voix humaine
n'a pas toujours besoin de caresser l'oreille pour arri-
ver au cœur. Le clergé et les autorités suivaient la statue
de la sainte Vierge, reine de la fête, et fermaient la mar-
che. J'avoue que tout cela me parut touchant, attendris-
sant, vraiment beau.
Otez les croix, les bannières, les saintes images, les
ornements religieux ; ôtez le sens divin qui reste dans
ces hymnes dont la poésie est si fort estropiée, tout
devient ridicule. Il n'y a plus que des paysans qui font
une cérémonie grotesque, une musique, des autorités,
une force armée de village, rassemblés sans aucun but
qui justifie les beaux habits et la perte de temps, ima-
ginez tout cela pour planter un arbre de liberté !
Les paysans ne veulent pas de beaux habits pour aller
à leur sénat ; ils y vont en habit. de travail. Dieu seul
«
leur paraît mériter qu'on fasse toilette. Dans le temps où
Dieu fut banni, alors aussi furent bannis les habits de
fête et d'honneur. Une logique impitoyable obligea tout
le peuple de tomber immédiatement dans l'ignominie du
costume. Il fallait prendre la livrée du travail, et même
la salir, et même la déchirer.
Qu'on se représente cette petite scène que je viens de
décrire, telle qu'elle a dû se passer autrefois. Un peuple
plus nombreux, plus instruit de ce qu'il faisait, plus
fervent, unanime dans sa ferveur, une église plus riche,
un évêque, un chapitre, des religieux, des costumes; en
T. II, 10**
380 CONTES
ce temps-là, les paysans en avaient de beaux, amples,
riches de couleurs, brodés, dorés, élégants et magnifi-
ques. Qu'on se représente tout cela, on ne s'étonnera
plus de l'attachement du peuple pour ces cérémonies
plus fréquentes, ni du vide que laisse leur absence dans
sa vie morale et môme matérielle; car elles lui ôtaient
la fatigue du travail, lui donnaient un rôle public dont il
était honoré, provoquaient en lui et pour lui des ravis-
sements de foi dont il tirait bon secours.
Tels sont les spectacles qui peuvent intéresser le peuple
et qui parlent à son cœur. Il faut jeter les masses à genoux
ou les mener à l'assaut. Partout ailleurs elles sont ser-
viles, et elles le sentent ; et jamais le peuple n'a donné
son cœur qu'à deux sortes d'hommes, les grands guer-
riers et les grands saints.
A K... la maison esta peine meublée; pourtant rien
n'y manque. Humbles chaises, humbles tables, humbles
papiers sur les murs, ou point de papiers; mais le luxe
et la grâce de la propreté partout. Assez de livres, pas
trop, et d'un choix excellent. Bonne table sans excès ;
des poissons qu'on vient de prendre, des fruits qu'on
vient de cueillir, des laitages frais comme l'air du matin.
Au milieu de ce tableau, l'homme sage qui a su le dis-
poser, loyal, honoré, plein de vigueur de corps et plein
de vigueur d'esprit, conteur parfait des choses sans
nombre qu'il a vues, et qui ne s'enterre pas dans ce
grand passé,. mais qui s'y pose au contraire comme sur
un lieu élevé d'au il embrasse tout l'horizon de l'avenir ;
ET PAYSAGES BRETONS. 351
il y a des hommes pour qui le passé est une nécropole
où tout est conservé, mais mort ; d'autres qui savent en
faire une montagne où tout est vivant. Le colonel est de
ceux-ci. Il se tient au courant de tout, il est à la hauteur
de tout, et parfait chrétien. Avec son petit revenu il
parvient à répandre de grandes aumônes ; il en fait de
touchantes et particulièrement douces à ces cœurs res-
pectueux et chrétiens. Il fournit de bois tous les pauvres
du village, il donne les cercueils des iadigents ; et sa
fille Marie cueille les fleurs du jardin et fait elle-même
de ses mains vierges les couronnes que Ton met au front
des vierges qui meurent.
L'abbé R..., aujourd'hui heureux curé dans les envi-
rons de Tréguier, a été vicaire d'une paroisse populaire
à Paris. Voyant le train et la civilisation de ses ouailles,
il disait quelquefois : « Saints ivrognes de Bretagne,
priez pour nous ! » J'espère que ce cri ne scandalisera
point ceux qui, répétant certaine hyperbole célèbre,
diraient volontiers : Saint Platon, saint Socrate, priez
pour nous! et qui volontiers aussi ne prieraient pas
d'autres saints. Un ivrogne breton dans son bon sens
est plus respectable que Socrate et Platon dans leur bon
sens, et moins fou, ivre, qu'eux lorsqu'ils sont ivres.
Le clergé combat l'ivrognerie tant qu'il peut, sans se
défendre d'une indulgence plus particulière pour ces
pauvres pécheurs, qui souvent se combattent eux-mêmes
et restent bons chrétiens.
H y a quantité d'histoires édifiantes sur les ivrognes.
352 CONTES
« Si vous saviez, me disait un prêtre, avec quelle
humilité ils viennent s'accuser de s'être exposés à un
coup de pomme et de l'avoir attrapé, et comme d'autres
pleurent d'avoir affronté la mort subite, c'est-à-dire
l'ivresse de l'eau-de-vic, qui les prend en effet sans crier
gare, avant qu'ils aient eu le temps de réfléchir! Plus
coupables qu'eux sont les hommes qui spéculent sur
leur déplorable penchant, et qui trouvent, hélas! autant
de facilité à établir ces spéculations qu'ils devraient y
trouver d'obstacles. Partout on ouvre des cabarets, il
en pousse de nouveaux tous les jours dans les moindres
villages, et l'impôt des patentes devient sans cesse plus
fructueux aux dépens de la santé et de la moralité de
nos paysans. »
Dans un village du diocèse de Vannes, on donnait
une retraite pour les hommes du lieu et des environs.
Plusieurs, venant de loin, arrivèrent un peu échauffés.
L'un d'eux se glissa au sermon, qui était commencé, et
l'écouta avec grande attention. Le prédicateur parlait
justement sur l'ivrognerie. Il décrivait l'homme adonné
à ce vice, qui s'abrutit, qui se ruine, qui fait son
malheur et celui de sa famille. Au milieu de l'auditoire
silencieux, l'homme échauffé se lève, frappe sa poitrine,
et d'une voix de tonnerre : « C'est moi, mon Père ! Je
suis ce brigand-là ! »
Ses compagnons, encore mieux conditionnés, atten-
daient sous le porche. Le sermon fini, ils se présentè-
rent à la maison de retraite. On leur en refusa l'entrée.
ET PAYSAGES BRETONS. 353
Ils insistèrent ; ce fut inutilement ; on les laissa dehors.
Alors ils résolurent d'employer la force et se mirent à
pousser terriblement la porte fermée. Un prêtre ouvrit
la fenêtre et les harangua. Us écoutèrent respectueuse-
ment. Il leur dit ce qui était à dire et les ajourna à la
retraite prochaine. L'un d'eux prit la parole. « Et mon
âme? » s'écria-t-il.
Ce fut tout son discours ; il attendrit les assistants.
Les autres pleuraient. On les laissa pleurer quelque
temps ; ils ne s'en allèrent pas; on ouvrit.
Un recteur voyait un de ses paroissiens rôder autour
du cabaret, où, hélas ! le paroissien n'avait plus rien h
faire. Il le chassa du geste. L'ivrogne, docile, s'écartait,
mais pour revenir bientôt. Le recteur, ne voulant pas faire
faction toute la soirée à la porte du cabaret, résolut de
repousser l'ivrogne jusqu'à sa chaumière. II avança donc,
faisant toujours son geste quand l'ivrogne se retournait,
ce qui avait lieu de trente en trente pas. Enfin, ne pou-
vant se résoudre à perdre de vue le cabaret, le pauvre
ivrogne imagina de marcher à reculons. Ce n'était pas
le moyen d'être plus solide sur ses jambes elde voir plus
clair, et il disparut dans un fossé. Le recteur y courut ;
il vit son paroissien étendu sur le dos, récitant le cha-
pelet. Il lui tendit la main ; l'autre, d'un air de com-
ponction : « Monsieur le recteur, voyez en quel état le
Seigneur m'a réduit! »
Il croyait être comme le saint homme Job. Le recteur
le tira du fossé, sans discours, et ne le laissa qu'entre
3S4 CONTES
les mains de sa femme, qui protesta qu'elle saurait bien
le faire coucher.
Le curé de Paimpol, M. Moy \ gouverne sa paroisse
depuis trente-cinq ans. Il Ta administrée dans toutes ses
misères et ses infortunes, peste, famine, guerres, révolu-
tions. Sous le poids des ans, il a conservé l'âme tendre et
ardente de la jeunesse; point de calûs sur le cœur, point
de sommeil. Gomme il aime sa paroisse il aime l'Église.
Ses confrères du canton et des cantons voisins, qu'il
avait invités pour faire honneur à ses hôtes, l'entourent
de leur respect affectueux. Le monde n'a point ce spec-
tacle de la vénération des justes pour les saints, et il
n'en est pas de plus salubre et de plus doux. En écou-
tant ce vieillard, je le comparais à beaucoup d'hommes
justement estimés que j'ai pu voir de près. Quelle diffé-
rence et de pensées, et de vues, et de cœur! Quelle supé-
riorité en tout genre dans ce pauvre curé d'un petit lieu
de Bretagne !
Le monde se tire d'affaire par le dédain ; il a bien
raison !
Voici comment on menait la vie aisée, il y a trente
ans, dans la ville où nous sommes. Une dame, qui y
séjourna en visite de noces, nous en a fait le tableau.
On déjeunait de huit heures jusqu'à dix, on jouait aux
dominos jusqu'à midi. On dînait à midi jusqu'à deux
1 Ce saint vieillard est mort.
ET PAYSAGES BRETONS. 355
heures, on jouait aux dominos jusqu'à six. On dînait à
six heures jusqu'à huit, on jouait aux dominos jusqu'à
dix, et on se couchait.
Un jour que la seconde séance de dominos n'avait pu
s'arranger, l'hôte de cette jeune mariée, ne sachant que
faire pour l'intéresser, lui dit : « Avez-vous vu notre drap
mortuaire ? »
On alla voir le drap mortuaire jusqu'au souper.
Le tisserand est à son dur métier depuis cinq heures
du matin jusqu'à dix heures du soir. Il a gagné doute
sous.
Nous sommes réveillés de grand matin par les pau-
vres gens qui se rendent à la messe, chaussés de sabots.
Nous les voyons de nos fenêtres, à genoux hors de l'É-
glise, trop étroite pour les contenir. Cela continue jus-
qu'à midi. Tout le monde entend la messe le dimanche •/
les jours ordinaires, tous ceux qui le peuvent en se levant
plus matin. Je parle des ouvriers. Il y a des bourgeois
libres penseurs qui ont voulu rendre socialiste ce peuple
si chrétien. Ils se sont coalisés pour extorquer aux pau-
vres le plus légitime prix de leur travail. Quand un ouvrier
a fait une pièce de toile, il faut qu'il la vende pour ache-
ter immédiatement du fil, afin de commencer sans délai
une autre pièce, et aussi pour acheter du pain. Il va
donc offrir sa toile au négociant. Celui-ci propose à
peine plus que la valeur de la matière première. Le
malheureux ouvrier refuse. Mais le prix offert est par-
tout le même ; le temps presse, la faim presse ; l'ouvrier
386 CONTES
cède. Alors on baisse encore. Le négociant allègue que
l'occasion est manquée, qu'il n'a plus de demandes, etc.,
et l'ouvrier cède encore. Dieu sait quelle haine s'amasse
dans son âme. L'habit bourgeois lui inspire de l'horreur.
Pour obvier aux effets de cette cruauté mercantile,
la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul a établi une
sorte de mont-de-piété. Elle prête sur dépôt de marchan-
dises, en attendant qu'une forte commande fasse monter
le prix, malgré la spéculation.
Mais le mal est fait, le coup est porté. La charité des
chrétiens rie peut plus faire oublier la dureté des spécu-
lateurs et n'obtient pas grâce dans l'esprit des victimes,
où se rêvent de terribles représailles. Et les chrétieus,
dénoncés par les spéculateurs comme ennemis de la
liberté qui doit mettre fin à tous les maux, pourront
bien recevoir les premiers coups.
C'est aujourd'hui, le 28 août, fête de saint Louis. Le
monde a bien marché depuis le chêne de Vincennes !
Saint Louis, mon patron, doux chrétien, prince austère,
L'Église te compare au lion rugissant,
El comme un ange armé tu parus sur la terre,
Toujours baigné de pleurs, toujours baigné de sang.
Le blasphème expirait sous ton œil menaçant ;
Le Dieu juste par toi gouvernait sans mystère;
Les pauvres espéraient au pauvre volontaire
Qui portait en son cœur le Dieu compatissant.
ET PAYSAGES BRETONS. 357
Aucun droit contre toi n'éleva de reproches.
Tu fis justice à Dieu dans ton peuple, en tes proches,
En toi-même ; et toujours, poussé du Saint-Esprit,
Gourant sus au méchant, au traître, à l'incrédule,
Tu disais : « Du Seigneur j'apporte la cédule ;
Je suis le bon sergent du Seigneur Jésus-Christ ! »
Un nid dans l'herbe et dans les bois. Le bisaïeul du
propriétaire actuel a bâti sa maison sur remplacement
où se trouvait la cabane de paysan qu'il habitait quand
la fortune est venue lui faire visite. Notre ami n'a rien
voulu changer dans cette demeure où son père et son
grand-père ont vécu, où il a été élevé et où il a élevé ses-'
enfants.
La maison se tapit entre cour et jardin. Une treille
égayé le mur du midi, un jasmin et des églantiers fleu-
rissent le mur du nord. Dans la cour il y a des orangers
rabougris ; dans le jardin, des ifs bizarres et une vieille
allée de buis où Ton va défier le soleil sous une voûte
étoilée. A l'extrémité de la cour la chapelle seigneuriale
est ouverte; le seigneur en est le premier sacristain : ses
enfants sonnent la cloche et allument les cierges; il
répond la messe.
Tout est plein de bonnes vieilles choses : vieux meu-
bles, vieux portraits , vieilles images , vieux livres.
Maison, jardin, chapelle, tout est caché dans un enclos
de collines. Si l'on monte sur ces collines on voit de
vastes champs, puis des bois et quelques pointes de
358 CONTES
clochers, et d'autres collines plus hautes qui ferment
l'horizon.
Notre ami chérit ses vieux ifs, sa vieille maison, toutes
ses vieilleries ; il chérit sa solitude où tant d'oiseaux
'chantent et tant de cœurs se serrent autour de lui. Il vit
ainsi où vécurent ses ancêtres, entouré de leur sagesse,
dans leur simplicité, comme s'ils étaient encore là. Les
rires de ses enfants égayent ces témoins de sa laborieuse
et sérieuse vie, et lui donnent la perspective de l'avenir,
comme il a celle du passé.
C'est ainsi que l'homme vivait jadis, entre un double
horizon, deux fois sacré : d'un côté le tombeau de son
père, de l'autre les berceaux de ses enfants ; et il priait
pour le passé et pour l'avenir au pied du même autel où
le passé avait béni son berceau, où l'avenir bénirait sa
tombe.
Il y a une poésie des âmes austères qui remplit tout
ce vieux logis, qui s'exhale des meubles, des livres, des
murs; qui jaillit de partout, comme du tronc.de ce vieux
jasmin jaillissent toujours des fleurs nouvelles, de belles
fleurs, de belles étoiles blanches toutes pleines de par-
fums charmants.
Oh ! que l'on nous a gâté la vie!
« Rien, me disait Sylvestre, ni fortune, ni gloire, ni
concours des hommes, rien ne peut donner ce que je
mettrais au-dessus de toutes les félicités terrestres : le
bonheur d'habiter une vieille ^maison que mes pères
ET PAYSAGES BRETONS. 359
auraient bâtie, et de rêver sous quelques vieux arbres
qui m'auraient vu enfant !
a II n'y a pas de lieu sur la terre où je puisse être chez
moi. Je ne suis»pas né dans le pays de mon père, je n'ha-
bite pas le pays où il est mort. Je n'ai point de souvenir
de l'église où j'ai été baptisé ; j'ai fait ma première com-
munion dans une chapelle qui a été démolie ; j'ai habité
vingt maisons de plâtre qui n'existent plus; j'ai passé
dans un lieu mon enfance, dans un autre mon adoles-
cence, dans un autre ma jeunesse; j'ai été marié dans
un autre. Mes défunts ne sont pas deux dans la même
terre. L'appartement où j'ai amené ma jeune épouse est
habité par des gens que je ne connais point ; il y en aura
demain que je ne connaîtrai pas dans celui où elle est
morte ; la maison de son père est vendue ; les amis qui
l'avaient connue sont dispersés ; sa tombe est au milieu
du pêle-mêle de vingt mille autres, dans une de ces hor-
ribles fosses communes sur lesquelles piétine la canaille
parisienne. On nous a gâté la vie et la mort! Et comme
je n'ai point de tombeau, je n'ai point d'autel. L'église
où je vais prier n'est plus celle où j'ai prié dans la fer-
veur de mon âme, au milieu de ceux que j'aimais ; per-
sonne des miens avant moi n'y a prié, personne des
miens après moi n'y priera. Où irai-je? Je n'ai point de
clocher, point de maison paternelle, et en réalité point
de terre natale. Mes vieux amis ne sont rassemblés que
par hasard dans cette auberge que j'habite , dans ce
Paris peuplé d'étrangers.
« Je vois des gens qui n'éprouvent pas cette douleur,
qui ne la comprennent plus. Ils s'étonnent que je reste
360 CONTES
la où ma femme est morte, où j'ai vu naître mes enfants.
Ils ont, eux, un lieu natal où ils pourraient vivre : ils
viennent à Paris et souhaitent ne le quitter jamais,
y mourir, au bruit des omnibus, dans une maison à
cent locataires où ils seront établis depuis six mois. Ils
se trouvent bien d'errer par les rues et d'y voir tous les
jours des boutiques nouvelles et de ne revoir jamais ce
qu'ils ont vu déjà. On nous a gâté l'esprit et le cœur !
« Père qui êtes aux cieux ! vous comblerez le vœu de
mon âme : je serai chez moi chez vous, et rien ne chan-
gera plus ! »
a La mer, dit l'un de nos compagnons, est ici plus
vaste qu'au Croisic. — Point du tout, dit l'autre, ce n'est
ici qu'un, petit détroit, la mer est resserrée ; au Croisic
elle est sans bornes. » Chaude dispute. On vint à l'ar-
bitre. Il fit remarquer que ceux qui disputaient n'avaient
pas regardé la carte, n'avaient pas vu encore la mer
d'ici, et que pas un n'avait jamais passé au Croisic.
La plupart des disputes et contentions de ce genre
n'ont pas de plus raisonnable fondement. La vie serait
tranquille si l'on savait ne point prendre garde à ces
idées de travers qui ne changent rien aux choses; mais
elles sont agaçantes. Il semble que ce soit une entreprise
très-injuste sur les droits de notre raison et une tyrannie
de ces esprits quinteux et contrariants, lorsqu'ils vien-
nent ainsi nous soutenir leurs opinions insoutenables. Il
en faudra prendre l'habitude, comme de souffrir tant
ET PAYSAGES BRETONS. 361
d'incommodités qui gâtent les plus aimables choses du
monde. J'ai lu que Ton vit arriver un jour dans le ciel
une petite âme inconnue qui entra tout droit, sans avoir
éprouvé aucune fatigue, ni versé une larme, ni subi un
malheur, ni rien fait d'éclatant. Le bon Dieu lui assigna
une place très-glorieuse, et il y eut dans toute l'assem-
blée des saints une espèce de murmure étonné. Les
regards se tournèrent vers l'ange gardien qui avait amené
cette petite âme. L'ange s'inclina devant Dieu ; il obtint
la permission déparier à la cour céleste, et de ses lèvres
tombèrent, avec un bruit plus léger que celui des ailes
du papillon, ces paroles que tout le ciel entendit : « Cette
âme a toujours pris de bonne grâce sa part de soleil,
d'ombre et de poussière, et n'a jamais rien contesté dans
tout ce qui n'offensait pas Dieu. »
IX
UN ROMAN.
«l!l<
Icoutez, Madeleine, écoutez ! j'ai quelque chose à
vous dire qui n'est pas d'un petit intérêt. Vous êtes jeune
et je suis vieux ; il y a entre nous vingt-cinq ou trente
ans, vingt-cinq ou trente siècles ! Ce n'est pas une raison
fr- t. II, H
362 CONTES
pour que je ne parle pas raison. Je crois que vous ferez
bien, que vous ferez très-bien d'écouter ce que je veux
vous dire, Madeleine.
a J'ai vieilli sur les livres : je ne dis pas cela pour me
recommander; mais, à force de feuilleter les livres, j'ai
appris beaucoup de choses que les livres ne disent pas.
Je sais en vérité beaucoup de choses, Madeleine. Les
vents d'un demi-siècle, en soufflant sur ma tâte, ont
dispersé mes cheveux. La sagesse habite sous les fronts
dépouillés.
« Tous les sentiers de la falaise vous sont connus, et
vous montez et vous descendez en courant, là môme où
il n'y a pas de sentiers. Moi, je vais lentement, lourde-
ment, mais je sais où je mets le pied, et j'arrive quand
vous êtes encore perdue dans vos chemins* de traverse.
Ce n'est pas le chemin de traverse, c'est le grand chemin
qui est le bon, et l'on arrive plus vite en marchant qu'en
courant, Madeleine.
« Vous avez l'œil perçant, vous distinguez un oiseau
dans les roches et dans les broussailles à des distances
où je n'apercevrais pas même un douanier. Je vois pour-
tant plus loin que vous, Madeleine; oui, certes, je vois
plus loin que vous ! Je vois demain , tjue vous ne
voyez pas. Je vois plus près aussi. Vos yeux, toujours
à cent pas devant vous, ne regardent point ce qui vous
entoure.
ET PAYSAGES BRETONS. 363
« Vous aimez les fleurs, vous aimez à former des bou-
quets, et vous dévaliseriez bien tous les arbres d'un ver-
ger au temps de la floraison pour vous tresser une cou-
ronne* ou même pour tout jeter à vos pieds et danser sur
des fleurs. Moi, je sais qu'il faut laisser les fleurs sur
l'arbre si l'on veut avoir des fruits. Encore une chose,
Madeleine, que vous ne savez pas !
« Pourquoi faites-vous cette moue railleuse, et quel
soupçon ou quelle vanité vous*traverse l'esprit ? Quoi !
pensez-vous donc que je vante ma sagesse parce que
j'aurais une folie en tête? Ah! mon enfant, si je voulais
rire ! Non, certes, je ne veux pas rire ! je veux seulement
donner un bon avis, un utile avis, même à la belle et
brillante Madeleine.
« Il ne faut pas croire toujours, mon enfant, que l'on
pense à vous faire la cour, et que l'on ne saurait avoir
autre chose en vue, et que quiconque vous dit un mot
s'est demandé : « Comment pourrais-je bien plaire à
cette belle personne et prendre une petite place dans son
cœur? » Hélas! Madeleine, ceux mêmes qui pourraient
s'occuper de cela ne s'en occupent pas assez.
« Sans doute la jeunesse et la beauté dérident les vieux
fronts ; elles disposent à l'indulgence l'esprit le plus
morose ; elles amollisent en quelque chose le cœur le
plus endurci. Là-dedans l'admiration peut avoir sa part.
Mais la grande part, faut-il vous la dire? la grande part,
364 CONTES
Madeleine, est celle de la compassion. Si vous vous
récriez, je ne dirai plus la compassion , je dirai la
pitié.
« Certainement, la pitié! Je ne prétends point que de
grands périls vous entourent ; je crois qu'il n'y en a
point; mais tout au moins de grands chagrins vous atten-
dent. Il en est un terrible pour les femmes ; terrible,
inévitable et périlleux : le chagrin de vieillir. Vous ne
croyez pas que Ton vieillisse, Madeleine, ou ce n'est pas
votre affaire. Vous croyez que les uns sont venus au
monde avec leur peu de cheveux gris, que d'autres
mourront avec l'abondance de leurs cheveux noirs.
« Point du tout, chère Madeleine ; les chauves ont eu
des cheveux, et les chevelus deviendront chauves.
Comptez là-dessus. Comptez que les pas légers s'appe-
santiront, et que les regards perçants et clairs verront
descendre autour d'eux un voile de brouillard qu'ils ne
pourront percer. Et il y a des mots qu'il faut dire et des
soupirs qn'il faut pousser, qui brisent la voix .la plus
agile ! Heureux, alors, qui sait encore chanter le Credo
et fredonner des psaumes !
»
« Eh bien ! dans cette triste condition Jiumaine, savez-
vous ce qui est bon, ce qui est sage, ce qui même est
doux? C'est de songer que l'on vieillira et de s'exercer
à vieillir. Voilà pourtant, Madeleine, ce que je viens vous
proposer. Choisissez à présent un bâton de vieillesse.
Prenez-le où vous voudrez, pourvu qu'il soit droit et
ferme ; mais prenez-le.
ET PAYSAGES BRETONS. 365
« Vous direz que c'est' trop tôt, que vous n'avez pas
vingt ans ; que ce bâton, après tout, c'est un maître, et
que, belle et de bonne race, avec un joli bien, vous ne
voulez pas sitôt vous voir asservie. Il vous plaît qu'on
soupire, qu'on espère et qu'on n'espère plus, et qu'on
espère encore. Cela vous amuse, Madeleine, de remuer
et d'abattre tant d'espérances et de penser que tant de
cœurs sont pleins de vous.
« D'abord, chère petite, ils ne sont pas tant, et ils ne
sont pas pleins; et, pour le plus grand nombre, votre
dot tient bien la moitié, ou les deux tiers, peut-être les
trois quarts, quelquefois les quatre cinquièmes de la
place que vous pensez occuper. Ah ! Madeleine, si vos
beaux yeux savaient le peu de prix des beaux yeux sur
les marchés d'à présent! Déjà, de mon temps, ils ne
comptaient plus guère ; ils ont encore beaucoup baissé.
« Qu'est-ce que l'on admire tant sur votre jolie tête ?
Vos cheveux, dit-on, si longs, si fournis, si fins, plus
noirs que l'aile du corbeau, et qui jettent des reflets bleus
d'ardoise et &e moire? Moi, je dis que le véritable orne-
ment de cette tête charmante, c'est la forêt de Penguilly
dans le Finistère, qui rapporte dix mille francs. Et vos
beaux yeux, ô Madeleine! vos vrais beaux yeux, -
•
« Ce sont vos deux étangs d'Auvergne, affermés chacun
trois mille francs. L'amour prend feu dans la forêt, il
rêve de se rafraîchir dans les étangs. Ah! qu'il en aime
l'éclat paisible et la grandeur I... Mais quelque jalouse a
366 CONTES
dit qu'un chemin de fer, passant près de vos étangs, allait
porter le poisson de mer en Auvergne ; aussitôt vos
yeux ont rapetissé. Si l'un de vos étangs venait à tarir
soudain, soudain vous seriez borgne, Madeleine !
« Il y a six mois, vous étiez déjà ravissante ; mais, à
cause de vos reparties aiguës et de certains beaux
dédains, Ton vous trouvait, — Ton avait tort, — plus
d'impertinence que d'esprit. Voilà que votre oncle meurt
et vous lègue ses salines des environs de Guérande : et
voilà que votre esprit paraît plus aimable et plus piquant.
On apprend que les salines ne sont pas tout l'héritage,
qu'il y a encore le joli pré du Pouliguen : un grain de
beauté sur votre cou d'ivoire !
« Ainsi voit le monde ; ainsi voient les jeunes garçons
plus encore peut-être que les pères. Savez-vous comment
la pauvre Anastasie est parvenue à se faire épouser du
beau Léandre, qu'elle aimait et qui la trouvait laide ?
Laide et mai taillée ; et Léandre s'étonnait qu'elle eût
l'audace de l'aimer, et ne tarissait point sur les disgrâces
de sa personne et de son esprit.
a Un héritage arrangea tout, releva la taille d'Anasta-
sie, effaça ses taches de rousseur, lui fit un esprit tout
aimable et plaisant. Léandre eut des rivaux qui l'inquié-
tèrent, et la belle Eudoxie au teint de lait, fraîche comme
l'aurore, svelle comme un peuplier, la belle Eudoxie, ô
Madeleine, pleurant Léandre ingrat, dut choisir son
époux parmi les rebuts d' Anastasie.
ET PAYSAGES BRETONS. 367
« Avec mes pauvres yeux qui ne voient guère loin, tout
en faisant mon whist dans un coin du salon, tout en
lisant mon journal qui me laisse penser à autre chose,
j'ai compté vos serviteurs : il y en a cinq, peut-être six.
« Si seulement votre maison de Nantes brûlait, le pre-
mier vous verrait plus noire que la fumée ; le second
décamperait si quelque cousin ensuite se faisait adjuger
l'héritage de Guérande ; le troisième, si vous perdiez
encore un de vos étangs ; le quatrième, si les deux étaient
perdus ;... et, si enfin la forêt de Penguilly venait aussi
à disparaître.
« J'en ai compté cinq ou six : vous les verriez tous à
la suite de mademoiselle de Hautecouleurs'; le septième
seul vous resterait.
« Bien loin des autres, tout à fait hors rang, presque
dans la foule, visible seulement pour des yeux qui ont
pleuré, ce septième est le seul qui vous aime et le seul
que. vous n'avez jamis aperçu. Il est grave, il est fort, il
a l'âme sereine et douce, et il ne s'esl jamais proposé
d'être riche ni de jouir de la vie.
« Votre maison de Nantes ne brûlera pas, on ne vous
enlèvera pas l'héritage de Guérande, vous garderez vos
deux étangs et votre forêt de Penguilly. C'est triste pour
mademoiselle de Hautecouleurs, c'est dommage pour
vous. Car mademoiselle de Hautecouleurs verrait aug-
368 contes
inenter sa cour, et vous, qui valez mieux que tous vos
trésors, vous, Madeleine,
« Pauvre, vous verriez venir à vous le septième, qui se
tient à l'écart et qui aurait honle de paraître escalader
vos maisons, vos salines et vos bois. Vous le verriez
accourir, et vous connaîtriez la tendresse, et vous auriez
l'appui d'un grand cœur. Quand j'ai vu que je vous dési-
rais ce bonheur, alors, Madeleine, j'ai su combien vous
m'êtes chère.
« Et quand j'ai connu que vous m'étiez chère, cela
m'a tout à fait donné bonne opinion de vous. Je me suis
dit : « Il y a quelque chose en cette jeune fille, quelque
chose qui vaut mieux que sa richesse, mieux que sa
beauté, mieux que son esprit. Il y a de l'intelligence,
une âme élevée, un cœur pur et bon. »
«
« Je regrette que tout cela tombe au jeune seigneur de
la Ville-Oison, qui n'a véritablement que sa cravate, ou
au brillant Desrosiers, qui sera mangé par les chevaux,
ou au sérieux Tirefranc, qui deviendra juif, ou au rêveur
Engoulevent, qui fait des vers de treize pieds, ou à l'in-
nocent Baillemouche, qui n'est rien, qui ne sait rien, qui
jamais ne fera rien.
. a Cependant, Madeleine, le plus mauvais choix serait
de ne pas choisir, de vous prolonger dans les coquette-
ties, dans les rêveries, dans les railleries ; de prendre
cette habityde d'être adorée et de ne servir à riçn en
ET PAYSAGES BRETONS. 369
ce monde qu'à exciter l'ambition de quelques jeunes
nigauds.
« Prenez-en tout de suite un ; prenez celui qui vous
montrera le plus de cœur et de bon sens. Entrez dans le
sérieux d# la vie, dans l'œuvre, dans le devoir. Faites-
vous vieille pour apprendre à vieillir. Telle que vous
êtes, avec ce courage qui ne diminuera point et cette
raison qui mûrira, peut-être aurez-vous la gloire d'élever
votre mari, en attendant d'élever vos enfants.
« Ainsi soit-il, Madeleine ! »
« Moi, Madeleine, pauvre ignorante qui ne vois rien,
qui n'entends rien ; moi quasi folle, incapable de réflé-
chir, j'ai pourtant réfléchi, j'ai essayé de comprendre et
de voir.
*
a Et j'ai cru deviner que ceux qui se piquent souverai-
nement de voir ne voient pas, et que ceux qui se flat-
tent de tout comprendre ne comprennent pas ;
« Et les fins observateurs qui regardent à droite et à
• gauche, en faisant la partie de whist, peuvent bien per-
dre la partie, mais n'ont rien observé.
« Quoi! cinquante ans d'existence et de lecture, et un
sage de cette force n'a point encore appris qu'une femme
sait voir ce qu'elle ne regarde pas !
il*
370 CONTES
a Ils ne sont pas cinq ou six ; ils sont six bien comptés;
et il y en a six autres ailleurs ; et le septième, foi d'hon-
nête fille, le septième est le treizième, s'il vous plait !
« Quelquefois après le bal ou la promenade, quelque-
fois le matin ayant la messe, ils m'ont occupée assez
sérieusement. Sans vanité, je les connais.
« Et si je voulais décrire le mystérieux septième (sep-
tième d'ici, treizième sur le total), si je le voulais décrire,
je crois sans vanité que j'en viendrais à bout.
« Je pense même que je pourrais apprendre quelque
chose sur son compte au savant perspicace qui, naïve-
ment, croit l'avoir découvert. Science orgueilleuse !
'« Et je sais très-bien ce qui fait le charme et la beauté
démon humble personne; je sais très-bien que la parure
qui me va le mieux est une inscription de rente.
« C'est pourquoi je me suis dit un jour * « Madeleine,
« tu prieras la* Vierge Marie, et, si la Vierge Marie a
« quelque bonne volonté pour toi,
« Elle t'inspirera l'amour du cloître; et tu couperas tes
« cheveux comme Hortense, qui porte à présent la cor-
« nette, comme Valentine, qui prie au Garmel, pieds
« nus. »
a Or, un jour que j'avais fait cette prière, voilà que sur
le seuil de l'église... Regardez bien si personne n'écoute;
je vais vous dire un grand secret
ET PAYSAGES BRETONS. 371
« Voilà que sur le seuil de l'église... Non, je ne puis me
résoudre à révéler ce mystère... Mais vous qui voyez
tout, vous étiez là pourtant, et vous n'avez rien vu !
« Gomment ! je me laisse arrêter par vous, vous forcez
votre timide compagnon de m'adresser la parole, je lui
réponds à peine, et vous ne comprenez pas !
« Vous n'avez à la bouche que le mérite de cet homme
rare, son esprit, ses talents, son courage. J'ai soin de n'y
prendre aucun intérêt, et vous ne comprenez pas !
« Nous le rencontrons fréquemment quand vous dirigez
la promenade ; cependant je vous laisse toujours diriger
la promenade et vous ne comprenez pas !
a Vous ine louez de m'intéresser à la géologie, à la
minéralogie, à l'hydrologie, à toutes les sciences de notre
phénix, et vous ne comprenez pas !
« Je vous (lis parfois que j'ai horreur des inutiles et des
galantins ; que l'homme ne vaut pas par la cravate ni
par la figure, pas même par le nom ; qu'il se juge par
l'œuvre et se pèse au poids du cœur, et vous ne com-
prenez pas !
« Vous me voyez perdre mon goût pour le blason.
Malgré l'impertinence de mademoiselle Chafin, deve-
nue baronne de Ragrot, je n'ai plus le désir d'être au
moins vicomtesse pour écraser cette baronne, et vous ne
comprenez pas !
372 CONTES
. « Parfois, cependant, votre lent esprit semble enfin
déchiffrer ma pensée ,* vite, il essui<v ses besicles pour
mieux lire ; vite, je brouille la page, et vous ne comr
prenez pas !
« Votre fier ami, lorsqu'il nous rencontre, m'adresse
à peine la parole ; mais le hasard nous fait rencontrer
régulièrement , et vous croyez que je ne comprends
pas?
« Cet homme fier et hardi, qui l'autre jour domptait
cent ouvriers en révolte, qui le lendemain affrontait la
tempête ; ce vaillant qui sait parler, cet éloquent qui
sait agir,
« Il rougit devant moi ; il s'embarrasse, il balbutie et
s'entortille :. il cherche néanmoins cette humiliation
et ce martyre , et vous croyez • que je ne comprends
pas ?
« Vous qui remarquez tout, qui tenez compte de tout,
et qui tirez des inductions de tout, connaissez-vous seu-
lement l'histoire et le jeu du galet ?
« Oui, l'histoire et le jeu du galet? Je vois votre air
confus, j'en ai pitié. Que monsieur votre grand et sagace
esprit daigne essuyer ses besicles.
« J'avais ramassé un galet gris et rose, très-régulière-
ment usé par la mer en forme d'œuf aplati. Il y en a cent
millions de tout pareils sur la plage.
ET PAYSAGES BRETONS. • 373
;«l Notre savant, /à ma. demande, — vous n'avez pas
compris! — m'expliqua, très-mal, pourquoi ce galet
était gris, pourquoi rose, pourquoi en forme d'oeuf aplati
tout ce que vous m'aviez expliqué très-bien la veille; et
je m?en souvenais.
« L'explication donnée... c'est ici qu'il convient d'es-
suyer les besicles... je portai le galet a mes lèvres pour
voir s'il était salé, el je le laissai tomber. Que fil notre
homme fier, notre homme sérieux?
« Il tourna, vira, détourna votre attention et la mienne
et finalement ramassa le galet, ému comme s'il avait
dérobé le Kohinoor.
« Parce que vous n'avez rien vu, vous croyez que je
n'ai vu rien, et parce que vous ne comprenez rien, vous
croyez que je n'ai rien compris !
« JEt si vous m'aviez vu rougir, vous auriez cru que je
rougissais de voir un homme de mérite faire cette action
digne du jeune Engoulevent.
« Dites-lui, si vous voulez, que je le connais, que je
connais son cœur; que je vous ai fait conter toute son
histoire., tout son courage, tous ses travaux.
« Dites-lui qu'à son insu (un jour que vous n'aviez
point vos lunettes), j'ai vu sa mère et ses sœurs dans le
charment asile qu'il leur a fait à la sueur de son noble
front; dites-lui que je les aime.
374 CONTES ET PAYSAGES BRETONS.
c Dites-lui que, s'il veut pour épouse une fille sans
bien, il peut demander la pauvre Madeleine ; car c'est
lui qui est riche, et le coeur de Madeleine lui a .tout
donné. »
LIVRE XV
LA CAMPAGNE, LA MUSIQUE ET LA MER
I
DÉPART.
Liberté! ma pensée et mon âme sont lasses;
Onze mois de pavé, de journaux, de marchands!
J'ai besoin d'un autre air : viens et m'ouvre les champs,
Et les bois, et la lande, et les calmes espaces !
376 LA CAMPAGNE.
Je vais donc revoir l'herbe et les chaumes touchants,
Les clochers élancés, les maisonnettes basses,
Les roseaux dans Peau pure!... 0 liberté, tu passes
Avec ce vent léger sur les arbres penchants!
Voici, bien loin du luxe aux sourdes amertumes.
Voici les bonnes gens et les bonnes coutumes ;
Voici les seuils fleuris bâti» par les aïeux.
0 biens, plus doux encor cent fois qu'ils ne promettent!
0 silence, ô loisir! ô spectacles qui mettent
Des chansons dans le cœur, des larmes dans les yeux !
II
LE CHATEAU RIDICULE.
Je la connais, la Haute-Roche,
Et vos appels sont superflus ;
Je la connais, je n'irai plus.
Une fois suffit, — sans reproche.
J'en ai vu le maussade aspect,
Le dehors nu, le dedans sombre,
LA MUSIQUE ET LA MER. 377
Le jardin sans fleurs et sans ombre,
Le pré brûlé, l'étang à sec.
La nuit, votre affreux chien de garde
A poussé d'affreux hurlements :
On devine ses sentiments
Rien qu'à son poil en hallebarde.
Gomme ce chien, comme les murs,
Vos gens ont la mine farouche;
Les mots sont rares en leur bouche
Autant qu'au verger les fruits mûrs.
J'ai vu le salon amarante,
Et le fauteuil au dos pelé,
Où tant d'ennui s'est installé
Qu'on l'a nommé VUn des Quarante.
Sur la pendule, las de lui,
Le Temps traîne sa faux arquée;
Cette pendule détraquée
Vingt fois par jour sonne minuit.
•
Dans un fourreau de toile verte
La harpe, hélas ! dort en un coin.
Maître piano, fier, au loin
Jette du son à table ouverte.
Il règne en ce cruel salon
Sous des mains tout à l'heure anciennes;
Je le sais! Il a fait des siennes
Un certain soir... Ce soir fut long!
378 LA CAMPAGNE,
J'ai compté, dans les couloirs tristes,
Les portraits lithographies
Où s'étalent, déifiés,
Vingt de nos plus grands pianistes.
J'ai vu les livres, — j'en ai froid ï —
Qu'on attelle au . poids des soirées :
Les heures lourdes sont tirées
Par Ponson, Ponsard et Ponroy !
J'ai vu le journal sans figure
Où Larme-à-l'œil, pour en finir,
Dit qu'il ignore l'avenir...
Et que c'est là ce qu'il augure!
J'ai fait bien plus : j'ai conversé
Avec les grands du voisinage!
Monsieur le maire, en son ramage,
Est un oiseau trop exercé :
Une heure au moins, sans rien rabattre,
Il a tiré de son cerveau
Ce qu'il savait de plus nouveau
Sur Janin et sur Henri Quatre.
Monsieur le marquis des Cottrets
Est grand chasseur. Sa maigre Hedwige
Dit tendrement ; « Dieux! que ne suis-je
« Assise à l'ombre des forêts? »
A force d'empois et de serge
Elle atteint l'idéal du rond :
LA MUSIQUE ET LA MER. 379
La crinoline en potiron
A pu transformer cette asperge.
Mademoiselle Gorniquet
Traîne quarante ans d'innocence;
Cette vestale a tort, je pense,
De battre toujours le briquet.
Étes-vous tout à fait charmée
Quand madame d'Escarbagnas
Conte l'un et l'autre Dumas?
Moi, j'aimerais mieux la Ramée...
•
Mais, pour savoir tous mes ennuis,
Ecoutez de franches paroles :
Château, voisins et barcarolles,
Ce n'est pas là ce que je fuis.
Hélas! ce séjour, d'épouvante,
Je ne l'ai trouvé que trop doux !
Sans cesse il me parlait de vous,
Il était plein de vous absente.
Je ne sais quoi, de tous côtés,
Me chantait : « Nous l'avons connue !
« Elle reviendra, sa venue
« Fleurira nos aridilés.
« Je verdirai, » disait la plaine,
Et le jardin : « J'aurai des fleurs! »
El le vent : « Je viendrai d'ailleurs, -
« Ou j'adoucirai mon haleine. »
380 LA CAMPAGNE,
De vrai, tout prenait un autre air,
Et jusqu'au piano lui-môme !
Il chantonnait : « Des doigts que j'aime,
« Me rendront Mozart cet hiver. »
Non, non, je n'irai plus! Rapide,
Rêvant le calme de Paris,
J'ai fui ces lieux. — Et j'ai compris
Ce qu'était le palais d'Armîde...
11 est fort gros, ce compliment !
Tout bien pesé, je le supprime.
Mais* que mettre en place?... La rime
M'est incommode en w moment.
Depuis une heure la quinteuse
Se refuse à dire ceci :
« Madame, je suis bien ici ;
« Mon humeur n'est plus voyageuse,
« Nous sommes quatre ou cinq reclus,
« Dans les sables, comme en cachette;
« Là nous avons une épi nette
« Et des livres vingt fois relus.
« On chante, on cause, on se promène,
« On reste seul autant qu'on veut,
« Et les enfants seuls font un peu
« Retentir la parole humaine.
« Pas de journal; aucun marchand
« De on dit ni de ritournelles;
J
LA MUSIQUE ET l-A MER. 381
« Le barbier donne ses nouvelles,
« La fauvette donne son chant.
a Aucune dame qui s'ennuie,
« Aucune fille à marier;
« Point de ces gens faits pour briller,
a Si terribles les jours de pluie.
a On se lève avec le matin :
« Soleil et bois, mer et prairie,
a Fleurs de bruyère, odeur de thym,
« Rien qui n'embaume et ne sourie.
« Les champs, la musique et la mer
« Remplissent nos promptes journées ;
u Sans emporter un songe amer
« Les heures passent étonnées. »
III
MESSAGE.
bonnet, mon bel ami, venez ça. L'on vous charge
D'un illustre message, illustre même à vous ! —
388 LA CAMPAGNE,
Or, comme vous allez en un pays fort doux,
Chaussez les souliers fins, prenez le manteau large.
Coiffez un blanc plumet, revotez vos bijoux, —
Les plus beaux! Évitez cependant la surcharge.
Bien ! Prenez ce vélin fleuri d'or sur la marge :
Et, maintenant, volez à nos jeunes époux.
S'ils ne sont pas au bord du- ruisseau, sous le tremble.
Tournez vers les maisons. Deux voix chantent ensemble ;
Si vous reconnaissez Palestrine ou Mozart,
C'est là. Dans le logis pénétrez sans relard,
Et, de votre aspect grave étonnant ces demeures,
Annoncez qu'aujourd'hui nous dfnons à cinq heures.
IV
LES'TROIS MAITRES.
Hayden est la candeur qu'un feu céleste anime ;
11 ne voit point le mal, il ne l'a point connu.
LA MUSIQUE ET LA MER. 383
11 rêve, il prie, il chaute. En son cœur ingénu
Il croit n'être qu'heureux alors qu'il est sublime.
Plus, grand à l'œil trompé qui mesure sa cime,
Plein de force et d'orgueil, Beethoven est venu :
À ses accords se mêle un cri mal contenu,
Un cri désespéré qui s'éteint dans l'abîme.
L'un est trop reposé, parfois l'autre est hagard.
Entre eux deux, à mon gré, l'homme vrai, c'est Mozart;
Je sens en lui toujours vibrer la corde humaine.
Il a le repentir, l'espérance et les pleurs,
Et la joie attendrie, et la douleur sereine,
Et dans le précipice il cueille encor des fleurs.
LETTRE A UNE ÉfLORÉE.
Uachez vos pleurs, madame, et votre épaule,
Si vous voulez — mais, là, sincèrement, —
Que le bon Dieu calme votre tourment ;
Ne chantez plus la romance du Saule.
384 LA CAMPAGNE,
C'est la coutume aux dames de la Gaule
D'avoir le cœur en plein déchirement,
Et de rogner trop sur le vêtement :
Leur deuil n'est triste, hélas! que de son rôle.
Donc il faudrait qu'un ange vînt des cieux
Pour étancher les pleurs de vos beaux yeux,
Et vous brillez un peu plus qu'une étoile...
Dame, Dieu fit les anges, s'il vous plaît,
Pour admirer la beauté qui se voile
Et consoler la douleur qui se tait.
VI
Y otre voix est souple et légère,
Vos doigts sont souples et légers;
Lislz même est pour vous sans dangers,
Le reste n'est pas une affaire.
Les lions paraissent enragés
Quand vous chantez un air de guerre;
UNE DIVA.
LA MUSIQUE ET LA MEK. 385
Chanlez-vous un air de,bergère :
Soudain les lions se font bergers.
Multipliez vos entreprises :
Caprices, polkas, vocalises,
Tout est permis à tant d'appas.
Attaquez tout. Qu'on en fabrique !
Mais Mozart, c'est de la musique ;
Charmant objet, n'y louchez pas !
VII
SUZANNE.
Lombien je le sais gré, Suzanne, brave tille,
*
De tes pauvres habits et de ton teint hâlé!
Que j'admire ton front de sueur empferlé !
Que j'honore la main durcie à la faucille!
Tout Télé dans les champs, tout l'hiver à l'aiguille,
Jamais de ton grand cœur un soupir exhalé
JTa trahi des soucis dont lu n'as pas parlé;
Ta vie est un devoir, ange de la famille.
T. II. \lu
386 LA CAMPAGNE,
Nos garçons les mieux faits el de meilleur renom
Sollicitent La main, et tu leur as dit : « Non.
« Non, car Dieu m'a liée, et je garde ma chaîne ! »
Et tranquille, vouée à la mère, à tes sœurs,
Pour ta beauté perdue en de si durs labeurs,
Il n'est pas un regret dans ton âme sereine.
VIII
GRACE D'EN HAUT.
I a forlune a baissé, mais ton âme s'élève ;
Dans ton cœur labouré je vois poindre la foi.
C'est bien; tu sors enfin du sommeil et au rêve.
Ah! j'ai tremblé pour toi!
En ce temps-là, brillant de l'orgueil de la vie,
Mesurant l'avenir d'un œil audacieux,
Tu ne paraissais pas sans exciter l'envie :
Je t'ai souhaité mieux !
La gloire s'attachait à tes moindres ouvrages,.
L'or courait en tes mains ouvertes à moitié ;
l'on front étincelant défiait les orages;
Dieu t'a pris en pitié.
LA MUSIQUE ET LA MER. 387
Lorsque la renommée épuisait son haleine
A vanter ton génie et ses jeux triomphants,
Lorsque la joie hantait ta maison, toute pleine
D'or, de fleurs et d'enfants;
Pour ramener à lui, pour te rendre à loi-même,
Pour élever ton âme à toute sa valeur,
Pour te donner enfin l'avenir, Dieu, qui t'aime,
T'envoya le malheur.
IX
/
LA CROIX '.
Affame d'être heureux, j'ai, d'une ardeur profonde,
Fatigué mon esprit et mon âme longtemps,
Demandant le bonheur aux succès éclatants,
Aux hommes, à l'amour, à la fortune, au monde.
J'ai trouvé les succès et l'amour inconstants;
Les hommes sont divers et rayants comme Tonde :
Sur eux ou sur soi-même insensé qui se fonde !
Le monde et la fortune ont des dons rebutants.
Trop tard je me tournai vers Tordre légitime :
Le bonheur était là, fruit de la vie intime.
Il m'apparut; la mort prit soin qu'il durât peu.
1 Imité de Silvio Pellico.
H88 LA CAMPAGNE,
Quand j'eus fait el refait ce cercle de souffrance,
Je vis qu'en la croix seule était mon espérance :
Et j'embrassai la croix, et je sentis mon Dieu.
FRERE JEAN.
Lorsque j'entrai dans la cellule,
Le frère Jean était sans voix ;
On lui lisait quelque formule,
11 baisait doucement la croix.
Ses grands yeux conservaient leur flamme.
(c 0 Seigneur ! pensai-je à part mot,
« Vous éteignez cela! Pourquoi
« Sitôt nous retirer cette âme?
« Sa science aux paroles d'or,
« Sa foi, son cœur, que ce trésor
« Encor quelque temps nous demeure! »
Jean sourit et me prit la main.
« Dieu, me dit-il, sera demain ;
« Et qu'importe qu'un moine meure ! »
LA MUSIQUE ET LA MER. 389
XI
Un long hiver allait finir :
Déjà la bise était moins forte;
Le premier souffle du zéphyr
D'avril entre-bâillait la porte ;
11 ramenait l'aimable escorte
Du printemps vert, prêt à fleurir ;
On voyait le lilas s'ouvrir,
Lorsque notre Isabelle est morte.
•
Le ciel aussitôt se voila;
De nouveau la bise souffla,
Glaçant la terre moins parée; .
Tout le printemps fut assombri,
Avril manqua dans la contrée,
Et les lilas n'ont point fleuri.
ISABELLE.
I
liM*
000 LA CAMPAGNE.
XII
lin te voyant, Rose-Marie,
Un artiste brillant et sûr
Des anciens maîtres de l'Ombrie
A retrouvé le style pur :
Voici qu'il peint une prairie,
Un églantier, un ciel d'azur,
Là, sousjles branches emperlées,
Une fille de dix-huit ans
Sourit, mais grave en son printemps,
Comme les douleurs consolées;
De pâles fleurs sont enroulées
Dans ses cheveux demi-flottants.
Ses deux mains sont jointes. A peine
Ses pieds courbent le gazon fin ;
Son vêtement de blanche laine
Semble voiler un séraphin ;
Ses yeux sont au ciel ; sçn haleine
Monte vers Dieu, sa seule fin.
ROSE-MARIE.
LA MUSIQUE ET LA MER. 391
Elle est calme et pourtant pensive;
Mais, tout le ciel en est témoin,
Ce qui tient sa pensée active,
Ce n'est pas un terrestre soin :
Son oreille écoute, attentive,
Des concerts qui viennent de loin*.
« Oh! quelle est humble en sa lumière !
« Oh ! qu'elle est douce en son ardeur !
« Dit-on; l'artiste avec ferveur
« A peint range delà prière. »
Et lu le crois ; et la candeur
Fait sourire et pleurer ta mère.
XIII
l'épouse.
La pâle jeune veuve, attendant d'être mère,
Amante encor, pleurait; mais, parfois souriant,
Sous le poids de la vie et de la mort pliant,
Elle disait : « Mon deuil aussi n'est qu'éphémère. »
Celui que par amour elle appelait son père
Voyait ce cœur blessé se raffermir vaillant.
Un jour elle lui dit : « Dieu montre à ma prière,
« Sous un brouillard de pleurs, mon soleil plus brillant. »
392 LA CAMPAGNE,
Elle ajouta : « Le choix m'est donné de la tombe
Ou du berceau. L'amour sur l'un et l'autre tombé, •
Dieu choisira pour moi; l'un et l'autre m'est doux. »
Un bel enfant naquit. 0 fête douloureuse !
Elle dit à l'aïeul : « 7e m'en vais bien heureuse :
Je vous rends votre fils ; Dieu me rend mon époux. »
XIV
LA SONATE- EN LA MAJEUR.
Uomme un rayon de jour dans l'abîme tremblant,
Comme un rêve dernier, cher et suprême leurre,
Gomme un ami pieux qui pour consoler pleure,
El qui craint de blesser encore en consolant;
Aussi triste que nous, mais à ce deuil mêlant
Un accent résigné que l'espérance effleure,
Ainsi de nos adieux Mozart adoucit l'heure. —
J'emportai cette fleur cueillie en m'exilant.
Elle n'est point flétrie. En mon âme apaisée,
Elle vit; ses parfums sont les mêmes toujours,
Elle embaume toujours ma douleur accoiséc.
LA MUSIQUE ET LA MER. 393
Si ce n'est toi, Mozart, qui sait de tels discours ?
Dans les aridités dont je suivais le cours
Qui pouvait sur mon coeur verser cette rosée!
XV
ISABELLE.
(juELs rires ingénus éclairaient son visage,
Souvent grave pourtant, mais jamais assombri /
Lorsqu'on parlait du bien, quels éclairs de courage !
Lorsqu'un malheur passait, quel regard attendri !
Gomme elle avait l'esprit léger et non volage !
Comme elle sut à Dieu garder son cœur meurtri !
Caractère de sainte et beauté de péri,
De dons et de vertus ravissant assemblage !
Nous avons vu ces traits, par la grâce formés,
Pâlir sans se flétrir, et ces yeux animés
Dans les larmes briller de flammes plus profondes.
La mort la laissa belle, et défit, seul affront,
Ses beaux cheveux ondes, que l'on vit de son front
Ruisseler sur son corps en deux cascades blondes. •
$#4 LA CAMPAGNE,
XVI
LA SYMPHONIE PASTORALE.
< .1 1
c
et âpre Beethoven, cet indompté génie,
— 0 mystère des champs ! ô mystère de l'art ! —
Le voici qui prodigue en trésors d'harmonie
La candeur de Hayden et le feu de Mozart.
11 a vu les prés verts et l'aubépine fraîche;
Le vent de mai distrait le farouche songeur.
Il écoute, il soupire, et dans ses yeux il sèche
Des pleurs, tout étonnés de sortir de son cœur.
Il chante. — Est-ce bien lui ? Ce cœur froissé respire !
Les acres désespoirs un instant sont bannis ,
Tout à l'heure son chant tranquille va sourire
Gomme les cris joyeux qui s'élancent des nids.
Quel murmure charmant, et noble, et vif! La brise
Ne se rend pas plus douce au liseron vermeil;
L'atome bourdonnant, que la lumière irise,
Moins ajlègre se baigne aux rayons du soleil.
LA MUSIQUE ET LA MEB.
Chères œuvres de Dieu, belles fleurs, doux ombrages,
Calme rempli de vie et de chastes senteurs,
Ciel pur et bienfaisant même dans tes orages,
Ruisseaux clairs, chemins creux, buissons, oiseaux chanteurs !
Vous inondez de paix son âme rajeunie ;
Vos langages divers, tous ensemble écoutés,
Sur sa lèvre vibrante éteignent l'ironie;
Il n'est plus que l'écho de vos simples beautés.
r
H
ri
Si quelque note encor trahit sa vieille plaie,
L'apaisement s'y peint plutôt que la douleur.
Tout rit autour de lui, l'eau, le bois et la haie;
Il veut prendre sa part, il veut croire au bonheur.
Le flot vient caresser les glaïeuls du rivage;
Détachons la nacelle et suivons le courant.
Que ces bords sont charmants dans leur douceur sauvage !
Que le jour, à travers ces voûtes de feuillage,
Verse un calme enivrant!
Ses avirons, sans voile, à la brise docile,
L'esquif s'en va tout seul, par le flot gouverné.
Tu nous as fait, mon Dieu, le bonheur si facile !
Et nous le poursuivons d'une ardeur imbécile,
Quand tu nous Tas donné...
Inénarrable chant des saintes solitudes,
0 silence sacré qui règnes en ces lieux!
396 LA CAMPAGNE,
Nous faisons pour parler tant de vaines éludes...
Toi, tu remplis le cœur de douces quiétudes,
Silence, chant des cieux!
Le bonheur, c'est l'oubli de soi-même et du monde.
Heureux qui sait se taire en attendant la mort !
Heureux qui ne veut rien que l'ombre plus profonde ;
Qui, regardant les cieux, laisse la brise et Tonde
Le mener dans le port !
Soi-même se choisir une roule, folie!
Dieu, si nous l'en prions, le fera mieux pour nous.
Vous qu'à ces humbles lieux un sort propice lie,
Où sauriez-vous trouver rive plus embellie,
Air plus pur, chants plus doux ?
Ecoutez, écoutez ! sous la feuillée épaisse,
Écoutez cet oiseau qui gazouille sans art :
C'est le printemps en fleur, la joie et la jeunesse;
(Test l'hymne de l'amour, c'est un chant d'allégresse
Que n'a point su Mozart.
Tout s'émeut; tout répond : la nature, ô merveille!
Partout silencieuse, a partout mille voix ;
Un immense concert de tous côtés s'éveille ;
Tout y fait sa partie, et le vent et l'abeille,
El la plaine et les bois.
Mais tout ce bruit divin me laisse encore entendre
Le calme battement de mon cœur adouci ;
Là, pour bénir le Ciel, chante une voix plus tendre...
-Ne laisse pas, Seigneur, le monde me reprendre;
Fais que je meure ici !
LA MUSIQUE ET LA MER. 397
Loin de toi j'ai trahi mon âme désolée;
Tout breuvage est amer, tout chemin périlleux ;
Tout est mensonge au cœur : par l'envie harcelée,
La gloire avec effort bâtit un mausolée
Pour l'œil des curieux.
La gloire, éclat d'un jour que la foule insultante
Promet, donne, retire au faible comme au fort!
Ce perfide hochet, qu'on méprise et qui tente,
Dans l'horreur du néant met l'horreur de l'attente,
Et tourmente !a mort.
Mon âme pour toi seul, à tes pieds revenue,
Murmurera des chants par toi seul inspirés;
Ainsi chante pour toi la nature ingénue,
Et tu me donneras une tombe inconnue
Dans ces lieux ignorés !
Heureux, Seigneur, tes morts! Tu baignes de rosée
Leurs ossements bénis qui renaîtront plus beaux ;
Sur eux, comme ton sceau, ta croix sainte est posée,
Ton soleil, échauffant leur cendre reposée,
Fait chanter les tombeaux.
Pendant qu'il rêve ainsi, triste sans amertume,
L'esquif aborde. — Il voit des visages joyeux,
11 reste ; à ce tableau son regard s'accoutume,
Et l'aspect du bonheur ne blesse plus ses yeux.
t. u.
12
398 LA CAMPAGNE,
Ce sont les villageois : on veut danser sur l'herbe.
« En place, braves gens, je suis ménétrier !
« Je sais un air de danse à tout rompre, superbe,
« Fait pour des cœurs contents et des jarrets d'acier.
« Allons ! Fritz et Lisbeth, et Mathurin et Rose,
« Jeanne, Guillaume, tous, qu'on se tienne les mains !
« Voyons si je m'entends au ballet : — une chose
« Que je n'essayerais pas pour le roi des Romains !
a Savez-vous, braves gens, quelles sont leurs folies
« Là -bas? Dans leurs plaisirs, de l'honneur détestés,
« Il leur faut des langueurs et des mélancolies!
« Nous saurons mépriser ces lâches voluptés.
« Allons! le cœur au large et le poing sur la hanche;
u Sans mêler aux chansons des soupirs irritants,
« Dansons d'un pied solide et d'une allure franche;
« Dansons en gens de bien qui prennent du bon temps.
« En avant! Un, deux, trois! Ah! bravo! le sol tremble!
« C'est cela, mes amis! Du talon ! Et toujours!
« Un, deux, trois! Orphéus n'a pas fait, il me semble,
« Mieux danser les forêts, les rochers ni les ours. »
Bons danseurs ! Chacun d'eux, essoufflé, recommence :
Un, deux, trois ! Que cet air leur paraît engageant !
Encore ! Voilà bien, je l'espère, une danse !
La sueur sur les fronts rit en perles d'argent !
LA MUSIQUE ET LA MER. 399
Piano, maintenant. A (on tour, blonde Élise,
Parais seule. On a vu ton air doux et moqueur...
L'oiseau qui s'enfuyait écoute et se ravise...
Pauvre ménétrier, prends bien garde à ton cœur !
Sous les pieds de l'enfant le gazon se relève.
Poète, pour noter le doux bruit de ses pas,
La muse dans ton âme a rafraîchi ce rêve
Que le temps ne rend plus et qu'il n'efface pas !
Ainsi sur le flot clair danse la flamme-fée ;
Ainsi sous le ciel pur court le nuage blanc;
Ainsi le joyeux mai, d'un souffle frais et lent,
Dans une haie en fleur balance son trophée.
Le beau nuage blanc s'absorbe dans les cieux ;
Là s'envolent la flamme et le parfum austère :
Et toi, fille innocente, ô puisses-tu, comme eux,
Après ton doux malin ne pas toucher la terre !...
XVII
LA COURONNE.
1 out homme en ce bas monde ainsi que toi soupire.
Va, cesse de former d'inutiles projets!
400 LA CAMPAGNE,
Dieu pourrait te donner la fortune et l'empire :
Le bonheur ici-bas, tu ne l'auras jamais.
Du désir qui dévore au regret qui déchire
Sache qu'il n'est qu'un pas : c'est celui que tu fais.
Ce bonheur, où ton âme incessamment aspire,
N'est qu'un rapide songe entre deux jours mauvais.
Ta, part est dans ton cœur, c'est là qu'il faut la prendre ;
Ensuite dans La croix, et c'est là qu'il faut tendre :
Tes autres vœux seront moins remplis qu'expiés.
Tu te crois sans nul bien ; quand viendra la tempête,
Tu compteras Les fleurs que Dieu mit sur ta tête,
En les voyant tomber feuille à feuille à tes pieds.
XVIII
POIDS DE LA VIE.
J'ai passé quarante ans. De l'humaine misère
J'ai porté le fardeau tous les jours. Il est grand!
Sans en accepter un, j'ai refait en pleurant
Tous les chemins heureux que j'avais sur la terre.
LA MUSIQUE ET LA MER. 401
Je sais ce qu'ici-bas le Ciel donne el reprend :
Deuil d'ami, deuil d'époux, deuil de (ils, deuil de père,
Deuil, hélas! de chrétien. J'ai bu cette heure amère,
J'ai tenu dans mes bras Valdegamas mourant.
J'ai vu l'esprit de l'homme au mal vouer un culte ;
Sur mon drapeau sacré j'ai vu monter l'insulte ;
Chez des amis vivants je me suis vu mourir.
Et, parmi tant de deuils humiliant mon âme,
Satan m'a fait. subir son ironie infâme...
0 mort ! ô mort ! ô mort ! tu tardes à venir !
XIX
LA MER.
Du haut de la colline, assis sous le vieux frêne,
J'ai vu le beau matin rire dans le ciel clair.
Des souffles embaumés sans bruit traversaient l'air,
Effleurant les buissons plus ornés qu'une reine.
Non loin de mes regards, immobile, la mer,
Libre de vils fardeaux dans sa paix souveraine,
Autre ciel tout d'azur, épanchait sur l'arène
Ses étoiles d'argent où se jouait l'éclair.
403 LA CAMPAGNE,
Dieu me faisait sentir sa présence sublime :
Il descendait du ciel, il montait de l'abîme!
Je riais. — Tout à coup, remplissant le chemin,
L'homme, hélas ! apparut : un berger maigre et blême,
En haillons, l'œil méchant, vomissant le blasphème,
Menait ses moutons paître, un fouet à la main.
XX
LE CYPRÈS.
J e ne suis plus celui qui, charmé d'être au monde,
En ses âpres chemins avançait sans les voir.
Mon cœur n'est plus ce cœur surabondant d'espoir
D'où la vie en chansons jaillissait comme une onde.
Je ne suis plus celui qui riait aux festins,
Qui croyait que la coupe aisément se redore,
Et que Ton peut marcher sans que rien décolore
La beauté des aspects lointains!
Est-ce donc moi, mon Dieu ! qui sous un ciel de fête,
Quand l'orgue chantait moins que mon cœur triomphant,
Du pied de vos autels emmenai cette enfant,
Le bouquet d'oranger au sein et sur la tête ?
LA MUSIQUE ET LA MER. 403
De quels rayons divins ce jour étincela!
Que de fleurs dans les champs! dans les airs quels murmures!
Tout nous riait, les eaux, les bois, les moissons mûres...
Est-ce moi qui passai par là ?
«
Sur mon front qui se ride ai -je vu tant de flammes ?
Ai-je d'un jour si beau vu le doux lendemain ?
Est-ce à moi qu'on a dit, en me pressant la main :
« Pour V aimer j'ai deux cœurs, je porte en moi deux âmes ? »
Plus tard, à ce bonheur quand vous mettiez le sceau,
Ai-je été ce mortel béni dans sa tendresse
Qui vous offrait, Seigneur, des larmes d'allégresse,
Prosterné devant un berceau ?
Dieu clément, est-ce moi? Les berceaux, la couronne,
L'avenir... Maintenant, quand je songe à ces biens,
J'ignore si je rôve ou si je me souviens.
J'habitais dans la joie, et le deuil m'environne.
Le souffle de la mort, plus tranchant que le fer,
A moissonné mes fleurs dont les parfums périssent ;
Mille maux dans mon cœur à leur place grandissent,
0 doux passé, regret amer!
Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine,
Nous prend jusqu'à nos pleurs, tant Dieu veut nous sevrer ;
Et nous perdons encore la douceur de pleurer
Tous ces chers trépassés que l'esprit nous ramène.
Ah! comme ils sont présents! comme elle vit, la mort!
Comme l'on voit ses yeux entr'ouverts, ses mains roides !
Comme elle s'établit dans nos demeures froides,
Dans nos cœurs navrés qu'elle mord !
404 LA CAMPAGNE,
Le temps n'a pas marché; c'est hier, c'est tout à l'heure :
J'étais là, près du lit de mon père expirant,
J'allais d'un ami mort vers un ami mourant... ;
Et vous trésors de Dieu, trésors qu'au moins je pleure,
Biens que j'eus un instant et dont j'ai su le prix,
Doux enfants, chaste épouse, ô gerbe moissonnée !
0 mon premier amour et ma première née,
Anges que le ciel m'a pris !
La mère, en s'en allant, des agneaux fut suivie ;
L'une partit, puis l'autre ! Avant qu'il fût deux mois,
De mes tremblantes mains j'en ensevelis trois !...
Je les vois, mais non plus dans la fleur de la vie,
Non plus, avec ces traits dont j'avais trop d'orgueil,
Au baiser paternel offrant leurs jeunes têtes;
Mais telles que la mort, hélàs ! me les a faites :
Immobiles dans le cercueil.
Mes pas suivent encor le char qui les emporte ;
Dans la fosse mon cœur tombe encor par lambeaux :
Et, comme les cyprès plantés sur leurs tombeaux,
Ma douleur chaque jour croit et devient plus forte.
J'ai vu le champ romain, de ruines couvert ;
Poussière de splendeur sans retour écroulée ;
Rien ne vit dans la plaine à jamais désolée ;
Le cyprès seul est toujours vert.
LA MUSIQUE ET LA MER. 405
XXI
RETOUR.
U brises de la mer, ô plage solitaire,
0 senteur des buissons, ô calme du matin,
O moments de repos arrachés sur la terre
A l'avare destin !
« Que fais-tu ? — Je travaille. — A quoi ? — C'est le mystère.
La cendre d'un cigare était mon seul butin.
Mais je passais le jour sans rencontrer Voltaire,
Sans lire Trissotin.
Ai-je perdu mon temps en cette reposée ?
Non ; elle m'a donné tout ce que la rosée
Donne aux prés rafraîchis;
Plus de vie et de joie est au fond de mon âme :
Je vois ces champs, j'entends ce noble vent qui brame
Sur les flots affranchis !
12*
LIVRE XVI
VUES PRISES DU CLOITRE
I
A JACQUES-EMILE LAFON, PEINTRE.
Il me semble que j'habite un tableau du quatorzième
siècle : le cadre est tantôt un cloître, tantôt une église.
Toutes les figures qui s'y meuvent sont empreintes de
cette piété que l'on trouve dans les ouvrages des vieux
maîtres. Il n'y a pas de visages que le bon Dieu et
le capuchon ne sachent embellir. Foi, amour, beauté,
c'est le même mot. Je m'étais demandé par quel pro-
408 VUES PRISES DU CLOITRE.
cédé les artistes du moyen âge rendaient charmants
des types parfois si vulgaires, où ils prenaient ces figu-
res communes et belles, où ils avaient vu des saints
camards, des anges louches, des vierges lippues. Ils trou-
vaient cela dans les couvents, dans les églises, sur la
place publique, et ils n'avaient pas besoin de chercher
beaucoup. A défaut d'autres documents, je ne voudrais
que ces représentations de la ligure humaine pour mon-
trer combien il y avait de foi, de piété, d'honnêteté dans
le moyen âge.
Outre mes très- chers et révérends Pères profes, mes
frères les Novices et mes frères les Convers, tous illumi-
nés de ces beaux rayons de la prière, je vois ici, le
dimanche, des paysans qui fourniraient d'admirables
têtes de disciples, de martyrs et d'apôtres. Vingt bonnes
femmes des campagnes d'alentour n'auraient besoin que
de la robe et du voile antiques pour former des groupes
(TOrantes qui ne laisseraient rien à désirer ni du côté de
la vérité, ni du côté de l'idéal.
Et c'est pourquoi je t'écris. Quand tu auras quinze jours
à dépenser, viens dans cette tranquille et renaissante
abbaye de [Solesmes ; elle renaît, non à l'âge où elle est
morte, mais juste à l'âge de la belle et fervente jeunesse.
Quinze jours ici te vaudront quinze mois d'études ;
tu verras des têtes de moines, lu sauras ce que c'est
qu'une physionomie de saint dans l'ordinaire de la vie.
La grave douceur de la méditation demeure sur ces visa-
ges, comme l'odeur de l'encens reste dans l'église après
que les encensoirs sont éteints.
Tu seras reçu chrétiennement, c'est tout dire. On te
VUES PRISES DU CLOITRE. 409
donnera une des chambres qui regardent sur la campa-
gne et sur la rivière ; d'un côté tu entendras chanter les
oiseaux, de l'autre les moines. Tu jouiras de la beauté
des offices. J'ai la grand'mçsse tous les jours, pour moi
seul, sans tapage de chaise, sans piétinement de curieux,
sans froufrou de robes élégantes, sans bruits du dehors.
Ici point de suisse, pas même de hallebarde ; aucune
figure d'employé. La loueuse de chaise est inconnue ; le
donneur d'eau bénite, inconnu ; la belle voix du chantre
expressif, inconnue. Aucun progrès n'a embelli le culte ;
la poésie du Santeuil et la musique du Lebœuf, incon-
nues ! C'est l'office divin d'avant le progrès. Le très-révé-
rend Père abbé ne permet pas que rien ose altérer la
saveur de la divine liturgie.
Viens ; n'apporte que l'ordinaire bagage : tes crayons, .
tes pinceaux et ta Journée du Chrétien : homme heureux
et sage qui, donnant à ton art toutes les forces de ton
intelligence et tous les jours de ta vie, as su ne point
séparer ton art de ta foi ! Mais si par hasard tu voulais
des livres, il y en a ; et si, sans te donner la peine d'ou-
vrir ces livres, tu veux cependant savoir ce qu'ils disent,
on te le dira. La théologie sait beaucoup de belles choses
sur tous les arts, sur le tien particulièrement : on
t'offrira ses lumières. La science ici est douce et géné-
reuse ; le savant ne garde pas sa trouvaille pour garnir
un rapport à l'Académie. Comme c'est à Dieu qu'il a
demandé la science, il sait qu'il ne l'a reçue que pour la
donner; il la donne. Oh! que ces hommes savent, et
savent bien, et savent humblement, et enseignent cor^
dialement !
410 VUES PRISES DU CLOITRE.
Mon ami, les choses de la vie étaient bien bonnes et
commodes autrefois, et bien arrangées pour les pauvres
gens comme nous ! H existait partout des asiles comme
celui-ci où les moindres servants de l'art pouvaient se
•
réfugier quelques jours tous les ans, dans la paix, dans
Tétude, dans les chères amitiés, dans les grands et saints
conseils. Qui n'avait pas un couvent et tout au moins un
moine pour ami ? On frappait à cette porte, elle s'ouvrait.
Venez-vous pour le repos : voici une cellule. Venez-vous
pour la prière : voici l'église. Venez-vous pour le travail :
voici la bibliothèque et des hommes qui savent ce qu'elle
contient. Venez-vous enfin parce que votre cœur est
triste et votre âme troublée : voici des consolations et
des lumières.
Et combien sont venus, et combien sont restés, à
l'abri des tempêtes, faisant de ces beaux et savants livres
qu'on ne fait plus! Crois-tu que, parmi tous ces grands
Bénédictins des derniers siècles, plusieurs, le monastère
leur manquant, n'auraient pas choppé dans le roman
et dans le vaudeville ?
Quant à ton art, c'est aux leçons du cloître qu'il a dû
la plus abondante et assurément la plus saine partie de
ses chefs-d'œuvre. Non- seulement les moines faisaient
beaucoup de commandes, mais leurs belles et théologi-
ques directions, jointes à l'influence du cloître, inspi-
raient de véritables pages d'histoire et de véritables traités
de doctrine, au lieu des fantaisies qui déshonorent aujour-
d'hui tant d'habiles pinceaux. Raphaël n'a pas trouvé
tout seul la grande philosophie de CÈcole d'Athènes et
la grande théologie de la Dispute du saint Sacrement ;
VUES PRISES DU CLOITRE. 4H
ni Domenico Zampieri l'ordonnance si intelligente de
la Communion de saint Jérôme; ni Murillo la mystique
sublime qui luit dans Y Immaculée Conception; et il fallait
que Frà Angelico fût religieux pour peindre ses mado-
nes et ses crucifix, et que Lesueur se fit Chartreux pour
nous donner Saint Bruno.
En ce temps-là, les artistes n'étaient pas si riches, ou
plutôt ne gagnaient pas tant qu'aujourd'hui ; mais, nous
l'avons dit souvent ensemble, ils trouvaient dans l'exer-
cice de l'art des joies qu'aucune richesse, que la gloire
même ne peut égaler. L'artiste qui n'est pas heureux
lorsqu'il tient son outil et lorsqu'il sent que l'inspiration
dirige sa main, celui qui ne renoncerait pas immédiate-
ment à tout avantage qu'il faudrait acheter du sacrifice
de son art, celui-là n'est qu'un manœuvre. Ou il n'a pas
reçu le don de Dieu, et il devrait chercher une autre car-
rière, ou, par la bassesse de ses pensées, il s'est rendu
indigne du don de Dieu, et il n'a pas droit aux nobles
jouissances que lui promettait sa vocation trahie. Je ne
sais si Murillo, Lesueur, Zampieri ont fait fortune; je
crois qu'ils ont été pauvres ; mais je n'ai jamais contem-
plé leurs ouvrages sans admirer le sort si doux et si
beau que Dieu leur a fait. Quelles heures charmantes et
vite écoulées dans ces existences consacrées à rêver et
à exprimer de belles choses ! A tous les plaisirs que peut
procurer la richesse compare l'enchantement de voir
ton œuvre éclore sous tes doigts. Que dirais-tu de l'ar-
tiste qui, devant quelque belle muraille à couvrir, vou-
drait troquer ses pinceaux pour faire le métier et se
passer des insolences du plus gros riche de la terre? Ce
412 VUES PRISES DU CLOITRE.
ne serait pas seulement la marque d'une âme basse, mais
encore d'un esprit dérangé. Je sais qu'Épulon a des che-
vaux, des parasites et le reste, et qu'il peut commander
à la plupart des peintres (pas à toi pourtant) n'importe
quel tableau de salle à manger ou de boudoir. Il peut
dégrader le peintre, mais le plaisir que le peintre, même
dégradé, s'il aime encore son art, pourra trouver à faire
même ce vil tableau, Épulon ne peut se le donner. Et le
Juge suprême de toutes les œuvres dira au peintre cou-
pable : « Ne t'excuse pas sur les tentations que t'apportait
le bonheur de cet homme d'argent ; je t'avais fait plus
heureux que cela ! »
Les moines n'exposaient point les arts à tomber dans
ces forfaitures ; ils ne leur demandaient que de nobles
labeurs, et ainsi les artistes avaient tout entière et toute
pure la volupté de produire.
Non, encore une fois, je n'imagine rien de plus heu-
reux que Lesueur, dans le cloître des Chartreux, se
voyant en face de ce grand poëuie de la vie de saint
Bruno. Il portait comme un autre, sans doute, le poids
de la vie humaine, et son cœur contenait les racines de
cet ennui qui vient, de son autorité privée, dit Pascal,
projeter son ombre entre nous et tous nos soleils ; mais
son œuvre aussi était là, son œuvre immense, son cher
Saint plein de candeur et de majesté, à peindre dans
toute sa majesté et dans toute sa candeur. La muse lui
racontait longtemps à l'avance les scènes variées, les
belles figures auxquelles il allait donner la vie. Il vivait
lui-même au milieu de cette poésie de la vie surnatu-
relle, prête à devenir visible par la magie du pinceau.
t
VUES PRISKS DU CLOITRE. 413
Son Saint lui tenait fidèle compagnie ; il l'aimait et il en
était aimé, et il goûtait encore cette joie ineffable de
l'amour : travailler pour la gloire de celui qu'on aime.
Dans ce beau "partage des dons qui font l'artiste, je
n'ai reçu, qu'un maigre petit lot. Tel qu'il est pourtant,
et même sur l'ingrat terrain où mon ingrat instrument
s'exerce, j'ai plus d'une fois goûté la joie de l'art. J'ai
senti que je servais, j'ai senti que j'aimais, j'ai senti que
j'ouvrais des esprits et des cœurs et que j'y laissais
quelque chose de bon. Et, dans d'autres rencontres,
j'ai senti que plus d'un ennemi injuste et arrogant se
retirait emportant une marque vengeresse. Et je crois,
en vérité, que je n'échangerais pas contre les rentes
les plus victorieuses cette pauvre plume qui ne m'a pas
toujours trahi.
Adieu.
II
AIMER DIEU.
ui je pouvais pour vous, Mélite, ce que je désire, je
mettrais dans votre âme ce calme que je n'y vois jamais,
ou cet héroïsme qui prend le parti de faire régner la
414 VUES PRISES DU CLOITRE.
paix par la force, jusqu'à ce qu'elle règne enfin par
l'habitude.
Laissez-moi vous dire que j'ai souvent peine à vous
comprendre. Vous êtes remplie de coiîrage, et toujours
dans l'abattement ; vertueuse, et vous semblez ne pas
croire à la vertu ; pieuse, et Dieu ne vous suffit pas. Qu'y
a-t-il donc en vous ? Que voulez-vous ? Vous savez bien
que la vie est une épreuve ; vous savez bien que nous ne
pouvons pas atteindre ici-bas le terme de nos désirs ;
vous savez bien qu'il faut aimer Dieu uniquement pour
recevoir de lui cette paix ou ce commencement et cette
ombre de paix que sa seule grâce distribue, et qui est
l'unique bien désirable en ce monde.
Je ne connais pas le fond de votre cœur, Mélite, et
vous-même ne l'avez peut-être jamais sondé. Osez y
regarder ; cherchez ce qu'il y a là qui s'oppose à Dieu
malgré vous ; arrachez-le malgré vous. Tel est le prix
de la paix, si vous voulez la paix. Et si vous ne la vou-
lez pas, il faut la vouloir.
Dieu ne veut pas être en rivalité et en guerre dans
votre cœur. Donnez-lui la paix pour qu'il vous donne
la paix. Ce que vous ne lui donnez pas, il ne vous le
donnera pas. Et ce que vous n'aurez pas de Dieu, vous
ne l'aurez pas du monde, quoi que vous fassiez pour le
monde, quoi que Dieu fasse pour vous. La paix du cœur,
c'est la plénitude du cœur. .Le monde tout entier ne
remplira pas un seul cœur; rien de plus vrai, bien que
rien ne se dise autant ! Ni par l'amour, ni par la gloire,
ni par le bruit, le monde ne peut combler le vide du
cœur ; il en peut chasser Dieu tout à fait, c'est-à-dire
VUES PRISES DU CLOITRE. 415
agrandir encore le vide et le rendre, pour ainsi dire,
infini, comme ce Dieu qui n'y est plus.
Je sais, dites-vous, qu'il faut beaucoup pour vous con-
tenter, pour ne pas dire tout. Et vous, vous savez que tout,
c'est Dieu, et pas autre chose, ni moins ni plus. Quelque
chose avec Dieu, ce n'est plus Dieu, ce n'est plus tout.
Nous trouvons cela en nous-mêmes. Un amour partagé
ne nous est plus un amour. Celui qui aime un autre
autant qu'il dit nous aimer, nous tenons qu'il ne nous
aime pas, et nous lui retirons autant qu'il nous retire,
c'est-à-dire tout. La créature qui prétend à l'adoration
de tout le monde n'est aimée de personne. Jugement
de Dieu, sur qui elle usurpe! Ces égoïsmes humains
sous le nom d'amour se font perpétuellement la guerre ,
nul ne veut donner assez, tous réclament tout. Ceux qui
obtiennent parfois un passager empire doivent com-
mencer par s'anéantir. Ils le font en vue de régner, par
un instinct plus habile que tous les calculs, mais qui
ne cesse pas de calculer. Là est le secret de ces grandes
passions réciproques dont on voit quelques exemples
rares et de peu de durée. Dès que l'esclave se rélâche
de son asservissement, aussitôt il perd de sa puissance.
Pour être aimé uniquement il faut aimer uniquement,
ne rien porter ailleurs, ne rien recevoir d'ailleurs. En
cela, où nous sommes fous et criminels, Dieu est sage
et juste. Lui seul a droit d'être aimé uniquement, et
Lui seul est en puissance d'aimer uniquement. Qui aime
Dieu le possède tout entier. C'est un attribut divin de
se donner tout entier. En nous créant à son image
Dieu nous l'a communiqué , mais uniquement pour
416 VUES PRISES DU CLOITRE.
Lui. Il n'y a que Dieu à qui l'homme se puisse donner
tout entier.
Si vous demandez tout, donnez-vous donc toute;
c'est-à-dire donnez- vous à Dieu, non plus de force,
pour ainsi dire, mais d'amour, avec des yeux fermés sur
le monde, avec un complet oubli de vous-même. Que
vous importe la dose d'affection que vous trouverez ici
ou là, que tel vous aime plus, que tel vous aime moins,
que vous soyez au premier ou au second rang, ou dans
la foule? Il n'y a qu'une chose redoutable, c'est d'être
aimé plus que tout ; car qui vous donnera tout exigera
tout et exercera la fascination qui porte à rendre tout. Et
tout cela est pauvre, mesquin, périssable, plus qn'à
moitié mort; tout cela sent la misère humaine, tout cela
éloigne de Dieu, fait éloigner Dieu.
Cette plainte générale et constante que vous élevez
contre la vie s'attaque à Dieu comme au monde, plus
même à Dieu qu'au monde. Vous ne le savez pas, vous
le faites pourtant, vous avez dans l'esprit que Dieu vous
traite avec rigueur, vous a mal partagée. Ah ! que de
clameurs folles Dieu consent à ne pas entendre, et qu'il
a compassion de l'infirmité humaine pour pouvoir tou-
jours pardonner et aimer ! Demandez-vous donc une
bonne fois si Dieu vous doit quelque chose quand vous
ne lui donnez pas tout, quand vous allez même jusqu'à
vouloir tenir sa place et passer quelque part avant Lui,
ou tout au moins du même pas que Lui.
Cela paraît bien hardi, incroyable, tout à fait insensé,
qu'une créature humaine prétende primer ou égaler
Dieu. Faisons-nous autre chose, néanmoins, dès que
VUES PRISES DU CLOITRE. 417
nous aspirons à une situation prépondérante là où Dieu
ordonne que nous nous maintenions, sinon tout à fait
dans l'égalité des créatures, au moins dans l'égalité des
autres amis ? L'ordre de Dieu c'est Dieu. Dieu réside per-
sonnellement dans ses préceptes. Notez que je ne parle
que de l'ordre, et pas du conseil, ce sage et miséricor-
dieux conseil de chercher le dernier rang, de nous faire
petits, d'aspirer à l'oubli, au mépris même. Il ne s'agit
pas là des ambitions vulgaires de la vie ! Bien plus auda-
cieuse est l'ambition d'être le premier dans un seul
cœur #que le premier sur la terre : plus audacieuse par le
but, plus condamnable par les moyens, plus désastreuse
par le succès. La terre est aux hommes, le cœur des
hommes est à Dieu; c'est' le sanctuaire. L'ambition de
supplanter des hommes est innocente devant l'ambition
de supplanter Dieu. Au jugement dernier, des êtres qui
ont mis le feu à la terre pour s'agrandir paraîtront moins
pervers que d'autres qui sont restés dans leur coin,
orgueilleusement et bassement occupés de s'installer à
la place de Dieu dans un seul cœur. Ambition diabolique
et sacrilège.
Non, Mélite, je ne te fais pas « une théorie impratica-
ble à. des cœurs moins rudement trempés que le mien. »
Il n'y a personne qui soit plus dans le commun que moi,
en toutes choses ; et c'est précisément ce qui aide ma
raison à profiter des spectacles et des expériences de la
418 VUES PRISES DU CLOITRE.
•
vie. La croix est partout, il faut la porter, et le meilleur
moyen de la porter est de la porter seul, parce qu'alors
on la porte vraiment avec Dieu.
Vous croyez que c'est un isolement sauvage, qui refuse
toute consolation des hommes , qui leur refuse tout
secours. Votre erreur est grande. Il faut vivre en frère
avec les hommes, et aimer le prochain comme soi-même.
Ainsi on aime Dieu comme il veut être aimé, on le met
à la place où il veut qu'on le tienne. Mais, en aimant les
hommes, il ne faut pas leur dire : Consolez-moi, parce
que c'est Dieu seul qui console. Il ne faut pas leur dire :
Aimez-moi, parce que c'est Dieu seul qui aime. Et ce
qu'il ne faut pas demander aux hommes, parce qu'ils ne
l'ont pas, il ne faut pas davantage le leur offrir comme de
nous, parce que, à ce titre, nous ne l'avons point. Nous
ne pouvons donner à personne directement ni la conso-
lation ni l'amour. Il faut que cela soit d'abord offert à
Dieu et reçoive de Lui cette onction de charité par
laquelle seule nos sentiments deviennent salutaires à
autrui. N'est-ce pas véritablement aimer que d'aimer
ainsi, pour le compte du bon Dieu ?
Au lieu de se concentrer sur un seul objet, à qui
bientôt il demande autant et plus qu'il ne donne, le
cœur s'élève, s'étend, se dilate. C'est la belle et géné-
reuse chaleur du soleil, au lieu de cette petite flamme
fumeuse du foyer particulier, qui ne dure qu'autant
qu'on l'alimente, et qui finit par ne laisser que des
cendres.
Aimer ainsi, sans songer à soi, c'est aimer mieux,
c'est aimer davantage. Gomment peut-on demander quel-
VUES PRISÉS DU CLOITRE. 419
que chose pour soi sans se trouver injuste en songeant
à ce que l'on donne, ridicule en songeant à ce que Ton
vaut? L'amour, l'amitié, la charité moyennant échange!
«Je vous donnerai tant, vous me rendrez tant; vous
êtes au premier rang dans mon cœur, je serai donc dans
votre cœur au premier rang; j'établirai une surveillance,
j'aurai des douaniers et des inspecteurs pour m'assurer
que vous ne lésez pas mes droits d'ami principal ; si
vous êtes exact, je le serai aussi, etc., etc. » Qu'est-ce
que cela, grand Dieu ! Et comment le Dispensateur de
toutes les joies nous en accorderait-il pour ce trafic et
ces usures ?
Tel est pourtant le fonds de toute relation humaine
dont Dieu n'est pas le nœud. Lorsque Dieu n'est pas
l'ami commun que chacun aime le plus, celui que chacun
.des deux amis aime le plus, c'est soi-même. On ne le
sait pas toujours de suite, ou, pour parler plus exacte-
ment, on ne le veut pas savoir; mais il faut bien finir par
cet aveu, et le commerce ne paraît plus si glorieux et
ne dure guère. Quelle pitié alors, et quelle honte, et
quels déboires ! Je le répète, aimer quelqu'un, l'aimer
véritablement, ce n'est pas le vouloir occupé unique-
ment de soi, et l'avoir tout à soi ; autrement il n'y a
pas de tyran qui n'aime ses esclaves, et le diable est
plein d'amour pour ceux qu'il cherche à damner. Celui
que vous aimez bien, vous aimez son âme ; vous voulez
que cette âme soit détachée de tout ce qui pourrait la
séparer de Dieu. Voilà le noble et véritable amour :
tout le reste n'est qu'un égoïsme mal déguisé. Non pas
un « égoïsme à deux, » Mélite ! on a trouvé ce dicton
420 VUES PRISES DU CLOITRE.
pour esquiver la cruelle et humiliante vérité; mais un
égoïsme tout pur, c'est-à-dire tout impur.
Je vous ai vu souvent beaucoup de misanthropie.
Vous avez mauvaise opinion des hommes. Ils vous
paraissent très-intéressés dans leurs sentiments, visant
d'abord aux satisfactions personnelles. Échappez à ce
dégoût en entrant dans une espèce à part, qui n'adore
que Dieu et qui n'attend ses satisfactions que de Dieu.
J'avoue que l'on peut se trouver plus ou moins bien situé
pour passer à ce parti neutre. Un moment arrive où ce
serait folie de regarder autre chose que son chemin.
Mais ce que les uns font sans mérke ou par force, on peut
\e faire par vertu ; la joie, comme la gloire, en sera plus
grande.
J'ai souffert de vous voir souffrir ; je me suis efforcé
de vous mettre dans les conditions où vous pouvez trou-
ver le bonheur de ce monde, qui est la paix, c'est-à-dire
un peu de paix. Parce que je vous ai tenu un langage
austère, croyez-vous, Mélite, qu'il ne m'eût pas été plus
facile de caresser vos pensées ? Mais alors j'aurais été
moins votre ami. Comment puis-je parler autrement que
j e fais, quand, convaincu que la tristesse est mauvaise, je
vous vois triste? quand, convaincu que les affections sont
fragiles et que c'est là le roseau qui se brise et qui perce
a main, je vous vois chercher par là une sorte d'appui?
quand, convaincu enfin que vous êtes faite pour la sain-
teté, je vous vois rester dans cette petite dévotion de
VUES PUISES DU CLOITRE. 421
petites pratiques plus minutieuses que ferventes, tqui ne
vous enlève ni ne vous soulève à rien, qui vous fait trai-
ter Dieu comme un grand parent qui n'aura de bon que
son héritage , et à qui Ton ne doit que des égards payés
exactement, avec ennui ?
Certes, je ne suis pas ennemi des pratiques : elles
entretiennent l'esprit de religion, et Dieu loue le servi-
teur qui s'est montré fidèle dans les petites choses ; mais
le but des petites choses est de porter aux grandes, et
vous ne vous y portez pas. Vous servez Dieu, vous n'avez
point d'amour pour Dieu, vous ne vous perdez pas en
Dieu, vous ne vous oubliez pas devant Pieu. Votre dévo-
tion est stérile pour vous, puisque vous vous plaignez ;
encore plus stérile pour les autres, à qui vous donnez
le fâcheux exemple d'un cœur triste dans le service de
Dieu. Pour l'amour de Dieu, riez et soyez sereine. Ni
le ciel ni les hommes n'aiment ce triste visage et ces
discours dolents.
Je ne puis vous avoir accusée de la pensée de vouloir
être adorée. Cette tendance est de l'homme ; la pensée
formelle serait du diable. Vous êtes, Mélite, une bonne
chrétienne, fort éloignée des desseins de ce coquin-là.
Mais l'ambition humaine d'être aimée par-dessus tout
est un danger sur lequel vous êtes moins éclairée que
d'autres, à cause de la pureté de votre vie. Ce danger
grandit, comme tous les dangers du cœur, par la tris-
tesse où il engage. Dissipez-le avant qu'il soit trop tard.
Ne lui permettez pas de durer jusqu'au moment redou-
table où la jeunesse s'en ira. La jeunesse lorsqu'elle
échappe, n'est guère moins périlleuse que lorsqu'elle
T. II. 12*V
422 VUES PRISES DU CLOITRE.
vient. Autant elle apporte de séductions, autant, en dépit
de toutes les tromperies qu'elle nous a fait subir, elle
laisse de regrets. Ces regrets sont pleins d'amertume,
parce qu'ils se compliquent et s'enveniment d'une expé-
rience qui ne permet plus l'illusion. Nous nous irritons
de regretter les misérables restes de nos vieux néants,
les misérables lambeaux qui furent les voiles de nos chi-
mères; nous nous irritons de mépriser inutilement la vie,
et de souffrir parce que nous nous sentons chassés de la
vie. Votre grand cœur ignore l'existence de ces humi-
liants abîmes. Plus ou moins profonds, ils sont dans tous
les cœurs, ils sont de l'humanité. Là se forme un gravier
dont le poids redoutable nous attache à la terre. Dieu,
dans sa miséricorde, ouvre la source des larmes, et le
malheur nous est donné afin que la douleur purifie et
dissolve cet horrible amas.
La douleur et la tristesse, Mélite, ne sont point la même
chose et ne sont point sœurs. La douleur est un feu
purifiant, la tristesse un souffle énervant ; la douleur
fortifie, la tristesse amollit; en un mot, la douleur est un
remède, la tristesse une volupté. Fuyons la tristesse,
aimons la douleur.
Je reviens donc à mes idées, et je les rassemble en peu
de mots. Pour avoir Dieu complètement à vous, donnez-
vous complètement à Dieu. Complètement !
Dans ce sein de Dieu, si large, et dont nos plus vastes
tendresses ne font qu'une ombre lointaine, on n'entre
pourtant qu'à la condition de se dépouiller de tout.
Le premier dépouillement, la première chose à rejeter,
c'est la commisération humaine. Si l'on a au fond du
VUES PRISES DU CLOITRE. 423
cœur certaines émotions qui brûlent, il faut les étein-
dre. Le moyen de les éteindre n'est pas de souffler
dessus, mais de bien fermer l'étouffoir. Ne croyez pas
que votre cœur sera passible après s'être confié. Tout
ce que vous montrez y reste, et vous n'avez fait que le
mettre en ordre pour l'avoir mieux sous la main. Il y a
quelque chose de plus : vous y avez introduit un regard
qui n'est plus le vôtre et qui n'est pas celui de Dieu. Si
ce regard est indifférent, à quoi bon ? s'il ne l'est pas,
songez-y donc! Rien d'excellent comme la confession
faite au confesseur ; à tout autre elle est généralement
détestable. Ce n'est plus l'humilité qui s'accuse, c'est
la faiblesse qui s'enorgueillit. Quel est l'objet de ces
confidences? Tout aboutit à un seul mot : Mon cœur
a besoin de quelque chose qu'il n'a pas. Mélite, croyez-
moi, un tel mot ne se peut dire utilement qu'à genoux,
en présence de Dieu. Pour vous, après que vous l'avez
dit, vous en êtes cent fois plus persuadée ; pour vos
confidents, que voulez-vous qu'ils en fassent ? Portez
en silence votre fardeau : vous ne l'allégerez point en
le faisant peser sur un autre cœur, et, quand vous vous
adresserez officiellement à Dieu, il ne vous répondra pas,
parce qu'il saura que vous ne voulez pas être consolée .
Laissez donc là ce qui est du monde, soucis, gloriole,
consolations du monde; ne vous présentez qu'avec votre
douleur et avec votre amour, votre douleur qui veut bien
durer, votre amour qui veut bien attendre. Dieu ne sera
pas moins généreux que vous. Parce que vous lui serez
fille, il vous sera père, il vous traitera paternellement ;
il dirigera vos désirs légitimes, et vous les verrez rem-
424 VUES PRISES DU CLOITRE.
plis. Tout ce que votre charité éclairée par la foi pourra
souhaiter vous sera donné de Dieu. Confiez-vous seule-
ment, et ensuite ne consentez pas même à douter de
l'efficacité de vos prières.
III
LA JALOUSIE.
J
'ai lu le fameux discours de Pascal sur les Passions
de V amour. Il m'a paru obscur, et, si je l'ose dire, très-
ennuyeux.
Tout ce que j'ai pu observer de cette fameuse passion
de l'amour, tant célébrée, me persuade que sa forme la
plus fréquente et la plus saisissable est la jolousie.
L'amour tranquille est indolent; il s'endort volontiers,
volontiers il passe du sommeil à la mort ; enfin il ne se
mène pas généralement comme on voit dans les livres
et sur les théâtres, et c'est une affection qui est plus
forte et plus turbulente dans l'esprit que dans le cœur.
Je crois bien que, si on lisait moins de romans, il y aurait
moins d'amoureux. Mais la jalousie, voilà vraiment une
flamme !
J'en conclus que l'amour est, au fond, un très- vif sen-
timent d'adoration pour nous-mêmes. On veut avoir un
VUES PRISES DU CLOITRE. 425
esclave et être un dieu, et ce qui lèse cette souveraineté
où nous prétendons sur une autre créature, nous blesse
véritablement au cœur. Être repoussé, peine légère ;
régner sans combat, plaisir médiocre. Voir s'établir et
régner un autre, lorsque Ton est soi-même exclu, voilà
le dard, voilà ce qui chasse le sommeil, ce qui indigne,
ce qui étouffe, ce qui fait rêver de mourir.
Mais, comme ces prétentions et ces colères ne sont
après tout que de * l'impertinence humaine, peu d'êtres
humains ont la force et le malheur de contrefaire la
Divinité jusqu'à garder de leur juste échec un ressenti-
ment éternel. Je m'explique : faits pour imiter Dieu,
nous le contrefaisons. Voilà d'où vient la pointe cruelle
et formidable de la jalousie dans l'amour; elle peut
servir à nous faire comprendre cette qualité de Dieu
jaloux que Dieu prend si souvent comme un de ses plus
hauts attributs et dont tant de pauvres sots se scandali-
sent. Dieu, par là, déclare et son droit sur nous et son
amour pour nous. Il nous donne l'amour, nous lui devons
l'amour, il le veut. Nous ne le donnons pas, on ne nous
le doit pas, et nous le voulons, et, si nous ne l'obte-
nons pas, rien ne nous paraît plus digne de nos ven-
geances.
Les poètes ont si bien exploité cette tendance orgueil-
leuse, qu'il n'y a guère de bourgeois qui n'honore, du
fond de sou âme, les victimes de l'amour et qui ne s'en
entretienne fort attendri avec sa bourgeoise. Ils appel-
lent « victimes de l'amour » ceux qui persévèrent dans le
ressentiment de jalousie et qui finissent par se venger,
soit contre le cœur rebelle, soit contre eux-mêmes. Ces
12
** +
426 VUES PRISES DU CLOITRE.
victimes me paraissent des endiablés que l'orgueil pos-
sède entièrement.
Si l'on pouvait mettre à l'alambic un Arius, un Luther,
un Calvin, un Lamennais, et le premier venu qui tue son
infidèle» ou qui se tue lui-même dans une furie de jalou-
sie, on trouverait les mêmes éléments dans l'hérésiarque
et dans le jaloux.
Les éléments premiers de tout ne sont pas nombreux,
et la chimie des passions, comme l'autre chimie, ren-
contre partout l'identité des substances.
IV
CONFESSION LITTERAIRE.
J,
usqu'a vingt-quatre ans je n'avais lu avec plaisir que
des écrivains modernes. J'admirais fort M. Michelet, ma-
dame Sand, même M. Janin et quelques autres. J'aimais
les vers de M. de Lamartine ; je savais par cœur ceux de
M. Hugo. Quant à M. Béranger, il ne m'a j'amais plu
d'aucune manière ni par aucun côté, et je le tenais pour
un jumeau de M. Scribe. Mais nos anciens auteurs, je ne
les goûtais pas et je ne les lisais pas. J'habitais une petite
ville où ils n'étaient guère connus que de nom, notre
VUES PRISES DU CLOITRE. 427
cercle de jeunes gens, quoique Ton s'y piquât de littéra-
ture, faisait plutôt état de les mépriser.
Dans la vérité, peu d'entre nous étaient nés pour gra-
vir à ce beau Parnasse ; je- ne dis pas, bien entendu,
comme auteurs, je dis comme simples auditeurs. Il y
faut les mêmes qualités naturelles et acquises que pour
se plaire à la bonne compagnie. Nous étions assez loin,
et nous admirions que ces « perruques » se tinssent en si
haute renommée. Avec les préfaces romantiques du
temps, nous pensions que l'art d'écrire, comme l'art de
penser, s'était singulièrement perfectionné depuis 1789 ;
nous estimions que nos contemporains le portaient au
merveilleux. Il y a un âge où le bruit plaît plus que la
musique, et l'acidité des fruits verts plus que la saveur
des fruits mûrs. C'est pourquoi nous chérissions M. Hugo.
Ceux qui n'ont pas changé de goût, changeant d'âge,
n'étaient pas capables de maturité. #
J'ouvrais l'autre jour une édition des Feuilles d'au-
tomne illustrée par je ne sais quel crayon gauche et
lourd. La vignette qui me vint sous les yeux représentait
un homme de quarante ans, chauve, en déshabillé de
fonctionnaire public, assis devant un bureau chargé de
dossiers, une lettre à la main, l'air sentimental. Sous
l'image : 0 mes lettres d'amour /... Cette bêtise m'a fait
rire de bon cœur. J'ai vu en esprit quelques-uns de mes
amis de 1833, aujourd'hui dans les places les plus graves
et les plus grasses, relisant leurs vieilles lettres d'amour!
Ma mémoire, soudain réveillée, me rendit toute la pièce.
Je la trouvai pesante, chevillée impudemment, d'un sen-
timent qui ne s'éloigne guère du maniéré que pour
428 VUES PRISES DU CLOITRE.
tomber dans le grotesque. Mais l'illustrateur a poussé la
charge au comble moyennant cette face de préfet atten-
dri. Que serait-ce s'il avait suivi le texte : « Je vous lis
« à genoux ?»
Or, un jour, je vis arriver un camarade de mon en-
fance, garçon sage, affectueux, donneur de bons con-
seils, très-rangé, qui, gravement et après méditation,
faisait de grosses, mais innocentes folies. Ayant amassé
quelque argent dans une assez bonne place, il s'était
persuadé qu'il devait quitter sa place et dépenser son
argent à faire le tour de France. Il entra le sac sur le
dos, le bâton à la main, frais et gaillard dans sa mine
hâlée, la plus douce et la plus hardie que l'on pût voir.
♦Son sac renfermait un livre, c'était Gil Bios. « Com-
ment, lui dis-je, tu lis cela? — Je le relis, répondit-il,
et je le trouve' toujours plus charmant. On y voit quan-
tité de figures plaisantes, tout y est raconté drôlement,
et la vie est peinte d'une manière qui amuse et qui
instruit.#D'ailleurs il n'y a d'agréable à lire qu'un livre
déjà connu. On n'est pas forcé de le dévorer d'un
bout à l'autre, au risque de manquer la moelle et d'ou-
blier ses affaires. Un seul chapitre de Gil Blas me
repose. Par ce moyen, je suis seul ou en compagnie
comme il me plaît. »
Il m'en dit tant que nous nous mîmes à lire Gil Blas,
profitant de l'avantage de n'en prendre qu'à notre gré ;
nous prîmes tout. Cette lecture me fut extrêmement
VUES PRISES DU CLOITRE. 429
utile. L'initiateur vivait dans lemQnde politique. De son
coin de petit secrétaire il n'avait pas laissé de voir plu-
sieurs dessous de cartes, et il faisait avec esprit des
commentaires intéressants. Doué déplus de sens litté-
raire que lui, je commentais à mon tour des saveurs qu'il
n'avait pas dégustées.
Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie,
avec du venin contre la religion. Vivre et penser en
dehors de la religion n'est pas possible sans la iaïr un
peu. De plus, malgré la grâce du style et du sel, et l'ob-
servation vraie et fine, Gil Blas est un livre mal fait.
Qu'est-ce qu'un tableau de la vie humaine où ne paraît
pas un véritable homme de bien ? Ce défaut est radical.
L'absence de la vertu préserve le vice du contraste qui
fait ressortir sa laideur; le vice n'est pas châtié, le lecteur
reste privé de leçon. L'œuvre, dès lors, manque aux
conditions fondamentales de la bonne création littéraire :
elle n'est pas vraiment honnête. Ce qui n'est pas vrai-
ment honnête n'est pas vraiment beau. Ni mon ami ni
moi n'avions aperçu ce grand défaut, et nous ne le pou-
vions pas voir, tels que nous étions alors. Restait le
charme : immédiatement il me dégoûta de la faconde
moderne, du roman d'intrigue, du roman de thèse, du
roman de passion, de tout cet absurde et de toute cette
emphase que j'avais tant aimés. J'interrompis la lecture
de Lélidi qui était dans sa primeur, et je ne la repris
que vingt ans après. Pauvre Lélia ! pauvre belle mal
embaumée !
430 VUES PRISES DU CLOITRE.
Je formai naturellement le dessein de relire nos clas-
siques. Tout m'y plut, et ce fut un grand bonheur pour
moi, par la salubre impression qui me resta dans l'es-
prit et dans le cœur.v Intellectuellement et moralement,
je me plaçais dans des courants qui emportaient beau-
coup de miasmes dangereux et qui apportaient beaucoup
de bons germes.
Je me suis expliqué le succès des romantiques. Quoi-
qu'ils ne se crussent pas révolutionnaires politiquement
et ne voulussent pas l'être, ils l'étaient en effet, et plus
adroits serviteurs de la Révolution que ces penauds de
l'Académie, qui prétendaient tout à la fois défendre la
bonne littérature et les principes de 1789. Les roman-
tiques secouaient des jougs salutaires, insultaient à des
statues jusque-là respectées; ils mettaient la langue lit-
téraire à la portée et à l'usage de tout le monde ; ils
faisaient large place à toutes les sensualités, par eux
décorées d'un spiritualisme commode. Même avec des
talents, les braves gens qui s'intitulaient classiques
n'auraient pu résister.
Cependant l'extrême pauvreté du fonds romantique,
par cela même qu'elle attirait la multitude, devait éloi-
gner les esprits fiers. Il suffisait d'un peu de réflexion,
et de voir ce profanum accourant de toutes parts. J'avais
cette fortune de ne pouvoir me rencontrer en commu-
nauté d'opinion avec certaines gens que je ne fusse tout
de suite intérieurement averti d'y regarder de près, et
le moindre choc, la moindre lumière me détachait et me
faisait changer. Ce n'est pas, Dieu merci, ce que l'on
appelle esprit de contradiction, à quoi je me sens une
VUES PRISES DU CLOITRE. 431
aversion raisonnable ; c'est le fait simple du naturel.
Ainsi je quittai le romantisme et je me préservai toujours
de l'impiété. Certain petit journal du lieu, de cette race
qui nous a donné le Siècle, ne fortifia pas médiocrement
mes dispositions à respecter l'Église, qu'il attaquait sans
cesse. Instinctivement je me révoltais contre ces opi-
nions malhonnêtes et mal rédigées.
Mes nouvelles lectures affermissaient et développaient
mes bons instincts, me faisaient peu à peu mûrir. Quoique
je ne lusse que les littérateurs, ne connaissant rien encore
de Bossuet ni de Bourdadoue, avec les seuls poètes je
m'avançais. Ma préférence était pour Corneille. .Ce que
je préférais de Corneille, c'était le Cid ; j'y trouvais dans
le langage, dans la passion, dans l'aventure, une fleur
indicible. C'était la même sensation que j'éprouvais en
me promenant seul, de grand matin, à travers la cam-
pagne où se mêlaient la rosée, le brouillard et le soleil
naissant, tandis que mon âme, pleine d'ardeurs et de
tristesses confuses, cherchait l'impossible par des che-
mins inconnus, voulait jouir de tout, voulait sacrifier
tout, et pleurait également ou d'abandonner Chimène ou
d'abandonner l'honneur. Je lis encore leCid, je n'y revois
plus cela. L'homme qui vibrait avec cette passion, qui
comprenait : Paraissez, N avar rois, Maures et Castillans !
estimant tout simple que don Rodrigue à lui seul exter-
minât une cohorte, puisque c'était l'unique moyen d'é-
pouser dona Chimène, cet homme-là est mort, aussi mort
que, quelques années après avoir fait le Cid, était mort
l'homme qui l'avait fait. Maintenant je donne le premier
rang à Polyeucte, parce que je suis chrétien, et c'est un
432 VUES PRISES DU CLOITRE.
progrès ; autrement je le donnerais à Cinna, et ce serait
une décadence.
Racine suivait Corneille d'assez loin. La distance est
moins grande aujourd'hui ; Corneille est toujours le pre-
mier. Dans Racine je préférais Andromaque et Bajazet.
At/ialie était trop forte pour moi, et n'est pas devenue à
mes yeux, je l'avoue, le chef-d'œuvre de ce grand poète.
Je reconnais la compétence supérieure des juges qui
mettent Athalie au-dessus du reste, mais je suis gêné par
le son que la parole biblique a laissé dans mon oreille ;
ce n'est pas celui que le poëte me rend, et ses vers et
ses personnages, tout admirables qu'ils sont, portent une
coiffure à la Louis XIV qui n'est plus la simplicité inspi-
rée. Le chef-d'œuvre de Racine, à mon gré, serait plutôt
Phèdre. On me dira que Phèdre n'est pas beaucoup plus
Grecque que Joad n'est Hébreu. Mais je pense que l'on
peut arranger les Grecs comme l'on veut, et qu'il faut
laisser les Hébreux comme ils sont.
Je n'ai point sacrifié sérieusement aux divinités étran-
gères. Je ne dis point que Shakspeare soit « un sauvage
ivre, » mais je le trouve souvent grossier. Ses imitateurs
français sont la plupart tout à fait brutaux. Leur théâtre
s'adresse aux sens, non à l'esprit. La vérité qu'ils y pré-
VUES PRISES DU CLOITRE. 433
tendent mettre n'y est pas ; ils l'y mettraient que je n'en
ferais nul cas. Je ne charge pas les poètes de réappren-
dre l'archéologie. La vérité historique) au théâtre n'est
qu'à peine un costume. A quoi bon faire débiter des
alexandrins ou de la prose par des poupées dont tout le
mérite est leur costume ? Le moindre imagier me servira
mieux et m'ennuiera moins. Quant à la vérité des pas-
sions et des événements, c'est pur mensonge ou pure
ignominie. M. Hugo excelle à réunir ces deux choses. Un
hugolâtre a soutenu qu'Iphigénie n'était point vraie his-
toriquement et qu%il faudrait d'abord la nommer Iphia-
nasse. J'ai conservé une haute idée de ce critique.
Je lus les Fables. J'eus bien quelque peine à saisir l'a-
rome gaulois; j'y vins pourtant, et ce fut une jouissance
exquise. Les gens de collège, s'expliquant sur la manie
de faire tant étudier les poètes du siècle d'Auguste, pré-
tendent qu'ils forment ainsi le goût de leurs écoliers. Je
crois que ces garçons de douze à dix-huit ans, la plupart
nés pour la médecine et le notariat, dégustent avec fruit
Phèdre, Virgile et Horace ! Il y paraît à leur admiration
pour M. Scribe. Quant à moi, je n'arrivai que vers ma
vingt-quatrième année à sentir le charme profond des
Fables de La Fontaine. Je ne parle point des Contes; c'est
un régal de vieillard corrompu ; ils me répugnèrent ; je
ne les ai pas lus tous, je n'en relirai aucun.
T. il. 13
434 VUES PRISES DU CLOITRE.
Molière ne me plut que le dernier, sans enthousiasme.
Mon goût n'est pas à la comédie ; la comédie n'est pas
un goût de jeunesse : la nature humaine y est mise trop
bas. Je devins chrétien avant d'avoir pu descendre, et
les lumières religieuses rendirent invincible et définitive
mon antipathie pour un certain ordre de raillerie et de
dérision. J'aimais néanmoins cette grâce de style, cette
originalité saine, cette liberté si supérieure à la platitude
laborieuse ou à l'enflure et à l'amidon des modernes.
Une parenthèse sur Molière. Ayant lu sa biographie
écrite par un admirateur nommé Bazin, j'ai dit ce que
j'y avais trouvé. Je n'y avais pas trouvé tout à fait un
honnête homme. J'ai été incomparablement plus injurié
pour avoir exprimé cet avis, que M. Proudhon pour
avoir dit que Dieu est le mal. On m'a accusé d'impiété.
Des écrivains qui insultent à toutes les bonnes renom-
mées de la terre et qui calomnient jusqu'aux saints du
ciel, des journaux qui assassinent encore Louis XVI et
Marie-Antoinette dans leurs feuilletons, ont eu l'ingé-
nuité de croire qu'ils me feraient regretter d'avoir
esquissé la figure du compère des Béjart. Mais enfin
Molière a rencontré un vengeur qui mérite plus de con-
sidération : c'est madame Sand.
Cette dame a fait du père de Scapin le héros d'un
drame, du flatteur de Louis XIV un républicain. Rien
ne montre mieux de quelle façon il est possible de
peindre Molière en beau. Cette tentative m'a paru ridi-
cule, mais j'avoue que, pour faire admirer le personnage,
il n'y avait pas moyen de s'en tirer autrement. L'intérêt
de parti commandait de sacrifier l'histoire. Madame
VUES PRISES DU CLOITRE. * 438
: Sand, hiérophante ambigu des mystères démocratiques,
au lieu d'écrire un drame, a écrit un sermon. Je ne la
chicanerai point là-dessus ; je ne suis point sur la terre
pour soutenir les intérêts de la muse du théâtre et
morigéner les auteurs qui la font bâiller. Je me con-
tente de soumettre à madame Sand, qui a beaucoup de
talent, et qui me semble parfois le premier écrivain de
ce temps- ci, une observation dont elle pourra profiler
plus tard.
Dans ses romans elle s'est donné carrière ; elle a orné
le vice et l'athéisme de tous les agréments qu'ils sont
susceptibles de recevoir, et elle a ainsi singulièrement
charmé les lecteurs. Dans son théâtre, devant le peuple,
ses personnages, ses héros du moins, mènent une vie '
pure, ont des pensées honnêtes, en un mot sont chré-
tiens; peu s'en faut même qu'ils ne le disent. Ce n'est
pas hypocrisie, c'est la preuve d'un très-grand sens
littéraire. Des impies, des débauchés, des philosophes
professant sur la scène les doctrines les plus caressées
de l'auteur, feraient horreur au parterre des boulevards.
Là il faut ou de la vertu, ou de telles apparences de
vertu que les spectateurs s'y puissent méprendre. Sans
doute ces spectateurs se prêtent à l'illusion ; mais n'im-
porte, il faut de la vertu ; et cette vertu est chrétienne,
parce qu'il n'y a pas de vertu d'une autre espèce. Si le
personnage vertueux n'était pas chrétien par quelque
endroit, s'il n'observait pas dans sa conduite la plus
grande partie des règles chrétiennes, s'il ne les observait
pas d'une façon réfléchie, déterminée, comme une âme
qui sent sur elle le regard de Dieu et qui n'est pas seule-
436 * M'ES PIUSES UU CLOITRE.
ment honnête, mais religieuse, l'homme vertueux serait
faux et ridicule, et l'art dramatique ne produirait rien de
beau. Hors de l'Église point de salut pour l'art. Voilà ce
que je voulais dire, et je reviens à mes vieux auteurs.
Sur le papier il n'y a pas loin de madame Sand à madame
de Sévigné ; c'est l'affaire d'un point.
Madame de Sévigné devint de mes meilleures amies ;
je puis dire que je l'aimai personnellement. J'ai toujours
son livre sous la main. Heureux livre ! qui ne se com-
pose que de pages charmantes et pures, semblable à une
campagne pleine partout d'épais gazons, de grands
arbres et d'eaux vives, où l'on s'aventure sans aucune
appréhension de rencontrer ni reptiles, ni mares infectes,
ni chiens enragés, pas même un seul visage désagréable,
puisque enfin cette marquise est toujours là, vive, fine,
joyeuse ou attendrie , pour donner un tour plaisant
aux importuns et les congédier avant qu'ils ennuient.
Je conviens qu'elle laisse échapper des mots désobli-
geants. Ces saillies, qui ne siéraient pas partout, ne sont
point si condamnables en style épistolaire,sous la plume
d'une femme dont on connaît l'bonnêteté. Elle ne laisse
aucune mauvaise impression', elle est piquante, un peu
satirique même, point misanthrope. Lui voit-on jamais
de la haine? Des traits fâcheux qu'elle raconte tire-t-elle
jamais une conclusion générale contre la pauvre huma-
nité? Quant aux petites erreurs de son jugement, qu'est-
ce que nous pardonnerons si nous ne pardonnons cela ?
Pour moi, j'aime assez qu'elle se trompe et déraisonne
de temps en temps, et je ne suis pas fâché de voir que
j'aurais quelquefois pu lui tenir tête ; lui prouver, par
VUES PRISES DU CLOITRE. 437
exemple, qu'elle n'aimait point tant monsieur Nicole, et
qu'elle avait plus d'esprit que le bon Coulanges. Mais ce
charme et cette grâce et ce cœur simple, comment ne
les pas chérir? Comment ne pas aimer cet air de raison,
de politesse et de bonté ?
Ce qui me plaît dans madame de Sévigné dit assez ce
qui ne me plaît pas dans Saint-Simon. A mesure que je
vieillis et qu'il devient populaire mon estime pour Saint-
Simon diminue. Certes ses Mémoires sont un beau pays,
et plantureux à merveille j-mais il y a des fondrières et
des bêtes venimeuses, et je n'aime pas à me promener en
compagnie de ce duc enragé. L'esprit de dénigrement
qui l'enfièvre lui fait plus de partisans que son talent
extraordinaire et étrange. Il est à la mode parce que,
dans notre époque féconde en statuettes, le plaisir exquis
est d'égratigner les statues. Beaucoup de gens le trouvent
honnête homme ; c'est un dernier trait de pudeur : ils
n'oseraient tant l'aimer sans ce mérite. Si Saint-Simon
est honnête homme, il l'est malhonnêtement. Envieux,
hargneux, ingénieux à tout gâter. Tout le jour courbé
" comme le plus souple courtisan, il éponge les souillures
et les scandales, il se sature, et, le soir, il dégorge en
flots de lave. Le feu qui fait toujours travailler ce volcan,
toujours couler cette lave, n'est pas le feu de l'honneur,
ni celui du génie. Ces belles flammes veulent le jour.
Saint-Simon se cache ; il fabrique sa prétendue histoire
en secret, comme on fabrique la fausse monnaie. Il a
438 VUES PRISES DU CLOITRE.
cent fois plus besoin de déchirer les hommes que -de
combattre leurs erreurs. Si forte est cettep assion, qu'elle
triomphe à un degré inouï et unique du désir le plus
puissant de l'artiste, celui de montrer son œuvre, ou tout
au moins de montrer son art. Il ne veut, il ne peut faire
autre chose que mordre; s'il n'a un homme sous la dent,
il n'est capable de rien. Sa conscience ne permet pas
qu'il l'ignore : c'est pourquoi ses contemporains ignbrent
qu'il écrit. On ne connaît aucun autre exemple ni d'une
telle force ni d'une telle lâcheté. Il a tout son génie, toute
sa vengeance, toute sa vie, dans un tiroir bien fermé. La
postérité ouvrira Je tiroir, et ses ennemis sans défense
seront diffamés. Il vit cinquante ans avec cette pensée,
à peine troublé de quelques scrupules stériles. C'est un
méchant et une âme basse, et toute sa morgue de duc et
pair est ignoblement chargée de rancunes de laquais.
Notre époque de grandes jalousies et de petits courages
lui fournira des émules. Se venger n'importe de quoi,
n'importe comment, passe pour une force ; l'applaudis-
sement, quelles que soient les mains, est reçu comme la
gloire. Cela fera partir beaucoup de pauvres cerveaux,
aigris d'avoir été rétribués suivant leur juste valeur.
Tout ce qui n'aura pas su marcher fera des Mémoires
contre l'obstacle. Jadis on flétrissait l'auteur d'un outrage
anonyme : par un progrès bien digne du temps, les
honnêtes gens mêmes ne craindront pas de se permettre
des outrages posthumes. Ils diffameront ceux qui les
auront tenus ou remisa leur petite place; ils diront
que leur vainqueurs n'avaient ni probité, ni talent, ni
courage ; et ils se consoleront ainsi, fort mal, d'avoir
VUES PRISES DU CLOITRE. 439
été très-bien vaincus. Déjà plusieurs sont en besogne.
Il en est que je plains : ils mêlaient à leur faiblesse et
à leurs erreurs assez de qualités pour mériter l'oubli.
Je ne fis jamais grand cas de La Rochefoucauld ; c'est
un précieux peu aimable et peu sincère. Son amour-
propre aurait sans cesse besoin d'une définition qu'il ne
donne pas, ou qu'il ne donne pas juste, et les trois
quarts de ces fameuses Maximes sont des pauvretés
qui ne valent que par le tour, des bulles de savon, des
noix creuses. On ôte l'enveloppe amère et dure, et il n'y
a rien.
La Bruyère, au contraire, m'enthousiasma. J'aimais
sa pointe, son éclat, son poli. Il a baissé dans mon
estime. Cette fine pointe ne pénètre pas toujours bien
avant, elle est habituellement trempée de fiel. Le volume
des Caractères 9 quoique court, devient pesant dès
le milieu. La Bruyère est un vieux garçon mécontent
des femmes, un littérateur mécontent de la société. Il
ne se trouve pas en assez bonne place pour un homme
qui sait le grec et qui écrit bien le français. Nous qui
voyons l'Académie pleine d'anciens ministres, nous pou-
vons penser que la patrie n'aurait pas été perdue quand
440 VUES PRISES DU CLOITRE.
même Antisthènes, au lieu de gouverner l'État, se fût
fait vendeur de marée.
Malgr,é ces critiques, que j'ai faites plus tard, com-
bien tous ces écrivains sont honnêtes et la plupart
chrétiens dans le fond , et que je m'applaudis de les
avoir aimés ! C'est grand dommage qu'ils n'aient pas
davantage tiré leurs inspirations du Christianisme. Avec
cette connaissance de la langue, cette force de pensée
et le loisir que la société leur faisait, ils auraient créé
des monuments contre lesquels il semble que le génie
du mal se fût épuisé sans fruits, et l'on ne pourrait pas
étudier le français sans devenir bon catholique. Déjà
par elle-même la langue du dix-septième siècle est un
rempart contre l'impiété ; et c'est pourquoi les uns, de
dessein formé, les autres instinctivement, délaissent tant
de chefs-d'œuvre. On parle beaucoup de la bonne, de
la grande éducation littéraire que la France reçoit : je
doute qu'il existe mille Français en état de goûter
Molière.
Je remontai au delà de la grande époque et je des-
cendis en deçà. Au delà, pour recommencer par le chef-
d'œuvre d'inauguration, les Provinciales, je fus surpris
de l'ennui que j'y trouvai. Je détestais cependant les
Jésuites ; mais enfin je n'étais pas forcé de m'ennuyer
parce que je détestais les Jésuites. Je continuai de les
délester, et je plantai là le livre, terrassé à moitié che-
min. Je ne l'ai jamais repris qu'une fois, par hasard, et
VUES PRISES DU CL0ITKE. 441
seulement jusqu'à la fin des deux premières lettres, où
l'auteur s'évertue à prouver que les cinq propositions ne
sont pas dans Jansénius. Excellente leçon d'histoire et
de bonne foi pour la jeunesse, à qui l'Université imposa
longtemps cette impudence! Le nom de Pascal m'était
resté avec une note d'ennui. Depuis j'ai lu et relu ses
Pensées. C'est un grand esprit, et je veux croire que les
jansénistes qui lui ont fourni des textes pour les Pro-
vinciales ont été plus coquins que lui.
Amyot me divertit extrêmement, sans me rendre
fou des grands hommes de Plutarque, passion que je
laisse à Rousseau de Genève et à madame Roland de
Paris.
Rabelais m'étonna Par quel jeu de la nature ou quel
secret de l'art un pourceau pouvait-il avoir tant d'élé-
gance et d'esprit? Pendant un temps, je le lus avec
plaisir; j'étais surtout content de lui quand je n'étais
pas content de moi. A. présent Rabelais a beaucoup
engraissé. Où je trouvais des gouailleries amusantes je
ne trouve plus que des grognements; ce qui me faisait
rire m'attriste.
Montaigne ne m'agréa point de sa personne. Il étale
trop sa lecture,, quoiqu'il y mette de l'aisance, et il
cherche trop son esprit, bien qu'il ne manque jamais
de le rencontrer. Un trait personnel de Montaigne me
semble peindre h merveille l'espèce philosophique et
littéraire.
Ce penseur qui disait : Que sais -je ? parce qu'il croyait
savoir tout, ne sut pas s'arranger pour faciliter le culte
qu'on lui rend. Il était maire de Bordeaux ; la peste y
1.V
442 VUES PRISES DU CLOITRE.
vint, il prit la poste ; il alla dans sa campagne peindre
la peste qui n'y. était pas. Ses adjoints le conjurèrent
de revenir. Serviteur ! Il resta chez lui , ruminant
Épictète.
M. Grùn, considérant que « l'immortalité est acquise
k Montaigne, écrivain et philosophe, » s'est mis en tête
de nousle faire bien connaître en son privé, afin que nous
le vénérions comme il faut. Ayant cherché, fouillé, rêvé,
il a fini par produire un juste volume, d'où il conste
que ce grand esprit, qui prétend partout avoir toujours
dédaigné les honneurs, n'a pas laissé de se remuer assez
pour les obtenir. Il a attrapé quelques emplois, n'a brillé
dans aucun, n'a pu aller haut nulle part. Petit chevalier
de Saint-Michel au moment que l'ordre se rapetissait,
petit diplomate, petit militaire, très -petit maire de Bor-
deaux ; grand raisonneur toujours. En homme sage, il
finit par se donner aux bouquins; en homme d'esprit,
se remémorant tant d'efforts infructueux pour atteindre
à la grandesse, il écrivit : «Vengeons-nous à en médire. »
Voilà ce que le bon Grùn a trouvé pour canoniser Mon-
taigne; et il l'estime bien canonisé, sauf sur la fuite de
Rordeaux, où il né trouve pas qu'on le puisse nettoyer
tout à fait. L'honnête cœur tudesque de M. Grûn ne
peut expliquer cette fuite. Bah ! qu'il accepte l'explica-
tion toute ronde et à la cynique suggérée par son héros
lui-même : « le suyvrai le bon parti jusques au feu, mais
« exclusivement si ie puys. » A se montrer trop difficile
on ne ferait de statues qu'aux saints; il ne resterait plus
de dévotion pour les sages. *
J'ai d'assez bonne heure abjuré le culte des dieux,
VUES PRISES DU CLOITRE. 443
i
demi-dieux et héros de la littérature et de la philo-
sophie. Je cessai de suivre ce courant, l'un des plus
forts <Je l'époque, dès que je vins à me demander en
quoi le don d'écrire, pris intrinsèquement, peut rendre
un homme plus respectable que le don de chanter ou de
jouer du violon. Le don en lui-même est certainement
quelque chose, puisqu'il sort du commun. Il signale un
homme destiné de Dieu à quelque besogne particu-
lière; cet homme est donc à honorer, comme quiconque
est revêtu d'un grade. Mais s'il se dégrade ? s'il manque
à sa fonction ou par trahison formelle, ou par inintelli-
gence et lâcheté ?
Il me parut que la plupart des capitaines de littérature
et de philosophie ressemblent à des capitaines de troupe
régulière qui se feraient capitaines de brigands. L'espèce
littéraire, vu l'abondance de ses félonies, ne me fit pas
du tout l'effet de tenir de près à l'élite du genref humain.
Ces gens d'esprit sont plus exposés que d'autres aux
périls de la vanité, et le contraste de leur langage et de
leur tempérament les rend souvent ridicules. Lorsque
j'eus occasion de les fréquenter, je demeurai stupéfait
en examinant la cage grossière où chantait l'oiseau qui
m'avait charmé de loin. Quant au public, figuré par le
bon Grùn, toujours en extase, il est excusable : c'est la
victime de la gloire. Dans cette multitude, pourtant,
beaucoup ont moins de goût et moins de reconnaissance
pour la forme qui les amuse que pour la pensée qui les
corrompt.
Ce petit journal dont j'ai parlé, qui me fortifiait dans
la disposition d'aimer l'Eglise , en l'attaquant sans
444 VUES PRISES DU CLOITRE.
littérature et sans honnêteté, me fut encore utile d'une
autre manière, par son culte pour les écrivains du
xvme siècle. Je les abordai, muni de cette première
note. L'ennui vint tout de suite, et j'éloignai. La néces-
sité me les a fait reprendre. Les Buffon, les d'Alembert,
les Condillac, les Helvétius, les Diderot, tous, jusqu'à
Volney, me paraissent dignes de leurs admirateurs, qui,
la plupart, ne les ont pas lus. C'est un dégoût que cette
époque, en littérature comme en tout le reste, et je me
tiens au jugement que Voltaire en a porté. « Il n'y a que
vous, écrivait-il à d'Alembert, qui empêchez que ce siècle
ne soit la chiasse du genre humain. » Jugement aussi
juste qu'ignoble. Et comptez que l'exception faite en
faveur de d'Alembert ne pesait pas plus aux yeux de
Voltaire qu'aux miens.
Quant à ce Voltaire, qui jugeait si bien ses compères
et complices, il a certainement une jolie prose. Elle était
très-propre à ce qu'il en voulait faire et à ce qu'il en a
fait. Comparée à la véritable prose française, c'est le
stylet de l'assassin à côté de l'arme des preux. Il est
luisant, aigu, bien trempé, enjolivé au manche, et il tient
dans la poche. Jamais le traître dard n'a fait briller un
éclair ni renversé loyalement un ennemi. Voltaire, -si
connu, ne fut pourtant toute sa vie qu'un anonyme. 11
frappait de nuit, au coin des rues, enveloppé d'un man-
teau. Aujourd'hui, contraint de se montrer, il rédigerait
le Charivari, qui ne serait pas notablement plus fort.
VUES PRISES DU CLOITRE. 445
Voltaire est infiniment méprisable. Rien de plus
hideux que le cynisme de ce vieux satyre dans la moitié
de ses écrits et dans les trois quarts de ses lettres fa-
milières. Pour son célèbre et merveilleux esprit, je ne
trouve pas qu'il en eût tant. En somme, tous les juge-
ments de Voltaire sont cassés ou par la science ou par
la probité. Il n'a pleinement l'admiration que des sots,
pleinement l'estime que des drôles. Le titre de voltairien
est plus qu'une demi-injure. Ce n'est pas la preuve
d'un grand esprit d'avoir travaillé soixante ans pour se
faire une pareille renommée. Les noms de Bossuet, de
Racine, de Corneille, de Joseph de Maistre, rendent un
autre son.
« Mais enfin, dira-t-on, peut-être ne voulait-il que
sonner, et il sonne ; et ce son est encore funèbre à tout
ce qu'il a haï. 11 a donc, tout au moins, eu l'esprit d'at-
teindre son but ?» Je ne trouve pas cela. Son but était
d'enterrer le Christ, et au contraire le Christ l'a enterré.
11 n'y a pas encore cent ans que Voltaire est mort ; je
doute qu'on en fasse la fête quant le siècle sera écoulé.
D'ici là, que le soleil luise ou qu'il vienne des orages, les
statues de Voltaire seront fort dégradées. Ni le temps ni
les orages n'auront éteint un seul des cierges allumés
sur l'autel du Christ. Cependant ce n'est rien encore.
' Non, laisser une renommée en# mépris à la science,
aux arts, à la probité, en entier honneur auprès des seuls
faquins et des seuls coquins, ce n'est rien encore !
Cet homme d'esprit s'est fait un sort plus triste et plus
sot. Il a été très-malheureux. Toute sa vie il a menti,
enragé et tremblé ; il a été poignardé par l'avarice, poi-
446 VUES PRISES DU CLOITRE.
gnardé par la jalousie, poignardé par la peur ; il a eu
peur des hommes et peur de Dieu. Quand les hommes
se furent jetés à ses pieds, il était vieux, il ne pouvait
plus aulant qu'il aurait voulu exploiter les hommes, et
Dieu lui faisait plus peur encore. Car Dieu ne se pros-
ternait pas et son heure approchait. Voltaire a eu le
chagrin de croire en Dien; il a cru comme le diable, qui
hait et qui tremble. L'insolent, chargeant de fard son
blême visage, insultait à Dieu pour jouir un moment des
applaudissements d'une canaille en habits. Cette canaille,
il la méprisait; que ne méprisait-il pas dans son siècle,
excepté d'Alembert ? Mais il n'osait pas mépriser les
applaudissements. La canaille aussi lui faisait peur. Si
elle avait un moment cessé d'applaudir, il eût cru qu'elle
allait siffler.
Et enfin il est mort. Voilà la fin du triomphe et le
grand commencement de la justice. Ces vils succès ache-
tés du mensonge, mélangés d'ignobles transes, les voilà
terminés. Il laisse sur la terre, dans une fange infâme,-
un vieux hideux cadavre qu'une multitude hébétée traî-
nera tout à l'heure au Panthéon. La pompe immonde et
ridicule semblera un ruisseau qui remonte par quelque
prodige horrible. Cependant l'âme a paru devant Dieu.
0 justice ! ô épouvante ! ô pitié ! cette âme a paru devant
Dieu, devant Jésus-Christ éternel, entouré de ses saints
éternellement glorifiés. Jésus a regardé Voltaire, et Vol-
taire a vu Jésus; il a emporté cette image dans la nuit
de son châtiment !
Pour avoir de l'esprit sur le chemin de Voltaire, il
faudrait échapper à la mort et à la postérité, ou tout
9
VUES PRISES DU CLOITRE. 447
au moins à Dieu. Ces trois puissances élant inévitables,
Voltaire a fait le métier non-seulement le plus vil, mais
encore le plus sot. Sa prose est d'ailleurs jolie.
Toutes ces lectures m'avaient fort éloigné des moder-
nes. Soit que j'aie exagéré en ce temps-là, soit que la
qualité générale du style se soit améliorée, ou enfin que
l'habitude de lire des journaux fasse un contraste favo-
ble aux auteurs qui écrivent encore avec goût et avec
étude, j'ai beaucoup modifié la sévérité de mon opinion.
Nous ne manquons pas d'artistes ni d'habiles ouvriers.
Madame Sand est un grand écrivain. Elle a l'élégance,
le nombre, la sobriété, la couleur, et le don des dons, la
vie. Chose étrange! la plume qui s'est le plus trempée
dans les corruptions du temps nous a enfin donné de
vraies pastorales. Je parle de ces jolis romans où nos
derniers paysans du.Berry revivent dans la grâce de leur
langage et dans la majesté de leurs vertus. « Ce sont
bien eux, me disait un gentilhomme du pays ; des
hommes de parole, plus prudents que rusés, plus fins
qu'astucieux ; des femmes chastes ; des pères de famille
qui avaient le sentiment de leur autorité et qui l'exer-
çaient avec vigilance et douceur ; des enfants toujours
respectueux et vaillants. C'était un brave peuple, véri-
tablement plein d'honneur. II avait des délicatesses
exquises , et une répugnance pour ce qui est bas et
vil, sur laquelle il semblait qu'on ne le ferait jamais
passer... Hélas ! le poids du jnépris ne se pouvait por-
ter. Une tache encourue par quelqu'un rejaillissait sur
448 VUES PRISES DU CLOITRE.
la famille, ôur le pays. L'homme s'attachait au devoir
par toutes les impressions de son enfance, par toutes les
affections de son cœur. II aimait son pauvre sol, son
clocher, son horizon. Voilà ce que madame Sand a su
voir, a su aimer, a su peindre ; elle s'est emparée de cette
poésie qu'elle a tant contribué à chasser du monde.— Et
néanmoins, ajouta une femme que j'avais décidée à lire
les romans du Berry, malgré le nom de l'auteur, et néan-
moins, ces livres charmants^ on sent en vingt endroits
qu'ils sont d'elle,... et elle y a mis autre chose que son
génie. — Avouez cependant que c'est un grand artiste?
— Tant que vous voudrez ! mais je ne la lirai plus. »
Alfred de Musset et M. Hugo sont aussi des artistes,
avec la marque et le malheur du temps. Ils étaient nés
pour la grande poésie. L'un est sans suite, Tautre est sans
goût ; l'un a méprisé son génie, l'autre en est follement
idolâtre. A cause de cela l'un n'a que des fragments,
l'autre n'a que des éclairs.
J'ai laissé M., de Lamartine. Je le mettais au-dessus
de tout pour l'ampleur et la douceur du flot poétique. 11
me semblait en le lisant que je voyais mes émotions
couler de mon cœur, et que c'étaient là les pensées qui
s'efforçaient de chanter en moi. Je croyais alors que les
sensations étaient des pensées. Jocelyn parut. Je n'avais
aucune religion ; cependant je fus choqué du sujet. Je
trouvai que Jocelyn était faux en tout, faux amant, faux
dans son langage et plus ennuypux que le vainqueur
d'Ivry et de Gabrielle, célébré sur le trombone de
Voltaire. A présent que j'ai vu de vrais prêtres, Jocelyn
avec son rabat moucheté de pleurs amoureux, me
VUES PRISES DU CLOITRE. 449
semble surtout ridicule. Jocelyn est un philanthrope et
un protestant habillé en prêtre. D'un philanthrope et d'un
protestant jamais on ne fera un personnage poétique.
C'est contre nature. Aucun moyen de tirer une poésie
vraie d'un sentiment faux. Jocelyn a été tué par l'ennui.
La vaine élégance du yers ne l'a pas sauvé. Il n'en res-
tera que quelques morceaux détachés, peu nombreux, et
ce sera, je pense, le destin de tout ce qu'a écrit M. de
Lamartine au profit des lâchetés contradictoires du
doute contemporain. Ni la piété ni l'impiété de l'âge
prochain ne voudront de cet auteur. Il avait de beaux
dons. Quel jet de poésie, même dans la prose! Comme
les images abondent, se précipitent , s'entassent ! Que
de richesses pour ne faire qu'un bruit stérile !
Chateaubriand a tenu et mérité une grande place,
mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien,
ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime ;
c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais.
L'homme de pose, l'homme de phrase, toujours affairé
de sa pose et de sa phrase, qui pose pour phraser, qui
phrase pour poser, qu'on ne voit jamais sans pose, qui
ne parle jamais sans phrase. Tout son cœur et tout son
esprit sont dans son encrier avec toutes ses phrases, et
il a fait de cet encrier un piédestal où il prend toutes
• ses poses. Il est de ceux qui ne savent écarter aucune
pensée capable de revêtir une belle couleur et de rendre
un beau son.
Atala est ridicule, liené odieux; le Génie du Chris-
tianisme manque de foi ; les écrits politiques manquent
de sincérité ; les Mémoires sont écrits pour faire admirer
450 VUES PRISES DU CLOITRE.
le personnage, mais ce moi\ toujours vain et parfois
haïssable, jette une ombre fâcheuse sur la beauté litté-
raire, souvent éclatante.
Dans les Martyrs mainte scène m'a ému; bien des
mots, comme des coups de lance, ont fait couler l'eau et
le sang. Les beautés sont nombreuses et grandes, mêlées
d'emphases déplorables et de fautes de goût qui étonnent.
Il faut s'accoutumer à l'empois antique, qui semble par-
fois fourni de la propre main de Bitaubé. Quand l'oreille
y est faite, on se laisse traîner.
Cymodocée a bien de la peine à devenir chrétienne ;
la grâce agit moins que l'amour, qui, je crois, n'a pas
coutume d'agir en ce sens. Il échappe à Cymodocée des
mots malheureux. J'aime mieux la jeune fille du Flavien
de.Guiraud, pauvre petite chrétienne qui se débat contre
l'amour.
Eudore est trop amoureux et trop chrétien. Il y a là
quelque chose de manqué. Ni le chrétien ne tomberait
dans cette folie amoureuse, ni l'amoureux à ce point de
folie ne resterait si chrétien. L'auteur a bien imaginé le
combat, il ne l'a pas senti, faute d'être assez chrétien et
d'avoir été assez amoureux. Chateaubriand n'avait pas le
tempérament à être l'un ou l'autre au degré poétique.
Les postiches archéologiques que Chateaubriand a mis
à la mode paraissent chez lui horriblement démodés.
Inévitable sort de ceux qui créent des beautés fausses!
On perfectionne le procédé, et ils semblent les imitateurs
maladroits de leurs propres copistes. L'érudition des
Martyrs est plaquée, accrochée, raccrochée, encom-
brante; c'est un bric-à-brac.
VUES PUISES DU CLOITRE. 451
La partie mythologique chrétienne ennuie, et même
elle afflige. Ces conseils tenus dans le ciel sur le destin
d'Eudore et de Cymodocée, à l'imitation des conseils de
l'Olympe sur Troie et les Grecs, ont le double inconvé-
nient de choquer beaucoup et de ne pas intéresser du
tout. En outre ils ne sont pas d'une théorie exacte.
L'auteur a voulu étaler de la poésie chrétienne; il n'y a
pas de poésie, il n'y a qu'une contrefaçon des fictions
païennes. La poésie chrétienne est dans le cœur. Cha-
teaubriand avait la sensation chrétienne, il n'avait pas le
sens chrétien. Les Martyrs restent un livre fameux, quoi-
que passé. Il y a toujours du mérite dans les livres qui
ont produit un grand mouvement, et qui, n'ayant plus
de cours, conservent leur renommée. Toutefois ce livre
est faux de pensée, de couleur, de style, trop chargé
de métaphores, trop rembourré d'épisodes maladroits,
d'une langue trop maniée et qui fatigue par le soin et la
recherche.
J'ai vu à Saint-Malo le tombeau de Chateaubriand,
sur un rocher qui apparaît de loin. L'emphase de ce
tombeau peint l'homme et ses écrits et leur commune
destinée. Chateaubriand a exploité sa mort comme un
talent j. il a pris dans son tombeau une dernière pose, il
a fait de ce tombeau une dernière phrase ; une phrase
qui se pût entendre au milieu du bruit de la mer, une
pose qui se pût voir encore dans la brume et dans la
postérité. Mais ce calcul sera trompé. N'ayant toute sa
vie songé qu'à lui-même et rien fait que pour lui-même,
Chateaubriand a péri tout entier. Sa gloire, placée en
viager, est venue s'éteindre dans cette mer dont il a
452 VUES PRISES DU CLOITRE.
voulu suborner le murmure pour le transformer en
applaudissement éternel.
Quel sera l'avenir de beaucoup d'autres qui n'ont pas
eu celte grande rhétorique, qui n'ont pas jeté ce grand
éclat, qui ne sont que d'habiles ouvriers, mais ouvriers
de choses inutiles, sans aucune bonne pensée, et souvent
sans aucune pensée ? Cette époque orgueilleuse a mé-
prisé le vrai; elle a imprimé des fables malsaines sur
des papiers qui tombent en poussière. Les monuments de
son esprit disparaîtront dans le néant, et il ne restera
d'elle, pour la raconter, que le simple et le vrai, qu'elle
aura méprisés.
Je ne crains pas que Ton m'ahonte en m'opposaiit à
moi-même le peu que je vaux. Je connais ma faiblesse.
Si je n'aimais la vérité, je me condamnerais au silence;
mais la vérité a encore sa force dans les plus humbles
voix, et elle commande la hardiesse aux plus humbles
esprits. Sa lumière me remplit d'une aversion sans borne
pour les chefs-d'œuvre d'un art où je ne suis qu'un pau-
vre vieil écolier, lorsque ces chefs-d'œuvre n'ont pas la
marque du vrai : je les tiens alors pour des travaux de
fous ingénieux ou de traîtres, et tout le succès qu'ils
peuvent obtenir ne diminue rien h mon dédain. J'use
en cela d'un droit de nature. II y a deux races en ce
monde, depuis Abel et Caïn, deux races adverses et
ennemies. L'une est faite pour croire, pour respecter,
pour aimer, pour adorer, pour. porter humblement et
VUES PRISES DU CLOITRE. 453
vaillamment les jougs du devoir. L'autre, incrédule,
haïsseuse, impie, blasphème et raille, et ne se soumet
qu'à la force, pour laquelle elle se sent moins de haine
que- pour le devoir; race, révoltée contre la société
humaine autant que contre Dieu. Les livres nés de cette
race ne peuvent me plaire, puisque j'appartiens à l'autre.
Dans la race dont je suis, il y a des tribus militaires ;
je suis d'une de ces tribus. Parce que tout mon sang
frémit contre le mensonge, on m'a appelé révolution-
naire; par que j'ai refusé tout hommage aux idoles, ou
m'a outrageusement comparé au charlatan sinistre qui
s'est fait un talent et une renommée d'aller par carre-
fours hurler contre Dieu. Grâce à l'éducation que la
société inflige aux enfants du peuple et que cet infortuné
et moi avons également reçue, j'aurais pu sans doute
devenir un révolutionnaire, mais non pas comme lui.
Nous ne sommes pas de même race. Je n'aurais pas enfoui
mon âme dans l'absurde stérilité du blasphème. On ne
fait que des esclaves parmi les peuples à qui l'on ôte
Dieu ; ce n'est pas là ce que je me serais proposé si ma
raison avait fléchi devant les problèmes dont le spectacle
du monde l'obsédait. J'aspirais à la liberté et à la jus-
tice ; je n'aurais pas cherché ces filles du Ciel dans la
boue; je n'aurais pas cru que Dieu me laissât le soin
d'inventer la liberté et la justice.- La foi catholique, en
m'enseignant que les nations sont guérissables, m'a pré-
servé de la dangereuse folie de vouloir refaire l'espèce
humaine et du crime de la mépriser.
Il y a des révolutionnaires qui se prétendent catholi-
ques; ils croient l'être, je leur souhaite de le devenir.
484 VUES PRISES DL CLOITRE.
Pour moi, je ne suis pas révolutionnaire, parce que je suis
orthodoxe. Ils ont dit que je n'étais orthodoxe que pour
un temps, que je secouais ma chaîne. Je suis en parfaite
paix d'esprit et de cœur dans cette chaîne. On ne secoue
pas la chaîne longtemps sans qu'elle rompe ! Plusieurs
l'ont rompue. Je puis faire comme eux, sans doute ; ce
sera ma faute, comme ce fut la leur. La religion n'aura
pas manqué de lumière, l'Église n'aura pas manqué de
patience ; j'aurai manqué de vertu.
Mais j'ai presque le devoir de dire que j'espère demeu-
rer fidèle. Après vingt ans, j'ai pu expérimenter la dou-
ceur et la facilité de l'entière soumission ; l'obéissance ne
demande rien de trop à la fierté humaine, La foi catho-
lique n'est pas une loi d'asservissement. Précisément
parce qu'elle enchaîne la passion, la foi affranchit l'esprit.
Quelle raison, dit l'évêque de Tulle, se trouve à l'étroit
dans la Somme de saint Thomas ?
Et j'espère qu'enfin des hommes viendront qui vou-
dront se faire l'honneur de remarquer une différence
fondamentale, entre l'écrivain qui s'est rendu célèbre par
la brutalité de ses blasphèmes contre toutes les vérités
divines et celui qui s'est rendu odieux pour les avoir
toutes adorées.
Quant au talent d'écrire on pourrait mettre dans un
*
sac le talent de M. Proudhon et celui de M. le vicomte de
La Guéronnière : pour mon goût particulier, — s'il ne
s'agissait que d'écrire, — je tirerais sans faire de voeux.
VUES PRISES DU CLOITRE. 455
LA FEUILLE VOLANTE.
« Mon trafic est de feuilles volantes, » dit un person-
nage de Shakespeare. Combien sommes-nous, aujour-
d'hui, qui trafiquons de feuilles volantes ! Étrange et
risible métier 1 On est écrivain pour vivre. Il ne s'agit
plus de réfléchir, de méditer, de corriger ; il s'agit de
charger la feuille volante. L'écrivain fait sa page quoti-
dienne pour gagner son pain quotidien.
L'invention des journaux a créé encore celte misère.
La littérature y périra par la facilité de produire sans
labeur, par la corruption du goût public, par l'irrespon-
sabilité, par l'impossibilité prochaine de faire- lire le
moindre volume un peu sérieux. L'écrivain sérieux verra
qu'il est dupe. Signalé comme ennuyeux ou dévoré par
la foule des abréviateurs, il n'obtiendra nulle gloire, ne
fera nul profit.
Le plaisir d'écrire est perdu. Le plaisir d'écrire, c'était
de vivre avec une pensée, de la mûrir, de la vêtir, de la
faire forte et belle. Cette joie allégeait toute peine. Je
suppose qu'aulrefois on faisait un livre comme on élève
456 VUES PRISES 1>1: CLOITRE.
un enfant, avec diligence, avec patience, avec amour.
On se disait du livre comme de l'enfant : Il me coûte,
mais il me fera honneur;
Nous n'en sommes plus là. Une idée vient. Est-elle
creuse, est-elle féconde : peu importe. On l'étiré ou on
la rogne à la taille d'un article; on la badigeonne d'un
grossier vernis, on la jette sur la feuille volante. Et
maintenant, feuille valante, envole-toi.
Voilà pour l'idée qui se présente. Celle qui se refuse,
qui veut être attirée, est prise de force, accommodée de
force, clouée sur la feuille volante, vendue. Il faut pre-
mièrement couvrir et vendre la feuille ; il faut porter
quelque chose au marché, il faut vivre. La pensée et
l'art, questions secondaires, si ce sont des questions.
0 pauvre lecteur ! mais plus pauvre écrivain !
On a vu naître et multiplier ces malheureux qui ne font
plus rien que pour écrire. Ils lisent, c'est pour écrire ;
ils regardent, c'est pour écrire; ils aiment, ils haïssent,
ils souffrent, ils pleurent, toujours pour écrire. Ils tien-
nent note de leurs sensations, de leurs sentiments :
madère à écrire,*matière à ouvrer et à vendre ! Il faut
couvrir la feuille volante, il faut gagner son pain.
Ne croyez pas que beaucoup n'aimassent mille fois
mieux faire autre chose. Une illusion de jeunesse, les
circonstances, les imprudents conseils, même des entraî-
nements généreux, même l'impérieuse vocation, les ont
VIES PRISES DU CLOITRE. 457
poussés dans cette carrière ; ils n'en peuvent plus
sortir, la nécessité est là qui les presse. Sachez -leur
gré lorsqu'ils restent honnêtes gens. Plusieurs y ont
quelque mérite.
En toute chose le mal est aisé ; il a des attraits par
lui-môme. La littérature du mal se fabrique plus vite,
s'écoule mieux. Flatter les passions qui touchent au vice,
flatter les erreurs qui touchent au mensonge, rien n'est
plus commode, rien ne « fournit davantage à la poé-
sie 1... » On a la faculté de peindre un certain demi-nu'
qui n'est pas encore trop chaste pour le grand marché
populaire et qui se fait recevoir dans les bonnes
maisons.
L'honnête homme couvre la feuille volante d'honnêtes
pensées, et tout au moins d'honnêtes paroles, quand il
n'a pas de pensées ; mais il se fait dédaigner du public
et vilipender de ses confrères. J'en connais que le public
honnête lui-même a fini par haïr, à force d'entendre les
écrivains malhonnêtes les vilipender.
*«.
Aux yeux de beaucoup de gens de bien, la pire et
plus horrible bête qui soit sur terre est l'homme de bien
qui ose vanter et défendre le bien. « Cet homme, disent-
ils, irrite les méchants ; vous verrez qu'il nous attirera
quelque malheur. Ceux-là hurlent contre nous qu'il
fait hurler contre lui, puisque, hélas ! nous pensons
comme lui. »
« Racine, sur Phèdre.
. T. il. i3"
I
458 VUES PRISES DU CLOITRE.
Je tiens néanmoins qu'il faut continuer d'être honnête,
sans souci de plaire davantage ou de moins déplaire à
ceux qui par diverses raisons montrent en ce temps une
égale horreur de la franche honnêteté et de la franche
vérité.
Quant aux joies de l'art perdues , les regretter un
moment est légitime ; se prolonger dans ce regret serait
lâche.
Que penserait-on du soldat qui se tiendrait à l'écart
du champ de bataille pour aiguiser son épée?
Dieu t'a fait pour le temps où tu vis, et le temps où tu
vis est fait pour ton âme. Il ne s'agit pas des joies que
tu pourrais goûter, mais de l'œuvre que Dieu te demande.
Fais ton œuvre, fais-la d'un cœur libre et tranquille, et
même joyeux. Ne compte pas ce qui te manque d'applau-
dissements, ce que tu entends de murmures, ce que tu
reçois d'avanies.
Qu'importe tout cela ? Des applaudissements, qu'en
resterait-il à ton âme ? Des murmures et des avanies,
qu'en restera-t-il sur ton âme? Si tu as fait de bon cœur
ce que tu as cru sincèrement que Dieu te demandait;
Si tu as aimé l'honneur de Dieu; si tes mains, quoique
débiles, ont quelquefois soutenu la vérité de Dieu; — si
tes feuilles volantes, plus ou moins artistement colorées,
portent cependant la bonne nouvelle de Dieu,
Il importera peu qu'elles durent moins d'un jour ! Ce
VUES PRISES DU CLOITRE. 459
que tu leur auras confié ne tombera pas et ne périra pas,
mais s'envolera vers Dieu.
Tes paroles malhabiles, mais sincères, entreront dans
les trésors divins ; et un jour elles redescendront comme
des ailes qui viendront s'attacher à ton âme; et ton trafic
de feuilles volantes, si mesquin ici-bas, t'aura pourtant
servi à gagner le royaume éternel.
VI
DU ROMAN CHRETIEN.
V,
oici quelques idées que j'ai retenues d'une conver-
sation avec Marie Gjertz. C'est elle qui parle :
Une Suédoise protestante, Frédérika Bremer, aimable
esprit, très-grand cœur, a donné de prétendus romans
de la vie réelle, que des auteurs français catholiques
s'efforcent mal à propos d'imiter. Ils ont trouvé que ces
romans suédois étaient agréables; ils se sont dit : « Fran-
cisons et déprotestantisons cela et ce ne sera pas mau-
vais. » Ils n'ont pas considéré que, dans les mains de
mademoiselle Bremer, la vie réelle, laide et chétive
460 VUES PKISES DU CLOITRE.
étoffe, sert à habiller quelque chose de charmant,
Fidéal.
Mademoiselle Bremer est une étrange personne. Vieille
fille, elle aime les femmes, même jolies, même mariées.
L'on ne saurait, je crois, en moins de mots, donner
meilleure idée d'une âme ! Ses livres sont consacrés à
glorifier la femme dans toutes les conditions; elle se voue
à la peindre ornée de tous les dons sans orgueil, affligée
de toutes les disgrâces sans rancune contre le monde ni
contre Dieu.
•
Frédérika n'entend pas que ses héroïnes soient inu-
tiles. Il faut qu'elles souffrent, qu'elles consolent, qu'elles
corrigent, qu'elles éclairent. Aiment-elles un homme
dont les qualités leur promettent un bonheur facile et
constant : cent obstacles s'élèvent, et ces amants assortis
finissent par aller mourir chacun de son côté. Dans la vie
réelle pourtant, il y a bien aussi quelques mariages de
pleine sympathie et quelques ménages heureux; mais,
avec la délicatesse de la femme et le sûr instinct de l'ar-
tiste, Frédérika sent que l'amour n'est plus idéal, n'est
plus digne d'une femme, dès que l'on ôte la croix.
L'amour d'une femme, — je dis une femme, — porte
toujours les ailes de l'amour divin. Quelques-unes, dès
le commencement, ont les ailes assez fortes pour élever
leur âme jusqu'au cœur du divin Epoux : elles y demeu-
rent sous le voile éternel. Chez d'autres les ailes sont
plus faibles; elles ne peuvent que voleter. En attendant
VUES PRISES DU CLOITRE. 461
leur entier développement, l'âme a besoin de se reposer
sur un objet sensible. Cette âme peut se tromper, sans
doute. Néanmoins, si c'est une vraie âme de femme,
soyez certain que dans cet objet elle a cru reconnaître
quelque trait de l'Époux divin, ou qu'elle s'est voulu don-
ner à remplir quelque parcelle de la mission du Christ,
consoler et sauver. L'amour humain n'est qu'une station
avant d'arriver au cœur de Jésus : elle y apprend à
souffrir et à mourir.
Frédérika prend aussi le parti de la femme artiste ;
elle lutte contre le préjugé « Scandinave, » dit-elle, qui,
dans cette quasi-sage Scandinavie, refuse un peu aux
femmes le droit à la littérature et aux beaux-arts. Bonne
Frédérika! Elle n'est jamais venue chercher à Paris ce
pain dur et amer de la servante des arts ! Si elle avait
subi les charges accoutumées du droit aux beaux-arts,
elle aurait vite réclamé le droit au silence, le droit à la
clôture; et comme l'idéal de ces deux droits n'existe
point dans le protestantisme, elle se serait hâtée de
frapper à la porte catholique, la seule qui ouvre aux
femmes le royaume de la sainte paix.
Je le demande à vous, Frédérika, non à vous, les sul-
tanes-mères de la gloire : une femme qui parle, une
femme qui pose pour faire de l'art, que rêvez-vous dé
plus contraire à l'idéal? La femme idéale ne s'occupe
que d'aimer. Ses yeux ne voient que l'Époux, ses oreilles
n'écoutent que l'Époux, son cœur ne bat que pour
13"*
462 VUES PRISES DU CLOITRE.
l'Époux, et sa langue ne sait qu'une parole et ne l'adresse
qu'à l'Époux. Sa gloire est d'aimer.
Mademoiselle Bremer, si éprise de l'idéal, dont elle
aperçoit quelque chose des yeux de son cœur, aurait aimé
à décrire cette véritable femme et ce véritable amour.
Mais la pauvre protestante n'est jamais entrée dans un
couvent de carmélites; et c'est pourquoi, ayant consi-
déré ce monde, elle n'y a vu d'autre refuge pour l'amour
idéal que la mort.
Un auteur catholique, voulant faire de la « vie réelle »
en français, a louablement ôté de son livre cet amour
idéal pour un être humain ; mais il a oublié de mettre à
la place l'amour de Dieu. Reste un manuel de la femme
forte, appliquée à ramasser honnêtement et à dépenser
sagement trente mille livres de rente. Dans tous les bou-
quets que sa main a formés on trouve des livrets de la
caisse d'épargne.
Cet honnête ouvrage est présentement à sa sixième ou
septième édition.
Auteur de bonne volonté, je ne voudrais pas vous faire
de la peine, mais je ne voudrais pas que vous fissiez
école. Il est temps, je crois, de crier au loup ! ce [loup,
cet affreux loup de la médiocrité, qui s'est fabriqué de
fausses clefs pour entrer dans toutes les bergeries et qui
les dévaste toutes. Quoi! nous aussi, chrétiens, nous
aurions nos Champfleury qui nous empâteraient de vie
VUES PRISES DU CLOITRE. 463
réelle! Je dis que la fonction de la littérature est de nous
élever au-dessus de la vie réelle ;.que la littérature doit
nous porter de la vie réelle à la vie surnaturelle, doit
nous aider à subir Tune en nous parlant de l'autre ; — et
l'art d'écrire n'a pas à s'occuper de la manière de faire
servir deux fois le môme bœuf et les mêmes choux !
Je hais la littérature qui vient nous dorloter dans les
platitudes et nous enfoncer de plus en plus dans les
couardises de co monde. Cette littérature-là n'est bonne
qu'à ravaler les inspirations de la droiture et de l'hon-
nêteté, à les mettre au-dessous même de la sottise endia-
blée qui cherche son idéal dans le vice et qui s'illumine
du feu des tripots. Nous sommes bien réguliers, bien
économes, nous plaçons prudemment nos vertueux petits
gains, et, en nous modérant sur la crinoline, nous ache-
tons enfin un honnête petit château. Là, nous goûtons
de sages ivresses . 0 Seigneur ! dans votre bonté , en-
voyez-nous un tapissier industrieux et consciencieux,
car nous souffrons encore des courants d'air !... Pour-
tant, la souffrance étant inséparable de la vie réelle,
nous saurons, s'il le faut, Seigneur, vous offrir cette
croix !
Ailleurs, on fait fi de la vie réelle, on se jette dans
l'idéal ; mais un idéal convulsif, qui méconnaît et brise
les lois du cœur humain. On raconte les choses comme
elles ne peuvent se passer, on les peint telles qu'elles ne
sauraient être ; la tête, une tête déréglée, remplace le
cœur. Une héroïne sacrifie à Dieu, contre toute logique,
464 VUES PRISES DU CLOITRE.
Famant le plus légitime ; puis elle meurt dé chagrin du
sacrifice qu'elle a fait. Ainsi elle n'aime pas Dieu après
n'avoir pas aimé son amant ; — et tout cela pour peindre
l'amour !
Les protestants sont supérieurs dans ce genre de
composition. Voici pourquoi :
La littérature, comme* tous les beaux-arts, doit traiter
du beau, non de rutile. Le beau a sa source dans l'esprit.
Le cœur ne sachant autre chose qu'aimer, la belle litté-
rature doit donc traiter de l'amour.
Un de mes amis, parlant absolument, ne veut pas
de l'amour dans la littérature. Je lui demande bien
pardon; mais de quoi veut-il que traite la belle littéra-
ture?
»
Quoi ! point d'amour? Cependant le premier et le plus
grand commandement de Dieu nous commande de l'ai-
mer : Dieu trouve donc qu'il n'y a rien de plus excellent
que l'amour sur la terre et dans le ciel ? Et mon ami ne
veut pas que la littérature traite de ce qu'il y a de plus
beau et de plus excellent ! J'espère qu'il s'expliquera.
S'il entend parler de la passion dont M. Scribe a tiré
deux cent mille livres de rente, cela ne s'appelle pas de
l'amour.
Quant à ces pauvres protestants, ils s'occupent peu du
*
commandement de Dieu ; mais, avertis par l'impérissable
VUES PRISES DU CL01TKE. 465
m
instinct de l'art que la beauté est dans l'amour, que
l'amour n'est grand que dans le sacrifice, ils prennent
pour éléments l'amour et le sacrifice.
La première condition du sacrifice, c'est que le sen-
timent brisé ne porte aucun trait de médiocrité. Aussi
les auteurs protestants décrivent- ils dans le cœur de'
leurs héros , non pas un sentiment humain , mais l'hé-
roïsme, les ravissements, l'adoration d'un amour de
saint pour Dieu. Puis, sentant encore par instinct, ou
plutôt par tradition catholique, qu'il y a quelque chose
au-dessus du sentiment humain le plus ardent, le plus
pur, ils appellent ce quelque chose obéissance, respect
de la parole donnée, devoir enfin. Le devoir, voilà
leur élément de sacrifice. C'est devant le devoir qu'ils
viennent briser vaillamment leurs affections et leur vie.
De là, avec un peu de simplicité et un peu d'enthou-
siasme, on fait facilement sortir la grandeur et jaillir
les larmes.
•
Le catholique se trouve dans d'autres conditions. 11
doit faire du beau en gardant le commandement de
Dieu.
Il faut qu'il se dise en commençant : « 11 est écrit :
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
tout ton esprit, de toute ton âme et de toute tes forces.
Donc, si je touche à l'amour humain, je dois le tenir à
une température modérée. »
466 VUES PRISES DU CLOITRE.
Mais par ce soin de consulter à chaque moment le
thermomètre, il se rend gauche ; ses personnages pren-
nent insensiblement une tournure de petites mécaniques;
et adieu la beauté, adieu lavie !
Écoutez-moi, poètes, écoutez un moyen simple de vous
tirer d'affaire ! Osez aimer Dieu, et vous traiterez de
l'amour de Dieu , et vous verrez comme tout ira !
Puisque ce premier commandement que vous avez à
l'esprit, et qui vous glace, vous ordonne d'aimer Dieu
de tout votre cœur, ce n'est pas pourtant pour vous
glacer. Créez des personnages qui aiment Dieu de tout
leur cœur, vous aurez de la grandeur, vous aurez de la
flamme ; vous en ^urez autant par-dessus les' protes-
tants que l'amour de Dieu est par-dessus l'amour des
hommes.
L'auteur de Tout pour Jésus dit qu'on ne peut se
figurer un Séraphin consciencieux ;.de même, j'ai peine
à imaginer une œuvre d'art consciencieuse , formule
d'éloge très-usitée dans les feuilletons, pas par cons-
cience! La grande, la véritable beauté ne sortira jamais
de ce qui n'est pas l'amour, parce que la beauté n'est
autre chose que le rayonnement de l'amour. Si j'ai dit
le contraire, je l'ai fait sans peser mes paroles et je me
dédis.
L'infortuné protestant qui cherche l'idéal est obligé
de chercher dans le cœur de l'homme ; car il n'a pas
la présence réelle. Il sait que le Christ est mort pour
VUES PRISES DU CLOITRE. 467
lui, il sait que le Christ est Dieu ; mais la connaissance
est lettre morte. Elle reste dans l'esprit sans toucher,
surtout sans pénétrer et imprégner le cœur.
Dans soimnique Église, Dieu ne s'est pas contenté de
laisser le commandement ; il est resté lui-môme au milieu
de ses enfants, pout leur donner la force de l'accomplir.
Parce que le cœur de l'homme a besoin d'un objet
sensible pour fixer son amour, Dieu s'est fait lui-même
cet objet sensible que demandent nos cœurs. Il est donc
là, parmi les siens, leur communiquant non-seulement
la lumière de son Esprit, mais aussi les divines ardeurs
de son sang et de ce cœur qui a tant aimé le monde.
j L'amour de Dieu ne devrait donc pas être représenté
par l'artiste comme une peine et un ennui, comme un
sentiment médiocre, sans charme et sans ivresse, mais
comme quelque chose* de grand et d'irrésistible, un tor-
rent du ciel, un torrent de délices qui entraîne l'âme,
qui l'emporte, qui lui fait accomplir sans effort toutes
les merveilles de l'abnégation et du sacrifice.
Si vous voulez savoir quel champ le bon Dieu a ouvert
aux arts, lisez l'Évangile de Marthe et de Marie.
Marthe est occupée à tous les soins extérieurs que
peut désirer l'Époux. Elle le nourrit, le vêt, le visite
dans les prisons; elle. le suit sur les champs de bataille;
elle s'élance jusqu'aux extrémités de la terre pour lui
acquérir des serviteurs et des enfants.
468 VUES PRISES DU CLOITRE.
Marie, au contraire, uniquement éprise de la beauté
de TÉpoux, perdue dans son amour, perd tout souvenir
d'elle-même et des créatures. Son amour est plus par-
fait, parce que son anéantissement est plus parfait.
Elle n'agit plus, pas même pour la gloire de l'Époux,
parce qu'elle n'existe plus. Tout son cœur s'est abîmé
dans le cœur de TÉpoux. Et que dit TÉpoux? Que Marie
a pris la meilleure part. C'est Marie qui aime; la beauté
idéale, c'est Marie. Croyez-vous que TEpoux soit injuste?
S'il faut mourir pour lui, croyez-vous que Marie hésitera
plus que Marthe, ou demandera une louange pour sa
mort, en disant à TÉpoux : « Seigneur, regardez -moi
mouair? » Et s'il faut glorifier les beautés de TÉpoux
et rendre au genre humain le service de le faire con-
naître et de le faire aimer, qui s'en acquittera mieux
de Marthe ou de Marie? Marthe pourra faire plus de
discours ; Marie ne dira qu'une parole, mais c'est cette
parole de Marie qui mettra le feu et qui remplira tout
de chaleur et de lumière, les deux choses dont vit le
monde.
Quand une époque préfère Marthe à Marie, elle appli-
que sa sagesse à écarter la chose nécessaire ; et c'est à
quoi les utilitaires réussissent admirablement; d'où Ton
peut inférer la grandeur des époques utilitaires et tirer
leur exacte mesure.
Les arts n'ont rien à montrer, la littérature n'a rien à
dire aux heureux que Dieu a favorisés du don de médio-
crité. Qu'ils lisent, qu'ils ne lisent pas, qu'ils regardent
VUES prises bu CLOITRE. 469
des tableaux ou qu'ils n'en regardent pas, qu'ils enten-
dent de la musique ou qu'ils n'en entendent pas, ils
iront toujours leur même petit trot, ni plus lentement
ni plus vite. Ils savent ce qu'il faut pour éviter l'enfer,
ils le font. Quand vous les voyez commettre des actes
de vertu, sans aucune visible nécessité, ne les accusez
pas de folle dépense. Ils ne dépensent pas, ils mettent à
la caisse d'épargne pour le ciel, sachant que le bon Dieu
leur rendra tout au centuple, et qu'ils assurent ainsi,
moyennant quelque gêne, leur bon petit poste dans
l'éternité, bien à l'abri des révolutions, des faillites et
des courants d'air. Ils doivent avoir quelque peine à
s'expliquer la prodigalité du Créateur, qui leur donne
des roses à cent feuilles lorsqu'il pouvait, comme il Ta
bien prouvé, avec quatre ou cinq feuilles seulement,
faire une fleur ou même une rose. Pour eux, d'une seule
rose ils en feraient vingt, et de ces vingt ils en auraient
mis dix à la caisse d'épargne, et la terre serait très-
honnêtement parée. Mais, enfin, le bon Dieu est pro-
digue ! Ce qui importe à savoir, c'est que Dieu paye
bien, protège bien, est très-utile. Ils aiment Dieu comme
utile.
D'autres, qui souvent valent moins, mais qui me sem-
blent avoir de quoi valoir beaucoup plus, veulent que le
bon Dieu soit beau. Pour ceux-ci il a donné les beaux-
arts. A ceux-ci donc les beaux-arts, dont le but suprême
est de faire connaître aux hommes la beauté de Dieu.
Or, la beauté de Dieu étant le rayonnement de son
t. u. 14
470 VUES PRISES DU CLOITRE.
amour, la source des beaux-arts est au siège de l'amour
divin, dans le sacré cœur de Jésus.
Que la belle littérature nous parle donc du bel
amour ; que l'écrivain en répande le charme sur tout ce
qu'il conçoit. Je ne demande pas que tous les héros ou
personnages de romans et d'histoires poétiques soient
des saints, que la peinture ne peigne que des saints, que
la musique ne chante que des hymnes. Je sais qu'il y a
une hiérarchie dans les arts comme dans la vie humaine.
Je demande seulement que l'art ne se traîne pas miséra-
blement dans la poussière, à travers toutes les misères
de la vie réelle, et ne sorte pas de là pour se précipiter
au hasard et en trébuchant dans un idéal insensé; mais
qu'il s'élève par des actes du divin amour jusqu'à cette
sphère privilégiée, surnaturelle, où l'on apprend à dire
sans retour et sans effort : « Seigneur, je vous aime ! »
Cette voie est la plus large de toutes, on y peut user
de tout, même de la vie réelle ; mais alors la vie réelle
fournit des êtres nobles et réellement vivants. La lumière
de vérité ne montre rien de grand qui ne soit vrai et
rien d'humble qui ne soit beau. Il n'y a plus de vertu
plate, ni d'héroïsme faux ; il n'y a plus rien de guindé,
plus rien d'ennuyeux; partout se répand l'éclat des
bons et doux sourires, partout s'ouvre la source des
saintes larmes ; et quiconque voudra parler ce langage,
je le défie bien de ne rencontrer que des cœurs qui
n'entendent pas !
VUES PRIEES DU CLOITRE. 471
VII
LE PRÊTRE.
A u.n Séminariste.
j,
ob, dans sa prospérité, n'a rien à désirer. Est-il
complètement heureux? Non; il appréhende les maux
qui peuvent tomber sur lui (m, 28). Voilà de quoi cal-
mer les regrets qu'il me semble voir parfois dans votre
cœur au sujet du sacrifice que Dieu vous a demandé.
Vous n'avez rien perdu. Les mains qui tiennent des fleurs
en sentent les épines et les verront flétrir. L'état heureux
en ce monde est celui dont on remplit les devoirs ; tout
état dont on remplit les devoirs par un sentiment
d'amour pour Dieu qui les a donnés, c'est-à-dire où l'on
fait des sacrifices, est heureux ; et le plus heureux est
celui où le sacrifice est plus grand. Peu d'hommes, i
est vrai, savent ces choses à vingt ans, quoique cepen-
dant Tâme les devine ou tout au moins les pressente.
Mais Dieu se charge de notre éducation. Un peu de
patience, et nous connaîtrons l'incroyable néant de tout
ce qu'il peut nous demander d'abandonner pour lui,
472 VUES ÊlUSfeS DCl CLOITRE.
Soyez persuadé qu'en renonçant au fantôme vous avez
acquis la réalité. Je vous atlends au premier heureux qui
viendra porter à vos pieds l'angoisse de ses joies.
Évitez donc les retours qui vous exagèrent le mérite
de votre renoncement. Craignez les larmes que Ton verse
sur soi-même. La chair résiste, quelque plaintive qu'elle
se fasse, mais l'âme languit. L'Esprit-Saint les appelle
homicides, ces tristesses trop éloignées de la douleur
qu'exigent nos véritables misères.
Que si vous ne pouviez vaincre ce penchant, alors
n'hésitez pas. Vous n'êtes point fait pour la milice où
vous avez aspiré dans une flamme passagère de ferveur.
Il n'y a rien de si grand que d'être prêtre, rien qui exige
autant la vigueur de l'âme et la vigueur de l'esprit.
Dans le camp austère du sacerdoce ne portez pas un
cœur plein de mélancolies funestes et ridicules. Le prêtre
doit faire bon visage aux choses de la vie. Non vultus
tristiS) non gravatus se exhibeat ; sed hilari vultu, imo
grattas agat.
J'ai eu le bonheur d'entendre l'évêque de Tulle parler
sur le sacerdoce, et cette voix qui annonce si noblement
la vérité de Dieu , magna tuba veritatis , a déroulé
devant mon esprit le plus sublime idéal de la gran-
deur de l'homme. Écoutez ce que j'en ai pu -retenir.
« Le monde existe parce que Dieu a voulu un lieu de
croissance, d'évolution, d'épanouissement pour des âmes
faites à son image, destinées à partager son éternelle
félicité. Étudier ce monde, ceia peut intéresser la curio-
sité ; exploiter ce monde, cela peut devenir une chose
utile ; la chose capitale, c'est de faire des âmes divines.
VUES PRISES DU CLOITRE. 473
« Le prêtre, enrichi plus que tout autre de dons divins,
vraiment Dieu par participation, est constitué pour orner
de divinité tout l'univers, pour répandre sans mesure
la vie divine : ut vitam habeant et abundantius habeant.
Qu'il ne se laisse pas détourner de sa fonction ! S'il
la remplit bien, il ne sera pas seulement un homme
juste qui, ayant beaucoup reçu, doit beaucoup donner ;
il ne sera pas seulement un homme bon, qui prend à sa
charge les pauvres, les petits, les affligés, les ignorants ;
il ne sera pas seulement un sage qui, dans la corruption
et les délices universelles, sait vivre d'austères contem-
plations; il sera bien plus, incomparablement : il sera le
sauveur des âmes, par conséquent le sauveur du monde.
Car le monde périrait le jour où il ne s'y verrait plus_
d'âmes occupées d'aller à Dieu .
« Que ce siècle donc use et abuse des forces natu-
relles du monde, qu'il fasse abonder la richesse, qu'il
multiplie les commodités de la vie, qu'il décore de titres
pompeux ces vulgaires emplois de l'intelligence humaine,
qu'il chante le progrès, la civilisation, qu'il oublie que
tout cela n'empêche pas de mourir, et que tout cela
meurt, comme on le voit écrit sur ces fameuses ruines,
Ninive, Babylone, Memphis, Tyr, Carthage, Corinthe,
Rome enfin, puisque cette grande Rome aussi est en-
trée dans la mort; que le siècle rie de pitié en con-
templant des territoires où ne fleurit guère que la vie
divine ; le prêtre demeure calme dans son rôle auguste;
il juge ce siècle, il continue de faire des saints, et il est
l'arc-boutant du monde.
« Si le prêtre est obligé de contredire, sa contradic-
VUES PRISES DU CLOITRE.
lion sera encore le salut du monde : il empêchera
le monde de se heurter h plus fort que lui, de se heurter
à Dieu. Car le Seigneur est miséricorde : la miséricorde
est son fond, son essence, son cœur, ses entrailles, vis-
cera misericordice ejus. Un ôtre cesserait de vivre si
on lui arrachait les entrailles; Dieu ne serait pas s'il
n'était pas miséricordieux. Sa miséricorde a tout créé,
conserve tout. Oui, sans doute! Mais un attribut terrible
n'en peut pas moins jaillir de l'essence de Dieu. Il est la
vie, le bien, le beau, Tordre, l'harmonie. Il faut qu'il
demeure cela, qu'il le soit pleinement. Qu'une créature,
homme, peuple, siècle, se lève contre lui : par ce fait
insensé de la créature, Dieu qui, par lui-même, n'est
que bon, devient juste et terrible. Il faut bien que le
beau, Tordre, Tharmonie demeurent ; Dieu passe et
l'obstacle est brisé.
« Le prêtre est donc la plus grande force du inonde.
Pour demeurer dans cette force il doit éviter toute dis-
sonance ; il doit être un. Sénèque a dit cette merveil-
leuse sentence : « Si vous avez rencontré un homme un,
vous avez vu une grande chose. Mais elle est le fait
réservé du sage ; tout le reste a plusieurs visages. » Or,
pour se faire un, pour ne pas être obligé de varier, il se
faut modeler sur la perfection absolue, sur Dieu. Que le
prêtre donc, en toute chose, regarde Dieu. Dieu est
saint, Dieu est bon, Dieu est sage, Dieu est fort, Dieu est
la science même. Toutes ces perfections, revêtues d'une
chair mortelle, présentées sous une forme accessible et
infiniment aimable, se sont appelées Notre Seigneur
Jésus-Christ. Voilà l'exemplaire du prêtre. Pour ce qui
VUES PRISES DU CLOITRE. 475
est de la science : Pie sciens et scienter pius, lui dit
saint Augustin.
« Que le prêtre, après avoir fait l'unité dans sa per-
sonne, dans sa volonté et son intelligence, dans sa foi
et dans ses mœurs, la fasse encore avec ses frères, avec
ses chefs, avec le Chef suprême de la hiérarchie sacrée.
Qu'il aime du fond de ses entrailles le souverain Pontife,
qu'il maintienne toutes ses prérogatives, qu'il use de tout
son pouvoir pour écarter de lui toute offense, tout cha-
grin. Que, s'il apprend qu'il pleure, ce père commun des
âmes, il se hâte de prier pour que Dieu arrête ses larmes,
terribles à qui les fait couler. Que le prêtre s'applique à
le faire aimer des peuples ; qu'il leur montre dans toute
sa majesté le roi de la grande doctrine, le gardien de la
justice, le représentant de Dieu ici-bas, le vicaire de
Jésus-Christ, le vicaire de l'Amour. Quel homme a
entendu une parole comme celle qui fut dite à saint
Pierre : Et ego dico tibi quia... super hanc petram œdifi-
cabo Ecclesiammeam? C'est l'affirmation, c'est le ser-
ment d'un Dieu. La terre entière dut tressaillir. Un Dieu
donnait sa parole que pour jamais, du cœur d'un père,
du cœur d'une mère, la vérité et l'amour jailliraient sur
le monde.
« Tel est donc le prêtre. Sur sa lèvre repose, toujours
pure, toujours féconde, cette parole de Dieu si haute, si
sublime, si savante, la parole qui dit le mot de tout et
qui le dit pour toujours, et qui est toutefois moins digne
encore d'admiration que d'amour : Yerba non tantàm
miranda, sed amanda. Dieu a donné le prêtre au monde ;
la charge du prêtre est de donner le monde à Dieu. Le
476 VUES PRISES DU CLOITRE.
prêtre est l'homme universel. C'est pourquoi il est déta-
ché de tout, affranchi de tout lien particulier, exclu de
toute affaire qui n'est pas l'affaire du salut public. Il ne
se donne pas le fardeau de la famille privée, lui qui a
pour famille le genre humain ; il ne s'engage point dans
la voie où Ton trouve les richesses de la terre, lui qui
doit garder ses mains libres pour distribuer les biens
éternels ; il n'altère aucune part de son cœur, que Dieu
s'est réservé tout entier, pour le donner tout entier,
comme il se donne lui-même. Voilà le magnifique rôle
du prêtre : il est donné de Dieu, il donne Dieu, il donne
l'univers, il le donne sans obs tables, sans gêne aucune,
il le donne à tout. Libre de servir, grand et noble ser-
vage. »
Je n'ai pu vous rendre cette voix forte et généreuse,
cette science inépuisable, ces beaux développements
qui ouvrent des espaces quasi infinis, et tant d'horizons
par delà ces vastes espaces ; cela est le secret du génie
et l'inénarrable parfum de ces fruits de sagesse si rem-
plis de sucs de vie. Mais cette esquisse décolorée vous
dit pourtant ce que doit être le prêtre. Si votre âme n'a
pas assez d'un tel fardeau, elle n'est pas digne de le
porier; éloignez-vous.
LIVRE XVII
LES FRUITS DU CLOITRE
I
Mon Dieu, je tremble devant vous !
Je parle de vous, Ton m'écoute ;
A ma voix, abjurant leur doute,
Plusieurs ont plié les genoux.
Vous m'inspirez des discours sages;
Je les répands. Bien des courages
EXAMEN.
14*
478 LES FRUITS DU CLOITRE.
Reprennent vie, et je le vois ;
Mais il n'en reste rien pour moi !
Lorsque l'ardeur de ma prière
Va réchauffer des cœurs glacés,
Des feux qu'en mes mains vous placez
Je ne perçois que la lumière !
Ma voix pousse de vains éclats,
En vain je suis prompt à comprendre :
Ce que vous avez droit d'attendre,
Mon cœur ne vous le donne pas.
Et cependant je crois et j'aime ;
Pourquoi cette stérilité ?
Pourquoi ce cœur lâche, arrêté
Aux choses qu'il maudit lui-même ?
Oh ! non, je n'aime pas assez !
Je suis trop lent aux sacrifices. •
Seigneur, suspendez vos justices !
D'où vient mon tourment, je le sais !
Ailleurs qu'en vous, mon Dieu, j'espère.
Mes vœux, follement abusés,
Voudraient obtenir de la terre
Des biens que vous leur refusez.
Si votre sagesse profonde
M'éveille, alors que je rêvais,
Vais-je donc le trouver mauvais ?
Me devez-vous rien en ce monde ?
LES FRUITS DU CLOITRE. 479
Mon cœur n'a-t-il pas votre amour ?
Mes yeux n'ont-ils pas vos merveilles ?
Vous êtes là durant mes veilles,
Vous me donnez le pain du jour.
Que mon chemin soit plus austère,
Que j'y tratne tout seul mes pas :
Est-il un chemin solitaire
Où Ton ne vous rencontre pas ?
Je ne veux pas jouer un rôle :
Puisque je dois, par ma parole, •
Inspirer l'amour de la croix,
Je veux vivre comme je crois.
Mais sans vous, ô mon Dieu, je tombe !
Mes desseins ne sont que néant.
Le mal est fort comme un géant ;
Il me jettera dans la tombe...
II
LUMIERE.
Du flot des passions dans mon cœur assailli,
Quand le combat voulait ma force et mon étude,
J'ai pris avec le mal une lâche habitude,
Et devant toi, Seigueur, tous mes pas ont failli.
480 LES FRUITS DU CLOITRE.
Dieu de toute bonté, tu ne m'as point haï !
Je fus enveloppé de ta sollicitude.
Ah ! je vois ta clémence et mon ingratitude :
Toujours tu m'as aimé, toujours je t'ai trahi.
Mais lorsqu'à te servir ma volonté s'enflamme,
Quand je veux être tien et te donner mon âme,
Hélas ! Seigneur, je sens les langueurs de ma foi !
Romps le mal qui me lie encore à son empire,
Traîne-moi par ta force au grand but où j'aspire,
Accable-moi de fers qui m'attachent à toi !
III
PRIÈRE *.
Si c'est ton courroux qui me juge,
Si ta colère me punit,
De la face je suis banni,
Seigneur, quel sera mon refuge ?
Mon seul refuge et mon repos,
Ce sera toi. Quand je te blesse,
Ta bonté connaît ma faiblesse;
Tu vois le mal jusqu'en mes os.
1 Domine , ne in fur or e tuo arguas me.
LES FRUITS DU CLOITRE. 481
Mon âme est dans un (rouble extrême :
Jusques à quand, Dieu de pardon,
Porterai-je ton abandon?
Tu reviendras, Seigneur, je t'aime.
Ah ! reviens et délivre-moi !
Retire-moi, par ta clémence,
Des lieux d'opprobre et de démence
Où Ton n'espère plus en toi.
Délivre-moi, car je succombe.
Je veux célébrer tes grandeurs :
Comment ferai-je si je meurs ?
Qui te bénira dans la tombe ?
Du sommeil cher aux malheureux
Je ne sais plus goûter les charmes,
Et j'ai tant pleuré que les larmes
Ont éteint le jour dans mes yeux.
Vous, entre qui je me consume,
Mercenaires d'iniquité,
Votre vil salaire est compté ;
Disparaissez, infâme écume !
Vous me pressez comme les flots,
Aussi fiers que la mer qui monte ;
Disparaissez couverts de honte :
Le* Seigneur entend mes sanglots ! <
482 LES FRUITS OU CLOITRE.
IV
AUTRE PRIÈRE.
Ceux qui sans motif me haïssent
Par l'enfer sont multipliés ;
Mes anciens compagnons trahissent
Les serments qui nous ont liés.
La haine est attachée à moi comme mon ombre,
Elle m'épie et suit mes pas,
Et me fait mille fois, par ses œuvres sans nombre,
Payer ce que je ne dois pas.
Pourtant de leur fureur savante
Je crains peu l'effort soutenu :
Mais, Seigneur, ce qu'um* épouvante,
«
C'est mon péché, qui t'est connu !
0 Dieu plein de bonté, couvre de la clémence
Le mal que devant loi j'ai fait ;
Épargne à tes enfants cette douleur immense :
Ne mets pas au jour mon forfait !
LES FRUITS DU CLOITRE. 483
AUTRE PRIÈRE '.
Regarde en pitié ma misère,
De ta face illumine-moi ;
Je verrai clair à ta lumière,
Ton serviteur suivra ta loi.
Bienheureux l'homme de prière,
Qui marche, Seigneur, devant toi !
De ta Tace illumine-moi,
Je verrai clair à ta lumière.
Gloire au Seigneur Dieu ! Gloire au Père,
Au Fils né de la Vierge Mère,
A l'Esprit-Saint ! Esprit de foi,
Regarde en pitié ma misère.
De la face illumine-moi :
Je verrai clair à ta lumière,
Ton serviteur suivra ta loi !
1 Du Ps. CXVIll.
484 LES FRUITS DU CLOITRE.
VI
CONFESSION *.
Ne me recherche pas, Seigneur, dans ta colère ;
Que ton bras irrité ne tombe pas sur moi !
N'écrase pas le ver de terre
Dont l'insigne folie a transgressé ta loi !
Tes flèches mont percé ; tes flèches, traits de flamme !
Mon cœur est devenu comme un puits desséché ;
Ma chair souffre autant que mon âme ;
Je n'ai plus de repos depuis que j'ai péché.
Mon péché me submerge ; il pèse sur ma tête,
Et sa corruption s'envieillit dans mes os.
Je rugis comme la tempête,
Je marche tout courbé; je succombe à mes maux.
Je meurs! Un âpre feu dévore mes entrailles.
Et ma livide plaie aux regards fait horreur.
Seigneur, tu brises et tu railles,
Tu livres au péché l'imbécile pécheur !
Mes amis m'ont quitté, mes ennemis me pressent :
Contre moi sans relâche ils forment des complots.
> Domine, ne in fur or e luo... quoniam.
LES FRUITS DU CLOITRE. 485
Tris aux pièges qu'ils me dressent,
Mes pas sont encbatnés et mes yeux semblent clos.
Us parlent, je suis sourd, ou je ne sais que dire :
Les clartés de l'esprit, la vigueur et la voix,
Qnand leur méchanceté conspire,
Tout, par ta volonté, tout me manque à la fois.
Hais tu me restes, toi, Seigneur, malgré mon crime,
Toi qui n'es jamais sourd, toi qui m'exauceras.
J'ai crié vers toi de l'abîme,
Et toi que j'olfensai, toi, tu me sauveras.
Certes ! le châtiment m'est bien dû ; je l'accepte.
J'ai péché, punis-moi ; je l'ai trop mérité !
Mais sauve-moi pourtant. Excepte
Mon âme du prix lourd de mon iniquité.
Contre mes ennemis sois mon appui robuste.
Tu les vois plus nombreux, plus amers chaque jour ;
Tu sais que leur haine est injuste :
Ils maudissent en moi le feu de ton amour.
J'ai dit à ces ingrats de vivantes paroles,
J'ai dit qu'il faut t'aimer, te craindre, l'obéir ;
J'ai fait mépris de leurs idoles,
C'est depuis ce temps-là qu'on les voit me haïr.
* Ils ont juré ma perte ; ils maudissent mon âme ;
Ils disent que je fais ies œuvres de Satan
Et que j'ai son orgueil infâme...
0 pervers ! Dieu vous voit. Menteurs ! Dieu vous entend.
486 LES FRUITS OU CLOITRE.
II est trop vrai, j'oflense, hélas! un Dieu que j'aime ;
Mais, il le sait, pour lui je suis prêt à mourir,
Et c'est pourquoi, contre moi-même
Et contre vous, sa main viendra me secourir.
Source de mon salut, mon Sauveur, mon bon Maître !
Quand lu m'écraserais, j'espère encore en toi ;
J'ai montré ma plaie à ton prêtre ;
J'ai péché, mais je pleure ; accours et sauve-moi .
VII
APRÈS LA CONFESSION i.
a Du profond abîme
Vers toi j'ai crié,
Moi, Seigneur, l'infime,
Le pécheur souillé :
Entends ma prière,
Et du ver de terre,
Seigneur, prends pitié !
« Si tu tiens le compte
De tous mes forfaits,
L'éternelle honte
Me couvre à jamais !
Père, sois propice !
De profnndis clamavi.
LES FRUITS DU CLOITRE. 487
Devant ta justice
Tout homme est mauvais.
« La miséricorde
Règne dans ton cœur ;
Ta bonté déborde
Sur rhumble pécheur :
Elle t'a fait père ;
En elle j'espère,
Dieu libérateur!
« Mon âme frivole
Put se détourner;
Mais j'ai ta parole,
Tu veux pardonner :
Je prends confiance ;
De ma délivrance
L'heure va sonner ! f
« Du soir à l'aurore,
De l'aurore au soir,
Mon âme t'implore,
Ferme en son espoir.
Couronné d'étoiles,
Dans les cieux, sans voiles,
Je pourrai te voir.
« Ta grâce délivre,
0 Dieu de bonté !
Je pourrai revivre
Par ta charité.
Montre-moi ta face ;
Sa splendeur efface
Mon iniquité.
488 LES FRUITS DU CLOITRE.
VIII
APRÈS L'ABSOLUTION *.
Heureux qui, sur soi-même exerçant ta justice,
Sent, mon Dieu, dans son cœur dépouillé d'artifice,
Que ses péchés lui sont remis !
Heureux qui, s'imposant la salutaire honte
De découvrir ses maux, les guérit et remonte,
Dieu bon, au rang de tes amis!
Et moi je me suis tu !... Comme au fond d'un abîme
J'ai voulu dans mon cœur ensevelir mon crime»
Dérober mon iniquité.
Mais la voix me parlait durant ce long silence ;
Ta main pesait sur moi ; je tombais en démence,
Tout défaillant d'anxiété.
Vains tourments, pleurs perdus, stériles épouvantes !
Mon mal était plus grand ; ces douleurs énervantes
Ne me rapprochaient pas de Dieu.
Je voyais le déclin de mes forces hautaines,
Comme on voit en été baisser l'eau des fontaines
Ouvertes sous un ciel de feu.
1 Beali quorum remit*» sunt iniqui taies.
LES FRUITS DU CLOITRE. 489
Enfin j'ai dit : « C'est trop ! Il faut enfin que j'ôte
L'épine de mon cœur. Et j'avouerai ma faute,
Je confesserai mon péché. »
A peine eus-je parte, Dieu de miséricorde,
Je sentis le pardon que ta clémence accorde,
Flot pur sur mon âme épanché.
Combien tes serviteurs, tes enfants, ô Dieu père !
Dans les maux d'ici-bas que leur espoir tempère,
Par ton amour sont protégés !
Ils souffrent, tu guéris ; ils pleurent, tu pardonnes ;
Ils t'appellent, tu viens : la mer les environne,
Hais ils ne sont pas submergés.
Sois à toujours ma joie, à toujours mon refuge !
Tu me délivreras quand viendra le déluge
Des longs pleurs, des vœux insensés.
Tu m'as dit : « Je suis là; j'écoule ta prière :
Obéis, et tes yeux verront à ma lumière
Les chemins que je t'ai tracés. »
Lorsqu'à te secourir Dieu se rend si facile
Homme ne sois donc plus ranimai indocile,
Qu'il faut mattriser par le mors.
Dieu pardonne, et pourtant il veut que tout s'expie :
Il a mille fléaux pour abattre l'impie
El tous ses ennemis sont morts.
Mais ceux qui l'ont aimé vivent ; car il les aime ;
Ils recevront de lui, couronnés par lui-môme,
Ces biens qu'il a faits infinis.
0 cœurs aimés de Dieu, célébrez sa tendresse !
Chantez, poussez un cri d'éternelle allégresse,
Cœurs pénitents qu'il a bénis !
490 LES FRUITS DU CLOITRE.
IX
C'est contre le péché, Seigneur, que je t'invoque
C'est l'ennemi cruel et fort
Qui tourmente mes jours, contre toi me provoque
Et m'enveloppe dans la mort.
Mon cœur, rempli d'angoisse en ses lugubres veilles,
S'est souvenu des jours anciens;
J'ai médité longtemps ta force et tes merveilles :
De loi nous viennent tous les biens.
Tu peux tout, et tu vois la langueur de mon âme.
Haie -toi de la secourir !
Délivre-la, Seigneur, de l'adversaire infâme
Qui s'est dit : « Elle va mourir. »
Daigne tourner vers moi ce visage adorable
Qui fait la gloire des élus;
Il est toute ma vie ; aux morts je suis semblable,
Seigneur, quand je ne le vois plus.
Parce que, plein d'espoir dans ton âme de père,
J'ai pleuré, j'ai crié vers toi;
LA PAIX.
LES FRUITS DU CLOITRE. 491
Parce que, plein d'amour pour la loi salutaire,
J'en ai fait ma règle et ma loi :
Que chaque jour, Seigneur, dès l'aurore, j'entende
La douce voix de tes pardons;
Que chaque jour sur moi ton Esprit-Saint descende
El m'apporte tes autres dons !
Ainsi j'accomplirai ce que ta loi réclame
Et je suivrai les droits chemins ;
Ainsi je verrai fuir l'ennemi de mon âme ;
Tu m'auras lire de ses mains.
0 Seigneur ! ô mon Dieu ! que ta grâce m'enseigne
A faire en toul ta volonté ;
Que je craigne le mal ; mais surtout que je craigne
De mettre en doute ta bonté !
49è LES FRUITS Dlî CLOITRE.
AINSI SOIT-IL.
tlohPS soumis aux infirmités, esprit soumis à l'erreur,
âme soumise aux tentations.
Le plus homme d'esprit finit par faire, sans y prendre
garde, toutes les sottises dont il s'est moqué. Heureux le
plus homme de bien s'il évite la moitié des fautes dont il
a horreur !
À trente ans tout homme a été humilié dans ses déli-
catesses ; à quarante ans, dans ses vanités ; à cinquante,
les Fruits du cloître. 349
dans ses hauteurs ; il connaît à soixante ans le néant de
ses forces; plus outre, le néant de la vie.
L'homme meurt longtemps, pour ne pas dire toute la
vie. Dès qu'une illusion est envolée, la mort commence.
Avec le premier bien que nous perdons, nous sommes
déjà dans le cercueil.
Si Jésus-Christ n'était pas dans ce monde, vivant,
immuable, éternel, toujours là pour être aimé de nous et
pour nous aimer, toujours là pour être servi et pour
nous servir; si nous ne savions pas qu'il sera dans
l'avenir, si nous ne le trouvions pas dans le passé, il n'y
aurait pas de vie humaine. Par Jésus-Christ l'homme
remplit tout l'espace du temps ; il est dans le passé, dans
le présent, dans l'avenir; il est immortel, il est.
Par Jésus-Christ, c'est la tristesse qui est un songe
de l'homme, et la joie est une réalité; par Jésus-Christ,
c'est la mort qui meurt, et l'homme est vivant.
L'homme sent le poids de la vie, il se courbe ; ses
yeux attachés sur la terre semblent chercher la place du
tombeau. Tout ce qui le réjouissait autrefois ne le réjouit
plus ; en vain le ciel est beau, en vain le soleil luit, en
vain les oiseaux chantent ; pour lui les oiseaux ont
désappris les belles chansons qu'ils savaient autrefois.
Mais il songe à Dieu, et il dit: Ainsi soit-il ! Puisque
t. u. 14-
494 LES FRUITS DU CLOITRE.
Dieu le veut, c'est bon. Et, réfléchissant, il le trouve
bon en effet, et le ciel s'illumine de clartés que n'avait
point Paurore.
Qu'importe la chanson des oiseaux ? Les oiseaux ne
savent rien, et nous ne savons nous-mêmes la vraie
chanson que quand nous mettons bien celle-là sur l'air:
Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il! Qui croirait qu'un refrain
si court est si difficile à apprendre par cœur ? Mais on y
vient avec de l'application et le secours de Dieu et le bon
usage de la raison.
J'ai lu aujourd'hui une belle parole d'un saint mourant.
Le jour de Pâques, on lui demandait comment il se trou-
vait; il répondit : Crucifixus; Alléluia!
ÉPILOGUE
I lacez à mon côté ma plume,
Sur mon front le Christ, mon orgueil ;
Sous mes pieds mettez ce volume ;
Et clouez en paix le cercueil.
Après la dernière prière,
Sur ma fosse plantez la croix ;
Et si Ton me donne une pierre,
Gravez dessus : fai cm, je vois.
Dites entre vous : « Il sommeille ;
« Son dur labeur est achevé; »
Ou plutôt dites : a II s'éveille ;
« II voit ce qu'il a tant rôvé. »
Ne défendez pas ma mémoire,
Si la haine sur moi s'abat :
Je suis content, j'ai ma victoire :
J'ai combattu le bon combat.
496 ÉPILOGUE.
Ceux qui font de viles morsures
A mon nom sont- ils attachés :
Laissez-les faire ; ces blessures
Peut-être couvrent mes pochés.
Je suis en paix, laissez- les Taire !
Tant qu'ils n'auront pas tout vomi,
C'est que, — Dieu soit béni, — poussière,
Je suis encor leur ennemi.
Dieu soit béni ! ma voix sonore
Persécute ehcor ces menteurs !
Ce qu'ils insultent, je l'honore,
Je démens leurs cris imposteurs ;
Dans leurs prisons et dans leurs fanges
A leurs captifs je peins le jour ;
Je fraye un chemin aux bons anges
Vers les cœurs où naîtra l'amour.
Quant à ma vie, elle fut douce ;
Les ondes du ciel font fleurir
Sur l'aride pierre la mousse,
Sur les remords le repentir.
Dans ma lutte laborieuse
La foi soutint mon cœur charmé ;
Ce fut donc une vie heureuse,
Puisque enfin j'ai toujours aimé.
Je fus pécheur, et sur ma route,
Hélas ! j'ai chancelé souvent;
ÉPILOGUE. 497
Mais, grâce à Dieu, vainqueur du doule,
Je suis mort ferme et pénitent.
J'espère en Jésus. Sur la terre
Je n'ai pas rougi de sa loi ;
Au dernier jour, devant son Père,
Il ne rougira pas de moi.
U'**
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME SECOND.
LIVRE IX
Dans la Montagne 1
Les petits. — Les pierres vivantes. — Les romans. — D'un
pendu. — La mort bourgeoise. — L'Astrée. — Les anges du
voyageur. — Prières du voyageur. — A propos d'une pipe.
— Vraie misère. — Du bon crétin. — La ruine. — La justice
de Dieu. — Le chasseur de chamois. — Sœur Andrée. —
Polémique de Jean-Marie. — Les Jésuites.
LIVRE X
*
En chasse 77
Le dtner à grande vitesse. — La conversation en 1849. — La
légende du diable. — La chasse au point de vue politique . —
Quelques idées d'un roturier sur la noblesse. — Des livres et
de l'agriculture. — Les domestiques. — Dominique. — En
chasse. — Arcanes du cœur humain. — Misère de l'homme.
— Grandeur de l'homme. — Gloire de l'homme. — Une vue de
l'avenir en 1849. — Des chasseurs d'hommes. — Un preneur de
villes.
500 TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE XI
La plage 133
Le village. — Mademoiselle Félicité. — . De sir Walter Scott.
— La sorcière. — Visite importune. — Voltaire. — Les anti-
quités. — La poche. — De l'aurore. — La Muse. — Jean-Paul-
Marie Kéréon, premier maître de manœuvre en retraite. —
La Jagouine. — Le soir d'un beau jour. — La mer et le brin
d'herbe. — De l'architecture.
LIVRE XII
De la noblesse 217
Les nobles chevaliers de Dieu. — Des nobles. — Suite. — Des
vilains. — Les sources de la noblesse.— Privilèges de noblesse.
Les vilains de France. — L'œuvre des vilains. — L'anoblisse-
ment. —Vraie noblesse. — Bénédictions de la noble France.
Les chants de noblesse. — La noble France. — Les nobles
armoiries de France.
LIVRE XIII
Une samaritaine 369
LIVBE XIV
Contes et paysages bretons 323
Deux Bretons. — Deux autres. — Tréguier en Bretagne. — Les
ruines du couvent. — Le dernier moine de Saint-Aubin. —
Paysage. — Souvenir de jeunesse. — Journal de voyage. —
Un roman.
TABLE DES MATIÈRES. SOI
LIVRE XV
La campagne, la musique et la bier 375
Départ. — Le château ridicule. — Message. — Les trois maîtres.
— Lettre à une éplorée. — A une Diva. — Suzanne. — Grâce
d'en haut. — La croix, — Frère Jean. — Isabelle. — Rose-
Marie. — L'épouse. — La sonate en la majeur. — Isabelle.
— La symphonie pastorale. — La couronne. — Poids de la vie.
— La mer. — Le cyprès. — Retour.
LIVRE XVI
Vues prises du cloître 407
A Jacques-Emile Lafon, peintre. — Aimer Dieu. — La jalousie.
— Confession littéraire. — La feuille volante. — Un roman
chrétien. — Le prêtre.
LIVRE XVII
Les fruits du cloître..- 477
Examen. — Lumière. — Prière. — Autre prière. — Autre prière.
— Confession. — Après la confession. — Après l'absolution. —
La paix. — Ainsi soit-il.
Epilogue 495
FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME.
Le Mans. — Typ. Ed. Monnoybr, place des Jacobins.
72731105