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Full text of "Albert le Grand : l'ancien monde devant le nouveau"

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ALBERT   LE    GRAND 


TOME  PREMIER 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


LES  CHEVALIERS-POETES  DE  L'ALLEMAGNE 

(  MINNESINGER) 
LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE     DIDIER.     —     PARIS     1862 


Sous  presse  : 

ALBERT  LE  GRAND 

L* ANCIEN  MONDE  DEVANT  LE  NOUVEAU 

T  0 II  E     DEUXIÈME 


Pour  paraître  prochainement  : 

IMPRESSIOÎ^S 

TABLEAUX     ET      PORTRAITS 

(ÉTUDES     modernes) 


lAKIS.    —    J.     CLAYE,     IMnUMKUR,    7,    RUE    SAINT-BENOIT.    —     [l'î52| 


OCTAVE    D'ASSAILLY 


ALBERT  LE  GRAND 


L'ANCIEN    MONDE 


DEVANT 


LE       NOUVEAU 


PARIS 

L I B  H  A  I  K  I  E    ACADÉMIQUE 

DIDIER    ET   C'%    LlBRAIHES-ÉDm<:URS 

35,    QUAI    I^liS    AUGUSTIXS 

1870 


THE  IKSTITUTE  CF  WFPi/TVAL  STUQlB 
10  ELWSLEY  PLACE 
TORONTO  5,  CANADA. 

OCT22  193Î 

760 


AVANT-PROPOS 


Deux  partis  s'agitent,  à  l'heure  qu'il  est,  au 
sein  de  l'Église  :  on  flotte  entre  la  tristesse,  la 
crainte,  la  honte,  les  douces  réminiscences  et 
l'espoir.  11  n'est  point  jusqu'à  l'indifférent  qui 
ne  semble  secouer  son  sommeil  à  la  veille  de 
l'an  2000.  Ne  dirait-on  pas,  ô  mon  Dieu,  qu'au 
fond  de  toutes  les  consciences  religieuses  en 
émoi,  je  ne  sais  quelle  vague  révélation  d'une 
nouvelle  apparition  de  votre  Verbe  projette 
simultanément  ses  lueurs  et  ses  ombres,  et 
qu'aujourd'hui  encore,  comme  en  ces  jours 
dont  Marie  de  Magdala  porta  la  sainte  horreur 
le  front  haut,  on  n'hésite,  on  ne  s'interroge,  on 
ne  se  trouble,  on  ne  gémisse  point  seulement? 
On  croit  et  l'on  attend. 

11  convient  toutefois  de  remarquer  que  les 


II  AVANT-PROPOS. 

questions  que  s'adressaient  les  apôtres,  le  jour 
qui  suivit  l'ensevelissement  de  Notre-Seigneur  : 
Le  Fils  de  r homme  soulèvera-t-il  la  pierre  du  tom- 
beau?... Entendrons-nous  derechef  la  parole  du 
Maître?...  Dieu  permettra-t-il  que  l'Elu  voie  la 
corruption?...  Christ  se  montrera-t-il,  revivra- 
t-il?...  ces  paroles,  ce  ne  sont  plus  quelques  âmes 
simples,  unies  dans  l'amour,  la  douleur  et  la  foi, 
qui  les  murmurent  devant  le  sépulcre  de  Celui 
r/ui  ne  doit  point  mourir ,  tandis  que  naît  et  grandit 
dans  les  cœurs  le  pressentiment  suave  et  déli- 
cieux du  règne  des  justes,  des  humbles  et  des 
petits,  c'est  une  assemblée  des  ducs  et  pairs  de 
la  vieille  royauté  catholique  ébranlée  jusque  dans 
ses  fondements  qui,  pour  la  première  fois,  les 
répète  en  doutant  de  sa  propre  vitalité. 

Assise  à  Rome  contre  la  volonté  du  peuple, 
assise  en  souveraine,  ceinte  de  pierreries  et  de 
bandelettes,  au  milieu  des  ruines  d'un  monde 
détruit,  monde  qui  fut  le  sien;  prise  tout  d'un 
coup  de  haine,  de  dégoût,  d'orgueil  et  d'épou- 
vante au  bord  du  gouffre  où,  depuis  plus  de 
six  cents  ans,  elle  précipite  avec  audace  ou 
laisse  choir  avec  mépris  et  la  raison,  et  l'indé- 


AVANT-PROPOS.  m 

pendance,  et  la  dignité,  et  les  énergies,  et  la 
sève,  et  la  pure  tradition  chrétiennes,  la  Papauté 
commence  enfin  à  reconnaître  que  le  monde 
nouveau  lui  échappe,  et,  dans  son  incertitude 
et  son  angoisse  extrêmes,  elle  demande  à  l' Es- 
prit-Saint, dont  aucun  signe  n'annonce  encore 
sous  la  voûte  des  basiliques  la  venue  prochaine  : 
Ressusciter  Al- JE  le  troisième  jour?  —  Non,  elle 
ne  ressuscitera  pas,  car  ceux  qui  la  soutiennent 
et  l'ont  mise  en  cet  état  la  croient  vivante. 

Or,  quels  sont  les  deux  partis  qui  s'agitent, 
à  l'heure  qu'il  est,  au  sein  de  l'Église?  Ces 
deux  partis,  les  voici. 

Le  premier,  le  parti  des  anciens ,,  déclare  plus 
formellement  que  jamais  ne  point  vouloir  ac- 
cepter ce  qui  est  et  admirer  ce  qui  fut,  condamne 
avec  aveuglement,  avec  endurcissement,  cette 
sorte  de  chimère  profane,  la  folle  idée  du  progrès,, 
se  complaît  dans  l'ordre  de  choses  légué  par  le 
moyen  âge,  n'admet  ni  le  conseil,  ni  l'interven- 
tion, ni  l'égalité  des  laïques,  voue,  en  un  mot, 
le  monde  de  la  religion,  de  l'intelligence  et  des 
faits  à  une  sorte  d'immobilité  hiératique,  et 
prétend  jeter  dans   un  moule  de  convention 


BQ 
6  339 


IV  AVANT-PROPOS. 

l'avenir.  —  Le  second  parti,  vir  novus,  novissima 
verha,  le  second  parti,  au  contraire,  plein  de 
zèle,  d'inexpérience,  de  fougue  et  d'imaginations 
peu  rassises,  dénonce  à  haute  et  intelligible  voix 
les  désastreux  errements  du  passé,  se  retourne, 
sans  respect,  sans  scrupule  aucun,  vers  la  louve 
antique  dont,  hier  encore,  il  suçait  dévotement 
la  mamelle,  propose,  sans  avoir  seulement 
arrêté  son  plan,  je  ne  sais  quelle  transaction 
équivoque  avec  la  société  moderne,  et,  sans 
tout  à  fait  dépouiller  le  vieil  homme,  daigne  ce- 
pendant tendre  la  main  aux  hommes  de  bonne 
volonté.  Tôt  ou  tard,  les  deux  rivaux,  les  deux 
frères  ennemis,  devaient  se  mesurer  en  champ 
clos  :  ils  sont  à  Rome  en  ce  moment.  Or,  qui 
l'emportera,  en  définitive,  de  l'ange  ou  de  Ja- 
cob en  la  terre  d'Israël?  En  vérité,  je  vous  le 
dis  :  NI  l'un  ni  l'autre. 

Ni  Vun  ni  Vautre,.,  Pourquoi?  —  Pourquoi! 
Ouvrez  l'Évangile,  chrétiens  irrésolus. 

«  //  faut  mettre  le  vin  nouveau  en  des  vaisseaux 
neufs,  ))  enseignait  Notre-Seigneur  ;  et  le  chris- 
tianisme, en  effet,  s'est  produit  en  dehors  de  la 
synagogue.  Eh  bien,  nos  prêtres  et  nos  évêques 


AVANT-PROPOS.  T 

ont-ils  mis  le  vin  nouveau  en  des  vaisseaux  neufs? 
Ont-ils  pressé  le  vin  nouveau?  Ne  l'ont-ils  point 
toujours  porté  avec  répugnance  à  nos  lèvres? 
Répondez,  ô  nos  maîtres  et  nos  juges,  vous- 
mêmes,  vous  qui  tournez  le  dos  aux  anciens, 

BRISEREZ -vous    LES    VIEUX    VAISSEAUX?...     Voilà    CC 

qu'ira  remontrer  un  enfant  aux  docteurs  de  la  loi 
présentement  assis  près  des  piliers  du  temple. 
Une  autre  cause,  celle-là  générale  et  plus 
haute,  domine  la  situation.  Voyez  les  peuples... 
et  nunc  erudimini,  vos  qui  judicatis  terrain,,*  voyez 
les  peuples  :  pensez-vous  qu'ils  prennent  part 
à  vos  querelles  et  que  les  débats  qui  vous  divi- 
sent les  distraient  beaucoup?  Voyez,  —  tandis 
que  les  deux  athlètes,  lesquels  se  contemplent 
et  se  défient  depuis  des  siècles,  V esprit  d'auto- 
rité et  y  esprit  d'examen,  se  joignent  et  se  livrent 
dans  la  poudre  un  dernier  assaut,  —  voyez  les 
peuples,  ils  assistent  immobiles  à  cette  lutte 
de  parade,  et,  par  delà  la  tête  de  l'ange,  dont 
les  ailes  tour  à  tour  se  dressent,  s'éraillent  ou 
s'abattent,  par  delà  la  monstrueuse  échine  du 
patriarche  qui  sue  sang  et  eau,  les  peuples 
regardent  planer  à  l'horizon  la  liberté. 


VI  AVANT-PROPOS. 

Il  est  de  notre  devoir,  nonobstant,  à  nous 
chrétiens  et  fils  de  89,  puisqu'en  réalité  Rome 
s'émeut,  de  nous  émouvoir  aussi.  La  sentence 
pontificale  doit  tomber  du  haut  d'une  chaire 
qui  n'admet  point  la  réplique  et  dont  les  arrêts 
s'imposent  à  des  millions  de  consciences.  Soit. 
Mais  avant  que  le  jugement  solennel  et  fatal,  si 
ce  n'est  infaillible,  ne  tombe  des  hauteurs  du 
Vatican,  évoquons,  nous  autres,  à  l'ombre  de  ce 
second  Gapitole,  les  temps  anciens  qui  lui  sont 
chers,  et  rendons  un  instant  à  César  ce  qui 
n'appartient  plus  à  César.  A  la  façon  dont 
la  Papauté  voulut  jadis  exercer  l'empire,  tant 
qu'elle  garda  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier 
dans  l'univers,  on  jugera  de  sa  modération 
dans  la  victoire  :  selon  qu'elle  aura  magnifi- 
quement usé  du  droit  de  commander  et  de 
défendre,  prérogative  qu'elle  entend  bien  con- 
server ,  selon  qu'elle  aura  bien  mérité  de  nos 
deux  patries,  la  terre  et  le  ciel,  patries  au  nom 
desquelles  le  prêtre  nous  trace  sur  le  front,  dès 
que  ce  front  médite,  s'illumine  ou  s'élève,  une 
croix  de  cendre,  on  proportionnera  l'abandon 
et  l'on  mesurera  le  respect. 


AVANT-PROPOS.  vu 

Le  dessein  de  l'œuvre  que  l'on  a  tentée, 
pour  être  hardi  et  vaste,  ne  saurait,  ce  semble, 
beaucoup  déplaire  aux  honnêtes  gens.  Notre 
vue  embrasse  une  immense  époque  et  se  re- 
porte tour  à  tour  sur  les  trois  pays  qui  soutin- 
rent jadis  la  Chrétienté  comme  un  trépied,  la 
France,  l'Allemagne,  et  l'Italie;  notre  critique 
la  résume,  cette  époque ,  dans  un  personnage 
éminent  aux  pieds  duquel  gravitent  ses  diverses 
sphères  d'activité;  notre  impartialité  reconnaît 
à  ce  temps  certaines  grandeurs  qui  nous  fuient 
et  signale  simultanément  à  l'attention  des  fidèles 
certains  ferments  de  corruption  qu'un  ordre  de 
choses  moralement  détruit  nous  a  légués.  Sé- 
parez l'ivraie  du  bon  grain,  jetez  au  feu  le 
figuier  desséché,  vous  dont  la  lassitude,  l'im- 
puissance ou  la  molle  habitude  de  porter  le 
joug  n'ont  point  lié  les  membres. 

((  //  faut  mettre  le  vin  nouveau  en  des  vaisseaux 
neufs,  »  telle  sera  notre  conclusion  dernière.  — 
((  Cette  vie  est  courte,  troublée;  réunissons-nous  en 
Dieu  ^  ))  telle    est  la  pensée  qui  nous  est  sou- 

I .   Vie  de  madame  de  Lafayelle,  par  iM">«  de  Lasieyrie,  p.  446. 


Mil  AVANT-PROPOS. 

vent  venue  au  cœur,  taudis  que.  fidèle  à  quelques 
vertus  dont  nous  n'avons  point  été  chercher 
loin  les  exemples,  nous  avons  consacré  notre 
jeunesse  et  nos  forces  au  service  du  Vrai  et  du 
Bien,  et  avons  cru  de  notre  devoir  de  négliger 
les  conseils  de  la  prudence  Aulgaire.  C'est  peut- 
être  à  cette  heure,  où  les  deux  réactions  en 
sens  inverse  —  le  mouvement  antireligieux  du 
xvni^  siècle,  le  mouvement  religieux  vague,  illi- 
béral, absolutiste  de  la  première  moitié  du 
xix^  siècle  —  ont  fourni  leur  carrière,  c'est  peut- 
être  à  cette  heure  qu'il  s'agit,  non  point  de  tom- 
ber dans  l'indifférence,  mais  d'essayer  de  mettre 
à  profit,  au  contraire,  tant  d'enseignements  épars. 
Dieu  veuille  qu'il  nous  ait  été  donné  çà  et  là 
d'atteindre  ce  point  juste  qui  doit  désormais  fixer 
sur  le  fort  et  le  faible  d'un  gouvernement  spiri- 
tuel et  temporel  absolu,  sur  les  causes  finales  de 
sa  politique,  sur  le  bien  et  le  mal,  en  un  mot, 
qui  se  sont  produits  sous  son  égide,  le  senti- 
ment du  chrétien  et  l'opinion  du  philosophe. 


Paris,  46  mars  1870. 

/ 
OCTAVE  D'ASSAILLY. 


LIVRE    PREMIER 


MOUVEiMENT  RELIGIEUX 


«  lo  fui  clcyli  agni  délia  sauta  grcggia 
Che  Domenico  mena,  per  cainmino 
U'  ben  s' imjnngua  se  non  si  vanegyia. 

Questi  che  m  'è  a  destra  più  vicino, 
Frate  e  maestro  futmni:  ed  esso  Alberto 
E  Di  CoLOGNA,  ed  io  Tomas  d'Aquino.  » 

Dante,  Paradiso ,  c.  x. 


«  Je  fus  une  brebis  de  ce  troupeau  sacré  que 
Dominique  conduit  par  un  pâturage  où  celui  qui 
ne  s'en  écarte  point  trouve  une  abondante  nourri- 
tura.  Celui-ci  qui  se  tient  à  ma  droite,  le  plus  près 
de  moi,  fat  mon  frère  et  mon  maître  :  c'est  Albert 
DE  Cologne,  et  moi  je  suis  Thomas  d'Aquin.  » 

Dante  ,  chant  x  du  Paradis. 


ALBERT  LE  GRAND 


LIVRE    PREMIER 

MOUVEMENT  RELIGIEUX 


Naissance,  enfance  d'Albert  le  Grand.  —  De  la  première  éducation  au 
moyen  âge.  —  Albert  s'éloigne  de  l'Allemagne  et  va  étudier  à  Padoue. 
—  Albert  à  Padoue.  —  Pourquoi  Albert  le  Grand  devait-il  nécessaire- 
ment se  faire  moine? — Des  deux  Ordres  de  Saint-François  et  deSaint- 
Dominique.  —  Portrait  des  deux  saints.  —  Albert  le  Grand  entre  en 
religion  dans  l'Ordre  de  Saint-Dominique. 

1193  —  1223. 


Dans  cette  partie  de  la  Bavière  qu'on  nomme 
aujourd'hui  encore  la  Souabe  bavaroise ,  sur  les 
bords  du  Danube ,  s'élève  la  petite  ville  de  Lavin- 
gen.  En  ces  grasses  plaines ,  au  fond  de  ces  riches 
vallées  que  majestueusement  il  arrose ,  l'énorme 
fleuve  dont  les  flots,  de  Bude  à  Belgrade,  se  pré- 
cipitent avec  furie,  s'étale,  s'épanche  avec  une  pru- 
dente lenteur.  On  dirait  d'un  tyran  qui ,  sûr  d'ar- 
river  à  l'empire  ,  se  modère  et  retient  sa  fougue  : 


4  ALBERT  LE  GRAND. 

il  ne  se  trahit  que  par  des  largesses,  a  ...  Doués 
de  vertus  civiques  et  cités  pour  leur  mâle  attitude 
sous  les  armes  y  en  mainte  rencontre  et  7nélée,  les 
gens  de  Lavingen  brillèrent.,.,  »  redisent  avec  or- 
gueil les  chroniques  locales.  «  C'est  quun  sang 
généreux  coule  dans  leurs  veines!  »  reprennent  et 
remontrent  au  besoin  les  Bavarois  de  la  vieille 
roche.  Lavingen,  en  effet,  ou  Lauingen  aurait  été 
fondée  par  les  Romains,  s'il  faut  en  croire  la  cher- 
cheuse Allemagne.  Sur  les  hauteurs  qui  l'avoisinent 
se  serait  dressé  jadis  l'un  de  ces  châteaux  forts  ou 
postes  avancés  que  la  vigilance  inquiète  des  préteurs 
chargés  de  la  défense  des  provinces  germaniques  avait 
échelonnés  sur  les  frontières  les  plus  exposées  aux 
coups  de  main ,  à  l'époque  des  irruptions  des  Bar- 
bares. Lorsque  vint  le  jour  où  ces  derniers  l'empor- 
tèrent, quand  la  digue  fut  renversée  par  le  courant , 
las  de  veiller  appuyés  sur  leurs  piques ,  indignés  de 
n'avoir  plus  à  combattre  et  de  ne  pouvoir  plus  espé- 
rer vaincre,  se  sentant  d'ailleurs  abandonnés  des 
dieux  et  de  la  patrie,  débordés  par  Tinvasion,  les 
derniers  d'entre  les  vétérans  auraient,  dit-on,  ense- 
veli leurs  aigles  sous  les  ruines  de  la  forteresse , 
laissé  se  rouiller  les  boucliers  inutiles ,  poussé  la 
charrue,  construit  des  toits  de  chaume  dans  les  val- 
lons, pesé  sur  la  roue  de  quelques-uns  de  ces  cha- 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  5 

riots  pleins  de  femmes  qu'abandonnait,  après  les 
avoir  traînés  à  sa  suite,  Attila,  fait  verser  près  de  leur 
foyer  les  beautés  captives,  et  tandis  que  fuyaient 
dans  la  brume  les  hordes  échevelées  du  fléau  de 
Dieu ,  d'immobiles  légionnaires  seraient  devenus 
vaillants  pères  de  famille ,  de  sentinelles  perdues , 
citoyens.  Dieu  sème  le  bon  grain  comme  il  lui  plaît, 
et  l'épi  quelquefois  s'égrène  loin  de  l'obscur  sillon 
qui  l'a  vu  naître.  Aux  yeux  de  Celui  qui ,  selon  Bos- 
suet,  se  glorifie  de  faire  la  loi  aux  rois  ^  au  point 
de  vue  même  de  l'histoire  et  de  la  critique ,  quelle 
valeur  ont  ces  souvenirs?  —  Aucune.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'on  ne  les  évoque  point  sans  en  em- 
porter quelque  impression  de  tumulte  et  de  gran- 
deur, précisément  celle  que  laisseront  peut-être  les 
tableaux,  les  situations,  les  scènes,  les  combats  au 
milieu  desquels  se  déroule  une  vie,  l'une  des  moins 
connues  et  des  plus  dignes  de  fixer  l'attention  dont 
les  siècles  évanouis  gardent  Texemple.  Peut-être 
aussi  l'ombre  éplorée  de  la  Rome  des  Césars,  se 
présentant  ainsi  tout  d'abord  et  s'inclinant  de  très- 
haut  jusque  sur  le  berceau  d'Albert ,  indique-t-elle 
assez  clairement  à  l'esprit  en  quelles  régions  et  sous 
quels  auspices  il  va  se  mouvoir.  C'est  vers  le  Latium, 
c'est  vers  l'Italie  que  du  fond  de  la  Germanie  Albert 
adolescent  tendra  les  bras  ;  c'est   sur   la   terre  de 


6  ALBERT  LE   GRAND. 

Saturne,  Satumia  tellus^  que  s'écoulera  sa  jeunesse.  11 
n'entra  point  non  plus  dans  la  destinée  de  notre  héros 
que  Rome  nouvelle,  la  Rome  des  Innocent  III  et  des 
Grégoire  IX ,  lui  fût  une  souveraine  indifférente.  S'il 
semble  juste  de  reconnaître,  nous  aurons  lieu  du  reste 
de  nous  en  assurer  dans  la  suite,  qu'Albert  salua  de 
loin  l'intelligence  et  la  liberté  modernes  ;  en  revanche 
convient-il  dès  à  présent  d'annoncer  que  son  génie 
subit  nécessairement  l'influence  et  le  poids  de  la  pa- 
pauté, parvenue  au  moyen  âge  à  l'apogée  de  sa 
puissance  spirituelle  et  temporelle.  En  ce  temps-là 
vint  au  monde,  remémore  en  son  style  archaïque 
l'un  de  ses  fervents  admirateurs  du  pays  de  France, 
Vhomme  incomparable  «  qui^sous  r habit  de  Jacobin, 
a  sçeu  DONNER  jusques  dans  les  deux,  la  mer  et  tous  les 
coins  et  recoins  de  la  terre.  De  ce  font  foy  les  œuvres 
quHl  a  destinées  à  la  philosophie  naturelle,  médecine 
et  mathématique.  Il  en  a  escrit  si  pertinemment  que, 
du  consentement  des  plus  habiles,  Aristote,  Euclide, 
Gallien  et  Hippocrate  ne  sçauroient  en  avoir  escrit 
plus  à  propos  \  » 


1 .  Voir  Histoire  des  plus  illustres  et  sçavans  hommes  de 
leurs  siècles,  t.  II,  p.  86,  p.  A.  Thevet. —  M.  Thevet  ajoute 
révérencieusement,  en  se  faisant  l'interprète  d'une  fable  allégo- 
rique très  -répandue  au  moyen  âge  :  «  Albert  a  si  curieusement 
recherché  les  secrets  de  la  nature,  que  Von  diroit  quune  partie 


MOUVEMENT  RELIf.IEUX.  7 

Près  de  Lavingen  résidait,  content  plusieurs  au- 
teurs dignes  de  foi,  vers  le  milieu  du  \ir  siècle,  une 
noble  famille  du  nom  de  Bollstadt  ^  Les  sires  de 
Bollstadt  avaient  du  bien;  les  biographes  appuient 
même  sur  ce  fait  avec  certaine  insistance  qui  sent  de 
très-loin  l'économat  du  cloître.  Riches ,  coulant  le 
printemps,  l'été,  l'automne  à  la  campagne,  l'hiver 
à  Lavingen,  une  existence  large  et  simple,  pieux, 
honorés  de  tous,  quelle  raison  pouvaient  donc  allé- 
guer le  père  et  la  mère  d'Albert  pour  ne  point 
s'avouer  satisfaits  ?  Pourquoi ,  sans  cesse ,  assis  de- 
vant le  foyer,  tandis  que  mugissait  le  vent  du  nord 
et  vacillait  la  lampe  ,  durant  les  longs  soirs  de  la 
froide  saison,  se  regardaient  -  ils  ainsi  l'un  l'autre, 
des  pleurs  aux  yeux?  lisse  sentaient  vieillir,  ils  s'ai- 
maient, ils  n'avaient  point  d'enfant.  Tel  paraît  avoir 

de  son  âme  a  esté  transportée  mix  deux.  Vautre  en  l'air,  la 
troisième  sous  la  terre j,  la  quatrième  sur  les  eaux ,  et  qu'il  ait, 
par  un  moyen  occulte  et  inconnu,  uny  et  rassemblé  tellement  le 
tout  de  son  âme ,  que  rien  n'ait  pu  lui  échapper  touchant  les 
sphères  célestes,  les  météores,  l'eau,  la  terre  et  ce  qui  est  produit 
aux  abismes  de  ces  élémens.  Telle  perfection  y  a-t-il  eu,  qu'aw- 
cuns  lui  ont  jeté  le  chat  aux  jambes,  qu'il  estoit  nécromancien 
et  détestable  magicien.  »  V.  Thevet,  p.  87. 

\.  Parentes  erant  ex  militari  ordine.  —V.  Rodolphe,  Pierre  de 
Prusse.  —  Albertus  Suevus  natione  in  agro  Laugiensi  clarissimis 
crepundiis  ex  regulis  Boldstadensibusortus.  —  V.  Metrop.  Salisb., 
p.  136.  Ap.  Sighart,  Albertus  Magnus. 


8  ALBERT  LE  GRAND. 

été  l'unique  souci  d'une  maison,  d'ailleurs  heureuse, 
et  sans  doute  parmi  d'intimes  oraisons  se  prolongea 
souvent  la  veillée.  La  naissance  d'Albert  fut  mieux 
qu'une  joie,  une  surprise.  On  n'eût  point  manqué  de 
crier  au  prodige ,  au  miracle ,  si  d'autres  rejetons 
n'étaient  venus  soutenir  la  lignée  chancelante  des 
Bollstadt.  Albert  eut  un  frère,  un  frère  du  nom 
d'Henri ,  dont  il  fait  mention  expresse  dans  son  tes- 
tament. Ce  frère,  touché  comme  lui  du  désir  de  vivre 
selon  Dieu,  mais  n'attachant  point  à  ces  mots  le 
même  sens  que  lui,  entra  dans  l'Ordre  de  Saint-Do- 
minique sans  autre  pensée  que  celle  de  s'éloigner 
du  monde.  Parvenu  au  couchant  d'une  vie  humble, 
contemplative,  obscure,  bien  différente  de  celle  d'Al- 
bert, après  ne  s'être  nullement  mêlé  aux  choses  de 
l'esprit,  et  comme  ce  patriarche  dont  il  est  parlé 
dans  la  Bible  et  qui  sommeillait  sous  les  gerbes  de 
blé ,  n'ayant  pas  même  effleuré  du  bout  de  sa  fau- 
cille l'ivraie  des  affaires  terrestres ,  le  bon  religieux 
s'éteignit  doucement,  saintement,  rendant  grâces  au 
ciel  de  lui  avoir  permis  de  savourer  à  longs  traits 
dans  l'ombre  la  gloire  de  son  ahié,  prieur  de  l'Ordre 
à  Wiirtzbourg. 

On  montre  sur  la  place  du  Marché  de  Lavingen 
Une  maison  ancienne  construite  évidemment  sur  les 
débris  d'une   maison  plus   ancienne  encore.  Cette 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  9 

maison  aurait  appartenu  aux  seigneurs  de  BoIIstadt. 
C'est  en  ce  lieu,  s'il  faut  s'abandonner  à  la  tradition 
populaire,  qu'Albert  le  Grand  serait  apparu.  La  tra- 
dition a  droit  au  respect  :  aucun  texte  ne  la  contre- 
dit. Quant  à  la  date  de  1195,  inscrite,  on  ne  sait 
par  quelle  main  inhabile,  sur  une  tour  peu  éloi- 
gnée de  cette  maison  ,  est-ce  bien  là  la  date  exacte 
et  véridique  de  la  naissance  d'Albert  le  Grand? 
Quelle  confiance  doit  inspirer  son  témoignage?  Le 
hasard  a  voulu  que  la  phalange  toujours  un  peu 
jalouse ,  un  peu  méfiante  des  érudits  et  des  savants 
n'ait  point  cru  devoir,  sauf  deux  ou  trois  très-osés, 
jeter  la  pierre  à  l'honnête  tour  du  pays  de  Souabe, 
et  nous-même,  loin  de  prétendre  infliger  à  sa  décla- 
ration abrupte  un  démenti,  peu  s'en  faut  que  nous 
n'agitions  le  befTroi  en  son  honneur.  On  peut  con- 
sidérer comme  chose  certaine  que  le  Bienheureux 
ouvrit  les  yeux  à  la  lumière  l'an  de  grâce  1193,  à 
Lavingen,  sur  la  place  du  Marché  \ 

4.  Natus  est  circa  annum  Incarnationis  Domini  MCXCUI,  Cae- 
lesUno  tertio  totam  ecclesiam  régente.  —  V.  Legenda  venerabilia 
Domini  Alberli  Magni  Ratispomiensis  ecclesiœ  quondam  epi- 
scopi,  ordinis  fratrum  prœdicatoriim.  Rodolphe.  Koln,  1490.— 
Alhertus  Magnus,  sein  Leben  und  seine  Wissenschaft,  nacii  den 
Ouellen  dargestellt.  Regensburg.  D*"  Sighart.  T.  Manz,  1867.  — 
Quétif,  Scriplores  ordinis  Dominicanorum  ;  Uàuréim ,  De  la 
Philosophie  scolastique ,  t.  II,  art.  Albert  le  Grand, 


10  ALBERT   LK   GRAND. 

L'imagination  commune  est  ainsi  faite  qu'il  n'est 
rien  qu'elle  n'invente  pour  contester  au  génie  nais- 
sant sa  couronne;  puis,  une  fois  qu'il  a  vaincu, 
s'est  fait  reconnaître ,  et  surtout  qu'il  a  reçu  la  con- 
sécration de  la  mort,  nul  effort  ne  lui  coûte  plus  pour 
amonceler  autour  d'un  nom  diamants  et  pierres 
fausses.  Tel  saint,  auquel  ses  proches  refusaient  l'au- 
mône et  quelquefois  même  la  vertu  durant  sa  vie, 
voit  s'amonceler  les  ex-voto  sur  sa  tombe:  tôt  ou  tard 
l'inévitable  fée  vient  tour  à  tour  humilier  la  foudre, 
écarteler  des  aigles  ou  semer  à  pleines  mains  les 
étoiles  devant  le  mausolée  des  grands  hommes.  La 
crédulité  trouve  là  son  compte,  mais  l'orgueil  aussi. 
Contraint  d'admettre  une  supériorité,  l'orgueil  s'in- 
cline ou  plutôt  s'efface,  mais  dans  cette  extrémité  il 
se  ravise  encore  et  il  essaye  de  se  persuader  que 
tout  cède ,  tout  se  prosterne ,  même  la  nature,  de- 
vant certains  êtres  d'élite.  De  là  le  goût  du  vulgaire 
pour  les  apothéoses  :  il  en  coûte  moins  au  vulgaire 
d'encenser  un  demi- dieu  que  de  saluer  le  talent. 
Qui  a  dépassé  son  siècle  de  cent  coudées  n'échappe 
que  difficilement  à  cette  sorte  d'ostracisme  qui  l'exile 
de  terre  sous  prétexte  de  l'élever  au-dessus.  Ce 
n'est  point  à  seule  fin  ,  soyez-en  sûr,  de  les  rap- 
procher du  ciel  que  leurs  pareils ,  qui  ne  se  sentent 
pas  leurs  égaux,  isolent  les  Aristide  de  l'intelligence 


MOUVT'MKNT    nKLlC.IKUX.  11 

OU  de  l'amo  sur  un  piodostal  ou  sur  un  autel;  c'est 
surtout  pour  les  déclarer  pompeusement  hors  la  loi 
et  n'avoir  plus  à  se  mesurer  avec  eux.  Rien  de 
plus  sobre  et  de  plus  simple  que  les  indications  des 
Chroniques  sur  les  commencements  d'Albert.  On 
s'aperçoit  bien  que  ceux  qui  l'ont  vu  secouer  ses 
langes  ne  se  doutaient  guère  que  sur  ce  fi'ont  in- 
génu scintilleraient  un  jour  des  emblèmes  magiques. 
((  ...  Il  apprit  tout  petit  de  ses  pieux  parents  le  che- 
min du  Seigneur,  On  lui  fit  enseigner  les  lettres.  On 
lui  inculqua  les  principes  des  sciences  ^  »  D'ailleurs, 
nulle  aventure  étrange,  nulle  vision,  nul  éclat  de 
caractère,  pas  même  un  songe  comme  celui  qui  fut 
donné  à  saint  Anselme,  alors  qu'il  dormait  sous  les 
yeux  de  sa  pieuse  mère  Ermenberge. 

«  De  très  -  bonne  .  heure  ,  rapporte  l'auteur  de 
la  Vie  d'Abélardj,  le  désir  d'atteindre  jusqu'à  Dieu 
se  manifesta  dans  l'âme  de  celui  qui  devait  un  jour 
le  chercher  dans  les  sublimités  de  la  méditation. 
Ainsi  il  racontait  qu'ayant  entendu  dire  à  sa  mère 
que  Dieu  était  là-haut  dans  le  ciel  ,  il  avait  ima- 
giné que  le  ciel   s'appuyait   sur  les   sommets  des 

1.  «  Hic  a  piis  parentibus  viam  Domini  est  edoctus;  traditus 
ab  iisdem  litteris  instruendis.  »  V.  Pierre  de  Prusse.  —  «  Er  wurde 
in  den  Anfangen  der  Wissenschaften  unterwiesen.»  V.D""  Sighart, 
Albertus  Magnus. 


12  ALBERT  LE   GRAND. 

montagnes  qui  formaient  son  horizon  depuis  son 
enfance,  et  qu'ainsi,  en  les  gravissant,  on  pourrait 
monter  jusqu'à  la  cour  du  roi  des  mondes.  Comme 
cette  pensée  roulait  sans  cesse  dans  son  esprit,  il 
arriva  qu'une  nuit  il  crut  la  réaliser.  Il  vit  dans  une 
plaine  des  femmes  qui  étaient  les  servantes  du  roi 
et  qui  faisaient  la  moisson  avec  une  paresse  et  une 
négligence  extrêmes.  Il  leur  adressa  des  reproches 
et  se  promit  de  les  dénoncer  à  leur  seigneur.  Il  gra- 
vit donc  la  montagne  et  se  trouva  dans  le  palais  du 
roi,  resté  seul  avec  le  premier  officier  de  sa  cour, 
car  c'était  la  saison  des  récoltes  et  tout  le  monde 
était  aux  champs.  En  entrant,  il  s'entendit  appeler 
et  alla  s'asseoir  aux  pieds  du  roi.  Interrogé  avec 
douceur,  il  répondit  suivant  son  âge,  dit  qui  il  était, 
d'où  il  venait,  ce  qu'il  voulait.  Puis,  le  grand  maître 
de  Fhôtel ,  en  ayant  reçu  l'ordre,  apporta  un  pain 
d'une  blancheur  parfaite  que  l'enfant  prit  et  mangea. 
Le  lendemain  de  ce  songe,  dans  son  innocente  sim- 
plicité ,  il  croyait  réellement  s'être  nourri  dans  le 
ciel  du  pain  du  Seigneur  et  il  le  racontait  à  tout  le 
monde  ^..  » 

C'est  en  vain  que  l'on  chercherait  dans  les  67/?'o- 
niques  traitant  d'Albert  la  moindre  allusion  à  un  rêve 

1.  V.  M.  de  Rémusat ,  Vie  de  saint  Anselme,  p.  23. 


MOUVEMENT  rxELlGIKLX.  13 

comme  celui-là,  éclos  près  du  berceau  et  florissant 
en  paradis.  Nous  n'aurons  à  relater  ici  aucune  de 
ces  fraîches  et  dévotes  histoires  dont  l'imagination  de 
quelques  fidèles  a  fait  probablement  tous  les  frais  et 
dont  on  dira  qu'on  peut  les  considérer  toujours,  sauf 
plus  ample  informé,  comme  vraies,  sans  qu'il  soit 
prudent  toutefois  d'y  attacher  trop  d'importance.  Elles 
témoignent,  en  effet,  sous  une  forme  pure,  avec  une 
naïveté  touchante,  de  l'état  de  l'âme  habituel  ou  de 
celui  dont  elles  parlent  ou  de  ceux  qui  les  inventent. 
Ce  qui  les  a  séduites,  charmées,  induites  en  erreur  ou 
plutôt  en  trouble,  hélas!  ces  âmes  tendres,  inquiètes 
ou  désolées,  c'est  le  démon  familier  du  moyen  âge,  le 
merveilleux.  Rien  ne  sera  plus  aisé  que  de  constater 
plus  loin,  à  mesure  que  la  figure  d'Albert  sera  mise 
en  lumière,  qu'il  n'eut  point  le  tempérament  des  soi- 
disant  prédestinés,  qu'il  ne  connut  ni  la  vision  ni 
l'extase ,  comme ,  par  exemple ,  sainte  Thérèse  ou 
saint  François,  et  que,  bien  qu'il  ait  été  proclamé 
bienheureux,  il  posséda  néanmoins  à  un  degré  émi- 
nent  ce  sens  assez  rare  chez  ses  émules  décorés  de 
l'auréole,  le   sens  du  réel  et  du  vrai  ^    Un   ange 

■1.  ((  Cum  beatus  Thomas  ejus  discipulus  sanctorum  adscribc- 
retur  catalogo,  de  Alberli  etiam  canonizatione,  mentionne  le 
biographe  Pierre  de  Prusse,  ut  aiunt,  traclabatur;  licet  proplcr 
ne(jli(jenliam  fralrani  prosecutione  careret.  »  V.  Prussia.,  Vil. 


14  ALBERT  LE  GRAND. 

fùt-il  venu  lui  proposer  de  vouloir  bien  accepter  le 
DON  DES  LARMES,  le  clocteur  universel^  c'est  sous  ce 
nom  cju'oii  le  désignera  bientôt,  n'eût  point  manc|ué, 
je  l'imagine,  de  démontrer  par  deux  ou  trois  syllo- 
gismes au  porteur  ailé  de  ce  singulier  cadeau,  si 
fort  apprécié  jadis,  si  convoité,  si  vanté,  qu'un  chré- 
tien ne  doit  montrer  sur  son  visage  ni  forfanterie. 
ni  faiblesse,  et  c{ue  la  douleur  qui  se  répand  en 
larmes  au  lieu  de  se  transformer  en  mouvement, 
en  action,  ne  saurait  jamais  rien  produire  d'excel- 
lent ni  dans  cette  vie  ni  dans  l'autre.  Non,  les  rêve- 
ries incohérentes,  la  contemplation  indéfinie  qui  se 

Alb.j,  p.  :230.  —  Il  est  assez  singulier  que  pendant  toute  la  durée 
du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance  la  canonisation  d'Albert  soit 
pour  ainsi  dire  restée  en  suspens.  Le  pape  Jean  XXII,  s'il  faut 
en  croire  Rodolphe,  aurait  en  1334  ordonné  l'instruction  prépara- 
toire. Un  peu  plus  tard,  sous  le  pontificat  d'Innocent  VIII,  après 
avoir  conslalé  plusieurs  guérisons  miraculeuses  obtenues  par 
ses  reliques j,  les  Dominicains  publièrent,  avec  l'autorisation  du 
pape,  un  ofîice  en  l'honneur  du  Bienheureux.  Grégoire  XV,  le 
15  septembre  1622,  déclara  qu'il  était  permis  à  l'Église  de  Ratis- 
bonne  de  célébrer  tous  les  ans,  le  13  novembre,  une  fête  en  l'hon- 
neur du  bienheureux  Albert.  Urbain  VIII,etaprès  lui  Clément X, 
autorisèrent  tous  les  couvents  de  Dominicains  du  monde  h  l'ho- 
norer comme  un  saint.  On  ne  sait  cependant  pour  quelle 
CAUSE  Rome  n'a  point  statué  sur  celte  béatification  d'une  façon 
très-nette.  Quand  on  connaîtra  l'homme,  peut-être  devinera-l-on 
le  pourquoi  de  tant  de  concessions  tardives  ou  timorées.  —  Con- 
sulter I)''  Sipihart,  Alberlus  Maynus^  c.  .wxvn. 


\iouvi:ment  religiiîux.  15 

prolonge  les  yeux  fermés,  les  folles  ardeurs,  les 
transports ,  les  efTusions  fiévreuses  et  désordonnées  , 
absorbant  passe-temps  des  mystiques,  toutes  ces 
vapeurs,  qui,  selon  le  beau  mot  de  Platon,  empê- 
chent de  cultiver  le  sens  du  divin  et  de  développer 
en  soi  le  sens  de  l^inirnortel  et  du  vrai,  noti'e  héros  les 
repousse  ou  plutôt  ne  leur  permet  pas  d'atteindre  les 
régions  sacrées  de  sa  raison.  Du  spectacle  de  la  créa- 
tion, Albert  le  Grand  remonte  froidement  au  principe 
éternel ,  invariable ,  et  si  quelques  pleurs  ont  jamais 
mouillé  sa  paupière,  ce  ne  fut  point  à  coup  sûr  d'une 
âme  alanguie,  bouleversée  qu'ils  ont  du  jaillir,  mais 
bien  des  joies  sereines  que  donne  l'intelligence,  les 
plus  discrètes,  les  plus  profondes,  les  plus  élevées 
de  toutes  ^  Il  y  a  néanmoins  dans  le  génie  d'x\l- 
bert  je  ne  sais  quelle  faculté  d'intuition,  je  ne  sais 
quelle  facilité  innée  d'entrer  en  communication  fami- 
lière avec  la  nature  ,  dispositions  prime  -  sautières , 
franches  ouvertures,  signes  de  race  auxquels,  se  re- 
tournant vers  lui,  l'une  des  personnalités  scientifiques 
les  plus  hautes  de  ce  siècle  rend  du  reste  un  fra- 

\.  Angélique  de  Fiésole  a  laissé  un  portrait  d'Albert  le  Grand 
qui  n'est  point  de  nature  à  modifier  nos  impressions.  La  figure 
est  placide,  d'une  beauté  très-régulière.  Les  yeux,  singulièrement 
profonds,  méditent;  les  lèvres  expriment  la  gravité  et  l'énergie,  le 
génie  calme  :  nulle  passion. 


16  ALBERT  LE   GRA.ND. 

teriiel  hommage*,  et  dont,  à  défaut  de  symptômes 
avant-coureurs,  on  pouvait  s'attendre  à  la  rigueur  à 
retrouver  comme  la  trace  légère,  un  crayon,  un  sou- 
venir quelconque,  en  s'adressant  à  la  postérité,  non 
point  celle-là  qui  déjà  se  montre  oublieuse ,  mais 
celle-là,  la  contemplative  et  la  curieuse,  qui  pieu- 
sement médite ,  cherche  les  rapprochements ,  les 
trouve  ,  se  complaît  dans  Tornement  et  l'anecdote , 
annote  à  la  marge  ou  tient  les  pinceaux.  Notre  espoir 
ne  sera  point  complètement  trompé.  Une  peinture 
d'une  époque  relativement  récente  éveille  l'idée  d'un 
des  caractères  du  talent  d'Albert ,  la  force,  et  fait  son- 
ger en  même  temps  à  l'une  des  inclinations  maîtresses 
de  son  esprit ,  la  foi  en  l'autorité  de  l'homme  sur  la 

1  .  V.  Humboldt,  Irad.  allem.  de  Ideler.  Berlin,  1852,  t.  I^', 
p.  66.  —  Cosmos^  t.  II,  p.  234.  «  Les  remarques  et  les  conclusions 
d'Albert,  dit  Humboldt,  sur  les  variations,  selon  les  latitudes  et 
les  saisons,  du  froid  et  de  la  chaleur,  sur  l'influence  des  monta- 
gnes sur  la  température,  sont  admirables  au  delà  de  toute  ex- 
pression pour  l'époque  à  laquelle  vivait  cet  homme  si  renommé 
par  son  savoir  universel.  »  Dans  le  Cosmos j  Humboldt  s'occupe 
surtout  du  livre  d'Albert,  de  Nalura  locorum.  Il  le  réfute  çà  et 
là  respectueusement.  «  Albert  der  Grosse  zog  es  bereits  nicht  in 
Zweifel,  dass  die  Oberfliiclie  der  Erde  bis  zum  fiinfzigsten  Grade 
nordlicher  Breite  bewobntsei,  wiihrend  noclihundert  Jalire  friilier 
Edrisi  wie  Aristoleles  den  gesammlen  bewohnten  Theil  der  Erde 
in  die  nordiiche  gemiissigte  Zone  verlegte. »— V.  Humboldt,  l'ber 
die  historische  Entwicklung  der  geographischcn  Kentnisse. 


MOUVEMENT   IlELIGIEUX.  17 

maiicrc.  Sur  cette  même  tour  de  Laviiigen  dont  il  a 
été  parlé  plus  haut  se  dessine  grossièrement  l'image 
d'un  cheval  blanc  fabuleux,  sorte  de  Pégase  long  de 
quinze  pieds.  Albert  le  Grand,  tout  petit,  souffle 
à  l'oreille  la  légende  explicative,  fascinait,  domp- 
tait la  bete  énorme,  effroi  de  la  ville,  et  la  menait 
le  long  du  Danube.  Les  peuples  n'ont-ils  point  l'in- 
stinct de  l'harmonie  des  choses?  Sur  le  front  d'un 
Horace  ou  d'un  Virgile,  tandis  qu'autour  du  nou- 
veau-né sourient,  mêlent  leurs  pas  harmonieux  des 
nymphes  ceintes  de  pampres  et  de  lierres,  voleront 
des  colombes  ou  se  poseront  les  abeilles.  Graves , 
roides  et  pensives,  à  la  fois  calmes  et  bienfaisantes, 
les  pâles  ondines  germaines,  d'une  main  écartent  les 
roseaux,  de  l'autre  font  ployer  l'échiné  d'un  monstre 
devant  l'un  des  précurseurs  de  ce  siècle  qui  se  vante 
à  bon  droit  d'avoir  asservi  la  matière  à  sa  vo- 
lonté *. 

Les  ouvrages  du  docteur  universel^  ce\ix-\h  mêmes 
où  se  déploie  avec  le  plus  de  liberté  son  goût  pour 

1.  Voici  l'inscriplion  qu'on  lit  encore  à  l'heure  qu'il  est  sous 
le  cheval  blanc,  long  de  quinze  pieds j  de  la  tour  de  Lavingen  : 

Mirae  molis  equus,  veloi  et  saltibus  aptus, 
Praelongus  ter  quinque  pedes  et  corpore  magnus, 
Nascitur  Alberti  Lauingaî  sub  lare  Magni. 

V.  Histoire  de  la  ville  de  Lavingen.  Raiserj  p.  79. 

J.  2 


18  ALBERT   LE   GRAxND. 

l'observation,  tendance  individuelle  à  peu  près  uni- 
que au  XIII''  siècle,  le  traité  de  la  Jeunesse  et  de 
la  Vieillesse  par  exemple,  ne  contiennent  aucun  dé- 
tail, aucune  clarté  sur  ses  printemps  \  En  gardant 
ainsi  négligemment  ou  prudemment  le  silence,  en 
ne  faisant  point  entrer  en  ligne  de  compte  les  heures 
matinales  où  l'esprit  presque  inconscient  s'éveille 
suspendu  au  giron  du  siècle^  Albert  religieux  n'au- 
rait-il point  obéi  par  hasard  à  certaines  réserves  que 
lui  commandait  son  état?  Beaucoup  de  moines  ont 
eu  Qette  délicatesse,  ce  tendre  caprice  ou  ce  parfait 
mépris  d'eux-mêmes,  autrefois,  de  ne  compter  leurs 
jours  qu'à  partir  de  l'instant  où  ils  en  avaient  fait 
le  sacrifice.  Les  fratelli  abandonnaient  de  la  sorte 
la  fleur  de  leurs  ans  à  l'oubli  comme  plus  tard  ils 
laissaient  leurs  corps  à  la  terre,  sans  horreur  et  sans 
regret.  En  deçà  des  vœux,  le  néant.  Pendant  la  sai- 
son d'épreuves,  la  prière,  la  soumission  absolue, 
l'étude,  le  soin  des  âmes.  Au  delà,  Dieu,  s  il  hn 
plaît.  N'admirez-vous  point  dans  cette  abnégation 
chrétienne  je  ne  sais  quelle  pudeur  stoïque  qui  tout 
à  la  fois  impose  et  attire?  L'austère,  la  virile  piété 
n'est  certes  point  exempte  de  grâces  et  les  amours 


i.  V.  Alberti  Magni  Opéra  ;h\mm\,  Lugdiin.,  in-foi.  De  Ju- 
ventute  ei  Senectute.  Parva  Naturalia,  t.  V,  p.  I SI-ISS. 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  19 

sacrées  comme  les  profanes  sont  à  moitié  laites  d'a- 
dorables réticences  et  de  mystère.  On  renonce  sans 
doute  à  soulever  des  voiles  qui  ne  cachent  que  Dieu 
absent,  mais  il  suffit  que  sous  ce  prétexte  il  soit  dé- 
fendu d'y  toucher  pour  que  l'on  éprouve  à  leur  aspect 
comme  une  sensation  de  sa  présence  réelle  au  fond 
des  cœurs  bien  épris. 

L'éducation  d'un  jeune  seigneur,  en  ces  temps  de 
trouble  et  d'ignorance  que  nous  allons  traverser, 
était,  comme  on  peut  bien  le  penser,  assez  incom- 
plète et  bornée,  moins  abandonnée  cependant  qu'on 
pourrait  le  croire.  Peu  de  mères  assurément  devaient 
apprendre  à  lire  à  leurs  fils.  Il  eût  fallu  pour  cela 
qu'elles  eussent  su  lire  elles-mêmes,  les  châtelaines, 
et  comment  l'auraient-elles  su ,  quand  leurs  très-in- 
cultes époux,  pour  connaître  le  sens  d'une  charte  ou 
d'une  missive,  recouraient,  sauf  de  très-rares  excep- 
tions, à  la  science  de  ceux  dont  lire  devient  le  mé- 
tier^? Dans  les  courts  intervalles  où  l'enfant  échap- 
pait aux  mains  de  sa  nourrice,  des  varlets^  et  plus 
tard  des  fauconniers  et  des  hommes  d'armes,  le 
cloître  le  plus  proche,  l'église  voisine,  étaient  les 

1.  Nous  avons  cité  dans  notre  essai  littéraire,  les  Chevaliers- 
poêles  de  l'Allemagne  (Minnesinger),  un  exemple  inouï  de  cette 
noble  ignorance  des  preux  du  xii"  et  xiii«=  siècle,  k  propos  du 
sire  de  Lichtenstein.  Voir  les  Chevaliers-poêles^  p.  135. 


20  ALBERT  LE   GRAND. 

seuls  lieux  où  il  pût  recueillir  quelque  sage  parole, 
admirer  un  livre ,  ou  recevoir  une  leçon  ;  mais  là  se 
chantaient  les  Psaumes.  Aussi  voyons-nous  qu'Al- 
bert, tout  jeune  encore,  aimait  à  visiter  les  églises,, 
et  à  mêler  sa  petite  voixy  tant  bien  (/ue  malj  h  celle 
clés  clercs  ^  Le  lutrin  tenait  une  place,  joua  même 
un  rôle  considérable  au  moyen  âge.  C'était  le  pre- 
mier pupitre  qui  frappât  les  yeux,  le  poteau  par- 
lant qui  rappelait  sans  cesse  aux  retardataires,  aux 
tièdes,  le  chemin  du  saint  sépulcre,  l'arbre  sacré, 
féerique,  à  l'ombre  duquel  s'agenouillait,  priait,  rêvait 
la  foule.  Comme  le  désert,  la  foi  sans  bornes  est  su- 
jette aux  mirages.  Quand  l'énorme  in-folio,  déployé 
en  l'air,  laissait  retomber  ses  feuillets  sur  les  coins  de 
fer  de  sa  reliure,  l'ancien  monde  hébraïque  jetait  un 
reflet  de  lumière  orientale  à  travers  les  arceaux  des 
cathédrales,  on  eut  dit  qu'un  souffle  descendu  du 
Liban  fut  venu  apporter  par-dessus  la  croix  du 
maître -autel  le  salut  des  cèdres  aux  piliers  du 
temple  nouveau ,  et  de  l'urne  symbolique  des  filles 
d'Abraham  et  de  Jacob  roulaient  encore  quelques 
gouttes  d'eau,  de  la  barbe  blanche  du  patriarche 
Tobie  tombaient  encore  quelques  bénédictions  sur  le 


1 .  Rodolphe.  ~  «  Er  licbte  die  Kirclien  zu  bcsuclicn  und  dort... 
mit  dcm  Klerus  zu  siiigcn.  »  D»"  Sigbart,  Alberlus  Magnum. 


I 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  21 

chef  des  Éliézer  du  cloître,  sur  la  tête  blonde  des 
jeunes  Tobie  de  la  société  féodale.  Quelque  profonde 
estime  que  nous  professions  pour  le  lutrin  ,  il  est 
plus  que  probable  qu'Albert ,  enfant ,  réduit  à  cette 
seule  ressource,  n'eut  jamais  pu  voler  à  ses  hautes 
destinées.  Un  bon  chantre  ne  dégénère  point  aisé- 
ment en  savant,  en  héros.  Fort  heureusement,  hors 
des  voûtes  des  abbayes  où  les  clercs  feuilletaient  le 
Psautier,  s'ouvraient  encore  à  la  fin  du  xii^  siècle 
d'autres  refuges  à  l'intelligence  à  peine  éclose.  Pour 
faire  pendant  à  l'impression  pénible  que  peut  avoir 
produite  naguère  la  thèse  paradoxale  soutenue  par 
un  catholique  de  l'ancienne  loi,  M.  de  Maistre,  sa- 
voir que  le  sang  a  toujours  coulé  sur  la  terre,  que 
l'univers  doit  être  comparé  à  un  autel  perpétuelle- 
ment fumant,  et  que  l'état  de  guerre  est  chose  fatale 
ou  sainte,  en  tous  cas,  dans  les  desseins  de  la  Pro- 
vidence ,  en  revanche ,  aux  époques  même  les  plus 
ténébreuses,  les  plus  livrées  aux  hommes  d'armes, 
les  plus  cruellement  visitées  par  l'ange  extermina- 
teur, on  constatera  aujourd'hui ,  non  sans  fierté , 
non  sans  douceur,  que  jamais  en  Europe,  voire 
même  en  Asie ,  on  n'a  complètement  négligé  le 
culte  sacré  des  lettres  et  des  arts.  L'antiquité  nous 
a  légué  la  tradition  du  beau  langage  et  le  goijt 
des  cours  publics.  Sa  tradition  s'est  perpétuée  dans 


22  ALBERT   LE  GRA?<D. 

les  obscurités  qui  séparent  la  chute  de  l'empire  ro- 
main de  la  première  et  de  la  seconde  Renaissance*. 
Une  Ariane,  presque  invisible,  mais  sereine,  veillait 
dans  les  catacombes  de  l'esprit  et  luttait  contre  les 
défaillances  universelles.  Sans  doute,  une  large  part 
de  gloire  revient  à  la  papauté  dans  cette  œuvre; 
l'Ariane  semble  quelquefois  môme  porter  la  tiare. 
IMais  trop  souvent  aussi  la  divinité  du  labyrinthe  a 
vu  ses  écheveaux  de  fil  s'emmôler  inextricablement 
autour  des  clefs  de  saint  Pierre,  et  peut-être  n'est-il 
point  superflu  de  jeter  un  peu  de  jour  sur  une  ques- 
tion ordinairement  résolue  tout  à  l'honneur  de  Rome 
ou  contre  elle. 

L'Église  de  Rome,  du  bon  vouloir  de  laquelle 
dépendait  jadis  l'immense  majorité  des  écoles  j,  il  ne 
s'agit  point  encore  ici  des  universités,  les  ouvrait  ou 
les  fermait  à  son  gré.  Rarement  elle  permettait  aux 
instituteurs  laïques  d'y  élever  la  voix.  On  remarquera 
que,  tout  en  apportant  je  ne  sais  quel  soin  maternel  à 
l'enseignement  primaire^  qu'elle  seule,  du  reste,  pou- 
vait peut-être  mener  à  bien,  elle  y  tramait  les  habi- 
tudes jalouses  de  son  génie.  Ses  ordres  et  ses  avis 
portent  cette  double  empreinte,  caractère  ordinaire 

4.  Nous  appelons  quelquefois  première  Renaissance,  le  mou- 
vement des  esprits  extrêmement  sensible  dès  le  xiii*  siècle, et  qui 
prépara  les  conquêtes  du  temps  de  Léon  X. 


mouvkmi:nt  religieux.  23 

de  ses  actes,  non  moins  entachés  d'une  sorte  d'âpre 
méfiance  que  marqués  au  coin  d'une  impérieuse  sol- 
licitude pour  l'humanité.  La  règle  invariable  formu- 
lée d'abord  dans  les  ordonnances  pontificales,  puis 
commentée,  appliquée  dans  les  conciles,  est  celle-ci  : 
//  ne  sera  permis  à  personne  d'ouvrir  une  école  sans 
la  concession  expresse  de  révêque  :,  aurait-on  fourni 
les  preuves  de  capacité  suffisantes  et  offrirait-on  V in- 
struction gratuite^.  En  somme,  les  prescriptions  di- 
verses de  la  chancellerie  romaine,  en  fait  d'éduca- 
tion ,  tendent  toutes  à  ce  but  :  instruire  Vliomme^ 
mais  sans  V affranchir,  V élever,  mais  pour  elle'.  A 
côté  de  ces  préoccupations  étroites,  les  papes,  les 

1.  V.  Concil.  Xlll    829,  n^  20.  Martèn.  Ampliss.  CollecHo 
t.  III,  p.  853. 

2.  Instruire  l'homme  !  Il  s'en  faut  encore  de  beaucoup  qu'il  y 
ait  concordance  unanime  dans  les  décisions  des  papes  sur  cette 
question  :  l'homme  doit-il  demeurer  dans  l'ignorance  ou  savoir? 
A  côté  des  prescriptions,  si  favorables  aux  lettres,  d'Eugène  II  et 
de  plusieurs  autres  papes,  il  est  intéressant  de  placer  ce  passage 
d'une  lettre  de  saint  Grégoire  le  Grand  à  un  évoque  :  «  Mon  frère, 
j'ai  appris,  ce  que  je  ne  puis  rappeler  sans  douleur  et  sans  honte, 
que  vous  avez  cru  devoir  enseigner  la  grammaire  à  quelques  per- 
sonnes. Apprenez  donc  combien  il  est  grave,  combien  il  est 
affreux  (quam  grave  nefandumque)  quun  évêqiie  traite  de  ces 
choses  que  doit  ignorer  inênie  un  laïque.  S'il  m'est  bien  prouvé 
que  vous  ne  vous  êtes  pas  occupé  de  ces  lettres  séculières,  j'en 
rendrai  grâces  à  Dieu.»  Apud  Brucker,  Hist.  cril.phU.,  t.  III, 
p.  06I.  V.  Hauréau,  de  la  Philosophie  scolastique ,  t.  î,  p.  12. 


24  ALBERT  LE   GRAND. 

évêques,  usaient  noblement  de  leur  pouvoir  pour 
abolir  certains  abus.  Sous  peine  des  excommunica- 
tions les  plus  graves,  il  était  interdit  aux  professeurs 
de  se  faire  remplacer  pour  de  l'argent  et  de  louer 
leur  chaire,  leurs  bancs,  comme  une  ferme  ^  On  cite, 
à  décharge  des  dispositions  arbitraires  signalées  plus 
haut,  la  décision  isolée  d'un  pape,  Alexandre  III.  Ce 
pape  aurait  ordonné  rjiie  toute  personne  reconnue  ca- 
pable d'enseigner  pourrait  user  de  ce  privilège.  C'est 
vraiment  attacher  trop  d'importance  à  une  mesure 
d'un  intérêt  purement  local  et  qui  ne  dut  ni  ne  put 
s'étendre  à  la  généralité  des  écoles.  Jamais  sur  ce 
point  Rome  n'a  cédé  ni  transigé.  Rome  a  toujours 
refusé  la  liberté  de  l'enseignement  en  principe  ;  elle 
la  refuserait  encore  si  elle  se  trouvait  la  plus  forte. 
Lors  donc  que  vous  l'entendrez  aujourd'hui  élever 
très-haut  ses  plaintes  dans  les  assemblées  des  fidèles, 
au  pied  des  autels  et  jusque  devant  le  sénat  d'un 
grand  empire,  demandez-lui  d'abord  à  quelle  source 
elle  a  été  les  chercher,  ces  larmes.  Rome  a  toujours 
pleuré  et  pleure  encore  en  inclinant  mollement,  froide, 
impassible,  entre  ses  naïades  de  marbre  et  toute  cette 

1.  «Sancimus  ut  si  magistri  scholarum  aliis  scholas  suas  loca- 
verint  Icgendas  pro  prelio,  ecclosiastic.T  vindictcT  subjacoant.»  — 
Décret  d^un  concilo  deLondres,  an.i  118.  Concile  XII,  '1495,  n"  17; 
XIII,  426,  n°  18. 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  25 

ruisselante  cour  de  Neptune  dont  tombent  du  reste  en 
poudre  les  aqueducs,  l'urne  inépuisable  de  Jérémie. 
Ses  douleurs  aux  tournures  sacrées  écartent  volon- 
tiers le  voile  et  secouent  la  cendre  pour  s'exclamer  à 
l'aise,  un  doigt  sur  le  texte  biblique,  et,  sempiter- 
nellement  plagiaires,  elles  empruntent  des  lamen- 
tations toutes  faites  et  de  sonores  récitatifs  aux  Pro- 
phètes. Que  si  Rome  nonobstant  revient  à  la  charge 
et  que  si ,  pareille  à  la  vierge  des  Ecritures  qui , 
par  sa  faute ,  a  laissé  s'éteindre  sa  lampe ,  elle  ré- 
clame sa  mesure  d'huile  aux  peuples,  aujourd'hui 
devenus  les  maîtres,  que  les  peuples  lui  comp- 
tent sans  marchander  sa  mesure  d'huile,  elle  y  a 
droit,  mais  qu'ils  la  fassent  souvenir  aussi,  c'est 
justice ,  des  longues  nuits  qu'ils  ont  gémi ,  tandis 
qu'étincelait  sa  demeure,  dans  les  ténèbres  exlé- 
rieures.  Telles  seront,  en  effet,  telles  devront  être 
au  moins  désormais ,  contre  la  reine  découronnée  de 
l'ancien  régime ,  nos  seules  vengeances ,  quelques 
moralités  tirées  de  l'histoire,  les  seules  représailles, 
beaucoup  d'égards.  «  L'univers  est  rempti  de  supplices 
très -justes  dont  les  exécuteurs  sont  très -coupables,  » 
a  dit  et  reconnu  le  catholique  de  l'ancienne  loi  au- 
quel on  faisait  allusion  plus  haut.  Les  temps  sont  pro- 
ches, pensons-nous,  l'heure  va  sonner  où  le  croyant  de 
la  loi  nouvelle  verra  tomber  la  corne  du  superbe  sans 


20  ALBERT  I-E   GRAXD. 

qu'aucun  sacrificateur  pur  ou  impur  monte  à  l'autel. 
L'ère  des  holocaustes  est  close,  celle  des  expiations 
commence. 

Parlerai-je  des  matières  qui  composaient  Tin- 
struction  donnée  aux  enfants  au  xii*  et  au  xiii'  siè- 
cle? Les  indications  très- nombreuses,  bien  qu'assez 
vagues,  que  l'on  a  pu  recueillir  à  ce  sujet,  se  résu- 
meront, s'il  se  peut,  en  quelques  lignes.  Des  écoles 
étaient  ouvertes  dans  les  monastères,  près  des  cathé- 
drales, et  dans  les  villes,  la  plupart  du  temps  gra- 
tuites \  S'asseyait  sur  les  bancs  qui  voulait,  et  celui 
qui,  en  chantant  au  Psautier,  n'avait  point  su  distin- 
guer clairement  les  grosses  lettres  des  signes  de  la 
musique  ou  qui  n'avait  point  épelé  dans  un  missel 
sous  les  yeux  d'un  moine,  ou  bien  encore  qui  se  des- 
tinait aux  hautes  fonctions  ecclésiastiques,  se  per- 
fectionnait dans  Varl  des  villains  sous  les  yeux  du 
magister.  On  apprenait  à  lire ,  à  peu  près  comme 
aujourd'hui,  de  sept  à  huit  ans.  Mais  «  attendu  que  ce 
labeur.,  affirme  le  Doctrinale  puerorum,  n  occupe  que 
fort  peu  d'instants  dans  la  carrière  d'un  écolier'- j^^ 

L  V.  Discours  sur  Vêlai  des  lellres  au  xiir  siècle.  Institut 
de  France,  \>.  40-41.  V.  Raumer,  flohenstaufen,  t.  Vf,  p.  475- 
481. 

2.  Le  Doctrinale  puerorum,  faussement  attribué  à  Boèce , 
date  du  mi*  siècle.  V.  P.  Daniel,  Études  classiques,  p.  106.  — 


MOUVRMKNT    nr.LiniKUX.  27 

on  passait  vite  à  quel({ue  grammairien  latin,  Donat, 
Priscien    ou  Diclyme.  Les  Fables  d'Esope,  —  tra- 
duites naturellement  dans  la  langue  de  Phèdre,  car 
personne  ne  savait  le  grec  au  moyen  âge,  si  ce  n'est 
quelques  philosophes  comme  Averroès ,  sujets  des 
rois  maures  d'Espagne  \  —  les  poésies  de  Théodule, 
amplificateur  du  x^  siècle,  les  sentences  de  Caton  le 
moraliste,  des  extraits  d'Ovide,  de  Perse  ou  d'Ho- 
race, étaient  ensuite  servis  à  l'appétit  naissant  des 
apprentis  bacheliers.  Si  l'on  ajoute  à  quelques  pas- 
sages de  Lucain,  de  Stace,  les  discours  retrouvés  de 
Cicéron,etla  fameuse  quatrième  églogue  de  Virgile, 
on  aura  la  liste  à  peu  près  complète  des  fragments 
d'auteurs  anciens  dont  on  eut  connaissance  alors  ou 
que  l'autorité  consentît  à  livrer  au  public.  On  appre- 
nait encore  aux  enfants  à  copier  sur  parchemin,  —  le 
parfaict  enlumineur  n'a  plus  sa  raison  d'être  depuis 
l'invention  de  l'imprimerie,  —  à  retenir  de  longs  mor- 
ceaux choisis  par  cœur,  méthode  d'impression  natu- 
relle dont  personne,  ce  semble,  peut-être  à  tort,  ne 

«  So  sagt  jenes  Werk,  »  remarque  plaisamment  un  admirateur  si 
passionné  du  moyen  âge,  qu'il  s'imagine  que  les  enfants  sous 
Grégoire  IX  apprenaient  plus  vile  à  lire  qu'aujourd'hui.  «  Wie 
Lange  erfordert  die  gleiche  Aufgabe  in  der'  Neuzeil  Iroiz  der 
zahllosen  Verhesserungen  der  Lehrmelhode  !  !  »  V.  D*"  Sighart, 
Albert  us  Magnus. 

1.  V.  AvejToès  et  VAverroïs?ne  ^  par  M.  Renan. 


28  ALBERT  LE  GRAND. 

fait  plus  cas  aujourd'hui.  L'ensemble  de  ces  études 
ou  exercices  préliminaires  menait  bien  jusqu'à  treize 
ou  quinze  ans.  Ces  défilés  une  fois  franchis,  s'ouvrait 
devant  l'adolescent  le  vaste  champ  des  sept  arts  //- 
èerawa?^  comprenant  le  Trivium  eileQuadriviiim,  Sous 
la  rubrique  du  Trivium  étaient  classées  la  gram- 
maire, la  rhétorique  et  la  dialectique.  L'arithmé- 
tique, la  géométrie,  l'astronomie  et  la  musique  for- 
maient un  parallélogramme  imaginaire  désigné  sous 
le  nom  de  Quadriviiim\  Il  va  sans  dire  que,  pour 
guider  l'esprit  vers  ces  hauteurs,  l'enseignement  élé- 
mentaire ne  suffisait  plus'.  Pour  ceux  qui  voulaient 
achever  leur  éducation,  devenir  des  clercs,  des  sca- 
vants  ou  simplement  voir  du  pays,  s'ouvraient  alors 
les  portes  des  universités.  A  ce  moment  décisif,  le 
jeune  homme  épris  d'amour  pour  l'inconnu,  impa- 
tient de  remuer  ou  d'apprendre,  bouclait  sa  valise, 
embrassait  ses  parents,  et,  monté  sur  une  mule  ou 

1.  Tirab.,  lett.  III,  260;  Ginguené ,  I,  149;  Brucker,  t.  U\ , 
p.  597. 

2.  On  a  jugé  inutile  d'insister  sur  les  corrections  corporelles 
autorisées  dans  les  écoles  au  moyen  âge.  La  coutume  de  Souabe, 
la  Souabe  se  trouve  justement  la  patrie  d'Albert  le  Grand,  nous 
fournit  cependant  un  exemple  de  sévérité  trop  curieux  pour  ôtre 
passé  sous  silence.  «  Le  maître  d'école  pourra  sans  doute  appli- 
quer des  coups  de  verge,  7nais  aculcmenl  douze  coups  de  suite.  » 
Y.  Schwab.  Landrecht,  183-184. 


MOUVEMEINT   RELIGIEUX.  '29 

bien  à  piecl,  entreprenait  un  de  ces  longs  voyages 
invraisemblables,  perpétuel  sujet  d'étonnement  pour 
qui  s'est  tant  soit  peu  occupé  du  bon  vieux  temps,  A 
voir  ces  gais  compagnons  du  syllogisme  se  jouer 
ainsi  des  distances,  des  périls  et  des  péages  de  toute 
sorte,  on  dirait  cju'ils  ont  argumenté  contre  la  nature, 
et  qu'ayant  nié  la  mineure  qui  concluait  qu'ils  n'ar- 
riveraient point,  ils  ont  concédé  la  majeure  qui  affir- 
mait qu'ils  étaient  fous. 

«  Le  passage  des  cloîtres  aux  voyages,  des 
voyages  aux  cloîtres,  a  dit  c[uelque  part  l'un  des 
descendants  religieux  d'Albert  et  l'un  des  ornements  de 
ce  temps-ci  %  donnait  aux  frères  prêcheurs  un  ca- 
ractère particulier  et  merveilleux.  Savants,  solitaires, 
aventuriers,  ils  portaient  dans  toute  leur  personne 
le  sceau  de  l'homme  qui  a  tout  vu  du  côté  de  Dieu 
et  du  côté  de  la  terre.  Le  frère  que  vous  rencontriez 
sur  quelque  route  triviale  de  votre  pays,  il  avait 
campé  chez  les  Tartares,  le  long  des  fleuves  de  la  , 
haute  Asie.  Il  allait  maintenant  en  Scandinavie,  peut- 
être  au  delà,  dans  la  Russie  rouge  :  il  avait  bien  des 
rosaires  à  dire  avant  d'être  arrivé.  Si,  comme  l'eu- 
nuque des  Actes  des  Apôtres ,  vous  lui  donniez  oc- 


1.  V.  Lacordaire,  Mém.  pour  le  rciabL  en  France  de  l'Ordre 
des  frères  prêcheurs,  p.  94. 


30  ALBERT    LE   GRA.ND. 

casion  de  vous  parler  de  Dieu ,  vous  sentiez  s'ouvrir 
un  autre  abîme,  les  trésors  des  choses  anciennes  et 
nouvelles  dont  parle  l'Ecriture...  »  L'étudiant  pauvre 
ou  riche  qui,  lui  aussi,  renonçait  aux  joies  du  foyer  : 
celui-là,  misérablement  vêtu,  qui  quittait  l'humble 
maison  de  mortier  et  de  bois  qui  l'avait  vu  naître, 
sombre  logis  où  filait  sa  mère  au  coin  du  feu,  oii  lui 
souriaientses  frères  etses  sœurs, où,  jusqu'aux  vieilles 
poutres  noircies  par  la  fumée,  tout  objet  retenait  son 
cœur  par  un  aspect  familier;  celui-ci,  fils  des  grands 
de  la  terre,  qui,  à  l'âge  où  le  sang  coule  plus  bouil- 
lant, tournait  le  dos  aux  festins  prolongés  après  la 
chasse  au  milieu  des  coupes  et  des  luths,,  aux  pale- 
frois, aux  faucons,  aux  armes  éclatantes,  aux  meutes 
hurlant  dans  le  chenil,  aux  dames  de  son  pays  qu'il 
osait  encore  saluer  à  peine,  et  dont  il  guettait  pieu- 
sement le  sourire,  ne  connaissant  encore  de  l'amour 
que  ce  qu'en  content  les  fabliaux  :  l'étudiant  du 
xiii^  siècle,  en  un  mot,  tout  autant  que  l'ancien 
moine  errant,  nous  semble  mériter  le  regard  indul- 
gent de  la  postérité.  Souvent  il  s'éloignait  pour  la 
vie,  l'intrépide  jouvenceau  ;  et  qu'allait- il  chercher 
au  loin?  la  lumière.  Amant  platonique  de  la  vérité, 
d'avance  il  lui  vouait  son  âme  et  jusqu'à  l'air  de  la 
patrie,  il  écartait  toute  douceur  poui'  atteindre  au 
but.  Ses  cheveux  blanchiront  peut-cire  à  la  poursuite 


MOUVEMEiNT    HKLIGIEUX.  31 

de  la  divinité  fuyante.  Ehl  qu'importe!  S'il  ne  l'em- 
brasse point  tout  entière,  du  moins  il  aura  baise  le 
pan  de  sa  robe.  D'autres  poursuivront  le  cerf  ou  le 
sanglier  dans  ses  domaines;  d'autres  iront  mau- 
dire le  chant  de  l'alouette  sous  le  balcon  du  châ- 
teau voisin  ;  d'autres  s'assoiront  sur  le  siège  qu'il 
a  laisse  vide  et  que  l'aïeule  contemple  en  pleu- 
rant. x\rrière  tout  cela,  lui  veut  courir  le  monde  et 
savoir  ! 

L'ItaHe,  nous  reviendrons  d'ailleurs  à  loisir  sur 
le  caractère  de  son  initiative,  l'Italie  a  brillé  de  très- 
bonne  heure  d'un  merveilleux  éclat  dans  les  lettres  et 
dans  les  sciences.  En  l'an  de  grâce  l'2i'2,  époque  à  la- 
quelle les  conjectures  les  plus  sensées  placent  le  voyage 
d'Albert  en  Italie,  les  universités  de  Verceil,  deTré- 
vise  et  de  Naples  n'étaient  point  encore  constituées,  la 
célèbre  école  de  Padoue  n'avait  point  encore  reçu  sa 
forme  défmitive,  seules  Bologne  et  Vicence  dressaient 
leur  chaire  au  soleil;  mais  partout,  des  sommets 
neigeux  des  Alpes  aux  cratères  du  Aesuve,  fermen- 
tait déjà  le  bon  levain,  et  les  esprits  plongeaient 
dans  ce  crépuscule  fait  de  germes,  d'effluves  et  de 
lueurs,  qu'un  poëte  peindrait  mieux  qu'un  critique. 
Ce  qu'il  y  a  de  particulièrement  vif,  d'attrayant  et 
d'enlevant  dans  ce  grand  mouvement  qui,  de  Milan  à 
Naples ,  se  prépare ,  Milan ,  qui  renaît  de  ses  ruines 


32  albi;rt  le  grand. 

à  la  fin  du  xii'  siècle  en  sacrifiant  à  la  liberté  poli- 
tique \  Naples,  qui  va  bientôt  se  séparer  en  deux 
camps,  l'un  qui  continuera  de  pencher  nonchalam- 
ment du  côté  de  l'île  des  Syrènes,  l'autre  qui  saluera 
de  mille  acclamations  le  retour  imprévu  des  Muses 
favorise  par  les  munificences  de  l'empereur  Frédé- 
ric II  %  c'est  c|ue  la  renaissance  intellectuelle  en  Ita- 
lie coïncide,  coup  de  théâtre,  croyons-nous,  unique, 
avec  l'explosion  du  sentiment  religieux.  Il  s'en  faut 
de  beaucoup,  du  reste,  qu'au  moment  où  l'on  va 
la  surprendre,  elle  soit  entrée  en  pleine  possession 
d'elle-même  et  c|u'elle  ait  conscience  de  son  génie. 
Ne  dirait-on  point,  à  l'entrevoir  ainsi  un  peu  roide 
sous  la  cotle  de  mailles,  et  seulement  rieuse  sous  le 
heaume,  d'une  Minerve  qui  ne  pense  pas  encore,  ou, 
si  elle  pense,  qui  n'ôte  point  son  cascjue  pour  penser? 
Tout  entière,  à  cette  heure  martiale,  aux  desseins  bel- 
liqueux, elle  murmure  à  la  hâte,  en  se  jouant,  quel- 
ques insignifiants  refrains  d'amour  et  ne  parle  même 


Anzi  girar  la  liberta  mirai 

E  baciar  lieta  ogni  ruina,  e  dire 

Ruine  si,  ma  servitu  non  mai. 

Passerini,  Comp.  lir.,  t.  III,  p.  331. 

2.  La  création  de  Tuniversité  de  Naples,  par  Frédéric  II 
Hohenstaufen ,  donna  une  impulsion  extraordinaire  aux  beaux- 
arts  et  aux  lettres  dans  toute  l'Italie  méridionale. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  33 

point  correctement  sa  langue  \  Sa  langue!  Mais  au 
commencement  du  xiii''  siècle,  la  langue  de  Machia- 
vel et  de  Pétrarque  n'est  point  fondue,  n'est  pas  faite. 
Elle  flotte  indécise  entre  le  latin,  qui  ne  peut  point 
mourir ,  et  l'idiome  qu'illustra  sans  l'immortaliser 
Sordello.  L'élégance  provençale  précipite  d'éclatantes 
voyelles  dans  son  cours,  la  Sicile  lui  apporte  son  tribut 
de  paillettes  mauresques,  la  pompe  virgilienne  om- 
brage ces  mots  mêlés  et  semble  un  voile  de  pourpre 
étendu  sur  des  cascatelles.  L'harmonieux  chaos  attend 
un  maître  :  on  le  pressent  déjà,  il  s'annonce ,  mais 
Valtissimo  poeta  ne  paraît  encore  qu'à  l'horizon  ^ 
A  lui  seul  revient  l'honneur  d'avoir  fait  entendre  à 
sa  patrie  dans  toute  sa  splendeur  et  pureté  un  gra- 
cieux et  parfait  langage,  mélange  exquis  de  langueur 
et  de  délicatesse,  et  qu'il  semble  avoir  été  chercher 
au  sein  des  sphères  éthérées ,  entre  des  battements 

1   .  Voici  les  vers  attribués  à  Ciullo  d'Alcamo,  cités  comme  les 
plus  anciens  vers  italiens  connus  : 

Rosa  fresca  aulentissima, 
Capari  in  ver  l'estate, 
Le  donne  te  desiano 
Pulcelle  e  maritale 
Traheme  deste  focora 
Se  teste  a  bolontate. 
Per  te  non  aio... 

V.  Crescimb.,  t.  Ill,  p.  9. 

2.  Date  de  la  naissance  du  Dante  :  1265. 

I.  3 


34  ALBERT   LE   GRAND. 

d'ailes  séraphiques  et  le  suave  frémissement  des 
lyres  d'or,  les  lèvres  errantes  sur  les  traces  de  sa 
Béatrix. 

Albert,  curieux  de  s'instruire,  n'avait  nulle  rai- 
son, ce  semble,  qui  pût  le  retenir  en  Allemagne  où 
n'existait  alors  aucun  centre  d'études.  L'université 
de  Prague,  la  première  qu'aient  connue  nos  voi- 
sins ,  n'a  été  fondée  qu'en  ioiS.  Pourquoi  jeta-t-il 
le  dévolu  sur  Padoue  plutôt  que  sur  Bologne?  On 
l'ignore.  A  Bologne  on  enseignait  le  droit  :  Padoue 
avait  la  réputation  de  posséder  les  meilleurs  profes- 
seurs, spécialement  versés  dans  le  Trivium  et  le 
Quadrivîiim,  Cette  dernière  considération  influa  peut- 
être  sur  les  décisions  d'une  intelligence  naturellement 
tournée  du  côté  des  manuels  de  logique,  plutôt  que 
vers  les  aridités  des  Pandectes.  Toujours  est-il  qu'Al- 
bert de  Bollstadt,  vers  l'année  de  grâce  1212,  prit 
congé  de  son  père  et  de  sa  mère ,  dit  adieu  aux 
rives  du  Danube  qui  ne  devait  plus  désormais  le  voir 
errer,  reparaître  en  vainqueur  sur  ses  bords  que  lors- 
que de  dompteur  de  coursiers  il  devint  évêque,  un 
demi-siècle  plus  tard,  évêque  de  Ratisbonne  :  Albert 
s'achemina  vers  Padoue.  Le  futur  maître  de  saint 
Thomas  avait  alors  dix-neuf  ans. 

Albert,  s'arrachant  à  la  Souabe  bavaroise  pour 
gagner  l'Italie,  s'engagea  sur  la  route  qu'on  prend 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  35 

encore  aujourd'hui  si ,  de  Munich  ou  d'Augsbourg , 
on  se  dirige  par  le  Tyrol  sur  Botzen  et  de  Botzen  sur 
Trente  et  Venise.   Les  montagnes  rendent  éternels 
les  premiers   chemins   frayés.   Elles  ne   permettent 
guère  le  caprice  à  l'homme,  parce  que,  en  ce  genre, 
elles  se  sont  tout  permis.  Qaon  se  figure  donc  le  fils 
des  seigneurs  de  Bollstadt,  celui  qu'on  appellera  un 
jour  le  docteur  universel^  la  stupeur  et  comme  Vépou- 
vantement  du  siècle  ^  franchissant  le  Tyrol ,  maudis- 
sant ses  âpretés  sans  charmes,  au  début;  saluant 
sur  le  sommet  du  Brenner  son  lac  fécond  en  truites  : 
Albert,  en  effet,  même  tout  jeune,  dut  se  rendre 
compte  ,  prendre  note  de  toutes  choses  ;  enfin  ,  dès 
qu'il  approchera  de  Botzen,  sentant  son  âme  s'épa- 
nouir en  même  temps  que  ses  membres  se  détendre 
et  s'échauffer.  Les  Romains  connaissaient  ce  passage 
du  Tyrol;   Albert  le  Grand,  Luther  et  Gœthe  l'ont 
tenté  tour  à  tour.  Un  chemin  de  fer,  ouvrage  prodi- 
gieux de  hardiesse ,  s'aventure  à  l'heure  qu'il  est 
entre  ses  neiges  et  ses  rocs.  On  voit  que  le  sentier 
aura  été  foulé  par  bien  des  pas  avant  de  se  couvrir 
de  rails.  La  route  ancienne,  dont  nous  avons  tenu  à 
suivre  à  pied  les  méandres,  serpente,  à  mesure  qu'on 

1.  Vir  in  omni  scientia  adeo  divinus,  ut  nostri  temporis  slu- 
por  et  miraculum  congrue  vocari  possit.  —  Ulric  EngelberL,  de 
Summo  Boiio. 


36  ALBERT  LE  GRAND. 

descend  du  côté  du  Milanais,  au  milieu  de  touffes  de 
figuiers ,  de  guirlandes  de  vigne  et  de  roses  ;  c'est 
un  ruban  suspendu  sur  un  bouquet.  Mais  le  Tyrol 
fait  payer  cher  ses  faveurs  m  extremis ,  et ,  tandis 
que  sa  mule  trébuchait  au  milieu  des  froidures  éter- 
nelles, Albert  dut  se  tourner  plus  d'une  fois  en  pen- 
sée vers  l'âtre  flamboyant  dans  le  manoir  des  Bolls- 
tadt. 

Il  paraît  étabh  que  de  l'an  1212  jusqu'à  l'an 
1223,  date  de  son  entrevue  solennelle  avec  Jour- 
dain de  Saxe  et  de  sa  profession  dans  l'Ordre  de 
Saint-Dominique,  Albert  ne  quitta  point  l'Italie  et  ne 
s'éloigna  guère  de  Padoue.  Les  sources  auxquelles 
nous  puisons  d'ordinaire  ont  besoin  ici  d'être  éclai- 
rées, pour  ne  point  dire  suppléées  par  le  bon  sens. 
Que  nous  montrent-elles,  en  effet?  le  curieux  et  sé- 
rénissime  docteur  purement  et  simplement  occupé, 
durant  ce  flot  de  vie  qui  s'écoule  de  la  jeunesse  à 
la  maturité,  d'argumentations  banales  ou  livré  aux 
combats  spirituels.  N'est-ce  point  prêter  un  faux 
air  de  vraisemblance  à  ce  dicton  grossier  qui  eut 
cours  au  moyen  âge  :  Albert  le  Grand  fut  un  âne 
avant  d'être  un  grand  philosophe  et  redevint  un  âne 
avant  sa  mort  ?  Cette  facétie  fait  allusion  à  certaine 
apparition  de  la  Vierge,  dont  on  parlera  tout  à  l'heure. 
Nous  ne  saurions  admettre,  pour  notre  compte,  qu'Ai- 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  37 

bert  ait  passé  tant  de  temps  à  l'école  de  Padoue 
sans  se  donner  à  lui-même  quelque  preuve  de  sa 
valeur  intellectuelle  et  morale,  autrement  que  dans 
des  conversations  avec  le  Malin,  ou  des  disputes.  S'il 
ne  se  mit  point  tout  de  suite  à  produire,  s'il  ne  livra 
point  au  public  quelques  essais  ,  quelques  commen- 
taires sur  le  texte  d'Aristote  ;  s'il  ne  confia  qu'à  quel- 
ques rares  intelligences  choisies  les  premiers  résultats 
de  ses  recherches  en  histoire  naturelle,  il  en  conçut 
du  moins  alors  certainement  le  projet  de  classement 
général  et  l'ordonnance,  traça  le  plan  de  son  œuvre  et 
dut  commencer  à  réaliser  ses  grands  desseins  *.  On 
objecte  cette  tradition  qu'Albert  aurait  eu  ce  trait  de 
commun  avec  son  illustre  élève  saint  Thomas ,  sur- 
nommé un  jour  par  ses  camarades,  en  classe  de  théo- 
logie ,  le  grand  bœuf  muet  de  Sicile j,  qu'il  éprouva 
longtemps  d'étranges  difficultés  au  travail  et  qu'il  dut 
se  vaincre ,  l'emporter  de  haute  lutte  avant  de  par- 
venir à  mordre  à  la  science.  L'âge  où  l'homme  est  le 


-I.  On  entend  particulièrement  parler  ici  des  traités  mi-philo- 
sophiques mi-scientifiques  d'Albert  le  Grand,  qui  sont  le  fruit  des 
observations  de  toute  sa  vie.  Compuls.  :  Alberli  Magni  Opéra, 
Lugduni ,  in-folio^  édit.  Jammy,  t.  V;  Parva  naluralia  :  de 
Cœlo  et  Mu7idOj  de  Nalura  locorum,  de  Generatione  et  Corrup- 
tione,  Meteorum,  Minerai ium ,  de  Nutrime^Uo,  de  Animalibus, 
de  Plantis. 


38  ALBERT  LE  GRAND. 

plus  distrait  par  les  passions  se  trouve  précisément 
celui  que  traversait  alors  Albert  ;  il  a  donc  paru  tout 
naturel  aux  timorés  religieux,  ses  biographes,   de 
rejeter  sur  la  seconde  moitié  de  sa  vie,  entre  la  prière, 
les  heures  vouées  à  l'enseignement  et  la  prédication, 
tout  le  poids  de  ses  graves  ouvrages.  Ces  considéra- 
tions sans  portée  ne  nous  feront  point  changer  d'avis. 
Libre,  indépendant,  il  l'était  avant  d'entrer  en  religion; 
entouré  des  hommes  les  plus  capables  d'entretenir  en 
lui  ce  feu  sacré  que  n'ont  jamais  éteint  ni  les  Alpes  ni 
le  Tyrol  ;  ayant  sous  les  yeux  la  mer,  à  Venise  ;  près 
de  Padoue ,  les  monts  Eugènes,  chaîne  de  collines 
volcaniques  très-propice  aux  recherches  de  géologie 
et  de  botanique;  intérieurement  animé  de  ces  nobles 
ardeurs  qui   n'abandonnent  jamais   l'homme  vrai- 
ment doué  et  qui  peuvent  sommeiller  quelque  temps, 
sans  doute,  mais  qui  ne  sauraient  non  plus  demeu- 
rer complètement  sans  éclat ,  de  vingt-cinq  à  trente 
ans,  Albert  dut  nécessairement  comparer,  chercher, 
trouver,  amonceler  des   matériaux,   dicter,   écrire, 
peut-être  même  faire  des  lectures  publiques  durant 
son  séjour  à  Padoue.  Ce  qui  nous  affermit  dans  ce 
sentiment,  ce  sont  les  propres  paroles  du  maître.  Je 

ME    DISTINGUAIS  DEJA  DANS  LES  SCIENCES,  dit  Albert, 

lorsque j,  obéissant  à  un  avertissement  de  la  Vierge  et 
à    /'inspiration   DE   l'esprit- SAINT,   f entrai  dans 


MOUVEMENT     RELIGIEUX.  39 

l^Ordre\  11  est  évident  que  le  grand  homme  fait 
allusion  à  quelques  succès  plus  sérieux  que  les 
applaudissements  de  l'école.  Albert,  lorsqu'il  se  fit 
frère  prêcheur,  était  déjà  montré  du  doigt  comme 
un  génie,  et,  pour  être  tenu  pour  tel,  il  ne  suffisait 
point,  ce  semble,  même  au  xiif  siècle,  de  mener 
à  l'écart  une  vie  rigide  et  d'expliquer  prudemment 
Pierre  Lombard. 

On  sait  quelles  défectueuses  traductions  latines 
d'Aristote  circulaient  au  moyen  âge^  C'est  cepen- 
dant sur  ces  débris  mutilés,  altérés,  souvent  pres- 
que méconnaissables  de  la  sagesse  antique ,  que 
s'acharnaient  les  inteUigences  affamées  des  fils  des 
Barbares:  instructif  et  touchant  spectacle,  qui  nous 
montre  les  nouveau-nés  du  christianisme  allant  res- 
saisir à  tâtons,  par  delà  les  cimes  de  la  Révéla- 
tion, l'un  des  flambeaux  de  l'esprit  humain.  Albert, 
que  la  gravité  naturelle  de  ses  mœurs  éloignait  des 
plaisirs,  noua  tout  d'abord,  dès  son  entrée  à  Pa- 
doue,  ces  rapports  de  familiarité  étroite  avec  le 
maître  des  maîtres  qui  furent  le  constant  honneur, 
l'une  des  mâles  jouissances  de  sa  vie.  Bien  que  sen- 

1.  Discours  d'adieu.  Ap.  Sighart,  Alherlus  Magnus. 

2.  Qui  prend  un  peu  d'intérêt  aux  lettres  et  à  l'histoire  de  la 
philosophie  n'a  pu  manquer  de  lire  ou  de  feuilleter,  tout  au  moins, 
l'excellent  travail  de  M.Jourdain  sur  les  traductions  d'Aristote. 

1.  4" 


40  ALBERT  LE  GRAND. 

sible  avant  ses  travaux,  — Abélard,  Pierre  Lombard 
dans  ses  Sentences  et  cent  autres  docteurs  avaient  en 
effet  déjà,  et  de  longue  date,  accusé  le  nnouvement 
qui  rattache  la  philosophie  scolastique  à  la  méthode 
du  précepteur  d'Alexandre,  —  il  nous  semble  toute- 
fois que  cette  sorte  de  vénération  dont  jadis  Aristote 
fut  l'objet  émane,  dérive  surtout  de  lui.  Dans  les 
écrits  d'Albert  le  Grand  le  texte  du  philosophe  grec 
se  trouve,  çà  et  là,  si  bien  et  moult  liement,  comme 
dirait  Montaigne,  amalgamé  avec  le  sien,  qu'on  se 
demande  vraiment,  de  temps  en  temps,  si  l'on  n'a 
point  par  hasard  devant  les  yeux  une  traduction  et 
non  pas  un  commentaire.  Dès  lors,  ne  devient-il  pas 
de  plus  en  plus  certain  que  l'âge  qui  s'ouvre  aux 
discussions  et  à  l'exposé  contradictoire  des  systèmes 
sous  le  patronage  de  l'Église  de  Rome  va  rompre  de 
plus  en  plus  avec  Platon?  Ce  n'est  point  sans  sur- 
prise qu'on  voit  relégué  dans  l'ombre  le  plus  spiri- 
tualiste,  pour  ne  point  dire  le  plus  chrétien  des  sages 
du  paganisme,  —  testimonium  animœ  naturaliter 
christianœ,  a  bien  avancé  Tertullien,  —  tandis  que  le 
père  des  rationalistes  voit  prosternée  à  ses  pieds,  et 
comme  suspendue  à  sa  doctrine,  la  somme  de  l'intel- 
ligence catholique,  pieux  écoliers,  moines  et  prélats. 
On  reviendra  sur  cette  apparente  anomalie.  On  ten- 
tera d'expliquer  comment  l'esprit  du  moyen  âge  théo- 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  41 

cralique  dut  se  sentir  plus  fortement  attiré  vers  le 
raisonnement  mélliodique  et  positif  que  vers  les  élé- 
vations de  la  dialectique  platonicienne.  Gomme  de 
juste,  Albert,  à  Padoue,  ne  borna  point  ses  études  à 
la  logique.  Albert  approfondit  toutes  les  matières  que 
comprennent  le  Trivium  et  le  Quadrivium.  Il  convient 
du  reste  de  se  le  représenter,  durant  ces  dix  années 
qui  courent  jusqu'à  l'heure  où  il  prit  l'habit,  ouvrant 
aux  éléments  les  plus  divers,  aux  formes  les  plus 
variées  de  l'art  et  du  savoir,  l'une  des  capacités  les 
plus  vastes  que  l'on  connaisse.  J'estime  que  ce  fut 
vers  cette  époque  qu'il  s'imprégna  de  la  substance 
des  auteurs  profanes,  aussi  bien  que  de  la  doctrine 
des  Augustin  et  des  Jérôme.  «  Le  maître  s'enquit  sans 
relâche  et  durant  tout  le  cours  de  sa  longue  carrière, 
de  omni  re  scibili  et  non  scihili^  »  rappellent,  pro- 
clament à  chaque  page  et  sur  tous  les  tons  les 
lourds  historiens  de  sa  vie^  Qu'est-ce  à  dire?  Il 
nous  plairait  infiniment  d'apprendre  en  ce  lieu,  si 
dans  le  commerce  des  anciens  Albert  étudiant  n'au- 
rait point  puisé  par  hasard  cette  solide  curiosité  d'es- 
prit et  cette  sérénité  d'âme  qui  lui  appartinrent  en 

1 .  Cunctis  luxisti, 

Scriptis  prœclarus  fuisti, 

Mundo  luxisti, 

Quia  totuin  scibile  scisti. 

Jammy,  Albertus  Magnus. 


42  ALBERT   LE   GRAND. 

propre  et  par  exception,  au  moyen  âge.  Une  des  rares 
confidences  de  son  style  donne  quelque  poids  peut- 
être  à  nos  soupçons,  à  nos  conjectures,  à  nos  juge- 
ments. Inutile,  d'ailleurs,  sur  ces  points  délicats 
d'interroger  les  chroniques^  toujours  un  peu  désobli- 
geantes, très-bavardes  quand  on  s'en  laisse  conter, 
et  secouant,  sans  souffler  mot,  en  l'air,  leurs  tabliers 
pleins  de  sortilèges  et  de  merveilles,  dès  qu'on  pré- 
tend obtenir  d'elles  un  renseignement  sérieux.  Albert, 
citant  Gicéron,  se  sert  assez  souvent  de  cette  expression 
éminemment  classique,  noster  Tullius.  Est-ce  témé- 
raire d'en  induire  qu'il  goûta,  qu'il  admira  ce  digne 
et  harmonieux  talent,  dont  la  philosophie  ne  s'ho- 
nore pas  moins  que  l'éloquence,  et  qui  ne  montra  de 
faiblesse  qu'en  politique?  Le  maître  de  saint  Thomas 
a  pu  relire,  lorsqu'il  traita  lui-même  de  Senectute, 
de  la  Vieillesse^  sous  un  point  de  vue,  il  est  vrai, 
très-diiïérent,  les  feuilles  écrites  par  ce  noble  citoyen 
dans  un  temps  où  l'on  ne  vieillissait  guère,  grâce 
aux  proscriptions,  et,  puisqu'il  le  nomme  son  ami,  le 
chrétien  dut  se  plaire  à  reconnaître,  tout  entouré  de 
réguliers  et  de  clercs  qu'il  fût,  que  Y  honnête  homme 
peut  quelquefois,  par  lui-même  et  par  ses  propres 
forces,  se  montrer  capable,  voire  même  plus  ca- 
pable que  ceux-là  qui,  sans  prendre  soin  de  se  re- 
cueilHr  et  de  se  composer,  sèchent  indolemment  dans 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  43 

l'attente  de  la  manne  céleste,  de  haute  résignation, 
de  dévouement  patriotique,  d'actions  magnanimes  et 
de  vertu. 

En  dehors  du  cercle  des  études  ordinaires,  Al- 
bert, à  Padoue,  ainsi  que  tout  cela  a  été  indiqué  plus 
haut,  s'adonna  avec  passion  et  prudence  à  ce  goût,  si 
prononcé  chez  lui,  si  hasardeux,  si  fort  sentant  le  fa- 
got, au  XIII''  siècle,  pour  tout  ce  qui  touche  de  près  ou 
de  loin  à  la  science  ou  à  l'investigation  de  la  nature. 
Il  réussit  plus  d'une  fois,  dit- on,  à  surprendre  ses  se- 
crets ;  il  parvint  à  les  mettre  à  profit,  et,  l'ignorance 
générale  aidant,  c'est  alors  que  commença  de  se  for- 
mer autour  de  son  front  l'auréole  de  puissance  fan- 
tastique dont  sa  mémoire  demeure  entourée.  Le  Bien- 
heureux, ce  semble,  n'a  point  trop  à  s'en  plaindre  : 
sa  seconde  auréole  a  soutenu  son  nom  en  l'air,  comme 
celui  d'Orphée.  Qui  sait  précisément  aujourd'hui 
parmi  les  laïques ,  parmi  les  réguliers  ou  séculiers, 
quel  rôle  a  joué  dans  l'Église  le  maître  de  saint  Tho- 
mas? Presque  personne  \  Qui  pense  se  souvenir  va- 


\.  On  ne  saurait,  à  vrai  dire,  faire  un  reproche  de  ne  point 
connaître  les  hauts  faits  du  docteur  universel  aux  laïques,  aux 
gens  du  monde.  Ce  qui  n'a  point  laissé  parfois  de  nous  surprendre, 
c'est  l'étonnement  profond  qu'ont  provoqué  souvent  certaines  de 
nos  questions  touchant  le  maître  de  saint  Thomas  de  la  part  de 
plusieurs  membres  insiruils  du  clergé  régulier  et  séculier.  De 


44  ALBERT   LE    GRAND. 

guement  avoir  entendu,  jadis,  quelque  part,  on  ne 
sait  où,  prononcer  ce  nom  :  Albert  le  Grand?  — 
Presque  tout  le  monde.  Le  titre,  la  couverture  ima- 
gée du  premier  ancien  almanach  venu  ,  prouverait 
encore  au  besoin  que  son  souvenir  n'est  point  tout 
à  fait  tombé  dans  l'oubli  \  Toute  victoire  remportée 
sur  l'inconnu,  on  ne  saurait,  du  reste,  trop  se  le  rap- 
peler ici ,  passait  pour  une  opération  magique  au 
moyen  âge,  disons  mieux,  mêlée  de  diablerie.  Pour 
nous,  qui  voyons  les  faits  qualifiés  de  miraculeux, 
de  sang- froid  et  à  distance,  nous,  qui  non -seule- 
ment avons  dérobé  à  la  nature  nombre  de  ses  forces, 
mais  les  avons  appliquées  soit  h  l'industrie,  soit  aux 
usages  de  la  vie,  telle  grave  explication  donnée  solen- 
nellement par  Albert  peut  paraître  aujourd'hui  insi- 
gnifiante. Si  l'on  réfléchit  un  instant,  on  constatera 
que,  nous  aussi,  moins  obscurément  toutefois  que  nos 
devanciers,  nous  sommes  encore  à  l'heure  qu'il  est 
enveloppés  de  phénomènes  dont  nous  ne  saisissons 

ce  côté-là  nous  n'avons  guère  obtenu ,  au  lieu  des  lumières  que 
nous  allions  un  peu  naïvement  chercher,  que  compliments  de 
condoléance,  ou  sourires  équivoques,  ou  ternes  défiâtes.  Telles 
gens  ne  sont  point  de  notre  temps,  qui  ne  sont  point  non  plus  du 
leur. 

1 .  Il  n'est  point  rare  de  rencontrer  encore  dans  les  campagnes, 
sur  les  cheminées  ou  sur  les  bahuts  des  paysans,  de  vieux  alma- 
nachs  dits  le  Grand  Albert ,  le  Petit  Albert. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  45 

point  les  causes ,  et  que  nous  saluons  journellement 
du  nom  de  savant  celui  qui  prétend  nous  les  indi- 
quer. Or,  entre  le  mot  de  savant  et  celui  de  magi- 
cien  y  a-t-il  en  réalité  plus  qu'une  diiïérence  de 
terme,  et  l'idée  voilée  sous  les  mots  n'est-elle  point 
parfaitement  identique?  Selon  le  degré  plus  ou  moins 
avancé  de  la  civilisation ,  on  les  emploie  à  tour  de 
rôle  et  dans  le  même  sens.  De  nos  jours ,  la  même 
expérience  de  physique,  qu'on  la  reproduise  en 
France  ou  en  Algérie,  dans  un  laboratoire  ou  de- 
vant des  Arabes,  ne  fera-t-elle  point  applaudir  le 
professeur'  ou  poursuivre  à  coups  de  pierres  le  sor- 
cier? Il  est  indispensable  de  se  transporter  par  l'ima- 
gination, et  surtout  pai'  l'étude,  au  xiii''  siècle,  pour 
apprécier  la  valeur  intellectuelle  et  morale  d'Albert 
le  Grand.  Une  fois  cette  résolution  prise,  on  recon- 
naîtra qu'il  fut  supérieur^  et  dans  des  proportions 
singulières,  à  son  époque,  plus  détaché  même  du 
ter re-à- terre,  du  convenu,  plus  complet,  plus  hardi, 
plus  enlevé ,  plus  original  en  un  mot  que  Newton 
ou  Guvier  chez  les  modernes.  La  taille  des  grands 
hommes  ne  se  mesure  point  à  leurs  proportions  vé- 
ritables, elle  résulte  du  niveau  commun  \ 

1.  «Albert  qu'on  a  surnommé  le  Grand j  parce  qu'il  vivait 
dans  un  siècle  où  les  hommes  étaient  bien  petits,  »  a  prestement 
dit  Voltaire  {Physique,  édit.  de  Kehl,  t.  III,  p.  144).    Sous  une 


40  ALBERT  LE  GRAND. 

Voici  cependant  qu'approchait,  pour  l'illustre  étu- 
diant à  l'école  de  Padoue ,  le  moment  qui  devait 
décider  du  sort  et  de  la  vocation  de  son  âme,  peut- 
être  devrais -je  même  hasarder,  pour  parler  plus 
exactement,  de  la  carrière  de  son  esprit.  C'est  que  la 
double  voie  qui  s'ouvre  aujom^d'hui  devant  tout  homme 
de  bonne  volonté,  ne  se  présentait  point  au  temps 
où  la  reine  Berlhe  filait,  et  qu'une  intelligence  en 
éveil  ne  pouvait  guère  se  poser  comme  aujourd'hui 
cette  question  :  Suis-je  pour  ou  contre  ce  qui  fut,  ce 
qui  est?  L'Eglise  de  Rome  avec  ses  noblesses  et  ses 
vices,  se  vantant  déjà  d'être  immuable,  non  moins 
fière  de  son  passé  qu'aujourd'hui,  comme  aujourd'hui 
plongeant  d'avance  et  d'un  geste  indulgent  dans  un 
moule  de  plomb  l'avenir,  mais  plus  imposante  et 
plus  sereine  ,  justement  parce  qu'elle  dominait  un 
milieu  plus  grossier;  plus  sainte,  parce  que  le  mal 
levait  plus  haut  la  tête  ;  plus  touchante  dans  ses  se- 
cours accordés  aux  malheureux,  parce  que  les  misé- 
rables et  les  frileux  ne  trouvaient  un  peu  de  chaleur 
que  sous  son  aile;  plus  libérale  surtout,  en  dépit  des 
apparences,  parce  que  peu  de  gens  de  cœur  et  de  tête 

forme  leste,  et  dans  une  intention,  je  le  crains,  peu  respectueuse 
pour  Albert  le  Grand ,  dont  il  ne  s'est  occupé  qu'en  passant,  et 
fort  légèrement,  Voltaire  exprime,  ce  semble,  la  même  pensée  que 
celle  qu'on  vient  de  développer. 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  i7 

avaient  encore  osé  retourner  contre  elle  ce  cri  de 
Vive  la  liberté!  qu'elle  poussa  de  très-bonne  grâce 
elle-même  tant  qu'on  ne  s'insurgea  point  contre  son 
pouvoir  et  ses  enseignements  de  jour  en  jour  plus- 
absolus,  l'Église  semble ,  à  l'époque  à  laquelle  nous 
remontons ,  le  seul  asile  où  put  se  réfugier  décem- 
ment, loin  de  la  poussière  des  combats  particuliers 
et  des  luttes  d'une  société  turbulente,  un  calme,  no- 
vateur et  studieux  génie.  Albert  devait  pencher  natu- 
rellement aussi  vers  ce  qui,  de  son  temps,  paraissait 
le  plus  haut.  De  droit,  il  appartenait  donc  à  l'Eglise, 
telle  qu'il  la  trouvait  établie.  Qu'il  ait  accepté  à  pre- 
mière vue,  sans  répugnance  aucune,  sans  examen, 
sans  combat,  tous  ses  dogmes  ;  qu'il  se  soit  rangé 
sans  hésitation  parmi  les  milices  spécialement  vouées 
à  la  cause  du  saint-siége ,  la  légende  qui  fait  appa- 
raître la  Vierge  à  ce  disciple  d'Aristote  et  de  Platon, 
naturellement  ennemi  de  toute  contrainte  et  de  tout 
joug,  laisse  percer  au  contraire  la  préoccupation  d'un 
idéal  assez  différent  de  celui  de  l'état  monastique,  et 
comme  une  aspiration  secrète  vers  un  ordre  de  choses 
plus  humain^  di\i  milieu  des  perplexités  majestueuses 
du  docteur  universel,  a  Dans  quelle  science  veux-tu 
devenir  habile  ?  »  aurait  demandé  la  mère  du  Christ 
au  fils  des  seigneurs  de  Bollstadt,  une  nuit  qu'épuisé 
de  travail ,  sentant  ses  facultés  s'éteindre  et  se  trou- 


48  ALBERT   LE  GRAND. 

bler,  et  pris  d'un  de  ces  découragements  écrasants 
qu'ont  traversés  tous  les  penseurs,  il  avait  cédé  au 
sommeil.  «  Je  voudrais  devExNir  habile  dans  la 
•CONNAISSANCE  DE  LA  NATURE,  »  répondit  simplement 
Albert.  «  Tu  seras  ce  que  lu  désires  et  le  plus  grand 
des  philosophes j,  »  murmura  la  Vierge  ,  un  peu  sur- 
prise et  désolée;   «  mais  parce  que  tu  n'as  point 

PRÉFÉRÉ    LA  SCIENCE  DE  MON  FILS,  LA  THÉOLOGIE,  lUl 

jour  viendra  où,  perdant  même  la  science  de  la  na- 
ture, tu  te  retrouveras  l'intelligence  voilée  comme  à 
présent^.  »  Je  ne  sais  si,  comme  le  ïut,  prétend-on, 
Albert,  cette  nuit  qu'il  conversa  avec  la  mère  du 
Christ,  nous  devenons  nous-mêmes  le  jouet  d'une 
illusion,  mais  il  semble  que  le  sens  caché  sous  cette 
allégorie  gracieuse  est  celui-ci.  Avant  de  se  sentir 
invinciblement  attiré  par  les  charmes  incomparables 
de  Celui  qui  prononça  le  Sermon  sur  la  montagne, 
notre  héros  n'avait  guère  cherché  que  le  Vrai  en  lui- 
même  et  pour  lui-même,  à  la  façon  des  sages  Grecs 
et  Romains.  Aussi,  lorsqu'il  se  résolut  par  la  suite  à 
porter  l'habit  de  Saint-Dominique  et  à  servir  officiel- 
lement Jésus-Christ,  sans  doute  il  se  consacra  corps 
et  âme  à  Notre-Seigneur  ;  mais  il  le  prit  tout  à  la 

4.  Cette  légende  est  rapportée  par  Flaminius,  Léandre  et 
Jammy.  Le  P.  Lacordaire  y  faitallusion  dans  son //iS^Oirec/esam^ 
Dominique,  p.  37. 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  49 

fois  à  témoin  et  de  son  zèle  pour  les  intérêts  de  son 
royaume  qui  n'est  point  terrestre ,  et  de  son  ferme 
propos  de  ne  reculer  devant  aucun  obstacle  pour  de- 
venir  habile  dans  la  science  de  la  nature^  et  de  son 
profond  dédain  pour  ces  parasites  de  la  Gène,  qui  du 
banquet  de  Jésus  n'emportent  que  la  coupe,  et,  tou- 
jours les  premiers  assis  à  sa  table,  ne  rompent  pas 
son  pain ,  n'écoutent  pas  sa  parole ,  mais  éloignent 
de  lui  la  foule,  et  gardent  leurs  sièges  \ 

On  ne  fera,  nous  l'espérons  du  moins,  nulle  dif- 
ficulté de  reconnaître  avec  nous  qu'à  partir  de  l'an 
1000,  date  fatale,  annoncée  dans  une  foule  de  pro- 
phéties comme  devant  inaugurer  la  fin  du  monde,  le 
monde  progresse  au  conti^aire  comme  pénétré  d'un 
sentiment  de  vitalité  plus  intense  ,  et  que  les  années 
de  grâce  sont  assurément  les  meilleures  que  l'hu- 
manité agissante  et  pensante,  depuis  l'avènement  du 
christianisme,  puisse  se  vanter  d'avoir  vécu.  Jus- 
que-là, entre  les  ruines  de  l'empire  romain  et  les 
invasions  des  Barbares,  entre  un  Théodose  et  un 


1.  ...  Canes  anliqui,  muti,  c'est-à-dire...  incapables,  vu  leur 
endurcissement,  leur  aveuglement  et  leurs  bassesses,  &' aboyer  la 
parole  de  Dieu,  murmure  quelque  part  Albert  le  Grand  dans  son 
commentaire  de  saint  Luc,  en  désignant  du  doigt  certains  prélats 
de  son  temps,  et  en  abritant  ces  rudesses  de  langage  sous  l'égide 
toujours  secourable  de  la  Bible. 

I.  4 


50  ALBERT  LE    GRAND. 

Attila,  ce  ne  sont  guère  que  ténèbres  s'épaississant 
sur  des  débris,  et  la  colossale  figure  de  Gharlemagne, 
tout  enluminée,  toute  surchargée  d'ornements  qu'elle 
apparaît,  ne  fait  pressentir,  n'apporte  au  demeurant 
rien  de  neuf.  Pourquoi?  C'est  que  VEmperor  à  la  barbe 
florie  appartient  à  un  ordre  de  choses  condamné,  Ghar- 
lemagne ne  fut  qu'un  grand  chef,  jaloux  de  Constan- 
tin. A  Paris ,  tandis  qu'appuyé  sur  une  fenêtre,  aux 
bords  de  la  Seine,  l'auguste  Franc  gémit  en  prévoyant 
de  nouvelles  irruptions  normandes  ;  à  Rome,  alors 
qu'il  se  ceint  le  front  du  bandeau  des  Césars;  à  Aix- 
la-Chapelle,  où  il  crée  un  centre  à  son  empire  ;  en 
Saxe ,  où  l'histoire  nous  le  fait  contempler  réduisant 
les  peuples  à  la  loi  de  l'Evangile,  comme  ses  ancêtres 
politiques  courbaient  les  peuples  vaincus  à  la  servi- 
tude :  partout,  voire  même  dans  ses  entretiens  in- 
times avec  Alcuin,  se  dessine  un  personnage  dont  les 
attitudes  et  les  mouvements  annoncent  le  Germain , 
dont  les  modèles  frustes  et  surannés  ont  paradé  sur 
les  marches  du  Capitole  ou  dans  le  cirque  de  la  mé- 
tropole du  Bas-Empire.  L'oint  du  Seigneur,  le  fils 
très-soumis  du  Saint- Père,  le  modèle  des  potentats 
orthodoxes,  ne  semble  point  exempt  de  gaucherie 
formidable  ni  de  solennité  farouche.  Après  qu'il  a 
fait  à  sa  guise  œuvre  de  législateur,  vidé  une  coupe 
d'hydromel ,  commandé  un  massacre,  chanté  au  lu- 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  51 

trin  avec  des  clercs  venus  d'Italie  que  sa  voix  énorme 
épouvante,  accablé  de  questions  ses  missi  dominici, 
dont  l'un  lui  présente  un  rapporfabsolument  comme 
pouvait  en  adresser  un  haut  fonctionnaire  au  Sénat , 
l'autre  l'édifie,  notes  en  main  ,  sur  la  quantité  de 
beurre  et  de  laitage  que  produit  une  de  ses  métairies, 
Gharlemagne  se  drape  dans  sa  toge  d'emprunt,  roule 
deux  yeux  bleus  vers  la  ville  aux  sept  collines,  et 
se  demande  en  langue  barbare  s'il  ne  ressemble  pas 
à  Marc-x4urèle.  Concluons.  Les  temps  qui  relèvent  de 
ce  héros  très-épais  se  ressentent  de  l'évanouissement 
d'un  géant  sans  se  distinguer  par  aucun  pas  fait  en 
avant,  et  montrent  un  vide  sans  tracer  une  voie  nou- 
velle. Tout  d'un  coup,  la  borne  de  l'an  1000  est-elle 
tournée,  ne  dirait-on  pas  que  chaque  siècle  prend 
aussitôt  une  allure  originale  et  s'élance  impétueuse- 
ment vers  un  but  précis  ?  Le  xi*"  siècle  vit  se  créer  la 
Chevalerie,  sortir  de  son  long  sommeil  l'Honneur: 
souriante ,  énamourée  et  suspendue  aux  flancs  san- 
glants de  l'Honneur,  voilà  que  renaît  avec  la  poésie  la 
Femme  dont  le  culte  ne  se  confondra  plus  cette  fois 
avec  celui  de  Venus,  fille  de  l'onde,  mais  fera  monter 
l'encens  jusqu'au  front  de  la  Vierge,  mère  de  Dieu. 
L'Europe  guerrière  s'arme  tout  entière  au  xii^  siècle, 
s'élance  vers  l'Orient,  et  au  milieu  du  tumulte  des  croi- 
sades saint  Bernard,  Abélard,  élèvent  la  voix  :  la  phi- 


52  ALBERT   LE  GRAND. 

losophie  agite  désormais,  comme  autrefois  à  Thèbes,  à 
Sparte ,  à  Athènes  ,  ses  problèmes ,  ses  fictions ,  ses 
systèmes  en  plein»  air,  elle  échappe  aux  in  pace  du 
cloître  et  s'adresse  directement  au  peuple.  Voici  venir 
enfin  à  l'horizon  le  xiii^  siècle,  âge  fécond,  unique,  où 
abondent  les  figures  et  les  caractères  :  Albert  le  Grand, 
saint  Thomas ,  saint  Louis,  Thibaud  de  Champagne, 
saint  Bonaventure,  sainte  Elisabeth,  Frédéric  II.  C'est 
bien  là  le  siècle  où  le  senthnent  religieux,  sorte  de 
foyer  constamment  ravivé  de  l'âme  humaine,  entre 
dans  son  ère  héroïque,  arme  de  mystiques  paladins, 
et  voit  jaillir  des  enseignements  du  Christ ,  dont 
une  des  forces  les  plus  fécondes  est  de  pouvoir,  de 
devoir  être  diversement  compris,  une  race  d'hommes 
imprévue.  Dans  cet  essor  des  pieuses  effervescences, 
les  rêves ,  les  idées  confuses  d'égalité  et  de  fra- 
ternité ,  quelque  temps  murées  dans  les  cellules , 
prennent  inopinément  un  nom,  un  corps,  une  vie, 
s'enhardissent,  jettent  franchement  le  gant  à  la  so- 
ciété, l'anathème  à  tout  ce  qui  s'appelle  chair  et  sang, 
lèvent  des  légions,  et,  sous  prétexte  de  gagner  le  ciel, 
se  hasardent,  se  déversent,  se  heurtent  sur  la  place 
publique.  Çà  et  là,  à  l'improviste,  du  capuchon  tom- 
bent des  fleurs,  sous  les  cilices  pointent  des  ailes. 
D'un  autre  côté  les  universités  se  fondent,  le  syllo- 
gisme règne,  l'affirmation  triomphe,  on  se  voue  à  la 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  53 

science  comme  à  Dieu,  la  raison,  éveillée  à  peine, 
murmure  en  se  jouant  un  langage  à  part,  aristocra- 
tique mais  ingénieux ,  les  Etats  actuels  de  l'Europe 
prennent  leur  physionomie.  Nous  laissons,  comme  de 
juste,  à  qui  veut  bien  nous  entendre  et  nous  suivre, 
assigner  aux  siècles  suivants,  sans  en  excepter  le 
nôtre,  le  rôle  particulier  qui  leur  revient,  et  nous 
nous  proposons,  sans  plus  tarder,  d'examiner,  la  vo- 
cation d'Albert  le  Grand  nous  entraînant  d'ailleurs, 
bon  gré,  mal  gré,  vers  les  régions  les  moins  hantées, 
au  seuil  de  cet  étrange  et  merveilleux  xiii^  siècle, 
son  entreprise  assurément  la  plus  considérable,  je 
veux  parler  de  l'essai  de  révolution  religieuse  tentée, 
réalisée,  ou  peu  s'en  faut,  dans  le  monde  chrétien 
par  ces  humbles  et  hardis  capitaines,  tous  deux  agi- 
tateurs et  pasteurs  d'âmes,  saint  François  et  saint 
Dominique. 

«  L'homme  ne  se  nourrit  pas  seulement  de 
PAIN ,  »  a  dit  Notre-Seigneur.  Rien  de  plus  clair,  de 
plus  lumineux  que  cette  belle  parole,  soit  qu'on  la 
prenne  à  la  lettre  et  qu'alors  elle  signifie  qu'en  de- 
hors des  besoins  matériels  l'homme  en  éprouve  de 
plus  nobles  et  veut  vivre  par  l'intelligence  et  l'amour; 
soit  qu'elle  s'applique  à  son  tempérament  spirituel 
et  affirme  cette  autre  vérité  non  moins  certaine, 
savoir  que  les  agapes  de  la  raison  ne  sauraient  ab- 


54  ALBERT   LE   GRAND. 

solument  suffire  aux  aspirations  de  sa  nature,  qu'il 
lui  faut  un  aliment  plus  épais  ou  plus  relevé,  Ten- 
thousiasme ,  la  passion ,  la  foi,  en  un  mot  le  senti- 
ment vague  ou  violent  de  l'infini.  Malheureusement, 
si  la  divine  et  parfaite  sagesse  n'a  rendu  elle-même 
que  de  rares  oracles,  ceux-là  qui  renchérissent  après 
coup  sur  l'interprétation  primitive  sans  élaboration 
préalable,  sans  avoir  pâli  de  longues  nuits  sur  les 
annales  de  la  conscience,  sans  avoir  longtemps  cher- 
ché, réfléchi ,  comparé,  sans  avoir  surtout  attentive- 
ment tendu  l'oreille  aux  révélations  de  cette  sibylle 
assise  à  tous  les  foyers  et  qui  fait  entendre  à  qui  ré- 
solument l'interroge  la  voix,  la  plainte  des  grands  et 
des  petits,  du  pauvre  et  du  riche,  ceux-là  sont  mé- 
diocrement disposés  à  tirer  pour  leur  propre  fonds 
des  conclusions  nettes,  pour  les  masses  de  nouvelles 
applications  pratiques  des  enseignements  tombés  d'en 
haut.  Le  zèle  impertinent,  aveugle  du  néophyte  ne 
connaît  point,  cF ailleurs,  ne  comporte  point  par  con- 
séquent la  mesure,  la  forme  la  plus  palpable,  la  plus 
viable  du  vrai,  a  Le  pain!  le  pain!  vil  et  terrestre 
aliment  que  le  pain!  L'homme  ne  se  nourrira  plus 
DE  PAIN  !  ))  s'est  écriée  naguère ,  dans  sa  superbe  et 
sa  bassesse,  la  folie  de  la  croix,  au  moyen  âge ,  et, 
une  fois  cette  exclamation  poussée,  elle  a  foulé  aux 
pieds,  pêlc-mele,  le  sens  commun  ;,  l'honneur,  l'an- 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  55 

tique  et  sereine  vertu,  les  joies  simples^  les  fermes 
et  droites  lignes  de  conduite,  tout  ce  qui  constitue  la 
sobre  dignité  du  moi  et  l'équilibre  fécond  des  facul- 
tés. Que  dis-je?  Sous  la  baguette  enchantée  de  cer- 
tains mystiques  s'opère  comme  un  coup  de  théâtre 
dans  la  sphère  des  idées ,  et  la  nature  elle-même 
change  de  face.  L'univers  n'est  plus  à  leurs  yeux 
qu'une  chapelle  enveloppée  de  la  mante  bleue  de  Ma- 
rie, le  monde  véritable  s'évanouit,  et  lliomme  réel  a 
vécu  ^  Famille,  patrie,  saines  et  robustes  Muses, 
prêtresses  tour  à  tour  graves  et  riantes  et  sacrifiant 
sur  tous  les  degrés  du  devoir,  sirènes  de  bon  con- 
seil dont  les  voix  nous  ramènent  au  sol  qui  nous  a 
vus  naître  et  nous  invitent  à  laisser  un  peu  de  nous- 
mêmes,  ne  serait-ce  qu'un  nom  sans  tache,  dans 
l'obscur  sillon  que  nous  traçons  ici-bas,  tout  cela  est 
déclaré  abject  et  comme  tel  jeté  à  la  voirie.  Ne  sem- 
ble-t-il  point  que  le  cœur  du  moyen  âge,  longtemps 
comprimé  sous  des  mailles  de  fer,  éclate  tout  à  coup, 
jaloux  d'espace,  épris  de  l'impossible,  bondisse  par 
monts  et  par  vaux  par  delà  le  Vrai  qui  le  révolte , 

1.  «  La  Vierge  ouvrit  son  capuchon  devant  son  serviteur  Do- 
minique qui  était  tout  en  pleurs,  et  il  se  trouvait,  le  capuchon, 
de  telle  capacité  et  immensité ,  qu'il  contenait  et  embrassait 
doucement  toute  la  céleste  patrie.  »  V.  Thomas  Cellano,  Vie  de 
saint  Dominique;  P.  Lacordaire,  Vie  de  saint  Dominique. 


5G  ALBtlRT  LE  GRAND. 

l'indigne  ou  plutôt  l'attire  à  lui  si  fort  qu'il  le  dépasse 
et  se  précipite  au  delà,  et  que,  ne  sachant  plus  com- 
ment se  faire  pardonner  ses  écarts,  il  se  soit  réfugié 
sous  la  bure,  comme  sous  le  manteau  du  civisme  et 
de  l'intérêt  public  se  voila ,  se  retrancha ,  se  sacra 
lui-même  vertueux  et  sensible  V incorruptible  de  93? 
Désormais  l'accord  harmonieux  de  l'intelligence  et 
de  l'âme  est  rompu ,  pour  la  plus  grande  gloire  du 
Créateur;  pour  le  plus  grand  bien  de  la  société,  la 
société  est  dissoute.  De  même  que  dans  l'ordre  mo- 
ral ce  sont  les  facultés  inférieures  qui  se  redressent, 
cjui  s'insurgent,  qui  gouvernent  :  le  rêve,  l'hallucina- 
tion, la  fade  et  rude  royauté  de  deux  aspirations  vers 
deux  extrêmes,  V étrange  et  le  vulgaire^  le  goiît  dé- 
pravé de  l'absurde  et  du  nu;  de  même,  dans  l'ordre 
social,  tous  péchés  sont  remis  à  deux  négations, 
y  ignorance  et  la  pauvreté.  N'apercevez  -  vous  pas 
déjà,  à  première  vue,  vers  quel  abîme  ont  couru  cer- 
tains héros  soi-disant  spiritualistes  du  moyen  âge,  en 
prétendant  se  sevrer  du  pain  de  l'esprit?  Certes, 
pour  qui  ne  s'est  point  clairement  rendu  compte,  sans 
parti  pris  et  en  remontant  aux  causes  très-profanes 
qui  l'ont  secondée,  de  l'influence  exercée  en  Europe 
par  les  Mendiants;  pour  qui  ignore  dans  quel  chaos 
propice  aux  prostrations  et  aux  démences  ils  ont  en- 
traîné la  flexible  religion  des  peuples;  pour  qui  encore 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  57 

s'inquiète  assez  peu  des  ombres  de  l'ensemble  et  se 
récrée  surtout  du  charme  et  de  la  nouveauté  des  dé- 
tails, le  mouvement  que  nous  n'apprécions  que  som- 
mairement ici  a  dû  paraître  prodigieux,  édifiant,  di- 
vin, 11  est  doux,  il  semble  délicat,  en  effet,  de  se 
laisser  persuader  sans  trop  de  résistance  qu'il  fut  un 
temps  où  parurent  triompher  les  justes  et  les  élus  ;  il 
plaît  d'entendre  professer,  de  loin  et  dans  un  clair- 
obscur  attrayant ,  un  mépris  suprême  pour  ce  corps 
de  boue  qui  nous  retient  hors  des  ineffables  délices, 
de  ne  plus  distinguer  au  milieu  des  chants  et  des  cris 
de  la  nature  que  les  cantiques  d'action  de  grâces  d'in- 
nocents fratelli,  les  hosanna/is  de  la  douleur  qui  se 
transforme  en  offrande  et  les  soupirs  de  l'amour  plus 
fort  que  la  mort  qui  se  fond  en  charité.  Hélas!  l'im- 
pression ne  demeure  plus  tout  à  fait  la  même  dès 
qu'on  se  pose  quelques  simples  questions,  et  quel- 
ques-unes de  ces  questions,  les  voici  :  —  Présenté 
sous  ce  nouvel  aspect,  le  christianisme,  et  notez  bien 
que  c'est  celui  que  nous  a  légué  l'ancien  régime,  le 
christianisme  est-il  en  décadence  ou  est-il  en  pro- 
grès? Le  Verbe  tel  qu'il  s'incarne  une  seconde  fois 
au  moyen  âge  dans  la  soumission  aveugle  à  l'autorité 
spirituelle  et  temporelle  des  papes,  dans  le  célibat, 
dans  le  dénùment  absolu,  dans  le  pharisaïsme  dogma- 
tique, et  non  plus  dans  la  chair,  mais  dans  l'impec- 


58  ALBERT   LE  GRAND. 

cabilité  originelle  et  la  divinité  sut  generis  de  la 
Vierge,  est-ce  bien  là  le  même  Verbe  qui  resplendit 
dans  l'Evangile?  Au  bout  de  tant  d'excès  consacrés 
par  l'admiration  des  fantasques  et  des  faibles ,  et 
tantôt  favorisés ,  tantôt  approuvés  par  la  cour  de 
Rome,  à  la  suite  de  cette  centralisation  quasi-féodale 
et  quasi -césarienne  des  consciences  entre  les  mains 
d'un  Pontife-Roi,  une  sorte  de  détente,  la  juste  ré- 
volte n'était-elle  point  inévitable  et  pendante ,  et  tôt 
ou  tard  ne  s'appellera -t- elle  point  la  réforme?  — 
—  Personne  ne  niera,  à  considérer  la  question  sous 
sa  face  opposée,  que  la  superstition  des  jouissances 
matérielles  ne  soit  aussi  grossière,  aussi  pernicieuse 
pour  le  moins  que  la  soif  immodérée  des  tortures  ou 
que  l'appétit  déréglé  des  miracles,  et  nous  ne  ferons, 
pour  notre  part,  nulle  difficulté  d'admettre  que,  par 
certains  de  ses  côtés,  l'initiative  de  saint  François  et 
de  saint  Dominique  n'ait  été  singulièrement  favorable 
aux  intérêts  démocratiques  de  la  chrétienté.  N'ont- 
ils  pas  entrepris,  par  exemple,  une  sorte  de  croisade 
sociale  contre  l'effroyable  corruption  du  haut  clergé, 
contre  toutes  les  indifférences  hautaines  ou  niaises,  les 
sensualités,  les  brutalités  sans  vergogne  de  la  bestia- 
lité féodale,  et  n'en  sont-ils  pas ,  autant  que  faire  se 
pouvait,  venus  à  bout?  Et  que  de  frais,  que  de  forts, 
que  de  nobles,  que  de  généreux  sentiments  n'ont-ils 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  59 

pas  remués  !  Avec  quelle  suite  ,  quelle  ardeur  candide 
et  quel  feu  ne  se  sont-ils  point  dévoués  à  la  solution 
des  problèmes  qui  nous  préoccupent  encore,  nous 
modernes  !  Sous  la  vieille  idée  de  couvent  qu'ils  ont 
définitivement  fait  triompher  dans  l'Eglise,  ne  pour- 
rait-on point  retrouver  à  la  rigueur  en  germe  l'idée 
tout  actuelle  d'association^  qui  rend  l'individu  libre, 
responsable  de  ses  actes  et  l'affranchit;  sans  cepen- 
dant l'isoler?  Aussi  bien  des  sources  d'eau  vive,  au- 
jourd'hui du  reste  à  peu  près  taries,  auxquelles  se 
sont  abreuvées  avidement  les  générations  qui  ne  sont 
plus,  ne  nous  permettrons-nous  d'approcher  qu'avec 
infiniment  de  réserve  et  de  respect,  et,  le  limon  s'étant 
de  lui-même  séparé  de  l'onde  pure  et  comme  déposé 
au  fond  de  la  source,  nous  n'aurons  plus,  pour  ainsi 
dire,  qu'à  nous  pencher  vers  ses  bords,  sans  même 
y  plonger  la  main,  pour  juger  du  bien  et  du  mal  que, 
dans  leur  œuvre  de  propagande  religieuse  et  morale, 
y  ont  accumulés  les  deux  apôtres  du  moyen  âge,  saint 
Dominique  et  saint  François  \ 

i .  {(  Entre  le  roi  et  le  peuple,  entre  les  feuillants  et  les  ja- 
cobins, Lafayette  joue  le  rôle  passif  du  chœur  dans  le  drame 
antique,  »  a  dit  l'auteur  du  livre  la  Révolution  du  grand  citoyen 
qui  peut-être,  entre  tous  ses  émules  de  89,  a  le  mieux  servi  et  le 
mieux  honoré  la  liberté.  Pourquoi  ?  Parce  qu'il  s'y  est  dévoué  sans 
ambition  et  de  sang-froid.  «  Lafayette  maintient  les  droits  de  la 
justice;  il  les  invoque  avec  courage,  avec  audace;  mais  aussi 


CO  ALBERT  LE   GRAND. 

Saint  François  est  venu  au  monde  l'an  1172,  dans 
la  petite  ville  d'Assise,  en  Italie.  Son  père  vendait  des 
étoffes,  homme  rude  et  borné,  enfoui  dans  les  soins  de 
la  vente  et  de  l'achat  des  draperies.  Dans  ses  heures 
de  loisir,  il  traitait  le  hambino  de  fainéant ,  n'épargnait 
point  les  coups,  et  n'admira  jamais  la  plante  exotique 
et  rare  dont  la  graine  tomba  par  hasard,  germa  sous 
son  comptoir.  Le  portrait  que  nous  a  laissé  de  François 
adolescent  son  biographe  fait  songer  aux  figures  du 
Pérugin,  grêles,  expressives,  à  la  fois  riantes  et  ten- 
dues, aux  joues  mates,  aux  yeux  noirs  et  fixes,  et 
qui,  tantôt  debout,  tantôt  priant,  toujours  gracieuses 
et  roides,  dessinent  une  suite  de  lignes  pures  sur 


IL  n'est  point  le  personnage  qli  agit.  »  (V.  Quinet,  la  Révo- 
lution, t.  I,  p.  346).  Cette  attitude  qu'j  prise  Lafayette  dans 
le  drame  politique  a  dû  sans  doute  provoquer  la  surprise,  mais 
elle  impose  aussi  Tadmiration.  Elle  est  à  la  fois  conlemplalive , 
héroïque,  et  raisonnable.  Dans  le  drame  politique  et  religieux 
du  moyen  âge,  le  rôle  qu'a  joué  Albert  le  Grand,  le  caractère  qu'il 
a  soutenu,  présente  à  notre  sens,  tout  bien  considéré  d'ensemble 
et  soigneusement  pondéré,  une  singulière  analogie  avec  le  rôle 
qu'a  joué,  le  caractère  qu'a  soutenu  Lafayette.  Initiateur  par  ex- 
cellence, Albert  n'est  point  non  plus  le  personnage  qui  agit. 
Mêlé  à  tout,  il  semble  retiré  de  tout,  et  alors  même  qu'il  paye  de 
sa  personne  au  milieu  de  la  scène,  alors  qu'il  se  hasarde,  et  que, 
tout  en  cherchant  des  solutions  sages  au  moyen  de  transactions 
risquées,  il  va  de  l'avant  et  se  compromet ,  on  dirait  encore  qu'il 
n'assiste  qu'à  un  spectacle. 


MOUVEMKNT   RiaiGIEUX.  61 

un  fond  clair,  parsemé  d'arbres  surnaturels  \  Eux 
aussi,  pauvres  arbres  du  tiers  ordre,  anachorètes  à 
leur  façon,  ils  semblent  vouloir  se  dépouiller  de  toute 
parure,  affiner,  replier  leurs  feuilles,  ne  point  s'aban- 
donner au  vent  à  la  légère,  avoir  renoncé  aux  gais 
rayons  de  soleil,  à  la  mousse  inutile,  aux  pampres  trop 
pressants  ou  trop  folâtres,  en  un  mot  s'effacer,  se 
mortifier  dans  le  paysage  pour  faire  plaisir  à  Dieu -. 
Deux  traits  peindront  saint  François  dans  sa  jeu- 
nesse, alors  qu'il  appartenait  encore  au  siècle.  Il 
passait,  certain  jour,  à  travers  champs,  à  cheval. 
Un  lépreux  lui  demande  l'aumône.  Le  lépreux  tend 
la  main,  François  ne  se  contente  point  de  lui  don- 
ner tout  l'argent  qu'il  a  sur  lui,  il  se  précipite  sur 
ses  plaies  et  les  couvre  de  baisers.  François  conti- 
nue sa  route,  tourne  la  tête  et  n'aperçoit  plus  per- 
sonne. Nul  doute  quil  liait  embrassé  Jésus-Christ  ^. 
François  entre  une  autre  fois  dans  une  chapelle, 
s'agenouille  aux  pieds  du  crucifix,  et,  tandis  qu'il 

'1.  «  Saint  François  :  front  petit...,  yeux  noirs  et  sans  malice..., 
nez  droit  et  fin...,  col  grêle...,  doigts  longs...,  jambe  maigre, 
pied  petit;  de  chair  peu  ou  point.  »  V.Th.  Cellano. 

2.  Voir  les  tableaux  de  l'école  d'Ombrie  :  galeries  de  Dresde, 
du  Louvre,  de  Rome  et  de  Sienne. 

3.  V.  Saint  Bonavenlure.  On  peut  consulter  la  traduction  fran- 
çaise de  RI.  Bertliaumier,  curé  de  Levet  et  membre  du  tiers  ordre. 
Bibliolhèque  franciscaine. 


62  ALBERT  LE   GRAND. 

s'abandonne  à  l'oraison ,  les  yeux  pleins  de  larmes , 
une  voix  descend  de  la  croix.  A  trois  reprises  la 
voix  répéta  :  «  François ,  va  et  répare  ma  maison 
qui  chancelle j,  comme  tu  le  vois,  tout  en  ruines.  » 
François  tombe  en  extase.  Puis,  revenant  à  lui,  il  se 
prépare  à  obéir  et  combine  les  inoyens  d'exécuter 
V ordre  qu'il  a  reçu...  C'est  saint  Bonaventure,  son 
disciple  et  son  historien,  qui  raconte  au  long  ces  dé- 
tails, et  il  ajoute  que  saint  François  connut  plus  tard 
par  V avertissement  du  Saint-Esprit  la  signification 
exacte  des  mystérieuses  paroles.  L'Eglise  du  Christ 
n'était  plus  moralement  que  décombres,  en  effet,  à 
la  fin  du  xii^  siècle.  En  ces  quelques  années  de  sé- 
cheresse, de  doute  et  d'angoisses  mortelles  où  la 
masse  des  imaginations  catholiques,  après  les  heures 
d'épanouissement  allègre  et  d'éblouissement  inef- 
fable qu'elles  traversèrent  lors  des  espoirs  de  la 
première  croisade,  retomba,  des  trois  croix  du  Gol- 
gotha ,  une  seule  demeurait  chancelante ,  abîmée 
pans  l'ombre,  égarée,  perdue,  —  ne  venait-elle  point 
de  passer  entre  les  mains  des  infidèles? —  celle  du  mi- 
lieu ^  —  Hardi,  François  !  La  relèveras-tu ,  la  croix, 
la  replanteras-tu?  souffla  l'Esprit  à  son  oreille.  — 
Oui,  je  la  relèverai ,  je  la  replanterai,  se  dit  Fran- 

1.  Prise  de  .lérusalem ,  par  Saladin;  les  chrétiens  perdent  la 
vraie  croix  (1187). 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  Cûi 

çois,  et  François  vis-à-vis  de  lui-même  a  bien  tenu 
parole.  Mais  cette  croix  qu'il  a  relevée,  qu'il  a  re- 
conquise, dont  il  se  pare,  qu'il  agite  en  chantant  et 
dont  le  fardeau  lui  pèse  si  peu  qu'il  converse^  che- 
min faisant,  avec  les  passereaux  et  les  tourterelles, 
est-ce  bien  là  la  même  croix  dont  le  Fils  de  l'homme 
n'a  voulu  porter  le  bois  qu'un  seul  jour,  au  Calvaire, 
mais  dont,  en  revanche,  il  a  laissé  l'impérissable, 
l'immatériel  exemplaire  au  fond  des  cœurs?  Voilà 
ce  qu'il  appartient  à  la  foi ,  non  à  l'indifférence  ou  à 
l'incrédulité,  de  décider. 

A  partir  de  l'entretien  ou  du  monologue  auquel 
on  vient  d'assister,  l'âme  tout  e?i  émoi,  tout  ébranlée 
du  petit  marchand  d'Assise  n'appartient  plus  à  la 
terre,  ou  plutôt  elle  ne  s'appartient  plus,  et,  sous  sa 
frêle  enveloppe,  elle  médite  quelque  chose  de  pro- 
digieux, une  révolution  dans  la  piété,  Jésus  dans  le 
jardin  des  Oliviers  soupirait,  s'adressant  à  son  Père  : 
Mon  Père,  éloignez  de  moi  ce  calice.  Voyez,  l'homme 
et  le  Dieu  s'harmonisent,  se  fondent  et  se  pondè- 
rent en  sa  personne  par  des  dégradations  de  va- 
leur et  de  force,  en  des  finesses  d'alliage,  des 
délicatesses  et  des  précisions  d'équilibre  vraiment 
exquises;  il  va  remonter  au  ciel,  mais  il  a  affronté 
la  mort  ;  il  a  accepté  le  supplice,  mais  il  a  souffert, 
il  a  gémi,  et,  pour  nous  montrer  le  bon  chemin  jus- 


64  ALBERT  LE  GRAND. 

qu'au  bout,  quand  il  ressuscite,  il  emporte  jusques 
au  haut  des  airs  un  peu  plus  qu'un  souvenir  de  la 
terre  avec  lui,  ce  corps  que  les  approches  du  sé- 
pulcre ont  couvert  d'une  sueur  de  sang  et  qui,  vain- 
queur et  glorieux,  ne  se  laisse  point  cependant  telle- 
ment pénétrer  par  la  lumière,  que  sous  les  splendeurs 
éthérées  on  ne  découvre  point  encore  la  trace  des 
clous,  et  sous  le  manteau  du  second  Elie,  l'huma- 
nité. Aussi ,  ceux  qui  croient  en  Jésus  peuvent-ils 
suivre  Celui  qui  s  en  retourne,  tout  entiers,  jusqu'au 
Calvaire,  et  par  delà  le  Calvaire  espérer  le  recon- 
naître et  se  reconnaître  eux-mêmes  en  lui  dans 
l'autre  vie.  Mon  Père,  mon  Père,  de  grâce,  à  moi 
ce  calice  !  A  moi  !  j'ai  soif  !  s'écrie  saint  Fran- 
çois, parlant  à  Jésus.  //  a  soif!  Entendez -vous? 
Lui ,  le  serviteur  et  le  disciple ,  il  ne  se  sacri- 
fie point  à  la  grandeur  morale;  ce  n'est  ni  un 
martyr  ni  un  héros  :  il  est  mieux  ou  moins  que 
cela:  c'est  un  courtisan  maniaque,  acharné,  rayon- 
nant, jaloux  de  toutes  les  douleurs,  et  quand  une 
fois  elles  l'ont  agréé  et  convié  à  leurs  tristes  hy- 
mens,  on  dirait,  à  en  juger  par  ses  transports,  du 
Bien-Aimé  du  Cantique  des  cantiques ,  aspirant  tous 
les  effluves  de  l'amour  et  les  parfums  de  la  gre- 
nade et  de  la  vigne  en  fleur  entre  les  bras  de  la 
Sulamite. 


MOUVEMEiNT   RELIGIEUX.  65 

Quel  contraste,  quel  abîme  de  dissemblances  entre 
le  modèle  et  la  copie  !  François  ne  se  résigne  point 
à  la  pauvreté;  elle  l'attire,  elle  le  subjugue,  elle  le 
fascine,  il  l'épouse;  et,  attendu  qu'on  ne  saurait  avoir 
trop  d'égards  pour  la  compagne  de  son  choix ,  il 
prend  pour  lui  les  épines  et  ne  lui  ôte  point  sa  cou- 
ronne. Que  dis- je?  le  saint  lui  trace,  pur  caprice, 
une  sorte  de  sinueux  sentier  entre  les  myrtes  et  les 
cytises.  François  élève  la  pauvreté  à  la  dignité  d'un 
dogme.  Il  lui  accorde  ce  luxe  étrange  :  Dame  Pau- 
vreté ne  maniera  ni  la  bêche  ni  le  rabot,  elle  men- 
diera. Ne  comprend -on  pas  dès  lors  la  profondeur 
du  mot  de  Bossuet  :  François  fut  peut-être  le  plus 
désespéré  amateur  de  la  pauvreté  qui  ait  été  dans 
l'Eglise,  C'est  qu'il  y  eut  en  réalité  tout  à  la  fois  des 
langoureuses  ardeurs  de  l'amant  et  des  retours  déso- 
lés du  paria  au  fond  de  ce  grand  cœur  avide,  auquel 
rien  ne  suffit  pour  témoigner  de  son  humble  tendresse 
au  Créateur,  même  l'infini  des  opprobres.  Son  immo- 
déré désir  de  plaire  ne  saurait  naturellement  se  calmer, 
la  supplique  s'adressant  à  l'Invisible  :  de  rage,  se 
croyant  rebuté,  François  se  roule  dans  la  poussière, 
pour  faire  au  moins  pitié,  s'il  ne  plaît  pas.  Rien  ne  le 
réconforte,  rien  ne  le  contente,  rien  ne  l'assouvit,  ce 
gourmand  d'amour  et  de  honte.  Quand  le  mystique 
s'est  immolé  sur  je  ne  sais  quelle  claie  à  je  ne  sais  quel 

I.  5 


66  ALBERT   LE   GRAND. 

idéal  poursuivi  par  saccades  entre  un  cilice  et  des  roses, 
il  estime  néanmoins  n'avoir  encore  rien  fait  pour  son 
idéal.  N'ai -je  point  risqué  ce  rapprochement  :  un 
cilice  et  des  roses  ?  François  d'Assise  ne  me  désavoue- 
rait pas.  Le  Dieu  immuable  et  le  Dieu  sur  la  croix, 
le  Dieu  vivant  et  le  Dieu  cadavre.  Dieu  sous  quelque 
face  que  le  présente  la  théologie  transcendante  aux 
regards  comme  à  la  pensée,  ne  saurait  en  effet  com- 
plètement absorber  ni  tenir  constamment  suspendue 
une  organisation  mortelle.  Parvenu  aux  cimes  de  glace 
de  cet  Oreb  imaginaire  contre  lequel  la  foudre  senti- 
mentale frappe  en  pure  perte,  l'amour  qui  n'a  point 
été  payé  d'amour  se  transforme,  se  revenge  tôt  ou 
tard,  et  se  répand,  puisque  aussi  bien  il  faut  descendre 
et  s'apaiser,  sur  tout  ce  qui  peut  témoigner  ici-bas  de 
la  bonté,  de  la  force,  des  splendeurs  de  l'être  parfait 
dont  le  spectacle  de  la  création  met  en  quelque  façon  à 
notre  portée  la  clémence  et  la  beauté.  Et  que  se  pro- 
duit-il alors  en  dernier  lieu?  Quelque  chose  comme 
un  fait  de  physique  tout  ordinaire.  Les  vapeurs  qu'a 
longtemps  poussées,  foulées,  condensées  à  des  hau- 
teurs incalculables  l'extase,  retombent  soudain  du  ciel, 
tantôt  sous  forme  de  pluie  fine ,  tantôt  en  tièdes  et 
abondantes  ondées  sur  les  coteaux  et  les  vallons  ^ 


1.  On  ne  saurait,  à  vrai  dire,  se  défendre  d'admirer  certaines 


MOUVEMENT     HFLIGIEU.X.  67 

Après  qu'il  s'est  meurtri  les  genoux  contre  le 
marbre  des  autels,  frappe  le  front  sur  les  dalles  du 
cloître,  enfoncé  dans  la  poitrine  les  clous  du  crucifix, 
après  qu'il  a  médite  sur  la  vie  future  et  la  Passion  avec 
une  intensité  qui  l'abat,  François  éprouve,  comme  de 
juste,  le  besoin  de  se  récréer,  retourne  de  temps  en 
temps  vers  la  nature  un  visage  inondé  de  pleurs,  et, 
tel  que  ces  monts  dont  parle  l'Ecriture  et  qui  bondis- 
sent comme  des  bélierSj,  il  s'arrache  enfin  à  la  contem- 
plation et  bondit.  L'exaltation  grave  du  Séraphin  se 


suaves  paroles  de  saint  François,  quelques-uns  de  ces  élans  roma- 
nesques où  la  grâce  de  l'expression  le  dispute  à  la  chaleur  d'une 
émotion  vraie,  ses  effusions  de  tendresse  charmantes  pour  tout  ce 
qui  souffre,  vole  ou  gémit;  rappelons  quelques  traits  de  sa  vie 
qu'on  laisse  à  dessein  dans  l'ombre.  Un  jour,  aux  fêtes  de  Noël , 
saint  François  rassemble  le  peuple  dans  une  étable  et  imite  le  bêle- 
ment d'un  mouton  en  traînant  le  mot  Bethléem.  Une  autre  fois  , 
pour  faire  pénitence  d'avoir  rompu  le  jeûne,  il  ordonne  qu'on  le 
renverse  ,  dépouillé  de  tout  vêtement,  dans  les  rues,  et  qu'on  le 
frappe  à  coups  de  corde,  en  annonçant  à  haute  voix  :  Voilà  le 
gourmand.  Il  s'enfuit  en  Egypte,  espérant  le  martyre  :  le  Soudan 
s'en  divertit  et  refuse  d'obéir  à  ce  caprice.  François  se  roulait 
parfois  dans  la  neige  au  grand  ébahissement  des  enfants  et  des 
femmes  qui  riaient  d'abord,  puis  finissaient  par  luttera  qui  tou- 
cherait le  plus  tôt  le  pan  de  sa  robe.  Il  était  si  transporté  quand 
il  parut  devant  le  pape,  dit  son  biographe,  qu'il  pouvait  à  peine 
contetiir  ses  pieds  et  tressaillait  comme  s'il  eût  dansé...  —  Con- 
sulter saint  Bonaventure,  Vie  de  saint  Fra7içois  ; 'ïh.  Cellano, 
Vie  de  saint  François. 


68  ALBERT  LE   GRAND. 

résout  tout  à  coup  en  joie  enfantine,  la  sévérité  de 
l'ascète  en  sourire.  Ne  venons-nous  point  de  con- 
templer une  sorte  d'Ecce  homo?  Voici  tout  à  coup 
un  concert  champêtre  qui  s'élève,  un  murmure 
d'abeilles,  des  notes  de  musette,  les  cris  perçants  des 
agneaux  à  la  mamelle ,  ou  bien  encore  le  bruit  loin- 
tain et  cadencé  des  chars  ployant  sous  les  gerbes 
d'épis. 

Il  y  a,  du  reste,  avouons-le,  dans  ces  retours  de 
V austère  au  gracieux  et  au  plaisant,  les  noces  de  Cana 
de  saint  François,  un  charme  réel  auquel  on  ne  sau- 
rait tout  à  fait  se  soustraire,  et  rien  n'est  suave,  aérien, 
ailé,  comme  les  ébats  de  cette  âme  unique  au  lende- 
main de  ses  déceptions  ou  de  ses  aridités  fugitives.  On 
comprend  vite  qu'il  a  du  passer  vers  ce  temps-là  sur  les 
tempes  de  la  Psyché  mystique  comme  une  molle  ha- 
leine printanière  émanée  des  rives  du  Bosphore  ou  du 
Gange,  et  l'esjDrit  entre  désarmé ,  mais  dérouté,  dans 
une  sphère  d'émotions  indéfinissables  et  de  dévotes 
fantaisies,  dont  l'agrément  et  l'imprévu  ne  rachètent 
point  toujours  la  yo?/ew5C^e  profane.  L'idée  religieuse, 
çà  et  là,  leur  prête  son  voile  et  leur  sert  de  pré- 
texte, bien  qu'elle  y  soit,  à  proprement  parler,  pres- 
que totalement  étrangère.  Vous  souvient -il  de  ces 
mosaïques  de  Florence,  sur  marbre  noir,  au  nn'lieu 
desquelles  se  détachent  un  ou  deux  brins  de  jasmin. 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  00 

quelques  feuilles  légères,  une  branche  de  lilas?  Quoi 
de  plus  brillant  et  plus  frais  !  Ainsi  se  détachent 
sur  l'idée  religieuse  les  astragales  et  les  enrou- 
lements des  gaietés  franciscaines.  Elles  séduisent 
l'œil,  à  vrai  dire,  elles  tranchent  sur  le  marbre  noir; 
mais  ce  ne  sont  là  que  morceaux  rapportés ,  et  plus 
l'agencement  des  détails  saute  agréablement  aux 
yeux  par  la  limpidité  des  couleurs  et  l'élégance  du 
trait ,  moins  tient  de  place  en  réalité  le  fond  chré- 
tien. Vous  souvient-il  encore  des  tableaux  d'Angéli- 
que de  Fiésole?  Plusieurs  sans  doute  comptent  comme 
œuvres  d'art  et  quelques-uns  même  comme  œuvres  de 
piété;  mais  les  scènes  et  les  attitudes  auxquelles  le 
peintre  du  mysticisme  en  liesse  se  complaît  ne  font- 
elles  point  rêver  au  tendre,  ai/ jo/z  plutôt  qu'au  divin? 
Les  pipeaux  de  Tircis  et  de  Mélibée  n'auraient -ils 
point  modulé  par  hasard  les  soupirs  et  les  ris  étouf- 
fés de  l'églogue  derrière  la  toile  bénie,  et  sous  ces 
robes  de  bure  dont  les  plis  voilent  la  chair  aux  re- 
flets nacrés  des  novices  dansant  sur  l'herbette  émail- 
lée  de  marguerites  Florian  ne  pourrait -il  point  ra- 
masser à  la  rigueur  un  bout  de  ruban  pour  la  houlette 
de  ses  bergers?  Telle  est  l'impression  que  laissent, 
à  tout  prendre,  les  compositions  de  Fra  Angelico,  et 
personne  ne  niera  cependant  qu'il  lui  ait  été  donné 
d'exprimer  avec  autant  de  vérité  et  même  avec  au- 


70  ALBERT  LE  GRAND. 

tant  d'élévation  que  possible  cet  étrange  et  passionné 
mouvement  qu'imprima  aux  âmes  de  son  siècle  Vin- 
comparable  saint  François  d'Assise.  Grâce  à  lui,  la 
pastorale  alternera  bientôt  avec  la  méditation  des 
mystères;  grâce  au  rival  de  Dominique,  la  prière  se 
laissera  confondre  désormais  sans  scrupule  aucun 
avec  la  poésie,  sa  cousine.  Celle-ci  ,  la  païenne,  fit 
mine,  il  est  vrai ,  de  suivre  la  dévote  au  pied  des  au- 
tels ;  mais  parce  que  celle-là,  la  dévote,  lui  avait  pro- 
mis tout  bas,  l'heure  de  l'office  une  fois  coulée,  de 
s'en  aller,  le  long  des  taillis  et  des  haies,  mordre 
avec  elle  à  la  grappe  des  choses  créées  \  Qui,  le 
premier,  en  somme,  a  donné  la  clef  des  champs  à  la 
prière?  Saini  François.  — Voilà  assurément  qui  semble 
fort  honnête,  voire  même  fort  galant,  n'eût  point 
manqué  d'observer  le  rigide,  froid  et  compassé  dix- 
septième  siècle,  mais  cUiin  goût  et  d'un  expédient 
douteux,  —  N'en  déplaise  à  messieurs  de  Port-Royal, 
ce  ne  fut  peut-être  point,  en  ces  temps  tumultueux, 
sanguinaires  et  dissolus  du  moyen  âge,  d'un  pasteur 
malavisé  de  mener ,  à  seule  fin  de  lui  dégourdir  un 
peu  les  ailes  et  de  la  disposer  à  se  mieux  recueillir 
au  retour,  de  mener  la  prière  aux  champs.  Il  ne  fal- 

1.  Voir,  sur  les  parties  liées  de  la  religion  et  de  la  poésie  au 
xiir  siècle,  les  Chevaliers-Poëtes  de  l'Allemagne  (Minnesinger): 
Walther,  Godofroid  de  Strasbourg,  et  particulièrement  Frauenlob. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  71 

lait  point  cependant ,  nous  en  conviendrons  volon- 
tiers, la  laisser  battre  la  campagne  '... 

((  Loué  soit  Dieu,  mon  seigneur,  pour  toutes  ses  créa- 

1 .  II  s'est  produit  au  commencement  de  ce  siècle  un  événement 
non  moins  extraordinaire,  d'infiniment  moins  grave  conséquence 
assurément  que  celui  auquel  on  fait  allusion  ici,  et  qui  lui  fait  tou- 
tefois pendant.  Nos  pères  ont  assisté  bel  et  bien  à  la  reconduite 
de  la  prière  au  pied  des  autels  de  par  le  fait  de  la  poésie. 
Chateaubriand ,  par  ses  Martyrs  et  son  Génie  du  Christianisme, 
Lamartine,  par  ses  Méditations ,  ont  ramené  leur  génération  du 
côté  de  l'église.  Malheureusement,  eux  non  plus  ne  furent  point 
précisément  des  hommes  foncièrement ,  sérieusement  religieux. 
Aussi ,  que  subsiste-t-il  aujourd'hui  de  leur  initiative  artistique, 
littéraire,  sentimentale,  nullement  philosophique?  11  n'en  reste  rien 
ou  presque  rien.  Leur  œuvre  n'a  point  cependant  laissé  d'être 
opportune  et  instructive ,  à  ce  point  de  vue  qu'elle  a  prouvé,  ce 
semble,  assez  clairement  que  désormais  \e  sens  religieux  ne  sau- 
rait plus  être  ravivé  dans  les  masses  par  le  clerc,  et  que  seule 
aux  abords  du  temple  la  voix  du  laïque ,  vir  liber,  a  quelque 
chance  d'être  entendue.  L'exemple  du  P.  Lacordaire  est  bien  signi- 
ficatif et  concluant.  S'il  eut  pour  lui  l'oreille  de  la  jeunesse  et 
parvint  à  remuer  les  âmes  en  ce  siècle,  en  les  faisant  souvenir  de 
Dieu,  pensez-vous  que  ce  fut  chez  lui  le  prêtre  qui  remporta  cette 
difficile  et  méritante  victoire?  Non  pas;  ce  fut  le  poëte  et  le  chré- 
tien libéral  qui  triomphèrent.  Le  commun  du  clergé  l'a  si  vivement 
et  si  amèrement  senti  que,  plutôt  que  de  suivre  les  errements  du 
P.  Lacordaire,  et  comme  lui  de  commencer  à  dépouiller  le  vieil 
homme,  il  X endura,  le  laissa  faire,  mais  ne  fit  rien  pour  lui ,  ap- 
plaudit Vimprudent  orateur  sans  bouger  de  sa  stalle,  et,  plutôt  que 
d'entrer  dans  la  voie  sûre  et  droite  qu'il  lui  ouvrait  en  toute  lar- 
geur et  sincérité  de  conscience ,  haussa  les  épaules  et  détourna  la 
tête.  Cum  in  profundu?n  venerit,  contemnit. 


72  ALBERT  LE  GRAND. 

hirefi ,  et  en  particulier  pour  notre  frère  glorieux  le 
soleil,  »  s'écrie  saint  François  dans  son  cantique  au 
soleil;  et  croyez  bien  que  s'il  eût  rencontré  Mars  ou 
Saturne  sur  sa  route,  il  eut  d'abord  baptisé  ces  païens, 
puis  leur  eut  conseillé  de  prendre  les  insignes  du 
tiers  ordre.  Une  fois  en  veine  de  fraterniser  avec  les 
astres,  il  donne  le  baiser  de  paix  à  noire  sœur  la 
lune;  mais  les  étoiles  sont  peut-être  jalouses,  et  toute 
la  voie  lactée  reçoit  son  salut,  —  Oh  !  que  n'étiez- 
vous  là  présent,  vous,  M.  le  grand  Arnauld,  vous 
et  les  vôtres^  en  Jansenius ,  et  quelle  rude  semonce 
n'eussiez -vous  point  administrée,  séance  tenante,  à 
ce  libertin ,  lequel ,  au  lieu  de  s'attacher  à  prouver 
que  l'immense  majorité  des  hommes  sera  probable- 
ment damnée ,  se  fût  laissé  clouer  en  croix  pour  une 
étoile  et  mettre  en  morceaux  pour  la  voie  lactée  I  — 
...  Mais  la  nature  est  impassible,  hélas!  elle  ne 
s'émeut  point  quand  on  la  célèbre  ou  l'implore,  et 
elle  ne  répond  pas  quand  on  la  presse  de  questions. 
Raison  de  plus  pour  que  le  fondateur  de  l'Ordre  des 
frères  mineurs  engage  avec  elle  une  conversation 
sans  fin.  François,  quand  le  soleil  s'est  dérobé  à  ses 
hommages  et  tranquillement  s'est  couché,  quand  la 
lune  lui  tient  rigueur  ou  semble  se  retirer,  offensée, 
sous  la  nue,  adresse  de  longs  discours,  de  sérieux 
compliments  aux  vents  et  à  l'eau  ,  encourage  ceux- 


MOUVRMKNT    RF.LIfilRUX.  7:^ 

là  à  bien  soudler,  celle -ci  à  toujours  couler  fraîche 
et  pure,  et,  chose  merveilleuse!  les  vents  et  l'eau 
semblent  obéir.  Aussitôt ,  saint  François  de  battre 
des  mains  et  de  s'avouer  ravi.  N'est-ce  point  puéril, 
mais  aussi  n'est-ce  point  touchant?  L'infortuné  fra- 
tello  éprouve  un  tel  besoin  d'aimer  et  de  s'abandonner 
en  un  milieu  sympathique,  que,  plutôt  que  de  s'expo- 
ser h  tomber  sur  quelque  fâcheux  qui  lui  fausse  ou  lui 
brusque  compagnie,  il  se  rabat  sur  les  éléments,  les 
flatte  ,  leur  commande,  sachant  bien  d'avance  cju'ils 
seront  dociles,  puis  s'applaudit.  «  Ywant  a  hero,  »  dira 
lord  Byron  en  ce  siècle;  et  lui  aussi ,  don  Juan  su- 
perbe, insatiable  et  désolé,  combien  de  fois  ne  prit- 
il  point  à  témoin  l'auditoire  favori  de  saint  François, 
la  mer  et  les  monts ,  les  champs  et  les  bois,  de  ses 
amertumes  et  de  ses  dégoûts  !  Mais  dans  cette  revue 
générale  de  la  création  n'allions-nous  pas  oublier  les 
petites  hêtes  du  bon  Dieu?  Nouvel  Orphée,  le  fils  du 
marchand  d'Assise  s'en  prend  tour  à  tour  aux  mois- 
sons et  aux  vignes,  aux  rochers  et  aux  chênes,  aux 
chevaux  et  aux  loups,  jusques  aux  mouches  et  aux 
cirons,  les  convoque  et  les  interpelle,  non  plus  aux 
sons  de  la  lyre,  mais  aux  cris  de  son  incommensu- 
rable charité ,  et  donne  à  tous  ces  êtres  infimes  une 
partie  à  faire  dans  l'hymne  universel  \ 

1.  Consulter,  pour  tous  les  détails  qui  précèdent,  saint  Bona- 


74  ALBERT  LE   GRA\D. 

Un  jour,  comme  François  s'entretenait  de  Dieu 
avec  ses  compagnons ,  des  hirondelles  firent  en- 
tendre un  tel  ramage  qu'elles  couvrirent  le  son  de 
sa  voix.  ((  Mes  frères  et  mes  sœurs ^  dit  le  saint  aux 
oiseaux,  taisez  -  vous  ^  taisez- vous,  jusquà  ce  que 
nous  ayons  fini  de  parler  de  Dieu.  »  0  prodige!  à 
peine  eut-il  ordonné,  les  hirondelles  gardèrent  un 
profond  silence ,  et  l'on  dit  même  qu'en  cet  endroit 
les  hirondelles  ne  causent  plus  guère  entre  elles  que  tout 
bas^.  Une  autre  fois  saint  François  s'approche  d'une 
cage  où  étaient  renfermées  des  tourterelles.  «  Tour- 
terelles ^  mes  chères  petites  sœurs,,  simples,  innocentes 
et  douces,  pourquoi  vous  êtes -vous  laissé  prendre 
ainsi^  ?  »  Peu  lui  importe,  du  reste,  à  ce  fantasque, 
de  quelle  façon  s'échappe  la  flamme  intérieure  qui 
le  consume  :  tantôt  il  se  roule  dans  la  neige ,  tantôt 

venture  et  Thomas  Cellano.  (^Fratres  mei  aves  j^multiwi  debetifi 
laudare  creatorem.. .  Segetes,  vineas,  lapides  et  sylvas  et  om- 
nia  speciosa  camporum...  terramque  et  ignem,  aerem  et  ventum 
ad  divinum  movebat  amorem...  Omnes  crealuras  fratris  nomine 
nuncupahat  :  frater  cinis,  soror  musca^  etc.,  etc.  »  —  Th.  Cel- 
lano, Vie  de  saint  François. 

\ .  Wading,  passini.  Dandolo,  343.  La  légende  a  des  variantes. 
«  Quum  primum  fari  cœpisset,  in  vico  suburbano  obslrepantes 
forte  ranas  silero  jussit  :  atqiie  ex  eu  negantur  ibi  ranœ  coa- 
xare.  » 

2.  V.  M.  de  Montalembert,  préface  de  la  Vie  de  sainte  Elisa- 
beth. 


jMOUVEMENT    KELIGIELX.  75 

il  chante.  Saint  François  chante.  Ecoutez.  Est-ce  un 
cantique?  Est-ce  une  romance? 


((  Dans  le  feu  ramour  m'a  mis,  l'amour  m'a  mis  dans 
le  feu. 

«  Mon  nouvel  époux  m'a  mis  dans  un  feu  d'amour,  lors- 
que, petit  agneau  tout  brûlant  d'amour,  il  m'unit  à  lui  par 
une  union  indissoluble;  puis  il  me  plaça  dans  une  prison, 
et  là  il  traversa  mon  cœur  tout  entier. 

((Dans  le  feu  l'amour  m'a  mis,  l'amour  m'a  mis  dans  le 
feu. 
...   ......    •••••••.••..•••..••••• 

((  Je  me  meurs  de  douceur,  n*en  soyez  point  étonnés  : 
les  coups  qui  me  sont  portés  viennent  d'une  lance  trempée 
dans  l'amour.  Le  fer  en  est  long  et  large.  Sachez  qu'il  a 
cent  brasses  d'étendue  et  il  m'a  traversé  tout  entier. 

((  Dans  le  feu  l'amour  m'a  mis  ,  l'amour  m'a  mis  dans  le 
feu.  » 


L'ode  continue  de  la  sorte  indéfiniment  et  les 
strophes  s'enchaînent  les  unes  aux  autres  avec  mono- 
tonie ,  stimulées  de  temps  en  temps  par  le  refrain 
qui  les  pousse  en  avant,  le  refrain,  un  accord  de 
guitare  ou  bien  un  coup  de  discipline.  Puis  ,  selon 


70  ALBERT  LE   GRAND. 

l'usage  de  tous  les  amants  vraiment  épris ,  le  trou- 
badour du  Christ^  —  c'est  en  ces  termes  que  se 
permet  d'apprécier  saint  François  un  grave  et  lettre 
catholique  ^ —  en  arrive  bien  vite  aux  confidences, 
aux  retours  sur  lui-même, aux  plaintes...  Les  plaintes, 
lorsqu'elles  sont  harmonieuses  et  douces,  ne  sont- 
elles  point  encore  un  hommage  indirect,  une  façon 
détournée  de  se  rendre  au  nouvel  époux  '/ 


((  Le  cœur,  l'intelligence,  la  volonté  ,  le  goût ,  fai  tout 
perdu!  Toute  beauté  n'est  à  mes  yeux  qu'une  fange  im- 
monde. Délices  et  richesses,  tout  n'est  pour  moi  que  peste. 
In  arbre  d'amour  chargé  de  fruits  ravissants  est  planté 
dans  mon  cœur  :  lui  seul  me  nourrit;  c'est  lui  qui  en  moi 
opéra  un  tel  changement^  en  jetant  sans  retard  à  la  porte 
ma  volonté,  mon  sens  et  ma  force. 

((  Je  voudrais  aimer  plus,  si  plus  était  en  mon  pouvoir  ; 
mais  que  puis-je  faire  encore?  Mon  cœur  déjà  n'est  })lus  à 
moi.  Quels  que  soient  mes  désirs,  je  ne  puis  donner  (3lus 
que  moi-même.  J'ai  donné  mon  cœur  pour  posséder  celui 
qui  m'aime,  celui  qui  a  opéré  en  moi  un  changement  si 
merveilleux.  0  beauté  ancienne  et  nouvelle,  lumière  sans 
mesure  dont  la  splendeur  est  si  délicieuse!... 

«...  Mon  cœur  s'est  fondu  comme  la  cire.  //  a  pris  l'em- 
2)reintc  du  Christ.  Non,  jamais  écliange  semblable  ne  s  est 
rencontré.  Pour  revêtir  Jésus-Christ,  mon  cœur  tout  entier 

i .  Gorres. 


MOUVEMiiiM  i;i:ligieux.  77 

s'est  dépouille,  il  s'est  transformé;  son  cri  est  l'ainoLir  : 
il  le  sent.  Mon  âme  s'est  anniliUée,  tant  elle  s'est  ploiujèe  dans 
ces  délices. 

((Autrefois  je  savais  parler,  et  maintenant  je  suis  devenu 
muet;  je  voyais,  et  aujourd'hui  je  suis  aveugle.  Non,  jamais 
abîme  semblable  ne  s'offrit  à  mes  yeux;  Je  me  tais  et  je 
parle  :  je  fais  et  je  sais  encliainè  ;  je  m'élève  vers  les  hauteurs 
et  je  descends  à  la  fois;  je  tiens  et  c'est  moi  qui  suis  tenu;  je 
suis  dedans  et  dehors  en  même  temps;  je  poursuis  et  je  suis 
poursuivi.  Amour  sans  mesure,  pourquoi  me  rendre  insensé, 

POURQUOI  me  faire   MOURIR  DANS  UNE  FOURNAISE  SI  EMBRASÉE  M  !  » 


Devant  une  confession  si  complète  et  des  aveux 
si  précis  en  dépit  de  leur  incohérence,  aurons-nous 
bien  à  présent  le  courage,  au  nom  de  la  raison , 
de  la  conscience  et  de  la  dignité  chrétiennes  outra- 
gées, au  nom  de  Celui  qui  remet  sans  doute  tous 
les  péchés,  pourvu  qu'on  Vaime,  mais  qui  ne  saurait 
néanmoins,  pensons-nous,  avec  une  indulgence  et 
une  faveur  égales  ,  voir  monter  vers  sa  personnalité 
divine  d'un  côté  les  fumées  de  Tivresse  et  les  flammes 
de  la  passion  délirante,  d'un  autre  côté  l'adoration 
sereine  et  réfléchie  des  âmes  pures,  aurons-nous  bien 


1.  V.  Œuvres  de  saint  François ^  Biblioth.  franciscaine.  Tra- 
ducliuii  d'un  membre  du  tiers  ordre. 


78  ALBERT  LE  GRAND. 

le  courage  ou  l'inconséquence  de  prononcer  même 
un  semblant  de  réquisitoire  contre  un  accusé  qui  non- 
seulement  ne  reconnaît  aucun  juge,  mais  qui  se  vante 
encore  de  s'en  passer?  Non  certes;  pourquoi  se  con- 
damner à  une  besogne  non  moins  ingrate  que  vaine? 
et  plutôt  que  d'en  appeler  à  la  loi  en  face  d'un  esprit 
qui  n'admet,  lui,  ni  la  loi  ni  la  mesure,  plutôt  que 
de  nous  efforcer  à  remuer  des  idées  et  des  images 
conformes  aux  principes  généraux  de  décence ,  de 
proportion  et  de  beauté  aux  pieds  d'un  sage  qui  n'a 
été  apparemment  reconnu  pour  tel  que  précisément 
parce  qu'il  ne  le  fut  pas  ,  nous  ne  saurions ,  ce 
semble ,  mieux  faire  que  de  nous  borner  à  rappe- 
ler les  décisions  fort  nettes  et  catégoriques  de  la 
cour  de  Rome  à  ce  propos.  A  quoi  bon  s'ingénier, 
encore  une  fois,  quand  le  saint-siége  a  décidé?  Rome, 
après  mûr  examen,  a  admis  le  troubadour  du  Christ 
parmi  les  Salomon  de  la  céleste  Jérusalem,  et  elle  le 
présente  encore  aux  catholiques  comme  un  type  de 
perfection  achevée  qu'il  importe  de  voir  se  popula- 
riser et  se  reproduire,  comme  un  admiiable  modèle 
devant  lequel  devront  se  ceindre  les  reins  et  se  pros- 
terner les  croyants  \ 

1.  Peut-être  sera-t-on  édifié  d'apprendre  que,  sous  la  Restau- 
ration et  le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe,  le  tiers  ordre 
de  Saint-Fran(;ois  a  langui  et  semblait  presque  éteint  en  France. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  79 

Tout  inconsistante,  cvaporce,  ouverte  aux  rêve- 
ries folles  et  livrée  aux  nuageuses  imaginations  qu'elle 
apparaisse,  bien  qu'elle  se  dérobe  par  certains  de 
ses  cotés  extravagants  à  l'examen  comme  à  l'ana- 
lyse, on  conçoit  cependant  qu'une  nature  exception- 
nelle telle  que  celle  de  François  d'Assise  ait  mis  en 
désarroi  les  imaginations  de  ses  contemporains.  A 
une  puissance  d'exaltation  pareille  supposez  seule- 
ment un  peu  de  suite  en  son  désordre,  un  peu  d'obs- 
tination dans  le  parti  pris ,  donnez  une  direction  sa- 
vante ,  et  vous  soulèverez  des  montagnes.  Quoi  de 
plus  étrange  et  de  plus  saisissant  en  définitive  que 
cette  figure  d'ascète  aux  formes  déliées,  aux  yeux 
caves,  au  mielleux  sourire,  annonçant  le  prochain 
royaume  de  Dieu  à  son  siècle,  promettant  à  l'homme 
de  l'admettre,  pour  peu  qu'il  veuille  bien  le  suivre, 
en  la  société  des  créatures  bienheureuses,  et  d'un 
geste  convaincu  montrant  le  paradis,  tandis  qu'à  ses 
genoux  s'étale,  rampe,  éclôt,  murmure  et  s'épanouit 
toute  une  faune  transfigurée  et  comme  une  flone  sur- 


Depuis  l'avènement  du  second  Empire,  le  tiers  ordre  areprls,  et 
comme  on  disait  autrefois  au  moyen  âge,  à  l'heure  qu'il  est,  il 
fleurit.  Selon  des  renseignements  que  nous  tenons  de  source  cer- 
taine, on  peut  évaluer  à  Irenle  mille  personnes,  appartenant  à 
toutes  les  classes  de  la  société,  les  laïques  et  les  séculiers ,  tant  à 
Paris  qu'en  province,  affiliés  au  tiers  ordre  de  Saint-François. 


80  ALBERT   LE   GRAiND. 

naturelle?  Çà  et  là,  entre  des  banderoles  et  des  guir- 
landes, les  yeux  baissés,  pressant  sur  leur  gorge 
voilée  d'innocentes  fauvettes  ou  tenant  modestement 
en  laisse  des  loups  apprivoisés,  s'ébattent,  s'enlacent 
à  sa  voix  des  chœurs  de  nymphes  pudiques  que  sans 
doute  il  prétend  protéger  et  défendre  contre  les  atta- 
ques de  Pan,  leur  ancien  maître,  mais  que  celui-ci 
reconnaît  bien  sous  leur  béguin  pour  s'être  pâmées 
jadis  aux  sons  de  la  flûte  dans  les  classiques  val- 
lons de  Tempe  ou  sous  les  lauriers  de  l'Eurotas.  Nul 
doute  que  sans  ce  cortège  dans  le  goût  de  l'Albane, 
mais  travesti ,  sorte  de  triomphes  auxquels  prennent 
part,  sous  prétexte  de  grossir  la  procession,  au  grand 
complet,  toutes  les  grâces  de  la  mythologie  païenne , 
François  n'eût  point  prévalu.  Mais  il  est  un  autre  élé- 
ment de  succès  matériel  qui  ne  lui  fit  point  non  plus 
défaut.  La  papauté  prit  garde,  comme  de  juste,  de 
contrarier  un  mouvement  qu'à  vrai  dire  elle  eût  voulu 
pouvoir  imprimer  aux  âmes  chrétiennes ,  s'il  ne  se 
fût  point  ainsi  produit  grâce  à  l'initiative  personnelle. 
François,  rien  qu'à  l'idée  de  comparaître  devant  le 
souverain  pontife,  ne  pouvait  contenir  sa  joie  folle, 
relatent  ses  biographes  ,  et ,  admis  en   la  présence 

du  pape,  IL  AGITAIT  SES  PIEDS  COMME  S'iL  EUT  DAJNSÉ. 

Quelle  recrue  inespérée  pour  Rome  que  celle  de  l'âme 
aveuglément  dévouée  du  petit  marchand  d'Assise  en 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  81 

un  temps  où  ses  prétentions  au  pouvoir  temporel  et 
spirituel  étaient  déjà  discutées,  où,  par  suite  môme 
de  je  ne  sais  quels  vagues  retours  attendris  vers 
l'éden  de  la  primitive  Eglise,  un  autre  petit  marchand 
de  Lyon,  Pierre  Yaldo,  personnage  dont  la  ferveur, 
la  foi  et  le  goût  déclaré  pour  la  pauvreté  firent  éga- 
lement sensation  et  donnèrent  lieu  à  la  secte  des  Vau- 
dois  ou  Insabatés,  Pierre  Valdo  affectait,  lui,  de  ne 
se  soucier  que  médiocrement  de  la  suprématie  du 
saint-siége  et  dans  le  pontife  n'applaudissait  point 
César  !  On  comprendra  de  reste  que  le  saint-siége  ait 
pardonné  ses  écarts  à  François  à  seule  fin  d'utiliser 
son  influence.  Quoi  qu'il  en  soit,  tel  qu'il  a  été  peint, 
saint  François  domine  moralement  l'époque  qu'in- 
tellectuellement vivifie  Albert  le  Grand.  Nous  repro- 
chera-t-on  de  naus  être  attardé  quelques  instants  de- 
vant ce  révolutionnaire  hors  ligne,  à  la  fois  repoussant 
et  sympathique  ^  ? 

1 .  Rien  ne  saurait  jeter  plus  de  jour  sur  la  gravité  do  certaines 
questions  que  de  démontrer  par  des  chiffres  l'importance  que  quel- 
ques-unes se  sont  arrogée  autrefois.  On  constatait  un  peu  plus  haut 
ce  fait,  que,  dans  la  société  actuelle,  la  sève  franciscaine  circule 
encore,  quoique  l'arbre  soit  bien  dépouillé.  Il  plaira  sans  doute 
d'assister  à  une  sorte  de  revue  des  légions  dont  disposa  l'Ordre 
des  frères  mineurs  aux  xiii*  et  xiv^  siècles. 

«  Saint  François,  de  son  vivant,  rassemble  cinq  mille  moines  à 
Assise.  Trente-cinq  ans  plus  tard  ,  à  Narbonne,  on  trouve,  en  dé- 
1.  6 


82  ALBERT  LE   GRAND. 

«  Nul  homme  autant  que  François  ne  se  rappro- 
cha de  si  près  de  Jésus,  »  Telle  semble  avoir  été 
l'opinion  de  la  masse  du  peuple,  du  commun  des 
réguliers  et  des  séculiers,  au  moyen  âge.  De  cette 
proposition,  à  notre  avis  erronée,  blasphématoire, 
découle  tout  un  système  religieux ,  et  nous  avions 
d'abord  conçu  le  dessein  de  l'exposer  et  de  le  com- 
battre en  cette  loyale  et  consciencieuse  étude.  Qui 
sait?  En  poursuivant  ce  dessein,  nous  eussions  peut- 
être  plus  clairement,  si  ce  n'est  plus  sûrement,  atteint 


nombrant  les  forces  de  l'Ordre  séraphique,  qu'il  y  avait  déjà  en 
trente-trois  provinces  huit  cents  monastères  et  au  moins  vingt 
mille  retigienx.  Un  siècle  plus  tard  il  y  en  avait  cent  cinquante 
mille.  »  —  V.iM.  de  Montalembert,  préface  àQ  Sainte  Elisabeth. — 
Le  nonnbre  des  personnes  affiliées  au  tiers  ordre  est  incalculable  ;  il 
atteignit  peut-être  le  quart  de  la  population  totale  dans  le  midi  de 
l'Europe.  Quant  à  l'influence  politique  qu'exerça  le  bataillon  sa- 
cré,  qu'on  en  juge  par  l'énoncé  de  ce  document  :  «  Les  frères 
mineurs  et  les  frères  prêcheurs,  écrivait  Pierre  des  Vignes, 
chancelier  de  l'empereur  Frédéric  II,  à  l'empereur,  son  maître, 
se  sont  élevés  contre  nous  dans  la  haine;  ils  ont  réprouvé  pu- 
bliquement votre  vie  et  votre  conversation  ;  ils  ont  brisé  vos 
droits  et  nous  ont  réduits  au  néant...  Et  voilà  que  pour  éner- 
ver encore  plus  votre  puissance  et  vous  priver  du  dévouement 
des  peuples,  ils  ont  créé  deux  nouvelles  confréries  qui  embras- 
sent universellement  les  hommes  et  les  femmes;  tous  y  accou- 
rent et  à  peine  se  trouve-t-il  une  personne  dont  le  nom  n'y 
soit  inscrit.  »  Hist.  de  saint  François,  par  M.  Emile  Chavin  do 
Malan. 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  S3 

notre  but.  Mais  n'cùt-oii  pas  pu  nous  accuser,  non 
sans  justesse,  d'avoir  précisément  glissé  dans  l'écueil 
où  tomba  plus  d'un  adepte  de  l'Ordre  séraphique,  ce 
qui  s'appelle ,  s'il  s'agit  de  religion ,  la  contempla- 
tion indéfinie,  s'il  s'agit  de  philosophie  ou  de  littéra- 
ture, la  longueur  ou  la  redite?  Des  entrailles. mêmes 
de  l'Église  surgit,  fort  heureusement  pour  nous,  un 
rival  à  saint  François  d'Assise,  et  ce  rival  fut  saint 
Dominique.  Sans  doute  l'œuvre  du  fou  de  la  croix 
a  eu  plein  succès,  et  cela  fut  chose  fatale,  et,  grâce 
encore  à  l'appui  que  lui  prêta  ouvertement  le  saint- 
siége,  il  a  pu  séduire,  tout  en  demeurant,  au  pied  de 
la  lettre,  orthodoxe,  révolutionnaire  de  fait,  la  chré- 
tienté qu'il   faillit  désenchanter  pour  longtemps  de 
l'honnête,  du  sérieux  et  de  l'utile.  Encore  une  fois 
cependant,  il  entra  dans  le  plan  de  la  Providence  de 
susciter  un  rival  à  François ,  et  ce  rival  fut  Domini- 
que de  Guzman.  C'est  lui  qui  se  chargera  par  ses 
actes  et  ses  paroles  de  donner  quelque  poids  à  nos 
griefs,  et,  rien  que  par  la  dignité  de  son  maintien,  de 
gagner  le  gros  de  notre  cause.  Quelle  attitude  a  prise 
saint  François  dans  l'Église?  François  porte  la  besace 
en  gravissant  le  Calvaire  et  s'enivre  au  pied  de  la 
croix  du  sang  divin.   Dominique,   lui,  au  contraire, 
en  descend,  gardant  à  peine  à  ses  sandales  quelques 
grains  de  poussière,  montrant  une  gravité,  une  pu- 


84  ALBERT  LE  GRAND. 

reté,  une  sérénité  sans  égales,  puisant  dans  la  médi- 
tation de  la  Divinité  la  force  de  dominer  la  matière  et 
le  pouvoir  d'enseigner,  et,  quand  il  a  courbé  le  front 
devant  le  Maître  dont  les  paroles  sont  une  source  de 
vie,  le  relevant  bientôt  calme  et  radieux  pour  mon- 
trer aux  hommes  d'où  peuvent  s'échapper  encore  la 
lumière,  la  science  et  la  justice. 

Albert  le  Grand  ayant  fait  profession  dans  l'Ordre 
des  frères  prêcheurs,  il  semble  que  nous  nous  agitions 
toujours  à  l'ombre  du  fils  des  Guzman  en  accompa- 
gnant notre  héros.  Nous  ne  nous  arrêterons  donc  pas 
en  ce  lieu  à  loisir,  et  ne  ferons,  poui'  ainsi  dire,  qu'é- 
voquer, que  saluer  à  la  hâte  une  auguste  mémoire 
partout  errante ,  souvent  rappelée  dans  les  pages 
qui  vont  suivre.  Il  est  toutefois  important,  avant  de 
la  laisser  en  pleine  liberté  surnager,  puis  disparaître, 
selon  le  flux  et  le  reflux  du  récit,  de  lui  prêter  dès  à 
présent  quelque  relief,  de  lui  assigner  fermement  sa 
place  et  d'indiquer  ainsi,  dès  le  début,  sous  quels 
auspices  se  fit  moine  Albert. 


Quando  lo  'mperador  che  sempre  régna , 
Provide  alla  milizia  cli  era  in  forse.  .  . 

A  sua  sposa  soccorse 

Con  duo  campioni  ;  al  oui  farc,  al  cui  dire 
Lo  popol  disviato  si  raccorse  .  . 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  85 

«  Quand  Vempereur  r/ui  règne  toujours,  dit  Dante, 
au  douzième  cimnt  du.  Paradis,  voulut  sauver  V armée 
en  péril,,. .  il  envoya  au  secours  de  son  épouse  ses 
deux  champions  :  par  leurs  actes,  par  leurs  discours, 
ceux-là  ramenèrent  le  peuple  dans  la  bonne  voie,.,  » 
L'auteur  de  la  Divine  Comédie  désigne  clairement 
en  ces   vers  saint  François  et  saint  Dominique ,  et 
nous  comprenons  l'enthousiasme  sans  partager  com- 
plètement l'illusion  du  grand  poëte.  Que  si  l'Église 
courut,  en  effet,  quelque  péril  avant  la  \eï\ue  des 
deux  champions ,    duo    campioni ,  l'un  des    deux , 
saint  François,   n'a   réellement  fait  que  rendre  la 
situation  plus  critique,  plus  tendue ,  et  l'autre,  saint 
Dominique ,    frayant  une  route ,  il  est  vrai ,   très- 
différente  de  celle  de  son  émule,  n'est  cependant 
point  parvenu  à  conjurer  la  scission  violente ,  le  dé- 
chirement imminent  que  Dante  n'a  point  pressenti. 
C'est  que ,  tout  en  infusant   au   corps  chrétien   un 
sang  nouveau,  aucun  des  deux  saints  n'a  osé  por- 
ter la  main  sur  la  plaie  secrète,  cachée,   à  Rome, 
sous   la  tiare.  Il  leur  a  manqué,  pour  renouveler 
réellement  l'Eglise,  la  pieuse  audace,  l'esprit  d'op- 
position austère  de  quelques-uns  des  prophètes  hé- 
breux. L'heure  devait  sonner  tôt  ou  tard  où ,   pour 
avoir  voulu  réunir  sous  sa  main  les  clefs  de  saint 
Pierre  au  glaive  de  Constantin,  la  papauté  égarerait 


86  ALBERT  LE  GRAND. 

jusqu'à  ses  clefs  et  perdrait  la  moitié  de  ses  pos- 
sessions spirituelles,  en  punition  de  ses  terrestres 
convoitises.  Dominique  et  François,  nos  deux  cham- 
pions j,  avant  d'aller  étonner  le  monde  par  leurs 
prouesses,  eussent  donc  du,  ce  semble,  se  tour- 
ner d'abord  vers  la  reine  empourprée  des  sept  col- 
lines et  lui  tenir  à  peu  près  ce  discours  :  «  Nous  voici., 
nous,  les  deux  chefs  :  nous  allons  combattre  et  nous 
dévouer  pour  votre  cause;  nous  voici  :  nous  sommes 
des  hommes  de  bonne  volonté.  Mais  de  grâce,  o  reine  ! 
revenez  méditer  aux  catacombes,  et  montrez -vous 
moins  superbe  et  plus  chaste!,.,  »  Dominique,  en  par- 
ticulier, vint  certainement  en  aide  à  l'idée  religieuse 
en  péril.  Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  nous  n'en- 
tendons point  faire  allusion  à  de  vains  et  ruineux 
efforts  pour  conserver  au  saint-siége  une  désastreuse 
omnipotence.  On  ne  prétend  faire  allusion  ici  qu'à 
de  solides  travaux  qui  eurent  un  but  plus  noble., 
celui  d'agrandir  l'horizon  des  âmes,  à  l'impulsion 
éminemment  féconde  et  salutaire  qu'il  donna  aux 
intelligences  en  général.  Encore ,  s'il  prêta  ainsi 
main-forte  à  l'édifice  qui  croulait  de  toute  part,  ne 
fut-ce  point  le  jour  où ,  rencontrant  à  Rome  saint 
François,  en  habit  de  mendiant,  il  courut  vers  ce 
pauvre  étrange  et  l'embrassa.  Ce  jour-là ,  la  pensée 
déchut  et  fit  amende  honorable  devant  la  guenille  ; 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  87 

ce  jour-là  l'esprit  s'humilia  devant  la  chair  ;  ce  jour- 
là  encore,  Hercule  rechercha  Déjanire;  l'aile  eut  une 
sotte  envie,  celle  de  traîner  le  caillou  \  Parce  que  le 
fondateur  de  l'Ordre  des  frères  prêcheurs  est  mort 
étendu  sur  la  dure,  ne  but  quelques  gouttes  de  vin 
qu'après  dix  ans  d'abstinence  et  sur  l'ordre  exprès 
d'un  évoque,  n'usa  guère  de  chaussures  et ,  prétend- 
on ,  ne  leva  jamais  les  yeux  sur  une  femme  ,  il  ne 
s'ensuit  pas  non  plus  qu'il  ait  droit  à  l'admiration, 
aux  respects.  Ces  singularités,  ces  détails,  n'ont, 
selon  nous,  rien  ou  presque  rien  de  commun  avec  la 
mâle,  la  correcte  élévation  morale.  C'est  parce  qu'il 
pria,  agit  et  pensa  noblement,  surtout  parce  qu'il 
agit  et  pensa  en  vue  des  hommes  et  de  Dieu ,  que 
Dominique  demeure  à  la  fois  un  grand  homme  et  un 
grand  chrétien  ^ 

1 .  Voir,  sur  cette  fameuse  entrevue  de  saint  Dominique  et  de 
saint  François,  saint  Bonaventure,  Th.  Cellano,  Vie  de  saint  Fran- 
çois; le  P.  Touron,  Lacordaire,  Vie  de  saint  Dominique  ;  M.  de 
Montalembert,  préface  de  Sainte  Elisabeth. 

«  Die  Dominikaner  làugnen  dièse  Zusammenkunft,  remar- 
que Raumer;  gewiss  aber  ivar  der  erste  Plan  ihres  Ordens 
niclit  auf  Entsagimg  ailes  Eigenthiuns  und  auf  Betteln  ge- 
richtet.»  V.  Raumer,  t.  III,  p.  456,  Gesch.  der  Hohenstaufen. 

2.  Bien  qu'il  ne  soit  point  absolument  nécessaire  d'appuyer  les 
aperçus  qui  précèdent  par  de  longs  développements,  il  convient 
cependant  de  s'expliquer. 

Lorsqu'une  œuvre  religieuse  ou  profane,  pensons-nous,  tend  ^ 


88  ALBERT  LE.GRAND. 

Dominique  de  Guzman  naquit  en  1170,  en  Es- 
pagne ,  à  Galaruega,  d'une  race  où  la  plus  haute 
noblesse  s'alliait  à  une  piété  vive.  Sa  mère,  Jeanne 
d'Aza,  eut  un  songe  singulier  quelque  temps  avant 
que  son  fils  ne  vît  le  jour.  Elle  rêva  lumière  sous 
forme  de  torche  et  fidélité  sous  forme  de  chien  ^  A 
mesure  que  l'enfant  grandit,  il  ne  démentit  point  les 


enrichir  ou  féconder  l'âme  humaine  en  lui  offrant  la  vie  sous  des 
aspects  plus  larges,  en  la  poussant  vers  le  beau,  le  bien,  le  vrai , 
ou  même  tout  simplement  en  l'agitant,  en  l'émouvant  et  la  for- 
çant à  secouer  la  torpeur  vulgaire,  cette  œuvre  est  bonne,  et  par 
conséquent  chrétienne,  à  moins  qu'il  ne  plaise  de  jouer  sur  les 
mots.  Que  si,  au  contraire,  le  réformateur,  le  révolutionnaire,  ou 
le  chef  d'Ordre  vise  à  retrancher  à  l'àme  quelque  vertu  naturelle, 
prétendrait-il  même  l'épurer,  au  lieu  de  l'affranchir  et  de  l'allé- 
ger, il  la  mutile,  il  l'abaisse,  il  la  déprime;  par  conséquent,  son 
initiative  est  funeste  et  elle  ne  saurait  nullement  se  rattacher,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit,  à  l'initiative  de  Jésus-Christ.  Notre- 
Seigneur  n'a  point,  apparemment,  entrepris  de  raviver  dans  nos 
cœurs  l'amour  du  ciel  et  des  biens  futurs  pour  nous  dépouil- 
ler dans  cette  vie  et  nous  pousser  vers  l'autre  les  mains  vides  de 
bonnes  œuvres.  Jésus  est  venu  nous  accroître  :  Verbe  et  progrès 
sont  deux  termes  identiques.  Ce  n'est  donc  plus,  pensons-nous 
encore,  aux  patriarches  qui,  ce  semble,  n'existent  plus,  que  doi- 
vent s'appliquer  à  présent  les  paroles  de  l'ancienne  loi  :  Croissez 
et  multipliez  ;  c'est  aux  puissances  indéfiniment  extensibles  de 
l'amour  et  de  l'esprit. 

i.  Vidit  enim  se  gestare  canem  in  utero  qui  ardentem  in  ore 
faculam  bajulabat  :  egressus  autem  ex  utero  totum  mundum  igni- 
bus  de  ore  suo  procedenlibus  incendebat.  Théodore,  ch.  i. 


I 


MOUVEMENT   RKLIGIEUX.  80 

présages.  Grâce  aux  soins  de  sa  mère  et  d'un  oncle, 
prêtre  vénérable,  son  éducation  fut  des  plus  délicates 
et  des  mieux  soignées.  Une  caresse  le  menait  au 
pied  des  autels,  une  main  ferme,  une  raison  sou- 
riante le  reconduisaient  au  foyer  ^  Les  premières  im- 
pressions de  l'enfance  infusent  à  l'esprit  sa  teinte,  si 
l'on  peut  parler  ainsi.  Elles  ne  le  composent  point, 
mais  elles  le  pénètrent,  et,  dans  la  suite  de  la  vie, 
quand,  au  lieu  de  recevoir,  l'esprit  donne  à  son  tour, 
il  exhale  la  froidure  ou  la  chaleur  selon  qu'auprès  du 
berceau  aura  sifflé  la  bise  ou  lui  le  rayon  de  soleil.  Dès 
l'âge  de  sept  ans  Dominique  ne  discerna  point  seule- 
ment, paraît-il,  le  bien  du  mal,  mais  le  réel  de  Tidéal  -. 
D'ailleurs,  la  gravité  n'excluait  point  chez  lui  la  grâce, 
ni  la  soumission  le  vouloir.  L'obéissance,  n'est-ce 
point  en  quelque  sorte,  chez  l'enfant,  l'innocence  de  la 
volonté?  Dominique  connut  longtemps  celle-là.  Il  n'y 
renonça  que  lorsqu'il  lui  fallut  commander  lui-même, 
et  Dieu  sait  alors  sous  quelle  suavité  tendre  il  sut 


1.  Gumiel  d'Vsan,  archiprèlre  qui  demeurait  près  de  Cala- 
ruega,  vir  purissimis  moribiis,  prudenLia,  gravilate,  relù/ione 
conspicuus.  V.  Malven,  c.  i,  p.  14. 

2.  Lectulum  quoque  proprium  tener  existens  ssepe  do  oruit, 
stratusque  mollitiem  declinans,  super  nudam  humum  inraiitilia 
membra  composuit.  ïhéod.,  c.  i,  n.  14;  Vie  de  saint  Domiiuque. 
par  le  P.  Touron. 


90  ALBERT  LE   GRAND. 

voiler  l'autorité.  Quant  à  l'autre  innocence,  celle-là 
qu'on  ne  saurait  penser  retenir  sans  l'avoir  déjà  vue 
s'envoler,  il  semble ,  assure-t-on,  avoir  toujours 
ignoré  qu'on  pût  la  perdre  et  ce  n'est  guère  qu'à  cette 
condition  qu'on  la  garde  ^  A  ciuatorze  ans  ses  parents 
l'envoient  à  Valence,  ville  épiscopale  du  royaume  de 
Léon.  Valence,  qui  devait  bientôt  passer  sa  gloire  et 
ses  élèves  à  Salamanque,  était  alors  la  première  école 
d'Espagne.  Le  fils  de  Jeanne  d'Aza  suivit  pendant 
dix  ans  les  cours  à  cette  école.  Il  fit,  racontent  ses 
biographes  et  nous  nous  le  persuadons  sans  peine,  les 
délices  de  ses  maîtres  et  l'admiration  universelle.  Do- 
minique, dès  son  jeune  âge,  possédait  déjà  cette  qua- 
lité rare,  apanage  exclusif  des  hommes  d'une  vraie 
puissance,  celle  de  ne  point  pencher  tout  entier  soit 
du  côté  du  cœur,  soit  du  côté  de  l'esprit.  Entre  les 
deux  plateaux  du  moi  humain  il  conserva  l'équilibre, 
parce  que  des  deux  côtés  de  la  balance  ses  facultés 
étaient  égales.  L'étude  ne  dévorait  point  sa  charité; 
l'aumône  ne  rognait  point  ses  livres.  On  raconte  de 
ce  temps  écoulé  à  Valence  une  histoire  charmante. 
Une  famine  désola  l'Espagne.  .Yon  content  de  donner 
ce  qu'il  possédait,  même  ses  vêtements,  il  vendit  jus- 


1.  Virginitatis  suae  decus  illibatum  usque  ad  Bnem...  conser- 
v.wit.  B.  Jordanus. 


MOUVEMKNT    UK  LIGI  KUX.  91 

qu'à  SCS  auteurs  annotés  de  sa  main.  Et  comme  on 
s'étonnait  quil  se  privât  des  moyens  d'étudier,  il  pro- 
nonça cette  parole,  la  première  de  lui  qui  soit  arrivée 
à  la  postérité  :  <(  Pourrais-je  étudier  sur  des  peaux 
mortes  quand  il  y  a  des  hommes  qui  meurent  de 
faim^  ?  »  Tout  d'un  coup  le  fléau  diparaît.  Le  pieux 
écolier  poursuit  ses  travaux  et  s'accoude  derechef 
devant  ses  parchemins. 

Est-ce  que  saint  François,  par  hasard,  a  jamais 
connu  cette  commisération  élevée  pour  la  souffrance 
et  cette  passion  de  s'instruire  près  de  celle  de  s'api- 
toyer? Les  misères  auxquelles  il  semble  compatir,  et 
qu'au  fond  il  jalouse,  trouvent  au  contraire  en  lui  une 
proie  facile  au  lieu  du  secours  ou  du  remède.  A  peine 
a-t-il  touché  aux  loques,  qu'il  y  prend  goût.  Voit- 
il  passer  des  lépreux  :  il  se  range  aussitôt  parmi  les 
lépreux.  Est-ce  à  dire  qu'il  pense  guérir  ces  miséra- 
bles en  endossant  leur  livrée?  Non  pas.  François  se 
drape  dans  les  guenilles,  et,  vêtu  comme  ceux  qu'il 
envie  plus  encore  qu'il  ne  plaint,  il  court  baiser  des 
plaies,  puis  entonne,  les  lèvres  encore  mal  essuyées, 
quelque  délirant  refrain  d'amour.  Le  trait  relaté  plus 
haut  doit  servir  à  distinguer  deux  tempéraments  reli- 


1 .  V.  Lacordaire,  Vie  de  saint  Dominique  ;  Thierry  d'Apolda 
c.  I,  iT"  17  et  18. 


02  ALBKRT   LK   GRAND. 

gieux  très-distincts  qu'on  se  plaît  ou  s'obstine  ordi- 
nairement à  confondre. 

Dominique,  vers  cette  époque,  eut  le  malheur  de 
perdre  sa  mère,  Jeanne  d'Aza  \  Il  la  pleura  de  tout 
son  cœur,  et  ayant  éprouvé  quel  abîme  de  solitude 
laisse  au  fond  de  nous-mêmes,  une  fois  brisé,  le  plus 
délicieux,  le  plus  sacré  des  biens  terrestres,  il  se 
précipita  dans  le  sein  de  Dieu, 

Certaines  natures  d'élite,  ce  sont  les  plus  fines 
et  les  plus  tendres,  si  ce  ne  sont  pas  les  plus  fières,  ne 
sauraient  se  relever  des  atteintes  de  la  douleur  qu'en 
se  réfugiant  hors  du  réel ,  source  intarissable  des 
ennuis,  et,  guéries  de  la  croyance  au  bonheur  par  une 
seule  et  unique  blessure,  d'un  vol  léger  et  rapide  ga- 
gnent ces  hauteurs,  où  recueillies,  et  comme  repliées 
sur  elles-mêmes,  elles  se  soustraient  du  moins  aux 
déboires,  aux  mécomptes,  aux  froissements  de  toute 
heure,  si  elles  ne  trouvent  point  toujours  la  paix.  Elles 
planent  alors,  mais  sans  indifférence,  et  n'en  écou- 
tent que  moins  distraites  les  soupirs  et  les  plaintes 

\.  A  Gumiel,  près  de  Calaruega  ,  s'élevait  un  monastère  de 
l'ordre  de  Cîteaux;  c'est  là  que  fut  ensevelie  Jeanne  d'Aza,  dans 
le  lieu  de  sépulture  des  Guzman.  «  En  dos  arcos  desla  capiila 
fueren  depositados  los  nobles  y  devotos  senores  de  Félix  de  Guz- 
man,  y  D.  Joanna  de  Aza,  padres  del  glorioso  S.  Domingo,  foii- 
dador  de  la  orden  de  Praedicadores.  »  Inscription  de  la  chapelle 
des  Guzman. 


MOUVEiME-NT   KELIGIEUX.  93 

de  ceux  qui,  comme  elles,  avant  l'essor  libérateur, 
gémissent  au  milieu  des  prélendues  jo/e^  du  monde. 
Les  joies  du  monde  !  Mais  ne  seraient-elles  point,  par 
hasard ,  une  invention  de  ceux  qui  n'en  sont  pas  ou 
(lui  n'ont  point  vécu?  Sous  quels  lambris  dorés  ont- 
elles  jamais  élu  domicile?  Hantent-elles  les  champs, 
les  palais,  les  chaumières  ou  la  rue?  A  qui  sourient- 
elles?  Est-ce  au  mérite?  Est-ce  à  la  gloire?  Est-ce 
à  la  vertu?  Serait-ce,  par  hasard,  à  la  richesse? 
Qu'on  me  les  montre ,  de  grâce ,  ou  qu'on  me  les 
nomme ,  ces  joies.  Tl  me  souvient  bien  en  avoir  sou- 
vent entendu  parler  sous  la  voiite  sonore  des  cathé- 
di'ales,  dans  les  temples  ou  le  long  des  corridors  des 
cloîtres;  mais  dès  que  je  rentre  dans  la  vie  commune, 
je  les  cherche  et  je  ne  les  rencontre  point.  Dominique, 
ne  les  connaissant,  lui  non  plus,  probablement  que 
par  ouï-dire,  en  fit  cependant,  selon  l'usage,  le  sacri- 
fice. Peut-être  avait-il  aussi  compris  d'instinct  que, 
pures  chimères,  elles  n'existent  que  sur  les  tablettes 
des  fanfarons  d'héroïsme.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'ardent 
élève  à  l'école  de  Valence  eut  bien  vite  épuisé  le  pro- 
gramme des  arts  libéraux.  Il  commença  pour  lors 
d'approfondir  la  théologie,  non  point  cette  science, 
selon  la  définition  de  Fénelon,  essentiellement  dis- 
cursive^ qui  n'est  à  proprement  parler  qu'une  logi- 
que raisonnant  sur  les  dogmes  sacrés,  mais  celle-là, 


94  ALBERT    LE   GRAND. 

je  l'imagine,  qui,  sans  s'écarter  du  fond  des  dogmes, 
les  identifie  avec  les  vérités  philosophiques.  Cette 
théologie  ne  diffère  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appe- 
ler là  théodicée  que  sur  ce  point,  d'ailleurs  fonda- 
mental. La  première  commence  par  la  foi,  par  les 
textes,  pour  arriver  à  la  connaissance  du  Dieu  révélé; 
l'autre  se  passe  de  l'Ecriture,  et  prétend  remonter 
sans  guide  intermédiaire  au  soleil  des  âmes,  l'inter- 
médiaire serait-il  un  de  ses  reflets.  Sans  opter  entre 
la  lettre  et  l'indépendance  absolue,  les  grands  esprits 
du  christianisme  ont  su  rester  orthodoxes  sans  délais- 
ser la  raison ,  et ,  scrupuleux  sans  étroitesse,  ont  dis- 
tingué dans  la  lumière  naturelle  quelques-uns  des 
mots  inscrits  sur  les  tables  de  la  loi^  Nous  pensons 
ne  point  trop  nous  abuser  en  rangeant  dans  cette 
catégorie  d'esprits  le  fondateur  de  l'Ordre  des  frères 
prêcheurs. 

Distingué  par  l'évêque  d'Osma ,  Dominique  fut 
choisi  par  lui  pour  remplir  les  humbles  fonctions 
de  sous -prieur  dans  une  sorte  de  maison  religieuse 
soumise  à  la  règle  de  Cîteaux,  que  ce  prélat  avait 
fondée.  A  la  tête  de  cette  maison  religieuse  brillait 
alors  Diego  de  Azevedo,  personnage  d'une  rare  ap- 


1 .  Telle  fut  quelquefois  la  méthode  de  saint  Anselme  et  dont 
on  trouve  des  traces  dans  saint  Au^uslin  et  Orisène. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX  05 

titude  à  surveiller  les  progrès  d'une  sainteté  nais- 
sante, et,  qui  plus  est,  vertueux  sans  rudesse.  Qui 
sait?  Bien  que  prêtre  et  prêtre  régulier,  peut-être, 
Diego  de  Azevedo  fut-il  capable  d'amitié^  sentiment 
qu'étouirent  ou  du  moins  entravent  singulièrement  les 
liens  monastiques,  n'en  déplaise  aux  romantiques 
du  cloître ,  qui ,  du  dehors,  ne  refusent  aux  reclus 
aucune  douceur  sous  les  verrous.  N'est-il  point  vrai- 
ment assez  singulier  que  certaines  pieuses  imagina- 
tions laïques  se  soient  souvent  appliquées  à  représen- 
ter les  lieux  où  règne  la  soumission  sans  réplique 
et  l'isolement  sans  épanchements  familiers,  comme 
son  royaume  ou  son  asile?  Non,  l'amitié  n'est  point 
une  fille  du  sanctuaire  ni  du  couvent,  elle  ne  saurait 
vivre  qu'à  la  condition  de  respirer  le  grand  air,  et 
ceux  qui  ont  une  fois  franchi  certain  seuil  ne  saluent 
plus  la  profane  qu'à  la  dérobée.  Plusieurs  finissent 
même  par  ne  plus  la  reconnaître  :  ils  l'ont  enseve- 
lie pour  jamais  dans  le  suaire  de  leur  liberté  per- 
due ^  Quoi  qu'il  en  soit,  Dominique,  déjà  célèbre, 

1 .  Il  suffit,  du  reste  ,  de  réfléchir  aux  résultats  immédiats  et 
pratiques  de  certaine  règle  ordinairement  formulée  ainsi  :  Raro 
umis,  nimquam  duo,  semper  1res,  pour  comprendre  que  l'amitié 
ne  saurait  aisément  exister  dans  les  couvents.  Pour  peu  qu'on  y  ait 
mis  le  pied,  ou  bien  qu'on  ait  entendu  des  révélations  sincères, 
on  sait  que  l'amitié  y  est  proscrite,  montrée  au  doigt ,  presque 
haïe,  et  cela  doit  être  :  l'amitié  est  un  vol  à  la  communauté ,  une 


90  ALBERT  LE  GRAND. 

se  soumit  avec  une  bonne  grâce  parfaite  aux  volontés 
de  son  évêque,  et  c'est  là,  à  Osma,  que  pendant  neuf 
ans  d'une  retraite  austère,  au  milieu  d'oraisons  mê- 
lées d'études  et  de  travaux  suivis  d'oraisons,  donnant 
d'ailleurs  libre  carrière  à  son  goût  pour  saint  Paul , 
dont  le  génie  fougueux  convenait  au  sien,  que,  dans 
le  recueillement  et  la  calme  floraison  de  sa  force ,  le 
futur  apôtre  passa  cet  été  de  la  jeunesse  qui  décide 
de  toute  la  vie.  Parfois,  le  long  des  arcades  du  mo- 
nastère d'Osma ,  durant  le  silence  des  nuits ,  de  ces 
nuits  bleues  et  limpides  comme  il  en  tombe  des 
lunes  d'Espagne  sur  un  sol  aride  et  des  rocs  rou- 
geâtres,  on  entendait  au  fond  d'une  cellule  s'élever, 
se  prolonger,  rapporte  Jourdain  de  Saxe,  comme  un 
SUAVE  RUGISSEMENT.  Le  cœur  qui  rugissait  ainsi  de- 
mandait sans  doute  à  Dieu  les  dons  et  la  force  néces- 
saires pour  se  dévouer  utilement  aux  hommes,  et  il 
respirait  à  ce  dessein  l'ardeur  du  lion  prêt  à  s'élan- 
cer. Dominique  de  Guzman  avait  alors  trente-quatre 


ans  V 


Qui  peut  se  vanter  d'une  parfaite  liberté  d'esprit? 


menace  latente  pour  l'autorité,  une  insulte  à  la  fraternité  enten- 
dues d'une  certaine  façon. 

1.  Pernoclandi  in  orationibus  mos  erat  ei  creberrimus...  in- 
terdum  et  inter  orationes  a  gemilu  cordis  sui  rugilas  et  voces 
solebat  emittere.  V.  B.  Jordanus,  c.  i,  n"  10. 


MOUVEMENT   RELIGIEUX.  07 

Ne  s'attcndrait-on  pas  à  la  rencontrer  plus  entière 
chez  ces  Spartiates  ou  ces  délicats,  qui ,  dédaigneux 
des  obligations  ordinaires ,  en  ont  invente  de  nou- 
velles, qui,  ne  prenant  conseil  que  de  leur  foi  en  un 
Dieu  rémunérateur,  ont  résolu  de  tout  sacrifier  à  la 
vie  future,  et  qui ,  fondateurs  de  sociétés  où  le  corps 
reçoit  la  consigne  de  n'être  rien  ou  peu  de  chose, 
l'âme  un  accroissement  extraordinaire  de  ses  plus 
vives  facultés,  ne  semblent  plus  devoir  offrir  que 
peu  de  prise  aux  délétères  influences?  Les  faits  ne 
sont  point  ici  d'accord  avec  nombre  de  ces  idées 
qu'on  nomme  des  idées  reçues ,,  apparemment  parce 
qu'elles  n'ont  plus  cours  et  qu'on  ne  les  accueil- 
lera plus  :  la  politesse  est  faite.  Il  est  en  réalité 
plus  facile  de  mortifier  sa  chair  que  de  préserver 
sa  raison.  Dans  le  plan  primitif  de  l'Ordre  des  frères 
prêcheurs  approuvé  par  Honorius  III,  en  1216, 
grandiose  ébauche  conçue  sans  doute  à  Osma,  alors 
que  le  jeune  Dominique  méditait  aux  pieds  du  Sau- 
veur, entre  saint  Jean  et  saint  Paul  ,  on  respire  je 
ne  sais  quel  air  d'intelligence  dégagée  et  de  cha- 
rité vaillante.  Contre  ces  ampleurs  originelles  de  la 
règle  dominicaine  les  remaniements  postérieurs  n'ont 
point  tout  à  fait  prévalu.  Elle  demeure  encore  à 
l'heure  qu'il  est  un  monument  de  sagesse  et  de  piété, 
d'austérité  sans  étroitesse,  et  d'élévation  sans  dureté. 

j.  7 


98  ALBERT  LE  GRAND. 

On  dirait  d'un  édifice  hardi  de  proportions  sévères, 
mais  larges ,  et  laissant  tomber  la  lumière  sur  des 
lignes  d'une  simplicité  savante.  Le  hasard  a  voulu 
toutefois  qu'entre  Jésus -Christ  et  Dominique,  Fran- 
çois vînt  à  passer.  Par  ses  haillons,  sa  mine  chétive, 
son  dénùmcnt  absolu,  François  étonna  le  fils  des 
Guzman,  et  justement  parce  que  le  naturel  était  ex- 
quis chez  le  gentilhomme^  les  inclinations  pures,  les 
façons  nobles  et  aisées,  la  brutale,  la  folâtre  rusticité 
du  villain  le  piqua,  réblouit\  Rien  de  fréquent  d'ail- 
leurs comme  ce  résultat  inopiné  des  contrastes,  et 
l'on  se  prend  assez  volontiers  d'engouement  pour  ce 
dont  on  s'estime,  presque  toujours  à  tort,  incapable. 
Plus  l'esprit  est  fin,  plus  le  cœur  est  droit,  plus  ils  se 
défient  d'eux-mêmes  ;  toujours  en  peine  du  sublime 

1.  N'avons-nous  point  fait  mention  plus  haut  de  l'enlrevuc  for- 
tuite de  saint  Dominique  et  de  saint  François?  Non-seulement 
Dominique  se  précipita  dans  les  bras  de  saint  François,  disent  les 
historiens,  mais  encore,  dans  une  effusion  de  cœur  non  moins 
irréfléchie  que  touchante,  il  lui  proposa  de  fondre  en  un  seul 
leurs  deux  Ordres.  Saint  François  s'ij  refusa.  A  partir  de  ce  mo- 
ment l'Ordre  des  frères  prêcheurs  entre  dans  une  voie  nouvelle  : 
Dominique  modifie  ce  qu'il  a  créé,  suivant  un  peu  en  cela  le  goût 
du  temps,  CQ  qu'on  appellerait  aujourd'hui  la  rcligio?i  à  la  mode. 
Mais  dans  le  plan  primitif  la  pauvreté  absolue  n'était  point  de 
règle  et  la  mendicité  encore  moins.  V.  Uolstonii,  codex  iv,  1  ;  Mal- 
ven,  144;  Malespina,  93;  Murât,  Antiq.ital.,  t.  V,  p.392;  Muma- 
chio,  388;  Raumer,  t.  III,  }).  ^bO^  Geschichte  der  IIohe?istaufen. 


MOUVEMENT    KELIGIEUX.  09 

et  du  parfait ,  ils  s'en  laissent  parfois  remontrer  par 
le  bizarre  et  l'insolite.  Ce  ne  fut,  on  ne  saurait  trop 
le  rappeler,  qu'à  la  suite  d'une  impression  de  cette 
sorte  reçue  par  son  chef,  que  l'Ordre  des  frères  prê- 
cheurs devint  un  Ordre  mendiant  ^ 

Il  n'entre  pas  dans  notre  peiisée,  ainsi  qu'il  a  été 
dit  plus  haut ,  d'étudier  sous  toutes  ses  faces,  ainsi 
que  cela  a  été  tenté  pour  saint  François,  la  figure 
de  saint  Dominique;  et  quant  à  la  physionomie  de 
son  Ordre,  ce  n'est  qu'un  peu  plus  tard  qu'elle  se 
dessine.  Elle  n'atteindra  toute  sa  valeur  d'expres- 
sion que  lorsque  le  fondateur  de  l'Ordre  des  frères 
prêcheurs  se  sera  retiré  de  la  scène,  et  que  la  bonne 
semence  tombée  de  ses  mains  aura  fructifié  :  on  assis- 
tera plus  loin  à  cette  éclosion  de  la  bo?me  semence. 
Nous  espérons  néanmoins  avoir  assez  hardiment  sou- 

4.  Voir  la  règle  de  l'Institut  des  frères  prêcheurs  telle  qu'elle 
fut  présentée  par  saint  Dominique  à  Honorius  III.  Consulter  : 
Echard,  vol.  I,  Script.  Ordin.  Dominic.;—  Idée  de  V Institut  de 
saint  Dominique ,  ouvrage  sans  nom  d'auteur,  publié  à  Avignon 
avec  la  date  M.  DCC  XVIII,  libr.  de  Toulouse,  rue  Cassette.  — 
Entre  autres  dispositions  remarquables  des  institutions  domini- 
caines, il  faut  citer  celle-ci  :  Aucun  frère  prèclieur  ne  pourra  an- 
noncer la  parole  de  Dieu  qu'il  n'ait  préalablement  étudié  trois 
ans  la  théologie  et  professé  trois  autres  années  dans  une  chaire 
d'une  certaine  importance.  Pour  former  de  ces  hommes  d'élite, 
chaque  province  était  tenue  d'envoyer  deux  ou  trois  de  ses  sujets 
les  plus  distingués  à  l'université  de  Paris. 


400  ALBERT   LE   GRAND. 

levé  le  voile,  et  sur  le  visage  des  deux  champions  avoir 
répandu  assez  de  lueurs  et  de  clartés ,  pour  qu'on 
puisse  désormais  à  première  vue  les  reconnaître. 
Saint  Dominique  et  saint  François  semblent,  en  fin 
de  compte,  s'être  partagé  l'humanité,  au  moyen  âge, 
et  tous  deux  personnifient  réellement  ridée  religieuse 
telle  quelle  était  comprise  alors,  telle  qu'aujourd'hui 
encore  elle  est  acceptée  du  commun  des  fidèles.  A  l'un 
la  chair  et  le  sang  et  les  parties  inférieures  de  l'àme  : 
l'extase ,  les  molles  tendresses ,  le  songe ,  les  éva- 
nouissements, les  vapeurs,  les  élancements  de  la  pas- 
sion mystique  la  plus  absorbante,  la  plus  osée,  la  plus 
effrénée  de  toutes.  A  l'autre  la  recherche  du  bien  et 
du  vrai  ,  l'action  oratoire ,  l'amour  spiritualiste ,  le 
désir  raisonné  de  la  connaissance  de  Dieu.  Souve- 
rains seigneurs  de  deux  royaumes  limitrophes ,  il 
n'est  point  extraordinaire  qu'ils  se  soient  un  instant 
touché  la  main  :  ayant  à  opter  entre  saint  François 
et  saint  Dominique,  duo  campioni,  il  est,  ce  semble, 
moins  surprenant  encore  qu'xVlbcrt  le  Grand  ait  in- 
cliné vers  Dominique. 

Deux  années  ne  s'étaient  point  écoulées  depuis 
la  mort  du  fils  des  Guzman  ,  que  son  successeur  et 
son  ami  Jourdain  de  Saxe,  l'une  des  plus  franches  et 
sympathiques  natures  sur  lesquelles  put  se  reposer  le 
dernier  regard  du  grand  serviteur  de  Dieu,  Jourdain 


MOUVEMENT    RELIGIEUX.  101 

de  Saxe,  second  général  de  l'Ordre,  vint  à  passer  à 
Padoue  (J223).  «  N'allez  'point  aux  sermons  du  père 
Jourdain j,  disait  familièrement  le  peuple,  c'est  une 
charnieresse  qui  prend  les  hommes.  »  Teuton  comme 
Albert,  comme  lui  de  race  chevaleresque,  il  était 
issu  des  sires  d'Ebernestein,  comme  lui  encore  n'ayant 
jamais  médit  de  la  philosophie  qu'il  avait  étudiée  à 
l'université  de  Paris ,  montrant  aux  autres  la  croix  en 
souriant,  parce  qu'il  l'avait  embrassée  de  même  avec 
cette  ardeur  sereine,  vraie  marque  des  apôtres,  frère 
Jourdain  attirait  chacun  par  ce  charme  particulier 
qu'on  pourrait  appeler  la  grâce  de  la  conviction  ^ .  En 
parlant  de  Dieu,  frère  Jourdain  ne  disputait  point,  et 
il  ne  subtilisait  guère,  suivant  en  cela  l'exemple  du 
divin  Maître.  Jésus,  on  le  sait,  ne  daigna  que  très- 
rarement  répondre  aux  doctes  interrogations  des  pha- 
risiens, les  scolastiques  de  la  synagogue,  hommes 
épais,  retors,  incorrigibles  qui,  eux  aussi,  comme 
les  théologiens  du  moyen  âge,  furent  idolâtres  de  la 
lettre,  A  Jourdain  de  Saxe  revient  l'honneur  d'avoir 
fait  tomber  le  docteur  universel  dans  ses  filets. 

Albert  de  Bollstadt,  étudiant  de  dixième  année  à 

1.  B.  Jordanus  primus  post  S.  Dominicum  Ordinis  praedica- 
lorum  Generalis,  vir  scientia,  prudentia,  pietatc  valde  insignisac 
niiraculis  lam  in  vita  quam  post  mortem  clarus.  —  Spondan.  in 
ann.  eccl.  ad  an.  1236,  n.  x. 


10-2  ALBERT    LE    GRAND. 

l'école  de  Padoue,  traversait,  lorsque  Jourdain  de  Saxe 
y  arriva ,  venant  de  Bologne ,  cette  crise  suprême, 
qui,  pour  les  hommes  de  son  rang  et  de  sa  trempe, 
ne  se  terminait  au  xiii^  siècle  que  de  deux  façons, 
aux  pieds  du  crucifix,  sous  la  robe  du  moine,  ou  bien 
dans  les  mêlées,  sous  la  cuirasse.  Que  faire?  Gom- 
ment employer  ma  vie,  ma  volonté,  ma  force,  le  peu 
que  je  puis  savoir?  Quelle  pâture  donner  à  mon 
cœur?  Quel  chemin  suivre?  Ces  questions,  tout  le 
monde  les  adresse  au  sphinx  invisible  qui  se  pré- 
sente au  bord  de  la  route,  au  défilé  des  trente  ans. 
Plusieurs  s'assoient  sur  la  borne  le  front  dans  les 
mains,  et,  désenchantés  déjà  de  l'avenir  par  les  dé- 
boires du  passé,  perdant  déjà  leur  sève  par  quelque 
blessure,  les  yeux  éteints,  sombres,  hasardent  quel- 
ques pas  indécis,  puis  s'ensevelissent  enfin,  comme 
l'imprudent  voyageur  qui  s'étend  roulé  dans  son 
manteau  sur  les  steppes  glacés  du  Nord ,  dans  cette 
exclamation  mortelle  :  a  quoi  bon?  Ceux-là,  comme 
dirait  Dante,  nulle  brise  ne  les  remet  sur  pied,  car 
c'est  le  plus  souvent  l'amour  qui  d'un  revers  de  son 
aile  les  a  jetés  sur  le  sol,  et  les  fouets  des  démons  eux- 
mêmes  ne  leur  feraient  point  lever  lesjambes\  Hélas! 


1  r  Ahi  !  corne  facen  lor  levar  le  berze 

Aile  prime  percosse  l 

Dante,  Infern  . 


MOUVEMENT  RELIGIEUX.  lO.i 

plusieurs  auront  dormi  sans  doute  sur  l'épaule  de 
Thaïs,  la  courtisane,  laquelle,  lorsque  son  amant  lui 
demande  :  M'aimes-tu?  répond  :  Ouij,  immensément  \ 
Quelques-uns  n'aperçoivent  pas  le  sphinx,  passent 
tranquillement  leur  chemin,  écoutent  une  voix  inté- 
rieure et  marchent.  Le  sphinx  se  venge  tôt  ou  tard, 
car  ils  n'ont  point  résolu  l'énigme.  D'autres  se  tour- 
nent vers  Dieu,  c'est-à-dire  le  beau,  le  vrai,  le  bien, 
espèrent,  attendent,  le  front  levé  vers  le  ciel.  Une 
bonne  parole,  une  douleur  vaillamment  portée,  dé- 
cident quelquefois  de  leur  destin.  Inaccessible,  à  ce 
qu'il  semble ,  aux  passions  qui  troublent  ordinaire- 
ment l'âme  humaine,  Albert  n'avait  peut-être  qu'à 
se  recueillir  pour  ouïr  distinctement  la  bonne  parole; 
toujours  est-il  que  certain  jour  il  crut  l'entendre. 
Les  hommes  de  génie  ont  des  simplicités  d'enfant. 
Ils  sont  si  riches  qu'au  fond  de  la  moindre  coquille 
ils  voient  des  perles  :  ils  découvrent  des  sens  impré- 
vus à  tout  ce  qui  leur  est  dit.  Un  rien  les  charme, 
parce  qu'un  rien  les  fait  penser.  Absorbés  en  leur 
être  intérieur,  au  dehors,  aux  yeux  du  vulgaire,  ils 
paraissent  se  laisser  guider  par  un  fil.  Albert ,  que 
tant  de  raisons  développées  plus  haut  amenaient  sous 

'I .  Taïda  la  puttana ,  che  rispose 

Al  drudo  suo,  quando  disse  :  Ho  io  grazie 
Grandi  appo  te  ?  —  Anzi  miravigliose  ! 

Dante,  Inferno,  c.  xxiii. 


104  ALBERT  LE   GRAND. 

le  froc,  céda  sans  peine,  les  ayant  pesées  toutes,  aux 
discours  entraînants  du  disciple  de  saint  Dominique. 
Un  soir,  dans  la  chapelle  des  frères  prêcheurs,  à  Pa- 
doue,  comme  Jourdain  de  Saxe  descendait  de  la  chaire, 
le  fils  des  seigneurs  de  Bollstadt  tomba  aux  genoux 
de  frère  Jourdain,  le  futur  général  de  l'Ordre.  «  Père, 
vous  avez  lu  dans  mon  âme,  »  murmura-t-il.  Jour- 
dain de  Saxe  rendit  grâces  à  Dieu ,  le  bénit ,  et  lui 
donna  le  vêtement  blanc  de  Saint-Dominique.  Lors- 
qu'Albert  sortit  de  la  chapelle  des  frères  prêcheurs, 
à  Padoue,  le  monde  ne  comptait  qu'un  chevalier  de 
moins ,   l'Église   avait  conquis  le  prodige  ^  presque 
V épouvantement  du  siècle  \ 

1.  Vir  in  omni  scientia  adeo  divinus  ut  nostri  temporis  stupor 
etmiraculum  congrue  vocari  possit. — Ulric  Engelbert,  De  summo 
B0710,  t.  III,  C.  IX. 


LIVRE   DEUXIÈME 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES 


Cogitanli  mihi  quid  ofïerrem  ? 

Saint  Thomas,  De  reyimine  p'incipiitn. 

La   vraie   science  est  intuition  parfaite,...  la 
vraie  religion  est  le  sens  et  le  goût  de  l'infini. 

SCHLEiERMACHER,  DiscoiO'S  sw  1(1  reli(iiov . 


i 


i 


LIVRE     DEUXIEME 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES 


Albert  dominicain.  —  Il  entre  au  couvent  de  Saint-Nicolas,  près  de  Bo- 
logne. —  De  l'extension  extraordinaire  de  l'œuvre  de  saint  Dominique. 
—  De  la  vie  des  universités  italiennes  au  moyen  âge.  —  L'université;  de 
Bologne.  —  Du  mouvement  théologique  au  xnT  siècle.  —  La  théodicée 
de  Platon  et  la  théodicée  d'Aristote.  —  Pourquoi  le  moyen  âge  pencha- 
t-il  vers  Aristotc?  —  Albert  le  Grand  quitte  l'Italie  et  se  dirige  sur 
Cologne,  à  travers  l'Allemagne,  sa  patrie. 

1223  —  1220. 


L'homme  qui  vient  de  se  résoudre  à  un  grand 
parti,  ses  intérêts  matériels  seraient-ils  seuls  enga- 
gés, ne  foule  point  la  terre  du  même  pas  qu'avant 
d'être  sorti  d'indécision.  Le  front  penché  se  redresse; 
l'intelligence  s'applaudit,  et,  de  ses  profondeurs  sa- 
tisfaites, se  projette  une  lueur  jusque  sur  le  visage. 
Je  ne  sais  quoi  de  net  et  de  solennel  s'imprime  sou- 
dain aux  gestes,  à  la  démarche,  à  la  parole.  C'est 
que  vouloir  c'est  deux  fois  vivre,  et  vivre  avec  inten- 


108  ALBERT  LE  GRAND. 

site,  c'est  régner.  L'homme  qui  n'hésite  plus  ac- 
quiert par  cela  même,  dans  sa  sphère  étroite  et 
toute  proportion  gardée,  un  peu  du  superbe  aplomb 
de  Moïse  rapportant  les  tables  de  la  loi  du  Sinaï. 
Arrière  les  nuages  :  une  idée.  Plus  de  détours  ;  la 
ligne  droite.  Au  lieu  du  pour  et  du  contre  :  un  rayon. 
Et  comme  les  énergies  qu'on  pensait  endormies, 
dispersées,  épuisées  ,  à  peine  leur  a-t-on  présenté 
clairement  un  but,  se  rassemblent,  se  ravivent,  se 
fécondent  autour  de  cette  cime,  tout  heureuses  qu'on 
leur  dise  :  Allons!  La  résolution  semble-t-elle  tou- 
chera nos  intérêts  éternels,  doit-elle  influer  sur  toute 
la  vie  et  peut-être  même  peser  sur  l'autre,  alors 
elle  ne  produit  plus  seulement  une  réaction,  elle  nous 
transforme  comme  une  révolution  change  un  pays. 
SoHicitées  par  un  impérieux  appel,  les  forces  en  ré- 
serve qui  se  dérobaient  tout  à  l'heure,  errantes,  con- 
fusément refoulées  dans  les  régions  inférieures  de 
l'être,  remontent,  se  décuplent  aussitôt  comme  par 
miracle  et  apportent  une  valeur,  une  spontanéité 
nouvelles  aux  facultés  mises  en  branle.  Tout  mou- 
vement intérieur  généreux  précipite  encore  au  sein 
de  son  auteur  un  flot  de  munificences  imprévues,  la 
paix,  l'espoir,  les  joies  calmes,  une  sorte  de  con- 
fiance à  part,  et  la  possession  de  la  vérité  tout  en- 
tière doit  receler,  en  effet,  d'incomparables  délices,  si 


MOUVKMEiNT   DES   ÉCOLES.  101) 

la  rencontre  quelquefois  passagère  de  n'importe  quelle 
certitude  morale  apporte  de  telles  aùe5  et  commoditcz 
plcnières  à  l'esprit.  Telle  est  la  loi  générale.  Nous  ne 
pensons  point  qu'Albert  le  Grand  y  ait  échappé.  Lors- 
qu'il entra  en  religion,  nul  doute  qu'il  ne  se  soit  senti 
envahir  par  cette  allègre  quiétude  qui  suit  de  près 
tout  libre  accomplissement  d'un  dessein  magnanime 
et  raisonnable,  et  qu'en  portant  les  yeux  vers  l'avenir 
il  n'ait  vu  s'ouvrir  devant  lui  un  champ  tout  nouveau 
d'activité.  Qui  sait?  La  nature  que  jusque-là  il  avait 
aimée,  étudiée,  uniquement  pour  elle-même,  lui  ap- 
parut peut-être  désormais  sous  une  autre  face,  car 
on  a  pu  s'assurer  que  les  objets  qui  frappent  les 
sens  suivent  un  peu  le  sort  de  nos  idées  :  se  modi- 
fient-elles, ils  changent  d'aspect.  Quelque  hardie  que 
puisse  d'ailleurs  sembler  la  conjecture  en  un  sujet  si 
délicat,  quelle  que  soit  la  difficulté  de  contrôler  à  dis- 
tance ce  qu'une  piété  banale  appelle  négligemment 
une  vocation,  il  sera  toutefois  permis  de  remarquer 
qu'Albert  de  Bollstadt,  âgé  vers  cette  époque  d'en- 
viron trente  ans,  dans  la  verte  maturité  de  son  juge- 
ment, d'un  tempérament  austère  et  d'habitudes 
fermes,  ayant  déjà  beaucoup  réfléchi,  beaucoup  cher- 
ché, éminemment  apte  à  conclure,  fit  tout  simple- 
ment choix  du  meilleur  état  de  vie,  le  plus  conforme 
à  ses  nobles  et  studieux  penchants,  en  revêtant  au 


HO  ALBERT   LE  GRAND. 

xiii*"  siècle  l'habit  de  moine.  La  bure,  en  ce  temps-là, 
abrita  quelquefois  l'indépendance  ou  la  soutint.  Les 
biographes  exaltent,  selon  l'invariable  usage  des  pa- 
négyristes des  saints,    le  mérite  qu'il  eut   d'aban- 
donner pour  le  froc  et  la  solitude  du  cloître  une  fas- 
tueuse existence,  des  palais  de  marbre  [Palaste  von 
Marmor),  les  jeux  et  les  rîs\  Ils  oublient  trop,  cette 
fois  encore,  le  caractère  du  personnage,  sa  gravité 
native,  ses  goiàts  simples  et  surtout  le  parfait  mépris 
qu'inspire  à  toute  nature  élevée  le  vain  attirail  dont 
ils  font  un  pompeux  étalage.  Quand  on  a  le  bonheur 
et  l'honneur  d'apercevoir  Dieu,  au  bout  de  n'importe 
quel   chemin,    est-ce  donc  un  si  dur  sacrifice  d'y 
.  marcher,  serait-ce  sur  son  propre  cœur?  Non  certes; 
et  je  voudrais  bien  savoir  quel  mortel  favorisé  d'un 
tel  spectacle  pourrait  seulement  en  détourner  la  vue. 
Le  tout  est  de  pouvoir  se  le  donner,  du  moins  se  le 
promettre,  et,  loin  de  regretter  et  de  mettre  seulement 
en  balance  mille  douceurs  auxquelles  il  suffit  d'avoir 
goiàté  pour  n'y  vouloir  revenir  jamais,  il  est  infi- 


1.  «  ...  Ans  dem  reiclien  Studiereiulen,  (1er  schon  durcli  seine 
Wissenchaft  gliinzte,  der  in  vornehmer  Tracht  so  manche  lalire 
durch  die  Strassen  Padouas  gegangen,  rfer  in  einem  Palaslc  von 
Marmor  in  F'àlle  gelebl,  wwv  jetzt  ein  armer  MonchgeNvorden...» 
—  D*"  Sigliart,  Alberlus  Magnus ,  p.  21.  —  Ennen ,  Albert  der 
Crosse,  ein  Lebcnsbild.  Koin,  1S56,  p.  IG. 


MOUVEMENT  DES    ÉCOLES.  '  111 

nimeiit  proba])le  qu'Albert,  cheminant  vers  Bologne 
avec  Jourdain  de  Saxe,  se  félicitait,  en  toute  placi- 
dité d'âme,  le  long  de  la  route,  d'avoir  enfin  trouvé 
dans  l'Ordre  qui  attirait  alors  à  lui  les  plus  vaillants 
citoyens  de  l'univers  le  milieu  le  plus  favorable  au 
développement  de  son  génie. 

Au  moment  où  le  néophyte  qu'on  appellera 
bientôt  le  docteur  universel  allait  frapper  à  la  porte 
du  couvent  de  Saint- Nicolas  de  Bologne,  l'Institut 
des  frères  prêcheurs  traversait,  lui  aussi,  une  crise 
solennelle.  L'Ordre  venait  de  perdre  son  chef,  et, 
comme  cela  arrive  toujours  lorsqu'une  œuvre  n'est 
point  bâtie  sur  le  sable,  mais  s'appuie,  au  contraire, 
ne  serait-ce  que  par  une  de  ses  assises,  sur  le  senti- 
ment net  et  précis  des  besoins  ou  des  passions  d'une 
époque,  quand  elle  se  produit  en  un  mot  en  pleine 
actualité ,  la  maison  spirituelle  de  saint  Dominique 
avait  pris  en  très-peu  de  temps  des  proportions  im- 
menses. Laissons  donc,  tout  à  sa  guise,  le  fils  des 
Bollstadt,  nouvelle  et  puissante  recrue  cjui  présage 
l'apparition  de  saint  Thomas,  secouer  la  poussière  de 
ses  pieds  sur  la  dalle  de  ce  cloître  qui  vit  Dominique 
expirer  sur  un  sac  de  laine;  laissons  frère  Jourdain 
l'introduire ,  le  faire  asseoir  au  milieu  de  sa  famille 
d'adoption  émue,  respectueuse,  un  peu  ébahie  peut- 
être;  passons  vite  devant  ce  tableau  qui  se  trace  de 


112  •  ALBERT   LE  GRAND. 

lui-même  aux  yeux  :  voyez  plutôt  ces  têtes  curieuses 
de  novices  qui  se  penchent,  ces  mains  jointes,  ces 
sourires ,  ces  rides  illuminées  des  vieux  religieux , 
tous  ces  empressements  fraternels  autour  du  nouveau 
venu  qu'ont  connu  les  monastères  du  moyen  âge; 
perçons  les  murs  du  couvent  de  Saint-Nicolas  et  me- 
surons le  progrès  de  l'édifice  auquel  Albert  le  Grand 
apporte,  sans  y  penser,  sa  colonne  ^ 

Une  réflexion  générale  avant  d'entrer  dans   le 
détail.  Je  ne  sais  si  les  succès  de  saint  Dominique  et 


I .  Tant  (Je  lumières  et  de  vertus  sont  sorties  de  l'Ordre  de  Saint- 
Dominique  au  xiii'^  siècle,  que  je  ne  m'étonne  point  que  quel- 
qu'un ait  tenté  de  relever  sa  maison  à  l'époque  oiî  nous  vivons.  Le 
dessein  était  hardi.  Jamais  mains  plus  pures  ne  se  sont  égarées 
sur  des  ruines.  On  a  pris  cependant  peine  inutile,  comme  chacun 
l)eut  s'en  assurer,  comme  surtout  le  prouvera  l'avenir.  Autres 
temps,  autres  formes  de  dévouement.  La  société  actuelle,  plus 
saturée  qu'elle  ne  le  croit  des  idées  chrétiennes,  justement  parce 
qu'elles  sont  entrées  dans  son  tempérament  et  ses  habitudes,  ne 
les  salue  plus  sous  le  froc,  leur  costume  suranné.  Une  robe  de 
laine  blanche  passe  aujourd'hui  dans  la  rue  sans  opprobre,  mais 
sans  effet.  C'est  la  livrée  fanée  d'une  grande  idée  qui  n'a  plus 
que  faire  d'un  uniforme.  Pourquoi  s'obstiner,  quand  on  peut  faire 
du  bien  en  bonne  prose,  à  paraître  toujours  en  vers?  L'âge  héroïque 
est  passé;  en  le  ressuscitant  sans  motif  on  court  risque  de  n'être 
I)lus  entendu,  Surtout  du  peuple.  Si  vous  voulezservir  aujourd'hui 
la  bonne  cause,  ne  vous  rasez  plus  la  tête,  fondez  plutôt  un  jour- 
nal, écrivez,  parlez,  môlez-vous  à  la  vie  pratique...  Aucun  honnne 
de  la  valeur  de  Dominique  ne  se  fera  plus  dominicain. 


MOUVEMKNT  DES   ÉCOLES.  113 

de  saint  François  ,  très- restreints  ,  très-modestes  en 
comparaison  de  la  conquête  du  monde  païen  par  les 
premiers  apôtres,  extrêmement  importants  comme 
résultat,  car  ils  ont  modifie  la  physionomie  du  cln^is- 
tianisme,  ne  doivent  point  paraître  pius  extraordi- 
naires. ((  La  chose  quon  appelle  maintenant  religion 
chrétienne,  a  dit  saint  Augustin,  existait  chez  les  an- 
ciens et  n'a  jamais  cessé  d'exister  depuis  l'origine  du 
genre  humain,  jusqu'à  ce  que  Jésus-Christ  lui-même 
étant  venu  dans  la  chair,  on  a  commencé  d'appeler 
religion  chrétienne  la  vraie  religion  qui  existait  au- 
paravant 1.  »  Sans  rabaisser  le  moins  du  monde  la 
victoire  des  apôtres,  on  doit  observer  cependant 
qu'elle  était  prévue  ;  le  vieux  monde  les  attendait  ; 
ils  accomplissaient  une  mission;  ils  apportaient  le 
Dieu  inconnu  sous  les  plis  de  leur  manteau.  Quelle 
sublime  réclame  que  les  martyrs  livrés  aux  bêtes 
dans  les  cirques!  Quel  fond  de  galerie  mieux  dis- 
posé pour  faire  ressortir  les  pures  clartés  de  l'Evan- 
gile que  les  turpitudes  des  derniers  Césars  !  Quelle 
mise  en  scène  naturelle  que  les  interrogatoires  des 
chrétiens  devant  le  peuple,  juge  et  maître  souverain  ! 
Que  si  l'on  tient  compte  des  temps  et  des  lieux  et  si 
l'on  rapproche  la  conversion  des  Gentils  du  mouve- 

\.  Saint  Augustin,  Rétract. ,  iiv.  I,  c.  xiii,  n°  3. 


114  ALBKRT  LE  GRAiND. 

ment  produit,  sans  innovation  préméditée  dans  la 
doctrine,  sans  lutte  à  outrance  avec  le  pouvoir  civil, 
eans  combat  dramatique  avec  l'Olympe,  grâce  à  ce 
simple  fait,  un  impétueux  élan  vers  la  beauté  morale, 
par  les  héros  orthodoxes  du  moyen  âge  sur  une  so- 
ciété farouche  et  dissolue,  de  plus,  quelque  peu  bla- 
sée sur  l'explication  didactique  des  Ecritures,  leurs 
exploits  bien  autrement  personnels  acquièrent  une 
originalité  saisissante.  Saint  Pierre  et  saint  Jean  furent 
de  bons  ouvriers  :  saint  Dominique  et  saint  François 
sont  de  grands  artistes.  Cela  suppose,  n'est-ce  pas, 
une  force  singulière,  d'avoir  su  bouleverser  les  âmes 
sans  toucher  aux  croyances  et  tout  remuer  sans  rien 
briser?  Dominique  et  François  n'annoncent  plus  la 
bonne  nouvelle;  ils  commentent  seulement  la  donnée 
du  Sermon  sur  la  montagne,  mais  avec  cette  ivresse 
et  ce  feu  qui  font  ressembler  à  une  bandelette  d'écar- 
late  les  lèvres  de  la  fiancée  du  Cantique  des  canti- 
ques quand  elle  descend  du  Liban  et  s'avance  vers 
son  seigneur,  a  Retirez-vous^  aquilon!  Venez,  o  vent 
du  midi!  Soufflez  de  toutes  parts  dans  mon  jardin  et 
que  les  parfums  en  découlent  ^  !  »  Nos  héros  ne  bap- 
tisent point  :  ils  régénèrent;  leurs  habits  ne  sont 
point  tachés  de  sang  :  ils  n'étaient  que  désintéresse- 

i.  Cantique  des  cantiques^  iv,  16. 


MOUVEMENT   DES  ECOLES.  115 

ment,  oubli  d'eux-mêmes  et  pauvreté.  Soumis  aux 
formes  établies,  n'innovant  que  dans  la  perfection,  ils 
rafraîchissent  la  piété  sans  attenter  à  la  foi  et  préten- 
dent seulement  renouveler  le  cœur  pour  y  loger  Dieu 
plus  à  l'aise.  Ne  dirait-on  pas  la  revanche  amoureuse 
et  féconde  de  la  terre  contre  le  ciel,  le  croyant  se  sou- 
levant, s'allégeant,  se  crucifiant  à  son  tour  et  sponta- 
nément pour  remercier  Jésus-Christ  d'être  venu  dans 
la  chair  et  mort  sur  la  croix?  De  pareils  coups  de 
cœur  sont  uniques,  plus  merveilleux,  plus  méritoires 
peut-être  que  les  plus  vastes  coups  de  filet  jetés  sur 
la  tête  des  adorateurs  de  Jupiter  ou  de  Brahma,  et 
que  prouvent-ils?  L'incommensurable  noblesse  de  la 
nature  humaine. 

Dans  les  vertus  de  saint  Dominique  on  pensera 
peut-être  trouver  la  clef  de  son  ascendant  sur  ses 
contemporains,  et  ce  n'est  point  en  effet  courir  grand 
risque  de  se  méprendre  que  d'entrer  en  communauté 
de  sentiment,  sur  ce  point,  avec  son  siècle,  les  laï- 
ques et  les  gens  d'Eglise.  On  peut  se  rappeler  encore 
à  son  propos  et,  sans  crainte  de  le  diminuer  en  étu- 
diant ce  qui  put  l'aider,  respectueusement  souligner, 
çà  et  là,  à  titre  de  simple  éclaircissement,  dans  l'in- 
nocent Moyen  de  parvenir  des  dévots  raisonneurs, 
quelques-uns  des  charmants  stratagèmes  qui  le  ser- 
virent à  son  insu.  D'instinct,  le  fils  de  Jeanne  d'Aza 


116  ALBERT   LE  GRAND. 

les  employa  tous.  »  //  ny  a  si  bonne  et  si  désirable 
finesse  que  la  simplicité,,  »  a  avoué,  par  exemple, 
saint  François  de  Sales.  Ce  machiavélisme  involon- 
taire et  d'autant  plus  efficace  qu'il  est  moins  cal- 
culé, qui  en  fit  plus  souvent  usage  que  Dominique? 
((  La  prière  est  la  respiration  de  rame  en  Dieu,  » 
nous  révèle  à  son  tour  un  philosophant  moderne  qui 
n'a  encore  assurément  empêché  personne  d'admirer 
dans  ses  livres  une  imagination  candide  soutenue 
d'infiniment  de  connaissances  et  de  lectures,  bien 
qu'il  lui  soit  échappé  cette  dureté  :  la  lecture  est  le 
travail  des  paresseux  i.  «  Qui  se  fie  aultrement  que 
joar  la  divine  espérance^  marche  sur  la  glace  d'une 
nuictée  et  s'appuie  sur  le  bâton  de  rouzeau  "^  d  a  bien 
et  dûment  établi  un  autre  naïf  augure,  parfois  voilé, 
comme  saint  François  de  Sales,  sous  un  gracieux 
langage.  Dominique  avait  pour  lui  la  simphcité, 
le  don  de  la  prière,  la  divine  espérance;  mais  il 
faut  compter  avant  tout,  si  l'on  veut  s'expliquer  ses 
succès,  avec  cette  intensité  de  sentiment  sans  la- 
quelle, armé  de  toutes  pièces,  il  n'eiàt  certainement 
point  réussi.  En  1217,  quatre  ans  seulement  avant 
sa  mort ,  six  ans  avant  qu'Albert  ne  vhit  demeu- 
rer sous  les  voûtes  du  couvent  de  Saint -Nicolas, 

4.  Le  P.  Gratiy. 
2.  Alain  Charlier. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  117 

vaste  maison  que  lliumble  conquérant  ne  voulait 
point  si  magnifique  et  qui  joue  un  grand  rôle  dans 
les  fastes  de  l'Ordre  %  la  famille  de  saint  Dominique 
ne  se  composait  encore  que  de  seize  membres,  huit 
français,  sept  espagnols  et  un  anglais.  Ces  premiers 
disciples  réunis  autour  de  leur  chef  à  Notre-Dame  de 
Prouille  espéraient  bien  ne  jamais  s'éloigner  de  lui, 
et  ne  se  doutaient  pas  de  la  fécondité  de  l'esprit  du 
maître  répandu  en  eux  par  parcelles.  —  Le  grain, 
leur  souffle  à  l'oreille  Dominique,  fructifie  quand  on 
le  sème  :  il  se  corrompt  lorsqu'on  le  tient  entassé  \ 
—  Encore  une  fois,  ils  étaient  seize.  C'était  bien  peu 
de  grain,  juste  un  épi.  Dominique  égrena  son  épi 
sur  l'Europe.  Guillaume  Claret  et  Noël  restèrent  à 
Notre-Dame  de  Prouille.  Thomas  et  Pierre  Cellani  se 
dirigèrent  sur  Toulouse.  L'Espagne  reçut  pour  sa 
part  Dominique  de  Ségovie  ,  Suero  Gomez,  Michel 
de  Uzero  et  Pierre  de  Madrid.  Trois  Français  s'en 


1 .  «  Dominique  en  entrant  à  Saint-Nicolas  remarqua  que  l'on 
travaillait  à  élever  l'un  des  bras  du  couvent  pour  en  agrandir  les 
cellules;  il  pleura  beaucoup  en  voyant  cet  ouvrage,  et  dit  à  frère 
Rodolphe,  procureur  du  couvent,  et  aux  autres  frères:  «Hé  quoi, 
vous  voulez  sitôt  abandonner  la  pauvreté  et  vous  bâtir  des  palais! 
II  ordonna  ensuite  qu'on  arrêtât  les  travaux,  qui  ne  furent  repris 
qu'après  sa  mort.  »  V.  P.  Lacordaire,  IJist.  de  saint  Dominique, 
p.  400;  P.  Touron,  p.  527. 

2.  Constantin  d'Orvieto,  n°  21 . 


118  ALBERT  LE  GRAND. 

allèrent  ensemencer  Paris,  Mathieu  de  France,  Ber- 
nard de  Garrigue  et  Odéric  de  Normandie,  et  vu  que 
la  dite  ville  à  elle  seule  en  vaut  plusieurs  et  semble 
à  la  fois  de  mouvant^  très -précieux  et  plantureux 
terroir j,  trois  frères  espagnols,  le  bienheureux  Man- 
nes ,  Michel  de  Fabra  et  Jean  de  Navarre ,  furent 
jetés  en  bloc  et  par  surcroît  sur  le  mêm.e  point.  «  Do- 
minique s'était  réservé  le  seul  Etienne  de  Metz  pour 
la  fondation  des  couvents  de  Rome  et  de  Bologne  \  » 
Tous  devaient,  bien  entendu,  chemin  faisant,  prê- 
cher, conquérir  des  prosélytes,  et  ne  prendre  congé 
d'une  ville  qu'après  y  avoir  laissé  une  colonie  -.  Il  va 
sans  dire  qu'aucun  des  seize  ne  songea  à  se  pour- 
voir d'argent  et  que  tous  partirent  en  expédition 
les  mains  vides.  Je  me  trompe.  Jean  de  Navarre, 
malgré  les  supplications  et  les  larmes  de  saint  Do- 
minique, manqua  de  foi,  s'effraya  à  l'idée  d'un  long 
voyage  entrepris  sans  la  moindre  ressource  et  s'obs- 
tina à  ne  vouloir  se  mettre  en  route  qu'après  s'être 
alourdi  de  quelques  pièces  de  métal.  L' imprudent 
reçut  une  réprimande  et  douze  deniers.  Gela  se  pas- 
sait en  Languedoc  le  13  du  mois  de  septembre 
1217  \ 

.1 .  Voir  P.  Lacordaire,  Vie  de  saint  Dominiquej,  p.  290,  passim. 

2.  Ihid.,  p.  291. 

3.  Quelques  mois  plus  tard  saint  Dominique  voyait  se  presser 


MOUVEMENT   DES   ÉCOLES.  119 

Le  deuxième  chapitre  de  l'Ordre  des  frères  prê- 
cheurs se  tint  à  Bologne,  le  jour  de  la  Pentecôte  de 
l'an  de  grâce  1221.  Dominique  avait  déjà  le  senti- 
ment de  sa  fin  prochaine,  en  remontant  de  Rome  vers 
la  Lombardie;  il.  souriait  pour  la  dernière  fois  aux 
capricieuses  avances  du  mois  de  mai,  de  vraies  fa- 
veurs en  Italie  \  Qui  eût  vu  alors  cheminer,  à  pas 
lents,  sur  le  versant  de  ces  montagnes  dont  à  partir 
de  Florence  les  cimes  azurées  ondulent  vers  le  nord, 
un  homme  de  taille  moyenne,  vêtu  de  laine  blanche, 
eût  eu  peut-être  quelque  peine  à  se  persuader  qu'il 
avait  devant  les  yeux  une  sorte  de  triomphateur  d'un 
genre  à  part.  Dominique  s'en  allait  effectivement  à 
pied,  épuisé,  mourant,  partager  l'Europe  en  huit  pro- 
vinces. Partager  l'Europe  !  Rêverie.  C'est  cependant 
ce  qui  eut  lieu  à  l'issue  des  séances  de  ce  second  cha- 
pitre général  des  frères  prêcheurs.  L'Espagne  ,  la 
Provence,  le  pays  de  France,  la  Lombardie,  Rome, 
l'Angleterre,  la  Hongrie,  l'Allemagne,  voilà  les  huit 

• 

dans  le  couvent  de  Saint-Sixte,  fondé  par  lui  à  Rome,  de  quatre- 
vingts  à  cent  religieux.  L'Allemagne,  la  Pologne,  lui  envoyaient  dès 
lors  leurs  tributs.  Des  couvents  se  fondent  simultanément  à  Prague 
et  à  Breslau,  et  la  prédication  dominicaine  jette  feu  et  flammes 
en  Prusse  et  jusqu'en  Russie.  La  France,  l'Italie  et  l'Espagne  se 
couvrent  de  monastères...  V.  P.Touron,  Histoire  de  saint  Domi- 
nique, liv.  IV. 

\.  La  Pentecôte  de  l'an  1221  tomba  le  3  mai. 


120  ALBEHT   LE    GRAND. 

provinces  que  la  pensée  du  saint  avait  ébranlées  ou 
soumises*.  En  moins  de  quatre  années  soixante  mo- 
nastères s'étaient  créés  et  rangés  sous  sa  loi".  Quel 
épanouissement  depuis  la  petite  assemblée  des  seize, 
en  Languedoc  !  L'enseignement ,  les  missions  loin- 
taines, tout  ce  mouvement  religieux  et  intellectuel  du 
Mil'  siècle  dont  notre  saint  avait  été  l'initiateur,  il  le 
voyait  contiuué  par  son  Ordre.  Dominique  pouvait 
disparaître  :  n'avait-il  point  été  compris  ^  ? 

Le  fils  de  Jeanne  d'Aza  mourut  à  Bologne,  pré- 
cisément en  ce  lieu  où  nous  venons  de  conduire 
Albert,  et  j'allais  dire  qu'il  y  mourut  à  dessein. 
C'est  qu'en  réalité  Dominique  aimait  cette  ville  et 
cette  ville  l'aimai  II  était  digne  d'elle  et  elle  digne 

1.  L'Anglclorre  et  la  Hongrie  n'avaient  point  encore  reçu  d'éta- 
blissen:iont  des  frères  prêcheurs  en  1221  ,  mais  l'Ordre  y  fleurit 
bientôt,  et  l'on  pouvait  déjà  les  considérer  comme  conquises. 

2.  V.  Lacordaire,  Vie  de  saint  Dominique,  p.  401. 

3.  Dominique  rendit  son  âme  à  Dieu  le  6  août  1221.  Sept  ans 
après  sa  mort,  Jourdayi  de  Saxe,  son  successeur  et  second  géné- 
ral de  l'Ordre,  ajoutait  quatre  nouvelles  provinces  aux  huit  pre- 
mières :  ce  furent  les  provinces  de  Pologne,  de  Danemark,  de 
Grèce  et  de  Palestine. 

4.  Les  magistrats  de  la  ville  de  Bologne,  voulant  donner  une 
forme  solennelle  à  leurs  sentiments  de  gratitude  envers  le  saint, 
lui  conférèrent  un  jour,  par  acte  public  ,  le  titre  et  les  privilèges 
de  citoyen  de  Bologne.  L'acte  subsiste  encore.  V.  P.  Touron,  Vie 
de  saint  Dominique. 


•  MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  121 

do  lui.  Attendu  qu'il  y  coula  quelques-unes  des  plus 
douces  heures  de  sa  vie,  il  ne  dut  point  trop  lui  dé- 
plaire, je  l'imagine,  d'y  rendre  l'âme  et  d'y  laisser 
son  corps.  Bononia  docet,  Bologne  est  docte  et  pro- 
fesse, proclame  la  devise  des  vieilles  médailles  bo- 
lonaises \  ((  Je  prie,  je  vais  instruisant  le  peuple^  » 
eut  pu  répondre  Dominique  de  son  vivant.  D'autre 
part,  la  situation  de  Bologne  est  si  attrayante,  son 
ciel  si  clément ,  la  Grassa  ^  s'étale  avec  tant  d'élé- 
gance et  de  dignité  au  sein  d'une  plaine  fertile,  en 
vue  des  Apennins ,  c|ue  le  plus  curieux  amant  des 
lettres  se  sent  tenté  d'oublier  la  vieille  université  pour 
ne  plus  regarder  que  la  ville,  absolument  comme 
ces  bacheliers  du  xiv''  siècle  faillirent  mi  jour,  un 
jour  que  l'éblouissante  Novella  d'iVndrea  leur  faisait 
un  cours,  moins  se  laisser  séduire  par  l'éloquence  que 
distraire  par  la  beauté.  Que  fit  le  lendemain  Novella? 
Elle  parla  derrière  un  rideau,  et  la  femme  se  dissimula 
sous  un  voile  pour  mieux  laisser  vaincre  la  muse^  La 

1.  Bologne  fut  déclarée  ville  libre  par  Charlcmagno  ;  aussi 
porte -t- elle  encore  sur  ses  médailles  cette  autre  devise  :  li- 
berlas. 

2.  On  a  surnommé  Bologne  la  Grassa. 

3.  Novella  d'Andréa,  célèbre  au  xiV'  siècle,  afin  de  ne  point 
distraire  les  étudiants  de  Bologne  par  sa  beauté,  pendant  qu'elle 
professait,  se  voilait  derrière  un  rideau.  —  V.  Bœdcker,  Italie 
seplenlrionale. 


122  ALBERT  LE  GRA^D. 

Novella ,  dont  on  peut,  aujourd'hui  encore,  suivre 
les  leçons  et  apprécier  les  charmes,  que  l'on  s'assoie 
au  pied  de  ses  chaires  retentissantes,  ou  c{ue  l'on 
s'abandonne  à  sa  vie  nonchalante  et  facile,  cette  No- 
vella toujours  debout,  c'est  Bologne.  Mais  \diSçavante 
a  bien  perdu  de  son  prestige,  ou  la  Grassa  de  ses 
appas;  plus  n'est  besoin  à  présent  de  tirer  le  rideau 
sur  Novella  :  au  Heu  de  dix  mille  adorateurs  qu'elle 
compta  jadis  ,  Bologne  aujourd'hui  n'en  ^ garde  plus 
que  quatre  cents  ^. 

Nous  sera-t-il  permis  de  rendre  compte  simple- 
ment ici  des  impressions  que  nous  avons  reçues  et 
des  idées  qu'elles  éveillèrent ,  il  y  a  quelques  mois  à 
peine,  lorsque,  errant  en  Italie  sur  les  pas  de  Domi- 
nique et  d'Albert,  nous  allions  fouler  ce  coin  de  terre 
où  s'éleva  le  cloître  de  Saint- Nicolas,  et  songions 
naturellement  aux  rapports  tout  gracieux  qu'entretint 
Dominique  avec  la  population  et  les  docteurs  de  la 
capitale  de  l'antique  Emilie  ?  Vous  souvient-il ,  par 
hasard,  d'avoir  jamais  visité  quelqu'une  de  ces  or- 
gueilleuses abbayes  où  l'on  n'était  admis  jadis  qu'a- 
près avoir  prouvé  tant  de  quartiers  de  noblesse  et  où 
l'on  commençait  de  la  sorte  son  noviciat  par  faire 

4 .  La  population  d'étudiants,  qui  animait  si  fort  l'université  de 
Bologne  au  moyen  âge,  a  varié  de  3,000  à  10,000  âmes.  Du  temps 
de  saint  Dominique,  Bologne  était  en  pleine  prospérité. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  123 

reluire  son  écu  et  présenter  sa  j2;éncalogie.?  Après  avoir 
gravi  les  escarpements  qui  conduisent  d'ordinaire  à 
ces  étranges  cénacles  d'âpre  et  montueux  abord , 
après  avoir  médité  sur  tout  ce  que  suppose  d'aber- 
ration, d'étroitesse  et  de  piété  fausse,  chez  ceux  qui 
se  cloîtrèrent  en  bonne  compagnie  dans  ces  froids 
asiles,  tant  d'oubli  de  l'égalité  évangélique  et  d'égards 
pour  le  blason,  le  voyageur  longtemps  en  proie  à  une 
angoisse  secrète,  tout  d'un  coup  se  sent  renaître, 
lorsqu'enfm,  au  sortir  des  oratoires  où  le  crucifix 
repose  sur  des  champs  de  sable  et  d'azur,  il  aper- 
çoit à  ses  pieds  Bologne  ,  la  ville  libre,  terra  antica, 
madré  e  nutricej,  le  convier  aux  fêtes  de  l'esprit  et 
des  yeux.  On  respire,  non  point  du  tout  parce  qu'on 
descend  des  hauteurs,  mais  parce  qu'on  va  reprendre 
à  la  vie  générale  qu'insulte,  qu'écrase  pour  ainsi 
dire,  du  haut  de  ses  créneaux  ou  du  fond  de  ses  im- 
mobilités, toute  forteresse,  toute  chapelle  à  guichet  et 
à  pont-levis.  Malheur  au  seul  !  V.e  soli  !  a  dit  l'Ecri- 
ture, et  je  ne  pense  pas  qu'elle  nous  ait  voulu  dé- 
tourner par  cette  malédiction  concise  du  goût  de  la 
solitude  honnête  et  tempérée,  aliment  périodique  des 
âmes  les  plus  saines,  qui  de  temps  en  temps  se  re- 
cueillent, sans  cependant  s'exiler.  Cette  solitude-là, 
c'est  le  pain  des  forts  :  on  le  rompt  à  l'écart  sans 
rien  dérober  à  personne,  et  l'on  en  fait  ensuite  hom- 


12i  ALBERT  L  K   GRA^D. 

mage  à  tout  le  monde  sous  forme  de  travail,  de 
bonne  humeur,  d'indulgence  ou  d'activité.  Le  Vœ  soli! 
de  l'Ecriture  n'aurait -il  point,  au  contraire,  con- 
damné d'avance  cette  tendance  ingrate  à  l'isolement, 
C{ui  rend  inutiles  à  la  société  les  facultés  de  ceux  qui 
s'y  resserrent,  leur  bâtit  des  palais  à  l'abri  des  chocs 
et  du  bruit,  et,  tandis  que  dans  le  fond  des  vallées 
l'humanité  palpite  ,  lutte  et  s'efforce ,  laisse  molle- 
ment osciller,  sous  un  triple  rang  de  murailles ,  la 
lampe  fleuronnée  de  l'égoïsme?  Pareil  lenoncement 
à  la  chose  publique  conduit  fatalement  les  élus  à  la 
sécheresse  ou  à  l'indilférence.  Rien  de  plus  opposé, 
ce  me  semble,  au  véritable  esprit  chrétien,  familier  par 
excellence,  large  et  communicatif.  L'esprit  chrétien 
est  d'essence  démocratique  :  voilà  pourquoi  il  est  si 
dangereux  de  tenter  de  l'enfermer  dans  une  urne , 
surtout  en  un  vase  de  grand  prix.  Sous  prétexte  de 
le  condenser,  ne  court  -  on  pas  grand  risque  de  ré- 
duire cet  esprit  à  néant?  La  bonne  sève  ne  doit-elle  pas 
couler  à  gi'ands  flots,  dans  la  voie  commune, à  gauche, 
adroite,  partout?  Ainsi  l'avait  bien  entendu  Domini- 
que en  un  certain  sens  révolutionnaire,  ou  du  moins 
contempteur  résolu  de  mille  petitesses  acceptées,  cou- 
vées, si  ce  n'est  bénies  par  une  autorité  qui  malheu- 
reusement n'a  jamais  cherché  à  réagir  contre  les  pré- 
jugés de  caste  ou  de  tribu.  S'il   ne  protesta  point 


MOUVEMENT    DES    KCOLKS.  125 

directement  contre  les  errements  les  plus  invétérés  de 
la  cour  romaine,  il  réagit  au  moins  contre  elle  par 
nombre  de  ses  actes  et  l'ensemble  de  son  attitude, 
et  l'on  apercevra  sans  doute  quelque  indice  de  ces 
dispositions  assurément  fort  rares  au  moyen  âge,  en 
continuant  de  s'édifier  avec  nous  sur  la  physionomie 
d'une  ville  pour  laquelle  le  fils  de  Jeanne  d'Aza 
éprouva  toujours  une  sympathie  particulière  et  qui 
le  lui  rendit.  Lorsque  Albert  le  Grand  vint  demeurer 
sous  ses  murs,  Bologne  avait  conservé  son  caractère 
intact,  et  telle  l'a  connue  Dominique,  telle  va  la  con- 
templer notre  héros. 

Souvent,  durant  ses  longs  et  fréquents  séjours  en 
Romagne,  le  pacifique  rival  de  saint  François  d'As- 
sise s'était  vu  appeler  comme  arbitre  au  milieu  des 
ardentes  querelles  qui  divisaient  sans  cesse ,  à  cette 
époque ,  une  cité  toute  républicaine ,  et  souvent 
il  les  avait  apaisées.  On  s'attache  volontiers  aux 
lieux  où  l'on  a  pu  faire  quelque  bien.  Mais  avant 
même  que  les  magistrats  de  Bologne  reconnaissants 
ne  lui  eussent  décerné  le  diplôme  et  les  privilèges  de 
citoyen,  nulle  part,  paraît-il,  le  fondateur  de  l'Ordre 
ne  se  sentit  autant  chez  lui  qu'à  l'ombre  de  cette  école 
consacrée  de  longue  date  aux  arts  et  aux  lettres.  Il 
faut  croire  que  leurs  deux  génies  se  comprenaient 
ou  plutôt  se  complétaient.  L'un  regardait,  en  eflet,  du 


126  ALBERT   LE  GRAND. 

côté  du  droit  pratique,  l'autre  soupirait  vers  la  jus- 
tice idéale,  et  tous  deux,  après  avoir  pris  conseil,  ce- 
lui-là de  la  raison,  celui-ci  de  l'âme,  se  rencontraient 
dans  un  commun  désir  de  servir  et  d'élever  l'huma- 
nité. Entre  Rome  et  Paris,  quand  la  remuante  uni- 
versité ouvrait  ses  portes  à  Dominique,  on  eut  dit,  à 
le  voir  si  parfaitement  à  l'aise  et  affable  avec  tous, 
qu'il  venait  seulement  de  franchir  le  portique  agrandi 
de  son  propre  monastère  ^  Nulle  part  autant  qu'à 
Bologne  la  vénération  populaire  ne  lui  a  prêté  tant  de 
miracles  ,  et  ce  n'est  point  sans  motif  :  nulle  part  il 
ne  vécut  autant  avec  le  peuple  et  les  laïques  et  nulle 
part  il  ne  se  montra  si  prodigue  en  fait  de  largesses 
spirituelles.  Les  frères  prêcheurs  étaient  là  si  fort  in- 
stallés au  cœur  de  la  population  qu'on  les  y  appelait 
volontiers  Chanoines  de  Bologne  '.  Le  jour  où  frère 
Réginald,  l'un  des  plus  merveilleux  compagnons  du 
saint ,  émigra  du  petit  couvent  provisoire  de  Sainte- 
Marie  de  Mascarella,  et,  soutenu  par  le  cardinal 
Ugolin ,  jeta  les  fondements  de  Saint- Nicolas,  une 


\.  Saint-Nicolas  était  situé  hors  des  murs,  au  milieu  des 
champs. 

2.  Voir,  pour  tous  les  détails  qui  précèdent,  R.  P.  Touron , 
Vie  de  saint  Dominique^  chap.  vu,  viii,  ix;  Ex  monumenlis  pu- 
blicis  Bononiœ ,  ap.  Alexand.  Macchi,  in  Vindiciis,  p.  25,  pas- 
sim  ;  B.  Jordanus  ap,  Échard;  Fleury,  Ilist.  ecclés. 


MOUVKMENT  DKS  ÉCOLES.  127 

foule  d'hommes  d'élite  l'avait  suivi  :  ces  lettres,  ces 
sçavanls  vinrent  peupler,  par  la  suite  ,  un  à  un,  le 
nouvel  et  spacieux  édifice  \  Quoi  de  plus  naturel  que 

] .  Un  récit  fera  mieux  comprendre  que  toutes  les  considé- 
rations du  monde  la  prospérité  chaque  jour  accrue  du  couvent  de 
Saint-Nicolas  ;  qu'on  lise  ce  qui  suit,  et  l'on  verra  quel  charme  en- 
traînant exercèrent  les  prédications  des  premiers  dominicains  sur 
l'esprit  des  hommes  du  moyen  âge.  —  «  Lorsque  frère  Réginald,  de 
sainte  mémoire,  autrefois  doyen  d'Orléans,  raconte  un  ancien  his- 
torien, prêchait  à  Bologne  et  attirait  à  TOrdrc  des  ecclésiastiques 
et  des  docteurs  de  renom ,  maître  Moneta,  qui  enseignait  alors  les 
arts  et  était  fameux  dans  toute  la  Lombardie ,  voyant  la  conver- 
sion d'un  si  grand  nombre  d'hommes,  commença  à  s'effrayer  pour 
lui-même.  C'est  pourquoi  il  évitait  frère  Réginald  et  détournait  de 
lui  ses  écoliers.  Mais  le  jour  de  la  fête  de  saint  Etienne  ses  élèves 
l'entraînèrent  au  sermon  ;  et  comme  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  s'y 
rendre,  soit  à  cause  d'eux,  soit  pour  d'autres  motifs,  il  leur  dit  : 
«Allons  d'abord  à  Saint-Procul  entendre  la  messe.  »  Ils  y  allèrent  en 
effet,  entendirent  non  pas  une  messe,  mais  trois.  Moneta  faisait 
exprès  de  tramer  le  temps  en  longueur  pour  ne  pas  assister  à 
la  prédication.  Cependant  les  élèves  le  pressaient,  et  il  finit  par 
leur  dire  ;  «Allons  maintenant.  »  Lorsqu'ils  arrivèrent  à  l'église,  le 
sermon  n'était  point  encore  achevé  et  la  foule  était  si  grande  que 
Moneta  fut  obligé  de  se  tenir  sur  le  seuil.  A  peine  eut-il  prêté 
l'oreille  qu'il  fut  vaincu.  L'orateur  s'écriait  en  ce  moment  :  «  Je  vois 
«  les  deux  ouverts.  Oui,  les  cieux  sont  ouverts  à  qui  veut  voir  et 
«  à  qui  veut  entrer.  Les  portes  sont  ouvertes  à  qui  veut  les  fran- 
«  chir.  Ne  fermez  pas  votre  cœur,  et  votre  bouche,  et  vos  mains,  de 
«peur  que  les  cieux  ne  se  ferment  aussi. Que  tardez-vous  encore, 
«  les  cieux  sont  ouverts  !  »  Aussitôt  que  Réginald  fut  descendu  de 
chaire,  Moneta,  touché  de  Dieu,  alla  le  trouver,  lui  exposa  son 
état  et  ses  occupations,  et  fit  vœu  d'obéissance  dans  ses  mains. 


J28  ALBERT  LE  GRAND. 

Dominique ,  après  avoir  visité  Venise  ou  Toulouse , 
harangué  Rome  ou  Milan ,  parfois  las  et  triste,  par- 
fois saisi  d'accès  de  défaillance  au  retour  de  ses  pé- 
régrinations lointaines,  ait  fait  halte,  ait  voulu  goûter 
quelcjuc  repos  sous  les  arcades  d'un  cloître  dont  l'écho 
lui  apportait  les  rumeurs,  les  acclamations  d'une  jeu- 
nesse studieuse  dont  le  mouvement  lui  plaisait,  tan- 
dis que  montaient  vers  le  ciel  les  graves  psalmodies 
des  frères  de  son  Ordre,  plus  nombreux  à  Saint- 
Nicolas,  plus  particulièrement  zélés  qu'ailleurs?  Dans 
le  jardin  du  monastère  voletaient  çà  et  là  les  grives 
dont  on  avait  diminué  la  vigne*;  tout  autour  s'éten- 
dait la  campagne ,  s'étageaient  de  bruns  coteaux 
couronnés  de  pampres ,  chargés  d'^ra  paradisa  -  ; 
devant  son  enceinte  se  déroulaient  sur  le  second 
plan  les  montagnes;  une  université,  la  première  de 

Mais  comme  beaucoup  d'engagements  lui  étaient  sa  liberté,  il 
garda  encore  l'habit  du  monde  pendant  une  année,  du  consente- 
ment de  frère  Réginald  ;  et  cependant  il  travailla  de  toutes  ses 
forces  à  lui  amener  des  auditeurs  et  des  disciples.  Tantôt  c'était 
l'un,  tantôt  c'était  l'autre,  et  chaque  fois  quil  avait  fait  une  con- 
quête ^  il  se??iblait  prendre  l'habit  avec  celui  qui  le  prenait.  » 
N.  Gérard  de  Frachet,  Vie  des  Frères,  liv.  IV,  chap.  x. 

\.  On  appelait  Saint -Nicolas  ,  Saint-Nicolas -des-Vignes.  Le 
couvent  était  en  effet  entouré  de  vignobles ,  et  avait  été  construit 
sur  l'emplacement  même  d'une  vigne. 

2.  Uva  paradisa,  sorte  de  raisins  d'un  jaune  doré  qu'on  ré- 
colte surtout  aux  environs  de  Bologne. 


MOUVEMENT   DES   ÉCOLES.  129 

rflurope  après  celle  de  Paris,  s'ouvrait  à  deux  pas. 
Quelle  sereine  et  vivante  retraite  !  Encore  une  fois, 
nous  concevons  sans  trop  d'efTort  que  Dominique  y 
soit  revenu  sans  cesse ,  et  qu'en  rendant  le  dernier 
soupir  dans  une  sorte  d'oasis  où  se  trouvaient  réali- 
sés presque  tous  les  rêves  qu'il  avait  formés  naguère, 
dans  sa  cellule,  à  Osma,  il  ait  pu  remercier  Dieu  de 
s'être  enfin  laissé  toucher  par  les  rugissements  de  sa 
jeunesse  \ 

Albert,  lui  qui  naissait  à  la  vie  active  tandis  que 
le  fils  de  Jeanne  d'Aza  disparaissait  de  la  scène ,  lui 
qui  venait  en  ce  même  couvent  de  Saint-Nicolas,  si 
heureusement  situé,  recueillir  près  d'une  tombe  scel- 
lée d'hier,  et  les  traditions  de  la  vertu  la  plus  pure, 
et  les  fruits  d'un  héritage  qui,  pour  produire  de  gros 
intérêts ,  l'avait  pour  ainsi  dire  attendu ,  Albert ,  en 
cet  instant,  on  le  présume,  dut  se  croire  de  son  côté 
favorisé  d'en  haut.  En  butte  à  tant  d'avances  et  de 
dons  gratuits,  un  ancien  n'eût  point  hésité  à  sacrifier 
à  la  Fortune.  Veuillez  remarquer  que,  du  bout  de 
son  aile ,  le  sort  propice ,  en  eftêt ,  ne  se  contentait 
point  d'enlever  devant  ses  pas  les  cailloux  du  che- 
min :  Albert  venait  de  poser  les  pieds  sur  une  de  ces 


1.  ...  Riigitus  et  voces  solebat  emiltere...  B.  Jordanus,  c.  i, 
nMO. 

I.  0 


130  ALBERT  LE  GRAND. 

routes  qui  marchent,  si  l'on  peut  se  servir  en  ce  lieu 
d'une  des  plus  élégantes  expressions  de  Pascal.  Notre 
sçavant  se  fait  religieux  et  prétend  bien  quand  même 
rester  sçavant^  que  dis-je,  consacrer  sa  vie  à  des 
recherches  généralement  vues  d'assez  mauvais  œil  par 
un  pouvoir  qui  pensa  laisser  mourir  de  faim  Roger 
Bacon  et  accusa  d'impiété  Galilée.  Voici  que  la  com- 
pagnie dans  laquelle  il  s'engage  commence  à  pousser 
des  reconnaissances  dans  tout  l'univers;  bien  mieux, 
l'Ordre  acquiert  une  puissance,  un  prestige  tels,  qu'un 
de  ses  membres  se  sent  tout  de  suite  abrité,  défendu 
contre  les  poursuites  de  l'Inquisition  et  les  flammes  des 
bûchers.  Dernière  et  suprême  ressource,  l'université 
de  Bologne  lui  tend  les  bras.  Nul  homme  d'action  ne 
saurait,  à  l'heure  qu'il  est,  se  passer  du  secours  de 
la  presse  ;  il  faut  bien  ,  à  l'heure  qu'il  est ,  bon  gré, 
mal  gré ,  passer  et  repasser  sous  les  fourches  cau- 
dines  de  Gutenberg ,  dès  que  Ton  prétend  exprimer, 
répandre,  vulgariser  des  idées.  Si  le  moyen  âge  con- 
nut un  moyen  d'influence  qui  puisse  lui  être  com- 
paré, ce  fut  peut-être  l'habit  de  Saint-Dominique.  La 
robe  blanche  octroyait  alors,  toute  proportion  gardée, 
bien  entendu ,  à  l'homme  hardi  qui  s'en  revêtait  ce 
que  prête  actuellement  le  livre  à  la  pensée  :  une  force 
de  résistance  peu  commune,  une  vague  autorité.  Sur 
quelque  point  qu'Albert  de  Bollstadt  jetât  donc  les 


MOUVEMKNT  DES  ÉCOLES.  131 

regards,  s'ouvraient,  ce  semble,  des  horizons  h  perte 
de  vue ,  et  pour  éviter  tout  péage  ,  écarter  tout  ob- 
stacle, il  n'avait  qu'à  laisser  flotter  au  vent  les  plis 
de  son  manteau  sacré.  On  sait,  nous  l'avons  assez 
vivement  fait  entendre ,  que  l'initiative  du  grand 
chrétien  Dominique,  à  plusieurs  faces,  comme  un 
triangle,  entrait  dans  le  vif  des  choses  du  vieux  temps, 
par  chacun  de  ses  trois  côtés.  Sur  chaque  ligne  pou- 
vaient alternativement  pi-endre  place  et  se  mouvoir  et 
les  intelligences  les  plus  hautes,  et 'les  capacités  les 
plus  vastes,  et  les  dévouements  les  plus  complets. 
Entre  la  prédication  chez  les  Prussiens  idolâtres , 
chez  les  Tartares,  ou  bien  encore  chez  les  iMusulmans 
d'Afrique  et  d'Asie,  entre  l'action  à  exercer  sur  la 
société  d'Europe  par  la  douceur  et  la  charité,  enfin 
l'empire  à  prendre  sur  les  esprits  dans  les  centres 
où  ils  s'ébattaient  de  préférence,  les  universités,  le 
frère  prêcheur  avait  à  choisir.  Nous  nous  assurerons 
dans  le  cours  de  ce  récit  qu'Albert  le  Grand  inscrivit 
pour  ainsi  dire  le  triangle  dans  un  cercle ,  et  qu'il 
développa  dans  tous  les  sens  l'idée  multiple  à  la- 
quelle il  prêta  simultanément  son  cœur,  son  savoir  et 
son  éloquence.  Tour  à  tour  il  professa  et  il  prêcha, 
et  on  le  vit  même,  maintes  fois,  singulier  témoignage 
de  vigueur  et  de  piété,  au  sortir  d'un  débat  philoso- 
phique ou  d'une  leçon  de  Natura  locorum,  s'en  aller 


132  ALBERT  LE  GHAND. 

en  plein  vent  évangéliser  le  peuple ,  ou  bien  en  re- 
montrer aux  princes  de  l'Eglise.  Peut-être  convient- 
il  de  mesurer  en  ce  moment,  où  elle  ne  s'accentue 
encore  cfue  faiblement,  mais  où  elle  sort  déjà  de 
l'ombre,  les  ampleurs  de  cette  vie  d'un  éclat  sou- 
tenu, l'une  de  celles  sans  contredit  qui  portent  à  son 
apogée  la  physionomie  du  passé.  Albert  fut  étudiant 
et  il  fut  moine,  il  fut  moine  et  il  enseigna,  il  ensei- 
gna et  il  fut  évoque,  il  fut  évêque  et  voulut  redevenir 
simple  moine  :  fut -il  assez  homme  du  moyen  âge? 
]\Iais  au  milieu  d'une  carrière  si  agitée ,  si  rem- 
plie, si  soumise  en  apparence  à  toutes  les  variations 
de  l'air  ambiant ,  certaine  inclination  personnelle 
et  rebelle  s'accuse  et  proteste.  Une  préoccupation 
maîtresse  se  détache  entre  tant  de  labeurs  et  de 
soucis  divers,  et  l'on  dirait  d'une  étoile,  tantôt  per- 
çant le  crépuscule,  tantôt  dormant  sous  la  nue. 
Albert  le  Grand  interroge  imperturbablement  la 
nature,  cherche  et  parfois  trouve.  C'est  cette  obser- 
vation et  cette  exploration  tenaces,  cette  souveraine 
impatience  d'expliquer  en  physique,  en  chimie,  en 
botanique,  la  cause  des  phénomènes  journaliers, 
cette  curiosité  sans  limites  et  sans  égale  de  dégager 
r inconnue^  qui  le  mettent  hors  de  pair  avec  vingt 
docteurs  et  prélats,  ses  émules  pour  le  reste.  Or 
dans  cette  voie  périlleuse,  notez  ceci,  rien  ou  presque 


MOUVEMENT   DES    ÉCOLES.  133 

rien  ne  lui  venait  en  aide  ;  nul  secours,  parmi  les 
vivants  et  les  croyants  :  défiance  et  incompétence 
universelles  autour  de  lui.  Albert  n'eut  pour  soutien 
et  conseil  que  les  traités  d'Aristote  et  les  commen- 
taires plus  ou  moins  surchargés  d'annotations  à  la 
marge  des  Maures  de  Cordoue.  Le  docteur  universel, 
néanmoins,  sans  relâche,  sans  défaillance  aucune, 
poursuit  l'accomplissement  de  son  dessein,  ici  faisant 
un  prudent  usage  des  ressources  qu'il  a  sous  la  main, 
là  se  recueillant,  s'ingéniant  à  l'écart,  toujours  atten- 
tif, jamais  distrait,  bien  que  mêlé  à  tout.  Savoir  rester 
spécial  sans  s'isoler,  se  livrer  à  ceci  sans  répudier 
cela,  n'est-ce  point  tout  à  la  fois  se  rapprocher 
un  peu  de  nos  tendances  éclectiques  et  nous  donner 
un  exemple?  On  avouera  que  depuis  cpelque  cent 
ans  tout  au  moins,  et  forcément,  il  faut  le  recon- 
naître, l'intelligence  humaine  s'est  un  peu  morcelée, 
absolument  comme  la  propriété  territoriale.  Tel 
se  retranche  aujourd'hui  dans  telle  case  numérotée 
qui  n'en  sortirait  pas  pour  sauver  un  empire.  Tel 
autre  se  consacre  si  exclusivement  à  certain  pro- 
blème de  linguistique  qu'il  ne  s'aperçoit  point  qu'il 
a  désappris  sa  propre  langue ,  sans  compter  le  grec 
et  le  latin.  Un  troisième  se  parque  arrogamment  dans 
la  question  des  céréales  ou  des  engrais,  et,  maître 
et  seigneur  dans  cette  province,  ne  se  contente  point 


134  ALBERT  LE  GRAND. 

seulement  de  la  considérer  comme  annexée  à  sa  per- 
sonne, mais,  prétendant  se  l'approprier  à  fond,  s'as- 
simile insensiblement  à  ce  qui  l'absorbe  et  le  retient. 
—  A  moi  la  rhubarbe,  à  toi  le  sanscrit  !  —  A  toi  la 
Chine  et  l'Indoustan,  à  moi  le  séné!  — se  répondent 
à  l'envi  certains  mandarins  des  lettres  et  des  sciences. 
Je  m'incline  et  ne  disconviens  du  reste  nullement  des 
avantages  très-sérieux  que  présente,  au  point  de  vue 
surtout  des  intérêts  industriels,  le  système  de  la  divi- 
sion du  travail.  JMais  l'ennemi  l'emporte,  Archimède, 
et  Syracuse  est  en  flammes  !  Assurément  il  est  bon  de 
se  mesurer,  de  se  tailler  sa  tâche  ;  cependant  il  ne  faut 
point  se  diminuer,  et  pour  le  menu  négliger  l'ensemble. 
((  Dieu,  a  noblement  dit  le  maître  d'Albert  le  Grand, 
traverse  la  nature  en  ligne  droite ,  montrant  à  toute 
créature  sa  voie  et  suivi  de  la  justice  qui  punit  les 
transgresseurs  de  la  ligne  droite  \  »  Combien  de  gens 
cherchent  aujourd'hui  la  ligne  qui  n'aperçoivent  point 
Dieu  qui  la  traverse,  et  Dieu  qui  passe  et  qu'on  ne  voit 
pas,  n'est-ce  pas  le  bien  à  faire  et  qu'on  ne  fait  pas?  Je 
voudrais  que  tout  savant  fût  un  homme  sans  comp- 
ter comme  savant,  plutôt  que  d'être  un  savant  sans 
compter  comme  homme.  Albert  a  satisfait  autant  que 
possible  à  ce  vœu  téméraire  -. 

1.  Arislotc,  De  mundo  in  fine. 

2.^  Les  anciens,  auxquels  on  peut  reprocher,   en  revanche, 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  135 

Les  explications  données  plus  haut  sur  le  mona- 
stère de  Saint -Nicolas  suffisent.  Nous  savons  que 
Jourdain  de  Saxe,  second  supérieur  général  de  l'Ordre 
des  frères  prêcheurs,  y  résidait  ;  que  le  couvent  était 
situé  hors  Bologne ,  non  loin  des  murs  de  la  cité  ; 
que  lorsque  Albert  vint  s'y  réfugier,  la  maison  flo- 
rissait,  pour  nous  servir  d'une  expression  éminem- 
ment ecclésiastique  :  cela  signifie  qu'elle  était  abon- 
damment pourvue  de  moines;  nous  n'ignorons  plus 
enfin  que  Saint-Nicolas  vivait  en  parfaite  intelligence 
avec  la  ville ,  et  qu'entre  l'université  de  Bologne  et 
le  camp  retranché  des  frères  prêcheurs,  c'était ,  en 
ces  temps  lointains,  un  continuel  échange  de  bons 
procédés.  Les  religieux  s'en  allaient  révérencieuse- 
ment  entendre  les  leçons  des  maîtres  laïques ,  et  les 
maîtres ,  d'autre  part ,  ne  résistaient  point  toujours 
aux  allocutions  des   religieux.   La  communauté   de 

de  n'avoir  point  été  assez  spéciaux,  avaient  bien  plus  que  nous 
d'hommes  complets,  tout  à  la  fois  bons  capitaines,  écrivains,  ora- 
teurs, administrateurs,  philosophes.  Rien  d'humain  n'était  étran- 
ger à  leurs  grands  hommes.  Et  quelle  est  une  des  causes  de  notre 
infériorité  vis-à-vis  des  Grecs  et  des  Romains?  Une  éducation  si 
murée,  si  triste,  que  l'esclave  antique  n'eût  point  consenti  à  se  ra- 
cheter à  ce  prix  de  la  servitude,  si  peu  propre  à  former  des  hommes 
libres,  qu'après  sept  ou  huit  années  de  réclusion,  si  l'on  veut  tou- 
tefois devenir  un  homme,  il  faut  secouer  ses  fers,  se  recueillir ^ 
s' affranchir  soi-même  et  se  refaire,  en  un  mot,  l'àme  et  l'es- 
prit. 


136  ALBERT   LE   GRAND. 

Saint- Nicolas  semblait  comme  illuminée  d'ailleurs 
parles  souvenirs  tout  frais  de  Dominique,  ce  qui  lui 
donna  pendant  de  longues  années  je  ne  sais  quel  as- 
cendant, je  ne  sais  quel  droit  d'aînesse  sur  les  autres 
communautés  dominicaines.  La  vie  qu'on  menait  en 
ces  parages  était  pure,  austère  et  studieuse,  nous  nous 
le  persuadons  volontiers.  De  vieilles  histoires  confir- 
ment le  fait  :  elles  y  logent  toutefois  la  vertu  à  de 
telles  enseignes  et  lui  inventent  de  si  bizarres  em- 
blèmes qu'on  aurait  peut-être  quelque  peine  à  la 
reconnaître  si  Ton  n'était  prévenu.  «  Si  tu  veux  le 
sauver  de  la  tempête,  recommande  sérieusement  un 
naïf  auteur^  va  au  couvent  de  Saint-ISlcolas;  tu  y 
trouveras  Fétable  de  la  pénitence,  la  crèche  de  la  con- 
tinence, r herbe  de  la  doctrine,  l'âne  de  la  simplicité, 
le  bœuf  de  la  discrétion  \  »  La  question  de  domicile 
a-t-elle,  du  reste,  une  réelle  importance?  Une  chose 
est  certaine,  les  objets,  la  société  qui  nous  entourent 
n'exercent  sur  nous  qu'une  influence  relative,  car,  sous 
quelque  toit,  en  quelque  compagnie  que  l'on  s'arrête, 
on  n'y  trouve  presque  jamais  que  ce  que  l'on  y  ap- 
porte. Dans  ce  monde,  et  il  faut  bien  l'accepter  tel 
quel,  on  ne  rencontre  guère  d'autres  ressources  que 
celles  que  l'on  se  crée  par  soi-même,  et  l'on  ne  sau- 

\.  Gérard  deFrachet,  Vie  des  Frères,  liv.  ï,  cliap.  m. 


MOUVEMKNT   DKS  ÉCOLES.  137 

rait  trop  se  le  répéter  pour  ne  point  trop  se  préparer 
de  mécomptes.  Plantez  votre  tente  n'importe  où, 
n'ayez  nulle  crainte,  vous  serez  hébergé  selon  votre 
état.  Le  même  champ,  si  vous  y  semez  le  désinté- 
ressement et  la  sagesse,  semblera  produire  à  votre 
ombre  ces  végétations  rares  et  charmantes  :  grattez 
seulement  un  peu  la  terre,  serait-elle  trois  fois  asper- 
gée d'eau  bénite,  si  l'esprit  du  mal  habite  en  vous, 
un  démon  vous  répondra.  Les  dispositions  dans  les- 
quelles Albert  le  Grand  fit  profession  dans  l'asile  de 
prédilection  de  saint  Dominique  ne  sauraient ,  ce 
semble,  être  discutées.  Evidemment,  son  existence 
entière  le  prouve,  il  accepta  de  grand  cœur  ou  stoï- 
cjuement,  selon  qu'il  plaît  de  le  considérer  comme 
chrétien  ou  comme  philosophe,  cette  forme  nouvelle 
de  sécurité  et  de  dévouement,  l'habit  religieux.  Qu'im- 
porte maintenant  la  place  exacte  de  sa  cellule?  Elle 
n'indique  que  son  parti  pris.  Pourquoi  nous  attarder 
sous  les  arcades  de  Saint-Nicolas?  Le  moine,  quel- 
que temps,  a  veillé,  prié  sous  ces  voûtes:  Albert  le 
Grand  vécut  ailleurs, 

Padoue,  Bologne,  Paris!  II  était  écrit,  paraît-il, 
que  l'intelligence  du  docteur  universel,  avant  de  de- 
venir elle-même  un  centre,  roulerait,  graviterait, 
en  décrivant  une  sorte  de  courbe  ascendante  au- 
tour de  ces  trois  sphères  superposées.  Padoue  n'a- 


ê 

138  ALBERT  LE  GRAND. 

t-elle  point  recueilli  le  jeune  Teuton  au  sortir  du  châ- 
teau de  ses  pères  et  ne  l'a-t-elle  point  façonné  à  la 
vie  commune?  L'adolescent  a  commencé  là  à  s'in- 
struire ,  à  penser  :  il  a  ouvert  les  yeux  sur  l'Italie, 
sur  Rome,  sur  le  monde,  sur  Dieu.  Dix  ans  se  sont 
de  la  sorte  écoulés  :  un  sourd  travail  d'incubation 
s'est  accompli.  Albert  entre  maintenant  en  religion  ; 
l'étudiant  applaudi  a  quitté  l'école  de  Padoue  ;  il  a 
revêtu  la  robe  virile  en  même  temps  que,  la  robe  de 
bure ,  et  le  voici  qui  vient  consulter  les  oracles  de 
l'université  de  Bologne,  oracles  qui  lui  rendront  bien- 
tôt la  pareille.  Encore  six  ans  de  travaux  et  d'as- 
cension spirituelle ,  et  il  aura  atteint  le  faîte  d'où  il 
ne  devra  plus  descendre  que  pour  incliner  au  tom- 
beau. Nos  aïeux  du  pays  de  France  l'entendront,  l'ac- 
clameront eux  aussi,  certain  jour,  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  et  l'on  s'étonnera,  par  la  suite,  de 
le  voir  assister  immobile  à  l'un  des  plus  grands  dé- 
mêlés du  temps,  la  dispute^  c'est-à-dire  le  procès  jugé 
solennellement  par  le  pape,  à  Anagni,  entre  l'illustre 
et  prudente  université  de  Paris  et  les  Mendiants  qui 
envahissent  ses  tribunes.  Sous  un  autre  aspect,  n'est- 
ce  point  la  question  toute  moderne  de  la  liberté  de 
l'enseignement  qui  s'agite  au  xiif  siècle,  mais  d'une 
façon  infiniment  plus  dramatique  que  ne  le  comportent 
nos  mœurs  actuelles?  Le  tribunal  devant  lequel  pa- 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  139 

reilles  causes  sont  appelées  aujourd'hui,  ce  n'est  plus, 
en  eiïet ,  Anagni,  ce  n'est  plus  même  le  sénat  d'un 
grand  empire ,  c'est  en  premier  et  dernier  ressort 
le  sens  commun.  En  attendant,  puisqu'aussi  bien  il 
n'entre  point  dans  notre  plan  de  parcourir  les  fau- 
bourgs à  la  hâte  avant  de  pénétrer  au  cœur  de  la  ville, 
asseyons-nous  d'abord  sur  les  bancs  de  l'université  de 
Bologne.  Nous  tracerons  ensuite,  le  plus  clairement, 
le  plus  brièvement  possible,  en  reprenant  avec  Albert 
le  chemin  de  son  monastère,  un  aperçu  général  des 
études  théologiques,  qui  ne  pouvaient  manquer  d'at- 
tirer et  de  retenir,  vu  les  inclinations  dogmatiques  de 
l'époque,  un  vaste  et  subtil  génie  \ 

1.  «  Albert  le  Grand,  écrivait,  il  n'y  a  point  longtemps,  dans 
un  ouvrage  de  philosophie  un  docteur  de  la  docte  Allemagne 
(D'^Erdmann,  Uber  die  Stellimg  deutscher  Philosopher,  zum 
Leben)^  Albert  fut  au  moyen  âge  le  Godefroid  de  Bouillon  de  la 
croisade  des  idées.  »  La  comparaison  est  bien  ambitieuse  et  bien 
lourde,  et  on  ne  la  relate  ici  qu'afm  de  s'abriter,  tant  bien  que 
mal,  sous  cette  grosse  phrase  ramassée  de  l'autre  côté  du  Riiin, 
contre  les  interruptions  légères  de  quelques  Athéniens  des  bords 
de  la  Seine,  qui,  n'ayant  guère  entendu  parler  d'Albert  le  Grand 
jusqu'à  ce  jour,  ou  ne  le  connaissant  que  d'après  les  quelques 
lignes  que  lui  consacre  Voltaire  dans  son  Dictionnaire  philo- 
sophique et  dans  l'Essai  sur  les  mœurs,  pourraient  penser  que 
l'on  prend  vraiment  un  soin  superflu  en  s'attachant  avec  plus  de 
conscience  que  de  raison  aux  pas  d'un  personnage  médiocre,  d'un 
pur  scolastique.  La  critique  allemande  moderne,  Humboldt  en 
tête,  sauf  deux  ou  trois  exceptions,  sans  s'abandonner  au  lyrisme 


140  ALBERT  LE  GRAND. 

Les  libertés  municipales  des  villes  d'Italie,  leurs 
traditions  classiques,  n'ont  point  laissé  que  d'exer- 
cer une  action  des  plus  énergiques  sur  la  formation, 
le  caractère  et  les  constitutions  politiques  de  ses 
nombreuses  universités  \  Tandis  que  dans  les  autres 
pays  de  l'Europe,  ces  centres  plus  ou  moins  impor- 
tants, plus  ou  moins  riches  en  facultés^  au  sein  des- 
quels venaient  se  grouper  la  jeunesse  et  même  l'âge 
viril,  ne  semblent  pouvoir  exister,  subsister  que  sur 
un  signe  et  à  l'abri  d'une  main  royale,  de  par  la 
volonté  expresse  d'un  pape,  ou  bien  encore  grâce  au 
concours  heureux  de  certaines  circonstances  maté- 
rielles, lorsque,  par  exemple,  Vécole  primitivement 
adossée  •  à  l'église  paroissiale  ayant  graduellement 
acquis  quelque  renom  ,  peu  à  peu  ses  salles  s'élar- 
gissent, les  maîtres  accourent,  et  que  Vécole ^  atti- 

du  D*"  Erdmann,  rend  toutefois  un  hommage  unanime  à  l'esprit 
d'initiative  déployé  par  Albert  le  Grand  dans  les  sciences  en  par- 
ticulier, et  si  elle  ne  se  rend  point  très-nettement  compte  du  rôle 
qu'il  a  joué  dans  la  société  du  moyen  âge,  du  moins  semble-t-elle 
le  sous-entendre  et  le  réserver.  Circum  prœcordia  ladit. 

\.  ...  Dann  hiess  Universitas  oder  Studitim  générale  keines- 
wegs  eine  Anstalt,  \\o  dieGesammtheit  aller  Wissenchaften  gelelirt 
werden  sollte  (vielmehr  felilte  einigen  Universitaten  wohl  eine 
ganze  Facuitiit);  sondern  der  Name  Universitas  bedeutete  nach 
romischen  Sinne ,  ein^  Genossenschaft,  oder  corporatio  die  sich 
bei  Veranlassung  des  Lehrens  and  Lornens  unter  Lehrern  und 
Scliulern  gebildet  batte.— Uaumer,  t.  YI,  p.  488;  Savigny,  t.  III. 


MOUVEMENT   DES    ÉCOLES.  141 

rant  alors  les  regards,  la  munificence  ou  la  béné- 
diction, se  réveille  un  matin  avec  le  grade  d'université, 
du  fait  de  quelque  autorité  ecclésiastique  ou  séculière , 
par  cela  même  rentre  aussitôt  dans  cette  loi  com- 
mune qui  veut  qu'un  titre  honorifique  ne  s'achète 
que  par  la  dépendance  ou  la  servitude  ;  —  en  Italie,  au 
contraire,  les  universités  se  produisent,  sortent  de 
terre,  pour  ainsi  dire,  spontanément,  se  maintiennent 
par  leur  énergie  propre,  ne  relèvent  que  des  institu- 
tions à  l'ombre  desquelles  elles  éclosent  ou  de  leurs 
règlements  particuliers,  et,  comme  il  est  aisé  de  le 
pressentir,  recueillent  les  bénéfices  très-nets  d'une 
situation  indépendante  :  elles  pensent  comme  elles  le 
veulent,  vivent  comme  elles  l'entendent,  sont  enfin 
des  personnes  libres  et  non  plus  des  créatures  de  la 
mitre  ou  del'épéei.  Malheureusement  la  liberté  ne 
se  garde  pas  sans  péril  et  se  paye  toujours  assez 
cher.  Ce  que  l'on  gagne  en  s'alTranchissant  de  tout 
contrôle  et  de  toute  entrave,  on  doit  s'attendre  à  le 
perdre  en  repos.  Elles  furent  originales  sans  doute, 


1.  ...  Insofern  als  mehre  Universitaten,  besonders  in  Italien, 
nicht  aus  Dom-und  anderen  geistlichen  Schulen  hervorgingen, 
sondern  fast  ohne  ailes  Zuthun  von  Slaat  und  Kirclie  entstanden, 
entwicli;elte  sich  die  Eigentliiimliclikeit  der  Einriclitungen  um  so 
scharfer  und  die  Selbstandigkeit  ward  um  so  grosser. — Grandung 
und  Wesen  der  Universitaten. 


142  ALBERT  LE  GRAND. 

prime  -  sautières  plus  qu'aucune  corporation  de 
France  ou  d'Espagne  du  même  temps,  ces  vaillantes 
compagnies  de  jurisconsultes  ,  de  médecins  et  de 
lettrés  où  se  conservait  un  reste  de  fierté  romaine  et 
d'élégance  atticiue  ;  mais  l'absence  à  peu  près  com- 
plète de  privilèges,  noble  conséquence  de  leur  altière 
individualité ,  leur  organisation  républicaine  et  va- 
riable ,  l'immixtion  extrêmement  rare  de  l'autorité 
dans  leurs  querelles  intestines,  laissaient,  il  faut  l'a- 
vouer, au  sein  des  académies  italiennes  porte  ouverte 
aux  passions  les  plus  étrangères  à  celles  d'apprendre 
ou  d'enseigner.  Avait-on  maille  à  partir,  par  exemple, 
avec  les  podestats  ou  les  municipalités  des  villes  — 
et  les  villes,  tantôt  faibles,  tantôt  taquines,  quoique 
toujours  très-jalouses  de  posséder  une  université  dans 
leurs  murs,  tantôt  devenaient  les  victimes  des  ca- 
prices de  leurs  clients,  tantôt  les  opprimaient  elles- 
mêmes —  les  écoliers  se  trouvaient -ils  être  plus  forts 
ou  plus  nombreux  que  leurs  hôtes  :  ils  ne  se  con- 
tentaient point  toujours  de  tirer  des  conséquences 
vexatoires  d'un  raisonnement  syllogistique ,  ils  sou- 
tenaient quelquefois  impunément  les  plus  mauvaises 
thèses  à  grands  coups  de  bois  vert  ou  de  gantelet. 
Les  bourgeois,  par  hasard ,  prenaient-ils  le  haut  du 
pavé  :  ils  ne  se  montraient  point  toujours  généreux 
ni  conciliants  envers  les  nourrissons  des  31uses,  et 


MOUVEMENT  DES  ECOLES.  143 

ils  leur  tenaient  longtemps  le  poing  sur  la  gorge. 
Deux  nations  en  venaient-elles  aux  mains  dans  les 
rues,  nulle  milice  assez  bien  armée  pour  oser  venir 
les  séparer.  Dépourvus,  quant  à  eux,  de  tout  carac- 
tère officiel,  ne  tenant  leur  mandat  ni  du  trône  ni  de 
l'autel ,  sans  émoluments  fixes,  et,  selon  le  plus  ou 
moins  de  succès  de  leurs  cours,  puisant  plus  ou 
moins  largement  au  fond  d'une  bourse  que  leur  pré- 
sentaient leurs  élèves,  les  maîtres  se  trouvaient  réel- 
lement vis-à-vis  de  ces  derniers  dans  une  position 
fausse  et  précaire  \  Cette  idée  que  les  ministres 
émérites  de  la  science  ou  des  lettres,  passé  quarante 
ou  cinquante  ans,  devraient  être  exemptés  de  droit  de 
l'obligation  de  partir  en  expédition  et  de  guerroyer, 
eut  quelque  peine  encore  à  pénétrer  dans  la  cer- 
velle des  Italiens  du  moyen  âge ,  gens  éclairés ,  si 
on  les  compare  aux  ignorants  des  nations  voisines, 
peu  enclins  cependant  à  sacrifier  Mars  à  Minerve. 
Athènes  n'a-t-elle  point  représenté  d'ailleurs  la  pi'u- 
dente  déesse  un  casque  sur  le  front,  une  lance  dans 
la  main  droite?  L'Italie  d'autrefois  conservait  reli- 
gieusement à  Minerve  ces  attributs.  Aussi  voyons- 

'I.  Es  mangelte  an  sicheren  Anstellungen  und  Besoldungen; 
die  Lehren  sahen  sich  ganz  auf  die  Einnahmen  von  ihren  Schiilern 
beschrankt  und  wurden  von  ilinen  sehr  abhangig.  —  Raumer, 
t.  VI,  p.  489. 


144  ALBERT  LE   GRAND. 

nous  jusque  dans  la  seconde  moitié  du  xiii*"  siècle  les 
graves  docteurs  de  Bologne  et  de  Ferrare,  ceux-là 
dispensés,  il  est  vrai,  par  exception,  du  soin  d'échan- 
ger à  tout  propos  le  bonnet  contre  le  heaume,  con- 
traints néanmoins  et  continuellement  requis,  bien 
que  souvent  ils  ne  fussent  originaires  ni  de  Bologne 
ni  de  Ferrare,  de  contribuer  aux  frais  généraux  d'é- 
quipement, ce  qui  écjuivaut  en  somme  à  l'obligation 
de  fournir  indéfiniment  un  soldat,  et  dut  sembler 
un  peu  rude  à  des  commentateurs  partisans  de  la 
maxime  antique  :  cédant  arma  togœA.  Autres  parti- 
cularités qu'il  importe  de  relever,  nouvelle  matière  à 
noise,  à  récriminations  et  à  griefs.  Pour  qu'un  en- 
seignement quelconque  porte  ses  fruits,  il  paraît  in- 
dispensable, n'est-ce  pas,  que  les  professeurs  ne  se 
renouvellent  point  sans  cesse,  soient  tenus  d'achever 
la  démonstration  commencée,  et  ne  posent  point  en- 
fin sur  la  chaire ,  pour  employer  l'expression  con- 
sacrée, comme  l'oiseau  sur  la  branche?  Qui  a  pris 
une  fois  possession  d'une  chaire  n'y  doit  point  renon- 
cer du  jour  au  lendemain ,  par  caprice ,  et  qui  n'a 
fait  en  réalité  qu'y  passer  a  pu  difficilement  servir 
la  bonne  cause.  Or  le  bien-être,  les  applaudissements, 
la  gloire  môme,  un  ciel  pur  et  du  soleil  ne  sont  point 

1.  V.  Guirardac,  liv.  I,  p.  164;  Tirab.,  t.  IV,  p.  64. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  145 

toujours,  paraît-il,  de  ces  raisons  déterminantes  qui 
retiennent  les  hommes  de  talent  et  leur  persuadent 
d'élire  domicile  en  un  lieu.  Le  talent  est  d'humeur 
fantasque  et  vagabonde.  Le  moindre  lien,  la  moindre 
pression  l'irrite,  parce  que  toute  chahie,  même  do- 
rée, lui  apparaît  comme  une  charge  que  lui  impose 
le  profanum  vulgiis  et  non  point  comme  une  loi  que 
doive  respecter  l'esprit.  Le  talent  aime  encore  l'Im- 
prévu pour  lui -môme  et  sans  espoir,  uniquement 
parce  que  les  faveurs  problématiques  qu'il  lui  réserve 
ne  l'exposeront  pas,  il  le  sait  d'instinct,  à  l'humilia- 
tion insigne  d'avoir  à  s'avouer  quelque  part  satis- 
fait. S'avouer  satisfait,  allons  donc!  Conclure  un  bail 
à  long  terme  avec  l'hôtelier,  se  ranger,  s'établir, 
quelle  terne  folie,  quelle  déchéance!  Ainsi  raison- 
nent ou  plutôt  sentent  sans  réfléchir  cjuelques  artistes 
de  la  race  ou  du  tempérament  de  Benvenuto.  Soit 
qu'il  faille  attribuer  leur  horreur  invincible  pour  la 
résidence  à  ces  dispositions  à  la  fois  volages  et  revê- 
ches  de  tout  temps  assez  communes  chez  les  gens 
d'imagination  et  de  science,  et  plus  particulière- 
ment au  moyen  âge  où  l'on  vit  se  coudoyer  cheva- 
liers et  bacheliers  errants  \-  soit  qu'on  se  rappelle 
encore,  en  recourant  aux  sources,  un  mesquin  détail, 

1.  Voir  sur  les  bacheliers  errants  rarticle  de  Harzheim,  t.  III, 
p.  600. 

I.  10 


I4t>  ALBERT   LE   GRAND. 

savoir  que  les  maîtres  agréés  par  les  villes  d'Italie 
étaient  astreints  fréquemment  à  donner  des  leçons, 
à  tenir  des  cours  absolument  gratuits,  et  qu'on  les 
accuse  alors  de  n'avoir  simulé  l'inconstance  que  par 
négligence  ou  par  intérêt  ^  ;  soit  qu'on  incline  à  croire 
enfin,  ce  qui  semble  assez  indiqué,  qu'au  milieu 
des  perpétuels  conflits  auxquels  donnaient  chaque 
jour  quelque  aliment  nouveau  des  rapports  généra- 
lement très- tendus  avec  les  dignitaires  ecclésias- 
tiques, leurs  sentiments  les  plus  chers  se  trouvant 
continuellement  froissés,  ils  n'aient  souvent  essayé 
que  par  boutades  de  cette  diversion  commode,  le 
chemin  des  écoliers  -  :  toujours  est-il  qu'on  ne  sa- 
vait par  quelles  avances,  sous  quels  ponts  d'or 
retenir  dans  les  universités  transalpines  les  grands 
seigneurs  de  la  pensée.  A  peine  conquis,  réguliè- 
rement ils  s'évadaient.  De  Plaisance  à  Pérouse,  de 

1.  V.  Raumer,  Univers Uàlen. 

2.  D'après  un  usage  à  peu  près  constant,  que  la  fameuse  or- 
donnance de  l'empereur  Frédéric  ne  fit  qu'affermir,  les  étudiants 
avaient  le  droit,  lorsqu'ils  étaient  accusés,  de  choisir  pour  les  juger 
leurs  maîtres  ou  l'évêque.  Naturellement  on  ne  se  trouvait  jamais 
moins  d'accord  qu'après  la  sentence. 

...  Selir  haufîg  veranlasste  die  Universitut,  um  UntUchtige  ab- 
zuschrecken,  strenge  Priifungen  und  vertheilte  nach  deren  Ausfall 
die  WUrden...  Erhoben  dièse  indess  zu  grosse  Schwierigkeiten, 
so  ging  die  Sache  wohl  bis  an  den  Papst.  —  Raumer,  t.  VI,  p.  491 , 
Universitdt  Bologna. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  iil 

Moclcne  à  Ravcnne,  superbes  et  légers,  ils  portaient 
insoucieusement  leurs  pas,  et  tandis  qu'ils  pliaient 
bagage,  JModène  ou  Pérouse,  Ravenne  ou  Plaisance, 
se  trouvaient  en  face  d'une  chaire  vide  ou  même 
en  présence  d'une  faculté  laissée  inopinémeut  en 
jachère  ^ 

Ne  venons-nous  pas  de  signaler  les  imperfections 
du  mécanisme  universitaire  sur  la  terre  des  Quintilien 
et  des  Gicéron?  Le  doigt  s'est  posé  tout  d'abord  sur 
quelques  rouages  dont  le  fonctionnement  semble,  à 
la  première  inspection,  laborieux  et  difficile.  On  ne 
s'en  serait  peut-être  pas  aperçu  si  nous  n'eussions 
point  curieusement  démonté  la  machine.  Par  suite  de 
je  ne  sais  quelles  grâces  et  souplesses  particuHères 
au  caractère  des  habitants  de  Milan  et  de  Florence, 

i .  Les  villes  italiennes  essayèrent  d'abord  de  passer  des  actes 
ou  contrats  avecles  maîtres  qui  venaient  enseigner  dans  leurs  murs, 
espérant  par  ce  moyen  les  retenir  :  elles  n'y  parvinrent  pas.  On 
n'enchaîne  point  la  parole  ni  la  liberté  humaines  par  quelques 
lignes  écrites  devant  un  tabellion.  Alors  les  villes  usèrent  de  ruse 
et  d'artifices,  et  Dieu  sait  à  quels  expédients  elles  eurent  parfois 
recours  pour  se  faire  épouser!  En  1260,  les  habitants  de  la  ville  de 
Modène,  pour  empêcher  Guido  de  Suznra  ,  éminent  professeur  de 
droit,  de  les  quitter,  lui  firent  don  d'une  grosse  somme  d'argent, 
avec  faculté  d'acheter  un  bien  sur  le  territoire  de  la  ville,  mais 
sous  la  condition  expresse  de  ne  jamais  vendre.  N'était-ce  point 
une  façon  détournée  de  s'emparer  de  lui  sous  prétexte  de  le  rendre 
propriétaire?  —  V.  Murât.,  Anliq.  ilal.j  t.  III,  p.  903. 


148  ALBERT  LE   GRAND. 

les  révolutions  scolaires  en  Toscane  et  en  Lombarclie 
ont  toujours  affecté  moins  de  gravité  qu'ailleurs,  en 
France  ou  en  Angleterre  par  exemple.  Il  est  des 
pays  où  les  invectives,  voire  même  les  coups  de 
poing,  font  plus  de  bruit  que  de  mal,  et  la  patrie  de 
Machiavel  est  de  ce  nombre.  On  dirait  que  les  injures 
proférées  dans  sa  langue  harmonieuse  et  molle  tom- 
bent comme  des  pointes  de  cristal  sur  de  la  ouate 
ou  bien  se  choquent  en  l'air  sans  produire  autre  chose 
qu'un  cliquetis.  Jamais  les  révoltes  dans  les  univer- 
sités italiennes  n'ont  amené  la  suspension  des  cours, 
l'exil  des  maîtres,  le  désarroi  et  le  trouble  dans  l'Etat, 
comme  le  fait  se  présenta  chez  nous  sous  saint  Louis. 
Jamais  les  étudiants  de  Bologne  ou  d'Arezzo,  dans 
leurs  plus  traîtres  exploits,  n'ont  égalé  les  violences 
des  écoliers  d'Oxford,  lesquels  firent  un  jour  main 
basse  sur  tous  les  juifs  (1244).  Moins  dangereux 
dans  leur  turbulence,  moins  grossiers  peut-être  dans 
leurs  ébats ,  ils  se  montraient ,  en  revanche ,  moins 
assidus,  et  dans  leurs  rangs  se  rencontraient  nombre 
de  ces  folâtres  compagnons  qu'on  surnommait  à  Pa- 
ris des  martinets^  »  espèces  de  passe-volants,  accentue 
non  sans  mépris  un  vieil  historien  de  la  Sorbonne, 
qui  couraient  d'école  en  école  et  de  maître  en  maître^,)) 

i.  V.  Crevier,  Hisl.  de  l'Université  de  Paiis. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  149 

Mais  les  passe -volants  d'Italie  n'ctaicnt-ils  point 
d'humeur  plus  douce,  moins  sujets  à  caution  que  les 
martinets  de  la  montagne  Sainte-Geneviève?  N'a- 
vons-nous pas  constate  plus  haut  que  les  professeurs 
italiens  ne  se  regardaient  comme  inféodés  nulle  part, 
et  ne  sait-on  point  de  reste  que  le  sentiment  chevale- 
resque recruta  des  pages  jusque  sur  les  ])ancs  de 
l'Ecole?  Si  la  gent  des  passe -volants  d'Italie  ne 
poussa  pas  moins  de  rejetons  au  moyen  âge  que  la 
gent  Fabia  dans  la  Rome  antique ,  ce  ne  fut  point 
seulement ,  croyons-nous ,  parce  qu'il  put  convenir 
alors  à  plusieurs  centaines  de  folles  têtes  de  porter 
un  peu  de  travers  et  sans  souci  cette  dignité  légère 
dont  le  diplôme  ne  se  garde  d'ailleurs  point  long- 
temps, la  jeunesse,  et  d'errer  à  l'aventure,  sans  feu 
ni  lieu,  à  la  façon  des  ménétriers  et  des  jongleurs. 
Qui  nous  dit  qu'ils  ne  poursuivaient  point  \es  leçons 
d'un  savant  célèbre,  ces  martinets  napolitains  ou  lom- 
bards? Qui  prouvera  qu'ils  n'accompagnaient  point 
pieusement  tel  illustre  docteur,  à  la  recherche  lui- 
même  de  ses  pénates?  —  Lamentable  et  périlleuse 
odyssée!  va  sans  doute  observer  Gaton  le  censeur, 
et  la  manie  ambulante  des  chefs  n'excuse  nullement, 
si  tant  est  qu'elle  l'explique,  les  mœurs  nomades  de 
la  milice.  Gomment  admettre  que  des  jeunes  gens 
puissent  étudier  avec  fruit,  feuilleter  de  pesants  au- 


150  ALBERT   LE   GRAND. 

leurs,  entre  les  bras  des  Sirènes?  —  Rien  de  plus  pru- 
dent, de  plus  judicieux  que  cette  réflexion  senten- 
cieuse. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  cju'au  milieu  de 
tant  de  sollicitations  au  plaisir  et  à  la  paresse,  livrés 
en  quelc{ue  sorte  à  eux-mêmes  et  plus  favorisés  c{ue 
les  écoliers  français,  n'ayant  jamais  passé  sous  l'hu- 
miliante tutelle  de  la  férule  ni  de  la  verge  %  les  éco- 
liers italiens  paraissent  en  réalité  ne  point  avoir  trop 
souffert  de  la  situation  agréable  qui  leur  était  faite, 
et  qu'entre  Charybde  et  Scylla  ils  échappaient  fine- 
ment, gaiement,  leurs  tablettes  à  la  main.  Pendant 
que  Gircé  dénouait  ses  cheveux  et  lui  tendait  la  coupe, 
ainsi  souriait  Ulysse,  dit  la  fable  :  l'enchanteresse  ne 
s'apercevait  pas  que  plus  elle  découvrait  de  charmes, 
moins  Ulysse  renonçait  au  ferme  propos  de  rega- 
gner Ithaque.  Séparés  par  une  mince  cloison  de  la  vie 
commune,  mêlés  aux  affaires  publiques,  les  étudiants 
d'Italie  se  formaient  vite  à  cette  épreuve,  autrement 
décisive,  plus  utile  peut-être  que  le  plus  sérieux  exa- 
men. Que  si  leurs  maîtres  se  renouvelaient  un  peu  trop 
souvent,  à  ce  mal  ils  trouvaient  encore  une  compen- 
sation :  on  ne  s'immobilisait  point  chez  eux  dans  cet 
enseignement  routinier,  cher  aux  vieux  augures.  Les 

■  1.  Los  écoles  elles  universités  d'Italie  ne  faisaient  point  usage 
des  corrections  corporelles,  et  dérogeaient  sur  ce  point  aux  saines 
traditions.  V.  Savigny,  t.  III,  334. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  151 

vieux  augures  finissent  par  se  confondre  eux-mêmes 
avec  les  piliers  du  temple  et  ne  saluent  plus  les  dieux. 
Un  concours  s'établissait  de  la  sorte  entre  les  con- 
currents à  une  iTicme  chaire,  et  le  nouveau  venu  ne 
faisait  point  toujours  regretter  l'ancien.  Après  être 
convenu  des  dangers  que  peut  entraîner  la  liberté, 
il  est  juste,  ce  semble,  que  nous  rendions  hommage 
à  ses  bienfaits.  Peut-être  ne  travaillait-on  point  tou- 
jours dans  une  quiétude  parfaite  dans  les  univer- 
sités transalpines.  En  ces  arènes  intellectuelles  il 
fallait  nécessairement  lutter  et  se  défendre  contre  les 
rumeurs  de  la  rue,  les  passions  politiques,  les  pièges 
de  Vénus  facile,  l'inégalité  fatale  d'un  enseignement 
peu  régulier.  Mais  le  citoyen ,  du  moins  ,  ne  sortait 
point  amoindri  de  l'enceinte  où  avait  grandi  l'adoles- 
cent. Ces  agitations,  ces  portes  ouvertes,  dont  parfois 
pouvait  se  trouver  incommodé  le  bon  élève,  récréaient, 
vivifiaient,  pour  ainsi  dire,  l'éducation  de  l'homme. 
Là,  les  vertus,  et  il  s'en  produit  toujours,  malheur  à 
qui  les  étouffe  !  n'étaient  point  tenues  de  se  conformer 
aux  indications  d'un  programme  arrêté  ni  de  rentrer 
dans  un  moule  convenu,  sous  peine  d'ostracisme.  Au- 
cun édile  ne  venait  comprimer  dans  un  cercle  ou  défor- 
mer contre  des  angles  cette  cire  vierge,  qui  ne  devient 
statue  et  ne  s'anime  qu'à  cette  condition  qu'on  ne 
l'aura  point  maniée,  torturée  sans  goût  et  sans  pitié. 


152  ALBERT  LE  GRAND. 

Quand  sonnait  cette  heure,  enfin,  au  bout  de  quelques 
années  d'étude,  où  l'esprit  n'a  plus  qu'à  voler  de  ses 
propres  ailes,  le  sang  ne  s'était  point  prématurément 
glacé  dans  les  veines,  l'art  de  bien  dire  n'avait  point 
étouffé  l'envie  de  bien  faire,  on  pouvait,  en  un  mot, 
avoir  appris  à  penser  et  l'on  n'avait  nullement  désap- 
pris à  vivre  ^ . 

1 .  L'université  de  Napies,  fondée  par  fempereur  Frédéric  II,  est 
la  seule  de  toutes  les  universités  italiennes  qui  fasse  exception  à  la 
règle,  qui  ait  été  créée  de  par  la  volonté  d'un  souverain  et  dont  la 
constitution,  le  caractère  et  les  règlements  se  ressentent  de  l'ac- 
tion directe  du  pouvoir  absolu.  Aussi,  comme  le  remarque  fort  à 
propos  l'impartial  historien  Raumer,  si  Napies,  malgré  l'ampleur 
et  la  variété  de  son  enseignement,  ses  ressources,  les  munificences 
d'un  prince  non  moins  éclairé  que  généreux,  n'a  pu  rivaliser  avec 
telle  ou  telle  des  autres  universités  non  palronnées,  qu'est-ce  que 
cela  prouve?  Cela  prouve  que  tout  le  génie  d'un  prince  ne  saurait 
suppléer  au  génie  d'un  peuple,  et  que  la  nature  l'emporte  en  fé- 
condité sur  les  desseins  et  les  imaginations  les  plus  grandioses. 
Peut-être  plaira-t-il  de  voir  présentée  en  quelques  lignes  Ténumé- 
ration  complète  des  universités  qu'a  comptées  l'Italie. 

Bologne  :  nous  en  faisons  dans  le  texte  même  l'objet  d'une 
étude  particulière.  Ce  fut  la  plus  grande  et  la  plus  illustre  des  uni- 
versités italiennes. 

Arezzo  :  école  de  droit  rem.ontant  aux  premières  années  du 
xiii'^  siècle. 

Salerne  :  la  plus  ancienne  université  d'Italie;  célèbre  par  ses 
cours  de  médecine. 

Ferrare:  mêmes  institutions  que  Bologne.  (V.  Murât.,  Anliq. 
liai.,  t.  V,  p.  285.) 

Padoue  :  colonie  bolonaise  formée  par  des  maîtres  et  des  éco- 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  153 

((  Que  nous  opposeront  donc  les  Français,  eux  qui 

SAVENT    ST    BIEN    SE    VANTER  ?   »    s'écHait  Un  joilf,   Ull 

jour  qu'il  songeait  moins  à  Laure  qu'au  sol  natal,  le 
très-italien  Pétrarque,  s'adressant  au  pape  Urbain  V, 

liers  émigrés.  Les  arts  libéraux  y  fureni  enseignés,  ainsi  que  le 
droit.  (Patav.,  Cfiron.,  '\\^3;  Tirab.,  Liller.,  IV,  p.  44.] 

Pkrouse,  antique  école  ;  se  transforme  en  université  vers  1276. 
(Bini,  I,  14,  191.) 

Plaisance  reçoit  en  1243  du  pape  Innocent  IV  tous  les  pri- 
vilèges octroyés  à  l'université  de  Paris. 

Naples  :  créée  par  l'empereur  Frédéric  II.  —  (V.  Raumer, 
t.  III,  p.  415.)  On  ne  lira  peut-être  point  sans  intérêt  le  texte  alle- 
mand de  certaine  ordonnance  jadis  célèbre  de  l'empereur  Frédé- 
ric II,  texte  qui  montre  jusqu'à  quel  point  ce  prince  aima  les  let- 
tres, combien  il  révérait  les  ministres  des  lettres  et  des  sciences. 
Cette  ordonnance  trouve  naturellement  d'ailleurs  sa  place  ici.  — 
«  Wir  halten  es  flir  billig,  dass,  da  aile  gute  Menschen  unser  Lob 
und  unscren  Schulz  verdienen,  diejenigen,  durch  deren  Wissen- 
schaft  die  ganze  Welt  erleuchtet  wirdt,  und  die  ihre  Zoglingezum 
Gehorsam  gegen  Gott  und  uns,  dessen  Diener,  bilden,  mit  einer 
ausgezeichneten  Sorgfalt  wider  aile  Beleidigungen  vertheidigt  und 
geschutzt  werden.  «  Ordon.  de  Fréd.  II. 

PiSE  :  on  y  enseigna  le  droit  et  la  médecine. 

llAVENNE  :  dès  les  temps  les  plus  reculés  vouée  à  l'étude  du 
droit  romain.  (Tirab.,  IV.) 

Reggio  :  illustre,  grâce  à  la  brillante  faconde  de  quelques-uns 
de  ses  maîtres;  on  y  expliqua  le  droit  dès  le  xn'=  siècle. 

Rome  :  due  à  l'initiative  d'Innocent  IV.  On  y  enseigna  le  droit 
comme  à  Reggio. 

Sienne  :  vers  la  fin  du  xiii*^  siècle  on  y  enseignait  la  grammaire 
et  la  médecine. 

Trévise  :  due  à  l'initiative  de  son  podestat.  Trois  chaires,  l'une 


15i  ALBERT  LE   GRxVN'D. 

indécis  entre  Rome  et  Avignon,  «  serait-ce  par  hasard 

LES  BRUYANTES  DISPUTES  DE  LA  RUE   DU  FOUARRE  ^  ?   » 

Pétrarque,  en  lançant  cette  apostrophe  peu  modeste  à 
la  tête  de  nos  aïeux,  reportait  avec  complaisance  ses 
regards  sur  l'université  de  Bologne.  «  Avouez  que  vous 
avez  étudié  à  Bologne  !  »  remontrait  irrévérencieuse- 
ment encore  certain  cardinal  romain  à  l'un  de  nos  doc- 
teurs, Nicolas  de  Clémengis,  coupable  d'avoir  excellé 
dans  les  périodes  cicéroniennes  bien  que  François^,  et 
ayant  tout  simplement  fait  ses  études  au  collège  de 
Navarre  ^.  La  suprématie,  l'autorité  sans  égale  de 
notre  vieille  université  de  Paris,  n'en  déplaise  aux 
deux  personnalités  jalouses  auxquelles  on  vient  de 
faire  allusion,  est  chose  si  évidente,  si  pleinement  et 
si  rigoureusement  justifiée,  que  nous  ne  prendrons 
point  seulement  la  peine,  —  parce  que,  en  effet,  Bo- 
logne a  pu  compter  quelques  maîtres  plus  versés  que 
les  nôtres  dans  la  belle  latinité,  parce  que,  en  outre, 
tandis  que  la  Sorbonne  a  dicté  des  lois  scolaires  à 

de  médecine,  l'autre  de  physique,  une  troisième  de  ^roit.  On  y 
faisait  des  cours  gratuits. 

Verceil  :  fondée  par  les  bourgeois  de  Verceil  (1228). 

VicENCE  :  autre  colonie  bolonaise.  Chaires  de  médecine  et  de 
droit.  En  1261,  maître  Arnold  y  professait  le  droit  canon.  (Gonsult. 
Verci,  Trevig.,  t.  H,  p.  M 2.) 

1.  Boccace,  Reram  senilium. 

2.  V.  P.  Daniel,  Études  classiques,  p.  174. 


MOUVE^JENT  DES  ÉCOLES.  155 

r Angleterre  et  à  l'Allemagne,  l'Italie  tout  entière, 
l'P^spagne  et  môme  notre  France  du  IMidi  ont  pris 
modèle  sur  l'université  lombarde ,  —  d'engager  la 
discussion  sur  ce  point  avec  le  cardinal  et  le  poëte , 
singulièrement  aveuglés  tous  deux  par  l'orgueil  pa- 
triotique. Que  si  l'harmonieux  chantre  de  Laure  eût 
médité,  d'ailleurs ,  tel  verset  de  la  Divine  Comédie, 
peut-être  y  eût-il  trouvé  la  condamnation  décisive, 
bien  c|u'indirecte,  de  ses  prétentions,  prononcée  par 
l'immortel  amant  de  Béatrix.  Par  qui  Dante,  en  elTet, 
fait -il  présider  dans  l'autre  monde  l'assemblée  des 
philosophes?  Par  Aristote.  Or  Aristote,  au  moyen 
âge,  se  confond  bien  cfuelque  peu  avec  l'oracle  qu'il 
inspire,  et  cet  oracle  révéré  de  tous  fut  Paris  ^  Quant 
à  l'outrecuidant  cardinal^  on  ne  se  mettra  point  si  fort 
en  frais  d'allusions  délicates  envers  Sa  Suffisance.  On 
ne  lui  soumettra,  en  passant,  que  de  gros  chiffres, 
à  seule  fin  de  l'éblouir  et  de  le  contraindre  à  confes- 
ser notre  gloire.  Les  quelc|ue  dix  mille  étudiants 
que,  jadis,  contint  dans  ses  murs,  parvenue  à  l'apo- 
gée de  sa  fortune,  la  capitale  de  l'anticfue  Emilie, 


Poichè  'nnalzai  un  poco  più  le  ciglia, 
Vidi  '1  Maestro  di  color  che.  sanno 
Seder  tra  filosofica  famiglia. 

Tutti  r  ammiran,  tutti  onor  li  fanno. 
Quivi  vid'  io  e  Socrate,  e  Platone 
Che  'nnanzi  agli  altri  più  presse  gli  stanno. 
Dante  ,  Inferno,  c.  IV. 


156  ALBERT   LE  GRAND. 

eussent  été  fort  empêchés,  ce  me  semble,  s'ils  eus- 
sent du  se  mesurer  en  bataille  rangée  contre  l'armée 
studieuse  qui  se  pressait  vers  la  même  époque  au- 
tour du  cloître  Notre-Dame  :  vingt  mille  étudiants 
de  dix  -  huit  à  trente  ans  campaient  alors  aux  bords 
de  la  Seine.  Quoi  qu'il  en  soit,  après  lui  avoir  re- 
fusé le  premier  rang ,  accordons  sans  difficulté  à 
l'école  que  favorisa  Dominic[ue,  et  qu'Albert  tra- 
verse en  ce  moment,  la  place  qui  lui  appartient  sans 
conteste,  la  seconde.  On  a  dit  de  l'université  de  Pa- 
ris qu'elle  fut  le  Sinaï  de  l'enseignement ,  au  moyen 
âge.  Nous  tenterons  l'ascension  plus  tard  ;  nous  mon- 
terons, s'il  se  peut,  au  Sinaï.  Qu'on  veuille  bien  se 
contenter,  pour  l'instant,  de  la  perspective  des  Apen- 


nins * 


La  définition  large  appliquée  plus  haut  aux  uni- 
versités en  général  :  des  centres  plus  ou  moins  im- 


1.  Les  étudiants  de  l'université  de  Paris  se  divisaient  en  quatre 
?iflfYio?is principales:  la  France,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  réunies, 
la  Normandie,  enfin  la  Picardie.  Les  royaumes  du  nord  de  l'Eu- 
rope se  rattachaient  à  l'Angleterre  et  à  l'Allemagne;  l'Espagne, 
l'Italie  se  groupaient  autour  de  la  France;  les  habitants  des  Paj^s-- 
Bas  fraternisaient  avec  les  Picards.  Les  Danois,  dès  le  xii*  siècle, 
ont  eu  leur  établissement  particulier,  \e\ir  collegiiwi  à  Paris.  Col- 
legiam,  collège,  signifiait  autrefois  une  réunion  libre  d'écoliers. 
—  V.  sur  les  Danois,  Estrup,  Lehen  Absalons,  61;  sur  la  popula- 
tion de  Bologne,  Muratori,  Anliq.  ital.,  t.  IIF,  p.  899. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  157 

portants,   plus  ou  moins  riches  en  facultés,  au  sein 
desquels  venaient  se  grouper  la  jeunesse  et  môme  l'âge 
viril,  sans  perdre  le  moins  du  monde  de  sa  justesse, 
manque  toutefois  de  précision  dès  qu'il  s'agit  de  ca- 
ractériser l'université  de  Bologne,  l'une  des  plus  an- 
ciennes, la  plus  considérable,  sans  contredit,  de  toutes 
celles  qu'a  vues  se  développer,  entre  les  irruptions  des 
Barbares  et  la  Renaissance,  un  pays  auquel  l'Europe 
ne  doit  pas  moins  qu'à  la  France  d'avoir  conservé 
le  feu  sacré.  Une  sorte  de  cristallisation  occulte  pré- 
side aux  choses  de  l'esprit;  ce  qui  paraît  quelquefois 
créé  du  premier  coup,  d'un  seul  jet,  a  été  préparé  de 
longue  main,  et  le  travail  d'élaboration  intime  qu'on 
ne  voit  pas,  dont  ne  s'aperçoivent  point  toujours 
ceux  qui  y  concourent,  demeure  en  fin   de  compte 
le  plus  réel.  L'université  de  Bologne  s'est  construite, 
pour  ainsi  dire,  pièce  par  pièce,  et  on  pourrait  la 
comparer  à  une  sphère  dont  la  faculté  de  droit  tien- 
^drait  le  milieu  \  A  ce  point  de  raUiement  se  rattache 
d'abord    la  médecine,   dont  l'enseignement  ne  prit 
point  cependant  une  forme  régulière  et  solennelle 

4 .  Ce  fut  aux  munificences  et  aux  falenls  d'un  de  ses  citoyens, 
Irnérius,  que  Bologne  dut  sa  situation  exceptionnelle  et  supé- 
rieure à  toutes  les  autres  écoles  d'Italie,  dès  la  première  moitié  du 
XII''  siècle.  Irnérius  mourut  en  1 1 40;  mais  avant  qu'Irnérius  ne  Vor- 
nàlj  Bologne  était  déjà  prospère.—  V.  Raumer, 6'/u"v^?^s.  Dolof/Jia. 


158  ALBERT   LE   GRAND. 

avant  la  fin  du  xii""  siècle  \  Ne  semble -t -il  pas 
assez  piquant  de  rapprocher  cette  date  de  celle  de 
la  fondation  de  l'université  de  Montpellier  (1180)? 
Montpellier,  par  un  mouvement  inverse,  commença 
en  effet  par  la  faculté  de  médecine  et  ne  s'adjoi- 
gnit qu'en  second  lieu  la  faculté  de  droit  '.  Dans 
le  cours  du  xiii''  siècle,  peu  à  peu,  d'autres  facul- 
tés se  groupent  autour  de  leurs  sœurs  aînées.  Voici 
que  s'y  introduisent  et  que  successivement  s'y  éta- 
blissent avec  grand  éclat,  grâce  à  plusieurs  inter- 
prètes de  renom,  la  Philosophie ^  la  Mathématique^ 
la  Grammaire.  L'influence  de  saint  François  d'As- 
sise donna,  comme  on  peut  bien  le  penser,  une 
impulsion  soudaine  à  la  théologie,  science  que  pro- 
fessa du  reste  en  personne  le  pape  Alexandre  III, 
à  Bologne  ^  Une  chaire  de  théologie  s'élevait  donc 
non  loin  du  monastère  de  Saint-Nicolas,  quand  Albert 
vint  y  demeurer.  Il  paraît  toutefois  que  l'enseigne- 
ment théologique  n'était  point  encore  poussé  très-loin 
à  cette  époque  dans  la  première  des  universités  d'Ita- 
lie, car  on  n'y  conférait  point  le  grade  de  docteur  \ 

1.  Sarti,  t.  T,  c.  i,  p.  433,  438,  503. 

2.  Consult.  Savigny;  Garonne,  26,  118,  135;  Prunelle,  In- 
fluence de  la  médecine. 

3.  Guirardacci,  t.  I,  p.  133. 

4.  Man  maohte  keine  Doctoren  dieserWissenscliaft.— Raumer, 
t.  VI,  p.  510. 


MOL'VKME.M  DES  ÉCOLES.  159 

Vers  raniiéc  1298 ,  s'ouvrent  011(111  à  Bologne  des 
cours  suivis,  traitant  de  Vaslrologie  et  de  la  physi- 
que K  Telle  est  la  nomenclature  un  peu  sèche,  mais 
exacte  ,  des  diverses  facultés  que  posséda  jadis  la 
reine  des  universités  italiennes.  Comme  des  abeilles 
allant  chercher  une  à  une  le  miel  à  la  ruche,  puis  se 
réunissant  ou  se  dispersant  par  essaims,  qu'on  essaye 
maintenant  de  se  représenter  quelques  milliers  de 
jeunes  gens  de  toute  provenance,  Français,  Allemands, 
Florentins,  Napolitains,  Lombards,  Danois,  accou- 
rant, à  certaines  heures  réglées,  autour  des  chaires 
qui  leur  distribuent  la  science  sous  des  modes  diffé- 
rents, puis  s'éloignant  par  bandes,  et  assourdissant 
bientôt  la  ville  de  leurs  frivoles  ou  sérieux  propos,  dès 
que  les  leçons  ont  cessé;  qu'on  veuille  bien  se  repré- 
senter encore  la  variété  des  visages  et  des  costumes, 
les  animosités  de  nation  à  nation,  la  spontanéité  des 
opinions  individuelles  chaque  jour  accrue  par  les  dis- 
cours 'des  professeurs  libres  s'adressant  à  des  audi- 
teurs libres,  l'existence  de  l'université  à  toute  heure 
mise  en  péril  par  les  folies  de  quelques  tapageurs 
ou  l'impéritie  d'un  magistrat  de  la  cité;  qu'on  prête 
l'oreille  aux  menaces  des  partisans  du  pape  et  aux 
sarcasmes  des  partisans  de  l'empereur;    qu'on  se 

1.  Sarti,  t.  I,  p.   161. 


ICO  ALBERT  LE   GRAIND. 

transporte  sous  un  beau  ciel,  dans  des  rues  larges, 
ombragées  de  tours,  de  forme  bizarre  et  bordées  de 
palais  et  d'arcades  ;  qu'il  plaise  enfin  à  l'imagina- 
tion de  secouer,  pour  ainsi  dire,  au  milieu  de  ces 
rues,  sous  ces  arcades,  des  gestes,  des  couleurs,  des 
mouvements,  des  attitudes,  des  expressions,  des 
bruits,  des  chants,  en  un  mot  la  gerbe  des  choses 
disparues,  et  l'on  aura  ravivé  tant  bien  que  mal  la 
Bologne  des  anciens  jours. 

Les  étudiants  bolonais  se  partageaient  en  deux 
grandes  compagnies  distinctes,  les  citramontains  et 
les  ultramontains^.  Les  premiers  formaient  dix-sept, 
les  seconds  dix-huit  nations,  et  chacune  de  ces  deux 
grandes  catégories  était  présidée  par  un  recteur,  suc- 
cessivement choisi  parmi  les  membres  de  chaque  na- 
tion. Dans  les  assemblées  générales  et  annuelles  que 
nécessitait  le  choix  du  nouveau  recteur,  on  procé- 
dait ainsi  c{u'il  suit.  Les  étudiants  votaient  avec  des 
jetons  blancs  et  noirs  :  ils  s'en  servaient  comme 
on  se  sert  aujourd'hui  des  bulletins  ou  des  boules 
qui,  selon  une  convention  tacite,  signifient  oui  ou 
non,  et,  procédant  du  reste  à  la  façon  des  nobles  de 
Venise,  ils  choisissaient  dans  leurs  rangs  un  certain 

1 .  Voiles  Burgerrecht  auf  der  Univcrsiliit  liatton  mir  die  frem- 
den  Studenlen  der  Heclile.  —  Raumer,  t.  VI,  p.  blO,  Universilàt 
Bologna. 


MOt)VKME^T   DKS   KCOLKS.  IGl 

nombre  d'électeurs  du  second  degré.  Ceux-ci,  leurs 
délégués  de  pouvoirs,  prenaient  d'abord  conseil  du 
recteur  sortant  aussi  bien  que  des  chefs  des  nations, 
discutaient,  s'entendaient,  tombaient  d'accord  et  pro- 
clamaient alors  le  nouveau  président  de  l'université. 
Le  premier  étudiant  venu  n'était  point  apte  à  se  por- 
ter candidat  :  certaines  garanties  d'indépendance  ou 
d'honorabilité  étaient  expressément  requises  de  tout 
aspirant  à  cette  haute  dignité,  et  je  ne  sache  point 
qu'on  ait  jamais  dérogé  aux  usages.  Pour  pouvoir 
être  nommé  recteur,  il  fallait  avoir  pris  ses  inscrip- 
tions à  l'université  de  Bologne,  n'être  point  marié , 
ne  point  être  moine,  compter  au  moins  vingt- cinq 
ans  révolus  et  posséder  quelque  bien.  Qui  n'avait 
point,  pendant  cinq  années  consécutives  et  à  ses 
frais ,  suivi  les  cours  de  la  faculté  de  droit ,  ne  de- 
vait point  songer  à  se  mettre  en  avant.  La  juridic- 
tion du  recteur  s'étendait  sur  tous  les  maîtres  et 
professeurs  sans  exception,  et,  particularité  qui  pa- 
raîtra peut-être  invraisemblable ,  ces  mêmes  maîtres 
et  professeurs  n  apportaient  point  leurs  suffrages  aux 
assemblées  générales.  Les  maîtres  ne  prenaient  point 
part  aux  élections  et  ne  se  mêlaient  point  de  gou- 
verner l'Etat. 

Qu'il  nous  soit  permis  d'attirer  l'attention  sur  un 
fait  trop  peu  connu ,  et  suivant  nous  si  digne  de  l'être 
I.  Il 


]Q1  ALBERT  LE  GRAîsD. 

qu'on  pourrait  l'appeler  une  clarté.  L'université  de 
Bologne  présente  dans  son  ensemble  un  caractère 
très-tranché,  tout  l'opposé  de  celui  qu'offre  l'uni- 
versité de  Paris  :  l'Italie  et  la  France,  les  deux 
mères  nourricières  de  l'Europe,  n'ont  point  sucé  le 
même  lait.  Quelles  tendances  affecte,  en  effet,  en 
remontant  jusqu'aux  temps  les  plus  reculés,  l'ensei- 
gnement, sur  la  montagne  Sainte -Geneviève?  Des 
tendances  autoritaires  et  absolues.  Nos  docteurs  con- 
centrent entre  leurs  mains  la  science  et  les  arts, 
mais  le  pouvoir  aussi.  Ils  savent,  ils  sentent  que  leurs 
chaires  sont  adossées  au  trône,  et  ceux  qu'ils  instrui- 
sent semblent  tantôt  leurs  clients,  tantôt  leurs  sujets. 
Le  sort  en  est  jeté  :  nous  avons  adopté  la  forme 
monarchique,  et  il  n'est  point  jusqu'aux  Muses  qui  ne 
crient  chez  nous  :  Vive  le  roi!  En  Italie,  au  contraire, 
le  chef  de  la  république  des  lettres  se  renouvelle 
chaque  année  ;  ici ,  les  étudiants  choisissent  qui  les 
régit,  et  celui  qui  commande  n'est  autre  que  Velu 
des  nations.  Les  nations  se  reposent  sur  leur  man- 
dataire du  soin  de  choisir  et  de  déposer,  s'il  le  faut, 
les  maîtres,  et  le  dictateur  temporaire  sort  lui-même 
en  certains  cas  d'une  urne  qui  n'a  point  reçu  son 
vote.  Où  sommes-nous  à  Bologne?  Sur  le  terrain  de 
la  liberté.  Bologne  et  Paris,  pour  instruire  l'homme 
et  l'élever,  se  tournent  donc,  en  plein  moyen  âge, 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  lOJ 

vers  deux  idées  pour  ainsi  dire  ennemies,  et  font  gra- 
viter les  intelligences  autour  de  deux  pôles  dont  elles- 
iTiemes  attendent  leur   forme  et  le  salut.  Les  deux 
premières  universités  du  monde    se   sont  proposé , 
dès  le  xiii^  siècle ,  deux  types  de  constitution  sco- 
laire devant  lesquels  dès  lors  la  chrétienté  médite , 
et  qui  trouvent  leur  réalisation  complète  dans  l'ordre 
social  et  politique  des  deux  peuples  qui  ont  voulu 
créer  l'homme  à  leur  image,  conformément  à  l'exem- 
plaire des  choses  divines  que  les  peuples  portent  en 
eux,  eut  peut-être  hasardé  Platon.  Et  voyez -vous  à 
quelles  conséquences  pratiques  et  dernières  poussent 
forcément  des  inclinations  si  diverses?  A  Bologne, 
la  libre,  la  ville  qui  regarde  par-dessus  la  Rome  des 
papes  vers  Brutus  et  l'idéal  antique ,  quelle  faculté 
triomphe?  la  faculté  de  Droit.  A  Paris,  la  ville  de 
l'autorité,  celle  qui  penche  du  côté  de  César  et  qui 
en  réfère  de  temps  en  temps  à  l'infaillibilité  des  sou- 
verains pontifes  pour  savoir  comment  elle  doit»  déci- 
der, si  ce  n'est  penser,   quelle  faculté  domine?   la 
faculté  de  Théologie  \ 

1 .  Le  moment  n'est  point  encore  venu  de  s'étendre  sur  la  na- 
ture, les  grandeurs,  les  inégalités  heureuses  et  le  libéralisme  quand 
nyême  de  I'esprit  français,  dont  les  traditions  ont  toujours  été 
si  noblement  gardées  par  l'université  de  Paris,  si  fidèlement,  que 
l'on  pense  involontairement  à  la  Sorbonne,  dès  que  l'on  songe  au 


iG4  ALBERT  LE   GRAND. 

La  première  fois  qu'Albert,  sortant  du  cloître  de 
Saint-Nicolas,  s'en  alla  suivre  les  cours  qui  se  pro- 
fessaient ,  pour  ainsi  dire ,  à  sa  porte ,   le   nouveau 

gé7iie  de  la  France.  Ce  n'est  point  d'ailleurs  œuvre  de  critique 
que  nous  tentons  ici  :  nous  taillons  dans  le  bloc.  On  s'expliquera 
plus  loin  [Albert  le  Grand,  t.  II)  sur  ce  charmant  défaut  de 
logique  de  notre  génie  national ,  toujours  plus  large  et  plus  libre 
au  fond  que  ne  le  feraient  supposer  nos  institutions  et  nos  lois.  Ne 
pourrait-on  pas  appliquer  à  notre  patrie  ce  mot  qui  a  été  dit  d'un 
philosophe  :  Son  esprit  fat  plus  indépendant  que  ses  écrits?  Les 
coups  de  crayon  ou  jugements  qui  suivent,  et  qui  sont  recueillis 
dans  les  anciens  historiens  de  l'université  de  Paris,  présentent 
peut-être  une  sorte  d'actualité  en  regard  de  l'université  de  Bolo- 
gne. Les  caractères  des  nations  composant  l'université  de  Paris 
ne  sont  indiqués,  il  est  vrai,  que  par  un  trait;  mais  on  trouve 
intéressant  de  constater  que,  sauf  le  caractère  du  Breton,  lequel 
a  mis  depuis  longtemps  de  ïeau  dans  son  vin  et  n'est  plus  cet  être 
léger,  vif  à  l'excès,  dont  le  moyen  âge  admira  la  pétulance,  les  au- 
tres caractères  offrent  aujourd'hui  les  mêmes  défauts  ou  la  même 
prise  au  ridicule  quau  tejups  où  croissait  dévotement  li  petit  roy 
Lois.  «  ...  Les  étudiants  natifs  de  l'Isle  de  France  sont  des  fanfa- 
rons, des  glorieux  et  des  femmelettes...  11  n'y  a  que  les  gens  d'Al- 
lemagn'e  pour  se  mettre  bêtement  en  colère  et  profiter  des  jours 
de  fêle  pour  déclamer  de  longues  harangues  décousues...  Qu'est- 
ce  qu'un  Romain?  le  bouleversement  et  le  désordre  incarnés... 
Quant  aux  Bretons,  ils  sont  nés  la  cervelle  à  l'envers,  inconstants 
et  étourdis...  Les  Poitevins,  vrais  paniers  percés,  ne  savent  vivre 
qu'à  la  bonne  franquette...  Qui  a  l'air  d'un  troupeau  d'oies?  les 
Bourguignons...  L'Anglais  boit,  s'enivre  et  boit  toujours...  Le  tyran 
DxMus  n'est  point  mort  :  tout  Sicilien  cache  un  petit  tyran...  Les 
Brabançons!  oh,  les  Brabançons!  uviri  sançjuimim,  ruptarii,  in- 
cendiarii,  raplores.))  —  V.  Bulœus.  t.  II,  p.  G88. 


MOUVKMKNT  DES  KCOLKS.  105 

fils  de  saint  Dominique  dut  ressentir,  ce  senable,  cette 
même  impression  qui  fait,  dit -on,  cligner  la  pau- 
pière aux  prisonniers  lorsque  l'éclat  du  jour  pénètre 
vivement,  h  flots,  dans  leurs  prunelles  condamnées 
à  l'ombre.  Passer  de  la  quiétude  et  du  repos  au  mou- 
vement à  outrance,  du  parfait  silence  aux  clameurs 
et  aux  applaudissements  de  l'école,  de  Tol^éissance 
et  de  la  soumission  du  reclus  à  la  discussion  en  plein 
soleil  ;  pendant  des  semaines  et  des  mois,  peut-être, 
n'admirer  que  des  mains  jointes  et  des  genoux  plies, 
puis  revoir  tout  d'un  coup  l'homme  sous  son  autre 
face,  la  tête  haute,  quelquefois  même  l'arme  au  poing  ; 
tomber  d'un  asile  oii  l'on  prie,  où  l'on  se  courbe,  où 
l'on  se  frappe  humblement  la  poitrine,  dans  une  arène 
où  la  pensée,  tantôt  comme  une  martyre  livrée  aux 
bêtes,  se  voile  et  gémit,  tantôt  plane,  enlevant  les  in- 
telligences à  sa  suite;  par  moments  se  trouble,  puis 
s'illumine,  et,  dans  ses  transformations  successives, 
ici  se  défend ,  plus  loin  attaque,  et,  toujours  pour- 
suivie des  approbations  de  l'un ,   des  négations  de 
l'autre,  ne  prend  conseil  en  somme  que  des  règles 
qu'elle  s'est  données,  du  but  qu'elle  veut  atteindre, 
ou  de  l'opinion  de  ceux  qu'elle  agite  :  voilà  de  ces 
brusques  contrastes  auxquels  l'esprit  le  plus  résolu, 
un  instant  rephé  loin  des  soins  d'ici  -  bas,  doit  trou- 
ver, en  effet,  quelque  âpre  saveur,  tout  en  éprouvant 


466  ALBERT    LE    GRAND. 

quelque  saisissement.  L'émotion,  en  certains  cas, 
n'est  que  passagère,  je  le  sais;  les  flèches  de  la  ten- 
tation s'émoussent,  on  le  comprend,  contre  toute  or- 
ganisation perpétuellement  en  travail  :  les  idées  ne 
suspendent  point  leurs  évolutions  sereines  parce  que, 
à  telles  heures,  le  sang  afflue  au  cœur  plus  violem- 
ment. Il  est  évident  aussi  que  plus  on  regarde  les 
choses  de  haut ,  plus  les  aspérités  charmantes ,  les 
appas  de  la  terre  perdent  de  leur  lustre  et  de  leur 
modelé.  N'importe!  Du  seuil  du  monastère  de  Saint- 
Nicolas  des  Vignes  à  celui  de  l'université  de  Bologne, 
eût  avancé  et  prouvé  quelque  casuiste  du  vieux  temps, 
il  y  eut  place  pour  une  apparition  du  malin,  et  qui  sait 
si  sur  le  front  sans  rides  du  rehgieux  de  la  veille,  au 
spectacle  des  passions  du  siècle  auxquelles  on  l'invi- 
tait à  dire  adieu,  une  lueur  fugitive  n'a  point  couru? 
((  Albert ,  rapporte  avec  sa  lourdeur  et  son  em- 
phase ordinaires  l'un  de  ses  biographes,  Rodolphe, 
Albert,  durant  son  séjour  au  couvent  de  Saint- Nico- 
las, fut  un  véritable  amant  de  la  sagesse,  même  dans 
son  apparence  extérieure.  Il  ne  recherchait  point  la 
gloire  périssable  du  temps  et  mettait  tous  ses  soins 
à  rassembler  dans  le  jardin  de  son  âme  les  fleurs  de 
toutes  les  vertus  ^  »  Au  lieu  de  nous  tendre  gauche- 

4.  V.  D""  Sighart,  Atberlus  Magnm. 


MOUVEMENT  DKS   ÉCOLES.  107 

ment  ce  bouquet  de  clerCj,  le  somnolent  Rodolphe  eut 
été  certes  mieux  inspiré  s'il  eiit  songé  à  donner  cfuel- 
que  indication  positive  sur  les  faits  et  les  gestes  du 
grand  homme,  qu'il  ne  s'agit  point  de  fleurir^  mais 
d'observer.  11  n'eût  point  été  indifférent  de  savoir,  par 
exemple,  si  le  futur  maître  de  saint  Thomas,  durant 
les  six  années  qu'il  vécut  en  Romagne,  suivit  assidii- 
ment  les  cours  libres  de  science  divine  à  l'université 
de  Bologne,  ou  bien  s'il  médita,  confronta  à  l'écart, 
retiré  loin  du  bruit  et  dédaigneux  des  assemblées 
publiques ,  les  explications  verbales  ,  les  commen- 
taires écrits  de  plusieurs  théologiens  émérites,  sorte 
de  patriarches  de  la  grande  tribu  dominicaine,  et  sou- 
vent de  passage,  quand  ils  ne  s'y  fixaient  point,  dans 
la  maison  la  plus  considérable  de  l'Ordre  ^  Grâce 
aux  suaves  imaginations  de  son  nuageux  thuriféraire, 
nous  demeurons  dans  une  incertitude  complète  sur 
ces  particularités  de  la  vie  d'Albert  le  Grand.  On 
ne  saurait  ainsi  décider,  faute  de  preuves,  s'il  s'as- 
sit fréquemment  sur  les  bancs  de  l'université  de 
Bologne  ou  s'il  laissa  venir  à  lui  les  écoliers.  Mais 
l'enseignement  théologique  ayant  revêtu  presque  par- 
tout une  forme  uniforme  au  moyen  âge,  il   convient 


1.  Y.  Bolland,  t.  II,  p,  721,  n"  5;  le  P.  Touron,  Histoire  de 
saint  Dominique  :  Disciples  de  saint  Dominique,  p.  707. 


/ 


168  ALBERT   LE    GKAND. 

peut-être  de  s'élever  ici  au-dessus  de  toute  considé- 
ration secondaire  et  de  ne  point  se  préoccuper  outre 
mesure  de  ce  que  laissent  ignorer  les  chroniques. 
Sans  aller  rechercher  en  vain  sous  cpels  auspices  le 
docteur  universel  reçut  les  premiers  principes  de  ce 
haut  enseignement ,  pour  l'approcher  de  plus  près 
en  réalité ,  renonçons  donc  à  retrouver  dans  le  sable 
la  trace  de  chacun  de  ses  pas.  Un  seul  fait  est  hors 
de  doute  :  avant  d'argumenter  et  de  disserter  lui- 
même  ex  cathedra,  Albert  étudia  la  théologie.  Eh 
bien,  n'est-ce  point  là  le  point  lumineux  qui  domine 
toute  la  situation  ?  Prenons  garde  de  le  perdre  dé- 
sormais de  vue;   expliquons- nous  sans  ambages  et 
sans  détours  sur  l'enseignement  théologique  tel  qu'il 
a  pris  naissance  sous  la  tutelle  et  de  par  la  volonté 
souveraine  des   évêques  de  Rome ,  oracles  infailli- 
bles en  matière  de  foi;  et  puisqu'il  est  dit  que  nous 
devons  rencontrer,  en  ce  lieu  aride  et  sublime  où 
trôna  jadis   Pierre   Lombard  le   livre  des  Sentences 
sur  les  genoux,  l'altière  intelligence  dont  le  vol  nous 
emporte,  ne  craignons  point  de  nous  aventurer  et 
de  nous  isoler  avec   elle  en   pensée.   Et   voilà  que 
vont  peu  à  peu  s'éloigner,  s'évanouir  à  l'horizon,  la 
riante,  la  vivante  université  de  Bologne,  le  fervent, 
l'austère  couvent  de  Saint -Nicolas,   deux  mondes 
en  raccourci  qu'il  a  suffi  de  faire  mouvoir  ou  plu- 


MOUVEMENT  DKS  KCOLKS.  109 

tôt  d'éclairer  l'ace  à  l'ace,  pour  (|iic  de  l'Italie  du 
xiii^  siècle  011  ait  pu  se  représente!'  à  la  fois  l'àme  et 
Tesprit. 

La  THÉOLOGIE  I  Rien  qu'à  entendre  prononcer  ce 
vieux  mot,  si  vieux  qu'il   n'apporte   plus   qu'un  son 
vide   de  sens  à  l'oreille  du  commun  des  fidèles,  si 
usé,  si  caduc  qu'il  semble  qu'en  tombant  des  lèvres 
il  doive  tomber  en  poudre,  la  foule  se  sent  envahie 
d'une  inquiétude  et  d'une  aversion  secrètes,  et  la 
fouie,  en  se  laissant  aller  à  sa  répugnance  instinc- 
tive, n'obéit,  à  vrai  dire,  qu'à  un  sentiment  souvent 
exprimé  par  le  Christ,  à  la  voix  de  la  conscience 
et  de  la  raison.  Quelle  est  la  race  d'hommes  qu'est 
venu  tout  particulièrement  détrôner  Jésus?  La  race 
des  pharisiens  et  des  docteurs.   «  Que  celui  d'entre 
vous  qui  se  croit  sans  souillure   lui  jette  la  première 
pierre,^)  reprend- il,  par  exemple,  avec  cette  dou- 
ceur digne  qui  n'exclut  point  le  dédain ,  lorsqu'un 
jour  les  orthodoxes  soulignent  du  doigt  devant  lui  le 
texte  de  la  loi  qui  commande  de  lapider  la  femme 
adultère;  et  c'est  ainsi  que  le  divin  Maître  éloigne  ses 
ennemis,  sans  jamais  condescendre  à  disputer  avec 
eux  \  Que  si  la  raison  répugne  à  faire  complètement 

1.  Évangile  selon  saint  Matthieu. 

«  Je  vous  le  c]i>,  si  votre  justice  n'est  pas  plus  vraie  que  celle 


170  ALBERT  LE  GRAND. 

abstraction  d'elle-même  devant  la  lettre^  la  con- 
science réclame  plus  énergiquement  encore  son  droit 
illimité  à  l'explication  libre  des  Écritures;  et  plus  un 
homme,  en  effet,  mérite  le  nom  d'homme  religieux, 
moins  il  supportera  l'idée  de  s'en  remettre  aux 
scribes  officiels  de  n'importe  quelle  autorité  du  soin 
de  lui  dicter,  d'ordonner,  et  surtout  de  lui  imposer 
des  croyances.  Je  ne  sais  même  pas  si  la  soumission 
absolue  en  matière  de  foi  n'est  point  la  forme  la  plus 
arrêtée,  la  plus  superbe  de  l'indifférence  :  elle  voile 
l'immobilité,  l'ignorance  volontaires  sous  le  manteau 
d'un  paresseux  respect,  l'oubli  du  fond  sous  la 
violence  de  l'affirmation  sans  critique,  et  n'avoue 
point,  dans  son  endurcissement  voulu,  que  ce  soit 
faire  bon  marché  du  Vrai  que  d'accepter  de  seconde 
main,  les  yeux  baissés ,  la  vérité.  Héritier  direct  du 
génie  centralisateur,  absorbant  de  la  Rome  d'Au- 
guste et  de  Constantin,  le  génie  despotique  des  sou- 
verains pontifes  n'a  pas  craint  de  transporter  dans 
le  domaine  sacré  de  la  religion  les  traditions  que  lui 
léguaient  les  registres  des  employés  au  fisc  impérial, 
et  de  même  que  le  zèle  des  fonctionnaires  des  Césars 

des  scribes  et  des  pharisiens,  vous  n'entrerez  pas  dans  le  royaume 
des  cieux.  »  Matthieu,  v,  20. 

«  Cherchez  d'abord  le  royaume  de  Dieu  el  sa  justice j  el  le 
reste  viendra  par  surcroit.))  Matthieu,  vi,  33. 


MOUVEMENT    DES    ÉCOLES.  171 

pressurant  la  (jaulc,  l'Espagne  ou  l'Asie,  s'efforça 
naguère  d'en  faire  aflUier  les  trésors  au  centre,  aux 
pieds  de  l'empereur,  de  nicme  la  subtilité  rapace 
des  théologiens  approuvés  poursuivra  désormais  la 
chimère  de  l'unité  dogmatique,  et  triturera  le  sens 
des  livres  saints  pour  leur  extorquer  moralement  le 
dem'er  de  Saint-Pierre  ^  Ce  n'est  point  là  le  seul  ni 
le  plus  grave  reproche  que  l'on  puisse  adresser  à  la 
théologie  du  temps  qui  nous  occupe  :  elle  s'est  mon- 
trée non  moins  inconséquente  que  téméraire  et  fri- 
vole. «  L'étude  d'une  religion  révélée  est  essentiel- 
lement historique  :  il  ne  s'agit  point  d'en  discuter 
les  dogmes ,  mais  de  vérifier  s'ils  sont  énoncés  dans 
les  livres  saints,  ou  établis  par  des  décisions  authen- 
tiques ,  ou  consacrés  par  des  traditions  constantes. 
Le  raisonnement  ne  doit  s'appliquer  dans  une  telle 
science  qu'à  la  reconnaissance  des  textes,  qu'à  l'exa- 
men des  témoignages,  qu'à  la  recherche  des  faits;  et 
c'est  ainsi  que  la  théologie  se  présente  en  effet  dans 
les  anciens  ouvrages  des  anciens  Pères  de   l'Eglise. 


'1.  «  ...  C'est  un  tissu  de  vaines  subtilités,  dénué  d'érudition 
ecclésiastique  autant  que  de  vraie  logique  et  de  bon  goût,  au  mi- 
lieu desquelles  se  montre  à  découvert  la  doctrine  qui  siibordonne^ 
la  puissance  temporelle  à  la  spirituelle^  et  qui  dégage  du  ser- 
ment de  fidélité  les  sujets  d'un  prince  hérétique.  »  Discours 
sur  VÉtat  des  Lettres,  ww  siècle,  p.  72. 


172  ALBERT   L  K    GRAND. 

Au  moyen  âge^  on  s'est  beaucoup  moins  appliqué  a 
étudier  les  textes  qu'à  imaginer  des  interprétations 
mystiques  ^, 

Gautier  de  Saint-Victor,  un  des  nôtres,  un  Fran- 
çais, se  plaint  quelque  part,  amèrement,  de  ces  théo- 
logiens C|ui ,  dit -il  ,  se  jouaient  du  vrai  et  du  faux. 
Il  eût  peut-être  ajouté,  s'il  l'eût  osé,  que  par  leur 
fougue  indiscrète,  leurs  distinctions,  leurs  décisions 
puériles,  leur  ergoteuse  manie,  devant  l'Auguste  et 
l'Impénétrable,  de  poser,  puis  de  résoudre  mille  oiseux 
problèmes ,  ils  ont  apporté  le  trouble  dans  l'Église. 
Les  scolastiques  ont  introduit,  accusé,  indéfiniment 
prolongé  la  ligne  tourmentée  et  bizarre  sur  les  murs 
d'un  temple  qui  n'a  c|ue  faire  d'astragales  et  d'en- 
roulements capricieux  ;  ils  ont  tellement  hérissé  de 
pointes  et  d'équivoques  les  abords  du  grand  chemin 
qui  mène  au  Calvaire  que,  grâce  à  leurs  tristes  dé- 
bats, il  semble  qu'on  ne  puisse  plus  s'y  traîner,  au 
xiii''  siècle,  qu'à  grand  renfort  de  syllogismes  -.  En 

'I .  V.  Discours  sur  l'Étal  des  Lettres  :  art.  Théologie.—  «  Non 
philosophes  se  ostendant,  sed  satagant  fieri  theodocti,  7iec  loquan- 
lur  in  lingua  populi.))  Instructions  d'innocejit  IV,  an.  1240. 

2.  Nous  ne  refusons  ni  h)  capacité  philosophique  ni  la  sincé- 
rité aux  scolastiques;  nous  pensons  mênne  qu'en  abusant  de  Ba- 
roco  et  de  Baralipton,  ils  n'ont  point  été  tout  à  fait  inutiles  au 
progrès.  Qu'il  leur  soit  beaucoup  pardonné,  parce  qu'ils  ont  beau- 
coup cherché.  L'attention  a  été  appelée  par  eux  sur  une  foule  de 


M o r V K mi; N T  m: s  kcolks.  it.} 

quel  lieu  calme  reposer  à  présent  notre  tête?  soupi- 
rèrent alors  les  simples  d'esprit.  Et  non-seulement  ils 
disputent  inutilement,  ils  prolongent  à  satiété  des  dis- 
cussions stériles,  ces  intolérants  orlhodoxes,  mais  en- 
core ils  ne  reculent  point  d'ordinaire  devant  l'indécent 
et  le  grotesque.  Tel  est,  selon  nous,  le  chef  d'accu- 
sation capital  que  doit  déposer  tout  chrétien  sincère 
ou  délicat  contre  la  masse  des  docteurs  si  imprudem- 
ment patronnés,  bien  que  quelquefois  censurés,  par 
les  Innocent  III  et  les  Grégoire  IX  ^ 

Sans  jamais  cesser  d'être  pesants,  on  remarquera 
que  les  docteurs  furent  obstinément  futiles.  Ce  qui  est 
lourd  n'est  point  nécessairement  solide,  et  il  n'est  rien 
moins  que  certain,  Dieu  merci,  que  le  genre  ennuyeux 
soit  le  genre  sérieux.  Voulez-vous  les  voir  à  l'œuvre, 
nos  théologiens  du  moyen  âge,  si  vantés  parce  qu'on  ne 
les  lit  plus,  si  complètement  dépourvus,  du  reste,  des 
connaissances  élémentaires  que  leur  art  exige,  qu'ils 
ignorent  tous,  à  deux  ou  trois  exceptions  près,  non 

difficultés  de  pure  fantaisie,  mais  souveiiL  aussi  philosophiques. 
Quelqu'un  peut  s'êlre  servi  gauchement,  imprudemment  d'un  in- 
strument, l'instrument  n'en  reste  pas  moins  acquis.  Il  n'esl  point 
jusqu'aux  fautes  qui  ne  soient  parfois  d'un  bon  exemple.  Nous 
tenons  simplement  à  constater  que  la  méthode  des  sco^asliques 
n'est  point  la  bonne,  et  le  temps,  ce  grand  critérium  en  toutes 
choses.  Ta  bien  prouvé. 

1.  Voir  la  Bulle  de  Grégoire  IX,  an.  1226. 


I7i  ALBERT   LE    GHA^D. 

pas  seulement  la  langue  des  prophètes,  mais  la 
langue  grecque  O  On  s'attend  peut-être  à  contem- 
pler des  personnages  profondément  recueillis,  atten- 
tivement penchés  sur  les  feuillets  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament.  Il  n'est  jamais,  ce  semble,  trop 
tard  pour  tenter  d'avoir  raison  d'une  idée  qui  n'est 
point  exacte  ;  on  ne  saurait  craindre  de  répéter  que 
si  la  théologie  fut  cultivée  jadis  avec  passion ,  quel- 
quefois avec  talent,  elle  ne  le  fut  jamais  avec  fruit, 
prudence  et  mesure.  Lorsqu'on  dévisage  de  sang- 
froid  les  surprenants  auteurs  de  tant  d'informes  et 
volumineux  commentaires,  et  pourquoi  ne  pas  citer 
quelques  noms  qui  rappellent  quelques  œuvres  ?  — 
Simon  de  Tournay,  Augustin  Triomphe,  Pierre  d'Au- 
vergne'-, —  on  dirait  tantôt  de  robustes  athlètes  fai- 

1.  Lors  de  la  condamnation  du  Tahnud  par  les  docteurs  de 
Tuniversité  de  Paris,  il  se  trouva,  dit-on,  doux  théologiens  à 
Paris  connaissant  Piiébreu.  (V.  Discours  sur  l'Étal  des  Lelires, 
xiii'^  siècle.)  iMais  le  fait  n'est  rien  moins  qu'établi.  Quant  au  grec, 
la  langue  des  Chrysostome  et  des  Origène,  Albert,  l'homme  le  plus 
savant  de  son  siècle,  Albert  le  Grand  lui-même  ne  l'entend  point, 
et  saint  Thomas  se  garde  d'en  remontrer  à  son  maître. 

2.  Simon  de  Tournay,  après  avoir  ébloui  le  monde  pendant  dix 
ans  et  prétendu  expliquer  la  sainte  Trinité,  tomba,  dit-on,  dans 
une  telle  prostration  intellectuelle  qu'on  eut  beaucoup  de  peine 
à  lui  faire  rapprendre  le  Paler  nosler.  «Hoc  igitur  miraculum 
scholarium  suppressit  arroganiiam  cl  jactanliam  refrœnavil.  » 
(V.  Mathieu  Paris,  Ilist.  liU-^^iW  siècle,  art.  Si?)io?i  de  Tournay.) 


MOUVEMENT  DES    ÉCOLES.  175 

saut  coniplaisamment  saillir  leurs  muscles,  lançant  le 
disque  ou  luttant  corps  à  corps  sous  rininiensc  et 
vénérable  égide  de  la  Bible,  tantôt  de  glorieux  et 
creuK  silènes ,  gonflés  du  vent  des  formules  sacra- 
mentelles, chancelant,  vidant  la  coupe  entre  la  Fon- 
taine de  vie  d'Alexandre  de  Halès  et  les  Miroirs  de 
Vincent  de  Beauvais  %  tantôt  encore  des  sacrilèges 
fils  de  Noé  soulevant  à  la  dérobée  les  voiles  qui 
cachent  la  nudité  du  patriarche.  L'aïeul  sombre  et 
vénérable  dont  on  n'insulte  point  impunément  le  pro- 
fond sommeil,  c'est  le  mystère;  notre  père  à  tous, 
dont  il  n'est  point  permis  ni  possible  de  déchirer  la 
robe ,  c'est  le  divin.  Afin  de  convaincre  les  moins 
édifiés,  faut -il  choisir  entre  mille  quelques-unes  de 
ces  questions  impertinentes,  si  ce  n'est  *touj ours  mal- 
honnêtes, qui  eurent  cours  dans  les  écoles  et  dont  il 
est,  je  le  crois,  superflu  d'indiquer  les  réponses?  — 
Quelle  est  la  structure  intérieure  du  paradis?  —  Le 
corps  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  est-il  vêtu  dans 

i.  La  Somme  composée  par  Alexandre  de  Halès  lui  jadis 
appelée  Fontaine  de  \ne.  On  n'y  rencontre  guère  que  cette  par- 
ticularité remarquable  :  ce  docteur  rejette  l'opinion  qui  exempte 
la  sainte  Vierge  de  la  tache  originelle...  Vincent  de  Beauvais, 
auquel  nous  nous  verrons  peut-être  contraint  de  consacrer  plus 
loin  [Albert  le  Grand,  t.  Il)  quelques  pages,  est  l'auteur  de  plu- 
sieurs ouvrages  fort  importants  jadis.  Les  plus  considérables  por- 
tent ces  noms  sin2;uliers  de  Miroir  naturel  et  de  Mircir  moral. 


170  ALBERT  LE   GUA.ND. 

l'Eucharistie?  —  L'eau  se  cbange-t-elle  en  vin  avant 
de  subir  avec  le  vin  la  transformation  eucharisti- 
que ^  ?  —  Est-il  de  l'essence  divine  d'engendrer  ou 
d'être  engendrée-?  —  Que  font  les  anges  de  leurs 
corps  après  avoir  rempli  une  mission  ^  ? —  De  quelle 
couleur  était  la  peau  de  la  Vierge  ^?  —  Ressentit- 
elle   du  plaisir  ou   de    la   douleur  lorsqu'elle  ^ ..  ? 


1 .  V.  Discours  sur  l'Élat  des  Lettres.  Institut  de  France, 
xiii*^  siècle,  p.  64. 

2.  Albeuti  Magm  Opéra,  in-f",  Jammy,  t.  XVII,  Summa 
Theologiœ j  quesl.  \xx,  p.  431.  Nous  aimons  mieux  naturelle- 
ment citer  Albert  le  Grand,  de  préférence  à  tout  autre  théologien. 
Albert  ayant  d'ailleurs  été  déclaré  Bienheureux  parla  cour  romaine, 
Rome  a  pris  la  responsabilité  de  tout  ce  qu'il  a  écrit  en  théologie. 
Mais  qu'on  ne  s'imagine  point  qu'Albert  fasse  exception  :  il  est 
dans  le  mouvement.  Qu'on  lise  saint  Bonaventure,  saint  Thomas, 
PieiTe  d'Auvergne,  et  en  général  tous  les  fauteurs  de  la  Scolasti- 
que,  on  rencontrera  des  curiositez  non  moins  étranges. 

3.  Quid  fiât  de  corporibus  assumptis  post  ministerium  exple- 
tum?  Idem,  ibid.,  p.  432. 

4.  Utrum  beatissima  Virgo  habuerit  debitum  colorem  cutis? 
Idem,  t.  XX  et  XXI,  quest.  xviii. 

5.  Utrum  beatiss.  Virgo  in  conceptione  habuerit  dolorem  vel 
aliquam  delectationem?  Idem,  ibid.,  quest.  211. — Quelques  ques- 
tions supportent  à  peine  non  pas  la  traduction,  mais  le  latin, 
celle-ci  par  exemple  :  De  quo  lanqaam  de  materia  facta  est  hœc 
conceptio?  (Quest.  cxliii).  Il  est  assez  curieux  de  rapprocher  de 
ces  prodigieuses  divagations  de  la  théologie  du  moyen  âge  ce  non 
moins  prodigieux  passage  du  dernier  des  Pères  de  l'Église,  Bos- 
suet:  «  Il  est  un  endroit,  ô  Seigneur,  oi^i  le  diable  se  vante  d'être 


MOUVEMENT    DES    ÉCOLES.  717 

—  L'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  étaient  mis  à 
contribution  pour  élucider  ces  points  obscurs  :  saint 
Marc  ou  saint  Luc  absents  étaient  naturellement  ap- 
pelés en  témoignage  en  ces  scandaleux  procès. 

Pour  ce  qui  regarde  en  particulier  Albert  le 
Grand,  auquel  il  a  été  décerné,  comme  de  juste,  ut 
decetj  le  titre  de  maxiiims  in  theologia^  très -grand 
en  théologie \  et  qui  certes  le  mérite,  avoir  côtoyé  à 
son  heure,  .avec  éclat ,  cette  mer  morte  de  la  lettre, 
avoir  même  instruit  saint  Thomas  en  science  divine, 
cela  ne  saurait,  hâtons-nous  de  le  dire,  le  diminuer 
à  nos  yeux.  Pourquoi?  C'est  que  tout  penseur  émi- 
nent,  s'il  veut  agir  en  réalité  fortement  sur  son  siècle, 
ne  saurait  le  dominer  sans  lui  faire  quelque  conces- 
sion. Nul  n'a  jamais  soumis,  enlevé,  élevé  les  intelli- 
gences, ni  surtout  remué  les  cœurs,  sans  jusqu'à  un 
certain  degré  se  laisser  entraîner  avec  les  faibles  ou 
les  puissants  sur  la  pente  du  lieu  commun,  sans  en- 
trer avec  le  vulgaire  en  une  sorte  de  communauté  de 
sentiments.  Pour  mettre  un  des  leurs  au  pinacle,  pour 


invincible;  il  dit  qu'on  ne  peut  l'en  chasser:  c'est  le  moment  de 
la  conception,  dans  lequel  il  brave  votre  pouvoir.  »  (V.  Bossuet, 
Sermon  sur  la  Conception  de  la  Vierge.)—  Cette  étroite  et  gros- 
sière façon  de  penser  vient  en  droite  ligne  de  l'École. 

1.  Magnus  in  magia  naturali,  major  in  philosophia,  maximus 
in  theologia.  —  Trithème. 

I.  12 


178  ALBERT  LE  GRAND. 

1  absoudre  et  se  décider  à  le  suivre  lorsqu'ensuite  il 
se  hasarde  hors  des  sentiers  frayés,  les  hommes  exi- 
gent, et  à  bon  droit  peut-être,  qu'il  ait  foulé  comme 
eux  la  voie  banale  et  comme  eux  payé  tribut.  Il  est 
un  impôt  plus  lourd  que  celui  du  sang,  impôt  que 
chaque  époque  prélève  sur  les  génies  :  l'expropria- 
tion partielle  du  Moi  au  bénéfice  de  l'idée  d'État. 
Albert  le  Grand  fut  théologien  de  la  sorte ,  comme 
saint  Dominique  fut  inquisiteur,  non  par -choix,  par 
nécessité.  Le  savant  ne  fût  évidemment  point  parvenu 
à  percer,  à  établir  sa  supériorité  sous  le  rapport  des 
sciences  naturelles;  le  moine,  à  coup  sûr,  ne  se  fût 
point  fait  pardonner  sa  liberté  de  langage  et  d'ac- 
tion; le  philosophe  spiritualiste  n'eût  point  trouvé, 
au  déclin  de  sa  vie,  quelques  nuits  sereines  pour  se 
recueillir  et  se  livrer  en  paix  aux  plus  hautes  éléva- 
tions morales,  s'il  ne  se  fût  point  laissé  saluer  maxi- 
mus  in  theologia^  et  s'il  n'eût  point  ainsi  conquis  le 
droit  de  combattre  la  grossièreté  et  l'ignorance ,  en 
sacrifiant  sur  leur  autel  le  coq  de  Socrate.  Aussi 
bien,  au  risque  de  se  voir,  s'il  se  fût  abstenu,  para- 
lysé, anéanti ,  condamné  à  demeurer  dans  une  cellule 
pieds  et  poings  liés,  à  ne  point  porter  secours  à  ses 
frères  et  à  ne  déployer  jamais  sur  un  vaste  théâtre 
les  plus  pures  vertus  du  christianisme,  le  tendre  et 
parfait  Dominique  dut  un  jour  se  courber,  fléchir 


MOUVEME^T    DKS    ÉCOLES.  170 

SOUS  le  bras  du  pape,  et  s'adjoindre,  de  nom  tout 
au  moins,  aux  légats  inquisiteurs  Raoul ,  Pierre  de 
Gastelnau,  Arnaud,  abbé  de  Gîteaux,  qui  dressèrent 
les  bûchers  en  Languedoc,  à  seule  fin  que,  désarmée, 
car  elle  le  retrouvait  près  de  ses  ministres,  Rome  ne 
s'oiïensât,  ne  s'inquiétât  point  s'il  prêchait  la  paix 
quand  elle  commandait  les  massacres,  et  s'il  versait 
un  peu  de  baume  ou  d'eau  fraîche  sur  les  plaies  des 
hérétiques  tandis  qu'elle  les  livrait  au  feu  \  Qui  ne 
saisit  point  de  prime  abord  le  sens  de  tant  de  com- 
promis bizarres;  qui  ne  s'identifie  point  d'instinct 
avec  les  passions,  les  flux  et  les  reflux,  les  entraîne- 
ments impérieux  des  temps  au  sein  desquels  on  s'a- 


1.  «  Dès  l'an  1205,  le  titre  d'inquisiteur  est  donné  par  Inno- 
cent III  aux  trois  religieux  qu'il  avait  établis  comme  ses  légats  en 
Languedoc,  savoir  :  Raoul,  Pierre  de  Gastelnau  et  Arnaud,  abbé 
deCîteaux.  L'évéque  d'Osma  et  saint  Dominique  leur  sont  adjoints 
en  1206,  et  les  fonctions  qu'ils  se  mettent  à  exercer,  en  se  distri- 
buant les  provinces  méridionales,  peuvent  sembler  encore  celles 
de  missionnaires  ou  de  chefs  de  croisés  plutôt  que  de  juges.  Le 
pape  avait  ordonné  aux  archevêques,  aux  évoques,  aux  princes, 
comtes  et  barons  de  les  aider  de  tout  leur  pouvoir  à  détruire  les 
Albigeois  et  les  fauteurs  de  celte  hérésie.  Exciter  et  entretenir 
la  guerre  civile,  déposer  ies  princes  indociles,  délier  les  sujets 
du  serment  de  fidélité ,  'promettre  des  indulgences  aux  persé- 
cuteurs j  exhumer  les  morts,  brûler  les  vivants ,  tel  fut  le  7m- 
nislère  des  envoyés  d'Innocent  III.))  V.  Discours  sur  l'État  des 
Lettres,  Institut  de  France,  xiii*^  siècle. 


180  ALBERT  LE   GRAND. 

gite;  qui,  l'œil  sec  et  l'âme  émue,  ne  suppute  point, 
en  un  mot,  en  compagnie  des  héros  ou  des  martyrs 
dont  se  pèse  la  vie,  par  quels  ennuis  et  dégoûts,  au 
prix  de  quels  abandons  ils  ont  acheté  la  victoire ,  le 
bien  de  tous,  un  refuge,  un  nom  ou  la  mort,  celui- 
là  doit  renoncer,  ce  semble,  à  les  comprendre,  celui- 
là  n'entrera  jamais,  du  moins,  dans  leur  familiarité. 
Mais  ne  portions-nous  point  tout  à  l'heure  une  vue 
d'ensemble  sur  le  caractère  et  l'esprit  de  la  théologie 
telle  qu'elle  resplendit  en  son  âge  d'or?  11  nous  reste 
à  en  suivre  à  présent  les  cours  avec  Albert,  et  à  pé- 
nétrer dans  ces  salles  qui  virent  autrefois  s'asseoir, 
pêle-mêle,  sur  les  bancs,  bacheliers,  moines  et  clercs, 
tandis  qu'un  maître  plus  ou  moins  subtil,  plus  ou 
moins  irréfragable,  s'ingéniait  à  tailler  à  facettes  ou 
à  polir  devant  des  auditeurs  attentifs  la  pierre  phi- 
lo sophale  de  la  vérité  dogmatique. 

Tout  le  mouvement  théologique  du  moyen  âge 
oscille  entre  cette  formule  :  L'intelligence  qui  cherche 

la  foi,    INTELLECTUS    QUvERENS    FIDEM  ,  Ct   CCttC   autrC 

formule  :  La  foi  qui  cherche  V intelligence ,  fides 
QUiERENS  INTELLEGTUM.  Trois  graudcs  écoles  de  théo- 
logiens ont  pris  naissance  à  l'ombre  de  ces  deux  dé- 
clarations de  principes.  La  première  s'en  tient,  si  je 
ne  me  trompe ,  à  l'enseignement  chrétien  tel  quel , 
l'enseignement  brut,  pour  ainsi  dire,  ct  l'on  peut  en 


MOUVIlMKNT   des    écoles.  181 

effet  en  tirer  quelque  fruit  si  l'on  ne  se  sent  point 
arrêté  par  mille  expressions  vagues ,  contradictoires 
ou  figurées,  en  compulsant  les  traductions  de  l'Écri- 
ture sainte  et  les  versions  des  Pères  de  l'Église. 
C'est  la  plus  modeste,  la  plus  obscure,  la  moins 
inutile,  la  plus  respectueuse;  mais  la  simple  lecture 
des  Évangiles  condamne  cette  école  à  l'oubli.  Sou- 
mise ,  mais  sans  discernement,  cette  école  s'accom- 
mode de  la  foi  toute  faite  et  mal  faite,  plutôt  qu'elle 
ne  cherche  à  la  préciser,  à  l'épurer,  et  néglige  à  peu 
près  complètement  l'intelligence.  La  seconde,  pour 
résoudre  les  difficultés  de  doctrine,  emploie  la  mé- 
thode aristotélicienne,  accumule  autour  des  ques- 
tions en  litige  syllogisme  sur  syllogisme,  et  à  force 
de  distinctions  savantes,  de  déductions  logiques  de 
forme  mais  déraisonnables  quant  au  fond,  en  arrive 
à  faire  jaillir  du  texte  les  conséquences  les  plus  inat- 
tendues. Cette  école  eut  la  prétention  toutefois  de 
rester  orthodoxe  en  dépit  de  ses  hardiesses,  et  de 
prêter  seulement  aux  vérités  révélées  ou  de  tradi- 
tion les  ressources  et  les  armes  d'une  argumentation 
sans  défaut  :  c'est  la  plus  brillante,  la  plus  favori- 
sée, la  plus  ruineuse.  Sous  prétexte  de  commencer 
par  la  foi  et  de  parvenir  en  s'appuyant  sur  elle  à 
l'intelligence,  cette  école  mine  en  définitive  le  texte 
qu'elle  affaiblit  en   pensant  le  soutenir,  et  l'esprit. 


182  ALBERT  LE   GRAND. 

après  avoir  fait  ainsi  amende  honorable  devant  la 
kUre,,  la  malmène  ensuite  si  étrangement  qu'on  ar- 
rive à  conclure  hors   de  la  lettre j,  après  que  l'es- 
prit devant  sa  rivale  a  préalablement  abdiqué.  La 
troisième  école  garde  une  sorte  de  neutralité  nua- 
geuse entre  deux  autorités,  celle  des  livres  saints  et 
celle  d'Aristote,  pousse  ce  système  cauteleux  jus- 
qu'à ses  extrêmes  limites,  et  prend  bien  garde  néan- 
moins, dans  les  conclusions  qu'elle  apporte,  de  ne 
jamais  rien  alléguer  contre  les  doctrines  adoptées 
en  haut  Heu.   Cette  troisième  école  semble  évidem- 
ment faire  pencher  la  balance  du  côté  de  l'intelli- 
gence  au  préjudice  de  la  foi,  qu'elle  réserve   en 
réahté  plus  encore  qu'elle  ne  suit,  et  qu'elle  n'af- 
firme que  par  contre -coup,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  avec  une  sorte  de  mauvaise  grâce  et  d'em- 
barras. Inconséquente  dans  sa  religion  et  insuffisante 
dans  son  audace,  elle  mérite  qu'on  lui  applique  le 
mot  qui  a  été  dit  d'Abélard  :  Son  esprit  fut  plus 
indépendant  que  ses  écrits,  IMoins  terre  à  terre  que 
la  première,  mais  moins  solide,  plus  raisonnable  que 
la  seconde,  mais  moins  catholique,  elle  n'est  précisé- 
ment ni  l'humble  suivante  du  texte,  ni  l'esclave  fan- 
tasque de  la  forme  syllogistique,  et  elle  ne  satisfait 
ainsi  pleinement  ni  à  la  foi,  ni  à  l'intelligence,  ni 
même  à  la  logique.  Assise  au  milieu  de  ces  trois 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  183 

écoles  comme  sur  un  trépied,  la  sibylle  Ihéologi- 
que  du  moyen  âge  reçoit  d'abord  le  mot  d'ordre 
venu  de  Rome,  puis  dicte  ses  oracles  en  trois  styles 
diiïérents.  Point  n'est  besoin,  je  l'imagine,  de  don- 
ner notre  opinion  sur  leur  valeur  et  d'indiquer  de 
quel  côté    sont  nos   tendances  \    Une   seule  page 

I .  On  n'arrive  point  sans  quelque  travail  à  résumer  beaucoup 
de  choses  en  peu  de  mots  et  beaucoup  de  faits  obscurs  avec  clarté. 
On  s'est  imposé  ce  travail  et  l'on  espère  avoir  touché  juste.  Dieu 
veuille  cependant  que  nous  ayons  atteint  ici  notre  but,  poursuivi 
sans  relâche  dans  ce  livre  de  bo7i7ie  foy  :  persuader  sans  rebuter, 
donner  nettement  la  sensation  du  vrai  sans  que  le  lecteur  soup- 
çonne ce  qu'il  en  a  pu  coûter  de  labeur  et  de  recherches.  C'est 
qu'en  effet,  vu  la  diffusion  actuelle  des  connaissances,  l'intérêt  gé- 
néral qui  se  porte,  à  l'heure  qu'il  est,  sur  une  foule  de  questions 
graves  débattues  il  n'y  a  point  très-longtemps  dans  un  cercle  très- 
restreint,  enfin  le  tempérament  nouveau  des  esprits,  il  ne  s'agit 
plus  seulement  de  plaire  à  une  élite.  Le  public  sérieux  s'est  im- 
mensément élargi.  De  môme  que  l'élu  de  par  le  suffrage  universel 
manquerait,  ce  semble,  à  tous  ses  devoirs  s'il  visait  avant  tout 
au  ministère,  et  s'il  ne  se  considérait  point  à  toute  heure  comme 
parlant  ou  votant  au  nom  de  la  nation,  de  même  l'écrivain  actuel 
ne  doit  point  prendre  garde  aux  us  et  coutumes  de  ses  devan- 
ciers, qui  songeaient  quelquefois  plus  à  se  ménager  les  suffrages 
de  telle  ou  telle  illustre  compagnie  qu'à  s'adresser  directement  au 
peuple  et  à  en  être  compris.  Une  nouvelle  vianière  va  s'inaugu- 
rer. A  quoi  bon,  aujourd'hui,  faire  parade  d'érudition?  Impos- 
sible, ce  semble,  d'écrire  sur  n'importe  quel  sujet  élevé  sans  avoir 
beaucoup  lu  et  beaucoup  pensé.  Inutile  également  de  s'attacher  à 
l'ingénieux,  au  clair-obscur,  au  joli.  L'ère  des  réticences,  des  sous- 
entendus  et  des  finesses  est  clos^  Il   aut  organiser  la  littérature 


184  ALBERT  LE  GRAND. 

de  Platon ,  un  verset  du  Sermon  sur  la  montagne, 
un  seul  feuillet  de  V Imitation ^  contiennent  plus  de 
lumière  et  de  vérité  que  tous  les  oracles  de  la 
sibylle. 

Il  est  de  tradition  plus  qu'il  n'est  prouvé  qu'à 
Paris ,  du  moins ,  certaines  disputes  philosophiques 
et  théologiques  avaient  lieu  jadis  dehors,  en  plein 
air,  et  la  très-bruyante  rue  du  Fouarre^  cette  rue  que 
Pétrarque  montre  du  doigt,  dès  qu'il  se  targue  de 
prendre  nos  docteurs  en  flagrant  délit  de  loquacité, 
cette  rue  où  nul  ne  pouvait ,  dit- on,  passer  sans  se 
boucher  les  oreilles,,  aurait  même  pris  son  nom  d'un 
usage  assez  répandu  parmi  les  auditeurs  stoïques  de 
ces  cours  primitifs ,  celui  de  s'asseoir  sur  des  bottes 
de  paille,,  autrefois  on  disait  fouarre  :  durant  de  lon- 
gues heures,  nos  étudiants  se  tenaient  de  la  sorte 
accroupis,  le  front  dans  Aristote,  les  pieds  dans  la 
boue ^  Selon  quelques  autres  autorités,  il  paraîtrait 

comme  Carnot  organisa,  dit-on,  la  victoire  :  toutes  les  cartes  de 
l'Europe,  tous  les  documents  du  monde  devant  les  yeux,  et  l'a- 
mour de  la  patrie,  du  salut,  de  la  chose  publique  au  fond  du  cœur. 
Nos  cartes,  à  nous,  ce  sont  les  données  de  la  science;  notre  ci- 
visme, c'est  l'amour  impétueux  du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien. 

1.  Les  maîtres  es  arts  de  Paris  professaient  généralement  rue 
du  Fouarre;  on  n'y  rencontrait  point  beaucoup  de  logiciens  ni  de 
théologiens.  — V.  Noël  Alexandre,  Hisl.  ecctés.  —  P.  Daniel.  Des 
éludes  classiques. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  185 

encore  que  la  place  Maiihert ,  l'une  des  plus  vieilles 
du  vieux  Paris,  ne  serait  qu'un  souvenir  du  pas- 
sage de  notre  héros  dans  la  ville  de  Philippe-Au- 
guste et  de  saint  Louis,  et  qu'on  l'aurait  nommée 
ainsi  par  contraction  place  Maubekt,  parce  qu'en 
réalité  Maître  ÂLnEUT  y  parla  en  public,  tandis  que 
dardait  le  soleil  ou  soufflait  la  bise  ^  N'est-il  point 
évident ,  question  d'étymologie  à  part ,  que  la  cou- 
tume des  cours  en  plein  vent  n'a  jamais  du  s'établir 
sous  notre  ciel  pluvieux  et  changeant?  Entre  la  ma- 
jeure et  la  mineure  d'une  proposition  mise  en  forme, 
pouvait  en  effet  tomber  une  averse  :  alors ,  foin  de 
l'équivoque,  et  vive  le  porche  de  Notre-Dame!  Se 
figure-t-on  de  nobles  prémisses  emportées  par  une 
bourrasque ,  et  sur  ces  discussions  ardues ,  si  joli- 
ment raillées  par  Montaigne,  s'abattant,  par  sur- 
croît d'infortune,  les  froides  giboulées  de  mars  ou 
les  averses  du  mois  de  juin  ?  «  C'est  Baroco  et  Ba- 
raliplon,  hasarde  l'auteur  des  Essais,  qui  rendent 
leurs  suppôts  ainsi  crottez  et  enfumez;  ce  n'est  pas 
elle  (la  sagesse)  ;  ils  ne  la  cognoissent  que  par  ouy 
dire".  »  Crottez  et  enfumez^,  ils  le  furent  :  goncedo; 

'1.  Cette  sorte  de  légende  n'a  rencontré  que  peu  de  faveur 
auprès  du  savant  Échard  et  du  non  moins  savant  M.  Hauréau. 
V.  Mémoire  sur  la  Philosophie  scolastique,  par  M.  Hauréau. 

2.  Montaigne,  Essais,  t.  I,  p.  243,  édit.  de  mdclxix. 


180  ALBEl'iT   LE   GRAND. 

mais,  éventez  et  nasillant  dans  l'eau  de  pluie,  rissolez 
ou  souffletez  par  l'inclémence  de  Phœbus  ou  d'Éole.,, 

:SEGO,  DISTINGUO. 

On  peut,  du  reste,  à  l'aide  d'indications  glanées 
çà  et  là,  sans  toutefois  négliger  le  point  de  vue  in- 
tellectuel —  nous  prendrons  le  soin  de  rappeler  tout 
à  l'heure  de  quelles  sortes  de  matières  il  y  était 
traité  —  et  pour  satisfaire  aux  archéologues,  aux 
curieux,  essayer  de  donner  un  aperçu  de  l'aspect 
matériel  sui  generis  que  dut  oiïrir  une  classe  de  théo- 
logie au  xiif  siècle.  Qu'on  imagine  donc  une  salle 
basse,  un  carré  long  ;  au  milieu  d'un  des  plus  petits 
côtés  du  carré,  la  porte  d'entrée;  puis,  en  face  de  la 
porte,  à  égale  distance  des  deux  angles,  une  chaire 
de  forme  particulière,  très -profonde  et  très-haute. 
Cette  chaire  éveille  à  la  fois  l'idée  d'un  trône  et  d'une 
de  ces  chaises  moitié  siège,  moitié  prison,  où  l'on 
enferme  encore  quelquefois  les  enfants,  dans  les  cam- 
pagnes. Tomber  en  avant,  ils  ne  le  peuvent,  les  pau- 
vres petits  :  une  sorte  de  barrière  fixe  les  maintient 
et  les  retient;  marcher  et  se  mouvoir  à  leur  aise,  ils 
ne  le  sauraient  point  non  plus  :  la  machine  roulante 
et  pesante  les  protège  et  les  suit ,  comme  plus  tard 
les  guidera,  les  embarrassera  peut-être  le  regard,  la 
consigne  ou  la  menace  du  maître  ou  du  pédagogue. 
Le  meuble  en  question  pouvait  contenir  deux  per- 


MO  U\  KM  H  NT   DKS   KCOLKS.  187 

sonnes,  le  docteur,  l'aspirant  au  grade  de  licence. 
Le  premier,  le  docteur,  dominait  le  public  et,  bien 
entendu,  son  disciple;  le  second,  le  futur  docteur, 
assis  au\  pieds  du  inagisler,  prenait  des  notes  ou 
feuilletait  les  livres  de  la  loi  sur  une  tablette  ^  Que 
faisait  le  docteur?  Le  docteur  expliquait  le  texte,  qu'il 
chargeait  aussi  son  subordonné  de  développer.  Quel- 
quefois encore  une  question  subtile  étant  mise  sur  le 
tapis,  il  lui  laissait  engager  l'argumentation  avec  un 
des  simples  écoliers,  quitte  à  intervenir,  en  temps 
et  lieu,  dans  le  débat.  Il  s'interposait  alors  entre  les 
deux  champions ,  à  la  façon  de  ces  prévôts  d'armes 
qui ,  dans  les  duels  entre  Burschen  de  Bonn  ou 
d'Heidelberg.,  parent  les  coups  de  pointe  illicites  ou 
trop  dangereux.  Nul  ne  pouvait  enseigner  la  théo- 
logie à  moins  de  l'avoir  étudiée  pendant  huit  années 

\.  Pour  cette  description  d'une  chaire  de  théologie  au  moyen 
âge  nous  avons  eu  recours  d'abord  à  nos  souvenirs  de  voyage, 
puis  aux  excellentes  indications  du  D^'Sighart.  (V.  Albertus]Ma- 
GNus,  Seiîi  Leben  und  seine  Wissenschaft.)  A  Ratisbonne,  dans 
l'aile  d'un  bâtiment  qui  faisait  autrefois  partie  du  couvent  des  frères 
prêcheurs,  on  montre  une  salle  qu'on  appelle  la  salle  Alberline,  et 
où,  paraît-il,  Albert  le  Grand  aurait  solennellement  enseigné  la 
théologie.  Dans  cette  salle  se  voit  une  sorte  de  trône  en  bois  sculpté, 
avec  les  figures  de  saint  Vincent  Ferrier,  d'Albert  le  Grand  et  de 
saint  Thomas  grossièrement  tracées  sur  les  planches  de  chêne. 
On  en  a  pris  le  dessin  au  crayon ,  et  on  le  reproduit  ici  à  la 
plume. 


188  ALBERT  LE  GRAXD. 

consécutives,  et  de  compter  au  moins  trente-cinq  ans 
révolus  ^  «...  Gomme  les  livres  coûtoient  beau- 
coup à  écrire  et  que  la  gravure  n'étoit  point  usitée 
comme  à  présent,  rapporte  judicieusement  un  vieil 
auteur,  il  y  avoit  sur  les  murs  des  peaux  éten- 
dues, sur  les  unes  desquelles  étoit  représenté,  en 
forme  d'arbres,  le  catalogue  des  vertus  et  des  vices, 
Pierre  de  Poitiers,  chancelier  de  Notre-Dame  de 
Paris,  est  loué  dans  un  nécrologe  pour  avoir  inventé 
ces  espèces  d'estampes  à  l'usage  des  pauvres  étu- 
dians  "...  » 

Les  étudiants  en  théologie  se  partageaient  en 
deux  grandes  catégories  distinctes  :  les  Bihlici,  les 
Bibliers,  surnommés  les  Practici^  les  Pratiques,  les- 
quels se  bornaient  sagement  à  méditer  devant  la 
lellre,  lisaient,  relisaient,  soulignaient,  n'inventaient 
point,  et  ne  se  livraient  que  fort  rarement  aux  diva- 
gations spéculatives;  les  Senteniiarii ,  les  Senten- 
tieux,  ou,  si  l'on  veut,  les  Tlieoretici ,  les  Théori- 

1.  V.  da  Boullay,  t.  III,  p.  81.  «  Ward  denMagislern  einebes- 
timmte  Kleidung  vorgeschrieben.  »  —  Raumer,  t.  YI,  Hohenslau- 
fen,  p.  502. 

2.  Consult.  l'abbé  Lebœuf,  cité  par  VHist.  liltér.,  xiii«  siècle, 
p.  488.  L'abbé  Lebœuf  ne  fait  d'ailleurs  que  traduire  le  chro- 
niqueur Albéric  :  «  Petrus  Pictavinus,  cancellarius  Parisiorum , 
excogitavit  arbores  historiarum  Veteris  Testament!  in  pellibus  do- 
pingere.  »  Albéric,  p.  442. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  189 

• 

ques,  gens  moins  timides.  Ces  derniers  commen- 
taient le  plus  doctement,  le  plus  témérairement,  le 
plus  subtilement  possible  \  les  Sentences  de  Pierre 
Lombard,  découpaient  les  matières  théologiques  par 
chapitres  et  par  ailicles  et  appliquaient  irrévéren- 
cieusement les  procédés  de  l'analyse  à  Celui  dont 
jamais  aucun  art  ne  saisira  ni  ne  détaillera  les  per- 
fections ,  ne  précisera ,  ne  rendra  palpable  ni  môme 
compréhensible  Tinconcevable,  Timmatérielle  beauté, 
ne  limitera  non  plus  l'étendue  ni  ne  cataloguera  les 
attributs,  Celui  cjui  se  donne  aux  cœurs  simples, 
Dieu  ^  Un  mot,  en  passant,  du  livre  des  Sentences 

1 .  Opusculum  magnœ  sublililalis,  tel  est  l'éloge  que  décerne 
Pierre  de  Gand  au  commentaire  de  saint  Bonaventure  sur  les  Sen- 
tences. (Henricus  de  Gandavo,  De  illust.  Ecoles,  script.)  Saint 
Bonaventure  est  cependant  le  seul  de  tous  les  théologiens  du 
XIII*  siècle,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  qui  ait  mêlé  un  peu  de 
grâce  et  de  suavité  à  l'aridité  fastidieuse  des  argumentations,  des 
distinctions  et  des  controverses.  On  pourrait  dire  de  son  œuvre 
que  le  miel  de  saint  François  d'Assise  y  corrige  çà  et  là  l'acidité 
du  vinaigre  scolastique. 

2.  «  Scholastici  nostri  aut  noiunt  aut  nesciunt  modum  congruum 
in  discendoservare;  et  idcirco  multosstudentes,  paucos  sapienles 
invenimus.  »  Hugo  de  Saint-Victor,  Oper.,  111,  7.  —  V.  Bulœus, 
t.  II,  p.  143. 

Dans  un  pamphlet  du  xiii*  siècle,  sorte  de  protestation  contre 
la  direction  déplorable  que  prenait  dès  lors  le  haut  enseignement, 
on  lit  ces  vers  latins  qui  certes  ne  manquent  ni  de  bon  sens  ni 
de  mérite,  et  qui  prouvent  une  fois  de  plus  que  jamais,  en  aucun 


100  ALBERT  LE   GRAND. 


de  Pierre  Lombard,  sorte  de  recueil,  jadis  fameux, 
des  opinions  des  Pères  de  l'Eglise  sur  mille  ques- 
tions quodlibétiqueSj,  sur  les  vérités  de  dogme  ou  de 
tradition  ,  ou  plutôt  sorte  de  tremplin  indéfiniment 
élastique  sur  lequel  ne  recula  devant  aucun  étalage 
d'équilibre  périlleux  et  de  souplesse  la  brillante  école 
des  théoriques.  L'ouvrage  de  Pierre  Lombard  se  divise 
en  quatre  parties.  Il  y  est  naturellement  traité  dans 
la  première  de  Dieu,  cause  de  toutes  choses,  et  de  la 
sainte  Trinité.  Dans  la  seconde  on  considère  surtout 
la  création,  on  s'étend  sur  les  rapports  journaliers  du 
monde  visible  avec  le  monde  invisible,  et  particuliè- 
rement sur  ceux  de  l'homme,  roi  de  la  création,  avec 
l'éternel  principe.  Pierre  Lombard  expose  ensuite 
l'ensemble  des  décisions  dites  obligatoires  sur  la 
rédemption,  sur  la  foi,  sur  l'espérance  et  la  charité  , 
sur  les  sept  dons  du  Saint-Esprit,  sur  les  dilTérentes 
espèces  de  vertus ,  sur  les  variétés  innombrables 
du  genre  péché.  Les  sacrements  défilent  enfin  pro- 

tomps ,  l'absurde  ne  triompha  sans  rencontrer  quelqu'un  qui  lui 
ail  dit  son  fait  : 


Nonne  circa  logicam  si  quis  laborabit 

Spinas  atque  tribulos  illi  germinabit? 

In  sudore  nimio  pancm  manducabit. 

Vix  tamon  hoc  illi  garrula  lingua  dabit. 

In  arenam  logicus  friiatra  semen  serit , 

Nain  melendi  tempore  fructus  nullus  erit ,  etc.,  etc. 

(\Vii(jht  polilical  soiujs  of  Emjland,  p.  207.) 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  191 

cessiomiclicmciit,  sur  le  dcniicr  plan,  au  fond  du 
théâtre,  devant  le  chrétien  stupéfait,  et  la  toile  se 
baisse  sur  les  fins  dernières, 

La  ligne  de  démarcation  très-nettement  accusée, 
paraît- il,  entre  les  étudians  pratiques  et  les  théo- 
riques subsista,  comme  de  juste,  quelque  temps 
entre  les  maîtres,  et  les  uns  prirent  ouvertement  le 
titre  de  Bibliers,  les  autres  celui  de  Sententieux. 
Mais,  peu  à  peu,  l'esprit  de  distinction  à  l'infini  et 
d'investigation  sans  limites  ayant  gagné  du  terrain, 
l'épithète  de  théologien  à  Bible  prêta  à  rire  dans  les 
écoles.  Vint  le  jour  où  l'on  tourna  le  dos  avec  mé- 
pris aux  humbles  et  placides  pèlerins,  pieusement 
agenouillés  devant  le  texte,  systématiquement  attar- 
dés devant  chaque  parole  de  l'Évangile.  Honnis 
soient  les  Bibliers  !  répétèrent  bientôt  à  l'envi  clercs 
et  laïques.  Aussi  le  chœur  des  théologiens  se  débat- 
tait-il plaisamment,  luttait- il  avec  frénésie  devant 
l'arche,  quand  Albert  le  Grand  parut.  Rome  toute- 
puissante  laissait  faire  et  s'applaudissait.  Parce  qu'à 
Babel  on  l'encensait ,  Rome  bénissait  triomphale- 
ment Babel.  Entre  les  Bibliers  et  les  Sententieux, 
les  Pratiques  et  les  Théoriques ,  Albert  le  Grand 
n'eut  donc  point  à  opter  :  il  fut  enrôlé  parmi  les  Sen- 
tentieux, d'office,  et,  vu  ses  aptitudes  universelles, 
il  sortit  aussitôt  des  rangs.  Mais  qui  sait,  s'il  ne  se 


192  ALBKRT  LE   GRAND. 

fut  point  prononcé  comme  théorique j,  en  science  di- 
vine (la  théologie  s'appelait  alors  science  divine), 
qui  sait  si,  par  la  suite,  il  lui  eut  été  permis  de  se 
montrer  çà  et  là  pratique  en  histoire  naturelle,  éclec- 
tique en  philosophie?  Qui  sait  s'il  ne  consentit  point 
volontiers  à  perdre  quelques  heures  à  disputer  dans 
les  ténèbres  parce  qu'il  entrevoyait,  cet  obstacle  fran- 
chi, la  lumière? —  Ceux-là  mêmes  qui  servaient  Dieu 
nont  point  été  stables,  murmure  Job  sur  son  fumier,  et 
Dieu  a  trouvé  du  dérèglement  jusque  dans  ses  anges  \ 
—  11  était  peut-être  inévitable  que  le  religieux  cour- 
bât la  tête  devant  l'idole  officielle  pour  qu'on  laissât 
passer  l'homme,  et  que  le  moine  achetât  de  la  sorte, 
un  peu  cher,  il  est  vrai,  le  droit  d'interroger  en  paix 
la  nature. 

«  La  raison  ne  se  compose  point  seulement  d'évi- 
dences :  sa  partie  la  meilleure  et  la  plus  grande  est 
obscure  et  cachée,  »  a  fort  raisonnablement  dit  Sénè- 
que.  ((  La  philosophie  se  compose  de  choses  que  tout 
le  monde  sait  et  de  choses  que  personne  ne  saura 
jamais,  »  déclare  de  son  côté  Voltaire  qui  se  ren- 
contre ici  avec  Sénèque,  non  point  du  côté  de  l'es- 
prit, l'esprit,  quoiqu'on  ait  souvent  répété  le  con- 
traire, sert  rarement  de  trait  d'union,  mais  du  côté 

1.  Job,  IV,  18. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  193 

du  bon  sens  :  le  bon  sens  rapproche  et  noue  en  une 
sorte  de  faisceau  les  grands  talents  de  tous  les  temps, 
les  talents  les  moins  semblables.  Cette  belle  parole 
de  deux  philosophes  ne  s'applique  point  seulement, 
ce  semble,  avec  une  parfaite  justesse  à  la  raison, 
dont  la  partie  la  meilleure  demeure,  en  effets,  obscure 
et  cachée;  dès  que  l'on  se  hasarde  à  lever  les  yeux 
sur  le  passé,  (/lu'  se  compose  encore  moins  d'évidences 
que  le  présent,  involontah^ement,  forcement,  on  s'en 
souvient.  C'est  que  l'histoire  aussi  bien  que  l'intelli- 
gence laisse  dans  l'ombre  la  moitié  de  ses  faits,  et 
celle-ci  produit  même,  sans  en  avoir  pleine  con- 
science, la  moitié  de  ses  actes.  De  l'existence  hors 
ligne  que  nous  essayons  de  recomposer  et  de  pré- 
senter sous  son  vrai  jour,  séparé  que  nous  sommes 
des  milieux  et  des  mobiles  de  ses  évolutions  par  une 
énorme  distance,  nous  n'apercevons  assurément  que 
les  côtés  moins  lumineux  :  sa  part  la  meilleure  et  la 
plus  grande,  avouons-le,  nous  échappe  et  nous  fuit. 
Et  pourquoi  ne  pas  appuyer  sur  cet  aveu  ;  pourquoi 
ne  point  pousser  la  franchise  jusqu'à  laisser  percer  la 
pointe  des  déceptions  secrètes?  Albert  ne  salue-t-il 
pas,  au  sortir  de  l'école  de  Padoue,  la  plus  brillante 
des  universités  italiennes,  Bologne?  Savons-nous  de 
source  certaine  comment  il  y  pensa,  comment  il  y 
vécut?  Nullement.  Voici  que  les  portes  du  cloître  de 

I.  13 


194  ALBERT  LE   GRAND. 

Saint-Nicolas  viennent  de  se  refermer  sur  le  moine. 
On  peut  parvenir  encore,  à  la  rigueur,  à  relever, 
à  entourer  de  frais  ombrages ,  à  seule  fin  d'y  repo- 
ser un  instant  les  regards ,  la  maison  préférée  de 
saint  Dominique,  et  s'en  aller  rêver,  par  un  effort  de 
l'imagination,  au  pied  de  ses  majestueux  portiques. 
Mais  une  main  invisible  ne  nous  défendra-t-elle  point 
toujours  l'accès  de  la  cellule,  où,  comme  en  un  creu- 
set, s'est  élaboré,  fondu,  dégagé,  ce  je  ne  sais  quoi 
de  mouvant,  de  fragile  et  d'impérissable  dont  se  com- 
pose le  génie?  Nous  serait-il  même  donné  de  franchir 
le  seuil  interdit,  que  nous  n'assisterions  encore  que 
de  très-loin  à  ce  combat,  le  plus  beau  spectacle  que 
l'homme  puisse  cependant  s'offrir  à  lui-même,  la 
lutte  de  l'âme  contre  les  passions,  les  étroits  embras- 
sements  du  sentiment  et  de  la  raison  devant  l'idée, 
la  simple  notion  de  Dieu.  Qui  nous  soufflera  le  der- 
nier, le  premier  mot  de  cet  admirable  drame?  Au- 
cune puissance  humaine,  hélas!  Notre  lot,  à  nous 
autres  chercheurs,  soupirerait  peut-être  un  classi- 
que, sera  donc  éternellement  de  sentir  à  nos  talons 
la  morsure  de  Cerbère ,  et  d'errer  le  long  du  Styx 
et  du  Léthé,  parmi  les  ombres,  sans  jamais  con- 
templer Minos  !  Albert  le  Grand  étudie  présentement 
la  science  divine^  la  théologie.  Eh  bien!  pourquoi 
ne  point  le  suivre  jusque  sur  cette  cime  ai^due?  En 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  195 

avant!  ouvrier,  courage!  On  se  transporte,  en  effet, 
docilement,  hardiment,  sur  les  pas  du  Maître,  au 
milieu  des  clameurs  et  des  subtilités  de  l'École;  on 
soulève ,   on  annote  la  marge  poudreuse  des  com- 
mentaires et  des  Sommes;  on  étale  sur  une  chaire 
gothique  d'un  côté  la  Bible,  de  l'autre  les  chefs- 
d'œuvre  souvent  vantés,  bien  que  non  moins  souvent 
incompréhensibles,  de  vingt  docteurs  réputés  na- 
guère irréfragables  :  quelques  gouttes  de  cette  vie 
originale  qu'a  possédée  chaque  siècle  tombent  çà  et 
là  sur  le  parchemin  rafraîchi  et  les  figures  que  l'on 
ressuscite.  Voilà  qui  semble  fait  :  E  pur  se  muoveï 
Point  du  tout.  Et  le  grand  homme,  aux  pieds  duquel 
on  agite,  on  regarde  osciller  tout  un  monde,  som- 
meille-t-il  pendant  qu'on  lui  rend  son  auréole;  en 
quel  sens  agit-il,  vers  quelle  opinion  penche -t- il, 
quelles  émotions  a-t-il  bien  éprouvées  ;  entre  tant  de 
fûts  de  colonne  épars,  en  quelle  forme  le  surpren- 
dre; sur  quel  système  a-t-il  jeté  son  dévolu?  Encore 
une  fois,  sur  toutes  ces  questions,  doute,  incertitude, 
mystère ^  C'est  ainsi  qu'en  dépit  des  plus  constants 
efibrts,  de  l'impétueux  désir  de  connaître  ou  de  l'àpre 
et  persévérant  labeur,  ce  qui  nous  intéresse  et  nous 

1.  «  A  dream  which  is  not  ail  a  dream.  «  Un  rêve  qui  n'esl 
point  tout  \à  fait  un  rêve.  »  \ —  V.  Byron,  le  Rêve.  Miscell. 
poems. 


196  ALBERT  LE  GRAND. 

touche  particulièrement  dans  le  passé,  ce  qu'on  en 
pourrait  appeler  le  suc  ou  la  moelle,  se  dérobe,  en 
fin  de  compte,  à  l'analyse,  et  que,  pour  nous  conso- 
ler de  cet  échec,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  contem- 
pler les  vivants ,  moins  indifférents  sans  doute,  mais 
non  moins  impénétrables  que  les  morts. 

Entre  les  vivants  et  les  morls,  il  convient  peut- 
être  de  placer  les  anciens  '  :  les  anciens  ne  vieilliront 
jamais.  De  l'antiquité  grecque  et  romaine  coulent  à 
grands  flots  la  jeunesse  et  la  vie.  A  mesure  que  nous 
rentrerons  dans  la  liberté  morale,  le  voile  transpa- 
rent qui  l'enveloppe  laissera  voir  chaque  jour  plus  de 
beautés,  et  cette  aïeule  au  front  sans  rides  nous  ap- 
paraît déjà  en  ce  siècle  autrement  maternelle  et  riante 
qu'à  nos  ancêtres  du  moyen  âge,  qu'à  nos  pères  de 
la  Renaissance.  Le  moyen  âge  lui  a  emprunté  l'art 
de  raisonner;  la  Renaissance,  le  goût  et  la  science  du 
Beau  :  nous  commençons  aujourd'hui  à  converser 
familièrement  avec  elle.  Pour  ne  parler  ici  que  du 
moyen  âge,  personne  n'ignore  l'influence  sans  pareille 
qu'exerça  alors  Aristote  sur  la  méthode  théologique 
et  sur  toute  science  en  général ,  influence  qu'étendit 
et  précisa  maint  commentaire  d'Albert  le  Grand  ^  Ce 


1.  Consulter  Jourdain,  Mémoire  sur  les  traductions  latines 
d' Aristote.  Voir  aussi  Averroès  et  VAverroïsme,  par  M.  Renan. 


MOUVEMENT  DES  fiCOLES.  107 

qui  semble  avoir  été  moins  observe,  c'est  qu'en  réa- 
lité l'autorité  d'Aristote  balança  sur  bien  des  points 
celle  de  l'Eglise,  et  que  l'Eglise,  sans  précisé- 
ment céder,  après  l'avoir  à  plusieurs  reprises  frappé 
d'anathèmes  et  avoir  interdit  la  lecture  de  ses  œu- 
vres par  des  excommunications  réitérées,  de  guerre 
lasse,  se  l'associa  et  fit  entrer  le  loup  dans  la  ber- 
gerie, dans  l'espoir  un  peu  chimérique  qu'elle  l'em- 
ploierait à  garder  son  troupeau  \  Après  avoir  d'a- 
bord redouté  sa  méthode,  Rome  raisonneuse  la  lui 
emprunta,  et,  ne  pouvant  parvenir  enfin  à  trouver 
une  manière  qui  lui  fut  personnelle,  elle  eut  recours 
au  style  du  Stagirite,  pour  exprimer  sa  pensée. 
Les  exigences  de  l'œuvre  que  nous  avons  entreprise 
vont  nous  entraîner  bientôt  loin  des  matières  sur 
lesquelles  pesa  d'une  façon  toute  spéciale  l'intel- 
lectuelle royauté  d'Aristote  :  de  l'universitaire  et 
mystique  Italie  on  va  bientôt  remonter  au  nord  de 
l'Europe,  en  Allemagne,  et  assister  sur  un  terrain 

\.  Les  prélats  de  France,  par  une  décision  motivée  et  solen- 
nelle, ordonnent  de  livrer  les  ouvrages  d'Aristote  aux  flammes  et 
défendent  de  le  lire  sous  peine  d'excommunication.  (Y.  an.  1209. 
Felib.,  Hist.  de  Paris,  t.  I,  p.  251.  IHst.  litlér.,  xiii«  siècle,  In- 
stitut.) —  Robert  de  Courçon  renouvelle  le  ve^o  en  121 5,  et  ne  fait 
grâce  qu'à  la  Logique.  (V.  du  Boulay,  t.  IIF,  p.  82-83.)  —  Simon 
de  Brie  revient  une  troisième  fois  à  la  charge  au  nom  du  saint- 
siége.  (V.Hist.  litl.,  xiii*  siècle.) 


198  ALBERT  LE  GRAND. 

neuf  à  des  conflits  presque  exclusivement  politiques 
entre  deux  majestés ,  deux  ambitions  rivales ,  l'Em- 
pereur et  le  Pape.  De  Tordre  des  idées,  qu'on  s'at- 
tende donc  à  passer  brusquement  à  l'ordre  des  faits; 
de  l'enceinte  aristocratique  et  restreinte  des  classes 
de  théologie ,  au  spectacle  des  grandes  agitations 
populaires  suscitées  dans  la  chrétienté  par  les  pro- 
clamations d'un  Frédéric  II  et  les  brefs  d'un  Gré- 
goire IX.  Mais  les  idées,  elles  aussi,  n'ont-elles  point 
leur  généalogie?  On  n'aime  point  à  prendre  congé 
d'elles  sans  s'être  édifié  sur  leur  filiation  et  leurs  ori- 
gines. Pour  les  guider  et  les  soutenir  en  théologie, 
deux  modèles,  deux  types  de  théodicées  —  l'une  si 
ailée,  si  radieuse,  si  divine  que  plusieurs  bons  esprits 
ne  peuvent  supporter  cette  opinion  que  son  auteur 
n'a  point  eu  connaissance  des  enseignements  de  la 
Genèse,  la  théodicée  de  Platon  ;  l'autre  essentielle- 
ment rationaliste,  sans  ailes  et  sans  élan,  n'appuyant 
la  preuve  de  l'existence  de  Dieu  que  sur  une  base 
syllogistique,la  théodicée  d'Aristote  —  se  proposaient 
simultanément  avec  leurs  deux  caractères  foncière- 
ment opposés  à  l'esprit  inquiet,  troublé,  des  con- 
temporains du  docteur  universel.  Sans  balancer,  la 
masse  des  théologiens  catholiques  s'est  déclarée  ou- 
vertement ,  au  moyen  âge ,  pour  le  système  du  pré- 
cepteur d'Alexandre.   Sur  quelles  raisons  a  bien 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  199 

PU  s'appuyer  ce  colossal  parti  piiis^?  —  Hoc  erat 
demonstranduDi, —  voilà  ce  que  vous  eussiez  déjà  dû 
démontrer j,  —  me  cric,  ce  semble,  de  sa  voix  rude 
et  perçante,  F  un  de  ces  docteurs  inflexibles  dont  je 
me  persuade  quelquefois  avoir  réellement  suivi  les 
cours  et  transcrit  les  leçons,  là-bas,  jadis,  dans  quel- 
que ruelle  obscure  de  la  montagne  Sainte-Geneviève, 
ou  sous  les  arcades  du  cloître  de  Saint -Nicolas, 
tant  il  est  vrai  que  l'on  revit  avec  les  temps  qu'on 
traverse  ! 

((  ...  Platon  représente  spécialement  l'un  des  deux 
procédés  de  la  raison  humaine,  le  principal,  celui 
qui  monte  à  Dieu  - .  »  Platon  établit  d'abord,  comme 


1.  «  Si  depuis  plus  de  cinq  cents  ans  nos  plus  célèbres  doc- 
teurs rapportent  leur  éducation  philosophique  à  l'école  d'Aristote, 
il  faut  se  rappeler  que  tous  les  Pères  rapportent  la  leur  à 
l'école  de  Platon.  »  V.  Thomassin,  prœf.,  t.  II,  n.  X. 

2.  V.  p.  Gratry,  De  la  connaissance  de  Dieu,  t.  1 ,  p.  72. 
—  Nous  venons  de  citer  cet  important  passage  de  Thomassin  : 
Si  depuis  plus  de  cinq  cents  ans  nos  plus  célèbres  docteurs 
rapportent  leur  éducation  philosophique  à  l'école  d'Aristote^ 
il  faut  se  rappeler  que  tous  les  Pères  rapportent  la  leur  à 
celle  de  Platon.  Nos  théologiens  catholiques  actuels,  tout  en 
professant  un  profond  respect  pour  leurs  confrères  du  moyen 
âge,  n'en  ont  pas  moins  complètement  abandonné  leur  méthode 
et  n'usent  plus  des  arguments  de  l'École.  Cela  est  déjà  un  pro- 
grès. //  ne  leur  reste  plus  qu'à  se  défaire  de  l'esprit  scolasti- 
que,  ce  qui  semble  plus  malaisé.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  P.  Gra- 


200  ALBERT  LE    GPxAND. 

point  de  départ,  cette  première  vérité  incontestable , 
bien  autrement  solide,  selon  nous,  que  la  proposi- 
tion syllogistique  la  plus  serrée,  et  non  point  seule- 
ment appuyée  sur  le  témoignage  individuel,  mais 
mise  en  lumière  par  le  consentement  unanime  de 
tous  les  peuples,  savoir  :  dans  les  profondeurs,  dans 
les  cimes  de  notre  être,  de  notre  âme,  réside  un  sens, 
LE  SENS  DU  DIVIN,  a  Cette  partie  de  l'âme,  enseigne 
textuellement  Platon,  est  celle  qui  habite  la  région 
la  plus  élevée  de  nous-mêmes,  et  qui,  par  sa  parenté 
céleste,  nous  élève  de  la  terre  et  fait  de  l'homme  un 
fruit  du  ciel  plutôt  que  de  la  terre  :  ce  qui  est  pro- 
fondément vrai;  car,  en  ce  point  oii  est  F  origine  même 

try,  dans  son  plus  solide  et  plus  considérable  ouvrage.  De  ta  con- 
naissance de  Dieu,  ne  dissimule  point  ses  tendances  :  it  est  bien 
réetlonent  platonicien.  L'auteur  des  Sources  s'agite  ici  dans  le 
vrai  ;  il  remonte  avec  une  candeur  et  une  humilité  parfaites  le  vieux 
fleuve  où  se  sont  plongés  les  Pères  de  l'Église,  et  par  ce  seul  acte 
condamne  non  moins  sévèrement  que  nous  les  faux  pas  et  les  cinq 
cents  ans  d'aberration  de  ses  maîtres  en  science  divine.  Nous 
trouver  d'accord  avec  lui  sur  un  point  est  une  trop  grande  bonne 
fortune  pour  que  nous  ne  tentions  pas  d'en  profiter.  Aussi,  dans 
notre  examen  sommaire  des  deux  théodicées,  nous  abritons-nous 
d'autant  plus  volontiers  derrière  l'autorité  que  ce  dernier  croyant 
en  la  théologie  s'est  acquise  aujourd'hui  sur  un  certain  public  que, 
par  une  heureuse  inconséquence,  felix  cutpa,  il  conclut  contre  la 
méthode  syllogistique,  qui  fut  celle  de  saint  Thomas,  et  pendant 
plusieurs  siècles  celle  du  commun  des  docteurs  favorisés  de  Rome 
et  des  papes. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  20J 

de  notre  âme,  là,  le  divin  tient  suspendue  à  lui  notre 
racine,  notre  principe,  et  relève  f  homme  entier  \  » 
Mais  cette  sorte  de  clef  de  voûte  de  Fàme,  et  nous 
ne  faisons  autre  chose  ici  que  commenter  la  doc- 
trine platonicienne,  cette  clef  de  voûte  a  besoin  d'être 
soutenue  elle-même  par  la  beauté,  la  pureté  mo- 
rales, et  plus  on  approche  en  effet  de  la  perfection, 
plus  l'amour  de  la  vertu  et  de  la  justice  nous  délivre 
des  liens  terrestres,  plus  Dieu  alors  devient  sail- 
lant en  nous.  Se  dérober  à  l'ombre ,  n'est-ce  point 
déjà  voir?  Se  recueillir,  n'est-ce  point  entendre  cette 
voix  qu'étouffent  les  grossières  convoitises  et  les  pas- 
sions brutales ,  cette  voix  qu'entendait  distinctement 
Socrate  lorsqu'il  parlait  de  son  démon?  Oui,  cha- 
cun de  nous  porte  au  fond  de  ce  qui  constitue  inti- 
mement sa  nature ,  plus  ou  moins  épanoui  en  des 
clartés  plus  ou  moins  vives,  selon  son  degré  d'éléva- 
tion dans  l'esprit,  plus  ou  moins  nettement  accusé 
selon  la  valeur  et  l'ingénuité  de  ses  élans,  le  sens  de 
l'Immortel  et  du  Vrai.  Et  tantôt  ce  sens  gît  comme 
pantelant,  obscur  et  noyé,  lorsque  nous  laissons  en- 
vahir la  région  sacrée  par  les  vapeurs  de  la  vie  ma- 
térielle; tantôt  ce   sens  acquiert  par  nos  généreux 

4  .    ...TcÛTo  0  Sri  cpaasv  cî/.eTv  u.h  r,[jh^)  STr'âV-po),  Trpo;  Si  7rt'*  èv  oùpavw 
0'j"j'"^£v£'.av    à-o  Y^;   xy.oi;  al'peiv  w;  ovTa;  tt'jTov  eux  t'y^étov,  àXX  cùpâvtov^ 

opôoTara  xé^cvteî.  —  Timée  de  l'iaton,  89  et  90. 


^02  ALBERT  LE    GRAND. 

actes  une  intensité,  une  amplitude  indéfinies  :  il  peut 
se  faire  qu'à  force  d'avoir  repoussé  l'absurde  et 
anéanti  le  vulgaire,  l'àme,  vivant  sanctuaire,  ne  re- 
cèle plus  en  définitive  que  le  divin.  «  Ecoute  dans  ton 
fond,  reprend  à  son  tour  le  grand  Bossuet  :  écoute  a 
Vendrait  oit  la  vérité  se  fait  entendre^,  oit  se  recueil- 
lent les  pures  et  simples  idées.  )>  L'éveque  de  Meaux 
ne  semble-t-il  pas  avoir  dérobé  le  secret  de  ce  lan- 
gage à  la  fois  philosophique  et  éloquent  à  l'un  des 
convives  du  Banquet  ou  à  l'un  des  interlocuteurs  du 
Timée?  Mais,  de  grâce,  ne  nous  laissons  point  dis- 
traire par  les  imitations,  les  amplifications  modernes 
en  face  de  l'original  antique,  a  II  y  a  dans  l'àme, 
ajoute  Platon  dans  la  République j,  en  développant  et 
parachevant  l'exposition  de  sa  théodicée,  des  qualités 
C|ue  l'on  obtient  par  l'exercice  et  l'habitude,  absolu- 
ment comme  le  corps  se  donne  par  l'exercice  certaines 
forces  et  certaines  aptitudes.  Mais  ce  en  quoi  la  rai- 
son montre  son  origine  divine  et  prouve  quelle  vient 
de  plus  haut  que  nous,  c'est  en  ce  qu'elle  ne  perd 
jamais  sa  force ,  3Iais  devient  utile  ou  nuisible 
SELON  LE  SENS  OU  NOUS  LA  DIRIGEONS \..  Dégagez 
les  âmes  de  ces  lourdes  masses  attachées  aux  plai- 
sirs de  la  table  et  aux  voluptés  du  même  ordre  ;  ôtez 

\.  Platon,  De  republicaj  518,  E. 


MOUVEMENT  DES  ÉCOLES.  203 

ce  poids  qui  déprime  le  regard  de  l'esprit  vers  tout 
ce  qui  est  bas.  Aussitôt  et  dans  la  même  âme,  le  re- 
gard, rendu  libre,  se  tourne  vers  ce  qui  est  et  y  voit 
clair  aussi  bien  quil  y  voit  présentement  dans  tout 
ce  qui  l'occupe  ^  » 

Rien  n'est  donc  plus  certain,  au  dire  de  Platon, 
l'âme  possède  en  puissance,  ou,  si  l'on  veut  encore , 
à  l'état  latent,  la  notion  de  Dieu.  Cette  conscience 
innée,  indéfiniment  extensible,  du  Bien  et  du  Beau 
suprêmes  serait  ainsi  non  pas  seulement  le  sou- 
tien et  l'aliment  journaliers  de  notre  être,  mais  elle 
en  est  comme  la  racine  et  l'impérissable  fondement, 
et  cette  sorte  de  conscience  à  part  deviendrait  en- 
fin susceptible  —  pour  peu  que  nous  ne  transgres- 
sions point  la  loi  morale,  que  nous  nous  dégagions 
de  plus  en  plus  des  obstacles  intermédiaires  et  que 
nous  nous  fécondions,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  par 
la  pratique  de  tout  ce  qui  semble  honnête  et  noble, 
par  l'élimination  du  mal  et  de  l'injuste  —  de  sentir, 

DE  CONCEVOIR  PROGRESSIVEMENT  DANS    l'ÉVIDENCE    ET 

DANS  l'amour.  Mais  si  Vâme  se  dégage  en  Dieu  et 
se  meut  en  lui  par  ce  seul  fait  qu'elle  s'épure  et  le 
cherche,  l'intelligence  ne  parviendra  pas  moins  sûre- 
ment   à  lui   par  le    moyen   de  la  dialectique.    La 

1.  Platon,  De  republica,  519,  B. 


90 i  ALBERT   LE   GP.AXD. 

marche  de  la  dialectique  platonicienne  «  consiste  à 
ne  point  s'arrêter  jusqu'à  ce  qu'on  soit  parvenu  à 
l'Etre  même,  au  souverain  Bien  qui  est^  »  Or  voici 
sous  quels  auspices,  par  quelles  inductions  magis- 
trales elle  procède.  Attendu  que  tout  objet  sensible 
reproduit  une  idée  du  Créateur  ;  attendu  encore ,  tou- 
jours selon  Platon,  que  toutes  les  idées  sont  en  Dieu., 
que  Dieu  les  contemple  et  qu'il  a  construit  le  monde 
d'après  ces  idées  «  afin  que  le  monde  soit  aussi  sembla- 
ble que  possible  au  vivant  intelligible  et  parfait  %  » 
tout  objet  créé  doit  ramener  la  raison  à  Dieu,  à  la  fois 
centre  et  mobile  de  tout  ce  que  contient  l'univers. 

Peut-être  aura- 1- on  saisi,  quelque  rapide, 
quelque  incomplet  et  sommaire  que  soit  nécessai- 
rement l'aperçu  que  nous  venons  de  présenter,  et 
bien  que  nous  ayons  cru  devoir  nous  imposer,  pour 
arriver  droit  au  but  et  résumer  en  peu  de  mots  la 
plus  large  des  théodicées  anciennes ,  le  sacrifice  des 
preuves  et  des  développements,  peut-être  aura- 
t-on  entrevu  néanmoins  la  portée  de  la  doctrine  de 
Platon,  les  lignes  principales  de  son  plan,  et  même 
les  affinités  singulières  de  sa  philosophie  avec  celle 
qu'ont  professée,  par  instants,  quelques-uns  des  plus 
beaux  génies  du  christianisme.  Avant  la  Révélation, 

1.  y.  p.  Gratry,  De  la  connaissance  de  Dieu,  t.  I,  p.  79. 


MOUVEMENT  DES   ECOLES.  205 

pourquoi  ne  pas  le  reconnaître?  Platon  a  positive- 
ment connu  ce  Dieu  que  nous  appelons  le  vrai  Dieu, 
Après  lui  saint  Augustin  et  Bossuet,  des  qu'ils  pla- 
nent, le  rencontrent  :  mais  ils  ne  vont  pas  plus  /iaut\ 
Platon,  dans  sa  théoclicée,  perçoit  d'abord  ce  (/ui  esl, 
d'instinct,  immédiatement.  Son  premier  mouvement, 
c'est  l'élan  de  l'âme  vers  son  éternel  principe.  Dès 
que  l'âme  le  salue,  c'est  qu'elle  le  retrouve,  ce  prin- 
cipe, en  elle;  elle  s'en  applaudit,  elle  triomphe,  elle 
renaît.  Par  son  second  mouvement  Platon  en  arrive 
à  déployer  presque  simultanément  et  parallèlement 
les  ressources  de  l'intelligence  :  l'intelligence  lui  ap- 
porte ainsi  lentement ,   méthodiquement,  la  contre- 
épreuve  d'un  résultat,  si  ce  n'est  obtenu,  au  moins 
victorieusement  entrevu.  Il  eût  suffi,  ce  semble,  pour 
peu  que   nos   théologiens   orthodoxes   eussent  bien 
voulu  se  dépouiller  de  tout  orgueil  et  de  toute  étroi- 
tesse,  il  eût  suffi  qu'ils  méditassent  sans  arrière-pen- 
sée devant  les  données  d'une  théodicée  si  merveilleu- 
sement en  équilibre,  pour  qu'ils  ne  se  crussent  point 
condamnés  à  choisir  entre  ces  deux  fameuses  proposi- 
tions, toutes  deux  sans  issue,  dès  qu'on  les  accepte 

1.  Platonici  de  Deo  vero  senserunt  quod  rerum  creatarum  sit 
effector,  et  lumen  cognoscendarum  et  bonum  agendarum.  —  Saint 
Augustin,  De  civilate  Dei,  p.  220.  —  C'est  du  reste  l'opinion 
générale  des  Pères  que  Platon  a  connu  le  vrai  Dieu. 


•206  ALBKKT   LE  GKAND. 

sans  réserve  :  Est-ce  la  Foi  qui  doit  précéder  l'Intel- 
ligence? —  Est-ce  r Intelligence  qui  doit  précéder  la 
Foi?  Avec  Platon,  l'âme  et  la  raison,  loin  de  se  fuir 
et  de  se  défier  réciproquement,  en  coupant  ainsi 
l'homme  en  deux  parts,  se  rencontrent,  en  effet, 
se  consultent  et  se  portent  mutuellement  secours.  Ce 
sens  du  divin  auquel  Platon  en  appelle  sans  cesse, 
sans  toutefois  négliger  la  dialectique,  mais,  si  je  ne 
me  trompe,  c'est  bien  là  la  foi,  Fides  quœrens  Intel- 
lectum ^  et  la  dialectique,  c'est  l'instrument  de  l'in- 
telligence ,  Inlellectus  quœrens  Fidem ,  qui  ne  forme 
point  encore  la  conviction,  mais  qui  l'appelle.  Quoi 
de  plus  pondéré,  de  plus  satisfaisant  au  fond  que  ce 
système?  Voilà  justement  pourquoi  il  ne  put  point 
être  adopté  par  l'Ecole,  et  dut  infailliblement  déplaire 
en  haut  lieu,  dans  les  régions  théocratiques.  Au 
moyen  âge,  temps  d'affirmation  acerbe  et  absolue, 
triste  époque  qui  vit  le  prêtre  oublier  son  mandat  ou 
plutôt  son  caractère,  et  réclamer  dogmatiquement 
l'omnipotence  spirituelle  et  temporelle ,  vous  sou- 
vient-il comment  on  entendait  le  mot  foi  dans  les 
lieux  où  se  professait  la  théologie?  Loin  de  chercher 
quels  peuvent  être  ses  rapports  philosophiques  avec 
le  sens  du  diriii^  l'exégèse  orthodoxe  ne  la  regarde 
plus  que  comme  le  terme  conti'aire  à  cet  autre  terme, 
iiÉiiiisii:;  et  par  cela  même  elle  se  détourne  de  l'âme 


MOCVEiMLlM  DES   ÉCOLES.  207 

OÙ  Dieu  réellement  réside,  et  elle  ne  le  contemple  plus 
que  dans  le  texte  matériel,  où  il  n'est  pas.  Or,  des  que 
l'on  soumet  l'àme  à  la  lellre,  d'une  part,  insensible- 
ment le  sens  du  divin  se  retire,  s'atténue,  s'évanouit, 
car  on  le  méconnaît  et  l'insulte;  d'autre  part,  l'in- 
telligence, ne  retrouvant  plus  au  centre  son  point  de 
ralliement  naturel,  immédiatement  s'égare  au  sein  de 
mille  subtilités,  qui  l'encombrent  sans  la  nourrir,  et 
l'éblouissent  sans  l'éclairer. 

On  raconte  de  saint  Thomas  que,  se  trouvant  un 
jour  à  la  table  de  saint  Louis ,  lequel  lui  portait 
grand  respect,  I'Ange  de  l'Ecole  cessa  tout  à  coup 
de  toucher  aux  mets  qu'on  lui  présentait  et  que, 
frappant  du  poing  la  table,  il  s'écria  :  Je  viens  de 
trouver  un  argument  invincible  contre  les  mani- 
chéens^ \  L'argument  a  pu  vous  paraître  invincible, 
ô  docteur,  mais  le  sainct  roy  qui  ne  l'avait  ni  cher- 
ché, ni  trouvé,  mais  qui  priait  dévotement,  était,  ce 
semble,  dans  le  vrai  plus  que  vous.  Il  s'agit  bien, 
depuis  l'ère  nouvelle,  ô  docteur,  de  terrasser  et  de 
confondre  les  manichéens,  qui  demain  n'existeront 
plus,  ni  môme  ceux  qui  le  seraient  aujourd'hui  sans  le 
savoir!  Sous  prétexte  de  créer  l'unité  factice,  craignez 


1.  V.  Robrbacher,  Histoire  de  V Église  cathol.,  t.  XVIJI, 
p.  503. 


208  ALBERT  LE   GRAND. 

d'attiser  la  révolte  ou  de  produire  rindiflérence  \  Que 
ne  nous  efforçons- nous  au  contraire,  loin  d'attenter  aux 
droits  de  l'esprit  et  de  disputer  sur  les  mots,  de  dé- 
velopper au  fond  de  nous-mêmes  et  de  chacun  de  ceux 
qui  nous  entendent  ce  sens  du  divin^  que  ne  sauraient 
en  réalité  détruire,  mais  aussi  que  n'affineront,  que 
n'accroîtront  jamais  les  plus  déliés  arguments ,  les 
interprétations  les  plus  savantes,  les  renvois  à  la 
page  les  plus  exacts,  les  plus  impeccables  enchaî- 
nements de  la  thèse  la  plus  serrée  !  Il  était  dans  le 
vrai  plus  que  vous,  et  par  conséquent  plus  près  de 
Dieu,  ce  précurseur  de  Jésus  sans  le  connaître,  qui, 
sans  autre  lumière  que  celle  dont  parle  saint  Jean 
au  début  de  son  Evangile,  lumière  qui  illumine  tout 
homme  lorsqu'il  vient  dans  ce  monde,,  sans  autre 
guide  que  sa  foi,  celle-là  que  ne  fixaient  ni  ne  limi- 
taient les  vaines  décisions  d'aucune  autorité,  non  plus 
que  tel  ou  tel  passage  plus  ou  moins  sérieusement 
traduit  d'aucune  Bible,  a  bien  pu  prononcer  d'inspi- 
ration ces  magnifiques,  conciliantes  et  vraiment  chré- 
tiennes paroles  :  «  U homme  qui^  par  r amour  de  la 
vérité j,  travaille  surtout  à  développer  en  lui  le  sens 
de  l'immatériel  et  du  divin,  celui-là  nécessairement 


i.  Les  deux  résultats  sont  obtenus  :  la  révolte,  ce  fut  la  Ré- 
forme; V indifférence^  c'est  l'état  actuel. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  209 

atteindra  V immortalité  autant  que  la  nature  humaine 
en  est  capable;  et  puisc/uil  na  cultivé  en  lui  que  le 
divin  et  qu'il  a  nourri  dans  son  âme  l'esprit  divin 
qui  y  réside,  il  doit  aller  à  la  souveraine  félicité... 
Toute  vie  s'alimente  par  son  aliment  propre  et  par  le 
mouvement  qui  lui  convient.  Mais  le  divin  qui  est  en 
nous  a  pour  naturels  mouvements  les  pensées  et  les 
mouvements  universels.  Ce  sont  là  les  mouvements 
et  les  pensées  sur  lesquels  tous  les  hommes  devraient 
se  régler  :  tous  devraient  travailler  à  corriger  en  eux, 
par  la  contemplation  de  l'harmonie  et  du  mouvement 
du  tout,  ces  mouvements  propres  et  déréglés  que  la 
génération  a  excités  au  foyer  de  notre  âme,  afin  que 
le  contemplateur j  devenant  semblable  à  l'objet  con- 
templé, reprît  sa  première  nature,  et,  par  cette  divine 
ressemblance ,  devint  propre  à  posséder  enfin  la  vie 
parfaite  que  Dieu  présente  aux  hommes  et  pour  le 
temps  présent  et  pour  l'éternité  ^  » 

1.  Platon,  Timée,  90.  V.  P.  Gratry,  De  la  connaissance  de 
Dieu,  t.  I,  p.  93.  —  «  S'il  fallait  citer  entre  toutes  les  littératures 
le  chef-d'œuvre  de  l'art  de  composer  et  d'écrire,  je  ne  serais  point 
éloigné  de  nommer  le  Banquet,  »  a  dit  quelque  part  M.  de  Rému- 
sat.  Cette  opinion  de  l'auteur  d'Abélard  est  aussi  la  nôtre  et  nous 
inclinons  à  penser  que  Platon  fut  peut-être  le  premier  des  écri- 
vains grecs.  Tenter  de  faire  passer  les  beautés  de  son  art  de  dir 
en  notre  langue  semble  donc  une  entreprise  c^'w?i  grand  dessein 
propre  entre  toutes  à  donner  la  mesure  des  talents.  Un  philosc 
phant  de  bonne  volonté,  mais  médiocre,  un  écrivain  qui  n'a  point 
I  ïi 


'2Î0  ALBERT  LE  GRAND. 

Devant  ces  fragments  de  la  sagesse  antique,  le 
premier  moment  de  surprise  et  d'admiration  passé, 
cette  proposition-ci ,  conforme  du  reste  au  sentiment 
général  des  Pères,  ne  paraîtra  peut-être  plus  trop 
hasardée,  même  aux  profanes  :  r Académie  de  Platon 
fut  comme  le  vestibule  de  l'Eglise  \  Pourquoi  donc, 
depuis  des  siècles,  la  théologie  catholique  a- 1- elle 
délaissé  Platon  ^? 

Génie  d'abstraction  et  d'analyse  plus  que  d'in- 
duction, d'une  curiosité  méticuleuse  et  tendue,  phi- 
losophe plus  enclin  à  considérer  attentivement  le  jeu 
des  ombres  dans  la  caverne  qu'à  remonter  du  spec- 

encore  trouvé  sa  forme,  devront  nécessairement  échouer.  La  para- 
phrase que  nous  venons  de  donner  telle  quelle  de  quelques  pas- 
sages de  la  République  et  du  Timée  est  défectueuse,  surtout  en 
ce  sens ,  que  le  théologien  auquel  il  a  bien  fallu  s'adresser,  sunl 
ravinantes...  s'est  évidemment  plus  appliqué  à  faire  paraître  Pla- 
ton chrétien  qu'à  conserver  au  modèle  la  grâce,  la  noblesse  et  la 
franchise  attiques.  Mais  nous  avons  peut-être  eu  nos  raisons  pour 
citer  en  ce  lieu  le  père  Gratry,  les  mêmes  qui  nous  engageront  un 
peu  plus  loin,  à  propos  des  questions  intéressant  le  pouvoir  tempo- 
rel et  spirituel  des  papes,  à  nous  effacer,  çà  et  là,  derrière  l'abbé 
Rohrbacher. 

\.  «  Academia  Platonis  ecclesiae  velut  vestibulum.  »  Baronius, 
ap.  Thomassin. 

t.  Si  depuis  plus  de  cinq  cents  ans  nos  plus  célèbres  docteurs 
rapportent  leur  éducation  philosophique  à  l'école  d'Aristote,  il  faut 
se  rappeler  que  tous  les  Pères  rapportent  la  leur  à  celle  de  Platon. 
V.  Thomassin,  prœf.,  t.  II,  p.  10,  passage  déjà  cité. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  211 

tacle  des  ombres  à  la  contemplation  de  la  lumière, 
c'est-à-dire  de  nos  idées  et  des  objets  à  leur  prin- 
cipe, à  leur  moteur  éterneP;  rationaliste  armé  d'une 
logique  conquérante  et  tenace ,  n'admettant  comme 
point  de  départ  que  la  vérité  démontrée  par  les  sens, 
et  s'appuyant  volontiers  sur  le  monde  visible  alors 
même  qu'il  conclut  en  métaphysique,  Aristote,  on 
ne  saurait  en  vérité  trop  le  répéter,  a  exercé  un 
empire  pour  ainsi  dire  absolu  sur  le  style  et  la  pen- 
sée de  nos  théologiens  catholiques ,  et  si  nous  insis- 
tons sur  ce  point,  c'est  qu'on  doit  le  considérer 
apparemment  comme  l'un  des  phénomènes  les  plus 
bizarres  de  l'esprit  humain  et  l'une  des  singularités  de 
son  histoire.  Gomment  n'être  point  surpris ,  en  effet, 
qu'une  doctrine  dédaigneuse  des  pures  aspirations 
de  l'âme,  et  plus  soucieuse  de  jeter  l'ancre  que  d'ar- 
river au  port ,  soit  parvenue  à  s'imposer  durant  des 
siècles  à  l'élite  de  la  chrétienté?  Grâce  au  concours 
de  quelles  circonstances  anormales  a-t-elle  bien  pu 
s'implanter,  rencontrer  même  quelque  crédit,  en 
plein  mysticisme,  tandis  que  dominent  ou  persua- 
dent ici  saint  Dominique,  là  saint  François?  Entre 

1.  Tout  le  monde  a  entendu  parler  de  la  caverne  imaginaire  do 
Platon,  où  les  hommes  sont  figurés  comme  des  captifs  et  ne  peu- 
vent ainsi  préjuger  du  monde  sensible  et  du  monde  intelligible 
que  par  des  ombres  ou  des  échos. 


'J12  ALBERT  LE  GRAND. 

le  syllogisme  et  les  stigmates ,  entre  les  amoureuses 
effusions  d'une  charité  sans  limites  et  les  conclusions 
implacables  d'un  raisonnement  serré,  quel  rapport 
apparent  ?  Il  sera  satisfait  autant  que  possible  à  ces 
questions,  lorsqu'entre  les  deux  théodicées  rivales  on 
aura  été  mis  à  même  de  prononcer. 

((  Les  perfections  de  Dieu  sont  celles  de  nos  âmes, 
hasarde  Leibniz,  moins  les  bornes  qui  s'y  rencon- 
trent. ))  Ne  pourrait -on  point  dire  aussi  bien,  à  les 
considérer  de  haut,  qu'xAristote  et  Platon  se  valent, 
sauf  la  méthode  qui  diffère?  Mais  la  méthode  ac- 
quiert en  théodicée  une  si  réelle  importance  qu'il 
est  difficile  d'admettre  que  deux  esprits  de  valeur 
égale,  dont  l'un  planerait  en  compagnie  du  maître 
qui  a  défini  le  Beau  ce  qui  plaît  au  patricien  hon- 
nête homme  ^,  tandis  que  l'autre  s'attacherait  aux  pas 
du  philosophe  qui  conclut  de  la  mobilité  des  choses 
imparfaites  à  l'immobilité  du  Dieu  parfait ,  puissent 
parvenir  dans  le  divin  au  même  heu^  Notre  inten- 
tion n'est  point,  du  reste,  d'établir  un  parallèle  entre 
deux  systèmes  qui  inévitablement  devaient  se  rencon- 


1.  «  Platon  a  défini  le  Beau  :  ce  qui  plaît  au  patricien  honnête 
homme;  c'est  un  mot  superbe.  »  De  Maistre. 

2.  ...  «  Quœ  quidem  erat  primo  duobus,  ut  dixi,  nominibus 
una.  Nihil  enim  inter  Peripateticos  et  illam  veterem  Academiam 
differebat.  »  Cicéron. 


MOUVEMENT  DES   ÉCOLES.  213 

trer  face  à  face,  ou  plutôt  s'avouer  d'un  commun 
accord  impuissants  en  certaines  régions  abruptes  où 
l'esprit,  dès  qu'il  les  affronte,  s'est  déjà  dérobe  au 
convenue  Une  seule  chose  importe  ici  :  préciser,  de 
telle  sorte  qu'on  puisse  aisément  les  distinguer,  les 
procédés  familiers  à  ces  deux  écoles ,  le  Portique  et 
l'Académie.  N'avons-nous  point  vu  Platon  à  l'œuvre? 
Laissons  -  nous  maintenant  guider  par  Aristote,  le 
maître  d'iMbert  le  Grand,  lequel  lui-même  enseigna 
la  science  divine  h  saint  Thomas,  l'Ange  de  l'École'-. 

4.  «  Aristote  arrive  aux  mêmes  résultats  que  Platon  :  car  Ions 
les  génies  du  premier  ordre  se  rencontrent.  »  V.  P.  Gratry,  Con- 
naissance de  Dieu. 

2.  Une  réflexion,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  qui  ne 
pourra  que  jeter  plus  de  jour  sur  le  rôle  qu'Albert  le  Grand  a  joué 
au  moyen  âge.  Théologikn,  Albert  eut  tort,  selon  nous,  d'user 
de  la  forme  scolastique;  mais  il  a  été  établi  plus  haut  qu'il  ne 
fut  point  tout  à  fait  libre  d'agir  autrement  :  quelques-unes  de  ses 
conclusions  en  métaphysique  ^  oii  il  se  montre  platonicien,  don- 
nent certain  poids  à  ce  sentiment.  (V.  Alberti  Magni  Opéra, 
Metaphysicorwn  ;  Hauréau,  Mémoire  sur  la  philosophie  scolasti- 
que, art.  Albert  le  Grand.)  Sçavant,  l'un  des  titres  à  coup  sûr  les 
plus  considérables  de  notre  héros  à  la  reconnaissance  et  à  l'admi- 
ration de  la  postérité,  c'est  d'avoir  commenté  Y  Histoire  naturelle 
d'Aristote  et  d'avoir  appliqué  sa  méthode  aux  sciences,  méthode 
excellente,  en  effet,  dès  qu'il  s'agit  des  objets  sensibles,  périlleuse 
et  même  funeste  dès  qu'il  s'agit  de  la  nature  et  des  attributs  de 
Dieu.  On  aura  lieu  d'ailleurs  de  s'en  assurer  lorsque ,  au  livre  du 
Mouvement  scientifique  (Albert  le  Grand,  t.  II);  s'expliquera, 
triomphera  le  docteur  universel. 


214  albert  le  grand. 

Preuve  de  l'existence  de  Dieu  ,  d'après  Aris- 
TOTE.  —  Tout  ce  qui  est  en  mouvement  est  mû  par 
quelque  chose.  Or  les  sens  montrent  que  quelque 
chose  se  meut,  le  soleil  par  exemple.  Donc  il  est  mû 
par  quelque  autre  chose  qui  le  meut.  De  plus,  ou 
cet  autre  moteur  est  en  mouvement,  ou  il  est  immo- 
bile. S'il  est  immobile ,  notre  assertion  est  démon- 
trée, savoir  :  qu'il  est  nécessaire  de  poser  un  moteur 
immobile,  lequel  est  Dieu.  Si,  au  contraire,  il  est 
en  mouvement,  il  est  donc  mû  par  quelque  autre  mo- 
teur. Il  faut  donc,  ou  bien  procéder  ainsi  à  l'infini, 
ou  arriver  enfin  au  moteur  immobile...  Mais  il  n'est 
pas  possible  d'aller  ainsi  à  l'infini.  Donc  il  faut  affir- 
mer V existence  du  premier  moteur  immobile  ^ 

Peut-être  plaira-t-il,  on  se  familiarisera  de  la 
sorte,  sans  lui  sacrifier  trop  de  temps,  avec  la  mé- 
thode scolastique,  de  voir  l'ensemble  du  raisonne- 
ment ci-dessus  énoncé,  réduit  à  deux  syllogismes  -. 

\.  Quand  on  lit  la  paraphrase  de  la  Physique  d'Aristole 
(V.  liv.  VIII,  Suite  de  la  théorie  du  mouvement,  Barthélémy 
Saint-Hilaire ,  p.  296-307) ,  le  raisonnement  semble  bien  autre- 
ment confus.  Ici,  c'est  le  commentaire  d'Aristote  par  saint  Thomas 
d'Aquin  qui  est  reproduit.  Nous  y  avons  trouvé  cet  avantage  et  de 
résumer  ainsi  la  matière  en  quelques  lignes,  et  de  faire  connaître 
la  manière  de  saint  Thomas,  l'élève  d'Albert,  en  même  temps  que 
celle  d'Aristote. 

2.  V.  P.  Gratrv,  De  la  counniss^nnce  de  Dieu,  t.  I,  p.  151. 


MOUVEMENT   DES  ÉCOLES.  215 

Premier  syllogisme.  —  Majeure.  Tout  ce  qui  est 
en  mouvement  est  mû  par  un  moteur  autre  que  soi  ; 
en  d'autres  termes,  rien  ne  se  meut  soi-même. 

Mineure,  Or  nos  yeux  nous  montrent  le  fait  du 
mouvement. 

Conclusion,  Donc  il  y  a  quelque  auti'e  chose  qui 
meut  ce  que  nous  voyons  se  mouvoir. 

Second  syllogisme.  —  Majeure,  Il  ne  peut  y  avoir 
une  série  infinie  de  moteurs;  en  d'autres  termes,  il  ne 
peut  y  avoir  qu'une  série  finie  de  moteurs  ;  en  d'au- 
tres termes,  il  y  a  un  premier  moteur. 

Mineure,  Or  ce  moteur  ne  serait  pas  premier  mo- 
teur s'il  était  en  mouvement,  puisqu'il  serait  alors 
mû  par  autre  chose.  (C'est  ce  qui  résulte  de  la  pre- 
mière majeure.) 

Conclusion.  Donc  il  y  a  un  premier  moteur  im- 
mobile. Nous  l'appelons  Dieu\ 

Nul  exemple,  nulle  citation  choisie  ne  saurait, 
nous  le  pensons  du  moins,  donner  une  idée  plus 
claire  de  la  puissance  d'argumentation  que  permet 
de  déployer,  des  dangers  que  présente  à  la  fois,  en 
théologie  ^  l'emploi  du  procédé  syllogistique ,  que  la 
preuve  de  l'existence  de  Dieu  ainsi  reproduite  et  mise 

i.  «  Les  syllogismes  sont  réguliers,  mais  sont-ils  vrais?  Qui 
démontrera  ces  majeures?»  V.  P.  Gratry,  De  la  connaissance  de 
Dieu,  t.  I,  p.  151 . 


21G  ALBERT  LE  GRAND. 

en  forme.  La  démonstration  en  question  n'est -elle 
point  à  la  fois  irréprochable  et  fausse ,  régulière  et 
de  pure  imagination ,  d'aspect  solide  et  insoutenable 
quant  au  fond?  Grâce  à  ces  quelques  lignes  juxta- 
posées en  bon  ordre,  selon  des  lois  strictes,  jadis 
chères  à  tout  un  monde  de  théologiens  disparu^  cha- 
cun, que  l'on  soit  famiher  ou  non  avec  l'art  de  rai- 
sonner, chacun  a  pu  juger  de  la  sûreté  si  ce  n'est 
de  la  valeur  de  leur  méthode,  et  d'autant  mieux  que 
c'est  précisément  cette  forme  que  le  Portique  prête 
à  la  pensée,  ce  n'est  point  la  pensée  même  d'Aris- 
tote  qui  les  enchaîne  et  les  séduit.  Matérialistes  en 
un  sens,  ils  lui  empruntent  son  instrument,  non  ses 
lumières  ,  et  ils  ne  s'en  servent  que  comme  d'un 
outil,  instrumentum  regni ,  sans  demeurer  fidèles  à 
la  raison. 

Aristote  paraît  avoir  eu  parfaitement  le  sentiment, 
d'ailleurs,  des  inconvénients  de  sa  méthode  en  théo- 
dicée ,  par  ce  seul  fait  qu'il  se  rapproche,  dès  qu'il 
s'élève ,  des  franches  bien  qu'un  peu  vagues  allures 
de  la  dialectique  platonicienne.  Çà  et  là  il  se  trahit 
lui-même  et  il  abandonne  inopinément  le  terre-à- terre 
de  la  logique  rigoureuse  et  suivie,  dès  qu'il  prétend 
poser,  lui  aussi,  des  conclusions  spiritualistes.  Du  mo- 
ment que  le  gouverneur  d'Alexandre  renonce  à  s'ap- 
puyer sur  la  matière,  le  témoignage  des  sens  semble 


MOUVEMENT   DES   ÉCOLES.  217 

en  réalité  laissé  de  côté.  C'est  alors,  selon  nous,  que 
cette  intelligence  extraordinaire  touche  à  l'apogée  de 
ses  plus  puissantes  facultés.  Voici  que  l'àme  subite- 
ment s'illumine,  et  que  l'esprit  se  défait,  comme  par 
miracle,  des  habitudes  et  des  routes  convenues.  Tout 
d'un  coup,  la  Foi,  le  sens  du  divin  l'emportent  sur 
le  système  :  l'homme  se  recompose  à  son  insu  en 
face  du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien.  Avant  de  prendre 
congé,  à  la  suite  de  ce  trop  court  entretien,  de  la 
plus  prodigieuse  organisation  philosophique  qui  ait 
jamais  paru,  ne  serait-il  point  à  propos  de  rappeler 
quelques-unes  de  ces  prime -sautières  affirmations 
d'Aristote?  Elles  ressortent  en  relief  sur  les  tablettes 
de  l'imperturbable  logicien,  et  le  jettent,  à  la  dé- 
robée, pour  ainsi  dire,  de  son  propre  génie,  entre 
les  bras  de  Platon,  a  ...  Le  Désirable  et  l' Intelli- 
gible meut  sans  être  mil,..  Il  meut  comme  objet 
d'amour ^..  Dès  qu'il  y  a  un  être  qui  meut,  quoi- 
que immobile,  et  qui  est  immobile,  quoiqu'on  acte, 
cet  être  nest  point  soumis  au  changement.  Ce  mo- 
teur est  donc  un  être  nécessaire,  et,  en  tant  que  né- 
cessaire^ il  est  le  Bien,  il  est  le  Principe,  Tel  est 

LE   PRINCIPE   AUQUEL    SONT    SUSPENDUS   LE    CIEL   ET  LA 


iù-,  È:wy.£v:v.  —  Arist.,  Métciphys.,  X!l.  7. 


218  ALBERT  LE  GRAND. 

NATURE  *...  Son  bonheur  est  son  acte  Même  ^..  » 

Aristote  a  été  vingt  ans  disciple  de  Platon  et  il  s'en 
est  souvenue  —  Reste  à  savoir,  à  présent,  com- 
ment s'expliquera  ce  fait  d'une  singulière  impor- 
tance :  la  théologie  catholique  officielle ,  au  moyen 
âge ,  s'est  séparée  de  Platon  ;  pourquoi  ?  Rien  ne 
nous  autorise  à  supposer  que  l'Eglise  renoue  jamais 
les  liens  d'une  ancienne  et  glorieuse  amitié  :  l'Eglise 
demeure  encore,  à  l'heure  qu'il  est,  la  cliente  du 
gouverneur  d'Alexandre;  encore  une  fois,  pourquoi? 

1 .  ...  'E^  ToiàuTn;  âpa  àpx.YÎ?  r.^-:r,Tax  i  cùpavô;  x.at  r.  g6g'.;. —  Arist., 
Métaphysique^  XH,  7. 

2.  'EtteI  Kal  r,  xS'ovyi  èvsp-^eix  toutci».  —  Arist.,  Mélaphys.,  Xil. 

3.  Après  avoir  médité  sur  les  mêmes  problèmes  qui  ne  devaient 
pas  moins  préoccuper  que  lui  Aristote  et  Platon,  Albert  et  saint 
Thomas,  le  philosophe  grec  Xénophane  s'écrie  en  ces  très-beaux 
vers  que  nous  a  conservés  Sextus  Empirions  :  «  Il  n'est  point  de 
mortel  qui  ait  pu  voir  clair  dans  ces  profondeurs;  il  n'y  en  aura 
pas  qui  puisse  jamais  savoir  à  fond  ce  que  sont  les  dieux  et  l'uni- 
vers dont  j'essaye  de  pailler.  Si  quelqu'un  par  hasard  rencon- 
Irait  un  jour  la  vérité  coinplète,  il  ne  saurait  pas  lui-même 
jiisquà  quel  point  il  la  possède^  et  sur  tout  cela  il  n'y  a  jamais 
EU  QUE  VRAISEMBLANCE.  »  (V.  Origines  de  la  philosophie  grecque. 
Œuvres  d' Aristote.  Traité  de  la  production  et  de  la  reproduc- 
tion, Barthélémy  Sainl-Hilaire,  p.  clxv.)  —  Mille  ans  et  plus  nous 
séparent  de  Xénophane  :  il  nous  semble  toutefois  que  sa  conclusion 
dernière  en  théodicée  est  encore ,  à  tout  prendre,  la  seule  raison- 
nable et  que  l'aveu  que  contiennent  les  très-beaux  vers  conservés 
par  Sextus  Empiricus  eût  pu  être  médité  avec  fruit  par  les  scolas- 
tiques  et  filii. 


MOUVEMENT   DES    ÉCOLES.  '219 

((   DiSCirULUS    ADSUM     QUI    TRES    EXGOGITAVI    CAUSAS, 
MAGISTER  *  !   » 

((  Toute  théologie  un  peu  profonde  s'appuie  né- 
cessairement sur  une  psychologie ,  »  remarque  avec 
infiniment  de  justesse  l'un  des  modernes  que  salue- 
rait le  plus  volontiers  Albert  le  Grand,  s'il  revenait 
en  ce  monde,  car  tous  deux  se  sont  rencontrés  en 
Aristote  et  ils  pourraient  se  dire  l'un  à  l'autre  :  In  eo 
vivimus  et  siimus.  a  ...  Ce  fut  la  doctrine  d'Aristote 
qui  régna  durant  tout  le  moyen  âge,  non  pas  qu'elle 
fût  la  plus  vraie ,  mais  parce  qu'elle  était  la  plus  ré- 
gulière... La  croyance  religieuse  ne  courait  aucun 
danger  à  ce  contact.  Les  faits  étaient  parfaitement 
observés  par  le  philosophe  païen  :  on  les  lui  emprun- 
tait. Quant  aux  doctrines  qu'il  en  avait  tirées,  on  s'en 
inquiétait  peu,  et,  au  besoin,  on  savait  les  accommo- 
der avec  le  dogme  ^ .  » 

La  méthode  d'Aristote  prévalut ,  jmrce  c/u'elle 
était  la  plus  régulière.  Quant  au  fond  de  ses  idées, 
on  ne  s'en  inquiétait  que  médiocrement...  Yoilà  que 

i .  «  C'est  un  spectacle  assez  surprenant  de  voir  toute  la  théo- 
logie chrétienne  déserter  le  platonisme,  qui  lui  est  si  conforme, 
pour  adopter  la  psychologie  péripatéticienne  do?it  les  conséquences 
sont  si  conlradicloires  à  l'orthodoxie.  »  —  V.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire.  Œuvres  d'Aristote,  Traité  de  l'âme,  préface. 

2.   Y.  Traité  de   l'âme,  préface.    Barthélémy  Saint-Hilaire, 

p.  LXXXIV. 


220  ALBERT  LE   GRAND. 

commence  à  se  produire  autour  de  l'énorme  point 
d'interrogation  un  peu  de  clarté,  et ,  grâce  à  l'auxi- 
liaire bien  armé,  bene  instnictiis ^  dont  nous  avons 
été  chercher  le  secours,  nous  n'en  sommes  plus  déjà 
à  soutenir  avec  autant  de  trouble  qu'auparavant  le 
regard  fixe  du  maître  inflexible  qui,  du  fond  d'une 
des  ruelles  de  la  Cité  ou  bien  assis  sous  les  ar- 
cades du  cloître  de  Saint -Nicolas,  nous  est  ap- 
paru tout  à  l'heure  :  Hoc  erat  demonslrandum.  Oui , 
le  moyen  âge  théologic{ue  se  sentit  invinciblement 
captivé  par  la  Logique^,  et  cela  devait  être.  L'instru- 
ment recèle,  en  effet,  une  force  incomparable  :  l'Ecole 
crut  avoir  concjuis,  retrouvé,  en  le  saisissant,  le  le- 
vier d'x4rchimède  capable  de  soulever  tout  obstacle. 
Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  solide  dans  cette  forme  ré- 
gulière du  raisonnement,  le  syllogisme,  l'y  attacha; 
peu  à  peu,  une  sorte  de  superstition  l'y  riva,  si  bien 
qu'elle  ne  tint  plus  compte  absolument,  à  la  fm,  de 
la  valeur  philosophique  de  l'aine^  en  laquelle  réside 
cependant  le  serîs  du  divin.  Sèche  et  superbe,  elle 
l'abandonna  dédaigneusement  comme  une  compagne 
inutile,  aux  flux  et  reflux  du  mysticisme.  Aussi,  les 
entendez -vous  retentir  et  se  prolonger  à  l'inflni , 
le  long  des  voûtes  et  des  avenues  des  cloîtres,  les 
plaintes  à  la  fois  tendres  et  lamentables  de  l'àme  re- 
butée par  l'intelligence!  Relisez  les  cantiques  de  saint 


MOUVEMEiNT   DES    ÉCOLES.  221 

François  :  c'est  là  qu'elle  éclate  en  gémissements, 
l'exilée,  qu'elle  s'avoue  malheureuse,  inconsolable, 
que  clis-je?  accablée  de  fardeaux  énormes  de  plus 
de  mille  livres  pesant  j,  a  mille  libre  pesate.  »  Ces 
pierres  de  plomb,  qui  la  retiennent  à  l'écart  et  l'op- 
priment, prenez  garde,  elles  sont  tombées  de  la  fronde 
des  docteurs^  Mais  une  seconde  raison  put  contri- 
buer encore  à  amener  l'étrange  résultat  devant  lequel 
l'historien,  comme  le  penseur,  s'arrête  interdit,  et, 
attendu  que  nous  réservons  d'en  donner  une  troi- 
sième, celle-là  politique,  la  plus  saisissante  peut-être, 
nous  laissons  volontiers  la  parole  à  qui  a  bien  voulu 
nous  indiquer  la  première.  «  Aristote  seul  pouvait 
servir  r Ecole,  déclare  le  savant  traducteur  de  ses  œu- 
vres complètes;  Platon  avait  rendu  jadis  à  la  religion 
des  services  plus  essentiels,  mais  moins  apparents  : 

IL    AVAIT   PRÉPARÉ    LES   VOIES   AU   CHRISTIANISME  DANS 

LE  MONDE  PAÏEN.  Mais  cc  n'était  point  lui  qui  pouvait 
être  le  précepteur  de  la  scolastique...  Les  croyances 


\.  

Non  m'harebbe  fallato 
Si  ben  tirar  sapeua  : 
In  terra  era  sternato. 


Tutto  era  fracassato. 
Le  sorti  che  mi  deua 
Eran  piètre  piombate 
Que  ciascnna  grauaua 
Mille  libre  pesate.  .  . 

Saint  François,  Oper.,  p.  160. 


222  ALBERT  LE   GRAND. 

d'Aristole  sont  incertaines  et  flottantes;  on  peut  les 
interpréter  dans  l'un  et  l'autre  sens;  mais  on  peut  le 
suivre  presque  aveuglément  dans  l'étude  exacte  des 
phénomènes.  A  qui  se  serait-on  adressé,  je  le  de- 
mande, si  ce  n'est  à  lui,  pour  connaître  en  détail  et 
clairement  les  faits  de  la  sensibilité  et  ceux  de  l'in- 
telligence? Platon  aussi  les  avait  décrits;  mais  il  y 
avait  bien  peu  d'esprits  capables  de  recueillir  les  des- 
criptions éparses  dans  ses  dialogues j,  et  de  les  déga- 
ger avec  toute  leur  vérité  et  leur  grandeur  de  l'enve- 
loppe parfois  un  peu  trop  éclatante  dont  Platon  les 
avait  revêtues  *.  » 

Il  est  certain  que  pour  se  défendre  de  n'avoir  point 
suivi  Platon  —  à  part  je  ne  sais  quel  secret  penchant 
qui  l'entraînait  vers  l'absolu  en  général  et  le  subtil  en 
particulier,  je  ne  sais  quelle  défiance  de  ses  lumières 
naturelles  qui  le  poussait  à  n'argumenter  qu'en  forme, 
comme  s'il  eût  craint  qu'abandonnée  à  elle-même  sa 
fugitive  raison  ne  s'envolât  —  le  moyen  âge  ortho- 
doxe peut  alléguer  une  sorte  de  non  possumus  :  il  ne 
connaissait  guère  les  Dialogues^  fort  imparfaitement 
en  tout  cas,  et  d'après  des  lambeaux  de  traductions 
défectueuses  ou  supposées  \  Trop  éloignés  par  la 

1.  Œuvres   d'Aristote,  Traité  de  l'âme.   Barthélémy  Sainl- 
Hilaire,  préface,  p.  lxxxv. 

t.  On  sait  que  dans  le  Timée  de  Platon  il  est  question  d'une  ré- 


MOUVEMENT   DES    ÉCOLES.  223 

distance  pour  sentir  non  point  seulement  le  contre- 
coup, mais  môme  les  ondulations  dernières  du  mou- 
vement néo- platonicien  ,  n'ayant  nul  pressentiment 
non  plus  de  tous  ces  purs  horizons  que  devait  un  jour 
ouvrir  la  Renaissance,  on  peut  dire  de  nos  théologiens 
du  xii""  et  du  xiii^  siècle,  qu'incapables  matériellement 
déjà  de  lire  Platon  dans  sa  langue,  eussent-ils  même 
pu  feuilleter  sans  trop  d'eiïort  les  pages  d'un  manu- 
scrit grec,  ils  se  trouvaient  en  outre  fort  mal  disposés 
à  le  comprendre  par  les  tendances  et  les  conditions 
d'éclosion  de  leur  propre  génie.  «  Tout  homme  naît 
disciple  d'Aristote  ou  de  Platon,  »  a  fort  bien  dit  un 
philosophe.  Chaque  époque  possède  aussi  son  tem- 
pérament intellectuel  particulier  :  celui  du  moyen 
âge,  paraît-il,  le  rapprochait  d'Aristote.  Mais  arri- 
vons, sans  plus  de  détours,  à  ce  que  j'appellerai  la 
raison  d'Etat^,  trop  laissée  dans  l'ombre  jusqu'ici,  du 
triomphe  définitif  et  permanent  de  l'influence  péri- 
patéticienne au  sein  de  l'Église. 

Quelle  méthode  la  papauté  eût -elle  jamais  pu 


publique  qui  n'est  point  la  Republique.  Il  courait  au  moyen  âge 
une  mauvaise  traduction  du  Timée  qu'Abélard  entre  autres  eut 
entre  les  mains.  Lorsqu'A-bélard  parle  de  la  République  de  Pla- 
ton, ce  n'est  donc  point  de  la  République,  mais  du  Timée  qu'il 
s'agit.  Qu'on  juge  de  l'ignorance  et  de  la  confusion  générales  par 
cet  exemple  particulier  ! 


224  ALBEPiT   LE   GRAND. 

rencontrer  plus  favorable  que  celle  d'Aristote  à  l'éta- 
blissement comme  à  la  défense  de  ces  desseins  qu'elle 
pensa  réaliser  entre  Gharlemagne  et  Léon  X?  Ses 
visées  furent  alors  d'une  grande  audace,  on  l'avouera  ; 
elle  n'y  renonce  point  encore  aujourd'hui  :  elle  n'est 
pas  cependant  tout  à  fait  la  maîtresse,  et  elle  ne 
pèse  plus  d'un  grand  poids  sur  la  direction  des 
choses  humaines.  On  conçoit,  de  reste,  qu'une  fois 
la  forme  syllogistique  étant  saluée  comme  excellente 
et  agréée  comme  infaillible  du  commun  des  fidèles, 
il  ne  s'agit  plus  ici -bas  —  soit  qu'il  plaise  de  faire 
reconnaître  ou  de  définir  un  dogme,  et  cela  regarde 
la  foi,  soit  d'appuyer  sur  un  texte  quelconque  la  légi- 
timité du  pouvoir  spirituel  ou  temporel ,  voire  même 
la  prétention  à  la  souveraineté  universelle,  et  cela  ne 
regarde  plus ,  ce  semble ,  que  l'ambition  —  il  ne 
s'agit  plus,  en  définitive,  que  de  rouvoiii  ou  DE 

SAVOIR  FAIRE    ACCEPTER    LA    MAJEURE  de  telle   OU  telle 

proposition  voulue.  Or  Grégoire  IX,  ses  successeurs 
et  ses  émules,  la  fournissent  volontiers  cette  ma- 
jeure;  ils  l'imposent  sans  remords  et  sans  scrupule 
aucun.  Afin  qu'on  ne  discute  point  les  conclusions 
du  raisonnement  qui  les  sacre  per  fas  et  nefas  omni- 
potents, ils  vont  en  cueillir  les  prémisses  dans  telle 
ou  telle  phrase  des  livres  saints.  La  tribu  des  logi- 
ciens assermentés  développe  ensuite  méthodiquement. 


MOUVKMKNT    DKS    KCOfJ-.S.  '225 

imperturbablement,  avec  verve  et  subtilité,  ut  decet, 
les  données  arbitraires  soustraites  d'avance  au  con- 
trôle du  libre  examen,  et  voilà  que,  triomphateurs 
improvisés,  grâce  à  un  artifice  d'un  genre  nouveau, 
les  représentants  de  Celui  qui  vint  au  monde  à  Beth- 
léem font  signe  à  leur  intelHgent  esclave  de  nouer  au- 
tour de  la  tiare  le  bandeau  des  Césars.  Cet  esclave 
n'est  autre  que  le  syllogisme  d'Aristote  réduit  au  rôle 
de  complaisant  ou  d'afiîdé,  de  par  l'expresse  volonté 
de  la  cour  de  Rome.  Nous  allons  sous  peu  d'instants, 
d'ailleurs,  contempler  les  elfets  ruineux  dont  nous 
venons  de  rechercher  les  causes  plus  ou  moins  im- 
médiates, et  admirer  quels  liens  étroits  rattachent 
aux  plus  abstraites  théories  de  l'esprit  les  plus  con- 
sidérables événements  de  l'histoire. 

Albert  le  Grand,  après  avoir  passé  six  ans,  près 
de  l'université  de  Bologne,  au  couvent  de  Saint-Ni- 
colas, après  y  avoir  étudié  la  théologie  telle  qu'on 
l'enseignait  au  xiii^  siècle,  fut  promu  au  grade  de 
lecteur,  dignité  qui  lui  ouvrit  la  voie  des  honneurs 
dans  l'Ordre  de  Saint-Dominique*.  L'obéissance  pleine 
et  entière  à  la  Règle  était  devenue,  paraît-il.  Tune  de 

1.  Endlich  wurde  er  zum  Lohn  seiner  Tuchtigkeit  und  seiner 
Wissenschaft  ..  zum  Leclor  ernannl  und  nach  der  berlihmten 
Métropole  Ueuisclilands,  nach  Koln  gesendet.  —  AlberLus  Ma- 
gnus. 

I.  15 


226  ALBERT   LE  GRAND. 

ses  vertus.  Le  moine  avait  embrassé  le  prudent  parti 
de  ne  plus  désormais  s'appartenir  et  de  laisser  à  d'au- 
tres le  soin  de  diriger  sa  personnalité  physique,  à 
seule  fin  de  triompher  en  paix  comme  philosophe,  et 
d'acquérir  à  ce  prix  la  première  de  toutes  les  libertés, 
celle  de  se  sentir  les  coudées  franches  dans  les  pures 
régions  de  l'esprit.  En  face  de  l'inévitable,  du  con- 
tingent ou  de  l'imprévu,  tout  homme  qui  a  beaucoup 
souffert  ou  qui  seulement  a  réfléchi  tant  soit  peu  en 
arrive,  tôt  ou  tard,  à  prendre  quelque  résolution  de 
cette  sorte,  contemplative  ou  stoïque  :  on  se  réfugie, 
comme  dans  un  temple ,  dans  le  Cogito ,  ergo  sum 
de  Descartes  ou  dans  le  Nil  mirari  des  anciens.  Ce 
monde -ci  n'appartient  en  réalité  qu'à  ceux  qui  s'en 
détachent ,  mais  le  sage  et  le  politique  n'arrivent 
peut-être  à  le  dominer  en  tout  aplomb  et  sérénité  de 
conscience  qu'en  ne  lui  résistant  point  toujours.  Rien 
que  pour  mieux  les  connaître  et  pour  se  mettre  en 
mesure  d'exercer  sur  ses  semblables  une  large  et  sa- 
lutaire influence,  ne  convient-il  point  de  se  soumettre, 
en  temps  et  lieu,  avec  tact  et  noblesse,  aux  exigences, 
aux  variations ,  aux  sic  et  non,  aux  impulsions  trop 
souvent  déraisonnables ,  mais  aussi  singulièrement 
instructives  de  la  médiocrité  qui  nous  gouverne? 
N'est-ce  point  là  le  fait  d'un  penseur  et  d'un  héros, 
plutôt  que  l'acte  d'un  indifférent?  Eh  !  de  quel  droit 


iMOUVKMKÎViT  DES    KCOLES.  227 

refuserait- 011  à  celui  qui  juge,  reflète,  coordonne, 
compare  et  résout  cette  mâle  et  délicate  jouissance 
de  conclure  de  passagers  mais  féconds  hymens  avec 
les  idées  vulgaires,  d'en  agréer  même  quelques-unes, 
sans  toutefois  se  donner  à  elles,  et  de  plier,  condes- 
cendre, entrer  dans  le  courant  sans  céder?  Quelles 
profondeurs  de  lumière  ou  de  dédain  ne  supposent 
point  chez  le  pacifique  de  génie  certains  abandons 
raisonnes  de  lui-même  !  Sur  un  signe  de  Jourdain  de 
Saxe,  son  siipérieur,  Albert  le  Grand  dit  adieu  à  l'Ita- 
lie, tourna  les  yeux  vers  le  nord,  chaussa  ses  lourdes 
sandales,  ruslicana  calceamenta  non  eruhuit^  —  re- 
marque avec  componction  l'un  de  ses  biographes, — 
franchit  le  seuil  du  couvent  de  Saint-Nicolas,  et  prit 
le  chemin  de  l'Allemagne,  sa  patrie. 


LIVRE   TROISIEME 


L'EMPIHE   ET    LA    l'APAUTE 


Feindschaft  sei  zwischeu  euch  !  Noch  kommt  das  Bûndniss  zu  friihe 
Wenn  ihr  im  Suchen  euch  trennt  wird  erst  die  Wahrheit  erkannt. 
Schiller,  An  Naturforscher  und  Philosoplien. 


Ahi  Constantin  ,  di  quanto  mal  fu  madré , 
Non  la  tua  conversion ,  ma  quella  dote 
Che  da  te  prese  il  primo  ricco  Padre! 
Dante  ,  Inferno ,  xix. 


i 


i 


i 


LIVRE    TROlSlEiME 


L'EMPIRE   ET  LA   PAPAUTÉ 


Albert  le  Grand  à  Cologne.  —  Frère  Henri.  —  Caractère  de  la  mission 
d'Albert  en  Allemagne.  —  Lutte  de  l'empire  et  de  la  papauté.  —  Gré- 
goire IX. —  Théorie  idéale  des  deux  pouvoirs  :  de  l'absolutisme  impé- 
rial et  de  l'absolutisme  théocratique.  — Frédéric  II,  empereur  des 
Romains.  —  Ses  talents,  ses  mœurs,  son  harem,  sa  cour,  son  traité 
de  fauconnerie.  —  De  l'Allemagne  et  du  clei^é  allemand  au  moyen 
âge.  —  Campagne  d'Albert  et  des  dominicains  contre  les  ennemis  du 
saint-siége.  —  Saint  Thomas  d'Aquin  à  Cologne.  —  Albert  le  Grand 
va  enseigner  à  Paris. 

1221)  —  1245. 


Revoir  la  patrie!  On  ne  se  représente  point  de 
génie  si  impassible,  si  rigoureusement  abstrait  dans 
la  science  ou  si  religieusement  tourné  vers  les  régions 
idéales  de  la  poésie, — j'ai  nommé  Albert  le  Grand  ou 
Gœthe, — qui  ne  sente,  au  seul  aspect  des  lieux  où  s'est 
écoulé  le  premier  âge  de  sa  vie,  comme  un  renouvel- 
lement de  l'être.  Quand  on  revient  à  la  patrie,  quand 


2)2  ALBEHT    LK   GRAND. 

on  lui  revient  surtout  après  avoir  passé   loin   d'elle 
quelques-unes  de  ces  années  qui  courent  de  l'ado- 
lescence à  la  jeunesse,  —  et  le  sort  a  voulu  que  nous 
ayons  connu  cette  sorte  d'exil  ainsi   qu'Albert,  — 
sous  les  arbres  qui  ont  grandi,  dans  les  vallées  qui 
semblent  alors  plus   étroites  et   les  maisons  moins 
grandes, —  car  à  mesure  qu'on  vieillit,  on  s'éloigne  et 
tout  ce  qui  touche  à  la  terre  diminue  de  volume  sans 
perdre  d'importance, —  au  sein  des  eaux  et  des  prés. 
sur  le  visage  même  des  indifférents  qui  ne  sont  plus 
des  étrangers,  on  croit  apercevoir  des  signes  d'heu- 
reux augure,  on  retrouve  répandue  comme  une  lueur  : 
il  n'est  pas  jusqu'aux  clartés  du  ciel  qu'on  ne  salue 
et  qui  ne  ravivent  au  fond  de  l'àme  certaines  impres- 
sions que  l'àme  garde,  mais  sans  en  jouir,  alanguies, 
engourdies,  pour  ainsi  dire,  loin  du  pays.  Serait-ce. 
par  hasard,  que  près  des  lieux  qui  nous  ont  vus 
naître,  grâce  à  je  ne  sais  quelle  illusion  de  nos  sens, 
nous  prêtons  complaisamment  aux  objets  familiers 
que  colorent  nos  souvenirs  des  valeurs,  des  teintes 
ou  des  nuances  qui  en  réalité  ne  leur  appartiennent 
pas?  Peut-être.   Mais,  n'en  déplaise  à  ceux-là  que 
le  demi -jour  ofTense  et  qui   n'admirent  que  l'azur 
vermeil  des  baies  orientales,   il  n'est  point  de  lu- 
mière au  monde  qui  vaille  après  l'absence  la  flamme 
pale,  tremblante  au  fond  de  l'àtro,  tanl(M  assoupie 


L'F.MPIRi:   KT    1  A    PAPAITI-.  2Xi 

SOUS  la  cendre  ,  tantôt  secouant  ses  derniers  bou- 
quels  d'étincelles  entre  les  chenets  du  foyer.  Dès 
que  le  transfuge  l'eprend  le  sentier  du  coteau  natal, 
dès  que,  de  loin,  il  reconnaît  la  porte  dont  le  mar- 
teau semblait  parfois  si  lourd  à  sa  main  d'enfant  : 
«  C'est  en  ce  lieu  que  fut  ton  berceau,...  j'ai  connu 
ton  père  et  ta  mère;...  c'est  ici  que  lu  vivras  ta  vie,... 
c'est  là  que  t'attend  la  tombe,  »  murmurent  tour  à 
tour  mille  voix  gaies  et  plaintives;  et  tel,  qui  pensait 
rentrer  simplement  en  possession  de  son  domaine, 
s'arrête,  ou,  traînant  le  pas,  écoute  :  une  voix  sou- 
veraine a  crié  Patrie  !  Ne  dirait-on  point  aussitôt  du 
bruit  solennel  d'un  coup  de  foudre  couvrant  de  légers 
et  capricieux  accords?  Non,  elle  ne  nous  appartient 
que  par  une  sorte  de  fiction,  la  terre  que  nous  appe- 
lons parfois  la  nôtre  et  du  sein  de  laquelle,  à  peine  en 
avons-nous  prononcé  le  nom,  s'échappent,  pour  in- 
vinciblement nous  soumettre  et  nous  prendre  le  cœur, 
trois  mots  d'ordre  impérieux  :  ho\neuk,  respect, 
DEVOIR.  Non,  c'est  bien  nous  qui  sommes  à  elle  plu- 
tôt qu'elle  n'est  à  nous.  Nous  n'avons  quelque  rai- 
son de  la  considérer  comme  notre  bien  que  si  nous 
entendons  par  là  la  faveur  qu'elle  accorde  à  ses  fils 
de  mourir  glorieusement  pour  elle,  et  les  facilités 
qu'elle  nous  oITre ,  dès  que  nous  l'aimons  et  })réten- 
dons  nous  montrer  bon  citoyen,  de  devenir  par  elle  et 


234  ALBERT  LE  GRAND. 

pour  elle  honnête  homme  :  l'irrésistible  attrait  qu'elle 
exerce  peut  mener  à  la  vertu  ^ .  Qui  sait  si  le  suprême 
ordonnateur  de  nos  intelligences  et  de  nos  âmes  n'a 
point  forgé  les  chaînes  qui  nous  attachent  au  sol  si 
puissantes ,  pour  nous  donner  un  faible  aperçu  et 
comme  un  vague  pressentiment  des  charmes  autre- 
ment invincibles  et  délicieux  qui  nous  lieront  un  jour 
à  la  patrie  réelle,  attraction  morale  évidemment  su- 
périeure aux  plus  nobles  mouvements  terrestres,  et 
que  nous  ne  saurions  concevoir,  ici-bas,  que  par  nos 
élans  incertains,  impétueux,  contrariés,  vers  la  piété, 
l'amour  et  la  justice? 

On  ignore  quelle  route  choisit  Albert  le  Grand  pour 
retourner  en  Allemagne.  Le  voyageur  qui  de  Bologne 
ou  de  Milan  se  dirige  vers  Cologne,  —  et  c'est  pour 
cette  dernière  ville  que  le  supérieur  d'Albert  lui  avait 
remis  son  obédience^  —  a  trois  partis  à  prendre  :  des 
plaines  de  la  Lombardie  on  peut  tenter  de  gagner  le 
Tyrol  par  Botzen,  on  remontera  de  là  vers  la  Ba- 
vière; s'en  aller  chercher  le  Rhin  en  passant  par  la 
Suisse,  le  fleuve  en  ce  cas  servira  de  guide  ;  ou  bien 
encore  traverser  le  Mont-Genis,  et,  sans  un  trop  long 
détour,  arriver  an  point  voulu,  après  avoir  respiré 
l'air  de  France.   Ge   n'est  malheureusement  qu'un 

1 .  «  La  bonté  des  mœurs  nous  mène  à  l'amour  de  la  patrie.  » 
Montesquieu. 


L'EMPIRK    ET    LA    PAPAUTÉ.  235 

peu  plus  tard  qu'il  est  fait  mention  dans  les  chroni- 
ques du  séjour  que  fit  le  docteur  universel  dans  notre 
pays;  nous  devrons  attendre  quelque  temps  encore 
avant  de  le  voir,  de  l'entendre,  ou  plutôt  de  l'ap- 
plaudir chez  nous,  à  Paris.  Peut-être,  —  on  ne  se 
défait  jamais  complètement,  après  tout ,  de  ce  qu'il 
y  a  d'inusable  et  de  sacré  dans  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  la  dépouille  du  vieil  homme,  —  peut-être 
le  religieux  se  décida-t-il  pour  la  voie  du  Tyrol  qu'il 
avait  foulée  naguère;  peut-être  trouva-t-il  quelque 
douceur  à  contempler,  l'esprit  calme  et  résolu,  ces 
neiges  et  ces  rocs  qui  l'avaient  jadis  étonné,  le  jour  où 
il  échappa  pour  la  première  fois  aux  chênes  et  aux 
sapins  de  la  Souabe  bavaroise ,  aux  caresses  et  aux 
recommandations  maternelles,  attiré  par  les  sons  de 
la  lyre  invisible  qui  vibre  au  pied  des  orangers;  peut- 
être  encore  voulut-il  saluer,  de  loin  tout  au  moins, 
la  petite  ville  de  Lavingen  et  le  vieux  manoir  des  Boll- 
stadt.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  conjectures,  Albert  ne  fit 
son  entrée  à  Cologne,  vaste  et  opulente  cité,  dès  cette 
époque  l'une  des  plus  importantes  de  l'Allemagne, 
que  vers  le  mois  de  juin  de  l'an  de  grâce  4229  :  il 
descendit  rue  de  Stolk,  viens  S  toi  korum,  dans  une 
maison  où  les  dominicains  venaient  de  s'établir  ^ 

1.   Les  premiers  dominicains  qui   vinrent  à  Cologne  firent 


236  ALBEirr    LK   G  H  A  N  D. 

Nul  doute  que  frère  Henri,  dont  il  sera  parlé  tout 
à  l'heure,  frère  Henri,  le  chef  de  la  communauté 
dominicaine  qui  déjà  commençait  à  fleur ir  aux  bords 
du  Rhin,  n'ait  eu  l'hospitalière  et  révérencieuse  idée 
de  s'avancer  le  long  de  la  rive  à  la  rencontre  de  son 
frère  en  Notre-Seigneur.  Ce  ne  fut  point,  comme  on 
doit  bien  le  penser,  une  joie  médiocre  dans  le  pauvre 
couvent  de  la  rue  de  Stolk  quand  la  nouvelle  s'y  ré- 
pandit que  la  maison  de  Bologne  se  désistait  en  sa 
faveur  d'une  réputation  déjà  illustre  et  d'une  intel- 
ligence dite  sans  égale.  Albert  le  Grand  avait  alors, 
s'il  faut  toutefois  se  fier  entièrement  aux  dépositions 
de  ses  biographes,  trente-six  ans.  Trenle-six  ans! 
N'est-ce  point  l'âge  éminemment  viril,  mais  critique, 
sorte  de  point  culminant  qu'on  ne  voit  pas  se  dessi- 
ner à  l'horizon  sans  un  peu  de  trouble  et  d'émo- 
tion? N'est-ce  point  aussi  sur  ces  hauteurs  que  siège 
l'inévitable  Parque,  fille  et  juge  de  nos  œuvres?  Se- 
lon que  nous  aurons  bien  ou  mal  mérité  de  l'esprit, 
la  justicière  nous  ouvre ,  en  elfet ,  ou  nous  ferme 
froidement  l'avenir,  tourne  la  quenouille  ou  joue 
des  ciseaux.  «■  En  avdnt !  h  vous  les  pampres  et  la 
grappe!  dit  la  Parque  aux  mortels  de  courage  et  de 

choix  (Wine  iiiai.soii  niorloste,  rue  de  Stolk  ,  vicii>!  Stolkorum  : 
ils  s'y  agrandirent  considérablement  par  la  suite.  —  V.  Ho- 
dolphe. 


L'KMPIRE    1:T    la    PAPAUTK.  237 

vololUé  ;  vous  (irez  hicn  emploie  la  jeunesse  :  à  vous 
la  vie  \f  »  —  ((  llalte-là!  Demain,  la  nuit  sans  au- 
rore! Déchus  !  Détruits!  A  vous  les  retours  amers  et  la 
ruine!))  déclare-t-elle  aux  frivoles,  même  les  mieux 
doués,  auxquels  les  rides  précoces,  le  dégoût  chaque 
jour  accru,  la  lassitude  inféconde  et  sans  espoir,  l'or 
jeté  en  pure  perte,  l'amour  qui  se  venge  d'avoir  été 
sacrifié  aux  amours ,  ne  laissent  point  de  rappeler, 
quand  sonnent  pour  eux  les  trente-six  ans^  que  ven- 
danges sont  faites  '.  Qui  niera  que  les  jugements  dont 
les  arrêts  plus  ou  moins  définitifs  recevront,  selon 
toute  probabilité,  leur  exécution  ou  leur  sanction  dans 
un  monde  meilleur  ou  plus  mauvais,  ne  commencent 
assez  visiblement ,  et  par  nos  propres  mains  encore, 
à  s'exécuter  dans  celui-ci  ! 

Dans  le  style,  la  musique  ou  la  peinture,  les  eiïets 
ne  se  produisent  guère  que  par  le  contraste.  Règle 
générale,  dans  les  choses  de  l'art,  on  n'arrive  à  tou- 
cher, à  charmer  l'esprit,  l'oreille  ou  les  yeux  que  par 
les  gradations  savamment  ménagées  du  plaisant  au 
sévère^  s'il  s'agit  des  lettres;  des  notes  aiguës  aux 

1.  «Le  soir  de  la  vie  apport;  avec  lui  sa  lampe.  »  Joiibert, 
Pensées . 

2.  1  hâve  tried  in  ils  (urn  ail  that  life  can  supply; 

I  hâve  bask'  in  the  beams  of  a  dark  roUing  eye  ; 

I  hâve  lov'd  —  who  has  nol?  But  what  longue  will  déclare 

That  pleasure  existed  while  passion  was  there  ? 

BvRON ,  Misccl.  poeiHS. 


238  ALBERT   LF,   GRAND. 

notes  profondes ,  s'il  est  question  d'harmonie  ;  de  la 
lumière  et  des  ombres,  si  nous  prenons  la  palette. 
Dans  le  domaine  purement  spiritualiste  de  la  religion, 
il  semble  que  Dieu,  pour  parvenir  à  ses  fins,  n'ait 
point  dédaigné  de  recourir  aux  procédés,  et  que  Ce- 
lui qu'on  peut  indifféremment  appeler  le  grand  artiste 
ou  le  grand  géomètre  se  soit  aidé,  pour  vulgariser  le 
Verbe,  des  caractères  humains  diversement  teintés, 
des  formes  variables  du  Moi,  tout  comme  un  maître 
se  sert  des  couleurs,  des  mots  ou  des  sons  pour  ex- 
primer son  idée.  Remontez  au  premier  âge  du  chris- 
tianisme, considérez  les  expressions  de  visage  et  le 
tempérament  moral  des  interprètes  de  l'Evangile  : 
ne  retrouvez-vous  pas  la  douceur  sublime,  saint  Jean, 
à  côté  de  l'exactitude  lente  et  méthodique  du  prati- 
cien converti,  saint  Luc  ;  la  rudesse  vaillante  et  con- 
vaincue, saint  Pierre  ;  la  fougue  idéaliste  et  noble  du 
croyant  de  haute  race,  saint  Paul ,  près  de  la  vigueur 
tenace  et  de  la  foi  défiante  du  paysan,  saint  Thomas? 
Assurément  la  pensée  de  l'œuvre  est  divine  et  vient 
de  haut;  mais,  sans  produire  aucun  désordre,  l'initia- 
tive personnelle  se  révèle  et  s'accuse  dès  qu'elle-même 
se  formule  et  se  précise  la  Révélation.  Les  exécutants 
attaquent  d'abord  différemment  la  note  :  l'Église  pri- 
mitive Ta  bien  reconnu,  puisqu'elle  prête  aux  quatre 
évangélistes  des  emblèmes  allégoriques  qui  les  dis- 


L'KMPIBE    KT    LA    PAPAUTK.  239 

tingucnt.  Chacun  d'eux  s'arroge  ensuite  quelques 
libertés  particulières  vis-à-vis  de  la  partition  non 
écrite,  et  qu'il  transpose  de  mémoire.  Il  n'est  point, 
on  nous  pardonnera  cette  hardiesse,  jusqu'à  l'oppo- 
sition calculée  de  l'âge,  des  conditions,  des  aptitudes 
et  jusqu'au  timbre  de  voix  des  vénérables  person- 
nages appelés  à  concourir  ensemble  à  la  propaga- 
tion de  la  bonne  nouvelle^  dont  ne  se  soient  sûrement 
frappés  les  moins  attentifs,  pour  peu  qu'ils  ne  se  lais- 
sent point  indolemment  bercer  au  charme  imposant 
d'un  concert  c{ui  depuis  bientôt  deux  mille  ans  tient  les 
âmes  suspendues.  Parmi  les  disciples  de  Dominicjue, 
nous  n'avons  point  à  nous  demander  ici  quel  fut  le 
saint  Pierre  ou  le  saint  Paul,  le  saint  Marc  ou  le  saint 
Luc,  mais  le  hasard  vient  de  nous  faire  rencontrer  le 
fac-similé  effacé  et  comme  une  vague  réminiscence 
du  saint  Jean  des  Écritures.  Le  moine  qui  va  rece- 
voir Albert  le  Grand  sous  son  toit,  le  prieur  des 
dominicains  de  Cologne,  frère  Henri,  est  une  de  ces 
figures  à  la  fois  rêveuses  et  fmes  dont  les  traits  cor- 
rects n'excluent  point  un  soupçon  de  langueur  et  la 
grâce  réelte  un  peu  d'étrangeté. 

Les  monastères  ont  recueilli  et  recueillent  encore 
certaines  natures  auxquelles  conviennent  l'ombre  et 
le  silence,  ainsi  qu'à  d'autres  la  lumière  et  le  bruit. 
Non  moins  disposées  à  se  retirer  qu'à  se  livrer,  elles 


•ii(»  ALBKRT  r,K  GRAND. 

voilent,  épanouie  au  sein  du  cloître,  une  fleur  d'élé- 
gance naïve  et  de  pureté  que  sans  doute  eussent  empê- 
chée d'éclore  ou  qu'eussent  flétrie  l'exposition  en  plein 
vent,  le  hàle  des  après-midi  torrides,  les  glaciales  nuées 
des  matins  ou  le  souffle  empesté  des  nuits ,  dans  les 
grandes  villes.  Au-dessus  de  ces  prunelles  d'mie  limpi- 
dité singulière,  si  délicates  qu'il  suffit  d'un  jour  un  peu 
trop  vif  pour  que  tout  de  suite  il  y  tremble  une  larme, 
la  solitude  déploie  comme  une  gaze  qui  les  préserve 
sans  les  assombrir.  Pour  s'élever  à  toute  heure  vers 
le  crucifix,  ces  paupières  naturellement  baissées  veu- 
lent se  sentir  encouragées  par  les  reflets  discrets  qui 
tombent  de  la  voûte  étoilée  des  chapelles.  C'est  qu'il 
existe  de  par  le  monde  deux  sortes  de  sérénités,  l'une 
tendre,  l'autre  superbe.  La  première  semble  faite  de 
sourires  et  d'innocence  ;  la  seconde  s'acquiert  au  prix 
des  larmes ,  des  épreuves  et  quelquefois  du  sang  : 
celle-là  charme  ;  celle-ci,  on  l'admire.  Elle  seule,  la 
paix  héroïque,  chèrement  achetée  par  la  lutte,  no- 
blement assise  sur  la  douleur  refoulée  ou  les  pas- 
sions vaincues,  prête  au  masque  de  l'athlète  ce  je 
ne  sais  quoi  de  net  et 'd'achevé  qui  transporte  à  la 
fois  et  repose  :  elle  seule  laisse  cette  impression 
que  produit  le  calme  vivant  des  statues  antiques. 
Marins  à  Minturnes,  Socrate  buvant  la  ciguë,  Albert 
le  Grand  vidant  la  coupe  que  lui  tend  le  moyen  âge, 


L'KMPIRK    ET    LA    1>APAUTÉ.  '241 

présentent  trois  exemples  de  cette  placidité  robuste, 
et,  certes,  ce  n'est  point  nous  qui  lui  refuserons  la 
supériorité.  Mais  la  sérénité  frêle,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi,  est-elle  donc  tant  à  dédaigner?  Parce 
que  la  blancheur  des  lis  n'implique  nullement  l'idée 
de  résistance  et  de  force  qu'éveille  la  blancheur  des 
marbres,  doit -on  mépriser  les  lis?  Que  de  fronts 
d'aspect  majestueux  et  angélique,  unis  et  sur  les- 
quels semble  planer  vaguement  une  auréole  éthérée, 
ont  paru ,  jeté  une  lueur,  approché  de  l'idéal ,  puis 
se  sont  évanouis  dans  le  mystère  et  l'oubli,  sans  que 
quelqu'un  ait  pris  seulement  la  peine  de  les  relever  ! 
Il  est  vrai  que  pour  les  saisir  il  faut  les  surprendre, 
et,  pour  les  surprendre,  user  de  ménagements  infinis. 
Une  rude  parole  les  fait  rentrer  dans  le  néant,  une 
vulgarité  les  abat,  le  spectacle  du  mal  et  du  laid  les 
frappe  d'un  étonnement  toujours  plus  vif  et  doulou- 
reux; les  années  n'ont  point  toujours  raison  de  ces 
incorrigibles  mais  adorables  candeurs.  Une  ou  deux 
physionomies  riantes  ne  s'encadrent-elles  pas  à  mer- 
veille dans  un  tableau  complet  du  moyen  âge,  et 
quelques  ingénuités  se  détachant  à  l'improviste  sur 
le  fond  sévère  et  tourmenté  des  mœurs  brutales  de 
l'époque  ne  la  feront -elles  pas  mieux  comprendre? 
A  l'ombre  des  clématites  et  des  vignes  vierges,  dans 
le  jardin  du  couvent  des  frères  prêcheurs  de  Go- 

I.  16 


242  ALBERT   LE  GRAND. 

logne,  avant  de  nous  hasarder  sur  cette  terre  d'Al- 
lemagne ,  théâtre  de  toutes  les  guerres  et  foyer  de 
toutes  les  discordes,  arrêtons -nous  un  moment,  et, 
comme  une  colombe  qui  passe ,  regardons  passer 
frère  Henri. 

Quoi  de  plus  frais,  de  plus  aérien  que  cette  courte 
existence  de  l'humble  prieur  de  la  rue  de  Stolk,  si 
parfaitement  innocente,  si  chaste,  si  recueillie!  On 
pourrait  peut-être  lui  appliquer,  tant  sa  vie  coula  mo- 
destement près  de  la  cellule,  ce  mot  qui  a  été  dit  à 
la  louange  de  la  simplicité  de  mœurs  et  de  maintien 
d'une  Romaine  :  «  Elle  fila  de  la  laine  et  garda  la  mai- 
son.» Le  cloître  fut  pour  lui  le  forum;  sa  pensée  ne 
se  détacha  jamais  du  divin  époux.  Ce  n'est  point  à 
la  légère,  en  nous  jouant,  que  nous  lui  consacrons 
ici  quelques  lignes.  Frère  Henri  prend  à  nos  yeux 
l'importance  et  l'intérêt  d'un  type,  en  dépit,  ou  plu- 
tôt en  raison  même  de  son  peu  de  relief.  Que  si 
d'autres  carrières  que  la  sienne,  en  effet,  .plus  éner- 
giques, plus  remplies  de  labeurs  et  d'aventures,  par- 
lent avec  plus  d'autorité  à  l'imagination,  et  vont,  pour 
ainsi  dire,  au-devant  de  l'esprit  cjui  les  subit,  celle- 
ci  l'attire  et  le  retient ,  une  fois  qu'il  l'a  trouvée  sur 
sa  route.  Nulle  vie  monacale  de  la  Thébaïde  d'Occi- 
dent ne  symbolise  dans  un  clair-obscur  plus  irisé  ce 
que  j'appellerai  le  côté  féminin  du  mysticisme. 


L'KiVlPlHE    ET    LA    1>APAUTK.  '243 

A  peine  sorti  de  l'adolescence,  —  il  devait,  d'ail- 
leurs, rester  toujours  et  mourir  jeune, —  frère  Henri, 
aimé,  recherché  de  tous,  se  voue  au  service  de  Dieu. 
Pensez-vous,  par  hasard,  qu'il  ait  beaucoup  lutté, 
soutenu  nombre  de  combats  intérieurs,  traversé  seu- 
lement quelques-unes  de  ces  nuits  houleuses  qui  la- 
borieusement enfantent  les  poètes,  les  héros  et  les 
saints,  nuits  qui  arrachent  son  rêve  prodigieux  à 
Jacob,  dressent  son  bûcher  à  Savonarole  ou  héris- 
sent sa  chevelure  à  Saûl?  Circuit  leo  rugiens,  qu^e- 
RENS  QUEM  DEVORET.  Sou  Caractère  ne  l'exposait  point 
aux  tempêtes.  Le  disciple  de  Dominique  appartient 
à  cette  catégorie  d'âmes  dont  le  lion  rugissant  de 
l'Ecriture  n'affrontera  jamais  les  régions  tranquilles  : 
le  monstre  n'y  rencontrerait  point  de  quoi  repaître 
sa  fureur  et  sa  faim.  L'âme  de  frère  Henri  était  de 
celles  que  visite  et  salue,  au  contraire,  dès  que  luit 
l'aurore,  la  colombe  de  l'arche,  la  colombe  avec  son 
rameau.  Il  est  bon  à  r homme  de  porter  le  joug  du  Sei- 
gneur dès  sa  jeunesse  :  cette  parole  retentit  un  matin 
à  son  oreille.  En  se  conformant  à  la  sainte  maxime,  il 
ne  fit  qu'obéir  à  son  penchant,  car  Vamour  de  la  jus- 
tice et  de  tout  ce  qui  est  honnête  semblait  inné  en  lui  *. 

i.  Iste  cum  optimae  esset  indolis  adolescens,  in  omnibus  sese 
exhibuit  ad  disciplinam  docilem,  facilem  ad  virlutes;  sicque  dum 
cresceret  aetate,  crescebat  et  moribus,  usque  adeo,  ut  si  cum  ipso 


244  ALBERT   LE    GI'.AND. 

Doué,  raconte  encore  un  vieux  récit,  de  la  gravité 
douce,  d'une  compréhension  souple  et  facile,  d'un 
son  de  voix  mélodieux,  d'un  art  inimitable  de  bien 
dire  et  d'émouvoir  ceux  qui  l'approchaient  %  lorsqu'il 
vint  étudier  à  Paris,  il  se  lia  étroitement  avec  Jourdain 
de  Saxe,  le  futur  général  de  l'Ordre,  simple  clerc  en 
ce  temps-là,  et  forma  le  généreux  mais  chimérique 
dessein  de  ne  le  quitter  jamais.  «  Ne  nous  séparons 
pas,  Stemus  simul,  »  répétait  sans  cesse  frère  Henri  à 
frère  Jourdain,  en  commentant  avec  grâce,  à  sa  façon, 
le  mot  du  prophète  Tsaïe,  le  jour  où  tous  deux,  entraî- 
nés par  un  discours  de  frère  Renaud  de  Saint-Gilles, 
ils  revêtirent  ensemble,  au  couvent  de  Saint-Jacques, 
l'habit  de  Saint-Dominique ^  Ce  trait  l'achève.  Ne  se 
persuadait-il  point  imprudemment,  le  tendre  céno- 
bite, que  la  liberté  du  dévouement  peut  exister  sans 
l'indépendance,  et  que  deux  cœurs  bien  unis  ne  feront 
que  jouir  plus  étroitement  l'un  de  l'autre,  en  se  réfu- 
giant sous  la  bure?  Stemus  simul  !  Hélas!  quel  souhait 
délicieux  1  Mais  comme  les  événements  ne  tardèrent 
point  à  réduire    à  néant  ce  beau  projet,  éternel  et 


conversaveris,  velut  angelum  aestimares,  et  quasi  innalam  et  cre- 
deres  honestalem.  —  B.  Jordanus,  c.  40,  n°  40. 

1.  V.  P.  Touron,    Disciples  de  saint   Dominique ,  liv.    VI. 
p.  724,  7^22,723. 

2.  V.  P.  Touron,  ibid. 


L'EMPIRE    KT   LA    PAPAUTl-:.  '245 

fol  espoir  des  âmes  éprises  ici-bas  de  l'Infini,  char- 
mant rêve  toujours  repris,  toujours  déçu!  Frère  Henri 
reconnut  bientôt,  non  sans  verser  quelques  larmeç, 
qu'une  entière  conformité  de  vues  et  d'état  n'entraîne 
point  avec  elle  la  certitude  de  n'avoir  point  à  souffrir 
des  déchirements  de  l'absence,  et  que  vouloir  garder 
à  ses  côtés  son  ami  en  même  temps  que  prétendre 
rester  soumis  aux  exigences  de  la  Règle,  c'est  un  pro- 
blème de  géométrie  sentimentale  non  moins  difficile  à 
résoudre  que  la  quadrature  du  cercle.  Pareille  à  la 
fatalité  si  souvent  célébrée  dans  les  chœurs  d'Eschyle 
et  de  Sophocle,  la  Règle,  divinité  sourde  qui  préside 
au  destin  des  communautés  religieuses,  mais  qui  n'a 
encore  inspiré  personne,  garde  un  visage  impassible. 
Elle  ne  connaît  ni  la  pitié  ni  le  remords.  Scrupule 
pour  elle  égaie  faiblesse.  Elle  commande  :  point  de 
réplique.  Une  fois  l'arrêt  prononcé,  elle  s'adosse  au 
trône  du  dieu  qu'elle  nomme  Jupiter  ou  Jéhovah,  peu 
lui  importe,  car  elle  sert  ou  plutôt  trahit  tous  les 
dieux,  et  elle  pousse,  rapproche  ou  divise  à  son  gré 
les  mortels. 

Nos  inséparables  n'eurent  point  plus  tôt  prononcé 
leurs  vœux,  qu'il  leur  fallut  se  contraindre,  bien  qu'ils 
eussent  pris  le  froc  dans  la  même  compagnie,  à  ne  plus 
se  voir,  à  ne  plus  penser  ni  lire  en  commun,  à  deve- 
nir comme  étrangers  l'un  à  l'autre.  Frère  Jourdain, 


246  ALBERT  LE    GRAND. 

rapidement  promu  aux  premières  dignités  de  l'Ordre, 
parcourt  désormais  la  France,  la  Pologne  ou  l'Italie, 
tandis  que  frère  Henri,  dirigé,  dès  1221,  vers  la  ville 
de  Cologne  pour  y  fonder  un  couvent,  s'en  va  de- 
meurer aux  bords  du  Rhin  ,  loin  du  compagnon  de 
ses  vingt  ans.  Aussi  quelles  plaintes  modulées  à  mi- 
voix  s'échappent  de  temps  en  temps  de  ce  pauvre 
hospice  de  la  rue  de  Stolk ,  dont  frère  Jourdain  ne 
franchit  jamais  le  seuil  et  qui  vit  expirer  frère  Henri  ! 
Entendez-vous  ces  soupirs  étouffés  par  la  résignation 
et  une  piété  vive,  mais  si  tristes,  si  humbles,  expri- 
mant avec  tant  de  suavité  la  mélancolie  de  l'aban- 
don, qu'ils  nous  touchent  et  nous  remuent  encore, 
bien  que  nous  soyons  un  peu  plus  éloignés  de  frère 
Henri  que  ne  l'était  frère  Jourdain?  a  Où  êtes-vous  à 
présent?  écrivait  un  jour,  au  hasard,  sans  savoir  en 
quel  lieu  l'infidèle  portait  en  ce  moment-là  ses  pas  , 
le  prieur  de  Cologne  à  celui  qu'il  ne  pouvait  se  lasser 
d'aimer,  où  êtes-vous?  Qu'est  devenu  ce  merveil- 
leux dessein  que  nous  avions  formé  naguère  et  qui 
nous  avait  semblé  si  doux  :  ne  jamais  nous  quitter? 
—  Stemus  simul!  —  Restons  ensemble!  Ainsi  par- 
lions-nous jadis,..  Mon  séjour  à  moi,  cest  toujours 
l'Allemagne^  ! ))  Et  pourquoi  frère  Henri  fut-il  con- 

1 .  V.  P.  ïouron,  Disciples  de  saint  Dominique  :  Frère  Henri 
d'Utrecht. 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPAUTÉ.  247 

damné  sans  appel  à  ne  point  respirer  hors  de  ce 
pays?  D'où  vient  qu'on  ne  songea  point  à  le  rempla- 
cer dans  une  station  lointaine  où  la  résidence  lui  fut 
imposée  par  un  signe  de  ses  chefs ,  et  qu'un  autre 
signe  impérieux  lui  défendit  d'abandonner?  Le  secret 
mobile  de  tant  de  sévérités  devra  peut-être  se  cher- 
cher dans  les  grâces  mêmes  et  les  dons  heureux  qu'il 
avait  reçus  du  ciel,  son  art  incomparable  de  bien  dire 
et  de  ravir  ceux  qui  l'approchaient.  Justement  parce 
qu'elles  sont  dures  et  sans  entrailles,  les  autorités 
absolues  veulent  quelquefois  être  représentées  par 
des  hommes  doux,  et  quand,  par  surprise  ou  par 
violence,  elles  se  trouvent  pouvoir  disposer  de  leurs 
contraires,  elles  en  usent  alors  sans  pudeur  et  sans 
merci.  Si  jamais  brocanteur  de  Sparte  ou  de  Gorinthe 
a  conçu  la  plaisante  idée  de  mettre  aux  enchères  les 
cordes  soi-disant  retrouvées  de  la  lyre  d'Orphée,  la- 
quelle domptait  jusqu'aux  bêtes  féroces,  soyez  sûr 
qu'il  ne  se  sera  point  ému  des  railleries  de  ses  conci- 
toyens ,  qu'il  n'a  jamais  compté  en  trouver  le  place- 
ment en  Grèce,  mais  qu'il  les  aura  vendues  bel  et 
bien,  ces  cordes  magiques,  et  très -cher,  à  quelque 
tyran  tel  que  Denis  de  Syracuse. 

On  conviendra  que,  vu  ses  qualités  conciliantes, 
ses  talents  et  ses  vertus,  frère  Henri  n'était  point  un 
médiocre  instrument  de  propagande.  Peu  de  moines 


248  ALBERT  LE   GRAND. 

durent  se  montrer  aussi  propres  à  favoriser,  au  dé- 
but, l'expansion  de  l'œuvre  de  saint  Dominique  aux 
bords  du  Rhin.  Rien  de  plus  difficile,  on  le  sait,  que 
les  commencements  en  toute  chose  ;  >  il  est  dange- 
reux aussi,  s'il  faut  en  croire  le  proverbe,  de  se 
prendre  de  querelle  avec  les  Teutons.  Ses  supérieurs 
l'avaient  bien  jugé.  Frère  Henri  réussit  à  Cologne, 
en  dépit  de  mille  obstacles,  et  ses  victoires  l'enchaî- 
nèrent au  sol  qui  lui  dérobait  la  moitié  de  son  âme. 
Sur  le  peuple  et  les  seigneurs,  frère  Henri  eut  bien- 
tôt pris  de  l'ascendant;  mais  ce  furent,  paraît-il,  les 
prêtres  séculiers,  jaloux  des  succès  de  la  communauté 
naissante,  qui  lui  tendirent  des  embûches  et  s'obsti- 
nèrent à  ne  point  se  laisser  désarmer  par  tant  de  no- 
blesse et  de  séduction.  Les  séculiers  allaient  constam- 
ment porter  leurs  plaintes  aux  pieds  de  l'archevêque 
Engelbert,  et  peignaient  les  robes  blanches  sous  les 
plus  sombres  couleurs.  «...  Les  dominicains  mettront 
Cologne  en  état  de  siège. . .  nous  perdons  tout  crédit  au- 
près des  fidèles...  on  va  nous  tondre  et  nous  dépouil- 
ler de  nos  ouailles...  la  peste  soit  des  intrus...  nous 
ne  sommes  donc  plus  ici  chez  nous...»  murmuraient, 
allaient  partout  répétant  les  curés  des  paroisses  qui 
s'indignaient  et  les  chanoines  qui  s'éveillaient  ^  Frère 

1.  Manche  Welt-Geistliche  beklagten  sich  dariiber  beim  edien 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPAUTE.  249 

Henri  n'eut  point  de  peine  à  réfuter,  rien  qu'en  se 
montrant,  les  basses  calomnies,  et,  sans  répondre  di- 
rectement aux  attaques,  il  entreprit  contre  la  rudesse 
des  mœurs  allemandes,  assez  générale  à  cette  époque, 
et  contre  les  sacrilèges  journaliers  du  langage,  en 
particulier,  une  de  ces  croisades  pacifiques  qui  con- 
venaient à  sa  délicatesse  extrême  non  moins  qu'à 
l'ardeur  de  son  zèle. 

Dès  qu'il  s'était  trouvé  en  contact  avec  les  gens 
de  Cologne,  en  l'année  i22/|,  quatre  ans  seulement 
avant  la  venue  d'Albert,  un  ou  deux  mois  après  avoir 
dit  adieu  à  l'objet  de  toutes  ses  tendresses,  le  moine 
envoyé  au  loin  s'était  tout  d'abord  senti  quelque  peu 
dépaysé  en  cette  ville  où  il  arrivait  inconnu,  sans 
appuis,  ayant  perdu  son  soutien,  avec  des  nuages 
de  malveillance  à  l'horizon.  Mais,  dès  qu'il  eut 
échangé  quelques  paroles  avec  ceux  qu'il  était  chargé 
d'évangéliser,  hasardé  quelques  pas  en  dehors  du 
monastère,  et  entendu  comment  on  parlait  dans  les 
rues,  frère  Henri  éprouva  un  saisissement  inexpri- 
mable. II  fut  tout  surpris  et  désolé  de  la  grossière 
habitude  qu'avait  conservée,  ou  contractée  depuis  sa 
conversion,  cette   population  des  bords  du  Rhin  : 

Erzbischofe  Engelbert,  dass  die  Ordensmânner  das  fremde  Aern- 
tefeld  betraten...  sie  wijrden  die  Geistlichon  in  Gefahr,  die  Stadt 
in  Bedrangniss  bringen...—  Sighart,  Alberlus  Magnus. 


250  ALBERT   LE  GRAND. 

les  gens  de  Cologne  n'ouvraient  la  bouche  que  pour 
jurer  ou  blasphémera  «Près  de  quelles  sources  im- 
pures laissez-vous  donc  paître  vos  brebis?  »  eùt-il  pu 
reprocher  aux  séculiers.  Surmontant  ses  dégoûts  et 
ne  prenant  conseil  que  de  la  loi  qui  commande  d'ou- 
blier les  injures ,  notre  inoffensif  apôtre  tenta  de  ré- 
trécir, en  y  versant  du  miel,  la  plaie  qu'un  de  nos 
rois  prétendit  cautériser  en  y  appliquant  le  fer  rouge, 
et  que  ses  négligents  adversaires  ne  pensaient  point 
seulement  à  guérir.  Le  mal  diminua  peu  à  peu , 
constatent  les  chroniques,  et  s'il  ne  disparut  point 
tout  à  fait,  si  tous  ceux  qui  juraient  et  blasphémaient 
ne  retinrent  point  leur  langue  après  les  exhortations 
de  frère  Henri,  c'est  apparemment,  comme  l'insinue 
l'ancien  auteur  qui  se  plaît  à  narrer  ces  faits ,  c'est 
que  jurer  et  blasphémer,  aux  bords  du  Rhin,  ne  fut 
point  seulement  un  défaut  coutumier,  ce  fut  une  sorte 
de  vice  national  ^.  Mais  à  cet  élégant  et  salutaire  ex- 
ploit ne  se  bornèrent  point  les  succès  de  frère  Henri  : 
il  était  dit  qu'il  joncherait  de  palmes  le  terrain  sur 
lequel  devait  peser,  par  la  suite,  la  lourde  sandale 
d'Albert  le  Grand.  «  Rien  quà  son  souvenir^  tout  Co- 

1.  Les  jurements  fréquents,  les  imprécations,  les  blasphèmes, 
étaient  alors  le  vice  de  la  nation.  —  V.  P.  Touron,  Disciples  de 
saint  Dominique,  p.  725. 

2.  V.  P.  Touron.  ibid. 


L'EMPIKK    ET    LA    PAPAUTÉ.  2M 

logiie  se  récrie  encore  d'admiration  et  d'amour^  »  dic- 
tait frère  Jourdain,  général  de  l'Ordre,  après  la  mort 
de  cet  ami  dont  il  ne  vint  point  fermer  les  yeux,  «  tant 
il  répandit  dans  le  cœur  de  la  multitude  cette  flamme 
que  Notre-Seigneur  a  apportée  sur  terre.  Les  vierges 
et  les  veuves  surtout,  il  les  gagnait  assidimient  au 
Christ  \..  »  Livrée  à  elle-même  sous  un  ciel  terne  et 
froid,  au  milieu  d'un  peuple  de  guerriers  et  de  mar- 
chands, privée  de  ces  épanchements  journaliers  que 
ne  remplacent  même  point  les  rayons  du  soleil  pour 
les  organisations  de  sa  sorte,  —  elles  ne  sauraient  se 
passer,  en  etïet,  d'entretiens,  d'effusions  intimes,  sans 
languir,  —  quoi  de  plus  naturel  que  cette  âme  exilée 
ait  éprouvé  quelque  attrait  pour  ce  qui  semble  essen- 
tiellement pur,  espérant  et  gémissant ,  l'innocence 
et  le  deuil  ?  On  conçoit  qu'elle  s'en  soit  entourée  de 
préférence,  comme  d'ailes  légères,  pour  s'élever  vers 
les  sphères  des  hymens  sans  rupture  et  de  la  joie 
sans  péché.  Ainsi  vécut  ou  plutôt  se  soutint  frère 
Henri,  et  lorsqu'il  rendit  le  dernier  soupir  et  que 
frère  Léon  prit  sa  place  de  prieur  dans  le  monastère 
de  la  rue  de  Stolk ,  consacré  à  sainte  Marie-Made- 

1.  Quam  etiam  diligenter  ignem  quem  Dominus  venit  mittere 
in  terram  in  cordibus  multorum  accenderit,  tola  adhiic  clamai 
Colonia...  quam  uberem  manipulum  in  virginibus,  inviduis,  per 
assiduam  praedicationem  lucrifaceret  Christo.  —  B.  Jordanus. 


25'2  ALBERT   LE   GRAND. 

leine,  il  n'est  ni  prêtre  ni  laïque,  ni  pauvre  ni  riche, 
ni  chevalier  ni  chanoine,  qui  ne  prononçât  le  nom 
de  l'absent  avec  un  regret  et  un  respect  extrêmes. 
Dans  la  clarté  et  la  sérénité  sans  nuages,  au-dessus 
des  lieux  où  l'on  peut  entendre  une  parole  malséante 
et  voir  triompher  le  mal,  le  disciple  de  saint  Domi- 
nique était  allé  attendre  frère  Jourdain ,  et  s'il  est 
vrai  que  le  ciel  soit  pour  ceux  qui  y  songent^  le  ciel 
dut  recevoir  frère  Henri  ^ 

((  Après  métré  baigné  dans  les  eaux  chaudes  d'Aix- 
la-ChapellCy  »  raconte  dans  une  de  ses  épîtres  fami- 
lières à  son  compatriote  et  confident  Jean  Colonna, 
Pétrarque,  l'errant  et  souriant  Pétrarque, —  la  bonne 
fortune  nous  le  montre  de  passage  dans  la  contrée 
qui  s'appelle  aujourd'hui  la  Prusse  rhénane,  en  1330, 
cent  ans  précisément,  jour  pour  jour,  après  l'appari- 
tion d'Albert  le  Grand  en  ces  parages,  —  ^  je  me  diri- 
geai vers  Cologne,  Quelle  industrieuse  et  imposante 
cité!  Quelle  dignité  chez  les  hoalmes,  quelle  bonne 

GRACE  CHEZ  LES  FEMMES  JE  TROUVE  ICI  "  !   »    La    lettre 

du  platonique  amant  de  Laure,  qui,  du  reste,  capri- 
cieux et  libre  génie,   petit- neveu  de  Virgile,   mais 

\.  Frère  Henri  mourut  en  1234.  Albert  le  Grand  vint  à  Co- 
logne de  1229  à  1230.  Albert  vécut  donc  sous  le  même  toit  que 
frère  Henri  trois  ou  quatre  ans. 

2.  V.  Bianco,  Die  aile  Universilàt  Kôln, 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  253 

client  d'Horace,  demandait  volontiers  aux  amours 
de  le  consoler  des  rigueurs  de  la  Muse,  qui ,  sans 
scrupule  aucun,  après  avoir  mouillé  de  pleurs  les 
froides  mains  de  la  dame  de  ses  pensées,  s'en  allait, 
musa  pedestri^  sur  l'épaule  de  quelque  belle  fille, 
effeuiller  les  jasmins  et  les  roses  dont  la  déesse  n'avait 
point  voulus  la  lettre  en  question  témoigne,  avec  un 
peu  trop  d'engouement  peut-être,  d'une  admiration 
toute  méridionale  pour  la  beauté  blonde  —  quelle 
bonne  grâce  chez  les  femmes  je  trouve  ici!  —  Un  peu 
de  précipitation,  la  sorte  de  fascination  produite  par 
toute  forme  ou  couleur  nouvelle  sur  les  imaginations 
vives,  n'auraient-elles  point  dicté  cette  phrase  ga- 
lante? Qui  ne  se  représente  aisément  le  poëte,  assis 
d'ordinaire  et  rêvant  près  de  la  fontaine  deVaucluse, 
ou  bien  traînant  le  pas  sur  le  pont  d'Avignon,  lui  dont 
les  yeux  ont  vu  se  dénouer  maintes  fois  les  grosses 
torsades  de  cheveux  noirs  relevées  autour  du  front 
mat  de  nos  paysannes  du  midi,  surpris,  c'est-à-dire 
soudainement  épris  des  tresses  dorées,  de  la  dé- 
marche lente  et  modeste,  des  joues  fraîches,  des 
yeux  bleus  et  langoureux  des  Allemandes?  Quant  au 
maintien  fier  et  digne  dont  il  gratifie  sans  restriction 
les  hommes,  on  se  gardera  bien  de  lui  chercher  noise 

1 .  V.  Pétrarque,  par  M.  Mézières. 


\ 


254  ALBERT  LE  GRAND. 

à  ce  propos.  Il  ne  nous  sied  point  de  douter  que  les 
exemples  et  les  discours  de  frère  Henri  n'aient,  à  la 
longue,  porté  leurs  fruits,  et  qu'un  siècle  après  sa 
mort,  après  un  siècle  d'efforts,  le  peuple  de  Cologne 
n'ait  fini  par  se  défaire  de  ses  mauvaises  façons.  Au 
demeurant,  l'impression  générale  de  l'illustre  voya- 
geur sur  la  ville,  son  animation  et  son  opulent  aspect 
—  quelle  industrieuse  et  imposante  cité!  —  paraît 
juste  :  l'impression  dut  être  la  même,  lorsque,  s'aven- 
turant  en  ces  lieux  bien  avant  lui,  Albert  entra  dans 
Cologne.  Cologne  prit  peut-être,  en  effet,  plus  d'im- 
portance encore  au  moyen  âge  qu'elle  n'en  garde 
aujourd'hui.  Tant  de  mouvement  ne  saurait  s'expli- 
quer que  par  l'activité  de  son  négoce  et  l'étendue  de 
ses  transactions  avec  le  pays  d'Utrecht  et  les  côtes  de 
la  Baltique,  car,  en  dépit  de  sa  situation  heureuse  et  du 
fleuve  qui  la  traverse,  Cologne,  vers  1230,  manquait 
assurément  de  ce  bel  air^  de  ces  élégances  et  de 
ces  appas  qui  attirent  ou  retiennent  les  étrangers.  Sa 
cathédrale,  chef-d'œuvre  inachevé,  dont  une  légende 
attribue,  par  parenthèse,  le  dessin  et  le  plan  au  docteur 
universel,  n'est  point  encore  sortie  de  terre  à  l'heure 
matinale  à  laquelle  nous  passons  avec  Albert  de  l'autre 
côté  du  Rhin.  Ce  ne  fut  qu'en  1248  que  l'archevêque 
Conrad  de  Hochstraden,  faisant  une  sorte  de  pieux 
emploi,  sur  ses  vieux  jours,  des  trésors,  produit  de  ses 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTE.  255 

rapines,  jeta  les  premières  assises  du  monument  dont 
la  magnificence  devait  l'absoudre  de  l'avoir  entre- 
pris. Ce  fastueux  prélat  n'aurait-il  point  prévu,  non 
sans  finesse,  que  la  postérité  ne  se  souviendrait  plus 
de  ses  crimes  en  admirant  ce  qu'ils  lui  ont  valu,  une 
merveille,  et  que,  sur  les  carreaux  pourpres  des 
rosaces,  nul  fidèle  n'irait  chercher  la  trace  du  sang 
répandu?  Qu'on  ne  s'attende  point  non  plus  à  sur- 
prendre au  berceau  l'université  de  Cologne,  et  pour 
cause  :  nous  arrivons  trop  tôt  en  vérité.  Albert  va 
fonder  l'école  ;  l'université  n'existe  point;  elle  ne  sera 
créée  que  le  21  mai  de  l'an  de  grâce  1358,  par  bulle 
expresse  d'Urbain  VI,  qui  lui  accordera  les  mêmes 
franchises  et  privilèges  qu'à  l'université  de  Paris  ^ 

I.  Consulter  Bianco,  Die  aile  Universilàt  Kôln_,  p.  75. — L'Al- 
lemagne n'ayant  possédé  en  propre  aucune  université  nationale 
avant  la  seconde  moitié  du  xiv'  siècle,  de  ce  fait  découle  natu- 
rellement celui-ci  :  tous  les  Allemands  s'en  allaient  étudier  à  Bo- 
logne 0  1  à  Paris.  (  V.  Savigny,  t.  111,  Universitàlen.)  N'est-il 
point  digne  de  remarque  qu'un  pays  actuellement  à  la  tête  de 
l'Europe  pour  tout  ce  qui  touche  à  l'enseignement  primaire  et  à 
l'enseignement  supérieur  se  soit  laissé  distancer  delà  sorte  par  la 
France  et  l'Italie,  pour  prendre  ensuite  sa  revanche  et  tenir  le  haut 
du  pavé?  Voici,  du  reste,  en  quels  termes,  en  bon  latin,  appuie 
sur  celte  singularité  Juste  Lipse,  le  vieux  savant  :  k  hicredibile  est 
quam  inde  in  Germania  pidlaverint  scholœ  et  illa  regio  in  qua 
Taciti  etiam  aetate  litterarum  sécréta  viri  pari  ter  ac  feminse  ignora- 
bant,  pêne  pliires  nunc  Acadetnms  habel  quam  reliqim  Europa 
universa.  ))  —  Justus  Lipsius,  Lovaniam,  III,  viii. 


256  ALBKRT   LE  GRAND. 

Un  peu  barbare  encore,  ignorante  et  dénuée  de  toute 
ressource  pour  les  artistes  et  les  gens  studieux,  gros- 
sièrement bâtie,  boueuse,  irrégulière  et  sale,  en  re- 
vanche très-peuplée,  très-remuante,  très-influente, 
Cologne,  lorsque  Albert  le  Grand  y  mit  les  pieds ,  ne 
présentait  donc  d'autre  intérêt  qu'un  intérêt  commer- 
cial et  politique.  Mais  en  le  dirigeant  sur  ce  point, 
les  chefs  de  l'Ordre,  on  le  devine,  n'avaient  point 
agi  à  la  légère;  ils  prétendaient  justement  mettre  à 
profit  la  situation  exceptionnelle  d'une  place  qui  com- 
mandait alors  le  nord  de  l'Europe.  Du  haut  de  ses 
remparts,  baignés  par  un  immense  cours  d'eau  na- 
vigable, posté  en  vedette  dans  cette  vieille  colonie 
des  Romains ,  un  centurion  de  la  milice  dominicaine 
ne  voyait-il  point  s'étendre  à  ses  pieds  la  Frise,  la 
Thuringe,  la  Saxe?  Sa  tente  une  fois  plantée  en  ce  lieu 
d'observation,  ne  pouvait-il  former  ensuite  le  hardi 
dessein  de  soumettre  à  ses  aigles  la  Prusse  idolâtre 
ou  de  la  prendre  à  revers  par  la  Pologne?  Excellente 
tête  de  ligne^  s'il  est  toutefois  permis  de  se  servir 
d'une  expression  stratégique  pour  désigner  le  centre 
d'un  vaste  réseau  d'opérations  spirituelles,  Cologne 
fut,  selon  toute  apparence,  dévolue  à  Albert  avec  la 
consigne  d'employer  ses  talents  au  service  de  la 
cause  du  saint-siége,  extrêmement  compromise  en 
Allemagne.  On  remarquera  que  notre  héros,   peu- 


L  EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  257 

dant  les  dix  ou  douze  années  qu'il  va  présentement 
vivre  in  partibus  infidelium,  tout  en  tenant  conseil  à 
Cologne,  y  revenant  à  ses  heures,  et  y  ayant  établi,  à 
proprement  parler,  son  quartier  général,  se  permet- 
tant même  d'y  professer  par  instants,  —  c'est  là  que 
vint,  en  effet,  chercher  ses  leçons  saint  Thomas, — 
notre  héros  n'y  réside  point  cependant  d'une  façon 
régulière  et  fixe  ;  il  ne  se  consacre  que  dans  les  rares 
intervalles  de  répit  que  lui  laisse  sa  vie  militante 
à  l'explication  des  Sentences^  à  des  cours  suivis  de 
philosophie  et  de  théologie.  Qu'est-ce  à  dire,  Maître 
subtil?  La  robe  de  bure  dont  vous  vous  êtes  revêtu 
vous  aurait-elle  donc  imposé  ou  facilité  vingt  trans- 
formations successives  ?  Où ,  comment  vous  sur- 
prendre et  vous  saisir?  Vers  quelles  régions  formi- 
dables nous  conduisez -vous?  N'êtes- vous  point  un 
peu  le  Prêtée  du  moyen  âge?  Tour  à  tour  Bihlier  et 
Sententieux,  étudiant  hier,  aujourd'hui  moine,  de- 
main orateur  et  légat,  chargé  de  combattre  la  puis- 
sance impériale  et  de  soutenir  la  papauté  au  sein 
même  des  provinces  ébranlées,  chemin  faisant,  natu- 
raliste et  philosophe,  restituant  plus  tard  les  con- 
naissances de  l'antiquité  à  l'Europe,  y  ajoutant  vos 
découvertes,  si  grand,  enfin,  qu'il  a  bien  fallu  qu'on 
vous  soupçonnât  de  magie  et  que  la  persécution  vous 
abreuvât  de  fiel  sur  le  Golgotha  de  la  science,  ne 

I.  17 


258  ALBERT  LE  GRAND. 

personnifiez -VOUS  point,  à  travers  vos  mobilités  se- 
reines, l'esprit  d'initiative  constamment  aux  prises 
avec  la  matière,  et  la  douleur  et  le  génie  se  mêlant 
à  tout  pour  imprimer  leur  impulsion  à  tout? 

Le  fait  est  qu'en  ce  moment  le  docteur  universel 
accomplit  évidemment  une  mission;  Albert  agit,  il  est 
vrai,  mais  il  s'incline;  le  sçavant  se  retire  à  l'ombre 
et  ne  se  révèle  qu'à  la  dérobée.  On  dirait  qu'il  se 
résigne  à  ne  paraître  et  à  n'être  en  réalité  que  l'agent 
passif  d'une  autorité  envahissante  que  pour  conqué- 
rir pour  l'avenir,  et  dans  les  hautes  sphères  de  la 
liberté  d'examen ,  le  droit  de  ne  plus  se  soumettre 
qu'à  sa  raison.  Le  sort  en  est  jeté!  Albert  n'occupera 
définitivement  et  réellement  la  chaire,  dans  la  mé- 
tropole des  bords  du  Rhin,  que  lors  de  son  retour 
de  son  voyage  en  France,  après  ses  succès  à  Paris, 
et  quand  il  reviendra  provincial  de  l'Ordre  en  Alle- 
magne. Sic  voluere  fata.  Jusque-là,  il  ne  s'appar- 
tient guère  :  on  Vemploie;  son  activité  vagabonde  le 
porte  çà  et  là.  Que  dis-je?  l'imagination  se  fatigue  à 
le  suivre  à  Hildesheim,  à  Strasbourg,  à  Fribourg-en- 
Brisgau,  à  Ratisbonne,  des  rives  du  Rhin  aux  bords 
du  Danube,  à  l'est  et  à  l'ouest,  un  peu  partout  ^ 


1.   V.  D»"  Sighart,  Alberlus  Magnus ,  Sein  Leben  und  seine 
Wissenscliaft. 


L'EMPIRE   KT   LA   PAPAUTÉ.  259 

Encore  une  fois,  l'errant  divulgateur  d'Aristote  ac- 
complit évidemment  une  mission.  Mais  quels  furent  le 
caractère  et  le  but  de  cette  pérégrination  obligatoire 
en  Germanie?  Quels  hommes  puissants  mirent  à  Al- 
bert le  bâton  de  pèlerin  à  la  main,  et  glissèrent  sous 
son  habit  des  instructions  secrètes?  Hélas!  qui  ne  l'a 
soupçonné  tout  de  suite  et  prévu?  Pour  le  coup,  il 
conviendrait  peut-être  de  suivre  l'exemple  du  doux  Pé- 
trarque, et  de  se  plonger  comme  lui  dans  les  thermes 
d'Aix-la-Chapelle  pour  assouplir  ses  membres  et  se 
préparer  prudemment  au  combat.  —  Ave,  Cœsar  ! 
Morituri  te  salutantî  —  Salut,  Rome,  la  ville  aux 
sept  coHines,  la  ville  sainte,  la  ville  où  trône  la  puis- 
sance de  lier  et  de  délier  dans  le  ciel  et  sur  la  terre, 
salut  !  —  A  ve,  Cœsar  !  —  Entraîné  presque  de  force 
aux  abords  de  l'arène  où  ces  cris  retentissent,  j'hésite, 
je  recule,  je  détourne  la  tête,  et  toutefois  j'écoute. 
Vous  souvient -il  de  ce  passage  des  Confessions  de 
saint  Augustin,  dans  lequel,  parlant  de  son  ami  Ali- 
pius,  il  raconte  ingénument  ces  troubles,  ces  haut- 
le-cœur,  ces  frissons,  cette  insurmontable  envie  de 
voir  couler  le  sang  qu'éprouva  le  jeune  homme,  un 
jour  de  fête  qu'on  le  poussa  au  cirque?  Eh  bien,  j'en 
appelle  au  fils  de  Monique  :  un  chrétien,  au  Golisée, 
n'a  peut-être  point  connu  toutes  les  angoisses,  et  à 
nous  autres,  chrétiens  de  ce  temps-ci ,  une  nouvelle 


26a  ALBERT  LE  GRAND. 

et  plus  pénible  émotion  était  réservée  :  à  nous  ce  sup- 
plice d'assister  immobiles  à  des  jeux  criminels  dans 
les  champs  de  l'histoire,  au  pied  de  la  croix,  au  nom 
de  la  croix.  N'importe,  en  avant!  Nous  tombons  au 
milieu  d'un  des  conflits  les  plus  brûlants  qui  fussent 
jamais,  si  vif,  que  les  torches  n'en  sont  point  encore 
tout  à  fait  éteintes,  la  lutte  entre  l'absolutisme  impé- 
rial représenté  par  Frédéric  11  et  l'absolutisme  théo- 
cratique  incarné  dans  Grégoire  IX. 

Les  considérations  politiques  n'ont  jamais  été  le 
mobile  supérieur  et  constant  des  évolutions  des  deux 
compagnies  de  Saint-François  et  de  Saint-Domini- 
que. On  leur  rendra  même  cette  justice,  ainsi  qu'à 
la  masse  des  associations  religieuses,  qu'elles  n'ont 
guère  connu,  dans  leurs  commencements  du  moins, 
d'autre  ambition  que  celle  d'inspirer,  de  satisfaire  ou 
de  favoriser  les  goûts  d'humilité  et  de  simplicité  de 
vie ,  de  pieux  détachement  des  affaires  terrestres , 
l'amour  des  fortes  études ,  les  idées  vagues  de  fra- 
ternité universelle,  de  soumission  aux  lois  divines  et 
humaines.  Mais  le  plan  d'une  œuvre  peut  être  excel- 
lent et  composé  de  main  de  maître  :  inutile  de  rap- 
peler que  l'exécution  représente  une  autre  création 
de  chaque  instant,  laquelle  suppose  l'intervention 
directe  et  passionnée  de  l'auteur,  et,  bien  mieux, 
exige  de  sa  part  certaines  facultés  plastiques  assez 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  261 

indépendantes  de  la  puissance  originelle  de  conce- 
voir et  d'ordonner.  Une  des  causes,  selon  nous ,  les 
plus  riches  en  enseignements  des  déchéances  in- 
tellectuelles et  des  afTaissements  nnoraux  inévitables 
auxquels  ont  été,  sont  et  seront  tôt  ou  tard  exposées 
les  compagnies  créées  par  l'initiative  individuelle  et 
mises  par  leurs  fondateurs  à  l'abri,  c'est-à-dire  à  la 
merci  de  l'État,  —  or,  pour  toute  congrégation  chré- 
tienne qui  n'est  point  une  secte  et  comme  telle  en- 
tachée d'hérésie ,  par  conséquent  séparée  du  tronc 
officiel,  la  protection  de  la  cour  romaine,  n'est-ce 
point  la  tutelle  de  l'État?  —  une  de  ces  causes  doit 
être  cherchée,  pensons -nous,  dans  l'acte  d'aban- 
don des  originalités  de  leur  esprit  qu'ont  quelquefois 
sous-entendu,  quelquefois  sollicité,  presque  toujours 
humblement  et  solennellement  formulé  au  pied  du 
saint-siége  les  chefs  et  instituteurs  d'Ordres  au  début 
essentiellement  et  purement  spirituels.  En  se  livrant 
ainsi  corps  et  âme  à  un  pouvoir  à  la  fois  spirituel  et 
temporel,  du  côté  de  l'âme  et  de  la  perfection,  que 
pense-t-on,  en  effet,  qu'ils  doivent  y  gagner?  Assuré- 
ment fort  peu  de  bons  conseils,  d'assez  fades  leçons 
et  d'assez  tristes  exemples.  La  tiare  n'en  remontre 
point  à  la  couronne  d'épines,  et  la  pourpre  n'a  rien  à 
enseigner  à  la  bure.  Un  saint  Dominique ,  un  saint 
François ,  en  fait  de  désintéressement  et  de  vertu , 


26'?  ALBERT   LE   GUAND. 

s'ils  veulent  progresser,  n'ont  qu'à  se  recueillir,  sans 
présenter  un  placet  et  sans  tomber  à  genoux  devant 
un  trône.  Au  point  de  vue  de  la  conduite  à  tenir,  des 
résultats  à  atteindre  et  de  l'influence  à  exercer  au 
milieu  des  gouvernements  ou  des  événements  aux- 
quels le  monde  matériel  est  soumis,  monde  subal- 
terne, éternel  objet  de  convoitise  et  sujet  de  discus- 
sions et  de  disputes,  vers  quels  funestes  et  humiliants 
compromis,  à  quels  tristes  et  grossiers  desseins  ne 
vont  point  être  aussitôt  employées,  en  opposition  di- 
recte avec  leurs  caractères  et  les  tendances  élevées 
de  leurs  statuts,  des  armées  religieuses  veuves  de 
leurs  capitaines,  avec  leurs  enseignes  entre  les  mains 
d'un  Pontife  -  Roi  !  En  dehors  de  toute  appréciation 
générale ,  et  sans  prendre  garde  aux  ruineuses  con- 
séquences qu'amène  nécessairement  un  pareil  état 
de  choses  dans  la  pratique,  si  nous  nous  désinté- 
ressons de  la  politique  et  ne  nous  occupons  plus  que 
de  philosopher,  n'est-ce  point  l'un  des  faits  les  plus 
étranges  et  les  plus  lamentables  qui  se  puissent  pro- 
duire dans  les  régions  de  l'esprit  que  celui-ci  :  le  libre 
arbitre  détruit  dans  l'un  de  ses  asiles  sacrés,  le  cloître, 
refuge  désormais  illusoire?  Voilà  que  l'homme  qui  a 
prétendu  s'affranchir  en  se  cherchant  un  abri  loin  des 
tentations  vulgaires  se  trouve  tout  d'un  coup  réduit 
à  la  condition  d'instrument,  sur  un  signe  d'un  autre 


L'EMPIRE  ET  LA   PAPAUTÉ.  263 

nomme;  voilà  les  talents  les  plus  nobles  convertis, 
quelquefois  à  leur  insu,  en  forces  aveugles,  ici  pour 
le  bien ,  là  pour  le  mal ,  en  tout  cas  sans  que  la 
cause  immédiate  soit  admise  à  juger  de  l'opportu- 
nité, ni  même  de  la  moralité  de  ses  effets.  Appelé 
par  le  saint-siége  à  soutenir  son  crédit  menacé  dans 
les  diocèses  d'Allemagne  particulièrement  dévoués  à 
la  personne  de  l'empereur  Frédéric  II  ou  favorables 
aux  prétentions  de  ce  prince  rebelle,  l'Ordre  de  Saint- 
Dominique  n'avait  point  à  hésiter  :  l'Ordre  obéit.  Il 
est  de  notre  franchise  de  constater,  à  partir  de  cette 
première  infraction  à  la  Règle,  non  point  celle-là  que 
le  fils  des  Guzman  a  écrite ,  mais  celle-là  qu'il  avait 
rêvée,  quelques  symptômes  de  décadence  parmi  les 
membres  de  sa  maison.  Un  tel  faux  pas  peut  avoir 
de  graves  suites.  Ne  pressent -on  point  dès  lors  que 
l'Ordre  va  s'écarter  de  la  ligne  droite  et,  d'infidélités 
en  infidélités,  tomber  en  désaccord  final  avec  les  sé- 
vérités du  plan  primitif? 

Par  sa  naissance,  sa  gloire  déjà  redoutable,  son 
sang-froid  extraordinaire,  son  calme,  son  tact,  ce  je 
ne  sais  quoi  de  puissant  à  la  fois  et  de  contenu  qui 
donnait  à  sa  personne  la  séduction  de  la  majesté  et 
une  sorte  de  grâce  énergique,  le  merveilleux  en- 
lin  dont  l'entourait  son  savoir  réputé  universel ,  nul 
personnage  ne  semblait  plus  indiqué  qu'Albert  pour 


204  ALBliRT   LE  GRAND. 

faire  prévaloir  dans  le  courant  voulu  des  idées  qui, 
pour  se  faire  accepter,  n'ont  jamais  négligé  la  mise 
en  scène  ni  l'apparat.  Jourdain  de  Saxe,  dans  ces  ex- 
trémités, songea  naturellement  à  Albert,  et  lui,  sans 
s'étonner,  sans  murmurer,  sans  se  livrer  à  ces  re- 
présentations vaines  auxquelles  se  laissent  si  souvent 
aller  les  hommes  qui,  n'ayant  jamais  rien  prévu,  se 
trouvent  toujours  surpris  par  ce  qui  ne  devrait  point 
en  effet  arriver,  mais  qui  cependant  se  produit  avec 
une  sorte  de  régularité ,  lui  se  mit  aussitôt  en 
devoir  de  se  prêter  aux  exigences  souveraines  qu'il 
n'avait  d'ailleurs  point  à  juger.  —  La  secousse  im- 
primée d'abord  aux  âmes  par  l'éloquence  du  fils  de 
Dominique,  avait-on  calculé  en  haut  lieu,  devra  ame- 
ner graduellement  la  soumission  des  intelligences  et 
l'apaisement  des  partis.  —  On  espérait  bien,  tout  en 
ravivant  la  foi  dans  les  diocèses  d'Allemagne,  opérer 
une  réaction  salutaire  dans  le  sens  exclusivement 
romain.  —  Les  francs  succès  d'Albert  le  Grand  ne 
pourront-ils  point  balancer  tôt  ou  tard  les  impudentes 
menées  impériahstes,  victorieuses  sans  doute,  mais, 
heureusement  pour  la  cause  du  saint-siége,  entachées 
d'irréligion?  —  Peu  de  gens  sont  en  réalité  assez  forts 
et  lucides,  lorsqu'ils  sont  une  fois  tombés  à  genoux 
aux  pieds  d'un  ministre  des  autels,  en  vue  du  para- 
dis, pour  se  relever  au  nom  d'un  prince  ou  d'une 


L'EMPIRE   Er  LA   PAPAUTE.  265 

idée,  en  pleine  possession  d'eux-mêmes  et  des  dis- 
tinctions nécessaires.  —  L'habit  blanc  de  Saint-Do- 
minique, encore  nouveau  pour  les  Teutons,  hardi- 
ment, noblement  porté,  en  imposera  certainement 
aux  masses.  Les  foules,  en  effet,  se  montrent  d'ordi- 
naire peu  exigeantes,  et  rien  ne  leur  plaît  autant  que 
de  se  laisser  retomber  entre  les  bras  de  la  routine, 
sous  les  plis  d'une  oriflamme  d'aspect  imprévu.  Tout 
ce  qui  est  nouveau  leur  semble  neuf  :  elles  ne  savent 
guère  reconnaître  les  pensers  caduques  présentés  sous 
un  style  rajeuni.  —  Les  chevaliers  et  les  seigneurs  ne 
seront -ils  point  aisément  séduits  par  l'un  des  leurs 
attaché  à  la  bonne  cause?  —  Les  raisonneurs,  les  raf- 
finés et  les  indociles  ne  pourront -ils  point  se  sentir 
moins  humiliés  d'être  réduits  au  silence  par  un  logi- 
cien d'une  trempe  à  part,  renommé  pour  n'avoir  ja- 
mais rencontré  son  pareil  dans  les  écoles  de  Lombar- 
die?  —  Les  pauvres  hères  et  les  misérables,  éblouis 
par  les  mirages  d'un  christianisme  essentiellement 
populaire,  après  cette  vision,  auront-ils  bien  encore 
assez  d'yeux  pour  admirer  les  livrées  de  l'empereur 
portées  par  quelques  gentilshommes  de  fière  mine, 
mais  de  mince  dévotion?  —  N'approfondissons  point 
pour  le  moment  la  question  de  savoir  si  maître  Albert 
a  jamais  eu,  oui  ou  non,  cfuelques  familières  accoin- 
tances avec  le  Malin  :  pourvu  qu'il  serve  Rome,  tout 


266  ALBERT  LE  GRAND. 

est  sauvé,  et,  le  diable  s'en  mêlerait-il,  Tauxiliaire, 
après  tout,  n'est  point  tant  à  dédaigner. — Viendra  le 
jour,  sans  doute,  où  la  Germanie  entière,  remuée, 
attendrie,  convaincue,  pensant  naïvement  gagner  le 
ciel,  tournera  le  dos  à  la  bête  de  l'Apocalypse;  viendra 
le  jour  où,  prenant  ces  paroles  du  père  des  fidèles  à 
la  lettre  :  les  sujets  sont  déliés  du  serment  de  fidélité 
envers  un  prince  qui  a  forfait  envers  l'Eglise^  l'Al- 
lemagne confondra  la  voie  du  salut  avec  celle  de  la 
rébellion  ^  —  C'est  ainsi  que  la  propagation  des  plus 
purs  préceptes  de  l'Évangile  n'a  servi  que  trop  sou- 
vent de  prétexte  et  d'introduction  aux  prétentions  à  la 
monarchie  universelle,  tantôt  adroitement  déguisées, 
tantôt  hautement  avouées  par  la  cour  de  Rome.  Que 
de  fois,  entre  les  feuillets  des  livres  saints  ouverts 
pour  l'édification  des  peuples,  que  de  fois,  sautent 
aux  yeux  tels  renvois  à  la  marge  qui  ne  traitent  que 
d'intérêts  terrestres  ! 

On  s'étonnera  peut-être  qu'au  nombre  de  ses  plus 
redoutables  ennemis,  l'empereur  d'Allemagne  Frédé- 

\.  «  Du  fond  de  la  mer  vient  de  surgir  une  bête  avec  les  pieds 
d'un  ours,  la  gueule  d'un  lion  en  furie,  et,  quant  aux  autres  mem- 
bres, pareille  au  léopard,  etc.,  etc.  Cette  bète,  c'est  l'empereur 
Frédéric  II.»  Réponse  de  Grégoire  à  la  justification  de  Frédéric, 
le  21  mai  1239.  —  «Nous  délions  les  sujets  de  Frédéric  II  de 
LBUu  SERMENT  DE  FIDÉLITÉ.  »  Parolcs  de  Grégoire  IX  lors  de  la 
deuxième  excommunication  de  Frédéric  11. 


L'EMPIIIE   ET   LA  PAPAUTE.  ^67 

rie  Jl,  dès  qu'il  se  déelara  eoiitre  le  pape,  ait  ren- 
contré sur  son  chemin  les  deux  Ordres  si  parfaite- 
ment inolTensifs,  si  peu  belliqueux  de  leur  nature,  de 
Saint -Dominique  et  de  Saint- François.  Pierre  des 
Vignes,  chancelier  de  l'Empire,  ne  se  faisait  à  cet 
égard,  paraît-il,  nulle  illusion,  et  il  signalait  d'avance 
les  résultats  probables  de  leur  campagne  :  Pierre  des 
Vignes  se  hâta  de  prévenir  son  maître.  «  Les  frèues 

PRÊCHEURS    ET    LES    FRÈRES    MINEURS    SE    SONT    ÉLEVÉS 

CONTRE  NOUS  DANS  LA  HAINE,  mande  textuellement 
Pierre  des  Vignes  dans  un  de  ses  rapports  à  l'empe- 
reur; ils  ont  réprouvé  publiquement  notre  vie  et  notre 
conversation;  ils  ont  brisé  nos  droits  et  nous  ont 
RÉDUITS  AU  NÉANT...  Et  voîlà  que,  pour  énerver  encore 
notre  puissance  et  nous  priver  du  dévouement  des  peu- 
ples^ ils  ont  créé  deux  nouvelles  confréries  qui  embras- 
sent universellement  les  hommes  et  les  femmes.  Tous 

Y  ACCOURENT  ET  A  PEINE  SE  TROUVE-T-IL  UNE  PER- 
SONNE DONT  LE  NOM  n'y  SOIT  INSCRIT  \  » 

Il  serait  fastidieux  d'énumérer  ici ,  un  à  un ,  les 
graves  et  nombreux  griefs  qu'alléguait  le  pape  Gré- 

4.  Passage  déjà  cité.  V.  Albert  le  Grand,  liv.  U,  p.  82. 

«  Now  was  seen  the  wisdom  of  the  great  Innocent  in  raising 
two  sucli  armies  for  the  future  défense  of  the  Church  as  those 
furnisiied  to  him  by  St.  Dominic  and  St.  Francis.  »  —  History  of 
Frederick  the  Second,  by  Kington,  t.  Il,  p.  i25. 


268  ALBERT  LE   GRAND. 

goire  IX  contre  l'empereur  des  Romains  Frédéric  II, 
de  reproduire  in  extenso  les  raisons  plus  ou  moins 
valables  qu'alléguait,  en  revanche,  le  plus  intelligent 
et  le  plus  retors  des  héritiers  indirects  de  Constan- 
tin, pour  refuser  obéissance  au  successeur  de  saint 
Pierre.  Albert,  cependant,  se  trouvant  engagé  dans 
le  débat,  il  semble  opportun  et  même  nécessaire  de 
se  transporter  sur  le  terrain  qui  vit  se  produire  ce 
furieux  conflit  entre  les  deux  puissances,  choc  inévi- 
table, épouvantable  mêlée  dont  nous  ressentons  en- 
core vaguement  le  contre-coup  et  traînons  les  tristes 
éclats.  L'empereur  réduira-t-il  le  pape  a  n'être 

QUE  SON  chapelain?  —  LE  PAPE  VA-T-IL  CONTRAINDRE 
l'empereur  a  le  SERVIR  COMME  HUMBLE  VASSAL?  Telle 

est  la  grosse  question  qui  s'agite  depuis  la  Sicile  et 
les  Galabres  jusqu'à  Prague  et  Cologne,  tandis  que  le 
fils  de  Dominique,  poursuivant  froidement  sa  mission^ 
tantôt  se  tient  sur  la  réserve,  tantôt  élève  la  voix  dans 
les  villes  allemandes.  Laissons  comparaître  et  plai- 
der, selon  leur  bon  plaisir,  les  deux  parties. 

«  De  l'autorité  du  Père  et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit, 
des  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  et  de  la  nôtre,  nous 
excommunions  et  anathématisons  Frédéric,  soi-disant  em- 
pereur, dictus  imperator  S  pour  avoir  excité  des  séditions 

I.  Dictus  imperator.  Consult.  Magnum  bullarium  romanum, 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  269 

à  Rome  contre  l'Église  romaine,  à  seule  fin  de  nous  en 
chasser,  nous  et  nos  frères,  contrairement  aux  prérogatives 
d'honneur  et  de  dignité  qui  appartiennent  au  saint-siége, 
contrairement  à  la  dignité  ecclésiastique  et  au  serment 
qu'il  a  prêté  à  l'Église. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 
a  empêché,  usant  de  l'influence  de  quelques-uns  des  siens, 
l'évêque  de  Palestrine,  légat  du  saint-siége,  de  procéder 
dans  sa  légation  contre  les  Albigeois. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 
ne  permet  pas  de  remplir  les  sièges  vacants  de  quelques 
églises  cathédrales  vacantes  dans  le  royaume  de  Sicile,  ce 
qui  met  en  danger  la  liberté  de  l'Église  et  même  la  foi, 
attendu  qu'il  n'y  a  plus  là  personne  qui  annonce  la  parole 
de  Dieu  et  qui  gouverne  les  âmes.  Les  évêchés  vacants  sont 
au  nombre  de  vingt,  avec  deux  monastères. 

«  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  que 
dans  le  même  royaume  les  clercs  sont  pris,  emprisonnés, 
proscrits  et  mis  à  mort.  On  y  profane  et  on  y  détruit  les 
églises  consacrées  à  Dieu.  Frédéric  ne  permet  point  de 
rétablir  l'église  de  Sore. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 
retient  le  neveu  du  roi  de  Tunis  qui  venait  à  l'Église  de 
Rome  pour  recevoir  le  baptême  ;  parce  qu'il  a  arrêté  et  re- 
tient en  prison  Pierre  Sarrasin,  citoyen  romain,  qui  venait 
à  Rome  de  la  part  du  roi  d'Angleterre. 

«  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 

a  Leone  magno  usque  ad  Clementem  X  :  Gregorius  nonus,  t.  I, 
p.  106. 


270  ALBERT  LE  GRAND. 

a  envahi  plusieurs  territoires  qui  relèvent  de  l'P^glise,  entre 
autres  la  Sar daigne. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 
a  également  envahi  et  ravagé  les  terres  de  quelques  nobles 
du  royaume  de  Sicile,  que  l'Église  tenait  en  sa  main. 

«  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il  a 
dépouillé  de  leurs  biens  plusieurs  éghses  cathédrales  et  plu- 
sieurs monastères ,  principalement  par  d'injustes  imposi- 
tions. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  que, 
dans  le  même  royaume,  les  Templiers  et  les  Hospitaliers, 
dépouillés  de  leurs  biens,  n'ont  pas  été  rétablis  entièrement 
dans  la  propriété  de  ces  biens,  suivant  la  teneur  de  la  paix 
conclue. 

«  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  qu'il 
a  contraint  les  prélats,  les  abbés  de  Cîteaux  et  d'autres 
Ordres  encore,  de  donner  certaines  sommes  chaque  mois 
pour  la  construction  de  nouvelles  forteresses. 

((  Nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce  que, 
contrairement  à  la  teneur  du  traité  de  paix,  ceux  qui  ont 
tenu  pour  le  parti  de  l'Église  ont  été  dépouillés  de  leurs 
biens  et  contraints  d'aller  en  exil,  leurs  femmes  et  leurs 
enfants  demeurant  en  captivité. 

((  Enfin  nous  l'excommunions  et  l'anathématisons  parce 
qu'il  ne  vient  point  au  secours  des  chrétiens  de  terre  sainte 
et  s'oppose  au  rétablissement  de  l'empire  de  Romanie.  Et  nous 
déclarons  absous  de  leur  serment  tous  ceux  qui  lui  oui  juré 
fidélité,  leur  défendant  expressément  de  se  conformer  à 
leur  serment  tant  que  sera  maintenue  la  présente  excommu- 
nication. 


L'EMPIRE    ET   LA   PAP  \U TÉ.  271 

((  Quant  aux  vexations  exercées  par  Frédéric  sur  les 
nobles,  les  pauvres,  les  veuves  et  les  orphelins,  nous  préten- 
dons aussi  l'admonester  et  procéder  selon  la  justice;  mais 
quant  aux  articles  qui  précèdent,  articles  au  sujet  desquels 
il  a  été  averti  souvent  et  soigneusement,  et  nonobstant  n'a 
point  obéi,  c'est  à  cause  de  ceux-là  que  nous  l'excommu- 
nions et  l'anathématisons. 

«Attendu,  du  reste,  que  Frédéric  est  notablement  dif- 
famé, presque  par  tout  le  monde,  tant  à  cause  de  ses  pa- 
roles que  de  ses  actions  et  en  particulier  parce  qu'il  n'a 
point  de  bons  sentiments  au  sujet  de  la  foi  catholique , 
nous  procéderons  à  ce  sujet,  Dieu  aidant,  selon  que  l'ordre 
du  droit  le  requiert  ^  » 


4.  Consult.  Math.  Paris,  an  1239.  —  Raynald,  an.  4239,  n»  4  6. 

—  Kinglon ,  History  of  Frederick  II,  etnperor  of  ihe  Rotnans. 

—  Raumer,  Geschichle  der  IIofienstaufeîi„  t.  III,  p.  636-637.  — 
Natalis,  Selecta  hislorîœ  ecclesiasticœ,  secw\\im  xiii,  pars  prima, 
p.  52.  —  Rohrbacher,  Hist.  de  V Église  catholique,  t.  XVIII, 
p.  267-269.  —  Pour  le  précis  des  accusations  portées  contre  Fré- 
déric par  Grégoire  IX,  nous  nous  sommes  décidé,  pour  plusieurs 
raisons,  à  recourir  à  la  traduction  barbare  de  l'abbé  Rohrbacher, 
grand  admirateur  et  partisan  du  pape,  et  à  ne  point  présenter  la 
nôtre.  Singulièrement  inélégante  et  incorrecte,  mais  ecclésiasti- 
que, la  version  de  Rohrbacher  a  du  moins  ce  grand  mérite  de  ne 
pouvoir  inspirer  que  confiance  à  certaine  partie  du  public.  Rien  de 
plus  aisé,  du  reste,  que  de  recourir  au  texte  latin  d'une  des  bulles 
qu'adressa  Grégoire  IX  aux  évoques  et  prélats  d'Allemagne  char- 
gés d'annoncer  aux  peuples  que  Frédéric  est  mis  au  ban  de  la 
chrétienté,  et  que  ses  sujets  sont  déliés  du  serment  de  fidélité. 

«  Gregorius  episcopus,  servus  servorum  Dei,  dilectis  filiis  Al- 


272  ALBERT  LE   GRAND. 

Ce  fut  le  24  mars  de  l'année  1239  que  le  pape 
Grégoire ,   après  avoir  conclu  une  sorte  d'alliance 

berto,archicliacono  Palaviensi,  et  Philippe  de  Assisio,Nuntio  nostro 
in  Alemania  commoranti ,  salulem  et  apostolicam  benedictionem. 

«  Quia  Fredericus,  dictus  imperator,  de  multis  et  gravibus 
excessibus  suis  a  nobis  diligenter  et  fréquenter  admonitus,  non 
solum  satisfacere  noncuravit,  sed  corde  nequiter  indurato,  jugiter 
etiam  détériora  committit,  nos  de  fratrum  nostrorum  consiiio,  in 
eum  et  in  omnes  illos  qui  in  hujusmodi  excessibus  vel  alias  contra 
romanam  Ecclesiam  sibi  praesliteruntauxilium,  consilium  vel  favo- 
rem,  excommunicationis  et  anathematis  sententiam  duximus  pro- 
mulgandam. 

«  1°  Omnes  qui  ei  fidelitalis  juramento  tenentur,  decernendo  ab 
observatione  juramenti  hujusmodi  absolutos,  et  firmiter  prohihendo 
ne  sibi  fidelitatem  observent,  juxta  canonicas  sanctiones. 

«  2°  Ad  hsec  civitates,  castra,  villas  et  alla  loca  ad  quae  ipse 
pervenerit,  quamdiu  ibi  fuerit,  ecclesiastico  supposuimus  inter- 
dicto,  ita  quod  publiée,  vel  secreto,  nullum  ibi  officium  divinum 
celebretur... 

«  3°  Universis  patriarchis,  archiepiscopis  et  episcopisper  Ale- 
maniam  constitutis,  nostris  damus  litteris  in  prœceptis,  ut  prae- 
dictam  excommunicationis  et  anathematis  sententiam,  pulsatis 
campanis,  accensis  candelis,  necnon  alia  quae  continentur  in 
ipsis,  in  singulis  civitatibus,  castris  ac  villis  et  locis  suarum  diœ- 
cesium  absque  dilatione  aliqua  publicari  solemniter  ac  etiam  nun- 
tiari  singuli  faciant  eorumdem. 

«  4°  Et  nihilominus  omnes,  tam  clericos  quam  laicos,  qui  ei 
adversus  fidem  catholicam  et  libertatem  ecclesiasticam  ac  spon- 
sam  Christi  sacrosanctam  Ecclesiam  machinanti,  cum  armis,  vel 
sine  armis,  auxilium  praestiterunt  vel  favorem,  excommunicationis 
vinculo  innodari. 

«  5°  Quocirca  discretioni  vestrae  per  apostolica  scripta  manda- 


L'EMPIRE   ET   LA   l'APAUTÉ.  '273 

ofTeiisive  et  défensive  avec  Gênes,  Venise  et  la  Loni- 
bardie,  prononça  cette  excommunication  solennelle 
contre  Frédéric  ;  mais  la  foudre  pontificale  tom- 
bait sur  une  tête  de  bronze  qui  par  deux  fois  déjà 
avait  essuyé ,  sans  fléchir,  sans  seulement  s'incliner, 
l'anatlième.  Dès  l'année  de  grâce  4227,  peu  de 
temps  avant  la  mission  d'Albert  le  Grand  en  Alle- 
magne, attendu  que  l'insouciant  et  narquois  empe- 
reur prenait,  paraît -il,  assez  légèrement  son  parti 
du  complet  insuccès  d'une  croisade  qu'il  n'avait  d'ail- 
leurs entreprise  qu'à  contre-cœur,  passait,  coulait, 
sans  faire  en  aucune  façon  pénitence,  le  mois  de 
septembre  tout  entier  dans  sa  délicieuse  villa  de 
Pouzzoles,  près  de  Naples;  le  jour,  forçait  le  cerf  et 
le  sanglier  sous  les  ombrages  de  la  forêt  de  Licola; 
puis,  le  soir,  dans  sa  molle  Pouzzoles,  s'endormait 
au  son  des  violes  et  des  luths,  dès  l'année  1227, 
Grégoire  IX  avait  fulminé  contre  le  traître^,  et  l'avait 

mus,  qualenus  si  dicti  archiepiscopi  praeceptum  nostrum  neglexe- 
rint  adimplere,  vos  eos  ad  id,  per  excommunicationis  sententiam, 
appellatione  remota,  cogatis,  constitutione  de  duabus  dictis  in 
generali  Concilio  édita  non  obstante-  Quod  siambo  his  exequendis 
potueritis  interesse,  alter  vestrum  ea  nihilominus  exequatur. 

«  Datum  Laterani,  nono  kalendas  decembris,  pontificalus  nostri 
anno  tertiodecimo.  » 

V.  Magnum  bullarium  romanum,  Gregoriusnonus,  1. 1,  p.  1 06 
Lugduni,  Laurentius  Arnaud,  MDCLXXUI. 

].  18 


274  ALBERT   LE   GRAXD. 

mis  au  ban  de  la  chrétienté .  L'intervention ,  les 
remontrances  des  archevêques  de  Reggio  et  de  Bari, 
prélats  d'humeur  conciliante  que  Frédéric  avait  en- 
voyés à  Rome  pour  apaiser  les  ressentiments  du  sou- 
verain pontife,  expliquer  sa  conduite  et  prévenir, 
autant  que  possible,  la  guerre  ouverte ,  cette  inter- 
vention et  ces  remontrances  avaient  complètement 
échoué  devant  un  mauvais  vouloir  opiniâtre  et  des 
résolutions  arrêtées.  Le  mécréant  fut  donc  anathé- 
matisé  à  la  hâte ,  le  29  septembre  1227  :  Frédéric 
passa  la  main  sur  son  visage  et  ne  se  sentit  point 
touchée  L'année  suivante,  V indocile  avait  été  ex- 
communié derechef,  cette  fois  encore  parce  qu'il  tar- 
dait à  mettre  à  la  voile  et  à  retourner  en  Palestine, 
mais  avec  des  considérants  qui  ne  le  déclaraient  plus 
seulement  traître  et  rebelle,  mais  déchu  et  dépouillé 
de  sa  couronne.  Dans  sa  circulaire  aux  évêques,  datée 
du  jour  de  l'Ascension,  1228  :  «  Nols  ordon.noxs, 
avait  signifié  Grégoire  IX,  qu'on  s'abstienne  de  célc- 

\.  a  Frederick  sent  two  judges  at  Rome  to  explain  ail,  and 
went  lo  recruit  himself  at  ihe  baths  of  Po/.zuoli,  near  Naples, 
where  he  could  Imnt  in  Ihe  forests  around  Licola...  Ile  despalched 
a  furlhcr  embassy  to  Gregory...  The  Pope  wouid  not  beliove  a 
M'Ord  the  said;  but  calling  togellier  as  many  Bischops  be  could,  he 
publicly  excommunicated  the  recréant  crusader  on  the  29  th.  of 
september  4  227.  »  Y.  Kington.  lli^l.  of  Frederick  llie  Second. 
London,  1862. 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  275 

brcr  le  service  divin  partout  où  s'arrêtera  Frédéric  ; 
nous  le  traiterons  désormais  comme  hérétique  ;  nous 
délions  ses  sujets  de  leur  serment  de  lidélité  et  le 
dépouillons  de  son  royaume,  qui  est  inotue  fiée,  et 

rOLR  LEQUEL  IL    NOUS   DOIT   FÉAL    HOMMAGE  \  » 

On  peut  juger,  ce  semble,  pour  peu  qu'on  tienne 
compte  du  retentissement  et  de  la  portée  de  tant  de 
coups  terribles,  et  d'après  le  ton  de  plus  en  plus 
véhément  du  langage  ofticiel  de  la  cour  de  Rome, 
à  quel  degré  d'irritation ,  d'emportement  en  était 
arrivé  le  vieillard,  sorte  de  despote  irrascible  et 
sanguin,  qui  veillait  alors  aux  destinées  de  l'Eglise. 
Ses  fureurs  et  ses  menaces  tombaient  fort  malen- 
contreusement pour  sa  dignité  sur  un  prince  or- 
gueilleux et  lettré,  plein  de  ressources  et  de  talents, 
sans  moralité  aucune,  mais  inaccessible  à  la  crainte^ 
profond  jusque  dans  ses  railleries  et  ses  Tischreden, 
insidieux ,  insinuant  à  en  remontrer  à  ses  amis  les 
Grecs,  capable  de  rivaliser  en  fait  de  générosité  et  de 
faste  avec  Saladin,  poussant,  en  un  mot,  à  leur  apo- 
gée toutes  les  hardiesses,  toutes  les  grandeurs  et  tous 
les  vices,  apanage  de  la  race  des  Hohenstaufen.  Il 
faut  voir  de  quel  air  le  prend  avec  le  pape, —  et  n'ou- 

\.  V.  Kington,  Hist.  of  Frederick  II,  t.  II.  —  Raumer,  Ges- 
chichte  cler  Ilolienstaufenj  t.  IIL— Rolirbacher,  Uist.dc  V Église 
ccUholiqiie  :  Grégoire  IX  el  Frédéric  IL 


276  ALBERT   LE   GRAND. 

blions  point  à  quelle  époque  nous  sommes,  en  plein 
moyen  âge,  —  l'élégant  successeur  de  Barberousse,  le 
tyran  qui  vient  se  heurter  au  milieu  de  son  triomphe 
contre  le  front  d'un  autre  tyran.  Frédéric  Hohenstau- 
fen  daigne  bien  quelquefois  se  laver  des  crimes  que 
lui  impute  Grégoire;  il  condescend  à  plaider  les  cir- 
constances atténuantes;  il  se  donne  même  quelquefois 
le  malin  plaisir  de  protester  devant  ses  peuples  de  sa 
parfaite  innocence  et  de  son  inaltérable  pureté  d'in- 
tentions; mais,  le  plus  souvent,  se  posant  vis-à-vis 
de  l'Europe  comme  l'oint  du  Seigneur  et  le  fils  des 
Césars  ,  tantôt  il  traite  la  papauté  comme  une  ma- 
râtre, tantôt  comme  une  insolente  affranchie  :  il  ne 
se  lasse  point  de  lui  reprocher  la  fameuse  dona- 
tion de  Constantin  ^  Plaira-t-il  de  considérer  d'un 
peu  près  un  si  téméraire  et  si  singulier  personnage? 

1.  Ce  qui  faisait  au  fond  la  force  de  Frédéric,  car  le  conflit 
dont  on  retrace  ici  quelques-unes  des  péripéties  brûlantes  ne  fut 
nullement  un  combat  singulier  d'homme  à  homme,  mais  bien  une 
dispute  d'idées  traversée  par  des  événements,  c'est  qu'une  foule 
de  gens,  et  des  plus  honnêtes,  se  rangeaient  de  son  parti.  Nombre 
de  fervents  chrétiens,  au  moyen  âge,  s'indignaient  déjà  de  voir  le 
successeur  des  apôtres  porter  couronne.  Qui  ne  sait  par  cœur  ces 
vers  de  Dante  : 

Ahi  Constantin  ,  di  quanto  mal  fu  madré 
Non  la  tua  conversion  ,  ma  quella  dote 
Chè  da  te  prose  il  primo  ricco  Padre  ! 

Dantf,  Inferno ,  xix. 


L'KMPIRK    KT  LA    PAPAUTK.  277 

Quand  âo  mauvaises  nouvelles  lui  parvenaient  du  coté 
de  Rome,  dans  un  de  ses  palais  du  golfe  de  Naples, 
entre  le  mont  Vésuve,  les  bois  d'orangers  et  la  mer; 
quand  un  de  ses  pages  lui  remettait  à  genoux  quel- 
que bulle  furibonde,  le  Giaour  de  Germanie  dépliait 
nonchalamment  la  sainte  missive  :  il  en  examinait  les 
expressions  et  le  style,  car  il  se  connaissait  en  latinité 
et  il  supportait  à  la  rigueur  qu'on  le  damnât,  pourvu 
qu'on  lui  épargnât  les  solécismes;  puis,  se  tournant 
vers  une  de  ces  filles  mauresques  qu'il  avait  rame- 
nées d'Orient ,  esclaves  couleur  olive  dont  les  ris 
l'égayaient  et  dont  les  pas  voluptueux  le  distrayaient 
de  ses  ennuis,  il  lui  faisait  signe,  comme  si  de  rien 
n'était,  de  continuer  la  danse  ou  de  traîner  en  modu- 
lations sonores,  tout  en  se  balançant  sur  les  hanches, 
un  air  plaintif  des  bords  du  Nil  \  Parfois,  s'as- 
sombrissant  tout  à  coup  et  parcourant  des  yeux 
l'immense  baie  de  Naples,  aux  flots  d'azur  :  Grego- 
riuSy  Gregorius,  g  régis  disgregator  potius ,  murmu- 
rait-il à  voix  basse,  en  plissant  la  bouche  avec  amer- 

1.  «  When  the  meal  is  over,  ihe  company  are  amused  by  tlie 
feats  ofsome  of  tlie  Almelis,  brought  from  th3  East.  Two  young 
Arab  giris  of  rare  beauty  place  tbemselves  each  upon  Uvo  l)alls  in 
the  middle  of  the  flat  pavement.  On  thèse  they  move  backwards 
and  forwards,  singing  and  beating  time  with  cymbals  and  casta- 
nets ,  while  throwing  Ihemselves  into  intricate  postures.»  — 
V\Kington,  Ilùl.  of  Frederick  II,  t.  I,  p.  471,  passim. 


278  ALBERT   LE   GRAND. 

tume  \  Dans  un  de  ses  moments  de  loisir,  de  veine 
ou  d'orageuse  humeur,  il  appelait  encore  près  de  lui  le 
chancelier  de  l'Empire,  Pierre  des  Vignes,  et  Pierre 
des  Vignes  écrivait  alors  sous  sa  dictée.  On  ne  re- 
lira peut-être  point ,  aujourd'hui  même ,  à  distance , 
sans  y  trouver  quelque  intérêt,  —  car  au  milieu  de 
maintes  énormités  qu'elles  contiennent  ne  laissent 
point  de  briller,  pour  ainsi  dire,  quelques  fugitifs 
éclairs  de  bon  sens,  —  la  teneur  de  ces  dépêches 
ironiques,  osées,  familières,  aussitôt  rédigées  que 
conçues,  aussitôt  expédiées  que  rédigées,  et  qui  stu- 
péfiaient, alarmaient,  ébranlaient  tour  à  tour  les  élec- 
teurs d'Allemagne,  les  républiques  d'Italie,  les  rois 
de  France  et  d'Angleterre ,  les  grands  maîtres  de 
Saint-Jean  de  Jérusalem  et  du  Temple.  Nous  nous 
bornerons  à  relater  ici,  sans  nous  arrêter  plus  long- 
temps aux  difjlcullés  préliminaires,  la  réponse  de 
Frédéric  II,  empereur  des  Romains,  à  la  troisième 
excommunication  de  Grégoire,  serviteur  des  servi- 
(eiirs  de  Dieu,  A  travers  la  prose  imagée,  sarcastique, 
gouailleuse,  subtile,  éloquente  de  ce  très-curieux  et 
considérable  document,  se  trahissent  çà  et  là,  pêle- 

'I.  Le  jeu  de  mots  latin  est  inti^adiiisible  en  français.  '(Gré- 
goire! Grégoire!  on  ne  devrait  pas  te  nommer  ainsi,  car  tu  clé- 
sagrèges  le  troupeau  ,  »  ne  pjTsente  point  à  l'oreille  le  cliquetis 
voulu. 


L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTE.  279 

môle,  nous  a-t-il  paru  du  moins,  la  rage  contenue  et 
le  courroux  classique  d'un  Julien  l'Apostat,  en  même 
temps  qu'éclatent  avec  pompe  et  malice,  par  bou- 
tades, les  théories  indécises,  fougueuses,  heurtées 
d'un  réformateur  qui  s'essaye.  Frédéric  flotte  évidem- 
ment entre  Julien  et  Luther.  Ce  qu'il  regrette,  sans 
aucun  doute,  l'arrogant  monarque^  c'est  le  vieil  abso- 
lutisme païen,  tel  que  l'ont  connu  l'Europe  et  l'Asie 
sous  les  Titus  et  les  Auguste  :  cet  ordre  de  choses 
n'existe  plus,  n'existera  plus,  et  le  geste  du  potentat 
catholique  qui  salue,  deux  cents  ans  après  l'an  1000, 
la  fruste  image  de  Jupiter  Gapitolin,  doit  être  consi- 
déré comme  indécent  et  impie.  Ce  qu'il  réclame,  au 
contraire,  V indocile,  le  novateur,  le  révolté,  en  termes 
plus  ou  moins  voilés,  plus  ou  moins  accentués,  c'est 
la  déchéance  et  la  condamnation  immédiate  de  l'ab- 
solutisme antichrétien,  préconisé,  quasi  établi  par 
Rome  nouvelle,  et  l'avenir,  l'histoire,  la  raison  inscri- 
ront sa  protestation  sur  leurs  tablettes.  Encore  quel- 
ques jours,  en  effet,  et  l'idée  de  Frédéric  aura  fait 
son  chemin  ;  encore  quelques  semaines,  pour  emprun- 
ter leur  langage  aux  prophètes,  et  l'A-ngleterre  et 
l'Allemagne,  une  moitié  de  l'Europe,  vont  se  dérober 
à  la  juridiction  spirituelle  et  temporelle  des  papes  \ 

^.  Pierre  des  Vignes,  chancelier  de  l'Kmpire.  prononça  de  son 


280  ALBERT  LE   GRAND. 

((  Ouvrez  les  yeux,  fils  des  hommes,  et  voyez  ce 
qui  se  passe  autour  de  vous;  écoutez  avec  vos  propres 
oreilles.  Contemplez  l'état  d'angoisse,  d'aigreur  et  de 
malaise  du  monde  actuel,  les  peuples  désunis,  la  jus- 
tice étouffée.  De  l'initiative  et  du  fait  des  patriarches 
de  Bahylone  découle  tout  ce  néant  :  ceux-là  se  don- 
nent le  bon  air  de  savoir  gouverner  les  nations;  ils 
ne  font  que  changer  le  pouvoir  en  fiel  et  le  droit  en 
absinthe.  Puissiez-vous  examiner  notre  cause,  vous 
princes,  vous  peuples,  et  reconnaître  que  nous  sommes 
blanc  comme  neige!  Songez  que  vous  serez  mesurés 
vous-mêmes  avec  la  mesure  qu'on  nous  applique  à 
nous-même  :  le  sage  apporte  sa  cruche  d'eau  lorsque 
la  maison  du  voisin  brûle. 

((  Nous  avons  cru  dans  le  temps  que  le  pape  ne 
pensait  quaux  choses  d'en  haut  et  quil  vivait  dans  le 
ciel,  Grégoire  IX  ne  s'occupe,  au  contraire,  que  des 
choses  de  la  terre,  et  il  nous  montre  bien  qu'il  n'est 
qu'un  homme.  //  est  même  descendu  plus  bas,  car  il 
foule  aux  pieds  V humanité.  Les  Lombards,  qui  don- 
nent traîtreusement  le  nom  de  liberté  à  la  révolte  et 

côté  une  harangue  solennelle  pour  défendre  son  maître.  Il  prit 
"pour  épigraphe  de  son  discours  ces  vers  d'Ovide  : 

Leviter,  ex  merito  qiiidquid  patiare  ferendum  ost  ; 
Quae  venit  indigne  pœna  dolenda  venit. 

Ne  se  croirait-on  pas  en  pleine  Renaissance? 


L'EMPIRE    ET   LA   PAPAUTÉ.  '281 

qui  traînent  dans  la  poussière  nos  droits  séculaires 
sur  leur  pays,  les  Lombards  ont  été  chercher  auprès 
de  lui  aide  et  protection;  et  tandis  que,  d'une  part, 
il  est  venu  nous  requérir  pour  appuyer  par  nos  armes 
ses  prétentions  mal  fondées  contre  les  citoyens  de  la 
ville  de  Rome,  d'autre  part,  il  n'a  point  tenu  à  lui  qu'il 
n'arrêtât  la  marche  de  nos  troupes,  lesquelles  s'avan- 
çaient pour  soutenir  notre  incontestable  souveraineté 
sur  nos  possessions  d'Italie  ^  La  ville  de  Milan  ,  le 

\.  Il  s'établira  probablement  dans  l'esprit  du  lecteur  certaine 
velléité  de  rapprochement  entre  la  situation  de  Grégoire  IX  et 
celle  de  Pie  VIL  Le  rapport  existe,  en  effet,  mais  les  rôles  sont 
intervertis.  S'il  est  vrai  de  reconnaître  que  Grégoire  IX  fut  molesté 
par  Frédéric  comme  Pie  VII  fut  malmené  par  Napoléon,  Pie  VII 
apparaît  en  définitive  comme  une  victime,  et  Grégoire  IX  comme 
un  despote  auquel  un  autre  despote  rend  le  mal  pour  le  mal.  Tout 
le  monde  a  maintenant  sous  les  yeux  la  correspondance  de  Na- 
poléon I**",  ou  plutôt  l'intéressante  et  consciencieuse  étude  de 
M.  d'Haussonville  :  chacun  peut  donc  aisément  comparer  le  lan- 
gage et  le  style  de  Napoléon  à  celui  de  Frédéric,  dont  il  est  offert 
ici  un  5;?efcme/î.  On  nous  saura  peut-être  gré  cependant  d'appuyer, 
en  passant,  sur  les  points  de  contact  de  deux  génies  si  divers  et 
séparés  par  un  abîme,  la  Révolution.  Qu'on  relise  entre  autres  la 
lettre  de  Napoléon,  lors  de  la  détention  du  pape  Pie  VII  à  Savone. 
Napoléon  ne  fait,  en  somme,  que  reprendre  en  sous-œuvre  les  ar- 
guments de  Frédéric  :  «  Le  pape  —  ce  n'est  plus  ici  Frédéric  qui 
prend  la  parole,  c'est  Napoléon  —  le  pape  demande  communica- 
tion avec  les  fidèles;  mais  cette  communication,  comment  Pa-t-il 
perdue?  Il  l'a  perdue  par  la  violation  de  tous  ses  devoirs...  de 
paix  et  de  charité!  //  a  mmidit  Vempereur  et  l'autorité  civile 


282  ALBERT  LE   GP.A^D. 

centre  reconnu  des  plus  pernicieuses  hérésies,  la  ville 
de  Milan  est  plus  chère  à  Grégoire  IX  que  ne  lui  est 
chère  la  personne  de  l'empereur  des  Romains.  Une 
ligue  d'agitateurs  acquiert  toutes  les  sympathies  du 
pape;  il  ne  tient  aucun  compte  de  la  dignité  impériale, 
f/ui  a  cependant  aidé  l'Eglise  à  se  fonder^  et  qui  depuis 
tantôt  mille  ans  la  protège  et  ta  défend  ^  Aussi  ne 

dans  une  bulle  d' excommimicalion  dont  l'original  a  été  saisi  à 
Rome.  Est-ce  pour  maudire  les  souverains  que  Jésus-Ciirist  a 

ÉTÉ  MIS  EN  CROIX?...  CEPENDANT  LA  CONDESCENDANCE  DE  l'eM- 
PEREUR  A  ÉTÉ  AU  POINT  DE  SE  RORNER  AU  DÉDAIN  d'uNE  EXCOMMU- 
NICATION RIDICULE  PAR  SON  IMPUISSANCE,  QUOIQUE  CRIMINELLE  PAR 

SON  INTENTION...  Qiicl  iisagG  a-t-il  fait  de  son  ministère?  Il  a  en- 
voyé des  brefs  pour  soulever  les  chapitres,  brefs  aussi  remarqua- 
bles par  l'ignorance  des  canons  et  des  principes  que  par  leur  ca- 
ractère de  malveillance...  H  sait  quun  millier  de  prêtres,  gens 
d'ailleurs  simples  et  bons,  sont  fanatisés  par  l'idée  d'obéis- 
sance qu'ils  croient  lui  devoir,  etc.,  etc.»  — Y.  V  Église  roinaine 
et  le  premier  Empire,  par  M.  d'Haussonville.  Lettre  à  MM.  les  dé- 
putés dictée  par  S.  M.  l'empereur  à  M.  Bigot  de  Préameneu,  9  fé- 
vrier 1812.  (Cette  lettre  ne  se  trouve  pas  dans  la  Correspondance 
de  Napoléon  P'.) 

1 .  On  se  permettra  de  rappeler,  pour  l'intelligence  complète  de 
ce  passage,  que  l'empereur  Frédéric  II,  parfaitement  indifférent  du 
reste  aux  questions  de  dogme  et  de  discipline  ecclésiastique,  ne 
laissait  point  de  poursuivre  à  outrance  les  héiétiques  et  les  brûlait 
sans  merci,  uniquement  dans  le  but  de  paraître  l'ardent  défenseur 
et  l'énergique  gardien  de  l'Église.  Grégoire  IX  tenait  à  prouver 
de  son  côté  aux  fidèles  qu'il  vomissait  les  tièdes  et  s'entendait  à 
servir  Dieu.  Cette  touchante  rivalité  de  zèle  entre  les  deux  chefs 
de  la  chrétienté  entretenait  le  feu  des  bûchers. 


I 
à 


L'EMPIRE    KT    I. A    PAPACTK.  ^83 

CONCr.UONS-NOUS    PAS    PUÉCISKMKNT    A    I,A    DÉPOSITION 

DU  PAPE  ACTUEL,  Grégoirc  IX,  mais  le  déclarons- 
nous  incapable  de  représen fer  Jésus-Chris f.,  d'occuper 
la  chaire  de  saint  Pierre  et  de  veiller  aux  intérêts  de 
la  foi  et  des  âmes. 

«  Peu  soucieux,  en  eiïet,  de  conférer  avec  les  car- 
dinaux ses  frères  sur  les  moyens  de  rétablir  l'ordre 
dans  l'Eglise,  comment  se  comporte  Grégoire  IX?  Il 
s'assoit  à  l'écart  dans  ses  appartements,  la  balance 
(Fun  marchand  sur  les  genoux;  et  là,  selon  l'incli- 
naison des  plateaux,  liant,  déliant  à  tort  et  à  tra-  * 
vers,  écrivant,  comptant,  supputant,  il  demeure  isolé 
sans  demander  conseil  à  personne.  Mais  à  nous  in- 
combe le  devoir  de  ne  point  laisser  la  chrétienté 
paître  dans  les  champs  de  l'erreur  sous  la  conduite 
d'un  pâtre  pareil.  Xous  en  appelons  à  un  concile  gé- 
néral. Nous  exposerons  devant  le  concile  les  griefs 
mentionnés  plus  haut,  et  d'autres  plus  cuisants  en- 
core ;  nous  formulerons  alors  nos  accusations  contre 
le  pape.  Lorsque  nous  ouvrons  le  livre  de  notre  con- 
science, nous  avons  beau  chercher,  nous  ne  par- 
venons point ,  en  vérité ,  à  découvrir  quels  sont  les 
motifs  qui  ont  pu  irriter  de  la  sorte  cet  homme  vin- 
dicatif contre  nous.  Serait-ce  qu'il  nous  en  veut,  par 
hasard,  pour  cetle  raison  que,  considérant  semblable 
union  comme  très-indigne,  nous  n'avons  point  voulu 


284  ALBERT  LE   GRAND. 

consentir  au  mariage  de  notre  fils  avec  sa  nièce? 
«  Quant  à  vous,  rois  et  princes  du  monde  en- 
tier, ne  nous  plaignez  pas  seulement,  déplorez  sur- 
tout le  sort  malheureux  de  l'Eglise.  Sa  tête  est  débile; 
son  guide  ressemble  au  lion  rugissant,  fli  homme 
sans  foi,  un  prêtre  souillé,  un  vain  prophète,  trône 
en  son  milieu.  Et  si  nous  vous  écrivons  en  ces  ter- 
mes, ne  pensez  point  que  la  force  nous  manque  pour 
faire  respecter  nos  droits.  Nous  tenons  simplement 

A  CE  qu'il  soit  reconnu  A  LA  FACE  DE  L'lNIVERS  QUE 
c'est  METTRE  EN  TERIL  l'iIONNEUR  DE  TOUS  LES  SOU- 
VERAINS QUE  d'en  offenser  UN   SEUL  \   » 

Lors  de  la  publication  de  son  second  manifeste, 
véritable  appel  au  peuple,  Frédéric  ÏI  livre  encore 
plus  clairement  sa  pensée;  il  s'abandonne  à  plaisir 
à  sa  verve  impétueuse,  et  ne  garde  plus  cetle  fois  au- 
cun ménagement.  Le  prince  s'est  d'abord  adressé  aux 
princes,  parce  que  le  pape,  en  effet,  Ta  dénoncé  aux 
princes.  L'homme  contre  lequel  on  va  tenter  de  sou- 
lever les  masses  fraternisera  désormais  avec  les  in- 
stincts de  la  multitude  :  il  s'appuiera  sur  le  suffrage 
universel,  Rome  a  prétendu  l'accabler  sous  telle  ou 

\.  V.  Concil.  XTii,  1157.  —  Ricob,  iHsl.  Jmp.,  127.  —  Pe- 
trus  de  Vinei?,  I,  21.— Matth.  Paris,  3il.  —  Kington,  Uisl.  of 
Fréd.  II ,  t.  lî,  p.  113-118.  —  Raiimer,  Gesch.  Ilohenstaufen, 
t.  III,  p.  648. 


L'EMPIUE   1:T   la    papauté.  285 

telle  citation  sanglante,  tirée  des  saintes  Écritures. 
((  Malheur  à  vous!  répliquera  l'empereur,  et  moi  aussi., 
je  vais  m  emparer  de  la  Bible,  et  contre  la  Bible  du 
prêtre  ouvrir  la  Bible  du  laïque,  »  Quel  symptôme  de 
l'ère  nouvelle  qui  se  prépare  que  cette  menace  !  Comme 
on  sent,  en  présence  de  cette  révolte  d'un  des  deux 
juges  en  Israël,  rébellion  qui  ne  passe  point  encore 
inaperçue,  mais  déjà  presque  impunie,  l'esprit  de 
critique  et  d'examen  qui  vaguement  s'agite  au  fond 
de  toutes  les  consciences  et  qui  sourdement  mine  la 
forteresse  de  l'autorité  !  Ce  ne  fut  point  un  événement 
de  médiocre  portée,  croyons-nous,  que  l'arche  d'al- 
liance du  christianisme,  la  Bible,  arrachée  ainsi  de 
force,  avec  fracas,  à  la  poudre  du  sanctuaire  et  pas- 
sant tout  d'un  coup  aux  mains  des  Philistins  libres 
penseurs.  Entendez -vous,  dans  le  lointain,  les  mu- 
railles de  l'antique  Jéricho  qui  s'écroulent,  et  les  trom- 
pettes qui  sonnent  des  fanfares  profanes  devant  le 
grand  prêtre  debout  sur  son  trépied  !  Le  grand  prêtre 
se  tient  ferme,  droit;  il  maudit,  il  frappe,  il  foudroie; 
il  ne  se  rend  pas,  mais  il  se  trouble,  et,  dans  ses 
épouvantements,  il  se  répète.  Sans  cette  infusion  de 
sang  juvénile  que  vinrent  apporter  au  catholicisme 
les  deux  Ordres  de  Saint-Dominique  et  de  Saint-Fran- 
çois, nul  doute  que  le  grand  déchirement  qu'on  a 
nommé  la  Réforme,  et  dont  on  ne  saurait  trop  sérieu- 


280  ALBEPiï  LE   GRAND. 

sèment  étudier  les  causes  et  les  origines,  nul  doute 
que  cette  révolution  dans  l'Eglise  n'eût  commencé  de 
s'accomplir  dès  la  seconde  moitié  du  xiii''  siècle.  Par 
ses  audaces,  ses  sarcasmes  et  ses  blasphèmes,  l'em- 
pereur Frédéric  II  précipite  en  apparence  le  mouve- 
ment, comme  Voltaire  passe  encore  près  de  beau- 
coup de  gens,  lesquels  assurément  l'ont  peu  lu,  par 
ses  moqueries  légères  et  ses  gaies  ironies,  pour  avoir 
tué  l'amour  du  Christ  au  fond  des  cœurs,  profondé- 
ment ébranlé  la  foi  et  troublé  la  région  des  croyances. 
Les  croyances!  mais  elles  restent  entières,  et  si  le 
patriarche  de  Ferney  n'eut  point  tant  ri,  la  Révolu- 
tion eût  peut-être  conclu.  A  l'un  et  à  l'autre,  à  Vol- 
taire comme  à  Frédéric,  n'ont  manqué,  au  contraire, 
pour  faire  ou  beaucoup  de  bien  ou  beaucoup  de 
mal,  et  pour  créer  au  lieu  de  démolir,  qu'une  qualité 
assez  peu  brillante,  mais  solide,  qualité  qui  ressort 
de  l'àme  et  que  repousse  souvent  l'esprit  :  le  sérieux^, 
cette  muette  éloquence  des  apôtres  convaincus;  il  leur 
a  manqué,  en  outre,  l'austérité  de  mœurs  et  de  vie. 
S'il  eut  toujours  été  de  bonne  foi  dans  les  reproches 
qu'il  adresse  à  la  papauté,  quel  rôle  merveilleux 
eut  pu  jouer  Frédéric!  En  dépit  de  tous  ses  efforts, 
l'empereur  ne  fut  peut-être  point  parvenu  à  prévenir 
le  grand  déchircmcnl;  il  eut  du  moins  rempli  auprès 
de  la  personne  des  souverains  pontifes  rolïice  de  ce 


L'EMPHW-:   ET   LA    PAPAUTÉ.  287 

personnage  antique,  chargé  de  donner  une  leçon  d'hu- 
milité aux  triomphateurs.  Encore  une  fois,  s'il  eut 
sincèrement  voulu  le  bien ,  il  n'eût  point  fourni  à 
l'Eglise  de  Rome,  par  ses  ambiguïtés  fâcheuses,  ses 
fausses  manœuvres  et  ses  sous-entendus  perfides,  vingt 
plausibles  mais  détestables  prétextes  de  se  déclarer 
seule  gardienne  de  la  morale  et  de  la  vérité.  Que  si 
Frédéric,  en  second  lieu,  n'eut  point  tant  aimé  le  faste 
et  les  plaisirs,  quelle  salutaire  et  décisive  influence 
n'eut-il  point  exercée  sur  les  laïques  et  le  clergé!  JMal- 
heureusement  pour  son  propre  salut  et  pour  celui  des 
papes,  malheureusement  aussi  pour  la  chrétienté,  ni 
novateur  naïf,  ni  chrétien  résolu,  libertin  à  l'occa- 
sion à  la  façon  d'Erasme,  arbitraire,  dissolu,  sen- 
suel, l'inconsistant  roi  des  Romains  était  à  la  fois  trop 
peu  croyant,  trop  littéraire,  trop  armé^  trop  puissant^ 
pour  décide]'  d'une  sérieuse  évolution  des  esprits  dans 
l'Église  \ 

1 .  Certaines  paroles  échappées  à  Frédéric  II  montrent  le  fond 
de  sa  nature  sous  son  vrai  jour,  et  ne  témoignent  point  seulement 
de  sa  parfaite  indifférence,  mais  au.-si  de  son  profond  dédam  pour 
tout  ce  qui  touche  à  la  foi  chrétienne.  «  Si  le  roi  des  Juifs  avait 
vu  Naples,  il  aeut  point  été  si  fort  entêté  ue  sa  Pales- 
tine ,  »  se  laissa-t-il  aller  à  murmurer  un  jour.  L'empereur  Fré- 
déric s'embarqua  effectivement  pour  la  Judée  avec  cet  entrain  que 
montrent  les  personnes  qui  ne  peuvent  se  passer  de  Paris,  lors- 
qu'elles quittent  Paris  pour  la  province.  Un  autre  jour,  comme  il 
rencontrait  un  prêtre  qui  portait  le  saint-sacrement  à  un  malade  : 


288  ALBERT   LE   GRAND.      . 

Frédéric  n'avait-il  point  prétendu,  certain  jour, 
ramener  les  séculiers  à  l'observance  de  la  pauvreté 
primitive,  et  n'avait-il  point  eu  l'audace  d'en  remon- 
trer à  certains  évêques,  dont  le  luxe  effréné,  la  vie 
de  désordre,  devenaient,  de  l'aveu  même  des  ortho- 
doxes, un  sujet  de  scandale^?  Quelques  fervents, 
quelques  candides  avaient  naturellement  applaudi. 
Gomment,  en  effet,  ne  point  se  montrer,  à  première 
vue,  partisan  d'un  dessein  qui,  s'il  se  fût  réalisé,  eut 
peut-être  ramené  aux  autels  cinquante  insolents  pré- 
lats, plus  soucieux  de  chasser  à  courre,  de  dormir  la 
grasse  matinée  sous  la  plume,  ou  de  vider  de  larges 
hanaps  de  vin  de  Moselle  ou  de  Sicile,  que  de  faire 
l'aumône  et  de  se  conformer  aux  devoirs  de  leur  état  "  ? 


«Qua?ndiu  durabit  huff'a  isla?»  s'écria-L-il.— Consulter  Raumer, 
Geschichte  de?'  Hohenstaufen,  t.  III. 

1.  «  L'Église  primitive,  proclamait  l'empereur  Frédéric  en 
4  227,  était  fondée  sur  la  pauvreté  et  la  simplicité,  en  ce  temps-là 
où  elle  produisait,  comme  une  mère  féconde,  tous  ces  pieux  per- 
sonnages qui  sont  inscrits  au  catalogue  des  saints.  Or  personne 
ne  peut  asseoir  d'autres  fondations  que  celles  qui  sont  assises 
par  le  Seigneur  Jésus.  »  V.  Huillard-Bréholles,  Hisl.  dipL,  t.  III, 
p.  50. 

2.  Albert  le  Grand,  dans  ses  Sermones,  malmène  assez  rude- 
ment, on  pourra  plus  loin  s'en  convaincre,  \es  fainéants  du  cloître 
et  du  sanctuaire;  mais  on  doit  rendre  cet  hommage  à  la  papauté, — 
lorsqu'une  fois  elle  s'en  môle,  forte  de  la  conscience  qu'elle  a  de 
son  autorité  supérieure,  et,  par  instants,  fière,  et  à  bon  droit,  de 


L'EMPIRE  ET   LA    PAPAL  TE.  280 

La  boue  se  remue  positivement  à  la  pelle  dès  qu'on 
touche  aux  mœurs  du  haut  clergé  seigneurial  au  moyen 
âge,  et  l'on  comprend  à  la  rigueur  que,  sans  don- 
ner lui-même  de  grands  exemples  de  vertu,  Frédéric 
ait  bien  osé  dire  à  ses  peuples  :  N'imitez  point  vos  évo- 
ques.  Sans  chercher  hors  de  l'Allemagne,  on  trouvera 
matière  à  s'édifier.  Ici,  c'est  l'archevêque  de  Mayence, 
Rodolphe,  qui  se  permet  de  fondre  les  statues  d'un 
saint,  bat  monnaie  avec  le  protecteur  de  son  Église, 
et  partage  entre  ses  frères  et  ses  neveux  l'argent  sa- 
crilège ^  ;  là,  c'est  l'évêque  de  Fûnfkirchen,  que  le  roi 
de  Hongrie  se  voit  contraint  d'admonester,  et  qu'il 
ne  parvient  point  cependant  à  arracher  aux  plus  hon- 
teux plaisirs  ^  Rien  de  plus  fréquent,  d'ailleurs,  à 
cette  époque  de  grandes  vertus  et  de  grands  vices, 
que  d'entendre  les  chapitres  des  cathédrales  accuser 

ses  mœurs  pures,  —  la  papauté  porte  peut-être  elle-même  les  plus 
grands  coups;  elle  frappe  sur  ses  membres  indignes  avec  une  vi- 
gueur sans  égale.  Compuls.  Innocenl.  EpisloL,  t.  VI,  82;  t.  VIII, 
1I'1-M3;  Regesl.,}\ononw%  ÏII,  an.  1130.  —  Le  pape  Alexandre  IV 
ne  recule  point  devant  la  crudité  des  expressions  et  la  nudité  des 
détails.  CowiwM.  Avenlin.  Annal.  Boijor.,  t.  VII,  p.  l-\'2^  passim. 
—  Innocent  IV  et  Grégoire  IX  déploient  au  besoin,  ou  quand  le 
cœur  leur  en  dit,  la  même  sévérité  que  le  pape  Alexandre  IV. 

1.  «  Der  Erzbischof  Rudolf  von  JMainz  liess  die  Bildsaiile  der 
heiligen  Benno  einschmelzen  und  verllieille  das  daraus  geschla- 
gene  Geld  unter  seine  Verwandlen.  »  Raumer,  t.  VI. 

2.  Engel,  Ilist.  de  Ilongriej  t.  I,  p.  283. 

1.  Il' 


290  ALBERT  LE  GRAND. 

les  évêques  de  simonie,  les  évoques  menacer  à  leur 
tour,  et,  pris  d'une  sorte  d'émulation,  d'humeur  noire 
ou  de  jalousie,  reprocher  aux  abbés  leurs  concubines, 
leurs  vols  et  leurs  crimes  \  Pour  égayer  ce  sombre 
tableau,  relatons,  en  passant,  cette  repartie  joyeuse, 
devenue  bientôt  populaire,  d'un  dignitaire  ecclésias- 
tique du  pays  de  Liège,  —  cecy  est  de  Fescole  fla- 
mande,  —  lequel  ecclésiastique,  semonce  par  le  pape 
Honorius  à  cause  de  son  goût  pour  les  franches  lip- 
pées  et  les  gaillardises  de  toute  sorte ,  du  fond  de  ses 
fainéantises  et  de  ses  ripailles  pousse  à  tue-tête  ce 
burlesque  cri  de  ralliement  :  «  Que  sert  d'assister  aux 
offices  ?  Sonnez  cloches  et  carillons  !  priez  pour 
NULS  ■  !  »  Hélas  !  c|ue  de  catholiques,  aujourd'hui  en- 
core, imitent,  sans  s'en  douter,  la  conduite  de  ce 
dignitaire  du  pays  de  Liège,  et,  tout  en  assistant 
aux  officeSj,  laissent  l'officiant  prier  pour  eux  ! 

Lors  donc  que  le  roi  des  Romains  appuyait  sur 
la  nécessité  de  mettre  un  frein  aux  infractions  à  la 
discipline,  au  relâchement  général  des  clercs,,  et  que, 
mettant  résolument  le  doigt  dans  la  plaie,  il  annon- 
çait, par  exemple,  qu'il  était  temps  de  recourir  aux 
remèdes,  et  au  plus  vite  et  sans  se  rebuter,  bref, 

i .  V.  Raumer,  Silte  der  Geisilichen. 
2.  Sufliicit  mihi  si  audio  sonitum  campanarum.  —  Rcgesl.s 
Honorius  III,  an.  Il» 


L'EMPIRK    HT    LA    PAPAUTÉ.  291 

que  l'esprit  austère  tlu  christiiuiismc  s'en  allait  par- 
tout déclinant,  il  semblait  à  bien  des  gens  que  le 
roi  des  Romains  parlait  d'or,  et  le  très-raisonnable' 
indocile  ralliait  momentanément  à  son  parti  des  lé- 
gions d'hommes  solides  et  pieux  qui  pensaient  comme 
lui ,  et  n'osaient  point  toutefois  élever  la  voix  contre 
les  iniquités  et  les  bassesses  dont  ils  étaient  témoins. 
Mais,  sans  compter  que  ce  n'est  point  couché  sur 
des  coussins  de  soie,  du  fond  d'un  palais  rempli  d'eu- 
nuques et  d'histrions,  qu'il  est  facile  d'en  imposer  au 
monde  sur  ses  pensers  sévères,  sous  le  manteau  du 
prédicateur  couronné  perçait  sans  cesse,  à  l 'impro- 
viste ,  la  rancune  du  prince  excommunié  ou  la  tor- 
tueuse ambition  du  césar  teuton  jaloux  de  tout  régler, 
de  tout  ordonner,  sans  jamais  rencontrer  devant  son 
sceptre  aucun  obstacle.  L'accueil  empressé  que  reçu- 
rent de  la  part  des  seigneurs  du  pays  de  France  hos- 
tiles à  la  cour  romaine  les  projets  de  réforme  de 
Frédéric  ,  la  paraphrase  et  les  commentaires  qu'ils 
hasardèrent  à  ce  propos,  ces  seuls  indices  eussent 
du  sufBre,  ce  semble ,  pour  éclairer  les  bonnes  âmes 
orthodoxes  sur  les  secrets  mobiles  de  tant  de  protes- 
tations honnêtes,  les  effrayer  sur  les  conséquences 
pratiques  de  tant  de  spécieuses  théories,  et  les  faire 
repentir,  en  un  mot,  d'un  accès  de  confiance  passa- 
ger.   «  Oui  ,  VRAIMEiNT,  IL   FAUT    QUE    CES   CLERCS  QUI 


292  ALBERT  LE  GRAND. 

JUGENT  d'après  LEURS  LOIS  LES  HOMMES  LIBRES  ET  LES 

FILS  DES  HOMMES  LIBRES,  fut-il  assez  inopinément  dé- 
cidé en  une  assemblée  de  nobles  François  enthousias- 
més par  les  harangues  de  l'empereur  d'Allemagne, 

IL  lALT  QUE  CES  FILS  DE  SERFS  SOIEAT  RAMENÉS  A 
LEUR   CONDITION    PREMIÎiRE    DU    TEMPS    DE    l'aNCIENNE 

Église,  qu'ils  se  bornent  a  la  vie  contemplative. 
A  nous  la  vie  vVCtive!  Peut-être  alors  reverrons- 

NOUS   CES     MIRACLES    DES    PREMIERS    TEMPS  QUI    NE    SE 

PRODUISENT  PLUS  EN  CE  SIÈCLE  ^  »  On  juge  de  l'arbre 
d'après  ses  fruits,  a  dit  le  sage.  —  «  A  quelles  con- 
clusions tendent  donc,  en  fin  de  compte,  les  discours 
du  roi  des  Romains?  reprenaient,  en  présence  d'ap- 
probations ainsi  motivées ,  les  pures  et  flottantes 
imaginations,  aussitôt  désenchantées  que  séduites; 
au  bord  de  quels  abîmes  nous  mène-t-on,  sous  la 
fallacieuse  promesse  de  sauver  Israël?  L'empereur, 
si  nous  nous  rangeons  sous  sa  bannière  et  lui  prêtons 
notre  appui,  ne  va-t-il  point  bientôt  livrer  les  clercs 
pieds  et  poings  liés  au  pouvoir  civil,  et  parce  que 
les  prêtres  ne  sont  point  tous,  il  est  vrai,  de  saints 

1.  «  Reducantur  ad  statum  Ecclesiii)  primitiwT...  et  in  con- 
lemplalione  viventes,  nobis  sicut  dccel  vitam  activam  ducentibus, 
oslendant  iniracula  quac  dudum  a  seciilo  recesserunt,»  ///.s7.  di- 
plom.,  t.  VI,  p.  468,  cip.  Iluillard-Bréliolles,  Vie  et  correspon- 
dance de  Pierre  des  Vignes. 


L'EMPini-:  i:t  la  papautk.  'iU'i 

personnages,  ne  wa-t-il  point  les  priver,  eux,  minis- 
tres aux  fonctions  sacrées,  de  leur  liherfé  d'agir,  nous, 
croyants,  de  notre  liberté  de  les  suivre  et  de  les  écou- 
ter? »  —  Tel  dut  être,  en  eftet,  à  peu  près  le  langage 
que  tint  intérieurement  le  plus  grand  nombre  des 
chrétiens  timides  lorsque  fut  chargé,  dans  les  diocèses 
de  Germanie,  de  les  ramener,  de  les  affermir  dans 
le  droit  chemin,  notre  impartial  et  pacifique  Albert; 
et,  vu  l'état  d'aigreur^  cV angoisse  et  de  malaise  oit  se 
trouvait  alors  te  monde,  —  ce  sont  les  propres  expres- 
sions dont  se  servit  Frédéric  II  dans  son  premier 
manifeste,  —  dès  que  l'habit  des  frères  prêcheurs 
apparut,  symbole  éclatant  de  charité  et  de  man- 
suétude, nul  ne  sera  surpris  C{u'il  ait  aussitôt  pro- 
duit une  vive  impression.  Pendant  que  les  deux  chefs 
de  la  chrétienté  se  lançaient  l'un  l'autre  à  la  face 
d'énormes  injures  à  la  façon  des  héros  d'Homère, 
hésitante  entre  le  pape  et  l'empereur,  irrésolue, 
chancelante,  effarée,  l'Allemagne  crut  embrasser  les 
insignes  du  calme  et  de  la  paix  en  baisant  la  robe 
blanche  du  fils  de  Dominic|ue.  L'Allemagne  ne  se 
trompait  du  reste  qu'à  moitié,  mais  elle  s'abusait. 
Sous  le  large  manteau  du  moine  s'abritaient,  repliées, 
les  ailes  des  Furies,  et  ceux  qui  se  précipitaient  aux 
genoux  du  missionnaire  ne  tiraient  plus,  il  est  vrai, 
l'épée  pour  la  cause  de  Frédéric,  ils  eussent  dégainé, 


294  ALBERT  LE   GRAND. 

au  besoin ,  pour  soutenir  les  droits  du  Saint-Père. 
Frédéric  Hohenstaufen  comprit  l'imminence  du  péril 
et  s'efforça  de  le  conjurera 

«  Les  pharisiens  et  chefs  des  prêtres,  s'écrie 
dans  son  appel  au  peuple,  en  réponse  à  la  troisième 
excommunication  du  pape  Grégoire,  le  césar  germa- 
nique rebelle  aux  volontés  du  saint-siége,  les  phari- 
siens et  les  chefs  des  prêtres  se  sont  réunis  pour  tenir 
conseil  contre  Vempereur  des  Romains,  leur  maître. 
Gomment  allons-nous  nous  y  prendre,  ont- ils  dit, 
pour  nous  défaire  de  cet  homme  qui  triomphe  de  ses 
ennemis?  Si  nous  lui  laissons  les  coudées  franches, 
il  va  soumettre  à  ses  armes  toute  la  Lombardie.,,  Aussi 
bien  convient-il  de  l'arrêter  net  dès  qu'il  commence 

I.  L'Histoire  passe,  un  pied  sur  une  roue  comme  la  Fortune, 
et  les  passions  humaines  ramènent  perpétuellement  les  mêmes 
drames  :  les  personnages  seuls  et  les  dialogues  varient.  Grégoire  IX 
conteste  à  Frédéric  II  la  légitimité  de  ses  prétentions  sur  les  villes 
lombardes.  Napoléon  s'irrite  de  ce  que  le  pape  Pie  VII  lui  refuse 
Ancône.  —  Frédéric  dicte  ses  fougueuses  missives  à  Pierre  des 
Vignes.  Napoléon  confie  la  rédaction  de  ses  terribles  dépèches  à 
Fouché.  « // .V  a  plus  d'un  rapport,  monsieur,  entre  mes  fonc^ 
lions  et  les  vôtres, y>  écrit  Fouché  aux  évoques  au  commencement 
de  ce  siècle.  (Circulaire  trouvée  dans  les  papiers  du  cardinal  Fesch. 
V.  M.  de  Meaux,  la  Révolution  et  l Empire,  p.  289).  Tout  chré- 
tien doit  obéissance  à  César,  empereur  et  roi  des  Romains, 
répète  à  satiété  Pierre  des  Vignes  au  xiir  siècle.  (V.  lluillard- 
Bréholles,  ne  et  correspondance  de  Pierre  des  Vignes.)  —  Quid 
novi?  Un  mot,  un  seul  mot,  le  mot  monsieur. 


L'EMPIRK    ET    LA    l>APAUTl':.  295 

à  devenir  victorieux,  avant  que  l'étincelle  ne  déve- 
loppe un  vaste  incendie,  avant  que  le  mal  dont  il 
est  cause,  mal  jusqu'à  cette  heure  tolérable,  ne  nous 
pénètre  jusqu'à  la  moelle  des  os.  Ne  perdons  point 
de  temps  en  conversations  et  pourparlers  inutiles  ; 
ne  l'attaquons  point  seulement  par  nos  invectives  : 
lançons  contre  lui  toutes  nos  flèches  et  vidons  nos 
carquois.  Nous  les  lancerons  contre  lui,  ces  flèches, 
jusqu'à  ce  qu'elles  le  frappent,  le  frappent  (sic)^ 
jusqu'à  ce  qu'elles  le  transpercent,  le  transpercent 
(sic),  jusqu'à  ce  qu'elles  le  renversent,  le  renversent 
(sic),  de  telle  sorte  qu'il  ne  soit  plus  enfin  question 
de  cet  homme,  qu'il  soit  terrassé  et  demeure  con- 
vaincu de  l'inanité  de  ses  rêves.  —  Ainsi  ont  com- 
ploté les  pharisiens  de  ce  siècle^,  assis  sur  le  trône  de 
Moise^  et  s'emportant  dans  leur  folie  contre  Vempe- 
reur  des  Romains,,,  Et  ce  père  de  tous  les  pères, 
celui  qui  se  nomme  le  serviteur  des  serviteurs  de 
Dieu,  de  colombe  se  transformant  en  serpent,  a  jeté 
à  l'univers  cette  téméraire  et  fatale  parole  :  Ce  qui 

£ST  ÉCRIT  EST  ÉCRIT...    » 

Après  s'être  placé  de  la  sorte,  dans  cet  exorde  em- 
phatique, aussi  haut  qu'il  convenait  à  son  incommen- 
surable orgueil ,  tout  près  du  Sauveur  des  hommes 
persécuté,  l'empereur  d'Allemagne,  dédaigneux  sou- 
dain des  formes  solennelles  du  langage  ou  bien  en- 


296  ALBERT   L!'    GRAND. 

core  pensant  avoir  atteint  son  but  :  éblouir,  dérouter 
les  dévots  au  moyen  des  allusions  hébraïques,  l'em- 
pereur se  retourne  brusquement  vers  le  pontife  qui 
le  brave,  et,  à  longs  flots,  avec  une  témérité  et  un 
sans- gêne  d'expressions  qui  paraîtront  peut-être 
invraisemblables  à  ceux  qui  se  complaisent  dans  un 
moyen  âge  de  convention ,  laisse  déborder  l'allu- 
sion blessante  et  le  sarcasme.  Prenons  acte ,  en  pas- 
sant, d'une  impardonnable  légèreté.  «  Heureuse  est 
l'Asie,  soupirait  un  jour  Frédéric,  elle  ne  connaît  point 
nos  disputes  d'Europe  !  »  Une  impression  de  lassi- 
tude, de  colère  ou  de  dépit  a  pu  seule  vous  arracher 
cette  exclamation  peu  politique,  très-capricieux  mo- 
narque, et  lorsqu'elle  vous  est  échappée,  évidem- 
ment vos  ennuis,  vos  impatiences  prévalaient  contre 
votre  sûreté  de  vue  habituelle.  Auriez-vous  négligé 
de  conjecturer,  par  hasard,  qu'inévitablement  l'Eu- 
rope devait  l'emporter  sur  l'Asie,  précisément  parce 
qu'en  Europe  on  disputait?  Du  choc  des  idées  jail- 
lit tôt  ou  tard  la  lumière;  les  passions  sont  l'huile 
de  la  lampe  pour  les  peuples  comme  pour  les  indi- 
vidus ,  et  ceux  qui  prétendent  imposer  aux  hommes 
l'immobilité  morale  ont  beau  se  proclamer  les  amis 
de  l'ordre  et  les  soutiens  de  la  société,  ils  sont  au 
contraire  les  plus  dangereux  contempteurs  de  l'ordio 
véritable  et  les  Erostrate  du  temple  social.  Vouloir 


L'KMPinE    l'T    LA    PAPAUTÉ.  207 

supprimer  la  Inlto  des  opinions  dans  le  monde,  n'est- 
ce  point  rêver  de  le  replonger  dans  le  néant*? 

Cl  Allons!  réponds,  poursuit  le  roi  des  Romains 
dans  son  insolente  harangue,  en  prenant  directement 
à  partie  le  pape  Grégoire,  toi,  successeur  de  Pierre, 
réponds-moi  !  Sais-tu  bien  quel  enseignement  a  donné 
le  Maître  des  maîtres,  après  sa  résurrection,  à  ses 
disciples?  Le  Maître  des  maîtres  n'a  point  dit  :  Prenez 
vos  armes  et  vos  boucliers,  votre  arc  et  votre  épée. 
Il  a  dit  :  Que  la  paix  soit  avec  vous.,.  Pourquoi  donc, 
toi  qui  tiens  la  place  du  Christ,  successeur  de  Pierre, 
t'éloignes -tu  complètement  de  la  voie  droite?  Pierre, 
à  l'appel  du  Christ ,  quitta  ses  proches  et  prit  le 
chemin  de  vie  :  extérieurement  dépouillé  de  tout,  il 
se  trouva  par  ce  seul  fait  muni  intérieurement  de 
toutes  choses,  parce  qu'il  aspirait  aux  trésors  de  la 
patrie  céleste.  Toi,  Grégoire,  tout  au  contraire,  tu 
ne  fais  point  fi  des  richesses  matérielles,  tu  con- 
voites les  biens  de  la  terre,  et  l'univers  ne  suffit  point 
à  assouvir  ta  faim  dévorante.  Pierre  dit  au  pauvre 
boiteux  :  Je  n'ai  ni  or  ni  argent.  Toi,  Grégoire,  sitôt 
que  les  monceaux  d'or  que  tu  contemples  avec  ado- 
ration  commencent  à  diminuer,  lu  le  mets  à  boiler 


i.  «  II  est  dans  le  grand  ordre  qu'il  y  ait  quelque  petit  dés- 
ordre. »  Leibniz. 


208  ALBERT   LE   GRAND. 

avec  les  boiteux  et  tu  mendies...  Tu  prêches  la  pau- 
vreté et  tu  te  prétends  pauvre.  Mais  d'où  vient  donc, 
s'il  en  est  ainsi,  que  l'on  te  voit  amonceler  trésors 
sur  trésors?  On  raconte  encore  de  Pierre  que,  mou- 
rant de  faim,  Pierre  refusa  de  manger,  de  crainte  de 
toucher  quelque  aliment  impur.  Toi^,  Gréfjoire,  tu  ne 
vis  que  pour  ton  ventre ^  et  sur  tes  coupes  de  vermeil 
ces  mots  sont  gravés  :  biro!  bibis!  je  bois!  tu  bois! 
((  ...  Pape  Grégoire,  un  effort,  et  renonce  à  l'ini- 
quité; souviens-toi  de  l'aventure  du  pauvre  pape  Syl- 
vestre et  du  magnanime  empereur  Constantin...  En 
ce  temps-là,  Sylvestre  en  était  réduit  à  une  profonde 
misère,  et  il  se  tenait  caché  dans  une  caverne.  Cest 
à  Constantin  que  FEglise  est  redevable  de  tout  ce 
qu'elle  possède  en  fait  de  libertés  et  d'honneurs.,.  Ne 
t'acharne  donc  plus  dorénavant  à  faire  opposition  au 
véritable  défenseur  de  l'Eglise...  Sept  fois,  soixante- 
dix  fois,  il  sera  pardonné  au  pécheur,  a  dit  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.  Toi,  Grégoire,  ne  saurais-tu 
donc  condescendre  à  faire  grâce  une  seule  fois  à  ce- 
lui qui  implore  le  pardon j,  bien  qu'innocent?  Veuille 
accueillir  un  généreux  fils  qui  ne  demande  pas  mieux 
que  de  rentrer  dans  le  giron  de  l'Eglise;  montre-toi 
bénévole  et  clément.  Sinon ,  prends  garde  ;  le  lion 

SECOUERA    SON     SEMBLANT    DE     SOMMEIL;     H,     FONDERA 
UN     NOUVEAU     DROIT;     IL    PRENDRA    EN    MAL\    LE    GOU- 


1/ 1;  M  P I  II  t:    ET    LA    PAPAUTÉ.  299 

VKRNFîMENT  DE   l'Ecjlise,  ct  il   l)i'i8crta  la  corne  du 
superbe  ^ .  » 

Grégoire  IX ,  car  c'est  bien  à  lui  que  s'adressait 
cette  supplique  dérisoire,  n'était  point  homme  à  se 
laisser  déconcerter  par  tant  de  hauteur,  d'outrages 
et  de  menaces.  Patricien ,  prêtre  et  pape,  en  fait 
d'arrogance  et  de  goût  pour  l'absolutisme,  il  pouvait 
en  remontrer  au  Giaour  de  Germanie  -,  Son  orgueil 
semble  même  plus  intraitable  encore  c{ue  celui  de 
Frédéric  :  cet  orgueil  ne  traversa  jamais  la  moindre 
défaillance.  Sa  pointe  se  retrempait  sans  cesse  dans  les 
froides  ondes  où  se  renouvelie  l'énergie  du  clerc  „  le 
Styx  cte  la  feinte  humilité.  Aussi,  dès  que  Grégoire  IX 
eut  pris  connaissance  de  la  missive  de  l'empereur, 
il  leva  les  bras  au  ciel  et  se  contempla.  Malgré  ses 
quatre-vingts  ans,  n'était-il  point  encore  robuste  et 
redoutable  avec  Rome  à  ses  pieds,  soumise;  la  Lom- 
bardie  sous  les  armes  et  toujours  prête  à  se  révolter 

1.  «...  Nlmm  den  Solin,  welcher  gerii  in  den  miitterlichen 
Schoos  der  Kirche  zuriikkehren  will,  milde  auf,  damiter  nicht  aus 
seinem  scheinbaren  Schlafe  wie  ein  Lowe  erwache,  das  recht 
NEU  GRUNDE,  die  Kirche  regiere  und  die  stolzen  Ilorner  der  Ge- 
walLigen  zerbreche.  »  —  Compuls.  Raumer,  Geschichle  der  Ho- 
henslaufen,  t.  III .  p.  643-648.  —  Mallh.  Paris,  3i2.  —  Concil. 
XIII,  '1158.  —  Kington,  Hisl.  Fred.  II,  t.  IF,  p.  115-117. 

2.  Grégoire  IX  appartenait  à  riliustre  et  ancienne  famille  des 
Segni;  il  était  neveu  d'Innocent  III. 


300  ALBERT   LE    GHAND. 

contre  Frédéric  ;  la  brillante  carrière  du  cardinal 
Ugolin  derrière  lui?  N'avait-il  point  naguère  pacifié 
le  ^filanais,  réconcilié  Pise  avec  Gênes,  organisé  une 
croisade?  Le  monde  catholique  n'attendait-il  point 
chacune  de  ses  paroles  comme  un  oracle?  Peut-on, 
doit-on  douter  de  soi  quand  on  est  pape  ?  pareil  doute 
touche  peut-être  à  l'impiété.  Et  pourquoi  céder,  ter- 
giverser, ou  transiger?  Ne  serait-ce  point  manquer  de 
respect  envers  la  mémoire  de  prédécesseurs  vénéra- 
bles et  s'ériger  en  contempteur  des  traditions?  Le  pape 
Honorius,  de  son  vivant,  n'avait-il  point  eu  confiance 
en  lui?  Honorius  n'avait-il  point  soupiré  avant  de  mou- 
rir :  Ugolin >  voilà  un  homme  selon  mon  cœur?  Etait-il 
donc  vraiment  si  faible,  tombé  si  bas ,  que  Frédéric 
osait  l'insinuer?  Mais,  le  lundi  de  Pâques  de  l'année 
1227,  la 'ville  aux  sept  collines  l'avait,  ce  semble, 
acclamé,  lui,  Grégoire  IX,  «  lorsqu' après  la  messe,  il 
était  rentré  au  ]3alais,  jjor^a?i^  sur  sa  tête  deux  couronnes^ 
monté  sur  un  cheval  richement  caparaçonné,  entouré  des 
cardinaux  velus  de  pourpre,,.  Des  cassolettes  de  par- 
fums fumaient  sur  son  passage...  Le  peuple  chantait 
à  haute  voix  des  litanies,  des  cantiques  d'allégresse... 
Une  foule  innombrable  marchait  devant,  portant  des 
palmes  et  des  fleurs \..  Le  sénateur  et  le  préfet  de 

1.  V.  Rohrbaclier,  Hîst.  de  l'Église  eallwliqne,  t.   XVIII, 
p.  8. 


L'EMpji'iK  i:t  la   papa  un:.  3oi 

Rome,  à  pied ,  des  deux  côtés  du  pape,  tenaient  ce 
jour-là  les  renés  de  sa  monture  *.  »  Eh  !  Ic([uel  de 
nous  deux  est  le  vrai  César,  du  tyran  d'Allemagne 
ou  du  souverain  pontife  ?  Eli  !  de  quel  droit  un  prince 
infâme,  blasphémateur  et  ami  des  infidèles ,  vient-il 
contester  la  légitimité  de  nos  prétentions  à  la  souve- 
raineté universelle?  D'où  lui  vient  cette  étrange  manie, 
tandis  que  d'un  mot,  d'un  seul  mot  nous  pouvons  le 
dépouiller  de  ses  Etats,  de  nous  représenter,  nous, 
la  Grâce  et  la  Force,  comme  sans  feu  ni  lieu,  campé, 

1 .  «The  Senator  and  Prefect  on  foot  led  the  Pope's  horse  in  ils 
gorgeoustrappings,  until  the  long  procession  of  Cardinals,  Bischops 
and  Clergy  reached  the  Lateran.  «  —  V.  Kington,  Frederick  11, 
emperor  of  the  Romans,  1. 1,  p.  282.  — Quand  on  met  en  regard 
de  ce  tableau  nous  rappelant  Grégoire  IX  en  superbe  appareil,  le 
front  haut  et  conquérant,  cet  autre  tableau  qui  nous  montre  Pie  Vil 
languissant  à  Savone,  ne  dirait -on  pas  d'un  pâle  Ecce  homo 
de  l'école  d'Holbein  en  face  d'une  splendide  apothéose  de  demi- 
dieux  signée  Paul  Véronèse  ou  Rubens?  «Plusieurs  fois,  mande 
M.  de  Chabrol,  le  pape  est  resté  pensif  et  dans  l'attitude  d'un  homme 
qui  voudrait  se  rendre...  Je  viens  de  chez  le  pape,  écrit  encore 
M.  de  Chabrol  ;  il  était  plus  arjilé;  il  avait  peu  dormi,  etc.,  etc.» 
(V.  Lettre  de  M.  de  Chabrol  au  ministre  des  cultes,  5  nov.  1811. 
L'Église  romaine  et  le  premier  Empire^^^ar  M.  d'Haussonville.) 
C'est  qu'il  y  eut,  en  effet,  du  tempérament  et  des  fureurs  de  Napo- 
léon dans  Grégoire  IX,  tandis  qu'une  larme  de  Celui  qui  but  le 
calice  au  jardin  des  Oliviers  coula  sur  le  visage  de  l'infortuné 
Pie  VIL  Grégoire  IX  et  Pie  VII  représentent  ainsi,  en  se  faisant  va- 
loir, l'un  une  époque  de  pléthore  et  de  vie  luxuriante,  l'autre  une 
crise  d'accablement  et  de  tristesse,  traversées  par  la  papauté. 


302  ALBERT  LE  GRA^D. 

ainsi  que  sous  une  tente,  dans  la  donation  de  Con- 
stantin, sous  les  plis  du  manteau  impérial  !  —  «  C'est 
un  fait  connu  clic  monde  entier^  soutenait  d'ailleurs 
Grégoire  IX ,  dont  on  ne  saurait  trop  méditer  les 
considérants  en  matière  de  souveraineté  spirituelle  et 
temporelle,  c'est  un  fait  connu  que  Constantin^  qui 
étendait  sur  tous  les  climats  du  monde  une  seule  mo- 
narchie, au  nom  du  sénat  et  du  peuple,  déclara  qu'il 
était  juste  que  le  vicaire  du  prince  des  apôtres,  déjà 

EN  POSSESSION  DU  GOUVERNEMENT  DES  AMES  SUR  TOUTE 
LA  TERRE,   OBTÎNT    EN    MÊME   TEMPS   LA    SOUVERAINETÉ 

DES  CHOSES  ET  DES  CORPS  EN  CE  MONDE.  Persuadé  que 
celui-là  à  qui  le  Seigneur  avait  confié  sur  la  terre  le 
gouvernement  des  choses  célestes  devait  diriger  les 
choses  terrestres  avec  les  rênes  de  la  justice,  Con- 
stantin transféra  au  pontife  romain  a  perpétuité  les 

INSIGNES  ET  LE  SCEPTRE  DE  LA   DIGNITÉ  IMPÉRIALE ,   LA 

VILLE  DE  Rome  avec  tout  son  ducmé  et  même  l'empire 
DE  l'ouest.  Pour  lui,  considérant  comme  un  crime 
que  là  oit  la  capitale  de  la  religion  chrétienne  se 
trouve  établie  par  f empereur  céleste,  un  empereur 
terrestre  pût  exercer  le  moindre  pouvoir,  il  aban^ 
donna  V Italie  à  la  disposition  du  saint-siége  aposto- 
lique et  alla  fixer  en  Grèce  sa  nouvelle  résidence  ^...» 

'1.    y.  Huillard-Bréliollcs,  Histoire  diplomatique^  sumptibus 
de  Luynes,  t*  IV,  p.  9i8  et  suiv» 


L'EMPIliE    ET   LA    1>A1>ALTÉ.  303 

—  ((  L'univers  est  rempli  de  supplices  très-justes 
dont  les  exécuteurs  sont  très-coupables,  »  a  fort  bien 
dit  un  des  partisans  célèbres  de  la  papauté,  telle 
que  nous  l'a  léguée  le  moyen  âge,  M.  de  x^aistre^  : 
nous  nous  permettrons  de  demander  aux  derniers 
croyants  en  ce  catholique  de  l'ancienne  loi ,  si  lui- 
même,  *1M.  de  Maistre,  mis  en  présence  de  textes 
pareils,  —  textes  qu'apparemment  il  n'a  point  con- 
nus, —  tout  en  condamnant  l'empereur  Frédéric  et 
le  déchrànU rèS'Coupable^  lui-même,  M.  de  Maistre, 
n'eut  point  été  contraint  de  reconnaître  que  les  ou- 
trages et  les  humiliations  cjue  par  le  fait  de  ce  prince 
peu  recommandable  endura  la  papauté  ne  furent  point 
réellement  un  juste  supplice. 

Sans  absoudre  en  aucune  sorte  Frédéric  JI,  Gé- 
sai',  de  ses  intempérances  de  langage  et  de  certains 
actes  violents ,  il  est  certain  que  les  monstrueuses  et 
chiméricjues  visées  exprimées  en  des  termes  dont  nous 
venons  douloureusement  de  traduire  l'impertinence 
expliquent,  excusent  peut-être  le  ton  peu  mesuré  de 
ses  critiques.  Nous  avouons  ne  point  éprouver  pour 
Frédéric ,  roi  des  Romains ,  grande  sympathie ,  ni 
grande  estime,  mais  nous  ne  dissimulerons  pas  non 
plus  l'invincible  répulsion  que  nous  inspire  le  prêtre 

1.  V.  Lettre  à  M.  de  Bonald; 


304  ALBERT  LE  GflA?sD. 

son  rival,  empeuelr  des  âmes  et  des  corps  ^  Quant 
à  la  vulgarité  des  attaques  que  se  permettaient  l'un 
contre  l'autre  les  deux  chefs  de  la  chrétienté,  pendant 
que  Timpassible  Albert  menait  à  bonne  fin  sa  mis- 
sion dans  les  diocèses  d'Allemagne,  on  n'en  a  pris 
encore  qu'un  avant-goùt  en  entendant  Frédéric  in- 
sultant  Grégoire.  Grégoire  l'emporte  décidément  en 
invectives  forcenées  sur  Frédéric.  Une  seule  et  uni- 
que citation  ,  et  nous  coupons  court  aux  trivialités 
d'un  dialogue  aux  tournures  apocalyptiques.  Au  sou- 
verain pontife  ,  successeur  de  Pierre  et  des  apôtres , 
le  dernier  mot. 

((  Des  profondeurs  de  la  mer  vient  de  surgir  une 
bête  pleine  de  paroles  de  blasphème,  quant  aux 
pieds  semblable  à  un  ours,  la  gueule  semblable  à 
celle  d'un  lion  en  furie ,  semblable  pour  les  autres 
membres  au  léopard.  De  sa  gueule  s'échappent  des 
blasphèmes  contre  le  nom  de  Dieu,  des  flèches  em- 
poisonnées contre  la  voûte  du  ciel  et  les  saints  qui 
demeurent  au  cieL  \\ec  ses  griffes  et  ses  dents  d'ai- 

1.  «  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  de  l'an  1000  que  la  prétendue 
donation  de  Constantin  fut  généralement  adoptée  comme  base  de  la 
propriété  ecclésiastique...  Le  Dante  blâme  ladite  donation  comme 
un  acte  inconsidéré,  mais  il  n'en  conteste  point  l'authenticité.» 
V.  Dante,  Inf'erno,  c.  xiv.  —  Consulter  Huillard-Créholles,  Ilist. 
diploni.,  sumptibus  de  Lu\  nés.  —  Vie  et  correspondance  de 
Pierre  des  Vif/nes,  p.  171. 


L'EMPIRE    KT    LA    PAPAUTÉ.  305 

rain  la  bkte  a  tonte  de  tout  déchirer,  avec  ses  pieds 
de  tout  écraser,  et  elle  ne  se  dresse  plus  à  la  déro- 
bée ,  mais  en  plein  jour.  Appuyée  contre  les  mé- 
créants, elle  lance  ses  griiïes  hérétiques  contre  le 
Christ,  rédempteur  des  hommes,  et  contre  les  Ta- 
bles d'alliance...  Regardez  attentivemem  le  chef, 

LE  ventre,  la  queue  DE  LA  BÊTE,  —  CEST  L'eMPE- 
REUR  M...  » 

Il  est  certaines  lois  générales,  si  régulières  et  fixes 
qu'on  n'y  prend  seulement  point  garde  et  qu'on  les 
respecte  sans  y  songer,  qui  gouvernent  harmonieu- 
sement les  deux  mondes ,  le  monde  intellectuel  et  le 
monde  physique.  La  nature,  elle,  n'y  déroge  jamais, 
et  si  l'on  est  de  temps  en  temps  dans  la  nécessité 
d'avouer,  ainsi  que  l'a  confessé  avec  profondeur, 
avec  simplicité  un  franc  philosophe,  que  ce  que  nous 
voyons  du  gouvernement  de  Dieu  n'est  point  un  as- 
sez gros  morceau  pour  que  nous  puissions  y  admirer, 
en  pleine  connaissance  de  cause,  la  beauté  et  l'ordre 
de  l'ensemble,  du  moins  pouvons-nous  nous  rendre 
à  nous-mêmes  ce  témoignage  que  tout  ce  Cju'il  nous 
est  donné  d'entrevoir  ou  d'apercevoir  nous  met  con- 
stamment en  présence  des  deux  idées  d'ordre  et  de 
beauté,  abondamment   développées,  religieusement 

\ .  V.  MaUh.  Paris,  342.  Annal.  xiii%  1 138. — Raumer. — Kington. 
I.  20 


306  ALBERT   LE  GRAND. 

présentées  l'une  à  l'autre  par  les  évolutions  de  ce 
mobile  univers.  Or  Tesprit  humain,  aussi  bien  que  la 
nature,  doit  obéissance  à  ces  lois  immuables;  il  est 
libre  toutefois  de  s'en  écarter,  et  dans  cette  faculté  de 
pouvoir  désobéir  réside,  en  effet,  sa  supériorité  sur 
la  matière;  mais  l'on  remarcjuera  qu'en  les  violant,  il 
déchoit;  dès  qu'il  les  méconnaît,  il  se  trouble.  Cou- 
pable de  lèse -majesté  envers  l'harmonie  suprême, 
son  premier  châtiment  est  de  tomber  dans  l'incohé- 
rence et  le  chaos  :  la  forme  se  ressent  toujours  des 
fautes  originelles  de  l'esprit.  Que  si  les  idées  pre- 
mières  d'ordre  et  de  beauté   prévalent  dans   cette 
mystérieuse  partie  de  l'être  où,  —  si  l'on  peut  tou- 
tefois appliquer  à  l'intelligence  ce  magnifique  mot 
d'Aristote,  —  Dieu  passe,  montrant  la  voie,  suivi  de 
la  justice  qui  punit  les  transgresseurs  de  la   ligne 
droite,  des  idées,  amoureusement  et  fermement  jointes 
dans  une  sorte  d'unité  lumineuse,  la  clarté,  le  liant, 
la  grâce  se  mêlent  naturellement  au  langage  qui  les 
reçoit,  les  exprime  et  s'en  pénètre,  et  le  style  se  res- 
sent ainsi  de  la  piété  de  l'auteur  envers  les  types 
éternels.  Que  si,  au  contraire,  les  conceptions  que 
l'on  nourrit,  que  l'on  prétend  vulgariser  et  imposer, 
ont  été  viciées  dès  l'origine ,   les  plus  riches  vête- 
ments dont  on  les  couvre  ne  dissimulent  jamais  qu'à 
grand'pcine  leurs  obscurités,  leurs  infirmités  et  leurs 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTE.  307 

faiblesses;  elles  entraînent  avec  elles  la  marque 
indélébile  des  desseins  vicieux  dont  elles  ont  subi 
l'influence;  on  s'aperçoit  bien  vite,  à  d'irrécusables 
indices,  qu'elles  sont  frappées  de  démence,  d'impuis- 
sance ou  de  stérilité.  Le  manque  absolu  de  rapport 
et  de  cohésion  qui  existe  entre  le  commencement  et 
la  fin  du  présent  discours  du  pape  Grégoire  IX,  le 
complet  désarroi  d'idées  qui  y  règne  d'un  bout  à 
l'autre,  ne  nous  eût  certainement  point  entraîné  à  des 
considérations  de  cette  gravité,  étrangères,  en  appa- 
rence, à  la  querelle  de  l'Empire  et  de  la  papauté,  si, 
dans  le  profond  abîme  laissé  béant  entre  telle  et  telle 
phrase  de  son  Encyclique,  nous  n'eussions  cru  de- 
voir relever  qu'une  simple  infraction  à  la  règle  banale 
qui  veut  que  le  sens  d'un  discours  soit  suivi.  Non, 
ce  n'est  pas  au  point  de  vue  philosophique  ou  htté- 
raire  que  nous  vous  signalerons  des  lacunes  :  ce  n'est 
point  l'écrivain,  c'est  le  prêtre  que  nous  venons  de 
surprendre  en  flagrant  délit  d'irrévérence  envers  les 
lois  générales  d'ordre,  de  logique  et  de  beauté.  Dans 
cette  notoire  absence  de  trait  d'union  entre  le  spiri- 
tuel et  le  temporel,  dans  cette  impossibilité  matérielle 
de  trouver  la  transition  entre  deux  sujets  absolument 
distincts,  ne  puisons-nous  point  un  réel  enseigne- 
ment ^  et  n'est-ce  point  là  un  signe  assez  net  de  la 
radicale  incompalibilité  des  pouvoirs?  «  Défi  profon* 


308  ALBi:  R  r   LE  GRAND. 

deurs  de  la  mer  vient  de  surgir  une  hête  pleine  de 
paroles  de  blasphème,  quant  aux  pieds  semblable  à  un 
ours,  la  gueule  semblable  à  un  lion  dévorant,  pareille 
pour  les  autres  membres  au  léopard,  ))  Ainsi  prélude, 
on  a  pu  s'en  assurer  tout  à  l'heure,  la  redondante 
missive  du  pape  Grégoire  IX.  Voici  comment  conclut 
le  Saint-Père  en  brisant  tout  à  coup  la  lyre  des  pro- 
phètes, tant  il  est  vrai  que  la  forme  se  ressent  tou- 
jours des  fautes  originelles  de  l'esprit!  i^V Empereur 
souffle  la  révolte  contre  nous  à  Rome  :  il  a  .mis  la  maj.n 
SUR  Ferrare,  Massa,  la  Sardaigne  ,  possessions 
QLE  l'Église  revendique...»  Quelle  chute,  nouveau 
Samuel  !  et  le  trépied  sublime  sur  lequel  vous  mon- 
tiez naguère  ne  serait-il  donc  qu'un  point  d'observa- 
tion du  haut  ducjuel  vous  promenez  vos  regards  sur 
Ferrare,  Massa,  la  Sardaigne  et  ces  fabuleuses  îles 
d'Occident,  concession  imaginaire  de  Constantin^? 
Est-ce  donc  la  protestation  pure  et  simple  d'un  sou- 
verain ambitieux  ou  spolié  que  nous  venons  d'en- 
tendre ,  ou  bien  est  -  ce  véritablement  le  vicaire  de 
Jésus-Christ  qui  nous  exhorte  par  votre  bouche?  Si 
vous  ne  tenez,  Saint-Père,  cju'aux  choses  du  ciel, 


1.  Les  îles  d'Occident.  On  lit  dans  une  bulle  du  pape  Urbain  11: 
«  Quia  religiosi  inniperatoris  Constantini  privilégie  in  jus  proprium 
Bealo  Pelro  ejusque  successoribus  occidentales  omnes  insalœ 
condonataî  sunt.  »  V.  Tardif,  Moniun.  Iiislor.,^.  157,  n°2i9. 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTK.  309 

pourquoi  énumérer  de  la  sorte,  tout  au  long,  vos 
titres  terrestres?  Si  vous  ne  relevez,  au  contraire,  que 
du  droit  commun,  pourquoi  damnez -vous  qui  vous 
oiïense?  Tenez-vous,  oui  ou  non,  la  croix  ou  l'épée? 
Vous  portez-vous,  oui  ou  non,  prêtre  ou  laïque? 
Dans  cet  amalgame  prodigieux,  non  moins  fortuit 
que  voulu,  du  spirituel  et  du  temporel  au  fond  du- 
quel vous  vous  mouvez,  vous  distinguez-vous  vous- 
même,  pape  Grégoire?  Vos  pareils  se  reconnaîtront- 
ils?  Vous  persuadez-vous,  par  hasard,  en  imposer 
longtemps  aux  esprits  bien  faits  en  vous  abritant 
sous  votre  qualité  de  clerc^  dès  que  votre  volonté  de 
prince  a  porté  ses  coups,  et,  quand  le  clerc  en  vous 
aura  décidé,  les  rois  et  les  peuples  devront -ils  flé- 
chir dévotement  le  genou  devant  le  prince?  Il  s'agit 
de  conclure  à  notre  tour.  Frédéric  II ,  empereur,  et 
Grégoire  IX,  pape,  poursuivaient  à  l'envi,  tout  en 
se  provoquant  et  se  combattant,  tout  en  usant  d'ar- 
guments différents,  la  chimère  de  la  monarchie  uni- 
verselle. Ni  l'un  ni  l'autre  ne  mérite  assurément  d'être 
pris  en  respectueuse  considération,  mais  on  doit  tenir 
compte  néanmoins  d'un  fait  important,  qui  ne  les  dé- 
charge point,  il  est  vrai,  de  la  responsabilité  de 
leurs  actes,  et  qui  cependant  les  domine,  les  pousse, 
les  dirige  et  les  sépare  de  très-haut  :  l'un  pensait  bien 
réellement  tenir  entre  ses  mains  le  vieil  étendard  Hoc 


310  ALBERT   LE   GRAND. 

signo  vinces.  l'autre  les  clefs  de  saint  Pierre.  Us  se 
croyaient  tous  deux  responsables,  l'un  vis-à-vis  de 
l'ombre  d'Auguste,  l'autre  vis-à-vis  du  Fils  de  Dieu. 
((  Ses  ciiers  ne  baoit  à  autre  cose  fors  que  à  estre 
sires  et  souverains  de  tout  le  monde.  »  Tel  est  le  juge- 
ment, de  forme  nette  et  naïve  à  la  fois,  qu'émet  Bru- 
netto  Latini  dans  H  Trésors^  à  propos  des  instincts 
altiers  et  rapaces  du  plus  glorieux  des  Hohenstaufen  ; 
et  le  vieux  chroniqueur  ajoute  :  «  Frédéric  cuidoit  par 
lui  et  par  ses  filz  surprendre  lot  Vempire  et  la  terre 
toute ,  de  tel  manière  que  ele  nissist  jamais  de  leur 
subjection\  »  —  Ses  cuers  ne  baoit  à  autre  chose 
qu'à  estre  sires  et  souverains,  —  ressort-il  avec  non 
moins  d'évidence  des  paroles  et  de  la  conduite  d'un 
des  plus  inconséquents  et  fougueux  pontifes,  qui,  pen- 
sant l'affermir,  ait  ébranlé  la  chaire  de  saint  Pierre, 
et  qui  par  ses  envies  désordonnées  de  réunir  pêle- 
mêle  dans  sa  main  les  rênes  des  royaumes  et  celles 
des  consciences  ,  les  ait  en  définitive  toutes  lais- 
sées flotter.  On  aurait  donc  mauvaise  grâce  à  con- 
tester que  la  passion  n'ait  souvent  envenimé  la  dis- 
pute entre  deux  interlocuteurs  dont  le  caractère,  la 
race  et  le  tempérament  paraissent,  en  elTet,  fonciè- 
rement antipathiques.  Mais  la  passion  abaisse,  aigrit. 

4.  Li  Trésors,  édit.  Chabaille,  t.I,  p.  92. 


L'EMPIRK    ET   LA    PAPAUTÉ.  811 

prolonge  indériniment  les  débats  ;  elle  n'en  est  ja- 
mais, pensons-nous,  que  la  cause  indirecte.  La  pas- 
sion n'apparaît ,  n'intervient  dans  le  drame  politique 
que  sollicitée  par  ces  idées  collectives,  impersonnelles, 
qu'on  est  convenu  d'appeler  tantôt  principes,  tantôt 
préjugés.  Représentants  oiïiciels  de  deux  systèmes 
formulés  de  longue  date,  héritiers,  à  titre  différent,  de 
deux  puissances  pour  ainsi  dire  illimitées,  bien  que 
limitrophes,  par  cela  même  amenés  forcément  à  re- 
vendiquer tôt  ou  tard  certaines  rectifications  de  fron- 
tières ,  en  dépit  des  outrageantes  épithètes  dont  ils  ne 
se  montrent  que  trop  prodigues,  nos  implacables  ri- 
vaux ne  semblent-ils  point  parfois  humblement  réciter 
une  leçon  toute  faite,  dépouiller  un  dossier,  déployer 
les  vieilles  chartes  et  plaider  en  avocats?  Nous  sommes 
d'autant  plus  fondés  à  nous  arrêhsr  à  cette  opinion, 
que  les  thèses  qu'ils  reprennent  avec  vivacité  ne  sont 
point  nouvelles,  et  qu'elles  furent  tour  à  tour  soute- 
nues, abandonnées,  rajeunies,  combattues  par  tous 
les  esprits  absolus,  inquiets,  du  moyen  âge.  Pierre 
Damien,  au  xii^  siècle,  avance  les  arguments  césariens 
autoritaires  que  représente  sous  une  autre  forme  l'em- 
pereur Frédéric  au  xiii^  siècle,  et  Dante  Alighieri,  à  la 
veille  de  la  Renaissance ,  les  reproduira  tels  quels, 
avec  notes  et  explications,  dans  son  traité  de  Clouai'- 
c/iia.  Il  va  sans  dire,  d'autre  part,  que  Grégoire  TX 


312  ALBERT   LE   GRAND. 

ne  fit  que  développer  à  sa  guise  les  données  théocra- 
tiques  dont  il  tenait  la  substance  des  papes  arbitraires 
auxquels  il  avait  succédé ,  et  quant  aux  souverains 
pontifes  qui  vinrent  après  lui,  ils  eussent  cru  proba- 
blement déroger  en  ne  suivant  pas  son  exemple  et  la 
voie  sans  issue  par  lui  tracée.  «  En  dehors  de  F  Eglise, 
proclame  entre  autres  vérités  plus  que  douteuses  l'in- 
trépide Innocent  IV,  on  ne  bâtit  que  pour  l'enfer,  et 
il  n  existe  point  de  pouvoir  qui  soit  ordonné  de  Dieu. 
C'est  donc  mal  envisager  les  faits,  c'est  ne  point  sa- 
voir remonter  à  l'origine  des  choses,  que  de  croire 
que  le  siège  apostolique  nest  en  possession  de  l'em- 
pire séculier  que  depuis  Constantin  seulement,  x\nté- 
rieurement  déjà,  ce  pouvoir  était  dans  le  saint- siège 

EN  VERTU  DE  SA  NATURE  ET  DE  SON  ESSENCE  ^  »  Roste 

à  rappeler  sous  quelles  bizarres  et  pédantesques  ima- 
ginations les  docteurs  guelfes  ou  gibelins  prétendaient 
populariser  et  faire  accepter  des  masses  leurs  trans- 
cendantes et  frivoles  théories. 

—  De  même  que  la  lune ,  remontraient  jadis  les 
partisans  de  la  doctrine  sacerdotale,  emprunte  son 
éclat  au  soleil,  à  telles  enseignes  qu'elle  ne  luit  que 
parce  qne  le  soleil  brille,  de  mjême  l'empire  est  rede- 

1.  V.  Conception  de  la  théocratie.  —  Huillard-Bréliolles, 
Vie  et  correspondance  de  Pierre  des  Vignes. 


L'EMPIRK    KT   LA    PAPAUTÉ.  313 

vablc  de  toute  sa  splendeur,  de  sa  force  et  de  ses  droits 
à  la  papauté,  son  soleil.  La  papauté  refuse- t-elle  à 
l'empire  de  lui  prêter  aide  et  protection,  à  partir  de 
cet  instant  l'empire  aussitôt  n'existe  plus,  ou  plutôt, 
il  perd  sa  raison  d'elre.  Tout  est  permis,  sans  doute, 
à  la  lune,  pourvu  qu'elle  se  montre  l'humble  servante 
du  soleil  et  n'encoure  point  son  déplaisir.  Mais  mé- 
dite-t-elle  quelque  révolte,  prétend-elle  à  l'indépen- 
dance, soutient-elle,  en  un  mot,  qu'elle  peut  ou  doit 
se  passer  du  soleil,  plus  de  lune,  plus  d'astre,  plus 
d'empire  :  néant.  —  Puisque  aussi  bien,  objectaient 
en  revanche  et  non  moins  pompeusement  les  partisans 
de  la  doctrine  impérialiste,  puisque  aussi  bien  il  faut 
nécessairement  admettre  que  la  lune  ne  dépend  en 
aucune  façon  du  soleil,  quant  à  sa  vertu  intrinsèque 
et  à  ses  évolutions;...  attendu  encore  que  son  action 
lui  appartient  réellement  en  propre,  et  que  son  rayon- 
nement ne  s'opère  que  par  suite  de  la  vertu  de  clarté 
qui  est  en  elle,  à  telles  enseignes  qu'elle  ne  reçoit  les 
rayons  du  soleil  que  pour  plus  efficacement  et  plus 
virtuellement  agir  (virtiwsius),.,  ergo,  l'on  maintient 
que  la  royauté  temporelle  ne  saurait  dériver  de  la 
spirituelle  et  ne  reçoit  point  de  la  papauté  son  in- 
fluence et  son  autorité...  Si  tant  est  qu'elle  tienne 
d'elle  quelque  chose,  ce  n'est  là  qu'une  augmentation 
fortuite  de  puissance,  et  dans   la  papauté   ne  doit 


314  ALBERT  LE   GRAND. 

SOUS  aucun  prétexte  se  chercher  la  raison  première 
qui  fait  que  l'empire  se  meut\.. 

Des  lourdes  et  vagues  sphères  d'un  empyrée  de 
convention  et  de  la  fantastique  hyperbole,  tandis  que 
ces  deux  astres  symboliques,  le  soleil  et  la  lune,  l'em- 
pire et  la  papauté,  dardant  sur  terre  et  sur  mer  mille 
rayons  jaloux,  décrivent  autour  de  l'ancien  monde, 
au  gré  de  leurs  furieux  adorateurs,  un  monotone 
mouvement  de  rotation,  passons  vite  à  des  régions 
moins  équivoques,  où  l'on  respire  et  où  l'on  vit  en 
dehors  de  la  manie  des  systèmes-.  Les  biographes 
d'Albert  le  Grand  ne  rapportent  point,  il  est  vrai, 
que,  lors  de  ses  pérégrinations  en  Allemagne,  l'errant 

1.  ...  Quantum  est  ad  esse  nullo  modo  luna  dependetasolenec 
etiamquanlumadvirtutem  nec  etiam  ad  operationemsimpliciter... 
Sic  ergo  dico...  —  Y.  Dante,  de  Monarchia^  p.  l44-14o,  édit. 
de  1559. 

2.  Albert,  dominicain,  ne  pouvait,  on  le  comprend  de  reste, 
se  déclarer  ouvertement  contre  la  suprématie  et  les  prétentions  à  la 
souveraineté  des  évoques  de  Rome.  On  remarquera  qu'il  n'aborde 
que  fort  rarement  dans  ses  ouvrao;es,  lesquels  traitent  cependant 
de  omni  re  scibili  et  non  scibill,  les  questions  qui  touchent  de 
près  ou  de  loin  au  pouvoir  temporel  et  spirituel  des  papes.  Loin 
de  s'y  complaire,  on  dirait  au  contraire  qu'il  les  évite.  Saint  Tho- 
mas d'Aquin,  son  élève,  ne  connaît  point  les  mêmes  scrupules  et 
ne  marchande  point  tant  l'affirmation.  —  Compuls.  Alberti  Mac.m 
Opéra,  édit.  Jammy  :  —  Polilicorum,  —  Sum?)ia  theolo(/iœ,  — 
Commenl.  sancti  Luc,  —  Sermones  de  lempore. 


L'EMPIRi:    KT    LA    PAPAUTE.  315 

maître  de  saint  Thomas  se  soit  jamais  rencontré  face 
à  face  avec  Frédéric  Hohenstaufen,  roi  des  Romains. 
II  sera  permis  de  regretter,  par  parenthèse,  que  le 
seul  dignitaire  de  l'ordre  de  Saint-Dominique  dont  il 
soit  fait  mention  dans  l'histoire  comme  ayant  échangé 
quelques  paroles  avec  le  mécréant  ait  nom  Jourdain 
de  Saxe,  au  lieu  de  s'appeler  Albert  de  Bollstadt. 
Entre  le  docteur  universel  et  Frédéric,  une  simple  en- 
trevue n'eût  point  manqué,  en  effet,  d'être  instructive 
et  curieuse,  et  de  l'entretien,  même  le  plus  rapide, 
entre  ces  deux  extraordinaires  personnages,  eussent 
probablement  jailli  quelques-uns  de  ces  mots  qui  jet- 
tent souvent  plus  de  lumière  sur  la  physionomie  d'une 
épocjue  que  les  dissertations  les  plus  savantes.  Mais 
parce  c{ue  \u  bure  du  religieux  sçavant  n'a  point  frôlé 
la  pourpre  du  très-lettré  tyran  de  la  Germanie,  s'en- 
suit-il que  leurs  deux  génies  ne  se  trouvèrent  jamais 
en  présence  l'un  de  l'autre?  Le  caractère  et  l'objet 
de  la  mission  que  remplit  Albert  dans  les  diocèses  de 
Germanie  particuhèrement  soumis  à  l'influence  anti- 
cléricale de  Frédéric  indiquent  positivement  le  con- 
traire. Albert  heurta  du  pied,  à  chaque  pas,  durant  les 
dix  années  pendant  lesquelles  on  l'employa  à  remuer 
l'Allemagne  dans  un  sens  favorable  aux  idées  de  la 
cour  de  Rome,  les  membres  dispersés  de  la  bête, 
pour  nous  servir  de  l'expression  figurée,  peu  diplo- 


316  ALBERT  LE   GRAND. 

matique,  particulièrement  chère  au  pape  Grégoire  IX. 
En  toute  ville  et  bourgade,  depuis  Cologne  jusqu'à 
Ratisbonne,  tant  que  dura  sa  longue  et  pénible  odys- 
sée à  travers  les  provinces  les  plus  ébranlées  par  la 
propagande  impérialiste,  notre  héros  dut  nécessaire- 
ment tenir  compte  de  l'ascendant,  de  la  séduction,  du 
charme  indéfinissable  et  profond  qu'exerçait,  paraît- 
il,  sur  tous  ceux  qui  l'ont  approché  et  connu,  l'un 
des  hommes  les  mieux  doués,  auquel  sa  naissance 
ait  permis  d'user  et  d'abuser  du  talent  sur  un  vaste 
théâtre.  Que  si  le  fils  de  Dominique,  soit  effet  du 
hasard,  soit  obéissance  à  la  consigne,  soit  encore 
parce  qu'il  ne  s'en  est  point  soucié,  n'a  point  été 
interroger  le  monstre  en  personne,  il  l'a  du  moins 
affronté,  ce  semble,  jusque  dans  son  antre.  Peut-être 
n'a- 1- il  point  convenu  à  sa  prudence,  à  sa  dignité, 
d'imiter  Hercule  et  de  se  commettre  directement  avec 
l'hydre,  mais  il  en  a,  à  coup  sur,  inspecté  les  moyens 
de  défense,  senti  passer  près  de  lui  le  soufïle,  admiré 
la  vigueur  redoutable  et  la  taille.  Nos  mouvements, 
à  nous,  sont  évidemment  plus  libres  que  ne  le  furent 
jamais  ceux  d'Albert  le  Grand;  aucun  vœu  ne  nous 
lie;  aucune  instruction  émanée  de  la  cour  de  Rome 
n'a  tracé  notre  itinéraire;  il  y  a  longtemps  que  les 
cendres  du  dernier  bûcher  ont  élé  dispersées  au  vent; 
nulle  autorité  ne  nous  épie  ;   nous  ne  nous  voyons 


I/tlMPlllÎ!:    ET    LA    PAPAUTÉ.  :n7 

aujourd'hui  ni  retenus  dans  nos  investigations,  ni  mis 
en  demeure  de  nous  justifier  devant  un  tribunal  in- 
quisiteur, parce  (|ue  nous  aurons  une  fois,  une  seule 
fois,  glissé  sur  la  pente  qu'effleure  en  se  jouant  Mon- 
taigne. Nous  pouvons  tous  nous  permettre  aujour- 
d'hui, à  nos  risques  et  périls,  il  est  vrai,  mais  sans 
nous  exposer  à  sévices  ou  injures  graves,  «  d'aller 
aprez  les  inclinaiions  de  nostre  esprit,  contre -mont, 
contre-bas ,  selon  que  le  vent  des  inclinations  nous 
emporte.  »  Albert,  moine,  légat,  contraint  à  des  mé- 
nagements infinis,  ne  put  user,  en  somme,  que  de 
la  seule  liberté  dont  on  ait  joui  au  moyen  âge,  celle 
d'opter  entre  deux  absolutismes.  De  sa  part,  toute 
demande  d'audience  à  l'ennemi  particulier  du  Saint- 
Père  n'eut  point  manqué  d'être  mal  interprétée  de 
ses  chefs,  de  lui  nuire  près  de  la  cour  de  Rome.  Eh 
bien,  cet  instant  d'entretien  c|u'Albert  n'a  pu  se  per- 
mettre, nous  allons,  nous,  le  solliciter. 

c(  J'ai  vu  l'empereur,  et  il  fut  même  un  temps  où 
je  l'aimai,  »  confesse  fra  Salimbene,  l'une  des  illus- 
trations du  règne  de  Frédéric;  «  en  vérité,  je  ne  sais 
cjuel  homme  on  eût  pu  trouver  à  lui  comparer  parmi 
tous  ceux  qui  ont  porté  couronne,  s'il  neût  point  né- 
(jligé  Dieu,  l'Eglise  et  son  âme  ^  »  —  «  Lorsque  l'on 

\ .  «  La  sua  mente  superiore  à  lumi  del  secoio,  rovescio  il  mos- 


318  ALBERT   LE   GRAND. 

envisage  Frédéric  comme  administrateur  et  législa- 
teur, ))  reprend  à  six  siècles  de  distance  l'impartiale 
critique  allemande,  «  on  est  contraint  de  l'admirer  : 
l'activité  de  ce  prince,  sa  capacité ,  ses  qualités  hors 
ligne,  le  distinguent  entre  tous  ses  contemporains  ^ . .  » 
Ces  jugements  ont,  ce  semble,  quelque  poids;  ils 
rehaussent  singulièrement  l'importance  du  prince  ex- 
communié, et,  sur  leur  simple  énoncé,  on  sent  déjà 
peut-être,  pour  peu  qu'on . s'intéresse  aux  ques- 
tions brûlantes  que  soulève  la  moindre  allusion  à 
l'un  des  plus  hardis  contempteurs  des  volontés  pon- 
tificales dont  on  puisse  feuilleter  les  annales,  comme 
une  sourde  envie  de  nouer  connaissance  avec  le  re- 
belle et  le  maudît.  Un  aveuglement  épais,  opiniâtre 
n'aurait-il  point  soutenu,  par  hasard,  en  sous-œuvre, 
ces  énormes  catapultes  d'où  sont  partis  les  traits  dont 
plusieurs  papes  l'ont  frappé?  La  sibylle  qui  dicta  ja- 
dis les  oracles  du  palais  de  Latran  n'est-elle  point  la 
sœur  aînée  de  celle  qui  conseille  aujourd'hui  le  Vati- 
can? Ne  serait-elle  point  tombée,  çà  et  là,  dans  l'écueil 
vers  lequel  incline  de  longue  date ,  avec  une  solennité 

tro  feudale,  crèo  un  governo  civile,  compile  un  codice  di  leggi , 
rese  secura  la  vila  et  formb  la  félicita  générale.  «  —  Salimbene, 
Del  rc  descrizione  et  ciel  regno  délie  Due  Sicilie,  1. 1,  p.  152. 
1.  «  ...  wir  mijssen  den  Kaiser  als  ein  der  lliiitigsten  Herrscher 
seiner  Zeit,  als  Gesetzgeber  und  Gesetzanwender  bewundern.» — 
Raumor,  Gesch.  der  Hohemtaufen,  t.  III. 


i;  F,  M  PI  m:  kt  la  papauté.  319 

fatale,  le  vaisseau  de  saint  Pierre?  Une  des  méprises 
ou.  étroitesses  d'esprit  coutumières  de  la  sibylle  ne 
consiste-t-elle  point,  par  exemple,  à  confondre  sans 
cesse  le  mal  avec  le  mouvement ,  le  novateur  avec 
rimpie?  Frédéric  II  flotte  entre  Julien  l'Apostat  et 
Luther,  a-t-il  été  dit  plus  haut  :  sorte  de  Janus  au 
profil  antique,  au  front  inquiet,  une  de  ses  faces 
regarde  vers  un  ordre  de  choses  suranné,  l'autre 
vers  une  forme  nouvelle  de  société  qui  s'accuse.  Fré- 
déric eut  le  tempérament,  la  beauté,  le  charme,  l'in- 
.  consistance,  les  furies,  les  déboires,  les  vertus  et  les 
vices  d'un  Prométhée  de  transition.  Je  ne  sache  point 
qu'aucun  penseur,  aucun  artiste,  dans  notre  pays  du 
moins,  se  soit  encore  arrêté  complaisamment  devant 
l'une  de  ces  figures  qui  deviennent  presque  allégo- 
riques, tant  elles  reflètent  de  lueurs  et  d'impressions 
diverses ,  et  qui  s'imposent  d'elles-mêmes  à  la  sym- 
pathie ou  à  la  haine,  selon  le  jour  où  on  les  expose. 
Au  point  de  vue  critique  comme  au  point  de  vue 
pittoresque,  on  peut  estimer  cependant  comme  une 
assez  rare  bonne  fortune  que  de  se  croiser  sur  sa 
route  avec  un  acteur  de  cette  trempe,  de  cette  sou- 
plesse et  de  ces  ressources  :  inspiré,  choyé,  costumé 
tour  à  tour  par  les  fées  rivales  d'Orient  et  d'Occident; 
un  jour  ceint  de  laurier  ou  de  pampres  comme  un 
ancien,  le  lendemain  se  dépouillant  du  casque  pour 


320  ALBERT  LE    GRAND. 

prendre  le  turban,  ce  soir,  assis  sur  les  marches  du 
Capitule;  ici,  forçant  les  portes  de  l'église,  là,  sou- 
riant aux  houris  dans  le  harem;  toujours  en  veine, 
toujours  par  voies  et  par  chemins,  toujours  brillant 
et  osé,  soit  qu'il  essaye  la  toge  de  César,  la  mante 
du  trouvère,  la  cotte  de  mailles  du  preux,  le  froc  du 
réformateur  ou  le  burnous  de  Saladin.  Frédéric  fait 
pendant  à  Albert  comme  Lucifer  à  l'Archange  fidèle 
dans  les  vieilles  estampes ,  et  tous  deux  n'ont  point 
été  sans  raison  opposés  l'un  à  l'autre.  Le  premier 
personnifie  le  siècle^  le  monde  profane;  le  second  do- 
mine le  siècle,  Frédéric  propose  confusément;  Albert 
distingue,  plane,  compare,  et  parfois  résout.  Quel- 
ques traits  sur  les  mœurs  intimes,  quelques  détails 
sur  le  caractère  et  les  goûts  du  très-délié  successeur 
du  très-pesant  Barberousse  ne  seront  peut-être  point 
déplacés  ici  \ 

((  Frédéric  Hohenstaufen  était  de  taille  moyenne, 
mais  bien  prise.  L'expression  de  son  visage  annonçait 
la  hardiesse  et  la  vigueur.  Ses  cheveux  semblaient 
d'un  blond  doré.  Son  adresse  à  tous  les  exercices  du 


'I.  Consulter  Kington,  Frederick  II,  ei/iperor  of  t/ie  Ro?nans. 
—  Raumer,  Gesch.  der  Ilohenslaufen.  —  Rolirbacher,  Histoire 
de  l'Église.  —  Rémi,  Hisl.  écoles.  —  Huillard-Bréholles,  Hisl. 
diplom.,  sumptibus  de  Luynes  ;  Vie  et  correspondance  de  Pierre 
des  lï^nes.  —  Brunelto  Latini,  li  rmsor.s.— Salimbeno,  etc.,  etc. 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTE.  321 

corps  lui  doiinail  une  supéi'iorité  pliysi(|uc  sur  les 
hommes  ordinaires  \  »  Un  buste  en  marbre  blanc, 
avec  cette  inscription  :  FuÉDÉaic,  que  tout  le  monde 
a  pu  voir  pour  peu  qu'on  ait  traîné  le  pas  sur  les  dalles 
polies  de  ce  temple,  sorte  de  Panthéon  des  gloires 
germaniques,  élevé  par  le  roi  Louis  de  Bavière  aux 
environs  de  Ratisbonne,  à  la  Walhalla,  se  rapporte 
assez  fidèlement  aux  descriptions  de  sa  personne 
ébauchées  par  les  chroniques.  Le  front  garde  une 
sérénité  de  commande  et  tombe  droit  comme  celui 
des  statues  romaines  représentant  Auguste.  Le  nez 
s'accentue  avec  délicatesse;  il  fait  songer  à  la  finesse 
de  traits  des  Moresques  qui  veillèrent  sans  doute  sur 
le  berceau  de  cet  Allemand  né  en  Sicile  :  Frédéric 
conserva  toujours  des  premières  impressions  de  son 
enfance  un  invincible  attrait  pour  les  couleurs,  les  arts 
et  les  us  et  coutumes  de  l'Orient.  Les  lèvres,  qu'on 
s'attendait  peut-être  devoir  exprimer  la  hauteur,  le 
dédain  ou  l'ironie ,  n'éveillent  au  contraire  qu'une 
idée  de  douceur  et  de  majesté.  Murmure-t-elle  le  re- 
frain d'une  romance  fredonnée  au  clair  de  lune  sous 
un  balcon  de  Pouzzoles,  cette  bouche  de  marbre, 
médite-t-elle  un  édit  plein  de  sagesse,  sourit-elle  aux 
aimées,  aux  aigles  de  la  colonne  Trajane,  à  quel- 

1.  V.  Kïcoh,  Ilist.ùnper.j,  va.—  Chron.  Vârïs,  apud  Kanmer. 
1  21 


322  ALBERT  LE  GRAND. 

que  petit  page  accordant  son  luth  ou  laissant  tom- 
ber une  aiguière,  aux  prédictions  favorables  d'un  as- 
trologue ou  d'un  augure,  à  c|uelque  vague  rêverie  qui 
vient  d'Allemagne  et  qui  y  retourne,  à  Naples  Tin- 
dolente  endormie  devant  son  golfe,  à  la  lame  bleuâtre 
d'une  épée  de  Damas,  à  la  gambade  d'un  bouffon, 
aux  roses  d'un  banquet ,  aux  pierreries  du  sceptre 
impérial?  Chi  lo  sa;  mais  elle  sourit.  —  J'adlvi  la  vie 
ET  JE  FUS  CÉSAR, —  telle  est,  la  seule  idée  qu'on  em- 
porte après  avoir  suivi  les  lignes  pures  et  fermes  du 
buste  de  la  Walhalla,  et  peut-être,  après  tout,  le 
sculpteur  ayant  naturellement  à  choisir,  mais  devant 
nécessairement  se  borner,  entre  les  vingt  aspects  chan- 
geants que  présente  l'extrême  mobilité  du  modèle,  a-t-il 
été  bien  inspiré  en  n'essayant  de  rendre  sensibles  que 
les  deux  contrastes  les  plus  ordinaires  de  la  physiono- 
mie de  Frédéric,  —  je  ne  sais  quel  air  de  voluptueux 
abandon  relevé,  soutenu  par  un  air  de  placide  arro- 
gance. On  ne  saurait  trop  appuyer,  en  effet,  sur  cette 
originalité  du  tempérament  moral  du  rival  du  pape 
Grégoire  IX  :  César  ne  perdit  jamais  le  sentiment  net 
et  lucide  de  sa  dignité.  Au  milieu  des  combats,  des 
tournois,  des  orgies  et  des  fêtes,  et,  sous  une  légèreté 
apparente, capricieux  mais  superbe,  il  put,  il  est  vrai, 
arriver  au  paladin  de  recevoir,  dans  ses  familières  ac- 
cointances avec  toutes  les  passions,  quelques  insigni- 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTE.  323 

fiantes  blessures  :  il  ne  leur  abandonna  jamais  son 
bouclier.  Une  sérénité  moitié  orientale,  moitié  romaine, 
un  peu  fataliste,  un  peu  stoïque,  l'accompagne  en  tout 
lieu,  au  milieu  des  vicissitudes  d'une  des  carrières 
les  plus  agitées  que  l'on  connaisse.  Dans  les  bras  de 
l'amour,  sous  le  coup  des  excommunications  et  des 
anathèmes,  après  les  victoires  et  après  les  défaites, 
dans  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune,  le  roi  des  Romains 
se  retrouve  toujours  lui-même,  alors  que  l'homme 
paraît  s'oublier  ou  s'emporter,  et  l'on  dirait  que  c'est 
surtout  au  bord  des  précipices,  entre  les  fumées  de 
l'ivresse,  les  hasards  des  mêlées;  le  choc  des  coupes, 
les  tresses  dénouées  des  bacchantes ,  que ,  froide  et 
calme,  lui  montrant  du  doigt  son  diadème,  lui  appa- 
raît son  Egérie. 

D'une  étendue,  d'une  facilité,  d'une  curiosité 
d'esprit  singulières,  quah'tés  d'autant  plus  remar- 
quables qu'elles  ne  lui  furent  communes  avec  aucun 
autre  souverain  du  moyen  âge ,  l'empereur  Fi'é- 
déric  II  s'intéressait  et  s'entendait  à  toutes  choses  : 
aux  sciences  naturelles,  à  Tarchitecture,  à  la  poésie, 
aux  constructions  maritimes,  à  la  jurisprudence ,  à 
la  tactique,  à  la  philosophie,  aux  arts.  Le  Recueil  de 
lois  nouvelles  qui  parut  au  mois  d'aoïàt  1231 ,  et  qu'é- 
laboi'a,  sous  ses  auspices,  le  chancelier  de  l'Empire 
Pierre  des  Vignes,  aidé  dans  cet  immense  travail  par 


324  ALBERT   LE    GRAND. 

les  plus  notables  professeurs  de  l'université  de  Na- 
ples ,  présente  le  monument  juridique  le  plus  impo- 
sant et  le  plus  complet,  dont  les  larges  assises  et  la 
masse  compacte  fassent  souvenir  du  liant  et  de  la 
solidité  du  génie  romain  au  milieu  des  conceptions 
aventureuses  et  toujours  grêles,  irrégulières,  un  peu 
forcées  du  génie  gothic{ue.  Un  second  Montesquieu 
s'engagera  peut-être,  cjuelque  jour,  sous  ses  voûtes 
et  ses  galeries ,  à  seule  fin  d'essayer  de  se  rendre 
compte,  plus  exactement  c{ue  le  premier,  des  rouages 
complicjués  de  l'organisation  féodale  K  Progressif  par 
raison,  si  ce  n'est  par  bonté  d'âme,  humanitaire  par 
bon  goût ,  si  ce  n'est  par  notion  du  devoir,  soucieux 
de  certaines  questions  sociales,  aujourd'hui  seulement 
à  l'ordre  du  jour,  dans  un  siècle  où  souverains,  sei- 
gneurs, princes,  évêques  et  papes  sont  accusés,  non 
sans  motif,  d'avoir  complètement  négligé  les  intérêts 
de  la  classe  cjue  l'on  appelle  aujourd'hui  la  classe 
ouvrière,  foule  sans  nom  jadis ,  corvéable  à  merci , 
Frédéric  suppléa  de  son  mieux  par  des  règlements 
de  police,  c{uelques-uns  bizarres ,  la  plupart  équita- 
bles et  libéraux,  à  l'incurie  inintelligente  ou  coupable 

1.  V.  Assises  de  Capoue,  an.  1230,  iip.  Cercani,  I.  I  et  IV.— 
Regest.,  HonoriuslII,  an.  5,  Chr.  612.  —  Petriis  de  Vineis,  t.  lU. 
—  Gattula,  t.  III,  p.  332-339.  —  Pecchia ,  t.  II,  p.  180;  t.  III. 
[).  75.— Grimaldi,  Slor.  délie  leg.,  t.  II,  p.  231. 


L'EMPinii    ET   LA    PAPAUTÉ.  325 

de  ses  contemporains  ^  firâce  à  son  initiative  éclai- 
rée, l'unité  des  poids  et  des  mesures,  par  exemple, 
devient  obligatoire  dans  tous  les  pays  relevant  de 
l'Empire.  On  l'arrête,  on  la  fixe  d'après  un  étalon  -. 
Pour  obvier,  d'une  part,  aux  exactions,  aux  abus  de 
pouvoir,  aux  pressions  que  ne  laissaient  point  d'exer- 
cer dans  les  contrées  soumises  à  leur  influence  les 
grands  propriétaires  fonciers  ;  pour  sauvegarder, 
assurer,  d'autre  part,  la  rentrée  des  récoltes;  pour 
prévenir  enfin  les  grèves,  toujours  préjudiciables  à  la 
chose  publique,  une  des  lois  nouvelles  décide,  avec 
une  équité,  selon  nous,  parfaite,  que,  diaprés  le  taux 
normal  des  salaires ^  en  temps  exceptionnel  de  mois- 


\.  Pour  ne  citer  qu'un  de  ces  règlements  bizarres ,  on  voit 
qu'il  était  défendu,  par  exemple,  sous  peine  d'amende,  aux  bou- 
chers et  charcutiers  de  l'Empire  de  vendre  de  la  viande  d'animaux 
femelles  pour  de  la  viande  d'animaux  màles.  Il  est  certain  que  la 
viande  de  vache  ne  vaut  point  la  viande  de  bœuf;  mais  la  chair  de 
mouton  est-elle  préférable  à  la  chair  de  brebis?  Nous  ne  prendrons 
point  sur  nous  de  décider  cette  grave  question,  mais  le  préjugé 
était  formel  au  moyen  âge.  L'infériorité  de  tout  être  femelle,  sous 
tous  les  rapports,  avait  été  établie  par  la  Scolastique.  Cette  propo- 
sition-ci :  ta  femme  est  inférieure  à  rhom?ne,  généralement  re- 
connue en  Sorbonne,  avait  reçu  ce  corollaire  inattendu  sur  Tétai 
des  charcutiers  et  des  bouchers  :  ta  cfiair  de  loute  femelle  est 
malsaine  et  de  seconde  catégorie. 

2.  «  Aile  Maasse  und  Gewichte  sollten  richtig  und  nach  den  im 
Ilofe  befindiichon  gericht  und  geregelt  werden.  «  Raumer. 


3t>t)  ALBERT  LE  GRAND. 

son  ou  de  vendange,,  sera  pn'se^  en  cas  de  difficultés^ 
UNE  MOYENNE,  par  arbitrage  :  seront  juges  et  ar- 
bitres   LES    représentants   DE  l' AUTORITÉ    LOCALE  \ 

L'ordonnance  qui  impose  aux  étudiants  en  médecine 
l'obligation  d'avoir  étudié  pendant  trois  ans  la  philo- 
sophie ou  la  logique  avant  de  briguer  la  faveur  d'un 
diplôme  et  d'obtenir  le  droit  d'exercer  la  profes- 
sion de  médecin  mérite  une  mention  particulière.  Les 
considérants  qui  l'appuient  et  la  motivent  ne  man- 
quent peut-être  point  complètement  d'actualité  ;  ils 
trouveront  peut-être  encore  quelques  partisans  parmi 
les  docteurs  de  notre  illustre  et  savante  école,  que 
quelques  membres  de  l'épiscopat  français  actuel  dé- 
noncent ,  un  peu  témérairement  peut-être ,  à  la  sus- 
picion, à  l'indignation  des  pères  de  famille.  Ne  les 
a-t-on  point  accusés,  nos  docteurs,  de  corrompre 
la  jeunesse  et  de  ne  lui  donner  qu'un  enseignement 
lourdement ,   exclusivement ,   effrontément  matéria- 
liste? «  Nous  ordonnons  quil  en  soit  ainsi, —  répète  en 
propres  termes,  en  appuyant  sur  sa  pensée,  Frédéric, 
le  MÉCRÉANT,  le  MAUDIT,  —  oui ,  uous  voulons  que  les 
médecins^  avant  d'exercer  la  médecine,,  prennent  une 
teinture  de  philosophie ,  parce  quil  semble,  en  effet , 
impossible  quon  puisse  jamais  exercer  convenable- 

1 .  Gesetzgebung  Friedrichs  II,  Gescli.  der  IJolienslaufen. 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPyVUTK.  327 

ment  la  profession  de  médecin ,  si  l'on  ne  s'est  point 
préalablement  quelque  peu  familiarisé  avec  la  logi- 
que V  »  Grégoire  a-t-il  jamais  tenu  langage  aussi 
raisonnable  et  aussi  élevé?  Quand  on  recherche  les 
décisions  de  la  cour  de  Rome  sur  ces  sujets  spéciaux, 
lesquels  touchent  infiniment  de  plus  près  cependant  au 
bien-être,  au  bonheur  et  à  la  prospérité  des  peuples 
commis  à  la  garde  des  souverains,  que  dis-je?  à  leur 
moralité  même ,  que  la  question  de  savoir  à  qui  re- 
vient de  droit  la  possession  de  Ferrare  ou  de  Massa, 
sur  quels  documents  tombe  l'archéologue  ou  le  phi- 
losophe^ sur  des  veto.  Rome  se  montre  opposée  aux 
expériences  d'anatomie,  comme  Bagdad;  elle  recule 
indéfiniment  l'époque  où  l'on  commencera  à  se  rendre 
compte  en  Europe  de  la  construction  générale  du 
corps  humain,  de  la  situation  des  organes  et  de  l'en- 
semble des  fonctions  vitales.  Malheur,  au  moyen  âge, 
à  qui  entreprend  des  études  sur  l'écorché  et  le  sque- 
lette! Cest  un  crime  de  faire  bouillir  des  corps  morts^ 
c'est  un  sacrilège  que  de  plonger  le  scalpel  dans  la  chair 
des  trépassés  -.   D'où  vous  viennent  donc,  contemp- 

1.  Quia  nunquam  sciri  potesL  scientia  medicinae,  nisi  de  lo- 
gica  aliquid  prœsciatur.  Constit.,  III,  44-47. 

2.  V.  Hist.  liltér,,  xiii«  siècle,  Institut  de  France.  —  Nous 
aurons  occasion,  du  reste,  de  jeter  quelque  jour  sur  ces  matières 
dans  les  parties  du  présent  ouvrage  qui  traitent  de  l'état  des 


3-28  ALBERT   LE    GRAND. 

teurs  de  la  vie,  ce  soudain  respect  et  cette  horreur 
inattendue  pour  tout  ce  qui  semble  attenter  à  la  dignité 
humaine  par  delà  la  tombe?  De  quel  droit,  sinistres 
inconséquents,  défendez-vous  donc  à  la  science  d'in- 
terroger la  mort  dans  un  but  utile  ,  tandis  que  vous 
livrez  aux  chiens  les  restes  des  hérétiques  et  faites 
brûler  les  vivants  ^  ? 

Nous  venons  de  voir  à  l'œuvre  le  législateur; 
jetons  maintenant  un  coup  d'œil  sur  la  figure  de 
l'administrateur  et  du  capitaine.  On  demeure  agréa- 
blement surpris  en  feuilletant  les  pages  des  Consti- 
tutions qui  traitent  de  re  militari  j,  du  nombre  relati- 
vement restreint  d'auxiliaires  —  car  ce  ne  sont  point 
encore  des  soldats  —  qui  se  groupaient  à  l'appel  du 
chef  laïque  de  la  chrétienté  en  temps  de  guerre ,  au 
xiif  siècle.  Les  nobles  et  les  seigneurs  feudataires  de 
l'Empire  payant  exclusivement  de  leurs  personnes 
rimpôt  du  sang  ^  ayant  à  supporter  tous  les  frais  de 
harnachement  et  d'équipement ,  tirant ,  en  un  mot , 
de  leur  propre  cassette  toutes  les  dépenses  qu'exige 
de  ses  adorateurs  la  plus  atroce  de  toutes  les  divini- 
tés antiques  à  laquelle  nous  continuons,  nous  chré- 
tiens,  à  offrir  de  solennels  holocaustes ,  Bellone,  — 

sciences  en  général  au  moyen  âge,  lorsque  nous  examinerons  les 
ouvrages  d'Albert.  —  Albert  le  Grandj,  t.  IT. 

1.  V.  Hist.  lillér..,  De  J'iDquisition  en  Languedoc. 


L'EMPIRE   ET    LA   PAPAUTK.  3'29 

Bellone,  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec 
Minerve,  —  il  en  résultait  que  les  longues  et  lointaines 
expéditions  devenaient,  pour  ainsi  dire,  impratica- 
bles. Plus  les  renforts  exigibles  étaient,  en  elîet,  con- 
sidérables, plus,  en  certains  cas,  ils  se  refusaient 
impunément;  plus  le  prince  allié  était  puissant,  moins 
on  pouvait  compter  sur  ses  hommes  ;  plus  le  système 
du  bon  plaisir  et  l'esprit  d'aventure  dominaient  dans 
les  conseils  du  souverain,  moins  le  souverain  était  as- 
suré d'être  entendu  de  ses  pairs  qui  l'avaient  élu.  Fré- 
déric, pour  en  arriver  à  former  des  corps  de  troupes 
présentant  quelque  consistance  et  gardant  un  peu  la 
discipline,  pour  ne  point  se  trouver  désarmé  à  l'im- 
proviste  le  jour  de  la  fête  de  Noël  ou  de  la  Saint-Jean, 
Frédéric  fut  donc  contraint  de  recourir,  nouvel  An- 
nibal,  aux  mercenaires,  et  il  lui  fallut  bien,  bon  gré, 
mal  gré,  compter  avec  eux.  Sarrasins  pour  la  plupart, 
ces  lansquenets  du  Midi  n'étaient  point  faciles  à  com- 
mander, suscitaient  mille  embarras  et  attiraient  régu- 
lièrement sur  leur  maître  les  malédictions  des  évêques, 
lesquels  pensaient  voir  passer  l'Antéchrist  escorté  de 
Maugrabins,  quand,  entouré  de  ses  infidèles  ceints  du 
turban^  l'empereur  franchissait  les  Calabres  ou  tra- 
versait le  Milanais.  Que  si  l'on  prend  en  considération 
le  génie  tracassier,  routinier  et  revêche  des  institutions 
féodales,  la  rentrée  toujours  laborieuse  des  prestations, 


330  ALBERT  LE   GRAND. 

des  redevances  presque  toujours  en  nature,  rare- 
ment en  argent,  on  se  convaincra  aisément  des  obsta- 
cles contre  lesquels  il  lui  a  fallu  lutter  pour  entretenir 
sur  un  pied  respectable  des  armées  permanentes  et 
faire  face  tout  à  la  fois, —  en  Italie,  aux  révoltes  de  la 
Ligue  lombarde,  aux  empiétements  des  républiques  de 
Gênes  ou  de  Venise,  ouvertement  ralliées  à  la  politi- 
que pontificale,  —  en  Allemagne,  aux  électeurs  par- 
tisans du  saint -siège.  Dès  qu'un  souverain  prenait 
des  guerriers  à  sa  solde  au  moyen  âge,  en  vue  d'une 
guerre  éventuelle,  s'il  se  décidait  à  la  paix,  c'était 
la  ruine;  s'il  revenait  vainqueur  après  l'expédition 
rêvée,  pour  en  acquitter  la  note,  il  se  voyait  con- 
traint ,  financièrement  parlant ,  de  se  lancer  dans  de 
nouveaux  hasards  et  d'opérer  ses  recouvrements  les 
armes  à  la  main  \  Frédéric  releva  la  marine,  un 
instant,  on  le  sait  de  reste,  mise  en  si  grand  relief 
et  si  brillant  état  par  les  Normands.  Sa  fiotte  comp- 
tait ,  paraît-il ,  du  vivant  du  moins  de  l'illustre  ami- 
ral Spinola,  dix  gros  navires  de  ligne  et  soixante-dix 
de  taille  moyenne.  Un  de  ces  vaisseaux,  réputé  le 
plus  magnifique  qu'ait  jamais  porté  la  mer,  contenait 
jusqu'à  mille  hommes  d'équipage.  Le  roi  des  Ro- 
mains employait  sans  doute  ces  forces  maritimes  à 

I.  V.  Petrus  de  Vineis,  t.  II.  —  Yizenzio,  t.  I,  p.  139. 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPAUIÉ.  3;n 

favoriser,  à  protéger  le  cominei'ce,  dont  les  transac- 
tions prirent  effectivement,  sous  son  règne,  une  impor- 
tance merveilleuse  et  subite,  et  depuis  lors  toujours 
croissante;  mais  sa  flotte  lui  fut  aussi  d'un  grand 
secours  pour  porter,  ses  courriers  et  resserrer  chaque 
jour  plus  étroitement  les  relations  d'amitié  qu'il  lui 
convenait  d'entretenir  avec  ses  frères  du  Levant^  les 
sultans  et  les  émirs  \  On  la  voyait  souvent  station- 
ner, cette  flotte,  objet  de  la  stupéfaction  universelle, 
racontent  les  historiens  du  temps,  dans  les  ports  de 
Messine,  de  Salerne  ou  de  Brindes,  et  sur  un  signe 
de  Frédéric  tout  s'ébranlait  \  Trop  vif  admirateur 
des  Romains  pour  ne  point  tenir  en  grand  honneur  la 
truelle,  les  constructions  monumentales  et  les  travaux 
de  voirie ,  apte  à  diriger  par  lui-même  l'exécution 
des  plans  les  plus  hardis,  il  fortifia,  embellit,  res- 
taura quantité  de  villes  à  demi  ruinées  de  la  Sicile  et 
de  l'Italie  méridionale  :  Alcamo,  par  exemple,  Agopa, 
Héraclée  en  Sicile;  Gaëte  et  Gapoue  en  Italie  \  A 
quelque  époque ,  du  reste ,   de  son  existence  acci- 


1.  Fredericus  II  erat  omnibus  Soldanis  Orientis  particeps  in 
mercimoniis  et  amicissimus,  ita  ut  usque  ad  Jndos  currebanl  ad 
commodum  suum,  tam  per  mare  quam  per  terras,  institutores.  — 
Matth.  Paris,  344. 

2.  V.  Raumer,  t.  Ilf,  Gescli.  der  Hohenstaufen. 

3.  y.  Signoreili,  t.  II,  p.  491.  —  Gaetani,  t.  II,  p.  9. 


33'2  ALBERT    LE   GRA;ND. 

dentée  qu'on  l'envisage ,  c'est  au  bord  de  la  .Médi- 
terranée, en  regard  de  tant  de  sites  délicieux,  non 
loin  des  rivages  où  la  riante  imagination  des  anciens 
a  découpé  l'île  des  Sirènes,  quelquefois  à  Palerme,  le 
plus  souvent  aux  environs  de  Naples  ou  sous  les  bos- 
quets d'Amalfi ,  que  le  Giaour  de  Germanie,  fidèle 
encore  sur  ce  point  aux  usages  des  patriciens  du 
Latium,  semble  avoir  établi  de  préférence  ses  dieux 
lares,  et,  près  des  ombres  de  Virgile  et  de  Tibulle, 
per  arnica  silentia  lunœ,  sacrifié  aux  Grâces  dans  les 
bras  de  la  bonne  déesse,  Frédéric  revient  sans  cesse 
en  ces  lieux  dès  que  ne  le  retiennent  plus  au  milieu 
des  Barbare's  les  grosses  affaires,  les  sottes  querelles 
ou  les  combats.  C'est  là,  devant  les  ondes  bleues  qui 
roulent  mollement  entre  Gastellamare  et  Sorrente  , 
qu'accoudé  sur  la  balustrade  d'un  de  ses  palais,  le 
père  du  blond  Manfred  hello  corne  il  padre,  le  croyant 
indocile ,  l'astucieux ,  l'intelligent  despote ,  le  dilcl- 
tanle,  le  vaillant,  le  brillant  chevalier,  l'ardent  mais 
inégal  ami,  le  commensal  aux  reparties  attiques,  l'un 
des  grands  seigneurs  assurément  les  plus  accomplis 
et  les  plus  corrompus  qu'ait  applaudis  le  inonde  de- 
puis Alcibiade,  se  livrait  librement  à  ses  rêveries  et 
s'abandonnait  sans  remords  à  ses  penchants.  Condam- 
ner, sans  admettre  à  son  endroit  le  bénéfice  des  cir- 
constances atténuantes,  le  souverain,  le  novateur,  le 


L'KiMlMHE    ET    LA    PAPAUTK.  333 

politique,  cela  serait  faire  preuve,  pensons-nous,  de 
non  moins  d'irréflexion  que  d'injustice,  et,  pour  ré- 
sumer en  une  ligne  notre  sentiment  sous  ce  rapport, 
nous  saurons  toujours  quelque  gré  h  ce  condottiere 
de  l'idée,  embusqué  derrière  un  trône,  d'avoir  fait 
œuvre  de  ses  dix  doigts,  d'avoir  cru  devoir  prendre 
l'initiative  en  toutes  choses,  et,  s'il  s'est  écarté  sou- 
vent du  droit  chemin,  d'avoir  au  moins  frayé  quel- 
ques voies  nouvelles.  S'endormir  au  faîte  des  hon- 
neurs est  si  facile,  ne  rien  hasarder  est  si  commode, 
ne  point  se  compromettre,  quand  on  ne  couche  point 
sur  la  paille,  est  de  si  bon  goût  !  «  Que  ceux  qui  tra- 
vaillent de  leurs  mains  se  réjouissent,  a  dit  le  dernier 
des  Pères  de  l'Église  :  Jésus -Christ  est  de  leur 
CORPS.  ))  Ceux  qui  travaillent  passionnément  de  leur 
esprit  semblent  parfois  avoir  le  diable  au  corps ^  j'en 
conviens  ;  mais  on  ne  craindra  point  d'assurer  que  ce 
ne  sont  point  là  les  possédés  du  démon  qui  doivent  dé- 
plaire le  plus  au  divin  Maître.  Ils  baisent  à  leur  insu  un 
pan  de  sa  robe  ;  ils  le  servent  parfois,  sans  s'en  douter; 
ce  ne  sont  point  toujours  ceux  qui  portent  la  croix  d'or 
sur  la  poitrine  qui  plantent  la  croix  dans  les  entrailles 
du  genre  humain.  Comme  particulier,  j'abandonne 
sans  réserve  et  sans  pitié  Frédéric  Hohenstaufen  aux 
sévérités  des  censeurs,  et  l'on  n'admet  même  point  que 
le  vague  reflet  qui  tombe  de  la  pourpre  et  qui  relève 


334  ALBERT  LE  GRAND. 

aux  yeux  de  quelques  honnêtes  gens  les  débauches 
royales,  les  colore,  les  excuse  ou  les  pallie.  Je  vou- 
drais bien  voir  un  voyageur  ne  point  prendre  garde 
aux  reptiles  qui  rampent  autour  des  ruines  des  tem- 
ples de  Pœstum,  parce  qu'il  aurait  lu  dans  Horace 
que  jadis,  en  ces  lieux,  on  cueillit  des  roses.  Les 
ruines,  les  campagnes  de  Pœstum,  c'est  pour  nous 
l'histoire;  le  voyageur,  c'est  le  critic|ue  :  il  montre  du 
doigt  les  vipères  sous  les  fleurs  fanées. 

(i  Si  le  Dieu  des  Juifs  avait  eu  mon  royaume,  la 
terre  de  Labour,  les  Calabres,  la  Sicile  et  l'Apulie, 
le  Dieu  des  Juifs  n'eût  point  tant  célébré  la  Terre 
promise  ^..  »  Telles  étaient  les  religieuses  réflexions 
que  Frédéric  rapportait  de  Palestine ,  et  ses  plaisirs 
furent  toujours  assaisonnés  de  sarcasmes  ou  d'allu- 
sions impies.  Dans  un  de  ses  palais  d'Apulie,  celui 
qui  conseillait  aux  clercs  de  revenir  aux  us  et  cou- 
tumes de  la  primitive  Eglise  entretenait  un  harem , 
dont  un  Arabe, —  on  l'appelait  Ben-Abou-Zeughi , 
personnage  d'une  invention,  d'un  désintéressement  et 
d'un  tact  extraordinaires,  —  avait  la  haute  surveillance 
et  les  clefs.  Il  ne  se  passait  guère  de  mois  que  ce  haut 
fournisseur  ne  reçût  quelque  nouvel  envoi  du  cadi  de 
Palerme.  La  Sicile  ne  produisait  plus  alors  autant  de 

\i  Salimbene,  passage  déjà  cité; 


L'EMIMRK    F,T    LA    PAPAUTÉ.  335 

blé  que  du  temps  des  Romains  ;  on  ne  pouvait  plus 
la  regarder  comme  le  grenier  de  l'Empire;  mais  elle 
était  restée  féconde  en  belles  et  souples  créatures, 
faites  à  souhait  pour  les  amours.  Ben-Abou-Zeughi 
moissonnait  pour  son  maître  la  beauté,  comme  le 
préteur  antique  assistait  du  haut  de  son  char  à  la 
récolte  des  épis,  et,  par  ses  soins  intelligents,  en  ba- 
teau, s'étalait  par  lots  bruns  ou  vermeils,  à  fond  de 
cale  ou  sur  le  pont,  Vénus,  comme  jadis  s'était  en- 
tassée Gérés.  Des  eunuques  gardaient,  selon  la  mode 
d'Orient,  ce  troupeau  de  filles  sarrasines,  scandale  de 
la  chrétienté,  et  lui,  Frédéric,  sultan  d'Europe,  ne  dif- 
férait de  ses  frères  d'Egypte  ou  d'Asie  dans  ses  façons 
d'agir  avec  elles  que  sur  ce  point  caractéristique  :  sa 
volupté  occidentale  n'admettait  point  la  paresse;  — 
il  jetait  son  mouchoir  aux  aimées,  mais  ce  mouchoir, 
les  aimées  Vavaient  ourlé.  Chacune  de  ses  femmes 
recevait  chaque  matin  sa  tâche  :  elles  s'occupaient 
de  couture,  de  piquage,  de  tapisserie  ou  de  bro- 
derie. Ben-Abou-Zeughi  distribuait  à  chacune,  non 
pas  seulement  l'aiguille  et  le  fil,  mais  les  patrons  les 
plus  nouveaux,  et,  quand  l'ouvrage  était  mal  fait,  il 
est  probable  que,  non  moins  inflexible  sur  les  négli- 
gences et  les  maladresses  de  l'atelier  que  sur  les  gau- 
cheries ou  les  inexpériences  de  maintien  commises 
ailleurs,  il  punissait  la  lente,  la  brusque,  la  brouil- 


336  ALBERT   LE    GRAND. 

lonne  ou  l'étourdie  \  Les  robes  des  maîtresses  du  roi 
des  Romains ,  celles  des  dames  de  sa  cour  sortaient 
presque  toutes  de  ce  gynécée  singulièrement  bien 
tenu,  où  les  étoffes  ne  perdaient  rien  de  leur  lustre 
ni  de  leur  éclat,  et,  qui  sait?  les  voiles  de  l'altière 
Piémontaise  Bianca  Lancia,  qu'aimait  à  soulever  au 
soleil  couchant,  à  l'ombre  embaumée  des  bosquets 
de  Sorrente,  le  galantiiomo  du  temps,  ces  voiles  fu- 
rent peut-être  brodés  au  harem.  Frédéric  avait  trans- 
porté toutes  les  sensualités ,  tous  les  divertissements 
de  la  vie  orientale  au  pied  du  Vésuve  :  il  conviait  à 
mener  comme  lui  ce  genre  de  vie  ses  courtisans 
d'abord ,  puis  les  étrangers  qu'il  recevait  avec  une 
bonne  grâce  sans  pareille.  Après  l'un  de  ces  repas 
succulents  auxquels  lui-même  touchait  à  peine,  car 
le  mécréant  était  sobre  et  se  contentait  de  peu  d'ali- 
ments, —  festins  arrosés  de  vins  de  Grèce  ou  de 
Syracuse  et  que  préparait  l'illustre  Bcrard,  premier 
maître-queux,  lequel  Bérard  prétendait  avoir  retrouvé 
la  recette  du  fameux  scapece  d'Apicius,  —  l'empereur 


\.  Frederick  ordered  them  to  employ  themselves  in  spinning  or 
in  some  other  useful  work.  An  Arab  of  the  name  of  Ben-Abou- 
Zeughi  superintendet  the  distribution  of  Ihe  robes  trimmed  n  illi 
fur,  the  veils,  and  the  linen  raiment,  served  out  to  each  of  the 
Emperor  ladies.  —  Kington,  JHstory  of  Frederick  the  Second, 
emperor  of  Ihe  Honians,  t.  I,  p.  476. 


L'KMIMHK    ET    I. A    PAPAl  TK.  337 

menait  souvent  ses  convives  sur  la  terrasse,  content 
à  l'envi  les  chroniques,  u  Là,  deux  filles  mauresques, 
belles  comme  le  jour,  attendaient,  les  pieds  sur  quatre 
boules,  l'arrivée  de  la  compagnie.  Alors,  se  livrant 
à  des  contorsions  sans  fin,  en  avant,  en  arrière,  chan- 
tant et  se  balançant  des  hanches,  frappant  des  cym- 
bales et  agitant  des  castagnettes,  elles  variaient  leurs 
poses  langoureuses  et  paraissaient  perdre  la  tête... 
La  plante  de  leurs  pieds  ne  se  détachait  cependant 
jamais  des  boules...  Une  musique  de  petites  trom- 
pettes d'argent ,  dont  jouaient  des  musiciens  noirs, 
pour  le  plus  grand  plaisir  de  rimpératrice,  complé- 
tait l'attrait  du  spectacle  ^..  » 

D'humeur  fantasque  et  nomade,  Frédéric,  sans 
trop  s'éloigner  de  Castellamare  et  de  l'île  d'Ischia, 
changeait  toutefois  volontiers  de  demeure  et  trans- 
portait sans  cesse  de  palais  en  palais ,  de  villa  en 
villa,  sa  suite,  son  pompeux  attirail  et  ses  équipages. 
Qu'on  essaye  de  se  représenter  une  cour  errante  sous 
des  bois  d'oliviers  et  d'orangers  ;  campant  un  jour  à 
Apricerna,  un  autre  jour  à  Castel  di  Monte;  traînant 
partout  après  elle  des  fourgons  de  bateleurs,  des  mu- 
lets chargés  de  coupes  d'or  et  de  vaisselle  plate,  des 

1.  Tubœ  und  tubectœ  von  Silber.  V.  Regest.,  229-230.— Rau- 
mer,  Gesch.  der  Hohenslaufen ,  t.  III,  p.  431.  —  Kington,  A.  I, 
p.  470. 

I.  22 


338  ALBERT   LE    GRAND. 

troupes  de  pages  de  noble  lignée,  de  longues  files  de 
haquenées  trottant  l'amble  et  ployant  sous  le  poids 
des  captives  de  Ben-Abou-Zeughi  ^  !  Pendant  une 
halte  survenaient  parfois  les  ambassadeurs  du  sou- 
dan  ;  ils  se  croisaient  avec,  les  légats  du  pape  :  les 
uns  déposaient  aux  pieds  du  mécréant  des  colliers  de 
perles  ou  d'émeraudes,  les  autres  déroulaient  des 
parchemins  ".  Voyez -vous  d'ici  les  rudes  évêques 
teutons  coudoyant  des  astrologues  %  les  philosophes 

'I .  Zu  so  guten  Essen  und  Trinken  gehorten  schone  Palasle 
und  reichgescbmïickte  Wohnungen.  Dièse  filnden  sich  nicht  allein 
in  den  grosseren  Stadten  Palermo,  Messina...  sondern  der  Keiser 
legle  aucli...  in  den  sclionsten  Gegenden  seines  Reiciies  :  so  z.  b. 
in  Apricerna,  Garagnone,  Andria,  Castello  di  Monte.  —  Raumer, 
Geschichle  dtr  Hohenslaufen. 

«  Les  fils  des  nobles  se  disputaient  l'honneur  d'entrer  à  cette 
école  de  chevalerie.  »  Aldimari. 

2.  Entre  autres  cadeaux  magnifiques,  le  Soudan  d'Egypte  en- 
voya un  jour  à  son  frère  d'Occident,  une  lente,  au  dais  de  laquelle 
étaient  suspendus  une  lune  et  un  soleil,  en  émail.  Au  moyen  d'un 
mécanisme  ingénieux  ,  les  deux  astres  s'éloignaient  ou  se  rap- 
prochaient, et,  selon  la  distance  qui  les  séparait,  on  pouvait  juger 
approximativement  des  heures...  —  Raumer.  —  «  Som  clérical... 
are  astounded  to  find  themselnes  seated  close  from  the  turbaned 
men  of  the  East.  »  —  Kington. 

3.  Frédéric  croyait  aux  prédictions  des  astrologues;  il  les  con- 
sultait sans  cesse.  L'un  d'eux,  par  exemple,  lui  ayant  prédit  qu'il 
mourrait  parmi  les  fleurs,  sub  flore  marcescere ,  il  en  conclut 
subiilement  que  la  mort  l'attendait  probablement  à  Florence.  Aussi 
Frédéric  ne  mit-il  jamais  les  pieds  dans  cette  ville. 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPAUTÉ.  339 

de  l'ccolc  d'AvciToës  conseilhmt  la  sagesse  aux  bouil- 
lants troubadours  d'Aquitaine,  l'audace  et  le  gai  propos 
aux  larmoyants  et  trop  discrets  Minnesinger  de  Souabe 
ou  de  Franconie  ^?  Quant  à  lui,  Frédéric,  assis  sur 
un  tertre  de  verdure,  il  reçoit  courtoisement  les  hom- 
mages, les  présents  et  les  dépêches  qu'on  lui  adresse 
de  toutes  les  parties  du  monde.  Le  Giaour  parle  à  cha- 
cun sa  langue,  u  soit  qu'il  se  trouve  avoir  à  répondre 
aux  Arabes  de  Palestine,  aux  Grecs  de  la  Galabre, 
aux  Italiens  de  Toscane,  aux  Français  de  Lorraine, 
aux  Allemands  de  Thuringe  '\  »  Poëte  à  ses  heures  % 

1.  «  Zum  Bewaise  dass  neben  dem  Sclierz  hier  aucli  das  Erns- 
teste  Platz  finde,  konnten  die  vvaisen  Sohne  Averroës  auftreten...  » 
Raumer.  —  Voir  sur  les  Minnesingei'  (en  français,  les  Chantres 
ou  les  Chanteurs  d'amour)  notre  essai  littéraire,  les  Chevaliers- 
poêles  d'Allemagne  (Minnesinger),  Didier.  Paris,  1862. 

2.  «  The  Arab  of  Palestine,  theGreeck  from  Calabria,  etc.,  etc., 
find  that  César  undestand  them  ail...  With  Latin  of  course  he  is 
fainiliar.  »  —  Malespini  ap.  Kington. 

3.  Voici  quelques-uns  de  ces  petits  vers  galants  de  Frédéric, 
bons  à  chauler  avec  accompagnement  de  tambour  de  basque  ou 
de  guitare.  Kington  remarque  avec  raison  que  Torlhographe  de  la 
langue  italienne  n'a  guère  varié  depuis  six  siècles. 


Per  voi  son  gioioso 
Gaio  ed  amoroso , 
Vizo  pretioso 
D'amore  lezioso  : 
Pregovi  Donna  mia 
Per  vostra  cortesia 
E  pregovi  che  sia , 
Quello  chel  cor  desia... 


3i0  ALDEPiT  LE   GI'.AND. 

législateur  et  théologien  avec  Pierre  des  Vignes,  astro- 
nome et  naturaliste  avec  Michel  Scot  %  César  montre 
à  tous  un  visage  aiïable  et  bienveillant  ;  César  sait 
allier  la  gravité  à  la  gaieté  ".  «  Tu  Messer^  »  ainsi  le 
nomment  d'ordinaire ,  en  se  servant  de  l'antique  et 
familière  formule,  ses  sujets  d'Italie,  et  cette  façon  de 
dire  le  réjouit  ^ 

L'un  des  passe -temps  favoris  de  Frédéric  Ho- 
henstaufen  était  la  chasse  au  faucon.  Dans  un  de  ses 
moments  de  loisir,  il  a  même  rédigé  par  écrit,  pour 
ceux  qui  comme  lui  volaient  avec  art,  avec  méthode  et 
cjui  se  plaisaient  à  porter  sur  le  poing  des  faucons  de 
haut  parage  et  de  grand  prix,  les  instructions  les  plus 
détaillées  sur  la  façon  d'élever  et  de  dresser  ces  déli- 
cats animaux.  Le  Traité  de  fauconnerie  de  l'empereur 
Frédéric  fait  encore  autorité,  ce  semble,  pour  les  rares 
amateurs  modernes  de  la  chasse  au  vol  qui  se  piquent 
de  connaître  un  peu  leur  métier.  L'ornithologiste  éru- 
dit  ainsi  que  l'historiographe  des  chasses  peuvent  y 
glaner  encore  mille  précieux  renseignements,  des  re- 

1.  Michel  Scol  traduisit,  par  ordre  de  Frédéric  II,  ['Histoire 
des  animaux  d'Aristote.  V.  Jourdain,  Mémoire  sur  les  Iraduclions 
latines  d'Aristote,  p.  130. 

2.  Frédéric  alliait  le  plus  grand  sérieux,  même  la  sévérité,  à 
un  génie  riant  et  ouvert...  «  Das  Auge  driickte  in  die  Regel  die 
freundiiche  Heiterkeit.  »  Gesc/i.  der  Hohenslaufen. 

3.  V.  Kington,  Hist.  Fred.,  t.  I.  p.  473. 


L'EMPIRK    1:T   la     PAPALTK.  341 

marques  exti'êmemont  fines  sur  les  migrations  et  les 
aiïections  périodiques  de  la  gcnt  ailée,  de  minutieuses 
dissei'tations  sur  les  qualités,  les  défauts,  les  infirmi- 
tés, les  penchants  déclarés  ou  secrets,  les  plumes,  les 
yeux,  les  mœurs  et  les  habitudes  de  dilTérentes  es- 
pèces d'oiseaux  de  proie.  Quelques  passages  de  ce  petit 
livre,  non  moins  sérieux  par  le  ton  qui  y  règne  d'un 
bout  à  l'autre  que  léger  par  son  titre,  indiquent  de  la 
part  de  l'auteur  des  intentions  presque  scientifiques,  et 
ne  laissent  point  que  de  révéler  chez  lui  des  connais- 
sances assez  étendues  en  histoire  naturelle.  Albert  le 
Grand  a,  du  reste,  commenté  tout  au  long  le  Traité 
de  fauconnerie;  le  docteur  s'en  est  approprié  la  sub- 
stance j  il  a  môme  pris  la  peine  de  nous  avertir,  en 
toutes  lettres,  qu'il  a  mis  à  profit  les  notes  de  Fré- 
déric, car  il  inscrit  en  tête  d'un  de  ses  chapitres  : 
Secundum  e.vperta  Frederici  imper alo r is  ^ ,  N'est-ce 
point  à  la  fois  témoigner  combien  il  en  appréciait  la 
valeur  et  inviter  à  en  tourner  les  feuillets?  Sans  don- 
ner tout  à  fait  suite  au  dessein  qui  nous  avait  d'abord 
tenté,  sans  y  renoncer  tout  à  fait  non  plus,  on  se 
contentera  de  présenter  ici  quelques  fragments  de  ce 
fameux  Traité,  non  pas  recueillis  dans  le  texte  origi- 

\ .  De  regimine  accipilrum  et  infirmilatibus,  secundum  exporta 
Frederici  imperaloris.  Albfhti  IMagni  Opéra,  édit.  Jammy,  in- 
folio. De  Animalibus,  t.  YI,  iib.  23. 


:U2  ALBERT  LE  GRAND. 

liai,  mais  dérobés  à  la  version  du  fils  de  Dominique. 
A  cette  sorte  de  compromis  nous  trouvons,  en  effet,  ce 
double  avantage  et  de  ne  point  prendre  congé  trop 
brusquement  de  l'intelligence  ouverte  du  roi  des  Ro- 
mains, et  de  revenir  nous  abriter,  sans  détours,  sous 
la  tutélaire  égide  d'Albert.  Pourquoi  d'ailleurs  ne  point 
saisir  la  première  occasion  qui  s'offre  d'elle-même  de 
nous  familiariser  avec  le  style  du  maître  dans  une  de 
ses  dissertations  profanes?  Peut-être  parviendrons- 
nous  aussi,  grâce  à  cette  sorte  de  fugue  en  plein  air 
et  comme  qui  dirait  d'innocentes  variations  dans  l'es- 
pace, à  effacer  ou  tout  au  moins  à  atténuer  l'impres- 
sion défavorable  qu'ont  pu  produire  sur  quelques 
imaginations  inquiètes  les  tableaux  un  peu  libres  qui 
viennent  de  passer  sous  les  yeux  ^ . 

La  place  que  tient  aujourd'hui,  dans  les  cer- 
velles, les  conversations,  les  disputes,  les  rêves,  en- 
fin sur  les  tablettes  des  sportsmen,  le  cheval  de  course 
de  pur  sang ,  le  noble  falcon  l'occupait  au  moyen 
âge.  L'animation,  quelquefois  réelle,  quelquefois  fac- 

i.  La  latinité  du  Traité  de  fauconnerie  de  l'empereur  Fré- 
déric n'a  point  la  prétention  de  rivaliser  avec  les  modèles  de  la  lit- 
térature antique.  L'empereur  a  adopté  le  langage  de  la  conversa- 
tion courante,  et  il  a  bien  fait.  Peut-être,  s'il  eût  cherché  à  imiter 
Pline  ou  Sénèque,  Frédéric  n'eût-il  point  été  compris,  surtout  du 
chasseur  rustique.  —  De  diversis  mameribis  volatuum,  tel  est 
\ en-tête  d'un  de  ses  livres.  Horresco  referens! 


f/KMPinK    ET    LA    PAPAUTÉ.  343 

tice ,  cette  sorte  à' excitation  agréable  et  élégante , 
que  donne  aux  réunions  de  printemps  ou  d'automne, 
aux  conversations,  aux  gageures  du  public  joueur, 
riche,  ennuyé  ou  simplement  désœuvré,  la  présence 
sur  la  piste  du  favori ,  nos  pères  en  ont  joui,  l'ont 
recherchée,  l'ont  savourée  à  longs  traits.  Aujourd'hui 
l'on  court  :  jadis  on  volait.  Aujourd'hui  les  regards 
suivent  les  péripéties  d'une  lutte  de  vitesse  sur  mie 
prairie  :  jadis  la  lutte  était  sanglante  et  la  victoire 
se  poursuivait  sous  les  nuages.  Au  lieu  d'exposer  de 
grosses  sommes  sur  le  galop  plus  ou  moins  rapide 
d'un  quadrupède ,  on  les  risquait  autrefois  sur  les 
ailes  d'un  oiseau  :  entre  les  deux  divertissements  voilà 
toute  la  différence,  u  Qu'importe  le  flacon  pourvu  qu'il 
ait  l'ivresse,  »  a  dit  le  poëte.  Les  différents  genres  de 
sport,  au  moyen  âge ,  ne  furent  point  sans  doute  les 
mêmes  que  les  nôtres,  mais  les  rudes  amateurs  de 
cette  lointaine  époque  se  livraient  à  leur  goût  pour 
la  chasse  avec  non  moins  de  zèle  et  de  conviction 
que  nos  plus  fougueux  disciples  de  saint  Hubert. 
On  se  tromperait  fort  si  l'on  croyait  qu'on  attacha 
moins  d'importance,  au  xiii''  siècle,  à  la  possession 
d'un  parfait,  loyal  et  irréprochable  lévrier  des  airSj,que 
les  éleveurs  de  France  ou  d'Angleterre  n'en  attachent, 
au  xix^  siècle,  à  la  propriété  d'un  poulain  dont  la 
performance  ou  les  moyens  promettent  une  nouvelle 


344  ALBERT   LK   GRAND. 

Éclipse  OU  bien  un  second  Gladiateur.  Les  égards  quasi 
consulaires  dont  se  voit  entouré  le  vainqueur  probable 
du  Derby,  le  faucon  sans  peur,  sans  tare  et  sans  re- 
proche, les  réclamait ,  de  son  temps ,  à  grands  cris. 
Son  entraînement,  à  lui  aussi,  son  entraînement,  car 
on  V entraînait,  était  une  affaire  non  moins  qu'un  plai- 
sir. L'habileté,  le  jargon,  la  sagacité,  la  mode,  la  tradi- 
tion, un  peu  de  science,  s'en  mêlaient  :  on  va,  du  reste, 
bientôt  en  juger  d'après  quelques  phrases  détachées 
du  chapitre  de  regimime  falconum,  secundum  ex- 
perta  Frederici  imperatoris,  de  notre  universel  Albert, 
((  Il  importe  avant  tout  que  le  varlet  n'accoutume 
point  le  faucon  à  manger  dans  sa  main...  Le  faucon 
contracterait  de  la  sorte  une  détestable  habitude.  Man- 
ger dans  la  main  de  V homme  lui  enlève  à  la  longue 
ses  instincts  fiers  et  belliqueux. . .  »  Mille  exercices 
préliminaires  initiaient  le  faucon,  le  préparaient,  pour 
ainsi  dire,  à  la  cérémonie  décisive  et  solennelle  qui 
consistait  à  lui  enlever  le  chaperon  et  à  le  lancer  dans 
l'espace.  Mais  avant  d'en  arriver  là,  il  avait  fallu, 
comme  de  juste,  dresser  l'animal  à  se  laisser  coiffer, 
et  ce  n'était  point,  paraît-il,  chose  facile.  Tout  oiseau 
de  proie ,  pour  bien  voler,  doit  avoir  préalablement 
perdu  la  notion  du  jour  et  de  la  nuit.  «...  Or  voici 
comment  vous  dresserez  le  faucon  à  porter  le  cha- 
peron.  Rabattez -lui  le  chaperon  sur  les  yeux,   dès 


L' E  M  I>  I  U  K     K  T    LA    1>  A  PAL  T  K .  3  45 

l'aube,  avant  le  lever  du  soleil...  N'ayant  point  en- 
core pu  soupçonner  les  approches  de  la  lumière, 
incapable  de  distinguer  désormais  s'il  fait  jour  ou 
nuit,  le  faucon  s'imaginera  natLirellcmcnt  que  la  nuit 
continue  ,  et  il  supportera  moins  impatiemment  le 
chaperon.  Une  fois  le  faucon  coiiïé,  que  le  varlet  le 
pose  alors  avec  précaution  sur  le  poing,  et  qu'il  le 
promène  en  plein  air  jusqu'à  la  troisième  heure,  à 
jeun...  Qu'il  le  débarrasse  ensuite  de  son  chaperon  : 
on  pourra  lui  donner  à  ce  moment  quelque  nourriture. 
Lorsque  le  faucon  aura  mangé,  le  varlet  bien  avisé 
le  déposera  doucement  sur  une  plate- bande  gazon- 
née,  et  placera  à  sa  portée  un  vase  d'eau  claire,  peu 
profond,  à  seule  fin  que  l'oiseau  puisse  se  baigner  et 
se  rafraîchir,  s'il  lui  en  prend  fantaisie,  et  sans  se  bles- 
ser. x4près  qu'il  se  sera  évertué  au  soleil ,  rentrez-le 
et  prenez  soin  de  le  confiner  dans  un  lieu  obscur  jus- 
qu'à la  tombée  du  jour.  Grâce  à  cet  expédient,  en  effet, 
replongé  prématurément  dans  les  ténèbres ,  ayant 
déjà  perdu  la  notion  du  matin,  il  perdra  la  notion  du 
soir,  et  il  sera  complètement  desheuré,  A  la  nuit  close, 
emparez-vous  derechef  de  l'oiseau,  mais  délicatement, 
sans  brusquerie;  mettez-le  sur  votre  poing,  coiffez-le 
du  chaperon  et  promenez-le  sous  la  feuillée...  » 

Puisque  nous  en  sommes  au  chapitre  de  falconi- 
buSj,  constatons,  entre  autres  curiositez,  qu'Albert,  non 


:U0  ALBERT  LE   GI'.AxND 

moins  pertinemment  que  Frédéric,  appuie  avec  une 
insistance  toute  particulière  sur  cette  importante  ques- 
tion du  régime  que  tout  sérieux  amateur  de  vol  ou  de 
sport  ne  saurait,  en  effet,  trop  étudier,  trop  appro- 
fondir. Albert  le  Grand  établit,  entre  autres,  cette  loi 
fondamentale,  savoir  que,  pour  que  le  faucon  se  porte 
à  souhait,  on  devra  lui  donner,  autant  que  possible,  en 
même  qualité,  en  même  quantité,  la  même  sorte  de 
nourriture  que  celle  que  le  noble  animal  se  conc|uiert 
de  vive  force,  en  liberté,  dans  les  forêts.  Que  si  l'on 
veut  qu'il  se  maintienne  en  état,  sans  doute  il  est 
nécessaire  de  ne  point  contrarier  son  appétit,  il  serait 
à  désirer  toutefois  qu'on  ne  l'excitât  point  non  plus  : 
in  medio  virtus,  u  L'aliment  qui  convient  le  mieux  au 
faucon,  déclare  le  docteur  universel ,  en  se  retran- 
chant derrière  l'autorité  de  Frédéric,  c'est  la  chair 
des  petits  oiseaux,  toute  saignante  et  comme  respi- 
rant un  reste  de  vie...  On  remarquera  encore  que  le 
faucon,  pour  bien  voler,  ne  doit  être  ni  trop  maigre 
ni  trop  gras.  Car,  s'il  pèche  par  sécheresse,  qu'ad- 
vient-il? Tout  le  monde  a  reconnu  qu'en  ce  cas  il 
montre  généralement  peu  d'audace  et  d'impétuo- 
sité :  étique,  le  faucon  s'agite  vainement  autour  du 
poteau;  il  tourne  au  criard.  S'il  est,  au  contraire, 
menacé  d'embonpoint  et  surchargé  d'humeurs  super- 
flues ,  qu'arrive-il?  Indolent  et  rechignant,  la  pa- 


L'KMI>1I5K    KT    LA    PAPAlJTi:.  'Ml 

resse  s'en  ompare  on  momo  tomps  c\uo  l'obositr...  On 
tâchera  donc  d'ol)tenir  la  juste  mesure  entre  l'insuf- 
fisance d'aliments  et  l'excès  du  boire  et  du  manger. 
Que  le  faucon  ait  toujours  la  poche  de  son  estomac 
ni  tout  à  fait  vide  ni  trop  pleine;  qu'on  ne  le  laisse 
jamais  manquer  de  rien,  mais,  lorsqu'il  aura  goûté 
de  la  chair  fi'aîche,  qu'il  reste  sur  sa  faim...  En  vous 
comportant  dans  cette  mesure,  vous  obtiendrez  ce  suc- 
cès de  tenir  sur  votre  poing  un  animal  toujours  vigou- 
reux ,  allègre  et  glorieux...  Le  bon  fauconnier,  lors- 
qu  il  enlève  son  chaperon  au  faucon,  quand  il  le  lance, 
et  craint  les  approches  de  Vaigle  ou  du  vautour,  ne 
devra  jamais  négliger  de  dire  :  YiciT  leo  de  tribu 

JlDA,  RADIX  D.Wm,    ALLELLIA  M   » 

Cette  formule  sacramentelle  du  bon  faiiconnier 
à  laquelle  fait  allusion  n'otre  prudent  Albert,  Frédéric 
Hohenstaufen  l'a-t-il  bien  souvent  répétée,  lorsque, 
s' arrachant  aux  bras  des  houris ,  il  s'en  allait  insou- 
cieusement  voler,  aux  environs  de  Sorrente  ou  d'A- 
malfi?  Dans  ses  expéditions  aventureuses,  l'inconscient 
précurseur  de  Luther  a-t-il  jamais  beaucoup  redouté 
pour  lui-même  les  approches  de  l'aigle  et  du  vautour? 
Au  milieu  des  passe-temps  frivoles,  des  sensualités  tan- 

1.  V.  Albf.rti  Magni  Opéra,  édit.  Lugd.,  Janimy. —  De  Ani- 
malibua,  t.  VF,  lib.  23,  p.  630-633,  passim.  —  De  regitnine  acci- 
pilrum,  secundum  experta  Frederici  imperaloris. 


348  .  ALBEUT   LE   GRAND. 

tôt  gossières,  tantôt  exquises,  des  occupations  variées 
qui  tour  à  tour  charmaient,  ornaient  ou  déshonoraient 
son  existence  païenne  et  fantasque,  se  représente-t-on 
Frédéric,  même  volant ^  murmurant  à  l'ombre  des 
chênes  un  verset  des  psaumes?  J'avoue  ne  point  me 
le  représenter  ainsi,  et  l'auteur  du  Traité  de  faucon- 
nerie en  chasse,  son  gerfaut  sur  le  poing,  pas  plus 
que  l'auteur  de  V appel  au  peuple,  la  Bible  ouverte  sur 
ses  genoux,  — Frédéric  n'a,  du  reste,  jamais  feuilleté 
la  Bible  que  pour  chercher  noise  à  Grégoire  TX,  — 
n'a  jamais  du  prononcer,  ce  semble,  sans  sourire  et 
sans  se  mocjuer,  la  moindre  parole  tirée  des  saintes 
Ecritures.  Qui  sait?  Ce  fut  peut-être  le  manque  de 
gravité  qui  le  perdit.  Vicit  leo  de  tribu  Juda,  radix 
David,  alléluia!  Et  nous  sera-t-il  permis,  à  propos 
de  cette  vieille  et  naïve  formule  du  bon  fauconnier, 
d'adresser  une  dernière  remontrance  à  l'élégant  per- 
sonnage dont  il  nous  a  été  donné  de  pouvoir  étudier 
l'étrange  figure  sous  tous  ses  aspects?  L'humble  r/7- 
lain  qui ,  craignant  l'aigle  pour  son  faucon  et  Dieu 
pour  le  saint  de  son  âme,  la  répétait  dévotement,  cette 
pieuse  formule  d'exorcisme  contre  le  IMalin,  prince 
des  ténèbres,  le  pauvre  villain  plein  d'une  foi  mal 
éclairée  obéissait  évidemment  à  une  religion  aveugle  : 
d'accord,  le  superstitieux  varlet  avait  un  chaperon 
sur  les  yeux.  Mais  le  grand  seigneur  de  talent  qui  se 


L' KM  PI  HE    KT    LA    PAPAL'Ti:.  349 

mêle  de  parler  des  choses  divines  sans  croire  à  la 
vie  future,  dont  l'esprit  désuni  se  pr('ci[)ite  sans  autre 
but  que  la  poursuite  des  intérêts  du  moment,  sans 
aucune  élévation,  en  un  mot,  sans  la  foi  en  ce  qui  est 
éternellement  le  Beau,  le  Bien,  le  Vrai,  dans  les  do- 
maines illimités  de  la  pensée,  celui-là  ne  se  montre- 
t-il  pas  également  frappé  de  cécité,  et,  de  plus,  cet 
aveuglement  volontaire  n'est-il  point  coupable?  Que 
dis -je?  Un  chaperon  de  plomb  pèse  sur  son  génie. 
En  face  de  l'empereur  d'Allemagne  Frédéric,  le  fas- 
tueux triomphateur  de  Naples  ou  de  Pouzzoles,  qu'on 
se  donne  un  seul  instant  le  spectacle  de  saint  Louis 
de  France,  rendant  la  justice  dans  le  bois  de  Yin- 
cennes  :  Vicii  leo  de  tkibu  Juda,  radix  David  , 
ALLELUIA  !  —  Frédéric  est  vaincu. 

Un  jour,  frère  Jourdain  de  Saxe,  le  second  géné- 
ral de  l'Ordre  de  Saint-Dominique,  frère  Jourdain  l'er- 
rant, l'infidèle  ami  de  frère  Henri,  un  jour  qu'il  venait 
d'accomplir  une  de  ses  pérégrinations  souveraines 
dans  quelques-uns  des  pays  soumis  à  l'adversaire  du 
pape  Grégoire,  sollicita  une  audience  de  l'empereur. 
Le  moine  venait  de  parcourir  à  pied  une  partie  de 
l'Europe,  et  chaque  nuit  sans  doute  il  avait  dormi  sous 
le  toit  d'un  de  ces  innombrables  monastères  soumis  à 
sa  loi,  où  il  se  retrouvait  chez  lui.  Chemin  faisant,  il 
avait  entendu  énoncer  bien  des  jugements  divers  sur 


350  ALBERT   LE   GllAND. 

la  personne  de  Frédéric;  il  s'était  soigneusement  en- 
quis  auprès  de  tous,  auprès  des  grands  comme  auprès 
des  petits,  de  l'état  général  des  esprits  dans  l'Église  ; 
il  avait  naturellement  été  témoin,  et  souvent,  de  scènes 
violentes,  de  collisions,  de  disputes  accompagnées  de 
voies  de  fait  entre  les  partisans  du  roi  des  Romains 
et  ceux  de  l'évêque  de  Rome  :  partout  la  haine,  la 
division,  des  symptômes  de  crise  religieuse  immi- 
nente dans  les  diocèses  de  la  chrétienté  qui  relevaient 
de  l'Empire.  Jourdain  de  Saxe ,  pénétré  de  douleur 
en  songeant  aux  angoisses  qui  déchiraient  le  cœur  du 
souverain  pontife,  son  chef,  inquiet,  ému,  —  il  pres- 
sentait vaguement  peut-être  le  grand  déchirement ^  — 
Jourdain  résolut  de  tenter  une  démarche  auprès  du 
pécheur  endurci.  En  se  présentant  avec  son  franc  par- 
ler devant  le  fauteur  présumé  de  tant  de  troubles  et 
de  discordes,  en  lui  tenant  tête,  l'héroïque  mais  trop 
confiant  dominicain  se  flattait  de  produire  quelque 
impression  sur  le  tyran  qu'il  considérait  peut-être 
comme  un  nouvel  Attila.  Admis  auprès  du  prince, 
le  prêtre  vêtu  de  blanc  demeura  d'abord  silencieux , 
immobile,  les  yeux  fixés  sur  les  yeux  du  mécréant* 
Comme  l'ennemi  particulier  du  saint -père  ne  crut 
point  à  propos  de  baisser  la  paupière,  et  attendu  que 
Frédéric,  lui  non  plus,  n'ouvrait  point  la  bouche  :  — 
«  Seigneur,  dit  enfin  frère  Jourdain  d'une  voix  haute  et 


L'EMl>ir\r.    ET    LA    l'APAUTK.  3ÔI 

ferme,  ma  vie  se  passe  à  parcourir  les  provinces  de 
mon  Ordre,  ainsi  qu'en  eiïet  cela  est  mon  devoir.  Je 
ne  remarque  point  sans  surprise  que  vous  ne  m'adres- 
sez aucune  question  et  que  vous  vous  montrez  fort 
peu  curieux  de  savoir  quels  rapports  je  puis  avoir 
à  vous  faire  sur  toutes  les  contrcss  que  j'ai  tra- 
versées. —  J'ai  mes  hommes,  mes  courriers,  à  moi, 
dans  toutes  les  cours  et  dans  toutes  les  provinces, 
répondit  froidement  Frédéric,  et  je  n'ignore  rien  de 
ce  qui  arrive  dans  le  monde.  —  Notre- Seigneur 
Jésus -Christ,  reprit  sans  se  décontenancer  le  fils 
de  Dominique,  savait  toutes  choses,  puisqu'il  était 
Dieu .  Il  interrogeait  nonobstant  ses  disciples  ;  il 
leur  demandait  :  Que  disent  les  hommes  du  Fils  de 
r homme?  Tous,  Seigneur,  vous  n'êtes  assurément 
qu'un  homme,  tout  empereur  que  vous  êtes.  Vous 
ignorez  donc  maintes  choses  qu'il  vous  serait  profi- 
table de  ne  point  ignorer.  Ces  choses,  on  ne  les  a  sûre- 
ment point  portées  à  votre  connaissance  ;  mais  moi,  je 
vais  prendre  sur  moi  de  vous  les  apprendre.  Ecoutez 
donc  ce  que  l'on  dit  de  vous  sur  toute  l'étendue  de 
l'Empire.  On  dit  que  vous  opprimez  les  Éghses,  que 
vous  faites  fi  des  condamnations  prononcées'  contre 
vous,  que  vous  ajoutez  foi  aux  aruspices  et  aux  au- 
gures, que  vous  favorisez  ouvertement  les  Juifs  et 
les  Sarrasins,  enfin  que  vous  ne  portez  aucun  respect 


3Ô-2  ALBERT    LE    GRAND. 

au  vicaire  de  Jésus-Christ ,  au  père  de  tous  les  chré- 
tiens, à  votre  maître  selon  Dieu.  Tels  sont  les  discours 
que  l'on  tient  sur  voire  compte  et  que  l'on  répète  en 
tout  lieu  ,  seigneur  ;  vous  n'en  êtes  assurément  point 
averti  ni  instruit,  et  tous  ces  faits  dont  on  vous  ac- 
cuse-, ces  faits  ne  tournent  point  à  votre  gloire.  »  Frère 
Jourdain  de  Saxe  se  retira  lentement  après  avoir  pro-. 
nonce  ces  paroles ,  et  le  roi  des  Romains ,  toujours 
souriant  et  bénévole,  tourna  les  talons  ^ 

Que  si  le  César  germanique  ne  se  fût  point  senti 
appuyé  dans  ses  entreprises  contre  Rome  par  un 
puissant  parti,  ce  beau  sang-froid,  à  la  longue,  ne 
se  fùt-il  point  démenti?  Que  s'il  n'eût  réellement  eu 
à  opposer  aux  observations  comme  aux  blâmes  de 
ceux  qu'affligeait  et  qu'indignait  tour  à  tour  son  refus 
persistant  d'obtempérer  aux  volontés  pontificales  que 
les  non  possumus  de  son  orgueil  ou  de  vains  pré- 
textes, Frédéric  n'eùt-il  point  perdu,  tôt  ou  tard,  cette 
imperturbable  assurance  qui  ne  l'abandonna  jamais, 
et  dont  son  entrevue  avec  le  supérieur  général  des 
frères  prêcheurs  ne  nous  montre,  après  tout,  qu'un 
exemple  isolé?  Mais  Y  indocile  se  sentait  fort;  il  s'a- 
dossait aux  piliers  de  la  synagogue  et  à  l'autel  de  la 

1.  V.  Acla  Sanctorum,  febr.  13,  ap.  Kington,  Hist.  Fred., 
t.  I,  p.  467.  — Tlie  Preacher  like  an  Old  Testumonl  propliet,  goes 
on  wilh  liis  leclure,  afler  tliis  courtly  opening.  —  Kington. 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  353 

patrie.  Jourdain  de  Saxe,  dans  l'énumération  de  ses 
on  dit,  n'avait  point  tout  dit  ;  le  héraut  du  pape  s'était 
bien  gardé  d'appuyer  sur  un  fait  de  notoriété  publi- 
que que  confirmaient  cliaque  jour  les  dépêches  des 
envoyés  de  Frédéric.  Ce  fait  considérable,  le  voici  : 
une  part  notable  du  haut  clergé  d'Allemagne  favori- 
sait ouvertement,  ou  sous  main,  la  cause  de  l'excom- 
munié et  refusait  obéissance  au  saint -siège.  «Sem- 
blable AU  GRAND  DRAGON,  confcssc  OU  se  voilaut 
la  face  le  très-catholique  Albert  de  Béham  —  et  cet 
irrécusable  témoignage  est,  selon  nous,  de  telle  con- 
séquence historique  que  nous  ne  saurions  trop  recom- 
mander d'en  prendre  note  —  semblable  au  grand 

DRAGON  ,  l'empereur  A  ENTRAÎNÉ  A  LUI  LA  MEIL- 
LEURE PARTIE  DES  ÉTOILES...  L'cmpercur  a  rcudu  les 
prélats  apostats  afin  d'induire  en  tentation  les  bons 
et  les  fidèles,  pour  profaner  le  temple  du  Seigneur 
et  les  sacrements  de  l'Eglise.  Beaucoup  d'entre  eux 
(les  prélats. d'Alleniagne),  craignant  de  se  voir  pri- 
vés de  leurs  dignités  et  de  leurs  délices  temporelles , 
sont  tombés  :  ils  ont  marché  sans  courage  devant 

CELUI    QUI    LES    POUSSE    EN    AVANT  \  »   Après  l'cxpOSé 

du  texte,  quelques  lignes  de  commentaire  :  le  texte,  ce 
semble,  en  vaut  la  peine,  car  il  ne  tend  à  rien  moins, 

\.  Albert  de  Béham,  Conceplbuch.  ap.  Huillard-Bréholles. 
».  23 


354  ALBERT  LE  GRAND. 

s'il  a  vraiment  toute  la  portée  que  nous  lui  donnons, 
qu'à  modifier  profondément  les  idées  généralement 
reçues  sur  l'origine  et  les  causes  déterminantes  de  la 
Réforme.  Un  peu  de  mollesse  et  de  paresse,  le  goût 
des  plaisirs  faciles  et  de  la  bonne  chère,  le  désir  de 
demeurer  en  paisible  possession  de  leurs  crosses  pas- 
torales, leur  grossièreté,  leur  couardise,  leur  aristo- 
cratique indolence,  sans  compter  cette  sorte  de  fasci- 
nation qu'exerce  plus  irrésistiblement  peut-être  sur 
des  imaginations  imbues  d'avance  du  principe  d'au- 
torité l'appareil  imposant  du  pouvoir  civil,  peuvent  à 
la  rigueur  expliquer,  mais  seulement  dans  une  cer- 
taine mesure,  la  servilité,  la  défection  de  quelques 
membres  du  haut  clergé  d'Allemagne,  au  milieu  des 
circonstances  critiques  auxquelles  nous  faisons  allu- 
sion. Les  vices  de  plusieurs  ont  du  les  faire  pencher 
du  côté  du  GRAND  DRAGON,  uous  OU  couvcnons  sans 
peine  ;  en  se  ralliant  à  l'empcreui'  et  en  se  détachant- 
du  pape ,  ceux-là ,  les  fainéants  ou  les  criminels , 
n'ont  évidemment  cédé  qu'à  des  considérations  per- 
sonnelles et  vulgaires,  et  comme  telles,  elles  ne  mé- 
ritent seulement  point  qu'on  s'y  arrête.  —  Passons. 
Mais  là,  dans  les  défaillances  de  ces  évoques  que  va 
rudement  apostropher  tout  à  Theure ,  dans  son  aus- 
tère langage,  le  docteur  universel,  ne  doit  point  se 
chercher,  selon  nous,  pas  plus  que  dans  les  astuces, 


L'RMPIRK    KT    LA    PAPAUTl':.  355 

les  libéralités,  les  menaces,  les  grâces  même  de 
Frédéric  llolieiistaurcn,  la  raison  du  schisme  émi- 
nemment nalional  qui  faillit  éclater,  dès  le  milieu  du 
xiii''  siècle,  entre  l'Eglise  de  Rome  et  les  Eglises  de 
Germanie.  Cette  raison,  elle  ne  paraît  ni  particulière, 
ni  fortuite  :  encore  une  fois ,  pour  parler  la  langue 
imagée  de  l'emphatique  Albert  de  Béham ,  ce  n'est 
point  un  simple  coup  de  vent  qui  a  entraîné  loin  de 
la  ville  aux  sept  collines  la  meilleure  partie  des  étoiles. 
Quelque  empire ,  en  eifet ,  qu'aient  exercé  en  tout 
temps  sur  la  direction  des  alïaires  humaines  la  préoc- 
cupation des  intérêts  matériels,  la  peur,  les  basses 
convoitises,  les  lâches  conseils  et  les  sots  calculs, 
on  remarquera  cependant,  —  et  c'est  l'un  des  ensei- 
gnements les  plus  nobles  de  l'histoire,  —  que  les  pro- 
strations de  la  chair  et  les  imbécillités  des  courages 
ne  sauraient  à  aucun  moment,  en  aucune  façon,  im- 
primer aucune  résolution  générale  aux  esprits;  que 
les  faiblesses  et  les  trahisons  manquent  positivement 
de  la  vertu  d'initiative  ;  et  qu'enfin  les  grands  mou- 
vements qui  décident  des  évolutions  et  des  destinées 
des  peuples  ne  se  produisent  point  à  la  suite  du  désir 
stérile  de  bien  vivre  ou  de  la  passion  négative  de 
reposer  en  paix.  En  présence  des  prétentions  à  l'in- 
dépendance vis-à-vis  du  saint-siége,  déjà  sensibles 
en  Allemagne  à  l'époque  à  laquelle  nous  transporte 


350  ALBERT  LE   GUAiND. 

ce  récit,  loin  qu'il  nous  convienne  de  répéter,  à  pro- 
pos des  indices  accusateurs  d'une  prochaine  révolu- 
tion dans  l'Eglise,  —  on  n'a  du  reste  que  trop  usé  de 
ces  banales  défaites  à  propos  de  cette  même  révolution 
accomplie ,  —  vingt  formules  vagues  et  consacrées  : 
relâchement  des  mœurs,...  infractions  à   la  disci- 
pline,... rébellion  de  princes  inintelligents,  orgueil- 
leux et  corrompus,...  affaissement,  égarement  passa- 
ger, fortuit  des  consciences,  nous  inclinons  à  donner 
le  signal ,  au  contraire ,  à  ne  voir  là  que  les  symp- 
tômes d'une  sorte  de  réveil  des  énergies  du  peuple. 
(i  Beaucoup  d'entre  les  prélats  teutons  sont  tombés^  con- 
state en  gémissant  le  vieil  auteur;  ils  ont  marché  sans 
courage  devant  celui  qui  les  poussait  en  avant.  »  Que 
plusieurs  aient  marché  sans  courage  j,  on  l'a  reconnu 
déjà  ;  mais  derrière  celui  qui  les  poussait  en  avant j,  je 
ne  sais  quelle  irrésistible  force,  celle  qui  anéantit  les 
légions  de  Varus,  ne  les  disposait-elle  point  par  sur- 
croît à  se  séparer  violemment  de  Rome ,  à  secouer  le 
joug-,  à  repousser,  sous  toutes  les  formes,  la  domina- 
tion latine? Voilà,  ce  semble,  un  sujet  de  méditation 
assez  neuf  et  devant  lequel  toute  conscience  doit  cher- 
cher à  s'éclairer.  A  quoi  bon  çà  et  là  laisser,  tantôt 
par  scrupule,  tantôt  par  incurie,  tantôt  encore  par  dé- 
férence pour  la  placidité  béate  de  la  masse  des  satis- 
faits^ telles  et  telles  grosses  questions  pendantes? 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTE.  357 

Nous  tenons  peut-être  de  nos  rapports  familiers  avec 
le  maître  de  saint  Thomas  la  résolution  et  le  goût 
d'aborder  de  front  toutes  les  difficultés,  quelles  qu'elles 
soient,  sans  avoir  hérité  toutefois  de  nos  pères  en  la 
Scolastique  cette  confiance  immodérée  en  eux-mêmes 
qui  les  enorgueillit,  les  égara  trop  souvent.  Les  sco- 
lastiques  se  persuadaient,  en  effet,  que  l'intelligence 
humaine  est  en  possession  constante  et  régulière  de  la 
vérité;  ils  estimaient,  en  un  mot,  que  la  vérité  s'éta- 
blit. Hélas  !  la  vérité,  loin  d'avoir  la  moindre  tendance 
à  s'établir,  la  plupart  du  temps  fuit  et  se  dérobe;  la 
vérité  ne  s'assoit  pas  :  elle  passe,  sourit  et  disparaît. 
Heureux  qui  la  saisit,  un  jour,  une  heure,  à  l'impro- 
viste!  C'est  déjà  peut-être  la  méconnaître,  hélas!  car 
elle  est  ailée  de  sa  nature,  que  de  penser  qu'en 
dehors  des  mathématiques  l'intelligence  puisse  s'en 
rendre  maîtresse  absolument. 

L'Allemagne  du  nord  et  du  centre  a-t-elle  été 
jamais  franchement  catholique,  c'est-à-dire  sou- 
mise à  l'autorité  spirituelle  des  papes  aussi  bien  que 
convaincue  de  la  validité  de  leurs  prétentions  à  la 
souveraineté  temporelle?  Pour  peu  qu'il  plaise  de 
réfléchir  et  de  procéder  à  une  enquête  historique, 
il  est  malaisé  de  pencher  pour  l'affirmative,  et  l'on 
arrive  à  cette  conclusion  singulière  :  l'Allemagne, 

LA    VÉRITABLE    ALLEMAGNE    A    TOUJOURS    ÉTÉ    PROTES- 


358  ALBERT  LE  GRAND. 

TANTE.  Qu'on  jette  un  coup  d'œil  sur  la  Germanie 
ancienne,  celle  qu'a  dominée  Charlemagne;  ciu'on 
la  considère  parvenue  à  sa  seconde  manière ,  sous 
Léon  X.  —  la  Germanie  s'appellera  alors  Deutsch- 
land,  —  après  l'avoir  étudiée  et  suivie  dans  les  ma- 
nifestations prime-saulières  de  son  génie  pendant  le 
règne  de  Frédéric  II,  on  constatera  que  la  race 
d'Hermann  proteste  et  s'insurge,  à  quelque  époque 
qu'on  la  surprenne  et  l'interroge,  contre  toute  in- 
fluence émanant  directement  ou  indirectement  de  la 
puissance  des  successeurs  de  saint  Pierre  :  opiniâ- 
trement l'Allemagne  défie  Rome  et  lui  refuse  obéis- 
sance. K  l'extrémité  barbare,  sous  c{uel  signe  de 
ralliement  abrite-t-elle  d'abord  ses  inspirations  con- 
fuses à  l'indépendance?  Sous  la  massue  de  Witikind. 
Neuf  fois  abattu  par  Charlemagne,  —  V empereur  à 
la  barbe  florie  n'apparaît  point,  en  eiTet,  au  Teuton 
comme  un  Franc,  mais  bien  comme  un  mercenaire 
vengeur  des  légions  de  Varus  :  n'a-t-il  point  fait  bé- 
nir ses  enseignes  à  l'ombre  du  Capitole? —  neuf  fois 
abattu  par  Charlemagne,  Witikind,  le  chef  saxon  païen, 
se  redresse  neuf  fois,  pleure  de  rage  pendant  que 
coule  sur  sa  face  l'onde  du  baptême,  et,  dès  qu'il  ne 
se  sent  plus  les  mains  liées,  court  immoler  les  chré- 
tiens, embrasser  ses  chênes  et  ses  dieux.  La  haine 
brute  de  la  religion  chrétienne,  en  tant   qu'elle  se 


L'EMPIUK    ET    LA    PAPAUTÉ.  351» 

confond  avec  l'idée  de  servitude  et  supprime  les  rites 
antiques,  —  voilà  Witikind.  Le  héros  meurt;  avec  lui, 
les  dieux  s'en  vont,  soit;  on  plante  la  croix  en  Ger- 
manie, soit;  saint  Boniface  achève  l'œuvre  ébauchée 
par  Gharlemagne,  et  la  croix  l'emporte  après  l'épée  : 
amen.  Mais  approchez;  regardez  de  quelle  essence 
de  bois  elle  est  faite  cette  croix  sui  generis  :  il 
semble,  ô  prodige!  à  peine  a-t-elle  pris  racine  en  la 
terre  allemande,  qu'elle  présente  les  mêmes  rugosités 
que  la  massue  de  Witikind,  et  le  symbole  de  la  foi 
nouvelle  va  soudain  servir  de  prétexte  à  la  rébelhon 
nouvelle.  A  ses  bras  noueux  va  rattacher  l'étendard 
de  la  révolte  —  et  cette  fois  pour  reprendre  l'avan- 
tage contre  Rome,  pour  lui  remontrer  que  l'Alle- 
magne n'a  jamais  accepté  d'elle  que  le  Christ ,  non 
le  joug  —  un  autre  incoercible  héros,  Luther.  Luther 
fait  pendant  à  Witikind;  Luther  triomphe  en  pleine 
Renaissance,  à  l'extrémité  qui  nous  touche,  tandis 
que  Witikind  expire  sur  les  confins  de  l'âge  bar- 
bare, à  l'extrémité  opposée;  mais  les  deux  Saxons 
fraternisent  dans  une  certaine  communauté  de  senti- 
ments et  d'instincts,  par  delà  le  moyen  âge,  période 
de  transition.  Qui  les  unit?  —  Frédéric.  Ne  voyez-vous 
])as  que  Frédéric  introduit  Luther,  que  Frédéric  pro- 
cède à  son  insu  de  Witikind,  que  Luther  sent  couler 
leur  sang  mêlé  dans  ses  veines?  N'admirez-vous  pas,. 


360  ALBERT  LE  GRAND. 

SOUS  la  grossière  écorce  du  chef  païen  qualifié  d'in- 
domptable, sous  la  pourpre  du  très-délié  César  trois 
fois  excommunié,  mécréant,  raisonneur  et  maudit, 
sous  la  robe  noire  du  réformateur  enfin  qui,  lui,  coupe 
le  nœud  gordien  et  voit  s'opérer  le  grand  déchire- 
ment préparé  de  longue  date,  l'Allemagne,  encore 
l'Allemagne  et  toujours  l'Allemagne ,  dont  ne  se  dé- 
ment point  une  seule  fois  le  caractère  au  milieu  de 
ces  transformations  successives?  La  farouche  mégère 
renouvelle,  au  profit  de  sa  nationalité ,  le  combat 
classique  des  trois  Horaces  ;  elle  souffle  ses  colères  à 
l'âme  de  chacun  de  ses  fils,  et  tour  à  tour  elle  les 
pousse  contre  Rome  :  le  premier  tout  hérissé,  féroce, 
inculte  ;  le  second  bardé  de  fer,  mais  déjà  muni 
d'arguments;  le  troisième  décidant  de  la  victoire  au 
nom  du  libre  examen.  La  haine  savamment  formulée 
de  tout  joug  spirituel,  —  voilà  Luther.  Mais  derrière 
le  théologien  reparaît  le  Germain,  et,  pendant  que  le 
théologien  revendique  les  droits  sacrés  de  l'esprit,  le 
Germain  ne  néglige  point,  pour  faire  lever  le  pain 
nouveau,  de  recourir  au  vieux  levain  patriotique  :  Lu- 
ther TRADUIT  LA    BlBLE  EN  ALLEMAND.   Ce  qu'a  tenté 

Witikind,  en  déployant  contre  les  apôtres  d'une  civi- 
lisation qu'il  ne  soupçonne  pas  les  énergies  d'une 
répulsion  aveugle,  a  échoué,  devait  nécessairement, 
fatalement  échouer,  parce  que,  dans  la  prédication 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  3Cl 

du  christianisme,  le  chef  saxon  n'a  distingue  que 
ces  mots  :  Courbe- toi  devant  Rome  et  Charlemaçjno, 
et  qu'il  dut  être,  en  effet,  à  peu  près  impossible  à 
cet  intrépide  défenseur  du  sol  natal  envahi,  entre  les 
haches  des  soldats  qui  renversaient  ses  idoles  et  dé- 
capitaient l'élite  de  ses  guerriers,  d'apercevoir  et  de 
reconnaître  les  bienfaisantes,  les  pacifiques  clartés 
de  l'Evangile.  Il  n'en  reste  pas  moins  acquis  que 
Witikind  a  protesté.  Ce  qu'a  tenté  Luther,  au  con- 
traire, a  réussi  et  devait  forcément  réussir,  parce 
que,  tout  en  déployant  la  Bible  contre  la  Babijlone 
empourprée^  comme  son  aïeul  Witikind  a  levé  la  mas- 
sue, au  lieu  de  suivre  son  exemple  et  de  se  refuser  à 
entendre  la  bonne  nouvelle,  il  la  commente,  il  se  l'ap- 
proprie, il  s'aventure,  il  avance,  il  réclame  à  haute 
et  intelligible  voix  la  libre  interprétation  des  paroles 
du  livre  de  vie,  il  ébranle  à  grands  coups  les  co- 
lonnes vermoulues  du  temple.  Concluons  :  Luther 
s'appuie  sur  la  croix  et  le  sentiment  patriotique  pour 
refuser  obéissance  au  saint-siége  :  le  réformateur 
tient  à  la  main  la  Bible.  Witikind  ne  sait  pas  lire, 
ne  sait  pas  prier,  il  n'a  point  feuilleté  la  Bible,  il  n'a 
point  reçu  l'initiation  du  christianisme  :  le  chef  païen 
ne  s'est  pas  moins  déclaré  contre  l'occupation  ro- 
maine; il  n'est  que  patriote,  mais  cela  suffît  :  \e  païen 
agite  en  l'air  sa  cognée.   Entre  ses  deux  acolytes 


362  ALBERT  LE  GRA^D. 

apparaît  Frédéric  Hohenstaufen ,  d'un  bras  inexpé- 
rimenté soulevant  la  Bible,  d'un  bras  ferme  por- 
tant le  glaive.  Entre  l'arme  de  Luther  et  l'arme  de 
Witikind,  Frédéric  hésite,  ou  plutôt  il  se  sert  indiffé- 
remment tantôt  du  glaive,  tantôt  de  la  Bible;  et,  lui 
aussi,  il  s'est  séparé  de  Rome  et  il  a  tourné  le  dos 
aux  successeurs  de  saint  Pierre.  Witikind,  Frédéric 
et  Luther  sont  donc  protestants  ;  tous  trois  personni- 
fient, à  titres  divers,  l'Allemagne  barbare,  l'Alle- 
magne du  moyen  âge,  l'Allemagne  de  la  Renais- 
sance, toutes  trois  protestantes.  —  L'x\llemagne,  la 

VÉRITABLE    ALLEMAGNE    xN'a    JAMAIS    ÉTÉ    CATHOLIQUE, 

avons-nous  hasardé  en  tête  de  cet  aperçu.  La  pro- 
position est  démontrée ,  hoc  erat  demonstrandum , 
n'eut  point  manqué  d'ajouter,  après  avoir  fièrement 
soutenu  sa  thèse ,  quelque  brave  bachelier  du  bon 
vieux  temps.  Nous  ne  sommes  point,  quant  à  nous, 
si  sûr  de  notre  fait,  et,  précisément  parce  que  nous 
avons  conscience  d'avoir  parlé  selon  la  raison ,  nous 
ne  nous  flattons  point  d'avoir  obtenu  gain  de  cause 
auprès  de  ceux  qui  prétendent  encore  en  ce  siècle  au 
gouvernement  des  esprits.  Qui  travaille,  s'agite,  pro- 
duit, se  frappe  le  front,  dirige,  manie,  rudoie  la  ma- 
tière, la  fait  servir  à  ses  desseins,  en  un  mot  cherche 
ol  propose,  à  l'heure  qu'il  est? — Le  laïque,  V homme 
d^  initiative.  Qui  se  séquestre,  se  mutile,  au  contraire, 


L'KMPinL:    ET    LA    1»A  P AL  TK.  303 

répugne  au  mouvouirut,  le  repousse,  n'élèvc!  plus  la 
voix  que  pour  condamner,  recourir  sans  cesse  aux  vieux 
textes,  répandi'e,  féconder  dans  la  prostration  intellec- 
tuelle et  l'oubli  de  tout  vrai  sentiment  chrétien  le  dogme 
imposé,  équivoquer,  menacer,  s'interposer  entre  le 
Christ  et  nous ,  pousser  de  grands  cris  d'alarme ,  se 
voiler  la  face  et  frapper?  —  Le  clerc,  Vesclave  du  con- 
venu,  GUM  IN  niOFUNDU-M  AENEIUT,   CONTEMNIT  \ 

4 .  «  Ce  monde  a  besoin  d'être  gouverné  par  les  idées  do  l'autre.» 
a  cru  bien  dire  un  des  nôtres,  un  Français  (.loubert,  Pensées), 
Cola  est  fort  bien  exprimé  et  fort  bien  pensé;  seulement,  pour 
que  ces  idées  parviennent  à  se  faire  accopter,  il  faut  naturellement 
qu'elles  empruntent  une  forme,  et  cette  forme  est  le  langage.  Or, 
l'Églisk  catholique  parlk  latin;  la  France,  rUalio,  l'Espagne 
l'ontendent,  l'ont  loujours  entendue  à  demi-mot;  elles  sont  la- 
tines. Les  idées  de  Rome  peuvent  quelquefois  nous  humilier, 
nous  attrister,  nous  courroucer;  la  forme  de  ces  idées  ne  nous  est 
jamais  antipathique.  Notre  esprit,  notre  raison  nous  éloignent  de 
Rome, —  notre  tempérament  nous  y  ramène.  Ses  décisions  abso- 
lues, ses  compromis,  ses  sévérités,  ses  faiblesses,  irritent,  persua- 
dent, désolent,  exaspèrent  et  charment  tour  à  tour  les  fils  de  Vol- 
taire et  de  saint  Louis,  de  Dante  et  de  Philippe  IL  Mais  la  voix 
du  sang  crie  si  fort,  et  nous  surtout,  Gallo-Koinains,  nous  nous 
ressentons  si  bien  de  notre  origine  latine,  que  les  infortunes  et 
les  calamités  dont  se  voit  périodiquement  accablée  la  papauté,  loin 
de  nous  détacher  d'elle,  nous  alarment,  nous  indignent,  ou  nous 
louchent,  sentiment  que  n'ont  jamais  connu  les  peuples  du  Nord. 
Insolente  et  prospère,  Rome  nous  révolte;  malheureuse, 
i:lli-:  nous  suiîjugue  et  nous  attendrit.  Nous  la  contrarions 
quand  elle  triomphe,  et  nous  la  jugeons  alors  a\ec  notre  christia- 
nisme et  notre  raison.  Nous  gémissons  au  contraire  quand  elle 


304  ALBERT  LE  GRAND. 

Pacifique,  sentimentale,  pour  ainsi  dire,  la  cam- 
pagne apostolique  qu'entreprit  Albert  le  Grand  au 
xiii^  siècle  dans  les  diocèses  de  Germanie  les  plus 
enclins  à  se  dérober  à  l'autorité  pontificale,  l'action 
qu'il  exerça  dans  les  provinces  de  l'Empire  les  plus 
foncièrement ,  les  plus  ardemment  contraires  aux 
idées  d'omnipotence  universelle  et  de  souveraineté 
absolue  proclamées  les  seules  vraies  et  légitimes  par 
la  cour  de  Rome,  ses  pérégrinations,  ses  discours, 
les  succès  même  dont  furent  çà  et  là  couronnés  ses 
travaux,  tout  cet  ensemble  de  victoires  et  de  luttes 
purement  morales  qui  remplirent  et  caractérisèrent 
sa  mission,  n'a  point  laissé,  comme  de  juste,  de  pro- 
fondes traces  dans  les  chroniques.  L'histoire  critique 
est  née  d'hier.  Il  n'y  a  point  si  longtemps  qu'au 
brut  narré  des  faits  a  succédé  la  théorie  des  faits. 
Le  système  éminemment  philosophique,  et  d'ailleurs 
assez  récent ,   qui  consiste,  en  face  des  variations 

souffre,  notre  sang  reflue  aux  tempes,  notre  cœur  saigne,  nous  l'ai- 
mons et  le  lui  témoignons;  n'est-elle  point,  après  tout,  notre  aïeule 
et  notre  sœur?  Encore  une  fois,  l'Église  catholique  parle  la- 
tin. A  merveille.  Mais  remarquons  en  passant  qu'il  est  un  mot 
latin  qu'elle  n'a  jamais  su  prononcer,  le  mot  liberlas.  Que  Rome  lo 
prononce,  ce  mot,  et  l'Allemagne,  l'Angleterre  elles-mêmes  l'en- 
tendront peut-être.  Qu'elle  s'obstine  encore  quelque  temps  à  ne 
point  le  prononcer,  et  nous  finirons  sûrement  nous-mêmes  par  ne 
plus  l'entendre  et  ne  plus  la  connaître. 


L'EMPIRI-     HT    LA    PA1>AUTK.  365 

auxquelles  sont  soumises  les  choses  humaines,  à  re- 
monter des  elTels  aux  causes,  à  tenir  compte,  par 
exemple,  dans  une  juste  et  saine  mesure,  bien  en- 
tendu,—  œuvre  de  finesse,  de  sagesse  et  de  pondéra- 
tion singulièrement  délicate,  —  de  ces  deux  maîtresses 
forces,  l'influence  du  climat,  l'instinct  de  la  race, 
ce  système  commence  à  peine  à  prévaloir.  On  ne 
devra  donc  point  s'étonner  que  les  marches  et  con- 
tre-marches, les  exploits,  les  retraites  de  la  légion 
dominicaine   n'aient   point  attiré  l'attention   de  nos 
très -grossiers  et   matérialistes  conteurs  du   moyen 
âge.  Pour  qu'elle   leur  parut  digne  d'exercer  leur 
plume,  il  eut  fallu,  sans  doute,  que  sous  les  san- 
dales des  frères  prêcheurs   le  sang  à  grands  flots 
ait  coulé,  et  qu'au  lieu  de  s'efforcer  de  ramener  les 
peuples  du  côté  du  saint-siége  par  la  prédication,  la 
douceur  et  les  vertus ,  Albert  et  ses  compagnons  eus- 
sent tiré  le  poignard  ou  tendu  leur  col  au  bourreau. 
Ici,  point  de  champ  de  bataille,  en  effet,  point  de 
violences,  point  de  meurtres,  point  de  coups  :  aussi 
quel  profond  silence,  et  sur  toute  la  ligne  ^  !  Que  si 

i.  On  ne  consultera  point  sans  profit,  si  l'on  tient  à  prendre 
quelques  notes  sur  la  façon  dont  était  écrite  et  traitée  l'tiistoire  au 
moyen  âge,  le  très-curieux,  très-instructif,  mais  mallieureusement 
un  peu  confus,  assez  peu  concluant  travail  de  M.  Henry -Thomas 
Buckler,  Histoire  de  la  civilisation  en  Angleterre. 


•Sm  ALBERT  LE   GRA.ND. 

l'on  considère  cependant  d'un  peu  haut  la  présente 
tentative  de  propagande  d'Albert  et  des  dominicains 
en  Allemagne,  elle  demeure,  en  fm  de  compte,  extrê- 
mement intéressante,  dramatique  et  instructive  :  in- 
téressante en  ce  sens  qu'elle  fut  peut-être  l'attaque 
offensive  et  défensive  la  plus  sérieuse,  la  mieux  con- 
duite, la  plus  insinuante  et  hardie  qu'ait  jamais  tentée 
le  génie  latin,  par  delà  le  Rhin,  contre  les  tendances 
séparatistes  qu'a  toujours  affectées  le  génie  germa- 
nique, —  instructive  à  ce  point  de  vue  que,  poursui- 
vie de  par  la  volonté  de  la  cour  de  Rome,  avec  une 
arrière- pensée  politique,  elle  fut  populaire  et  l'em- 
porta en  tant  que  croisade  religieuse ,  mais  elle  échoua 
en  tant  que  croisade  dirigée  contre  Frédéric  Hohen- 
staufen  et  l'irréconciliable  parti  antiromain.  Officieu- 
sement réactionnaire,  elle  n'atteignit  donc  point  son 
but;  révolutionnaire  à  son  insu,  elle  triompha  et  ne 
fit  peut-être  qu'accélérer  un  mouvement  qui  ne  de- 
vait s'arrêter  qu'à  la  Réforme.  Quelles  instructions 
reçut  Albert  le  Grand  lorsqu'il  lui  fut  enjoint  de 
porter  la  parole  de  Dieu  dans  les  diocèses  de  Ger- 
manie? On  l'ignore.  Il  est  certain  toutefois  que  ses 
supérieurs  n'attendaient  rien  moins  de  ses  tournées 
évangéliques  qu'une  réaction  favorable  aux  inté- 
rêts de  la  papauté  en  même  temps  qu'une  vivifiante 
et  salutaire  impression  pour  le  salut  des  fidèles.  La 


L'EMFMRE    KT    LA    PAPAUTK.  307 

seconde  partie  du  programme  reçut  son  plein  et  en- 
tier accomplissement  :  Albert  vit,  en  eilet,  tomber  à 
ses  pieds  les  chrétiens  ranimés,  les  pécheurs,  les 
libertins  convertis.  Ils  furent,  au  contraire,  déçus, 
ceux  qui  avaient  espéré  que  l'habit  de  Saint-Domi- 
nique imposerait  aux  fils  de  Witikind  et  d'Hcrmann  : 
l'incorrigible  Teuton  ne  fit  point  amende  honorable 
entre  les  mains  du  champion  catholique,  et,  parce  que 
ses  lèvres  baisèrent  la  croix  que  lui  présentait  Albert, 
Hermann  ne  se  crut  point  délié  de  son  serment  de 
fidélité  à  l'empereur,  Hermann  ne  s'en  sentit  pas 
moins  attaché  au  sol  de  la  patrie,  a  Toutes  les  insti- 
tutions, toutes  les  forces  sociales  commencent,  dans 
leur  développement,  par  le  bien  qu'elles  ont  à  faire,  » 
a  dit  un  homme  grave,  éloquent,  qui  croit  en  Dieu, 
en  lui,  et  en  la  liberté  et  la  dignité  humaines  \  —  «  Il 
ne  faict  pas  bon  d'acharner  le  peuple,  car  il  est 
ASSEZ  PREST  PLUS  Qi 'oN  NE  VEULT,  »  remarque  avec 
non  moins  d'à-propos,  de  franchise  et  de  profondeur, 
un  de  nos  plus  frivoles  et  plus  gais  deviseurs  de 
choses  galantes  -.  On  se  souvient  involontairement 
de  ces  deux  maximes,  on  les  rapproche  instinctive- 
ment l'une  de  l'autre,  dès  que  l'esprit  est  parvenu  à 
se  rendre  compte  des  dispositions  remuantes  qu'an- 

1.  M.  Guizot. 

2.  Brantôme. 


368  ALBERT  LE    GRAND. 

nonçait  déjà  l'Allemagne,  de  la  situation  tendue ,  de 
l'état  de  malaise  et  de  crise,  en  un  mot,  où  se  trou- 
vait une  partie  de  l'Europe  en  plein  moyen  âge.  Oui, 

TOUTES  LES  INSTITUTIONS  ,  TOUTES  LES  FORCES  SO- 
CIALES COMMENCENT,  DANS  LEUR  DÉVELOPPEMENT,   PAR 

LE  BIEN  qu'elles  ONT  A  FAIRE...  Parvenue  à  l'apo- 
gée de  sa  puissance  temporelle  sous  les  Innocent  IV 
et  les  Grégoire  IX,  la  papauté  commençait  efïective- 
ment,  à  cette  époque,  à  décliner  comme  puissance 
civilisatrice  et  spirituelle  ;  de  toutes  façons,  elle  avait 
accompli  son  œuvre;  il  ne  lui  restait  plus  réellement 
qu'à  déchoir.  Oui ,  il  ne  faict  pas  bon  d'acharner 

LE   peuple,    car    il   EST    ASSEZ   PREST    PLUS   QU'ON    NE 

VEULT...  Ce  ne  furent  point  seulement,  pensons-nous, 
les  tronçons  dispersés  de  la  bête  foudroyée  par  le  pape 
qu'Albert  le  Grand  sentit  respirer  encore  et  se  tordre 
sous  ses  pas,  lors  de  ses  pérégrinations  en  Alle- 
magne :  les  éléments  confus  qui  devaient  un  jour 
s'agréger  et  produire  en  définitive  la  Réforme  étaient 
prêts  et  2^ lus  quon  ne  voulait.  Il  ne  faict  pas  bon 
d'acharner  le  peuple  \ 

4 .  Quando  l'imperador  che  sempre  régna 

Provide  alla  milizia  ch'  era  in  forze. 

A  sua  sposa  soccorse 

Cun  duo  campioni  ;  al  cui  fare,  al  cui  dire 
Lo  popol  disviuto  si  raccorse. 

Dante,  Paradiso,  c.  xii. 

Daiile  reconnaît  dans  ces  vers  le  péril  où  se  trouvait  l'Église 


L'EMPIRE    ET   LA    PAPAUTE.  369 

Nous  ne  saunons  juger,  à  vrai  dire,  que  d'après 
quelques  rares  et  faibles  indices  du  degré  d'irritation 
auquel  en  étaient  arrivés  les  partis  de  l'autre  côté  du 
Rhin ,  lorsque  notre  héros  le  traversa.  Dans  les  écrits 
du  docteur  universel,  d'autre  part,  quelques  lam- 
beaux de  ses  Sermones^  deux  ou  trois  phrases  seule- 
ment indiquent  l'attitude  qu'il  lui  convint  de  prendre 
ou  de  garder,  lui  moine  et  philosophe ,  vis-à-vis  du 
peuple  et  vis-à-vis  de  Rome.  Nous  ne  nous  trouvons 
point  cependant  assez  à  court  de  preuves  et  dénué 
de  renseignements  pour  renoncer  à  suivre  Albert  le 

catholique  au  xiii^  siècle,  et  il  avance  hardiment  que,  si  le  peuple 
disvialo  si  raccorse,  l'Église  vit  s'opérer  ce  miracle  de  rapatrie- 
ment des  peuples  sous  son  aile  grâce  à  l'intervention  providen- 
tielle et  quasi  miraculeuse  des  duo  campionij,  saint  François  et 
saint  Dominique.  Si  Dante  entend  désigner  par  la  sposa  la  com- 
munauté chrétienne,  Dante  est  dans  le  vrai  :  Dominique  et  Fran- 
çois ranimèrent,  renouvelèrent,  en  effet,  l'esprit  chrétien  dans 
l'Église.  Si  Dante  applique  à  l'Église  de  Rome,  à  la  papauté  l'épi- 
thète  de  sposa ,  ce  qui,  du  reste,  semble  peu  probable,  vu  ses 
tendances  impérialistes,  Dante  n'a  point  tout  à  fait  tort,  mais  il  n'a 
plus  complètement  raison.  Les  Ordres  religieux  n'ont  point  man- 
qué, cela  est  chose  certaine,  de  favoriser  en  tout  lieu  la  politique 
envahissante,  absorbante  des  successeurs  de  saint  Pierre;  mais 
leur  zèle  —  zèle  de  commande,  question  de  vie  ou  de  mort  au  dé- 
but, question  d'ignorance,  de  convoitise,  d'amour-propre,  de  fana- 
tisme ou  d'intérêt  mal  entendu,  lors  de  la  période  de  décadence 
—  n'a  point  produit  partout  de  grands  effets.  En  Allemagne,  en 
particulier,  les  réguliers  se  trouvent  avoir  travaillé  en  définitive 
pour  un  iautre  roi  que  pour  celui  qui  trône  au  Vatican. 

1.  2i 


370  ALBERT  LE  GRAND. 

Grand  sur  ce  terrain.  Moine,  il  dut  nécessairement, 
on  le  devine,  ne  point  oublier,  ne  point  paraître  né- 
gliger tout  à  fait  le  côté  politique  de  sa  mission;  phi- 
losophe et  chrétien ,  il  dut  s'imposer  une  loi  stricte, 
au  contraire,  celle  de  ne  jamais  servir  que  les  intérêts 
généraux  de  l'Église  et  de  l'humanité.  Mais  com- 
ment se  comporta-t-il  en  ces  extrémités  périlleuses, 
et  par  quelle  singulière  bien  que  sereine  et  pres- 
que olympienne  puissance  de  se  contenir  ou  d'ob- 
server a-t-il  su  demeurer  d'aplomb  sur  ses  lourdes 
sandales^  tandis  que  tout  s'ébranlait  autour  de  lui? 
Le  rôle ,  on  en  conviendra ,  était  difficile  à  soutenir, 
et  un  génie  médiocre  eiàt  probablement  penché  tout 
entier,  au  mépris  flagrant  du  bon  sens  et  du  droit, 
soit  du  côté  du  peuple,  soit  du  côté  de  Rome.  Avec 
ce  calme  et  cette  siireté  de  vues  qui,  à  meilleur  titre 
peut-être  encore  que  ses  immenses  travaux,  lui  ont 
mérité,  croyons-nous,  le  surnom  de  Grand,  Albert, 
loin  de  se  montrer  l'humble  instrument  d'un  pouvoir 
de  plus  en  plus  tourné  vers  les  choses  terrestres, 
loin  de  s'émouvoir  à  l'aspect  de  TAllemagne  furi- 
bonde exaltée  par  les  émissaires  du  mécréant^  Albert 
se  recueillit,  ne  prit  conseil  que  de  ses  inspirations 
personnelles,  et,  sans  se  déclarer  en  aucune  sorte 
l'homme  de  Grégoire  IX  ni  subir  le  moins  du  monde 
la  pression  de  Frédéric,  marcha  fièrement  et  simple- 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTE.  371 

ment  dans  la  seule  voie  que  son  christianisme  désin- 
téressé comme  sa  froide  raison  lui  ouvraient  :  il  dé- 
clara la  guerre  aux  vices,  aux  mollesses,  aux  torpeurs 
du  clergé  en  général ,  et  du  haut  clergé  en  particu- 
lier ^  :  ((  L'esprit  impur  attaque,  infecte  simulta- 
nément,  CES  JOURS- CI   (hODIe),   ET    d'UNE    TERRIBLE 

FAÇON,  LE  VAISSEAU  DE  l'Eglise  %  »  déclare  Albert 
dans  son  quatrième  sermon  après  l'Epiphanie.  Si  nous 
comprenons  bien  sa  pensée,  le  fils  de  Dominique,  en 
répétant  de  la  sorte,  deux  cents  ans  après  Tan  1000, 
l'exclamation  désespérée  de  l'apôtre  :  Seigneur j,  sau- 
vez-nous^ 710US  périssons  !  n'entendait  point  faire  allu- 
sion aux  ennemis  du  dehors  qui  harcelaient  la  barque 
de  saint  Pierre,  car  il  les  passe  complètement  sous 
silence  et  ne  semble  seulement  point  les  connaître. 
((  On  vit  en  ce  temps ,  raconte  le  savant  auteur  de 
VHistoire  diplomatique ^  des  inconnus  parcourir  l'Al- 
lemagne sans  être  inquiétés,  et  prêcher  publiquement 
en  chaire  qu'aucun  homme  vivant,  fùt-il  évêque,  fùt-il 
pape,  n'a  le  droit  d'interdire  la  célébration  des  offices 
divins.  Les  prêtres  souillés  de  péchés  mortels,  disaient- 

1 .  On  chercherait  en  vain  dans  les  écrits  d'Albert  aucune  allu- 
sion directe  ou  indirecte  à  Frédéric,  empereur,  à  Grégoire  IX, 
pape. 

2.  «  ...  Diabolus  navem  sanctse  Ecclesiae  mirabiliter  infestât  et 
impugnat.  »  — Alberti  Magni  Opéra,  in-fol.,  éJil.  Jammy,t.  XII, 
pars  secunda,  p.  43-45.  Serm.  IV post  Epiphan. 


372  ALBERT  LE  GRAND. 

ils,  sont  indignes  d'accomplir  le  mystère  de  l'Eucha- 
ristie; seuls,  nous  et  nos  amis,  nous  venons  vous  en- 
seigner la  vérité  et  la  foi,  selon  la  justice...  Qu'il 

NE  SOIT    PLUS   QUESTION   DU  PAPE...   PricZ  plutÔt  pOUr 

le  seigneur  empereur  Frédéric  et  pour  son  fils  Con- 
rad ;  ceux-là  sont  les  parfaits  et  les  justes  \  »  Im- 
perturbable, paraît- il,  au  milieu  de  ces  furieuses 
harangues  prononcées  par  des  gens  sans  aveu,  le 
docteur  ne  semble  point  s'être  beaucoup  inquiété  non 
plus  des  séditieux  propos  et  des  excitations  à  la  ré- 
volte émanant  du  fait  des  séculiers,  —  Que  le  pas- 
teur romain  fasse  paître  ses  Italiens!  proclamait,  par 
exemple,  pour  ne  citer  qu'une  des  violentes  tirades 
d'un  des  ancêtres  de  Luther,  au  xiii^  siècle,  l'irrévé- 
rent  évêque  de  Freisingen,  que  lepasleur  romain  fasse 
paître  ses  Italiens  :  nous^  qui  sommes  constitués  par 

i.  Il  va  sans  dire  que  ces  provocations  à  la  révolte  trouvaient 
de  l'écho  parmi  les  populations  de  l'Allemagne  au  xiii«  siècle.  Dans 
la  ville  de  Ratisbonne,  cefle-là  même  oij  Albert  le  Grand  revint 
plus  tard  comme  évêque,  les  rancunes  impérialistes,  la  haine  du 
pouvoir  spirituel  et  temporel  des  papes ,  la  conduite  scandaleuse 
des  clercs  avaient  si  fort  transporté  et  indisposé  contre  Rome  les 
nobles  et  les  bourgeois  que  «  nul  ne  pouvait  se  montrer  dans  les  rues 
portant  sur  ses  habits  les  insignes  de  la  croisade  prêchée  contre 
Frédéric,  et  que  celui  qui  osait  le  faire  était  livré  aux  tourments  et 
à  la  mort.» — V.  Lettre  d'Innocent IV,  ap.  Raynald.,yl?i7irt/.  eccles. 
ad  ann.  X,  XII  :  Huillard-Bréliolles,  Vie  et  correspondance  de 
Pierre  des  Vignes ,  p.  203. 


L'EMPIRE    ET    LA   PAPAUTÉ.  373 

Dieu  les  gardiens  fidèles  de  ses  brebis,  nous  écarte- 
rons de  nos  troupeaux  les  loups  couverts  de  peaux 
d'agneaux  \ —  Un  fragment  détaché  du  commentaire 
d'Albert  le  Grand  sur  l'Évangile  de  saint  Luc  va  nous 
édifier,  du  reste,  sur  ses  sentiments,  et  par  la  vigueur 
du  style  non  moins  que  par  la  hardiesse  de  l'idée 
révéler  chez  lui  l'écrivain,  en  même  temps  qu'il 
offrira  à  nos  méditations  l'exemple  d'un  penseur  et 
d'un  penseur  religieux,  ne  craignant  point  de  mon- 
trer du  doigt,  deux  siècles  avant  la  Réforme,  l'une 
des  causes  honteuses  du  grand  déchirement ,  l'ap- 
pauvrissement de  la  sève  chrétienne  au  cœur  des 
princes  de  l'Église.  L'impression  de  souverain  mé- 
pris que  lui  inspiraient  les  désordres,  le  luxe  et  la 
dureté  de  cœur  des  prélats  allemands ,  ses  compa- 
triotes; la  large  et  saine  compréhension  des  ensei- 
gnements de  Dominique  ;  l'indignation ,  une  douleur 
austère  et  contenue  ;  la  prévision  vague ,  et  comme 
l'annonce  prophétique  d'une  épuration,  si  ce  n'est  pro- 
chaine, au  moins  urgente,  dans  les  mœurs  et  les  rangs 
de  l'épiscopat ,  on  retrouve  tout  cela  dans  la  matière 

1.  Alb.  de  Béham,  ap.  Avenlin.  Annal.  Boyor.,  p.  540.  — Fie 
et  correspondance  de  Pierre  des  Vignes,  p.  203.  —  «  Sume  hune 
crepitum  venlris  et  vade  Romam,  »  dira  Luther,  avec  cette  gros- 
sièreté de  langage  qui  le  caractérise.  —  V.  Audin,  Histoire  de 
Luther. 


374  ALBERT  LE    GRAND. 

d'une  dizaine  de  lignes  ensevelies,  perdues  sous  six 
cents  pages  d'interprétation  morale  et  dogmatique. 

Le  texte  de  l'Évangile  de  saint  Luc  que  le  doc- 
teur explique  est  celui  -  ci  :  .,,  Et  il  y  avait  à  la 
porte  du  riche  un  certain  mendiant  nommé  Lazare, 
lequel  était  couvert  d'ulcères.  Il  eût  voulu  se  rassasier 
des  restes  qui  tombaient  de  la  table  du  riche,  et  per- 
sonne ne  lui  en  donnait.  Et  les  chiens  venaient,  et  ils 
léchaient  ses  ulcères,.. — Et  les  chiens  venaient  et 
ILS  LÉCHAIENT  SES  ULCÈRES.  —  «  Cette  parolc  trouve 
son  application  naturelle  dans  ce  temps -ci,  déve- 
loppe Albert  le  Grand.  Les  bons  chiens  de  chasse,  ce 
sont  les  frères  prêcheurs,  qui  n'attendent  point  que  les 
misérables  et  les  affamés  viennent  les  quérir  près  du 
foyer,  mais  qui  vont  à  eux.  Ils  lèchent  les  ulcères  de 
leurs  propres  péchés;  ils  aboient  la  parole  de  Dieu. 
Et  Dieu  les  a  suscités,  parce  que  les  vieux  chiens 

(canes  ANTIQUi),  ce  SOxNT  CES  PRÉLATS  JUGÉS  d'aVANCE 
PAR  LE  PROPHÈTE  ISAÏE,  CHIENS  MUETS  QUI  NE  SAVENT 
PAS  ABOYER,  CHIENS  IMPUDENTS  ET  OBSCÈNES  ET  QUI  NE 

SE  SENTENT  JAMAIS  REPUS.  Lcs  bons  chiens  de  chasse 
au  contraire  ont  toujours  entre  les  dents  la  salutaire 
rage  de  inordre  et  de  rétorquer  pour  le  service  du  Très- 
Haut  \  Aboyez  donc  et  employez  la  douceur  et  reve- 

1.  On  sait  que  remblème  de  l'Ordre  de  Saint-Dominique  est 
un  chien  portant  une  torche  dans  sa  gueule.  —  Jeanne  d'Aza  rêva 


L'EMPIRE    ET    LA    I>APAUTE.  375 

nez  vivement  au  morceau  cii  toute  patience  et  lumière 
de  doctrine...  Mielx  vaut  un  chien  vivant  qu'un 
LION  MORT  \ . .  »  Assez  d'occasions  se  représente- 
ront malheureusement  d'elles-mêmes  dans  la  suite  de 
ce  récit  de  secouer  la  dépouille  du  lion  mort,  c'est- 
à-dire  de  constater  parmi  les  princes  de  l'Église,  au 
moyen  âge ,  l'avilissement  des  caractères  et  la  cor- 
ruption 5  pour  que  l'on  doive  se  contenter  pour  le 
moment  d'avoir  relaté  l'opinion  du  docteur  universel 
à  cet  égard.  Quand  nous  le  peindrons  plus  loin,  vers 
la  fin  de  sa  carrière,  prenant  possession  du  siège  de 
Ratisbonne  et  s'installant  dans  le  palais  dévasté  de 
son  prédécesseur,  nous  étudierons  de  près ,  à  loisir, 
le  type  courant  de  l'évêque  allemand  au  xiii''  siècle. 
Albert  de  Pottigau,  évêque  de  Ratisbonne,  celui-là 
même  dont  Albert  le  Grand  ramassa ,  non  sans  dé- 
goût, la  crosse,  et  remboursa  les  gros  emprunts  faits 
à  certains  usuriers  juifs,  Albert  de  Pottigau  dispute 
la  palme  à  Conrad  de  Hochstraden ,  archevêque  de 
Cologne  :  tous  deux  se  valent,  tous  deux  sentent  le 
lion  mort,  et  aucun  des  deux  n'échappera  aux  mor- 
sures des  chiens  vivants, 

lumière  sous  forme  de  torche  et  fidélité  sous  forme  de  chien,  a- 
t-il  été  dit  au  livre  P*"  d'ALBERT  le  Grand,  Mouvement  religieux. 
i.  V.  Alberti  Magni  Opéra,  édit.  Jammy,  in-fol.,  t.  X.  Com- 
ment, in  S.  Luc,  cap.  xvi,  p.  214. 


376  ALBERT  LE  GRAND. 

Peut-être,  grâce  aux  sources  abondantes  aux- 
quelles nous  avons  été  puiser  à  pleines  mains,  peut- 
être  est-on  parvenu  à  se  former  de  la  lutte  de  l'empire 
et  de  la  papauté,  aussi  bien  que  de  ces  personnages 
dont  les  figures  ne  manquent  certes  point  de  relief, 
Frédéric  II  et  Grégoire  IX ,  une  imagination  plus 
nette  que  celle  cjue  laissent  d'ordinaire  une  narration 
sans  aperçus,  ou  des  aperçus  sans  tableaux,  et,  qui 
sait?  tout  en  ne  songeant  qu'à  accompagner  Albert 
dans  son  expédition  en  Germanie,  peut-être  avons- 
nous  éclairci,  chemin  faisant ,  plusieurs  points  obs- 
curs en  sa  docte  compagnie.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
temps ,  ce  semble  avant  de  jeter  notre  bâton  de  pè- 
lerin sur  la  route  de  France ,  de  revenir  nous  repo- 
ser quelques  heures,  en  compagnie  de  notre  héros, 
dans  le  paisible  monastère  de  la  rue  de  Stolk ,  à 
Cologne,  où  s'est  éteint  frère  Henri  et  où  professe 
à  présent  maître  Albert.  Le  couvent  des  dominicains 
de  la  rue  de  Stolk  vient  de  recevoir  un  nouvel  hôte, 
saint  Thomas. 

Thomas  d'Aquin  adolescent  arrivait  alors  du  fond 
de  l'Italie.  Gomme  le  cerf  altéré  dont  il  est  parlé  dans 
l'Écriture  et  qui  s'élançait  avidement  à  travers  bois  et 
vallons  vers  les  profondeurs  où  ruisselle  l'eau  fraîche, 
Thomas  était  accouru,  remontant  du  midi  au  nord, 
attiré  par  la  gloire  et  la  science  d'Albert  :  il  venait 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  377 

s'instruire  h  son  ombre  et  se  pénétrer  de  sa  doctrine. 
N'est-ce  point  le  moment  ou  jamais  de  présenter  l'un 
à  l'autre  le  maître  et  l'élève?  Aussi  comptons-nous 
bien  ne  point  manquer  une  occasion  si  naturelle  de  les 
mettre  tout  de  suite  en  rapport.  Ne  convient-il  point  en 
même  temps  d'indiquer  dès  leur  première  entrevue, 
et,  pour  ainsi  dire,  à  vol  d'oiseau,  quels  points  de  con- 
tact ont  pu  exister  en  apparence,  quelle  ligne  de  dé- 
marcation fondamentale  se  traçait  en  réalité  entre  deux 
intelligences  supérieures  unies  seulement  en  Aristote, 
et,  alors  même  qu'elles  gravitent  autour  de  ce  centre 
commun  où  se  sont  rencontrés  tant  de  grands  esprits, 
décrivant  des  courbes  inégales  ?  Mais  qu'on  ne  s'at- 
tende point  en  ce  lieu  à  de  minutieux  détails,  à  des 
digressions  parasites  sur  les  tempéraments  divers, 
traits  de  mœurs  et  particularitez  du  maître  et  de 
Vélève,  dont  les  vies,  sans  jamais  se  mêler,  vont  d'ail- 
leurs se  trouver  désormais  presque  continuellement 
reliées  par  des  voyages  entrepris  côte  à  côte  et  par 
les  jours  difficiles,  tantôt  remplis  d'épreuves,  tantôt 
marqués  par  des  triomphes,  qu'ils  traverseront  bien- 
tôt de  concert  à  l'université  de  Paris.  Ce  n'est  point, 
à  coup  sur,  après  une  station  passablement  longue 
en  Allemagne ,  à  la  veille  du  départ  du  docteur  uni- 
versel pour  le  plus  beau  royaume  après  celui  du  ciel, 
et  quand  le  bourdon  de  Notre-Dame  résonne  déjà  à 


378  ALBERT  LE  GRAND. 

nos  oreilles,  que  nous  attarder  outre  mesure  à  l'hos- 
pice de  Sainte- Marie -Madeleine,  voire  même  nous 
établir  sur  les  bancs  de  l'école  provisoire  fondée 
dans  l'étroite  rue  de  Stolk,  à  Cologne,  pourrait  avoir 
encore  quelque  charme  et  présenter  quelque  intérêt. 
Une  courte  halte ,  le  temps  juste  de  secouer  la  pous- 
sière de  nos  souliers  et  de  contempler  Albert  et  Tho- 
mas face  à  face,  puis  nous  reprenons,  contre  vent 
et  marée,  à  la  grâce  de  Dieu,  le  cours  de  notre  odys- 
sée circulaire  autour  de  l'ancienne  Europe.  Veuillent 
les  astres  favorables,  Mars  et  Vénus,  que  la  barque 
qui  porte  Albert  aborde  sans  encombre  à  Vfsle  de  la 
Cité  ! 

Thomas  d'Aquiri,  lorsqu'il  vint  chercher  les  leçons 
d'Albert  le  Grand  au  milieu  des  neiges  et  des  brumes 
de  cette  ville  que  Pétrarque  a  sans  doute  parcou- 
rue l'été ,  puisqu'il  la  célèbre  et  ne  s'y  livre  qu'à  de 
joyeux  propos,  Thomas  d'Aquin  n'avait  pas  vingt 
ans.  Son  enfance  s'était  écoulée  sur  la  cime  aride  du 
mont  Cassin  :  Thomas  avait  respiré  l'air  de  l'orgueil- 
leuse abbaye  de  ce  nom.  La  première  école  qui  lui 
inspira  l'ardeur  et  le  goût  passionné  de  l'argumenta- 
tion fut  l'université  de  Naples.  A  Naples,  Pierre  Mar- 
tinus  lui  enseigna  les  principes  de  la  logique,  Pierre 
d'Hibernie  développa  devant  lui  ses  idées,  probable- 
ment assez  vagues,  assez  pauvres  et  confuses,  en 


L'EMPIHE    ET    LA    PAPAUTÉ.  379 

fait  de  sciences  naturelles  \  Inutile  de  rappeler  que 
Thomas  d'Aquin  était  de  haute  naissance  et  qu'avant 
de  revêtir  l'habit  de  Dominique  il  eut  à  lutter  contre 
la  tendresse,  la  raison  ou  les  préjuges  de  sa  famille, 
question  délicate  qu'il  ne  nous  appartient  point  de 
décider,  attendu  que  le  souverain  pontife  crut  de 
son  devoir  d'intervenir  et  de  la  ti'ancher  d'autorité  ^ 
Jean  leTeutonique,  le  nouveau  général  de  l'Ordre, — 
n'allions-nous  point  oublier  d'annoncer  que  Jourdain 
de  Saxe  vient  de  mourir  et  s'en  est  allé  rejoindre  frère 
Henri?  — Jean  le  Teutonique  recueillit  avec  bienveil- 
lance, comme  on  peut  bien  le  penser,  le  noble  néo- 
phyte, encore  tout  rougissant  des  embûches  contre 
la  vertu  de  pureté  que  lui  avait  tendues  le  démon  ^  ; 
le  saint  homme  accepta  sans  tristesse,  sans  scrupule 
aucun,  le  diamant  brut  que  lui  donnait  à  polir  et  à 
façonner  le  pape  Innocent;  mais,  jugeant  sans  doute 
l'ouvrage  d'assez  grosse  conséquence  pour  n'être  con- 
fié qu'à  un  ouvrier  d'une  adresse  ou  d'une  force  ex- 

i.  V.  Rohrbacher,  Hist.  de  l'Église  catholique ^  i,  XVIll, 
p.  496.—  D*"  Sighart,  Alberlus  Magnus. 

2.  V.  P.  Touron,  Vie  de  saint  Tliomas. 

3.  Il  sera  question  plus  loin  de  ce  merveilleux  et  très-édi fiant 
combat  que  soutint  Thomas  contre  une  femme  de  mœurs  légères 
et  de  grande  beauté,  avec  laquelle  on  l'avait  enfermé  par  malice  et 
surprise.  Le  saint  jeune  homme  lui  échappa,  admirable  preuve  de 
vaillance^  en  brandissant  en  l'air  une  bûche  enflammée. 


380  ALBERT  LE  GRAND. 

traordinaire ,  il  tint  à  le  remettre  lui-même  entre  les 
mains  d'Albert  le  Grand.  Jean  le  Teutonique  traversa 
donc  tout  exprès,  à  seule  fin  d'accomplir  ce  dessein, 
les  hautes  montagnes  qui  séparent  l'Allemagne  de 
l'Italie,  et  il  conduisit  Thomas  sur  les  bancs  de  l'école 
de  la  rue  de  Stolk,  au  pied  de  la  chaire  où  trônait 
avec  un  éclat  non  pareil,  quand  il  ne  parcourait  point 
d'office  le  pays  teuton,  l'illustre  commentateur  des 
Sentences^,  Chose  singuhère,  le  futur  auteur  de  la 
Somme,  le  jouvenceau  de  belle  espérance  dont  on  sa- 
luait d'avance  à  Rome  la  brillante  destinée,  celui  que 
le  saint-siége  avait  entouré  de  tant  d'hommages  et  de 
soins  ,  celui  sur  le  front  duquel  le  saint- père  avait 
écrit  :  Tu  Marcellus  eris,  Thomas  enfin,  I'ange  de 
l'école  %  soit  que  le  regard  profond  d'Albert  lui  im- 
posât, soit  que  sa  façon  d'enseigner  l'ait  dérouté,  soit 
encore  qu'il  éprouvât  une  sorte  de  saisissement  et  de 
trouble  en  présence  d'un  logicien  qui  ne  cherchait 

1.  L'Ordre  de  Saint-Dominique  comptait  alors  trente  mille  re- 
ligieux répandus  sur  la  surface  de  l'Europe.  Albert  avait  assisté 
aux  radieux  commencements  de  l'Ordre  ;  Thomas  survenait  en  la 
saison  torride,  —  alors  que  les  épis  étaient  jaunissants. 

2.  Tous  les  théologiens  hors  ligne  reçurent  un  nom  de  guerre 
au  moyen  âge.  Thomas  d'Aquin  fut  surnommé  l'Ange  de  l'École, 
ou  bien  encore  le  Docteur  angélique ,  saint  Bonaventure  le  Doc- 
teur séraphique,  Jean  Scot  le  Docteur  subtil,  Alexandre  de  Halès 
le  Docteur  irréfragable,  Albert  le  Grand  le  Docteur  universel. 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  381 

point  seulement  à  appuyer  les  vérités  révélées  des 
armes  toutes-puissantes  du  syllogisme,  mais  qui  les 
soumettait  parfois  à  un  examen  préalable,  Thomas 
fit  d'abord  assez  triste  figure  à  Cologne.  On  l'avait 
beaucoup  vanté,  ce  qui  rend  toujours  mauvais  ser- 
vice, surtout  auprès  de  la  gent  écolière;  de  plus,  s'il 
faut  en  croire  la  tradition,  ses  mouvements  étaient  sin- 
gulièrement gauches,  sa  langue  épaisse  ;  je  ne  sais 
quoi  de  lourd  et  tout  à  la  fois  d'ébahi  dans  sa  per- 
sonne ne  prévenait  point  en  sa  faveur;  évidemment  le 
théologien,  l'athlète  sommeillaient  encore  en  lui;  Tho- 
mas ne  laissait  apercevoir  à  l'œil  nu  que  des  épaules 
énormes  et  disproportionnées,  une  large  encolure,  peu 
de  muscles.  Aussi  les  bibhers  et  lessententieux,  ses  ca- 
marades, se  prirent-ils  un  jour  à  rire;  les  jeunes  gens 
s'étaient  attendus  à  une  sorte  d'éruption  de  l'Etna  ; 
on  la  leur  avait  annoncée  :  Thomas,  au  contraire, 
invariablement  morne  et  taciturne,  demeurait  immo- 
bile, froid  et  terne,  au  milieu  de  l'animation  générale. 
((  Ah!  le  grand  bœuf  muet  de  Sicile^  »  murmurèrent- 
ils  un  jour  en  se  moquant.  — a  Vous  appelez  Thomas 
LE  BOEUF  MUET ,  reprit  gravement  maître  Albert  qui 
les  entendit  :  eh  bien,  sachez  que  ce  boeuf  poussera 

DE  TELS  MUGISSEMENTS  DANS  LA  DOCTRINE  ,  QUE  LE 
MONDE    ENTIER    s'eN    ÉMERVEILLERA  ^  »    Albert    avait 

1  .    ((  Vos  BOVEM    MUTUiM    ESSE   DICITIS  :   SED    TALEM    ADHUC    IN 


382  ALBERT  LE   GRAND. 

prudemment  conjecturé  que  le  feu,  pour  avoir  été 
quelque  temps  couvé  sous  la  cendre,  n'en  jetterait  plus 
tard  qu'une  flamme  plus  ardente  et  mieux  nourrie; 
le  maître  n'eut  point  à  se  repentir  de  sa  prédiction  ; 
l'oracle  tombé  de  ses  lèvres  reçut,  en  elTet,  confirma- 
tion pleine  et  entière.  Mais  le  second  Milon  de  Cro- 
tone,  à  force  de  soulever  Thomas  sur  ses  épaules,  ne 
lui  aurait-il  point,  par  hasard,  soufflé  cjuelque  peu  de 
sa  vigueur,  de  sa  mâle  assurance  et  de  son  audace 
auguste?  En  d'autres  termes,  Thomas  d'Aquin  a-t-il 
subi  sérieusement  l'influence  d'Albert  le  Grand ,  et 
quelle  a  pu  être  cette  influence?  La  cjuestion  ne  nous 
prend  point  tout  à  fait  au  dépourvu ,  et  nous  allons 
essayer  d'y  répondre,  en  invoquant  toutefois,  —  inva- 
riablement fidèle  à  notre  prudent  système ,  et  moins 
soucieux  maintenant  que  jamais  de  ne  paraître  appor- 
ter à  l'appui  de  quelques  jugements  hardis,  peut- 
être  neufs,  cju'une  déposition  personnelle,  —  Firré- 
cusable  témoignage  des  contemporains. 

«...  Dans  tous  ses  écrits,  constate  le  biographe 
Pierre  de  Prusse ,  Albert  garde  volontiers  un  juste 
milieu  modeste,  et,  tandis  qu'il  s'élève  à  d'admirables 
hauteurs,  merveilleusement  muni  des  plus  puissants 
arguments  tirés  de  la  moelle  de  l'Écriture  sainte  et 

DOCTRINADABIT  MUGITUM,  UT  TOTUS  MIRABITUR  MVfiDVS.»  AlbcrlUS 

Magnus. 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  383 

des  Pères,  on  observera  nonobstant  qu'il  évite  avec 
soin  de  porter  préjudice  dans  ses  conclusions  à  n'inn- 
porte  quelle  autorité  reconnue,  aux  opinions  établies 
par  les  autres  docteurs.  Maître  Albert  prélude  ordi- 
nairement ainsi,  par  des  atténuations  et  des  réserves  : 
«  Gela  dit  sous  bénéfice  d'inventaire...  Il  semble,  tout 
«  en  désirant  sauvegarder  la  paix,  salva  pace,  qu'on 
((  peut  tenir  ce  discours. . .  Ceci  me  paraît  plus  probable 
((  que  cela...  »  Et  Pierre  de  Prusse  ajoute  :  «  On  ne 
trouvera  aucun  docteur  de  ce  temps  qui  ait  tenu  jamais 
semblable  langage.  Albert,  en  tels  et  tels  sujets 

SCABREUX,  AIMAIT  MIEUX  PARAÎTRE  NE  POINT  SAVOIR 
QUE    DE  HASARDER  DES  DÉFINITIONS  TÉMÉRAIRES  ^  »    — 

Prendre  acte  de  cette  solennelle  déclaration ,  quel- 
que formelle  et  catégorique  qu'elle  soit,  pour  en  tirer 
de  plus  graves  conséquences  qu'elle  ne  comporte  et 

\.  «In  omnibus  suis  scriptis  hune  humilitatis  modum  servat, 
ut,  cum  alla  mirabiliter  validissimis  ralionibus  sanctae  Scripturae  ac 
sanctorum  auctoritatibus  muniens  scriptitat,  nulli  tamen  unquam 
doctori  praejudiciuminsuisopinionibusvoluit  generare;  undequam 
ssBpe  proprias  opiniones  ponens,  praemittit  sic  inquiens  :  «Sine 
«  prfejudicioloquens...  Salva  pacesic  videturloquendum...Itacum 
«aliis  magistris sentie. .  Haec  opinio  videtur  mihi  probabiiior...  » 
In  quo  modo  scribendi  nullus  doctorum  ipsi  similis  reperitur... 

UnDE  MALUIT  INSCIUS   in  QUIBUSDAM   REPUTARI  QUAM  TEMERARIUS 

IN  PERicuLOSis.  »  Peter  de  Prussia,  c.  v.  —  Consult.  Sighart,  Al- 
berlus  Magmcs.  —  Hœrtel,  Thomas  von  Aquino  und  seine  Zeit., 
Augsbourg,  1846.—  Bianco,  Die  allé  Universilàt  Kôln. 


384  ALBERT  LE  GRAND. 

ne  contient,  en  induire,  par  exemple,  —  parce  qu'il 
semble  avéré  qu'Albert  a  bien  pris  garde  de  tomber, 
impartial  et  sincère  entre  tous  les  docteurs  du  moyen 
âge,  dans  l'écueil  de  l'assurance  aveugle  et  de  l'af- 
firmation intolérante  ;  parce  qu'il  ne  crut  point ,  en 
effet,  se  déshonorer  ni  se  diminuer  en  soupirant,  à 
l'occasion,  que  sçay-je?  parce  qu'enfin  notre  placide 
héros  tranche  avec  majesté  par  son  attitude  essen- 
tiellement méditative  et  philosophique  au  milieu  de 
la  tourbe  des  théologiens  plus  ou  moins  orthodoxes, 
—  en  conclure  qu'il  pratiqua  le  fécond  doute  de 
Descartes,  insinuer  même  qu'il  l'a  connu,  cela  serait 
assurément  faire  preuve  d'une  imagination  quelque 
peu  visionnaire  et  de  cette  présomptueuse  assurance 
d'esprit,  précisément  celle-là  contre  laquelle  l'initia- 
tive tempérée  du  docteur  universel  a  prévalu.  Gom- 
ment ne  point  tenir  compte  cependant,  alors  surtout 
qu'on  oppose  à  la  sienne  l'intelligence  de  Thomas, 
son  disciple,  elle  si  hautaine,  si  absolue,  si  cassante, 
si  prompte  à  décider  et  à  nier,  à  lier  et  à  déher, 
comment  ne  point  tenir  compte  de  ce  profond  res- 
pect du  Maître  pour  l'opinion  d'autrui ,  d'une  mo- 
dération si  originale  et,  pour  ainsi  dire,  si  osée, 
si  prime -sautière,  si  héroïque  dans  la  critique  et  la 
méthode?  Ce  sont  là,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  des 
qualités  éclectiques  vraiment  nouvelles.  S'il  faut  en 


L'EMPIRK    ET   LA    PAPAUTÉ.  385 

croire  le  vieil  auteur,  nul  homme  ne  montra  jamais 
tant  d'humble  résignation  devant  l'Inconnu,  tant  de 
franchise  et  de  netteté  en  présence  de  l'Incertain.  Ne 
voyez-vous  point  déjà  s'accuser,  peu  à  peu,  grâce  à 
ce  trait  de  lumière,  la  ligne  de  démarcation  entre  le 
MAÎTRE  ET  l'élève  ?  —  ((  Frère  Thomas,  frère  Tho- 
mas, lui  remontra  encore,  dit-on,  un  beau  matin,  en 
l'arrêtant  au  milieu  de  certaine  argumentation  ardue 
que  le  théologien  imberbe  soutenait  avec  une  outre- 
cuidance marquée,  le  docteur  universel,  accoudé  sur 
sa  chaire.  Frère  Thomas,  attention!  holà!  vous  pa- 
raissez, en  vérité,  moins  jouer  ici  le  rôle  de  V écolier  qui 
répond  que  celui  du  maître  qui  interroge  ^  »  On  peut 

i.  M.  Jourdain  relève  en  parfaite  connaissance  de  cause  (V. 
Philosophie  de  saint  ThomaSj  par  M.  Jourdain,  t.  I,  p.  92)  l'er- 
reur commise  par  le  père  Touron,  lequel  soutient  que,  pendant  que 
Thomas  se  trouvait  à  Cologne  soumise  la  direction  d'Albert,  Tho- 
mas commenta  sous  ses  yeux  \à  Morale  d'Aristote.  M.  Jourdain, 
celte  rectification  faite,  reproduit  tels  quels  les  renseignements 
sommaires  fournis  par  Guillaume  de  Tocco;  il  nous  apprend  que, 
«  pendant  qu'Albert  expliquait  les  livres  de  V Éthique,  saint  Tho- 
mas recueillit  soigneusement  ses  leçons,  et  il  en  écrivit  une  rédac- 
tion qui,  par  la  finesse  et  la  profondeur,  était  digne  d'un  si  grand, 
maître.  »  A  ces  indications  se  bornent  les  révélations  de  M.  Jour- 
dain sur  les  rapports  du  maître  et  de  Xélève.  On  ne  lira  peut-être 
point  toutefois  sans  intérêt  le  texte  latin  auquel  je  fais  allusion. 
«  Post  haec  autem  praedictus  magister  Albertus  cum  librum  Ethi- 
corum  cum  quaestionibuslegeret,  frater  Thomas  magistri  lecturam 
studiose  collegit  et  redegit  in  scriptis,  opus  stylo  disertum,  subti- 
I.  '25 


386  ALBERT  LE  GRAND. 

puiser,  à  la  rigueur,  dans  cette  semonce  du  maître  à 
l'élève  une  sorte  d'indication  a  priori  touchant  le  fond 
de  leur  caractère,  et,  faute  de  renseignements  circon- 
stanciés et  plus  complets,  la  critique  se  trouve  dans 
son  droit,  ce  semble,  de  s'en  emparer  d'abord,  d'en 
faire  mention,  puis  son  profit.  Dès  que  l'on  se  met 
à  feuilleter  les  ouvrages  de  Thomas  et  d'Albert,  ne 
voilà-t-il  pas  que  les  deux  inclinations  d'esprit  con- 
traires qui  ne  font  que  se  trahir  en  ce  lieu ,  loin  de 
s'atténuer  ou  de  s'effacer,  se  développent,  se  préci- 
sent et  éclatent  !  Qu'on  ne  s'étonne  donc  point  qu'à 
ce  propos  et  malgré  la  gravité  du  sujet,  nous  arrê- 
tions au  passage  deux  ou  trois  de  ces  idées  qui  peu- 
vent aider  à  conclure  et  conduire  droit  au  but,  tout  en 
nous  faisant  passer  par  ce  chemin  sinueux,  que  nous 
avons  tous  foulé  jadis,  le  chemin  des  écoliers. 

En  classe  et  sur  les  bancs  de  l'école,  un  peu  de 
superbe  et  de  jactance ,  à  la  part  du  jeune  élève , 
passe  encore.  S'obstiner  à  vouloir  briller,  s'acharner 
à  vouloir  prouver  le  vrai  ou  l'absurde  à  tout  prix,  aux 
dépens  même  du  professeur,  ledit  professeur  repré- 

litate  profundum,  sicut  a  fonte  tanti  doctoris  haurire  poluitQui  in 

SCIENTIA   OMNEM    HOMINEM    IN    SUI    TEMPORIS   .ÏTATE    PR.ECESSIT.  » 

—  Viia  S.  Thomœ,  Acta  SS.  martii,  t.  I,  p.  663.  (V.  Commen- 
taires sur  Aristote;  Philosophie  de  saint  Thomas,  par  iM.  Jour- 
dain, p.  92.) 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  387 

senterait-il  le  bon  goût,  l'acquit  ou  la  profonde  expé- 
rience, il  ne  convient  de  voir  là  qu'un  incident  sans 
portée ,  péché  véniel ,  au  bout  du  conapte.  Le  cas 
échéant,  le  maître  avertit,  interrompt  le  coupable  ;  à 
un  autre  plus  modeste  ou  moins  ferré  sur  ses  auteurs, 
de  prendre  la  parole  à  son  tour  :  le  coupable  s'assoit 
absous,  irrité ,  confus ,  et  tout  est  dit.  Que  si  néan- 
moins la  fâcheuse  disposition  persiste,  et  si,  par  mal- 
heur, l'irrévérencieux  et  suffisant  écolier  se  trouve 
doué,  par  hasard,  de  facultés  exceptionnelles  et  que 
ces  facultés  extraordinaires  croissent  avec  l'âge,  sans 
que  le  glorieux  s'amende  ou  se  corrige ,  ah  !  pour 
le  coup,  on  aura  peut-être  raison  de  s'inquiéter.  Dès 
lors,  il  est  fort  à  craindre,  en  effet,  que  les  sorties 
déplacées ,  le  manque  de  convenance  et  de  tact ,  la 
triste  et  sotte  manie  qui  consiste  à  pousser  sa  pointe 
envers  et  contre  tous,  —  légèretés,  violences  sans  con- 
séquence aucune  et  parfaitement  inoffensives  chez  le 
jeune  homme  surveillé,  retenu,  —  il  est  fort  à  craindre, 
pensons-nous,  qu'elles  n'entraînent,  n'abaissent  et 
n'égarent,  du  moment  qu'elles  se  reproduisent  avec 
aggravation  chez  l'homme  fait,  la  personnalité  tout 
entière.  Ce  qui  ne  fut  qu'une  simple  imperfection  chez 
l'enfant,  pourra  bien  devenir  quelque  chose  comme 
l'inclination  maîtresse  et  le  signe  distinctif  de  l'indi- 
vidu. Viendra  le  jour  où,  ne  relevant  plus  que  de  sa 


388  ALBERT  LE  GRAND. 

méthode  et  de  son  talent,  l'homme  se  comportera 
vis-à-vis  de  la»nature  ou  de  la  raison  comme  l'écolier 
s'est  conduit  vis-à-vis  de  son  pédagogue.  Pourvu 
qu'il  ne  lui  prenne  point  fantaisie  d'intervertir  dere- 
chef l'ordre  des  facteurs ,  c'est-à-dire,  au  lieu  de 
recevoir  humblement  la  leçon  de  la  nature  et  de  la 
raison,  nos  deux  institutrices  éternelles,  de  se  poser 
arrogamment  vis-à-vis  d'elles  comme  se  trouvant  en 
puissance  et  en  droit  de  la  leur  donner  î  Cette  accu- 
sation de  lèse-majesté  envers  la  nature,  on  n'hésitera 
point  à  en  charger  saint  Thomas,  le  type  le  plus 
parfait  du  docteur. 

Nous  ne  prétendons  point,  sans  doute,  avancer 
qu'entraîné  par  la  suffisance  et  une  confiance  immo- 
dérée en  lui-même,  l'outrecuidant  élève  d'Albert  ait 
le  moins  du  monde  démérité  du  bon  sens,  —  saint 
Thomas  d'Aquin  s'élève  au  contraire,  çà  et  là,  à  des 
considérations  d'une  extrême  justesse  et  il  déploie 
communément  une  force  de  raisonnement  considé- 
rable; —  nous  ne  prétendons  point  non  plus  lui  im- 
puter à  crime  d'avoir  méconnu  les  lois  générales  qui 
président  à  l'organisation  des  êtres  et  aux  mouvements 
de  l'univers  ^ ,  —  nul ,  sauf  Albert ,  n'a  tenté  de  sou- 

i.  «  Saint  Thomas  a  écrit  sur  les  principes  de  la  nature,  sur 
la  nature  de  la  matière,  sur  le  mouvement  du  cœur,  sur  la  phy- 
sique mystérieuse;  partout  sa  doctrine  consiste  essentiellement  à 


L'EMPIRE    ET    LA    PAPAUTÉ.  389 

lever  le  voile  qui  dérobait  sur  ce  point,  comme  sur 
bien  d'autres,  la  vérité  vraie  aux  penseurs  du  moyen 
âge;  —  mais  nous  garderons  toujours  rancune  à 
l'Ange  de  l'École,  parce  que,  selon  nous,  saint  Tho- 
mas a  contribué  plus  qu'aucun  logicien  du  moyen 
âge,  tant  par  ses  affirmations  intrépides  que  par  son 
art  particulier  d'interpréter  et  de  déduire,  en  s'atta- 
chant  plus  à  la  lettre  qu'en  demeurant  fidèle  à  l'es- 
prit, à  fortifier,  à  accréditer  cette  tendance  fatale  entre 
toutes ,  tendance  pernicieuse  ,  antiphilosophique  au 
premier  chef,  celle  de  soumettre  à  la  convention  dog- 
matique les  réalités  positives  de  la  nature  et  de  la  rai- 
son. Ouvrez  la  Somme,  la  fameuse  Somme,  au  hasard; 
que  vos  yeux  s'arrêtent ,  au  bas  de  n'importe  quel 
verso,  sur  n'importe  quel  raisonnement  suivi  :  vous 
remarquerez  que  Thomas  d'Aquin  part  imperturba- 
blement d'une  majeure  plus  ou  moins  discutable,  puis 
conclut  sans  scrupule,  en  dehors  ou  bien  à  côté  du 
vrai,  après  avoir  consciencieusement  et  triomphale- 
ment établi  une  foule  de  vérités  accessoires ,  du  reste 
parfaitement  indilïérentes.  Il  s'agit  de  prouver,  par 

trouver  dans  les  divers  aspects  des  corps  célestes  les  causes  de  la 
génération  et  de  la  corruption,  à  représenter  toutes  les  propriétés 
et  facultés  des  corps  terrestres  comme  les  résultats  des  formes  qui 
leur  sont  imprimées  par  les  astres  ou  par  des  vertus  supérieures 
aux  astres,  par  des  substances  intellectuelles  »  V.  Dis- 
cours sur  l'état  des  lettres j  xiii*  siècle. 


390  ALBERT  LE  GRAND. 

exemple,  que  Dieu  donne  le  mouvement  à  la  volonté. 
Gomment  s'y  prendra  saint  Thomas?  «  Dieu  donne  le 
mouvement  à  la  volonté,  établit  saint  Thomas  dans  sa 
Sommey  premièrement  parce  qu'il  est  le  bien  suprême 
auquel  elle  aspire;  secondement,  parce  quil  est  la 
cause  de  cette  puissance  de  vouloir,  »  Or  voici  par  quelle 
filière  d'arguments  l'Ange  de  l'Ecole  prétend  conduire 
à  la  démonstration  ces  deux  propositions  mères,  dont 
l'une  tout  au  moins,  la  seconde,  soulève  les  plus  for- 
midables objections,  a  De  même  que  l'entendement, 
professe  l'élève  d'Albert  le  Grand,  est  mù  par  l'objet 
qu'il  comprend  etpar  l'être  qui  lui  a  donné  la  faculté 
de  comprendre,  de  même  la  volonté  est  mue  par  son 
objet  qui  est  le  bien  et  par  l'être  qui  lui  a  donné  la 
puissance  de  vouloir.  Tout  bien,  quel  qu'il  soit,  peut 
mouvoir  la  volonté;  mais  il  n'y  a  que  Dieu  qui  la 
meuve  d'une  manière  suffisante  et  efficace...  En  effet, 
un  moteur  ne  peut  mouvoir  un  mobile  que  quand  sa 
puissance  active  surpasse  ou  du  moins  égale  la  puis- 
sance passive  de  l'objet  qu'il  meut.  La  puissance  pas- 
sive de  la  volonté  s'étend  au  bien  en  général,  car  son 
objet  est  le  bien  universel,  de  même  que  l'objet  de  l'in- 
telligence est  l'être  universel.  Tout  bien  créé  est  un 
bien  particulier  ;  Dieu  seul  est  le  bien  universel  ;  Dieu 
donc  est  le  seul  objet  qui  remplisse  la  volonté  et  lui 
donne  une  impulsion  suffisante.  Pareillement,  il  n'y 


1 


L'EMPIRE   ET    LA    PAPAUTÉ.  391 

A  QUE  Dieu  qui  puisse  nioDUiRE  la  faculté  de  vou- 
loir. Car,  que  signifie  ce  mot  de  vouloir,  sinon  l'in- 
clination de  la  volonté  au  bien  universel?  Or,  il  ap- 
partient au  premier  moteur  de  porter  la  volonté  vers 
le  bien  universel,  de  même  que  dans  les  choses  hu- 
maines il  appartient  au  chef  de  la  nation  de  diriger 
tout  en  vue  du  bien  de  la  communauté'^ ,))  Nul  besoin  de 
multiplier  les  citations  à  l'infini.  L'Œuvre  de  Thomas 
d'Aquin ,  considérée  dans  son  ensemble ,  produit  la 
même  impression  que  les  fragments  qu'on  en  distrait, 
et  l'on  constatera,  en  passant,  que  ses  qualités,  comme 
ses  défauts ,  montent  d'un  degré  dès  qu'il  se  trouve 
en  présence  de  difiicultés  franchement  théologiques  ^ 

1.  V.  saint  Thomas,  Summa,  qusest.  cv,  art.  4;  ap.  Jourdain, 
Philosophie  de  saint  Thomas,  1. 1,  p.  245.—  Selon  la  loi  que  nous 
nous  sommes  imposée,  lorsque  nous  faisons  allusion  à  un  texte  qui 
nous  déplaît,  nous  ne  nous  en  fions  pointa  notre  tniduction,  nous 
avons  recours  à  la  traduction  d'autrui.  Cette  traduction  est  de  l'au- 
teur de  la  Philosophie  de  saint  Thomas. 

2.  La  question  de  Vorigine  du  mal,  traitée  à  fond  par  saint 
Thomas  dans  sa  Somme,  montre  mieux  encore  à  découvert  que  la 
question  du  libre  arbitre  le  tempérament  intellectuel  de  l'Ange  de 
l'École.  Nous  ne  croyons  point,  du  reste,  nous  trouver  ici  en  désac- 
cord dans  notre  appréciation  avec  celle  de  M.  Jourdain,  si  expert 
et  si  savant  en  ces  difficiles  matières.  «  ...  Sur  tous  ers  points 
(Qu'est-ce  que  le  mal?  quelle  en  est  la  cause?  Pourquoi  Dieu  l'a- 
t-il  permis?),  reconnaît  l'auteur  de  la  Philosophie  de  saint  Tho- 
mas, SAINT  Thomas  n'est  encore  que  l'écho  de  la  tradition 
CATHOLIQUE  ;  il  u'inveute  pas  sa  doctrine,  il  la  reçoit  des  mains 


392  ALBERT  LE  GRAND. 

En  Thomas  pressez  donc  le  philosophe,  il  en  sort  le 
théologien;  pressez  Albert  théologien,  vous  obtenez 
le  philosophe  :  tel  est,  après  un  long  et  mûr  examen, 
notre  sentiment. 

Considérés  sous  ce  point  de  vue,  on  avouera  que 
le  maître  et  Vélève  —  et  nous  ne  croyons  point  nous 
abuser  sur  leurs  situations  respectives  —  ont  parfai- 
tement pu  s'apprécier  l'un  l'autre  et  se  saluer  sei- 
gneurs dans  le  royaume  de  l'esprit ,  voire  même  se 
contempler  avec  une  sorte  de  déférence  et  de  curio- 
sité respectueuse,  et  demeurer  toutefois  étrangers  l'un 
à  l'autre.  Nous  ne  pensons  point,  par  exemple,  que 
Thomas  ait  jamais  compris  Albert  qui  l'a  lancée  et 
cette  heureuse  inadvertance,  felix  culpa,  a  sans  doute 
sauvé  Thomas  qui,  s'il  eCit  prétendu  suivre  Albert 
le  Grand  sur  le  terrain  des  sciences  naturelles,  ne 
possédant  point  ad  hoc  les  aptitudes  voulues,  n'eut 
probablement  montré  qu'une  capacité  des  plus  mé- 
diocres. Qu'est-ce  que  Thomas,  I'élève,  en  un  mot? 
— Thomas  ne  fut  qu'un  magnifique  organe  de  la  tra- 
dition servi  par  le  syllogisme.  Hors  de  l'exposition 
et  de  la  définition,  néant.  En  lui,  point  d'entrailles  ; 
des  ailes  acérées,  toujours  tendues.  Devant  lui,  nul 

de  l'Église ,  et  il  se  contente  de  la  résumer  avec  une  merveil- 
leuse exactitude.))— N.  iM.  Jourdain,  Théodicée  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  t.  I,  p.  T6'\ . 


L'EMPIRt;    ET    LA    PAPAUTÉ.  393 

horizon  ;  une  cime,  et  une  cime  de  glace.  Absorbe  par 
un  travail  constant,  souvent  stérile,  sur  des  questions 
de  dogme  ou  de  métaphysique,  Thomas  s'épuise  à 
rouler  le  rocher  de  Sisyphe  de  l'argumentation  or- 
thodoxe au  pied  du  trône  pontifical.  Qu'est-ce  au 
contraire  qu'Albert  le  Grand,  le  maître?  —  Albert 
nous  est  apparu  purement  et  simplement  comme  un 
libre  citoyen  du  monde,  vm  liber,  dans  un  temps  où 
l'idée  de  citoyen  et  l'idée  de  liberté  n'existaient  point 
encore  avec  le  sens  qu'on  leur  prête  aujourd'hui.  A 
cette  époque  de  parti  pris  effréné,  nébuleux,  le  soleil 
tournait  encore  autour  de  la  terre ,  prenons  garde 
d'oublier  ce  détail,  à  seule  fin  de  ne  point  contrarier 
Josué.  Théologien  transcendant,  maximus  in  Iheolo- 
gia,  —  ainsi  l'a  salué  du  moins  le  moyen  âge,  —  loin 
de  se  borner  à  l'exposition  de  la  doctrine  officielle , 
Albert  abandonne  au  contraire  ce  soin  à  Thomas,  qui 
du  reste  s'en  acquitte  à  souhait,  et,  quant  à  lui,  s'écar- 
tant  du  chemin  battu,  au  lieu  de  sans  cesse  argu- 
menter sur  place  et  de  se  consumer  à  rétorquer,  à 
distinguer  et  à  prouver,  il  s'aventure ,  il  secoue  la 
poudre  de  l'École,  il  en  franchit  hardiment  le  seuil, 
il  s'ingénie  sous  la  chape  de  plomb,  il  interroge,  il 
se  recueille,  et  à  peine  a-t-il  résolu  quelque  question, 
qu'il  cherche  au  delà.  Tout  l'intéresse,  cet  étrange 
scolastique,  tout  l'attire,  tout  éveille  chez  lui  l'atten- 


394  ALBERT  LE  GRAND. 

tion,  depuis  Tinsecte  qui  rampe  sous  ses  pieds  jus- 
qu'aux astres  du  firmament.  Ne  le  voyez-vous  point 
s'arrêter  curieusement,  ce  moine  sui  generis,  au  sor- 
tir d'un  débat  sur  le  mystère  de  la  sainte  Trinité  ou 
d'une  dispute  à  propos  des  universauxj,  ne  le  voyez- 
vous  point  s'arrêter  en  la  compagnie  de  nobles  châ- 
telains et  de  châtelaines,  pour  étudier  tout  à  son  aise 
le  vol  et  le  dressage  des  faucons  ?  Tandis  que  Thomas 
pesamment,  le  sourcil  froncé,  chemine,  roulant,  ru- 
minant quelque  abstrait  problème  à  ses  côtés,  Albert 
se  courbe  pour  cueillir  des  fleurs,  des  plantes  rares, 
ou  pour  ramasser  un  minéral.  La  bible  du  docteur 
devient  insensiblement  un  herbier,  la  cellule  du  ré- 
gulieî'  s'emplit  de  collections  de  coquillages  et  de 
débris  fossiles.  Il  paraît  certain  qu'il  fabriqua  des 
automates.  Le  fils  de  Dominique  prend  note  à  Hildes- 
heim  de  l'apparition  d'une  comète  ;  à  Venise  il  exa- 
mine froidement,  au  milieu  de  la  stupeur  des  gens 
qui  l'entourent,  certain  bloc  de  marbre  aux  veines 
bizarres,  lequel  représente  exactement  l'image  d'une 
tête  couronnée.  Notre  placide  héros  n'y  voit  point  un 
sinistre  présage  comme  la  foule,  —  car  plus  d'un 
bon  patriote  trembla,  raconte-t-on,  ce  soir-là,  pour 
l'avenir  delà  sérénissime  République;  —  sérénis- 
sime  lui-même,  Albert  explique,  tant  bien  que  mal, 
le  prodige  et  ne  s'appuie  que  sur  des  raisons  natu- 


L'EMPIUE   ET    LA    PAPAUTÉ.  395 

relies.  Que  dis -je?  Albert  est  architecte;  il  s'oc- 
cupe de  mécanique  et  de  métallurgie;  il  se  connaît 
en  gemmes  et  en  pierres  précieuses;  bien  mieux, 
le  philosophe  est  alchimiste,  et  il  ajoutera  plus  loin 
plusieurs  chapitres  à  VHisloire  des  animaux  d'Aris- 
tote.  Albert  s'est  livré  avec  passion  aux  recherches 
zoologiques,  et  il  se  plaira,  un  jour,  à  décrire  une 
pêche  à  la  baleine  dans  les  mers  du  Nord,  un  autre 
jour  à  surveiller  les  palais  flottants  des  castors  qui 
n'avaient  point  encore  émigré  au  xiii^  siècle  et  n'a- 
vaient point  encore  abandonné  les  bords  du  Rhin. 
Albert  pénétra,  nous  aurons  lieu  de  nous  en  assurer, 
—  nous  le  suivrons  en  ces  lointains  parages,  — jus- 
que dans  l'ancienne  Prusse  idolâtre  :  au  retour  de  ses 
excursions  hardies  dans  le  nord  de  l'Europe,  il  nous 
fera  part  de  ses  observations  politiques  recueillies  au 
milieu  des  païens.  Les  élucubrations  des  Lavater,  le 
système  de  Gall  ne  lui  apprendraient  probablement 
rien  ou  peu  de  chose,  s'il  revenait  parmi  les  vivants, 
car  on  retrouve  en  germe  dans  son  OEuvre  quelques- 
unes  de  leurs  théories.  Albert  le  Grand  fut,  en  outre, 
médecin  à  sa  façon,  et  médecin  physiologiste  :  ce 
chrétien  de  haute  race  ne  connaît  point  les  vaines  pu- 
sillanimités des  croyants  étroits ,  malintentionnés  ou 
pudibonds.  Pour  lui,  comme  pour  le  praticien  mo- 
derne, tout  ce  qui  tient  de  près  ou  de  loin  à  la  science, 


396  ALBERT  LE  GRAND. 

tout  cela  est  déjà  sacré.  L'austère  et  pieux  religieux 
ne  baisse  point  les  yeux  devant  l'organisme  intérieur 
de  la  femme;  il  n'hésite  point,  en  dépit  des  exclama- 
tions, des  rougeurs,  des  lamentations  indécentes  des 
réguliers  et  des  séculiers  ses  confrères,  à  étaler  sur 
l'autel  de  l'inquisition  expérimentale,  autel  dont  il  fut 
peut-être  le  premier  pontife,  les  chairs  décolorées 
de  cette  Eve  mystérieuse,  source  de  tout  mal^  préten- 
daient follement  ses  confrères,  source  de  la  vie^  ré- 
pondra gravement  le  docteur.  Après  avoir  commenté 
l'Évangile  de  saint  Luc  ou  de  saint  Jean,  notre  héros 
distille;  tandis  que  dorment  sur  sa  table  les  livres  des 
Prophètes,  quitte  à  les  relire,  en  temps  et  lieu,  tout 
au  long,  à  loisir,  il  sacrifie  aux  choses  profanes.  Entre 
Vêpres  et  Matines,  Albert  manipule  avec  dextérité 
des  acides,  ou  bien  encore  le  voilà  qui  suit  d'un  re- 
gard profond  les  aspects  ondoyants  et  divers  qu'af- 
fecte la  matière  incandescente  en  fusion  dans  ses  four- 
neaux. Rien  de  ce  qui  est  divin,  rien  de  ce  qui  est 

HUMAIN  ,   NE    LUI    FUT,    EN    SOMME  ,  NI    INDIFFÉRENT    NI 

ÉTRANGER.  On  u'cu  pourrait  point  dire  autant  de  saint 
Thomas  d'x\quin.  Aussi  les  désignera-t-on  volontiers  à 
l'avenir,  comme  cela  a  été  déjà  fait  quelquefois,  pour 
abréger,  l'un  sous  le  nom  de  I'élève,  l'autre  sous  le 
nom  du  maître.  Nous  n'admettons  point,  en  effet, 
entre  Albert  et  Thomas  le  moindre  soupçon  d'égalité. 


L'EMPIRK    KT    LA    PAPAUTK.  397 

Entre  leurs  deux  génies,  non  plus,  rien  de  commun, 
si  ce  n'est  peut-être  Thabitude  des  mêmes  procédés 
en  Logique.  Mais  Ton  peut  fort  bien  ne  point  se  res- 
sembler et  porter  un  habit  de  la  même  étolTe. 

—  All  tue  monrs  and  friars  rejoiged  o\  er  the 
DEATii  OF  THE  GREAT  ENEMY ,  —  racoutc  l'iiistorien 
anglais  qui,  moins  surchargé  de  besogne,  plus  pru- 
dent, ou  moins  ambitieux  en  ses  desseins  que  Ves- 
tudiant  françois  qui  écrit  ces  pages,  s'est  ménagé 
assez  de  loisir  pour  suivre  l'empereur  Frédéric  II 
Hohenstaufen ,  le  Giaour  de  Germanie,  l'indocile,  le 
mécréant,  le  maudit,  jusqu'au  pied  de  son  lit  de  mort. 

((  DOWN  TO  HELL  IIE  WENT,  CrieS  OUe,  TAKING  WITH 
HIM    NOUGHT    BUT    A    BURDEN    OF    SINS  !    —   GOD,  CricS 

another,  loored  down  from  iiis  throne  ,  saw  that 

THE  BARK  OF  PeTER  WAS  SHATTERED  ,  AND  SNATGHED 

AWAY  THE  TYRANT^  »  Daus  nombre  de  couvents,  rap- 
portent encore  les  chroniques,  en  signe  de  victoire  et 
d'allégresse,  les  cloches  sonnèrent  à  toute  volée  :  Rome 
célébra  de  la  sorte  la  défaite  de  l'Antéchrist...  Mais 

I.  «  Tous  les  moines  et  frères  entrèrent  en  liesse  lorsque  sur- 
vint la  mort  du  grand  ennemi.  » — «  11  a  été  précipité  au  fond  des 
enfers,  s'écria  l'un,  n'emportant  avec  lui  que  son  fardeau  de  péchés. 
—  Dieu,  s'écria  un  autre,  regarda  à  ses  pieds,  sous  son  trône,  et 
voyant  la  barque  de  saint  Pierre  en  détresse,  de  ses  propres  mains, 
il  enleva  le  tyran.  »  —V.  Kington ,  Life  of  Frédéric  tfie  Second, 
emperor  of  the  Romans,  t.  TI,  p.  508. 


398  ALBERT  LE  GRAND. 

n'anticipons  pas  sur  les  événements  et  revenons  hum- 
blement prendre  notre  feuille  de  route  rue  de  Stolk , 
dans  la  maison  des  frères  prêcheurs  de  Cologne.  L'an- 
née de  grâce  1245  vit  s'ouvrir  aux  bords  du  Rhin  le 
chapitre  ordinaire  annuel  présidé  par  le  nouveau  gé- 
néral de  l'Ordre,  Jean  dit  le  Teutonique.  Après  avoir 
fait  le  recensement  de  son  armée  spirituelle  et  réglé 
les  affaires  les  plus  pressantes,  frère  Jean  ouvrit  cet 
avis,  savoir  qu'on  ne  saurait  vraiment  trop  attacher 
d'importance  à  tout  ce  qui  regarde  la  France  et  Paris, 
et  qu'il  convenait  de  renforcer,  et  sans  plus  de  retard, 
ce  poste  magnifique ,  point  culminant  et  rayonnant. 
((  Paris,  boulevard  des  philosophes,  »  a  hasardé  quelque 
part  Albert.  L'Université  de  Paris  jetait,  en  effet,  au 
xiTT''  siècle,  un  éclat  sans  pareil  :  au  moyen  âge  comme 
aujourd'hui,  c'est  là  seulement,  à  Paris,  que  se  consa- 
craient les  gloires  et  que  s'achevaient  les  talents.  Jean 
le  Teutonique  dit  à  Thomas  d'Aquin,  Yélève,  et  à  Al- 
bert le  Grand ,  le  maître  :  Mes  fils  ,  allez  a  Paris  ! 


Sous  quelques-uns  de  ses  aspects,  au  milieu  des 
vicissitudes  de  sa  vie  publique  et  comme  en  des 
sphères  distinctes,  mais  voisines,  en  Italie,  en  Alle- 
magne, —  c'est  en  France  qu'on  va  passer  à  pré- 


L'EMPIRE    ET   LA   PAPAUTÉ.  399 

sent,  — nous  venons,  ce  semble,  de  considérer  d'aussi 
près  que  possible  l'extraordinaire  personnage  dont 
Vombre  lumineuse  —  ainsi  chantait  volontiers  l'immor- 
tel amant  de  Bcatrix  —  vers  nous  aussi,  sereine  et 
tutélaire,  a  daigné  s'avancer,  s'incliner  et  nous  arra- 
cher aux  morsures  du  lion  et  de  la  louve,  nel  mezzo 
DEL  CAMMTN  Di  NOSTRA  viTA.  Par  mouts  et  par  vaux, 
au  milieu  de  paysages  abrupts,  à  travers  les  forêts 
touffues,  per  una  silva  oscura,  selvaggia,  et  jusques 
au  bord  de  certains  précipices  qu'ont  effleurés  ses 
sandales,  n'avons-nous  point  pieusement  accom- 
pagné maître  Albert?  Tandis  que  mugissait  à  nos 
pieds  y  infernale  tourmente,  tandis  que  nos  regards 
plongeaient  dans  les  fondrières  et  le  chaos  où  durant 
cinq  siècles  a  lutté  l'esprit  humain,  s'est-on  un  seul 
instant  voilé  la  face,  a-t-on  chancelé,  cédé  au  doute, 
perdu  l'espoir?  Non,  elle  ne  nous  a  jamais  fait  dé- 
faut durant  le  voyage,  la  croyance  en  des  jours  meil- 
leurs, et  c'est  cette  foi  qui  nous  a  soutenu  le  long  des 
voies  tourmentées,  ténébreuses,  qui  des  hauteurs  de 
l'antiquité  grecque  et  romaine  conduisent  aux  riantes 
avenues  de  la  Renaissance.  Grâce  au  secours  que  bé- 
névolement nous  a  prêté  le  maître,  trois  sphères  ont 
été  de  la  sorte  successivement  parcourues  :  la  sphère 
du  mouvement  rehgieux,  celle  du  mouvement  des 
écoles,  le  cycle  de  l'empire  et  de  la  papauté.  Et  voici 


400  ALBERT   LE   GRAND. 

que  de  ce  pas  nous  allons  pénétrer  bientôt  dans  l'en- 
ceinte du  vieux  Paris,  dans  le  temple  de  l'esprit  gau- 
lois... lo  NON  80  BEN  RiDiR  COM  10  v'iNTRAi...  Com- 
ment ai-je  bien  pu  tenter  F  entreprise?,.,  en  vérité,  je 
ne  saurais  le  dire...  Mais  à  quoi  bon  ces  regards,  ces 
retours  en  arrière,  lorsque  l'on  se  voit  si  fort  avancé? 
Plus  d'une  région  reste  encore  à  explorer,  en  la  docte 
compagnie  d'Albert  :  nous  n'avons  encore  accompli, 
paraît-il,  que  la  moitié  de  notre  course.  Il  nous  reste 
encore.  Dieu  merci,  à  converser  avec  quelques  grandes 
âmes...  —  Et  quelle  est  donc,  ô  mon  guide  et  mon 
maître,  la  sphère  grandissante  qui,  chancelante  et 
comme  noyée  en  des  vapeurs  confuses,  se  montre 
là-bas,  soutenue,  poussée  par  des  génies  pâles,  au 
front  radieux,  sanglant,  et  avec  des  chaînes  aux 
mains  et  aux  pieds?  Les  génies  fendent  l'air  d'un  vol 
lent  et  cadencé ,  et  ces  mots  tombent  de  temps  en 
temps  au  milieu  du  crépuscule  :  Courage!  courage! 
En  avant!  la  lumière  est  proche!,,.  N'est-ce  point  la 
sphère  du  mouvement  scientifique? —  Oui,  mon  fils. 
—  Et  cette  autre...  et  cette  troisième,  celle-là  res- 
plendissante entre  toutes?  —  Il  ne  suffit  point  d'ai- 
mer ce  qui  est  grand  et  beau,  mon  fils;  il  faut  savoir 
modérer  ses  ardeurs  et  son  impatience,  marcher  d'un 
pas  ferme  et  toujours  égal ,  et  surtout  ne  point  se 
risquer  avant  l'heure  :  demeure  à  ma  droite,  mon 


L'EMPIRE   ET   LA  PAPAUTÉ.  401 

fils,  et  ne  prends  ton  élan  qu'à  bon  escient.  —  Hélas  ! 
hélas!  maître  Albert,  comme  il  est  long  et  périlleux 
ce  voyage^  et  si  je  me  retourne,  voilà  que  je  n'aperçois 
plus  que  dans  le  lointain  ma  jeunesse ,  et  ces  nuits 
sereines  où  le  cœur  bat  à  tout  rompre,  et  ces  ma- 
tins où  l'esprit  sourit  aux  idées  qui  passent,  et  ces 
vingt  ans  que  j'avais  lorsque  vous  m'êtes  pour  la  pre- 
mière fois  apparu!!...  —  Eh  bien,  n'allions -nous 
point  céder  à  la  lourde  et  sotte  envie  de  nous  asseoir  à 
moitié  chemin ,  aux  appréhensions  vaines,  à  la  mol- 
lesse, aux  conseils  de  la  prudence  vulgaire!  Fi  donc! 
Un  dernier  effort,  et  en  avant!...  Peut-être  sera- 
t-il  doux  plus  tard,  quand,  par-delà  les  régions 
nouvelles  où  le  guide  va  nous  entraîner,  s'offrira  la 
perspective  d'un  ciel  pur,  peut-être  sera- 1- il  doux 
alors  de  soupirer  à  l'oreille  de  la  Muse  ce  vers  du 
sombre  compagnon  de  Virgile  : 

E  quindi  uscimmo  a  riveder  le  stelle, 

Et  de  là  nous  sortîmes  pour  revoir  les  étoiles. 


26 


APPENDICE 


1 


APPENDICE 


Quelques  idées  fort  simples  sur  les  nouveaux  devoirs 
de  l'écrivain  ont  déjà  été  présentées,  sous  une  forme  vive 
et  sans  apprêt,  dans  une  note  de  ce  livre  de  bonne  foy  où 
l'on  s'est,  en  effet,  plus  étudié  à  persuader  sans  rehuler,  a 
donner  nettement  la  sensation  du  vrai,  sans  que  le  lecteur 
soupçonne  ce  qu'il  en  a  pu  coûter  de  labeur  et  de  re- 
cherches, qu'à  faire  étalage  d'érudition  et  de  savoir... 
Le  public  sérieux,  avons-nous  hasardé,  s'est  immensément 
ÉLARGI...  Une  nouvelle  manière  va  s'inaugurer...  A  quoi 
bon,  aujourd'hui,  faire  parade  d'érudition?  Impossible, 
en  cette  fin  de  siècle,  d'écrire  sur  n'importe  quel  sujet 
élevé  sans  avoir  beaucoup  lu  et  beaucoup  pensé...  Il  ne 
s'agit  plus  seulement  de  plaire  à  une  élite...  Il  faut  s'a- 
dresser directement  au  peuple  et  f^.iie  en  sorte  d'en  être 
compris...  Inutile  de  s'attacher  à  l'ingénieux,  au  clair- 
obscur,  au  joli...  L'ÈRE  DES  RÉTICENCES,  DES  SOI  S-ENTENDUS  ET 
DES     FINESSES    EST    CLOSE...    Il    FAUT    ORGANISER    L\    LITTÉRATURE 

COMME  Carnot  ORGANISA  LA  VICTOIRE...  Nul  ue  scra  surpris 
qu'ayant  conçu  notre  plan  et  achevé  notre  œuvre  en 
présence  de  ces  idées,  nous  n'ayons  point  cru  nécessaire 
de  nous  conformer  à  tous  les  us  et  coutumes  de  nos  de- 
vanciers et  sous  l'un  de  ces  deux  tilres  sacramentels  — 


406  APPENDICE. 

Introduction,  Préface — jugé  opportun,  par  exemple,  de 
faire  passer  le  public  au  milieu  des  débris  et  des  écha- 
faudages de  ces  vastes  chantiers  de  construction  d'où  ne 
sort  point  toujours  un  palais,  mais  d'où  l'on  s'évade  mal- 
heureusement trop  souvent,  lorsqu'on  a  eu  l'imprudence 
de  s'y  engager,  non  moins  mécontent  de  soi-même  que 
de  l'auteur.  L'heure  est  venue,  croyons-nous,  de  rappe- 
ler à  notre  génération  que  Vart  cHcrire  n'est  point  du 
tout  un  métier,  encore  moins  un  passe -temps,  mais  l'art 
peut-être  le  plus  délicat  et  le  plus  difficile,  et  que  nul 
n'a  le  droit,  sous  prétexte  qu'il  sait  tenir  une  plume,  de 
ne  point  la  tailler. 

Cela  dit,  il  ne  déplaira  peut-être- point  à  quelques 
solides  ou  curieux  esprits  de  nous  suivre  jusqu'au  bord 
de  ces  carrières  d'où  nous  avons  été  extraire  nos  maté- 
riaux et  où  traînent  encore,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  sur 
le  sol  fouillé  et  remué,  quelques  blocs  abandonnés,  les 
uns  entamés,  car  ils  ont  fourni  leur  statue,  les  autres  in> 
formes  encore  et  dégrossis  à  peine.  Nous  n'y  attachons, 
quant  à  nous ,  que  fort  peu  d'importance  :  aussi  nous 
proposons- nous  de  les  offrir  pêle-mêle  aux  regards,  en 
gros  taz ,  séparés  seulement  les  uns  des  autres  par  une 
sorte  d'annonce  ou  d'étiquette.  Mais  qui  sait?  Peut-être 
quelque  oisif  généreux,  indigné,  inquiet,  en  peine  de  lui- 
même  et  se  cherchant  lui-même,  comme  on  en  compte 
tant  parmi  cette  vaillante  jeunesse  qu'ont  découragée, 
sans  toutefois  l'abattre,  dix-huit  lourdes  années  de  pou- 
voir absolu,  peut-être  quelque  frère  inconnu,  passant  par 
là,  s'arrêtera-t-il  devant  ces  fragments  épars,  voudra-t-il 
bien  leur  prêter  quelque  vie, 

Grandiaque  effossis  mirabitur  ossa  sepulcris. 


APPENDICE.  407 

PHYSIONOMIE 

DU  MONDE  CHRÉTIEN   VERS  LA  FIN   DU   XII«  SIÈCLE 

1183  -  1193 

ÉTAT   DES   AMES    ET  DES   ESPRITS. 

Les  années  qui  précèdent  l'avènement  au  pontificat 
du  pape  Innocent  III,  et  qui  touchent  de  près  la  nais- 
sance d'Albert  le  Grand,  présentent  sons  un  aspect  par- 
ticulièrement sombre  et  désolé  la  société  du  moyen  âge. 
Je  ne  sais  quoi  d'épouvanté,  d'alangui,  répandu  sur  leur 
rudesse,  de  décontenancé  dans  les  courages,  d'ébranlé 
dans  les  croyances,  d'indécis,  d'irrésolu,  supérieur  aux 
plus  violents  desseins,  compose  à  ces  temps  lamenta- 
bles comme  un  masque  aux  traits  heurtés,  voilés  sous 
une  uniforme  et  morne  pâleur.   Le  xii*^  siècle,  à  son 
déclin,  garde  bien   encore  l'expression  tragique,  mais 
nulle  pure  clarté  ne  perce  à  travers  sa  décrépitude,  et 
l'on  dirait  du  vieil  OEdipe  qui  vient  de  s'arracher  les 
yeux.  Dans  l'histoire  des  peuples  aussi  bien  que  dans  la 
vie  de  l'homme,  s'interposent  ainsi,  entre  deux  Ages, 
quelques  scènes  d'une  monotonie,  d'une  aridité,  d'une 
anxiété  surprenantes.  Il  est  des  jours  qui  du  passé  ne 
retiennent  que  les  défaillances,  les  tristesses  et  le  néant, 
qui  de  l'avenir  n'entrevoient  point  le  sourire,  ne  soup- 
çonnent point  les  richesses;  derrière,  la  nuit;  devant, 
l'inconnu  :  ces  jours-là,  à  proprement  parler,  n'existent 
point,  on  les  dévore.  Alors,  plus  d'élan  :  une  lassitude 
vague,  presque  de  la  stupeur.  Plus  de  passion,  plus  de  foi, 
plus  de  mouvements  magnanimes  :  une  insurmontable 


408  APPENDICE. 

langueur  qu'irritent  sans  la  secouer  des  accès  de  fougue 
maladive.  Après  Tamour,  l'ivresse,  les  transports  inouïs» 
le  malaise,  le  dédain,  le  doute,  une  telle  amertume  au 
fond  du  cœur  qu'il  se  repent  d'avoir  battu  trop  fort  ou 
qu'il  lui  prend  la  folle  envie  d'étoufifer  le  peu  de  misé- 
rables énergies  qui  lui  restent.  Au  lendemain  des  pro- 
fusions d'entbousiasme ,  toutes  les  sources  semblent 
taries,  même  celle  des  larmes.  Elle  en  était  arrivée  à  ce 
point,  à  l'instant  où  il  nous  a  fallu  la  saisir,  la  société  du 
moyen  âge.  Le  saint  sépulcre  avait  été  conquis  :  quelle 
joiel  Jérusalem  venait  d'être  reprise  par  les  infidèles; 
les  chrétiens  avaient  perdu  la  vraie  croix  :  quelle  honte  ! 
quel  coup  *  !  —  Dieu  le  veut!  s'étaient  écriés  naguère 
des  centaines  de  mille  hommes;  et  les  vaillants  avaient 
marché,  et  les  croyants  avaient  traversé  les  mers  et  ils 
avaient  vaincu.  Quelques-uns,  les  lèvres  collées  sur  la 
pierre  d'un  tombeau  vide,  —  ainsi  qu'il  arrive  chaque  fois 
que  l'on  se  voit  réduit  à  toucher  du  doigt  son  rêve  et, 
après  s'être  épris  de  l'idée,  condamné  à  presser  la  ma- 
tière, —  quelques-uns  avaient  bien  senti  tout  d'abord, 
au  froid  contact  de  la  réalité ,  comme  un  vague  affaisse- 
ment se  produire  au  fond  d'eux-mêmes.  Soustraits  par  un 
effet  de  leur  propre  triomphe  aux  régions  sereines  de  l'il- 
lusion naïve,  un  peu  blessés  d'avance,  surpris  du  moins, 
eux  les  purs  et  les  fidèles,  en  route,  d'avoir  été  dupés  par 
les  Grecs',  débarqués,  d'avoir  impunément  été  chargés 
par  les  infidèles,  sans  que  les  clercs  de  l'armée  sainte 
eussent  pu  recueillir  sur  leurs  tablettes  la  manne  inces- 


1.  Prise  de  Jérusalem  par  Saladin.  Les  chrétiens  perdent  la  vraie 
croix  (1187). 

2.  V.  Rohrbaclier,  Histoire  de  l'Église  catholique,  t.  XIV,  p.  556,  500, 
G51,  652. 


APPENDICE.  409 

samnient  prédite  du  plus  petit  miracle,  ageuouillés  à 
cette  heure  sur  les  bords  du  Jourdain,  en  des  lieux 
transfigurés  dans  leur  âme,  après  une  courte  prière,  une 
commotion  rapide,  ceux-là,  ceux  qui  pensaient  ou  qui 
avaient  démesurément  espéré ,  durent  fatalement  suc- 
comber à  l'épouvantable  ennui  d'avoir  réussi  K  Mais 
qu'importe!  Les  clameurs  de  la  foule  noyèrent  les  gé- 
missements isolés,  et,  tant  que  sonnèrent  les  fanfares 
d'Occident  sur  les  murs  de  Jérusalem,  Dieu  lèvent  !  répéta 
le  peuple  en  armes,  Dieu  le  veut!  murmurèrent  à  leur 
tour  les  chevaliers  et  les  seigneurs.  Ne  leur  avait-on 
point  persuadé  qu'en  s'emparant  d'un  tombeau  ils  ac- 
complissaient le  souhait  de  Dieu?  Quand  le  saint  sépul- 
cre échappa,  Ou  donc  est  Dieu  ?  Dieu  ne  veut  donc  pas  !  !  ! 
s'exclamèrent  avec  épouvante  nobles  et  villains,  et  les 
Titans  de  la  loi  nouvelle  songèrent  derechef  au  foyer, 
et  ils  regardèrent  du  côté  de  Rome  en  secouant  la  tête, 
et  ils  ne  songèrent  point  d'abord  à  profiter  de  leur  dé- 
faite,  tant  ils  souffrirent  :  il  leur  sembla  qu'un  monde 
de  lumière  s'écroulait  en  eux.  De  là,  chez  les  humbles, 
les  simples  et  les  pauvres,  la  foi  froissée  dans  sa  fleur  et 
à  deux  pas  du  triomphe,  la  prostration,  le  désespoir,  une 
lassitude  infinie.  De  là,  chez  les  puissants  et  les  riches, 
le  courroux,  l'irritation,  l'ébahissement  une  fois  surmon- 
tés, un  revirement  subit  et  ruineux  :  les  promesses,  les 
bénédictions  de  saint  Pierre  bientôt  tournées  en  déri- 
sion ;  ridée  de  croisade  se  transformant  soudain  en  idée 


1.  u  La  terre  n'est-elle  point  bonne  pour  nous  servir  de  siège  quand 
nous  allons  rentrer  pour  si  longtemps  dans  son  sein?»  remontrait  Godu- 
froy  de  Bouillon  aux  musulmans  ébahis  de  le  voir,  lui,  le  conquérant, 
le  paladin,  le  chrétien  victorieux,  s'asseoir  ou  plutôt  se  laisser  choir, 
comme  un  vaincu,  comme  un  blessé,  sur  le  sol.  —  Guillaume  de  Tyr. 


410  APPENDICE. 

de  conquête;  au  pied  des  oliviers  sacrés  les  goûts  de 
chasse  à  courre,  de  vols  au  faucon  qui  renaissent;  le  be- 
soin de  briller,  d'opprimer  et  de  paraître  auprès  du 
besoin  de  s'agenouiller.  Passe  une  molle  beauté  sarrasine, 
maint  chevalier,  en  la  voyant,  n'oubliera  plus  seulement 
les  austères  préceptes  du  Décalogue,  mais  ses  serments; 
et  tel,  qui  hier  portait  cilice,  ira  boire  à  la  cruche  de  la 
première  Rébecca  venue,  ou  voudra  s'initier  aux  rites 
de  la  galanterie  orientale.  Les  natures  grossières,  et  cela 
est  la  masse,  se  consolent  d'ailleurs  assez  vite,  et  tout 
désastre  entraîne  pour  elle  corruption.  Il  est  d'autres 
âmes  puériles  qui,  dès  qu'elles  n'ont  point  en  perspec- 
tive la  récompense,  ne  se  sentent  plus  soutenues,  et  qui 
ne  s'élèvent,  pour  ainsi  dire,  aux  dévouements  qu'à  force 
de  bras.  La  prise  de  Jérusalem  par  Saladin  mit  nombre 
de  ces  âmes  imbéciles  en  déroute. 

Tandis  qu'elle  demeurait  ainsi  en  proie  à  la  plus 
singulière  atonie  morale,  résultat  des  causes  religieuses 
et  lointaines  que  l'on  vient  d'indiquer,  la  chrétienté , 
dans  ses  pénates,  paraît  avoir  également  subi,  vers  la  fin 
du  xii^  siècle,  les  plus  graves  échecs,  dès  que  l'on  reporte 
les  regards  vers  les  hautes  régions  de  l'esprit.  Mécontent 
de  ses  jougs  comme  de  ses  grossiers  passe-temps,  im- 
puissant toutefois  à  trouver  mieux,  le  génie  littéraire  de 
cette  époque  inféconde'et  malheureuse  jette  le  gant  à  la 
Muse,  qui  le  relèvera  peut-être,  mais  point  de  sitôt  :  en 
attendant  l'inspiration,  il  s'interroge,  stérile,  dans  l'obs- 
curité. Deux  colonnes  lumineuses  se  sont  évanouies. 
Abélard  n'apparaît  plus  déjà  que  dans  le  lointain  à  la 
jeunesse  des  écoles,  et  du  vif  mouvement  de  controverse 
et  de  discussion  suscité  par  le  maître,  quels  souvenirs 
subsistent  :  —  une  navrante  histoire  d'amour,  une  cou- 


APPENDICE.  411 

damnation  prononcée  par  un  concile,  une  prise  d'habit, 
un  doute,  non  point  un  doute  pliilosopiiique,  mais  un 
doute  sur  le  salut  du  philosophe  '.  Livrée  à  ses  propres 
forces,  la  Scolastique,  qui  doit  sa  forme  à  l'amant  d'IIéloïse, 
semble  désormais  vouloir  argumenter  dans  l'ornière,  sans 
prendre  aucunement  garde  à  la  roue  puissante  qui  l'a 
creusée,  et,  satisfaite  d'opposer  sans  cesse  le  Réalisme  de 
Guillaume  de  Ghampeaux  au  Nominalisme  de  Roscelin, 
elle  n'essaye  même  plus  de  s'ouvrir  des  voies  nouvelles, 
ce  qu'avait  tenté  le  Gonceptualisme-.  Après  l'intelligence 
du  siècle,  c'est  la  vertu  qui  s'est  éclipsée,  ou  du  moins 
Tun  de  ses  plus  nobles  représentants  sur  la  terre,  le  pape 
des  papes,  saint  Bernard.  Saint  Bernard  expire  à  soixante- 


1.  Abélard  mourut  le  11  mai  1142.  «Ainsi  l'homme  qui  par  son  au- 
torité singulière  dans  la  science  était  connu  de  presque  toute  la  terre,  et 
illustre  partout  où  il  était  connu,  sut,  à  l'école  de  Celui  qui  a  dit  :  «Appre- 
«  nez  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur,»  demeurer  doux  et  humble, 
et,  comme  il  est  juste  de  le  croire,  il  est  ainsi  retourné  à  lui.  »  (Petr. 
Vener.  ad  Heloïss.  —  Voir  M.  de  Rémusat,  Vie  cl' Abélard,  p.  257.) 

Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierri ,  dans  sa  lettre  à  Geffroi,  évêque  de 
Chartres, et  à  saint  Bernard,  énumère  quelques-unes  des  hardiesses  sur 
lesquelles  il  appelle  les  foudres  de  l'Église.  Il  est  peut-être  à  propos  d'en 
rappeler  quelques-unes  :  «  Pierre  Abélard  recommence  à  enseigner  des 
nouveautés  et  à  en  écrire...  Fermez  les  yeux,  qui  craindra-t-il?  et  qtie  ne 
dira-t-il  pas,  s'il  ne  craint  personne?  Voici  donc  les  articles  que  j'ai  tirés 
de  ses  ouvrages.  Il  définit  la  foi  l'estimation  des  choses  que  l'on  ne  voit 
pas.  Il  dit  qu'en  Dieu  les  noms  de  Père,  de  Fils  et  de  Saint-Esprit  sont 
impropres,  et  que  le  Saint-Esprit  n'a  aucune  puissance...  Le  Saint-Esprit 
est  l'àme  du  monde...  Nous  pouvons  vouloir  le  bien  et  le  faire  sans  le 
secours  de  la  grâce...  Les  suggestions  du  démon  se  font  dans  les  hommes 
par  les  moyens  physiques,  etc.,  etc.  »  (V.  Bibl.  cister.,  t.  IV,  p.  112,  Sancti 
Bernardi  epistolœ.) 

2.  On  peut  consulter  sur  Guillaume  de  Champeaux  le  travail  de 
M.  Miclmuà, Guillaume  de  Champeaux  et  les  écoles  de  Parisau  wi*^  siècle; 
Roscelin  a  été  jugé  par  M.  Rousselot,  dans  son  Histoire  de  la  philoso- 
phie; tout  le  monde  connaît  l'œuvre  éminento  de  M.  de  Rémusat  :  Abé- 
lard. 


412  APPENDICE. 

trois  ans,  au  même  âge  qu'Abélard,  rival  qu'il  traita  en 
ennemi.  Ne  dirait-on  point  que  la  mort  s'est  plu  à  bri- 
ser à  la  même  heure  deux  talents  si  différents,  peut-être 
de  valeur  égale?  Ce  qui  les  passionnait  tous  deux,  cham- 
pions du  temps  passé,  leur  survivra  du  reste  et  se  com- 
battra sans  relâche,  selon  que  l'homme  se  frappera  le  front 
ou  courbera  la  tête  :  l'esprit  d'autorité  et  l'esprit  de  libre 
examen.  Nous  les  avons  retrouvés  souvent  aux  prises  dans 
cet  ouvrage,  les  deux  esprits.  La  lutte  dure  encore  L'un 
a  fait  des  prodiges,  l'autre  compte  aussi  ses  martyrs. 
Quelquefois  on  voudra  les  unir  comme  on  a  cherché  la 
quadrature  du  cercle.  Les  essais  en  ce  genre  ont  échoué 
jusqu'à  présent.  Ne  s'embrasseront-ils  donc  jamais  qu'au 
sein  de  ce  Dieu,  invoqué  sans  cesse  et  dans  les  camps  les 
plus  divers,  spectateur  mystérieux  et  toujours  en  cause 
de  tant  d'efforts  incertains,  tumultueux,  vers  la  vérité 
et  la  justice  î 

DE   LA    SITUATION   MALAISÉE    DE    LA   PAPAUTÉ. 

Que  si  nous  pénétrons  dans  le  vif  des  événements, 
que  voyons-nous?  Le  pape  Lucius  III  s'enfuit  de  Rome, 
poursuivi  par  son  peuple  en  pleine  révolte  (1183).  On 
pille  ses  terres;  on  brûle  ses  fermes;  on  l'a  insulté  en 
face.  Pour  comble  de  misère,  c'est  de  l'Allemagne,  des 
Hohenstaufen  que  lui  vient  le  secours,  si  l'on  peut  nom- 
mer toutefois  ainsi  rabaissement  devant  l'empereur  s'im- 
posant  comme  une  nécessité  après  les  humiliations  su- 
bies à  Rome.  L'archevêque  de  Mayence,  chancelier  de 
Frédéric  Rarberousse,  accourt  protéger  le  pape  contre 
ses  sujets  avec  une  lourde  armée  teutonne.  L'archevê- 
que menace  d'écraser  les  rebelles,  mais  la  sainteté  de 


APPENDICE.  413 

l'entreprise  ne  saurait  décidément  prévaloir  contre  la 
malignité  du  climat'.  A  peine  arrivé  devant  Tusculum, 
voilà  que  le  chancelier  de  Frédéric  se  couche,  tremblant 
la  fièvre,  se  soulève  péniblement  sur  son  séant  lorsque 
le  pape  approche  de  son  lit  et  expire  après  sa  visite. 
Venu  tout  exprès  pour  apporter  au  souverain  pontife  la 
paix  dans  ce  monde,  le  chancelier  n'emporte  dans  l'autre 
que  l'absolution  du  pape,  du  pape  qu'il  venait  sauver. 
Sur  ces  entrefaites,  les  Allemands  se  dispersent,  les  Ro- 
mains célèbrent  leur  facile  victoire,  et,  n'ayant  plus  rien 
à  craindre,  deviennent  plus  insolentsque  jamais.  Réduit 
aux  derniers  expédients,  Lucius  III  adresse  alors  ses 
doléances  à  la  cour,  aux  abbés  d'Angleterre,  et,  par  ses 
légats,  envoie  de  l'autre  côté  du  détroit  demander  de  l'or 
et  de  l'argent.  Ici  se  passe  une  scène  assez  significative. 
Surpris,  comme  on  l'est  toujours,  par  la  moins  rare  des 
demandes,  les  abbés  d'Angleterre  froncent  le  sourcil, 
donnent  à  entendre  qu'ils  ont  besoin  de  réfléchir  et  en 
appellent  au  roi.  Le  roi  rassemble  les  évêques.  Ceux-ci, 
partagés  entre  leur  devoir  de  catholiques  et  leur  finesse 
normande  stimulée  par  ce  levain  d'indépendance  déjà 
sensilile  en  Grande-Rretagne,  adressent  au  roi  ce  dis- 
cours :  «  Donnez,  seigneur,  donnez,  comme  vous  leju- 
gerez  à  propos,  tant  pour  nous  qu'en  votre  nom.  Nous 
aimons  mieux  vous  rendre,  si  vous  le  voulez,  ce  que  vous 
aurez  déboursé,  que  de  souffrir  que  le  pape  envoie  ses  nonces 
en  Angleterre  lever  sur  nous  un  subside,  —  ce  qui  pourrait 

i.  «L'Allemagne,  du  sein  des  nuages,  répandait  une  pluie  de  fer 
sur  l'Italie.  Rome  se  défendait  par  son  climat.  »  —  Cornel.  Zanfliet. 

Koma  ferax  febrium,  necis  est  uberrima  frugum. 
Romanae  febres  stabili  sunt  jure  fidèles. 

V.  Pierre  Damien,  ap.  Michelet,  t  II,  Hist.  de  France,  p.  415. 


414  APPENDICE. 

tourner  en  coutume,  au 2^rèjudice  du  royaume'^.  »  On  peut 
juger  par  ce  trait,  relevé  si  haut,  de  l'empressement  du 
clergé  anglais  à  payer  le  denier  de  Saint-Pierre.  Les  fils 
de  Thomas  Becket  se  débarrassent  des  messagers  du  pape 
en  murmurant,  et,  sans  bourse  délier,  font  de  la  poli- 
tique. Le  roi,  centriste,  prend  enfin  son  parti:  il  ouvre 
ses  cofi'res.  Les  hommes  du  saint-siége  repassent  le  dé- 
troit ,  chargés  de  quelques  sacs  qu'ils  vont  porter  à  leur 
maître.  Lucius  III  répand  l'or  et  l'argent  sur  Rome  qui 
n'en  a  jamais  refusé,  même  en  l'absence  d'un  pape, 
même  de  sa  main.  La  paix  se  conclut  ainsi  entre  celui 
qui  donne  ce  qui  ne  lui  appartient  guère  et  ceux  qui  re- 
çoivent ce  qu'ils  ne  devraient  point  accepter.  Mais  elle  ne 
dure  que  juste  le  temps  de  dépenser  ce  qu'elle  a  coûté,  et 
le  descendant  des  apôtres  reprend  une  seconde  fois  le 
chemin  de  l'exil,  après  avoir  subi  de  nouveaux  outrages 
et  avoir  été  témoin  de  cruautés  atroces-.  Lucius  III, 
exaspéré,  anéanti,  lance  aussitôt  l'anathème  sur  les  cou- 
pables et  court  à  Vérone  attendre  le  bon  vouloir  de  Frédé- 
ric Barberousse.  L'empereur  s'avance  lentement,  comme 
il  convient  au  pompeux  successeur  de  Charlemagne,  fait 
enfin  son  entrée  à  Vérone  entouré  de  ses  chevaliers,  et  là, 
de  la  force  spirituelle  aux  abois  et  de  la  force  matérielle 
l'arme  au  bras,  naît  assez  naturellement  la  première  idée 

1.  Roger  Hoveden,  ap.  Baron. 

2.  Un  jour,  comme  quelques-uns  des  clercs  de  Lucius  III  se  prome- 
naient hors  des  murs  de  Rome,  la  populace  se  précipite  sur  eux,  les 
affuble  de  mitres  par  dérision ,  leur  crève  les  yeux  et  ne  les  abandonne 
qu'après  leur  avoir  fait  jurer  par  serment  de  se  présenter  au  pape  en  cet 
état.  —  Les  détails  de  ce  genre  sont  à  la  fois  horribles  et  mesquins,  et, 
quand  on  les  rencontre  sur  sa  route,  ils  répugnent.  Le  goât  conseille 
sans  doute  de  les  laisser  de  côté ,  mais  l'amour  du  vrai  commande  d'en 
faire  mention.  La  suprême  délicatesse  en  histoire  n'est-ce  point  la  sin- 
cérité? 


APPENDICE.  «5 

de  l'inquisition  régulière  et  générale  ^  L'hérésie  des 
manichéens  sert  de  prétexte.  En  concile  se  réunit,  le 
concile  de  Vérone,  et  Lucius  III  publie  la  constitution 
suivante,  trop  considérable  pour  être  passée  sous  silence. 
Quand  on  relit  cette  page,  que  n'a  point  désavouée 
l'Église  romaine,  on  hésite  entre  l'indignation  et  la  dou- 
leur. Tout  le  sang  de  ses  Bienheureux  n'efï'ace  point 
cette  tache.  Tout  le  miel  qu'elle  a  versé  dans  les  plaies 
de  l'humanité  s'aigrit  devant  ces  bûchers  qu'elle  allume. 
Cet  allié  qu'elle  se  donne,  le  bourreau ,  lui  ravit  d'une 
seule  poignée  de  main  et  le  droit  de  se  plaindre  et  celui 
d'être  fière.  On  ne  pourra  plus  l'aimer,  parce  que  par- 
fois elle  est  faible,  ni  se  fier  à  sa  douceur,  quand  elle 
sera  puissante.  Et  c'est  ce  même  bras  séculier  qu'elle 
invoque,  l'imprudente,  qui  viendra  lui  fermer  la  bou- 
che certain  jour,  lorsque,  après  avoir  crié  :  Mort!  avec 
les  empereurs,  elle  aussi,  opprimée  par  revanche,  avec 
les  peuples  devenus  libres,  elle  viendra  crier  :  Liberté! 

i.  On  peut  dire  que  le  code  de  l'inquisition  très-nettement  formulé, 
avec  notes  et  commentaires,  ne  date  que  du  moyen  âge,  mais  la  menace 
et  le  fait  d'inquisition  existent  à  partir  du  moment  où  lesévêquesdeRome 
acceptent  ou  mendient  le  secours  du  pouvoir  impérial  pour  se  débarras- 
ser de  riu'résie.  Conslantin  intervient  directement  dans  la  querelle  des 
donatistes.  (V.  Fleury,  Hist.  ecclés.,  t.  X,  n°'  10  et  suiv.)  «Nous  crain- 
drions d'accumuler  des  preuves  superflues  en  citant  un  grand  nombre 
de  passages  pour  prouver  aux  orthodoxes  que  leurs  pertes  dans  la  foi 
ont  été  de  zélés  inquisiteurs.  Saint  Augustin  est  un  de  ceux  qu'on  est 
le  plus  étonné  de  trouver  au  premier  rang  sur  la  liste.  Après  avoir  été 
d'abord  un  des  plus  opposés  à  ces  mesures  de  rigueur,  il  fut  un  des  plus 
ardents  à  les  provoquer  contre  les  donatistes.  «  Eh  quoi!  disait  énergi- 
quement  Félicien,  le  service  de  Dieu  exige  peut-être  que  vous  assassiniez 
de  votre  main!  vous  vous  trompez,  méchants  :  Dieu  n'a  point  de  bour^ 
reaux  pour  ministres!  »  Augustin  répondait:  u Pourquoi,  par  le  moyen 
de  la  puissance  établie,  l'homme  pieux  ne  chasserait- il  point  Tim- 
pie?n  etc.,  etc.—  V.  M.  Renan,  Questions  contemporaines.  Du  libéra- 
lisme clérical,  p.  452-453. 


416  APPENDICE. 

«  Pour  abolir  les  diverses  hérésies  qui  ont  commencé  à  pullu- 
ler de  notre  temps  dans  la  plupart  des  lieux,  la  rigueur  des  ecclé- 
siastiques doit  se  réveiller,  vu  principalement  qu'elle  se  trouve 
appuyée  de  la  puissance  impériale.  C'est  pourquoi,  en  la  présence 
de  notre  cher  fils,  l'empereur  Frédéric,  de  l'avis  de  nos  frères  les 
cardinaux,  des  patriarches,  archevêques  et  évêques,  et  de  beau- 
coup de  princes  assemblés  de  diverses  parties  du  monde,  nous  con- 
damnons, de  l'autorité  apostolique  et  par  la  présente  constitution, 
tous  les  hérétiques,  quelque  nom  qu'ils  portent...  Et,  parce  que  la 
sévérité  de  la  discipline  ecclésiastique  est  quelquefois  méprisée  de 
ceux  qui  n'en  comprennent  pas  les  vertus,  nous  ordonnons  que 
ceux  qui  seront  manifestement  convaincus  des  erreurs  susdites, 
s'ils  sont  clercs  ou  religieux,  soient  dépouillés  de  tout  ordre  et 
bénéfice,  et  abandonnés  à  la  puissance  séculière,  pour  recevoir  la 
punition  convenable;  si  ce  n'est  que  le  coupable,  sitôt  qu'il  sera 
découvert,  fasse  abjuration  entre  les  mains  de  l'évêque  du  lieu.  11 
en  sera  de  même  du  laïque,  et  il  sera  puni  par  le  juge  séculier, 
s'il  ne  fait  abjuration.  Ceux  qui  seront  seulement  trouvés  suspects 
seront  punis  de  môme,  s'ils  ne  prouvent  leur  innocence  par  une 
purgation  convenable  ;  mais  ceux  qui  retomberont  après  l'abjura- 
tion ou  la  purgation  seront  laissés  au  jugement  séculier  sans  être 
écoutés  davantage.  Et  les  biens  des  clercs  condamnés  seront  appli- 
qués, selon  les  lois,  aux  églises  qu'ils  servaient.  Cette  excommu- 
nication contre  tous  les  hérétiques  sera  renouvelée  par  tous  les 
évêques  aux  grandes  solennités... 

«  Nous  ordonnons  en  plus,  par  le  conseil  des  évêques,  sur  la 
remontrance  de  l'empereur  et  des  seigneurs  de  sa  cour,  que  cha- 
que évêque  visitera  une  ou  deux  fois  l'année,  par  lui-même,  par 
son  archidiacre  ou  par  d'autres  personnes  capables,  les  lieux  de 
son  diocèse  où  le  bruit  commun  sera  que  les  hérétiques  demeurent; 
et  il  fera  jurer  trois  ou  quatre  hommes  de  bonne  réputation,  et 
même,  s'il  le  juge  à  propos,  tout  le  voisinage,  que,  s'ils  appren- 
nent qu'il  y  ait  là  des  hérétiques  ou  des  gens  qui  tiennent  des  con- 
venticules  secrets,  ou  qui  mènent  une  vie  différente  de  ceux  des 
fidèles,  ils  les  dénonceront  à  Tévêque  ou  à  l'archidiacre. 

«  Nous  ordonnons  de  plus  que  les  comtes,  les  barons,  les  rec- 
teurs et  les  consuls  des  villes  et  des  autres  lieux,  promettent  par 
serment,  suivant  la  monition  des  évoques,  d'aider  efficacement 
l'Église  en  tout  ce  que  dessus,  contre  les  hérétiques  et  les  corn- 


APPENDICE.  417 

plices,  quand  ils  en  seront  requis,  et  ils  s'appliqueront  de  bonne 
foi  à  exécuter,  selon  leur  pouvoir,  ce  que  l'Église  et  l'Empire  au- 
ront statué  en  cette  matière;  sinon  ils  seront  dépouillés  de  leur 
charge  et  ne  seront  admis  à  aucune  autre,  outre  qu'ils  seront  ex- 
communiés et  leurs  terres  mises  en  interdit.  La  ville  qui  résistera 
à  ce  décret,  ou  qui ,  avertie  par  l'évèque,  négligera  de  punir  les 
contrevenants,  sera  privée  du  commerce  des  autres  villes  et  per- 
dra la  dignité  épiscopale.  Tous  les  fauteurs  d'hérésies  seront 
notés  d'infamie  perpétuelle,  et,  comme  tels,  exclus  d'être  avocats 
et  témoins,  et  des  autres  fonctions  publiques  ^  » 

QUELLE   ATTITUDE   PRENAIT   LA   FRANCE   VERS    1190? 

Une  chronique  du  bon  vieux  temps,  un  peu  naïve, 
nous  a  légué  un  récit  qui,  pour  n'être  point  vraisem- 
blable dans  les  détails,  n'en  laisse  pas  moins  une  impres- 
sion juste.  L'Angleterre  perd  du  terrain  sur  le  continent  : 
notre  patrie  grandit. 

'(  Le  roi  Henri  II  d'Angleterre  et  le  roi  Philippe-Au- 
guste étaient  à  cheval  en  plein  cliamp  (aux  environs  de 
Tours);  et,  tandis  qu'ils  s'entretenaient  bouche  à  bouche, 
il  tonna  subitement,  bien  que  le  ciel  fût  sans  nuage,  et 
la  foudre  tomba  entre  eux  sans  leur  faire  aucun  mal. 
Ils  se  séparèrent  aussitôt,  extrêmement  effrayés  l'un  et 

1.  V.  Labbe,  t.  X,  p.  1737;— Mansi,  t.  XXII,  p.  470,  traduction  tex- 
tuelle d'après  Rohrbacher,  t.  XVI,  p.  420.  —  Est-il  nécessaire  de  mettre 
en  regard  de  ces  arrêts  du  concile  de  Vérone  les  décisions  identiques  du 
quatrième  concile  de  Latran  ?  «  Les  dépositaires  du  pouvoir  politique  se- 
ront avertis,  et,  s'il  est  besoin,  contraints  par  censures  de  prêter  serment 
de  purger  leurs  terres  de  tous  les  liérétiqucs  notés  par  l'Église.  Que  si 
le  seigneur  temporel,  après  cet  avertissement,  reste  dans  l'inaction,  il 
sera  excommunié  par  les  prélats  de  sa  province;  et  s'il  ne  satisfait  point 
dans  l'année,  on  le  dénoncera  au  souverain  pontife,  afin  que,  dès  lors, 
celui-ci  déclare  ses  vassaux  déliés  du  serment  de  fidélité,  et  propose  ses 
domaines  aux  armes  des  catholiques  qui  les  posséderont  sans  aucune 
contradiction,  etc.,  etc.  (Gonc.  Later.  IV,  can.  3.) 

I.  27 


418  APPENDICE. 

l'autre,  et,  après  un  petit  intervalle,  ils  revinrent  de 
nouveau.  Mais  un  second  coup  de  tonnerre,  aussi  fort 
que  le  premier,  se  fit  entendre  presque  au  même  mo- 
ment. Le  roi  d'Angleterre  fut  tellement  troublé  qu'il 
abandonna  les  rênes  de  son  cheval,  si  bien  qu'il  serait 
tombé  à  terre  si  ceux  qui  l'entouraient  ne  l'eussent  sou- 
tenu. La  conférence  fut  suspendue;  et,  comme  le  roi 
Henri  II  se  trouva  trop  malade  pour  assister  à  une  se- 
conde entrevue,  on  lui  porta  à  son  quartier  les  conditions 
de  la  paix  rédigées  par  écrit,  afin  qu'il  y  donnât  son  con- 
sentement formel^  )) 

Sur  ces  quelques  lignes  hasardées  on  composerait 
aisément  un  tableau  qui  le  serait  moins.  Voilà  bien  le 
futur  vainqueur  de  Bouvines,  grave  à  vingt  ans,  ferme 
sur  ses  étriers,  réfléchi,  calme  et  fin.  Un  premier  coup 
de  foudre  l'étonné,  un  second  le  rassure.  C'est  bien  lui 
qui,  couronné  de  la  veille,  narguait  ses  puissants  vas- 
saux; qui  plus  tard  mettra  l'Allemagne  à  la  raison;  qui 
profitera  d'une  croisade  pour  revenir  chez  lui  en  l'ab- 
sence du  voisin;  qui  ne  négligera  pas  de  faire,  en  pas- 
sant, ses  dévotions  à  Uome,  entreprise  assez  adroite,  et 
qui  vient  enfin  de  dicter  à  son  épais  rival,  déshonoré  par 
ses  crimes  autant  que  par  ses  fils,  les  dures  conditions 
que  voici:  ...  Le  roi  d'Angleterre  s'avouera  mon  homme 
lige  et  se  remettra  entre  mes  mains  à  merci  et  miséri- 
corde. —  Le  roi  d'Angleterre  renonce  à  toute  souverai- 
neté sur  les  villes  du  Berri  qui  anciennement  relevaient 
du  duc  d'Aqui laine.  —  Il  payera  au  roi  de  France  vingt 
mille  marcs  d'argent  pour  la  restitution  de  ses  con- 
quêtes. —  Tous  ceux  qui  se  sont  attachés  au  fils  contre 

1.  V.  Rohrbacher,  Hist.  de  l'Église  cath.,  t.  XVI,  p.  450. 


APPENDICE.  419 

le  pèi'o  demeureront  vassaux  du  fils  et  non  du  père.  —  Le 
roi  d'Angleterre  recevra  son  fils  Hicliard  en  grâce  par  le 
baiser  de  paix.  —  Ce  fils  révolté  n'est  autre  que  Richard 
Cœur-de-Lion  qui  va  monter  sur  le  trône  (1189),  et  dont 
la  bouillante  valeur  faisait  sourire  Philippe-Auguste,  pa- 
ladin mieux  avisé  qui  ne  perdit  jamais  un  coup  d'épée 
et  gagna  beaucoup  de  belles  et  bonnes  villes  ^ 

ALBIGEOIS,   COTEREAUX,    VAUDOIS. 

...  Le  terrain  en  France  semble  nivelé  de  main  de 
maître  :  les  passions  furieuses  n'y  luttent  que  mieux.  Le 
roi  Philippe-Auguste  frappe  le  blasphème  d'une  amende  : 
le  blasphème  lève  l'étendard  de  la  révolte.  Qu'on  se 
figure  des  bandes  de  forcenés  se  ruant  dans  les  plaines 
à  flots  compactes ,  repoussés  hier,  plus  nombreux  de- 
main, enlevés  à  la  glèbe,  stimulés  sans  cesse  par  les 
pointes  aiguës  d'une  misère  sans  nom.  Déclarés  héréti- 
ques, ils  fuyaient  le  bûcher;  serfs  ou  villains,  les  dîmes 
et  les  coups.  J'ai  nommé  les  Albigeois  et  les  Gotereaux. 
En  fait  de  libertés  on  ne  leur  accorda  que  le  choix  des 
supplices.  Ils  ont  dèsolè  la  France,  surtout  le  Berri.  Dans 
une  seule  bataille,  près  de  Ghâteaudun,  on  passe  dix  mille 
Gotereaux  au  fil  de  l'épée.  Après  ce  massacre  ils  se  mon- 
trent encore.  Il  fallut  bien  recourir  pour  les  détruire 
aux  gens  du  roi.  Pendant  qu'on  extermine  ces  miséra- 

1.  «Philippe  entre  en  France  à  temps  (après  la  croisade)  pour  parta- 
ger la  Flandre,  à  la  mort  de  Philippe  d'Alsace;  il  oblige  sa  fille  et  son 
gendre,  le  comte  de  Hainaut,  d'en  laisser  une  partie  comme  douaire  à  sa 
veuve;  mais  il  garde  pour  lui-même  l'Artois  et  Saint-Omer  en  mémoire 
de  sa  femme  Isabelle  de  Flandre.  Cependant  il  excite  les  Aquitains  à  la 
révolte,  il  encourage  le  frère  de  Richard  à  se  saisir  du  trône.  »  (V.  Miche- 
let,  Hist.  de  France,  t.  II    p.  359.) 


420  APPENDICE. 

bles,  pendant  qu'on  tue  et  qu'on  brûle,  surgissent  et  se 
propagent  à  l'infini  les  aberrations  pacifiques,  plus  mal- 
aisées encore  à  combattre  que  les  séditions  à  main  ar- 
mée. Il  était  réservé  à  cette  fin  de  siècle  de  pousser  toutes 
cboses  à  l'excès,  non  par  dépravation,  mais  par  impéritie 
et  démence,  et  de  ne  savoir  pratiquer  pour  protester 
contre  un  mal  qu'un  triste  expédient,  celui  de  tomber 
dans  un  autre.  ((  Ce  que  Sarrazins  et  barbares  appeloienl 
iadys  proesses,  maintenant  nous  appelons  briguanderies  et 
meschancetez,  n  a  puissamment  dit  un  des  maîtres  de  notre 
langue.  Il  est  certain  que  le  bien  qu'essayèrent  gaucbe- 
ment  de  réaliser  les  Jérôme  Savonarole  d'avant  1200, 
rapproché  de  la  vigoureuse  initiative  des  tentatives  ulté- 
rieures, mérite  à  peine  d'être  salué  comme  tel ,  et  l'ina- 
nité des  résultats  obtenus  ferait  presque  méconnaître 
en  ce  lieu  l'obscure  générosité  des  efforts.  Il  importe 
cependant  d'en  prendre  note,  ne  serait-ce  qu'à  titre 
d'éclaircissement.  Voici  que  la  plus  humble  des  vertus 
chrétiennes,  la  pauvreté,  se  hausse,  se  carre,  et,  tout  en 
prétendant  demeurer  dans  le  giron  de  l'Église ,  lève  le 
poing  contre  son  chef  :  l'enfant  à  la  mamelle  bat  sa  nour- 
rice et  boit  son  lait.  Rome  a  condamné  les  Vaudois.  Ces 
ascètes  en  haillons,  aux  larges  savates,  livrés  du  reste  aux 
plus  dures  austérités  et  dépassant,  comme  tous  les  disci- 
ples, la  pensée  de  leur  maître,  Pierre  Valdo,  ne  se  mêlè- 
rent-ils pas  un  jour  d'en  remontrer  au  pape,  au  pape  qu'ils 
trouvaient  sans  doute  trop  bien  vêtu  pour  le  représen- 
tant de  la  vérité  sur  la  terre  ^?  Ils  ne  le  proclamaient 
pas  moins  son  l'eprésentant  officiel,  et  sous  cet  étalage 

1.  On  les  appelait  Vaudois  on  Insahatéa,  «^elon  que  l'on  faisait  alln- 
sion  à  leur  maître  et  seigneur  Pierre  Valdo,  on  à  la  forme  de  leurs 
chaussures.  «  Leur  objet  ne  fut  point  d'introduire  de  nouvelles  doctrines 


appendicl:.  4iil 

d'orthodoxie  ils  comptaient  i)ien  se  l'aire  pardonner  leur 
semblant  dViiidace.  L'observation  des  Vaudois  fut  néan- 
moins jugée  peu  catholique,  et  je  le  conçois.  Toute  puis- 
sance absolue  s'accommode  plus  aisément  de  la  rébellion 
ouverte  que  de  la  critique  respectueuse,  surtout  respec- 
tueuse :  la  première  se  livre  et  s'engage,  l'autre  frappe 
et  se  couvre.  Le  moyen  âge  fut  plus  osé  qu'on  ne  le 
croit  communément,  même  sous  la  cendre  et  le  cilice*. 
A  ceux  qui  rêvaient  ou  priaient,  venaient  sans  cesse  à 
l'esprit  des  idées  de  réforme  qu'ils  exprimaient  tantôt  les 
mains  jointes,  tantôt  le  poing  levé.  Les  mains  jointes,  ce 
sont  les  Ordres  bénis,  les  Ordres  de  Saint-François  et  de 
Saint- Dominique.  On  ne  voit  guère  que  celles-là.  J'ai 
voulu  en  montrer  d'autres,  qu'on  a  coupées... 

DE    L'AMOUR  AU  TEMPS   DES   COURS   D'AMOUR. 

Par  un  contraste  inattendu  et  qui  toutefois  s'expli- 
que, a  certainement  sa  raison  d'être,  une  galanterie  pe- 
sante prétendait  courber  sous  la  règle  le  seul  sentiment 
qui  semble  avoir  toujours  voulu  s'en  passer,  1' amour.  Le 
sang  coule  :  en  face  des  hérésies  qui  se  propagent, —  celles 
des  Albigeois,  des  Manichéens,  des  Vaudois,  —  les  bûchers 
se  dressent;  les  mœurs  sont  rudes,  les  convoitises  effré- 
nées, la  force  est  reine;  l'homme  s'égare  à  mille  lieues 
du  vrai,  du  beau  et  du  bien  :  je  ne  m'étonne  plus  qu'au 
milieu  du  désordre  général  l'une  de  nos  facultés  les  plus 
élevées,  et  par  cela  même  des  plus  indépendantes,  de- 
vienne hérétique  à  sa  façon  et  se  soumette  à  la  toi.  Une 

dans  V Église,  mais  de  réformer  le  gouvernement  ecclésiastique.  »  (Mos- 
heim.)  —  Voir  Bergier,  Dict.  tliéol.,  art.  Vaudois;  Bossxiet,  Hist.  des 
Variations. 


4-22  API'KiXDJCE. 

sorte  de  jurisprudence  immorale  rédige  une  sorte  de 
code  qui,  sous  prétexte  de  délicatesse,  invente  à  la  gros- 
sièreté des  nuances  et  divise  le  cœur  en  compartiments. 
Il  est  permis  de  prendre  pour  quelque  temps  une  autre  amante, 
afin  d'éprouver  la  première...  L'époux  divorcé  peut  fort  bien 
devenir  V amant  de  sa  femme  mariée  à  un  autre...  Le  véri- 
table amour  ne  saurait  exister  entre  époux...  Ces  sentences 
ou  ces  arrêts ,  formulés  par  des  dames  souveraines ,  Er- 
mangarde,  comtesse  de  Narbonne,  Éléonore  de  Guienne, 
la  comtesse  de  Champagne ,  ont  régenté  quelque  temps 
une  société  aïeule  de  la  nôtre,  et  l'on  conçoit  à  la  rigueur 
qu'ils  aient  pu  être  acceptés  dans  un  pays  où  les  allées 
droites  tracées  par  Le  Nôtre  ont  promené  l'uniformité  à 
travers  bois  et  jardins,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  et 
imposé  les  goûts  cérémonieux  de  Versailles  à  la  nature. 
Nous  avons  d'ailleurs  toujours  eu  la  manie  du  système 
en  France  et  nous  tracerions  volontiers  un  itinéraire 
aux  nuages.  Chez  nous,  race  plus  vive  que  sentimentale, 
la  passion  se  montre  d'ordinaire  l'humble  servante  de 
l'esprit.  Bien  mieux,  elle  est  elle-même  affaire  de  mode. 
Un  coup  d'État  change  la  façon  de  soupirer  des  galants  : 
une  pièce  de  théâtre,  un  roman,  le  succès  d'un  gou- 
vernement absolu,  peuvent  leur  persuader  de  ne  plus 
soupirer  tout  haut.  Agréable  prétexte  à  somptueuses 
équipées,  inépuisable  sujet  de  conversations  oiseuses  ou 
fines,  motif  à  pastorales  et  à  chansons,  soit  qu'il  nous 
pique,  nous  ruine  ou  nous  amuse,  ce  n'est  presque  jamais 
l'amour  sans  fard  et  sans  apprêt,  qui  passe,  règne  et  s'es- 
quive sous  notre  ciel  à  la  fois  mobile  et  tempéré;  c'est 
Venfant  espiègle  et  mutin.  Le  souffle  de  la  Renaissance,  un 
moment,  rend  ses  ailes  à  l'amour;  mais  à  peine  les 
déploie-t-il  que  le  doigt  des  mignons  s'en  empare  et  dé- 


APPENDICE.  423 

licatement  les  torture.  Devant  le  tribunal  où  siège  Éléo- 
nore  de  Guienne,  on  les  lui  a  rognées;  on  les  lui  décou- 
pera sur  les  fauteuils  de  Rambouillet.  L'amour  nous 
distrait,  nous  autres  Gaulois,  plus  qu'il  ne  nous  émeut; 
il  nous  séduit  plus  qu'il  ne  nous  possède.  Son  inoffensive 
inconstance  baisse  pavillon  devant  nos  variations  litté- 
raires ou  politiques;  il  écoute  très-docilement  les  oracles 
tombés  des  lèvres  de  nos  hommes  de  plume  ou  d'État. 
On  dirait  qu'un  de  ses  triomphes  est  de  se  tenir  au  cou- 
rant, et  qu'il  est  triste  ou  gai  selon  la  mode.  Que  d'autels 
dressés  sous  son  invocation  autour  de  Paris,  en  Anjou 
et  en  Touraine,  sans  que  jamais  les  plus  magnifiques 
lui  aient  sacrifié  autre  chose  que  le  superflu,  quelques 
rubans  ou  le  bien  d'autrui!  Aux  foyers,  famour  ne 
s'assoit  chez  nous  qu'à  la  dérobée,  toujours  piésent  à 
toutes  les  fêtes  :  car  on  l'invite,  car  il  va  partout;  —  on 
ne  saurait,  en  effet,  se  divertir  sans  le  prier.  N'est -il 
point,  à  tout  prendre,  d'aussi  bonne  maison  que  les  plus 
vieilles,  et  de  merveilleuse  ressource  quand  on  ne  sait 
que  faire?  Voilà  pourquoi  peut-être  on  cause  en  France. 
Chacun  abandonne  tout  juste  assez  de  son  cœur  à  la 
passion  pour  que  cette  flamme  légère  profite  à  l'esprit. 
Bien  avant  nos  voisins,  plus  graves  ou  plus  naïfs,  nous 
avons  trouvé  la  politesse  en  tournant  le  dos  à  l'idéal, 
et  l'élégance  aux  dépens  du  devoir  ou  du  bonheur  ^ 

1 .  Pierre  de  Barjac,  chevalier  et  poëte,  prend  ainsi  congé  de  sa  dame 
qui  venait  de  le  remercier  :  cette  strophe  ne  peut-elle  point,  à  la  ri- 
gueur, passer  pour  une  formule  ? 

('  Dame,  j^  viens  franchement  devant  vous  prendre  congé  pour  tou- 
jours. Grand  merci  que  vous  avez  daigné  me  permettre  d'être  heureux 
de  votre  amour  aussi  longtemps  qu'il  vous  a  plu.  Maintenant,  puisqu'il 
ne  vous  plaît  plus,  il  est  juste  que  vous  puissiez  prendre  un  autre  ami 
qui  vous  soit  meilleur  que  moi,ei  j'y  consens.  »  (V.  Fauriel,  t.  I,p.  545.) 


in  APPENDICE. 


QUELQUES  DETAILS   A  PROPOS   DE   L'UNIVERSITE 
DE   PARIS. 

Les  vacances  ne  duraient  qu'un  mois,  un  mois  d'été. 
En  revanche,  abondaient  les  privilèges.  Les  plus  solides 
paraîtraient  aujourd'hui  de  peu  de  valeur.  Nos  étudiants 
à  l'université  de  Paris  n'étaient  point  à  l'abri  des  correc- 
tions corporelles,  comme  ceux  des  universités  italiennes, 
—  nous  avons  constaté  ce  fait  lorsqu'il  a  été  question  plus 
haut  de  l'université  de  Bologne  ;  —  mais  ils  ne  pouvaient 
être  excommuniés  qu  après  plusieurs  admonitions  rcitèrées^. 
Quand  on  se  reporte  aux  sévérités  de  ces  temps  lointains, 
le  privilège  ne  semble  point  à  dédaigner.  On  nous  per- 
mettra d'en  citer  un  autre,  qu'apprécierait  peut-être  en- 
core la  jeunesse  d'aujourd'hui.  Un  hôteUer  prétendait-il 
faire  payer  à  un  étudiant  de  Paris  un  loyer  excessif,  deux 
magistrats  et  deux  bourgeois  étaient  appelés  comme 
experts,  et  l'hôtelier  convaincu  d'irrévérence  ou  d'impo- 
litesse envers  un  membre  de  l'Université  n'encourait 
pas  moins  qu'une  excommunication  de  cinq  ans...  Les 
étudiants  échappaient  à  l'autorité  séculière  :  ils  étaient 
en  quelque  sorte  inviolables.  De  là  des  voies  de  fait,  des 
meurtres,  des  enlèvements  de  jeunes  filles,  si  bien  qu'on 
finit  par  leur  défendre  de  porter  des  armes,  ordonnance 
sans  cesse  éludée^..  Travaillait -on  beaucoup  à  Funi- 

1.  V.  Savigny,  t.  III,  p.  334;  —  Crevier,  t.  I,  p.  332-367. 

2.  u  Ne  seront  point  tenus  pour  vrais  étudiants  ceux  qui  auraient  en- 
levé des  femmes,  qui  se  seraient  rendus  coupables  de  meurtre  ou  de  vol; 
seront  assimilés  à  ceux-là  ceux  qui  n'auraient  point  assisté  au  moins  à 
deux  cours  par  semaine,  et  qui  continueraient  à  porter  des  armes  après 
avoir  été  repréhendés  trois  fois.  »  (BuIUbus,  t.  III,  p.  240-424.) 


APPENDICE.  425 

versitc  de  Paris?  11  laut  se  souvenir,  avant  d'essayer  de 
répondre  à  celte  question,  que  l'armée  studieuse  qui 
campa  jadis  aux  bords  de  la  Seine  se  composait  de 
légions  remuantes,  formées  des  éléments  les  plus  divers 
et  accourues  de  tous  côtés  pour  passer  les  plus  gaies 
années  de  la  vie  dans  une  ville  déjà  la  plus  animée  du 
mondée  Bon  nombre  de  désœuvrés  et  de  paresseux  se 
mêlaient  sans  doute,  absolument  comme  aujourd'hui,  à 
une  élite  de  travailleurs.  Bon  nombre,  selon  un  mot  du 
temps  qui  sent  bien  son  terroir,  pensaient  plus  à  Martlie 
qu'à  Marc'^.  Plus  d'un  jouvenceau  accouru  des  rives  du 
Danube  ou  du  Guadalquivir  devait  assurément  regagner 
le  logis  avec  une  mince  provision  de  savoir  et  l'escar- 
celle assez  vide  ^  Mais,  autant  qu'il  est  possible  d'en  ju- 
ger à  distance,  les  étudiants  de  l'université  de  Paris,  au 
xin®  siècle,  différaient  essentiellement  des  nôtres  par 
leurs  façons  et  leurs  mœurs,  assurément  plus  originales, 
surtout  par  le  caractère.  Ils  entouraient  la  science  d'un 
prodigieux  respect,  leurs  maîtres  d'une  tendresse  ou 
d'une  haine  enthousiastes,  ravivées  sans  cesse  dans  les 
débats  publics.  La  science,  un  peu  vierge  encore,  enve- 
loppée de  voiles  jaloux,  théologique,  abstraite,  solen- 


1 .  «  Paris,  s'écriait  Pierre  de  Celles,  Paris,  repaire  de  tous  les  vices, 
flèche  de  l'enfer,  comme  tu  perces  le  cœur  des  insensés!  »  (Petr.  Cell., 
t.  IV,  epist.  10.) 

2.  V.  De  art.  prœdic,  CXXXVl,  ap.  Hauréau,  De  la  phil.  scoL, 
t.  I,  p.  25. 

3.  Manger  hin  je  Paris  vert 

D'  wenik  lernet  und  viel  verzehrt 
lo  hat  er  doch  Paris  gesehen. 

Plus  d'un  (jeune  homme)  court  à  Paris  : 

Il  y  apprend  peu  de  chose  et  y  dépense  beaucoup  : 

C'est  égal,  il  a  vu  Paris. 

(Hugo  von  Trimberg.) 


426  APPENDICE. 

nelle,  imposait  aux  imaginations  comme  la  religion.  Elle 
aussi  recelait  des  mystères,  et  la  forme  syllogistique  était 
son  rituel.  Quanta  leurs  professeurs,  ces  jeunes  pour- 
suivants des  profonds  problèmes  se  groupaient  autour 
de  leur  personne  et  de  leur  doctrine  à  la  façon  des  Athé- 
niens de  la  bonne  époque  autour  du  Portique  ou  de 
l'Académie,  et  un  sentiment  nouveau  les  liait  à  eux  très- 
étroitement  :  le  sentiment  chevaleresque,  qui  recruta  ses 
pages  jusque  sur  les  bancs  de  l'École.  L'impétuosité  dans 
les  allures,  leur  soif  ardente  de  connaître  et  de  sonder 
toutes  choses,  la  fougue  qu'ils  apportaient  à  la  recherche 
des  grands  principes  qui  régissent  l'âme  et  l'univers,  leurs 
audaces,  leurs  naïvetés  subtiles,  leur  turbulence  même, 
tout  cet  ensemble  de  qualités  jeunes  dans  un  cadre  sé- 
vère attire  naturellement  l'attention  sur  ces  bandes  d'éco- 
hers,  éparses  sur  la  montagne  Sainte-Geneviève  et  dans  la 
Cité.  Pour  la  société  d'alors,  maints  témoignages  l'attes- 
tent, les  étudiants,  fils  aînés  de  l'Église,  personnifiaient 
l'avenir,  la  foi,  le  génie.  L'Université,  c'était  le  sel  de  la 
terre,  l'espoir  du  ciel.  Aussi  le  peuple,  spectateur  et 
quelquefois  victime  de  leurs  orgies  passagères,  les  véné- 
rait-il en  masse,  quitte  à  les  rançonner  séparément,  et 
plus  d'une  dévote  femme,  je  l'imagine,  en  suivant  des 
yeux  la  foule  des  clercs  engagés  dans  les  ruelles  du  vieux 
Paris,  dut  révérencieusement  se  signer  à  la  pensée  que 
sur  une  de  ces  folles  têtes  tomberait  peut-être  un  jour  la 
tiare,  sur  plusieurs  la  mitre  d'évêque,  ou,  mieux  encore, 
les  insignes  du  cardinalats 

1.  Les  papes  Célestin  II,  Adrien  IV,  Innocent.  III  ont  suivi  les  cours 
de  l'université  de  Paris.  Abélard,  à  lui  seul,  a  compté  parmi  ses  élèves 
vingt  futurs  cardinaux,  et  plus  de  cinquante  évoques. 

M.  Hauréau,  dans  son  mémoire  :  De  la  Pliilosophie  scolastiqu^,  cite 


APPENDICE.  427 


DE   L'ITALIE. 


Le  christianisme  a  rajeuni  l'Italie  sans  lui  ravir  les 
traditions  antiques.  L'Italie  a  constitué  la  commune,  elle 
a  fondé  de  florissantes  républiques,  quand  toute  l'ambi- 
tion des  bourgeois  de  France  vise  à  consolider  la  royauté. 

Si  l'on  veut  étudier  le  caractère  de  la  domination  des 
Hohenstaufen  en  Italie  à  la  fin  du  xii^  siècle,  se  rendre 
compte  de  l'esprit  belliqueux  et  du  prodigieux  res- 
sort des  petites  républiques  italiennes,  il  faut  relire  le 
traité  de  Constance  arraché  aux  lassitudes  de  Frédéric 
Barberousse,  après  sa  défaite  à  Legnano,  sa  fuite  préci- 
pitée, et  cette  trêve  de  six  années  qu'obtint  Venise,  mé- 
diatrice entre  la  ligue  lombarde  et  l'empereur  (1183). 
Singulier  aveu  d'impuissance  que  ce  traité  dicté  par  une 
pensée  dynastique!  L'empereur  impose  silence  à  son 
orgueil  dans  l'espoir  de  conserver  le  trône  à  son  fils. 
Désespérant  de  dissoudre  la  ligue  lombarde  et  n'osant 
point  cependant  s'avouer  vaincu,  le  voici  qui  Irui  recon- 
naît le  droit  de  s'unir  pour  qu'elle  lui  laisse  celui  de  gou- 
verner. N'était-ce  point  là  préparer,  presque  sanctionner 


une  légende  qui  fait  assez  bien  comprendre  la  sorte  de  vénération  encou- 
ragée par  l'Église  qu'inspiraient  jadis  les  étudiants. 

M  II  y  avait  dans  la  ville  de  Bonn  une  recluse  assez  dévote.  Une  nuit 
elle  aperçut  une  lumière  qui  pénétrait  par  les  crevasses  de  sa  cellule. 
Pensant  que  c'était  le  jour  et  très- effrayée  de  n'avoir  point  encore  lu 
ses  heures,  elle  se  leva  et  courut  ouvrir  sa  fenêtre  qui  regardait  le  cime- 
tière. Et  voilà  que  sur  le  tombeau  d'un  jeune  étudiant  récemment  ense- 
veli, elle  vit  debout  une  femme  d'une  merveilleuse  beauté...  «  Je  suis, 
dit-elle,  la  mère  du  Christ,  et  je  suis  venue  chercher  l'âme  de  cet  étu- 
diant qui  fut  un  vrai  martyr.  »  En  effet,  ajoute  le  chroniqueur,  les  étu- 
diants sont  de  vrais  martyrs,  quand  ils  travaillent  avec  courage. 


428  APPENDICE. 

la  révolte  ?  —  «  Le  traité  de  Constance  maintient  les  villes 
dans  tous  leurs  droits  réguliers,  tant  dans  l'enceinte  de 
leurs  murs  que  dans  l'étendue  de  leur  territoire.  Il  fait 
mention  expresse  de  leur  droit  à  lever  des  soldats,  à  éle- 
ver des  fortifications,  à  administrer  la  justice  civile  et 
criminelle...  Dans  les  cités  où  les  consuls  se  trouvent 
avoir  été  choisis  par  l'évêque,  il  admet  que  le  fait  accom- 
pli l'emporte  sur  la  prérogative  de  l'empereur.  Barbe- 
rousse  renonce  ainsi  en  quelque  sorte  à  la  souveraineté... 
Par  le  traité  de  Constance,  non-seulement  la  ligue  lom- 
barde est  reconnue,  confirmée,  mais  encore  les  villes 
qui  en  font  partie  sont  autorisées  à  renouveler  l'alliance 
quand  il  leur  plaira...  Elles  devront  seulement,  tous  les 
dix  ans,  prêter  serment  de  fidélité  à  l'empereur...  »  — 
Quand  on  songe  que  ces  conditions  étaient  offertes  par 
l'un  des  plus  puissants,  des  plus  arrogants  monarques, 
à  quelques  petites  républiques,  ce  n'est  plus  seulement 
de  l'admiration  qu'elles  inspirent,  c'est  de  l'étonne- 
ment.  Ne  dirait-on  pas  que  le  génie  de  la  Rome  antique, 
indigné  d'avoir  entendu  parler  allemand  près  de  lui, 
s'éveille,  invoque  Jupiter  Capitolin,  frappe  du  pied  la 
terre  près  des  glorieuses  ruines  de  Milan,  lève  encore 
des  légions  et  médite  une  nouvelle  jeunesse? 


VENISE. 

...  Tout  réussissait  à  Venise.  Ayant  eu,  un  jour,  maille 
à  partir  avec  Constantinople,  elle  força  les  Grecs  à  lui 
payer  15,000  livres  d'or  comme  dommages  et  intérêts, 
et  non-seulement  ses  privilèges  furent  maintenus ,  mais 
elle  obtint  des  libertés  nouvelles.  Venise  reçut  un  accrois- 


AP  PEND  ici:.  429 

sèment  de  puissance  extraordinaire  de  la  fondation  d'un 
empire  clirétien  à  Constanlinople  :  ce  fut  pour  elle  une 
opéralion  commerciale  que  les  croisades.  Lorsque  l'em- 
pire grec  s'ëcroula,  elle  en  recueillit  les  débris.  Des  îles 
de  l'Arcbipel  lui  furent  dévolues  en  pleine  propriété.  En- 
fin, par  suite  d'un  traité  conclu  avec  Michel  Paléologue, 
elle  n'eut  bientôt  plus  à  redouter  Gènes,  sa  rivale^Quel- 
ques  chiffres  donneront  une  idée  exacte  de  sa  prospérité. 
Venise,  dès  l'année  1120,  fut  en  état  d'armer  cent  qua- 
rante-deux vaisseaux  contre  Pise.  Elle  entretenait  vingt- 
deux  mille  cavaliers  ou  fantassins  ^  A  la  fin  du  xii«  siècle, 
en  1188,  la  sérénissime  République,  alors  en  bons  termes 
avec  l'empire  grec,  s'engagea,  pour  lui  venir  en  aide,  à 
faire  sortir  de  ses  ports  cent  vaisseaux  de  guerre,  garnis 
chacun  de  cent  quarante  rameurs,  ce  qui  représente  un 
effectif  de  quatorze  mille  hommes  d'embarquement,  les 
pilotes,  les  matelots  non  compris-'.  Dans  les  annales  de 
Venise,  il  est  fait  mention  de  flottes  de  deux  cents  navires. 
En  tenant  compte  des  proportions  énoncées  plus  haut, 
c'est  donc  trente  mille  hommes  que  Venise,  du  xni*  au 
xiv*"  siècle,  pouvait  lancer  sur  ses  galères,  sans  interrompre 
pour  cela  son  commerce.  Mais  n'est  il  point  liors  de  pro- 
pos d'appuyer  plus  longuement  sur  le  passé  d'une  ville 
dont  nous  avons  vu  les  palais,  laissant  pencher  leurs  fa- 
çades crevassées  sur  le  canal ,  servir  d'asile  à  quelques 
brocanteurs?...  Que  si  des  lagunes  nous  portons  nos  re- 
gards vers  le  nord,  nous  comprendrons  mieux  quelle  dut 
être  la  physionomie  de  Padoue  au  moyen  âge,  résultat 

1.  Tentori ,  IV,  150;  —  Marin,  IV,  320;  —  Raumer,  Geschiclite  der 
Hohenstaufen,  passim. 

2.  Caffar,  25i. 

3.  Marin,  III,  210-240. 


430  appendicl:. 

de  deux  influences.  Milan,  détruit  en  fond  en  comble, en 
1162,  par  Frédéric  Barberousse,  n'avait  point  attendu 
cinq  ans,  comme  on  le  sait,  pour  renaître  de  ses  ruines; 
le  traité  de  Constance  avait  sanctionné,  reconnu  les 
conquêtes  de  son  heureuse  rébellion,  et  depuis  lors  la 
vaillante  cité  n'avait  cessé  de  tenir  haut  la  bannière 
de  l'indépendance  italienne  ^  De  1167  à  1237  la  ligue 
lombarde  traverse  donc  son  âge  d'or,  si  l'on  peut  toute- 
fois caractériser  ainsi  le  repos  martial  d'une  nation 
toujours  sous  le  coup  d'une  attaque  et  prête  à  la 
repousser.  La  paix  semble  faite  avec  l'Allemagne  qui, 
de  son  côté,  garde  la  foi  promise.  L'entrée  pacifique 
d'Othon  IV  à  Milan,  quelques  années  seulement  avant 
le  départ  d'Albert  le  Grand  pour  l'Italie,  témoigne  de 
l'apaisement  des  esprits.  «  De  jeunes  garçons  et  des 
jeunes  filles  vêtues  en  blanc  s'avancèrent  au-devant 
du  roi,  des  branches  d'olivier  à  la  main,  »  raconte 
l'historien  des  Hohenstaufen -.  Il  est  vrai  que,  tandis 
qu'Othon  IV  s'avance  triomphalement  vers  l'église  de 
Saint-Ambroise  et  sème  ses  largesses  dans  Milan,  Bo- 
logne, moins  soumise  ou  moins  redoutée,  paye  de 
lourdes  contributions  de  guerre  entre  les  mains  de 
Foulques  d'Aquilée,  le  délégué  du  prince.  Mais  dans 
ces  temps  de  luttes  incessantes  on  s'estime  heureux 
de  pouvoir  au  moins  quelquefois  compter  les  coups; 
et  malgré  les  tempêtes  que  réserve  un  avenir  assez 
proche,  en  dépit  des  querelles  particulières  vidées  çà 
et  là,  on  peut  avancer  qu'au  moment  où  Albert  le 
Grand  franchit  les  Alpes  pour  se   rendre  à  Padoue, 


1.  Voir  notre  aperçu  sur  l'Italie,  liv.  I*'",  Mouvement  religieux. 

2.  Rauiner,  Hohenst.,  t.  III,  p.  9. 


APPENDICE.  431 

l'Italie,  plus  sereine  qu'elle  ne  s'était  vue  depuis  long- 
temps, attendait,  dans  un  calme  relatif,  Tessor  de  sa 
première  renaissance  ^ 


DE   L'ALLEMAGNE. 

L'Italie  et  l'Allemagne  se  coudoyaient  au  moyen  âge, 
ainsi  qu'elles  l'ont  fait  d'ailleurs  jusqu'en  ces  derniers 
temps,  en  se  tournant  le  dos.  Il  est  extraordinaire  que 
deux  pays  si  peu  semblables  ne  soient  point  parvenus 
plus  tôt  à  s'affranchir  complètement  l'un  de  l'autre.  A 
l'heure  matinale  où  nous  surprenons  l'Allemagne  et 
l'Italie,  jamais  contraste  ne  fut  plus  frappant.  Que  si  des 
plaines  de  la  Toscane  et  de  la  Lombardie  nous  remon- 
tons au  nord,  vers  l'Allemagne,  nous  éprouverons  l'im- 
pression d'un  voyageur  qui,  s'étantendormisurles  mar- 
ches du  Capitole  et  rêvant  à  Gornélie,  mère  des  Grac- 
ques,  se  réveillerait  au  pied  d'un  chêne,  dans  une  forêt 
de  la  Thuringe,  en  face  d'un  prince-évêque  qui  vient  de 
forcer  un  cerf,  et  parmi  de  rudes  chevaliers  à  barbe 
blonde.  Les  uns  crient  à  tue-tête  combien  ils  ont  brisé  de 
lances  au  dernier  tournoi;  les  autres  comptent  sur  leurs 
doigts  dans  combien  d'années  ils  épouseront  leur  fian- 

1.  L'histoire  de  Padoue  se  trouve  mêlée  à  tous  les  fastes  de  la  ligue 
lombarde.  Nous  voyons  en  1236  les  troupes  réunies  des  villes  de  Padoue, 
Trévise  et  Vicence  marcher  contre  Vérone,  sous  la  conduite  du  marquis 
d'Esté.  Lorsque,  en  1237,  le  farouche  Ezzelin  s'empara  de  Padoue,  il  ôta 
son  casque,  se  haussa  sur  ses  étriers,et,  penchant  la  tête  en  avant,  baisa 
les  portes  de  Padoue.  Les  bourgeois  de  Padoue  crurent  d'abord  à  une 
démonstration  d'amitié.  Ezzelin  les  détrompa  bien  vite  en  mettant  la 
ville  à  feu  et  à  sang.  «  Padoue  est  le  foyer  et  l'esprit  de  la  révolte,  » 
dit  Ezzelin.  La  voyant  prise,  Ezzehn  avait  témoigné  de  sa  joie  par  ce 
baiser. 


432  APPENDICE. 

cée.  Appuyé  contre  un  bouleau,  un  chanteur  échevelé 
récite  des  tirades  des  Niebelungen.  Ici,  tout  ce  qui  existe 
est  neuf;  point  de  lambeaux  embarrassants  du  passé 
contre  lesquels  puissent  s'émousser  les  ambitions  nou- 
velles de  la  mitre  et  de  l'épée.  Chacun  flotte  selon  ses 
inclinations  et  ses  goûts  entre  les  deux  tyrannies  :  la 
féodalité  règne  ici  sans  conteste.  Ce  qu'il  y  a  d'un  peu 
brutal  au  fond  de  la  nature  germanique  a  servi  à  l'im- 
poser; ce  qu'il  y  a  de  douceur  vague,  de  quiétude 
intérieure,  de  calme  indélébile  chez  un  peuple  tran- 
quillement enthousiaste,  l'a  fait  accepter,  l'établit ,  la 
maintiendra.  Par  une  singulière  bonne  fortune,  nous 
tombons  en  Allemagne  au  milieu  d'événements  impor- 
tants qui  jettent  un  jour  assez  net  sur  sa  physionomie 
ordinairement  incorrecte.  Henri  le  Lion  (Henrich  der 
Lôwe),  chef  de  l'antique  maison  Welfe,  vient  d'être  dé- 
posé par  Frédéric  Barberousse,  chef  de  la  maison  de 
Hohenstaufen.  Henri  le  Lion  est  le  dernier  des  princes 
allemands  qui,  repoussant  des  deux  mains  l'absolutisme 
menaçant  de  l'empereur  et  les  prétentions  souveraines 
du  haut  clergé,  ait  prétendu  maintenir  l'indépendance 
complète  des  duchés.  Henri  échoua  dans  sa  lutte  contre 
la  couronne,  comme  les  Guises  ont  échoué  en  France 
pour  d'autres  causes,  et  sa  chute  présente  même  un 
triste  accident  :  elle  fut  précipitée  par  ses  pairs.  Mais 
cette  pierre  d'achoppement  brisée,  trois  grands  faits  en 
éclatent  aussitôt,  faits  dont  se  ressentira  la  chrétienté. 
Délivrée  du  plus  dangereux  obstacle  que  rencontraient 
ses  desseins,  la  race  des  Hohenstaufen  peut  désormais 
prétendre  à  tout  et  tout  oser  :  voilà  pour  l'Europe,  qui 
ne  sera  rassurée  qu'après  la  bataille  de  Bouvines.  Les 
électeurs,  oublieux  de  leurs  libertés,  laissent  Frédéric 


APPENDICK.  433 

Baibcrousse  désigner  de  son  vivant  son  lils  Henri  comme 
héritier  de  la  puissance  impériale  :  voilà  pour  l'Alle- 
magne, dont  la  constitution  s'ébianle.  Enfin  les  évêques 
parviennent  au  but  ({u'ils  poursuivaient  sans  relàcbe  : 
investis  dans  leurs  diocèses  du  pouvoir  ducal,  ils  peu- 
vent se  considérer  désormais  commeimmédialisés:  voilà 
pour  l'Église,  dont  le  caractère  primitif  s'altère  de  plus 
enplus^  Henri  le  Lion  dompté,  l'Italie  pacitiée  parle 
traité  de  Constance,  l'occasion  se  présentait  belle  à  l'em- 
pereur pour  tenir  un  Reickstag.  Le  Reichsiag  aut^en  effet, 
lieu  à  Mayence,  et  ce  fut  comme  une  sorte  de  fête  natio- 
nale. Peut-être  voudra-t-on  nous  suivre  à  ce  Reichstaij  du 
moyen  âge,  pour  peu  qu'il  plaise  de  se  représenter  l'Al- 
lemagne sous  Frédéric  Barberousse. 

«  Mayence  ne  put  contenir  dans  ses  murs  l'immense 
foule  qui  s'y  pressait.  Une  vaste  plaine  aux  bords  du 
Rhin  se  couvrit  de  tentes.  Prélats  et  princes  régnants, 
chevaliers  de  Bohême,  de  Hongrie,  d'Autriche,  de  Fran- 
conie,  de  Bavière,  de  Saxe,  toutes  les  forces  et  les  gloires 
de  l'Empire  s'étaient  donné  rendez-vous.  On  évalue  le 
nombre  des  chevaliers  présents  à  soixante -dix  mille. 
Les  députés  des  divers  royaumes  s'étaient  réunis  autour 
de  Frédéric  triomphant.  Tous  les  nobles  étaient  héber- 
gés aux  frais  de  l'empereur.  Pendant  quelques  jours,  ce 
ne  furent  que  joutes  continuelles  et  réjouissances  de 
toute  sorte.  L'empereur  lui-même  brisa  des  lances. 
Quand  Frédéric  Bajberousse  prenait  ses  repas,  c'étaient 
les  rois  et  les  margraves  qui  lui  servaient  de  panetiers 
et  d'échansons.  Survint  une  bourrasque  qui  renversa  la 

1.  L'histoire  d'Allemagne  présente  mille  difficultés  lorsque  l'on  cherche 
surtout  à  résumer  beaucoup  de  choses  en  peu  de  mots.  J'ai  beaucoup  em- 
prunté à  l^fister,  t.  IV,  p.  174,  et  à  Hallam,  t.  IV,  p.  13. 

I.  28 


434  APPENDICE. 

chapelle  attenante  au  palais  de  l'empereur.  Quelques- 
uns  voulurent  y  voir  un  signe  de  mauvais  augure  ;  mais 
la  foule  fut  d'un  autre  avis  :  elle  pensa  que  le  diable, 
furieux  d'être  délogé  d'Allemagne  par  la  paix  renais- 
sante, avait  témoigné  de  sa  fureur  par  une  malice  ^  » 
Un  incident  plus  sérieux  faillit  troubler  le  Reichstag. 
Frédéric  Barberousse  étant  entré  à  l'église  pour  assister 
à  la  messe,  le  jour  de  Pâques,  tous  les  princes  de  l'Em- 
pire se  rangèrent  autour  de  lui.  Philippe,  archevêque  de 
Cologne,  prit  place  à  la  gauche  de  l'empereur;  mais 
l'abbé  de  Fulda,  lequel,  paraît-il,  était  dans  son  droit,  s'y 
opposa,  revendiquant  sa  prérogative  et  l'ancienne  cou- 
tume. Frédéric  Barberousse  se  pencha  alors  vers  Phi- 
lippe, archevêque  de  Cologne,  et  le  pria  de  céder.  «  J'y 
consens,  réplique  l'impétueux  prélat,  mais  ce  n'est  point 
vo'    côté  gauche  que  je  vais  quitter,  c'est  Mayence.  ))  L'ar- 
chevêque se  retirait  déjà,  raconte  l'historien  des  Hohen- 
slaufen,  et  le  duc  de  Brabant,  le  comte  de  Nassau,  le  pfalz- 
grave  du  Bhin,  plusieurs  autres  seigneurs,  s'apprêtaient 
à  le  suivre.  Chacun  tremblait  en  se  rappelant  que,  sous 
l'empereur  Henri  IV,  une  question  de  préséance  à  peu 
près  semblable  avait  fait  couler  le  sang.  On  se  répétait  à 
à  voix  basse  que  l'archevêque  de  Cologne  avait  amené 
quatre  mille  hommes  de  suite,  et  que  sa  colère  épisco- 
pale  n'était  point  à  dédaigner.  Tout  à  coup,  par  une  in- 
spiration subite,  le  roi  Henri  se  précipite,  jette  ses  bras 
autour  du  cou  de  l'archevêque,  et  le  supplie  de  ne  point 
convertir  la  joie  générale  en  tristesse.  «  Pardiea!  s'écrie 


1.  Diabohis  iratus,  quod  scdilio  principum  per  ipsum  mota  in  finem 
detrriorcin  non  iicrvonissct. 

La  plupart  dos  détails  (|ui  pivcî-dent  et  qui  suivent  sont  empruntés  à 
lUuiUKU-,  IloJtenslaufen,  t.  Il,  p.  21)^2-294. 


APPENDICK.  435 

l'arcbovêqiio  Philippe  en  levennnl  sur  ses  pas  et  s'adi'es- 
sant  à  Frédéric Darberousse,  je  ri'cassc  pas  criiqaen  pri'sence 
de  mon  prince  pareille  offensepût  m' être  faile  !  Voyez  celle  lête: 
elle  a  blanchi  à  voire  service.  J'ai  couru  bien  des  dangers,  je 
n'ai  i'pargni'  ni  mon  corps  ni  mon  bien,  je  me  suis  mis  la  con- 
science à  la  torture  lorsqu'il  s' est  agi  de  vous  contenter.  Et  vous 
voulez  maintenant  que  je  m'abaisse  devant  un  moine!  »  L'em- 
pereur fut  touché  de  la  remontrance,  l'orgueilleux  arche- 
vêque reprit  sa  place;  l'abbé  de  Fulda,  blême  de  fureur, 
ferma  la  bouche,  et  les  épées  rentrèrent  dans  le  fourreau. 
Cette  scène  dramatique,  survenue  un  jour  de  Pâques, 
avec  une  église  pour  théâtre,  un  archevêque  de  Cologne, 
un  abbé  de  Fulda  comme  interlocuteurs,  et  derrière  eux, 
comme  témoins,  les  preux  de  l'Allemagne  entière  pré- 
sents au  Reichstag,  cette  scène  m'a  semblé  propre,  mieux 
que  de  longs  "discours,  à  faire  ressortir  la  pointe  rude 
du  caractère  teuton  et  les  mœurs  altières  de  l'épiscopat. 
Les  descendants  de  saint  Boniface,  au  xii^  et  auxiii^  siècle, 
portaient  cavalièrement  la  crosse.  Fastueux,  grossier,  li- 
bertin et  ignorant,  le  haut  clergé  allemand  du  xn^  et  du 
xiii^  siècle  mérite,  hélas!  toutes  les  injures  que  lui  pro- 
diguera un  jour  Luther,  que  lui  adresseront,  bien  avant 
la  Réforme,  et  les  héros  de  la  guerre  de  la  Wartbourg, 
et  l'empereur  Othon  IV  sur  un  champ  de  bataille  K 

1.  Un  vieil  auteur  (Brito  Philippe)  met  ces  vers  latins  dans  la  bouche 
d'Othon  IV.  Le  prince  s'adresse  aux  prélats  d'Allemagne  : 

Genus  hoc  pigrum ,  fruges  consumere  natum , 
Otia  quod  ducit,  tecto  quod  marcet  et  umbra; 
Qui  frustra  vivunl,  quorum  labor  omnis  in  hoc  est 
Ut  Baccho  Venerique  vacent ,  quibus  inflat  obesis 
Crapula  colla  thoris,  oneratque  abdomine  ventres. 

Voir,  pour  ce  qui  regarde  la  littérature  allemande  au  moyen  âge,  notre 
essai  littéraire  :  les  Clievaliers-poëtes  de  V  Aile  magne  vMinnesinger).  Di- 
dier, libr.  acad,,  1862. 


436  APPENDICE. 


LA  PjALESTINE    ET   LES    ORDRES   RELIGIEUX 
MILITAIRES. 

...  Cependant  la  Palestine  recevait  par  delà  les  mers 
le  contre-coup  des  discordes  qui  agitaient  la  chrétienté. 
Rien  qu'à  regarder  les  flots,  les  chrétiens  d'Orient  s'aper- 
cevaient bien  vite  des  dissentiments  des  souverains  de 
l'Europe.  Plus  de  vaisseaux,  plus  d'armes,  plus  de  secours, 
dès  que  là-has  l'harmonie  était  troublée.  On  peut  dire  que 
le  sort  des  chrétiens  d'Orient  tenait  à  un  fil,  ce  fil  qu'un 
de  nos  rois  populaires  et  galants,  Henri  IV,  eût  voulu 
nouer  pour  toujours  autour  de  la  crémaillère  du  pauvre 
paysan,  le  fil  de  la  paix  générale.  Les  angoisses  des  chré- 
tiens d'Orient  se  conçoivent  à  merveille.  Le  fil  se  rompait 
sans  cesse.  De  là  des  appels  désespérés.  Ce  qui  se  com- 
prend moins  à  première  vu'e,  c'est  que  le  royaume  de 
Jérusalem,  acheté  par  tant  de  prouesses  et  tant  de  prières, 
fût  devenu  graduellement  le  moins  édifiant  des  royaumes, 
et  que  d'honnêtes  gens  débarqués  tels  de  l'Ile-de-France, 
de  la  Souabeou  du  pays  de  Galles,  aient  pu  devenir  mal- 
honnêtes en  Terre-Sainte.  Placées  en  ce  lieu,  aux  avant- 
postes  des  vertus,  de  l'honneur  et  du  devoir,  les  sen- 
tinelles perdues  montrent  trop  souvent,  hélas!  plus 
mauvais  visage  encore  que  l'arrière-garde,  et  cette  par- 
ticularité trop  peu  connue  jette  un  jour  nouveau  sur  les 
caractères  au  temps  des  croisades. 

A  en  juger  par  les  grandes  et  solides  choses  qu'elle 
a  entreprises,  accomplies,  et  ce  qui  subsiste  d'elle  encore 
dans  nos  lois,  nos  mœurs  et  nos  préjugés,  en  un  mot, 
par  ses  monuments  et  par  ses  ruines,  la  féodalité  semble 
assurément  une  des  inslilulionsles  plus  tenaces  qui  aient 


APPENDICE.  437 

passé  sur  la  terre  :  mais  gardons-nous  d'attribuer  à  ses 
idées  une  forcede  résistance  qui  n'appartient  qu'uses  ra- 
cines,—  elles  étreignaient  le  sol.  On  ne  peut,  sans  doute, 
se  défendre  d'un  vif  sentiment  d'admiration  lorsque,  dé- 
tournant la  vue  de  ces  temps  éloignés  pour  revenir  aux 
nôtres,  et  comparant  nos  ressources  matérielles  à  celles 
de  ces  hommes  qui  pensaient  tout  renverser  quand  ils 
avaient  crié  :  Dieu  le  veut!  on  mesure  l'édifice  transporté 
de  toutes  pièces,  soutenu  si  longtemps  en  dépit  de  l'im- 
mensité des  mers  contre  les  assauts  multipliés,  renouve- 
lés sans  cesse,  du  peuple  le  plus  guerroyant  du  monde 
à  cette  époque,  les  Sarrasins.  L'Orient  aux  couleurs  de 
l'Occident,  quelle  fantaisie  grandiose!  Ce  rêve  a  vécu. 
Ces  Raymond  de  Tripoli,  ces  Renaud  d'Antioclie,  ces  sires 
de  Joppé  et  d'Ascalon  frappent  invinciblement  l'imagi- 
nation. Près  des  lieux  où  dorment  les  Pharaons,  qu'en- 
tends-je?  De  petits  pages  murmurent  les  chansons  du 
pays  d'Oïl.  Il  ne  manque  plus  maintenant  sur  la  cime  du 
rocher  que  iMoïse  a  frappé  de  sa  baguette  qu'un  donjon 
crénelé  avec  douves  et  mâchicoulis,  et  sur  le  poing  des 
châtelaines  mauresques  qu'un  de  ces  faucons  sans  défauts, 
au  vol  loyal,  comme  en  élèvera  Frédéric  II.  Mélusine  se 
baignait  dans  un  seau  d'eau,  à  Lusignan,  en  Poitou.  Les 
hasards  de  la  guerre  lui  tendent  un  plus  beau  miroir. 
La  voici  qui  se  mire,  avec  la  couronne  des  rois  de  Jéru- 
salem ,  aux  bords  du  Jourdain.  Vive  Notre-Dame!  Mais 
l'Orient  réagit  bientôt  sur  l'Occident.  Jérusalem  tombe 
inopinément  au  pouvoir  des  infidèles  K  Saladin,  d'autre 
part,  éblouit,  écrase  la  chevalerie  par  ses  prouesses,  ses 


1 .  3  octobre  1187.  Il  y  avait  quatre-vingt-huit  ans  que  Jérusalem  avait 
été  prise  par  Godefroy  de  Bouillon. 


4:i8  APPENDICE. 

grâces  chevaleresques ^  Nurreddin  l'a  édifiée-.  Peu  à 
peu,  l'astucieuse  influence  des  Grecs  se  fait  sentir;  cette 
sorte  d'indépendance,  fille  de  l'éloignement  des  chefs, 
semble  amère  d'abord,  puis  douce.  On  se  plaint  d'abord 
d'être  abandonné,  il  plaît  ensuite  de  se  sentir  la  bride 
sur  le  cou  ^  Le  soleil  dardait  d'aplomb  sur  la  pesante  ar- 
mure de  nos  guerriers  du  Nord.  Quand  on  ôte  son  cas- 

1.  «  Les  mains  des  rois  devraient  avoir  des  trous,  »  est  une  de  ces 
paroles  attribuées  à  Saladin.  Tant  de  pauvres  écuyers  l'ont  répétée  au 
moyen  âge,  qu'elle  est  devenue  proverbe.  La  façon  de  donner  de  Saladin 
était  fastueuse,  mais  délicate  aussi.  On  sait  l'histoire  de  ce  grand  maître 
des  Templiers  auquel  il  demanda  cent  mille  besants  d'or  pour  sa  rançon. 
«  Je  ne  pourrai  jamais  les  payer,»  dit  le  grand  maître.  —  Bah!  reprend 
Saladin,  tous  les  honnêtes  gens  de  chez  vous  voudront  se  cotiser  pour 
vous  rendre  ce  service!  »  Le  grand  maître  réplique  en  souriant  :  «  Puisque 
vous  parlez  d'honnêtes  gens,  permettez-moi,  monseigneur,  de  commencer 
par  vous  la  quête.  »  Saladin  donne  cinquante  mille  besants  d'or:  les  émirs 
se  cotisent  et  rassemblent  soixante  mille  besants  d'or.  Restaient  dix  mille 
besants  d'or  pour  les  menus  plaisirs  du  grand  maître,  outre  le  prix  de  sa 
rançon.  Saladin  ne  trouve  point  encore  cependant  l'aventure  assez  galante 
et  lui  offre  une  escorte  pour  revenir  au  camp  des  chrétiens,  —  onze  chré- 
tiens mis  en  liberté  sans  rançon.  —  Un  fatlo  di  Saladino  con  Ugone 
di  Tiberïa,  p.  255.  Msc.  in-folio  nella  bibliotheca  Laurentiana,  catal.  V. 

2.  Nurreddin  jeûnait  toutes  les  fois  que  sa  sauté  le  lui  permettait, 
et  faisait  lire  l'Alcoran  à  ses  serviteurs.  Ayant  vu  un  jour  un  petit  enfant 
qui  le  lisait  à  son  père,  il  en  fut  touché  jusqu'aux  larmes. —  V.  Michelet, 
Hist.  de  France,  t.  II,  p.  350. 

3.  C'est  surtout  dans  les  rapports  des  évêques  avec  les  grands  Ordres 
militaires  que  la  tendance  h.  l'insubordination  est  manifeste.  Les  privi- 
lèges des  uns  étaient  opposés  sans  cesse  à  l'autorité  des  autres.  Les  che- 
valiers en  appelaient  au  pape  dans  tous  les  différends.  Dans  l'intervalle 
entre  la  demande  et  la  réponse,  ils  refusaient  net  de  se  soumettre.  Quel- 
quefois ils  se  permettaient  vis-à-vis  du  haut  clergé  les  plus  graves 
inconvenances.  «Von  den  Piipsten  Innocenz  III.,  Anastasius  IV.,  und 
Hadrian  IV.,  hatten  die  Johanniter  allmahlich  ini  Wesentlichen  Vorrechte 
erhalten...  sie  geben,  wenn  ihre  Gûter  Gott  und  den  Armen  geweiht  siiid, 
kiintftig  keine  Zehnten...  sie  liessen  vor  den  Thûren  der  Auferstehungs- 
kirche,  gleichsam  zum  IIohne,ungloich  grossere  und  prlichtigere  gebiiude 
auiTiihren,  und  îàuteten  mit  allen  Glocken  wenn  der  Patriarch  zum  \o\ke 
reden  wollte.»  Raumer,  Holienstaufen,  t.  II,  p.  347. 


APPRNDICR.  i.{.» 

que  en  Palestine,  une  idde  peut  Iravorscr  le  cerveau, 
celle  de  prendre  le  turban'.  Les  peuples  sont  comme 
certaines  femmes  :  on  pense  les  mener,  ils  échappent; 
les  tenir  ferme,  ils  se  dérobent  avec  grâce,  violence  ou 
malice.  L'Orient,  pris  en  haine  et  vaincu ,  soumet,  fas- 
cine, costume  maintenant  ses  vainqueurs,  et  Richard 
Cœur-de-Lion  portera  à  Chypre  un  manteau  parsemé  de 
croissants  d'argent  (1190)  ^ 

La  papauté  n'est  point,  du  reste,  la  dernière  à  signaler 
le  scandale;  elle  ne  s'aveugle  point  sur  les  mérites  de 
ses  enfants  d'Asie.  Peut-être  même,  dans  sa  tristesse,  s'en 
est-elle  exagéré  les  mollesses  et  les  vices,  comme  une 
mère  ou  une  amante  qui,  dès  que  l'objet  de  sa  tendresse 
fait  un  faux  pas,  l'aperçoit  au  fond  des  abîmes.  S'il  fallait 
en  croire  les  lamentations  d'un  Grégoire  VIII,  le  saint 
sépulcre  ne  serait  entouré  que  de  malfaiteurs,  Madeleine 
n'aurait  laissé  en  Judée  que  des  filles  incapables  d'imi- 
ter son  repentir.  Il  est  vrai,  telle  est  du  moins  l'opinion 
des  historiens  du  temps,  que  ce  pontife  ascète,  brisé  par 
les  macérations  et  le  jeûne,  n'avait  point  toujours  l'esprit 

1.  Après  la  défaite  de  Tibériade,  due  incontestablement  à  la  mollesse 
et  à  l'incapacité  des  chefs  de  l'armée  chrétienne,  à  la  haine  du  grand 
maître  des  Templiers  contre  Raymond  de  Tripoli,  et  aux  félonies  de  Re- 
naut  de  Châtillon,  car  les  chrétiens  eurent  rarement  sur  pied  une  armée 
plus  considérable,  —  elle  se  composait  de  douze  cents  chevaliers  et  de 
plus  de  vingt  mille  fantassins,  —  Saladin  écrivit  à  Damas  pour  ordonner 
des  fêtes  en  réjouissance  de  sa  victoire.  «  Ce  n'est  point  nos  soldats,  ce 
sont  leurs  crimes  qui  ont  préparé  leur  perte,  mandait  le  sultan.  La  croix 
est  tombée  dans  nos  mains,  cette  croix  autour  de  laquelle  ils  volaient 
comme  des  papillons  autour  d'un  flambeau,  etc.,  etc.  »  ((juill.  de  Nangis, 
Chron.  de  1189.  V.  Michaud,  Hisi.  des  croisades.) 

2.  A  partir  de  la  seconde  moitié  du  xiie  siècle  les  chrétiens  frater- 
nisent avec  Mahomet.  Richard  Cœur-de-Lion  n'a-t-il  point  voulu  marier 
sa  sœur  à  l'émir  Maleck- Adel?  Frédéric  II  s'entendra  accuser  par  un 
pape  d'être  plus  musulman  que  chrétien. 


440  APPENDICE. 

lucide  et  s'inventait  des  douleurs  ^  C'est  là  recueil  où 
tombent  les  génies  abstraits  comme  l'excessive  piété.  A 
force  de  penser  ou  de  prier,  on  s'isole-,  le  monde  réel  s'é- 
vanouit. Les  cimes  seront  toujours  la  patrie  des  nuages. 

((  Ce  ne  sont  'point  seulement  les  hommes  de  Terre-Sainte 
qui  ont  pèche,  s'écrie  Grégoire  VIII  dans  son  manifeste, 
nous  aussi  nous  sommes  coupables.  Plus  de  fidélité 
aux  serments,  plus  d'affections,  plus  une  parole  de  Dieu 
sur  la  terre,  comme  dit  l'Écriture.  Partout  les  forfaits  les 
plus  atroces,  les  mensonges,  les  meurtres,  les  vols,  les  adul- 
tères, ont  pris  le  dessus.  »  (1187). 

S'il  fallait  entendre  ces  paroles  d'un  pape  à  la  lettre, 
la  troisième  croisade  n'eût  point  eu  lieu;  bien  mieux, 
le  monde  chrétien  serait  le  dernier  des  mondes,  et  les 
évéques,  sans  emploi,  pourraient  suspendre  aux  voûtes 
des  cathédrales  leur  houlette  inutile.  Il  importe  d'obser- 
ver, en  passant,  que  dans  leurs  litanies  et  leurs  plaintes, 
qu'on  peut  à  bon  droit  qualifier  de  monotones,  les  suc- 
cesseurs de  saint  Pierre  ne  laissent  que  fort  rarement 
échapper  quelques  indices  propres  à  nous  renseigner 
exactement  sur  la  physionomie  réelle  de  l'époque  qu'ils 
condamnent  et  dominent.  Ont-ils  résolu  de  gémir,  ils 
recourent  volontiers  au  catalogue  des  lamentations  des 
prophètes;  s'agit-il  de  verser  des  larmes,  ils  regardent 
couiplaisamment  couler  l'urne  inépuisable  de  Jérémie. 

...  Lorsque  Rome  institua  les  grands  Ordres  religieux 
militaires,  Rome  avait  peut-être  pensé  créer  une  armée 
de  saints  Georges  toujours  prêts,  sur  un  signe,  à  s'élan- 
cer sur  le  dragon,  puis,  rentrés  dans  leurs  couvents,  à 

1.  Consulter,  sur  Grégoire  VJII,Aldim,  392.—  Corner,  177  :  Suisve- 
heniens  castigator...  —  Pépin,  13  :  Gregorius  a  minus  discretis  putatus 
est  cerebro  delirare. 


APPENDICE.  441 

redevenir  d'iuimbles  moines  chastes  et  doux.  S'ils  n'ont 
jamais  manqné  de  vaillance,  on  représentera  que  les  che- 
valiers-moines n'ont  jamais  dai^nié  ni  su  obéir.  Indé- 
pendants du  pouvoir  séculier  qu'ils  ne  reconnaissaient 
pas,  trop  fiers  pour  s'abaisser  jusqu'à  répondi-e  au.v  ol>- 
servalions  des  patriarches,  ayant  du  reste  sous  leur  juri- 
diction particulière  des  éî^lises  et  un  clergé,  soustraits 
par  la  distance,  les  schismes,  l'indulgence  ou  l'ignorance 
forcées  des  papes  à  la  seule  autorité  de  laquelle  ils  con- 
sentissent à  relever,  montrant  leur  croix  aux  princes, 
aux  évêques  leurs  statuts  et  leurs  privilèges,  aux  souve- 
rains pontifes,  d'une  part,  l'étendard  des  infidèles,  de 
l'autre  leurs  cuirasses  percées  de  coups,  je  ne  sais  s'il 
exista  jamais  corporation  plus  libre  que  celle  des  cheva- 
liers du  Temple,  et  surtout  celle  des  chevaliers  de  Saint- 
Jean  ^  Élite  de  la  société  du  moyen  âge,  leur  souverain 
réel  était  I'honneur,  sentiment  contre  lequel  des  vœux  de 
religion  s'émoussent,  parce  qu'il  n'est  point  une  passion, 
mais  plutôt  la  conscience  orageuse  et  délicate  de  toutes 
les  passions  nobles.  Ce  fougueux  grand  maître  à  leur 
tête,  les  Ordres  religieux  militaires  ont  troublé  la  Pales- 
tine et  contribué  à  sa  perte,  tout  en  versant  leur  sang 

1.  Les  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  étaient  affranchis  de 
toute  charge,  de  tout  péage  et  de  tout  tribut.  On  ne  peut  les  citer  en  jus- 
tice, «  aut  ad  expeditionem  cogère,  aut  ad  opéra  servilia  compellare,  aut 
in  partium  sine  marium  aut  portarum  transitu  pedagium  accipere.  »  — 
Miraci,  Op.  diploin.,  t.  111,  p.  51.  Urkunde  Friedrichs  I,  ap.  Raumer. 

Pour  montrer  jusqu'à  quel  point  les  grands  maîtres  en  prenaient  à 
leur  aise,  nous  ne  rappellerons  qu'un  fait,  un  seul,  mais  extrêmement 
significatif  et  curieux.  Gill>ert,  dictus  Assaiily,  quatrième  grand  maître 
de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  rompt,  de  concert  avec  Amaury, 
roi  de  Jérusalem,  la  trêve  conclue  avec  le  calife,  prend  la  ville  de  Belbcïs 
d'assaut,  et,  contraint  d'évacuer  TÉgypte,  de  dépit  donne  sa  démis- 
sion en  plein  chapitre,  et,  sans  plus  de  façons,  s'en  retourne  au  pays. 

«  Eodem  anno  Gilbertus,  dictus  Assaillv,  summiis  Magister  Hospi- 


442  APPENDICE. 

pour  la  défendre.  Leurs  exploits  à  la  guerre  compensaient 
à  peine  le  mal  qu'ils  lui  causaient  pendant  la  paix.  Pro- 
fondément jaloux  l'un  de  l'autre,  les  deux  Ordres  vi- 
daient leurs  querelles  les  armes  à  la  main,  entretenaient 
des  rapports  avec  les  excommuniés,  empiétaient  sur  le 
territoire  des  évoques,  des  églises  et  des  bénéfices,  et, 
divisés  sur  tout  le  reste,  ne  s'entendaient  que  pour  fo- 
menter les  troubles  et  repousser  les  musulmans  K 

Qu'on  juge,  d'après  les  taches  sur  les  vases  sacrés,  du 
pavé  du  temple.  Dans  les  innombrables  monastères  éche- 
lonnés pendant  la  seconde  moitié  du  xii«  siècle  comme 
autant  de  stations  du  Calvaire  sur  le  sol  foulé  par  les  pas 
de  Notre-Seigncur,  humbles  asiles  que  la  foi  vive  des 
premiers  temps  de  la  conquête  avait  fait  éclore  à  profu- 
sion, l'esprit  austère  du  ctiristianisme  n'existe  plus.  Les 
revenus  des  couvents  se  sont  accrus,  les  aumônes  de 
l'Europe  entière  les  ont  enrichis,  et  la  dépravation  et  la 
paresse  ont  fini  par  recueillir  ceque  leur  a  valu  le  désin- 
téressement d'autrefois.  Familiarisés  avec  les  lieux  saints 
que  le  pauvre  pèlerin  d'Europe  ne  traversait  qu'à  genoux, 
certains  moines,  établis  comme  chez  eux  près  de  l'étable 

talis  Hierusalem,  venit  in  Normaniam  ad  Henricum  regcm  a  quo  hono- 
rifice  susceptus  est,  et  accepta  a  domino  rege  licentia  transfretandi  in 
Angliam,  venit  usque  Depé ,  et  ante  festum  sancti  Micliaelis  navem 
quamdam,  quse  jam  fere  per  annuni  in  arena  maris  fracta  et  dessiccata 
consederat,  et  jam  aliquantulum  dealbata  et  refecta  et  in  altum  deducta 
fnerat,  ciim  miiltis  tam  clericis  quam  laicis,  qui  jam  longa  exspectatione 
fatigati  fuerant,  intravit;  sed  mox  navis  illa  extra  portum  in  altum  ducta, 
valut  lapis  in  profundum  descendit,  compagibiis  dissolutis,  et  ipse  Gil- 
hertus,  et  ceteri  universi  qui  in  ea  erant,  prœter  octo  tantum,  qui  beiie- 
ficio  naviculae  evaserunt,  submersi  sunt  decimo  tertio  kalendas  octobris.» 
—  Roger  de  Hoveden  suh  anno  1 185,  in  Henrico  secundo,  fol.  ()'22. 

1.  Le  pape  Alexandre  III  s'était  efforcé,  mais  en  vain,  de  remédiera 
tant  d'abus.  Voir  Liinig.Reichs.  arcliiv.  Spic.  eccl.  von  Johanniten.Urk.'i. 
Raumer. —  Vertot,  t.  I.  p.  177. 


APPENDICE.  443 

de  Bethléem,  ne  font  [)Iiis  penser  aux  péUres,  an\  rois 
mages  accourus  pour  adorer,  mais  au.v  troupeaux  qui 
sommeillent  ou  ruminent,  tandis  que  luit  l'étoile'.  On 
ne  voit  plus,  à  l'heure  qu'il  est,  des  poignées  d'hommes 
mettre  en  déroute  des  hordes  de  Sarrasins;  les  soldats 
du  Christ  se  laissent  vaincre  par  des  ennemis  inférieurs 
en  nombre.  Une  seule  ville  de  la  Terre-Sainte  entrete- 
nait seize  mille  courtisanes,  sans  compter,  suppute  pru- 
demment le  vieil  auteur,  toutes  celles  que  Dieu  seul  connaît  ^ 
Les  chroniques  sont  unanimes  pour  flétrir  la  bassesse  des 
chrétiens  d'Asie  et  leurs  appétits  grossiers,  et  leurs  [rjces 
de  baladins  ^  Il  faut  avouer  que  l'endroit  était  mal  choisi 
pour  contrefaire  les  mimes  et  les  jongleurs.  Les  clercs 
ne  se  distinguaient  en  masse,  parait-il,  du  commun  des 
fidèles  que  par  un  excès  de  cupidité,  et  les  moines,  que 
par  l'effronterie  de  la  débauche.  Les  premiers,  les  sécu- 
liers, suivant  en  ceci  l'ancien  usage  si  violemment 
stigmatisé  par  saint  Jérôme,  captaient  les  testaments; 
les  autres,  les  réguliers,  traînaient  leurs  robes  de  bure 

1.  «Etclerus  et  populus  in  varios  luxus  effluxerat,  totaque  terra  iila 
flagitiis  et  facinoribus  sordescebat.  Sed  el  qui  religionis  habitum  prae- 
tendebant,  moderantiae  fines  turpiter  excesserantregularis.  Raro  enim  in 
monasterio,  rariusque  in  sseciilo,  quem  non  morbus  luxiuiai  vel  avaritiîe 
infecisset. »  — Guill.  de  Nangis.  Vitœ  Pontif.  roman.,  L.  77. 

«  Die  Monclie  drangten  sich,  ungebûhrlich  ihre  Zellen  vorlassend,  zu 
eintrâglichen  geistlichen  Verriclitungen;  ja  sie  scheuten  sich  nicht  mit 
ôffentlichen  Hilren  ôffentliche  Hadehâuser  zu'  besuchen,  »  —  V.  Raumer, 
Hohenstaufen,  t.  If,  p.  389-390,  jiassim, 

2.  «  Dixitenim  patriarcha,  et  verum  fuit,  quod  suo  temporc  inventa 
sunt  et  descripta  sedecim  millia  meretricum  in  sola  civitate  Aconensi, 
prseter  alias  et  occultas  et  similes  in  matrimonio  constitutas,  quarum 
statum  solus  novit  Dcus.  »  —  Descript.  Ten:  sanct.  Mamiscr.  de  Berne. 

3.  «Facinorosi,  luxuriosi,  mimi,  histriones,  etc.,  terram  obscenis 
moribus  et  actibus  inquinabant.  »  — Guill.  de  Tyr,  583.  —  Math.  Pc'ris, 
98.—  Vitriafi.  Histor.  Hierusal.,  1054,  1087,  1097. 


444  APPENDICE. 

au  seuil  des  bains  publics,  et,  ayant  perdu  en  entrant 
toute  pudeur,  ignoraient  en  sortant  la  honte  ^  Héraclius, 
patriarche  de  Jérusalem,  vivait  publiquement  avec  la 
femme  d'un  marchand  nommé  Riweri.  Elle  était  connue 
en  tout  lieu  sous  le  nom  de  la  Patriarche.  Ce  même  pré- 
lat n'avouait  pas  qu'il  eût  tenté  d'empoisonner  Guillaume 
de  Tyr,  qui  l'avait  dénoncé  à  Rome,  mais  il  se  reconnais- 
sait une  fille.  Terminons  par  un  trait  caractéristique  l'é- 
numération  de  tant  de  turpitudes.  Dans  une  assemblée 
solennelle  des  seigneurs  de  Palestine  à  laquelle  assistait 
ledit  patriarche  dans  toute  la  splendeur  de  ses  orne- 
ments pontificaux ,  un  personnage  de  piètre  mine  se 
ghsse  jusqu'à  lui  et  lui  annonce  que  la  femme  du  mar- 
chand Riweri  vient  d'accoucher.  Pour  cette  bonne  nou- 
velle annoncée  tout  haut,  ce  personnage  tendit  la  main  -. 
«  J'ai  vu  peu  d'hommes,  que  dis-je  ?  je  n'en  ai  point  vu, 
affirme  un  contemporain ,  revenir  meilleurs  du  voyage 
d'outre-mer  ^  »  A  ceux  auxquels  cette  parole  peut  sem- 
bler étrange,  nous  rappellerons  la  réflexion  d'un  autre 
contemporain,  u  Dès  qu'en  Espagne,  en  France,  en 
Allemagne,  en  Italie,  en  n'importe  quelle  part  de  la  chré- 
tienté, un  homme  a  été  convaincu  d'être  un  malfaiteur, 
un  meurtrier,  un  voleur,  coupable  d'inceste,  d'adultère 
OLi  de  fornication  et  qu'il  redoute  une  peine  égale  à  son 

1.  «  Kranken-Besuclie  iibernahmen  sie,  nicht  aus  christlichen  Besin- 
nungen,  sondern  Vermachtnisse  zu  erpressen.»  — Raumer,  t.  II,  p.  390. 
—  «Sic  schcuten  sich  nicht  mit  Hûren  Badehuuser  zubesuclien.»  Passage 
déjà  cité. 

2.  «  Héraclius,  ich  hoffe  auf  sclionen  Lolin  fur  die  Botscliaft  dass 
dein  Kebswoib  eine  Tochter  geboren  hat.  »  72  id.,  p.  391,  t.  II.  Der 
Patriarch.  Héraclius. 

3.  «  V^ix  aliquos  vidi,  imo  nunquam  ,  qui  redierint  meliores,  vel  de 
transmarinisparlibus,  vcl  de  saiictorum  limiiiibus.  »  —  Albert  Stad.,  108. 


APPENDICE.  UTi 

crime,  il  fuit  el passe  en  Terre-Sainte.  »  Et  riionnêtc  histo- 
rien ajoute  éloquoniment  :  «  Comme  si  au  contact  de  ce  sol 
tout  forfait  allait  s'évanouir  et  qu'en  changeant  de  place  on 
changeait  d'âme  ^  »  C'est  ce  préjugé  si  fortement  enra- 
ciné au  moyen  ûge  qui  a  peuplé  le  voisinage  du  berceau 
du  Sauveur  de  bandits  et  de  fainéants.  Les  papes  y  avaient 
envoyé,  en  ellet,  les  pécheurs  du  monde  entier  y  purger 
leuis  crimes  et  y  porter  leurs  fanges.  Tant  de  souillures, 
hélas!  sont  tombées  dans  la  fontaine,  qu'à  peine  un  pè- 
lerin de  bonne  foi  peut-il  espérer,  à  la  fin  du  xii*  siècle, 
s'y  laver  les  mains  sans  péril  :  on  peut  y  gagner  la  lèpre. 
Ce  n'est  point  chose  singulière,  du  reste,  qu'à  la  longue 
les  rives  sacrées  de  la  Judée,  traversées  par  des  caravanes 
de  deux  sortes,  les  unes  composées  de  pieux  fidèles  ac- 
courus pour  baiser  la  trace  des  pas  de  Jésus-Christ,  les 
autres  de  vauriens  plus  ou  moins  repentants,  aient  fini 
par  s'imprégner  du  mal  dont  elles  étaient  devenues  le 
refuge,  le  port  de  salut  et  le  perpétuel  lieu  de  transit.  Le 
fait  n'en  est  pas  moins  triste  et  lamentable.  Des  trois 

CROIX  DU  GOLGOTHA  UNE  SEULE  SEMBLE  ABÎMÉE  DANS  l' OMBRE  A 
LA   FIN  DU    XIF  SIÈCLE ,  CELLE   DU  MILIEU  ^. 

1.  «Quando  aliquis  in  Hispania,  Gallia,  Germania,  Italia  ant  aliis 
christianis  nationibus,  malefaclor  deprehensus  fuerit  utpote  homicida, 
latro,  etc.,  fugit  et  transfretat  in  Terram  sanctam,  quasi  per  hoc  con- 
tractum  aboUturus  malum,  et  quum  illuc  venerit,  non  locum  ,  sed  ani- 
mum  mutavit.n  —  Broccardus,  in  Descript.  Terrœ  sanctœ. 

2.  Prise  de  Jérusalem  par  les  Sarrasins.  Les  chrétiens  perdent  la 
vraie  croix  (1187). 


KIN    DE    i'apPENHICE    et    DU    TOMF.    PREUlr.Tî. 


i 


TABLE 


Pages 
Avant-propos I 


LIVRE   PREMIER. 

MOUVEMENT   RELIGIEUX.  —  1193-1223. 

Naissance,  enfance  d'Albert  le  Grand.  —  De  la  première  éduca- 
tion au  moyen  âge.  —  Albert  s'éloigne  de  l'Allemagne  et  va  étu- 
dier à  Padoue.  —  Albert  à  Padoue.  —  Pourquoi  Albert  le  Grand 
devait-il  nécessairement  se  faire  moine? —  Des  deux  Ordres  de 
Saint -François  et  de  Saint- Dominique.  —  Portrait  des  deux 
saints.—  Albert  le  Grand  entre  en  religion  dans  l'Ordre  de  Saint- 
Dominique 1 

LIVRE  DEUXIÈME. 

MOUVEMENT   DES    ÉCOLE  S.— 1  223-1  229. 

Albert  dominicain. —  Il  entre  au  couvent  de  Saint-Nicolas,  près 
de  Bologne.  —  De  l'extension  extraordinaire  de  l'œuvre  de  saint 
Dominique.  — De  la  vie  des  univeisités  italiennes  au  moyen  âge. 

—  L'université  de  Bologne.  —  Du  mouvement  théologique  au 
xiTi*  siècle.  —  La  théodicée  de  Platon  et  la  théodicée  d'Aristote. 

—  Pourquoi  le  moyen  âge  pencha-t-il  vers  Aristote?  — Albeft  le 
Grand  quitte  l'Italie  et  se  dirige  sur  Cologne,  à  travers  l'Alle- 
magne, sa  patrie 207 


448  TABLE. 

LIVRE   TROISIÈME. 

L'EMPIRE   ET   LA   PAPAUTÉ.  —  1229-1245. 

Pages 
Albert  le  Grand  à  Cologne.  —  Frère  Henri.  —  Caractère  de  la 

mission  d'Albert  en  Allemagne.  —  Lutte  de  l'empire  et  de  la 
papauté.  —  Grégoire  IX. —  Théorie  idéale  des  deux  pouvoirs  :  de 
l'absolutisme  impérial  et  de  l'absolutisme  théocratique.  —  Fré- 
déric II,  empereur  des  Romains.  — Ses  talents,  ses  mœurs,  son 
harem,  sa  cour,  son  traité 'de  fauconnerie.  —  De  l'Allemagne 
et  du  clergé  allemand  au  moyen  âge.  —  Campagne  d'Albert  et 
des  dominicains  contre  les  ennemis  du  saint-siége.  —  Saint  Tho- 
mas d'Aquin  à  Cologne.  —Albert  le  Grand  va  enseigner  à  Paris,     'i.!.') 

Appendice 403 


ERRATA. 


Page  114,  au    lieu  de  :  ils  n'étaient  que    désintéressement,  lisez  :  ils 

n'étalent. 
Page  1G7,  au  lieu  de  :  forme  uniforme,  lisez  :  caractère  uniforme. 
Page/2U9,  au  lieu  de  :  dont  ne  se  soient  frappés,  lisez  :  dont  ne  soient. 


PARIS.  —    J.    CLAYE,    iMPRlMKUR,    HUE    S  A  1  N  T- B  E  N  0  ÎT,    7.    —    (HôS) 


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