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ALBERT LE GRAND
TOME PREMIER
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
LES CHEVALIERS-POETES DE L'ALLEMAGNE
( MINNESINGER)
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER. — PARIS 1862
Sous presse :
ALBERT LE GRAND
L* ANCIEN MONDE DEVANT LE NOUVEAU
T 0 II E DEUXIÈME
Pour paraître prochainement :
IMPRESSIOÎ^S
TABLEAUX ET PORTRAITS
(ÉTUDES modernes)
lAKIS. — J. CLAYE, IMnUMKUR, 7, RUE SAINT-BENOIT. — [l'î52|
OCTAVE D'ASSAILLY
ALBERT LE GRAND
L'ANCIEN MONDE
DEVANT
LE NOUVEAU
PARIS
L I B H A I K I E ACADÉMIQUE
DIDIER ET C'% LlBRAIHES-ÉDm<:URS
35, QUAI I^liS AUGUSTIXS
1870
THE IKSTITUTE CF WFPi/TVAL STUQlB
10 ELWSLEY PLACE
TORONTO 5, CANADA.
OCT22 193Î
760
AVANT-PROPOS
Deux partis s'agitent, à l'heure qu'il est, au
sein de l'Église : on flotte entre la tristesse, la
crainte, la honte, les douces réminiscences et
l'espoir. 11 n'est point jusqu'à l'indifférent qui
ne semble secouer son sommeil à la veille de
l'an 2000. Ne dirait-on pas, ô mon Dieu, qu'au
fond de toutes les consciences religieuses en
émoi, je ne sais quelle vague révélation d'une
nouvelle apparition de votre Verbe projette
simultanément ses lueurs et ses ombres, et
qu'aujourd'hui encore, comme en ces jours
dont Marie de Magdala porta la sainte horreur
le front haut, on n'hésite, on ne s'interroge, on
ne se trouble, on ne gémisse point seulement?
On croit et l'on attend.
11 convient toutefois de remarquer que les
II AVANT-PROPOS.
questions que s'adressaient les apôtres, le jour
qui suivit l'ensevelissement de Notre-Seigneur :
Le Fils de r homme soulèvera-t-il la pierre du tom-
beau?... Entendrons-nous derechef la parole du
Maître?... Dieu permettra-t-il que l'Elu voie la
corruption?... Christ se montrera-t-il, revivra-
t-il?... ces paroles, ce ne sont plus quelques âmes
simples, unies dans l'amour, la douleur et la foi,
qui les murmurent devant le sépulcre de Celui
r/ui ne doit point mourir , tandis que naît et grandit
dans les cœurs le pressentiment suave et déli-
cieux du règne des justes, des humbles et des
petits, c'est une assemblée des ducs et pairs de
la vieille royauté catholique ébranlée jusque dans
ses fondements qui, pour la première fois, les
répète en doutant de sa propre vitalité.
Assise à Rome contre la volonté du peuple,
assise en souveraine, ceinte de pierreries et de
bandelettes, au milieu des ruines d'un monde
détruit, monde qui fut le sien; prise tout d'un
coup de haine, de dégoût, d'orgueil et d'épou-
vante au bord du gouffre où, depuis plus de
six cents ans, elle précipite avec audace ou
laisse choir avec mépris et la raison, et l'indé-
AVANT-PROPOS. m
pendance, et la dignité, et les énergies, et la
sève, et la pure tradition chrétiennes, la Papauté
commence enfin à reconnaître que le monde
nouveau lui échappe, et, dans son incertitude
et son angoisse extrêmes, elle demande à l' Es-
prit-Saint, dont aucun signe n'annonce encore
sous la voûte des basiliques la venue prochaine :
Ressusciter Al- JE le troisième jour? — Non, elle
ne ressuscitera pas, car ceux qui la soutiennent
et l'ont mise en cet état la croient vivante.
Or, quels sont les deux partis qui s'agitent,
à l'heure qu'il est, au sein de l'Église? Ces
deux partis, les voici.
Le premier, le parti des anciens ,, déclare plus
formellement que jamais ne point vouloir ac-
cepter ce qui est et admirer ce qui fut, condamne
avec aveuglement, avec endurcissement, cette
sorte de chimère profane, la folle idée du progrès,,
se complaît dans l'ordre de choses légué par le
moyen âge, n'admet ni le conseil, ni l'interven-
tion, ni l'égalité des laïques, voue, en un mot,
le monde de la religion, de l'intelligence et des
faits à une sorte d'immobilité hiératique, et
prétend jeter dans un moule de convention
BQ
6 339
IV AVANT-PROPOS.
l'avenir. — Le second parti, vir novus, novissima
verha, le second parti, au contraire, plein de
zèle, d'inexpérience, de fougue et d'imaginations
peu rassises, dénonce à haute et intelligible voix
les désastreux errements du passé, se retourne,
sans respect, sans scrupule aucun, vers la louve
antique dont, hier encore, il suçait dévotement
la mamelle, propose, sans avoir seulement
arrêté son plan, je ne sais quelle transaction
équivoque avec la société moderne, et, sans
tout à fait dépouiller le vieil homme, daigne ce-
pendant tendre la main aux hommes de bonne
volonté. Tôt ou tard, les deux rivaux, les deux
frères ennemis, devaient se mesurer en champ
clos : ils sont à Rome en ce moment. Or, qui
l'emportera, en définitive, de l'ange ou de Ja-
cob en la terre d'Israël? En vérité, je vous le
dis : NI l'un ni l'autre.
Ni Vun ni Vautre,., Pourquoi? — Pourquoi!
Ouvrez l'Évangile, chrétiens irrésolus.
« // faut mettre le vin nouveau en des vaisseaux
neufs, )) enseignait Notre-Seigneur ; et le chris-
tianisme, en effet, s'est produit en dehors de la
synagogue. Eh bien, nos prêtres et nos évêques
AVANT-PROPOS. T
ont-ils mis le vin nouveau en des vaisseaux neufs?
Ont-ils pressé le vin nouveau? Ne l'ont-ils point
toujours porté avec répugnance à nos lèvres?
Répondez, ô nos maîtres et nos juges, vous-
mêmes, vous qui tournez le dos aux anciens,
BRISEREZ -vous LES VIEUX VAISSEAUX?... Voilà CC
qu'ira remontrer un enfant aux docteurs de la loi
présentement assis près des piliers du temple.
Une autre cause, celle-là générale et plus
haute, domine la situation. Voyez les peuples...
et nunc erudimini, vos qui judicatis terrain,,* voyez
les peuples : pensez-vous qu'ils prennent part
à vos querelles et que les débats qui vous divi-
sent les distraient beaucoup? Voyez, — tandis
que les deux athlètes, lesquels se contemplent
et se défient depuis des siècles, V esprit d'auto-
rité et y esprit d'examen, se joignent et se livrent
dans la poudre un dernier assaut, — voyez les
peuples, ils assistent immobiles à cette lutte
de parade, et, par delà la tête de l'ange, dont
les ailes tour à tour se dressent, s'éraillent ou
s'abattent, par delà la monstrueuse échine du
patriarche qui sue sang et eau, les peuples
regardent planer à l'horizon la liberté.
VI AVANT-PROPOS.
Il est de notre devoir, nonobstant, à nous
chrétiens et fils de 89, puisqu'en réalité Rome
s'émeut, de nous émouvoir aussi. La sentence
pontificale doit tomber du haut d'une chaire
qui n'admet point la réplique et dont les arrêts
s'imposent à des millions de consciences. Soit.
Mais avant que le jugement solennel et fatal, si
ce n'est infaillible, ne tombe des hauteurs du
Vatican, évoquons, nous autres, à l'ombre de ce
second Gapitole, les temps anciens qui lui sont
chers, et rendons un instant à César ce qui
n'appartient plus à César. A la façon dont
la Papauté voulut jadis exercer l'empire, tant
qu'elle garda le pouvoir de lier et de délier
dans l'univers, on jugera de sa modération
dans la victoire : selon qu'elle aura magnifi-
quement usé du droit de commander et de
défendre, prérogative qu'elle entend bien con-
server , selon qu'elle aura bien mérité de nos
deux patries, la terre et le ciel, patries au nom
desquelles le prêtre nous trace sur le front, dès
que ce front médite, s'illumine ou s'élève, une
croix de cendre, on proportionnera l'abandon
et l'on mesurera le respect.
AVANT-PROPOS. vu
Le dessein de l'œuvre que l'on a tentée,
pour être hardi et vaste, ne saurait, ce semble,
beaucoup déplaire aux honnêtes gens. Notre
vue embrasse une immense époque et se re-
porte tour à tour sur les trois pays qui soutin-
rent jadis la Chrétienté comme un trépied, la
France, l'Allemagne, et l'Italie; notre critique
la résume, cette époque , dans un personnage
éminent aux pieds duquel gravitent ses diverses
sphères d'activité; notre impartialité reconnaît
à ce temps certaines grandeurs qui nous fuient
et signale simultanément à l'attention des fidèles
certains ferments de corruption qu'un ordre de
choses moralement détruit nous a légués. Sé-
parez l'ivraie du bon grain, jetez au feu le
figuier desséché, vous dont la lassitude, l'im-
puissance ou la molle habitude de porter le
joug n'ont point lié les membres.
(( // faut mettre le vin nouveau en des vaisseaux
neufs, » telle sera notre conclusion dernière. —
(( Cette vie est courte, troublée; réunissons-nous en
Dieu ^ )) telle est la pensée qui nous est sou-
I . Vie de madame de Lafayelle, par iM">« de Lasieyrie, p. 446.
Mil AVANT-PROPOS.
vent venue au cœur, taudis que. fidèle à quelques
vertus dont nous n'avons point été chercher
loin les exemples, nous avons consacré notre
jeunesse et nos forces au service du Vrai et du
Bien, et avons cru de notre devoir de négliger
les conseils de la prudence Aulgaire. C'est peut-
être à cette heure, où les deux réactions en
sens inverse — le mouvement antireligieux du
xvni^ siècle, le mouvement religieux vague, illi-
béral, absolutiste de la première moitié du
xix^ siècle — ont fourni leur carrière, c'est peut-
être à cette heure qu'il s'agit, non point de tom-
ber dans l'indifférence, mais d'essayer de mettre
à profit, au contraire, tant d'enseignements épars.
Dieu veuille qu'il nous ait été donné çà et là
d'atteindre ce point juste qui doit désormais fixer
sur le fort et le faible d'un gouvernement spiri-
tuel et temporel absolu, sur les causes finales de
sa politique, sur le bien et le mal, en un mot,
qui se sont produits sous son égide, le senti-
ment du chrétien et l'opinion du philosophe.
Paris, 46 mars 1870.
/
OCTAVE D'ASSAILLY.
LIVRE PREMIER
MOUVEiMENT RELIGIEUX
« lo fui clcyli agni délia sauta grcggia
Che Domenico mena, per cainmino
U' ben s' imjnngua se non si vanegyia.
Questi che m 'è a destra più vicino,
Frate e maestro futmni: ed esso Alberto
E Di CoLOGNA, ed io Tomas d'Aquino. »
Dante, Paradiso , c. x.
« Je fus une brebis de ce troupeau sacré que
Dominique conduit par un pâturage où celui qui
ne s'en écarte point trouve une abondante nourri-
tura. Celui-ci qui se tient à ma droite, le plus près
de moi, fat mon frère et mon maître : c'est Albert
DE Cologne, et moi je suis Thomas d'Aquin. »
Dante , chant x du Paradis.
ALBERT LE GRAND
LIVRE PREMIER
MOUVEMENT RELIGIEUX
Naissance, enfance d'Albert le Grand. — De la première éducation au
moyen âge. — Albert s'éloigne de l'Allemagne et va étudier à Padoue.
— Albert à Padoue. — Pourquoi Albert le Grand devait-il nécessaire-
ment se faire moine? — Des deux Ordres de Saint-François et deSaint-
Dominique. — Portrait des deux saints. — Albert le Grand entre en
religion dans l'Ordre de Saint-Dominique.
1193 — 1223.
Dans cette partie de la Bavière qu'on nomme
aujourd'hui encore la Souabe bavaroise , sur les
bords du Danube , s'élève la petite ville de Lavin-
gen. En ces grasses plaines , au fond de ces riches
vallées que majestueusement il arrose , l'énorme
fleuve dont les flots, de Bude à Belgrade, se pré-
cipitent avec furie, s'étale, s'épanche avec une pru-
dente lenteur. On dirait d'un tyran qui , sûr d'ar-
river à l'empire , se modère et retient sa fougue :
4 ALBERT LE GRAND.
il ne se trahit que par des largesses, a ... Doués
de vertus civiques et cités pour leur mâle attitude
sous les armes y en mainte rencontre et 7nélée, les
gens de Lavingen brillèrent.,., » redisent avec or-
gueil les chroniques locales. « C'est quun sang
généreux coule dans leurs veines! » reprennent et
remontrent au besoin les Bavarois de la vieille
roche. Lavingen, en effet, ou Lauingen aurait été
fondée par les Romains, s'il faut en croire la cher-
cheuse Allemagne. Sur les hauteurs qui l'avoisinent
se serait dressé jadis l'un de ces châteaux forts ou
postes avancés que la vigilance inquiète des préteurs
chargés de la défense des provinces germaniques avait
échelonnés sur les frontières les plus exposées aux
coups de main , à l'époque des irruptions des Bar-
bares. Lorsque vint le jour où ces derniers l'empor-
tèrent, quand la digue fut renversée par le courant ,
las de veiller appuyés sur leurs piques , indignés de
n'avoir plus à combattre et de ne pouvoir plus espé-
rer vaincre, se sentant d'ailleurs abandonnés des
dieux et de la patrie, débordés par Tinvasion, les
derniers d'entre les vétérans auraient, dit-on, ense-
veli leurs aigles sous les ruines de la forteresse ,
laissé se rouiller les boucliers inutiles , poussé la
charrue, construit des toits de chaume dans les val-
lons, pesé sur la roue de quelques-uns de ces cha-
MOUVEMENT RELIGIEUX. 5
riots pleins de femmes qu'abandonnait, après les
avoir traînés à sa suite, Attila, fait verser près de leur
foyer les beautés captives, et tandis que fuyaient
dans la brume les hordes échevelées du fléau de
Dieu , d'immobiles légionnaires seraient devenus
vaillants pères de famille , de sentinelles perdues ,
citoyens. Dieu sème le bon grain comme il lui plaît,
et l'épi quelquefois s'égrène loin de l'obscur sillon
qui l'a vu naître. Aux yeux de Celui qui , selon Bos-
suet, se glorifie de faire la loi aux rois ^ au point
de vue même de l'histoire et de la critique , quelle
valeur ont ces souvenirs? — Aucune. Il n'en est pas
moins vrai qu'on ne les évoque point sans en em-
porter quelque impression de tumulte et de gran-
deur, précisément celle que laisseront peut-être les
tableaux, les situations, les scènes, les combats au
milieu desquels se déroule une vie, l'une des moins
connues et des plus dignes de fixer l'attention dont
les siècles évanouis gardent Texemple. Peut-être
aussi l'ombre éplorée de la Rome des Césars, se
présentant ainsi tout d'abord et s'inclinant de très-
haut jusque sur le berceau d'Albert , indique-t-elle
assez clairement à l'esprit en quelles régions et sous
quels auspices il va se mouvoir. C'est vers le Latium,
c'est vers l'Italie que du fond de la Germanie Albert
adolescent tendra les bras ; c'est sur la terre de
6 ALBERT LE GRAND.
Saturne, Satumia tellus^ que s'écoulera sa jeunesse. 11
n'entra point non plus dans la destinée de notre héros
que Rome nouvelle, la Rome des Innocent III et des
Grégoire IX , lui fût une souveraine indifférente. S'il
semble juste de reconnaître, nous aurons lieu du reste
de nous en assurer dans la suite, qu'Albert salua de
loin l'intelligence et la liberté modernes ; en revanche
convient-il dès à présent d'annoncer que son génie
subit nécessairement l'influence et le poids de la pa-
pauté, parvenue au moyen âge à l'apogée de sa
puissance spirituelle et temporelle. En ce temps-là
vint au monde, remémore en son style archaïque
l'un de ses fervents admirateurs du pays de France,
Vhomme incomparable « qui^sous r habit de Jacobin,
a sçeu DONNER jusques dans les deux, la mer et tous les
coins et recoins de la terre. De ce font foy les œuvres
quHl a destinées à la philosophie naturelle, médecine
et mathématique. Il en a escrit si pertinemment que,
du consentement des plus habiles, Aristote, Euclide,
Gallien et Hippocrate ne sçauroient en avoir escrit
plus à propos \ »
1 . Voir Histoire des plus illustres et sçavans hommes de
leurs siècles, t. II, p. 86, p. A. Thevet. — M. Thevet ajoute
révérencieusement, en se faisant l'interprète d'une fable allégo-
rique très -répandue au moyen âge : « Albert a si curieusement
recherché les secrets de la nature, que Von diroit quune partie
MOUVEMENT RELIf.IEUX. 7
Près de Lavingen résidait, content plusieurs au-
teurs dignes de foi, vers le milieu du \ir siècle, une
noble famille du nom de Bollstadt ^ Les sires de
Bollstadt avaient du bien; les biographes appuient
même sur ce fait avec certaine insistance qui sent de
très-loin l'économat du cloître. Riches , coulant le
printemps, l'été, l'automne à la campagne, l'hiver
à Lavingen, une existence large et simple, pieux,
honorés de tous, quelle raison pouvaient donc allé-
guer le père et la mère d'Albert pour ne point
s'avouer satisfaits ? Pourquoi , sans cesse , assis de-
vant le foyer, tandis que mugissait le vent du nord
et vacillait la lampe , durant les longs soirs de la
froide saison, se regardaient - ils ainsi l'un l'autre,
des pleurs aux yeux? lisse sentaient vieillir, ils s'ai-
maient, ils n'avaient point d'enfant. Tel paraît avoir
de son âme a esté transportée mix deux. Vautre en l'air, la
troisième sous la terre j, la quatrième sur les eaux , et qu'il ait,
par un moyen occulte et inconnu, uny et rassemblé tellement le
tout de son âme , que rien n'ait pu lui échapper touchant les
sphères célestes, les météores, l'eau, la terre et ce qui est produit
aux abismes de ces élémens. Telle perfection y a-t-il eu, qu'aw-
cuns lui ont jeté le chat aux jambes, qu'il estoit nécromancien
et détestable magicien. » V. Thevet, p. 87.
\. Parentes erant ex militari ordine. —V. Rodolphe, Pierre de
Prusse. — Albertus Suevus natione in agro Laugiensi clarissimis
crepundiis ex regulis Boldstadensibusortus. — V. Metrop. Salisb.,
p. 136. Ap. Sighart, Albertus Magnus.
8 ALBERT LE GRAND.
été l'unique souci d'une maison, d'ailleurs heureuse,
et sans doute parmi d'intimes oraisons se prolongea
souvent la veillée. La naissance d'Albert fut mieux
qu'une joie, une surprise. On n'eût point manqué de
crier au prodige , au miracle , si d'autres rejetons
n'étaient venus soutenir la lignée chancelante des
Bollstadt. Albert eut un frère, un frère du nom
d'Henri , dont il fait mention expresse dans son tes-
tament. Ce frère, touché comme lui du désir de vivre
selon Dieu, mais n'attachant point à ces mots le
même sens que lui, entra dans l'Ordre de Saint-Do-
minique sans autre pensée que celle de s'éloigner
du monde. Parvenu au couchant d'une vie humble,
contemplative, obscure, bien différente de celle d'Al-
bert, après ne s'être nullement mêlé aux choses de
l'esprit, et comme ce patriarche dont il est parlé
dans la Bible et qui sommeillait sous les gerbes de
blé , n'ayant pas même effleuré du bout de sa fau-
cille l'ivraie des affaires terrestres , le bon religieux
s'éteignit doucement, saintement, rendant grâces au
ciel de lui avoir permis de savourer à longs traits
dans l'ombre la gloire de son ahié, prieur de l'Ordre
à Wiirtzbourg.
On montre sur la place du Marché de Lavingen
Une maison ancienne construite évidemment sur les
débris d'une maison plus ancienne encore. Cette
MOUVEMENT RELIGIEUX. 9
maison aurait appartenu aux seigneurs de BoIIstadt.
C'est en ce lieu, s'il faut s'abandonner à la tradition
populaire, qu'Albert le Grand serait apparu. La tra-
dition a droit au respect : aucun texte ne la contre-
dit. Quant à la date de 1195, inscrite, on ne sait
par quelle main inhabile, sur une tour peu éloi-
gnée de cette maison , est-ce bien là la date exacte
et véridique de la naissance d'Albert le Grand?
Quelle confiance doit inspirer son témoignage? Le
hasard a voulu que la phalange toujours un peu
jalouse , un peu méfiante des érudits et des savants
n'ait point cru devoir, sauf deux ou trois très-osés,
jeter la pierre à l'honnête tour du pays de Souabe,
et nous-même, loin de prétendre infliger à sa décla-
ration abrupte un démenti, peu s'en faut que nous
n'agitions le befTroi en son honneur. On peut con-
sidérer comme chose certaine que le Bienheureux
ouvrit les yeux à la lumière l'an de grâce 1193, à
Lavingen, sur la place du Marché \
4. Natus est circa annum Incarnationis Domini MCXCUI, Cae-
lesUno tertio totam ecclesiam régente. — V. Legenda venerabilia
Domini Alberli Magni Ratispomiensis ecclesiœ quondam epi-
scopi, ordinis fratrum prœdicatoriim. Rodolphe. Koln, 1490.—
Alhertus Magnus, sein Leben und seine Wissenschaft, nacii den
Ouellen dargestellt. Regensburg. D*" Sighart. T. Manz, 1867. —
Quétif, Scriplores ordinis Dominicanorum ; Uàuréim , De la
Philosophie scolastique , t. II, art. Albert le Grand,
10 ALBERT LK GRAND.
L'imagination commune est ainsi faite qu'il n'est
rien qu'elle n'invente pour contester au génie nais-
sant sa couronne; puis, une fois qu'il a vaincu,
s'est fait reconnaître , et surtout qu'il a reçu la con-
sécration de la mort, nul effort ne lui coûte plus pour
amonceler autour d'un nom diamants et pierres
fausses. Tel saint, auquel ses proches refusaient l'au-
mône et quelquefois même la vertu durant sa vie,
voit s'amonceler les ex-voto sur sa tombe: tôt ou tard
l'inévitable fée vient tour à tour humilier la foudre,
écarteler des aigles ou semer à pleines mains les
étoiles devant le mausolée des grands hommes. La
crédulité trouve là son compte, mais l'orgueil aussi.
Contraint d'admettre une supériorité, l'orgueil s'in-
cline ou plutôt s'efface, mais dans cette extrémité il
se ravise encore et il essaye de se persuader que
tout cède , tout se prosterne , même la nature, de-
vant certains êtres d'élite. De là le goût du vulgaire
pour les apothéoses : il en coûte moins au vulgaire
d'encenser un demi- dieu que de saluer le talent.
Qui a dépassé son siècle de cent coudées n'échappe
que difficilement à cette sorte d'ostracisme qui l'exile
de terre sous prétexte de l'élever au-dessus. Ce
n'est point à seule fin , soyez-en sûr, de les rap-
procher du ciel que leurs pareils , qui ne se sentent
pas leurs égaux, isolent les Aristide de l'intelligence
MOUVT'MKNT nKLlC.IKUX. 11
OU de l'amo sur un piodostal ou sur un autel; c'est
surtout pour les déclarer pompeusement hors la loi
et n'avoir plus à se mesurer avec eux. Rien de
plus sobre et de plus simple que les indications des
Chroniques sur les commencements d'Albert. On
s'aperçoit bien que ceux qui l'ont vu secouer ses
langes ne se doutaient guère que sur ce fi'ont in-
génu scintilleraient un jour des emblèmes magiques.
(( ... Il apprit tout petit de ses pieux parents le che-
min du Seigneur, On lui fit enseigner les lettres. On
lui inculqua les principes des sciences ^ » D'ailleurs,
nulle aventure étrange, nulle vision, nul éclat de
caractère, pas même un songe comme celui qui fut
donné à saint Anselme, alors qu'il dormait sous les
yeux de sa pieuse mère Ermenberge.
« De très - bonne . heure , rapporte l'auteur de
la Vie d'Abélardj, le désir d'atteindre jusqu'à Dieu
se manifesta dans l'âme de celui qui devait un jour
le chercher dans les sublimités de la méditation.
Ainsi il racontait qu'ayant entendu dire à sa mère
que Dieu était là-haut dans le ciel , il avait ima-
giné que le ciel s'appuyait sur les sommets des
1. « Hic a piis parentibus viam Domini est edoctus; traditus
ab iisdem litteris instruendis. » V. Pierre de Prusse. — « Er wurde
in den Anfangen der Wissenschaften unterwiesen.» V.D"" Sighart,
Albertus Magnus.
12 ALBERT LE GRAND.
montagnes qui formaient son horizon depuis son
enfance, et qu'ainsi, en les gravissant, on pourrait
monter jusqu'à la cour du roi des mondes. Comme
cette pensée roulait sans cesse dans son esprit, il
arriva qu'une nuit il crut la réaliser. Il vit dans une
plaine des femmes qui étaient les servantes du roi
et qui faisaient la moisson avec une paresse et une
négligence extrêmes. Il leur adressa des reproches
et se promit de les dénoncer à leur seigneur. Il gra-
vit donc la montagne et se trouva dans le palais du
roi, resté seul avec le premier officier de sa cour,
car c'était la saison des récoltes et tout le monde
était aux champs. En entrant, il s'entendit appeler
et alla s'asseoir aux pieds du roi. Interrogé avec
douceur, il répondit suivant son âge, dit qui il était,
d'où il venait, ce qu'il voulait. Puis, le grand maître
de Fhôtel , en ayant reçu l'ordre, apporta un pain
d'une blancheur parfaite que l'enfant prit et mangea.
Le lendemain de ce songe, dans son innocente sim-
plicité , il croyait réellement s'être nourri dans le
ciel du pain du Seigneur et il le racontait à tout le
monde ^.. »
C'est en vain que l'on chercherait dans les 67/?'o-
niques traitant d'Albert la moindre allusion à un rêve
1. V. M. de Rémusat , Vie de saint Anselme, p. 23.
MOUVEMENT rxELlGIKLX. 13
comme celui-là, éclos près du berceau et florissant
en paradis. Nous n'aurons à relater ici aucune de
ces fraîches et dévotes histoires dont l'imagination de
quelques fidèles a fait probablement tous les frais et
dont on dira qu'on peut les considérer toujours, sauf
plus ample informé, comme vraies, sans qu'il soit
prudent toutefois d'y attacher trop d'importance. Elles
témoignent, en effet, sous une forme pure, avec une
naïveté touchante, de l'état de l'âme habituel ou de
celui dont elles parlent ou de ceux qui les inventent.
Ce qui les a séduites, charmées, induites en erreur ou
plutôt en trouble, hélas! ces âmes tendres, inquiètes
ou désolées, c'est le démon familier du moyen âge, le
merveilleux. Rien ne sera plus aisé que de constater
plus loin, à mesure que la figure d'Albert sera mise
en lumière, qu'il n'eut point le tempérament des soi-
disant prédestinés, qu'il ne connut ni la vision ni
l'extase , comme , par exemple , sainte Thérèse ou
saint François, et que, bien qu'il ait été proclamé
bienheureux, il posséda néanmoins à un degré émi-
nent ce sens assez rare chez ses émules décorés de
l'auréole, le sens du réel et du vrai ^ Un ange
■1. (( Cum beatus Thomas ejus discipulus sanctorum adscribc-
retur catalogo, de Alberli etiam canonizatione, mentionne le
biographe Pierre de Prusse, ut aiunt, traclabatur; licet proplcr
ne(jli(jenliam fralrani prosecutione careret. » V. Prussia., Vil.
14 ALBERT LE GRAND.
fùt-il venu lui proposer de vouloir bien accepter le
DON DES LARMES, le clocteur universel^ c'est sous ce
nom cju'oii le désignera bientôt, n'eût point manc|ué,
je l'imagine, de démontrer par deux ou trois syllo-
gismes au porteur ailé de ce singulier cadeau, si
fort apprécié jadis, si convoité, si vanté, qu'un chré-
tien ne doit montrer sur son visage ni forfanterie.
ni faiblesse, et c{ue la douleur qui se répand en
larmes au lieu de se transformer en mouvement,
en action, ne saurait jamais rien produire d'excel-
lent ni dans cette vie ni dans l'autre. Non, les rêve-
ries incohérentes, la contemplation indéfinie qui se
Alb.j, p. :230. — Il est assez singulier que pendant toute la durée
du moyen âge et de la Renaissance la canonisation d'Albert soit
pour ainsi dire restée en suspens. Le pape Jean XXII, s'il faut
en croire Rodolphe, aurait en 1334 ordonné l'instruction prépara-
toire. Un peu plus tard, sous le pontificat d'Innocent VIII, après
avoir conslalé plusieurs guérisons miraculeuses obtenues par
ses reliques j, les Dominicains publièrent, avec l'autorisation du
pape, un ofîice en l'honneur du Bienheureux. Grégoire XV, le
15 septembre 1622, déclara qu'il était permis à l'Église de Ratis-
bonne de célébrer tous les ans, le 13 novembre, une fête en l'hon-
neur du bienheureux Albert. Urbain VIII,etaprès lui Clément X,
autorisèrent tous les couvents de Dominicains du monde h l'ho-
norer comme un saint. On ne sait cependant pour quelle
CAUSE Rome n'a point statué sur celte béatification d'une façon
très-nette. Quand on connaîtra l'homme, peut-être devinera-l-on
le pourquoi de tant de concessions tardives ou timorées. — Con-
sulter I)'' Sipihart, Alberlus Maynus^ c. .wxvn.
\iouvi:ment religiiîux. 15
prolonge les yeux fermés, les folles ardeurs, les
transports , les efTusions fiévreuses et désordonnées ,
absorbant passe-temps des mystiques, toutes ces
vapeurs, qui, selon le beau mot de Platon, empê-
chent de cultiver le sens du divin et de développer
en soi le sens de l^inirnortel et du vrai, noti'e héros les
repousse ou plutôt ne leur permet pas d'atteindre les
régions sacrées de sa raison. Du spectacle de la créa-
tion, Albert le Grand remonte froidement au principe
éternel , invariable , et si quelques pleurs ont jamais
mouillé sa paupière, ce ne fut point à coup sûr d'une
âme alanguie, bouleversée qu'ils ont du jaillir, mais
bien des joies sereines que donne l'intelligence, les
plus discrètes, les plus profondes, les plus élevées
de toutes ^ Il y a néanmoins dans le génie d'x\l-
bert je ne sais quelle faculté d'intuition, je ne sais
quelle facilité innée d'entrer en communication fami-
lière avec la nature , dispositions prime - sautières ,
franches ouvertures, signes de race auxquels, se re-
tournant vers lui, l'une des personnalités scientifiques
les plus hautes de ce siècle rend du reste un fra-
\. Angélique de Fiésole a laissé un portrait d'Albert le Grand
qui n'est point de nature à modifier nos impressions. La figure
est placide, d'une beauté très-régulière. Les yeux, singulièrement
profonds, méditent; les lèvres expriment la gravité et l'énergie, le
génie calme : nulle passion.
16 ALBERT LE GRA.ND.
teriiel hommage*, et dont, à défaut de symptômes
avant-coureurs, on pouvait s'attendre à la rigueur à
retrouver comme la trace légère, un crayon, un sou-
venir quelconque, en s'adressant à la postérité, non
point celle-là qui déjà se montre oublieuse , mais
celle-là, la contemplative et la curieuse, qui pieu-
sement médite , cherche les rapprochements , les
trouve , se complaît dans Tornement et l'anecdote ,
annote à la marge ou tient les pinceaux. Notre espoir
ne sera point complètement trompé. Une peinture
d'une époque relativement récente éveille l'idée d'un
des caractères du talent d'Albert , la force, et fait son-
ger en même temps à l'une des inclinations maîtresses
de son esprit , la foi en l'autorité de l'homme sur la
1 . V. Humboldt, Irad. allem. de Ideler. Berlin, 1852, t. I^',
p. 66. — Cosmos^ t. II, p. 234. « Les remarques et les conclusions
d'Albert, dit Humboldt, sur les variations, selon les latitudes et
les saisons, du froid et de la chaleur, sur l'influence des monta-
gnes sur la température, sont admirables au delà de toute ex-
pression pour l'époque à laquelle vivait cet homme si renommé
par son savoir universel. » Dans le Cosmos j Humboldt s'occupe
surtout du livre d'Albert, de Nalura locorum. Il le réfute çà et
là respectueusement. « Albert der Grosse zog es bereits nicht in
Zweifel, dass die Oberfliiclie der Erde bis zum fiinfzigsten Grade
nordlicher Breite bewobntsei, wiihrend noclihundert Jalire friilier
Edrisi wie Aristoleles den gesammlen bewohnten Theil der Erde
in die nordiiche gemiissigte Zone verlegte. »— V. Humboldt, l'ber
die historische Entwicklung der geographischcn Kentnisse.
MOUVEMENT IlELIGIEUX. 17
maiicrc. Sur cette même tour de Laviiigen dont il a
été parlé plus haut se dessine grossièrement l'image
d'un cheval blanc fabuleux, sorte de Pégase long de
quinze pieds. Albert le Grand, tout petit, souffle
à l'oreille la légende explicative, fascinait, domp-
tait la bete énorme, effroi de la ville, et la menait
le long du Danube. Les peuples n'ont-ils point l'in-
stinct de l'harmonie des choses? Sur le front d'un
Horace ou d'un Virgile, tandis qu'autour du nou-
veau-né sourient, mêlent leurs pas harmonieux des
nymphes ceintes de pampres et de lierres, voleront
des colombes ou se poseront les abeilles. Graves ,
roides et pensives, à la fois calmes et bienfaisantes,
les pâles ondines germaines, d'une main écartent les
roseaux, de l'autre font ployer l'échiné d'un monstre
devant l'un des précurseurs de ce siècle qui se vante
à bon droit d'avoir asservi la matière à sa vo-
lonté *.
Les ouvrages du docteur universel^ ce\ix-\h mêmes
où se déploie avec le plus de liberté son goût pour
1. Voici l'inscriplion qu'on lit encore à l'heure qu'il est sous
le cheval blanc, long de quinze pieds j de la tour de Lavingen :
Mirae molis equus, veloi et saltibus aptus,
Praelongus ter quinque pedes et corpore magnus,
Nascitur Alberti Lauingaî sub lare Magni.
V. Histoire de la ville de Lavingen. Raiserj p. 79.
J. 2
18 ALBERT LE GRAxND.
l'observation, tendance individuelle à peu près uni-
que au XIII'' siècle, le traité de la Jeunesse et de
la Vieillesse par exemple, ne contiennent aucun dé-
tail, aucune clarté sur ses printemps \ En gardant
ainsi négligemment ou prudemment le silence, en
ne faisant point entrer en ligne de compte les heures
matinales où l'esprit presque inconscient s'éveille
suspendu au giron du siècle^ Albert religieux n'au-
rait-il point obéi par hasard à certaines réserves que
lui commandait son état? Beaucoup de moines ont
eu Qette délicatesse, ce tendre caprice ou ce parfait
mépris d'eux-mêmes, autrefois, de ne compter leurs
jours qu'à partir de l'instant où ils en avaient fait
le sacrifice. Les fratelli abandonnaient de la sorte
la fleur de leurs ans à l'oubli comme plus tard ils
laissaient leurs corps à la terre, sans horreur et sans
regret. En deçà des vœux, le néant. Pendant la sai-
son d'épreuves, la prière, la soumission absolue,
l'étude, le soin des âmes. Au delà, Dieu, s il hn
plaît. N'admirez-vous point dans cette abnégation
chrétienne je ne sais quelle pudeur stoïque qui tout
à la fois impose et attire? L'austère, la virile piété
n'est certes point exempte de grâces et les amours
i. V. Alberti Magni Opéra ;h\mm\, Lugdiin., in-foi. De Ju-
ventute ei Senectute. Parva Naturalia, t. V, p. I SI-ISS.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 19
sacrées comme les profanes sont à moitié laites d'a-
dorables réticences et de mystère. On renonce sans
doute à soulever des voiles qui ne cachent que Dieu
absent, mais il suffit que sous ce prétexte il soit dé-
fendu d'y toucher pour que l'on éprouve à leur aspect
comme une sensation de sa présence réelle au fond
des cœurs bien épris.
L'éducation d'un jeune seigneur, en ces temps de
trouble et d'ignorance que nous allons traverser,
était, comme on peut bien le penser, assez incom-
plète et bornée, moins abandonnée cependant qu'on
pourrait le croire. Peu de mères assurément devaient
apprendre à lire à leurs fils. Il eût fallu pour cela
qu'elles eussent su lire elles-mêmes, les châtelaines,
et comment l'auraient-elles su , quand leurs très-in-
cultes époux, pour connaître le sens d'une charte ou
d'une missive, recouraient, sauf de très-rares excep-
tions, à la science de ceux dont lire devient le mé-
tier^? Dans les courts intervalles où l'enfant échap-
pait aux mains de sa nourrice, des varlets^ et plus
tard des fauconniers et des hommes d'armes, le
cloître le plus proche, l'église voisine, étaient les
1. Nous avons cité dans notre essai littéraire, les Chevaliers-
poêles de l'Allemagne (Minnesinger), un exemple inouï de cette
noble ignorance des preux du xii" et xiii«= siècle, k propos du
sire de Lichtenstein. Voir les Chevaliers-poêles^ p. 135.
20 ALBERT LE GRAND.
seuls lieux où il pût recueillir quelque sage parole,
admirer un livre , ou recevoir une leçon ; mais là se
chantaient les Psaumes. Aussi voyons-nous qu'Al-
bert, tout jeune encore, aimait à visiter les églises,,
et à mêler sa petite voixy tant bien (/ue malj h celle
clés clercs ^ Le lutrin tenait une place, joua même
un rôle considérable au moyen âge. C'était le pre-
mier pupitre qui frappât les yeux, le poteau par-
lant qui rappelait sans cesse aux retardataires, aux
tièdes, le chemin du saint sépulcre, l'arbre sacré,
féerique, à l'ombre duquel s'agenouillait, priait, rêvait
la foule. Comme le désert, la foi sans bornes est su-
jette aux mirages. Quand l'énorme in-folio, déployé
en l'air, laissait retomber ses feuillets sur les coins de
fer de sa reliure, l'ancien monde hébraïque jetait un
reflet de lumière orientale à travers les arceaux des
cathédrales, on eut dit qu'un souffle descendu du
Liban fut venu apporter par-dessus la croix du
maître -autel le salut des cèdres aux piliers du
temple nouveau , et de l'urne symbolique des filles
d'Abraham et de Jacob roulaient encore quelques
gouttes d'eau, de la barbe blanche du patriarche
Tobie tombaient encore quelques bénédictions sur le
1 . Rodolphe. ~ « Er licbte die Kirclien zu bcsuclicn und dort...
mit dcm Klerus zu siiigcn. » D»" Sigbart, Alberlus Magnum.
I
MOUVEMENT RELIGIEUX. 21
chef des Éliézer du cloître, sur la tête blonde des
jeunes Tobie de la société féodale. Quelque profonde
estime que nous professions pour le lutrin , il est
plus que probable qu'Albert , enfant , réduit à cette
seule ressource, n'eut jamais pu voler à ses hautes
destinées. Un bon chantre ne dégénère point aisé-
ment en savant, en héros. Fort heureusement, hors
des voûtes des abbayes où les clercs feuilletaient le
Psautier, s'ouvraient encore à la fin du xii^ siècle
d'autres refuges à l'intelligence à peine éclose. Pour
faire pendant à l'impression pénible que peut avoir
produite naguère la thèse paradoxale soutenue par
un catholique de l'ancienne loi, M. de Maistre, sa-
voir que le sang a toujours coulé sur la terre, que
l'univers doit être comparé à un autel perpétuelle-
ment fumant, et que l'état de guerre est chose fatale
ou sainte, en tous cas, dans les desseins de la Pro-
vidence , en revanche , aux époques même les plus
ténébreuses, les plus livrées aux hommes d'armes,
les plus cruellement visitées par l'ange extermina-
teur, on constatera aujourd'hui , non sans fierté ,
non sans douceur, que jamais en Europe, voire
même en Asie , on n'a complètement négligé le
culte sacré des lettres et des arts. L'antiquité nous
a légué la tradition du beau langage et le goijt
des cours publics. Sa tradition s'est perpétuée dans
22 ALBERT LE GRA?<D.
les obscurités qui séparent la chute de l'empire ro-
main de la première et de la seconde Renaissance*.
Une Ariane, presque invisible, mais sereine, veillait
dans les catacombes de l'esprit et luttait contre les
défaillances universelles. Sans doute, une large part
de gloire revient à la papauté dans cette œuvre;
l'Ariane semble quelquefois môme porter la tiare.
IMais trop souvent aussi la divinité du labyrinthe a
vu ses écheveaux de fil s'emmôler inextricablement
autour des clefs de saint Pierre, et peut-être n'est-il
point superflu de jeter un peu de jour sur une ques-
tion ordinairement résolue tout à l'honneur de Rome
ou contre elle.
L'Église de Rome, du bon vouloir de laquelle
dépendait jadis l'immense majorité des écoles j, il ne
s'agit point encore ici des universités, les ouvrait ou
les fermait à son gré. Rarement elle permettait aux
instituteurs laïques d'y élever la voix. On remarquera
que, tout en apportant je ne sais quel soin maternel à
l'enseignement primaire^ qu'elle seule, du reste, pou-
vait peut-être mener à bien, elle y tramait les habi-
tudes jalouses de son génie. Ses ordres et ses avis
portent cette double empreinte, caractère ordinaire
4. Nous appelons quelquefois première Renaissance, le mou-
vement des esprits extrêmement sensible dès le xiii* siècle, et qui
prépara les conquêtes du temps de Léon X.
mouvkmi:nt religieux. 23
de ses actes, non moins entachés d'une sorte d'âpre
méfiance que marqués au coin d'une impérieuse sol-
licitude pour l'humanité. La règle invariable formu-
lée d'abord dans les ordonnances pontificales, puis
commentée, appliquée dans les conciles, est celle-ci :
// ne sera permis à personne d'ouvrir une école sans
la concession expresse de révêque :, aurait-on fourni
les preuves de capacité suffisantes et offrirait-on V in-
struction gratuite^. En somme, les prescriptions di-
verses de la chancellerie romaine, en fait d'éduca-
tion , tendent toutes à ce but : instruire Vliomme^
mais sans V affranchir, V élever, mais pour elle'. A
côté de ces préoccupations étroites, les papes, les
1. V. Concil. Xlll 829, n^ 20. Martèn. Ampliss. CollecHo
t. III, p. 853.
2. Instruire l'homme ! Il s'en faut encore de beaucoup qu'il y
ait concordance unanime dans les décisions des papes sur cette
question : l'homme doit-il demeurer dans l'ignorance ou savoir?
A côté des prescriptions, si favorables aux lettres, d'Eugène II et
de plusieurs autres papes, il est intéressant de placer ce passage
d'une lettre de saint Grégoire le Grand à un évoque : « Mon frère,
j'ai appris, ce que je ne puis rappeler sans douleur et sans honte,
que vous avez cru devoir enseigner la grammaire à quelques per-
sonnes. Apprenez donc combien il est grave, combien il est
affreux (quam grave nefandumque) quun évêqiie traite de ces
choses que doit ignorer inênie un laïque. S'il m'est bien prouvé
que vous ne vous êtes pas occupé de ces lettres séculières, j'en
rendrai grâces à Dieu.» Apud Brucker, Hist. cril.phU., t. III,
p. 06I. V. Hauréau, de la Philosophie scolastique , t. î, p. 12.
24 ALBERT LE GRAND.
évêques, usaient noblement de leur pouvoir pour
abolir certains abus. Sous peine des excommunica-
tions les plus graves, il était interdit aux professeurs
de se faire remplacer pour de l'argent et de louer
leur chaire, leurs bancs, comme une ferme ^ On cite,
à décharge des dispositions arbitraires signalées plus
haut, la décision isolée d'un pape, Alexandre III. Ce
pape aurait ordonné rjiie toute personne reconnue ca-
pable d'enseigner pourrait user de ce privilège. C'est
vraiment attacher trop d'importance à une mesure
d'un intérêt purement local et qui ne dut ni ne put
s'étendre à la généralité des écoles. Jamais sur ce
point Rome n'a cédé ni transigé. Rome a toujours
refusé la liberté de l'enseignement en principe ; elle
la refuserait encore si elle se trouvait la plus forte.
Lors donc que vous l'entendrez aujourd'hui élever
très-haut ses plaintes dans les assemblées des fidèles,
au pied des autels et jusque devant le sénat d'un
grand empire, demandez-lui d'abord à quelle source
elle a été les chercher, ces larmes. Rome a toujours
pleuré et pleure encore en inclinant mollement, froide,
impassible, entre ses naïades de marbre et toute cette
1. «Sancimus ut si magistri scholarum aliis scholas suas loca-
verint Icgendas pro prelio, ecclosiastic.T vindictcT subjacoant.» —
Décret d^un concilo deLondres, an.i 118. Concile XII, '1495, n" 17;
XIII, 426, n° 18.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 25
ruisselante cour de Neptune dont tombent du reste en
poudre les aqueducs, l'urne inépuisable de Jérémie.
Ses douleurs aux tournures sacrées écartent volon-
tiers le voile et secouent la cendre pour s'exclamer à
l'aise, un doigt sur le texte biblique, et, sempiter-
nellement plagiaires, elles empruntent des lamen-
tations toutes faites et de sonores récitatifs aux Pro-
phètes. Que si Rome nonobstant revient à la charge
et que si , pareille à la vierge des Ecritures qui ,
par sa faute , a laissé s'éteindre sa lampe , elle ré-
clame sa mesure d'huile aux peuples, aujourd'hui
devenus les maîtres, que les peuples lui comp-
tent sans marchander sa mesure d'huile, elle y a
droit, mais qu'ils la fassent souvenir aussi, c'est
justice , des longues nuits qu'ils ont gémi , tandis
qu'étincelait sa demeure, dans les ténèbres exlé-
rieures. Telles seront, en effet, telles devront être
au moins désormais , contre la reine découronnée de
l'ancien régime , nos seules vengeances , quelques
moralités tirées de l'histoire, les seules représailles,
beaucoup d'égards. « L'univers est rempti de supplices
très -justes dont les exécuteurs sont très -coupables, »
a dit et reconnu le catholique de l'ancienne loi au-
quel on faisait allusion plus haut. Les temps sont pro-
ches, pensons-nous, l'heure va sonner où le croyant de
la loi nouvelle verra tomber la corne du superbe sans
20 ALBERT I-E GRAXD.
qu'aucun sacrificateur pur ou impur monte à l'autel.
L'ère des holocaustes est close, celle des expiations
commence.
Parlerai-je des matières qui composaient Tin-
struction donnée aux enfants au xii* et au xiii' siè-
cle? Les indications très- nombreuses, bien qu'assez
vagues, que l'on a pu recueillir à ce sujet, se résu-
meront, s'il se peut, en quelques lignes. Des écoles
étaient ouvertes dans les monastères, près des cathé-
drales, et dans les villes, la plupart du temps gra-
tuites \ S'asseyait sur les bancs qui voulait, et celui
qui, en chantant au Psautier, n'avait point su distin-
guer clairement les grosses lettres des signes de la
musique ou qui n'avait point épelé dans un missel
sous les yeux d'un moine, ou bien encore qui se des-
tinait aux hautes fonctions ecclésiastiques, se per-
fectionnait dans Varl des villains sous les yeux du
magister. On apprenait à lire , à peu près comme
aujourd'hui, de sept à huit ans. Mais « attendu que ce
labeur., affirme le Doctrinale puerorum, n occupe que
fort peu d'instants dans la carrière d'un écolier'- j^^
L V. Discours sur Vêlai des lellres au xiir siècle. Institut
de France, \>. 40-41. V. Raumer, flohenstaufen, t. Vf, p. 475-
481.
2. Le Doctrinale puerorum, faussement attribué à Boèce ,
date du mi* siècle. V. P. Daniel, Études classiques, p. 106. —
MOUVRMKNT nr.LiniKUX. 27
on passait vite à quel({ue grammairien latin, Donat,
Priscien ou Diclyme. Les Fables d'Esope, — tra-
duites naturellement dans la langue de Phèdre, car
personne ne savait le grec au moyen âge, si ce n'est
quelques philosophes comme Averroès , sujets des
rois maures d'Espagne \ — les poésies de Théodule,
amplificateur du x^ siècle, les sentences de Caton le
moraliste, des extraits d'Ovide, de Perse ou d'Ho-
race, étaient ensuite servis à l'appétit naissant des
apprentis bacheliers. Si l'on ajoute à quelques pas-
sages de Lucain, de Stace, les discours retrouvés de
Cicéron,etla fameuse quatrième églogue de Virgile,
on aura la liste à peu près complète des fragments
d'auteurs anciens dont on eut connaissance alors ou
que l'autorité consentît à livrer au public. On appre-
nait encore aux enfants à copier sur parchemin, — le
parfaict enlumineur n'a plus sa raison d'être depuis
l'invention de l'imprimerie, — à retenir de longs mor-
ceaux choisis par cœur, méthode d'impression natu-
relle dont personne, ce semble, peut-être à tort, ne
« So sagt jenes Werk, » remarque plaisamment un admirateur si
passionné du moyen âge, qu'il s'imagine que les enfants sous
Grégoire IX apprenaient plus vile à lire qu'aujourd'hui. « Wie
Lange erfordert die gleiche Aufgabe in der' Neuzeil Iroiz der
zahllosen Verhesserungen der Lehrmelhode ! ! » V. D*" Sighart,
Albert us Magnus.
1. V. AvejToès et VAverroïs?ne ^ par M. Renan.
28 ALBERT LE GRAND.
fait plus cas aujourd'hui. L'ensemble de ces études
ou exercices préliminaires menait bien jusqu'à treize
ou quinze ans. Ces défilés une fois franchis, s'ouvrait
devant l'adolescent le vaste champ des sept arts //-
èerawa?^ comprenant le Trivium eileQuadriviiim, Sous
la rubrique du Trivium étaient classées la gram-
maire, la rhétorique et la dialectique. L'arithmé-
tique, la géométrie, l'astronomie et la musique for-
maient un parallélogramme imaginaire désigné sous
le nom de Quadriviiim\ Il va sans dire que, pour
guider l'esprit vers ces hauteurs, l'enseignement élé-
mentaire ne suffisait plus'. Pour ceux qui voulaient
achever leur éducation, devenir des clercs, des sca-
vants ou simplement voir du pays, s'ouvraient alors
les portes des universités. A ce moment décisif, le
jeune homme épris d'amour pour l'inconnu, impa-
tient de remuer ou d'apprendre, bouclait sa valise,
embrassait ses parents, et, monté sur une mule ou
1. Tirab., lett. III, 260; Ginguené , I, 149; Brucker, t. U\ ,
p. 597.
2. On a jugé inutile d'insister sur les corrections corporelles
autorisées dans les écoles au moyen âge. La coutume de Souabe,
la Souabe se trouve justement la patrie d'Albert le Grand, nous
fournit cependant un exemple de sévérité trop curieux pour ôtre
passé sous silence. « Le maître d'école pourra sans doute appli-
quer des coups de verge, 7nais aculcmenl douze coups de suite. »
Y. Schwab. Landrecht, 183-184.
MOUVEMEINT RELIGIEUX. '29
bien à piecl, entreprenait un de ces longs voyages
invraisemblables, perpétuel sujet d'étonnement pour
qui s'est tant soit peu occupé du bon vieux temps, A
voir ces gais compagnons du syllogisme se jouer
ainsi des distances, des périls et des péages de toute
sorte, on dirait cju'ils ont argumenté contre la nature,
et qu'ayant nié la mineure qui concluait qu'ils n'ar-
riveraient point, ils ont concédé la majeure qui affir-
mait qu'ils étaient fous.
« Le passage des cloîtres aux voyages, des
voyages aux cloîtres, a dit c[uelque part l'un des
descendants religieux d'Albert et l'un des ornements de
ce temps-ci % donnait aux frères prêcheurs un ca-
ractère particulier et merveilleux. Savants, solitaires,
aventuriers, ils portaient dans toute leur personne
le sceau de l'homme qui a tout vu du côté de Dieu
et du côté de la terre. Le frère que vous rencontriez
sur quelque route triviale de votre pays, il avait
campé chez les Tartares, le long des fleuves de la ,
haute Asie. Il allait maintenant en Scandinavie, peut-
être au delà, dans la Russie rouge : il avait bien des
rosaires à dire avant d'être arrivé. Si, comme l'eu-
nuque des Actes des Apôtres , vous lui donniez oc-
1. V. Lacordaire, Mém. pour le rciabL en France de l'Ordre
des frères prêcheurs, p. 94.
30 ALBERT LE GRA.ND.
casion de vous parler de Dieu , vous sentiez s'ouvrir
un autre abîme, les trésors des choses anciennes et
nouvelles dont parle l'Ecriture... » L'étudiant pauvre
ou riche qui, lui aussi, renonçait aux joies du foyer :
celui-là, misérablement vêtu, qui quittait l'humble
maison de mortier et de bois qui l'avait vu naître,
sombre logis où filait sa mère au coin du feu, oii lui
souriaientses frères etses sœurs, où, jusqu'aux vieilles
poutres noircies par la fumée, tout objet retenait son
cœur par un aspect familier; celui-ci, fils des grands
de la terre, qui, à l'âge où le sang coule plus bouil-
lant, tournait le dos aux festins prolongés après la
chasse au milieu des coupes et des luths,, aux pale-
frois, aux faucons, aux armes éclatantes, aux meutes
hurlant dans le chenil, aux dames de son pays qu'il
osait encore saluer à peine, et dont il guettait pieu-
sement le sourire, ne connaissant encore de l'amour
que ce qu'en content les fabliaux : l'étudiant du
xiii^ siècle, en un mot, tout autant que l'ancien
moine errant, nous semble mériter le regard indul-
gent de la postérité. Souvent il s'éloignait pour la
vie, l'intrépide jouvenceau ; et qu'allait- il chercher
au loin? la lumière. Amant platonique de la vérité,
d'avance il lui vouait son âme et jusqu'à l'air de la
patrie, il écartait toute douceur poui' atteindre au
but. Ses cheveux blanchiront peut-cire à la poursuite
MOUVEMEiNT HKLIGIEUX. 31
de la divinité fuyante. Ehl qu'importe! S'il ne l'em-
brasse point tout entière, du moins il aura baise le
pan de sa robe. D'autres poursuivront le cerf ou le
sanglier dans ses domaines; d'autres iront mau-
dire le chant de l'alouette sous le balcon du châ-
teau voisin ; d'autres s'assoiront sur le siège qu'il
a laisse vide et que l'aïeule contemple en pleu-
rant. x\rrière tout cela, lui veut courir le monde et
savoir !
L'ItaHe, nous reviendrons d'ailleurs à loisir sur
le caractère de son initiative, l'Italie a brillé de très-
bonne heure d'un merveilleux éclat dans les lettres et
dans les sciences. En l'an de grâce l'2i'2, époque à la-
quelle les conjectures les plus sensées placent le voyage
d'Albert en Italie, les universités de Verceil, deTré-
vise et de Naples n'étaient point encore constituées, la
célèbre école de Padoue n'avait point encore reçu sa
forme défmitive, seules Bologne et Vicence dressaient
leur chaire au soleil; mais partout, des sommets
neigeux des Alpes aux cratères du Aesuve, fermen-
tait déjà le bon levain, et les esprits plongeaient
dans ce crépuscule fait de germes, d'effluves et de
lueurs, qu'un poëte peindrait mieux qu'un critique.
Ce qu'il y a de particulièrement vif, d'attrayant et
d'enlevant dans ce grand mouvement qui, de Milan à
Naples , se prépare , Milan , qui renaît de ses ruines
32 albi;rt le grand.
à la fin du xii' siècle en sacrifiant à la liberté poli-
tique \ Naples, qui va bientôt se séparer en deux
camps, l'un qui continuera de pencher nonchalam-
ment du côté de l'île des Syrènes, l'autre qui saluera
de mille acclamations le retour imprévu des Muses
favorise par les munificences de l'empereur Frédé-
ric II % c'est c|ue la renaissance intellectuelle en Ita-
lie coïncide, coup de théâtre, croyons-nous, unique,
avec l'explosion du sentiment religieux. Il s'en faut
de beaucoup, du reste, qu'au moment où l'on va
la surprendre, elle soit entrée en pleine possession
d'elle-même et c|u'elle ait conscience de son génie.
Ne dirait-on point, à l'entrevoir ainsi un peu roide
sous la cotle de mailles, et seulement rieuse sous le
heaume, d'une Minerve qui ne pense pas encore, ou,
si elle pense, qui n'ôte point son cascjue pour penser?
Tout entière, à cette heure martiale, aux desseins bel-
liqueux, elle murmure à la hâte, en se jouant, quel-
ques insignifiants refrains d'amour et ne parle même
Anzi girar la liberta mirai
E baciar lieta ogni ruina, e dire
Ruine si, ma servitu non mai.
Passerini, Comp. lir., t. III, p. 331.
2. La création de Tuniversité de Naples, par Frédéric II
Hohenstaufen , donna une impulsion extraordinaire aux beaux-
arts et aux lettres dans toute l'Italie méridionale.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 33
point correctement sa langue \ Sa langue! Mais au
commencement du xiii'' siècle, la langue de Machia-
vel et de Pétrarque n'est point fondue, n'est pas faite.
Elle flotte indécise entre le latin, qui ne peut point
mourir , et l'idiome qu'illustra sans l'immortaliser
Sordello. L'élégance provençale précipite d'éclatantes
voyelles dans son cours, la Sicile lui apporte son tribut
de paillettes mauresques, la pompe virgilienne om-
brage ces mots mêlés et semble un voile de pourpre
étendu sur des cascatelles. L'harmonieux chaos attend
un maître : on le pressent déjà, il s'annonce , mais
Valtissimo poeta ne paraît encore qu'à l'horizon ^
A lui seul revient l'honneur d'avoir fait entendre à
sa patrie dans toute sa splendeur et pureté un gra-
cieux et parfait langage, mélange exquis de langueur
et de délicatesse, et qu'il semble avoir été chercher
au sein des sphères éthérées , entre des battements
1 . Voici les vers attribués à Ciullo d'Alcamo, cités comme les
plus anciens vers italiens connus :
Rosa fresca aulentissima,
Capari in ver l'estate,
Le donne te desiano
Pulcelle e maritale
Traheme deste focora
Se teste a bolontate.
Per te non aio...
V. Crescimb., t. Ill, p. 9.
2. Date de la naissance du Dante : 1265.
I. 3
34 ALBERT LE GRAND.
d'ailes séraphiques et le suave frémissement des
lyres d'or, les lèvres errantes sur les traces de sa
Béatrix.
Albert, curieux de s'instruire, n'avait nulle rai-
son, ce semble, qui pût le retenir en Allemagne où
n'existait alors aucun centre d'études. L'université
de Prague, la première qu'aient connue nos voi-
sins , n'a été fondée qu'en ioiS. Pourquoi jeta-t-il
le dévolu sur Padoue plutôt que sur Bologne? On
l'ignore. A Bologne on enseignait le droit : Padoue
avait la réputation de posséder les meilleurs profes-
seurs, spécialement versés dans le Trivium et le
Quadrivîiim, Cette dernière considération influa peut-
être sur les décisions d'une intelligence naturellement
tournée du côté des manuels de logique, plutôt que
vers les aridités des Pandectes. Toujours est-il qu'Al-
bert de Bollstadt, vers l'année de grâce 1212, prit
congé de son père et de sa mère , dit adieu aux
rives du Danube qui ne devait plus désormais le voir
errer, reparaître en vainqueur sur ses bords que lors-
que de dompteur de coursiers il devint évêque, un
demi-siècle plus tard, évêque de Ratisbonne : Albert
s'achemina vers Padoue. Le futur maître de saint
Thomas avait alors dix-neuf ans.
Albert, s'arrachant à la Souabe bavaroise pour
gagner l'Italie, s'engagea sur la route qu'on prend
MOUVEMENT RELIGIEUX. 35
encore aujourd'hui si , de Munich ou d'Augsbourg ,
on se dirige par le Tyrol sur Botzen et de Botzen sur
Trente et Venise. Les montagnes rendent éternels
les premiers chemins frayés. Elles ne permettent
guère le caprice à l'homme, parce que, en ce genre,
elles se sont tout permis. Qaon se figure donc le fils
des seigneurs de Bollstadt, celui qu'on appellera un
jour le docteur universel^ la stupeur et comme Vépou-
vantement du siècle ^ franchissant le Tyrol , maudis-
sant ses âpretés sans charmes, au début; saluant
sur le sommet du Brenner son lac fécond en truites :
Albert, en effet, même tout jeune, dut se rendre
compte , prendre note de toutes choses ; enfin , dès
qu'il approchera de Botzen, sentant son âme s'épa-
nouir en même temps que ses membres se détendre
et s'échauffer. Les Romains connaissaient ce passage
du Tyrol; Albert le Grand, Luther et Gœthe l'ont
tenté tour à tour. Un chemin de fer, ouvrage prodi-
gieux de hardiesse , s'aventure à l'heure qu'il est
entre ses neiges et ses rocs. On voit que le sentier
aura été foulé par bien des pas avant de se couvrir
de rails. La route ancienne, dont nous avons tenu à
suivre à pied les méandres, serpente, à mesure qu'on
1. Vir in omni scientia adeo divinus, ut nostri temporis slu-
por et miraculum congrue vocari possit. — Ulric EngelberL, de
Summo Boiio.
36 ALBERT LE GRAND.
descend du côté du Milanais, au milieu de touffes de
figuiers , de guirlandes de vigne et de roses ; c'est
un ruban suspendu sur un bouquet. Mais le Tyrol
fait payer cher ses faveurs m extremis , et , tandis
que sa mule trébuchait au milieu des froidures éter-
nelles, Albert dut se tourner plus d'une fois en pen-
sée vers l'âtre flamboyant dans le manoir des Bolls-
tadt.
Il paraît étabh que de l'an 1212 jusqu'à l'an
1223, date de son entrevue solennelle avec Jour-
dain de Saxe et de sa profession dans l'Ordre de
Saint-Dominique, Albert ne quitta point l'Italie et ne
s'éloigna guère de Padoue. Les sources auxquelles
nous puisons d'ordinaire ont besoin ici d'être éclai-
rées, pour ne point dire suppléées par le bon sens.
Que nous montrent-elles, en effet? le curieux et sé-
rénissime docteur purement et simplement occupé,
durant ce flot de vie qui s'écoule de la jeunesse à
la maturité, d'argumentations banales ou livré aux
combats spirituels. N'est-ce point prêter un faux
air de vraisemblance à ce dicton grossier qui eut
cours au moyen âge : Albert le Grand fut un âne
avant d'être un grand philosophe et redevint un âne
avant sa mort ? Cette facétie fait allusion à certaine
apparition de la Vierge, dont on parlera tout à l'heure.
Nous ne saurions admettre, pour notre compte, qu'Ai-
MOUVEMENT RELIGIEUX. 37
bert ait passé tant de temps à l'école de Padoue
sans se donner à lui-même quelque preuve de sa
valeur intellectuelle et morale, autrement que dans
des conversations avec le Malin, ou des disputes. S'il
ne se mit point tout de suite à produire, s'il ne livra
point au public quelques essais , quelques commen-
taires sur le texte d'Aristote ; s'il ne confia qu'à quel-
ques rares intelligences choisies les premiers résultats
de ses recherches en histoire naturelle, il en conçut
du moins alors certainement le projet de classement
général et l'ordonnance, traça le plan de son œuvre et
dut commencer à réaliser ses grands desseins *. On
objecte cette tradition qu'Albert aurait eu ce trait de
commun avec son illustre élève saint Thomas , sur-
nommé un jour par ses camarades, en classe de théo-
logie , le grand bœuf muet de Sicile j, qu'il éprouva
longtemps d'étranges difficultés au travail et qu'il dut
se vaincre , l'emporter de haute lutte avant de par-
venir à mordre à la science. L'âge où l'homme est le
-I. On entend particulièrement parler ici des traités mi-philo-
sophiques mi-scientifiques d'Albert le Grand, qui sont le fruit des
observations de toute sa vie. Compuls. : Alberli Magni Opéra,
Lugduni , in-folio^ édit. Jammy, t. V; Parva naluralia : de
Cœlo et Mu7idOj de Nalura locorum, de Generatione et Corrup-
tione, Meteorum, Minerai ium , de Nutrime^Uo, de Animalibus,
de Plantis.
38 ALBERT LE GRAND.
plus distrait par les passions se trouve précisément
celui que traversait alors Albert ; il a donc paru tout
naturel aux timorés religieux, ses biographes, de
rejeter sur la seconde moitié de sa vie, entre la prière,
les heures vouées à l'enseignement et la prédication,
tout le poids de ses graves ouvrages. Ces considéra-
tions sans portée ne nous feront point changer d'avis.
Libre, indépendant, il l'était avant d'entrer en religion;
entouré des hommes les plus capables d'entretenir en
lui ce feu sacré que n'ont jamais éteint ni les Alpes ni
le Tyrol ; ayant sous les yeux la mer, à Venise ; près
de Padoue , les monts Eugènes, chaîne de collines
volcaniques très-propice aux recherches de géologie
et de botanique; intérieurement animé de ces nobles
ardeurs qui n'abandonnent jamais l'homme vrai-
ment doué et qui peuvent sommeiller quelque temps,
sans doute, mais qui ne sauraient non plus demeu-
rer complètement sans éclat , de vingt-cinq à trente
ans, Albert dut nécessairement comparer, chercher,
trouver, amonceler des matériaux, dicter, écrire,
peut-être même faire des lectures publiques durant
son séjour à Padoue. Ce qui nous affermit dans ce
sentiment, ce sont les propres paroles du maître. Je
ME DISTINGUAIS DEJA DANS LES SCIENCES, dit Albert,
lorsque j, obéissant à un avertissement de la Vierge et
à /'inspiration DE l'esprit- SAINT, f entrai dans
MOUVEMENT RELIGIEUX. 39
l^Ordre\ 11 est évident que le grand homme fait
allusion à quelques succès plus sérieux que les
applaudissements de l'école. Albert, lorsqu'il se fit
frère prêcheur, était déjà montré du doigt comme
un génie, et, pour être tenu pour tel, il ne suffisait
point, ce semble, même au xiif siècle, de mener
à l'écart une vie rigide et d'expliquer prudemment
Pierre Lombard.
On sait quelles défectueuses traductions latines
d'Aristote circulaient au moyen âge^ C'est cepen-
dant sur ces débris mutilés, altérés, souvent pres-
que méconnaissables de la sagesse antique , que
s'acharnaient les inteUigences affamées des fils des
Barbares: instructif et touchant spectacle, qui nous
montre les nouveau-nés du christianisme allant res-
saisir à tâtons, par delà les cimes de la Révéla-
tion, l'un des flambeaux de l'esprit humain. Albert,
que la gravité naturelle de ses mœurs éloignait des
plaisirs, noua tout d'abord, dès son entrée à Pa-
doue, ces rapports de familiarité étroite avec le
maître des maîtres qui furent le constant honneur,
l'une des mâles jouissances de sa vie. Bien que sen-
1. Discours d'adieu. Ap. Sighart, Alherlus Magnus.
2. Qui prend un peu d'intérêt aux lettres et à l'histoire de la
philosophie n'a pu manquer de lire ou de feuilleter, tout au moins,
l'excellent travail de M.Jourdain sur les traductions d'Aristote.
1. 4"
40 ALBERT LE GRAND.
sible avant ses travaux, — Abélard, Pierre Lombard
dans ses Sentences et cent autres docteurs avaient en
effet déjà, et de longue date, accusé le nnouvement
qui rattache la philosophie scolastique à la méthode
du précepteur d'Alexandre, — il nous semble toute-
fois que cette sorte de vénération dont jadis Aristote
fut l'objet émane, dérive surtout de lui. Dans les
écrits d'Albert le Grand le texte du philosophe grec
se trouve, çà et là, si bien et moult liement, comme
dirait Montaigne, amalgamé avec le sien, qu'on se
demande vraiment, de temps en temps, si l'on n'a
point par hasard devant les yeux une traduction et
non pas un commentaire. Dès lors, ne devient-il pas
de plus en plus certain que l'âge qui s'ouvre aux
discussions et à l'exposé contradictoire des systèmes
sous le patronage de l'Église de Rome va rompre de
plus en plus avec Platon? Ce n'est point sans sur-
prise qu'on voit relégué dans l'ombre le plus spiri-
tualiste, pour ne point dire le plus chrétien des sages
du paganisme, — testimonium animœ naturaliter
christianœ, a bien avancé Tertullien, — tandis que le
père des rationalistes voit prosternée à ses pieds, et
comme suspendue à sa doctrine, la somme de l'intel-
ligence catholique, pieux écoliers, moines et prélats.
On reviendra sur cette apparente anomalie. On ten-
tera d'expliquer comment l'esprit du moyen âge théo-
MOUVEMENT RELIGIEUX. 41
cralique dut se sentir plus fortement attiré vers le
raisonnement mélliodique et positif que vers les élé-
vations de la dialectique platonicienne. Gomme de
juste, Albert, à Padoue, ne borna point ses études à
la logique. Albert approfondit toutes les matières que
comprennent le Trivium et le Quadrivium. Il convient
du reste de se le représenter, durant ces dix années
qui courent jusqu'à l'heure où il prit l'habit, ouvrant
aux éléments les plus divers, aux formes les plus
variées de l'art et du savoir, l'une des capacités les
plus vastes que l'on connaisse. J'estime que ce fut
vers cette époque qu'il s'imprégna de la substance
des auteurs profanes, aussi bien que de la doctrine
des Augustin et des Jérôme. « Le maître s'enquit sans
relâche et durant tout le cours de sa longue carrière,
de omni re scibili et non scihili^ » rappellent, pro-
clament à chaque page et sur tous les tons les
lourds historiens de sa vie^ Qu'est-ce à dire? Il
nous plairait infiniment d'apprendre en ce lieu, si
dans le commerce des anciens Albert étudiant n'au-
rait point puisé par hasard cette solide curiosité d'es-
prit et cette sérénité d'âme qui lui appartinrent en
1 . Cunctis luxisti,
Scriptis prœclarus fuisti,
Mundo luxisti,
Quia totuin scibile scisti.
Jammy, Albertus Magnus.
42 ALBERT LE GRAND.
propre et par exception, au moyen âge. Une des rares
confidences de son style donne quelque poids peut-
être à nos soupçons, à nos conjectures, à nos juge-
ments. Inutile, d'ailleurs, sur ces points délicats
d'interroger les chroniques^ toujours un peu désobli-
geantes, très-bavardes quand on s'en laisse conter,
et secouant, sans souffler mot, en l'air, leurs tabliers
pleins de sortilèges et de merveilles, dès qu'on pré-
tend obtenir d'elles un renseignement sérieux. Albert,
citant Gicéron, se sert assez souvent de cette expression
éminemment classique, noster Tullius. Est-ce témé-
raire d'en induire qu'il goûta, qu'il admira ce digne
et harmonieux talent, dont la philosophie ne s'ho-
nore pas moins que l'éloquence, et qui ne montra de
faiblesse qu'en politique? Le maître de saint Thomas
a pu relire, lorsqu'il traita lui-même de Senectute,
de la Vieillesse^ sous un point de vue, il est vrai,
très-diiïérent, les feuilles écrites par ce noble citoyen
dans un temps où l'on ne vieillissait guère, grâce
aux proscriptions, et, puisqu'il le nomme son ami, le
chrétien dut se plaire à reconnaître, tout entouré de
réguliers et de clercs qu'il fût, que Y honnête homme
peut quelquefois, par lui-même et par ses propres
forces, se montrer capable, voire même plus ca-
pable que ceux-là qui, sans prendre soin de se re-
cueilHr et de se composer, sèchent indolemment dans
MOUVEMENT RELIGIEUX. 43
l'attente de la manne céleste, de haute résignation,
de dévouement patriotique, d'actions magnanimes et
de vertu.
En dehors du cercle des études ordinaires, Al-
bert, à Padoue, ainsi que tout cela a été indiqué plus
haut, s'adonna avec passion et prudence à ce goût, si
prononcé chez lui, si hasardeux, si fort sentant le fa-
got, au XIII'' siècle, pour tout ce qui touche de près ou
de loin à la science ou à l'investigation de la nature.
Il réussit plus d'une fois, dit- on, à surprendre ses se-
crets ; il parvint à les mettre à profit, et, l'ignorance
générale aidant, c'est alors que commença de se for-
mer autour de son front l'auréole de puissance fan-
tastique dont sa mémoire demeure entourée. Le Bien-
heureux, ce semble, n'a point trop à s'en plaindre :
sa seconde auréole a soutenu son nom en l'air, comme
celui d'Orphée. Qui sait précisément aujourd'hui
parmi les laïques , parmi les réguliers ou séculiers,
quel rôle a joué dans l'Église le maître de saint Tho-
mas? Presque personne \ Qui pense se souvenir va-
\. On ne saurait, à vrai dire, faire un reproche de ne point
connaître les hauts faits du docteur universel aux laïques, aux
gens du monde. Ce qui n'a point laissé parfois de nous surprendre,
c'est l'étonnement profond qu'ont provoqué souvent certaines de
nos questions touchant le maître de saint Thomas de la part de
plusieurs membres insiruils du clergé régulier et séculier. De
44 ALBERT LE GRAND.
guement avoir entendu, jadis, quelque part, on ne
sait où, prononcer ce nom : Albert le Grand? —
Presque tout le monde. Le titre, la couverture ima-
gée du premier ancien almanach venu , prouverait
encore au besoin que son souvenir n'est point tout
à fait tombé dans l'oubli \ Toute victoire remportée
sur l'inconnu, on ne saurait, du reste, trop se le rap-
peler ici , passait pour une opération magique au
moyen âge, disons mieux, mêlée de diablerie. Pour
nous, qui voyons les faits qualifiés de miraculeux,
de sang- froid et à distance, nous, qui non -seule-
ment avons dérobé à la nature nombre de ses forces,
mais les avons appliquées soit h l'industrie, soit aux
usages de la vie, telle grave explication donnée solen-
nellement par Albert peut paraître aujourd'hui insi-
gnifiante. Si l'on réfléchit un instant, on constatera
que, nous aussi, moins obscurément toutefois que nos
devanciers, nous sommes encore à l'heure qu'il est
enveloppés de phénomènes dont nous ne saisissons
ce côté-là nous n'avons guère obtenu , au lieu des lumières que
nous allions un peu naïvement chercher, que compliments de
condoléance, ou sourires équivoques, ou ternes défiâtes. Telles
gens ne sont point de notre temps, qui ne sont point non plus du
leur.
1 . Il n'est point rare de rencontrer encore dans les campagnes,
sur les cheminées ou sur les bahuts des paysans, de vieux alma-
nachs dits le Grand Albert , le Petit Albert.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 45
point les causes , et que nous saluons journellement
du nom de savant celui qui prétend nous les indi-
quer. Or, entre le mot de savant et celui de magi-
cien y a-t-il en réalité plus qu'une diiïérence de
terme, et l'idée voilée sous les mots n'est-elle point
parfaitement identique? Selon le degré plus ou moins
avancé de la civilisation , on les emploie à tour de
rôle et dans le même sens. De nos jours , la même
expérience de physique, qu'on la reproduise en
France ou en Algérie, dans un laboratoire ou de-
vant des Arabes, ne fera-t-elle point applaudir le
professeur' ou poursuivre à coups de pierres le sor-
cier? Il est indispensable de se transporter par l'ima-
gination, et surtout pai' l'étude, au xiii'' siècle, pour
apprécier la valeur intellectuelle et morale d'Albert
le Grand. Une fois cette résolution prise, on recon-
naîtra qu'il fut supérieur^ et dans des proportions
singulières, à son époque, plus détaché même du
ter re-à- terre, du convenu, plus complet, plus hardi,
plus enlevé , plus original en un mot que Newton
ou Guvier chez les modernes. La taille des grands
hommes ne se mesure point à leurs proportions vé-
ritables, elle résulte du niveau commun \
1. «Albert qu'on a surnommé le Grand j parce qu'il vivait
dans un siècle où les hommes étaient bien petits, » a prestement
dit Voltaire {Physique, édit. de Kehl, t. III, p. 144). Sous une
40 ALBERT LE GRAND.
Voici cependant qu'approchait, pour l'illustre étu-
diant à l'école de Padoue , le moment qui devait
décider du sort et de la vocation de son âme, peut-
être devrais -je même hasarder, pour parler plus
exactement, de la carrière de son esprit. C'est que la
double voie qui s'ouvre aujom^d'hui devant tout homme
de bonne volonté, ne se présentait point au temps
où la reine Berlhe filait, et qu'une intelligence en
éveil ne pouvait guère se poser comme aujourd'hui
cette question : Suis-je pour ou contre ce qui fut, ce
qui est? L'Eglise de Rome avec ses noblesses et ses
vices, se vantant déjà d'être immuable, non moins
fière de son passé qu'aujourd'hui, comme aujourd'hui
plongeant d'avance et d'un geste indulgent dans un
moule de plomb l'avenir, mais plus imposante et
plus sereine , justement parce qu'elle dominait un
milieu plus grossier; plus sainte, parce que le mal
levait plus haut la tête ; plus touchante dans ses se-
cours accordés aux malheureux, parce que les misé-
rables et les frileux ne trouvaient un peu de chaleur
que sous son aile; plus libérale surtout, en dépit des
apparences, parce que peu de gens de cœur et de tête
forme leste, et dans une intention, je le crains, peu respectueuse
pour Albert le Grand , dont il ne s'est occupé qu'en passant, et
fort légèrement, Voltaire exprime, ce semble, la même pensée que
celle qu'on vient de développer.
MOUVEMENT RELIGIEUX. i7
avaient encore osé retourner contre elle ce cri de
Vive la liberté! qu'elle poussa de très-bonne grâce
elle-même tant qu'on ne s'insurgea point contre son
pouvoir et ses enseignements de jour en jour plus-
absolus, l'Église semble , à l'époque à laquelle nous
remontons , le seul asile où put se réfugier décem-
ment, loin de la poussière des combats particuliers
et des luttes d'une société turbulente, un calme, no-
vateur et studieux génie. Albert devait pencher natu-
rellement aussi vers ce qui, de son temps, paraissait
le plus haut. De droit, il appartenait donc à l'Eglise,
telle qu'il la trouvait établie. Qu'il ait accepté à pre-
mière vue, sans répugnance aucune, sans examen,
sans combat, tous ses dogmes ; qu'il se soit rangé
sans hésitation parmi les milices spécialement vouées
à la cause du saint-siége , la légende qui fait appa-
raître la Vierge à ce disciple d'Aristote et de Platon,
naturellement ennemi de toute contrainte et de tout
joug, laisse percer au contraire la préoccupation d'un
idéal assez différent de celui de l'état monastique, et
comme une aspiration secrète vers un ordre de choses
plus humain^ di\i milieu des perplexités majestueuses
du docteur universel, a Dans quelle science veux-tu
devenir habile ? » aurait demandé la mère du Christ
au fils des seigneurs de Bollstadt, une nuit qu'épuisé
de travail , sentant ses facultés s'éteindre et se trou-
48 ALBERT LE GRAND.
bler, et pris d'un de ces découragements écrasants
qu'ont traversés tous les penseurs, il avait cédé au
sommeil. « Je voudrais devExNir habile dans la
•CONNAISSANCE DE LA NATURE, » répondit simplement
Albert. « Tu seras ce que lu désires et le plus grand
des philosophes j, » murmura la Vierge , un peu sur-
prise et désolée; « mais parce que tu n'as point
PRÉFÉRÉ LA SCIENCE DE MON FILS, LA THÉOLOGIE, lUl
jour viendra où, perdant même la science de la na-
ture, tu te retrouveras l'intelligence voilée comme à
présent^. » Je ne sais si, comme le ïut, prétend-on,
Albert, cette nuit qu'il conversa avec la mère du
Christ, nous devenons nous-mêmes le jouet d'une
illusion, mais il semble que le sens caché sous cette
allégorie gracieuse est celui-ci. Avant de se sentir
invinciblement attiré par les charmes incomparables
de Celui qui prononça le Sermon sur la montagne,
notre héros n'avait guère cherché que le Vrai en lui-
même et pour lui-même, à la façon des sages Grecs
et Romains. Aussi, lorsqu'il se résolut par la suite à
porter l'habit de Saint-Dominique et à servir officiel-
lement Jésus-Christ, sans doute il se consacra corps
et âme à Notre-Seigneur ; mais il le prit tout à la
4. Cette légende est rapportée par Flaminius, Léandre et
Jammy. Le P. Lacordaire y faitallusion dans son //iS^Oirec/esam^
Dominique, p. 37.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 49
fois à témoin et de son zèle pour les intérêts de son
royaume qui n'est point terrestre , et de son ferme
propos de ne reculer devant aucun obstacle pour de-
venir habile dans la science de la nature^ et de son
profond dédain pour ces parasites de la Gène, qui du
banquet de Jésus n'emportent que la coupe, et, tou-
jours les premiers assis à sa table, ne rompent pas
son pain , n'écoutent pas sa parole , mais éloignent
de lui la foule, et gardent leurs sièges \
On ne fera, nous l'espérons du moins, nulle dif-
ficulté de reconnaître avec nous qu'à partir de l'an
1000, date fatale, annoncée dans une foule de pro-
phéties comme devant inaugurer la fin du monde, le
monde progresse au conti^aire comme pénétré d'un
sentiment de vitalité plus intense , et que les années
de grâce sont assurément les meilleures que l'hu-
manité agissante et pensante, depuis l'avènement du
christianisme, puisse se vanter d'avoir vécu. Jus-
que-là, entre les ruines de l'empire romain et les
invasions des Barbares, entre un Théodose et un
1. ... Canes anliqui, muti, c'est-à-dire... incapables, vu leur
endurcissement, leur aveuglement et leurs bassesses, &' aboyer la
parole de Dieu, murmure quelque part Albert le Grand dans son
commentaire de saint Luc, en désignant du doigt certains prélats
de son temps, et en abritant ces rudesses de langage sous l'égide
toujours secourable de la Bible.
I. 4
50 ALBERT LE GRAND.
Attila, ce ne sont guère que ténèbres s'épaississant
sur des débris, et la colossale figure de Gharlemagne,
tout enluminée, toute surchargée d'ornements qu'elle
apparaît, ne fait pressentir, n'apporte au demeurant
rien de neuf. Pourquoi? C'est que VEmperor à la barbe
florie appartient à un ordre de choses condamné, Ghar-
lemagne ne fut qu'un grand chef, jaloux de Constan-
tin. A Paris , tandis qu'appuyé sur une fenêtre, aux
bords de la Seine, l'auguste Franc gémit en prévoyant
de nouvelles irruptions normandes ; à Rome, alors
qu'il se ceint le front du bandeau des Césars; à Aix-
la-Chapelle, où il crée un centre à son empire ; en
Saxe , où l'histoire nous le fait contempler réduisant
les peuples à la loi de l'Evangile, comme ses ancêtres
politiques courbaient les peuples vaincus à la servi-
tude : partout, voire même dans ses entretiens in-
times avec Alcuin, se dessine un personnage dont les
attitudes et les mouvements annoncent le Germain ,
dont les modèles frustes et surannés ont paradé sur
les marches du Capitole ou dans le cirque de la mé-
tropole du Bas-Empire. L'oint du Seigneur, le fils
très-soumis du Saint- Père, le modèle des potentats
orthodoxes, ne semble point exempt de gaucherie
formidable ni de solennité farouche. Après qu'il a
fait à sa guise œuvre de législateur, vidé une coupe
d'hydromel , commandé un massacre, chanté au lu-
MOUVEMENT RELIGIEUX. 51
trin avec des clercs venus d'Italie que sa voix énorme
épouvante, accablé de questions ses missi dominici,
dont l'un lui présente un rapporfabsolument comme
pouvait en adresser un haut fonctionnaire au Sénat ,
l'autre l'édifie, notes en main , sur la quantité de
beurre et de laitage que produit une de ses métairies,
Gharlemagne se drape dans sa toge d'emprunt, roule
deux yeux bleus vers la ville aux sept collines, et
se demande en langue barbare s'il ne ressemble pas
à Marc-x4urèle. Concluons. Les temps qui relèvent de
ce héros très-épais se ressentent de l'évanouissement
d'un géant sans se distinguer par aucun pas fait en
avant, et montrent un vide sans tracer une voie nou-
velle. Tout d'un coup, la borne de l'an 1000 est-elle
tournée, ne dirait-on pas que chaque siècle prend
aussitôt une allure originale et s'élance impétueuse-
ment vers un but précis ? Le xi*" siècle vit se créer la
Chevalerie, sortir de son long sommeil l'Honneur:
souriante , énamourée et suspendue aux flancs san-
glants de l'Honneur, voilà que renaît avec la poésie la
Femme dont le culte ne se confondra plus cette fois
avec celui de Venus, fille de l'onde, mais fera monter
l'encens jusqu'au front de la Vierge, mère de Dieu.
L'Europe guerrière s'arme tout entière au xii^ siècle,
s'élance vers l'Orient, et au milieu du tumulte des croi-
sades saint Bernard, Abélard, élèvent la voix : la phi-
52 ALBERT LE GRAND.
losophie agite désormais, comme autrefois à Thèbes, à
Sparte , à Athènes , ses problèmes , ses fictions , ses
systèmes en plein» air, elle échappe aux in pace du
cloître et s'adresse directement au peuple. Voici venir
enfin à l'horizon le xiii^ siècle, âge fécond, unique, où
abondent les figures et les caractères : Albert le Grand,
saint Thomas , saint Louis, Thibaud de Champagne,
saint Bonaventure, sainte Elisabeth, Frédéric II. C'est
bien là le siècle où le senthnent religieux, sorte de
foyer constamment ravivé de l'âme humaine, entre
dans son ère héroïque, arme de mystiques paladins,
et voit jaillir des enseignements du Christ , dont
une des forces les plus fécondes est de pouvoir, de
devoir être diversement compris, une race d'hommes
imprévue. Dans cet essor des pieuses effervescences,
les rêves , les idées confuses d'égalité et de fra-
ternité , quelque temps murées dans les cellules ,
prennent inopinément un nom, un corps, une vie,
s'enhardissent, jettent franchement le gant à la so-
ciété, l'anathème à tout ce qui s'appelle chair et sang,
lèvent des légions, et, sous prétexte de gagner le ciel,
se hasardent, se déversent, se heurtent sur la place
publique. Çà et là, à l'improviste, du capuchon tom-
bent des fleurs, sous les cilices pointent des ailes.
D'un autre côté les universités se fondent, le syllo-
gisme règne, l'affirmation triomphe, on se voue à la
MOUVEMENT RELIGIEUX. 53
science comme à Dieu, la raison, éveillée à peine,
murmure en se jouant un langage à part, aristocra-
tique mais ingénieux , les Etats actuels de l'Europe
prennent leur physionomie. Nous laissons, comme de
juste, à qui veut bien nous entendre et nous suivre,
assigner aux siècles suivants, sans en excepter le
nôtre, le rôle particulier qui leur revient, et nous
nous proposons, sans plus tarder, d'examiner, la vo-
cation d'Albert le Grand nous entraînant d'ailleurs,
bon gré, mal gré, vers les régions les moins hantées,
au seuil de cet étrange et merveilleux xiii^ siècle,
son entreprise assurément la plus considérable, je
veux parler de l'essai de révolution religieuse tentée,
réalisée, ou peu s'en faut, dans le monde chrétien
par ces humbles et hardis capitaines, tous deux agi-
tateurs et pasteurs d'âmes, saint François et saint
Dominique.
« L'homme ne se nourrit pas seulement de
PAIN , » a dit Notre-Seigneur. Rien de plus clair, de
plus lumineux que cette belle parole, soit qu'on la
prenne à la lettre et qu'alors elle signifie qu'en de-
hors des besoins matériels l'homme en éprouve de
plus nobles et veut vivre par l'intelligence et l'amour;
soit qu'elle s'applique à son tempérament spirituel
et affirme cette autre vérité non moins certaine,
savoir que les agapes de la raison ne sauraient ab-
54 ALBERT LE GRAND.
solument suffire aux aspirations de sa nature, qu'il
lui faut un aliment plus épais ou plus relevé, Ten-
thousiasme , la passion , la foi, en un mot le senti-
ment vague ou violent de l'infini. Malheureusement,
si la divine et parfaite sagesse n'a rendu elle-même
que de rares oracles, ceux-là qui renchérissent après
coup sur l'interprétation primitive sans élaboration
préalable, sans avoir pâli de longues nuits sur les
annales de la conscience, sans avoir longtemps cher-
ché, réfléchi , comparé, sans avoir surtout attentive-
ment tendu l'oreille aux révélations de cette sibylle
assise à tous les foyers et qui fait entendre à qui ré-
solument l'interroge la voix, la plainte des grands et
des petits, du pauvre et du riche, ceux-là sont mé-
diocrement disposés à tirer pour leur propre fonds
des conclusions nettes, pour les masses de nouvelles
applications pratiques des enseignements tombés d'en
haut. Le zèle impertinent, aveugle du néophyte ne
connaît point, cF ailleurs, ne comporte point par con-
séquent la mesure, la forme la plus palpable, la plus
viable du vrai, a Le pain! le pain! vil et terrestre
aliment que le pain! L'homme ne se nourrira plus
DE PAIN ! )) s'est écriée naguère , dans sa superbe et
sa bassesse, la folie de la croix, au moyen âge , et,
une fois cette exclamation poussée, elle a foulé aux
pieds, pêlc-mele, le sens commun ;, l'honneur, l'an-
MOUVEMENT RELIGIEUX. 55
tique et sereine vertu, les joies simples^ les fermes
et droites lignes de conduite, tout ce qui constitue la
sobre dignité du moi et l'équilibre fécond des facul-
tés. Que dis-je? Sous la baguette enchantée de cer-
tains mystiques s'opère comme un coup de théâtre
dans la sphère des idées , et la nature elle-même
change de face. L'univers n'est plus à leurs yeux
qu'une chapelle enveloppée de la mante bleue de Ma-
rie, le monde véritable s'évanouit, et lliomme réel a
vécu ^ Famille, patrie, saines et robustes Muses,
prêtresses tour à tour graves et riantes et sacrifiant
sur tous les degrés du devoir, sirènes de bon con-
seil dont les voix nous ramènent au sol qui nous a
vus naître et nous invitent à laisser un peu de nous-
mêmes, ne serait-ce qu'un nom sans tache, dans
l'obscur sillon que nous traçons ici-bas, tout cela est
déclaré abject et comme tel jeté à la voirie. Ne sem-
ble-t-il point que le cœur du moyen âge, longtemps
comprimé sous des mailles de fer, éclate tout à coup,
jaloux d'espace, épris de l'impossible, bondisse par
monts et par vaux par delà le Vrai qui le révolte ,
1. « La Vierge ouvrit son capuchon devant son serviteur Do-
minique qui était tout en pleurs, et il se trouvait, le capuchon,
de telle capacité et immensité , qu'il contenait et embrassait
doucement toute la céleste patrie. » V. Thomas Cellano, Vie de
saint Dominique; P. Lacordaire, Vie de saint Dominique.
5G ALBtlRT LE GRAND.
l'indigne ou plutôt l'attire à lui si fort qu'il le dépasse
et se précipite au delà, et que, ne sachant plus com-
ment se faire pardonner ses écarts, il se soit réfugié
sous la bure, comme sous le manteau du civisme et
de l'intérêt public se voila , se retrancha , se sacra
lui-même vertueux et sensible V incorruptible de 93?
Désormais l'accord harmonieux de l'intelligence et
de l'âme est rompu , pour la plus grande gloire du
Créateur; pour le plus grand bien de la société, la
société est dissoute. De même que dans l'ordre mo-
ral ce sont les facultés inférieures qui se redressent,
cjui s'insurgent, qui gouvernent : le rêve, l'hallucina-
tion, la fade et rude royauté de deux aspirations vers
deux extrêmes, V étrange et le vulgaire^ le goiît dé-
pravé de l'absurde et du nu; de même, dans l'ordre
social, tous péchés sont remis à deux négations,
y ignorance et la pauvreté. N'apercevez - vous pas
déjà, à première vue, vers quel abîme ont couru cer-
tains héros soi-disant spiritualistes du moyen âge, en
prétendant se sevrer du pain de l'esprit? Certes,
pour qui ne s'est point clairement rendu compte, sans
parti pris et en remontant aux causes très-profanes
qui l'ont secondée, de l'influence exercée en Europe
par les Mendiants; pour qui ignore dans quel chaos
propice aux prostrations et aux démences ils ont en-
traîné la flexible religion des peuples; pour qui encore
MOUVEMENT RELIGIEUX. 57
s'inquiète assez peu des ombres de l'ensemble et se
récrée surtout du charme et de la nouveauté des dé-
tails, le mouvement que nous n'apprécions que som-
mairement ici a dû paraître prodigieux, édifiant, di-
vin, 11 est doux, il semble délicat, en effet, de se
laisser persuader sans trop de résistance qu'il fut un
temps où parurent triompher les justes et les élus ; il
plaît d'entendre professer, de loin et dans un clair-
obscur attrayant , un mépris suprême pour ce corps
de boue qui nous retient hors des ineffables délices,
de ne plus distinguer au milieu des chants et des cris
de la nature que les cantiques d'action de grâces d'in-
nocents fratelli, les hosanna/is de la douleur qui se
transforme en offrande et les soupirs de l'amour plus
fort que la mort qui se fond en charité. Hélas! l'im-
pression ne demeure plus tout à fait la même dès
qu'on se pose quelques simples questions, et quel-
ques-unes de ces questions, les voici : — Présenté
sous ce nouvel aspect, le christianisme, et notez bien
que c'est celui que nous a légué l'ancien régime, le
christianisme est-il en décadence ou est-il en pro-
grès? Le Verbe tel qu'il s'incarne une seconde fois
au moyen âge dans la soumission aveugle à l'autorité
spirituelle et temporelle des papes, dans le célibat,
dans le dénùment absolu, dans le pharisaïsme dogma-
tique, et non plus dans la chair, mais dans l'impec-
58 ALBERT LE GRAND.
cabilité originelle et la divinité sut generis de la
Vierge, est-ce bien là le même Verbe qui resplendit
dans l'Evangile? Au bout de tant d'excès consacrés
par l'admiration des fantasques et des faibles , et
tantôt favorisés , tantôt approuvés par la cour de
Rome, à la suite de cette centralisation quasi-féodale
et quasi -césarienne des consciences entre les mains
d'un Pontife-Roi, une sorte de détente, la juste ré-
volte n'était-elle point inévitable et pendante , et tôt
ou tard ne s'appellera -t- elle point la réforme? —
— Personne ne niera, à considérer la question sous
sa face opposée, que la superstition des jouissances
matérielles ne soit aussi grossière, aussi pernicieuse
pour le moins que la soif immodérée des tortures ou
que l'appétit déréglé des miracles, et nous ne ferons,
pour notre part, nulle difficulté d'admettre que, par
certains de ses côtés, l'initiative de saint François et
de saint Dominique n'ait été singulièrement favorable
aux intérêts démocratiques de la chrétienté. N'ont-
ils pas entrepris, par exemple, une sorte de croisade
sociale contre l'effroyable corruption du haut clergé,
contre toutes les indifférences hautaines ou niaises, les
sensualités, les brutalités sans vergogne de la bestia-
lité féodale, et n'en sont-ils pas , autant que faire se
pouvait, venus à bout? Et que de frais, que de forts,
que de nobles, que de généreux sentiments n'ont-ils
MOUVEMENT RELIGIEUX. 59
pas remués ! Avec quelle suite , quelle ardeur candide
et quel feu ne se sont-ils point dévoués à la solution
des problèmes qui nous préoccupent encore, nous
modernes ! Sous la vieille idée de couvent qu'ils ont
définitivement fait triompher dans l'Eglise, ne pour-
rait-on point retrouver à la rigueur en germe l'idée
tout actuelle d'association^ qui rend l'individu libre,
responsable de ses actes et l'affranchit; sans cepen-
dant l'isoler? Aussi bien des sources d'eau vive, au-
jourd'hui du reste à peu près taries, auxquelles se
sont abreuvées avidement les générations qui ne sont
plus, ne nous permettrons-nous d'approcher qu'avec
infiniment de réserve et de respect, et, le limon s'étant
de lui-même séparé de l'onde pure et comme déposé
au fond de la source, nous n'aurons plus, pour ainsi
dire, qu'à nous pencher vers ses bords, sans même
y plonger la main, pour juger du bien et du mal que,
dans leur œuvre de propagande religieuse et morale,
y ont accumulés les deux apôtres du moyen âge, saint
Dominique et saint François \
i . {( Entre le roi et le peuple, entre les feuillants et les ja-
cobins, Lafayette joue le rôle passif du chœur dans le drame
antique, » a dit l'auteur du livre la Révolution du grand citoyen
qui peut-être, entre tous ses émules de 89, a le mieux servi et le
mieux honoré la liberté. Pourquoi ? Parce qu'il s'y est dévoué sans
ambition et de sang-froid. « Lafayette maintient les droits de la
justice; il les invoque avec courage, avec audace; mais aussi
CO ALBERT LE GRAND.
Saint François est venu au monde l'an 1172, dans
la petite ville d'Assise, en Italie. Son père vendait des
étoffes, homme rude et borné, enfoui dans les soins de
la vente et de l'achat des draperies. Dans ses heures
de loisir, il traitait le hambino de fainéant , n'épargnait
point les coups, et n'admira jamais la plante exotique
et rare dont la graine tomba par hasard, germa sous
son comptoir. Le portrait que nous a laissé de François
adolescent son biographe fait songer aux figures du
Pérugin, grêles, expressives, à la fois riantes et ten-
dues, aux joues mates, aux yeux noirs et fixes, et
qui, tantôt debout, tantôt priant, toujours gracieuses
et roides, dessinent une suite de lignes pures sur
IL n'est point le personnage qli agit. » (V. Quinet, la Révo-
lution, t. I, p. 346). Cette attitude qu'j prise Lafayette dans
le drame politique a dû sans doute provoquer la surprise, mais
elle impose aussi Tadmiration. Elle est à la fois conlemplalive ,
héroïque, et raisonnable. Dans le drame politique et religieux
du moyen âge, le rôle qu'a joué Albert le Grand, le caractère qu'il
a soutenu, présente à notre sens, tout bien considéré d'ensemble
et soigneusement pondéré, une singulière analogie avec le rôle
qu'a joué, le caractère qu'a soutenu Lafayette. Initiateur par ex-
cellence, Albert n'est point non plus le personnage qui agit.
Mêlé à tout, il semble retiré de tout, et alors même qu'il paye de
sa personne au milieu de la scène, alors qu'il se hasarde, et que,
tout en cherchant des solutions sages au moyen de transactions
risquées, il va de l'avant et se compromet , on dirait encore qu'il
n'assiste qu'à un spectacle.
MOUVEMKNT RiaiGIEUX. 61
un fond clair, parsemé d'arbres surnaturels \ Eux
aussi, pauvres arbres du tiers ordre, anachorètes à
leur façon, ils semblent vouloir se dépouiller de toute
parure, affiner, replier leurs feuilles, ne point s'aban-
donner au vent à la légère, avoir renoncé aux gais
rayons de soleil, à la mousse inutile, aux pampres trop
pressants ou trop folâtres, en un mot s'effacer, se
mortifier dans le paysage pour faire plaisir à Dieu -.
Deux traits peindront saint François dans sa jeu-
nesse, alors qu'il appartenait encore au siècle. Il
passait, certain jour, à travers champs, à cheval.
Un lépreux lui demande l'aumône. Le lépreux tend
la main, François ne se contente point de lui don-
ner tout l'argent qu'il a sur lui, il se précipite sur
ses plaies et les couvre de baisers. François conti-
nue sa route, tourne la tête et n'aperçoit plus per-
sonne. Nul doute quil liait embrassé Jésus-Christ ^.
François entre une autre fois dans une chapelle,
s'agenouille aux pieds du crucifix, et, tandis qu'il
'1. « Saint François : front petit..., yeux noirs et sans malice...,
nez droit et fin..., col grêle..., doigts longs..., jambe maigre,
pied petit; de chair peu ou point. » V.Th. Cellano.
2. Voir les tableaux de l'école d'Ombrie : galeries de Dresde,
du Louvre, de Rome et de Sienne.
3. V. Saint Bonavenlure. On peut consulter la traduction fran-
çaise de RI. Bertliaumier, curé de Levet et membre du tiers ordre.
Bibliolhèque franciscaine.
62 ALBERT LE GRAND.
s'abandonne à l'oraison , les yeux pleins de larmes ,
une voix descend de la croix. A trois reprises la
voix répéta : « François , va et répare ma maison
qui chancelle j, comme tu le vois, tout en ruines. »
François tombe en extase. Puis, revenant à lui, il se
prépare à obéir et combine les inoyens d'exécuter
V ordre qu'il a reçu... C'est saint Bonaventure, son
disciple et son historien, qui raconte au long ces dé-
tails, et il ajoute que saint François connut plus tard
par V avertissement du Saint-Esprit la signification
exacte des mystérieuses paroles. L'Eglise du Christ
n'était plus moralement que décombres, en effet, à
la fin du xii^ siècle. En ces quelques années de sé-
cheresse, de doute et d'angoisses mortelles où la
masse des imaginations catholiques, après les heures
d'épanouissement allègre et d'éblouissement inef-
fable qu'elles traversèrent lors des espoirs de la
première croisade, retomba, des trois croix du Gol-
gotha , une seule demeurait chancelante , abîmée
pans l'ombre, égarée, perdue, — ne venait-elle point
de passer entre les mains des infidèles? — celle du mi-
lieu ^ — Hardi, François ! La relèveras-tu , la croix,
la replanteras-tu? souffla l'Esprit à son oreille. —
Oui, je la relèverai , je la replanterai, se dit Fran-
1. Prise de .lérusalem , par Saladin; les chrétiens perdent la
vraie croix (1187).
MOUVEMENT RELIGIEUX. Cûi
çois, et François vis-à-vis de lui-même a bien tenu
parole. Mais cette croix qu'il a relevée, qu'il a re-
conquise, dont il se pare, qu'il agite en chantant et
dont le fardeau lui pèse si peu qu'il converse^ che-
min faisant, avec les passereaux et les tourterelles,
est-ce bien là la même croix dont le Fils de l'homme
n'a voulu porter le bois qu'un seul jour, au Calvaire,
mais dont, en revanche, il a laissé l'impérissable,
l'immatériel exemplaire au fond des cœurs? Voilà
ce qu'il appartient à la foi , non à l'indifférence ou à
l'incrédulité, de décider.
A partir de l'entretien ou du monologue auquel
on vient d'assister, l'âme tout e?i émoi, tout ébranlée
du petit marchand d'Assise n'appartient plus à la
terre, ou plutôt elle ne s'appartient plus, et, sous sa
frêle enveloppe, elle médite quelque chose de pro-
digieux, une révolution dans la piété, Jésus dans le
jardin des Oliviers soupirait, s'adressant à son Père :
Mon Père, éloignez de moi ce calice. Voyez, l'homme
et le Dieu s'harmonisent, se fondent et se pondè-
rent en sa personne par des dégradations de va-
leur et de force, en des finesses d'alliage, des
délicatesses et des précisions d'équilibre vraiment
exquises; il va remonter au ciel, mais il a affronté
la mort ; il a accepté le supplice, mais il a souffert,
il a gémi, et, pour nous montrer le bon chemin jus-
64 ALBERT LE GRAND.
qu'au bout, quand il ressuscite, il emporte jusques
au haut des airs un peu plus qu'un souvenir de la
terre avec lui, ce corps que les approches du sé-
pulcre ont couvert d'une sueur de sang et qui, vain-
queur et glorieux, ne se laisse point cependant telle-
ment pénétrer par la lumière, que sous les splendeurs
éthérées on ne découvre point encore la trace des
clous, et sous le manteau du second Elie, l'huma-
nité. Aussi , ceux qui croient en Jésus peuvent-ils
suivre Celui qui s en retourne, tout entiers, jusqu'au
Calvaire, et par delà le Calvaire espérer le recon-
naître et se reconnaître eux-mêmes en lui dans
l'autre vie. Mon Père, mon Père, de grâce, à moi
ce calice ! A moi ! j'ai soif ! s'écrie saint Fran-
çois, parlant à Jésus. // a soif! Entendez -vous?
Lui , le serviteur et le disciple , il ne se sacri-
fie point à la grandeur morale; ce n'est ni un
martyr ni un héros : il est mieux ou moins que
cela: c'est un courtisan maniaque, acharné, rayon-
nant, jaloux de toutes les douleurs, et quand une
fois elles l'ont agréé et convié à leurs tristes hy-
mens, on dirait, à en juger par ses transports, du
Bien-Aimé du Cantique des cantiques , aspirant tous
les effluves de l'amour et les parfums de la gre-
nade et de la vigne en fleur entre les bras de la
Sulamite.
MOUVEMEiNT RELIGIEUX. 65
Quel contraste, quel abîme de dissemblances entre
le modèle et la copie ! François ne se résigne point
à la pauvreté; elle l'attire, elle le subjugue, elle le
fascine, il l'épouse; et, attendu qu'on ne saurait avoir
trop d'égards pour la compagne de son choix , il
prend pour lui les épines et ne lui ôte point sa cou-
ronne. Que dis- je? le saint lui trace, pur caprice,
une sorte de sinueux sentier entre les myrtes et les
cytises. François élève la pauvreté à la dignité d'un
dogme. Il lui accorde ce luxe étrange : Dame Pau-
vreté ne maniera ni la bêche ni le rabot, elle men-
diera. Ne comprend -on pas dès lors la profondeur
du mot de Bossuet : François fut peut-être le plus
désespéré amateur de la pauvreté qui ait été dans
l'Eglise, C'est qu'il y eut en réalité tout à la fois des
langoureuses ardeurs de l'amant et des retours déso-
lés du paria au fond de ce grand cœur avide, auquel
rien ne suffit pour témoigner de son humble tendresse
au Créateur, même l'infini des opprobres. Son immo-
déré désir de plaire ne saurait naturellement se calmer,
la supplique s'adressant à l'Invisible : de rage, se
croyant rebuté, François se roule dans la poussière,
pour faire au moins pitié, s'il ne plaît pas. Rien ne le
réconforte, rien ne le contente, rien ne l'assouvit, ce
gourmand d'amour et de honte. Quand le mystique
s'est immolé sur je ne sais quelle claie à je ne sais quel
I. 5
66 ALBERT LE GRAND.
idéal poursuivi par saccades entre un cilice et des roses,
il estime néanmoins n'avoir encore rien fait pour son
idéal. N'ai -je point risqué ce rapprochement : un
cilice et des roses ? François d'Assise ne me désavoue-
rait pas. Le Dieu immuable et le Dieu sur la croix,
le Dieu vivant et le Dieu cadavre. Dieu sous quelque
face que le présente la théologie transcendante aux
regards comme à la pensée, ne saurait en effet com-
plètement absorber ni tenir constamment suspendue
une organisation mortelle. Parvenu aux cimes de glace
de cet Oreb imaginaire contre lequel la foudre senti-
mentale frappe en pure perte, l'amour qui n'a point
été payé d'amour se transforme, se revenge tôt ou
tard, et se répand, puisque aussi bien il faut descendre
et s'apaiser, sur tout ce qui peut témoigner ici-bas de
la bonté, de la force, des splendeurs de l'être parfait
dont le spectacle de la création met en quelque façon à
notre portée la clémence et la beauté. Et que se pro-
duit-il alors en dernier lieu? Quelque chose comme
un fait de physique tout ordinaire. Les vapeurs qu'a
longtemps poussées, foulées, condensées à des hau-
teurs incalculables l'extase, retombent soudain du ciel,
tantôt sous forme de pluie fine , tantôt en tièdes et
abondantes ondées sur les coteaux et les vallons ^
1. On ne saurait, à vrai dire, se défendre d'admirer certaines
MOUVEMENT HFLIGIEU.X. 67
Après qu'il s'est meurtri les genoux contre le
marbre des autels, frappe le front sur les dalles du
cloître, enfoncé dans la poitrine les clous du crucifix,
après qu'il a médite sur la vie future et la Passion avec
une intensité qui l'abat, François éprouve, comme de
juste, le besoin de se récréer, retourne de temps en
temps vers la nature un visage inondé de pleurs, et,
tel que ces monts dont parle l'Ecriture et qui bondis-
sent comme des bélierSj, il s'arrache enfin à la contem-
plation et bondit. L'exaltation grave du Séraphin se
suaves paroles de saint François, quelques-uns de ces élans roma-
nesques où la grâce de l'expression le dispute à la chaleur d'une
émotion vraie, ses effusions de tendresse charmantes pour tout ce
qui souffre, vole ou gémit; rappelons quelques traits de sa vie
qu'on laisse à dessein dans l'ombre. Un jour, aux fêtes de Noël ,
saint François rassemble le peuple dans une étable et imite le bêle-
ment d'un mouton en traînant le mot Bethléem. Une autre fois ,
pour faire pénitence d'avoir rompu le jeûne, il ordonne qu'on le
renverse , dépouillé de tout vêtement, dans les rues, et qu'on le
frappe à coups de corde, en annonçant à haute voix : Voilà le
gourmand. Il s'enfuit en Egypte, espérant le martyre : le Soudan
s'en divertit et refuse d'obéir à ce caprice. François se roulait
parfois dans la neige au grand ébahissement des enfants et des
femmes qui riaient d'abord, puis finissaient par luttera qui tou-
cherait le plus tôt le pan de sa robe. Il était si transporté quand
il parut devant le pape, dit son biographe, qu'il pouvait à peine
contetiir ses pieds et tressaillait comme s'il eût dansé... — Con-
sulter saint Bonaventure, Vie de saint Fra7içois ; 'ïh. Cellano,
Vie de saint François.
68 ALBERT LE GRAND.
résout tout à coup en joie enfantine, la sévérité de
l'ascète en sourire. Ne venons-nous point de con-
templer une sorte d'Ecce homo? Voici tout à coup
un concert champêtre qui s'élève, un murmure
d'abeilles, des notes de musette, les cris perçants des
agneaux à la mamelle , ou bien encore le bruit loin-
tain et cadencé des chars ployant sous les gerbes
d'épis.
Il y a, du reste, avouons-le, dans ces retours de
V austère au gracieux et au plaisant, les noces de Cana
de saint François, un charme réel auquel on ne sau-
rait tout à fait se soustraire, et rien n'est suave, aérien,
ailé, comme les ébats de cette âme unique au lende-
main de ses déceptions ou de ses aridités fugitives. On
comprend vite qu'il a du passer vers ce temps-là sur les
tempes de la Psyché mystique comme une molle ha-
leine printanière émanée des rives du Bosphore ou du
Gange, et l'esjDrit entre désarmé , mais dérouté, dans
une sphère d'émotions indéfinissables et de dévotes
fantaisies, dont l'agrément et l'imprévu ne rachètent
point toujours la yo?/ew5C^e profane. L'idée religieuse,
çà et là, leur prête son voile et leur sert de pré-
texte, bien qu'elle y soit, à proprement parler, pres-
que totalement étrangère. Vous souvient -il de ces
mosaïques de Florence, sur marbre noir, au nn'lieu
desquelles se détachent un ou deux brins de jasmin.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 00
quelques feuilles légères, une branche de lilas? Quoi
de plus brillant et plus frais ! Ainsi se détachent
sur l'idée religieuse les astragales et les enrou-
lements des gaietés franciscaines. Elles séduisent
l'œil, à vrai dire, elles tranchent sur le marbre noir;
mais ce ne sont là que morceaux rapportés , et plus
l'agencement des détails saute agréablement aux
yeux par la limpidité des couleurs et l'élégance du
trait , moins tient de place en réalité le fond chré-
tien. Vous souvient-il encore des tableaux d'Angéli-
que de Fiésole? Plusieurs sans doute comptent comme
œuvres d'art et quelques-uns même comme œuvres de
piété; mais les scènes et les attitudes auxquelles le
peintre du mysticisme en liesse se complaît ne font-
elles point rêver au tendre, ai/ jo/z plutôt qu'au divin?
Les pipeaux de Tircis et de Mélibée n'auraient -ils
point modulé par hasard les soupirs et les ris étouf-
fés de l'églogue derrière la toile bénie, et sous ces
robes de bure dont les plis voilent la chair aux re-
flets nacrés des novices dansant sur l'herbette émail-
lée de marguerites Florian ne pourrait -il point ra-
masser à la rigueur un bout de ruban pour la houlette
de ses bergers? Telle est l'impression que laissent,
à tout prendre, les compositions de Fra Angelico, et
personne ne niera cependant qu'il lui ait été donné
d'exprimer avec autant de vérité et même avec au-
70 ALBERT LE GRAND.
tant d'élévation que possible cet étrange et passionné
mouvement qu'imprima aux âmes de son siècle Vin-
comparable saint François d'Assise. Grâce à lui, la
pastorale alternera bientôt avec la méditation des
mystères; grâce au rival de Dominique, la prière se
laissera confondre désormais sans scrupule aucun
avec la poésie, sa cousine. Celle-ci , la païenne, fit
mine, il est vrai , de suivre la dévote au pied des au-
tels ; mais parce que celle-là, la dévote, lui avait pro-
mis tout bas, l'heure de l'office une fois coulée, de
s'en aller, le long des taillis et des haies, mordre
avec elle à la grappe des choses créées \ Qui, le
premier, en somme, a donné la clef des champs à la
prière? Saini François. — Voilà assurément qui semble
fort honnête, voire même fort galant, n'eût point
manqué d'observer le rigide, froid et compassé dix-
septième siècle, mais cUiin goût et d'un expédient
douteux, — N'en déplaise à messieurs de Port-Royal,
ce ne fut peut-être point, en ces temps tumultueux,
sanguinaires et dissolus du moyen âge, d'un pasteur
malavisé de mener , à seule fin de lui dégourdir un
peu les ailes et de la disposer à se mieux recueillir
au retour, de mener la prière aux champs. Il ne fal-
1. Voir, sur les parties liées de la religion et de la poésie au
xiir siècle, les Chevaliers-Poëtes de l'Allemagne (Minnesinger):
Walther, Godofroid de Strasbourg, et particulièrement Frauenlob.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 71
lait point cependant , nous en conviendrons volon-
tiers, la laisser battre la campagne '...
(( Loué soit Dieu, mon seigneur, pour toutes ses créa-
1 . II s'est produit au commencement de ce siècle un événement
non moins extraordinaire, d'infiniment moins grave conséquence
assurément que celui auquel on fait allusion ici, et qui lui fait tou-
tefois pendant. Nos pères ont assisté bel et bien à la reconduite
de la prière au pied des autels de par le fait de la poésie.
Chateaubriand , par ses Martyrs et son Génie du Christianisme,
Lamartine, par ses Méditations , ont ramené leur génération du
côté de l'église. Malheureusement, eux non plus ne furent point
précisément des hommes foncièrement , sérieusement religieux.
Aussi , que subsiste-t-il aujourd'hui de leur initiative artistique,
littéraire, sentimentale, nullement philosophique? 11 n'en reste rien
ou presque rien. Leur œuvre n'a point cependant laissé d'être
opportune et instructive , à ce point de vue qu'elle a prouvé, ce
semble, assez clairement que désormais \e sens religieux ne sau-
rait plus être ravivé dans les masses par le clerc, et que seule
aux abords du temple la voix du laïque , vir liber, a quelque
chance d'être entendue. L'exemple du P. Lacordaire est bien signi-
ficatif et concluant. S'il eut pour lui l'oreille de la jeunesse et
parvint à remuer les âmes en ce siècle, en les faisant souvenir de
Dieu, pensez-vous que ce fut chez lui le prêtre qui remporta cette
difficile et méritante victoire? Non pas; ce fut le poëte et le chré-
tien libéral qui triomphèrent. Le commun du clergé l'a si vivement
et si amèrement senti que, plutôt que de suivre les errements du
P. Lacordaire, et comme lui de commencer à dépouiller le vieil
homme, il X endura, le laissa faire, mais ne fit rien pour lui , ap-
plaudit Vimprudent orateur sans bouger de sa stalle, et, plutôt que
d'entrer dans la voie sûre et droite qu'il lui ouvrait en toute lar-
geur et sincérité de conscience , haussa les épaules et détourna la
tête. Cum in profundu?n venerit, contemnit.
72 ALBERT LE GRAND.
hirefi , et en particulier pour notre frère glorieux le
soleil, » s'écrie saint François dans son cantique au
soleil; et croyez bien que s'il eût rencontré Mars ou
Saturne sur sa route, il eut d'abord baptisé ces païens,
puis leur eut conseillé de prendre les insignes du
tiers ordre. Une fois en veine de fraterniser avec les
astres, il donne le baiser de paix à noire sœur la
lune; mais les étoiles sont peut-être jalouses, et toute
la voie lactée reçoit son salut, — Oh ! que n'étiez-
vous là présent, vous, M. le grand Arnauld, vous
et les vôtres^ en Jansenius , et quelle rude semonce
n'eussiez -vous point administrée, séance tenante, à
ce libertin , lequel , au lieu de s'attacher à prouver
que l'immense majorité des hommes sera probable-
ment damnée , se fût laissé clouer en croix pour une
étoile et mettre en morceaux pour la voie lactée I —
... Mais la nature est impassible, hélas! elle ne
s'émeut point quand on la célèbre ou l'implore, et
elle ne répond pas quand on la presse de questions.
Raison de plus pour que le fondateur de l'Ordre des
frères mineurs engage avec elle une conversation
sans fin. François, quand le soleil s'est dérobé à ses
hommages et tranquillement s'est couché, quand la
lune lui tient rigueur ou semble se retirer, offensée,
sous la nue, adresse de longs discours, de sérieux
compliments aux vents et à l'eau , encourage ceux-
MOUVRMKNT RF.LIfilRUX. 7:^
là à bien soudler, celle -ci à toujours couler fraîche
et pure, et, chose merveilleuse! les vents et l'eau
semblent obéir. Aussitôt , saint François de battre
des mains et de s'avouer ravi. N'est-ce point puéril,
mais aussi n'est-ce point touchant? L'infortuné fra-
tello éprouve un tel besoin d'aimer et de s'abandonner
en un milieu sympathique, que, plutôt que de s'expo-
ser h tomber sur quelque fâcheux qui lui fausse ou lui
brusque compagnie, il se rabat sur les éléments, les
flatte , leur commande, sachant bien d'avance cju'ils
seront dociles, puis s'applaudit. « Ywant a hero, » dira
lord Byron en ce siècle; et lui aussi , don Juan su-
perbe, insatiable et désolé, combien de fois ne prit-
il point à témoin l'auditoire favori de saint François,
la mer et les monts , les champs et les bois, de ses
amertumes et de ses dégoûts ! Mais dans cette revue
générale de la création n'allions-nous pas oublier les
petites hêtes du bon Dieu? Nouvel Orphée, le fils du
marchand d'Assise s'en prend tour à tour aux mois-
sons et aux vignes, aux rochers et aux chênes, aux
chevaux et aux loups, jusques aux mouches et aux
cirons, les convoque et les interpelle, non plus aux
sons de la lyre, mais aux cris de son incommensu-
rable charité , et donne à tous ces êtres infimes une
partie à faire dans l'hymne universel \
1. Consulter, pour tous les détails qui précèdent, saint Bona-
74 ALBERT LE GRA\D.
Un jour, comme François s'entretenait de Dieu
avec ses compagnons , des hirondelles firent en-
tendre un tel ramage qu'elles couvrirent le son de
sa voix. (( Mes frères et mes sœurs ^ dit le saint aux
oiseaux, taisez - vous ^ taisez- vous, jusquà ce que
nous ayons fini de parler de Dieu. » 0 prodige! à
peine eut-il ordonné, les hirondelles gardèrent un
profond silence , et l'on dit même qu'en cet endroit
les hirondelles ne causent plus guère entre elles que tout
bas^. Une autre fois saint François s'approche d'une
cage où étaient renfermées des tourterelles. « Tour-
terelles ^ mes chères petites sœurs,, simples, innocentes
et douces, pourquoi vous êtes -vous laissé prendre
ainsi^ ? » Peu lui importe, du reste, à ce fantasque,
de quelle façon s'échappe la flamme intérieure qui
le consume : tantôt il se roule dans la neige , tantôt
venture et Thomas Cellano. (^Fratres mei aves j^multiwi debetifi
laudare creatorem.. . Segetes, vineas, lapides et sylvas et om-
nia speciosa camporum... terramque et ignem, aerem et ventum
ad divinum movebat amorem... Omnes crealuras fratris nomine
nuncupahat : frater cinis, soror musca^ etc., etc. » — Th. Cel-
lano, Vie de saint François.
\ . Wading, passini. Dandolo, 343. La légende a des variantes.
« Quum primum fari cœpisset, in vico suburbano obslrepantes
forte ranas silero jussit : atqiie ex eu negantur ibi ranœ coa-
xare. »
2. V. M. de Montalembert, préface de la Vie de sainte Elisa-
beth.
jMOUVEMENT KELIGIELX. 75
il chante. Saint François chante. Ecoutez. Est-ce un
cantique? Est-ce une romance?
(( Dans le feu ramour m'a mis, l'amour m'a mis dans
le feu.
« Mon nouvel époux m'a mis dans un feu d'amour, lors-
que, petit agneau tout brûlant d'amour, il m'unit à lui par
une union indissoluble; puis il me plaça dans une prison,
et là il traversa mon cœur tout entier.
((Dans le feu l'amour m'a mis, l'amour m'a mis dans le
feu.
... ...... •••••••.••..•••..•••••
(( Je me meurs de douceur, n*en soyez point étonnés :
les coups qui me sont portés viennent d'une lance trempée
dans l'amour. Le fer en est long et large. Sachez qu'il a
cent brasses d'étendue et il m'a traversé tout entier.
(( Dans le feu l'amour m'a mis , l'amour m'a mis dans le
feu. »
L'ode continue de la sorte indéfiniment et les
strophes s'enchaînent les unes aux autres avec mono-
tonie , stimulées de temps en temps par le refrain
qui les pousse en avant, le refrain, un accord de
guitare ou bien un coup de discipline. Puis , selon
70 ALBERT LE GRAND.
l'usage de tous les amants vraiment épris , le trou-
badour du Christ^ — c'est en ces termes que se
permet d'apprécier saint François un grave et lettre
catholique ^ — en arrive bien vite aux confidences,
aux retours sur lui-même, aux plaintes... Les plaintes,
lorsqu'elles sont harmonieuses et douces, ne sont-
elles point encore un hommage indirect, une façon
détournée de se rendre au nouvel époux '/
(( Le cœur, l'intelligence, la volonté , le goût , fai tout
perdu! Toute beauté n'est à mes yeux qu'une fange im-
monde. Délices et richesses, tout n'est pour moi que peste.
In arbre d'amour chargé de fruits ravissants est planté
dans mon cœur : lui seul me nourrit; c'est lui qui en moi
opéra un tel changement^ en jetant sans retard à la porte
ma volonté, mon sens et ma force.
(( Je voudrais aimer plus, si plus était en mon pouvoir ;
mais que puis-je faire encore? Mon cœur déjà n'est })lus à
moi. Quels que soient mes désirs, je ne puis donner (3lus
que moi-même. J'ai donné mon cœur pour posséder celui
qui m'aime, celui qui a opéré en moi un changement si
merveilleux. 0 beauté ancienne et nouvelle, lumière sans
mesure dont la splendeur est si délicieuse!...
«... Mon cœur s'est fondu comme la cire. // a pris l'em-
2)reintc du Christ. Non, jamais écliange semblable ne s est
rencontré. Pour revêtir Jésus-Christ, mon cœur tout entier
i . Gorres.
MOUVEMiiiM i;i:ligieux. 77
s'est dépouille, il s'est transformé; son cri est l'ainoLir :
il le sent. Mon âme s'est anniliUée, tant elle s'est ploiujèe dans
ces délices.
((Autrefois je savais parler, et maintenant je suis devenu
muet; je voyais, et aujourd'hui je suis aveugle. Non, jamais
abîme semblable ne s'offrit à mes yeux; Je me tais et je
parle : je fais et je sais encliainè ; je m'élève vers les hauteurs
et je descends à la fois; je tiens et c'est moi qui suis tenu; je
suis dedans et dehors en même temps; je poursuis et je suis
poursuivi. Amour sans mesure, pourquoi me rendre insensé,
POURQUOI me faire MOURIR DANS UNE FOURNAISE SI EMBRASÉE M ! »
Devant une confession si complète et des aveux
si précis en dépit de leur incohérence, aurons-nous
bien à présent le courage, au nom de la raison ,
de la conscience et de la dignité chrétiennes outra-
gées, au nom de Celui qui remet sans doute tous
les péchés, pourvu qu'on Vaime, mais qui ne saurait
néanmoins, pensons-nous, avec une indulgence et
une faveur égales , voir monter vers sa personnalité
divine d'un côté les fumées de Tivresse et les flammes
de la passion délirante, d'un autre côté l'adoration
sereine et réfléchie des âmes pures, aurons-nous bien
1. V. Œuvres de saint François ^ Biblioth. franciscaine. Tra-
ducliuii d'un membre du tiers ordre.
78 ALBERT LE GRAND.
le courage ou l'inconséquence de prononcer même
un semblant de réquisitoire contre un accusé qui non-
seulement ne reconnaît aucun juge, mais qui se vante
encore de s'en passer? Non certes; pourquoi se con-
damner à une besogne non moins ingrate que vaine?
et plutôt que d'en appeler à la loi en face d'un esprit
qui n'admet, lui, ni la loi ni la mesure, plutôt que
de nous efforcer à remuer des idées et des images
conformes aux principes généraux de décence , de
proportion et de beauté aux pieds d'un sage qui n'a
été apparemment reconnu pour tel que précisément
parce qu'il ne le fut pas , nous ne saurions , ce
semble , mieux faire que de nous borner à rappe-
ler les décisions fort nettes et catégoriques de la
cour de Rome à ce propos. A quoi bon s'ingénier,
encore une fois, quand le saint-siége a décidé? Rome,
après mûr examen, a admis le troubadour du Christ
parmi les Salomon de la céleste Jérusalem, et elle le
présente encore aux catholiques comme un type de
perfection achevée qu'il importe de voir se popula-
riser et se reproduire, comme un admiiable modèle
devant lequel devront se ceindre les reins et se pros-
terner les croyants \
1. Peut-être sera-t-on édifié d'apprendre que, sous la Restau-
ration et le gouvernement du roi Louis-Philippe, le tiers ordre
de Saint-Fran(;ois a langui et semblait presque éteint en France.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 79
Tout inconsistante, cvaporce, ouverte aux rêve-
ries folles et livrée aux nuageuses imaginations qu'elle
apparaisse, bien qu'elle se dérobe par certains de
ses cotés extravagants à l'examen comme à l'ana-
lyse, on conçoit cependant qu'une nature exception-
nelle telle que celle de François d'Assise ait mis en
désarroi les imaginations de ses contemporains. A
une puissance d'exaltation pareille supposez seule-
ment un peu de suite en son désordre, un peu d'obs-
tination dans le parti pris , donnez une direction sa-
vante , et vous soulèverez des montagnes. Quoi de
plus étrange et de plus saisissant en définitive que
cette figure d'ascète aux formes déliées, aux yeux
caves, au mielleux sourire, annonçant le prochain
royaume de Dieu à son siècle, promettant à l'homme
de l'admettre, pour peu qu'il veuille bien le suivre,
en la société des créatures bienheureuses, et d'un
geste convaincu montrant le paradis, tandis qu'à ses
genoux s'étale, rampe, éclôt, murmure et s'épanouit
toute une faune transfigurée et comme une flone sur-
Depuis l'avènement du second Empire, le tiers ordre areprls, et
comme on disait autrefois au moyen âge, à l'heure qu'il est, il
fleurit. Selon des renseignements que nous tenons de source cer-
taine, on peut évaluer à Irenle mille personnes, appartenant à
toutes les classes de la société, les laïques et les séculiers , tant à
Paris qu'en province, affiliés au tiers ordre de Saint-François.
80 ALBERT LE GRAiND.
naturelle? Çà et là, entre des banderoles et des guir-
landes, les yeux baissés, pressant sur leur gorge
voilée d'innocentes fauvettes ou tenant modestement
en laisse des loups apprivoisés, s'ébattent, s'enlacent
à sa voix des chœurs de nymphes pudiques que sans
doute il prétend protéger et défendre contre les atta-
ques de Pan, leur ancien maître, mais que celui-ci
reconnaît bien sous leur béguin pour s'être pâmées
jadis aux sons de la flûte dans les classiques val-
lons de Tempe ou sous les lauriers de l'Eurotas. Nul
doute que sans ce cortège dans le goût de l'Albane,
mais travesti , sorte de triomphes auxquels prennent
part, sous prétexte de grossir la procession, au grand
complet, toutes les grâces de la mythologie païenne ,
François n'eût point prévalu. Mais il est un autre élé-
ment de succès matériel qui ne lui fit point non plus
défaut. La papauté prit garde, comme de juste, de
contrarier un mouvement qu'à vrai dire elle eût voulu
pouvoir imprimer aux âmes chrétiennes , s'il ne se
fût point ainsi produit grâce à l'initiative personnelle.
François, rien qu'à l'idée de comparaître devant le
souverain pontife, ne pouvait contenir sa joie folle,
relatent ses biographes , et , admis en la présence
du pape, IL AGITAIT SES PIEDS COMME S'iL EUT DAJNSÉ.
Quelle recrue inespérée pour Rome que celle de l'âme
aveuglément dévouée du petit marchand d'Assise en
MOUVEMENT RELIGIEUX. 81
un temps où ses prétentions au pouvoir temporel et
spirituel étaient déjà discutées, où, par suite môme
de je ne sais quels vagues retours attendris vers
l'éden de la primitive Eglise, un autre petit marchand
de Lyon, Pierre Yaldo, personnage dont la ferveur,
la foi et le goût déclaré pour la pauvreté firent éga-
lement sensation et donnèrent lieu à la secte des Vau-
dois ou Insabatés, Pierre Valdo affectait, lui, de ne
se soucier que médiocrement de la suprématie du
saint-siége et dans le pontife n'applaudissait point
César ! On comprendra de reste que le saint-siége ait
pardonné ses écarts à François à seule fin d'utiliser
son influence. Quoi qu'il en soit, tel qu'il a été peint,
saint François domine moralement l'époque qu'in-
tellectuellement vivifie Albert le Grand. Nous repro-
chera-t-on de naus être attardé quelques instants de-
vant ce révolutionnaire hors ligne, à la fois repoussant
et sympathique ^ ?
1 . Rien ne saurait jeter plus de jour sur la gravité do certaines
questions que de démontrer par des chiffres l'importance que quel-
ques-unes se sont arrogée autrefois. On constatait un peu plus haut
ce fait, que, dans la société actuelle, la sève franciscaine circule
encore, quoique l'arbre soit bien dépouillé. Il plaira sans doute
d'assister à une sorte de revue des légions dont disposa l'Ordre
des frères mineurs aux xiii* et xiv^ siècles.
« Saint François, de son vivant, rassemble cinq mille moines à
Assise. Trente-cinq ans plus tard , à Narbonne, on trouve, en dé-
1. 6
82 ALBERT LE GRAND.
« Nul homme autant que François ne se rappro-
cha de si près de Jésus, » Telle semble avoir été
l'opinion de la masse du peuple, du commun des
réguliers et des séculiers, au moyen âge. De cette
proposition, à notre avis erronée, blasphématoire,
découle tout un système religieux , et nous avions
d'abord conçu le dessein de l'exposer et de le com-
battre en cette loyale et consciencieuse étude. Qui
sait? En poursuivant ce dessein, nous eussions peut-
être plus clairement, si ce n'est plus sûrement, atteint
nombrant les forces de l'Ordre séraphique, qu'il y avait déjà en
trente-trois provinces huit cents monastères et au moins vingt
mille retigienx. Un siècle plus tard il y en avait cent cinquante
mille. » — V.iM. de Montalembert, préface àQ Sainte Elisabeth. —
Le nonnbre des personnes affiliées au tiers ordre est incalculable ; il
atteignit peut-être le quart de la population totale dans le midi de
l'Europe. Quant à l'influence politique qu'exerça le bataillon sa-
cré, qu'on en juge par l'énoncé de ce document : « Les frères
mineurs et les frères prêcheurs, écrivait Pierre des Vignes,
chancelier de l'empereur Frédéric II, à l'empereur, son maître,
se sont élevés contre nous dans la haine; ils ont réprouvé pu-
bliquement votre vie et votre conversation ; ils ont brisé vos
droits et nous ont réduits au néant... Et voilà que pour éner-
ver encore plus votre puissance et vous priver du dévouement
des peuples, ils ont créé deux nouvelles confréries qui embras-
sent universellement les hommes et les femmes; tous y accou-
rent et à peine se trouve-t-il une personne dont le nom n'y
soit inscrit. » Hist. de saint François, par M. Emile Chavin do
Malan.
MOUVEMENT RELIGIEUX. S3
notre but. Mais n'cùt-oii pas pu nous accuser, non
sans justesse, d'avoir précisément glissé dans l'écueil
où tomba plus d'un adepte de l'Ordre séraphique, ce
qui s'appelle , s'il s'agit de religion , la contempla-
tion indéfinie, s'il s'agit de philosophie ou de littéra-
ture, la longueur ou la redite? Des entrailles. mêmes
de l'Église surgit, fort heureusement pour nous, un
rival à saint François d'Assise, et ce rival fut saint
Dominique. Sans doute l'œuvre du fou de la croix
a eu plein succès, et cela fut chose fatale, et, grâce
encore à l'appui que lui prêta ouvertement le saint-
siége, il a pu séduire, tout en demeurant, au pied de
la lettre, orthodoxe, révolutionnaire de fait, la chré-
tienté qu'il faillit désenchanter pour longtemps de
l'honnête, du sérieux et de l'utile. Encore une fois
cependant, il entra dans le plan de la Providence de
susciter un rival à François , et ce rival fut Domini-
que de Guzman. C'est lui qui se chargera par ses
actes et ses paroles de donner quelque poids à nos
griefs, et, rien que par la dignité de son maintien, de
gagner le gros de notre cause. Quelle attitude a prise
saint François dans l'Église? François porte la besace
en gravissant le Calvaire et s'enivre au pied de la
croix du sang divin. Dominique, lui, au contraire,
en descend, gardant à peine à ses sandales quelques
grains de poussière, montrant une gravité, une pu-
84 ALBERT LE GRAND.
reté, une sérénité sans égales, puisant dans la médi-
tation de la Divinité la force de dominer la matière et
le pouvoir d'enseigner, et, quand il a courbé le front
devant le Maître dont les paroles sont une source de
vie, le relevant bientôt calme et radieux pour mon-
trer aux hommes d'où peuvent s'échapper encore la
lumière, la science et la justice.
Albert le Grand ayant fait profession dans l'Ordre
des frères prêcheurs, il semble que nous nous agitions
toujours à l'ombre du fils des Guzman en accompa-
gnant notre héros. Nous ne nous arrêterons donc pas
en ce lieu à loisir, et ne ferons, poui' ainsi dire, qu'é-
voquer, que saluer à la hâte une auguste mémoire
partout errante , souvent rappelée dans les pages
qui vont suivre. Il est toutefois important, avant de
la laisser en pleine liberté surnager, puis disparaître,
selon le flux et le reflux du récit, de lui prêter dès à
présent quelque relief, de lui assigner fermement sa
place et d'indiquer ainsi, dès le début, sous quels
auspices se fit moine Albert.
Quando lo 'mperador che sempre régna ,
Provide alla milizia cli era in forse. . .
A sua sposa soccorse
Con duo campioni ; al oui farc, al cui dire
Lo popol disviato si raccorse . .
MOUVEMENT RELIGIEUX. 85
« Quand Vempereur r/ui règne toujours, dit Dante,
au douzième cimnt du. Paradis, voulut sauver V armée
en péril,,. . il envoya au secours de son épouse ses
deux champions : par leurs actes, par leurs discours,
ceux-là ramenèrent le peuple dans la bonne voie,., »
L'auteur de la Divine Comédie désigne clairement
en ces vers saint François et saint Dominique , et
nous comprenons l'enthousiasme sans partager com-
plètement l'illusion du grand poëte. Que si l'Église
courut, en effet, quelque péril avant la \eï\ue des
deux champions , duo campioni , l'un des deux ,
saint François, n'a réellement fait que rendre la
situation plus critique, plus tendue , et l'autre, saint
Dominique , frayant une route , il est vrai , très-
différente de celle de son émule, n'est cependant
point parvenu à conjurer la scission violente , le dé-
chirement imminent que Dante n'a point pressenti.
C'est que , tout en infusant au corps chrétien un
sang nouveau, aucun des deux saints n'a osé por-
ter la main sur la plaie secrète, cachée, à Rome,
sous la tiare. Il leur a manqué, pour renouveler
réellement l'Eglise, la pieuse audace, l'esprit d'op-
position austère de quelques-uns des prophètes hé-
breux. L'heure devait sonner tôt ou tard où , pour
avoir voulu réunir sous sa main les clefs de saint
Pierre au glaive de Constantin, la papauté égarerait
86 ALBERT LE GRAND.
jusqu'à ses clefs et perdrait la moitié de ses pos-
sessions spirituelles, en punition de ses terrestres
convoitises. Dominique et François, nos deux cham-
pions j, avant d'aller étonner le monde par leurs
prouesses, eussent donc du, ce semble, se tour-
ner d'abord vers la reine empourprée des sept col-
lines et lui tenir à peu près ce discours : « Nous voici.,
nous, les deux chefs : nous allons combattre et nous
dévouer pour votre cause; nous voici : nous sommes
des hommes de bonne volonté. Mais de grâce, o reine !
revenez méditer aux catacombes, et montrez -vous
moins superbe et plus chaste!,., » Dominique, en par-
ticulier, vint certainement en aide à l'idée religieuse
en péril. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, nous n'en-
tendons point faire allusion à de vains et ruineux
efforts pour conserver au saint-siége une désastreuse
omnipotence. On ne prétend faire allusion ici qu'à
de solides travaux qui eurent un but plus noble.,
celui d'agrandir l'horizon des âmes, à l'impulsion
éminemment féconde et salutaire qu'il donna aux
intelligences en général. Encore , s'il prêta ainsi
main-forte à l'édifice qui croulait de toute part, ne
fut-ce point le jour où , rencontrant à Rome saint
François, en habit de mendiant, il courut vers ce
pauvre étrange et l'embrassa. Ce jour-là , la pensée
déchut et fit amende honorable devant la guenille ;
MOUVEMENT RELIGIEUX. 87
ce jour-là l'esprit s'humilia devant la chair ; ce jour-
là encore, Hercule rechercha Déjanire; l'aile eut une
sotte envie, celle de traîner le caillou \ Parce que le
fondateur de l'Ordre des frères prêcheurs est mort
étendu sur la dure, ne but quelques gouttes de vin
qu'après dix ans d'abstinence et sur l'ordre exprès
d'un évoque, n'usa guère de chaussures et , prétend-
on , ne leva jamais les yeux sur une femme , il ne
s'ensuit pas non plus qu'il ait droit à l'admiration,
aux respects. Ces singularités, ces détails, n'ont,
selon nous, rien ou presque rien de commun avec la
mâle, la correcte élévation morale. C'est parce qu'il
pria, agit et pensa noblement, surtout parce qu'il
agit et pensa en vue des hommes et de Dieu , que
Dominique demeure à la fois un grand homme et un
grand chrétien ^
1 . Voir, sur cette fameuse entrevue de saint Dominique et de
saint François, saint Bonaventure, Th. Cellano, Vie de saint Fran-
çois; le P. Touron, Lacordaire, Vie de saint Dominique ; M. de
Montalembert, préface de Sainte Elisabeth.
« Die Dominikaner làugnen dièse Zusammenkunft, remar-
que Raumer; gewiss aber ivar der erste Plan ihres Ordens
niclit auf Entsagimg ailes Eigenthiuns und auf Betteln ge-
richtet.» V. Raumer, t. III, p. 456, Gesch. der Hohenstaufen.
2. Bien qu'il ne soit point absolument nécessaire d'appuyer les
aperçus qui précèdent par de longs développements, il convient
cependant de s'expliquer.
Lorsqu'une œuvre religieuse ou profane, pensons-nous, tend ^
88 ALBERT LE.GRAND.
Dominique de Guzman naquit en 1170, en Es-
pagne , à Galaruega, d'une race où la plus haute
noblesse s'alliait à une piété vive. Sa mère, Jeanne
d'Aza, eut un songe singulier quelque temps avant
que son fils ne vît le jour. Elle rêva lumière sous
forme de torche et fidélité sous forme de chien ^ A
mesure que l'enfant grandit, il ne démentit point les
enrichir ou féconder l'âme humaine en lui offrant la vie sous des
aspects plus larges, en la poussant vers le beau, le bien, le vrai ,
ou même tout simplement en l'agitant, en l'émouvant et la for-
çant à secouer la torpeur vulgaire, cette œuvre est bonne, et par
conséquent chrétienne, à moins qu'il ne plaise de jouer sur les
mots. Que si, au contraire, le réformateur, le révolutionnaire, ou
le chef d'Ordre vise à retrancher à l'àme quelque vertu naturelle,
prétendrait-il même l'épurer, au lieu de l'affranchir et de l'allé-
ger, il la mutile, il l'abaisse, il la déprime; par conséquent, son
initiative est funeste et elle ne saurait nullement se rattacher, sous
quelque prétexte que ce soit, à l'initiative de Jésus-Christ. Notre-
Seigneur n'a point, apparemment, entrepris de raviver dans nos
cœurs l'amour du ciel et des biens futurs pour nous dépouil-
ler dans cette vie et nous pousser vers l'autre les mains vides de
bonnes œuvres. Jésus est venu nous accroître : Verbe et progrès
sont deux termes identiques. Ce n'est donc plus, pensons-nous
encore, aux patriarches qui, ce semble, n'existent plus, que doi-
vent s'appliquer à présent les paroles de l'ancienne loi : Croissez
et multipliez ; c'est aux puissances indéfiniment extensibles de
l'amour et de l'esprit.
i. Vidit enim se gestare canem in utero qui ardentem in ore
faculam bajulabat : egressus autem ex utero totum mundum igni-
bus de ore suo procedenlibus incendebat. Théodore, ch. i.
I
MOUVEMENT RKLIGIEUX. 80
présages. Grâce aux soins de sa mère et d'un oncle,
prêtre vénérable, son éducation fut des plus délicates
et des mieux soignées. Une caresse le menait au
pied des autels, une main ferme, une raison sou-
riante le reconduisaient au foyer ^ Les premières im-
pressions de l'enfance infusent à l'esprit sa teinte, si
l'on peut parler ainsi. Elles ne le composent point,
mais elles le pénètrent, et, dans la suite de la vie,
quand, au lieu de recevoir, l'esprit donne à son tour,
il exhale la froidure ou la chaleur selon qu'auprès du
berceau aura sifflé la bise ou lui le rayon de soleil. Dès
l'âge de sept ans Dominique ne discerna point seule-
ment, paraît-il, le bien du mal, mais le réel de Tidéal -.
D'ailleurs, la gravité n'excluait point chez lui la grâce,
ni la soumission le vouloir. L'obéissance, n'est-ce
point en quelque sorte, chez l'enfant, l'innocence de la
volonté? Dominique connut longtemps celle-là. Il n'y
renonça que lorsqu'il lui fallut commander lui-même,
et Dieu sait alors sous quelle suavité tendre il sut
1. Gumiel d'Vsan, archiprèlre qui demeurait près de Cala-
ruega, vir purissimis moribiis, prudenLia, gravilate, relù/ione
conspicuus. V. Malven, c. i, p. 14.
2. Lectulum quoque proprium tener existens ssepe do oruit,
stratusque mollitiem declinans, super nudam humum inraiitilia
membra composuit. ïhéod., c. i, n. 14; Vie de saint Domiiuque.
par le P. Touron.
90 ALBERT LE GRAND.
voiler l'autorité. Quant à l'autre innocence, celle-là
qu'on ne saurait penser retenir sans l'avoir déjà vue
s'envoler, il semble , assure-t-on, avoir toujours
ignoré qu'on pût la perdre et ce n'est guère qu'à cette
condition qu'on la garde ^ A ciuatorze ans ses parents
l'envoient à Valence, ville épiscopale du royaume de
Léon. Valence, qui devait bientôt passer sa gloire et
ses élèves à Salamanque, était alors la première école
d'Espagne. Le fils de Jeanne d'Aza suivit pendant
dix ans les cours à cette école. Il fit, racontent ses
biographes et nous nous le persuadons sans peine, les
délices de ses maîtres et l'admiration universelle. Do-
minique, dès son jeune âge, possédait déjà cette qua-
lité rare, apanage exclusif des hommes d'une vraie
puissance, celle de ne point pencher tout entier soit
du côté du cœur, soit du côté de l'esprit. Entre les
deux plateaux du moi humain il conserva l'équilibre,
parce que des deux côtés de la balance ses facultés
étaient égales. L'étude ne dévorait point sa charité;
l'aumône ne rognait point ses livres. On raconte de
ce temps écoulé à Valence une histoire charmante.
Une famine désola l'Espagne. .Yon content de donner
ce qu'il possédait, même ses vêtements, il vendit jus-
1. Virginitatis suae decus illibatum usque ad Bnem... conser-
v.wit. B. Jordanus.
MOUVEMKNT UK LIGI KUX. 91
qu'à SCS auteurs annotés de sa main. Et comme on
s'étonnait quil se privât des moyens d'étudier, il pro-
nonça cette parole, la première de lui qui soit arrivée
à la postérité : <( Pourrais-je étudier sur des peaux
mortes quand il y a des hommes qui meurent de
faim^ ? » Tout d'un coup le fléau diparaît. Le pieux
écolier poursuit ses travaux et s'accoude derechef
devant ses parchemins.
Est-ce que saint François, par hasard, a jamais
connu cette commisération élevée pour la souffrance
et cette passion de s'instruire près de celle de s'api-
toyer? Les misères auxquelles il semble compatir, et
qu'au fond il jalouse, trouvent au contraire en lui une
proie facile au lieu du secours ou du remède. A peine
a-t-il touché aux loques, qu'il y prend goût. Voit-
il passer des lépreux : il se range aussitôt parmi les
lépreux. Est-ce à dire qu'il pense guérir ces miséra-
bles en endossant leur livrée? Non pas. François se
drape dans les guenilles, et, vêtu comme ceux qu'il
envie plus encore qu'il ne plaint, il court baiser des
plaies, puis entonne, les lèvres encore mal essuyées,
quelque délirant refrain d'amour. Le trait relaté plus
haut doit servir à distinguer deux tempéraments reli-
1 . V. Lacordaire, Vie de saint Dominique ; Thierry d'Apolda
c. I, iT" 17 et 18.
02 ALBKRT LK GRAND.
gieux très-distincts qu'on se plaît ou s'obstine ordi-
nairement à confondre.
Dominique, vers cette époque, eut le malheur de
perdre sa mère, Jeanne d'Aza \ Il la pleura de tout
son cœur, et ayant éprouvé quel abîme de solitude
laisse au fond de nous-mêmes, une fois brisé, le plus
délicieux, le plus sacré des biens terrestres, il se
précipita dans le sein de Dieu,
Certaines natures d'élite, ce sont les plus fines
et les plus tendres, si ce ne sont pas les plus fières, ne
sauraient se relever des atteintes de la douleur qu'en
se réfugiant hors du réel , source intarissable des
ennuis, et, guéries de la croyance au bonheur par une
seule et unique blessure, d'un vol léger et rapide ga-
gnent ces hauteurs, où recueillies, et comme repliées
sur elles-mêmes, elles se soustraient du moins aux
déboires, aux mécomptes, aux froissements de toute
heure, si elles ne trouvent point toujours la paix. Elles
planent alors, mais sans indifférence, et n'en écou-
tent que moins distraites les soupirs et les plaintes
\. A Gumiel, près de Calaruega , s'élevait un monastère de
l'ordre de Cîteaux; c'est là que fut ensevelie Jeanne d'Aza, dans
le lieu de sépulture des Guzman. « En dos arcos desla capiila
fueren depositados los nobles y devotos senores de Félix de Guz-
man, y D. Joanna de Aza, padres del glorioso S. Domingo, foii-
dador de la orden de Praedicadores. » Inscription de la chapelle
des Guzman.
MOUVEiME-NT KELIGIEUX. 93
de ceux qui, comme elles, avant l'essor libérateur,
gémissent au milieu des prélendues jo/e^ du monde.
Les joies du monde ! Mais ne seraient-elles point, par
hasard , une invention de ceux qui n'en sont pas ou
(lui n'ont point vécu? Sous quels lambris dorés ont-
elles jamais élu domicile? Hantent-elles les champs,
les palais, les chaumières ou la rue? A qui sourient-
elles? Est-ce au mérite? Est-ce à la gloire? Est-ce
à la vertu? Serait-ce, par hasard, à la richesse?
Qu'on me les montre , de grâce , ou qu'on me les
nomme , ces joies. Tl me souvient bien en avoir sou-
vent entendu parler sous la voiite sonore des cathé-
di'ales, dans les temples ou le long des corridors des
cloîtres; mais dès que je rentre dans la vie commune,
je les cherche et je ne les rencontre point. Dominique,
ne les connaissant, lui non plus, probablement que
par ouï-dire, en fit cependant, selon l'usage, le sacri-
fice. Peut-être avait-il aussi compris d'instinct que,
pures chimères, elles n'existent que sur les tablettes
des fanfarons d'héroïsme. Quoi qu'il en soit, l'ardent
élève à l'école de Valence eut bien vite épuisé le pro-
gramme des arts libéraux. Il commença pour lors
d'approfondir la théologie, non point cette science,
selon la définition de Fénelon, essentiellement dis-
cursive^ qui n'est à proprement parler qu'une logi-
que raisonnant sur les dogmes sacrés, mais celle-là,
94 ALBERT LE GRAND.
je l'imagine, qui, sans s'écarter du fond des dogmes,
les identifie avec les vérités philosophiques. Cette
théologie ne diffère de ce qu'on est convenu d'appe-
ler là théodicée que sur ce point, d'ailleurs fonda-
mental. La première commence par la foi, par les
textes, pour arriver à la connaissance du Dieu révélé;
l'autre se passe de l'Ecriture, et prétend remonter
sans guide intermédiaire au soleil des âmes, l'inter-
médiaire serait-il un de ses reflets. Sans opter entre
la lettre et l'indépendance absolue, les grands esprits
du christianisme ont su rester orthodoxes sans délais-
ser la raison , et , scrupuleux sans étroitesse, ont dis-
tingué dans la lumière naturelle quelques-uns des
mots inscrits sur les tables de la loi^ Nous pensons
ne point trop nous abuser en rangeant dans cette
catégorie d'esprits le fondateur de l'Ordre des frères
prêcheurs.
Distingué par l'évêque d'Osma , Dominique fut
choisi par lui pour remplir les humbles fonctions
de sous -prieur dans une sorte de maison religieuse
soumise à la règle de Cîteaux, que ce prélat avait
fondée. A la tête de cette maison religieuse brillait
alors Diego de Azevedo, personnage d'une rare ap-
1 . Telle fut quelquefois la méthode de saint Anselme et dont
on trouve des traces dans saint Au^uslin et Orisène.
MOUVEMENT RELIGIEUX 05
titude à surveiller les progrès d'une sainteté nais-
sante, et, qui plus est, vertueux sans rudesse. Qui
sait? Bien que prêtre et prêtre régulier, peut-être,
Diego de Azevedo fut-il capable d'amitié^ sentiment
qu'étouirent ou du moins entravent singulièrement les
liens monastiques, n'en déplaise aux romantiques
du cloître , qui , du dehors, ne refusent aux reclus
aucune douceur sous les verrous. N'est-il point vrai-
ment assez singulier que certaines pieuses imagina-
tions laïques se soient souvent appliquées à représen-
ter les lieux où règne la soumission sans réplique
et l'isolement sans épanchements familiers, comme
son royaume ou son asile? Non, l'amitié n'est point
une fille du sanctuaire ni du couvent, elle ne saurait
vivre qu'à la condition de respirer le grand air, et
ceux qui ont une fois franchi certain seuil ne saluent
plus la profane qu'à la dérobée. Plusieurs finissent
même par ne plus la reconnaître : ils l'ont enseve-
lie pour jamais dans le suaire de leur liberté per-
due ^ Quoi qu'il en soit, Dominique, déjà célèbre,
1 . Il suffit, du reste , de réfléchir aux résultats immédiats et
pratiques de certaine règle ordinairement formulée ainsi : Raro
umis, nimquam duo, semper 1res, pour comprendre que l'amitié
ne saurait aisément exister dans les couvents. Pour peu qu'on y ait
mis le pied, ou bien qu'on ait entendu des révélations sincères,
on sait que l'amitié y est proscrite, montrée au doigt , presque
haïe, et cela doit être : l'amitié est un vol à la communauté , une
90 ALBERT LE GRAND.
se soumit avec une bonne grâce parfaite aux volontés
de son évêque, et c'est là, à Osma, que pendant neuf
ans d'une retraite austère, au milieu d'oraisons mê-
lées d'études et de travaux suivis d'oraisons, donnant
d'ailleurs libre carrière à son goût pour saint Paul ,
dont le génie fougueux convenait au sien, que, dans
le recueillement et la calme floraison de sa force , le
futur apôtre passa cet été de la jeunesse qui décide
de toute la vie. Parfois, le long des arcades du mo-
nastère d'Osma , durant le silence des nuits , de ces
nuits bleues et limpides comme il en tombe des
lunes d'Espagne sur un sol aride et des rocs rou-
geâtres, on entendait au fond d'une cellule s'élever,
se prolonger, rapporte Jourdain de Saxe, comme un
SUAVE RUGISSEMENT. Le cœur qui rugissait ainsi de-
mandait sans doute à Dieu les dons et la force néces-
saires pour se dévouer utilement aux hommes, et il
respirait à ce dessein l'ardeur du lion prêt à s'élan-
cer. Dominique de Guzman avait alors trente-quatre
ans V
Qui peut se vanter d'une parfaite liberté d'esprit?
menace latente pour l'autorité, une insulte à la fraternité enten-
dues d'une certaine façon.
1. Pernoclandi in orationibus mos erat ei creberrimus... in-
terdum et inter orationes a gemilu cordis sui rugilas et voces
solebat emittere. V. B. Jordanus, c. i, n" 10.
MOUVEMENT RELIGIEUX. 07
Ne s'attcndrait-on pas à la rencontrer plus entière
chez ces Spartiates ou ces délicats, qui , dédaigneux
des obligations ordinaires , en ont invente de nou-
velles, qui, ne prenant conseil que de leur foi en un
Dieu rémunérateur, ont résolu de tout sacrifier à la
vie future, et qui , fondateurs de sociétés où le corps
reçoit la consigne de n'être rien ou peu de chose,
l'âme un accroissement extraordinaire de ses plus
vives facultés, ne semblent plus devoir offrir que
peu de prise aux délétères influences? Les faits ne
sont point ici d'accord avec nombre de ces idées
qu'on nomme des idées reçues ,, apparemment parce
qu'elles n'ont plus cours et qu'on ne les accueil-
lera plus : la politesse est faite. Il est en réalité
plus facile de mortifier sa chair que de préserver
sa raison. Dans le plan primitif de l'Ordre des frères
prêcheurs approuvé par Honorius III, en 1216,
grandiose ébauche conçue sans doute à Osma, alors
que le jeune Dominique méditait aux pieds du Sau-
veur, entre saint Jean et saint Paul , on respire je
ne sais quel air d'intelligence dégagée et de cha-
rité vaillante. Contre ces ampleurs originelles de la
règle dominicaine les remaniements postérieurs n'ont
point tout à fait prévalu. Elle demeure encore à
l'heure qu'il est un monument de sagesse et de piété,
d'austérité sans étroitesse, et d'élévation sans dureté.
j. 7
98 ALBERT LE GRAND.
On dirait d'un édifice hardi de proportions sévères,
mais larges , et laissant tomber la lumière sur des
lignes d'une simplicité savante. Le hasard a voulu
toutefois qu'entre Jésus -Christ et Dominique, Fran-
çois vînt à passer. Par ses haillons, sa mine chétive,
son dénùmcnt absolu, François étonna le fils des
Guzman, et justement parce que le naturel était ex-
quis chez le gentilhomme^ les inclinations pures, les
façons nobles et aisées, la brutale, la folâtre rusticité
du villain le piqua, réblouit\ Rien de fréquent d'ail-
leurs comme ce résultat inopiné des contrastes, et
l'on se prend assez volontiers d'engouement pour ce
dont on s'estime, presque toujours à tort, incapable.
Plus l'esprit est fin, plus le cœur est droit, plus ils se
défient d'eux-mêmes ; toujours en peine du sublime
1. N'avons-nous point fait mention plus haut de l'enlrevuc for-
tuite de saint Dominique et de saint François? Non-seulement
Dominique se précipita dans les bras de saint François, disent les
historiens, mais encore, dans une effusion de cœur non moins
irréfléchie que touchante, il lui proposa de fondre en un seul
leurs deux Ordres. Saint François s'ij refusa. A partir de ce mo-
ment l'Ordre des frères prêcheurs entre dans une voie nouvelle :
Dominique modifie ce qu'il a créé, suivant un peu en cela le goût
du temps, CQ qu'on appellerait aujourd'hui la rcligio?i à la mode.
Mais dans le plan primitif la pauvreté absolue n'était point de
règle et la mendicité encore moins. V. Uolstonii, codex iv, 1 ; Mal-
ven, 144; Malespina, 93; Murât, Antiq.ital., t. V, p.392; Muma-
chio, 388; Raumer, t. III, }). ^bO^ Geschichte der IIohe?istaufen.
MOUVEMENT KELIGIEUX. 09
et du parfait , ils s'en laissent parfois remontrer par
le bizarre et l'insolite. Ce ne fut, on ne saurait trop
le rappeler, qu'à la suite d'une impression de cette
sorte reçue par son chef, que l'Ordre des frères prê-
cheurs devint un Ordre mendiant ^
Il n'entre pas dans notre peiisée, ainsi qu'il a été
dit plus haut , d'étudier sous toutes ses faces, ainsi
que cela a été tenté pour saint François, la figure
de saint Dominique; et quant à la physionomie de
son Ordre, ce n'est qu'un peu plus tard qu'elle se
dessine. Elle n'atteindra toute sa valeur d'expres-
sion que lorsque le fondateur de l'Ordre des frères
prêcheurs se sera retiré de la scène, et que la bonne
semence tombée de ses mains aura fructifié : on assis-
tera plus loin à cette éclosion de la bo?me semence.
Nous espérons néanmoins avoir assez hardiment sou-
4. Voir la règle de l'Institut des frères prêcheurs telle qu'elle
fut présentée par saint Dominique à Honorius III. Consulter :
Echard, vol. I, Script. Ordin. Dominic.;— Idée de V Institut de
saint Dominique , ouvrage sans nom d'auteur, publié à Avignon
avec la date M. DCC XVIII, libr. de Toulouse, rue Cassette. —
Entre autres dispositions remarquables des institutions domini-
caines, il faut citer celle-ci : Aucun frère prèclieur ne pourra an-
noncer la parole de Dieu qu'il n'ait préalablement étudié trois
ans la théologie et professé trois autres années dans une chaire
d'une certaine importance. Pour former de ces hommes d'élite,
chaque province était tenue d'envoyer deux ou trois de ses sujets
les plus distingués à l'université de Paris.
400 ALBERT LE GRAND.
levé le voile, et sur le visage des deux champions avoir
répandu assez de lueurs et de clartés , pour qu'on
puisse désormais à première vue les reconnaître.
Saint Dominique et saint François semblent, en fin
de compte, s'être partagé l'humanité, au moyen âge,
et tous deux personnifient réellement ridée religieuse
telle quelle était comprise alors, telle qu'aujourd'hui
encore elle est acceptée du commun des fidèles. A l'un
la chair et le sang et les parties inférieures de l'àme :
l'extase , les molles tendresses , le songe , les éva-
nouissements, les vapeurs, les élancements de la pas-
sion mystique la plus absorbante, la plus osée, la plus
effrénée de toutes. A l'autre la recherche du bien et
du vrai , l'action oratoire , l'amour spiritualiste , le
désir raisonné de la connaissance de Dieu. Souve-
rains seigneurs de deux royaumes limitrophes , il
n'est point extraordinaire qu'ils se soient un instant
touché la main : ayant à opter entre saint François
et saint Dominique, duo campioni, il est, ce semble,
moins surprenant encore qu'xVlbcrt le Grand ait in-
cliné vers Dominique.
Deux années ne s'étaient point écoulées depuis
la mort du fils des Guzman , que son successeur et
son ami Jourdain de Saxe, l'une des plus franches et
sympathiques natures sur lesquelles put se reposer le
dernier regard du grand serviteur de Dieu, Jourdain
MOUVEMENT RELIGIEUX. 101
de Saxe, second général de l'Ordre, vint à passer à
Padoue (J223). « N'allez 'point aux sermons du père
Jourdain j, disait familièrement le peuple, c'est une
charnieresse qui prend les hommes. » Teuton comme
Albert, comme lui de race chevaleresque, il était
issu des sires d'Ebernestein, comme lui encore n'ayant
jamais médit de la philosophie qu'il avait étudiée à
l'université de Paris , montrant aux autres la croix en
souriant, parce qu'il l'avait embrassée de même avec
cette ardeur sereine, vraie marque des apôtres, frère
Jourdain attirait chacun par ce charme particulier
qu'on pourrait appeler la grâce de la conviction ^ . En
parlant de Dieu, frère Jourdain ne disputait point, et
il ne subtilisait guère, suivant en cela l'exemple du
divin Maître. Jésus, on le sait, ne daigna que très-
rarement répondre aux doctes interrogations des pha-
risiens, les scolastiques de la synagogue, hommes
épais, retors, incorrigibles qui, eux aussi, comme
les théologiens du moyen âge, furent idolâtres de la
lettre, A Jourdain de Saxe revient l'honneur d'avoir
fait tomber le docteur universel dans ses filets.
Albert de Bollstadt, étudiant de dixième année à
1. B. Jordanus primus post S. Dominicum Ordinis praedica-
lorum Generalis, vir scientia, prudentia, pietatc valde insignisac
niiraculis lam in vita quam post mortem clarus. — Spondan. in
ann. eccl. ad an. 1236, n. x.
10-2 ALBERT LE GRAND.
l'école de Padoue, traversait, lorsque Jourdain de Saxe
y arriva , venant de Bologne , cette crise suprême,
qui, pour les hommes de son rang et de sa trempe,
ne se terminait au xiii^ siècle que de deux façons,
aux pieds du crucifix, sous la robe du moine, ou bien
dans les mêlées, sous la cuirasse. Que faire? Gom-
ment employer ma vie, ma volonté, ma force, le peu
que je puis savoir? Quelle pâture donner à mon
cœur? Quel chemin suivre? Ces questions, tout le
monde les adresse au sphinx invisible qui se pré-
sente au bord de la route, au défilé des trente ans.
Plusieurs s'assoient sur la borne le front dans les
mains, et, désenchantés déjà de l'avenir par les dé-
boires du passé, perdant déjà leur sève par quelque
blessure, les yeux éteints, sombres, hasardent quel-
ques pas indécis, puis s'ensevelissent enfin, comme
l'imprudent voyageur qui s'étend roulé dans son
manteau sur les steppes glacés du Nord , dans cette
exclamation mortelle : a quoi bon? Ceux-là, comme
dirait Dante, nulle brise ne les remet sur pied, car
c'est le plus souvent l'amour qui d'un revers de son
aile les a jetés sur le sol, et les fouets des démons eux-
mêmes ne leur feraient point lever lesjambes\ Hélas!
1 r Ahi ! corne facen lor levar le berze
Aile prime percosse l
Dante, Infern .
MOUVEMENT RELIGIEUX. lO.i
plusieurs auront dormi sans doute sur l'épaule de
Thaïs, la courtisane, laquelle, lorsque son amant lui
demande : M'aimes-tu? répond : Ouij, immensément \
Quelques-uns n'aperçoivent pas le sphinx, passent
tranquillement leur chemin, écoutent une voix inté-
rieure et marchent. Le sphinx se venge tôt ou tard,
car ils n'ont point résolu l'énigme. D'autres se tour-
nent vers Dieu, c'est-à-dire le beau, le vrai, le bien,
espèrent, attendent, le front levé vers le ciel. Une
bonne parole, une douleur vaillamment portée, dé-
cident quelquefois de leur destin. Inaccessible, à ce
qu'il semble , aux passions qui troublent ordinaire-
ment l'âme humaine, Albert n'avait peut-être qu'à
se recueillir pour ouïr distinctement la bonne parole;
toujours est-il que certain jour il crut l'entendre.
Les hommes de génie ont des simplicités d'enfant.
Ils sont si riches qu'au fond de la moindre coquille
ils voient des perles : ils découvrent des sens impré-
vus à tout ce qui leur est dit. Un rien les charme,
parce qu'un rien les fait penser. Absorbés en leur
être intérieur, au dehors, aux yeux du vulgaire, ils
paraissent se laisser guider par un fil. Albert , que
tant de raisons développées plus haut amenaient sous
'I . Taïda la puttana , che rispose
Al drudo suo, quando disse : Ho io grazie
Grandi appo te ? — Anzi miravigliose !
Dante, Inferno, c. xxiii.
104 ALBERT LE GRAND.
le froc, céda sans peine, les ayant pesées toutes, aux
discours entraînants du disciple de saint Dominique.
Un soir, dans la chapelle des frères prêcheurs, à Pa-
doue, comme Jourdain de Saxe descendait de la chaire,
le fils des seigneurs de Bollstadt tomba aux genoux
de frère Jourdain, le futur général de l'Ordre. « Père,
vous avez lu dans mon âme, » murmura-t-il. Jour-
dain de Saxe rendit grâces à Dieu , le bénit , et lui
donna le vêtement blanc de Saint-Dominique. Lors-
qu'Albert sortit de la chapelle des frères prêcheurs,
à Padoue, le monde ne comptait qu'un chevalier de
moins , l'Église avait conquis le prodige ^ presque
V épouvantement du siècle \
1. Vir in omni scientia adeo divinus ut nostri temporis stupor
etmiraculum congrue vocari possit. — Ulric Engelbert, De summo
B0710, t. III, C. IX.
LIVRE DEUXIÈME
MOUVEMENT DES ÉCOLES
Cogitanli mihi quid ofïerrem ?
Saint Thomas, De reyimine p'incipiitn.
La vraie science est intuition parfaite,... la
vraie religion est le sens et le goût de l'infini.
SCHLEiERMACHER, DiscoiO'S sw 1(1 reli(iiov .
i
i
LIVRE DEUXIEME
MOUVEMENT DES ÉCOLES
Albert dominicain. — Il entre au couvent de Saint-Nicolas, près de Bo-
logne. — De l'extension extraordinaire de l'œuvre de saint Dominique.
— De la vie des universités italiennes au moyen âge. — L'université; de
Bologne. — Du mouvement théologique au xnT siècle. — La théodicée
de Platon et la théodicée d'Aristote. — Pourquoi le moyen âge pencha-
t-il vers Aristotc? — Albert le Grand quitte l'Italie et se dirige sur
Cologne, à travers l'Allemagne, sa patrie.
1223 — 1220.
L'homme qui vient de se résoudre à un grand
parti, ses intérêts matériels seraient-ils seuls enga-
gés, ne foule point la terre du même pas qu'avant
d'être sorti d'indécision. Le front penché se redresse;
l'intelligence s'applaudit, et, de ses profondeurs sa-
tisfaites, se projette une lueur jusque sur le visage.
Je ne sais quoi de net et de solennel s'imprime sou-
dain aux gestes, à la démarche, à la parole. C'est
que vouloir c'est deux fois vivre, et vivre avec inten-
108 ALBERT LE GRAND.
site, c'est régner. L'homme qui n'hésite plus ac-
quiert par cela même, dans sa sphère étroite et
toute proportion gardée, un peu du superbe aplomb
de Moïse rapportant les tables de la loi du Sinaï.
Arrière les nuages : une idée. Plus de détours ; la
ligne droite. Au lieu du pour et du contre : un rayon.
Et comme les énergies qu'on pensait endormies,
dispersées, épuisées , à peine leur a-t-on présenté
clairement un but, se rassemblent, se ravivent, se
fécondent autour de cette cime, tout heureuses qu'on
leur dise : Allons! La résolution semble-t-elle tou-
chera nos intérêts éternels, doit-elle influer sur toute
la vie et peut-être même peser sur l'autre, alors
elle ne produit plus seulement une réaction, elle nous
transforme comme une révolution change un pays.
SoHicitées par un impérieux appel, les forces en ré-
serve qui se dérobaient tout à l'heure, errantes, con-
fusément refoulées dans les régions inférieures de
l'être, remontent, se décuplent aussitôt comme par
miracle et apportent une valeur, une spontanéité
nouvelles aux facultés mises en branle. Tout mou-
vement intérieur généreux précipite encore au sein
de son auteur un flot de munificences imprévues, la
paix, l'espoir, les joies calmes, une sorte de con-
fiance à part, et la possession de la vérité tout en-
tière doit receler, en effet, d'incomparables délices, si
MOUVKMEiNT DES ÉCOLES. 101)
la rencontre quelquefois passagère de n'importe quelle
certitude morale apporte de telles aùe5 et commoditcz
plcnières à l'esprit. Telle est la loi générale. Nous ne
pensons point qu'Albert le Grand y ait échappé. Lors-
qu'il entra en religion, nul doute qu'il ne se soit senti
envahir par cette allègre quiétude qui suit de près
tout libre accomplissement d'un dessein magnanime
et raisonnable, et qu'en portant les yeux vers l'avenir
il n'ait vu s'ouvrir devant lui un champ tout nouveau
d'activité. Qui sait? La nature que jusque-là il avait
aimée, étudiée, uniquement pour elle-même, lui ap-
parut peut-être désormais sous une autre face, car
on a pu s'assurer que les objets qui frappent les
sens suivent un peu le sort de nos idées : se modi-
fient-elles, ils changent d'aspect. Quelque hardie que
puisse d'ailleurs sembler la conjecture en un sujet si
délicat, quelle que soit la difficulté de contrôler à dis-
tance ce qu'une piété banale appelle négligemment
une vocation, il sera toutefois permis de remarquer
qu'Albert de Bollstadt, âgé vers cette époque d'en-
viron trente ans, dans la verte maturité de son juge-
ment, d'un tempérament austère et d'habitudes
fermes, ayant déjà beaucoup réfléchi, beaucoup cher-
ché, éminemment apte à conclure, fit tout simple-
ment choix du meilleur état de vie, le plus conforme
à ses nobles et studieux penchants, en revêtant au
HO ALBERT LE GRAND.
xiii*" siècle l'habit de moine. La bure, en ce temps-là,
abrita quelquefois l'indépendance ou la soutint. Les
biographes exaltent, selon l'invariable usage des pa-
négyristes des saints, le mérite qu'il eut d'aban-
donner pour le froc et la solitude du cloître une fas-
tueuse existence, des palais de marbre [Palaste von
Marmor), les jeux et les rîs\ Ils oublient trop, cette
fois encore, le caractère du personnage, sa gravité
native, ses goiàts simples et surtout le parfait mépris
qu'inspire à toute nature élevée le vain attirail dont
ils font un pompeux étalage. Quand on a le bonheur
et l'honneur d'apercevoir Dieu, au bout de n'importe
quel chemin, est-ce donc un si dur sacrifice d'y
. marcher, serait-ce sur son propre cœur? Non certes;
et je voudrais bien savoir quel mortel favorisé d'un
tel spectacle pourrait seulement en détourner la vue.
Le tout est de pouvoir se le donner, du moins se le
promettre, et, loin de regretter et de mettre seulement
en balance mille douceurs auxquelles il suffit d'avoir
goiàté pour n'y vouloir revenir jamais, il est infi-
1. « ... Ans dem reiclien Studiereiulen, (1er schon durcli seine
Wissenchaft gliinzte, der in vornehmer Tracht so manche lalire
durch die Strassen Padouas gegangen, rfer in einem Palaslc von
Marmor in F'àlle gelebl, wwv jetzt ein armer MonchgeNvorden...»
— D*" Sigliart, Alberlus Magnus , p. 21. — Ennen , Albert der
Crosse, ein Lebcnsbild. Koin, 1S56, p. IG.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. ' 111
nimeiit proba])le qu'Albert, cheminant vers Bologne
avec Jourdain de Saxe, se félicitait, en toute placi-
dité d'âme, le long de la route, d'avoir enfin trouvé
dans l'Ordre qui attirait alors à lui les plus vaillants
citoyens de l'univers le milieu le plus favorable au
développement de son génie.
Au moment où le néophyte qu'on appellera
bientôt le docteur universel allait frapper à la porte
du couvent de Saint- Nicolas de Bologne, l'Institut
des frères prêcheurs traversait, lui aussi, une crise
solennelle. L'Ordre venait de perdre son chef, et,
comme cela arrive toujours lorsqu'une œuvre n'est
point bâtie sur le sable, mais s'appuie, au contraire,
ne serait-ce que par une de ses assises, sur le senti-
ment net et précis des besoins ou des passions d'une
époque, quand elle se produit en un mot en pleine
actualité , la maison spirituelle de saint Dominique
avait pris en très-peu de temps des proportions im-
menses. Laissons donc, tout à sa guise, le fils des
Bollstadt, nouvelle et puissante recrue cjui présage
l'apparition de saint Thomas, secouer la poussière de
ses pieds sur la dalle de ce cloître qui vit Dominique
expirer sur un sac de laine; laissons frère Jourdain
l'introduire , le faire asseoir au milieu de sa famille
d'adoption émue, respectueuse, un peu ébahie peut-
être; passons vite devant ce tableau qui se trace de
112 • ALBERT LE GRAND.
lui-même aux yeux : voyez plutôt ces têtes curieuses
de novices qui se penchent, ces mains jointes, ces
sourires , ces rides illuminées des vieux religieux ,
tous ces empressements fraternels autour du nouveau
venu qu'ont connu les monastères du moyen âge;
perçons les murs du couvent de Saint-Nicolas et me-
surons le progrès de l'édifice auquel Albert le Grand
apporte, sans y penser, sa colonne ^
Une réflexion générale avant d'entrer dans le
détail. Je ne sais si les succès de saint Dominique et
I . Tant (Je lumières et de vertus sont sorties de l'Ordre de Saint-
Dominique au xiii'^ siècle, que je ne m'étonne point que quel-
qu'un ait tenté de relever sa maison à l'époque oiî nous vivons. Le
dessein était hardi. Jamais mains plus pures ne se sont égarées
sur des ruines. On a pris cependant peine inutile, comme chacun
l)eut s'en assurer, comme surtout le prouvera l'avenir. Autres
temps, autres formes de dévouement. La société actuelle, plus
saturée qu'elle ne le croit des idées chrétiennes, justement parce
qu'elles sont entrées dans son tempérament et ses habitudes, ne
les salue plus sous le froc, leur costume suranné. Une robe de
laine blanche passe aujourd'hui dans la rue sans opprobre, mais
sans effet. C'est la livrée fanée d'une grande idée qui n'a plus
que faire d'un uniforme. Pourquoi s'obstiner, quand on peut faire
du bien en bonne prose, à paraître toujours en vers? L'âge héroïque
est passé; en le ressuscitant sans motif on court risque de n'être
I)lus entendu, Surtout du peuple. Si vous voulezservir aujourd'hui
la bonne cause, ne vous rasez plus la tête, fondez plutôt un jour-
nal, écrivez, parlez, môlez-vous à la vie pratique... Aucun honnne
de la valeur de Dominique ne se fera plus dominicain.
MOUVEMKNT DES ÉCOLES. 113
de saint François , très- restreints , très-modestes en
comparaison de la conquête du monde païen par les
premiers apôtres, extrêmement importants comme
résultat, car ils ont modifie la physionomie du cln^is-
tianisme, ne doivent point paraître pius extraordi-
naires. (( La chose quon appelle maintenant religion
chrétienne, a dit saint Augustin, existait chez les an-
ciens et n'a jamais cessé d'exister depuis l'origine du
genre humain, jusqu'à ce que Jésus-Christ lui-même
étant venu dans la chair, on a commencé d'appeler
religion chrétienne la vraie religion qui existait au-
paravant 1. » Sans rabaisser le moins du monde la
victoire des apôtres, on doit observer cependant
qu'elle était prévue ; le vieux monde les attendait ;
ils accomplissaient une mission; ils apportaient le
Dieu inconnu sous les plis de leur manteau. Quelle
sublime réclame que les martyrs livrés aux bêtes
dans les cirques! Quel fond de galerie mieux dis-
posé pour faire ressortir les pures clartés de l'Evan-
gile que les turpitudes des derniers Césars ! Quelle
mise en scène naturelle que les interrogatoires des
chrétiens devant le peuple, juge et maître souverain !
Que si l'on tient compte des temps et des lieux et si
l'on rapproche la conversion des Gentils du mouve-
\. Saint Augustin, Rétract. , iiv. I, c. xiii, n° 3.
114 ALBKRT LE GRAiND.
ment produit, sans innovation préméditée dans la
doctrine, sans lutte à outrance avec le pouvoir civil,
eans combat dramatique avec l'Olympe, grâce à ce
simple fait, un impétueux élan vers la beauté morale,
par les héros orthodoxes du moyen âge sur une so-
ciété farouche et dissolue, de plus, quelque peu bla-
sée sur l'explication didactique des Ecritures, leurs
exploits bien autrement personnels acquièrent une
originalité saisissante. Saint Pierre et saint Jean furent
de bons ouvriers : saint Dominique et saint François
sont de grands artistes. Cela suppose, n'est-ce pas,
une force singulière, d'avoir su bouleverser les âmes
sans toucher aux croyances et tout remuer sans rien
briser? Dominique et François n'annoncent plus la
bonne nouvelle; ils commentent seulement la donnée
du Sermon sur la montagne, mais avec cette ivresse
et ce feu qui font ressembler à une bandelette d'écar-
late les lèvres de la fiancée du Cantique des canti-
ques quand elle descend du Liban et s'avance vers
son seigneur, a Retirez-vous^ aquilon! Venez, o vent
du midi! Soufflez de toutes parts dans mon jardin et
que les parfums en découlent ^ ! » Nos héros ne bap-
tisent point : ils régénèrent; leurs habits ne sont
point tachés de sang : ils n'étaient que désintéresse-
i. Cantique des cantiques^ iv, 16.
MOUVEMENT DES ECOLES. 115
ment, oubli d'eux-mêmes et pauvreté. Soumis aux
formes établies, n'innovant que dans la perfection, ils
rafraîchissent la piété sans attenter à la foi et préten-
dent seulement renouveler le cœur pour y loger Dieu
plus à l'aise. Ne dirait-on pas la revanche amoureuse
et féconde de la terre contre le ciel, le croyant se sou-
levant, s'allégeant, se crucifiant à son tour et sponta-
nément pour remercier Jésus-Christ d'être venu dans
la chair et mort sur la croix? De pareils coups de
cœur sont uniques, plus merveilleux, plus méritoires
peut-être que les plus vastes coups de filet jetés sur
la tête des adorateurs de Jupiter ou de Brahma, et
que prouvent-ils? L'incommensurable noblesse de la
nature humaine.
Dans les vertus de saint Dominique on pensera
peut-être trouver la clef de son ascendant sur ses
contemporains, et ce n'est point en effet courir grand
risque de se méprendre que d'entrer en communauté
de sentiment, sur ce point, avec son siècle, les laï-
ques et les gens d'Eglise. On peut se rappeler encore
à son propos et, sans crainte de le diminuer en étu-
diant ce qui put l'aider, respectueusement souligner,
çà et là, à titre de simple éclaircissement, dans l'in-
nocent Moyen de parvenir des dévots raisonneurs,
quelques-uns des charmants stratagèmes qui le ser-
virent à son insu. D'instinct, le fils de Jeanne d'Aza
116 ALBERT LE GRAND.
les employa tous. » // ny a si bonne et si désirable
finesse que la simplicité,, » a avoué, par exemple,
saint François de Sales. Ce machiavélisme involon-
taire et d'autant plus efficace qu'il est moins cal-
culé, qui en fit plus souvent usage que Dominique?
(( La prière est la respiration de rame en Dieu, »
nous révèle à son tour un philosophant moderne qui
n'a encore assurément empêché personne d'admirer
dans ses livres une imagination candide soutenue
d'infiniment de connaissances et de lectures, bien
qu'il lui soit échappé cette dureté : la lecture est le
travail des paresseux i. « Qui se fie aultrement que
joar la divine espérance^ marche sur la glace d'une
nuictée et s'appuie sur le bâton de rouzeau "^ d a bien
et dûment établi un autre naïf augure, parfois voilé,
comme saint François de Sales, sous un gracieux
langage. Dominique avait pour lui la simphcité,
le don de la prière, la divine espérance; mais il
faut compter avant tout, si l'on veut s'expliquer ses
succès, avec cette intensité de sentiment sans la-
quelle, armé de toutes pièces, il n'eiàt certainement
point réussi. En 1217, quatre ans seulement avant
sa mort , six ans avant qu'Albert ne vhit demeu-
rer sous les voûtes du couvent de Saint -Nicolas,
4. Le P. Gratiy.
2. Alain Charlier.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 117
vaste maison que lliumble conquérant ne voulait
point si magnifique et qui joue un grand rôle dans
les fastes de l'Ordre % la famille de saint Dominique
ne se composait encore que de seize membres, huit
français, sept espagnols et un anglais. Ces premiers
disciples réunis autour de leur chef à Notre-Dame de
Prouille espéraient bien ne jamais s'éloigner de lui,
et ne se doutaient pas de la fécondité de l'esprit du
maître répandu en eux par parcelles. — Le grain,
leur souffle à l'oreille Dominique, fructifie quand on
le sème : il se corrompt lorsqu'on le tient entassé \
— Encore une fois, ils étaient seize. C'était bien peu
de grain, juste un épi. Dominique égrena son épi
sur l'Europe. Guillaume Claret et Noël restèrent à
Notre-Dame de Prouille. Thomas et Pierre Cellani se
dirigèrent sur Toulouse. L'Espagne reçut pour sa
part Dominique de Ségovie , Suero Gomez, Michel
de Uzero et Pierre de Madrid. Trois Français s'en
1 . « Dominique en entrant à Saint-Nicolas remarqua que l'on
travaillait à élever l'un des bras du couvent pour en agrandir les
cellules; il pleura beaucoup en voyant cet ouvrage, et dit à frère
Rodolphe, procureur du couvent, et aux autres frères: «Hé quoi,
vous voulez sitôt abandonner la pauvreté et vous bâtir des palais!
II ordonna ensuite qu'on arrêtât les travaux, qui ne furent repris
qu'après sa mort. » V. P. Lacordaire, IJist. de saint Dominique,
p. 400; P. Touron, p. 527.
2. Constantin d'Orvieto, n° 21 .
118 ALBERT LE GRAND.
allèrent ensemencer Paris, Mathieu de France, Ber-
nard de Garrigue et Odéric de Normandie, et vu que
la dite ville à elle seule en vaut plusieurs et semble
à la fois de mouvant^ très -précieux et plantureux
terroir j, trois frères espagnols, le bienheureux Man-
nes , Michel de Fabra et Jean de Navarre , furent
jetés en bloc et par surcroît sur le mêm.e point. « Do-
minique s'était réservé le seul Etienne de Metz pour
la fondation des couvents de Rome et de Bologne \ »
Tous devaient, bien entendu, chemin faisant, prê-
cher, conquérir des prosélytes, et ne prendre congé
d'une ville qu'après y avoir laissé une colonie -. Il va
sans dire qu'aucun des seize ne songea à se pour-
voir d'argent et que tous partirent en expédition
les mains vides. Je me trompe. Jean de Navarre,
malgré les supplications et les larmes de saint Do-
minique, manqua de foi, s'effraya à l'idée d'un long
voyage entrepris sans la moindre ressource et s'obs-
tina à ne vouloir se mettre en route qu'après s'être
alourdi de quelques pièces de métal. L' imprudent
reçut une réprimande et douze deniers. Gela se pas-
sait en Languedoc le 13 du mois de septembre
1217 \
.1 . Voir P. Lacordaire, Vie de saint Dominiquej, p. 290, passim.
2. Ihid., p. 291.
3. Quelques mois plus tard saint Dominique voyait se presser
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 119
Le deuxième chapitre de l'Ordre des frères prê-
cheurs se tint à Bologne, le jour de la Pentecôte de
l'an de grâce 1221. Dominique avait déjà le senti-
ment de sa fin prochaine, en remontant de Rome vers
la Lombardie; il. souriait pour la dernière fois aux
capricieuses avances du mois de mai, de vraies fa-
veurs en Italie \ Qui eût vu alors cheminer, à pas
lents, sur le versant de ces montagnes dont à partir
de Florence les cimes azurées ondulent vers le nord,
un homme de taille moyenne, vêtu de laine blanche,
eût eu peut-être quelque peine à se persuader qu'il
avait devant les yeux une sorte de triomphateur d'un
genre à part. Dominique s'en allait effectivement à
pied, épuisé, mourant, partager l'Europe en huit pro-
vinces. Partager l'Europe ! Rêverie. C'est cependant
ce qui eut lieu à l'issue des séances de ce second cha-
pitre général des frères prêcheurs. L'Espagne , la
Provence, le pays de France, la Lombardie, Rome,
l'Angleterre, la Hongrie, l'Allemagne, voilà les huit
•
dans le couvent de Saint-Sixte, fondé par lui à Rome, de quatre-
vingts à cent religieux. L'Allemagne, la Pologne, lui envoyaient dès
lors leurs tributs. Des couvents se fondent simultanément à Prague
et à Breslau, et la prédication dominicaine jette feu et flammes
en Prusse et jusqu'en Russie. La France, l'Italie et l'Espagne se
couvrent de monastères... V. P.Touron, Histoire de saint Domi-
nique, liv. IV.
\. La Pentecôte de l'an 1221 tomba le 3 mai.
120 ALBEHT LE GRAND.
provinces que la pensée du saint avait ébranlées ou
soumises*. En moins de quatre années soixante mo-
nastères s'étaient créés et rangés sous sa loi". Quel
épanouissement depuis la petite assemblée des seize,
en Languedoc ! L'enseignement , les missions loin-
taines, tout ce mouvement religieux et intellectuel du
Mil' siècle dont notre saint avait été l'initiateur, il le
voyait contiuué par son Ordre. Dominique pouvait
disparaître : n'avait-il point été compris ^ ?
Le fils de Jeanne d'Aza mourut à Bologne, pré-
cisément en ce lieu où nous venons de conduire
Albert, et j'allais dire qu'il y mourut à dessein.
C'est qu'en réalité Dominique aimait cette ville et
cette ville l'aimai II était digne d'elle et elle digne
1. L'Anglclorre et la Hongrie n'avaient point encore reçu d'éta-
blissen:iont des frères prêcheurs en 1221 , mais l'Ordre y fleurit
bientôt, et l'on pouvait déjà les considérer comme conquises.
2. V. Lacordaire, Vie de saint Dominique, p. 401.
3. Dominique rendit son âme à Dieu le 6 août 1221. Sept ans
après sa mort, Jourdayi de Saxe, son successeur et second géné-
ral de l'Ordre, ajoutait quatre nouvelles provinces aux huit pre-
mières : ce furent les provinces de Pologne, de Danemark, de
Grèce et de Palestine.
4. Les magistrats de la ville de Bologne, voulant donner une
forme solennelle à leurs sentiments de gratitude envers le saint,
lui conférèrent un jour, par acte public , le titre et les privilèges
de citoyen de Bologne. L'acte subsiste encore. V. P. Touron, Vie
de saint Dominique.
• MOUVEMENT DES ÉCOLES. 121
do lui. Attendu qu'il y coula quelques-unes des plus
douces heures de sa vie, il ne dut point trop lui dé-
plaire, je l'imagine, d'y rendre l'âme et d'y laisser
son corps. Bononia docet, Bologne est docte et pro-
fesse, proclame la devise des vieilles médailles bo-
lonaises \ (( Je prie, je vais instruisant le peuple^ »
eut pu répondre Dominique de son vivant. D'autre
part, la situation de Bologne est si attrayante, son
ciel si clément , la Grassa ^ s'étale avec tant d'élé-
gance et de dignité au sein d'une plaine fertile, en
vue des Apennins , c|ue le plus curieux amant des
lettres se sent tenté d'oublier la vieille université pour
ne plus regarder que la ville, absolument comme
ces bacheliers du xiv'' siècle faillirent mi jour, un
jour que l'éblouissante Novella d'iVndrea leur faisait
un cours, moins se laisser séduire par l'éloquence que
distraire par la beauté. Que fit le lendemain Novella?
Elle parla derrière un rideau, et la femme se dissimula
sous un voile pour mieux laisser vaincre la muse^ La
1. Bologne fut déclarée ville libre par Charlcmagno ; aussi
porte -t- elle encore sur ses médailles cette autre devise : li-
berlas.
2. On a surnommé Bologne la Grassa.
3. Novella d'Andréa, célèbre au xiV' siècle, afin de ne point
distraire les étudiants de Bologne par sa beauté, pendant qu'elle
professait, se voilait derrière un rideau. — V. Bœdcker, Italie
seplenlrionale.
122 ALBERT LE GRA^D.
Novella , dont on peut, aujourd'hui encore, suivre
les leçons et apprécier les charmes, que l'on s'assoie
au pied de ses chaires retentissantes, ou c{ue l'on
s'abandonne à sa vie nonchalante et facile, cette No-
vella toujours debout, c'est Bologne. Mais \diSçavante
a bien perdu de son prestige, ou la Grassa de ses
appas; plus n'est besoin à présent de tirer le rideau
sur Novella : au Heu de dix mille adorateurs qu'elle
compta jadis , Bologne aujourd'hui n'en ^ garde plus
que quatre cents ^.
Nous sera-t-il permis de rendre compte simple-
ment ici des impressions que nous avons reçues et
des idées qu'elles éveillèrent , il y a quelques mois à
peine, lorsque, errant en Italie sur les pas de Domi-
nique et d'Albert, nous allions fouler ce coin de terre
où s'éleva le cloître de Saint- Nicolas, et songions
naturellement aux rapports tout gracieux qu'entretint
Dominique avec la population et les docteurs de la
capitale de l'antique Emilie ? Vous souvient-il , par
hasard, d'avoir jamais visité quelqu'une de ces or-
gueilleuses abbayes où l'on n'était admis jadis qu'a-
près avoir prouvé tant de quartiers de noblesse et où
l'on commençait de la sorte son noviciat par faire
4 . La population d'étudiants, qui animait si fort l'université de
Bologne au moyen âge, a varié de 3,000 à 10,000 âmes. Du temps
de saint Dominique, Bologne était en pleine prospérité.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 123
reluire son écu et présenter sa j2;éncalogie.? Après avoir
gravi les escarpements qui conduisent d'ordinaire à
ces étranges cénacles d'âpre et montueux abord ,
après avoir médité sur tout ce que suppose d'aber-
ration, d'étroitesse et de piété fausse, chez ceux qui
se cloîtrèrent en bonne compagnie dans ces froids
asiles, tant d'oubli de l'égalité évangélique et d'égards
pour le blason, le voyageur longtemps en proie à une
angoisse secrète, tout d'un coup se sent renaître,
lorsqu'enfm, au sortir des oratoires où le crucifix
repose sur des champs de sable et d'azur, il aper-
çoit à ses pieds Bologne , la ville libre, terra antica,
madré e nutricej, le convier aux fêtes de l'esprit et
des yeux. On respire, non point du tout parce qu'on
descend des hauteurs, mais parce qu'on va reprendre
à la vie générale qu'insulte, qu'écrase pour ainsi
dire, du haut de ses créneaux ou du fond de ses im-
mobilités, toute forteresse, toute chapelle à guichet et
à pont-levis. Malheur au seul ! V.e soli ! a dit l'Ecri-
ture, et je ne pense pas qu'elle nous ait voulu dé-
tourner par cette malédiction concise du goût de la
solitude honnête et tempérée, aliment périodique des
âmes les plus saines, qui de temps en temps se re-
cueillent, sans cependant s'exiler. Cette solitude-là,
c'est le pain des forts : on le rompt à l'écart sans
rien dérober à personne, et l'on en fait ensuite hom-
12i ALBERT L K GRA^D.
mage à tout le monde sous forme de travail, de
bonne humeur, d'indulgence ou d'activité. Le Vœ soli!
de l'Ecriture n'aurait -il point, au contraire, con-
damné d'avance cette tendance ingrate à l'isolement,
C{ui rend inutiles à la société les facultés de ceux qui
s'y resserrent, leur bâtit des palais à l'abri des chocs
et du bruit, et, tandis que dans le fond des vallées
l'humanité palpite , lutte et s'efforce , laisse molle-
ment osciller, sous un triple rang de murailles , la
lampe fleuronnée de l'égoïsme? Pareil lenoncement
à la chose publique conduit fatalement les élus à la
sécheresse ou à l'indilférence. Rien de plus opposé,
ce me semble, au véritable esprit chrétien, familier par
excellence, large et communicatif. L'esprit chrétien
est d'essence démocratique : voilà pourquoi il est si
dangereux de tenter de l'enfermer dans une urne ,
surtout en un vase de grand prix. Sous prétexte de
le condenser, ne court - on pas grand risque de ré-
duire cet esprit à néant? La bonne sève ne doit-elle pas
couler à gi'ands flots, dans la voie commune, à gauche,
adroite, partout? Ainsi l'avait bien entendu Domini-
que en un certain sens révolutionnaire, ou du moins
contempteur résolu de mille petitesses acceptées, cou-
vées, si ce n'est bénies par une autorité qui malheu-
reusement n'a jamais cherché à réagir contre les pré-
jugés de caste ou de tribu. S'il ne protesta point
MOUVEMENT DES KCOLKS. 125
directement contre les errements les plus invétérés de
la cour romaine, il réagit au moins contre elle par
nombre de ses actes et l'ensemble de son attitude,
et l'on apercevra sans doute quelque indice de ces
dispositions assurément fort rares au moyen âge, en
continuant de s'édifier avec nous sur la physionomie
d'une ville pour laquelle le fils de Jeanne d'Aza
éprouva toujours une sympathie particulière et qui
le lui rendit. Lorsque Albert le Grand vint demeurer
sous ses murs, Bologne avait conservé son caractère
intact, et telle l'a connue Dominique, telle va la con-
templer notre héros.
Souvent, durant ses longs et fréquents séjours en
Romagne, le pacifique rival de saint François d'As-
sise s'était vu appeler comme arbitre au milieu des
ardentes querelles qui divisaient sans cesse , à cette
époque , une cité toute républicaine , et souvent
il les avait apaisées. On s'attache volontiers aux
lieux où l'on a pu faire quelque bien. Mais avant
même que les magistrats de Bologne reconnaissants
ne lui eussent décerné le diplôme et les privilèges de
citoyen, nulle part, paraît-il, le fondateur de l'Ordre
ne se sentit autant chez lui qu'à l'ombre de cette école
consacrée de longue date aux arts et aux lettres. Il
faut croire que leurs deux génies se comprenaient
ou plutôt se complétaient. L'un regardait, en eflet, du
126 ALBERT LE GRAND.
côté du droit pratique, l'autre soupirait vers la jus-
tice idéale, et tous deux, après avoir pris conseil, ce-
lui-là de la raison, celui-ci de l'âme, se rencontraient
dans un commun désir de servir et d'élever l'huma-
nité. Entre Rome et Paris, quand la remuante uni-
versité ouvrait ses portes à Dominique, on eut dit, à
le voir si parfaitement à l'aise et affable avec tous,
qu'il venait seulement de franchir le portique agrandi
de son propre monastère ^ Nulle part autant qu'à
Bologne la vénération populaire ne lui a prêté tant de
miracles , et ce n'est point sans motif : nulle part il
ne vécut autant avec le peuple et les laïques et nulle
part il ne se montra si prodigue en fait de largesses
spirituelles. Les frères prêcheurs étaient là si fort in-
stallés au cœur de la population qu'on les y appelait
volontiers Chanoines de Bologne '. Le jour où frère
Réginald, l'un des plus merveilleux compagnons du
saint , émigra du petit couvent provisoire de Sainte-
Marie de Mascarella, et, soutenu par le cardinal
Ugolin , jeta les fondements de Saint- Nicolas, une
\. Saint-Nicolas était situé hors des murs, au milieu des
champs.
2. Voir, pour tous les détails qui précèdent, R. P. Touron ,
Vie de saint Dominique^ chap. vu, viii, ix; Ex monumenlis pu-
blicis Bononiœ , ap. Alexand. Macchi, in Vindiciis, p. 25, pas-
sim ; B. Jordanus ap, Échard; Fleury, Ilist. ecclés.
MOUVKMENT DKS ÉCOLES. 127
foule d'hommes d'élite l'avait suivi : ces lettres, ces
sçavanls vinrent peupler, par la suite , un à un, le
nouvel et spacieux édifice \ Quoi de plus naturel que
] . Un récit fera mieux comprendre que toutes les considé-
rations du monde la prospérité chaque jour accrue du couvent de
Saint-Nicolas ; qu'on lise ce qui suit, et l'on verra quel charme en-
traînant exercèrent les prédications des premiers dominicains sur
l'esprit des hommes du moyen âge. — « Lorsque frère Réginald, de
sainte mémoire, autrefois doyen d'Orléans, raconte un ancien his-
torien, prêchait à Bologne et attirait à TOrdrc des ecclésiastiques
et des docteurs de renom , maître Moneta, qui enseignait alors les
arts et était fameux dans toute la Lombardie , voyant la conver-
sion d'un si grand nombre d'hommes, commença à s'effrayer pour
lui-même. C'est pourquoi il évitait frère Réginald et détournait de
lui ses écoliers. Mais le jour de la fête de saint Etienne ses élèves
l'entraînèrent au sermon ; et comme il ne pouvait s'empêcher de s'y
rendre, soit à cause d'eux, soit pour d'autres motifs, il leur dit :
«Allons d'abord à Saint-Procul entendre la messe. » Ils y allèrent en
effet, entendirent non pas une messe, mais trois. Moneta faisait
exprès de tramer le temps en longueur pour ne pas assister à
la prédication. Cependant les élèves le pressaient, et il finit par
leur dire ; «Allons maintenant. » Lorsqu'ils arrivèrent à l'église, le
sermon n'était point encore achevé et la foule était si grande que
Moneta fut obligé de se tenir sur le seuil. A peine eut-il prêté
l'oreille qu'il fut vaincu. L'orateur s'écriait en ce moment : « Je vois
« les deux ouverts. Oui, les cieux sont ouverts à qui veut voir et
« à qui veut entrer. Les portes sont ouvertes à qui veut les fran-
« chir. Ne fermez pas votre cœur, et votre bouche, et vos mains, de
«peur que les cieux ne se ferment aussi. Que tardez-vous encore,
« les cieux sont ouverts ! » Aussitôt que Réginald fut descendu de
chaire, Moneta, touché de Dieu, alla le trouver, lui exposa son
état et ses occupations, et fit vœu d'obéissance dans ses mains.
J28 ALBERT LE GRAND.
Dominique , après avoir visité Venise ou Toulouse ,
harangué Rome ou Milan , parfois las et triste, par-
fois saisi d'accès de défaillance au retour de ses pé-
régrinations lointaines, ait fait halte, ait voulu goûter
quelcjuc repos sous les arcades d'un cloître dont l'écho
lui apportait les rumeurs, les acclamations d'une jeu-
nesse studieuse dont le mouvement lui plaisait, tan-
dis que montaient vers le ciel les graves psalmodies
des frères de son Ordre, plus nombreux à Saint-
Nicolas, plus particulièrement zélés qu'ailleurs? Dans
le jardin du monastère voletaient çà et là les grives
dont on avait diminué la vigne*; tout autour s'éten-
dait la campagne , s'étageaient de bruns coteaux
couronnés de pampres , chargés d'^ra paradisa - ;
devant son enceinte se déroulaient sur le second
plan les montagnes; une université, la première de
Mais comme beaucoup d'engagements lui étaient sa liberté, il
garda encore l'habit du monde pendant une année, du consente-
ment de frère Réginald ; et cependant il travailla de toutes ses
forces à lui amener des auditeurs et des disciples. Tantôt c'était
l'un, tantôt c'était l'autre, et chaque fois quil avait fait une con-
quête ^ il se??iblait prendre l'habit avec celui qui le prenait. »
N. Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. IV, chap. x.
\. On appelait Saint -Nicolas , Saint-Nicolas -des-Vignes. Le
couvent était en effet entouré de vignobles , et avait été construit
sur l'emplacement même d'une vigne.
2. Uva paradisa, sorte de raisins d'un jaune doré qu'on ré-
colte surtout aux environs de Bologne.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 129
rflurope après celle de Paris, s'ouvrait à deux pas.
Quelle sereine et vivante retraite ! Encore une fois,
nous concevons sans trop d'efTort que Dominique y
soit revenu sans cesse , et qu'en rendant le dernier
soupir dans une sorte d'oasis où se trouvaient réali-
sés presque tous les rêves qu'il avait formés naguère,
dans sa cellule, à Osma, il ait pu remercier Dieu de
s'être enfin laissé toucher par les rugissements de sa
jeunesse \
Albert, lui qui naissait à la vie active tandis que
le fils de Jeanne d'Aza disparaissait de la scène , lui
qui venait en ce même couvent de Saint-Nicolas, si
heureusement situé, recueillir près d'une tombe scel-
lée d'hier, et les traditions de la vertu la plus pure,
et les fruits d'un héritage qui, pour produire de gros
intérêts , l'avait pour ainsi dire attendu , Albert , en
cet instant, on le présume, dut se croire de son côté
favorisé d'en haut. En butte à tant d'avances et de
dons gratuits, un ancien n'eût point hésité à sacrifier
à la Fortune. Veuillez remarquer que, du bout de
son aile , le sort propice , en eftêt , ne se contentait
point d'enlever devant ses pas les cailloux du che-
min : Albert venait de poser les pieds sur une de ces
1. ... Riigitus et voces solebat emiltere... B. Jordanus, c. i,
nMO.
I. 0
130 ALBERT LE GRAND.
routes qui marchent, si l'on peut se servir en ce lieu
d'une des plus élégantes expressions de Pascal. Notre
sçavant se fait religieux et prétend bien quand même
rester sçavant^ que dis-je, consacrer sa vie à des
recherches généralement vues d'assez mauvais œil par
un pouvoir qui pensa laisser mourir de faim Roger
Bacon et accusa d'impiété Galilée. Voici que la com-
pagnie dans laquelle il s'engage commence à pousser
des reconnaissances dans tout l'univers; bien mieux,
l'Ordre acquiert une puissance, un prestige tels, qu'un
de ses membres se sent tout de suite abrité, défendu
contre les poursuites de l'Inquisition et les flammes des
bûchers. Dernière et suprême ressource, l'université
de Bologne lui tend les bras. Nul homme d'action ne
saurait, à l'heure qu'il est, se passer du secours de
la presse ; il faut bien , à l'heure qu'il est , bon gré,
mal gré , passer et repasser sous les fourches cau-
dines de Gutenberg , dès que Ton prétend exprimer,
répandre, vulgariser des idées. Si le moyen âge con-
nut un moyen d'influence qui puisse lui être com-
paré, ce fut peut-être l'habit de Saint-Dominique. La
robe blanche octroyait alors, toute proportion gardée,
bien entendu , à l'homme hardi qui s'en revêtait ce
que prête actuellement le livre à la pensée : une force
de résistance peu commune, une vague autorité. Sur
quelque point qu'Albert de Bollstadt jetât donc les
MOUVEMKNT DES ÉCOLES. 131
regards, s'ouvraient, ce semble, des horizons h perte
de vue , et pour éviter tout péage , écarter tout ob-
stacle, il n'avait qu'à laisser flotter au vent les plis
de son manteau sacré. On sait, nous l'avons assez
vivement fait entendre , que l'initiative du grand
chrétien Dominique, à plusieurs faces, comme un
triangle, entrait dans le vif des choses du vieux temps,
par chacun de ses trois côtés. Sur chaque ligne pou-
vaient alternativement pi-endre place et se mouvoir et
les intelligences les plus hautes, et 'les capacités les
plus vastes, et les dévouements les plus complets.
Entre la prédication chez les Prussiens idolâtres ,
chez les Tartares, ou bien encore chez les iMusulmans
d'Afrique et d'Asie, entre l'action à exercer sur la
société d'Europe par la douceur et la charité, enfin
l'empire à prendre sur les esprits dans les centres
où ils s'ébattaient de préférence, les universités, le
frère prêcheur avait à choisir. Nous nous assurerons
dans le cours de ce récit qu'Albert le Grand inscrivit
pour ainsi dire le triangle dans un cercle , et qu'il
développa dans tous les sens l'idée multiple à la-
quelle il prêta simultanément son cœur, son savoir et
son éloquence. Tour à tour il professa et il prêcha,
et on le vit même, maintes fois, singulier témoignage
de vigueur et de piété, au sortir d'un débat philoso-
phique ou d'une leçon de Natura locorum, s'en aller
132 ALBERT LE GHAND.
en plein vent évangéliser le peuple , ou bien en re-
montrer aux princes de l'Eglise. Peut-être convient-
il de mesurer en ce moment, où elle ne s'accentue
encore cfue faiblement, mais où elle sort déjà de
l'ombre, les ampleurs de cette vie d'un éclat sou-
tenu, l'une de celles sans contredit qui portent à son
apogée la physionomie du passé. Albert fut étudiant
et il fut moine, il fut moine et il enseigna, il ensei-
gna et il fut évoque, il fut évêque et voulut redevenir
simple moine : fut -il assez homme du moyen âge?
]\Iais au milieu d'une carrière si agitée , si rem-
plie, si soumise en apparence à toutes les variations
de l'air ambiant , certaine inclination personnelle
et rebelle s'accuse et proteste. Une préoccupation
maîtresse se détache entre tant de labeurs et de
soucis divers, et l'on dirait d'une étoile, tantôt per-
çant le crépuscule, tantôt dormant sous la nue.
Albert le Grand interroge imperturbablement la
nature, cherche et parfois trouve. C'est cette obser-
vation et cette exploration tenaces, cette souveraine
impatience d'expliquer en physique, en chimie, en
botanique, la cause des phénomènes journaliers,
cette curiosité sans limites et sans égale de dégager
r inconnue^ qui le mettent hors de pair avec vingt
docteurs et prélats, ses émules pour le reste. Or
dans cette voie périlleuse, notez ceci, rien ou presque
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 133
rien ne lui venait en aide ; nul secours, parmi les
vivants et les croyants : défiance et incompétence
universelles autour de lui. Albert n'eut pour soutien
et conseil que les traités d'Aristote et les commen-
taires plus ou moins surchargés d'annotations à la
marge des Maures de Cordoue. Le docteur universel,
néanmoins, sans relâche, sans défaillance aucune,
poursuit l'accomplissement de son dessein, ici faisant
un prudent usage des ressources qu'il a sous la main,
là se recueillant, s'ingéniant à l'écart, toujours atten-
tif, jamais distrait, bien que mêlé à tout. Savoir rester
spécial sans s'isoler, se livrer à ceci sans répudier
cela, n'est-ce point tout à la fois se rapprocher
un peu de nos tendances éclectiques et nous donner
un exemple? On avouera que depuis cpelque cent
ans tout au moins, et forcément, il faut le recon-
naître, l'intelligence humaine s'est un peu morcelée,
absolument comme la propriété territoriale. Tel
se retranche aujourd'hui dans telle case numérotée
qui n'en sortirait pas pour sauver un empire. Tel
autre se consacre si exclusivement à certain pro-
blème de linguistique qu'il ne s'aperçoit point qu'il
a désappris sa propre langue , sans compter le grec
et le latin. Un troisième se parque arrogamment dans
la question des céréales ou des engrais, et, maître
et seigneur dans cette province, ne se contente point
134 ALBERT LE GRAND.
seulement de la considérer comme annexée à sa per-
sonne, mais, prétendant se l'approprier à fond, s'as-
simile insensiblement à ce qui l'absorbe et le retient.
— A moi la rhubarbe, à toi le sanscrit ! — A toi la
Chine et l'Indoustan, à moi le séné! — se répondent
à l'envi certains mandarins des lettres et des sciences.
Je m'incline et ne disconviens du reste nullement des
avantages très-sérieux que présente, au point de vue
surtout des intérêts industriels, le système de la divi-
sion du travail. JMais l'ennemi l'emporte, Archimède,
et Syracuse est en flammes ! Assurément il est bon de
se mesurer, de se tailler sa tâche ; cependant il ne faut
point se diminuer, et pour le menu négliger l'ensemble.
(( Dieu, a noblement dit le maître d'Albert le Grand,
traverse la nature en ligne droite , montrant à toute
créature sa voie et suivi de la justice qui punit les
transgresseurs de la ligne droite \ » Combien de gens
cherchent aujourd'hui la ligne qui n'aperçoivent point
Dieu qui la traverse, et Dieu qui passe et qu'on ne voit
pas, n'est-ce pas le bien à faire et qu'on ne fait pas? Je
voudrais que tout savant fût un homme sans comp-
ter comme savant, plutôt que d'être un savant sans
compter comme homme. Albert a satisfait autant que
possible à ce vœu téméraire -.
1. Arislotc, De mundo in fine.
2.^ Les anciens, auxquels on peut reprocher, en revanche,
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 135
Les explications données plus haut sur le mona-
stère de Saint -Nicolas suffisent. Nous savons que
Jourdain de Saxe, second supérieur général de l'Ordre
des frères prêcheurs, y résidait ; que le couvent était
situé hors Bologne , non loin des murs de la cité ;
que lorsque Albert vint s'y réfugier, la maison flo-
rissait, pour nous servir d'une expression éminem-
ment ecclésiastique : cela signifie qu'elle était abon-
damment pourvue de moines; nous n'ignorons plus
enfin que Saint-Nicolas vivait en parfaite intelligence
avec la ville , et qu'entre l'université de Bologne et
le camp retranché des frères prêcheurs, c'était , en
ces temps lointains, un continuel échange de bons
procédés. Les religieux s'en allaient révérencieuse-
ment entendre les leçons des maîtres laïques , et les
maîtres , d'autre part , ne résistaient point toujours
aux allocutions des religieux. La communauté de
de n'avoir point été assez spéciaux, avaient bien plus que nous
d'hommes complets, tout à la fois bons capitaines, écrivains, ora-
teurs, administrateurs, philosophes. Rien d'humain n'était étran-
ger à leurs grands hommes. Et quelle est une des causes de notre
infériorité vis-à-vis des Grecs et des Romains? Une éducation si
murée, si triste, que l'esclave antique n'eût point consenti à se ra-
cheter à ce prix de la servitude, si peu propre à former des hommes
libres, qu'après sept ou huit années de réclusion, si l'on veut tou-
tefois devenir un homme, il faut secouer ses fers, se recueillir ^
s' affranchir soi-même et se refaire, en un mot, l'àme et l'es-
prit.
136 ALBERT LE GRAND.
Saint- Nicolas semblait comme illuminée d'ailleurs
parles souvenirs tout frais de Dominique, ce qui lui
donna pendant de longues années je ne sais quel as-
cendant, je ne sais quel droit d'aînesse sur les autres
communautés dominicaines. La vie qu'on menait en
ces parages était pure, austère et studieuse, nous nous
le persuadons volontiers. De vieilles histoires confir-
ment le fait : elles y logent toutefois la vertu à de
telles enseignes et lui inventent de si bizarres em-
blèmes qu'on aurait peut-être quelque peine à la
reconnaître si Ton n'était prévenu. « Si tu veux le
sauver de la tempête, recommande sérieusement un
naïf auteur^ va au couvent de Saint-ISlcolas; tu y
trouveras Fétable de la pénitence, la crèche de la con-
tinence, r herbe de la doctrine, l'âne de la simplicité,
le bœuf de la discrétion \ » La question de domicile
a-t-elle, du reste, une réelle importance? Une chose
est certaine, les objets, la société qui nous entourent
n'exercent sur nous qu'une influence relative, car, sous
quelque toit, en quelque compagnie que l'on s'arrête,
on n'y trouve presque jamais que ce que l'on y ap-
porte. Dans ce monde, et il faut bien l'accepter tel
quel, on ne rencontre guère d'autres ressources que
celles que l'on se crée par soi-même, et l'on ne sau-
\. Gérard deFrachet, Vie des Frères, liv. ï, cliap. m.
MOUVEMKNT DKS ÉCOLES. 137
rait trop se le répéter pour ne point trop se préparer
de mécomptes. Plantez votre tente n'importe où,
n'ayez nulle crainte, vous serez hébergé selon votre
état. Le même champ, si vous y semez le désinté-
ressement et la sagesse, semblera produire à votre
ombre ces végétations rares et charmantes : grattez
seulement un peu la terre, serait-elle trois fois asper-
gée d'eau bénite, si l'esprit du mal habite en vous,
un démon vous répondra. Les dispositions dans les-
quelles Albert le Grand fit profession dans l'asile de
prédilection de saint Dominique ne sauraient , ce
semble, être discutées. Evidemment, son existence
entière le prouve, il accepta de grand cœur ou stoï-
cjuement, selon qu'il plaît de le considérer comme
chrétien ou comme philosophe, cette forme nouvelle
de sécurité et de dévouement, l'habit religieux. Qu'im-
porte maintenant la place exacte de sa cellule? Elle
n'indique que son parti pris. Pourquoi nous attarder
sous les arcades de Saint-Nicolas? Le moine, quel-
que temps, a veillé, prié sous ces voûtes: Albert le
Grand vécut ailleurs,
Padoue, Bologne, Paris! II était écrit, paraît-il,
que l'intelligence du docteur universel, avant de de-
venir elle-même un centre, roulerait, graviterait,
en décrivant une sorte de courbe ascendante au-
tour de ces trois sphères superposées. Padoue n'a-
ê
138 ALBERT LE GRAND.
t-elle point recueilli le jeune Teuton au sortir du châ-
teau de ses pères et ne l'a-t-elle point façonné à la
vie commune? L'adolescent a commencé là à s'in-
struire , à penser : il a ouvert les yeux sur l'Italie,
sur Rome, sur le monde, sur Dieu. Dix ans se sont
de la sorte écoulés : un sourd travail d'incubation
s'est accompli. Albert entre maintenant en religion ;
l'étudiant applaudi a quitté l'école de Padoue ; il a
revêtu la robe virile en même temps que, la robe de
bure , et le voici qui vient consulter les oracles de
l'université de Bologne, oracles qui lui rendront bien-
tôt la pareille. Encore six ans de travaux et d'as-
cension spirituelle , et il aura atteint le faîte d'où il
ne devra plus descendre que pour incliner au tom-
beau. Nos aïeux du pays de France l'entendront, l'ac-
clameront eux aussi, certain jour, sur la montagne
Sainte-Geneviève, et l'on s'étonnera, par la suite, de
le voir assister immobile à l'un des plus grands dé-
mêlés du temps, la dispute^ c'est-à-dire le procès jugé
solennellement par le pape, à Anagni, entre l'illustre
et prudente université de Paris et les Mendiants qui
envahissent ses tribunes. Sous un autre aspect, n'est-
ce point la question toute moderne de la liberté de
l'enseignement qui s'agite au xiif siècle, mais d'une
façon infiniment plus dramatique que ne le comportent
nos mœurs actuelles? Le tribunal devant lequel pa-
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 139
reilles causes sont appelées aujourd'hui, ce n'est plus,
en eiïet , Anagni, ce n'est plus même le sénat d'un
grand empire , c'est en premier et dernier ressort
le sens commun. En attendant, puisqu'aussi bien il
n'entre point dans notre plan de parcourir les fau-
bourgs à la hâte avant de pénétrer au cœur de la ville,
asseyons-nous d'abord sur les bancs de l'université de
Bologne. Nous tracerons ensuite, le plus clairement,
le plus brièvement possible, en reprenant avec Albert
le chemin de son monastère, un aperçu général des
études théologiques, qui ne pouvaient manquer d'at-
tirer et de retenir, vu les inclinations dogmatiques de
l'époque, un vaste et subtil génie \
1. « Albert le Grand, écrivait, il n'y a point longtemps, dans
un ouvrage de philosophie un docteur de la docte Allemagne
(D'^Erdmann, Uber die Stellimg deutscher Philosopher, zum
Leben)^ Albert fut au moyen âge le Godefroid de Bouillon de la
croisade des idées. » La comparaison est bien ambitieuse et bien
lourde, et on ne la relate ici qu'afm de s'abriter, tant bien que
mal, sous cette grosse phrase ramassée de l'autre côté du Riiin,
contre les interruptions légères de quelques Athéniens des bords
de la Seine, qui, n'ayant guère entendu parler d'Albert le Grand
jusqu'à ce jour, ou ne le connaissant que d'après les quelques
lignes que lui consacre Voltaire dans son Dictionnaire philo-
sophique et dans l'Essai sur les mœurs, pourraient penser que
l'on prend vraiment un soin superflu en s'attachant avec plus de
conscience que de raison aux pas d'un personnage médiocre, d'un
pur scolastique. La critique allemande moderne, Humboldt en
tête, sauf deux ou trois exceptions, sans s'abandonner au lyrisme
140 ALBERT LE GRAND.
Les libertés municipales des villes d'Italie, leurs
traditions classiques, n'ont point laissé que d'exer-
cer une action des plus énergiques sur la formation,
le caractère et les constitutions politiques de ses
nombreuses universités \ Tandis que dans les autres
pays de l'Europe, ces centres plus ou moins impor-
tants, plus ou moins riches en facultés^ au sein des-
quels venaient se grouper la jeunesse et même l'âge
viril, ne semblent pouvoir exister, subsister que sur
un signe et à l'abri d'une main royale, de par la
volonté expresse d'un pape, ou bien encore grâce au
concours heureux de certaines circonstances maté-
rielles, lorsque, par exemple, Vécole primitivement
adossée • à l'église paroissiale ayant graduellement
acquis quelque renom , peu à peu ses salles s'élar-
gissent, les maîtres accourent, et que Vécole ^ atti-
du D*" Erdmann, rend toutefois un hommage unanime à l'esprit
d'initiative déployé par Albert le Grand dans les sciences en par-
ticulier, et si elle ne se rend point très-nettement compte du rôle
qu'il a joué dans la société du moyen âge, du moins semble-t-elle
le sous-entendre et le réserver. Circum prœcordia ladit.
\. ... Dann hiess Universitas oder Studitim générale keines-
wegs eine Anstalt, \\o dieGesammtheit aller Wissenchaften gelelirt
werden sollte (vielmehr felilte einigen Universitaten wohl eine
ganze Facuitiit); sondern der Name Universitas bedeutete nach
romischen Sinne , ein^ Genossenschaft, oder corporatio die sich
bei Veranlassung des Lehrens and Lornens unter Lehrern und
Scliulern gebildet batte.— Uaumer, t. YI, p. 488; Savigny, t. III.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 141
rant alors les regards, la munificence ou la béné-
diction, se réveille un matin avec le grade d'université,
du fait de quelque autorité ecclésiastique ou séculière ,
par cela même rentre aussitôt dans cette loi com-
mune qui veut qu'un titre honorifique ne s'achète
que par la dépendance ou la servitude ; — en Italie, au
contraire, les universités se produisent, sortent de
terre, pour ainsi dire, spontanément, se maintiennent
par leur énergie propre, ne relèvent que des institu-
tions à l'ombre desquelles elles éclosent ou de leurs
règlements particuliers, et, comme il est aisé de le
pressentir, recueillent les bénéfices très-nets d'une
situation indépendante : elles pensent comme elles le
veulent, vivent comme elles l'entendent, sont enfin
des personnes libres et non plus des créatures de la
mitre ou del'épéei. Malheureusement la liberté ne
se garde pas sans péril et se paye toujours assez
cher. Ce que l'on gagne en s'alTranchissant de tout
contrôle et de toute entrave, on doit s'attendre à le
perdre en repos. Elles furent originales sans doute,
1. ... Insofern als mehre Universitaten, besonders in Italien,
nicht aus Dom-und anderen geistlichen Schulen hervorgingen,
sondern fast ohne ailes Zuthun von Slaat und Kirclie entstanden,
entwicli;elte sich die Eigentliiimliclikeit der Einriclitungen um so
scharfer und die Selbstandigkeit ward um so grosser. — Grandung
und Wesen der Universitaten.
142 ALBERT LE GRAND.
prime - sautières plus qu'aucune corporation de
France ou d'Espagne du même temps, ces vaillantes
compagnies de jurisconsultes , de médecins et de
lettrés où se conservait un reste de fierté romaine et
d'élégance atticiue ; mais l'absence à peu près com-
plète de privilèges, noble conséquence de leur altière
individualité , leur organisation républicaine et va-
riable , l'immixtion extrêmement rare de l'autorité
dans leurs querelles intestines, laissaient, il faut l'a-
vouer, au sein des académies italiennes porte ouverte
aux passions les plus étrangères à celles d'apprendre
ou d'enseigner. Avait-on maille à partir, par exemple,
avec les podestats ou les municipalités des villes —
et les villes, tantôt faibles, tantôt taquines, quoique
toujours très-jalouses de posséder une université dans
leurs murs, tantôt devenaient les victimes des ca-
prices de leurs clients, tantôt les opprimaient elles-
mêmes — les écoliers se trouvaient -ils être plus forts
ou plus nombreux que leurs hôtes : ils ne se con-
tentaient point toujours de tirer des conséquences
vexatoires d'un raisonnement syllogistique , ils sou-
tenaient quelquefois impunément les plus mauvaises
thèses à grands coups de bois vert ou de gantelet.
Les bourgeois, par hasard , prenaient-ils le haut du
pavé : ils ne se montraient point toujours généreux
ni conciliants envers les nourrissons des 31uses, et
MOUVEMENT DES ECOLES. 143
ils leur tenaient longtemps le poing sur la gorge.
Deux nations en venaient-elles aux mains dans les
rues, nulle milice assez bien armée pour oser venir
les séparer. Dépourvus, quant à eux, de tout carac-
tère officiel, ne tenant leur mandat ni du trône ni de
l'autel , sans émoluments fixes, et, selon le plus ou
moins de succès de leurs cours, puisant plus ou
moins largement au fond d'une bourse que leur pré-
sentaient leurs élèves, les maîtres se trouvaient réel-
lement vis-à-vis de ces derniers dans une position
fausse et précaire \ Cette idée que les ministres
émérites de la science ou des lettres, passé quarante
ou cinquante ans, devraient être exemptés de droit de
l'obligation de partir en expédition et de guerroyer,
eut quelque peine encore à pénétrer dans la cer-
velle des Italiens du moyen âge , gens éclairés , si
on les compare aux ignorants des nations voisines,
peu enclins cependant à sacrifier Mars à Minerve.
Athènes n'a-t-elle point représenté d'ailleurs la pi'u-
dente déesse un casque sur le front, une lance dans
la main droite? L'Italie d'autrefois conservait reli-
gieusement à Minerve ces attributs. Aussi voyons-
'I. Es mangelte an sicheren Anstellungen und Besoldungen;
die Lehren sahen sich ganz auf die Einnahmen von ihren Schiilern
beschrankt und wurden von ilinen sehr abhangig. — Raumer,
t. VI, p. 489.
144 ALBERT LE GRAND.
nous jusque dans la seconde moitié du xiii*" siècle les
graves docteurs de Bologne et de Ferrare, ceux-là
dispensés, il est vrai, par exception, du soin d'échan-
ger à tout propos le bonnet contre le heaume, con-
traints néanmoins et continuellement requis, bien
que souvent ils ne fussent originaires ni de Bologne
ni de Ferrare, de contribuer aux frais généraux d'é-
quipement, ce qui écjuivaut en somme à l'obligation
de fournir indéfiniment un soldat, et dut sembler
un peu rude à des commentateurs partisans de la
maxime antique : cédant arma togœA. Autres parti-
cularités qu'il importe de relever, nouvelle matière à
noise, à récriminations et à griefs. Pour qu'un en-
seignement quelconque porte ses fruits, il paraît in-
dispensable, n'est-ce pas, que les professeurs ne se
renouvellent point sans cesse, soient tenus d'achever
la démonstration commencée, et ne posent point en-
fin sur la chaire , pour employer l'expression con-
sacrée, comme l'oiseau sur la branche? Qui a pris
une fois possession d'une chaire n'y doit point renon-
cer du jour au lendemain , par caprice , et qui n'a
fait en réalité qu'y passer a pu difficilement servir
la bonne cause. Or le bien-être, les applaudissements,
la gloire môme, un ciel pur et du soleil ne sont point
1. V. Guirardac, liv. I, p. 164; Tirab., t. IV, p. 64.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 145
toujours, paraît-il, de ces raisons déterminantes qui
retiennent les hommes de talent et leur persuadent
d'élire domicile en un lieu. Le talent est d'humeur
fantasque et vagabonde. Le moindre lien, la moindre
pression l'irrite, parce que toute chahie, même do-
rée, lui apparaît comme une charge que lui impose
le profanum vulgiis et non point comme une loi que
doive respecter l'esprit. Le talent aime encore l'Im-
prévu pour lui -môme et sans espoir, uniquement
parce que les faveurs problématiques qu'il lui réserve
ne l'exposeront pas, il le sait d'instinct, à l'humilia-
tion insigne d'avoir à s'avouer quelque part satis-
fait. S'avouer satisfait, allons donc! Conclure un bail
à long terme avec l'hôtelier, se ranger, s'établir,
quelle terne folie, quelle déchéance! Ainsi raison-
nent ou plutôt sentent sans réfléchir cjuelques artistes
de la race ou du tempérament de Benvenuto. Soit
qu'il faille attribuer leur horreur invincible pour la
résidence à ces dispositions à la fois volages et revê-
ches de tout temps assez communes chez les gens
d'imagination et de science, et plus particulière-
ment au moyen âge où l'on vit se coudoyer cheva-
liers et bacheliers errants \- soit qu'on se rappelle
encore, en recourant aux sources, un mesquin détail,
1. Voir sur les bacheliers errants rarticle de Harzheim, t. III,
p. 600.
I. 10
I4t> ALBERT LE GRAND.
savoir que les maîtres agréés par les villes d'Italie
étaient astreints fréquemment à donner des leçons,
à tenir des cours absolument gratuits, et qu'on les
accuse alors de n'avoir simulé l'inconstance que par
négligence ou par intérêt ^ ; soit qu'on incline à croire
enfin, ce qui semble assez indiqué, qu'au milieu
des perpétuels conflits auxquels donnaient chaque
jour quelque aliment nouveau des rapports généra-
lement très- tendus avec les dignitaires ecclésias-
tiques, leurs sentiments les plus chers se trouvant
continuellement froissés, ils n'aient souvent essayé
que par boutades de cette diversion commode, le
chemin des écoliers - : toujours est-il qu'on ne sa-
vait par quelles avances, sous quels ponts d'or
retenir dans les universités transalpines les grands
seigneurs de la pensée. A peine conquis, réguliè-
rement ils s'évadaient. De Plaisance à Pérouse, de
1. V. Raumer, Univers Uàlen.
2. D'après un usage à peu près constant, que la fameuse or-
donnance de l'empereur Frédéric ne fit qu'affermir, les étudiants
avaient le droit, lorsqu'ils étaient accusés, de choisir pour les juger
leurs maîtres ou l'évêque. Naturellement on ne se trouvait jamais
moins d'accord qu'après la sentence.
... Selir haufîg veranlasste die Universitut, um UntUchtige ab-
zuschrecken, strenge Priifungen und vertheilte nach deren Ausfall
die WUrden... Erhoben dièse indess zu grosse Schwierigkeiten,
so ging die Sache wohl bis an den Papst. — Raumer, t. VI, p. 491 ,
Universitdt Bologna.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. iil
Moclcne à Ravcnne, superbes et légers, ils portaient
insoucieusement leurs pas, et tandis qu'ils pliaient
bagage, JModène ou Pérouse, Ravenne ou Plaisance,
se trouvaient en face d'une chaire vide ou même
en présence d'une faculté laissée inopinémeut en
jachère ^
Ne venons-nous pas de signaler les imperfections
du mécanisme universitaire sur la terre des Quintilien
et des Gicéron? Le doigt s'est posé tout d'abord sur
quelques rouages dont le fonctionnement semble, à
la première inspection, laborieux et difficile. On ne
s'en serait peut-être pas aperçu si nous n'eussions
point curieusement démonté la machine. Par suite de
je ne sais quelles grâces et souplesses particuHères
au caractère des habitants de Milan et de Florence,
i . Les villes italiennes essayèrent d'abord de passer des actes
ou contrats avecles maîtres qui venaient enseigner dans leurs murs,
espérant par ce moyen les retenir : elles n'y parvinrent pas. On
n'enchaîne point la parole ni la liberté humaines par quelques
lignes écrites devant un tabellion. Alors les villes usèrent de ruse
et d'artifices, et Dieu sait à quels expédients elles eurent parfois
recours pour se faire épouser! En 1260, les habitants de la ville de
Modène, pour empêcher Guido de Suznra , éminent professeur de
droit, de les quitter, lui firent don d'une grosse somme d'argent,
avec faculté d'acheter un bien sur le territoire de la ville, mais
sous la condition expresse de ne jamais vendre. N'était-ce point
une façon détournée de s'emparer de lui sous prétexte de le rendre
propriétaire? — V. Murât., Anliq. ilal.j t. III, p. 903.
148 ALBERT LE GRAND.
les révolutions scolaires en Toscane et en Lombarclie
ont toujours affecté moins de gravité qu'ailleurs, en
France ou en Angleterre par exemple. Il est des
pays où les invectives, voire même les coups de
poing, font plus de bruit que de mal, et la patrie de
Machiavel est de ce nombre. On dirait que les injures
proférées dans sa langue harmonieuse et molle tom-
bent comme des pointes de cristal sur de la ouate
ou bien se choquent en l'air sans produire autre chose
qu'un cliquetis. Jamais les révoltes dans les univer-
sités italiennes n'ont amené la suspension des cours,
l'exil des maîtres, le désarroi et le trouble dans l'Etat,
comme le fait se présenta chez nous sous saint Louis.
Jamais les étudiants de Bologne ou d'Arezzo, dans
leurs plus traîtres exploits, n'ont égalé les violences
des écoliers d'Oxford, lesquels firent un jour main
basse sur tous les juifs (1244). Moins dangereux
dans leur turbulence, moins grossiers peut-être dans
leurs ébats , ils se montraient , en revanche , moins
assidus, et dans leurs rangs se rencontraient nombre
de ces folâtres compagnons qu'on surnommait à Pa-
ris des martinets^ » espèces de passe-volants, accentue
non sans mépris un vieil historien de la Sorbonne,
qui couraient d'école en école et de maître en maître^,))
i. V. Crevier, Hisl. de l'Université de Paiis.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 149
Mais les passe -volants d'Italie n'ctaicnt-ils point
d'humeur plus douce, moins sujets à caution que les
martinets de la montagne Sainte-Geneviève? N'a-
vons-nous pas constate plus haut que les professeurs
italiens ne se regardaient comme inféodés nulle part,
et ne sait-on point de reste que le sentiment chevale-
resque recruta des pages jusque sur les ])ancs de
l'Ecole? Si la gent des passe -volants d'Italie ne
poussa pas moins de rejetons au moyen âge que la
gent Fabia dans la Rome antique , ce ne fut point
seulement , croyons-nous , parce qu'il put convenir
alors à plusieurs centaines de folles têtes de porter
un peu de travers et sans souci cette dignité légère
dont le diplôme ne se garde d'ailleurs point long-
temps, la jeunesse, et d'errer à l'aventure, sans feu
ni lieu, à la façon des ménétriers et des jongleurs.
Qui nous dit qu'ils ne poursuivaient point \es leçons
d'un savant célèbre, ces martinets napolitains ou lom-
bards? Qui prouvera qu'ils n'accompagnaient point
pieusement tel illustre docteur, à la recherche lui-
même de ses pénates? — Lamentable et périlleuse
odyssée! va sans doute observer Gaton le censeur,
et la manie ambulante des chefs n'excuse nullement,
si tant est qu'elle l'explique, les mœurs nomades de
la milice. Gomment admettre que des jeunes gens
puissent étudier avec fruit, feuilleter de pesants au-
150 ALBERT LE GRAND.
leurs, entre les bras des Sirènes? — Rien de plus pru-
dent, de plus judicieux que cette réflexion senten-
cieuse. Il n'en est pas moins vrai cju'au milieu de
tant de sollicitations au plaisir et à la paresse, livrés
en quelc{ue sorte à eux-mêmes et plus favorisés c{ue
les écoliers français, n'ayant jamais passé sous l'hu-
miliante tutelle de la férule ni de la verge % les éco-
liers italiens paraissent en réalité ne point avoir trop
souffert de la situation agréable qui leur était faite,
et qu'entre Charybde et Scylla ils échappaient fine-
ment, gaiement, leurs tablettes à la main. Pendant
que Gircé dénouait ses cheveux et lui tendait la coupe,
ainsi souriait Ulysse, dit la fable : l'enchanteresse ne
s'apercevait pas que plus elle découvrait de charmes,
moins Ulysse renonçait au ferme propos de rega-
gner Ithaque. Séparés par une mince cloison de la vie
commune, mêlés aux affaires publiques, les étudiants
d'Italie se formaient vite à cette épreuve, autrement
décisive, plus utile peut-être que le plus sérieux exa-
men. Que si leurs maîtres se renouvelaient un peu trop
souvent, à ce mal ils trouvaient encore une compen-
sation : on ne s'immobilisait point chez eux dans cet
enseignement routinier, cher aux vieux augures. Les
■ 1. Los écoles elles universités d'Italie ne faisaient point usage
des corrections corporelles, et dérogeaient sur ce point aux saines
traditions. V. Savigny, t. III, 334.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 151
vieux augures finissent par se confondre eux-mêmes
avec les piliers du temple et ne saluent plus les dieux.
Un concours s'établissait de la sorte entre les con-
currents à une iTicme chaire, et le nouveau venu ne
faisait point toujours regretter l'ancien. Après être
convenu des dangers que peut entraîner la liberté,
il est juste, ce semble, que nous rendions hommage
à ses bienfaits. Peut-être ne travaillait-on point tou-
jours dans une quiétude parfaite dans les univer-
sités transalpines. En ces arènes intellectuelles il
fallait nécessairement lutter et se défendre contre les
rumeurs de la rue, les passions politiques, les pièges
de Vénus facile, l'inégalité fatale d'un enseignement
peu régulier. Mais le citoyen , du moins , ne sortait
point amoindri de l'enceinte où avait grandi l'adoles-
cent. Ces agitations, ces portes ouvertes, dont parfois
pouvait se trouver incommodé le bon élève, récréaient,
vivifiaient, pour ainsi dire, l'éducation de l'homme.
Là, les vertus, et il s'en produit toujours, malheur à
qui les étouffe ! n'étaient point tenues de se conformer
aux indications d'un programme arrêté ni de rentrer
dans un moule convenu, sous peine d'ostracisme. Au-
cun édile ne venait comprimer dans un cercle ou défor-
mer contre des angles cette cire vierge, qui ne devient
statue et ne s'anime qu'à cette condition qu'on ne
l'aura point maniée, torturée sans goût et sans pitié.
152 ALBERT LE GRAND.
Quand sonnait cette heure, enfin, au bout de quelques
années d'étude, où l'esprit n'a plus qu'à voler de ses
propres ailes, le sang ne s'était point prématurément
glacé dans les veines, l'art de bien dire n'avait point
étouffé l'envie de bien faire, on pouvait, en un mot,
avoir appris à penser et l'on n'avait nullement désap-
pris à vivre ^ .
1 . L'université de Napies, fondée par fempereur Frédéric II, est
la seule de toutes les universités italiennes qui fasse exception à la
règle, qui ait été créée de par la volonté d'un souverain et dont la
constitution, le caractère et les règlements se ressentent de l'ac-
tion directe du pouvoir absolu. Aussi, comme le remarque fort à
propos l'impartial historien Raumer, si Napies, malgré l'ampleur
et la variété de son enseignement, ses ressources, les munificences
d'un prince non moins éclairé que généreux, n'a pu rivaliser avec
telle ou telle des autres universités non palronnées, qu'est-ce que
cela prouve? Cela prouve que tout le génie d'un prince ne saurait
suppléer au génie d'un peuple, et que la nature l'emporte en fé-
condité sur les desseins et les imaginations les plus grandioses.
Peut-être plaira-t-il de voir présentée en quelques lignes Ténumé-
ration complète des universités qu'a comptées l'Italie.
Bologne : nous en faisons dans le texte même l'objet d'une
étude particulière. Ce fut la plus grande et la plus illustre des uni-
versités italiennes.
Arezzo : école de droit rem.ontant aux premières années du
xiii'^ siècle.
Salerne : la plus ancienne université d'Italie; célèbre par ses
cours de médecine.
Ferrare: mêmes institutions que Bologne. (V. Murât., Anliq.
liai., t. V, p. 285.)
Padoue : colonie bolonaise formée par des maîtres et des éco-
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 153
(( Que nous opposeront donc les Français, eux qui
SAVENT ST BIEN SE VANTER ? » s'écHait Un joilf, Ull
jour qu'il songeait moins à Laure qu'au sol natal, le
très-italien Pétrarque, s'adressant au pape Urbain V,
liers émigrés. Les arts libéraux y fureni enseignés, ainsi que le
droit. (Patav., Cfiron., '\\^3; Tirab., Liller., IV, p. 44.]
Pkrouse, antique école ; se transforme en université vers 1276.
(Bini, I, 14, 191.)
Plaisance reçoit en 1243 du pape Innocent IV tous les pri-
vilèges octroyés à l'université de Paris.
Naples : créée par l'empereur Frédéric II. — (V. Raumer,
t. III, p. 415.) On ne lira peut-être point sans intérêt le texte alle-
mand de certaine ordonnance jadis célèbre de l'empereur Frédé-
ric II, texte qui montre jusqu'à quel point ce prince aima les let-
tres, combien il révérait les ministres des lettres et des sciences.
Cette ordonnance trouve naturellement d'ailleurs sa place ici. —
« Wir halten es flir billig, dass, da aile gute Menschen unser Lob
und unscren Schulz verdienen, diejenigen, durch deren Wissen-
schaft die ganze Welt erleuchtet wirdt, und die ihre Zoglingezum
Gehorsam gegen Gott und uns, dessen Diener, bilden, mit einer
ausgezeichneten Sorgfalt wider aile Beleidigungen vertheidigt und
geschutzt werden. « Ordon. de Fréd. II.
PiSE : on y enseigna le droit et la médecine.
llAVENNE : dès les temps les plus reculés vouée à l'étude du
droit romain. (Tirab., IV.)
Reggio : illustre, grâce à la brillante faconde de quelques-uns
de ses maîtres; on y expliqua le droit dès le xn'= siècle.
Rome : due à l'initiative d'Innocent IV. On y enseigna le droit
comme à Reggio.
Sienne : vers la fin du xiii*^ siècle on y enseignait la grammaire
et la médecine.
Trévise : due à l'initiative de son podestat. Trois chaires, l'une
15i ALBERT LE GRxVN'D.
indécis entre Rome et Avignon, « serait-ce par hasard
LES BRUYANTES DISPUTES DE LA RUE DU FOUARRE ^ ? »
Pétrarque, en lançant cette apostrophe peu modeste à
la tête de nos aïeux, reportait avec complaisance ses
regards sur l'université de Bologne. « Avouez que vous
avez étudié à Bologne ! » remontrait irrévérencieuse-
ment encore certain cardinal romain à l'un de nos doc-
teurs, Nicolas de Clémengis, coupable d'avoir excellé
dans les périodes cicéroniennes bien que François^, et
ayant tout simplement fait ses études au collège de
Navarre ^. La suprématie, l'autorité sans égale de
notre vieille université de Paris, n'en déplaise aux
deux personnalités jalouses auxquelles on vient de
faire allusion, est chose si évidente, si pleinement et
si rigoureusement justifiée, que nous ne prendrons
point seulement la peine, — parce que, en effet, Bo-
logne a pu compter quelques maîtres plus versés que
les nôtres dans la belle latinité, parce que, en outre,
tandis que la Sorbonne a dicté des lois scolaires à
de médecine, l'autre de physique, une troisième de ^roit. On y
faisait des cours gratuits.
Verceil : fondée par les bourgeois de Verceil (1228).
VicENCE : autre colonie bolonaise. Chaires de médecine et de
droit. En 1261, maître Arnold y professait le droit canon. (Gonsult.
Verci, Trevig., t. H, p. M 2.)
1. Boccace, Reram senilium.
2. V. P. Daniel, Études classiques, p. 174.
MOUVE^JENT DES ÉCOLES. 155
r Angleterre et à l'Allemagne, l'Italie tout entière,
l'P^spagne et môme notre France du IMidi ont pris
modèle sur l'université lombarde , — d'engager la
discussion sur ce point avec le cardinal et le poëte ,
singulièrement aveuglés tous deux par l'orgueil pa-
triotique. Que si l'harmonieux chantre de Laure eût
médité, d'ailleurs , tel verset de la Divine Comédie,
peut-être y eût-il trouvé la condamnation décisive,
bien c|u'indirecte, de ses prétentions, prononcée par
l'immortel amant de Béatrix. Par qui Dante, en elTet,
fait -il présider dans l'autre monde l'assemblée des
philosophes? Par Aristote. Or Aristote, au moyen
âge, se confond bien cfuelque peu avec l'oracle qu'il
inspire, et cet oracle révéré de tous fut Paris ^ Quant
à l'outrecuidant cardinal^ on ne se mettra point si fort
en frais d'allusions délicates envers Sa Suffisance. On
ne lui soumettra, en passant, que de gros chiffres,
à seule fin de l'éblouir et de le contraindre à confes-
ser notre gloire. Les quelc|ue dix mille étudiants
que, jadis, contint dans ses murs, parvenue à l'apo-
gée de sa fortune, la capitale de l'anticfue Emilie,
Poichè 'nnalzai un poco più le ciglia,
Vidi '1 Maestro di color che. sanno
Seder tra filosofica famiglia.
Tutti r ammiran, tutti onor li fanno.
Quivi vid' io e Socrate, e Platone
Che 'nnanzi agli altri più presse gli stanno.
Dante , Inferno, c. IV.
156 ALBERT LE GRAND.
eussent été fort empêchés, ce me semble, s'ils eus-
sent du se mesurer en bataille rangée contre l'armée
studieuse qui se pressait vers la même époque au-
tour du cloître Notre-Dame : vingt mille étudiants
de dix - huit à trente ans campaient alors aux bords
de la Seine. Quoi qu'il en soit, après lui avoir re-
fusé le premier rang , accordons sans difficulté à
l'école que favorisa Dominic[ue, et qu'Albert tra-
verse en ce moment, la place qui lui appartient sans
conteste, la seconde. On a dit de l'université de Pa-
ris qu'elle fut le Sinaï de l'enseignement , au moyen
âge. Nous tenterons l'ascension plus tard ; nous mon-
terons, s'il se peut, au Sinaï. Qu'on veuille bien se
contenter, pour l'instant, de la perspective des Apen-
nins *
La définition large appliquée plus haut aux uni-
versités en général : des centres plus ou moins im-
1. Les étudiants de l'université de Paris se divisaient en quatre
?iflfYio?is principales: la France, l'Angleterre et l'Allemagne réunies,
la Normandie, enfin la Picardie. Les royaumes du nord de l'Eu-
rope se rattachaient à l'Angleterre et à l'Allemagne; l'Espagne,
l'Italie se groupaient autour de la France; les habitants des Paj^s--
Bas fraternisaient avec les Picards. Les Danois, dès le xii* siècle,
ont eu leur établissement particulier, \e\ir collegiiwi à Paris. Col-
legiam, collège, signifiait autrefois une réunion libre d'écoliers.
— V. sur les Danois, Estrup, Lehen Absalons, 61; sur la popula-
tion de Bologne, Muratori, Anliq. ital., t. IIF, p. 899.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 157
portants, plus ou moins riches en facultés, au sein
desquels venaient se grouper la jeunesse et môme l'âge
viril, sans perdre le moins du monde de sa justesse,
manque toutefois de précision dès qu'il s'agit de ca-
ractériser l'université de Bologne, l'une des plus an-
ciennes, la plus considérable, sans contredit, de toutes
celles qu'a vues se développer, entre les irruptions des
Barbares et la Renaissance, un pays auquel l'Europe
ne doit pas moins qu'à la France d'avoir conservé
le feu sacré. Une sorte de cristallisation occulte pré-
side aux choses de l'esprit; ce qui paraît quelquefois
créé du premier coup, d'un seul jet, a été préparé de
longue main, et le travail d'élaboration intime qu'on
ne voit pas, dont ne s'aperçoivent point toujours
ceux qui y concourent, demeure en fin de compte
le plus réel. L'université de Bologne s'est construite,
pour ainsi dire, pièce par pièce, et on pourrait la
comparer à une sphère dont la faculté de droit tien-
^drait le milieu \ A ce point de raUiement se rattache
d'abord la médecine, dont l'enseignement ne prit
point cependant une forme régulière et solennelle
4 . Ce fut aux munificences et aux falenls d'un de ses citoyens,
Irnérius, que Bologne dut sa situation exceptionnelle et supé-
rieure à toutes les autres écoles d'Italie, dès la première moitié du
XII'' siècle. Irnérius mourut en 1 1 40; mais avant qu'Irnérius ne Vor-
nàlj Bologne était déjà prospère.— V. Raumer, 6'/u"v^?^s. Dolof/Jia.
158 ALBERT LE GRAND.
avant la fin du xii"" siècle \ Ne semble -t -il pas
assez piquant de rapprocher cette date de celle de
la fondation de l'université de Montpellier (1180)?
Montpellier, par un mouvement inverse, commença
en effet par la faculté de médecine et ne s'adjoi-
gnit qu'en second lieu la faculté de droit '. Dans
le cours du xiii'' siècle, peu à peu, d'autres facul-
tés se groupent autour de leurs sœurs aînées. Voici
que s'y introduisent et que successivement s'y éta-
blissent avec grand éclat, grâce à plusieurs inter-
prètes de renom, la Philosophie ^ la Mathématique^
la Grammaire. L'influence de saint François d'As-
sise donna, comme on peut bien le penser, une
impulsion soudaine à la théologie, science que pro-
fessa du reste en personne le pape Alexandre III,
à Bologne ^ Une chaire de théologie s'élevait donc
non loin du monastère de Saint-Nicolas, quand Albert
vint y demeurer. Il paraît toutefois que l'enseigne-
ment théologique n'était point encore poussé très-loin
à cette époque dans la première des universités d'Ita-
lie, car on n'y conférait point le grade de docteur \
1. Sarti, t. T, c. i, p. 433, 438, 503.
2. Consult. Savigny; Garonne, 26, 118, 135; Prunelle, In-
fluence de la médecine.
3. Guirardacci, t. I, p. 133.
4. Man maohte keine Doctoren dieserWissenscliaft.— Raumer,
t. VI, p. 510.
MOL'VKME.M DES ÉCOLES. 159
Vers raniiéc 1298 , s'ouvrent 011(111 à Bologne des
cours suivis, traitant de Vaslrologie et de la physi-
que K Telle est la nomenclature un peu sèche, mais
exacte , des diverses facultés que posséda jadis la
reine des universités italiennes. Comme des abeilles
allant chercher une à une le miel à la ruche, puis se
réunissant ou se dispersant par essaims, qu'on essaye
maintenant de se représenter quelques milliers de
jeunes gens de toute provenance, Français, Allemands,
Florentins, Napolitains, Lombards, Danois, accou-
rant, à certaines heures réglées, autour des chaires
qui leur distribuent la science sous des modes diffé-
rents, puis s'éloignant par bandes, et assourdissant
bientôt la ville de leurs frivoles ou sérieux propos, dès
que les leçons ont cessé; qu'on veuille bien se repré-
senter encore la variété des visages et des costumes,
les animosités de nation à nation, la spontanéité des
opinions individuelles chaque jour accrue par les dis-
cours 'des professeurs libres s'adressant à des audi-
teurs libres, l'existence de l'université à toute heure
mise en péril par les folies de quelques tapageurs
ou l'impéritie d'un magistrat de la cité; qu'on prête
l'oreille aux menaces des partisans du pape et aux
sarcasmes des partisans de l'empereur; qu'on se
1. Sarti, t. I, p. 161.
ICO ALBERT LE GRAIND.
transporte sous un beau ciel, dans des rues larges,
ombragées de tours, de forme bizarre et bordées de
palais et d'arcades ; qu'il plaise enfin à l'imagina-
tion de secouer, pour ainsi dire, au milieu de ces
rues, sous ces arcades, des gestes, des couleurs, des
mouvements, des attitudes, des expressions, des
bruits, des chants, en un mot la gerbe des choses
disparues, et l'on aura ravivé tant bien que mal la
Bologne des anciens jours.
Les étudiants bolonais se partageaient en deux
grandes compagnies distinctes, les citramontains et
les ultramontains^. Les premiers formaient dix-sept,
les seconds dix-huit nations, et chacune de ces deux
grandes catégories était présidée par un recteur, suc-
cessivement choisi parmi les membres de chaque na-
tion. Dans les assemblées générales et annuelles que
nécessitait le choix du nouveau recteur, on procé-
dait ainsi c{u'il suit. Les étudiants votaient avec des
jetons blancs et noirs : ils s'en servaient comme
on se sert aujourd'hui des bulletins ou des boules
qui, selon une convention tacite, signifient oui ou
non, et, procédant du reste à la façon des nobles de
Venise, ils choisissaient dans leurs rangs un certain
1 . Voiles Burgerrecht auf der Univcrsiliit liatton mir die frem-
den Studenlen der Heclile. — Raumer, t. VI, p. blO, Universilàt
Bologna.
MOt)VKME^T DKS KCOLKS. IGl
nombre d'électeurs du second degré. Ceux-ci, leurs
délégués de pouvoirs, prenaient d'abord conseil du
recteur sortant aussi bien que des chefs des nations,
discutaient, s'entendaient, tombaient d'accord et pro-
clamaient alors le nouveau président de l'université.
Le premier étudiant venu n'était point apte à se por-
ter candidat : certaines garanties d'indépendance ou
d'honorabilité étaient expressément requises de tout
aspirant à cette haute dignité, et je ne sache point
qu'on ait jamais dérogé aux usages. Pour pouvoir
être nommé recteur, il fallait avoir pris ses inscrip-
tions à l'université de Bologne, n'être point marié ,
ne point être moine, compter au moins vingt- cinq
ans révolus et posséder quelque bien. Qui n'avait
point, pendant cinq années consécutives et à ses
frais , suivi les cours de la faculté de droit , ne de-
vait point songer à se mettre en avant. La juridic-
tion du recteur s'étendait sur tous les maîtres et
professeurs sans exception, et, particularité qui pa-
raîtra peut-être invraisemblable , ces mêmes maîtres
et professeurs n apportaient point leurs suffrages aux
assemblées générales. Les maîtres ne prenaient point
part aux élections et ne se mêlaient point de gou-
verner l'Etat.
Qu'il nous soit permis d'attirer l'attention sur un
fait trop peu connu , et suivant nous si digne de l'être
I. Il
]Q1 ALBERT LE GRAîsD.
qu'on pourrait l'appeler une clarté. L'université de
Bologne présente dans son ensemble un caractère
très-tranché, tout l'opposé de celui qu'offre l'uni-
versité de Paris : l'Italie et la France, les deux
mères nourricières de l'Europe, n'ont point sucé le
même lait. Quelles tendances affecte, en effet, en
remontant jusqu'aux temps les plus reculés, l'ensei-
gnement, sur la montagne Sainte -Geneviève? Des
tendances autoritaires et absolues. Nos docteurs con-
centrent entre leurs mains la science et les arts,
mais le pouvoir aussi. Ils savent, ils sentent que leurs
chaires sont adossées au trône, et ceux qu'ils instrui-
sent semblent tantôt leurs clients, tantôt leurs sujets.
Le sort en est jeté : nous avons adopté la forme
monarchique, et il n'est point jusqu'aux Muses qui ne
crient chez nous : Vive le roi! En Italie, au contraire,
le chef de la république des lettres se renouvelle
chaque année ; ici , les étudiants choisissent qui les
régit, et celui qui commande n'est autre que Velu
des nations. Les nations se reposent sur leur man-
dataire du soin de choisir et de déposer, s'il le faut,
les maîtres, et le dictateur temporaire sort lui-même
en certains cas d'une urne qui n'a point reçu son
vote. Où sommes-nous à Bologne? Sur le terrain de
la liberté. Bologne et Paris, pour instruire l'homme
et l'élever, se tournent donc, en plein moyen âge,
MOUVEMENT DES ÉCOLES. lOJ
vers deux idées pour ainsi dire ennemies, et font gra-
viter les intelligences autour de deux pôles dont elles-
iTiemes attendent leur forme et le salut. Les deux
premières universités du monde se sont proposé ,
dès le xiii^ siècle , deux types de constitution sco-
laire devant lesquels dès lors la chrétienté médite ,
et qui trouvent leur réalisation complète dans l'ordre
social et politique des deux peuples qui ont voulu
créer l'homme à leur image, conformément à l'exem-
plaire des choses divines que les peuples portent en
eux, eut peut-être hasardé Platon. Et voyez -vous à
quelles conséquences pratiques et dernières poussent
forcément des inclinations si diverses? A Bologne,
la libre, la ville qui regarde par-dessus la Rome des
papes vers Brutus et l'idéal antique , quelle faculté
triomphe? la faculté de Droit. A Paris, la ville de
l'autorité, celle qui penche du côté de César et qui
en réfère de temps en temps à l'infaillibilité des sou-
verains pontifes pour savoir comment elle doit» déci-
der, si ce n'est penser, quelle faculté domine? la
faculté de Théologie \
1 . Le moment n'est point encore venu de s'étendre sur la na-
ture, les grandeurs, les inégalités heureuses et le libéralisme quand
nyême de I'esprit français, dont les traditions ont toujours été
si noblement gardées par l'université de Paris, si fidèlement, que
l'on pense involontairement à la Sorbonne, dès que l'on songe au
iG4 ALBERT LE GRAND.
La première fois qu'Albert, sortant du cloître de
Saint-Nicolas, s'en alla suivre les cours qui se pro-
fessaient , pour ainsi dire , à sa porte , le nouveau
gé7iie de la France. Ce n'est point d'ailleurs œuvre de critique
que nous tentons ici : nous taillons dans le bloc. On s'expliquera
plus loin [Albert le Grand, t. II) sur ce charmant défaut de
logique de notre génie national , toujours plus large et plus libre
au fond que ne le feraient supposer nos institutions et nos lois. Ne
pourrait-on pas appliquer à notre patrie ce mot qui a été dit d'un
philosophe : Son esprit fat plus indépendant que ses écrits? Les
coups de crayon ou jugements qui suivent, et qui sont recueillis
dans les anciens historiens de l'université de Paris, présentent
peut-être une sorte d'actualité en regard de l'université de Bolo-
gne. Les caractères des nations composant l'université de Paris
ne sont indiqués, il est vrai, que par un trait; mais on trouve
intéressant de constater que, sauf le caractère du Breton, lequel
a mis depuis longtemps de ïeau dans son vin et n'est plus cet être
léger, vif à l'excès, dont le moyen âge admira la pétulance, les au-
tres caractères offrent aujourd'hui les mêmes défauts ou la même
prise au ridicule quau tejups où croissait dévotement li petit roy
Lois. « ... Les étudiants natifs de l'Isle de France sont des fanfa-
rons, des glorieux et des femmelettes... 11 n'y a que les gens d'Al-
lemagn'e pour se mettre bêtement en colère et profiter des jours
de fêle pour déclamer de longues harangues décousues... Qu'est-
ce qu'un Romain? le bouleversement et le désordre incarnés...
Quant aux Bretons, ils sont nés la cervelle à l'envers, inconstants
et étourdis... Les Poitevins, vrais paniers percés, ne savent vivre
qu'à la bonne franquette... Qui a l'air d'un troupeau d'oies? les
Bourguignons... L'Anglais boit, s'enivre et boit toujours... Le tyran
DxMus n'est point mort : tout Sicilien cache un petit tyran... Les
Brabançons! oh, les Brabançons! uviri sançjuimim, ruptarii, in-
cendiarii, raplores.)) — V. Bulœus. t. II, p. G88.
MOUVKMKNT DES KCOLKS. 105
fils de saint Dominique dut ressentir, ce senable, cette
même impression qui fait, dit -on, cligner la pau-
pière aux prisonniers lorsque l'éclat du jour pénètre
vivement, h flots, dans leurs prunelles condamnées
à l'ombre. Passer de la quiétude et du repos au mou-
vement à outrance, du parfait silence aux clameurs
et aux applaudissements de l'école, de Tol^éissance
et de la soumission du reclus à la discussion en plein
soleil ; pendant des semaines et des mois, peut-être,
n'admirer que des mains jointes et des genoux plies,
puis revoir tout d'un coup l'homme sous son autre
face, la tête haute, quelquefois même l'arme au poing ;
tomber d'un asile oii l'on prie, où l'on se courbe, où
l'on se frappe humblement la poitrine, dans une arène
où la pensée, tantôt comme une martyre livrée aux
bêtes, se voile et gémit, tantôt plane, enlevant les in-
telligences à sa suite; par moments se trouble, puis
s'illumine, et, dans ses transformations successives,
ici se défend , plus loin attaque, et, toujours pour-
suivie des approbations de l'un , des négations de
l'autre, ne prend conseil en somme que des règles
qu'elle s'est données, du but qu'elle veut atteindre,
ou de l'opinion de ceux qu'elle agite : voilà de ces
brusques contrastes auxquels l'esprit le plus résolu,
un instant rephé loin des soins d'ici - bas, doit trou-
ver, en effet, quelque âpre saveur, tout en éprouvant
466 ALBERT LE GRAND.
quelque saisissement. L'émotion, en certains cas,
n'est que passagère, je le sais; les flèches de la ten-
tation s'émoussent, on le comprend, contre toute or-
ganisation perpétuellement en travail : les idées ne
suspendent point leurs évolutions sereines parce que,
à telles heures, le sang afflue au cœur plus violem-
ment. Il est évident aussi que plus on regarde les
choses de haut , plus les aspérités charmantes , les
appas de la terre perdent de leur lustre et de leur
modelé. N'importe! Du seuil du monastère de Saint-
Nicolas des Vignes à celui de l'université de Bologne,
eût avancé et prouvé quelque casuiste du vieux temps,
il y eut place pour une apparition du malin, et qui sait
si sur le front sans rides du rehgieux de la veille, au
spectacle des passions du siècle auxquelles on l'invi-
tait à dire adieu, une lueur fugitive n'a point couru?
(( Albert , rapporte avec sa lourdeur et son em-
phase ordinaires l'un de ses biographes, Rodolphe,
Albert, durant son séjour au couvent de Saint- Nico-
las, fut un véritable amant de la sagesse, même dans
son apparence extérieure. Il ne recherchait point la
gloire périssable du temps et mettait tous ses soins
à rassembler dans le jardin de son âme les fleurs de
toutes les vertus ^ » Au lieu de nous tendre gauche-
4. V. D"" Sighart, Atberlus Magnm.
MOUVEMENT DKS ÉCOLES. 107
ment ce bouquet de clerCj, le somnolent Rodolphe eut
été certes mieux inspiré s'il eiit songé à donner cfuel-
que indication positive sur les faits et les gestes du
grand homme, qu'il ne s'agit point de fleurir^ mais
d'observer. 11 n'eût point été indifférent de savoir, par
exemple, si le futur maître de saint Thomas, durant
les six années qu'il vécut en Romagne, suivit assidii-
ment les cours libres de science divine à l'université
de Bologne, ou bien s'il médita, confronta à l'écart,
retiré loin du bruit et dédaigneux des assemblées
publiques , les explications verbales , les commen-
taires écrits de plusieurs théologiens émérites, sorte
de patriarches de la grande tribu dominicaine, et sou-
vent de passage, quand ils ne s'y fixaient point, dans
la maison la plus considérable de l'Ordre ^ Grâce
aux suaves imaginations de son nuageux thuriféraire,
nous demeurons dans une incertitude complète sur
ces particularités de la vie d'Albert le Grand. On
ne saurait ainsi décider, faute de preuves, s'il s'as-
sit fréquemment sur les bancs de l'université de
Bologne ou s'il laissa venir à lui les écoliers. Mais
l'enseignement théologique ayant revêtu presque par-
tout une forme uniforme au moyen âge, il convient
1. Y. Bolland, t. II, p, 721, n" 5; le P. Touron, Histoire de
saint Dominique : Disciples de saint Dominique, p. 707.
/
168 ALBERT LE GKAND.
peut-être de s'élever ici au-dessus de toute considé-
ration secondaire et de ne point se préoccuper outre
mesure de ce que laissent ignorer les chroniques.
Sans aller rechercher en vain sous cpels auspices le
docteur universel reçut les premiers principes de ce
haut enseignement , pour l'approcher de plus près
en réalité , renonçons donc à retrouver dans le sable
la trace de chacun de ses pas. Un seul fait est hors
de doute : avant d'argumenter et de disserter lui-
même ex cathedra, Albert étudia la théologie. Eh
bien, n'est-ce point là le point lumineux qui domine
toute la situation ? Prenons garde de le perdre dé-
sormais de vue; expliquons- nous sans ambages et
sans détours sur l'enseignement théologique tel qu'il
a pris naissance sous la tutelle et de par la volonté
souveraine des évêques de Rome , oracles infailli-
bles en matière de foi; et puisqu'il est dit que nous
devons rencontrer, en ce lieu aride et sublime où
trôna jadis Pierre Lombard le livre des Sentences
sur les genoux, l'altière intelligence dont le vol nous
emporte, ne craignons point de nous aventurer et
de nous isoler avec elle en pensée. Et voilà que
vont peu à peu s'éloigner, s'évanouir à l'horizon, la
riante, la vivante université de Bologne, le fervent,
l'austère couvent de Saint -Nicolas, deux mondes
en raccourci qu'il a suffi de faire mouvoir ou plu-
MOUVEMENT DKS KCOLKS. 109
tôt d'éclairer l'ace à l'ace, pour (|iic de l'Italie du
xiii^ siècle 011 ait pu se représente!' à la fois l'àme et
Tesprit.
La THÉOLOGIE I Rien qu'à entendre prononcer ce
vieux mot, si vieux qu'il n'apporte plus qu'un son
vide de sens à l'oreille du commun des fidèles, si
usé, si caduc qu'il semble qu'en tombant des lèvres
il doive tomber en poudre, la foule se sent envahie
d'une inquiétude et d'une aversion secrètes, et la
fouie, en se laissant aller à sa répugnance instinc-
tive, n'obéit, à vrai dire, qu'à un sentiment souvent
exprimé par le Christ, à la voix de la conscience
et de la raison. Quelle est la race d'hommes qu'est
venu tout particulièrement détrôner Jésus? La race
des pharisiens et des docteurs. « Que celui d'entre
vous qui se croit sans souillure lui jette la première
pierre,^) reprend- il, par exemple, avec cette dou-
ceur digne qui n'exclut point le dédain , lorsqu'un
jour les orthodoxes soulignent du doigt devant lui le
texte de la loi qui commande de lapider la femme
adultère; et c'est ainsi que le divin Maître éloigne ses
ennemis, sans jamais condescendre à disputer avec
eux \ Que si la raison répugne à faire complètement
1. Évangile selon saint Matthieu.
« Je vous le c]i>, si votre justice n'est pas plus vraie que celle
170 ALBERT LE GRAND.
abstraction d'elle-même devant la lettre^ la con-
science réclame plus énergiquement encore son droit
illimité à l'explication libre des Écritures; et plus un
homme, en effet, mérite le nom d'homme religieux,
moins il supportera l'idée de s'en remettre aux
scribes officiels de n'importe quelle autorité du soin
de lui dicter, d'ordonner, et surtout de lui imposer
des croyances. Je ne sais même pas si la soumission
absolue en matière de foi n'est point la forme la plus
arrêtée, la plus superbe de l'indifférence : elle voile
l'immobilité, l'ignorance volontaires sous le manteau
d'un paresseux respect, l'oubli du fond sous la
violence de l'affirmation sans critique, et n'avoue
point, dans son endurcissement voulu, que ce soit
faire bon marché du Vrai que d'accepter de seconde
main, les yeux baissés , la vérité. Héritier direct du
génie centralisateur, absorbant de la Rome d'Au-
guste et de Constantin, le génie despotique des sou-
verains pontifes n'a pas craint de transporter dans
le domaine sacré de la religion les traditions que lui
léguaient les registres des employés au fisc impérial,
et de même que le zèle des fonctionnaires des Césars
des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume
des cieux. » Matthieu, v, 20.
« Cherchez d'abord le royaume de Dieu el sa justice j el le
reste viendra par surcroit.)) Matthieu, vi, 33.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 171
pressurant la (jaulc, l'Espagne ou l'Asie, s'efforça
naguère d'en faire aflUier les trésors au centre, aux
pieds de l'empereur, de nicme la subtilité rapace
des théologiens approuvés poursuivra désormais la
chimère de l'unité dogmatique, et triturera le sens
des livres saints pour leur extorquer moralement le
dem'er de Saint-Pierre ^ Ce n'est point là le seul ni
le plus grave reproche que l'on puisse adresser à la
théologie du temps qui nous occupe : elle s'est mon-
trée non moins inconséquente que téméraire et fri-
vole. « L'étude d'une religion révélée est essentiel-
lement historique : il ne s'agit point d'en discuter
les dogmes , mais de vérifier s'ils sont énoncés dans
les livres saints, ou établis par des décisions authen-
tiques , ou consacrés par des traditions constantes.
Le raisonnement ne doit s'appliquer dans une telle
science qu'à la reconnaissance des textes, qu'à l'exa-
men des témoignages, qu'à la recherche des faits; et
c'est ainsi que la théologie se présente en effet dans
les anciens ouvrages des anciens Pères de l'Eglise.
'1. « ... C'est un tissu de vaines subtilités, dénué d'érudition
ecclésiastique autant que de vraie logique et de bon goût, au mi-
lieu desquelles se montre à découvert la doctrine qui siibordonne^
la puissance temporelle à la spirituelle^ et qui dégage du ser-
ment de fidélité les sujets d'un prince hérétique. » Discours
sur VÉtat des Lettres, ww siècle, p. 72.
172 ALBERT L K GRAND.
Au moyen âge^ on s'est beaucoup moins appliqué a
étudier les textes qu'à imaginer des interprétations
mystiques ^,
Gautier de Saint-Victor, un des nôtres, un Fran-
çais, se plaint quelque part, amèrement, de ces théo-
logiens C|ui , dit -il , se jouaient du vrai et du faux.
Il eût peut-être ajouté, s'il l'eût osé, que par leur
fougue indiscrète, leurs distinctions, leurs décisions
puériles, leur ergoteuse manie, devant l'Auguste et
l'Impénétrable, de poser, puis de résoudre mille oiseux
problèmes , ils ont apporté le trouble dans l'Église.
Les scolastiques ont introduit, accusé, indéfiniment
prolongé la ligne tourmentée et bizarre sur les murs
d'un temple qui n'a c|ue faire d'astragales et d'en-
roulements capricieux ; ils ont tellement hérissé de
pointes et d'équivoques les abords du grand chemin
qui mène au Calvaire que, grâce à leurs tristes dé-
bats, il semble qu'on ne puisse plus s'y traîner, au
xiii'' siècle, qu'à grand renfort de syllogismes -. En
'I . V. Discours sur l'Étal des Lettres : art. Théologie.— « Non
philosophes se ostendant, sed satagant fieri theodocti, 7iec loquan-
lur in lingua populi.)) Instructions d'innocejit IV, an. 1240.
2. Nous ne refusons ni h) capacité philosophique ni la sincé-
rité aux scolastiques; nous pensons mênne qu'en abusant de Ba-
roco et de Baralipton, ils n'ont point été tout à fait inutiles au
progrès. Qu'il leur soit beaucoup pardonné, parce qu'ils ont beau-
coup cherché. L'attention a été appelée par eux sur une foule de
M o r V K mi; N T m: s kcolks. it.}
quel lieu calme reposer à présent notre tête? soupi-
rèrent alors les simples d'esprit. Et non-seulement ils
disputent inutilement, ils prolongent à satiété des dis-
cussions stériles, ces intolérants orlhodoxes, mais en-
core ils ne reculent point d'ordinaire devant l'indécent
et le grotesque. Tel est, selon nous, le chef d'accu-
sation capital que doit déposer tout chrétien sincère
ou délicat contre la masse des docteurs si imprudem-
ment patronnés, bien que quelquefois censurés, par
les Innocent III et les Grégoire IX ^
Sans jamais cesser d'être pesants, on remarquera
que les docteurs furent obstinément futiles. Ce qui est
lourd n'est point nécessairement solide, et il n'est rien
moins que certain, Dieu merci, que le genre ennuyeux
soit le genre sérieux. Voulez-vous les voir à l'œuvre,
nos théologiens du moyen âge, si vantés parce qu'on ne
les lit plus, si complètement dépourvus, du reste, des
connaissances élémentaires que leur art exige, qu'ils
ignorent tous, à deux ou trois exceptions près, non
difficultés de pure fantaisie, mais souveiiL aussi philosophiques.
Quelqu'un peut s'êlre servi gauchement, imprudemment d'un in-
strument, l'instrument n'en reste pas moins acquis. Il n'esl point
jusqu'aux fautes qui ne soient parfois d'un bon exemple. Nous
tenons simplement à constater que la méthode des sco^asliques
n'est point la bonne, et le temps, ce grand critérium en toutes
choses. Ta bien prouvé.
1. Voir la Bulle de Grégoire IX, an. 1226.
I7i ALBERT LE GHA^D.
pas seulement la langue des prophètes, mais la
langue grecque O On s'attend peut-être à contem-
pler des personnages profondément recueillis, atten-
tivement penchés sur les feuillets de l'Ancien et du
Nouveau Testament. Il n'est jamais, ce semble, trop
tard pour tenter d'avoir raison d'une idée qui n'est
point exacte ; on ne saurait craindre de répéter que
si la théologie fut cultivée jadis avec passion , quel-
quefois avec talent, elle ne le fut jamais avec fruit,
prudence et mesure. Lorsqu'on dévisage de sang-
froid les surprenants auteurs de tant d'informes et
volumineux commentaires, et pourquoi ne pas citer
quelques noms qui rappellent quelques œuvres ? —
Simon de Tournay, Augustin Triomphe, Pierre d'Au-
vergne'-, — on dirait tantôt de robustes athlètes fai-
1. Lors de la condamnation du Tahnud par les docteurs de
Tuniversité de Paris, il se trouva, dit-on, doux théologiens à
Paris connaissant Piiébreu. (V. Discours sur l'Étal des Lelires,
xiii'^ siècle.) iMais le fait n'est rien moins qu'établi. Quant au grec,
la langue des Chrysostome et des Origène, Albert, l'homme le plus
savant de son siècle, Albert le Grand lui-même ne l'entend point,
et saint Thomas se garde d'en remontrer à son maître.
2. Simon de Tournay, après avoir ébloui le monde pendant dix
ans et prétendu expliquer la sainte Trinité, tomba, dit-on, dans
une telle prostration intellectuelle qu'on eut beaucoup de peine
à lui faire rapprendre le Paler nosler. «Hoc igitur miraculum
scholarium suppressit arroganiiam cl jactanliam refrœnavil. »
(V. Mathieu Paris, Ilist. liU-^^iW siècle, art. Si?)io?i de Tournay.)
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 175
saut coniplaisamment saillir leurs muscles, lançant le
disque ou luttant corps à corps sous rininiensc et
vénérable égide de la Bible, tantôt de glorieux et
creuK silènes , gonflés du vent des formules sacra-
mentelles, chancelant, vidant la coupe entre la Fon-
taine de vie d'Alexandre de Halès et les Miroirs de
Vincent de Beauvais % tantôt encore des sacrilèges
fils de Noé soulevant à la dérobée les voiles qui
cachent la nudité du patriarche. L'aïeul sombre et
vénérable dont on n'insulte point impunément le pro-
fond sommeil, c'est le mystère; notre père à tous,
dont il n'est point permis ni possible de déchirer la
robe , c'est le divin. Afin de convaincre les moins
édifiés, faut -il choisir entre mille quelques-unes de
ces questions impertinentes, si ce n'est *touj ours mal-
honnêtes, qui eurent cours dans les écoles et dont il
est, je le crois, superflu d'indiquer les réponses? —
Quelle est la structure intérieure du paradis? — Le
corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ est-il vêtu dans
i. La Somme composée par Alexandre de Halès lui jadis
appelée Fontaine de \ne. On n'y rencontre guère que cette par-
ticularité remarquable : ce docteur rejette l'opinion qui exempte
la sainte Vierge de la tache originelle... Vincent de Beauvais,
auquel nous nous verrons peut-être contraint de consacrer plus
loin [Albert le Grand, t. Il) quelques pages, est l'auteur de plu-
sieurs ouvrages fort importants jadis. Les plus considérables por-
tent ces noms sin2;uliers de Miroir naturel et de Mircir moral.
170 ALBERT LE GUA.ND.
l'Eucharistie? — L'eau se cbange-t-elle en vin avant
de subir avec le vin la transformation eucharisti-
que ^ ? — Est-il de l'essence divine d'engendrer ou
d'être engendrée-? — Que font les anges de leurs
corps après avoir rempli une mission ^ ? — De quelle
couleur était la peau de la Vierge ^? — Ressentit-
elle du plaisir ou de la douleur lorsqu'elle ^ .. ?
1 . V. Discours sur l'Élat des Lettres. Institut de France,
xiii*^ siècle, p. 64.
2. Albeuti Magm Opéra, in-f", Jammy, t. XVII, Summa
Theologiœ j quesl. \xx, p. 431. Nous aimons mieux naturelle-
ment citer Albert le Grand, de préférence à tout autre théologien.
Albert ayant d'ailleurs été déclaré Bienheureux parla cour romaine,
Rome a pris la responsabilité de tout ce qu'il a écrit en théologie.
Mais qu'on ne s'imagine point qu'Albert fasse exception : il est
dans le mouvement. Qu'on lise saint Bonaventure, saint Thomas,
PieiTe d'Auvergne, et en général tous les fauteurs de la Scolasti-
que, on rencontrera des curiositez non moins étranges.
3. Quid fiât de corporibus assumptis post ministerium exple-
tum? Idem, ibid., p. 432.
4. Utrum beatissima Virgo habuerit debitum colorem cutis?
Idem, t. XX et XXI, quest. xviii.
5. Utrum beatiss. Virgo in conceptione habuerit dolorem vel
aliquam delectationem? Idem, ibid., quest. 211. — Quelques ques-
tions supportent à peine non pas la traduction, mais le latin,
celle-ci par exemple : De quo lanqaam de materia facta est hœc
conceptio? (Quest. cxliii). Il est assez curieux de rapprocher de
ces prodigieuses divagations de la théologie du moyen âge ce non
moins prodigieux passage du dernier des Pères de l'Église, Bos-
suet: « Il est un endroit, ô Seigneur, oi^i le diable se vante d'être
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 717
— L'Ancien et le Nouveau Testament étaient mis à
contribution pour élucider ces points obscurs : saint
Marc ou saint Luc absents étaient naturellement ap-
pelés en témoignage en ces scandaleux procès.
Pour ce qui regarde en particulier Albert le
Grand, auquel il a été décerné, comme de juste, ut
decetj le titre de maxiiims in theologia^ très -grand
en théologie \ et qui certes le mérite, avoir côtoyé à
son heure, .avec éclat , cette mer morte de la lettre,
avoir même instruit saint Thomas en science divine,
cela ne saurait, hâtons-nous de le dire, le diminuer
à nos yeux. Pourquoi? C'est que tout penseur émi-
nent, s'il veut agir en réalité fortement sur son siècle,
ne saurait le dominer sans lui faire quelque conces-
sion. Nul n'a jamais soumis, enlevé, élevé les intelli-
gences, ni surtout remué les cœurs, sans jusqu'à un
certain degré se laisser entraîner avec les faibles ou
les puissants sur la pente du lieu commun, sans en-
trer avec le vulgaire en une sorte de communauté de
sentiments. Pour mettre un des leurs au pinacle, pour
invincible; il dit qu'on ne peut l'en chasser: c'est le moment de
la conception, dans lequel il brave votre pouvoir. » (V. Bossuet,
Sermon sur la Conception de la Vierge.)— Cette étroite et gros-
sière façon de penser vient en droite ligne de l'École.
1. Magnus in magia naturali, major in philosophia, maximus
in theologia. — Trithème.
I. 12
178 ALBERT LE GRAND.
1 absoudre et se décider à le suivre lorsqu'ensuite il
se hasarde hors des sentiers frayés, les hommes exi-
gent, et à bon droit peut-être, qu'il ait foulé comme
eux la voie banale et comme eux payé tribut. Il est
un impôt plus lourd que celui du sang, impôt que
chaque époque prélève sur les génies : l'expropria-
tion partielle du Moi au bénéfice de l'idée d'État.
Albert le Grand fut théologien de la sorte , comme
saint Dominique fut inquisiteur, non par -choix, par
nécessité. Le savant ne fût évidemment point parvenu
à percer, à établir sa supériorité sous le rapport des
sciences naturelles; le moine, à coup sûr, ne se fût
point fait pardonner sa liberté de langage et d'ac-
tion; le philosophe spiritualiste n'eût point trouvé,
au déclin de sa vie, quelques nuits sereines pour se
recueillir et se livrer en paix aux plus hautes éléva-
tions morales, s'il ne se fût point laissé saluer maxi-
mus in theologia^ et s'il n'eût point ainsi conquis le
droit de combattre la grossièreté et l'ignorance , en
sacrifiant sur leur autel le coq de Socrate. Aussi
bien, au risque de se voir, s'il se fût abstenu, para-
lysé, anéanti , condamné à demeurer dans une cellule
pieds et poings liés, à ne point porter secours à ses
frères et à ne déployer jamais sur un vaste théâtre
les plus pures vertus du christianisme, le tendre et
parfait Dominique dut un jour se courber, fléchir
MOUVEME^T DKS ÉCOLES. 170
SOUS le bras du pape, et s'adjoindre, de nom tout
au moins, aux légats inquisiteurs Raoul , Pierre de
Gastelnau, Arnaud, abbé de Gîteaux, qui dressèrent
les bûchers en Languedoc, à seule fin que, désarmée,
car elle le retrouvait près de ses ministres, Rome ne
s'oiïensât, ne s'inquiétât point s'il prêchait la paix
quand elle commandait les massacres, et s'il versait
un peu de baume ou d'eau fraîche sur les plaies des
hérétiques tandis qu'elle les livrait au feu \ Qui ne
saisit point de prime abord le sens de tant de com-
promis bizarres; qui ne s'identifie point d'instinct
avec les passions, les flux et les reflux, les entraîne-
ments impérieux des temps au sein desquels on s'a-
1. « Dès l'an 1205, le titre d'inquisiteur est donné par Inno-
cent III aux trois religieux qu'il avait établis comme ses légats en
Languedoc, savoir : Raoul, Pierre de Gastelnau et Arnaud, abbé
deCîteaux. L'évéque d'Osma et saint Dominique leur sont adjoints
en 1206, et les fonctions qu'ils se mettent à exercer, en se distri-
buant les provinces méridionales, peuvent sembler encore celles
de missionnaires ou de chefs de croisés plutôt que de juges. Le
pape avait ordonné aux archevêques, aux évoques, aux princes,
comtes et barons de les aider de tout leur pouvoir à détruire les
Albigeois et les fauteurs de celte hérésie. Exciter et entretenir
la guerre civile, déposer ies princes indociles, délier les sujets
du serment de fidélité , 'promettre des indulgences aux persé-
cuteurs j exhumer les morts, brûler les vivants , tel fut le 7m-
nislère des envoyés d'Innocent III.)) V. Discours sur l'État des
Lettres, Institut de France, xiii*^ siècle.
180 ALBERT LE GRAND.
gite; qui, l'œil sec et l'âme émue, ne suppute point,
en un mot, en compagnie des héros ou des martyrs
dont se pèse la vie, par quels ennuis et dégoûts, au
prix de quels abandons ils ont acheté la victoire , le
bien de tous, un refuge, un nom ou la mort, celui-
là doit renoncer, ce semble, à les comprendre, celui-
là n'entrera jamais, du moins, dans leur familiarité.
Mais ne portions-nous point tout à l'heure une vue
d'ensemble sur le caractère et l'esprit de la théologie
telle qu'elle resplendit en son âge d'or? 11 nous reste
à en suivre à présent les cours avec Albert, et à pé-
nétrer dans ces salles qui virent autrefois s'asseoir,
pêle-mêle, sur les bancs, bacheliers, moines et clercs,
tandis qu'un maître plus ou moins subtil, plus ou
moins irréfragable, s'ingéniait à tailler à facettes ou
à polir devant des auditeurs attentifs la pierre phi-
lo sophale de la vérité dogmatique.
Tout le mouvement théologique du moyen âge
oscille entre cette formule : L'intelligence qui cherche
la foi, INTELLECTUS QUvERENS FIDEM , Ct CCttC autrC
formule : La foi qui cherche V intelligence , fides
QUiERENS INTELLEGTUM. Trois graudcs écoles de théo-
logiens ont pris naissance à l'ombre de ces deux dé-
clarations de principes. La première s'en tient, si je
ne me trompe , à l'enseignement chrétien tel quel ,
l'enseignement brut, pour ainsi dire, ct l'on peut en
MOUVIlMKNT des écoles. 181
effet en tirer quelque fruit si l'on ne se sent point
arrêté par mille expressions vagues , contradictoires
ou figurées, en compulsant les traductions de l'Écri-
ture sainte et les versions des Pères de l'Église.
C'est la plus modeste, la plus obscure, la moins
inutile, la plus respectueuse; mais la simple lecture
des Évangiles condamne cette école à l'oubli. Sou-
mise , mais sans discernement, cette école s'accom-
mode de la foi toute faite et mal faite, plutôt qu'elle
ne cherche à la préciser, à l'épurer, et néglige à peu
près complètement l'intelligence. La seconde, pour
résoudre les difficultés de doctrine, emploie la mé-
thode aristotélicienne, accumule autour des ques-
tions en litige syllogisme sur syllogisme, et à force
de distinctions savantes, de déductions logiques de
forme mais déraisonnables quant au fond, en arrive
à faire jaillir du texte les conséquences les plus inat-
tendues. Cette école eut la prétention toutefois de
rester orthodoxe en dépit de ses hardiesses, et de
prêter seulement aux vérités révélées ou de tradi-
tion les ressources et les armes d'une argumentation
sans défaut : c'est la plus brillante, la plus favori-
sée, la plus ruineuse. Sous prétexte de commencer
par la foi et de parvenir en s'appuyant sur elle à
l'intelligence, cette école mine en définitive le texte
qu'elle affaiblit en pensant le soutenir, et l'esprit.
182 ALBERT LE GRAND.
après avoir fait ainsi amende honorable devant la
kUre,, la malmène ensuite si étrangement qu'on ar-
rive à conclure hors de la lettre j, après que l'es-
prit devant sa rivale a préalablement abdiqué. La
troisième école garde une sorte de neutralité nua-
geuse entre deux autorités, celle des livres saints et
celle d'Aristote, pousse ce système cauteleux jus-
qu'à ses extrêmes limites, et prend bien garde néan-
moins, dans les conclusions qu'elle apporte, de ne
jamais rien alléguer contre les doctrines adoptées
en haut Heu. Cette troisième école semble évidem-
ment faire pencher la balance du côté de l'intelli-
gence au préjudice de la foi, qu'elle réserve en
réahté plus encore qu'elle ne suit, et qu'elle n'af-
firme que par contre -coup, si l'on peut s'exprimer
ainsi, avec une sorte de mauvaise grâce et d'em-
barras. Inconséquente dans sa religion et insuffisante
dans son audace, elle mérite qu'on lui applique le
mot qui a été dit d'Abélard : Son esprit fut plus
indépendant que ses écrits, IMoins terre à terre que
la première, mais moins solide, plus raisonnable que
la seconde, mais moins catholique, elle n'est précisé-
ment ni l'humble suivante du texte, ni l'esclave fan-
tasque de la forme syllogistique, et elle ne satisfait
ainsi pleinement ni à la foi, ni à l'intelligence, ni
même à la logique. Assise au milieu de ces trois
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 183
écoles comme sur un trépied, la sibylle Ihéologi-
que du moyen âge reçoit d'abord le mot d'ordre
venu de Rome, puis dicte ses oracles en trois styles
diiïérents. Point n'est besoin, je l'imagine, de don-
ner notre opinion sur leur valeur et d'indiquer de
quel côté sont nos tendances \ Une seule page
I . On n'arrive point sans quelque travail à résumer beaucoup
de choses en peu de mots et beaucoup de faits obscurs avec clarté.
On s'est imposé ce travail et l'on espère avoir touché juste. Dieu
veuille cependant que nous ayons atteint ici notre but, poursuivi
sans relâche dans ce livre de bo7i7ie foy : persuader sans rebuter,
donner nettement la sensation du vrai sans que le lecteur soup-
çonne ce qu'il en a pu coûter de labeur et de recherches. C'est
qu'en effet, vu la diffusion actuelle des connaissances, l'intérêt gé-
néral qui se porte, à l'heure qu'il est, sur une foule de questions
graves débattues il n'y a point très-longtemps dans un cercle très-
restreint, enfin le tempérament nouveau des esprits, il ne s'agit
plus seulement de plaire à une élite. Le public sérieux s'est im-
mensément élargi. De môme que l'élu de par le suffrage universel
manquerait, ce semble, à tous ses devoirs s'il visait avant tout
au ministère, et s'il ne se considérait point à toute heure comme
parlant ou votant au nom de la nation, de même l'écrivain actuel
ne doit point prendre garde aux us et coutumes de ses devan-
ciers, qui songeaient quelquefois plus à se ménager les suffrages
de telle ou telle illustre compagnie qu'à s'adresser directement au
peuple et à en être compris. Une nouvelle vianière va s'inaugu-
rer. A quoi bon, aujourd'hui, faire parade d'érudition? Impos-
sible, ce semble, d'écrire sur n'importe quel sujet élevé sans avoir
beaucoup lu et beaucoup pensé. Inutile également de s'attacher à
l'ingénieux, au clair-obscur, au joli. L'ère des réticences, des sous-
entendus et des finesses est clos^ Il aut organiser la littérature
184 ALBERT LE GRAND.
de Platon , un verset du Sermon sur la montagne,
un seul feuillet de V Imitation ^ contiennent plus de
lumière et de vérité que tous les oracles de la
sibylle.
Il est de tradition plus qu'il n'est prouvé qu'à
Paris , du moins , certaines disputes philosophiques
et théologiques avaient lieu jadis dehors, en plein
air, et la très-bruyante rue du Fouarre^ cette rue que
Pétrarque montre du doigt, dès qu'il se targue de
prendre nos docteurs en flagrant délit de loquacité,
cette rue où nul ne pouvait , dit- on, passer sans se
boucher les oreilles,, aurait même pris son nom d'un
usage assez répandu parmi les auditeurs stoïques de
ces cours primitifs , celui de s'asseoir sur des bottes
de paille,, autrefois on disait fouarre : durant de lon-
gues heures, nos étudiants se tenaient de la sorte
accroupis, le front dans Aristote, les pieds dans la
boue ^ Selon quelques autres autorités, il paraîtrait
comme Carnot organisa, dit-on, la victoire : toutes les cartes de
l'Europe, tous les documents du monde devant les yeux, et l'a-
mour de la patrie, du salut, de la chose publique au fond du cœur.
Nos cartes, à nous, ce sont les données de la science; notre ci-
visme, c'est l'amour impétueux du Vrai, du Beau et du Bien.
1. Les maîtres es arts de Paris professaient généralement rue
du Fouarre; on n'y rencontrait point beaucoup de logiciens ni de
théologiens. — V. Noël Alexandre, Hisl. ecctés. — P. Daniel. Des
éludes classiques.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 185
encore que la place Maiihert , l'une des plus vieilles
du vieux Paris, ne serait qu'un souvenir du pas-
sage de notre héros dans la ville de Philippe-Au-
guste et de saint Louis, et qu'on l'aurait nommée
ainsi par contraction place Maubekt, parce qu'en
réalité Maître ÂLnEUT y parla en public, tandis que
dardait le soleil ou soufflait la bise ^ N'est-il point
évident , question d'étymologie à part , que la cou-
tume des cours en plein vent n'a jamais du s'établir
sous notre ciel pluvieux et changeant? Entre la ma-
jeure et la mineure d'une proposition mise en forme,
pouvait en effet tomber une averse : alors , foin de
l'équivoque, et vive le porche de Notre-Dame! Se
figure-t-on de nobles prémisses emportées par une
bourrasque , et sur ces discussions ardues , si joli-
ment raillées par Montaigne, s'abattant, par sur-
croît d'infortune, les froides giboulées de mars ou
les averses du mois de juin ? « C'est Baroco et Ba-
raliplon, hasarde l'auteur des Essais, qui rendent
leurs suppôts ainsi crottez et enfumez; ce n'est pas
elle (la sagesse) ; ils ne la cognoissent que par ouy
dire". » Crottez et enfumez^, ils le furent : goncedo;
'1. Cette sorte de légende n'a rencontré que peu de faveur
auprès du savant Échard et du non moins savant M. Hauréau.
V. Mémoire sur la Philosophie scolastique, par M. Hauréau.
2. Montaigne, Essais, t. I, p. 243, édit. de mdclxix.
180 ALBEl'iT LE GRAND.
mais, éventez et nasillant dans l'eau de pluie, rissolez
ou souffletez par l'inclémence de Phœbus ou d'Éole.,,
:SEGO, DISTINGUO.
On peut, du reste, à l'aide d'indications glanées
çà et là, sans toutefois négliger le point de vue in-
tellectuel — nous prendrons le soin de rappeler tout
à l'heure de quelles sortes de matières il y était
traité — et pour satisfaire aux archéologues, aux
curieux, essayer de donner un aperçu de l'aspect
matériel sui generis que dut oiïrir une classe de théo-
logie au xiif siècle. Qu'on imagine donc une salle
basse, un carré long ; au milieu d'un des plus petits
côtés du carré, la porte d'entrée; puis, en face de la
porte, à égale distance des deux angles, une chaire
de forme particulière, très -profonde et très-haute.
Cette chaire éveille à la fois l'idée d'un trône et d'une
de ces chaises moitié siège, moitié prison, où l'on
enferme encore quelquefois les enfants, dans les cam-
pagnes. Tomber en avant, ils ne le peuvent, les pau-
vres petits : une sorte de barrière fixe les maintient
et les retient; marcher et se mouvoir à leur aise, ils
ne le sauraient point non plus : la machine roulante
et pesante les protège et les suit , comme plus tard
les guidera, les embarrassera peut-être le regard, la
consigne ou la menace du maître ou du pédagogue.
Le meuble en question pouvait contenir deux per-
MO U\ KM H NT DKS KCOLKS. 187
sonnes, le docteur, l'aspirant au grade de licence.
Le premier, le docteur, dominait le public et, bien
entendu, son disciple; le second, le futur docteur,
assis au\ pieds du inagisler, prenait des notes ou
feuilletait les livres de la loi sur une tablette ^ Que
faisait le docteur? Le docteur expliquait le texte, qu'il
chargeait aussi son subordonné de développer. Quel-
quefois encore une question subtile étant mise sur le
tapis, il lui laissait engager l'argumentation avec un
des simples écoliers, quitte à intervenir, en temps
et lieu, dans le débat. Il s'interposait alors entre les
deux champions , à la façon de ces prévôts d'armes
qui , dans les duels entre Burschen de Bonn ou
d'Heidelberg., parent les coups de pointe illicites ou
trop dangereux. Nul ne pouvait enseigner la théo-
logie à moins de l'avoir étudiée pendant huit années
\. Pour cette description d'une chaire de théologie au moyen
âge nous avons eu recours d'abord à nos souvenirs de voyage,
puis aux excellentes indications du D^'Sighart. (V. Albertus]Ma-
GNus, Seiîi Leben und seine Wissenschaft.) A Ratisbonne, dans
l'aile d'un bâtiment qui faisait autrefois partie du couvent des frères
prêcheurs, on montre une salle qu'on appelle la salle Alberline, et
où, paraît-il, Albert le Grand aurait solennellement enseigné la
théologie. Dans cette salle se voit une sorte de trône en bois sculpté,
avec les figures de saint Vincent Ferrier, d'Albert le Grand et de
saint Thomas grossièrement tracées sur les planches de chêne.
On en a pris le dessin au crayon , et on le reproduit ici à la
plume.
188 ALBERT LE GRAXD.
consécutives, et de compter au moins trente-cinq ans
révolus ^ «... Gomme les livres coûtoient beau-
coup à écrire et que la gravure n'étoit point usitée
comme à présent, rapporte judicieusement un vieil
auteur, il y avoit sur les murs des peaux éten-
dues, sur les unes desquelles étoit représenté, en
forme d'arbres, le catalogue des vertus et des vices,
Pierre de Poitiers, chancelier de Notre-Dame de
Paris, est loué dans un nécrologe pour avoir inventé
ces espèces d'estampes à l'usage des pauvres étu-
dians "... »
Les étudiants en théologie se partageaient en
deux grandes catégories distinctes : les Bihlici, les
Bibliers, surnommés les Practici^ les Pratiques, les-
quels se bornaient sagement à méditer devant la
lellre, lisaient, relisaient, soulignaient, n'inventaient
point, et ne se livraient que fort rarement aux diva-
gations spéculatives; les Senteniiarii , les Senten-
tieux, ou, si l'on veut, les Tlieoretici , les Théori-
1. V. da Boullay, t. III, p. 81. « Ward denMagislern einebes-
timmte Kleidung vorgeschrieben. » — Raumer, t. YI, Hohenslau-
fen, p. 502.
2. Consult. l'abbé Lebœuf, cité par VHist. liltér., xiii« siècle,
p. 488. L'abbé Lebœuf ne fait d'ailleurs que traduire le chro-
niqueur Albéric : « Petrus Pictavinus, cancellarius Parisiorum ,
excogitavit arbores historiarum Veteris Testament! in pellibus do-
pingere. » Albéric, p. 442.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 189
•
ques, gens moins timides. Ces derniers commen-
taient le plus doctement, le plus témérairement, le
plus subtilement possible \ les Sentences de Pierre
Lombard, découpaient les matières théologiques par
chapitres et par ailicles et appliquaient irrévéren-
cieusement les procédés de l'analyse à Celui dont
jamais aucun art ne saisira ni ne détaillera les per-
fections , ne précisera , ne rendra palpable ni môme
compréhensible Tinconcevable, Timmatérielle beauté,
ne limitera non plus l'étendue ni ne cataloguera les
attributs, Celui cjui se donne aux cœurs simples,
Dieu ^ Un mot, en passant, du livre des Sentences
1 . Opusculum magnœ sublililalis, tel est l'éloge que décerne
Pierre de Gand au commentaire de saint Bonaventure sur les Sen-
tences. (Henricus de Gandavo, De illust. Ecoles, script.) Saint
Bonaventure est cependant le seul de tous les théologiens du
XIII* siècle, il faut lui rendre cette justice, qui ait mêlé un peu de
grâce et de suavité à l'aridité fastidieuse des argumentations, des
distinctions et des controverses. On pourrait dire de son œuvre
que le miel de saint François d'Assise y corrige çà et là l'acidité
du vinaigre scolastique.
2. « Scholastici nostri aut noiunt aut nesciunt modum congruum
in discendoservare; et idcirco multosstudentes, paucos sapienles
invenimus. » Hugo de Saint-Victor, Oper., 111, 7. — V. Bulœus,
t. II, p. 143.
Dans un pamphlet du xiii* siècle, sorte de protestation contre
la direction déplorable que prenait dès lors le haut enseignement,
on lit ces vers latins qui certes ne manquent ni de bon sens ni
de mérite, et qui prouvent une fois de plus que jamais, en aucun
100 ALBERT LE GRAND.
de Pierre Lombard, sorte de recueil, jadis fameux,
des opinions des Pères de l'Eglise sur mille ques-
tions quodlibétiqueSj, sur les vérités de dogme ou de
tradition , ou plutôt sorte de tremplin indéfiniment
élastique sur lequel ne recula devant aucun étalage
d'équilibre périlleux et de souplesse la brillante école
des théoriques. L'ouvrage de Pierre Lombard se divise
en quatre parties. Il y est naturellement traité dans
la première de Dieu, cause de toutes choses, et de la
sainte Trinité. Dans la seconde on considère surtout
la création, on s'étend sur les rapports journaliers du
monde visible avec le monde invisible, et particuliè-
rement sur ceux de l'homme, roi de la création, avec
l'éternel principe. Pierre Lombard expose ensuite
l'ensemble des décisions dites obligatoires sur la
rédemption, sur la foi, sur l'espérance et la charité ,
sur les sept dons du Saint-Esprit, sur les dilTérentes
espèces de vertus , sur les variétés innombrables
du genre péché. Les sacrements défilent enfin pro-
tomps , l'absurde ne triompha sans rencontrer quelqu'un qui lui
ail dit son fait :
Nonne circa logicam si quis laborabit
Spinas atque tribulos illi germinabit?
In sudore nimio pancm manducabit.
Vix tamon hoc illi garrula lingua dabit.
In arenam logicus friiatra semen serit ,
Nain melendi tempore fructus nullus erit , etc., etc.
(\Vii(jht polilical soiujs of Emjland, p. 207.)
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 191
cessiomiclicmciit, sur le dcniicr plan, au fond du
théâtre, devant le chrétien stupéfait, et la toile se
baisse sur les fins dernières,
La ligne de démarcation très-nettement accusée,
paraît- il, entre les étudians pratiques et les théo-
riques subsista, comme de juste, quelque temps
entre les maîtres, et les uns prirent ouvertement le
titre de Bibliers, les autres celui de Sententieux.
Mais, peu à peu, l'esprit de distinction à l'infini et
d'investigation sans limites ayant gagné du terrain,
l'épithète de théologien à Bible prêta à rire dans les
écoles. Vint le jour où l'on tourna le dos avec mé-
pris aux humbles et placides pèlerins, pieusement
agenouillés devant le texte, systématiquement attar-
dés devant chaque parole de l'Évangile. Honnis
soient les Bibliers ! répétèrent bientôt à l'envi clercs
et laïques. Aussi le chœur des théologiens se débat-
tait-il plaisamment, luttait- il avec frénésie devant
l'arche, quand Albert le Grand parut. Rome toute-
puissante laissait faire et s'applaudissait. Parce qu'à
Babel on l'encensait , Rome bénissait triomphale-
ment Babel. Entre les Bibliers et les Sententieux,
les Pratiques et les Théoriques , Albert le Grand
n'eut donc point à opter : il fut enrôlé parmi les Sen-
tentieux, d'office, et, vu ses aptitudes universelles,
il sortit aussitôt des rangs. Mais qui sait, s'il ne se
192 ALBKRT LE GRAND.
fut point prononcé comme théorique j, en science di-
vine (la théologie s'appelait alors science divine),
qui sait si, par la suite, il lui eut été permis de se
montrer çà et là pratique en histoire naturelle, éclec-
tique en philosophie? Qui sait s'il ne consentit point
volontiers à perdre quelques heures à disputer dans
les ténèbres parce qu'il entrevoyait, cet obstacle fran-
chi, la lumière? — Ceux-là mêmes qui servaient Dieu
nont point été stables, murmure Job sur son fumier, et
Dieu a trouvé du dérèglement jusque dans ses anges \
— 11 était peut-être inévitable que le religieux cour-
bât la tête devant l'idole officielle pour qu'on laissât
passer l'homme, et que le moine achetât de la sorte,
un peu cher, il est vrai, le droit d'interroger en paix
la nature.
« La raison ne se compose point seulement d'évi-
dences : sa partie la meilleure et la plus grande est
obscure et cachée, » a fort raisonnablement dit Sénè-
que. (( La philosophie se compose de choses que tout
le monde sait et de choses que personne ne saura
jamais, » déclare de son côté Voltaire qui se ren-
contre ici avec Sénèque, non point du côté de l'es-
prit, l'esprit, quoiqu'on ait souvent répété le con-
traire, sert rarement de trait d'union, mais du côté
1. Job, IV, 18.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 193
du bon sens : le bon sens rapproche et noue en une
sorte de faisceau les grands talents de tous les temps,
les talents les moins semblables. Cette belle parole
de deux philosophes ne s'applique point seulement,
ce semble, avec une parfaite justesse à la raison,
dont la partie la meilleure demeure, en effets, obscure
et cachée; dès que l'on se hasarde à lever les yeux
sur le passé, (/lu' se compose encore moins d'évidences
que le présent, involontah^ement, forcement, on s'en
souvient. C'est que l'histoire aussi bien que l'intelli-
gence laisse dans l'ombre la moitié de ses faits, et
celle-ci produit même, sans en avoir pleine con-
science, la moitié de ses actes. De l'existence hors
ligne que nous essayons de recomposer et de pré-
senter sous son vrai jour, séparé que nous sommes
des milieux et des mobiles de ses évolutions par une
énorme distance, nous n'apercevons assurément que
les côtés moins lumineux : sa part la meilleure et la
plus grande, avouons-le, nous échappe et nous fuit.
Et pourquoi ne pas appuyer sur cet aveu ; pourquoi
ne point pousser la franchise jusqu'à laisser percer la
pointe des déceptions secrètes? Albert ne salue-t-il
pas, au sortir de l'école de Padoue, la plus brillante
des universités italiennes, Bologne? Savons-nous de
source certaine comment il y pensa, comment il y
vécut? Nullement. Voici que les portes du cloître de
I. 13
194 ALBERT LE GRAND.
Saint-Nicolas viennent de se refermer sur le moine.
On peut parvenir encore, à la rigueur, à relever,
à entourer de frais ombrages , à seule fin d'y repo-
ser un instant les regards , la maison préférée de
saint Dominique, et s'en aller rêver, par un effort de
l'imagination, au pied de ses majestueux portiques.
Mais une main invisible ne nous défendra-t-elle point
toujours l'accès de la cellule, où, comme en un creu-
set, s'est élaboré, fondu, dégagé, ce je ne sais quoi
de mouvant, de fragile et d'impérissable dont se com-
pose le génie? Nous serait-il même donné de franchir
le seuil interdit, que nous n'assisterions encore que
de très-loin à ce combat, le plus beau spectacle que
l'homme puisse cependant s'offrir à lui-même, la
lutte de l'âme contre les passions, les étroits embras-
sements du sentiment et de la raison devant l'idée,
la simple notion de Dieu. Qui nous soufflera le der-
nier, le premier mot de cet admirable drame? Au-
cune puissance humaine, hélas! Notre lot, à nous
autres chercheurs, soupirerait peut-être un classi-
que, sera donc éternellement de sentir à nos talons
la morsure de Cerbère , et d'errer le long du Styx
et du Léthé, parmi les ombres, sans jamais con-
templer Minos ! Albert le Grand étudie présentement
la science divine^ la théologie. Eh bien! pourquoi
ne point le suivre jusque sur cette cime ai^due? En
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 195
avant! ouvrier, courage! On se transporte, en effet,
docilement, hardiment, sur les pas du Maître, au
milieu des clameurs et des subtilités de l'École; on
soulève , on annote la marge poudreuse des com-
mentaires et des Sommes; on étale sur une chaire
gothique d'un côté la Bible, de l'autre les chefs-
d'œuvre souvent vantés, bien que non moins souvent
incompréhensibles, de vingt docteurs réputés na-
guère irréfragables : quelques gouttes de cette vie
originale qu'a possédée chaque siècle tombent çà et
là sur le parchemin rafraîchi et les figures que l'on
ressuscite. Voilà qui semble fait : E pur se muoveï
Point du tout. Et le grand homme, aux pieds duquel
on agite, on regarde osciller tout un monde, som-
meille-t-il pendant qu'on lui rend son auréole; en
quel sens agit-il, vers quelle opinion penche -t- il,
quelles émotions a-t-il bien éprouvées ; entre tant de
fûts de colonne épars, en quelle forme le surpren-
dre; sur quel système a-t-il jeté son dévolu? Encore
une fois, sur toutes ces questions, doute, incertitude,
mystère ^ C'est ainsi qu'en dépit des plus constants
efibrts, de l'impétueux désir de connaître ou de l'àpre
et persévérant labeur, ce qui nous intéresse et nous
1. « A dream which is not ail a dream. « Un rêve qui n'esl
point tout \à fait un rêve. » \ — V. Byron, le Rêve. Miscell.
poems.
196 ALBERT LE GRAND.
touche particulièrement dans le passé, ce qu'on en
pourrait appeler le suc ou la moelle, se dérobe, en
fin de compte, à l'analyse, et que, pour nous conso-
ler de cet échec, il ne nous reste plus qu'à contem-
pler les vivants , moins indifférents sans doute, mais
non moins impénétrables que les morts.
Entre les vivants et les morls, il convient peut-
être de placer les anciens ' : les anciens ne vieilliront
jamais. De l'antiquité grecque et romaine coulent à
grands flots la jeunesse et la vie. A mesure que nous
rentrerons dans la liberté morale, le voile transpa-
rent qui l'enveloppe laissera voir chaque jour plus de
beautés, et cette aïeule au front sans rides nous ap-
paraît déjà en ce siècle autrement maternelle et riante
qu'à nos ancêtres du moyen âge, qu'à nos pères de
la Renaissance. Le moyen âge lui a emprunté l'art
de raisonner; la Renaissance, le goût et la science du
Beau : nous commençons aujourd'hui à converser
familièrement avec elle. Pour ne parler ici que du
moyen âge, personne n'ignore l'influence sans pareille
qu'exerça alors Aristote sur la méthode théologique
et sur toute science en général , influence qu'étendit
et précisa maint commentaire d'Albert le Grand ^ Ce
1. Consulter Jourdain, Mémoire sur les traductions latines
d' Aristote. Voir aussi Averroès et VAverroïsme, par M. Renan.
MOUVEMENT DES fiCOLES. 107
qui semble avoir été moins observe, c'est qu'en réa-
lité l'autorité d'Aristote balança sur bien des points
celle de l'Eglise, et que l'Eglise, sans précisé-
ment céder, après l'avoir à plusieurs reprises frappé
d'anathèmes et avoir interdit la lecture de ses œu-
vres par des excommunications réitérées, de guerre
lasse, se l'associa et fit entrer le loup dans la ber-
gerie, dans l'espoir un peu chimérique qu'elle l'em-
ploierait à garder son troupeau \ Après avoir d'a-
bord redouté sa méthode, Rome raisonneuse la lui
emprunta, et, ne pouvant parvenir enfin à trouver
une manière qui lui fut personnelle, elle eut recours
au style du Stagirite, pour exprimer sa pensée.
Les exigences de l'œuvre que nous avons entreprise
vont nous entraîner bientôt loin des matières sur
lesquelles pesa d'une façon toute spéciale l'intel-
lectuelle royauté d'Aristote : de l'universitaire et
mystique Italie on va bientôt remonter au nord de
l'Europe, en Allemagne, et assister sur un terrain
\. Les prélats de France, par une décision motivée et solen-
nelle, ordonnent de livrer les ouvrages d'Aristote aux flammes et
défendent de le lire sous peine d'excommunication. (Y. an. 1209.
Felib., Hist. de Paris, t. I, p. 251. IHst. litlér., xiii« siècle, In-
stitut.) — Robert de Courçon renouvelle le ve^o en 121 5, et ne fait
grâce qu'à la Logique. (V. du Boulay, t. IIF, p. 82-83.) — Simon
de Brie revient une troisième fois à la charge au nom du saint-
siége. (V.Hist. litl., xiii* siècle.)
198 ALBERT LE GRAND.
neuf à des conflits presque exclusivement politiques
entre deux majestés , deux ambitions rivales , l'Em-
pereur et le Pape. De Tordre des idées, qu'on s'at-
tende donc à passer brusquement à l'ordre des faits;
de l'enceinte aristocratique et restreinte des classes
de théologie , au spectacle des grandes agitations
populaires suscitées dans la chrétienté par les pro-
clamations d'un Frédéric II et les brefs d'un Gré-
goire IX. Mais les idées, elles aussi, n'ont-elles point
leur généalogie? On n'aime point à prendre congé
d'elles sans s'être édifié sur leur filiation et leurs ori-
gines. Pour les guider et les soutenir en théologie,
deux modèles, deux types de théodicées — l'une si
ailée, si radieuse, si divine que plusieurs bons esprits
ne peuvent supporter cette opinion que son auteur
n'a point eu connaissance des enseignements de la
Genèse, la théodicée de Platon ; l'autre essentielle-
ment rationaliste, sans ailes et sans élan, n'appuyant
la preuve de l'existence de Dieu que sur une base
syllogistique,la théodicée d'Aristote — se proposaient
simultanément avec leurs deux caractères foncière-
ment opposés à l'esprit inquiet, troublé, des con-
temporains du docteur universel. Sans balancer, la
masse des théologiens catholiques s'est déclarée ou-
vertement , au moyen âge , pour le système du pré-
cepteur d'Alexandre. Sur quelles raisons a bien
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 199
PU s'appuyer ce colossal parti piiis^? — Hoc erat
demonstranduDi, — voilà ce que vous eussiez déjà dû
démontrer j, — me cric, ce semble, de sa voix rude
et perçante, F un de ces docteurs inflexibles dont je
me persuade quelquefois avoir réellement suivi les
cours et transcrit les leçons, là-bas, jadis, dans quel-
que ruelle obscure de la montagne Sainte-Geneviève,
ou sous les arcades du cloître de Saint -Nicolas,
tant il est vrai que l'on revit avec les temps qu'on
traverse !
(( ... Platon représente spécialement l'un des deux
procédés de la raison humaine, le principal, celui
qui monte à Dieu - . » Platon établit d'abord, comme
1. « Si depuis plus de cinq cents ans nos plus célèbres doc-
teurs rapportent leur éducation philosophique à l'école d'Aristote,
il faut se rappeler que tous les Pères rapportent la leur à
l'école de Platon. » V. Thomassin, prœf., t. II, n. X.
2. V. p. Gratry, De la connaissance de Dieu, t. 1 , p. 72.
— Nous venons de citer cet important passage de Thomassin :
Si depuis plus de cinq cents ans nos plus célèbres docteurs
rapportent leur éducation philosophique à l'école d'Aristote^
il faut se rappeler que tous les Pères rapportent la leur à
celle de Platon. Nos théologiens catholiques actuels, tout en
professant un profond respect pour leurs confrères du moyen
âge, n'en ont pas moins complètement abandonné leur méthode
et n'usent plus des arguments de l'École. Cela est déjà un pro-
grès. // ne leur reste plus qu'à se défaire de l'esprit scolasti-
que, ce qui semble plus malaisé. Quoi qu'il en soit, le P. Gra-
200 ALBERT LE GPxAND.
point de départ, cette première vérité incontestable ,
bien autrement solide, selon nous, que la proposi-
tion syllogistique la plus serrée, et non point seule-
ment appuyée sur le témoignage individuel, mais
mise en lumière par le consentement unanime de
tous les peuples, savoir : dans les profondeurs, dans
les cimes de notre être, de notre âme, réside un sens,
LE SENS DU DIVIN, a Cette partie de l'âme, enseigne
textuellement Platon, est celle qui habite la région
la plus élevée de nous-mêmes, et qui, par sa parenté
céleste, nous élève de la terre et fait de l'homme un
fruit du ciel plutôt que de la terre : ce qui est pro-
fondément vrai; car, en ce point oii est F origine même
try, dans son plus solide et plus considérable ouvrage. De ta con-
naissance de Dieu, ne dissimule point ses tendances : it est bien
réetlonent platonicien. L'auteur des Sources s'agite ici dans le
vrai ; il remonte avec une candeur et une humilité parfaites le vieux
fleuve où se sont plongés les Pères de l'Église, et par ce seul acte
condamne non moins sévèrement que nous les faux pas et les cinq
cents ans d'aberration de ses maîtres en science divine. Nous
trouver d'accord avec lui sur un point est une trop grande bonne
fortune pour que nous ne tentions pas d'en profiter. Aussi, dans
notre examen sommaire des deux théodicées, nous abritons-nous
d'autant plus volontiers derrière l'autorité que ce dernier croyant
en la théologie s'est acquise aujourd'hui sur un certain public que,
par une heureuse inconséquence, felix cutpa, il conclut contre la
méthode syllogistique, qui fut celle de saint Thomas, et pendant
plusieurs siècles celle du commun des docteurs favorisés de Rome
et des papes.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 20J
de notre âme, là, le divin tient suspendue à lui notre
racine, notre principe, et relève f homme entier \ »
Mais cette sorte de clef de voûte de Fàme, et nous
ne faisons autre chose ici que commenter la doc-
trine platonicienne, cette clef de voûte a besoin d'être
soutenue elle-même par la beauté, la pureté mo-
rales, et plus on approche en effet de la perfection,
plus l'amour de la vertu et de la justice nous délivre
des liens terrestres, plus Dieu alors devient sail-
lant en nous. Se dérober à l'ombre , n'est-ce point
déjà voir? Se recueillir, n'est-ce point entendre cette
voix qu'étouffent les grossières convoitises et les pas-
sions brutales , cette voix qu'entendait distinctement
Socrate lorsqu'il parlait de son démon? Oui, cha-
cun de nous porte au fond de ce qui constitue inti-
mement sa nature , plus ou moins épanoui en des
clartés plus ou moins vives, selon son degré d'éléva-
tion dans l'esprit, plus ou moins nettement accusé
selon la valeur et l'ingénuité de ses élans, le sens de
l'Immortel et du Vrai. Et tantôt ce sens gît comme
pantelant, obscur et noyé, lorsque nous laissons en-
vahir la région sacrée par les vapeurs de la vie ma-
térielle; tantôt ce sens acquiert par nos généreux
4 . ...TcÛTo 0 Sri cpaasv cî/.eTv u.h r,[jh^) STr'âV-po), Trpo; Si 7rt'* èv oùpavw
0'j"j'"^£v£'.av à-o Y^; xy.oi; al'peiv w; ovTa; tt'jTov eux t'y^étov, àXX cùpâvtov^
opôoTara xé^cvteî. — Timée de l'iaton, 89 et 90.
^02 ALBERT LE GRAND.
actes une intensité, une amplitude indéfinies : il peut
se faire qu'à force d'avoir repoussé l'absurde et
anéanti le vulgaire, l'àme, vivant sanctuaire, ne re-
cèle plus en définitive que le divin. « Ecoute dans ton
fond, reprend à son tour le grand Bossuet : écoute a
Vendrait oit la vérité se fait entendre^, oit se recueil-
lent les pures et simples idées. )> L'éveque de Meaux
ne semble-t-il pas avoir dérobé le secret de ce lan-
gage à la fois philosophique et éloquent à l'un des
convives du Banquet ou à l'un des interlocuteurs du
Timée? Mais, de grâce, ne nous laissons point dis-
traire par les imitations, les amplifications modernes
en face de l'original antique, a II y a dans l'àme,
ajoute Platon dans la République j, en développant et
parachevant l'exposition de sa théodicée, des qualités
C|ue l'on obtient par l'exercice et l'habitude, absolu-
ment comme le corps se donne par l'exercice certaines
forces et certaines aptitudes. Mais ce en quoi la rai-
son montre son origine divine et prouve quelle vient
de plus haut que nous, c'est en ce qu'elle ne perd
jamais sa force , 3Iais devient utile ou nuisible
SELON LE SENS OU NOUS LA DIRIGEONS \.. Dégagez
les âmes de ces lourdes masses attachées aux plai-
sirs de la table et aux voluptés du même ordre ; ôtez
\. Platon, De republicaj 518, E.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 203
ce poids qui déprime le regard de l'esprit vers tout
ce qui est bas. Aussitôt et dans la même âme, le re-
gard, rendu libre, se tourne vers ce qui est et y voit
clair aussi bien quil y voit présentement dans tout
ce qui l'occupe ^ »
Rien n'est donc plus certain, au dire de Platon,
l'âme possède en puissance, ou, si l'on veut encore ,
à l'état latent, la notion de Dieu. Cette conscience
innée, indéfiniment extensible, du Bien et du Beau
suprêmes serait ainsi non pas seulement le sou-
tien et l'aliment journaliers de notre être, mais elle
en est comme la racine et l'impérissable fondement,
et cette sorte de conscience à part deviendrait en-
fin susceptible — pour peu que nous ne transgres-
sions point la loi morale, que nous nous dégagions
de plus en plus des obstacles intermédiaires et que
nous nous fécondions, si l'on peut parler ainsi, par
la pratique de tout ce qui semble honnête et noble,
par l'élimination du mal et de l'injuste — de sentir,
DE CONCEVOIR PROGRESSIVEMENT DANS l'ÉVIDENCE ET
DANS l'amour. Mais si Vâme se dégage en Dieu et
se meut en lui par ce seul fait qu'elle s'épure et le
cherche, l'intelligence ne parviendra pas moins sûre-
ment à lui par le moyen de la dialectique. La
1. Platon, De republica, 519, B.
90 i ALBERT LE GP.AXD.
marche de la dialectique platonicienne « consiste à
ne point s'arrêter jusqu'à ce qu'on soit parvenu à
l'Etre même, au souverain Bien qui est^ » Or voici
sous quels auspices, par quelles inductions magis-
trales elle procède. Attendu que tout objet sensible
reproduit une idée du Créateur ; attendu encore , tou-
jours selon Platon, que toutes les idées sont en Dieu.,
que Dieu les contemple et qu'il a construit le monde
d'après ces idées « afin que le monde soit aussi sembla-
ble que possible au vivant intelligible et parfait % »
tout objet créé doit ramener la raison à Dieu, à la fois
centre et mobile de tout ce que contient l'univers.
Peut-être aura- 1- on saisi, quelque rapide,
quelque incomplet et sommaire que soit nécessai-
rement l'aperçu que nous venons de présenter, et
bien que nous ayons cru devoir nous imposer, pour
arriver droit au but et résumer en peu de mots la
plus large des théodicées anciennes , le sacrifice des
preuves et des développements, peut-être aura-
t-on entrevu néanmoins la portée de la doctrine de
Platon, les lignes principales de son plan, et même
les affinités singulières de sa philosophie avec celle
qu'ont professée, par instants, quelques-uns des plus
beaux génies du christianisme. Avant la Révélation,
1. y. p. Gratry, De la connaissance de Dieu, t. I, p. 79.
MOUVEMENT DES ECOLES. 205
pourquoi ne pas le reconnaître? Platon a positive-
ment connu ce Dieu que nous appelons le vrai Dieu,
Après lui saint Augustin et Bossuet, des qu'ils pla-
nent, le rencontrent : mais ils ne vont pas plus /iaut\
Platon, dans sa théoclicée, perçoit d'abord ce (/ui esl,
d'instinct, immédiatement. Son premier mouvement,
c'est l'élan de l'âme vers son éternel principe. Dès
que l'âme le salue, c'est qu'elle le retrouve, ce prin-
cipe, en elle; elle s'en applaudit, elle triomphe, elle
renaît. Par son second mouvement Platon en arrive
à déployer presque simultanément et parallèlement
les ressources de l'intelligence : l'intelligence lui ap-
porte ainsi lentement , méthodiquement, la contre-
épreuve d'un résultat, si ce n'est obtenu, au moins
victorieusement entrevu. Il eût suffi, ce semble, pour
peu que nos théologiens orthodoxes eussent bien
voulu se dépouiller de tout orgueil et de toute étroi-
tesse, il eût suffi qu'ils méditassent sans arrière-pen-
sée devant les données d'une théodicée si merveilleu-
sement en équilibre, pour qu'ils ne se crussent point
condamnés à choisir entre ces deux fameuses proposi-
tions, toutes deux sans issue, dès qu'on les accepte
1. Platonici de Deo vero senserunt quod rerum creatarum sit
effector, et lumen cognoscendarum et bonum agendarum. — Saint
Augustin, De civilate Dei, p. 220. — C'est du reste l'opinion
générale des Pères que Platon a connu le vrai Dieu.
•206 ALBKKT LE GKAND.
sans réserve : Est-ce la Foi qui doit précéder l'Intel-
ligence? — Est-ce r Intelligence qui doit précéder la
Foi? Avec Platon, l'âme et la raison, loin de se fuir
et de se défier réciproquement, en coupant ainsi
l'homme en deux parts, se rencontrent, en effet,
se consultent et se portent mutuellement secours. Ce
sens du divin auquel Platon en appelle sans cesse,
sans toutefois négliger la dialectique, mais, si je ne
me trompe, c'est bien là la foi, Fides quœrens Intel-
lectum ^ et la dialectique, c'est l'instrument de l'in-
telligence , Inlellectus quœrens Fidem , qui ne forme
point encore la conviction, mais qui l'appelle. Quoi
de plus pondéré, de plus satisfaisant au fond que ce
système? Voilà justement pourquoi il ne put point
être adopté par l'Ecole, et dut infailliblement déplaire
en haut lieu, dans les régions théocratiques. Au
moyen âge, temps d'affirmation acerbe et absolue,
triste époque qui vit le prêtre oublier son mandat ou
plutôt son caractère, et réclamer dogmatiquement
l'omnipotence spirituelle et temporelle , vous sou-
vient-il comment on entendait le mot foi dans les
lieux où se professait la théologie? Loin de chercher
quels peuvent être ses rapports philosophiques avec
le sens du diriii^ l'exégèse orthodoxe ne la regarde
plus que comme le terme conti'aire à cet autre terme,
iiÉiiiisii:; et par cela même elle se détourne de l'âme
MOCVEiMLlM DES ÉCOLES. 207
OÙ Dieu réellement réside, et elle ne le contemple plus
que dans le texte matériel, où il n'est pas. Or, des que
l'on soumet l'àme à la lellre, d'une part, insensible-
ment le sens du divin se retire, s'atténue, s'évanouit,
car on le méconnaît et l'insulte; d'autre part, l'in-
telligence, ne retrouvant plus au centre son point de
ralliement naturel, immédiatement s'égare au sein de
mille subtilités, qui l'encombrent sans la nourrir, et
l'éblouissent sans l'éclairer.
On raconte de saint Thomas que, se trouvant un
jour à la table de saint Louis , lequel lui portait
grand respect, I'Ange de l'Ecole cessa tout à coup
de toucher aux mets qu'on lui présentait et que,
frappant du poing la table, il s'écria : Je viens de
trouver un argument invincible contre les mani-
chéens^ \ L'argument a pu vous paraître invincible,
ô docteur, mais le sainct roy qui ne l'avait ni cher-
ché, ni trouvé, mais qui priait dévotement, était, ce
semble, dans le vrai plus que vous. Il s'agit bien,
depuis l'ère nouvelle, ô docteur, de terrasser et de
confondre les manichéens, qui demain n'existeront
plus, ni môme ceux qui le seraient aujourd'hui sans le
savoir! Sous prétexte de créer l'unité factice, craignez
1. V. Robrbacher, Histoire de V Église cathol., t. XVIJI,
p. 503.
208 ALBERT LE GRAND.
d'attiser la révolte ou de produire rindiflérence \ Que
ne nous efforçons- nous au contraire, loin d'attenter aux
droits de l'esprit et de disputer sur les mots, de dé-
velopper au fond de nous-mêmes et de chacun de ceux
qui nous entendent ce sens du divin^ que ne sauraient
en réalité détruire, mais aussi que n'affineront, que
n'accroîtront jamais les plus déliés arguments , les
interprétations les plus savantes, les renvois à la
page les plus exacts, les plus impeccables enchaî-
nements de la thèse la plus serrée ! Il était dans le
vrai plus que vous, et par conséquent plus près de
Dieu, ce précurseur de Jésus sans le connaître, qui,
sans autre lumière que celle dont parle saint Jean
au début de son Evangile, lumière qui illumine tout
homme lorsqu'il vient dans ce monde,, sans autre
guide que sa foi, celle-là que ne fixaient ni ne limi-
taient les vaines décisions d'aucune autorité, non plus
que tel ou tel passage plus ou moins sérieusement
traduit d'aucune Bible, a bien pu prononcer d'inspi-
ration ces magnifiques, conciliantes et vraiment chré-
tiennes paroles : « U homme qui^ par r amour de la
vérité j, travaille surtout à développer en lui le sens
de l'immatériel et du divin, celui-là nécessairement
i. Les deux résultats sont obtenus : la révolte, ce fut la Ré-
forme; V indifférence^ c'est l'état actuel.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 209
atteindra V immortalité autant que la nature humaine
en est capable; et puisc/uil na cultivé en lui que le
divin et qu'il a nourri dans son âme l'esprit divin
qui y réside, il doit aller à la souveraine félicité...
Toute vie s'alimente par son aliment propre et par le
mouvement qui lui convient. Mais le divin qui est en
nous a pour naturels mouvements les pensées et les
mouvements universels. Ce sont là les mouvements
et les pensées sur lesquels tous les hommes devraient
se régler : tous devraient travailler à corriger en eux,
par la contemplation de l'harmonie et du mouvement
du tout, ces mouvements propres et déréglés que la
génération a excités au foyer de notre âme, afin que
le contemplateur j devenant semblable à l'objet con-
templé, reprît sa première nature, et, par cette divine
ressemblance , devint propre à posséder enfin la vie
parfaite que Dieu présente aux hommes et pour le
temps présent et pour l'éternité ^ »
1. Platon, Timée, 90. V. P. Gratry, De la connaissance de
Dieu, t. I, p. 93. — « S'il fallait citer entre toutes les littératures
le chef-d'œuvre de l'art de composer et d'écrire, je ne serais point
éloigné de nommer le Banquet, » a dit quelque part M. de Rému-
sat. Cette opinion de l'auteur d'Abélard est aussi la nôtre et nous
inclinons à penser que Platon fut peut-être le premier des écri-
vains grecs. Tenter de faire passer les beautés de son art de dir
en notre langue semble donc une entreprise c^'w?i grand dessein
propre entre toutes à donner la mesure des talents. Un philosc
phant de bonne volonté, mais médiocre, un écrivain qui n'a point
I ïi
'2Î0 ALBERT LE GRAND.
Devant ces fragments de la sagesse antique, le
premier moment de surprise et d'admiration passé,
cette proposition-ci , conforme du reste au sentiment
général des Pères, ne paraîtra peut-être plus trop
hasardée, même aux profanes : r Académie de Platon
fut comme le vestibule de l'Eglise \ Pourquoi donc,
depuis des siècles, la théologie catholique a- 1- elle
délaissé Platon ^?
Génie d'abstraction et d'analyse plus que d'in-
duction, d'une curiosité méticuleuse et tendue, phi-
losophe plus enclin à considérer attentivement le jeu
des ombres dans la caverne qu'à remonter du spec-
encore trouvé sa forme, devront nécessairement échouer. La para-
phrase que nous venons de donner telle quelle de quelques pas-
sages de la République et du Timée est défectueuse, surtout en
ce sens , que le théologien auquel il a bien fallu s'adresser, sunl
ravinantes... s'est évidemment plus appliqué à faire paraître Pla-
ton chrétien qu'à conserver au modèle la grâce, la noblesse et la
franchise attiques. Mais nous avons peut-être eu nos raisons pour
citer en ce lieu le père Gratry, les mêmes qui nous engageront un
peu plus loin, à propos des questions intéressant le pouvoir tempo-
rel et spirituel des papes, à nous effacer, çà et là, derrière l'abbé
Rohrbacher.
\. « Academia Platonis ecclesiae velut vestibulum. » Baronius,
ap. Thomassin.
t. Si depuis plus de cinq cents ans nos plus célèbres docteurs
rapportent leur éducation philosophique à l'école d'Aristote, il faut
se rappeler que tous les Pères rapportent la leur à celle de Platon.
V. Thomassin, prœf., t. II, p. 10, passage déjà cité.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 211
tacle des ombres à la contemplation de la lumière,
c'est-à-dire de nos idées et des objets à leur prin-
cipe, à leur moteur éterneP; rationaliste armé d'une
logique conquérante et tenace , n'admettant comme
point de départ que la vérité démontrée par les sens,
et s'appuyant volontiers sur le monde visible alors
même qu'il conclut en métaphysique, Aristote, on
ne saurait en vérité trop le répéter, a exercé un
empire pour ainsi dire absolu sur le style et la pen-
sée de nos théologiens catholiques , et si nous insis-
tons sur ce point, c'est qu'on doit le considérer
apparemment comme l'un des phénomènes les plus
bizarres de l'esprit humain et l'une des singularités de
son histoire. Gomment n'être point surpris , en effet,
qu'une doctrine dédaigneuse des pures aspirations
de l'âme, et plus soucieuse de jeter l'ancre que d'ar-
river au port , soit parvenue à s'imposer durant des
siècles à l'élite de la chrétienté? Grâce au concours
de quelles circonstances anormales a-t-elle bien pu
s'implanter, rencontrer même quelque crédit, en
plein mysticisme, tandis que dominent ou persua-
dent ici saint Dominique, là saint François? Entre
1. Tout le monde a entendu parler de la caverne imaginaire do
Platon, où les hommes sont figurés comme des captifs et ne peu-
vent ainsi préjuger du monde sensible et du monde intelligible
que par des ombres ou des échos.
'J12 ALBERT LE GRAND.
le syllogisme et les stigmates , entre les amoureuses
effusions d'une charité sans limites et les conclusions
implacables d'un raisonnement serré, quel rapport
apparent ? Il sera satisfait autant que possible à ces
questions, lorsqu'entre les deux théodicées rivales on
aura été mis à même de prononcer.
(( Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes,
hasarde Leibniz, moins les bornes qui s'y rencon-
trent. )) Ne pourrait -on point dire aussi bien, à les
considérer de haut, qu'xAristote et Platon se valent,
sauf la méthode qui diffère? Mais la méthode ac-
quiert en théodicée une si réelle importance qu'il
est difficile d'admettre que deux esprits de valeur
égale, dont l'un planerait en compagnie du maître
qui a défini le Beau ce qui plaît au patricien hon-
nête homme ^, tandis que l'autre s'attacherait aux pas
du philosophe qui conclut de la mobilité des choses
imparfaites à l'immobilité du Dieu parfait , puissent
parvenir dans le divin au même heu^ Notre inten-
tion n'est point, du reste, d'établir un parallèle entre
deux systèmes qui inévitablement devaient se rencon-
1. « Platon a défini le Beau : ce qui plaît au patricien honnête
homme; c'est un mot superbe. » De Maistre.
2. ... « Quœ quidem erat primo duobus, ut dixi, nominibus
una. Nihil enim inter Peripateticos et illam veterem Academiam
differebat. » Cicéron.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 213
trer face à face, ou plutôt s'avouer d'un commun
accord impuissants en certaines régions abruptes où
l'esprit, dès qu'il les affronte, s'est déjà dérobe au
convenue Une seule chose importe ici : préciser, de
telle sorte qu'on puisse aisément les distinguer, les
procédés familiers à ces deux écoles , le Portique et
l'Académie. N'avons-nous point vu Platon à l'œuvre?
Laissons - nous maintenant guider par Aristote, le
maître d'iMbert le Grand, lequel lui-même enseigna
la science divine h saint Thomas, l'Ange de l'École'-.
4. « Aristote arrive aux mêmes résultats que Platon : car Ions
les génies du premier ordre se rencontrent. » V. P. Gratry, Con-
naissance de Dieu.
2. Une réflexion, puisque l'occasion s'en présente, qui ne
pourra que jeter plus de jour sur le rôle qu'Albert le Grand a joué
au moyen âge. Théologikn, Albert eut tort, selon nous, d'user
de la forme scolastique; mais il a été établi plus haut qu'il ne
fut point tout à fait libre d'agir autrement : quelques-unes de ses
conclusions en métaphysique ^ oii il se montre platonicien, don-
nent certain poids à ce sentiment. (V. Alberti Magni Opéra,
Metaphysicorwn ; Hauréau, Mémoire sur la philosophie scolasti-
que, art. Albert le Grand.) Sçavant, l'un des titres à coup sûr les
plus considérables de notre héros à la reconnaissance et à l'admi-
ration de la postérité, c'est d'avoir commenté Y Histoire naturelle
d'Aristote et d'avoir appliqué sa méthode aux sciences, méthode
excellente, en effet, dès qu'il s'agit des objets sensibles, périlleuse
et même funeste dès qu'il s'agit de la nature et des attributs de
Dieu. On aura lieu d'ailleurs de s'en assurer lorsque , au livre du
Mouvement scientifique (Albert le Grand, t. II); s'expliquera,
triomphera le docteur universel.
214 albert le grand.
Preuve de l'existence de Dieu , d'après Aris-
TOTE. — Tout ce qui est en mouvement est mû par
quelque chose. Or les sens montrent que quelque
chose se meut, le soleil par exemple. Donc il est mû
par quelque autre chose qui le meut. De plus, ou
cet autre moteur est en mouvement, ou il est immo-
bile. S'il est immobile , notre assertion est démon-
trée, savoir : qu'il est nécessaire de poser un moteur
immobile, lequel est Dieu. Si, au contraire, il est
en mouvement, il est donc mû par quelque autre mo-
teur. Il faut donc, ou bien procéder ainsi à l'infini,
ou arriver enfin au moteur immobile... Mais il n'est
pas possible d'aller ainsi à l'infini. Donc il faut affir-
mer V existence du premier moteur immobile ^
Peut-être plaira-t-il, on se familiarisera de la
sorte, sans lui sacrifier trop de temps, avec la mé-
thode scolastique, de voir l'ensemble du raisonne-
ment ci-dessus énoncé, réduit à deux syllogismes -.
\. Quand on lit la paraphrase de la Physique d'Aristole
(V. liv. VIII, Suite de la théorie du mouvement, Barthélémy
Saint-Hilaire , p. 296-307) , le raisonnement semble bien autre-
ment confus. Ici, c'est le commentaire d'Aristote par saint Thomas
d'Aquin qui est reproduit. Nous y avons trouvé cet avantage et de
résumer ainsi la matière en quelques lignes, et de faire connaître
la manière de saint Thomas, l'élève d'Albert, en même temps que
celle d'Aristote.
2. V. P. Gratrv, De la counniss^nnce de Dieu, t. I, p. 151.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 215
Premier syllogisme. — Majeure. Tout ce qui est
en mouvement est mû par un moteur autre que soi ;
en d'autres termes, rien ne se meut soi-même.
Mineure, Or nos yeux nous montrent le fait du
mouvement.
Conclusion, Donc il y a quelque auti'e chose qui
meut ce que nous voyons se mouvoir.
Second syllogisme. — Majeure, Il ne peut y avoir
une série infinie de moteurs; en d'autres termes, il ne
peut y avoir qu'une série finie de moteurs ; en d'au-
tres termes, il y a un premier moteur.
Mineure, Or ce moteur ne serait pas premier mo-
teur s'il était en mouvement, puisqu'il serait alors
mû par autre chose. (C'est ce qui résulte de la pre-
mière majeure.)
Conclusion. Donc il y a un premier moteur im-
mobile. Nous l'appelons Dieu\
Nul exemple, nulle citation choisie ne saurait,
nous le pensons du moins, donner une idée plus
claire de la puissance d'argumentation que permet
de déployer, des dangers que présente à la fois, en
théologie ^ l'emploi du procédé syllogistique , que la
preuve de l'existence de Dieu ainsi reproduite et mise
i. « Les syllogismes sont réguliers, mais sont-ils vrais? Qui
démontrera ces majeures?» V. P. Gratry, De la connaissance de
Dieu, t. I, p. 151 .
21G ALBERT LE GRAND.
en forme. La démonstration en question n'est -elle
point à la fois irréprochable et fausse , régulière et
de pure imagination , d'aspect solide et insoutenable
quant au fond? Grâce à ces quelques lignes juxta-
posées en bon ordre, selon des lois strictes, jadis
chères à tout un monde de théologiens disparu^ cha-
cun, que l'on soit famiher ou non avec l'art de rai-
sonner, chacun a pu juger de la sûreté si ce n'est
de la valeur de leur méthode, et d'autant mieux que
c'est précisément cette forme que le Portique prête
à la pensée, ce n'est point la pensée même d'Aris-
tote qui les enchaîne et les séduit. Matérialistes en
un sens, ils lui empruntent son instrument, non ses
lumières , et ils ne s'en servent que comme d'un
outil, instrumentum regni , sans demeurer fidèles à
la raison.
Aristote paraît avoir eu parfaitement le sentiment,
d'ailleurs, des inconvénients de sa méthode en théo-
dicée , par ce seul fait qu'il se rapproche, dès qu'il
s'élève , des franches bien qu'un peu vagues allures
de la dialectique platonicienne. Çà et là il se trahit
lui-même et il abandonne inopinément le terre-à- terre
de la logique rigoureuse et suivie, dès qu'il prétend
poser, lui aussi, des conclusions spiritualistes. Du mo-
ment que le gouverneur d'Alexandre renonce à s'ap-
puyer sur la matière, le témoignage des sens semble
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 217
en réalité laissé de côté. C'est alors, selon nous, que
cette intelligence extraordinaire touche à l'apogée de
ses plus puissantes facultés. Voici que l'àme subite-
ment s'illumine, et que l'esprit se défait, comme par
miracle, des habitudes et des routes convenues. Tout
d'un coup, la Foi, le sens du divin l'emportent sur
le système : l'homme se recompose à son insu en
face du Vrai, du Beau et du Bien. Avant de prendre
congé, à la suite de ce trop court entretien, de la
plus prodigieuse organisation philosophique qui ait
jamais paru, ne serait-il point à propos de rappeler
quelques-unes de ces prime -sautières affirmations
d'Aristote? Elles ressortent en relief sur les tablettes
de l'imperturbable logicien, et le jettent, à la dé-
robée, pour ainsi dire, de son propre génie, entre
les bras de Platon, a ... Le Désirable et l' Intelli-
gible meut sans être mil,.. Il meut comme objet
d'amour ^.. Dès qu'il y a un être qui meut, quoi-
que immobile, et qui est immobile, quoiqu'on acte,
cet être nest point soumis au changement. Ce mo-
teur est donc un être nécessaire, et, en tant que né-
cessaire^ il est le Bien, il est le Principe, Tel est
LE PRINCIPE AUQUEL SONT SUSPENDUS LE CIEL ET LA
iù-, È:wy.£v:v. — Arist., Métciphys., X!l. 7.
218 ALBERT LE GRAND.
NATURE *... Son bonheur est son acte Même ^.. »
Aristote a été vingt ans disciple de Platon et il s'en
est souvenue — Reste à savoir, à présent, com-
ment s'expliquera ce fait d'une singulière impor-
tance : la théologie catholique officielle , au moyen
âge , s'est séparée de Platon ; pourquoi ? Rien ne
nous autorise à supposer que l'Eglise renoue jamais
les liens d'une ancienne et glorieuse amitié : l'Eglise
demeure encore, à l'heure qu'il est, la cliente du
gouverneur d'Alexandre; encore une fois, pourquoi?
1 . ... 'E^ ToiàuTn; âpa àpx.YÎ? r.^-:r,Tax i cùpavô; x.at r. g6g'.;. — Arist.,
Métaphysique^ XH, 7.
2. 'EtteI Kal r, xS'ovyi èvsp-^eix toutci». — Arist., Mélaphys., Xil.
3. Après avoir médité sur les mêmes problèmes qui ne devaient
pas moins préoccuper que lui Aristote et Platon, Albert et saint
Thomas, le philosophe grec Xénophane s'écrie en ces très-beaux
vers que nous a conservés Sextus Empirions : « Il n'est point de
mortel qui ait pu voir clair dans ces profondeurs; il n'y en aura
pas qui puisse jamais savoir à fond ce que sont les dieux et l'uni-
vers dont j'essaye de pailler. Si quelqu'un par hasard rencon-
Irait un jour la vérité coinplète, il ne saurait pas lui-même
jiisquà quel point il la possède^ et sur tout cela il n'y a jamais
EU QUE VRAISEMBLANCE. » (V. Origines de la philosophie grecque.
Œuvres d' Aristote. Traité de la production et de la reproduc-
tion, Barthélémy Sainl-Hilaire, p. clxv.) — Mille ans et plus nous
séparent de Xénophane : il nous semble toutefois que sa conclusion
dernière en théodicée est encore , à tout prendre, la seule raison-
nable et que l'aveu que contiennent les très-beaux vers conservés
par Sextus Empiricus eût pu être médité avec fruit par les scolas-
tiques et filii.
MOUVEMENT DES ÉCOLES. '219
(( DiSCirULUS ADSUM QUI TRES EXGOGITAVI CAUSAS,
MAGISTER * ! »
(( Toute théologie un peu profonde s'appuie né-
cessairement sur une psychologie , » remarque avec
infiniment de justesse l'un des modernes que salue-
rait le plus volontiers Albert le Grand, s'il revenait
en ce monde, car tous deux se sont rencontrés en
Aristote et ils pourraient se dire l'un à l'autre : In eo
vivimus et siimus. a ... Ce fut la doctrine d'Aristote
qui régna durant tout le moyen âge, non pas qu'elle
fût la plus vraie , mais parce qu'elle était la plus ré-
gulière... La croyance religieuse ne courait aucun
danger à ce contact. Les faits étaient parfaitement
observés par le philosophe païen : on les lui emprun-
tait. Quant aux doctrines qu'il en avait tirées, on s'en
inquiétait peu, et, au besoin, on savait les accommo-
der avec le dogme ^ . »
La méthode d'Aristote prévalut , jmrce c/u'elle
était la plus régulière. Quant au fond de ses idées,
on ne s'en inquiétait que médiocrement... Yoilà que
i . « C'est un spectacle assez surprenant de voir toute la théo-
logie chrétienne déserter le platonisme, qui lui est si conforme,
pour adopter la psychologie péripatéticienne do?it les conséquences
sont si conlradicloires à l'orthodoxie. » — V. Barthélémy Saint-
Hilaire. Œuvres d'Aristote, Traité de l'âme, préface.
2. Y. Traité de l'âme, préface. Barthélémy Saint-Hilaire,
p. LXXXIV.
220 ALBERT LE GRAND.
commence à se produire autour de l'énorme point
d'interrogation un peu de clarté, et , grâce à l'auxi-
liaire bien armé, bene instnictiis ^ dont nous avons
été chercher le secours, nous n'en sommes plus déjà
à soutenir avec autant de trouble qu'auparavant le
regard fixe du maître inflexible qui, du fond d'une
des ruelles de la Cité ou bien assis sous les ar-
cades du cloître de Saint -Nicolas, nous est ap-
paru tout à l'heure : Hoc erat demonslrandum. Oui ,
le moyen âge théologic{ue se sentit invinciblement
captivé par la Logique^, et cela devait être. L'instru-
ment recèle, en effet, une force incomparable : l'Ecole
crut avoir concjuis, retrouvé, en le saisissant, le le-
vier d'x4rchimède capable de soulever tout obstacle.
Ce qu'il y a de vraiment solide dans cette forme ré-
gulière du raisonnement, le syllogisme, l'y attacha;
peu à peu, une sorte de superstition l'y riva, si bien
qu'elle ne tint plus compte absolument, à la fm, de
la valeur philosophique de l'aine^ en laquelle réside
cependant le serîs du divin. Sèche et superbe, elle
l'abandonna dédaigneusement comme une compagne
inutile, aux flux et reflux du mysticisme. Aussi, les
entendez -vous retentir et se prolonger à l'inflni ,
le long des voûtes et des avenues des cloîtres, les
plaintes à la fois tendres et lamentables de l'àme re-
butée par l'intelligence! Relisez les cantiques de saint
MOUVEMEiNT DES ÉCOLES. 221
François : c'est là qu'elle éclate en gémissements,
l'exilée, qu'elle s'avoue malheureuse, inconsolable,
que clis-je? accablée de fardeaux énormes de plus
de mille livres pesant j, a mille libre pesate. » Ces
pierres de plomb, qui la retiennent à l'écart et l'op-
priment, prenez garde, elles sont tombées de la fronde
des docteurs^ Mais une seconde raison put contri-
buer encore à amener l'étrange résultat devant lequel
l'historien, comme le penseur, s'arrête interdit, et,
attendu que nous réservons d'en donner une troi-
sième, celle-là politique, la plus saisissante peut-être,
nous laissons volontiers la parole à qui a bien voulu
nous indiquer la première. « Aristote seul pouvait
servir r Ecole, déclare le savant traducteur de ses œu-
vres complètes; Platon avait rendu jadis à la religion
des services plus essentiels, mais moins apparents :
IL AVAIT PRÉPARÉ LES VOIES AU CHRISTIANISME DANS
LE MONDE PAÏEN. Mais cc n'était point lui qui pouvait
être le précepteur de la scolastique... Les croyances
\.
Non m'harebbe fallato
Si ben tirar sapeua :
In terra era sternato.
Tutto era fracassato.
Le sorti che mi deua
Eran piètre piombate
Que ciascnna grauaua
Mille libre pesate. . .
Saint François, Oper., p. 160.
222 ALBERT LE GRAND.
d'Aristole sont incertaines et flottantes; on peut les
interpréter dans l'un et l'autre sens; mais on peut le
suivre presque aveuglément dans l'étude exacte des
phénomènes. A qui se serait-on adressé, je le de-
mande, si ce n'est à lui, pour connaître en détail et
clairement les faits de la sensibilité et ceux de l'in-
telligence? Platon aussi les avait décrits; mais il y
avait bien peu d'esprits capables de recueillir les des-
criptions éparses dans ses dialogues j, et de les déga-
ger avec toute leur vérité et leur grandeur de l'enve-
loppe parfois un peu trop éclatante dont Platon les
avait revêtues *. »
Il est certain que pour se défendre de n'avoir point
suivi Platon — à part je ne sais quel secret penchant
qui l'entraînait vers l'absolu en général et le subtil en
particulier, je ne sais quelle défiance de ses lumières
naturelles qui le poussait à n'argumenter qu'en forme,
comme s'il eût craint qu'abandonnée à elle-même sa
fugitive raison ne s'envolât — le moyen âge ortho-
doxe peut alléguer une sorte de non possumus : il ne
connaissait guère les Dialogues^ fort imparfaitement
en tout cas, et d'après des lambeaux de traductions
défectueuses ou supposées \ Trop éloignés par la
1. Œuvres d'Aristote, Traité de l'âme. Barthélémy Sainl-
Hilaire, préface, p. lxxxv.
t. On sait que dans le Timée de Platon il est question d'une ré-
MOUVEMENT DES ÉCOLES. 223
distance pour sentir non point seulement le contre-
coup, mais môme les ondulations dernières du mou-
vement néo- platonicien , n'ayant nul pressentiment
non plus de tous ces purs horizons que devait un jour
ouvrir la Renaissance, on peut dire de nos théologiens
du xii"" et du xiii^ siècle, qu'incapables matériellement
déjà de lire Platon dans sa langue, eussent-ils même
pu feuilleter sans trop d'eiïort les pages d'un manu-
scrit grec, ils se trouvaient en outre fort mal disposés
à le comprendre par les tendances et les conditions
d'éclosion de leur propre génie. « Tout homme naît
disciple d'Aristote ou de Platon, » a fort bien dit un
philosophe. Chaque époque possède aussi son tem-
pérament intellectuel particulier : celui du moyen
âge, paraît-il, le rapprochait d'Aristote. Mais arri-
vons, sans plus de détours, à ce que j'appellerai la
raison d'Etat^, trop laissée dans l'ombre jusqu'ici, du
triomphe définitif et permanent de l'influence péri-
patéticienne au sein de l'Église.
Quelle méthode la papauté eût -elle jamais pu
publique qui n'est point la Republique. Il courait au moyen âge
une mauvaise traduction du Timée qu'Abélard entre autres eut
entre les mains. Lorsqu'A-bélard parle de la République de Pla-
ton, ce n'est donc point de la République, mais du Timée qu'il
s'agit. Qu'on juge de l'ignorance et de la confusion générales par
cet exemple particulier !
224 ALBEPiT LE GRAND.
rencontrer plus favorable que celle d'Aristote à l'éta-
blissement comme à la défense de ces desseins qu'elle
pensa réaliser entre Gharlemagne et Léon X? Ses
visées furent alors d'une grande audace, on l'avouera ;
elle n'y renonce point encore aujourd'hui : elle n'est
pas cependant tout à fait la maîtresse, et elle ne
pèse plus d'un grand poids sur la direction des
choses humaines. On conçoit, de reste, qu'une fois
la forme syllogistique étant saluée comme excellente
et agréée comme infaillible du commun des fidèles,
il ne s'agit plus ici -bas — soit qu'il plaise de faire
reconnaître ou de définir un dogme, et cela regarde
la foi, soit d'appuyer sur un texte quelconque la légi-
timité du pouvoir spirituel ou temporel , voire même
la prétention à la souveraineté universelle, et cela ne
regarde plus , ce semble , que l'ambition — il ne
s'agit plus, en définitive, que de rouvoiii ou DE
SAVOIR FAIRE ACCEPTER LA MAJEURE de telle OU telle
proposition voulue. Or Grégoire IX, ses successeurs
et ses émules, la fournissent volontiers cette ma-
jeure; ils l'imposent sans remords et sans scrupule
aucun. Afin qu'on ne discute point les conclusions
du raisonnement qui les sacre per fas et nefas omni-
potents, ils vont en cueillir les prémisses dans telle
ou telle phrase des livres saints. La tribu des logi-
ciens assermentés développe ensuite méthodiquement.
MOUVKMKNT DKS KCOfJ-.S. '225
imperturbablement, avec verve et subtilité, ut decet,
les données arbitraires soustraites d'avance au con-
trôle du libre examen, et voilà que, triomphateurs
improvisés, grâce à un artifice d'un genre nouveau,
les représentants de Celui qui vint au monde à Beth-
léem font signe à leur intelHgent esclave de nouer au-
tour de la tiare le bandeau des Césars. Cet esclave
n'est autre que le syllogisme d'Aristote réduit au rôle
de complaisant ou d'afiîdé, de par l'expresse volonté
de la cour de Rome. Nous allons sous peu d'instants,
d'ailleurs, contempler les elfets ruineux dont nous
venons de rechercher les causes plus ou moins im-
médiates, et admirer quels liens étroits rattachent
aux plus abstraites théories de l'esprit les plus con-
sidérables événements de l'histoire.
Albert le Grand, après avoir passé six ans, près
de l'université de Bologne, au couvent de Saint-Ni-
colas, après y avoir étudié la théologie telle qu'on
l'enseignait au xiii^ siècle, fut promu au grade de
lecteur, dignité qui lui ouvrit la voie des honneurs
dans l'Ordre de Saint-Dominique*. L'obéissance pleine
et entière à la Règle était devenue, paraît-il. Tune de
1. Endlich wurde er zum Lohn seiner Tuchtigkeit und seiner
Wissenschaft .. zum Leclor ernannl und nach der berlihmten
Métropole Ueuisclilands, nach Koln gesendet. — AlberLus Ma-
gnus.
I. 15
226 ALBERT LE GRAND.
ses vertus. Le moine avait embrassé le prudent parti
de ne plus désormais s'appartenir et de laisser à d'au-
tres le soin de diriger sa personnalité physique, à
seule fin de triompher en paix comme philosophe, et
d'acquérir à ce prix la première de toutes les libertés,
celle de se sentir les coudées franches dans les pures
régions de l'esprit. En face de l'inévitable, du con-
tingent ou de l'imprévu, tout homme qui a beaucoup
souffert ou qui seulement a réfléchi tant soit peu en
arrive, tôt ou tard, à prendre quelque résolution de
cette sorte, contemplative ou stoïque : on se réfugie,
comme dans un temple , dans le Cogito , ergo sum
de Descartes ou dans le Nil mirari des anciens. Ce
monde -ci n'appartient en réalité qu'à ceux qui s'en
détachent , mais le sage et le politique n'arrivent
peut-être à le dominer en tout aplomb et sérénité de
conscience qu'en ne lui résistant point toujours. Rien
que pour mieux les connaître et pour se mettre en
mesure d'exercer sur ses semblables une large et sa-
lutaire influence, ne convient-il point de se soumettre,
en temps et lieu, avec tact et noblesse, aux exigences,
aux variations , aux sic et non, aux impulsions trop
souvent déraisonnables , mais aussi singulièrement
instructives de la médiocrité qui nous gouverne?
N'est-ce point là le fait d'un penseur et d'un héros,
plutôt que l'acte d'un indifférent? Eh ! de quel droit
iMOUVKMKÎViT DES KCOLES. 227
refuserait- 011 à celui qui juge, reflète, coordonne,
compare et résout cette mâle et délicate jouissance
de conclure de passagers mais féconds hymens avec
les idées vulgaires, d'en agréer même quelques-unes,
sans toutefois se donner à elles, et de plier, condes-
cendre, entrer dans le courant sans céder? Quelles
profondeurs de lumière ou de dédain ne supposent
point chez le pacifique de génie certains abandons
raisonnes de lui-même ! Sur un signe de Jourdain de
Saxe, son siipérieur, Albert le Grand dit adieu à l'Ita-
lie, tourna les yeux vers le nord, chaussa ses lourdes
sandales, ruslicana calceamenta non eruhuit^ — re-
marque avec componction l'un de ses biographes, —
franchit le seuil du couvent de Saint-Nicolas, et prit
le chemin de l'Allemagne, sa patrie.
LIVRE TROISIEME
L'EMPIHE ET LA l'APAUTE
Feindschaft sei zwischeu euch ! Noch kommt das Bûndniss zu friihe
Wenn ihr im Suchen euch trennt wird erst die Wahrheit erkannt.
Schiller, An Naturforscher und Philosoplien.
Ahi Constantin , di quanto mal fu madré ,
Non la tua conversion , ma quella dote
Che da te prese il primo ricco Padre!
Dante , Inferno , xix.
i
i
i
LIVRE TROlSlEiME
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ
Albert le Grand à Cologne. — Frère Henri. — Caractère de la mission
d'Albert en Allemagne. — Lutte de l'empire et de la papauté. — Gré-
goire IX. — Théorie idéale des deux pouvoirs : de l'absolutisme impé-
rial et de l'absolutisme théocratique. — Frédéric II, empereur des
Romains. — Ses talents, ses mœurs, son harem, sa cour, son traité
de fauconnerie. — De l'Allemagne et du clei^é allemand au moyen
âge. — Campagne d'Albert et des dominicains contre les ennemis du
saint-siége. — Saint Thomas d'Aquin à Cologne. — Albert le Grand
va enseigner à Paris.
1221) — 1245.
Revoir la patrie! On ne se représente point de
génie si impassible, si rigoureusement abstrait dans
la science ou si religieusement tourné vers les régions
idéales de la poésie, — j'ai nommé Albert le Grand ou
Gœthe, — qui ne sente, au seul aspect des lieux où s'est
écoulé le premier âge de sa vie, comme un renouvel-
lement de l'être. Quand on revient à la patrie, quand
2)2 ALBEHT LK GRAND.
on lui revient surtout après avoir passé loin d'elle
quelques-unes de ces années qui courent de l'ado-
lescence à la jeunesse, — et le sort a voulu que nous
ayons connu cette sorte d'exil ainsi qu'Albert, —
sous les arbres qui ont grandi, dans les vallées qui
semblent alors plus étroites et les maisons moins
grandes, — car à mesure qu'on vieillit, on s'éloigne et
tout ce qui touche à la terre diminue de volume sans
perdre d'importance, — au sein des eaux et des prés.
sur le visage même des indifférents qui ne sont plus
des étrangers, on croit apercevoir des signes d'heu-
reux augure, on retrouve répandue comme une lueur :
il n'est pas jusqu'aux clartés du ciel qu'on ne salue
et qui ne ravivent au fond de l'àme certaines impres-
sions que l'àme garde, mais sans en jouir, alanguies,
engourdies, pour ainsi dire, loin du pays. Serait-ce.
par hasard, que près des lieux qui nous ont vus
naître, grâce à je ne sais quelle illusion de nos sens,
nous prêtons complaisamment aux objets familiers
que colorent nos souvenirs des valeurs, des teintes
ou des nuances qui en réalité ne leur appartiennent
pas? Peut-être. Mais, n'en déplaise à ceux-là que
le demi -jour ofTense et qui n'admirent que l'azur
vermeil des baies orientales, il n'est point de lu-
mière au monde qui vaille après l'absence la flamme
pale, tremblante au fond de l'àtro, tanl(M assoupie
L'F.MPIRi: KT 1 A PAPAITI-. 2Xi
SOUS la cendre , tantôt secouant ses derniers bou-
quels d'étincelles entre les chenets du foyer. Dès
que le transfuge l'eprend le sentier du coteau natal,
dès que, de loin, il reconnaît la porte dont le mar-
teau semblait parfois si lourd à sa main d'enfant :
« C'est en ce lieu que fut ton berceau,... j'ai connu
ton père et ta mère;... c'est ici que lu vivras ta vie,...
c'est là que t'attend la tombe, » murmurent tour à
tour mille voix gaies et plaintives; et tel, qui pensait
rentrer simplement en possession de son domaine,
s'arrête, ou, traînant le pas, écoute : une voix sou-
veraine a crié Patrie ! Ne dirait-on point aussitôt du
bruit solennel d'un coup de foudre couvrant de légers
et capricieux accords? Non, elle ne nous appartient
que par une sorte de fiction, la terre que nous appe-
lons parfois la nôtre et du sein de laquelle, à peine en
avons-nous prononcé le nom, s'échappent, pour in-
vinciblement nous soumettre et nous prendre le cœur,
trois mots d'ordre impérieux : ho\neuk, respect,
DEVOIR. Non, c'est bien nous qui sommes à elle plu-
tôt qu'elle n'est à nous. Nous n'avons quelque rai-
son de la considérer comme notre bien que si nous
entendons par là la faveur qu'elle accorde à ses fils
de mourir glorieusement pour elle, et les facilités
qu'elle nous oITre , dès que nous l'aimons et })réten-
dons nous montrer bon citoyen, de devenir par elle et
234 ALBERT LE GRAND.
pour elle honnête homme : l'irrésistible attrait qu'elle
exerce peut mener à la vertu ^ . Qui sait si le suprême
ordonnateur de nos intelligences et de nos âmes n'a
point forgé les chaînes qui nous attachent au sol si
puissantes , pour nous donner un faible aperçu et
comme un vague pressentiment des charmes autre-
ment invincibles et délicieux qui nous lieront un jour
à la patrie réelle, attraction morale évidemment su-
périeure aux plus nobles mouvements terrestres, et
que nous ne saurions concevoir, ici-bas, que par nos
élans incertains, impétueux, contrariés, vers la piété,
l'amour et la justice?
On ignore quelle route choisit Albert le Grand pour
retourner en Allemagne. Le voyageur qui de Bologne
ou de Milan se dirige vers Cologne, — et c'est pour
cette dernière ville que le supérieur d'Albert lui avait
remis son obédience^ — a trois partis à prendre : des
plaines de la Lombardie on peut tenter de gagner le
Tyrol par Botzen, on remontera de là vers la Ba-
vière; s'en aller chercher le Rhin en passant par la
Suisse, le fleuve en ce cas servira de guide ; ou bien
encore traverser le Mont-Genis, et, sans un trop long
détour, arriver an point voulu, après avoir respiré
l'air de France. Ge n'est malheureusement qu'un
1 . « La bonté des mœurs nous mène à l'amour de la patrie. »
Montesquieu.
L'EMPIRK ET LA PAPAUTÉ. 235
peu plus tard qu'il est fait mention dans les chroni-
ques du séjour que fit le docteur universel dans notre
pays; nous devrons attendre quelque temps encore
avant de le voir, de l'entendre, ou plutôt de l'ap-
plaudir chez nous, à Paris. Peut-être, — on ne se
défait jamais complètement, après tout , de ce qu'il
y a d'inusable et de sacré dans ce qu'on est convenu
d'appeler la dépouille du vieil homme, — peut-être
le religieux se décida-t-il pour la voie du Tyrol qu'il
avait foulée naguère; peut-être trouva-t-il quelque
douceur à contempler, l'esprit calme et résolu, ces
neiges et ces rocs qui l'avaient jadis étonné, le jour où
il échappa pour la première fois aux chênes et aux
sapins de la Souabe bavaroise , aux caresses et aux
recommandations maternelles, attiré par les sons de
la lyre invisible qui vibre au pied des orangers; peut-
être encore voulut-il saluer, de loin tout au moins,
la petite ville de Lavingen et le vieux manoir des Boll-
stadt. Quoi qu'il en soit de ces conjectures, Albert ne fit
son entrée à Cologne, vaste et opulente cité, dès cette
époque l'une des plus importantes de l'Allemagne,
que vers le mois de juin de l'an de grâce 4229 : il
descendit rue de Stolk, viens S toi korum, dans une
maison où les dominicains venaient de s'établir ^
1. Les premiers dominicains qui vinrent à Cologne firent
236 ALBEirr LK G H A N D.
Nul doute que frère Henri, dont il sera parlé tout
à l'heure, frère Henri, le chef de la communauté
dominicaine qui déjà commençait à fleur ir aux bords
du Rhin, n'ait eu l'hospitalière et révérencieuse idée
de s'avancer le long de la rive à la rencontre de son
frère en Notre-Seigneur. Ce ne fut point, comme on
doit bien le penser, une joie médiocre dans le pauvre
couvent de la rue de Stolk quand la nouvelle s'y ré-
pandit que la maison de Bologne se désistait en sa
faveur d'une réputation déjà illustre et d'une intel-
ligence dite sans égale. Albert le Grand avait alors,
s'il faut toutefois se fier entièrement aux dépositions
de ses biographes, trente-six ans. Trenle-six ans!
N'est-ce point l'âge éminemment viril, mais critique,
sorte de point culminant qu'on ne voit pas se dessi-
ner à l'horizon sans un peu de trouble et d'émo-
tion? N'est-ce point aussi sur ces hauteurs que siège
l'inévitable Parque, fille et juge de nos œuvres? Se-
lon que nous aurons bien ou mal mérité de l'esprit,
la justicière nous ouvre , en elfet , ou nous ferme
froidement l'avenir, tourne la quenouille ou joue
des ciseaux. «■ En avdnt ! h vous les pampres et la
grappe! dit la Parque aux mortels de courage et de
choix (Wine iiiai.soii niorloste, rue de Stolk , vicii>! Stolkorum :
ils s'y agrandirent considérablement par la suite. — V. Ho-
dolphe.
L'KMPIRE 1:T la PAPAUTK. 237
vololUé ; vous (irez hicn emploie la jeunesse : à vous
la vie \f » — (( llalte-là! Demain, la nuit sans au-
rore! Déchus ! Détruits! A vous les retours amers et la
ruine!)) déclare-t-elle aux frivoles, même les mieux
doués, auxquels les rides précoces, le dégoût chaque
jour accru, la lassitude inféconde et sans espoir, l'or
jeté en pure perte, l'amour qui se venge d'avoir été
sacrifié aux amours , ne laissent point de rappeler,
quand sonnent pour eux les trente-six ans^ que ven-
danges sont faites '. Qui niera que les jugements dont
les arrêts plus ou moins définitifs recevront, selon
toute probabilité, leur exécution ou leur sanction dans
un monde meilleur ou plus mauvais, ne commencent
assez visiblement , et par nos propres mains encore,
à s'exécuter dans celui-ci !
Dans le style, la musique ou la peinture, les eiïets
ne se produisent guère que par le contraste. Règle
générale, dans les choses de l'art, on n'arrive à tou-
cher, à charmer l'esprit, l'oreille ou les yeux que par
les gradations savamment ménagées du plaisant au
sévère^ s'il s'agit des lettres; des notes aiguës aux
1. «Le soir de la vie apport; avec lui sa lampe. » Joiibert,
Pensées .
2. 1 hâve tried in ils (urn ail that life can supply;
I hâve bask' in the beams of a dark roUing eye ;
I hâve lov'd — who has nol? But what longue will déclare
That pleasure existed while passion was there ?
BvRON , Misccl. poeiHS.
238 ALBERT LF, GRAND.
notes profondes , s'il est question d'harmonie ; de la
lumière et des ombres, si nous prenons la palette.
Dans le domaine purement spiritualiste de la religion,
il semble que Dieu, pour parvenir à ses fins, n'ait
point dédaigné de recourir aux procédés, et que Ce-
lui qu'on peut indifféremment appeler le grand artiste
ou le grand géomètre se soit aidé, pour vulgariser le
Verbe, des caractères humains diversement teintés,
des formes variables du Moi, tout comme un maître
se sert des couleurs, des mots ou des sons pour ex-
primer son idée. Remontez au premier âge du chris-
tianisme, considérez les expressions de visage et le
tempérament moral des interprètes de l'Evangile :
ne retrouvez-vous pas la douceur sublime, saint Jean,
à côté de l'exactitude lente et méthodique du prati-
cien converti, saint Luc ; la rudesse vaillante et con-
vaincue, saint Pierre ; la fougue idéaliste et noble du
croyant de haute race, saint Paul , près de la vigueur
tenace et de la foi défiante du paysan, saint Thomas?
Assurément la pensée de l'œuvre est divine et vient
de haut; mais, sans produire aucun désordre, l'initia-
tive personnelle se révèle et s'accuse dès qu'elle-même
se formule et se précise la Révélation. Les exécutants
attaquent d'abord différemment la note : l'Église pri-
mitive Ta bien reconnu, puisqu'elle prête aux quatre
évangélistes des emblèmes allégoriques qui les dis-
L'KMPIBE KT LA PAPAUTK. 239
tingucnt. Chacun d'eux s'arroge ensuite quelques
libertés particulières vis-à-vis de la partition non
écrite, et qu'il transpose de mémoire. Il n'est point,
on nous pardonnera cette hardiesse, jusqu'à l'oppo-
sition calculée de l'âge, des conditions, des aptitudes
et jusqu'au timbre de voix des vénérables person-
nages appelés à concourir ensemble à la propaga-
tion de la bonne nouvelle^ dont ne se soient sûrement
frappés les moins attentifs, pour peu qu'ils ne se lais-
sent point indolemment bercer au charme imposant
d'un concert c{ui depuis bientôt deux mille ans tient les
âmes suspendues. Parmi les disciples de Dominicjue,
nous n'avons point à nous demander ici quel fut le
saint Pierre ou le saint Paul, le saint Marc ou le saint
Luc, mais le hasard vient de nous faire rencontrer le
fac-similé effacé et comme une vague réminiscence
du saint Jean des Écritures. Le moine qui va rece-
voir Albert le Grand sous son toit, le prieur des
dominicains de Cologne, frère Henri, est une de ces
figures à la fois rêveuses et fmes dont les traits cor-
rects n'excluent point un soupçon de langueur et la
grâce réelte un peu d'étrangeté.
Les monastères ont recueilli et recueillent encore
certaines natures auxquelles conviennent l'ombre et
le silence, ainsi qu'à d'autres la lumière et le bruit.
Non moins disposées à se retirer qu'à se livrer, elles
•ii(» ALBKRT r,K GRAND.
voilent, épanouie au sein du cloître, une fleur d'élé-
gance naïve et de pureté que sans doute eussent empê-
chée d'éclore ou qu'eussent flétrie l'exposition en plein
vent, le hàle des après-midi torrides, les glaciales nuées
des matins ou le souffle empesté des nuits , dans les
grandes villes. Au-dessus de ces prunelles d'mie limpi-
dité singulière, si délicates qu'il suffit d'un jour un peu
trop vif pour que tout de suite il y tremble une larme,
la solitude déploie comme une gaze qui les préserve
sans les assombrir. Pour s'élever à toute heure vers
le crucifix, ces paupières naturellement baissées veu-
lent se sentir encouragées par les reflets discrets qui
tombent de la voûte étoilée des chapelles. C'est qu'il
existe de par le monde deux sortes de sérénités, l'une
tendre, l'autre superbe. La première semble faite de
sourires et d'innocence ; la seconde s'acquiert au prix
des larmes , des épreuves et quelquefois du sang :
celle-là charme ; celle-ci, on l'admire. Elle seule, la
paix héroïque, chèrement achetée par la lutte, no-
blement assise sur la douleur refoulée ou les pas-
sions vaincues, prête au masque de l'athlète ce je
ne sais quoi de net et 'd'achevé qui transporte à la
fois et repose : elle seule laisse cette impression
que produit le calme vivant des statues antiques.
Marins à Minturnes, Socrate buvant la ciguë, Albert
le Grand vidant la coupe que lui tend le moyen âge,
L'KMPIRK ET LA 1>APAUTÉ. '241
présentent trois exemples de cette placidité robuste,
et, certes, ce n'est point nous qui lui refuserons la
supériorité. Mais la sérénité frêle, si l'on peut s'ex-
primer ainsi, est-elle donc tant à dédaigner? Parce
que la blancheur des lis n'implique nullement l'idée
de résistance et de force qu'éveille la blancheur des
marbres, doit -on mépriser les lis? Que de fronts
d'aspect majestueux et angélique, unis et sur les-
quels semble planer vaguement une auréole éthérée,
ont paru , jeté une lueur, approché de l'idéal , puis
se sont évanouis dans le mystère et l'oubli, sans que
quelqu'un ait pris seulement la peine de les relever !
Il est vrai que pour les saisir il faut les surprendre,
et, pour les surprendre, user de ménagements infinis.
Une rude parole les fait rentrer dans le néant, une
vulgarité les abat, le spectacle du mal et du laid les
frappe d'un étonnement toujours plus vif et doulou-
reux; les années n'ont point toujours raison de ces
incorrigibles mais adorables candeurs. Une ou deux
physionomies riantes ne s'encadrent-elles pas à mer-
veille dans un tableau complet du moyen âge, et
quelques ingénuités se détachant à l'improviste sur
le fond sévère et tourmenté des mœurs brutales de
l'époque ne la feront -elles pas mieux comprendre?
A l'ombre des clématites et des vignes vierges, dans
le jardin du couvent des frères prêcheurs de Go-
I. 16
242 ALBERT LE GRAND.
logne, avant de nous hasarder sur cette terre d'Al-
lemagne , théâtre de toutes les guerres et foyer de
toutes les discordes, arrêtons -nous un moment, et,
comme une colombe qui passe , regardons passer
frère Henri.
Quoi de plus frais, de plus aérien que cette courte
existence de l'humble prieur de la rue de Stolk, si
parfaitement innocente, si chaste, si recueillie! On
pourrait peut-être lui appliquer, tant sa vie coula mo-
destement près de la cellule, ce mot qui a été dit à
la louange de la simplicité de mœurs et de maintien
d'une Romaine : « Elle fila de la laine et garda la mai-
son.» Le cloître fut pour lui le forum; sa pensée ne
se détacha jamais du divin époux. Ce n'est point à
la légère, en nous jouant, que nous lui consacrons
ici quelques lignes. Frère Henri prend à nos yeux
l'importance et l'intérêt d'un type, en dépit, ou plu-
tôt en raison même de son peu de relief. Que si
d'autres carrières que la sienne, en effet, .plus éner-
giques, plus remplies de labeurs et d'aventures, par-
lent avec plus d'autorité à l'imagination, et vont, pour
ainsi dire, au-devant de l'esprit cjui les subit, celle-
ci l'attire et le retient , une fois qu'il l'a trouvée sur
sa route. Nulle vie monacale de la Thébaïde d'Occi-
dent ne symbolise dans un clair-obscur plus irisé ce
que j'appellerai le côté féminin du mysticisme.
L'KiVlPlHE ET LA 1>APAUTK. '243
A peine sorti de l'adolescence, — il devait, d'ail-
leurs, rester toujours et mourir jeune, — frère Henri,
aimé, recherché de tous, se voue au service de Dieu.
Pensez-vous, par hasard, qu'il ait beaucoup lutté,
soutenu nombre de combats intérieurs, traversé seu-
lement quelques-unes de ces nuits houleuses qui la-
borieusement enfantent les poètes, les héros et les
saints, nuits qui arrachent son rêve prodigieux à
Jacob, dressent son bûcher à Savonarole ou héris-
sent sa chevelure à Saûl? Circuit leo rugiens, qu^e-
RENS QUEM DEVORET. Sou Caractère ne l'exposait point
aux tempêtes. Le disciple de Dominique appartient
à cette catégorie d'âmes dont le lion rugissant de
l'Ecriture n'affrontera jamais les régions tranquilles :
le monstre n'y rencontrerait point de quoi repaître
sa fureur et sa faim. L'âme de frère Henri était de
celles que visite et salue, au contraire, dès que luit
l'aurore, la colombe de l'arche, la colombe avec son
rameau. Il est bon à r homme de porter le joug du Sei-
gneur dès sa jeunesse : cette parole retentit un matin
à son oreille. En se conformant à la sainte maxime, il
ne fit qu'obéir à son penchant, car Vamour de la jus-
tice et de tout ce qui est honnête semblait inné en lui *.
i. Iste cum optimae esset indolis adolescens, in omnibus sese
exhibuit ad disciplinam docilem, facilem ad virlutes; sicque dum
cresceret aetate, crescebat et moribus, usque adeo, ut si cum ipso
244 ALBERT LE GI'.AND.
Doué, raconte encore un vieux récit, de la gravité
douce, d'une compréhension souple et facile, d'un
son de voix mélodieux, d'un art inimitable de bien
dire et d'émouvoir ceux qui l'approchaient % lorsqu'il
vint étudier à Paris, il se lia étroitement avec Jourdain
de Saxe, le futur général de l'Ordre, simple clerc en
ce temps-là, et forma le généreux mais chimérique
dessein de ne le quitter jamais. « Ne nous séparons
pas, Stemus simul, » répétait sans cesse frère Henri à
frère Jourdain, en commentant avec grâce, à sa façon,
le mot du prophète Tsaïe, le jour où tous deux, entraî-
nés par un discours de frère Renaud de Saint-Gilles,
ils revêtirent ensemble, au couvent de Saint-Jacques,
l'habit de Saint-Dominique ^ Ce trait l'achève. Ne se
persuadait-il point imprudemment, le tendre céno-
bite, que la liberté du dévouement peut exister sans
l'indépendance, et que deux cœurs bien unis ne feront
que jouir plus étroitement l'un de l'autre, en se réfu-
giant sous la bure? Stemus simul ! Hélas! quel souhait
délicieux 1 Mais comme les événements ne tardèrent
point à réduire à néant ce beau projet, éternel et
conversaveris, velut angelum aestimares, et quasi innalam et cre-
deres honestalem. — B. Jordanus, c. 40, n° 40.
1. V. P. Touron, Disciples de saint Dominique , liv. VI.
p. 724, 7^22,723.
2. V. P. Touron, ibid.
L'EMPIRE KT LA PAPAUTl-:. '245
fol espoir des âmes éprises ici-bas de l'Infini, char-
mant rêve toujours repris, toujours déçu! Frère Henri
reconnut bientôt, non sans verser quelques larmeç,
qu'une entière conformité de vues et d'état n'entraîne
point avec elle la certitude de n'avoir point à souffrir
des déchirements de l'absence, et que vouloir garder
à ses côtés son ami en même temps que prétendre
rester soumis aux exigences de la Règle, c'est un pro-
blème de géométrie sentimentale non moins difficile à
résoudre que la quadrature du cercle. Pareille à la
fatalité si souvent célébrée dans les chœurs d'Eschyle
et de Sophocle, la Règle, divinité sourde qui préside
au destin des communautés religieuses, mais qui n'a
encore inspiré personne, garde un visage impassible.
Elle ne connaît ni la pitié ni le remords. Scrupule
pour elle égaie faiblesse. Elle commande : point de
réplique. Une fois l'arrêt prononcé, elle s'adosse au
trône du dieu qu'elle nomme Jupiter ou Jéhovah, peu
lui importe, car elle sert ou plutôt trahit tous les
dieux, et elle pousse, rapproche ou divise à son gré
les mortels.
Nos inséparables n'eurent point plus tôt prononcé
leurs vœux, qu'il leur fallut se contraindre, bien qu'ils
eussent pris le froc dans la même compagnie, à ne plus
se voir, à ne plus penser ni lire en commun, à deve-
nir comme étrangers l'un à l'autre. Frère Jourdain,
246 ALBERT LE GRAND.
rapidement promu aux premières dignités de l'Ordre,
parcourt désormais la France, la Pologne ou l'Italie,
tandis que frère Henri, dirigé, dès 1221, vers la ville
de Cologne pour y fonder un couvent, s'en va de-
meurer aux bords du Rhin , loin du compagnon de
ses vingt ans. Aussi quelles plaintes modulées à mi-
voix s'échappent de temps en temps de ce pauvre
hospice de la rue de Stolk , dont frère Jourdain ne
franchit jamais le seuil et qui vit expirer frère Henri !
Entendez-vous ces soupirs étouffés par la résignation
et une piété vive, mais si tristes, si humbles, expri-
mant avec tant de suavité la mélancolie de l'aban-
don, qu'ils nous touchent et nous remuent encore,
bien que nous soyons un peu plus éloignés de frère
Henri que ne l'était frère Jourdain? a Où êtes-vous à
présent? écrivait un jour, au hasard, sans savoir en
quel lieu l'infidèle portait en ce moment-là ses pas ,
le prieur de Cologne à celui qu'il ne pouvait se lasser
d'aimer, où êtes-vous? Qu'est devenu ce merveil-
leux dessein que nous avions formé naguère et qui
nous avait semblé si doux : ne jamais nous quitter?
— Stemus simul! — Restons ensemble! Ainsi par-
lions-nous jadis,.. Mon séjour à moi, cest toujours
l'Allemagne^ ! )) Et pourquoi frère Henri fut-il con-
1 . V. P. ïouron, Disciples de saint Dominique : Frère Henri
d'Utrecht.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 247
damné sans appel à ne point respirer hors de ce
pays? D'où vient qu'on ne songea point à le rempla-
cer dans une station lointaine où la résidence lui fut
imposée par un signe de ses chefs , et qu'un autre
signe impérieux lui défendit d'abandonner? Le secret
mobile de tant de sévérités devra peut-être se cher-
cher dans les grâces mêmes et les dons heureux qu'il
avait reçus du ciel, son art incomparable de bien dire
et de ravir ceux qui l'approchaient. Justement parce
qu'elles sont dures et sans entrailles, les autorités
absolues veulent quelquefois être représentées par
des hommes doux, et quand, par surprise ou par
violence, elles se trouvent pouvoir disposer de leurs
contraires, elles en usent alors sans pudeur et sans
merci. Si jamais brocanteur de Sparte ou de Gorinthe
a conçu la plaisante idée de mettre aux enchères les
cordes soi-disant retrouvées de la lyre d'Orphée, la-
quelle domptait jusqu'aux bêtes féroces, soyez sûr
qu'il ne se sera point ému des railleries de ses conci-
toyens , qu'il n'a jamais compté en trouver le place-
ment en Grèce, mais qu'il les aura vendues bel et
bien, ces cordes magiques, et très -cher, à quelque
tyran tel que Denis de Syracuse.
On conviendra que, vu ses qualités conciliantes,
ses talents et ses vertus, frère Henri n'était point un
médiocre instrument de propagande. Peu de moines
248 ALBERT LE GRAND.
durent se montrer aussi propres à favoriser, au dé-
but, l'expansion de l'œuvre de saint Dominique aux
bords du Rhin. Rien de plus difficile, on le sait, que
les commencements en toute chose ; > il est dange-
reux aussi, s'il faut en croire le proverbe, de se
prendre de querelle avec les Teutons. Ses supérieurs
l'avaient bien jugé. Frère Henri réussit à Cologne,
en dépit de mille obstacles, et ses victoires l'enchaî-
nèrent au sol qui lui dérobait la moitié de son âme.
Sur le peuple et les seigneurs, frère Henri eut bien-
tôt pris de l'ascendant; mais ce furent, paraît-il, les
prêtres séculiers, jaloux des succès de la communauté
naissante, qui lui tendirent des embûches et s'obsti-
nèrent à ne point se laisser désarmer par tant de no-
blesse et de séduction. Les séculiers allaient constam-
ment porter leurs plaintes aux pieds de l'archevêque
Engelbert, et peignaient les robes blanches sous les
plus sombres couleurs. «... Les dominicains mettront
Cologne en état de siège. . . nous perdons tout crédit au-
près des fidèles... on va nous tondre et nous dépouil-
ler de nos ouailles... la peste soit des intrus... nous
ne sommes donc plus ici chez nous...» murmuraient,
allaient partout répétant les curés des paroisses qui
s'indignaient et les chanoines qui s'éveillaient ^ Frère
1. Manche Welt-Geistliche beklagten sich dariiber beim edien
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 249
Henri n'eut point de peine à réfuter, rien qu'en se
montrant, les basses calomnies, et, sans répondre di-
rectement aux attaques, il entreprit contre la rudesse
des mœurs allemandes, assez générale à cette époque,
et contre les sacrilèges journaliers du langage, en
particulier, une de ces croisades pacifiques qui con-
venaient à sa délicatesse extrême non moins qu'à
l'ardeur de son zèle.
Dès qu'il s'était trouvé en contact avec les gens
de Cologne, en l'année i22/|, quatre ans seulement
avant la venue d'Albert, un ou deux mois après avoir
dit adieu à l'objet de toutes ses tendresses, le moine
envoyé au loin s'était tout d'abord senti quelque peu
dépaysé en cette ville où il arrivait inconnu, sans
appuis, ayant perdu son soutien, avec des nuages
de malveillance à l'horizon. Mais, dès qu'il eut
échangé quelques paroles avec ceux qu'il était chargé
d'évangéliser, hasardé quelques pas en dehors du
monastère, et entendu comment on parlait dans les
rues, frère Henri éprouva un saisissement inexpri-
mable. II fut tout surpris et désolé de la grossière
habitude qu'avait conservée, ou contractée depuis sa
conversion, cette population des bords du Rhin :
Erzbischofe Engelbert, dass die Ordensmânner das fremde Aern-
tefeld betraten... sie wijrden die Geistlichon in Gefahr, die Stadt
in Bedrangniss bringen...— Sighart, Alberlus Magnus.
250 ALBERT LE GRAND.
les gens de Cologne n'ouvraient la bouche que pour
jurer ou blasphémera «Près de quelles sources im-
pures laissez-vous donc paître vos brebis? » eùt-il pu
reprocher aux séculiers. Surmontant ses dégoûts et
ne prenant conseil que de la loi qui commande d'ou-
blier les injures , notre inoffensif apôtre tenta de ré-
trécir, en y versant du miel, la plaie qu'un de nos
rois prétendit cautériser en y appliquant le fer rouge,
et que ses négligents adversaires ne pensaient point
seulement à guérir. Le mal diminua peu à peu ,
constatent les chroniques, et s'il ne disparut point
tout à fait, si tous ceux qui juraient et blasphémaient
ne retinrent point leur langue après les exhortations
de frère Henri, c'est apparemment, comme l'insinue
l'ancien auteur qui se plaît à narrer ces faits , c'est
que jurer et blasphémer, aux bords du Rhin, ne fut
point seulement un défaut coutumier, ce fut une sorte
de vice national ^. Mais à cet élégant et salutaire ex-
ploit ne se bornèrent point les succès de frère Henri :
il était dit qu'il joncherait de palmes le terrain sur
lequel devait peser, par la suite, la lourde sandale
d'Albert le Grand. « Rien quà son souvenir^ tout Co-
1. Les jurements fréquents, les imprécations, les blasphèmes,
étaient alors le vice de la nation. — V. P. Touron, Disciples de
saint Dominique, p. 725.
2. V. P. Touron. ibid.
L'EMPIKK ET LA PAPAUTÉ. 2M
logiie se récrie encore d'admiration et d'amour^ » dic-
tait frère Jourdain, général de l'Ordre, après la mort
de cet ami dont il ne vint point fermer les yeux, « tant
il répandit dans le cœur de la multitude cette flamme
que Notre-Seigneur a apportée sur terre. Les vierges
et les veuves surtout, il les gagnait assidimient au
Christ \.. » Livrée à elle-même sous un ciel terne et
froid, au milieu d'un peuple de guerriers et de mar-
chands, privée de ces épanchements journaliers que
ne remplacent même point les rayons du soleil pour
les organisations de sa sorte, — elles ne sauraient se
passer, en etïet, d'entretiens, d'effusions intimes, sans
languir, — quoi de plus naturel que cette âme exilée
ait éprouvé quelque attrait pour ce qui semble essen-
tiellement pur, espérant et gémissant , l'innocence
et le deuil ? On conçoit qu'elle s'en soit entourée de
préférence, comme d'ailes légères, pour s'élever vers
les sphères des hymens sans rupture et de la joie
sans péché. Ainsi vécut ou plutôt se soutint frère
Henri, et lorsqu'il rendit le dernier soupir et que
frère Léon prit sa place de prieur dans le monastère
de la rue de Stolk , consacré à sainte Marie-Made-
1. Quam etiam diligenter ignem quem Dominus venit mittere
in terram in cordibus multorum accenderit, tola adhiic clamai
Colonia... quam uberem manipulum in virginibus, inviduis, per
assiduam praedicationem lucrifaceret Christo. — B. Jordanus.
25'2 ALBERT LE GRAND.
leine, il n'est ni prêtre ni laïque, ni pauvre ni riche,
ni chevalier ni chanoine, qui ne prononçât le nom
de l'absent avec un regret et un respect extrêmes.
Dans la clarté et la sérénité sans nuages, au-dessus
des lieux où l'on peut entendre une parole malséante
et voir triompher le mal, le disciple de saint Domi-
nique était allé attendre frère Jourdain , et s'il est
vrai que le ciel soit pour ceux qui y songent^ le ciel
dut recevoir frère Henri ^
(( Après métré baigné dans les eaux chaudes d'Aix-
la-ChapellCy » raconte dans une de ses épîtres fami-
lières à son compatriote et confident Jean Colonna,
Pétrarque, l'errant et souriant Pétrarque, — la bonne
fortune nous le montre de passage dans la contrée
qui s'appelle aujourd'hui la Prusse rhénane, en 1330,
cent ans précisément, jour pour jour, après l'appari-
tion d'Albert le Grand en ces parages, — ^ je me diri-
geai vers Cologne, Quelle industrieuse et imposante
cité! Quelle dignité chez les hoalmes, quelle bonne
GRACE CHEZ LES FEMMES JE TROUVE ICI " ! » La lettre
du platonique amant de Laure, qui, du reste, capri-
cieux et libre génie, petit- neveu de Virgile, mais
\. Frère Henri mourut en 1234. Albert le Grand vint à Co-
logne de 1229 à 1230. Albert vécut donc sous le même toit que
frère Henri trois ou quatre ans.
2. V. Bianco, Die aile Universilàt Kôln,
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 253
client d'Horace, demandait volontiers aux amours
de le consoler des rigueurs de la Muse, qui , sans
scrupule aucun, après avoir mouillé de pleurs les
froides mains de la dame de ses pensées, s'en allait,
musa pedestri^ sur l'épaule de quelque belle fille,
effeuiller les jasmins et les roses dont la déesse n'avait
point voulus la lettre en question témoigne, avec un
peu trop d'engouement peut-être, d'une admiration
toute méridionale pour la beauté blonde — quelle
bonne grâce chez les femmes je trouve ici! — Un peu
de précipitation, la sorte de fascination produite par
toute forme ou couleur nouvelle sur les imaginations
vives, n'auraient-elles point dicté cette phrase ga-
lante? Qui ne se représente aisément le poëte, assis
d'ordinaire et rêvant près de la fontaine deVaucluse,
ou bien traînant le pas sur le pont d'Avignon, lui dont
les yeux ont vu se dénouer maintes fois les grosses
torsades de cheveux noirs relevées autour du front
mat de nos paysannes du midi, surpris, c'est-à-dire
soudainement épris des tresses dorées, de la dé-
marche lente et modeste, des joues fraîches, des
yeux bleus et langoureux des Allemandes? Quant au
maintien fier et digne dont il gratifie sans restriction
les hommes, on se gardera bien de lui chercher noise
1 . V. Pétrarque, par M. Mézières.
\
254 ALBERT LE GRAND.
à ce propos. Il ne nous sied point de douter que les
exemples et les discours de frère Henri n'aient, à la
longue, porté leurs fruits, et qu'un siècle après sa
mort, après un siècle d'efforts, le peuple de Cologne
n'ait fini par se défaire de ses mauvaises façons. Au
demeurant, l'impression générale de l'illustre voya-
geur sur la ville, son animation et son opulent aspect
— quelle industrieuse et imposante cité! — paraît
juste : l'impression dut être la même, lorsque, s'aven-
turant en ces lieux bien avant lui, Albert entra dans
Cologne. Cologne prit peut-être, en effet, plus d'im-
portance encore au moyen âge qu'elle n'en garde
aujourd'hui. Tant de mouvement ne saurait s'expli-
quer que par l'activité de son négoce et l'étendue de
ses transactions avec le pays d'Utrecht et les côtes de
la Baltique, car, en dépit de sa situation heureuse et du
fleuve qui la traverse, Cologne, vers 1230, manquait
assurément de ce bel air^ de ces élégances et de
ces appas qui attirent ou retiennent les étrangers. Sa
cathédrale, chef-d'œuvre inachevé, dont une légende
attribue, par parenthèse, le dessin et le plan au docteur
universel, n'est point encore sortie de terre à l'heure
matinale à laquelle nous passons avec Albert de l'autre
côté du Rhin. Ce ne fut qu'en 1248 que l'archevêque
Conrad de Hochstraden, faisant une sorte de pieux
emploi, sur ses vieux jours, des trésors, produit de ses
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 255
rapines, jeta les premières assises du monument dont
la magnificence devait l'absoudre de l'avoir entre-
pris. Ce fastueux prélat n'aurait-il point prévu, non
sans finesse, que la postérité ne se souviendrait plus
de ses crimes en admirant ce qu'ils lui ont valu, une
merveille, et que, sur les carreaux pourpres des
rosaces, nul fidèle n'irait chercher la trace du sang
répandu? Qu'on ne s'attende point non plus à sur-
prendre au berceau l'université de Cologne, et pour
cause : nous arrivons trop tôt en vérité. Albert va
fonder l'école ; l'université n'existe point; elle ne sera
créée que le 21 mai de l'an de grâce 1358, par bulle
expresse d'Urbain VI, qui lui accordera les mêmes
franchises et privilèges qu'à l'université de Paris ^
I. Consulter Bianco, Die aile Universilàt Kôln_, p. 75. — L'Al-
lemagne n'ayant possédé en propre aucune université nationale
avant la seconde moitié du xiv' siècle, de ce fait découle natu-
rellement celui-ci : tous les Allemands s'en allaient étudier à Bo-
logne 0 1 à Paris. ( V. Savigny, t. 111, Universitàlen.) N'est-il
point digne de remarque qu'un pays actuellement à la tête de
l'Europe pour tout ce qui touche à l'enseignement primaire et à
l'enseignement supérieur se soit laissé distancer delà sorte par la
France et l'Italie, pour prendre ensuite sa revanche et tenir le haut
du pavé? Voici, du reste, en quels termes, en bon latin, appuie
sur celte singularité Juste Lipse, le vieux savant : k hicredibile est
quam inde in Germania pidlaverint scholœ et illa regio in qua
Taciti etiam aetate litterarum sécréta viri pari ter ac feminse ignora-
bant, pêne pliires nunc Acadetnms habel quam reliqim Europa
universa. )) — Justus Lipsius, Lovaniam, III, viii.
256 ALBKRT LE GRAND.
Un peu barbare encore, ignorante et dénuée de toute
ressource pour les artistes et les gens studieux, gros-
sièrement bâtie, boueuse, irrégulière et sale, en re-
vanche très-peuplée, très-remuante, très-influente,
Cologne, lorsque Albert le Grand y mit les pieds , ne
présentait donc d'autre intérêt qu'un intérêt commer-
cial et politique. Mais en le dirigeant sur ce point,
les chefs de l'Ordre, on le devine, n'avaient point
agi à la légère; ils prétendaient justement mettre à
profit la situation exceptionnelle d'une place qui com-
mandait alors le nord de l'Europe. Du haut de ses
remparts, baignés par un immense cours d'eau na-
vigable, posté en vedette dans cette vieille colonie
des Romains , un centurion de la milice dominicaine
ne voyait-il point s'étendre à ses pieds la Frise, la
Thuringe, la Saxe? Sa tente une fois plantée en ce lieu
d'observation, ne pouvait-il former ensuite le hardi
dessein de soumettre à ses aigles la Prusse idolâtre
ou de la prendre à revers par la Pologne? Excellente
tête de ligne^ s'il est toutefois permis de se servir
d'une expression stratégique pour désigner le centre
d'un vaste réseau d'opérations spirituelles, Cologne
fut, selon toute apparence, dévolue à Albert avec la
consigne d'employer ses talents au service de la
cause du saint-siége, extrêmement compromise en
Allemagne. On remarquera que notre héros, peu-
L EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 257
dant les dix ou douze années qu'il va présentement
vivre in partibus infidelium, tout en tenant conseil à
Cologne, y revenant à ses heures, et y ayant établi, à
proprement parler, son quartier général, se permet-
tant même d'y professer par instants, — c'est là que
vint, en effet, chercher ses leçons saint Thomas, —
notre héros n'y réside point cependant d'une façon
régulière et fixe ; il ne se consacre que dans les rares
intervalles de répit que lui laisse sa vie militante
à l'explication des Sentences^ à des cours suivis de
philosophie et de théologie. Qu'est-ce à dire, Maître
subtil? La robe de bure dont vous vous êtes revêtu
vous aurait-elle donc imposé ou facilité vingt trans-
formations successives ? Où , comment vous sur-
prendre et vous saisir? Vers quelles régions formi-
dables nous conduisez -vous? N'êtes- vous point un
peu le Prêtée du moyen âge? Tour à tour Bihlier et
Sententieux, étudiant hier, aujourd'hui moine, de-
main orateur et légat, chargé de combattre la puis-
sance impériale et de soutenir la papauté au sein
même des provinces ébranlées, chemin faisant, natu-
raliste et philosophe, restituant plus tard les con-
naissances de l'antiquité à l'Europe, y ajoutant vos
découvertes, si grand, enfin, qu'il a bien fallu qu'on
vous soupçonnât de magie et que la persécution vous
abreuvât de fiel sur le Golgotha de la science, ne
I. 17
258 ALBERT LE GRAND.
personnifiez -VOUS point, à travers vos mobilités se-
reines, l'esprit d'initiative constamment aux prises
avec la matière, et la douleur et le génie se mêlant
à tout pour imprimer leur impulsion à tout?
Le fait est qu'en ce moment le docteur universel
accomplit évidemment une mission; Albert agit, il est
vrai, mais il s'incline; le sçavant se retire à l'ombre
et ne se révèle qu'à la dérobée. On dirait qu'il se
résigne à ne paraître et à n'être en réalité que l'agent
passif d'une autorité envahissante que pour conqué-
rir pour l'avenir, et dans les hautes sphères de la
liberté d'examen , le droit de ne plus se soumettre
qu'à sa raison. Le sort en est jeté! Albert n'occupera
définitivement et réellement la chaire, dans la mé-
tropole des bords du Rhin, que lors de son retour
de son voyage en France, après ses succès à Paris,
et quand il reviendra provincial de l'Ordre en Alle-
magne. Sic voluere fata. Jusque-là, il ne s'appar-
tient guère : on Vemploie; son activité vagabonde le
porte çà et là. Que dis-je? l'imagination se fatigue à
le suivre à Hildesheim, à Strasbourg, à Fribourg-en-
Brisgau, à Ratisbonne, des rives du Rhin aux bords
du Danube, à l'est et à l'ouest, un peu partout ^
1. V. D»" Sighart, Alberlus Magnus , Sein Leben und seine
Wissenscliaft.
L'EMPIRE KT LA PAPAUTÉ. 259
Encore une fois, l'errant divulgateur d'Aristote ac-
complit évidemment une mission. Mais quels furent le
caractère et le but de cette pérégrination obligatoire
en Germanie? Quels hommes puissants mirent à Al-
bert le bâton de pèlerin à la main, et glissèrent sous
son habit des instructions secrètes? Hélas! qui ne l'a
soupçonné tout de suite et prévu? Pour le coup, il
conviendrait peut-être de suivre l'exemple du doux Pé-
trarque, et de se plonger comme lui dans les thermes
d'Aix-la-Chapelle pour assouplir ses membres et se
préparer prudemment au combat. — Ave, Cœsar !
Morituri te salutantî — Salut, Rome, la ville aux
sept coHines, la ville sainte, la ville où trône la puis-
sance de lier et de délier dans le ciel et sur la terre,
salut ! — A ve, Cœsar ! — Entraîné presque de force
aux abords de l'arène où ces cris retentissent, j'hésite,
je recule, je détourne la tête, et toutefois j'écoute.
Vous souvient -il de ce passage des Confessions de
saint Augustin, dans lequel, parlant de son ami Ali-
pius, il raconte ingénument ces troubles, ces haut-
le-cœur, ces frissons, cette insurmontable envie de
voir couler le sang qu'éprouva le jeune homme, un
jour de fête qu'on le poussa au cirque? Eh bien, j'en
appelle au fils de Monique : un chrétien, au Golisée,
n'a peut-être point connu toutes les angoisses, et à
nous autres, chrétiens de ce temps-ci , une nouvelle
26a ALBERT LE GRAND.
et plus pénible émotion était réservée : à nous ce sup-
plice d'assister immobiles à des jeux criminels dans
les champs de l'histoire, au pied de la croix, au nom
de la croix. N'importe, en avant! Nous tombons au
milieu d'un des conflits les plus brûlants qui fussent
jamais, si vif, que les torches n'en sont point encore
tout à fait éteintes, la lutte entre l'absolutisme impé-
rial représenté par Frédéric 11 et l'absolutisme théo-
cratique incarné dans Grégoire IX.
Les considérations politiques n'ont jamais été le
mobile supérieur et constant des évolutions des deux
compagnies de Saint-François et de Saint-Domini-
que. On leur rendra même cette justice, ainsi qu'à
la masse des associations religieuses, qu'elles n'ont
guère connu, dans leurs commencements du moins,
d'autre ambition que celle d'inspirer, de satisfaire ou
de favoriser les goûts d'humilité et de simplicité de
vie , de pieux détachement des affaires terrestres ,
l'amour des fortes études , les idées vagues de fra-
ternité universelle, de soumission aux lois divines et
humaines. Mais le plan d'une œuvre peut être excel-
lent et composé de main de maître : inutile de rap-
peler que l'exécution représente une autre création
de chaque instant, laquelle suppose l'intervention
directe et passionnée de l'auteur, et, bien mieux,
exige de sa part certaines facultés plastiques assez
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 261
indépendantes de la puissance originelle de conce-
voir et d'ordonner. Une des causes, selon nous , les
plus riches en enseignements des déchéances in-
tellectuelles et des afTaissements nnoraux inévitables
auxquels ont été, sont et seront tôt ou tard exposées
les compagnies créées par l'initiative individuelle et
mises par leurs fondateurs à l'abri, c'est-à-dire à la
merci de l'État, — or, pour toute congrégation chré-
tienne qui n'est point une secte et comme telle en-
tachée d'hérésie , par conséquent séparée du tronc
officiel, la protection de la cour romaine, n'est-ce
point la tutelle de l'État? — une de ces causes doit
être cherchée, pensons -nous, dans l'acte d'aban-
don des originalités de leur esprit qu'ont quelquefois
sous-entendu, quelquefois sollicité, presque toujours
humblement et solennellement formulé au pied du
saint-siége les chefs et instituteurs d'Ordres au début
essentiellement et purement spirituels. En se livrant
ainsi corps et âme à un pouvoir à la fois spirituel et
temporel, du côté de l'âme et de la perfection, que
pense-t-on, en effet, qu'ils doivent y gagner? Assuré-
ment fort peu de bons conseils, d'assez fades leçons
et d'assez tristes exemples. La tiare n'en remontre
point à la couronne d'épines, et la pourpre n'a rien à
enseigner à la bure. Un saint Dominique , un saint
François , en fait de désintéressement et de vertu ,
26'? ALBERT LE GUAND.
s'ils veulent progresser, n'ont qu'à se recueillir, sans
présenter un placet et sans tomber à genoux devant
un trône. Au point de vue de la conduite à tenir, des
résultats à atteindre et de l'influence à exercer au
milieu des gouvernements ou des événements aux-
quels le monde matériel est soumis, monde subal-
terne, éternel objet de convoitise et sujet de discus-
sions et de disputes, vers quels funestes et humiliants
compromis, à quels tristes et grossiers desseins ne
vont point être aussitôt employées, en opposition di-
recte avec leurs caractères et les tendances élevées
de leurs statuts, des armées religieuses veuves de
leurs capitaines, avec leurs enseignes entre les mains
d'un Pontife - Roi ! En dehors de toute appréciation
générale , et sans prendre garde aux ruineuses con-
séquences qu'amène nécessairement un pareil état
de choses dans la pratique, si nous nous désinté-
ressons de la politique et ne nous occupons plus que
de philosopher, n'est-ce point l'un des faits les plus
étranges et les plus lamentables qui se puissent pro-
duire dans les régions de l'esprit que celui-ci : le libre
arbitre détruit dans l'un de ses asiles sacrés, le cloître,
refuge désormais illusoire? Voilà que l'homme qui a
prétendu s'affranchir en se cherchant un abri loin des
tentations vulgaires se trouve tout d'un coup réduit
à la condition d'instrument, sur un signe d'un autre
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 263
nomme; voilà les talents les plus nobles convertis,
quelquefois à leur insu, en forces aveugles, ici pour
le bien , là pour le mal , en tout cas sans que la
cause immédiate soit admise à juger de l'opportu-
nité, ni même de la moralité de ses effets. Appelé
par le saint-siége à soutenir son crédit menacé dans
les diocèses d'Allemagne particulièrement dévoués à
la personne de l'empereur Frédéric II ou favorables
aux prétentions de ce prince rebelle, l'Ordre de Saint-
Dominique n'avait point à hésiter : l'Ordre obéit. Il
est de notre franchise de constater, à partir de cette
première infraction à la Règle, non point celle-là que
le fils des Guzman a écrite , mais celle-là qu'il avait
rêvée, quelques symptômes de décadence parmi les
membres de sa maison. Un tel faux pas peut avoir
de graves suites. Ne pressent -on point dès lors que
l'Ordre va s'écarter de la ligne droite et, d'infidélités
en infidélités, tomber en désaccord final avec les sé-
vérités du plan primitif?
Par sa naissance, sa gloire déjà redoutable, son
sang-froid extraordinaire, son calme, son tact, ce je
ne sais quoi de puissant à la fois et de contenu qui
donnait à sa personne la séduction de la majesté et
une sorte de grâce énergique, le merveilleux en-
lin dont l'entourait son savoir réputé universel , nul
personnage ne semblait plus indiqué qu'Albert pour
204 ALBliRT LE GRAND.
faire prévaloir dans le courant voulu des idées qui,
pour se faire accepter, n'ont jamais négligé la mise
en scène ni l'apparat. Jourdain de Saxe, dans ces ex-
trémités, songea naturellement à Albert, et lui, sans
s'étonner, sans murmurer, sans se livrer à ces re-
présentations vaines auxquelles se laissent si souvent
aller les hommes qui, n'ayant jamais rien prévu, se
trouvent toujours surpris par ce qui ne devrait point
en effet arriver, mais qui cependant se produit avec
une sorte de régularité , lui se mit aussitôt en
devoir de se prêter aux exigences souveraines qu'il
n'avait d'ailleurs point à juger. — La secousse im-
primée d'abord aux âmes par l'éloquence du fils de
Dominique, avait-on calculé en haut lieu, devra ame-
ner graduellement la soumission des intelligences et
l'apaisement des partis. — On espérait bien, tout en
ravivant la foi dans les diocèses d'Allemagne, opérer
une réaction salutaire dans le sens exclusivement
romain. — Les francs succès d'Albert le Grand ne
pourront-ils point balancer tôt ou tard les impudentes
menées impériahstes, victorieuses sans doute, mais,
heureusement pour la cause du saint-siége, entachées
d'irréligion? — Peu de gens sont en réalité assez forts
et lucides, lorsqu'ils sont une fois tombés à genoux
aux pieds d'un ministre des autels, en vue du para-
dis, pour se relever au nom d'un prince ou d'une
L'EMPIRE Er LA PAPAUTE. 265
idée, en pleine possession d'eux-mêmes et des dis-
tinctions nécessaires. — L'habit blanc de Saint-Do-
minique, encore nouveau pour les Teutons, hardi-
ment, noblement porté, en imposera certainement
aux masses. Les foules, en effet, se montrent d'ordi-
naire peu exigeantes, et rien ne leur plaît autant que
de se laisser retomber entre les bras de la routine,
sous les plis d'une oriflamme d'aspect imprévu. Tout
ce qui est nouveau leur semble neuf : elles ne savent
guère reconnaître les pensers caduques présentés sous
un style rajeuni. — Les chevaliers et les seigneurs ne
seront -ils point aisément séduits par l'un des leurs
attaché à la bonne cause? — Les raisonneurs, les raf-
finés et les indociles ne pourront -ils point se sentir
moins humiliés d'être réduits au silence par un logi-
cien d'une trempe à part, renommé pour n'avoir ja-
mais rencontré son pareil dans les écoles de Lombar-
die? — Les pauvres hères et les misérables, éblouis
par les mirages d'un christianisme essentiellement
populaire, après cette vision, auront-ils bien encore
assez d'yeux pour admirer les livrées de l'empereur
portées par quelques gentilshommes de fière mine,
mais de mince dévotion? — N'approfondissons point
pour le moment la question de savoir si maître Albert
a jamais eu, oui ou non, cfuelques familières accoin-
tances avec le Malin : pourvu qu'il serve Rome, tout
266 ALBERT LE GRAND.
est sauvé, et, le diable s'en mêlerait-il, Tauxiliaire,
après tout, n'est point tant à dédaigner. — Viendra le
jour, sans doute, où la Germanie entière, remuée,
attendrie, convaincue, pensant naïvement gagner le
ciel, tournera le dos à la bête de l'Apocalypse; viendra
le jour où, prenant ces paroles du père des fidèles à
la lettre : les sujets sont déliés du serment de fidélité
envers un prince qui a forfait envers l'Eglise^ l'Al-
lemagne confondra la voie du salut avec celle de la
rébellion ^ — C'est ainsi que la propagation des plus
purs préceptes de l'Évangile n'a servi que trop sou-
vent de prétexte et d'introduction aux prétentions à la
monarchie universelle, tantôt adroitement déguisées,
tantôt hautement avouées par la cour de Rome. Que
de fois, entre les feuillets des livres saints ouverts
pour l'édification des peuples, que de fois, sautent
aux yeux tels renvois à la marge qui ne traitent que
d'intérêts terrestres !
On s'étonnera peut-être qu'au nombre de ses plus
redoutables ennemis, l'empereur d'Allemagne Frédé-
\. « Du fond de la mer vient de surgir une bête avec les pieds
d'un ours, la gueule d'un lion en furie, et, quant aux autres mem-
bres, pareille au léopard, etc., etc. Cette bète, c'est l'empereur
Frédéric II.» Réponse de Grégoire à la justification de Frédéric,
le 21 mai 1239. — «Nous délions les sujets de Frédéric II de
LBUu SERMENT DE FIDÉLITÉ. » Parolcs de Grégoire IX lors de la
deuxième excommunication de Frédéric 11.
L'EMPIIIE ET LA PAPAUTE. ^67
rie Jl, dès qu'il se déelara eoiitre le pape, ait ren-
contré sur son chemin les deux Ordres si parfaite-
ment inolTensifs, si peu belliqueux de leur nature, de
Saint -Dominique et de Saint- François. Pierre des
Vignes, chancelier de l'Empire, ne se faisait à cet
égard, paraît-il, nulle illusion, et il signalait d'avance
les résultats probables de leur campagne : Pierre des
Vignes se hâta de prévenir son maître. « Les frèues
PRÊCHEURS ET LES FRÈRES MINEURS SE SONT ÉLEVÉS
CONTRE NOUS DANS LA HAINE, mande textuellement
Pierre des Vignes dans un de ses rapports à l'empe-
reur; ils ont réprouvé publiquement notre vie et notre
conversation; ils ont brisé nos droits et nous ont
RÉDUITS AU NÉANT... Et voîlà que, pour énerver encore
notre puissance et nous priver du dévouement des peu-
ples^ ils ont créé deux nouvelles confréries qui embras-
sent universellement les hommes et les femmes. Tous
Y ACCOURENT ET A PEINE SE TROUVE-T-IL UNE PER-
SONNE DONT LE NOM n'y SOIT INSCRIT \ »
Il serait fastidieux d'énumérer ici , un à un , les
graves et nombreux griefs qu'alléguait le pape Gré-
4. Passage déjà cité. V. Albert le Grand, liv. U, p. 82.
« Now was seen the wisdom of the great Innocent in raising
two sucli armies for the future défense of the Church as those
furnisiied to him by St. Dominic and St. Francis. » — History of
Frederick the Second, by Kington, t. Il, p. i25.
268 ALBERT LE GRAND.
goire IX contre l'empereur des Romains Frédéric II,
de reproduire in extenso les raisons plus ou moins
valables qu'alléguait, en revanche, le plus intelligent
et le plus retors des héritiers indirects de Constan-
tin, pour refuser obéissance au successeur de saint
Pierre. Albert, cependant, se trouvant engagé dans
le débat, il semble opportun et même nécessaire de
se transporter sur le terrain qui vit se produire ce
furieux conflit entre les deux puissances, choc inévi-
table, épouvantable mêlée dont nous ressentons en-
core vaguement le contre-coup et traînons les tristes
éclats. L'empereur réduira-t-il le pape a n'être
QUE SON chapelain? — LE PAPE VA-T-IL CONTRAINDRE
l'empereur a le SERVIR COMME HUMBLE VASSAL? Telle
est la grosse question qui s'agite depuis la Sicile et
les Galabres jusqu'à Prague et Cologne, tandis que le
fils de Dominique, poursuivant froidement sa mission^
tantôt se tient sur la réserve, tantôt élève la voix dans
les villes allemandes. Laissons comparaître et plai-
der, selon leur bon plaisir, les deux parties.
« De l'autorité du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
des apôtres saint Pierre et saint Paul, et de la nôtre, nous
excommunions et anathématisons Frédéric, soi-disant em-
pereur, dictus imperator S pour avoir excité des séditions
I. Dictus imperator. Consult. Magnum bullarium romanum,
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 269
à Rome contre l'Église romaine, à seule fin de nous en
chasser, nous et nos frères, contrairement aux prérogatives
d'honneur et de dignité qui appartiennent au saint-siége,
contrairement à la dignité ecclésiastique et au serment
qu'il a prêté à l'Église.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
a empêché, usant de l'influence de quelques-uns des siens,
l'évêque de Palestrine, légat du saint-siége, de procéder
dans sa légation contre les Albigeois.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
ne permet pas de remplir les sièges vacants de quelques
églises cathédrales vacantes dans le royaume de Sicile, ce
qui met en danger la liberté de l'Église et même la foi,
attendu qu'il n'y a plus là personne qui annonce la parole
de Dieu et qui gouverne les âmes. Les évêchés vacants sont
au nombre de vingt, avec deux monastères.
« Nous l'excommunions et l'anathématisons parce que
dans le même royaume les clercs sont pris, emprisonnés,
proscrits et mis à mort. On y profane et on y détruit les
églises consacrées à Dieu. Frédéric ne permet point de
rétablir l'église de Sore.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
retient le neveu du roi de Tunis qui venait à l'Église de
Rome pour recevoir le baptême ; parce qu'il a arrêté et re-
tient en prison Pierre Sarrasin, citoyen romain, qui venait
à Rome de la part du roi d'Angleterre.
« Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
a Leone magno usque ad Clementem X : Gregorius nonus, t. I,
p. 106.
270 ALBERT LE GRAND.
a envahi plusieurs territoires qui relèvent de l'P^glise, entre
autres la Sar daigne.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
a également envahi et ravagé les terres de quelques nobles
du royaume de Sicile, que l'Église tenait en sa main.
« Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il a
dépouillé de leurs biens plusieurs éghses cathédrales et plu-
sieurs monastères , principalement par d'injustes imposi-
tions.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce que,
dans le même royaume, les Templiers et les Hospitaliers,
dépouillés de leurs biens, n'ont pas été rétablis entièrement
dans la propriété de ces biens, suivant la teneur de la paix
conclue.
« Nous l'excommunions et l'anathématisons parce qu'il
a contraint les prélats, les abbés de Cîteaux et d'autres
Ordres encore, de donner certaines sommes chaque mois
pour la construction de nouvelles forteresses.
(( Nous l'excommunions et l'anathématisons parce que,
contrairement à la teneur du traité de paix, ceux qui ont
tenu pour le parti de l'Église ont été dépouillés de leurs
biens et contraints d'aller en exil, leurs femmes et leurs
enfants demeurant en captivité.
(( Enfin nous l'excommunions et l'anathématisons parce
qu'il ne vient point au secours des chrétiens de terre sainte
et s'oppose au rétablissement de l'empire de Romanie. Et nous
déclarons absous de leur serment tous ceux qui lui oui juré
fidélité, leur défendant expressément de se conformer à
leur serment tant que sera maintenue la présente excommu-
nication.
L'EMPIRE ET LA PAP \U TÉ. 271
(( Quant aux vexations exercées par Frédéric sur les
nobles, les pauvres, les veuves et les orphelins, nous préten-
dons aussi l'admonester et procéder selon la justice; mais
quant aux articles qui précèdent, articles au sujet desquels
il a été averti souvent et soigneusement, et nonobstant n'a
point obéi, c'est à cause de ceux-là que nous l'excommu-
nions et l'anathématisons.
«Attendu, du reste, que Frédéric est notablement dif-
famé, presque par tout le monde, tant à cause de ses pa-
roles que de ses actions et en particulier parce qu'il n'a
point de bons sentiments au sujet de la foi catholique ,
nous procéderons à ce sujet, Dieu aidant, selon que l'ordre
du droit le requiert ^ »
4. Consult. Math. Paris, an 1239. — Raynald, an. 4239, n» 4 6.
— Kinglon , History of Frederick II, etnperor of ihe Rotnans.
— Raumer, Geschichle der IIofienstaufeîi„ t. III, p. 636-637. —
Natalis, Selecta hislorîœ ecclesiasticœ, secw\\im xiii, pars prima,
p. 52. — Rohrbacher, Hist. de V Église catholique, t. XVIII,
p. 267-269. — Pour le précis des accusations portées contre Fré-
déric par Grégoire IX, nous nous sommes décidé, pour plusieurs
raisons, à recourir à la traduction barbare de l'abbé Rohrbacher,
grand admirateur et partisan du pape, et à ne point présenter la
nôtre. Singulièrement inélégante et incorrecte, mais ecclésiasti-
que, la version de Rohrbacher a du moins ce grand mérite de ne
pouvoir inspirer que confiance à certaine partie du public. Rien de
plus aisé, du reste, que de recourir au texte latin d'une des bulles
qu'adressa Grégoire IX aux évoques et prélats d'Allemagne char-
gés d'annoncer aux peuples que Frédéric est mis au ban de la
chrétienté, et que ses sujets sont déliés du serment de fidélité.
« Gregorius episcopus, servus servorum Dei, dilectis filiis Al-
272 ALBERT LE GRAND.
Ce fut le 24 mars de l'année 1239 que le pape
Grégoire , après avoir conclu une sorte d'alliance
berto,archicliacono Palaviensi, et Philippe de Assisio,Nuntio nostro
in Alemania commoranti , salulem et apostolicam benedictionem.
« Quia Fredericus, dictus imperator, de multis et gravibus
excessibus suis a nobis diligenter et fréquenter admonitus, non
solum satisfacere noncuravit, sed corde nequiter indurato, jugiter
etiam détériora committit, nos de fratrum nostrorum consiiio, in
eum et in omnes illos qui in hujusmodi excessibus vel alias contra
romanam Ecclesiam sibi praesliteruntauxilium, consilium vel favo-
rem, excommunicationis et anathematis sententiam duximus pro-
mulgandam.
« 1° Omnes qui ei fidelitalis juramento tenentur, decernendo ab
observatione juramenti hujusmodi absolutos, et firmiter prohihendo
ne sibi fidelitatem observent, juxta canonicas sanctiones.
« 2° Ad hsec civitates, castra, villas et alla loca ad quae ipse
pervenerit, quamdiu ibi fuerit, ecclesiastico supposuimus inter-
dicto, ita quod publiée, vel secreto, nullum ibi officium divinum
celebretur...
« 3° Universis patriarchis, archiepiscopis et episcopisper Ale-
maniam constitutis, nostris damus litteris in prœceptis, ut prae-
dictam excommunicationis et anathematis sententiam, pulsatis
campanis, accensis candelis, necnon alia quae continentur in
ipsis, in singulis civitatibus, castris ac villis et locis suarum diœ-
cesium absque dilatione aliqua publicari solemniter ac etiam nun-
tiari singuli faciant eorumdem.
« 4° Et nihilominus omnes, tam clericos quam laicos, qui ei
adversus fidem catholicam et libertatem ecclesiasticam ac spon-
sam Christi sacrosanctam Ecclesiam machinanti, cum armis, vel
sine armis, auxilium praestiterunt vel favorem, excommunicationis
vinculo innodari.
« 5° Quocirca discretioni vestrae per apostolica scripta manda-
L'EMPIRE ET LA l'APAUTÉ. '273
ofTeiisive et défensive avec Gênes, Venise et la Loni-
bardie, prononça cette excommunication solennelle
contre Frédéric ; mais la foudre pontificale tom-
bait sur une tête de bronze qui par deux fois déjà
avait essuyé , sans fléchir, sans seulement s'incliner,
l'anatlième. Dès l'année de grâce 4227, peu de
temps avant la mission d'Albert le Grand en Alle-
magne, attendu que l'insouciant et narquois empe-
reur prenait, paraît -il, assez légèrement son parti
du complet insuccès d'une croisade qu'il n'avait d'ail-
leurs entreprise qu'à contre-cœur, passait, coulait,
sans faire en aucune façon pénitence, le mois de
septembre tout entier dans sa délicieuse villa de
Pouzzoles, près de Naples; le jour, forçait le cerf et
le sanglier sous les ombrages de la forêt de Licola;
puis, le soir, dans sa molle Pouzzoles, s'endormait
au son des violes et des luths, dès l'année 1227,
Grégoire IX avait fulminé contre le traître^, et l'avait
mus, qualenus si dicti archiepiscopi praeceptum nostrum neglexe-
rint adimplere, vos eos ad id, per excommunicationis sententiam,
appellatione remota, cogatis, constitutione de duabus dictis in
generali Concilio édita non obstante- Quod siambo his exequendis
potueritis interesse, alter vestrum ea nihilominus exequatur.
« Datum Laterani, nono kalendas decembris, pontificalus nostri
anno tertiodecimo. »
V. Magnum bullarium romanum, Gregoriusnonus, 1. 1, p. 1 06
Lugduni, Laurentius Arnaud, MDCLXXUI.
]. 18
274 ALBERT LE GRAXD.
mis au ban de la chrétienté . L'intervention , les
remontrances des archevêques de Reggio et de Bari,
prélats d'humeur conciliante que Frédéric avait en-
voyés à Rome pour apaiser les ressentiments du sou-
verain pontife, expliquer sa conduite et prévenir,
autant que possible, la guerre ouverte , cette inter-
vention et ces remontrances avaient complètement
échoué devant un mauvais vouloir opiniâtre et des
résolutions arrêtées. Le mécréant fut donc anathé-
matisé à la hâte , le 29 septembre 1227 : Frédéric
passa la main sur son visage et ne se sentit point
touchée L'année suivante, V indocile avait été ex-
communié derechef, cette fois encore parce qu'il tar-
dait à mettre à la voile et à retourner en Palestine,
mais avec des considérants qui ne le déclaraient plus
seulement traître et rebelle, mais déchu et dépouillé
de sa couronne. Dans sa circulaire aux évêques, datée
du jour de l'Ascension, 1228 : « Nols ordon.noxs,
avait signifié Grégoire IX, qu'on s'abstienne de célc-
\. a Frederick sent two judges at Rome to explain ail, and
went lo recruit himself at ihe baths of Po/.zuoli, near Naples,
where he could Imnt in Ihe forests around Licola... Ile despalched
a furlhcr embassy to Gregory... The Pope wouid not beliove a
M'Ord the said; but calling togellier as many Bischops be could, he
publicly excommunicated the recréant crusader on the 29 th. of
september 4 227. » Y. Kington. lli^l. of Frederick llie Second.
London, 1862.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 275
brcr le service divin partout où s'arrêtera Frédéric ;
nous le traiterons désormais comme hérétique ; nous
délions ses sujets de leur serment de lidélité et le
dépouillons de son royaume, qui est inotue fiée, et
rOLR LEQUEL IL NOUS DOIT FÉAL HOMMAGE \ »
On peut juger, ce semble, pour peu qu'on tienne
compte du retentissement et de la portée de tant de
coups terribles, et d'après le ton de plus en plus
véhément du langage ofticiel de la cour de Rome,
à quel degré d'irritation , d'emportement en était
arrivé le vieillard, sorte de despote irrascible et
sanguin, qui veillait alors aux destinées de l'Eglise.
Ses fureurs et ses menaces tombaient fort malen-
contreusement pour sa dignité sur un prince or-
gueilleux et lettré, plein de ressources et de talents,
sans moralité aucune, mais inaccessible à la crainte^
profond jusque dans ses railleries et ses Tischreden,
insidieux , insinuant à en remontrer à ses amis les
Grecs, capable de rivaliser en fait de générosité et de
faste avec Saladin, poussant, en un mot, à leur apo-
gée toutes les hardiesses, toutes les grandeurs et tous
les vices, apanage de la race des Hohenstaufen. Il
faut voir de quel air le prend avec le pape, — et n'ou-
\. V. Kington, Hist. of Frederick II, t. II. — Raumer, Ges-
chichte cler Ilolienstaufenj t. IIL— Rolirbacher, Uist.dc V Église
ccUholiqiie : Grégoire IX el Frédéric IL
276 ALBERT LE GRAND.
blions point à quelle époque nous sommes, en plein
moyen âge, — l'élégant successeur de Barberousse, le
tyran qui vient se heurter au milieu de son triomphe
contre le front d'un autre tyran. Frédéric Hohenstau-
fen daigne bien quelquefois se laver des crimes que
lui impute Grégoire; il condescend à plaider les cir-
constances atténuantes; il se donne même quelquefois
le malin plaisir de protester devant ses peuples de sa
parfaite innocence et de son inaltérable pureté d'in-
tentions; mais, le plus souvent, se posant vis-à-vis
de l'Europe comme l'oint du Seigneur et le fils des
Césars , tantôt il traite la papauté comme une ma-
râtre, tantôt comme une insolente affranchie : il ne
se lasse point de lui reprocher la fameuse dona-
tion de Constantin ^ Plaira-t-il de considérer d'un
peu près un si téméraire et si singulier personnage?
1. Ce qui faisait au fond la force de Frédéric, car le conflit
dont on retrace ici quelques-unes des péripéties brûlantes ne fut
nullement un combat singulier d'homme à homme, mais bien une
dispute d'idées traversée par des événements, c'est qu'une foule
de gens, et des plus honnêtes, se rangeaient de son parti. Nombre
de fervents chrétiens, au moyen âge, s'indignaient déjà de voir le
successeur des apôtres porter couronne. Qui ne sait par cœur ces
vers de Dante :
Ahi Constantin , di quanto mal fu madré
Non la tua conversion , ma quella dote
Chè da te prose il primo ricco Padre !
Dantf, Inferno , xix.
L'KMPIRK KT LA PAPAUTK. 277
Quand âo mauvaises nouvelles lui parvenaient du coté
de Rome, dans un de ses palais du golfe de Naples,
entre le mont Vésuve, les bois d'orangers et la mer;
quand un de ses pages lui remettait à genoux quel-
que bulle furibonde, le Giaour de Germanie dépliait
nonchalamment la sainte missive : il en examinait les
expressions et le style, car il se connaissait en latinité
et il supportait à la rigueur qu'on le damnât, pourvu
qu'on lui épargnât les solécismes; puis, se tournant
vers une de ces filles mauresques qu'il avait rame-
nées d'Orient , esclaves couleur olive dont les ris
l'égayaient et dont les pas voluptueux le distrayaient
de ses ennuis, il lui faisait signe, comme si de rien
n'était, de continuer la danse ou de traîner en modu-
lations sonores, tout en se balançant sur les hanches,
un air plaintif des bords du Nil \ Parfois, s'as-
sombrissant tout à coup et parcourant des yeux
l'immense baie de Naples, aux flots d'azur : Grego-
riuSy Gregorius, g régis disgregator potius , murmu-
rait-il à voix basse, en plissant la bouche avec amer-
1. « When the meal is over, ihe company are amused by tlie
feats ofsome of tlie Almelis, brought from th3 East. Two young
Arab giris of rare beauty place tbemselves each upon Uvo l)alls in
the middle of the flat pavement. On thèse they move backwards
and forwards, singing and beating time with cymbals and casta-
nets , while throwing Ihemselves into intricate postures.» —
V\Kington, Ilùl. of Frederick II, t. I, p. 471, passim.
278 ALBERT LE GRAND.
tume \ Dans un de ses moments de loisir, de veine
ou d'orageuse humeur, il appelait encore près de lui le
chancelier de l'Empire, Pierre des Vignes, et Pierre
des Vignes écrivait alors sous sa dictée. On ne re-
lira peut-être point , aujourd'hui même , à distance ,
sans y trouver quelque intérêt, — car au milieu de
maintes énormités qu'elles contiennent ne laissent
point de briller, pour ainsi dire, quelques fugitifs
éclairs de bon sens, — la teneur de ces dépêches
ironiques, osées, familières, aussitôt rédigées que
conçues, aussitôt expédiées que rédigées, et qui stu-
péfiaient, alarmaient, ébranlaient tour à tour les élec-
teurs d'Allemagne, les républiques d'Italie, les rois
de France et d'Angleterre , les grands maîtres de
Saint-Jean de Jérusalem et du Temple. Nous nous
bornerons à relater ici, sans nous arrêter plus long-
temps aux difjlcullés préliminaires, la réponse de
Frédéric II, empereur des Romains, à la troisième
excommunication de Grégoire, serviteur des servi-
(eiirs de Dieu, A travers la prose imagée, sarcastique,
gouailleuse, subtile, éloquente de ce très-curieux et
considérable document, se trahissent çà et là, pêle-
'I. Le jeu de mots latin est inti^adiiisible en français. '(Gré-
goire! Grégoire! on ne devrait pas te nommer ainsi, car tu clé-
sagrèges le troupeau , » ne pjTsente point à l'oreille le cliquetis
voulu.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 279
môle, nous a-t-il paru du moins, la rage contenue et
le courroux classique d'un Julien l'Apostat, en même
temps qu'éclatent avec pompe et malice, par bou-
tades, les théories indécises, fougueuses, heurtées
d'un réformateur qui s'essaye. Frédéric flotte évidem-
ment entre Julien et Luther. Ce qu'il regrette, sans
aucun doute, l'arrogant monarque^ c'est le vieil abso-
lutisme païen, tel que l'ont connu l'Europe et l'Asie
sous les Titus et les Auguste : cet ordre de choses
n'existe plus, n'existera plus, et le geste du potentat
catholique qui salue, deux cents ans après l'an 1000,
la fruste image de Jupiter Gapitolin, doit être consi-
déré comme indécent et impie. Ce qu'il réclame, au
contraire, V indocile, le novateur, le révolté, en termes
plus ou moins voilés, plus ou moins accentués, c'est
la déchéance et la condamnation immédiate de l'ab-
solutisme antichrétien, préconisé, quasi établi par
Rome nouvelle, et l'avenir, l'histoire, la raison inscri-
ront sa protestation sur leurs tablettes. Encore quel-
ques jours, en effet, et l'idée de Frédéric aura fait
son chemin ; encore quelques semaines, pour emprun-
ter leur langage aux prophètes, et l'A-ngleterre et
l'Allemagne, une moitié de l'Europe, vont se dérober
à la juridiction spirituelle et temporelle des papes \
^. Pierre des Vignes, chancelier de l'Kmpire. prononça de son
280 ALBERT LE GRAND.
(( Ouvrez les yeux, fils des hommes, et voyez ce
qui se passe autour de vous; écoutez avec vos propres
oreilles. Contemplez l'état d'angoisse, d'aigreur et de
malaise du monde actuel, les peuples désunis, la jus-
tice étouffée. De l'initiative et du fait des patriarches
de Bahylone découle tout ce néant : ceux-là se don-
nent le bon air de savoir gouverner les nations; ils
ne font que changer le pouvoir en fiel et le droit en
absinthe. Puissiez-vous examiner notre cause, vous
princes, vous peuples, et reconnaître que nous sommes
blanc comme neige! Songez que vous serez mesurés
vous-mêmes avec la mesure qu'on nous applique à
nous-même : le sage apporte sa cruche d'eau lorsque
la maison du voisin brûle.
(( Nous avons cru dans le temps que le pape ne
pensait quaux choses d'en haut et quil vivait dans le
ciel, Grégoire IX ne s'occupe, au contraire, que des
choses de la terre, et il nous montre bien qu'il n'est
qu'un homme. // est même descendu plus bas, car il
foule aux pieds V humanité. Les Lombards, qui don-
nent traîtreusement le nom de liberté à la révolte et
côté une harangue solennelle pour défendre son maître. Il prit
"pour épigraphe de son discours ces vers d'Ovide :
Leviter, ex merito qiiidquid patiare ferendum ost ;
Quae venit indigne pœna dolenda venit.
Ne se croirait-on pas en pleine Renaissance?
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. '281
qui traînent dans la poussière nos droits séculaires
sur leur pays, les Lombards ont été chercher auprès
de lui aide et protection; et tandis que, d'une part,
il est venu nous requérir pour appuyer par nos armes
ses prétentions mal fondées contre les citoyens de la
ville de Rome, d'autre part, il n'a point tenu à lui qu'il
n'arrêtât la marche de nos troupes, lesquelles s'avan-
çaient pour soutenir notre incontestable souveraineté
sur nos possessions d'Italie ^ La ville de Milan , le
\. Il s'établira probablement dans l'esprit du lecteur certaine
velléité de rapprochement entre la situation de Grégoire IX et
celle de Pie VIL Le rapport existe, en effet, mais les rôles sont
intervertis. S'il est vrai de reconnaître que Grégoire IX fut molesté
par Frédéric comme Pie VII fut malmené par Napoléon, Pie VII
apparaît en définitive comme une victime, et Grégoire IX comme
un despote auquel un autre despote rend le mal pour le mal. Tout
le monde a maintenant sous les yeux la correspondance de Na-
poléon I**", ou plutôt l'intéressante et consciencieuse étude de
M. d'Haussonville : chacun peut donc aisément comparer le lan-
gage et le style de Napoléon à celui de Frédéric, dont il est offert
ici un 5;?efcme/î. On nous saura peut-être gré cependant d'appuyer,
en passant, sur les points de contact de deux génies si divers et
séparés par un abîme, la Révolution. Qu'on relise entre autres la
lettre de Napoléon, lors de la détention du pape Pie VII à Savone.
Napoléon ne fait, en somme, que reprendre en sous-œuvre les ar-
guments de Frédéric : « Le pape — ce n'est plus ici Frédéric qui
prend la parole, c'est Napoléon — le pape demande communica-
tion avec les fidèles; mais cette communication, comment Pa-t-il
perdue? Il l'a perdue par la violation de tous ses devoirs... de
paix et de charité! // a mmidit Vempereur et l'autorité civile
282 ALBERT LE GP.A^D.
centre reconnu des plus pernicieuses hérésies, la ville
de Milan est plus chère à Grégoire IX que ne lui est
chère la personne de l'empereur des Romains. Une
ligue d'agitateurs acquiert toutes les sympathies du
pape; il ne tient aucun compte de la dignité impériale,
f/ui a cependant aidé l'Eglise à se fonder^ et qui depuis
tantôt mille ans la protège et ta défend ^ Aussi ne
dans une bulle d' excommimicalion dont l'original a été saisi à
Rome. Est-ce pour maudire les souverains que Jésus-Ciirist a
ÉTÉ MIS EN CROIX?... CEPENDANT LA CONDESCENDANCE DE l'eM-
PEREUR A ÉTÉ AU POINT DE SE RORNER AU DÉDAIN d'uNE EXCOMMU-
NICATION RIDICULE PAR SON IMPUISSANCE, QUOIQUE CRIMINELLE PAR
SON INTENTION... Qiicl iisagG a-t-il fait de son ministère? Il a en-
voyé des brefs pour soulever les chapitres, brefs aussi remarqua-
bles par l'ignorance des canons et des principes que par leur ca-
ractère de malveillance... H sait quun millier de prêtres, gens
d'ailleurs simples et bons, sont fanatisés par l'idée d'obéis-
sance qu'ils croient lui devoir, etc., etc.» — Y. V Église roinaine
et le premier Empire, par M. d'Haussonville. Lettre à MM. les dé-
putés dictée par S. M. l'empereur à M. Bigot de Préameneu, 9 fé-
vrier 1812. (Cette lettre ne se trouve pas dans la Correspondance
de Napoléon P'.)
1 . On se permettra de rappeler, pour l'intelligence complète de
ce passage, que l'empereur Frédéric II, parfaitement indifférent du
reste aux questions de dogme et de discipline ecclésiastique, ne
laissait point de poursuivre à outrance les héiétiques et les brûlait
sans merci, uniquement dans le but de paraître l'ardent défenseur
et l'énergique gardien de l'Église. Grégoire IX tenait à prouver
de son côté aux fidèles qu'il vomissait les tièdes et s'entendait à
servir Dieu. Cette touchante rivalité de zèle entre les deux chefs
de la chrétienté entretenait le feu des bûchers.
I
à
L'EMPIRE KT I. A PAPACTK. ^83
CONCr.UONS-NOUS PAS PUÉCISKMKNT A I,A DÉPOSITION
DU PAPE ACTUEL, Grégoirc IX, mais le déclarons-
nous incapable de représen fer Jésus-Chris f., d'occuper
la chaire de saint Pierre et de veiller aux intérêts de
la foi et des âmes.
« Peu soucieux, en eiïet, de conférer avec les car-
dinaux ses frères sur les moyens de rétablir l'ordre
dans l'Eglise, comment se comporte Grégoire IX? Il
s'assoit à l'écart dans ses appartements, la balance
(Fun marchand sur les genoux; et là, selon l'incli-
naison des plateaux, liant, déliant à tort et à tra- *
vers, écrivant, comptant, supputant, il demeure isolé
sans demander conseil à personne. Mais à nous in-
combe le devoir de ne point laisser la chrétienté
paître dans les champs de l'erreur sous la conduite
d'un pâtre pareil. Xous en appelons à un concile gé-
néral. Nous exposerons devant le concile les griefs
mentionnés plus haut, et d'autres plus cuisants en-
core ; nous formulerons alors nos accusations contre
le pape. Lorsque nous ouvrons le livre de notre con-
science, nous avons beau chercher, nous ne par-
venons point , en vérité , à découvrir quels sont les
motifs qui ont pu irriter de la sorte cet homme vin-
dicatif contre nous. Serait-ce qu'il nous en veut, par
hasard, pour cetle raison que, considérant semblable
union comme très-indigne, nous n'avons point voulu
284 ALBERT LE GRAND.
consentir au mariage de notre fils avec sa nièce?
« Quant à vous, rois et princes du monde en-
tier, ne nous plaignez pas seulement, déplorez sur-
tout le sort malheureux de l'Eglise. Sa tête est débile;
son guide ressemble au lion rugissant, fli homme
sans foi, un prêtre souillé, un vain prophète, trône
en son milieu. Et si nous vous écrivons en ces ter-
mes, ne pensez point que la force nous manque pour
faire respecter nos droits. Nous tenons simplement
A CE qu'il soit reconnu A LA FACE DE L'lNIVERS QUE
c'est METTRE EN TERIL l'iIONNEUR DE TOUS LES SOU-
VERAINS QUE d'en offenser UN SEUL \ »
Lors de la publication de son second manifeste,
véritable appel au peuple, Frédéric ÏI livre encore
plus clairement sa pensée; il s'abandonne à plaisir
à sa verve impétueuse, et ne garde plus cetle fois au-
cun ménagement. Le prince s'est d'abord adressé aux
princes, parce que le pape, en effet, Ta dénoncé aux
princes. L'homme contre lequel on va tenter de sou-
lever les masses fraternisera désormais avec les in-
stincts de la multitude : il s'appuiera sur le suffrage
universel, Rome a prétendu l'accabler sous telle ou
\. V. Concil. XTii, 1157. — Ricob, iHsl. Jmp., 127. — Pe-
trus de Vinei?, I, 21.— Matth. Paris, 3il. — Kington, Uisl. of
Fréd. II , t. lî, p. 113-118. — Raiimer, Gesch. Ilohenstaufen,
t. III, p. 648.
L'EMPIUE 1:T la papauté. 285
telle citation sanglante, tirée des saintes Écritures.
(( Malheur à vous! répliquera l'empereur, et moi aussi.,
je vais m emparer de la Bible, et contre la Bible du
prêtre ouvrir la Bible du laïque, » Quel symptôme de
l'ère nouvelle qui se prépare que cette menace ! Comme
on sent, en présence de cette révolte d'un des deux
juges en Israël, rébellion qui ne passe point encore
inaperçue, mais déjà presque impunie, l'esprit de
critique et d'examen qui vaguement s'agite au fond
de toutes les consciences et qui sourdement mine la
forteresse de l'autorité ! Ce ne fut point un événement
de médiocre portée, croyons-nous, que l'arche d'al-
liance du christianisme, la Bible, arrachée ainsi de
force, avec fracas, à la poudre du sanctuaire et pas-
sant tout d'un coup aux mains des Philistins libres
penseurs. Entendez -vous, dans le lointain, les mu-
railles de l'antique Jéricho qui s'écroulent, et les trom-
pettes qui sonnent des fanfares profanes devant le
grand prêtre debout sur son trépied ! Le grand prêtre
se tient ferme, droit; il maudit, il frappe, il foudroie;
il ne se rend pas, mais il se trouble, et, dans ses
épouvantements, il se répète. Sans cette infusion de
sang juvénile que vinrent apporter au catholicisme
les deux Ordres de Saint-Dominique et de Saint-Fran-
çois, nul doute que le grand déchirement qu'on a
nommé la Réforme, et dont on ne saurait trop sérieu-
280 ALBEPiï LE GRAND.
sèment étudier les causes et les origines, nul doute
que cette révolution dans l'Eglise n'eût commencé de
s'accomplir dès la seconde moitié du xiii'' siècle. Par
ses audaces, ses sarcasmes et ses blasphèmes, l'em-
pereur Frédéric II précipite en apparence le mouve-
ment, comme Voltaire passe encore près de beau-
coup de gens, lesquels assurément l'ont peu lu, par
ses moqueries légères et ses gaies ironies, pour avoir
tué l'amour du Christ au fond des cœurs, profondé-
ment ébranlé la foi et troublé la région des croyances.
Les croyances! mais elles restent entières, et si le
patriarche de Ferney n'eut point tant ri, la Révolu-
tion eût peut-être conclu. A l'un et à l'autre, à Vol-
taire comme à Frédéric, n'ont manqué, au contraire,
pour faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de
mal, et pour créer au lieu de démolir, qu'une qualité
assez peu brillante, mais solide, qualité qui ressort
de l'àme et que repousse souvent l'esprit : le sérieux^,
cette muette éloquence des apôtres convaincus; il leur
a manqué, en outre, l'austérité de mœurs et de vie.
S'il eut toujours été de bonne foi dans les reproches
qu'il adresse à la papauté, quel rôle merveilleux
eut pu jouer Frédéric! En dépit de tous ses efforts,
l'empereur ne fut peut-être point parvenu à prévenir
le grand déchircmcnl; il eut du moins rempli auprès
de la personne des souverains pontifes rolïice de ce
L'EMPHW-: ET LA PAPAUTÉ. 287
personnage antique, chargé de donner une leçon d'hu-
milité aux triomphateurs. Encore une fois, s'il eut
sincèrement voulu le bien , il n'eût point fourni à
l'Eglise de Rome, par ses ambiguïtés fâcheuses, ses
fausses manœuvres et ses sous-entendus perfides, vingt
plausibles mais détestables prétextes de se déclarer
seule gardienne de la morale et de la vérité. Que si
Frédéric, en second lieu, n'eut point tant aimé le faste
et les plaisirs, quelle salutaire et décisive influence
n'eut-il point exercée sur les laïques et le clergé! JMal-
heureusement pour son propre salut et pour celui des
papes, malheureusement aussi pour la chrétienté, ni
novateur naïf, ni chrétien résolu, libertin à l'occa-
sion à la façon d'Erasme, arbitraire, dissolu, sen-
suel, l'inconsistant roi des Romains était à la fois trop
peu croyant, trop littéraire, trop armé^ trop puissant^
pour décide]' d'une sérieuse évolution des esprits dans
l'Église \
1 . Certaines paroles échappées à Frédéric II montrent le fond
de sa nature sous son vrai jour, et ne témoignent point seulement
de sa parfaite indifférence, mais au.-si de son profond dédam pour
tout ce qui touche à la foi chrétienne. « Si le roi des Juifs avait
vu Naples, il aeut point été si fort entêté ue sa Pales-
tine , » se laissa-t-il aller à murmurer un jour. L'empereur Fré-
déric s'embarqua effectivement pour la Judée avec cet entrain que
montrent les personnes qui ne peuvent se passer de Paris, lors-
qu'elles quittent Paris pour la province. Un autre jour, comme il
rencontrait un prêtre qui portait le saint-sacrement à un malade :
288 ALBERT LE GRAND. .
Frédéric n'avait-il point prétendu, certain jour,
ramener les séculiers à l'observance de la pauvreté
primitive, et n'avait-il point eu l'audace d'en remon-
trer à certains évêques, dont le luxe effréné, la vie
de désordre, devenaient, de l'aveu même des ortho-
doxes, un sujet de scandale^? Quelques fervents,
quelques candides avaient naturellement applaudi.
Gomment, en effet, ne point se montrer, à première
vue, partisan d'un dessein qui, s'il se fût réalisé, eut
peut-être ramené aux autels cinquante insolents pré-
lats, plus soucieux de chasser à courre, de dormir la
grasse matinée sous la plume, ou de vider de larges
hanaps de vin de Moselle ou de Sicile, que de faire
l'aumône et de se conformer aux devoirs de leur état " ?
«Qua?ndiu durabit huff'a isla?» s'écria-L-il.— Consulter Raumer,
Geschichte de?' Hohenstaufen, t. III.
1. « L'Église primitive, proclamait l'empereur Frédéric en
4 227, était fondée sur la pauvreté et la simplicité, en ce temps-là
où elle produisait, comme une mère féconde, tous ces pieux per-
sonnages qui sont inscrits au catalogue des saints. Or personne
ne peut asseoir d'autres fondations que celles qui sont assises
par le Seigneur Jésus. » V. Huillard-Bréholles, Hisl. dipL, t. III,
p. 50.
2. Albert le Grand, dans ses Sermones, malmène assez rude-
ment, on pourra plus loin s'en convaincre, \es fainéants du cloître
et du sanctuaire; mais on doit rendre cet hommage à la papauté, —
lorsqu'une fois elle s'en môle, forte de la conscience qu'elle a de
son autorité supérieure, et, par instants, fière, et à bon droit, de
L'EMPIRE ET LA PAPAL TE. 280
La boue se remue positivement à la pelle dès qu'on
touche aux mœurs du haut clergé seigneurial au moyen
âge, et l'on comprend à la rigueur que, sans don-
ner lui-même de grands exemples de vertu, Frédéric
ait bien osé dire à ses peuples : N'imitez point vos évo-
ques. Sans chercher hors de l'Allemagne, on trouvera
matière à s'édifier. Ici, c'est l'archevêque de Mayence,
Rodolphe, qui se permet de fondre les statues d'un
saint, bat monnaie avec le protecteur de son Église,
et partage entre ses frères et ses neveux l'argent sa-
crilège ^ ; là, c'est l'évêque de Fûnfkirchen, que le roi
de Hongrie se voit contraint d'admonester, et qu'il
ne parvient point cependant à arracher aux plus hon-
teux plaisirs ^ Rien de plus fréquent, d'ailleurs, à
cette époque de grandes vertus et de grands vices,
que d'entendre les chapitres des cathédrales accuser
ses mœurs pures, — la papauté porte peut-être elle-même les plus
grands coups; elle frappe sur ses membres indignes avec une vi-
gueur sans égale. Compuls. Innocenl. EpisloL, t. VI, 82; t. VIII,
1I'1-M3; Regesl.,}\ononw% ÏII, an. 1130. — Le pape Alexandre IV
ne recule point devant la crudité des expressions et la nudité des
détails. CowiwM. Avenlin. Annal. Boijor., t. VII, p. l-\'2^ passim.
— Innocent IV et Grégoire IX déploient au besoin, ou quand le
cœur leur en dit, la même sévérité que le pape Alexandre IV.
1. « Der Erzbischof Rudolf von JMainz liess die Bildsaiile der
heiligen Benno einschmelzen und verllieille das daraus geschla-
gene Geld unter seine Verwandlen. » Raumer, t. VI.
2. Engel, Ilist. de Ilongriej t. I, p. 283.
1. Il'
290 ALBERT LE GRAND.
les évêques de simonie, les évoques menacer à leur
tour, et, pris d'une sorte d'émulation, d'humeur noire
ou de jalousie, reprocher aux abbés leurs concubines,
leurs vols et leurs crimes \ Pour égayer ce sombre
tableau, relatons, en passant, cette repartie joyeuse,
devenue bientôt populaire, d'un dignitaire ecclésias-
tique du pays de Liège, — cecy est de Fescole fla-
mande, — lequel ecclésiastique, semonce par le pape
Honorius à cause de son goût pour les franches lip-
pées et les gaillardises de toute sorte , du fond de ses
fainéantises et de ses ripailles pousse à tue-tête ce
burlesque cri de ralliement : « Que sert d'assister aux
offices ? Sonnez cloches et carillons ! priez pour
NULS ■ ! » Hélas ! c|ue de catholiques, aujourd'hui en-
core, imitent, sans s'en douter, la conduite de ce
dignitaire du pays de Liège, et, tout en assistant
aux officeSj, laissent l'officiant prier pour eux !
Lors donc que le roi des Romains appuyait sur
la nécessité de mettre un frein aux infractions à la
discipline, au relâchement général des clercs,, et que,
mettant résolument le doigt dans la plaie, il annon-
çait, par exemple, qu'il était temps de recourir aux
remèdes, et au plus vite et sans se rebuter, bref,
i . V. Raumer, Silte der Geisilichen.
2. Sufliicit mihi si audio sonitum campanarum. — Rcgesl.s
Honorius III, an. Il»
L'EMPIRK HT LA PAPAUTÉ. 291
que l'esprit austère tlu christiiuiismc s'en allait par-
tout déclinant, il semblait à bien des gens que le
roi des Romains parlait d'or, et le très-raisonnable'
indocile ralliait momentanément à son parti des lé-
gions d'hommes solides et pieux qui pensaient comme
lui , et n'osaient point toutefois élever la voix contre
les iniquités et les bassesses dont ils étaient témoins.
Mais, sans compter que ce n'est point couché sur
des coussins de soie, du fond d'un palais rempli d'eu-
nuques et d'histrions, qu'il est facile d'en imposer au
monde sur ses pensers sévères, sous le manteau du
prédicateur couronné perçait sans cesse, à l 'impro-
viste , la rancune du prince excommunié ou la tor-
tueuse ambition du césar teuton jaloux de tout régler,
de tout ordonner, sans jamais rencontrer devant son
sceptre aucun obstacle. L'accueil empressé que reçu-
rent de la part des seigneurs du pays de France hos-
tiles à la cour romaine les projets de réforme de
Frédéric , la paraphrase et les commentaires qu'ils
hasardèrent à ce propos, ces seuls indices eussent
du sufBre, ce semble , pour éclairer les bonnes âmes
orthodoxes sur les secrets mobiles de tant de protes-
tations honnêtes, les effrayer sur les conséquences
pratiques de tant de spécieuses théories, et les faire
repentir, en un mot, d'un accès de confiance passa-
ger. « Oui , VRAIMEiNT, IL FAUT QUE CES CLERCS QUI
292 ALBERT LE GRAND.
JUGENT d'après LEURS LOIS LES HOMMES LIBRES ET LES
FILS DES HOMMES LIBRES, fut-il assez inopinément dé-
cidé en une assemblée de nobles François enthousias-
més par les harangues de l'empereur d'Allemagne,
IL lALT QUE CES FILS DE SERFS SOIEAT RAMENÉS A
LEUR CONDITION PREMIÎiRE DU TEMPS DE l'aNCIENNE
Église, qu'ils se bornent a la vie contemplative.
A nous la vie vVCtive! Peut-être alors reverrons-
NOUS CES MIRACLES DES PREMIERS TEMPS QUI NE SE
PRODUISENT PLUS EN CE SIÈCLE ^ » On juge de l'arbre
d'après ses fruits, a dit le sage. — « A quelles con-
clusions tendent donc, en fin de compte, les discours
du roi des Romains? reprenaient, en présence d'ap-
probations ainsi motivées , les pures et flottantes
imaginations, aussitôt désenchantées que séduites;
au bord de quels abîmes nous mène-t-on, sous la
fallacieuse promesse de sauver Israël? L'empereur,
si nous nous rangeons sous sa bannière et lui prêtons
notre appui, ne va-t-il point bientôt livrer les clercs
pieds et poings liés au pouvoir civil, et parce que
les prêtres ne sont point tous, il est vrai, de saints
1. « Reducantur ad statum Ecclesiii) primitiwT... et in con-
lemplalione viventes, nobis sicut dccel vitam activam ducentibus,
oslendant iniracula quac dudum a seciilo recesserunt,» ///.s7. di-
plom., t. VI, p. 468, cip. Iluillard-Bréliolles, Vie et correspon-
dance de Pierre des Vignes.
L'EMPini-: i:t la papautk. 'iU'i
personnages, ne wa-t-il point les priver, eux, minis-
tres aux fonctions sacrées, de leur liherfé d'agir, nous,
croyants, de notre liberté de les suivre et de les écou-
ter? » — Tel dut être, en eftet, à peu près le langage
que tint intérieurement le plus grand nombre des
chrétiens timides lorsque fut chargé, dans les diocèses
de Germanie, de les ramener, de les affermir dans
le droit chemin, notre impartial et pacifique Albert;
et, vu l'état d'aigreur^ cV angoisse et de malaise oit se
trouvait alors te monde, — ce sont les propres expres-
sions dont se servit Frédéric II dans son premier
manifeste, — dès que l'habit des frères prêcheurs
apparut, symbole éclatant de charité et de man-
suétude, nul ne sera surpris C{u'il ait aussitôt pro-
duit une vive impression. Pendant que les deux chefs
de la chrétienté se lançaient l'un l'autre à la face
d'énormes injures à la façon des héros d'Homère,
hésitante entre le pape et l'empereur, irrésolue,
chancelante, effarée, l'Allemagne crut embrasser les
insignes du calme et de la paix en baisant la robe
blanche du fils de Dominic|ue. L'Allemagne ne se
trompait du reste qu'à moitié, mais elle s'abusait.
Sous le large manteau du moine s'abritaient, repliées,
les ailes des Furies, et ceux qui se précipitaient aux
genoux du missionnaire ne tiraient plus, il est vrai,
l'épée pour la cause de Frédéric, ils eussent dégainé,
294 ALBERT LE GRAND.
au besoin , pour soutenir les droits du Saint-Père.
Frédéric Hohenstaufen comprit l'imminence du péril
et s'efforça de le conjurera
« Les pharisiens et chefs des prêtres, s'écrie
dans son appel au peuple, en réponse à la troisième
excommunication du pape Grégoire, le césar germa-
nique rebelle aux volontés du saint-siége, les phari-
siens et les chefs des prêtres se sont réunis pour tenir
conseil contre Vempereur des Romains, leur maître.
Gomment allons-nous nous y prendre, ont- ils dit,
pour nous défaire de cet homme qui triomphe de ses
ennemis? Si nous lui laissons les coudées franches,
il va soumettre à ses armes toute la Lombardie.,, Aussi
bien convient-il de l'arrêter net dès qu'il commence
I. L'Histoire passe, un pied sur une roue comme la Fortune,
et les passions humaines ramènent perpétuellement les mêmes
drames : les personnages seuls et les dialogues varient. Grégoire IX
conteste à Frédéric II la légitimité de ses prétentions sur les villes
lombardes. Napoléon s'irrite de ce que le pape Pie VII lui refuse
Ancône. — Frédéric dicte ses fougueuses missives à Pierre des
Vignes. Napoléon confie la rédaction de ses terribles dépèches à
Fouché. « // .V a plus d'un rapport, monsieur, entre mes fonc^
lions et les vôtres, y> écrit Fouché aux évoques au commencement
de ce siècle. (Circulaire trouvée dans les papiers du cardinal Fesch.
V. M. de Meaux, la Révolution et l Empire, p. 289). Tout chré-
tien doit obéissance à César, empereur et roi des Romains,
répète à satiété Pierre des Vignes au xiir siècle. (V. lluillard-
Bréholles, ne et correspondance de Pierre des Vignes.) — Quid
novi? Un mot, un seul mot, le mot monsieur.
L'EMPIRK ET LA l>APAUTl':. 295
à devenir victorieux, avant que l'étincelle ne déve-
loppe un vaste incendie, avant que le mal dont il
est cause, mal jusqu'à cette heure tolérable, ne nous
pénètre jusqu'à la moelle des os. Ne perdons point
de temps en conversations et pourparlers inutiles ;
ne l'attaquons point seulement par nos invectives :
lançons contre lui toutes nos flèches et vidons nos
carquois. Nous les lancerons contre lui, ces flèches,
jusqu'à ce qu'elles le frappent, le frappent (sic)^
jusqu'à ce qu'elles le transpercent, le transpercent
(sic), jusqu'à ce qu'elles le renversent, le renversent
(sic), de telle sorte qu'il ne soit plus enfin question
de cet homme, qu'il soit terrassé et demeure con-
vaincu de l'inanité de ses rêves. — Ainsi ont com-
ploté les pharisiens de ce siècle^, assis sur le trône de
Moise^ et s'emportant dans leur folie contre Vempe-
reur des Romains,,, Et ce père de tous les pères,
celui qui se nomme le serviteur des serviteurs de
Dieu, de colombe se transformant en serpent, a jeté
à l'univers cette téméraire et fatale parole : Ce qui
£ST ÉCRIT EST ÉCRIT... »
Après s'être placé de la sorte, dans cet exorde em-
phatique, aussi haut qu'il convenait à son incommen-
surable orgueil , tout près du Sauveur des hommes
persécuté, l'empereur d'Allemagne, dédaigneux sou-
dain des formes solennelles du langage ou bien en-
296 ALBERT L!' GRAND.
core pensant avoir atteint son but : éblouir, dérouter
les dévots au moyen des allusions hébraïques, l'em-
pereur se retourne brusquement vers le pontife qui
le brave, et, à longs flots, avec une témérité et un
sans- gêne d'expressions qui paraîtront peut-être
invraisemblables à ceux qui se complaisent dans un
moyen âge de convention , laisse déborder l'allu-
sion blessante et le sarcasme. Prenons acte , en pas-
sant, d'une impardonnable légèreté. « Heureuse est
l'Asie, soupirait un jour Frédéric, elle ne connaît point
nos disputes d'Europe ! » Une impression de lassi-
tude, de colère ou de dépit a pu seule vous arracher
cette exclamation peu politique, très-capricieux mo-
narque, et lorsqu'elle vous est échappée, évidem-
ment vos ennuis, vos impatiences prévalaient contre
votre sûreté de vue habituelle. Auriez-vous négligé
de conjecturer, par hasard, qu'inévitablement l'Eu-
rope devait l'emporter sur l'Asie, précisément parce
qu'en Europe on disputait? Du choc des idées jail-
lit tôt ou tard la lumière; les passions sont l'huile
de la lampe pour les peuples comme pour les indi-
vidus , et ceux qui prétendent imposer aux hommes
l'immobilité morale ont beau se proclamer les amis
de l'ordre et les soutiens de la société, ils sont au
contraire les plus dangereux contempteurs de l'ordio
véritable et les Erostrate du temple social. Vouloir
L'KMPinE l'T LA PAPAUTÉ. 207
supprimer la Inlto des opinions dans le monde, n'est-
ce point rêver de le replonger dans le néant*?
Cl Allons! réponds, poursuit le roi des Romains
dans son insolente harangue, en prenant directement
à partie le pape Grégoire, toi, successeur de Pierre,
réponds-moi ! Sais-tu bien quel enseignement a donné
le Maître des maîtres, après sa résurrection, à ses
disciples? Le Maître des maîtres n'a point dit : Prenez
vos armes et vos boucliers, votre arc et votre épée.
Il a dit : Que la paix soit avec vous.,. Pourquoi donc,
toi qui tiens la place du Christ, successeur de Pierre,
t'éloignes -tu complètement de la voie droite? Pierre,
à l'appel du Christ , quitta ses proches et prit le
chemin de vie : extérieurement dépouillé de tout, il
se trouva par ce seul fait muni intérieurement de
toutes choses, parce qu'il aspirait aux trésors de la
patrie céleste. Toi, Grégoire, tout au contraire, tu
ne fais point fi des richesses matérielles, tu con-
voites les biens de la terre, et l'univers ne suffit point
à assouvir ta faim dévorante. Pierre dit au pauvre
boiteux : Je n'ai ni or ni argent. Toi, Grégoire, sitôt
que les monceaux d'or que tu contemples avec ado-
ration commencent à diminuer, lu le mets à boiler
i. « II est dans le grand ordre qu'il y ait quelque petit dés-
ordre. » Leibniz.
208 ALBERT LE GRAND.
avec les boiteux et tu mendies... Tu prêches la pau-
vreté et tu te prétends pauvre. Mais d'où vient donc,
s'il en est ainsi, que l'on te voit amonceler trésors
sur trésors? On raconte encore de Pierre que, mou-
rant de faim, Pierre refusa de manger, de crainte de
toucher quelque aliment impur. Toi^, Gréfjoire, tu ne
vis que pour ton ventre ^ et sur tes coupes de vermeil
ces mots sont gravés : biro! bibis! je bois! tu bois!
(( ... Pape Grégoire, un effort, et renonce à l'ini-
quité; souviens-toi de l'aventure du pauvre pape Syl-
vestre et du magnanime empereur Constantin... En
ce temps-là, Sylvestre en était réduit à une profonde
misère, et il se tenait caché dans une caverne. Cest
à Constantin que FEglise est redevable de tout ce
qu'elle possède en fait de libertés et d'honneurs.,. Ne
t'acharne donc plus dorénavant à faire opposition au
véritable défenseur de l'Eglise... Sept fois, soixante-
dix fois, il sera pardonné au pécheur, a dit Notre-
Seigneur Jésus-Christ. Toi, Grégoire, ne saurais-tu
donc condescendre à faire grâce une seule fois à ce-
lui qui implore le pardon j, bien qu'innocent? Veuille
accueillir un généreux fils qui ne demande pas mieux
que de rentrer dans le giron de l'Eglise; montre-toi
bénévole et clément. Sinon , prends garde ; le lion
SECOUERA SON SEMBLANT DE SOMMEIL; H, FONDERA
UN NOUVEAU DROIT; IL PRENDRA EN MAL\ LE GOU-
1/ 1; M P I II t: ET LA PAPAUTÉ. 299
VKRNFîMENT DE l'Ecjlise, ct il l)i'i8crta la corne du
superbe ^ . »
Grégoire IX , car c'est bien à lui que s'adressait
cette supplique dérisoire, n'était point homme à se
laisser déconcerter par tant de hauteur, d'outrages
et de menaces. Patricien , prêtre et pape, en fait
d'arrogance et de goût pour l'absolutisme, il pouvait
en remontrer au Giaour de Germanie -, Son orgueil
semble même plus intraitable encore c{ue celui de
Frédéric : cet orgueil ne traversa jamais la moindre
défaillance. Sa pointe se retrempait sans cesse dans les
froides ondes où se renouvelie l'énergie du clerc „ le
Styx cte la feinte humilité. Aussi, dès que Grégoire IX
eut pris connaissance de la missive de l'empereur,
il leva les bras au ciel et se contempla. Malgré ses
quatre-vingts ans, n'était-il point encore robuste et
redoutable avec Rome à ses pieds, soumise; la Lom-
bardie sous les armes et toujours prête à se révolter
1. «... Nlmm den Solin, welcher gerii in den miitterlichen
Schoos der Kirche zuriikkehren will, milde auf, damiter nicht aus
seinem scheinbaren Schlafe wie ein Lowe erwache, das recht
NEU GRUNDE, die Kirche regiere und die stolzen Ilorner der Ge-
walLigen zerbreche. » — Compuls. Raumer, Geschichle der Ho-
henslaufen, t. III . p. 643-648. — Mallh. Paris, 3i2. — Concil.
XIII, '1158. — Kington, Hisl. Fred. II, t. IF, p. 115-117.
2. Grégoire IX appartenait à riliustre et ancienne famille des
Segni; il était neveu d'Innocent III.
300 ALBERT LE GHAND.
contre Frédéric ; la brillante carrière du cardinal
Ugolin derrière lui? N'avait-il point naguère pacifié
le ^filanais, réconcilié Pise avec Gênes, organisé une
croisade? Le monde catholique n'attendait-il point
chacune de ses paroles comme un oracle? Peut-on,
doit-on douter de soi quand on est pape ? pareil doute
touche peut-être à l'impiété. Et pourquoi céder, ter-
giverser, ou transiger? Ne serait-ce point manquer de
respect envers la mémoire de prédécesseurs vénéra-
bles et s'ériger en contempteur des traditions? Le pape
Honorius, de son vivant, n'avait-il point eu confiance
en lui? Honorius n'avait-il point soupiré avant de mou-
rir : Ugolin > voilà un homme selon mon cœur? Etait-il
donc vraiment si faible, tombé si bas , que Frédéric
osait l'insinuer? Mais, le lundi de Pâques de l'année
1227, la 'ville aux sept collines l'avait, ce semble,
acclamé, lui, Grégoire IX, « lorsqu' après la messe, il
était rentré au ]3alais, jjor^a?i^ sur sa tête deux couronnes^
monté sur un cheval richement caparaçonné, entouré des
cardinaux velus de pourpre,,. Des cassolettes de par-
fums fumaient sur son passage... Le peuple chantait
à haute voix des litanies, des cantiques d'allégresse...
Une foule innombrable marchait devant, portant des
palmes et des fleurs \.. Le sénateur et le préfet de
1. V. Rohrbaclier, Hîst. de l'Église eallwliqne, t. XVIII,
p. 8.
L'EMpji'iK i:t la papa un:. 3oi
Rome, à pied , des deux côtés du pape, tenaient ce
jour-là les renés de sa monture *. » Eh ! Ic([uel de
nous deux est le vrai César, du tyran d'Allemagne
ou du souverain pontife ? Eli ! de quel droit un prince
infâme, blasphémateur et ami des infidèles , vient-il
contester la légitimité de nos prétentions à la souve-
raineté universelle? D'où lui vient cette étrange manie,
tandis que d'un mot, d'un seul mot nous pouvons le
dépouiller de ses Etats, de nous représenter, nous,
la Grâce et la Force, comme sans feu ni lieu, campé,
1 . «The Senator and Prefect on foot led the Pope's horse in ils
gorgeoustrappings, until the long procession of Cardinals, Bischops
and Clergy reached the Lateran. « — V. Kington, Frederick 11,
emperor of the Romans, 1. 1, p. 282. — Quand on met en regard
de ce tableau nous rappelant Grégoire IX en superbe appareil, le
front haut et conquérant, cet autre tableau qui nous montre Pie Vil
languissant à Savone, ne dirait -on pas d'un pâle Ecce homo
de l'école d'Holbein en face d'une splendide apothéose de demi-
dieux signée Paul Véronèse ou Rubens? «Plusieurs fois, mande
M. de Chabrol, le pape est resté pensif et dans l'attitude d'un homme
qui voudrait se rendre... Je viens de chez le pape, écrit encore
M. de Chabrol ; il était plus arjilé; il avait peu dormi, etc., etc.»
(V. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 5 nov. 1811.
L'Église romaine et le premier Empire^^^ar M. d'Haussonville.)
C'est qu'il y eut, en effet, du tempérament et des fureurs de Napo-
léon dans Grégoire IX, tandis qu'une larme de Celui qui but le
calice au jardin des Oliviers coula sur le visage de l'infortuné
Pie VIL Grégoire IX et Pie VII représentent ainsi, en se faisant va-
loir, l'un une époque de pléthore et de vie luxuriante, l'autre une
crise d'accablement et de tristesse, traversées par la papauté.
302 ALBERT LE GRA^D.
ainsi que sous une tente, dans la donation de Con-
stantin, sous les plis du manteau impérial ! — « C'est
un fait connu clic monde entier^ soutenait d'ailleurs
Grégoire IX , dont on ne saurait trop méditer les
considérants en matière de souveraineté spirituelle et
temporelle, c'est un fait connu que Constantin^ qui
étendait sur tous les climats du monde une seule mo-
narchie, au nom du sénat et du peuple, déclara qu'il
était juste que le vicaire du prince des apôtres, déjà
EN POSSESSION DU GOUVERNEMENT DES AMES SUR TOUTE
LA TERRE, OBTÎNT EN MÊME TEMPS LA SOUVERAINETÉ
DES CHOSES ET DES CORPS EN CE MONDE. Persuadé que
celui-là à qui le Seigneur avait confié sur la terre le
gouvernement des choses célestes devait diriger les
choses terrestres avec les rênes de la justice, Con-
stantin transféra au pontife romain a perpétuité les
INSIGNES ET LE SCEPTRE DE LA DIGNITÉ IMPÉRIALE , LA
VILLE DE Rome avec tout son ducmé et même l'empire
DE l'ouest. Pour lui, considérant comme un crime
que là oit la capitale de la religion chrétienne se
trouve établie par f empereur céleste, un empereur
terrestre pût exercer le moindre pouvoir, il aban^
donna V Italie à la disposition du saint-siége aposto-
lique et alla fixer en Grèce sa nouvelle résidence ^...»
'1. y. Huillard-Bréliollcs, Histoire diplomatique^ sumptibus
de Luynes, t* IV, p. 9i8 et suiv»
L'EMPIliE ET LA 1>A1>ALTÉ. 303
— (( L'univers est rempli de supplices très-justes
dont les exécuteurs sont très-coupables, » a fort bien
dit un des partisans célèbres de la papauté, telle
que nous l'a léguée le moyen âge, M. de x^aistre^ :
nous nous permettrons de demander aux derniers
croyants en ce catholique de l'ancienne loi , si lui-
même, *1M. de Maistre, mis en présence de textes
pareils, — textes qu'apparemment il n'a point con-
nus, — tout en condamnant l'empereur Frédéric et
le déchrànU rèS'Coupable^ lui-même, M. de Maistre,
n'eut point été contraint de reconnaître que les ou-
trages et les humiliations cjue par le fait de ce prince
peu recommandable endura la papauté ne furent point
réellement un juste supplice.
Sans absoudre en aucune sorte Frédéric JI, Gé-
sai', de ses intempérances de langage et de certains
actes violents , il est certain que les monstrueuses et
chiméricjues visées exprimées en des termes dont nous
venons douloureusement de traduire l'impertinence
expliquent, excusent peut-être le ton peu mesuré de
ses critiques. Nous avouons ne point éprouver pour
Frédéric , roi des Romains , grande sympathie , ni
grande estime, mais nous ne dissimulerons pas non
plus l'invincible répulsion que nous inspire le prêtre
1. V. Lettre à M. de Bonald;
304 ALBERT LE GflA?sD.
son rival, empeuelr des âmes et des corps ^ Quant
à la vulgarité des attaques que se permettaient l'un
contre l'autre les deux chefs de la chrétienté, pendant
que Timpassible Albert menait à bonne fin sa mis-
sion dans les diocèses d'Allemagne, on n'en a pris
encore qu'un avant-goùt en entendant Frédéric in-
sultant Grégoire. Grégoire l'emporte décidément en
invectives forcenées sur Frédéric. Une seule et uni-
que citation , et nous coupons court aux trivialités
d'un dialogue aux tournures apocalyptiques. Au sou-
verain pontife , successeur de Pierre et des apôtres ,
le dernier mot.
(( Des profondeurs de la mer vient de surgir une
bête pleine de paroles de blasphème, quant aux
pieds semblable à un ours, la gueule semblable à
celle d'un lion en furie , semblable pour les autres
membres au léopard. De sa gueule s'échappent des
blasphèmes contre le nom de Dieu, des flèches em-
poisonnées contre la voûte du ciel et les saints qui
demeurent au cieL \\ec ses griffes et ses dents d'ai-
1. « Ce n'est guère qu'à partir de l'an 1000 que la prétendue
donation de Constantin fut généralement adoptée comme base de la
propriété ecclésiastique... Le Dante blâme ladite donation comme
un acte inconsidéré, mais il n'en conteste point l'authenticité.»
V. Dante, Inf'erno, c. xiv. — Consulter Huillard-Créholles, Ilist.
diploni., sumptibus de Lu\ nés. — Vie et correspondance de
Pierre des Vif/nes, p. 171.
L'EMPIRE KT LA PAPAUTÉ. 305
rain la bkte a tonte de tout déchirer, avec ses pieds
de tout écraser, et elle ne se dresse plus à la déro-
bée , mais en plein jour. Appuyée contre les mé-
créants, elle lance ses griiïes hérétiques contre le
Christ, rédempteur des hommes, et contre les Ta-
bles d'alliance... Regardez attentivemem le chef,
LE ventre, la queue DE LA BÊTE, — CEST L'eMPE-
REUR M... »
Il est certaines lois générales, si régulières et fixes
qu'on n'y prend seulement point garde et qu'on les
respecte sans y songer, qui gouvernent harmonieu-
sement les deux mondes , le monde intellectuel et le
monde physique. La nature, elle, n'y déroge jamais,
et si l'on est de temps en temps dans la nécessité
d'avouer, ainsi que l'a confessé avec profondeur,
avec simplicité un franc philosophe, que ce que nous
voyons du gouvernement de Dieu n'est point un as-
sez gros morceau pour que nous puissions y admirer,
en pleine connaissance de cause, la beauté et l'ordre
de l'ensemble, du moins pouvons-nous nous rendre
à nous-mêmes ce témoignage que tout ce Cju'il nous
est donné d'entrevoir ou d'apercevoir nous met con-
stamment en présence des deux idées d'ordre et de
beauté, abondamment développées, religieusement
\ . V. MaUh. Paris, 342. Annal. xiii% 1 138. — Raumer. — Kington.
I. 20
306 ALBERT LE GRAND.
présentées l'une à l'autre par les évolutions de ce
mobile univers. Or Tesprit humain, aussi bien que la
nature, doit obéissance à ces lois immuables; il est
libre toutefois de s'en écarter, et dans cette faculté de
pouvoir désobéir réside, en effet, sa supériorité sur
la matière; mais l'on remarcjuera qu'en les violant, il
déchoit; dès qu'il les méconnaît, il se trouble. Cou-
pable de lèse -majesté envers l'harmonie suprême,
son premier châtiment est de tomber dans l'incohé-
rence et le chaos : la forme se ressent toujours des
fautes originelles de l'esprit. Que si les idées pre-
mières d'ordre et de beauté prévalent dans cette
mystérieuse partie de l'être où, — si l'on peut tou-
tefois appliquer à l'intelligence ce magnifique mot
d'Aristote, — Dieu passe, montrant la voie, suivi de
la justice qui punit les transgresseurs de la ligne
droite, des idées, amoureusement et fermement jointes
dans une sorte d'unité lumineuse, la clarté, le liant,
la grâce se mêlent naturellement au langage qui les
reçoit, les exprime et s'en pénètre, et le style se res-
sent ainsi de la piété de l'auteur envers les types
éternels. Que si, au contraire, les conceptions que
l'on nourrit, que l'on prétend vulgariser et imposer,
ont été viciées dès l'origine , les plus riches vête-
ments dont on les couvre ne dissimulent jamais qu'à
grand'pcine leurs obscurités, leurs infirmités et leurs
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 307
faiblesses; elles entraînent avec elles la marque
indélébile des desseins vicieux dont elles ont subi
l'influence; on s'aperçoit bien vite, à d'irrécusables
indices, qu'elles sont frappées de démence, d'impuis-
sance ou de stérilité. Le manque absolu de rapport
et de cohésion qui existe entre le commencement et
la fin du présent discours du pape Grégoire IX, le
complet désarroi d'idées qui y règne d'un bout à
l'autre, ne nous eût certainement point entraîné à des
considérations de cette gravité, étrangères, en appa-
rence, à la querelle de l'Empire et de la papauté, si,
dans le profond abîme laissé béant entre telle et telle
phrase de son Encyclique, nous n'eussions cru de-
voir relever qu'une simple infraction à la règle banale
qui veut que le sens d'un discours soit suivi. Non,
ce n'est pas au point de vue philosophique ou htté-
raire que nous vous signalerons des lacunes : ce n'est
point l'écrivain, c'est le prêtre que nous venons de
surprendre en flagrant délit d'irrévérence envers les
lois générales d'ordre, de logique et de beauté. Dans
cette notoire absence de trait d'union entre le spiri-
tuel et le temporel, dans cette impossibilité matérielle
de trouver la transition entre deux sujets absolument
distincts, ne puisons-nous point un réel enseigne-
ment ^ et n'est-ce point là un signe assez net de la
radicale incompalibilité des pouvoirs? « Défi profon*
308 ALBi: R r LE GRAND.
deurs de la mer vient de surgir une hête pleine de
paroles de blasphème, quant aux pieds semblable à un
ours, la gueule semblable à un lion dévorant, pareille
pour les autres membres au léopard, )) Ainsi prélude,
on a pu s'en assurer tout à l'heure, la redondante
missive du pape Grégoire IX. Voici comment conclut
le Saint-Père en brisant tout à coup la lyre des pro-
phètes, tant il est vrai que la forme se ressent tou-
jours des fautes originelles de l'esprit! i^V Empereur
souffle la révolte contre nous à Rome : il a .mis la maj.n
SUR Ferrare, Massa, la Sardaigne , possessions
QLE l'Église revendique...» Quelle chute, nouveau
Samuel ! et le trépied sublime sur lequel vous mon-
tiez naguère ne serait-il donc qu'un point d'observa-
tion du haut ducjuel vous promenez vos regards sur
Ferrare, Massa, la Sardaigne et ces fabuleuses îles
d'Occident, concession imaginaire de Constantin^?
Est-ce donc la protestation pure et simple d'un sou-
verain ambitieux ou spolié que nous venons d'en-
tendre , ou bien est - ce véritablement le vicaire de
Jésus-Christ qui nous exhorte par votre bouche? Si
vous ne tenez, Saint-Père, cju'aux choses du ciel,
1. Les îles d'Occident. On lit dans une bulle du pape Urbain 11:
« Quia religiosi inniperatoris Constantini privilégie in jus proprium
Bealo Pelro ejusque successoribus occidentales omnes insalœ
condonataî sunt. » V. Tardif, Moniun. Iiislor.,^. 157, n°2i9.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTK. 309
pourquoi énumérer de la sorte, tout au long, vos
titres terrestres? Si vous ne relevez, au contraire, que
du droit commun, pourquoi damnez -vous qui vous
oiïense? Tenez-vous, oui ou non, la croix ou l'épée?
Vous portez-vous, oui ou non, prêtre ou laïque?
Dans cet amalgame prodigieux, non moins fortuit
que voulu, du spirituel et du temporel au fond du-
quel vous vous mouvez, vous distinguez-vous vous-
même, pape Grégoire? Vos pareils se reconnaîtront-
ils? Vous persuadez-vous, par hasard, en imposer
longtemps aux esprits bien faits en vous abritant
sous votre qualité de clerc^ dès que votre volonté de
prince a porté ses coups, et, quand le clerc en vous
aura décidé, les rois et les peuples devront -ils flé-
chir dévotement le genou devant le prince? Il s'agit
de conclure à notre tour. Frédéric II , empereur, et
Grégoire IX, pape, poursuivaient à l'envi, tout en
se provoquant et se combattant, tout en usant d'ar-
guments différents, la chimère de la monarchie uni-
verselle. Ni l'un ni l'autre ne mérite assurément d'être
pris en respectueuse considération, mais on doit tenir
compte néanmoins d'un fait important, qui ne les dé-
charge point, il est vrai, de la responsabilité de
leurs actes, et qui cependant les domine, les pousse,
les dirige et les sépare de très-haut : l'un pensait bien
réellement tenir entre ses mains le vieil étendard Hoc
310 ALBERT LE GRAND.
signo vinces. l'autre les clefs de saint Pierre. Us se
croyaient tous deux responsables, l'un vis-à-vis de
l'ombre d'Auguste, l'autre vis-à-vis du Fils de Dieu.
(( Ses ciiers ne baoit à autre cose fors que à estre
sires et souverains de tout le monde. » Tel est le juge-
ment, de forme nette et naïve à la fois, qu'émet Bru-
netto Latini dans H Trésors^ à propos des instincts
altiers et rapaces du plus glorieux des Hohenstaufen ;
et le vieux chroniqueur ajoute : « Frédéric cuidoit par
lui et par ses filz surprendre lot Vempire et la terre
toute , de tel manière que ele nissist jamais de leur
subjection\ » — Ses cuers ne baoit à autre chose
qu'à estre sires et souverains, — ressort-il avec non
moins d'évidence des paroles et de la conduite d'un
des plus inconséquents et fougueux pontifes, qui, pen-
sant l'affermir, ait ébranlé la chaire de saint Pierre,
et qui par ses envies désordonnées de réunir pêle-
mêle dans sa main les rênes des royaumes et celles
des consciences , les ait en définitive toutes lais-
sées flotter. On aurait donc mauvaise grâce à con-
tester que la passion n'ait souvent envenimé la dis-
pute entre deux interlocuteurs dont le caractère, la
race et le tempérament paraissent, en elTet, fonciè-
rement antipathiques. Mais la passion abaisse, aigrit.
4. Li Trésors, édit. Chabaille, t.I, p. 92.
L'EMPIRK ET LA PAPAUTÉ. 811
prolonge indériniment les débats ; elle n'en est ja-
mais, pensons-nous, que la cause indirecte. La pas-
sion n'apparaît , n'intervient dans le drame politique
que sollicitée par ces idées collectives, impersonnelles,
qu'on est convenu d'appeler tantôt principes, tantôt
préjugés. Représentants oiïiciels de deux systèmes
formulés de longue date, héritiers, à titre différent, de
deux puissances pour ainsi dire illimitées, bien que
limitrophes, par cela même amenés forcément à re-
vendiquer tôt ou tard certaines rectifications de fron-
tières , en dépit des outrageantes épithètes dont ils ne
se montrent que trop prodigues, nos implacables ri-
vaux ne semblent-ils point parfois humblement réciter
une leçon toute faite, dépouiller un dossier, déployer
les vieilles chartes et plaider en avocats? Nous sommes
d'autant plus fondés à nous arrêhsr à cette opinion,
que les thèses qu'ils reprennent avec vivacité ne sont
point nouvelles, et qu'elles furent tour à tour soute-
nues, abandonnées, rajeunies, combattues par tous
les esprits absolus, inquiets, du moyen âge. Pierre
Damien, au xii^ siècle, avance les arguments césariens
autoritaires que représente sous une autre forme l'em-
pereur Frédéric au xiii^ siècle, et Dante Alighieri, à la
veille de la Renaissance , les reproduira tels quels,
avec notes et explications, dans son traité de Clouai'-
c/iia. Il va sans dire, d'autre part, que Grégoire TX
312 ALBERT LE GRAND.
ne fit que développer à sa guise les données théocra-
tiques dont il tenait la substance des papes arbitraires
auxquels il avait succédé , et quant aux souverains
pontifes qui vinrent après lui, ils eussent cru proba-
blement déroger en ne suivant pas son exemple et la
voie sans issue par lui tracée. « En dehors de F Eglise,
proclame entre autres vérités plus que douteuses l'in-
trépide Innocent IV, on ne bâtit que pour l'enfer, et
il n existe point de pouvoir qui soit ordonné de Dieu.
C'est donc mal envisager les faits, c'est ne point sa-
voir remonter à l'origine des choses, que de croire
que le siège apostolique nest en possession de l'em-
pire séculier que depuis Constantin seulement, x\nté-
rieurement déjà, ce pouvoir était dans le saint- siège
EN VERTU DE SA NATURE ET DE SON ESSENCE ^ » Roste
à rappeler sous quelles bizarres et pédantesques ima-
ginations les docteurs guelfes ou gibelins prétendaient
populariser et faire accepter des masses leurs trans-
cendantes et frivoles théories.
— De même que la lune , remontraient jadis les
partisans de la doctrine sacerdotale, emprunte son
éclat au soleil, à telles enseignes qu'elle ne luit que
parce qne le soleil brille, de mjême l'empire est rede-
1. V. Conception de la théocratie. — Huillard-Bréliolles,
Vie et correspondance de Pierre des Vignes.
L'EMPIRK KT LA PAPAUTÉ. 313
vablc de toute sa splendeur, de sa force et de ses droits
à la papauté, son soleil. La papauté refuse- t-elle à
l'empire de lui prêter aide et protection, à partir de
cet instant l'empire aussitôt n'existe plus, ou plutôt,
il perd sa raison d'elre. Tout est permis, sans doute,
à la lune, pourvu qu'elle se montre l'humble servante
du soleil et n'encoure point son déplaisir. Mais mé-
dite-t-elle quelque révolte, prétend-elle à l'indépen-
dance, soutient-elle, en un mot, qu'elle peut ou doit
se passer du soleil, plus de lune, plus d'astre, plus
d'empire : néant. — Puisque aussi bien, objectaient
en revanche et non moins pompeusement les partisans
de la doctrine impérialiste, puisque aussi bien il faut
nécessairement admettre que la lune ne dépend en
aucune façon du soleil, quant à sa vertu intrinsèque
et à ses évolutions;... attendu encore que son action
lui appartient réellement en propre, et que son rayon-
nement ne s'opère que par suite de la vertu de clarté
qui est en elle, à telles enseignes qu'elle ne reçoit les
rayons du soleil que pour plus efficacement et plus
virtuellement agir (virtiwsius),., ergo, l'on maintient
que la royauté temporelle ne saurait dériver de la
spirituelle et ne reçoit point de la papauté son in-
fluence et son autorité... Si tant est qu'elle tienne
d'elle quelque chose, ce n'est là qu'une augmentation
fortuite de puissance, et dans la papauté ne doit
314 ALBERT LE GRAND.
SOUS aucun prétexte se chercher la raison première
qui fait que l'empire se meut\..
Des lourdes et vagues sphères d'un empyrée de
convention et de la fantastique hyperbole, tandis que
ces deux astres symboliques, le soleil et la lune, l'em-
pire et la papauté, dardant sur terre et sur mer mille
rayons jaloux, décrivent autour de l'ancien monde,
au gré de leurs furieux adorateurs, un monotone
mouvement de rotation, passons vite à des régions
moins équivoques, où l'on respire et où l'on vit en
dehors de la manie des systèmes-. Les biographes
d'Albert le Grand ne rapportent point, il est vrai,
que, lors de ses pérégrinations en Allemagne, l'errant
1. ... Quantum est ad esse nullo modo luna dependetasolenec
etiamquanlumadvirtutem nec etiam ad operationemsimpliciter...
Sic ergo dico... — Y. Dante, de Monarchia^ p. l44-14o, édit.
de 1559.
2. Albert, dominicain, ne pouvait, on le comprend de reste,
se déclarer ouvertement contre la suprématie et les prétentions à la
souveraineté des évoques de Rome. On remarquera qu'il n'aborde
que fort rarement dans ses ouvrao;es, lesquels traitent cependant
de omni re scibili et non scibill, les questions qui touchent de
près ou de loin au pouvoir temporel et spirituel des papes. Loin
de s'y complaire, on dirait au contraire qu'il les évite. Saint Tho-
mas d'Aquin, son élève, ne connaît point les mêmes scrupules et
ne marchande point tant l'affirmation. — Compuls. Alberti Mac.m
Opéra, édit. Jammy : — Polilicorum, — Sum?)ia theolo(/iœ, —
Commenl. sancti Luc, — Sermones de lempore.
L'EMPIRi: KT LA PAPAUTE. 315
maître de saint Thomas se soit jamais rencontré face
à face avec Frédéric Hohenstaufen, roi des Romains.
II sera permis de regretter, par parenthèse, que le
seul dignitaire de l'ordre de Saint-Dominique dont il
soit fait mention dans l'histoire comme ayant échangé
quelques paroles avec le mécréant ait nom Jourdain
de Saxe, au lieu de s'appeler Albert de Bollstadt.
Entre le docteur universel et Frédéric, une simple en-
trevue n'eût point manqué, en effet, d'être instructive
et curieuse, et de l'entretien, même le plus rapide,
entre ces deux extraordinaires personnages, eussent
probablement jailli quelques-uns de ces mots qui jet-
tent souvent plus de lumière sur la physionomie d'une
épocjue que les dissertations les plus savantes. Mais
parce c{ue \u bure du religieux sçavant n'a point frôlé
la pourpre du très-lettré tyran de la Germanie, s'en-
suit-il que leurs deux génies ne se trouvèrent jamais
en présence l'un de l'autre? Le caractère et l'objet
de la mission que remplit Albert dans les diocèses de
Germanie particuhèrement soumis à l'influence anti-
cléricale de Frédéric indiquent positivement le con-
traire. Albert heurta du pied, à chaque pas, durant les
dix années pendant lesquelles on l'employa à remuer
l'Allemagne dans un sens favorable aux idées de la
cour de Rome, les membres dispersés de la bête,
pour nous servir de l'expression figurée, peu diplo-
316 ALBERT LE GRAND.
matique, particulièrement chère au pape Grégoire IX.
En toute ville et bourgade, depuis Cologne jusqu'à
Ratisbonne, tant que dura sa longue et pénible odys-
sée à travers les provinces les plus ébranlées par la
propagande impérialiste, notre héros dut nécessaire-
ment tenir compte de l'ascendant, de la séduction, du
charme indéfinissable et profond qu'exerçait, paraît-
il, sur tous ceux qui l'ont approché et connu, l'un
des hommes les mieux doués, auquel sa naissance
ait permis d'user et d'abuser du talent sur un vaste
théâtre. Que si le fils de Dominique, soit effet du
hasard, soit obéissance à la consigne, soit encore
parce qu'il ne s'en est point soucié, n'a point été
interroger le monstre en personne, il l'a du moins
affronté, ce semble, jusque dans son antre. Peut-être
n'a- 1- il point convenu à sa prudence, à sa dignité,
d'imiter Hercule et de se commettre directement avec
l'hydre, mais il en a, à coup sur, inspecté les moyens
de défense, senti passer près de lui le soufïle, admiré
la vigueur redoutable et la taille. Nos mouvements,
à nous, sont évidemment plus libres que ne le furent
jamais ceux d'Albert le Grand; aucun vœu ne nous
lie; aucune instruction émanée de la cour de Rome
n'a tracé notre itinéraire; il y a longtemps que les
cendres du dernier bûcher ont élé dispersées au vent;
nulle autorité ne nous épie ; nous ne nous voyons
I/tlMPlllÎ!: ET LA PAPAUTÉ. :n7
aujourd'hui ni retenus dans nos investigations, ni mis
en demeure de nous justifier devant un tribunal in-
quisiteur, parce (|ue nous aurons une fois, une seule
fois, glissé sur la pente qu'effleure en se jouant Mon-
taigne. Nous pouvons tous nous permettre aujour-
d'hui, à nos risques et périls, il est vrai, mais sans
nous exposer à sévices ou injures graves, « d'aller
aprez les inclinaiions de nostre esprit, contre -mont,
contre-bas , selon que le vent des inclinations nous
emporte. » Albert, moine, légat, contraint à des mé-
nagements infinis, ne put user, en somme, que de
la seule liberté dont on ait joui au moyen âge, celle
d'opter entre deux absolutismes. De sa part, toute
demande d'audience à l'ennemi particulier du Saint-
Père n'eut point manqué d'être mal interprétée de
ses chefs, de lui nuire près de la cour de Rome. Eh
bien, cet instant d'entretien c|u'Albert n'a pu se per-
mettre, nous allons, nous, le solliciter.
c( J'ai vu l'empereur, et il fut même un temps où
je l'aimai, » confesse fra Salimbene, l'une des illus-
trations du règne de Frédéric; « en vérité, je ne sais
cjuel homme on eût pu trouver à lui comparer parmi
tous ceux qui ont porté couronne, s'il neût point né-
(jligé Dieu, l'Eglise et son âme ^ » — « Lorsque l'on
\ . « La sua mente superiore à lumi del secoio, rovescio il mos-
318 ALBERT LE GRAND.
envisage Frédéric comme administrateur et législa-
teur, )) reprend à six siècles de distance l'impartiale
critique allemande, « on est contraint de l'admirer :
l'activité de ce prince, sa capacité , ses qualités hors
ligne, le distinguent entre tous ses contemporains ^ . . »
Ces jugements ont, ce semble, quelque poids; ils
rehaussent singulièrement l'importance du prince ex-
communié, et, sur leur simple énoncé, on sent déjà
peut-être, pour peu qu'on . s'intéresse aux ques-
tions brûlantes que soulève la moindre allusion à
l'un des plus hardis contempteurs des volontés pon-
tificales dont on puisse feuilleter les annales, comme
une sourde envie de nouer connaissance avec le re-
belle et le maudît. Un aveuglement épais, opiniâtre
n'aurait-il point soutenu, par hasard, en sous-œuvre,
ces énormes catapultes d'où sont partis les traits dont
plusieurs papes l'ont frappé? La sibylle qui dicta ja-
dis les oracles du palais de Latran n'est-elle point la
sœur aînée de celle qui conseille aujourd'hui le Vati-
can? Ne serait-elle point tombée, çà et là, dans l'écueil
vers lequel incline de longue date , avec une solennité
tro feudale, crèo un governo civile, compile un codice di leggi ,
rese secura la vila et formb la félicita générale. « — Salimbene,
Del rc descrizione et ciel regno délie Due Sicilie, 1. 1, p. 152.
1. « ... wir mijssen den Kaiser als ein der lliiitigsten Herrscher
seiner Zeit, als Gesetzgeber und Gesetzanwender bewundern.» —
Raumor, Gesch. der Hohemtaufen, t. III.
i; F, M PI m: kt la papauté. 319
fatale, le vaisseau de saint Pierre? Une des méprises
ou. étroitesses d'esprit coutumières de la sibylle ne
consiste-t-elle point, par exemple, à confondre sans
cesse le mal avec le mouvement , le novateur avec
rimpie? Frédéric II flotte entre Julien l'Apostat et
Luther, a-t-il été dit plus haut : sorte de Janus au
profil antique, au front inquiet, une de ses faces
regarde vers un ordre de choses suranné, l'autre
vers une forme nouvelle de société qui s'accuse. Fré-
déric eut le tempérament, la beauté, le charme, l'in-
. consistance, les furies, les déboires, les vertus et les
vices d'un Prométhée de transition. Je ne sache point
qu'aucun penseur, aucun artiste, dans notre pays du
moins, se soit encore arrêté complaisamment devant
l'une de ces figures qui deviennent presque allégo-
riques, tant elles reflètent de lueurs et d'impressions
diverses , et qui s'imposent d'elles-mêmes à la sym-
pathie ou à la haine, selon le jour où on les expose.
Au point de vue critique comme au point de vue
pittoresque, on peut estimer cependant comme une
assez rare bonne fortune que de se croiser sur sa
route avec un acteur de cette trempe, de cette sou-
plesse et de ces ressources : inspiré, choyé, costumé
tour à tour par les fées rivales d'Orient et d'Occident;
un jour ceint de laurier ou de pampres comme un
ancien, le lendemain se dépouillant du casque pour
320 ALBERT LE GRAND.
prendre le turban, ce soir, assis sur les marches du
Capitule; ici, forçant les portes de l'église, là, sou-
riant aux houris dans le harem; toujours en veine,
toujours par voies et par chemins, toujours brillant
et osé, soit qu'il essaye la toge de César, la mante
du trouvère, la cotte de mailles du preux, le froc du
réformateur ou le burnous de Saladin. Frédéric fait
pendant à Albert comme Lucifer à l'Archange fidèle
dans les vieilles estampes , et tous deux n'ont point
été sans raison opposés l'un à l'autre. Le premier
personnifie le siècle^ le monde profane; le second do-
mine le siècle, Frédéric propose confusément; Albert
distingue, plane, compare, et parfois résout. Quel-
ques traits sur les mœurs intimes, quelques détails
sur le caractère et les goûts du très-délié successeur
du très-pesant Barberousse ne seront peut-être point
déplacés ici \
(( Frédéric Hohenstaufen était de taille moyenne,
mais bien prise. L'expression de son visage annonçait
la hardiesse et la vigueur. Ses cheveux semblaient
d'un blond doré. Son adresse à tous les exercices du
'I. Consulter Kington, Frederick II, ei/iperor of t/ie Ro?nans.
— Raumer, Gesch. der Ilohenslaufen. — Rolirbacher, Histoire
de l'Église. — Rémi, Hisl. écoles. — Huillard-Bréholles, Hisl.
diplom., sumptibus de Luynes ; Vie et correspondance de Pierre
des lï^nes. — Brunelto Latini, li rmsor.s.— Salimbeno, etc., etc.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 321
corps lui doiinail une supéi'iorité pliysi(|uc sur les
hommes ordinaires \ » Un buste en marbre blanc,
avec cette inscription : FuÉDÉaic, que tout le monde
a pu voir pour peu qu'on ait traîné le pas sur les dalles
polies de ce temple, sorte de Panthéon des gloires
germaniques, élevé par le roi Louis de Bavière aux
environs de Ratisbonne, à la Walhalla, se rapporte
assez fidèlement aux descriptions de sa personne
ébauchées par les chroniques. Le front garde une
sérénité de commande et tombe droit comme celui
des statues romaines représentant Auguste. Le nez
s'accentue avec délicatesse; il fait songer à la finesse
de traits des Moresques qui veillèrent sans doute sur
le berceau de cet Allemand né en Sicile : Frédéric
conserva toujours des premières impressions de son
enfance un invincible attrait pour les couleurs, les arts
et les us et coutumes de l'Orient. Les lèvres, qu'on
s'attendait peut-être devoir exprimer la hauteur, le
dédain ou l'ironie , n'éveillent au contraire qu'une
idée de douceur et de majesté. Murmure-t-elle le re-
frain d'une romance fredonnée au clair de lune sous
un balcon de Pouzzoles, cette bouche de marbre,
médite-t-elle un édit plein de sagesse, sourit-elle aux
aimées, aux aigles de la colonne Trajane, à quel-
1. V. Kïcoh, Ilist.ùnper.j, va.— Chron. Vârïs, apud Kanmer.
1 21
322 ALBERT LE GRAND.
que petit page accordant son luth ou laissant tom-
ber une aiguière, aux prédictions favorables d'un as-
trologue ou d'un augure, à c|uelque vague rêverie qui
vient d'Allemagne et qui y retourne, à Naples Tin-
dolente endormie devant son golfe, à la lame bleuâtre
d'une épée de Damas, à la gambade d'un bouffon,
aux roses d'un banquet , aux pierreries du sceptre
impérial? Chi lo sa; mais elle sourit. — J'adlvi la vie
ET JE FUS CÉSAR, — telle est, la seule idée qu'on em-
porte après avoir suivi les lignes pures et fermes du
buste de la Walhalla, et peut-être, après tout, le
sculpteur ayant naturellement à choisir, mais devant
nécessairement se borner, entre les vingt aspects chan-
geants que présente l'extrême mobilité du modèle, a-t-il
été bien inspiré en n'essayant de rendre sensibles que
les deux contrastes les plus ordinaires de la physiono-
mie de Frédéric, — je ne sais quel air de voluptueux
abandon relevé, soutenu par un air de placide arro-
gance. On ne saurait trop appuyer, en effet, sur cette
originalité du tempérament moral du rival du pape
Grégoire IX : César ne perdit jamais le sentiment net
et lucide de sa dignité. Au milieu des combats, des
tournois, des orgies et des fêtes, et, sous une légèreté
apparente, capricieux mais superbe, il put, il est vrai,
arriver au paladin de recevoir, dans ses familières ac-
cointances avec toutes les passions, quelques insigni-
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 323
fiantes blessures : il ne leur abandonna jamais son
bouclier. Une sérénité moitié orientale, moitié romaine,
un peu fataliste, un peu stoïque, l'accompagne en tout
lieu, au milieu des vicissitudes d'une des carrières
les plus agitées que l'on connaisse. Dans les bras de
l'amour, sous le coup des excommunications et des
anathèmes, après les victoires et après les défaites,
dans la bonne et la mauvaise fortune, le roi des Romains
se retrouve toujours lui-même, alors que l'homme
paraît s'oublier ou s'emporter, et l'on dirait que c'est
surtout au bord des précipices, entre les fumées de
l'ivresse, les hasards des mêlées; le choc des coupes,
les tresses dénouées des bacchantes , que , froide et
calme, lui montrant du doigt son diadème, lui appa-
raît son Egérie.
D'une étendue, d'une facilité, d'une curiosité
d'esprit singulières, quah'tés d'autant plus remar-
quables qu'elles ne lui furent communes avec aucun
autre souverain du moyen âge , l'empereur Fi'é-
déric II s'intéressait et s'entendait à toutes choses :
aux sciences naturelles, à Tarchitecture, à la poésie,
aux constructions maritimes, à la jurisprudence , à
la tactique, à la philosophie, aux arts. Le Recueil de
lois nouvelles qui parut au mois d'aoïàt 1231 , et qu'é-
laboi'a, sous ses auspices, le chancelier de l'Empire
Pierre des Vignes, aidé dans cet immense travail par
324 ALBERT LE GRAND.
les plus notables professeurs de l'université de Na-
ples , présente le monument juridique le plus impo-
sant et le plus complet, dont les larges assises et la
masse compacte fassent souvenir du liant et de la
solidité du génie romain au milieu des conceptions
aventureuses et toujours grêles, irrégulières, un peu
forcées du génie gothic{ue. Un second Montesquieu
s'engagera peut-être, cjuelque jour, sous ses voûtes
et ses galeries , à seule fin d'essayer de se rendre
compte, plus exactement c{ue le premier, des rouages
complicjués de l'organisation féodale K Progressif par
raison, si ce n'est par bonté d'âme, humanitaire par
bon goût , si ce n'est par notion du devoir, soucieux
de certaines questions sociales, aujourd'hui seulement
à l'ordre du jour, dans un siècle où souverains, sei-
gneurs, princes, évêques et papes sont accusés, non
sans motif, d'avoir complètement négligé les intérêts
de la classe cjue l'on appelle aujourd'hui la classe
ouvrière, foule sans nom jadis , corvéable à merci ,
Frédéric suppléa de son mieux par des règlements
de police, c{uelques-uns bizarres , la plupart équita-
bles et libéraux, à l'incurie inintelligente ou coupable
1. V. Assises de Capoue, an. 1230, iip. Cercani, I. I et IV.—
Regest., HonoriuslII, an. 5, Chr. 612. — Petriis de Vineis, t. lU.
— Gattula, t. III, p. 332-339. — Pecchia , t. II, p. 180; t. III.
[). 75.— Grimaldi, Slor. délie leg., t. II, p. 231.
L'EMPinii ET LA PAPAUTÉ. 325
de ses contemporains ^ firâce à son initiative éclai-
rée, l'unité des poids et des mesures, par exemple,
devient obligatoire dans tous les pays relevant de
l'Empire. On l'arrête, on la fixe d'après un étalon -.
Pour obvier, d'une part, aux exactions, aux abus de
pouvoir, aux pressions que ne laissaient point d'exer-
cer dans les contrées soumises à leur influence les
grands propriétaires fonciers ; pour sauvegarder,
assurer, d'autre part, la rentrée des récoltes; pour
prévenir enfin les grèves, toujours préjudiciables à la
chose publique, une des lois nouvelles décide, avec
une équité, selon nous, parfaite, que, diaprés le taux
normal des salaires ^ en temps exceptionnel de mois-
\. Pour ne citer qu'un de ces règlements bizarres , on voit
qu'il était défendu, par exemple, sous peine d'amende, aux bou-
chers et charcutiers de l'Empire de vendre de la viande d'animaux
femelles pour de la viande d'animaux màles. Il est certain que la
viande de vache ne vaut point la viande de bœuf; mais la chair de
mouton est-elle préférable à la chair de brebis? Nous ne prendrons
point sur nous de décider cette grave question, mais le préjugé
était formel au moyen âge. L'infériorité de tout être femelle, sous
tous les rapports, avait été établie par la Scolastique. Cette propo-
sition-ci : ta femme est inférieure à rhom?ne, généralement re-
connue en Sorbonne, avait reçu ce corollaire inattendu sur Tétai
des charcutiers et des bouchers : ta cfiair de loute femelle est
malsaine et de seconde catégorie.
2. « Aile Maasse und Gewichte sollten richtig und nach den im
Ilofe befindiichon gericht und geregelt werden. « Raumer.
3t>t) ALBERT LE GRAND.
son ou de vendange,, sera pn'se^ en cas de difficultés^
UNE MOYENNE, par arbitrage : seront juges et ar-
bitres LES représentants DE l' AUTORITÉ LOCALE \
L'ordonnance qui impose aux étudiants en médecine
l'obligation d'avoir étudié pendant trois ans la philo-
sophie ou la logique avant de briguer la faveur d'un
diplôme et d'obtenir le droit d'exercer la profes-
sion de médecin mérite une mention particulière. Les
considérants qui l'appuient et la motivent ne man-
quent peut-être point complètement d'actualité ; ils
trouveront peut-être encore quelques partisans parmi
les docteurs de notre illustre et savante école, que
quelques membres de l'épiscopat français actuel dé-
noncent , un peu témérairement peut-être , à la sus-
picion, à l'indignation des pères de famille. Ne les
a-t-on point accusés, nos docteurs, de corrompre
la jeunesse et de ne lui donner qu'un enseignement
lourdement , exclusivement , effrontément matéria-
liste? « Nous ordonnons quil en soit ainsi, — répète en
propres termes, en appuyant sur sa pensée, Frédéric,
le MÉCRÉANT, le MAUDIT, — oui , uous voulons que les
médecins^ avant d'exercer la médecine,, prennent une
teinture de philosophie , parce quil semble, en effet ,
impossible quon puisse jamais exercer convenable-
1 . Gesetzgebung Friedrichs II, Gescli. der IJolienslaufen.
L'EMPIRE ET LA PAPyVUTK. 327
ment la profession de médecin , si l'on ne s'est point
préalablement quelque peu familiarisé avec la logi-
que V » Grégoire a-t-il jamais tenu langage aussi
raisonnable et aussi élevé? Quand on recherche les
décisions de la cour de Rome sur ces sujets spéciaux,
lesquels touchent infiniment de plus près cependant au
bien-être, au bonheur et à la prospérité des peuples
commis à la garde des souverains, que dis-je? à leur
moralité même , que la question de savoir à qui re-
vient de droit la possession de Ferrare ou de Massa,
sur quels documents tombe l'archéologue ou le phi-
losophe^ sur des veto. Rome se montre opposée aux
expériences d'anatomie, comme Bagdad; elle recule
indéfiniment l'époque où l'on commencera à se rendre
compte en Europe de la construction générale du
corps humain, de la situation des organes et de l'en-
semble des fonctions vitales. Malheur, au moyen âge,
à qui entreprend des études sur l'écorché et le sque-
lette! Cest un crime de faire bouillir des corps morts^
c'est un sacrilège que de plonger le scalpel dans la chair
des trépassés -. D'où vous viennent donc, contemp-
1. Quia nunquam sciri potesL scientia medicinae, nisi de lo-
gica aliquid prœsciatur. Constit., III, 44-47.
2. V. Hist. liltér,, xiii« siècle, Institut de France. — Nous
aurons occasion, du reste, de jeter quelque jour sur ces matières
dans les parties du présent ouvrage qui traitent de l'état des
3-28 ALBERT LE GRAND.
teurs de la vie, ce soudain respect et cette horreur
inattendue pour tout ce qui semble attenter à la dignité
humaine par delà la tombe? De quel droit, sinistres
inconséquents, défendez-vous donc à la science d'in-
terroger la mort dans un but utile , tandis que vous
livrez aux chiens les restes des hérétiques et faites
brûler les vivants ^ ?
Nous venons de voir à l'œuvre le législateur;
jetons maintenant un coup d'œil sur la figure de
l'administrateur et du capitaine. On demeure agréa-
blement surpris en feuilletant les pages des Consti-
tutions qui traitent de re militari j, du nombre relati-
vement restreint d'auxiliaires — car ce ne sont point
encore des soldats — qui se groupaient à l'appel du
chef laïque de la chrétienté en temps de guerre , au
xiif siècle. Les nobles et les seigneurs feudataires de
l'Empire payant exclusivement de leurs personnes
rimpôt du sang ^ ayant à supporter tous les frais de
harnachement et d'équipement , tirant , en un mot ,
de leur propre cassette toutes les dépenses qu'exige
de ses adorateurs la plus atroce de toutes les divini-
tés antiques à laquelle nous continuons, nous chré-
tiens, à offrir de solennels holocaustes , Bellone, —
sciences en général au moyen âge, lorsque nous examinerons les
ouvrages d'Albert. — Albert le Grandj, t. IT.
1. V. Hist. lillér.., De J'iDquisition en Languedoc.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTK. 3'29
Bellone, qu'il faut bien se garder de confondre avec
Minerve, — il en résultait que les longues et lointaines
expéditions devenaient, pour ainsi dire, impratica-
bles. Plus les renforts exigibles étaient, en elîet, con-
sidérables, plus, en certains cas, ils se refusaient
impunément; plus le prince allié était puissant, moins
on pouvait compter sur ses hommes ; plus le système
du bon plaisir et l'esprit d'aventure dominaient dans
les conseils du souverain, moins le souverain était as-
suré d'être entendu de ses pairs qui l'avaient élu. Fré-
déric, pour en arriver à former des corps de troupes
présentant quelque consistance et gardant un peu la
discipline, pour ne point se trouver désarmé à l'im-
proviste le jour de la fête de Noël ou de la Saint-Jean,
Frédéric fut donc contraint de recourir, nouvel An-
nibal, aux mercenaires, et il lui fallut bien, bon gré,
mal gré, compter avec eux. Sarrasins pour la plupart,
ces lansquenets du Midi n'étaient point faciles à com-
mander, suscitaient mille embarras et attiraient régu-
lièrement sur leur maître les malédictions des évêques,
lesquels pensaient voir passer l'Antéchrist escorté de
Maugrabins, quand, entouré de ses infidèles ceints du
turban^ l'empereur franchissait les Calabres ou tra-
versait le Milanais. Que si l'on prend en considération
le génie tracassier, routinier et revêche des institutions
féodales, la rentrée toujours laborieuse des prestations,
330 ALBERT LE GRAND.
des redevances presque toujours en nature, rare-
ment en argent, on se convaincra aisément des obsta-
cles contre lesquels il lui a fallu lutter pour entretenir
sur un pied respectable des armées permanentes et
faire face tout à la fois, — en Italie, aux révoltes de la
Ligue lombarde, aux empiétements des républiques de
Gênes ou de Venise, ouvertement ralliées à la politi-
que pontificale, — en Allemagne, aux électeurs par-
tisans du saint -siège. Dès qu'un souverain prenait
des guerriers à sa solde au moyen âge, en vue d'une
guerre éventuelle, s'il se décidait à la paix, c'était
la ruine; s'il revenait vainqueur après l'expédition
rêvée, pour en acquitter la note, il se voyait con-
traint , financièrement parlant , de se lancer dans de
nouveaux hasards et d'opérer ses recouvrements les
armes à la main \ Frédéric releva la marine, un
instant, on le sait de reste, mise en si grand relief
et si brillant état par les Normands. Sa fiotte comp-
tait , paraît-il , du vivant du moins de l'illustre ami-
ral Spinola, dix gros navires de ligne et soixante-dix
de taille moyenne. Un de ces vaisseaux, réputé le
plus magnifique qu'ait jamais porté la mer, contenait
jusqu'à mille hommes d'équipage. Le roi des Ro-
mains employait sans doute ces forces maritimes à
I. V. Petrus de Vineis, t. II. — Yizenzio, t. I, p. 139.
L'EMPIRE ET LA PAPAUIÉ. 3;n
favoriser, à protéger le cominei'ce, dont les transac-
tions prirent effectivement, sous son règne, une impor-
tance merveilleuse et subite, et depuis lors toujours
croissante; mais sa flotte lui fut aussi d'un grand
secours pour porter, ses courriers et resserrer chaque
jour plus étroitement les relations d'amitié qu'il lui
convenait d'entretenir avec ses frères du Levant^ les
sultans et les émirs \ On la voyait souvent station-
ner, cette flotte, objet de la stupéfaction universelle,
racontent les historiens du temps, dans les ports de
Messine, de Salerne ou de Brindes, et sur un signe
de Frédéric tout s'ébranlait \ Trop vif admirateur
des Romains pour ne point tenir en grand honneur la
truelle, les constructions monumentales et les travaux
de voirie , apte à diriger par lui-même l'exécution
des plans les plus hardis, il fortifia, embellit, res-
taura quantité de villes à demi ruinées de la Sicile et
de l'Italie méridionale : Alcamo, par exemple, Agopa,
Héraclée en Sicile; Gaëte et Gapoue en Italie \ A
quelque époque , du reste , de son existence acci-
1. Fredericus II erat omnibus Soldanis Orientis particeps in
mercimoniis et amicissimus, ita ut usque ad Jndos currebanl ad
commodum suum, tam per mare quam per terras, institutores. —
Matth. Paris, 344.
2. V. Raumer, t. Ilf, Gescli. der Hohenstaufen.
3. y. Signoreili, t. II, p. 491. — Gaetani, t. II, p. 9.
33'2 ALBERT LE GRA;ND.
dentée qu'on l'envisage , c'est au bord de la .Médi-
terranée, en regard de tant de sites délicieux, non
loin des rivages où la riante imagination des anciens
a découpé l'île des Sirènes, quelquefois à Palerme, le
plus souvent aux environs de Naples ou sous les bos-
quets d'Amalfi , que le Giaour de Germanie, fidèle
encore sur ce point aux usages des patriciens du
Latium, semble avoir établi de préférence ses dieux
lares, et, près des ombres de Virgile et de Tibulle,
per arnica silentia lunœ, sacrifié aux Grâces dans les
bras de la bonne déesse, Frédéric revient sans cesse
en ces lieux dès que ne le retiennent plus au milieu
des Barbare's les grosses affaires, les sottes querelles
ou les combats. C'est là, devant les ondes bleues qui
roulent mollement entre Gastellamare et Sorrente ,
qu'accoudé sur la balustrade d'un de ses palais, le
père du blond Manfred hello corne il padre, le croyant
indocile , l'astucieux , l'intelligent despote , le dilcl-
tanle, le vaillant, le brillant chevalier, l'ardent mais
inégal ami, le commensal aux reparties attiques, l'un
des grands seigneurs assurément les plus accomplis
et les plus corrompus qu'ait applaudis le inonde de-
puis Alcibiade, se livrait librement à ses rêveries et
s'abandonnait sans remords à ses penchants. Condam-
ner, sans admettre à son endroit le bénéfice des cir-
constances atténuantes, le souverain, le novateur, le
L'KiMlMHE ET LA PAPAUTK. 333
politique, cela serait faire preuve, pensons-nous, de
non moins d'irréflexion que d'injustice, et, pour ré-
sumer en une ligne notre sentiment sous ce rapport,
nous saurons toujours quelque gré h ce condottiere
de l'idée, embusqué derrière un trône, d'avoir fait
œuvre de ses dix doigts, d'avoir cru devoir prendre
l'initiative en toutes choses, et, s'il s'est écarté sou-
vent du droit chemin, d'avoir au moins frayé quel-
ques voies nouvelles. S'endormir au faîte des hon-
neurs est si facile, ne rien hasarder est si commode,
ne point se compromettre, quand on ne couche point
sur la paille, est de si bon goût ! « Que ceux qui tra-
vaillent de leurs mains se réjouissent, a dit le dernier
des Pères de l'Église : Jésus -Christ est de leur
CORPS. )) Ceux qui travaillent passionnément de leur
esprit semblent parfois avoir le diable au corps ^ j'en
conviens ; mais on ne craindra point d'assurer que ce
ne sont point là les possédés du démon qui doivent dé-
plaire le plus au divin Maître. Ils baisent à leur insu un
pan de sa robe ; ils le servent parfois, sans s'en douter;
ce ne sont point toujours ceux qui portent la croix d'or
sur la poitrine qui plantent la croix dans les entrailles
du genre humain. Comme particulier, j'abandonne
sans réserve et sans pitié Frédéric Hohenstaufen aux
sévérités des censeurs, et l'on n'admet même point que
le vague reflet qui tombe de la pourpre et qui relève
334 ALBERT LE GRAND.
aux yeux de quelques honnêtes gens les débauches
royales, les colore, les excuse ou les pallie. Je vou-
drais bien voir un voyageur ne point prendre garde
aux reptiles qui rampent autour des ruines des tem-
ples de Pœstum, parce qu'il aurait lu dans Horace
que jadis, en ces lieux, on cueillit des roses. Les
ruines, les campagnes de Pœstum, c'est pour nous
l'histoire; le voyageur, c'est le critic|ue : il montre du
doigt les vipères sous les fleurs fanées.
(i Si le Dieu des Juifs avait eu mon royaume, la
terre de Labour, les Calabres, la Sicile et l'Apulie,
le Dieu des Juifs n'eût point tant célébré la Terre
promise ^.. » Telles étaient les religieuses réflexions
que Frédéric rapportait de Palestine , et ses plaisirs
furent toujours assaisonnés de sarcasmes ou d'allu-
sions impies. Dans un de ses palais d'Apulie, celui
qui conseillait aux clercs de revenir aux us et cou-
tumes de la primitive Eglise entretenait un harem ,
dont un Arabe, — on l'appelait Ben-Abou-Zeughi ,
personnage d'une invention, d'un désintéressement et
d'un tact extraordinaires, — avait la haute surveillance
et les clefs. Il ne se passait guère de mois que ce haut
fournisseur ne reçût quelque nouvel envoi du cadi de
Palerme. La Sicile ne produisait plus alors autant de
\i Salimbene, passage déjà cité;
L'EMIMRK F,T LA PAPAUTÉ. 335
blé que du temps des Romains ; on ne pouvait plus
la regarder comme le grenier de l'Empire; mais elle
était restée féconde en belles et souples créatures,
faites à souhait pour les amours. Ben-Abou-Zeughi
moissonnait pour son maître la beauté, comme le
préteur antique assistait du haut de son char à la
récolte des épis, et, par ses soins intelligents, en ba-
teau, s'étalait par lots bruns ou vermeils, à fond de
cale ou sur le pont, Vénus, comme jadis s'était en-
tassée Gérés. Des eunuques gardaient, selon la mode
d'Orient, ce troupeau de filles sarrasines, scandale de
la chrétienté, et lui, Frédéric, sultan d'Europe, ne dif-
férait de ses frères d'Egypte ou d'Asie dans ses façons
d'agir avec elles que sur ce point caractéristique : sa
volupté occidentale n'admettait point la paresse; —
il jetait son mouchoir aux aimées, mais ce mouchoir,
les aimées Vavaient ourlé. Chacune de ses femmes
recevait chaque matin sa tâche : elles s'occupaient
de couture, de piquage, de tapisserie ou de bro-
derie. Ben-Abou-Zeughi distribuait à chacune, non
pas seulement l'aiguille et le fil, mais les patrons les
plus nouveaux, et, quand l'ouvrage était mal fait, il
est probable que, non moins inflexible sur les négli-
gences et les maladresses de l'atelier que sur les gau-
cheries ou les inexpériences de maintien commises
ailleurs, il punissait la lente, la brusque, la brouil-
336 ALBERT LE GRAND.
lonne ou l'étourdie \ Les robes des maîtresses du roi
des Romains , celles des dames de sa cour sortaient
presque toutes de ce gynécée singulièrement bien
tenu, où les étoffes ne perdaient rien de leur lustre
ni de leur éclat, et, qui sait? les voiles de l'altière
Piémontaise Bianca Lancia, qu'aimait à soulever au
soleil couchant, à l'ombre embaumée des bosquets
de Sorrente, le galantiiomo du temps, ces voiles fu-
rent peut-être brodés au harem. Frédéric avait trans-
porté toutes les sensualités , tous les divertissements
de la vie orientale au pied du Vésuve : il conviait à
mener comme lui ce genre de vie ses courtisans
d'abord , puis les étrangers qu'il recevait avec une
bonne grâce sans pareille. Après l'un de ces repas
succulents auxquels lui-même touchait à peine, car
le mécréant était sobre et se contentait de peu d'ali-
ments, — festins arrosés de vins de Grèce ou de
Syracuse et que préparait l'illustre Bcrard, premier
maître-queux, lequel Bérard prétendait avoir retrouvé
la recette du fameux scapece d'Apicius, — l'empereur
\. Frederick ordered them to employ themselves in spinning or
in some other useful work. An Arab of the name of Ben-Abou-
Zeughi superintendet the distribution of Ihe robes trimmed n illi
fur, the veils, and the linen raiment, served out to each of the
Emperor ladies. — Kington, JHstory of Frederick the Second,
emperor of Ihe Honians, t. I, p. 476.
L'KMIMHK ET I. A PAPAl TK. 337
menait souvent ses convives sur la terrasse, content
à l'envi les chroniques, u Là, deux filles mauresques,
belles comme le jour, attendaient, les pieds sur quatre
boules, l'arrivée de la compagnie. Alors, se livrant
à des contorsions sans fin, en avant, en arrière, chan-
tant et se balançant des hanches, frappant des cym-
bales et agitant des castagnettes, elles variaient leurs
poses langoureuses et paraissaient perdre la tête...
La plante de leurs pieds ne se détachait cependant
jamais des boules... Une musique de petites trom-
pettes d'argent , dont jouaient des musiciens noirs,
pour le plus grand plaisir de rimpératrice, complé-
tait l'attrait du spectacle ^.. »
D'humeur fantasque et nomade, Frédéric, sans
trop s'éloigner de Castellamare et de l'île d'Ischia,
changeait toutefois volontiers de demeure et trans-
portait sans cesse de palais en palais , de villa en
villa, sa suite, son pompeux attirail et ses équipages.
Qu'on essaye de se représenter une cour errante sous
des bois d'oliviers et d'orangers ; campant un jour à
Apricerna, un autre jour à Castel di Monte; traînant
partout après elle des fourgons de bateleurs, des mu-
lets chargés de coupes d'or et de vaisselle plate, des
1. Tubœ und tubectœ von Silber. V. Regest., 229-230.— Rau-
mer, Gesch. der Hohenslaufen , t. III, p. 431. — Kington, A. I,
p. 470.
I. 22
338 ALBERT LE GRAND.
troupes de pages de noble lignée, de longues files de
haquenées trottant l'amble et ployant sous le poids
des captives de Ben-Abou-Zeughi ^ ! Pendant une
halte survenaient parfois les ambassadeurs du sou-
dan ; ils se croisaient avec, les légats du pape : les
uns déposaient aux pieds du mécréant des colliers de
perles ou d'émeraudes, les autres déroulaient des
parchemins ". Voyez -vous d'ici les rudes évêques
teutons coudoyant des astrologues % les philosophes
'I . Zu so guten Essen und Trinken gehorten schone Palasle
und reichgescbmïickte Wohnungen. Dièse filnden sich nicht allein
in den grosseren Stadten Palermo, Messina... sondern der Keiser
legle aucli... in den sclionsten Gegenden seines Reiciies : so z. b.
in Apricerna, Garagnone, Andria, Castello di Monte. — Raumer,
Geschichle dtr Hohenslaufen.
« Les fils des nobles se disputaient l'honneur d'entrer à cette
école de chevalerie. » Aldimari.
2. Entre autres cadeaux magnifiques, le Soudan d'Egypte en-
voya un jour à son frère d'Occident, une lente, au dais de laquelle
étaient suspendus une lune et un soleil, en émail. Au moyen d'un
mécanisme ingénieux , les deux astres s'éloignaient ou se rap-
prochaient, et, selon la distance qui les séparait, on pouvait juger
approximativement des heures... — Raumer. — « Som clérical...
are astounded to find themselnes seated close from the turbaned
men of the East. » — Kington.
3. Frédéric croyait aux prédictions des astrologues; il les con-
sultait sans cesse. L'un d'eux, par exemple, lui ayant prédit qu'il
mourrait parmi les fleurs, sub flore marcescere , il en conclut
subiilement que la mort l'attendait probablement à Florence. Aussi
Frédéric ne mit-il jamais les pieds dans cette ville.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 339
de l'ccolc d'AvciToës conseilhmt la sagesse aux bouil-
lants troubadours d'Aquitaine, l'audace et le gai propos
aux larmoyants et trop discrets Minnesinger de Souabe
ou de Franconie ^? Quant à lui, Frédéric, assis sur
un tertre de verdure, il reçoit courtoisement les hom-
mages, les présents et les dépêches qu'on lui adresse
de toutes les parties du monde. Le Giaour parle à cha-
cun sa langue, u soit qu'il se trouve avoir à répondre
aux Arabes de Palestine, aux Grecs de la Galabre,
aux Italiens de Toscane, aux Français de Lorraine,
aux Allemands de Thuringe '\ » Poëte à ses heures %
1. « Zum Bewaise dass neben dem Sclierz hier aucli das Erns-
teste Platz finde, konnten die vvaisen Sohne Averroës auftreten... »
Raumer. — Voir sur les Minnesingei' (en français, les Chantres
ou les Chanteurs d'amour) notre essai littéraire, les Chevaliers-
poêles d'Allemagne (Minnesinger), Didier. Paris, 1862.
2. « The Arab of Palestine, theGreeck from Calabria, etc., etc.,
find that César undestand them ail... With Latin of course he is
fainiliar. » — Malespini ap. Kington.
3. Voici quelques-uns de ces petits vers galants de Frédéric,
bons à chauler avec accompagnement de tambour de basque ou
de guitare. Kington remarque avec raison que Torlhographe de la
langue italienne n'a guère varié depuis six siècles.
Per voi son gioioso
Gaio ed amoroso ,
Vizo pretioso
D'amore lezioso :
Pregovi Donna mia
Per vostra cortesia
E pregovi che sia ,
Quello chel cor desia...
3i0 ALDEPiT LE GI'.AND.
législateur et théologien avec Pierre des Vignes, astro-
nome et naturaliste avec Michel Scot % César montre
à tous un visage aiïable et bienveillant ; César sait
allier la gravité à la gaieté ". « Tu Messer^ » ainsi le
nomment d'ordinaire , en se servant de l'antique et
familière formule, ses sujets d'Italie, et cette façon de
dire le réjouit ^
L'un des passe -temps favoris de Frédéric Ho-
henstaufen était la chasse au faucon. Dans un de ses
moments de loisir, il a même rédigé par écrit, pour
ceux qui comme lui volaient avec art, avec méthode et
cjui se plaisaient à porter sur le poing des faucons de
haut parage et de grand prix, les instructions les plus
détaillées sur la façon d'élever et de dresser ces déli-
cats animaux. Le Traité de fauconnerie de l'empereur
Frédéric fait encore autorité, ce semble, pour les rares
amateurs modernes de la chasse au vol qui se piquent
de connaître un peu leur métier. L'ornithologiste éru-
dit ainsi que l'historiographe des chasses peuvent y
glaner encore mille précieux renseignements, des re-
1. Michel Scol traduisit, par ordre de Frédéric II, ['Histoire
des animaux d'Aristote. V. Jourdain, Mémoire sur les Iraduclions
latines d'Aristote, p. 130.
2. Frédéric alliait le plus grand sérieux, même la sévérité, à
un génie riant et ouvert... « Das Auge driickte in die Regel die
freundiiche Heiterkeit. » Gesc/i. der Hohenslaufen.
3. V. Kington, Hist. Fred., t. I. p. 473.
L'EMPIRK 1:T la PAPALTK. 341
marques exti'êmemont fines sur les migrations et les
aiïections périodiques de la gcnt ailée, de minutieuses
dissei'tations sur les qualités, les défauts, les infirmi-
tés, les penchants déclarés ou secrets, les plumes, les
yeux, les mœurs et les habitudes de dilTérentes es-
pèces d'oiseaux de proie. Quelques passages de ce petit
livre, non moins sérieux par le ton qui y règne d'un
bout à l'autre que léger par son titre, indiquent de la
part de l'auteur des intentions presque scientifiques, et
ne laissent point que de révéler chez lui des connais-
sances assez étendues en histoire naturelle. Albert le
Grand a, du reste, commenté tout au long le Traité
de fauconnerie; le docteur s'en est approprié la sub-
stance j il a môme pris la peine de nous avertir, en
toutes lettres, qu'il a mis à profit les notes de Fré-
déric, car il inscrit en tête d'un de ses chapitres :
Secundum e.vperta Frederici imper alo r is ^ , N'est-ce
point à la fois témoigner combien il en appréciait la
valeur et inviter à en tourner les feuillets? Sans don-
ner tout à fait suite au dessein qui nous avait d'abord
tenté, sans y renoncer tout à fait non plus, on se
contentera de présenter ici quelques fragments de ce
fameux Traité, non pas recueillis dans le texte origi-
\ . De regimine accipilrum et infirmilatibus, secundum exporta
Frederici imperaloris. Albfhti IMagni Opéra, édit. Jammy, in-
folio. De Animalibus, t. YI, iib. 23.
:U2 ALBERT LE GRAND.
liai, mais dérobés à la version du fils de Dominique.
A cette sorte de compromis nous trouvons, en effet, ce
double avantage et de ne point prendre congé trop
brusquement de l'intelligence ouverte du roi des Ro-
mains, et de revenir nous abriter, sans détours, sous
la tutélaire égide d'Albert. Pourquoi d'ailleurs ne point
saisir la première occasion qui s'offre d'elle-même de
nous familiariser avec le style du maître dans une de
ses dissertations profanes? Peut-être parviendrons-
nous aussi, grâce à cette sorte de fugue en plein air
et comme qui dirait d'innocentes variations dans l'es-
pace, à effacer ou tout au moins à atténuer l'impres-
sion défavorable qu'ont pu produire sur quelques
imaginations inquiètes les tableaux un peu libres qui
viennent de passer sous les yeux ^ .
La place que tient aujourd'hui, dans les cer-
velles, les conversations, les disputes, les rêves, en-
fin sur les tablettes des sportsmen, le cheval de course
de pur sang , le noble falcon l'occupait au moyen
âge. L'animation, quelquefois réelle, quelquefois fac-
i. La latinité du Traité de fauconnerie de l'empereur Fré-
déric n'a point la prétention de rivaliser avec les modèles de la lit-
térature antique. L'empereur a adopté le langage de la conversa-
tion courante, et il a bien fait. Peut-être, s'il eût cherché à imiter
Pline ou Sénèque, Frédéric n'eût-il point été compris, surtout du
chasseur rustique. — De diversis mameribis volatuum, tel est
\ en-tête d'un de ses livres. Horresco referens!
f/KMPinK ET LA PAPAUTÉ. 343
tice , cette sorte à' excitation agréable et élégante ,
que donne aux réunions de printemps ou d'automne,
aux conversations, aux gageures du public joueur,
riche, ennuyé ou simplement désœuvré, la présence
sur la piste du favori , nos pères en ont joui, l'ont
recherchée, l'ont savourée à longs traits. Aujourd'hui
l'on court : jadis on volait. Aujourd'hui les regards
suivent les péripéties d'une lutte de vitesse sur mie
prairie : jadis la lutte était sanglante et la victoire
se poursuivait sous les nuages. Au lieu d'exposer de
grosses sommes sur le galop plus ou moins rapide
d'un quadrupède , on les risquait autrefois sur les
ailes d'un oiseau : entre les deux divertissements voilà
toute la différence, u Qu'importe le flacon pourvu qu'il
ait l'ivresse, » a dit le poëte. Les différents genres de
sport, au moyen âge , ne furent point sans doute les
mêmes que les nôtres, mais les rudes amateurs de
cette lointaine époque se livraient à leur goût pour
la chasse avec non moins de zèle et de conviction
que nos plus fougueux disciples de saint Hubert.
On se tromperait fort si l'on croyait qu'on attacha
moins d'importance, au xiii'' siècle, à la possession
d'un parfait, loyal et irréprochable lévrier des airSj,que
les éleveurs de France ou d'Angleterre n'en attachent,
au xix^ siècle, à la propriété d'un poulain dont la
performance ou les moyens promettent une nouvelle
344 ALBERT LK GRAND.
Éclipse OU bien un second Gladiateur. Les égards quasi
consulaires dont se voit entouré le vainqueur probable
du Derby, le faucon sans peur, sans tare et sans re-
proche, les réclamait , de son temps , à grands cris.
Son entraînement, à lui aussi, son entraînement, car
on V entraînait, était une affaire non moins qu'un plai-
sir. L'habileté, le jargon, la sagacité, la mode, la tradi-
tion, un peu de science, s'en mêlaient : on va, du reste,
bientôt en juger d'après quelques phrases détachées
du chapitre de regimime falconum, secundum ex-
perta Frederici imperatoris, de notre universel Albert,
(( Il importe avant tout que le varlet n'accoutume
point le faucon à manger dans sa main... Le faucon
contracterait de la sorte une détestable habitude. Man-
ger dans la main de V homme lui enlève à la longue
ses instincts fiers et belliqueux. . . » Mille exercices
préliminaires initiaient le faucon, le préparaient, pour
ainsi dire, à la cérémonie décisive et solennelle qui
consistait à lui enlever le chaperon et à le lancer dans
l'espace. Mais avant d'en arriver là, il avait fallu,
comme de juste, dresser l'animal à se laisser coiffer,
et ce n'était point, paraît-il, chose facile. Tout oiseau
de proie , pour bien voler, doit avoir préalablement
perdu la notion du jour et de la nuit. «... Or voici
comment vous dresserez le faucon à porter le cha-
peron. Rabattez -lui le chaperon sur les yeux, dès
L' E M I> I U K K T LA 1> A PAL T K . 3 45
l'aube, avant le lever du soleil... N'ayant point en-
core pu soupçonner les approches de la lumière,
incapable de distinguer désormais s'il fait jour ou
nuit, le faucon s'imaginera natLirellcmcnt que la nuit
continue , et il supportera moins impatiemment le
chaperon. Une fois le faucon coiiïé, que le varlet le
pose alors avec précaution sur le poing, et qu'il le
promène en plein air jusqu'à la troisième heure, à
jeun... Qu'il le débarrasse ensuite de son chaperon :
on pourra lui donner à ce moment quelque nourriture.
Lorsque le faucon aura mangé, le varlet bien avisé
le déposera doucement sur une plate- bande gazon-
née, et placera à sa portée un vase d'eau claire, peu
profond, à seule fin que l'oiseau puisse se baigner et
se rafraîchir, s'il lui en prend fantaisie, et sans se bles-
ser. x4près qu'il se sera évertué au soleil , rentrez-le
et prenez soin de le confiner dans un lieu obscur jus-
qu'à la tombée du jour. Grâce à cet expédient, en effet,
replongé prématurément dans les ténèbres , ayant
déjà perdu la notion du matin, il perdra la notion du
soir, et il sera complètement desheuré, A la nuit close,
emparez-vous derechef de l'oiseau, mais délicatement,
sans brusquerie; mettez-le sur votre poing, coiffez-le
du chaperon et promenez-le sous la feuillée... »
Puisque nous en sommes au chapitre de falconi-
buSj, constatons, entre autres curiositez, qu'Albert, non
:U0 ALBERT LE GI'.AxND
moins pertinemment que Frédéric, appuie avec une
insistance toute particulière sur cette importante ques-
tion du régime que tout sérieux amateur de vol ou de
sport ne saurait, en effet, trop étudier, trop appro-
fondir. Albert le Grand établit, entre autres, cette loi
fondamentale, savoir que, pour que le faucon se porte
à souhait, on devra lui donner, autant que possible, en
même qualité, en même quantité, la même sorte de
nourriture que celle que le noble animal se conc|uiert
de vive force, en liberté, dans les forêts. Que si l'on
veut qu'il se maintienne en état, sans doute il est
nécessaire de ne point contrarier son appétit, il serait
à désirer toutefois qu'on ne l'excitât point non plus :
in medio virtus, u L'aliment qui convient le mieux au
faucon, déclare le docteur universel , en se retran-
chant derrière l'autorité de Frédéric, c'est la chair
des petits oiseaux, toute saignante et comme respi-
rant un reste de vie... On remarquera encore que le
faucon, pour bien voler, ne doit être ni trop maigre
ni trop gras. Car, s'il pèche par sécheresse, qu'ad-
vient-il? Tout le monde a reconnu qu'en ce cas il
montre généralement peu d'audace et d'impétuo-
sité : étique, le faucon s'agite vainement autour du
poteau; il tourne au criard. S'il est, au contraire,
menacé d'embonpoint et surchargé d'humeurs super-
flues , qu'arrive-il? Indolent et rechignant, la pa-
L'KMI>1I5K KT LA PAPAlJTi:. 'Ml
resse s'en ompare on momo tomps c\uo l'obositr... On
tâchera donc d'ol)tenir la juste mesure entre l'insuf-
fisance d'aliments et l'excès du boire et du manger.
Que le faucon ait toujours la poche de son estomac
ni tout à fait vide ni trop pleine; qu'on ne le laisse
jamais manquer de rien, mais, lorsqu'il aura goûté
de la chair fi'aîche, qu'il reste sur sa faim... En vous
comportant dans cette mesure, vous obtiendrez ce suc-
cès de tenir sur votre poing un animal toujours vigou-
reux , allègre et glorieux... Le bon fauconnier, lors-
qu il enlève son chaperon au faucon, quand il le lance,
et craint les approches de Vaigle ou du vautour, ne
devra jamais négliger de dire : YiciT leo de tribu
JlDA, RADIX D.Wm, ALLELLIA M »
Cette formule sacramentelle du bon faiiconnier
à laquelle fait allusion n'otre prudent Albert, Frédéric
Hohenstaufen l'a-t-il bien souvent répétée, lorsque,
s' arrachant aux bras des houris , il s'en allait insou-
cieusement voler, aux environs de Sorrente ou d'A-
malfi? Dans ses expéditions aventureuses, l'inconscient
précurseur de Luther a-t-il jamais beaucoup redouté
pour lui-même les approches de l'aigle et du vautour?
Au milieu des passe-temps frivoles, des sensualités tan-
1. V. Albf.rti Magni Opéra, édit. Lugd., Janimy. — De Ani-
malibua, t. VF, lib. 23, p. 630-633, passim. — De regitnine acci-
pilrum, secundum experta Frederici imperaloris.
348 . ALBEUT LE GRAND.
tôt gossières, tantôt exquises, des occupations variées
qui tour à tour charmaient, ornaient ou déshonoraient
son existence païenne et fantasque, se représente-t-on
Frédéric, même volant ^ murmurant à l'ombre des
chênes un verset des psaumes? J'avoue ne point me
le représenter ainsi, et l'auteur du Traité de faucon-
nerie en chasse, son gerfaut sur le poing, pas plus
que l'auteur de V appel au peuple, la Bible ouverte sur
ses genoux, — Frédéric n'a, du reste, jamais feuilleté
la Bible que pour chercher noise à Grégoire TX, —
n'a jamais du prononcer, ce semble, sans sourire et
sans se mocjuer, la moindre parole tirée des saintes
Ecritures. Qui sait? Ce fut peut-être le manque de
gravité qui le perdit. Vicit leo de tribu Juda, radix
David, alléluia! Et nous sera-t-il permis, à propos
de cette vieille et naïve formule du bon fauconnier,
d'adresser une dernière remontrance à l'élégant per-
sonnage dont il nous a été donné de pouvoir étudier
l'étrange figure sous tous ses aspects? L'humble r/7-
lain qui , craignant l'aigle pour son faucon et Dieu
pour le saint de son âme, la répétait dévotement, cette
pieuse formule d'exorcisme contre le IMalin, prince
des ténèbres, le pauvre villain plein d'une foi mal
éclairée obéissait évidemment à une religion aveugle :
d'accord, le superstitieux varlet avait un chaperon
sur les yeux. Mais le grand seigneur de talent qui se
L' KM PI HE KT LA PAPAL'Ti:. 349
mêle de parler des choses divines sans croire à la
vie future, dont l'esprit désuni se pr('ci[)ite sans autre
but que la poursuite des intérêts du moment, sans
aucune élévation, en un mot, sans la foi en ce qui est
éternellement le Beau, le Bien, le Vrai, dans les do-
maines illimités de la pensée, celui-là ne se montre-
t-il pas également frappé de cécité, et, de plus, cet
aveuglement volontaire n'est-il point coupable? Que
dis -je? Un chaperon de plomb pèse sur son génie.
En face de l'empereur d'Allemagne Frédéric, le fas-
tueux triomphateur de Naples ou de Pouzzoles, qu'on
se donne un seul instant le spectacle de saint Louis
de France, rendant la justice dans le bois de Yin-
cennes : Vicii leo de tkibu Juda, radix David ,
ALLELUIA ! — Frédéric est vaincu.
Un jour, frère Jourdain de Saxe, le second géné-
ral de l'Ordre de Saint-Dominique, frère Jourdain l'er-
rant, l'infidèle ami de frère Henri, un jour qu'il venait
d'accomplir une de ses pérégrinations souveraines
dans quelques-uns des pays soumis à l'adversaire du
pape Grégoire, sollicita une audience de l'empereur.
Le moine venait de parcourir à pied une partie de
l'Europe, et chaque nuit sans doute il avait dormi sous
le toit d'un de ces innombrables monastères soumis à
sa loi, où il se retrouvait chez lui. Chemin faisant, il
avait entendu énoncer bien des jugements divers sur
350 ALBERT LE GllAND.
la personne de Frédéric; il s'était soigneusement en-
quis auprès de tous, auprès des grands comme auprès
des petits, de l'état général des esprits dans l'Église ;
il avait naturellement été témoin, et souvent, de scènes
violentes, de collisions, de disputes accompagnées de
voies de fait entre les partisans du roi des Romains
et ceux de l'évêque de Rome : partout la haine, la
division, des symptômes de crise religieuse immi-
nente dans les diocèses de la chrétienté qui relevaient
de l'Empire. Jourdain de Saxe , pénétré de douleur
en songeant aux angoisses qui déchiraient le cœur du
souverain pontife, son chef, inquiet, ému, — il pres-
sentait vaguement peut-être le grand déchirement ^ —
Jourdain résolut de tenter une démarche auprès du
pécheur endurci. En se présentant avec son franc par-
ler devant le fauteur présumé de tant de troubles et
de discordes, en lui tenant tête, l'héroïque mais trop
confiant dominicain se flattait de produire quelque
impression sur le tyran qu'il considérait peut-être
comme un nouvel Attila. Admis auprès du prince,
le prêtre vêtu de blanc demeura d'abord silencieux ,
immobile, les yeux fixés sur les yeux du mécréant*
Comme l'ennemi particulier du saint -père ne crut
point à propos de baisser la paupière, et attendu que
Frédéric, lui non plus, n'ouvrait point la bouche : —
« Seigneur, dit enfin frère Jourdain d'une voix haute et
L'EMl>ir\r. ET LA l'APAUTK. 3ÔI
ferme, ma vie se passe à parcourir les provinces de
mon Ordre, ainsi qu'en eiïet cela est mon devoir. Je
ne remarque point sans surprise que vous ne m'adres-
sez aucune question et que vous vous montrez fort
peu curieux de savoir quels rapports je puis avoir
à vous faire sur toutes les contrcss que j'ai tra-
versées. — J'ai mes hommes, mes courriers, à moi,
dans toutes les cours et dans toutes les provinces,
répondit froidement Frédéric, et je n'ignore rien de
ce qui arrive dans le monde. — Notre- Seigneur
Jésus -Christ, reprit sans se décontenancer le fils
de Dominique, savait toutes choses, puisqu'il était
Dieu . Il interrogeait nonobstant ses disciples ; il
leur demandait : Que disent les hommes du Fils de
r homme? Tous, Seigneur, vous n'êtes assurément
qu'un homme, tout empereur que vous êtes. Vous
ignorez donc maintes choses qu'il vous serait profi-
table de ne point ignorer. Ces choses, on ne les a sûre-
ment point portées à votre connaissance ; mais moi, je
vais prendre sur moi de vous les apprendre. Ecoutez
donc ce que l'on dit de vous sur toute l'étendue de
l'Empire. On dit que vous opprimez les Éghses, que
vous faites fi des condamnations prononcées' contre
vous, que vous ajoutez foi aux aruspices et aux au-
gures, que vous favorisez ouvertement les Juifs et
les Sarrasins, enfin que vous ne portez aucun respect
3Ô-2 ALBERT LE GRAND.
au vicaire de Jésus-Christ , au père de tous les chré-
tiens, à votre maître selon Dieu. Tels sont les discours
que l'on tient sur voire compte et que l'on répète en
tout lieu , seigneur ; vous n'en êtes assurément point
averti ni instruit, et tous ces faits dont on vous ac-
cuse-, ces faits ne tournent point à votre gloire. » Frère
Jourdain de Saxe se retira lentement après avoir pro-.
nonce ces paroles , et le roi des Romains , toujours
souriant et bénévole, tourna les talons ^
Que si le César germanique ne se fût point senti
appuyé dans ses entreprises contre Rome par un
puissant parti, ce beau sang-froid, à la longue, ne
se fùt-il point démenti? Que s'il n'eût réellement eu
à opposer aux observations comme aux blâmes de
ceux qu'affligeait et qu'indignait tour à tour son refus
persistant d'obtempérer aux volontés pontificales que
les non possumus de son orgueil ou de vains pré-
textes, Frédéric n'eùt-il point perdu, tôt ou tard, cette
imperturbable assurance qui ne l'abandonna jamais,
et dont son entrevue avec le supérieur général des
frères prêcheurs ne nous montre, après tout, qu'un
exemple isolé? Mais Y indocile se sentait fort; il s'a-
dossait aux piliers de la synagogue et à l'autel de la
1. V. Acla Sanctorum, febr. 13, ap. Kington, Hist. Fred.,
t. I, p. 467. — Tlie Preacher like an Old Testumonl propliet, goes
on wilh liis leclure, afler tliis courtly opening. — Kington.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 353
patrie. Jourdain de Saxe, dans l'énumération de ses
on dit, n'avait point tout dit ; le héraut du pape s'était
bien gardé d'appuyer sur un fait de notoriété publi-
que que confirmaient cliaque jour les dépêches des
envoyés de Frédéric. Ce fait considérable, le voici :
une part notable du haut clergé d'Allemagne favori-
sait ouvertement, ou sous main, la cause de l'excom-
munié et refusait obéissance au saint -siège. «Sem-
blable AU GRAND DRAGON, confcssc OU se voilaut
la face le très-catholique Albert de Béham — et cet
irrécusable témoignage est, selon nous, de telle con-
séquence historique que nous ne saurions trop recom-
mander d'en prendre note — semblable au grand
DRAGON , l'empereur A ENTRAÎNÉ A LUI LA MEIL-
LEURE PARTIE DES ÉTOILES... L'cmpercur a rcudu les
prélats apostats afin d'induire en tentation les bons
et les fidèles, pour profaner le temple du Seigneur
et les sacrements de l'Eglise. Beaucoup d'entre eux
(les prélats. d'Alleniagne), craignant de se voir pri-
vés de leurs dignités et de leurs délices temporelles ,
sont tombés : ils ont marché sans courage devant
CELUI QUI LES POUSSE EN AVANT \ » Après l'cxpOSé
du texte, quelques lignes de commentaire : le texte, ce
semble, en vaut la peine, car il ne tend à rien moins,
\. Albert de Béham, Conceplbuch. ap. Huillard-Bréholles.
». 23
354 ALBERT LE GRAND.
s'il a vraiment toute la portée que nous lui donnons,
qu'à modifier profondément les idées généralement
reçues sur l'origine et les causes déterminantes de la
Réforme. Un peu de mollesse et de paresse, le goût
des plaisirs faciles et de la bonne chère, le désir de
demeurer en paisible possession de leurs crosses pas-
torales, leur grossièreté, leur couardise, leur aristo-
cratique indolence, sans compter cette sorte de fasci-
nation qu'exerce plus irrésistiblement peut-être sur
des imaginations imbues d'avance du principe d'au-
torité l'appareil imposant du pouvoir civil, peuvent à
la rigueur expliquer, mais seulement dans une cer-
taine mesure, la servilité, la défection de quelques
membres du haut clergé d'Allemagne, au milieu des
circonstances critiques auxquelles nous faisons allu-
sion. Les vices de plusieurs ont du les faire pencher
du côté du GRAND DRAGON, uous OU couvcnons sans
peine ; en se ralliant à l'empcreui' et en se détachant-
du pape , ceux-là , les fainéants ou les criminels ,
n'ont évidemment cédé qu'à des considérations per-
sonnelles et vulgaires, et comme telles, elles ne mé-
ritent seulement point qu'on s'y arrête. — Passons.
Mais là, dans les défaillances de ces évoques que va
rudement apostropher tout à Theure , dans son aus-
tère langage, le docteur universel, ne doit point se
chercher, selon nous, pas plus que dans les astuces,
L'RMPIRK KT LA PAPAUTl':. 355
les libéralités, les menaces, les grâces même de
Frédéric llolieiistaurcn, la raison du schisme émi-
nemment nalional qui faillit éclater, dès le milieu du
xiii'' siècle, entre l'Eglise de Rome et les Eglises de
Germanie. Cette raison, elle ne paraît ni particulière,
ni fortuite : encore une fois , pour parler la langue
imagée de l'emphatique Albert de Béham , ce n'est
point un simple coup de vent qui a entraîné loin de
la ville aux sept collines la meilleure partie des étoiles.
Quelque empire , en eifet , qu'aient exercé en tout
temps sur la direction des alïaires humaines la préoc-
cupation des intérêts matériels, la peur, les basses
convoitises, les lâches conseils et les sots calculs,
on remarquera cependant, — et c'est l'un des ensei-
gnements les plus nobles de l'histoire, — que les pro-
strations de la chair et les imbécillités des courages
ne sauraient à aucun moment, en aucune façon, im-
primer aucune résolution générale aux esprits; que
les faiblesses et les trahisons manquent positivement
de la vertu d'initiative ; et qu'enfin les grands mou-
vements qui décident des évolutions et des destinées
des peuples ne se produisent point à la suite du désir
stérile de bien vivre ou de la passion négative de
reposer en paix. En présence des prétentions à l'in-
dépendance vis-à-vis du saint-siége, déjà sensibles
en Allemagne à l'époque à laquelle nous transporte
350 ALBERT LE GUAiND.
ce récit, loin qu'il nous convienne de répéter, à pro-
pos des indices accusateurs d'une prochaine révolu-
tion dans l'Eglise, — on n'a du reste que trop usé de
ces banales défaites à propos de cette même révolution
accomplie , — vingt formules vagues et consacrées :
relâchement des mœurs,... infractions à la disci-
pline,... rébellion de princes inintelligents, orgueil-
leux et corrompus,... affaissement, égarement passa-
ger, fortuit des consciences, nous inclinons à donner
le signal , au contraire , à ne voir là que les symp-
tômes d'une sorte de réveil des énergies du peuple.
(i Beaucoup d'entre les prélats teutons sont tombés^ con-
state en gémissant le vieil auteur; ils ont marché sans
courage devant celui qui les poussait en avant. » Que
plusieurs aient marché sans courage j, on l'a reconnu
déjà ; mais derrière celui qui les poussait en avant j, je
ne sais quelle irrésistible force, celle qui anéantit les
légions de Varus, ne les disposait-elle point par sur-
croît à se séparer violemment de Rome , à secouer le
joug-, à repousser, sous toutes les formes, la domina-
tion latine? Voilà, ce semble, un sujet de méditation
assez neuf et devant lequel toute conscience doit cher-
cher à s'éclairer. A quoi bon çà et là laisser, tantôt
par scrupule, tantôt par incurie, tantôt encore par dé-
férence pour la placidité béate de la masse des satis-
faits^ telles et telles grosses questions pendantes?
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 357
Nous tenons peut-être de nos rapports familiers avec
le maître de saint Thomas la résolution et le goût
d'aborder de front toutes les difficultés, quelles qu'elles
soient, sans avoir hérité toutefois de nos pères en la
Scolastique cette confiance immodérée en eux-mêmes
qui les enorgueillit, les égara trop souvent. Les sco-
lastiques se persuadaient, en effet, que l'intelligence
humaine est en possession constante et régulière de la
vérité; ils estimaient, en un mot, que la vérité s'éta-
blit. Hélas ! la vérité, loin d'avoir la moindre tendance
à s'établir, la plupart du temps fuit et se dérobe; la
vérité ne s'assoit pas : elle passe, sourit et disparaît.
Heureux qui la saisit, un jour, une heure, à l'impro-
viste! C'est déjà peut-être la méconnaître, hélas! car
elle est ailée de sa nature, que de penser qu'en
dehors des mathématiques l'intelligence puisse s'en
rendre maîtresse absolument.
L'Allemagne du nord et du centre a-t-elle été
jamais franchement catholique, c'est-à-dire sou-
mise à l'autorité spirituelle des papes aussi bien que
convaincue de la validité de leurs prétentions à la
souveraineté temporelle? Pour peu qu'il plaise de
réfléchir et de procéder à une enquête historique,
il est malaisé de pencher pour l'affirmative, et l'on
arrive à cette conclusion singulière : l'Allemagne,
LA VÉRITABLE ALLEMAGNE A TOUJOURS ÉTÉ PROTES-
358 ALBERT LE GRAND.
TANTE. Qu'on jette un coup d'œil sur la Germanie
ancienne, celle qu'a dominée Charlemagne; ciu'on
la considère parvenue à sa seconde manière , sous
Léon X. — la Germanie s'appellera alors Deutsch-
land, — après l'avoir étudiée et suivie dans les ma-
nifestations prime-saulières de son génie pendant le
règne de Frédéric II, on constatera que la race
d'Hermann proteste et s'insurge, à quelque époque
qu'on la surprenne et l'interroge, contre toute in-
fluence émanant directement ou indirectement de la
puissance des successeurs de saint Pierre : opiniâ-
trement l'Allemagne défie Rome et lui refuse obéis-
sance. K l'extrémité barbare, sous c{uel signe de
ralliement abrite-t-elle d'abord ses inspirations con-
fuses à l'indépendance? Sous la massue de Witikind.
Neuf fois abattu par Charlemagne, — V empereur à
la barbe florie n'apparaît point, en eiTet, au Teuton
comme un Franc, mais bien comme un mercenaire
vengeur des légions de Varus : n'a-t-il point fait bé-
nir ses enseignes à l'ombre du Capitole? — neuf fois
abattu par Charlemagne, Witikind, le chef saxon païen,
se redresse neuf fois, pleure de rage pendant que
coule sur sa face l'onde du baptême, et, dès qu'il ne
se sent plus les mains liées, court immoler les chré-
tiens, embrasser ses chênes et ses dieux. La haine
brute de la religion chrétienne, en tant qu'elle se
L'EMPIUK ET LA PAPAUTÉ. 351»
confond avec l'idée de servitude et supprime les rites
antiques, — voilà Witikind. Le héros meurt; avec lui,
les dieux s'en vont, soit; on plante la croix en Ger-
manie, soit; saint Boniface achève l'œuvre ébauchée
par Gharlemagne, et la croix l'emporte après l'épée :
amen. Mais approchez; regardez de quelle essence
de bois elle est faite cette croix sui generis : il
semble, ô prodige! à peine a-t-elle pris racine en la
terre allemande, qu'elle présente les mêmes rugosités
que la massue de Witikind, et le symbole de la foi
nouvelle va soudain servir de prétexte à la rébelhon
nouvelle. A ses bras noueux va rattacher l'étendard
de la révolte — et cette fois pour reprendre l'avan-
tage contre Rome, pour lui remontrer que l'Alle-
magne n'a jamais accepté d'elle que le Christ , non
le joug — un autre incoercible héros, Luther. Luther
fait pendant à Witikind; Luther triomphe en pleine
Renaissance, à l'extrémité qui nous touche, tandis
que Witikind expire sur les confins de l'âge bar-
bare, à l'extrémité opposée; mais les deux Saxons
fraternisent dans une certaine communauté de senti-
ments et d'instincts, par delà le moyen âge, période
de transition. Qui les unit? — Frédéric. Ne voyez-vous
])as que Frédéric introduit Luther, que Frédéric pro-
cède à son insu de Witikind, que Luther sent couler
leur sang mêlé dans ses veines? N'admirez-vous pas,.
360 ALBERT LE GRAND.
SOUS la grossière écorce du chef païen qualifié d'in-
domptable, sous la pourpre du très-délié César trois
fois excommunié, mécréant, raisonneur et maudit,
sous la robe noire du réformateur enfin qui, lui, coupe
le nœud gordien et voit s'opérer le grand déchire-
ment préparé de longue date, l'Allemagne, encore
l'Allemagne et toujours l'Allemagne , dont ne se dé-
ment point une seule fois le caractère au milieu de
ces transformations successives? La farouche mégère
renouvelle, au profit de sa nationalité , le combat
classique des trois Horaces ; elle souffle ses colères à
l'âme de chacun de ses fils, et tour à tour elle les
pousse contre Rome : le premier tout hérissé, féroce,
inculte ; le second bardé de fer, mais déjà muni
d'arguments; le troisième décidant de la victoire au
nom du libre examen. La haine savamment formulée
de tout joug spirituel, — voilà Luther. Mais derrière
le théologien reparaît le Germain, et, pendant que le
théologien revendique les droits sacrés de l'esprit, le
Germain ne néglige point, pour faire lever le pain
nouveau, de recourir au vieux levain patriotique : Lu-
ther TRADUIT LA BlBLE EN ALLEMAND. Ce qu'a tenté
Witikind, en déployant contre les apôtres d'une civi-
lisation qu'il ne soupçonne pas les énergies d'une
répulsion aveugle, a échoué, devait nécessairement,
fatalement échouer, parce que, dans la prédication
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 3Cl
du christianisme, le chef saxon n'a distingue que
ces mots : Courbe- toi devant Rome et Charlemaçjno,
et qu'il dut être, en effet, à peu près impossible à
cet intrépide défenseur du sol natal envahi, entre les
haches des soldats qui renversaient ses idoles et dé-
capitaient l'élite de ses guerriers, d'apercevoir et de
reconnaître les bienfaisantes, les pacifiques clartés
de l'Evangile. Il n'en reste pas moins acquis que
Witikind a protesté. Ce qu'a tenté Luther, au con-
traire, a réussi et devait forcément réussir, parce
que, tout en déployant la Bible contre la Babijlone
empourprée^ comme son aïeul Witikind a levé la mas-
sue, au lieu de suivre son exemple et de se refuser à
entendre la bonne nouvelle, il la commente, il se l'ap-
proprie, il s'aventure, il avance, il réclame à haute
et intelligible voix la libre interprétation des paroles
du livre de vie, il ébranle à grands coups les co-
lonnes vermoulues du temple. Concluons : Luther
s'appuie sur la croix et le sentiment patriotique pour
refuser obéissance au saint-siége : le réformateur
tient à la main la Bible. Witikind ne sait pas lire,
ne sait pas prier, il n'a point feuilleté la Bible, il n'a
point reçu l'initiation du christianisme : le chef païen
ne s'est pas moins déclaré contre l'occupation ro-
maine; il n'est que patriote, mais cela suffît : \e païen
agite en l'air sa cognée. Entre ses deux acolytes
362 ALBERT LE GRA^D.
apparaît Frédéric Hohenstaufen , d'un bras inexpé-
rimenté soulevant la Bible, d'un bras ferme por-
tant le glaive. Entre l'arme de Luther et l'arme de
Witikind, Frédéric hésite, ou plutôt il se sert indiffé-
remment tantôt du glaive, tantôt de la Bible; et, lui
aussi, il s'est séparé de Rome et il a tourné le dos
aux successeurs de saint Pierre. Witikind, Frédéric
et Luther sont donc protestants ; tous trois personni-
fient, à titres divers, l'Allemagne barbare, l'Alle-
magne du moyen âge, l'Allemagne de la Renais-
sance, toutes trois protestantes. — L'x\llemagne, la
VÉRITABLE ALLEMAGNE xN'a JAMAIS ÉTÉ CATHOLIQUE,
avons-nous hasardé en tête de cet aperçu. La pro-
position est démontrée , hoc erat demonstrandum ,
n'eut point manqué d'ajouter, après avoir fièrement
soutenu sa thèse , quelque brave bachelier du bon
vieux temps. Nous ne sommes point, quant à nous,
si sûr de notre fait, et, précisément parce que nous
avons conscience d'avoir parlé selon la raison , nous
ne nous flattons point d'avoir obtenu gain de cause
auprès de ceux qui prétendent encore en ce siècle au
gouvernement des esprits. Qui travaille, s'agite, pro-
duit, se frappe le front, dirige, manie, rudoie la ma-
tière, la fait servir à ses desseins, en un mot cherche
ol propose, à l'heure qu'il est? — Le laïque, V homme
d^ initiative. Qui se séquestre, se mutile, au contraire,
L'KMPinL: ET LA 1»A P AL TK. 303
répugne au mouvouirut, le repousse, n'élèvc! plus la
voix que pour condamner, recourir sans cesse aux vieux
textes, répandi'e, féconder dans la prostration intellec-
tuelle et l'oubli de tout vrai sentiment chrétien le dogme
imposé, équivoquer, menacer, s'interposer entre le
Christ et nous , pousser de grands cris d'alarme , se
voiler la face et frapper? — Le clerc, Vesclave du con-
venu, GUM IN niOFUNDU-M AENEIUT, CONTEMNIT \
4 . « Ce monde a besoin d'être gouverné par les idées do l'autre.»
a cru bien dire un des nôtres, un Français (.loubert, Pensées),
Cola est fort bien exprimé et fort bien pensé; seulement, pour
que ces idées parviennent à se faire accopter, il faut naturellement
qu'elles empruntent une forme, et cette forme est le langage. Or,
l'Églisk catholique parlk latin; la France, rUalio, l'Espagne
l'ontendent, l'ont loujours entendue à demi-mot; elles sont la-
tines. Les idées de Rome peuvent quelquefois nous humilier,
nous attrister, nous courroucer; la forme de ces idées ne nous est
jamais antipathique. Notre esprit, notre raison nous éloignent de
Rome, — notre tempérament nous y ramène. Ses décisions abso-
lues, ses compromis, ses sévérités, ses faiblesses, irritent, persua-
dent, désolent, exaspèrent et charment tour à tour les fils de Vol-
taire et de saint Louis, de Dante et de Philippe IL Mais la voix
du sang crie si fort, et nous surtout, Gallo-Koinains, nous nous
ressentons si bien de notre origine latine, que les infortunes et
les calamités dont se voit périodiquement accablée la papauté, loin
de nous détacher d'elle, nous alarment, nous indignent, ou nous
louchent, sentiment que n'ont jamais connu les peuples du Nord.
Insolente et prospère, Rome nous révolte; malheureuse,
i:lli-: nous suiîjugue et nous attendrit. Nous la contrarions
quand elle triomphe, et nous la jugeons alors a\ec notre christia-
nisme et notre raison. Nous gémissons au contraire quand elle
304 ALBERT LE GRAND.
Pacifique, sentimentale, pour ainsi dire, la cam-
pagne apostolique qu'entreprit Albert le Grand au
xiii^ siècle dans les diocèses de Germanie les plus
enclins à se dérober à l'autorité pontificale, l'action
qu'il exerça dans les provinces de l'Empire les plus
foncièrement , les plus ardemment contraires aux
idées d'omnipotence universelle et de souveraineté
absolue proclamées les seules vraies et légitimes par
la cour de Rome, ses pérégrinations, ses discours,
les succès même dont furent çà et là couronnés ses
travaux, tout cet ensemble de victoires et de luttes
purement morales qui remplirent et caractérisèrent
sa mission, n'a point laissé, comme de juste, de pro-
fondes traces dans les chroniques. L'histoire critique
est née d'hier. Il n'y a point si longtemps qu'au
brut narré des faits a succédé la théorie des faits.
Le système éminemment philosophique, et d'ailleurs
assez récent , qui consiste, en face des variations
souffre, notre sang reflue aux tempes, notre cœur saigne, nous l'ai-
mons et le lui témoignons; n'est-elle point, après tout, notre aïeule
et notre sœur? Encore une fois, l'Église catholique parle la-
tin. A merveille. Mais remarquons en passant qu'il est un mot
latin qu'elle n'a jamais su prononcer, le mot liberlas. Que Rome lo
prononce, ce mot, et l'Allemagne, l'Angleterre elles-mêmes l'en-
tendront peut-être. Qu'elle s'obstine encore quelque temps à ne
point le prononcer, et nous finirons sûrement nous-mêmes par ne
plus l'entendre et ne plus la connaître.
L'EMPIRI- HT LA PA1>AUTK. 365
auxquelles sont soumises les choses humaines, à re-
monter des elTels aux causes, à tenir compte, par
exemple, dans une juste et saine mesure, bien en-
tendu,— œuvre de finesse, de sagesse et de pondéra-
tion singulièrement délicate, — de ces deux maîtresses
forces, l'influence du climat, l'instinct de la race,
ce système commence à peine à prévaloir. On ne
devra donc point s'étonner que les marches et con-
tre-marches, les exploits, les retraites de la légion
dominicaine n'aient point attiré l'attention de nos
très -grossiers et matérialistes conteurs du moyen
âge. Pour qu'elle leur parut digne d'exercer leur
plume, il eut fallu, sans doute, que sous les san-
dales des frères prêcheurs le sang à grands flots
ait coulé, et qu'au lieu de s'efforcer de ramener les
peuples du côté du saint-siége par la prédication, la
douceur et les vertus , Albert et ses compagnons eus-
sent tiré le poignard ou tendu leur col au bourreau.
Ici, point de champ de bataille, en effet, point de
violences, point de meurtres, point de coups : aussi
quel profond silence, et sur toute la ligne ^ ! Que si
i. On ne consultera point sans profit, si l'on tient à prendre
quelques notes sur la façon dont était écrite et traitée l'tiistoire au
moyen âge, le très-curieux, très-instructif, mais mallieureusement
un peu confus, assez peu concluant travail de M. Henry -Thomas
Buckler, Histoire de la civilisation en Angleterre.
•Sm ALBERT LE GRA.ND.
l'on considère cependant d'un peu haut la présente
tentative de propagande d'Albert et des dominicains
en Allemagne, elle demeure, en fm de compte, extrê-
mement intéressante, dramatique et instructive : in-
téressante en ce sens qu'elle fut peut-être l'attaque
offensive et défensive la plus sérieuse, la mieux con-
duite, la plus insinuante et hardie qu'ait jamais tentée
le génie latin, par delà le Rhin, contre les tendances
séparatistes qu'a toujours affectées le génie germa-
nique, — instructive à ce point de vue que, poursui-
vie de par la volonté de la cour de Rome, avec une
arrière- pensée politique, elle fut populaire et l'em-
porta en tant que croisade religieuse , mais elle échoua
en tant que croisade dirigée contre Frédéric Hohen-
staufen et l'irréconciliable parti antiromain. Officieu-
sement réactionnaire, elle n'atteignit donc point son
but; révolutionnaire à son insu, elle triompha et ne
fit peut-être qu'accélérer un mouvement qui ne de-
vait s'arrêter qu'à la Réforme. Quelles instructions
reçut Albert le Grand lorsqu'il lui fut enjoint de
porter la parole de Dieu dans les diocèses de Ger-
manie? On l'ignore. Il est certain toutefois que ses
supérieurs n'attendaient rien moins de ses tournées
évangéliques qu'une réaction favorable aux inté-
rêts de la papauté en même temps qu'une vivifiante
et salutaire impression pour le salut des fidèles. La
L'EMFMRE KT LA PAPAUTK. 307
seconde partie du programme reçut son plein et en-
tier accomplissement : Albert vit, en eilet, tomber à
ses pieds les chrétiens ranimés, les pécheurs, les
libertins convertis. Ils furent, au contraire, déçus,
ceux qui avaient espéré que l'habit de Saint-Domi-
nique imposerait aux fils de Witikind et d'Hcrmann :
l'incorrigible Teuton ne fit point amende honorable
entre les mains du champion catholique, et, parce que
ses lèvres baisèrent la croix que lui présentait Albert,
Hermann ne se crut point délié de son serment de
fidélité à l'empereur, Hermann ne s'en sentit pas
moins attaché au sol de la patrie, a Toutes les insti-
tutions, toutes les forces sociales commencent, dans
leur développement, par le bien qu'elles ont à faire, »
a dit un homme grave, éloquent, qui croit en Dieu,
en lui, et en la liberté et la dignité humaines \ — « Il
ne faict pas bon d'acharner le peuple, car il est
ASSEZ PREST PLUS Qi 'oN NE VEULT, » remarque avec
non moins d'à-propos, de franchise et de profondeur,
un de nos plus frivoles et plus gais deviseurs de
choses galantes -. On se souvient involontairement
de ces deux maximes, on les rapproche instinctive-
ment l'une de l'autre, dès que l'esprit est parvenu à
se rendre compte des dispositions remuantes qu'an-
1. M. Guizot.
2. Brantôme.
368 ALBERT LE GRAND.
nonçait déjà l'Allemagne, de la situation tendue , de
l'état de malaise et de crise, en un mot, où se trou-
vait une partie de l'Europe en plein moyen âge. Oui,
TOUTES LES INSTITUTIONS , TOUTES LES FORCES SO-
CIALES COMMENCENT, DANS LEUR DÉVELOPPEMENT, PAR
LE BIEN qu'elles ONT A FAIRE... Parvenue à l'apo-
gée de sa puissance temporelle sous les Innocent IV
et les Grégoire IX, la papauté commençait efïective-
ment, à cette époque, à décliner comme puissance
civilisatrice et spirituelle ; de toutes façons, elle avait
accompli son œuvre; il ne lui restait plus réellement
qu'à déchoir. Oui , il ne faict pas bon d'acharner
LE peuple, car il EST ASSEZ PREST PLUS QU'ON NE
VEULT... Ce ne furent point seulement, pensons-nous,
les tronçons dispersés de la bête foudroyée par le pape
qu'Albert le Grand sentit respirer encore et se tordre
sous ses pas, lors de ses pérégrinations en Alle-
magne : les éléments confus qui devaient un jour
s'agréger et produire en définitive la Réforme étaient
prêts et 2^ lus quon ne voulait. Il ne faict pas bon
d'acharner le peuple \
4 . Quando l'imperador che sempre régna
Provide alla milizia ch' era in forze.
A sua sposa soccorse
Cun duo campioni ; al cui fare, al cui dire
Lo popol disviuto si raccorse.
Dante, Paradiso, c. xii.
Daiile reconnaît dans ces vers le péril où se trouvait l'Église
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 369
Nous ne saunons juger, à vrai dire, que d'après
quelques rares et faibles indices du degré d'irritation
auquel en étaient arrivés les partis de l'autre côté du
Rhin , lorsque notre héros le traversa. Dans les écrits
du docteur universel, d'autre part, quelques lam-
beaux de ses Sermones^ deux ou trois phrases seule-
ment indiquent l'attitude qu'il lui convint de prendre
ou de garder, lui moine et philosophe , vis-à-vis du
peuple et vis-à-vis de Rome. Nous ne nous trouvons
point cependant assez à court de preuves et dénué
de renseignements pour renoncer à suivre Albert le
catholique au xiii^ siècle, et il avance hardiment que, si le peuple
disvialo si raccorse, l'Église vit s'opérer ce miracle de rapatrie-
ment des peuples sous son aile grâce à l'intervention providen-
tielle et quasi miraculeuse des duo campionij, saint François et
saint Dominique. Si Dante entend désigner par la sposa la com-
munauté chrétienne, Dante est dans le vrai : Dominique et Fran-
çois ranimèrent, renouvelèrent, en effet, l'esprit chrétien dans
l'Église. Si Dante applique à l'Église de Rome, à la papauté l'épi-
thète de sposa , ce qui, du reste, semble peu probable, vu ses
tendances impérialistes, Dante n'a point tout à fait tort, mais il n'a
plus complètement raison. Les Ordres religieux n'ont point man-
qué, cela est chose certaine, de favoriser en tout lieu la politique
envahissante, absorbante des successeurs de saint Pierre; mais
leur zèle — zèle de commande, question de vie ou de mort au dé-
but, question d'ignorance, de convoitise, d'amour-propre, de fana-
tisme ou d'intérêt mal entendu, lors de la période de décadence
— n'a point produit partout de grands effets. En Allemagne, en
particulier, les réguliers se trouvent avoir travaillé en définitive
pour un iautre roi que pour celui qui trône au Vatican.
1. 2i
370 ALBERT LE GRAND.
Grand sur ce terrain. Moine, il dut nécessairement,
on le devine, ne point oublier, ne point paraître né-
gliger tout à fait le côté politique de sa mission; phi-
losophe et chrétien , il dut s'imposer une loi stricte,
au contraire, celle de ne jamais servir que les intérêts
généraux de l'Église et de l'humanité. Mais com-
ment se comporta-t-il en ces extrémités périlleuses,
et par quelle singulière bien que sereine et pres-
que olympienne puissance de se contenir ou d'ob-
server a-t-il su demeurer d'aplomb sur ses lourdes
sandales^ tandis que tout s'ébranlait autour de lui?
Le rôle , on en conviendra , était difficile à soutenir,
et un génie médiocre eiàt probablement penché tout
entier, au mépris flagrant du bon sens et du droit,
soit du côté du peuple, soit du côté de Rome. Avec
ce calme et cette siireté de vues qui, à meilleur titre
peut-être encore que ses immenses travaux, lui ont
mérité, croyons-nous, le surnom de Grand, Albert,
loin de se montrer l'humble instrument d'un pouvoir
de plus en plus tourné vers les choses terrestres,
loin de s'émouvoir à l'aspect de TAllemagne furi-
bonde exaltée par les émissaires du mécréant^ Albert
se recueillit, ne prit conseil que de ses inspirations
personnelles, et, sans se déclarer en aucune sorte
l'homme de Grégoire IX ni subir le moins du monde
la pression de Frédéric, marcha fièrement et simple-
L'EMPIRE ET LA PAPAUTE. 371
ment dans la seule voie que son christianisme désin-
téressé comme sa froide raison lui ouvraient : il dé-
clara la guerre aux vices, aux mollesses, aux torpeurs
du clergé en général , et du haut clergé en particu-
lier ^ : (( L'esprit impur attaque, infecte simulta-
nément, CES JOURS- CI (hODIe), ET d'UNE TERRIBLE
FAÇON, LE VAISSEAU DE l'Eglise % » déclare Albert
dans son quatrième sermon après l'Epiphanie. Si nous
comprenons bien sa pensée, le fils de Dominique, en
répétant de la sorte, deux cents ans après Tan 1000,
l'exclamation désespérée de l'apôtre : Seigneur j, sau-
vez-nous^ 710US périssons ! n'entendait point faire allu-
sion aux ennemis du dehors qui harcelaient la barque
de saint Pierre, car il les passe complètement sous
silence et ne semble seulement point les connaître.
(( On vit en ce temps , raconte le savant auteur de
VHistoire diplomatique ^ des inconnus parcourir l'Al-
lemagne sans être inquiétés, et prêcher publiquement
en chaire qu'aucun homme vivant, fùt-il évêque, fùt-il
pape, n'a le droit d'interdire la célébration des offices
divins. Les prêtres souillés de péchés mortels, disaient-
1 . On chercherait en vain dans les écrits d'Albert aucune allu-
sion directe ou indirecte à Frédéric, empereur, à Grégoire IX,
pape.
2. « ... Diabolus navem sanctse Ecclesiae mirabiliter infestât et
impugnat. » — Alberti Magni Opéra, in-fol., éJil. Jammy,t. XII,
pars secunda, p. 43-45. Serm. IV post Epiphan.
372 ALBERT LE GRAND.
ils, sont indignes d'accomplir le mystère de l'Eucha-
ristie; seuls, nous et nos amis, nous venons vous en-
seigner la vérité et la foi, selon la justice... Qu'il
NE SOIT PLUS QUESTION DU PAPE... PricZ plutÔt pOUr
le seigneur empereur Frédéric et pour son fils Con-
rad ; ceux-là sont les parfaits et les justes \ » Im-
perturbable, paraît- il, au milieu de ces furieuses
harangues prononcées par des gens sans aveu, le
docteur ne semble point s'être beaucoup inquiété non
plus des séditieux propos et des excitations à la ré-
volte émanant du fait des séculiers, — Que le pas-
teur romain fasse paître ses Italiens! proclamait, par
exemple, pour ne citer qu'une des violentes tirades
d'un des ancêtres de Luther, au xiii^ siècle, l'irrévé-
rent évêque de Freisingen, que lepasleur romain fasse
paître ses Italiens : nous^ qui sommes constitués par
i. Il va sans dire que ces provocations à la révolte trouvaient
de l'écho parmi les populations de l'Allemagne au xiii« siècle. Dans
la ville de Ratisbonne, cefle-là même oij Albert le Grand revint
plus tard comme évêque, les rancunes impérialistes, la haine du
pouvoir spirituel et temporel des papes , la conduite scandaleuse
des clercs avaient si fort transporté et indisposé contre Rome les
nobles et les bourgeois que « nul ne pouvait se montrer dans les rues
portant sur ses habits les insignes de la croisade prêchée contre
Frédéric, et que celui qui osait le faire était livré aux tourments et
à la mort.» — V. Lettre d'Innocent IV, ap. Raynald.,yl?i7irt/. eccles.
ad ann. X, XII : Huillard-Bréliolles, Vie et correspondance de
Pierre des Vignes , p. 203.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 373
Dieu les gardiens fidèles de ses brebis, nous écarte-
rons de nos troupeaux les loups couverts de peaux
d'agneaux \ — Un fragment détaché du commentaire
d'Albert le Grand sur l'Évangile de saint Luc va nous
édifier, du reste, sur ses sentiments, et par la vigueur
du style non moins que par la hardiesse de l'idée
révéler chez lui l'écrivain, en même temps qu'il
offrira à nos méditations l'exemple d'un penseur et
d'un penseur religieux, ne craignant point de mon-
trer du doigt, deux siècles avant la Réforme, l'une
des causes honteuses du grand déchirement , l'ap-
pauvrissement de la sève chrétienne au cœur des
princes de l'Église. L'impression de souverain mé-
pris que lui inspiraient les désordres, le luxe et la
dureté de cœur des prélats allemands , ses compa-
triotes; la large et saine compréhension des ensei-
gnements de Dominique ; l'indignation , une douleur
austère et contenue ; la prévision vague , et comme
l'annonce prophétique d'une épuration, si ce n'est pro-
chaine, au moins urgente, dans les mœurs et les rangs
de l'épiscopat , on retrouve tout cela dans la matière
1. Alb. de Béham, ap. Avenlin. Annal. Boyor., p. 540. — Fie
et correspondance de Pierre des Vignes, p. 203. — « Sume hune
crepitum venlris et vade Romam, » dira Luther, avec cette gros-
sièreté de langage qui le caractérise. — V. Audin, Histoire de
Luther.
374 ALBERT LE GRAND.
d'une dizaine de lignes ensevelies, perdues sous six
cents pages d'interprétation morale et dogmatique.
Le texte de l'Évangile de saint Luc que le doc-
teur explique est celui - ci : .,, Et il y avait à la
porte du riche un certain mendiant nommé Lazare,
lequel était couvert d'ulcères. Il eût voulu se rassasier
des restes qui tombaient de la table du riche, et per-
sonne ne lui en donnait. Et les chiens venaient, et ils
léchaient ses ulcères,.. — Et les chiens venaient et
ILS LÉCHAIENT SES ULCÈRES. — « Cette parolc trouve
son application naturelle dans ce temps -ci, déve-
loppe Albert le Grand. Les bons chiens de chasse, ce
sont les frères prêcheurs, qui n'attendent point que les
misérables et les affamés viennent les quérir près du
foyer, mais qui vont à eux. Ils lèchent les ulcères de
leurs propres péchés; ils aboient la parole de Dieu.
Et Dieu les a suscités, parce que les vieux chiens
(canes ANTIQUi), ce SOxNT CES PRÉLATS JUGÉS d'aVANCE
PAR LE PROPHÈTE ISAÏE, CHIENS MUETS QUI NE SAVENT
PAS ABOYER, CHIENS IMPUDENTS ET OBSCÈNES ET QUI NE
SE SENTENT JAMAIS REPUS. Lcs bons chiens de chasse
au contraire ont toujours entre les dents la salutaire
rage de inordre et de rétorquer pour le service du Très-
Haut \ Aboyez donc et employez la douceur et reve-
1. On sait que remblème de l'Ordre de Saint-Dominique est
un chien portant une torche dans sa gueule. — Jeanne d'Aza rêva
L'EMPIRE ET LA I>APAUTE. 375
nez vivement au morceau cii toute patience et lumière
de doctrine... Mielx vaut un chien vivant qu'un
LION MORT \ . . » Assez d'occasions se représente-
ront malheureusement d'elles-mêmes dans la suite de
ce récit de secouer la dépouille du lion mort, c'est-
à-dire de constater parmi les princes de l'Église, au
moyen âge , l'avilissement des caractères et la cor-
ruption 5 pour que l'on doive se contenter pour le
moment d'avoir relaté l'opinion du docteur universel
à cet égard. Quand nous le peindrons plus loin, vers
la fin de sa carrière, prenant possession du siège de
Ratisbonne et s'installant dans le palais dévasté de
son prédécesseur, nous étudierons de près , à loisir,
le type courant de l'évêque allemand au xiii'' siècle.
Albert de Pottigau, évêque de Ratisbonne, celui-là
même dont Albert le Grand ramassa , non sans dé-
goût, la crosse, et remboursa les gros emprunts faits
à certains usuriers juifs, Albert de Pottigau dispute
la palme à Conrad de Hochstraden , archevêque de
Cologne : tous deux se valent, tous deux sentent le
lion mort, et aucun des deux n'échappera aux mor-
sures des chiens vivants,
lumière sous forme de torche et fidélité sous forme de chien, a-
t-il été dit au livre P*" d'ALBERT le Grand, Mouvement religieux.
i. V. Alberti Magni Opéra, édit. Jammy, in-fol., t. X. Com-
ment, in S. Luc, cap. xvi, p. 214.
376 ALBERT LE GRAND.
Peut-être, grâce aux sources abondantes aux-
quelles nous avons été puiser à pleines mains, peut-
être est-on parvenu à se former de la lutte de l'empire
et de la papauté, aussi bien que de ces personnages
dont les figures ne manquent certes point de relief,
Frédéric II et Grégoire IX , une imagination plus
nette que celle cjue laissent d'ordinaire une narration
sans aperçus, ou des aperçus sans tableaux, et, qui
sait? tout en ne songeant qu'à accompagner Albert
dans son expédition en Germanie, peut-être avons-
nous éclairci, chemin faisant , plusieurs points obs-
curs en sa docte compagnie. Quoi qu'il en soit, il est
temps , ce semble avant de jeter notre bâton de pè-
lerin sur la route de France , de revenir nous repo-
ser quelques heures, en compagnie de notre héros,
dans le paisible monastère de la rue de Stolk , à
Cologne, où s'est éteint frère Henri et où professe
à présent maître Albert. Le couvent des dominicains
de la rue de Stolk vient de recevoir un nouvel hôte,
saint Thomas.
Thomas d'Aquin adolescent arrivait alors du fond
de l'Italie. Gomme le cerf altéré dont il est parlé dans
l'Écriture et qui s'élançait avidement à travers bois et
vallons vers les profondeurs où ruisselle l'eau fraîche,
Thomas était accouru, remontant du midi au nord,
attiré par la gloire et la science d'Albert : il venait
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 377
s'instruire h son ombre et se pénétrer de sa doctrine.
N'est-ce point le moment ou jamais de présenter l'un
à l'autre le maître et l'élève? Aussi comptons-nous
bien ne point manquer une occasion si naturelle de les
mettre tout de suite en rapport. Ne convient-il point en
même temps d'indiquer dès leur première entrevue,
et, pour ainsi dire, à vol d'oiseau, quels points de con-
tact ont pu exister en apparence, quelle ligne de dé-
marcation fondamentale se traçait en réalité entre deux
intelligences supérieures unies seulement en Aristote,
et, alors même qu'elles gravitent autour de ce centre
commun où se sont rencontrés tant de grands esprits,
décrivant des courbes inégales ? Mais qu'on ne s'at-
tende point en ce lieu à de minutieux détails, à des
digressions parasites sur les tempéraments divers,
traits de mœurs et particularitez du maître et de
Vélève, dont les vies, sans jamais se mêler, vont d'ail-
leurs se trouver désormais presque continuellement
reliées par des voyages entrepris côte à côte et par
les jours difficiles, tantôt remplis d'épreuves, tantôt
marqués par des triomphes, qu'ils traverseront bien-
tôt de concert à l'université de Paris. Ce n'est point,
à coup sur, après une station passablement longue
en Allemagne , à la veille du départ du docteur uni-
versel pour le plus beau royaume après celui du ciel,
et quand le bourdon de Notre-Dame résonne déjà à
378 ALBERT LE GRAND.
nos oreilles, que nous attarder outre mesure à l'hos-
pice de Sainte- Marie -Madeleine, voire même nous
établir sur les bancs de l'école provisoire fondée
dans l'étroite rue de Stolk, à Cologne, pourrait avoir
encore quelque charme et présenter quelque intérêt.
Une courte halte , le temps juste de secouer la pous-
sière de nos souliers et de contempler Albert et Tho-
mas face à face, puis nous reprenons, contre vent
et marée, à la grâce de Dieu, le cours de notre odys-
sée circulaire autour de l'ancienne Europe. Veuillent
les astres favorables, Mars et Vénus, que la barque
qui porte Albert aborde sans encombre à Vfsle de la
Cité !
Thomas d'Aquiri, lorsqu'il vint chercher les leçons
d'Albert le Grand au milieu des neiges et des brumes
de cette ville que Pétrarque a sans doute parcou-
rue l'été , puisqu'il la célèbre et ne s'y livre qu'à de
joyeux propos, Thomas d'Aquin n'avait pas vingt
ans. Son enfance s'était écoulée sur la cime aride du
mont Cassin : Thomas avait respiré l'air de l'orgueil-
leuse abbaye de ce nom. La première école qui lui
inspira l'ardeur et le goût passionné de l'argumenta-
tion fut l'université de Naples. A Naples, Pierre Mar-
tinus lui enseigna les principes de la logique, Pierre
d'Hibernie développa devant lui ses idées, probable-
ment assez vagues, assez pauvres et confuses, en
L'EMPIHE ET LA PAPAUTÉ. 379
fait de sciences naturelles \ Inutile de rappeler que
Thomas d'Aquin était de haute naissance et qu'avant
de revêtir l'habit de Dominique il eut à lutter contre
la tendresse, la raison ou les préjuges de sa famille,
question délicate qu'il ne nous appartient point de
décider, attendu que le souverain pontife crut de
son devoir d'intervenir et de la ti'ancher d'autorité ^
Jean leTeutonique, le nouveau général de l'Ordre, —
n'allions-nous point oublier d'annoncer que Jourdain
de Saxe vient de mourir et s'en est allé rejoindre frère
Henri? — Jean le Teutonique recueillit avec bienveil-
lance, comme on peut bien le penser, le noble néo-
phyte, encore tout rougissant des embûches contre
la vertu de pureté que lui avait tendues le démon ^ ;
le saint homme accepta sans tristesse, sans scrupule
aucun, le diamant brut que lui donnait à polir et à
façonner le pape Innocent; mais, jugeant sans doute
l'ouvrage d'assez grosse conséquence pour n'être con-
fié qu'à un ouvrier d'une adresse ou d'une force ex-
i. V. Rohrbacher, Hist. de l'Église catholique ^ i, XVIll,
p. 496.— D*" Sighart, Alberlus Magnus.
2. V. P. Touron, Vie de saint Tliomas.
3. Il sera question plus loin de ce merveilleux et très-édi fiant
combat que soutint Thomas contre une femme de mœurs légères
et de grande beauté, avec laquelle on l'avait enfermé par malice et
surprise. Le saint jeune homme lui échappa, admirable preuve de
vaillance^ en brandissant en l'air une bûche enflammée.
380 ALBERT LE GRAND.
traordinaire , il tint à le remettre lui-même entre les
mains d'Albert le Grand. Jean le Teutonique traversa
donc tout exprès, à seule fin d'accomplir ce dessein,
les hautes montagnes qui séparent l'Allemagne de
l'Italie, et il conduisit Thomas sur les bancs de l'école
de la rue de Stolk, au pied de la chaire où trônait
avec un éclat non pareil, quand il ne parcourait point
d'office le pays teuton, l'illustre commentateur des
Sentences^, Chose singuhère, le futur auteur de la
Somme, le jouvenceau de belle espérance dont on sa-
luait d'avance à Rome la brillante destinée, celui que
le saint-siége avait entouré de tant d'hommages et de
soins , celui sur le front duquel le saint- père avait
écrit : Tu Marcellus eris, Thomas enfin, I'ange de
l'école % soit que le regard profond d'Albert lui im-
posât, soit que sa façon d'enseigner l'ait dérouté, soit
encore qu'il éprouvât une sorte de saisissement et de
trouble en présence d'un logicien qui ne cherchait
1. L'Ordre de Saint-Dominique comptait alors trente mille re-
ligieux répandus sur la surface de l'Europe. Albert avait assisté
aux radieux commencements de l'Ordre ; Thomas survenait en la
saison torride, — alors que les épis étaient jaunissants.
2. Tous les théologiens hors ligne reçurent un nom de guerre
au moyen âge. Thomas d'Aquin fut surnommé l'Ange de l'École,
ou bien encore le Docteur angélique , saint Bonaventure le Doc-
teur séraphique, Jean Scot le Docteur subtil, Alexandre de Halès
le Docteur irréfragable, Albert le Grand le Docteur universel.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 381
point seulement à appuyer les vérités révélées des
armes toutes-puissantes du syllogisme, mais qui les
soumettait parfois à un examen préalable, Thomas
fit d'abord assez triste figure à Cologne. On l'avait
beaucoup vanté, ce qui rend toujours mauvais ser-
vice, surtout auprès de la gent écolière; de plus, s'il
faut en croire la tradition, ses mouvements étaient sin-
gulièrement gauches, sa langue épaisse ; je ne sais
quoi de lourd et tout à la fois d'ébahi dans sa per-
sonne ne prévenait point en sa faveur; évidemment le
théologien, l'athlète sommeillaient encore en lui; Tho-
mas ne laissait apercevoir à l'œil nu que des épaules
énormes et disproportionnées, une large encolure, peu
de muscles. Aussi les bibhers et lessententieux, ses ca-
marades, se prirent-ils un jour à rire; les jeunes gens
s'étaient attendus à une sorte d'éruption de l'Etna ;
on la leur avait annoncée : Thomas, au contraire,
invariablement morne et taciturne, demeurait immo-
bile, froid et terne, au milieu de l'animation générale.
(( Ah! le grand bœuf muet de Sicile^ » murmurèrent-
ils un jour en se moquant. — a Vous appelez Thomas
LE BOEUF MUET , reprit gravement maître Albert qui
les entendit : eh bien, sachez que ce boeuf poussera
DE TELS MUGISSEMENTS DANS LA DOCTRINE , QUE LE
MONDE ENTIER s'eN ÉMERVEILLERA ^ » Albert avait
1 . (( Vos BOVEM MUTUiM ESSE DICITIS : SED TALEM ADHUC IN
382 ALBERT LE GRAND.
prudemment conjecturé que le feu, pour avoir été
quelque temps couvé sous la cendre, n'en jetterait plus
tard qu'une flamme plus ardente et mieux nourrie;
le maître n'eut point à se repentir de sa prédiction ;
l'oracle tombé de ses lèvres reçut, en elTet, confirma-
tion pleine et entière. Mais le second Milon de Cro-
tone, à force de soulever Thomas sur ses épaules, ne
lui aurait-il point, par hasard, soufflé cjuelque peu de
sa vigueur, de sa mâle assurance et de son audace
auguste? En d'autres termes, Thomas d'Aquin a-t-il
subi sérieusement l'influence d'Albert le Grand , et
quelle a pu être cette influence? La cjuestion ne nous
prend point tout à fait au dépourvu , et nous allons
essayer d'y répondre, en invoquant toutefois, — inva-
riablement fidèle à notre prudent système , et moins
soucieux maintenant que jamais de ne paraître appor-
ter à l'appui de quelques jugements hardis, peut-
être neufs, cju'une déposition personnelle, — Firré-
cusable témoignage des contemporains.
«... Dans tous ses écrits, constate le biographe
Pierre de Prusse , Albert garde volontiers un juste
milieu modeste, et, tandis qu'il s'élève à d'admirables
hauteurs, merveilleusement muni des plus puissants
arguments tirés de la moelle de l'Écriture sainte et
DOCTRINADABIT MUGITUM, UT TOTUS MIRABITUR MVfiDVS.» AlbcrlUS
Magnus.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 383
des Pères, on observera nonobstant qu'il évite avec
soin de porter préjudice dans ses conclusions à n'inn-
porte quelle autorité reconnue, aux opinions établies
par les autres docteurs. Maître Albert prélude ordi-
nairement ainsi, par des atténuations et des réserves :
« Gela dit sous bénéfice d'inventaire... Il semble, tout
« en désirant sauvegarder la paix, salva pace, qu'on
(( peut tenir ce discours. . . Ceci me paraît plus probable
(( que cela... » Et Pierre de Prusse ajoute : « On ne
trouvera aucun docteur de ce temps qui ait tenu jamais
semblable langage. Albert, en tels et tels sujets
SCABREUX, AIMAIT MIEUX PARAÎTRE NE POINT SAVOIR
QUE DE HASARDER DES DÉFINITIONS TÉMÉRAIRES ^ » —
Prendre acte de cette solennelle déclaration , quel-
que formelle et catégorique qu'elle soit, pour en tirer
de plus graves conséquences qu'elle ne comporte et
\. «In omnibus suis scriptis hune humilitatis modum servat,
ut, cum alla mirabiliter validissimis ralionibus sanctae Scripturae ac
sanctorum auctoritatibus muniens scriptitat, nulli tamen unquam
doctori praejudiciuminsuisopinionibusvoluit generare; undequam
ssBpe proprias opiniones ponens, praemittit sic inquiens : «Sine
« prfejudicioloquens... Salva pacesic videturloquendum...Itacum
«aliis magistris sentie. . Haec opinio videtur mihi probabiiior... »
In quo modo scribendi nullus doctorum ipsi similis reperitur...
UnDE MALUIT INSCIUS in QUIBUSDAM REPUTARI QUAM TEMERARIUS
IN PERicuLOSis. » Peter de Prussia, c. v. — Consult. Sighart, Al-
berlus Magmcs. — Hœrtel, Thomas von Aquino und seine Zeit.,
Augsbourg, 1846.— Bianco, Die allé Universilàt Kôln.
384 ALBERT LE GRAND.
ne contient, en induire, par exemple, — parce qu'il
semble avéré qu'Albert a bien pris garde de tomber,
impartial et sincère entre tous les docteurs du moyen
âge, dans l'écueil de l'assurance aveugle et de l'af-
firmation intolérante ; parce qu'il ne crut point , en
effet, se déshonorer ni se diminuer en soupirant, à
l'occasion, que sçay-je? parce qu'enfin notre placide
héros tranche avec majesté par son attitude essen-
tiellement méditative et philosophique au milieu de
la tourbe des théologiens plus ou moins orthodoxes,
— en conclure qu'il pratiqua le fécond doute de
Descartes, insinuer même qu'il l'a connu, cela serait
assurément faire preuve d'une imagination quelque
peu visionnaire et de cette présomptueuse assurance
d'esprit, précisément celle-là contre laquelle l'initia-
tive tempérée du docteur universel a prévalu. Gom-
ment ne point tenir compte cependant, alors surtout
qu'on oppose à la sienne l'intelligence de Thomas,
son disciple, elle si hautaine, si absolue, si cassante,
si prompte à décider et à nier, à lier et à déher,
comment ne point tenir compte de ce profond res-
pect du Maître pour l'opinion d'autrui , d'une mo-
dération si originale et, pour ainsi dire, si osée,
si prime -sautière, si héroïque dans la critique et la
méthode? Ce sont là, qu'on ne s'y trompe pas, des
qualités éclectiques vraiment nouvelles. S'il faut en
L'EMPIRK ET LA PAPAUTÉ. 385
croire le vieil auteur, nul homme ne montra jamais
tant d'humble résignation devant l'Inconnu, tant de
franchise et de netteté en présence de l'Incertain. Ne
voyez-vous point déjà s'accuser, peu à peu, grâce à
ce trait de lumière, la ligne de démarcation entre le
MAÎTRE ET l'élève ? — (( Frère Thomas, frère Tho-
mas, lui remontra encore, dit-on, un beau matin, en
l'arrêtant au milieu de certaine argumentation ardue
que le théologien imberbe soutenait avec une outre-
cuidance marquée, le docteur universel, accoudé sur
sa chaire. Frère Thomas, attention! holà! vous pa-
raissez, en vérité, moins jouer ici le rôle de V écolier qui
répond que celui du maître qui interroge ^ » On peut
i. M. Jourdain relève en parfaite connaissance de cause (V.
Philosophie de saint ThomaSj par M. Jourdain, t. I, p. 92) l'er-
reur commise par le père Touron, lequel soutient que, pendant que
Thomas se trouvait à Cologne soumise la direction d'Albert, Tho-
mas commenta sous ses yeux \à Morale d'Aristote. M. Jourdain,
celte rectification faite, reproduit tels quels les renseignements
sommaires fournis par Guillaume de Tocco; il nous apprend que,
« pendant qu'Albert expliquait les livres de V Éthique, saint Tho-
mas recueillit soigneusement ses leçons, et il en écrivit une rédac-
tion qui, par la finesse et la profondeur, était digne d'un si grand,
maître. » A ces indications se bornent les révélations de M. Jour-
dain sur les rapports du maître et de Xélève. On ne lira peut-être
point toutefois sans intérêt le texte latin auquel je fais allusion.
« Post haec autem praedictus magister Albertus cum librum Ethi-
corum cum quaestionibuslegeret, frater Thomas magistri lecturam
studiose collegit et redegit in scriptis, opus stylo disertum, subti-
I. '25
386 ALBERT LE GRAND.
puiser, à la rigueur, dans cette semonce du maître à
l'élève une sorte d'indication a priori touchant le fond
de leur caractère, et, faute de renseignements circon-
stanciés et plus complets, la critique se trouve dans
son droit, ce semble, de s'en emparer d'abord, d'en
faire mention, puis son profit. Dès que l'on se met
à feuilleter les ouvrages de Thomas et d'Albert, ne
voilà-t-il pas que les deux inclinations d'esprit con-
traires qui ne font que se trahir en ce lieu , loin de
s'atténuer ou de s'effacer, se développent, se préci-
sent et éclatent ! Qu'on ne s'étonne donc point qu'à
ce propos et malgré la gravité du sujet, nous arrê-
tions au passage deux ou trois de ces idées qui peu-
vent aider à conclure et conduire droit au but, tout en
nous faisant passer par ce chemin sinueux, que nous
avons tous foulé jadis, le chemin des écoliers.
En classe et sur les bancs de l'école, un peu de
superbe et de jactance , à la part du jeune élève ,
passe encore. S'obstiner à vouloir briller, s'acharner
à vouloir prouver le vrai ou l'absurde à tout prix, aux
dépens même du professeur, ledit professeur repré-
litate profundum, sicut a fonte tanti doctoris haurire poluitQui in
SCIENTIA OMNEM HOMINEM IN SUI TEMPORIS .ÏTATE PR.ECESSIT. »
— Viia S. Thomœ, Acta SS. martii, t. I, p. 663. (V. Commen-
taires sur Aristote; Philosophie de saint Thomas, par iM. Jour-
dain, p. 92.)
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 387
senterait-il le bon goût, l'acquit ou la profonde expé-
rience, il ne convient de voir là qu'un incident sans
portée , péché véniel , au bout du conapte. Le cas
échéant, le maître avertit, interrompt le coupable ; à
un autre plus modeste ou moins ferré sur ses auteurs,
de prendre la parole à son tour : le coupable s'assoit
absous, irrité , confus , et tout est dit. Que si néan-
moins la fâcheuse disposition persiste, et si, par mal-
heur, l'irrévérencieux et suffisant écolier se trouve
doué, par hasard, de facultés exceptionnelles et que
ces facultés extraordinaires croissent avec l'âge, sans
que le glorieux s'amende ou se corrige , ah ! pour
le coup, on aura peut-être raison de s'inquiéter. Dès
lors, il est fort à craindre, en effet, que les sorties
déplacées , le manque de convenance et de tact , la
triste et sotte manie qui consiste à pousser sa pointe
envers et contre tous, — légèretés, violences sans con-
séquence aucune et parfaitement inoffensives chez le
jeune homme surveillé, retenu, — il est fort à craindre,
pensons-nous, qu'elles n'entraînent, n'abaissent et
n'égarent, du moment qu'elles se reproduisent avec
aggravation chez l'homme fait, la personnalité tout
entière. Ce qui ne fut qu'une simple imperfection chez
l'enfant, pourra bien devenir quelque chose comme
l'inclination maîtresse et le signe distinctif de l'indi-
vidu. Viendra le jour où, ne relevant plus que de sa
388 ALBERT LE GRAND.
méthode et de son talent, l'homme se comportera
vis-à-vis de la»nature ou de la raison comme l'écolier
s'est conduit vis-à-vis de son pédagogue. Pourvu
qu'il ne lui prenne point fantaisie d'intervertir dere-
chef l'ordre des facteurs , c'est-à-dire, au lieu de
recevoir humblement la leçon de la nature et de la
raison, nos deux institutrices éternelles, de se poser
arrogamment vis-à-vis d'elles comme se trouvant en
puissance et en droit de la leur donner î Cette accu-
sation de lèse-majesté envers la nature, on n'hésitera
point à en charger saint Thomas, le type le plus
parfait du docteur.
Nous ne prétendons point, sans doute, avancer
qu'entraîné par la suffisance et une confiance immo-
dérée en lui-même, l'outrecuidant élève d'Albert ait
le moins du monde démérité du bon sens, — saint
Thomas d'Aquin s'élève au contraire, çà et là, à des
considérations d'une extrême justesse et il déploie
communément une force de raisonnement considé-
rable; — nous ne prétendons point non plus lui im-
puter à crime d'avoir méconnu les lois générales qui
président à l'organisation des êtres et aux mouvements
de l'univers ^ , — nul , sauf Albert , n'a tenté de sou-
i. « Saint Thomas a écrit sur les principes de la nature, sur
la nature de la matière, sur le mouvement du cœur, sur la phy-
sique mystérieuse; partout sa doctrine consiste essentiellement à
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 389
lever le voile qui dérobait sur ce point, comme sur
bien d'autres, la vérité vraie aux penseurs du moyen
âge; — mais nous garderons toujours rancune à
l'Ange de l'École, parce que, selon nous, saint Tho-
mas a contribué plus qu'aucun logicien du moyen
âge, tant par ses affirmations intrépides que par son
art particulier d'interpréter et de déduire, en s'atta-
chant plus à la lettre qu'en demeurant fidèle à l'es-
prit, à fortifier, à accréditer cette tendance fatale entre
toutes , tendance pernicieuse , antiphilosophique au
premier chef, celle de soumettre à la convention dog-
matique les réalités positives de la nature et de la rai-
son. Ouvrez la Somme, la fameuse Somme, au hasard;
que vos yeux s'arrêtent , au bas de n'importe quel
verso, sur n'importe quel raisonnement suivi : vous
remarquerez que Thomas d'Aquin part imperturba-
blement d'une majeure plus ou moins discutable, puis
conclut sans scrupule, en dehors ou bien à côté du
vrai, après avoir consciencieusement et triomphale-
ment établi une foule de vérités accessoires , du reste
parfaitement indilïérentes. Il s'agit de prouver, par
trouver dans les divers aspects des corps célestes les causes de la
génération et de la corruption, à représenter toutes les propriétés
et facultés des corps terrestres comme les résultats des formes qui
leur sont imprimées par les astres ou par des vertus supérieures
aux astres, par des substances intellectuelles » V. Dis-
cours sur l'état des lettres j xiii* siècle.
390 ALBERT LE GRAND.
exemple, que Dieu donne le mouvement à la volonté.
Gomment s'y prendra saint Thomas? « Dieu donne le
mouvement à la volonté, établit saint Thomas dans sa
Sommey premièrement parce qu'il est le bien suprême
auquel elle aspire; secondement, parce quil est la
cause de cette puissance de vouloir, » Or voici par quelle
filière d'arguments l'Ange de l'Ecole prétend conduire
à la démonstration ces deux propositions mères, dont
l'une tout au moins, la seconde, soulève les plus for-
midables objections, a De même que l'entendement,
professe l'élève d'Albert le Grand, est mù par l'objet
qu'il comprend etpar l'être qui lui a donné la faculté
de comprendre, de même la volonté est mue par son
objet qui est le bien et par l'être qui lui a donné la
puissance de vouloir. Tout bien, quel qu'il soit, peut
mouvoir la volonté; mais il n'y a que Dieu qui la
meuve d'une manière suffisante et efficace... En effet,
un moteur ne peut mouvoir un mobile que quand sa
puissance active surpasse ou du moins égale la puis-
sance passive de l'objet qu'il meut. La puissance pas-
sive de la volonté s'étend au bien en général, car son
objet est le bien universel, de même que l'objet de l'in-
telligence est l'être universel. Tout bien créé est un
bien particulier ; Dieu seul est le bien universel ; Dieu
donc est le seul objet qui remplisse la volonté et lui
donne une impulsion suffisante. Pareillement, il n'y
1
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 391
A QUE Dieu qui puisse nioDUiRE la faculté de vou-
loir. Car, que signifie ce mot de vouloir, sinon l'in-
clination de la volonté au bien universel? Or, il ap-
partient au premier moteur de porter la volonté vers
le bien universel, de même que dans les choses hu-
maines il appartient au chef de la nation de diriger
tout en vue du bien de la communauté'^ ,)) Nul besoin de
multiplier les citations à l'infini. L'Œuvre de Thomas
d'Aquin , considérée dans son ensemble , produit la
même impression que les fragments qu'on en distrait,
et l'on constatera, en passant, que ses qualités, comme
ses défauts , montent d'un degré dès qu'il se trouve
en présence de difiicultés franchement théologiques ^
1. V. saint Thomas, Summa, qusest. cv, art. 4; ap. Jourdain,
Philosophie de saint Thomas, 1. 1, p. 245.— Selon la loi que nous
nous sommes imposée, lorsque nous faisons allusion à un texte qui
nous déplaît, nous ne nous en fions pointa notre tniduction, nous
avons recours à la traduction d'autrui. Cette traduction est de l'au-
teur de la Philosophie de saint Thomas.
2. La question de Vorigine du mal, traitée à fond par saint
Thomas dans sa Somme, montre mieux encore à découvert que la
question du libre arbitre le tempérament intellectuel de l'Ange de
l'École. Nous ne croyons point, du reste, nous trouver ici en désac-
cord dans notre appréciation avec celle de M. Jourdain, si expert
et si savant en ces difficiles matières. « ... Sur tous ers points
(Qu'est-ce que le mal? quelle en est la cause? Pourquoi Dieu l'a-
t-il permis?), reconnaît l'auteur de la Philosophie de saint Tho-
mas, SAINT Thomas n'est encore que l'écho de la tradition
CATHOLIQUE ; il u'inveute pas sa doctrine, il la reçoit des mains
392 ALBERT LE GRAND.
En Thomas pressez donc le philosophe, il en sort le
théologien; pressez Albert théologien, vous obtenez
le philosophe : tel est, après un long et mûr examen,
notre sentiment.
Considérés sous ce point de vue, on avouera que
le maître et Vélève — et nous ne croyons point nous
abuser sur leurs situations respectives — ont parfai-
tement pu s'apprécier l'un l'autre et se saluer sei-
gneurs dans le royaume de l'esprit , voire même se
contempler avec une sorte de déférence et de curio-
sité respectueuse, et demeurer toutefois étrangers l'un
à l'autre. Nous ne pensons point, par exemple, que
Thomas ait jamais compris Albert qui l'a lancée et
cette heureuse inadvertance, felix culpa, a sans doute
sauvé Thomas qui, s'il eCit prétendu suivre Albert
le Grand sur le terrain des sciences naturelles, ne
possédant point ad hoc les aptitudes voulues, n'eut
probablement montré qu'une capacité des plus mé-
diocres. Qu'est-ce que Thomas, I'élève, en un mot?
— Thomas ne fut qu'un magnifique organe de la tra-
dition servi par le syllogisme. Hors de l'exposition
et de la définition, néant. En lui, point d'entrailles ;
des ailes acérées, toujours tendues. Devant lui, nul
de l'Église , et il se contente de la résumer avec une merveil-
leuse exactitude.))— N. iM. Jourdain, Théodicée de saint Thomas
d'Aquin, t. I, p. T6'\ .
L'EMPIRt; ET LA PAPAUTÉ. 393
horizon ; une cime, et une cime de glace. Absorbe par
un travail constant, souvent stérile, sur des questions
de dogme ou de métaphysique, Thomas s'épuise à
rouler le rocher de Sisyphe de l'argumentation or-
thodoxe au pied du trône pontifical. Qu'est-ce au
contraire qu'Albert le Grand, le maître? — Albert
nous est apparu purement et simplement comme un
libre citoyen du monde, vm liber, dans un temps où
l'idée de citoyen et l'idée de liberté n'existaient point
encore avec le sens qu'on leur prête aujourd'hui. A
cette époque de parti pris effréné, nébuleux, le soleil
tournait encore autour de la terre , prenons garde
d'oublier ce détail, à seule fin de ne point contrarier
Josué. Théologien transcendant, maximus in Iheolo-
gia, — ainsi l'a salué du moins le moyen âge, — loin
de se borner à l'exposition de la doctrine officielle ,
Albert abandonne au contraire ce soin à Thomas, qui
du reste s'en acquitte à souhait, et, quant à lui, s'écar-
tant du chemin battu, au lieu de sans cesse argu-
menter sur place et de se consumer à rétorquer, à
distinguer et à prouver, il s'aventure , il secoue la
poudre de l'École, il en franchit hardiment le seuil,
il s'ingénie sous la chape de plomb, il interroge, il
se recueille, et à peine a-t-il résolu quelque question,
qu'il cherche au delà. Tout l'intéresse, cet étrange
scolastique, tout l'attire, tout éveille chez lui l'atten-
394 ALBERT LE GRAND.
tion, depuis Tinsecte qui rampe sous ses pieds jus-
qu'aux astres du firmament. Ne le voyez-vous point
s'arrêter curieusement, ce moine sui generis, au sor-
tir d'un débat sur le mystère de la sainte Trinité ou
d'une dispute à propos des universauxj, ne le voyez-
vous point s'arrêter en la compagnie de nobles châ-
telains et de châtelaines, pour étudier tout à son aise
le vol et le dressage des faucons ? Tandis que Thomas
pesamment, le sourcil froncé, chemine, roulant, ru-
minant quelque abstrait problème à ses côtés, Albert
se courbe pour cueillir des fleurs, des plantes rares,
ou pour ramasser un minéral. La bible du docteur
devient insensiblement un herbier, la cellule du ré-
gulieî' s'emplit de collections de coquillages et de
débris fossiles. Il paraît certain qu'il fabriqua des
automates. Le fils de Dominique prend note à Hildes-
heim de l'apparition d'une comète ; à Venise il exa-
mine froidement, au milieu de la stupeur des gens
qui l'entourent, certain bloc de marbre aux veines
bizarres, lequel représente exactement l'image d'une
tête couronnée. Notre placide héros n'y voit point un
sinistre présage comme la foule, — car plus d'un
bon patriote trembla, raconte-t-on, ce soir-là, pour
l'avenir delà sérénissime République; — sérénis-
sime lui-même, Albert explique, tant bien que mal,
le prodige et ne s'appuie que sur des raisons natu-
L'EMPIUE ET LA PAPAUTÉ. 395
relies. Que dis -je? Albert est architecte; il s'oc-
cupe de mécanique et de métallurgie; il se connaît
en gemmes et en pierres précieuses; bien mieux,
le philosophe est alchimiste, et il ajoutera plus loin
plusieurs chapitres à VHisloire des animaux d'Aris-
tote. Albert s'est livré avec passion aux recherches
zoologiques, et il se plaira, un jour, à décrire une
pêche à la baleine dans les mers du Nord, un autre
jour à surveiller les palais flottants des castors qui
n'avaient point encore émigré au xiii^ siècle et n'a-
vaient point encore abandonné les bords du Rhin.
Albert pénétra, nous aurons lieu de nous en assurer,
— nous le suivrons en ces lointains parages, — jus-
que dans l'ancienne Prusse idolâtre : au retour de ses
excursions hardies dans le nord de l'Europe, il nous
fera part de ses observations politiques recueillies au
milieu des païens. Les élucubrations des Lavater, le
système de Gall ne lui apprendraient probablement
rien ou peu de chose, s'il revenait parmi les vivants,
car on retrouve en germe dans son OEuvre quelques-
unes de leurs théories. Albert le Grand fut, en outre,
médecin à sa façon, et médecin physiologiste : ce
chrétien de haute race ne connaît point les vaines pu-
sillanimités des croyants étroits , malintentionnés ou
pudibonds. Pour lui, comme pour le praticien mo-
derne, tout ce qui tient de près ou de loin à la science,
396 ALBERT LE GRAND.
tout cela est déjà sacré. L'austère et pieux religieux
ne baisse point les yeux devant l'organisme intérieur
de la femme; il n'hésite point, en dépit des exclama-
tions, des rougeurs, des lamentations indécentes des
réguliers et des séculiers ses confrères, à étaler sur
l'autel de l'inquisition expérimentale, autel dont il fut
peut-être le premier pontife, les chairs décolorées
de cette Eve mystérieuse, source de tout mal^ préten-
daient follement ses confrères, source de la vie^ ré-
pondra gravement le docteur. Après avoir commenté
l'Évangile de saint Luc ou de saint Jean, notre héros
distille; tandis que dorment sur sa table les livres des
Prophètes, quitte à les relire, en temps et lieu, tout
au long, à loisir, il sacrifie aux choses profanes. Entre
Vêpres et Matines, Albert manipule avec dextérité
des acides, ou bien encore le voilà qui suit d'un re-
gard profond les aspects ondoyants et divers qu'af-
fecte la matière incandescente en fusion dans ses four-
neaux. Rien de ce qui est divin, rien de ce qui est
HUMAIN , NE LUI FUT, EN SOMME , NI INDIFFÉRENT NI
ÉTRANGER. On u'cu pourrait point dire autant de saint
Thomas d'x\quin. Aussi les désignera-t-on volontiers à
l'avenir, comme cela a été déjà fait quelquefois, pour
abréger, l'un sous le nom de I'élève, l'autre sous le
nom du maître. Nous n'admettons point, en effet,
entre Albert et Thomas le moindre soupçon d'égalité.
L'EMPIRK KT LA PAPAUTK. 397
Entre leurs deux génies, non plus, rien de commun,
si ce n'est peut-être Thabitude des mêmes procédés
en Logique. Mais Ton peut fort bien ne point se res-
sembler et porter un habit de la même étolTe.
— All tue monrs and friars rejoiged o\ er the
DEATii OF THE GREAT ENEMY , — racoutc l'iiistorien
anglais qui, moins surchargé de besogne, plus pru-
dent, ou moins ambitieux en ses desseins que Ves-
tudiant françois qui écrit ces pages, s'est ménagé
assez de loisir pour suivre l'empereur Frédéric II
Hohenstaufen , le Giaour de Germanie, l'indocile, le
mécréant, le maudit, jusqu'au pied de son lit de mort.
(( DOWN TO HELL IIE WENT, CrieS OUe, TAKING WITH
HIM NOUGHT BUT A BURDEN OF SINS ! — GOD, CricS
another, loored down from iiis throne , saw that
THE BARK OF PeTER WAS SHATTERED , AND SNATGHED
AWAY THE TYRANT^ » Daus nombre de couvents, rap-
portent encore les chroniques, en signe de victoire et
d'allégresse, les cloches sonnèrent à toute volée : Rome
célébra de la sorte la défaite de l'Antéchrist... Mais
I. « Tous les moines et frères entrèrent en liesse lorsque sur-
vint la mort du grand ennemi. » — « 11 a été précipité au fond des
enfers, s'écria l'un, n'emportant avec lui que son fardeau de péchés.
— Dieu, s'écria un autre, regarda à ses pieds, sous son trône, et
voyant la barque de saint Pierre en détresse, de ses propres mains,
il enleva le tyran. » —V. Kington , Life of Frédéric tfie Second,
emperor of the Romans, t. TI, p. 508.
398 ALBERT LE GRAND.
n'anticipons pas sur les événements et revenons hum-
blement prendre notre feuille de route rue de Stolk ,
dans la maison des frères prêcheurs de Cologne. L'an-
née de grâce 1245 vit s'ouvrir aux bords du Rhin le
chapitre ordinaire annuel présidé par le nouveau gé-
néral de l'Ordre, Jean dit le Teutonique. Après avoir
fait le recensement de son armée spirituelle et réglé
les affaires les plus pressantes, frère Jean ouvrit cet
avis, savoir qu'on ne saurait vraiment trop attacher
d'importance à tout ce qui regarde la France et Paris,
et qu'il convenait de renforcer, et sans plus de retard,
ce poste magnifique , point culminant et rayonnant.
(( Paris, boulevard des philosophes, » a hasardé quelque
part Albert. L'Université de Paris jetait, en effet, au
xiTT'' siècle, un éclat sans pareil : au moyen âge comme
aujourd'hui, c'est là seulement, à Paris, que se consa-
craient les gloires et que s'achevaient les talents. Jean
le Teutonique dit à Thomas d'Aquin, Yélève, et à Al-
bert le Grand , le maître : Mes fils , allez a Paris !
Sous quelques-uns de ses aspects, au milieu des
vicissitudes de sa vie publique et comme en des
sphères distinctes, mais voisines, en Italie, en Alle-
magne, — c'est en France qu'on va passer à pré-
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 399
sent, — nous venons, ce semble, de considérer d'aussi
près que possible l'extraordinaire personnage dont
Vombre lumineuse — ainsi chantait volontiers l'immor-
tel amant de Bcatrix — vers nous aussi, sereine et
tutélaire, a daigné s'avancer, s'incliner et nous arra-
cher aux morsures du lion et de la louve, nel mezzo
DEL CAMMTN Di NOSTRA viTA. Par mouts et par vaux,
au milieu de paysages abrupts, à travers les forêts
touffues, per una silva oscura, selvaggia, et jusques
au bord de certains précipices qu'ont effleurés ses
sandales, n'avons-nous point pieusement accom-
pagné maître Albert? Tandis que mugissait à nos
pieds y infernale tourmente, tandis que nos regards
plongeaient dans les fondrières et le chaos où durant
cinq siècles a lutté l'esprit humain, s'est-on un seul
instant voilé la face, a-t-on chancelé, cédé au doute,
perdu l'espoir? Non, elle ne nous a jamais fait dé-
faut durant le voyage, la croyance en des jours meil-
leurs, et c'est cette foi qui nous a soutenu le long des
voies tourmentées, ténébreuses, qui des hauteurs de
l'antiquité grecque et romaine conduisent aux riantes
avenues de la Renaissance. Grâce au secours que bé-
névolement nous a prêté le maître, trois sphères ont
été de la sorte successivement parcourues : la sphère
du mouvement rehgieux, celle du mouvement des
écoles, le cycle de l'empire et de la papauté. Et voici
400 ALBERT LE GRAND.
que de ce pas nous allons pénétrer bientôt dans l'en-
ceinte du vieux Paris, dans le temple de l'esprit gau-
lois... lo NON 80 BEN RiDiR COM 10 v'iNTRAi... Com-
ment ai-je bien pu tenter F entreprise?,., en vérité, je
ne saurais le dire... Mais à quoi bon ces regards, ces
retours en arrière, lorsque l'on se voit si fort avancé?
Plus d'une région reste encore à explorer, en la docte
compagnie d'Albert : nous n'avons encore accompli,
paraît-il, que la moitié de notre course. Il nous reste
encore. Dieu merci, à converser avec quelques grandes
âmes... — Et quelle est donc, ô mon guide et mon
maître, la sphère grandissante qui, chancelante et
comme noyée en des vapeurs confuses, se montre
là-bas, soutenue, poussée par des génies pâles, au
front radieux, sanglant, et avec des chaînes aux
mains et aux pieds? Les génies fendent l'air d'un vol
lent et cadencé , et ces mots tombent de temps en
temps au milieu du crépuscule : Courage! courage!
En avant! la lumière est proche!,,. N'est-ce point la
sphère du mouvement scientifique? — Oui, mon fils.
— Et cette autre... et cette troisième, celle-là res-
plendissante entre toutes? — Il ne suffit point d'ai-
mer ce qui est grand et beau, mon fils; il faut savoir
modérer ses ardeurs et son impatience, marcher d'un
pas ferme et toujours égal , et surtout ne point se
risquer avant l'heure : demeure à ma droite, mon
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. 401
fils, et ne prends ton élan qu'à bon escient. — Hélas !
hélas! maître Albert, comme il est long et périlleux
ce voyage^ et si je me retourne, voilà que je n'aperçois
plus que dans le lointain ma jeunesse , et ces nuits
sereines où le cœur bat à tout rompre, et ces ma-
tins où l'esprit sourit aux idées qui passent, et ces
vingt ans que j'avais lorsque vous m'êtes pour la pre-
mière fois apparu!!... — Eh bien, n'allions -nous
point céder à la lourde et sotte envie de nous asseoir à
moitié chemin , aux appréhensions vaines, à la mol-
lesse, aux conseils de la prudence vulgaire! Fi donc!
Un dernier effort, et en avant!... Peut-être sera-
t-il doux plus tard, quand, par-delà les régions
nouvelles où le guide va nous entraîner, s'offrira la
perspective d'un ciel pur, peut-être sera- 1- il doux
alors de soupirer à l'oreille de la Muse ce vers du
sombre compagnon de Virgile :
E quindi uscimmo a riveder le stelle,
Et de là nous sortîmes pour revoir les étoiles.
26
APPENDICE
1
APPENDICE
Quelques idées fort simples sur les nouveaux devoirs
de l'écrivain ont déjà été présentées, sous une forme vive
et sans apprêt, dans une note de ce livre de bonne foy où
l'on s'est, en effet, plus étudié à persuader sans rehuler, a
donner nettement la sensation du vrai, sans que le lecteur
soupçonne ce qu'il en a pu coûter de labeur et de re-
cherches, qu'à faire étalage d'érudition et de savoir...
Le public sérieux, avons-nous hasardé, s'est immensément
ÉLARGI... Une nouvelle manière va s'inaugurer... A quoi
bon, aujourd'hui, faire parade d'érudition? Impossible,
en cette fin de siècle, d'écrire sur n'importe quel sujet
élevé sans avoir beaucoup lu et beaucoup pensé... Il ne
s'agit plus seulement de plaire à une élite... Il faut s'a-
dresser directement au peuple et f^.iie en sorte d'en être
compris... Inutile de s'attacher à l'ingénieux, au clair-
obscur, au joli... L'ÈRE DES RÉTICENCES, DES SOI S-ENTENDUS ET
DES FINESSES EST CLOSE... Il FAUT ORGANISER L\ LITTÉRATURE
COMME Carnot ORGANISA LA VICTOIRE... Nul ue scra surpris
qu'ayant conçu notre plan et achevé notre œuvre en
présence de ces idées, nous n'ayons point cru nécessaire
de nous conformer à tous les us et coutumes de nos de-
vanciers et sous l'un de ces deux tilres sacramentels —
406 APPENDICE.
Introduction, Préface — jugé opportun, par exemple, de
faire passer le public au milieu des débris et des écha-
faudages de ces vastes chantiers de construction d'où ne
sort point toujours un palais, mais d'où l'on s'évade mal-
heureusement trop souvent, lorsqu'on a eu l'imprudence
de s'y engager, non moins mécontent de soi-même que
de l'auteur. L'heure est venue, croyons-nous, de rappe-
ler à notre génération que Vart cHcrire n'est point du
tout un métier, encore moins un passe -temps, mais l'art
peut-être le plus délicat et le plus difficile, et que nul
n'a le droit, sous prétexte qu'il sait tenir une plume, de
ne point la tailler.
Cela dit, il ne déplaira peut-être- point à quelques
solides ou curieux esprits de nous suivre jusqu'au bord
de ces carrières d'où nous avons été extraire nos maté-
riaux et où traînent encore, si l'on peut parler ainsi, sur
le sol fouillé et remué, quelques blocs abandonnés, les
uns entamés, car ils ont fourni leur statue, les autres in>
formes encore et dégrossis à peine. Nous n'y attachons,
quant à nous , que fort peu d'importance : aussi nous
proposons- nous de les offrir pêle-mêle aux regards, en
gros taz , séparés seulement les uns des autres par une
sorte d'annonce ou d'étiquette. Mais qui sait? Peut-être
quelque oisif généreux, indigné, inquiet, en peine de lui-
même et se cherchant lui-même, comme on en compte
tant parmi cette vaillante jeunesse qu'ont découragée,
sans toutefois l'abattre, dix-huit lourdes années de pou-
voir absolu, peut-être quelque frère inconnu, passant par
là, s'arrêtera-t-il devant ces fragments épars, voudra-t-il
bien leur prêter quelque vie,
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
APPENDICE. 407
PHYSIONOMIE
DU MONDE CHRÉTIEN VERS LA FIN DU XII« SIÈCLE
1183 - 1193
ÉTAT DES AMES ET DES ESPRITS.
Les années qui précèdent l'avènement au pontificat
du pape Innocent III, et qui touchent de près la nais-
sance d'Albert le Grand, présentent sons un aspect par-
ticulièrement sombre et désolé la société du moyen âge.
Je ne sais quoi d'épouvanté, d'alangui, répandu sur leur
rudesse, de décontenancé dans les courages, d'ébranlé
dans les croyances, d'indécis, d'irrésolu, supérieur aux
plus violents desseins, compose à ces temps lamenta-
bles comme un masque aux traits heurtés, voilés sous
une uniforme et morne pâleur. Le xii*^ siècle, à son
déclin, garde bien encore l'expression tragique, mais
nulle pure clarté ne perce à travers sa décrépitude, et
l'on dirait du vieil OEdipe qui vient de s'arracher les
yeux. Dans l'histoire des peuples aussi bien que dans la
vie de l'homme, s'interposent ainsi, entre deux Ages,
quelques scènes d'une monotonie, d'une aridité, d'une
anxiété surprenantes. Il est des jours qui du passé ne
retiennent que les défaillances, les tristesses et le néant,
qui de l'avenir n'entrevoient point le sourire, ne soup-
çonnent point les richesses; derrière, la nuit; devant,
l'inconnu : ces jours-là, à proprement parler, n'existent
point, on les dévore. Alors, plus d'élan : une lassitude
vague, presque de la stupeur. Plus de passion, plus de foi,
plus de mouvements magnanimes : une insurmontable
408 APPENDICE.
langueur qu'irritent sans la secouer des accès de fougue
maladive. Après Tamour, l'ivresse, les transports inouïs»
le malaise, le dédain, le doute, une telle amertume au
fond du cœur qu'il se repent d'avoir battu trop fort ou
qu'il lui prend la folle envie d'étoufifer le peu de misé-
rables énergies qui lui restent. Au lendemain des pro-
fusions d'entbousiasme , toutes les sources semblent
taries, même celle des larmes. Elle en était arrivée à ce
point, à l'instant où il nous a fallu la saisir, la société du
moyen âge. Le saint sépulcre avait été conquis : quelle
joiel Jérusalem venait d'être reprise par les infidèles;
les chrétiens avaient perdu la vraie croix : quelle honte !
quel coup * ! — Dieu le veut! s'étaient écriés naguère
des centaines de mille hommes; et les vaillants avaient
marché, et les croyants avaient traversé les mers et ils
avaient vaincu. Quelques-uns, les lèvres collées sur la
pierre d'un tombeau vide, — ainsi qu'il arrive chaque fois
que l'on se voit réduit à toucher du doigt son rêve et,
après s'être épris de l'idée, condamné à presser la ma-
tière, — quelques-uns avaient bien senti tout d'abord,
au froid contact de la réalité , comme un vague affaisse-
ment se produire au fond d'eux-mêmes. Soustraits par un
effet de leur propre triomphe aux régions sereines de l'il-
lusion naïve, un peu blessés d'avance, surpris du moins,
eux les purs et les fidèles, en route, d'avoir été dupés par
les Grecs', débarqués, d'avoir impunément été chargés
par les infidèles, sans que les clercs de l'armée sainte
eussent pu recueillir sur leurs tablettes la manne inces-
1. Prise de Jérusalem par Saladin. Les chrétiens perdent la vraie
croix (1187).
2. V. Rohrbaclier, Histoire de l'Église catholique, t. XIV, p. 556, 500,
G51, 652.
APPENDICE. 409
samnient prédite du plus petit miracle, ageuouillés à
cette heure sur les bords du Jourdain, en des lieux
transfigurés dans leur âme, après une courte prière, une
commotion rapide, ceux-là, ceux qui pensaient ou qui
avaient démesurément espéré , durent fatalement suc-
comber à l'épouvantable ennui d'avoir réussi K Mais
qu'importe! Les clameurs de la foule noyèrent les gé-
missements isolés, et, tant que sonnèrent les fanfares
d'Occident sur les murs de Jérusalem, Dieu lèvent ! répéta
le peuple en armes, Dieu le veut! murmurèrent à leur
tour les chevaliers et les seigneurs. Ne leur avait-on
point persuadé qu'en s'emparant d'un tombeau ils ac-
complissaient le souhait de Dieu? Quand le saint sépul-
cre échappa, Ou donc est Dieu ? Dieu ne veut donc pas ! ! !
s'exclamèrent avec épouvante nobles et villains, et les
Titans de la loi nouvelle songèrent derechef au foyer,
et ils regardèrent du côté de Rome en secouant la tête,
et ils ne songèrent point d'abord à profiter de leur dé-
faite, tant ils souffrirent : il leur sembla qu'un monde
de lumière s'écroulait en eux. De là, chez les humbles,
les simples et les pauvres, la foi froissée dans sa fleur et
à deux pas du triomphe, la prostration, le désespoir, une
lassitude infinie. De là, chez les puissants et les riches,
le courroux, l'irritation, l'ébahissement une fois surmon-
tés, un revirement subit et ruineux : les promesses, les
bénédictions de saint Pierre bientôt tournées en déri-
sion ; ridée de croisade se transformant soudain en idée
1. u La terre n'est-elle point bonne pour nous servir de siège quand
nous allons rentrer pour si longtemps dans son sein?» remontrait Godu-
froy de Bouillon aux musulmans ébahis de le voir, lui, le conquérant,
le paladin, le chrétien victorieux, s'asseoir ou plutôt se laisser choir,
comme un vaincu, comme un blessé, sur le sol. — Guillaume de Tyr.
410 APPENDICE.
de conquête; au pied des oliviers sacrés les goûts de
chasse à courre, de vols au faucon qui renaissent; le be-
soin de briller, d'opprimer et de paraître auprès du
besoin de s'agenouiller. Passe une molle beauté sarrasine,
maint chevalier, en la voyant, n'oubliera plus seulement
les austères préceptes du Décalogue, mais ses serments;
et tel, qui hier portait cilice, ira boire à la cruche de la
première Rébecca venue, ou voudra s'initier aux rites
de la galanterie orientale. Les natures grossières, et cela
est la masse, se consolent d'ailleurs assez vite, et tout
désastre entraîne pour elle corruption. Il est d'autres
âmes puériles qui, dès qu'elles n'ont point en perspec-
tive la récompense, ne se sentent plus soutenues, et qui
ne s'élèvent, pour ainsi dire, aux dévouements qu'à force
de bras. La prise de Jérusalem par Saladin mit nombre
de ces âmes imbéciles en déroute.
Tandis qu'elle demeurait ainsi en proie à la plus
singulière atonie morale, résultat des causes religieuses
et lointaines que l'on vient d'indiquer, la chrétienté ,
dans ses pénates, paraît avoir également subi, vers la fin
du xii^ siècle, les plus graves échecs, dès que l'on reporte
les regards vers les hautes régions de l'esprit. Mécontent
de ses jougs comme de ses grossiers passe-temps, im-
puissant toutefois à trouver mieux, le génie littéraire de
cette époque inféconde'et malheureuse jette le gant à la
Muse, qui le relèvera peut-être, mais point de sitôt : en
attendant l'inspiration, il s'interroge, stérile, dans l'obs-
curité. Deux colonnes lumineuses se sont évanouies.
Abélard n'apparaît plus déjà que dans le lointain à la
jeunesse des écoles, et du vif mouvement de controverse
et de discussion suscité par le maître, quels souvenirs
subsistent : — une navrante histoire d'amour, une cou-
APPENDICE. 411
damnation prononcée par un concile, une prise d'habit,
un doute, non point un doute pliilosopiiique, mais un
doute sur le salut du philosophe '. Livrée à ses propres
forces, la Scolastique, qui doit sa forme à l'amant d'IIéloïse,
semble désormais vouloir argumenter dans l'ornière, sans
prendre aucunement garde à la roue puissante qui l'a
creusée, et, satisfaite d'opposer sans cesse le Réalisme de
Guillaume de Ghampeaux au Nominalisme de Roscelin,
elle n'essaye même plus de s'ouvrir des voies nouvelles,
ce qu'avait tenté le Gonceptualisme-. Après l'intelligence
du siècle, c'est la vertu qui s'est éclipsée, ou du moins
Tun de ses plus nobles représentants sur la terre, le pape
des papes, saint Bernard. Saint Bernard expire à soixante-
1. Abélard mourut le 11 mai 1142. «Ainsi l'homme qui par son au-
torité singulière dans la science était connu de presque toute la terre, et
illustre partout où il était connu, sut, à l'école de Celui qui a dit : «Appre-
« nez que je suis doux et humble de cœur,» demeurer doux et humble,
et, comme il est juste de le croire, il est ainsi retourné à lui. » (Petr.
Vener. ad Heloïss. — Voir M. de Rémusat, Vie cl' Abélard, p. 257.)
Guillaume, abbé de Saint-Thierri , dans sa lettre à Geffroi, évêque de
Chartres, et à saint Bernard, énumère quelques-unes des hardiesses sur
lesquelles il appelle les foudres de l'Église. Il est peut-être à propos d'en
rappeler quelques-unes : « Pierre Abélard recommence à enseigner des
nouveautés et à en écrire... Fermez les yeux, qui craindra-t-il? et qtie ne
dira-t-il pas, s'il ne craint personne? Voici donc les articles que j'ai tirés
de ses ouvrages. Il définit la foi l'estimation des choses que l'on ne voit
pas. Il dit qu'en Dieu les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit sont
impropres, et que le Saint-Esprit n'a aucune puissance... Le Saint-Esprit
est l'àme du monde... Nous pouvons vouloir le bien et le faire sans le
secours de la grâce... Les suggestions du démon se font dans les hommes
par les moyens physiques, etc., etc. » (V. Bibl. cister., t. IV, p. 112, Sancti
Bernardi epistolœ.)
2. On peut consulter sur Guillaume de Champeaux le travail de
M. Miclmuà, Guillaume de Champeaux et les écoles de Parisau wi*^ siècle;
Roscelin a été jugé par M. Rousselot, dans son Histoire de la philoso-
phie; tout le monde connaît l'œuvre éminento de M. de Rémusat : Abé-
lard.
412 APPENDICE.
trois ans, au même âge qu'Abélard, rival qu'il traita en
ennemi. Ne dirait-on point que la mort s'est plu à bri-
ser à la même heure deux talents si différents, peut-être
de valeur égale? Ce qui les passionnait tous deux, cham-
pions du temps passé, leur survivra du reste et se com-
battra sans relâche, selon que l'homme se frappera le front
ou courbera la tête : l'esprit d'autorité et l'esprit de libre
examen. Nous les avons retrouvés souvent aux prises dans
cet ouvrage, les deux esprits. La lutte dure encore L'un
a fait des prodiges, l'autre compte aussi ses martyrs.
Quelquefois on voudra les unir comme on a cherché la
quadrature du cercle. Les essais en ce genre ont échoué
jusqu'à présent. Ne s'embrasseront-ils donc jamais qu'au
sein de ce Dieu, invoqué sans cesse et dans les camps les
plus divers, spectateur mystérieux et toujours en cause
de tant d'efforts incertains, tumultueux, vers la vérité
et la justice î
DE LA SITUATION MALAISÉE DE LA PAPAUTÉ.
Que si nous pénétrons dans le vif des événements,
que voyons-nous? Le pape Lucius III s'enfuit de Rome,
poursuivi par son peuple en pleine révolte (1183). On
pille ses terres; on brûle ses fermes; on l'a insulté en
face. Pour comble de misère, c'est de l'Allemagne, des
Hohenstaufen que lui vient le secours, si l'on peut nom-
mer toutefois ainsi rabaissement devant l'empereur s'im-
posant comme une nécessité après les humiliations su-
bies à Rome. L'archevêque de Mayence, chancelier de
Frédéric Rarberousse, accourt protéger le pape contre
ses sujets avec une lourde armée teutonne. L'archevê-
que menace d'écraser les rebelles, mais la sainteté de
APPENDICE. 413
l'entreprise ne saurait décidément prévaloir contre la
malignité du climat'. A peine arrivé devant Tusculum,
voilà que le chancelier de Frédéric se couche, tremblant
la fièvre, se soulève péniblement sur son séant lorsque
le pape approche de son lit et expire après sa visite.
Venu tout exprès pour apporter au souverain pontife la
paix dans ce monde, le chancelier n'emporte dans l'autre
que l'absolution du pape, du pape qu'il venait sauver.
Sur ces entrefaites, les Allemands se dispersent, les Ro-
mains célèbrent leur facile victoire, et, n'ayant plus rien
à craindre, deviennent plus insolentsque jamais. Réduit
aux derniers expédients, Lucius III adresse alors ses
doléances à la cour, aux abbés d'Angleterre, et, par ses
légats, envoie de l'autre côté du détroit demander de l'or
et de l'argent. Ici se passe une scène assez significative.
Surpris, comme on l'est toujours, par la moins rare des
demandes, les abbés d'Angleterre froncent le sourcil,
donnent à entendre qu'ils ont besoin de réfléchir et en
appellent au roi. Le roi rassemble les évêques. Ceux-ci,
partagés entre leur devoir de catholiques et leur finesse
normande stimulée par ce levain d'indépendance déjà
sensilile en Grande-Rretagne, adressent au roi ce dis-
cours : « Donnez, seigneur, donnez, comme vous leju-
gerez à propos, tant pour nous qu'en votre nom. Nous
aimons mieux vous rendre, si vous le voulez, ce que vous
aurez déboursé, que de souffrir que le pape envoie ses nonces
en Angleterre lever sur nous un subside, — ce qui pourrait
i. «L'Allemagne, du sein des nuages, répandait une pluie de fer
sur l'Italie. Rome se défendait par son climat. » — Cornel. Zanfliet.
Koma ferax febrium, necis est uberrima frugum.
Romanae febres stabili sunt jure fidèles.
V. Pierre Damien, ap. Michelet, t II, Hist. de France, p. 415.
414 APPENDICE.
tourner en coutume, au 2^rèjudice du royaume'^. » On peut
juger par ce trait, relevé si haut, de l'empressement du
clergé anglais à payer le denier de Saint-Pierre. Les fils
de Thomas Becket se débarrassent des messagers du pape
en murmurant, et, sans bourse délier, font de la poli-
tique. Le roi, centriste, prend enfin son parti: il ouvre
ses cofi'res. Les hommes du saint-siége repassent le dé-
troit , chargés de quelques sacs qu'ils vont porter à leur
maître. Lucius III répand l'or et l'argent sur Rome qui
n'en a jamais refusé, même en l'absence d'un pape,
même de sa main. La paix se conclut ainsi entre celui
qui donne ce qui ne lui appartient guère et ceux qui re-
çoivent ce qu'ils ne devraient point accepter. Mais elle ne
dure que juste le temps de dépenser ce qu'elle a coûté, et
le descendant des apôtres reprend une seconde fois le
chemin de l'exil, après avoir subi de nouveaux outrages
et avoir été témoin de cruautés atroces-. Lucius III,
exaspéré, anéanti, lance aussitôt l'anathème sur les cou-
pables et court à Vérone attendre le bon vouloir de Frédé-
ric Barberousse. L'empereur s'avance lentement, comme
il convient au pompeux successeur de Charlemagne, fait
enfin son entrée à Vérone entouré de ses chevaliers, et là,
de la force spirituelle aux abois et de la force matérielle
l'arme au bras, naît assez naturellement la première idée
1. Roger Hoveden, ap. Baron.
2. Un jour, comme quelques-uns des clercs de Lucius III se prome-
naient hors des murs de Rome, la populace se précipite sur eux, les
affuble de mitres par dérision , leur crève les yeux et ne les abandonne
qu'après leur avoir fait jurer par serment de se présenter au pape en cet
état. — Les détails de ce genre sont à la fois horribles et mesquins, et,
quand on les rencontre sur sa route, ils répugnent. Le goât conseille
sans doute de les laisser de côté , mais l'amour du vrai commande d'en
faire mention. La suprême délicatesse en histoire n'est-ce point la sin-
cérité?
APPENDICE. «5
de l'inquisition régulière et générale ^ L'hérésie des
manichéens sert de prétexte. En concile se réunit, le
concile de Vérone, et Lucius III publie la constitution
suivante, trop considérable pour être passée sous silence.
Quand on relit cette page, que n'a point désavouée
l'Église romaine, on hésite entre l'indignation et la dou-
leur. Tout le sang de ses Bienheureux n'efï'ace point
cette tache. Tout le miel qu'elle a versé dans les plaies
de l'humanité s'aigrit devant ces bûchers qu'elle allume.
Cet allié qu'elle se donne, le bourreau , lui ravit d'une
seule poignée de main et le droit de se plaindre et celui
d'être fière. On ne pourra plus l'aimer, parce que par-
fois elle est faible, ni se fier à sa douceur, quand elle
sera puissante. Et c'est ce même bras séculier qu'elle
invoque, l'imprudente, qui viendra lui fermer la bou-
che certain jour, lorsque, après avoir crié : Mort! avec
les empereurs, elle aussi, opprimée par revanche, avec
les peuples devenus libres, elle viendra crier : Liberté!
i. On peut dire que le code de l'inquisition très-nettement formulé,
avec notes et commentaires, ne date que du moyen âge, mais la menace
et le fait d'inquisition existent à partir du moment où lesévêquesdeRome
acceptent ou mendient le secours du pouvoir impérial pour se débarras-
ser de riu'résie. Conslantin intervient directement dans la querelle des
donatistes. (V. Fleury, Hist. ecclés., t. X, n°' 10 et suiv.) «Nous crain-
drions d'accumuler des preuves superflues en citant un grand nombre
de passages pour prouver aux orthodoxes que leurs pertes dans la foi
ont été de zélés inquisiteurs. Saint Augustin est un de ceux qu'on est
le plus étonné de trouver au premier rang sur la liste. Après avoir été
d'abord un des plus opposés à ces mesures de rigueur, il fut un des plus
ardents à les provoquer contre les donatistes. « Eh quoi! disait énergi-
quement Félicien, le service de Dieu exige peut-être que vous assassiniez
de votre main! vous vous trompez, méchants : Dieu n'a point de bour^
reaux pour ministres! » Augustin répondait: u Pourquoi, par le moyen
de la puissance établie, l'homme pieux ne chasserait- il point Tim-
pie?n etc., etc.— V. M. Renan, Questions contemporaines. Du libéra-
lisme clérical, p. 452-453.
416 APPENDICE.
« Pour abolir les diverses hérésies qui ont commencé à pullu-
ler de notre temps dans la plupart des lieux, la rigueur des ecclé-
siastiques doit se réveiller, vu principalement qu'elle se trouve
appuyée de la puissance impériale. C'est pourquoi, en la présence
de notre cher fils, l'empereur Frédéric, de l'avis de nos frères les
cardinaux, des patriarches, archevêques et évêques, et de beau-
coup de princes assemblés de diverses parties du monde, nous con-
damnons, de l'autorité apostolique et par la présente constitution,
tous les hérétiques, quelque nom qu'ils portent... Et, parce que la
sévérité de la discipline ecclésiastique est quelquefois méprisée de
ceux qui n'en comprennent pas les vertus, nous ordonnons que
ceux qui seront manifestement convaincus des erreurs susdites,
s'ils sont clercs ou religieux, soient dépouillés de tout ordre et
bénéfice, et abandonnés à la puissance séculière, pour recevoir la
punition convenable; si ce n'est que le coupable, sitôt qu'il sera
découvert, fasse abjuration entre les mains de l'évêque du lieu. 11
en sera de même du laïque, et il sera puni par le juge séculier,
s'il ne fait abjuration. Ceux qui seront seulement trouvés suspects
seront punis de môme, s'ils ne prouvent leur innocence par une
purgation convenable ; mais ceux qui retomberont après l'abjura-
tion ou la purgation seront laissés au jugement séculier sans être
écoutés davantage. Et les biens des clercs condamnés seront appli-
qués, selon les lois, aux églises qu'ils servaient. Cette excommu-
nication contre tous les hérétiques sera renouvelée par tous les
évêques aux grandes solennités...
« Nous ordonnons en plus, par le conseil des évêques, sur la
remontrance de l'empereur et des seigneurs de sa cour, que cha-
que évêque visitera une ou deux fois l'année, par lui-même, par
son archidiacre ou par d'autres personnes capables, les lieux de
son diocèse où le bruit commun sera que les hérétiques demeurent;
et il fera jurer trois ou quatre hommes de bonne réputation, et
même, s'il le juge à propos, tout le voisinage, que, s'ils appren-
nent qu'il y ait là des hérétiques ou des gens qui tiennent des con-
venticules secrets, ou qui mènent une vie différente de ceux des
fidèles, ils les dénonceront à Tévêque ou à l'archidiacre.
« Nous ordonnons de plus que les comtes, les barons, les rec-
teurs et les consuls des villes et des autres lieux, promettent par
serment, suivant la monition des évoques, d'aider efficacement
l'Église en tout ce que dessus, contre les hérétiques et les corn-
APPENDICE. 417
plices, quand ils en seront requis, et ils s'appliqueront de bonne
foi à exécuter, selon leur pouvoir, ce que l'Église et l'Empire au-
ront statué en cette matière; sinon ils seront dépouillés de leur
charge et ne seront admis à aucune autre, outre qu'ils seront ex-
communiés et leurs terres mises en interdit. La ville qui résistera
à ce décret, ou qui , avertie par l'évèque, négligera de punir les
contrevenants, sera privée du commerce des autres villes et per-
dra la dignité épiscopale. Tous les fauteurs d'hérésies seront
notés d'infamie perpétuelle, et, comme tels, exclus d'être avocats
et témoins, et des autres fonctions publiques ^ »
QUELLE ATTITUDE PRENAIT LA FRANCE VERS 1190?
Une chronique du bon vieux temps, un peu naïve,
nous a légué un récit qui, pour n'être point vraisem-
blable dans les détails, n'en laisse pas moins une impres-
sion juste. L'Angleterre perd du terrain sur le continent :
notre patrie grandit.
'( Le roi Henri II d'Angleterre et le roi Philippe-Au-
guste étaient à cheval en plein cliamp (aux environs de
Tours); et, tandis qu'ils s'entretenaient bouche à bouche,
il tonna subitement, bien que le ciel fût sans nuage, et
la foudre tomba entre eux sans leur faire aucun mal.
Ils se séparèrent aussitôt, extrêmement effrayés l'un et
1. V. Labbe, t. X, p. 1737;— Mansi, t. XXII, p. 470, traduction tex-
tuelle d'après Rohrbacher, t. XVI, p. 420. — Est-il nécessaire de mettre
en regard de ces arrêts du concile de Vérone les décisions identiques du
quatrième concile de Latran ? « Les dépositaires du pouvoir politique se-
ront avertis, et, s'il est besoin, contraints par censures de prêter serment
de purger leurs terres de tous les liérétiqucs notés par l'Église. Que si
le seigneur temporel, après cet avertissement, reste dans l'inaction, il
sera excommunié par les prélats de sa province; et s'il ne satisfait point
dans l'année, on le dénoncera au souverain pontife, afin que, dès lors,
celui-ci déclare ses vassaux déliés du serment de fidélité, et propose ses
domaines aux armes des catholiques qui les posséderont sans aucune
contradiction, etc., etc. (Gonc. Later. IV, can. 3.)
I. 27
418 APPENDICE.
l'autre, et, après un petit intervalle, ils revinrent de
nouveau. Mais un second coup de tonnerre, aussi fort
que le premier, se fit entendre presque au même mo-
ment. Le roi d'Angleterre fut tellement troublé qu'il
abandonna les rênes de son cheval, si bien qu'il serait
tombé à terre si ceux qui l'entouraient ne l'eussent sou-
tenu. La conférence fut suspendue; et, comme le roi
Henri II se trouva trop malade pour assister à une se-
conde entrevue, on lui porta à son quartier les conditions
de la paix rédigées par écrit, afin qu'il y donnât son con-
sentement formel^ ))
Sur ces quelques lignes hasardées on composerait
aisément un tableau qui le serait moins. Voilà bien le
futur vainqueur de Bouvines, grave à vingt ans, ferme
sur ses étriers, réfléchi, calme et fin. Un premier coup
de foudre l'étonné, un second le rassure. C'est bien lui
qui, couronné de la veille, narguait ses puissants vas-
saux; qui plus tard mettra l'Allemagne à la raison; qui
profitera d'une croisade pour revenir chez lui en l'ab-
sence du voisin; qui ne négligera pas de faire, en pas-
sant, ses dévotions à Uome, entreprise assez adroite, et
qui vient enfin de dicter à son épais rival, déshonoré par
ses crimes autant que par ses fils, les dures conditions
que voici: ... Le roi d'Angleterre s'avouera mon homme
lige et se remettra entre mes mains à merci et miséri-
corde. — Le roi d'Angleterre renonce à toute souverai-
neté sur les villes du Berri qui anciennement relevaient
du duc d'Aqui laine. — Il payera au roi de France vingt
mille marcs d'argent pour la restitution de ses con-
quêtes. — Tous ceux qui se sont attachés au fils contre
1. V. Rohrbacher, Hist. de l'Église cath., t. XVI, p. 450.
APPENDICE. 419
le pèi'o demeureront vassaux du fils et non du père. — Le
roi d'Angleterre recevra son fils Hicliard en grâce par le
baiser de paix. — Ce fils révolté n'est autre que Richard
Cœur-de-Lion qui va monter sur le trône (1189), et dont
la bouillante valeur faisait sourire Philippe-Auguste, pa-
ladin mieux avisé qui ne perdit jamais un coup d'épée
et gagna beaucoup de belles et bonnes villes ^
ALBIGEOIS, COTEREAUX, VAUDOIS.
... Le terrain en France semble nivelé de main de
maître : les passions furieuses n'y luttent que mieux. Le
roi Philippe-Auguste frappe le blasphème d'une amende :
le blasphème lève l'étendard de la révolte. Qu'on se
figure des bandes de forcenés se ruant dans les plaines
à flots compactes , repoussés hier, plus nombreux de-
main, enlevés à la glèbe, stimulés sans cesse par les
pointes aiguës d'une misère sans nom. Déclarés héréti-
ques, ils fuyaient le bûcher; serfs ou villains, les dîmes
et les coups. J'ai nommé les Albigeois et les Gotereaux.
En fait de libertés on ne leur accorda que le choix des
supplices. Ils ont dèsolè la France, surtout le Berri. Dans
une seule bataille, près de Ghâteaudun, on passe dix mille
Gotereaux au fil de l'épée. Après ce massacre ils se mon-
trent encore. Il fallut bien recourir pour les détruire
aux gens du roi. Pendant qu'on extermine ces miséra-
1. «Philippe entre en France à temps (après la croisade) pour parta-
ger la Flandre, à la mort de Philippe d'Alsace; il oblige sa fille et son
gendre, le comte de Hainaut, d'en laisser une partie comme douaire à sa
veuve; mais il garde pour lui-même l'Artois et Saint-Omer en mémoire
de sa femme Isabelle de Flandre. Cependant il excite les Aquitains à la
révolte, il encourage le frère de Richard à se saisir du trône. » (V. Miche-
let, Hist. de France, t. II p. 359.)
420 APPENDICE.
bles, pendant qu'on tue et qu'on brûle, surgissent et se
propagent à l'infini les aberrations pacifiques, plus mal-
aisées encore à combattre que les séditions à main ar-
mée. Il était réservé à cette fin de siècle de pousser toutes
cboses à l'excès, non par dépravation, mais par impéritie
et démence, et de ne savoir pratiquer pour protester
contre un mal qu'un triste expédient, celui de tomber
dans un autre. (( Ce que Sarrazins et barbares appeloienl
iadys proesses, maintenant nous appelons briguanderies et
meschancetez, n a puissamment dit un des maîtres de notre
langue. Il est certain que le bien qu'essayèrent gaucbe-
ment de réaliser les Jérôme Savonarole d'avant 1200,
rapproché de la vigoureuse initiative des tentatives ulté-
rieures, mérite à peine d'être salué comme tel , et l'ina-
nité des résultats obtenus ferait presque méconnaître
en ce lieu l'obscure générosité des efforts. Il importe
cependant d'en prendre note, ne serait-ce qu'à titre
d'éclaircissement. Voici que la plus humble des vertus
chrétiennes, la pauvreté, se hausse, se carre, et, tout en
prétendant demeurer dans le giron de l'Église , lève le
poing contre son chef : l'enfant à la mamelle bat sa nour-
rice et boit son lait. Rome a condamné les Vaudois. Ces
ascètes en haillons, aux larges savates, livrés du reste aux
plus dures austérités et dépassant, comme tous les disci-
ples, la pensée de leur maître, Pierre Valdo, ne se mêlè-
rent-ils pas un jour d'en remontrer au pape, au pape qu'ils
trouvaient sans doute trop bien vêtu pour le représen-
tant de la vérité sur la terre ^? Ils ne le proclamaient
pas moins son l'eprésentant officiel, et sous cet étalage
1. On les appelait Vaudois on Insahatéa, «^elon que l'on faisait alln-
sion à leur maître et seigneur Pierre Valdo, on à la forme de leurs
chaussures. « Leur objet ne fut point d'introduire de nouvelles doctrines
appendicl:. 4iil
d'orthodoxie ils comptaient i)ien se l'aire pardonner leur
semblant dViiidace. L'observation des Vaudois fut néan-
moins jugée peu catholique, et je le conçois. Toute puis-
sance absolue s'accommode plus aisément de la rébellion
ouverte que de la critique respectueuse, surtout respec-
tueuse : la première se livre et s'engage, l'autre frappe
et se couvre. Le moyen âge fut plus osé qu'on ne le
croit communément, même sous la cendre et le cilice*.
A ceux qui rêvaient ou priaient, venaient sans cesse à
l'esprit des idées de réforme qu'ils exprimaient tantôt les
mains jointes, tantôt le poing levé. Les mains jointes, ce
sont les Ordres bénis, les Ordres de Saint-François et de
Saint- Dominique. On ne voit guère que celles-là. J'ai
voulu en montrer d'autres, qu'on a coupées...
DE L'AMOUR AU TEMPS DES COURS D'AMOUR.
Par un contraste inattendu et qui toutefois s'expli-
que, a certainement sa raison d'être, une galanterie pe-
sante prétendait courber sous la règle le seul sentiment
qui semble avoir toujours voulu s'en passer, 1' amour. Le
sang coule : en face des hérésies qui se propagent, — celles
des Albigeois, des Manichéens, des Vaudois, — les bûchers
se dressent; les mœurs sont rudes, les convoitises effré-
nées, la force est reine; l'homme s'égare à mille lieues
du vrai, du beau et du bien : je ne m'étonne plus qu'au
milieu du désordre général l'une de nos facultés les plus
élevées, et par cela même des plus indépendantes, de-
vienne hérétique à sa façon et se soumette à la toi. Une
dans V Église, mais de réformer le gouvernement ecclésiastique. » (Mos-
heim.) — Voir Bergier, Dict. tliéol., art. Vaudois; Bossxiet, Hist. des
Variations.
4-22 API'KiXDJCE.
sorte de jurisprudence immorale rédige une sorte de
code qui, sous prétexte de délicatesse, invente à la gros-
sièreté des nuances et divise le cœur en compartiments.
Il est permis de prendre pour quelque temps une autre amante,
afin d'éprouver la première... L'époux divorcé peut fort bien
devenir V amant de sa femme mariée à un autre... Le véri-
table amour ne saurait exister entre époux... Ces sentences
ou ces arrêts , formulés par des dames souveraines , Er-
mangarde, comtesse de Narbonne, Éléonore de Guienne,
la comtesse de Champagne , ont régenté quelque temps
une société aïeule de la nôtre, et l'on conçoit à la rigueur
qu'ils aient pu être acceptés dans un pays où les allées
droites tracées par Le Nôtre ont promené l'uniformité à
travers bois et jardins, pendant plus d'un demi-siècle, et
imposé les goûts cérémonieux de Versailles à la nature.
Nous avons d'ailleurs toujours eu la manie du système
en France et nous tracerions volontiers un itinéraire
aux nuages. Chez nous, race plus vive que sentimentale,
la passion se montre d'ordinaire l'humble servante de
l'esprit. Bien mieux, elle est elle-même affaire de mode.
Un coup d'État change la façon de soupirer des galants :
une pièce de théâtre, un roman, le succès d'un gou-
vernement absolu, peuvent leur persuader de ne plus
soupirer tout haut. Agréable prétexte à somptueuses
équipées, inépuisable sujet de conversations oiseuses ou
fines, motif à pastorales et à chansons, soit qu'il nous
pique, nous ruine ou nous amuse, ce n'est presque jamais
l'amour sans fard et sans apprêt, qui passe, règne et s'es-
quive sous notre ciel à la fois mobile et tempéré; c'est
Venfant espiègle et mutin. Le souffle de la Renaissance, un
moment, rend ses ailes à l'amour; mais à peine les
déploie-t-il que le doigt des mignons s'en empare et dé-
APPENDICE. 423
licatement les torture. Devant le tribunal où siège Éléo-
nore de Guienne, on les lui a rognées; on les lui décou-
pera sur les fauteuils de Rambouillet. L'amour nous
distrait, nous autres Gaulois, plus qu'il ne nous émeut;
il nous séduit plus qu'il ne nous possède. Son inoffensive
inconstance baisse pavillon devant nos variations litté-
raires ou politiques; il écoute très-docilement les oracles
tombés des lèvres de nos hommes de plume ou d'État.
On dirait qu'un de ses triomphes est de se tenir au cou-
rant, et qu'il est triste ou gai selon la mode. Que d'autels
dressés sous son invocation autour de Paris, en Anjou
et en Touraine, sans que jamais les plus magnifiques
lui aient sacrifié autre chose que le superflu, quelques
rubans ou le bien d'autrui! Aux foyers, famour ne
s'assoit chez nous qu'à la dérobée, toujours piésent à
toutes les fêtes : car on l'invite, car il va partout; — on
ne saurait, en effet, se divertir sans le prier. N'est -il
point, à tout prendre, d'aussi bonne maison que les plus
vieilles, et de merveilleuse ressource quand on ne sait
que faire? Voilà pourquoi peut-être on cause en France.
Chacun abandonne tout juste assez de son cœur à la
passion pour que cette flamme légère profite à l'esprit.
Bien avant nos voisins, plus graves ou plus naïfs, nous
avons trouvé la politesse en tournant le dos à l'idéal,
et l'élégance aux dépens du devoir ou du bonheur ^
1 . Pierre de Barjac, chevalier et poëte, prend ainsi congé de sa dame
qui venait de le remercier : cette strophe ne peut-elle point, à la ri-
gueur, passer pour une formule ?
(' Dame, j^ viens franchement devant vous prendre congé pour tou-
jours. Grand merci que vous avez daigné me permettre d'être heureux
de votre amour aussi longtemps qu'il vous a plu. Maintenant, puisqu'il
ne vous plaît plus, il est juste que vous puissiez prendre un autre ami
qui vous soit meilleur que moi,ei j'y consens. » (V. Fauriel, t. I,p. 545.)
in APPENDICE.
QUELQUES DETAILS A PROPOS DE L'UNIVERSITE
DE PARIS.
Les vacances ne duraient qu'un mois, un mois d'été.
En revanche, abondaient les privilèges. Les plus solides
paraîtraient aujourd'hui de peu de valeur. Nos étudiants
à l'université de Paris n'étaient point à l'abri des correc-
tions corporelles, comme ceux des universités italiennes,
— nous avons constaté ce fait lorsqu'il a été question plus
haut de l'université de Bologne ; — mais ils ne pouvaient
être excommuniés qu après plusieurs admonitions rcitèrées^.
Quand on se reporte aux sévérités de ces temps lointains,
le privilège ne semble point à dédaigner. On nous per-
mettra d'en citer un autre, qu'apprécierait peut-être en-
core la jeunesse d'aujourd'hui. Un hôteUer prétendait-il
faire payer à un étudiant de Paris un loyer excessif, deux
magistrats et deux bourgeois étaient appelés comme
experts, et l'hôtelier convaincu d'irrévérence ou d'impo-
litesse envers un membre de l'Université n'encourait
pas moins qu'une excommunication de cinq ans... Les
étudiants échappaient à l'autorité séculière : ils étaient
en quelque sorte inviolables. De là des voies de fait, des
meurtres, des enlèvements de jeunes filles, si bien qu'on
finit par leur défendre de porter des armes, ordonnance
sans cesse éludée^.. Travaillait -on beaucoup à Funi-
1. V. Savigny, t. III, p. 334; — Crevier, t. I, p. 332-367.
2. u Ne seront point tenus pour vrais étudiants ceux qui auraient en-
levé des femmes, qui se seraient rendus coupables de meurtre ou de vol;
seront assimilés à ceux-là ceux qui n'auraient point assisté au moins à
deux cours par semaine, et qui continueraient à porter des armes après
avoir été repréhendés trois fois. » (BuIUbus, t. III, p. 240-424.)
APPENDICE. 425
versitc de Paris? 11 laut se souvenir, avant d'essayer de
répondre à celte question, que l'armée studieuse qui
campa jadis aux bords de la Seine se composait de
légions remuantes, formées des éléments les plus divers
et accourues de tous côtés pour passer les plus gaies
années de la vie dans une ville déjà la plus animée du
mondée Bon nombre de désœuvrés et de paresseux se
mêlaient sans doute, absolument comme aujourd'hui, à
une élite de travailleurs. Bon nombre, selon un mot du
temps qui sent bien son terroir, pensaient plus à Martlie
qu'à Marc'^. Plus d'un jouvenceau accouru des rives du
Danube ou du Guadalquivir devait assurément regagner
le logis avec une mince provision de savoir et l'escar-
celle assez vide ^ Mais, autant qu'il est possible d'en ju-
ger à distance, les étudiants de l'université de Paris, au
xin® siècle, différaient essentiellement des nôtres par
leurs façons et leurs mœurs, assurément plus originales,
surtout par le caractère. Ils entouraient la science d'un
prodigieux respect, leurs maîtres d'une tendresse ou
d'une haine enthousiastes, ravivées sans cesse dans les
débats publics. La science, un peu vierge encore, enve-
loppée de voiles jaloux, théologique, abstraite, solen-
1 . « Paris, s'écriait Pierre de Celles, Paris, repaire de tous les vices,
flèche de l'enfer, comme tu perces le cœur des insensés! » (Petr. Cell.,
t. IV, epist. 10.)
2. V. De art. prœdic, CXXXVl, ap. Hauréau, De la phil. scoL,
t. I, p. 25.
3. Manger hin je Paris vert
D' wenik lernet und viel verzehrt
lo hat er doch Paris gesehen.
Plus d'un (jeune homme) court à Paris :
Il y apprend peu de chose et y dépense beaucoup :
C'est égal, il a vu Paris.
(Hugo von Trimberg.)
426 APPENDICE.
nelle, imposait aux imaginations comme la religion. Elle
aussi recelait des mystères, et la forme syllogistique était
son rituel. Quanta leurs professeurs, ces jeunes pour-
suivants des profonds problèmes se groupaient autour
de leur personne et de leur doctrine à la façon des Athé-
niens de la bonne époque autour du Portique ou de
l'Académie, et un sentiment nouveau les liait à eux très-
étroitement : le sentiment chevaleresque, qui recruta ses
pages jusque sur les bancs de l'École. L'impétuosité dans
les allures, leur soif ardente de connaître et de sonder
toutes choses, la fougue qu'ils apportaient à la recherche
des grands principes qui régissent l'âme et l'univers, leurs
audaces, leurs naïvetés subtiles, leur turbulence même,
tout cet ensemble de qualités jeunes dans un cadre sé-
vère attire naturellement l'attention sur ces bandes d'éco-
hers, éparses sur la montagne Sainte-Geneviève et dans la
Cité. Pour la société d'alors, maints témoignages l'attes-
tent, les étudiants, fils aînés de l'Église, personnifiaient
l'avenir, la foi, le génie. L'Université, c'était le sel de la
terre, l'espoir du ciel. Aussi le peuple, spectateur et
quelquefois victime de leurs orgies passagères, les véné-
rait-il en masse, quitte à les rançonner séparément, et
plus d'une dévote femme, je l'imagine, en suivant des
yeux la foule des clercs engagés dans les ruelles du vieux
Paris, dut révérencieusement se signer à la pensée que
sur une de ces folles têtes tomberait peut-être un jour la
tiare, sur plusieurs la mitre d'évêque, ou, mieux encore,
les insignes du cardinalats
1. Les papes Célestin II, Adrien IV, Innocent. III ont suivi les cours
de l'université de Paris. Abélard, à lui seul, a compté parmi ses élèves
vingt futurs cardinaux, et plus de cinquante évoques.
M. Hauréau, dans son mémoire : De la Pliilosophie scolastiqu^, cite
APPENDICE. 427
DE L'ITALIE.
Le christianisme a rajeuni l'Italie sans lui ravir les
traditions antiques. L'Italie a constitué la commune, elle
a fondé de florissantes républiques, quand toute l'ambi-
tion des bourgeois de France vise à consolider la royauté.
Si l'on veut étudier le caractère de la domination des
Hohenstaufen en Italie à la fin du xii^ siècle, se rendre
compte de l'esprit belliqueux et du prodigieux res-
sort des petites républiques italiennes, il faut relire le
traité de Constance arraché aux lassitudes de Frédéric
Barberousse, après sa défaite à Legnano, sa fuite préci-
pitée, et cette trêve de six années qu'obtint Venise, mé-
diatrice entre la ligue lombarde et l'empereur (1183).
Singulier aveu d'impuissance que ce traité dicté par une
pensée dynastique! L'empereur impose silence à son
orgueil dans l'espoir de conserver le trône à son fils.
Désespérant de dissoudre la ligue lombarde et n'osant
point cependant s'avouer vaincu, le voici qui Irui recon-
naît le droit de s'unir pour qu'elle lui laisse celui de gou-
verner. N'était-ce point là préparer, presque sanctionner
une légende qui fait assez bien comprendre la sorte de vénération encou-
ragée par l'Église qu'inspiraient jadis les étudiants.
M II y avait dans la ville de Bonn une recluse assez dévote. Une nuit
elle aperçut une lumière qui pénétrait par les crevasses de sa cellule.
Pensant que c'était le jour et très- effrayée de n'avoir point encore lu
ses heures, elle se leva et courut ouvrir sa fenêtre qui regardait le cime-
tière. Et voilà que sur le tombeau d'un jeune étudiant récemment ense-
veli, elle vit debout une femme d'une merveilleuse beauté... « Je suis,
dit-elle, la mère du Christ, et je suis venue chercher l'âme de cet étu-
diant qui fut un vrai martyr. » En effet, ajoute le chroniqueur, les étu-
diants sont de vrais martyrs, quand ils travaillent avec courage.
428 APPENDICE.
la révolte ? — « Le traité de Constance maintient les villes
dans tous leurs droits réguliers, tant dans l'enceinte de
leurs murs que dans l'étendue de leur territoire. Il fait
mention expresse de leur droit à lever des soldats, à éle-
ver des fortifications, à administrer la justice civile et
criminelle... Dans les cités où les consuls se trouvent
avoir été choisis par l'évêque, il admet que le fait accom-
pli l'emporte sur la prérogative de l'empereur. Barbe-
rousse renonce ainsi en quelque sorte à la souveraineté...
Par le traité de Constance, non-seulement la ligue lom-
barde est reconnue, confirmée, mais encore les villes
qui en font partie sont autorisées à renouveler l'alliance
quand il leur plaira... Elles devront seulement, tous les
dix ans, prêter serment de fidélité à l'empereur... » —
Quand on songe que ces conditions étaient offertes par
l'un des plus puissants, des plus arrogants monarques,
à quelques petites républiques, ce n'est plus seulement
de l'admiration qu'elles inspirent, c'est de l'étonne-
ment. Ne dirait-on pas que le génie de la Rome antique,
indigné d'avoir entendu parler allemand près de lui,
s'éveille, invoque Jupiter Capitolin, frappe du pied la
terre près des glorieuses ruines de Milan, lève encore
des légions et médite une nouvelle jeunesse?
VENISE.
... Tout réussissait à Venise. Ayant eu, un jour, maille
à partir avec Constantinople, elle força les Grecs à lui
payer 15,000 livres d'or comme dommages et intérêts,
et non-seulement ses privilèges furent maintenus , mais
elle obtint des libertés nouvelles. Venise reçut un accrois-
AP PEND ici:. 429
sèment de puissance extraordinaire de la fondation d'un
empire clirétien à Constanlinople : ce fut pour elle une
opéralion commerciale que les croisades. Lorsque l'em-
pire grec s'ëcroula, elle en recueillit les débris. Des îles
de l'Arcbipel lui furent dévolues en pleine propriété. En-
fin, par suite d'un traité conclu avec Michel Paléologue,
elle n'eut bientôt plus à redouter Gènes, sa rivale^Quel-
ques chiffres donneront une idée exacte de sa prospérité.
Venise, dès l'année 1120, fut en état d'armer cent qua-
rante-deux vaisseaux contre Pise. Elle entretenait vingt-
deux mille cavaliers ou fantassins ^ A la fin du xii« siècle,
en 1188, la sérénissime République, alors en bons termes
avec l'empire grec, s'engagea, pour lui venir en aide, à
faire sortir de ses ports cent vaisseaux de guerre, garnis
chacun de cent quarante rameurs, ce qui représente un
effectif de quatorze mille hommes d'embarquement, les
pilotes, les matelots non compris-'. Dans les annales de
Venise, il est fait mention de flottes de deux cents navires.
En tenant compte des proportions énoncées plus haut,
c'est donc trente mille hommes que Venise, du xni* au
xiv*" siècle, pouvait lancer sur ses galères, sans interrompre
pour cela son commerce. Mais n'est il point liors de pro-
pos d'appuyer plus longuement sur le passé d'une ville
dont nous avons vu les palais, laissant pencher leurs fa-
çades crevassées sur le canal , servir d'asile à quelques
brocanteurs?... Que si des lagunes nous portons nos re-
gards vers le nord, nous comprendrons mieux quelle dut
être la physionomie de Padoue au moyen âge, résultat
1. Tentori , IV, 150; — Marin, IV, 320; — Raumer, Geschiclite der
Hohenstaufen, passim.
2. Caffar, 25i.
3. Marin, III, 210-240.
430 appendicl:.
de deux influences. Milan, détruit en fond en comble, en
1162, par Frédéric Barberousse, n'avait point attendu
cinq ans, comme on le sait, pour renaître de ses ruines;
le traité de Constance avait sanctionné, reconnu les
conquêtes de son heureuse rébellion, et depuis lors la
vaillante cité n'avait cessé de tenir haut la bannière
de l'indépendance italienne ^ De 1167 à 1237 la ligue
lombarde traverse donc son âge d'or, si l'on peut toute-
fois caractériser ainsi le repos martial d'une nation
toujours sous le coup d'une attaque et prête à la
repousser. La paix semble faite avec l'Allemagne qui,
de son côté, garde la foi promise. L'entrée pacifique
d'Othon IV à Milan, quelques années seulement avant
le départ d'Albert le Grand pour l'Italie, témoigne de
l'apaisement des esprits. « De jeunes garçons et des
jeunes filles vêtues en blanc s'avancèrent au-devant
du roi, des branches d'olivier à la main, » raconte
l'historien des Hohenstaufen -. Il est vrai que, tandis
qu'Othon IV s'avance triomphalement vers l'église de
Saint-Ambroise et sème ses largesses dans Milan, Bo-
logne, moins soumise ou moins redoutée, paye de
lourdes contributions de guerre entre les mains de
Foulques d'Aquilée, le délégué du prince. Mais dans
ces temps de luttes incessantes on s'estime heureux
de pouvoir au moins quelquefois compter les coups;
et malgré les tempêtes que réserve un avenir assez
proche, en dépit des querelles particulières vidées çà
et là, on peut avancer qu'au moment où Albert le
Grand franchit les Alpes pour se rendre à Padoue,
1. Voir notre aperçu sur l'Italie, liv. I*'", Mouvement religieux.
2. Rauiner, Hohenst., t. III, p. 9.
APPENDICE. 431
l'Italie, plus sereine qu'elle ne s'était vue depuis long-
temps, attendait, dans un calme relatif, Tessor de sa
première renaissance ^
DE L'ALLEMAGNE.
L'Italie et l'Allemagne se coudoyaient au moyen âge,
ainsi qu'elles l'ont fait d'ailleurs jusqu'en ces derniers
temps, en se tournant le dos. Il est extraordinaire que
deux pays si peu semblables ne soient point parvenus
plus tôt à s'affranchir complètement l'un de l'autre. A
l'heure matinale où nous surprenons l'Allemagne et
l'Italie, jamais contraste ne fut plus frappant. Que si des
plaines de la Toscane et de la Lombardie nous remon-
tons au nord, vers l'Allemagne, nous éprouverons l'im-
pression d'un voyageur qui, s'étantendormisurles mar-
ches du Capitole et rêvant à Gornélie, mère des Grac-
ques, se réveillerait au pied d'un chêne, dans une forêt
de la Thuringe, en face d'un prince-évêque qui vient de
forcer un cerf, et parmi de rudes chevaliers à barbe
blonde. Les uns crient à tue-tête combien ils ont brisé de
lances au dernier tournoi; les autres comptent sur leurs
doigts dans combien d'années ils épouseront leur fian-
1. L'histoire de Padoue se trouve mêlée à tous les fastes de la ligue
lombarde. Nous voyons en 1236 les troupes réunies des villes de Padoue,
Trévise et Vicence marcher contre Vérone, sous la conduite du marquis
d'Esté. Lorsque, en 1237, le farouche Ezzelin s'empara de Padoue, il ôta
son casque, se haussa sur ses étriers,et, penchant la tête en avant, baisa
les portes de Padoue. Les bourgeois de Padoue crurent d'abord à une
démonstration d'amitié. Ezzelin les détrompa bien vite en mettant la
ville à feu et à sang. « Padoue est le foyer et l'esprit de la révolte, »
dit Ezzelin. La voyant prise, Ezzehn avait témoigné de sa joie par ce
baiser.
432 APPENDICE.
cée. Appuyé contre un bouleau, un chanteur échevelé
récite des tirades des Niebelungen. Ici, tout ce qui existe
est neuf; point de lambeaux embarrassants du passé
contre lesquels puissent s'émousser les ambitions nou-
velles de la mitre et de l'épée. Chacun flotte selon ses
inclinations et ses goûts entre les deux tyrannies : la
féodalité règne ici sans conteste. Ce qu'il y a d'un peu
brutal au fond de la nature germanique a servi à l'im-
poser; ce qu'il y a de douceur vague, de quiétude
intérieure, de calme indélébile chez un peuple tran-
quillement enthousiaste, l'a fait accepter, l'établit , la
maintiendra. Par une singulière bonne fortune, nous
tombons en Allemagne au milieu d'événements impor-
tants qui jettent un jour assez net sur sa physionomie
ordinairement incorrecte. Henri le Lion (Henrich der
Lôwe), chef de l'antique maison Welfe, vient d'être dé-
posé par Frédéric Barberousse, chef de la maison de
Hohenstaufen. Henri le Lion est le dernier des princes
allemands qui, repoussant des deux mains l'absolutisme
menaçant de l'empereur et les prétentions souveraines
du haut clergé, ait prétendu maintenir l'indépendance
complète des duchés. Henri échoua dans sa lutte contre
la couronne, comme les Guises ont échoué en France
pour d'autres causes, et sa chute présente même un
triste accident : elle fut précipitée par ses pairs. Mais
cette pierre d'achoppement brisée, trois grands faits en
éclatent aussitôt, faits dont se ressentira la chrétienté.
Délivrée du plus dangereux obstacle que rencontraient
ses desseins, la race des Hohenstaufen peut désormais
prétendre à tout et tout oser : voilà pour l'Europe, qui
ne sera rassurée qu'après la bataille de Bouvines. Les
électeurs, oublieux de leurs libertés, laissent Frédéric
APPENDICK. 433
Baibcrousse désigner de son vivant son lils Henri comme
héritier de la puissance impériale : voilà pour l'Alle-
magne, dont la constitution s'ébianle. Enfin les évêques
parviennent au but ({u'ils poursuivaient sans relàcbe :
investis dans leurs diocèses du pouvoir ducal, ils peu-
vent se considérer désormais commeimmédialisés: voilà
pour l'Église, dont le caractère primitif s'altère de plus
enplus^ Henri le Lion dompté, l'Italie pacitiée parle
traité de Constance, l'occasion se présentait belle à l'em-
pereur pour tenir un Reickstag. Le Reichsiag aut^en effet,
lieu à Mayence, et ce fut comme une sorte de fête natio-
nale. Peut-être voudra-t-on nous suivre à ce Reichstaij du
moyen âge, pour peu qu'il plaise de se représenter l'Al-
lemagne sous Frédéric Barberousse.
« Mayence ne put contenir dans ses murs l'immense
foule qui s'y pressait. Une vaste plaine aux bords du
Rhin se couvrit de tentes. Prélats et princes régnants,
chevaliers de Bohême, de Hongrie, d'Autriche, de Fran-
conie, de Bavière, de Saxe, toutes les forces et les gloires
de l'Empire s'étaient donné rendez-vous. On évalue le
nombre des chevaliers présents à soixante -dix mille.
Les députés des divers royaumes s'étaient réunis autour
de Frédéric triomphant. Tous les nobles étaient héber-
gés aux frais de l'empereur. Pendant quelques jours, ce
ne furent que joutes continuelles et réjouissances de
toute sorte. L'empereur lui-même brisa des lances.
Quand Frédéric Bajberousse prenait ses repas, c'étaient
les rois et les margraves qui lui servaient de panetiers
et d'échansons. Survint une bourrasque qui renversa la
1. L'histoire d'Allemagne présente mille difficultés lorsque l'on cherche
surtout à résumer beaucoup de choses en peu de mots. J'ai beaucoup em-
prunté à l^fister, t. IV, p. 174, et à Hallam, t. IV, p. 13.
I. 28
434 APPENDICE.
chapelle attenante au palais de l'empereur. Quelques-
uns voulurent y voir un signe de mauvais augure ; mais
la foule fut d'un autre avis : elle pensa que le diable,
furieux d'être délogé d'Allemagne par la paix renais-
sante, avait témoigné de sa fureur par une malice ^ »
Un incident plus sérieux faillit troubler le Reichstag.
Frédéric Barberousse étant entré à l'église pour assister
à la messe, le jour de Pâques, tous les princes de l'Em-
pire se rangèrent autour de lui. Philippe, archevêque de
Cologne, prit place à la gauche de l'empereur; mais
l'abbé de Fulda, lequel, paraît-il, était dans son droit, s'y
opposa, revendiquant sa prérogative et l'ancienne cou-
tume. Frédéric Barberousse se pencha alors vers Phi-
lippe, archevêque de Cologne, et le pria de céder. « J'y
consens, réplique l'impétueux prélat, mais ce n'est point
vo' côté gauche que je vais quitter, c'est Mayence. )) L'ar-
chevêque se retirait déjà, raconte l'historien des Hohen-
slaufen, et le duc de Brabant, le comte de Nassau, le pfalz-
grave du Bhin, plusieurs autres seigneurs, s'apprêtaient
à le suivre. Chacun tremblait en se rappelant que, sous
l'empereur Henri IV, une question de préséance à peu
près semblable avait fait couler le sang. On se répétait à
à voix basse que l'archevêque de Cologne avait amené
quatre mille hommes de suite, et que sa colère épisco-
pale n'était point à dédaigner. Tout à coup, par une in-
spiration subite, le roi Henri se précipite, jette ses bras
autour du cou de l'archevêque, et le supplie de ne point
convertir la joie générale en tristesse. « Pardiea! s'écrie
1. Diabohis iratus, quod scdilio principum per ipsum mota in finem
detrriorcin non iicrvonissct.
La plupart dos détails (|ui pivcî-dent et qui suivent sont empruntés à
lUuiUKU-, IloJtenslaufen, t. Il, p. 21)^2-294.
APPENDICK. 435
l'arcbovêqiio Philippe en levennnl sur ses pas et s'adi'es-
sant à Frédéric Darberousse, je ri'cassc pas criiqaen pri'sence
de mon prince pareille offensepût m' être faile ! Voyez celle lête:
elle a blanchi à voire service. J'ai couru bien des dangers, je
n'ai i'pargni' ni mon corps ni mon bien, je me suis mis la con-
science à la torture lorsqu'il s' est agi de vous contenter. Et vous
voulez maintenant que je m'abaisse devant un moine! » L'em-
pereur fut touché de la remontrance, l'orgueilleux arche-
vêque reprit sa place; l'abbé de Fulda, blême de fureur,
ferma la bouche, et les épées rentrèrent dans le fourreau.
Cette scène dramatique, survenue un jour de Pâques,
avec une église pour théâtre, un archevêque de Cologne,
un abbé de Fulda comme interlocuteurs, et derrière eux,
comme témoins, les preux de l'Allemagne entière pré-
sents au Reichstag, cette scène m'a semblé propre, mieux
que de longs "discours, à faire ressortir la pointe rude
du caractère teuton et les mœurs altières de l'épiscopat.
Les descendants de saint Boniface, au xii^ et auxiii^ siècle,
portaient cavalièrement la crosse. Fastueux, grossier, li-
bertin et ignorant, le haut clergé allemand du xn^ et du
xiii^ siècle mérite, hélas! toutes les injures que lui pro-
diguera un jour Luther, que lui adresseront, bien avant
la Réforme, et les héros de la guerre de la Wartbourg,
et l'empereur Othon IV sur un champ de bataille K
1. Un vieil auteur (Brito Philippe) met ces vers latins dans la bouche
d'Othon IV. Le prince s'adresse aux prélats d'Allemagne :
Genus hoc pigrum , fruges consumere natum ,
Otia quod ducit, tecto quod marcet et umbra;
Qui frustra vivunl, quorum labor omnis in hoc est
Ut Baccho Venerique vacent , quibus inflat obesis
Crapula colla thoris, oneratque abdomine ventres.
Voir, pour ce qui regarde la littérature allemande au moyen âge, notre
essai littéraire : les Clievaliers-poëtes de V Aile magne vMinnesinger). Di-
dier, libr. acad,, 1862.
436 APPENDICE.
LA PjALESTINE ET LES ORDRES RELIGIEUX
MILITAIRES.
... Cependant la Palestine recevait par delà les mers
le contre-coup des discordes qui agitaient la chrétienté.
Rien qu'à regarder les flots, les chrétiens d'Orient s'aper-
cevaient bien vite des dissentiments des souverains de
l'Europe. Plus de vaisseaux, plus d'armes, plus de secours,
dès que là-has l'harmonie était troublée. On peut dire que
le sort des chrétiens d'Orient tenait à un fil, ce fil qu'un
de nos rois populaires et galants, Henri IV, eût voulu
nouer pour toujours autour de la crémaillère du pauvre
paysan, le fil de la paix générale. Les angoisses des chré-
tiens d'Orient se conçoivent à merveille. Le fil se rompait
sans cesse. De là des appels désespérés. Ce qui se com-
prend moins à première vu'e, c'est que le royaume de
Jérusalem, acheté par tant de prouesses et tant de prières,
fût devenu graduellement le moins édifiant des royaumes,
et que d'honnêtes gens débarqués tels de l'Ile-de-France,
de la Souabeou du pays de Galles, aient pu devenir mal-
honnêtes en Terre-Sainte. Placées en ce lieu, aux avant-
postes des vertus, de l'honneur et du devoir, les sen-
tinelles perdues montrent trop souvent, hélas! plus
mauvais visage encore que l'arrière-garde, et cette par-
ticularité trop peu connue jette un jour nouveau sur les
caractères au temps des croisades.
A en juger par les grandes et solides choses qu'elle
a entreprises, accomplies, et ce qui subsiste d'elle encore
dans nos lois, nos mœurs et nos préjugés, en un mot,
par ses monuments et par ses ruines, la féodalité semble
assurément une des inslilulionsles plus tenaces qui aient
APPENDICE. 437
passé sur la terre : mais gardons-nous d'attribuer à ses
idées une forcede résistance qui n'appartient qu'uses ra-
cines,— elles étreignaient le sol. On ne peut, sans doute,
se défendre d'un vif sentiment d'admiration lorsque, dé-
tournant la vue de ces temps éloignés pour revenir aux
nôtres, et comparant nos ressources matérielles à celles
de ces hommes qui pensaient tout renverser quand ils
avaient crié : Dieu le veut! on mesure l'édifice transporté
de toutes pièces, soutenu si longtemps en dépit de l'im-
mensité des mers contre les assauts multipliés, renouve-
lés sans cesse, du peuple le plus guerroyant du monde
à cette époque, les Sarrasins. L'Orient aux couleurs de
l'Occident, quelle fantaisie grandiose! Ce rêve a vécu.
Ces Raymond de Tripoli, ces Renaud d'Antioclie, ces sires
de Joppé et d'Ascalon frappent invinciblement l'imagi-
nation. Près des lieux où dorment les Pharaons, qu'en-
tends-je? De petits pages murmurent les chansons du
pays d'Oïl. Il ne manque plus maintenant sur la cime du
rocher que iMoïse a frappé de sa baguette qu'un donjon
crénelé avec douves et mâchicoulis, et sur le poing des
châtelaines mauresques qu'un de ces faucons sans défauts,
au vol loyal, comme en élèvera Frédéric II. Mélusine se
baignait dans un seau d'eau, à Lusignan, en Poitou. Les
hasards de la guerre lui tendent un plus beau miroir.
La voici qui se mire, avec la couronne des rois de Jéru-
salem , aux bords du Jourdain. Vive Notre-Dame! Mais
l'Orient réagit bientôt sur l'Occident. Jérusalem tombe
inopinément au pouvoir des infidèles K Saladin, d'autre
part, éblouit, écrase la chevalerie par ses prouesses, ses
1 . 3 octobre 1187. Il y avait quatre-vingt-huit ans que Jérusalem avait
été prise par Godefroy de Bouillon.
4:i8 APPENDICE.
grâces chevaleresques ^ Nurreddin l'a édifiée-. Peu à
peu, l'astucieuse influence des Grecs se fait sentir; cette
sorte d'indépendance, fille de l'éloignement des chefs,
semble amère d'abord, puis douce. On se plaint d'abord
d'être abandonné, il plaît ensuite de se sentir la bride
sur le cou ^ Le soleil dardait d'aplomb sur la pesante ar-
mure de nos guerriers du Nord. Quand on ôte son cas-
1. « Les mains des rois devraient avoir des trous, » est une de ces
paroles attribuées à Saladin. Tant de pauvres écuyers l'ont répétée au
moyen âge, qu'elle est devenue proverbe. La façon de donner de Saladin
était fastueuse, mais délicate aussi. On sait l'histoire de ce grand maître
des Templiers auquel il demanda cent mille besants d'or pour sa rançon.
« Je ne pourrai jamais les payer,» dit le grand maître. — Bah! reprend
Saladin, tous les honnêtes gens de chez vous voudront se cotiser pour
vous rendre ce service! » Le grand maître réplique en souriant : « Puisque
vous parlez d'honnêtes gens, permettez-moi, monseigneur, de commencer
par vous la quête. » Saladin donne cinquante mille besants d'or: les émirs
se cotisent et rassemblent soixante mille besants d'or. Restaient dix mille
besants d'or pour les menus plaisirs du grand maître, outre le prix de sa
rançon. Saladin ne trouve point encore cependant l'aventure assez galante
et lui offre une escorte pour revenir au camp des chrétiens, — onze chré-
tiens mis en liberté sans rançon. — Un fatlo di Saladino con Ugone
di Tiberïa, p. 255. Msc. in-folio nella bibliotheca Laurentiana, catal. V.
2. Nurreddin jeûnait toutes les fois que sa sauté le lui permettait,
et faisait lire l'Alcoran à ses serviteurs. Ayant vu un jour un petit enfant
qui le lisait à son père, il en fut touché jusqu'aux larmes. — V. Michelet,
Hist. de France, t. II, p. 350.
3. C'est surtout dans les rapports des évêques avec les grands Ordres
militaires que la tendance h. l'insubordination est manifeste. Les privi-
lèges des uns étaient opposés sans cesse à l'autorité des autres. Les che-
valiers en appelaient au pape dans tous les différends. Dans l'intervalle
entre la demande et la réponse, ils refusaient net de se soumettre. Quel-
quefois ils se permettaient vis-à-vis du haut clergé les plus graves
inconvenances. «Von den Piipsten Innocenz III., Anastasius IV., und
Hadrian IV., hatten die Johanniter allmahlich ini Wesentlichen Vorrechte
erhalten... sie geben, wenn ihre Gûter Gott und den Armen geweiht siiid,
kiintftig keine Zehnten... sie liessen vor den Thûren der Auferstehungs-
kirche, gleichsam zum IIohne,ungloich grossere und prlichtigere gebiiude
auiTiihren, und îàuteten mit allen Glocken wenn der Patriarch zum \o\ke
reden wollte.» Raumer, Holienstaufen, t. II, p. 347.
APPRNDICR. i.{.»
que en Palestine, une idde peut Iravorscr le cerveau,
celle de prendre le turban'. Les peuples sont comme
certaines femmes : on pense les mener, ils échappent;
les tenir ferme, ils se dérobent avec grâce, violence ou
malice. L'Orient, pris en haine et vaincu , soumet, fas-
cine, costume maintenant ses vainqueurs, et Richard
Cœur-de-Lion portera à Chypre un manteau parsemé de
croissants d'argent (1190) ^
La papauté n'est point, du reste, la dernière à signaler
le scandale; elle ne s'aveugle point sur les mérites de
ses enfants d'Asie. Peut-être même, dans sa tristesse, s'en
est-elle exagéré les mollesses et les vices, comme une
mère ou une amante qui, dès que l'objet de sa tendresse
fait un faux pas, l'aperçoit au fond des abîmes. S'il fallait
en croire les lamentations d'un Grégoire VIII, le saint
sépulcre ne serait entouré que de malfaiteurs, Madeleine
n'aurait laissé en Judée que des filles incapables d'imi-
ter son repentir. Il est vrai, telle est du moins l'opinion
des historiens du temps, que ce pontife ascète, brisé par
les macérations et le jeûne, n'avait point toujours l'esprit
1. Après la défaite de Tibériade, due incontestablement à la mollesse
et à l'incapacité des chefs de l'armée chrétienne, à la haine du grand
maître des Templiers contre Raymond de Tripoli, et aux félonies de Re-
naut de Châtillon, car les chrétiens eurent rarement sur pied une armée
plus considérable, — elle se composait de douze cents chevaliers et de
plus de vingt mille fantassins, — Saladin écrivit à Damas pour ordonner
des fêtes en réjouissance de sa victoire. « Ce n'est point nos soldats, ce
sont leurs crimes qui ont préparé leur perte, mandait le sultan. La croix
est tombée dans nos mains, cette croix autour de laquelle ils volaient
comme des papillons autour d'un flambeau, etc., etc. » ((juill. de Nangis,
Chron. de 1189. V. Michaud, Hisi. des croisades.)
2. A partir de la seconde moitié du xiie siècle les chrétiens frater-
nisent avec Mahomet. Richard Cœur-de-Lion n'a-t-il point voulu marier
sa sœur à l'émir Maleck- Adel? Frédéric II s'entendra accuser par un
pape d'être plus musulman que chrétien.
440 APPENDICE.
lucide et s'inventait des douleurs ^ C'est là recueil où
tombent les génies abstraits comme l'excessive piété. A
force de penser ou de prier, on s'isole-, le monde réel s'é-
vanouit. Les cimes seront toujours la patrie des nuages.
(( Ce ne sont 'point seulement les hommes de Terre-Sainte
qui ont pèche, s'écrie Grégoire VIII dans son manifeste,
nous aussi nous sommes coupables. Plus de fidélité
aux serments, plus d'affections, plus une parole de Dieu
sur la terre, comme dit l'Écriture. Partout les forfaits les
plus atroces, les mensonges, les meurtres, les vols, les adul-
tères, ont pris le dessus. » (1187).
S'il fallait entendre ces paroles d'un pape à la lettre,
la troisième croisade n'eût point eu lieu; bien mieux,
le monde chrétien serait le dernier des mondes, et les
évéques, sans emploi, pourraient suspendre aux voûtes
des cathédrales leur houlette inutile. Il importe d'obser-
ver, en passant, que dans leurs litanies et leurs plaintes,
qu'on peut à bon droit qualifier de monotones, les suc-
cesseurs de saint Pierre ne laissent que fort rarement
échapper quelques indices propres à nous renseigner
exactement sur la physionomie réelle de l'époque qu'ils
condamnent et dominent. Ont-ils résolu de gémir, ils
recourent volontiers au catalogue des lamentations des
prophètes; s'agit-il de verser des larmes, ils regardent
couiplaisamment couler l'urne inépuisable de Jérémie.
... Lorsque Rome institua les grands Ordres religieux
militaires, Rome avait peut-être pensé créer une armée
de saints Georges toujours prêts, sur un signe, à s'élan-
cer sur le dragon, puis, rentrés dans leurs couvents, à
1. Consulter, sur Grégoire VJII,Aldim, 392.— Corner, 177 : Suisve-
heniens castigator... — Pépin, 13 : Gregorius a minus discretis putatus
est cerebro delirare.
APPENDICE. 441
redevenir d'iuimbles moines chastes et doux. S'ils n'ont
jamais manqné de vaillance, on représentera que les che-
valiers-moines n'ont jamais dai^nié ni su obéir. Indé-
pendants du pouvoir séculier qu'ils ne reconnaissaient
pas, trop fiers pour s'abaisser jusqu'à répondi-e au.v ol>-
servalions des patriarches, ayant du reste sous leur juri-
diction particulière des éî^lises et un clergé, soustraits
par la distance, les schismes, l'indulgence ou l'ignorance
forcées des papes à la seule autorité de laquelle ils con-
sentissent à relever, montrant leur croix aux princes,
aux évêques leurs statuts et leurs privilèges, aux souve-
rains pontifes, d'une part, l'étendard des infidèles, de
l'autre leurs cuirasses percées de coups, je ne sais s'il
exista jamais corporation plus libre que celle des cheva-
liers du Temple, et surtout celle des chevaliers de Saint-
Jean ^ Élite de la société du moyen âge, leur souverain
réel était I'honneur, sentiment contre lequel des vœux de
religion s'émoussent, parce qu'il n'est point une passion,
mais plutôt la conscience orageuse et délicate de toutes
les passions nobles. Ce fougueux grand maître à leur
tête, les Ordres religieux militaires ont troublé la Pales-
tine et contribué à sa perte, tout en versant leur sang
1. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem étaient affranchis de
toute charge, de tout péage et de tout tribut. On ne peut les citer en jus-
tice, « aut ad expeditionem cogère, aut ad opéra servilia compellare, aut
in partium sine marium aut portarum transitu pedagium accipere. » —
Miraci, Op. diploin., t. 111, p. 51. Urkunde Friedrichs I, ap. Raumer.
Pour montrer jusqu'à quel point les grands maîtres en prenaient à
leur aise, nous ne rappellerons qu'un fait, un seul, mais extrêmement
significatif et curieux. Gill>ert, dictus Assaiily, quatrième grand maître
de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, rompt, de concert avec Amaury,
roi de Jérusalem, la trêve conclue avec le calife, prend la ville de Belbcïs
d'assaut, et, contraint d'évacuer TÉgypte, de dépit donne sa démis-
sion en plein chapitre, et, sans plus de façons, s'en retourne au pays.
« Eodem anno Gilbertus, dictus Assaillv, summiis Magister Hospi-
442 APPENDICE.
pour la défendre. Leurs exploits à la guerre compensaient
à peine le mal qu'ils lui causaient pendant la paix. Pro-
fondément jaloux l'un de l'autre, les deux Ordres vi-
daient leurs querelles les armes à la main, entretenaient
des rapports avec les excommuniés, empiétaient sur le
territoire des évoques, des églises et des bénéfices, et,
divisés sur tout le reste, ne s'entendaient que pour fo-
menter les troubles et repousser les musulmans K
Qu'on juge, d'après les taches sur les vases sacrés, du
pavé du temple. Dans les innombrables monastères éche-
lonnés pendant la seconde moitié du xii« siècle comme
autant de stations du Calvaire sur le sol foulé par les pas
de Notre-Seigncur, humbles asiles que la foi vive des
premiers temps de la conquête avait fait éclore à profu-
sion, l'esprit austère du ctiristianisme n'existe plus. Les
revenus des couvents se sont accrus, les aumônes de
l'Europe entière les ont enrichis, et la dépravation et la
paresse ont fini par recueillir ceque leur a valu le désin-
téressement d'autrefois. Familiarisés avec les lieux saints
que le pauvre pèlerin d'Europe ne traversait qu'à genoux,
certains moines, établis comme chez eux près de l'étable
talis Hierusalem, venit in Normaniam ad Henricum regcm a quo hono-
rifice susceptus est, et accepta a domino rege licentia transfretandi in
Angliam, venit usque Depé , et ante festum sancti Micliaelis navem
quamdam, quse jam fere per annuni in arena maris fracta et dessiccata
consederat, et jam aliquantulum dealbata et refecta et in altum deducta
fnerat, ciim miiltis tam clericis quam laicis, qui jam longa exspectatione
fatigati fuerant, intravit; sed mox navis illa extra portum in altum ducta,
valut lapis in profundum descendit, compagibiis dissolutis, et ipse Gil-
hertus, et ceteri universi qui in ea erant, prœter octo tantum, qui beiie-
ficio naviculae evaserunt, submersi sunt decimo tertio kalendas octobris.»
— Roger de Hoveden suh anno 1 185, in Henrico secundo, fol. ()'22.
1. Le pape Alexandre III s'était efforcé, mais en vain, de remédiera
tant d'abus. Voir Liinig.Reichs. arcliiv. Spic. eccl. von Johanniten.Urk.'i.
Raumer. — Vertot, t. I. p. 177.
APPENDICE. 443
de Bethléem, ne font [)Iiis penser aux péUres, an\ rois
mages accourus pour adorer, mais au.v troupeaux qui
sommeillent ou ruminent, tandis que luit l'étoile'. On
ne voit plus, à l'heure qu'il est, des poignées d'hommes
mettre en déroute des hordes de Sarrasins; les soldats
du Christ se laissent vaincre par des ennemis inférieurs
en nombre. Une seule ville de la Terre-Sainte entrete-
nait seize mille courtisanes, sans compter, suppute pru-
demment le vieil auteur, toutes celles que Dieu seul connaît ^
Les chroniques sont unanimes pour flétrir la bassesse des
chrétiens d'Asie et leurs appétits grossiers, et leurs [rjces
de baladins ^ Il faut avouer que l'endroit était mal choisi
pour contrefaire les mimes et les jongleurs. Les clercs
ne se distinguaient en masse, parait-il, du commun des
fidèles que par un excès de cupidité, et les moines, que
par l'effronterie de la débauche. Les premiers, les sécu-
liers, suivant en ceci l'ancien usage si violemment
stigmatisé par saint Jérôme, captaient les testaments;
les autres, les réguliers, traînaient leurs robes de bure
1. «Etclerus et populus in varios luxus effluxerat, totaque terra iila
flagitiis et facinoribus sordescebat. Sed el qui religionis habitum prae-
tendebant, moderantiae fines turpiter excesserantregularis. Raro enim in
monasterio, rariusque in sseciilo, quem non morbus luxiuiai vel avaritiîe
infecisset. » — Guill. de Nangis. Vitœ Pontif. roman., L. 77.
« Die Monclie drangten sich, ungebûhrlich ihre Zellen vorlassend, zu
eintrâglichen geistlichen Verriclitungen; ja sie scheuten sich nicht mit
ôffentlichen Hilren ôffentliche Hadehâuser zu' besuchen, » — V. Raumer,
Hohenstaufen, t. If, p. 389-390, jiassim,
2. « Dixitenim patriarcha, et verum fuit, quod suo temporc inventa
sunt et descripta sedecim millia meretricum in sola civitate Aconensi,
prseter alias et occultas et similes in matrimonio constitutas, quarum
statum solus novit Dcus. » — Descript. Ten: sanct. Mamiscr. de Berne.
3. «Facinorosi, luxuriosi, mimi, histriones, etc., terram obscenis
moribus et actibus inquinabant. » — Guill. de Tyr, 583. — Math. Pc'ris,
98.— Vitriafi. Histor. Hierusal., 1054, 1087, 1097.
444 APPENDICE.
au seuil des bains publics, et, ayant perdu en entrant
toute pudeur, ignoraient en sortant la honte ^ Héraclius,
patriarche de Jérusalem, vivait publiquement avec la
femme d'un marchand nommé Riweri. Elle était connue
en tout lieu sous le nom de la Patriarche. Ce même pré-
lat n'avouait pas qu'il eût tenté d'empoisonner Guillaume
de Tyr, qui l'avait dénoncé à Rome, mais il se reconnais-
sait une fille. Terminons par un trait caractéristique l'é-
numération de tant de turpitudes. Dans une assemblée
solennelle des seigneurs de Palestine à laquelle assistait
ledit patriarche dans toute la splendeur de ses orne-
ments pontificaux , un personnage de piètre mine se
ghsse jusqu'à lui et lui annonce que la femme du mar-
chand Riweri vient d'accoucher. Pour cette bonne nou-
velle annoncée tout haut, ce personnage tendit la main -.
« J'ai vu peu d'hommes, que dis-je ? je n'en ai point vu,
affirme un contemporain , revenir meilleurs du voyage
d'outre-mer ^ » A ceux auxquels cette parole peut sem-
bler étrange, nous rappellerons la réflexion d'un autre
contemporain, u Dès qu'en Espagne, en France, en
Allemagne, en Italie, en n'importe quelle part de la chré-
tienté, un homme a été convaincu d'être un malfaiteur,
un meurtrier, un voleur, coupable d'inceste, d'adultère
OLi de fornication et qu'il redoute une peine égale à son
1. « Kranken-Besuclie iibernahmen sie, nicht aus christlichen Besin-
nungen, sondern Vermachtnisse zu erpressen.» — Raumer, t. II, p. 390.
— «Sic schcuten sich nicht mit Hûren Badehuuser zubesuclien.» Passage
déjà cité.
2. « Héraclius, ich hoffe auf sclionen Lolin fur die Botscliaft dass
dein Kebswoib eine Tochter geboren hat. » 72 id., p. 391, t. II. Der
Patriarch. Héraclius.
3. « V^ix aliquos vidi, imo nunquam , qui redierint meliores, vel de
transmarinisparlibus, vcl de saiictorum limiiiibus. » — Albert Stad., 108.
APPENDICE. UTi
crime, il fuit el passe en Terre-Sainte. » Et riionnêtc histo-
rien ajoute éloquoniment : « Comme si au contact de ce sol
tout forfait allait s'évanouir et qu'en changeant de place on
changeait d'âme ^ » C'est ce préjugé si fortement enra-
ciné au moyen ûge qui a peuplé le voisinage du berceau
du Sauveur de bandits et de fainéants. Les papes y avaient
envoyé, en ellet, les pécheurs du monde entier y purger
leuis crimes et y porter leurs fanges. Tant de souillures,
hélas! sont tombées dans la fontaine, qu'à peine un pè-
lerin de bonne foi peut-il espérer, à la fin du xii* siècle,
s'y laver les mains sans péril : on peut y gagner la lèpre.
Ce n'est point chose singulière, du reste, qu'à la longue
les rives sacrées de la Judée, traversées par des caravanes
de deux sortes, les unes composées de pieux fidèles ac-
courus pour baiser la trace des pas de Jésus-Christ, les
autres de vauriens plus ou moins repentants, aient fini
par s'imprégner du mal dont elles étaient devenues le
refuge, le port de salut et le perpétuel lieu de transit. Le
fait n'en est pas moins triste et lamentable. Des trois
CROIX DU GOLGOTHA UNE SEULE SEMBLE ABÎMÉE DANS l' OMBRE A
LA FIN DU XIF SIÈCLE , CELLE DU MILIEU ^.
1. «Quando aliquis in Hispania, Gallia, Germania, Italia ant aliis
christianis nationibus, malefaclor deprehensus fuerit utpote homicida,
latro, etc., fugit et transfretat in Terram sanctam, quasi per hoc con-
tractum aboUturus malum, et quum illuc venerit, non locum , sed ani-
mum mutavit.n — Broccardus, in Descript. Terrœ sanctœ.
2. Prise de Jérusalem par les Sarrasins. Les chrétiens perdent la
vraie croix (1187).
KIN DE i'apPENHICE et DU TOMF. PREUlr.Tî.
i
TABLE
Pages
Avant-propos I
LIVRE PREMIER.
MOUVEMENT RELIGIEUX. — 1193-1223.
Naissance, enfance d'Albert le Grand. — De la première éduca-
tion au moyen âge. — Albert s'éloigne de l'Allemagne et va étu-
dier à Padoue. — Albert à Padoue. — Pourquoi Albert le Grand
devait-il nécessairement se faire moine? — Des deux Ordres de
Saint -François et de Saint- Dominique. — Portrait des deux
saints.— Albert le Grand entre en religion dans l'Ordre de Saint-
Dominique 1
LIVRE DEUXIÈME.
MOUVEMENT DES ÉCOLE S.— 1 223-1 229.
Albert dominicain. — Il entre au couvent de Saint-Nicolas, près
de Bologne. — De l'extension extraordinaire de l'œuvre de saint
Dominique. — De la vie des univeisités italiennes au moyen âge.
— L'université de Bologne. — Du mouvement théologique au
xiTi* siècle. — La théodicée de Platon et la théodicée d'Aristote.
— Pourquoi le moyen âge pencha-t-il vers Aristote? — Albeft le
Grand quitte l'Italie et se dirige sur Cologne, à travers l'Alle-
magne, sa patrie 207
448 TABLE.
LIVRE TROISIÈME.
L'EMPIRE ET LA PAPAUTÉ. — 1229-1245.
Pages
Albert le Grand à Cologne. — Frère Henri. — Caractère de la
mission d'Albert en Allemagne. — Lutte de l'empire et de la
papauté. — Grégoire IX. — Théorie idéale des deux pouvoirs : de
l'absolutisme impérial et de l'absolutisme théocratique. — Fré-
déric II, empereur des Romains. — Ses talents, ses mœurs, son
harem, sa cour, son traité 'de fauconnerie. — De l'Allemagne
et du clergé allemand au moyen âge. — Campagne d'Albert et
des dominicains contre les ennemis du saint-siége. — Saint Tho-
mas d'Aquin à Cologne. —Albert le Grand va enseigner à Paris, 'i.!.')
Appendice 403
ERRATA.
Page 114, au lieu de : ils n'étaient que désintéressement, lisez : ils
n'étalent.
Page 1G7, au lieu de : forme uniforme, lisez : caractère uniforme.
Page/2U9, au lieu de : dont ne se soient frappés, lisez : dont ne soient.
PARIS. — J. CLAYE, iMPRlMKUR, HUE S A 1 N T- B E N 0 ÎT, 7. — (HôS)
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