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Full text of "Alexandre Duval de l'Académie française et son théâtre"

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ALEXANDRE  DUVAL 


SON  THEATRE 


ERRATA 


Page  2,  ligne  n.  Au  lien  de  :  «  1891,  »  il  faut  :  «  1893.  » 
Page  17,  ligne  11.  An  lieu  de  :  «  tout  ceux,  »  il  faut  :  h  tous 

ceux.  Il 
Page  22.  La  disposition  des  douze  vers  imprimés  dans  cette 
page  est  mauvaise   La  romance  de  Roland  à  Roncevaux 
est  composée  de  cinq  strophes  ou  couplets  de  8  vers 
chacun  et  d'un  refrain  do  4  vers  qui  revient  après  cha- 
que couplet.  P.   22,  ci-dessous,  c'est  le  5«  couplet  :  les 
8  premiers  vers  devraient  être  imprimés  de  suife  sans 
blanc  ni  intervalle  entre  eux,  de  façon  à    former   une 
seule   strophe;  les  4   derniers,  au   contraire,  détachés 
par  un  blanc  (comme  ils  le  sont;,  constituent  le  refrain. 
Page  27,  ligne  21.  An  lieu  de  :  «  1806,  «  il  faut  :  «  1808.  » 
Page  109,  ligne  10.  Au  lieu  de  :  tel  est  notre  bon  plaisir,  » 
il  faut  :  (1  si  tel  est.  »  etc. 


Alexandre     Duval 


UNE  ILLUSTRATION   RENNAISE 


ALEXANDRE  DUVAL 


1)K  L'ACADLMIE  IH.WCAISE 


SON  THEATRE 


Arthur   de    la    Borde  rie 

Membre  de  riu>tit(it. 


RENXES 

H''«    CAILLIÉllE,    LIBRAIiiE-ÉDITEUR 

Pbice  du  Pillais,  2. 
M  DCCC  XCIII     ■' 


C'est  un  devoir,  un  devoir  étroit  pour  une 
ville,  pour  une  province,  de  conserver,  d'ho- 
norer le  souvenir  de  ceux  de  ses  enfants  qui 
l'ont  eux-mêmes  honorée  par  leurs  talents, 
leurs  vertus,  leurs  exploits  ou  leurs  écrits,  en 
un  mot  par  les  grandes  qualités,  les  grandes 
œuvres  de  leur  cœur  ou  de  leur  esprit  :  car  ce 
sont  ceux  -  là  —  hommes  célèbres,  hommes 
éminents,  hommes  remarquables  —  qui  ont 
le  plus  contribué  à  donner  à  leur  ville,  à  leur 
pays,  le  renom  et  l'illustration  dont  il  jouit 
dans  le  monde. 

Il  y  a  des  villes,  malheureusement,  en  Bre- 
tagne et  ailleurs  —  en  Bretagne  peut-être  plus 
qu'ailleurs  —  où  ce  devoir  est  quelque  peu 
négligé. 

J'avais  eu,  il  y  a  un  certain  temps,  l'occasion 
de  réclamer  en  faveur  d'une  famille  que  la 
ville  de  Bennes  laissait  dans  un  oubli  très 
immérité,  la  famille  Duval  : 

a  Alexandre  Duval,  mort  en  ^  842  (disais-je), 

1 


—  2  — 

a  le  seul  académicien  de  notre  siècle  qui  soit  né 
«  à  Rennes,  longtemps  la  gloire  et  la  princi- 
«  pale  ressource  de  la  Comédie-Française,  et 
«  dont  le  théâtre  se  recommande  par  des  qua- 
«  lités  précieuses  (la  verve,  l'esprit,  la  gaieté, 
«  les  ingtaieuses  péripéties),  Alexandre  Duval 
«  n'a  ni  un  buste,  ni  même  la  moindre  plaque 
«  sur  la  voie  publique.  Pourtant  il  n'était  pas 
«  seul  de  sa  race  :  ils  étaient  trois,  —  trois 
«  frères,  tous  bien  doués  et  dont  deux  de  leur 
«  vivant  ont  été  célèbres;  car  Amauri  Duval, 
«  membre  de  l'Académie  des  Inscriptions, 
«  n'avait  guère  moins  de  réputation,  comme 
«  érudit  et  comme  critique  dart,  quAlexan- 
«  dre  Duval  comme  auteur  dramatique  ;  et  le 
«  troisième  frère,  Henri  Duval,  le  moins 
a  connu  des  trois,  a  laissé  des  ouvrages  histo- 
«  riques  qui  ne  sont  point  sans  valeur.  — 
a  Voilà  certes  une  famille  qui  fait  honneur  à 
«  sa  ville  et  dont  le  nom  mérite  d'y  être  con- 
«  serve.  Néanmoins,  à  Rennes,  rien  ne  le  rap- 
«  pelle,  et  nul,  ou  peu  s'en  faut,  —  par  con- 
«  séquent,  —  ne  se  le  rappelle.  » 

Aujourd'hui  (1891)  cette  plainte  ne  serait 
pas  juste;  la  municipalité  rennaise  a  donné  à 
l'une  des  rues  de  la  ville  le  nom  d'Alexandre 
Duval;  pour  ma  part  je  l'en  remercie,  je  l'en 
félicite,  je  serais  heureux  d'avoir,  si  peu  que 
ce  fût,  contribué  à  ce  résultat. 


—  3  — 

Mais  pour  voir  son  nom  inscrit  sur  une 
plaque  de  la  voirie  urbaine,  Alexandre  Duval 
n'est  pas  plus  connu,  lui  et  ses  œuvres,  de  ses 
concitoyens. 

La  génération  actuelle  a  complètement  ou- 
blié sa  vie  très  mouvementée,  son  carac- 
tère très  original.  Quant  à  ses  œuvres,  dont 
le  recueil  ne  forme  pas  moins  de  neuf  volumes 
in-octavo,  leur  masse  imposante  sufflt  à  éloi- 
gner d'elles  les  lecteurs,  —  et  c'est  à  tort  : 
car  si  tout  n'est  pas  parfait  dans  ce  recueil, 
si  plusieurs  parties  méritent  l'oubli  où  elles 
sont  tombées^  on  y  trouve  en  revanche  bon 
nombre  de  pièces  recommandables  par  d'ex- 
cellentes qualités,  très  agréables  et  profitables 
à  lire,  et  tout  à  fait  dignes  de  revivre. 

Il  est  donc  utile  et  opportun  de  faire  con- 
naître, au  moins  par  une  esquisse,  Alexandre 
Duval  et  son  théâtre. 

La  première  partie  de  cette  étude  concernera 
l'homme,  sa  vie,  son  caractère  ; 

La  seconde  partie,  ses  œuvres  de  toute  na- 
ture. 

Une  troisième  partie,  ou  appendice,  pourra 
contenir  des  lettres  inédites  et  diverses  anec- 
dotes qui  n'auraient  pas  trouvé  place  ailleurs. 


PREMIÈRE  PARTIE 


LA    VIE    D'ALEXANDRE    DUVAL 


Naissance  et  famille. 

Alexandre  Duval  naquit  à  Rennes,  le  6  avril 
-1767,  sur  la  paroisse  Saint-Jean,  aujourd'hui 
représentée  par  celle  qui  dépend  de  l'ancienne 
église  abbatiale  de  Saint  -  Melaine.  Quant  à 
l'église  Saint-Jean,  elle  s'élevait  avant  la  Ré- 
volution cà  l'entrée  de  la  promenade  actuelle 
du  ïliabor,  sur  le  terrain  dit  aujourd'hui  le 
carré  Du  Guesclin. 

Le  père  d'Alexandre  Duval  s'appelait  exac- 
tement Pineii,  sieur  du  Val.  C'était  la  mode 
du  temps,  dès  qu'on  faisait  quelque  figure 
dans  le  monde,  de  joindre  à  son  nom  patro- 


—  6  — 

nymique,  si  bourgeois  et  si  roturier  qu'il 
fût,  le  nom  d'une  terre,  d'une  ferme,  d'un 
domaine  quelconque,  —  parfois  même  quand 
on  n'en  avait  pas.  Cela  datait  de  loin 
dès  lors,  et  cela  continue  encore;  tout  le 
monde  connaît  les  vers  de  Molière  sur  ce 
paysan, 

qu'on  appeloit  Gros-Pierre, 

Qui  n'ayant  pour  lout  bien  qu'un  seul  quartier  de  terre, 

Y  fit  tout  à  l'entour  faire  un  fossé  bourbeux 

Et  de  Monsieur  de  l'Isle  en  prit  le  nom  pompeux. 

[Ecole  des  Femmes,  acte  I,  scène  I .) 

Cette  mode  avait  pour  motif  ou  pour  pré- 
texte de  distinguer  les  branches  d'une  même 
famille;  mais  souvent  le  surnom,  prenant  le 
pas  sur  le  nom  patronymique,  finissait  par 
effacer  celui-ci.  Aiûsi,  le  père  de  notre  poète 
dramatique  s'appelait  déjà,  dans  l'usage,  non 
pas  Pineu  sieur  du  Val,  mais  plus  habi- 
tuellement Duval-Pineu,  et  ses  fils,  eux,  ne 
seront  plus  connus  que  sous  le  nom  de 
Duval. 

Pineu  du  Val,  ou  Duval-Pineu,  était  d'une 
bonne  famille  de  bourgeoisie  rennaise,  sans 
être  cependant  des  premiers  rangs.  Labo- 
rieux, intelligent,  il  entra  dans  l'administra- 
tion des  Etats  de  Bretagne;  fut  d'abord  com- 
mis au  greffe  de  cette  assemblée,   et  devint 


—  7  — 

ensuite  secrétaire  et  chef  des  bureaux  de  la 
Commission  intermédiaire,  qui  remplaçait  les 
Etats  et  faisait  exécuter  leurs  décisions  dans 
l'intervalle  des  sessions.  Il  fut  aussi  trésorier 
de  sa  paroisse  :  preuve  de  l'estime  où  le  te- 
naient les  gens  de  son  quartier. 

Marié  (en  la  paroisse  de  Toussaints)  le  8  mai 
-17.59,  à  demoiselle  Anne  Bore,  il  eut  d'elle 
trois  enfants  : 

^"  Amauri-Charles-Alexandre,  né  et  baptisé 
à  Rennes  en  la  paroisse  Saint-Jean  le  ^8  jan- 
vier I7G0,  mort  à  Paris  le  13  novembre 
^838; 

2"  Alexandre-Vincent,  qui  est  le  poète  dra- 
matique, né  et  baptisé  en  la  paroisse  Saint- 
Germain  de  Rennes  le  6  avril  1767,  mort  à 
Paris  le  9  janvier  1842  ; 

3"  Henri-Jean-Pierre,  né  à  Rennes  le  3,  bap- 
tisé le  A  janvier  1770  en  Saint-Germain,  mort 
à  Paris  le  27  janvier  1847  '. 

Il  donna  et  lit  donner  à  ses  trois  fils  une 
instruction  forte  et  très  variée,  qui  les  mit 
de  bonne  heure  en  état  de  se  faire  avec  les 


1.  Tous  les  renseignements  relatifs  au  mariage  de 
Duval-Pineu  et  à  la  naissance  de  ses  trois  flls  nous 
ont  été  communiqués  par  M.  le  conseiller  Saulnier 
avec  son  obligeance  si  connue,  dont  nous  tenons  à 
le  remercier. 


ressources  de  leur  esprit  et  de  leur  savoir, 
non  pas  seulement  une  carrière  honorable 
dans  le  monde,  mais  plusieurs  au  besoin  et 
très  diverses,  comme  va  le  prouver  l'exemple 
de  notre  auteur. 


II 


Première  jeunesse.  —  Alexandre  Duval 
marin,  secrétaire  et  architecte. 

Dès  l'an  ^78^ ,  c'est-à-dire  dès  làge  de  qua- 
torze ans,  Alexandre  Duval  fut  embarqué 
comme  sous-ofûcier  auxiliaire  de  la  marine 
sur  la  flotte  de  l'amiral  de  Grasse,  qui  allait 
dans  le  Nouveau-Monde  soutenir  contre  les 
Anglais  la  cause  de  l'indépendance  américaine 
et  la  liberté  des  Etats-Unis.  Il  fit  les  deux  der- 
nières campagnes  de  cette  guerre  (1781  à  1783). 
A  bord  il  rencontra  un  ami  des  plus  étranges, 
qu'il  désigne  dans  ses  Souvenirs  sous  le  nom 
d'Auguste  :  ami  d'un  grand  dévouement,  qui 
le  soigna  admirablement  dans  une  maladie 
fort  dangereuse,  et  plus  dune  fois  s'exposa  au 
péril  pour  l'en  tirer  ;  mais  qui  ne  se  fit  nul 
scrupule  de  lai  friponuer  au  jeu  tout  sou  ar- 
gent et,  une  fois  à  terre,  partit  sans  demander 
son  reste  {Œuvres  d'Alex.  Duval,  I,  270-281). 

Revenu  à  Rennes  les  poches  vides,  à  l'âge 
de  seize  ans,  il  y  passa  trois  ou  quatre  années 
fort  gaies,  pendant  lesquelles  il  eut  pour  ca- 
marades de  plaisir  et  même  pour  amis  intimes 
Moreau,  le  prévôt  des  étudiants;  qui  devait 


—  'lO  — 

être  bientôt  le  grand  général;  Elleviou,  qui 
devint  le  fameux  chanteur  ;  Corbigny,  un  peu 
plus  tard  Tun  des  plus  habiles  administra- 
teurs du  premier  Empire.  Toute  cette  jeunesse 
était  fort  bruyante,  courant  les  rues,  donnant 
des  aubades,  faisant  du  tapage  dans  les  mai- 
sons, troublant  l'ordre  public,  et  même...  bat- 
tant la  patrouille  [Œuvres  III,  p.  237).  Mais 
leur  plus  grand  amusement,  leur  plus  grande 
passion,  surtout  à  Elleviou  et  à  Duval,  c'était 
encore  le  théâtre  : 

ce  Tel  était  le  démon  qui  nous  possédait 
«  (dit  notre  auteur),  que  nous  mettions  toute 
«  la  société  de  notre  bonne  ville  de  Rennes 
«  en  rumeur  afin  de  la  décider  à  jouer  la  co- 
te médie  et  la  tragédie;  nous  recevions  des 
«  encouragements  des  comédiens,  —  et  nos 
«  parents  (qui  étaient  loin  de  se  douter  que 
a  nos  jeux  finiraient  par  les  contrarier  beau- 
ce  coup)  étaient  fiers  ne  nos  essais  et  y  ap- 
te plaudissaient  volontiers.  »  [Ibid.  23i-235.) 

Alexandre  Duval  ébaucha  même  dès  cette 
époque,  en  collaboration  avec  Corbigny,  une 
tragédie  de  Christine  de  Suède  ou  Monaldes- 
chi  à  Fontainebleau,  quïl  retoucha  plus  tard 
et  qui  figure  en  tête  de  ses  Œuvres.  (Voir 
t.  I,  p.  0-8.) 

Son  père  mit  fia  à  ces  jeux  en  l'envoyant  à 
Paris  ou  plutôt  à  Versailles  vers  \  783  ou  86 


—  ^1  — 

en  qualité  de  secrétaire  de  la  Députât  ion  des 
Etats  de  Bretagne  [Ibid.  238)  ;  mais  il  quitta 
bientôt  ce  poste  pour  un  emploi  trarchitecte 
des  bâtiments  du  roi  [Ibid.  62),  qu'il  remplit 
jusqu'au  moment  où  la  prise  de  la  Bastille 
(14  juillet  1789),  le  retour  de  la  cour  à  Paris, 
la  marée  montante  de  la  Révolution,  détra- 
quant toute  Tadministration  des  domaines 
royaux,  supprima  sa  place  et  le  mit  sur  le 
pavé. 

Il  trouva  bientôt  moyen  d'utiliser  de  nou- 
veau son  talent  d'architecte  et  alla,  dans  les 
environs  de  Pontoise,  diriger  la  construction 
du  château  de  Noiutel,  dont  le  propriétaire, 
fièrement  affublé  du  titre  de  marquis  de  Noin- 
tel,  était  en  réalité  un  petit  avocat  de  Rennes 
du  nom  de  Ribaud  qui,  ayant  trouvé  moyen  de 
faire  rentrer  dans  ses  droits  la  dame  de  ce  châ- 
teau, outrageusement  volée  et  dépouillée  par 
ses  proches,  avait  reçu  d'elle  en  récompense 
sa  main,  sa  terre  et  son  cœur.  Ce  Ribaud  de 
Nointel  était  un  curieux  original,  dont  notre 
auteur  mit  des  traits  dans  plus  d'une  de  ses 
pièces,  mais  dont  l'humeur  fantasque  finit 
par  l'obliger  à  quitter  Nointel  (Œuvres  II, 
p.  9-27),  pour  venir  à  Paris  chercher  une 
nouvelle  occupation  (1790). 


III 

Dessinateur  et  graveur. 

Ainsi  Alexandre  Duval  n'a  encore  que  vingt- 
trois  ans;  nous  l'avons  déjà  vu  marin,  secré- 
taire d'un  corps  délibérant,  architecte;  nous 
allons  le  voir  dessinateur  et  graveur. 

«  Un  jeune  peintre,  mon  compatriote  et  mou 
«  ami,  »  (dit-il  dans  ses  Souvenirs]  —  c'était 
Olivier  Perrin,  l'auteur  de  la  Galerie  armori- 
caine —  «  me  voyant  sans  occupation,  me 
«  proposa  de  venir  dessiner  les  députés  de 
«  V Assemblée  Constituante.  Massard,  graveur 
«  célèbre,  avait  fait  cette  entreprise;  il  avait 
«  réuni  plusieurs  jeunes  gens  de  l'Académie, 
«  qui  en  un  demi-quart  d'heure  faisaient  un 
«  portrait  de  député.  »  Parmi  ces  portraitistes 
improvisés,  plusieurs  devaient  être  un  jour  des 
peintres  illustres  ;  on  y  voyait,  entre  autres, 
Gérard,  Gros,  Isabey.  Tous  étaient  fort  gais, 
faisaient  force  plaisanteries  sur  leurs  modèles 
et  sur  leurs  portraits,  et  riaient  volontiers  de 
se  voir  réduits  par  la  rigueur  des  temps  à  une 
besogne  si  au-dessous  de  leur  génie. 

«  Le  directeur  de  cette  entreprise  (ajoute  Du- 
«  val)  nous  avait  tous  établis  dans  une  salle  des 


—   13  — 

«  Capucins  voisine  de  la  salle  de  l'Assemblée; 
«  un  agent  de  l'entreprise  allait  chercher  les 
«  députés,  et  à  force  de  supplications  les  déci- 
«  dait  à  le  suivre  dans  la  chambre  des  dessi- 
«  nateurs.  Comme  un  architecte  ne  se  pique 
«  pas  de  bien  faire  un  portrait,  mes  jeunes 
«  camarades,  qui  me  témoignaient  toute  sorte 
«  de  bienveillance,  m'abandonnaient  ces  têtes 
«  heurtées  et  prononcées,  dont  il  m'était  facile 
a  de  faire  la  caricature.  Encore  me  faisaient- 
«  ils  le  plaisir  de  retoucher  mon  ouvrage 
«  avant  qu'on  l'envoyât  à  Vexamen.  Car  il  fal- 
«  lait  que  le  portrait  fût  reconnu  par  les 
«  membres  de  l'Assemblée  pour  qu'il  fût  payé 
«  par  notre  directeur  —  et  payé  six  francs  par 
«  tête.  »  Ce  qui  n'était  pas  trop  en  vérité  pour 
la  tête  d'un  représentant  du  peuple.  [Œu- 
vres II,  70-72.) 

Cette  besogne  des  portraits  terminée,  — car 
elle  ne  pouvait  durer  toujours,  —  il  fal- 
lut trouver  de  nouvelles  ressources.  Duval, 
associé  à  son  ami  Olivier  Perrin,  conçut  le 
plan  d'un  ouvrage  à  gravures,  nous  dirions 
aujourd'hui  à  grande  illustration,  dont  les 
planches  représenteraient  les  principaux  évé- 
nements du  règne  de  Louis  XVI  et  du  com- 
mencement de  la  Révolution;  et  comme  le 
goût  de  l'antiquité  gréco-romaine  commen- 
çait à  se  répandre  partout  —  à  tort  et  à  tra- 


—  di- 
vers, —  les  deux  auteurs  donnèrent  leurs  gra- 
vures pour  des  reproductions  de  bas-reliefs 
qui  auraient  été  récemment  découverts  dans 
les  ruines  d'Herculanum  et  qui  étaient  censés 
figurer  l'histoire  d'un  empereur  romain,  jus- 
que-là entièrement  inconnu  et  inédit.  Cette 
fiction,  enfantine  et  pédantesque  à  la  fois,  fut 
cependant  acceptée  par  le  public,  grâce  sur- 
tout au  talent  de  Perrin,  qui  seul  dessina  cette 
suite  de  prétendus  bas-reliefs  et  en  fit  un  chef- 
d'œuvre  de  style.  Duval,  outre  la  paternité  de 
ridée,  l'aida  pour  la  gravure.  Le  tout  se  ven- 
dit bien  et  mit  les  auteurs  à  flot  —  mieux  que 
ne  l'avaient  pu  faire  les  têtes  de  députés  à  six 
francs  la  pièce. 


IV 

Volontaire.  —  Prisonnier.  —  Auteur 
dramatique. 

L'année  suivante  (1792),  la  France  était 
envahie,  et  appelait  pour  la  défendre  tous  ses 
enfants.  Les  artistes  «  de  toutes  les  académies 
du  Louvre  »  formèrent  une  compagnie  de 
volontaires,  dans  laquelle  s'engagea  Alexandre 
Duval,  qui  en  fut  (dit-il  lui-même)  «  l'orateur 
et  le  troubadour.  «  Il  a  peint  cette  campagne 
d'une  façon  très  pittoresque,  sans  en  dissimu- 
ler les  fatigues  (Œuvres  III,  67-70).  L'ennemi 
chassé  hors  des  frontières,  la  compagnie  des 
artistes  revint  à  Paris,  et  Duval,  qui  depuis  sa 
première  jeunesse  avait  toujours  senti  croître 
son  goût  pour  l'art  dramatique,  y  céda  tout  à 
fait  et  résolut  de  chercher  là  une  carrière  dé- 
finitive ;  il  entra  comme  acteur  (en  ^  793)  au 
Théâtre-Français,  qui  était  alors  sur  la  rive 
gauche  de  la  Seine  et  jouait,  à  peu  près,  vis- 
à-vis  du  Théâtre  de  la  République,  le  rôle 
de  rodéon  actuel  vis-à-vis  du  Théâtre-Fran- 
çais d'aujourd'hui.  Mais  sa  carrière  drama- 
tique, à  peine  commencée,  fut  interrompue 
par  la  Terreur.  En  ^94,  tous  les  acteurs  du 


—  16  — 

Théâtre-Français,  suspects  de  modérantisrae, 
se  virent  incarcérés  aux  Madelonnettes.  Duval, 
très  observateur,  rencontra  là  divers  types 
curieux  qu'il  a  peiuts  dans  ses  Souvenirs,  — 
entre  autres,  un  général  et  un  président  du 
Parlement  qui,  tous  les  jours,  se  faisaient  et 
se  rendaient  visite  en  perruque  poudrée  et 
habit  de  gala,  avec  autant  d'étiquette  et  de 
cérémonie  que  sïls  avaient  été  à  Versailles 
(Œuvres  III,  166-170). 

Le  9  thermidor  rendit  la  liberté  aux  comé- 
diens; Duval  retourna  à  son  théâtre,  écrivit 
pour  lui  quelques  petites  pièces,  et  se  maria 
vers  le  même  temps. 

Comme,  au  Théâtre-Français,  il  était  payé, 
en  assignats,  le  discrédit  de  ce  papier  le  mit 
dans  la  gêne  ;  sa  femme  fut  obligée  de  vendre 
ses  bijoux,  puis  elle  tomba  malade,  et  Duval 
ne  savait  plus  où  donner  de  la  tête,  quand  le 
directeur  d'un  autre  théâtre  de  Paris  vint  lui 
demander  une  pièce.  Duval  accepta,  à  condition 
d'être  payé  en  espèces  sonnantes,  et  se  mit 
de  suite  à  lœuvre;  il  l'écrivit  rapidement  et 
courut  la  porter  au  directeur  : 

«  Je  ne  puis  exprimer  »  (dit-il  dans  ses  Sou- 
venirs]  «  je  ne  puis  exprimer  le  plaisir  que 
«  j'éprouvai  lorsque  je  rentrai  dans  mon  petit 
«  ménage  avec  une  douzaine  de  pièces  d"or,  qui 
«  avaient  alors  une  valeur  considérable.  Il  y 


—  i7  — 

«  avait  si  longtemps  que  je  n'avais  touché  de 
«  lor!  Et  quand  je  songeais  qu'il  n'avait  fallu, 
a  pour  me  procurer  cette  fortune,  qu'une  plume 
«  et  une  main  de  papier,  j'éprouvai  une  fierté 
a  qui  ressemblait  presque  à  de  l'orgueil  ;  je 
«  crus  sentir  en  moi-môme  que  je  n'avais 
«  plus  besoin  de  personne  et  que  je  pourrais 
a  vivre  indépendant.  En  effet,  depuis  ce  temps, 
«  grâce  à  ma  plume  et  à  mon  travail  j'ai 
«  toujours  connu  l'aisance,  j'ai  pu  donner  à 
«  tout  ceux  qui  m'appartenaient  une  existence 
«  honorable.  » 

C'est  donc  celte  pièce  et  le  succès  de  cette 
pièce  qui  détermina  Alexandre  Duval  à  se 
livrer  tout  entier  à  la  littérature  drama- 
tique. On  serait  curieux  de  la  connaître,  mais 
l'auteur  n'en  garda  point  le  manuscrit  et  l'on 
u'en  sait  plus  que  le  titre  :  elle  s'appelait  le 
Défenseur  officieux  (c'était  le  nom  qu'on 
donnait  alors  aux  avocats)  et  dut  être  jouée 
en  179.5. 

A  cette  date  il  avait  déjà  fait  représenter 
quelques  petites  comédies,  mais  qui  n'avaient 
pas  marqué.  En  1796,  il  en  donna  trois  qui 
eurent  un  grand  succès  et  qui  mirent  leur 
auteur  hors  de  pair;  deux  de  ces  pièces,  le 
Souper  imprévu  et  les  Héritiers,  étaient  des 
comédies  eu  un  acte;  la  troisième  —  la  Jeu- 
nesse du  duc  de  Richelieu  —  qualifiée  aussi 


—  18  — 

comédie,  était  en  réalité  un  drame  bourgeois 
en  cinq  actes,  avec  des  réminiscences  histo- 
riques. De  ces  trois  pièces,  la  meilleure  de 
beaucoup,  et  qui  révélait  eu  Duval  un  vrai 
comique  de  la  bonne  école,  c'était  les  Héri- 
tiers. J'en  donnerai  plus  tard  une  analyse  détail- 
lée ;  c'est  là,  à  mes  yeux,  la  première  manifesta- 
tion du  talent  hors  ligue  de  Duval  pour  la  comé- 
die, et  en  même  temps  une  de  ses  meilleures 
œuvres  :  longtemps  il  demeura  avant  tout, 
pour  ses  contemporains,  «  l'auteur  des  Héri- 
tiers. » 

Ces  succès  de  1796  se  renouvelèrent  les 
années  suivantes,  notamment  en  1798  pour 
les  deux  jolies  comédies  du  Prisonnier  et  des 
Projets  de  mariage.,  eu  1799  pour  le  Trente  et 
quarante  où  Elleviou  avait  un  rôle  excellent, 
en  1801  pour  Maison  à  vendre,  et  surtout  pour 
le  drame  historique  à' Edouard  en  Ecosse,  qui 
marque  vraiment  une  époque  dans  la  vie  d'A- 
lexandre Duval.  —  Je  me  borne  ici  à  nommer 
ces  pièces;  nous  y  reviendrons  dans  la  se- 
conde partie  de  cette  étude. 


V 

Sous  le  Consulat  et  rEmpire. 

L'époque  du  Cousulat  et  de  l'Empire,  cà  la- 
quelle nous  arrivons,  fut  la  grande  saison,  la 
pleiue  floraison  du  talent  et  de  la  célébrité 
d'Alexandre  Diival.  Il  avait  cependant  peu  de 
sympathie  pour  le  régime  qui  domina  à  cette 
époque  et  pour  le  génie  extraordinaire  qui 
fonda  ce  régime,  qui  disposa  souverainement, 
arbitrairement,  pendant  quinze  années,  des 
destinées  de  la  France  et  de  celles  de  tous  les 
Français. 

Duval  n'accuse  nulle  part,  dans  ses  Souve- 
nirs, une  prédilection  marquée  pour  telle  ou 
telle  forme  de  gouvernement;  mais  il  y  montre 
partout  un  vif  et  sincère  amour  de  la  liberté, 
il  la  veut  pour  lui  et  —  ce  qui  est  toujours 
rare  — pour  les  autres;  il  répudie  énergique- 
ment  le  despotisme  sous  toutes  ses  formes, 
aussi  bien  le  despotisme  d'en  bas,  le  joug 
sanglant  de  la  Terreur,  que  le  despotisme 
d'en  haut,  c'est-à-dire  l'absolutisme  adminis- 
tratif, mais  non  moins  inique  et  parfois  non 
moins  impitoyable,  du  régime  impérial.  C'est 


—  20  — 

même  ce  dernier  qu'il  attaque  le  plus  sou- 
vent; il  est  très  acerbe,  dans  ses  Souvenirs, 
contre  Napoléon  ;  il  crible  de  traits  satiriques 
ses  courtisans  de  fraîche  date  servilement 
courbés  devant  le  maître,  leur  étiquette  gour- 
mée, gomiuée,  empruntée;  il  voudrait  pouvoir 
les  jouer  sur  le  théâtre  :  «  Qu'elle  serait  origi- 
«  nale  (s"écrie-t-il)  la  comédie  où  on  verrait  un 
«  ancien  républicain  passer  tout  à  coup  du 
«  rang  de  bon  bourgeois  à  celui  de  comte  ou 
«  de  duc!  Qu'il  serait  comique  de  voir  ces 
«  grands  patriotes,  jadis  persécuteurs  de  la 
«  classe  privilégiée,  essayer  d'accorder  leurs 
«  anciens  principes  avec  les  nouveaux!  Quel 
«  rire  ne  provoquerait  pas  le  farouche  tribun 
«  du  peuple  quand,  cherchant  à  se  barioler 
«  de  croix  et  de  rubans,  il  retrouverait  sous 
a  sa  main  son  ancien  bonnet  rouge!  »  etc. 
[OEuvres  I,  p.  346.) 

Disons-le  aussi,  personnellement  Alexandre 
Duval  n'avait  pas  à  se  louer  de  Bonaparte  : 
au  mois  de  février  J802,  sur  un  prétexte  fu- 
tile et  véritablement  inavouable,  le  premier 
Consul  avait  interdit,  après  deux  représenta- 
tions, son  drame  à'Edouard  en  Ecosse,  frus- 
trant ainsi  l'auteur  du  bénéfice  certain  d'un 
très-grand  succès,  et  de  plus,  par  sa  colère  et 
ses  menaces  il   l'avait  contraint  de    quitter 


Paris,  puis  la  France,  et  de  s'expatrier  pendant 
près  d'un  an.  Nous  reviendrons  sur  ces  faits 
dans  notre  seconde  partie. 

L'année  suivante,  Duval,  de  retour  en 
France,  avait  fait  par  ordre,  pour  la  fête 
du  premier  Consul,  une  pièce  de  circonstance 
qui  fut  jouée  à  la  Malmaison,  chez  Joséphine, 
devant  Bonaparte  et  sa  cour  :  il  n'en  reçut 
aucune  récompense,  pas  même  un  remercie- 
ment. La  même  année  (1803),  au  moment  oîi 
Bonaparte  avait  réuni  dans  le  fameux  camp 
de  Boulogne  une  armée  destinée  à  menacer  la 
Grande-Bretagne,  notre  auteur,  par  ordre  en- 
core, composa  un  grand  drame  historique  in- 
titulé Guillaume  le  Conquérant,  destiné  à 
populariser  l'idée  dune  expédition  en  Angle- 
terre :  non  seulement,  cette  fois  encore,  il  ne 
fut  ni  récompensé  ni  remercié  de  sa  peine; 
mais  après  une  seule  représentation  sa  pièce 
fut  interdite.  Il  faut  en  dire  le  motif. 

Au  troisième  acte  de  ce  drame  (scène  vu), 
lorsque  l'armée  franco  -  normande  de  Guil- 
laume, déjà  descendue  en  Angleterre,  se  pré- 
pare à  marcher  contre  l'armée  anglaise  d'Ha- 
rold  pour  livrer  et  gagner  la  bataille  d'Has- 
tings,  un  des  seigneurs  français,  le  comte  de 
Poitiers,  qui  est  en  même  temps  un  trouvère, 
pour  enflammer  le  courage  de  ses  compagnons 
d'armes,  chante  les  louanges  de  Roland,  le 


—  22  — 

brave  des  braves,  l'illastre  neveu  de  Charle- 
magne.  C'est  là  d'ailleurs  un  trait  historique. 
Ce  qui  ne  l'était  guère,  c'est  la  forme  sous  la- 
quelle Duval  préseutait  à  ses  contemporains 
l'éloge  de  Roland  :  de  la  vieille  chanson  de 
geste  du  .:f  siècle  il  avait  fait  une  romance 
fort  bien  tournée  dans  le  genre  troubadour; 
mais  ce  n'est  pas  là  ce  qui  pouvait  alors  cho- 
quer personne;  au  contraire,  à  la  représenta- 
tion, cette  romancC;  mise  en  musique  par 
Méhul,  excita  l'enthousiasme  de  toute  la  salle. 
Les  quatre  premiers  couplets  célébraient  les 
exploits  de  Roland,  le  dernier  sa  mort  glo- 
rieuse à  Roncevaux,  en  ces  termes  : 

Mais  j'entends  le  bruit  de  son  cor 
Qui  résonne  au  loin  dans  la  plaine... 
Eh  quoi!  Roland  combat  encor? 
Il  combat!...  0  terreur  soudaine! 

J'ai  vu  tomber  ce  fier  vainqueur; 
Le  sang  a  baigné  son  armure; 
Mais,  toujours  fidèle  à  l'honneur, 
Il  dit  en  montrant  sa  blessure  : 

«  Soldats  français,  chantez  Roland  ! 
Son  destin  est  digne  d'envie  : 
Heureux  qui  peut,  en  combattant, 
Vaincre  ou  mourir  pour  sa  patrie!  » 

L'œil  le  plus  pénétrant  aurait  peine  à  décou- 


—  23  — 

vrir  là  le  moindre  prétexte  pour  l'interdiction 
de  la  pièce.  Cependant,  au  dire  des  courtisans 
de  Bonaparte,  le  crime  est  dans  ce  couplet. 
En  effet,  à  les  entendre,  en  l'an  -1803  qui 
donc  pouvait  être  Roland,  le  brave  des  braves, 
sinon  Bonaparte  lui-même?  Donc  le  couplet 
célébrant  la  mort  de  Roland  avait  unique- 
ment pour  but  d'annoncer  aux  Français  que 
Bonaparte  succomberait  daus  son  expédition 
en  Angleterre  !...  Le  premier  Consul,  qui  n'a- 
vait pas  vu  la  pièce,  se  laissa  ridiculement 
tromper  par  ces  vils  flatteurs  et  eut  un  accès 
de  colère  bleue,  au  point  de  vouloir  faire 
jeter  Duval  dans  un  cul  de  basse-fosse.  Des 
conseillers  plus  sages  le  calmèrent.  Mais  la 
mesure  prise  contre  la  pièce  fut  maintenue, 
et  sous  prétexte  que  Bonaparte  était  le  Ro- 
land moderne,  il  fut  —  en  dépit  de  l'his- 
toire —  interdit  à  Guillaume  le  Conquérant 
de  livrer  la  bataille  dHastings  K 

Notez  que  Duval,  qui  était  archi-classique, 
avait,  dans  cette  circonstance,  sacrifié,  par  pur 
patriotisme,  les  unités  dramatiques  de  temps 
et  de  lieu  et  taillé  son  œuvre  sur  le  patron 
des  drames  de  Shakespeare.  Ce  sacrifice  fut, 
on  le  voit,  bien  mal  récompensé. 

En  deux  autres  occasions,  sous  le  régime 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  V,  p.  24-28. 


impérial,  notre  auteur  fit  encore,  par  ordre, 
avec  aussi  peu  de  succès  des  pièces  de  circon- 
stance; l'une  d'elles,  commandée  pour  le  ma- 
riage de  l'empereur  avec  Marie-Louise,  et  que 
Méhul,  le  célèbre  compositeur,  avait  ornée  de 
sa  musiaue,  ne  fut  même  pas  jouée  ^ . 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  VII,  p.  i-8. 


VI 

En  Allemagne  et  à  V Académie. 

Les  rigueurs  de  Napoléon  à  l'égard  de  Du- 
val  n'eurent  pas  toutes  d'aussi  fâcheuses 
conséqueuces  quon  pourrait  le  croire. 

L'exil  auquel  il  dut  se  condamner  après 
linterdiction  à'Edouard  en  Ecosse,  au  com- 
mencement de  1802,  le  mena  jusqu'en  Russie, 
oii  il  fut  fort  bien  reçu  et  gagna  pas  mal  d'ar- 
gent, comme  nous  le  dirons  plus  tard  quand 
nous  reviendrons  avec  détail  sur  cette  pièce. 
Pour  se  rendre  en  Russie  en  1802,  et  l'an- 
née suivante  pour  en  revenir,  il  traversa  deux 
fois  l'Allemagne  en  divers  sens,  et  dans  ce 
double  voyage  il  se  trouva  en  rapport  avec 
beaucoup  d'hommes   célèbres    de    ce    pays, 
princes,  littérateurs  ou  autres,  par  exemple, 
avec  Kotzebue,  Auguste  Lafontaine,  Goethe, 
le  prince  de  Ligne,  le  duc  de  Brunswick,  etc. 
Il  y  recueillit  nombre  d'observations  intéres- 
santes et  de  traits  curieux,  qu'il  a  plus  tard 
semés  dans  ses  Souvenirs,  où  je  me  borne  à 
cueillir  l'anecdote  suivante. 

Il  y  avait  à  cette  époque  à  Berlin  un  certain 
prince  Henri  de  Prusse,  passablement  vieux, 

2 


—  20  — 

oncle  (lu  roi  régnant,  ayant  un  frère  appelé 
Ferdinand,  qu'il  aimait  beaucoup.  Aussi, 
chaque  année,  Henri  célébrait-il  en  grande 
pompe  la  fête  du  prince  Ferdinand.  Cela  com- 
mençait par  un  grand  gala  des  plus  plantu- 
reux, dais  la  grande  salle  de  son  palais  don- 
nant sur  un  beau  parc.  Au  dessert,  les  fenêtres 
s'ouvraient,  le  parc  apparaissait  illuminé,  avec 
des  feux  d'artilice  et  des  fanfares  militaires 
dans  les  bosquets.  Alors  le  prince  Ferdinand 
se  levait,  contemplait  un  instant  le  parc  avec 
un  étonnement  attendri  et  une  vive  admira- 
tion, puis  s'écriait  : 

—  «Agréable  surprise,  mon  cher  frère! 
0  l'agréable  surprise  !  » 

Seulement,  comme  le  prince  Henri  navait 
pas  une  imagination  très  riche,  c'était  tou- 
jours le  même  programme  sans  aucun  change- 
ment depuis  trente  ans.  Depuis  trente  ans, 
régulièrement,  à  la  fin  du  dîner,  les  fenêtres 
s'ouvraient,  le  parc  montrait  les  mêmes  gi- 
randoles, lançait  les  mêmes  soleils  d'artifice, 
sonnait  les  mêmes  fanfares;  et  dès  l'ouverture 
des  fenêtres,  le  prince  Ferdinand,  de  son  côté, 
ouvrant  des  yeux  stupéfaits  et  une  bouche 
admirative,  en  proie  à  un  étonnement  toujours 
nouveau,  toujours  inaltérable,  plus  grand 
même  chaque  année,  répétait  avec  une  con- 
viction profonde  : 


—  27  — 

—  «  Agréable  surprise,  mon  cher  frère!  O 
l'agréable  surprise  !  '  » 

Cette  anecdote  n'a-t-elle  pas  une  saveur 
tout  à  fait  tudesque  ? 

Cependant,  depuis  Edouard  en  Ecosse  et 
malgré  l'interdiction  de  ce  drame,  les  succès 
de  Duval  ne  s'étaient  point  arrêtés.  Celles  de 
ses  pièces  que  l'on  doit  nommer  comme  ayant 
le  mieux  réussi  sont  :  (eu  ^802)  Une  Aventure 
de  Saint-Foix,  où  l'on  voyait  un  Rennais 
(Saint-Foix)  mis  en  scène  par  un  Rennais 
(Duval)  et  joué  par  un  autre  Rennais  (EUe- 
viou),  car  cette  petite  comédie,  mêlée  de  mu- 
sique, se  produisit  sur  le  théâtre  de  TOpéra- 
Comique;  — en  I80î,  Shakespeare  amoureux, 
consistant  presque  entièrement  en  une  très 
belle  scène  qui  était  le  triomphe  deTalma  ;  — 
en  I8O0,  le  Tyran  domestique,  comédie  en 
cinq  actes  et  en  vers,  —  et  encore  le  Menuisier 
de  Lironie,  —  la  Jeunesse  de  Henri  V  ('1806), 
la  Tapisserie  (1806),  le  Faux  Stanislas 
(-I809j,etc.,  toutes  en  prose,  en  un  ou  en  trois 
actes  au  plus. 

Conséquence  de  ces  succès  :  Alexandre 
Duval  entra,  eu  1812,  à  l'Académie  Française. 

1.  Voir  Œuvres  d'Alex.  Duval,  VI,  p.  254-255. 


VII 

Ocléon  et  Fo)itainebleau. 

La  tragédie  en  France,  on  le  sait,  n'existait 
vraiment  pas  sous  l'Empire.  Toute  la  littéra- 
ture dramatique,  toute  celle  du  moins  qui 
comptait,  s'était  concentrée  dans  la  comédie, 
et  les  deux  premiers  auteurs  comiques  de  cette 
époque,  c'étaient  incontestablement  Picard 
et  Duval.  Aussi,  malgré  toutes  ses  préventions 
contre  ce  dernier.  Napoléon  I"  ne  put-il  se 
refuser,  sur  la  proposition  de  son  ministre,  à 
mettre  Duval  à  la  tête  du  second  théâtre 
français,  dit  alors  Théâtre  de  l'Impératrice, 
aujourd'hui  TOdéon,  quand,  en  ^808,  Picard 
passa  de  la  direction  de  cette  scène  à  celle  de 
l'Opéra. 

Notre  auteur  resta  huit  ans  directeur  de 
rodéon,  de  -1808  à  ^816;  si  cette  position  fut 
avantageuse  pour  sa  fortune,  elle  lui  causa, 
et  pendant  et  après  sou  administration,  de 
nombreux  ennuis,  sur  le  détail  desquels  il 
serait  trop  long  et  très  peu  intéressant  d'in- 
sister ici.  Mais  nous  devons  faire  connaître 
un  curieux  épisode  de  la  vie  d'Alexandre 
Duval,   qui  se  rattache  essentiellement  à  ses 


—  29  — 

fonctions  de  directeur  du  Théâtre  de  l'Impé- 
ratrice. 

Cette  direction  comprenait,  outre  l'Odéon, 
rOpéra-Buffa  (Opéra  Italien),  et  en  1809 
pendant  son  séjour  à  Fontainebleau,  Tempe- 
reur  s'étant  fait  suivre  de  cet  opéra,  Alexan- 
dre Duval  s'était  avec  son  théâtre  rendu  dans 
cette  résidence. 

«  Quoique  je  n'eusse  pas  l'honneur  d'ap- 
partenir à  la  cour  (dit-il  dans  ses  Souvenirs), 
je  m'y  ennuyais  presque  autant  qu'un  courti- 
san. Je  dis  presque  autant  :  car  la  reine  Hor- 
tense,  qui  m'avait  aperçu  dans  l'une  de  mes 
promenades  du  parc,  me  fit  dire  par  le  comte 
de  Rémusat  qu'elle  s'ennuyait  à  la  mort,  et 
que  je  serais  bien  aimable  si  je  voulais  venir 
lui  lire  quelques-uns  des  ouvrages  auxquels 
je  devais  nécessairement  travailler  à  Fontai- 
nebleau, pour  m'empêcher  d'y  mourir  de  con- 
somption. » 

Duval  avait  justement  une  pièce  en  trois 
actes,  à  peine  achevée,  le  Faux  Stanislas;  il 
s'empressa  de  la  mettre  en  état  d'être  lue  et 
de  se  mettre  lui-même  aux  ordres  de  la  reine 
Hortense. 

«  Quelques  jours  après  (continue-t-il),  on 
me  fit  avertir  que  l'empereur  allant  à  la  chasse 
le  lendemain,  ce  serait  l'instant  qu'on  pren- 
drait pour  la  lecture,  qui  se  ferait  chez  la 


—  30  — 

reine  Hortense,  eu  présence  de  toutes  les 
dames  du  château,  des  chambellans  et  de  tous 
les  courtisans  qui  ne  suivraient  pas  Tempe- 
reur...  Contre  liisage  je  n'attendis  pas  long- 
temps; la  reine  Hortense  arriva^  précédée  de 
son  cortèg-^.  Au  nombre  des  seigneurs  de  Bo- 
naparte, j'en  connaissais  beaucoup  nés.  comme 
moi,  dans  un  rang  bourgeois,  »  mais  qui,  en 
face  de  la  reine  (dit  Duval),  ne  voulurent  pas 
me  reconnaître,  sauf  un  seul  «  plus  courageux 
et  qui,  tout  en  regardant  la  reine  et  lui  sou- 
riant, passa  l'une  de  ses  mains  derrière  le  dos 
et  me  pinça  discrètement  le  bout  du  doigt... 
Mais  le  comte  de  S***  '  (d'ancienne  noblesse), 
qui  par  sa  place  éminente  ne  quittait  jamais 
le  château,  vint  à  moi  dès  qu'il  me  vit  et. 
quoique  je  le  connusse  peu,  me  dit  bonjour 
en  me  regardant,  ce  que  n'osa  jamais  faire  le 
bourgeois  devenu  grand  seigneur  dont  j'ai 
dabord  parlé... 

«  Venons  à  ma  lecture.  Tous  les  courtisans 
s'étaient  rangés  selon  Tordre  consacré  par 
létiquette.  De  même,  selon  l'étiquette  des 
auteurs,  j'étais  placé  près  d'une  petite  table 
et,  selon  l'usage  encore,  j'avais  à  ma  dispo- 
sition un  verre  d'eau  sucrée.  J'avais  com- 
mencé à  lire  et  je  touchais  à  la  fin  du  pre- 

1 .  Sémonville. 


—  31   — 

mier  acte,  lorsque  les  deux  battants  de  la 
porte  du  salon  s'ouvrirent  à  grand  bruit,  et 
l'on  annonça  :  L'Empereur... 

«  Je  ne  pourrais  exprimer  avec  quelle 
promptitude  tous  mes  auditeurs  se  trouvè- 
rent aussitôt  debout;  je  ne  puis  comparer  ce 
mouvement  rapide  qu'à  un  temps  de  l'exer- 
cice du  maniement  des  armes  exécuté  avec 
une  admirable  précision.  Tout  étourdi  du 
bruit,  je  me  levai  machinalement,  mais  plus 
tard  que  tout  le  monde,  et  je  fus  tout  surpris 
de  voir  en  face  de  moi  l'empereur  en  habit  de 
chasse  et  tous  les  seigneurs  qui  l'avaient  suivi. 
Il  demanda,  avec  sa  brusquerie  ordinaire,  ce 
que  l'on  faisait  là.  W^  de  la  Rochefoucauld 
expliqua  le  motif  de  la  réunion,  et  comme 
elle  supposait  peut-être  que  Napoléon  ne  me 
connaissait  pas,  elle  allait  entrer  dans  quel- 
ques détails  sur  mes  ouvrages,  lorsqu'il  l'in- 
terrompit par  ces  mots  : 

«  —  Oh!  je  le  connais  bien,  c'est  l'au- 
teur du  Tyran  domestique  et  d'Edouard  en 
Ecosse.  » 

«  Il  affecta  d'appuyer  sur  ce  dernier  titre. 
Après  avoir  dit  qu'il  n'avait  pu  chasser  à 
cause  de  la  pluie,  il  ajouta  qu'il  ne  serait  pas 
fâché  d'entendre  ma  pièce,  et  me  dit  alors 
d'un  ton  de  voix  très  doux  : 

«  —  Asseyez-vous,  monsieur  Duval.  » 


—  32  — 

a  Puis  après,  à  tout  le  monde  : 

«  —  Asseyez-vous...  « 

«  M.  le  comte  de  S***,  voyant  que  l'empe- 
reur voulait  entendre  ma  comédie,  m'invita  à 
recommencer  ma  lecture  : 

«  —  Non,  dit  l'empereur;  qu'où  me  fasse 
Texposition  de  l'ouvrage,  et  je  serai  bientôt 
au  courant.  » 

«  M.  de  S***  se  crut  naturellement  obligé 
de  faire  cette  exposition  ;  mais  je  ne  sais  par 
quelle  fatalité  il  s'écarta  tellement  de  mes 
idées,  que  je  craignis  que  l'empereur  ne  com- 
prît rien  à  l'ouvrage  quand  jeu  reprendrais 
la  lecture.  Plus  le  comte  parlait,  plus  mon 
embarras  augmentait  ;  enfin  n'y  pouvant  plus 
tenir,  emporté  par  mon  amour-propre  d'au- 
teur, j'interrompis  M.  de  S***  en  m'écriaut  : 

«  —  Monsieur  le  comte,  je  vous  demande 
pardon,  mais  ce  n'est  pas  là  l'exposé  de  ma 
comédie.  » 

«  M.  de  S***  me  répondit,  avec  sa  politesse 
ordinaire,  qu'il  m'avait  très  bien  entendu, 
qu'il  lui  semblait...  quand  il  fut  à  son  tour 
interrompu  par  l'empereur,  qui  lui  dit  très 
brusquement  : 

«  —  Ali  !  vous  voulez  mieux  couuaitre  la 
pièce  que  celui  qui  la  faite!...  Parlez,  mon- 
sieur Duval.  » 

«  Je  rougis  de  cbagrin  d'avoir  été  cause  de 


—  33  — 

cette  sortie,  je  fis  l'exposition  de  ma  comé- 
die le  plus  clairement  qu'il  me  fût  possible, 
—  et  je  repris  la  lecture. 

a  Cette  lecture  achevée,  l'empereur  me  parla 
de  quelques  scènes  de  ma  pièce  qui  lui  avaient 
fait  plaisir,  puis  finit  par  me  demander  pour- 
quoi dans  mes  comédies  je  mettais  si  souvent 
des  rois  en  scène.  Je  lui  répondis  naïve- 
meot,  sans  penser  à  faire  une  épigramme, 
que  mes  prédécesseurs  ayant  épuisé  les  ridi- 
cules des  bourgeois,  j'avais  cru  trouver  dans 
ce  nouveau  choix  de  personnages  une  nou- 
velle mine  à  exploiter.  —  Il  sourit  d'abord, 
puis  se  leva  en  me  disant  d'un  ton  assez 
dur  : 

«  —  Eh  bien  !  que  faites-vous  de  votre 
Edouard  ?  » 

a  —  Mais  (répoudis-je)  Votre  Majesté  sait 
mieux  que  personne  quïl  est  aux  arrêts,  et 
qu'il  ne  dépend  que  d'elle  de  l'en  faire  sor- 
tir. » 

«  Il  se  mit  alors  à  rire,  mais  dune  façon 
sardonique  qui  me  parut  vouloir  dire  :  «  C'est 
«  bien,  qu'il  y  reste  !  «  —  Puis  il  sortit,  suivi 
de  toute  sa  cour  '.  » 

Edouard  en  effet  ne  devait  point  quitter 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Du  val,  VII,  p.  75  à  83. 


—  34  — 

les  arrêts  tant  que  Napoléoa  serait  sur  le 
trône;  mais  il  faut  avouer  aussi  que  la  ré- 
ponse de  Duval  sur  les  ridicules  des  rois  n'é- 
tait pas  absolument  propre  à  lléchir  le  maître 
en  sa  faveur. 


VIII 

De  Napoléon  à  Louis-PJiilippe.  —  Mort 
de  Duval. 

Après  la  chute  de  lEmpire,  Tactivité  lit- 
téraire de  notre  auteur,  entravée  jusqu'en 
-iSIG  par  les  embarras  de  sa  direction  de 
rodéon,  se  releva  quelque  peu.  En  -1817,  il 
fit  jouer  la  Manie  des  grandeurs,  en  1818  la 
Fille  d'honneur^  deux  comédies  en  cinq  actes 
et  en  vers,  assez  bien  accueillies  par  le  public, 
surtout  la  dernière,  ainsi  que  deux  autres 
actes  d'un  genre  plus  léger  mais  d'une  inven- 
tion originale_,  VO/ficier  enlevé  (1819)  et  le 
Jeune  homme  en  loterie  (1821). 

Cette  dernière  date  et  cette  dernière  pièce 
marquent,  ou  peu  s'en  faut,  le  terme  de  la 
carrière  dramatique  d'Alexandre  Duval,  du 
moins  en  ce  qui  touche  les  pièces  mises  au 
théâtre.  Plusieurs  causes  contribuèrent  à  fixer 
ce  terme.  Après  la  chute  de  l'Empire,  notre 
auteur,  très  attipathique,  nous  l'avons  dit, 
au  despotisme  napoléonien,  très  sympati- 
que,  au  contraire,  au  gouvernement  consti- 
tutionnel inauguré  par  la  Charte  de  -^8^4, 
montra  tout  naturellement  ses  sympathies  en- 


—  36  — 

vers  ce  régime  tant  qu'il  demeura  suffisam- 
ment libéral  pour  satisfaire  ses  propres  idées, 
c'est  à  dire  jusqu'à  la  chute  du  ministère 
Decazes.  Après  cet  événement,  il  passa  dans 
le  camp  de  l'opposition;  dès  lors  la  censure, 
très  rigoureuse  pour  ses  nouvelles  pièces,  en 
interdit  la  représentation,  d'autant  qu'elles 
touchaient  toutes  par  quelque  côté  à  la  poli- 
tique du  jour. 

Duval,  pour  occuper  ses  loisirs  et  pour 
tirer  sous  une  nouvelle  forme  un  nouveau 
profit  de  ses  comédies,  entreprit  de  recueillir 
et  de  publier  ses  œuvres  complètes,  qui  pa- 
rurent de  1822  à  I82.),  et  furent  éditées 
par  la  librairie  Barba  en  neuf  volumes  in-8°, 
contenant  quarante- neuf  pièces,  dont  huit 
n'avaient  pas  été  représentées,  entre  autres, 
les  trois  dernières,  composées  depuis  1821 
et  refusées  par  la  censure.  A  la  demande 
de  son  éditeur,  il  joignit  à  toutes  ces  pièces 
des  notices  qui,  outre  les  détails  spéciaux 
relatifs  à  l'œuvre  que  précède  chacune  d'elles, 
renferment  une  foule  de  traits,  de  faits,  d'a- 
necdotes curieuses  concernant  l'auteur,  ses 
amis,  sa  famille,  et  constituent  véritablement, 
sinon  des  mémoires  complets,  du  moins  un 
recueil  fort  intéressant  de  souvenirs  person- 
nels, et  aussi  est-ce  sous  ce  titre  de  Souvenirs 
que  nous  les  avons  citées  et  que   nous  les 


—  37  — 

citcrous  encore,  lorsque  nous  aurons  à  en 
parler. 

Ce  uest  pas  seulement  la  censure  de  la 
Restauration  qui  mit  fiu  à  la  carrière  drama- 
tique d'Alexandre  Duval.  A  la  même  époque, 
un  nouveau  vent  s'était  levé  dans  le  monde 
littéraire.  Soufflant  avec  une  force  toujours 
croissante  comme  un  ouragan  irrésistible,  ce 
nouveau  vent  était  en  train  de  balayer  ce 
vieux  monde  et  d'en  faire  éclore  un  autre 
tout  différent.  Déjà  on  pouvait  bien  dire  : 
Novus  rerum  nascifur  ordo.  C'était  la  grande 
révolution  ou  plutôt  rénovation  littéraire 
qu'on  a  appelée  le  romantisme,  laquelle,  pour 
n'avoir  pas  tenu  toutes  ses  promesses,  n'en 
a  pas  moins  donné  de  très  grandes  oeuvres 
et  rendu  à  notre  littérature  un  service  capi- 
tal, en  iufusaut  dans  ses  veines  appauvries 
un  sang  jeune  et  chaud,  un  peu  trop  pétulant 
et  trop  capricant  peut-être,  mais  vivant,  ar- 
dent et  généreux. 

Toutes  les  formes  littéraires  furent  plus  ou 
moins  renouvelées  et,  non  moins  que  les  for- 
mes, les  idées,  les  images,  le  style.  Dès  lors, 
les  œuvres  nouvelles  qui  se  présentaient  cou- 
lées dans  l'ancien  moule  ne  pouvaient  man- 
quer de  subir  un  discrédit.  C'était  le  cas, 
entre  autres,  des  trois  dernières  comédies 
d'Alexandre  Duval  {l'Orateur  anglais  ou  l'E- 


—  38  — 

cole  des  Députés,  —  la  Princesse  des  Ur- 
sins,  —  h  Complot  de  Famille).  Quand  on 
les  lit  dans  le  dernier  volume  de  ses  Œuvres, 
on  ne  peut  se  dissimuler  qu'eu  les  refusant,  la 
censure  avait  rendu  à  Tauteur  un  grand  ser- 
vice :  s'i!  les  avait  fait  jouer,  il  aurait  eu  là 
un  triple  échec,  et  inévitable  ;  elle  mit  autour 
de  sa  tête  l'auréole  de  la  persécution.  La 
preuve,  c'est  que  lune  de  ces  pièces  (la  Prin- 
cesse des  Ursins]  ayant  obtenu  d'être  jouée  en 
4825,  n'eut  que  quelques  représentations. 

Alexandre  Duval  comprit  saus  peine  que  le 
romantisme  était  pour  lui  un  ennemi  autre- 
ment redoutable  que  la  censure;  avec  la  fou- 
gue et  l'entrain  de  son  caractère,  il  se  jeta 
fiévreusement  dans  la  mêlée,  bataillant  à 
grands  coups  de  plume  contre  les  novateurs 
qu'il  traitait  de  barbares,  et  défendant  pied 
à  pied  la  citadelle  des  traditions  classiques 
ou  plutôt  pseudo-classiques  :  car,  malgré  les 
qualités  qui  survivaient  dans  ses  meilleurs 
représentants,  cette  école  de  lEmpire,  sous 
bien  des  rapports  —  entre  autres  sous  celui  du 
style,  —  ne  tenait  plus  rien  du  grand  siècle. 

Duval  avait  d'ailleurs  assez  travaillé;  mal- 
gré toutes  les  réserves  à  faire,  il  y  avait  dans 
son  œuvre  assez  de  qualités  et  de  parties 
excellentes  pour  lui  donner  droit  à  un  repos 
chèrement  gagné. 


—  39  — 

Eu  1830,  il  fut  nommé  conservateur-admi- 
nistrateur de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal  ;  il 
vécut  tranquille  dans  cette  retraite  jusqu\à  sa 
mort,  advenue  le  9  janvier  1842,  —  sans 
pouvoir  toutefois  renoncer  à  lancer  encore  de 
temps  à  autre  contre  la  nouvelle  école,  alors 
au  plein  de  son  triomphe,  quelques  flèches 
plus  ou  moins  acérées,  par  exemple,  en  ^833  : 
De  la  littérature  romantique,  lettre  à  M.  Vic- 
tor Hugo  (iu-S"  de  47  pages);  —  en  ^838  : 
Le  Théâtre-Français  depuis  cinquante  ans, 
—  etc. < 

Ses  meilleures  pièces  restèrent  longtemps 
au  répertoire;  l'étude  que  nous  ferons  de  ses 
Œuvres  dira  s'il  n'y  aurait  pas  avantage  à  en 
reprendre  quelques-unes. 

1.  Il  publia  de  plus  en  1832  un  roman  intitulé  la 

Misanthrope  du  Marais  ou  la  jeune  Bretonne, 
in-80;  et  en  1836,  le  Testament,  comédie  en  trois 
actes  et  en  prose,  non  représentée. 


IX 

Caractère  de  Duval.  —  La  Bretagne, 
*■  Rennes. 

Quoique  depuis  l'âge  de  vingt  ans,  Alexan- 
dre Duval  ait  habité  Paris  presque  toute  sa 
vie.  il  resta  toujours,  de  cceur  et  de  sympathie, 
de  mœurs  et  de  caractère,  très  Breton.  Il  aimait 
fort  à  voir  des  Bretons,  il  les  attirait  chez  lui, 
les  recevait  toujours  très  bieu,  les  aidait,  les 
patronnait,  les  poussait  par  tous  les  moyens 
en  son  pouvoir. 

Dans  la  notice  qui  précède  sa  comédie  in- 
titulée Une  Aventure  de  Saint-Foix^  il  a  placé 
une  esquisse  intéressante  du  caractère  breton; 
en  voici  quelques  traits  qui  le  peignent  lui- 
même  : 

«  Tous  les  hommes  ont  un  sentiment  de 
prédilection  pour  le  lieu  de  leur  naissance; 
les  Bretons  plus  que  personne,  si  j'en  juge 
d'après  moi.  J'ai  du  plaisir  à  songer  aux 
lieux  où  se  passa  mon  enfance,  aux  compa- 
gnons de  mes  jeux  ;  je  les  revois  avec  le 
plus  vif  intérêt.  La  Bretagne  est  pour  moi 
une  patrie  dans  la  patrie  :  j'ai  conservé  dans 
mon  intérieur  beaucoup  des  mœurs,  des  usa- 


—  41   — 

ges,  de  la  manière  de  vivre  de  ses  habitants. 

«  Je  ne  prétends  pas  que  les  Bretons  soient 
des  hommes  parfaits,  il  s'en  faut.  Ils  ont  con- 
servé de  leur  ancienne  origine  une  certaine 
rudesse,  que  le  temps  n"a  point  effacée.  Ils  ont 
tous  dans  le  caractère  une  certaine  fierté,  qu'en 
beaucoup  do  circoustances  on  pourrait  appeler 
de  l'orgueil. 

«  Peut-être  cet  orgueil  tient-il  à  un  senti- 
ment national  :  ils  se  rappellent  qu'ils  n'ont 
point  été  soumis  par  les  Francs...  Cette  nation, 
presque  insulaire,  n'a  pas  cessé  d'être  indé- 
pendante. En  donnant  une  reine  à  la  France, 
elle  stipula  ses  droits,  qu'elle  a  conservés 
courageusement  jusqu'à  la  Révolution.  Ses 
privilèges  n'étaient  pas  de  vains  titres  :  la 
province  s'administrait  elle-même,  tous  les 
ordres  de  l'état  composaient  son  parlement; 
les  communes  y  avaient  des  franchises  plus 
étendues  qu'eu  aucune  province  de  France; 
le  tiers-état  avait  le  droit  de  discuter  l'impôt; 
les  accents  de  la  liberté  se  sont  fait  entendre 
plus  d'une  fois  dans  les  États  de  Bretagne. 

«  Les  Bretons  ont  pris  une  part  très  active 
à  la  Révolution  :  partout  ils  ont  montré  le 
courage,  partout  la  résistance  opiniâtre,  par- 
tout un  grand  caractère... 

«  Ce  caractère,  je  le  retrouve  dans  chaque 
individu,  isolé  de  la  niasse.  Le  Breton  unit  à 


—  42  — 

riûdoleucc  le  courage  et  Tactivité.  Pour  qu'il 
sorte  de  l'apathie  qui  lui  est  ordinaire,  il  faut 
que  ses  passions  soient  en  jeu,  qu'on  se  montre 
injuste  envers  lui  et  que  son  orgueil  soit  blessé. 
Cet  orgueil,  qui  fait  le  fond  de  son  caractère, 
a  son  origine  dans  un  seutimeat  noble  : 
Tamour  de  la  justice  et  de  l'égalité,  une  indé- 
pendante franchise. 

«  Les  Bretons  ne  connaissent  point  l'ambi- 
tion; s'ils  parviennent  quelquefois  aux  hon- 
neurs, aux  grands  emplois,  c'est  qu'ils  y  sont 
poussés  malgré  eux  par  leurs  talents  ou  par 
leur  épée.  Le  Breton,  fier  et  dédaigneux,  sait 
très  bien  cependant  qu'il  mérite  de  hautes 
situations,  mais  sa  fierté  l'empêchera  toujours 
d'employer  l'intrigue,  qui  si  souvent  les  fait 
obtenir' » 

Cette  horreur  de  l'intrigue,  cette  franchise 
indépendante,  cette  résistance  intraitable  con- 
tre l'injustice  s'exaltaut  dans  la  lutte  jusqu'à 
la  fierté,  l'orgueil,  l'opiniâtreté,  si  c'est  là  le 
Breton,  c'est  aussi  essentiellement  Alexandre 
Duval. 

Avec  cela  un  sens  droit,  solide,  pratique, 
"finement  observateur;  beaucoup  d'esprit,  et 
un  esprit  vif,  délié,  naturel  avant  tout,  détes- 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  l.  IV,  p.  316  à 
322. 


—  43  — 

tant  la  pose,  raffectation,  tout  à  fait  l'anti- 
pode du  pédautisme  et  de  la  préciosité,  de  ce 
joli  caquetage  des  ruelles  du  xvii''  siècle,  des 
salons  du  xviif ,  vanté  sous  le  nom  de  «  bel- 
esprit,  »  attribut  indispensable  de  ce  qu'on 
appelait  alors  un  aimable  écrivain,  un  aima- 
ble auteur. 

Et  cependant  n'arriva-t-il  pas,  un  jour,  que 
tous  les  journaux  de  Paris,  comme  de  concert, 
s'entendirent  pour  décerner  à  Duval  ce  titre 
à' aimable  auteur!  C'était  à  l'occasion  de  sa  jo- 
lie comédie  du  Prisonnier,  jouée  pour  la  pre- 
mière fois  le  2  février  -1798,  et  dont  «  le  succès 
d\\2i  jusqu'à  la  folie.  »  Ce  mot  driimable  avait 
moins  en  vue  les  qualités  personnelles  de 
l'auteur  que  celles  de  sa  pièce,  très  amusante. 
Toutefois  l'expression  était  à  double  entente, 
et  donna  lieu  à  une  scène  assez  curieuse. 

Duval  en  ce  temps-là  étant  venu  à  Renues 
et  ayant  fait  visite  à  une  dame  fort  spirituelle 
de  sa  connaissance,  la  comtesse  de  Lant...', 
celle-ci,  qui  goûtait  fort  sou  bon  sens,  sa 
fiuesse,  son  esprit  naturel  et  sans  apprêt, 
s'amusa  à  le  plaisanter  sur  ce  titre  d'aimable 
auteur  (pris  au  sens  de  bel  esprit)  qu'il 
avait  acquis  tout  récemment.  Après  quoi,  elle 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  III,  p.  10.  Il  faut 
sans  doute  lire  «  Lantivy.  » 


—  44  — 

Tinvita  à  dîaer  pour  le  surlendemain.  Elle 
avait  quelques  amies,  non  de  la  première 
jeunesse,  selon  Duval,  mais  douées  de  grandes 
prétentions  à  la  littérature  et  au  bel-esprit,  et 
qui,  sachant  que  la  comtesse  devait  avoir  à  sa 
table  Cet  auteur  vanté  comme  si  aimable  par 
les  journaux  de  Paris,  ravies  d'avance  à  l'idée 
de  toutes  les  belles  choses  et  de  tous  les  bons 
mots  dont  il  allait  égayer  ce  dîner,  manifestè- 
rent le  désir  détre  de  la  partie.  M™^de  Lant..., 
entrant  dans  cette  idée  et  prévoyant  une 
bonne  scène,  se  hâta  d'inviter  tous  les  bas- 
bleus  ou  semi-bleus  de  la  ville  de  Rennes. 

Le  jour  venu,  cette  galante  et  littéraire  as- 
semblée eut  pendant  tout  le  dîner  les  yeux  et 
les  oreilles  braqués  sur  Duval,  attendant  tou- 
jours les  perles  qui  devaient  sortir  de  sa 
bouche.  Mais  la  vue  de  tous  ces  visages  un 
peu  majeurs  ne  l'inspirait  guère,  apparem- 
ment; il  parla  fort  peu  et,  s'il  faut  l'en  croire, 
tout  à  fait  «  en  bon  bourgeois  et  en  très  vul- 
gaire langage.  »  Ces  dames,  fort  désappoin- 
tées, pensèrent  que,  les  croyant  étrangères  à 
la  littérature,  il  n'osait  s'y  lancer  en  leur 
présence.  Pour  le  détromper,  «  elles  se  mirent 
«  —  dit  Duval  —  à  me  débiter  un  fatras  de 
«  vers  qui  m'arrivaient  à  brùle-pourpoint; 
«  tout  surpris  à  mon  tour  de  cette  intempé- 
«  rance  littéraire,  je  les  regardais  avec  cet 


«  étonnement  qui  tient  de  la  stupidité  :  si 
«  bien  qu'elles  me  prenaient  pour  un  imbé- 
«  cile,  et  moi  je  les  tenais  pour  des  folles  ^  » 

Quelques  jours  après,  étant  retourné  chez 
la  comtesse,  il  eut  le  mot  de  l'énigme  : 

—  Ab  !  vraiment,  monsieur  \ aimable  au- 
teur —  dit-elle  avec  un  malin  sourire  —  vous 
ignoriez  qu'il  y  eût  parmi  vos  compatriotes 
d'aussi  aimables  muses.  J'ai  voulu  vous  mettre 
en  relation  avec  elles,  les  faire  jouir  de  votre 
amabilité;  vous  avez  mal  répondu  à  ma  poli- 
tesse; vous  pouvez  compter  que  nos  muses 
ont  de  vous  maintenant  la  plus  triste  idée... 

Et  eu  riant  franchement  elle  ajouta  :  —  Si 
cette  petite  comédie,  que  je  me  suis  donnée, 
ne  vaut  pas  les  vôtres,  elle  m'aura  toujours 
bien  amusée. 

Duval,  on  le  pense,  rit  de  bon  cœur  de  cette 
plaisante  mystification. 

t.  Œuvres,  III,  p.  12. 


X 

Affections  de  famille.  —  Un  arrière-petit- fils. 

Les  affections  et  les  sentiments  de  famille 
étaient  très  forts,  très  vifs,  très  profonds  chez 
Alexandre  Duval  et  chez  ses  deux  frères.  Il 
avait  un  culte  pour  ses  parents;  dans  ses 
Souvenirs,  il  fait  le  plus  touchant  éloge  de 
son  père,  mort  à  soixante-seize  ans  en  I80G, 
et  de  sa  mère  qui  vivait  encore  à  Rennes  en 
•1822,  âgée  de  quatre-vingt-onze  ans  ^ 

Jai  entre  les  mains  des  lettres  inédites  de 
lui,  dans  lesqi^elles  sa  vive  affection  pour  ses 
frères,  ou  plutôt  la  mutuelle  affection  des 
trois  frères  entre  eux,  s'exprime  de  la  façon 
la  plus  vive  et  la  plus  vraie:  j'en  vais  citer 
quelques  passages,  ou  en  jugera. 

Eu  ^794,  Amauri  et  Alexandre  Duval  sont  à 
Rennes,  à  passer  quelque  temps  dans  leur 
famille;  Henri,  le  plus  jeune,  retenu  à  Nantes 
oii  il  avait  une  place  dans  une  maison  de 
commerce,  ne  peut  prendre  part  à  cette  réu- 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  III,  p.  357  cl  suiv., 
dans  la  notice  qui  précède  la  comédie  des  Tuteurs 
vengés. 


niou.  Le  20  septembre  (30  fructidor  au  II), 
Amauri  lui  écrit  : 

«  Pourquoi,  mou  ami,  les  circoustances  te 
«  forceut-elles  de  rester  à  ton  poste!  Avec 
«  quelle  joie  nous  t'aurions  embrassé!  Mais 
«  ce  plaisir-là  ne  nous  est  peut-être  pas  inter- 
«  dit  pour  longtemps.  C'est  à  Paris  que  nous 
«  tâcherons  tous  de  nous  réunir;  c'est  là  que 
«  nous  vivrons  en  frères,  en  amis.  Talents, 
«  fortune,  succès,  revers,  nous  mettrons  tout 
«  eu  commun,  nous  partagerons  tout  eusem- 
«  ble.  » 

Deux  ans  plus  tard,  le  8  décembre  ^796 
(I S  frimaire  an  V) ,  Alexandre  écrit  au  même 
Henri  : 

«  Quelque  chose  qui  puisse  arriver,  si  tu 
«  n'as  plus  rien  à  prétendre  dans  ce  pays-là 
«  (à  Nantes),  pars  et  reviens  trouver  tes  frères, 
«  dont  tu  partageras  la  bonne  et  la  mauvaise 
«  fortune.  Tu  ne  doutes  pas  du  plaisir  que  tu 
«  feras  à  moi  et  à  ma  femme;  nous  t'aimous 
«  sincèrement  et  nous  ne  désirons  rien  tant 
«  que  de  te  voir  fixé  à  Paris.  » 

Et  encore,  le  21  du  même  mois  de  décem- 
bre (!'"'  nivôse  an  V),  du  même  au  même  : 

«  Tu  ne  t'es  point  trompé  sur  nos  senti- 
ce  ments  à  ton  égard,  mon  cher  Henri  :  tant 
«  qu'il  me  restera  un  gîte  et  un  morceau  de 
«  pain,  ils  seront  toujours  à  ton  service.  Tu 


—  48  — 

«  n'avais  pas  besoin  de  m'annoncer  et  ton 
«  arrivée  à  Paris  et  tes  projets.  Nous  nous 
«  connaissons  assez,  nous  autres,  pour  savoir 
«  que  ce  que  l'un  a,  l'autre  peut  y  prétendre. 
«  Viens  donc  vite  embrasser  ton  frère,  et  ma 
«  femme,  et  surtout  ta  petite  nièce  qui  se 
«  porte  à  ravir.  Notre  frère  Amauri  n'est  plus 
a  de  notre  ménage,  mais  nous  n'en  sommes 
«  pas  moins  unis  et  nous  le  serons  toujours, 
«  je  l'espère.  C'est  bien  le  diable  si,  de  trois 
«  frères  unis  par  l'amitié  et  qui  ne  sont  pas 
«  sans  taleuts,  un  au  moins  ne  trouvait  pas 
«  le  moyen  de  se  tirer  d'affaire,  et  alors  cet 
«  un-là  aidera  les  autres.  Je  me  rappelle  une 
«  vieille  sentence  de  notre  vertueuse  mère, 
a  qui  nous  a  dit  plus  d'une  fois  que  les 
«  familles  unies  prospèrent.  Ainsi  soit-il  !  » 

On  trouve  aussi  dans  ces  lettres,  ainsi  que 
dans  plusieurs  passages  des  OEuvres  d'Alexan- 
dre Duval,  d'irrécusables  témoignages  de  sa 
vive  et  profonde  tendresse  pour  sa  femme 
et —  comme  il  les  nomme  d'habitude  —  pour 
«  ses  deux  chères  petites  filles.  »  Car  il  n'avait 
pas  de  fils;  il  laissa  seulement  deux  filles, 
dont  l'une  fut  mariée  àuu  Breton,  M.  Mazois, 
architecte  et  archéologue  d'un  grand  talent', 

1.  Né  à  Loricnt  le  2  oclobre  1783,  morl  à  Paris 
le  31  décembre  1826. 


—  49  — 

et  qui  malgré  une  mort  prématurée  a  laissé 
deux  beaux  ouvrages,  toujours  cités,  sur  les 
monuments  de  l'architecture  romaine  :  les 
lîuines  de  Pompé i  (1809  à  1811)  et  le  Palais 
de  Scaurus  (1819). 

Quant  à  l'autre  fille  d'Alexandre  Duval, 
nous  n'avons  pu  trouver  le  nom  de  son  mari, 
mais  nous  savons  celui  de  son  petit-fils.  C'est 
le  nom  d'un  grand  artiste,  d'un  grand  pa- 
triote, tombéjglorieusemeut,  il  y  a  vingt  ans, 
en  défendant  la  patrie. 

Ce  petit-fils,  c'est,  ou  plutôt  c'était  Henri 
Regnault,  ce  jeune  peintre  d'un  si  grand  ta- 
lent, à  vingt  ans  déjà  un  maître,  tué  à  Buzen- 
val  en  combattant  les  Prussiens,  le  19  janvier 
1871. 

Une  biographie  d'Henri  Regnault,  publiée 
en  1872,  mentionne  M™^  Mazois  (morte  le 
21  octobre  1806)  comme  étant  sa  grand'tante, 
la  sœur  de  sa  grand'mère;  cette  grand'mère 
était  donc  nécessairement  l'autre  fille  d'Alexan- 
dre Duval.  Et  quand  le  savant  J.-B.  Dumas 
annonça  à  l'Académie  des  Sciences  (le  30  jan- 
vier ^871)  la  mort  d'Henri  Regnault  :  «  Cette 
«  grande  douleur,  dit-il,  vivement  ressen- 
«  tie  par  tous,  l'est  plus  particulièrement  par 
«  trois  classes  de  l'Institut  :  l'Académie  Fran- 
«  çaise,  dont  l'aïeul  d'Henri  Regnault  faisait 
«  partie  »  (c'est  d'Alexandre  Duval  qu'il  s'a- 

3 


—  50  — 

git,  et  aïeul  est  ici  pour  bisaïeul)  ;  «  l'Académie 
«  des  Sciences,  dont  son  père  est  depuis  long- 
«  temps  l'honneur;  lAcadémie  des  Beaux- 
«  Arts,  qui  perd  en  lui  son  espérance  et  son 
«  printemps  ^ .  » 

Cette  palme  funèbre  du  petit-fils  (arrière- 
petit-fils),  toute  fraîche  et  toute  brillante,  ra- 
nime et  ravive  en  quelque  sorte  le  nom  et  la 
gloire  de  l'aïeul. 

Tous  deux  artistes,  tous  deux  dévoués  à  la 
France  ;  unis  non  pas  seulement  par  le  sang, 
mais  par  un  même  amour  passionné  de  lart 
et  de  la  patrie. 

Voyant  la  France  envahie,  Alexandre  Duval 
n'avait  pas  hésité  à  prendre  le  mousquet,  à 
aller  combattre  les  Prussiens,  et  il  avait  eu  le 
bonheur  de  contribuer  à  les  chasser  du  pays. 

Xon  moins  généreux,  non  moins  vaillant, 
son  petit-fils  a  été  moins  heureux.  Il  a  eu 
toutefois  le  plus  graud  honneur  qui  puisse 
échoir  à  un  fils,  à  un  Français  :  il  a  donné  sa 
vie  pour  sa  mère,  c'est  à  dire,  pour  la  France. 

1.  Communiqué  par  M.  Saulnier,  conseiller  a  la 
Cour  (l'Appel  de  Rennes. 


DEUXIÈME  PARTIE 


LE  THÉÂTRE  D'ALEXANDRE   DUVAL 


Vocation  dramatique. 

Avant  d'examiner  le  théâtre  de  Duval,  den 
apprécier  la  valeur,  d'en  faire  connaître  les 
principales  œuvres,  il  convient  d'exposer 
les  circonstances,  les  sentiments  qui  le  pous- 
sèrent dans  la  carrière  dramatique,  les  dispo- 
sitions desprit  qu'il  y  apporta.  Lui-même  a 
pris  soin  de  nous  l'apprendre  en  quelques 
pages  fort  intéressantes  sur  l'état  du  théâtre, 
et  spécialement  de  la  Comédie-Française,  à  la 
veille  de  ^789,  c'est-à-dire  au  moment  même 
où  s'élaborait  sa  vocation  ^  : 

1.  Notice  sur  l'état  actuel  du  théâtre  en 
France  (en  1828),  p.  xxxviii. 


«  La  Comédie-Française,  avant  ^789,  était 
un  établissement  tout  royal.  Les  grands  talents 
qui  en  faisaient  la  gloire  inspiraient  à  un 
public  instruit  le  plus  grand  intérêt.  Un  début 
d'acteur,  une  pièce  nouvelle,  une  anecdote  de 
coulisse  suffisait  pour  occuper  la  grande 
société,  qui  se  passionnait  plus  ou  moins  pour 
telle  actrice,  pour  tel  ouvrage. 

«  A  cette  époque,  toutes  les  loges  étaient 
louées  à  Tannée  par  la  cour  et  la  baute  finance. 
Dans  la  classe  des  gens  riches  et  distingués, 
il  eût  été  du  plus  mauvais  ton  qu'une  femme 
n'eût  pas  pu  dire  :  «  Je  vous  attends  ce  soir 
«  dans  ma  loge.  » 

«  Le  parterre  se  composait  de  tous  les 
jeunes  gens  que  leurs  études  appelaient  à 
Paris  et  qui,  possédant  déjà  dans  leur  mé- 
moire tous  les  passages  remarquables  de 
Racine  et  de  Corneille,  venaient  juger  les 
acteurs  dans  les  pièces  qu'ils  avaient  appris  à 
admirer  dès  leur  enfance.  S'ils  étaient  quel- 
quefois bruyants  et  sévères ,  le  plus  sou- 
vent ils  montraient  cet  enthousiasme  qui  est 
dans  le  caractère  de  la  nation;  cet  enthou- 
siasme s'emparait  bientôt  des  loges  et  donnait 
aux  représentations  de  ce  temps-là  une  vi- 
vacité, une  chaleur  qui  n'avaient  rien  de 
factice  et  ne  ressemblaient  nullement  aux  ap- 
plaudissements calculés  des  claqueurs  de  nos 


—  33  — 

jours...  L'orchestre  n'était  rempli  que  de  vieux 
amateurs,  qui  faisaient  de  l'art  dramatique  le 
plaisir  de  leur  vieillesse,  et  pour  qui  le  moin- 
dre évèuemeut  au  théâtre  devenait  une  afTaire 
priucipalc.  Il  était  donc  impossible  qu'un  art, 
qui  faisait  le  charme  de  la  haute  société  et  de 
toute  la  jeunesse  instruite,  ne  fît  pas  des  pro- 
grès rapides... 

«  Oh!  qu'alors  il  était  beau,  cet  art  du 
théâtre  !  Que  de  fois,  à  mon  arrivée  à  Paris, 
j'allai  porter  mes  légères  économies  auThéàtre- 
Fraucais,  économies  qui  pesaient  jusque  sur 
mes  repas.  Dès  le  matin  du  jour  que  je  déro- 
bais à  mes  occupations,  disons  mieux,  à  mes 
devoirs,  je  jouissais  par  anticipation  des  plai- 
sirs que  j'allais  éprouver.  Je  n'entrais  pas 
sans  une  secrète  émotion  dans  le  temple  de 
l'art.  Presque  toujours  l'un  des  premiers  sur 
les  banquettes  du  parterre,  tout  entier  à  mes 
méditations,  je  cherchais  à  me  rappeler  les 
morceaux  les  plus  remarquables  de  l'ouvrage 
que  l'on  allait  jouer.  .Je  n'avais  d'autre  idée 
que  la  pièce...  Bieutôt  l'orchestre  se  faisait 
entendre,  la  toile  se  levait... 

«  Alors  mon  attention,  incessamment  fixée 
sur  le  théâtre,  sur  l'acteur,  me  faisait  éprou- 
ver tous  les  sentiments  qu'il  voulait  peindre. 
Tout  m'en  paraissait  grand,  sublime,  admi- 
rable... Mon  imagination  allait  jusqu'à  em- 


—  34  — 

bellir  toute  la  scène  :  ces  toiles  effacées  qui 
prétendaient  représenter  le  palais  des  Atrides. 
ces  Athéniens,  si  mal  velus  alors,  me  parais- 
saient tels  qu'ils  auraient  dû  être.  L'énergie 
des  pensées,  le  charme  du  style,  le  talent  des 
acteurs  relevaient  à  mes  yeux  le  peu  de  luxe 
de  la  maison  régnante.  Je  ne  voyais  que  les 
héros,  je  n'entendais  que  leur  langue  mélo- 
dieuse, je  n'étais  ému  que  de  leurs  peines,  je 
n'avais  de  larmes  que  pour  leurs  malheurs,  et 
cette  émotion  si  vive,  qui  souvent  m'oppres- 
sait comme  une  souffrance,  ne  me  quittait 
qu'à  la  fin  de  la  pièce,  et  encore  pour  se  faire 
regretter. 

«  Voilà  ce  qu'éprouvaient  les  jeunes  gens 
aux  représentations  du  Théâtre-Français.  » 

Voilà  surtout  ce  qu'éprouvait  Alexandre 
Duval. 

Ce  goût  inné,  très  élevé,  très  littéraire, 
mais  si  vif,  si  passionné,  pour  les  œuvres  et 
les  représentation  théâtrales,  devait  forcément 
le  pousser  —  s'il  se  sentait  le  talent  d'écrire 
—  à  s'essayer  dans  le  genre  dramatique.  Il  y 
avait  là,  en  effet,  dans  l'ordre  littéraire,  une 
véritable  vocation.  Ses  essais  étant  bientôt 
devenus  des  succès,  cette  vocation  décida  de 
toute  sa  carrière. 


II 

Vue  générale  du  théâtre  d'Alexandre  Duval. 

Dès  1791,  il  fit  représenter  un  drame  en 
trois  actes  intitulé  le  Maire,  et  eu  ^792,  un 
vaudeville  [le  Dîner  des  Peuples)^  imité  des 
Chevaliers  d'Aristophane  ;  mais  comme  il  a 
jugé  ces  deux  pièces  de  circonstance  trop  mé- 
diocres pour  prendre  place  dans  le  recueil  de 
ses  Œuvres,  nous  daterons  le  commencement 
de  sa  carrière  dramatique  de  la  première  de 
ses  comédies  reproduites  dans  ce  recueil,  la 
Vraie  Bravoure,  représentée  le  -13  frimaire 
au  II  (3  décembre  1793).  La  dernière  pièce 
donnée  par  lui  au  théâtre  [Charles  II  à  Wood- 
s(och)  fut  jouée  le  M  mars  1828.  Dans  cet 
espace  de  trente-c|uatre  ans,  Alexandre  Duval 
produisit  plus  de  cinquante  œuvres  drama- 
tiques. L'édition  générale  publiée  par  lui  de 
1822  à  1825  en  contient  quarante-neuf,  mais 
il  faut  joindre  Charles  II  à  Woodstock,  joué 
trois  ans  après,  sans  parler  de  cinq  ou  six 
autres  comédies  sans  importance,  non  recueil- 
lies. Nous  donnerons  à  la  fin  de  cette  étude 
une  liste  complète  de  ses  pièces  dans  l'ordre 
chronologique.  Ou  y  trouve  tous  les  genres. 


—  36  — 

depuis  le  petit  acte  en  prose  agrémenté  de 
couplets  jusqu'à  la  grande  comédie  en  cinq 
actes  et  en  vers,  jusqu'au  drame;  il  y  a 
même  une  tragédie  en  vers  qui  —  circon- 
stance atténuante  —  ne  fut  jamais  représentée. 

Ce  qu'  domine  dans  ce  plantureux  théâtre, 
c'est  la  petite  comédie  ou  comédie  de  genre, 
en  un  acte  d'ordinaire,  trois  au  plus,  quelque- 
fois en  prose  d'un  bout  à  l'autre,  plus  souvent 
mêlée  de  musique,  tantôt  seulement  quelques 
petits  couplets  rentrant  dans  le  genre  du  vau- 
deville, tantôt  des  morceaux  plus  étendus, 
qui  prétendent  à  lopéra-comique  :  sur  les 
cinquante  pièces  de  DuvaP,  la  petite  comé- 
die, comme  on  vient  de  la  définir,  n'en  reven- 
dique pas  moins  de  vingt-quatre,  c'est-à-dire 
la  moitié.  On  y  trouve  ensuite  onze  comédies 
historiques,  cinq  drames  plus  ou  moins  histo- 
riques, huit  grandes  comédies  de  caractère 
en  cinq  actes  et  en  vers,  enfin  un  grand  opéra 
et  une  tragédie,  l'un  et  l'autre  non  représen- 
tés. 

L'inspiration  générale,  essentielle  de  tout 
ce  théâtre  est  éminemment  morale  :  les  affec- 
tions de  la  famille  et  de  la  patrie,  le  sentiment 
du  devoir,  la  générosité,  la  fierté  du  caractère, 

1.  Les  quarante -neuf  pièces  du  recueil  de  ses 
Œuvres,  et  Charles  II  à  Woodstock. 


—  37  — 

l'horreur  de  tout  ce  qui  est  bas,  vil,  cruel;  le 
vieil  honneur  et  la  vieille  morale,  celle  sur 
laquelle  reposent  depuis  qu'elles  existent  toutes 
les  sociétés  chrétiennes  et  civilisées,  —  voilà 
le  fond,  la  doctrine  (si  Ton  peut  ainsi  parler) 
de  toutes  ces  pièces.  Non  pas  qu'on  n'y  puisse 
trouver  dans  quelques  personnages  le  déve- 
loppement de  passions  mauvaises,  le  spec- 
tacle de  mœurs  fâcheuses  :  la  vérité  artis- 
tique et  dramatique  ne  permet  pas  d'écarter 
complètement  ces  peintures.  Mais  ce  que  l'on 
ne  voit  jamais  chez  Duval,  c'est  l'apologie  du 
mal  et  du  vice;  c'est  l'antithèse  —  si  fré- 
quente aujourd'hui  sur  la  scène  —  de  la  pas- 
sion et  du  devoir,  aboutissant  à  l'apothéose 
de  la  passion,  à  la  défaite,  à  la  condamnation 
du  devoir. 

L'auteur  —  qu'on  l'entende  bien  —  ne  songe 
jamais  à  s'ériger  en  docteur,  en  moraliste,  en 
prédicateur;  seulement  chez  lui  le  mal  est  le 
mal,  le  bien  est  le  bien,  et  par  ailleurs  il  vise 
uniquement  à  intéresser,  amuser  les  specta- 
teurs. 


III 

Comédies  de  caractère  et  comédies  de  genre. 

Il  s'y  entendait  fort  bien,  paraît-il,  car  sur 
les  cinquante  pièces  dont  nous  parlons,  qua- 
rante-trois furent  représentées,  et  sauf  trois, 
toutes  réussirent.  Quelques-unes  eurent  un 
succès  formidable,  uu  succès  qui  alla,  dit 
Duval  lui-même,  «  jusqu'à  la  folie  '.  »  Mais  ce 
sont  ses  comédies  de  genre  et  ses  comédies  his- 
toriques qui  plurent  surtout  au  public;  beau- 
coup d'entre  elles  ont  gardé  jusqu'à  présent 
un  mérite  réel,  une  saveur  très  appréciable. 

Quant  aux  grandes  comédies  de  caractère, 
considérées  sous  l'Empire  et  sous  la  Restaura- 
tion comme  le  principal  titre  d'Alexandre 
Duval  et  dont  plusieurs  eurent  aussi  un  grand 
succès,  aujourd'hui  elles  ne  sont  pas  lisibles. 
Versification  molle  et  prosa'ique,  dialogue 
prolixe  et  délayé  ;  faiblesse  ou  plutôt  absence 
d'action  dramatique,  remplacée  par  des  con- 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  t.  III,  p.  8;  il 
dit  cela  à  l'occasion  de  la  comédie  du  Prisonnier, 
jouée  en  1798,  qui  eut  des  centaines  de  représen- 
tations. 


—  o9  — 

versations,  des  dissertations  sans  fin  sur  tel 
défaut  ou  telle  vertu  ;  longues  platebandes  de 
vers  géométriques  où  fleurissent  l'ennui  et  le 
lieu  couiuum  :  voilà,  pour  nous,  l'aspect  gé- 
néral de  ces  «  grandes  comédies  »  tant  van- 
tées par  leurs  contemporains  ^ . 

Tout  au  plus  ferait-on  une  exception  pour 
le  Tyran  domestique  (1805).  qui  nous  pré- 
sente un  père  de  famille,  très  honnête  homme 
tout  cousu  de  vertus,  mais  dont  le  caractère 
acariâtre ,  affreusement  grognon  et  despo- 
tique, fait  le  supplice  de  tous  les  siens,  au 
point  que  ses  enfants,  sa  femme,  ses  servi- 
teurs, n'y  pouvant  tenir,  l'abandonnent  les 
uns  après  les  autres,  et  ne  réussissent  à  le 
mater,  ou  du  moins  à  le  rendre  un  peu  so- 
ciable, qu'en  le  réduisant  à  une  complète  so- 
litude. Cette  péripétie,  qui  prête  quelque  res- 
sort à  l'action,  le  sentiment  des  affections  de 
famille  toujours  très  vif  chez  Duval,  donnent 

1.  Les  pièces  de  Duval  qu'on  peut  ranger  dans 
celte  classe  sont  :  le  Tyran  domestique,  repré- 
senté en  1805,  —  le  Chevalier  d'industrie  (1809), 
—  la  Femme  misanthrope  (1811),  —  la  Manie 
des  grandeurs  (1817),  —  la  Fille  d.'honneur 
(1818),  —  le  Faux  bonhomme  (1821),  — 
l'Orateur  anglais  ou  l'Ecole  des  députés,  —  et 
le  Complot  de  famille  :  ces  deux  dernières  pièces 
non  représentées. 


—  60  — 

un  peu  de  vie  cà  cette  pièce  et,  sans  en  faire 
un  chef-d'œuvre,  en  rendent  la  lecture  sup- 
portable. 

Les  petites  comédies  et  les  comédies  histo- 
riques de  notre  auteur  ne  sont  point  sans 
doute  irréprochables.  Le  style  en  est  généra- 
lement faible  —  c'est  là  le  grand  défaut  de 
Duval,  —  le  dialogue  trop  peu  serré.  Mais  ici 
ces  défauts  sont  rachetés,  atténués,  dissimulés 
par  des  qualités  de  premier  ordre. 

Ces  pièces  reposent  presque  toutes  sur  des 
données  ingénieuses  et  amusantes.  L'action 
en  est  menée  vivement,  avec  beaucoup  d'es- 
prit, beaucoup  d'entente  de  la  scène  et  des 
jeux  de  scène,  de  façon  à  surprendre,  intri- 
guer, amuser  le  spectateur  et  le  tenir  con- 
stamment en  haleine.  Les  moyens  employés 
pour  atteindre  ce  résultat  sont  variés  ;  un  qui 
revient  souvent,  c'est  le  quiproquo;  on  a  par- 
fois reproché  à  l'auteur  d'eu  trop  user;  mais 
il  en  use  si  bien,  il  sait  si  bien  en  varier  la 
forme  et  les  effets,  que  ce  grief,  vu  de  près, 
se  tourne  en  éloge. 

Les  meilleures,  parmi  les  petites  comédies 
de  Duval,  sont  les  Héritiers  (1796),  —  le  Pri- 
sonnier (^798),  —  les  Projets  de  mariage 
(1798),  —  le  Trente  et  Quarante  (1799),  — 
Maison  à  vendre  (1801),  —  Une  aventure  de 


—  6^  — 

Saint-Foix  (1802),  —  Shakespeare  amoureux 
(1 804) ,  —  la  Tapisserie  {\  808) . 

Vieutlraieut  ensuite  :  la  Manie  d'être  quelque 
chose  (1795),  —  l'Oncle  valet  (1798),  —  les 
Tuteurs  vengés  (1799),  —  l' Officier  enlevé 
(1819),  —  le  Jeune  homme  en  loterie  (1821), 
—  les  Suspects  (1793)  et  le  Souper  imprévu 
(1796),  deux  pièces  de  circoustance  assez 
gaies  ^ . 

Nous  analyserons  plus  loin  avec  détail  quel- 
ques-unes de  ces  pièces.  Voulez-vous  d'ailleurs 
juger  tout  de  suite  de  la  différence  entre  les 
grandes  et  les  petites  comédies  de  Duval? 
Lisez,  comparez  entre  elles  sa  Mcmie  d'être 
quelque  chose  (1793)  et  sa  Manie  des  gran- 
deurs (1817).  Le  fond  des  deux  pièces  est  le 
même,  c'est-à-dire  qu'eu  l'une  et  l'autre, 
c'est  le  même  travers  qui  est  mis  sur  les 
planches,  qui  est  joué  et  satirisé.  La  pre- 

1.  Les  autres  petites  comédies  d'Alexandre  Duval, 
imprimées  dans  le  recueil  de  ses  Œuvres,  sont  : 
la  Vraie  bravoure  (n 93),  —  Bella  ou  la  Femme 
aux  deux  Maris  (1795),  —  le  Vieux  château 
(1798),  —  la  Maison  du  Marais  (1800),  —  la 
Méprise  volontaire  (1805),  —  les  Artistes  par 
occasion  (1807),  —  le  Vieil  amateur,  comédie- 
prologue  pour  l'inauguration  de  l'Odéon  (1808)  — 
le  Retour  d'un  Croisé  (1810),  —  le  Prince 
Troubadour  (1813). 


—  62  — 

mière  est  une  esquisse  à  grands  traits,  une 
charge  très  gaie,  vivement  enlevée,  qui  ne 
réussit  point  parce  qu'elle  frondait  trop  crû- 
ment et  peignait  trop  fidèlement  certains 
ridicules  très  puissants  alors,  —  mais  qui 
n'en  reste  pas  moins  une  très  bonne  carica- 
ture. L'autre  pièce  consiste  en  une  longue 
série  de  plaidoyers  solennels  ou  plutôt  de 
dissertations  empesées,  sentencieuses,  pour  et 
contre  l'ambition,  lesprit  d'intrigue,  la  cour- 
tisanerie,  etc.,  le  tout  d'un  ennui  mortel. 
Mais  une  petite  comédie  fort  amusante,  c'est 
l'histoire  de  cette  ennuyeuse  grande  comédie, 
comme  Tauteur  lui-même  nous  la  raconte  et 
comme  on  va  la  lire,  d'après  lui. 


IV 

Petite  comédie  tirée  cVune  grande. 

C'est  GQ  ^8^l  que  Duval  perpétra  sa  Manie 
des  grandeurs,  en  cinq  actes  et  en  vers  ;  il 
s'était  retiré  pour  cela  à  la  campagne.  Le 
crime  commis,  il  rentra  à  Paris,  «  presque 
certain,  dit -il  naïvement,  d'avoir  «  fait  un 
bon  ouvrage.  »  Toutefois,  avant  de  le  mettre 
au  théâtre,  il  voulut  prendre  l'avis  de  ses 
meilleurs  amis,  gens  de  goût  en  qui  il  avait 
confiance,  dont  il  convia  une  demi-douzaine,  et 
pour  les  bien  disposer,  croyait-il,  à  l'égard  de 
son  nouvel  enfant,  il  leur  fit  préparer  un  dîner 
fin,  petits  plats,  bons  vins,  liqueurs  des  îles;  il 
eut  même  l'attention,  afin  de  laisser  à  leurs 
langues  plus  de  liberté,  d'envoyer  au  dehors, 
chez  des  parents,  sa  femme  et  ses  filles.  Le 
dîner  fut  très  joyeux  :  Champagne  à  discrétion, 
contes  plaisants,  chansons  légères,  et  même 
«  bonnes  grosses  bêtises  \  »  avec  accompa- 
gnement de  rires  sonores,  —  feu  roulant 
jusqu'au  café.  Pour  les  convives  c'était  là  le 
principal  de  la  fête,  pour  Duval   c'en  était 

1.  Voir  Œuvres  d'Alex.  Duval,  VII,  355. 


—  64  — 

seulement  le  prologue.  «  Aussitôt  après  le 
a  dîner,  dit-il,  je  réclamai  le  silence  de  mon 
ce  auditoire,  et  je  commençai  ma  lecture.  » 

Quelle  tuile  pour  ces  malUeureux  !  Au  lieu 
d'expectorer  joyeusement  de  «  bonnes  grosses 
bêtises,  »  —  recevoir  à  pic  sur  la  tête  des  dou- 
ches interminables  d'alexandrins  à  la  glace.  La 
surprise  fut  si  forte,  la  sensation  si  cruelle, 
la  stupéfaction  telle,  que  pendant  les  deux 
premiers  actes  personne  ne  dit  ouf.  Au 
troisième,  les  victimes  reprirent  leurs  sens 
et  les  fumées  du  Champagne  délièrent  les 
langues;  alors  tout  le  monde  protesta.  «  On 
«  se  permit  des  réflexions  (dit  Duval  scanda- 
«  lise);  chacun  blâmait,  approuvait,  ou  plutôt 
«  faisait  une  pièce  à  sa  manière.  Plus  favan- 
«  çais,  moins  Von  prenait  intérêt  à  ma  corné- 
«  die.  Je  fis  bonne  contenance  jusqu'à  la  fin; 
«  mais  le  dénouement  ne  les  satisfaisant  pas 
«  plus  que  le  reste,  ils  crurent  de  leur  devoir 
a  de  m'avertir  que  je  m'étais  complètement 
«  trompé,  que  cet  ouvrage  ne  pouvait  obtenir 
«  aucun  succès  ;  pour  mon  repos  et  pour  ma 
«  gloire,  ils  me  conseillèrent  de  ne  pas  le 
«  livrer  au  public.  Enfin,  en  s'en  allant,  ils 
«  disaient  : 

«  —  Décidément,  ce  pauvre  Duval  commence 
«  à  radoter  ;  il  nous  a  donné  un  bon  dîner, 
«  mais  il  nous  a  régalés  d'une  fichue  pièce.  » 


—  65  — 

L'auteur  était  navré,  atterré,  il  ne  s'en 
cache  pas.  «  Accablé  du  coup  qui  détruisait 
«  toutes  mes  espérances,  je  n'entendais  plus 
«  les  critiques.  Je  ne  pense  pas  avoir  éprouvé 
«  de  ma  vie  une  sensation  plus  pénible.  Croyant 
«  avoir  fait  une  bonne  pièce,  je  réunis  des 
«  juges  éclairés,  presque  tous  mes  sincères 
«  amis;  on  l'écoute,  on  la  juge;  on  ne  la  trouve 
«  pas  même  digue  d'être  présentée  au  public! 
«  C'en  était  donc  fait  de  tous  mes  grands 
«  projets!  Je  devais  renoncer  pour  toujours  à 
«  la  carrière  dramatique!...  Telles  étaient  mes 
«  réflexions...  Resté  seul,  je  continuai  à  me 
«  livrer  à  mes  tristes  pensées...  ^  » 

Le  pauvre  homme  fait  pitié.  Sa  femme  et 
ses  filles  rentrent  du  dehors  où  il  les  avait 
envoyé  dîner.  Il  leur  conte  son  infortune; 
pour  toute  réponse.  M"'-  Duval  «  se  dépite 
«  d'avoir  ordonné  un  grand  dîner,  dont 
«  on  les  avait  exclues,  pour  des  gens  qui 
«  n'avaient  pas  le  sens  commun.  »  Eu  d'autres 
termes,  la  bonne  dame  gronde  d'avoir  été 
mise,  comme  une  intruse,  à  la  porte  du  logis 
pendant  qu'on  faisait  chez  elle  grand  festival. 
Belle  consolation  pour  le  patient!  Aussi  prie- 
t-il  ces  dames  de  le  laisser  tranquille  et  va  se 
mettre  au  lit,  mais  sans  pouvoir  fermer  l'œil 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  VII,  352,  353, 


—  66  — 

de  la  nuit.  «  Et  le  lendemain,  ajoute-t-il  do- 
«  lemment  en  forme  de  conclusion,  le  lende- 
«  main  j'enfouis  mon  manuscrit  dans  un 
«  vaste  carton,  et  complètement  découragé, 
0  je  restai  deux  ans  sans  travailler,  sans  même 
«  en  avo'F  le  désir.  » 

N'y  a-t-il  pas  là  déjà  un  bon  sujet  de  co- 
médie? Mais  ce  nest  pas  fini. 

Au  bout  de  deux  ans  (en  -1813),  une  cir- 
constance fortuite  remet  sous  les  yeux  de  Du- 
val  le  manuscrit  de  cette  malheureuse  comé- 
die, si  tristement  reléguée  dans  les  limbes, 
comme  un  enfant  sans  baptême.  Plein  de 
complaisance  pour  cet  avorton,  il  lit  la  pre- 
mière scène,  elle  lui  plaît;  il  continue,  il  va 
jusqu'au  bout,  et  se  confirme  de  plus  en  plus 
dans  la  conviction  que  «  son  petit  est  mignon,  » 
qu'on  lui  a  fait  un  passe-droit,  une  affreuse 
injustice;  qu'il  est  de  son  devoir  à  lui,  le  père, 
de  réhabiliter  ce  pauvre  paria  condamné. 

Il  fera  de  nouveau  appel  à  un  aréopage 
amical;  dans  cet  aréopage  il  convoquera  de 
nouveau  ceux  des  premiers  juges  qu'il  a  en- 
core sous  la  main;  de  nouveau  il  leur  donnera 
à  dîner.  Comment,  dès  lors,  espérer  meilleure 
sentence? 

C'est  là  qu'il  eut  une  illumination  de  génie. 
Il  fera  dîner  les  juges,  oui,  —  mais  il  leur 
lira  sa  pièce  avant  le  dîner,  non  après. 


—  67  — 

L'épreuve  s'accomplit  de  nouveau  dans  ces 
conditions;  elle  réussit  parfaitement;  tous  les 
juges  sans  exception,  même  ceux  qui  deux  ans 
auparavant  l'avaient  trouvée  détestable,  pro- 
clament la  comédie  excellente.  Duval  jubile, 
triomphe,  et  en  racontant  cette  histoire  il  se 
tue  à  expliquer  honnêtement  la  palinodie  de 
laréopage.  Mais  il  se  garde  d"en  dire  le  vrai 
motif,  la  raison  philosophique,  bien  aisée 
pourtant  à  découvrir.  Elle  tient  tout  entière 
en  deux  proverbes,  l'un  français,  l'autre  latin. 

In  vino  veritas  :  voilà  l'explication  natu- 
relle et,  on  peut  le  dire,  péremptoire  de  la 
condamnation  portée  en  (811  par  les  convives 
de  Duval. 

Ventre  affamé  n'a  point  d'oreilles  :  cela 
explique  encore  mieux,  s'il  est  possible,  la 
palinodie  des  mêmes,  en  -1813.  Voyez- vous 
les  malheureux  condamnés  à  subir,  avant  de 
dîner,  ces  cinq  actes  interminables!  pendant 
que  tombe  sur  eux  comme  un  givre  cette  pluie 
d'alexandrins,  à  quoi  croyez-vous  qu'ils 
pensent?  Au  dîner.  Les  vers  ont  beau  bruire 
à  leurs  oreilles,  ils  n'en  entendent  pas  un 
seul  ;  de  toute  leur  âme,  désespérément,  ils 
aspirent  à  la  fin  du  supplice.  Le  supplice  fini, 
à  quoi?  Au  dîner,  plus  que  jamais,  la  fatigue 
intense  ayant  aiguisé  la  faim.  Et  ils  iraient 
critiquer  l'auteur,  discuter  avec  lui,  c'est-à- 


—  68  — 

dire  retarder  iadéfmiment  la  venue  du  potage  ? 
Allons  donc,  ils  n'y  songent  pas  ;  d'à  Heurs,  ils 
n'ont  pas  entendu  un  mot  :  ils  déclarent  tout 
d'une  voix  que  la  comédie  en  bloc  est  un  chef- 
d'œuvre,  donnant  ainsi  du  même  coup  toute 
satisfaction  à  l'auteur...  et  à  leur  estomac. 

Duval,  au  comble  de  la  joie,  se  disposa  dès 
lors  à  faire  jouer  ce  chef-d'œuvre  à  l'Odéon  ; 
mais  il  y  eut  encore  quelque  anicroche,  la 
représentation  fut  retardée;  survinrent  les 
grands  événements  de  JSfi  et  de  1815,  nou- 
veau retard.  Bref  la  Manie  des  Grandeurs, 
tant  ballottée,  ne  fut  représentée  qu'en  -1817, 
au  Théâtre-Français.  La  réputation  de  l'au- 
teur, alors  à  son  apogée,  la  rare  perfection  du 
jeu  des  acteurs  soutinrent  cette  pièce  et  lui 
valurent  quelques  applaudissements.  Mais  le 
succès  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Comment 
en  eût-il  pu  être  autrement,  quand  l'auteur 
lui-même,  malgré  sa  partialité  et  sa  vive 
affection  paternelle,  est  forcé  d'avouer  que 
sa  pièce  a  »  une  action  simple,  un  caractère 
«  grave,  qui  exclut  tout  k  la  fois  le  gros  rire 
«  et  le  grand  intérêt  '.  »  Donc,  ni  plaisante 
ni  intéressante  :  alors  —  sauf  l'admirable  jeu 
des  acteurs  —  que  pouvait-il  lui  rester  pour 
charmer  le  public  ? 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  VII.  355. 


V 

Comédies  historiques. 

Les  comédies  historiques  sont  une  des  bonnes 
parties  de  l'œuvre  de  Duval.  L'histoire  des 
Stuart  hii  en  a  fourni  trois,  fort  intéressantes, 
dont  VnnQ^  Edouard  en  Ecosse  HS02),  est  en  ce 
genre  le  chef-d'œuvre  de  l'auteur  '  ;  nous  en 
donnerons  plus  loin  une  analyse  détaillée. 
Une  autre  de  ces  trois  pièces,  la  Jeunesse  de 
Henri  V,  fut  un  des  plus  grands  et  des  plus 
persistants  succès  de  Duval;  le  critique  Geof- 
froy, qui  n'aimait  pas  celui-ci,  quoique  tous 
deux  fussent  Rennais,  ne  put  sempêcher  de 
constater  la  remarquable  et  florissante  longé- 
vité de  cette  comédie,  quand  il  l'appela  dans 
un  de  ses  feuilletons  l'éternelle  Jeunesse  de 
Henri  V. 

On  peut  être  étonné  de  me  voir  donner  cette 
pièce  comme  inspirée  par  l'histoire  des  Stuart, 
car  le  roi  d'Angleterre  Henri  V,  qui  régna  au 

1.  Duval,  sur  le  tilie  de  cette  pièce,  la  qualifie 
drame;  comme  il  ne  s'y  trouve  ni  mort  ni  catas- 
trophe, qu'au  contraire  «  tout  finit  bien,  »  c'est  en 
réalité  une  comédie. 


—  70  — 

commencement  du  xv^  siècle  (14 13- -1422),  n'a 
rien  de  commun  avec  cette  dynastie.  Cela  est 
vrai  ;  mais  dans  le  principe,  et  dans  le  manus- 
crit de  l'auteur,  le  titre  était  ;  la  Jeunesse  de 
Charles  II,  et  il  s'agissait,  il  s'agit  encore  dans 
cette  œu  Te  de  ce  dernier  prince,  qui  régna,  on 
le  sait,  deux  siècles  et  demi  après  Henri  V.  La 
censure  dramatique,  sous  le  premier  Empire, 
était  excessivement  ombrageuse;  elle  affecta 
de  craindre  que  les  mal  pensants  pussent 
voir,  dans  les  Stuarts,  les  Bourbons,  puis  de 
là  porter  leur  pensée  d'abord  sur  le  Crom- 
well  anglais,  et  de  celui-ci,  enûn,  sur  le 
Cromwcll  français  qui  occupait  alors  la  place 
des  Bourbons. 

On  ne  trouvait  dans  la  pièce,  cela  est  cer- 
tain, aucune  allusion  ou  trace  d'allusion  ni 
aux  Bourbons  ni  à  Cromwell.  La  censure  sup- 
posant gratuitement  qu'il  pourrait  peut-être 
se  faire  que  quelque  esprit  malveillant  en 
vînt,  sur  la  vue  de  cette  comédie,  à  penser  à 
Cromwell,  cela  suffit  pour  qu'on  obligeât 
l'auteur  à  changer  le  titre,  en  remplaçant 
Charles  II  par  Henri  V.  Mais  c'est  là  tout  ce 
qu'il  changea;  de  dessein  formé  il  laissa  tout 
le  reste,  pour  constater  la  violence  qu'on  lui 
faisait.  Ainsi,  le  favori  du  prince,  c'est  Ro- 
chester  qui  jamais  n'eut  rien  à  démêler 
avec  Henri  V  ;  le  prince  laisse  sa  montre  à  la 


—  71   — 

taverne,  il  y  boit  du  thé,  du  punch,  y  ren- 
contre des  gens  qui  fument,  qui  ont  des  pis- 
tolets, etc.  Duval  se  moque  spirituellement  des 
critiques  qui,  pour  faire  preuve  d'une  haute 
science,  se  tuèrent  à  démontrer  qu'on  ne  con- 
naissait, au  XV''  siècle,  ni  montres  ni  punch  ni 
pipe  ni  pistolets,  ce  que  l'auteur  savait  mieux 
qu'eux. 

La  troisième  pièce  qu'il  tira  de  l'histoire 
des  Stuart,  c'est  Charles  II  ou  le  Labyrinthe 
de  Woodstock.  On  y  peut  voir  la  contre-partie 
d'Edouard  en  Ecosse  :  celle-ci  nous  montre 
un  prétendant  qui,  après  avoir  conquis  pres- 
que tout  son  royaume  et  porté,  ou  peu  s'en 
faut,  la  couronne,  sauve  sa  vie  à  graud'peine. 
Dans  l'autre,  au  contraire,  un  prétendant,  au 
moment  où  il  se  croit  perdu,  est  proclamé 
roi.  Ce  n'est  pas  sous  l'Empire,  on  le  sent, 
qu'une  pareille  comédie  put  voir  le  jour; 
elle  parut  sous  la  Restauration,  à  qui  elle 
était  naturellement  agréable;  d'autant  plus 
que  c'est  vraiment  une  jolie  pièce,  bien  me- 
née, spirituelle,  intéressante;  —  et,  je  l'ai 
déjà  dit,  la  dernière  œuvre  de  Duval  jouée 
sur  le  théâtre  (1 1  mars  1828). 

Après  les  Stuart,  la  Russie  et  la  Pologne 
ont  fourni  à  Duval  plusieurs  sujets  :  d'abord 
Benioicski  ou  les  Exilés  du  Kamschaika,  joué 
en  ^S00,  mais  conçu  dès  J794,  pendant  une 


nuit  d'insomnie  passée  par  l'auteur  dans  la 
bibliothèque  de  Talma  '  ;  puis  le  Menuisier  de 
Livonie  (1803),  curieux  épisode  de  l'histoire 
de  Pierre  le  Grand;  enûn,  le  Faux  Stanislas 
(1809),  une  des  plus  amusantes  pièces  de  notre 
auteur;  on  en  trouvera  plus  loin  l'analyse. 

L'histoire  d'Espagne  a  aussi  été  mise  à 
contribution  par  Duval  :  sous  le  titre  de 
la  Princesse  des  Ursins  ou  les  Courtisans,  il 
en  tira  une  grande  comédie  en  cinq  actes  et 
en  prose,  imprimée  en  1822,  et  qui  renfer- 
mait force  allusions,  transparentes  pour  les 
contemporains,  aux  diverses  circonstances  de 
la  chute  du  ministère  Decazes  :  aussi  la  cen- 
sure opposa-t-elle  vivement  son  veto  à  la 
représentation.  Quelques  années  après,  le  ciel 
politique  étant  devenu  plus  clément,  Duval 
obtint,  moyennant  quelques  coupures  et  quel- 
ques changements,  l'autorisation  de  faire 
jouer  sa  pièce,  qui  fut  représentée  le  23  dé- 
cembre 1823  au  Théâtre-Français.  De  cinq 
actes,  elle  avait  été  réduite  à  trois  :  grande 
amélioration.  Mais  elle  avait  perdu  ses  friandes 
et  séditieuses  allusions;  elle  avait  été  con- 
trainte de  laïciser  son  traître,  l'odieux  Sal- 
vador, tristement  tombé  du  rang  d'inquisi- 
teur au  rôle  de  simple  intendant  ;  dès  lors, 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  III,  p.  439-440. 


—  73  — 

plus  de  piquant,  plus  de  sel,  plus  de  mérite  : 
aussi  n'eut-elle  que  quelques  représentations. 
Enfin,  l'Enfant  prodigue  ou  le  Bon  trou- 
badour (eu  prose)  a  aussi  quelques  préten- 
tions à  être  une  comédie  historique;  mais 
comme  elle  est  très  faible  et  n'a  jamais  été 
jouée,  c'est  assez  de  la  nommer. 


VI 

Drames  historiques. 

Nous  rangeons  parmi  les  drames  de  Duval 
la  Jeunesse  du  duc  de  Richelieu  (1796),  quoi- 
qu'il lait  qualifiée  comédie.  Uue  comédie  où 
il  y  a  mort  d'homme  (ou  de  femme)  est  au 
moius  un  drame  bourgeois.  Drame  ou  comé- 
die, elle  eut  un  très  grand  succès,  qui  semble 
avoir  dépassé  la  valeur  de  la  pièce,  bien 
quelle  ne  fût  pas  sans  mérite. 

Un  autre  drame  dont  nous  avons  parlé  dans 
la  première  partie  de  cette  étude,  Guillaume 
le  Conquérant,  est,  à  certain  point  de  vue, 
une  des  plus  curieuses  œuvres  de  Duval.  Lui 
qui  devait  plus  tard  tonner  contre  les  inno- 
vations romantiques,  surtout  en  matière  de 
théâtre,  il  a  fait  là  carrément,  dès  ^803,  un 
drame  tout  romantique  sur  le  patron  de  Sha- 
kespeare et  de  Schiller,  et  il  la  fait  en  toute 
connaissance  de  cause,  car  en  tète  de  sa  pièce 
il  a  mis  un  prologue  en  vers  qui  n'a  d'autre 
but  que  de  présenter  ses  explications.  Un  de 
ses  interlocuteurs  lui  dit  : 

Votre  drame  est  anglais,  pour  le  moins  allemand  ; 


—  73  — 

Ou  Shakespeare  ou  Schiller  vous  servit  de  modèle, 
Et  votre  invention  ne  peut  être  nouvelle. 

Et  l'auteur  répond  sans  hésiter  : 

Nouvelle,  oh!  je  n'ai  point  celte  prétention. 
J'ai  voulu  seulement  d'une  haute  action 
A  mes  concitoyens  présenter  la  peinture 
Et,  pour  être  plus  vrai,  copier  la  nature. 
Le  sujet  l'exigeait.  De  nos  règles  pourtant, 
Malgré  mes  torts,  je  suis  admirateur  constant... 
Et  cependant  je  crois  qu'on  peut,  discrètement, 
Avec  beaucoup  d'égards,  les  heurter  en  passant  ; 
Mais  dans  cet  écart  même  il  faut  de  la  prudence...  ^ 

Cela  dit,  il  en  prend  tout  à  son  aise  avec 
ces  bonnes  règles  si  vénérables.  Des  unités 
de  temps  et  de  lieu,  il  n'en  est  plus  question. 
Le  drame  embrasse  une  durée  d'un  an  ou  peu 
s'en  faut,  car  il  commence  avant  la  mort  d'E- 
douard le  Confesseur  Ci  janvier  -1066)  pour 
finir  à  la  bataille  d'Hastiogs  (14  octobre  1066). 
Le  lieu  de  la  scène  change  à  chaque  acte.  Le 
premier  se  passe  en  Normandie  (à  Baïcux), 
les  autres  en  divers  lieux  de  l'Angleterre.  Au 
troisième,  on  voit  Guillaume  et  son  armée 
débarquer  à  Pevensey  ;  au  cinquième,  la  ba- 
taille se  livre  sur  la   scène.    Comme    dans 

1.  Œuvres,  V,  40. 


—  76  — 

Shakespeare,  il  y  a  abondance  de  persounages 
(une  vingtaine  au  moins),  dont  plusieurs  peu 
nécessaires  à  l'action,  mais  qui  lui  donnent 
une  physionomie  vivante  et  réelle,  une  couleur 
historique  et  locale  (comme  on  dit  aujour- 
d'hui), pour  l'époque  surtout,  pas  trop  mau- 
vaise. Il  y  a  aussi  çà  et  là  des  dialogues  épi- 
sodiques  dans  le  mode  shakespearien,  comme 
par  exemple,  le  suivant,  entre  un  pêcheur  et 
son  fils,  qui  voient  du  rivage  arriver  la  flotte 
immense  portant  l'armée  de  Guillaume  : 

«  L'enfaxt.  — Ah!  mon  père,  que  de  bar- 
ques! Les  vois-tu  là  de  tous  côtés? 

«  Le  pêcheur.  —  Viens,  mon  enfant,  viens; 
retournons  vite  à  notre  cabane,  pour  sauver 
le  peu  que  nous  possédons. 

a  L'eotam.  —  Pourquoi  donc,  mon  père? 

«  Le  pêcheur.  —  Ne  vois-tu  pas  les  ennemis 
qui  s'approchent  du  rivage? 

«  L'enfam.  —  Moi,  je  ne  vois  que  des 
barques  qui  sont  remplies  de  monde...  Oh! 
comme  en  voilà!.  .  Tenez,  de  ce  côté...  en- 
core! encore!  Ah!  mon  Dieu,  que  c'est  joli! 

«  Le  pêcheur.  —  Mais  viens  donc;  si  nous 
restons  là,  nous  sommes  perdus. 

«  Lenfam.  —  Non,  non,  laissez-moi! 

«  Le  pêcheur.  —  Mais  quand  je  te  dis  que 
ce  sont  là  les  ennemis. 

«  L'enfaxt.  —  Et  qu'est-ce  donc  que  des 


—  77  — 

ennemis?  Je  serais  bien  aise  d'en  voir  de 
près. 

«  Le  péchecr.  —  Oui,  et  s'ils  arrivent,  ils 
nous  tueront,  petit  entêté. 

(^  L'E\FATr.  —  Tu  veux  me  faire  peur,  mais 
je  vois  bien  que  ce  que  tu  appelles  des  enne- 
mis, ce  sont  des  hommes. . . 

«  Le  pêcheur.  —  Oui,  mais  les  hommes  se 
tuent,  mon  fils,  quand  ils  sont  en  guerre. 

«  L'enfaxt.  —  Eh  bien  !  pourquoi  sont-ils 
en  guerre? 

«  Le  pêcheur.  —  Ah!  pourquoi?...  C'est 
que...  c'est  que...  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien. 
Mais  tu  me  fais  perdre  un  temps...  Fuyons! 

«  L'enfant.  —  Eh  bien,  mon  père,  puisque 
je  suis  en  guerre,  sauvons-nous  '  !  » 

Quoi  encore  ?  Duval  dans  ce  drame  a  mis 
sur  la  scène,  non  pas  seulement  une  bataille, 
mais  des  moines,  des  reliques,  des  évêques, 
une  procession,  les  jeux  des  soldats  normands 
dans  leur  camp,  une  troupe  de  jeunes  filles 
babillant  et  tressant  des  guirlandes,  et  pour 
que  rien  n'y  manque,  Harold  voit  un  fan- 
tôme, comme  Hamlet. 

Comprend-on  après  cela  que,  vingt-cinq 
ans  plus  tard,  Duval  ait  bataillé  comme  un 
diable  contre   les  romantiques?  Que   ûreut- 

1.  Œuvres,  V,  p.  100-101. 


—  78  — 

ils  de  plus,  les  romantiques?  Au  lieu  de  les 
excommunier,  de  les  accabler  de  ses  foudres 
(parfaitement  vaines),  Duval  n"eùt-il  pas  beau- 
coup mieux  fait  de  se  poser  devant  eux,  comme 
il  en  avait  le  droit,  en  précurseur? 

Revendiquons  encore  pour  lui  une  pièce, 
dont  le  nom  et  quelques  morceaux  sont  en- 
core aujourd  hui  assez  connus,  mais  qu'on  ne 
lui  attribue  guère,  l'opéra  de  Joseph  ^  avec 
musique  de  Mébul  (joué  en  ^807).  Duval  le 
compte  parmi  ses  drames,  les  paroles  sont 
de  lui;  de  lui  ces  romances  longtemps  cé- 
lèbres : 

A  peine  au  sortir  de  l'enfance, 
Quatorze  ans  au  plus  je  comptais... 

Et  encore  : 

Champs  paternels,  Hébron,  douce  vallée... 

Il  y  a  une  certaine  grandeur  dans  l'action, 
dans  le  dialogue  une  simplicité  qui  ne  messied 
pas  en  un  tel  sujet.  C'est  dautant  plus  méri- 
toire chez  Duval  que,  par  ses  origines  dix- 
huitième  siècle,  par  ses  amitiés  et  ses  liaisons 
(Giuguené,  Marie-Joseph  Chénier,  la  Décade), 

1.  Œuvres,  VI,  p.  177,  187,  189,  etc. 


—  79  — 

par  SCS  études  habituelles,  il  était  évidemment 
peu  préparé  à  comprendre  la  haute  poésie  de 
la  Bible. 

Parmi  les  pièces  de  Duval  qui  ont  été  re- 
présentées, on  en  trouve  encore  deux  qualifiées 
drames  :  Montoni  ou  le  Château,  tV Udolphe 
(1797),  avec  fantômes,  traîtres,  trappes,  sou- 
terrains, ferrailles,  en  un  mot  tout  l'attirail 
des  romans  d'Aune  Radcliffe;  —  les  Hussites 
ou  le  siège  de  Nailmbourg,  en  vers  (1804), 
imité  de  Kotzebue,  et  qui  n'est  réellement 
qu'un  grand  tableau  d'opéra  bien  composé. 
—  Enfin,  trois  autres  drames,  d'une  grande 
noirceur  et  dune  grande  banalité,  non  repré- 
sentés, figurent  dans  l'édition  générale  des 
Œuvres  de  Duval  sous  ces  titres  :  3Iarie  ou 
les  remords  d'une  mère,  —  la  Courtisane,  — 
Struensée  ou  le  ministre  d'Etat. 


VII 

Procédés  de  composition. 

Sur  ses  procédés  de  composition  Duval 
nous  a  laissé  quelques  renseignements  bons  à 
recueillir.  Il  y  a  fort  peu  de  ses  pièces  qu'il 
ait  tirées  entièrement  de  son  imagination  ; 
presque  toujours,  d'après  son  aveu,  la  donnée 
primitive  lui  a  été  suggérée  du  dehors,  tantôt 
par  un  bon  mot  ou  une  anecdote  racontée  en 
sa  présence,  un  incident  de  voyage  ou  de 
visite,  tantôt  par  une  simple  phrase  d'un 
moraliste  ou  même  d'une  autre  pièce,  saisie 
au  vol  et  lui  ouvrant  toute  une  perspective. 
Ce  n'était  la  plupart  du  temps  qu'un  grain  de 
sénevé,  souvent  même  une  pointe  d'aiguille; 
sur  cette  pointe  daiguille  l'imagination  de 
l'auteur  travaille,  bâtit  tout  un  édifice  ;  s'il  y 
a  ici  suggestion,  la  part  de  l'invention  n'est 
pas  moindre  pour  cela.  Et  une  fois  Tiraa- 
gination  en  branle,  il  lui  arrive  souvent  de 
mener  si  vite  son  travail  de  construction  que 
l'auteur  a  peine  à  la  suivre. 

Dans  le  Prisonnier,  dont  j'ai  parlé  plus 
d'une  fois,  le  principal  ressort  dramatique, 
c'est  l'existence  d'une  communication  souter- 


—  81   — 

raine  entre  une  tour  de  la  ville  et  une  maison 
voisine  du  rempart.  Un  jeune  offlcier,  mis  aux 
arrêts  dans  cette  tour,  découvre  cette  scalorie, 
inconnue  jusque  là,  et  débouche  tout  à  coup 
dans  la  maison,  habitée  par  deux  dames,  la 
mère  et  la  fdle.  Celle-ci  avait  aperçu  de  sa 
fenêtre  le  prisonnier  qui,  derrière  les  bar- 
reaux de  fer  de  sa  vieille  tour,  chantait  parfois 
la  romance.  La  mère,  elle,  sur  le  point  de  se 
remarier,  fiancée  par  correspondance,  atten- 
dait le  jour  même  son  prétendu,  qu'elle  n'avait 
point  vu  encore.  Instruit  de  cette  circonstance 
par  un  valet,  le  prisonnier,  une  fois  dans  la 
place,  se  donne  pour  le  futur  époux;  et  de  là 
une  série  de  quiproquos,  de  jeux  de  scène  et 
de  curieuses  péripéties,  qui  valurent  à  la  pièce 
des  centaines  de  représentations.  Voici  ce  que 
Duval  nous  dit  de  la  façon  dont  il  trouva 
ce  sujet  et  le  mit  en  comédie  : 

«  Je  ne  puis  me  rappeler  à  quelle  inspira- 
tion j'ai  dû  le  sujet  du  Prisonnier.  Je  sais 
seulement  que  j'étais  à  l'Opéra-Comique,  seul 
dans  une  loge,  et  qu'une  phrase  de  la  pièce 
qu'on  jouait  m'en  donna  l'idée.  Je  ne  me 
souviens  ni  de  la  pièce  ni  de  la  phrase  ;  je  ne 
crois  pas  d'ailleurs  leur  avoir  dû  le  sujet; 
mais  il  est  possible  qu'elle  ait  réveillé  dans 
ma  mémoire  quelques  idées  romanesques  de 
la  communication  dune  tour  avec  une  maison 


du  rempart.  Cette  seule  pensée  me  fit  conce- 
voir à  l'instant  que,  si  je  parvenais  à  inventer 
une  fable  comique,  je  pourrais  tirer  un  grand 
partie  de  celte  communication  souterraine  de 
la  tour  à  la  maison. 

a  Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  trouver  ma 
fable,  et  la  pièce  qu'on  représentait  n'était 
pas  finie  que  toutes  les  dispositious  de  mes 
scènes  et  de  mes  caractères  étaient  faites 
dans  mou  imagination,  et  je  n'avais  plus 
qu'à  écrire. 

«J'étaissicontent  de  cette  première  idée  que 
je  ne  pus  résister  au  désir  d'aller  la  jeter  de 
suite  sur  le  papier.  Je  voyais  le  développe- 
ment de  toutes  les  méprises  qui  allaieut  naître 
d'un  mari  qu'on  attendait  pour  la  mère  et 
d'un  prisonnier  aimé  de  la  fille.  En  retour- 
nant chez  moi,  je  dialoguais  mes  scènes  au 
milieu  des  voitures  qui  se  croisaient  sur  ma 
route,  et  je  sautais  de  joie  à  chaque  idée 
plaisante  qui  s'offrait  à  moi  pour  mon  dia- 
logue... 

«  Arrivé  chez  moi,  je  trouvai  ma  femme  qui 
passait  sa  soirée  avec  la  femme  d'un  de  mes 
amis  ^  Comme  tous  les  jeunes  auteurs  qui 
sont   enthousiasmés  dune  idée  nouvelle,  je 

1 .  Gel  ami  6tait  le  célèbre  économiste  Jean-Baptiste 
Say. 


—  83  — 

racontai  le  plan  de  ma  future  pièce  à  ma 
femme  et  à  son  amie;  les  idées  se  pressant 
dans  ma  tête,  tantôt  je  n'en  disais  pas  assez  et 
tantôt  j'en  disais  trop.  Mes  deux  daaies  ne 
comprirent  rien  à  ma  fougueuse  confidence. 
Mais,  sans  les  ennuyer  davantage,  je  me  misa 
écrire  tout  en  causant  avec  elles,  tant  j'étais 
plein  de  mon  sujet,  —  et  le  lendemain  mon 
Prisonnier  était  fait  ' .  » 

Ce  Prisonnier  n'a  pas  moins  de  vingt-trois 
scènes  et  remplit,  dans  les  Œuvres  de  Duval, 
cinquante-trois  pages  in-8°  (t.  II,  p.  333  à 
388). 

Dans  sa  comédie  des  Projets  de  mariarje, 
on  voit  (scène  xv)  un  valet  qui,  en  présence 
de  son  maître,  reçoit  de  l'argent  pour  le  trom- 
per et  qui  lui  raconte  la  chose,  trait  pour  trait, 
à  linstant  même,  comme  s'il  s'agissait  d'un 
fait  accompli  précédemment  dans  des  condi- 
tions toutes  différentes,  en  sorte  que  le  maître 
trompé  ne  se  doute  de  rien.  Cette  scène  est  dun 
intérêt  palpitant,  dun  comique  irrésistible  : 

«  En  faisant  le  plan  de  ma  comédie  (dit 
Duval),  je  ne  prévis  pas  d'abord  tout  l'effet 
qu'elle  produirait  quand  j'en  viendrais  à  l'exé- 
cution. Mais  aussitôt  qu'entré  dans  mon  sujet, 
j'en  vins  à  écrire  cette  scène,  tous  les  mots 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  II,  p.  321  à  323. 


que  la  situatiou  m'inspirait  arrivaient  avec 
une  extrême  facilité,  et  quelque  vitesse  que  je 
misse  à  écrire  le  dialogue,  ma  main  ne  pouvait 
suivre  mon  imagination.  Je  croyais  voir  tous 
les  personnages  en  scène  ;  dans  mon  transport 
de  joie  je  fis  un  saut,  qui  renversa  la  table, 
brisa  l'encrier,  et  me  fit  faire,  bon  gré  mal 
gré,  un  entr'acte  dans  ma  pièce  en  un  acte  '.  » 

On  voit  avec  quelle  rapidité,  quelle  verve, 
quel  entrain  Duval  composait,  une  fois  Tima- 
giuatidn,  on  peut  même  dire,  lïuspiration  en 
mouvement;  car  il  y  a  bien  là  assurément  un 
tempérament  dartiste. 

Artiste  incomplet,  malheureusement,  beau- 
coup plus  préoccupé  du  fond  que  de  la  forme. 
Cela  sans  doute  parce  que,  au  théâtre,  pour 
l'effet,  pour  le  succès  immédiat  d'une  pièce, 
le  fond  est  la  partie  importante,  —  d'au- 
tant que  les  habiles  acteurs,  interprètes  ha- 
bituels de  Duval,  dissimulaient  par  leur  jeu 
savant  les  défauts  de  la  forme.  Mais  aucune 
œuvre,  dramatique  ou  autre,  ne  peut  se  sou- 
tenir ni  durer  sans  le  style.  Et  le  style  — 
Duval  l'avoue  avec  sa  constante  franchise  — 
n'était  point  sou  premier  souci.  Si  classique 
qu'il  fût,  il  se  vantait  de  ne  pas  pratiquer  le 
précepte  de  Boileau  : 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  III,  p.  163-164. 


—  83  — 
Cent  fois  sur  le  métier  remettez  votre  ouvrage, 

«  Telle  correctioQ  (dit-il),  qui  sert  à  Ihar- 
moûie  du  vers,  nuit  à  la  force  de  la  pensée 
et,  tout  en  contribuant  à  la  douceur  du  style, 
en  fait  disparaître  ce  premier  feu,  cette  pre- 
mière verve,  qui  doivent  être  la  qualité  domi- 
nante d'un  ouvrage  dramatique.  Telle  est 
mon  aveuglement  sur  cette  partie  de  l'art 
qu'on  appelle  le  style,  que  je  la  crois  souvent 
une  sorte  d'erreur,  qui,  dans  les  poèmes  des- 
tinés au  théâtre,  nuit  plus  que  des  incorrec- 
tions et  certaines  fautes  de  versification  ^  » 

Habemus  confitcntem  reum... 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  les  vers  qu'il 
négligeait  le  style;  mais  dans  la  prose  cette 
négligence  se  sent  moins;  elle  est  couverte  en 
partie  par  le  naturel  et  par  l'esprit;  le  princi- 
pal défaut,  je  Tai  déjà  dit,  c'est  que  son  dialo- 
gue n'est  pas  assez  vif  et  serré. 

D'ailleurs  on  va  pouvoir  en  juger  sur  pièces. 
Nous  allons  achever  l'étude  de  son  théâtre  par 
l'analyse  détaillée  de  quelques-unes  de  ses 
comédies,  avec  force  citations  textuelles. 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  VI,  p.  75-74. 


VIII 

Les  Héritiers  (21  nov.  ilOG). 

A  en  croire  Alexandre  Duval,  le  sujet  des 
Héritiers  lui  aurait  été  fourni  par  uue  phrase 
de  La  Bruyère,  qu'il  cite  de  mémoire  :  «  Ah! 
«  combien  de  testateurs  se  repentiraient  de 
«  leur  économie  pendant  leur  vie,  s'ils  pou- 
ce valent  voir  la  figure  de  leurs  héritiers  après 
«  leur  mort  '.  » 

Quoique  La  Bruyère  ait  sur  les  héritiers  et 
les  testaments  certain  paragraphe  qui  vaut  à 
lui  seul  une  comédie,  je  n'ai  pu  trouver 
chez  lui  la  phrase  ci-dessus  ni  rien  qui  la 
rappelle  suffisamment.  Probablement  Duval 
l'avait  vue  ailleurs.  Au  reste  cela  importe  peu; 
voici  en  deux  mots  le  sujet  de  cette  pièce. 
C'est  un  défunt  qui  ressuscite,  qui  trouve  ses 
héritiers  occupés  à  se  partager  ses  biens,  et 
qui  se  donne  le  spectacle  des  sentiments  excités 
en  eux  par  sa  mort  et  par  sa  résurrection, 
—  et  le  spectacle  est  curieux. 

Le  défunt,  c'est  Antoine  Kerlebon,  un  vieux 
loup  de  mer  qui  a  fait  naufrage  à  quelque 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  L  P-  267. 


—  87  — 

distance  de  Brest,  au  moment  d'entrer  dans 
ce  port,  sur  un  écueil  appelé  les  Pierres 
Noires.  La  nouvelle  de  sa  mort  a  été  apportée 
par  son  fidèle  serviteur,  Jules,  qui  monté  sur 
un  autre  navire  a  vu,  d'assez  loin,  il  est  vrai, 
la  catastrophe,  sur  laquelle  il  n'a  d'ailleurs 
aucun  doute. 

A  cette  nouvelle,  les  héritiers  s'assemhlcnt 
au  château  de  Kerlebou,  propriété  du  défunt 
sise  près  de  Landerneau,  pour  faire  entre  eux 
le  partage  de  ses  biens.  Il  va  là  d'abord,  avec 
sa  fille  Sophie,  une  veuve,  M""^  Kerlebon, 
belle-sœnr  du  naufragé,  et  deux  neveux  de 
celui-ci.  fils  de  ses  sœurs,  Duperron  un  loup- 
cervier  n'ayant  d'autre  passion  que  l'argent, 
et  Henri,  jeune  peintre  qui  ne  s'en  soucie 
guère.  On  attend  encore,  pour  tirer  les  parts 
du  gâteau,  Jacques  Kerlebon,  frère  d'Antoine, 
et  comme  lui  vieux  marin,  capitaine  du  cor- 
saire YExpédilif.  Ce  dernier  ne  doit  pas  seu- 
lement hériter,  du  même  coup  il  doit  se  marier 
avec  sa  nièce  Soph'e.  fille  de  M""^  Kerlebon,  à 
laquelle  M"'^  Kerlebou  il  a  écrit  cette  lettre 
curieuse  : 

«  De  3Iarseille,  ce  29  octobre. 

cf  J'acquiesce  à  tout,  ma  chère  belle-sœur. 
Je  partirai   dici  le   l*"",  j'arriverai  le  ^2  à 


Landerneau  ' .  Xous  lèverons  les  scellés  du 
pauvre  Antoine,  qui  a  fait  capot  en  mer, 
comme  cela  m'arrivera  quelque  jour.  Le  -15, 
j'épouserai  votre  fille,  et  si  le  vent  veut  res- 
ter à  TEst,  je  m'embarque;  je  veux  être, 
deux  jours  après  le  mariage,  à  la  hauteur 
du  cap  FÎnisterre,  sur  la  grande  route  des 
Indes.  Bien  des  choses  à  tous  les  parents  que 
je  n"ai  jamais  vus.  Nous  sommes  tous  dune 
famille  de  réprouvés  :  nous  avons  toujours 
navigué  dans  des  parages  différents.  Cest  tout 
au  plus  si,  de  mes  frères  et  sœurs,  je  me 
rappelle  la  figure  du  pauvre  noyé. 

tt  (Signé)  Jacques  Kerlebox,  capitaine,  com- 
mandant le  corsaire  VExpéditif.  » 

Ce  projet  de  mariage,  choyé  par  M""^  Kerle- 
bon,  fait  le  désespoir  de  sa  fille  et  de  Henri, 
son  cousin,  qui  s'aiment  et  voudraient  se  ma- 
rier; mais  M'"^  Kerlebon  trouve  le  petit  cousin 
trop  pauvre  et  lui  préfère  le  vieux  et  riche 
Jacques  Kerlebon.  Pendant  que  Sophie  et 
Henri  se  lamentent  sans  s'occuper  de  l'héri- 
tage, M""'  Kerlebon  et  Duperron,  au  contraire, 
ne  s'occupent  que  de  cela  et  dépècent  déjà 
entre  eux,  non  sans  querelles  cupides,  l'ample 
patrimoine  du  naufragé. 

1.  Douze  jours  pour  aller  de  Marseille  à  Brest, 
c'était  peu  alors. 


—  89  — 

Tout  à  coup,  au  beau  milieu  de  ces  intri- 
gues, tombe  en  personne  le  défunt,  sauvé  à 
grand'peine  du  naufrage  et  pressé  de  venir  se 
sécher  dans  son  manoir.  Aucun  des  héritiers 
qui  s'y  trouvent  ne  l'ayant  jamais  vu,  ils  le 
prennent  pour  celui  qu'ils  attendent,  c'est-à- 
dire  pour  Jacques  Kerlebon,  et  Antoine  se 
prête  à  leur  méprise  pour  savoir  ce  qu'ils 
disent  et  pensent  de  lui.  Il  commence  par 
faire  jaser  un  valet,  un  peu  niais  mais  encore 
plus  médisant  : 

«  Antoine  Kerlebon.  —  Et  les  héritiers,  que 
pensent-ils  du  défunt? 

«  Alain.  —  Est-ce  que  cela  se  demande?  Ils 
en  pensent  ce  que  des  héritiers  pensent  d'un 
parent  qu'ils  n'ont  jamais  vu  et  qui  leur  laisse 
un  gros  héritage. 

«  Antoine  Kerlebon.  —  C'est-à-dire  qu'ils  ne 
sont  pas  fâchés  de  sa  mort  ? 

«  Alain.  —  Eux  fâchés!  Vous  les  connaissez 
bien!  Ils  sont  dans  une  joie,  mais  dans  une 
joie!...  surtout  M"*  Kerlebon,  votre  belle- 
sœur,  et  le  neveu  Duperron  ;  ils  rôdent  dans  la 
maison,  ils  visitent  tous  les  recoins,  ils  se  dis- 
putent sur  les  partages  à  faire.  L'un  veut  la 
ferme,  l'autre  le  château,  ils  se  disent  de 
grosses  injures,  puis  ils  se  raccommodent.  Le 
défunt  aurait  du  plaisir  s'il  pouvait  voir  leur 


—  90  — 

avidité  et  entendre  ce  qu'on  dit  de  lui.  Mais, 
comme  dit  le  proverbe  :  Quand  on  est  mort... 
on  est  mort. 

a  A:vT0i\E  Kerlebox.  —  Comment,  ils  ne 
respectent  pas  la  mémoire  de  celui  qui  les 
enrichit? 

«  Alain.  —  Oh!  entre  nous,  le  défunt  n'é- 
tait pas  un  homme  très  respectable.  Outre 
qu'il  avait  mille  mauvaises  qualités,  c'était 
un  pauvre  homme,  un  homme  sans  talent 
dans  son  état,  enûn  un  très  petit  génie. 

a  Antoine  Kerlebon.  —  Qui  te  l'a  dit? 

«  Alaix.  —  Tout  le  monde.  Du  côté  du  mé- 
rite et  des  mœurs,  on  mettait  une  grande  dif- 
férence entre  vous  et  lui  »  (c'est-à-dire  entre 
Jacques  Kerlcbon  à  qui  Alain  croit  parler  et 
Antoine  qu'il  croit  mort).  «  Il  faut  respecter 
les  morts  (continue  Alain).  Dieu  lui  fasse  paix 
et  me  garde  de  faire  tort  à  sa  mémoire  !. . .  Mais 
j'ai  entendu  dire  qu'il  était  bien  le  plus  grand 
brutal,  le  plus  grand  ivrogne...  Et  s'il  a  laissé 
une  grande  fortune,  comment  l'a-t-il  acquise? 
Hein?...  C'est  aux  dépens  d'autrui. 

«  A.XTOixE  Kerlebox.  —  Malheureux  !  tu 
oses... 

a  Alaix.  ~  Vous  vous  emportez  comme  si 
VOUS  n'héritiez  pas. 

«  Axtoixe  Kerlebox  [à  part).  —  En  effet, 
jai  tort,  j'oublie  que  je  suis  mort.  » 


—  9i   — 

Le  «  défunt  »  doit  être  content;  voilà  un 
beau  commencement  d'oraison  funèbre. 

Il  rencontre  ensuite  les  deux  jeunes  gens, 
Sophie  et  Henri,  qui  le  prenant  pour  leur 
oncle  Jacques  Kerlebon,  l'épouseur  malencon- 
treux de  Sophie,  se  tiennent  à  quatre  pour  ne 
pas  lui  arracher  les  yeux.  Tout  à  coup,  Henri 
s'écrie  : 

«  —  Que  je  suis  malheureux  !  Maudit  héri- 
tage! Ah!  si  mon  pauvre  oncle  Antoine  vivait 


encore 


«  AxTOixE  Keuledox  [vivement] .  —  Que  dites- 
vous  de  votre  pauvre  oncle  Antoine? 

«  Henri.  —  Je  dis  que  s'il  était  à  votre 
place,  il  n'agirait  pas  comme  vous  :  il  n'irait 
pas  épouser  sa  nièce  pour  faire  mourir  son 
neveu  de  douleur. 

«  Antoine  Kerlebon  [à  part).  —  Pauvre 
garçon!  [A  Henri.)  Comment  sais-tu  qu'An- 
toine était  un  bon  homme  ? 

«  Henri.  —  Parce  qu'il  faisait  du  bien  à 
toute  sa  famille.  Ma  mère  l'aimait  beaucoup, 
elle  m'a  toujours  vanté  les  vertus  et  le  bon 
cœur  de  son  frère  Antoine. 

«  Sophie.  —  Ce  n'est  pas  parce  qu'il  est 
mort  que  je  dis  cela;  mais  c'était  sans  contre- 
dit le  meilleur  de  la  famille. 


—  92  — 

«  A_\TOL\E  Kerlebon.  —  Vous  avez  donc 
pleuré  ce  pauvre  oucle  ? 

«  Sophie.  —  Certainement  nous  l'avons 
pleuré;  nous  le  regrettons  plus  que  jamais. 

«  Antoine  Kerlebox  [à  part).  —  Que  je  suis 
contenu  ils  m'ont  pleuré!...  Ces  pauvres  en- 
fants! je  les  marierai,  je  les  marierai.  » 

Antoine  aborde  ensuite  son  neveu  Duperrou 
et  sa  belle-sœur  M""^  Kerlebon.  Eux  du  défunt 
ils  n'ont  cure  ni  peu  ni  prou  ;  ils  ne  s'inquiè- 
tent que  de  sa  succession  et  se  disputent  à 
qui  en  aura  la  plus  grosse  part.  Antoine  les 
rappelle  au  souvenir  du  de  cujus  : 

«  Antooe  Kerlebox.  —  Laissons  là  l'béri- 
tage  de  ce  pauvre  Antoine.  Vous  avez  un  air 
d'avidité...  Il  semble  déjà  que  vous  teniez  son 
bien...  Parlons  de  sa  mort,  de  son  naufrage. 

«  M™^  Kerlebon.  —  Ah  !  ne  renouvelez  pas 
nos  douleurs  ! 

«  DupERRON.  —  Pourquoi  chercher  à  nous 
attrister  ? 

a  Antoine  Kerlebon.  —  Je  vois  que  sa  mort 
vous  afflige  beaucoup. 

«  Dlperron  et  M'"'^  Kerlebon.  — Sans  doute! 

«  Antoine  Kerlebon.  —  C'est  en  revenant 
des  Indes  qu'il  a  péri... 


—  93  — 

«  DcPERROX  (pleurant).  —  Oui,  il  avait  fait 
là  une  fortune...  une  fortune  comme  on  n'en 
voit  pas.  Ah  !  ah!  ah! 

«  W"^  Kï.VihY.^0^  (en  pleurant).  —  Ces  trois 
vaisseaux  étaient  à  lui...  Hi  !  hi  !  hi  ! 

«  DcPERRON  {pleurant  plus  fort).  —  Il  mon- 
tait le  vaisseau  qui  était  le  plus  richement 
chargé...  Eh!  eh!  eh!... 

«  Henri. —  Son  vaisseau  se  brise...  L'infor- 
tuné se  noie... 

«  DcPERRox  [pleurant].  —  On  u"a  pas  pu 
sauver  les  marchandises!... 

«  M™^  Kerlebon.  —  Voyez  quelle  perte  pour 
sa  pauvre  famille  ! 

«  Axtohe  Kerlebox  [à  part] .  —  Est-ce  moi 
qu'ils  regrettent  ou  les  marchandises  ?  L'ave- 
nir me  le  découvrira.  » 

Il  va  bientôt  avoir  sur  ce  point  tous  les 
éclaircissements  désirables.  S'étant  retiré  dans 
une  chambre  voisine  pour  y  prendre  quelque 
repos,  il  est  réveillé  en  sursaut  par  un  bruit 
de  sanglots  et  de  gémissements  lamentables. 
Jules,  le  fidèle  serviteur  d'Antoine  Kerlebon, 
vient  d'apporter  aux  héritiers  la  nouvelle  que 
son  maître  est  certainement  vivant.  Il  ne  l'a  pas 
vu  lui-même  ;  mais  il  sait  de  science  certaine 
qu'il  a  échappé  au  naufrage,  qu'on  l'a  aperçu 
à  Brest,  que  sous  peu  de  temps  il  va  repa- 


—  95  — 

raître  dans  son  château.  Là-dessus,  Duperron 
et  M™*^  Kerlebon  tombent  dans  les  bras  Iim  de 
l'autre  avec  des  cris,  des  larmes  à  fendre  l'âme, 
et  échangent  leurs  impressions  en  ces  termes  : 

«  M™'  Kerlebox.  —  Arriva-t-il  jamais  mal- 
heur plus  funeste? 

«  DuPERROx.  —  Eprouva-t-on  jamais  un 
coup  plus  affreux? 

«  M"^  Kerlebon.  —  Je  n'aurai  donc  pas  ma 
ferme.  Ah  !  grand  Dieu!  ah!  ah!  ah! 

«  Dcperron.  —  J'ai  perdu  mon  château.  Ah  ! 
ciel,  ah  !  ah  !  ah  ! 

«  Amoixe  Kerlebon.  —  Pourquoi  donc  ces 
cris,  ces  lamentations?  Vous  m'avez  réveillé. 

«  Duperron  (pleurant).  —  Ah!  ah!  ah!  ah! 

«  M'"'=  Kerlebon  [pleurant).  —  Xe  nous  in- 
terrogez pas!... 

«  Antoine  Kerlebon  {avec  intérêt).  —  Mes 
chers  parents  !  mes  bons  amis  !  Vous  minquié- 
tez...  Qu'est-il  donc  arrivé? 

«  M"""  Kerlebon.  —  Ah  !  si  vous  saviez... 
quel  malheur!... 

«  Duperron.  —  \ous  sommes  ruinés. 

«  M""*-"  Kerlebon.  —  Ruinés  sans  ressource  ! 

«  Antoine  Kerlebon.  —  Mais  expliquez- 
vous,  je  vous  en  prie. 

«  M™*  Kerlebon  (pleurant  très  fort).  — 
Hélas  !  le  défunt  n'est  pas  mort  !... 


—  95  — 

«  Antoine  Kerlebov.  —  Le  défunt!...  Voilà 
donc  la  cause  de  votre  grande  douleur  ? 

«  DcPERRox.  —  Eh!  n'est-ce  pas  assez  ? 

«  M"'*"  Kerlebox.  —  Se  voir  privé  du  plus 
bel  héritage  ! 

«  Dcperrox.  —  D'un  château  ! 

ce  M""^  Kerlebox.  —  D'une  ferme  magni- 
fique ! 

«  Amoixe  KERLEB0>f  («  part).  —  Et  moi  qui 
les  croyais  sensibles  à  ma  mort....  Imbécile 
que  j'étais  ! 

«  M"^  Kerlebox.  —  Je  n'eu  puis  plus. 

«  Duperrox.  —  Je  succombe  à  ma  dou- 
leur ! 

«  [Ils  s'asseyent  près  de  la  table,  plongés 
dans  une  -profonde  consternation.]  » 

Antoine  Kerlebon  se  tourne  alors  vers  les 
jeunes  gens  :  «  Toi,  dit-il  à  Henri,  toi  qui 
n'avais  d'autre  espoir  que  cet  héritage,  est-ce 
que  tu  n'est  pas  fâché  de  le  voir  t'échapper 
ainsi? 

«  Henri.  —  J'en  suis  au  comble  de  la  joie  ! 

«  Sophie.  —  Et  moi  aussi! 

«  Henri.  —  Nous  verrons,  maintenant  que 
mon  bon  oncle  vit,  si  vous  épouserez  ma 
Sophie.  C'est  un  brave  et  honnête  homme, 
lui  ;  je  lui  conterai  tout  :  il  saura  bien  empê- 
cher ce  mariaa;e. 


—  96  — 

«  Sophie.  —  Oh  !  vous  n'êtes  pas  encore  où 
vous  croyez  en  être.  Nous  verrons... 

«  AxToiXE  Kerlebo\  [à  part).  —  Si  je  ne  me 
retenais,  je  les  embrasserais  tous  deux.  [Aux 
parents  affligés.)  Allons,  il  ne  faut  pas  vous 
affliger  ^omme  cela, la  nouvelle  nest  pas  cer- 
taine, il  est  peut-être  mort... 

«  M™^  Kerlebox.  —  Ah!  mon  cher  beau- 
frère,  nous  ne  sommes  pas  assez  heureux 
pour  cela. 

«  DuPERRox.  —  Oh  !  certainement  non  ! 

«■  Antoine  Kerlebon  [à  part).  —  Oh!  les 
maudits  parents.  Sortons,  je  n'y  pourrais 
tenir.  [Haut.]  Du  courage,  mes  amis.  Je  vais 
m'informer  si  ce  bruit  est  fondé...  Je  reviens 
dans  quelques  instants.  Adieu,  mes  amis,  mes 
bons  parents.  {A part.)  Oh!  la  méchante  ca- 
naille. » 

Enfin,  Jacques  Kerlebon,  attendu  depuis  le 
commencement  de  la  pièce,  arrive  au  manoir. 
Il  rencontre  dabord  Antoine,  qu'il  croit  mort 
et  dont  il  vient  hériter.  La  reconnaissance  est 
touchante,  bien  présentée. 

—  Ce  pauvre  Antoine,  dit  Jacques  (le  croyant 
encore  mort),  ce  pauvre  Antoine,  «  il  était  si 
bon  frère,  si  bon  ami!  Il  venait  souvent  me 
chercher  à  Laudernau  et  me  disait  :  Frère 
Jacques,  viens  boire  le  rhum  et  fumer  la  pipe. 


-\7- 

11  prenait  mon  bras,  nous  marchions  gaîment, 
nous  arrivions,  nous  nous  mettions  à  table 
(//  s'assied  d'un  coté)  ...  C'est  la  même  table, 

je  la    reconnais (Il   se   verse   un  verre 

de  vm)  ...  Et  je  ne  peux  plus  boire  à  sa 
santé!... 

«  A^'ToixE  Kerlebox  [paraissant  tout  à  coup 
et  s' asseyant  en  face  de  son  frère).  —  Moi,  je 
veux  boire  à  la  tienne  ! 

«  Jacques  Kerlebon  [dans  le  plus  grand 
étonnement).  —  Le  diable  m'emporte,  c'est 
mon  pauvre  Antoine  ! 

«  —  Mon  cher  Jacques!  —  Mon  cher  An- 
toine! [Ils  tombent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.) 

Quant  aux  héritiers,  puisqu'ils  ont  pris  An- 
toine pour  Jacques  Kerlebon,  ils  prennent 
nécessairement  Jacques  pour  Antoine  «  le 
défunt  qui  n'est  pas  mort.  »  Et  comme  ce 
«  mort  par  erreur  »  reste  toujours  un  parent 
à  héritage,  bon  à  ménager,  bon  à  choyer, 
Duperron  et  M'"^  Kerlebon  l'accablent  de  leurs 
démonstrations  de  joie  et  de  tendre  affec- 
tion : 

«  M™*  Kerlebon  [courant  embrasser  Jacques). 
—  Vous  ne  doutez  pas  de  la  joie  que  nous 
éprouvons  à  vous  revoir  en  bonue  santé. 


—  98  — 

«  DuPERRON.  —  Quel  plaisir derabrasser  soq 
oncle! 

(f  .M'"'^  Kerlebon.  —  Que  navez-vous  été  té- 
moin de  notre  douleur  ! 

«  Duperron.  —  Des  larmes  que  nous  avons 
répandues!  » 

Ici  Antoine  Kerlebon,  écœuré  de  ces  bas- 
sesses et  de  ces  mensonges,  juge  à  propos 
d'intervenir,  et  pour  les  faire  rentrer  daus  le 
silence,  leur  crie  d'un  ton  narquois  : 

ce  —  Moi,  j'ai  vu  vos  regrets...  Cest  la 
même  chose  !  » 

Mais  voici  le  coup  de  théâtre.  Jules,  le  fidèle 
serviteur  d'Antoine  Kerlebon,  mis  en  sa  pré- 
sence, se  jette  dans  ses  bras  en  s'écriant  : 
«  0,  mon  cher  maître,  je  vous  revois  donc 
enfin!  » 

—  «  Son  maître!  s'écrient  avec  des  accents 
et  des  sentiments  variés,  mais  tous  avec  une 
immense  stupéfaction,  Henri  et  Sophie,  M™^ 
Kerlebon  et  Duperron,  qui  tous  jusque-là 
avaient  pris  Antoine  pour  Jacques  et  lui 
avaient  laissé  voir  sans  crainte,  sans  précau- 
tion et  sans  voile,  leurs  plus  intimes  senti- 
ments sur  la  mort  et  sur  la  résurrection  du 
naufragé. 

—  «  Quoi;  c'est  Antoine!  »  gémit  doulou- 
reusement M'"'^  Kerlebon. 


—  99  — 

—  «  Antoine  !  »  s'écrie  à  son  tour  eu  rica- 
nant Alain  le  valet  malfaisant;  «  Antoine!  Oh, 
le  bon  tour!  Je  ne  dirai  rien;  mais  cela  fera 
du  bruit  dans  Landerneau.  » 

—  «  Nous  sommes  perdus!  »  s'écrie  Duper- 
ron,  et  il  disparaît. 

—  «  Il  a  tout  vu,  »  clame  douloureusement 
la  Kerlebon,  prête  à  s'éclipser  aussi. 

Antoine  l'arrête  : 

—  «  Ma  chère  belle-sœur,  j'en  sais  trop 
sans  doute;  »  mais  il  est  un  moyen  de  me 
faire  oublier  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  Mon- 
trant alors  Henri  et  Sophie  :  «  Ces  deux  jeunes 
gens  s'aiment,  »  continue-t-il,  mon  frère  re- 
nonce au  mariage  ;  «  unissez-les  ;  à  ce  prix 
«  seul  je  puis  oublier  ce  mot  terrible  :  Hélas! 
«  le  défunt  n'est  pas  mort!  » 

Cette  comédie,  intitulée  dans  les  premières 
éditions  :  Le  Naufrage  ou  les  Héritiers^  fut 
jouée  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre  de 
la  République  le  7  frimaire  an  V  (27  novem- 
bre ^700).  Voici  la  distribution  des  rôles  : 
«  Antoine  Kerlebon,  Ducjazon;  —  Jacques 
«  Kerlebon,  Michot;  —  M'"^  Kerlebon,  la  ci- 
«  toyenne  Baptiste;  —  Sophie,  la  citoyenne 
«  Sainclair ;  —  Henri,  Sainclair;  —  Duper- 
«  ron,  Raimond;  —  Jules,  Desrosières;  — 
«  Alain,  Baptiste  cadet.  » 


—  400  — 

La  pièce,  dans  sa  nouveauté,  eut  un  très 
grand  nombre  de  représentations;  jusqu'à  la 
mort  de  l'auteur  elle  fut  souvent  reprise,  et 
toujours  avec  succès. 


IX 

Maison  a  vendre^  (1801). 

Maison  à  vendre  estâmes  yeux  une  des 
plus  jolies  pièces  de  Duval,  une  de  celles  où 
se  montrent  mieux  la  nature  et  les  ressources 
de  son  talent. 

Elle  est  faite  avec  rien.  Un  jour,  notre  au- 
teur était  à  la  campagne  aux  environs  de 
Paris,  chez  M.  Gay,  fonctionnaire  important 
du  régime  consulaire,  mari  de  M"""  Sophie 
Gay,  dont  la  iille  Delphine,  plus  tard  femme 
d'Emile  de  Girardin,  devint  célèbre  sous  le 
règne  de  Louis-Philippe  par  sa  beauté,  son 
esprit,  son  talent  liltéraire  en  prose  et  en 
vers.  C'était  une  maison  où  Ton  vivait  large- 
ment, où  il  y  avait  toujours  grande  compa- 
gnie, où  l'on  recevait  volontiers  les  hommes 
de  lettres  et  les  artistes. 

Alexandre  Duval,  très  lié  avec  M.  Gay,  avait 
amené  avec  lui  le  compositeur  italien  Délia 
Maria,  qu'il  aimait  beaucoup  et  qui  avait  déjà 
fait  la  musique  de  plusieurs  de  ses  pièces.  Un 
matin  après  déjeuner,  M""*  Gay  se  promenant 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval  IV,  p.  252-311. 


—  \02  — 

avec  ses  hôtes  dans  le  village  voisin,  la  com- 
pagûie  passa  devant  une  porte  cochère  où 
pendait  l'affiche  :  Maison  à  vendre. 

—  Que  n'achetez- vous  cette  maison ,  dit 
M""®  Gay  à  Duval  et  à  Délia  Maria;  vous  y 
passeriez  la  belle  saison,  vous  y  feriez  des 
opéras  sans  être  dérangés,  et  moi  je  serais  là 
pour  juger  et  pour  admirer  vos  œuvres. 

Délia  Maria  et  Duval  se  mirent  à  plaisanter 
sur  la  fortune  des  poètes  et  des  musiciens, 
qui  ne  les  met  guère  à  même  d'acheter  des 
maisons.  Et  de  Gl  en  aiguille,  Duval  de  dire  : 

—  S'ils  n'en  peuvent  pas  acheter,  ils  peu- 
vent pourtant  en  tirer  parti  ;  dans  cette  affiche 
de  Maison  à  vendre  je  vois  un  sujet  d'opéra, 
—  dont  il  ne  manque,  il  est  vrai,  que  la  fable, 
le  dialogue  et  la  musique,  peu  de  chose, 
comme  on  voit.  Mais,  à  ça  près 

Quelques  mois  plus  tard,  revenu  à  Paris, 
importuné  par  Dclla  Maria,  il  traça  un  plan 
qui  ne  le  satisfaisait  point,  qui  au  contraire 
charmait  Délia  Maria...  Ce  musicien  étant 
venu  à  mourir,  Duval  n'y  pensa  plus. 

Peu  après,  un  autre  compositeur  d'un  grand 
talent,  Dalayrac,  entré  depuis  peu  en  relations 
avec  notre  auteur,  lui  demanda  de  reprendre 
ce  plan  et  d'achever  la  pièce,  dont  il  désirait 
beaucoup  faire  la  musique.  Sur  ses  instances, 
Duval  le  promit;  mais  ce  projet,  surtout  de- 


—  ^03  — 

puis  la  mort  de  ûella  Maria,  lui  souriait  peu, 
et  il  ue  lit  rien.  L'été  suivant,  Dalayrac,  qui 
avait  aussi  uue  maison  de  campagne  aux  en- 
virons de  Paris,  y  invita  Duval.  Le  premier 
soir  que  celui-ci  y  était,  M™^  Dalayrac  l'in- 
forma qu'on  lui  porterait  le  lendemain  matin 
à  déjeuner  dans  sa  chambre,  que  c'était  là 
l'usage  de  la  maison. 

Le  lendemain,  d'assez  bonne  heure,  dès 
qu'on  le  sut  levé,  Duval  vit  tout  à  coup  son 
gîte  envahi  par  la  maîtresse  de  la  maison  es- 
cortée de  quelques  amies,  qui  lui  apportaient 
sou  déjeuner.  Duval  se  confondit  en  remer- 
ciements aux  «  belles  dames  et  gentes  damoi- 
selles  »  pour  la  faveur  dont  elles  daignaient 
l'honorer...  Les  dames  répondirent  qu'il  n'y 
avait  point  là  de  faveur  :  elles  se  bornaient 
au  contraire  à  exécuter  les  ordres  d'un  sei- 
gneur très  vindicatif,  qui  accusait  Duval  de 
félonie  pour  lui  avoir  promis  naguère  un 
opéra  qu'il  n'avait  point  fait,  et  ce  seigneur 
était  résolu  à  retenir  le  coupable  prisonnier 
dans  son  castel  jusqu'au  plein  accomplisse- 
ment de  sa  promesse.  «  Puis  me  montrant, 
«  dit  Duval,  des  plumes,  de  l'encre,  du  pa- 
«  pier,  elles  finirent  par  m'engager  à  céder, 
«  sans  plus  tarder,  au  plus  redoutable  des 
«  tyrans.  »  Cela  dit,  elles  sortirent  en  fermant 
très  soigneusement  la  porte  à  double  tour. 


—  404  — 

Tant  que  les  clames  avaient  été  là,  Diival 
avait  ri  et  plaisanté.  Quand  il  se  vit  seul, 
prisonnier  pour  tout  de  bon,  la  plaisanterie 
lui  parut  mauvaise,  il  se  fâcha  tout  rouge,  et 
son  premier  mouvement  fut  de  sauter  par  la 
fenêtre  ];>our  fuir  ce  logis  perfide  où  l'hospita- 
lité se  traduisait  en  travaux  forcés.  Puis  il 
sentit  combien  cet  esclandre  pourrait  le  rendre 
ridicule.  Il  se  calma,  il  déjeuna,  il  prit  son 
parti,  rumina  de  nouveau  son  plan,  puis  se 
mit  à  écrire  et  s'absorba  si  bien  dans  ce  tra- 
vail que.  cinq  ou  six  heures  après,  quand  Da- 
layrac  s'en  vint  lui  faire  mille  excuses  de  ce 
quïl  appelait  «  létourderie  de  sa  femme,  » 
Duval,  ne  sachant  plus  ce  dont  il  s'agissait, 
l'interrompit  brusquement  pour  le  prier  d'é- 
couter la  lecture  de  sa  pièce,  aux  trois  quarts 
faite,  —  et  qu'il  termina  le  lendemain. 

Telle  est  la  «  genèse  »  —  un  peu  falote  — 
de  Maison  à  vendre,  «  comédie  en  un  acte  et 
a  en  prose,  mêlée  de  chants,  représentée  pour 
«  la  première  fois  sur  le  théâtre  de  l'Opéra- 
a  Comique,  rue  Favart,  le  i^'  brumaire  an  IX 
a  de  la  République  (eu  style  chrétien,  le 
«  23  octobre  1801);  paroles  du  cit.  Alexandre 
«  DcvAL,  musique  du  cit.  Dalayrac  »  (Titre 
de  la  I'^  édition). 

Voyons  maintenant  ce  qu'elle  contient. 

Deux  jeunes  gens,  deux  artistes,  Versac  et 


—   103  — 

DermoQt,  uu  poète  et  un  musicien,  se  rendent 
ensemble,  à  petites  journées,  de  Paris  à  Bor- 
deaux. Ils  ont  commencé  par  voyager  en  sei- 
gneurs, jetant  l'argent  à  tort  et  à  travers,  trai- 
tant même  les  étrangers  qu'ils  rencontraient 
de  passage  dans  les  hôtelleries.  Si  bien  que, 
arrivés  à  une  quinzaine  de  lieues  de  Bor- 
deaux, ils  n'ont  plus  le  sou  ;  il  leur  faut  faire 
le  reste  du  chemin  à  pied,  sans  savoir  com- 
ment ils  pourront  se  procurer  le  vivre  et  le 
couvert. 

Affamés,  très  fatigués,  ils  rencontrent  sur 
leur  route  une  maison  de  belle  apparence,  de- 
vant laquelle  s'étend  une  pelouse  avec  bos- 
quets et  bancs  de  pierre,  enclose  d'une  barrière 
à  l'anglaise  pour  empêcher  le  passage  des 
voitures  mais  non  celui  des  piétons.  Nos  deux 
voyageurs  s'asseyent  Là  pour  se  reposer; 
comme  ils  regardent  autour  d'eux,  faisant 
l'inspection  des  lieux,  Versac  aperçoit  sur  la 
maison  une  afiiche  portant  :  Maison  à  vendre, 
avec  écurie,  remise,  etc. 

—  Cette  maison  te  plaît-elle?  dit-il  à  son 
compagnon. 

—  Eh!  oui,  elle  me  plaît  assez. 

—  Très  bien,  je  l'achète. 

—  Eh  !  Versac,  tu  perds  la  tète, 

«  Versac.  —  Non,  la  maison  est  bien  située, 
un  très  grand  jardin,  les  arbres  en  plein  rap- 

5* 


—  ^06  — 

port,  écurie  et  remise.  Cela  me  convient,  je 
l'achète.  » 

Ce  disant,  il  va  sonner  à  la  porte.  Avant 
qu'on  soit  venu  ouvrir,  en  même  temps  que 
lui  se  présente  à  cette  porte  une  dame  d'as- 
pect resp3ctable,  M™^  Dorval  : 

a  —  Que  demandez- vous.  Messieurs?  dit- 
elle  à  Versac. 

«  Versac.  —  Cette  maison  est  à  vendre,  je 
désirerais  la  voir. 

ce  M'"^  DoRVAL.  —  Vous  ne  pouviez  pas  mieux 
vous  adresser;  j'en  suis  la  maîtresse;  j'espère 
qu'elle  vous  conviendra.  » 

j^jme  Dorval  désire  en  effet  vivement  vendre 
sa  maison.  Elle  a  une  nièce  fort  aimable  appe- 
lée Lise,  jolie  mais  pauvre,  à  qui  elle  voudrait 
constituer  une  dot;  et  tout  le  reste  de  sa  for- 
tune étant  en  rentes  viagères,  la  valeur  de 
cette  maison  est  le  seul  bien  dont  elle  puisse 
disposer  en  faveur  de  sa  nièce.  Tout  à  l'heure, 
elle  vient  d'avoir  un  entretien  avec  M.  Fer- 
ville,  voisin  de  M"'^  Dorval  et  qui  grille  d'ac- 
quérir sa  maison,  mais  qui,  voyant  le  besoin 
qu'on  a  de  s'en  défaire,  eu  a  profité  pour  la 
battre  à  froid  et  pour  eu  offrir  un  prix  déri- 
soire, que  la  bonne  dame,  malgré  son  désir 
de  vendre,  a  trouvé  inacceptable.  C'est  donc 
grand  plaisir  pour  elle  de  voir  poindre  un 


—   i07  — 

nouvel  acquéreur,  et  en  attendant  qu'on  ouvre 
la  porte  (ce  à  quoi  les  gens  du  dedans  ne  s'em- 
pressent guère),  elle  s'enquiert  avec  intérêt 
des  deux  voyageurs  : 

«  M"'^  DoRVAL.  —  Vous  êtes  peut-être  fati- 
gués, messieurs? 

«  Dermom.  —  Beaucoup,  madame. 

«  Versac.  —  Xous  sommes  pourtant  arrivés 
en  voiture. 

«  M™^  DoRVAL  [regardant  les  pieds  poudreux 
des  voyageurs).  —  En  voiture?  Et  qu'en  avez- 
vous  fait? 

«  Versac.  —  Nous  Tavons  laissée  dans  un 
village  voisin. 

«  M""*  DoRVAL.  —  Et  dans  quel  endroit? 

«  Versac.  —  A  Tauberge...  du  Grand-Cerf. 

«  M"'*"  DoRVAL.  —  Mais  le  village  le  plus 
voisin  est  encore  éloigné,  et  la  longueur  de 
la  route... 

«  Versac.  —  Oui,  on  nous  a  recommandé 
l'exercice  pour  notre  santé. 

«  M"^  DoRVAL.  —  Comment  ferez-vous  ce 
soir?  Si  vous  voulez,  j'enverrai  un  exprès  dire 
à  votre  cocher...  Quel  est  le  nom  du  village, 
s'il  vous  plaît  ? 

Versac  —  Son  nom?...  («  Dermont)  Te 
rappelles-tu  comme  il  se  nomme?  Le  village 
de... 


—  'lOS  — 

(I  Dermovt.  —  Le  village  de  Crac...  oui, 
de  Crac  ! 

«  M"'®  DoRVAL.  —  De  Briac,  voulez-vous 
dire. 

«  Versac  [lui  montrant  un  côté).  —  De 
Briac  justement,  tenez,  de  ce  côté. 

«  M™^  DoRVAL  [lui  montrant  le  côté  opposé). 
—  Non,  de  celui-là. 

«  Versac.  —  Oui,  oui,  c'est  que  dans  ce 
moment,  nous  sommes  un  peu  désorientés.  » 

Versac  entre  dans  la  maison  avec  M"'' 
Dorval,  pendant  que  Dermont  reste  sur  la 
pelouse  à  faire  des  monologues  sur  la  folie  de 
son  compagnon,  qui  reparaît  bientôt  disant  : 

a  —  Tout  va  bien,  mon  ami  :  la  maison  est 
on  ne  peut  plus  agréable,  la  maîtresse  on  ne 
peut  plus  accommodante,  et  tout  en  regardant 
les  gros  murs,  j'ai  aperçu  une  jeune  personne 
jolie  comme  un  ange. 

«  Dermont.  —  Mais  où  tout  cela  te  mèuera- 
t-il? 

a  Versac.  —  Pauvre  génie!  Comment,  tu 
ne  devines  pas?  Grâce  à  mes  petits  mensonges, 
on  me  prend  pour  un  homme  très  riche,  on 
s'imagine  que  je  vais  acheter  la  maison  ;  on 
entre  dans  les  détails  de  sa  valeur.  Je  n'ai  pas 
l'air  de  me  passionner,  je  trouve  des  incom- 
modités. Cependant  si  l'on  est  raisonnable,  le 
pays  me  plaît;  et  puis  les  mais...   les  5?'... 


—  ^00   — 

On  craint  que  je  ue  parte...  Je  diffère;  ou 
fait  préparer  un  goûter^  j'accepte  par  com- 
plaisance ;  nous  causons  encore  de  l'acquisi- 
tion, il  est  tard,  la  Luit  vient,  ou  nous  offre 
des  lits,  nous  acceptons  encore  :  on  soupe,  je 
dois  rendre  réponse  dans  quelques  jours.  Nous 
partons,  nous  arrivons  demain  à  Bordeaux;  et 
grâce  à  mon  esprit,  sans  posséder  un  sou, 
nous  trouvons  un  bon  souper,  un  bon  lit,  et 
nous  achetons  même  une  maison,  tel  est  notre 
bon  plaisir.  » 

M'"*"  Dorval  fait  servir,  en  effet,  aux  voya- 
geurs un  excellent  goûter,  et  elle  leur  présente 
sa  nièce.  Dans  cette  jolie  personne,  Dermont 
retrouve  l'objet  d'un  tendre  et  sérieux  atta- 
chement noué  par  lui,  à  Paris,  Ihiver  passé, 
objet  qui  s'était,  au  beau  temps,  envolé  en 
province,  dans  les  environs  de  Bordeaux, 
mais  sans  donner  son  adresse,  et  c'était  sur- 
tout pour  la  retrouver  que  Dermont  avait 
suivi  Versac  dans  ses  pérégrinations. 

Pour  donner  à  Dermont  toute  liberté  de 
causer  avec  Lise,  Versac,  se  tournant  vers 
M"'^  Dorval  avec  toute  la  gravité  d'un  homme 
d'affaires,  lui  dit  : 

«  —  Ne  pourrais-je,  madame,  prendre  con- 
naissance des  titres,  des  charges  de  la  maison? 

«  —  Je  suis  à  vos  ordres,  répond  la  dame  ; 
tous  ces  papiers  sont  dans  mon  cabinet.  » 


—    110  — 

Et  ils  entrent,  laissant  sur  la  pelouse  les 
deux  amoureux,  qui  ont  tout  le  loisir  de 
s'expliquer  (car  il  existait  entre  eux  quelque 
malentendu)  et  de  s'accorder  pleinement. 
Après  un  certain  temps,  Versac  reparaît  et 
dit  à  Dermont  resté  seul  sur  la  pelouse  : 

«  —  Eh  !  bien,  s"est-on  grondé,  brouillé, 
raccommodé?  enfin  es-tu  content? 

«  Dermoxt.  —  Je  suis  au  comble  de  la  joie  ! 
Combien  je  te  dois,  mon  cher  Versac,  pour 
mavoir  ménagé  cet  entretien! 

«  Versac.  —  Sais-tu  ce  qu'il  me  coûte?  ton 
entretien. 

«  Dermont.  —  Non. 

«  Versac.  —  Soixante  mille  francs. 

«  Dermoxt,  —  Que  veux-tu  dire  ? 

«Versac. — Eh  bien!  après  avoir  mar- 
chandé longtemps,  j'ai  fiûi  par  acheter  la 
maison. 

«  Dermoxt.  —  0  ciel!...  Qu'allons-nous 
devenir?  Pas  un  sou  et  acheter  une  mai- 
son! Ne  pouvais-tu  donc  remettre  à  un  autre 
jour? 

«  Versac.  —  Impossible!...  Nous  étions 
d'accord;  le  hasard  a  conduit  là  le  notaire. 
La  bonne  dame  profite  de  cette  occasion, 
propose  un  engagement...  le  notaire  me 
presse...  je  ne  savais  que  faire.  On  me  pré- 
sente deux  feuilles  de  papier  timbré  ;  ennuyé 


—  Ml   — 

de  toutes  ces  formalités,  je  prends  mon  parti 
et  je  signe! 

«  Dehmont.  —  Misérable  étourdi! 

«  Versac.  —  Quel  mal?  Je  n'emporte  pas 
la  maison. 

«  Dermoxt.  —  Mais  il  faudra  payer^  mal- 
heureux! payer  60,000  francs!  Entends-tu  ce 
que  cela  veut  dire  ? 

«  Versac.  —  Oh!  nous  avons  du  temps.,. 
On  nous  donne  deux  jours... 

a  Dermo:vt.  —  Dans  deux  jours,  nous  pas- 
serons pour  de  misérables  intrigants  !  » 

Sur  ces  entrefaites ,  paraît  M"^  Dorval, 
vantant,  bien  entendu,  sa  maison  : 

«  —  Engagez  donc,  dit-elle,  votre  ami,  qui 
paraît  mécontent  de  votre  acquisition,  avenir 
voir  votre  propriété. 

«  Versac.  —  Allons,  mon  ami,  va  donc  voir 
ma  propriété.  » 

Ils  entrent.  Au  moment  où  Versac  va  les 
suivre,  survient  un  personnage  qui  le  tire  par 
l'habit  en  murmurant  :  «  Ne  puis-je  vous 
dire  un  petit  mot?  »  Ce  personnage,  de 
mine  assez  rébarbative,  c'est  Ferville,  le  voi- 
sin grincheux  qui  voulait  avoir  pour  rien 
la  maison  de  M'"*"  Dorval.  Il  vient  d'eu  ap- 
prendre la  vente,  et  il  éprouve  le  désir  de 
causer  avec  l'acheteur.  A  ce  désir  Versac  se 
prête  volontiers,  l'entretien   dure  entre  eux 


—    112   — 

sur  la  pelouse  assez  longtemps,  nous  y  re- 
viendrons plus  loin.  Mais  pendant  cet  entre- 
tien surviennent  au  pauvre  Versac  divers  en- 
nuis. 

Malgré  sa  pénurie,  il  n'eu  était  pas  moins 
le  propi3  neveu  et  même  l'héritier  présomptif 
d'un  autre  Versac,  riche  banquier  de  Bordeaux. 
Quand  il  avait  décliné  son  nom,  M"^  Dorval 
s'était  imaginé  avoir  sous  les  yeux  le  banquier 
lui-même,  erreur  dont  on  ne  lavait  point  dé- 
trompée ;  mais  ayant  envoyé  chercher  à  Briac 
la  voiture  des  deux  amis  et  ayant  su  par  son 
messager  que  tout  ce  qu'ils  lui  avaient  dit 
était  une  fable,  elle  s'était  convaincue  d'avoir 
affaire,  sinon  à  des  escrocs,  du  moins  à  de 
mauvais  plaisants,  et  elle  avait  résolu  de  les 
payer  en  même  monnaie. 

Revenant  donc  à  Versac  : 

«  —  Il  sera  sans  doute  nécessaire,  monsieur, 
(lui  dit-elle)  que  je  me  rende  à  Bordeaux,  à 
votre  caisse,  pour  recevoir  mes  fonds? 

«  Versac,  —  Oui,  madame,  c'est  à  ma 
caisse  qu'on  vous  paiera. 

«  M™®  Dorval.  —  M.  de  Versac,  en  repartant 
demain,  pourrait  me  donner  une  place  dans 
sa  voiture? 

«  Versac.  —  Avec  plaisir,  madame  ;  mais 
vous  serez  un  peu  gênée. 

«  M""^  Dorval.  —  Je   viens  de  l'envoyer 


—   113  — 

chercher  à  Briac...  Il  n'y  a  qu'une  difficulté  : 
depuis  plus  de  quinze  jours,  il  n'a  pas  paru 
do  voiture  dans  le  pays. 

«  Versac.  —  Aïe!.,.  Mais  a-t-on  bien  de- 
mandé à  l'auberge  du  Grand-Cerf? 

«  M""*  DoRVAL.  —  Il  n'y  a  jamais  eu  de 
Grand-Cerf  ddiùs  ee  village. 

a  Versac  («  2^art].  —  C'est  jouer  de  mal- 
heur; il  y  en  a  partout. 

«  M""^  DoRVAL.  —  Pardon  de  la  question... 
Mais  monsieur  de  Versac,  à  qui  j'ai  l'honneur 
de  parler,  est-il  bien  le  banquier  de  Bor- 
deaux? 

a  Versac.  —  Mais  oui,  à  cela  près  de  quel- 
ques millions,  je  suis  un  second  lui-même.  » 

Comme  il  ne  veut  pas  qu'on  le  prenne  pour 
un  aventurier,  il  fouille  dans  sa  poche,  où  il 
a  des  lettres  de  recommandation  émanant  de 
diverses  personnes  notables;  il  en  tire  une  et 
la  remet  à  M""^  Dorval  : 

—  Il  est  vrai,  madame,  je  ne  suis  pas  riche. 
Mais  «  lisez,  je  vous  prie,  ce  témoignage  ho- 
norable de  mes  talents  et  de  la  considération 
dont  je  jouis.  Ma  modestie  ne  me  permet  pas 
d'assister  à  cette  lecture.  Je  reviens  à  l'in- 
stant. » 

Le  malheureux  s'est  trompé  de  pièce,  il  a 
remis  à  M™*^  Dorval  une  lettre  on  son  oncle  le 
banquier,  tout  en  lui  montrant  quelque  amitié, 


—  M  4  — 

le  traite  de  «  rusé  coquin  »  et  le  tance  d  iûi- 
portance  à  propos  de  ses  dettes  : 

«  Vous  emprunlcz  toujours  et  ne  rendez  jamais! 
Vous  composez  des  vers,  que  l'on  dit  très  mal  faits  : 
Je  n'ai  T>as  lu  vos  vers,  mais  j'ai  payé  vos  dettes; 
Pour  vos  dettes,  je  sais  qu'elles  sont  trop  bien  faites.  » 

Aussi  quand  il  rentre  et  essaie  de  réparer 
cette  méprise,  M"^  Dorval  lui  dit  sévèrement  : 

—  «  C'est  assez.  Ayez  seulement  la  com- 
plaisance de  me  rendre  l'écrit  inutile  qui 
constate  votre  acquisition. 

«  Versac.  —  Impossible,  madame  ! 

a  M""=  DoRTAL.  —  Hé,  comment  me  paierez- 
vous,  monsieur  l'auteur? 

«  Versac,  —  Je  vous  paierai,  madame,  et 
très  bien  encore...  Mais  d'abord  parlons  de 
mon  ami  Dermont...  Il  aime  votre  nièce,  vous 
le  savez.  Son  peu  de  bien  vous  a  empêché  de 
consentir  à  cette  union.  Eh  bien,  moi,  je  ré- 
pare les  torts  de  la  fortune  en  le  dotant 
dune  somme  de  20.000  fr. 

a  Dermoxt.  —  Madame,  pardonnez-lui,  il  a 
tout  à  fait  perdu  la  tète. 

«  M'"^  Dorval  (ô  part).  —  Moquons-nous  de 
lui!...  [Haut]  Je  consens  bien  volontiers  à  ce 
mariage,  si  vous  pouvez  lui  compter  tout  de 
suite  la  somme  que  vous  lui  offrez. 


—  Mo  — 

«  Versac.  —  Tout  de  suite,  cela  va  sans 
(lire...  Voulez-vous  des  espèces  ou  de  bons 
billets  au  porteur? 

«  M"""  DoRVAL.  —  Des  espèces  !  on  n'en 
porte  pas  en  voyage. 

«  Versic.  —  Il  est  vrai  que  nous  eu  étions 
peu  chargés.  Ainsi  des  billets... 

a  M™^  DoRVAL.  —  Des  billets  sufûsent. 

«  Versac.  —  Votre  voisin  vous  parait-il 
solide  ? 

«  M""^  DoRVAL.  —  Comment!  M.  Ferville? 

«  Versac.  —  Oui,  M.  Ferville. 

«  M"^  DoRVAL.  —  C'est  le  plus  riche  et  le 
plus  fripon  de  l'endroit. 

«  Versac.  —  Eh  bien,  voilà  pour  20,000  fr. 
de  billets  sur  le  plus  riche  et  le  plus  fripon 
de  l'endroit.  [D'un  ton  (jrave  à  Lise  et  à 
Dermont.)  Et  vous,  mes  chers  enfants  {il  leur 
prend  les  mains),  je  vous  unis  :  soyez  heu- 
reux et  noubliez  pas  que  c'est  moi  qui  fait 
votre  bonheur.  Hein...  (paiement)  Dermont, 
comment  trouves-tu  le  dénouement? 

«  M""*^  Dorval.  —  Je  n'en  reviens  pas;  c'est 
bien  sa  signature.  Comment  avez-vous  pu  ?...  » 

C'est  ici  qu'il  faut  revenir  sur  l'entretien 
que  Versac  avait  eu  avec  Ferville,  pendant 
que  Dermont,  conduit  par  M'"''  Dorval,  visitait 
«  la  propriété  »  de  son  ami.  Nous  le  résume- 
rons brièvement. 


—  ^^6  — 

—  Vous  avez  acheté  cette  maison,  avait  dit 
Ferville,  vous  avez  eu  tort.  L'air  ici  est  hu- 
mide et  engendre  beaucoup  de  fièvres;  le 
terrain  est  mauvais,  trop  couvert  de  bois,  le 
logis  a  bien  des  désagréments... 

—  Di.ns  six  mois  (avait  répondu  Versac), 
grâce  à  tous  les  changements  que  yj  compte 
faire,  vous  ne  reconnaîtrez  plus  cette  habita- 
tion. D'abord,  il  me  semble  que  de  la  maison 
du  voisin  (celle  de  Ferville)  on  a  la  vue  sur 
mon  parc,  et  comme  je  n'aime  pas  les  curieux, 
je  vais  faire  planter  devant  les  fenêtres  un 
double  rideau  de  peupliers. 

«  Ferville.  —  Mais  le  voisin? 

a  Versac.  —  Le  voisin  ne  verra  plus  rien, 
c'est  vrai,  mais  chacun  pour  soi.  —  Quant 
au  ruisseau  qui  prend  sa  source  dans  mon 
jardin  et  baigne  ensuite  celui  du  voisin,  j'en 
fais  un  lac,  une  rivière  qui  serpentera  au 
milieu  des  fleurs,  de  là  je  l'enverrai  former 
un  canal  dans  ma  prairie. 

«  Ferville.  —  Et  le  voisin? 

«  Versac.  —  Il  se  passera  d'eau,  pas  une 
goutte;  mais  il  ne  doit  pas  y  tenir  beaucoup. 
—  Enfin,  à  la  partie  latérale  de  mes  bâtiments 
je  compte  élever  un  mur  immense,  que  de  mon 
côté  je  garnirai  d'espaliers. 

a  Ferville.  —  Et  le  voisin  ? 

«  Versac.  —  Ah,  ce  mur  sera  justement 


—  fl7  — 

en  face  de  son  rez-de-chaussée  ;  de  sou  salon 
ou  se  croira  dans  une  maison  darrèt.  Mais 
cela  le  regarde...  D'ailleurs,  ce  voisin  m'in- 
quiète peu;  on  m'a  dit  que  c'était  un  Arabe, 
un  Juif...  Le  connaissez-vous? 

«  FiiiiviLLE  [écumant].  —  Morbleu!  ce  voisin 
c'est  moi. 

«  'V^ERSAC.  —  Enchanté,  monsieur,  de  faire 
votre  connaissance. 

«  Ferville.  —  Savez-vous  que  ma  propriété 
va  devenir  sans  valeur? 

«  Versac.  —  Soit;  mais  la  mienne  en  ac- 
quiert bien  davantage. 

«  Ferville.  —  Cédez-moi  votre  marché. 

«  Versac.  —  Vous  n'en  voudriez  pas;  le  ter- 
rain est  mauvais,  l'air  est  humide,  beaucoup 
de  fièvres,  etc..  » 

Versac  se  fait  prier,  mais  il  finit  par  céder 
le  marché  à  80,000  fr.  ;  ainsi  les  20,000  fr. 
dont  il  dote  Dermont  sont  bien,  comme  il  le 
dit  à  M"""  Dorval,  «  un  cadeau  que  Ferville 
m'a  voulu  faire,  eu  se  chargeant,  madame, 
de  vous  payer  votre  maison.  On  appelle  cela, 
je  crois,  un  pot-de-vin.  » 

«  M""'  Dorval.  —  Oh,  quelle  joie!  Qu'il 
mérite  bien  cette  leçon!  Je  suis  si  contente  de 
le  voir  dupe  de  son  avarice  que  j'ai  bien  envie 
de  vous  pardonner  à  tous  le  tour  que  vous 
m'avez  joué. 


—  ^18  — 

«  Versac  [montrant  Lise  et  Dermont).  — 
Madame,  songez  que  vous  m'avez  promis... 

«  M™*  DoRVAL,  —  Je  tiendrai  ma  parole... 
(à  Versac)  Mais  vous,  étourdi,  gardez  cette 
somme...  Vous  êtes  poète,  elle  peut  vous  de- 
venir utile. 

«  Versac.  —  Non,  non,  mon  intention  ne 
fut  jamais  de  la  garder;  je  crois  vous  la 
rendre  en  la  donnant  au  mari  de  votre  nièce... 
Je  ne  vous  demande  qu'une  grâce,  madame. 
Mon  oncle  le  banquier  me  croit  peu  propre 
aux  affaires;  eh  bien,  écrivez-lui  que,  sans 
posséder  un  sou,  j'ai  su  dans  un  quart  d'heure 
gagner  vingt  mille  francs.  Cela  lui  donnera 
pour  moi,  j'en  suissùr,  une  grande  considéra- 
tion. » 

Cette  pièce  fut  jouée,  on  l'a  dit,  à  l'O- 
péra-Comique  ;  voici  la  distribution  des  rôles, 
d'après  lédition  originale  :  «  M"'*  Dorval, 
«  31"'"  Durjazon;  —  Lise,  nièce  de  M""^  Dor- 
«  val,  #"«  Phillis;  —  Ferville,  citoyen  Do~ 
«  zainville;  —  Versac,  citoyen  Elleviou;  — 
«  Dermont,  citoyen  Martin.  » 


X 

Edouard  ex  Ecosse  ^  [1802). 

Voltaire-  a  célébré  létonnante  campagne, 
ou  plutôt  la  merveilleuse  expédition  du  prince 
Charles -Edouard  contre  le  roi  d'Angleterre 
Georges  II,  en  I745-I7Î6. 

Si  ce  prétendant  ne  parvint  pas  à  relever  le 
trône  des  Stuart,  il  inscrivit  son  nom  dans 
riiistoire  en  traits  inefTaçables. 

Débarqué  en  Ecosse  avec  sept  compagnons, 
Ecossais  et  Irlandais,  à  la  fin  d'août  1743,  un 
mois  plus  tard,  il  s'était  fait  une  armée,  il 
avait  pris  Edimbourg,  il  y  avait  été  proclamé 
souverain  du  pays,  il  avait  remporté  à  Preston- 
Pans  sur  l'armée  anglaise  une  victoire  signalée 
(2  octobre  174-3).  Le  mois  suivant  (novembre 
i'V.i]  il  passait  en  Angleterre,  s'avançait 
jusqu'à  Derby  à  trente  lieues  de  Londres,  et 
faisait  trembler  cette  capitale. 

Obligé  de  se  replier  devant  des  forces  supé- 
rieures il  rentrait  en  Ecosse  à  la  fin  de  ^743, 


1.  Œuvres  d'Alex.  Duval,  tome  IV,  p.  432-528. 

2.  Précis  du  siècle  de  Louis  XV-,  chap.  25  et 


26. 


—  ^2o  — 

sy  établissait  duue  façon  redoutable,  battait 
le  28  janvier  à  Falkirk  avec  8,000  hommes 
une  armée  anglaise  double  de  la  sienne,  s'em- 
parait des  principales  places,  —  puis  le 
27  avril  ^746,  vaincu  enûn  par  le  nombre, 
par  une  artillerie  très  supérieure,  il  perdait 
la  bataille  de  Culloden,  qui  dispersa,  qui 
atterra  son  parti,  et  ruina  sans  retour  son 
entreprise. 

Alors  commença  pour  lui  une  vie  de  misère 
et  d'aventures  qui  dura  cinq  mois  :  traqué 
comme  une  bête  féroce,  sans  asile,  souvent 
sans. pain,  sans  cesse  à  la  veille  d'être  pris, 
n'échappant  à  ses  persécuteurs  que  par  des 
miracles  d'énergie,  il  parvint  à  s'embarquer, 
le  -17  septembre,  sur  un  bâtiment  malouin  qui 
croisait  en  vue  des  côtes  d'Ecosse,  et  qui  le 
ramena  en  France  avec  deux  de  ses  plus 
fidèles  compagnons. 

En  douze  mois,  ce  jeune  homme  de  vingt- 
cinq  ans,  inconnu  la  veille,  éprouva  ainsi 
toutes  les  extrémités  de  la  bonne  et  de  la 
mauvaise  fortune,  mit  cà  deux  doigts  de  sa 
perte  la  puissante  dynastie  de  Hanovre  et  la 
vieille  Angleterre,  et  conquit  malgré  ses  re- 
vers —  peut-être  même  à  cause  d'eux  —  une 
gloire  immortelle. 

Le  drame  d'Alexandre  Duval,  Edouard  en 
Ecosse  ou  la  Nuit  d'un  proscrit,  joué  au 


—  \2\   — 

Théâtre  Français  le  4  7  février  i802,  présente 
le  dénouement  de  cette  héroïque  aventure. 

Charles-Edouard  —  qu'on  appelle  dans 
cette  pièce  le  prince  Edouard  —  guettant  le 
passage  d'un  vaisseau  français,  toujours 
fuyant  ses  persécuteurs,  s'est  jeté  dans  une 
île  des  Hébrides,  l'île  de  Skye,  possédée  tout 
entière  par  un  seigneur  écossais,  lord  d'Athol, 
fort  important  personnage  et  l'un  des  plus 
fidèles  partisans  du  roi  Georges.  Malgré  cela, 
l'obligé  du  prétendant  :  car,  deux  ans  aupa- 
ravant, lord  d'Athol  voyageant  en  Italie, 
attaqué  la  nuit  dans  les  rues  de  Rome  par  des 
partisans  des  Stuart,  avait  dû  la  vie  à  la  gé- 
néreuse iûtervention  du  prince  Edouard,  qui 
habitait  alors  cette  ville. 

Poursuivi  jusque  dans  Skye  par  les  troupes 
anglaises,  Edouard  avait  pu  leur  échapper  en 
se  jetant  dans  un  bois  qui  touchait  le  château 
de  lord  d'Athol;  et  harassé  de  fatigue,  épuisé 
de  besoin,  il  était  entré  dans  le  château  même 
pour  y  demander  quelque  secours  et  prendre 
quelque  repos,  comme  eût  pu  le  faire  le  der- 
nier des  malheureux. 

Tom,  lintendant  de  lord  d'Athol,  un  peu 
effrayé  des  yeux  hagards,  des  habits  en  lam- 
beaux de  cet  étranger,  va  aussitôt  prévenir 
non  pas  son  maître  (car  il  n'était  pas  dans 
l'île  à  ce  moment,  il  était  temporairement  sur 

6 


—  1^2  — 

la  côte  d'Ecosse) ,  mais  la  femme  de  son  maître, 
lady  dAthol,  laquelle  —  il  faut  le  dire  tout  de 
suite  —  ignorait  absolument  le  grand  service 
rendu  par  le  prétendant  à  son  mari  pendant 
son  séjour  à  Rome. 

QuaLd  lady  d'Athol  entre  dans  la  pièce  où 
liotendant  avait  laissé  Tétranger,  celui-ci, 
vaincu  par  la  fatigue,  vient  de  s'endormir, 
mais  d'un  sommeil  agité,  troublé  de  songes 
pénibles,  entrecoupé  de  soupirs  et  de  paroles 
plaintives  : 

«  —  Georges  !...  Georges  !.,. 

«  —  Ecossais,  vous  fuyez  !...  Vous  livrez 
votre  roi  ! 

«  —  Edouard  !  malheureux  Edouard  !  » 

En  entendant  ces  mots  que  laisse  échapper 
le  sommeil,  lady  d'Athol  soupçonne,  devine 
quelle  a  devant  elle  le  prétendant.  Un  combat 
se  livre  en  son  âme,  mais  il  n'est  pas  long. 
Le  sentiment  de  fidélité  au  roi  Georges,  l'es- 
prit de  parti  politique  parle  contre  Edouard  : 
pour  lui  parle  le  sentiment  de  pitié  profonde 
inspiré  par  cette  grande  infortune,  la  généro- 
sité native  du  cœur  féminin,  le  devoir  sacré 
de  rhospitalité,  dont  lEcosse  s'est  fait  une 
religion. 

Aussi  quand  l'étranger,  s'éveillant,  lui  dit  : 

«  —  Oui,  madame,  vous  voyez  devant  vous 
le  malheureux  prince  Edouard  ;  le  petit-fils  du 


—  ^123  — 

roi  Jacques  II  vous  demande  un  abri  et   du 
pain...  » 

Lady  dAthol  n'a  plus  d'autre  souci,  d'autre 
désir  que  de  secourir  et  de  sauver  le  royal 
proscrit. 

La  tâche  est  difficile.  Dans  le  château  même 
loge  le  chef  du  détachement  de  troupes  an- 
glaises lancé  à  la  poursuite  d'Edouard,  et  ce 
chef,  bien  entendu,  —  le  chevalier  d'Argyle 
—  ne  rêve  que  de  capturer  le  prince.  Eu  ce 
moment  même  il  se  présente  devant  lady 
d'AthoI.  Heureusement  il  n'a  jamais  vu  ni  lord 
d'Athol  ni  le  prince,  et  ne  pouvant  soupçonner 
celui-ci  de  venir  chercher  un  refuge  chez  l'un 
des  plus  chauds  amis  du  roi  Georges,  il  croit 
voir  en  cet  inconnu  lord  d'Athol  et  il  le  salue 
de  ce  nom.  Lady  d'Athol  le  confirme  dans 
cette  méprise  et  fait  aussitôt,  sous  prétexte  de 
fatigue,  retirer  dans  ses  appartements  son 
prétendu  mari,  tandis  qu'elle  va  de  son  côté 
tout  préparer  pour  procurer  le  salut  d'E- 
douard ^ 

C'est  à  Tom,  l'intendant,  vieux  serviteur 
d'une  fidélité  éprouvée ,  que  lady  d'Athol 
donne  la  délicate  mission  de  sauver  le  prince, 
dont  elle  lui  a  confié  le  nom.  Une  autre  per- 
sonne encore,  parmi  les  habitants  du  château, 

1.  Ici  flnit  le  premier  acte. 


—  ^24  — 

reconnaît  Edouard  :  c'est  la  nièce  de  lady 
d'Athol,  Malviua  Macdonald,  mais  celle-ci  est 
jacobite  dans  l'âme  ;  elle  connaît  le  prince 
pour  lavoir  déjà  sauvé  d'un  péril  imminent. 
D'ailleurs  le  plan  d'évasion  est  bien  conçu, 
et  Tom  lie  doute  pas  de  sa  réussite  : 

«  —  Nous  partons  ce  soir  au  coup  de  dix 
heures  (dit-il  à  lady  d'Athol).  Ce  rocher  qui 
borde  le  château,  et  qui  avance  dans  la  mer, 
nous  garantira  de  la  vue  des  sentinelles.  Nous 
nous  embarquons  sans  bruit.  Les  ténèbres 
nous  favorisent,  et  nous  aurons  bientôt  doublé 
cette  île;  une  fois  le  prince  arrivé  chez  mon 
frère,  je  défie  qu'on  puisse  le  découvrir.  » 

Survient  une  première  alerte.  Le  chevalier 
d'Argyle  reçoit  d'un  officier  sous  ses  ordres 
une  lettre  où  celui-ci  lui  annonce  qu'il  vient 
d'arrêter  sur  la  côte  voisine  un  homme  riche- 
ment vêtu,  qui  doit  être  un  partisan  distingué 
dÉdouard,  peut-être  Edouard  lui-même,  en- 
core bien  qu'il  se  dise  le  lord  d'Athol.  Pour 
éclaircir  ce  mystère,  il  enverra  cet  homme  à 
d'Argyle  le  lendemain  matin  au  point  du 
jour,  d'autant  qu'on  a  vu  la  flotte  française 
dont  on  redoute  une  descente.  —  Lady  d'A- 
thol, craignant  la  rencontre  de  son  mari,  an- 
noncé par  cette  lettre,  avec  Edouard,  presse 
le  départ  de  celui-ci,  qui  sort  en  effet  guidé 
par    ïom   pour  gagner,   à   travers   les  ro- 


—  123  — 

chers,  la  côte  et  la  barque   qui  les  attend. 

A  peine  sont-ils  sortis,  arrive  le  colonel 
Cope,  type  du  soudard  brave,  brusque  et  bru- 
tal. Il  vient  rendre  compte  à  dArgyle  des  me- 
sures qu'il  vient  de  prendre.  Convaincu  que 
les  proscrits,  s'il  y  en  a  dans  l'île,  s'y  sont 
jetés  uniquement  pour  pouvoir  s'embarquer 
sur  quelque  bâtiment  français  ;  que  par  con- 
séquent ils  doivent  être  à  la  côte,  dans  les  ro- 
chers, pour  inspecter  la  mer  et  profiter  des 
occasions,  il  a  envoyé  \oO  grenadiers  fouiller 
le  rivage  voisin  du  château  et  fait  enlever 
toutes  les  barques,  y  compris  celle  de  lord 
d'Athol,  —  c'est-à-dire  la  barque  même  sur 
laquelle  Tom  se  devait  embarquer  avec 
Edouard. 

A  ces  nouvelles,  lady  d'Athol  et  Malvina 
Macdonald  échangent  des  regards  d'angoisse  ; 
leur  plan  d'évasion  se  trouve  déjoué,  et  toute- 
fois lady  d'Athol  dit  résolument  k  Cope  : 

«  —  Mais  vous  me  la  rendrez  ma  barque 
après  votre  recherche  faite;  elle  est  absolu- 
ment nécessaire  au  service  de  ma  maison.  » 

Au  même  instant,  sous  les  fenêtres  du  châ- 
teau on  entend  un  coup  de  feu  : 

«  —  Bon!  nos  gens  ont  arrêté  quelqu'un,  » 
s'écrie  le  colonel.  Et  se  mettant  à  la  fenêtre 
pour  tâcher  de  saisir  ce  qui  se  passe  dans 
l'ombre,  car  il  est  dix  heures  du  soir  : 


—  ^26  — 

a  —  Ou  attaque!  dit-il  {nouveau  coup  de 
feu).  Quelle  défense!  Ventrebieu,  nos  soldats 
prennent  la  fuite!  Commandant,  je  cours  les 
rallier. 

D'Argyle  y  court  avec  lui.  Et  lady  d'Athol, 
restée  a.'ec  Malvina,  sécrie  : 

a  —  Il  ne  faut  pas  nous  abuser  :  le  prince 
est  arrêté!  '  » 

Eh  bien!  non,  il  ne  lest  pas.  Toni  arrive 
et  raconte  à  sa  maîtresse  ce  qui  vient  de  se 
passer  : 

«  —  Nous  n'étions  pas  à  cent  pas  du  château 
que  nous  entendons  un  qui  vive!  Nous  ne  ré- 
pondons rien;  au  même  instant,  au  détour  du 
rocher,  un  coup  de  mousquet  :  l'alarme  est 
donnée  partout.  Le  prince  tire  son  épée,  je 
m'arme  de  mes  pistolets  ;  il  attaque  avec  fu- 
reur, rien  ne  résiste  à  son  bras  ;  mais  accablés 
par  le  nombre,  nous  allions  succomber.  L'ob- 
scurité nous  favorise,  j'entraîne  le  prince... 
Tout  à  coup,  nous  sommes  environnés  d'une 
troupe  nombreuse  précédée  par  des  ilambcau.K 
et  commandée  par  le  chevalier  d'Argyle.  » 

Celui-ci,  qui  dans  Edouard  voit  toujours 
lord  d'Athol,  s'écrie  :  —  «  Quoi!  lord  d'Alliol 
ici  !  » 

1.  Fin  du  second  acte. 


—  ^27  — 

Et  Tom  répond  aussitôt  : 

«  —  Lui-même,  messieurs!  Nous  avons 
entendu  du  bruit  sous  les  murs  du  châ- 
teau, et  soupçonnant  que  quelques  proscrits 
cherchaient  un  asile  dans  ces  rochers,  nous 
avons  été  jaloux  de  l'honneur  de  les  arrêter 
nous-mêmes.  « 

DArgyle  applaudit  à  ce  zèle,  et  Edouard 
prend  place  au  premier  rang  parmi  les  vain- 
queurs, qui  renouvellent  —  en  pure  perte, 
hien  entendu  —  leur  chasse  dans  les  rochers. 

Lady  d'AtLol  se  fait  alors  rendre  sa  barque, 
et  Tom,  entêté  à  sauver  le  prince,  s'écrie  : 

«  — Nous  irons  par  un  autre  chemin,  il  est  à 
peine  onze  heures  du  soir,  nous  avons  encore 
le  temps  avant  la  venue  du  véritable  lord 
d'Athol  qui  doit  arriver  à  la  pointe  du  jour, 
et  qui  perdrait  tout.  » 

Mais  à  peine  d'Argyle  est-il  rentré  de  son 
infructueuse  expédition  qu'on  voit  arriver  le 
colonel  Cope  et  quelques  autres  officiers,  in- 
vités à  souper  au  château.  Cet  enragé  colo- 
nel, un  vrai  fanatique,  met  à  rude  épreuve  la 
patience  du  prince  par  ses  perpétuelles  impré- 
cations contre  les  Stuart  et  leurs  partisans. 

Tout  à  coup,  on  entend  de  la  musique  dans 
la  cour  du  château.  Et  le  colonel  explique  : 

«  —  J'ai  dit  à  mes  grenadiers  :  Enfants,  je 
soupe  ce  soir  chez  un  favori  du  roi  Georges. 


—  -128  — 

Montrez  que  vous  êtes  de  braves  gens...  Pre- 
nez la  musique  du  régiment  et  les  drapeaux 
que  vous  avez  conquis  à  Cullodcn  sur  le  prince 
Edouard.  Venez  dans  la  cour  du  château  ; 
traînez  ces  misérables  chiffons  dans  la  boue  et 
criez  :  ^^ive  Georges.'...  S'il  se  trouve  dans 
l'île  des  partisans  des  Stuart,  ils  doivent  bien 
enrager,  n'est-il  pas  vrai  ?  » 

Le  souper  se  prolonge.  Enfin,  on  arrive  aux 
toasts.  Lord  d'Athol,  c'est-à-dire  Edouard, 
porte  une  santé  :  «  Aux  femmes  qui  embcUis- 
«  sent  la  vie!  à  la  reconnaissance  qu'on  leur 
«  doit!  » 

—  «  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  »  grogne 
le  colonel  Cope.  Luc  seconde  santé,  morbleu! 
Nous  sommes  ici  tous  bons  Anglais  :  «  Au 
succès  des  armes  du  roi  Georges  sur  terre  et 
sur  mer,  et  à  la  mort  de  tons  les  partisans  des 
Stuart!  » 

Cette  fois  Edouard  ny  tient  plus;  emporté 
par  la  colère,  il  se  dresse  en  face  de  Cope, 
frappant  la  table  de  son  verre,  et  s'écrie  : 

«  —  Je  ne  bois  jamais  à  la  mort  de  per- 
sonne !  « 

Tous  les  convives  se  lèvent  dans  une  vive 
agitation,  peu  s'en  faut  que  le  fougueux  Cope 
n'accuse  lord  d'Athol  de  trahison. 

Lady  d'Athol  parvient  cependant,  avec  de 
sages  paroles,  à  rétablir  le  calme. 


—  ^29  — 

On  va  se  séparer,  rien  n'empêche  plus 
Edouard  de  sortir,  de  gagner  la  barque  et  de 
partir  sous  la  conduite  de  Tom. 

Mais  le  repas  s'est  beaucoup  prolongé,  on 
touche  au  point  du  jour;  avant  qu'on  soit  sorti 
de  la  salle,  un  officier  annonce  l'arrivée  de  cet 
inconnu  pris  sur  la  côte  d'Ecosse,  qui  se  disait, 
et  qui  était  en  effet  —  lord  d'Athol.  Lady 
d'Athol,  fiévreusement,  veut  faire  sortir  le 
prince  Edouard  (le  faux  d'Athol)  ;  mais  d'Ar- 
gyle  s'y  oppose,  disant  : 

«  —  Il  est  indispensable  que  lord  d'Athol 
reste  ici  pour  confondre  l'imposteur  qui  a 
pris  son  nom. 

«  —  Plus  d'espérance  !  »  murmure  le  mal- 
heureux Edouard. 

La  rencontre  des  deux  d'Athol  —  le  vrai  et 
le  faux  —  semble,  eu  effet,  devoir  tourner 
forcément  à  la  confusion  du  faux  et  à  la  perte 
du  prince.  Aussi  cette  scène  est-elle  l'une  des 
plus  curieuses  qu'on  ait  mises  au  théâtre. 

Lord  d'Athol,  le  vrai,  arrive  en  clamant 
qu'il  est  l'ami  du  roi  Georges  et  non  un  parti- 
san des  Stuart,  eu  s'iudignant  qu'on  lui  dispute 
son  nom  et  son  rang,  en  criant  à  sa  femme  : 

«  —  C'est  vous  enfin,  mylady  !  Quelle  joie 
de  vous  revoir  !  » 

Cette  joie  ne  semble  nullement  partagée 
par  mylady,  qui  reste  froide,  embarrassée. 


—  130  — 

faisant  des  signes  énigmatiques  à  son  mari, 
prononçant  des  paroles  ambiguës.  D'Argyle, 
impatient,  s'écrie  : 

a  —  Pourquoi  tant  de  ménagements?  (Se 
tournant  vers  lord  d'Athol.)  Monsieur,  le  nom 
dont  vous  avez  osé  vous  servir  n'est  pas  le 
vôtre.  Lord  d'Athol  est  ici  pour  vous  con- 
fondre. Le  voici!  » 

En  même  temps,  prenant  la  main  d'Edouard, 
il  le  met  face  à  face  avec  d'Athol. 

Celui-ci  stupéfait  murmure  : 

«  — Edouard  ici!  sous  mon  nom!...  Sou- 
venons-nous de  Rome  !  Là  il  me  sauva  la 
vie.,.  » 

En.  même  temps,  jetant  un  coup-d'œil  sur 
sa  femme,  il  devine  tout  :  il  entre  de  plain 
pied  dans  le  complot  formé  pour  le  salut  du 
prince.  Sa  figure  exprime  d'abord  une  ex- 
trême surprise,  puis  une  sorte  de  confusiou. 

«  —  Un  regard  de  mylord  vient  de  vous 
accabler!  »  lui  dit  dArgyle. 

a  —  Oui,  répond  d'Athol,  l'aspect  dune 
personne  que  j'étais  loin  de  soupçonner  ici  me 
force  à  tous  les  aveux.  Je  suis  maintenant  à 
vos  yeux  tout  ce  que  vous  voulez  que  je  sois. 
[S'adressant  à  Edouard.)  Vos  traits  n'ont  pu 
s'effacer  de  ma  mémoire  :  soyez  heureux, 
mylord;  si  les  circonstances  vous  mettent 
jamais  dans  la  position  difficile  où  se  trouve 


—  ^3^  — 

un  proscrit,  tâchez  d'en  triompher  et  d'é- 
chapper à  vos  ennemis  :  c'est  le  vœu  bien 
sincère  que  je  fais  pour  vous.  » 

Eu  même  temps,  comme  gémissant  sur  son 
propre  sort,  d'Athol  s'écrie  :  «  Malheureux 
Edouard  !  quel  parti  prendre  ?  » 

«  —  Edouard  !  reprend  d'Argyle...  Ce  mot 
qui  vous  est  échappé  me  ferait  soupçonner... 
que  le  prince  est  devant  mes  yeux... 

«  —  Vous  ai-je  dit  que  je  ne  l'étais  pas  ?  » 
dit  d'Athol. 

En  ce  moment  on  annonce  que  le  duc  de 
Cumberland  vient  de  descendre  dans  l'île  de 
Skye,  et  que  pour  organiser  la  défense  de  la 
côte  contre  la  flotte  française,  dont  ou  compte 
du  rivage  tous  les  vaisseaux,  il  réclame  l'as- 
sistance de  son  ancien  compagnon  d'armes,  le 
lord  d'Athol... 

Lady  d'Athol  saisit  aussitôt  cette  ouver- 
ture : 

«  —  Partez  à  l'instant  (dit-elle  au  faux  lord 
d'Athol,  c'est-à-dire  à  Edouard).  Tom,  accom- 
pagnez votre  maître.  » 

Et  ils  sortent. 

Le  vrai  lord  d'Athol  reste  là,  lui,  au  con- 
traire, sous  la  garde  de  d'Argyle  convaincu 
qu'il  a  entre  les  mains  le  prince  Edouard. 

Au  duc  de  Cumberland,  qui  entre  quelques 
instants  après,  d'Argyle  montre  avec  orgueil 


—  ^32  — 

d'Athol  qui  tourne  le  clos,  affaissé  sur  lui- 
même,  comme  accablé  sous  son  infortune  : 

«  —  Voilà  le  prince,  s'écrie  d'Argyle. 

a  —  Je  vous  charge  de  le  conduire  à  Lon- 
dres, répond  le  duc. 

«  —  Prince,  daignez  me  suivre,  dit  d'Argyle 
à  d'Athol  ;  je  dois  répondre  de  vous. 

Alors  dAthol  se  lève,  se  retourne,  faisant 
face  à  Cumberland,  qui  s'écrie  : 

«  —  Que  vois-je?  Mais  c'est  lord  d'Athol! 
Que  signifie  cette  méprise?...  » 

D'Argyle  à  ce  moment  —  mais  un  peu  tard 
—  perce  le  mystère  : 

a  —  0  trahison!  j'ai  été  trompé!...  On  m'a 
présenté  le  prince  Edouard  pour  le  lord 
dAthol,  et  c'est  moi-même  qui  l'ai  sauvé 
tout  à  l'heure  en  l'envoyant  au  devant  du 
duc  de  Cumberland...  Mais  il  est  peut-être 
encore  temps,  il  nest  pas  loin  sans  doute,  je 
cours...  » 

Pour  lui  épargner  une  course  inutile,  ïom 
rentre  en  ce  moment  avec  un  billet  du  prince 
Edouard,  adressé  à  lady  d'Athol  et  à  miss 
Malvina  Macdonald,  portant  ces  mots  : 

«  Mes  jours  sont  en  sûreté,  je  suis  sur  un 
«  vaisseau  de  la  Hotte  française.  Mes  malheurs 
«  peuvent  s'effacer  de  ma  mémoire,  vos  bien- 
«  faits  seront  toujours  présents  à  mon  cœur. 
«  (Signé)  Edouard.  » 


—  433  — 

Le  duc  de  Cumberland  interpelle  sévère- 
ment lord  et  lady  d'Athol  et  les  somme  de 
justifier  leur  conduite,  ce  que  d'Argyle  appelle 
leur  trahison  : 

«  Lord  d'Athol.  —  Je  ne  réponds  qu'un 
mot  :  à  Rome  il  m'avait  sauvé  la  vie. 

«  Lady  d'Athol.  —  J'ignorais  ce  fait,  mon 
mari  était  absent  quand  le  prince  s'est  pré- 
senté... 

«  Cumberland.  —  Pourquoi  donc  lui  avez- 
vous  donné  asile? 

«  Lady  d'Athol.  —  Prince,  vous  en  auriez 
fait  autant. 

«  Cumberlaxd.  —  Moi  ! 

«  Lady  d'Athol.  —  Vous-même  !  Si  ce  prince 
malheureux  se  fût  présenté  chez  vous,  s'il 
vous  eût  dit  avec  désespoir  :  «  Le  petit-fils  du 
«  roi  Jacques  II  vous  demande  un  asile  et  du 
«  pain...  Voilà  ma  tête,  je  la  confie  à  votre 
«  loyauté;  »  —  qu'eussiez-vous  fait? 

«  CcjiBERLAND  [embarrassé) .  —  Mais...,  je... 

«  Ladï  d'Athol.  —  Non,  répondez  :  j'en 
appelle  à  votre  honneur  ! 

«  Cumberland.  —  Ce  que  j'eusse  fait?  Eh 
bien...  je  l'aurais  sauvé! 

«  Lady  d'ATHOL.  —  Alors  nous  avons  fait 
notre  devoir. 

«  Cumberland.  —  Sans  doute,  mylady,  et  je 
serai  votre  défenseur. . .  Quelle  que  soit  la  fu- 


—  ^34  — 

reur  des  partis,  les  vertus  sont  toujours  des 
vertus.  Si  le  devoir  nous  force  à  combattre 
les  ennemis,  l'humanité  nous  commande  de 
secourir  les  malheureux.  » 

Après  une  analyse  aussi  détaillée,  il  se- 
rait supertUi  d'insister  sur  le  mérite  de  ce 
drame,  sur  sou  intérêt  si  vif,  si  bien  ménagé, 
sur  ces  péripéties  émouvantes,  si  naturelle- 
ment amenées  et  enchaînées,  qui  tiennent  le 
spectateur  palpitant,  haletant,  de  la  première 
scène  à  la  dernière.  Eu  ce  genre,  il  n'y  a  sur 
notre  théâtre  rien  qui  vaille  mieux,  et  il  y  a 
peu  de  chose  qui  vaille  autant. 

Ce  qui  reste  à  dire  ici,  c'est  l'histoire  de 
cette  pièce,  presque  aussi  intéressante  et  à  cer- 
tains égards  plus  curieuse  que  la  pièce  même. 


XI 

Histoire  d' Edouard  en  Ecosse. 

La  dernière  phrase  de  ce  drame  en  exprime 
nettement  l'inspiration  ;  on  sent  frémir  dans 
ces  quelques  mots  le  souffle  même  qui  l'a 
enfanté  et  qui  le  remplit  d'un  bout  à  l'autre  : 
c'est  un  appel  à  l'humanité,  à  la  modération, 
aux  parties  hautes,  aux  sentiments  généreux 
du  cœur  humain,  contre  la  lâcheté  des  déla- 
tions, la  rage  de  l'esprit  de  parti,  la  brutalité 
sauvage  des  discordes  civiles.  Sans  s'inspirer 
d'aucune  visée  politique,  cet  appel  était  par 
lui-même  une  protestation  contre  les  horreurs 
qu'avait  naguère  endurées  la  France. 

«  La  délation,  étant  un  des  moyens  de  tout 
«  gouvernement  révolutionnaire,  avait  été 
«  protégée,  encouragée  (dit  Duval)  dans  les 
a  temps  désastreux  de  la  Terreur,  Nos  in- 
«  fâmes  tribuns  avaient  rompu  tous  les  liens 
«  qui  attachent  les  hommes  entre  eux.  Il  n'é- 
«  tait  plus  d'asile  pour  le  proscrit...  Mon  but, 
tt  en  écrivant  Edouard  en  Ecosse,  avait  été 
a  de  montrer,  par  un  illustre  exemple,  quel 
«  doit  être  le  respect  pour  le  malheur,  et  que 
«  la  haine  née  de  l'esprit  de  parti  ne  doit  ja- 


—  'ISG  — 

«  mais,  dans  un  cœur  noble,  étouffer  la  géné- 
«  rosité  naturelle  à  l'homme  et  lui  faire  vio- 
«  1er,  en  livrant  son  ennemi  désarmé,  les 
a  droits  de  l'hospitalité  \  » 

En  dressant,  dans  sa  comédie  d'Edouard, 
une  telle  protestation,  Duval  devait  se  croire 
en  plein  dans  le  courant,  dans  lesprit  du  ré- 
gime consulaire  de  Bonaparte,  qui  se  donnait 
pour  un  gouvernement  grand  et  généreux, 
ayant  mission  de  réparer  autant  que  possible 
les  crimes  odieux,  les  ruines  sanglantes,  accu- 
mulés sur  la  France  par  la  bande  terroriste. 

Aussi,  après  lecture  faite  aux  sociétaires  du 
Théâtre-Français,  la  pièce  ayant  été  reçue  par 
acclamation  et  excité  un  enthousiasme  una- 
nime, l'auteur  la  porta  avec  conûance  à  la  cen- 
sure, alors  exercée  par  les  bureaux  du  ministère 
de  l'intérieur.  Les  censeurs  la  gardèrent  très 
longtemps  sans  rendre  réponse.  Duval  impa- 
tienté, croyant  voir  là  un  jeu  joué,  en  parla 
à  Maret  qu'il  connaissait  beaucoup,  qui  fut 
plus  tard  ministre  de  Napoléon  et  duc  de 
Bassano,  qui  était  dès  lors,  sous  le  titre  de 
Secrétaire  général  du  Consulat,  un  gros  per- 
sonnage. Il  aimait  les  lettres,  il  se  fit  lire 
la  pièce,  la  trouva  irréprochable  au  point 
de  vue  politique,  excellente  au  point  de  vue 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  IV,  p.  405. 


—   137  — 

littéraire,  et  la  recommanda  vivement  au  mi- 
nistre (le  l'intérieur  Chaptal.  Quelques  jours 
plus  tard,  celui-ci  invita  Duval  à  dîner,  et 
après  dîner,  cà  lire  sa  comédie  en  présence  d'un 
nombreux  auditoire  composé  exclusivement 
de  hauts  fonctionnaires  et  de  personnages  im- 
portants du  régime  consulaire.  Edouard  ne 
recueillit  là  que  des  applaudissements;  à  la 
fin  de  la  lecture,  «  tous  les  auditeurs  se  levèrent 
«  avec  transport,  en  promettant  à  Tauteur 
«  le  succès  le  plus  complet.  »  La  conséquence 
immédiate  fut  l'autorisation  déjouer  la  pièce; 
on  la  mit  aussitôt  à  létude,  puis  vinrent  les 
répétitions,  traversées  par  quelques  caprices 
d'acteurs  ou  plutôt  dactrices,  enlin  le  grand 
jour  de  la  première  représentation,  le  ^7  fé- 
vrier 1802. 

Duval  avait  pour  principe  de  nassister 
point  aux  premières  représentations  de  ses 
pièces,  même  quand  il  était,  comme  ici,  sûr 
du  succès.  En  revanche,  il  avait  soin  de  se 
faire  renseigner  fort  exactement,  par  des  té- 
moins oculaires,  sur  l'accueil  que  leur  faisait 
le  public.  Voici  ce  qu'il  nous  dit  à' Edouard  : 

«  Tous  les  acteurs  jouèrent  dans  la  perfec- 
«  tion.  Le  public  accueillit  la  pièce  avec  un 
«  tel  intérêt,  qu'il  craignait  même  de  se  dis- 
«  traire  par  les  applaudissements  qu'excite 
«  d'ordinaire  une  scène  imprévue.  Il  semblait 


—  138  — 

«  n'être  point  au  spectacle,  mais  suivre  les  di- 
«  verses  phases  d'un  événement  réel,  impor- 
«  tant,  qui  l'attachait  et  le  touchait  au  der- 
«  nier  point.  Il  témoignait  son  plaisir  non 
a  par  des  battements  de  mains,  mais  par  de 
«  légers  cris  de  surprise,  échappés  en  même 
a  temps  à  chacun  des  spectateurs,  et  dont 
«  l'ensemble,  au  lieu  d'interrompre  la  scène, 
«  contribuait  encore  à  l'illusion.  Dans  les  en- 
ce  tr'actes,  au  contraire,  le  public,  respirant 
«  des  différentes  sensations  qui  l'avaient  ému, 
«  exprimait  son  enthousiasme  par  de  nom- 
ce  breux  applaudissements,  qui  ne  cessaient 
ce  qu'au  moment  où  la  toile  se  relevait.  De 
ce  l'aveu  des  acteurs  et  des  spectateurs  qui 
c(  m'en  ont  parlé,  jamais  effets  dramatiques 
c(  n'eurent  un  résultat  plus  vif,  plus  entraî- 
cc  uant;  jamais  première  représentation  n'ob- 
cc  tint  un  plus  grand  succès  ^  » 

Le  soir  même,  après  la  pièce,  Duval  eut  de 
ce  succès  une  preuve  frappante,  d'un  genre 
rare  à  cette  époque.  Dans  un  grand  souper,  où 
il  fut  entraîné  par  ses  amis,  un  financier 
connu  pour  son  habileté  en  affaires,  après 
avoir  supputé  avec  soin  le  nombre  des  re- 
présentations assurées  à  Edouard  par  son 
triomphe,  proposa  à  l'auteur  de  lui  compter 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  IV,  p.  415. 


—  ^39  — 

immédiatement,  pour  eu  avoir  la  propriété, 
une  somme  de  vingt  mille  francs,  prix  énorme, 
inouï  même  eu  ce  temps-là  pour  une  pièce  de 
théâtre.  Et  Du  val  refusa. 

Le  lendemain,  cependant,  de  mauvais  bruits 
circulèrent.  Le  ministre  de  la  police,  Fouché 
—  louche  et  sinistre  figure  de  terroriste  mal 
converti  —  cherchait,  disait-on,  à  jeter  dans 
l'esprit  du  maître  des  soupçons  sur  les  ten- 
dances politiques  de  la  nouvelle  comédie... 
Des  tendances  contre  le  régime  consulaire,  qui 
auraient  échappé  à  Maret,  à  Chaptal,  à  cet 
aréopage  entier  de  hauts  fonctionnaires  réunis 
par  ce  dernier,  tous  personnellement  non 
moins  intéressés  que  le  premier  consul  à  la 
prospérité  du  Consulat?...  comme  c'était  vrai- 
semblable ! 

Quelques  instants  avant  l'heure  où  devait 
commencer  la  seconde  représentation,  arriva 
au  Théâtre-Français  un  ordre  du  gouverne- 
ment, portant  défense  à  l'acteur  chargé  du 
rôle  d'Edouard  de  prononcer,  dans  la  scène 
du  souper,  ce  mot,  ce  cri  généreux,  couvert 
la  veille  d'applaudissements  enthousiastes  : 
«  Je  ne  bois  jamais  à  la  mort  de  personne!  » 
Ordre  venu  directement  de  Fouché  —  «  qui 
a  voulait  peut-être  encore  boire  à  la  mort  de 
«  quelqu'un,  »  dit  Duval  non  sans  malice, 
trop  justifiée  par  tous  les  exploits  de  ce  drôle. 


—  uo  — 

Ordre  fort  embarrassant  au  point  de  vue  du 
jeu  scénique  :  les  mots  interdits  étant  le 
point  culminant,  le  ressort  le  plus  vif,  l'effet 
le  plus  émouvant  d'une  des  principales  scènes 
de  la  pièce,  «  d'une  scène  de  situation,  »  dit 
Duval,  -  r  les  supprimer,  c'était  supprimer 
cette  scène.  L'auteur  s'en  tira  fort  habile- 
ment :  «  J  avertis  l'acteur  de  ne  pas  dire  le 
«  mot,  mais  de  briser  son  verre,  comme  il 
«  l'avait  fait  à  la  première  représentation; 
«  convaincu  que  le  public,  qui  connaissait 
«  déjà  cet  effet  par  les  journaux,  suppléerait  à 
«  son  silence.  Cet  espoir  ne  me  trompa  pas  : 
«  malgré  cette  suppression,  la  scène  excita  le 
«  même  enthousiasme  qu'à  la  représentation 
«  précédente  *.  » 

Le  véritable  intérêt,  pour  l'auteur  surtout, 
n'était  pas  là,  il  n'était  pas  sur  la  scène,  il 
était  dans  la  loge  où,  entouré  de  ses  fidèles  et 
de  ses  généraux,  trônait  le  premier  consul. 
Bonaparte,  sur  les  rapports  de  Fouché,  avait 
voulu  voir  et  juger  Edouard  lui-même.  Duval, 
embusqué  en  face  de  sa  loge,  dans  une  des 
coulisses,  resta  là  toute  la  soirée,  le  regard 
braqué  sur  le  visage  du  consul,  suivant  scène 
à  scène  les  impressions  produites  en  lui  par  la 
pièce.   D'abord  cela  allait   bien,    Bonaparte 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  IV,  p.  419. 


—  u\  — 

écouta  le  premier  acte  «  avec  beaucoup  dat- 
teutiou;  »  l'auteur  s'imagioa  même  —  illusion 
iuvraisomblable  —  avoir  vu  perler  uue  larme 
daus  l'œil  du  maître  —  ce  maître,  cet  omni- 
potent, si  parfaitement  insoucieux  de  tout  ce 
qui  personnellement  ne  le  touchait  pas. 

Voici  arrivé  Tentr'acte  ;  les  applaudisse- 
ments contenus  éclatent  dans  toute  la  salle, 
mais  nulle  part  aussi  nourris,  aussi  enthou- 
siastes que  dans  une  loge  placée  juste  en 
face  de  celle  du  premier  consul.  Bonaparte 
regarde  vivement  cette  loge,  interroge  son 
entourage  sur  les  enragés  applaudisseurs,  et 
après  la  réponse  fait  une  moue,  se  rembrunit, 
garde  jusqu'à  la  fin  de  la  pièce  (dont  il  ne 
s'occupe  plus)  une  mine  des  plus  sombres, 
lançant  fréquemment  sur  la  loge  en  face  des 
regards  furieux. 

Pourquoi  ce  courroux?  Qu'y  avait-il  dans 
cette  loge?  Elle  était  occupée  par  le  duc  de 
Choiseul  et  ses  amis.  Non  seulement  ce  duc 
portait  un  des  noms  illustres  de  l'ancien  ré- 
gime, mais  il  venait  récemment  d'attirer  sur 
lui  l'attention  publique  par  un  incident,  ou 
plutôt  un  accident,  qui  avait  fait  beaucoup  de 
bruit.  Parti  d'Angleterre  pour  se  rendre  en 
Hollande,  il  avait  été  jeté  par  la  tempête  aux 
côtes  de  France;  et  comme  il  était  encore  sur 
la  liste  des  émigrés  punis  de  mort  par  une  loi 


—  U2  — 

de  la  Terreur  s'ils  rentraient  sans  autorisa- 
tion sur  le  sol  français,  «  il  s'était  trouvé  des 
«  hommes  assez  lâches  (dit  Duval)  pour  oser 
«  demander  l'exécution  de  cette  loi  de  sang  » 
contre  les  malheureux  naufragés.  Le  premier 
consul,  iiioins  imbécile,  leur  permit  de  rester 
en  France  sains  et  saufs,  en  leur  imposant 
l'obligation  de  remplir  rétrospectivement  après 
leur  naufrage,  c'est-à-dire  après  leur  rentrée 
forcée,  les  formalités  qu'ils  auraient  dû  obser- 
ver avant  d'y  rentrer  volontairement.  Le  bruit 
fait  autour  de  cette  histoire  avait  importuné 
le  premier  consul  ;  de  plus,  il  regardait  comme 
tenu  envers  lui  à  une  reconnaissance  toute 
spéciale  M.  de  Choiseul,  qui  pourtant  jusqu'à 
ce  moment  ne  s'était  point  rapproché  du  nou- 
veau pouvoir.  Aussi,  quand  il  le  vit  ce  soir-là 
couvrant  de  ses  acclamations  enthousiastes 
une  œuvre  accusée  par  sa  police  de  tendances 
bourboniennes,  il  fut  exaspéré. 

Ce  héros,  on  le  sait,  était  aussi  petit  par  le 
cœur  que  grand  par  l'intelligence,  —  ce  n'est 
pas  peu  dire.  Il  connaissait  mieux  que  per- 
sonne les  mensonges  intéressés  et  les  basses 
passions  de  Fouché;  il  s'en  servait  et  le  mé- 
prisait profondément.  Mais  de  l'instant  où  son 
omnipotence  semblait  (si  peu  que  ce  fût)  con- 
testée, son  prestige  méconnu,  ou  simplement 
sou  amour-propre  mis  en  jeu,  Bonaparte  pcr- 


—  U3  — 

dait  toute  sa  clairvoyance  ;  il  voyait  trouble, 
souvent  rouge,  et  ne  connaissait  plus  qu'une 
seule  manœuvre  :  fondre  tête  baissée  sur  l'en- 
nemi prétendu  ou  le  prétendu  obstacle,  sans 
même  prendre  soin  de  vérifier  si  c'était  un 
obstacle,  et  briser  tout  devant  soi  pour  mon- 
trer sa  force,  pour  venger  une  injure  ou  re- 
pousser une  attaque...  bien  souvent  imagi- 
naire. Fouché,  qui  connaissait  parfaitement  le 
faible  de  son  maître,  qui  se  sentait  avec  raison 
visé,  atteint,  lui  et  toute  la  vile  bande  des 
terroristes,  par  les  ficres  tirades,  les  senti- 
ments généreux  à^ Edouard  en  Ecosse,  Fouché 
s'était  hâté  de  jeter  sur  cette  pièce  l'immonde 
bave  de  ses  insinuations  policières,  —  et 
quoique  ses  mensonges  fussent  sans  fonde- 
ment, même  sans  vraisemblance,  le  grand 
homme  affolé  goba  tout... 

Il  vit  aussitôt  un  grand  complot  tramé  au- 
tour de  lui  pour  émouvoir  l'opinion  pu- 
blique en  faveur  de  la  famille  royale  :  les 
salves  d'applaudissements  de  la  loge  Choiseul, 
c'était  le  premier  acte  public,  la  levée  de 
boucliers  des  conjurés.  Leur  manifeste,  leur 
mot  d'ordre,  leur  point  de  ralliement,  c'était 
cette  comédie  perlide,  d'aspect  inoffeusif,  où 
l'on  ne  célébrait  que  les  Stuart,  mais  où  ce 
nom  —  évidemment  —  voulait  dire  Bourbon. 
Rien  de  plus  certain,  rien  de  plus  positif.  Dès 


—  \u  — 

lors  la  perte  du  pauvre  Edouard  fut  décidée, 
ainsi  que  la  punition  de  son  auteur. 

Le  premier  consul  reutra  aux  Tuileries 
d'une  humeur  de  tigre;  il  manda  aussitôt  le 
second  consul  Cambacérès,  chargé  de  la  haute 
police.  '(  Il  lui  fit  les  plus  graves  reproches, 
«  il  appela  contre  moi  (dit  Duval)  les  mesures 
«  les  plus  rigoureuses  et  le  congédia  d'une 
«  manière  qui  marquait  tout  son  mécontente- 
ce  meut.  Dans  la  même  nuit,  Cambacérès  fit 
«  mander  le  ministre  Chaptal,  sur  qui  il  dé- 
«  chargea  par  ricochet  toute  la  mauvaise 
«  humeur  qu'il  avait  eue  à  subir  du  premier 
«  consul.  Mais  —  je  dois  le  dire  à  la  louange 
«  de  M.  Chaptal  —  ce  ricochet  ne  parvint  pas 
«  jusqu'à  moi;  le  ministre  se  contenta  le  len- 
«  demain  de  me  faire  connaître  la  position  de 
«  mes  affaires,  la  colère  du  premier  Consul, 
«  le  danger  que  je  pouvais  courir  eu  restant  à 
(f  Paris.  Il  nétait  question  alors  de  rien  moins 
«  que  de  destituer  les  employés  chargés  de  la 
«  censure  et  môme  de  changer  le  ministre. 
«  Tout  le  monde  me  conseilla  de  méloigner  ^ .  » 

La  pièce  fut  interdite  aussitôt  et  ne  reparut 
plus  avant  la  chute  de  Napoléon.  L'auteur, 
fuyant  les  lieux  où  grondait  la  foudre,  alla  à 
Rennes  où  il  arriva  malade  et  où  il  vécut  très 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval  IV,  p.  422. 


—  ^4^)  — 

retiré,  caché  même,  pour  ainsi  dire,  pendant 
quelques  semaines. 

Au  bout  de  ce  temps,  Talma,  le  grand 
acteur,  bien  vu  du  premier  consul  et  qui  l'ap- 
prochait souvent,  ayant  hasardé  quelques 
mots  en  faveur  d'Alexandre  Duval,  fut  charmé 
douïr  cette  réponse  : 

«  —  Eh!  pourquoi  Duval  s'est-il  enfui?  » 

Ce  qui  signifiait  à  tout  le  moins  qu'il  pou- 
vait reparaître  sans  danger.  Amauri  Duval, 
directeur  du  bureau  des  sciences  et  des  arts 
au  ministère  de  l'intérieur  (depuis  1794), 
transmit  cette  bonne  nouvelle  à  son  frère, 
et  celui-ci  se  hâta  de  revenir  à  Paris.  Mais 
il  jouait  de  malheur.  Il  n'y  était  pas  encore 
de  retour,  qu'un  second  coup  de  foudre,  plus 
terrible  que  le  premier,  était  venu  de  nouveau 
semer  l'épouvante  dans  le  monde  littéraire  et 
dramatique. 

Un  jeune  auteur,  Dupaty,  venait  de  donner 
à  l'Opéra-Comique  une  petite  pièce  intitulée 
V Antichambre,  qui  ne  touchait  point  à  la  po- 
litique et  où  l'on  n'avait  d'abord  vu  aucun 
mal;  cela  ne  semblait  dirigé  que  contre  les 
valets.  Mais  en  y  regardant  de  plus  près,  on  y 
crut  reconnaître  (et  il  paraît  qu'on  n'avait  pas 
tort]  «  une  satire  amère  de  la  jeune  cour  de 
«  Bonaparte,  où  s'introduisaient  déjà  (dit  Du- 

7 


—  U6  — 

«  val)  ces  formes  guindées,  cette  fausse  poli- 
ce tesse,  ces  grimaces  de  convention  qui  ne 
«  peuvent  manquer  de  devenir  pour  l'auteur 
«  comique  une  miuc  abondante  de  ridicules... 
«  Il  paraît  que  les  caricatures  étaient  assez 
tt  ressemblantes  pour  exciter  la  bile  du  non- 
ce veau  despote  et,  ce  qui  est  pis  encore,  la 
ce  fureur  de  ses  nouveaux  courtisans'.  »  Le 
châtiment  ne  se  ût  pas  attendre  ;  il  fut  odieux 
et  féroce.  Sans  nulle  forme  de  justice,  Bona- 
parte fit  empoigner  Dupaty  et  l'envoya  dans  le 
port  de  Brest  pourrir  sur  un  ponton,  où  il 
resta  six  mois  et  d'où  il  sortit  à  moitié  mort. 

La  catastrophe  de  Dupaty  fit  trembler 
Alexandre  Duval;  il  courut  trouver  le  mi- 
nistre Chaptal,  qui  s'était  toujours  montré  bon 
pour  lui,  il  lui  demanda  s'il  pouvait  avec  sé- 
curité rester  à  Paris.  Le  ministre  répondit 
nettement  qu'il  ne  le  pensait  pas  : 

—  A  mon  avis,  lui  dit-il,  vous  avez  eu  tort 
d'y  revenir  ;  ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire 
est  d'en  sortir  au  plus  tôt.  Supposez,  ce  qui  est 
très  probable,  que,  pour  vous  consoler  du  dé- 
boire de  votre  Edouard,  M.  de  Choiseul  ou 
ses  amis  vous  fassent  quelques  politesses;  aus- 
sitôt vous  allez  redevenir  plus  que  jamais  sus- 

1.  Œuvres  d'Alex.  Duval  IV,  425-426. 


—  U7  — 

pect  au  premier  consul;  alors  gare  à  vous! 
vous  voyez  eu  ce  moment  qu'il  n'est  pas 
tendre.  Quittez  donc  Paris  tout  de  suite,  mais 
n'allez  pas  à  Rennes,  faites  mieux  que  cela; 
voyagez  à  l'étranger,  vous  y  resterez  quelques 
mois;  pendant  ce  temps-là,  peu  à  peu  l'orage 
s'évaporera;  dès  que  vous  pourrez  rentrer  en 
sûreté,  je  vous  ferai  prévenir. 

Il  n'y  avait  donc  pas  à  hésiter.  Quelques 
jours  auparavant,  un  membre  de  l'aristocra- 
tie russe,  le  prince  Shikaskoï,  rencontrant 
Alexandre  Duval  dans  un  salon  de  Paris,  avait 
offert  de  l'emmener  avec  lui  à  Saint-Péters- 
bourg. Duval,  un  peu  souffrant,  répugnant  à 
quitter  sa  famille,  avait  refusé.  Mais  après 
sou  entrevue  avec  Chaptal,  tout  était  changé  : 
il  fallait  déguerpir  au  plus  vite.  Il  le  lit  savoir 
au  bon  prince  russe,  et  partit  avec  lui  peu  de 
jours  après  (en  mars  1802). 

Cet  exil  forcé  ne  fut  pas,  du  reste,  sans 
compensation  pour  notre  auteur;  il  fut  très 
bien  reçu  en  Russie,  il  y  fit  jouer  ses  pièces, 
il  y  ramassa  pas  mal  d'argent.  Ses  voyages 
profitèrent  beaucoup,  entre  autres,  à  Edouard 
en  Ecosse,  dont  il  organisa  des  représentations 
eu  Russie  et  en  Allemagne,  et  qui  fut  joué 
constamment  dans  ces  deux  pays  jusqu'à  la 
chute  de  Napoléon. 

Nous  avons  entre  les  mains  une  lettre  eu- 


—  us  — 

rieuse  de  notre  auteur  écrite  de  Pétersbourg  à 
l'un  de  ses  frères  ;  on  la  trouvera  dans  notre 
Appendice.  Nous  y  joindrons,  à  titre  d'éclair- 
cissements, des  détails  anecdotiques  sur  son 
voyage  dAllemagne  et  de  Russie. 


XII 

La  Tapisserie  (1808)  * 

Diival  et  Picard,  je  l'ai  dit  plus  haut, 
étaient  en  France,  sous  l'Empire,  les  deux 
premiers  représentants  de  la  littérature  dra- 
matique. Aussi,  en  1808,  quand  Picard  quitta 
la  direction  du  second  Théâtre-Français  (ap- 
pelé alors  Théâtre  de  l'Impératrice),  pour 
prendre  celle  de  l'Opéra,  Duval  parut  à  tout 
le  monde  naturellement  indiqué  comme  son 
successeur.  Picard  le  demanda  pour  rem- 
plaçant au  poste  qu'il  laissait  ;  mais  on  crai- 
gnait quelque  difficulté  de  la  part  de  Napo- 
léon, qui  avait  pour  Duval  peu  de  sympathie. 
Quand  le  comte  de  Rémusat,  premier  cham- 
bellan, proposa  cette  nomination  à  l'em- 
pereur : 

—  Quoi!  Duval...  Mais  il  a  eu  bien  des 
aventures,  s'écria  le  maître. 

—  Ah!  sire,  des  malheurs...  répliqua  Ré- 
musat ^. 

Allusion  aux  infortunes  imméritées  d'E- 

1.  Œuvres  d'Alexandre  Duval,  VI,  p.  322  à  378. 

2.  Ibid.,  p.  314-315. 


—  iso  — 

douard  en  Ecosse,  aux  dédommagements  dus 
—  en  bonne  justice  —  à  son  auteur.  L'em- 
pereur lui-même  lenteudit  ainsi,  et  Duval  fut 
nommé. 

C'est  pour  inaugurer  sa  direction  que,  dans 
le  carnuval  de  cette  année  ^808,  notre  au- 
teur composa  sa  pièce  de  la  Tapisserie,  qua- 
lifiée par  lui  sur  l'affiche  «  comédie- folie,  » 
et  qui  fut  jouée  pour  la  première  fois,  le  \" 
mars,  sur  le  Théâtre  de  Tlmpératrice. 

Cet  acte,  que  la  légèreté  du  fond  rattache 
essentiellement  à  la  littérature  fantaisiste,  est 
une  des  jolies  œuvres  de  Duval,  sans  lon- 
gueurs, vivement  enlevée,  un  éclat  de  rire, 
une  fusée  de  gaîté  d'un  bout  à  l'autre. 

Le  vieux  comte  d'Ablancourt  vit  dans  un 
château,  à  quelques  lieues  de  Paris,  avec  son 
petit-fils  Félix,  fort  jeune,  vingt  et  quelques 
années  au  plus,  et  avec  sa  petite-nièce  Rosine, 
plus  jeune  encore,  sans  fortune,  à  laquelle  il 
donne  un  généreux  asile.  Ce  petit  monde  est 
gai,  tranquille,  heureux,  les  deux  jeunes  gens 
liés  de  grande  affection,  le  grand-père  fai- 
sant, comme  il  convient,  tout  ce  qui  plaît  à 
son  petit-fils  et  à  sa  petite-nièce. 

Survient  une  vieille  coquette,  M"* de  Grand- 
pré,  affligée  de  trois  cent  mille  livres  de  rente, 
dès  longtemps  amie  du  comte  d'Ablancourt, 
dont  elle  avait  même  tenté  en  vain  la  con- 


—  ]o\    — 

qilôto  matrimoniale  :  échec  qu'elle  prétend 
venger  maintenant  en  s'emparant  du  petit- 
fils,  Félix,  dont  elle  a  tout  au  moins  trois 
l'ois  l'âge.  Le  vieux  d'Ablaucourt,  qui  a  con- 
servé un  faible  pour  cette  amie  de  sa  jeu- 
nesse, qui  dailleurs  tient  à  renfler  l'impor- 
tance, c'est-à-dire  la  fortune  de  sa  famille 
des  trois  cent  raille  livres  de  rente  de  M"^  de 
Grandpré,  presse  sou  petit-fils  d'accepter  la 
main  de  cette  très  mûre  et  richissime  héri- 
tière. Félix,  un  vrai  étourdi,  bien  qu'il  se 
soucie  de  la  vieille  et  de  ses  écus  comme 
d'une  guigne,  bien  qu'il  aime  (naturelle- 
ment!) la  petite  cousine  Rosine,  fatigué  des 
instances  de  son  grand-père  et  pour  s'en  dé- 
barrasser, se  laisse  aller  à  signer  sans  le  lire 
un  papier  qui  est  une  promesse  d'épouser 
Grandpré,  comptant  bien  d'ailleurs  trouver 
le  moyen  d'éluJer  cet  engagement. 

Le  grand-père,  qui  tient  beaucoup  à  la  ma- 
gnificence, envoie  Félix  à  Paris  faire  faire  ses 
habits  de  noces. 

Quand  la  pièce  commence,  on  est  au  jour 
du  mariage,  qui  doit  être  célébré  dans  le 
château  d'Ablaucourt,  où  l'on  attend  d'un 
insant  à  l'autre  l'arrivée  de  Félix  avec  sa 
splendide  garde-robe. 

Il  arrive  enfin,  quoique  un  peu  tard,  mais 
de  garde-robe  point.  Il  a  prêté  à  un  ami  dans 


—  -152  — 

la  peine  tout  l'argent  destiné  à  ses  habits; 
l'ami  a  joué  cet  argent,  a  joué  les  habits  eux- 
mêmes,  et  a  tout  perdu.  Félix,  pressé  par  les 
fournisseurs,  n'a  pas  même  eu  la  ressource  de 
prolonger  son  séjour  à  Paris  pour  éviter  ou 
retarde"  tout  au  moins  le  jour  fatal  qui  doit 
le  livrer  à  Grandpré.  Il  se  garde  bien  de 
révéler  à  son  grand-père  le  désastre  survenu 
à  ses  habits,  mais  il  n'en  est  pas  mieux  reçu. 
Le  vieux  comte,  un  excellent  homme  sans  ,un 
brin  de  méchanceté,  fait  de  son  mieux  pour 
gronder  et  se  montrer  terrible  : 

a  FÉLIX.  —  Mon  Dieu,  grand-père,  comme 
vous  me  parlez  d'un  ton  fâché! 

a  D'Ablaxcocrt.  —  J"ai  tort,  nest-ce  pas? 
Rester  un  mois  à  Paris,  quand  trente  per- 
sonnes vous  attendent  pour  l'auguste  céré- 
monie!... 

«  FÉLIX.  —  Que  ne  la  faisait-on  sans  moi!... 

«  D'Ablancocrt.  —  iMonsieur,  vous  oubliez 
qu'il  est  question  d'une  demoiselle...  une  de 
mes  anciennes  amies...  et  qui  mérite  des 
égards...  Mais  j'ai  votre  parole,  votre  signa- 
ture, cela  me  suffit...  Songe  donc,  Félix, 
qu'elle  te  laisse,  par  son  contrat  de  mariage, 
trois  cent  mille  livres  de  rente  après  sa  mort. 

«  FÉLIX.  —  Oui,  mais  dans  ce  contrat  a-t- 
on stipulé  le  temps  où  je  pourrai  en  jouir 
librement? 


—  Ja3  — 

«  D'Abla\codrt.  —  Cessez  vos  ridicules  plai- 
sauteries!  » 

Pourtant  il  se  radoucit,  et  peu  à  peu  il  en 
vient  à  sermonner  paternellement  Félix  sur 
ses  futurs  devoirs  d'homme  marié  : 

«  —  Mon  ami,  lui  dit-il,  considère  toujours, 
dans  la  douce  compagne  que  le  ciel  ta  desti- 
née, un  être  faible  qui  a  souvent  besoin  d'in- 
dulgence. N'oppose  point  une  répugnance  trop 
opiniâtre  à  ses  désirs;  n'abuse  point  des  pri- 
vilèges que  t'accordent  les  lois... 

«  FÉLIX.  —  Et  quels  sont  les  privilèges  que 
m'accordent  les  lois? 

«  D'Ablaxcourt.  — J'ai  voulu  dire  que  les 
lois  refusent  à  la  femme  le  droit  de  s'opposer 
aux  volontés  du  mari. 

«  FÉLIX.  —  Diable!  c'est  important...  De 
sorte  que,  s'il  me  prenait  fantaisie  de  faire 
enfermer  ma  femme  le  lendemain  de  mes 
noces... 

«  D'Ablaxcocrt.  —  Nouvelle  extravagance  ! 
Non,  tu  ne  le  pourrais  pas...  Seulement —  par 
exemple  —  un  homme  de  qualité  qui  aurait 
à  se  plaindre  de  sa  femme  pourrait  la  reléguer 
dans  un  vieux  château,  tandis  que  lui,  répandu 
dans  le  monde... 

«  FÉLIX.  —  Très  bien!  Alors,  j'épouse  ladite 
demoiselle;  reste  à  savoir  ce  que  j'en  ferai.  » 

Malgré  cette  déclaration,  Félix  n'est  pas  du 

7* 


—  VH  — 

tout  résigod  à  sod  sort.  Il  se  travaille  la  cer- 
velle pour  trouver  moyen  d'y  échapper  et  de 
se  marier  avec  sa  cousine  : 

—  Un  enlèvement,  se  dit-ii,  pourrait  seul 
faire  disparaître  les  difficultés... 

—  Volontiers,  approuve  Rosine,  «  faisons 
un  enlèvement  »,  mais  dis-moi  d'abord  ce  que 
c'est. 

«  FÉLIX.  —  Deux  jeunes  gens  qui  s'aiment, 
et  que  l'on  veut  séparer,  partent  ensemble  et 
vont  se  marier  à  l'étranger.  Voilà  ce  qu'on 
appelle  un  enlèvement. 

«  Rosine.  —  Cela  me  paraît  très  bien  ima- 
giné... J'y  consens,  enlevons-nous...  Seule- 
ment, avant  de  partir,  il  faudra  prévenir  ton 
grand-papa,  pour  qu'il  ne  soit  pas  inquiet  de 
notre  absence. 

ce  FÉLIX.  —  Mais  alors,  il  nous  empêchera 
de  partir  et  nous  punira. 

«  Rosine.  —  Ce  n'est  pas  la  punition  que  je 
craindrais,  c'est  son  affliction...  Il  en  mourrait, 
le  bon  vieillard.  » 

On  cherche  autre  chose.  Survient  Lafleur, 
le  valet  de  Félix,  un  homme  de  ressource  et 
d'intrigue.  Il  sort  de  l'office  où  il  s'est  ra- 
fraîchi à  souhait,  aussi  il  ne  doute  de  rien  :  il 
va  en  un  tour  de  main  supprimer  M"*^  de 
Grandpré.  Par  quel  moyen? 

«  Lafledh.  —  Mais  ça  marche  tout  seul. 


—  ^oc)  — 

D'abord,  j'arme  une  galèro,  et  j'arrive  la  nuit 
k  la  tète  de  mes  esclaves  ;  j'enfonce  les  portes 
du  château,  j'entre  le  sabre  à  la  main,  je 
prends  la  demoiselle  eu  croupe... 

«  FÉLIX.  —  Eh  bien  !  et  qu'en  feras-tu  de 
la  demoiselle...  de  M'"'  de  Grandpré? 

«  Laflecr.  — Comme  dans  le  roman...  Je 
la  vendrai  au  Grand-Seigneur.  Je  l'emmènerai 
à  Constantinople  et  je  la  mettrai  dans  le  sé- 
rail... pour  les  plaisirs  de  Sa  Haiitesse.  » 

—  Le  malheureux  déraisonne,  gémit  Félix. 

Lafleiir  sans  insister  disparaît,  mais  il  re- 
paraît bientôt,  moitié  traînant,  moitié  por- 
tant sur  ses  épaules  un  énorme  paquet. 

—  Qu'est-ce  que  cela,  bon  Dieu?  clame 
Félix. 

«  Laflecr.  —  Quoi  !  monsieur,  vous  ne 
savez  pas  que  nous  quittons  notre  joli  appar- 
tement des  combles  du  château,  pour  aller 
habiter  le  premier  étage...  Cela  me  cause  un 
chagrin!...  une  émotion!...  C'est  surtout  la 
fcuitille  Darius  qui  vous  toucherait  par  son 
afiliction... 

«  RosixE.  —  Comment,  la  famille  Darius? 

«  FÉLIX.  —  C'est  cette  tapisserie...  qui  me 
faisait  tant  de  peur  dans  mon  enfance,  et 
qui  nous  a  tant  fait  rire  depuis. 

«  Laflecr.  —  Eh  bien,  monsieur,  elle  ne 
vous   ferait  pas  rire  maintenant.   Il  faudrait 


—  ^o6  — 

avoir  un  cœur  de  roche  pour  ne  pas  pleurer 
en  la  regardant...  Voir  une  troupe  de  jolies 
femmes  dans  la  douleur,  cela  me  fait  une 
peine!...  surtout  yi"^'  Stalira  (Statira)  la  mère 
et  M"'  Starila  la  fille...  Elles  avaient  l'air  de 
me  dire,  en  tendant  leurs  beaux  bras  :  «  In- 
grat Latleur.  que  t'avons-nous  fait?  Pourquoi 
donc  nous  quittes-tu?,..  »  Non,  monsieur, 
non  !  je  n'abandonnerai  jamais  mes  anciens 
amis... 

«  RosoE.  —  Tu  n'en  peux  plus,  mon  pauvre 
garçon. 

«  Lafleur.  —  Ecoutez  donc,  mademoiselle, 
on  ne  porte  pas  une  vingtaine  de  personnages 
sur  les  épaules  sans  s'en  apercevoir.  » 

Ce  disant,  il  dépose  et  il  déroule  son  pa- 
quet, qui  n'est  autre  que  la  fameuse  tapisse- 
rie; la  contemplant  avec  amour  il  s'écrie  : 

a  —  Famille  respectable!  noble  sang  des 
rois!  c'est  moi  qui  suis  ton  sauveur...  A-t-on 
jamais  rien  vu  de  plus  beau?  Voyez  ces  figures 
de  Perse  !  ne  dirait-on  pas  qu'elles  pleurent 
pour  de  bon?  Les  belles  mains!  le  joli  nez!... 
Ah!  certainement,  si  j'avais  vécu  du  temps 
d'Alexandre  le  Grand... 

«  Rosine.  —  Tu  aurais  fait  la  cour  à  M"*  Sta- 
lira...  » 

Félix  regarde  la  famille  Darius  d'un  air 
méditatif.  Rosine,  impatientée  de  ne  trouver 


—   157  — 

aucim  moyen  de  salut,  lui  crie  rageusement  : 

«  —  Tu  devrais  plutôt  songer  à  prendre 
ton  habit  de  cérémonie. 

«  FÉLIX.  —  Tu  oublies  que  je  n'en  ai  pas, 
Floricourt  y  a  mis  bon  ordre. 

«  RosixE  [ironiquement).  —  Il  te  faut  pour- 
tant le  grand  costume,  ton  grand-père  tient  à 
l'éclat... 

a  FÉLIX.  —  C'est  vrai,  il  faut  le  grand  cos- 
timie...  [Revenant  à  la  tapisserie.)  Eh!  mais, 
qu'est-ce  qui  m'empêcherait?...  0  la  bonne 
idée!...  Cela  serait  superbe.  Je  tiendrais  ma 
parole,  et  je  pourrais  pourtant  peut-être  ainsi 
me  débarrasser  de  la  vieille...  Lafleur,  tu  es 
un  garçon  vif,  alerte?...  Tu  aimes,  tu  chéris 
la  famille  Darius?...  Il  faut  que  tu  m'en  fasses 
un  habit  complet!...  Oui,  habit,  veste  et  cu- 
lotte ! 

«  Laflecr.  —  Quoi!  de  la  famille  Darius? 

«  RosiXE.  —  Quelle  folie  ! 

«  FÉLIX.  —  Du  tout...  Je  n'ai  point  d'habit 
de  noces,  voilà  de  Tétoffc,  je  m'en  sers...  On 
veut  de  l'éclat,  ou  en  aura  :  un  habit  tout 
royal  ! 

«  Lafleir  [fjravement).  —  Mademoiselle, 
cette  idée-lcà  n'est  pas  si  mauvaise,  et  l'on 
peut  ajuster  cela  d'une  manière  très  pitto- 
resque... [Après  avoir  pris  des  mesures  sur  la 
tapisserie  et  wi  peu  réfléchi.)  Monsieur,  c'est 


—  ^58  — 

une  affaire  arrangée...  .Je  tiens  votre  habit,  il 
est  là  clans  ma  tète!  Vous  porterez  Epliestion 
sur  les  épaules,  Alexandre  sur  la  poche,  deux 
jolies  femmes  sur  la  veste,  et  je  vous  garde 
deux  beaux  bras  qui  vous  prendront  les  ge- 
noux. 

a  FÉLIX.  —  Très  bien,  mou  ami.  Surtout, 
que  l'habit  soit  fait  en  deux  heures;  des 
points  longs  comme  cela.  Rassemble  tous  les 
tailleurs  du  village,  fais-les  conduire  dans 
notre  ancien  appartement.  » 

Pendant  que  les  tailleurs  travaillent  en 
grande  hâte,  on  voit  se  développer  en  diverses 
scènes  les  caractères  des  différents  person- 
nages. M"*^  de  Grandpré,  outrée  de  la  froideur 
de  Félix  qui  ne  lui  a  pas  encore  rendu  ses 
devoirs,  seu  plaint  vivement  à  M.  d'Ablan- 
court.  Celui-ci,  craignant  que  son  petit-fils 
ne  prépare  pour  le  dernier  moment  «  quelque 
tour  diabolique  »  afin  de  se  débarrasser  de 
Grandpré,  interroge  à  ce  sujet  Félix,  qui  se 
déclare,  au  contraire,  décidé  à  épouser  la 
respectable  demoiselle,  —  à  moins  qu'elle  ne 
veuille  plus  de  lui.  Le  vieux  d'Ablancourt 
proclame  le  cas  impossible;  aussi  promet-il 
très  volontiers,  si  le  fait  se  produit,  de  laisser 
à  Félix  toute  liberté  de  se  marier  à  son  gré  ; 
il  en  donne  même  sa  parole  d'honneur. 

Pour  plus  de  sûreté,  le  vieux  comte  fait 


—  V69  — 

ensuite  jaser  Rosine,  qui,  naïve  et  sans  détour, 
lui  apprend  plus  de  choses  qu'il  ne  voudrait, 
entre  autres,  l'amour  réciproque  d'elle  et  de 
Félix. 

«  —  i>iais  il  me  semble,  mes  enfants,  dit 
d'Ablancourt,  que  vous  ne  vous  gênez  pas 
beaucoup. 

«  Rosine.  —  C'est  ce  qui  vous  trompe, 
monsieur.  Nous  nous  gênons  beaucoup,  car, 
sans  vous,  je  serais  enlevée  à  présent. 

«  D'Ablancourt.  —  Il  t'a  proposé  un  enlè- 
vement?... 

a  Rosine.  —  Sans  doute  !  Moi  j'étais  tout  à 
fait  pour  l'enlèvement...  Mais  il  eût  fallu  vous 
laisser  seul,  nous  avons  craint  que  cela  ne 
vous  fit  trop  de  peine...  Nous  avons  remis  la 
partie  à  uue  autre  fois.  « 

Le  bon  d'Ablancourt  essaie  de  se  fâcher, 
mais  il  n'y  peut  réussir  : 

«  —  Dis-moi,  Rosine,  reprend-il,  tu  sais  ce 
que  Félix  veut  faire  pour  rompre  ce  mariage  ? 

«  Rosine.  —  Certainement,  je  le  sais,  mais 
je  ne  vous  le  dirai  pas.  » 

Elle  ajoute  cependant,  tout  comme  Félix, 
qu'il  épousera  M"^  de  Grandpré  si  celle-ci  ne 
rompt  elle-même  le  mariage;  mais  «  il  peut 
arriver  d'ici  ce  soir  tel  événement...  » 

«  D'Ablancourt.  —  Quel  événement?...  Qui 
serait  assez  osé  pour  s'opposer  à  ma  volonté? 


—  ^6o  — 

«  Rosine  [s' en  fuyant).  —  Qui?...  La  famille 
Darius!  » 

D'Ablancourt,  ahuri  sur  ce  mot,  voit  s'avan- 
cer vers  lui  M"*^  de  Graudpré.  Félix  avait  en 
effet  témoigné  cà  son  grand-père  le  désir  d'a- 
voir av.'^c  sa  future  un  entretien  particulier 
dès  qu'il  aurait  revêtu  son  costume  de  gala. 
La  jeune  fiancée,  non  sans  quelques  façons, 
y  cousent,  et  un  instant  après  arrive  près 
d'elle,  en  ambassadeur  chargé  d'annoncer  son 
maître,  Latleur,  vêtu  lui-môme  d'un  habit 
coupé  dans  la  fameuse  tapisserie. 

«  M"*  DE  Grandpre'.  —  Quel  est  cet  horrible 
habit?  Où  l'avez-vous  pris? 

«  Lafleuk.  —  Cet  habit  est  neuf,  mademoi- 
selle; c'est  la  première  fois  que  je  le  porte. 

«  M"*  DE  Graxdpre'.  —  Mais  ce  n'est  pas  là 
la  livrée  de  la  famille  d'Ablancourt. 

Lafleur.  —  Mademoiselle,  c'est  la  livrée  de 
la  famille  Darius...  » 

Félix  se  présente  alors  en  gants  blancs,  un 
gros  bouquet  à  la  main,  avec  son  habit  de 
tapisserie  présentant  les  peintures  et  les  fi- 
gures indiquées  plus  haut  par  Lafleur.  A 
cette  vue,  Graudpré  éclate  : 

«  —  Monsieur,  je  veux  savoir  ce  que  signi- 
fie cette  mascarade  ! 

«  Fe'lix.  —  Comment,  mademoiselle,  vous 
appelez  mascarade  l'habit  le  moins  commun, 


—  161   — 

le  plus  noble,  mon  habit  de  noces  enfin  ! 

«  M"^  DE  Graxdpré.  —  Votre  habit  de  noces  ! 
quelle  horreur  !  Vous  auriez  le  front  de  vous 
présenter  ainsi  devant  l'illustre  compagnie?... 

«  FÉLIX.  —  Je  vois,  mademoiselle,  que  vous 
êtes  prévenue  contre  moi  :  avec  cet  habit-là 
j'ai  beaucoup  de  physionomie. 

«  M"®  DE  Grandpre'.  —  Finissons  ces  plai- 
santeries déplacées...  Ainsi,  monsieur,  c'est  là 
votre  habit  de  cérémonie? 

«  Fe'lix,  —  Je  n'en  aurai  pas  d'autre  pour 
les  noces...  Mais  j "ai  un  Roland  furieux  ^  avec 
lequel  je  compte  faire  mes  visites. 

<i  M"®  DE  Graxdpre'.  —  Tout  Paris  se  mo- 
quera de  vous...  Les  enfants  vous  suivront... 
On  vous  prendra  pour  un  fou. 

«  Fe'lix.  —  On  vous  prendra  donc  aussi 
pour  une  folle,  car  aussitôt  le  mariage  fait, 
vous  ne  porterez  pas  de  robes  qui  ne  soient 
de  cette  étoffe...  Depuis  un  mois,  à  Paris,  on 
travaille  pour  vous  aux  Gobelins. 

«  M"^  DE  Grandpre'  [à  part).  —  Oh  !..,  j'é- 
touffe de  colère  ! 

«  Fe'lix.  —  Oui,  j'ai  pris  des  verdures  pour 
vous,  avec  de  belles  eaux  et  les  plus  jolis 
petits  canards... 

«  M"*  de  Graxdprf'.  —  Des  canards  !  à  moi 

1 .  Une  tapisserie  représentant  Roland  furieux. 


—  162  — 

des  canards  !  Apprenez,  monsieur,  que  je  n'ai 
jamais  porté  de  canards. 

«  FÉLIX.  —  Aimez-vous  mieux  des  cygnes 
ou  des  paons  ?  Je  ne  regarderai  point  à  la 
dépense... 

«  M"*"  DE  GRANDniÉ.  —  C'est  trop  fort  !  Et 
vous  vous  imaginez  que  je  me  soumettrai, 
comme  un  enfant,  à  vos  volontés  ?. .. 

«  FÉLIX  {niellant  son  chapeau).  —  Je  vou- 
drais bien  voir,  madame,  qu'on  ne  m'obéît 
pas  !  Quoique  jeune,  je  connais  mes  droits,  je 
saurai  en  user. 

a  M"^  DE  Grandpré.  —  De  quels  droits  par- 
lez-vous donc,  monsieur? 

«  FÉLIX.  —  De  tous  ceux  qu'un  époux  a  sur 
sa  femme...  Je  pourrais,  je  le  sais,  vous  traiter 
plus  rigoureusement,  mais  je  ne  le  ferai  que 
si  vous  m'y  contraignez. 

«  M"*^  DE  Graxdpré.  —  Eh  !  monsieur,  que 
pourriez-vous  de  plus  que  me  faire  porter  des 
canards  ? 

«  FÉLIX.  —  Mais...  je  pourrais  vous  reléguer 
en  Auvergne...  dans  un  vieux  château...  tan- 
dis qu'avec  de  bons  amis  et  quelques  femmes 
aimables,  je  dépenserais  gaiement  vos  300,000 
livres  de  rente  à  Paris. 

a  M"^  DE  Grandpré.  —  Quelle  horreur!  Il 
n'y  a  pas  à  la  cour  un  plus  grand  roué  que  ce 
petit  mauvais  sujet! 


—  163  — 

«  FÉLIX.  —  De  quoi  vous  étounez-vous? 
Cette  petite  réclusion  est  chose  convenue  avec 
mon  grand-père;  sans  cela  aurais-je  consenti 
à  vous  épouser?...  Mais  la  compagnie  attend, 
il  faut  nous  rendre  au  salon.  Quel  effet  je  vais 
produire!...  Daignez  accepter  ma  main. 
Venez... 

«  M"^  DE  Grandpré.  —  Ne  me  touchez  pas, 
monsieur!...  Quelle  famille  de  réprouvés!  Le 
grand-père  et  ce  vaurien  s'entendent,  ils  n'en 
veulent  qu'à  mon  bien!...  Allez,  allez,  mon- 
sieur, gardez  pour  vous  votre  château  d'Au- 
vergne, vos  tapisseries,  vos  canards...  Jamais 
vous  n'aurez  l'honneur  d'épouser  mademoi- 
selle de  Grandpré  !  » 

Au  bruit  de  ce  scandale,  le  grand-père  ac- 
court, terrible,  la  menace  à  la  bouche;  mais 
k  la  vue  du  beau  costume  de  Félix,  malgré 
lui  il  pouffe  de  rire,  et  Grandpré,  rouge  de 
fureur,  persiste  en  écumant  dans  son  refus. 
Alors  Félix  réclame  l'exécution  de  l'engage- 
ment pris  par  le  vieux  d'Ablancourt. 

«  FÉLIX.  —  Ainsi,  mademoiselle,  c'est  chose 
décidée,  vous  me  refusez.  Rosine  ne  sera  pas 
si  dédaigneuse.  Je  suis  sûr  que,  tel  que  je  suis, 
elle  voudra  bien  accepter  ma  main. 

«  Rosine.  —  Moi,  je  ne  tiens  pas  du  tout  à 
l'habit;  je  porterai  même  des  canards  si  cela 
peut  vous  faire  plaisir. 


—  J64  — 

«  Félix.  —  Grand-papa,  vous  savez  nos 
conventions... 

«  D'AcLAXCOL'RT.  —  Mauvais  sujet,  tu  t'es 
moqué  de  nous  pour  épouser  Rosine!...  EIi 
bien  soit,  je  te  la  donne...  à  condition  que  tu 
l'épouseras  dans  cet  habit  de  noce. 

«  M"^  de  Grandpré.  —  Oh!  la  chose  ridi- 
cule !...  Je  me  prie  de  la  fête. 

«  FÉLIX.  —  Belle  ingrate,  je  comptais  sur 
vous,  vous  connaissez  ma  passion  pour  les 
tapisseries.  » 

Outre  la  gaîté,  l'esprit,  l'inépuisable  bonne 
humeur  qui  circulent  dans  toutes  les  scènes 
de  cette  comédie-folie,  et  le  brio  avec  lequel 
elle  est  conduite,  les  deux  caractères  de  Rosine 
et  du  vieux  d'Ablancourt,  si  sympathiques,  si 
délicatement  tracés,  en  font  eu  son  genre  un 
petit  chef-d'œuvre. 


XIII 
Le  Faux  Stamslas  (1809). 

Le  père  de  Marie  Leczinska,  reine  de  France, 
femme  de  Louis  XV,  était,  on  le  sait,  un  sei- 
gneur polonais,  Stanislas  Leczinski,  que  l'ap- 
pui de  Charles  XII,  roi  de  Suède,  et  les  suf- 
frages de  la  diète  de  Pologne  avaient,  en  i  704, 
élevé  à  la  royauté,  dont  il  fut  dépouillé  en 
1709  par  l'intervention  armée  de  la  Russie  en 
faveur  de  Frédéric- Auguste,  électeur  de  Saxe, 
auquel  il  disputa  encore  le  trône  pendant 
quatre  ou  cinq  ans. 

A  la  mort  de  Frédéric-Auguste,  en  •1733, 
Stanislas,  qui  résidait  alors  en  France  au 
château  de  Chambord,  résolut  de  se  rendre 
en  Pologne,  où  il  avait  encore  beaucoup  de 
partisans,  et  de  briguer  de  nouveau  la  cou- 
ronne. La  France,  naturellement,  devait  le 
soutenir.  L'important  pour  lui  était  d'arriver 
rapidement  à  Varsovie;  le  plus  court,  de  tra- 
verser l'Allemagne.  Mais  ce  pays  était  hostile, 
et  Stanislas  courait  risque  d'y  être  arrêté. 
C'est  cependant  le  chemin  qu'il  prit.  Pour 
donner  le  change  cà  ses  ennemis,  Louis  XV  fit 
partir  de  Paris  un  capitaine  aux  gardes  qui 


—  -166  — 

ressemblait  beaucoup  cà  Stanislas  et  qui,  voya- 
geant sous  le  nom  de  ce  prince,  traversa  la 
FrancC;  recevant  partout  les  honneurs  royaux 
et  annonçant  l'intention  d'aller  s'embarquer  à 
Brest  pour  se  rendre  en  Pologne  par  la  voie 
de  mer.  Pendant  ce  temps,  le  vrai  Stanislas 
courait  au  grand  galop  sur  les  routes  d'Alle- 
magne et  arrivait  le  8  septembre  à  Varsovie, 
où  la  diète  polonaise,  quatre  jours  après,  le 
proclamait  roi  de  nouveau  à  l'unanimité. 

Duval,  si  friand  du  quiproquo,  ne  pouvait 
manquer  ce  sujet.  S'il  y  a  réussi,  on  le  dira. 

Son  Faux  Stanislas  est  le  chevalier  de  Mo- 
range,  spirituel,  mais  étourdi  jusqu'à  l'extra- 
vagance, et  même,  dit-on,  un  peu  fou,  pas 
tant  néanmoins  qu'il  en  a  l'air.  Il  traverse  la 
France,  la  Bretagne,  à  petites  journées,  se 
faisant  rendre  tous  les  honneurs  dus  à  sa 
royauté  par  les  gentilshommes  bretons  qui, 
sur  son  passage,  se  disputent  le  privilège  de 
lui  donner  l'hospitalité.  Il  est  presque  à  sa 
dernière  étape,  il  vient  d'arriver  au  château 
de  Kerbare,  à  quelques  lieues  de  Brest;  il 
.  écrit  de  là  au  ministre  : 

«  Monseigneur,  abrégez  mon  voyage,  je 
«  vous  en  supplie.  Si  vous  n'avez  pas  pitié  de 
a  moi,  ayez  pitié  des  gentilshommes  bretons  : 
«  j'ai  mis  tant  d'éclat  dans  mon  incognito 
«  que  je  deviendrai  la  cause  de  leur  ruine. 


«  Leur  vanité  les  engage  à  me  donner  des 
«  fêtes  très  ennuyeiisement  belles.  Quels  seront 
«  leurs  regrets  quand  ils  apprendront  que  ce 
«  prétendu  roi,  qu'ils  reçoivent  avec  tant 
«  d'ostentation,  n'est  qu'un  pauvre  petit  capi- 
«  taine  aux  gardes,  qui  n'a  rien  de  commun 
a  avec  le  vertueux  Stanislas  qu'une  confor- 
«  mité  de  traits,  que  vous  avez  cru  devoir 
«  faire  servir  à  vos  desseins  politiques.  » 

A  peine  a-t-il  fini  sa  dépêche  que  «  Mon- 
sieur Dumont,  »  premier  valet  de  chambre 
du  faux  Stanislas  (et  dupe  comme  tout  le 
monde  de  la  ressemblance),  lui  présente  un 
jeune  officier  de  marine,  Edouard  de  Saint- 
Val,  qui  sollicite  de  sa  majesté  la  faveur  de 
la  suivre  en  Pologne  et  d'obtenir  un  poste 
dans  son  armée. 

Il  y  a  là-dessous,  on  s'en  doute,  une  his- 
toire d'amour.  Edouard  est  épris  de  Juliette, 
fille  du  baron  de  Kerbare,  il  est  aimé  d'elle, 
et  malgré  son  peu  de  fortune,  il  allait  être 
agréé  du  père  comme  futur  époux,  quand, 
peu  de  temps  auparavant,  est  venu  s'abattre 
au  château  de  Kerbare  un  oncle  d'Edouard 
appelé  Mont-Roc,  trésorier  des  Etats  de  Bre- 
tagne, très  riche  financier,  Turcaret  ren- 
forcé, qui,  séduit  par  la  beauté  de  Juliette 
et  opposant  la  plénitude  de  son  coffre-fort 
à  la  bourse  vide  de  son  neveu,  a  séduit  lui- 


—  468  —  • 

même  le  vieux  baron  de  Kerbare  et  obtenu 
de  lui  la  main  de  sa  fille.  Celle-ci,  Bretonne 
très  vive,  très  énergique  et  très  entêtée,  ré- 
siste de  son  mieux  ;  mais  Edouard  désespère 
du  succès,  et  plutôt  que  d'assister  à  la  ruine 
de  toutes  ses  espérances,  au  triomphe  insolent 
des  écus  de  son  oncle,  il  préfère  sexpatrier. 

Edouard  se  trouve  être,  sans  le  savoir,  le 
fils  dun  ami  du  chevalier  de  Morange;  celui- 
ci  est  touché  de  son  infortune,  il  se  dit  quil 
y  a  là  une  bonne  action  à  faire,  propre  à  il- 
lustrer son  règne.  Pour  commencer,  il  attache 
à  sa  personne  en  qualité  de  premier  écuyer  le 
pauvre  Saint -Val,  qui  en  raison  de  cette 
fonction  loge  près  du  roi  au  château  de 
Kerbare,  sous  le  même  toit  que  Juliette,  à 
portée  de  la  voir  à  chaque  instant.  Puis, 
quand  le  baron  et  le  trésorier  Mont-Roc 
viennent  lui  présenter  leurs  hommages,  le 
faux  Stanislas  se  fait  un  malin  plaisir  de 
vanter  à  celui-ci  son  neveu  et  de  lui  annoncer 
le  poste  de  confiance  auquel  il  vient  de  rap- 
peler. 

Pour  se  relever  et  pour  aplatir  Edouard,  ce 
grossier  parvenu  ne  trouve  rien  de  mieux  que 
d'étaler  sottement  sa  richesse  : 

—  O  sire,  s'écria-t-il,  «  je  n'aurais  plus  rien 
à  désirer,  si  j  avais  eu  le  bonheur  de  vous 
avoir  pour  hôte...  et  si  quelqu'un  de  mes  châ- 


—  -169  — 

teaux  se  fût  trouvé  sur  la  route  de  Brest,  soit 
celui  de  Beaufort  ou  celui  du  Plessis,  soit  celui 
de  la  Grange  ou  celui  des  Trois-Rivières... 

«  Le  chevalier  de  Moraxges.  —  Les  Trois- 
Rivières!...  [A  part.)  Mais  c'est  une  terre  à 
moi,  que  j'ai  vendue... 

«  Le  trésorier.  — Sans  vanité,  c'est  le  plus 
beau  château...  Ah!  si  j'avais  le  bonheur  d'y 
posséder  sa  majesté!... 

«  Le  chevalier  [à  pari).  —  Et  moi,  si  j'avais 
le  bonheur  de  le  posséder  encore  !...  (Haut.)  Il 
vous  a  coûté  cher!... 

«  Le  trésorier.  —  Presque  rien.  Cette  terre 
appartenait  à  un  officier  aux  gardes...  le  che- 
valier de  Morange...  le  plus  grand  joueur... 
Ah!  ah!  ah! 

«  Le  chevalier  {à  part).  — C'est  cela  même; 
c'est  ce  maudit  juif! 

Le  BARox.  —  Le  chevalier  de  Morange!  je 
connais  ce  nom...  Un  bon  officier,  joli  garçon 
à  ce  qu'on  dit,  beaucoup  d'esprit,  mais  une 
tête  folle,  un  prodigue...  qui  a  déjà  dissipé  le 
fonds  de  plus  de  vingt  mille  livres  de  rentes. 

«  Le  chevalier.  —  Ah!  vous  pouvez  bien 
dire  de  quarante.  (A  part.)  Etourdi  que  je 
suis!... 

«  Le  barox.  —  Quoi!  sire,  vous  savez... 

«  Le  chevalier.  —  A  la  cour,  qui  n'a  pas 
entendu  parler  de  cet  extravagant  ? 

8 


—  ^7o  — 

«  Le  baron.  —  Extravagant,  c'est  bien  le 
mot.  Aussi  me  suis-je  opposé  de  tout  mon 
pouvoir  à  son  mariage  avec  ma  nièce,  la 
marquise  de  Rosey.  » 

Cette  marquise,  nous  la  verrons  bientôt, 
Juliette  Ta  mandée  à  Kerbare  pour  l'aider  à 
se  débarrasser  du  Mont-Roc,  elle  va  arriver; 
elle  sera  la  grande,  la  cuisante,  la  poignante 
tribulation  du  faux  Stanislas. 

En  attendant,  celui-ci,  excité  par  l'his- 
toire des  Trois- Rivières,  poursuit  de  plus 
belle  sa  campagne  en  faveur  de  Saint-Val 
et  sa  vengeance  personnelle  contre  le  tréso- 
rier. 

Au  moment  où  il  vient  d'appeler  Edouard 
pour  ménager  entre  lui  et  son  oncle  une  appa- 
rente réconciliation,  le  baron  de  Kerbare  ren- 
tre avec  sa  fille  et  la  présente  à  sa  majesté. 
Le  roi  appelle  aussitôt  les  deux  barbons  pour 
leur  faire  part,  soi-disant,  de  projets  très 
importants  sur  lesquels  il  veut  avoir  leur 
avis;  il  les  entraîne  et  les  retient  près  de  son 
bureau,  à  Tune  des  extrémités  de  l'appar- 
tement, tandis  qu'à  l'autre  Edouard  et  Juliette 
causent  ensemble  avec  beaucoup  d'action.  Le 
trésorier,  qui  les  guigne,  enrage,  trépigne, 
ne  tient  pas  en  place  : 

«  Le  chevalier  {brusquement).  —  Parbleu! 
monsieur  le  trésorier,  lorsque  je  vous  fais 


—  ai  — 

l'honneur  de  vous  entretenir,  vous  pourriez 
bien  m'écouter. .. 

«  Le  trésorier.  —  Mille  pardons,  sire!... 
mais  c'est  que...  (A  part.)  Quel  supplice!  ils 
se  parlent  bas. 

«  Le  chevalier.  —  Ainsi,  monsieur  le  ba- 
ron, vous  croyez  que  dans  trois  semaines  je 
puis  débarquer  à  Dantzig? 

«  Le  barox.  —  Oui,  sire,  si  les  vents  sont 
bons. 

«  Le  chevalier  (ramenant  le  trésorier] .  — 
Et  votre  avis,  à  vous?... 

«  Le  trésorier  (fout  ému,  jetant  des  regards 
furtifs  sur  les  jeunes  gens).  —  Mon  avis,  sire, 
est  que,  si  les  vents  sont  bons...  (Ap«/'^.)  Il 
lui  prend  la  main!  (Haut.)  Qu'on  me  charge 
de  vous  y  conduire...  (Bas.)  Avec  quelle  cha- 
leur le  coquin...  (Haut.)  Oui,  oui,  qu'on  me 
donne  un  vaisseau,  et  avant  huit  jours...  (A 
part.]  Oh  dieux!  il  lui  baise  la  main. 

«  Le  chevalier.  —  Extravaguez-vous,  tréso- 
rier? (Tout  le  monde  se  lève.) 

a  Le  trésorier.  —  Non,  sire,  c'est  lenthou- 
siasme...  Ah!  je  respire.  » 

Il  ne  respire  pas  longtemps.  La  marquise 
du  Rosey  vient  d'arriver,  et  le  roi,  qui  l'a  à 
peine  regardée,  craignant  qu'elle  le  regardé 
trop,  retient  à  dîner  Kerbare  et  Mont-Roc 
pour  continuer  avec  eux  la  grave  conversa- 


—  n2  — 

tion  d'affaires  engagée  tout  à  l'heure;  et  s'ex- 
cusaut  de  n'inviter  ni  Juliette  ni  la  marquise, 
il  dit  à  Edouard  : 

a  —  Je  vous  dispense  de  votre  service  près 
de  ma  personne;  vous  tiendrez  compagnie  à 
ces  dames. 

«  Le  trésorier.  —  Peste  soit  de  Thonneur 
qu'on  me  fait!...  » 

Bientôt  Mont- Roc  change  de  note.  A  la 
suite  du  dîner,  le  roi  le  garde  près  de  lui 
en  tête  à  tête,  lui  exprime  toute  son  admi- 
ration pour  ses  talents,  ses  lumières,  son 
génie  : 

«  —  Comment  se  fait-il,  s'écrie  le  faux  Sta- 
nislas, que  vous  ne  soyez  pas  ministre?  Ah! 
si  vous  étiez  né  dans  mes  états,  je  comblerais 
votre  fortune;  un  grand  mariage,  de  grandes 
terres,  je  vous  donnerais  tout  cela,  trop  heu- 
reux d'avoir  à  la  tête  de  mes  finances  un 
homme  tel  que  vous...  Mais,  hélas!  vous  ne 
voudriez  jamais  quitter  votre  patrie... 

«  —  Mon  devoir,  sire,  répond  le  financier 
comblé,  sera  toujours  de  vous  obéir. 

«  —  Serait-il  possible!  Mais  alors,  cela  est 
bien  entendu,  vous  accepteriez  aussi  de  moi 
la  terre  à'  Orbeccanovodoreski  et  la  main  de 
la  princesse  Ineska^  quoiqu'elle  ne  soit  pas 

très  riche,  puisqu'elle  a  seulement 500,000 

livres  de  rente. 


—  ns  — 

«  —  Tout  ce  que  vous  voudrez,  sire,  pour 
avoir  Thouiieur  de  vous  servir. 

«  —  Mais  je  suis  bien  étourdi  de  vous  parler 
de  cette  jeune  princesse,  quand  vous  êtes  sur 
le  point  d'épouser  la  ûlle  du  baron... 

«  —  Que  Votre  Majesté  ne  s'inquiète  pas, 
reprend  Mont-Roc,  tout  peut  s'arranger;  le 
devoir  m'attache  à  votre  personne  sacrée,  j'y 
veux  tenir  par  tous  les  liens  :  par  la  place, 
par  la  terre  et  par  la  femme! 

«  —  Bien,  ce  sont  vos  affaires,  conclut  Sta- 
nislas, arrangez-vous  avec  le  baron  et  comptez 
toujours  sur  ma  protection.  » 

Pendant  que  Mont-Roc  s'occupe  «  d'arran- 
ger cela  »  (nous  verrons  bientôt  avec  quel 
succès),  «  Sa  Majesté  »  subit  de  la  part  de  la 
marquise  du  Rosey  un  premier  et  périlleux 
assaut.  Cette  fine  mouche  parisienne,  qui  dans 
le  cœur  garde  un  coin  de  vraie  tendresse  pour 
Morange,  avait  bien  cru,  du  premier  coup- 
d'œil  jeté  sur  le  faux  Stanislas,  reconnaître  en 
lui  son  chevalier.  Puis,  voyant  tous  les  hom- 
mages, les  honneurs  vraiment  royaux  prodi- 
gués à  cette  pseudo-majesté,  elle  s'était  sentie 
fort  ébranlée  dans  sa  première  opinion  ;  mais 
le  doute  subsistait  toujours,  et  la  curiosité  fé- 
minine vivement  aiguillonnée  avait  juré  de 
pousser  l'expérience  à  bout  : 

«  —  Une  chose  m'ôterait  toute  incertitude  : 


—  n4  — 

le  chevalier  a  sur  la  main  droite  une  cica- 
trice... Mais  puis-je  aller  prendre  la  main  du 
roi?...  » 

Et  vraiment  oui,  elle  la  prend.  Scène  cu- 
rieuse et  bien  filée.  La  marquise  avoue  à  Sta- 
nislas combien  elle  est  frappée  de  sa  ressem- 
blance avec  Morange,  et  à  ce  propos  elle  laisse 
échapper,  comme  malgré  elle,  de  touchants 
témoignages  de  sa  tendresse  pour  le  chevalier. 
Celui-ci  charmé  oublie  un  peu  qu'il  est  roi  et 
devient  tendre  à  son  tour:  il  lui  prend  la 
main,  la  presse  contre  son  cœur.  La  mar- 
quise, qui  guettait  ce  mouvement,  relève  vi- 
vement la  manche  du  vêtement  royal  et  fait 
un  cri  : 

«  —  Que  vois-je!  la  cicatrice!  C'est  Mo- 
range. Allons,  il  n'est  plus  temps  de  feindre... 
Avouez  tout  bonnement  que  vous  êtes  le  che- 
valier !  » 

Morange,  qui  a  repris  tout  son  sang-froid, 
paie  d'audace.  Jetant  sur  cette  extravagante 
un  regard  sévère,  il  lui  lance  du  haut  des 
nues,  c'est-à-dire  du  haut  de  son  trône,  ce 
coup  de  foudre  : 

«  —  Vraiment,  madame,  vous  avez  la  tête 
frappée!...  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire... 
On  ne  m'a  jamais  reproché  d'avoir  de  l'or- 
gueil, j'apprécie  à  leur  juste  valeur  les  gran- 
deurs humaines.  Mais  puisque  le  hasard  m'a 


—   l7o  — 

fait  roi,  je  suis  forcé  d'en  faire  respecter  en 
moi  l'auguste  caractère.  » 

Et  le  sire,  tournant  les  talons  avec  la 
froide  majesté  d'un  Louis  XIV  à  qui  l'on  au- 
rait manqué  de  respect,  laisse  la  pauvrette 
écrasée,  abasourdie,  murmurant  douloureu- 
sement : 

«  —  J'ai  fait  une  sottise...  Mais  qui  ne  s'y 
serait  trompé?...  Stanislas  a  fait  la  guerre 
toute  sa  vie,  il  peut  comme  le  chevalier...  Et 
puis,  tous  ces  hommages,  toutes  ces  marques 
de  la  royauté  !...  Allons,  j'ai  fait  une  extrava- 
gance, il  faut  la  réparer.  » 

Nous  verrons  plus  loin  comme  elle  la  ré- 
pare. 

Quant  à  Mont-Roc,  il  trouve  pour  «  arran- 
ger ses  affaires  »  plus  de  difficultés  qu'il  ne 
comptait. 

A  peine  a-t-il  touché  au  baron  de  Kerbare 
un  mot  des  circonstances  qui  l'obligent  à  re- 
noncer à  l'honneur  de  sou  alliance,  le  vieux 
gentilhomme  breton  bondit  d'indignation  : 

«  —  Corbleu  !  monsieur  le  financier,  vous 
osez  faire  un  tel  outrage  à  la  famille  de  Ker- 
bare!... Vous  êtes  un  faquin,  monsieur  le  tré- 
sorier!... et  sans  le  respect  que  j'ai  pour  ces 
dames,  je  vous  aurais  déjà  fait  sauter  dans  les 
fossés  du  château! 

«  Le  trésorier.  —  Permettez,  monsieur  le 


—  ne  — 

baron  !  les  fossés  du  château  nont  aucun  rap- 
port à  mon  affaire.  » 

—  Mon  père,  de  grâce,  calmez-vous^  s'é- 
crie Juliette,  devenue  l'alliée  fervente  du  tré- 
sorier; écoutez,  monsieur,  «  je  suis  sûre  qu'il 
a  d'excellentes  raisons  à  vous  donner.  » 

«  Le  baro\.  —  Je  n'en  puis  entendre  qu'une 
seule  :  c'est  qu'il  me  promette  de  se  battre  à 
l'instant  même  !  » 

—  Se  battre  !  répond  le  dolent  trésorier,  à 
quoi  cela  nous  mènerait-il  ?  Si  je  vous  tue, 
monsieur  le  baron,  vous  ne  pourrez  me  for- 
cer à  épouser  votre  fille...  Si  vous  me  tuez, 
je  l'épouserai  encore  moins  ! 

«  Le  barox.  —  Corbleu  !  je  n'entends  rien 
à  toutes  ces  subtilités...  Je  n'ai  qu'un  mot  : 
Vous  m'avez  demandé  ma  fille,  vous  l'épou- 
serez !  Sois  tranquille,  ma  Juliette,  va,  ne 
t'afflige  pas,  il  sera  ton  mari  :  je  le  jure  par 
mon  épée,  par  le  sang  et  la  valeur  des  Ker- 
bare  !  » 

Mais  c'est  précisément  là  ce  qui  afflige  «  ma 
Juliette  ».  Aussi,  d'accord  avec  elle,  la  mar- 
quise conseille  au  trésorier,  pour  se  tirer  d'af- 
faire, de  s'adresser  au  roi.  Le  roi  lui  offre 
d'abord  peu  de  consolation  ;  apprenant  que  le 
baron  a  menacé  le  trésorier  de  le  jeter  dans 
les  fossés  du  château  : 

a — J'espère  que  vous  allez  tirer  vengeance 


—  n7  — 

de  cette  insulte,  dit  le  roi  ;  songez  que  vous 
avez  riionneur  de  m'apparteuir. 

«  Le  trésorier.  —  Oui,  sire,  et  c'est  juste- 
ment parce  que  j'ai  cet  honneur,  que  je  n'ai 
pas  cru  devoir  disposer  de  ma  personne  sans 
vos  ordres. 

«  Le  chevalier.  —  Mes  ordres  sont  que 
vous  vous  battiez  aujourd'iiui  môme  ! 

«  .IiLiETTE.  —  Mais,  sire,  s'il  se  bat,  il  peut 
faire  ses  adieux  à  la  vie;  il  n'a  qu'à  lire 
l'histoire  des  Kerbare  :  mon  trisaïeul  a  tué  en 
combat  singulier  Alain  de  Moutfort...  mon 
bisaïeul,  en  4  030,  a  pourfendu  les  deux  frères 
Bembrok  surnommés  Barbe-Noire;  et  si  ce 
combat  a  lieu,  mes  enfants  diront  uu  jour  que 
leur  aïeul  a  tué  un  trésorier  des  Etats  de  Bre- 
tagne. 

«  Le  CHEVALIER.  —  Il  paraît  que  c'est  l'usage 
dans  la  famille.  » 

Le  trésorier  ainsi  bien  préparé,  c'est-à-dire 
bien  effrayé,  Stanislas  renvoie  .Juliette  et 
démasque  son  véritable  projet  ; 

«  —  Il  me  vient  une  idée  qui  pourrait  tout 
concilier,  dit-il  à  Mont-Roc.  Ne  mavez-vous 
pas  dit  que  votre  neveu  aime  votre  prétendue, 

et  que  la  petite  de  son  côté Hé  bien,  il 

faut  unir  ces  deux  jeunes  gens.  » 

—  Mais,  sire,  le  baron  ne  voudra  pas,  car 
mon  neveu  na  rien. 


—  'ITS  — 

0  Le  chevalier.  —  Tout  peut  s'arranger 
avec  un  mot;  je  fais  venir  le  baron,  je  lui 
demande  sa  fille  pour  votre  neveu,  et  il  m'al- 
léguerait en  vain  sa  pauvreté,  car  vous  lui 
donnez  nue  terre... 

«  Le  TRÉSORIER.  — Moi,  sire,  quelle  terre?... 

a  Le  chevalier.  —  Cette  belle  terre  que 
vous  avez  eue  à  si  bon  marché  de  cet  offi- 
cier... 

«  Le  tre'sorier.  —  Ah!  les  Trois-Rivières, 
magnifique  possession,  vingt  mille  livres  de 
rente. 

«  Le  chevalier.  —  Qu'est-ce  que  cela  pour 
un  ministre,  pour  un  grand  propriétaire  en 
Pologne? 

«  Le  tre'sorier.  —  Oh!  sans  doute,  ce  n'est 
rien  pour  un  grand  seigneur  polonais...  Mais, 
sire,  j'aperçois  une  grande  difficulté.  Je  con- 
nais mon  neveu;  il  est  fier,  extrêmement  fier; 
il  ne  voudra  pas  accepter  ma  terre...  Ainsi  je 
ne  l'offrirai  pas...  et  il  ne  l'aura  pas.  » 

Le  chevalier  ne  se  laisse  pas  désarçonner 
par  cette  dernière  révolte  de  l'avarice  : 

a  —  A  la  bonne  heure,  trésorier  (dit-il),  je 
crois  que  vous  avez  raison.  Mieux  vaut  satis- 
faire le  baron  en  acceptant  son  combat  à 
mort...  Je  veux,  à  l'exemple  de  plusieurs  rois 
e  France,  être  le  témoin  de  ce  combat;  je 
fixerai  l'heure,    le  lieu,   les  armes...   Soyez 


—  179  — 

ferme  sur  Tétrier,  le  baron  est  un  ancien 
militaire...  Montez-vous  bien  à  cheval,  mon- 
sieur le  trésorier? 

«  Le  TRESORIER.  —  Sirc,  pour  ma  commo- 
dité, jaime  mieux  la  voiture. 

«  Le  chevalier.  —  Vous  romprez  d'abord 
une  lance,  puis  l'épée,  le  poignard...  Vous 
frappez  votre  ennemi  avec  adresse...  ou  votre 
ennemi  vous  frappe.  L'un  de  vous  tombe 
mort...  peut-être  tous  les  deux...  et  le  combat 
est  uni. 

«  Le  tre'sorier.  —  Le  combat  est  fini  par  la 
mort  de  tous  les  deux...  Oui,  sire,  cela  se 
conçoit  très  bien. 

«  Le  chevalier.  —  Si  vous  avez  quelques 
dispositions  à  faire,  de  famille  ou  de  religion... 
il  est  bon  de  vous  mettre  en  règle,  cela  rend 
lesprit  plus  tranquille.  Allons,  mou  cher 
ami,  préparez-vous  au  combat,  et  rappelez- 
vous  bien  que  votre  roi  vous  honorera  de  sa 
présence. 

«  Le  trésorier.  —  Certainement,  sirc,  vous 
me  ferez  beaucoup  d'honneur...  Mais  je  fais, 
dans  cet  instant  même,  une  réflexion.  Il  se 
peut  que  je  me  sois  trompé  tout  à  l'heure;  il 
se  peut  que  mon  neveu,  qui  adore  la  petite 
Juliette,  triomphe  de  sa  délicatesse  ordinaire, 
et  alors  il  acceptera  la  terre  que,  par  égard 
pour  Votre  Majesté,  je  consens  à  lui  donner.  » 


—  ^8o  — 

Et  sur-le-champ  il  libelle  et  met  aux  mains 
du  chevalier  ua  reçu  de  400,000  livres  à  lui 
comptées  par  Saint- Val  pour  prix  de  la  terre 
des  Trois-Rivières  qu'il  lui  a  vendue  et  dont 
il  le  reconnaît  propriétaire.  Maintenant  Tlieu- 
reux  Moiît-Roc  pourra  se  consacrer  tout  en- 
tier, sans  autre  souci,  au  service  de  Sa  Ma- 
jesté polonaise. 

Cette  pauvre  majesté  n'est  pas  au  bout  de 
ses  peines.  On  lui  annonce  que  le  comte  du 
Laure.  gouverneur  de  Brest,  arrive,  par  ordre 
du  ministre,  pour  saluer  Stanislas  et  prendre 
ses  ordres.  Ce  gouverneur  est  un  ancien  adora- 
teur de  M"*  de  Rosey  ;  elle  et  lui  entrent,  cau- 
sant ensemble,  chez  Morange;  celui-ci,  par  un 
procédé  fort  peu  royal,  se  cache  en  un  coin 
pour  les  écouter;  la  marquise,  qui  l'aperçoit 
sans  faire  semblant  et  qui  garde  toujours  ses 
doutes,  se  plaît  à  lui  en  donner  de  toutes  les 
couleurs.  Elle  minaude  au  mieux  avec  du 
Laure  et  môme  lui  promet  sa  main  —  sous  la 
condition  toutefois  que  Morauge  ne  viendra 
pas  avant  vingt-quatre  heures  revendiquer 
ses  droits. 

Celui-ci,  indigné,  bondit  de  sa  cachette, 
toujours  sous  sa  qualité  royale,  congédie  le 
gouverneur,  et  resté  seul  avec  la  marquise, 
douuc  cours  —  sans  se  démasquer  pour- 
tant—  à  une  colère  extravagante  qui  le  tra- 


—   181   — 

hit  définitivement   aux  yeux   de   la   dame  : 

«  —  Non,  madame,  s'écrie-t-il  en  écumant, 
le  gouverneur  ne  sera  jamais  votre  époux! 
J'ai  le  droit  de  punir  une  ingrate,  une  infi- 
dèle !  Je  m'attache  à  vous  et  je  ne  vous  quitte 
pas... 

«  La  marquise.  —  Vous  voulez  donc,  sire, 
m'emmener  en  Pologne? 

«  Le  chevalier.  —  Au  bout  du  monde,  s'il 
le  faut,  loin  des  gouverneurs,  des  barons,  de 
tous  les  sots  qui  vous  environnent...  Il  n'est 
rien  que  je  ne  tente  pour  m'assurer  de  votre 
personne  et  devenir  votre  époux  ! 

«  La  marquise.  —  Allons,  sire,  je  consens  à 
régner  eu  Pologne. 

«  Le  cutvALiER.  —  Comment,  régner!... 
Oh!  je  perds  tout  à  fait  la  tête...  » 

Pour  tirer  Sa  Majesté  de  ce  guêpier  arrive 
fort  à  propos  un  courrier  de  cabinet,  un  vrai 
courrier  du  cabinet  de  Versailles,  dont  Mo- 
range  va  décacheter  les  dépêches.  Mais  on  juge 
si  cet  esclandre  du  a  vertueux  Stanislas  »  met 
en  rumeur  tout  le  château. 

ce  —  Ah!  mon  Dieu,  comme  il  est  méchant 
ce  bon  roi!  »  s'écrie  Juliette. 

Et  le  baron,  s'adressant  au  comte  du  Laure 
qui  n'a  pas  assisté  à  cette  scène  : 

a  —  Je  n'ai  rien  à  vous  cacher,  mon  cher 
ami.  Vos  affaires  vont  très  mal;  le  roi  s'op- 


—  ^82  — 

pose  à  votre  mariage...  Il  est  fou  de  ma  nièce 
la  marquise,  et  vous  sentez  bien,  quoique 
fille  de  mon  frère,  je  ne  puis  guère  m'opposer 
à  ce  qu'elle  porte  une  couronne. 

«  Le  GOLTERXELii.  —  Stauislas  l'épouser  !... 
Mais  il  est  marié  ! 

«  Le  barox.  —  Hein  ?  marié  !  Diable,  cela 
me  dérange  un  peu.  » 

Au  milieu  de  cet  imbroglio  entre  Mont-Roc 
épanoui,  gonflé,  triomphant  : 

«  Le  trésorier  [aux  domestiques  dans  la 
coulisse).  —  Que  l'on  dispose  tout  pour  notre 
départ...  Dans  un  instant  Sa  Majesté  va  se 
mettre  en  route.  Une  lettre,  qu'EIle  vient  de 
recevoir  par  un  courrier  du  cabinet,  en  est  la 
cause...  Il  faut  que  nos  affaires  aillent  très 
bien,  car  à  peine  le  roi  a-t-il  parcouru  cette 
lettre  qu'il  a  manifesté  la  plus  grande  joie.  Il 
m"a  sauté  au  cou,  il  m'a  appelé  sou  cher  tré- 
sorier, il  ma...  Enfin  nous  allons  partir.  (A 
Edouard.)  Allons,  mon  cher  neveu,  il  faut  te 
préparer  à  notre  séparation,  mais  tu  peux 
bien  te  vanter  d'avoir  la  plus  belle  terre... 

«  La  marquise.  —  Bon  !  vous  eu  serez  bien 
dédommagé...  Quand  on  est  ministre  des 
finances.... 

«  Le  tre'sorier.  —  Chut  !...  Ne  leur  parlez 
pas  au  moins  de  la  princesse  d'Ineska...  Mais 
voici  Sa  Majesté.  » 


—  483  — 

Le  chevalier  reparaît  on  effet,  non  plus  avec 
les  rubans,  les  ordres,  les  broderies  de  son 
costume  royal,  mais  en  simple  uniforme  de 
capitaine  aux  gardes. 

«  —  Tiens,  dit  le  baron,  qu'est-ce  que  cet 
officier?  Il  ressemble  beaucoup  à... 

«  Le  trésorier.  —  Vous  ne  voyez  pas  que 
c'est  le  roi  en  habit  de  voyage?  que  "Sa  Ma- 
jesté va  tout  à  l'heure  monter  en  voiture  ? 

«  Le  CHEVALIER.  —  Ma  majesté?...  Elle  est 
partie...  Elle  est  même  arrivée  en  très  bonne 
santé. 

«  Le  tre'sorier.  —  Partie!...  Comment?... 
Je  ne  puis  croire... 

«  Le  chkvalier.  —  Vous  en  doutez?  Lisez 
alors  cette  dépêche  que  je  viens  de  recevoir  à 
l'instant. 

«  Le  tre'souier  (lisant  la  dépêche).  —  «  Sta- 
«  nislas  est  entré  à  Varsovie;  la  Diète  s'est 
«déclarée  pour  lui;  il  règne  maintenant; 
«  ainsi  vous  pouvez  abdiquer.  Que  le  faux 
«  Stanislas  ne  regrette  pas  ses  grandeurs  ;  son 
«  règne  paisible  vaut  le  grade  de  maréchal  de 
«  camp  au  chevalier  de  Morange.  » 

Inutile  de  dire  que  la  pièce  finit  par  deux 
mariages  :  Edouard  et  Juliette,  Morange  et 
la  marquise  de  Rosey,  —  et  aussi  par  ce  mot 
du  trésorier  : 

«  —  (A  part).  Ces  maudits  courtisans  sont 


—  ^84  — 

railleurs...  Nayonspas  lair  d"un  sot...  [Haut.) 
Allons,  chevalier,  soyons  amis...  (A  part.) 
J'enrage!...  [Haut.]  Vous  m'avez  joué  le  tour 
le  plus  original  ! ah  !  ah  !  ah  !.. .  (Sérieuse- 
ment.) Voilà  comme  un  homme  d'esprit  se 
tire  d'affaire!  » 

Geoffroy  le  critique,  qui  n'aimait  pas  Duval, 
maltraita  cette  comédie  dans  le  feuilleton  des 
Débats.  11  lui  reproche  surtout  d'avoir  une 
douhle  action,  une  double  intrigue.  Reproche 
indigne  de  Geoffroy,  qui  était  beaucoup  mieux 
qu'un  critique  de  collège.  Il  n'y  a  point  deux 
actions,  il  n'y  eu  a  qu'une,  la  fausse  royauté 
de  Morange;  il  n'y  a  qu'une  intrigue  et  qu'un 
problème  :  comment  le  faux  roi  tiendra-t-il 
son  rrjle?  Ira-t-il  jusqu'au  bout  sans  se  trahir? 
Tant  qu'il  s'agit  seulement  de  jouer  au  mo- 
narque, tout  va  bien,  Morange  est  un  prince 
fort  digne,  un  bon  prince,  qui  sait  comman- 
der et  qui  sait  rire,  et  même  mystifier  les 
sots.  Tout  cela  eçt  assez  royal. 

Mais  quand  ses  intérêts  de  cœur,  ses  senti- 
timeuts  intimes  sont  en  jeu,  l'homme  étouffe 
péniblement  sous  le  masque  du  roi  et  malgré 
tous  ses  efforts  il  se  trahit.  Cette  seconde 
phase  de  l'action,  cette  seconde  face  du  rôle 
de  Morange,  habilement  dessinée,  est  aussi 
curieuse  que  la  première  est  plaisante. 


—   18.J  — 

Le  tout  compose  ime  pièce  qui  ne  languit 
point,  qui  est  fort  amusante  —  la  meilleure  de 
toutes  les  qualités  —  et  qui,  avec  quelques  re- 
touches, quelques  suppressions,  retrouverait 
encore  aujourd'hui,  dans  sa  vieille  manière, 
un  beau  succès. 


XIV 

Conclusion. 

Nous  pourrions  prolonger  ces  analyses , 
ces  extraits;  le  théâtre  de  Duval  nous  fourni- 
rait encore  bon  nombre  de  comédies  offrant 
les  qualités  d'esprit,  d'intérêt  et  d'agrément 
que  nos  lecteurs  ont  pu  apprécier  dans  les 
cinq  pièces  dont  nous  venons  de  leur  présen- 
ter l'esquisse. 

Notre  auteur  excelle,  entre  autres,  à  repro- 
duire, en  l'encadrant  dans  un  dialogue  et  une 
action  ingénieuse,  la  physionomie  des  per- 
sonnages historiques  plus  ou  moins  célèbres 
qu'il  met  en  scène.  Ainsi,  pour  nous  repré- 
senter Shakespeare  amoureux,  il  emprunte 
fort  habilement  aux  drames  de  ce  grand 
poète  les  traits  les  plus  vifs,  les  plus  pro- 
fonds, les  plus  enflammés,  dont  il  a  peint 
l'amour  et  la  jalousie.  Aussi  Talma  s'était-il 
approprié  ce  rôle  et  y  avait  toujours  un  grand 
succès. 

Une  figure  moins  illustre,  moins  haute, 
mais  non  moins  originale  et  tout  particuliè- 
rement intéressante  pour  les  Rennais  puisqu'il 


—  -187  — 

était  leur  compatriote,  c'est  Sainte  -  Foix  \ 
nou  moins  célèbre  au  xhii^  siècle  pour  son 
merveilleux  esprit  que  pour  l'excentricité  de 
son  caractère  bizarre  et  taquin,  qui  lui  valut 
on  ne  sait  combien  de  duels,  dans  lesquels  il 
fut  presque  toujours  plus  ou  moins  égrati- 
gné,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  recommen- 
cer le  lendemain,  sinon  la  minute  d'après. 
On  connaît  son  aventure  du  café  Procope. 
Pendant  qu'il  y  était,  un  brave  garde  du 
corps  entre  et  demande  pour  son  dîner  une 
bavaroise. 

—  Voilà  un  fichu  dîner,  dit  tout  haut 
Sainte-Foix. 

L'autre  n'y  prend  garde.  Mais  Sainte-Foix, 
élevant  la  voix,  répète  à  cinq  ou  six  reprises  : 

—  Quel  fichu  dîner  !  quel  fichu  dîner  ! 

Si  bien  que  le  garde  du  corps  s'impatiente 
et  prie  le  mauvais  plaisant  de  mettre  l'épée  à 
la  main.  Ils  sortent,  ils  se  battent,  Sainte- 
Foix  est  légèrement  blessé,  les  deux  adver- 
saires se  donnent  la  main,  rentrent  ensemble 
au  café,  et  Sainte-Foix  aussitôt  reprend  son 
antienne  : 

—  Vous  aurez  beau  dire,  beau  faire,  mon 

1.  Poullain  de  Sainte-Foix  (ou  Saint -Foix),  né 
à  Rennes  le  25  février  1699,  mort  à  Paris  Je 
26  août  1776. 


—   ISS  — 

cher  monsieur,  cela  n'empêchera  pas  qu'une 
bavaroise  est  un  fichu  dîner... 

Un  autre  jour,  il  était  au  parterre  du 
Théàtrc-Frauçais,  ou  jouait  une  de  ses  pièces, 
un  de  ses  voisins  applaudissait  à  outrance, 
Sainte-Foix  le  trouve  mauvais  et  le  prie  de  se 
modérer  : 

—  Mais,  mousieur,  dit  l'autre,  je  suis  bien 
libre  d'applaudir  si  je  trouve  la  pièce  bonne. 

—  Et  moi,  morbleu!  je  suis  bien  libre  de  la 
trouver  mauvaise. 

—  Soit;  mais  si  vous  prétendez  m'empê- 
cher  d'applaudir,  il  faut  en  découdre. 

—  A  vos  ordres. 

La  pièce  achevée  avec  uu  très  grand  succès, 
ils  se  battent;  Sainte-Foix,  comme  d'habitude, 
est  blessé  : 

—  Monsieur,  dit  son  adversaire,  je  suis  dé- 
solé de  ce  qui  arrive  ;  mais  vous  détestez  donc 
bien  l'auteur  de  la  pièce  ? 

—  Nullement,  c'est  moi  qui  l'ai  faite.  Seu- 
lement, en  l'applaudissant  de  la  sorte  dans 
mes  oreilles,  vous  me  donniez  un  ridicule 
que  je  ne  puis  souffrir  :  javais  l'air  d'avoir 
monté  une  cabale  ! 

C'est  une  autre  aventure,  en  partie  imagi- 
naire, du  moins  un  peu  arrangée,  que  Duval 
a  mise  au  théâtre.  Saiute-Foix  est  à  Bourges 
pour  se  marier,   il  est  descendu  dans  une 


—   189  — 

hôtellerie  où  se  trouve  un  jeune  officier  eu 
garnison,  neveu  de  Sainte-Foix  et  sou  rival 
sans  le  savoir.  Tous  deux  ne  se  sont  jamais 
vus  et,  sans  se  connaître,  se  promènent  eu 
sens  inverse  sur  la  terrasse  de  l'hôtel. 

«  —  Mon  Dieu,  le  joli  homme!  s'écrie 
Sainte-Foix  en  regardant  cet  inconnu. 

Florbel  (c'est  le  nom  de  linconnu),  sans 
entendre  ces  paroles,  comprend  qu'elles  le 
concernent  et  dit  à  Saiute-Foix  : 

«  —  Monsieur,  vous  me  parliez,  je  crois? 

ce  SiiNTE-Foix.  —  C'était  une  simple  obser- 
vation. 

«  Florbel.  —  Mais  encore,  quelle  est-elle? 

«  Sainte-Folx.  —  Vous  voulez  donc  savoir 
ce  que  je  disais,  absolument? 

«  Florbel.  —  Oui,  monsieur,  et  surtout 
promptement,  je  vous  prie. 

«  Sainte- Foix.  —  Ah!  monsieur  est  pressé? 

«  Florbel.  —  Très  pressé. 

«  Sainte-Foix  [prenant  du  tabac] .  —  Eu  ce 
cas,  je  vais  me  presser  aussi...  Je  commence... 
Mais  avant,  permettez-moi... 

«  Florbel.  —  Non,  monsieur,  je  ne  permets 
rien. 

«  Sainte- Foix.  —  Vous  saurez  d'abord, 
monsieur,  que  j'ai  Ihabitude  de  considérer 
avec  attention  tous  les  objets  qui  m'entou- 
rent... 


—  190  — 

a  Florbel.  —  C'est  le  moyen  de  les  bien 
voir  :  après  ? 

«  Saime-Foix.  —  Lorsqu'un  de  ces  objets 
me  fait  plaisir  ou  me  cause  une  sensation 
désagréable,  je  ne  puis  cacher  l'impression 
qu'il  m'a  faite. 

«  Florbel  [en  colère] .  —  Qu'est-ce  que  tout 
cela  me  fait,  à  moi  ? 

a  Saixte-Foix.  —  Beaucoup  plus  que  vous 
ne  croyez.  Le  hasard  ma  fait  jeter  les  yeux  sur 
vous,  et  je  nai  pu  mempécher  de  dire.. . 

«  Florbel.  —  Quoi  donc,  monsieur? 

«  Sainte-Foi.  —  Que  vous  êtes  un  joli 
homme. 

«  Florbel.  —  Vous  moquez-vous  de  moi? 

«  Saixte-Foix.  —  Non,  m'onsieur,  vous  êtes 
le  plus  joli  homme  de  France;  je  le  soutien- 
drai contre  quiconque  dira  le  contraire  ! 

«  Florbel  (à  part).  —  C'est  un  fou,  sans 
doute,  ne  nous  emportons  pas.  [Haut.)  Au 
reste,  monsieur,  si  la  nature  m'a  doué  de 
quelques  avantages,  j'ai  assez  de  bon  sens, 
croyez-le,  pour  ne  les  estimer  que  ce  qu'ils 
valent  réellement  aux  yeux  des  hommes  rai- 
sonnables. 

«  Saixte-Foix  [cfun  ton  tranquille] .  —  C'est 
d'autant  mieux  pensé  que  la  nature  est  juste 
dans  tout  ce  qu'elle  fait;  presque  toujours  ce 
qu'on  gagne  d'un  côté,  on  le  perd  de  l'autre... 


—   191   — 

Tout  doit  être  compeusc,  et  d'après  cet  ordre 
établi  par  la  nature  même,  je  suis  convaincu 
que  vous  devez  avoir  quelque  grand  défaut... 

«  Florbel.  —  Cela  se  peut,  monsieur. 

«  Saixte-Foix.  —  Avouez  que  j'ai  raison; 
cela  se  voit  tous  les  jours  dans  le  monde.  Par 
exemple,  il  est  assez  ordinaire  que  quand  on 
possède  tous  les  avantages  du  corps  (je  ne  dis 
pas  cela  pour  vous),  on  ne  soit  pas  aussi  bien 
partagé  du  côté  de... 

«  Florbel.  —  De  l'esprit  ? 

«  Saixte-Folx.  —  C'est  vous  qui  l'avez  dit. 

«  Florbel.  —  Monsieur,  ce  persiflage...  Ma 
patience...  Cet  habit  que  je  porte... 

«  Saixte-Folx.  —  Oh!  l'habit  ne  fait  rien  à 
l'affaire...  et,  conformément  à  mon  système, 
j'ai  vu  quelquefois  des  militaires  qui  n'avaient 
de  militaire  que  l'habit. 

«  Florbel.  —  Monsieur,  c'en  est  trop,  et  je 
vais  vous  prouver...  Vite,  l'épée  à  la  main! 

«  Saixte-Foix.  —  Tout  ce  que  vous  vou- 
drez; mais  cela  ne  prouvera  pas  du  tout  que 
vous  êtes  sans  défaut.  » 

Ils  vont  se  battre  au  bout  de  la  terrasse; 
Sainte-Foix,  bien  entendu,  est  blessé  au  poi- 
gnet. Les  deux  adversaires,  ensuite,  s'acca- 
blent de  politesses  et  de  compliments  : 

«  Saixte-Foix.  —  Je  serais  enchanté  que 
notre  petite  querelle  devînt  la  source  d'une 


—  ^92  — 

amitié  réciproque...  Ce  que  c'est  que  le 
monde!...  Deux  hommes,  faits  pour  être  amis, 
se  sont  battus,  le  tout  pour  un  malentendu. 

«  Florbel.  —  J'ai  cru,  monsieur,  que  vous 
vouliez  m'insulter. 

a  Saixte-Foix.  —  Pas  le  moins  du  monde. 
Je  vou'ais  me  procurer  une  nouvelle  preuve 
de  la  vérité  de  mon  système,  que  la  perfec- 
tion n'existe  pas  dans  la  nature;  que  plus  on 
a  de  qualités  brillantes,  plus  alors  on  doit 
avoir...  Enfin,  cela  tient  à  l'humanité...  Et 
vous  qui  êtes  le  plus  courageux  des  hommes, 
raison  de  plus  pour  que  vous  ayez  en  opposi- 
tion... 

«  Florbel.  —  Votre  intention  n'est  sûre- 
ment pas  de  recommencer?...  » 

—  Nullement,  reprend  Sainte-Foix.  Et  ce- 
pendant il  recommence  si  bien,  que  Florbel, 
exaspéré,  qui  a  dailleurs  un  pressant  intérêt 
à  se  délivrer  de  ce  fâcheux,  arrivé  sur  le  bord 
de  la  terrasse,  le  pousse  rudement  et  le  préci- 
pite la  tête  la  première  dans  un  jardin  situé  à 
une  douzaine  de  pieds  en  contrebas.  Il  croit 
alors  lavoir  assommé  et,  désespéré,  s'écrie  : 

«  — Ah!  malheureux,  il  est  tué  sans  doute... 
Monsieur,  monsieur,  êtes-vous  blessé  ? 

«  Saixte-Folx  [tombé  sur  les  genoux).  — 
Eh  bien  !  quand  je  vous  disais  que  vous  aviez 
un  grand  défaut...  Vous  voyez  bien  que  vous 


—   193  — 

êtes  an  brutal.  [Criant  très  fort.)  Oui,  mon- 
sieur, vous  êtes  un  brutal  ! 

«  Florbel.  —  Quel  enragé!  On  le  tuerait, 
qu'il  vous  braverait  encore.  » 

Voilà,  à  coup  sûr,  une  fine,  vraie  et  fort 
amusante  peinture  de  cet  original  et  très 
spirituel  Sainte-Foix.  Nous  dous  serions  re- 
proché de  ne  pas  tirer  de  la  galerie  de  Duval, 
pour  le  remettre  en  lumière,  ce  curieux  por- 
trait d'un  Rennais  célèbre. 

C'est  EUeviou  qui  jouait  dans  cette  pièce 
le  rôle  de  Sainte-Foix;  il  y  était  excellent, 
inimitable,  impayable,  et  enlevait  à  chaque 
fois  les  applaudissements.  Dans  sa  notice  sur 
cette  comédie,  Duval  dit  à  ce  sujet  :  «  Il  me 
«  parut  plaisant,  à  moi  Rennais,  de  mettre 
«  en  scène  un  Rennais,  et  de  le  faire  jouer 
a  par  un  Rennais.  La  piècC;  soutenue  par  le 
«  caractère  de  Sainte-Foix,  et  jouée  par  Elle- 
«  viou  avec  une  piquante  originalité,  obtint 
«  du  succès  ' .  » 

Quant  à  notre  conclusion  sur  le  thétàtre 
d'Alexandre  Duval,  elle  est  bien  aisée  à  for- 
muler. C'est  que,  dans  ce  théâtre,  surtout  dans 
les  comédies  historiques  et  les  comédies  de 
genre,  circule  un  large  courant  de  franche 

1.  Œuvres  complètes,  t.  IV,  p.  315. 

9 


—  194  — 

gaîté,  d'esprit  plaisant,  naturel,  et  de  verve 
comique,  avec,  çàetlà,  de  curieux  tableaux  de 
mœurs  bien  observées  et  de  vivantes  figures 
d'un  haut  relief.  Si  donc,  pour  les  remettre  au 
point,  on  prenait  la  peine  de  pratiquer  dans 
ces  pièces  quelques  coupures  et  de  serrer  le 
dialogua  —  ce  qui  serait  aisé,  —  les  œuvres  de 
Duval,  du  moins  les  meilleures  d'entre  elles, 
retrouveraient  au  théâtre  un  vrai  succès. 


TROISIÈME  PARTIE 

LETTRES  LXÉDITES 

D'ALEXANDRE    DUVAL 

ET    DE    SA    FAMILLE 


Les  lettres  qui  suivent  nous  ont  été  com- 
muniquées par  feu  M.  Edmond  Duvai,  con- 
seiller général  dTlle-et- Vilaine,  mort  k  Rennes 
il  y  a  quelques  années,  au  grand  regret  de 
tous  ceux  qui  le  connaissaient  :  cœur  géné- 
reux, large  intelligence,  esprit  fin  et  cultivé, 
caractère  agréable  et  obligeant,  un  excellent 
homme  et  un  aimable  homme,  bien  digne 
d'appartenir  à  cette  famille. 

Il  était  neveu  d'Amauri  et  d'Alexandre 
Duval;  (ils  d'Henri  Duval,  le  plus  jeune  des 
trois  frères  né  à  Rennes  en  -1770,  mort  à 
Paris  le  27  janvier  ^847,  auteur  de  divers 


—  'lOG  — 

ouvrages  intéressants,  entre  autres  :  Eloge 
de  Du  Plessis  Mornay ,  in-8°  (^809),  — 
le  Procès,  opéra-comique  en  un  acte  et  en 
prose  (1815),  —  Gambadoro  ou  le  Jeune 
aventurier,  histoire  publiée  d'après  des  mé- 
moires du   xvni^  siècle  (1823),  4  vol.   in-12, 

—  Histoire  de  France  sous  le  régne  de 
Charles  VI  (^842),  2  vol.  in-8°,  etc. 

Toutes  les  lettres  que  nous  publions  sont 
adressées  à  Henri  Duval  ;  il  y  en  a  une  de 
Duval-Pineu,  père  des  trois  Duval  (n"  IV  ci- 
dessous,  —  deux  d'Amauri  Duval  (n°^  I  et  II), 

—  cinq  d'Alexandre  Duval  (n°«  III,  V,  VI,  VII 
et  VIII),  —  une  enliu  (n°  IX)  de  M""^  Sophie  Gay, 
qui,  ainsi  que  son  mari,  affectionnait  vivement 
les  trois  frères,  quelle  appelait  les  Duvaux. 

Toutes  ces  lettres  sont  curieuses  pour  l'his- 
toire littéraire  et  pour  la  biographie,  spécia- 
lement le  u°  IX,  qui  concerne  le  séjour  d'A- 
lexandre Duval  en  Russie  après  l'interdiction 
d'Edouard  en  Ecosse. 

Toutes  montrent  l'intime  union  qui  exista 
toujours  entre  les  trois  frères.  La  première  est 
particulièrement  touchante  par  les  excellents 
conseils  qu'Amauri,  l'aîné  des  trois  Duvaux, 
prodigue  avec  une  sollicitude  toute  paternelle 
à  son  plus  jeune  frère  Henri. 


107  — 


Amauri  Duval  à  son  frère  Henri. 

A  Naples,  le  26  juillet  1790. 

Je  te  remercie  de  ta  lettre,  mon  cher  Henri; 
elle  me  plaît  par  la  couûance  que  tu  montres 
en  moi,  par  l'idée  que  tu  m'y  donnes  de  ton 
caractère,  par  le  style  enfin,  plein  de  douceur 
et  de  sensibilité.  —  Tu  as  trop  mauvaise  opi- 
nion de  ton  esprit,  de  tes  talens;  à  ton  âge, 
quand  on  sent  vivement,  quand  on  a  l'esprit 
juste  et  qu'on  s'exprime  avec  goût,  ou  peut 
espérer  de  compter  un  jour  parmi  les  hommes, 
de  ne  pas  jouer,  toute  sa  vie,  un  rôle  subal- 
terne. —  Je  me  suis  reconnu  à  la  peinture 
que  tu  fais  de  tes  goûts,  de  tes  sentimens. 
Comme  toi,  j'aimais  peu  le  monde,  j'étois  ti- 
mide, gêné  dans  la  société  ;  j'y  parlois  peu, 
et  n'y  parlois  jamais  comme  j'aurois  voulu; 
mais  javois  beaucoup  d'amour-propre,  et  il 
me  semble  que  ce  n'est  pas  Là  ton  défaut.  — 
Cependant  l'amour-propre  est  la  source  de 
tous  les  talens,  lui  seul  peut  réussir  à  nous 
arracher  de  cette  vie  indolente,  de  cette  apa- 
thie dans  laquelle  sont  toujours  prêts  à  tom- 


—  ^98  — 

ber  les  esprits  penseurs,  portés  à  la  médita- 
tion, c'est-à-dire  ceux  précisément  que  la  na- 
ture avoit  destinés  à  faire  des  découvertes,  à 
sortir  de  la  foule,  à  prêcher,  à  instruire  les 
hommes. 

>'e  te  laisse  point  abattre,  mon  ami.  par  le 
sentiment  de  ton  ignorance,  de  ton  incapa- 
cité prétendue.  Je  ne  puis  me  rappeler  quel 
est  précisément  ton  âge,  mais  tu  dois  à  peine 
avoir  vingt  ans.  C'est  le  moment  de  la  vie  où 
on  lit  avec  le  plus  de  fruit,  où  Ion  apprend 
avec  plus  de  facilité.  —  Xe  la  laisse  pas  s'é- 
couler, cette  époque  précieuse,  dans  l'oisiveté. 
Voilà  le  premier  des  conseils  que  j'ai  à  te 
donner.  —  Etudie  avec  confiance  ;  je  t'assure 
que  tu  es  capable  de  faire  de  bonnes  et 
grandes  choses.  Que  la  réputation  de  certains 
noms  ne  t'en  impose  pas;  ne  désespère  point 
de  parvenir,  comme  eux,  au  bonheur  d'être 
connu  et  célèbre.  J'ai  vu  de  près  ces  prétendus 
grands  hommes,  plusieurs  du  moins;  leur 
mérite  m'a  paru  bien  au-dessous  de  leur  re- 
nommée. Sans  beaucoup  d'efforts  ou  peut  les 
égaler,  les  surpasser  même.  Mais  il  faut  pour 
cela  brûler  du  désir  de  la  gloire;  il  faut  que 
toutes  les  pensées,  toutes  les  actions  n'aient 
d'autre  but  que  d'en  acquérir. 

Il  est,  j'en  conviens,  des  connoissances  pré- 
liminaires sans  lesquelles  on  ne  sauroit  avau- 


—  ^dd  — 

ccr  dans  la  carrière  des  lettres  et  des  sciences. 
Mais  ne  va  pas  croire  que,  pour  mériter  la  ré- 
putation dbommes  de  lettres  et  de  savant,  il 
faille  entasser  dans  sa  mémoire  des  in-folio 
et  faire  de  sa  tête  un  immense  dictionnaire. 
Non,  mon  ami,  toutes  les  sciences,  les  con- 
uoissances  humaines  se  réduisent  à.  certains 
principes  généraux,  desquels  seuls  il  est  né- 
cessaire de  se  souvenir,  et  dont  ensuite,  dans 
loccasiou,  un  esprit  juste  sait  tirer  une  foule 
de  conséquences.  Montesquieu  ne  plaisantoit 
peut-être  pas,  quand  il  disait  qu'il  travailloit 
depuis  trente  ans  à  un  livre  de  douze  pages, 
qui  contiendroit  tout  ce  que  nous  savons  sur 
la  métaphysique,  la  politique  et  la  morale. 

Il  est  vrai  qu'avant  de  classer  dans  son 
esprit  ces  maximes  générales  qui  forment  le 
compendium  de  la  science,  il  faut  avoir  lu 
quelques  livres  élémentaires,  et  ensuite  quel- 
ques traités  des  plus  célèbres  auteurs.  Mais 
sur  cliaque  partie  des  sciences,  les  bons 
ouvrages,  ceux  qu'il  est  essentiel  d'étudier,  se 
bornent  à  deux  ou  trois.  Si  on  les  lit  avec 
attention,  avec  le  désir  de  s'instruire,  on  en 
sait  bientôt  sufûsamment  ;  on  ne  trouveroit 
plus,  dans  la  plupart  des  livres  sur  la  mêuie 
matière,  que  des  répétitions  inutiles,  ou  de 
vains  systèmes  inventés  par  la  seule  ambition 
de  paroître  avoir  des  idées  neuves. 


—  200  — 

Tu  voiS;  mon  cher  frère,  que  la  science 
pourroit  coûter  beaucoup  moins  de  travail 
qu'on  ne  le  suppose  ordinairement.  Mais  il 
faut,  je  le  répète,  avoir  acquis  d'avance  ces 
connoissances  préliminaires  dont  j'ai  parlé  ci- 
dessus  :  c'est  à  dire,  qu'il  faut  savoir  uu  peu 
d'histoire  ancienne  et  moderne,  ne  point  iguo- 
rer  la  géographie,  et  connoître  au  moins  les 
règles  essentielles  de  la  grammaire.  Voilà,  si 
tu  m'en  crois,  les  connoissances  que  dans  ce 
moment- ci  tu  t'occuperas  à  acquérir;  mais 
que  ce  soit  pour  toi  un  amusement  plutôt 
qu'un  travail. 

Si  tu  adoptes  le  plan  d'études  que  je  te 
propose,  mes  lettres  suivantes  contiendront  de. 
plus  grands  détails.  Je  te  dirai  quels  sont  les 
livres  que  tu  dois  choisir  de  préférence  pour 
tes  études  premières,  la  marche  enfin  que  tu 
dois  suivre  pour  parvenir  à  meubler  ta  tète  de 
ces  connoissances  nécessaires  à  tout  citoyen 
d'un  état  libre. 

Tu  me  mandes  que,  croyant  en  savoir  assez 
pour  l'état  obscur  auquel  tu  paroissois  destiné, 
tu  as  négligé  les  connoissances  essentielles.  Si 
j'avois  été  près  de  toi,  je  t'aurois  bien  guéri 
de  cette  erreur,  qu'il  ne  faut  rien  savoir  parce 
qu'on  n'espère  jamais  être  rien.  Mon  ami, 
pour  sa  propre  satisfaction,  il  faudroit  même 
alors    apprendre,    s'instruire.    Quelles   rcs- 


—  201    — 

sources  auroit-on  pour  chasser  l'ennui  de  tant 
de  longues  heures  dans  la  vie,  où  Ion  ne  peut 
ni  sortir,  ni  avoir  personne  avec  qui  commu- 
niquer? —  D'ailleurs,  comment  dans  la  jeu- 
nesse peut-on  répondre  du  sort  qui  nous  at- 
tend, et  avouer  sans  un  peu  de  honte  que  Ton 
avoit  résolu  d'être  nul  toute  sa  vie  ? 

Elle  est  venue,  je  l'espère  du  moins,  l'é- 
poque où  cette  nullité,  si  satisfaisante  pour 
la  paresse,  ne  sera  plus  permise  à  personne, 
sous  peine  du  mépris  général.  Travaille  ;  tu 
es  destiné,  comme  tout  autre,  à  prendre  part 
aux  affaires  publiques.  L'habitude  et  un  sen- 
timent intérieur  —  qui  te  dira  que  tu  as  bien 
autant  de  talens  que  tel  ou  tel  que  tu  verras 
s'emparer  imprudemment  de  la  tribune  aux 
harangues  —  te  feront  surmonter  peu  à  peu 
ta  timidité;  tu  parleras  mal  une  première 
fois,  puis  mieux,  puis  bien.  Soit  que  le 
sort  veuille  que  tu  restes  toute  ta  vie  à 
Rennes,  soit  que  tu  doives  un  jour  figurer 
sur  un  autre  tbéàtre,  toujours  est-il  néces- 
saire que  tu  sois  préparé  à  tout  ce  que  la 
fortune  voudra  faire  de  toi. 

Au  milieu  des  études  que  je  te  conseille 
d'entreprendre,  donne-toi  aussi  des  mouve- 
ments pour  tâcher  d'obtenir  quelque  emploi 
qui  aide  à  ta  subsistance  et  soulage  mon  père 
d'un  fardeau  qui,  dans  les  circonstances,  ne 


—  202  — 

peut  manquer  de  lui  devenir  à  charge.  Mille 

places  nouvelles  vont  se  présenter  :  il  y  aura 
à  la  vérité  bien  des  coucurrens;  mais  tu  écris 
bien,  et  le  souvenir  des  vertus,  de  la  probité 
de  mon  père  peut  influer  sur  le  choix  des 
électeurs.  Tâche  d'avoir  une  place  dans  les 
greffes  du  Département  ou  du  District,  ou  dans 
les  tribunaux.  Il  te  faut  une  place,  quelque 
subalterne  qu'elle  soit  ;  il  n'y  a  plus  à  rougir 
d'un  emploi  subalterne.  Ce  sera  du  moins  un 
moyen  de  subsister,  en  attendant  autre  chose 
et  du  tems  et  du  sort. 

Quels  sont  tes  goûts,  moucher  Henri,  quelle 
est  la  manière  de  vivre  actuelle  ?  Parle-moi 
avec  franchise;  te  connoissant  mieux,  je 
pourrai  te  donner  de  meilleurs  conseils. 
Comme  j'ai  fait  plus  de  pas  que  toi  dans  la 
carrière  de  la  vie,  je  me  crois  en  droit  de 
pouvoir  te  dire  :  là  sont  les  écueils,  c'est  de 
ce  côté  qu'il  faut  prendre. 

Je  voudrais  que  ta  première  lettre  contînt 
un  abrégé  de  ta  vie  depuis  quelques  années, 
et  ensuite  un  tableau  sincère  de  ta  situation 
présente,  de  tes  penchans,  du  genre  de  vie 
que  tu  voudrois  pouvoir  mener  si  tu  élois 
libre  de  choisir;  quelles  sont  tes  occupations, 
les  amis  que  tu  vois,  les  sociétés  où  tu  te 
trouves  le  plus  souvent,  —  et  même  (je  te 
dis  cela  tout  bas)  la  femme  ou  les  femmes 


—  203   — 

que  tu  aimes  :  car  ou  aime  à  ton  âge.  Ce 
uest  pas,  tu  le  peuses  bien,  une  vaine 
curiosité  qui  me  porte  à  te  demander  ces  dé- 
tails. Je  veux  être,  quoique  loin  de  toi,  ton 
Mentor  :  il  faut  bien  que  je  connoisse  le  cœur 
de  mon  élève. 

Pour  écrire  facilement,  il  faut  souvent 
écrire  ;  quand  les  lettres  que  je  te  demande 
ne  serviroient  qu'à  te  faire  prendre  l'habitude 
de  tracer  sans  peine  tes  pensées,  ce  seroit  déjà 
un  grand  bien  ;  —  mais  je  crains  que  ta  pa- 
resse ne  t'empêche  d'entretenir  longtems  une 
pareille  correspondance. 

Oui,  tu  es  paresseux,  ta  lettre  même  en  est 
une  preuve.  —  Je  suis  loin  de  vouloir  que  tes 
leltres  soient  sans  rature,  saus  interligne, 
mais  si  celle  que  je  t'écris  dans  ce  moment 
en  contenoit  moitié  autant  que  la  tienne,  je 
la  recommencerois  aussitôt.  —  C'étoit  la  pre- 
mière fois  que  tu  m'écris  ois;  il  est  naturel, 
en  ce  cas,  de  chercher  à  donner  bonne  opi- 
nion de  son  savoir-faire,  de  sa  facilité  à  écrire 
une  lettre  ;  à  vingt  ans,  je  faisois  quelquefois 
dix  brouillons  pour  une  lettre  de  deux  pages. 
Et  toi,  tu  m'envoyes  ton  premier  brouillon 
qui  contient,  sans  exagération,  une  vingtaine 
de  ratures,  sans  compter  sept  ou  huit  inter- 
lignes. —  J'en  ai  conclu  que  tu  avois  ou  bien 
peu  d'amour-propre,  ou  beaucoup  de  paresse. 


—  20Î  — 

—  Tu  trouveras  que  c'est  faire  attention  à  des 
minuties;  mais  n'ayant  encore  presque  aucune 
donnée  sur  ton  caractère,  je  m'attache  à  tout  ce 
qui  se  présente,  pour  commencer  mes  calculs. 

—  D'après  cette  petite  leçon  dont  tu  aurois  tort 
de  te  fàclier,  ue  vas  pas  croire,  encore  une 
fois,  que  je  désire  de  toi  des  lettres  bien  tra- 
vaillées, bien  proprement  écrites  :  rien  ne  me 
déplairoit  plus.  —  Ne  te  rappelle  mon  obser- 
vation que  lorsque  tu  écriras  à  d'autres  per- 
sonnes ;  il  faut  toujours  donner  de  soi  la 
meilleure  opinion  et  faire  bien,  quand  on  le 
peut,  même  les  plus  petites  choses.  —  Quant 
à  tes  lettres  pour  moi.  écris  tout  ce  que  ton 
cœur  te  dictera  et  comme  il  te  le  dictera  :  ce. 
sera  toujours  bon  pour  un  frère. 

Adieu,  mou  cher  Henri,  il  me  tarde  de  re- 
cevoir de  tes  lettres,  d'apprendre  si  tu  es  dans 
l'intention  de  te  livrer  à  quelques  études,  en- 
fin de  conuoître  tes  goûts,  tes  vues,  tes  espé- 
rances. —  En  attendant,  reçois  l'assurance  de 
mon  éternelle  amitié  et  de  mes  vœux  pour 
ton  bonheur.  —  Adieu. 

A.-»i.  Dr  VAL. 


—  205  — 

II 

Amauri  Duval  à  son  frère  Henri. 

A  Rennes,  le  30  fructidor  de  l'an  II  ^. 

Tes  deux  frères,  mon  cher  ami,  sont  dans 
le  sein  de  leur  famille,  après  tant  d'années 
d'absence.  —  Ils  te  peindroient  mal  .le  bon- 
heur qu'ils  y  goûtent,  mais  tu  le  devineras 
bien,  toi  dont  l'âme  est  sensible,  aimante. 

Pourquoi,  mon  ami,  les  circonstances  te  for- 
cent-elles de  rester  à  ton  poste-?  Avec  quelle 
joie  nous  t'aurions  embrassé!  Mais  ce  plaisir- 
là  ne  nous  est  peut-être  pas  interdit  pour 
longtems.  C'est  à  Paris  que  nous  tâcherons 
tous  de  nous  réunir  :  c'est  là  que  nous  vi- 
vrons en  frères,  en  amis.  ïaleus,  fortune, 
succès,  revers,  nous  mettrons  tout  en  com- 
mun, nous  partagerons  tout  ensemble. 

Je  t'ai  bien  négligé  pendant  ma  longue 
absence  :  mais  la  paresse  est  chez  nous   un 

1.  Mardi  16  septembre  1794. 

2.  Henri  Duval  avait  alors  un  petit  emploi  à  Fon- 
tenai-le-Comte  (Vendée)  ;  voir  ci-dessous  la  note 
finale  de  la  lettre  n"  V;  mais  cet  emploi  l'appelait 
souvent  à  Nantes. 


—  206  — 

mal  de  famille.  Tâchons  pourtant  de  la  vain- 
cre quelquefois  :  ne  nous  contentons  pas  de 
nous  aimer,  redisons-le  souvent  dans  des 
lettres  amicales. 

On  doit  t'adresser  de  Paris  des  prospectus  et 
même  d'^s  numéros  d'un  journal  auquel  je 
travaille  depuis  plusieurs  mois^  J'ai  la  partie 
des  arts  et  celle  de  la  politique  extérieure 
exclusivement,  et  je  fais  de  tcms  en  tems  des 
excursions  dans  la  morale,  la  littérature  et  la 
philosophie.  Jusquà  présent  notre  journal 
réussit  assez  bien  ;  il  parait  qu'on  l'estime 
généralement,  et  on  le  cite  comme  le  seul  à 
peu  près  des  journaux  de  littérature  qui  mé- 
rite d'être  lu  et  conservé.  Je  crois  qu'il  est 
assez  peu  connu  à  Nantes  ;  fais  ce  que  tu 
croiras  propre  à  le  faire  valoir,  à  lui  attirer 
quelques  souscriptions.  —  Je  te  recommande 
cette  petite  affaire.  Mon  frère  veut  aussi  te 
dire  quelque  chose  ;  je  lui  passe  la  parole  et 
la  plume. 

Je  suis,  pour  la  vie,  ton  frère 

Am.  Ddval. 


1.  La  Décade,  qui  avait  pour  fondateurs  et  prin- 
cipaux rédacteurs  Ginguené  et  Joseph-Marie  Chénier. 


—  207  — 

III 

Alexandre  Duval  à  son  frère  Henri  ^ 

Mon  frère  a  raison,  mon  cher  ami,  en  te 
promettant  de  te  revoir  à  Paris  ;  moi  je  puis 
t'assurer  que  je  vais  faire  tout  mon  possible 
pour  que  cela  soit  au  plus  tôt.  Là  tu  pourras  à 
ton  aise  suivre  ton  goût  pour  les  arts;  là,  tous 
les  trois  réunis,  nous  essayerons  quelque 
chose.  Do  la  patience  :  ce  moment  est  peut- 
être  plus  près  que  tu  ne  penses. 

Mon  frère  t'a  peint  le  bonheur  que  nous 
sentons  au  sein  de  notre  famille  ;  nous  n'é- 
prouvons qu'une  seule  peine,  c'est  celle  de 
ton  absence,  et  je  t'assure  que  si  mon  congé 
eût  été  plus  long,  malgré  les  chouans  et  les 
périls  de  la  route,  nous  eussions  tenté  d'aller 
te  voir  à  Nantes;  mais  dans  trois  jours,  il 
faut  songer  à  regagner  Paris. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  t'embrasse  en 
idée,  en  attendant  la  réalité. 

Alex.  Duval. 
1.  Même  date  que  la  lettre  précédente. 


—  20S  — 

.IV 

Duval-Pineu  père  à  son  fils  Henri. 

Le  30  fructidor,  l'an  2^  de  la  Rép. 
une  indivisible  ^. 

J'ai  reçu  ta  dcruière  lettre,  mon  cher  ami. 
Tu  ne  me  parles  pas  du  beurre  que  je  t'avois 
envoyé  à  Tadresse  du  citoyen  Bodeau  ;  ne 
l'aurois-tu  pas  reçu?... 

Voilà  donc  tes  deux  frères  que  je  possède 
depuis  quatre  jours,  et  ils  veulent  partir  sous 
quatre  jours.  Nous  ne  parlons  que  de  toi  et 
du  plaisir  que  nous  aurions  eu  à  te  voir  réuni 
à  nous.  Mais  les  circonstances  s'y  sont  oppo- 
sées... Amauri  a  un  pauvre  physique,  qui  me 
fait  craindre  pour  lui  s'il  ne  se  ménage  pas  ; 
mais  lautre  -  est  un  Roger  Bontems  qui  se 
porte  bien.  Je  ne  finirai  pas  sans  te  dire  qu'ils 
se  sont  tous  deux  récriés  contre  ton  écriture 
devenue  illisible.  Ils  désirent  tous  que  tu 
reprennes  ton  ancienne  écriture,  et  moi  aussi 
bien  vivement.  Ils  disent  qu'on  n'écrit  pas 

1.  Mardi  16  septembre  1794. 

2.  Alexandre  Duval. 


—  209  — 

comme  cela  à  Paris  ;  ils  ont  oublié  de  te  le 
dire  dans  leurs  lettres. 

Adieu,  mou  cher  ami,  sois  avec  nous  de 
loiu,  comme  nous  sommes  avec  toi  ici. 

Je  crois  que  le  faiseur  de  comédies  deviendra 
un  homme.  Plusieurs  pièces  qu'il  a  faites  ont 
du  succès.  Si  tu  as  vu  dans  le  journal  ou  dans 
les  feuilles  une  Romance  d'an  prisonnier^  elle 
est  de  lui  pendant  sa  détention. 


—  210  — 


Alexandre  Duval  à  son  frère  Henri. 
•  Paris,  ce  18  frimaire  an  V  '. 

J'ai  tardé  longtemps  à  te  répondre,  mon 
cher  Henri,  par  la  raison  même  que  je  me  suis 
beaucoup  occupé  de  toi.  J'ai  vu,  relativement 
au  désir  que  tu  as  d'être  employé  par  M.  Pe- 
tiet.  son  secrétaire  particulier,  qui  se  trouve 
être  notre  ancien  régent  Dufour.  —  Il  m'a  fort 
bien  accueilli  et  m'a  dit  de  t'écrire  qu'il  n'avait 
pas  pour  le  moment  de  place  à  sa  disposition, 
mais  que  tu  pouvais  toujours  venir,  et  qu'il 
espérait  que  d'une  façon  ou  de  l'autre  M.  Pe- 
tiet  saurait  te  placer.  Si  cela  ne  réussissait 
pas,  nous  verrions  à  nous  retourner  d'un 
autre  côté  :  ainsi  quelque  chose  qui  puisse 
arriver  et  si  tu  n'as  plus  rien  à  prétendre 
dans  ce  pays-là  -,  pars  et  reviens  trouver  tes 
frères,  dont  tu  partageras  la  bonne  et  la  mau- 
vaise fortune.  Tu  ne  doutes  pas  du  plaisir  que 
tu  feras  à  moi  et  à  ma  femme  ;  nous  t'aimons 

1.  Jeudi  8  décembre  1796. 

2.  C'est-à-dire   à   Nantes,  où   Henri   Duval    était 
alors. 


—  2H   — 

sincèrement,  et  nous  ne  désirons  rien  tant 
que  de  te  voir  fixé  à  Paris. 

Ma  femme  et  ma  petite  fille  se  portent  on  ne 
peut  pas  mieux  ;  ma  santé  n'est  pas  aussi  bonne 
que  la  leur,  je  viens  de  mettre  un  vésicatoire 
pour  mes  yeux,  et  maintenant  je  n'ai  pas  une 
heure  de  sommeil  par  nuit.  Je  ne  sais  doù  me 
vient  cette  agitation.  J'ai  cependant  fort  peu 
travaillé  et  je  n'ai  rien  fait  de  nouveau,  si  ce 
nest  deux  petites  comédies  en  un  acte,  qui 
viennent  d'être  jouées  sur  le  Théâtre  de  la 
République  avec  assez  de  succès.  On  attend  la 
première  représentation  de  Richelieu  qui  vient 
d'être  débaptisé  par  la  sotte  poltronnerie  de 
M.  Monvel,  mon  voleur  de  pièces.  Il  a  craint 
les  coups  de  poignard  de  la  famille  Richelieu, 
et  il  m'a  fallu  céder  malgré  moi  à  ses  ter- 
reurs paniques,  ainsi  qu'à  celle  des  acteurs. 
Au  reste  le  public  est  dans  la  confidence  et  si 
la  pièce  réussit,  j'aurai  soin  de  faire  mettre 
dans  tous  les  journaux  que  le  héros  de  la 
pièce  est  Richelieu  lui-mêiiie.  —  Je  suis  fâché 
que  tu  ne  puisses  pas  te  trouver  à  Paris  pour 
la  première  représentation  qui  doit  se  donner 
dans  douze  jours. 

Tu  nous  as  laissés,  nous  et  mon  père,  dans 
de  grandes  inquiétudes  à  ton  sujet.  Nous 
avons  été  cinq  ou  six  mois  avant  de  recevoir 
un  mot  de  toi.   Sois  donc  désormais  plus 


212  

exact,  et  surtout  à  l'égard  de  notre  vieux 
père,  que  l'incertitude  sur  ton  sort  a  vivement 
affligé. 

Adieu,  mou  cher  Henri.  Mon  frère,  ma 
femme  et  moi  t'embrassons  sincèrement,  ainsi 
que  ta  petite  nièce,  qui  crie  comme  un  diable, 
qui  est  jolie  comme  un  ange,  et  qui  pourtant 
te  ressemble. 

Nous  t'attendons  le  plus  tôt  possible  «t  te 
souhaitons  bon  voyage  ' . 

A.  Ddval. 

1.  L'adresse  de  cette  lettre  porte  :  «  Au  C.  Henri 
«  Diival,  à  Fonlenay  le  Peuple,  près  Nantes,  « 
—  et  celle  de  la  lettre  suivante,  écrite  quelques  jours 
après  :  «  Au  citoyen  Henri  Duval,  chez  le  citoyen 
0  Delafargue,  ex- garde -magazin  des  vivres,  à 
«  Fontenay  le  Peuple.  » 


—  213  — 

VI 

Alexandre  Duval  à  son  frère  Henri. 
Paris,  ce  l<^i'  nivôse  an  V'. 

J'ai  répondu,  mon  cher  Henri,  à  ta  première 
lettre,  mais  je  crains  que  la  mienne  ne  te  par- 
vienne pas,  ayant  négligé  de  mettre  le  nom 
de  la  personne  chez  laquelle  tu  demeures. 

Tu  ne  t'es  point  trompé  sur  nos  sentiments  à 
ton  égard  ;  tant  qu'il  me  restera  un  gîte  et  un 
morceau  de  pain,  ils  seront  toujours  à  ton 
service.  Tu  n'avais  pas  besoin  de  m'aunoncer 
et  ton  arrivée  à  Paris  et  tes  projets;  nous  nous 
connaissons  assez,  7ious  autres,  pour  savoir 
que  ce  que  l'un  a,  lautre  doit  y  prétendre. 
Viens  donc  vite  embrasser  ton  frère  et  ma 
femme  et  surtout  ta  petite  nièce,  qui  se  porte 
à  ravir.  iMon  frère  Amauri  se  porte  bien 
aussi  ;  il  n'est  plus  de  notre  ménage,  mais 
nous  n'en  sommes  pas  moins  unis,  et  nous  le 
serons  toujours,  je  Tespère.  C'est  bien  le 
diable  si,  de  trois  frères  unis  par  l'amitié  et 
qui  ne  sont  pas  sans  talens,  un  ne  trouvait 

1.  Mercredi,  21  décembre  1796. 


—  214  — 

pas  le  moyen  de  se  tirer  daffaire.  Dans  ce 
cas,  cet  un-là  aidera  les  autres.  Je  me  rappelle 
une  vieille  sentence  de  notre  vertueuse  mère, 
qui  nous  a  dit  plus  d'une  fois  que  les  familles 
unies  prospéraient.  Ainsi  soit -il!  En  dépit 
des  sots,  des  médians  et  des  fripons,  nous 
arriverons  peut-être  au  but.  J'ai  vu  Dufour 
à  ton  sujet,  qui  m'a  dit  de  técrire  de  venir  et 
qu'il  espérait  d'une  façon  ou  de  l'autre  te 
placer.  —  Dans  une  lettre  que  je  reçois  à 
l'instant  de  mon  père  qui  te  croit  maintenant 
à  Paris,  il  te  mande  que  Jacques  Galonnaye 
vient  de  lui  marquer  que  le  cit.  Beutier  t'a 
trouvé  une  place  chez  un  des  plus  grands 
négocians  de  Paris,  en  attendant  mieux.  Ecris- 
lui  pour  connaître  ce  négociant. 

Je  ne  te  marque  rien  à  mon  sujet,  si  ce  n'est 
que  depuis  ton  départ  j'ai  fait  deux  petits 
ouvrages  dramatiques  qui  ont  été  joués  avec 
succès  sur  le  Théâtre  de  la  République.  On 
doit  jouer  le  (jrand  Richelieu  dans  deux 
jours  ;  on  nous  menace  d'une  cabale  horrible 
de  la  part  de  la  famille  ;  nous  avons  même  été 
obligés  de  changer  le  nom  de  Richelieu,  on 
avait  fait  craindre  à  mon  voleur  Monvel  les 
poignards  et  les  poisons  ;  moi  qui  ne  m'effraye 
pas  si  facilement  que  lui,  je  n'ai  cédé  qu'aux 
instances  réitérées  de  mes  camarades.  Tous 
les  théâtres  sont  sens  dessus  dessous,  ils  ne 


—  215  — 

font  point  d'argent,  et  si  cela  continue,  il  fau- 
dra bien  qu'ils  croulent.  Ma  pièce  est  un 
coup  de  partie  pour  notre  théâtre.  Si  elle 

tombe le  théâtre  pourrait  bien   tomber 

aussi,  et  je  serais  forcé,  plutôt  que  d'aller 
courir  la  province  ',  de  solliciter  moi-même 
une  place  d'employé.  Je  ne  sais  trop  si  j'en 
serais  fâché,  je  n'adore  pas  mon  état,  et  un 
bureau  ne  m'empêcherait  pas  de  travailler 
pour  le  théâtre. 

Adieu,  mon  cher  Henri,  je  t'embrasse  de 
tout  mon  cœur.  Nous  t'attendons  tous  avec 
impatience. 

A.  D. 

1.  Comme  acteur  dans  la  troupe  du  Théâtre  de  la 
République  (aujourd'hui  Théâtre-Français). 


—  216  — 

VII 

Alexandre  Duval  à  son  frère  Henri. 

Paris,  ce  25  messidor  an  VI  ^. 

Je  commence  par  avouer  que  jai  été  très- 
paresseux  à  ton  égard;  mais  tu  méritais  un 
peu  cette  négligence  de  ma  part.  Souviens-toi 
que  tu  as  été  trois  mois  sans  nous  donner  de 
tes  nouvelles,  et  qu'au  bout  de  ce  tems  il 
m'est  arrivé  huit  grandes  lignes.  D'ailleurs,  tu 
sais  très-bien  que  la  paresse  est  chez  nous 
un  mal  de  famille,  et  personne  plus  que  toi 
ne  doit  m'excuser.  Il  paraît  par  ta  lettre  à 
Amauri  que  tu  ne  tarauses  pas  considéra- 
blement à  Turin.  Fais  comme  à  Paris,  fais 
une  grande  passion  dont  tu  te  déferas  en 
partant.  —  La  pauvre  M"^  K***,  elle  m'a 
fait  pitié  lors  de  ton  départ;  Elle  a  envoyé 
cent  fois  chez  moi  pour  savoir  de  tes  nou- 
velles, mais  inutilement.  J'espère  pourtant 
que  vous  êtes  maintenant  en  grande  corres- 
pondance, car  je  n'entends  plus  parler  d'elle. 
Ainsi  soit-il.  Parlons  de  tes  affaires. 

1.  Vendredi  13  juillet  1798. 


—  217  — 

Je  n'ai  point  encore  touché  ta  lettre  de 
change.  On  ma  remis  de  mois  en  mois,  sous  le 
prétexte  qu'ils  ne  pouvaient  toucher  les  fonds 
dûs  par  les  Muuitiounaires  généraux.  Ils  me  de- 
maudcût  maintenant  quelques  jours.  Passé  ce 
temps,  je  fais  protester  la  lettre  de  change,  et 
elle  retournera  à  celui  par  qui  elle  a  été 
souscrite.  Je  me  suis  informé  de  >I.  Lengrand; 
il  jouit  d'une  réputation  de  fortune,  mais  il 
est  pour  le  moment  en  Italie,  ce  qui  appor- 
tera beaucoup  de  retard  au  payement,  si 
Rivière  ne  paye  pas  comme  il  l'a  promis.  — 
Tu  me  marqueras  ce  que  je  dois  faire  de  tes 
foQds,  et  s'il  faut  te  les  envoyer. 

Depuis  ton.  départ  j'ai  fait  une  petite  co- 
médie \  qu'on  va  joiier  aux  Français  dans 
cinq  ou  six  jours.  Je  la  crois  gaie  et  les 
comédiens  en  attendent  quelque  succès.  — 
Jai  commencé  plusieurs  opéras  dont  je  ne 
suis  pas  très  content;  aussi  je  ne  me  décide- 
rai à  les  finir  qu'autant  qu'il  me  viendra  de 
nouvelles  idées.  Je  dîne  demain  chez  un 
banquier  avec  un  musicien  qui  arrive  d'Italie 
et  qui  a  de  la  réputation.  Il  se  nomme  Tarqui, 
tu  en  as,  je  crois,  entendu  parler.  Le  pre- 
mier opéra  fini,  je  pourrai  très  bien  le  lui 

1.  Les  Projets  de  Mariage,  jouée  le  .5  août 
179.8  (voir  OEuvres  III,  159). 

10 


—  2IS  — 

donner.  Je  ne  suis  pas  content  de  Délia  Maria. 
C'est  un  ingrat,  ou  plutôt  un  Italien...  c'est 
tout  dire  ^  Tu  sais  comme  je  lai  reçu.  Depuis 
la  première  représentation  du  Prisonnier,  il 
n'est  pas  venu  trois  fois  me  voir.  —  J'ignore  si 
la  réunion  des  Français  et  du  Théâtre  de  la 
République  était  opérée  avant  ton  départ.  Je 
suis  membre  de  cette  réunion.  J'ai  fait  un  en- 
gagement de  trois  ans  ;  mais  nous  n'en  som- 
mes pas  plus  heureux  qu'au  Théâtre  de  la  Ré- 
publique. Où  ne  nous  paye  pas,  et  nous 
avons  déjà  deux  mois  en  arrière.  Si  je  ne 
touche  rien  le  mois  prochain,  cela  fera  sept 
mois  que  j'aurai  perdus   dans  mon  année. 

Croirais-tu  que  mon  père  a  le  projet  de 
venir  nous  voir  aux  vacances.  \ous  l'avons  su 
indirectement,  et  je  me  suis  empressé  de  l'en 
prier.  Ce  qui  m'étonne  le  plus  dans  ce  voyage, 
c'est  que  ma  mère  y  ait  consenti.  Je  suis 
fâché  que  tu  ne  sois  pas  à  Paris  pour  recevoir 
les  embrassements  (peut-être  les  derniers)  de 
ce  respectable  père.  Ce  serait  pour  lui  et  pour 
nous  trois  un  triple  plaisir.  Ecris-lui,  je  t'en 
prie.  \os  lettres  sont  pour  lui  un  baume  de 
longue  vie.... 

Ma  femme  se  porte  bien,  ma  petite  fille  jase 

1.  On  voit  que,  depuis  ce  temps-là,  ces  bons 
Italiens  n'ont  point  changé. 


—  219  — 

comme  imc  pie,  elle  est  vraiment  gentille.  Je 
l'ai  fait  inoculer  et  elle  nous  a  causé  bien  des 
inquiétudes  par  les  convulsions  qu'elle  a 
éprouvées  ;  j'ai  craint  deux  fois  de  la  perdre.. 
Pour  sa  sauté,  pour  la  mienne  qui  va  toujours 
cahin  caha,  j'ai  loué  une  petite  maison  à 
Pantin,  au  bas  des  bois  de  Romainville,  dans 
le  voisinage  de  M™^  Simon,  notre  voisine  de 
Paris.  J'y  attends  aujourd'hui  Corbigni  et 
Amauri. 

Corbigni  va  repartir  pour  l'Italie,  c'est  lui 
que  je  charge  de  ma  lettre  ' . 

Adieu,  mon  "cher  Henri,  je  t'embrasse  de 
bien  bon  cœur,  je  t'aime  de  même. 

A.  D. 

1.  Sur  Corbigni  voir  p.   10  ci-dessus,  et  Levot, 
Biographie  Bretonne,  I,  445-46. 


—  220  — 

VIII 

Alexandre  Duval  à  son  frère  Henri. 

(Saint-Pétersbourg,  mars  1802.) 

Je  t'écris  à  la  hâte,  mon  cher  Henri  ;  je 
mène  une  existence  si  singulière  que  c'est 
tout  au  plus  si  je  puis  disposer  dun  instant 
dans  ma  matinée.  Les  visites,  les  réponses  aux 
invitations,  les  répétitions  de  mes  pièces,  les 
lectures  le  soir  dans  les  premières  maisons  de 
Pétersbourg,  voilà  de  quoi,  non  pas  m'amuser, 
mais  moccuper  beaucoup. 

D'abord,  gronde  Adèle  de  ma  pari  :  voilà 
cinq  courriers  qui  ne  m'ont  point  apporté  de 
ses  nouvelles,  et  je  lui  en  ai  demandé  au  moins 
une  fois  par  semaine.  Je  suis  inquiet  de  sa 
santé,  de  celle  de  mes  enfants;  dis-lui  bien 
qu'elle  ne  mette  point  de  négligence  à  cet 
égard:  elle  n'est  pas  paresseuse  comme  moi, 
et  quand  je  n'ai  pas  de  lettres,  je  me  fais 
mille  chimères  qui  me  tourmentent  beaucoup. 

Mes  affaires  vont  on  ne  peut  mieux  dans  ce 
pays,  ou  du  moins  j'ai  lespoir  quelles  iront 
bien.  Nous  avons  encore  trois  semaines  à 
passer  avant  l'ouverture  du  spectacle.  Edouard 


—  221    — 

sera  la  première  pièce  que  Ton  jouera  à 
rHemiitage.  L'empereur  l'a  demandé.  Lim- 
pératrice  régnante  et  l'impératrice  mère  ont 
entendu  ma  pièce,  elle  a  produit  sur  elles  le 
plus  grand  effet.  Je  ne  puis  t'exprimer  avec 
quelle  bonté,  quelle  aménité,  quelles  grâces, 
elles  m'ont  reçu.  Leurs  questions  à  mon  sujet 
étaient  pleines  d'intérêt. 

J'ai  reçu  par  les  mains  du  Grand  Ma- 
réchal un  présent  de  lïmpératricc  régnante. 
C'est  une  fort  belle  bague  en  diamants  ; 
on  m'assure  que  j'en  recevrai  une  sem- 
blable de  l'impératrice  mère,  et  qu'à  ma 
représentation  l'empereur  me  fera  aussi  son 
cadeau.  Ainsi,  voilà  Adèle  qui  va  devenir 
une  dame  de  haut  parage  et  qui  portera  des 
bagues  comme  M.  Tibaudois.  J'aurais  sans 
doute  un  tiers  de  bénéfice  en  les  vendant  dans 
le  pays,  mais  je  t'avoue,  modestie  à  part,  qu'il 
est  certaines  marques  de  faveur  que  l'on  est 
bien  aise  de  conserver,  et  celles-cy  sont  du 
nombre.  D'ailleurs  cela  plaira  à  ma  femme, 
et  j'aurai  du  plaisir,  après  l'avoir  au  com- 
mencement de  notre  mariage  dépouillée  de 
ses  petits  bijoux,  j'aurai  du  plaisir  à  la  parer 
de  ceux  que  je  n'aurai  dû  qu'à  mon  travail  et 
à  la  bienveillance  publique.  Mais  c'est  assez 
parler  diamants. 

Ah!  cependant  j'oubliais  de  te   dire  que 


j'ai  reçu  aussi  un  présent  du  général  Hé- 
douvilie,  avec  lequel  je  me  suis  lié  beau- 
coup ;  c'est  une  belle  boëie  d'or  ' .  Je  la  trou- 
vai sur  ma  table,  le  lendemain  d'une  lecture 
que  j'ai  faite  cbez  lui,  avec  ce  billet  dans  la 
boëte  :  Un  Frmiçais  à  l'estimable  auteur 
d'Edouard.  Il  a  voulu  me  cacher  longtemps 
que  c'était  à  lui  que  je  la  devais.  Il  est  adoré 
dans  ce  pays,  et  il  mérite  de  l'être  ;  il  est  le 
père  de  tous  les  Français,  il  les  protège,  les 
défend  avec  un  courage  qui  n'appartient  qu'à 
lui. 

Je  t'écris  au  milieu  de  cinq  ou  six  personnes 
qui  causent,  aussi  je  ne  sais  ce  que  je  fais. 
Mais  tu  sauras  de  mes  nouvelles,  et  cela  me 
sufflt.  Ma  santé  est  bonne,  peut-être  meil- 
leure qu'à  Paris.  Le  sang  me  tourmente  tou- 
jours. Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  me  purger 
et  je  ne  m'en  porte  pas  plus  mal;  je  prends 
néanmoins  beaucoup  d'eau  de  gruau,  car  j'ai 
la  poitrine  fatiguée  du  nombre  de  lectures 
que  j'ai  faites.  C'est  une  spéculation  de  ma 
part  :  toutes  ces  lectures  rendront  mon  béné- 
fice plus  considérable.  Cependant  je  ne  l'es- 
time pas  plus  de  -1,000  roubles,  sans  compter 
les  présens.  Dans  tous  les  cas,  je  n'aurai  pas 

1.  Une  tabatière  d'orfèvrerie.  Hédouville  était  alors 
ambassadeur  de  France  en  Russie. 


—  223  — 

fait  un  voyage  inutile,  et  ce  pays  mérite  la 
peine  d'être  vu. 

On  parle  de  m'y  retenir,  de  m'y  fixer 
comme  lecteur  de  l'impératrice  et  comme 
censeur;  on  ne  m'a  point  encore  parlé  di- 
rectement; mais  je  sais  de  bonne  part  qu'il 
en  est  grandement  question  :  que  ceci  ne  sorte 
point  de  la  famille.  J'attends  à  connaître  les 
propositions.  Il  faudrait  que  je  visse  une  ap- 
parence de  fortune  pour  m"y  déterminer. 
C'est  un  pays  qui  offre  bien  des  ressources, 
mais  le  climat  est  terrible;  et  cependant  ce 
ne  doit  être  qu'à  la  lougue  que  Ion  doit  s'en 
ennuyer.  —  Nous  touchons  presque  au  mois 
d'avril  et  la  IN e va  est  glacée;  l'air  n'est  pas 
froid  le  jour,  le  soleil  commence  à  être  brû- 
lant ^..  et  il  glace  à  minuit.  Néanmoins, 
grâces  aux  précautions  que  l'on  prend,  j'ai 
eu  moins  froid  dans  cet  hyver,  qui  a  été  ter- 
rible, que  dans  nos  petits  hyvers  de  France. 
Adieu,  mon  cher  Henri,  porte-toi  mieux, 
ne  néglige  point  ce  reliquat^  traite-toi  dans 
les  formes;  établi  chez  moi,  tu  dois  avoir 
toutes  les  commodités.  Embrasse  ma  femme  et 
mes  bonnes  petites  filles.  Vous  êtes  tous  le 
sujet  de  mes  réflexions,  de  mes  conversations; 

1.  Il  y  a  ici  dans  le  papier  un  trou  qui  a  enlevé 
quatre  ou  cinq  mots. 


aussi,  dans  mes  maisons  favorites,  on  connaît 
toute  ma  famille  et  mes  enfants  par  leurs 
noms.  Je  te  dirai,  au  reste,  encore  modestie 
à  part  ^  que  Ion  m'aime  beaucoup  ô  Pe7e/'5- 
bourg  ;  que  ma  simplicité,  mise  en  opposition 
avec  le  petit  esprit  méchant  de  Dantilly,  m'a 
fait  le  plus  grand  nombre  d'amis.  Je  n'ai  pour- 
tant point  à  me  plaindre  de  Bertin,  il  est  le 
premier  à  faire  l'éloge  de  mes  ouvrages. 

Je  n'ai  point  encore  reçu  la  lettre  d'Amaury, 
j'en  suis  désolé.  —  Au  premier  moment  je  lui 
écrirai,  embrasse-le  pour  moi  ainsi  que  sa 
femme. 

Ton  frère, 

A.  D^. 

1.  L'adresse  porte  :  «  A  3Ionsieur  Henri  Duval, 
rue  de  Menars,  n''  7,  à  la  Grille  de  fer,  Paris,  w 


IX 

Madame  Sophie  Gay  à  Henri  Duval. 

Londres,  le  10  auguste  1802. 

Ne  croyez  pas,  bon  Henri,  que  j'aye  oublié 
vos  petits  voyages  à  Passy  et-  ce  dernier  adieu 
à  la  diligence  ;  j'ai  emporté  de  tout  cela  un 
souvenir  d'amitié  qui  a  encore  augmenté  celle 
que  je  vous  portais,  et  si  je  ne  vous  ai  point 
écrit  depuis  mon  séjour  ici,  c'est  que  je  n'ai 
pas  eu  un  moment  de  libre.  Il  y  a  tant  de 
choses  à  voir  dans  ce  beau  pays,  tant  de  poli- 
tesses à  rendre  à  tous  ceux  qui  vous  en  acca- 
blent, que  les  journées  passent  avec  une  rapi- 
dité inconcevable. 

Je  ne  vous  cache  pas  que,  soit  à  cause  de 
l'accueil  que  j'y  ai  reçu,  soit  pour  la  beauté 
réelle  de  l'Angleterre,  j'en  suis  enchantée  : 
c'est  sans  contredit  le  pays  le  plus  libre 
et  le  plus  riche  de  la  terre.  Je  ne  connais 
rien  de  divin  comme  les  environs  de  Lon- 
dres. C'est  le  paysage  le  plus  romantique; 
on  ne  sait  que  préférer  des  chaumières  ou  des 
châteaux.  Rien  n'offre  le  spectacle  hideux  de 
la  misère,  ni  d'une  lâche  dépendance;  jamais 

10* 


—  226  — 

un  homme  du  peuple  ne  se  dérange  pour 
laisser  passer  un  prince  du  sang;  et  je  ren- 
contre tous  les  jours  les  princes  de  Galles  et 
d'York  dans  le  plus  simple  équipage.  Le  roi 
ne  peut  entrer  dans  l'ancienne  cité  de  Londres 
qu'après  en  avoir  demandé  la  permission  au 
lord-mai.'e,  qui  représente  la  souveraineté  du 
peuple  :  et  nous  autres,  républicains  français, 
nous  aimons  infiniment  les  rois  qui  sont 
obligés  de  demander  et  qui  ne  font  peur  à 
personne. 

J'ai  revu  avec  plaisir  Rovedino  et  Viganoni; 
la  Banti  m'a  ravie,  et  je  suis  désespérée  que 
n'ayons  point  en  France  une  troupe  qui  puisse 
jouer  les  beaux  opéra  séria  que  jai  entendus. 
Je  compte  rapporter  de  charmantes  romances 
écossaises  et  quelques  bonnes  comédies  an- 
glaises; pour  les  romans,  ils  sont  détestables. 

Labbé  Delille  vient  d'épouser  son  ancienne 
Dulcinée;  on  ne  l'appelle  plus  que  Jacques 
Delille;  il  fait  à  présent  des  vers  pour  un  oui, 
pour  un  non  ;  il  en  a  fait  quatre  cents  der- 
nièrement pour  le  fils  dun  banquier  qu'il 
connaît  cà  peine.  L'enfant  a  sept  ou  huit  ans, 
on  assure  qu'il  ne  les  lira  que  ses  jours  de  pé- 
nitence. 

Adieu,  bon  ami,  mon  retour  devant  être 
très  prochain,  je  remets  à  ce  moment  tous 
les  grands  récits  que  j'ai  à  vous  faire.  Dites 


—  227  — 

à  ce  coquin  d'Alexandre  que  je  pense  à  lui 
tout  comme  s'il  m'aimait  beaucoup,  et  qu'au 
milieu  de  toutes  les  distractions  qui  mont  été 
offertes  ici,  le  souvenir  des  Duvaux  est  sou- 
vent venu  m'occuper. 

Sophie  Gay. 


Mille  choses  aimables  aux  personnes  qui 
daignent  vous  parler  de  moi  sans  eu  dire  des 
horreurs.  —  Adressez-moi  un  mot  de  réponse 
à  Calais,  poste  restante  '. 

1.  L'adresse  porte  :  «  A  Monsieur  Henry  Duval, 
rue  d'Anlin,  n"  3.  » 


—  228  — 


Note  finale.  —  Les  voyages  cV Alexandre 
Duval. 

En  se  reportant  à  la  p.  148  ci-dessus,  on 
verra  que  nous  avions  eu  l'idée  de  donner 
ici  un  extrait  des  renseignements  relatifs  aux 
voyages  d'Alexandre  Duval,  particulièrement 
en  Russie  et  en  Allemagne  :  renseignements 
curieux,  anecdotiques,  semés  par  lui  en  divers 
lieux  de  ses  Souvenirs,  je  veux  dire,  en  plu- 
sieurs des  notices  dont  l'édition  générale  de 
ses  Œuvres,  publiée  en  1822-1823,  fait  pré- 
céder ses  pièces. 

Mais  ces  renseignements  se  sont  trouvés 
si  abondants  que,  pour  en  faire  un  appen- 
dice, comme  c'était  notre  intention,  il  eût 
fallu  les  réduire  et  les  abréger  beaucoup,  ce 
qui  en  eût  aussi  beaucoup  réduit  l'intérêt. 
Mieux  vaut  donc,  dans  celui  du  lecteur,  lui 
donner  les  indications  utiles  pour  qu'il  les 
puisse  trouver  aisément  lui-même  et  en  jouir 
in  extenso  dans  le  texte  de  l'auteur. 

Sur  le  voyage,  le  séjour  d'Alexandre  Duval 
en  Russie  et  l'accueil  si  flatteur  qu'il  y  reçut, 
il  faut  voir,  dans  l'édition  générale  de  ses 
Œuvres,  le  tome  V,  p.  7  à  11  ;  et  le  tome  VII, 
p.  9  à  24,  84-85  et  191  à  197. 


229  

En  Allemagne  il  ût  plusieurs  voyages,  entre 
autres,  en  se  rendant  en  Russie  et  l'année  sui- 
vante quand  il  en  revint.  Il  y  vit  beaucoup 
de  choses  et  de  personnages  dont  il  donne 
des  portraits  ou  silhouettes  bien  enlevées, 
particulièrement  aux  p.  207-216,  395-397 
du  tome  V,  et  381  à  402  du  tome  VI. 

Plus  tard,  en  1817,  il  fit  aussi  un  voyage 
en  Suisse,  où  il  retrouva  Elleviou  agricul- 
teur, se  livrant  au  perfectionnement  de  la 
pomme  de  terre,  voyage  qu'il  a  raconté  au 
tome  VIII  des  Œuvres,  eu  tête  de  la  comédie 
du  Faux  bonhomme,  composée  vers  ce  temps. 

On  trouve  enfin,  en  tête  de  sa  comédie  de 
Charles  II,  ou  le  Labyrinthe  de  Woodstock, 
jouée  et  imprimée  eu  1828,  le  récit  d'un 
Voyage  dans  les  Pays-Bas  et  dam  une  partie 
de  l'Allemagne. 


Bibliograpliie  ûes  Œuwes  ûllexaniire  Duval 


EDI'"I0îf  COLLECTIVE   EN  NEUF  VOLUMES. 

J'indiquerai  d'abord  ici  toutes  les  pièces  réunies 
dans  l'édition  générale  des  Œuvres  de  notre  au- 
teur, publiée  en  neuf  volumes  in-S",  et  dont  voici 
le  titre  exact  : 

«  OEdvres  COMPLÈTES  d'Alexakdre  Duval,  mem- 
bre de  l'Institut  (Académie  Française).  Tome 
premier. 

«  A  Paris,  chez  J.  N.  Barba,  libraire,  au  Palais- 
Royal,  n»  51,  cl  chez  Chasseriau,  libraire, 
rue  Neuve  des  Petits-Champs,  n»  5.  — 
M.DCCC.XXII.  » 

Cette  édition  fut  imprimée  chez  Firmin  Didot;  les 
tomes  I  a  V  portent  la  date  de  1822,  les  tomes  VI 
à  IX  celle  de  1823.  On  reflt  des  titres  pour  un  cer- 
tain nombre  d'exemplaires  dont  tous  les  volumes 
portent  la  même  date,  soit  1825,  soit  1826,  avec  la 
mention  (inexacte)  :  Seconde  édition. 

Voici  le  contenu  de  ces  neuf  volumes. 

Tome  premier. 
1.  «  Christine,  ou  la  Mort  de  Monaldeschi, 


—  231   — 

tragédie  en  5  actes  »  (en  vers)  non  représen- 
tée, p.  1.  Notice,  3-9,  Texte  de  la  pièce, 
10-86. 

2.  «  La  Vraie  bravoure,  comédie  en  1  acte  et  en 

prose,  »  représentée  le  4  décembre  1793, 
p.  87  et  96-184. 

3.  «  Les  Suspects,  comédie  en  1  acte  et  en  prose, 

mêlée  d'ariettes,  »  première  représentation 
en  avril  1796,  p.  145  et  154-199  (musique 
de  Lemierre). 

4.  «  Le  Souper  imprévu,  ou  le  Chanoine  de 

Milan,  comédie,  1  acte  ^,  »  représ.  16  sept. 
1796,  p.  201  et  209-261. 

5.  «  Les  Héritiers,  ou  le  Naufrage,   com.   en 

1  acle,  »  l^e  représ.  27  nov.  1796,  p.  263  et 
284-333. 

6.  «  La  Jeunesse  du  duc  de  Richelieu,  ou  le 

Lovelace  français,  com.  5  actes,  »  1''^  re- 
prés, en  janvier  1796,  p.  335  et  349-472. 

Tome  IL     - 

1.  «  Le  Capitole  sauvé,  tragédie  lyrique,  3  actes 
vers,  »  non  représentée,  p.  5  et  28-63. 

8.  «  La  Manie   d'être   quelque   chose,    ou  le 

Voyage  à  Paris,  com.  3  actes,  »  représ, 
en  1796  ou  1797,  p.   65  et  76-182. 

9.  «  Marie,  ou  les  Remords  d'une  Mère,  drame 

mêlé  de  musique,  1  acte,  »  non  représ., 
p.  183  et  190-235. 

1.  Cette  pièce  et  toutes  les  suivantes  sont  en  prose,  sauf 
celles  qui  sont  formellement  dites  «  en  vers.  » 


—  232  — 

10.  «  Bella,  ou  la  Femme  aux  deux  maris, 

com.  mêlée  de  mus.,  3  actes,  »  représ,  en 
1795,  p.  237  et  242-318  (musique  de  Des- 
haies). 

11.  «  Le  Prisonnier,  ou  la  Ressemblance,  com. 

mêlée  de  chants,  1  acte,  »  1'"^  représ.  2  fé- 
vrier 1798,  p.  319  et  334-388  (musique  de 
DuHa  Maria). 

12.  «  Montoni,  ou  le  château  d'Udolphe,  drame 

5  actes,  »  représ,  en  1797,  p.  389  et 
398-523. 

Tome  III. 

13.  «  Le  Vieux  château,  ou  la  Rencontre,  co- 

médie mêlée  de  chants,  1  acte,  »  1'^  représ. 
16  mars  1798,  p.  5  et  14-58  (musique  de 
Délia  Maria). 

14.  «  La  Courtisane,  ou  le  Danger  d'un  pre- 

tnier  choix,  drame,  5  actes  vers,  »  non 
représ.,  p.  59  et  72-158. 

15.  «  Les  Projets  de  mariage,  ou  les  deux  Offi- 

ciers, com.,  1  acte,  »  V  représ.  5  août  1798, 

p.   159  et   172-228. 

16.  «  L'Oncle  valet,  com.  mêlée  de  chants,  1  acte,  » 

l'e  représ.  9  déc.  1798,  p.  229  et  242-293 
(musique  de  Délia  Maria). 

17.  «  Le  Trente  et  Quarante,  ou  le  Portrait, 

com.  mêlée  de  musique,  1  acte,  »  représ. 
7  mai  1799,  p.  295  et  306-353  (musique 
de  Tarchi). 

18.  «  Les  Tuteurs  vengés,  com.,  3  actes  vers,  » 


—  233  — 

1'"  représ.  1  décembre  1799,  p.  357  et 
364-431. 

19.  «  Béniowski,  ou  les  Exilés  du  Kamschatka, 

opéra-com.,  3  actes,  »  1'"''  représ.  8  juin 
1800,  p.  433  et  442-.503  (musique  de  Boiel- 
dieu). 

Tome  IV. 

20.  «  La  Maison   du  Marais,   oit   Trois   ans 

d'absence,  com.  mêlée  de  chants,  3  actes,  » 
représ,  janvier  1800,  p.  5  et  10-93  (mu- 
sique de  Délia  Maria). 

21.  «  Struensé,    ou   le  Ministre   d'état,  com., 

5  actes,  »  non  représ.,  p.  95  et  108-237. 

22.  «  Maison    à  veiidre,    com.   mêlée   de   mus., 

1  acte,  »  représ.  23  cet.  1801,  p.  239  et 
252-311  (musique  de  Dalayrac). 

23.  «  Une  Aventure  de  Saint-Foix,  ou  le  Coup 

d'épée,  opéra-cora.,  1  acte,  »  l'"<=  représ. 
3  mars  1802,  p.  313  et  328-389  (musique 
de  Tarchi). 

24.  «  Edouard   en   Ecosse,   ou  la   Nuit  d'un 

proscrit,  drame  hist.,  3  actes,  »  l'*' représ. 
17  févr.  1802,  «  défendu  après  la  2^  représ, 
et  repris  le  9  juin  1814,  »  p.  391  et  432- 
528. 

Tome  V. 

25.  «  Guillaume    le    Conquérant,   drame   hist., 

5  actes,  »  représ.  16  déc.  1803,  p.  5,  pro- 
logue, 33-41,  texte  de  la  pièce,  42-161. 


—  234  — 

26.  «  Shakespeare,  ou  la  Pièce  à  l'étude,  corn., 
1  acte,  »  lie  représ,  l^""  janv.  1804,  p.  163 
et  169-204. 

2".  «  Les  Ilussites,  ou  le  Siège  de  Naùmboxirg, 
mélodrame,  3  actes  vers,  »  f»  représ.  18  juin 
1804,  p.  205  et  218  -  255  (musique  de 
Méhul). 

28.  «  Le   Tyran    domestique,    ou    l'Intérieur 

d'une  famille,  com.,  5  actes  vers,  »  re- 
prés.  16  févr.   1805,  p.  257  et  265-387. 

29.  0  Le  Menuisier  de  Livonie,  ou  les  Illustres 

voyageurs,  com.,  3  actes,  »  f'^  représ. 
9  mars  1805,  p.  389  et  400-493. 

Tome  VI. 

30.  «  La    Méprise    volontaire,    ou    la    Double. 

leçon,  com.  mêlée  de  chants,  1  acte,  » 
représ.  5  juin  1805,  p.  5  et  12-66  (musique 
de  M™«  de  Carcado). 

31.  «  La  Jeunesse  de  Henri  V,  com.,  3  actes,  » 

représ.  9  juin  1806,  p.  67  et  96-175. 

32.  «  Joseph,   drame   mêlé  de   chants,  3  actes,   » 

l--*  représ.  17  févr.  1807,  p.  177  et  186- 
246  (musique  de  Méhul). 

33.  «  Les  Artistes  par  occasion,  ou  l'Amateur 

de  Tivoli,  com.  mêlée  de  mus.,  1  acte,  » 
représ,  le  22  févr.  1807,  p.  247  et  256-307 
(musique  de  Calel). 

34.  «  La  Tapisserie,  comédie-folie,  1  acte,  »   l""* 

représ,  l''"  mars  1808,  p.  309  et   323-378. 

35.  n  Le  Chevalier  d'industrie,    com.,  5   actes 


—  23.3  — 

vers,  »  représ.  13  avril  1809,  p.  379  et 
406-516. 

Tome  VII. 

36.  «  Le  Vieil  amateur,  prologue  pour  l'ouverliire 

du  Ihéàlre  de  l'Odéon,  le  15  juin  1808, 
vers,  »  p.  I  et  30-69. 

37.  «  Le  Faux  Stanislas,  com.,  3  actes,  »  représ. 

28  nov.  1809,  p.  71  et  86-182. 

38.  «  La  Femme   inisanthi^ope,    ou   le   Dépit 

d'amour,  com.,  3  actes  vers,  »  représ. 
22  avril  1811,  p.  183  et  202-278. 

39.  «  Le  Prince  troubadour,  ou  le  Grand  trom- 

peur de  dames,  opéra-com.,  1  acte,  »  l'" 
représ.  24  mai  1813,  p.  279  et  286-341  (mu- 
sique de  MéhuI). 

40.  «  La  Manie  des   grandeurs,    com.,  5  actes 

vers,  »  représ.  17  cet.  1817,  p.  344  et 
374-489. 

Tome  VIII. 

41.  «  Le  Retour  d'un   croisé,  ou  le  Portrait 

mystérieux,  grand  mélodrame  en  un  petit 
acte,  avec  tout  son  spectacle,  etc.,  etc.,  etc.  » 
1  acte,  rcprés.  27  févr.  1810,  p.  5  et  11-51. 

42.  «  L'Enfant  prodigue,  ou  leBon  troubadour, 

com.  en  5  actes  du  xii^  siècle,  Irad.  de  la 
langue  romane,  »  non  représ.,  p.  53  et 
60-226. 

43.  «  La  Fille  dlionneur,  com.,  5  actes,  vers,  » 


—  236  — 

représ.  30  déc.    1818,   p.    227  et    240-365. 

44.  «  Le  Faux  bonhomme,  com.,  5  actes  vers,  » 

représ.  7  avril  1821,  p.  367  et  455-574. 

Tome  IX. 

45.  «  L'Officier  enlevé,  com.  mêlée  de  musique, 

1  acte,  »  représ.  4  mai  1819,  p.  5  et  14-66. 

46.  «  Le  Jeune  homme  en  loterie,  com.,  1  acte,  » 

représ.  17  mars  1821,  p.  67  et  74-125. 

47.  «  L'Orateur  anglais,  ou  l'École  des  dépu- 

tés, com.,  5  actes  vers,  »  composée  en  1819, 
non  représ.,  p.  127  et  154-274;  précédée 
de  Réflexions  sur  l'art  de  la  comé- 
die, lues  à  l'Académie  le  4  avril  1820, 
p.   134-153. 

48.  «  La  Princesse  des  Ursins,  ou  les  Courti-. 

sans,  com.  hist.,  5  actes,  »  non  représ., 
p.  275  et  281-443.  —  Réduite  à  3  actes  et 
représ.  25  déc.  1825,  voir  p.   72  ci-dessus. 

49.  «  Le  Complot  de  famille,  com.,  5  actes  vers,  » 

non  représ.,  p.  445  et  490-607. 

Duval,  dans  l'édition  générale  de  ses  Œuvres, 
a  souvent  omis  de  nommer  Is  théâtre  sur  lequel 
chacune  des  pièces  ci-dessus  fut  jouée  pour  la  pre- 
mière fois.  On  peut  toutefois  donner  les  indications 
suivantes. 

Parurent  pour  la  première  fois  : 

Sur  le  TItéàtre  de  la  République,  les  pièces 
portant  dans  la  liste  ci-dessus  les  n°^  2,  4,  5,  6. 

Sur  le  Théâtre-Français,  les  n°s  18,  24,  25, 
26,  28,  31,  35,  40,  43,  4i,  48. 


—  237  — 

A  l'Opéra-Comique,  n«Ml,  13,  15,  16,  17,  19, 
22,  23,  30,  32,  33,  39,  45. 

Sur  le  Théâtre  de  l'Impératrice  (second  Théàlre- 
Français),  n^s  10,  29,  34,  36,  37,  41. 

A  la  Porte  Saint-Marlin,  le  n»  27. 

Xu  Gymnase  Dramatique,  le  n"  46. 

N'ont  point  été  représentés,  les  n^^  1,  7,  9,  14, 
21,  42,  47,  49. 

Le  Théâtre  de  la  République  se  réunit  au  Théâtre- 
Français  en  1799. 

Sur  les  dates  des  premières  représentations  il  y  a 
souvent  divergence  entre  l'édition  collective  et  les 
éditions  séparées  des  diverses  pièces  de  Duval.  D'or- 
dinaire, il  ne  s'agit  que  de  quelques  jours.  Parfois  la 
différence  porte  sur  une  année  entière  :  en  ce  qui 
touche,  par  exemple,  la  Jeunesse  de  Richelieu 
(n"  6),  —  le  Trente  et  Quarante  (n"  17),  —  Be- 
niowski  (19)  —  et  Maison  à  vendre  (22),  l'édi- 
tion collective  place  les  premières  représentations  de 
ces  quatre  pièces  en  1796,  —  1799,  —  1800,  — 
1801,  tandis  que  les  éditions  séparées  les  mettent 
en  1797,  —  1800,  —  1801,  —  1800.  Ces  dernières 
dates  sont  probablement  les  bonnes. 

OUVBAGES    NON    COJIPRIS    DANS    L'ÉDITION 
COLLECTIVE. 

A.  —  Œuvres  dramatiques. 

1.  Le  JMaire,  drame  en  3  actes,  1791. 

2.  Le  Dîner  des  peuples,  vaudeville,  imité  des 

Chevaliers  d'Aristophane,  1792. 


—  238  — 

3.  Andros  et  Alniona,  ou  le  Français  à  Bas- 

sora  (alias,  ou  le  Philosophe  français  à 
Surate),  coméflie  mêlée  de  musique  en 
3  actes,  jouée  à  l'Opéra-Comique  le  4  fé- 
vrier 1794. 

4.  La  Reprise   de    Toulon,    opéra-comique    en 

1  acte,  1795. 

5.  Le  Défenseur  officieux,  comédie  en  3  actes, 

représentée  en  1795  sur  le  théâtre  de  la 
Cité;  voir  p.  16-17  ci-dessus. 

6.  Charles  II,   ou   le  Labyrinthe   de   Wods- 

toek,  comédie  en  3  actes,  représentée  à 
rOdéôn  le  11  mars  1828,  imprimée  la 
même  année  et  précédée  d'une  Notice  sur 
l'état  actuel  du  théâtre  et  de  l'art  dra- 
matique en  France,  et  d'un  Voyage- 
dans  les  Pays-Bas  et  dans  une  partie 
de  l'Allemagne. 

7.  Le  Testamerit,  comédie  en  3  actes  avec  pro- 

logue en  vers.  Paris,  Barba,  1836,  in-S». 

B.  —  Œuvres  diverses. 

8.  Affaire  de  l'Odéon,  .mémoire  en   vers,  en 

réponse  au  mémoire  en  prose  de  l'avo- 
cat de   la   liste  civile.  Paris,   Delaunay, 
1816,  in-8». 
Duval  ayant  été  remplacé  à  la  direction  de  l'Odéon 
en  juin  1815,  réclamait  du  ministère  de  la  maison 
du  roi,  pour  certaines  avances  faites  dans  sa  gestion, 
une  indemnité  qui  lui  était  contestée  :  de  là  ce  mé- 
moire. 


—  239  — 

9.  Observations  sur  la  question  de  la  pro- 
priété littéraire,  présentées  à  la  Com- 
mission dans  sa  séance  du  3  février 
1826.  Paris,  Pillet  aîné,  1826,  in-4«  de  8  p. 

10.  Le  Misanthrope  du  Marais,  ou   la  jeune 

Bretonne,  histoire  des  temps  modernes. 
Paris,  Dufey  et  Vézard,  1832,  in-S"  (roman). 

11.  De  la  littérature  romantique,   lettre  à  M. 

Victor    Hurjo.    Paris,    Dufey    et  Vézard, 
in-80  de  47  p. 

12.  Le  T héàtre-Français  depuis  cinquante  ans, 

lettre  à  M.  de  Montalivet,  ministre  de 
l'intérieur.  Paris,  Dufey,  1838,  in-8«. 

Nous  ne  relèverons  pas  les  articles  ou  notices  pu- 
bliés par  Alexandre  Duval  dans  divers  journaux, 
revues  et  publications  collectives.  Notons  seulement 
sa  notice  sur  Olivier  Perrin,  en  tète  de  la  Galerie 
Bretonne  de  celui-ci,  et  son  étude  de  {'Apprenti 
journaliste,  dans  le  Livre  des  Cent  et  Un, 
towe  IV. 


TABLE  DU  VOLUME 


Pages. 
Avanl-propos 1 

PREMIÈRE   PARTIE 

LA  VIE    d'alexandrp;    duval 

I.  —  Naissance  et  famille 5 

II.  —  Première  jeunesse. —  Alevandre  Du- 

val marin,  secrétaire  et  architecte.  9 

III.  —  Dessinateur  et  graveur 12 

IV.  —  Volontaire.  —  Prisonnier.  —  Auteur 

dramatique 15 

V.  —  Sous  le  Consulat  et  l'Empire 19 

VI.  —  En  Allemagne  et  à  l'Académie 2.5 

VIT.  —  Odéon  et  Fontainebleau 28 

VIII.  —  De  Aapoléon  à  Louis-Philippe.  — 

Mort  de  Duval 35 

IX.  —  Caractère  de  Duval.  —  La  Bretagne. 

—  Rennes 40 

X.  —  Affections  de  famille.  —  Un  arrière- 

petit-GIs 46 


11 


DEUXIÈME    PARTIE 

LE    TOKATRE    d'aLEXA>DRE    DCVAL 

Pages. 

I.  —  Vocation  dramatique 51 

II.  —  Vue  générale  du  théâtre  d'Alexandre 

iJuvai 55 

III.  —  Comédies  de   caractère   et    comédies 

de  genre 58 

IV.  —  Petite  comédie  tirée  d'une  grande  . .  63 

V.  —  Comédies  historiques 69 

VI.  —  Drames "4 

VII.  —  Procédés  de  composition 80 

VIII.  —  Les  Héritiers  (1796) 86 

IX.  —  Maison  a  vendre  (I80t) 101 

X.  —  EDOUARD   EN  ÉcOSSe(1802) 119 

XI.  —  Histoire  d'ÉDOCARD  en  Ecosse  ....  135 

XII.  —  La  Tapisserie  (1808) 149 

XIH.  —  Le  Faux  Stanislas  (1809) 165 

XIV.  —  Conclusion    sur    le    théâtre    d'A- 
lexandre Duval .  .  186 


TROISIÈME    PARTIE 

lettres  inédites  d'alexandre  duval  et  de 
sa  famille 

Avertissement 195 

I.  —  (Naples,  26  juillet  1790).  Lettre  d'A- 

mauri  Duval  à  Henri  Duval 197 


—  2'.3  — 

Pages. 

II.  —  (Rennes,    16    septembre    l'94i.    Du 

même 20.i 

III.  —  {.Même    date).     Lettre    d'Alexandre 

Duval 207 

IV.  —  (Même  date).  Lettre  de  Duval  père  .         208 

V.  —  (Paris,    8    décembre     1796).    Lettre 

d'Alexandre  Duval 210 

VI.  —  (Paris,    21    décembre     1700).     Du 

même 213 

VII.  —  (Paris,  13  juillet  1798).  Du  même.  216 

VIII.  —  (Saint-Pétersbourg,  mars  1802).  Du 

même 220 

IX.  —  (Londres,  10  août   1802).   Lettre   de 

M™«  Sopbie  Gay 22.5 

Note  finale 228 

BlBLIOGR.iPUIE   DES     OEUVRES    d' ALEXANDRE 

DOV.A.L 230 


Rennes,  —  linp.  Marie  Simon. 


Univers  ifa^ 

BIBLIOTHKA 


120G/0c^ 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawo 

Dote  due 


aJ9£02  002^.5  3230b 


CE  PC   2235 
.D8Z7é  1893 
CCO   LA  BOROERIE, 
ACC#  1221921 


ALEXANDRE  l 


!