231?
L5
(jiNKÉHENCES DE LA HUE DE LA PAIX
ENTRETIEN DD SAMEDI 29 FÉVRIER 1864
ALFRED DE MUSSET
DEVANT
LA JEUNESSE
M. LISSAGARAY
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
(Molière, i
PARIS
COURNOL, LIBRAIRE
'20, RUE DE SEINI
1864
ALFRED DE MUSSET
DEVANT
LA JEUNESSE
Paris. — Imprimerie de E, Martinet, rue Mignon, 2.
CONFÉRENCES DE LA HUE DE LA l'AIX
ENTRETIEN DU SAMEDI 29 FÉVRIER 1864
ALFRED DE MUSSET
I) E V A N T
LA JEUNESSE
M. LISSAGABAY
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
(Molière.)
PARIS
COURNOL, L l B R A I R E
20, RllE DE SEINE
1864
Tous droits réservés.
NOV 2 2 1972
M. AUGUSTE VACQUERIE
Monsieur,
Vous ne croyez pas qu'on puisse s'égarer en défendant avec
âme une idée généreuse, et vous m'avez dit : « Je suis avec
vous et je serai fier de le constater publiquement » . Permettez-
moi de vous dédier cette conférence qui n'a pas la prétention
d'être une étude, mais simplement une protestation.
On m'avait dit: vous soulèverez par votre âpreté; on m'avait
dit : vous irriterez les sectaires de la forme; on m'avait dit:
vous serez accusé de vous acharner sur un mort. Et moi, qui
crois que les vérités se passent d'euphémismes et repoussent
loin d'elles les périphrases heureuses qui font le succès des
erreurs; moi, qui crois que l'amour de la forme aboutit fatale-
ment à l'admiration du fait ; moi, qui crois que les morts re-
lèvent de notre jugement, alors surtout qu'on les ressuscite
pour en faire des idoles, je n'ai cherché de récompense que
dans l'accomplissement d'un devoir.
6 DÉDICACE.
Oui, notre devoir est d'être logique, car on ne défend pa<
autrement la vérité.
Sans la logique, on a des opinions, on n'a pas de croyances.
Les opinions tiennent au tempérament et au milieu. Les
croyances naissent des principes certains que l'étude seule
peut nous révéler. Aussi l'on peut, sans crime et de bonne
foi, varier dans ses opinions; les méchants seuls mentent
à leurs croyances : ils sont illogiques , mais volontaire-
ment : les indulgents ne sont-ils pas des complices invo-
lontaires?
Or nous devons croire, et tous ceux qui croient, proclament
que, dans ces temps de lutte et de rénovation, il n'y a pas
d'homme en dehors du citoyen. Quiconque, dans la mesure
de son être, de ses facultés, de ses aptitudes, n'apporte pas
à la cité son contingent, ne sera pas compté parmi les citoyens.
Ce qu'on disait autrefois de la France peut se dire aujour-
d'hui du monde entier : tout homme est un soldat. Que ceux
dont le souffle puissant peut emplir un clairon nous mènent
à la mêlée. Quel soldat s'arrêtera donc pour admirer le joueur
de flûte pendant que la fusillade tonne et que ses compagnons
d'armes montent à l'assaut?
Et nous ne proclamerions pas cette vérité du siècle ! Eh !
c'est la seule preuve de vie qu'il nous soit permis de donner !
Resterons-nous les gardiens muets des idées de devoir, de
morale, de solidarité, de foi, dans cet avenir qui nous attend?
Je le sais, se taire est plus commode, mais il y aurait moins
de palinodies, si l'on se compromettait davantage et de meil-
leure heure en affirmant sa foi; mais il y aurait moins de
DÉDICACE. 7
faux braves si les épreuves d'initiation étaient plus doulou-
reuses.
Arrière ces craintes; elles n'appartiennent pas aux Jeune •
qui ont de véritables croyances. Quel que soit l'accueil qu'on
leur réserve, ils ne connaîtront jamais le découragement. Vail-
lants, car nous avons le devoir pour principe, pour guide,
l'exemple de nos maîtres, pour récompense, notre conscience
et leur appui. Merci,, monsieur et maître, je le savais.
ALFRED DE MUSSET
DEVANT
LA JEUNESSE
Messieurs,
On pourrait dire de l'homme dont je viens vous entretenir
aujourd'hui qu'il n'a eu parmi ceux qui croient au devoir et
à la morale que des admirateurs superficiels et que ses en-
nemis ont été les seuls à bien l'étudier, par conséquent à bien
le connaître. C'est le contraire, je le crois, de toutes les indi-
vidualités puissantes qui ne conquièrent des convictions que
par une étude approfondie. Il est peut-être le seul de tous
nos poètes français qui puisse séduire au point d'inspirer de
l'indulgence à ceux-là mêmes qui le condamnent. J'ai pour
but de démontrer que cette indulgence n'est pas logique. J'en
ai encore un autre, et si je ne l'atteins pas, je ne pourrai même
comme excuse arguer de mon insuffisance. Je veux, usant du
plus précieux des avantages de cette chaire, faire ici une pro-
testation. Sur une tombe de Montmartre on a évoqué l'image de
la jeunesse, qui de ses mains de marbre couronne le buste du
plus fidèle disciple de M. de Musset. De quel droit y est-elle?
Qui l'y a mise? Est-ce nous? Non, tu n'es pas la jeunesse, toi
qui ne scelles que le néant; non, tu n'es pas la jeunesse, toi qui
ne peux contenir que des fleurs dans ta main, et si nous étions
en peine d'un symbole c'est à cette image voisine, enveloppée
d'un suaire de bronze, crispant dans sa main la plume et
10 ALFRED DE MUSSET
l'épée que nous irions à genoux demander de nous taire l'hon-
neur de nous représenter. Austère et grave et non pas sou-
riante, austère et grave, le front plissé par des rides pré-
coces, car nous n'avons plus le temps d'être jeunes. Soyons
vieux à vingt-cinq ans, si nous ne voulons pas être serfs à
trente.
Nous ne laissons le droit de nous représenter ou de pré-
tendre être nos interprètes qu'à ceux qui ont fait plus de bien
que nous, qu'à ceux qui ont idéalisé nos meilleurs instincts,
qu'à ceux qui ont le plus énergiquement revendiqué leur
droit, qu'à ceux qui ont le plus constamment rempli leurs
devoirs, qu'à ceux enfin qui sont morts à la peine la main
sur leurs instruments de travail : Mais nous renions et nous
considérons comme des imposteurs ceux qui ont sali une à
une les fleurs de la couronne de nos jeunes années, qui n'ont
eu pour muse que la débauche, pour croyance que la néga-
tion dédaigneuse, pour but que le néant dans lequel ils sont
tombés. Que ceux-là aillent se faire juger par leurs pairs....
Non, je le répète, vous ne les connaissez pas, vous, disciples
du devoir et de la morale qui couvrez de votre indulgence
les lambeaux de pourpre qui cachent leur bassesse; non,
et si les idées auxquelles vous avez soumis votre vie ne
sont pas pour vous de vains mots, vous repousserez de toutes
vos forces cet affreux paradoxe que le vice est haïssable et
qu'il peut cependant par ses artifices parvenir à se faire
excuser.
J'ai souvent entendu dire après de violentes critiques des
œuvres de M. de Musset; bien que j'aime Musset je reconnais
que vous avez raison. Vous aimez Musset? mais comment
le pouvez-vous admettant la justesse de ces critiques? Est-ce
sa morale que vous aimez? Non. Son scepticisme, ou plutôt
son nihilisme, car le scepticisme est le doute des chercheurs, et
le nihilisme le trou dans lequel vient s'endormir l'ignorance
et la paresse? Pas davantage. Sa puissance de conception?
Elle est médiocre. Quoi donc ? La forme.
DEVANT LA .IEI NKSSE. 11
Ah ! j'admets que depuis Bridoison, l'argument a du succès.
Mais je suis certain qu'il ne vous suffira pas longtemps. Il se
réduit à dire, si j'ai bien compris votre pensée, queM. de Musset
est un poëte? Justement.
Je ne continuerai pas, messieurs, un dialogue trop facile ;
mais nous voici arrivé tout naturellement à cette énormité
que le' poôte est celui qui sait revêtir sa pensée d'une tonne
élégante. A ce compte Victor Hugo sera poète au même titre
que M. de Musset, ou il faudra que nous disions que l'un est
un bon et l'autre un mauvais poëte. Auquel des deux décer-
nerons-nous l'épithète ? Ah ! messieurs, mettons-nous vite
d'accord.
Le poëte est celui qui fait. II représente toujours et néces-
sairement un sentiment, une situation morale quelconque, et
si ce sentiment, cette situation existe réellement dans la na-
ture humaine i! a fait œuvre de poëte. Essayez de déplacer
Virgile, Dante, Pétrarque. Ils ont chanté leur époque sur une
lyre d'or. Ils sont le centre de leur épopée. En eux s'incarne
la figure de leur siècle. Ils seraient un anachronisme ailleurs.
Déplacez Pétrone. M. de Musset, rétrogradez de seize siècles,
vous êtes contemporain de la débauche, de la vanité et de
l'ignorance. Vous ne serez même pas le premier parmi vos
pairs. Mais de votre temps de rénovation et de lutte, qu'avez-
vous représenté? J'entends parler de Byron et de Gothe.
Nous y reviendrons. Mais pour le moment permettez-moi de
vous dire que vous vous êtes vanté en disant que vous buviez
toujours dans votre verre.
N'ayant rien représenté de votre époque, à ce seul titre déjà
vous n'êtes pas poëte. Le serez-vous au plus saint de tous les
titres, celui qui depuis un siècle a sacré le poëte pontife de la
morale humaine, de la charité, du droit, du devoir, l'apôtre
des jeunes générations qui doivent apprendre tout ce qui fait
l'homme et tout ce qui le rend libre, qui chante les vaincus,
qui déchaîne les furies sur les coupables triomphants, qui
console les faibles, qui jette l'opprobre au front des lâches? —
12 ALFRED DE MUSSET
Est-ce vous qui avez fait cela? — qui s'acharne après la mi-
sère, après l'ignorance, après le déshonneur. Est-ce vous qui
avez fait cela? — qui rend gloire aux pères et les explique
aux enfants ? — Est-ce vous qui avez fait cela, Don Paez, Don
Cassius, Frank, Rolla ? — Mais c'est ton image, ô pâle spectre,
ta propre image, ta seule image que tu as mille fois repro-
duite. Non, tu n'as pas été un moment, un atome dans ton
siècle :
Je n'ai jamais chanté ni la paix ni la guerre.
Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère.
Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort,
Pourvu qu'on dorme en paix au milieu du tapage,
C'est tout ce qu'il me faut.
Gbthe disait à Eckermann « on ne mérite pas le nom de
poète quand on ne sait exprimer que ses quelques sentiments
personnels. » Toute l'œuvre de M. de Musset n'est que la mise
en scène d'Octave. 11 veut se venger de sa première maîtresse,
Don Paez, Ëtur. Il veut mourir dans son dernier embrasse-
ruent et se tuer :
Juana, murmura-t-il, tu l'as voulu. . .
Desgenais lui offre une consolation :
Eh ! voulez-vous avoir
La Camargo, l'ami?
Tête et ventre, ce soir,
Ce soir même...
Il appelle à son aide le jeu, Portia, Dalti. La débauche la
plus vile, celle qui se dégrade par l'expression :
Allons, Julie, il faut t'attendre, etc.
Enfin les larmes du priapisme, celles que la moindre émotion
arrache aux yeux un lendemain d'orgie, « Le soir je poussais
le verrou... Je pleurais » — (stances à l'église). — Pousserais-je
DEVANT LA JEUNESSE. 13
plus loin la comparaison ? Les rapprochements seraient faciles.
Voyez déjà si celui-là sera le poète de Gothe? Pour moi cette
définition me semble la seule vraie, la seule en harmonie avec
la signification du mot. Il se confondait dans l'antiquité avec
le nom de prophète. A combien donnerez vous cette appella-
tion sacrée, en France où la forme littéraire n'est pas rare,
et le premier Piron venu prétendra-t-il mériter ce titre en pré-
textant de sa bonne harmonie avec le rhythme et la gram-
maire ?
La question ainsi posée, j'avoue que je ne sais guère quel
intérêt on peut retirer de l'analyse des œuvres de ceux qui
n'ont rien appris, rien enseigné. Les études de cette nature
sont peut-être curieuses au point de vue de l'archéologie litté-
raire pour les érudits qui ne veulent rien ignorer. Comme
elles ne sont pas un signe particulier des temps, elles n'ont
pas une valeur historique. Alors même qu'elles seraient
un tour de force dans leur genre, bien que je proteste avec
notre maître Quinet, « qu'il n'y a rien à faire avec le petit, »
elles seraient indignes de notre attention, si cette étrange
séduction dont j'ai parlé au commencement de cet entre-
tien n'obscurcissait encore pour beaucoup de ceux qui recon-
naissent la morale et le devoir, et c'est à ceux-là seuls que je
m'adresse, la logique de leurs appréciations. Je veux démon-
trer que M. de Musset a créé un être de convention entiè-
rement en dehors de notre époque ou des époques précé-
dentes, qui n'a jamais existé, qui jamais n'existera et qu'il
n'est arrivé qu'à se reproduire lui-même, et vingt fois et tou-
jours dans ce personnage voué au satyrisme, qui après avoir
commencé une vie sans but et sans principe, trouvant plus
facile de proclamer le nihilisme que la nécessité et le devoir
de la lutte vient s'abîmer sur le tard dans l'abêtissement
d'une foi aveugle.
Je ne veux pas analyser l'œuvre complète de M. de Musset.
Il me suffira de citer les passages qui viennent à l'appui de
la thèse que je soutiens. Il serait peut-être cependant intéres-
11 ALFRED DE MUSSET
sant de rechercher par quelle suite d'événements il parvint
ainsi à atrophier les beaux côtés de son talent. Que la nature
aveugle ait égaré sur lui ses faveurs, je suis loin de le con-
tester, pas plus que je ne pourrais méconnaître, quelque in-
forme et hideuse que soit une statue, la blancheur et la pureté
du marbre qu'elle anime. Mais qui donc, messieurs, pourra
séparer l'idée du monstre de la matière qui l'incarne ? Il y
a là peut-être le sujet d'une comparaison douloureuse. Je
ne sais pas en vérité ce que l'admiration aura à faire ici.
M. de Musset est pour moi le produit le plus direct et d'ail-
leurs le plus naturel de cette fatale école du sentiment dont
Rousseau fut le fondateur. On dit généralement que Jean-
Jacques a formulé le premier d'une manière nette le code
de nos droits, et qu'en s'inspirant de la nature il a retrouvé
et appliqué les principes sur lesquels repose notre droit na-
turel. Il serait vraiment plaisant, si ce n'était pas un spectacle
fort triste, de voir ainsi sacrifier toute une génération anté-
rieure à Rousseau, au moins par la date de renonciation de ses
principes,, et qui les avait déduits, non par voie de sentiment,
mais par une méthode scientifique. Je veux parler des physio-
crates. Et Quesnai et Lemercier de la Rivière, et ïurgot et Ma-
bly, et le plus grand de tous, car il toucha à tout, Voltaire ?
Est-ce qu'il proclame la vérité? Est-ce qu'il combat les pré-
jugés au nom du sentiment? lui l'homme de la raison pure,
lui qui n'ignorait pas que si cette arme est commode, car elle
peut immédiatement soulever les masses , elle n'a jamais
vaincu que pour une heure. Remarquons ici, et cette re-
marque a bien son importance, que si Rousseau a pu exalter
les masses, c'est Voltaire seul qui les a convaincues, parce
que Voltaire a raisonné leur sentiment; l'un se bornait à
demander l'égalité des conditions; l'autre, la liberté de la
pensée. Il y avait tout là-dedans. L'un nous a appris à obéir
à nos sentiments, comme s'ils ne pouvaient pas être faussés
et viciés : l'autre nous a courbés sous le joug de la science en
nous ordonnant le libre examen. L'influence de Rousseau a
DEVANT LA JEUNESSE. là
fini avec la première période de la révolution. Nous mon-
tons aujourd'hui portés par le souffle de Voltaire.
Nous voila, croyez-vous, bien loin de M. de Musset. Nous
y touchons néanmoins. Enlevez à Rousseau cet immense
amour de l'humanité, qui donna un but à ses études» sur la
nature, que restera-t-il de cet homme ? Un génie contempla-
tif, rêveur; mais cette contemplation sera sans objet, n'ayant
pas l'homme pour fin dernière. Elle deviendra donc un tour-
ment, et d'autant plus âpre et plus douloureux que le senti-
ment de la nature sera plus vif. Supposez Rousseau débauché, et
que dans ses intervalles de lucidité son génie contemplatif se ré-
veille. Ici la douleur de cette contemplation sans objet s'accroît
de ses retours sur lui-même, dans lesquels le doute s'ajoute
au mépris de lui. Dans le premier cas, vous avez Werther ;
vous avez M. de Musset dans le second. Non pas M. de .Musset
complet, entier; oh ! non, il y a de tout dans cet homme, et
surtout de la vanité, de cette vanité qui est toujours fille de
l'ignorance. A un sentiment naturel, vient se joindre un sen-
timent factice. On a lu Manfred, et sans s'inquiéter de le com-
prendre, on a cru, pour être original, qu'il sulîisaitde l'imiter. Il
sera donc, je crois, vrai et facile de résumer M. de Musset
dans ces termes.
Sentiment du beau : vanité.
Je vais essayer maintenant, messieurs, de vérifier devant
vous l'exactitude de ces termes. Nul homme n'aura été plus
complètement percé à jour que M. de Musset. Nous ignorons
beaucoup de Rousseau, même après ses Confessions; dès la
première ligne de l'apologie de sa conduite, nous connaissons
M. de Musset. Le titre qu'il inscrit en tête de sa confession,
Un enfant du siècle, est faux, vaniteux et vantard. Qu'est-ce
que c'est que cette prétendue encyclopédie de 300 pages?
C'est donc cet homme sans opinions, sans convictions, sans
principes, qui prétend incarner dans lui-même l'esprit de
cette époque. (Bruits, protestations.)
Messieurs, j'en suis fâché, mais cette chaire n'a pas été
16 ALFRED DE MUSSET
fondée pour glorifier le vice dans les œuvres de M. de Musset.
(Applaudissements.)
En vérité, cela fait sourire. Avant de les ouvrir, ces con-
fessions nous étaient connues. Nous avions lu Rolla; fran-
chement, le relire en prose boursouflée cela en valait-il la
peine? Poursuivons cependant: l'humilité et la franchise
peuvent faire beaucoup pardonner.
Après un tableau des guerres de l'empire et des troubles
qui ouvrirent ce siècle, dans un style dont le passage suivant
pourra vous donner un échantillon :
. v b Napoléon, despote, fut la dernière lueur de la lampe du
despotisme; il détruisit et parodia les rois, comme Voltaire
les livres saints. Et après lui on entendit un grand bruit :
c'était la pierre de Sainte-Hélène qui venait de tomber sur l'an-
cien monde. Aussitôt parut dans le ciel l'astre glacial de la
raison, et ses rayons, pareils à ceux de la froide déesse des
nuits, versant de la lumière sans chaleur, enveloppèrent le
monde d'un suaire livide. »
Voici venir le prétendu symptôme de l'esprit du siècle.
« Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à
fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos
par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute
espèce, à l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens voyaient se
retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient
préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sen-
taient au fond de l'a me une misère insupportable. Les plus
riches se firent libertins; ceux d'une fortune médiocre prirent
un état et se résignèrent soit à la robe, soit à l'épée ; les plus
pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid, dans les
grands mots, dans l'affreuse mer de l'action sans but. Comme
la faiblesse humaine cherche l'association, et que les hommes
sont troupeaux de nature, la politique s'en mêla. »
Ah ! Messieurs, l'affreux rêve, et comme tout cela est ra-
conté avec l'injustice du coupable qui cherche à excuser son
crime. (Murmures. Écoutez ! écoutez !) Quand il s'agira de nous
DEVANT LA JEUNKSSK. 17
défendre, nous le ferons nous-mêmes; mais puisqu'on in-
sulte, qu'on calomnie ainsi une génération que nous sommes
habitués à respecter, à honorer du fond de notre cœur, lais-
sons-lui le soin de répondre elle-même, et apprenons par
son exemple à mériter de pouvoir nous rendre à nous-mêmes
dans l'avenir le même témoignage qu'elle peut se rendre au-
jourd'hui.
Voici les paroles d'un de nos maîtres, M. Vacquerie, dans
la nouvelle édition , parue avant-hier, des Profils et gri-
maces.
« On est venu dans un mauvais moment. Tout était mort.
» On n'avait plus « deux petits morceaux de bois noir en croix
devant lesquels croiser les mains », et, comme évidemment
ceux qui ne croient pas à la divinité de Jésus n'ont pas d'âme,
l'âme était morte. Quelques-uns avaient essayé de croire à la
liberté, mais ils avaient vu « trois paniers qu'on portait à Cla-
mart : c'étaient trois jeunes gens qui avaient prononcé haut
ce mot de liberté »; alors leur « illusion » était morte. Oui,
« l'illusion » de ceux que les martyrs font douter. C'est dans
ce cimetière que poussait une génération étiolée et empestée
par les miasmes de toute cette putréfaction. Quoi ! c'était un
cimetière, cette époque féconde où tout ressuscitait, l'art et
la politique, la tribune, le théâtre, l'atelier du peintre ; la
chaire du professeur ! Quoi ! c'était une génération mort-née,
cette génération qui, en politique, a fait 1830 et 1848, et qui,
en art, a été Hugo, Lamartine, George Sand, Lamennais,
Balzac, Michelet, Alexandre Dumas, Eugène Delacroix, David
et tant d'autres! C'était une génération impuissante et bonne
tout au plus « pour le tripot et pour le lupanar », cette incor-
rigible race de lutteurs qui est encore debout après quarante
ans de guerre non interrompue et qui enseigne aux jeunes
la vigueur et la jeunesse! Parlez pour vous, Octave. Octave
donc est mal né, et il a été mal élevé : Werther lui a enseigné
le suicide, Faust l'enfer et Manfred le néant. Il n'a pas com-
pris que ces œuvres tourmentées étaient la crise néces-
2
18 ALFRED DE MUSSET
saire et féconde d'un siècle qui se renouvelait et la fièvre
de croissance d'une société. Pour qui sait lire, le Gbthe de
Werther et du premier Faust, qui déclare l'impossibilité de
vivre dans le monde tel qu'il est, et qui appelle les puissances
inconnues au rajeunissement du vieil homme, est bien autre-
ment réconfortant et salutaire que le Gôthe du Divan et du
second Faust, tranquille et indifférent pendant que les peu-
ples se lèvent et dont l'unique idéal est d'évoquer l'antiquité.
Quant à Byron, il faut un regard bien superficiel pour voir un
professeur de scepticisme et de découragement dans ce dé-
fenseur de toutes les libertés et de toutes les indépendances,
dans ce penseur militant qui combat de la pensée pour les
ouvriers contre les lords, pour les peuples contre les rois, pour
l'Espagne contre Napoléon, pour Venise contre l'Autriche, et
qui meurt pour la Grèce. Manfred ne nie pas Dieu, il affirme
l'homme, et sa foi est telle que ni les menaces des paysans
offensés dans leur superstition, ni les supplications de l'abbé
qui voudrait rallier à l'église ce vaillant esprit, ni les lâches
conseils que donne l'approche de la mort, ne peuvent le faire
douter. N'importe, que ce soit ou non Byron et Gbthe qui
aient fait Octave maladif et chétif, il l'est. Le premier coup de
vent, la trahison d'une maîtresse, le renverse, et il roule dans
tous les désordres que j'ai racontés. Il devient le débauché,
excessif en apparence, timoré de fait, qui s'appelle successi-
vement don Paez, Dalti, Mardoche, Garuci, Frank, Hassan._Il
est, à la surface, bruyant, insouciant, insulteur du ciel et de
la terre ; au fond, timide et souffrant. C'est après cela qu'il
rencontre madame Pierson : il ne l'a donc pas attendue pour
souffrir. Elle n'est pas sa maladie; elle essaye d'être sa gué-
rison. Sous le tendre rayon de cette âme haute, il se redresse
et se fortifie, il aspire au bien, à la vérité, à la république, au
dévouement, mais ses mauvaises années d'ironie et d'imita-
tion ne veulent pas le lâcher ; la débauche s'attache à Loren-
zaccio ; Rolla retourne mourir où il a vécu. Octave est main-
tenant ce qu'il se disait, amer, Fnjurieux, violent; il mal-
DEVANT LA JEUNESSE. 19
traite madame Pierson, il l'opprime, il la torture, il l'ou-
trage de comparaisons cyniques avec ses anciennes maîtresses.
Madame Pierson s'obstine à lui pardonner et à l'aimer; mais
quand ce supplice a duré bien longtemps, quand elle est à
bout de résignation et de tendresse, elle cesse de l'aimer et
elle le quitte. Si c'est là un bourreau, je demande ce que
c'est qu'un patient.
» Octave se lalssera-t-il quitter? Il sait qu'il a détaché de lui
sa maîtresse, qu'elle ne l'aime plus, qu'elle en aime un autre.
La jalousie remue en lui toute la lie de son passé; il redevient
tout à fait don Paez ; il veut tuer, et se tuer. Qui l'arrêterai
C'est ici la crise suprême, et l'extrémité du mal. Pour la der-
nière fois, la vie et la mort sont en présence. Qui le sauvera?
Ce que rien n'a pu faire, pas même le noble amour de ma-
dame Pierson, qui le fera? Il prend un couteau, et s'approche
du lit où dort sa maîtresse, il est résolu, il écarte le drap pour
découvrir le cœur; le drap écarté, il aperçoit... «entre les
deux seins blancs un petit crucifix d'ébène » . Alors il lâcbe le
couteau, joint les mains et s'agenouille ; sa jalousie, ses an-
nées de débauche, la contagion du temps, tout s'efface ; il se
dévoue, et part pour laisser à sa maîtresse -la liberté et le
bonheur. Il est guéri, et radicalement don Paez est guéri de
tuer et Rolla de mourir. La croix de madame Pierson achève
ce qu'avait ébauché la croix de Marion.
» La croix, voilà donc le remède au « siècle ». Pour qu'on
n'en doute pas, lorsqu'il s'agit de donner un nom à son livre,
Octave l'appelle sa « Confession ». Et si çà ne vous suffit pas
qu'il aille à confesse, le voici qui communie : dans l'introduc-
tion, il appelle l'hostie « le pain de Dieu » et « le symbole
éternel de l'amour céleste ». Et c'était bien la peine de nier
l'immortalité de l'àme pour croire à l'éternité de l'hostie. »
Voici comment il fut pris de la maladie du siècle :
«J'étais à table, à un grand souper, après une mascarade.
Autour de moi mes amis richement costumés, de tous côtés
des jeunes gens et des femmes; tous étaient, étincelants de
20 ALFRED DE MUSSET
beauté et de joie. À droite et à gauche, des mets exquis, des
flacons, des lustres, des glaces; au-dessus de ma tète, un
orchestre bruyant, et en face de moi ma maîtresse, créature
superbe que j'idolâtrais.
» J'avais alors dix-neuf ans, je n'avais éprouvé aucun mal-
neur ni aucune maladie ; j'étais d'un caractère à la fois hau-
tain et ouvert ; avec toutes les espérances et un cœur dé-
bordant. Les vapeurs du vin fermentaient dans mes veines ;
c'était un de ces moments d'ivresse où tout ce qu'on voit, tout
ce qu'on entend, vous parle de la bien -aimée. La nature en-
tière paraît alors comme une pierre précieuse à mille facettes,
sur laquelle est gravé le nom mystérieux. On embrasserait
volontiers tous ceux qu'on voit sourire, et l'on se sentie frère
de tout ce qui existe. Ma maîtresse m'avait donné rendez-vous
pour la nuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres
en la regardant.
» Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma
fourchette tomba, je me baissai pour la ramasser, et, ne la
trouvant pas d'abord, je soulevai la nappe pour voir où elle
avait roulé. J'aperçus alors sous la table le pied de ma mai-
tresse qui était posé sur celui d'un jeune homme assis à coté
d'elle , etc.»
Voilà donc le fatal accident qui a fait dérailler M. de Musset.
Le voilà donc qui, à dix-neuf ans, jette sa malédiction à ce
monde, renonce à ses croyances, renonce à tout espoir^ et
désormais commence à douter de tout, hors d'une chose, c'est
que ce monde est indigne de lui. Enfin il est devenu, il est
athée. Et, vous le comprenez bien, messieurs, j'entends ce mot
non pas dans l'acception théologique, mais dans son sens le plus
large. Athée celui qui n'a pas de croyance, pour qui rien
n'existe, ni conscience, ni devoir, ni morale, ni la charité, bète
brute isolée au milieu d'une société qu'il exploite en réclamant
pour lui les mêmes droits, les mêmes immunités que ceux
qui ont versé leur sang, donné leur vie pour les conquérir où
les laisser à leurs enfants. Lorsqu'on arrive à ce degré de vé-
DEVANT LA JEOHESSE. 21
gétation morale, par la douleur, la faiblesse, et cette espèce
de folio qui nous pousse irrésistiblement à déchirer nous-mêmes
nos entrailles, on est à plaindre plutôt qu'à fuir. Un accident
heureux peut quelquefois, par un trouble fécond, remettre
l'ordre dans cet être désorganisé. Mais lorsque ce n'est pas le
malheur de la vie, mais bien la paresse, la vanité, la débau-
cbe qui ont introduit le nihilisme dans une âme, il n'y a plus
alors de remède, car le démon de la vanité veille toujours
sur ses conquêtes, il ne les laisse jamais échapper.
M. de Musset commença par sacrifier à la vanité. Avec une
grande présomption de sa valeur personnelle, il ne voulut res-
sembler à personne, à personne du moins de ceux qui rap-
prochaient : il prit Hugo en haine. Mais il accueillit l'étranger,
(îothe etByron. Il trouva dans le Werther du premier le sen-
timent confus qui l'agitait lui-même, il ne sut comprendre
dans le Manfred du second que l'idée du néant qui plut à sa
paresse, et lui permettait en lui évitant la peine de chercher,
de se donner un air hautain et méprisant en face des vérités
qu'il ne pouvait comprendre parce qu'il ne voulait pas les
étudier. La débauche ne lui en laissait pas le temps. Il couvrit
de son manteau le mépris des hommes et des choses. (Mur-
mures sur plusieurs bancs. C'est vrai, c'est vrai, sur un grand
nombre.) Il n'eut même pas l'orgueil de finir comme il avait
commencé, car l'orgueil est un sentiment noble et il ne sa-
crifia jamais qu'à la plus mesquine vanité. Il se faisait souvent
quelques fissures dans ce ciel orageux à travers lesquelles il
apercevait les éclairs. Ses yeux aveuglés s'ouvraient un instant.
On marchait autour de lui. Il prenait alors de son sang, de sa
vie, et dans ses convulsions les jetait à cette lumière loin-
taine qui ne devait pas s'éteindre pour perpétuer toujours
son désespoir.
Quand on manque d'idées ou plutôt qu'on n'en a qu'une
seule, quelque talent qu'on mette à essayer de la rajeunir,
de la rajuster, c'est elle, elle seule qui revient incessamment.
Tous les personnages de M. de Musset reproduisent invaria-
22 ALFRED DE MUSSET
blement le même type. (Murmures). Le libertin à la pensée
indécise, vague, et la vierge pure prédestinée à cet homme.
Don Gassius, Frank, Rolla, Suzon, Deidamia, Marion. L'ana-
lyse rapide de l'une de ses œuvres nous donnera le mot de
l'énigme de cet homme, explication qu'il a d'ailleurs pré-
tendu nous donner. Son Rolla, c'est Werther amoindri et dé-
gradé par Don Juan, mais Don Juan de bas étage. De Char-
lotte il fit Marion. Vous avez tous présente à l'esprit l'œuvre
du grand poète, mais il me sera permis d'en citer quelques
passages afin de mieux faire ressortir la laideur du travestis-
sement.
Werther est un amant de la nature : il s'absorbe dans sa
contemplation ; mais cette contemplation, comme je l'ai dit,
sans un but défini, c'est-à-dire sans l'homme, devient un
tourment incessant. Avez-vous remarqué les dates de ses
lettres? Sa passion naît au printemps, à l'épanouissement de
la nature. Le roman dure deux ans et passe à travers les vicis-
situdes des saisons : le délire en été, l'affaissement à l'au-
tomne, la mort à l'hiver. Quand il rencontre Charlotte, par
quoi est-il d'abord séduit? — par cette candeur, cette inno-
cence, le spectacle gracieux de cette jeune fille qui sert de
mère à sa nombreuse famille. Vous rappelez-vous cette scène
si calme et délicieuse par sa pureté môme?
« J'avais mis pied à terre : une servante qui parut à la porte
nous pria d'attendre un instant mademoiselle Charlotte qui
allait descendre. Je traversai la cour pour m'approcher de
cette jolie maison, je montai l'escalier, et en entrant dans la
première chambre j'eus le plus ravissant spectacle que j'aie
vu de ma vie. Six enfants de deux ans jusqu'à onze, se pres-
saient autour d'une jeune fille d'une taille moyenne, mais
bien prise. Elle avait une simple robe blanche, avec des
nœuds couleur de rose pâle aux bras et au sein. Elle tenait
un pain bis, dont elle distribuait des morceaux à chacun en
proportion de son âge et de son appétit. Elle donnait avec
tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté !
DEVANT LA JEUNESSE. 23
Toutes les petites mains étaient en l'air avant que le morceau
fût eoupé. A mesure qu'ils recevaient leurs soupers, les uns
sVn allaient en sautant : les autres, plus posés, se rendaient
à la porte de la cour pour voir les belles dames et la voiture
qui devait emmener leur chère Lolotte. »
Ce qu'il aime en elle, c'est l'image de toutes ces vertus qui
se reflètent sur ce qui l'entoure. Est-ce le libertin dont les
sens déjà blasés se réveillent : Kcoutez.
« Elle est sacrée pour moi : tout désir se tait en sa pn-
sence. Je ne sais ce que je sens quand je suis auprès d'elle:
c'est comme si mon âme se versait et coulait dans tous mes
nerfs. »
Et lorsque cette passion qui suit son cours chaste et régu-
lier vient se heurter contre l'obstacle, lorsque son mariage
avec Albert enlève à Werther toute espérance de posséder
Charlotte, quelle harmonie et quelle noblesse dans l'expres-
sion de ce désespoir cependant sans remède.
4 décembre.
« Je te supplie vois-tu, c'est fait de moi je ne sau-
rais supporter tout cela plus longtemps. Aujourd'hui j'étais
assis près d'elle j'étais assis; elle jouait différents airs sur
son clavecin, avec toute l'expression! tout, tout! que
dirais-je, sa petite sœur habillait sa poupée sur mon genou.
Les larmes me sont venues aux yeux, je me suis baissé, et
j'ai aperçu son anneau de mariage. Mes pleurs ont coulé
et tout à coup elle a passé à cet air ancien dont la douceur a
quelque chose de céleste, et aussitôt j'ai senti entrer dans
mon âme un sentiment de consolation, et revivre le souvenir
de tout le passé, du temps où j'entendais cet air, des tristes
jours d'intervalle, du retour, des chagrins, des espérances
trompées, et puis j'allai et venai par la chambre; mon
24 ALFRED DE MUSSET
cœur suffoquait : « Au nom de Dieu, lui ai-je dit avec l'ex-
pression la plus vive, au nom de Dieu, finissez ! » Elle a
cessé, et m'a regardé attentivement : « Werther m'a-t-elle
dit avec un sourire qui me perçait l'àme ; Werther, vous êtes
bien malade, vos mets favoris vous répugnent. Allez ! de
grâce, calmez-vous. •> Je me suis arraché d'auprès d'elle, et
Dieu ! tu vois mes souffrances, tu y mettras fin. »
Et, dans cette lettre déchirante où Werther exhale le der-
nier sanglot de sa vie, la dernière pensée qui l'exalte est ce-
pendant une pensée d'espoir.
« C'est donc pour la dernière fois, pour la dernière fois que
j'ouvre les yeux! Hélas! il ne verront plus le soleil; des
nuages et un sombre brouillard le cachent pour toute la
journée. Oui, prends le deuil, ô nature! ton fils, ton ami, ton
bien-aimé, s'approche de sa fin
» L'éternité même ne pourra détruire la vie brûlante
dont je jouis hier sur tes lèvres et que je sens en moi ! Elle
m'aime ! ce bras l'a pressée ! ces lèvres ont tremblé sur ces
lèvres ! cette bouche a balbutié sur la sienne ! Elle est à moi !
tu es à moi ! oui, Charlotte pour jamais !
» De ce moment tu es à moi, à moi, ô Charlotte! je
pars devant. Je vais rejoindre mon père, ton père ; je me
plaindrai à lui ; il me consolera jusqu'à ton arrivée : alors je
vole à ta rencontre, je te saisis, et demeure uni à toi en pré-
sence de l'Éternel, dans des embrassements qui ne finiront
jamais.
o Je ne rêve point, je ne suis point dans le délire ! près du
tombeau je vois plus clair. Nous serons, nous nous rever-
rons »
Dites, messieurs, quelle âme tendre n'a souffert avec lui,
quelle âme tendre peut se croire à l'abri de pareilles dou-
leurs? Gôthe, dans ses mémoires, s'est attaché à expliquer
comment il fit Werther, avec son sang, son âme, dans un
état continuel d'hallucination, ce sont ses propres termes.
Mais, dans ce beau poème, dans ce sanglot de l'âme, vous
DEVANT LA JEUNESSE. 25
trouverez toutes les douleurs fondues pour ainsi dire en une
seule. Vous chercherez en vain une larme honteuse.
De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice et de la plus féconde,
Je veux dire Paris. — Le plus grand débauché
Était Jacques Rolla
Et voici ses titres de gloire
Jacques était grand, loyal, intrépide et superbe.
Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années,
Il vécut au soleil sans se douter des lois ;
Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière,
N'a, de l'est au couchant, promené sur la terre
Un plus large mépris des peuples et des rois.
Ce n'était pour personne un sujet de mystère
Qu'il eût trois ans à vivre, et qu'il mangea son bien.
Le monde souriait en le regardant faire.
Et lui, qui le faisait, disait à l'ordinaire
Qu'il se ferait sauter quand il n'aurait plus rien.
C'était un noble cœur, naïf comme l'enfance,
Bon comme la pitié, grand comme l'espérance.
Voilà Werther, voici Charlotte.
t
Si ce n'est pas ta mère, ô pâle jeune fille '
Quelle est donc cette femme assise a ton chevet ,
Qui regarde l'horloge et l'âtre qui pétille,
En secouant la tête et d'un air inquiet?
Qu'attend-elle si tard? — Pour qui, si c'est ta mère,
S'en va-t-elle entr'ouvrir, depuis quelques instants,
Ta porte et ton balcon si ce n'est pour ton père?
Et ton père, Marie, est mort depuis longtemps.
Pour qui donc ces flacons, celte table fumante,
Que, de ses propres mains, elle vient de servir ?
26 ALFRED DE MUSSET
Pour qui donc ces flambeaux, et qui donc va venir ?
Qui que tu sois, lu dors, tu n'es pas son amante.
Les songes- de tes nuits sont plus purs que le jour,
Et trop jeunes encor pour te parler d'amour.
A qui donc ce manteau que cette femme essuie ;
Il est couvert de boue et dégouttant de pluie ;
C'est le tien, Maria, c'est celui d'un enfant.
Tes cheveux sont mouillés ; tes mains et ton visage
Sont devenus vermeils au froid souffle du vent.
Où donc t'en allais-tu par cette nuée d'orage?
Cette femme n'est pas ta mère assurément.
Silence ! quelqu'un frappe, et sur les dalles sombres
Un pas retentissant fait tressaillir la nuit.
Une lueur tremblante approche avec deux ombres...
C'est toi, maigre Rolla? Que viens-tu faire ici?
Savez-vous pourquoi Rolla est auprès de Marion? Voici ce
qui va vous Fapprendre. Écoutez :
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour. ^
La mort devait t'attendre avec impatience
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis la cour.
Vous devez vous aimer d'un infernal amour.
Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale
Où vous vous embrassez dans les vers du tombeau,
Pour t'en aller tout seul promener ton front pâle
Dans un cloître désert ou dans un vieux château?
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie,
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l'éternité ton souffle a dépeuplés?
Vois-tu, vieil Arouet? cet homme plein de vie,
Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau.
DEVANT LA JEUNESSE. 27
Sera couché demain dans un étroit tombeau.
Jetterais-tu sur lui quelques regards d'envie?
Sois tranq-uille il t'a lu. Rien ne peut lui donner
M consolation, ni lueurs d'espérance !
Penses-tu cependant que si quelque croyance,
Si le plus léger fil le retenait encor,
Il viendrait sur ce lit prostituer sa mort ?
Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l'homme
Tel que tu l'as voulu. — C'est dans ce siècle-ci,
C'est d'hier seulement qu'on peut mourir ainsi.
Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel?
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe
Qui tombe en tournoyant dans l'abîme éternel ?
Vous vouliez pétrir l'homme à votre fantaisie?
Votre monde est superbe et votre homme est parfait !
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
Vous avez sagement taillé l'arbre de vie ;
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer,
Tout est grand, tout est beau. — Mais on meurt dans votre air.
Vous y faites vibrer de sublimes paroles :
Elles flottent au loin dans les vents empestés :
Elles ont ébranlé de terribles idoles ;
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L'hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres.
Et Rolla qui doit se tuer le lendemain matin se lève et pour
donner le temps de la réflexion vient à la fenêtre de Marion
demander à l'aurore le secret de l'amour. Il l'a trouvé, il
aime Marion. Il se tue. Pourquoi? sa vie commençait alors.
Pourquoi il se tue ? Enlevez donc à ce drame le vêtement
qui le pare, cette forme si souvent enchanteresse, transcrivez
Rolla en prose, vous verrez alors quel résidu hideux restera
au fond du creuset. Tu as commencé par tout mépriser, Rolla!
Sf
28 ALFRED DE MUSSET
Mais sais-tu que le mépris n'est que l'arme des forts et qu'elle
est trop lourde à la lâcheté ? Non, tu n'as rien méprisé, tu
t'es simplement bouché les oreilles, tu as fermé les yeux, tu
as eu peur de voir, de travailler, tu as fui devant la tâche.
Ah! beau Jacques, grand, loyal, intrépide et superbe, quelle
grandeur à t'aplatir devant l'obstacle, quelle loyauté à déni-
grer ce que tu ignores, quelle intrépidité à ne pas oser cher-
cher ton idéal, quelle superbe à venir mourir entre les mains
d'une Marion. Tu croyais donc entrer dans la vie comme dans
un parterre de fleurs ; comme dans ces temples que 1 'âme
emplit sans être écrasée par leur voûte. Cette félicité parfaite,
nos pères l'ont-ils donc jamais connue, penses-tu que nos fils
l'atteindront jamais?
Et nous qui n'avons pas la grandeur de te suivre, en
quel temps sommes-nous donc venus? Tu parles du vide
de ton âme, et tu parles de doute ; mais nous, ce n'est
pas le vide qui est devant nous, ni le doute, mais les
ruines, ruines de la vérité, ruines de ce temple de vie que
nous essayons de reconstruire. Chacun de nous porte sa
pierre et gravit la montagne, sans s'inquiéter de savoir s'il
sera précipité avec son lourd fardeau. C'est que, maigre
Rolla, usé par la débauche, nous avons l'âme pleine du feu
sacré de la foi, et que le devoir chez nous peut au besoin
remplacer l'espérance. C'est que tant qu'il y aura une souf-
france, nous savons que le devoir nous impose de l'anéantir,
c'est que tant qu'il y aura une erreur nous sommes décidés
à lutter corps à corps jusqu'à ce que l'un de nous succombe,
c'est que tant qu'il y aura des hommes, il y aura pour nous
des frères auxquels nous ne nous croyons pas le droit de faire
défaut; c'est que, beau Rolla, qui demandes à l'amour d'illu-
miner ta dernière heure, nous n'attendons de personne au-
cune récompense, et que pourvu que nous mourions dans le
droit, peu nous importe de mourir. Murmures d'un côté.
Longs applaudissements de l'autre.)
Mais vraiment, tu n'es pas mort. Rolla, maigre fantôme.
DEVANT LA JEUNESSE; 29
Le poison n'a pas noirci tes lèvres ; tu as eu peur au dernier
moment, toi qui n'as proclamé le néant que par fanfaronnade.
Tu t'es fait capucin.
Je voudrais vivre, aimer, m'accoutuiner aux hommes.
Qu'est-ce donc que ce monde, et qu'y venons-nous faire.
Si, pour qu'on vive en paix, il faut voiler les cieux?
Passer comme un troupeau, les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux?
Non, c'est cesser d'être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m'a jeté ;
Heureux ou malheureux je suis né d'une femme,
Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité.
Que me reste-l-il donc? Ma raison révoltée
Essaye en vain de croire et mon cœur de douter.
A qui m'adresserai-je, et quelle voix amie
Consolera ce cœur que le doute a blessé?
II existe, dit-on, une philosophie
Qui nous explique tout sans révélation,
Et qui peut nous guider à travers celte vie.
Entre l'indifférence et la religion?
J'y consens. — Où sont-ils ces faiseurs de systèmes
Qui savent, sans la foi, trouver la vérité ;
Sophistes impuissants qui ne croient qu'en eux-mêmes,
Quels sont leurs arguments et leur autorité?
Suit en vingt lignes l'exposé de tous les systèmes philoso-
phiques depuis Platon jusqu'à Kant.
Voilà donc les débris de l'humaine science !
Et, depuis cinq mille ans qu'on a toujours douté.
Après tant de fatigue et de persévérance,
C'est là le dernier mot qui nous en est resté !
Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avaient tout expliqué,
Pour aller jusqu'aux cieux il vous fallait des ailes ;
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
30 ALFRED DE MUSSET
Ainsi donc c'est bien entendu, Relia, Cassius, Frank, c'est
la foi qui va combler l'abîme de votre cœur. Mais quelle foi?
Est-ce la foi au progrès, à l'avenir, en vos frères, à la science,
car derrière votre Dieu, vous voyez, je pense, quelqu'un où du
moins quelque chose? Ne vous chargerez-vous pas de nous
l'apprendre, amant de Belcolor, bandit Frank, vous qui
savez sans doute le pour et le contre des choses, qui sans
doute avez pâli longtemps le front incliné sous la lampe des
veilles ? Vous répondez, je crois :
Tels que dans un pillage, en un jour de colère,
On voit à la lueur d'un flambeau funéraire,
Des meurtriers courbés dans un silence affreux.
Tels les analyseurs égorgent la nature.
— Que vous restera-t-il, enfant de nos entrailles,
Le jour où vous viendrez suivre les funérailles
De cette moribonde et vieille humanité?
Ah! tu nous maudiras, pâle postérité !
Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde.
Ils frapperont la terre avant de s'y coucher ;
Puis il crieront à Dieu : — Père, elle était féconde,
A qui donc as-tu dis de nous la dessécher ?
— Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes,
Quand vous aurez tari tous les puits des déserts,
Quand vous aurez prouvé que ce large univers
N'est qu'un mort étendu sous les anatomistes :
Quand vous nous aurez fait de la création
Un cimetière en ordre, où tout aura sa place,
Où vous aurez sculpté, de votre main de glace,
Sur tous les monuments la même inscription ;
Vous, que ferez-vous donc dans les sombres allées
De ce jardin muet?
— Ah ! vous avez voulu faire les Prométhées ;
Et vous êtes venus, les mains ensanglantées,
Refondre et repétrir l'œuvre du Créateur !
11 valait mieux que vous, ce hardi tentateur.
DEVANT LA JEUNESSE. 31
Lorsque ayant fait son homme, et le voyant sans âme,
Il releva la tète et demanda le feu.
Vous, votre homme était fait ! vous aviez la flamme !
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu.
Mais votre foi à vous c'est la négation de l'avenir, la négation
de l'entêtement et de l'ignorance ! En vérité on croit rire, et
quand vous nous parlez de science, où sont vos textes, vos
grammaires, vos recherches? Allez, nous ne sommes pas dupes
du fracas de vos citations. Platon, Aristote, Pythagore, Leib-
nitz, Descartes, Voltaire, Locke, Kant! 0 M. de Musset le
mieux est de se taire lorsqu'on a si peu lu, de se taire lors-
qu'on a si peu compris. (Murmure d'un côté. Applaudisse-
ments de l'autre). Vraiment l'antiquité et la science moderne
seront trop petites pour combler le vide de votre cœur ! (Bruit.
Applaudissements). Un Platon, un Voltaire, trop petits pour le
cœur de M. de Musset ! Et pour que ce vaste cœur retrouve
son calme, il ne lui faudra rien moins que « la petite croix
de bois noir entre les deux seins blancs de madame Pierson ! »
Ah ! je l'avoue, il y a une chose plus douce et plus com-
mode que le trouble des chercheurs. C'est le calme de la
torpeur; et quand la débauche a tué le corps il n'est pas dif-
ficile de tenir Tâme en repos. Elle se contente à peu de frais.
Qu'auriez-vous dit, Byron, si vous aviez entendu celui qui pré-
tendait procéder de vous et qui mit son orgueil à vous copier
sans vous comprendre , qu'auriez-vous dit en vous voyant
aussi piteusement travesti ? (Réclamations.)
Il faut vraiment avoir lu Manfred avec les yeux et l'intelli-
gence d'un jeune homme de vingt ans qui, en entrant dans le
monde, cherche quelle sera la pose la plus propre à frapper
d'étonnement, pour en avoir extrait l'idée de nihilisme avec
laquelle M. de Musset calmait si facilement sa conscience.
Quand vint Manfred le vieux monde avait craqué ; le nou-
veau n'existait pas encore, l'homme avait abdiqué le passé et
s'élançait vers l'avenir. Permettez-moi de vous dire comment
32 ALFRED DE Ml'SSET
un des grands esprits de notre époque, M. Pierre Leroux, a
caractérisé cette période de transition :
« L'homme ayant pris confiance dans sa force au xvm' siè-
cle, a rêvé des destinées nouvelles ; il a abdiqué le passé, a
jeté la tradition, et s'est élancé vers l'avenir. Mais cet élan du
sentiment a devancé, comme toujours, les possibilités du
monde. Un progrès intellectuel, un progrès matériel, sont né-
cessaires pour que le rêve du sentiment se réalise. Qu'arrive -
t-il donc? Ne voyant pas ses appélitions se réaliser, le senti-
ment se trouble, et, tout en persistant vers l'avenir, il arrive
à le nier de la bouche et à nier toutes choses. Mais lors même
qu'il nie ainsi, c'est qu'il aspire encore vers cet avenir entrevu
un instant et qui s'est dérobé à sa vue. Soyez sûr que s'il
n'avait pas toujours le même but, il ne blasphémerait pas
avec tant d'audace ; c'est la passion qu'il a pour ce but divin
qui le rend si impie. Or le poëte est le représentant du senti-
ment dans l'humanité. Tandis que l'homme de la sensation
et de l'activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché
qu'il a devant les yeux, et que l'homme de l'intelligence cher-
che à le perfectionner, le poëte s'indigne des lenteurs, et finit
par n'avoir plus que des paroles d'ironie et des chants de déses-
poir. Mais si nous devions le condamner pour cela, il nous
faudrait condamner avec lui nos pères, qui ont rêvé une huma-
nité nouvelle, une humanité plus grande. Si nous devions
condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment
le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et
Voltaire et Rousseau, et tout le xvme siècle, et toute la révo-
lution, qui ont éveillé la poésie de son génie et donné à son
sang cette impulsion généreuse, mais désordonnée; où plutôt,
c'est toute la marche progressive de l'esprit humain qu'il nous
faudrait condamner comme une chimère monstrueuse et
funeste, si nous ne voulions pas voir dans cet homme perdu
au sommet des précipices de la route, et que saisit le vertige,
un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la caravane hu-
maine s'arrêtait interceptée dans sa voie, s'est élancé plus hardi
DEVANT LA JE1 SESSE. :;:;
jusqu'à la région des nuages, ef <|iii meurt pour nous en nous
taisant signe qu'il n'y ;i point de route, parce <|u'il n'en a pas
trouvé. »
Ainsi, ne nous trompons pas à la penser de Manfred. Il dit
bien, il est vrai :
« Souffrir: c'est connaître: ceux qui savent le plus sont
aussi ceux qui ont le plus à gémir sur la fatale vérité; l'arbre
de la science n'est pas l'arbre de vie. J'ai essayé la pbiloso-
phie, et la science, et les sources du merveilleux, et la sagesse
du monde, et mon esprit a le pouvoir de s'approprier ces
choses, — mais elles ne me servent de rien ; j'ai fait du bien aux
hommes, et j'ai trouvé du bon même parmi les hommes, — mais
cela ne m'a servi de rien ; j'ai eu aussi des ennemis, nul
d'entre eux ne m'a vaincu, beaucoup sont tombés devant moi,
— mais cela ne m'a servi de rien: bien ou mal, vie, facultés,
passions, tout ce que je vois dans les autres êtres, a été pour
moi comme la pluie sur le sable depuis cette heure à laquelle
je ne puis donner un nom. Je ne redoute rien, et j'éprouve la
malédiction de n'avoir aucune crainte naturelle, de ne sentir
battre dans mon cœur ni désir, ni espoir, ni un reste d'amour
pour quoi que ce soit sur la terre. »
Mais ce scepticisme a son contre-poids dans sa grandeur.
Ces doutes de l'intelligence sont involontaires. Ils gardent le
seuil de la vie de chacun de nous. Ils sont inévitables. La vraie
force est d'en triompher. Manfred y succombe. Mais Byron en
mourant pour la Grèce prouvait victorieusement qu'il noyait au
devoir et à l'avenir de l'humanité. (Applaudissements). Quand
il prononçait le nom de liberté, il s'inclinait et savait ce que
cela voulait dire; il ne raillait jamais aucune des aspirations
de son époque vers le progrès et le soulagement des malheu-
reux. Il n'eut pas, lui, en face des chercheurs, essayé de les
tourner en ridicule avant de les comprendre. Oh ! je conçois
bien, M. de Musset, qu'ils vous répugnent profondément, les
Duponts et les Durands qui ont les coudes troués et pas un sou
dans leur poche. Murmures.)
3
-,', ALFRED DK MUSSE!
Allez, vous ne les ferez jamais aussi misérables ni aussi
ridicules par leur misère qu'ils se sont faits eux-mêmes. Voici
ce qu'écrivait un de ces Duponts :
« Depuis quinze jours, je mange du pain et je bois de l'eau;
je travaille sans feu, et j'ai vendu jusqu'à mes habits pour
fournir aux frais de copie de mon travail. C'est la passion de
la science et du bonheur public, c'est le désir de trouver un
moyen de terminer d'une manière douce l'effroyable crise
dans laquelle toute la société européenne se trouve engagée,
qui m'a fait tomber dans cet état de détresse ». Il s'appelait
celui-là Saint Simon.
Ils vous faisaient peur à vous, M. de Musset, ces hommes
dont vous ne compreniez pas la langue, et votre étonnement,
quand vous dénonciez le mot humanitaire comme un barba-
risme, était plus profond que vous ne vouliez le laisser croire.
Vous avez bien, en vérité, à vous occuper de ce que peut de-
venir l'humanité. A la bonne heure, parlez-nous la langue du
bon vieux temps; Marly vous réclame.
Quel mot vous prononcez, marquise? et quel dommage !
Restez-là. Car ils vous font peur ces hommes à la figure
sombre ; rustres et manants révoltés de la Constituante et de
la Convention, qui viennent brutalement faire évanouir les
rêves roses de vos comédies de boudoir. Mais arrêtez-vous là,
car nous vous défendons, en les insultant, de nous insulter
aussi. Et lorsque vous aurez la bassesse de venir dire :
«Depuis que le monde existe, il est certain que quiconque
n'a que deux sous et en voit quatre à son voisin, où une jolie
femme, désire les lui prendre, et doit conséquemment dans
ce but parler d'égalité, de liberté, d'égalité des droits de
l'homme, etc. »
Nous vous répondrons en leur nom comme au nôtre :
Nous croyons et nous professons hautement qu'en récla-
mant nos droits nous accomplissons un devoir, nous croyons
1)K\AM LA JEUNESSE. 3f>
qu'en réclamant les droits de nos frères nous accomplissons
un devoir, car le grand principe de la liberté est de ne pas
souffrir d'esclaves à côté d'elle; nous croyons que nous
sommes tous solidaires dans nos joies comme dans nos souf-
frances ; nous croyons que, quelles que puissent être les défail-
lances du moment, jamais l'iniquité ne prévaudra; nous croyons
que, dussions-nous la voir triompher pendant toute notre vie,
il n'y a pas d'excuse pour une apostasie ; nous croyons que
ceux qui se retirent découragés ne sont pas convaincus ; nous
croyons et nous professons hautement L'infaillibilité absolue
de ce principe, dans lequel le sentiment n'a rien à voir, mais
qui est le fondement et la raison même de notre être : la
liberté, l'amour de nos semblables; nous croyons et nous pro-
fessons hautement qu'en dehors de ces idées il n'y a pas
d'homme, et vous qui n'avez rien cru, rien professé de ce que
nous défendons, nous nous retirons de vous, nous vous re-
poussons de notre communion.
Je m'arrête, messieurs. On m'accuse d'avoir été pas-
sionné envers M. de Musset. Eh bien : je fais une concession
(Ah! Ah! -silence). Mais avant j'ai voulu affirmer, je le répète
que la jeunesse le répudiait lui et ses doctrines si le nihilisme
pouvait jamais en être une. (Murmures . Il est vraiment bien
temps de réclamer ici. Mais vous lui en avez donné la preuve
la plus écrasante! Derrière ce cercueil qui montait au Père-
Lachaise vous étiez cent a peine, et nous étions cent mille à
suivre le corbillard des pauvres qui portait Lamennais à la
fosse commune. Longs applaudissements.) Celui-là empor-
tait une partie de notre cœur, celui-là avait écrit dans les
Paroles d'un croyant quelques pages qui resteront l'évangile
des temps modernes. L'autre ne nous avait rien dit. Nous
n'avions rien à lui dire. (Murmures. Bravo, bravo. Applaudis-
sements.
Cependant je l'ai dit, je ferai une concession. Bien que je
ne puisse jamais pardonner au diffamateur de l'idée vivante,
je me tairais, si quelque chose a surnagé dans le naufrage de
:$6 ALFRED DE MUSSET
sa raison et de son cœur; si parmi toutes les pensées qu'à
agitées son œuvre il s'en trouve, non pas dix de justes, niais
une seule; si cet homme qui a dit de lui-même :
Je suis né d'une femme.
Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité.
Si cet homme a prouvé qu'il tenait à cette humanité par
un seul sentiment, sinon de charité, du moins de compas-
sion; s'il a consolé une misère, une, une seule, s'il a délendu
un opprimé, s'il a communié une fois, une seule avec une des
bonnes inspirations de ce siècle, avec une idée de progrès, de
foi en l'avenir, eh bien, je m'arrêterai : je pourrai ne pas
l'excuser dans ma conscience; je ne le dénoncerai pas. Une
larme, une seule à travers ce masque, et je comprendrai que
les âmes tendres puissent un moment subir la contagion
de la miséricorde. Mais quoi ! toujours des blasphèmes !
Jamais une pensée virile, jamais même un souvenir du cœur.
A peine quand la Pologne râle, un couplet lamentable.
Qu'on ne vienne pas me dire qu'il exprime un vice et
qu'il l'a merveilleusement rendu. Eh ! ces vices-là nous vou-
lons les ignorer; ces turpitudes sont heureusement assez
rares pour n'avoir pas besoin d'être dévoilées; d'ailleurs nous
ne pouvons admirer le peintre du crime qu'à la condition
qu'il ne se soit pas incarné dans son œuvre, autrement il par-
tage avec elle le mépris qu'il veut nous inspirer. Mais voyons,
soyons francs, souvenons-nous de ce que nous sommes, sou-
venons-nous de ce qu'il a fait.
0 vous qui vous battez pour une idée de salut, pour un
principe d'humanité, vous qui l'épée où la plume à la main,
défendez le droit, vous qui croyez au devoir, vous qui vous
acharnez contre les préjugés, vous qui recherchez à travers
tout la vérité, savez-vous que s'il vivait encore, vous seriez
encore pour lui ses Dupants el ses Durands ! Celui qui n'a
DEVANT LA JEUNESS1 37
pas épargné les pères, croyez-vous qu'il épargnerait les
entants. Je vous en conjure, considérez que vous n'avez
pas le droit de pardonner pour les autres, que vous n'avez
pas le droit de pardonner au nom de l'idée que vous défendez
sous peine d'être répudiés par elle. (Murmures, interruptions,
applaudissements.) Non, messieurs, elle ne compose pas. —
Aut mecum, aut contra, — ou pour ou contre moi, dit-elle.
Venez m'aider au nom de notre dignité commune a com-
battre cette indulgence fatale, cet amour d'une vaine beauté
extérieure. Vous l'avouez vous-même, vous retranchez de cet
homme le citoyen. Que restera-t-il donc? un poète? Ah '
ne nous amenez pas à mépriser l'auréole du poète en lui enle-
vant son plus précieux rayon (Applaudissements, mur
mures, interruptions).
FI N
f —
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POO
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRAR
Lissagaray, Prosper Olrv
2372 Alfred de Musset devs
L5 la jeunesse