Skip to main content

Full text of "Alfred de Musset devant la jeunesse"

See other formats


231? 
L5 


(jiNKÉHENCES  DE  LA  HUE  DE  LA  PAIX 


ENTRETIEN    DD   SAMEDI  29  FÉVRIER   1864 


ALFRED  DE  MUSSET 


DEVANT 


LA  JEUNESSE 


M.  LISSAGARAY 


Ces  haines  vigoureuses 

Que  doit  donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses. 
(Molière,  i 


PARIS 

COURNOL,    LIBRAIRE 

'20,     RUE    DE     SEINI 

1864 


ALFRED  DE  MUSSET 


DEVANT 


LA    JEUNESSE 


Paris.  —  Imprimerie  de  E,  Martinet,  rue  Mignon,  2. 


CONFÉRENCES  DE  LA  HUE  DE  LA  l'AIX 


ENTRETIEN  DU  SAMEDI  29   FÉVRIER   1864 


ALFRED  DE  MUSSET 


I)  E  V  A  N  T 


LA  JEUNESSE 


M.  LISSAGABAY 


Ces  haines  vigoureuses 

Que  doit  donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses. 
(Molière.) 


PARIS 

COURNOL,    L  l  B  R  A  I  R  E 

20,     RllE     DE     SEINE 

1864 

Tous  droits  réservés. 


NOV  2  2  1972 


M.  AUGUSTE  VACQUERIE 


Monsieur, 

Vous  ne  croyez  pas  qu'on  puisse  s'égarer  en  défendant  avec 
âme  une  idée  généreuse,  et  vous  m'avez  dit  :  «  Je  suis  avec 
vous  et  je  serai  fier  de  le  constater  publiquement  » .  Permettez- 
moi  de  vous  dédier  cette  conférence  qui  n'a  pas  la  prétention 
d'être  une  étude,  mais  simplement  une  protestation. 

On  m'avait  dit:  vous  soulèverez  par  votre  âpreté;  on  m'avait 
dit  :  vous  irriterez  les  sectaires  de  la  forme;  on  m'avait  dit: 
vous  serez  accusé  de  vous  acharner  sur  un  mort.  Et  moi,  qui 
crois  que  les  vérités  se  passent  d'euphémismes  et  repoussent 
loin  d'elles  les  périphrases  heureuses  qui  font  le  succès  des 
erreurs;  moi,  qui  crois  que  l'amour  de  la  forme  aboutit  fatale- 
ment à  l'admiration  du  fait  ;  moi,  qui  crois  que  les  morts  re- 
lèvent de  notre  jugement,  alors  surtout  qu'on  les  ressuscite 
pour  en  faire  des  idoles,  je  n'ai  cherché  de  récompense  que 
dans  l'accomplissement  d'un  devoir. 


6  DÉDICACE. 

Oui,  notre  devoir  est  d'être  logique,  car  on  ne  défend  pa< 
autrement  la  vérité. 

Sans  la  logique,  on  a  des  opinions,  on  n'a  pas  de  croyances. 
Les  opinions  tiennent  au  tempérament  et  au  milieu.  Les 
croyances  naissent  des  principes  certains  que  l'étude  seule 
peut  nous  révéler.  Aussi  l'on  peut,  sans  crime  et  de  bonne 
foi,  varier  dans  ses  opinions;  les  méchants  seuls  mentent 
à  leurs  croyances  :  ils  sont  illogiques ,  mais  volontaire- 
ment :  les  indulgents  ne  sont-ils  pas  des  complices  invo- 
lontaires? 

Or  nous  devons  croire,  et  tous  ceux  qui  croient,  proclament 
que,  dans  ces  temps  de  lutte  et  de  rénovation,  il  n'y  a  pas 
d'homme  en  dehors  du  citoyen.  Quiconque,  dans  la  mesure 
de  son  être,  de  ses  facultés,  de  ses  aptitudes,  n'apporte  pas 
à  la  cité  son  contingent,  ne  sera  pas  compté  parmi  les  citoyens. 
Ce  qu'on  disait  autrefois  de  la  France  peut  se  dire  aujour- 
d'hui du  monde  entier  :  tout  homme  est  un  soldat.  Que  ceux 
dont  le  souffle  puissant  peut  emplir  un  clairon  nous  mènent 
à  la  mêlée.  Quel  soldat  s'arrêtera  donc  pour  admirer  le  joueur 
de  flûte  pendant  que  la  fusillade  tonne  et  que  ses  compagnons 
d'armes  montent  à  l'assaut? 

Et  nous  ne  proclamerions  pas  cette  vérité  du  siècle  !  Eh  ! 
c'est  la  seule  preuve  de  vie  qu'il  nous  soit  permis  de  donner  ! 
Resterons-nous  les  gardiens  muets  des  idées  de  devoir,  de 
morale,  de  solidarité, de  foi,  dans  cet  avenir  qui  nous  attend? 
Je  le  sais,  se  taire  est  plus  commode,  mais  il  y  aurait  moins 
de  palinodies,  si  l'on  se  compromettait  davantage  et  de  meil- 
leure heure  en  affirmant  sa  foi;  mais   il   y  aurait  moins  de 


DÉDICACE.  7 

faux  braves  si  les  épreuves  d'initiation  étaient  plus  doulou- 
reuses. 

Arrière  ces  craintes;  elles  n'appartiennent  pas  aux  Jeune  • 
qui  ont  de  véritables  croyances.  Quel  que  soit  l'accueil  qu'on 
leur  réserve,  ils  ne  connaîtront  jamais  le  découragement.  Vail- 
lants, car  nous  avons  le  devoir  pour  principe,  pour  guide, 
l'exemple  de  nos  maîtres,  pour  récompense,  notre  conscience 
et  leur  appui.  Merci,,  monsieur  et  maître,  je  le  savais. 


ALFRED  DE  MUSSET 


DEVANT 


LA  JEUNESSE 


Messieurs, 

On  pourrait  dire  de  l'homme  dont  je  viens  vous  entretenir 
aujourd'hui  qu'il  n'a  eu  parmi  ceux  qui  croient  au  devoir  et 
à  la  morale  que  des  admirateurs  superficiels  et  que  ses  en- 
nemis ont  été  les  seuls  à  bien  l'étudier,  par  conséquent  à  bien 
le  connaître.  C'est  le  contraire,  je  le  crois,  de  toutes  les  indi- 
vidualités puissantes  qui  ne  conquièrent  des  convictions  que 
par  une  étude  approfondie.  Il  est  peut-être  le  seul  de  tous 
nos  poètes  français  qui  puisse  séduire  au  point  d'inspirer  de 
l'indulgence  à  ceux-là  mêmes  qui  le  condamnent.  J'ai  pour 
but  de  démontrer  que  cette  indulgence  n'est  pas  logique.  J'en 
ai  encore  un  autre,  et  si  je  ne  l'atteins  pas,  je  ne  pourrai  même 
comme  excuse  arguer  de  mon  insuffisance.  Je  veux,  usant  du 
plus  précieux  des  avantages  de  cette  chaire,  faire  ici  une  pro- 
testation. Sur  une  tombe  de  Montmartre  on  a  évoqué  l'image  de 
la  jeunesse,  qui  de  ses  mains  de  marbre  couronne  le  buste  du 
plus  fidèle  disciple  de  M.  de  Musset.  De  quel  droit  y  est-elle? 
Qui  l'y  a  mise?  Est-ce  nous?  Non,  tu  n'es  pas  la  jeunesse,  toi 
qui  ne  scelles  que  le  néant;  non,  tu  n'es  pas  la  jeunesse,  toi  qui 
ne  peux  contenir  que  des  fleurs  dans  ta  main,  et  si  nous  étions 
en  peine  d'un  symbole  c'est  à  cette  image  voisine,  enveloppée 
d'un  suaire  de  bronze,  crispant  dans  sa  main  la  plume  et 


10  ALFRED  DE    MUSSET 

l'épée  que  nous  irions  à  genoux  demander  de  nous  taire  l'hon- 
neur de  nous  représenter.  Austère  et  grave  et  non  pas  sou- 
riante, austère  et  grave,  le  front  plissé  par  des  rides  pré- 
coces, car  nous  n'avons  plus  le  temps  d'être  jeunes.  Soyons 
vieux  à  vingt-cinq  ans,  si  nous  ne  voulons  pas  être  serfs  à 
trente. 

Nous  ne  laissons  le  droit  de  nous  représenter  ou  de  pré- 
tendre être  nos  interprètes  qu'à  ceux  qui  ont  fait  plus  de  bien 
que  nous,  qu'à  ceux  qui  ont  idéalisé  nos  meilleurs  instincts, 
qu'à  ceux  qui  ont  le  plus  énergiquement  revendiqué  leur 
droit,  qu'à  ceux  qui  ont  le  plus  constamment  rempli  leurs 
devoirs,  qu'à  ceux  enfin  qui  sont  morts  à  la  peine  la  main 
sur  leurs  instruments  de  travail  :  Mais  nous  renions  et  nous 
considérons  comme  des  imposteurs  ceux  qui  ont  sali  une  à 
une  les  fleurs  de  la  couronne  de  nos  jeunes  années,  qui  n'ont 
eu  pour  muse  que  la  débauche,  pour  croyance  que  la  néga- 
tion dédaigneuse,  pour  but  que  le  néant  dans  lequel  ils  sont 
tombés.  Que  ceux-là  aillent  se  faire  juger  par  leurs  pairs.... 
Non,  je  le  répète,  vous  ne  les  connaissez  pas,  vous,  disciples 
du  devoir  et  de  la  morale  qui  couvrez  de  votre  indulgence 
les  lambeaux  de  pourpre  qui  cachent  leur  bassesse;  non, 
et  si  les  idées  auxquelles  vous  avez  soumis  votre  vie  ne 
sont  pas  pour  vous  de  vains  mots,  vous  repousserez  de  toutes 
vos  forces  cet  affreux  paradoxe  que  le  vice  est  haïssable  et 
qu'il  peut  cependant  par  ses  artifices  parvenir  à  se  faire 
excuser. 

J'ai  souvent  entendu  dire  après  de  violentes  critiques  des 
œuvres  de  M.  de  Musset;  bien  que  j'aime  Musset  je  reconnais 
que  vous  avez  raison.  Vous  aimez  Musset?  mais  comment 
le  pouvez-vous  admettant  la  justesse  de  ces  critiques?  Est-ce 
sa  morale  que  vous  aimez?  Non.  Son  scepticisme,  ou  plutôt 
son  nihilisme,  car  le  scepticisme  est  le  doute  des  chercheurs,  et 
le  nihilisme  le  trou  dans  lequel  vient  s'endormir  l'ignorance 
et  la  paresse?  Pas  davantage.  Sa  puissance  de  conception? 
Elle  est  médiocre.  Quoi  donc  ?  La  forme. 


DEVANT   LA   .IEI  NKSSE.  11 

Ah  !  j'admets  que  depuis  Bridoison,  l'argument  a  du  succès. 
Mais  je  suis  certain  qu'il  ne  vous  suffira  pas  longtemps.  Il  se 
réduit  à  dire,  si  j'ai  bien  compris  votre  pensée,  queM.  de  Musset 
est  un  poëte?  Justement. 

Je  ne  continuerai  pas,  messieurs,  un  dialogue  trop  facile  ; 
mais  nous  voici  arrivé  tout  naturellement  à  cette  énormité 
que  le' poôte  est  celui  qui  sait  revêtir  sa  pensée  d'une  tonne 
élégante.  A  ce  compte  Victor  Hugo  sera  poète  au  même  titre 
que  M.  de  Musset,  ou  il  faudra  que  nous  disions  que  l'un  est 
un  bon  et  l'autre  un  mauvais  poëte.  Auquel  des  deux  décer- 
nerons-nous l'épithète  ?  Ah  !  messieurs,  mettons-nous  vite 
d'accord. 

Le  poëte  est  celui  qui  fait.  II  représente  toujours  et  néces- 
sairement un  sentiment,  une  situation  morale  quelconque,  et 
si  ce  sentiment,  cette  situation  existe  réellement  dans  la  na- 
ture humaine  i!  a  fait  œuvre  de  poëte.  Essayez  de  déplacer 
Virgile,  Dante,  Pétrarque.  Ils  ont  chanté  leur  époque  sur  une 
lyre  d'or.  Ils  sont  le  centre  de  leur  épopée.  En  eux  s'incarne 
la  figure  de  leur  siècle.  Ils  seraient  un  anachronisme  ailleurs. 
Déplacez  Pétrone.  M.  de  Musset,  rétrogradez  de  seize  siècles, 
vous  êtes  contemporain  de  la  débauche,  de  la  vanité  et  de 
l'ignorance.  Vous  ne  serez  même  pas  le  premier  parmi  vos 
pairs.  Mais  de  votre  temps  de  rénovation  et  de  lutte,  qu'avez- 
vous  représenté?  J'entends  parler  de  Byron  et  de  Gothe. 
Nous  y  reviendrons.  Mais  pour  le  moment  permettez-moi  de 
vous  dire  que  vous  vous  êtes  vanté  en  disant  que  vous  buviez 
toujours  dans  votre  verre. 

N'ayant  rien  représenté  de  votre  époque,  à  ce  seul  titre  déjà 
vous  n'êtes  pas  poëte.  Le  serez-vous  au  plus  saint  de  tous  les 
titres,  celui  qui  depuis  un  siècle  a  sacré  le  poëte  pontife  de  la 
morale  humaine,  de  la  charité,  du  droit,  du  devoir,  l'apôtre 
des  jeunes  générations  qui  doivent  apprendre  tout  ce  qui  fait 
l'homme  et  tout  ce  qui  le  rend  libre,  qui  chante  les  vaincus, 
qui  déchaîne  les  furies  sur  les  coupables  triomphants,  qui 
console  les  faibles,  qui  jette  l'opprobre  au  front  des  lâches?  — 


12  ALFRED  DE  MUSSET 

Est-ce  vous  qui  avez  fait  cela? —  qui  s'acharne  après  la  mi- 
sère, après  l'ignorance,  après  le  déshonneur.  Est-ce  vous  qui 
avez  fait  cela?  —  qui  rend  gloire  aux  pères  et  les  explique 
aux  enfants  ?  —  Est-ce  vous  qui  avez  fait  cela,  Don  Paez,  Don 
Cassius,  Frank,  Rolla  ?  —  Mais  c'est  ton  image,  ô  pâle  spectre, 
ta  propre  image,  ta  seule  image  que  tu  as  mille  fois  repro- 
duite. Non,  tu  n'as  pas  été  un  moment,  un  atome  dans  ton 
siècle  : 

Je  n'ai  jamais  chanté  ni  la  paix  ni  la  guerre. 
Si  mon  siècle  se  trompe,  il  ne  m'importe  guère. 
Tant  mieux  s'il  a  raison,  et  tant  pis  s'il  a  tort, 
Pourvu  qu'on  dorme  en  paix  au  milieu  du  tapage, 
C'est  tout  ce  qu'il  me  faut. 

Gbthe  disait  à  Eckermann  «  on  ne  mérite  pas  le  nom  de 
poète  quand  on  ne  sait  exprimer  que  ses  quelques  sentiments 
personnels.  »  Toute  l'œuvre  de  M.  de  Musset  n'est  que  la  mise 
en  scène  d'Octave.  11  veut  se  venger  de  sa  première  maîtresse, 
Don  Paez,  Ëtur.  Il  veut  mourir  dans  son  dernier  embrasse- 
ruent  et  se  tuer  : 

Juana,  murmura-t-il,  tu  l'as  voulu.  .  . 

Desgenais  lui  offre  une  consolation  : 

Eh  !  voulez-vous  avoir 
La  Camargo,  l'ami? 

Tête  et  ventre,  ce  soir, 
Ce  soir  même... 

Il  appelle  à  son  aide  le  jeu,  Portia,  Dalti.  La  débauche  la 
plus  vile,  celle  qui  se  dégrade  par  l'expression  : 

Allons,  Julie,  il  faut  t'attendre,  etc. 

Enfin  les  larmes  du  priapisme,  celles  que  la  moindre  émotion 
arrache  aux  yeux  un  lendemain  d'orgie,  «  Le  soir  je  poussais 
le  verrou...  Je  pleurais  »  —  (stances  à  l'église).  — Pousserais-je 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  13 

plus  loin  la  comparaison  ?  Les  rapprochements  seraient  faciles. 
Voyez  déjà  si  celui-là  sera  le  poète  de  Gothe?  Pour  moi  cette 
définition  me  semble  la  seule  vraie,  la  seule  en  harmonie  avec 
la  signification  du  mot.  Il  se  confondait  dans  l'antiquité  avec 
le  nom  de  prophète.  A  combien  donnerez  vous  cette  appella- 
tion sacrée,  en  France  où  la  forme  littéraire  n'est  pas  rare, 
et  le  premier  Piron  venu  prétendra-t-il  mériter  ce  titre  en  pré- 
textant de  sa  bonne  harmonie  avec  le  rhythme  et  la  gram- 
maire ? 

La  question  ainsi  posée,  j'avoue  que  je  ne  sais  guère  quel 
intérêt  on  peut  retirer  de  l'analyse  des  œuvres  de  ceux  qui 
n'ont  rien  appris,  rien  enseigné.  Les  études  de  cette  nature 
sont  peut-être  curieuses  au  point  de  vue  de  l'archéologie  litté- 
raire pour  les  érudits  qui  ne  veulent  rien  ignorer.  Comme 
elles  ne  sont  pas  un  signe  particulier  des  temps,  elles  n'ont 
pas  une  valeur  historique.  Alors  même  qu'elles  seraient 
un  tour  de  force  dans  leur  genre,  bien  que  je  proteste  avec 
notre  maître  Quinet,  «  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  avec  le  petit,  » 
elles  seraient  indignes  de  notre  attention,  si  cette  étrange 
séduction  dont  j'ai  parlé  au  commencement  de  cet  entre- 
tien n'obscurcissait  encore  pour  beaucoup  de  ceux  qui  recon- 
naissent la  morale  et  le  devoir,  et  c'est  à  ceux-là  seuls  que  je 
m'adresse,  la  logique  de  leurs  appréciations.  Je  veux  démon- 
trer que  M.  de  Musset  a  créé  un  être  de  convention  entiè- 
rement en  dehors  de  notre  époque  ou  des  époques  précé- 
dentes, qui  n'a  jamais  existé,  qui  jamais  n'existera  et  qu'il 
n'est  arrivé  qu'à  se  reproduire  lui-même,  et  vingt  fois  et  tou- 
jours dans  ce  personnage  voué  au  satyrisme,  qui  après  avoir 
commencé  une  vie  sans  but  et  sans  principe,  trouvant  plus 
facile  de  proclamer  le  nihilisme  que  la  nécessité  et  le  devoir 
de  la  lutte  vient  s'abîmer  sur  le  tard  dans  l'abêtissement 
d'une  foi  aveugle. 

Je  ne  veux  pas  analyser  l'œuvre  complète  de  M.  de  Musset. 
Il  me  suffira  de  citer  les  passages  qui  viennent  à  l'appui  de 
la  thèse  que  je  soutiens.  Il  serait  peut-être  cependant  intéres- 


11  ALFRED  DE  MUSSET 

sant  de  rechercher  par  quelle  suite  d'événements  il  parvint 
ainsi  à  atrophier  les  beaux  côtés  de  son  talent.  Que  la  nature 
aveugle  ait  égaré  sur  lui  ses  faveurs,  je  suis  loin  de  le  con- 
tester, pas  plus  que  je  ne  pourrais  méconnaître,  quelque  in- 
forme et  hideuse  que  soit  une  statue,  la  blancheur  et  la  pureté 
du  marbre  qu'elle  anime.  Mais  qui  donc,  messieurs,  pourra 
séparer  l'idée  du  monstre  de  la  matière  qui  l'incarne  ?  Il  y 
a  là  peut-être  le  sujet  d'une  comparaison  douloureuse.  Je 
ne  sais  pas  en  vérité  ce  que  l'admiration  aura  à  faire  ici. 

M.  de  Musset  est  pour  moi  le  produit  le  plus  direct  et  d'ail- 
leurs le  plus  naturel  de  cette  fatale  école  du  sentiment  dont 
Rousseau  fut  le  fondateur.  On  dit  généralement  que  Jean- 
Jacques  a  formulé  le  premier  d'une  manière  nette  le  code 
de  nos  droits,  et  qu'en  s'inspirant  de  la  nature  il  a  retrouvé 
et  appliqué  les  principes  sur  lesquels  repose  notre  droit  na- 
turel. Il  serait  vraiment  plaisant,  si  ce  n'était  pas  un  spectacle 
fort  triste,  de  voir  ainsi  sacrifier  toute  une  génération  anté- 
rieure à  Rousseau,  au  moins  par  la  date  de  renonciation  de  ses 
principes,,  et  qui  les  avait  déduits,  non  par  voie  de  sentiment, 
mais  par  une  méthode  scientifique.  Je  veux  parler  des  physio- 
crates.  Et  Quesnai  et  Lemercier  de  la  Rivière,  et  ïurgot  et  Ma- 
bly,  et  le  plus  grand  de  tous,  car  il  toucha  à  tout,  Voltaire  ? 
Est-ce  qu'il  proclame  la  vérité?  Est-ce  qu'il  combat  les  pré- 
jugés au  nom  du  sentiment?  lui  l'homme  de  la  raison  pure, 
lui  qui  n'ignorait  pas  que  si  cette  arme  est  commode,  car  elle 
peut  immédiatement  soulever  les  masses ,  elle  n'a  jamais 
vaincu  que  pour  une  heure.  Remarquons  ici,  et  cette  re- 
marque a  bien  son  importance,  que  si  Rousseau  a  pu  exalter 
les  masses,  c'est  Voltaire  seul  qui  les  a  convaincues,  parce 
que  Voltaire  a  raisonné  leur  sentiment;  l'un  se  bornait  à 
demander  l'égalité  des  conditions;  l'autre,  la  liberté  de  la 
pensée.  Il  y  avait  tout  là-dedans.  L'un  nous  a  appris  à  obéir 
à  nos  sentiments,  comme  s'ils  ne  pouvaient  pas  être  faussés 
et  viciés  :  l'autre  nous  a  courbés  sous  le  joug  de  la  science  en 
nous  ordonnant  le  libre  examen.  L'influence  de  Rousseau  a 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  là 

fini  avec  la   première  période  de  la  révolution.  Nous  mon- 
tons aujourd'hui  portés  par  le  souffle  de  Voltaire. 

Nous  voila,  croyez-vous,  bien  loin  de  M.  de  Musset.  Nous 
y  touchons  néanmoins.  Enlevez  à  Rousseau  cet  immense 
amour  de  l'humanité,  qui  donna  un  but  à  ses  études»  sur  la 
nature,  que  restera-t-il  de  cet  homme  ?  Un  génie  contempla- 
tif, rêveur;  mais  cette  contemplation  sera  sans  objet,  n'ayant 
pas  l'homme  pour  fin  dernière.  Elle  deviendra  donc  un  tour- 
ment, et  d'autant  plus  âpre  et  plus  douloureux  que  le  senti- 
ment de  la  nature  sera  plus  vif.  Supposez  Rousseau  débauché,  et 
que  dans  ses  intervalles  de  lucidité  son  génie  contemplatif  se  ré- 
veille. Ici  la  douleur  de  cette  contemplation  sans  objet  s'accroît 
de  ses  retours  sur  lui-même,  dans  lesquels  le  doute  s'ajoute 
au  mépris  de  lui.  Dans  le  premier  cas,  vous  avez  Werther  ; 
vous  avez  M.  de  Musset  dans  le  second.  Non  pas  M.  de  .Musset 
complet,  entier;  oh  !  non,  il  y  a  de  tout  dans  cet  homme,  et 
surtout  de  la  vanité,  de  cette  vanité  qui  est  toujours  fille  de 
l'ignorance.  A  un  sentiment  naturel,  vient  se  joindre  un  sen- 
timent factice.  On  a  lu  Manfred,  et  sans  s'inquiéter  de  le  com- 
prendre, on  a  cru,  pour  être  original,  qu'il  sulîisaitde  l'imiter.  Il 
sera  donc,  je  crois,  vrai  et  facile  de  résumer  M.  de  Musset 
dans  ces  termes. 

Sentiment  du  beau  :  vanité. 

Je  vais  essayer  maintenant,  messieurs,  de  vérifier  devant 
vous  l'exactitude  de  ces  termes.  Nul  homme  n'aura  été  plus 
complètement  percé  à  jour  que  M.  de  Musset.  Nous  ignorons 
beaucoup  de  Rousseau,  même  après  ses  Confessions;  dès  la 
première  ligne  de  l'apologie  de  sa  conduite,  nous  connaissons 
M.  de  Musset.  Le  titre  qu'il  inscrit  en  tête  de  sa  confession, 
Un  enfant  du  siècle,  est  faux,  vaniteux  et  vantard.  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cette  prétendue  encyclopédie  de  300  pages? 
C'est  donc  cet  homme  sans  opinions,  sans  convictions,  sans 
principes,  qui  prétend  incarner  dans  lui-même  l'esprit  de 
cette  époque.  (Bruits,  protestations.) 

Messieurs,  j'en  suis  fâché,  mais  cette  chaire  n'a  pas  été 


16  ALFRED  DE  MUSSET 

fondée  pour  glorifier  le  vice  dans  les  œuvres  de  M.  de  Musset. 
(Applaudissements.) 

En  vérité,  cela  fait  sourire.  Avant  de  les  ouvrir,  ces  con- 
fessions nous  étaient  connues.  Nous  avions  lu  Rolla;  fran- 
chement, le  relire  en  prose  boursouflée  cela  en  valait-il  la 
peine?  Poursuivons  cependant:  l'humilité  et  la  franchise 
peuvent  faire  beaucoup  pardonner. 

Après  un  tableau  des  guerres  de  l'empire  et  des  troubles 
qui  ouvrirent  ce  siècle,  dans  un  style  dont  le  passage  suivant 
pourra  vous  donner  un  échantillon  : 

.  v  b  Napoléon,  despote,  fut  la  dernière  lueur  de  la  lampe  du 
despotisme;  il  détruisit  et  parodia  les  rois,  comme  Voltaire 
les  livres  saints.  Et  après  lui  on  entendit  un  grand  bruit  : 
c'était  la  pierre  de  Sainte-Hélène  qui  venait  de  tomber  sur  l'an- 
cien monde.  Aussitôt  parut  dans  le  ciel  l'astre  glacial  de  la 
raison,  et  ses  rayons,  pareils  à  ceux  de  la  froide  déesse  des 
nuits,  versant  de  la  lumière  sans  chaleur,  enveloppèrent  le 
monde  d'un  suaire  livide.  » 

Voici  venir  le  prétendu  symptôme  de  l'esprit  du  siècle. 

«  Un  sentiment  de  malaise  inexprimable  commença  donc  à 
fermenter  dans  tous  les  jeunes  cœurs.  Condamnés  au  repos 
par  les  souverains  du  monde,  livrés  aux  cuistres  de  toute 
espèce,  à  l'oisiveté  et  à  l'ennui,  les  jeunes  gens  voyaient  se 
retirer  d'eux  les  vagues  écumantes  contre  lesquelles  ils  avaient 
préparé  leurs  bras.  Tous  ces  gladiateurs  frottés  d'huile  se  sen- 
taient au  fond  de  l'a  me  une  misère  insupportable.  Les  plus 
riches  se  firent  libertins;  ceux  d'une  fortune  médiocre  prirent 
un  état  et  se  résignèrent  soit  à  la  robe,  soit  à  l'épée  ;  les  plus 
pauvres  se  jetèrent  dans  l'enthousiasme  à  froid,  dans  les 
grands  mots,  dans  l'affreuse  mer  de  l'action  sans  but.  Comme 
la  faiblesse  humaine  cherche  l'association,  et  que  les  hommes 
sont  troupeaux  de  nature,  la  politique  s'en  mêla.  » 

Ah  !  Messieurs,  l'affreux  rêve,  et  comme  tout  cela  est  ra- 
conté avec  l'injustice  du  coupable  qui  cherche  à  excuser  son 
crime.  (Murmures.  Écoutez  !  écoutez  !)  Quand  il  s'agira  de  nous 


DEVANT  LA  JEUNKSSK.  17 

défendre,  nous  le  ferons  nous-mêmes;  mais  puisqu'on  in- 
sulte, qu'on  calomnie  ainsi  une  génération  que  nous  sommes 
habitués  à  respecter,  à  honorer  du  fond  de  notre  cœur,  lais- 
sons-lui le  soin  de  répondre  elle-même,  et  apprenons  par 
son  exemple  à  mériter  de  pouvoir  nous  rendre  à  nous-mêmes 
dans  l'avenir  le  même  témoignage  qu'elle  peut  se  rendre  au- 
jourd'hui. 

Voici  les  paroles  d'un  de  nos  maîtres,  M.  Vacquerie,  dans 
la  nouvelle  édition ,  parue  avant-hier,  des  Profils  et  gri- 
maces. 

«  On  est  venu  dans  un  mauvais  moment.  Tout  était  mort. 

»  On  n'avait  plus  «  deux  petits  morceaux  de  bois  noir  en  croix 
devant  lesquels  croiser  les  mains  »,  et,  comme  évidemment 
ceux  qui  ne  croient  pas  à  la  divinité  de  Jésus  n'ont  pas  d'âme, 
l'âme  était  morte.  Quelques-uns  avaient  essayé  de  croire  à  la 
liberté,  mais  ils  avaient  vu  «  trois  paniers  qu'on  portait  à  Cla- 
mart  :  c'étaient  trois  jeunes  gens  qui  avaient  prononcé  haut 
ce  mot  de  liberté  »;  alors  leur  «  illusion  »  était  morte.  Oui, 
«  l'illusion  »  de  ceux  que  les  martyrs  font  douter.  C'est  dans 
ce  cimetière  que  poussait  une  génération  étiolée  et  empestée 
par  les  miasmes  de  toute  cette  putréfaction.  Quoi  !  c'était  un 
cimetière,  cette  époque  féconde  où  tout  ressuscitait,  l'art  et 
la  politique,  la  tribune,  le  théâtre,  l'atelier  du  peintre  ;  la 
chaire  du  professeur  !  Quoi  !  c'était  une  génération  mort-née, 
cette  génération  qui,  en  politique,  a  fait  1830  et  1848,  et  qui, 
en  art,  a  été  Hugo,  Lamartine,  George  Sand,  Lamennais, 
Balzac,  Michelet,  Alexandre  Dumas,  Eugène  Delacroix,  David 
et  tant  d'autres!  C'était  une  génération  impuissante  et  bonne 
tout  au  plus  «  pour  le  tripot  et  pour  le  lupanar  »,  cette  incor- 
rigible race  de  lutteurs  qui  est  encore  debout  après  quarante 
ans  de  guerre  non  interrompue  et  qui  enseigne  aux  jeunes 
la  vigueur  et  la  jeunesse!  Parlez  pour  vous,  Octave.  Octave 
donc  est  mal  né,  et  il  a  été  mal  élevé  :  Werther  lui  a  enseigné 
le  suicide,  Faust  l'enfer  et  Manfred  le  néant.  Il  n'a  pas  com- 
pris que  ces  œuvres  tourmentées    étaient   la   crise   néces- 

2 


18  ALFRED  DE  MUSSET 

saire  et  féconde  d'un  siècle  qui  se  renouvelait  et  la  fièvre 
de  croissance  d'une  société.  Pour  qui  sait  lire,  le  Gbthe  de 
Werther  et  du  premier  Faust,  qui  déclare  l'impossibilité  de 
vivre  dans  le  monde  tel  qu'il  est,  et  qui  appelle  les  puissances 
inconnues  au  rajeunissement  du  vieil  homme,  est  bien  autre- 
ment réconfortant  et  salutaire  que  le  Gôthe  du  Divan  et  du 
second  Faust,  tranquille  et  indifférent  pendant  que  les  peu- 
ples se  lèvent  et  dont  l'unique  idéal  est  d'évoquer  l'antiquité. 
Quant  à  Byron,  il  faut  un  regard  bien  superficiel  pour  voir  un 
professeur  de  scepticisme  et  de  découragement  dans  ce  dé- 
fenseur de  toutes  les  libertés  et  de  toutes  les  indépendances, 
dans  ce  penseur  militant  qui  combat  de  la  pensée  pour  les 
ouvriers  contre  les  lords,  pour  les  peuples  contre  les  rois,  pour 
l'Espagne  contre  Napoléon,  pour  Venise  contre  l'Autriche,  et 
qui  meurt  pour  la  Grèce.  Manfred  ne  nie  pas  Dieu,  il  affirme 
l'homme,  et  sa  foi  est  telle  que  ni  les  menaces  des  paysans 
offensés  dans  leur  superstition,  ni  les  supplications  de  l'abbé 
qui  voudrait  rallier  à  l'église  ce  vaillant  esprit,  ni  les  lâches 
conseils  que  donne  l'approche  de  la  mort,  ne  peuvent  le  faire 
douter.  N'importe,  que  ce  soit  ou  non  Byron  et  Gbthe  qui 
aient  fait  Octave  maladif  et  chétif,  il  l'est.  Le  premier  coup  de 
vent,  la  trahison  d'une  maîtresse,  le  renverse,  et  il  roule  dans 
tous  les  désordres  que  j'ai  racontés.  Il  devient  le  débauché, 
excessif  en  apparence,  timoré  de  fait,  qui  s'appelle  successi- 
vement don  Paez,  Dalti,  Mardoche,  Garuci,  Frank,  Hassan._Il 
est,  à  la  surface,  bruyant,  insouciant,  insulteur  du  ciel  et  de 
la  terre  ;  au  fond,  timide  et  souffrant.  C'est  après  cela  qu'il 
rencontre  madame  Pierson  :  il  ne  l'a  donc  pas  attendue  pour 
souffrir.  Elle  n'est  pas  sa  maladie;  elle  essaye  d'être  sa  gué- 
rison.  Sous  le  tendre  rayon  de  cette  âme  haute,  il  se  redresse 
et  se  fortifie,  il  aspire  au  bien,  à  la  vérité,  à  la  république,  au 
dévouement,  mais  ses  mauvaises  années  d'ironie  et  d'imita- 
tion ne  veulent  pas  le  lâcher  ;  la  débauche  s'attache  à  Loren- 
zaccio  ;  Rolla  retourne  mourir  où  il  a  vécu.  Octave  est  main- 
tenant ce  qu'il  se  disait,  amer,  Fnjurieux,  violent;   il  mal- 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  19 

traite  madame  Pierson,  il  l'opprime,  il  la  torture,  il  l'ou- 
trage de  comparaisons  cyniques  avec  ses  anciennes  maîtresses. 
Madame  Pierson  s'obstine  à  lui  pardonner  et  à  l'aimer;  mais 
quand  ce  supplice  a  duré  bien  longtemps,  quand  elle  est  à 
bout  de  résignation  et  de  tendresse,  elle  cesse  de  l'aimer  et 
elle  le  quitte.  Si  c'est  là  un  bourreau,  je  demande  ce  que 
c'est  qu'un  patient. 

»  Octave  se  lalssera-t-il  quitter?  Il  sait  qu'il  a  détaché  de  lui 
sa  maîtresse,  qu'elle  ne  l'aime  plus,  qu'elle  en  aime  un  autre. 
La  jalousie  remue  en  lui  toute  la  lie  de  son  passé;  il  redevient 
tout  à  fait  don  Paez  ;  il  veut  tuer,  et  se  tuer.  Qui  l'arrêterai 
C'est  ici  la  crise  suprême,  et  l'extrémité  du  mal.  Pour  la  der- 
nière fois,  la  vie  et  la  mort  sont  en  présence.  Qui  le  sauvera? 
Ce  que  rien  n'a  pu  faire,  pas  même  le  noble  amour  de  ma- 
dame Pierson, qui  le  fera? Il  prend  un  couteau,  et  s'approche 
du  lit  où  dort  sa  maîtresse,  il  est  résolu,  il  écarte  le  drap  pour 
découvrir  le  cœur;  le  drap  écarté,  il  aperçoit...  «entre  les 
deux  seins  blancs  un  petit  crucifix  d'ébène  » .  Alors  il  lâcbe  le 
couteau,  joint  les  mains  et  s'agenouille  ;  sa  jalousie,  ses  an- 
nées de  débauche,  la  contagion  du  temps,  tout  s'efface  ;  il  se 
dévoue,  et  part  pour  laisser  à  sa  maîtresse -la  liberté  et  le 
bonheur.  Il  est  guéri,  et  radicalement  don  Paez  est  guéri  de 
tuer  et  Rolla  de  mourir.  La  croix  de  madame  Pierson  achève 
ce  qu'avait  ébauché  la  croix  de  Marion. 

»  La  croix,  voilà  donc  le  remède  au  «  siècle  ».  Pour  qu'on 
n'en  doute  pas,  lorsqu'il  s'agit  de  donner  un  nom  à  son  livre, 
Octave  l'appelle  sa  «  Confession  ».  Et  si  çà  ne  vous  suffit  pas 
qu'il  aille  à  confesse,  le  voici  qui  communie  :  dans  l'introduc- 
tion, il  appelle  l'hostie  «  le  pain  de  Dieu  »  et  «  le  symbole 
éternel  de  l'amour  céleste  ».  Et  c'était  bien  la  peine  de  nier 
l'immortalité  de  l'àme  pour  croire  à  l'éternité  de  l'hostie.  » 
Voici  comment  il  fut  pris  de  la  maladie  du  siècle  : 
«J'étais  à  table,  à  un  grand  souper,  après  une  mascarade. 
Autour  de  moi  mes  amis  richement  costumés,  de  tous  côtés 
des  jeunes  gens  et  des  femmes;  tous  étaient,  étincelants  de 


20  ALFRED  DE  MUSSET 

beauté  et  de  joie.  À  droite  et  à  gauche,  des  mets  exquis,  des 
flacons,  des  lustres,  des  glaces;  au-dessus  de  ma  tète,  un 
orchestre  bruyant,  et  en  face  de  moi  ma  maîtresse,  créature 
superbe  que  j'idolâtrais. 

»  J'avais  alors  dix-neuf  ans,  je  n'avais  éprouvé  aucun  mal- 
neur  ni  aucune  maladie  ;  j'étais  d'un  caractère  à  la  fois  hau- 
tain et  ouvert  ;  avec  toutes  les  espérances  et  un  cœur  dé- 
bordant. Les  vapeurs  du  vin  fermentaient  dans  mes  veines  ; 
c'était  un  de  ces  moments  d'ivresse  où  tout  ce  qu'on  voit,  tout 
ce  qu'on  entend,  vous  parle  de  la  bien -aimée.  La  nature  en- 
tière paraît  alors  comme  une  pierre  précieuse  à  mille  facettes, 
sur  laquelle  est  gravé  le  nom  mystérieux.  On  embrasserait 
volontiers  tous  ceux  qu'on  voit  sourire,  et  l'on  se  sentie  frère 
de  tout  ce  qui  existe.  Ma  maîtresse  m'avait  donné  rendez-vous 
pour  la  nuit,  et  je  portais  lentement  mon  verre  à  mes  lèvres 
en  la  regardant. 

»  Comme  je  me  retournais  pour  prendre  une  assiette,  ma 
fourchette  tomba,  je  me  baissai  pour  la  ramasser,  et,  ne  la 
trouvant  pas  d'abord,  je  soulevai  la  nappe  pour  voir  où  elle 
avait  roulé.  J'aperçus  alors  sous  la  table  le  pied  de  ma  mai- 
tresse  qui  était  posé  sur  celui  d'un  jeune  homme  assis  à  coté 
d'elle ,  etc.» 

Voilà  donc  le  fatal  accident  qui  a  fait  dérailler  M.  de  Musset. 
Le  voilà  donc  qui,  à  dix-neuf  ans,  jette  sa  malédiction  à  ce 
monde,  renonce  à  ses  croyances,  renonce  à  tout  espoir^  et 
désormais  commence  à  douter  de  tout,  hors  d'une  chose,  c'est 
que  ce  monde  est  indigne  de  lui.  Enfin  il  est  devenu,  il  est 
athée.  Et,  vous  le  comprenez  bien,  messieurs,  j'entends  ce  mot 
non  pas  dans  l'acception  théologique,  mais  dans  son  sens  le  plus 
large.  Athée  celui  qui  n'a  pas  de  croyance,  pour  qui  rien 
n'existe,  ni  conscience,  ni  devoir,  ni  morale,  ni  la  charité,  bète 
brute  isolée  au  milieu  d'une  société  qu'il  exploite  en  réclamant 
pour  lui  les  mêmes  droits,  les  mêmes  immunités  que  ceux 
qui  ont  versé  leur  sang,  donné  leur  vie  pour  les  conquérir  où 
les  laisser  à  leurs  enfants.  Lorsqu'on  arrive  à  ce  degré  de  vé- 


DEVANT  LA   JEOHESSE.  21 

gétation  morale,  par  la  douleur,  la  faiblesse,  et  cette  espèce 
de  folio  qui  nous  pousse  irrésistiblement  à  déchirer  nous-mêmes 

nos  entrailles,  on  est  à  plaindre  plutôt  qu'à  fuir.  Un  accident 
heureux  peut  quelquefois,  par  un  trouble  fécond,  remettre 
l'ordre  dans  cet  être  désorganisé.  Mais  lorsque  ce  n'est  pas  le 
malheur  de  la  vie,  mais  bien  la  paresse,  la  vanité,  la  débau- 
cbe  qui  ont  introduit  le  nihilisme  dans  une  âme,  il  n'y  a  plus 
alors  de  remède,  car  le  démon  de  la  vanité  veille  toujours 
sur  ses  conquêtes,  il  ne  les  laisse  jamais  échapper. 

M.  de  Musset  commença  par  sacrifier  à  la  vanité.  Avec  une 
grande  présomption  de  sa  valeur  personnelle,  il  ne  voulut  res- 
sembler à  personne,  à  personne  du  moins  de  ceux  qui  rap- 
prochaient :  il  prit  Hugo  en  haine.  Mais  il  accueillit  l'étranger, 
(îothe  etByron.  Il  trouva  dans  le  Werther  du  premier  le  sen- 
timent confus  qui  l'agitait  lui-même,  il  ne  sut  comprendre 
dans  le  Manfred  du  second  que  l'idée  du  néant  qui  plut  à  sa 
paresse,  et  lui  permettait  en  lui  évitant  la  peine  de  chercher, 
de  se  donner  un  air  hautain  et  méprisant  en  face  des  vérités 
qu'il  ne  pouvait  comprendre  parce  qu'il  ne  voulait  pas  les 
étudier.  La  débauche  ne  lui  en  laissait  pas  le  temps.  Il  couvrit 
de  son  manteau  le  mépris  des  hommes  et  des  choses.  (Mur- 
mures sur  plusieurs  bancs.  C'est  vrai,  c'est  vrai,  sur  un  grand 
nombre.)  Il  n'eut  même  pas  l'orgueil  de  finir  comme  il  avait 
commencé,  car  l'orgueil  est  un  sentiment  noble  et  il  ne  sa- 
crifia jamais  qu'à  la  plus  mesquine  vanité.  Il  se  faisait  souvent 
quelques  fissures  dans  ce  ciel  orageux  à  travers  lesquelles  il 
apercevait  les  éclairs.  Ses  yeux  aveuglés  s'ouvraient  un  instant. 
On  marchait  autour  de  lui.  Il  prenait  alors  de  son  sang,  de  sa 
vie,  et  dans  ses  convulsions  les  jetait  à  cette  lumière  loin- 
taine qui  ne  devait  pas  s'éteindre  pour  perpétuer  toujours 
son  désespoir. 

Quand  on  manque  d'idées  ou  plutôt  qu'on  n'en  a  qu'une 
seule,  quelque  talent  qu'on  mette  à  essayer  de  la  rajeunir, 
de  la  rajuster,  c'est  elle,  elle  seule  qui  revient  incessamment. 
Tous  les  personnages  de  M.  de  Musset  reproduisent  invaria- 


22  ALFRED  DE  MUSSET 

blement  le  même  type.  (Murmures).  Le  libertin  à  la  pensée 
indécise,  vague,  et  la  vierge  pure  prédestinée  à  cet  homme. 
Don  Gassius,  Frank,  Rolla,  Suzon,  Deidamia,  Marion.  L'ana- 
lyse rapide  de  l'une  de  ses  œuvres  nous  donnera  le  mot  de 
l'énigme  de  cet  homme,  explication  qu'il  a  d'ailleurs  pré- 
tendu nous  donner.  Son  Rolla,  c'est  Werther  amoindri  et  dé- 
gradé par  Don  Juan,  mais  Don  Juan  de  bas  étage.  De  Char- 
lotte il  fit  Marion.  Vous  avez  tous  présente  à  l'esprit  l'œuvre 
du  grand  poète,  mais  il  me  sera  permis  d'en  citer  quelques 
passages  afin  de  mieux  faire  ressortir  la  laideur  du  travestis- 
sement. 

Werther  est  un  amant  de  la  nature  :  il  s'absorbe  dans  sa 
contemplation  ;  mais  cette  contemplation,  comme  je  l'ai  dit, 
sans  un  but  défini,  c'est-à-dire  sans  l'homme,  devient  un 
tourment  incessant.  Avez-vous  remarqué  les  dates  de  ses 
lettres?  Sa  passion  naît  au  printemps,  à  l'épanouissement  de 
la  nature.  Le  roman  dure  deux  ans  et  passe  à  travers  les  vicis- 
situdes des  saisons  :  le  délire  en  été,  l'affaissement  à  l'au- 
tomne, la  mort  à  l'hiver.  Quand  il  rencontre  Charlotte,  par 
quoi  est-il  d'abord  séduit? —  par  cette  candeur,  cette  inno- 
cence, le  spectacle  gracieux  de  cette  jeune  fille  qui  sert  de 
mère  à  sa  nombreuse  famille.  Vous  rappelez-vous  cette  scène 
si  calme  et  délicieuse  par  sa  pureté  môme? 

«  J'avais  mis  pied  à  terre  :  une  servante  qui  parut  à  la  porte 
nous  pria  d'attendre  un  instant  mademoiselle  Charlotte  qui 
allait  descendre.  Je  traversai  la  cour  pour  m'approcher  de 
cette  jolie  maison,  je  montai  l'escalier,  et  en  entrant  dans  la 
première  chambre  j'eus  le  plus  ravissant  spectacle  que  j'aie 
vu  de  ma  vie.  Six  enfants  de  deux  ans  jusqu'à  onze,  se  pres- 
saient autour  d'une  jeune  fille  d'une  taille  moyenne,  mais 
bien  prise.  Elle  avait  une  simple  robe  blanche,  avec  des 
nœuds  couleur  de  rose  pâle  aux  bras  et  au  sein.  Elle  tenait 
un  pain  bis,  dont  elle  distribuait  des  morceaux  à  chacun  en 
proportion  de  son  âge  et  de  son  appétit.  Elle  donnait  avec 
tant  de  douceur,  et  chacun  disait  merci  avec  tant  de  naïveté  ! 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  23 

Toutes  les  petites  mains  étaient  en  l'air  avant  que  le  morceau 
fût  eoupé.  A  mesure  qu'ils  recevaient  leurs  soupers,  les  uns 
sVn  allaient  en  sautant  :  les  autres,  plus  posés,  se  rendaient 
à  la  porte  de  la  cour  pour  voir  les  belles  dames  et  la  voiture 
qui  devait  emmener  leur  chère  Lolotte.  » 

Ce  qu'il  aime  en  elle,  c'est  l'image  de  toutes  ces  vertus  qui 
se  reflètent  sur  ce  qui  l'entoure.  Est-ce  le  libertin  dont  les 
sens  déjà  blasés  se  réveillent  :  Kcoutez. 

«  Elle  est  sacrée  pour  moi  :  tout  désir  se  tait  en  sa  pn- 
sence.  Je  ne  sais  ce  que  je  sens  quand  je  suis  auprès  d'elle: 
c'est  comme  si  mon  âme  se  versait  et  coulait  dans  tous  mes 
nerfs.  » 

Et  lorsque  cette  passion  qui  suit  son  cours  chaste  et  régu- 
lier vient  se  heurter  contre  l'obstacle,  lorsque  son  mariage 
avec  Albert  enlève  à  Werther  toute  espérance  de  posséder 
Charlotte,  quelle  harmonie  et  quelle  noblesse  dans  l'expres- 
sion de  ce  désespoir  cependant  sans  remède. 


4  décembre. 

«  Je  te  supplie vois-tu,  c'est  fait  de  moi je  ne  sau- 
rais supporter  tout  cela  plus  longtemps.  Aujourd'hui  j'étais 

assis  près  d'elle j'étais  assis;  elle  jouait  différents  airs  sur 

son  clavecin,  avec  toute  l'expression!  tout,  tout! que 

dirais-je,  sa  petite  sœur  habillait  sa  poupée  sur  mon  genou. 
Les  larmes  me  sont  venues  aux  yeux,  je  me  suis  baissé,  et 

j'ai  aperçu  son  anneau  de  mariage.  Mes  pleurs  ont  coulé 

et  tout  à  coup  elle  a  passé  à  cet  air  ancien  dont  la  douceur  a 
quelque  chose  de  céleste,  et  aussitôt  j'ai  senti  entrer  dans 
mon  âme  un  sentiment  de  consolation,  et  revivre  le  souvenir 
de  tout  le  passé,  du  temps  où  j'entendais  cet  air,  des  tristes 
jours  d'intervalle,  du  retour,  des  chagrins,  des  espérances 
trompées,  et  puis j'allai  et  venai  par  la  chambre;  mon 


24  ALFRED  DE  MUSSET 

cœur  suffoquait  :  «  Au  nom  de  Dieu,  lui  ai-je  dit  avec  l'ex- 
pression la  plus  vive,  au  nom  de  Dieu,  finissez  !  »  Elle  a 
cessé,  et  m'a  regardé  attentivement  :  «  Werther  m'a-t-elle 
dit  avec  un  sourire  qui  me  perçait  l'àme  ;  Werther,  vous  êtes 
bien  malade,  vos  mets  favoris  vous  répugnent.   Allez  !   de 

grâce,  calmez-vous.  •>  Je  me  suis  arraché  d'auprès  d'elle,  et 

Dieu  !  tu  vois  mes  souffrances,  tu  y  mettras  fin.  » 

Et,  dans  cette  lettre  déchirante  où  Werther  exhale  le  der- 
nier sanglot  de  sa  vie,  la  dernière  pensée  qui  l'exalte  est  ce- 
pendant une  pensée  d'espoir. 

«  C'est  donc  pour  la  dernière  fois,  pour  la  dernière  fois  que 
j'ouvre  les  yeux!  Hélas!  il  ne  verront  plus  le  soleil;  des 
nuages  et  un  sombre  brouillard  le  cachent  pour  toute  la 
journée.  Oui,  prends  le  deuil,  ô  nature!  ton  fils,  ton  ami,  ton 
bien-aimé,  s'approche  de  sa  fin 

»  L'éternité  même  ne  pourra  détruire  la  vie  brûlante 

dont  je  jouis  hier  sur  tes  lèvres  et  que  je  sens  en  moi  !  Elle 
m'aime  !  ce  bras  l'a  pressée  !  ces  lèvres  ont  tremblé  sur  ces 
lèvres  !  cette  bouche  a  balbutié  sur  la  sienne  !  Elle  est  à  moi  ! 
tu  es  à  moi  !  oui,  Charlotte  pour  jamais  ! 

»  De  ce  moment  tu  es  à  moi,  à  moi,  ô  Charlotte!  je 

pars  devant.  Je  vais  rejoindre  mon  père,  ton  père  ;  je  me 
plaindrai  à  lui  ;  il  me  consolera  jusqu'à  ton  arrivée  :  alors  je 
vole  à  ta  rencontre,  je  te  saisis,  et  demeure  uni  à  toi  en  pré- 
sence de  l'Éternel,  dans  des  embrassements  qui  ne  finiront 
jamais. 

o  Je  ne  rêve  point,  je  ne  suis  point  dans  le  délire  !  près  du 
tombeau  je  vois  plus  clair.  Nous  serons,  nous  nous  rever- 
rons  » 

Dites,  messieurs,  quelle  âme  tendre  n'a  souffert  avec  lui, 
quelle  âme  tendre  peut  se  croire  à  l'abri  de  pareilles  dou- 
leurs? Gôthe,  dans  ses  mémoires,  s'est  attaché  à  expliquer 
comment  il  fit  Werther,  avec  son  sang,  son  âme,  dans  un 
état  continuel  d'hallucination,  ce  sont  ses  propres  termes. 
Mais,  dans  ce  beau  poème,  dans  ce  sanglot  de  l'âme,  vous 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  25 

trouverez  toutes  les  douleurs  fondues  pour  ainsi  dire  en  une 
seule.  Vous  chercherez  en  vain  une  larme  honteuse. 

De  tous  les  débauchés  de  la  ville  du  monde 
Où  le  libertinage  est  à  meilleur  marché, 
De  la  plus  vieille  en  vice  et  de  la  plus  féconde, 
Je  veux  dire  Paris.  —  Le  plus  grand  débauché 
Était  Jacques  Rolla 

Et  voici  ses  titres  de  gloire 

Jacques  était  grand,  loyal,  intrépide  et  superbe. 


Il  prit  trois  bourses  d'or,  et,  durant  trois  années, 

Il  vécut  au  soleil  sans  se  douter  des  lois  ; 

Et  jamais  fils  d'Adam,  sous  la  sainte  lumière, 

N'a,  de  l'est  au  couchant,  promené  sur  la  terre 

Un  plus  large  mépris  des  peuples  et  des  rois. 

Ce  n'était  pour  personne  un  sujet  de  mystère 

Qu'il  eût  trois  ans  à  vivre,  et  qu'il  mangea  son  bien. 

Le  monde  souriait  en  le  regardant  faire. 

Et  lui,  qui  le  faisait,  disait  à  l'ordinaire 

Qu'il  se  ferait  sauter  quand  il  n'aurait  plus  rien. 

C'était  un  noble  cœur,  naïf  comme  l'enfance, 
Bon  comme  la  pitié,  grand  comme  l'espérance. 


Voilà  Werther,  voici  Charlotte. 

t 

Si  ce  n'est  pas  ta  mère,  ô  pâle  jeune  fille  ' 
Quelle  est  donc  cette  femme  assise  a  ton  chevet , 
Qui  regarde  l'horloge  et  l'âtre  qui  pétille, 
En  secouant  la  tête  et  d'un  air  inquiet? 
Qu'attend-elle  si  tard?  —  Pour  qui,  si  c'est  ta  mère, 
S'en  va-t-elle  entr'ouvrir,  depuis  quelques  instants, 

Ta  porte  et  ton  balcon si  ce  n'est  pour  ton  père? 

Et  ton  père,  Marie,  est  mort  depuis  longtemps. 
Pour  qui  donc  ces  flacons,  celte  table  fumante, 
Que,  de  ses  propres  mains,  elle  vient  de  servir  ? 


26  ALFRED  DE  MUSSET 

Pour  qui  donc  ces  flambeaux,  et  qui  donc  va  venir  ? 
Qui  que  tu  sois,  lu  dors,  tu  n'es  pas  son  amante. 
Les  songes-  de  tes  nuits  sont  plus  purs  que  le  jour, 
Et  trop  jeunes  encor  pour  te  parler  d'amour. 
A  qui  donc  ce  manteau  que  cette  femme  essuie  ; 
Il  est  couvert  de  boue  et  dégouttant  de  pluie  ; 
C'est  le  tien,  Maria,  c'est  celui  d'un  enfant. 
Tes  cheveux  sont  mouillés  ;  tes  mains  et  ton  visage 
Sont  devenus  vermeils  au  froid  souffle  du  vent. 
Où  donc  t'en  allais-tu  par  cette  nuée  d'orage? 
Cette  femme  n'est  pas  ta  mère  assurément. 


Silence  !  quelqu'un  frappe,  et  sur  les  dalles  sombres 
Un  pas  retentissant  fait  tressaillir  la  nuit. 
Une  lueur  tremblante  approche  avec  deux  ombres... 
C'est  toi,  maigre  Rolla?  Que  viens-tu  faire  ici? 

Savez-vous  pourquoi  Rolla  est  auprès  de  Marion?  Voici  ce 
qui  va  vous  Fapprendre.  Écoutez  : 

Dors-tu  content,  Voltaire,  et  ton  hideux  sourire 

Voltige-t-il  encor  sur  tes  os  décharnés  ? 

Ton  siècle  était,  dit-on,  trop  jeune  pour  te  lire  ; 

Le  nôtre  doit  te  plaire,  et  tes  hommes  sont  nés. 

Il  est  tombé  sur  nous,  cet  édifice  immense 

Que  de  tes  larges  mains  tu  sapais  nuit  et  jour.  ^ 

La  mort  devait  t'attendre  avec  impatience 

Pendant  quatre-vingts  ans  que  tu  lui  fis  la  cour. 

Vous  devez  vous  aimer  d'un  infernal  amour. 

Ne  quittes-tu  jamais  la  couche  nuptiale 

Où  vous  vous  embrassez  dans  les  vers  du  tombeau, 

Pour  t'en  aller  tout  seul  promener  ton  front  pâle 

Dans  un  cloître  désert  ou  dans  un  vieux  château? 

Que  te  disent  alors  tous  ces  grands  corps  sans  vie, 

Ces  murs  silencieux,  ces  autels  désolés, 

Que  pour  l'éternité  ton  souffle  a  dépeuplés? 


Vois-tu,  vieil  Arouet?  cet  homme  plein  de  vie, 
Qui  de  baisers  ardents  couvre  ce  sein  si  beau. 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  27 

Sera  couché  demain  dans  un  étroit  tombeau. 
Jetterais-tu  sur  lui  quelques  regards  d'envie? 
Sois  tranq-uille  il  t'a  lu.  Rien  ne  peut  lui  donner 
M  consolation,  ni  lueurs  d'espérance  ! 

Penses-tu  cependant  que  si  quelque  croyance, 
Si  le  plus  léger  fil  le  retenait  encor, 
Il  viendrait  sur  ce  lit  prostituer  sa  mort  ? 

Voilà  pourtant  ton  œuvre,  Arouet,  voilà  l'homme 
Tel  que  tu  l'as  voulu.  —  C'est  dans  ce  siècle-ci, 
C'est  d'hier  seulement  qu'on  peut  mourir  ainsi. 

Et  que  nous  reste-t-il,  à  nous,  les  déicides  ? 

Pour  qui  travailliez-vous,  démolisseurs  stupides, 

Lorsque  vous  disséquiez  le  Christ  sur  son  autel? 

Que  vouliez-vous  semer  sur  sa  céleste  tombe 

Quand  vous  jetiez  au  vent  la  sanglante  colombe 

Qui  tombe  en  tournoyant  dans  l'abîme  éternel  ? 

Vous  vouliez  pétrir  l'homme  à  votre  fantaisie? 

Votre  monde  est  superbe  et  votre  homme  est  parfait  ! 

Les  monts  sont  nivelés,  la  plaine  est  éclaircie  ; 

Vous  avez  sagement  taillé  l'arbre  de  vie  ; 

Tout  est  bien  balayé  sur  vos  chemins  de  fer, 

Tout  est  grand,  tout  est  beau.  — Mais  on  meurt  dans  votre  air. 

Vous  y  faites  vibrer  de  sublimes  paroles  : 

Elles  flottent  au  loin  dans  les  vents  empestés  : 

Elles  ont  ébranlé  de  terribles  idoles  ; 

Mais  les  oiseaux  du  ciel  en  sont  épouvantés. 

L'hypocrisie  est  morte,  on  ne  croit  plus  aux  prêtres. 


Et  Rolla  qui  doit  se  tuer  le  lendemain  matin  se  lève  et  pour 
donner  le  temps  de  la  réflexion  vient  à  la  fenêtre  de  Marion 
demander  à  l'aurore  le  secret  de  l'amour.  Il  l'a  trouvé,  il 
aime  Marion.  Il  se  tue.  Pourquoi?  sa  vie  commençait  alors. 

Pourquoi  il  se  tue  ?  Enlevez  donc  à  ce  drame  le  vêtement 
qui  le  pare,  cette  forme  si  souvent  enchanteresse,  transcrivez 
Rolla  en  prose,  vous  verrez  alors  quel  résidu  hideux  restera 
au  fond  du  creuset.  Tu  as  commencé  par  tout  mépriser,  Rolla! 


Sf 


28  ALFRED  DE  MUSSET 

Mais  sais-tu  que  le  mépris  n'est  que  l'arme  des  forts  et  qu'elle 
est  trop  lourde  à  la  lâcheté  ?  Non,  tu  n'as  rien  méprisé,  tu 
t'es  simplement  bouché  les  oreilles,  tu  as  fermé  les  yeux,  tu 
as  eu  peur  de  voir,  de  travailler,  tu  as  fui  devant  la  tâche. 
Ah!  beau  Jacques,  grand,  loyal,  intrépide  et  superbe,  quelle 
grandeur  à  t'aplatir  devant  l'obstacle,  quelle  loyauté  à  déni- 
grer ce  que  tu  ignores,  quelle  intrépidité  à  ne  pas  oser  cher- 
cher ton  idéal,  quelle  superbe  à  venir  mourir  entre  les  mains 
d'une  Marion.  Tu  croyais  donc  entrer  dans  la  vie  comme  dans 
un  parterre  de  fleurs  ;  comme  dans  ces  temples  que  1  'âme 
emplit  sans  être  écrasée  par  leur  voûte.  Cette  félicité  parfaite, 
nos  pères  l'ont-ils  donc  jamais  connue,  penses-tu  que  nos  fils 
l'atteindront  jamais? 

Et  nous  qui  n'avons  pas  la  grandeur  de  te  suivre,  en 
quel  temps  sommes-nous  donc  venus?  Tu  parles  du  vide 
de  ton  âme,  et  tu  parles  de  doute  ;  mais  nous,  ce  n'est 
pas  le  vide  qui  est  devant  nous,  ni  le  doute,  mais  les 
ruines,  ruines  de  la  vérité,  ruines  de  ce  temple  de  vie  que 
nous  essayons  de  reconstruire.  Chacun  de  nous  porte  sa 
pierre  et  gravit  la  montagne,  sans  s'inquiéter  de  savoir  s'il 
sera  précipité  avec  son  lourd  fardeau.  C'est  que,  maigre 
Rolla,  usé  par  la  débauche,  nous  avons  l'âme  pleine  du  feu 
sacré  de  la  foi,  et  que  le  devoir  chez  nous  peut  au  besoin 
remplacer  l'espérance.  C'est  que  tant  qu'il  y  aura  une  souf- 
france, nous  savons  que  le  devoir  nous  impose  de  l'anéantir, 
c'est  que  tant  qu'il  y  aura  une  erreur  nous  sommes  décidés 
à  lutter  corps  à  corps  jusqu'à  ce  que  l'un  de  nous  succombe, 
c'est  que  tant  qu'il  y  aura  des  hommes,  il  y  aura  pour  nous 
des  frères  auxquels  nous  ne  nous  croyons  pas  le  droit  de  faire 
défaut;  c'est  que,  beau  Rolla,  qui  demandes  à  l'amour  d'illu- 
miner ta  dernière  heure,  nous  n'attendons  de  personne  au- 
cune récompense,  et  que  pourvu  que  nous  mourions  dans  le 
droit,  peu  nous  importe  de  mourir.  Murmures  d'un  côté. 
Longs  applaudissements  de  l'autre.) 

Mais  vraiment,  tu  n'es  pas  mort.  Rolla,  maigre  fantôme. 


DEVANT  LA  JEUNESSE;  29 

Le  poison  n'a  pas  noirci  tes  lèvres  ;  tu  as  eu  peur  au  dernier 
moment,  toi  qui  n'as  proclamé  le  néant  que  par  fanfaronnade. 
Tu  t'es  fait  capucin. 

Je  voudrais  vivre,  aimer,  m'accoutuiner  aux  hommes. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  monde,  et  qu'y  venons-nous  faire. 

Si,  pour  qu'on  vive  en  paix,  il  faut  voiler  les  cieux? 

Passer  comme  un  troupeau,  les  yeux  fixés  à  terre, 

Et  renier  le  reste,  est-ce  donc  être  heureux? 

Non,  c'est  cesser  d'être  homme  et  dégrader  son  âme. 

Dans  la  création  le  hasard  m'a  jeté  ; 

Heureux  ou  malheureux  je  suis  né  d'une  femme, 

Et  je  ne  puis  m'enfuir  hors  de  l'humanité. 


Que  me  reste-l-il  donc?  Ma  raison  révoltée 
Essaye  en  vain  de  croire  et  mon  cœur  de  douter. 

A  qui  m'adresserai-je,  et  quelle  voix  amie 

Consolera  ce  cœur  que  le  doute  a  blessé? 

II  existe,  dit-on,  une  philosophie 

Qui  nous  explique  tout  sans  révélation, 

Et  qui  peut  nous  guider  à  travers  celte  vie. 

Entre  l'indifférence  et  la  religion? 

J'y  consens.  — Où  sont-ils  ces  faiseurs  de  systèmes 

Qui  savent,  sans  la  foi,  trouver  la  vérité  ; 

Sophistes  impuissants  qui  ne  croient  qu'en  eux-mêmes, 

Quels  sont  leurs  arguments  et  leur  autorité? 

Suit  en  vingt  lignes  l'exposé  de  tous  les  systèmes  philoso- 
phiques depuis  Platon  jusqu'à  Kant. 

Voilà  donc  les  débris  de  l'humaine  science  ! 

Et,  depuis  cinq  mille  ans  qu'on  a  toujours  douté. 

Après  tant  de  fatigue  et  de  persévérance, 

C'est  là  le  dernier  mot  qui  nous  en  est  resté  ! 

Ah  !  pauvres  insensés,  misérables  cervelles, 

Qui  de  tant  de  façons  avaient  tout  expliqué, 

Pour  aller  jusqu'aux  cieux  il  vous  fallait  des  ailes  ; 

Vous  aviez  le  désir,  la  foi  vous  a  manqué. 


30  ALFRED  DE  MUSSET 

Ainsi  donc  c'est  bien  entendu,  Relia,  Cassius,  Frank,  c'est 
la  foi  qui  va  combler  l'abîme  de  votre  cœur.  Mais  quelle  foi? 
Est-ce  la  foi  au  progrès,  à  l'avenir,  en  vos  frères,  à  la  science, 
car  derrière  votre  Dieu,  vous  voyez,  je  pense,  quelqu'un  où  du 
moins  quelque  chose?  Ne  vous  chargerez-vous  pas  de  nous 
l'apprendre,  amant  de  Belcolor,  bandit  Frank,  vous  qui 
savez  sans  doute  le  pour  et  le  contre  des  choses,  qui  sans 
doute  avez  pâli  longtemps  le  front  incliné  sous  la  lampe  des 
veilles  ?  Vous  répondez,  je  crois  : 

Tels  que  dans  un  pillage,  en  un  jour  de  colère, 
On  voit  à  la  lueur  d'un  flambeau  funéraire, 
Des  meurtriers  courbés  dans  un  silence  affreux. 


Tels  les  analyseurs  égorgent  la  nature. 

—  Que  vous  restera-t-il,  enfant  de  nos  entrailles, 
Le  jour  où  vous  viendrez  suivre  les  funérailles 
De  cette  moribonde  et  vieille  humanité? 

Ah!  tu  nous  maudiras,  pâle  postérité  ! 

Nos  femmes  ne  mettront  que  des  vieillards  au  monde. 

Ils  frapperont  la   terre  avant  de  s'y  coucher  ; 

Puis  il  crieront  à  Dieu  :  —  Père,  elle  était  féconde, 

A  qui  donc  as-tu  dis  de  nous  la  dessécher  ? 

—  Mais  vous,  analyseurs,  persévérants  sophistes, 
Quand  vous  aurez  tari  tous  les  puits  des  déserts, 
Quand  vous  aurez  prouvé  que  ce  large  univers 
N'est  qu'un  mort  étendu  sous  les  anatomistes  : 
Quand  vous  nous  aurez  fait  de  la  création 

Un  cimetière  en  ordre,  où  tout  aura  sa  place, 
Où  vous  aurez  sculpté,  de  votre  main  de  glace, 
Sur  tous  les  monuments  la  même  inscription  ; 
Vous,  que  ferez-vous  donc  dans  les  sombres  allées 
De  ce  jardin  muet? 

—  Ah  !  vous  avez  voulu  faire  les  Prométhées  ; 
Et  vous  êtes  venus,  les  mains  ensanglantées, 
Refondre  et  repétrir  l'œuvre  du  Créateur  ! 

11  valait  mieux  que  vous,  ce  hardi  tentateur. 


DEVANT  LA  JEUNESSE.  31 

Lorsque  ayant  fait  son  homme,  et  le  voyant  sans  âme, 
Il  releva  la  tète  et  demanda  le  feu. 
Vous,  votre  homme  était  fait  !  vous  aviez  la  flamme  ! 
Et  vous  avez  soufflé  sur  le  souffle  de  Dieu. 


Mais  votre  foi  à  vous  c'est  la  négation  de  l'avenir,  la  négation 
de  l'entêtement  et  de  l'ignorance  !  En  vérité  on  croit  rire,  et 
quand  vous  nous  parlez  de  science,  où  sont  vos  textes,  vos 
grammaires,  vos  recherches?  Allez,  nous  ne  sommes  pas  dupes 
du  fracas  de  vos  citations.  Platon,  Aristote,  Pythagore,  Leib- 
nitz,  Descartes,  Voltaire,  Locke,  Kant!  0  M.  de  Musset  le 
mieux  est  de  se  taire  lorsqu'on  a  si  peu  lu,  de  se  taire  lors- 
qu'on a  si  peu  compris.  (Murmure  d'un  côté.  Applaudisse- 
ments de  l'autre).  Vraiment  l'antiquité  et  la  science  moderne 
seront  trop  petites  pour  combler  le  vide  de  votre  cœur  !  (Bruit. 
Applaudissements).  Un  Platon,  un  Voltaire,  trop  petits  pour  le 
cœur  de  M.  de  Musset  !  Et  pour  que  ce  vaste  cœur  retrouve 
son  calme,  il  ne  lui  faudra  rien  moins  que  «  la  petite  croix 
de  bois  noir  entre  les  deux  seins  blancs  de  madame  Pierson  !  » 

Ah  !  je  l'avoue,  il  y  a  une  chose  plus  douce  et  plus  com- 
mode que  le  trouble  des  chercheurs.  C'est  le  calme  de  la 
torpeur;  et  quand  la  débauche  a  tué  le  corps  il  n'est  pas  dif- 
ficile de  tenir  Tâme  en  repos.  Elle  se  contente  à  peu  de  frais. 
Qu'auriez-vous  dit,  Byron,  si  vous  aviez  entendu  celui  qui  pré- 
tendait procéder  de  vous  et  qui  mit  son  orgueil  à  vous  copier 
sans  vous  comprendre ,  qu'auriez-vous  dit  en  vous  voyant 
aussi  piteusement  travesti  ?  (Réclamations.) 

Il  faut  vraiment  avoir  lu  Manfred  avec  les  yeux  et  l'intelli- 
gence d'un  jeune  homme  de  vingt  ans  qui,  en  entrant  dans  le 
monde,  cherche  quelle  sera  la  pose  la  plus  propre  à  frapper 
d'étonnement,  pour  en  avoir  extrait  l'idée  de  nihilisme  avec 
laquelle  M.  de  Musset  calmait  si  facilement  sa  conscience. 
Quand  vint  Manfred  le  vieux  monde  avait  craqué  ;  le  nou- 
veau n'existait  pas  encore,  l'homme  avait  abdiqué  le  passé  et 
s'élançait  vers  l'avenir.  Permettez-moi  de  vous  dire  comment 


32  ALFRED  DE  Ml'SSET 

un  des  grands  esprits  de  notre  époque,  M.  Pierre  Leroux,  a 
caractérisé  cette  période  de  transition  : 

«  L'homme  ayant  pris  confiance  dans  sa  force  au  xvm'  siè- 
cle, a  rêvé  des  destinées  nouvelles  ;  il  a  abdiqué  le  passé,  a 
jeté  la  tradition,  et  s'est  élancé  vers  l'avenir.  Mais  cet  élan  du 
sentiment  a  devancé,  comme   toujours,  les  possibilités  du 
monde.  Un  progrès  intellectuel,  un  progrès  matériel,  sont  né- 
cessaires pour  que  le  rêve  du  sentiment  se  réalise.  Qu'arrive - 
t-il  donc?  Ne  voyant  pas  ses  appélitions  se  réaliser,  le  senti- 
ment se  trouble,  et,  tout  en  persistant  vers  l'avenir,  il  arrive 
à  le  nier  de  la  bouche  et  à  nier  toutes  choses.  Mais  lors  même 
qu'il  nie  ainsi,  c'est  qu'il  aspire  encore  vers  cet  avenir  entrevu 
un  instant  et  qui  s'est  dérobé  à  sa  vue.  Soyez  sûr  que  s'il 
n'avait  pas  toujours  le  même  but,  il  ne  blasphémerait  pas 
avec  tant  d'audace  ;  c'est  la  passion  qu'il  a  pour  ce  but  divin 
qui  le  rend  si  impie.  Or  le  poëte  est  le  représentant  du  senti- 
ment dans  l'humanité.  Tandis  que  l'homme  de  la  sensation 
et  de  l'activité  se  satisfait  de  ce  monde  misérablement  ébauché 
qu'il  a  devant  les  yeux,  et  que  l'homme  de  l'intelligence  cher- 
che à  le  perfectionner,  le  poëte  s'indigne  des  lenteurs,  et  finit 
par  n'avoir  plus  que  des  paroles  d'ironie  et  des  chants  de  déses- 
poir. Mais  si  nous  devions  le  condamner  pour  cela,  il  nous 
faudrait  condamner  avec  lui  nos  pères,  qui  ont  rêvé  une  huma- 
nité nouvelle,  une  humanité  plus  grande.  Si  nous  devions 
condamner  absolument  Byron  sur  ses  paroles  et  sans  vraiment 
le  comprendre,  il  nous  faudrait  condamner  absolument  et 
Voltaire  et  Rousseau,  et  tout  le  xvme  siècle,  et  toute  la  révo- 
lution, qui  ont  éveillé  la  poésie  de  son  génie  et  donné  à  son 
sang  cette  impulsion  généreuse,  mais  désordonnée;  où  plutôt, 
c'est  toute  la  marche  progressive  de  l'esprit  humain  qu'il  nous 
faudrait   condamner  comme  une   chimère  monstrueuse  et 
funeste,  si  nous  ne  voulions  pas  voir  dans  cet  homme  perdu 
au  sommet  des  précipices  de  la  route,  et  que  saisit  le  vertige, 
un  de  nous,  un  de  nos  frères,  qui,  lorsque  la  caravane  hu- 
maine s'arrêtait  interceptée  dans  sa  voie,  s'est  élancé  plus  hardi 


DEVANT   LA  JE1  SESSE.  :;:; 

jusqu'à  la  région  des  nuages,  ef  <|iii  meurt  pour  nous  en  nous 
taisant  signe  qu'il  n'y  ;i  point  de  route,  parce  <|u'il  n'en  a  pas 
trouvé.  » 

Ainsi,  ne  nous  trompons  pas  à  la  penser  de  Manfred.  Il  dit 
bien,  il  est  vrai  : 

«  Souffrir:  c'est  connaître:  ceux  qui  savent  le  plus  sont 
aussi  ceux  qui  ont  le  plus  à  gémir  sur  la  fatale  vérité;  l'arbre 
de  la  science  n'est  pas  l'arbre  de  vie.  J'ai  essayé  la  pbiloso- 
phie,  et  la  science,  et  les  sources  du  merveilleux,  et  la  sagesse 
du  monde,  et  mon  esprit  a  le  pouvoir  de  s'approprier  ces 
choses,  — mais  elles  ne  me  servent  de  rien  ;  j'ai  fait  du  bien  aux 
hommes,  et  j'ai  trouvé  du  bon  même  parmi  les  hommes,  —  mais 
cela  ne  m'a  servi  de  rien  ;  j'ai  eu  aussi  des  ennemis,  nul 
d'entre  eux  ne  m'a  vaincu,  beaucoup  sont  tombés  devant  moi, 
—  mais  cela  ne  m'a  servi  de  rien:  bien  ou  mal,  vie,  facultés, 
passions,  tout  ce  que  je  vois  dans  les  autres  êtres,  a  été  pour 
moi  comme  la  pluie  sur  le  sable  depuis  cette  heure  à  laquelle 
je  ne  puis  donner  un  nom.  Je  ne  redoute  rien,  et  j'éprouve  la 
malédiction  de  n'avoir  aucune  crainte  naturelle,  de  ne  sentir 
battre  dans  mon  cœur  ni  désir,  ni  espoir,  ni  un  reste  d'amour 
pour  quoi  que  ce  soit  sur  la  terre.  » 

Mais  ce  scepticisme  a  son  contre-poids  dans  sa  grandeur. 
Ces  doutes  de  l'intelligence  sont  involontaires.  Ils  gardent  le 
seuil  de  la  vie  de  chacun  de  nous.  Ils  sont  inévitables.  La  vraie 
force  est  d'en  triompher.  Manfred  y  succombe.  Mais  Byron  en 
mourant  pour  la  Grèce  prouvait  victorieusement  qu'il  noyait  au 
devoir  et  à  l'avenir  de  l'humanité.  (Applaudissements).  Quand 
il  prononçait  le  nom  de  liberté,  il  s'inclinait  et  savait  ce  que 
cela  voulait  dire;  il  ne  raillait  jamais  aucune  des  aspirations 
de  son  époque  vers  le  progrès  et  le  soulagement  des  malheu- 
reux. Il  n'eut  pas,  lui,  en  face  des  chercheurs,  essayé  de  les 
tourner  en  ridicule  avant  de  les  comprendre.  Oh  !  je  conçois 
bien,  M.  de  Musset,  qu'ils  vous  répugnent  profondément,  les 
Duponts  et  les  Durands  qui  ont  les  coudes  troués  et  pas  un  sou 
dans  leur  poche.  Murmures.) 

3 


-,',  ALFRED  DK  MUSSE! 

Allez,  vous  ne  les  ferez  jamais  aussi  misérables  ni  aussi 
ridicules  par  leur  misère  qu'ils  se  sont  faits  eux-mêmes.  Voici 
ce  qu'écrivait  un  de  ces  Duponts  : 

«  Depuis  quinze  jours,  je  mange  du  pain  et  je  bois  de  l'eau; 
je  travaille  sans  feu,  et  j'ai  vendu  jusqu'à  mes  habits  pour 
fournir  aux  frais  de  copie  de  mon  travail.  C'est  la  passion  de 
la  science  et  du  bonheur  public,  c'est  le  désir  de  trouver  un 
moyen  de  terminer  d'une  manière  douce  l'effroyable  crise 
dans  laquelle  toute  la  société  européenne  se  trouve  engagée, 
qui  m'a  fait  tomber  dans  cet  état  de  détresse  ».  Il  s'appelait 
celui-là  Saint  Simon. 

Ils  vous  faisaient  peur  à  vous,  M.  de  Musset,  ces  hommes 
dont  vous  ne  compreniez  pas  la  langue,  et  votre  étonnement, 
quand  vous  dénonciez  le  mot  humanitaire  comme  un  barba- 
risme, était  plus  profond  que  vous  ne  vouliez  le  laisser  croire. 
Vous  avez  bien,  en  vérité,  à  vous  occuper  de  ce  que  peut  de- 
venir l'humanité.  A  la  bonne  heure,  parlez-nous  la  langue  du 
bon  vieux  temps;  Marly  vous  réclame. 

Quel  mot  vous  prononcez,  marquise?  et  quel  dommage  ! 

Restez-là.  Car  ils  vous  font  peur  ces  hommes  à  la  figure 
sombre  ;  rustres  et  manants  révoltés  de  la  Constituante  et  de 
la  Convention,  qui  viennent  brutalement  faire  évanouir  les 
rêves  roses  de  vos  comédies  de  boudoir.  Mais  arrêtez-vous  là, 
car  nous  vous  défendons,  en  les  insultant,  de  nous  insulter 
aussi.  Et  lorsque  vous  aurez  la  bassesse  de  venir  dire  : 

«Depuis  que  le  monde  existe,  il  est  certain  que  quiconque 
n'a  que  deux  sous  et  en  voit  quatre  à  son  voisin,  où  une  jolie 
femme,  désire  les  lui  prendre,  et  doit  conséquemment  dans 
ce  but  parler  d'égalité,  de  liberté,  d'égalité  des  droits  de 
l'homme,  etc.  » 

Nous  vous  répondrons  en  leur  nom  comme  au  nôtre  : 

Nous  croyons  et  nous  professons  hautement  qu'en  récla- 
mant nos  droits  nous  accomplissons  un  devoir,  nous  croyons 


1)K\AM    LA  JEUNESSE.  3f> 

qu'en  réclamant  les  droits  de  nos  frères  nous  accomplissons 
un  devoir,  car  le  grand  principe  de  la  liberté  est  de  ne  pas 
souffrir  d'esclaves  à  côté  d'elle;  nous  croyons  que  nous 
sommes  tous  solidaires  dans  nos  joies  comme  dans  nos  souf- 
frances ;  nous  croyons  que,  quelles  que  puissent  être  les  défail- 
lances du  moment,  jamais  l'iniquité  ne  prévaudra;  nous  croyons 
que,  dussions-nous  la  voir  triompher  pendant  toute  notre  vie, 
il  n'y  a  pas  d'excuse  pour  une  apostasie  ;  nous  croyons  que 
ceux  qui  se  retirent  découragés  ne  sont  pas  convaincus  ;  nous 
croyons  et  nous  professons  hautement  L'infaillibilité  absolue 
de  ce  principe,  dans  lequel  le  sentiment  n'a  rien  à  voir,  mais 
qui  est  le  fondement  et  la  raison  même  de  notre  être  :  la 
liberté,  l'amour  de  nos  semblables;  nous  croyons  et  nous  pro- 
fessons hautement  qu'en  dehors  de  ces  idées  il  n'y  a  pas 
d'homme,  et  vous  qui  n'avez  rien  cru,  rien  professé  de  ce  que 
nous  défendons,  nous  nous  retirons  de  vous,  nous  vous  re- 
poussons de  notre  communion. 

Je  m'arrête,  messieurs.  On  m'accuse  d'avoir  été  pas- 
sionné envers  M.  de  Musset.  Eh  bien  :  je  fais  une  concession 
(Ah!  Ah! -silence).  Mais  avant  j'ai  voulu  affirmer,  je  le  répète 
que  la  jeunesse  le  répudiait  lui  et  ses  doctrines  si  le  nihilisme 
pouvait  jamais  en  être  une.  (Murmures  .  Il  est  vraiment  bien 
temps  de  réclamer  ici.  Mais  vous  lui  en  avez  donné  la  preuve 
la  plus  écrasante!  Derrière  ce  cercueil  qui  montait  au  Père- 
Lachaise  vous  étiez  cent  a  peine,  et  nous  étions  cent  mille  à 
suivre  le  corbillard  des  pauvres  qui  portait  Lamennais  à  la 
fosse  commune.  Longs  applaudissements.)  Celui-là  empor- 
tait une  partie  de  notre  cœur,  celui-là  avait  écrit  dans  les 
Paroles  d'un  croyant  quelques  pages  qui  resteront  l'évangile 
des  temps  modernes.  L'autre  ne  nous  avait  rien  dit.  Nous 
n'avions  rien  à  lui  dire.  (Murmures.  Bravo,  bravo.  Applaudis- 
sements. 

Cependant  je  l'ai  dit,  je  ferai  une  concession.  Bien  que  je 
ne  puisse  jamais  pardonner  au  diffamateur  de  l'idée  vivante, 
je  me  tairais,  si  quelque  chose  a  surnagé  dans  le  naufrage  de 


:$6  ALFRED  DE  MUSSET 

sa  raison  et  de  son  cœur;  si  parmi  toutes  les  pensées  qu'à 
agitées  son  œuvre  il  s'en  trouve,  non  pas  dix  de  justes,  niais 
une  seule;  si  cet  homme  qui  a  dit  de  lui-même  : 


Je  suis  né  d'une  femme. 
Et  je  ne  puis  m'enfuir  hors  de  l'humanité. 


Si  cet  homme  a  prouvé  qu'il  tenait  à  cette  humanité  par 
un  seul  sentiment,  sinon  de  charité,  du  moins  de  compas- 
sion; s'il  a  consolé  une  misère,  une,  une  seule,  s'il  a  délendu 
un  opprimé,  s'il  a  communié  une  fois,  une  seule  avec  une  des 
bonnes  inspirations  de  ce  siècle,  avec  une  idée  de  progrès,  de 
foi  en  l'avenir,  eh  bien,  je  m'arrêterai  :  je  pourrai  ne  pas 
l'excuser  dans  ma  conscience;  je  ne  le  dénoncerai  pas.  Une 
larme,  une  seule  à  travers  ce  masque,  et  je  comprendrai  que 
les  âmes  tendres  puissent  un  moment  subir  la  contagion 
de  la  miséricorde.  Mais  quoi  !  toujours  des  blasphèmes  ! 
Jamais  une  pensée  virile,  jamais  même  un  souvenir  du  cœur. 
A  peine  quand  la  Pologne  râle,  un  couplet  lamentable. 

Qu'on  ne  vienne  pas  me  dire  qu'il  exprime  un  vice  et 
qu'il  l'a  merveilleusement  rendu.  Eh  !  ces  vices-là  nous  vou- 
lons les  ignorer;  ces  turpitudes  sont  heureusement  assez 
rares  pour  n'avoir  pas  besoin  d'être  dévoilées;  d'ailleurs  nous 
ne  pouvons  admirer  le  peintre  du  crime  qu'à  la  condition 
qu'il  ne  se  soit  pas  incarné  dans  son  œuvre,  autrement  il  par- 
tage avec  elle  le  mépris  qu'il  veut  nous  inspirer.  Mais  voyons, 
soyons  francs,  souvenons-nous  de  ce  que  nous  sommes,  sou- 
venons-nous de  ce  qu'il  a  fait. 

0  vous  qui  vous  battez  pour  une  idée  de  salut,  pour  un 
principe  d'humanité,  vous  qui  l'épée  où  la  plume  à  la  main, 
défendez  le  droit,  vous  qui  croyez  au  devoir,  vous  qui  vous 
acharnez  contre  les  préjugés,  vous  qui  recherchez  à  travers 
tout  la  vérité,  savez-vous  que  s'il  vivait  encore,  vous  seriez 
encore  pour  lui  ses  Dupants  el   ses  Durands  !  Celui  qui  n'a 


DEVANT    LA   JEUNESS1  37 

pas  épargné  les  pères,  croyez-vous  qu'il  épargnerait  les 
entants.  Je  vous  en  conjure,  considérez  que  vous  n'avez 
pas  le  droit  de  pardonner  pour  les  autres,  que  vous  n'avez 
pas  le  droit  de  pardonner  au  nom  de  l'idée  que  vous  défendez 
sous  peine  d'être  répudiés  par  elle.  (Murmures,  interruptions, 
applaudissements.)  Non,  messieurs,  elle  ne  compose  pas.  — 
Aut  mecum,  aut  contra,  — ou  pour  ou  contre  moi,  dit-elle. 
Venez  m'aider  au  nom  de  notre  dignité  commune  a  com- 
battre cette  indulgence  fatale,  cet  amour  d'une  vaine  beauté 
extérieure.  Vous  l'avouez  vous-même,  vous  retranchez  de  cet 

homme  le  citoyen.  Que  restera-t-il  donc?  un  poète? Ah  ' 

ne  nous  amenez  pas  à  mépriser  l'auréole  du  poète  en  lui  enle- 
vant son  plus  précieux  rayon (Applaudissements,  mur 

mures,  interruptions). 


FI  N 


f  — 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POO 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRAR 


Lissagaray,   Prosper  Olrv 
2372  Alfred  de  Musset  devs 

L5  la  jeunesse