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Full text of "Ames et paysages"

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AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


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AMES  ET  PAYSAGES 


Leo-Paul  desrosiers 


Ames  et  paysages 


Fécite  —  Un  charivari  —  La  petite  oie  blanciie 
Prosper  et  Graziella  —  Au  bord  du  lac  bleu 
Marguerite  —  Le  rêveur  —  Une  intri- 
gue  de  palais  —  Un  cénacle 


s"»'^ 


ÉDITIONS  DU  DEVOIR 

MONTRÉAL 
1922 


CfSCJ 


Tous  DROITS  RÉSERVÉS 


A  MA  FEMME 


1 


Fécite 


Jamais  une  vie  ne  fut  plus  pure  devant  Dieu 
que  celle  de  Fécite,  une  humble  servante  de 
notre  famille.  Moi-même  je  ne  l'ai  connue 
que  lorsqu'elle  était  vieille  et  courbée,  ridée 
comme  un  raisin  sec,  qu'elle  pouvait  à  peine 
se  lever  et  circuler  dans  la  maison.  Mais  je 
n'ai  qu'à  y  penser  pour  entendre  encore  sa 
voix  fêlée  et  claire  chanter  en  chevrotant 
pour  me  bercer  ou  m'endormir.  Le  reste,  je 
l'ai  appris  de  mon  père  et  de  ma  mère  qui 
auraient  pu  se  mettre  à  genoux  devant  elle 
et  la  prier  comme  une  sainte. 

Mon  bisaïeul  Louis  l'avait  eue  le  premier 
à  son  service.  Il  vivait  alors  sur  une  manière 
de  vaste  seigneurie,  à  l'entrée  du  lac  Saint- 
Pierre,  au  bord  du  Saint-Laurent.  Les  bran- 
ches du  fleuve  large  enserraient  d'un  réseau 
de  lamelles  d'argent  les  ^les  basses,  plates, 
lourdes  d'une  végétation  humide  et  grasse. 
Les  aulnes,  V herbe  à  lien  droite  et  fine  comme 
une  baguette,  les  liards  énormes  aux  feuilles 
tremblantes,  les  saules  qui  forment  des  boules 
de  feuillage  gris-pâle  et  finement  découpé, 
croissaient  sur  les  rivages,  au  milieu  des  her- 


10  ÂMES   ET  PAYSAGES 

bes  aquatiques  et  luxuriantes,  dans  un 
paysage  lacustre. 

Mon  grand'père  possédait  en  arrière  quatre 
à  cinq  cents  arpents  d'une  terre  miraculeuse- 
ment riche.  Les  blés  à  hauteur  d'homme 
s'écrasaient  sous  leur  poids,  le  mil  et  le  trèfle 
des  vastes  prairies  étaient  d'un  vert  sombre  et 
presque  noir.  Le  troupeau  de  vaches,  dans 
un  gras  pacage,  se  couchait  dès  le  commence- 
ment de  Favant-midi,  repu,  sous  des  chênes 
solides  et  sains. 

Et  c'est  dans  sa  maison  longue,  étroite,  aux 
lucarnes  hautes,  bâtie  de  pierres  et  de  cailloux 
empâtés  de  mortier,  que  Fécite  arriva  un  jour 
avec  sa  grande  malle  de  bois  recouverte  de 
cuir  fauve,  aux  crépines  dorées.  Orpheline 
baptisée  on  ne  savait  où  ni  pourquoi  de  son 
nom  bizarre,  elle  était  aussi  fraîche  et  pro- 
prette qu'une  jeune  prune  translucide  encore 
pendue  parmi  les  feuilles  vertes,  bien  que  sa 
figure  fût  grêlée  des  tâches  de  la  petite  vérole. 
Ses  jolis  yeux  bruns  étaient  pleins  de  vivacité. 

Elle  n'était  pas  descendue  de  voiture  que  les 
cinq  enfants  de  la  maison,  endiablés,  se  bous- 
culant et  criant,  grimpaient  à  ses  jupes,  lui 
sautaient  aux  mains,  la  câlinaient,  tendaient 
des  joues  barbouillées  et  des  frimousses 
expressives  et  tendres.     Elle  avait  un  don,  un 


FÉCITE  11 

charme,  disait-on.  Elle  faisait  des  petits  ce 
qu'elle  voulait,  calmait  leurs  agitations  des 
jours  d'orage,  les  décidait  à  l'accomplisse- 
ment de  leurs  devoirs  puérils 

Levée  dès  cinq  heures,  couchée  avec  les 
derniers  aboiements  des  chiens,  elle  travaillait 
dans  la  maison,  dans  les  champs,  elle  mettait 
la  main  à  tout;  et  le  soir,  souvent,  lorsque  le 
crépuscule  des  grandes  campagnes  plates  et 
sereines  allongeait  sur  la  terre  des  pans  d'om- 
bre noire  comme  la  nuit,  et  des  traînées  d'or 
sur  les  blés,  on  voyait  Fécite  s'acharner  à  une 
dernière  tâche  au  milieu  du  repos  universel. 

Que  pourrais-je  dire  de  ses  années  de  ser- 
vice? Elle  ne  demandait  rien  pour  ne  pas 
déranger  les  autres,  mais  obligeait  tout  le 
monde  au  moindre  mot  et  se  réservait  les 
besognes  les  plus  répugnantes.  Elle  était 
compatissante  pour  les  misères,  même  les 
fautes,  et  les  malheurs  du  prochain  l'émou- 
vaient autant  que  les  siens.  Il  n'existait 
pour  elle  ni  rancune,  ni  secrets;  aucun  soup- 
çon ne  lui  venait  sur  les  gens  qu'elle  ac- 
ceptait toujours  à  leur  façade;  et  jamais 
l'idée  ne  lui  serait  venue  de  ces  petites  ruses, 
de  ces  roueries,  de  tous  les  moyens  subtils  de 
sonder,  de  pénétrer  et  de  découvrir  les  âmes 
qui  ne  se  défient  pas. 


12  ÂMES   ET   PAYSAGES 

Dans  la  maison  Fécite  enveloppait  tout  le 
monde  de  sa  tendresse  comme  d'un  chaud 
manteau.  Elle  maintenait  les  liens  de  la 
famille  dispersée,  invitant  les  fils  et  les  filles, 
donnant  des  nouvelles,  pleurant  sur  les  lettres, 
aux  arrivées  et  aux  départs.  Que  de  fois 
elle  attirait  mes  oncles  dans  un  coin  pour 
recommander  l'observance  des  pratiques  reli- 
gieuses ou  suggérer  des  attentions  délicates 
pour  leurs  parents.  Elle  donnait  gravement 
aux  jeunes  mères  des  conseils  de  patience, 
ravie  d'entendre  leurs  longues  et  secrètes  con- 
fidences sur  les  tracas  et  les  soucis  domesti- 
ques. 

Elle  était  peu  à  peu  devenue  l'âme  de  la 
maison,  une  espèce  d'ange  qui  amollissait  les 
cœurs  afin  d'y  faire  germer  l'affection,  l'amour, 
la  douceur.  Elle  développait  notre  sensibilité, 
lui  créait  des  besoins,  rendait  notre  vie  intense 
en  faisant  de  nous  des  hommes  qui  veulent 
sentir  autour  d'eux  le  parfum  des  amitiés  ter- 
restres, pratiquer  le  commerce  de  l'intimité 
et  de  l'attachement.  Et  c'est  pourquoi  nous 
avons  tous  en  nous  comme  un  gouffre  de  par- 
don, de  pitié  et  d  attendrissement  où  l'on 
peut  éternellement  puiser.  Nos  larmes  sont 
plus  prêtes  et  les  choses  nous  touchent  plus 
profondément. 


FÉCITE  13 


J'ai  réfléchi  souvent  sur  cette  influence 
qu'elle  eut  sur  nous.  Fécite  n'avait  qu'une 
vertu,  mais  elle  l'avait  toute,  elle  en  était  la 
personnification  et  c'était  la  bonté.  Et  la 
bonté,  quand  on  y  pense,  ce  n'est  pas  une 
vertu,  c'est  un  composé,  un  résidu  des  essences 
le  plus  fines,  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
dans  l'hcmme.  Il  y  a  en  elle  de  la  douceur,  de 
la  patience,  de  la  simplicité,  du  dévouement, 
de  la  charité  et  de  l'altruisme,  il  y  a  de  la  géné- 
rosité, de  l'indulgence,  de  l'innocence,  de  la 
candeur,  l'oubli  de  soi  et  une  sensibilité  très 
facile.  On  y  trouve,  et  comme  mêlées  et 
fondues  ensemble  pour  former  une  riche 
odeur,  toutes  les  bonnes  qualités  humaines.  Et 
Fécite  était  bonne  comme  la  terre  de  Dieu 
dans  ces  campagnes  neuves  qui  poussaient  à 
profusion  et  prodiguaient  les  récoltes,  des 
richesses  inépuisables  et  profondes,  les  gas- 
pillaient en  forêts,  en  fleuves  et  en  lacs,  en  une 
végétation  puissante  et  vivace. 

Fécite  ne  se  maria  jamais.  Elle  eut  une 
ou  deux  fois  des  amoureux  mais  sa  perfection 
morale  mettait  autour  d'elle  un  halo  et  comme 
un  cercle  défendu  aux  passions  trop  charnelles, 
trop  intenses  et  trop  humaines.  Sa  large 
sympathie  excluait  une  préférence  trop  par- 
ticulière.    D'ailleurs  elle  répandait  déjà  abon- 


14  ÂMES   ET   PAYSAGES 

damment  sur  toute  notre  famille,  vaste  clan 
aux  ramifications  étendues  qui  couvraient  la 
province. 

Des  malheurs  ensuite  l'attachèrent  plus 
fortement.  Mon  bisaïeul  Louis,  important 
et  riche  dans  la  paroisse,  devint  le  '^cabaleur'' 
de  l'un  des  partis,  au  cours  d'une  élection 
fédérale.  Son  cheval  attelé  à  un  cabriolet 
crotté  détalait  du  matin  au  soir  sur  toutes 
les  routes  du  comté.  C'était  alors  un  fort 
bel  homme  de  quarante  ans,  au  visage  gras  et 
blanc  encadré  de  cheveux,  d'une  barbiche  et 
d'une  moustache  crépelés  et  noirs.  Il  plaisait 
aux  hommes  par  sa  grosse  jovialité,  aux 
femmes  par  une  galanterie  inofïensive  de  joli 
garçon,  aux  enfants  par  sa  familiarité  ave- 
nante. 

Puis  aussitôt  tombées  les  claires  nuits  fraî- 
ches d'automne,  les  réunions  animées  et 
bruyantes  commençaient  dans  le  salon.  Au 
milieu  du  choc  des  verres,  des  conversations  à 
tue-tête,  des  discours  pompeux  et  simplistes 
et  des  rires  sonores  et  gras,  on  entendait  la 
voix  de  basse  du  maître  de  la  maison  tonnant 
ses  *'Sata-Michette"  et  ses  '^Sata-Michon", 
les  deux  jurons  dont  il  appuyait  ses  phrases 
comme  de    deux  béquilles.  Le  rhum,  la 

bière  y  passaient  par  tonneaux  et  l'on  s'em- 


FÉCITE  15 


piffrait  de  ce  bon  pain  de  boulanger  trempé 
dans  la  mélasse  qui  faisait  les  délices  de  nos 
ancêtres.  La  fumée  des  pipes  estompait  la 
lumière  douce  des  lampes. 

Vers  une  heure,  deux  heures  du  matin,  les 
hôtes  partaient,  titubants,  colériques,  abomi- 
nablement gris,  en  se  lançant  des  injures  ou 
des  quolibets.  Plus  d'un  se  trouvait  incapa- 
ble de  remettre  son  cheval  dans  les  brancards 
et  même  de  se  rendre  à  sa  voiture.  Lorsqu'il 
avait  facilité  et  surveillé  tous  les  départs,  mon 
bisaïeul,  qui  avait  bu  comme  dix  hommes, 
remontait  à  sa  chambre  d'un  pas  automatique 
et  roide,  sans  broncher  d'une  semelle,  l'atti- 
tude rigide  et  la  démarche  posée. 

Fécite,  durant  ces  ripailles  et  ces  orgies, 
priait  Dieu  et  tous  ses  saints,  prise  d'une 
épouvante  sacrée  devant  les  abominations  qui 
se  commettaient  dans  la  maison.  Elle  accu- 
mulait les  jeûnes,  les  neuvaines,  les  commu- 
nions et  les  pénitences  pour  éloigner  la  malé- 
diction divine.  Et  le  matin,  lorsqu'elle  ba- 
layait les  restes  de  tabac  et  les  cendres  de  pipe, 
dans  la  salle  à  l'atmosphère  affadie  par  la 
fumée,  elle  avait  des  colères  subites,  des  auda- 
ces terribles  et  sacrées,  des  révoltes  de  dégoût 
qui  la  faisaient  se  lever  en  face  de  son  maître 
pour  lui  reprocher  sa  faute  et  les  péchés  qu'il 


16  ÂMES   ET   PAYSAGES 

faisait  commettre.  Elle  trépignait,  criait, 
suppliait,  pleurait;  elle  parlait  de  se  mettre  à 
genoux  pour  implorer  un  changement,  elle 
tremblait  de  tous  ses  membres,  l'être  tendu 
dans  une  demande  passionnée,  tandis  que  mon 
aïeul,  goguenard,  avec  son  rire  sourd,  détour- 
nait le  coup  : 

—  Sata-Michette,  tu  en  gagnerais  des  élec- 
tions avec  tes  chemins  de  croix  !  Comme  si 
on  avait  fait  autrement  la  cabale  depuis  que 
le  monde  est  monde  !  Laisse  aux  hommes  le 
travail   des  hommes   et   tu   seras   tranquille. 

La  pauvre  Fécite  vivait  maintenant  dans 
l'appréhension  des  châtiments  du  ciel.  Elle 
vaticinait  comme  une  prophétesse  antique, 
maudissait  les  élections  et  la  boisson.  Elle  ne 
décolérait  plus  de  toute  la  journée  et  éclatait 
quelquefois  en  sanglots,  tout  à  coup,  vaquant 
à  une  besogne,  lavant  la  vaisselle,  disant  le 
chapelet.  Elle  ne  pouvait  se  résigner;  elle 
s'offrait  en  holocauste,  elle  aurait  accepté  le 
renvoi,  n'importe  quelle  pénitence,  n'im- 
porte quel  sacrifice,  pour  arriver  à  sa  fin. 
Guêpe  têtue  obstinée  à  sortir  à  trav^ers  une 
vitre,  elle  revenait  à  la  charge  se  heurter  et  se 
heurter  sans  cesse  contre  le  refus,  et  maudire 
son  impuissance. 


FÉCITE  17 

Le  malheur  prévu  par  Fécite  arriva  cepen- 
dant. Le  candidat  opposé  à  celui  de  mon 
grand-père  tint  ime  assemblée  sous  les  ormes 
de  l'église,  après  la  messe.  La  foule  divisée  en 
deux  camps  s'invectivait  dès  le  début.  Mon 
bisaïeul  Louis,  avec  cinq  ou  six  de  ses  pairs  à 
carrure  herculéenne,  en  veston  d'étoffe  à 
manches  de  cuir,  avait  pris  possession  des 
marches  de  la  tribune.  L'orateur,  un  petit 
notaire  barbu,  aux  gestes  agiles  et  à  la  riposte 
prompte,  attaquait  avec  brio  sous  l'œil  de  ces 
singuliers  gardes  du  corps.  Il  parlait  trop 
bien.  A  un  moment  donné  mon  ancêtre  bon- 
dit sur  les  tréteaux  avec  sa  troupe.  On  le  vit 
aussitôt  balancer  au-dessus  de  sa  tête  le  corps 
gigotant  du  petit  notaire  et  le  lancer  parmi 
l'auditoire.  Le  curé  accouru  en  toute  hâte 
réussit  à  arrêter  les  rixes  et  ce  moulinet  for- 
midable des  poings  déchaîné  dans  l'assistance 
par  l'assaut  de  la  plate-forme. 

Un  jour  vint  où  il  fallut  solder  cette  vic- 
toire. Poursuivi  pour  fracture  d'un  bras  mon 
bisaïeul  Louis  fut  condamné  à  payer  quatre 
mille  dollars  d'indemnité.  Peu  riche  en 
numéraire,  il  dut  vendre  sa  grande  ferme  fer- 
tile pour  s'établir  sur  une  terre  plus  petite,  au 
quart  défrichée,  le  long  de  la  rivière  Bayonne. 

Fécite  et  ma  grand'mère  passaient  mainte- 
nant^leur  temps  à  pleurer.     Un  mot,  un  re- 


18  ÂMES   ET   PAYSAGES 

gard,  une  pensée,  et  les  larmes  jaillissaient  de 
leurs  yeux,  coulaient  le  long  des  joues.  Dans 
la  maison  vide,  lorsque  les  derniers  meubles 
eurent  été  chargés,  elles  s'affaissèrent,  sentant 
se  briser  une  infinité  de  liens  imperceptibles 
d'amour  et  d'amitié,  des  attaches  à  la  vie, 
leurs  racines  dans  le  sol.  Un  désespoir  secret 
habita  longtemps  leur  âme  car  on  les  vit 
regarder  souvent,  le  soir,  ce  coin  de  l'horizon 
où  s'élevait  la  vieille  demeure.  Et  de  souf- 
frir également  pour  la  même  chose,  Fécite  et 
ma  grand'mère  contractèrent  une  amitié 
muette  et  indestructible  qui  éleva  la  servante 
au  niveau  de  la  maîtresse. 

Après  cette  déchéance  matérielle  les  mal- 
heurs se  multiplièrent  dans  la  famille.  Payant 
en  un  seul  jour  les  excès  de  toute  une  vie,  mon 
bisaïeul  Louis  fut  atteint  d'une  paralysie  des 
jambes;  il  ne  marcha  plus  qu'avec  des  béquil- 
les. La  force  de  ses  bras  s'étant  pourtant 
conservée  intacte,  et,  habile  à  manier  les 
rames,  il  passait  des  journées  à  la  pêche,  une 
gourde  de  rhum  au  fond  de  sa  chaloupe. 
Charles,  son  fils  aîné,  pour  s'être  ruiné  à 
défricher,  à  cultiver,  afin  de  nourrir  la  famille 
nombreuse,  se  couchait  à  quarante  ans  dans 
son  lit  de  souffrance,  pour  y  vivoter  longtemps, 
pâle  et  timide  vieillard  perclus,  au  sang  ané- 


FÉCITE  19 

mié.  Ma  bisaïeule,  les  cheveux  tout  blancs, 
tricotait  des  heures  entières  près  du  poêle, 
douce  et  calme  comme  une  sainte,  en  robe 
d'indienne.  Fécite  s'effarait  entre  ces  impo- 
tents et  ces  malades,  entre  les  enfants  tapa- 
geurs et  excités,  plus  inquiète  de  chacun  que 
s'il  eût  été  la  chair  de  sa  chair.  Petite  et 
osseuse  maintenant,  ridée  et  sèche,  elle  four- 
nissait des  journées  de  travail  à  assommer  un 
cheval. 

Il  lui  vint  plus  tard  une  autre  épreuve. 
Louis,  le  premier  enfant  de  Charles,  était 
devenu  son  préféré;  en  vieillissant,  elle  s'était 
laissée  aller  à  cette  tendresse  plus  particulière. 
Beau  gars  de  vingt  ans,  bien  découplé,  il  avait 
tout  le  physique  de  son  grand-père  avec  l'âme 
douce  de  sa  grand'mère. 

On  entendit  parler  un  jour  de  l'invasion  des 
Féniens.  Le  gouvernement  demandait  des 
volontaires.  Héritier  d'un  sang  audacieux 
et  batailleur,  Louis  s'enrôla  tout  de  suite,  fier 
de  l'uniforme  rouge  qui  lui  seyait  bien. 

Dès  le  moment  du  départ,  Fécite  ne  connut 
plus  de  repos.  On  la  vit  coudre  des  glands 
noirs  aux  rideaux  de  la  maison,  s'habiller  de 
deuil,  et  pratiquer  des  austérités  qui  l'éma- 
ciaient.  Une  intense  inquiétude  maternelle 
la  consumait,  étreignait  son  âme  puérile  et 


20  ÂMES   ET  PAYSAGES 

craintive.  Torturée  par  l'angoisse  et  la  lente 
souffrance,  elle  dépérissait,  ses  yeux  se  cer- 
naient. 

Mais  le  régiment  de  mon  père,  après  des 
marches  forcées  jusqu'à  Laprairie,  s'immo- 
bilisait, était  bientôt  débandé.  Fécite  fut  la 
première  à  apercevoir  au  retour  le  beau  soldat, 
à  courir  au  devant  de  lui,  à  l'embrasser,  suf- 
foquée d'une  joie  qui  faisait  bondir  son  pauvre 
vieux  cœur. 

Louis  se  maria  bientôt  à  son  tour,  et  la 
quatrième  génération  commença  à  croître 
dans  la  maison.  Fécite  ne  se  rassasiait  jamais 
de  contempler  les  jeunes  sourires,  les  chairs 
fraîches  et  potelées  des  bébés,  l'épanouisse- 
ment progressif  de  la  vie.  Son  affection 
grandissait  avec  l'augmentation  de  la  famille, 
elle  enveloppait  chacun  des  liens  subtils  et 
forts  de  son  amour.  Comme  autrefois,  la 
vieille  servante  soignait  les  fièvres,  les  rougeo- 
les, les  scarlatines  et  les  croups,  toutes  ces 
maladies  enfantines  qui  éclataient  subite- 
ment, en  épidémie,  parmi  ce  petit  monde 
grouillant  et  capricieux.  C'est  alors  qu'elle 
se  battait  farouchement  et  sauvagement  avec 
la  mort,  passant  d'interminables  nuits  blan- 
ches à  entendre  gémir,  à  prier,  à  calmer,  à 
offrir  les  médecines  contre  lesquelles  se  révol- 


FÉCITE  21 

tait  le  goût  des  chers  petits.  Toute  accablée 
et  toute  défaillante  au-dedans  d'elle-même, 
elle  menait  cependant  le  combat,  comme  un 
général,  pleine  d'héroïsme  et  de  calme,  arra- 
chant jusqu'entre  les  griffes  de  la  tueuse  ces 
corps  déjà  froids  et  pantelants  saisis  des  spas- 
mes de  l'agonie. 

Et  il  aurait  fallu  un  bureau  de  statistiques 
pour  enregistrer  toutes  les  victoires  qu'elle 
remportait.  Songez-y  donc  !  Une  trentaine 
d'enfants  au  moins  soignés  et  choyés  par 
elle  ! 

C'est  un  peu  plus  tard  que  je  l'ai  connue. 
Elle  n'était  plus  guère  utile  dans  la  maison. 
Ma  mère  et  mes  tantes  suffisaient  aux  tâches 
du  ménage.  Et  le  soir,  lorsque  la  famille 
était  réunie  autour  du  poêle,  mon  bisaïeul 
Louis  encore  vert  et  gai  malgré  ses  quatre- 
vingt-dix  ans  et  ses  infirmités,  la  taquinait 
avec  un  air  de  pince-sans-rire  : 

—  Sata-Michette,  disait-il,  tu  ne  fais  plus 
rien,  Fécite!  Penses-tu  que  Ton  puisse  te 
nourrir  si  tu  ne  gagnes  pas  ton  pain?  Tu 
serais  mieux  de  partir  sans  qu'on  te  le  com- 
mande, au  lieu  de  compter  sur  notre  bon 
cœur. 

Fécite  regardait  alors  ma  grand 'mère  et 
elles  souriaient,  d'un  air  entendu,  en  joignant 
les  mains. 


22  ÂMES   ET  PAYSAGES 


Pauvre  grand'mère,  elle  s'éteignit  bientôt 
en  langueur,  résignée  et  heureuse.  Mon 
bisaïeul  la  suivit  de  près,  laissant  dans  la 
paroisse  des  souvenirs  légendaires  de  son  ca- 
ractère terrible  et  brouillon.  Puis  mon  grand- 
père  Charles  acheva  de  mourir.  Ces  trois 
deuils  s'échelonnèrent  dans  les  jours  d'une 
année.  Dépaysée  maintenant  par  le  décès  de 
ses  vieux  maîtres,  à  demi-folle  de  regrets  et 
de  tristesse,  hébétée  par  ces  douleurs  renouve- 
lées, Fécite  tomba  un  soir,  pour  ne  plus  se 
relever,  en  disant  les  prières  communes. 

On  la  conduisit  au  cimetière  par  un  matin  de 
janvier  éclatant.  Je  revois  le  chariot  noir  s'en 
allant,  là-bas,  dans  l'infinie  pureté  du  paysage. 
La  nature  avait  sa  parure  virginale  et  imma- 
culée. La  pluie  congelée  sur  les  arbres  en 
avait  fait  des  lustres  de  cristal,  partout  scin- 
tillants et  brillant  sur  la  plaine,  au  bout  des 
troncs  noirs.  Le  pâle  soleil  hivernal  allumait 
des  rutilements  sur  la  neige  dans  cette  atmos- 
phère translucide  et  bleuâtre  des  jours  de 
froid  intense.  On  aurait  dit  enfin  une  cham- 
bre mortuaire  immense  dressée  par  Dieu  pour 
une  vierge.  Et  s'espaçant  en  arrière  du 
convoi,  cinquante,  cent,  deux  cents,  trois 
cents  voitures,  toute  la  paroisse  accourue 
aux  funérailles  comme  à  un  pèlerinage. 


UN  CHARIVARI 


Un  Charivari 


Le  docteur  Xavier-Narcisse  Gervaise  étant 
mort,  la  ville  de  Berthier  vit  arriver  en  calèche, 
par  un  joli  matin  de  mai,  M.  Daniel-Emma- 
nuel Bonald,  son  successeur.  Le  nouveau 
médecin  était  jeune,  sa  bourse  était  légère  et 
son  âme  pleine  d'espérances.  Après  avoir 
attendu  avec  assiduité  la  fortune  dans  son  lit, 
comme  le  recommande  La  Fontaine,  il  avait 
décidé  de  s'avancer  au  devant  d'elle  pour  lui 
épargner  la  moitié  du  chemin.  Il  s'était 
alors  rappelé  avec  beaucoup  d'à-propos  que 
son  humble  patelin  natal  contenait  de  vieilles 
résidences  de  rentiers  et  s'entourait  de  prairies 
florissantes  qu'il  ferait  bon  d'exploiter. 

M.  Daniel-Emmanuel  Bonald  se  mit  en 
campagne  le  lendemain  de  son  arrivée,  suivant 
un  plan  conçu  d'avance  par  lui-même  pour 
donner  une  haute  opinion  de  sa  personne. 
D'abord,  il  se  fit  suivre  de  deux  bassets  à  poil 
noir  et  porta  la  canne.  Puis  il  ne  craignit  pas 
de  s'adoniser,  étant  joli  et  bien  fait  de  son 
corps.  Un  habit  gris  à  collet  et  à  revers  de 
velours  noir  moulait  bien  sa  taille  élégante. 
Son  couvre-chef  n'avait  pas  eu  l'audace  de 


26  ÂMES   ET  PAYSAGES 

s'élever  jusqu'au  haut  de  forme  mais  y  tendait 
néanmoins  d'assez  près  pour  être  respectable. 
Des  favoris  encadraient  une  face  régulière  et 
pâle  que  de  beaux  yeux  bruns  éclairaient  d'une 
douce  lumière.  Avec  ça,  fleurant  la  rose  ou 
le  muguet,  et  relevant,  d'un  coup  de  pouce, 
selon  la  verticale,  les  pointes  d'une  belli- 
queuse moustache. 

Toute  la  population  de  Berthier  fut  inter- 
loquée d'un  spectacle  aussi  rare.  Peu  dispo- 
sée à  faire  crédit  sur  la  mine  elle  se  tenait  sur 
la  défensive.  Les  vieux  joueurs  de  dames  s'ex- 
pliquaient mal  d'ailleurs  les  allées  et  venues 
du  nouveau  médecin,  ses  sorties  multipliées  et 
précipitées,  comme  si  la  ville  eût  été  subite- 
ment atteinte  d'une  épidémie.  Ils  savaient 
pertinemment  qu'il  n'y  avait  pas,  pour  lors, 
plus  de  cinq  ou  six  malades  dans  la  paroisse. 

Les  habitants,  de  leur  côté,  habitués  au 
tutoiement  du  défunt  Gervaise,  du  curé  et  du 
notaire,  étaient  complètement  désorientés 
par  les  'Vous"  polis  et  l'air  distant  du  docteur 
Daniel-Emmanuel  Bonald.  Ce  frais  émoulu 
d'université,  ne  s'informait  point  des  récoltes, 
des  enfants  et  de  la  femme,  il  ne  commentait 
pas  les  dernières  nouvelles  qui  agitaient  ce 
milieu  si  spécial. 

Quant  à  la  gent  féminine  de   Berthier,  — 


UN    CHARIVARI  27 

délicieuses  bachelettes  en  crinoline,  —  elle 
n'avait  pas  su  résister  à  l'appât  de  tant  de 
charmes  physiques  unis  dans  la  même  per- 
sonne. La  belle  prestance  de  notre  héros  lui 
avait  recruté  plus  d'une  soupirante  admira- 
trice. Et,  cela  va  sans  dire,  lorsqu'il  déam- 
bulait par  les  rues  paisibles,  beaucoup  de 
regards  charmants  l'épiaient  derrière  les  ri- 
deaux de  dentelle  et  rayonnaient  à  lui  voir 
exécuter  de  si  nobles  écarts  de  poitrine. 

Or,  vivait  à  cette  époque,  à  Berthier,  dame 
Xavier-Narcisse  Gervaise,  veuve  de  feu  le 
docteur  Xavier-Narcisse  Gervaise.  C'était 
une  maîtresse  femme,  des  plus  accortes, 
fraîche  et  dodue  à  souhait,  portant  son  deuil 
et  ses  trente-cinq  ans  comme  une  parure. 
Elle  aimait  à  rire  et  suait  la  bonne  humeur  et 
la  santé  par  tous  les  pores  de  sa  peau.  On 
la  disait  propriétaire  d'un  patrimoine  consi- 
dérable et  elle  occupait  l'endroit  stratégique 
de  la  ville.  Un  vrai  chef-d'œuvre,  cette 
maison  enfoncée  sous  les  arbres  dans  une 
manière  de  petit  parc  !  Les  murs  étaient 
peints  en  bleu-pâle,  les  portes  et  les  persiennes 
en  rouge-pâle,  la  corniche  et  le  toit  en  vert- 
pâle.  Les  habitants  la  contemplaient  avec 
respect,  chaque  dimanche. 

Il  advint  donc  qu'on  s'aperçut,  un  jour,  que 


28  ÂMES    ET   PAYSAGES 

M.  Daniel-Emmanuel  Bonald  ne  regardait 
pas  sans  plaisir  madame  veuve  Xavier-Nar- 
cisse Gervaise.  En  y  pensant  deux  fois,  on 
en  vint  à  la  conclusion  que  la  dame  était  bien 
le  fait  du  médecin.  Peu  riche,  celui-ci  ne 
pouvait  que  se  trouver  dans  d'excellentes  dis- 
positions pour  aimer  une  femme  fortunée. 
Et,  depuis  ce  jour,  on  se  mit  en  frais  de  sur- 
veiller attentivement  les  péripéties  de  cette 
cour.  Aussi,  après  la  grand'messe,  lorsque  le 
docteur,  alerte  et  guilleret,  abordait,  plein 
de  civilités  et  de  courbettes,  Mme  veuve  Ger- 
vaise, lorsque  cette  délicieuse  ingénue,  rou- 
gissante, souriante,  un  peu  gênée,  acceptait 
cette  compagnie,  il  fallait  voir  la  figure  de  nos 
gens  !  Ce  n'est  pas  à  eux  qu'on  pouvait  en 
faire  accroire  !  La  malice  pétillait  dans  leurs 
yeux  narquois  et  la  fumée  de  leur  pipe  s'en- 
roulait en  volutes  polissonnes.  Le  gros  bour- 
don s'ébaudissait  avec  fracas  dans  le  clocher 
et  les  petits  moineaux  pétulants,  juchés  dans 
les  grands  ormes,  raillaient  à  visage  découvert. 

Les  amours  suivirent  leur  cours  légal  et 
coutumier,  et,  un  dimanche  de  septembre,  ce 
fut  la  publication  des  bans.  Du  haut  de  sa 
chaire  roulante,  le  curé  vit  un  tel  amusement 
dans  les  regards  braqués  sur  lui  qu'il  en  pensa 
perdre  sa  gravité. 


UN    CHARIVARI  29 

Sitôt  que  la  messe  fut  terminée,  habi- 
tants et  rentiers  se  réunirent  en  conciliabule 
sur  le  perron  de  l'église.  Dans  leur  sagesse, 
ils  décidèrent  à  l'unanimité  de  courir  un  cha- 
rivari aux  nouveaux  époux.  La  veuve  était 
bien  recevante,  et  verrait  cet  événement  sans 
déplaisir.  D'un  autre  côté,  les  projets  matri- 
moniaux du  docteur  indiquaient  son  intention 
de  ne  pas  quitter  la  place  et  il  devenait  urgent 
de  lui  faire  prendre  l'air  de  la  paroisse.  Le 
charivari,  d'ailleurs,  n'est-ce  pas  le  sou  du 
franc  du  public  sur  les  joies  nuptiales  renou- 
velées, un  impôt  établi  par  nos  pères  sur  les 
personnes  que  le  petit  dieu  amour  ramène 
une  seconde  fois  dans  ses  filets  roses  ? 

Le  mariage  fut  célébré  le  mardi  matin. 
Et  tout  l'après-midi,  un  observateur  attentif 
aurait  pu  remarquer  des  allées  et  venues  mys- 
térieuses des  maisons  aux  hangars,  des  caves 
aux  greniers.  Puis,  vers  huit  heures,  toute  la 
population  mâle  de  Bertbier  se  rassembla 
autour  de  la  maison  de  feu  Xavier-Narcisse 
Gervaise  où  s'étaient  gîtes  les  nouveaux 
époux.  Elle  s'était  armée  de  vieilles  casse- 
roles, de  chaudières  trouées  et  de  chaudrons 
hors  d'usage;  elle  ouvrit  aussitôt  le  bal  en 
battant  de  cacophoniques  mesures  avec  des 
bâtons. 


30  Ames  et  paysages 


Ce  fut  un  beau  vacarme  entrecoupé  d'in- 
vectives homériques.  Les  clameurs  poussées 
en  commun  succédaient  aux  appels  gutturaux. 
Une  bande  de  bambins  dépenaillés,  à  cheval 
sur  une  clôture,  huchaicnt  d'un  ton  aigu  et 
traînant,  sans  cesser  :  ''Ohé,  Ohé,  Ohé,  le 
marié  !"  D'autres  donnaient  jour  à  leurs 
tendances  musicales  en  imitant,  avec  une 
ressemblance  frappante,  les  cris  de  nombreux 
quadrupèdes  et  bipèdes,  le  chant  du  coq,  le 
miaulement  lent  et  strident  du  chat,  le  hennis- 
sement du  cheval.  Et  pour  éclairer  cette 
scène,  des  jeunes  gens  avaient  enduit  de  pétrole 
des  quenouilles  cueillies  dans  les  marais  et  les 
agitaient  au  vent,  au-dessus  des  têtes. 

Vers  onze  heures,  lorsqu'il  devint  évident 
que  Daniel-Emmanuel  Bonald  serait  sourd 
aux  sommations  de  la  multitude,  ce  fut  une 
excitation  complète,  un  délire,  une  folie.  Le 
charivari  tripla  d'intensité.  Ce  n'est  pas  peu 
dire.  Et  jusqu'à  trois  heures  du  matin,  ce 
fut  un  chahut  à  rémller  les  morts.  On 
s'égayait  bellement. 

Le  lendemain,  prévoyant  que  le  siège  serait 
difficile  et  long,  les  assiégeants  élirent  un  géné- 
ral et  un  maUre  des  cérémonies.  L'effectif 
des  troupes  s'augmenta  aussi  considérable- 
ment et  l'on  suivit  un  programme  élaboré 


UN    CHABIVARI  31 


avec  soin  de  sorte  que  les  assiégés  n'eurent 
aucun  répit.  A  un  solo  exécuté  sur  les  chau- 
dières bossuées  succédait  une  clameur  puis- 
sante, puis,  les  plus  gaillards  entonnaient  la 
complainte  de  Toronto  ou  celle  du  Juif- 
Errant.  Un  virtuose  inconnu  des  autres  et  de 
lui-même  se  découvrit  du  talent  pour  l'ophi- 
cleïde,  tandis  que  la  trompette  et  le  basson 
improvisaient  des  airs  propres  à  maintenir 
l'ardeur  des  combattants.  Le  tambour  ne 
chômait  point  et  tapait  à  tour  de  bras  sur  la 
peau  d'âne. 

Ce  siège  de  bruits  fut  courtois  et  les  belli- 
gérants s'abstinrent  de  tout  acte  déloyal. 
Aussi  l'armée  menaçait-elle  de  s'éterniser  dans 
l'assaut  lorsqu'un  médiateur  imprévu  inter- 
vint. Monsieur  le  Curé  de  Berthier  était  un 
digne  et  saint  prêtre.  Les  paroissiens  ne 
se  lassaient  pas  d'admirer  sa  carrure  athléti- 
que, son  verbe  haut,  son  interpellation  fami- 
lière et  ses  gestes  brusques.  Ouailles  et  pas- 
teur s'aimaient  réciproquement,  se  compre- 
naient, et  gravissaient  au  pas  de  charge  les 
sentiers  escarpés  du  ciel.  Mais  le  bon  Dieu, 
pour  des  raisons  de  lui  seul  connues,  ne  vou- 
lant pas  que  la  perfection  absolue  se  rencontre 
sur  la  terre,  avait  laissé  à  l'excellent  ecclésias- 


32  ÂMES   ET   PAYSAGES 

tique  un  défaut,  un  petit  défaut  mignon,  un 
défaut    de. ..patience. 

Fils  de  paysan  lui-même,  il  n'avait  pas 
appris  sans  un  peu  de  délection  intérieure 
qu'on  courait  un  charivari  à  son  nouveau 
paroissien.  Cette  idée  lui  avait  paru  oppor- 
tune et  sensée.  Aussi,  le  premier  soir,  il 
s'était  amusé  considérablement.  Mais  le 
presbytère  était  procbe,  bien  proche  de  la 
maison  de  feu  Xavier-Narcisse  Gervaise  et, 
le  deuxième  soir,  monsieur  le  Curé  s'avisa  que 
l'idée  était  beaucoup  moins  plaisante  qu'il  ne 
l'avait  d'abord  pensé.  Ce  qui  est  sûr,  c'est 
que  le  troisième  et  le  quatrième  soir,  le  vicaire 
entendit,  à  travers  la  cloison,  des  grognements 
et  des  soupirs  significatifs. 

Et,  le  samedi  matin,  monsieur  le  Curé 
s'amena  chez  les  nouveaux  mariés.  Madame 
Bonald  était  là,  toujours  heureuse  et  amoureu- 
se. Cette  grosse  réjouie  n'aurait  pas  donné 
son  charivari  pour  tout  l'or  du  monde  tant  il 
lui  plaisait  d'occuper  l'attention  publique. 
Mais  Daniel-Emmanuel  avait  chaud  quelque- 
fois, le  pauvre  hère,  et  trouvait  le  temps  plus 
long  qu'il  n'était  en  réalité. 

—  Ah  !  ça,  Bonald  !  Il  faut  que  ce  charivari- 
là  cesse  ! 


UN    CHARIVARI  33 


—  Nul  n'en  serait  plus  charmé  que  moi, 
monsieur  le   curé  ! 

Il  y  avait  dans  cette  voix  un  accent  de  sin- 
cérité qui  ne  trompait  pas. 

—  Alors,  pourquoi  ne  pas  les  recevoir  dans 
ta  maison? 

—  Monsieur  le  curé,  j'aime  beaucoup  la 
ville  et  les  habitants  de  Berthier,  mais  je  ne 
peux  pourtant  pas  abreuver  toute  une  popula- 
tion. D'ailleurs,  je  ne  dois  rien  à  personne 
et  je  ne  me  mêle  des  affaires  de  personne. 

—  Ta  !  Ta  !  Ta  !  ce  n'est  pas  tout  ça  dont 
il  s'agit,  Bonald.  Si  tu  avais  ouvert  ta  porte 
le  premier  soir,  la  danse  serait  terminée  main- 
tenant et  à  peu  de  frais.  Maintenant  il  vient 
des  gens  de  partout  et  nous  ne  pouvons 
compter  sur  la  pluie  pour  les  disperser.  Le 
mieux,  vois-tu,  c'est  de  les  recevoir  gentiment 
et  je  t'assure  que  tu  t'en  trouveras  bien.  Plus 
tu  retarderas  et  plus  tu  paieras.  Au  revoir, 
Bonald. 

Malgré  ces  excellents  conseils  cependant 
Bonald  demeura  perplexe.  Personnellement, 
il  n'avait  aucune  objection  à  trinquer  avec  ses 
compatriotes  de  mœurs  si  pittoresques. 

C'était  un  bon  vivant,  pas  trop  porté  vers 
l'avarice  et  qui  consentait  plutôt  facilement 
à  se  mettre  en  belle  humeur.    Mais,  voilà. 


34  ÂMES   ET   PAYSAGES 

sa  bourse  était  è  sec,  et  il  hésitait  à  mettre  à 
contribution  tout  de  suite  celle  de  Madame 
veuve  Xavier-Narcisse  Gervaise,  sa  nouvelle 
femme.  Ayant  quelque  teinture  des  lettres, 
il  se  prenait  à  méditer  dans  son  désarroi  la 
pensée  de  La  Bruyère  :  '' Épouser  une  veuve 
en  bon  français,  signifie  faire  sa  fortune;  il 
n'opère  pas  toujours  ce  qu'il  signifie".  Il 
y  avait  de  quoi  se  mettre  martel  en  tête. 

Parce  que  les  relations  conjugales  sont 
chose  délicate,  Mme  Bonald  n'avait  pas 
voulu  s'immiscer  dans  cette  affaire.  Elle 
s'amusait  tant  aussi  !  Mais  tout  à  coup, 
pendant  la  conversation  avec  le  curé,  voici 
qu'elle  avait  compris  la  situation,  la  fine 
mouche  !  Nous  ne  dirons  rien  du  colloque 
qui  s'ensuivit  entre  les  deux  époux,  des  effu- 
sions, marques  de  reconnaissance,  etc.,  parce 
que  nous  n'étions  pas  présent  et  que  la  tra- 
dition ne  les  rapporte  pas.  Mais  il  est  établi 
irrévocablement  eue  vers  les  trois  heures  de 
l'après-midi  un  charretier  déposa  à  l'entrée  de 
la  cuisine  trois  barriques  de  cette  bonne  bière 
de  Sorel  dont  nos  pères  ne  parlaient  qu'avec 
attendrissement  et  un  petit  tonneau  de  Ja- 
maïque fraîchement  arrivé  des  Iles. 

Et  le  soir,  vers  10  heures,  alors  oue  le  cha- 
rivari battait  son  plein,  les  assiégeants  virent 


UN    CHARIVAKI  35 

avec  surprise  la  porte  s'ouvrir,  et  le  médecin 
s'avancer  sur  le  perron  :  ''Messieurs,  si  vous 
voulez  vous  donner  la  peine  d'entrer...". 
Une  acclamation  couvrit  sa  voix  :  ''Vive  le 
docteur  Bonald"  ! 

Tous  deux  étaient  là,  dans  le  vestibule, 
pour  recevoir  les  convives,  la  mariée  bien  ave- 
nante, le  marié  regaillardi  par  quelques  acco- 
lades à  une  dame-jeanne  d'allure  respectable, 
débraillé  pour  la  première  fois  et  prodiguant 
les  "tu"  avec  son  plus  aimable  sourire.  Et 
tous,  habitants  et  rentiers,  jeunes  et  vieux, 
rendirent  honneur  à  leur  réputation  et  à  la 
politesse  qu'on  leur  faisait. 

Puis,  un  des  plus  délurés  cria  :  "Une  chan- 
son, la  mariée".  Le  violoniste  se  fit  une  tri- 
bune des  marches  de  l'escalier  et  la  pétillante 
Madame  Bonald  se  plaça  près  de  lui.  Elle 
était  tout  je  ne  sais  comment,  sous  le  feu  des 
regards  braqués  sur  elle,  faisait  la  charmante 
et  chanta  avec  des  mines  accommodées  au 
sujet,  "A  la  claire  fontaine  !".  Afin  de  l'ho- 
norer ensuite,  l'assistance  tournée  vers  elle 
entonna  :  "Vive  la  Canadienne". 

Pendant  ce  temps  Daniel-Emmanuel  avait 
bien  rabattu  de  ses  airs  de  petit-maître.  Il 
se  promenait  d'un  groupe  à  l'autre,  jovial, 
commimicatif,  retrouvant  partout  des  amis. 


36  AMES   ET   PAYSAGE 

Et  lorsqu'un  des  assistants  lui  demanda  de 
remercier  la  foule,  il  n'avait  plus  de  bourre 
dans  ses  gestes  et  il  s'acquitta  de  sa  tâche 
d'une  manière  remarquable.  Sa  péroraison 
surtout  fut  goûtée  et  excita  du  délire  :  ''Mes- 
sieurs les  électeurs  du  comté  de  Berthier,  vous 
vous  êtes  souvenus  de  moi  lorsque  j'étais  dans 
le  bonheur  et  je  vous  remercie.  J'espère  que 
vous  vous  souviendrez  de  moi  dans  vos  mal- 
heurs, vos  maladies,  et  soyez  certains  que  je 
serai  aussi  heureux  de  partager  vos  peines  que 
vous  l'avez  été  de  partager  ma  joie.  Et  con- 
servez alors  cette  ténacité  dont  vous  avez 
donné  une  preuve  si  éclatante".  Il  obtint 
ainsi  une  ovation  et  le  départ  de  ses  invités. 

C'est  ainsi  que  débuta  à  Berthier,  dans 
la  pratique  de  sa  profession,  le  docteur  Daniel- 
Emmanuel  Bonald  qui  se  fit  en  peu  de  jours  la 
clientèle  la  plus  nombreuse  oui  fut  et  devint 
député    sans    y    mettre    beaucoup    du    sien. 


LA  PETITE  OIE  BLANCHE 


La  Petite  Oie  Blanche 


Le  régime  du  couvent  avait  produit  son 
effet  accoutumé.  Après  avoir,  pendant  qua- 
tre ans,  étudié,  dormi,  mangé  aux  mêmes 
heures,  après  s'être  assise,  s'être  levée,  avoir 
ri  à  signal  donné,  Cécile,  de  maigre,  grande, 
mince  et  fluette  qu'elle  avait  été,  était  devenue 
grasse,  joufflue,  haute  en  couleur  et  potelée, 
aussi  douce  à  voir  qu'en  son  plein  une  lune 
prospère.  Avec  ses  joues  rebondies,  de  beaux 
yeux  bruns  enfoncés  dans  une  chair  molle, 
des  formes  magnifiques,  elle  offrait  une 
personnification  idéale  de  l'optimisme,  de  la 
bonne  humeur  et  de  la  santé . 

Mais,  par  un  contraste  inattendu  et  déli- 
cieux, la  Providence  avait  enfoui  dans  cette 
enveloppe  épaisse,  comme  une  lumière  fragile 
sous  un  globe  opaque,  une  petite  âme  senti- 
mentale, éthérée  et  rêveuse.  Cécile  ne  con- 
cevait pas  l'amour  ailleurs  qu'au  clair  de 
lune,  avoué  par  des  serrements  de  main 
furtifs  tandis  que  les  zéphirs  remuent  les 
feuillages.  Elle  croyait  à  la  prédestination 
éternelle  de  deux  êtres  l'un  pour  l'autre,  à 
l'impossibilité   de  s'attacher  deux  fois,   elle 


40  ÂMES   ET   PAYSAGES 

aspirait  à  la  communion  spirituelle,  aux 
effusions  passionnées  et  romantiques  suivies 
de  silence  pendant  lesquels  on  continue  à 
se  fondre  et  à  se  comprendre.  Un  peu  de 
mélancolie  lui  aurait  plu  dans  ces  moments 
ainsi  remplis  d'ivresse:  on  peut  mourir  d'un 
coeur  brisé,  et,  si  souvent,  l'aimé  passe,  inat- 
tentif au  destin,  sans  s'arrêter  et  sans  sourire. 
Elle  se  voyait  avouant  en  de  tendres  mis- 
sives, avoir  conservé  précieusement  une  fleur 
dans  un  livre,  ou  regardé  longtemps,  le  soir. 
Venus,  l'étoile  convenue,  scintiller  dans  le 
firmament  bleu. 

Naturellement,  Cécile  avait  une  amie  intime 
avec  qui  la  correspondance  ne  chômait  pas; 
et,  naturellement  aussi,  après  avoir  promis  de 
tout  se  dire,  chacune  oubliait  ses  plus  impor- 
tantes confidences.  Mais,  dans  son  journal, 
cette  touchante  ingénue  se  reprenait,  notant 
toutes  ses  rencontres,  ses  troubles  intérieurs  et 
nuageux,  et,  à  son  insu,  la  curiosité  et  le 
désir  persistants  d'aimer  ou  d'être  aimée 
sans  retard. 

Par  malheur,  à  sa  sortie  du  couvent,  Cécile 
ne  se  trouva  pas  dans  un  lieu  propice  à  l'exer- 
cice de  ses  innocentes  roueries.  La  résidence 
paternelle,  hélas!  était  située  au  bout  d'un 
rang,  le  long  d'une  petite  rivière,   solitaire 


LA    PETITE    OIE   BLANCHE  41 

SOUS  des  frênes  souples,  des  ormes  et  des  saules 
chevelus.  Et  l'on  ne  voyait  point,  dans  ce 
coin  perdu,  ces  jeunes  gens  galants,  distingués 
et  sensibles  qui  savent  comprendre  les  natures 
délicates.  Et  la  dolente  Cécile,  sarclant  des 
oignons  ou  cueillant  des  haricots,  se  désolait 
de  n'avoir  personne  avec  qui  jouer  les  scènes 
charmantes  de  l'amour  et  du  hasard. 

Il  en  vint  un,  cependant,  mais  quelle 
déveine!  Enhardi  par  une  amitié  d'enfance 
et  un  aplomb  naturel,  Pierre  ne  voulait  rien 
prendre  au  sérieux  et  s'amusait  sans  cesse. 
Il  taquinait  volontiers  Mademoiselle  Cécile 
sur  ses  airs  langoureux  et  revêches,  risquait 
*des  moqueries  câlines  et  des  plaisanteries 
enjouées.  Il  la  suivait  alors  du  coin  de  ses 
petits  yeux  noirs  et  perçants  pour  surveiller 
l'effet,  mesurer  la  dose  et  s'arrêter  au  moment 
voulu.  Rien  ne  lui  plaisait  autant  que  d'irri- 
ter les  femmes  pour  se  les  réconcilier  ensuite 
par  des  compliments  flatteurs  où  il  y  a  encore 
de  la  malice.  Et  notre  jouvencelle,  entre  ces 
mains  expertes,  se  trouvait  sans  défense  et 
sans  ripostes. 

Le  premier  avril,  Pierre  arriva  de  bon  matin, 
comme  le  lui  permettait  sa  qualité  de  voisin; 
et,  simple  et  jovial: 


42  ÂMES   ET    PAYSAGES 

—  Cécile,  avez-vous  été  chercher  votre 
correspondance  dans  la  boîte  aux  lettres  ? 

— Mais  non,  le  facteur  n'est  pas  passé. 

—  Il  passait  lorsque  je  suis  entré.  Je 
crois  qu'il  vous  a  laissé  un  paquet,  peut-être 
un  joli  cadeau. 

Pierre  n'avait  pas  terminé  sa  phrase  que 
Cécile  était  dehors,  sans  manteau  ni  chapeau, 
louvoyant  avec  peine,  sur  la  neige  gelée  et 
glissante,  vers  la  petite  cabane  de  fer-blanc 
juchée  au  bout  d'un  piquet,  au  bord  de  la 
route;  et  parce  qu'elle  n'était  ni  leste,  ni 
légère  de  sa  personne,  elle  fit  naufrage  deux 
fois,  lamentablement,  avant  d'atterrir  au 
port.  Essoufflée  et  le  visage  en  sueur,  elle 
saisit  bien  vite  une  boîte  très  longue,  très 
large,  très  profonde,  qui  promettait  des  sur- 
prises considérables.  Quelle  ne  fut  pas  sa 
honte!  Il  n'y  avait,  sur  un  lit  de  ouate  blan- 
che, qu'un  petit  poisson  de  gélatine,  rouge, 
mince  et  transparent,  un  de  ces  petits  pois- 
sons qui  frétillent,  sous  la  chaleur  de  la  main, 
à  la  grande  joie  des  enfants.  Et  il  lui  fallut 
revenir,  la  pauvrette,  trébuchante  et  ballotante 
sous  les  yeux  braqués  des  fenêtres,  entendre  les 
plaisanteries,  subir  les  gaietés  et  écouter  sa 
mère  qui  voulait  la  consoler  mais  riait  malgré 
elle    jusqu'aux    larmes.     Elle    monta    à    sa 


LA    PETITE    OIE    BLANCHE  43 

chambre,  humiliée  et  indignée,  et  la  famille 
se  gaussa  d'elle  pendant  quinze  jours. 

Le  printemps  vint  sur  ces  entrefaites. 
Un  soir,  au  crépuscule  déjà  tardif,  Cécile 
coupait  des  grappes  de  lilas  odorantes  et 
lourdes.  I/atmosphère,  dans  la  campagne, 
était  limpide  et  tranquille  au-dessus  des 
champs  vêtus  d'herbe  tendre.  Pierre  qui 
avait  aperçu  sa  mie  de  chez  lui  franchit 
vite  la  clôture.  Il  causa  quelques  instants 
en  la  regardant  continuer  son  travail,  en 
cheveux,  les  bras  levés  au-dessus  de  la  tête. 
Puis  il  s'approcha  doucement,  à  pas  de  loup, 
et  d'un  geste  habile,  souple,  sûr  et  fort, 
l'attira  à  lui  et  l'embrassa  longtemps,  long- 
temps. Et  lorsque  Pierre  desserra  son  étrein- 
te, ahurie,  désemparée,  suffoquée,  Cécile 
demeura  quelques  secondes  à  se  remettre; 
enfin,  de  sa  main  restée  libre,  elle  lança  un 
soufflet,  à  pleine  volée  au  galant  intempestif 
et  regagna  fièrement  la  maison.  Et  Dieu 
sait  si  le  fils  du  voisin  fut  attrapé  dans  le 
journal,  ce  soir-là!  Comment  avait-il  osé? 
Elle  le  mettrait  à  la  porte  s'il  se  présentait 
encore. 

Cécile  n'eut  pas  l'occasion  d'exécuter  une 
si  vertueuse  décision.  Les  dimanches  passè- 
rent et  l'audacieux  cavalier  ne  revint  pas.   Elle 


44  ÂMES    ET   PAYSAGES 

s'ennuya.  Autrefois,  elle  attendait  toujours 
une  surprise,  une  surprise  désagréable  il  est 
vrai,  que  Pierre  ne  manquait  pas  de  lui  faire  ; 
mais  c'était  l'imprévu  dans  sa  vie.  Cécile 
se  laissa  bientôt  aller  à  ses  souvenirs.  Son 
amoureux  pouvait-il  avoir  traversé  ainsi  la 
carte  du  Tendre,  en  riant,  en  s'amusant,  en 
parlant  d'autres  choses?  Et  toutes  ses  plai- 
santeries n'étaient  peut-être  que  sa  manière 
d'aimer,  une  manière  étrange,  irritante,  mais 
combien  efficace  et  perfide?  L'affection 
était-elle  possible  sans  un  attirail  de  pension- 
naire? Sous  des  vêtements  plus  simples, 
l'avait-elle  méconnue  ?  Les  yeux  de  Pierre 
pourtant  ne  mentaient  pas. 

Cécile,  bientôt,  revécut  toute  la  scène; 
d'abord  avec  un  petit  frisson  et  honteuse  de 
s'y  arrêter;  puis,  plus  souvent  et  avec  une 
douceur  inattendue.  Elle  comprit  que  Pierre, 
pour  n'avoir  point  suivi  la  filière  convention- 
nelle des  mièvreries,  n'en  était  pas  moins 
sincère  et  épris;  qu'elle  avait  mal  interprété 
ses  actes  et  toutes  ses  paroles  et  qu'en  les 
considérant  sous  un  angle  nouveau  ils 
n'avaient  plus  rien  que  de  très  attachant  et  de 
très  aimable.  La  sentimentalité  ancienne, 
ainsi  que  l'écorce  d'un  arbre  mort,  s'écaillait 
et  tombait  par  lambeaux. 


LA    PETITE    OIE    BLANCHE  45 

Et  plus  tard,  la  vanité,  la  curiosité,  un 
peu  d'amour  s'en  mêlant,  Cécile  eut  un  désir 
vague  mais  inavoué  de  revoir  Pierre  et  de 
lui  parler.  Elle  dut  user  de  diplomatie  pour 
ne  pas  s'exposer  à  des  démarches  humiliantes. 
Elle  organisa  une  soirée.  En  toute  convenan- 
ce, elle  ne  pouvait  pas  ne  pas  inviter  le  fils 
du  voisin,  en  toute  convenance  celui-ci  ne 
pouvait  refuser  de  venir. 

Les  invités  commencèrent  à  affluer  vers 
sept  heures.  Il  en  vint  à  pied  du  voisinage, 
il  en  vint  de  loin  en  voiture.  Huit  heures, 
huit  heures  et  demie,  neuf  heures  et  Pierre 
n'arrivait  pas.  L'impatience  et  l'agitation 
de  Cécile  étaient  au  comble. 

Vers  neuf  heures  et  demie  enfin  il  fit  son 
apparition,  multipliant  ses  excuses  d'un  air 
assuré,  circulant  sans  gêne  parmi  les  groupes, 
toujours  gai,  plaisant,  un  peu  gouailleur  et 
gamin.  Ayant  entendu  sa  voix,  Cécile  se 
retourna  vivement  pour  le  voir:  c'était  tou- 
jours la  même  figure  avec  des  traits  sculptés 
pour  le  rire,  mais  combien  différents  quand 
même!  Elle  n'en  pouvait  plus  détacher  les 
yeux.  Elle  le  vit  venir  vers  elle.  Sous  le 
regard  qui  la  fixait  avec  la  même  lueur  de 
mahce,  elle  se  sut  pénétrée,  devinée,  comprise 
et  rougit  jusqu'aux  cheveux. 


46  ÂMES    ET   PAYSAGES 

—  Cécile,  je  vous  pardonne  et . .  .vous  offre 
mon  autre  joue.  Vous  étiez  si  jolie  que  je 
n'ai  pu  m'empêcher 

—  C'est  vous  qui  me  pardonnez  mainte- 
nant! J'avais  pensé,  au  contraire,  que  vous 
aviez  des  excuses  à  me  faire. 

— •  On  ne  s'excuse  pas  d'avoir  fait  plaisir. 

Elle  l'avait  enfin  rejoint!  Et  leurs  yeux 
se  cherchaient,  ils  se  sentaient  d'unisson, 
accordés  pour  toujours  tandis  qu'en  eux 
montait  la  grande  curiosité,  la  grande  avidité 
de  se  voir  et  de  s'aimer  dans  la  suite  émou- 
vante des  jours. 


PROSPER  ET  GRAZIELLA 


Prosper  et  Graziella 


Prosper  avait  été  élevé  par  une  mère  méti- 
culeuse qui  avait  le  sentiment  et  le  goût  des 
convenances.  Aussi,  à  vingt  ans,  son  éduca- 
tion terminée,  était-il  parfait,  irréprochable  et 
correct  sous  tous  les  rapports.  Il  portait  des 
habits  brossés,  dont  les  plis  horizontaux  et 
verticaux  se  distinguaient  bien,  des  cols  et  une 
lingerie  d'une  blancheur  immaculée,  des  sou- 
liers vernis.  Un  géomètre  n'aurait  rien 
trouvé  à  reprendre  à  la  rectitude  de  la  raie  qui 
séparait  ses  cheveux  lissés  jusqu'à  l'humilia- 
tion la  plus  complète  du  moindre  poil  rebelle. 
Petit  et  court,  mais  bien  proportionné,  il 
jouissait  encore  d'un  visage  souriant  et  gai 
où  se  reflétaient  un  optimisme  puéril,  une  ap- 
préciation honorable  de  soi-même  et  la  satis- 
faction intime  qui  en  est  une  conséquence 
nécessaire. 

C'est  au  ministère  où  il  travaillait  qu'il 
était  beau  de  voir  à  l'œuvre  notre  incompara- 
ble Prosper.  Le  corps  très  droit,  les  pieds 
formant  un  angle  aigu,  la  tête  légèrement 
penchée  en  avant,  il  composait  ses  lettres  avec 
une  gravité  et  un  sang-froid  d'ambassadeur 
boutonné  jusqu'au  col,  et  alignait  des  chiffres 
avec  une  attention  convenable  et  soutenue. 
Ses  cahiers,  reflets  de  leur  maître,  avec  leur 


50  ÂMES   ET   PAYSAGES 

écriture  menue,  parfaitement  moulée,  à  queues 
impertinentes,  vous  avaient  un  de  ces  petits 
airs  sages  et  gentils  à  faire  rougir  l'ange  même 
de  la  correction. 

Le  bienheureux  Prosper  poursuivait  depuis 
longtemps  son  travail  ingrat.  De  jeunes 
demoiselles  travaillaient  aussi  dans  l'immense 
bureau  sombre,  aux  murs  nus;  mais  très  digne, 
il  en  faisait  abstraction,  ne  les  regardait  qu'a- 
vec des  yeux  modestes  et  trouvait  pour  leur 
répondre,  en  cas  d'absolue  nécessité,  une  for- 
mule de  politesse  appropriée  et  sévère.  Grâce 
à  ce  moyen,  ses  jours  coulaient  pacifiques  et 
vertueux. 

Mais  un  beau  matin  des  ouvriers  apportent 
au  bureau,  toute  une  série  de  tables,  des 
clavigraphes,  installent  le  tout  dans  l'espace 
jusque  là  resté  libre  à  côté  de  l'honnête  Pros- 
per. Brouhaha,  tumulte,  agitation,  on  cause, 
on  fait  du  bruit,  invasion  d'une  troupe  de 
charmantes  et  galantes  jeunes  filles  qui  vien- 
nent assumer  les  devoirs  de  leurs  nouvelles 
fonctions.  Le  chef  intervient  aussitôt,  pré- 
sente à  ses  subordonnés  le  pimpant  troupeau. 
Il  arrive  bientôt  à  Prosper  et  lui  nomme  celle 
qui  devra  à  l'avenir,  occuper  le  bureau  voisin 
du  sien. 

—  Mais  je  suis  enchanté  de  faire  votre  con- 


PROSPER   ET   GRAZIELLA  51 

naissance,  M.  Prosper  !  s'écrie  une  belle  voix 
musicale  et  douce. 

—  Veuillez  croire  que  tout  le  plaisir  est 
pour  moi,  répond  l'interpellé,  et  il  serre  la 
main  qui  se  tend  vers  lui  avec  une  courtoisie, 
une  franchise,  une  grâce  féminine  admirable. 
Prosper  lève  le  regard,  rien  qu'un  petit  peu. 
Mais  quels  yeux  il  voit,  mes  chers  amis  !  De 
beaux  grands  yeux  noirs,  des  cheveux  qui  s'é- 
chappent de  sous  un  chapeau  à  larges  bords, 
en  boucles  endiablées  et  polissonnes,  des  joues 
roses,  une  belle  peau  blanche  et  veloutée. 
Graziella,  car  elle  répond  à  ce  nom  gracieux  et 
caressant,  possède  tous  ces  attraits,  outre 
qu'elle  le  domine  de  toute  la  tête  et  qu'elle  est 
plantureuse  à  ravir  nos  ancêtres  de  l'âge  de 
pierre. 

Quelle  étrange  fille  c'était  que  cette  Gra- 
ziella! Au  bout  de  quelques  jours  elle  avait 
pris  l'air  de  la  boutique  et  déployait  toutes 
ses  qualités.  Il  fallait  la  voir,  à  l'heure  de  la 
houpette,  lorsque  ces  demoiselles,  en  face  du 
conseiller  des  gré  ces,  arment  leur  beauté  de 
pied  en  cap  pour  les  conquêtes  de  la  rue.  Elle 
emplissait  le  bureau  du  flot  intarissable  de  ses 
paroles,  pressées,  incessantes,  rapides,  tom- 
bant en  cascades,  de  son  rire,  un  rire  roucou- 
lant, sonore,  riche  et  volumineux  de  contralto, 


62  ÂMES   ET   PAYSAGES 

de  son  exubérance,  de  sa  vivacité  primesau- 
tière,  de  ses  exclamations,  de  sa  joie  bruyante, 
dissipée,  tapageuse  et  communicative.  Pa- 
potante et  babillarde,  remuante,  sautillante, 
agitée,  la  toilette  toujours  tirée  à  la  diable 
par  quelque  endroit,  ébouriffée,  toute  la  san- 
té de  sa  personne  éclatait  autour  d'elle  dans 
ses  mouvements  saccadés,  dans  ses  cris,  dans 
ses  interpellations,  ses  gestes  brusques.  Mais 
bonne  fille  tout  au  fond  et  douce  comme  un 
agneau. 

Aussitôt  l'heure  venue  de  travailler,  c'é- 
tait tout  un  poème  que  de  la  regarder  faire. 
Elle  s'appliquait  le  plus  qu'elle  pouvait,  mais 
au  prix  de  quels  efforts  !  Ses  soupirs  s'enten- 
daient partout,  ses  changements  de  position 
faisaient  craquer  les  chaises  et  grincer  son 
bureau,  ses  lamentations  sourdes,  ses  impa- 
tiences, ses  colères  fébriles  renseignaient  tout 
le  monde  sur  les  difficultés  de  sa  tâche.  Mais 
elle  n'était  pas  assez  occupée  pour  que,  de 
temps  en  temps,  elle  n'eût  le  loisir  de  jeter  les 
yeux  sur  son  voisin  toujours  correct  dans  la 
position  réglementaire,  ainsi  qu'un  portrait 
dans  un  cadre,  et  aussi  silencieux  qu'une  mou- 
che. Au  début  son  regard  restait  chaque 
fois  perplexe  et  surpris,  puis  il  devint  interro- 
gateur, bientôt  moqueur  et  plein  de  malice. 


PROSPER   ET  GRAZIELLA  53 


Un  matin  Graziella  se  trouve  à  son  poste 
avant  l'arrivée  de  Prosper.  Celui-ci  se  glisse 
bientôt  à  sa  place,  il  enlève  son  pardessus,  ses 
gants  gris,  son  foulard  blanc  comme  neige. 

—  Bonjour  Mademoiselle. 

—  Bonjour  Monsieur  Prosper.  Puis  un 
long  silence. 

—  Je  me  demandais,  ce  matin,  Monsieur 
Prosper,  si  les  autruches  se  mettent  réellement 
la  tête  dans  le  sable  lorsqu'elle  sentent  venir  la 
tempête.  Il  doit  leur  en  rester  des  grains  dans 
les  plumes  ? 

A  une  demande  aussi  inattendue,  posée  avec 
une  gravité  infinie,  Prosper  interloqué,  ouvre 
de  grands  yeux.  Mais  elle  continue  déjà  avec 
un  air  triste  et  mélancolique  : 

—  Pauvres  bêtes  !  Les  tempêtes  doivent 
être  rares  dans  le  désert,  car  la  nature,  autre- 
ment, aurait  été  cruelle  de  les  obliger  à  se 
souiller  chaque  fois. 

Puis  pensive  et  songeuse,  Graziella  se  remet 
à  l'ouvrage.  Le  lendemain  elle  est  encore  la 
première  à  son  poste  : 

—  Si  vous  saviez,  monsieur  Prosper,  les 
belles  cartes  de  mode  que  j'ai  vues  ce  matin 
dans  les  vitrines  ! 

—  Vous  aimez  à  regarder  les  modèles  de  cos- 


54  ÂMES   ET   PAYSAGES 

tûmes  et  de  chapeaux,  mademoiselle  Gra- 
ziella  ? 

—  Mais  non,  je  me  suis  arrêtée  devant  la 
vitrine  d'un  magasin  de  confection  pour  hom- 
mes. C'était  merveilleux,  je  vous  l'assure. 
Les  regarder  en  passant  m'est  toujours  un 
plaisir  infini".  Puis  avec  un  gros  soupir,  en 
commençant  à  tapoter  sur  la  machine  à  écrire  : 
''Il  n'y  a  rien  de  comparable  à  une  belle  carte 
de  mode'\ 

Prosper  ouvre  de  grands  j^eux  étonnés.  Il 
lui  semble  qu'il  saisit,  mais  il  n'en  est  pas  sûr. 

Quelques  jours  se  passent.  Prosper  trouve 
une  fois  dans  son  cahier  un  pli  cacheté.  Cu- 
rieux et  surpris  il  lit  ces  quelques  mots,  sans 
signature  :  ''N'avez-vous  jamais  deviné  que 
vous  êtes  l'élu  de  mon  cœur.  Monsieur  Pros- 
per?" Il  regarde  timidement  autour  de  lui. 
Graziella,  les  yeux  au  plafond,  songe,  perdue 
dans  un  beau  rêve.  Cependant  vous  allez 
savoir  combien  Prosper  est  un  fin  matois,  un 
limier  de  première  force  !  Il  découvre  tout 
seul  le  N  écorné  du  clavigraphe  de  sa  voisine 
sur  une  copie  qui  traîne  sur  le  bureau,  et  s'a- 
perçoit qu'il  est  le  même  que  celui  du  mysté- 
rieux billet.  Et  pince-sans-rire  il  arrive  le 
premier  le  lendemain.  L'enveloppe  cachetée 
que  Graziella  ouvre  à  son  tour  contient  ces 


PROSPER   ET   GRAZIELLA  55 

mots  :  ''Je  l'ai  deviné".  Plongé  jusque-là, 
dans  l'étude  d'un  gros  bouquin,  Prosper  lève 
tout  à  coup  la  tête,  et  plantant  ses  yeux  dans 
ceux  de  sa  voisine  : 

— •  Quel  beau  temps  il  fait  aujourd'hui, 
Mademoiselle  Graziella  ? 

Leurs  lèvres  ébauchent  le  signe  d'un  sou- 
rire, puis  un  sourire,  puis  un  rire  timide,  puis 
un  grand  rire  franc  à  gorge  déployée.  Et 
Graziella,  toute  transportée,  se  lève  en  criant! 
''Il  l'a  trouvé,  il  l'a  trouvé,  il  l'a  trouvé  !"  Au 
bureau  ahuri  qui  lui  demande  ce  qu'elle  veut 
dire,  elle  ne  fait  que  répondre  :  "Il  l'a  trouvé, 
il  Fa  trouvé  !" 

Et  ce  midi-là,  ils  sortent  ensemble,  puis  le 
soir,  puis  les  autres  jours.  L'intrigue  inté- 
resse tout  le  ministère.  On  les  voit  dans  la 
rue,  Graziella  pouffante,  soufflante,  vive, 
traînant  à  sa  remorque,  dans  son  sillage  au 
milieu  de  la  foule,  le  malingre  et  petit  Prosper, 
les  vêtements  irréprochables  comme  toujours, 
la  tenue  digne,  le  maintien  composé.  On  les 
voit  sur  le  canal,  le  soir,  entre  les  arbres  qui 
jettent  sur  l'eau  une  ombre  profonde;  l'em- 
barcation légère  s'enfonce  à  la  proue  sous  le 
poids  de  la  belle  indolente  étendue  sur  les 
coussins  tandis  qu'elle  soulève  à  la  poupe  le 
minuscule  Prosper  obligé  de  tenir  les  rames 


56  ÂMES   ET   PAYSAGES 

par  le  bout,  mais  avironnant  selon  les  métho- 
des des  meilleurs  maîtres  en  la  matière. 

Et  l'on  se  demande  s'ils  s'aiment  !  Que 
voudriez-vous  qu'ils  fassent  ?  L'amour  de 
Graziella  est  d'une  espèce  particulière.  Elle 
trouve  bien  son  petit  Prosper  un  peu  ridicule, 
mais  si  g-entil  d'être  petit,  correct  et  sage.  Il 
a  tellement  l'air  d'une  image,  il  est  si  posé, 
si  fin,  si  propre.  Elle  l'admire  puis  elle  rit, 
puis  elle  l'aime  d'une  tendresse  protectrice. 
Ils  passent  ensemble  des  soirées  délicieuses. 
Prosper  est  assis  sur  son  fauteuil,  rigide  et 
droit;  il  ne  se  croise  pas  les  jambes,  il  ne 
s'appuie  pas  au  dossier,  il  ne  s'étend  pas 
avec  nonchalance.  Graziella,  elle,  est  partout 
à  la  fois,  au  piano,  dans  les  cahiers  de  musi- 
que, sur  tous  les  fauteuils  et  chaises  de  la 
place.  Elle  converse,  chante  des  bribes  de 
chanson,  joue  des  fragments,  s'amuse  avec 
tout  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main.  Elle 
tourbillonne  autour  de  lui,  elle  fait  la  jalouse, 
l'accuse  d'écrire  à  d'autres  jeunes  filles,  de 
sortir  en  cachette;  elle  ne  croit  pas  un  mot 
de  ce  qu'elle  dit,  mais  elle  adore  le  sourire 
que  prend  alors  son  incomparable  Prosper  qui 
se  rengorge  d'être  soupçonné  de  tels  crimes, 
se  défend  sans  vigueur  pour  laisser  penser 
que  c'est  un  peu  vrai,  et  se  croit  le  plus  heu- 


PROSPER    ET    GRAZIELLA  57 

reux  des  mortels  s'il  a  la  réputation  d'un  mau- 
vais sujet. 

Et,  de  plus,  la  belle  Graziella  est  sentimen- 
tale. Oui,  elle  est  aussi  sentimentale  qu'elle 
est  considérable,  pleine  d'idées  romanesques 
et  nuageuses.  Le  soir,  elle  amène  son  petit 
Prosper  se  promener  sur  les  falaises,  autour  de 
la  Pointe  Champlain,  autour  du  parlement,  à 
l'heure  où  le  soleil  se  couche  et  découpe  der- 
rière eux  des  ombres  disparates  et  ridicules. 
Elle  devient  langoureuse,  se  tourne  vers  la 
lune,  prend  les  étoiles  à  témoin  de  ses  rêves,  de 
ses  songes  d'avenir,  de  tous  ses  sentiments 
affectueux.  Elle  admire  le  couchant,  elle 
s'exclame,  elle  se  fond  d'enthousiasme,  célèbre 
la  nature  et  se  rappelle  des  vers  de  Lamartine, 
pendant  que  le  gentil  Prosper,  prosaïque  et 
tranquille,  examine  avec  inquiétude  la  pous- 
sière qui  recouvre  ses  souliers. 

Un  soir,  ils  se  laissent  aller  en  canot  sur  la 
rivière.  La  belle  eau  lisse  et  luisante  sous  le 
ciel  gris  reflète  à  perte  de  vue  dans  ses  bords 
les  arbres  de  la  rive.  Les  falaises  de  Rock- 
liffe  couvertes  de  leurs  pins  sombres  abritent 
une  foule  de  fonctionnaires  en  rupture  de 
ban,  de  femmes  et  d'enfants  chassés  de  la 
ville  par  la  chaleur  lourde  qui  met  de  la  tor- 
peur dans  toutes  les  têtes.     De  l'autre  côté 


58  ÂMES    ET   PAYSAGES 

on  ne  voit  de  la  Pointe  Gatineau  que  des  plans 
de  façades  blanches  entre  les  verdures.  Inté- 
ressés l'un  par  l'autre,  ils  ne  voient  rien,  ils  se 
contemplent  et  s'admirent,  ils  s'aiment  avec 
la  surprise  de  se  plaire  dans  tous  les  détails, 
les  mouvements,  le  son  des  voix,  la  figure,  les 
manières. 

Mais  tout  à  coup  un  éclair  suivi  d'un  coup 
de  tonnerre  sec  et  profond  les  réveille  de  leur 
mutuelle  extase.  Le  spectacle  est  terrifiant. 
Le  large  bassin  formé  derrière  eux  par  l'Ou- 
taouais  qui  se  développe  et  s'élargit  à  l'embou- 
chure de  la  Gatineau  reflète  dans  son  eau  lim- 
pide et  calme  tout  un  firmament  noir,  et  c'est 
comme  si  deux  orages,  avec  des  chevauchées 
de  nuages,  s'épanouissaient  lentement  dans  le 
ciel  et  sur  l'eau.  Puis  des  Montagnes  bleues 
qu'on  ne  voit  plus  descend  lentement  un 
nuage  laiteux  et  blanc.  C'est  la  pluie  à  tor- 
rents dont  les  premières  gouttes,  isolées  et 
grosses,  tombent  en  faisant  autour  d'elles  de 
larges  cercles.  Le  vent  s'abat  avec  violence 
et  les  flots  se  forment  en  houles. 

Affolé,  Prosper  se  précipite  sur  les  rames 
pour  diriger  l'embarcation  vers  le  rivage. 
Graziella  essaie  de  protéger  sa  toilette  avec  les 
coussins  qu'elle  entasse  sur  elle.  Ils  ne  voient 
plus  rien  parmi  les  rafales,  la  pluie,  l'obscurité 


PROSPER   ET   GRAZIELLA  59 

faite  subitement  par  le  rideau  des  nuages,  les 
éclairs,  le  bruit  du  tonnerre  assourdissant  dont 
les  échos  rebondissent  aux  parois  des  vieux 
rochers. 

Un  choc  et  l'embarcation  chavire,  éventrée. 
Graziella  pousse  un  grand  cri.  Prosper  veut 
se  précipiter  à  la  nage,  s'embarrasse  dans  les 
rames,  plonge  dans  l'eau;  il  a  vaguement 
conscience  qu'il  touche  terre,  il  saisit  Gra- 
ziella pour  la  sau\rer,  la  soulève  dans  ses  bras, 
la  remet  sur  pied.  Puis  ému,  hors  de  lui- 
même,  se  sachant  désormais  en  sécurité,  il 
l'embrasse  sans  y  penser.  Énervée,  défail- 
lante, tout  à  coup  soumise,  vaincue,  honteuse 
et  domptée,  la  jeune  fille  pleurnichante  ne 
résiste  plus. 

Mais  tout  à  coup,  parmi  les  fracas  du  ton- 
nerre, le  mugissement  sourd  des  vents,  on 
entend  le  beau  rire  sonore  et  riche  de  con- 
tralto éclater,  roucoulant  et  fou  :  Graziella 
a  penché  la  tête  et  aperçu,  tout  à  coup,  que 
Prosper,  pour  accomplir  son  haut  fait  d'armes, 
était  monté  sans  le  savoir  sur  la  grosse  pierre 
qui  avait  fait  tourner  l'embarcation,  tandis 
que  ses  jambes  à  elle  trempaient  dans  l'eau 
jusqu'aux   genoux. 


AU  BORD  DU  LAC  BLEU 


Au  Bord  du  Lac  Bleu 


Nous  nous  retrouvions,  chaque  année, 
Pierre  et  moi,  dans  un  coin  perdu  des  Lau- 
rentides.  Pendant  un  mois  et  demi  ou  deux, 
jusqu'à  la  fin  de  septembre  ordinairement, 
nous  parcourions  les  montagnes,  les  forêts  et 
les  lacs,  campant  sous  la  tente  et  vivant, 
comme  les  chasseurs,  de  gibier  tué  par  nous 
ou  de  poissons  pêches  au  courant  de  quelque 
rivière  inconnue.  La  plupart  du  temps  cou- 
chés avec  le  soleil  et  levés  avec  l'aube,  nous 
menions  une  existence  nomade,  errante  et 
saine  dans  les  régions  infréquentées. 

Ces  souvenirs  sont  ineffaçables  dans  ma 
mémoire.  Nous  faisions  des  portages  le  long 
des  rapides  tumultueux  qui  bondissent  parmi 
des  roches  rougeâtres,  le  canot  d'écorce  léger 
sur  nos  épaules,  et  récompensés  des  misères 
de  nos  longues  marches  si  nous  apercevions, 
tout  à  coup,  entre  les  troncs  d'arbres,  la  surface 
d'un  lac  limpide  au  creux  des  montagnes 
bleues.  Nous  allumions  le  feu  de  notre 
bivouac  avec  des  pommes  de  pin  et  des  bran- 
ches sèches,  au  fond  de  gorges  étroites  et 
sombres,  dans  des  clairières  entourées  de  bois 


64  ÂMES   ET   PAYSAGES 

profond,  au  sein  de  vallons  qui  ne  nous  lais- 
saient voir  du  firmament  qu'un  large  cercle 
étoile.  Et,  en  face  du  panorama  des  collines 
basses,  vieilles,  lumineuses  et  douces,  nous 
passions  des  heures  sur  des  rochers  élevés  par 
les  nuits  de  pleine  lune,  aussi  immobiles  que 
des  sphinx  et  émus  par  la  beauté  des  choses 
et  leur  grandeur. 

Par  les  jours  d'orage,  c'était  le  repos  sous 
la  tente  de  toile  à  écouter  la  pluie  chantante 
et  chaude  tomber  sur  les  feuillages  dans  un 
brouillard  blanc.  Et  quelquefois,  s'arrondis- 
sant  ainsi  qu'un  halo,  un  arc-en-ciel  coiffait 
un  mont  ou  dessinait  une  arche  de  pont 
multicolore  entre  deux  sommets. 

Dans  les  terrains  dévastés  par  les  feux  de 
forêts,  des  arbres  calcinés,  noirs  et  nus  se 
dressaient  sur  des  crépuscules  d'une  rougeur 
de  cuivre.  Ou  bien  la  lumière  horizontale 
du  soleil  couchant,  baignait  tout  un  horizon 
de  dômes,  de  pythons  pointus  et  brisés,  ou  se 
précipitait,  poussiéreuse  et  dorée,  dans  un 
ravin,  comme  à  travers  une  écluse  ouverte. 

Cette  année-là  nous  avions  choisi,  pour 
centre  de  nos  opérations,  le  petit  village  de 
Bellerive,  sur  le  côté  nord  du  lac  Nominingue. 
La  voie  ferrée  des  Laurentides  venait  à  peine 
d'être  construite,  et  tant  d'endroits  plus  rap- 


AU   BOPD    DU   LAC   BLEU  65 

proches  avaient  été  mis  à  la  disposition  des 
touristes  que  leur  flot  n'était  pas  encore 
remonté  jusque  là.  On  y  voyait  à  peine  une 
dizaine  de  maisons  occupées  par  de  pauvres 
colons  et  un  grand  chalet  plat  que  s'était  fait 
construire  un  monsieur  Chevalier,  marchand 
de  bois  enrichi  par  son  commerce.  La  région 
d'alentour  était  presque  déserte. 

Nous  étions  sur  les  lieux  depuis  huit  jours, 
nous  revenions  de  notre  première  expédition. 
C'était  un  samedi  après-midi.  Un  vent 
violent  soufflait  malgré  le  ciel  pur,  et  il  fallait 
louvoyer  pour  éviter  les  vagues  trop  hautes 
qui  se  gonflaient  au  milieu  du  lac.  En  explo- 
rateurs peu  pressés,  nous  suivions  les  courbes 
du  rivage,  visitant  les  baies,  débarquant  au 
fond  des  anses.  Nous  contournions  avec 
difficulté  une  pointe  rocheuse  lorsqu'un  cri 
nous  parvint  tout  à  coup.  Au  loin  une 
embarcation  dansait  sur  la  lame  d'où  Ton 
nous  faisait  des  signaux  désespérés.  Il  n'y 
avait  pas  à  hésiter.  En  moins  de  dix  minutes 
nous  eûmes  atteint  le  canot  en  détresse. 
Deux  femmes  énervées  et  apeurées  s'y  trou- 
vaient. Parties  par  un  temps  calme,  elles 
avaient  été  effrayées  et  surprises  par  ce  coup 
de  vent  subit  et  la  rameuse  avait  échappé  son 
aviron.     Alors  incapables  d'avancer  ou  de  se 


66  ÂMES   ET    PAYSAGES 

diriger,  elles  étaient  ballottées  par  la  houle 
qui  emplissait  la  chaloupe  peu  à  peu.  Pierre 
y  sauta  tout  de  suite  avec  sa  rame  et  nous 
reprîmes    aussitôt    le    chemin    de    Bellerive. 

Les  naufragées  que  nous  avions  ramenées 
étaient  Madame  Chevalier  et  sa  fille  Annette. 
Aussitôt  abordé,  je  me  dirigeai  vers  elles. 
Pierre  qui  avait  déjà  lié  connaissance,  me  pré- 
senta. Madame  Chevalier  n'avait  pas  con- 
servé beaucoup  de  sa  beauté  ancienne.  Elle 
avait  environ  quarante-cinq  ans,  elle  était 
maigre  et  s'habillait  sobrement.  A  force  de 
la  fréquenter  je  m'aperçus  plus  tard  qu'elle 
avait  cet  incomparable  talent  social  de  faire 
briller  les  autres.  On  aurait  pu  la  comparer 
à  un  briquet  auquel  tous  les  esprits  venaient 
s'allumer. 

Mais  quelle  surprise  en  voyant  Annette  ! 
Elle  avait  à  peine  dix-sept  ans,  elle  était  de 
taille  moyenne  et  possédait  d'épais  cheveux 
cendrés  d'une  nuance  admirable.  Ses  yeux 
bleu-gris  avaient  un  charme  de  douceur  et  de 
vivacité.  La  figure  était  ronde,  les  lèvres  un 
peu  grosses,  mais  la  peau  blanche  et  les  gestes 
brusques  et  vifs. 

Elle  eut  pour  me  remercier  un  mouvement 
subit  qui  lui  fit  tendre  les  deux  mains  et  serrer 
les  miennes  : 


AU    BORD    DU    LAC    BLEU  67 

—  Nous  avons  eu  tellement  peur,  maman 
et  moi.  Nous  ne  fournissions  plus  à  vider  le 
canot.  Et  c'était  ma  faute  parce  que  j'avais 
voulu  revenir  tout  de  suite  avant  l'heure  du 
train  qui  doit  amener  papa.  Je  pleurais, 
mais  maman  était  plus  courageuse  et  ne 
désespérait  pas.  En  voyant  votre  canot 
dépasser  la  pointe  du  rocher,  j'ai  bien  vu  que 
nous  étions  sauvées. 

Elle  parlait  d'une  voix  encore  haletante  et 
entrecoupée,  revivant  à  mesure  devant  nous 
les  sentiments  qu'elle  avait  éprouvés.  L'émo- 
tion du  cœur  se  manifestait  sans  contrainte. 

Nous  acceptâmes  le  souper  dans  le  beau 
chalet  de  la  place  aux  larges  vérandas  recou- 
vertes de  vignes  grimpantes  et  qui  avait  pour 
horizon  le  lac  et  cette  presqu'île  qui  s'avance 
au  milieu,  ainsi  qu'un  éperon,  pour  fendre  les 
flots.  Pierre  avait  été  placé  à  côté  d'Annette. 
A  peine  à  table,  ils  étaient  déjà  familiers.  Ils 
s'absorbaient  dans  une  causerie  à  deux, 
en  aparté.  Leurs  yeux  rayonnants  et  sou- 
dainement illuminés,  leur  entrain,  leur  gaieté 
révélaient  l'éclosion  d'une  sympathie  née  à 
première  vue,  rapide  et  inévitable,  qui  leur 
faisait  déjà  au  milieu  de  nous  une  intimité 
complète,  comme  s'ils  eussent  été  seuls  dans 
la  pièce. 


68  ÂMES   ET   PAYSAGES 

Ce  soir-là  était  d'une  douceur  exquise. 
Longtemps  dans  la  nuit,  nous  restâmes  en 
face  du  lac  dont  nous  entendions  les  clapotis 
sur  les  piliers  de  la  maison.  Le  vent  humide 
des  forêts  vierges  nous  arrivait  par  grandes 
bouffées  alenties.  Et,  accoudés  à  la  balus- 
trade, nous  nous  penchions  pour  béer  à  ce 
vide  obscur  et  sentir  nous  envelopper  la 
fraîcheur  de  cet  amphithéâtre  secret  de  notre 
pays. 

Annette  et  Pierre  causaient  ensemble  en 
arrière  de  nous.  Ils  semblaient  avoir  beau- 
coup de  choses  à  se  dire,  comme  des  fiancés 
qui  se  retrouvent  après  une  longue  absence 
avec  des  arrérages  de  confidences.  Une 
lueur  nouvelle  se  lisait  en  leurs  regards  qui 
s'interrogeaient  timidement  et  n'osaient  se 
fixer.  Ils  se  sentaient  glisser  sur  la  pente 
d'une  affection  commune,  mais  on  aurait  dit 
que  l'accord  entre  eux  se  développait  trop  vite 
pour  qu'ils  pussent  le  réaliser  à  mesure;  qu'ils 
craignaient  d'aller  tout  de  suite  au  point  où  il 
les  menait  ou  bien  que  leur  amour  naissant 
s'épanouissait  si  rapidement  au  fond  d'eux- 
mêmes  que  leur  conscience  ne  suffisait  plus 
à  enregistrer  ses  progrès  et  à  le  constater, 
prise  d'un  vertige  inconscient  mais  aussi  d'un 
désir  vague  et  puissant. 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  69 

Et  lorsqu'il  fallut  repartir,  je  vois  encore 
sa  main  fine  qui  se  tendait  vers  la  sienne,  et 
ses  yeux  où  il  y  avait  de  la  reconnaissance,  de 
l'ardeur,  une  supplication  déjà  sûre  d'être 
exaucée  : 

—  Vous  reviendrez  demain,  c'est  dimanche 
et  nous  irons  en  canot? 

C'est  pourquoi  il  me  fut  inutile  de  parler, 
ce  soir-là,  de  préparatifs  de  départ,  d'un  iti- 
néraire à  fixer,  du  Petit  Nominingue  avec  ses 
îles  que  l'on  atteint  par  les  méandres  d'un 
marais  herbu  et  vert  où  se  dessine  la  ligne 
d'eau  des  chenaux., 

Les  allées  et  venues  entre  notre  pauvre  cam- 
pement et  le  chalet  des  Chevaliers  ne  cessèrent 
plus.  Annette  était  d'une  nature  trop  rare 
pour  que  Pierre  n'en  subît  pas  immédiatement 
le  charme.  Jusque-là  elle  passait  ses  années 
au  couvent  des  Ursulines,  à  Québec,  et  ses 
vacances  à  Bellerive  où  sa  famille  émigrait  dès 
les  derniers  jours  de  juin.  Elle  avait  ainsi 
conservé  sa  fraîcheur  et  sa  naïveté  naturelles, 
et  surtout  une  sensibilité  neuve  et  une  im- 
pressionabilité  que  n'avaient  pas  encore  usées 
les  spectacles  et  les  événements  de  la  vie  : 
elle  sentait  tout  pour  la  première  fois.  La 
moindre  chose  l'affectait,  elle  vibrait  sans 
cesse  et  c'était  sur  son  visage  une  succession 


70  ÂMES    ET   PAYSAGES 

continuelle  d'émotions  contradictoires  et  chan- 
geantes. 

Il  y  avait  en  même  temps  chez  elle,  compri- 
mées et  maintenues  par  la  règle  monastique 
et  la  monotonie  de  la  vie  conventionnelle,  une 
surabondance  de  sentimentalité,  et  de  telles 
réserves  de  forces  qu'elles  s'écoulaient  avec 
violence  dans  la  moindre  sensation  que  la 
vie  excitait  en  elle  et  l'exagéraient.  Elle 
recevait  alors  des  choses  une  impression  trop 
profonde,  disproportionnée  à  sa  cause.  Cette 
exubérance  se  devinait  à  ses  moindres  gestes 
ainsi  que  son  abondance  intime  et  sa  vivacité 
nerveuse  jamais  dépensée. 

Ces  qualités  se  révélaient  en  elle  à  tout 
instant.  Si  sa  mère  lui  faisait  une  chose  qui 
lui  plaisait  elle  se  jetait  subitement  à  son  cou, 
l'embrassait  à  ne  plus  finir,  sautait  et  battait 
des  mains.  Pour  la  moindre  mésaventure, 
elle  était  prête  à  pleurer,  à  se  répandre  en 
larmj.es  et  à  s'abîmer  dans  un  grand  désespoir. 
L'arrivée  de  son  père  à  Fimproviste  la  jetait 
dans  des  transports  qu'elle  ne  pouvait  calmer. 
Elle  passait  son  bras  sous  le  sien,  marchait  à 
ses  côtés,  babillait  étourdiment,  le  regardait 
dans  les  yeux,  butant  aux  pierres  du  sentier  et 
s'accrochant  à  toutes  les  barrières.  Conti- 
nuellement passionnée  et  agitée,  elle  vivait 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  71 

dans  son  tourbillon  intérieur.  Primesautière, 
naïve  et  exubérante,  Annette  n'en  était  pas 
pour  cela  faible  et  délicate.  Elle  était,  au 
contraire,  robuste,  bien  proportionnée,  d'une 
santé  et  d'une  vitalité  admirables. 

Annette  et  Pierre  partaient  en  canot  lorsque 
le  crépuscule  tombait  sur  le  lac  Nominingue 
d'un  bleu  si  pur  et  si  foncé.  Toute  la  surface 
claire  et  limpide  jusqu'en  ses  profondeurs 
luisait  entre  les  verdures  des  rivages.  Un 
couchant  rose  de  flamme  s'éteignait  au-dessus 
de  la  pointe  des  Jésuites  où  les  pins  sur  le 
ciel  faisaient  une  dentelure  noire  comme  l'en- 
cre. Au  loin,  partout,  reflétées  quelquefois 
dans  l'eau,  s'élevaient  les  montagnes,  les 
dômes  obscurs  et  sombres,  troupeau  bleuâtre. 
Des  anses,  des  baies  s'évasaient  pour  ouvrir 
des  perspectives  sur  des  plaines  vaporeuses, 
d'autres  monts  dans  le  lointain,  et  des  vallons 
où  les  brouillards  des  savanes  flottaient  comme 
des  voiles  de  mousseline  accrochés  aux  buis- 
sons. Rien  ne  bougeait,  rien  ne  brisait  le 
silence  jusqu'à  l'extrémité  de  l'horizon. 

Puis  la  grande  clarté  lunaire  et  blanche 
s'épanchait,  argentant  le  lac  en  longues  traî- 
nées, déversant  sur  les  pentes  sa  lumière  dis- 
crète et  froide,  baignant  tout  le  paysage  d'une 
atmosphère  élyséenne  de  rêve.     Les  versants 


72  ÂMES   ET  PAYSAGES 

des  hauteurs  et  les  forêts  devenaient  noirs 
comme  des  tentures  de  deuil  et  de  petits 
nuages  d'ouate  passaient  sur  la  face  pâle  de 
la  lune. 

Le  matin,  ils  se  retrouvaient  aux  heures 
humides,  innocentes  et  fraîches  de  l'aurore, 
lorsque  les  vents  n'ont  pas  encore  commencé 
à  souffler  et  que  le  soleil  se  lève  dans  une 
brume  rouge.  Des  vapeurs  blanches  mon- 
taient du  creux  des  plaines  mouillées,  et  les 
chants  d'oiseaux  multipliés  retentissaient  dans 
le  calme  universel  tandis  qu'ils  regardaient 
surgir  du  fond  des  bois  et  tout  à  coup  voguer 
l'orbe  étincelant. 

Ils  se  promenaient  en  canot  sur  le  lac  bleu. 
L'embarcation  était  la  seule  chose  mouvante. 
On  voyait  sa  silhouette  blanche  à  l'avant, 
à  l'arrière  celle  de  mon  ami.  Ils  se  laissaient 
aller  et  glisser,  oubliant  l'heure,  la  nature  et  le 
monde.  Ils  se  découvraient  avec  admiration. 
Ils  cherchaient  à  se  connaître,  instinctivement, 
dans  tous  les  détails,  pour  s'envelopper  plus 
parfaitement  d'amour  et  ne  rien  laisser  dans 
l'autre  qui  ne  soit  touché  par  le  baiser  de 
l'affection. 

Pierre  était  plus  âgé,  plus  mûr  et  plus  sûr 
de  lui-même.  Il  conduisait  la  conversation, 
évoquait  ses  souvenirs  d'aventures  dans  les 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  73 

Laurentides.  Elle  écoutait,  le  visage  heureux, 
effrayé,  gai  ou  pensif;  on  aurait  dit,  tant  elle 
subissait  les  impressions  et  les  sensations  qu'il 
décrivait,  tant  elle  était  obéissante  à  prendre 
la  nuance  d'ame  appelée  par  les  mots,  tant  elle 
vibrait  enfin  du  sentiment  qui  l'animait  en 
parlant  et  le  laissait  voir  sur  sa  figure,  qu'il 
jouait  sur  son  âme  comme  sur  un  clavier  afin 
de  lui  faire  rendre  tous  les  sons. 

Et  lorsqu'on  les  voyait  revenir  à  la  bru- 
nante,  au  bord  du  lac  bleu,  elle  était  suspendue 
à  son  bras,  un  peu  craintivement,  avec  un  tel 
air  d'enthousiasme  et  d'admiration  dans  les 
yeux,  avec  un  tel  amour  rayonnant  autour 
d'elle  que  l'on  pénétrait  tout  de  suite  son 
secret.  Elle  se  tenait  près  de  lui,  elle  Fécou- 
tait  parler  comme  s'il  eût  été  un  jeune  dieu, 
elle  le  contemplait  naïvement. 

Pourtant  ils  n'avaient  encore  échangé 
aucune  parole  d'amour.  Ils  se  connaissaient 
depuis  quinze  jours  à  peine,  et  déjà  ils  s'étaient 
accordés,  pénétrés  et  compris.  Puis  un  soir 
du  commencement  d'août,  ils  s'en  allèrent  à  la 
source  boire  au  clair  de  lune.  Elle  sourdait 
des  profondeurs  du  rocher,  froide  et  crystalline 
elle  dégoulinait  entre  les  tilleuls  au  tronc  lisse 
et  au  large  parasol  qui  la  couvraient  d'un 
dais  de  verdure  et  d'obscurité.     Cette  nuit 


74  ÂMES   ET   PAYSAGES 

était  belle  et  chaude,  tressaillante,  avec  ses 
étoiles  en  guirlandes  posées  sur  les  sommets; 
et  le  bruit  sur  les  pierres  de  Teau  invisible 
était  un  chuchotement,  un  murmure,  un 
chant  clair  et  fin  de  tendresse;  et  Tombre 
était  un  complice.  Ils  arrivaient  d'une  pro- 
menade. Pierre  la  suivait,  réalisant  tout  à 
coup  le  sentiment  né  si  vite  en  lui  qu'il  ne 
l'avait  point  vu  croître.  Il  la  regardait  avec 
stupéfaction  se  balancer  devant  lui  dans  le 
sentier.  Un  grand  tumulte  éclatait  au  fond 
de  son  cœur.  Son  bonheur  était  si  lourd  et  si 
grand  qu'il  se  sentait  désemparé.  Annette 
s'arrêta  brusquement,  et,  trébuchant,  Pierre 
lui  saisit  la  main.  Emporté  par  une  force 
secrète,  il  l'attira  à  lui  de  ses  bras  nerveux  et 
forts.  Mais  la  tête  en  feu,  bouleversée,  fré- 
missante, Annette  s'arracha  à  son  étreinte  et 
se  mit  à  courir  vers  la  maison. 

Elle  l'aima,  comme  savent  aimer  les  jeunes 
filles,  à  la  fin  d'une  adolescence  pure.  Elle  le 
trouvait  supérieur  à  tous  les  autres  hommes. 
Le  regard  de  Pierre  longtemps  fixé  dans  ses 
yeux  jetait  en  elle  un  émoi  délicieux.  Elle 
avait  de  l'orgueil  à  sentir  à  côté  et  comme 
penchée  sur  elle  avec  adoration,  cette  nature 
plus  forte,  plus  rude  et  plus  énergique  que  la 
sienne,  qui  la  caressait  mais  aurait  pu  la  meur- 


AU    BOKD    DU   LAC    BLEU  75 


trir,  qui  la  protégeait  mais  pouvait  aussi  bien 
broyer  sa  faiblesse.  La  vie  lui  paraissait 
d'avance  facile  avec  quelqu'un  pour  lui  tracer 
une  large  voie.  En  même  temps  naissait  en 
elle  une  vocation  de  sacrifice  et  de  renonce- 
ment, un  désir  et  une  joie  de  la  soumission  et 
de  l'humiliation  de  sa  personne  devant  lui. 
Elle  devenait  attentive  aux  souffrances  et 
aux  bonheurs  de  Pierre,  inquiète  et  palpi- 
tante aux  moindres  symptômes,  malléable 
entre  ses  mains.  Elle  mettait  tous  les  scru- 
pules d'une  conscience  timorée  à  suivre  les 
directions  morales  à  peine  appuyées  et  à 
obéir  aux  plus  fines  indications.  Et  tout  au 
fond  il  y  avait  en  elle  la  fierté  amusée  d'être 
quand  même  la  souveraine  par  l'affection 
qu'elle  inspirait. 

Et  Pierre  aimait  Annette,  comme  on  aime 
un  enfant,  avec  sollicitude,  avec  émerveille- 
ment pour  ses  grâces  et  ses  beautés.  Il  vou- 
lait la  laisser  se  développer,  non  pas  dans  la 
crainte,  mais  dans  la  serre-chaude  de  la  dou- 
ceur et  de  la  tendresse.  Il  la  considérait 
comme  une  compagne  indispensable  parce  que 
les  yeux  lucides  et  purs  de  la  jeune  fille  avaient 
une  vision  plus  claire,  plus  innocente  du 
monde  et  découvraient  plus  sûrement  le  mal. 

Ils  s'aimèrent  dans  un  ravissement  ineffa- 


76  ÂMES   ET   PAYSAGES 

ble.  Par  les  après-midis  où  le  lac  Nominin- 
gue  se  plisse  de  courtes  houles  bleues  portant 
à  leur  crête  une  frange  d'écume  blanche,  ils 
s'en  allaient  à  la  pointe  des  Jésuites,  sur  les 
hauteurs  rocheuses.  Et  là,  ils  sentaient  pas- 
ser sur  eux,  entre  les  pins  embaumés  et  bruis- 
sants, le  grand  vent  sauvage  qui  se  coule  entre 
les  gorges  des  montagnes  inhabitées.  Ils 
regardaient  autour  d'eux  l'eau  colorée  à  l'as- 
saut du  rocher,  et  s'étendre  en  arrière  les  bois 
millénaires  au-dessus  desquels  planaient  les 
têtes  des  vieilles  pruches  déchiquetées  et 
sèches,  les  pointes  des  sapins  géants  et  le 
dôme  des  gros  ormes  dont  la  verdure  s'évase 
comme  des  gerbes.  Et  dans  leur  cœur,  dans 
ces  solitudes  immenses,  germait  et  grandissait 
avec  violence  l'orgueil  superbe  de  la  félicité. 
Mais  j'avais  eu  un  pressentiment  en  les 
voyant  revenir  un  soir,  ayant  remarqué  pour 
la  première  fois  le  contraste  qui  était  en  eux. 
Pierre  avait  les  cheveux,  les  sourcils,  la  mous- 
tache d'un  noir  de  jais.  Ses  yeux  étaient 
extraordinairement  brillants.  Sa  sensibilité 
fine,  sa  force  d'exaltation  intérieure,  se 
mêlait  à  quelque  chose  de  sombre,  d'inquiet, 
de  soupçonneux  et  d'agité.  Une  déception 
d'amour  l'avait  rendu  amer.  Concentré  et 
toujours  taciturne,  il  ne  m'avait  pas  fait  de 


AU   BORD    DU   LAC    BLEU  77 

confidences  sur  cette  aventure  sentimentale 
qu'il  cachait  par  pudeur. 

Et  j'avais  eu  peur  pour  eux  ce  soir-là,  et  je 
lui  avais  dit  : 

—  Prends  garde,  Pierre  !  Cette  jeune  fille 
est  dangereuse  pour  toi  et  tu  es  dangereux 
pour  elle.  Tu  peux  la  blesser  et  elle  souffrira 
plus  que  d'autres,  parce  qu'elle  ressent  plus 
vivement  les  joies,  les  chagrins  et  tous  les 
sentiments.  Prends  garde,  Pierre,  prends 
garde  de  la  faire  pleurer.  Il  me  semble  que  la 
souffrance  en  elle  sera  terrible  et  dévastatrice. 
Elle  y  mettra  autant  d'excès  que  dans  sa  ten- 
dresse, et,  par  ce  soir  où  la  terre  te  paraît  si 
belle,  j'ai  peur  pour  elle  et  j'ai  peur  pour  toi. 

Il  ne  répondait  pas,  absorbé  dans  son  bon- 
heur et  sourd  aux  conseils.  Il  songeait,  et 
toute  la  soirée,  par  la  fenêtre,  il  regarda  dormir 
entre  les  arbres  des  pans  du  lac  bleu. 

Le  lendemain  fut  moins  joyeux.  Jusque-là, 
Bellerive  avait  été  désert,  et  des  parents,  des 
amis  de  la  famille  Chevalier  arrivèrent  pour 
passer  quelques  semaines.  Un  après-midi, 
Pierre  qui  venait  pour  voir  Annette,  apprit 
qu'elle  était  partie  à  cheval  avec  un  de  ses 
cousins;  on  les  attendait  d'une  minute  à 
l'autre.  Elle  ne  revint  qu'à  cinq  heures  et  la 
partie  de  canot  fut  manquée.     Tout  le  temps 


78  AMES    ET   ÎPAYSAGES 

qu'avait  duré  Fattente,  Pierre  était  resté, 
silencieux,  assis  dans  un  coin  de  la  véranda, 
étranger  à  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  lui. 
Lorsqu'Annette  arriva,  essoufflée,  heureuse, 
riante,  criant  de  plaisir,  il  resta  longtemps 
fermé  et  froid,  compassé  et  poli,  répondant 
sans  hâte  et  par  monosyllabes.  Stupéfaite  et 
saisie  du  changement  de  ses  manières,  elle  le 
regardait  avec  étonnement,  et  attristée  tout 
à  coup  jusqu'au  fond  de  l'âme. 

—  Mais  qu'avez-vous  ?  Je  veux  le  savoir. 
Dites-le  moi.  Vous  n'êtes  plus  comme  d'ha- 
bitude et  j'avais  tant  hâte  de  vous  voir. 

Elle  le  suppliait,  tyrannique,  elle  se  butait 
dans  sa  question,  décidée  à  tout  apprendre. 

—  Vous  avez  été  bien  longtemps  à  votre 
promenade;  et  j'ai  souffert. 

—  Vous  étiez  jaloux,  alors? 

— 'Oui,  j'étais  jaloux.  Et  dans  ses  yeux 
s'allumaient  encore  des  lueurs  de  tristesse  et 
des  lueurs  de  colère,  à  intervalles  réguliers, 
comme  les  feux  d'un  phare,  se  cachant,  se 
montrant,    des    lueurs    troubles    et    vagues. 

Curieuse,  Annette  l'examina  un  instant  sans 
rien  dire,  puis,  prise  de  la  hâte  de  se  discul- 
per, de  montrer  son  innocence,  elle  parla  à 
flots  pressés. 

—  Mais  je  ne  pouvais  pas  refuser.     Lucien 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  79 

est  un  de  mes  grands  amis.  J'étais  heureuse 
de  le  revoir.  Et  nous  étions  si  bien  en  mon- 
tagne, au  galop  des  chevaux.  J'étais  étourdie, 
un  peu  grisée  et  ivre  de  vitesse.  Le  temps  a 
passé  et  je  ne  me  suis  aperçue  de  rien. 

D'ailleurs  ses  paroles  plaidaient  moins  bien 
que  ses  yeux  et  que  l'expression  éloquente  de 
ses  traits.  Il  était  impossible  de  s'y  tromper 
tant  l'innocence  rayonnait  d'elle.  Elle  était 
partie,  sans  penser  à  autre  chose,  parce  que 
la  proposition  d'une  course  à  cheval  l'avait 
tout  à  coup  saisie  et  enthousiasmée  de  bon- 
heur. 

Le  sang  lui  montait  maintenant  à  la  figure 
de  ce  qu'on  pouvait  la  croire  coupable  d'une 
indélicatesse.  Elle  s'accrochait  au  bras  de 
Pierre,  pleurant  presque,  demandant  l'oubli 
et  le  pardon.  Cette  première  brouille  la 
mettait  hors  d'elle-même.  Alors  il  s'adoucit 
un  peu. 

—  Je  sais  bien  que  vous  n'êtes  pas  coupable. 
Mais  il  faut  surveiller  les  apparences,  Annette. 
C'est  avec  elles  qu'on  se  fait  une  certitude. 

Annette  demeura  près  de  lui,  plus  humble 
et  plus  soumise,  anxieuse  et  attentive,  redou- 
blant dans  ses  yeux  l'expression  affectueuse 
afin  de  reconquérir  le  cœur  de  Pierre  et  de 
consoler  la  souffrance  qu'elle  lui  avait  involon- 


80  Ames  et  paysages 

tairement  faite.  Elle  prenait  des  résolutions 
héroïques  pour  conserver  intacte  leur  grande 
tendresse.  Et,  ce  soir-là,  ils  eurent  Tair  de 
deux  convalescents  tant  la  convalescence 
réelle  de  leur  sentiment  transparaissait  dans 
leur  personne.  Ils  étaient  plus  gais,  plus 
animés,  ils  riaient  à  n'en  plus  finir  pour  le 
moindre  mot,  enfin  ils  ne  se  quittaient  pas  des 
yeux  comme  si  la  menace  qui  avait  passé  sur 
leur  amour  leur  en  avait  mieux  fait  compren- 
dre le  prix. 

Mais  transportée  du  couvent  aux  limites 
extrêmes  de  la  civilisation  sans  cette  pratique 
du  monde  qui  apprend  à  se  mieux  posséder, 
Annette  commettait  chaque  jour  de  nouvelles 
fautes;  sans  pouvoir  s'en  empêcher,  toujours 
plus  confuse  et  plus  repentante,  mais  victime 
chaque  fois  de  sa  nature  débordante,  prime- 
sautière  et  violente.  Elle  quittait  Pierre  pour 
causer  avec  un  autre  groupe  de  jeunes  garçons 
et  de  jeunes  filles,  parce  qu'elle  avait  entendu 
un  mot  ou  une  phrase  qui  avait  déclenché 
subitement  tout  un  flot  de  souvenirs.  Et  là, 
elle  se  mettait  à  parler,  à  jaser,  à  dire  toutes 
ses  pensées  sans  songer  à  son  ami  qui  l'atten- 
dait, morose  et  solitaire.  Sa  jeunesse  irré- 
pressible ne  résistait  pas  à  une  invitation 
imprévue  :  elle  partait  en  coup  de  vent,  sans 


AU    BORD    DU    LAC    BLEU  81 

chapeau,  excitée  et  heureuse.  Elle  conversait 
avec  ses  frères,  ses  sœurs,  sa  maman,  oubliant 
rheure,  et  lorsqu'un  causeur  intéressant 
racontait  un  récit,  elle  Fécoutait  en  buvant  ses 
paroles. 

Et  Pierre,  irrité,  se  contenait  de  moins  en 
moins  lorsqu'Annette  revenait  à  lui  craintive 
et  contrite.  Un  autre  plus  habile  l'aurait 
abandonnée,  libre  et  jeune,  aux  mouvements 
de  sa  pure,  loyale  et  saine  jeunesse.  Il  se 
serait  contenté  de  la  mettre  en  garde,  de  la 
former  avec  une  tendre  douceur  énergique  et 
de  lui  faire  adopter,  peu  à  peu,  le  changement 
d'attitude  que  nécessitent  les  fiançailles  chez 
une  jeune  fille.  Et  surtout  il  lui  auraits 
demandé  avec  instance  de  réfléchir  avant 
d'agir  et  de  se  surveiller  sans  cesse  afin  d'évi- 
ter les  incidents  désagréables  que  sa  précipi- 
tation entraînait.  Mais  Pierre  était  jaloux, 
et  lorsque  l'homme  est  jaloux  il  devient  vite 
injuste,  emporté  et  brutal. 

—  Annette,  lui  disait-il,  je  ne  peux  pas  vou 
pardonner  plus  longtemps.  La  prochaine 
fois,  ce  sera  fini  entre  nous.  Vous  ne  m'aimez 
pas  pour  m'oublier  ainsi. 

—  C'est  plus  fort  que  moi,  je  prends  feu 
trop  vite.  J'essaie  de  me  modérer,  mais  je 
ne  peux  pas  toujours  réussir  encore.     Mais 


82  ÂMES    ET   PAYSAGES 

si  VOUS  saviez  comme  c'est  mal  de  douter  de 
moi  !  Vous  m'apprenez  ainsi  qu'il  est  possible 
que  j'accomplisse  des  choses  auxquelles  je  ne 
pensais  seulement  pas.  C'est  une  possibilité 
de  mal  faire  que  vous  m'indiquez  chaque  fois 
que  vous  me  dites  vos  soupçons.  Dans  mon 
ignorance  je  n'étais  pas  tentée,  tandis  que 
maintenant  je  peux  l'être. 

—  C'est  vrai,  vous  avez  raison,  répondait-il. 
Puis  il  ajoutait  avec  tristesse  :  Je  crois 
quelquefois  qu'il  y  a  dans  nos  natures  un  anta- 
gonisme et  une  incompatibilité  dont  j'ai  peur. 

Mais  ces  instants  de  lucidité  étaient  tou- 
jours rares.  Pierre  recommençait  à  lui  faire 
des  défenses,  parlant  d'une  voix  brève  et  dure, 
pendant  que  ses  yeux  noirs  avaient  leurs 
lueurs  étranges.  Et  Annette  se  révoltait 
contre  l'injustice  et  contre  l'incompréhension. 
Elle  s'affolait,  fine  créature  nerveuse  qui  sen- 
tait trop  vivement  le  mors,  elle  passait  en  une 
minute  par  tous  les  sentiments  contradictoires 
et  extrêmes,  elle  se  cabrait,  elle  s'humiliait, 
elle  pleurait,  s'indignait  et  ripostait. 

Pierre  n'était  pas  jaloux  seulement.  Voici  ce 
qu'il  lui  dit  un  soir  qu'il  était  triste  :  — Tou- 
tes les  fois  que  vous  me  quittez,  que  vous  vous 
en  allez,  que  vous  prenez  autant  de  plaisir 
à  rire  et  à  causer  avec  les  autres  que  vous  en 


AU    BORD    DU    LAC    BLEU  83 

prenez  avec  moi,  toutes  les  fois  enfin  que  vous 
me  faites  ces  petites  infidélités  inconscientes,  il 
me  semble  que  vous  m'aimez  moins  complète- 
ment et  moins  parfaitement  que  je  vous  aime. 
J'ai  peut-être  placé  mon  idéal  trop  haut,  mais 
votre  conduite  me  présage  quelquefois  une 
vraie  infidélité  qui  me  serait  plus  douloureuse. 

—  Je  vous  aime  pendant  tout  ce  temps-là, 
répondait-elle.  Je  ne  peux  pas  empêcher  qu'à 
un  moment  donné  un  autre  sentiment  n'in- 
tervienne et  n'éclipse,  pour  quelques  minutes, 
l'amour  que  j'ai  pour  vous.  Mais  ma  ten- 
dresse est  toujours  aussi  exclusive  et  aussi 
forte.  Je  ne  peux  pourtant  pas  arrêter  ce 
qui  se  passe  en  moi. 

Elle  savait  qu'elle  était  dans  la  vérité,  mais 
quelquefois  l'inquiétude  et  la  crainte  trou- 
blaient maintenant  son  cœur. 

Pierre  n'allait  pas  au  fond  de  son  malaise. 
Les  irritations  de  ces  derniers  jours  avaient 
rappelé,  par  une  ressemblance  frappante,  les 
aventures  de  sa  première  déception.  Sans 
y  penser  et  en  suivant  ses  mouvements  natu- 
rels, Annette  faisait  ce  qu'une  autre  qui 
l'avait  trompé  avait  accompli  par  ruse  et  par 
calcul.  L'identité  était  si  grande  dans  les 
apparences  que  Pierre  ne  distinguait  plus 
bien.     Son  premier  amour  empoisonnait  son 


84  ÂMES    ET   PAYSAGES 

second.  Il  était  jaloux  parce  que  la  crainte 
de  ne  pas  être  aimé  poursuit  celui  qui  a  été  une 
fois  déçu  et  le  rend  très  sensible  aux  moindres 
signes  d'une  infidélité;  il  avait  un  idéal  très 
élevé  d'amour  parce  que  sans  une  adoration 
perpétuelle,  il  ne  sentait  plus  en  sécurité  chez 
l'autre  le  sentiment  qui  devait  les  animer 
tous  les  deux. 

Lorsqu'il  était  calme,  Pierre  se  promettait 
de  soumettre  tous  ses  soupçons  à  la  critique  de 
sa  raison.  Mais  les  passions  sont  comme  des 
marées  puissantes  qui  entraînent  avec  elles, 
dans  leur  montée  ou  leur  descente,  la  raison, 
cette  échelle  d'étiage,  de  sorte  qu'elle  demeure 
impuissante  à  marquer  un  niveau.  Et  si  la 
jalousie  ressaisissait  Pierre,  il  devenait  toujours 
sa  proie.  Il  souffrait  un  peu  tout  le  long  du 
jour  maintenant.  Il  n'avait  plus  de  repos. 
Chaque  événement  envenimait  sa  blessure. 
Des  souvenirs  mauvais  le  hantaient.  Ren- 
fermé et  inquiet,  il  passait  des  heures  à  se 
torturer  lui-même. 

Puis  Annette  partit  un  soir  après  le  souper 
pour  une  promenade  en  canot  avec  des  cou- 
sins et  des  cousines.  Et  lorsqu'ils  furent 
au  milieu  du  lac,  histoire  de  taquiner  la  jeûner 
amoureuse,  ils  laissèrent  reposer  les  rames 
pour  mieux  rire  et  chanter.     Annette  n'osait 


AU    BORD    DU    LAC    BLEU  85 


dire  son  désir  ardent  de  revenir  à  terre  tout  de 
suite  parce  qu'on  la  plaisantait  toujours  un 
peu  sur  la  jalousie  de  Pierre  dont  chacun  s'était 
aperçu.  Elle  riait  nerveusement,  le  temps 
passait,  le  crépuscule  mourait  en  arrière  du 
rideau  des  pins.  Elle  se  mit  à  pleurer  sourde- 
ment, la  tête  dans  ses  mains,  l'amertume 
secrète  de  ses  fiançailles  lui  remontant  au 
cœur  tout  à  coup.  La  gaîté  s'éteignit  comme 
une  flamme  sous  un  coup  de  vent.  Ils  revin- 
rent en  hâte. 

Je  la  vis  courir  au  coin  de  la  véranda  où 
Pierre  se  tenait,  dans  l'ombre,  une  main  sur 
le  bras  du  fauteuil.  Annette  enveloppa 
doucement  cette  main  des  siennes,  arrivée  en 
tapinois,  sur  la  pointe  du  pied.  Mais  à  ce 
contact,  il  fit  un  geste  brusque,  pour  se  déga- 
ger, et  se  leva  très  pâle.  Avant  qu'elle  eût 
parlé,  il  lui  disait  déjà  : 

—  Veuillez  accepter  mes  plus  sincères 
remerciements,  mademoiselle,  pour  le  plaisir 
que  j'ai  eu  à  vous  voir  et  à  vous  fréquenter 
pendant  ces  courtes  vacances.  Je  suis  rap- 
pelé à  mon  bureau,  et  comme  je  devrai  quitter 
Bellerive  demain,  j'attendais  votre  retour  pour 
vous  faire  mes  adieux. 

Il  la  salua  et  partit  sans  que,  stupéfaite  et 


86  ÂMES    ET   PAYSAGES 


déconcertée,  elle  eût  le  temps  de  se  disculper. 
Elle  se  précipita  vers  moi. 

—  Empêchez-le  de  partir,  dit-elle,  ne  le 
laissez  pas  partir.  Retenez-le,  il  sait  bien 
que  je  n'aime  que  lui  au  monde.  Vous  le 
garderez,  vous  lui  expliquerez  tout  de  ma 
part? 

Tout  son  orgueil  avait  disparu.  Il  ne  res- 
tait plus  qu'une  petite  fille  aimante  et  désolée, 
qu'une  enfant  éplorée  qui  me  suppliait.  Mais 
tout  au  fond  elle  ne  croyait  pas  à  ce  départ. 

Pendant  une  partie  de  la  nuit  et  de  l' avant- 
midi,  je  m'acharnai  à  raisonner  avec  Pierre  et 
à  changer  sa  décision.  Il  me  répondait  tou- 
jours la  même  chose. 

—  Nous  nous  ferons  souffrir  réciproque- 
ment, malgré  tout  notre  amour.  Elle  est 
justement  l'épouse  qui  me  ferait  une  existence 
intolérable  et  je  suis  justement  celui  qui  lui 
serait  insupportable. 

Et  il  me  disait  ces  choses  sans  honte,  comme 
si  toutes  les  incompatibilités  de  nature 
n'étaient  pas  des  cas  ou  nos  défauts,  nos  pas- 
sions et  nos  vices  s'opposent  sans  se  vaincre 
et  restent  dressés  en  face  les  uns  des  autres, 
à  se  combattre.  Il  n'y  a  qu'à  se  corriger  et  à 
devenir  meilleurs.  A  mesure  que  l'améliora- 
tion se  produit,  l'antagonisme  s'efface. 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  87 


Malgré    mes    objurgations    Pierre    partit. 

Annette  était  seule.  Elle  s'était  ménagé 
cette  solitude  pour  l'explication  finale.  En 
me  voyant  paraître  sans  mon  ami,  elle  com- 
prit. Elle  ne  me  posa  point  de  questions. 
Elle  tressaillit  imperceptiblement  de  tous  ses 
membres,  mais  se  ressaisit  aussitôt.  Une 
fierté  indomptable  était  en  elle.  Elle  demeura 
assise,  si  fine,  si  blanche,  si  jolie,  sur  la  véranda 
au  bord  du  lac  bleu.  Elle  se  mit  à  parler. 
Et  j'eus  conscience  tout  de  suite  qu'elle  vou- 
lait se  donner  le  change  à  elle-même,  se  laisser 
glisser  tout  entière  dans  un  autre  sentiment, 
éprouver  une  autre  émotion  afin  de  ne  rien 
sentir,  pour  le  moment,  en  dehors  d'eux.  Elle 
me  parlait  avec  volubilité  de  sa  vie  de  cou- 
vent; elle  s'enthousiasmait  pour  la  nature. 
Puis,  s'il  y  avait  un  silence,  une  pause,  elle 
se  remettait  à  tressaillir  encore,  et  repartait 
sur  un  autre  sujet.  Elle  voulait  mettre  des 
barrières  à  sa  douleur,  n'y  pas  penser,  ne  pas 
la  laisser  entrer  en  elle,  elle  lui  défendait 
les  portes  et  les  issues  de  son  âme,  avec  vail- 
lance, elle  repoussait  à  deux  mains  le  déses- 
poir qui  rôdait,  attendait  avec  patience  autour 
d'elle  pour  la  submerger  d'une  vague  irrésis- 
tible et  la  rouler  aux  flots  de  la  mer.  Elle  ne 
pouvait  pas  le  regarder  en  face  et  jusqu'au 


88  ÂMES    ET   PAYSAGES 


fond  d'elle-même  elle  en  avait  une  peur  infinie. 

Et  je  n'en  pouvais  plus,  je  ne  pouvais  pas 
parler  parce  que  ma  voix  se  serait  étouffée 
dans  ma  gorge  et  que  les  larmes  auraient  jailli 
de  mes  yeux.  Il  me  semblait  qu'elle  serait 
mieux,  seule,  étendue  sur  sa  chaise  longue,  à 
se  posséder,  à  se  combattre,  à  réaliser  et  à 
accepter  sa  souffrance;  et  c'est  pourquoi  je 
partis. 

J'avais  le  cœur  oppressé.  Je  m'en  allais 
dans  le  chemin,  envahi  tout  à  coup  d'une  pitié 
et  d'un  dégoût  angoissants,  d'un  abattement 
qui  m'accablait.  Soudain,  j'entendis  des 
bruits  en  arrière  de  moi.  J'eus  à  peine  le 
temps  de  me  jeter  dans  les  broussailles, 
épouvanté.  C'était  Annette,  Annette  en 
robe  blanche,  passant  à  bride-abattue  sur  le 
pur-sang  dont  son  père  seul  se  servait.  De- 
bout sur  les  étriers,  haletante,  folle  de  douleur, 
elle  s'en  allait  dans  la  nuit,  rabattant  toujours 
sur  les  flancs  du  cheval  enragé  la  longue  cra- 
vache sifflante  qu'on  entendait  au  loin.  Elle 
fuyait,  plongeant  ses  regards  dans  l'obscurité, 
au  galop  dans  les  montées  à  pic  et  les  descen- 
tes brusques,  au  bord  des  corniches  pierreuses 
où  les  sabots  de  la  bête  bondissante  sonnaient 
en  faisant  jaillir  des  étincelles.  Éperdue, 
délirante,  échevelée,  elle  voulait,  dans  cette 


AU   BORD    DU   LAC    BLEU  89 


course  furieuse  qui  employait  toute  son  atten- 
tion et  toutes  ses  forces,  échapper  à  son  désas- 
tre intérieur,  fuir  d'elle-même  et  de  son  âme, 
s'épuiser  pour  ne  plus  sentir  cette  souffrance 
lancinante  et  insupportable  et  cette  sensation 
du  néant  qui  l'avaient  torturée  en  quelques 
secondes  de  solitude. 

Je  voulus  un  moment  courir  après  elle, 
empêcher  un  accident,  quelque  chose  de  mons- 
trueux auquel  je  ne  pouvais  croire.  Puis  je 
m'arrêtai,  essoufflé  et  défaillant.  Je  pleurais, 
je  m'affolais,  je  criais.  Je  repris  un  peu  de 
sang-froid  et  je  revins  lentement,  tout  prêt  à 
l'action.  Le  chemin  qu'elle  avait  pris  faisait 
un  long  détour  dans  la  montagne  pour  revenir 
de  l'autre  côté.  Dans  une  heiu-e  elle  serait 
de  retour  à  moins  qu'un  malheur  ne  fût 
arrivé.  Alors  je  revins  à  la  maison  où 
Madame  Chevalier  se  désespérait.  Et  ce 
fut  une  attente  fiévreuse  dans  cette  nuit  si 
belle. 

Elle  déboucha  subitement  de  l'obscurité. 
D'un  geste  brutal,  rejetée  en  arrière  d'un  seul 
mouvement,  elle  arrêta  net  le  cheval  au  bas 
des  marches.  La  pauvre  bête  était  en  nage, 
elle  tremblait,  les  naseaux  sanglants,  la  tête 
basse,  déjà  secouée  du  frissonnement  de  la 
mort.     Annette  sauta  et  voulut  monter  les 


90  ÂMES   ET   PAYSAGES 

marches.  Mais  elle  ne  le  put  pas.  Elle 
s'affaissa  sans  une  plainte  et  sans  un  soupir. 
Elle  était  à  terre  maintenant,  la  douleur  et  le 
désespoir  l'avaient  rejointe  et  sur  elle  se 
jetaient,  comme  à  la  curée. 

Il  fallut  la  porter  dans  un  hamac  sur  la 
véranda.  Et  la  veillée  douloureuse  com- 
mença, au  bord  du  lac  qui  porte  une  écume 
blanche    à   la    crête    de    ses   vagues   bleues. 


MARGUERITE 


Marguerite 


Marguerite  avait  dix-huit  ans.  Elle  portait 
encore  ses  cheveux  noirs  sur  le  dos.  Sa 
peau  brune  et  olivâtre  ressemblait  à  celle 
d'une  créole.  Le  regard  de  ses  yewx  bril- 
lants glissait  de  côté  sous  un  large  chapeau. 
Son  rire  saccadé  et  nerveux  inquiétait  et 
son  caractère  capricieux  avait  une  violence 
étrange. 

Un  soir,  Raymond  dit  à  Paul:  ''Marguerite 
aimerait  à  te  connaître."  Et  le  lendemain, 
il  l'emmena  chez  son  amie  Rozanne  où  elle 
l'attendait.  Ils  causèrent  quelques  instants 
dans  le  salon  où  la  lumière  du  crépuscule 
passait  sous  un  store  baissé,  comme  une 
mince  lame  blonde. 

Ils  sortirent.  Pour  la  première  fois  il 
était  à  côté  d'elle  et  pouvait  l'examiner  de 
près.  L'excitation  et  un  peu  de  honte  d'avoir 
fait  les  premières  avances  mettaient  des  taches 
de  rougeur  aux  joues  de  Marguerite.  C'était 
le  printemps.  Il  y  avait  de  la  boue,  en  couche 
épaisse  et  des  flaques  d'eau  dans  les  rues 
de  la  petite  ville.  Les  saules  laissaient 
pendre   une   maigre   chevelure   verte.     L'air 


94  ÂMES   ET   PAYSAGES 

était^^^tiède  et  doux.  Des  arbres  sans  feuilles 
écartaient  leurs  grosses  branches  et  tendaient 
leurs  rameaux,  à  perte  de  vue,  sur  le  ciel 
bleu  plein  d'étoiles. 

Paul  lui  demanda  si  elle  aimait  à  lire. 
Il  lui  fit  énumérer  ses  auteurs  préférés.  Et, 
bien  qu'ils  fussent  de  la  même  ville,  il  voulut 
correspondre.  Un  peu  de  fatuité  paraissait 
dans  ses  paroles  et  dans  ses  airs.  La  con- 
versation languit  ensuite  puisqu'ils  n'avaient 
encore  que  peu  de  choses  en  commun. 

Ils  revinrent  lentement.  Le  perron  se 
trouvait  dans  l'obscurité.  Elle  monta  quel- 
ques marches  et  il  ne  voyait  plus  d'elle  qu'une 
forme  vague,  des  dents  luisantes  et  l'éclair 
des  yeux. 

—  Vous  savez  maintenant  où  je  demeure, 
dit-elle,  et  elle  entra.  Paul  fut  obsédé  par 
cette  vision. 

Le  lendemain  il  reçut  une  carte,  les  phrases 
étaient  courtes,  sans  incidentes,  composées 
de  quatre  ou  cinq  mots  au  plus.  Un  trait 
les  séparait  l'une  de  l'autre.  Elles  n'expri- 
maient rien  que  de  banal. 

Il  y  retourna  le  soir  même.  Elle  vint  lui 
ouvrir  et  pendant  qu'il  enlevait  son  paletot, 
elle  le  regardait  avec  insistance  de  ses  yeux 


AU    BORD    DU   LAC    BLEU  95 

énigmatiques,  appuyée  au  mur,  la  tête  droite. 
Il  saisit  ce  regard  au  passage. 

Dans  le  salon  il  n'y  avait  que  des  meubles 
simples;  un  piano  droit,  une  causeuse,  quel- 
ques chaises  d'acajou  et  une  lampe  de  plan- 
cher à  abat-jour.  Un  tapis  vieux  rose  cou- 
vrait le  parquet,  de  longs  rideaux  de  marqui- 
sette  crème  pendaient  aux  fenêtres. 

Paul  lui  emportait  des  livres.  Elle  les 
feuilleta  distraitement.  Il  avait  du  plaisir 
à  la  contempler,  mais  sa  contemplation,  au 
lieu  de  le  satisfaire,  attisait  seulement  son 
désir. 

Marguerite  ne  parlait  pas  beaucoup.  Elle 
écoutait  Paul  comme  pour  le  connaître  et 
l'étudier.  Elle  ne  disait  jamais:  ''Moi,  j'aime 
telle  chose...,  moi,  je  suis  ainsi"  Elle  ne 
racontait  ni  son  enfance,  ni  sa  jeunesse,  ni 
son  caractère,  ni  ses  goûts.  Ce  silence  prê- 
tait aux  suppositions.  Paul  pouvait  lui 
attribuer  tous  les  sentiments  et  toutes  les 
idées,  l'orner  d'une  âme  de  son  choix.  Il 
n'y  manquait  pas  et  s'en  faisait  une  idole 
parée  des  qualités  qu'il  aimait.  Cependant 
sa  curiosité  restait  affamée,  ardente,  tentait 
de  découvrir  toujours  de  nouveaux  indices 
et  cette  recherche  l'attachait  davantage  à 
Marguerite. 


96  ÂMES    ET   PAYSAGES 

Elle  cessa  bientôt  de  répondre  à  ses  lettres. 
Paul  allait  la  voir  souvent.  Ils  causaient  au 
salon  ou  bien  ils  sortaient.  Le  printemps 
triomphait  au  dehors.  Il  alourdissait  la 
silhouette  des  arbres  et  verdissait  les  gazons 
par  larges  plaques.  Un  grand  bonheur  sem- 
blait attendre  à  portée  de  leur  main  pour 
qu'ils  le  saisissent. 

Paul  lui  apportait  des  lilas  qui  répandent 
un  parfum  lourd  et  intoxicant,  puis  des  mu- 
guets à  odeur  fine  mais  intense.  Les  grosses 
grappes  et  les  tiges  délicates  ornaient  vite 
une  potiche  bleue  à  long  col.  Pour  lui  donner 
plus  souvent  cette  joie  des  fleurs  il  allait  la 
surprendre  chez  elle. 

Il  semblait  à  Paul  que  son  amour  à  elle  ne 
faisait  pas  de  progrès.  Un  soir  elle  fut 
absente;  quelquefois  elle  paraissait  s'ennuyer 
un  peu.  Il  ne  pouvait  savoir.  Et  lorsqu'il 
la  regardait,  il  était  remué  par  sa  beauté  de 
brune,  ses  yeux  énigmatiques,  les  sourcils  cour- 
bés et  fins,  les  longs  cils. 

Il  fut  obligé  de  partir  pour  deux  mois.  Il 
lui  annonça  ce  départ  un  soir.  Marguerite 
demeura  calme  et  ne  posa  point  de  ques- 
tions. Elle  se  contenta  du  récit  qu'il  lui 
faisait.  Les  jours  s'écoulaient  et  elle  sem- 
blait avoir  oublié.     Puis,  à  la  dernière  heure, 


MARGUERITE  97 


elle  s'adoucit  soudain  et  lui  accorda  des 
faveurs  de  fiancé.  Elle  ne  lui  fit  pas  de 
recommandation  cependant  et  ne  lui  imposa 
pas  de  promesse,  comme  c'est  la  coutume 
touchante.     Il  resta  perplexe. 

Il  lui  écrivit  d'abord  de  longues  lettres, 
des  épîtres  passionnées  et  prolixes  de  jeune 
homme  épris.  Aucune  réponse  ne  vint. 
Il  envoya  une  carte  pressante  et  n'obtint 
pas  plus  de  succès.  L'éloignement  et  d'autres 
distractions  continuelles  refroidirent  sa  ten- 
dresse. Même  il  se  rendit  une  fois,  en 
automobile,  avec  des  amis,  dans  la  ville  où 
elle  habitait.  Il  passa  devant  chez  elle, 
Elle  rentrait  justement  d'une  course  et  tenait 
son  chapeau  à  la  main,  par  les  brides,  avant 
d'ouvrir  la  porte.  Il  la  salua  d'un  sourire 
et  n'arrêta  point.  La  vue  de  son  visage  lui 
mit  pourtant  au  coeur  une  chaude  douceur. 

Il  revint,  ses  vacances  écoulées.  Il  s'abstint 
d'aller  chez  elle  dès  les  premiers  jours  car 
il  lui  conservait  rancune  de  son  silence 
prolongé.  Au  bout  d'une  semaine  il  n'y  put 
tenir.  On  aurait  dit  que  Marguerite  l'atten- 
dait. Elle  avait  une  robe  rouge  feu  qui  avi- 
vait son  teint.  Elle  était  séduisante  avec 
ses  cheveux  noirs  qui  lui  tombaient  sur  la 
nuque.    Il  pensa  qu'elle  voulait  le  reconquérir. 


98  ÂMES   ET   PAYSAGES 

Mais,  pas  plus  qu'autrefois,  Marguerite 
ne  s'abandonnait.  Paul  la  soupçonnait  de 
borner  volontairement  ses  effusions  ou  d'être 
impuissante  à  se  confier,  ou  de  se  méfier  de 
lui.  Il  regardait  ce  front  uni,  se  demandant 
quelles  pensées,  quelle  vie  sentimentale,  quel- 
les réflexions  se  dérobaient  en  arrière,  à 
chaque  minute.  Sa  physionomie  ne  lui  livrait 
point  son  âme.  Il  avait  l'impression  d'être 
au  bord  d'une  nuit  profonde  et  de  la  sonder 
vainement  pour  découvrir  les  choses  qui  se 
dessinaient  dans  le  lointain.  Elle  se  mon- 
trait plus  aimable  et  plus  douce. 

Paul  lui  apportait  des  livres  en  abondance; 
et  le  goût  de  Marguerite  pour  la  lecture 
n'était  pas  aussi  constant  que  la  volonté  qu'il 
avait  de  lui  en  procurer.  C'était  alors 
l'époque  de  la  pyrogravure.  Adroit  de  ses 
mains  Paul  l'accablait  de  cadeaux  à  l'en  embar- 
rasser. Sur  des  boîtes  d'érable  couleur  de 
miel  d'automne  il  gravait,  avec  la  pointe 
d'acier  rouge,  les  lettres  de  son  nom  entre- 
lacées à  des  arabesques.  Il  sculptait  des 
paysages  sur  des  coffrets,  dessinait  des  fleurs 
et  des  devises  sur  des  pièces  de  velours  épais, 
s'ingéniait  à  trouver  toujours  des  motifs 
plaisants  et  nouveaux. 


MARGUERITE  99 


Il  aimait  à  multiplier  ses  dons  pour  multi" 
plier  ses  preuves  de  tendresse  et  l'attendrir 
plus  sûrement.  Ce  qu'elle  avait  demandé  une 
fois,  elle  le  recevait  dix  fois.  Elle  n'avait  plus 
le  temps  de  désirer.  Trop  comblée,  elle 
opposait  un  refus  à  l'offre  d'une  chose  autre- 
fois souhaitée,  et  ne  remerciait  plus  qu'à  peine 
ou  pas  du  tout. 

Paul  fut  surpris  du  résultat.  Les  premiers 
indices  d'amour  s'affaiblirent  chez  Marguerite. 
Elle  le  recevait  avec  moins  de  plaisir.  Son 
attitude  était  alanguie,  l'intérêt  qui  la  tenait 
toujours  en  éveil  et  comme  sur  le  qui-vive 
était  mort,  ses  poses  étaient  abandonnées  et 
lasses.  Souvent  encore  il  ne  la  trouvait  pas 
au  logis  lorsqu'il  sonnait  chez  elle. 

C'était  l'automne.  Elle  portait  un  renard 
argenté  qui  l'emmitouflait.  Son  visage  délicat 
en  était  entouré.  Le  soir,  ils  marchaient 
dans  la  couche  épaisse  des  feuilles  mortes  et 
bruissantes.  Des  vents  impétueux  passaient 
dans  les  arbres  dépouillés  pendan  t  que  la  lumière 
de  la  lune  faisait  briller  là-haut  le  clocher  de 
l'église  et  des  toits  de  m^aison. 

Il  tenait  son  bras,  il  était  heureux  quand 
même  de  marcher  près  d'elle  qui  ne  l'aimait 
pas.     Elle  se  dérobait  et  fuyait  avec  habileté, 


100  ÂMES   ET   PAYSAGES 

se  déprenant  prestement  de  ses  embûches  et 
refusait  de  s'engager.     Il  lui  disait: 

—  Marguerite,  pourquoi  ne  pas  me  dire 
immédiatement  si  vous  m'aimez  ou  si  vous 
ne  m'aimez  pas?  J'implore  depuis  si  long- 
temps une  réponse  définitive. 

—  Je  vous  reçois  bien,  répondait-elle. 

—  Vous  savez  bien  que  ce  n'est  pas  le  mot 
que  je  désire. 

Elle  donnait  ainsi  une  réponse  évasive  ou 
restait  muette.  L'amour  de  Paul  devenait 
alors  mélancolique,  inquiet  et  tourmenté. 
Le  doute  restait  toujours  permis  avec  une 
échappée  sur  l'espérance. 

Il  ne  songeait  pas  à  s'avouer  l'impuissance 
de  sa  volonté.  Un  peu  plus  d'efforts,  croyait- 
il,  et  demain  il  serait  maître  des  positions. 
Il  redoublait  alors  d'attention  et  de  préve- 
nances. Il  évitait  les  jeunes  filles  qu'il 
avait  autrefois  connues,  pour  lui  prouver 
combien  tout  entier  il  était  à  elle.  Il  lui 
imposait  sa  présence  et  se  tenait  à  l'affût 
pour  l'aborder  au  hasard  de  ses  courses. 
Il  était  toujours  prêt  à  accepter  son  avis, 
à  l'approuver  avant  qu'elle  ait  parlé,  il  ne 
discutait  pas  ses  idées  mais  renchérissait 
aussitôt  dans  leur  sens. 

La  crise  éclata  un  après-midi  d'hiver.     Le 


MARGUERITE  101 


temps  était  humide  et  sombre.  Un  brouillard 
froid  saturait  l'atmosphère.  De  rares  passants 
glissaient  dans  la  rue  pendant  que  les  cloches 
des  vêpres  sonnaient  comme  des  glas. 

Paul  avait  rendu  visite  à  Marguerite  au 
début  de  l'après-midi,  puis  une  affaire  pres- 
sante l'avait  obligé  à  partir.  Elle  avait  été 
froide,  presque  hostile.  Son  dédain  s'était 
manifesté  plus  ouvertement. 

Et  maintenant  Paul  rentrait  chez  lui. 
Il  rencontra  un  ami.  Celui-ci  le  prit  sous 
le  bras  et  après  quelques  phrases  banales  lui 
raconta  toute  une  histoire.  Il  avait  vu 
Marguerite  une  heure  auparavant  à  peine. 
Elle  avait  insisté  pour  qu'il  entrât  chez  elle. 
Elle  l'avait  invité  à  plusieurs  reprises  et  lui 
avait  donné  de  fortes  preuves  d'intérêt. 

Paul  décida  de  ne  plus  la  voir.  Les  jours 
suivants  lui  apportèrent  le  repos.  Il  n'avait 
plus  d'inquiétude  ou  de  tourment.  Il  était 
heureux  du  calme  qui  régnait  au-dedans  de 
lui-même,  de  la  délivrance  des  doutes,  des 
colères  et  des  jalousies. 

Il  l'aperçut  de  loin,  un  soir,  et  la  tristesse 
lui  monta  subitement  au  coeur.  Il  avait 
l'hallucination  de  sa  personne.  Il  revoyait 
ses  mains,  ou  ses  yeux,  ou  sa  figure  comme  si 
elle  eût  été  là,  devant  lui.     Certain  que  sa 


102  ÂMES    ET    PAYSAGES 


décision  de  ne  plus  la  fréquenter  ne  changerait 
pas,  il  s'abandonnait  à  la  joie  douloureuse 
de  l'évoquer,  de  la  contempler  et  de  l'aimer 
par  le  souvenir. 

Une  soeur  cadette  de  Marguerite  mourut 
presque  subitement.  Une  visite  s'imposait 
à  Paul.  Il  arriva  le  soir.  La  première 
pièce,  en  entrant,  était  obscure.  Il  ne  vit 
que  la  porte  d'une  seconde  chambre  où  brû- 
laient des  flammes  scintillantes  de  cierges 
autour  du  lit  blanc  poussé  contre  les  tentures 
mortuaires.  Il  en  ressortit  après  quelques 
instants  de  prières.  Il  vit  une  femme 
accoudée  sur  la  table.  Il  lui  toucha  légère- 
ment l'épaule  de  la  main.  Elle  se  retourna 
vivement.  Et  avant  qu'il  eût  compris  ce  qui 
lui  arrivait  elle  passa  impulsivement  ses  bras 
autour  de  son  cou,  et  pleurait,  sanglotait 
sur  son  épaule.  C'était  Marguerite.  Cette 
mort  subite  de  sa  soeur  la  remuait  jusqu'au 
fond  d'elle-même.  Elle  s'accrochait  à  la 
première  sympathie  certaine,  à  l'affection 
sincère  et  passionnée.  Un  mouvement  pro- 
fond et  instinctif  l'avait  jetée  vers  lui. 

Et  Paul  croyait  que  ce  soir  funèbre  avait 
éveillé  subitement  chez  Marguerite  l'amour 
pour  lui  et  que  la  mort  les  avait  unis  indisso- 
lublement d'un  lien  sacré.     Cette  scène  avec 


MARGUERITE  103 


son  décor  rémouvait  jusqu'aux  larmes  de 
pitié  et  de  tendresse.  Et  cet  appel  désolé 
vers  lui,  cette  souffrance  qui  s'était  blottie 
dans  ses  bras  l'attendrissaient  de  compassion 
et  fondaient  ses  préventions. 

Paul  revint  plus  tard.  Elle  confectionnait 
des  vêtements  de  deuil  et  tout  ce  noir  autour 
d'elle  la  rendait  plus  belle  et  plus  captivante. 
Ses  yeux  battus  et  cernés  témoignaient  de 
larmes  récentes,  très  souvent.  Son  chagrin 
lui  donnait  une  gravité  touchante.  Ils  ne 
revinrent  pas  sur  le  passé  ou  sur  l'événement 
qui  les  avait  réunis.  Ils  eurent  des  soirs  de 
conversation  reposante,  intime  et  douce. 
Et  ce  mélange  d'amour  et  de  douleur  avait 
pour  lui  un  charme  pénétrant,  morbide  et 
aigu  qui  imprégnait  son  âme. 

Et  Paul  s'imaginait  qu'après  s'être  élevés 
sur  de  tels  sommets,  avoir  éprouvé  pareils 
sentiments,  ils  ne  retomberaient  plus  jamais  à 
la  médiocrité  de  l'existence  et  au  petit  train 
de  leurs  différends  mesquins. 

Ils  y  revinrent  graduellement,  comme  il 
arrive  toujours.  Paul  suivit  la  même  tactique 
qu'autrefois.  Il  l'inonda  de  cadeaux,  de 
visites  et  de  marques  de  tendresse.  Après 
quatre  mois  elle  se  dérobait  de  nouveau.  Ce 
fut   très    court.     Paul   l'avertit   qu'il   ne   se 


104  ÂMES  ET  PAYSAGES 

présenterait  plus.  Il  croyait  qu'elle  change- 
rait d'avis  au  dernier  moment,  sous  Teffet  de 
cette  menace,  mais  elle  en  prit  facilement 
son  parti. 

—  Mais  je  ne  vous  retiens  pas,  mon  cher 
ami,  lui  répondit-elle  avec  humeur. 

Paul  fut  stupéfait  et  déconcerté.  Cette 
nouvelle  séparation  le  bouleversa  parce  que 
son  amour  était  plus  grand  qu'autrefois. 
Il  en  demeurait  inconsolable. 

Plus  tard  il  fut  obligé  de  quitter  définiti- 
vement la  ville.  Il  passa  les  derniers  soirs 
enfermés  chez  lui.  Marguerite  fit  de  nom- 
breuses démarches  pour  le  rencontrer  par 
hasard,  mais  ne  le  put  pas. 

Paul  vivait  au  loin  depuis  un  an.  La  vie 
l'avait  entraîné  à  d'autres  préoccupations, 
elle  avait  calmé  sa  tristesse.  Il  pensait  quel- 
quefois à  Marguerite,  mais  pour  tenter  de 
découvrir  après  coup  l'énigme  de  son  caractère 
et  de  connaître  la  raison  pour  laquelle  il 
n'avait  pas  su  se  faire  aimer.  A  propos  de 
rien  il  reçut  d'elle  un  portrait  qu'il  lui  avait 
vainement  demandé.  Elle  avait  inscrit  son 
nom  au  verso  et  c'était  tout.  Etait-ce  une 
offre  de  recommencement,  une  marque  déli- 
cate de  repentir  pour  l'avoir  traité  durement, 
un  souvenir  pour  le  récompenser  de  l'avoir  si 


MARGUERITE  105 


longtemps  aimée?  Paul  était  décidé  à  ne 
plus  se  laisser  reprendre  et  le  lui  dit.  Il  ne 
voulait  pas  retomber  dans  les  tortures  passées. 
Ils  correspondirent  à  intervalles  éloignés. 
Chacun  dévorait  les  lettres  de  l'autre.  Le 
passé  attirait  Paul  invinciblement.  Il  y 
pensait  souvent,  il  s'oubliait  dans  de  longues 
rêveries  à  ressusciter  les  expressions  de 
l'absente  et  ses  gestes,  à  revivre  toutes  les 
scènes  du  passé. 

Puis  un  jour  elle  lui  annonça  qu'elle  se 
mariait.  Leur  amitié  se  dénoua  sans  récri- 
mination et  sans  amertume.  Mais  une  mélan- 
colie  passagère  l'accabla  pendant  quelques 
jours,  comme  s'il^eût  souffert  d'une  déception. 

Et  maintenant  il  se  demande  quel  diplomate 
a  su  verser  à  Marguerite  juste  assez  d'amour 
pour  ne  pas  l'assouvir,  juste  assez  de  témoi- 
gnages d'amour  pour  l'aguicher,  l'exciter, 
lui  en  faire  espérer  plus,  désirer  plus,  sans 

jamais  la  contenter  pleinement et  ainsi  la 

retenir. 


LE  REVEUR 


Le  Rêveur 


Dès  le  collège  nous  l'avions  surnommé 
"le  rêveur."  A  cette  époque  je  ne  compre- 
nais pas  son  caractère.  Bien  que  nous 
fussions  de  grands  amis,  nous  contant  des 
choses  intimes  et  nous  révélant  les  mystères 
de  nos  natures,  je  reconnaissais  toujours  que 
des  coins  et  des  replis  de  son  âme  me  restaient 
obscurs  et  fermés.  Je  ne  devinais  pas  la 
signification  entière  de  ses  idées  ou  l'expres- 
sion de  ses  yeux  et  de  sa  physionomie.  Tel 
qu'il  se  présentait  au  premier  abord,  calme, 
absorbé  en  lui-même,  avec  de  larges  yeux 
contemplatifs  et  tranquilles,  sa  personne 
posait  tout  de  suite  une  énigme.  Il  était 
étrange.  Plus  tard  j'ai  su,  et  ce  fut  comme  un 
allumage  de  lumières  en  un  corridor  que 
l'on  vient  de  suivre  dans  l'obscurité.  Mais 
je  n'y  parvins  qu'après  de  nombreuses 
confidences,  des  observations  répétées  et 
continues,  après  des  questions  qui  restaient 
souvent  sans  réponse,  car  il  était  craintif, 
timide  à  se  livrer,  à  exposer  ses  particularités 
qui  étaient  grandes.     Seule    une   similitude 


110  ÂMES    ET   PAYSAGES 

de  tempérament  chez  lui  et  chez  moi  m'a 
permis  de  le  pénétrer  parfaitement. 

Jean  Desbois,  durant  son  enfance,  avait 
été  extrêmement  débile  et  nerveux.  Ses 
parents  l'avaient  un  peu  laissé  à  lui-même, 
désoeuvré  et  solitaire,  dans  une  campagne 
éloignée  où  il  avait  appris  à  sentir  la  caresse 
physique  des  v^ents  et  ce  trouble  qu'apporte 
en  nos  nerfs  les  changements  de  saison. 
Plus  tard,  au  cours  de  ses  aventures  d'ingé- 
nieur-forestier, il  avait  vagabondé  au  milieu 
de  cette  zone  de  forêts  épaisses  qui  enclave 
de  sa  masse  sombre  la  mince  bande  de  nos 
terres  cultivées.  Alors  il  s'était  formé  une 
sensibilité  extraordinaire  et  il  avait  développé 
pour  la  nature  un  goût  fort  et  vif  qui  le 
dominait.  Les  paysages  dans  sa  vie  avaient 
une  importance  primordiale  et  le  plaisir  d'en 
voir  lui  était  devenu  une  nécessité. 

D'abord  l'avait  frappé  tout  ce  que  notre 
pays  renferme  de  tableaux  et  de  scènes  aux 
couleurs  voyantes,  éclatantes  et  crues.  Les 
crépuscules  occupaient  la  première  place. 
Il  en  avait  contemplé  de  simples  :  un  immense 
brasier  dont  le  foyer  serait  caché  derrière 
l'écran  noir  et  ondulé  des  montagnes,  incen- 
diant le  ciel  de  toutes  ses  lueurs,  illuminant  de 
ses  langues  de  feu  tous  les  nuages,  flamboyant 


LE   REVEUR  111 


au-dessus  des  plaines  de  neige  blanche  ou  de 
la  mer  d'un  bleu  indigo  et  opaque.  Quelques- 
uns  éclaboussaient  l'horizon  de  leurs  rejail- 
lissements, drapaient  des  tentures  pourpres, 
lançaient  de  longs  rayons  semblables  à  des 
lances  écarlates  et  effilées;  d'autres  laissaient 
flotter  de  légères  écharpes  et  des  gazes  impal- 
pables tandis  que  des  troisièmes  embrasaient 
de  grands  pans  ou  ne  formaient  qu'une  mince 
ligne  sanglante,  comme  une  étroite  ouverture 
que  laisserait  une  fournaise  géante  au-dessus 
de  sa  porte.  Dans  l'automne  il  en  avait 
admiré  qui  étaient  blafards,  livides  et  jaunes, 
et  qui  projetaient  entre  d'épaisses  nuées  une 
lumière  douteuse  alors  que  le  vent  roulait 
les  feuilles  mortes,  par  rafales  haletantes; 
il  en  avait  admiré,  trop  lourds  et  trop  char- 
gés, angoissants  et  d'une  splendeur  barbare, 
aux  soirs  chauds  et  oppressants  de  l'été. 
Quelquefois  un  lac,  un  fleuve  s'interposaient 
entre  eux  et  lui,  et  le  soleil  dessinait  alors 
dans  l'eau  tintée  de  grosses  colonnes  droites 
d'or  brillant.  Ou  bien,  complexes,  magni- 
fiques, mêlant  comme  sur  une  palette  divine 
le  mauve,  le  lilas,  la  violette,  toutes  les  nuan- 
ces du  jaune,  du  bleu  et  du  rouge,  toutes  les 
couleurs,  non  pas  les  couleurs  des  hommes, 
mortes  et  inanimées,  mais  les  couleurs  végé- 


112  ÂMES    ET   PAYSAGES 

taies  et  vivantes  qui  rutilent  et  resplendissent, 
ils  s'étalaient  en  larges  brossages,  s'étendaient 
à  coups  de  pinceau  fin,  éclataient  en  feux 
d'artifice  pour  s'amortir  bientôt,  se  faner,  se 
fondre  avec  douceur  dans  l'obscurité.  Or- 
donnés et  léchés  comme  des  toiles  de  peintre 
classique  et  craintif,  apocalyptiques,  fous 
et  terribles  comme  l'imagination  délirante 
en  conçoit  pour  des  champs  de  bataille  ou 
la  chute  de  Satan,  ou  délicats,  gracieux, 
voilés,  aussi  discrets  que  des  aquarelles,  ils 
avaient  tous  laissé  au  fond  de  sa  mémoire 
enchantée  des  souvenirs  appuyés  ainsi  qu'en 
sait  graver  le  burin. 

Mais  ce  qu'il  préférait  à  tout,  c'était  une 
combinaison  des  teintes  de  l'automne  et  du 
crépuscule  lorsque  la  terre  et  le  ciel  avivent 
mutuellement  leur  coloration.  Jean  Desbois 
vivait  alors  dans  l'enchantement  à  l'approche 
des  nuits.  Je  le  rencontrais  souvent  dans 
le  parc  de  Rockliffe,  s'en  allant  à  petits  pas 
lents,  les  yeux  fixés  à  l'occident. 

Les  érables  le  retenaient  autour  d'eux  en 
cette  saison,  comme  par  un  sortilège.  Du 
premier  coup  d'oeil,  il  avait  reconnu  ceux  qui 
lui  offraient  le  plus  de  nuances.  Le  soleil 
baignait  leur  feuillage  et  les  transperçait 
ainsi  qu'une  opulente  draperie.     Les  feuilles 


LE    REVEUR  113 


tombées  reposaient  sur  l'herbe  d'un  vert 
tendre  et  intense.  Ce  contraste  lui  était 
particulièrement  sensible  car  il  lui  semblait 
alors  que  l'automne  jetait  ses  oripeaux  aux 
couleurs  vives  sur  la  robe  neuve  du  printemps. 

Puis  en  hiver,  il  y  avait  les  pins  sombres 
dans  les  paysages  blancs,  des  lacs,  des  plaines 
qu'entouraient  des  hauteurs  couvertes  de 
forêts  rousses.  La  magnificence  grave  et 
sévère  des  nuits  lui  plaisait.  Une  maison 
dont  les  fenêtres  étaient  illuminées  à  l'intérieur 
par  des  lampes  à  abat-jour,  avec  des  corniches, 
un  toit,  des  cheminées  fumantes  coiffées  de  la 
neige  immaculée,  et  se  découpant  sur  le  ciel 
d'un  bleu  royal  où  scintillaient  les  étoiles, 
crépines  d'argent,  lui  paraissait  le  plus  beau 
spectacle  du  monde. 

Le  matin,  il  s'arrêtait  souvent  sur  un  pont 
que  je  connaissais  bien,  s'accoudait  à  la  balus- 
trade, et  regardait  pendant  des  heures  au  fond 
du  ravin.  Il  voyait  passer  là,  sur  des  rails, 
tous  les  trains  à  la  suite  dans  une  cour  immense 
de  gare.  Une  fumée  blanchâtre  sortait  à 
gros  bouillonnements  du  tuyau  des  locomo- 
tives d'un  noir  luisant  et  vernissé  qui  se 
promenaient  là,  parmi  ces  nuages  opaques, 
et  en  même  temps  translucides  et  laiteux  lors- 
que le  soleil  mettait  à  l'intérieur  une  lumière 


114  ÂMES   ET   PAYSAGES 


diffuse  et  sourde,  comme  au-dedans  d'un 
globe  d'albâtre. 

Mais  ce  n'était  pas  tout.  En  vieillissant, 
son  goût  s'était  affiné  de  même  que  ses  sens. 
Après  l'éblouissement  des  couleurs  trop  écla- 
tantes il  en  était  venu  à  goûter  la  douceur 
discrète  des  nuances  imperceptibles,  fines, 
passagères  et  fugaces.  Le  printemps  rem- 
porta sa  victoire  ainsi  que  l'été.  Le  vert 
pâle  des  floraisons  neuves,  des  bourgeons  et  des 
herbes,  les  firmaments  d'été  avec  leurs  ora- 
ges lui  dominaient  ses  plus  grands  bonheurs 
ainsi  que  l'eau  souple,  liquide,  et  presque 
vivante  dans  les  lacs,  les  canaux  et  les  rivières. 
En  hiver,  Jean  Desbois  ne  manquait  jamais 
d'aller  dans  un  petit  bois  de  bouleaux,  près 
d'une  montagne.  Tout  était  blanc,  la  neige, 
les  troncs  élancés  et  graciles,  l'étendue  au 
loin,  tout  était  immaculé  et  virginal  dans  le 
silence  moelleux;  et  dans  le  ciel  gris  voguaient 
des  nuages  vaguement  colorés  dont  il  n'aurait 
pu  dire  les  teintes. 

Les  bruits  venaient  ensuite.  Lorsque  ses 
tâches  le  retenaient  trop  longtemps  à  la  ville, 
Jean  Desbois  devenait  malheureux  et  souffrait 
du  malaise  que  produit  l'absence  d'une  chose 
aimée  et  chère.  Il  aurait  voulu  se  revoir  dans 
une  maison  solitaire,  très  haut  sur  les  monta- 


LE    REVEUR  115 


gnes,  afin  d'entendre  déferler  sur  les  murs, 
la  nuit,  les  rafales  aussi  puissantes  que  des 
vagues,  et  rôder,  râler  lamentablement  et  se 
plaindre  les  vents  furieux  et  spasmodiques. 
A  l'époque  des  saisons  désolées,  la  jouissance 
aig'uë  que  lui  causaient  ces  concerts  infinis  le 
laissait  attentif,  prostré  et  fiévreux  tant  il 
sentait  la  mélancolie  de  ces  cantilènes  sauva- 
ges. Le  mugissement  des  chutes  profondes, 
régouttement  des  sources,  le  chantonnement 
de  la  pluie  sur  les  toits,  les  feuilles,  l'herbe 
des  prairies  lui  procurait  des  joies  profondes. 

Par  les  après-midis  immobiles  et  chauds, 
il  s'enfonçait  au  coeur  des  forêts  et  des  parcs 
pour  entendre  un  roucoulement,  des  pépie- 
ments, le  ramage  des  oiseaux  vifs,  prestes  et 
légers  qui  troublent  le  silence  des  bois. 

Et  je  m'étonnais  souvent,  en  causant  avec 
Jean  Desbois,  des  expressions  qu'il  trouvait 
pour  me  décrire  ce  qu'il  avait  vu  ou  pour  me 
faire  comprendre  et  saisir  ses  émotions; 
quelques  unes  étaient  d'un  effet  si  juste 
qu'elles  campaient  soudainement  un  tableau 
devant  moi  jusqu'à  m'en  donner  la  vision 
exacte.  Je  l'adjurais  alors  d'écrire,  mais  il 
me  donnait  toujours  la  même  réponse. 

—  Les  descriptions  littéraires,  me  disait-il, 
ne  peuvent  rendre  toute  la  réalité  et  l'impres- 


116  ÂMES   ET  PAYSAGES 


sion  qu'elles  nous  communiquent.  A  û'importe 
quelle  heure,  à  n'importe  quel  jour,  tu  peux 
me  conduire  où  tu  voudras,  et  je  trouverai 
et  je  te  montrerai  des  couleurs  pour  lesquelles 
la  langue  n'a  point  de  mots  et  la  palette  pas 
de  nuances.  La  nature,  elle  est  la  grande 
victorieuse,  plus  habile  que  les  artistes,  plus 
variée  que  leurs  moyens,  elle  nous  défie 
éternellement  d'exprimer  son  infini.  Le  peu 
qu'on  en  sait  dire  est  une  parodie  et  nos 
paroles  sont  dérisoires  lorsqu'elles  tentent 
d'emprisonner  sa  grandeur.  Les  hommes 
aiment  ordinairement  les  oeuvres  qui  nous  en 
donnent  un  portrait  si  peu  ressemblant. 
Mais  moi,  je  suis  un  sauvage:  je  n'ai  pas  cor- 
rompu mon  goût  à  vos  aliments  artificiels  et 
les  eaux  filtrées  n'apaisent  point  mes  soifs. 
C'est  la  nature  que  j'aime,  c'est  elle  qui 
m'émeut,  telle  qu'elle  est  partout,  sans  alté- 
rations, sans  déformations  et  sans  voiles, 
toute  crue  pour  ainsi  dire  et  non  pas  assai- 
sonnée ou  cuite  pour  les  estomacs  fragiles. 

Mais  Jean  Desbois  avait  d'autres  raisons 
à  son  inaction  de  même  qu'à  sa  contempla- 
tion aussi  stérile  que  riche  en  sensations. 
Il  m'en  donnait  une  sans  s'en  apercevoir  lors- 
qu'il continuait  ainsi: 

—  Notre  nature  est  trop  forte.     Elle  nous 


LE   REVEUR  117 


impose  ses  états  d'âme,  elle  nous  pénètre  et 
nous  façonne  à  son  image.  J'ai  pensé  à  cela 
un  après-midi  d'hiver  que  je  revenais  dans 
un  train.  C'était  un  dimanche  lourd  d'ennui. 
De  la  fenêtre  du  wagon  on  voyait  un  paysage: 
à  perte  de  vue  une  forêt  figée,  immobile, 
silencieuse  et  noire,  puis  des  souches  brûlées 
crevant  la  surface  mate  de  la  neige  sur  la 
plaine.  Le  ciel  était  bas  et  morne.  Un 
étouffement,  une  tristesse  illimitée  et  comme 
un  désespoir  muet  et  immuable  s'exhalaient 
des  choses.  Frileux  dans  le  compartiment 
surchauffé,  je  me  sentais  oppressé  d'une 
détresse  infinie  et  d'une  angoisse  innomma- 
ble, submergé  à  pleurer  de  désolation. 

Notre  nature  est  trop  forte.  Regarde  ces 
matins  d'hiver  allègres  et  froids  où  la  neige 
ouateuse  brille  par  tous  ses  cristaux,  où  le 
soleil  luit  et  rayonne  partout  réfracté,  partout 
réfléchi,  partout  reflété.  L'air  nous  flagelle 
et  nous  nous  en  allons,  vifs  et  sautillants, 
malgré  les  soucis  qui  nous  attristent. 

Notre  nature  est  trop  forte.  Elle  nous  fa- 
çonne à  son  gré.  Je  pourrais  te  conduire  en 
certains  endroits  et  te  dire  auparavant 
quelles  émotions  et  quelles  pensées  vont 
naître  en  ton  âme.     Car  elle  est  là  pour  les 


118  ÂMES    ET   PAYSAGES 

éveiller  et  les  susciter  en  toi  lorsque,  présomp- 
tueux, tu  croyais  les  tirer  de  ton  coeur. 

Alors  je  me  suis  fait  obéissant,  malléable  et 
son  disciple  servile.  Je  me  suis  laissé  péné- 
trer et  étreindre  par  elle.  J'ai  été  attentif  à 
suivre  les  indications  qu'elle  me  donnait. 
Je  ne  me  suis  pas  opposé  à  ses  influences. 
Elle  m'a  pétri  et  m'a  enseigné  le  nombre 
infini  des  jouissances  qu'elle  donne. 

Et  c'était  la  vérité  pour  Jean  Besbois. 
Il  n'était  plus  le  simple  contemplateur  dont 
l'oeil  éduquc  jouit  seulement  des  couleurs 
et  des  contours  des  choses.  La  nature  déter- 
minait en  lui  des  états  d'âme,  continuellement, 
parce  qu'il  était  extrêmement  nerveux  et 
qu'il  s'était  dressé  à  recevoir  toutes  les  sensa- 
tions qu'elle  donne  et  tous  les  effluves 
qu'elle  répand,  les  plus  fins,  les  plus  ténus 
et  les  plus  fugaces.  Il  n'était  plus  ému  que 
par  elle.  Il  se  laissait  ensuite  aller  aux  songes 
et  aux  rêves  qui  correspondaient  à  cet  état 
d'âme.  Et  de  raffinement  en  raffinement, 
de  subtilité  en  subtilité,  ceux-ci  menaçaient 
à  la  longue  de  détruire  son  équilibre  mental, 
car  il  ne  pouvait  pas  plus  s'en  passer  que  d'un 
opium. 

Jean  Desbois  dépensait  ses  jours  à  suivre 
en  lui-même  le  déroulement  des  impressions 


LE    REVEUR  119 


que  la  nature  y  éveillait,  passif  comme  une 
harpe  sous  la  main  clu  musicien;  elle  avait 
broyé  ses  énergies,  tué  son  activité,  brisé  le 
ressort  de  Faction.  Son  enfance  et  sa  vie 
errante  dans  les  forêts  primitives  avaient 
favorisé  l'emprise  de  la  meurtrière.  Et,  au 
lieu  de  réagir  et  de  résister,  il  se  livrait  avec 
ivresse  et  avec  ardeur,  empirant  avec  plaisir 
son  mal. 

Devenu  solitaire  et  trop  sensible,  la  vie 
le  blessait  maintenant  partout.  Lorsque  je 
le  rencontrais  dans  la  rue  je  remarquais  qu'il 
avait  un  frissonnement  apeuré  de  vieillard 
au  milieu  des  passants,  du  trafic  et  du  bruit. 
Et  s'il  parlait  à  quelqu'un,  il  profitait  du 
moment  où  son  interlocuteur  observait  Quel- 
que chose  ailleurs  pour  l'examiner  et  fixer 
sur  lui  des  yeux  qu'il  détournait  immédiate- 
ment, s'il  était  regardé  à  son  tour.  On 
aurait  dit  qu'il  épiait  autour  de  lui  un  ennemi 
toujours  présent. 

Je  n'avais  aucun  moyen  d'agir  sur  lui. 
Trop  absorbé  par  sa  rêverie,  Jean  Desbois  ne 
réfléchissait  pas  aux  avertissements  et  aux 
conseils  que  je  lui  donnais,  aux  pensées  que 
je  lui  suggérais.  Il  ne  les  incorporait  pas,  par 
la  méditation,  dans  son  esprit,  ne  les  retenait 
pas  et  ne  les  laissait  pas  s'enfoncer  au  fond 


120  ÂMES   ET  PAYSAGES 

de  lui-même  où  ils  auraient  pu  germer.  Je 
ne  pouvais  pas  saisir,  exciter,  violenter  son 
attention  malgré  mon  insistance.  Autant 
aurait  valu  jeter  de  l'eau  sur  une  toile  imper- 
méable. 

Mais  un  jour  tout  changea.  Le  gouver- 
nement l'avait  envoyé  à  Alfred,  une  petite 
ville  de  l'est  de  l'Ontario,  pour  conduire 
des  travaux  d'arpentage.  Il  devait  mesurer 
une  tourbière  qui  s'étendait  à  perte  de  vue. 
C'était  un  endroit  comme  il  les  aimait.  Le 
printemps  et  l'été,  sur  cette  plaine  unie,  mono- 
tone et  plate,  il  ne  poussait  jusqu'au  bout  de 
l'horizon  qu'une  herbe  courte  et  verte  et  de 
rares  arbustes  rabougris.  En  automne  il 
n'y  avait  plus  qu'une  surface  jaune  de  paille, 
semblable  à  du  chaume,  et  l'hiver,  le  suaire 
épais  et  blanc  des  neiges  ne  formait  pas  un 
pli.  Du  côté  de  l'est,  comme  pour  border  ce 
lac  désolé,  de  douces  collines  bleuâtres  se 
levaient  ainsi  que  des  falaises  de  rivage. 

Jean  Desbois  éprouvait  un  plaisir  continuel 
à  contempler  ce  marais  inculte  et  mort  entre 
les  forêts  vivaces,  ce  bas-fond  immense  aux 
terres  noires  et  molles  entrecoupées  quelque- 
fois de  fossés  où  stagnait  une  eau  jaune  de 
purin.  Rien  ne  bornait  la  vue.  Les  gros 
soleils  rouges  se   couchaient  dans  les  vapeurs. 


LE    REVEUR  121 


Les  crépuscules  avaient  une  splendeur  morne. 
Et  tous  les  jeux  de  la  lumière  dans  les  brumes 
ou  les  brouillards  qui  montent  du  sol,  toutes 
les  colorations  du  soleil  dans  les  nuages  se 
déployaient  en  liberté. 

Et  c'est  là  que  Jean  Desbois  rencontra 
Gabrielle.  Elle  était  en  vacances  pour  plu- 
sieurs semaines.  Ils  se  plurent  très  vite 
ayant  seuls  de  la  culture,  de  l'enseignement  et 
du  raffinement  dans  un  milieu  honnête  et 
bon  mais  peu  développé.  Après  un  certain 
laps  de  temps,  ils  se  promenaient  ensemble 
en  vue  de  la  tourbière  qui  s'étalait  à  leurs  pieds. 
Jean  sortait  peu  à  peu  de  sa  vie  trop  passive; 
il  commençait  à  s'animer,  à  faire  des  rêves 
de  travail  et  d'avenir.  Un  but  se  dessinait 
à  présent  devant  lui.  Un  aiguillon  l'excitait, 
il  se  réveillait  comme  d'un  long  sommeil. 
Ses  lettres  de  ce  temps-là  avaient  quelque 
chose  d'agité,  de  trépidant  et  de  fébrile.  Il 
me  faisait  même  part  de  certains  projets. 
Ces  symptômes  étaient  bons.  Je  croyais 
qu'avec  un  appui  moral  il  pourrait  progres- 
sivement sortir  de  sa  léthargie. 

Jean  Desbois  aimait  selon  sa  nature,  comme 
tous  les  hommes.  Il  préférait  la  solitude  à 
deux,  les  conversations  lentes  et  calmes,  la 
tranquillité  des  promenades  et  des  tête-à-tête. 


122  ÂMES   ET   PAYSAGES 

Son  sentiment  s'exaltait  à  regarder  les  paysa- 
ges mélancoliques  et  les  panoramas  brillants. 
Il  ne  croissait  et  ne  vivait  que  dans  la  paix, 
la  douceur,  le  silence,  l'isolement  et  l'intimité. 
Au  moindre  bruit,  il  devenait  effarouché 
et  timide. 

Et  Gabrielle  était  une  jeune  fille  de  vingt 
ans,  grande,  aux  yeux  bleus  un  peu  vitreux 
et  à  la  chevelure  blonde.  Elle  débordait 
d'activité,  d'entrain,  elle  était  féconde  en 
initiatives  et  en  projets  de  toutes  sortes,  ai- 
mant le  plaisir,  l'étourdissement  de  la  joie 
folle,  l'activité  dans  l'excitation,  l'enthousi- 
asme, le  rire  et  les  cris.  La  vie  mondaine  lui 
plaisait  beaucoup  pour  ses  conversations  à 
plusieurs  interlocuteurs  où  les  mots  fusent 
de  tous  côtés,  sont  repris,  renvoyés  au  bond. 
Pétillante,  vive,  agile  et  souple  de  pensée,  l'es- 
prit toujours  présent,  elle  s'animait,  ripostait, 
piqué  au  jeu,  et  poussait  le  mouvement  rapide 
des  paroles  et  des  phrases  spirituelles. 

Alors  Gabrielle  entraînait  Jean  dans  les 
soirées.  Mais  il  était  bientôt  abasourdi  par 
ce  roulement  continuel.  Son  intelligence  un 
peu  lourde  habituée  à  des  pensées  contem- 
platives ne  se  mouvait  pas  assez  vite  pour 
suivre  celle  des  autres.  Il  saisissait  un  bon 
mot  et  n'en  riait  qu'après  tout  le  monde;  il 


LE   REVEUR  123 


trouvait  sa  riposte  lorsqu'il  était  trop  tard 
pour  la  lancer;  il  tardait  à  répondre  à  une 
question  vivement  posée  et  mettait  du  temps 
à  repêcher  dans  sa  mémoire  les  faits  qu'il  lui 
fallait.  Alors  Jean  devenait  fatigué,  puis 
confus  et  enfin  détaché  et  lointain.  Il  cessait 
ses  efforts  pour  se  maintenir  dans  le  courant. 
Et  le  lien  qui  l'unissait  à  Gabrielle,  il  le 
sentait  se  distendre  et  presque  se  briser. 

Dans  les  apartés  où  Jean  mettait  ensuite 
tant  de  douceur,  ce  charme  subtil  des  confi- 
dences faites  à  voix  basse,  il  ne  parvenait 
pas  à  regagner  son  terrain.  Si  coutumier  des 
observations  fines,  si  sensible  aux  moindres 
variations  il  ne  s'y  trompait  pas.  Il  voyait, 
sous  ses  yeux,  l'amour  de  Gabrielle  diminuer 
graduellement  d'ardeur  II  en  trouvait  des 
indices  imperceptibles  dans  un  regard  moins 
intense  dirigé  vers  lui,  dans  une  précipitation 
moins  empressée  vers  sa  personne,  dans  un 
rayonnement  moins  grand  du  sentiment  qui 
était  en  elle.  La  joie  épanouissait  moins  ses 
traits.  Et  il  constatait  ce  changement  avec 
autant  de  sûreté  qu'il  aurait  diagnostiqué  un 
changement  de  saison. 

Mais  Jean  était  d'une  fierté  farouche,  simple 
et  dure.  Un  autre  aurait  imploré,  supplié 
et  gémi,  tenté  d'influencer  le  coeur  de  Gabrielle 


124  ÂMES   ET   PAYSAGES 

par  la  pitié  ou  d'autres  raisons  étrangères 
à  l'amour  spontané.  Lui,  il  avait  ce  scrupule 
de  ne  pas  plaider  sa  cause  lorsque  sa  présence 
n'avait  pas  suffi.  Et  par-dessus  tout,  il 
ne  voulait  pas,  par  des  tiraillements,  des  récri- 
minations et  des  reproches,  s'humilier  et 
s'abaisser  devant  la  femme  qu'il  aimait. 

Ils  se  promenaient  ensemble  une  dernière 
fois,  sur  les  hauteurs  bleues,  au-dessus  de  la 
tourbière  jaune  et  desséchée.  Jean  prolongeait 
un  peu  la  marche.  Et  de  ses  grands  yeux  aux 
mouvements  lents,  si  fixes  et  si  intenses,  il 
la  contemplait  longuement,  la  caressait  du 
fluide  de  ses  regards,  examinait  ses  mains, 
ses  lèvres,  ses  cheveux,  toute  sa  figure.  Plu- 
sieurs fois  il  ouvrit  la  bouche,  comme  pour 
parler:  l'aveu  lui  montait  du  coeur  avec  des 
sanglots.  Puis  lorsqu'il  l'eut  reconduite  chez 
elle,  il  lui  donna  la  main  comme  d'habitude 
et  s'éloigna  pour  toujours  sans  hâte,  avec  son 
secret. 

Au-dedans  de  lui  tout  était  désormais  brisé. 
La  tristesse  envahit  son  âme  comme  l'herbe 
parasite  une  terre  sans  emploi,  une  tristesse 
morne,  stagnante,  lourde  et  étouffée.  Toutes 
les  facultés  désoeuvrées  de  son  âme  commen- 
cèrent à  la  nourrir.  La  nature  l'avait  rendu 
gai,  autrefois,  elle  l'avait  amusé,  elle  ne  lui 


LE   REVEUR  125 


inspira  plus  qu'une  mélancolie  acre  et  des 
rêveries  désolées.  Dans  sa  solitude  et  son 
inaction  sa  détresse  s'amplifiait  ainsi  que 
l'écho  dans  une  caverne  souterraine  immense. 
Il  ne  pleurait  pas  et  ses  larmes  coulaient 
en  lui-même  pour  lui  saturer  le  coeur. 

Son  visage  se  figea  dans  une  impassibilité 
morne.  Il  n'eut  plus  d'autre  expression 
que  celle  de  l'abattement.  On  aurait  dit 
Jean  devenu  insensible  au  verbe;  les  mots 
qu'on  lui  disait  et  ceux  qui  passaient  ses 
lèvres  ne  déterminaient  plus  un  changement 
de  ses  traits.  La  vie  de  sa  face  était  morte, 
et  j'avais  l'impression  d'écouter  un  fantôme, 
comme  un  deuxième  individu  caché  en  lui. 
Et  sa  sensibiHté,  de  même,  ne  vibrait  plus  à 
toute  une  catégorie  de  sentiments,  à  des  sensa- 
tions qui  remuent  et  agitent  d'autres  hommes. 
Bientôt,  il  se  trompa  dans  ses  calculs. 

Et  plein  de  répugnance,  de  douleur  et 
d'effroi  je  vis  la  folie  étreindre  son  âme  et 
son  intelligence  et  les  tuer. 


UNE  INTRIGUE  DE 
PALAIS 


Une  Intrigue  de  Palais 


Le  banquier  est  un  conquérant 
qui  sacrifie  des  masses  pour  arriver  à 
des  résultats  cachés,  ses  soldats  sont 
les  intérêts  des  particuliers  (Balzac,) 

C'est  une  chaude  avant-midi  du  mois  de 
juillet.  La  pluie  tiède  raie  Tair  de  longs  fils, 
tombe  en  tapotant  sur  les  feuilles  vertes,  sur 
l'asphalte  de  la  Grande  Allée  luisante  et 
miroitante  comme  une  surface  de  rivière 
calme.  Les  passants  abrités  sous  les  para- 
pluies noirs  en  dôme,  s'en  vont,  le  dos  courbé, 
heureux  malgré  tout  de  cette  fraîcheur  qui 
rend  l'atmosphère  plus  respirable.  Des 
brouillards  légers  flottent  au-dessus  de  la 
vallée  où  coule  la  rivière  Saint-Charles,  entre 
les  falaises  du  Saint-Laurent  et  les  Laurentides 
qui  mettent  des  taches  sombres,  dans  les 
nuages,  à  l'horizon  lointain. 

Au  rez-de-chaussée  des  édifices  du  parle- 
ment, dans  la  salle  du  conseil,  les  ministres 
sont  réunis.  Les  globes  opaques  épandent 
une  lumière  opaline  et  douce  dans  toute  la 
pièce.  Ils  éclairent  les  lambris  de  chêne 
sculpté,  la  table  large  à  tapis  vert,  massive  et 
ancienne,  les  fauteuils  lourds  recouverts  de 
cuir,  des  cadres  suspendus  tout  en  haut,  sur 


130  ÂMES    ET   PAYSAGES 

les  murs,  d'où  les  premiers  ministres  passés 
peuvent  surveiller  le  travail  de  leurs  succes- 
seurs. 

La  séance  se  prolonge  indûment.  Le 
cabinet  veut  en  finir  avant  les  longues  séances 
de  l'été.  Les  délibérations  sont  animées. 
Quelques-uns  argumentent  avec  chaleur  tan- 
dis que  d'autres  ne  cherchent  qu'à  placer  un 
bon  mot,  une  plaisanterie.  Un  peu  de  gaieté 
flotte  dans  l'air.  Et  de  temps  en  temps  la 
voix  pleine  et  barytonnante  du  premier 
ministre  expose,  conclut,  approuve,  explique, 
objecte  ou  résume.  Sa  supériorité  se  marque 
immédiatement  dans  son  aptitude  à  trouver 
la  solution  pratique,  à  démêler  un  écheveau 
compliqué,  à  souligner  le  point  important  et 
à  reconnaître  le  chimérique  des  projets. 
Voici  maintenant  qu'il  parle  : 

—  Nous  ne  pouvons  pas  accorder  ce  contrat 
à  la  Compagnie  Laurentienne  de  pulpe.  Il  lui 
fait  de  trop  importantes  concessions  aux 
dépens  de  la  province.  L'opposition  s'en 
servirait  comme  d'un  prétexte  à  recommencer 
contre  nous  sa  campagne  et  notre  position 
est  assez  compromise  sans  l'empirer  encore. 
Le  prix  offert  est  d'ailleurs  dérisoire. 

—  C'est  non  alors  que  j'aurai  à  répondre 
aux  actionnaires? 


UNE    INTRIGUE    DE   PALAIS  131 


—  C'est  non  puisque  la  majorité  des  minis- 
tres est  contre  le  projet. 

Le  refus  a  sonné  net  et  dur  dans  le  silence 
qui  s'est  fait  subitement.  Un  malaise  a  passé, 
on  a  deviné  le  choc  de  deux  personnalités. 
Tous  les  assistants  ont  arboré  un  air  d'indif- 
férence pour  écouter  l'échange  de  paroles 
entre  Jean  Dorion,  ministre  sans  portefeuille  et 
le  premier  ministre.  On  sait  vaguement  qu'a- 
près avoir  été,  pendant  quatre  ans  environ, 
conseiller  intime  de  son  chef,  Jean  Dorion 
est  aujourd'hui  en  disgrâce  et  que  les  mesures 
qu'il  présente  sont  souvent  rejetées.  Cer- 
tains journaux,  dit-on,  ont  excité  la  jalousie 
du  supérieur  contre  l'inférieur  à  force  de 
répéter  que  le  second  conduisait  le  premier 
et  qu'il  était  la  forte  tête  du  ministère.  Des 
psychologues  prétendent  qu'il  y  a  des  causes 
plus  intimes,  l'esprit  dominateur  de  l'un  qui 
cherche  instinctivement  à  subjuguer  l'autre, 
mais  on  ne  sait  rien  avec  certitude.  L'an- 
tagonisme existe  néanmoins,  latent  et  obscur. 

La  contrainte  dure  peu  cependant.  La 
discussion  et  les  plaisanteries  reprennent. 
Mais  Jean  Dorion  n'écoute  plus.  Assis  ainsi 
à  son  fauteuil,  il  donne  au  premier  abord  une 
impression  de  force  et  d'autorité.  Malgré 
sa  position  on  le  devine  très  grand.     La  tête 


132  ÂMES    ET   PAYSAGES 


longue  aux  traits  nets,  le  torse  râblé  et  puis- 
sant, la  haute  taille,  les  yeux  bleus  et  froids 
révèlent  la  solidité  à  toute  épreuve  de  la  char- 
pente physique  tandis  que  les  gestes  sûrs 
décèlent  l'absence  de  toute  nervosité.  Son 
visage  est  toujours  irrémédiablement  fermé. 
Il  n'est  ni  expansif,  ni  jovial,  ni  communica- 
tif.  Il  est  impassible,  il  est  grave  et  il  sait  si 
bien  ce  qu'il  doit  faire  ou  dire  qu'on  ne  l'a 
jamais  vu  demander  un  conseil  ou  des  rensei- 
gnements. Il  ne  fait  pas  de  confidences  et 
c'est  pourquoi  il  marche,  environné  de  mys- 
tère. On  ignore  ce  qu'il  poursuit,  ce  qu'il 
veut  et  ce  qu'il  est,  le  mobile  caché  de  ses 
actes  aussi  bien  que  son  caractère.  Il  est 
l'inconnu  un  peu  terrible  dont  on  s'effraie. 
Jean  Dorion  songe.  Il  songe,  en  regardant 
au  travers  de  la  fenêtre  les  pelouses  mouillées, 
que  le  premier  ministre,  en  refusant  sa  der- 
nière demande,  vient  de  mettre  son  poste  en 
jeu  sans  le  savoir  et  qu'il  ne  se  doute  seulement 
pas  de  la  bataille  qui  l'attend. 


Dorion  n'a  ni  crainte,  ni  remords.  Il 
repasse  sa  vie.  Il  remonte  aux  premières 
années  de  l'exercice  de  sa  profession  où  son 
talent    d'avocat    lui    avait    permis    d'entrer 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  133 


bientôt  dans  une  étude  renommée.  Spécialisé 
dans  le  droit  commercial,  il  avait  plaidé 
pour  les  grandes  compagnies,  et  s'était  tout 
de  suite  fait  remarquer  par  la  clarté  de  son 
jugement,  l'acuité  de  son  intelligence,  sa 
raison  pondérée,  la  fertilité  de  ses  ressources. 
Et  c'est  alors  qu'avait  commencé  pour  lui 
cet  acoquinement  de  l'avocat  hors  ligne  avec 
les  industriels,  les  capitalistes  et  les  financiers. 
Il  avait  brassé  des  affaires  de  sociéts  à  capital 
énorme,  connu  quelques-uns  de  ces  potentats 
qui  détiennent  la  puissance  réelle  des  nations 
et  appris  leurs  secrets.  Pour  faciliter  leur 
glissement  de  boa  à  travers  les  articles  du 
code  il  avait  dû  s'occuper  de  politique.  Mais 
dans  cette  promiscuité  il  s'était  révélé  à  son 
tour  une  puissance  et  avait  conclu,  avec  ceux 
qui  devaient  être  ses  maîtres,  une  alliance 
d'égal  à  égal.  Encore  un  peu  de  temps  et 
sa  fortune  grossie  rapidement  le  mêlait  au 
monde  des  affaires  et  son  bureau  luxueux 
devenait  l'officine  de  l'avocat,  du  politicien  et 
du  financier  tout  à  la  fois. 

A  peine  député,  Jean  Dorion  arrivait  au 
poste  de  ministre  par  l'influence  de  ses  protec- 
teurs et  amis.  Et  ceux-ci,  lorsqu'ils  voulaient 
une  concession  ou  un  bénéfice,  savaient  à  qui 
s'adresser  d'abord  pour  cuisiner  leur  demande 


134  ÂMES   ET   PAYSAGES 


et  la  faire  accepter  en  haut  lieu,  organiser  le 
coup  et  piloter  le  bill  à  travers  les  divers 
stages  parlementaires.  Tout  marcha  bien, 
pendant  un  certain  temps;  puis  le  premier 
ministre  adoptait  envers  lui  son  attitude 
d'hostilité.  Pourtant  il  avait  une  fermeté  de 
main  au  gouvernail  dont  son  chef  pouvait 
difficilement  se  passer,  disaient  ses  partisans. 
Nul  mieux  que  lui  n'aurait  su,  à  les  entendre 
parler,  à  quelle  époque  déclencher  une  élec- 
tion générale,  jouer  serré  avec  le  corps  élec- 
toral aussi  bien  qu'avec  les  adversaires, 
maintenir  le  parti  en  forme,  bien  organisé, 
combatif  et  fort.  Il  avait  des  grands 
hommes  politiques,  cette  faculté  d'apprécier, 
avec  une  précision  mathématique,  les  facteurs 
matériels  et  les  facteurs  psychologiques  d'un 
appel  au  peuple. 

Le  gouvernement  n'a  pas  plus  de  six  voix 
de  majorité  maintenant.  Le  premier  minis- 
tre se  laisse  acculer  à  une  élection  sans  choisir 
lui-même  le  moment  propice.  Il  y  aura  une 
dernière  session  dans  trois  ou  quatre  mois,  où 
les  adversaires  prendront  décidément  le  des- 
sus. Jean  Dorion  sait  que  si  son  parti  est 
défait  il  luttera  vainement  dans  l'opposition, 
pendant  plusieurs  années,  et  se  verra  abandon- 
né momentanément  par  les  premiers  auteurs 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  135 

de  sa  fortune.  Ses  alliés  le  pressent.  Lui 
faudra-t-il  passer  par-dessus  le  corps  de  son 
chef  ?  Il  aurait  préféré  une  autre  solution 
parce  que  personne  n'aime  à  réussir  d'une 
manière  indigne,  surtout  lorsque  l'indignité 
peut  compromettre  la  réussite.  Mais  il  a 
tout  tenté  pour  reconquérir  sa  position  pri- 
vilégiée et  ne  l'a  pas  pu.  Aujourd'hui  encore 
on  a  rejeté  un  projet  sans  bien  calculer  les 
forces  réelles  de  ceux  qui  demandaient  cette 
concession.  Elle  était  exorbitante  sans  doute, 
difficile  à  défendre  mais  les  lanceurs 
étaient  disposés  à  donner  quelque  chose  en 
retour  et  qu'ils  iront  maintenant  offrir  à  l'au- 
tre parti,  si... 

Mais  Jean  Dorion  a  prévu  ce  der- 
nier refus  et  l'a  escompté  depuis  longtemps. 
Il  a  ourdi  les  trames  de  sa  vaste  conspiration. 
Il  a  passé  quelques  semaines  d'activité  in- 
tense; un  espion  aurait  pu  le  voir  hochant 
gravement  la  tête  au  fond  des  cabinets  d'af- 
faires renfermés  et  sourds,  se  confiant  avec 
prudence  à  un  ou  deux  ministres,  envoyant 
son  secrétaire  un  peu  partout.  Les  confé- 
rences ont  succédé  aux  conférences,  les  entre- 
vues aux  entrevues,  puis  Jean  Dorion  s'est 
remis,  tout  entier,  au  travail. 


136  ÂMES    ET   PAYSAGES 


La  séance  se  termine,  Jean  Dorion  se  lève 
sans  hâte,  replace  méthodiquement  dans  sa 
serviette  de  maroquin  quelques  feuillets  épars 
devant  lui  et  hautain,  silencieux,  ne  s'arrêtant 
à  personne,  il  regagne  son  bureau  par  les  longs 
couloirs  sombres.  Il  s'assied  dans  son  fau- 
teuil et  médite  quelques  instants.  Puis  il 
libelle  une  dépêche  adressée  à  un  député  de  la 
région  de  Montréal,  mais  la  garde  pour  la 
déposer  lui-même  au  bureau  du  télégraphe. 
Elle  ne  contient  que  des  mots  insignifiants 
convenus  d'avance.  Il  décroche  ensuite  l'ap- 
pareil téléphonique  et  donne  le  numéro  d'un 
grand  industriel  local.  ^'Alloh  !..  Oui...  Le 
contrat  a  été  refusé.  Non,  il  est  inutile  d'in- 
sister plus  longtemps...  Mon  secrétaire  vous 
tiendra  au  courant". 

Après  avoir  donné  des  instructions  à  ses 
subordonnés,  il  sort.  La  chaleur  est  encore 
étouffante  mais  il  ne  pleut  plus.  Et  deux 
heures  après  Jean  Dorion  prend  pas- 
sage à  bord  d'un  train,  calme,  composé  et 
tranquille;  il  s'en  va  à  Métis  où  les  brises  du 
large,  la  fraîcheur  des  forêts,  des  montagnes 
et  du  fleuve  font  une  atmosphère  délicieuse 
pendant  les  jours  trop  torrides  de  l'été.  Il 
s'installe  sur  un  siège,  comme  le  premier  venu, 
sort  de  son  sac  une  revue  économique,  pour 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  137 

s'assimiler,  comme  il  le  fait  toujours,  les  tra- 
vaux des  spécialistes,  et  il  est  tout  de  suite 
absorbé  dans  sa  lecture. 

II 

Il  est  dix  heures  le  lendemain  avant-midi. 
Le  premier  ministre,  Pierre  Langelier,  vient 
d'arriver  à  son  bureau.  Il  est  soucieux  et  un 
peu  sombre.  L'âge,  cinquante-huit  ans,  n'a 
pas  encore  ravagé  sa  belle  figure  expressive, 
ni  terni  les  grands  yeux  noirs  enflammés,  ni 
voûté  la  haute  et  mince  taille  de  tribun.  Mais 
une  imagination  et  une  sensibilité  trop  vives 
et  trop  développées  qui  ont  fait  sa  gloire  d'ora- 
teur par  des  figures  de  style,  des  mouvements 
et  des  diatribes,  lui  ont  rendu  très  fatigante 
la  possession  du  pouvoir.  Les  heureuses 
nouvelles  l'exaltent  beaucoup,  tandis  que  les 
échecs  le  dépriment.  C'est  une  oscillation, 
une  vacillation  continuelles  entre  deux  ex- 
trêmes, dont  se  ressent  sa  politique.  Il  n'a 
pu  acquérir  ce  détachement,  cette  froideur  et 
ce  désintéressement  des  grands  hommes 
d'État  qui  font  de  la  politique  comme  ils 
joueraient  un  jeu  où.  ils  n'ont  rien  à  perdre  ou 
à  gagner,  et  pour  cette  raison  calculent  sûre- 
ment et  apprécient  toute  chose  à  sa  juste 
valeur. 


138  ÂMES    ET   PAYSAGES 


Cependant  Pierre  Langelier  est  un  dialec- 
ticien et  un  ''debater"  parlementaire  très 
dangereux  et  très  violent,  de  beaucoup 
d'énergie,  d'activité  et  d'entrain,  par  inter- 
valles surtout.  Courtois  et  poli,  il  ne  conduit 
pas  la  politique  à  la  manière  des  arrivistes  qui 
est  dure  et  brutale;  un  côté  gentilhomme  en 
lui  refuse  de  s'abaisser  jusqu'à  certaines  tac- 
tiques, de  poursuivre  son  avantage  trop  loin, 
ou  de  frapper  des  coups  d'aveugle.  Le  parle- 
ment lui  paraît  plutôt  une  espèce  de  cour  de 
justice  dressée  devant  le  peuple  d'où  les  avo- 
cats, après  avoir  bien  défendu  leurs  clients  et 
tout  fait  pour  gagner  leur  cause,  s'en  retournent 
ensemble  en  jasant  amicalement  de  choses 
diverses.  Ne  manquant  pas  d'humour  pour 
détendre  les  situations,  il  n'a  en  outre  aucun 
sentiment    d'inimitié    vraie    pour    personne. 

Mais  ce  matin  Pierre  Langelier  n'est  pas 
aussi  dispos.  Plusieurs  problèmes  l'occupent, 
qu'il  n'est  pas  certain  de  pouvoir  résoudre  au 
mieux  pour  le  parti.  Il  souffre  de  surmenage, 
de  l'accumulation  incessante  du  travail, 
d'être  attelé  du  matin  au  soir  comme  un 
porte-faix.  Et  surtout  la  présence  de  Jean 
Dorion  dans  son  conseil  lui  cause  une  inquié- 
tude sourde  et  latente.  Jusque  là  il  avait 
reconnu   dans   ses    collègues    des   inférieurs; 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  139 


mais  au  cours  de  son  travail  avec  Jean 
Dorion  il  a  pressenti  obscurément  et 
deviné  un  égal.  Il  a  constaté  qu'il  n'avait 
plus  sa  sûreté  habituelle,  que  la  force  de 
l'autre  balançait  la  sienne,  que  ses  idées  et  ses 
vues  de  gouvernement  n'étaient  pas  toujours 
les  mieux  conçues  et  qu'à  certains  jours,  ses 
opinions  étaient  justement  contestées.  Le 
choc  était  amorti  et  comme  feutré  par  la 
coopération.  Mais  Pierre  Langelier  avait  été 
surpris,  la  chose  ne  lui  était  jamais  arrivée 
auparavant.  Après  avoir  senti  la  résistance 
de  Jean  Dorion,  il  l'avait  étudié  lentement, 
avec  prudence,  sans  pouvoir  cependant  dis- 
cerner sa  puissance  réelle  ou  des  défauts  dans 
sa  cuirasse.  Son  épée  rencontrait  toujours 
une  épée  maniée  avec  une  vigueur  dange- 
reuse :  le  duelliste  sans  cesse  victorieux  ren- 
contrait à  présent  un  adversaire  redoutable. 
Aussi  la  pensée  d'un  combat  final,  ouvert  et 
décisif  hantait-elle  très  souvent  son  cerveau. 
Et  la  certitude  du  triomphe  n'excitait  pas  son 
esprit. 

-     *     ^     :*î 

Ce  matin,-là  à  peine  le  premier  ministre 
vient-il  de  s'asseoir  à  son  bureau  et  de  com- 
mencer à  dicter  la  réponse  aux  lettres  du  cour- 


140  ÂMES   ET   PAYSAGES 

rier,  que  l'huissier  annonce  le  secrétaire  de 
l'union  locale  des  manufacturiers.  Celui-ci 
entre  aussitôt,  très  jeune,  la  tenue  soignée, les 
yeux  gris  insolents,  un  peu  à  fleur  de  tête. 

—  Je  ne  vous  dérange  pas  trop  monsieur,  le 
ministre?  J'ai  insisté  pour  vous  voir  parce 
que  la  mission  dont  je  suis  chargé  ne  souffre 
point  de  retards. 

—  Mais  non,  je  suis  heureux  de  vous  voir 
et  de  causer  avec  vous.  Vous  m'apportez  de 
bonnes  nouvelles  sans  doute  ? 

—  Non,  pas  très  bonnes.  Je  regrette  infini- 
ment d'avoir  à  vous  les  communiquer  moi- 
même  parce  que  toute  mon  estime  et  toute 
mon  admiration  vous  sont  acquises.  La  date 
des  élections  sera-t-elle  bientôt  fixée? 

—  Nous  n'avons  rien  décidé  encore.  Le 
temps  ne  paraît  pas  opportun.  Je  ne  crois 
pas  que  nous  puissions  dissoudre  les  Cham- 
bres avant  le  printemps  prochain. 

—  C'est  que,  cette  année,  les  affaires  n'ont 
pas  été  prospères.  Il  sera  difficile  d'obtenir 
des  souscriptions  électorales.  Puis  on  dit 
vaguement  que  l'opposition  est  certaine  d'une 
victoire,  que  votre  parti  manque  de  force  et 
que  la  défaite  vous  attend. 

—  Vous  passez  à  la  gauche  ? 

—  Peut-être,  je  ne  sais  rien  moi-même  à 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  141 


part  ce  que  je  vous  ai  communiqué.  Le  chef 
de  Popposition  n'a  pas  toutes  les  qualités 
nécessaires  à  un  premier  ministre.  Cepen- 
dant il  s'accrédite  de  plus  en  plus  qu'il  ne 
manque  pas  de  chances  de  succès.  La  situa- 
tion est  si  incertaine...  Vous  avez  dans  votre 
cabinet  un  homme  de  première  force...  Il  a 
la  confiance  de  ceux  qui,  dans  cette  province, 
donnent  du  travail  aux  autres.  Il  s'est 
imposé  à  leur  attention...  En  sa  faveur 
peut-être,  ils  feraient  beaucoup  de  choses... 

—  Dorion  ? 

IjC  premier  ministre  a  jeté  sa  question  d'une 
voix  calme  et  brève.  Il  suit  les  explications 
entrecoupées  et  embarrassées  de  cet  émissaire 
avec  une  attention  extrême  car  il  a  deviné 
tout  de  suite  leur  importance. 

—  Vous  l'avez  nommé,  monsieur  le  minis- 
tre. 

—  Que  me  proposez- vous  alors  ?  De  dé- 
missionner ? 

—  Nous  ne  proposons  rien  car  nous  ne  fai- 
sons pas  de  politique.  Je  vous  expose  simple- 
ment la  situation.  Vous  conservez  naturelle- 
ment toute  votre  liberté  d'action. 

Les  manufacturiers  qui  fournissent  les  fonds 
électoraux  vont  aider  l'opposition  et  son  parti 
sera  défait...  è  moins  que  Pierre  Langelier  ne 


142  ÂMES    ET   PAYSAGES 


mette  à  sa  place  Jean  Dorion  :  Voilà  l'ultima- 
tum dépouillé  de  toutes  ses  formules.  Dans 
l'esprit  du  premier-ministre  s'élève  alors  le 
tourbillon  des  pensées,  des  hypothèses,  des 
probabilités  et  des  calculs.  La  vigoureuse 
intelligence,  placée  tout  à  coup  en  face  d'un 
fait  aussi  extraordinaire,  le  happe,  le  triture, 
l'examine  avec  une  vitesse  vertigineuse,  pèse 
le  pour  et  le  contre,  trouve  les  causes  et  les 
conséquences  et  suppute  les  bonnes  ou  mau- 
vaises chances.  Et  c'est  pourquoi  Pierre 
Langelier  reste  là,  un  instant,  absorbé  Puis 
il  congédie  son  interlocuteur  qui  a  bien  rem- 
pli sa  mission. 

Si  l'Association  des  Industriels,  jette  sur 
l'autre  plateau  de  la  balance  ses  sacs  d'écuset 
son  influence,  le  premier  ministre  n'ignore  pas 
la  probabilité  d'une  défaite.  A  qui  s'adresser 
pour  faire  reconsidérer  cette  décision?  ''Asso- 
ciation", vaste  corps  anonyme  sur  lequel  son 
éloquence  ne  peut  avoir  de  prise,  qu'on  ne 
peut  convaincre  par  la  véhémence  de  l'argu- 
mentation, qui  est  partout  et  se  dérobe  à 
l'étreinte.  Il  envoie  un  télégramme  au  pré- 
sident :  le  président  vient  de  partir  pour  un 
long  voyage  d'affaires  en  Europe.  Il  veut 
atteindre   d'autres   chefs  :  c'est   l'été  et  tous 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  143 


sont  partis  pour  des  camps  de   repos   ou  de 
pêche,  au  fond  des  forêts. 

En  réfléchissant  bien,  Pierre  Langelier  est 
moins  inquiet.  Même  parmi  les  manufac- 
turiers, il  est  difficile  d'atteindre  à  l'unanimité 
sur  les  questions  politiques.  Il  y  a  toujours 
des  mécontents,  des  dissidents  et  des  rivaux 
qui  font  bande  à  part.  Puis  le  premier 
ministre  n'ignore  pas  son  emprise  sur  cette 
province  sensible  plus  qu'aucune  autre  au 
charme  de  la  parole.  Il  l'émeut,  la  soulève, 
l'agite,  il  est  le  dominateur  dont  le  verbe  a  des 
échos  infinis.  Acculé  au  pied  du  mur  il  peut 
avoir  des  offensives  brutales  et  passionnées 
qui  rétabliront  l'équilibre  et  vaudront  beau- 
coup d'écus.  Dorion  par  contre  est  un  assez 
piètre  orateur. 

Le  premier  ministre  reprend  confiance;  déjà 
il  prépare  un  plan  d'action.  Une  dissolution 
subite  surprendrait  l'adversaire  désorganisé. 
Dans  deux  ou  trois  jours,  après  avoir  consulté 
des  amis  sûrs,  il  prendra  une  décision.  Il  part 
pour  déjeuner,  la  tête  rejetée  en  arrière,  la 
figure  pâle,  les  yeux  brillant  d'un  feu  intense. 
Son  cerveau  est  en  ébullition  :  les  idées 
agressives  et  combatives  s'y  pressent,  abon- 
dent et  se  multiplient. 

Puis    il    rentre    de    nouveau    dans   l'hôtel 


144  ÂMES   ET   PAYSAGES 


législatif  vers  deux  heures.  Il  voit  pour  la 
première  fois  beaucoup  de  choses  qu'il  n'a 
point  remarquées  encore,  la  disposition  et  la 
variété  des  fleurs  dans  les  parterres,  la  côte  de 
Beauport  qui  courbe  sa  ligne  si  pure  et  les 
Laurentides  au  loin  dans  leur  vaporeux  nuage 
bleuâtre.  L'air  est  très  doux,  la  brise  fraîche, 
une  allégresse  est  dans  l'air. 

Après  la  clarté  éblouissante  du  dehors,  le 
corridor  et  les  bureaux  paraissent  plus  som- 
bres et  pleins  d'obscurité,  comme  un  caveau. 
L'entrain  du  premier  ministre  tombe  aussitôt. 
Une  vague  angoisse  l'empêche  de  donner  à 
son  travail  l'attention  suffisante.  Des  pas 
se  font  bientôt  entendre  dans  l'antichambre 
pendant  qu'éclate  une  voix  qu'il  connaît 
bien.  C'est  celle  de  Pierre  Buteau,  un  député 
de  la  région  de  Montréal.  Il  a  dû  le  censurer 
publiquement,  en  pleine  Chambre,  il  y  a  deux 
ou  trois  ans,  pour  une  affaire  de  concussion 
dans  un  contrat  conclu  avec  le  gouvernement 
par  l'intermédiaire  d'un  neveu.  Et  Pierre 
Buteau  fut  forcé  de  remettre  le  bien  mal 
acquis.  Depuis  ce  temps  il  conserve  la  ran- 
cune de  son  humiliation  et  de  sa  restitution 
en  attendant  l'occasion  de  satisfaire  sa  haine 
tenace. 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  145 


Il  entre,  le  chapeau  sur  la  tête,  vu]g:aire 
avec  sa  grosse  moustache  tombante  qui  cache 
des  dents  cariées  et  jaunes,  avec  ses  habits 
mal  taillés  et  de  gros  yeux  gris  en  boule. 
Fielleux  et  souriant,  il  prend  une  chaise  après 
avoir  tendu  une  main  large  et  courte. 

—  Je  viens  retenir  un  appartement  pour  la 
prochaine  session,  car  elle  approche  n'est-ce 
pas?   et  dangereuse  si  je   comprends   bien? 

—  Oui,  elle  sera  fort  dangereuse.  Notre 
majorité  n'est  pas  considérable  et  les  discus- 
sions seront  acrimonieuses  et  longues  parce 
que  les  élections  générales  auront  lieu  immé- 
diatement après. 

—  Six  voix,  c'est  une  bien  faible  majorité 
en  effet. 

—  Personne  n'aura  le  droit  d'être  malade 
ou  d'être  retenu  en  dehors  de  Québec. 

—  Et  si  une  douzaine  de  députés  oubliaient 
de  voter  pour  le  gouvernement,  ce  serait  la 
défaite  en  plein  parlement. 

—  Évidemment,  mais  j'espère  bien  que 
l'événement  ne  se  produira  pas. 

—  Vous  espérez  ? 

Le  premier  ministre  fixe  ses  yeux  dans  ceux 
de  son  interlocuteur.  Il  le  regarde  avec 
insistance.     Ses  mains  se  crispent  sur  les  bras 


146  ÂMES   ET   PAYSAGES 

de   son  fauteuil.     Puis   d'une   voix   dure   et 
brève  il  demande  : 

—  Quelqu'un  aurait-il  l'intention  de  nous 
abandonner  ? 

—  Je  suis  de  ceux-là,  répond  avec  cynisme 
Pierre  Buteau,  penché  en  avant  sur  sa  chaise 
et  les  mains  jointes.  Il  y  en  a  d'autres  aussi, 
continue-t-il.  Voici  une  petite  liste  que  j'ai 
faite  avec  soin.     Elle  compte   quinze   noms. 

Le  député  les  énumère  un  à  un,  lentement, 
pour  prolonger  l'attente  anxieuse.  A  mesure 
qu'un  nom  frappe  ses  oreilles,  le  premier 
ministre  voit  aussitôt  surgir  dans  son  imagi- 
nation une  figure  bien  connue. 

—  Que  voulez-vous  ?  c'est  dur,  mais  le 
parti  avant  les  hommes.  Sans  l'appui  des 
manufacturiers,  nous  sommes  défaits.  Et  les 
manufacturiers  veulent  Dorion  qui  est  seul 
capable  de  nous  donner  la  victoire. 

2K      *      îk 

Le  premier  ministre  sait  maintenant  d'où 
le  coup  part  et  comprend  la  conspiration. 
Dorion,  c'est  Dorion  qui  a  tout  préparé, 
ourdi  les  fils  de  l'intrigue  et  tiré  les  fixelles 
qui  font  mouvoir  toutes  ses  marionnettes, 
Dorion  le  taciturne,  l'âme  damnée  des  grandes 
maisons  de  la  finance  et  de  l'industrie.     Un 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  147 


sursaut  de  colère  le  soulève  en  même  temps 
que  se  réveille  en  lui  une  de  ces  fortes  et  ter- 
ribles jalousies  d'homme  à  homme  qui  fouet- 
tent toutes  les  énergies  de  sa  nature.  Il  fait 
appeler  son  ministre  sans  portefeuille  afin  de 
précipiter  la  crise,  d'exiger  de  lui  une  démis- 
sion immédiate  et  de  circonscrire  et  tuer  la 
révolte.  Mais  Jean  Dorion  est  loin  d  e  la 
capitale  et  il  est  impossible  de  l'atteindre. 
Pierre  Langelier  arpente  son  bureau  d'un 
pas  nerveux.  Sa  colère  sans  issue  agite 
d'abord  son  corps  puissant  et  sain.  Puis  il 
se  calme  peu  à  peu.  Une  seule  solution, 
toujours  la  même,  se  présente  à  son  esprit  : 
brusquer  les  choses,  réorganiser  tout  de  suite 
son  cabinet,  dissoudre  les  Chambres,  faire  un 
appel  au  peuple.  Dans  des  circonstances 
semblables,  la  victoire  est  toujours  au  plus 
décidé,  au  plus  ferme,  à  celui  qui  impose  à 
l'autre  la  conviction  qu'il  ne  cédera  pas.  Car 
les  révoltes  politiques  aboutissent  rarement 
et  ne  sont  la  plupart  du  temps  que  des  parades 
On  recule  devant  la  querelle  finale  et  la  scis- 
sion définitive.  C'est  pourquoi  Pierre  Lan- 
gelier prépare  une  réunion  extraordinaire  du 
cabinet  et  une  assemblée  secrète  de  tous  les 
députés  ministériels.  Personne  ne  sait  rien 
encore.     Et  il  est  certain  d'un  succès  lorsque 


148  ÂMES   ET   PAYSAGES 

ses  adversaires  constateront  qu'il  est  décidé 
à  pousser  la  bataille  jusqu'au  bout. 

Il  reprend  machinalement  la  liste  que  lui  a 
laissée  Pierre  Buteau  afin  de  mieux  connaître 
ses  ennemis  et  de  voir  ce  qu'il  y  a  à  faire 
de  ce  côté.  Tous  sont  ses  obligés  d'une  ma- 
nière ou  de  l'autre,  la  plupart  sont  ses  amis 
et  paraissaient  avoir  quelque  loj^auté  dans  leur 
conscience.  Mais  Jean  Dorion  a  su  à  qui 
s'adresser.  Il  les  tient  tous  par  des  liens  que 
le  premier  ministre  devine.  A  l'un,  il  peut 
enlever  le  directorat  d'une  compagnie  impor- 
tante, à  tel  autre  la  clientèle  rémunératrice 
d'une  grande  maison.  Il  peut  bloquer  l'élec- 
tion de  celui-ci  dans  un  comté  douteux  en 
empêchant  sa  caisse  électorale  de  se  remplir, 
il  peut  frustrer  celui-là  de  dividendes  considé- 
rables. Il  en  dirige  quelques-uns  enfin  par 
amitié,  par  parenté,  par  admiration  ou  par  des 
promesses.  Il  les  fait  tous  marcher  comme 
des  pions  sur  son  échiquier  politique.  Pres- 
que rien  à  faire  de  ce  côté. 

Et  parmi  tous  ces  transfuges  qu'approche 
Jean  Dorion,  aucun  n'a  préféré  sacrifier  son 
intérêt  personnel.  Le  dégoût  envahit  l'âme 
du  premier  ministre.  Il  connaH.  bien  les 
hommes,  mais  leur  indignité  et  leurs  faiblesses 
ne  lui  étaient   pas   amères  aussi  longtemps 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  149 


qu'il  n'en  6tait  pas  la  victime.  Il  ne  les  avait 
même  pas  remarquées.  Il  en  est  tout  dépri- 
mé. Le  pouvoir  parait  lui  tomber  des  mains 
comme  si  elles  avaient  perdu  toute  leur  force. 
Il  sait  combien  l'autorité  est  chose  aléatoire; 
comment  elle  réside  peu  dans  les  personnes 
comme  une  faculté  ou  un  talent,  mais  dépend 
plutôt  de  l'agencement  des  circonstances. 
Que  cet  agencement  se  défasse  et  l'homme 
tombe  d'une  chute  rapide  et  subite. 

Le  temps  passe.  L'ardeur  du  soleil  diminue 
au  dehors,  et  déjà  se  fait  sentir  cette  fraîcheur 
calme  des  soirs  d'été  lorsque  le  soleil,  au  bord 
de  l'horizon,  est  sans  chaleur,  qu'il  n'y  a  pas 
de  brises  dans  l'air  et  que  les  moindres  bruits 
se  répercutent  avec  sonorité. 

Un  camelot  apporte  les  journaux  dans  le 
bureau  assombri.  Pierre  Langelier  les  feuil- 
lette distraitement,  renversé  dans  son  fauteuil, 
en  fumant  un  cigare.  Il  s'arrête  soudain 
et  regarde  le  nom  de  la  feuille  qu'il  tient. 
C'est  bien  le  Spectateur  !  Et  ce  journal  qui 
a  toujours  défendu  ses  actes,  pris  sa  part  dans 
les  luttes  électorales  contient,  ce  soir  un 
article  contre  lui.  Il  demande  un  homme 
plus  jeune,  plus  ferme  et  plus  énergique  à  la 
tête  de  l'administration.  Il  dit  que  la  politi- 
que vacillante  du  ministère  décourage  l'agri- 


150  ÂMES    ET   PAYSAGES 

culture  et  Tindustrie,  que  le  mécontentement 
règne  dans  les  rangs  et  que,  sans  un  change- 
ment de  chef,  la  défaite  du  parti  au  pouvoir 
est  probable. 

C'est  l'attaque  en  plein  jour  cette  fois.  Le 
débat  est  porté  devant  le  public.  Les  minis- 
tres et  les  députés  vont  aller  aux  informations, 
devenir  prudents  et  se  tenir  dans  l'expectative. 
Et  lui,  il  perd,  du  même  coup,  l'avantage  de 
l'offensive  et  le  bénéfice  d'expliquer  les  choses 
à  sa  manière.  Il  ne  pourra  brusquement 
soulever  l'enthousiasme  des  âmes  qui  ne 
se  défient  point. 

Pierre  Langelier  s'achemine  lentement  vers 
sa  maison.  L'huissier  de  service  braque  sur 
lui,  en  passant,  un  regard  interrogateur  et 
curieux.  Dans  la  rue  il  n'y  a  que  de  rares 
passants.  C'est  l'heure  du  soir  où  tout  se 
tait  avant  les  agitations  et  les  féeries  de  la 
nuit.  Sa  femme  l'attend  pour  le  dîner.  Il 
prend  son  repas  en  silence,  préoccupé.  Puis 
il  se  retire  dans  son  fumoir-bibliothèque, 
vaste  pièce  bien  éclairée,  aménagée  pour  le 
confort  et  le  travail.  Il  fait  défendre  sa  porte 
contre  l'intrusion  des  journalistes.  Au  mo- 
ment même  où  il  va  se  replonger  dans  ses 
méditations    laborieuses    et    misérables    un 


UNE    INTRIGUE    DE   PALAIS  151 

visiteur  est  introduit.  C'est  son  ami  intime, 
le  conseiller  législatif  Villebert. 
"^  Pierre  Langelier,  comme  tous  les  grands 
parlementaires,  a  le  privilège  d'avoir  recueilli 
une  de  ses  amitiés  presque  maternelles. 
D'un  côté  il  y  a  l'admiration,  la  déférence  res- 
pectueuse, la  discrétion  et  des  attentions 
délicates  et  féminines;  de  l'autre  se  trouvent 
l'épanchement,  l'abandon  et  le  plaisir  de 
causer  de  tout  à  cœur  ouvert.  Villebert 
occupe  le  poste  de  favori  mais  sans  recevoir 
de  faveurs  :  il  n'attend  aucune  récompense 
pour  s'informer  avec  sollicitude  de  la  santé, 
s'alarmer  d'une  indisposition  et  prendre  sur 
ses  charges  tous  les  soucis  matériels  du  pre- 
mier ministre. 

Petit,  la  taille  mince,  une  figure  ridée, 
allongée  par  une  barbiche,  de  bons  yeux 
bleus  naïfs,  il  arrive  déjà  alarmé,  la  main 
tendue  : 

—  Qu'arrive-t-il,  mon  cher  Pierre  ?  Je  viens 
de  lire  cet  article  du  Spectateur  :  qui  l'a  ins- 
piré? 

—  C'est  Dorion  qui  tient  ce  journal.  Tou- 
tes les  mauvaises  nouvelles  me  sont  arrivées 
en  bloc  :  le  parti  n'aura  pas  de  fonds  et 
quinze  de  nos  partisans  font  bande  à  part  si 
je  ne  cède  mon  poste  à  Jean  Dorion.  C'est 
l'ultimatum  que  j'ai  reçu  aujourd'hui.     Bien 


152  ÂMES   ET   PAYSAGES 


entendu  Dorion  en  a  préparé  toute  la  mise  en 
scène  avant  de  partir  pour  Métis. 

La  sonnerie  du  téléphone  retentit.  Après 
quelques  minutes  de  conversation  le  premier 
ministre  revient.  Cette  fois  sa  figure  est  pâle. 
Il  contient  d'un  effort  énergique  sa  colère, 
et  c'est  pourquoi  ses  paroles  sont  si  lentes 
et  si  martelées. 

—  Ils  sont  décidés  d'aller  jusqu'au  bout. 
Ils  emploieront  les  moyens  les  plus  bas.  Mes 
deux  fils  avaient  d'excellentes  positions  à  la 
Compagnie  des  pouvoirs  d'eau  du  Saint- 
Maurice.  Et  si  je  ne  cède  pas,  ils  sont 
demain  sans  place.  Ils  ont  des  enfants,  ils 
sont  mariés,  ils  n'ont  pas  plus  de  fortune  que 
moi... 

—  Mais  comment  tout  cela  est-il  arrivé  ? 
Au  dehors  c'est  la  nuit.     Les  rayons  blancs 

de  la  lune  entrent  par  la  fenêtre  ouverte  à 
l'autre  bout  de  la  pièce.  Une  lampe  à  abat- 
jour  éclaire  d'une  lumière  crue  le  visage 
anxieux  de  Villebert,  le  bureau  d'acajou,  des 
feuillets,  des  livres  épars  et  laisse  dans  une 
demi-obscurité  les  vitres  des  bibliothèques 
qui  luisent,  des  fauteuils  de  cuir  lourd,  un 
divan  dans  une  encoignure.  Pierre  Langelier 
se  promène  à  pas  lents.  Habitué  à  se  maî- 
triser en  tout  temps,  ses  traits  restent  calmes 


UNE   INTRIGUE    DE   PALAIS  153 


mais  il  ne  parvient  plus  à  dire  ses  mots;  on 
dirait  qu'il  les  arrache  d'abord  de  sa  gorge 
avec  effort.  Toute  son  âme  bouillonne  à 
l'intérieur,  comme  dans  les  grands  moments, 
et  s'il  perdait  une  minute  le  contrôle  de  ses 
nerfs  il  pleurerait  d'amertume  et  de  dégoût. 
Sa  voix  basse  et  sonore  s'enfle  bientôt,  il  ne 
fait  pas  de  gestes  mais  ses  phrases  ont  une 
vibration,  une  passion  sauvage  et  exaltée. 
—  J'ai  refusé  quelques  faveurs  à  des  manu- 
facturiers, à  des  capitalistes;  le  ministère, 
sous  ma  direction,  n'a  pas  voulu  signer  cer- 
tains contrats  parce  qu'ils  leur  accordaient 
trop  de  concessions.  Que  pouvais-je  faire? 
Ils  deviennent  trop  voraces  à  la  fin.  Ils  sont 
là,  pressés  autour  de  nous,  comme  une  horde 
de  loups  affamés  et  maigres;  ils  font  cercle 
autour  de  nos  forêts,  de  nos  mines  et  de  nos 
chûtes  Chaque      morceau     qu'on     leur 

jette  excite  leur  faim.  Ils  sont  toujours 
prêts  à  bondir,  à  nous  sauter  par-dessus  la 
tête,  si  nous  voulons  leur  opposer  des  barrières, 
les  empêcher  de  tout  saccager,  de  tout  voler 
et  de  tout  détruire.  Ils  veulent  tout,  mais 
sans  payer.  Ils  conçoivent  les  plans  les  plus 
audacieux,  les  fourberies  les  plus  habiles,  des 
pillages  compliqués.  Il  n'y  a  pas  vingt 
hommes  dans  cette  province  qui  soient  capa- 


154  ÂMES   ET   PAYSAGES 


bles  de  se  retrouver  dans  les  dédales  de  leurs 
marches.  C'est  l'argent,  la  grande  force  du 
monde  qu'ils  veulent,  c'est  l'argent,  non  pas 
à  petites  doses,  acquis  honnêtement,  peu  à 
peu,  mais  l'argent  à  millions,  par  les  grosses 
affaires  véreuses,  les  dividendes  de  cinquante 
pour  cent,  les  agiotages  qui  élèvent  en  un 
jour    des   fortunes   monstrueuses. 

Et  si  nous  osons  leur  refuser  quelque  chose, 
ils  passent  à  des  maîtres  moins  sévères  et  nous 
écartent.  Que  veux-tu?  ils  tiennent  tout, 
tout,  les  journaux,  la  machine  électorale, 
l'opinion  et  les  votes.  Ils  nous  fournissent  les 
moyens  de  vaincre  et  nous  les  retirent.  Ils 
sont  les  propriétaires  des  armes  qu'ils  nous 
prêtent.  Ils  nous  mettent  de  côté,  lorsque 
nous  ne  pouvons  ou  ne  voulons  rien  faire  pour 
eux,  comme  de  vieux  outils  usagés  et  dislo- 
qués. Ils  sont  les  cavaliers  et  nous  sommes 
les  montures;  si  la  fatigue  nous  empêche  de 
marcher,  ils  enfourchent  sans  remords  d'au- 
tres bêtes  moins  fourbues.  Nous  les  portons,, 
à  tour  de  rôle,  sur  notre  dos,  et  où  ils  veulent. 
Nous  sommes  en  même  temps  des  jouets  fra- 
giles et  coûteux  qu'ils  brisent  au  moindre 
effort  de  leurs  mains.  Et  toutes  les  victoires 
ou  les  défaites  parlementaires  sont  là  pour 
signaler  leur  changement  d'allégeance. 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  155 

Système  de  corruption,  d'iniquités  et  de 
mensonges  !  L'envers  de  la  politique,  c'est 
une  affaire  qu'ils  ont  à  amorcer,  à  entrepren- 
dre et  à  terminer,  une  levée  d'impôts  qu'ils 
veulent  avoir  le  droit  d'exiger  du  peuple.  Ils 
gangrènent  le  système  démocratique,  ils 
gouvernent  sous  notre  nom,  ils  nous  font 
tout  commettre.  Et  ils  restent  là,  dans  l'om- 
bre, pour  recueillir  la  mouture  secrète  des 
meules  que  nous  tournons  comme  des  forçats. 
Jamais  la  violence  des  invectives  ne  sera  suf- 
fisante pour  les  stigmatiser  et  ne  s'élèvera 
jusqu'à  la  hauteur  de  leurs  forfaits. 

Et  c'est  au  cours  de  cette  expérience  que 
j'ai  eue  sur  un  théâtre  si  restreint  que  j'ai 
compris  pourquoi  il  surgit  tout  à  coup  une 
guerre,  un  de  ces  conflits  épouvantables  où 
coule  à  flot  le  sang  de  millions  d'êtres  humains. 
Ils  secouent  les  peuples  comme  une  danseuse 
espagnole  son  tambour  basque;  ils  les  cho- 
quent l'un  contre  l'autre  comme  des  timbales, 
ils  les  pressurent  comme  des  grappes  dans  un 
pressoir.  Et  leurs  mains  puissantes  sont  san- 
glantes pendant  que  leur  âme  criminelle 
poursuit  toujours  avec  la  même  voracité  l'or 
dont  ils  ont  besoin  pour  leurs  saturnales.  Il 
faudrait  encore  un  prophète  hébraïque  pour 
les  dénoncer,  crier  contre  eux  au  milieu  de  la 


156  AMES    ET   PAYSAGES 

désolation  immense  de  la  terre,  verser  sur  eux 
la  pluie  des  injures  brûlantes  comme  une  lave 
et  leur  jeter  à  la  face  le  sang  qu'ils  ont  fait 
couler  dans  la  boue... 

Pierre  Langelier  se  tait.  Sa  voix  ardente, 
basse  et  contenue  cesse  de  vibrer.  Il  s'assied 
dans  un  fauteuil,  les  coudes  sur  les  genoux  et 
la  tête  dans  les  mains.  Il  souffre.  Il  s'étonne 
d'avoir  manifesté  le  dégoût  et  la  rancune  d'un 
homme  tombé  comme  si  déjà,  au-dedans  de 
lui-même,  il  avait  renoncé  à  la  lutte. 

—  Alors  que  comptez- vous  faire,  mon  cher 
Pierre  ? 

—  Je  n'ai  rien  décidé  définitivement  encore. 
Je  réunirai  probablement  une  assemblée  pour 
poser  la  candidature  de  Dorion  en  face  de  la 
mienne. 

—  Si  vous  voulez  tenir  jusqu'au  bout  vous 
êtes  certain  d'une  victoire,  car  Dorion  reculera 
devant  une  scission  du  parti. 

—  Je  ne  sais  trop.  Il  joue  tout  son  avenir 
sur  une  même  carte. 

—  Au  Conseil  législatif  vous  pouvez  comp- 
ter sur  un  appui  solide. 

îjî     Hî     * 

Il  se  fait  tard.  Villebert  a  quitté  la  maison, 
attristé  et  inquiet,  après  de  vaines  paroles 


UNE    INTRIGUE    DE    PALAIS  157 

d'encouragement.  Pierre  Langelier  reste  seul 
dans  le  demi-jour  de  la  lampe.  Il  pense  à 
toute  son  existence  écoulée  dans  les  transes, 
les  émotions  perpétuelles  et  la  lutte  inces- 
sante. Sa  femme,  un  instant,  vient  s'asseoir 
près  de  lui.  Compagne  de  sa  vie,  elle  a  par- 
tagé ses  secrets  et  lui  a  été  un  soutien.  Ce 
soir  il  a  peur  des  confidences.  Il  ressent 
comme  une  honte  profonde,  insensée,  poi- 
gnante à  la  pensée  de  lui  avouer  qu'on  juge 
un  autre  homme  supérieur  à  lui.  Il  a  telle- 
ment voulu  retenir  son  amour  par  l'admira- 
tion que  maintenant  il  n'a  pas  le  courage  de 
lui  raconter  cette  humiliation  qui  l'amoindrira 
à  ses  yeux. 

Après  une  nuit  d'insomnie,  Pierre  Langelier 
s'enferme  avec  les  journaux  du  matin.  Il 
n'est  plus  surpris  de  rien.  Un  journal  de 
l'opposition  annonce  sa  démission  prochaine. 
Le  premier  ministre,  dit-il,  songeait  depuis 
longtemps  à  se  retirer  pour  raison  de  santé. 
Un  poste  très  élevé  lui  est  offert  qui  l'occupera 
moins.  Les  rumeurs  assignaient  à  Jean 
Dorion  la  tâche  de  conduire  le  parti  à  la  pro- 
chaine session.  Les  journaux  ministériels  ne 
sont  pas  plus  discrets;  l'un  d'eux  publie  même 
une  biographie  de  Dorion  et  les  autres  laissent 


158  ÂMES   ET   PAYSAGES 

croire  un  changement  possible  et  même  pro- 
bable. 

Lorsqu'il  arrive  à  son  bureau,  tout  le  petit 
monde  qui  s'agite  autour  du  parlement,  fonc- 
tionnaires, secrétaires,  huissiers,  copistes  et 
commis,  s'entretient  de  l'événement.  Des 
ministres,  quelques  députés  veulent  avoir  une 
audience.  Les  journalistes  affairés,  insinu- 
ants, questionneurs,  cherchent  à  se  glisser 
jusqu'au  premier  ministre,  à  travers  toutes  les 
consignes,  conduisent  discrètement  des  en- 
quêtes, cherchant  une  déclaration,  une  déné- 
gation, un  mot  à  emporter  à  la  salle  de  rédac- 
tion. Les  télégrammes  s'empilent  dans  les 
mains  du  secrétaire  particulier,  et  de  minute 
en  minute,  le  téléphone  jette  ses  appels  pré- 
cipités et  affolants  dans  le  brouhaha  et  le 
tumulte  de  l'antichambre. 

Pierre  Langelier  regarde  lentement  tout  son 
bureau,  le  tapis  vert,  l'ameublement  de  noyer, 
les  cadres  suspendus  et  les  deux  bibliothèques 
où  s  alignent,  sur  les  rayons,  les  dos  noirs  et 
épais  des  statuts. 

Son  cerveau  est  d'une  lucidité  extraordi- 
naire. Il  voit  pleinement  que  si,  à  la  pro- 
chaine élection  le  parti  n'est  pas  aligné  en 
arrière  de  Jean  Dorion,  et  que  s'il  ne  passe  pas 
pour   avoir   volontairement    abandonné   son 


UNE   INTRIGUE    DE    PALAIS  159 


poste,  la  victoire  sera  impossible  pour  les 
siens.  Il  peut  lutter,  il  peut  conserver  son 
poste,  il  est  certain  de  son  triomphe  person- 
nel, mais  sa  victoire  conduirait  certainement 
ses  partisans  à  une  défaite.  On  a  fait  telle 
la  situation  que  seule  sa  démission  permettra 
à  son  parti  de  vaincre  encore. 

L'intérêt  du  parti  demande  donc  qu'il 
disparaisse.  Combien  de  fois  n'a-t-il  pas 
invoqué  ce  suprême  argument  pour  exiger 
un  sacrifice,  obtenir  une  démission,  refuser 
une  faveur  !  Et  maintenant  le  même  argu- 
ment se  retourne  contre  lui,  l'épée  qu'il  a  si 
habilement  maniée  contre  les  autres  le  blesse 
à  son  tour.  Et  comme  un  vieux  tambour- 
major  qui  battrait  lui-même  du  pied,  sans 
pouvoir  s'en  empêcher,  aux  roulements  de 
son  propre  tambour,  Pierre  Langelier  cède 
à  la  raison  qu'il  donnait  aux  autres. 

Il  fait  son  sacrifice.  Puis  il  se  sent  petit, 
déchu,  misérable  et  solitaire  dans  la  vie,  pres- 
que un  autre  que  lui-même.  Il  sera  Fac- 
teur brillant  rentré  dans  la  coulisse  à  qui 
manque  le  respect  ambiant,  le  regard  et  l'en- 
thousiasme des  foules,  la  splendeur  et  les 
lumières  du  décor.  Il  sera  dépouillé  de  son 
prestige  comme  d'un  brillant  costume,  il  est 


160  ÂMES   ET   PAYSAGES 

pour  ainsi  dire,  déjà  séparé  d'une  moitié  de 
lui-même,  avec  déchirement. 

III 

Un  mois  après,  dans  la  salle  du  conseil, 
hautain,  impénétrable  et  sévère  comme  tou- 
jours, le  premier  ministre  Jean  Dorion  entou- 
ré des  mêmes  ministres  ouvre  la  séance  en 
fouillant  ses  papiers  et  en  disant  sans  regar- 
der ses  collègues  :  "Maintenant,  messieurs, 
nous  allons  étudier  le  contrat  de  la  Compa- 
gnie Laurentienne'\  Et,  dans  sa  voix,  il  n'y 
a  ni  triomphe,  ni  rancune,  ni  ironie. 


UN  CENACLE 


Un  Cénacle 


Tout  le  vaste  quartier  qui  s'étend  au  bord 
du  fleuve,  dans  l'angle  formé  par  les  rues 
Notre-Dame  et  McGill,  s'endort  sous  la  pluie, 
par  ce  soir  d'octobre.  Il  y  a  quelques  heures, 
c'était  l'animation,  l'agitation  et  le  brouhaha 
des  camions,  des  automobiles,  des  voitures  et 
des  passants;  mintenant  les  négociants  ont 
terminé  leurs  affaires,  et  l'on  dirait  une  cité 
morte  abandonnée  par  ses  habitants.  Seuls 
quelques  matelots  en  goguette  titubent  à 
l'ombre  des  gratte-ciel,  cubes  de  pierre 
énormes  et  solitaires,  tandis  que  là-bas,  les 
tramways  lumineux  filent  avec  un  bruit  de 
ferraille  à  travers  les  ruelles  désertes. 

On  entrevoit,  au  hasard  de  la  marche,  dans 
la  brume,  le  renflement  sombre  du  mont 
Royal  piqué  de  lumières,  les  tours  simples  de 
Notre-Dame,  le  vaisseau  allongé  et  trapu  de 
la  nef.  D'anciennes  maisons  de  commerce 
exhibent  des  essais  primitifs  d'architecture, 
des  façades  à  colonnes,  des  fenêtres  en  plein 
cintre,  des  chapiteaux  effrités  et  mangés  par 
le  temps.  Au  bord  de  l'eau  les  entrepôts  à 
céréales  penchent  leur  grise  et  gigantesque 


164  ÂMES   ET   PAYSAGES 

silhouette  sur  le  St-Laurent  où  reposent, 
massifs  et  indistincts,  les  navires  à  l'ancre. 

L'asphalte  noire  et  polie  luit  aux  lueurs  des 
réverbères,  tandis  que  l'eau  dégringole  aux 
pentes  des  rues  qui  se  nomment  de  l'Hôpital, 
de  Brésoles,  de  St-Sulpice,  du  St-Sacrement, 
St-Eloi,  Le  Moyne,  St-Paul,  la  place  Royale 
ou  la  place  d'Youville.  Le  vieux  Montréal 
semble  pleurer,  par  cette  soirée  humide, 
tout  son  passé  de  gloire  et  de  chevalerie. 

Deux  adolescents  s'en  vont  rue  Notre- 
Dame.  L'un  est  un  collégien  aux  yeux  naïfs, 
curieux,  rapides  à  changer  d'expression.  A 
peine  s'il  a  vingt  ans.  On  devine  en  lui  une 
libre  flamme  d'enthousiasme  et  l'ardeur  pure 
de  l'idéalisme.  Il  écoute  son  compagnon 
loquace,  gros  et  court  qui  marche  en  se  dandi- 
nant. La  parole  de  celui-ci  coule  inlassable- 
ment et  révèle  qu'il  est  superficiel  et  ne 
saisit  des  choses  que  leur  apparence  et  leur 
façade.  Bon  vivant,  sans  fiel,  sans  haine, 
il  glisse  sur  la  vie  comme  sur  le  courant  d'une 
eau  paisible  et  lente.  Ce  soir,  il  conduit 
son  ami  Gaston  Beauchamp  au  Cénacle,  au 
cénacle  où  la  jeunesse  se  rassemble,  remue  les 
idées,  s'enveloppe  d'une  atmosphère  d'art, 
de  joie  bruyante,  tapageuse,  paradoxale  et 
tourbillonnante.     Il  ne  tarit  pas  sur  les  bons 


UN    CÉNACLE  165 


effets  de  l'échange  des  pensées  et  des  senti- 
ments, de  toute  cette  effervescence  mentale, 
tandis  que  Gaston  écoute,  impassible  et 
froid  d'extérieur,  bien  que  le  moindre  mot 
ait  d'incalculables  répercussions  dans  son 
âme. 

Ils  pénètrent  bientôt  dans  un  immeuble  à 
cinq  étages  occupé  par  des  marchands  et 
s'engagent  dans  un  escalier  étroit  et  tortueux 
aux  marches  usées.  A  chaque  palier  ils 
s'arrêtent  pour  reprendre  haleine,  et  pour  le 
plaisir  de  terminer  leur  débat.  Maintenant 
ils  atteignent  les  combles  et  entrent  dans  une 
longue  et  large  salle  mansardée  et  basse. 
C'est  là  que  se  réunit  le  cénacle,  dans  un  décor 
original  et  étrange.  La  fumée  des  pipes  et 
des  cigarettes  voile  la  lumière  trop  crue  des 
ampoules  électriques.  On  distingue  cepen- 
dant les  poutres  saillantes  du  plafond,  les 
lambris  sans  peinture  noircis  par  le  temps  et 
ornés  çà  et  là  d'une  caricature,  d'un  croquis, 
d'un  portrait  ou  d'une  gravure  découpés  au 
hasard  d'un  album.  Des  fauteuils  anciens  et 
délabrés  s'affalent  misérablement  et  le  piano 
ne  montre  que  des  touches  jaunes  et  craque- 
lées. Les  lucarnes  sont  pleines  d'ombre  et 
paraissent  bayer  à  la  nuit. 

Debout,  assis,  en  groupes,  ils  sont  là  une 


166  Ames  et  paysages 

trentaine  d'adolescents  et  d'hommes  murs, 
des  visages  hirsutes  ou  glabres,  des  yeux  ar- 
dents, des  gestes  brusques,  gesticulant,  affir- 
mant, s'interrompant  et  discutant  avec  pas- 
sion et  avec  emportement.  Après  le  silence 
et  le  calme  de  la  rue  c'est  un  tapage  assour- 
dissant. Gaston  reconnaît  beaucoup  d'assis- 
tants à  première  vue,  des  poètes,  des  critiques, 
des  journalistes  à  réputation  déjà  consacrée; 
les  autres  sont  d'obscurs  comparses,  des  admi- 
rateurs ou  des  amis,  de  vagues  intellectuels 
ou  des  curieux. 

Son  compagnon  le  présente  à  tous.  La  con- 
versation diminue  mais  ne  cesse  pas.  L'un  lui 
tend  la  main,  le  regarde  à  peine  et  intercale 
un  ''enchanté  de  faire  votre  connaissance" 
dans  une  phrase  qu'il  dévide  devant  ses  audi- 
teurs; l'autre  murmure  quelques  mots  en 
écoutant  l'argument  auquel  il  s'apprête  à 
répondre.  Deux  individus  qui  parlent  bas 
dans  un  coin,  comme  s'ils  complotaient,  se 
taisent  à  leur  approche  et  ne  se  reprennent  à 
chuchoter  qu'après  leur  départ. 

Le  silence  se  fait  tout  à  coup.  Quelqu'un 
se  lève  et  commence  à  lire  un  long  travail  in- 
titulé: "L'humour  chez  les  bêtes."  On  s'at- 
tend avec  plaisir  à  une  causerie  amusante, 
ironique  et  légère.     Mais  l'auditoire   se  re- 


UN    CÉNACLE  167 


froidit  à  mesure  que  Fauteur  avance:  il 
manie  trop  lourdement  le  paradoxe,  il  manque 
d'imagination,  de  fantaisie  ailée  et  de  finesse 
d'esprit.  Le  développement  est  pénible,  les 
idées  sans  grâce  restent  dans  une  gravité 
banale  et  outrancière.  C'est  un  four  complet. 
Les  conversations  reprennent  alors  en  sourdine 
pendant  que  le  conférencier  continue,  très 
grand,  bien  mis,  avec  des  yeux  bleus  sans 
flamme  qui  disent  la  suffisance,  le  manque 
de  tact,  une  prétention  bête  qui  ne  sera 
jamais  désillusionnée. 

Aussitôt  qu'il  a  terminé,  l'agitation  reprend 
ses  droits.  Les  exclamations,  les  rires,  les 
déclarations  se  croisent.  La  fumée  opaque 
avive  encore  l'éclat  des  yeux  qui  luisent  et 
pâlit  toutes  les  figures. 

En  arrière  de  Gaston,  un  poète  aux  mains 
fines  et  blanches,  distingué,  pâle  et  délicat, 
se  lamente  en  termes  choisis.  Il  a  publié  un 
volume  de  vers  que  la  critique  n'a  pas  respecté, 
ni  le  public  admiré,  parce  que  la  puissance  et 
l'originalité  de  l'inspiration  n'emportait  pas 
en  leur  courant  les  rimes  riches  et  les  mots 
sonores. 

—  Une  seule  chose  manque  aux  littérateurs 
canadiens,  dit-il,  et  c'est  le  public.  Chez 
nous,  il  manque  de  raffinement  et  de  culture 


168  ÂMES   ET   PAYSAGES 

et  ne  sait  pas  distinguer  la  vraie  beauté. 
Il  n'y  a  point  de  vrais  intellectuels  pour 
encourager  les  artistes  et  les  poètes.  Nous 
avons  l'impression  de  nous  remuer  et  de  nous 
agiter  dans  le  vide,  tant  nos  actes  ont  autour 
de  nous  peu  de  répercussion.  Nous  sommes 
comme  des  chasseurs  qui  ne  pourraient  jamais 
savoir  s'ils  ont  atteint  leur  gibier.  Comment 
alors  ne  pas  tomber  dans  l'apathie  et  le 
marasme  ? 

—  Je  suis  de  votre  idée,  ajoute  un  de  ses 
interlocuteurs.  Le  vers  libre  scandalise  nos 
gens  autant  qu'un  crime  moral,  le  seul  mot  de 
* 'symbolisme"  les  fait  bondir  et  les  apeuré 
autant  qu'une  révolution. 

—  Et  l'architecture,  la  peinture,  la  sculp- 
ture, la  musique,  qui  en  connaît  quelque 
chose  ? 

Et  l'on  fait  des  gorges  chaudes  sur  notre 
indigence  intellectuelle.  On  cite  des  cas 
d'ignorance  dérisoire. 

Naturellement,  alors,  se  lève  l'ennemi  tra- 
ditionnel de  nos  collèges  classiques.  C'est 
un  avocat  d'une  taille  moyenne,  avec  une 
moustache  hérissée,  roide,  aux  poils  rares 
comme  celles  d'un  chat.  C'est  l'homme 
de  conversation  qui  pense  en  parlant  avec 
faconde.     Il   n'a   pas  toujours  le   temps   de 


UN    CÉNACLE  169 


peser  ses  idées;  poussé  par  le  courant  des 
paroles,  il  manque  du  recueillement  pour 
approfondir,  distinguer,  limiter.  Il  fait  des 
généralisations  trop  hâtives,  bâtit  d'énormes 
hypothèses  sur  des  faits  minuscules  qu'elles 
écrasent.  Rien  de  ce  qu'il  dit  n'est  entière- 
ment faux  ou  entièrement  vrai,  le  mensonge 
et  la  vérité  nichent  dans  la  même  phrase, 
s'abritent  sous  le  même  mot. 

—  Pour  moi,  dit-il,  notre  système  d'éduca- 
tion est  responsable  d'une  situation  aussi 
désastreuse.  On  n'y  enseigne  pas  les  lettres, 
ni  l'art,  comme  on  devrait.  On  néglige  les 
sciences.  Les  professeurs  en  sont  toujours  à 
Corneille,  Bossuet  et  Racine.  Pouvons-nous 
sortir  de  notre  pauvreté  intellectuelle  sans 
un  chambardement  total  ? 

Là-bas,  dans  un  autre  coin  de  la  pièce, 
Gaston  voit  un  long  individu  jaunâtre  aux 
cheveux  roux  et  lisses,  qui  tient  son  interlo- 
cuteur par  la  basque  de  son  habit,  et  darde 
sur  lui  le  regard  glauque  de  ses  yeux  verts. 

— ''  Selon  moi,  s'exclama-t-il,  Paul  Fort 
est  le  seul  poète  de  génie  contemporain. 
Comment  ?...  Vous  n'avez  pas  lu  Paul  Fort  ? 
Mais  c'est  impardonnable.  Si  vous  saviez 
quelle  harmonie  il  y  a  dans  ces  phrases  ryth- 
mées, animées  d'un  souffle  puissant." 


170  ÂMES   ET   PAYSAGES 


Paul  Fort  lui  bouche  tout  son  horizon  litté- 
raire. Son  esprit  a  des  oeillères  qui  l'empê- 
chent de  regarder  ailleurs.  Il  trahit  ainsi 
Tétroitesse  de  son  intelligence  qui  ne  peut 
goûter  plusieurs  genres  de  beauté,  ou  le 
manque  d'étendue  de  ses  connaissances  litté- 
raires. Une  admiration  laudative  et  prolixe 
qui  s'enfle  dans  son  cerveau  occupe  toute  la 
place. 

Un  autre  est  féru  de  Marcel  Proust  qui 
contemple  les  moindres  mouvements  de  son 
âme  avec  la  patience  et  l'insistance  d'un 
fakir,  et  explique  ses  émotions  dans  de  longues 
phrases  entortillées,  mêlées,  surchargées  d'in- 
cidentes et  qui  ressemblent  à  une  rivière  dont 
le  cours  descendrait,  monterait,  ferait  des 
boucles,  des  noeuds,  des  détours,  sans  jamais 
arriver  au  but.  Il  y  a  des  enthousiastes  de 
Péguy,  de  Rodenbach,  de  Paul  Claudel,  qui 
les  ont  découverts  un  jour,  s'en  vantent  conti- 
nuellement, comme  d'une  trouvaille  géniale, 
et  leur  accorde  tous  les  talents  pour  se  justi- 
fier d'en  parler  ensuite  toujours. 

On  sent  le  cénacle  de  toutes  parts  à  certaines 
admirations  communes,  à  certains  ostracismes 
violents,  à  l'air  de  famille  dans  les  tournures 
des  esprits. 

Les  théories  artistiques  et  littéraires  les  plus 


UN    CÉNACLE  171 


compromises  et  les  plus  incongrues  ont  cours, 
importées  directement  de  Paris  où  elles  font 
long  feu  sur  les  boulevards  et  dans  les  milieux 
Kamtchatka.  Mais  chez  nous,  dans  une 
atmosphère  intellectuelle  appauvrie  et  raré- 
fiée, dans  des  intelligences  a  moitié  cultivées, 
sans  la  sève  puissante  et  paradoxale  qui  peut 
leur  donner  une  vitalité  prodigieuse  et  momen- 
tanée, sans  Félan  que  leur  impriment  des 
génies  dévoyés,  incomplets  mais  certains,  elles 
ont  quelque  chose  de  dérisoire,  de  misérable 
et  de  ridicule.  Et  les  fruits  qu'elles  produi- 
sent sont  racornis,  ridés  et  pleins  de  cendre. 
C'est  encore  aux  colonies  que  la  France  peut 
faire  l'épreuve  de  ces  nouvelles  thèses  artis- 
tiques: leurs  résultats  mauvais  y  sont  plus 
tangibles  qu'ailleurs,  et  démesurés. 

Les  discussions  et  les  paroles  bourdonnantes 
font  un  murmure  sourd,  un  grondement 
profond,  sur  lequel  se  détache  un  éclat  de  voix 
plus  aigu,  un  accent  plus  net  et  plus  vibrant, 
une  toux  rauque.  Un  pamphlétaire  dans  un 
coin  déverse  des  injures  sur  une  école  littérai- 
re adverse;  on  entend  parler  de  la  * 'sonorité 
creuse"  de  Hugo,  avec  un  ton  de  dédain,  pen- 
dant qu'un  esthète  joufflu,  aux  joues  roses 
comme  celles  d'un  bébé,  plaide  que  la  vie 
littéraire    est    impossible    au    Canada.     Les 


172  Ames  et  paysages 


thèses  exagérées  s'exaltent  au  contact  les 
unes  des  autres,  renchérissent,  croissent  com- 
me en  terre  chaude.  C'est  une  fermentation 
maladive  des  esprits,  une  excitation  réciproque 
à  la  haine  contre  le  bourgeois,  ce  philistin, 
ce  crétin,  ce  cuistre.  On  saute  à  tout  moment 
dans  les  extrêmes:  l'un  préconise  l'exotisme 
pour  régénérer  notre  littérature,  un  deuxième 
veut  qu'on  ouvre  toutes  grandes  les  écluses  de 
la  littérature  française.  On  sent  que  chacun 
croit  tout  à  coup,  et  pour  quelques  heures, 
que  la  solution  qu'il  suggère  est  infaillible  et 
d'un  effet  certain  si  elle  est  appliquée. 

Un  jeune  poète,  cynique,  qui  gâche  son 
intelligence  par  son  caractère,  à  moitié  gris, 
déclame  sourdement,  la  cigarette  au  coin  des 
lèvres:  ''Des  Don  Quichotte,  des  Don  Qui- 
chotte échappés  à  la  tutelle  de  leur  Sancho 
Pacha!  Des  impuissants  dont  chacun  se 
singularise  par  sa  marotte;  l'un,  les  invectives, 
l'autre,  les  mots  harmonieux,  un  troisième, 
par  la  violence  et  le  tapage  sur  de  vieilles 
caisses  défoncées.  Pourquoi  ne  pas  améliorer 
l'auteur  avant  le  public?'..  Ce  serait  peut- 
être  commencer  par  le  commencement.  A 
nous  tous,  avons-nous  produit  un  chef-d'oeu- 
vre, pour  tant  nous  attrister  d'incompréhen- 
sion ?     Nous  n'avons  pas  l'échiné  assez  forte. 


UN    CÉNACLE  173 


Au  premier  échec  et  si  bien  mérité,  nous  nous 
retirons,  amers  et  déconvenus,  dans  nos  tours 
d'ivoire.  Nos  vessies  sont  crevées  et  nous 
nous  mettons  en  deuil.  Le  premier  insuccès 
nous  brise  aussi  sûrement  qu'une  main  de 
fer  étreignant  une  poignée  de  roseaux.  Avez- 
vous  lu  le  livre  de  Dostoieski,  La  Maison  des 
fous  f  Vite  un  écriteau  a  la  porte  :  "La  maison 
des  fous,  La  Maison  des  fous." 

Et  Gaston  entend  toutes  ces  paroles,  toutes 
ces  déclarations,  le  tumulte  et  le  bouillonne- 
ment des  idées  en  effervescence.  Il  est  calme 
et  se  maîtrise  pour  tout  saisir  et  tout  recevoir, 
l'esprit  aussi  ouvert  aux  idées  qu'une  porte 
à  tous  les  vents.  Mais  le  moindre  mot  excite 
en  lui  une  ébullition  de  pensées  et  son  âme 
énergique  et  jeune  apporte  à  mesure  contre  ces 
poisons  de  vigoureuses  réactions. 

Il  sort  d'un  collège  de  campagne  où  son 
éducation  solide  s'est  faite  lentement.  Il  a 
emmagasiné  quelques  dogmes,  admis  quel- 
ques principes,  échelonné  des  admirations. 
Il  a  lui-même  du  talent. 

Mais  il  ignorait  entièrement  cette  diversité 
d'opinions,  ces  points  de  vue  si  disparates, 
toutes  ces  idées  contraires  à  celles  qu'il  avait 
cru  si  bonnes.  La  révélation  est  trop  subite. 
L'hiver  le  surprend  sans  son  manteau.     Voici 


174  ÂMES   ET   PAYSAGES 


qu'on  bouleverse  l'agencement  de  sa  mémoire 
et  de  son  intelligence,  qu'on  détruit  l'ordon- 
nance de  ses  connaissances,  qu'on  saccage  tout, 
comme  dans  une  maison  livrée  au  pillage. 
En  sortant,  il  ne  sent  plus  rien  en  lui-même 
d'intact,  son  armature  intellectuelle  branle  et 
se  disjoint.  Il  est  comme  pris  dans  des  sables 
mouvants,  cherchant  à  se  retenir  à  quelque 
chose  de  solide,  à  s'appuyer  sur  un  étai.  Mais 
ses  raisonnements  oscillent  sur  les  principes  qui 
s'écroulent,  les  échelons  se  brisent  sous  lui  et 
il  dégringole,  d'une  chute  immense,  dans  le 
vide. 

Maintenant  il  s'en  va  le  long  le  l'Avenue 
Mont-Royal,  dans  le  nord.  Les  dômes  de 
la  montagne  sont  noirs  sur  la  nuit  d'un  bleu 
foncé.  Les  arbres  bruissent  sous  le  vent 
froid.  Des  maisons  coiffées  de  vignes  ou  de 
l'ombre  des  grands  ormes  reposent  sans  lu- 
mières. Par  échappées,  il  aperçoit  des  pans 
de  la  ville,  des  rangées  de  réverbères. 

Montréal  qu'il  veut  conquérir.  Outremont, 
Westmount  dans  les  feuillages,  villas  luxueuses 
étagées  sur  les  pentes!  C'est  le  paysage  gran- 
diose qu'il  a  contemplé  tant  de  fois  du  haut  du 
belvédère.  Le  fleuve  gris,  la  surface  des 
lacs  brillants  perdus  au  fond  de  l'horizon, 
les    prairies,    l'étendue    immense,    la    nature 


UN    CÉNACLE  175 


taillée  pour  le  déploiement  des  ailes  illimitées 
des  rêves.  Tout  ce  pays  dilate  et  enfle  son 
énergie,  l'emplit  d'une  indestructible  volonté, 
car  il  est  formé  pour  le  songe  des  géants.  Et 
Gaston  sent  s'éveiller  en  lui  la  ténacité  sans 
bornes,  indomptable,  triomphatrice  et  farouche, 
un  désir  planté  jusqu'au  fond  de  lui-même  de 
vaincre  la  vie,  de  se  vaincre  lui-même  et  de 
tout  emporter  d'assaut. 

Il  marche  dans  la  nuit  silencieuse  et  sonore, 
goûtant  avec  autant  de  bonheur  qu'un  fié- 
vreux la  fraîcheur  de  l'air.  Il  souffre  et  est 
envahi  d'un  malaise.  Il  cherche  une  disci- 
pline et  l'on  détruit  toute  discipline;  il  cherche 
des  règles  et  on  les  méprise;  il  veut  que  son 
intelligence  soit  ordonnée  et  docile  afin  d'aug- 
menter sa  puissance  et  l'on  déprécie  l'ordre; 
il  veut  des  modèles  surs  et  les  iconolastes  bri- 
sent toutes  les  idoles.  Ses  certitudes  sont 
ébranlées  et  ses  convictions  intimes  s'entre- 
choquent ainsi  que  de  vieux  arbres  squeletti- 
ques  sous  un  ouragan  d'hiver. 

Durant  les  jours  qui  suivent  Gaston  tente 
de  recouvrir  sa  sénérité,  et  la  paix  des  efforts 
accomplis  avec  joie.  Mais  les  mauvais  fruits 
ont  souvent  un  goût  de  corruption  délicieux 
aux  goûts  mal  formés.  Il  est  engagé,  et 
presque  malgré  lui,  dans  des  nouveaux  milieux 


rv 


176  ÂMES   ET   PAYSAGES 

littéraires.  Le  déséquilibre  de  son  esprit 
s'avère. 

Il  devient  un  des  fervents  des  réceptions  de 
Berthe  Bois  joli,  Fâme  féminine  du  mouve- 
ment. D'une  sensibilité  un  peu  plus  fine 
que  le  commun  des  jeunes  filles,  elle  aime  la 
poésie  et  le  roman,  mais  surtout  la  gloire  qui 
s'attache,  par  la  parole  ou  par  l'écrit,  à  des 
hommes  célèbres,  toute  cette  atmosphère  de 
délicatesse,  de  sentimentalité  et  de  raffine- 
ment du  monde  artistique  où  l'on  est  intelli- 
gent, spitituel  et  fin.  Mais  superficielle, 
trop  légère  et  trop  prise  par  le  monde  pour 
se  perfectionner  et  s'élever,  réduisant  la 
littérature  à  l'étroitesse  d'une  mode,  elle  s'en 
sert  comme  d'un  moyen  social.  Elle  réfléchit 
les  opinions,  partage  les  idées,  étale  les  préfé- 
rences dé  la  coterie  qui  la  fréquente,  incapa- 
ble de  découvrir  elle-même  une  beauté 
d'auteur  ou  de  formuler  un  jugement  person- 
nel. En  passant  par  son  esprit  les  arguments 
deviennent  puérils,  les  pensées  enfantines,  et 
les  admirations  fanatiques  et  exclusives. 

Eprise  pour  le  moment  de  Pierre  Loti  et 
d'Albert  Samain,  qui  décrivent  d'angoissantes 
mélancolies  ou  d'ardentes  amours  dans  un 
décor  somptueux,  Berthe  donne  de  petits 
dîners  orientaux.     Tapis  de  perse,   coussins 


UN    CÉNACLE  177 


ronds,  tentures,  draperies,  aux  couleurs  écla- 
tantes, poteries  et  potiches,  cassolettes  fuman- 
tes, où  l'odeur  du  patchouli  se  mêle  à  celle  de 
l'encens  et  de  la  rose,  larges  divans  sombres, 
cimeterres  damasquinées,  rien  n'y  manque. 
Et  dans  ce  salon  à  la  Loti,  où  se  débitent 
mièvreries  et  marivaudages,  elle  sert  le  thé 
aromatisé  dans  de  fines  porcelaines,  passe 
à  la  ronde  les  sucreries  parfumées  dans  des 
vases  exotiques.  Elle  glisse,  élégante  et 
discrète,  dans  des  toilettes  luxueuses  et  magni- 
fiques, les  cils  et  les  sourcils  peints,  les  yeux 
noirs  caressants  et  doux. 

Gaston  vient  souvent.  De  tempérament 
très  artiste,  il  ne  peut  s'empêcher  d'aimer  la 
douceur  de  ce  luxe,  la  couleur  des  tapisseries, 
les  étoffes  précieuses  et  les  bibelots  fragiles. 
Et  Berthe  garde  de  ce  décor  où  elle  se  montre 
un  peu  de  la  poésie  orientale,  un  peu  du  char- 
me des  poètes  frénétiques  qui  ont  célébré  la 
Perse,  la  Turquie,  le  Japon,  les  pays  de  lumiè- 
res et  des  choses  graciles.  Et  Gaston  ne  sait 
pas  toujours  bien  s'en  défendre. 

Mais  la  compagnie  qui  se  rassemble  autour 
de  la  jeune  fille  dissipe  à  mesure  l'enchante- 
ment. Gaston  rencontre  toujours  là  des 
chanteuses  renommées  de  concert,  qui  forcent 
leur  naturel  simple  et  bon  pour  imiter  les 


178  AMES   ET    PAYSAGES 

cabotins  dans  leurs  manières  et  leurs  plaisan- 
teries; des  acteurs  importés,  toute  une  popu- 
lation aux  moeurs  inquiétantes.  Il  voit  quel- 
ques uns  de  ces  revenus  de  Paris  qui  n'ont 
remporté  de  là-bas  que  de  nouvelles  préten- 
tions, des  tics  de  langage,  et  des  diplômes 
véreux.  Un  pianiste  amorce  la  clientèle  en 
s'intitulant  Télève  d'un  maître  célèbre,  lors- 
qu'il en  a  pris  deux  ou  trois  leçons  tout  au 
plus.  Un  médecin  est  ''des  hôpitaux  de 
Paris,"  qui  n'a  rendu  que  sept  ou  huit  visites 
à  un  hôpital  au  cours  d'un  passage  court  et 
tourmenté.  Un  professeur  s'enorgueillit  d'un 
parchemin  de  la  Sorbonne  obtenu  à  des  cours 
de  français  donnés  à  des  Russes,  des  Anglais, 
des  Roumains.  C'est  une  falsification  ridi- 
cule qui  déprécie  la  bonne  marchandise,  entre- 
prise pour  s'attirer  des  chalands  ou  la  con- 
sidération, par  de  petits  rastaquouères  qui  font 
profession  de  libre-pensée,  ou  s'émancipent 
avec  tapage.  Des  jeunes  filles  même  suivent 
de  tels  exemples.  L'une  d'elles,  échappée  à  la 
tutelle  de  parents  aussi  imbéciles  que  bons, 
singe  des  moeurs  d'artiste  et  s'écrie  à  tout 
propos:  *'I1  faut  avoir  du  tempérament,  il 
faut  avoir  du  tampérament." 

Leur  suffisance  met  Gaston  mal  à  l'aise. 
Son  âme  sincère,  vibrante  et  vraie  reste  irré- 


UN    CÉNACLE  179 


conciliable  aux  choses.  Il  ne  peut  s'habituer 
à  endurer  sans  révoltes.  Le  dégoût  éclipse 
pendant  des  jours  entiers  son  affection  nais- 
sante pour  Berthe,  qui  s'abaisse  en  telle 
compagnie;  puis  il  revient  de  nouveau. 

Gaston  travaille,  en  même  temps.  Il  n'a 
rien  produit  encore,  mais  il  est  triste  de  ce 
qu'on  n'ait  pas  déjà  distingué  en  lui  tous  ses 
talents,  favorisé  leur  épanouissement,  aidé 
sa  carrière.  Il  récrimine  à  son  tour  contre 
le  public.  Il  s'essaie  à  la  poésie  exotique, 
balance  des  palmes,  et  fait  fuir  de  blanches 
et  graciles  gazelles  sur  le  sable  d'or  des  déserts. 
Il  exhale  des  plaintes  douloureuses  sur  lui- 
même.  De  belles  phrases  émouvantes  cou- 
lent de  sa  plume,  mais  détachées,  et  qui  n'en- 
trent dans  aucune  oeuvre  où  il  y  ait  le  moindre 
plan,  la  moindre  idée  générale.  Il  voudrait 
quelquefois  hurler  comme  un  fauve  pris  dans 
un  filet,  comme  un  athlète  étouffé  sous  une 
chape  de  plomb,  tant  il  devine  en  lui-même 
de  troubles,  de  forces  impuissantes  à  créer, 
et  qui  se  débattent  sans  s'affranchir.  Il 
secoue  ses  entraves  et  ses  lisières,  il  s'endort 
dans  la  fatigue;  puis  au  réveil  c'est  toujours 
cette  sensation  d'emprisonnement,  morne  et 
angoissante,  cette  tentative  de  faire  sauter 
l'éteignoir  qui  l'aveugle,  de  se  hbérer,  de  se 


180  ÂMES   ET   PAYSAGES 


lancer  à  pleine  vitesse  dans  les  sentiers  mer- 
veilleux de  la  vie. 

Un  jour  il  entre  dans  un  musée.  Tout  au 
fond  un  mauvais  moulage  craqué  et  jauni 
saisit  le  reg^ard  dès  l'arrivée.  Gaston  le 
remarque  vaguement.  Absorbé  par  des  sta- 
tues plus  rapprochées,  il  examine  avec  lenteur 
et  paresse,  laissant  ses  yeux  savourer  la  per- 
fection des  belles  formes  réalisées.  De  temps 
en  temps  il  jette  les  yeux  là-bas,  puis  regarde 
ailleurs.  Il  s'approche,  comme  fasciné.  Puis 
il  se  trouve  à  côté,  et,  tout  à  coup  se  tourne 
vers  elle. 

Elle  est  là  devant  lui,  l'écrasant  de  sa  gran- 
deur surhumaine,  l'incomparable  statue,  la 
Victoire  de  Samothrace.  Il  l'examine  d'abord 
en  détail,  les  plis  du  vêtement  flottant,  le 
torse  souple  et  fort,  l'attitude  des  membres. 
Une  émotion  l'envahit.  Il  la  voit  toute 
maintenant,  d'un  coup  d'oeil.  La  victoire? 
Oui,  c'est  bien  elle,  la  vierge  superbe  et  farou- 
che, c'est  elle,  arrêtée  tout  à  coup  dans  son 
élan  formidable,  dans  sa  course  furieuse  et 
éperdue,  pour  emboucher  la  trompette  énor- 
me, sonner  au-dessus  des  mers  et  du  monde,  le 
cri  de  victoire  triomphal,  retentissant  et 
immense,  pour  clamer  jusqu'au  fond  de  l'ho- 
rizon la  bonne  nouvelle.     Toutes  les  fibres 


UN    CÉNACLE  181 


tendent  vers  cette  sonnerie  de  vainqueurs, 
tous  les  coups  de  ciseaux  révèlent  la  joie 
tumultueuse  tandis  que  les  ailes  frémissantes 
sont  relevées  pour  se  rabattre  avec  une  vio- 
lence qui  rélèvera  jusqu'au  ciel.  Oui,  c'est 
elle  la  victoire  figée  dans  le  marbre  blanc, 
avec  un  tel  mouvement,  une  vie  si  puissante 
et  si  tragique,  une  vigueur  si  mâle,  que  l'on 
sent  passer  en  ses  nerfs,  à  la  contempler,  la 
folie  du  triomphe.  D'autres  artistes,  plus 
tard,  s'essaieront  au  même  sujet,  mais  sous 
la  force  du  même  sentiment  intérieur,  leur 
héroïne  aura  la  crise  d'hystérie  qui  tord  les 
nerfs  et  déforme  la  bouche;  elle  ne  sera  pas 
de  taille  à  le  porter  en  soi  sans  faiblir  et  sans 
grimacer,  sans  voler  en  éclats,  comme  une 
argile  trop  fragile. 

Et  Gaston  se  tient  en  face  de  la  déesse. 
Il  admire  ces  vieux  maîtres  de  l'humanité 
qui  ont  su  exprimer  l'infini  sous  une  forme 
finie,  rendre  la  plus  violente  émotion  de  l'âme 
sans  obscurité  et  sans  recherches;  comment 
ils  n'ont  pas  laissé  leur  ciseau  trembler  sous 
la  vibration  de  l'enthousiasme  intérieur,  et 
comment  ils  l'ont  maîtrisé  et  contenu  avec  une 
force  indomptable.  Il  est  étonné  par  cette 
vigueur,  surpris  par  cette  fougue  et  cet  empor- 
tement de  l'inspiration,  par  cette  simphcité 


182  ÂMES   ET   PAYSAGES 


à  saisir  un  grand  thème  pour  le  rendre  ensuite 
avec  une  maturité,  une  énergie,  un  particu- 
larisme éclatant,  robuste  et  sain. 

Gaston  se  tait.  Ses  sources,  au  dedans  de 
lui-même  sont  libérées.  Il  les  sent  jaillir 
comme  le  sang  qui  gicle  d'une  veine  coupée. 
Les  vieilles  règles  s'affirment  en  lui.  Il  a  le 
sentiment  d'entrer  dans  un  monde  plus  grand, 
plus  clair,  plus  pur  où  l'équilibre  de  l'esprit 
occupe  le  trône,  où  la  lumière  baigne  tous  les 
paysages,  et  chasse  les  ombres,  où  l'on  cherche 
la  justesse  de  l'intelligence  comme  le  plus 
précieux  trésor  et  la  discipline  de  la  sensibi- 
lité; dans  un  monde  où  l'on  ne  bâtit  pas  les 
chefs-d'oeuvre  à  la  manière  barbare,  en  entas- 
sant les  métaux  précieux,  à  l'aventure,  mais 
où  l'idée  et  la  conception  ont  une  valeur  pri- 
mordiale qui  emporte  le  reste  avec  elles. 
Il  apprend  que  l'être  humain,  seul,  est  faible 
et  débile,  et  que  c'est  en  communiant  aux 
forces  plus  vastes  que  la  sienne,  la  nature  et 
le  peuple,  en  laissant  les  échos  de  leurs  voix 
se  répercuter  en  échos  infinis  au  fond  de  son 
âme,  en  les  épurant,  les  clarifiant,  les  expri- 
mant pour  dégager  leur  ampleur  qu'il  attein- 
dra aux  chefs-d'oeuvre  immortels.  Et  pour 
que  les  exaltations  populaires  ne  fassent  point 
éclater  et  ne  brisent  point  son  âme,  pour 


UN    CÉNACLE  183 


qu'elles  ne  fassent  point  trembler  son  stylet 
et  changer  sa  voix  en  sanglots,  ou  en  mots 
inarticulés,  il  a  besoin  lui  aussi  d'héroïsme, 
de  courage  et  d'une  volonté  toute  puissante. 

Et  Gaston  s'en  retourne,  l'âme  purifiée, 
après  avoir  reconquis  le  plus  grand  don  des 
artistes  et  des  écrivains:  la  sérénité  et  la  paix 
intérieure.  Il  a  rejeté  de  lui-même  ainsi  que 
d'inutiles  scories,  l'apitoiement  sur  sa  destinée, 
les  théories  qui  le  retenaient  prisonnier,  toutes 
les  doctrines  qui  alourdissaient  son  élan  et 
empêchaient  son  essor.  Après  avoir  vomi 
les  aliments  indigestes,  sa  jeune  nature  reprend 
son  mâle  équilibre  et  il  se  met  au  travail  avec 
un  esprit  calme. 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


/«; 


TABLE  DES  MATIÈRES 

PAGES 

FÉCITE 9 

Un  charivari 25 

La  petite  oie  blanche 39 

PROSPER  ET  GrAZIELLA 49 

Au  BORD  DU  LAC  BLEU 63 

Marguerite 93 

Le  rêveur 109 

Une  intrigue  de  palais 129 

Un  cénacle 183 


îf 


IP 


Achevé  d'imprimer  au  Devoir^ 

le  vingt-deux  novembre 

1922 


/n 


ï3  Desrosiers,   lAo  Taul 

9507  Anies  et  paysages 

E78A69 


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