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HANDBOUND
AT THE
UNIVERSITY OF
TORONTO PRESS
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AMES ET PAYSAGES
Leo-Paul desrosiers
Ames et paysages
Fécite — Un charivari — La petite oie blanciie
Prosper et Graziella — Au bord du lac bleu
Marguerite — Le rêveur — Une intri-
gue de palais — Un cénacle
s"»'^
ÉDITIONS DU DEVOIR
MONTRÉAL
1922
CfSCJ
Tous DROITS RÉSERVÉS
A MA FEMME
1
Fécite
Jamais une vie ne fut plus pure devant Dieu
que celle de Fécite, une humble servante de
notre famille. Moi-même je ne l'ai connue
que lorsqu'elle était vieille et courbée, ridée
comme un raisin sec, qu'elle pouvait à peine
se lever et circuler dans la maison. Mais je
n'ai qu'à y penser pour entendre encore sa
voix fêlée et claire chanter en chevrotant
pour me bercer ou m'endormir. Le reste, je
l'ai appris de mon père et de ma mère qui
auraient pu se mettre à genoux devant elle
et la prier comme une sainte.
Mon bisaïeul Louis l'avait eue le premier
à son service. Il vivait alors sur une manière
de vaste seigneurie, à l'entrée du lac Saint-
Pierre, au bord du Saint-Laurent. Les bran-
ches du fleuve large enserraient d'un réseau
de lamelles d'argent les ^les basses, plates,
lourdes d'une végétation humide et grasse.
Les aulnes, V herbe à lien droite et fine comme
une baguette, les liards énormes aux feuilles
tremblantes, les saules qui forment des boules
de feuillage gris-pâle et finement découpé,
croissaient sur les rivages, au milieu des her-
10 ÂMES ET PAYSAGES
bes aquatiques et luxuriantes, dans un
paysage lacustre.
Mon grand'père possédait en arrière quatre
à cinq cents arpents d'une terre miraculeuse-
ment riche. Les blés à hauteur d'homme
s'écrasaient sous leur poids, le mil et le trèfle
des vastes prairies étaient d'un vert sombre et
presque noir. Le troupeau de vaches, dans
un gras pacage, se couchait dès le commence-
ment de Favant-midi, repu, sous des chênes
solides et sains.
Et c'est dans sa maison longue, étroite, aux
lucarnes hautes, bâtie de pierres et de cailloux
empâtés de mortier, que Fécite arriva un jour
avec sa grande malle de bois recouverte de
cuir fauve, aux crépines dorées. Orpheline
baptisée on ne savait où ni pourquoi de son
nom bizarre, elle était aussi fraîche et pro-
prette qu'une jeune prune translucide encore
pendue parmi les feuilles vertes, bien que sa
figure fût grêlée des tâches de la petite vérole.
Ses jolis yeux bruns étaient pleins de vivacité.
Elle n'était pas descendue de voiture que les
cinq enfants de la maison, endiablés, se bous-
culant et criant, grimpaient à ses jupes, lui
sautaient aux mains, la câlinaient, tendaient
des joues barbouillées et des frimousses
expressives et tendres. Elle avait un don, un
FÉCITE 11
charme, disait-on. Elle faisait des petits ce
qu'elle voulait, calmait leurs agitations des
jours d'orage, les décidait à l'accomplisse-
ment de leurs devoirs puérils
Levée dès cinq heures, couchée avec les
derniers aboiements des chiens, elle travaillait
dans la maison, dans les champs, elle mettait
la main à tout; et le soir, souvent, lorsque le
crépuscule des grandes campagnes plates et
sereines allongeait sur la terre des pans d'om-
bre noire comme la nuit, et des traînées d'or
sur les blés, on voyait Fécite s'acharner à une
dernière tâche au milieu du repos universel.
Que pourrais-je dire de ses années de ser-
vice? Elle ne demandait rien pour ne pas
déranger les autres, mais obligeait tout le
monde au moindre mot et se réservait les
besognes les plus répugnantes. Elle était
compatissante pour les misères, même les
fautes, et les malheurs du prochain l'émou-
vaient autant que les siens. Il n'existait
pour elle ni rancune, ni secrets; aucun soup-
çon ne lui venait sur les gens qu'elle ac-
ceptait toujours à leur façade; et jamais
l'idée ne lui serait venue de ces petites ruses,
de ces roueries, de tous les moyens subtils de
sonder, de pénétrer et de découvrir les âmes
qui ne se défient pas.
12 ÂMES ET PAYSAGES
Dans la maison Fécite enveloppait tout le
monde de sa tendresse comme d'un chaud
manteau. Elle maintenait les liens de la
famille dispersée, invitant les fils et les filles,
donnant des nouvelles, pleurant sur les lettres,
aux arrivées et aux départs. Que de fois
elle attirait mes oncles dans un coin pour
recommander l'observance des pratiques reli-
gieuses ou suggérer des attentions délicates
pour leurs parents. Elle donnait gravement
aux jeunes mères des conseils de patience,
ravie d'entendre leurs longues et secrètes con-
fidences sur les tracas et les soucis domesti-
ques.
Elle était peu à peu devenue l'âme de la
maison, une espèce d'ange qui amollissait les
cœurs afin d'y faire germer l'affection, l'amour,
la douceur. Elle développait notre sensibilité,
lui créait des besoins, rendait notre vie intense
en faisant de nous des hommes qui veulent
sentir autour d'eux le parfum des amitiés ter-
restres, pratiquer le commerce de l'intimité
et de l'attachement. Et c'est pourquoi nous
avons tous en nous comme un gouffre de par-
don, de pitié et d attendrissement où l'on
peut éternellement puiser. Nos larmes sont
plus prêtes et les choses nous touchent plus
profondément.
FÉCITE 13
J'ai réfléchi souvent sur cette influence
qu'elle eut sur nous. Fécite n'avait qu'une
vertu, mais elle l'avait toute, elle en était la
personnification et c'était la bonté. Et la
bonté, quand on y pense, ce n'est pas une
vertu, c'est un composé, un résidu des essences
le plus fines, de tout ce qu'il y a de meilleur
dans l'hcmme. Il y a en elle de la douceur, de
la patience, de la simplicité, du dévouement,
de la charité et de l'altruisme, il y a de la géné-
rosité, de l'indulgence, de l'innocence, de la
candeur, l'oubli de soi et une sensibilité très
facile. On y trouve, et comme mêlées et
fondues ensemble pour former une riche
odeur, toutes les bonnes qualités humaines. Et
Fécite était bonne comme la terre de Dieu
dans ces campagnes neuves qui poussaient à
profusion et prodiguaient les récoltes, des
richesses inépuisables et profondes, les gas-
pillaient en forêts, en fleuves et en lacs, en une
végétation puissante et vivace.
Fécite ne se maria jamais. Elle eut une
ou deux fois des amoureux mais sa perfection
morale mettait autour d'elle un halo et comme
un cercle défendu aux passions trop charnelles,
trop intenses et trop humaines. Sa large
sympathie excluait une préférence trop par-
ticulière. D'ailleurs elle répandait déjà abon-
14 ÂMES ET PAYSAGES
damment sur toute notre famille, vaste clan
aux ramifications étendues qui couvraient la
province.
Des malheurs ensuite l'attachèrent plus
fortement. Mon bisaïeul Louis, important
et riche dans la paroisse, devint le '^cabaleur''
de l'un des partis, au cours d'une élection
fédérale. Son cheval attelé à un cabriolet
crotté détalait du matin au soir sur toutes
les routes du comté. C'était alors un fort
bel homme de quarante ans, au visage gras et
blanc encadré de cheveux, d'une barbiche et
d'une moustache crépelés et noirs. Il plaisait
aux hommes par sa grosse jovialité, aux
femmes par une galanterie inofïensive de joli
garçon, aux enfants par sa familiarité ave-
nante.
Puis aussitôt tombées les claires nuits fraî-
ches d'automne, les réunions animées et
bruyantes commençaient dans le salon. Au
milieu du choc des verres, des conversations à
tue-tête, des discours pompeux et simplistes
et des rires sonores et gras, on entendait la
voix de basse du maître de la maison tonnant
ses *'Sata-Michette" et ses '^Sata-Michon",
les deux jurons dont il appuyait ses phrases
comme de deux béquilles. Le rhum, la
bière y passaient par tonneaux et l'on s'em-
FÉCITE 15
piffrait de ce bon pain de boulanger trempé
dans la mélasse qui faisait les délices de nos
ancêtres. La fumée des pipes estompait la
lumière douce des lampes.
Vers une heure, deux heures du matin, les
hôtes partaient, titubants, colériques, abomi-
nablement gris, en se lançant des injures ou
des quolibets. Plus d'un se trouvait incapa-
ble de remettre son cheval dans les brancards
et même de se rendre à sa voiture. Lorsqu'il
avait facilité et surveillé tous les départs, mon
bisaïeul, qui avait bu comme dix hommes,
remontait à sa chambre d'un pas automatique
et roide, sans broncher d'une semelle, l'atti-
tude rigide et la démarche posée.
Fécite, durant ces ripailles et ces orgies,
priait Dieu et tous ses saints, prise d'une
épouvante sacrée devant les abominations qui
se commettaient dans la maison. Elle accu-
mulait les jeûnes, les neuvaines, les commu-
nions et les pénitences pour éloigner la malé-
diction divine. Et le matin, lorsqu'elle ba-
layait les restes de tabac et les cendres de pipe,
dans la salle à l'atmosphère affadie par la
fumée, elle avait des colères subites, des auda-
ces terribles et sacrées, des révoltes de dégoût
qui la faisaient se lever en face de son maître
pour lui reprocher sa faute et les péchés qu'il
16 ÂMES ET PAYSAGES
faisait commettre. Elle trépignait, criait,
suppliait, pleurait; elle parlait de se mettre à
genoux pour implorer un changement, elle
tremblait de tous ses membres, l'être tendu
dans une demande passionnée, tandis que mon
aïeul, goguenard, avec son rire sourd, détour-
nait le coup :
— Sata-Michette, tu en gagnerais des élec-
tions avec tes chemins de croix ! Comme si
on avait fait autrement la cabale depuis que
le monde est monde ! Laisse aux hommes le
travail des hommes et tu seras tranquille.
La pauvre Fécite vivait maintenant dans
l'appréhension des châtiments du ciel. Elle
vaticinait comme une prophétesse antique,
maudissait les élections et la boisson. Elle ne
décolérait plus de toute la journée et éclatait
quelquefois en sanglots, tout à coup, vaquant
à une besogne, lavant la vaisselle, disant le
chapelet. Elle ne pouvait se résigner; elle
s'offrait en holocauste, elle aurait accepté le
renvoi, n'importe quelle pénitence, n'im-
porte quel sacrifice, pour arriver à sa fin.
Guêpe têtue obstinée à sortir à trav^ers une
vitre, elle revenait à la charge se heurter et se
heurter sans cesse contre le refus, et maudire
son impuissance.
FÉCITE 17
Le malheur prévu par Fécite arriva cepen-
dant. Le candidat opposé à celui de mon
grand-père tint ime assemblée sous les ormes
de l'église, après la messe. La foule divisée en
deux camps s'invectivait dès le début. Mon
bisaïeul Louis, avec cinq ou six de ses pairs à
carrure herculéenne, en veston d'étoffe à
manches de cuir, avait pris possession des
marches de la tribune. L'orateur, un petit
notaire barbu, aux gestes agiles et à la riposte
prompte, attaquait avec brio sous l'œil de ces
singuliers gardes du corps. Il parlait trop
bien. A un moment donné mon ancêtre bon-
dit sur les tréteaux avec sa troupe. On le vit
aussitôt balancer au-dessus de sa tête le corps
gigotant du petit notaire et le lancer parmi
l'auditoire. Le curé accouru en toute hâte
réussit à arrêter les rixes et ce moulinet for-
midable des poings déchaîné dans l'assistance
par l'assaut de la plate-forme.
Un jour vint où il fallut solder cette vic-
toire. Poursuivi pour fracture d'un bras mon
bisaïeul Louis fut condamné à payer quatre
mille dollars d'indemnité. Peu riche en
numéraire, il dut vendre sa grande ferme fer-
tile pour s'établir sur une terre plus petite, au
quart défrichée, le long de la rivière Bayonne.
Fécite et ma grand'mère passaient mainte-
nant^leur temps à pleurer. Un mot, un re-
18 ÂMES ET PAYSAGES
gard, une pensée, et les larmes jaillissaient de
leurs yeux, coulaient le long des joues. Dans
la maison vide, lorsque les derniers meubles
eurent été chargés, elles s'affaissèrent, sentant
se briser une infinité de liens imperceptibles
d'amour et d'amitié, des attaches à la vie,
leurs racines dans le sol. Un désespoir secret
habita longtemps leur âme car on les vit
regarder souvent, le soir, ce coin de l'horizon
où s'élevait la vieille demeure. Et de souf-
frir également pour la même chose, Fécite et
ma grand'mère contractèrent une amitié
muette et indestructible qui éleva la servante
au niveau de la maîtresse.
Après cette déchéance matérielle les mal-
heurs se multiplièrent dans la famille. Payant
en un seul jour les excès de toute une vie, mon
bisaïeul Louis fut atteint d'une paralysie des
jambes; il ne marcha plus qu'avec des béquil-
les. La force de ses bras s'étant pourtant
conservée intacte, et, habile à manier les
rames, il passait des journées à la pêche, une
gourde de rhum au fond de sa chaloupe.
Charles, son fils aîné, pour s'être ruiné à
défricher, à cultiver, afin de nourrir la famille
nombreuse, se couchait à quarante ans dans
son lit de souffrance, pour y vivoter longtemps,
pâle et timide vieillard perclus, au sang ané-
FÉCITE 19
mié. Ma bisaïeule, les cheveux tout blancs,
tricotait des heures entières près du poêle,
douce et calme comme une sainte, en robe
d'indienne. Fécite s'effarait entre ces impo-
tents et ces malades, entre les enfants tapa-
geurs et excités, plus inquiète de chacun que
s'il eût été la chair de sa chair. Petite et
osseuse maintenant, ridée et sèche, elle four-
nissait des journées de travail à assommer un
cheval.
Il lui vint plus tard une autre épreuve.
Louis, le premier enfant de Charles, était
devenu son préféré; en vieillissant, elle s'était
laissée aller à cette tendresse plus particulière.
Beau gars de vingt ans, bien découplé, il avait
tout le physique de son grand-père avec l'âme
douce de sa grand'mère.
On entendit parler un jour de l'invasion des
Féniens. Le gouvernement demandait des
volontaires. Héritier d'un sang audacieux
et batailleur, Louis s'enrôla tout de suite, fier
de l'uniforme rouge qui lui seyait bien.
Dès le moment du départ, Fécite ne connut
plus de repos. On la vit coudre des glands
noirs aux rideaux de la maison, s'habiller de
deuil, et pratiquer des austérités qui l'éma-
ciaient. Une intense inquiétude maternelle
la consumait, étreignait son âme puérile et
20 ÂMES ET PAYSAGES
craintive. Torturée par l'angoisse et la lente
souffrance, elle dépérissait, ses yeux se cer-
naient.
Mais le régiment de mon père, après des
marches forcées jusqu'à Laprairie, s'immo-
bilisait, était bientôt débandé. Fécite fut la
première à apercevoir au retour le beau soldat,
à courir au devant de lui, à l'embrasser, suf-
foquée d'une joie qui faisait bondir son pauvre
vieux cœur.
Louis se maria bientôt à son tour, et la
quatrième génération commença à croître
dans la maison. Fécite ne se rassasiait jamais
de contempler les jeunes sourires, les chairs
fraîches et potelées des bébés, l'épanouisse-
ment progressif de la vie. Son affection
grandissait avec l'augmentation de la famille,
elle enveloppait chacun des liens subtils et
forts de son amour. Comme autrefois, la
vieille servante soignait les fièvres, les rougeo-
les, les scarlatines et les croups, toutes ces
maladies enfantines qui éclataient subite-
ment, en épidémie, parmi ce petit monde
grouillant et capricieux. C'est alors qu'elle
se battait farouchement et sauvagement avec
la mort, passant d'interminables nuits blan-
ches à entendre gémir, à prier, à calmer, à
offrir les médecines contre lesquelles se révol-
FÉCITE 21
tait le goût des chers petits. Toute accablée
et toute défaillante au-dedans d'elle-même,
elle menait cependant le combat, comme un
général, pleine d'héroïsme et de calme, arra-
chant jusqu'entre les griffes de la tueuse ces
corps déjà froids et pantelants saisis des spas-
mes de l'agonie.
Et il aurait fallu un bureau de statistiques
pour enregistrer toutes les victoires qu'elle
remportait. Songez-y donc ! Une trentaine
d'enfants au moins soignés et choyés par
elle !
C'est un peu plus tard que je l'ai connue.
Elle n'était plus guère utile dans la maison.
Ma mère et mes tantes suffisaient aux tâches
du ménage. Et le soir, lorsque la famille
était réunie autour du poêle, mon bisaïeul
Louis encore vert et gai malgré ses quatre-
vingt-dix ans et ses infirmités, la taquinait
avec un air de pince-sans-rire :
— Sata-Michette, disait-il, tu ne fais plus
rien, Fécite! Penses-tu que Ton puisse te
nourrir si tu ne gagnes pas ton pain? Tu
serais mieux de partir sans qu'on te le com-
mande, au lieu de compter sur notre bon
cœur.
Fécite regardait alors ma grand 'mère et
elles souriaient, d'un air entendu, en joignant
les mains.
22 ÂMES ET PAYSAGES
Pauvre grand'mère, elle s'éteignit bientôt
en langueur, résignée et heureuse. Mon
bisaïeul la suivit de près, laissant dans la
paroisse des souvenirs légendaires de son ca-
ractère terrible et brouillon. Puis mon grand-
père Charles acheva de mourir. Ces trois
deuils s'échelonnèrent dans les jours d'une
année. Dépaysée maintenant par le décès de
ses vieux maîtres, à demi-folle de regrets et
de tristesse, hébétée par ces douleurs renouve-
lées, Fécite tomba un soir, pour ne plus se
relever, en disant les prières communes.
On la conduisit au cimetière par un matin de
janvier éclatant. Je revois le chariot noir s'en
allant, là-bas, dans l'infinie pureté du paysage.
La nature avait sa parure virginale et imma-
culée. La pluie congelée sur les arbres en
avait fait des lustres de cristal, partout scin-
tillants et brillant sur la plaine, au bout des
troncs noirs. Le pâle soleil hivernal allumait
des rutilements sur la neige dans cette atmos-
phère translucide et bleuâtre des jours de
froid intense. On aurait dit enfin une cham-
bre mortuaire immense dressée par Dieu pour
une vierge. Et s'espaçant en arrière du
convoi, cinquante, cent, deux cents, trois
cents voitures, toute la paroisse accourue
aux funérailles comme à un pèlerinage.
UN CHARIVARI
Un Charivari
Le docteur Xavier-Narcisse Gervaise étant
mort, la ville de Berthier vit arriver en calèche,
par un joli matin de mai, M. Daniel-Emma-
nuel Bonald, son successeur. Le nouveau
médecin était jeune, sa bourse était légère et
son âme pleine d'espérances. Après avoir
attendu avec assiduité la fortune dans son lit,
comme le recommande La Fontaine, il avait
décidé de s'avancer au devant d'elle pour lui
épargner la moitié du chemin. Il s'était
alors rappelé avec beaucoup d'à-propos que
son humble patelin natal contenait de vieilles
résidences de rentiers et s'entourait de prairies
florissantes qu'il ferait bon d'exploiter.
M. Daniel-Emmanuel Bonald se mit en
campagne le lendemain de son arrivée, suivant
un plan conçu d'avance par lui-même pour
donner une haute opinion de sa personne.
D'abord, il se fit suivre de deux bassets à poil
noir et porta la canne. Puis il ne craignit pas
de s'adoniser, étant joli et bien fait de son
corps. Un habit gris à collet et à revers de
velours noir moulait bien sa taille élégante.
Son couvre-chef n'avait pas eu l'audace de
26 ÂMES ET PAYSAGES
s'élever jusqu'au haut de forme mais y tendait
néanmoins d'assez près pour être respectable.
Des favoris encadraient une face régulière et
pâle que de beaux yeux bruns éclairaient d'une
douce lumière. Avec ça, fleurant la rose ou
le muguet, et relevant, d'un coup de pouce,
selon la verticale, les pointes d'une belli-
queuse moustache.
Toute la population de Berthier fut inter-
loquée d'un spectacle aussi rare. Peu dispo-
sée à faire crédit sur la mine elle se tenait sur
la défensive. Les vieux joueurs de dames s'ex-
pliquaient mal d'ailleurs les allées et venues
du nouveau médecin, ses sorties multipliées et
précipitées, comme si la ville eût été subite-
ment atteinte d'une épidémie. Ils savaient
pertinemment qu'il n'y avait pas, pour lors,
plus de cinq ou six malades dans la paroisse.
Les habitants, de leur côté, habitués au
tutoiement du défunt Gervaise, du curé et du
notaire, étaient complètement désorientés
par les 'Vous" polis et l'air distant du docteur
Daniel-Emmanuel Bonald. Ce frais émoulu
d'université, ne s'informait point des récoltes,
des enfants et de la femme, il ne commentait
pas les dernières nouvelles qui agitaient ce
milieu si spécial.
Quant à la gent féminine de Berthier, —
UN CHARIVARI 27
délicieuses bachelettes en crinoline, — elle
n'avait pas su résister à l'appât de tant de
charmes physiques unis dans la même per-
sonne. La belle prestance de notre héros lui
avait recruté plus d'une soupirante admira-
trice. Et, cela va sans dire, lorsqu'il déam-
bulait par les rues paisibles, beaucoup de
regards charmants l'épiaient derrière les ri-
deaux de dentelle et rayonnaient à lui voir
exécuter de si nobles écarts de poitrine.
Or, vivait à cette époque, à Berthier, dame
Xavier-Narcisse Gervaise, veuve de feu le
docteur Xavier-Narcisse Gervaise. C'était
une maîtresse femme, des plus accortes,
fraîche et dodue à souhait, portant son deuil
et ses trente-cinq ans comme une parure.
Elle aimait à rire et suait la bonne humeur et
la santé par tous les pores de sa peau. On
la disait propriétaire d'un patrimoine consi-
dérable et elle occupait l'endroit stratégique
de la ville. Un vrai chef-d'œuvre, cette
maison enfoncée sous les arbres dans une
manière de petit parc ! Les murs étaient
peints en bleu-pâle, les portes et les persiennes
en rouge-pâle, la corniche et le toit en vert-
pâle. Les habitants la contemplaient avec
respect, chaque dimanche.
Il advint donc qu'on s'aperçut, un jour, que
28 ÂMES ET PAYSAGES
M. Daniel-Emmanuel Bonald ne regardait
pas sans plaisir madame veuve Xavier-Nar-
cisse Gervaise. En y pensant deux fois, on
en vint à la conclusion que la dame était bien
le fait du médecin. Peu riche, celui-ci ne
pouvait que se trouver dans d'excellentes dis-
positions pour aimer une femme fortunée.
Et, depuis ce jour, on se mit en frais de sur-
veiller attentivement les péripéties de cette
cour. Aussi, après la grand'messe, lorsque le
docteur, alerte et guilleret, abordait, plein
de civilités et de courbettes, Mme veuve Ger-
vaise, lorsque cette délicieuse ingénue, rou-
gissante, souriante, un peu gênée, acceptait
cette compagnie, il fallait voir la figure de nos
gens ! Ce n'est pas à eux qu'on pouvait en
faire accroire ! La malice pétillait dans leurs
yeux narquois et la fumée de leur pipe s'en-
roulait en volutes polissonnes. Le gros bour-
don s'ébaudissait avec fracas dans le clocher
et les petits moineaux pétulants, juchés dans
les grands ormes, raillaient à visage découvert.
Les amours suivirent leur cours légal et
coutumier, et, un dimanche de septembre, ce
fut la publication des bans. Du haut de sa
chaire roulante, le curé vit un tel amusement
dans les regards braqués sur lui qu'il en pensa
perdre sa gravité.
UN CHARIVARI 29
Sitôt que la messe fut terminée, habi-
tants et rentiers se réunirent en conciliabule
sur le perron de l'église. Dans leur sagesse,
ils décidèrent à l'unanimité de courir un cha-
rivari aux nouveaux époux. La veuve était
bien recevante, et verrait cet événement sans
déplaisir. D'un autre côté, les projets matri-
moniaux du docteur indiquaient son intention
de ne pas quitter la place et il devenait urgent
de lui faire prendre l'air de la paroisse. Le
charivari, d'ailleurs, n'est-ce pas le sou du
franc du public sur les joies nuptiales renou-
velées, un impôt établi par nos pères sur les
personnes que le petit dieu amour ramène
une seconde fois dans ses filets roses ?
Le mariage fut célébré le mardi matin.
Et tout l'après-midi, un observateur attentif
aurait pu remarquer des allées et venues mys-
térieuses des maisons aux hangars, des caves
aux greniers. Puis, vers huit heures, toute la
population mâle de Bertbier se rassembla
autour de la maison de feu Xavier-Narcisse
Gervaise où s'étaient gîtes les nouveaux
époux. Elle s'était armée de vieilles casse-
roles, de chaudières trouées et de chaudrons
hors d'usage; elle ouvrit aussitôt le bal en
battant de cacophoniques mesures avec des
bâtons.
30 Ames et paysages
Ce fut un beau vacarme entrecoupé d'in-
vectives homériques. Les clameurs poussées
en commun succédaient aux appels gutturaux.
Une bande de bambins dépenaillés, à cheval
sur une clôture, huchaicnt d'un ton aigu et
traînant, sans cesser : ''Ohé, Ohé, Ohé, le
marié !" D'autres donnaient jour à leurs
tendances musicales en imitant, avec une
ressemblance frappante, les cris de nombreux
quadrupèdes et bipèdes, le chant du coq, le
miaulement lent et strident du chat, le hennis-
sement du cheval. Et pour éclairer cette
scène, des jeunes gens avaient enduit de pétrole
des quenouilles cueillies dans les marais et les
agitaient au vent, au-dessus des têtes.
Vers onze heures, lorsqu'il devint évident
que Daniel-Emmanuel Bonald serait sourd
aux sommations de la multitude, ce fut une
excitation complète, un délire, une folie. Le
charivari tripla d'intensité. Ce n'est pas peu
dire. Et jusqu'à trois heures du matin, ce
fut un chahut à rémller les morts. On
s'égayait bellement.
Le lendemain, prévoyant que le siège serait
difficile et long, les assiégeants élirent un géné-
ral et un maUre des cérémonies. L'effectif
des troupes s'augmenta aussi considérable-
ment et l'on suivit un programme élaboré
UN CHABIVARI 31
avec soin de sorte que les assiégés n'eurent
aucun répit. A un solo exécuté sur les chau-
dières bossuées succédait une clameur puis-
sante, puis, les plus gaillards entonnaient la
complainte de Toronto ou celle du Juif-
Errant. Un virtuose inconnu des autres et de
lui-même se découvrit du talent pour l'ophi-
cleïde, tandis que la trompette et le basson
improvisaient des airs propres à maintenir
l'ardeur des combattants. Le tambour ne
chômait point et tapait à tour de bras sur la
peau d'âne.
Ce siège de bruits fut courtois et les belli-
gérants s'abstinrent de tout acte déloyal.
Aussi l'armée menaçait-elle de s'éterniser dans
l'assaut lorsqu'un médiateur imprévu inter-
vint. Monsieur le Curé de Berthier était un
digne et saint prêtre. Les paroissiens ne
se lassaient pas d'admirer sa carrure athléti-
que, son verbe haut, son interpellation fami-
lière et ses gestes brusques. Ouailles et pas-
teur s'aimaient réciproquement, se compre-
naient, et gravissaient au pas de charge les
sentiers escarpés du ciel. Mais le bon Dieu,
pour des raisons de lui seul connues, ne vou-
lant pas que la perfection absolue se rencontre
sur la terre, avait laissé à l'excellent ecclésias-
32 ÂMES ET PAYSAGES
tique un défaut, un petit défaut mignon, un
défaut de. ..patience.
Fils de paysan lui-même, il n'avait pas
appris sans un peu de délection intérieure
qu'on courait un charivari à son nouveau
paroissien. Cette idée lui avait paru oppor-
tune et sensée. Aussi, le premier soir, il
s'était amusé considérablement. Mais le
presbytère était procbe, bien proche de la
maison de feu Xavier-Narcisse Gervaise et,
le deuxième soir, monsieur le Curé s'avisa que
l'idée était beaucoup moins plaisante qu'il ne
l'avait d'abord pensé. Ce qui est sûr, c'est
que le troisième et le quatrième soir, le vicaire
entendit, à travers la cloison, des grognements
et des soupirs significatifs.
Et, le samedi matin, monsieur le Curé
s'amena chez les nouveaux mariés. Madame
Bonald était là, toujours heureuse et amoureu-
se. Cette grosse réjouie n'aurait pas donné
son charivari pour tout l'or du monde tant il
lui plaisait d'occuper l'attention publique.
Mais Daniel-Emmanuel avait chaud quelque-
fois, le pauvre hère, et trouvait le temps plus
long qu'il n'était en réalité.
— Ah ! ça, Bonald ! Il faut que ce charivari-
là cesse !
UN CHARIVARI 33
— Nul n'en serait plus charmé que moi,
monsieur le curé !
Il y avait dans cette voix un accent de sin-
cérité qui ne trompait pas.
— Alors, pourquoi ne pas les recevoir dans
ta maison?
— Monsieur le curé, j'aime beaucoup la
ville et les habitants de Berthier, mais je ne
peux pourtant pas abreuver toute une popula-
tion. D'ailleurs, je ne dois rien à personne
et je ne me mêle des affaires de personne.
— Ta ! Ta ! Ta ! ce n'est pas tout ça dont
il s'agit, Bonald. Si tu avais ouvert ta porte
le premier soir, la danse serait terminée main-
tenant et à peu de frais. Maintenant il vient
des gens de partout et nous ne pouvons
compter sur la pluie pour les disperser. Le
mieux, vois-tu, c'est de les recevoir gentiment
et je t'assure que tu t'en trouveras bien. Plus
tu retarderas et plus tu paieras. Au revoir,
Bonald.
Malgré ces excellents conseils cependant
Bonald demeura perplexe. Personnellement,
il n'avait aucune objection à trinquer avec ses
compatriotes de mœurs si pittoresques.
C'était un bon vivant, pas trop porté vers
l'avarice et qui consentait plutôt facilement
à se mettre en belle humeur. Mais, voilà.
34 ÂMES ET PAYSAGES
sa bourse était è sec, et il hésitait à mettre à
contribution tout de suite celle de Madame
veuve Xavier-Narcisse Gervaise, sa nouvelle
femme. Ayant quelque teinture des lettres,
il se prenait à méditer dans son désarroi la
pensée de La Bruyère : '' Épouser une veuve
en bon français, signifie faire sa fortune; il
n'opère pas toujours ce qu'il signifie". Il
y avait de quoi se mettre martel en tête.
Parce que les relations conjugales sont
chose délicate, Mme Bonald n'avait pas
voulu s'immiscer dans cette affaire. Elle
s'amusait tant aussi ! Mais tout à coup,
pendant la conversation avec le curé, voici
qu'elle avait compris la situation, la fine
mouche ! Nous ne dirons rien du colloque
qui s'ensuivit entre les deux époux, des effu-
sions, marques de reconnaissance, etc., parce
que nous n'étions pas présent et que la tra-
dition ne les rapporte pas. Mais il est établi
irrévocablement eue vers les trois heures de
l'après-midi un charretier déposa à l'entrée de
la cuisine trois barriques de cette bonne bière
de Sorel dont nos pères ne parlaient qu'avec
attendrissement et un petit tonneau de Ja-
maïque fraîchement arrivé des Iles.
Et le soir, vers 10 heures, alors oue le cha-
rivari battait son plein, les assiégeants virent
UN CHARIVAKI 35
avec surprise la porte s'ouvrir, et le médecin
s'avancer sur le perron : ''Messieurs, si vous
voulez vous donner la peine d'entrer...".
Une acclamation couvrit sa voix : ''Vive le
docteur Bonald" !
Tous deux étaient là, dans le vestibule,
pour recevoir les convives, la mariée bien ave-
nante, le marié regaillardi par quelques acco-
lades à une dame-jeanne d'allure respectable,
débraillé pour la première fois et prodiguant
les "tu" avec son plus aimable sourire. Et
tous, habitants et rentiers, jeunes et vieux,
rendirent honneur à leur réputation et à la
politesse qu'on leur faisait.
Puis, un des plus délurés cria : "Une chan-
son, la mariée". Le violoniste se fit une tri-
bune des marches de l'escalier et la pétillante
Madame Bonald se plaça près de lui. Elle
était tout je ne sais comment, sous le feu des
regards braqués sur elle, faisait la charmante
et chanta avec des mines accommodées au
sujet, "A la claire fontaine !". Afin de l'ho-
norer ensuite, l'assistance tournée vers elle
entonna : "Vive la Canadienne".
Pendant ce temps Daniel-Emmanuel avait
bien rabattu de ses airs de petit-maître. Il
se promenait d'un groupe à l'autre, jovial,
commimicatif, retrouvant partout des amis.
36 AMES ET PAYSAGE
Et lorsqu'un des assistants lui demanda de
remercier la foule, il n'avait plus de bourre
dans ses gestes et il s'acquitta de sa tâche
d'une manière remarquable. Sa péroraison
surtout fut goûtée et excita du délire : ''Mes-
sieurs les électeurs du comté de Berthier, vous
vous êtes souvenus de moi lorsque j'étais dans
le bonheur et je vous remercie. J'espère que
vous vous souviendrez de moi dans vos mal-
heurs, vos maladies, et soyez certains que je
serai aussi heureux de partager vos peines que
vous l'avez été de partager ma joie. Et con-
servez alors cette ténacité dont vous avez
donné une preuve si éclatante". Il obtint
ainsi une ovation et le départ de ses invités.
C'est ainsi que débuta à Berthier, dans
la pratique de sa profession, le docteur Daniel-
Emmanuel Bonald qui se fit en peu de jours la
clientèle la plus nombreuse oui fut et devint
député sans y mettre beaucoup du sien.
LA PETITE OIE BLANCHE
La Petite Oie Blanche
Le régime du couvent avait produit son
effet accoutumé. Après avoir, pendant qua-
tre ans, étudié, dormi, mangé aux mêmes
heures, après s'être assise, s'être levée, avoir
ri à signal donné, Cécile, de maigre, grande,
mince et fluette qu'elle avait été, était devenue
grasse, joufflue, haute en couleur et potelée,
aussi douce à voir qu'en son plein une lune
prospère. Avec ses joues rebondies, de beaux
yeux bruns enfoncés dans une chair molle,
des formes magnifiques, elle offrait une
personnification idéale de l'optimisme, de la
bonne humeur et de la santé .
Mais, par un contraste inattendu et déli-
cieux, la Providence avait enfoui dans cette
enveloppe épaisse, comme une lumière fragile
sous un globe opaque, une petite âme senti-
mentale, éthérée et rêveuse. Cécile ne con-
cevait pas l'amour ailleurs qu'au clair de
lune, avoué par des serrements de main
furtifs tandis que les zéphirs remuent les
feuillages. Elle croyait à la prédestination
éternelle de deux êtres l'un pour l'autre, à
l'impossibilité de s'attacher deux fois, elle
40 ÂMES ET PAYSAGES
aspirait à la communion spirituelle, aux
effusions passionnées et romantiques suivies
de silence pendant lesquels on continue à
se fondre et à se comprendre. Un peu de
mélancolie lui aurait plu dans ces moments
ainsi remplis d'ivresse: on peut mourir d'un
coeur brisé, et, si souvent, l'aimé passe, inat-
tentif au destin, sans s'arrêter et sans sourire.
Elle se voyait avouant en de tendres mis-
sives, avoir conservé précieusement une fleur
dans un livre, ou regardé longtemps, le soir.
Venus, l'étoile convenue, scintiller dans le
firmament bleu.
Naturellement, Cécile avait une amie intime
avec qui la correspondance ne chômait pas;
et, naturellement aussi, après avoir promis de
tout se dire, chacune oubliait ses plus impor-
tantes confidences. Mais, dans son journal,
cette touchante ingénue se reprenait, notant
toutes ses rencontres, ses troubles intérieurs et
nuageux, et, à son insu, la curiosité et le
désir persistants d'aimer ou d'être aimée
sans retard.
Par malheur, à sa sortie du couvent, Cécile
ne se trouva pas dans un lieu propice à l'exer-
cice de ses innocentes roueries. La résidence
paternelle, hélas! était située au bout d'un
rang, le long d'une petite rivière, solitaire
LA PETITE OIE BLANCHE 41
SOUS des frênes souples, des ormes et des saules
chevelus. Et l'on ne voyait point, dans ce
coin perdu, ces jeunes gens galants, distingués
et sensibles qui savent comprendre les natures
délicates. Et la dolente Cécile, sarclant des
oignons ou cueillant des haricots, se désolait
de n'avoir personne avec qui jouer les scènes
charmantes de l'amour et du hasard.
Il en vint un, cependant, mais quelle
déveine! Enhardi par une amitié d'enfance
et un aplomb naturel, Pierre ne voulait rien
prendre au sérieux et s'amusait sans cesse.
Il taquinait volontiers Mademoiselle Cécile
sur ses airs langoureux et revêches, risquait
*des moqueries câlines et des plaisanteries
enjouées. Il la suivait alors du coin de ses
petits yeux noirs et perçants pour surveiller
l'effet, mesurer la dose et s'arrêter au moment
voulu. Rien ne lui plaisait autant que d'irri-
ter les femmes pour se les réconcilier ensuite
par des compliments flatteurs où il y a encore
de la malice. Et notre jouvencelle, entre ces
mains expertes, se trouvait sans défense et
sans ripostes.
Le premier avril, Pierre arriva de bon matin,
comme le lui permettait sa qualité de voisin;
et, simple et jovial:
42 ÂMES ET PAYSAGES
— Cécile, avez-vous été chercher votre
correspondance dans la boîte aux lettres ?
— Mais non, le facteur n'est pas passé.
— Il passait lorsque je suis entré. Je
crois qu'il vous a laissé un paquet, peut-être
un joli cadeau.
Pierre n'avait pas terminé sa phrase que
Cécile était dehors, sans manteau ni chapeau,
louvoyant avec peine, sur la neige gelée et
glissante, vers la petite cabane de fer-blanc
juchée au bout d'un piquet, au bord de la
route; et parce qu'elle n'était ni leste, ni
légère de sa personne, elle fit naufrage deux
fois, lamentablement, avant d'atterrir au
port. Essoufflée et le visage en sueur, elle
saisit bien vite une boîte très longue, très
large, très profonde, qui promettait des sur-
prises considérables. Quelle ne fut pas sa
honte! Il n'y avait, sur un lit de ouate blan-
che, qu'un petit poisson de gélatine, rouge,
mince et transparent, un de ces petits pois-
sons qui frétillent, sous la chaleur de la main,
à la grande joie des enfants. Et il lui fallut
revenir, la pauvrette, trébuchante et ballotante
sous les yeux braqués des fenêtres, entendre les
plaisanteries, subir les gaietés et écouter sa
mère qui voulait la consoler mais riait malgré
elle jusqu'aux larmes. Elle monta à sa
LA PETITE OIE BLANCHE 43
chambre, humiliée et indignée, et la famille
se gaussa d'elle pendant quinze jours.
Le printemps vint sur ces entrefaites.
Un soir, au crépuscule déjà tardif, Cécile
coupait des grappes de lilas odorantes et
lourdes. I/atmosphère, dans la campagne,
était limpide et tranquille au-dessus des
champs vêtus d'herbe tendre. Pierre qui
avait aperçu sa mie de chez lui franchit
vite la clôture. Il causa quelques instants
en la regardant continuer son travail, en
cheveux, les bras levés au-dessus de la tête.
Puis il s'approcha doucement, à pas de loup,
et d'un geste habile, souple, sûr et fort,
l'attira à lui et l'embrassa longtemps, long-
temps. Et lorsque Pierre desserra son étrein-
te, ahurie, désemparée, suffoquée, Cécile
demeura quelques secondes à se remettre;
enfin, de sa main restée libre, elle lança un
soufflet, à pleine volée au galant intempestif
et regagna fièrement la maison. Et Dieu
sait si le fils du voisin fut attrapé dans le
journal, ce soir-là! Comment avait-il osé?
Elle le mettrait à la porte s'il se présentait
encore.
Cécile n'eut pas l'occasion d'exécuter une
si vertueuse décision. Les dimanches passè-
rent et l'audacieux cavalier ne revint pas. Elle
44 ÂMES ET PAYSAGES
s'ennuya. Autrefois, elle attendait toujours
une surprise, une surprise désagréable il est
vrai, que Pierre ne manquait pas de lui faire ;
mais c'était l'imprévu dans sa vie. Cécile
se laissa bientôt aller à ses souvenirs. Son
amoureux pouvait-il avoir traversé ainsi la
carte du Tendre, en riant, en s'amusant, en
parlant d'autres choses? Et toutes ses plai-
santeries n'étaient peut-être que sa manière
d'aimer, une manière étrange, irritante, mais
combien efficace et perfide? L'affection
était-elle possible sans un attirail de pension-
naire? Sous des vêtements plus simples,
l'avait-elle méconnue ? Les yeux de Pierre
pourtant ne mentaient pas.
Cécile, bientôt, revécut toute la scène;
d'abord avec un petit frisson et honteuse de
s'y arrêter; puis, plus souvent et avec une
douceur inattendue. Elle comprit que Pierre,
pour n'avoir point suivi la filière convention-
nelle des mièvreries, n'en était pas moins
sincère et épris; qu'elle avait mal interprété
ses actes et toutes ses paroles et qu'en les
considérant sous un angle nouveau ils
n'avaient plus rien que de très attachant et de
très aimable. La sentimentalité ancienne,
ainsi que l'écorce d'un arbre mort, s'écaillait
et tombait par lambeaux.
LA PETITE OIE BLANCHE 45
Et plus tard, la vanité, la curiosité, un
peu d'amour s'en mêlant, Cécile eut un désir
vague mais inavoué de revoir Pierre et de
lui parler. Elle dut user de diplomatie pour
ne pas s'exposer à des démarches humiliantes.
Elle organisa une soirée. En toute convenan-
ce, elle ne pouvait pas ne pas inviter le fils
du voisin, en toute convenance celui-ci ne
pouvait refuser de venir.
Les invités commencèrent à affluer vers
sept heures. Il en vint à pied du voisinage,
il en vint de loin en voiture. Huit heures,
huit heures et demie, neuf heures et Pierre
n'arrivait pas. L'impatience et l'agitation
de Cécile étaient au comble.
Vers neuf heures et demie enfin il fit son
apparition, multipliant ses excuses d'un air
assuré, circulant sans gêne parmi les groupes,
toujours gai, plaisant, un peu gouailleur et
gamin. Ayant entendu sa voix, Cécile se
retourna vivement pour le voir: c'était tou-
jours la même figure avec des traits sculptés
pour le rire, mais combien différents quand
même! Elle n'en pouvait plus détacher les
yeux. Elle le vit venir vers elle. Sous le
regard qui la fixait avec la même lueur de
mahce, elle se sut pénétrée, devinée, comprise
et rougit jusqu'aux cheveux.
46 ÂMES ET PAYSAGES
— Cécile, je vous pardonne et . . .vous offre
mon autre joue. Vous étiez si jolie que je
n'ai pu m'empêcher
— C'est vous qui me pardonnez mainte-
nant! J'avais pensé, au contraire, que vous
aviez des excuses à me faire.
— • On ne s'excuse pas d'avoir fait plaisir.
Elle l'avait enfin rejoint! Et leurs yeux
se cherchaient, ils se sentaient d'unisson,
accordés pour toujours tandis qu'en eux
montait la grande curiosité, la grande avidité
de se voir et de s'aimer dans la suite émou-
vante des jours.
PROSPER ET GRAZIELLA
Prosper et Graziella
Prosper avait été élevé par une mère méti-
culeuse qui avait le sentiment et le goût des
convenances. Aussi, à vingt ans, son éduca-
tion terminée, était-il parfait, irréprochable et
correct sous tous les rapports. Il portait des
habits brossés, dont les plis horizontaux et
verticaux se distinguaient bien, des cols et une
lingerie d'une blancheur immaculée, des sou-
liers vernis. Un géomètre n'aurait rien
trouvé à reprendre à la rectitude de la raie qui
séparait ses cheveux lissés jusqu'à l'humilia-
tion la plus complète du moindre poil rebelle.
Petit et court, mais bien proportionné, il
jouissait encore d'un visage souriant et gai
où se reflétaient un optimisme puéril, une ap-
préciation honorable de soi-même et la satis-
faction intime qui en est une conséquence
nécessaire.
C'est au ministère où il travaillait qu'il
était beau de voir à l'œuvre notre incompara-
ble Prosper. Le corps très droit, les pieds
formant un angle aigu, la tête légèrement
penchée en avant, il composait ses lettres avec
une gravité et un sang-froid d'ambassadeur
boutonné jusqu'au col, et alignait des chiffres
avec une attention convenable et soutenue.
Ses cahiers, reflets de leur maître, avec leur
50 ÂMES ET PAYSAGES
écriture menue, parfaitement moulée, à queues
impertinentes, vous avaient un de ces petits
airs sages et gentils à faire rougir l'ange même
de la correction.
Le bienheureux Prosper poursuivait depuis
longtemps son travail ingrat. De jeunes
demoiselles travaillaient aussi dans l'immense
bureau sombre, aux murs nus; mais très digne,
il en faisait abstraction, ne les regardait qu'a-
vec des yeux modestes et trouvait pour leur
répondre, en cas d'absolue nécessité, une for-
mule de politesse appropriée et sévère. Grâce
à ce moyen, ses jours coulaient pacifiques et
vertueux.
Mais un beau matin des ouvriers apportent
au bureau, toute une série de tables, des
clavigraphes, installent le tout dans l'espace
jusque là resté libre à côté de l'honnête Pros-
per. Brouhaha, tumulte, agitation, on cause,
on fait du bruit, invasion d'une troupe de
charmantes et galantes jeunes filles qui vien-
nent assumer les devoirs de leurs nouvelles
fonctions. Le chef intervient aussitôt, pré-
sente à ses subordonnés le pimpant troupeau.
Il arrive bientôt à Prosper et lui nomme celle
qui devra à l'avenir, occuper le bureau voisin
du sien.
— Mais je suis enchanté de faire votre con-
PROSPER ET GRAZIELLA 51
naissance, M. Prosper ! s'écrie une belle voix
musicale et douce.
— Veuillez croire que tout le plaisir est
pour moi, répond l'interpellé, et il serre la
main qui se tend vers lui avec une courtoisie,
une franchise, une grâce féminine admirable.
Prosper lève le regard, rien qu'un petit peu.
Mais quels yeux il voit, mes chers amis ! De
beaux grands yeux noirs, des cheveux qui s'é-
chappent de sous un chapeau à larges bords,
en boucles endiablées et polissonnes, des joues
roses, une belle peau blanche et veloutée.
Graziella, car elle répond à ce nom gracieux et
caressant, possède tous ces attraits, outre
qu'elle le domine de toute la tête et qu'elle est
plantureuse à ravir nos ancêtres de l'âge de
pierre.
Quelle étrange fille c'était que cette Gra-
ziella! Au bout de quelques jours elle avait
pris l'air de la boutique et déployait toutes
ses qualités. Il fallait la voir, à l'heure de la
houpette, lorsque ces demoiselles, en face du
conseiller des gré ces, arment leur beauté de
pied en cap pour les conquêtes de la rue. Elle
emplissait le bureau du flot intarissable de ses
paroles, pressées, incessantes, rapides, tom-
bant en cascades, de son rire, un rire roucou-
lant, sonore, riche et volumineux de contralto,
62 ÂMES ET PAYSAGES
de son exubérance, de sa vivacité primesau-
tière, de ses exclamations, de sa joie bruyante,
dissipée, tapageuse et communicative. Pa-
potante et babillarde, remuante, sautillante,
agitée, la toilette toujours tirée à la diable
par quelque endroit, ébouriffée, toute la san-
té de sa personne éclatait autour d'elle dans
ses mouvements saccadés, dans ses cris, dans
ses interpellations, ses gestes brusques. Mais
bonne fille tout au fond et douce comme un
agneau.
Aussitôt l'heure venue de travailler, c'é-
tait tout un poème que de la regarder faire.
Elle s'appliquait le plus qu'elle pouvait, mais
au prix de quels efforts ! Ses soupirs s'enten-
daient partout, ses changements de position
faisaient craquer les chaises et grincer son
bureau, ses lamentations sourdes, ses impa-
tiences, ses colères fébriles renseignaient tout
le monde sur les difficultés de sa tâche. Mais
elle n'était pas assez occupée pour que, de
temps en temps, elle n'eût le loisir de jeter les
yeux sur son voisin toujours correct dans la
position réglementaire, ainsi qu'un portrait
dans un cadre, et aussi silencieux qu'une mou-
che. Au début son regard restait chaque
fois perplexe et surpris, puis il devint interro-
gateur, bientôt moqueur et plein de malice.
PROSPER ET GRAZIELLA 53
Un matin Graziella se trouve à son poste
avant l'arrivée de Prosper. Celui-ci se glisse
bientôt à sa place, il enlève son pardessus, ses
gants gris, son foulard blanc comme neige.
— Bonjour Mademoiselle.
— Bonjour Monsieur Prosper. Puis un
long silence.
— Je me demandais, ce matin, Monsieur
Prosper, si les autruches se mettent réellement
la tête dans le sable lorsqu'elle sentent venir la
tempête. Il doit leur en rester des grains dans
les plumes ?
A une demande aussi inattendue, posée avec
une gravité infinie, Prosper interloqué, ouvre
de grands yeux. Mais elle continue déjà avec
un air triste et mélancolique :
— Pauvres bêtes ! Les tempêtes doivent
être rares dans le désert, car la nature, autre-
ment, aurait été cruelle de les obliger à se
souiller chaque fois.
Puis pensive et songeuse, Graziella se remet
à l'ouvrage. Le lendemain elle est encore la
première à son poste :
— Si vous saviez, monsieur Prosper, les
belles cartes de mode que j'ai vues ce matin
dans les vitrines !
— Vous aimez à regarder les modèles de cos-
54 ÂMES ET PAYSAGES
tûmes et de chapeaux, mademoiselle Gra-
ziella ?
— Mais non, je me suis arrêtée devant la
vitrine d'un magasin de confection pour hom-
mes. C'était merveilleux, je vous l'assure.
Les regarder en passant m'est toujours un
plaisir infini". Puis avec un gros soupir, en
commençant à tapoter sur la machine à écrire :
''Il n'y a rien de comparable à une belle carte
de mode'\
Prosper ouvre de grands j^eux étonnés. Il
lui semble qu'il saisit, mais il n'en est pas sûr.
Quelques jours se passent. Prosper trouve
une fois dans son cahier un pli cacheté. Cu-
rieux et surpris il lit ces quelques mots, sans
signature : ''N'avez-vous jamais deviné que
vous êtes l'élu de mon cœur. Monsieur Pros-
per?" Il regarde timidement autour de lui.
Graziella, les yeux au plafond, songe, perdue
dans un beau rêve. Cependant vous allez
savoir combien Prosper est un fin matois, un
limier de première force ! Il découvre tout
seul le N écorné du clavigraphe de sa voisine
sur une copie qui traîne sur le bureau, et s'a-
perçoit qu'il est le même que celui du mysté-
rieux billet. Et pince-sans-rire il arrive le
premier le lendemain. L'enveloppe cachetée
que Graziella ouvre à son tour contient ces
PROSPER ET GRAZIELLA 55
mots : ''Je l'ai deviné". Plongé jusque-là,
dans l'étude d'un gros bouquin, Prosper lève
tout à coup la tête, et plantant ses yeux dans
ceux de sa voisine :
— • Quel beau temps il fait aujourd'hui,
Mademoiselle Graziella ?
Leurs lèvres ébauchent le signe d'un sou-
rire, puis un sourire, puis un rire timide, puis
un grand rire franc à gorge déployée. Et
Graziella, toute transportée, se lève en criant!
''Il l'a trouvé, il l'a trouvé, il l'a trouvé !" Au
bureau ahuri qui lui demande ce qu'elle veut
dire, elle ne fait que répondre : "Il l'a trouvé,
il Fa trouvé !"
Et ce midi-là, ils sortent ensemble, puis le
soir, puis les autres jours. L'intrigue inté-
resse tout le ministère. On les voit dans la
rue, Graziella pouffante, soufflante, vive,
traînant à sa remorque, dans son sillage au
milieu de la foule, le malingre et petit Prosper,
les vêtements irréprochables comme toujours,
la tenue digne, le maintien composé. On les
voit sur le canal, le soir, entre les arbres qui
jettent sur l'eau une ombre profonde; l'em-
barcation légère s'enfonce à la proue sous le
poids de la belle indolente étendue sur les
coussins tandis qu'elle soulève à la poupe le
minuscule Prosper obligé de tenir les rames
56 ÂMES ET PAYSAGES
par le bout, mais avironnant selon les métho-
des des meilleurs maîtres en la matière.
Et l'on se demande s'ils s'aiment ! Que
voudriez-vous qu'ils fassent ? L'amour de
Graziella est d'une espèce particulière. Elle
trouve bien son petit Prosper un peu ridicule,
mais si g-entil d'être petit, correct et sage. Il
a tellement l'air d'une image, il est si posé,
si fin, si propre. Elle l'admire puis elle rit,
puis elle l'aime d'une tendresse protectrice.
Ils passent ensemble des soirées délicieuses.
Prosper est assis sur son fauteuil, rigide et
droit; il ne se croise pas les jambes, il ne
s'appuie pas au dossier, il ne s'étend pas
avec nonchalance. Graziella, elle, est partout
à la fois, au piano, dans les cahiers de musi-
que, sur tous les fauteuils et chaises de la
place. Elle converse, chante des bribes de
chanson, joue des fragments, s'amuse avec
tout ce qui lui tombe sous la main. Elle
tourbillonne autour de lui, elle fait la jalouse,
l'accuse d'écrire à d'autres jeunes filles, de
sortir en cachette; elle ne croit pas un mot
de ce qu'elle dit, mais elle adore le sourire
que prend alors son incomparable Prosper qui
se rengorge d'être soupçonné de tels crimes,
se défend sans vigueur pour laisser penser
que c'est un peu vrai, et se croit le plus heu-
PROSPER ET GRAZIELLA 57
reux des mortels s'il a la réputation d'un mau-
vais sujet.
Et, de plus, la belle Graziella est sentimen-
tale. Oui, elle est aussi sentimentale qu'elle
est considérable, pleine d'idées romanesques
et nuageuses. Le soir, elle amène son petit
Prosper se promener sur les falaises, autour de
la Pointe Champlain, autour du parlement, à
l'heure où le soleil se couche et découpe der-
rière eux des ombres disparates et ridicules.
Elle devient langoureuse, se tourne vers la
lune, prend les étoiles à témoin de ses rêves, de
ses songes d'avenir, de tous ses sentiments
affectueux. Elle admire le couchant, elle
s'exclame, elle se fond d'enthousiasme, célèbre
la nature et se rappelle des vers de Lamartine,
pendant que le gentil Prosper, prosaïque et
tranquille, examine avec inquiétude la pous-
sière qui recouvre ses souliers.
Un soir, ils se laissent aller en canot sur la
rivière. La belle eau lisse et luisante sous le
ciel gris reflète à perte de vue dans ses bords
les arbres de la rive. Les falaises de Rock-
liffe couvertes de leurs pins sombres abritent
une foule de fonctionnaires en rupture de
ban, de femmes et d'enfants chassés de la
ville par la chaleur lourde qui met de la tor-
peur dans toutes les têtes. De l'autre côté
58 ÂMES ET PAYSAGES
on ne voit de la Pointe Gatineau que des plans
de façades blanches entre les verdures. Inté-
ressés l'un par l'autre, ils ne voient rien, ils se
contemplent et s'admirent, ils s'aiment avec
la surprise de se plaire dans tous les détails,
les mouvements, le son des voix, la figure, les
manières.
Mais tout à coup un éclair suivi d'un coup
de tonnerre sec et profond les réveille de leur
mutuelle extase. Le spectacle est terrifiant.
Le large bassin formé derrière eux par l'Ou-
taouais qui se développe et s'élargit à l'embou-
chure de la Gatineau reflète dans son eau lim-
pide et calme tout un firmament noir, et c'est
comme si deux orages, avec des chevauchées
de nuages, s'épanouissaient lentement dans le
ciel et sur l'eau. Puis des Montagnes bleues
qu'on ne voit plus descend lentement un
nuage laiteux et blanc. C'est la pluie à tor-
rents dont les premières gouttes, isolées et
grosses, tombent en faisant autour d'elles de
larges cercles. Le vent s'abat avec violence
et les flots se forment en houles.
Affolé, Prosper se précipite sur les rames
pour diriger l'embarcation vers le rivage.
Graziella essaie de protéger sa toilette avec les
coussins qu'elle entasse sur elle. Ils ne voient
plus rien parmi les rafales, la pluie, l'obscurité
PROSPER ET GRAZIELLA 59
faite subitement par le rideau des nuages, les
éclairs, le bruit du tonnerre assourdissant dont
les échos rebondissent aux parois des vieux
rochers.
Un choc et l'embarcation chavire, éventrée.
Graziella pousse un grand cri. Prosper veut
se précipiter à la nage, s'embarrasse dans les
rames, plonge dans l'eau; il a vaguement
conscience qu'il touche terre, il saisit Gra-
ziella pour la sau\rer, la soulève dans ses bras,
la remet sur pied. Puis ému, hors de lui-
même, se sachant désormais en sécurité, il
l'embrasse sans y penser. Énervée, défail-
lante, tout à coup soumise, vaincue, honteuse
et domptée, la jeune fille pleurnichante ne
résiste plus.
Mais tout à coup, parmi les fracas du ton-
nerre, le mugissement sourd des vents, on
entend le beau rire sonore et riche de con-
tralto éclater, roucoulant et fou : Graziella
a penché la tête et aperçu, tout à coup, que
Prosper, pour accomplir son haut fait d'armes,
était monté sans le savoir sur la grosse pierre
qui avait fait tourner l'embarcation, tandis
que ses jambes à elle trempaient dans l'eau
jusqu'aux genoux.
AU BORD DU LAC BLEU
Au Bord du Lac Bleu
Nous nous retrouvions, chaque année,
Pierre et moi, dans un coin perdu des Lau-
rentides. Pendant un mois et demi ou deux,
jusqu'à la fin de septembre ordinairement,
nous parcourions les montagnes, les forêts et
les lacs, campant sous la tente et vivant,
comme les chasseurs, de gibier tué par nous
ou de poissons pêches au courant de quelque
rivière inconnue. La plupart du temps cou-
chés avec le soleil et levés avec l'aube, nous
menions une existence nomade, errante et
saine dans les régions infréquentées.
Ces souvenirs sont ineffaçables dans ma
mémoire. Nous faisions des portages le long
des rapides tumultueux qui bondissent parmi
des roches rougeâtres, le canot d'écorce léger
sur nos épaules, et récompensés des misères
de nos longues marches si nous apercevions,
tout à coup, entre les troncs d'arbres, la surface
d'un lac limpide au creux des montagnes
bleues. Nous allumions le feu de notre
bivouac avec des pommes de pin et des bran-
ches sèches, au fond de gorges étroites et
sombres, dans des clairières entourées de bois
64 ÂMES ET PAYSAGES
profond, au sein de vallons qui ne nous lais-
saient voir du firmament qu'un large cercle
étoile. Et, en face du panorama des collines
basses, vieilles, lumineuses et douces, nous
passions des heures sur des rochers élevés par
les nuits de pleine lune, aussi immobiles que
des sphinx et émus par la beauté des choses
et leur grandeur.
Par les jours d'orage, c'était le repos sous
la tente de toile à écouter la pluie chantante
et chaude tomber sur les feuillages dans un
brouillard blanc. Et quelquefois, s'arrondis-
sant ainsi qu'un halo, un arc-en-ciel coiffait
un mont ou dessinait une arche de pont
multicolore entre deux sommets.
Dans les terrains dévastés par les feux de
forêts, des arbres calcinés, noirs et nus se
dressaient sur des crépuscules d'une rougeur
de cuivre. Ou bien la lumière horizontale
du soleil couchant, baignait tout un horizon
de dômes, de pythons pointus et brisés, ou se
précipitait, poussiéreuse et dorée, dans un
ravin, comme à travers une écluse ouverte.
Cette année-là nous avions choisi, pour
centre de nos opérations, le petit village de
Bellerive, sur le côté nord du lac Nominingue.
La voie ferrée des Laurentides venait à peine
d'être construite, et tant d'endroits plus rap-
AU BOPD DU LAC BLEU 65
proches avaient été mis à la disposition des
touristes que leur flot n'était pas encore
remonté jusque là. On y voyait à peine une
dizaine de maisons occupées par de pauvres
colons et un grand chalet plat que s'était fait
construire un monsieur Chevalier, marchand
de bois enrichi par son commerce. La région
d'alentour était presque déserte.
Nous étions sur les lieux depuis huit jours,
nous revenions de notre première expédition.
C'était un samedi après-midi. Un vent
violent soufflait malgré le ciel pur, et il fallait
louvoyer pour éviter les vagues trop hautes
qui se gonflaient au milieu du lac. En explo-
rateurs peu pressés, nous suivions les courbes
du rivage, visitant les baies, débarquant au
fond des anses. Nous contournions avec
difficulté une pointe rocheuse lorsqu'un cri
nous parvint tout à coup. Au loin une
embarcation dansait sur la lame d'où Ton
nous faisait des signaux désespérés. Il n'y
avait pas à hésiter. En moins de dix minutes
nous eûmes atteint le canot en détresse.
Deux femmes énervées et apeurées s'y trou-
vaient. Parties par un temps calme, elles
avaient été effrayées et surprises par ce coup
de vent subit et la rameuse avait échappé son
aviron. Alors incapables d'avancer ou de se
66 ÂMES ET PAYSAGES
diriger, elles étaient ballottées par la houle
qui emplissait la chaloupe peu à peu. Pierre
y sauta tout de suite avec sa rame et nous
reprîmes aussitôt le chemin de Bellerive.
Les naufragées que nous avions ramenées
étaient Madame Chevalier et sa fille Annette.
Aussitôt abordé, je me dirigeai vers elles.
Pierre qui avait déjà lié connaissance, me pré-
senta. Madame Chevalier n'avait pas con-
servé beaucoup de sa beauté ancienne. Elle
avait environ quarante-cinq ans, elle était
maigre et s'habillait sobrement. A force de
la fréquenter je m'aperçus plus tard qu'elle
avait cet incomparable talent social de faire
briller les autres. On aurait pu la comparer
à un briquet auquel tous les esprits venaient
s'allumer.
Mais quelle surprise en voyant Annette !
Elle avait à peine dix-sept ans, elle était de
taille moyenne et possédait d'épais cheveux
cendrés d'une nuance admirable. Ses yeux
bleu-gris avaient un charme de douceur et de
vivacité. La figure était ronde, les lèvres un
peu grosses, mais la peau blanche et les gestes
brusques et vifs.
Elle eut pour me remercier un mouvement
subit qui lui fit tendre les deux mains et serrer
les miennes :
AU BORD DU LAC BLEU 67
— Nous avons eu tellement peur, maman
et moi. Nous ne fournissions plus à vider le
canot. Et c'était ma faute parce que j'avais
voulu revenir tout de suite avant l'heure du
train qui doit amener papa. Je pleurais,
mais maman était plus courageuse et ne
désespérait pas. En voyant votre canot
dépasser la pointe du rocher, j'ai bien vu que
nous étions sauvées.
Elle parlait d'une voix encore haletante et
entrecoupée, revivant à mesure devant nous
les sentiments qu'elle avait éprouvés. L'émo-
tion du cœur se manifestait sans contrainte.
Nous acceptâmes le souper dans le beau
chalet de la place aux larges vérandas recou-
vertes de vignes grimpantes et qui avait pour
horizon le lac et cette presqu'île qui s'avance
au milieu, ainsi qu'un éperon, pour fendre les
flots. Pierre avait été placé à côté d'Annette.
A peine à table, ils étaient déjà familiers. Ils
s'absorbaient dans une causerie à deux,
en aparté. Leurs yeux rayonnants et sou-
dainement illuminés, leur entrain, leur gaieté
révélaient l'éclosion d'une sympathie née à
première vue, rapide et inévitable, qui leur
faisait déjà au milieu de nous une intimité
complète, comme s'ils eussent été seuls dans
la pièce.
68 ÂMES ET PAYSAGES
Ce soir-là était d'une douceur exquise.
Longtemps dans la nuit, nous restâmes en
face du lac dont nous entendions les clapotis
sur les piliers de la maison. Le vent humide
des forêts vierges nous arrivait par grandes
bouffées alenties. Et, accoudés à la balus-
trade, nous nous penchions pour béer à ce
vide obscur et sentir nous envelopper la
fraîcheur de cet amphithéâtre secret de notre
pays.
Annette et Pierre causaient ensemble en
arrière de nous. Ils semblaient avoir beau-
coup de choses à se dire, comme des fiancés
qui se retrouvent après une longue absence
avec des arrérages de confidences. Une
lueur nouvelle se lisait en leurs regards qui
s'interrogeaient timidement et n'osaient se
fixer. Ils se sentaient glisser sur la pente
d'une affection commune, mais on aurait dit
que l'accord entre eux se développait trop vite
pour qu'ils pussent le réaliser à mesure; qu'ils
craignaient d'aller tout de suite au point où il
les menait ou bien que leur amour naissant
s'épanouissait si rapidement au fond d'eux-
mêmes que leur conscience ne suffisait plus
à enregistrer ses progrès et à le constater,
prise d'un vertige inconscient mais aussi d'un
désir vague et puissant.
AU BORD DU LAC BLEU 69
Et lorsqu'il fallut repartir, je vois encore
sa main fine qui se tendait vers la sienne, et
ses yeux où il y avait de la reconnaissance, de
l'ardeur, une supplication déjà sûre d'être
exaucée :
— Vous reviendrez demain, c'est dimanche
et nous irons en canot?
C'est pourquoi il me fut inutile de parler,
ce soir-là, de préparatifs de départ, d'un iti-
néraire à fixer, du Petit Nominingue avec ses
îles que l'on atteint par les méandres d'un
marais herbu et vert où se dessine la ligne
d'eau des chenaux.,
Les allées et venues entre notre pauvre cam-
pement et le chalet des Chevaliers ne cessèrent
plus. Annette était d'une nature trop rare
pour que Pierre n'en subît pas immédiatement
le charme. Jusque-là elle passait ses années
au couvent des Ursulines, à Québec, et ses
vacances à Bellerive où sa famille émigrait dès
les derniers jours de juin. Elle avait ainsi
conservé sa fraîcheur et sa naïveté naturelles,
et surtout une sensibilité neuve et une im-
pressionabilité que n'avaient pas encore usées
les spectacles et les événements de la vie :
elle sentait tout pour la première fois. La
moindre chose l'affectait, elle vibrait sans
cesse et c'était sur son visage une succession
70 ÂMES ET PAYSAGES
continuelle d'émotions contradictoires et chan-
geantes.
Il y avait en même temps chez elle, compri-
mées et maintenues par la règle monastique
et la monotonie de la vie conventionnelle, une
surabondance de sentimentalité, et de telles
réserves de forces qu'elles s'écoulaient avec
violence dans la moindre sensation que la
vie excitait en elle et l'exagéraient. Elle
recevait alors des choses une impression trop
profonde, disproportionnée à sa cause. Cette
exubérance se devinait à ses moindres gestes
ainsi que son abondance intime et sa vivacité
nerveuse jamais dépensée.
Ces qualités se révélaient en elle à tout
instant. Si sa mère lui faisait une chose qui
lui plaisait elle se jetait subitement à son cou,
l'embrassait à ne plus finir, sautait et battait
des mains. Pour la moindre mésaventure,
elle était prête à pleurer, à se répandre en
larmj.es et à s'abîmer dans un grand désespoir.
L'arrivée de son père à Fimproviste la jetait
dans des transports qu'elle ne pouvait calmer.
Elle passait son bras sous le sien, marchait à
ses côtés, babillait étourdiment, le regardait
dans les yeux, butant aux pierres du sentier et
s'accrochant à toutes les barrières. Conti-
nuellement passionnée et agitée, elle vivait
AU BORD DU LAC BLEU 71
dans son tourbillon intérieur. Primesautière,
naïve et exubérante, Annette n'en était pas
pour cela faible et délicate. Elle était, au
contraire, robuste, bien proportionnée, d'une
santé et d'une vitalité admirables.
Annette et Pierre partaient en canot lorsque
le crépuscule tombait sur le lac Nominingue
d'un bleu si pur et si foncé. Toute la surface
claire et limpide jusqu'en ses profondeurs
luisait entre les verdures des rivages. Un
couchant rose de flamme s'éteignait au-dessus
de la pointe des Jésuites où les pins sur le
ciel faisaient une dentelure noire comme l'en-
cre. Au loin, partout, reflétées quelquefois
dans l'eau, s'élevaient les montagnes, les
dômes obscurs et sombres, troupeau bleuâtre.
Des anses, des baies s'évasaient pour ouvrir
des perspectives sur des plaines vaporeuses,
d'autres monts dans le lointain, et des vallons
où les brouillards des savanes flottaient comme
des voiles de mousseline accrochés aux buis-
sons. Rien ne bougeait, rien ne brisait le
silence jusqu'à l'extrémité de l'horizon.
Puis la grande clarté lunaire et blanche
s'épanchait, argentant le lac en longues traî-
nées, déversant sur les pentes sa lumière dis-
crète et froide, baignant tout le paysage d'une
atmosphère élyséenne de rêve. Les versants
72 ÂMES ET PAYSAGES
des hauteurs et les forêts devenaient noirs
comme des tentures de deuil et de petits
nuages d'ouate passaient sur la face pâle de
la lune.
Le matin, ils se retrouvaient aux heures
humides, innocentes et fraîches de l'aurore,
lorsque les vents n'ont pas encore commencé
à souffler et que le soleil se lève dans une
brume rouge. Des vapeurs blanches mon-
taient du creux des plaines mouillées, et les
chants d'oiseaux multipliés retentissaient dans
le calme universel tandis qu'ils regardaient
surgir du fond des bois et tout à coup voguer
l'orbe étincelant.
Ils se promenaient en canot sur le lac bleu.
L'embarcation était la seule chose mouvante.
On voyait sa silhouette blanche à l'avant,
à l'arrière celle de mon ami. Ils se laissaient
aller et glisser, oubliant l'heure, la nature et le
monde. Ils se découvraient avec admiration.
Ils cherchaient à se connaître, instinctivement,
dans tous les détails, pour s'envelopper plus
parfaitement d'amour et ne rien laisser dans
l'autre qui ne soit touché par le baiser de
l'affection.
Pierre était plus âgé, plus mûr et plus sûr
de lui-même. Il conduisait la conversation,
évoquait ses souvenirs d'aventures dans les
AU BORD DU LAC BLEU 73
Laurentides. Elle écoutait, le visage heureux,
effrayé, gai ou pensif; on aurait dit, tant elle
subissait les impressions et les sensations qu'il
décrivait, tant elle était obéissante à prendre
la nuance d'ame appelée par les mots, tant elle
vibrait enfin du sentiment qui l'animait en
parlant et le laissait voir sur sa figure, qu'il
jouait sur son âme comme sur un clavier afin
de lui faire rendre tous les sons.
Et lorsqu'on les voyait revenir à la bru-
nante, au bord du lac bleu, elle était suspendue
à son bras, un peu craintivement, avec un tel
air d'enthousiasme et d'admiration dans les
yeux, avec un tel amour rayonnant autour
d'elle que l'on pénétrait tout de suite son
secret. Elle se tenait près de lui, elle Fécou-
tait parler comme s'il eût été un jeune dieu,
elle le contemplait naïvement.
Pourtant ils n'avaient encore échangé
aucune parole d'amour. Ils se connaissaient
depuis quinze jours à peine, et déjà ils s'étaient
accordés, pénétrés et compris. Puis un soir
du commencement d'août, ils s'en allèrent à la
source boire au clair de lune. Elle sourdait
des profondeurs du rocher, froide et crystalline
elle dégoulinait entre les tilleuls au tronc lisse
et au large parasol qui la couvraient d'un
dais de verdure et d'obscurité. Cette nuit
74 ÂMES ET PAYSAGES
était belle et chaude, tressaillante, avec ses
étoiles en guirlandes posées sur les sommets;
et le bruit sur les pierres de Teau invisible
était un chuchotement, un murmure, un
chant clair et fin de tendresse; et Tombre
était un complice. Ils arrivaient d'une pro-
menade. Pierre la suivait, réalisant tout à
coup le sentiment né si vite en lui qu'il ne
l'avait point vu croître. Il la regardait avec
stupéfaction se balancer devant lui dans le
sentier. Un grand tumulte éclatait au fond
de son cœur. Son bonheur était si lourd et si
grand qu'il se sentait désemparé. Annette
s'arrêta brusquement, et, trébuchant, Pierre
lui saisit la main. Emporté par une force
secrète, il l'attira à lui de ses bras nerveux et
forts. Mais la tête en feu, bouleversée, fré-
missante, Annette s'arracha à son étreinte et
se mit à courir vers la maison.
Elle l'aima, comme savent aimer les jeunes
filles, à la fin d'une adolescence pure. Elle le
trouvait supérieur à tous les autres hommes.
Le regard de Pierre longtemps fixé dans ses
yeux jetait en elle un émoi délicieux. Elle
avait de l'orgueil à sentir à côté et comme
penchée sur elle avec adoration, cette nature
plus forte, plus rude et plus énergique que la
sienne, qui la caressait mais aurait pu la meur-
AU BOKD DU LAC BLEU 75
trir, qui la protégeait mais pouvait aussi bien
broyer sa faiblesse. La vie lui paraissait
d'avance facile avec quelqu'un pour lui tracer
une large voie. En même temps naissait en
elle une vocation de sacrifice et de renonce-
ment, un désir et une joie de la soumission et
de l'humiliation de sa personne devant lui.
Elle devenait attentive aux souffrances et
aux bonheurs de Pierre, inquiète et palpi-
tante aux moindres symptômes, malléable
entre ses mains. Elle mettait tous les scru-
pules d'une conscience timorée à suivre les
directions morales à peine appuyées et à
obéir aux plus fines indications. Et tout au
fond il y avait en elle la fierté amusée d'être
quand même la souveraine par l'affection
qu'elle inspirait.
Et Pierre aimait Annette, comme on aime
un enfant, avec sollicitude, avec émerveille-
ment pour ses grâces et ses beautés. Il vou-
lait la laisser se développer, non pas dans la
crainte, mais dans la serre-chaude de la dou-
ceur et de la tendresse. Il la considérait
comme une compagne indispensable parce que
les yeux lucides et purs de la jeune fille avaient
une vision plus claire, plus innocente du
monde et découvraient plus sûrement le mal.
Ils s'aimèrent dans un ravissement ineffa-
76 ÂMES ET PAYSAGES
ble. Par les après-midis où le lac Nominin-
gue se plisse de courtes houles bleues portant
à leur crête une frange d'écume blanche, ils
s'en allaient à la pointe des Jésuites, sur les
hauteurs rocheuses. Et là, ils sentaient pas-
ser sur eux, entre les pins embaumés et bruis-
sants, le grand vent sauvage qui se coule entre
les gorges des montagnes inhabitées. Ils
regardaient autour d'eux l'eau colorée à l'as-
saut du rocher, et s'étendre en arrière les bois
millénaires au-dessus desquels planaient les
têtes des vieilles pruches déchiquetées et
sèches, les pointes des sapins géants et le
dôme des gros ormes dont la verdure s'évase
comme des gerbes. Et dans leur cœur, dans
ces solitudes immenses, germait et grandissait
avec violence l'orgueil superbe de la félicité.
Mais j'avais eu un pressentiment en les
voyant revenir un soir, ayant remarqué pour
la première fois le contraste qui était en eux.
Pierre avait les cheveux, les sourcils, la mous-
tache d'un noir de jais. Ses yeux étaient
extraordinairement brillants. Sa sensibilité
fine, sa force d'exaltation intérieure, se
mêlait à quelque chose de sombre, d'inquiet,
de soupçonneux et d'agité. Une déception
d'amour l'avait rendu amer. Concentré et
toujours taciturne, il ne m'avait pas fait de
AU BORD DU LAC BLEU 77
confidences sur cette aventure sentimentale
qu'il cachait par pudeur.
Et j'avais eu peur pour eux ce soir-là, et je
lui avais dit :
— Prends garde, Pierre ! Cette jeune fille
est dangereuse pour toi et tu es dangereux
pour elle. Tu peux la blesser et elle souffrira
plus que d'autres, parce qu'elle ressent plus
vivement les joies, les chagrins et tous les
sentiments. Prends garde, Pierre, prends
garde de la faire pleurer. Il me semble que la
souffrance en elle sera terrible et dévastatrice.
Elle y mettra autant d'excès que dans sa ten-
dresse, et, par ce soir où la terre te paraît si
belle, j'ai peur pour elle et j'ai peur pour toi.
Il ne répondait pas, absorbé dans son bon-
heur et sourd aux conseils. Il songeait, et
toute la soirée, par la fenêtre, il regarda dormir
entre les arbres des pans du lac bleu.
Le lendemain fut moins joyeux. Jusque-là,
Bellerive avait été désert, et des parents, des
amis de la famille Chevalier arrivèrent pour
passer quelques semaines. Un après-midi,
Pierre qui venait pour voir Annette, apprit
qu'elle était partie à cheval avec un de ses
cousins; on les attendait d'une minute à
l'autre. Elle ne revint qu'à cinq heures et la
partie de canot fut manquée. Tout le temps
78 AMES ET ÎPAYSAGES
qu'avait duré Fattente, Pierre était resté,
silencieux, assis dans un coin de la véranda,
étranger à tout ce qui se passait autour de lui.
Lorsqu'Annette arriva, essoufflée, heureuse,
riante, criant de plaisir, il resta longtemps
fermé et froid, compassé et poli, répondant
sans hâte et par monosyllabes. Stupéfaite et
saisie du changement de ses manières, elle le
regardait avec étonnement, et attristée tout
à coup jusqu'au fond de l'âme.
— Mais qu'avez-vous ? Je veux le savoir.
Dites-le moi. Vous n'êtes plus comme d'ha-
bitude et j'avais tant hâte de vous voir.
Elle le suppliait, tyrannique, elle se butait
dans sa question, décidée à tout apprendre.
— Vous avez été bien longtemps à votre
promenade; et j'ai souffert.
— Vous étiez jaloux, alors?
— 'Oui, j'étais jaloux. Et dans ses yeux
s'allumaient encore des lueurs de tristesse et
des lueurs de colère, à intervalles réguliers,
comme les feux d'un phare, se cachant, se
montrant, des lueurs troubles et vagues.
Curieuse, Annette l'examina un instant sans
rien dire, puis, prise de la hâte de se discul-
per, de montrer son innocence, elle parla à
flots pressés.
— Mais je ne pouvais pas refuser. Lucien
AU BORD DU LAC BLEU 79
est un de mes grands amis. J'étais heureuse
de le revoir. Et nous étions si bien en mon-
tagne, au galop des chevaux. J'étais étourdie,
un peu grisée et ivre de vitesse. Le temps a
passé et je ne me suis aperçue de rien.
D'ailleurs ses paroles plaidaient moins bien
que ses yeux et que l'expression éloquente de
ses traits. Il était impossible de s'y tromper
tant l'innocence rayonnait d'elle. Elle était
partie, sans penser à autre chose, parce que
la proposition d'une course à cheval l'avait
tout à coup saisie et enthousiasmée de bon-
heur.
Le sang lui montait maintenant à la figure
de ce qu'on pouvait la croire coupable d'une
indélicatesse. Elle s'accrochait au bras de
Pierre, pleurant presque, demandant l'oubli
et le pardon. Cette première brouille la
mettait hors d'elle-même. Alors il s'adoucit
un peu.
— Je sais bien que vous n'êtes pas coupable.
Mais il faut surveiller les apparences, Annette.
C'est avec elles qu'on se fait une certitude.
Annette demeura près de lui, plus humble
et plus soumise, anxieuse et attentive, redou-
blant dans ses yeux l'expression affectueuse
afin de reconquérir le cœur de Pierre et de
consoler la souffrance qu'elle lui avait involon-
80 Ames et paysages
tairement faite. Elle prenait des résolutions
héroïques pour conserver intacte leur grande
tendresse. Et, ce soir-là, ils eurent Tair de
deux convalescents tant la convalescence
réelle de leur sentiment transparaissait dans
leur personne. Ils étaient plus gais, plus
animés, ils riaient à n'en plus finir pour le
moindre mot, enfin ils ne se quittaient pas des
yeux comme si la menace qui avait passé sur
leur amour leur en avait mieux fait compren-
dre le prix.
Mais transportée du couvent aux limites
extrêmes de la civilisation sans cette pratique
du monde qui apprend à se mieux posséder,
Annette commettait chaque jour de nouvelles
fautes; sans pouvoir s'en empêcher, toujours
plus confuse et plus repentante, mais victime
chaque fois de sa nature débordante, prime-
sautière et violente. Elle quittait Pierre pour
causer avec un autre groupe de jeunes garçons
et de jeunes filles, parce qu'elle avait entendu
un mot ou une phrase qui avait déclenché
subitement tout un flot de souvenirs. Et là,
elle se mettait à parler, à jaser, à dire toutes
ses pensées sans songer à son ami qui l'atten-
dait, morose et solitaire. Sa jeunesse irré-
pressible ne résistait pas à une invitation
imprévue : elle partait en coup de vent, sans
AU BORD DU LAC BLEU 81
chapeau, excitée et heureuse. Elle conversait
avec ses frères, ses sœurs, sa maman, oubliant
rheure, et lorsqu'un causeur intéressant
racontait un récit, elle Fécoutait en buvant ses
paroles.
Et Pierre, irrité, se contenait de moins en
moins lorsqu'Annette revenait à lui craintive
et contrite. Un autre plus habile l'aurait
abandonnée, libre et jeune, aux mouvements
de sa pure, loyale et saine jeunesse. Il se
serait contenté de la mettre en garde, de la
former avec une tendre douceur énergique et
de lui faire adopter, peu à peu, le changement
d'attitude que nécessitent les fiançailles chez
une jeune fille. Et surtout il lui auraits
demandé avec instance de réfléchir avant
d'agir et de se surveiller sans cesse afin d'évi-
ter les incidents désagréables que sa précipi-
tation entraînait. Mais Pierre était jaloux,
et lorsque l'homme est jaloux il devient vite
injuste, emporté et brutal.
— Annette, lui disait-il, je ne peux pas vou
pardonner plus longtemps. La prochaine
fois, ce sera fini entre nous. Vous ne m'aimez
pas pour m'oublier ainsi.
— C'est plus fort que moi, je prends feu
trop vite. J'essaie de me modérer, mais je
ne peux pas toujours réussir encore. Mais
82 ÂMES ET PAYSAGES
si VOUS saviez comme c'est mal de douter de
moi ! Vous m'apprenez ainsi qu'il est possible
que j'accomplisse des choses auxquelles je ne
pensais seulement pas. C'est une possibilité
de mal faire que vous m'indiquez chaque fois
que vous me dites vos soupçons. Dans mon
ignorance je n'étais pas tentée, tandis que
maintenant je peux l'être.
— C'est vrai, vous avez raison, répondait-il.
Puis il ajoutait avec tristesse : Je crois
quelquefois qu'il y a dans nos natures un anta-
gonisme et une incompatibilité dont j'ai peur.
Mais ces instants de lucidité étaient tou-
jours rares. Pierre recommençait à lui faire
des défenses, parlant d'une voix brève et dure,
pendant que ses yeux noirs avaient leurs
lueurs étranges. Et Annette se révoltait
contre l'injustice et contre l'incompréhension.
Elle s'affolait, fine créature nerveuse qui sen-
tait trop vivement le mors, elle passait en une
minute par tous les sentiments contradictoires
et extrêmes, elle se cabrait, elle s'humiliait,
elle pleurait, s'indignait et ripostait.
Pierre n'était pas jaloux seulement. Voici ce
qu'il lui dit un soir qu'il était triste : — Tou-
tes les fois que vous me quittez, que vous vous
en allez, que vous prenez autant de plaisir
à rire et à causer avec les autres que vous en
AU BORD DU LAC BLEU 83
prenez avec moi, toutes les fois enfin que vous
me faites ces petites infidélités inconscientes, il
me semble que vous m'aimez moins complète-
ment et moins parfaitement que je vous aime.
J'ai peut-être placé mon idéal trop haut, mais
votre conduite me présage quelquefois une
vraie infidélité qui me serait plus douloureuse.
— Je vous aime pendant tout ce temps-là,
répondait-elle. Je ne peux pas empêcher qu'à
un moment donné un autre sentiment n'in-
tervienne et n'éclipse, pour quelques minutes,
l'amour que j'ai pour vous. Mais ma ten-
dresse est toujours aussi exclusive et aussi
forte. Je ne peux pourtant pas arrêter ce
qui se passe en moi.
Elle savait qu'elle était dans la vérité, mais
quelquefois l'inquiétude et la crainte trou-
blaient maintenant son cœur.
Pierre n'allait pas au fond de son malaise.
Les irritations de ces derniers jours avaient
rappelé, par une ressemblance frappante, les
aventures de sa première déception. Sans
y penser et en suivant ses mouvements natu-
rels, Annette faisait ce qu'une autre qui
l'avait trompé avait accompli par ruse et par
calcul. L'identité était si grande dans les
apparences que Pierre ne distinguait plus
bien. Son premier amour empoisonnait son
84 ÂMES ET PAYSAGES
second. Il était jaloux parce que la crainte
de ne pas être aimé poursuit celui qui a été une
fois déçu et le rend très sensible aux moindres
signes d'une infidélité; il avait un idéal très
élevé d'amour parce que sans une adoration
perpétuelle, il ne sentait plus en sécurité chez
l'autre le sentiment qui devait les animer
tous les deux.
Lorsqu'il était calme, Pierre se promettait
de soumettre tous ses soupçons à la critique de
sa raison. Mais les passions sont comme des
marées puissantes qui entraînent avec elles,
dans leur montée ou leur descente, la raison,
cette échelle d'étiage, de sorte qu'elle demeure
impuissante à marquer un niveau. Et si la
jalousie ressaisissait Pierre, il devenait toujours
sa proie. Il souffrait un peu tout le long du
jour maintenant. Il n'avait plus de repos.
Chaque événement envenimait sa blessure.
Des souvenirs mauvais le hantaient. Ren-
fermé et inquiet, il passait des heures à se
torturer lui-même.
Puis Annette partit un soir après le souper
pour une promenade en canot avec des cou-
sins et des cousines. Et lorsqu'ils furent
au milieu du lac, histoire de taquiner la jeûner
amoureuse, ils laissèrent reposer les rames
pour mieux rire et chanter. Annette n'osait
AU BORD DU LAC BLEU 85
dire son désir ardent de revenir à terre tout de
suite parce qu'on la plaisantait toujours un
peu sur la jalousie de Pierre dont chacun s'était
aperçu. Elle riait nerveusement, le temps
passait, le crépuscule mourait en arrière du
rideau des pins. Elle se mit à pleurer sourde-
ment, la tête dans ses mains, l'amertume
secrète de ses fiançailles lui remontant au
cœur tout à coup. La gaîté s'éteignit comme
une flamme sous un coup de vent. Ils revin-
rent en hâte.
Je la vis courir au coin de la véranda où
Pierre se tenait, dans l'ombre, une main sur
le bras du fauteuil. Annette enveloppa
doucement cette main des siennes, arrivée en
tapinois, sur la pointe du pied. Mais à ce
contact, il fit un geste brusque, pour se déga-
ger, et se leva très pâle. Avant qu'elle eût
parlé, il lui disait déjà :
— Veuillez accepter mes plus sincères
remerciements, mademoiselle, pour le plaisir
que j'ai eu à vous voir et à vous fréquenter
pendant ces courtes vacances. Je suis rap-
pelé à mon bureau, et comme je devrai quitter
Bellerive demain, j'attendais votre retour pour
vous faire mes adieux.
Il la salua et partit sans que, stupéfaite et
86 ÂMES ET PAYSAGES
déconcertée, elle eût le temps de se disculper.
Elle se précipita vers moi.
— Empêchez-le de partir, dit-elle, ne le
laissez pas partir. Retenez-le, il sait bien
que je n'aime que lui au monde. Vous le
garderez, vous lui expliquerez tout de ma
part?
Tout son orgueil avait disparu. Il ne res-
tait plus qu'une petite fille aimante et désolée,
qu'une enfant éplorée qui me suppliait. Mais
tout au fond elle ne croyait pas à ce départ.
Pendant une partie de la nuit et de l' avant-
midi, je m'acharnai à raisonner avec Pierre et
à changer sa décision. Il me répondait tou-
jours la même chose.
— Nous nous ferons souffrir réciproque-
ment, malgré tout notre amour. Elle est
justement l'épouse qui me ferait une existence
intolérable et je suis justement celui qui lui
serait insupportable.
Et il me disait ces choses sans honte, comme
si toutes les incompatibilités de nature
n'étaient pas des cas ou nos défauts, nos pas-
sions et nos vices s'opposent sans se vaincre
et restent dressés en face les uns des autres,
à se combattre. Il n'y a qu'à se corriger et à
devenir meilleurs. A mesure que l'améliora-
tion se produit, l'antagonisme s'efface.
AU BORD DU LAC BLEU 87
Malgré mes objurgations Pierre partit.
Annette était seule. Elle s'était ménagé
cette solitude pour l'explication finale. En
me voyant paraître sans mon ami, elle com-
prit. Elle ne me posa point de questions.
Elle tressaillit imperceptiblement de tous ses
membres, mais se ressaisit aussitôt. Une
fierté indomptable était en elle. Elle demeura
assise, si fine, si blanche, si jolie, sur la véranda
au bord du lac bleu. Elle se mit à parler.
Et j'eus conscience tout de suite qu'elle vou-
lait se donner le change à elle-même, se laisser
glisser tout entière dans un autre sentiment,
éprouver une autre émotion afin de ne rien
sentir, pour le moment, en dehors d'eux. Elle
me parlait avec volubilité de sa vie de cou-
vent; elle s'enthousiasmait pour la nature.
Puis, s'il y avait un silence, une pause, elle
se remettait à tressaillir encore, et repartait
sur un autre sujet. Elle voulait mettre des
barrières à sa douleur, n'y pas penser, ne pas
la laisser entrer en elle, elle lui défendait
les portes et les issues de son âme, avec vail-
lance, elle repoussait à deux mains le déses-
poir qui rôdait, attendait avec patience autour
d'elle pour la submerger d'une vague irrésis-
tible et la rouler aux flots de la mer. Elle ne
pouvait pas le regarder en face et jusqu'au
88 ÂMES ET PAYSAGES
fond d'elle-même elle en avait une peur infinie.
Et je n'en pouvais plus, je ne pouvais pas
parler parce que ma voix se serait étouffée
dans ma gorge et que les larmes auraient jailli
de mes yeux. Il me semblait qu'elle serait
mieux, seule, étendue sur sa chaise longue, à
se posséder, à se combattre, à réaliser et à
accepter sa souffrance; et c'est pourquoi je
partis.
J'avais le cœur oppressé. Je m'en allais
dans le chemin, envahi tout à coup d'une pitié
et d'un dégoût angoissants, d'un abattement
qui m'accablait. Soudain, j'entendis des
bruits en arrière de moi. J'eus à peine le
temps de me jeter dans les broussailles,
épouvanté. C'était Annette, Annette en
robe blanche, passant à bride-abattue sur le
pur-sang dont son père seul se servait. De-
bout sur les étriers, haletante, folle de douleur,
elle s'en allait dans la nuit, rabattant toujours
sur les flancs du cheval enragé la longue cra-
vache sifflante qu'on entendait au loin. Elle
fuyait, plongeant ses regards dans l'obscurité,
au galop dans les montées à pic et les descen-
tes brusques, au bord des corniches pierreuses
où les sabots de la bête bondissante sonnaient
en faisant jaillir des étincelles. Éperdue,
délirante, échevelée, elle voulait, dans cette
AU BORD DU LAC BLEU 89
course furieuse qui employait toute son atten-
tion et toutes ses forces, échapper à son désas-
tre intérieur, fuir d'elle-même et de son âme,
s'épuiser pour ne plus sentir cette souffrance
lancinante et insupportable et cette sensation
du néant qui l'avaient torturée en quelques
secondes de solitude.
Je voulus un moment courir après elle,
empêcher un accident, quelque chose de mons-
trueux auquel je ne pouvais croire. Puis je
m'arrêtai, essoufflé et défaillant. Je pleurais,
je m'affolais, je criais. Je repris un peu de
sang-froid et je revins lentement, tout prêt à
l'action. Le chemin qu'elle avait pris faisait
un long détour dans la montagne pour revenir
de l'autre côté. Dans une heiu-e elle serait
de retour à moins qu'un malheur ne fût
arrivé. Alors je revins à la maison où
Madame Chevalier se désespérait. Et ce
fut une attente fiévreuse dans cette nuit si
belle.
Elle déboucha subitement de l'obscurité.
D'un geste brutal, rejetée en arrière d'un seul
mouvement, elle arrêta net le cheval au bas
des marches. La pauvre bête était en nage,
elle tremblait, les naseaux sanglants, la tête
basse, déjà secouée du frissonnement de la
mort. Annette sauta et voulut monter les
90 ÂMES ET PAYSAGES
marches. Mais elle ne le put pas. Elle
s'affaissa sans une plainte et sans un soupir.
Elle était à terre maintenant, la douleur et le
désespoir l'avaient rejointe et sur elle se
jetaient, comme à la curée.
Il fallut la porter dans un hamac sur la
véranda. Et la veillée douloureuse com-
mença, au bord du lac qui porte une écume
blanche à la crête de ses vagues bleues.
MARGUERITE
Marguerite
Marguerite avait dix-huit ans. Elle portait
encore ses cheveux noirs sur le dos. Sa
peau brune et olivâtre ressemblait à celle
d'une créole. Le regard de ses yewx bril-
lants glissait de côté sous un large chapeau.
Son rire saccadé et nerveux inquiétait et
son caractère capricieux avait une violence
étrange.
Un soir, Raymond dit à Paul: ''Marguerite
aimerait à te connaître." Et le lendemain,
il l'emmena chez son amie Rozanne où elle
l'attendait. Ils causèrent quelques instants
dans le salon où la lumière du crépuscule
passait sous un store baissé, comme une
mince lame blonde.
Ils sortirent. Pour la première fois il
était à côté d'elle et pouvait l'examiner de
près. L'excitation et un peu de honte d'avoir
fait les premières avances mettaient des taches
de rougeur aux joues de Marguerite. C'était
le printemps. Il y avait de la boue, en couche
épaisse et des flaques d'eau dans les rues
de la petite ville. Les saules laissaient
pendre une maigre chevelure verte. L'air
94 ÂMES ET PAYSAGES
était^^^tiède et doux. Des arbres sans feuilles
écartaient leurs grosses branches et tendaient
leurs rameaux, à perte de vue, sur le ciel
bleu plein d'étoiles.
Paul lui demanda si elle aimait à lire.
Il lui fit énumérer ses auteurs préférés. Et,
bien qu'ils fussent de la même ville, il voulut
correspondre. Un peu de fatuité paraissait
dans ses paroles et dans ses airs. La con-
versation languit ensuite puisqu'ils n'avaient
encore que peu de choses en commun.
Ils revinrent lentement. Le perron se
trouvait dans l'obscurité. Elle monta quel-
ques marches et il ne voyait plus d'elle qu'une
forme vague, des dents luisantes et l'éclair
des yeux.
— Vous savez maintenant où je demeure,
dit-elle, et elle entra. Paul fut obsédé par
cette vision.
Le lendemain il reçut une carte, les phrases
étaient courtes, sans incidentes, composées
de quatre ou cinq mots au plus. Un trait
les séparait l'une de l'autre. Elles n'expri-
maient rien que de banal.
Il y retourna le soir même. Elle vint lui
ouvrir et pendant qu'il enlevait son paletot,
elle le regardait avec insistance de ses yeux
AU BORD DU LAC BLEU 95
énigmatiques, appuyée au mur, la tête droite.
Il saisit ce regard au passage.
Dans le salon il n'y avait que des meubles
simples; un piano droit, une causeuse, quel-
ques chaises d'acajou et une lampe de plan-
cher à abat-jour. Un tapis vieux rose cou-
vrait le parquet, de longs rideaux de marqui-
sette crème pendaient aux fenêtres.
Paul lui emportait des livres. Elle les
feuilleta distraitement. Il avait du plaisir
à la contempler, mais sa contemplation, au
lieu de le satisfaire, attisait seulement son
désir.
Marguerite ne parlait pas beaucoup. Elle
écoutait Paul comme pour le connaître et
l'étudier. Elle ne disait jamais: ''Moi, j'aime
telle chose..., moi, je suis ainsi" Elle ne
racontait ni son enfance, ni sa jeunesse, ni
son caractère, ni ses goûts. Ce silence prê-
tait aux suppositions. Paul pouvait lui
attribuer tous les sentiments et toutes les
idées, l'orner d'une âme de son choix. Il
n'y manquait pas et s'en faisait une idole
parée des qualités qu'il aimait. Cependant
sa curiosité restait affamée, ardente, tentait
de découvrir toujours de nouveaux indices
et cette recherche l'attachait davantage à
Marguerite.
96 ÂMES ET PAYSAGES
Elle cessa bientôt de répondre à ses lettres.
Paul allait la voir souvent. Ils causaient au
salon ou bien ils sortaient. Le printemps
triomphait au dehors. Il alourdissait la
silhouette des arbres et verdissait les gazons
par larges plaques. Un grand bonheur sem-
blait attendre à portée de leur main pour
qu'ils le saisissent.
Paul lui apportait des lilas qui répandent
un parfum lourd et intoxicant, puis des mu-
guets à odeur fine mais intense. Les grosses
grappes et les tiges délicates ornaient vite
une potiche bleue à long col. Pour lui donner
plus souvent cette joie des fleurs il allait la
surprendre chez elle.
Il semblait à Paul que son amour à elle ne
faisait pas de progrès. Un soir elle fut
absente; quelquefois elle paraissait s'ennuyer
un peu. Il ne pouvait savoir. Et lorsqu'il
la regardait, il était remué par sa beauté de
brune, ses yeux énigmatiques, les sourcils cour-
bés et fins, les longs cils.
Il fut obligé de partir pour deux mois. Il
lui annonça ce départ un soir. Marguerite
demeura calme et ne posa point de ques-
tions. Elle se contenta du récit qu'il lui
faisait. Les jours s'écoulaient et elle sem-
blait avoir oublié. Puis, à la dernière heure,
MARGUERITE 97
elle s'adoucit soudain et lui accorda des
faveurs de fiancé. Elle ne lui fit pas de
recommandation cependant et ne lui imposa
pas de promesse, comme c'est la coutume
touchante. Il resta perplexe.
Il lui écrivit d'abord de longues lettres,
des épîtres passionnées et prolixes de jeune
homme épris. Aucune réponse ne vint.
Il envoya une carte pressante et n'obtint
pas plus de succès. L'éloignement et d'autres
distractions continuelles refroidirent sa ten-
dresse. Même il se rendit une fois, en
automobile, avec des amis, dans la ville où
elle habitait. Il passa devant chez elle,
Elle rentrait justement d'une course et tenait
son chapeau à la main, par les brides, avant
d'ouvrir la porte. Il la salua d'un sourire
et n'arrêta point. La vue de son visage lui
mit pourtant au coeur une chaude douceur.
Il revint, ses vacances écoulées. Il s'abstint
d'aller chez elle dès les premiers jours car
il lui conservait rancune de son silence
prolongé. Au bout d'une semaine il n'y put
tenir. On aurait dit que Marguerite l'atten-
dait. Elle avait une robe rouge feu qui avi-
vait son teint. Elle était séduisante avec
ses cheveux noirs qui lui tombaient sur la
nuque. Il pensa qu'elle voulait le reconquérir.
98 ÂMES ET PAYSAGES
Mais, pas plus qu'autrefois, Marguerite
ne s'abandonnait. Paul la soupçonnait de
borner volontairement ses effusions ou d'être
impuissante à se confier, ou de se méfier de
lui. Il regardait ce front uni, se demandant
quelles pensées, quelle vie sentimentale, quel-
les réflexions se dérobaient en arrière, à
chaque minute. Sa physionomie ne lui livrait
point son âme. Il avait l'impression d'être
au bord d'une nuit profonde et de la sonder
vainement pour découvrir les choses qui se
dessinaient dans le lointain. Elle se mon-
trait plus aimable et plus douce.
Paul lui apportait des livres en abondance;
et le goût de Marguerite pour la lecture
n'était pas aussi constant que la volonté qu'il
avait de lui en procurer. C'était alors
l'époque de la pyrogravure. Adroit de ses
mains Paul l'accablait de cadeaux à l'en embar-
rasser. Sur des boîtes d'érable couleur de
miel d'automne il gravait, avec la pointe
d'acier rouge, les lettres de son nom entre-
lacées à des arabesques. Il sculptait des
paysages sur des coffrets, dessinait des fleurs
et des devises sur des pièces de velours épais,
s'ingéniait à trouver toujours des motifs
plaisants et nouveaux.
MARGUERITE 99
Il aimait à multiplier ses dons pour multi"
plier ses preuves de tendresse et l'attendrir
plus sûrement. Ce qu'elle avait demandé une
fois, elle le recevait dix fois. Elle n'avait plus
le temps de désirer. Trop comblée, elle
opposait un refus à l'offre d'une chose autre-
fois souhaitée, et ne remerciait plus qu'à peine
ou pas du tout.
Paul fut surpris du résultat. Les premiers
indices d'amour s'affaiblirent chez Marguerite.
Elle le recevait avec moins de plaisir. Son
attitude était alanguie, l'intérêt qui la tenait
toujours en éveil et comme sur le qui-vive
était mort, ses poses étaient abandonnées et
lasses. Souvent encore il ne la trouvait pas
au logis lorsqu'il sonnait chez elle.
C'était l'automne. Elle portait un renard
argenté qui l'emmitouflait. Son visage délicat
en était entouré. Le soir, ils marchaient
dans la couche épaisse des feuilles mortes et
bruissantes. Des vents impétueux passaient
dans les arbres dépouillés pendan t que la lumière
de la lune faisait briller là-haut le clocher de
l'église et des toits de m^aison.
Il tenait son bras, il était heureux quand
même de marcher près d'elle qui ne l'aimait
pas. Elle se dérobait et fuyait avec habileté,
100 ÂMES ET PAYSAGES
se déprenant prestement de ses embûches et
refusait de s'engager. Il lui disait:
— Marguerite, pourquoi ne pas me dire
immédiatement si vous m'aimez ou si vous
ne m'aimez pas? J'implore depuis si long-
temps une réponse définitive.
— Je vous reçois bien, répondait-elle.
— Vous savez bien que ce n'est pas le mot
que je désire.
Elle donnait ainsi une réponse évasive ou
restait muette. L'amour de Paul devenait
alors mélancolique, inquiet et tourmenté.
Le doute restait toujours permis avec une
échappée sur l'espérance.
Il ne songeait pas à s'avouer l'impuissance
de sa volonté. Un peu plus d'efforts, croyait-
il, et demain il serait maître des positions.
Il redoublait alors d'attention et de préve-
nances. Il évitait les jeunes filles qu'il
avait autrefois connues, pour lui prouver
combien tout entier il était à elle. Il lui
imposait sa présence et se tenait à l'affût
pour l'aborder au hasard de ses courses.
Il était toujours prêt à accepter son avis,
à l'approuver avant qu'elle ait parlé, il ne
discutait pas ses idées mais renchérissait
aussitôt dans leur sens.
La crise éclata un après-midi d'hiver. Le
MARGUERITE 101
temps était humide et sombre. Un brouillard
froid saturait l'atmosphère. De rares passants
glissaient dans la rue pendant que les cloches
des vêpres sonnaient comme des glas.
Paul avait rendu visite à Marguerite au
début de l'après-midi, puis une affaire pres-
sante l'avait obligé à partir. Elle avait été
froide, presque hostile. Son dédain s'était
manifesté plus ouvertement.
Et maintenant Paul rentrait chez lui.
Il rencontra un ami. Celui-ci le prit sous
le bras et après quelques phrases banales lui
raconta toute une histoire. Il avait vu
Marguerite une heure auparavant à peine.
Elle avait insisté pour qu'il entrât chez elle.
Elle l'avait invité à plusieurs reprises et lui
avait donné de fortes preuves d'intérêt.
Paul décida de ne plus la voir. Les jours
suivants lui apportèrent le repos. Il n'avait
plus d'inquiétude ou de tourment. Il était
heureux du calme qui régnait au-dedans de
lui-même, de la délivrance des doutes, des
colères et des jalousies.
Il l'aperçut de loin, un soir, et la tristesse
lui monta subitement au coeur. Il avait
l'hallucination de sa personne. Il revoyait
ses mains, ou ses yeux, ou sa figure comme si
elle eût été là, devant lui. Certain que sa
102 ÂMES ET PAYSAGES
décision de ne plus la fréquenter ne changerait
pas, il s'abandonnait à la joie douloureuse
de l'évoquer, de la contempler et de l'aimer
par le souvenir.
Une soeur cadette de Marguerite mourut
presque subitement. Une visite s'imposait
à Paul. Il arriva le soir. La première
pièce, en entrant, était obscure. Il ne vit
que la porte d'une seconde chambre où brû-
laient des flammes scintillantes de cierges
autour du lit blanc poussé contre les tentures
mortuaires. Il en ressortit après quelques
instants de prières. Il vit une femme
accoudée sur la table. Il lui toucha légère-
ment l'épaule de la main. Elle se retourna
vivement. Et avant qu'il eût compris ce qui
lui arrivait elle passa impulsivement ses bras
autour de son cou, et pleurait, sanglotait
sur son épaule. C'était Marguerite. Cette
mort subite de sa soeur la remuait jusqu'au
fond d'elle-même. Elle s'accrochait à la
première sympathie certaine, à l'affection
sincère et passionnée. Un mouvement pro-
fond et instinctif l'avait jetée vers lui.
Et Paul croyait que ce soir funèbre avait
éveillé subitement chez Marguerite l'amour
pour lui et que la mort les avait unis indisso-
lublement d'un lien sacré. Cette scène avec
MARGUERITE 103
son décor rémouvait jusqu'aux larmes de
pitié et de tendresse. Et cet appel désolé
vers lui, cette souffrance qui s'était blottie
dans ses bras l'attendrissaient de compassion
et fondaient ses préventions.
Paul revint plus tard. Elle confectionnait
des vêtements de deuil et tout ce noir autour
d'elle la rendait plus belle et plus captivante.
Ses yeux battus et cernés témoignaient de
larmes récentes, très souvent. Son chagrin
lui donnait une gravité touchante. Ils ne
revinrent pas sur le passé ou sur l'événement
qui les avait réunis. Ils eurent des soirs de
conversation reposante, intime et douce.
Et ce mélange d'amour et de douleur avait
pour lui un charme pénétrant, morbide et
aigu qui imprégnait son âme.
Et Paul s'imaginait qu'après s'être élevés
sur de tels sommets, avoir éprouvé pareils
sentiments, ils ne retomberaient plus jamais à
la médiocrité de l'existence et au petit train
de leurs différends mesquins.
Ils y revinrent graduellement, comme il
arrive toujours. Paul suivit la même tactique
qu'autrefois. Il l'inonda de cadeaux, de
visites et de marques de tendresse. Après
quatre mois elle se dérobait de nouveau. Ce
fut très court. Paul l'avertit qu'il ne se
104 ÂMES ET PAYSAGES
présenterait plus. Il croyait qu'elle change-
rait d'avis au dernier moment, sous Teffet de
cette menace, mais elle en prit facilement
son parti.
— Mais je ne vous retiens pas, mon cher
ami, lui répondit-elle avec humeur.
Paul fut stupéfait et déconcerté. Cette
nouvelle séparation le bouleversa parce que
son amour était plus grand qu'autrefois.
Il en demeurait inconsolable.
Plus tard il fut obligé de quitter définiti-
vement la ville. Il passa les derniers soirs
enfermés chez lui. Marguerite fit de nom-
breuses démarches pour le rencontrer par
hasard, mais ne le put pas.
Paul vivait au loin depuis un an. La vie
l'avait entraîné à d'autres préoccupations,
elle avait calmé sa tristesse. Il pensait quel-
quefois à Marguerite, mais pour tenter de
découvrir après coup l'énigme de son caractère
et de connaître la raison pour laquelle il
n'avait pas su se faire aimer. A propos de
rien il reçut d'elle un portrait qu'il lui avait
vainement demandé. Elle avait inscrit son
nom au verso et c'était tout. Etait-ce une
offre de recommencement, une marque déli-
cate de repentir pour l'avoir traité durement,
un souvenir pour le récompenser de l'avoir si
MARGUERITE 105
longtemps aimée? Paul était décidé à ne
plus se laisser reprendre et le lui dit. Il ne
voulait pas retomber dans les tortures passées.
Ils correspondirent à intervalles éloignés.
Chacun dévorait les lettres de l'autre. Le
passé attirait Paul invinciblement. Il y
pensait souvent, il s'oubliait dans de longues
rêveries à ressusciter les expressions de
l'absente et ses gestes, à revivre toutes les
scènes du passé.
Puis un jour elle lui annonça qu'elle se
mariait. Leur amitié se dénoua sans récri-
mination et sans amertume. Mais une mélan-
colie passagère l'accabla pendant quelques
jours, comme s'il^eût souffert d'une déception.
Et maintenant il se demande quel diplomate
a su verser à Marguerite juste assez d'amour
pour ne pas l'assouvir, juste assez de témoi-
gnages d'amour pour l'aguicher, l'exciter,
lui en faire espérer plus, désirer plus, sans
jamais la contenter pleinement et ainsi la
retenir.
LE REVEUR
Le Rêveur
Dès le collège nous l'avions surnommé
"le rêveur." A cette époque je ne compre-
nais pas son caractère. Bien que nous
fussions de grands amis, nous contant des
choses intimes et nous révélant les mystères
de nos natures, je reconnaissais toujours que
des coins et des replis de son âme me restaient
obscurs et fermés. Je ne devinais pas la
signification entière de ses idées ou l'expres-
sion de ses yeux et de sa physionomie. Tel
qu'il se présentait au premier abord, calme,
absorbé en lui-même, avec de larges yeux
contemplatifs et tranquilles, sa personne
posait tout de suite une énigme. Il était
étrange. Plus tard j'ai su, et ce fut comme un
allumage de lumières en un corridor que
l'on vient de suivre dans l'obscurité. Mais
je n'y parvins qu'après de nombreuses
confidences, des observations répétées et
continues, après des questions qui restaient
souvent sans réponse, car il était craintif,
timide à se livrer, à exposer ses particularités
qui étaient grandes. Seule une similitude
110 ÂMES ET PAYSAGES
de tempérament chez lui et chez moi m'a
permis de le pénétrer parfaitement.
Jean Desbois, durant son enfance, avait
été extrêmement débile et nerveux. Ses
parents l'avaient un peu laissé à lui-même,
désoeuvré et solitaire, dans une campagne
éloignée où il avait appris à sentir la caresse
physique des v^ents et ce trouble qu'apporte
en nos nerfs les changements de saison.
Plus tard, au cours de ses aventures d'ingé-
nieur-forestier, il avait vagabondé au milieu
de cette zone de forêts épaisses qui enclave
de sa masse sombre la mince bande de nos
terres cultivées. Alors il s'était formé une
sensibilité extraordinaire et il avait développé
pour la nature un goût fort et vif qui le
dominait. Les paysages dans sa vie avaient
une importance primordiale et le plaisir d'en
voir lui était devenu une nécessité.
D'abord l'avait frappé tout ce que notre
pays renferme de tableaux et de scènes aux
couleurs voyantes, éclatantes et crues. Les
crépuscules occupaient la première place.
Il en avait contemplé de simples : un immense
brasier dont le foyer serait caché derrière
l'écran noir et ondulé des montagnes, incen-
diant le ciel de toutes ses lueurs, illuminant de
ses langues de feu tous les nuages, flamboyant
LE REVEUR 111
au-dessus des plaines de neige blanche ou de
la mer d'un bleu indigo et opaque. Quelques-
uns éclaboussaient l'horizon de leurs rejail-
lissements, drapaient des tentures pourpres,
lançaient de longs rayons semblables à des
lances écarlates et effilées; d'autres laissaient
flotter de légères écharpes et des gazes impal-
pables tandis que des troisièmes embrasaient
de grands pans ou ne formaient qu'une mince
ligne sanglante, comme une étroite ouverture
que laisserait une fournaise géante au-dessus
de sa porte. Dans l'automne il en avait
admiré qui étaient blafards, livides et jaunes,
et qui projetaient entre d'épaisses nuées une
lumière douteuse alors que le vent roulait
les feuilles mortes, par rafales haletantes;
il en avait admiré, trop lourds et trop char-
gés, angoissants et d'une splendeur barbare,
aux soirs chauds et oppressants de l'été.
Quelquefois un lac, un fleuve s'interposaient
entre eux et lui, et le soleil dessinait alors
dans l'eau tintée de grosses colonnes droites
d'or brillant. Ou bien, complexes, magni-
fiques, mêlant comme sur une palette divine
le mauve, le lilas, la violette, toutes les nuan-
ces du jaune, du bleu et du rouge, toutes les
couleurs, non pas les couleurs des hommes,
mortes et inanimées, mais les couleurs végé-
112 ÂMES ET PAYSAGES
taies et vivantes qui rutilent et resplendissent,
ils s'étalaient en larges brossages, s'étendaient
à coups de pinceau fin, éclataient en feux
d'artifice pour s'amortir bientôt, se faner, se
fondre avec douceur dans l'obscurité. Or-
donnés et léchés comme des toiles de peintre
classique et craintif, apocalyptiques, fous
et terribles comme l'imagination délirante
en conçoit pour des champs de bataille ou
la chute de Satan, ou délicats, gracieux,
voilés, aussi discrets que des aquarelles, ils
avaient tous laissé au fond de sa mémoire
enchantée des souvenirs appuyés ainsi qu'en
sait graver le burin.
Mais ce qu'il préférait à tout, c'était une
combinaison des teintes de l'automne et du
crépuscule lorsque la terre et le ciel avivent
mutuellement leur coloration. Jean Desbois
vivait alors dans l'enchantement à l'approche
des nuits. Je le rencontrais souvent dans
le parc de Rockliffe, s'en allant à petits pas
lents, les yeux fixés à l'occident.
Les érables le retenaient autour d'eux en
cette saison, comme par un sortilège. Du
premier coup d'oeil, il avait reconnu ceux qui
lui offraient le plus de nuances. Le soleil
baignait leur feuillage et les transperçait
ainsi qu'une opulente draperie. Les feuilles
LE REVEUR 113
tombées reposaient sur l'herbe d'un vert
tendre et intense. Ce contraste lui était
particulièrement sensible car il lui semblait
alors que l'automne jetait ses oripeaux aux
couleurs vives sur la robe neuve du printemps.
Puis en hiver, il y avait les pins sombres
dans les paysages blancs, des lacs, des plaines
qu'entouraient des hauteurs couvertes de
forêts rousses. La magnificence grave et
sévère des nuits lui plaisait. Une maison
dont les fenêtres étaient illuminées à l'intérieur
par des lampes à abat-jour, avec des corniches,
un toit, des cheminées fumantes coiffées de la
neige immaculée, et se découpant sur le ciel
d'un bleu royal où scintillaient les étoiles,
crépines d'argent, lui paraissait le plus beau
spectacle du monde.
Le matin, il s'arrêtait souvent sur un pont
que je connaissais bien, s'accoudait à la balus-
trade, et regardait pendant des heures au fond
du ravin. Il voyait passer là, sur des rails,
tous les trains à la suite dans une cour immense
de gare. Une fumée blanchâtre sortait à
gros bouillonnements du tuyau des locomo-
tives d'un noir luisant et vernissé qui se
promenaient là, parmi ces nuages opaques,
et en même temps translucides et laiteux lors-
que le soleil mettait à l'intérieur une lumière
114 ÂMES ET PAYSAGES
diffuse et sourde, comme au-dedans d'un
globe d'albâtre.
Mais ce n'était pas tout. En vieillissant,
son goût s'était affiné de même que ses sens.
Après l'éblouissement des couleurs trop écla-
tantes il en était venu à goûter la douceur
discrète des nuances imperceptibles, fines,
passagères et fugaces. Le printemps rem-
porta sa victoire ainsi que l'été. Le vert
pâle des floraisons neuves, des bourgeons et des
herbes, les firmaments d'été avec leurs ora-
ges lui dominaient ses plus grands bonheurs
ainsi que l'eau souple, liquide, et presque
vivante dans les lacs, les canaux et les rivières.
En hiver, Jean Desbois ne manquait jamais
d'aller dans un petit bois de bouleaux, près
d'une montagne. Tout était blanc, la neige,
les troncs élancés et graciles, l'étendue au
loin, tout était immaculé et virginal dans le
silence moelleux; et dans le ciel gris voguaient
des nuages vaguement colorés dont il n'aurait
pu dire les teintes.
Les bruits venaient ensuite. Lorsque ses
tâches le retenaient trop longtemps à la ville,
Jean Desbois devenait malheureux et souffrait
du malaise que produit l'absence d'une chose
aimée et chère. Il aurait voulu se revoir dans
une maison solitaire, très haut sur les monta-
LE REVEUR 115
gnes, afin d'entendre déferler sur les murs,
la nuit, les rafales aussi puissantes que des
vagues, et rôder, râler lamentablement et se
plaindre les vents furieux et spasmodiques.
A l'époque des saisons désolées, la jouissance
aig'uë que lui causaient ces concerts infinis le
laissait attentif, prostré et fiévreux tant il
sentait la mélancolie de ces cantilènes sauva-
ges. Le mugissement des chutes profondes,
régouttement des sources, le chantonnement
de la pluie sur les toits, les feuilles, l'herbe
des prairies lui procurait des joies profondes.
Par les après-midis immobiles et chauds,
il s'enfonçait au coeur des forêts et des parcs
pour entendre un roucoulement, des pépie-
ments, le ramage des oiseaux vifs, prestes et
légers qui troublent le silence des bois.
Et je m'étonnais souvent, en causant avec
Jean Desbois, des expressions qu'il trouvait
pour me décrire ce qu'il avait vu ou pour me
faire comprendre et saisir ses émotions;
quelques unes étaient d'un effet si juste
qu'elles campaient soudainement un tableau
devant moi jusqu'à m'en donner la vision
exacte. Je l'adjurais alors d'écrire, mais il
me donnait toujours la même réponse.
— Les descriptions littéraires, me disait-il,
ne peuvent rendre toute la réalité et l'impres-
116 ÂMES ET PAYSAGES
sion qu'elles nous communiquent. A û'importe
quelle heure, à n'importe quel jour, tu peux
me conduire où tu voudras, et je trouverai
et je te montrerai des couleurs pour lesquelles
la langue n'a point de mots et la palette pas
de nuances. La nature, elle est la grande
victorieuse, plus habile que les artistes, plus
variée que leurs moyens, elle nous défie
éternellement d'exprimer son infini. Le peu
qu'on en sait dire est une parodie et nos
paroles sont dérisoires lorsqu'elles tentent
d'emprisonner sa grandeur. Les hommes
aiment ordinairement les oeuvres qui nous en
donnent un portrait si peu ressemblant.
Mais moi, je suis un sauvage: je n'ai pas cor-
rompu mon goût à vos aliments artificiels et
les eaux filtrées n'apaisent point mes soifs.
C'est la nature que j'aime, c'est elle qui
m'émeut, telle qu'elle est partout, sans alté-
rations, sans déformations et sans voiles,
toute crue pour ainsi dire et non pas assai-
sonnée ou cuite pour les estomacs fragiles.
Mais Jean Desbois avait d'autres raisons
à son inaction de même qu'à sa contempla-
tion aussi stérile que riche en sensations.
Il m'en donnait une sans s'en apercevoir lors-
qu'il continuait ainsi:
— Notre nature est trop forte. Elle nous
LE REVEUR 117
impose ses états d'âme, elle nous pénètre et
nous façonne à son image. J'ai pensé à cela
un après-midi d'hiver que je revenais dans
un train. C'était un dimanche lourd d'ennui.
De la fenêtre du wagon on voyait un paysage:
à perte de vue une forêt figée, immobile,
silencieuse et noire, puis des souches brûlées
crevant la surface mate de la neige sur la
plaine. Le ciel était bas et morne. Un
étouffement, une tristesse illimitée et comme
un désespoir muet et immuable s'exhalaient
des choses. Frileux dans le compartiment
surchauffé, je me sentais oppressé d'une
détresse infinie et d'une angoisse innomma-
ble, submergé à pleurer de désolation.
Notre nature est trop forte. Regarde ces
matins d'hiver allègres et froids où la neige
ouateuse brille par tous ses cristaux, où le
soleil luit et rayonne partout réfracté, partout
réfléchi, partout reflété. L'air nous flagelle
et nous nous en allons, vifs et sautillants,
malgré les soucis qui nous attristent.
Notre nature est trop forte. Elle nous fa-
çonne à son gré. Je pourrais te conduire en
certains endroits et te dire auparavant
quelles émotions et quelles pensées vont
naître en ton âme. Car elle est là pour les
118 ÂMES ET PAYSAGES
éveiller et les susciter en toi lorsque, présomp-
tueux, tu croyais les tirer de ton coeur.
Alors je me suis fait obéissant, malléable et
son disciple servile. Je me suis laissé péné-
trer et étreindre par elle. J'ai été attentif à
suivre les indications qu'elle me donnait.
Je ne me suis pas opposé à ses influences.
Elle m'a pétri et m'a enseigné le nombre
infini des jouissances qu'elle donne.
Et c'était la vérité pour Jean Besbois.
Il n'était plus le simple contemplateur dont
l'oeil éduquc jouit seulement des couleurs
et des contours des choses. La nature déter-
minait en lui des états d'âme, continuellement,
parce qu'il était extrêmement nerveux et
qu'il s'était dressé à recevoir toutes les sensa-
tions qu'elle donne et tous les effluves
qu'elle répand, les plus fins, les plus ténus
et les plus fugaces. Il n'était plus ému que
par elle. Il se laissait ensuite aller aux songes
et aux rêves qui correspondaient à cet état
d'âme. Et de raffinement en raffinement,
de subtilité en subtilité, ceux-ci menaçaient
à la longue de détruire son équilibre mental,
car il ne pouvait pas plus s'en passer que d'un
opium.
Jean Desbois dépensait ses jours à suivre
en lui-même le déroulement des impressions
LE REVEUR 119
que la nature y éveillait, passif comme une
harpe sous la main clu musicien; elle avait
broyé ses énergies, tué son activité, brisé le
ressort de Faction. Son enfance et sa vie
errante dans les forêts primitives avaient
favorisé l'emprise de la meurtrière. Et, au
lieu de réagir et de résister, il se livrait avec
ivresse et avec ardeur, empirant avec plaisir
son mal.
Devenu solitaire et trop sensible, la vie
le blessait maintenant partout. Lorsque je
le rencontrais dans la rue je remarquais qu'il
avait un frissonnement apeuré de vieillard
au milieu des passants, du trafic et du bruit.
Et s'il parlait à quelqu'un, il profitait du
moment où son interlocuteur observait Quel-
que chose ailleurs pour l'examiner et fixer
sur lui des yeux qu'il détournait immédiate-
ment, s'il était regardé à son tour. On
aurait dit qu'il épiait autour de lui un ennemi
toujours présent.
Je n'avais aucun moyen d'agir sur lui.
Trop absorbé par sa rêverie, Jean Desbois ne
réfléchissait pas aux avertissements et aux
conseils que je lui donnais, aux pensées que
je lui suggérais. Il ne les incorporait pas, par
la méditation, dans son esprit, ne les retenait
pas et ne les laissait pas s'enfoncer au fond
120 ÂMES ET PAYSAGES
de lui-même où ils auraient pu germer. Je
ne pouvais pas saisir, exciter, violenter son
attention malgré mon insistance. Autant
aurait valu jeter de l'eau sur une toile imper-
méable.
Mais un jour tout changea. Le gouver-
nement l'avait envoyé à Alfred, une petite
ville de l'est de l'Ontario, pour conduire
des travaux d'arpentage. Il devait mesurer
une tourbière qui s'étendait à perte de vue.
C'était un endroit comme il les aimait. Le
printemps et l'été, sur cette plaine unie, mono-
tone et plate, il ne poussait jusqu'au bout de
l'horizon qu'une herbe courte et verte et de
rares arbustes rabougris. En automne il
n'y avait plus qu'une surface jaune de paille,
semblable à du chaume, et l'hiver, le suaire
épais et blanc des neiges ne formait pas un
pli. Du côté de l'est, comme pour border ce
lac désolé, de douces collines bleuâtres se
levaient ainsi que des falaises de rivage.
Jean Desbois éprouvait un plaisir continuel
à contempler ce marais inculte et mort entre
les forêts vivaces, ce bas-fond immense aux
terres noires et molles entrecoupées quelque-
fois de fossés où stagnait une eau jaune de
purin. Rien ne bornait la vue. Les gros
soleils rouges se couchaient dans les vapeurs.
LE REVEUR 121
Les crépuscules avaient une splendeur morne.
Et tous les jeux de la lumière dans les brumes
ou les brouillards qui montent du sol, toutes
les colorations du soleil dans les nuages se
déployaient en liberté.
Et c'est là que Jean Desbois rencontra
Gabrielle. Elle était en vacances pour plu-
sieurs semaines. Ils se plurent très vite
ayant seuls de la culture, de l'enseignement et
du raffinement dans un milieu honnête et
bon mais peu développé. Après un certain
laps de temps, ils se promenaient ensemble
en vue de la tourbière qui s'étalait à leurs pieds.
Jean sortait peu à peu de sa vie trop passive;
il commençait à s'animer, à faire des rêves
de travail et d'avenir. Un but se dessinait
à présent devant lui. Un aiguillon l'excitait,
il se réveillait comme d'un long sommeil.
Ses lettres de ce temps-là avaient quelque
chose d'agité, de trépidant et de fébrile. Il
me faisait même part de certains projets.
Ces symptômes étaient bons. Je croyais
qu'avec un appui moral il pourrait progres-
sivement sortir de sa léthargie.
Jean Desbois aimait selon sa nature, comme
tous les hommes. Il préférait la solitude à
deux, les conversations lentes et calmes, la
tranquillité des promenades et des tête-à-tête.
122 ÂMES ET PAYSAGES
Son sentiment s'exaltait à regarder les paysa-
ges mélancoliques et les panoramas brillants.
Il ne croissait et ne vivait que dans la paix,
la douceur, le silence, l'isolement et l'intimité.
Au moindre bruit, il devenait effarouché
et timide.
Et Gabrielle était une jeune fille de vingt
ans, grande, aux yeux bleus un peu vitreux
et à la chevelure blonde. Elle débordait
d'activité, d'entrain, elle était féconde en
initiatives et en projets de toutes sortes, ai-
mant le plaisir, l'étourdissement de la joie
folle, l'activité dans l'excitation, l'enthousi-
asme, le rire et les cris. La vie mondaine lui
plaisait beaucoup pour ses conversations à
plusieurs interlocuteurs où les mots fusent
de tous côtés, sont repris, renvoyés au bond.
Pétillante, vive, agile et souple de pensée, l'es-
prit toujours présent, elle s'animait, ripostait,
piqué au jeu, et poussait le mouvement rapide
des paroles et des phrases spirituelles.
Alors Gabrielle entraînait Jean dans les
soirées. Mais il était bientôt abasourdi par
ce roulement continuel. Son intelligence un
peu lourde habituée à des pensées contem-
platives ne se mouvait pas assez vite pour
suivre celle des autres. Il saisissait un bon
mot et n'en riait qu'après tout le monde; il
LE REVEUR 123
trouvait sa riposte lorsqu'il était trop tard
pour la lancer; il tardait à répondre à une
question vivement posée et mettait du temps
à repêcher dans sa mémoire les faits qu'il lui
fallait. Alors Jean devenait fatigué, puis
confus et enfin détaché et lointain. Il cessait
ses efforts pour se maintenir dans le courant.
Et le lien qui l'unissait à Gabrielle, il le
sentait se distendre et presque se briser.
Dans les apartés où Jean mettait ensuite
tant de douceur, ce charme subtil des confi-
dences faites à voix basse, il ne parvenait
pas à regagner son terrain. Si coutumier des
observations fines, si sensible aux moindres
variations il ne s'y trompait pas. Il voyait,
sous ses yeux, l'amour de Gabrielle diminuer
graduellement d'ardeur II en trouvait des
indices imperceptibles dans un regard moins
intense dirigé vers lui, dans une précipitation
moins empressée vers sa personne, dans un
rayonnement moins grand du sentiment qui
était en elle. La joie épanouissait moins ses
traits. Et il constatait ce changement avec
autant de sûreté qu'il aurait diagnostiqué un
changement de saison.
Mais Jean était d'une fierté farouche, simple
et dure. Un autre aurait imploré, supplié
et gémi, tenté d'influencer le coeur de Gabrielle
124 ÂMES ET PAYSAGES
par la pitié ou d'autres raisons étrangères
à l'amour spontané. Lui, il avait ce scrupule
de ne pas plaider sa cause lorsque sa présence
n'avait pas suffi. Et par-dessus tout, il
ne voulait pas, par des tiraillements, des récri-
minations et des reproches, s'humilier et
s'abaisser devant la femme qu'il aimait.
Ils se promenaient ensemble une dernière
fois, sur les hauteurs bleues, au-dessus de la
tourbière jaune et desséchée. Jean prolongeait
un peu la marche. Et de ses grands yeux aux
mouvements lents, si fixes et si intenses, il
la contemplait longuement, la caressait du
fluide de ses regards, examinait ses mains,
ses lèvres, ses cheveux, toute sa figure. Plu-
sieurs fois il ouvrit la bouche, comme pour
parler: l'aveu lui montait du coeur avec des
sanglots. Puis lorsqu'il l'eut reconduite chez
elle, il lui donna la main comme d'habitude
et s'éloigna pour toujours sans hâte, avec son
secret.
Au-dedans de lui tout était désormais brisé.
La tristesse envahit son âme comme l'herbe
parasite une terre sans emploi, une tristesse
morne, stagnante, lourde et étouffée. Toutes
les facultés désoeuvrées de son âme commen-
cèrent à la nourrir. La nature l'avait rendu
gai, autrefois, elle l'avait amusé, elle ne lui
LE REVEUR 125
inspira plus qu'une mélancolie acre et des
rêveries désolées. Dans sa solitude et son
inaction sa détresse s'amplifiait ainsi que
l'écho dans une caverne souterraine immense.
Il ne pleurait pas et ses larmes coulaient
en lui-même pour lui saturer le coeur.
Son visage se figea dans une impassibilité
morne. Il n'eut plus d'autre expression
que celle de l'abattement. On aurait dit
Jean devenu insensible au verbe; les mots
qu'on lui disait et ceux qui passaient ses
lèvres ne déterminaient plus un changement
de ses traits. La vie de sa face était morte,
et j'avais l'impression d'écouter un fantôme,
comme un deuxième individu caché en lui.
Et sa sensibiHté, de même, ne vibrait plus à
toute une catégorie de sentiments, à des sensa-
tions qui remuent et agitent d'autres hommes.
Bientôt, il se trompa dans ses calculs.
Et plein de répugnance, de douleur et
d'effroi je vis la folie étreindre son âme et
son intelligence et les tuer.
UNE INTRIGUE DE
PALAIS
Une Intrigue de Palais
Le banquier est un conquérant
qui sacrifie des masses pour arriver à
des résultats cachés, ses soldats sont
les intérêts des particuliers (Balzac,)
C'est une chaude avant-midi du mois de
juillet. La pluie tiède raie Tair de longs fils,
tombe en tapotant sur les feuilles vertes, sur
l'asphalte de la Grande Allée luisante et
miroitante comme une surface de rivière
calme. Les passants abrités sous les para-
pluies noirs en dôme, s'en vont, le dos courbé,
heureux malgré tout de cette fraîcheur qui
rend l'atmosphère plus respirable. Des
brouillards légers flottent au-dessus de la
vallée où coule la rivière Saint-Charles, entre
les falaises du Saint-Laurent et les Laurentides
qui mettent des taches sombres, dans les
nuages, à l'horizon lointain.
Au rez-de-chaussée des édifices du parle-
ment, dans la salle du conseil, les ministres
sont réunis. Les globes opaques épandent
une lumière opaline et douce dans toute la
pièce. Ils éclairent les lambris de chêne
sculpté, la table large à tapis vert, massive et
ancienne, les fauteuils lourds recouverts de
cuir, des cadres suspendus tout en haut, sur
130 ÂMES ET PAYSAGES
les murs, d'où les premiers ministres passés
peuvent surveiller le travail de leurs succes-
seurs.
La séance se prolonge indûment. Le
cabinet veut en finir avant les longues séances
de l'été. Les délibérations sont animées.
Quelques-uns argumentent avec chaleur tan-
dis que d'autres ne cherchent qu'à placer un
bon mot, une plaisanterie. Un peu de gaieté
flotte dans l'air. Et de temps en temps la
voix pleine et barytonnante du premier
ministre expose, conclut, approuve, explique,
objecte ou résume. Sa supériorité se marque
immédiatement dans son aptitude à trouver
la solution pratique, à démêler un écheveau
compliqué, à souligner le point important et
à reconnaître le chimérique des projets.
Voici maintenant qu'il parle :
— Nous ne pouvons pas accorder ce contrat
à la Compagnie Laurentienne de pulpe. Il lui
fait de trop importantes concessions aux
dépens de la province. L'opposition s'en
servirait comme d'un prétexte à recommencer
contre nous sa campagne et notre position
est assez compromise sans l'empirer encore.
Le prix offert est d'ailleurs dérisoire.
— C'est non alors que j'aurai à répondre
aux actionnaires?
UNE INTRIGUE DE PALAIS 131
— C'est non puisque la majorité des minis-
tres est contre le projet.
Le refus a sonné net et dur dans le silence
qui s'est fait subitement. Un malaise a passé,
on a deviné le choc de deux personnalités.
Tous les assistants ont arboré un air d'indif-
férence pour écouter l'échange de paroles
entre Jean Dorion, ministre sans portefeuille et
le premier ministre. On sait vaguement qu'a-
près avoir été, pendant quatre ans environ,
conseiller intime de son chef, Jean Dorion
est aujourd'hui en disgrâce et que les mesures
qu'il présente sont souvent rejetées. Cer-
tains journaux, dit-on, ont excité la jalousie
du supérieur contre l'inférieur à force de
répéter que le second conduisait le premier
et qu'il était la forte tête du ministère. Des
psychologues prétendent qu'il y a des causes
plus intimes, l'esprit dominateur de l'un qui
cherche instinctivement à subjuguer l'autre,
mais on ne sait rien avec certitude. L'an-
tagonisme existe néanmoins, latent et obscur.
La contrainte dure peu cependant. La
discussion et les plaisanteries reprennent.
Mais Jean Dorion n'écoute plus. Assis ainsi
à son fauteuil, il donne au premier abord une
impression de force et d'autorité. Malgré
sa position on le devine très grand. La tête
132 ÂMES ET PAYSAGES
longue aux traits nets, le torse râblé et puis-
sant, la haute taille, les yeux bleus et froids
révèlent la solidité à toute épreuve de la char-
pente physique tandis que les gestes sûrs
décèlent l'absence de toute nervosité. Son
visage est toujours irrémédiablement fermé.
Il n'est ni expansif, ni jovial, ni communica-
tif. Il est impassible, il est grave et il sait si
bien ce qu'il doit faire ou dire qu'on ne l'a
jamais vu demander un conseil ou des rensei-
gnements. Il ne fait pas de confidences et
c'est pourquoi il marche, environné de mys-
tère. On ignore ce qu'il poursuit, ce qu'il
veut et ce qu'il est, le mobile caché de ses
actes aussi bien que son caractère. Il est
l'inconnu un peu terrible dont on s'effraie.
Jean Dorion songe. Il songe, en regardant
au travers de la fenêtre les pelouses mouillées,
que le premier ministre, en refusant sa der-
nière demande, vient de mettre son poste en
jeu sans le savoir et qu'il ne se doute seulement
pas de la bataille qui l'attend.
Dorion n'a ni crainte, ni remords. Il
repasse sa vie. Il remonte aux premières
années de l'exercice de sa profession où son
talent d'avocat lui avait permis d'entrer
UNE INTRIGUE DE PALAIS 133
bientôt dans une étude renommée. Spécialisé
dans le droit commercial, il avait plaidé
pour les grandes compagnies, et s'était tout
de suite fait remarquer par la clarté de son
jugement, l'acuité de son intelligence, sa
raison pondérée, la fertilité de ses ressources.
Et c'est alors qu'avait commencé pour lui
cet acoquinement de l'avocat hors ligne avec
les industriels, les capitalistes et les financiers.
Il avait brassé des affaires de sociéts à capital
énorme, connu quelques-uns de ces potentats
qui détiennent la puissance réelle des nations
et appris leurs secrets. Pour faciliter leur
glissement de boa à travers les articles du
code il avait dû s'occuper de politique. Mais
dans cette promiscuité il s'était révélé à son
tour une puissance et avait conclu, avec ceux
qui devaient être ses maîtres, une alliance
d'égal à égal. Encore un peu de temps et
sa fortune grossie rapidement le mêlait au
monde des affaires et son bureau luxueux
devenait l'officine de l'avocat, du politicien et
du financier tout à la fois.
A peine député, Jean Dorion arrivait au
poste de ministre par l'influence de ses protec-
teurs et amis. Et ceux-ci, lorsqu'ils voulaient
une concession ou un bénéfice, savaient à qui
s'adresser d'abord pour cuisiner leur demande
134 ÂMES ET PAYSAGES
et la faire accepter en haut lieu, organiser le
coup et piloter le bill à travers les divers
stages parlementaires. Tout marcha bien,
pendant un certain temps; puis le premier
ministre adoptait envers lui son attitude
d'hostilité. Pourtant il avait une fermeté de
main au gouvernail dont son chef pouvait
difficilement se passer, disaient ses partisans.
Nul mieux que lui n'aurait su, à les entendre
parler, à quelle époque déclencher une élec-
tion générale, jouer serré avec le corps élec-
toral aussi bien qu'avec les adversaires,
maintenir le parti en forme, bien organisé,
combatif et fort. Il avait des grands
hommes politiques, cette faculté d'apprécier,
avec une précision mathématique, les facteurs
matériels et les facteurs psychologiques d'un
appel au peuple.
Le gouvernement n'a pas plus de six voix
de majorité maintenant. Le premier minis-
tre se laisse acculer à une élection sans choisir
lui-même le moment propice. Il y aura une
dernière session dans trois ou quatre mois, où
les adversaires prendront décidément le des-
sus. Jean Dorion sait que si son parti est
défait il luttera vainement dans l'opposition,
pendant plusieurs années, et se verra abandon-
né momentanément par les premiers auteurs
UNE INTRIGUE DE PALAIS 135
de sa fortune. Ses alliés le pressent. Lui
faudra-t-il passer par-dessus le corps de son
chef ? Il aurait préféré une autre solution
parce que personne n'aime à réussir d'une
manière indigne, surtout lorsque l'indignité
peut compromettre la réussite. Mais il a
tout tenté pour reconquérir sa position pri-
vilégiée et ne l'a pas pu. Aujourd'hui encore
on a rejeté un projet sans bien calculer les
forces réelles de ceux qui demandaient cette
concession. Elle était exorbitante sans doute,
difficile à défendre mais les lanceurs
étaient disposés à donner quelque chose en
retour et qu'ils iront maintenant offrir à l'au-
tre parti, si...
Mais Jean Dorion a prévu ce der-
nier refus et l'a escompté depuis longtemps.
Il a ourdi les trames de sa vaste conspiration.
Il a passé quelques semaines d'activité in-
tense; un espion aurait pu le voir hochant
gravement la tête au fond des cabinets d'af-
faires renfermés et sourds, se confiant avec
prudence à un ou deux ministres, envoyant
son secrétaire un peu partout. Les confé-
rences ont succédé aux conférences, les entre-
vues aux entrevues, puis Jean Dorion s'est
remis, tout entier, au travail.
136 ÂMES ET PAYSAGES
La séance se termine, Jean Dorion se lève
sans hâte, replace méthodiquement dans sa
serviette de maroquin quelques feuillets épars
devant lui et hautain, silencieux, ne s'arrêtant
à personne, il regagne son bureau par les longs
couloirs sombres. Il s'assied dans son fau-
teuil et médite quelques instants. Puis il
libelle une dépêche adressée à un député de la
région de Montréal, mais la garde pour la
déposer lui-même au bureau du télégraphe.
Elle ne contient que des mots insignifiants
convenus d'avance. Il décroche ensuite l'ap-
pareil téléphonique et donne le numéro d'un
grand industriel local. ^'Alloh !.. Oui... Le
contrat a été refusé. Non, il est inutile d'in-
sister plus longtemps... Mon secrétaire vous
tiendra au courant".
Après avoir donné des instructions à ses
subordonnés, il sort. La chaleur est encore
étouffante mais il ne pleut plus. Et deux
heures après Jean Dorion prend pas-
sage à bord d'un train, calme, composé et
tranquille; il s'en va à Métis où les brises du
large, la fraîcheur des forêts, des montagnes
et du fleuve font une atmosphère délicieuse
pendant les jours trop torrides de l'été. Il
s'installe sur un siège, comme le premier venu,
sort de son sac une revue économique, pour
UNE INTRIGUE DE PALAIS 137
s'assimiler, comme il le fait toujours, les tra-
vaux des spécialistes, et il est tout de suite
absorbé dans sa lecture.
II
Il est dix heures le lendemain avant-midi.
Le premier ministre, Pierre Langelier, vient
d'arriver à son bureau. Il est soucieux et un
peu sombre. L'âge, cinquante-huit ans, n'a
pas encore ravagé sa belle figure expressive,
ni terni les grands yeux noirs enflammés, ni
voûté la haute et mince taille de tribun. Mais
une imagination et une sensibilité trop vives
et trop développées qui ont fait sa gloire d'ora-
teur par des figures de style, des mouvements
et des diatribes, lui ont rendu très fatigante
la possession du pouvoir. Les heureuses
nouvelles l'exaltent beaucoup, tandis que les
échecs le dépriment. C'est une oscillation,
une vacillation continuelles entre deux ex-
trêmes, dont se ressent sa politique. Il n'a
pu acquérir ce détachement, cette froideur et
ce désintéressement des grands hommes
d'État qui font de la politique comme ils
joueraient un jeu où. ils n'ont rien à perdre ou
à gagner, et pour cette raison calculent sûre-
ment et apprécient toute chose à sa juste
valeur.
138 ÂMES ET PAYSAGES
Cependant Pierre Langelier est un dialec-
ticien et un ''debater" parlementaire très
dangereux et très violent, de beaucoup
d'énergie, d'activité et d'entrain, par inter-
valles surtout. Courtois et poli, il ne conduit
pas la politique à la manière des arrivistes qui
est dure et brutale; un côté gentilhomme en
lui refuse de s'abaisser jusqu'à certaines tac-
tiques, de poursuivre son avantage trop loin,
ou de frapper des coups d'aveugle. Le parle-
ment lui paraît plutôt une espèce de cour de
justice dressée devant le peuple d'où les avo-
cats, après avoir bien défendu leurs clients et
tout fait pour gagner leur cause, s'en retournent
ensemble en jasant amicalement de choses
diverses. Ne manquant pas d'humour pour
détendre les situations, il n'a en outre aucun
sentiment d'inimitié vraie pour personne.
Mais ce matin Pierre Langelier n'est pas
aussi dispos. Plusieurs problèmes l'occupent,
qu'il n'est pas certain de pouvoir résoudre au
mieux pour le parti. Il souffre de surmenage,
de l'accumulation incessante du travail,
d'être attelé du matin au soir comme un
porte-faix. Et surtout la présence de Jean
Dorion dans son conseil lui cause une inquié-
tude sourde et latente. Jusque là il avait
reconnu dans ses collègues des inférieurs;
UNE INTRIGUE DE PALAIS 139
mais au cours de son travail avec Jean
Dorion il a pressenti obscurément et
deviné un égal. Il a constaté qu'il n'avait
plus sa sûreté habituelle, que la force de
l'autre balançait la sienne, que ses idées et ses
vues de gouvernement n'étaient pas toujours
les mieux conçues et qu'à certains jours, ses
opinions étaient justement contestées. Le
choc était amorti et comme feutré par la
coopération. Mais Pierre Langelier avait été
surpris, la chose ne lui était jamais arrivée
auparavant. Après avoir senti la résistance
de Jean Dorion, il l'avait étudié lentement,
avec prudence, sans pouvoir cependant dis-
cerner sa puissance réelle ou des défauts dans
sa cuirasse. Son épée rencontrait toujours
une épée maniée avec une vigueur dange-
reuse : le duelliste sans cesse victorieux ren-
contrait à présent un adversaire redoutable.
Aussi la pensée d'un combat final, ouvert et
décisif hantait-elle très souvent son cerveau.
Et la certitude du triomphe n'excitait pas son
esprit.
- * ^ :*î
Ce matin,-là à peine le premier ministre
vient-il de s'asseoir à son bureau et de com-
mencer à dicter la réponse aux lettres du cour-
140 ÂMES ET PAYSAGES
rier, que l'huissier annonce le secrétaire de
l'union locale des manufacturiers. Celui-ci
entre aussitôt, très jeune, la tenue soignée, les
yeux gris insolents, un peu à fleur de tête.
— Je ne vous dérange pas trop monsieur, le
ministre? J'ai insisté pour vous voir parce
que la mission dont je suis chargé ne souffre
point de retards.
— Mais non, je suis heureux de vous voir
et de causer avec vous. Vous m'apportez de
bonnes nouvelles sans doute ?
— Non, pas très bonnes. Je regrette infini-
ment d'avoir à vous les communiquer moi-
même parce que toute mon estime et toute
mon admiration vous sont acquises. La date
des élections sera-t-elle bientôt fixée?
— Nous n'avons rien décidé encore. Le
temps ne paraît pas opportun. Je ne crois
pas que nous puissions dissoudre les Cham-
bres avant le printemps prochain.
— C'est que, cette année, les affaires n'ont
pas été prospères. Il sera difficile d'obtenir
des souscriptions électorales. Puis on dit
vaguement que l'opposition est certaine d'une
victoire, que votre parti manque de force et
que la défaite vous attend.
— Vous passez à la gauche ?
— Peut-être, je ne sais rien moi-même à
UNE INTRIGUE DE PALAIS 141
part ce que je vous ai communiqué. Le chef
de Popposition n'a pas toutes les qualités
nécessaires à un premier ministre. Cepen-
dant il s'accrédite de plus en plus qu'il ne
manque pas de chances de succès. La situa-
tion est si incertaine... Vous avez dans votre
cabinet un homme de première force... Il a
la confiance de ceux qui, dans cette province,
donnent du travail aux autres. Il s'est
imposé à leur attention... En sa faveur
peut-être, ils feraient beaucoup de choses...
— Dorion ?
IjC premier ministre a jeté sa question d'une
voix calme et brève. Il suit les explications
entrecoupées et embarrassées de cet émissaire
avec une attention extrême car il a deviné
tout de suite leur importance.
— Vous l'avez nommé, monsieur le minis-
tre.
— Que me proposez- vous alors ? De dé-
missionner ?
— Nous ne proposons rien car nous ne fai-
sons pas de politique. Je vous expose simple-
ment la situation. Vous conservez naturelle-
ment toute votre liberté d'action.
Les manufacturiers qui fournissent les fonds
électoraux vont aider l'opposition et son parti
sera défait... è moins que Pierre Langelier ne
142 ÂMES ET PAYSAGES
mette à sa place Jean Dorion : Voilà l'ultima-
tum dépouillé de toutes ses formules. Dans
l'esprit du premier-ministre s'élève alors le
tourbillon des pensées, des hypothèses, des
probabilités et des calculs. La vigoureuse
intelligence, placée tout à coup en face d'un
fait aussi extraordinaire, le happe, le triture,
l'examine avec une vitesse vertigineuse, pèse
le pour et le contre, trouve les causes et les
conséquences et suppute les bonnes ou mau-
vaises chances. Et c'est pourquoi Pierre
Langelier reste là, un instant, absorbé Puis
il congédie son interlocuteur qui a bien rem-
pli sa mission.
Si l'Association des Industriels, jette sur
l'autre plateau de la balance ses sacs d'écuset
son influence, le premier ministre n'ignore pas
la probabilité d'une défaite. A qui s'adresser
pour faire reconsidérer cette décision? ''Asso-
ciation", vaste corps anonyme sur lequel son
éloquence ne peut avoir de prise, qu'on ne
peut convaincre par la véhémence de l'argu-
mentation, qui est partout et se dérobe à
l'étreinte. Il envoie un télégramme au pré-
sident : le président vient de partir pour un
long voyage d'affaires en Europe. Il veut
atteindre d'autres chefs : c'est l'été et tous
UNE INTRIGUE DE PALAIS 143
sont partis pour des camps de repos ou de
pêche, au fond des forêts.
En réfléchissant bien, Pierre Langelier est
moins inquiet. Même parmi les manufac-
turiers, il est difficile d'atteindre à l'unanimité
sur les questions politiques. Il y a toujours
des mécontents, des dissidents et des rivaux
qui font bande à part. Puis le premier
ministre n'ignore pas son emprise sur cette
province sensible plus qu'aucune autre au
charme de la parole. Il l'émeut, la soulève,
l'agite, il est le dominateur dont le verbe a des
échos infinis. Acculé au pied du mur il peut
avoir des offensives brutales et passionnées
qui rétabliront l'équilibre et vaudront beau-
coup d'écus. Dorion par contre est un assez
piètre orateur.
Le premier ministre reprend confiance; déjà
il prépare un plan d'action. Une dissolution
subite surprendrait l'adversaire désorganisé.
Dans deux ou trois jours, après avoir consulté
des amis sûrs, il prendra une décision. Il part
pour déjeuner, la tête rejetée en arrière, la
figure pâle, les yeux brillant d'un feu intense.
Son cerveau est en ébullition : les idées
agressives et combatives s'y pressent, abon-
dent et se multiplient.
Puis il rentre de nouveau dans l'hôtel
144 ÂMES ET PAYSAGES
législatif vers deux heures. Il voit pour la
première fois beaucoup de choses qu'il n'a
point remarquées encore, la disposition et la
variété des fleurs dans les parterres, la côte de
Beauport qui courbe sa ligne si pure et les
Laurentides au loin dans leur vaporeux nuage
bleuâtre. L'air est très doux, la brise fraîche,
une allégresse est dans l'air.
Après la clarté éblouissante du dehors, le
corridor et les bureaux paraissent plus som-
bres et pleins d'obscurité, comme un caveau.
L'entrain du premier ministre tombe aussitôt.
Une vague angoisse l'empêche de donner à
son travail l'attention suffisante. Des pas
se font bientôt entendre dans l'antichambre
pendant qu'éclate une voix qu'il connaît
bien. C'est celle de Pierre Buteau, un député
de la région de Montréal. Il a dû le censurer
publiquement, en pleine Chambre, il y a deux
ou trois ans, pour une affaire de concussion
dans un contrat conclu avec le gouvernement
par l'intermédiaire d'un neveu. Et Pierre
Buteau fut forcé de remettre le bien mal
acquis. Depuis ce temps il conserve la ran-
cune de son humiliation et de sa restitution
en attendant l'occasion de satisfaire sa haine
tenace.
UNE INTRIGUE DE PALAIS 145
Il entre, le chapeau sur la tête, vu]g:aire
avec sa grosse moustache tombante qui cache
des dents cariées et jaunes, avec ses habits
mal taillés et de gros yeux gris en boule.
Fielleux et souriant, il prend une chaise après
avoir tendu une main large et courte.
— Je viens retenir un appartement pour la
prochaine session, car elle approche n'est-ce
pas? et dangereuse si je comprends bien?
— Oui, elle sera fort dangereuse. Notre
majorité n'est pas considérable et les discus-
sions seront acrimonieuses et longues parce
que les élections générales auront lieu immé-
diatement après.
— Six voix, c'est une bien faible majorité
en effet.
— Personne n'aura le droit d'être malade
ou d'être retenu en dehors de Québec.
— Et si une douzaine de députés oubliaient
de voter pour le gouvernement, ce serait la
défaite en plein parlement.
— Évidemment, mais j'espère bien que
l'événement ne se produira pas.
— Vous espérez ?
Le premier ministre fixe ses yeux dans ceux
de son interlocuteur. Il le regarde avec
insistance. Ses mains se crispent sur les bras
146 ÂMES ET PAYSAGES
de son fauteuil. Puis d'une voix dure et
brève il demande :
— Quelqu'un aurait-il l'intention de nous
abandonner ?
— Je suis de ceux-là, répond avec cynisme
Pierre Buteau, penché en avant sur sa chaise
et les mains jointes. Il y en a d'autres aussi,
continue-t-il. Voici une petite liste que j'ai
faite avec soin. Elle compte quinze noms.
Le député les énumère un à un, lentement,
pour prolonger l'attente anxieuse. A mesure
qu'un nom frappe ses oreilles, le premier
ministre voit aussitôt surgir dans son imagi-
nation une figure bien connue.
— Que voulez-vous ? c'est dur, mais le
parti avant les hommes. Sans l'appui des
manufacturiers, nous sommes défaits. Et les
manufacturiers veulent Dorion qui est seul
capable de nous donner la victoire.
2K * îk
Le premier ministre sait maintenant d'où
le coup part et comprend la conspiration.
Dorion, c'est Dorion qui a tout préparé,
ourdi les fils de l'intrigue et tiré les fixelles
qui font mouvoir toutes ses marionnettes,
Dorion le taciturne, l'âme damnée des grandes
maisons de la finance et de l'industrie. Un
UNE INTRIGUE DE PALAIS 147
sursaut de colère le soulève en même temps
que se réveille en lui une de ces fortes et ter-
ribles jalousies d'homme à homme qui fouet-
tent toutes les énergies de sa nature. Il fait
appeler son ministre sans portefeuille afin de
précipiter la crise, d'exiger de lui une démis-
sion immédiate et de circonscrire et tuer la
révolte. Mais Jean Dorion est loin d e la
capitale et il est impossible de l'atteindre.
Pierre Langelier arpente son bureau d'un
pas nerveux. Sa colère sans issue agite
d'abord son corps puissant et sain. Puis il
se calme peu à peu. Une seule solution,
toujours la même, se présente à son esprit :
brusquer les choses, réorganiser tout de suite
son cabinet, dissoudre les Chambres, faire un
appel au peuple. Dans des circonstances
semblables, la victoire est toujours au plus
décidé, au plus ferme, à celui qui impose à
l'autre la conviction qu'il ne cédera pas. Car
les révoltes politiques aboutissent rarement
et ne sont la plupart du temps que des parades
On recule devant la querelle finale et la scis-
sion définitive. C'est pourquoi Pierre Lan-
gelier prépare une réunion extraordinaire du
cabinet et une assemblée secrète de tous les
députés ministériels. Personne ne sait rien
encore. Et il est certain d'un succès lorsque
148 ÂMES ET PAYSAGES
ses adversaires constateront qu'il est décidé
à pousser la bataille jusqu'au bout.
Il reprend machinalement la liste que lui a
laissée Pierre Buteau afin de mieux connaître
ses ennemis et de voir ce qu'il y a à faire
de ce côté. Tous sont ses obligés d'une ma-
nière ou de l'autre, la plupart sont ses amis
et paraissaient avoir quelque loj^auté dans leur
conscience. Mais Jean Dorion a su à qui
s'adresser. Il les tient tous par des liens que
le premier ministre devine. A l'un, il peut
enlever le directorat d'une compagnie impor-
tante, à tel autre la clientèle rémunératrice
d'une grande maison. Il peut bloquer l'élec-
tion de celui-ci dans un comté douteux en
empêchant sa caisse électorale de se remplir,
il peut frustrer celui-là de dividendes considé-
rables. Il en dirige quelques-uns enfin par
amitié, par parenté, par admiration ou par des
promesses. Il les fait tous marcher comme
des pions sur son échiquier politique. Pres-
que rien à faire de ce côté.
Et parmi tous ces transfuges qu'approche
Jean Dorion, aucun n'a préféré sacrifier son
intérêt personnel. Le dégoût envahit l'âme
du premier ministre. Il connaH. bien les
hommes, mais leur indignité et leurs faiblesses
ne lui étaient pas amères aussi longtemps
UNE INTRIGUE DE PALAIS 149
qu'il n'en 6tait pas la victime. Il ne les avait
même pas remarquées. Il en est tout dépri-
mé. Le pouvoir parait lui tomber des mains
comme si elles avaient perdu toute leur force.
Il sait combien l'autorité est chose aléatoire;
comment elle réside peu dans les personnes
comme une faculté ou un talent, mais dépend
plutôt de l'agencement des circonstances.
Que cet agencement se défasse et l'homme
tombe d'une chute rapide et subite.
Le temps passe. L'ardeur du soleil diminue
au dehors, et déjà se fait sentir cette fraîcheur
calme des soirs d'été lorsque le soleil, au bord
de l'horizon, est sans chaleur, qu'il n'y a pas
de brises dans l'air et que les moindres bruits
se répercutent avec sonorité.
Un camelot apporte les journaux dans le
bureau assombri. Pierre Langelier les feuil-
lette distraitement, renversé dans son fauteuil,
en fumant un cigare. Il s'arrête soudain
et regarde le nom de la feuille qu'il tient.
C'est bien le Spectateur ! Et ce journal qui
a toujours défendu ses actes, pris sa part dans
les luttes électorales contient, ce soir un
article contre lui. Il demande un homme
plus jeune, plus ferme et plus énergique à la
tête de l'administration. Il dit que la politi-
que vacillante du ministère décourage l'agri-
150 ÂMES ET PAYSAGES
culture et Tindustrie, que le mécontentement
règne dans les rangs et que, sans un change-
ment de chef, la défaite du parti au pouvoir
est probable.
C'est l'attaque en plein jour cette fois. Le
débat est porté devant le public. Les minis-
tres et les députés vont aller aux informations,
devenir prudents et se tenir dans l'expectative.
Et lui, il perd, du même coup, l'avantage de
l'offensive et le bénéfice d'expliquer les choses
à sa manière. Il ne pourra brusquement
soulever l'enthousiasme des âmes qui ne
se défient point.
Pierre Langelier s'achemine lentement vers
sa maison. L'huissier de service braque sur
lui, en passant, un regard interrogateur et
curieux. Dans la rue il n'y a que de rares
passants. C'est l'heure du soir où tout se
tait avant les agitations et les féeries de la
nuit. Sa femme l'attend pour le dîner. Il
prend son repas en silence, préoccupé. Puis
il se retire dans son fumoir-bibliothèque,
vaste pièce bien éclairée, aménagée pour le
confort et le travail. Il fait défendre sa porte
contre l'intrusion des journalistes. Au mo-
ment même où il va se replonger dans ses
méditations laborieuses et misérables un
UNE INTRIGUE DE PALAIS 151
visiteur est introduit. C'est son ami intime,
le conseiller législatif Villebert.
"^ Pierre Langelier, comme tous les grands
parlementaires, a le privilège d'avoir recueilli
une de ses amitiés presque maternelles.
D'un côté il y a l'admiration, la déférence res-
pectueuse, la discrétion et des attentions
délicates et féminines; de l'autre se trouvent
l'épanchement, l'abandon et le plaisir de
causer de tout à cœur ouvert. Villebert
occupe le poste de favori mais sans recevoir
de faveurs : il n'attend aucune récompense
pour s'informer avec sollicitude de la santé,
s'alarmer d'une indisposition et prendre sur
ses charges tous les soucis matériels du pre-
mier ministre.
Petit, la taille mince, une figure ridée,
allongée par une barbiche, de bons yeux
bleus naïfs, il arrive déjà alarmé, la main
tendue :
— Qu'arrive-t-il, mon cher Pierre ? Je viens
de lire cet article du Spectateur : qui l'a ins-
piré?
— C'est Dorion qui tient ce journal. Tou-
tes les mauvaises nouvelles me sont arrivées
en bloc : le parti n'aura pas de fonds et
quinze de nos partisans font bande à part si
je ne cède mon poste à Jean Dorion. C'est
l'ultimatum que j'ai reçu aujourd'hui. Bien
152 ÂMES ET PAYSAGES
entendu Dorion en a préparé toute la mise en
scène avant de partir pour Métis.
La sonnerie du téléphone retentit. Après
quelques minutes de conversation le premier
ministre revient. Cette fois sa figure est pâle.
Il contient d'un effort énergique sa colère,
et c'est pourquoi ses paroles sont si lentes
et si martelées.
— Ils sont décidés d'aller jusqu'au bout.
Ils emploieront les moyens les plus bas. Mes
deux fils avaient d'excellentes positions à la
Compagnie des pouvoirs d'eau du Saint-
Maurice. Et si je ne cède pas, ils sont
demain sans place. Ils ont des enfants, ils
sont mariés, ils n'ont pas plus de fortune que
moi...
— Mais comment tout cela est-il arrivé ?
Au dehors c'est la nuit. Les rayons blancs
de la lune entrent par la fenêtre ouverte à
l'autre bout de la pièce. Une lampe à abat-
jour éclaire d'une lumière crue le visage
anxieux de Villebert, le bureau d'acajou, des
feuillets, des livres épars et laisse dans une
demi-obscurité les vitres des bibliothèques
qui luisent, des fauteuils de cuir lourd, un
divan dans une encoignure. Pierre Langelier
se promène à pas lents. Habitué à se maî-
triser en tout temps, ses traits restent calmes
UNE INTRIGUE DE PALAIS 153
mais il ne parvient plus à dire ses mots; on
dirait qu'il les arrache d'abord de sa gorge
avec effort. Toute son âme bouillonne à
l'intérieur, comme dans les grands moments,
et s'il perdait une minute le contrôle de ses
nerfs il pleurerait d'amertume et de dégoût.
Sa voix basse et sonore s'enfle bientôt, il ne
fait pas de gestes mais ses phrases ont une
vibration, une passion sauvage et exaltée.
— J'ai refusé quelques faveurs à des manu-
facturiers, à des capitalistes; le ministère,
sous ma direction, n'a pas voulu signer cer-
tains contrats parce qu'ils leur accordaient
trop de concessions. Que pouvais-je faire?
Ils deviennent trop voraces à la fin. Ils sont
là, pressés autour de nous, comme une horde
de loups affamés et maigres; ils font cercle
autour de nos forêts, de nos mines et de nos
chûtes Chaque morceau qu'on leur
jette excite leur faim. Ils sont toujours
prêts à bondir, à nous sauter par-dessus la
tête, si nous voulons leur opposer des barrières,
les empêcher de tout saccager, de tout voler
et de tout détruire. Ils veulent tout, mais
sans payer. Ils conçoivent les plans les plus
audacieux, les fourberies les plus habiles, des
pillages compliqués. Il n'y a pas vingt
hommes dans cette province qui soient capa-
154 ÂMES ET PAYSAGES
bles de se retrouver dans les dédales de leurs
marches. C'est l'argent, la grande force du
monde qu'ils veulent, c'est l'argent, non pas
à petites doses, acquis honnêtement, peu à
peu, mais l'argent à millions, par les grosses
affaires véreuses, les dividendes de cinquante
pour cent, les agiotages qui élèvent en un
jour des fortunes monstrueuses.
Et si nous osons leur refuser quelque chose,
ils passent à des maîtres moins sévères et nous
écartent. Que veux-tu? ils tiennent tout,
tout, les journaux, la machine électorale,
l'opinion et les votes. Ils nous fournissent les
moyens de vaincre et nous les retirent. Ils
sont les propriétaires des armes qu'ils nous
prêtent. Ils nous mettent de côté, lorsque
nous ne pouvons ou ne voulons rien faire pour
eux, comme de vieux outils usagés et dislo-
qués. Ils sont les cavaliers et nous sommes
les montures; si la fatigue nous empêche de
marcher, ils enfourchent sans remords d'au-
tres bêtes moins fourbues. Nous les portons,,
à tour de rôle, sur notre dos, et où ils veulent.
Nous sommes en même temps des jouets fra-
giles et coûteux qu'ils brisent au moindre
effort de leurs mains. Et toutes les victoires
ou les défaites parlementaires sont là pour
signaler leur changement d'allégeance.
UNE INTRIGUE DE PALAIS 155
Système de corruption, d'iniquités et de
mensonges ! L'envers de la politique, c'est
une affaire qu'ils ont à amorcer, à entrepren-
dre et à terminer, une levée d'impôts qu'ils
veulent avoir le droit d'exiger du peuple. Ils
gangrènent le système démocratique, ils
gouvernent sous notre nom, ils nous font
tout commettre. Et ils restent là, dans l'om-
bre, pour recueillir la mouture secrète des
meules que nous tournons comme des forçats.
Jamais la violence des invectives ne sera suf-
fisante pour les stigmatiser et ne s'élèvera
jusqu'à la hauteur de leurs forfaits.
Et c'est au cours de cette expérience que
j'ai eue sur un théâtre si restreint que j'ai
compris pourquoi il surgit tout à coup une
guerre, un de ces conflits épouvantables où
coule à flot le sang de millions d'êtres humains.
Ils secouent les peuples comme une danseuse
espagnole son tambour basque; ils les cho-
quent l'un contre l'autre comme des timbales,
ils les pressurent comme des grappes dans un
pressoir. Et leurs mains puissantes sont san-
glantes pendant que leur âme criminelle
poursuit toujours avec la même voracité l'or
dont ils ont besoin pour leurs saturnales. Il
faudrait encore un prophète hébraïque pour
les dénoncer, crier contre eux au milieu de la
156 AMES ET PAYSAGES
désolation immense de la terre, verser sur eux
la pluie des injures brûlantes comme une lave
et leur jeter à la face le sang qu'ils ont fait
couler dans la boue...
Pierre Langelier se tait. Sa voix ardente,
basse et contenue cesse de vibrer. Il s'assied
dans un fauteuil, les coudes sur les genoux et
la tête dans les mains. Il souffre. Il s'étonne
d'avoir manifesté le dégoût et la rancune d'un
homme tombé comme si déjà, au-dedans de
lui-même, il avait renoncé à la lutte.
— Alors que comptez- vous faire, mon cher
Pierre ?
— Je n'ai rien décidé définitivement encore.
Je réunirai probablement une assemblée pour
poser la candidature de Dorion en face de la
mienne.
— Si vous voulez tenir jusqu'au bout vous
êtes certain d'une victoire, car Dorion reculera
devant une scission du parti.
— Je ne sais trop. Il joue tout son avenir
sur une même carte.
— Au Conseil législatif vous pouvez comp-
ter sur un appui solide.
îjî Hî *
Il se fait tard. Villebert a quitté la maison,
attristé et inquiet, après de vaines paroles
UNE INTRIGUE DE PALAIS 157
d'encouragement. Pierre Langelier reste seul
dans le demi-jour de la lampe. Il pense à
toute son existence écoulée dans les transes,
les émotions perpétuelles et la lutte inces-
sante. Sa femme, un instant, vient s'asseoir
près de lui. Compagne de sa vie, elle a par-
tagé ses secrets et lui a été un soutien. Ce
soir il a peur des confidences. Il ressent
comme une honte profonde, insensée, poi-
gnante à la pensée de lui avouer qu'on juge
un autre homme supérieur à lui. Il a telle-
ment voulu retenir son amour par l'admira-
tion que maintenant il n'a pas le courage de
lui raconter cette humiliation qui l'amoindrira
à ses yeux.
Après une nuit d'insomnie, Pierre Langelier
s'enferme avec les journaux du matin. Il
n'est plus surpris de rien. Un journal de
l'opposition annonce sa démission prochaine.
Le premier ministre, dit-il, songeait depuis
longtemps à se retirer pour raison de santé.
Un poste très élevé lui est offert qui l'occupera
moins. Les rumeurs assignaient à Jean
Dorion la tâche de conduire le parti à la pro-
chaine session. Les journaux ministériels ne
sont pas plus discrets; l'un d'eux publie même
une biographie de Dorion et les autres laissent
158 ÂMES ET PAYSAGES
croire un changement possible et même pro-
bable.
Lorsqu'il arrive à son bureau, tout le petit
monde qui s'agite autour du parlement, fonc-
tionnaires, secrétaires, huissiers, copistes et
commis, s'entretient de l'événement. Des
ministres, quelques députés veulent avoir une
audience. Les journalistes affairés, insinu-
ants, questionneurs, cherchent à se glisser
jusqu'au premier ministre, à travers toutes les
consignes, conduisent discrètement des en-
quêtes, cherchant une déclaration, une déné-
gation, un mot à emporter à la salle de rédac-
tion. Les télégrammes s'empilent dans les
mains du secrétaire particulier, et de minute
en minute, le téléphone jette ses appels pré-
cipités et affolants dans le brouhaha et le
tumulte de l'antichambre.
Pierre Langelier regarde lentement tout son
bureau, le tapis vert, l'ameublement de noyer,
les cadres suspendus et les deux bibliothèques
où s alignent, sur les rayons, les dos noirs et
épais des statuts.
Son cerveau est d'une lucidité extraordi-
naire. Il voit pleinement que si, à la pro-
chaine élection le parti n'est pas aligné en
arrière de Jean Dorion, et que s'il ne passe pas
pour avoir volontairement abandonné son
UNE INTRIGUE DE PALAIS 159
poste, la victoire sera impossible pour les
siens. Il peut lutter, il peut conserver son
poste, il est certain de son triomphe person-
nel, mais sa victoire conduirait certainement
ses partisans à une défaite. On a fait telle
la situation que seule sa démission permettra
à son parti de vaincre encore.
L'intérêt du parti demande donc qu'il
disparaisse. Combien de fois n'a-t-il pas
invoqué ce suprême argument pour exiger
un sacrifice, obtenir une démission, refuser
une faveur ! Et maintenant le même argu-
ment se retourne contre lui, l'épée qu'il a si
habilement maniée contre les autres le blesse
à son tour. Et comme un vieux tambour-
major qui battrait lui-même du pied, sans
pouvoir s'en empêcher, aux roulements de
son propre tambour, Pierre Langelier cède
à la raison qu'il donnait aux autres.
Il fait son sacrifice. Puis il se sent petit,
déchu, misérable et solitaire dans la vie, pres-
que un autre que lui-même. Il sera Fac-
teur brillant rentré dans la coulisse à qui
manque le respect ambiant, le regard et l'en-
thousiasme des foules, la splendeur et les
lumières du décor. Il sera dépouillé de son
prestige comme d'un brillant costume, il est
160 ÂMES ET PAYSAGES
pour ainsi dire, déjà séparé d'une moitié de
lui-même, avec déchirement.
III
Un mois après, dans la salle du conseil,
hautain, impénétrable et sévère comme tou-
jours, le premier ministre Jean Dorion entou-
ré des mêmes ministres ouvre la séance en
fouillant ses papiers et en disant sans regar-
der ses collègues : "Maintenant, messieurs,
nous allons étudier le contrat de la Compa-
gnie Laurentienne'\ Et, dans sa voix, il n'y
a ni triomphe, ni rancune, ni ironie.
UN CENACLE
Un Cénacle
Tout le vaste quartier qui s'étend au bord
du fleuve, dans l'angle formé par les rues
Notre-Dame et McGill, s'endort sous la pluie,
par ce soir d'octobre. Il y a quelques heures,
c'était l'animation, l'agitation et le brouhaha
des camions, des automobiles, des voitures et
des passants; mintenant les négociants ont
terminé leurs affaires, et l'on dirait une cité
morte abandonnée par ses habitants. Seuls
quelques matelots en goguette titubent à
l'ombre des gratte-ciel, cubes de pierre
énormes et solitaires, tandis que là-bas, les
tramways lumineux filent avec un bruit de
ferraille à travers les ruelles désertes.
On entrevoit, au hasard de la marche, dans
la brume, le renflement sombre du mont
Royal piqué de lumières, les tours simples de
Notre-Dame, le vaisseau allongé et trapu de
la nef. D'anciennes maisons de commerce
exhibent des essais primitifs d'architecture,
des façades à colonnes, des fenêtres en plein
cintre, des chapiteaux effrités et mangés par
le temps. Au bord de l'eau les entrepôts à
céréales penchent leur grise et gigantesque
164 ÂMES ET PAYSAGES
silhouette sur le St-Laurent où reposent,
massifs et indistincts, les navires à l'ancre.
L'asphalte noire et polie luit aux lueurs des
réverbères, tandis que l'eau dégringole aux
pentes des rues qui se nomment de l'Hôpital,
de Brésoles, de St-Sulpice, du St-Sacrement,
St-Eloi, Le Moyne, St-Paul, la place Royale
ou la place d'Youville. Le vieux Montréal
semble pleurer, par cette soirée humide,
tout son passé de gloire et de chevalerie.
Deux adolescents s'en vont rue Notre-
Dame. L'un est un collégien aux yeux naïfs,
curieux, rapides à changer d'expression. A
peine s'il a vingt ans. On devine en lui une
libre flamme d'enthousiasme et l'ardeur pure
de l'idéalisme. Il écoute son compagnon
loquace, gros et court qui marche en se dandi-
nant. La parole de celui-ci coule inlassable-
ment et révèle qu'il est superficiel et ne
saisit des choses que leur apparence et leur
façade. Bon vivant, sans fiel, sans haine,
il glisse sur la vie comme sur le courant d'une
eau paisible et lente. Ce soir, il conduit
son ami Gaston Beauchamp au Cénacle, au
cénacle où la jeunesse se rassemble, remue les
idées, s'enveloppe d'une atmosphère d'art,
de joie bruyante, tapageuse, paradoxale et
tourbillonnante. Il ne tarit pas sur les bons
UN CÉNACLE 165
effets de l'échange des pensées et des senti-
ments, de toute cette effervescence mentale,
tandis que Gaston écoute, impassible et
froid d'extérieur, bien que le moindre mot
ait d'incalculables répercussions dans son
âme.
Ils pénètrent bientôt dans un immeuble à
cinq étages occupé par des marchands et
s'engagent dans un escalier étroit et tortueux
aux marches usées. A chaque palier ils
s'arrêtent pour reprendre haleine, et pour le
plaisir de terminer leur débat. Maintenant
ils atteignent les combles et entrent dans une
longue et large salle mansardée et basse.
C'est là que se réunit le cénacle, dans un décor
original et étrange. La fumée des pipes et
des cigarettes voile la lumière trop crue des
ampoules électriques. On distingue cepen-
dant les poutres saillantes du plafond, les
lambris sans peinture noircis par le temps et
ornés çà et là d'une caricature, d'un croquis,
d'un portrait ou d'une gravure découpés au
hasard d'un album. Des fauteuils anciens et
délabrés s'affalent misérablement et le piano
ne montre que des touches jaunes et craque-
lées. Les lucarnes sont pleines d'ombre et
paraissent bayer à la nuit.
Debout, assis, en groupes, ils sont là une
166 Ames et paysages
trentaine d'adolescents et d'hommes murs,
des visages hirsutes ou glabres, des yeux ar-
dents, des gestes brusques, gesticulant, affir-
mant, s'interrompant et discutant avec pas-
sion et avec emportement. Après le silence
et le calme de la rue c'est un tapage assour-
dissant. Gaston reconnaît beaucoup d'assis-
tants à première vue, des poètes, des critiques,
des journalistes à réputation déjà consacrée;
les autres sont d'obscurs comparses, des admi-
rateurs ou des amis, de vagues intellectuels
ou des curieux.
Son compagnon le présente à tous. La con-
versation diminue mais ne cesse pas. L'un lui
tend la main, le regarde à peine et intercale
un ''enchanté de faire votre connaissance"
dans une phrase qu'il dévide devant ses audi-
teurs; l'autre murmure quelques mots en
écoutant l'argument auquel il s'apprête à
répondre. Deux individus qui parlent bas
dans un coin, comme s'ils complotaient, se
taisent à leur approche et ne se reprennent à
chuchoter qu'après leur départ.
Le silence se fait tout à coup. Quelqu'un
se lève et commence à lire un long travail in-
titulé: "L'humour chez les bêtes." On s'at-
tend avec plaisir à une causerie amusante,
ironique et légère. Mais l'auditoire se re-
UN CÉNACLE 167
froidit à mesure que Fauteur avance: il
manie trop lourdement le paradoxe, il manque
d'imagination, de fantaisie ailée et de finesse
d'esprit. Le développement est pénible, les
idées sans grâce restent dans une gravité
banale et outrancière. C'est un four complet.
Les conversations reprennent alors en sourdine
pendant que le conférencier continue, très
grand, bien mis, avec des yeux bleus sans
flamme qui disent la suffisance, le manque
de tact, une prétention bête qui ne sera
jamais désillusionnée.
Aussitôt qu'il a terminé, l'agitation reprend
ses droits. Les exclamations, les rires, les
déclarations se croisent. La fumée opaque
avive encore l'éclat des yeux qui luisent et
pâlit toutes les figures.
En arrière de Gaston, un poète aux mains
fines et blanches, distingué, pâle et délicat,
se lamente en termes choisis. Il a publié un
volume de vers que la critique n'a pas respecté,
ni le public admiré, parce que la puissance et
l'originalité de l'inspiration n'emportait pas
en leur courant les rimes riches et les mots
sonores.
— Une seule chose manque aux littérateurs
canadiens, dit-il, et c'est le public. Chez
nous, il manque de raffinement et de culture
168 ÂMES ET PAYSAGES
et ne sait pas distinguer la vraie beauté.
Il n'y a point de vrais intellectuels pour
encourager les artistes et les poètes. Nous
avons l'impression de nous remuer et de nous
agiter dans le vide, tant nos actes ont autour
de nous peu de répercussion. Nous sommes
comme des chasseurs qui ne pourraient jamais
savoir s'ils ont atteint leur gibier. Comment
alors ne pas tomber dans l'apathie et le
marasme ?
— Je suis de votre idée, ajoute un de ses
interlocuteurs. Le vers libre scandalise nos
gens autant qu'un crime moral, le seul mot de
* 'symbolisme" les fait bondir et les apeuré
autant qu'une révolution.
— Et l'architecture, la peinture, la sculp-
ture, la musique, qui en connaît quelque
chose ?
Et l'on fait des gorges chaudes sur notre
indigence intellectuelle. On cite des cas
d'ignorance dérisoire.
Naturellement, alors, se lève l'ennemi tra-
ditionnel de nos collèges classiques. C'est
un avocat d'une taille moyenne, avec une
moustache hérissée, roide, aux poils rares
comme celles d'un chat. C'est l'homme
de conversation qui pense en parlant avec
faconde. Il n'a pas toujours le temps de
UN CÉNACLE 169
peser ses idées; poussé par le courant des
paroles, il manque du recueillement pour
approfondir, distinguer, limiter. Il fait des
généralisations trop hâtives, bâtit d'énormes
hypothèses sur des faits minuscules qu'elles
écrasent. Rien de ce qu'il dit n'est entière-
ment faux ou entièrement vrai, le mensonge
et la vérité nichent dans la même phrase,
s'abritent sous le même mot.
— Pour moi, dit-il, notre système d'éduca-
tion est responsable d'une situation aussi
désastreuse. On n'y enseigne pas les lettres,
ni l'art, comme on devrait. On néglige les
sciences. Les professeurs en sont toujours à
Corneille, Bossuet et Racine. Pouvons-nous
sortir de notre pauvreté intellectuelle sans
un chambardement total ?
Là-bas, dans un autre coin de la pièce,
Gaston voit un long individu jaunâtre aux
cheveux roux et lisses, qui tient son interlo-
cuteur par la basque de son habit, et darde
sur lui le regard glauque de ses yeux verts.
— '' Selon moi, s'exclama-t-il, Paul Fort
est le seul poète de génie contemporain.
Comment ?... Vous n'avez pas lu Paul Fort ?
Mais c'est impardonnable. Si vous saviez
quelle harmonie il y a dans ces phrases ryth-
mées, animées d'un souffle puissant."
170 ÂMES ET PAYSAGES
Paul Fort lui bouche tout son horizon litté-
raire. Son esprit a des oeillères qui l'empê-
chent de regarder ailleurs. Il trahit ainsi
Tétroitesse de son intelligence qui ne peut
goûter plusieurs genres de beauté, ou le
manque d'étendue de ses connaissances litté-
raires. Une admiration laudative et prolixe
qui s'enfle dans son cerveau occupe toute la
place.
Un autre est féru de Marcel Proust qui
contemple les moindres mouvements de son
âme avec la patience et l'insistance d'un
fakir, et explique ses émotions dans de longues
phrases entortillées, mêlées, surchargées d'in-
cidentes et qui ressemblent à une rivière dont
le cours descendrait, monterait, ferait des
boucles, des noeuds, des détours, sans jamais
arriver au but. Il y a des enthousiastes de
Péguy, de Rodenbach, de Paul Claudel, qui
les ont découverts un jour, s'en vantent conti-
nuellement, comme d'une trouvaille géniale,
et leur accorde tous les talents pour se justi-
fier d'en parler ensuite toujours.
On sent le cénacle de toutes parts à certaines
admirations communes, à certains ostracismes
violents, à l'air de famille dans les tournures
des esprits.
Les théories artistiques et littéraires les plus
UN CÉNACLE 171
compromises et les plus incongrues ont cours,
importées directement de Paris où elles font
long feu sur les boulevards et dans les milieux
Kamtchatka. Mais chez nous, dans une
atmosphère intellectuelle appauvrie et raré-
fiée, dans des intelligences a moitié cultivées,
sans la sève puissante et paradoxale qui peut
leur donner une vitalité prodigieuse et momen-
tanée, sans Félan que leur impriment des
génies dévoyés, incomplets mais certains, elles
ont quelque chose de dérisoire, de misérable
et de ridicule. Et les fruits qu'elles produi-
sent sont racornis, ridés et pleins de cendre.
C'est encore aux colonies que la France peut
faire l'épreuve de ces nouvelles thèses artis-
tiques: leurs résultats mauvais y sont plus
tangibles qu'ailleurs, et démesurés.
Les discussions et les paroles bourdonnantes
font un murmure sourd, un grondement
profond, sur lequel se détache un éclat de voix
plus aigu, un accent plus net et plus vibrant,
une toux rauque. Un pamphlétaire dans un
coin déverse des injures sur une école littérai-
re adverse; on entend parler de la * 'sonorité
creuse" de Hugo, avec un ton de dédain, pen-
dant qu'un esthète joufflu, aux joues roses
comme celles d'un bébé, plaide que la vie
littéraire est impossible au Canada. Les
172 Ames et paysages
thèses exagérées s'exaltent au contact les
unes des autres, renchérissent, croissent com-
me en terre chaude. C'est une fermentation
maladive des esprits, une excitation réciproque
à la haine contre le bourgeois, ce philistin,
ce crétin, ce cuistre. On saute à tout moment
dans les extrêmes: l'un préconise l'exotisme
pour régénérer notre littérature, un deuxième
veut qu'on ouvre toutes grandes les écluses de
la littérature française. On sent que chacun
croit tout à coup, et pour quelques heures,
que la solution qu'il suggère est infaillible et
d'un effet certain si elle est appliquée.
Un jeune poète, cynique, qui gâche son
intelligence par son caractère, à moitié gris,
déclame sourdement, la cigarette au coin des
lèvres: ''Des Don Quichotte, des Don Qui-
chotte échappés à la tutelle de leur Sancho
Pacha! Des impuissants dont chacun se
singularise par sa marotte; l'un, les invectives,
l'autre, les mots harmonieux, un troisième,
par la violence et le tapage sur de vieilles
caisses défoncées. Pourquoi ne pas améliorer
l'auteur avant le public?'.. Ce serait peut-
être commencer par le commencement. A
nous tous, avons-nous produit un chef-d'oeu-
vre, pour tant nous attrister d'incompréhen-
sion ? Nous n'avons pas l'échiné assez forte.
UN CÉNACLE 173
Au premier échec et si bien mérité, nous nous
retirons, amers et déconvenus, dans nos tours
d'ivoire. Nos vessies sont crevées et nous
nous mettons en deuil. Le premier insuccès
nous brise aussi sûrement qu'une main de
fer étreignant une poignée de roseaux. Avez-
vous lu le livre de Dostoieski, La Maison des
fous f Vite un écriteau a la porte : "La maison
des fous, La Maison des fous."
Et Gaston entend toutes ces paroles, toutes
ces déclarations, le tumulte et le bouillonne-
ment des idées en effervescence. Il est calme
et se maîtrise pour tout saisir et tout recevoir,
l'esprit aussi ouvert aux idées qu'une porte
à tous les vents. Mais le moindre mot excite
en lui une ébullition de pensées et son âme
énergique et jeune apporte à mesure contre ces
poisons de vigoureuses réactions.
Il sort d'un collège de campagne où son
éducation solide s'est faite lentement. Il a
emmagasiné quelques dogmes, admis quel-
ques principes, échelonné des admirations.
Il a lui-même du talent.
Mais il ignorait entièrement cette diversité
d'opinions, ces points de vue si disparates,
toutes ces idées contraires à celles qu'il avait
cru si bonnes. La révélation est trop subite.
L'hiver le surprend sans son manteau. Voici
174 ÂMES ET PAYSAGES
qu'on bouleverse l'agencement de sa mémoire
et de son intelligence, qu'on détruit l'ordon-
nance de ses connaissances, qu'on saccage tout,
comme dans une maison livrée au pillage.
En sortant, il ne sent plus rien en lui-même
d'intact, son armature intellectuelle branle et
se disjoint. Il est comme pris dans des sables
mouvants, cherchant à se retenir à quelque
chose de solide, à s'appuyer sur un étai. Mais
ses raisonnements oscillent sur les principes qui
s'écroulent, les échelons se brisent sous lui et
il dégringole, d'une chute immense, dans le
vide.
Maintenant il s'en va le long le l'Avenue
Mont-Royal, dans le nord. Les dômes de
la montagne sont noirs sur la nuit d'un bleu
foncé. Les arbres bruissent sous le vent
froid. Des maisons coiffées de vignes ou de
l'ombre des grands ormes reposent sans lu-
mières. Par échappées, il aperçoit des pans
de la ville, des rangées de réverbères.
Montréal qu'il veut conquérir. Outremont,
Westmount dans les feuillages, villas luxueuses
étagées sur les pentes! C'est le paysage gran-
diose qu'il a contemplé tant de fois du haut du
belvédère. Le fleuve gris, la surface des
lacs brillants perdus au fond de l'horizon,
les prairies, l'étendue immense, la nature
UN CÉNACLE 175
taillée pour le déploiement des ailes illimitées
des rêves. Tout ce pays dilate et enfle son
énergie, l'emplit d'une indestructible volonté,
car il est formé pour le songe des géants. Et
Gaston sent s'éveiller en lui la ténacité sans
bornes, indomptable, triomphatrice et farouche,
un désir planté jusqu'au fond de lui-même de
vaincre la vie, de se vaincre lui-même et de
tout emporter d'assaut.
Il marche dans la nuit silencieuse et sonore,
goûtant avec autant de bonheur qu'un fié-
vreux la fraîcheur de l'air. Il souffre et est
envahi d'un malaise. Il cherche une disci-
pline et l'on détruit toute discipline; il cherche
des règles et on les méprise; il veut que son
intelligence soit ordonnée et docile afin d'aug-
menter sa puissance et l'on déprécie l'ordre;
il veut des modèles surs et les iconolastes bri-
sent toutes les idoles. Ses certitudes sont
ébranlées et ses convictions intimes s'entre-
choquent ainsi que de vieux arbres squeletti-
ques sous un ouragan d'hiver.
Durant les jours qui suivent Gaston tente
de recouvrir sa sénérité, et la paix des efforts
accomplis avec joie. Mais les mauvais fruits
ont souvent un goût de corruption délicieux
aux goûts mal formés. Il est engagé, et
presque malgré lui, dans des nouveaux milieux
rv
176 ÂMES ET PAYSAGES
littéraires. Le déséquilibre de son esprit
s'avère.
Il devient un des fervents des réceptions de
Berthe Bois joli, Fâme féminine du mouve-
ment. D'une sensibilité un peu plus fine
que le commun des jeunes filles, elle aime la
poésie et le roman, mais surtout la gloire qui
s'attache, par la parole ou par l'écrit, à des
hommes célèbres, toute cette atmosphère de
délicatesse, de sentimentalité et de raffine-
ment du monde artistique où l'on est intelli-
gent, spitituel et fin. Mais superficielle,
trop légère et trop prise par le monde pour
se perfectionner et s'élever, réduisant la
littérature à l'étroitesse d'une mode, elle s'en
sert comme d'un moyen social. Elle réfléchit
les opinions, partage les idées, étale les préfé-
rences dé la coterie qui la fréquente, incapa-
ble de découvrir elle-même une beauté
d'auteur ou de formuler un jugement person-
nel. En passant par son esprit les arguments
deviennent puérils, les pensées enfantines, et
les admirations fanatiques et exclusives.
Eprise pour le moment de Pierre Loti et
d'Albert Samain, qui décrivent d'angoissantes
mélancolies ou d'ardentes amours dans un
décor somptueux, Berthe donne de petits
dîners orientaux. Tapis de perse, coussins
UN CÉNACLE 177
ronds, tentures, draperies, aux couleurs écla-
tantes, poteries et potiches, cassolettes fuman-
tes, où l'odeur du patchouli se mêle à celle de
l'encens et de la rose, larges divans sombres,
cimeterres damasquinées, rien n'y manque.
Et dans ce salon à la Loti, où se débitent
mièvreries et marivaudages, elle sert le thé
aromatisé dans de fines porcelaines, passe
à la ronde les sucreries parfumées dans des
vases exotiques. Elle glisse, élégante et
discrète, dans des toilettes luxueuses et magni-
fiques, les cils et les sourcils peints, les yeux
noirs caressants et doux.
Gaston vient souvent. De tempérament
très artiste, il ne peut s'empêcher d'aimer la
douceur de ce luxe, la couleur des tapisseries,
les étoffes précieuses et les bibelots fragiles.
Et Berthe garde de ce décor où elle se montre
un peu de la poésie orientale, un peu du char-
me des poètes frénétiques qui ont célébré la
Perse, la Turquie, le Japon, les pays de lumiè-
res et des choses graciles. Et Gaston ne sait
pas toujours bien s'en défendre.
Mais la compagnie qui se rassemble autour
de la jeune fille dissipe à mesure l'enchante-
ment. Gaston rencontre toujours là des
chanteuses renommées de concert, qui forcent
leur naturel simple et bon pour imiter les
178 AMES ET PAYSAGES
cabotins dans leurs manières et leurs plaisan-
teries; des acteurs importés, toute une popu-
lation aux moeurs inquiétantes. Il voit quel-
ques uns de ces revenus de Paris qui n'ont
remporté de là-bas que de nouvelles préten-
tions, des tics de langage, et des diplômes
véreux. Un pianiste amorce la clientèle en
s'intitulant Télève d'un maître célèbre, lors-
qu'il en a pris deux ou trois leçons tout au
plus. Un médecin est ''des hôpitaux de
Paris," qui n'a rendu que sept ou huit visites
à un hôpital au cours d'un passage court et
tourmenté. Un professeur s'enorgueillit d'un
parchemin de la Sorbonne obtenu à des cours
de français donnés à des Russes, des Anglais,
des Roumains. C'est une falsification ridi-
cule qui déprécie la bonne marchandise, entre-
prise pour s'attirer des chalands ou la con-
sidération, par de petits rastaquouères qui font
profession de libre-pensée, ou s'émancipent
avec tapage. Des jeunes filles même suivent
de tels exemples. L'une d'elles, échappée à la
tutelle de parents aussi imbéciles que bons,
singe des moeurs d'artiste et s'écrie à tout
propos: *'I1 faut avoir du tempérament, il
faut avoir du tampérament."
Leur suffisance met Gaston mal à l'aise.
Son âme sincère, vibrante et vraie reste irré-
UN CÉNACLE 179
conciliable aux choses. Il ne peut s'habituer
à endurer sans révoltes. Le dégoût éclipse
pendant des jours entiers son affection nais-
sante pour Berthe, qui s'abaisse en telle
compagnie; puis il revient de nouveau.
Gaston travaille, en même temps. Il n'a
rien produit encore, mais il est triste de ce
qu'on n'ait pas déjà distingué en lui tous ses
talents, favorisé leur épanouissement, aidé
sa carrière. Il récrimine à son tour contre
le public. Il s'essaie à la poésie exotique,
balance des palmes, et fait fuir de blanches
et graciles gazelles sur le sable d'or des déserts.
Il exhale des plaintes douloureuses sur lui-
même. De belles phrases émouvantes cou-
lent de sa plume, mais détachées, et qui n'en-
trent dans aucune oeuvre où il y ait le moindre
plan, la moindre idée générale. Il voudrait
quelquefois hurler comme un fauve pris dans
un filet, comme un athlète étouffé sous une
chape de plomb, tant il devine en lui-même
de troubles, de forces impuissantes à créer,
et qui se débattent sans s'affranchir. Il
secoue ses entraves et ses lisières, il s'endort
dans la fatigue; puis au réveil c'est toujours
cette sensation d'emprisonnement, morne et
angoissante, cette tentative de faire sauter
l'éteignoir qui l'aveugle, de se hbérer, de se
180 ÂMES ET PAYSAGES
lancer à pleine vitesse dans les sentiers mer-
veilleux de la vie.
Un jour il entre dans un musée. Tout au
fond un mauvais moulage craqué et jauni
saisit le reg^ard dès l'arrivée. Gaston le
remarque vaguement. Absorbé par des sta-
tues plus rapprochées, il examine avec lenteur
et paresse, laissant ses yeux savourer la per-
fection des belles formes réalisées. De temps
en temps il jette les yeux là-bas, puis regarde
ailleurs. Il s'approche, comme fasciné. Puis
il se trouve à côté, et, tout à coup se tourne
vers elle.
Elle est là devant lui, l'écrasant de sa gran-
deur surhumaine, l'incomparable statue, la
Victoire de Samothrace. Il l'examine d'abord
en détail, les plis du vêtement flottant, le
torse souple et fort, l'attitude des membres.
Une émotion l'envahit. Il la voit toute
maintenant, d'un coup d'oeil. La victoire?
Oui, c'est bien elle, la vierge superbe et farou-
che, c'est elle, arrêtée tout à coup dans son
élan formidable, dans sa course furieuse et
éperdue, pour emboucher la trompette énor-
me, sonner au-dessus des mers et du monde, le
cri de victoire triomphal, retentissant et
immense, pour clamer jusqu'au fond de l'ho-
rizon la bonne nouvelle. Toutes les fibres
UN CÉNACLE 181
tendent vers cette sonnerie de vainqueurs,
tous les coups de ciseaux révèlent la joie
tumultueuse tandis que les ailes frémissantes
sont relevées pour se rabattre avec une vio-
lence qui rélèvera jusqu'au ciel. Oui, c'est
elle la victoire figée dans le marbre blanc,
avec un tel mouvement, une vie si puissante
et si tragique, une vigueur si mâle, que l'on
sent passer en ses nerfs, à la contempler, la
folie du triomphe. D'autres artistes, plus
tard, s'essaieront au même sujet, mais sous
la force du même sentiment intérieur, leur
héroïne aura la crise d'hystérie qui tord les
nerfs et déforme la bouche; elle ne sera pas
de taille à le porter en soi sans faiblir et sans
grimacer, sans voler en éclats, comme une
argile trop fragile.
Et Gaston se tient en face de la déesse.
Il admire ces vieux maîtres de l'humanité
qui ont su exprimer l'infini sous une forme
finie, rendre la plus violente émotion de l'âme
sans obscurité et sans recherches; comment
ils n'ont pas laissé leur ciseau trembler sous
la vibration de l'enthousiasme intérieur, et
comment ils l'ont maîtrisé et contenu avec une
force indomptable. Il est étonné par cette
vigueur, surpris par cette fougue et cet empor-
tement de l'inspiration, par cette simphcité
182 ÂMES ET PAYSAGES
à saisir un grand thème pour le rendre ensuite
avec une maturité, une énergie, un particu-
larisme éclatant, robuste et sain.
Gaston se tait. Ses sources, au dedans de
lui-même sont libérées. Il les sent jaillir
comme le sang qui gicle d'une veine coupée.
Les vieilles règles s'affirment en lui. Il a le
sentiment d'entrer dans un monde plus grand,
plus clair, plus pur où l'équilibre de l'esprit
occupe le trône, où la lumière baigne tous les
paysages, et chasse les ombres, où l'on cherche
la justesse de l'intelligence comme le plus
précieux trésor et la discipline de la sensibi-
lité; dans un monde où l'on ne bâtit pas les
chefs-d'oeuvre à la manière barbare, en entas-
sant les métaux précieux, à l'aventure, mais
où l'idée et la conception ont une valeur pri-
mordiale qui emporte le reste avec elles.
Il apprend que l'être humain, seul, est faible
et débile, et que c'est en communiant aux
forces plus vastes que la sienne, la nature et
le peuple, en laissant les échos de leurs voix
se répercuter en échos infinis au fond de son
âme, en les épurant, les clarifiant, les expri-
mant pour dégager leur ampleur qu'il attein-
dra aux chefs-d'oeuvre immortels. Et pour
que les exaltations populaires ne fassent point
éclater et ne brisent point son âme, pour
UN CÉNACLE 183
qu'elles ne fassent point trembler son stylet
et changer sa voix en sanglots, ou en mots
inarticulés, il a besoin lui aussi d'héroïsme,
de courage et d'une volonté toute puissante.
Et Gaston s'en retourne, l'âme purifiée,
après avoir reconquis le plus grand don des
artistes et des écrivains: la sérénité et la paix
intérieure. Il a rejeté de lui-même ainsi que
d'inutiles scories, l'apitoiement sur sa destinée,
les théories qui le retenaient prisonnier, toutes
les doctrines qui alourdissaient son élan et
empêchaient son essor. Après avoir vomi
les aliments indigestes, sa jeune nature reprend
son mâle équilibre et il se met au travail avec
un esprit calme.
/f'
TABLE DES MATIÈRES
/«;
TABLE DES MATIÈRES
PAGES
FÉCITE 9
Un charivari 25
La petite oie blanche 39
PROSPER ET GrAZIELLA 49
Au BORD DU LAC BLEU 63
Marguerite 93
Le rêveur 109
Une intrigue de palais 129
Un cénacle 183
îf
IP
Achevé d'imprimer au Devoir^
le vingt-deux novembre
1922
/n
ï3 Desrosiers, lAo Taul
9507 Anies et paysages
E78A69
PLEASE DO NOT REMOVE
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