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Full text of "Émile, ou De l'éducation"

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***■ 


E  M  I  LE, 

o  u 
DE  L'ÉDUCATION. 

T0M.E  //, 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/amileoudeldu02rous 


Tom  ir 


1  aç  -o 


Hem\es,  ihv.iii. 


E  M  I  L  E> 

0  « 

DE  L'ÉDUCATION. 

Par  /.  J,  Rousseau, 

Citoyen  de  Genève^ 

TOME    SECOND. 


y^  LA  HAYE, 

Chez  Jean  Néaulme  ,  Libraire, 
M.  DCC.  LXII. 

A'Vtc  Privilège  de  Nojfeign.  les  Etats  de  Hollande 
&  de  ff^ejlfri/è» 


É  MIL  Es 

O  U 

DE  L'ÉDUCATION. 


LIVRE     I  ï  I. 

U  o  I  Q  u  E  jufqu'à  l'adolef^ 
cence  touc  le  cours  de  la  vie 
foit  un  tems  de  foiblefle,  il 
elt  un  point  dans  la  durée  de  ce  pre- 
mier âge  où ,  le  progrès  des  forces 
ayant  paOe  celui  des  befoins,  ranin:ial 
croiflant,  encore  abfolument  foible, 
devient  fort  par  relation.  Ses  tefoins 
n'étant  pas  tous  développés,  fes  forces 
Tome  11.  A 


\  Emile, 

a^luÊÙes  font  plus  que  fuffifantes  pour 
pourvoir  à  ceux  qu'il  a.  Comme  hom- 
me il  feroit  très-foible  ;  comme  en- 
fant il  eft  très-fort. 

D'où  vient  la  foibleiïe  de  l'homme? 
De  l'inégalité  qui  fe  trouve  entre  fa 
force  &  fes  dcfirs.  Ce  font  nos  paffions 
qui  nous  renJent'foibles  ,  parce  qu'il 
faudroit  pour  les  contenter  plus  de 
forces  que  ne  nous  en  donna  la  Na- 
ture. Diminuez  donc  les  defirs ,  c'eft 
comme  fi  vous  augmentiez  les  forces; 
celui  qui  peut  plus  qu'il  ne  délire  ,  en  a 
de  refle  :  il  ell:  certainement  un  être 
très-fort.  Voilà  le  troifiéme  état  dé 
l'enfance  &  celui  dont  j'ai  maintenante 
parler.  Je  continue  à  l'appeller  enfan- 
ce ,  faute  de  terme  propre  à  l'expri- 
mer ;  car  ctx.  âge  approche  de  l'ado- 
lefcence,  fans  être  encore  celui  de  la 
puberté, 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  dô 
i'enfânt  fe  développent  bien  plus  rapi- 


ou  DE  l'Éducation,        ^ 

dément  que  fes  befoins.  Le  plus  vio- 
lent, le  plus  terrible  ne  s'efl  pas  encore 
fait  fentir  à  lui  ;  l'organe  même  en 
refte  dans  l'imperfeclion ,  &  femble 
pour  en  fortir  attendre  que  fa  volonté 
l'y  force.  Peu  fenfible  aux  injures  dé 
l'air  &  des  faifons,  fa  chaleur  naiflanté 
lui  tient  lieu  d'habit,  fon  appétit  lui 
tient  lieu  d'afTaifonnemeht  ;  tout  ce 
qui  peut  nourrir  eft  bon  à  fon  âge  ;  s'il 
a  fommeil ,  il  s'étend  fur  la  terre  & 
dort  ;  il  fe  voit  par-tout  entouré  de 
tout  ce  qui  lui  efl  nécelfaire  ;  aucun 
befoin  imaginaire  ne  le  tourmente  ; 
l'opinion  ne  peut  rien  fur  lui  ;  fes  dé- 
firs  ne  vont  pas  plus  loin  que  fes  bras  : 
non-feulement  il  peut  fe  fuffire  à  lui- 
même  ,  il  a  de  la  force  au-delà  de  cd 
qu'il  lui  en  faut  ;  c'eft  le  feul  tems  dé 
fa  vie  où  il  fera  dans  ce  cas. 

Je  preiTens  l'objedion.  L'on  ne  dirai 
|5as  que  l'enfant  a  plus  de  befoins  que 
je  ne  lui  en  donne,  mais  on  niera  qu'il 

A   2. 

c 


4  Ëmilè, 

ait  la  force  que  je  lui  attribue  :  on  ne 
fongera  pas  que  je  parle  de  mon  cleve  , 
non  de  ces  poupées  ambulantes  qui 
voyagent  d'une  chambre  à  l'autre  > 
qui  labourent  dans  une  caifl'e,  &  por- 
tent des  fardeaux  de  cartori.  L'on  me 
dira  que  la  force  virile  ne  fe  manifelle 
qu'avec  la  virilité ,  que  les  efprits  vi- 
taux élaborés  dans  les  vaifleaux  conve- 
nables &  répandus  dans  tout  le  corps, 
peuvent  feuls  donner  aux  mufclcs  la 
confiftance,  l'adivité,  le  ton  ,  le  ref- 
fort  d'où  réfulte  une  véritable  force. 
Voilà  la  philofophie  du  cabinet,  mais 
moi  j'en  appelle  à  l'expérience.  Je 
vois  dans  vos  campagnes  de  grands 
garçons  labourer  ,  biner,  tenir  la  char- 
rue ,  charger  un  tonneau  de  vin  ,  me- 
ner là  voiture  tout  comme  leur  père; 
on  les  prendroit  pour  des  hommes ,  Il 
le  fon  de  leur  voix  ne  les  trahilîoit  pas. 
Dans  nos  villes  mêmes  de  jeunes  ou- 
vriers ;,  forgerons,  taillandiers,  ma- 


.■^ 


ou  DE  l'Éducation.        ^ 

îéchaux,ront  prefque  aufîi  robuftes  que 
les  maîtres,  &  ne  feroienc  gueres  moins 
adroits  fi  on  les  eût  exercés  à  rems. 
S'il  y  a  de  la  différence  ,  6c  je  conviens 
qu'il  y  en  a  ,  elle  efl:  beaucoup  moin- 
dre, je  le  répète  ,  que  celle  des  defirs 
fougueux  d'un  homme  aux  defirs  bor- 
nés d'un  enfant.  D'ailleurs  il  n'elf  pas 
ici  queflion  feulement  de  forces  phy- 
fiques ,  mais  fur-tout  de  la  force  6c 
capacité  de  l'efprit  qui  les  fupplçe  ou 
qui  les  dirige. 

Cet  intervalle  où  l'individu  peut 
plus  qu'il  ne  defire  ,  bien  qu'il  ne  foie 
pas  le  tems  de  fa  plus  grande  force 
abfolue,  efl,  comme  je  l'ai  dit ,  celui  de 
la  plus  grande  force  relative.  Il  efl  le 
tems  le  plus  précieux  de  la  vie  ;  tems 
qui  ne  vient  qu'une  feule  fois  ;  tems 
très-court ,  6c  d'autant  plus  court,  com- 
me on  verra  dans  la  fuite ,  qu'il  lui 
importe  plus  de  le  bien  employer. 

Que  fer^-t-il  donc  de  cet  excédent 
A3 


6  Emïle, 

de  facultés  &  de  forces  qu'il  a  de  trop 
à  préfent ,  &  qui  lui  manquera  dans 
un  autre  âge  ?  Il  tâchera  de  l'eni- 
ployer  à  des  foins  qui  luipuiflent  pro- 
fiter au  hefoin.  Il  jettera,  pour  ainfi 
dire  ,  dans  l'avenir  le  fuperflu  de  fon 
être  aduel  :  l'enfant  robufte  fera  des 
provifions  pour  l'homme  foible  :  mais 
il  n'établira  fes  magafins  ni  dans  des 
coffres  qu'on  peut  lui  voler  ,  ni  dans 
des  granges  qui  lui  font  étrangères  ; 
pour  s'approprier  véritablement  fon 
acquis ,  c'eft  dans  ks  bras  ,  dans  fa 
tête,  c'efl;  dans  lui  qu'il  le  logera. 
Voici  donc  le  tems  des  travaux  ,  des 
inflruclions,  des  études;  6z  remarquez 
que  ce  n'cll  pas  moi  qui  fais  arbitraire- 
jnent  ce  choix  ,  c'efl  la  Nature  elle- 
TfnêTie  qui  l'indique. 

L'intelligence  humaine  a  ks  bor- 
nes ,  &  non-feulement  un  homme  ne 
peut  pas  tout  favoir  ,  il  ne  peut  pas 
jnême  favoir  en  entier  le  peu  que  fa- 


ou  DE  l'Éducation.        j 

vent  les  autres  hommes.  Puifqiie  la 
contradidoire  de  chaque  propofition 
faufîè  efl  une  vérité  ,  le  nombre  à.ç:^ 
vérités  eft  inépuifiible  comme  celui 
des  erreurs.  Il  y  a  donc  un  choix  dans 
les  chofes  qu'on  doit  enfeigner  ,  ainfi 
que  dans  le  tem.s  propre  à  les  appren- 
dre. Des  connoifl'ances  qui  font  à  notre 
portée  ,  les  unes  fcnt  faufl'es ,  les  au- 
tres font  inutiles,  les  autres  iérvent  à 
nourrir  l'orgueil  de  celui  qui  les  ao 
Le  petit  nombre  de  celles  qui  contri- 
buent réellement  à  notre  bien  -  être 
eft  feul  digne  des  recherches  d'un 
homme  fage  ,  &  par  conféquent  d'un 
enfant  qu'on  veut  rendre  tel.  Il  ne, 
s'agit  point  de  favoir  ce  qui  eft,  mais, 
feulement  ce  qui  eft  utile. 

De  ce  petit  nombre  il  faut  oter 
encore  ici  les  vérités  qui  demandent 
pour  être  comprifes  un  entendement 
déjà  tout  formé  ;  celles  qui  fuppof?nt: 
la  connoiiTance  des  rapports  de  i'hoîiiH, 

A  4 


§  Emile  , 

me ,  qu'un  enfant  ne  peut  acquérir  ; 
celles  qui ,  bien  que  vraies  en  elles- 
mêmes  ,  difpofent  une  ame  inexpéri- 
mentée à  penfer  faux  fur  d'autres 
fujets. 

Nous  voilà  réduits  à  un  bien  petit 
cercle  relativement  à  l'exiftence  des 
çhofes  ;  mais  que  ce  cercle  forme  en? 
core  une  fphere  immenfe  pour  la  me- 
fure  de  l'elprit  d'un  enfant  !  Ténèbres 
de  l'entendement  humain ,  quelle  main 
téméraire  ofa  toucher  à  votre  voile  ? 
Que  d'abymes  je  vois  creufer  par  nos 
vaines  fçiences  autour  de  ce  jeune 
infortuné  !  O  roi  qui  vas  le  conduire 
dans  ces  périlleux  fentiers ,  &  tirer 
devant  fes  yeux  le  rideau  facré  de  la 
Nature,  tremble.  Allure -toi  bien 
premièrement  de  fa  tête  6c  de  la  tien- 
ne ;  crains  qu'elle  ne  tourne  à  l'un  ou  à 
l'autre ,  &  peut-être  à  tous  les  deux. 
Crains  l'attrait  fpécieux  du  menfonge. 
Se  les  vapeurs  enivrantes  de  l'orgueil^ 


ou  DE  l'Éducation.        p 

Souviens-toi  ,  fouviens-toi  fans  cefie 
que  l'ignorance  n'a  jamais  fait  de  mal, 
que  l'erreur  feule  eft  funefte ,  &  qu'on 
ne  s'égare  point  par  ce  qu'on  ne  fait 
pas,  mais  par  ce  qu'on  croit  favoir. 

Ses  progrès  dans  la  géométrie  vous 
pourroient  fervir  d'épreuve  &  de  me- 
fure  certaine  pour  le  développement 
fie  fon  intelligence  ;  mais  fi-t6t  qu'il 
peut  difcerner  ce  qui  efl  utile  &  ce  qui 
ne  l'efl  pas ,  il  importe  d'ufer  de  beau- 
coup de  ménagement  &  d'art  pour 
l'amener  aux  études  fpéculatives.  Vou- 
lez-vous, par  exemple,  qu'il  cherche 
une  moyenne  proportionnelle  entre 
çleux  lignes  ?  commencez  par  faire 
enforte  qu'il  ait  befoin  de  trouver  un 
quarré  égal  à  un  redangle  donné  :  s'il 
s'agiiToit  de  deux  moyennes  propor- 
tionnelles ,  il  faudroit  d'abord  lui  ren- 
dre le  problême  de  la  duplication  du 
cube  intereffant,  6cc.  Voyez  comment 
|ious  approchons  par  degrés  des  no- 


10  Emile, 

tions  morales  qui  diftinguent  le  bien 
&  le  mal .'  Ju (qu'ici  nous  n'avons  con- 
nu de  loi  que  celle  de  la  nécelîité  : 
maintenant:  nous  avons  égard  à  ce  qui  • 
eft  utile  ;  nous  arriverons  bientôt  à  ce 
qui  eft  convenable  &  bon. 

Le  mêm.e  inftinâ:  anime  les  diverfes 
facultés  de  l'homme.  A  laclivité  du 
corps  qui  cherche  à  fe  développer  , 
fuccéde  l'adivité  de  l'efprit  qui  cher- 
che à  s'inftruire.  D'abord  les  enfans 
ne  font  que  remuans  ;  enfuite  ils  font 
curieux,  de  cette  curiofirc  bien  diri- 
gée eft  le  mobile  de  l'âge  où  nous 
voilà  parvenus.  Diftingons  toujours 
les  pcnchans  qui  viennent  de  la  Na- 
ture de  ceux  qui  viennent  de  l'opinion. 
Il  eft  une  ardeur  de  favoir  qui  n'cft 
fondée  que  fur  le  defir  d'être  eftimé 
favant  ;  il  en  eft  une  autre  qui  naic 
d'une  curiofité  naturelle  à  l'homme , 
pour  tout  ce  qui  peut  l'interefter  de 
près  ou  de  loin.  Le  defir  inné  du  bien- 


ou  DE  l'Éducation.      ï  ï 

être  (Se  rimpofiibilité  de  contenter  plei- 
nement ce  defir  ,  lui  fait  rechercher 
fans  celle  de  nouveaux  moyens  d'y  con- 
tribuer. Tel  efl  ie  premier  principe 
de  la  curiofité  ;  principe  naturel  au 
cœur  humain ,  mais  dont  le  dévelop- 
pement ne  fe  fait  qu'en  proportion  de 
nos  paflions  5c  de  nos  lumières.  Sup- 
pofez  un  Philofophe  relégué  dans  une 
Ifle  déferte  avec  des  inftrumens  & 
des  livres,  fur  d'y  pafTer  feul  le  rc/te 
de  fes  jours  ;  il  ne  s'embarraifera  plus 
gueres  du  fyilême  du  monde ,  des  loix 
de  l'attradion ,  du  calcul  diiferenciel  : 
il  n'ouvrira  peut-être  de  fa  vie  un  feul 
livre  ;  mais  jamais  il  ne  s'abfliendra  de 
vifiter  fon  Ifie  jufqu'au  dernier  recoin, 
quelque  grande  qu'elle  puifîe  être. 
Kejettons  donc  encore  de  nos  premiè- 
res études  les  connoilTanees  dont  le 
goût  n'efl  point  naturel  à  l'homme  , 
Si.  bornons-nous  à  celles  quQ  l'inflind 
itbus  porte  à  chercher. 


12  Emile, 

L'Ide  du  genre  humain  c'eil  la  tef- 
re  ;  l'objet  le  plus  frappant  pour  nos 
yeux  c'eft  le  foleil.  Si- tôt  que  nous 
commençons  à  nous  éloigner  de  nous , 
nos  premières  obfervations  doivent 
tomber  fur  l'une  6c  fur  l'autre.  Aufiî 
la  philofophie  de  prefque  tous  les 
peuples  fauvages  roule-t-elle  unique- 
ment fur  d'imaginaires  divifions  de  la 
terre  ,  &  fur  la  divinité  du  foleil. 

Quel  écart!  dira -t- on  ,  peut-être. 
Tout-à-l'heure  nous  n'étions  occupés 
que  de  ce  qui  nous  touche  ,  de  ce  qui 
nous  entoure  immédiatement  :  tout-à- 
coup  nous  voilà  parcourant  le  globe. 
Se  fautant  aux  extrémités  de  l'univers.' 
Cet  écart  ell  l'effet  du  progrès  de  nos 
forces  &  de  la  pente  de  notre  efprit» 
Dans  l'état  de  foiblelTe  ôz  d'infuffifan- 
ce ,  le  foin  de  nous  conferver  nous 
concentre  au-dedans  de  nous  ;  dans  l'é- 
tat de  puilfance  &  de  force ,  le  defir 
d'étendre  notre  être  nous  porte  au-de- 


ou  DE  l'Éducation.      i  ^ 

là  ,  6c  nous  fait  élancer  aufTi  loin  qu'il 
nous  eft  poflible  :  mais  comme  le  mon- 
de intelleduel  nous  eil  encore  incon- 
nu, notre  penfée  ne  va  pas  plus  loin 
que  nos  yeux,  &  notre  entendement  ne 
s'étend  qu'avec  l'efpace  qu'il  mefure. 

Transformons  nos  fenfations  en 
idées,  mais  ne  fautons  pas  tout  d'un 
coup  des  objets  fenfibles  aux  objets  in- 
telleduels.  C'efl  par  les  premiers  que 
nous  devons  arriver  aux  autres.  Dans 
les  premières  opérations  de  l'efprit, 
que  les  fens  foient  toujours  fes  guides. 
Point  d'autre  livre  que  le  monde, 
point  d'autre  inftrudion  que  les  faits. 
L'enfant  qui  lit  ne  penfe  pas,  il  ne  faic 
que  lire  ;  il  ne  s'inflruit  pas ,  il  ap- 
prend des  mots. 

Rendez  votre  élevé  attentif  aux 
phénomènes  de  la  Nature  ,  bientôt 
vous  le  rendrez  curieux  ;  mais  pouf 
nourrir  fa  curiofiré  ,  ne  vous  preflez 
jamais   de  la  fatisfaire.    Mettejz   les 


î4  Emile, 

queilions  à  fa  portée  ,  5c  laiiïez-lës  îûî 
rélbudre.  Qu'il  ne  facile  rien ,  parce 
que  vous  le  lui  avez  ciit ,  mais  parce 
qu'il  l'a  compris  lui-même  :  qu'il  n'ap- 
prenne pas  la  fcience  ;  qu'il  l'invente. 
Si  jamais  vous  fubftituez  dans  Ion  efprit 
l'autorité  à  la  raifon  ,  il  ne  raifonnera 
plus  ;  il  ne  fera  plus  que  le  jouet  de 
l'opinion  des  autres. 

Vous  voulez  apprendre  la  géogra- 
phie à  cet  enfant,  &  vous  lui  allez 
chercher  des  globes,  desfpheres,  des 
cartes  :  que  de  machines  !  Pourquoi 
toutes  ces  repréfentations  ?  Que  ne 
commencez-vous  par  lui  montrer  l'ob- 
jet môme  ,  afn  qu'il  fâche  au  moins 
de  quoi  vous  lui  parlez. 

Une  belle  foirée,  on  va  fe  promener 
dans  un  lieu  favorable  ,  où  l'horizon 
bien  découvert  lailfe  voir  à  plein  le 
foleil  couchant ,  &  l'on  obferve  les 
objets  qui  rendent  rcconnoiflàble  le 
lieu  de  fon  coucher.  Le  lendemain  j 


ou  DE  l'Éducation.      ï  5 

pour  refpirer  le  frais ,  on  retourne  au 
même  lieu  avant  que  le  foleil  fe  levé. 
On  le  voit  s'annoncer  de  loin  par  les 
traits  de  feu  qu'il  lance  au-devant  de 
lui.  L'incendie  augmente  ,  l'orient 
paroît  tout  en  fiâmes  :  à  leur  éclat  on 
attend  l'aflre  long-tems  avant  qu'il  fe 
montre  :  à  chaque  infiant  on  croit  le 
voir  paroître,  on  le  voit  enfin.  Un 
point  brillant  part  comme  un  éclair 
êc  remplit  aufïï-tôt  tout  l'efpace  :  le 
voile  des  ténèbres  s'efface  ôc  tombe  : 
L'homme  reconnoît  fon  féjour  &  le 
trouve  embelli.  La  verdure  a  pris 
durant  la  nuit  une  vigueur  nouvelle; 
le  jour  naiffant  qui  l'éclairé,  les  pre-  ^ 
iniers  rayons  qui  la  dorent ,  la  mon- 
trent couverte  d'un  brillant  rézeau  de 
rofée  ,  qui  réfléchit  à  l'œil  la  lumière 
&  les  couleurs.  Les  oifeaux  en  chœur  fe 
réuniffent  &  faluent  de  concert  le  père 
de  la  vie  ;  en  ce  moment  pas  un  feul 
ne  fe  tait.  Leur  gazouillement  foible 


î6  Emile  9 

encore ,  eft  plus  lent  &  plus  doux  que 
dans  le  refte  de  la  journée  ,  il  le  fent 
de  la  langueur  d'un  paifible  réveil.  Le 
concours  de  tous  ces  objets  porte  aux 
féns  une  imprelFion  de  fraîcheur  qui 
femble  pénétrer  jufqu'à  lame.  Il  y  a 
là  une  demi-heure  d'enchantement  au- 
quel nul  homme  ne  réfifle  :  un  fpeda- 
cle  fi  grand ,  fi  beau ,  fi  délicieux  n'ea 
lâifle  aucun  de  fans:- froid. 

Plein  de  l'enthouhalme  qu'il  éprou- 
ve ,  le  maîne  veut  le  communiquer  à 
l'enfant  ;  il  croit  l'émouvoir ,  en  le  ren- 
dant attentif  aux  fenfations  dont  il  eft 
ému  lui-même.  Pure  bétife  !  C'eit 
dans  le  cœur  de  l'homme  qu'eft  la  v'i  e 
du  fpedlacle  de  la  Nature  ;  pour  le 
voir  il  faut  le  fentir.  L'enfant  apper- 
çoit  les  objets  ;  mais  il  ne  peut  apper- 
ccvoir  les  rapports  qui  les  lient ,  il  ne 
peut  entendre  la  douce  harmonie  de 
leur  concert.  Il  faut  une  expérience 
qu'il  n'a  point  acquife  ,    il  faut  des 

fentimens 


ot;  DE  l'Éducation.      17 

fentimens  qu'il  n'a  point  éprouvés , 
pour  lentir  l'imprefîîon  compofée  qui 
îéfuhe  à  la  fois  de  toutes  ces  fenla- 
tions.  S'il  n'a  long-tems  parcouru  des 
plaines  arides  ,  fi  des  fables  ardens 
n'ont  brûlé  fes  pieds  ,  fi  la  réverbéra- 
tion fuffoquante  des  rochers  frappés 
du  foleil  ne  l'oppreiTa  jamais  ,  com- 
ment goûtera-t-il  l'air  frais  d'une  belle 
matinée  ?  Comment  le  parfum  des 
fleurs  ,  le  charme  de  la  verdure ,  l'hu- 
mide vapeur  de  la  rofée  ,  le  marcher 
mol  &  doux  fur  la  peloufe  ,  enchan- 
teront-ils fes  fens  ?  Comment  le  chant 
des  oifeaux  lui  caufera-t-il  une  émo- 
tion voluptueufe  ,  fî  les  accens  de 
l'amour  &  du  plaifir  lui  font  encore 
inconnus  ?  Avec  quels  tranfports  ver- 
ra-t-il  naître  une  il  belle  journée  ,  fi 
fon  imagination  ne  fait  pas  lui  pein- 
dre ceux  dont  on  peut  la  remplir  ? 
Enfin  comment  s'attendrira-t-il  fur  la 
beauté  du  fpedacle  de  la  Nature  , 
Tovu  IL  B 


î8  Emile, 

s'il  ignore  quelle  main  prie  foin  de 
l'orner  ? 

Ne  tenez  point  à  l'enfant  des  dif- 
cours  qu'il  ne  peut  entendre.  Point 
de  defcriptions ,  point  d'éloquence  , 
point  de  figures ,  point  de  poëfie.  Il 
n'efl  pas  maintenant  queflion  de  fen- 
timent  ni  de  goût.  Continuez  d'être 
clair,  fimple  <Sc  froid;  le  tems  ne  vien- 
dra que  trop-tôt  de  prendre  un  autre 
langage. 

Elevé  dans  l'efprit  de  nos  maximes, 
accoutumé  à  tirer  tous  ks  inflrumens 
de  lui-même  ,  6c  à  ne  recourir  jamais 
à  autrui  qu'après  avoir  reconnu  fon  in- 
fuffifance ,  à  chaque  nouvel  objet  qu'il 
voit  il  l'examine  long-tems  fans  rien 
dire.  Il  ed  penfif  6c  non  queftionneur. 
Contentez-vous  donc  de  lui  préfenter 
à  propos  les  objets  ;  puis  quand  vous 
verrez  fa  curiofité  fuffifamment  occu- 
pée ,  fiites-lui  quelque  queflion  laco- 
nique qui  le  mette  fur  la  voye  de  la 
réfoudre. 


otj  DE  l'Éducation.      19 

Dans  cette  occafion  après  avoir  bien 
contemplé  avec  lui  le  foleil  levant, 
après  lui  avoir  fait  remarquer  du  mê- 
ïne  côté  les  montagnes  6c  les  autres 
objets  voifins ,  après  l'avoir  laifle  eau- 
fer  là-deiïus  tout  à  fon  aife ,  gardez 
quelques  momens  le  filence  comme 
un  homme  qui  rêve ,  &  puis  vous  lui 
direz  ;  je  fonge  qu'hier  au  foir  le  fo- 
ieil  s'efl  couché-là ,  &  qu'il  s'eil  levé- 
là  ce  matin.  Comment  cela  fe  peut-il 
faire  ?  N'ajoutez  rien  de  plus  ;  s'il  vous 
fait  des  queflions  n'y  répondez  point  ; 
parlez  d'autre  chofe.  Lailîez-le  à  lui- 
même,  &  foyez  fur  qu'il  y  penfera. 

Pour  qu'un  enfant  s'accoutume  à 
être  attentif,  &  qu'il  foit  bien  frappé 
de  quelque  vérité  fenfible  ,  il  faut 
qu'elle  lui  donne  quelques  jours  d'in- 
quiétude avant  de  la  découvrir.  S'il 
ne  conçoit  pas  afi'ez  celle-ci  de  cette 
manière ,  il  y  a  moyen  de  la  lui  ren- 
dre plus  fenfible  encore ,  6c  ce  moyen 

B  2, 


fx  Emile, 

c'efl  de  retourner  la  queflion.  S'il  ne 
fait  pas  comment  le  Ibleil  parvient  de 
fon  coucher  à  fon  lever  ,  il  fait  au 
moins  comment  il  parvient  de  fon  le- 
ver à  fon  coucher  ;  fes  yeux  feuls  le 
lui  apprennent.  EclaircifTez  donc  la 
première  queflion  par  l'autre  :  ou  vo- 
tre élevé  eiï  abfolument  flupide ,  ou 
l'analogie  eft  trop  claire  pour  lui  pou- 
voir échapper.  Voilà  fa  première  le- 
çon de  cofmographie. 

Comme  nous  procédons  toujours  len- 
tement ,  d'idée  fenfible  en  idée  fenfi- 
ble  ,  que  nous  nous  familiarifons  long- 
tems  avec  la  même  avant  de  pafl'er  à 
une  autre  ,  &  qu'enfin  nous  ne  forçons 
jamais  notre  élevé  d'être  attentif,  il 
y  a  loin  de  cette  première  leçon  à  la 
connoiffance  du  cours  du  foleil  &  de 
la  figure  de  la  terre  :  mais  comme  tous 
les  mouvcmens  apparens  des  corps  cé- 
ledcs  tiennent  au  même  principe  ,  & 
que  la  première  obfervation  mené  à 


ou  DE  l'Éducation.      2è 

toutes  les  autres ,  il  faut  moins  d'effbrr> 
quoiqu'il  faille  plus  de  tems ,  pour  ar- 
river d'une  révolution  diurne  au  cai*- 
cul  des  éciipfes  ,  que  pour  bien  com- 
prendre le  jour  &  la  nuit. 

Puifque  le  foleil  tourne  autour  du 
monde  il  décrit  un  cercle  ,  6c  tout 
cercle  doit  avoir  un  centre,  nous  ùt- 
vous  déjà  cela.  Ce  centre  ne  fauroic 
fe  voir,  car  il  eft  au  cœur  de  la  terre , 
mais  on  peut  fur  la  furface  marquer 
deux  points  qui  lui  correfpondent.  Une 
broche  pafiant  par  les  trois  points  Ôc 
prolongée  jufqu'au  ciel  de  part  &  d'au- 
tre, fera  l'axe  du  monde  &  du  mouve- 
ment journalier  du  foleil.  Un  toton 
xond  tournant  fur  fa  pointe  répréfent^ 
le  ciel  tournant  fur  fon  axe ,  les  deux 
pointes  du  toton  font  les  deux  pôles  , 
l'enfant  fera  fort  aife  d'en  connoîti^ 
un;  je  le  lui  montre  à  la  queue  de  ta. 
petite  ourfe.  Voilà  de  ramufemeuc 
pour  la  nuit  ;  peu-à-peu  l'on  fe  fanû- 

B  3 


4^  Emile, 

liarife  avec  les  étoiles ,  &  de-là  naît  te 
premier  goût  de  connoitre  les  plane-' 
tes  ,  &  d'obferver  les  conftellations. 

Nous  avons  vu  lever  le  Ibleil  à  U 
faine  Jean  ;  nous  Talions  voir  auïïi  le- 
ver à  Noël  ou  quelque  autre  beau  jour 
d'hiver  :  car  on  fait  que  nous  ne  fom- 
mes  pas  pareifeux  &  que  nous  nous 
faifons  un  jeu  de  braver  le  froid.  J'ai 
foin  de  faire  cette  féconde  obfervation 
dans  le  même  lieu  où  nous  avons  fait 
la  première ,  ôc  moyennant  quelque 
adreife  pour  préparer  la  remarque  , 
l'un  ou  l'autre  ne  manquera  pas  de 
s'écrier.  Oh  ,  oh  !  voilà  qui  efl  plai- 
fant  !  le  foleil  ne  fe  levé  plus  à  la  même 
place  '.  Ici  font  nos  anciens  renfeigne- 
mens  ,  &  à  pré'ent  il  s'efl;  levé-là  -,  &;c. 
Il  y  a  donc  un  orient  d'été  6c  un  orient 
d'hiver,  6:c.,...  Jeune  maître,  vous 
voilà  fur  la  voie.  Ces  exemples  vous 
doivent  fuff.re  pour  enfeigner  très- 
clairement  la  fphere ,  en  prenant  le 


ou  DE  l'Éducation.      25 

monde  pour  le  monde,  6c  le  foleil 
pour  le  foleil. 

En  général  ne  fubfticuez  jamais  le 
ligne  à  la  chofe,  que  quand  il  vous  efl 
impofTible  de  la  montrer.  Car  le  figne 
abforbe  l'actencion  de  l'enfant,  6c  lui 
fait  oublier  la  chofe  repréfentée. 

La  fphere  armillaire  me  paroît  une 
machine  mal  compofée  ,  6c  exécutée 
dans  de  mauvaifes  proportions.  Cette 
confufion  de  cercles  6c  les  bizarres  fi- 
gures qu'on  y  marque,  lui  donnent  un 
air  de  grimoire  qui  effarouche  l'efpric 
des  enfans.  La  terre  eil  trop  petite  , 
les  cercles  font  trop  grands ,  trop  nom*' 
breux;  quelques-uns  ,  comme  les  co- 
lures,  font  parfaitement  inutiles;  cha- 
que cercle  eft  plus  large  que  la  terre  ; 
l'épaiflTeur  du  carton  leur  donne  un  air 
de  folidité  qui  les  fait  prendre  pour 
des  maifes  circulaires  réellement  exif- 
tantes ,  6c  quand  vous  dites  à  l'enfant 
que  ces  cercles  font  imaginaires ,  il  ne 


34  Emile, 

fait  ce  qu'il  voit,  il  n'entend  plus  rien. 
Nous  ne  lavons  jamais  nous  mettre 
à  la  place  des  enfans ,  nous  n'entrons 
pas  dans  leurs  idées,  nous  leurs  prêtons 
les  nôtres,  &.  fuivant  toujours  no5  pro- 
pres raiibnneniens,  avec  des  chaînes 
de  vérités,  nous  n'entairons  qu'e^xtrava- 
gances  Se  qu'erreurs  dans  leur  tête. 

On  dii'pute  fur  le  choix  de  l'aii.ilyfe 
ou  de  la  fynthcle  pour  étudier  les  Icien- 
ces.  Il  n'eil  pas  toujours  beioin  déchoir 
fir  r  Quelquefois  on  peut  réfoudre' & 
compofer  dans  les  mêmes  recherches , 
&  guider  l'enfant  par  la  méthode  en- 
feignante  ,  lorfqu'it  croit  ne  faire  qu'a- 
nalyfer.  Alors  en  employant  en  mê- 
me tems  l'un  &.  l'autre  ,  elles  fe  fervi- 
roient  mutuellement  de  preuves.  Par- 
tant à  la  fois  des  deux  points  oppofés, 
fans  penfer  faire  la  même  route  ,  il 
feroit  tout  furpris  de  fe  rencontrer , 
^  cette  furprife  ne  pourroit  qu'être 
iurc  agréable.  Je  voudrois ,  par  exem,- 


ou  DE  L*EdUCATION.        25 

pie,  prendre  la  géographie  par  Ces 
deux  termes ,  &  joindre  à  l'étude  des 
révolutions  du  globe  la  mefure  de  fes 
parties,  à  commencer  du  lieu  qu'on 
habite.  Tandis  cjue  l'enfant  étudie  la 
fphere  ôc  fe  tranfporte  ainfi  dans  les 
deux  ,  ramenez-le  à  la  divifion  de  la 
terre  &  montrez-lui  d'abord  fon  pro- 
pre féjour. 

Ses  deux  premiers  points  de  géo- 
graphie feront  la  ville  oii  il  demeure 
ôc  la  maifon  de  campagne  de  fon  père  ; 
enfuite  les  lieux  intermédiaires ,  en- 
fuite  les  rivières  du  voilinage ,  enfin 
l'afpeftdu  foleil  &  la  manière  de  s'o- 
rienter. Cefl  ici  le  point  de  réunion. 
Qu'il  fafie  lui-même  la  carte  de  touc 
cela  ;  carte  très-fimple  &  d'abord  for- 
mée de  deux  feuls  objets  auxquels  il 
ajoute  peu-à-peu  les  autres  ,  à  mefure 
qu'il  fait,  ou  qu'il  eilime,  leur  diflance 
&  leur  pofition.  Vous  voyez  déjà  quel 
avantage  nous  lui  avons  procuré  d'à- 


iS  Ém 


ILE, 


vance,  en  lui  mettant  un  compas  dans 
les  yeux. 

Malgré  cela ,  fans  doute  ,  il  faudra 
le  guider  un  peu  ,  mais  très-peu  ,  fans 
qu'il  y  paroiffe.  S'il  fe  trompe  ,  laiflcz- 
le  faire,  ne  corrigez  point  fes  erreurs. 
Attendez  en  filence  qu'il  foit  en  état 
de  les  voir  Sz  de  les  corriger  lui-mê- 
me ,  ou  tout  au  plus,  dans  une  occafion 
favorable,  amenez  quelque  opération 
qui  les  lui  faiïe  fentir.  S'il  ne  fe  trom- 
poit  jamais  ,  il  n'apprendroit  pas  fi 
bien.  Au  refle,  il  ne  s'agit  pas  qu'il 
fâche  exadement  la  topographie  du 
pays ,  mais  le  moyen  de  s'en  inftruire; 
peu  importe  qu'il  ait  des  cartes  dans 
la  tête  pourvu  qu'il  conçoive  bien  ce 
qu'elles  repréfentent  &  qu'il  ait  une 
idée  nette  de  l'art  qui  fert  à  les  dreffer» 
Voyez  déjà  la  différence  qu'il  y  a  du 
favoir  de  vos  élevés  à  l'ignorance  du 
mien  !  Ils  favent  les  cartes,  <Sc  lui  les 
fait  .  Voici  de  nouveaux  ornemens 
pour  fa  chambre. 


ou  DE  l'Education.       27 

Souvenez-vous  toujours  que  l'efprit 
de  mon  inflicution  n'eft  pas  d'enfei- 
gner  à  l'enfanc  beaucoup  de  chofes, 
mais  de  ne  laiiïbr  jamais  encrer  dans 
fon  cerveau  que  des  idées  jufles  &  clai- 
res. Quand  il  ne  fauroic  rien  ,  peu 
m'importe,  pourvu  qu'il  ne  fe  trompe 
pas ,  &  je  ne  mets  des  vérités  dans  fa 
tête  que  pour  le  garantir  des  erreurs 
qu'il  apprendroit  à  leur  place.  La  rai- 
fon ,  le  jugement  viennent  lentement, 
les  préjugés»  accourent  en  foule ,  c'efl 
d'eux  qu'il  le  faut  préferver.  Mais  fl 
vous  regardez  la  fcience  en  elle-même 
vous  entrez  dans  une  mer  fans  fond , 
fans  rives ,  toute  pleine  d'écueils  ;  vous 
ne  vous  en  tirerez  jamais.  Quand  je 
vois  un  homme  épris  de  l'amour  des 
connoiffances  ,  fe  laiiïer  féduire  à  leur 
charme  ,  &  courir  de  l'une  à  l'autre 
fans  favoir  s'arrêter ,  je  crois  voir  un 
enfant  fur  le  rivage  amaifant  des  co- 
quilles ,  &  commentant  par  s'en  char- 


î8  Emile; 

ger  ;  puis ,  tenté  par  celles  qu'il  volt 
encore,  en  rejetter  ,  en  reprendre, 
jufqu'à  ce  qu'accablé  de  leur  multitu- 
de &  ne  fâchant  plus  que  choifir ,  il 
finiiTe  par  coût  jetter  &  retourne  à 
vuide. 

Durant  le  premier  âge  le  tems  étoîc 
long  ;  nous  ne  cherchions  qu'à  le  per^- 
dre ,  de  peur  de  le  mal  employer.  Ici 
c'eft  tout  le  contraire  ,  &  nous  n'en 
avons  pas  aiïez  pour  faire  tout  ce  qui 
feroit  utiie.  Songez  que  les  pafTions 
approchent,  &  qae  fi-tôt  qu'elles  frap- 
peront à  la  porte  ,  votre  élevé  n'aura 
plus  d'attention  que  pour  elles.  L'âge 
paifible  d'intelligence  eft  fi  court ,  il 
paiîe  fi  rapidement ,  il  a  tant  d'autres 
iifagesnéceffaires,  que  c'eft  une  folie 
de  vouloir  qu'il  fuffife  à  rendre  un  en- 
fant favant.  Il  ne  s'agit  point  de  lui 
enfeigner  les  fciences ,  mais  de  lui 
donner  du  goût  pour  les  aimer  ,  Se 
des  méthodes  pour  les    apprendtv'j^ 


ou  DE  l'Éducation.      29 

quand  ce  goût  fera  mieux  développé, 
C'eft-là  très-certainement  un  principe 
fondamental  de  toute  bonne  éduca- 
tion. 

Voici  le  tems  aufTi  de  l'accoutumer 
■peu-à-peu  à  donner  une  attention  fui- 
vie  au  même  objet  ;  mais  ce  n'efl  ja- 
mais la  contrainte ,  c'eft  toujours  le 
■plaifir  ou  le  defir  qui  doit  produire 
cette  attention  ;  il  faut  avoir  grand  foin 
qu'elle  ne  l'accable  point  &  n'aille  pas 
.jufqu'à  l'ennui.  Tenez  donc  toujours 
l'œil  au  guet ,  &  ,  quoi  qu'il  arrive , 
quittez  tout  avant  qu'il  s'ennuie  ;  xar 
il  n'importe  jamais  autant  qu'il  appren- 
ne ,  qu'il  importe  qu'il  ne  fafl'e  rien 
malgré  lui. 

S'il  vous  queftionne  lui-même ,  ré- 
pondez autant  qu'il  faut  pour  nourrir 
fa  curiofité ,  non  pour  la  ralfafier  :  fur- 
tout  quand  vous  voyez  qu'au  lieu  de 
queflionner  pour  s'inftruire  ,  il  fe  mec 
à  battre  la  campagne  6ç  à  vous  acca- 


jô  Emile, 

bler  de  fottes  queftions ,  arrêtez-voué 
à  rinftant  ;  fur  qu'alors  il  ne  fe  fouciê 
plus  de  la  chofe,  mais  feulement  de 
vous  aflervir  à  fes  interrogations.  Il 
faut  avoir  moins  d'égard  aux  mots 
qu'il  prononce,  qu'au  motif  qui  le  faic 
parler.  Cet  avertifl'ement  ,  jufqu'ici 
moins  nécelTaire,  devient  de  la  der- 
nière importance  auiTi-tôt  que  l'enfant 
commence  à  raifonner. 

Il  y  a  une  ctiaine  de  vérités  géné- 
rales ,  par  laquelle  toutes  les  fciences 
tiennent  à  des  principes  communs  & 
fe  développent  fuccefrivement.  Cette 
chaîne  eft  la  méthode  des  Philofo- 
phes  ;  ce  n'eft  point  de  celle-là  qu'il 
s'agit  ici.  Il  y  en  a  une  toute  différente 
par  laquelle  chaque  objet  particulier 
en  attire  un  autre ,  &  montre  toujours 
celui  qui  le  fuit.  Cet  ordre  qui  nour- 
rit par  une  curiofité  continuelle  l'at- 
tention qu'ils  exigent  tous ,  eft  celui 
que  fuivent  la  plupart  des  hommes  > 


ou  DE  l'Éducation.       3 1 

6c  fur-tout  celui  qu'il  faut  aux  en  fans. 
En  nous  orientant  pour  lever  nos  car- 
tes ,  il  a  fallu  tracer  des  méridiennes. 
Deux  points  d'interfedion  entre  les 
ombres  égales  du  matin  &  du  foir , 
donnent  une  méridienne  excellente 
pour  un  Aflronome  de  treize  ans.  Mais 
ces  méridiennes  s'effacent  ;  il  faut  du 
tems  pour  les  tracer  ;  elles  affujettiflent 
à  travailler  toujours  dans  le  même 
lieu  ;  tant  de  foins,  tant  de  gêne  l'en- 
nuyeroient  à  la  fin.  Nous  l'avons  pré- 
vu ;  nous  y  pourvoyons  d'avance. 

Me  voici  de  nouveau  dans  mes  longs 
&  minucieux  détails.  Leéleurs ,  j'en- 
tends vos  murmures  &  je  les  brave: 
je  ne  veux  point  facrifier  à  votre  im- 
patience la  partie  la  plus  utile  de  ce 
livre.  Prenez  votre  parti  fur  mes  lon- 
gueurs ;  car  pour  moi  j'ai  pris  le  mien 
Jfur  vos  plaintes. 

Depuis  long  -  tems  nous  nous  étions 
apperçus  mon  élevé  6c  moi ,  que  l'am- 


3  2  Émîle; 

bre ,  le  verre ,  la  cire ,  divers  corjis 
frottés  attiroient  les  pailles ,  &  que 
d'autres  ne  les  attiroient  pas.  Par  ha- 
zard  nous  en  trouvons  un  qui  a  une 
vertu  plus  finguliere  encore  :  c'eft  d'at- 
tirer à  quelque  didance,  &  fans  être 
frotté  ,  la  limaille  &  d'autres  brins  de 
fer.    Combien  de  tems  cette  qualité 
nous  amufe  fans  que  nous  puiffions  y 
rien  voir  déplus:  Enfin,  nous  trouvons 
qu'elle  fe  communique  au  fer-méme 
aimanté  dans  un  certain  fens.  Un  jour 
nous  allons  à  la  foire  ;  un  Joueur  de 
gobelets  attire  avec  un  morceau  de 
pain  un  canard  de  cire  flottant  fur  un 
ballin  d'eau.   Fort  furpris  ,    nous  ne 
dilons  pourtant  pas ,  c'eft  un  Sorcier  , 
car  nous  ne  favons  ce  que  c'eft  qu'un 
Sorcier.    Sans   cefl^e    frappés    d'effets 
dont  nous  ignorons  les  caufes ,  nous 
ne  nous  preiîbns  de  juger  de  rien ,  & 
nous  reftons  en  repos  dans  notre  igno- 
rance ,  jufqu'à  ce  que  nous  trouvions 
l'occafion  d'en  Ibrtir.  De 


ou  DE  l'Éducation;     33 

De  retour  au  logis ,  à  force  de  par- 
ler du  canard  de  la  foire  ,  nous  allons 
nous  mectre  en  tête  de  l'imiter  :  nous 
prenons  une  bonne  aiguille  bien  ai- 
lîiantée ,  nous  l'entourons  de  cire  blan- 
che^ que  nous  façonnons  de  notre 
mieux  en  forme  de  canard  ,  de  forte 
que  l'aiguille  traverfe  le  corps  &  que 
la  tête  faffe  le  bec.  Nous  pofons  fur 
l'eau  le  canard,  nous  approchons  du 
bec  un  anneau  de  clef,  6c  nous  voyons 
avec  une  joie  facile  à  comprendre  que 
notre  canard  fuit  la  clef,  précifémenc 
comme  celui  de  la  foire  fuivoit  le  mor- 
ceau de  pain.  Obferver  dans  quelle 
direAion  le  canard  s'arrête  fur  l'eau 
quand  on  l'y  laiife  en  repos  ;  c'eft  ce 
que  nous  pourrons  faire  une  autre  fois. 
Quant  à  préfent  tout  occupés  de  notre 
objet ,  nous  n'en  voulons  pas  davan- 
tage. 

Dès  le  même  foir  nous  retournons 
à  la  foire  avec  du  pain  préparé  dans 

Tome  II.  G 


§4  EmilÉj 

nos  poches  ^  &  fi-tôt  que  le  Joueur  dé 
gobelets  a  fait  fon  tour ,  mon  petit 
dodeur,  qui  fecontenoit  à  peine,  lui 
dit  que  ce  tour  n'efl  pas  difficile ,  & 
que  lui-même  en  fera  bien  autant  :  il 
eft  pris  au  mot,  A  l'inilant  il  tire  de 
fa  poche  le  pain  où  eft  caché  le  mor- 
ceau de  fer  :  en  approchant  de  la  table 
le  cœur  lui  bat  ;  il  préfente  le  pain 
prefque  en  tremblant;  le  canard  vient 
Si.  le  fuit  ;  l'enfant  s'écrie  6c  trelfaillit 
d'a'fe.  Aux  battemens de  m.ains ,  aux 
acclamations  de  l'aifemblée  la  tête  lui 
tourne,  il  eft  hors  de  lui.  Le  Bate- 
leur interdit ,  vient  pourtant  l'embraf- 
fer,  le  féliciter,  &  le  prie  de  l'hoTiorer 
encore  le  lendemain  de  fa  préfence  ^ 
ajoutant  qu'il  aura  foin  d'alTembler 
plus  de  monde  encore  pour  applaudir 
à  fon  habileté.  Mon  petit  naturalifte 
enorgueilli  veut  babiller  ;  mais  fur  le 
thamp  JL»  lui  ferme  la  bouche  &  Tem- 
inene  comblé  d'éloges. 


DU  DE  l'Éducation.       35 

L'enfant  j  ufqu'au  lendemain  compte 
les  minutes  avec  une  rifible  inquié- 
tude. Il  invite  tout  ce  qu'il  rencon- 
tre ,  il  voudroit  que  tout  le  genre  hu- 
main fût  témoin  de  fa  gloire  :  il  at- 
tend l'heure  avec  peine  ,  il  la  devan- 
ce :  on  vole  au  rendez-vous  ;  la  fallô 
eft:  déjà  ploine.  En  entrant  fon  jeune 
cœur  s'épanouit.  D'autres  jeux  doi- 
vent précéder  ;  le  Joueur  de  gobelets 
fe  furpalTe  ,  &  fait  des  chofes  furpre- 
hantes.  L'enfant  ne  voit  rien  de  tout 
cela  :  il  s'agite ,  il  fue ,  il  refpire  à 
jpeine;  il  paile  fon  tems  à  manier  dans 
fa  poche  fon  morceau  de  pain  d'une 
main  tremblante  d'impatience.  Enfin 
fon  tour  vient  ;  le  maître  l'annonce  au 
Public  a\ec  pompe.  Il  s'approche  ua 
peu  honteux  ,  il  tire  fon  pain nou- 
velle viciiïitude  des  chofes  humaines! 
le  canard ,  fi  privé  la  veille ,  efi:  devenu 
fauvage  aujourd'hui  ;  au  lieu  de  préfen- 
ter  le  bec,  il  tourne  la  queue  &  s'enfuit; 

C  2, 


^6  Émile^ 

il  évite  le  pain  &;  la  main  qui  le  pre* 
fente  ,  avec  autant  de  foin  qu'il  les  fui- 
voit  auparavant.  Après  mille  eflais 
inutiles  &  toujours  hués,  l'enfant  fe 
plaint ,  dit  qu'on  le  trompe  ,  que  c'efl 
un  autre  canard  qu'on  a  fubftitué  au 
premier,  6c  défie  le  Joueur  de  gobe- 
lets d'attirer  celui-ci. 

Le  Joueur  de  gobelets  fans  répon- 
«îre  prend  un  morceau  de  pain  ,  le 
préfente  au  canard  :  à  l'inflant  le  ca- 
nard fuit  le  pain  6c  vient  à  la  main  qui 
le  retire  :  l'enfant  prend  le  même 
morceau  de  pain ,  mais  loin  de  réufîir 
mieux  qu'auparavant,  il  voit  le  canard 
fe  moquer  de  lui  6c  faire  des  pirouettes 
tout  autour  du  baflîn;  il  s'éloigne  enfin 
tout  confus  6c  n'ofe  plus  s'expofer  aux 
huées. 

Alors  le  Joueur  de  gobelets  prend 
le  morceau  de  pain  que  l'enfant  avoit 
apporcé  6c  s'en  fert  avec  autant  de 
fuccès  que  du  fien  ;  il  en  tire  le  fer 


ou  DE  l'Éducation.       3^ 

devant  tout  le  monde  ;  autre  rifée  à 
nos  dépens  ;  puis  de  ce  pain ,  ainfi 
vuidé,  il  attire  le  canard  comme  au- 
paravant. Il  fait  la  même  chofe  avec 
un  autre  morceau  coupé  devant  tout 
le  monde  par  une  main  tierce  ;  il  en 
fait  autant  avec  fon  gant ,  avec  le  bouc 
de  fon  doigt.  Enfin  il  s'éloigne  au  mi- 
lieu de  la  chambre ,  &  du  ton  d'em- 
phafe  propre  à  ces  gens-là,  déclarant 
que  fon  canard  n'obéira  pas  moins  à  fa 
voix  qu'à  fon  gefte ,  il  lui  parle  &  le 
canard  obéit  ;  il  lui  dit  d'aller  à  droite 
&  il  va  à  droite ,  de  revenir  &  il  re- 
vient, détourner  6c  il  tourne;  le  mou- 
vement eft  auffi  prompt  que  l'ordre. 
Les  applaudiflemens  redoublés  font 
autant  d'affronts  pour  nous  ;  nous  nous 
évadons  fans  être  apperçus ,  &  nous 
^ous  renfermons  dans  notre  chambre 
fans  aller  raconter  nos  fuccès  à  tout  le 
înonde,  comme  nous  l'avions  projette» 
Le  lendemain  matin  l'on  frappe  \ 


jS  Émîle, 

notre  porte  ,  j'ouvre  ;  c'efl  l'hômm© 
aux  gobelets.  Il  fe  plaint  modefle- 
ment  de  notre  conduite  ;  que  nous 
avoit-il  fait  pour  nous  engager  à  vou- 
loir décréditer  fes  jeux  6c  lui  ôter  fon 
gagne-pain?  Qu'y  a-t-il  donc  de  11 
merveilleux  dans  l'art  d'attirer  un  ca- 
nard  de  cire,  pour  acheter  cet  honneur 
^ux  dépens  de  la  fubfillance  d'un  hon- 
nête homme  ?  Ma  foi ,  Meflieurs ,  fi 
ï'avois  quelque  autre  talent  pour  vivre, 
je  ne  me  glorifierois  gueres  de  celui-ci . 
Vous  deviez  croire  qu'un  homme  qui 
a  palTé  fa  vie  à  s'exercer  à  cette  chétive 
îndudrie  ,  en  fait  là-defTus  plus  que 
vous  qui  ne  vous  en  occupez  que  quel- 
ques momens.  Si  je  ne  vous  ai  pas  d'a- 
bord montré  mes  coups  de  maître  , 
c'ed  qu'il  ne  faut  pas  fe  prefTer  d'étaler 
étourdiment  ce  qu'on  fait  ;  j'ai  toujours 
foin  de  conferver  mes  meilleurs  tours 
pour  l'occafion  ,  &  après  celui-ci  j'en 
^i  d'autres  encore  pour  arrêter  de  jeu- 


trj' 


OU  DE  L  EDUCATION.  3  9 

nés  indifcrets.  Au  refle,  Meflleurs,  je 
viens  de  bon  cœur  vous  apprendre  ce 
fecrec  qui  vous  a  tant  embarrafles  ,, 
vous  priant  de  n'en  pas  abufer  pour 
me  nuire  ,  &  d'être  plus  retenus  une 
9,utre  fois. 

Alors  il  nous  montre  fa  machine  , 
&  nous  voyons  avec  la  dernière  fur- 
prife  qu'elle  ne  confifte  qu'en  un  ai- 
mant fort  &  bien  armé ,  qu'un  enfant 
caché  fous  la  table  faifoit  mouvoir  fans 
qu'on  s'en  apperçût. 

L'homme  replie  fa  machine ,  & 
après  lui  avoir  fiiit  nos  remercimens 
&  nos  excufes,  nous  voulons  lui  faire 
Un  préfent  ;  il  le  refufe.  «  Non ,  Mef- 
33  fleurs,  je  n'ai  pas  afîez  à  me  louer 
s>  de  vous  pour  accepter  vos  dons  ; 
3>  je  vous  laiiTe  obligés  à  moi  malgré 
33  vous  ;  c'eft  ma  feule  vengeance. 
x>  Apprenez  qu'il  y  a  de  la  génerofité 
33  dans  tous  les  états  ;  je  fais  payer  nie'. 
23  tours  &  non  mes  leçons. 

C  4; 


40  Emile, 

Enfortant,  il  m'adrelTe  à  moi  nom- 
mément 6c  tout  haut  une  réprimande, 
J'excufe  volontiers,  me  dit-il,  cet  en-^ 
fant  ;  il  n'a  péché  que  par  ignorance. 
Mais  vous ,  Monfieur,  qui  deviez  con» 
roître  fa  faute ,  pourquoi  la  lui  avoir 
lailTé  faire?  Puifque  vous  vivez  en- 
femble ,  comme  Iç  plus  âgé  vous  lui 
devez  vos  foins  ,  vos  confeils  :  votre 
expérience  eft  l'autorité  qui  doit  le 
conduire.  En  fe  reprochant,  étant- 
grand,  les  torts  de  fa  jeunefle,  il  vous 
reprochera  fans  doute  ceux  dont  vous 
ne  l'aurez  pas  averti. 

Il  part  &  nous  laifTe  tous  deux  très- 
confus.  Je  me  blâme  de  ma  molle  fa- 
cilité ;  je  promets  à  l'enfant  de  la  fa- 
crifier  une  autre  fois  à  fon  intérêt,  & 
de  l'avertir  de  fes  fautes  avant  qu'il  en 
faiïe;  car  le  tems  approche  où  nos  rap- 
ports vont  changer ,  &  où  la  féverité 
^u  maître  doit  luccéder  à  la  complai- 
fance  du  camarade  :  ce  changemenj 


Où  DE  l'Éducation.      45 

doit  s'amener  par  dégrés  ;  il  faut  tout 
prévoir,  &  tout  prévoir  de  fort  loin. 

Le  lendemain  nous  retournons  à  la 
foire  pour  revoir  le  tour  dont  nous 
avons  appris  le  fecret.  Nous  abordons 
avec  un  profond  refped  notre  Bâte- 
leur-Socrate  ;  à  peine  ofons-nous  lever 
les  yeux  fur  lui  :  Il  nous  comble  d'hon- 
nêtetés ,  &  nous  place  avec  une  dif- 
tindion  qui  nous  humilie  encore.  Il 
fait  fes  tours  comme  à  l'ordinaire  ; 
mais  il  s'amufe  &  fe  complaît  long- 
tems  à  celui  du  canard,  en  nous  regar- 
dant fouvent  d'un  air  aiïez  fier.  Nous 
favons  tout  ôc  nous  ne  foufflons  pas. 
Si  mon  élevé  ofoit  feulement  ouvrir 
la  bouchCjCe  feroit  un  enfant  à  écrafer. 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  im- 
porte plus  qu'il  ne  femble.  Que  de 
leçons  dans  une  feule  !  Que  de  fuites 
mortifiantes  attire  le  premier  mouve- 
ment de  vanité  !  Jeune  maître ,  épiez 
ce  premier  mouvement  avec  foin.  Si 


42  Emile, 

vous  favez  en  faire  fortir  ainfi  l'humî- 
liation,  les  difgraces,  foyez  fur  qu'il 
n'en  reviendra  de  long-tems  un  fécond. 
Que  d'apprêts ,  direz-vous  !  j'en  con- 
viens; 6c  le  tout  pour  nous  faire  une 
boudole  qui  nous  tienne  lieu  de  méri- 
dienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agit  à 
travers  les  autres  corps ,  nous  n'avons 
rien  de  plus  prefle  que  de  faire  une 
machine  femblable  à  celle  que  nous 
avons  vue.  Une  table  évuidée  ,  un 
baflin  très-plat  ajufté  fur  cette  table , 
êc  rempli  de  quelques  lignes  d'eau  , 
un  canard  fait  avec  un  peu  plus  de 
foin  ,  6cc.  Souvent  attentifs  autour 
du  bafiin  ,  nous  remarquons  enfin  que 
le  canard  en  repos  affede  toujours 
à-peu-près  la  même  diredion.  Nous 
fuivons  cette  expérience  ,  nous  exa- 
minons cette  diredion ,  nous  trouvons 
qu'elle  eft  du  midi  au  nord  ;  il  n'en 
faut  pas  davantage ,  notre  bouflble  ef^ 


ou  DE  l'Éducation.      4^ 

trouvée  ,   ou  autant  vaut  ;  nous  voilà 
dans  la  phyfique. 

Il  y  a  divers  climats  fur  la  terre, 
&  diverfes  températures  à  ces  climats. 
Les  laifons  varient  plus  fenfiblement  à 
mefure  qu'on  approche  du  pôle  ;  tous 
les  corps  fe  reiïerrent  au  froid  &  fe 
dilatent  à  la  chaleur  ;  cet  effet  efl  plus 
mefurable  dans  les  liqueurs ,  &  plus 
fenfible  dans  les  liqueurs  fpiritueufes  : 
de-là  le  thermomètre.  Le  vent  frappe 
le  vifage  ;  l'air  efl  donc  un  corps ,  un 
fluide  ,  on  le  fent,  quoiqu'on  n'ait  au- 
cun moyen  de  le  voir.  Renverfez  un 
verre  dans  l'eau  ,  l'eau  ne  le  remplira, 
pas  ,  à  moins  que  vous  ne  laiiïiez  à 
l'air  une  iflue  ;  l'air  efl  donc  capable 
de  réfillance  :  enfoncez  le  verre  da- 
vantage ,  l'eau  gagnera  dans  l'efpace 
d'air  ,  fans  pouvoir  remplir  tout-à-faic 
cet  efpace  ;  l'air  efl  donc  capable  de 
compreffion  jufqu'à  certain  point.  Un 
ballon  rempli  d'air  comprimé  ,  bon- 


44  Emile, 

dit  mieux  que  rempli  de  toute  au- 
tre matière  ;  l'air  efl  donc  un  corps 
éiaftique.  Etant  étendu  dans  le  bain  , 
foulevez  horizontalement  le  bras  hors 
de  l'eau  ,  vous  le  fentirez  chargé  d'un 
poids  terrible  ;  l'air  eft  donc  un  corps 
pefant.  En  mettant  l'air  en  équilibre 
avec  d'autres  fluides,  on  peut  mefurer 
fon  poids  :  de- là  le  baromètre ,  le  fy- 
phon ,  la  canne  à  vent,  la  machine 
pneumatique.  Toutes  les  loix  de  la 
flatique  6c  de  l'hydroilatique  fe  trou- 
vent par  des  expériences  tout  aufîi 
grofiieres.  Je  ne  veux  pas  qu'on  entre 
pour  rien  de  tout  cela  dans  un  cabinet 
de  phyfique  expérimentale.  Tout  cet 
appareil  d'inftrumens  &  de  machines 
me  déplaît.  L'air  fcientifique  tue  la 
fcience.  Ou  toutes  ces  machines  ef- 
frayent un  enfant ,  ou  leurs  figures  par- 
tagent &  dérobent  l'attention  qu'il 
devroit  à  leurs  effets. 

Je  veux  que  nous  fafîîons  nous-mc» 


OtJ  DE  l'Éducation.      45 

mes  toutes  nos  machines ,  &  je  ne  veux 
pas  commencer  par  faire  l'inflrumenc 
avant  l'expérience  ;  mais  je  veux  qu'a- 
près avoir  entrevu  l'expérience,  com- 
me parhazard,  nous  inventions  peu- 
à-peu  l'inilrument  qui  doit  la  vérifier. 
J'aime  mieux  que  nos  inflrumens  ne 
foient  point  fi  parfaits  &  fi  j  uiles  ;  ôc  que 
nous  ayons  des  idées  plus  nettes  de  ce 
qu'ils  doivent  être  ,  &  des  opérations 
qui  doivent  en  réfulter.  Pour  ma  pre- 
mière leçon  de  flatique  ,  au  lieu  d'al- 
ler chercher  des  balances ,  je  mets  un 
bâton  en  travers  fur  le  dos  d'une  chai- 
fe ,  je  mefure  la  longueur  des  deux 
parties  du  bâton  en  équilibre,  j'ajoute ^ 
de  part  &  d'autre ,  des  poids  tantôt 
égaux ,  tantôt  inégaux  ;  &  le  tirant 
ou  le  poullànt  autant  qu'il  eft  nécef- 
faire  ,  je  trouve  enfin  que  l'équilibre 
réfulte  d'une  proportion  réciproque 
entre  la  quantité  des  poids  &  la  lon- 
gueur des  leviers.    Voilà  déjà  mon 


4<î  Emile, 

petit  phyficien  capable  de  reâ;ifîer  àeè 
balances  avant  que  d'en  avoir  vu. 

Sans  contredit  ,  on  prend  des  no- 
tions bien  plus  claires  &  bien  plus  fu- 
ies des  chofes  qu'on  apprend  ainfi  de 
foi-même ,  que  de  celles  qu'on  tient 
des  enfeignemens  d'autrui  ;  ôc  outre 
qu'on  n'accoutume  point  fa  raifon  à  fe 
foumettre  fervilement  à  l'autorité  , 
l'on  fe  rend  plus  ingénieux  à  trouver 
des  rapports ,  à  lier  des  idées ,  à  in- 
venter des  inflrumens  ,  que  quand, 
adoptant  tout  cela  tel  qu'on  nous  le 
donne  ,  nous  lailTbns  affai  er  notre  ef- 
prit  dans  la  nonchalance  ,  co  nme  le 
corps  d'un  Iwmme,  qui ,  toujours  h.  - 
bille ,  chauiïé  ,  fervi  par  Ces  gens ,  & 
traîné  par  fes  chevaux ,  perd  à  la  fin 
la  force  &  Tufagc  de  fes  membres. 
Boileau  fe  vantoit  d'avoir  appris  à 
Racine  à  rimer  difficilement  :  parmi 
tant  d'admirables  méthodes  pour  abré- 
ger l'étude  des  fciences ,  nous  aurions 


DU  DE  l'Éducation.      4^ 

grand  beroin  que  quelqu'un  nous  en 
donnât  une  pour  les  apprendre  avec 
elTort. 

L'avantage  le  plus  fenfible  de  ces  len- 
tes &  laborieufes  recherches ,  eft  de 
maintenir ,  au  iTxilieu  des  études  fpé- 
culatives ,  le  corps  dans  fon  adivité  , 
les  membres  dans  leur  fouplefle ,  6c  de 
former  fans  ceflTe  les  mains  au  travail 
&  aux  ufages  utiles  à  l'homme.  Tant 
d'inflrumens  inventés  pour  nous  gui- 
der  dans  nos  expériences  &  fuppléer 
à  la  juftefle  des  fens ,  en  font  négliger 
l'exercice.  Le  graphometre  difpenfe 
d'eftimer  la  grandeur  des  angles  ;  l'œil 
qui  mefuroit  avec  précifion  les  diftan- 
ces ,  s'en  fie  à  la  chaîne  qui  les  mefure 
pour  lui  ;  la  romaine  m'exempte  de 
juger  à  la  main  le  poids  que  je  connois 
par  elle.  Plus  nos  outils  font  ingé- 
nieux ,  plus  nos  organes  deviennent 
grofliers  &  mal  -  adroits  :  à  force  de 
ralTembler   des  machines  autour  de 


48  Emile, 

nous ,  nous  n'en  trouvons  plus  en  nous* 
mêmes. 

Mais  quand  nous  mettons  à  fabri* 
quer  ces  machines  l'adrefle  qui  nous 
en  tenoit  lieu  ,  quand  nous  employons 
à  les  faire  la  fagacité  qu'il  falloic  pour 
nous  en  palTer  ,  nous  gagnons  fans  rien 
perdre ,  nous  ajoutons  l'art  à  la  Na- 
ture ,  6c  nous  devenons  plus  ingénieux 
fans  devenir  moins  adroits.  Au  lieu 
de  coller  un  enfant  fur  des  livres ,  fi  je 
l'occupe  dans  un  attelier  ,  fes  mains 
travaillent  au  profit  de  fon  efprit  ,  il 
•  devient  philofophe  &  croit  n'être  qu'un 
ouvM-ier.  Enfin  cet  exercice  a  d'autres 
ufages  dont  je  parlerai  ci -après  ,  ôc 
l'on  verra  comment  des  jeux  de  la  phi- 
lofophie  on  peut  s'élever  aux  vérita- 
bles fonctions  de  l'homme. 

J'ai  déjà  dit  que  les  connoiiïances 
purement  fpéculatives  ne  convenoienc 
gueres  aux  enfans,  même  approchans 
de  l'adolefcence  ;  mais  fans  les  faire  en- 
trer 


ou  DE  l'Éducation.      49 

trer  bien  avant  dans  la  phyfique  fyflé- 
matique  ,  faites  pourtant  que  toutes 
leurs  expériences  fe  lient  l'une  à  l'au- 
tre par  quelque  forte  de  dédudion  ; 
afin  qu'à  l'aide  de  cette  chaîne  ils  puif- 
fent  les  placer  par  ordre  dans  leur  ef- 
prit  ,  &  fe  les  rappeller  au  befoin  ; 
car  il  efl  bien  difficile  que  des  faits, 
Sz  même  des  raifonnemens  ifolés  » 
tiennent  long-tems  dans  la  mémoire  , 
quand  on  manque  de  prife  pour  les  y 
ramener. 

Dans  la  recherche  des  loix  de  la 
Nature  ,  commencez  toujours  par 
les  phénomènes  les  plus  communs  & 
les  plus  fenfibles  ;  &  accoutumez  vo- 
tre élevé  à  ne  pas  prendre  ces  phéno- 
mènes pour  des  raifons,  mais  pour  des 
faits.  Je  prends  une  pierre  ,  je  feins 
de  la  pofer  en  l'air  ;  j'ouvre  la  main  , 
la  pierre  tombe.  Je  regarde  Emile 
attentif  à  ce  que  je  fais ,  &  je  lui  dis  : 
pourquoi  cetce  pierre  eft-elle  tombée? 

Tome  II,  D 


50  Emile, 

Quel  enfant  reflera  court  à  ceitâ 
queflion?  Aucun,  pas  même  Emile > 
fi  je  n'ai  pris  grand  foin  de  le  préparer 
à  n'y  favoir  pas  répondre.  Tous  diront 
que  la  pierre  tombe  parce  qu'elle  eft 
pefante  ;  &  qu'eft-ce  qui  eil  pefant? 
c'efl  ce  qui  tombe.  La  pierre  tombe 
donc  parce  qu'elle  tombe  ?  Ici  mon 
petit  pliilofophe  eft  arrêté  tout  de  bon. 
Voilà  fa  première  leçon  de  phylique 
fyftématique  ,  6c  ,  foit  qu  elle  lui  pro- 
fite ou  non  dans  ce  genre ,  ce  fera  tou^ 
jours  une  leçon  de  bon-fens. 

A  mefure  que  l'enfant  avance  en  in- 
telligence ,  d'autres  confiderations  im- 
portantes nous  obligent  à  plus  de 
choix  dans  fes  occupations.  Si-tôt  qu'il 
parvient  à  fe  connoître  affez  lui-même 
pour  concevoir  en  quoi  conhile  fon 
bien-être  ,  fi-tôc  qu'il  peut  faifir  des 
rapports  alTez  étendus  pour  juger  de  ce 
qui  lui  convient  6c  de  ce  qui  ne  lui 
convient  pas ,  dès4ors  il  eft  en  état  de 


bu  DE  rÉDUCATioisr.       51 

fèntir  la  différence  du  travail  à  l'amu-* 
fement ,  &  de  ne  regarder  celui  -  ci 
que  comme  le  délaflemènt  de  l'autre. 
Alors  des  objets  d'utilité  réelle  peu- 
Vent  entrer  dans  (es  études  ,  6c  l'en- 
gager à  y  donner  une  application  plus 
confiante  qu'il  n'en  donnoit  à  de  fim- 
ples  amufemens.  La  loi  de  la  nccef- 
fité  toujours  renailFante ,  apprend  de 
bonne  heure  à  l'homme  à  faire  ce  qui 
ne  lui  plaît  pas,  pour  prévenir  un  mal 
qui  lui  déplairoic  davantage.  Tel  eft 
l'ufage  de  la  prévoyance;  &  de  cette 
prévoyance  bien  ou  mal  réglée  ,  naîc 
toute  la  fageife  ou  toute  la  mifere 
humaine. 

Tout  homme  veut  être  heureux  ; 
mais  pour  parvenir  à  l'être  ,  il  fau- 
droit  commencer  par  favoir  ce  que 
c'eft  que  bonheur.  Le  bonheur  de 
rhomme  naturel  efl  aufll  fimple  que 
fa  vie  ;  il  confifte  à  ne  pas  fouffrir  :  la 
fanté ,  la  liberté ,  le  nécelfaire  le  conf- 

D    2. 


52  Emile, 

tituent.  Le  bonheur  de  l'homme  mo- 
ral eil  autre  choie  ;  mais  ce  n'eft  pas 
de  celui-là  qu'il  efl  ici  queflion.  Je 
ne  faurois  trop  répeter  qu'il  n'y  a  que 
des  objets  purement  phyfiques  qui 
puifi'ent  intereflerles  enfans,  fur-touc 
ceux  dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité  , 
&  qu'on  n'a  point  corrompus  d'avance 
par  le  poifon  de  l'opinion. 

Lorfqu'avant  de  fentir  leurs  befoins 
ils  les  prévoyent ,  leur  intelligence  efl: 
déjà  fort  avancée  ,  ils  commencent  à 
connoître  le  prix  du  tems.  Il  importe 
alors  de  les  accoutumer  à  en  diriger 
l'emploi  fur  des  objets  utiles  ,  mais 
d'une  utilité  fenfible  à  leur  âge  &  à  la 
portée  de  leurs  lumières.  Tout  ce  qui 
tient  à  l'ordre  moral  &  à  l'ufage  de  la 
fociété  ne  doit  point  fi-tôt  leur  être  pré- 
fente,  parce  qu'ils  ne  font  pas  en  état  de 
l'entendre.  C'efl:  une  ineptie  d'exiger 
d'eux  qu'ils  s'appliquent  à  des  chofes 
qu'on  leur  dit  vaguement  être  pour 


ou  DE  l'Éducation.       55 

leur  bien  ^  fans  qu'ils  fâchent  quel  eft 
ce  bien ,  6c  dont  on  les  affûre  qu'ils 
tireront  du  profit  étant  grands,  fans 
qu'ils  prennent  maintenant  aucun  in- 
térêt à  ce  prétendu  profit  qu'ils  ne 
fauroient  comprendre. 

Que  l'enfant  ne  fafTe  rien  fur  parole  ; 
rien  n'eft  bien  pour  lui ,  que  ce  qu'il 
fent  être  tel.  En  le  jettant  toujours  en 
avant  de  fes  lumières ,  vous  croyez 
ufer  de  prévoyance  &  vous  en  man- 
quez. Pour  l'armer  de  quelques  vains 
înftrumens  dont  il  ne  fera  peut-être 
jamais  d'ufage,  vous  lui  ôtez  l'inflru- 
ment  le  plus  univerfel  de  l'homme  , 
qui  efl  le  bon  fens  ;  vous  l'accoutu- 
mez à  fe  lailTer  toujours  conduire ,  à 
n'être  jamais  qu'une  machine  entre  les 
mains  d'autrui.  Vous  voulez  qu'il  foie 
docile  étant  petit  ;  c'eft  vouloir  qu'il 
foit  crédule  ôc  dupe  étant  grand.  Vous 
lui  dites  fans  celTe  :  tout  ce  que  je  vous 
demande  ejl^our  yotn  avantage  j  ma»^ 


54  Emile, 

vous  n'êtes  pas  en  état  de  le  connoftr&. 
Que  m  importe  à  moi  ,  que  vous  Jajfie^^ 
ou  non  ce  que  j'exige  ?  C'ejl  pour  vous 
feul  que  vous  travaille^.  Avec  tous  ces 
beaux  difcours  que  vous  lui  tenez  main- 
tenant pour  le  rendre  fage  ,  vous  pré- 
parez  le  fuccès  de  ceux  que  lui  tiendra 
quelque  jour  un  vifionnaire  ,  un  louf- 
fleur ,  un  charlatan  ,  un  fourbe  ou  un 
fou  de  toute  efpecc  pour  le  prendre  à 
fon  piège  ,  ou  pour  lui  faire  adopter 
fa  folie. 

Il  importe  qu'un  homme  fâche  bien 
des  chofes  dont  un  enfant  ne  fauroic 
comprendre  l'utilité  ;  mais  faut-il ,  & 
fe  peut-il  qu'un  enfant  apprenne  tout 
ce  qu'il  importe  à  un  homme  de  fa- 
voir  r  Tâchez  d'apprendre  à  l'enfanc 
tout  ce  qui  eft  utile  à  fon  âge  ,  &.  vous 
verrez  que  tout  fon  tems  fera  plus  que 
yempli.  Pourquoi  voulez-vous , au  pré- 
judice des  études  qui  lui  conviennent 
aujourd'hui ,  l'appliquer  à  celles  d'un 


ou  DE  l'Éducation.      55 

âge  auquel  il  ed  fi  peu  fur  qu'il  pai% 
vienne  ?  Mais ,  direz-vous ,  fera- 1- il 
tems  d'apprendre  ce  qu'on  doit  favoir 
quand  le  moment  fera  venu  d'en  faire 
ulage  ?  Je  l'ignore;  mais  ce  que  ja 
fais ,  c'efl  qu'il  eil  impofîible  de  l'ap- 
prendre plutôt  ;  car  nos  vrais  maîtres 
font  l'expérience  6c  le  fentiment ,  6c 
jamais  l'homme  ne  fent  bien  ce  qui 
convient  à  l'homme  que  dans  les  rap- 
ports 011  il  s'efl  trouvé.  Un  enfant  faic 
qu'il  eil  fait  pour  devenir  homme  ; 
toutes  les  idées  qu'il  peut  avoir  de 
i'écat  d'homme  ,  font  des  occafions 
d'inftrudion  pour  lui  ;  mais  fur  les 
idées  de  cet  état  qui  ne  font  pas  à  fa 
portée ,  il  doit  refier  dans  une  igno- 
rance abfolue.  Tout  mon  livre  n'efl 
qu'une  preuve  continuelle  de  ce  prin-» 
cipe  d'éducation. 

Si-tôt  que  nous  fommes  parvenus  à 
donner  à  notre  élevé  une  idée  du  moc 
utile  f  nous  avons  une  grande  prife  d^ 

D4 


5^  Emile, 

plus  pour  le  gouverner  ;  car  ce  mot  1© 
frappe  beaucoup  ,  aitendu  qu'il  n'a 
pour  lui  qu'un  fens  relatif  à  fon  âge  > 
.  êc  qu'il  en  voit  clairement  le  rapport 
à  fon  bien-être  aduel.  Vos  enfans  ne 
font  point  frappés  de  ce  mot ,  parce 
que  vous  n'avez  pas  eu  foin  de  leur  en 
donner  une  idée  qui  foit  à  leur  portée, 
&  que  d'autres  fe  chargeant  toujours 
de  pourvoir  à  ce  qui  leur  eft  utile,  ils 
n'ont  jamais  befoin  d'y  fonger  eux-mê- 
mes &  ne  lavent  ce  que  c  eil  qu'utilité. 
^  quoi  cela  efi-à  bon  ?  Voilà  dé- 
formais le  mot  facré,  le  mot  détermi- 
nant entre  lui  &  moi  dans  toutes  les 
adions  de  notre  vie  :  voilà  la  queflion 
qui  de  ma  part  fuit  infailliblement  tou- 
tes les  queflions ,  &  qui  fert  de  frein 
il  ces  multitudes  d'interrogations  fot- 
tes  Se  faftidieufes ,  dont  les  enfans  fa- 
tiguent fans  relâche  &  fans  fruit  tous 
ceux  qui  les  environnent ,  plus  pour 
exercer  fur  eux  quelque  efpece  d'em^ 


ou  DE  l'Éducation.       57 

pire  que  pour  en  tirer  quelque  profit. 
Celui  à  qui ,  pour  fa  plus  importante 
leçon  ,  l'on  apprend  à  ne  vouloir  rien 
favoir  que  d'utile  ,  interroge  comme 
Socrate  ;  il  ne  fait  pas  une  queftion  fans 
s'en  rendre  à  lui-même  la  raifon  qu'il 
fait  qu'on  lui  en  va  demander  avanc 
que  de  la  réfoudre. 

Voyez  quel  puifTant  inftrument  je 
vous  mets  entre  les  m.ains  pour  agir  fur 
votre  élevé.  Ne  fâchant  les  raifons  de 
rien ,  le  voilà  prefque  réduit  au  filence 
quand  il  vous  plaît  ;  5c  vous ,  au  con- 
traire ,  quel  avantage  vos  connoiiTan- 
ces  &  votre  expérience  ne  vous  don- 
nent-elles point  pour  lui  montrer  l'uti- 
lité de  tout  ce  que  vous  lui  propofez  ? 
car ,  ne  vous  y  trompez  pas ,  lui  faire 
cette  queftion ,  c'efl  lui  apprendre  à 
vous  la  faire  à  fon  tour ,  &  vous  devez 
compter  fur  tout  ce  que  vous  lui  pro- 
poferez  dans  la  fuite,  qu'à  votre  exem- 
ple il  ne  manquera  pas  de  dire  3  d  quoi 
(ÇeU  ejl-il  bon  ? 


9 


58  Emile 

Ceil  ici  peut-être  le  piège  le  plus 
difficile  à  éviter  pour  un  gouverneur^ 
Si  fur  la  queftion  de  l'enf-mt  ,  ne  cher- 
chant qu'à  vous  tirer  d'affaire ,  vous 
lui  donnez  une  feule  raifon  qu'il  ne 
foit  pas  en  état  d'entendre ,  voyant  que 
vous  raii'onnez  fur  vos  idées  6c  non  fur 
les  fiennes,  il  croira  ce  que  vous  lui 
dites  bon  pour  votre  âge  6c  non  pour 
le  fien  ;  il  ne  fe  fiera  plus  à  vous ,  Se 
tout  ell:  perdu  :  mais  où  efl:  le  maître 
qui  veuille  bien  refier  court ,  6c  con- 
venir de  fes  torts  avec  fon  élevé  ?  Tous 
le  font  une  loi  de  ne  pas  convenir 
même  de  ceux  qu'ils  ont ,  6c  moi  je 
m'en  ferois  une  de  convenir  même  de 
ceux  que  je  n'aurais  pas  ,  quand  je  ne 
pourrois  mettre  mes  raifons  à  fa  por- 
tée: ainfi  ma  conduite,  toujours  nette 
dans  fon  efprit ,  ne  lui  feroit  jamais 
fufi^cde  ,  6c  je  me  conferverois  plus 
de  crédit  en  me  fuppofant  des  fau- 
tes ,  qu'ils  ne  font  en  cachant  les  leurs* 


ou  DE  l'Éducation.      59 

Premièrement,  fongez  bien  que  c'efl 
yarement  à  vous  de  lui  propofer  ce 
qu'il  doit  apprendre  ;  c'ell  à  lui  de  le 
defirer ,  de  le  chercher ,  de  le  trou- 
ver ;  à  vous  de  le  mettre  à  fa  portée , 
de  faire  naître  adroitement  ce  dcfir  , 
êc  de  lui  fournir  les  moyens  de  le  fatis- 
faire.  Il  fuit  de-là  que  vos  queftions 
doivent  être  peu  fréquentes,  mais  bien 
choifies ,  &  que ,  comme  il  en  aura 
beaucoup  plus  à  vous  faire  que  vous  à 
lui ,  vous  ferez  toujours  moins  à  dé- 
couvert ôc  plus  fouvent  dans  le  cas  de 
lui  dire  ;  en  quoi  ce  que  vous  me  deman- 
de:^ ejl-il  utile  â  favoir} 

De  plus  ,  comme  il  importe  peu 
qu'il  apprenne  ceci  ou  cela ,  pourvu 
qu'il  conçoive  bien  ce  qu'il  apprend 
&  l'ufage  de  ce  qu'il  apprend ,  fi-tôc 
que  vous  n'avez  pas  à  lui  donner  fur 
ce  que  vous  lui  dites  un  éclairciffe- 
ment  qui  foit  bon  pour  lui ,  ne  lui  en 
donnez  point  du  tout.  Dices-lui  fans 


^o  Emile, 

fcrupule  :  je  n'ai  pas  de  bonne  réponfe 
à  vous  faire;  j'avoistort,  laifions  cela. 
Si  votre  inftruélion  écoir  réellement 
déplacée ,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  l'aban- 
donner tout-à-fait  ;  fi  elle  ne  l'étoit  pas, 
avec  un  peu  de  foin  vous  trouverez 
bien-tôt  l'occafion  de  lui  en  rendre 
l'utilité  fenfible. 

Je  n'aime  point  les  explications  en 
difcours  ;  les  jeunes  gens  y  font  peu 
d'attention  6c  ne  les  retiennent  gueres. 
Les  chofes,  leschofes!  Je  ne  répéte- 
rai jamais  aflez  que  nous  donnons 
trop  de  pouvoir  aux  mots  :  avec  notre 
éducation  babillarde  ,  nous  ne  faifons 
que  des  babillards. 

Suppofons  que  ,  tandis  que  j'étudie 
avec  mon  élevé  le  cours  du  foleil  &  la 
manière  de  s'orient;er,  tout-à-coup  il 
m'interrompe  pour  me  demander  à 
quoi  fert  tout  cela.  Quel  beau  difcours 
je  vais  lui  faire!  De  combien  de  chofes 
jefaifis  l'occafion  de  l'inftruire  en  ré- 


ou  DE  l'Éducation.      6î 

pondant  à  fa  queflion ,  fur-tout  fi  nous 
avons  des  témoins  de  notre  entretien  ! 
'•'  Je  lui  parlerai  de  futilité  des  voya- 
ges ,  des  avantages  du  commerce ,  des 
produdiions  particulières  à  chaque  cli- 
mat, des  mœurs  des  differens  peuples, 
de  l'ufage  du  calendrier ,  de  la  fuppu- 
tation  du  retour  des  faifons  pour  l'a- 
griculture ,  de  l'art  de  la  navigation  , 
de  la  mianiere  de  fe  conduire  fur  mer 
&  de  fuivre  exactement  fa  route  fans 
favoir  où  l'on  eft.  La  politique,  l'hif- 
toire  naturelle ,  l'aflronomie ,  la  mo- 
rale [même  &  le  droit  des  gens,  entre- 
ront dans  mon  explication  de  manière 
à  donner  à  mon  élevé  une  grande  idée 
de  toutes  ces  fciences,&  un  grand  delir 
de  les  apprendre.  Quand  j'aurai  touc 
dit ,  j'aurai  fait  l'étalage  d'un  vrai  pé- 

*  J'ai  iouv.-nt  remarqué  ou;:  dans  les  dodes  inftric- 
tions  qu'on  donne  aux  enfans,  en  fonge  m^ins  à  fe 
faire  écouter  d'eUs  que  des  grandes  perfonnes  qui  font 
préfentes.  Je  fuis  très-fûr  de  ce  que  je  dis-là  3  car 
j'en  ai  fait  robfervatiûn  fur  inoi-ii;ême. 


6t  Emile, 

dant ,  auquel  il  n'aura  pas  compris  une 
feule  idée.  Il  auroit  grande  envie  dé 
me  demander  comime  auparavant  à 
quoi  lert  de  s'orienter;  mais  il  n'ofe, 
de  peur  que  je  ne  me  fâche.  Il  trouve 
mieux  fon  compte  à  feindre  d'enten- 
dre ce  qu'on  l'a  forcé  d'écouter.  Ainfi 
fe  pratiquent  les  belles  éducations. 

Mais  no-tre  Emile  plus  rufliquemenC 
élevé,  ôc  à  qui  nous  donnons  avec  tant 
de  peine  une  conception  dure ,  n'écou-* 
tcra  rien  de  tout  cela.  Du  premier 
mot  qu'il  n'entendra  pas ,  il  va  s'enfuir, 
il  va  folâtrer  par  la  chambre  &  me 
laiiïer  pérorer  tout  feul.  Cherchons 
une  folution  plus  grolTiere  ;  mon  ap- 
pareil fcientifique  ne  vaut  rien  pour 
lui. 

Nous  obfervions  la  pofition  de  la 
forêt  au  nord  de  Montmorenci ,  quand 
il  m'a  interrompu  par  fon  importune 
queflion ,  à  quoi  fart  cda.  ?  Vous  avez 
raifon ,  lui  dis-je ,  il  y  faut  penfer  à 


ou  DE  l'Éducation.      6^ 

loifir,  6c  fi  nous  trouvons  que  ce  tra- 
vail n'eft  bon  à  rien ,  nous  ne  le  repren- 
drons plus,  car  nous  ne  manquons  pas 
d'amufemens  utiles.  On  s'occupe  d'au- 
tre chofe ,  <Sc  il  n'efl:  plus  queftion  de 
géographie  du  refle  de  la  journée. 

Le  lendemain  matin  je  lui  propofe 
un  tour  de  promenade  avant  le  déjeu- 
ner :  il  ne  demande  pas  mieux  ;  pour 
courir  les  enfans  font  toujours  prêts  > 
6z  celui-ci  a  de  bonnes  jambes.  Nous 
montons  dans  la  forêt ,  nous  parcou- 
rons les  champeaux ,  nous  nous  éga- 
rons ,  nous  ne  favons  plus  où  nous  fom- 
mes,  6c  quand  il  s'agit  de  revenir,  nous 
ne  pouvons  plus  retrouver  notre  che- 
min. Le  tems  fe  paiTe  ,  la  chaleur 
vient  ;  nous  avons  faim  ,  nous  nous 
preiTons  ,  nous  errons  vainement  de 
côté  6c  d'autre ,  nous  ne  trouvons  par- 
tout que  des  bois ,  des  carrières  ,  des 
plaines ,  nul  renfeignement  pour  nous 
reconnoître.  Bien  échauffés,  bien  re- 


^4  Emile, 

crus  ,  bien  affamés  ,  nous  ne  faifonÉ 
avec  nos  courfes  que  nous  égarer  da- 
vantage.  Nous  nous  afieyons  enfin  pour 
nousrepofer,  pour  délibérer.  Emile, 
que  je  fuppofe  élevé  comme  un  autre 
enfant,  ne  délibère  point,  il  pleure; 
il  ne  fait  pas  que  nous  fommes  à  la 
prote  de  Moncmorenci,  &  qu'un  fim- 
ple  taillis  nous  le  caclîe  ;  mais  ce  taillis 
eH  une  forêt  pour  lui ,  un  homme  de 
fa  flature  ei\  enterré  dans  des  builfons. 

Après  quelques  momens  de  filence, 
je  lui  dis  d'un  air  inquiet  ;  mon  cher 
Emile,  comment  ferons-nous  pour  for- 
tir  d'ici  ? 

Emile  ,  en  nage  , 
à' pleurant  à  chaudes  larmes. 

Je  n'en  fais  rien  :  je  fuis  las  ;   j'ai 
faim  ;  j'ai  foif  ;  je  n'en  puis  plus. 
Jean  -  Jaques. 

Me  croyez -vous  en  meilleur  état 
que  vous ,  6c  penfez-vous  que  je  me 
fiile  faute  de  pleurer  fi  je  pouvois  dé- 
jeûner 


ou  DE  l'Éducation.      6^ 

jeûner  de  mes  larmes  ?  il  ne  s'agit  pas 
de  pleurer  ,  il  s'agit  de  fe  reconnoî- 
tre.  Voyons  votre  montre  ;  quelle 
heure  ell-il  r 

Emile, 
Il  efl  midi ,  &  je  fuis  à  jeun, 

Jean  -  Jaques. 
Gela  ell  vrai  ;  il  eft  midi ,  &  je  fuis 

à  jeun. 

Emile. 

Oh  !  que  vous  devez  avoir  faim  I 
J^.an  -  Jaques. 

Le  malheur  eft  que  mon  dîné  ne 
viendra  pas  me  chercher  ici.  Il  efl 
midi  ?  c'efl  juftement  l'heure  où  nous 
obfervionshier ,  de  Montmorenci ,  la 
pofition  de  la  forêt  ;  fi  nous  pouvions 
de  même  obferver  de  la  forêt  la  po- 
fition de  Montmorenci  ?.., 
Emile. 

Oui  ;  mais  hier  nous  voyions  la 
forêt  y  6c  d'ici  nous  ne  voyons  pas  1^ 
ville. 

Tome  lit.  JE 


të  Emile  § 

Jean  -  Jaques. 

Voilà  le  m?.l Si  nous  pouvions 

nous  paffbr  de  la  voir  pour  trouver  fa 

pofition 

Emile. 

Oh  !  mon  bon  ami  ! 

Jean  -  Jaques. 
Ne  difions-nous  pas  que  la  forêt 
étoit 

Emile. 

Au  nord  de  Montmorencl. 

Jean  -  Jaques. 
Par  conféquent  Moncmorenci  doit 
être.  .... 

Emile, 
Au  fud  de  la  forêt, 

Jean  -  Jaques. 
Nous  avons  un  moyen  de  trouver  le 
nord  à  midi. 

Emile. 
Oui,  par  la  diredion  de  l'ombie-, 

Jean  -  Jaques. 
Mais  le  fud  't 


ou  DE  l'Education,      Gy 

Emile. 
Comment  faire  ? 

Jean  -  Jaques. 
Le  fud  ell  roppofé  du  nord. 

tmiU. 
Cela  eil  vrai  ;  il  n'y  a  qu'à  chercher 
î'oppofé  de  l'ombre.  Oh!  voilà  le  fud, 
voilà  le  fud  !  fûremenc  ivloncmorenci 
efl  de  ce  côté  ;  cherchons  de  ce  coté, 
Jean  -  Jaques. 
Vous  pouvez  avoir  raifon  ;  prenons 
ce  fentier  à  travers  le  bois. 

hmlLe  frappant  des  mains  , 
6*  poufsant  lin  cri  de  joie. 
Ah  !  je  vois  Montmorenci  !  le  voilà 
tout  devant  nous,  tout  à  découvert. 
Allons  déjeûner ,  allons  dîner  ;  cou- 
rons vite  :  l'adronomic  ell  bonne  à. 
quelque  choie. 

Prenez  garde  que  s'il  ne  dit  pas  cette 
dernière  phrafe,  il  la  penfera  ;  peu  im- 
porte,pourvu  que  ce  ne  foit  pas  moi  qui 
la  dife.  Or  foyez  fur  qu'il  n'oubliera 

E   z 


68  Emile, 

de  fa  vie  la  leçon  de  cette  journée  ;  aiî 
lieu  que  fi  je  n'avois  fait  que  lui  fup- 
pofer  tout  cela  dans  fa  chambre ,  mon 
difcours  eût  été  oublié  dès  le  lende- 
main. Il  faut  parler  tant  qu'on  peut 
par  les  actions,  6c  ne  dire  que  ce  qu'on 
ne  fauroit  faire. 

Le  Ledeur  ne  s'attend  pas  que  je  le 
méprife  allez  ,  pour  lui  donner  un 
exemple  fur  chaque  efpece  d'étude  : 
mais  de  quoi  qu'il  foie  queflion  ,  je  ne 
puis  trop  exhorter  le  gouverneur  à 
bien  mefurer  fa  preuve  fur  la  capacité 
de  l'élevé;  car  encore  une  fois^  le  mal 
ii'efl  pas  dans  ce  qu'il  n'entend  point  , 
mais  dans  ce  qu'il  croit  entendre. 

Je  me  fouviens  que  voulant  donner 
à  un  enfant  du  goût  pour  la  chymie  ^ 
après  lui  avoir  montré  plufieurs  pré- 
cipitations métalliques ,  je  lui  expli- 
quois  comment  fe  faifoit  l'encre.  Je 
lui  difois  que  fa  noirceur  ne  venoic 
que  d'un  fer  crès-divifé ,  détaché  du 


ou  DE  L'Education.      69 

vitriol  ,  &  précipité  par  une  liqueur 
alcaline.  Au  milieu  de  ma  dode  ex- 
plication, le  petit  traître,  m'arrêta  tout 
court  avec  ma  queflion  que  je  lui  avois 
apprife  :   me  voilà  fort  embarraiTé. 

Après  avoir  un  peu  rêvé ,  je  pris  mon 
parti.  J'envoyai  chercher  du  vin  dans 
la  cave  du  maître  de  lamaifon,  &  d'au- 
tre vin  à  huit  fols  chez  un  marchand  de 
vin.  Je  pris  dans  un  petit  flacon  de  la 
dilTolution  d'alcali  fixe  :  puis  ayant  de- 
vant moi  dans  deux  verres  de  ces  deux 
differens  vins  *  ,  je  lui  parlai  ainfi. 

On  falfifie  plufieurs  denrées  pour  les 
faire  paroître  meilleures  qu'elles  ne 
font.  Ces  falfifications  trompent  l'œil 
&  le  goût;  mais  elles  font  nuifibles, 
&  rendent  la  chofe  falfifiée  pire  ,  avec 
fa  belle  apparence ,  qu'elle  n'étoit  au- 
paravant. 

*  A  chaque  explication  qu'on  veut  donner  à  l'enfant, 
un  petit  appareil  qui  la  précède  fert  beaucoup  à  le 
rendre  attentif 

E  3 


70  Emile, 

On  falfifîe  fur-tout  les  boiiTons  Sq 
fur-tout  les  vins ,  parce  que  la  trom- 
perie elt  plus  difficile  à  connoître  ,  & 
donne  plus  de  profit  au  trompeur. 

La  falfiiication  des  vins  verds  ou 
aigres  fe  fait  avec  de  la  litarge  :  la  li- 
targe  eil  une  préparation  de  plomb. 
Le  plomb  uni  aux  acides  fait  un  fel 
fort  doux  qui  corrige  au  goût  la  ver- 
deur du  vin,  mais  qui  eft  un  poilbn 
pour  ceux  qui  le  boivent.  Il  importe 
donc  ,  avant  de  boire  du  vin  fufpect, 
de  favoir  s'il  efl  litargirc  ou  s'il  ne  l'eft 
pas.  Or  voici  comment  je  raifonne 
pour  découvrir  cela. 

La  liqueur  du  vin  ne  contient  pas 
feulement  de  l'efprit  inflammable  , 
comme  vous  l'avez  vu  par  l'eau -de- 
vie  qu'on  en  tire  ;  elle  contient  encore 
de  l'acide ,  comme  vous  pouvez  le  con- 
noître par  le  vinaigre  (5c  le  tartre  qu'on 
entireaudi. 

L'acide  a  du  rapport  aux  fubfianccs 


Gu  DE  l'Éducation.      71- 

méralliques  &  s'unit  avec  elles  par  dif- 
^lution  pour  former  un  Tel  compofé  , 
tel  par  exemple  que  la  rouille  qui  n'eft 
qu'un  fer  dillbuc  par  1  acide  contenu 
dans  l'air  ou  dans  l'eau,  &  tel  aufîi  que 
le  verd-de-gris  qui  n'cd;  qu'un  cuivre 
diiîbut  car  le  vinaisire^ 

Mais  ce  même  acide  a  plus  de  rap- 
port encore  aux  fubllances  alcalines 
qu'aux  fubflances  métalliques,  en  forte. 
que  par  l'intervention  des  premières, 
dans  le-s  fels  compofés  dont  je  viens  de 
vous  parler ,  l'acide  eft  forcé  de  lâcher 
le  métal  auquel  il  efi  uni ,  pour  s'ac-. 
tacher  à  l'alcali. 

Alors  la  fubllance  métallique  dé- 
gagée de  l'acide  qui  la  tenoit  difloute. 
fe  précipite  &  rend  la  liqueur  opaque. 

Si  donc  un  de  ces  deux  vins  efl:  litar- 
giré,  fon  acide  tient  la  litarge  en  dillb- 
lution.  Que  j'y  verfe  de  la  liqueur  al- 
caline, elle  forcera  l'acide  de  quirrer 
prife  pour  s'unir  à  elle;  le  plomb  né- 

E  4 


j%  Emile, 

tant  plus  tenu  en  difîblution  reparoî-. 
tra ,  troublera  la  liqueur  &  fe  précipi- 
tera enfin  dans  le  fond  du  verre. 

S'il  n'y  a  point  de  plomb  *  ni  d'au- 
cun métal  dans  le  vin  ,  l'alcali  s'unira 
paifiblement  **  avec  l'acide,  le  tout 
refera  dilTouc,  <Sc  il  ne  fe  fera  aucune 
précipitation, 

Enfuite  jeverfai  de  ma  liqueur  alca- 
line fucceliivement  dans  les  deux  ver- 
res :  celui  du  vin  de  la  maifon  refta 
clair  &  diaphane  ,  l'autre  en  un  mo- 
ment fut  trouble  ,  &;  au  bout  d'une 


*  Les  vins  qu'on  vend  en  détail  chez  les  marchands  de 
vin  de  Paris,  quoiqu'ils  ne  foient  pas  tous  litargirés, 
font  rarement  exempt  de  plomb;  parce  que  les  comp- 
toirs de  ces  marchands  font  garnis  de  ce  métal,  &  que  le 
vin  qui  fe  répand  dans  la  meUire  en  pafiànt  &  fejour- 
nant  fur  ce  plomb  en  diflbut  toujours  quelque  i^artie. 
Ji  eft  étrange  qu'un  abus  fi  manifelle  &  fi  ikingereux 
foit  fouffert  par  la  police.  Mais  il  eft  vrai  que  les  gens 
aifés  ne  buvant  gueres  de  ces  vins-là  font  peufujcts  à 
en  être  empoifonnés. 

*•  L'acide  végétal  eft  fort  doux.  Si  c'étoit  un  acide 
minerai  &  qu  il  fût  moins  étendu,  l'union  ne  fe  feroit 
pas  (ans    effervcfctnce. 


ou  DE  l'Éducation.       75 

heure  on  vit  clairement  le  plomb  pré- 
cipité dans  le  fond  du  verre. 

Voilà,  repris-je,  le  vin  naturel  & 
pur  dont  on  peut  boire  ,  6c  voici  le 
vin  falfifié  qui  empoi Tonne.  Cela  fe 
découvre  par  les  mêmes  connoiflances 
dont  vous  me  demandiez  l'utilité.  Ce- 
lui qui  fait  bien  comment  fe  fait  l'en- 
cre ,  fait  connoître  auffi  les  vins  fre- 
latés. 

J'étois  fort  content  de  mon  exem- 
ple ,  &  cependant  je  m'apperçus  que 
l'enfant  n'en  étoit  point  frappé.  J'eus 
befoin  d'un  peu  de  tems  pour  fentir 
que  je  n'avois  fait  qu'une  fotife.  Car 
lans  parler  de  l'impoffibilité  qu'à  douze 
ans  un  enfant  pût  fuivre  mon  explica- 
tion ,  l'utilité  de  cette  expérience  n'en- 
troit  pas  dans  fon  efprit ,  parce  qu'ayant 
goûté  des  deux  vins  &  les  trouvant 
tons  tous  deux ,  il  ne  joignoit  aucune 
idée  à  ce  mot  de  falfification  que  je 
penfois  lui  avoir  fi  bien  expliqué  ;  ces 


74  Emile» 

autres  mots  mal-fain  ,poifon ,  n'avoien^ 
même  aucun  fens  pour  lui ,  il  étoit  là- 
deffus  dans  le  cas  del'hiftorien  du  Mé- 
decin Philippe  ;  c'eft  le  cas  de  tous  les, 
en  fans. 

Les  rapports  des  effets  aux  caufes 
dont  nous  n'appercevons  pas  la  liaifon, 
les  hîens  &  les  maux  dont  nous  n'avons, 
aucune  idée ,  les  befoins  que  nous  n'a- 
vons jamais  fentis  font  nuls  pour  nous  ; 
il  efl  impofîible  de  nous  interefler  par 
çux  à  rien  faire  qui  s'y  rapporte.  On, 
voit  à  quinze  ans  le  bonheur  d'un 
homme  fage,comme  à  trente  la  gloire 
du  paradis.  Si  l'on  ne  conçoit  bien 
l'un  &  l'autre ,  on  fera  peu  de  chofe 
pour  les  acquérir  ,  êz  quand  même  on 
les  concevroit ,  on  fera  peu  de  chofe 
encore  fi  on  ne  les  défire ,  fi  on  ne  les 
fent  convenables  à  foi.  Il  eft  aifé  de 
convaincre  un  enfant  que  ce  qu'on  veut 
lui  enfeigncr  eft  utile  ;  mais  ce  n'cft 
rien  de  le  convaincre  fi  l'on  ne  lait  le. 


ou  DE  l'Éducation.       75 

perfuadcr.  En  vain  la  tranquille  rai- 
fon  nous  fai:  approuver  ou  blâmer ,  il 
n'y  a  que  la  paffion  qui  nous  faile  agir  5 
6c  comment  fe  palîionner  pour  des  in- 
térêts qu'on  n'a  point  encore? 

Ne  montrez  jamais  rien  à  l'enfant 
qu'il  ne  puiiTe  voir.  Tandis  que  l'iiu- 
manité  lui  eft  prefque  étrangère,  ne 
pouvant  rélever  à  l'état  d'homme  , 
rabailTez  pour  lui  l'hommic  à  l'état 
d'enfant.  En  fongeant  à  ce  qui  lui  peut 
être  utile  dans  un  autre  âge,  ne  lui 
parlez  que  de  ce  dont  il  voit  dès-à- 
préfent  rutilité.  Du  refle  jamais  de 
comparaifons  avec  d'autres  en  fans , 
point  de  rivaux,  point  de  concurrens, 
même  àlacourfe,  au iïi-tot  qu'il  com- 
mence à  raifonner  :  j'aime  cent  fois 
mieux  qu'il  n'apprenne  point  ce  qu'il 
n'apprendroit  que  par  jaloufie  ou  par 
vanité.  Seulement  je  m.arquerai  tous 
les  ans  les  progrès  qu'il  aura  faits , 
je  les  compareiai  à  ceux  qu'il  fera  l'an- 


7^  Emile, 

née  fuivante  ;  je  lui  dirai ,  vous  êtes 
grandi  de  tant  de  lignes ,  voilà  le  foffé 
que  vous  fautiez  ,  le  fardeau  que  vous 
portiez  ;  voici  la  dillance  où  vous  lan- 
ciez un  caillou,  la  carrière  que  vous 
parcouriez  d'une  haleine,  &c.  voyons 
maintenant  ce  que  vous  ferez.  Je  l'ex- 
cite ainfi  fans  le  rendre  jaloux  de  per- 
fonne  ;  il  voudra  fe  furpafler ,  il  le 
doit  ;  je  ne  vois  nul  inconvénient  qu'il 
foit  émule  de  lui-même. 

Je  hais  les  livres;  ils  n'apprennent 
qu'à  parler  de  ce  qu'on  ne  fait  pas. 
On  dit  qu'Hermès  grava  fur  des  co- 
lonnes les  élemens  des  fciences ,  pour 
mettre  fes  découvertes  à  l'abri  d'un 
déluge.  S'il  les  eût  bien  imprimées 
dans  la  tête  des  hommes ,  elle  s'y  fe- 
roient  confervées  par  tradition.  Des 
cerveaux  bien  préparés  font  les  monu- 
mens  où  fe  gravent  le  plus  fûremcnt 
les  connoiflances  humaines. 

N'y  auroit-il  point  moyen  de  rap' 


ou  DE  l'Éducation.      77 

prochertantde  leçons  éparfes  dans  tant 
délivres?  de  les  réunir  fous  un  objet 
commun  qui  pût  être  facile  à  voir  , 
intereiTant  à  fuivre  ,  &  qui  pût  fervif 
de  ftimulant ,  même  à  cet  âge  P  Si  l'on 
peut  inventer  une  fituation  où  tous  les 
befoins  natnrels  de  l'homme  fe  mon- 
trent d'une  manière  fenfible  à  l'efprit 
d'un  enfant ,  &  où  les  moyens  de  pour- 
voir à  ces  mêmes  befoins  fe  dévelop- 
pent fucceflivement  avec  la  même  fa- 
cilité ,  c'ell  par  la  peinture  vive  5c 
naïve  de  cet  état  qu'il  faut  donner  le 
premier  exercice  à  fon  imagination. 
Philofophe  ardent,  je  vois  déjà  s'al- 
lumer la  vôtre.  Ne  vous  mettez  pas 
en  fraix  ;  cette  fituation  efl  trouvée  , 
elle  eft  décrite ,  &  fans  vous  faire  tort, 
beaucoup  mieux  que  vous  ne  la  décri- 
riez vous-m.ême  ;  du  moins  avec  plus 
de  vérité  &  de  fimplicité.  Puis  qu'il 
nous  faut  abfolument  des  livres ,  il  en 
exiile  un  qui  fournit,  à  mon  gré ,  le  plus 


/S  Emile, 

heureux  traité  d'éducation  natureiîe. 
Ce  livre  fera  le  premier  que  lira  mori 
Emile:  feulilcompofera  durant  long- 
tems  toute  fa  bibliothèque  ,  &  il  y 
tiendra  toujours  une  place  d»iflinguée. 
Il  fera  le  texte  auquel  tous  nos  entre- 
tiens fur  les  fciences  naturelles  ne  fer- 
viront  que  de  commentaire.  Ihfervira 
d'épreuve  durant  nos  progrès  à  l'état 
de  notre  jugement ,  6c  tant  que  notre 
goût  ne  fera  pas  gâté  ,  fa  ledure  nous 
plaira  toujours.  Quel  efl  donc  ce  mer- 
veilleux livre  ?  Eft-ce  Ariftote  ,  ed-ce 
Pline,  efl-ce  Buffbn  r  Non  ;  c'efl  Ro-^ 
binfon  Crufoé. 

KobinfonCrufocdansfonifle ,  feul, 
dépourvu  de  l'afliftance  de  fes  fembla- 
bles  5c  des  inftrumens  de  tous  les  arts, 
pourvoyant  cependant  à  fa  fubfiilan- 
ce,  à  faconfervation,  &  fe  procurant 
même  une  forte  de  bien-être  ;  voilà 
un  objet  intereflant  pour  tout  âge  ,  & 
qu'on  a  mille  moyens  de  rendre  agréa- 


ou  DE  l'Éducation.       79 

l:;le  aux  enfans.  Voilà  comment  nous 
réalifons  l'iile  déferte  qui  me  fervoic 
d'abord  de  comparaifon.  Cet  état  n'eil 
pas ,  j'en-conviens  ,  celui  de  l'homme 
focial  ;  vraifemblablement  il  ne  doit 
pas  être  celui  d'Emile  ;  mais  c'eft  fur 
ce  même  état  qu'il  doit  apprécier  tous 
les  autres.  Le  plus  fur  moyen  de  s'é- 
lever au-deiïus  des  préjugés  ,  &  d'or- 
donner fesjugemens  fur  les  vrais  rap- 
ports des  chofes  , .  efl;  de  fe  mettre  à  la 
place  d'un  homme  ifolé ,  Sz  de  juger 
de  tout  comme  cet  homme  en  doic 
juger  lui-même  ,  eu  égard  à  fa  propre 
utilité. 

Ce  rom.an ,  débarraflfé  de  tout  fon 
fatras ,  commençant  au  naufrage  de 
Robinfon  près  de  fon  ifle ,  &  finiiïànt 
à  l'arrivée  du  vaifTeau  qui  vient  l'en  ti- 
rer ,  fera  tout  à  la  fois  l'amufement  & 
l'inftrudion  d'Emile  durant  l'époque 
dont  il  efl  ici  queftion.  Je  veux  que  la 
tête  lui  en  tourne ,  qu'il  s'occupe  fans 


80  ÉMILÈi 

cefle  de  fon  château  ,  de  fes  chèvres^ 
de  fes  plantations  ;  qu'il  apprenne  en 
détail ,  non  dans  des  livres ,  m^-^is  fur 
les  chofes ,  tout  ce  qu'il  faut  favoir  en 
pareil  cas  ;  qu'il  penfe  être  Robinfon 
lui-même  ;  qu'il  fe  voye  habillé  de 
peaux  ,  portant  un  grand  bonnet ,  un 
grand  fabre ,  tout  le  grotefque  équi- 
page de  la  figure  ,  au  parafol  près 
dont  il  n'aura  pas  befoin.  Je  veux  qu'il 
s'inquiette  des  mefures  à  prendre  ,  fi 
ceci  ou  cela  venoit  à  lui  manquer  p 
qu'il  examine  la  conduite  de  fon  hé- 
ros ;  qu'il  cherche  s'il  n'a  rien  omis, 
s'il  n'y  avoit  rien  de  mieux  à  faire  ; 
qu'il  marque  attentivement  fes  fautes, 
&  qu'il  en  profite  pour  n'y  pas  tomber 
lui-même  en  pareil  cas  :  car  ne  doutez 
point  qu'il  ne  projette  d'aller  faire  un 
établilfement  femblable  ;  c'eft  le  vrai 
château  en  Efpagne  de  cet  heureux 
âge  ,  où  l'on  ne  connoît  d'autre  bon-^ 
heur  que  le  néceflkire  Sq  la  liberté. 

Quelle 


bir  DE  l'Éducation.      8ii 

Quelle  reflburce  que  cette  folie  pour 
un  homme  habile  ,  qui  n'a  fu  la  faire 
naître  qu'afin  de  la  mettre  à  profit* 
L'enfant  prefTé  de  fé  faire  un  magafin 
pour  fon  ifle ,  fera  plus  ardent  pour 
apprendre,  que  le  maître  pour  enfei- 
gner.  Il  voudra  favoir  tout  ce  qui  ell 
utile  ,  &  ne  voudra  favoir  que  cela  ; 
vous  n'aurez  plus  befoin  de  le  guider, 
vous  n'aurez  qu'à  le  retenir.  Au  refte  j> 
dépêchons-nous  de  l'établir  dans  cette 
ifle ,  tandis  qu'il  y  borne  fa  félicité  ; 
car  le  jour  approche  où  ,  s'il  y  veut 
vivre  encore  ,  il  n'y  voudra  plus  vivre 
feui  ;  &  où  Vendredi,  qui  maintenant 
ne  le  touche  guère  ,  ne  lui  fuffira  pas 
long-tems« 

La  pratique  des  arts  naturels ,  aux- 
quels peut  fuffire  un  feul  homme  , 
mené  à  la  recherche  des  arts  d'induf- 
trie ,  6c  qui  ont  befoin  du  concours 
de  plufieurs  mains.  Les  premiers  peu- 
vent s'exercer  par  des  folitaires ,  par. 

Tome  II.  F 


oi  Emile  5 

des  fauvages  ;  mais  les  autres  ne  peu- 
vent naître  que  dans  la  fociété ,  & 
la  rendent  nécelTaire.  Tant  qu'on  ne 
connoît  que  le  beloin  phyfique,  cha- 
que homme  Te  falîit  à  lui-même;  l'in- 
trodudion  du  fuperflu  rend  indifpen- 
fable  le  partage  ^i  la  diflribution  du 
travail  ;  car  bien  qu'un  homme  tra- 
vaillant feul  ne  gagne  que  la  fubfiilan- 
ce  d'un  homme  ,  cent  hommes  tra- 
vaillant de  concert,  gagneront  de  quoi 
en  faire  fubfider  deux  cens.  Si -tôt 
donc  qu'une  partie  des  hommes  le  re- 
pofe  ,  il  faut  que  le  concours  des  bras 
de  ceux  qui  travaillent  fupplée  au  tra- 
vail de  ceux  qui  ne  font  rien. 

Votre  plus  grand  foin  doit  être 
d'écarter  de  Tefprit  de  votre  élevé 
toutes  les  notions  des  relations  fociales 
qui  ne  font  pas  à  fa  portée  ;  mais  quand 
l'enchaînement  des  connoifl'ances  vous 
force  à  lui  montrer  la  mutuelle  dé- 
l^endance  des  hommes ,  au  lieu  de  la 


ou  DE  l'Éducation,       85 

iui  montrer  par  le  côté  moral ,  tour- 
nez d'abord  toute  fon  attention  vers 
rindufl;rie6c  les  arts  méchaniques,  qui 
les  rendent  utiles  les  uns  aux  autres. 
En  le  promenant  d'attelier  en  attelier^ 
ne  fouffrez  jamais  qu'il  voye  aucun  tra- 
vail fans  mettre  lui-même  la  m.ain  à 
l'œuvre  ;  ni  qu'il  en  forte  fans  fa  voir 
parfaitement  la  raifon  de  tout  ce  qui 
s'y  fait ,  ou  du  moins  de  tout  ce  qu'il  a 
bbfervé.  Pour  cela  travaillez  vous- 
même,  donnez -lui  par-tout  l'exem- 
ple ;  pour  le  rendre  maître  ,  foyez 
par-tout  apprenti  f;  5c  comptez  qu'une 
heure  de  travail  lui  apprendra  plus  de 
chofes,  qu'il  n'en  retiendroit  d'un  jour 
d'explications. 

Il  y  a  une  eflime  publique  attachée 
aux  diflferens  arts ,  en  raifon  inverfe 
de  leur  utilité  réelle.  Cette  eflime  fe 
mefure  direêlement  fur  leur  inudlité 
même  ,  &  cela  doit  être.  Les  arts  les 
plus  utiles  font  ceux  qui  gagnent  lé 

F  z 


84  Emile  ^ 

moins ,  parce  que  le  nombre  des  ou- 
vriers fe  proportionne  au  befoin  des 
hommes,  &  que  le  travail  néceflàire 
à  tout  le  monde  refle  forcément  à  un 
prix  que  le  pauvre  peut  payer.  Au 
contraire  >  ces  importans  qu'on  n'ap- 
pelle pas  artifans,  mais  arcides,  tra- 
vaillant uniquement  pour  les  oififs  6c 
les  riches ,  mettent  un  prix  arbitraire 
à  leurs  babioles  ;  &  comme  le  mérite 
de  ces  vains  travaux  n'eft  que  dans 
l'opinion  ,  leur  prix  même  fait  partie 
de  ce  mérite ,  6c  on  les  éflime  à  pro- 
portion de  ce  qu'ils  coûtent.  Le  cas 
qu'en  fait  le  riche  ne  vient  pas  de  leur 
ufage  ;  mais  de  ce  que  le  pauvre  ne 
les  peut  payer.  Nolo  habere  bona  iiiji 
quibus  populus  invidefit  *. 

Que  deviendront  vos  élevés ,  fi  vous 
leur  laifiez  adopter  ce  fot  préjugé  ,  fi 
vous  lefavorifez  vous-même ,  s'ils  vous 
voyent  ,   par  exemple ,   entrer  avec 


ou  DE  L*ÉDUCATI0N.        85 

plus  d'égards  dans  la  boutique  d'un 
orfèvre  que  dans  celle  d'un  ferrurier  ? 
Quel  jugemenc  porceront-its  du  vrai 
mérite  des  arts  &  de  la  véritable  va- 
leur des  chofes ,  quand  ils  verront  par- 
tout le  prix  de  fantaifie  en  contradic- 
tion avec  le  prix  tiré  de  l'utilité  réelle, 
&  que  plus  la  chofe  coûte ,  moins  elle 
vaut  ?  Au  premier  moment  que  vous 
laiiTerez  entrer  ces  idées  dans  leur  tcte, 
abandonnez  le  refle  de  leur  éducation  ; 
malgré  vous  ils  feront  élevés  comme 
tout  le  monde  ;  vous  avez  perdu  qua-? 
torze  ans  de  foins. 

Emile  fongeant  à  meubler  fon  ifle  , 
aura  d'autres  manières  de  voir.  Robin- 
fon  eût  fait  beaucoup  plus  de  cas  de  la 
boutique  d'un  taillandier ,  que  de  tous 
les  colifichets  de  Saïde.  Le  premier 
lui  eût  paru  un  homme  très-refpe£la- 
ble,  &  l'autre  un  petit  charlatan. 

M  Mon  fils  efl  fait  pour  vivre  dans 
35  le  monde  ;  il  ne  vivra  pas  avec  des 

F  3 


85  Emile, 

S5  fages ,  rnais  avec  des  foux  ;  il  faut 
35  donc  qu'il  connoIiTe  leurs  folies  , 
3>  puifquc  c'efl  par  elles  qu'ils  veulent 
D3  être  conduits.  La  connoiifance  réel- 
D>  le  des  choies  peut  être  bonne ,  mais 
3>  celle  des  hommes  Se  de  leurs  juge- 
ai mens  vaut  encore  mieux  ;  car  dans 
D5  la  Ibciété  humaine  le  plus  grand  inf- 
35  trument  de  l'homme  efl  l'homme , 
D>  &  le  plus  fage  efl:  celui  qui  fe  fert 
:>3  le  mieux  de'cet  inftrument.  A  quoi 
D5  bon  donner  aux  enfans  l'idée  d'un 
D5  ordre  imaginaire  tout  contraire  à 
D>  celui  qu'ils  trouveront  établi ,  &  fur 
:»  lequel  il  faudra  qu'ils  fe  règlent  ? 
3>  Donnez  leur  premièrement  des  le- 
35  çons  pour  être  fages ,  ôc  puis  vous 
i5  leur  en  donnerez  pour  juger  en 
S5  quoi  les  autres  font  foux. 

Voilà  les  fpécieufes  maximes  fur 
îefquelles  la  faulfe  prudence  des  pères 
travaille  à  rencire  leurs  enfans  efclaves 
4es  préjuges  dont  ils  les  nouriiHent , 


ou  DE  l'Éducation.      Zj 

8c  jouets  eux-mêmes  de  la  tourbe  in- 
fenfée  dont  ils  penfent  faire  l'inflru- 
ment  de  leurs  pafTions.  Pour  parvenir 
à  connoicre  l'homme,  que  de  chofes 
il  faut  connoitre  avant  lui!  l'Iiomme 
efl  la  dernière  étude  du  fage  6c  vous 
prétendez  en  faire  la  première  d'un 
enfant  !  Avant  de  l'inilruire  de  nos 
fencimens  ,  commencez  par  lui  ap- 
prendre à  les  apprécier  :  eft-ce  con- 
noitre une  folie  que  de  la  prendre 
pour  la  raifon  ?  Pour  être  fage ,  il  faut 
difcerner  ce  qui  ne  l'efc  pas  :  comment 
votre  enfant  connoîtra-t~il  les  hom- 
mes ,  s'il  ne  fait  ni  juger  leurs  juge- 
mens  ni  démêler  leurs  erreurs  r  C'eft 
un  mal  de  favoir  ce  qu'ils  penfent , 
quand  on  ignore  fi  ce  qu'ils  penfent  eft 
vrai  ou  faux.  Apprenez-lui  donc  pre- 
mièrement ce  que  font  les  chofes  en 
elles-mêmes  ;  <Sc  vous  lui  apprendrez 
après  ce  qu'elles  font  à  nos  yeux  :  c'e{l 
ainii  qu'il  faura  comparer  l'opinion  à 

F  4 


88  Emile, 

la  vérité  ,  6c  s'élever  au-deflus  du  vul- 
gaire :  car  on  ne  connoît  point  les  pré- 
jugés quand  on  les  adopte  ,  <5c  l'on  ne 
mené  point  le  peuple  quand  on  lui 
refiemble.  Mais  fi  vous  commencez 
par  l'inilruire  de  l'opinion  publique 
avant  de  lui  apprendre  à  l'apprécier  , 
alTurez-vous  que  ,  quoique  vous  puif- 
fiez  faire  ,  elle  deviendra  la  Tienne  , 
6c  que  vous  ne  la  détrairez  plus.  Je 
conclus  que  pour  rendre  un  jeune 
homme  judicieux ,  il  faut  bien  former 
fes  jugemens ,  au  lieu  de  lui  dicter  les 
nôtres. 

Vous  voyez  que  jufqu'ici  je  n'ai  point 
parlé  des  hommes  5  mon  élevé ,  il  au- 
roit  eu  trop  de  bon-fens  peur  m'enten- 
dre  ;  {es  relations  avec  fon  efpece  ne 
lui  font  pas  encore  aflez  femibles  pour 
qu'il  puiire  juger  des  autres  par  lui.  Il 
ne  connoît  d'Etre  humain  que  lui  feul, 
♦Se  même  il  eft  bien  éloigné  de  fe  con- 
tioicre  :  mais  s'il  porte  peu  de  juge  • 


ou  DE  l'Éducation.      89 

jnens  fur  fa  perfonne ,  au  moins  il 
n'en  porce  que  de  juftes.  Il  ignore 
quelle  efl  la  place  des  aucres;  mais  il 
fent  lafïenne  &  s'y  tient.  Au  lieu  des 
loix  fociales  qu'il  ne  peut  connoître  , 
nous  l'avons  lié  des  chaînes  de  la  né- 
cefficé.  Il  n'efl  prefque  encore  qu'un 
être  phyfique  ;  continuons  de  le  trai- 
ter comme  tel. 

C'efl  par  leur  rapport  fenfible  avec 
fon  utilité  ,  fa  fureté ,  fa  confervation  , 
fon  bien-être  qu'il  doit  apprécier  tous 
les"corps  de  la  Nature  ôc  tous  les  tra- 
vaux des  hommes.  Ainfi  le  fer  doit 
être  à  fes  yeux  d'un  beaucoup  plus 
grand  prix  que  l'or ,  &  le  verre  que  le 
diamant.  De  même  il  honore  beau- 
coup plus  un  cordonnier,  un  maçon, 
qu'un  l'Empereur ,  un  le  Blanc  Se  tous 
les  jouailliers  de  l'Europe  ;  un  pâtif- 
fier  ell  fur-tout,  à  fes  yeux,  un  homme 
très- important,  &  il  donneroit  toute 
l'Académie  des  Sciences  pour  le  moin- 


90  Émîle, 

dre  confifeiir  de  la  rue  des  Lombards. 
Les  orfèvres  ,  les  graveurs ,  les  do- 
reurs nefonc,  àfonavis,  que  des  fai- 
néansquis'amufenc  à  des  jeux  parfaite- 
ment inutiles  ;  il  ne  fait  pas  même  un 
grand  cas  de  l'iiorlogerie.  L'heureux 
enfant  jouit  du  tems  fans  en  être  efcla- 
ve  ;  il  en  profite  Se  n'en  connoît  pas  le 
prix.  Le  calme  des  paiïions  qui  rend 
pour  lui  fa  fucceiïion  toujours  égale , 
lui  tient  lieu  d'inllrument  pour  le  me- 
furer  au  befoin  *.  En  lui  fuppofant  une 
montre  ,  aulTi  -  bien  qu'en  le  faifant 
pleurer,  je  me  donnois  un  Emile  vul- 
gaire ,  pour  être  utile  &  me  faire  en- 
tendre; car  quant  au  véritable  ,  un  en- 
fant il  différent  des  autres  ne  ferviroic 
d'exemple  à  rien. 

Il  y  a  un  ordre  non  moins  naturel, 
êc  plus  judicieux  encore ,  par  lequel  on 

*  Le  tems  perd  pour  nous  fj  mefure.,  quand  nos  paf- 
fions  veulent  régler  fon  cours  i  leur  gré.  La  montre 
du  fagc  eft  l'ésalité  d'humeur  &  la  yaix  de  Pâme;  il 
eft  toujours  à  fon  heure  ,  &.  illa  connoit  toujours. 


ou  DE  l'Éducation.       91 

confiJere  les  arts  félon  les  rapports  de 
néceiTité  qui  les  lient,  mettant  au  pre- 
mier rang  les  plus  indcpendans,  &z  au 
dernier  ceux  qui  dépendent  di'un  plus 
grand  nombre  d'autres.  Cet  ordre  qui 
fournit  d'importantes  conuderations 
fur  celui  delà  fociété  générale,  eftfem- 
blable  au  précédent  &  fournis  au  même 
renverfement  dans  l'eflime  des  hom- 
mes ;  en  forte  que  l'emploi  des  matiè- 
res premières  fe  fait  dans  dss  métiers 
fans  honneur,  prefque  fans  profit,  & 
que  plus  elles  changent  de  mains ,  plus 
la  main  d'oeuvre  augmente  de  prix  & 
devient  honorable.  Je  n'examine  pas 
s'il  efl  vrai  que  l'induRrie  foit  plus 
grande  &  m.érite  plus  de  récompenfe 
dans  les  arts  minucieux  qui  donnent  la 
dernière  forme  à  ces  matières,  que  dans 
le  premier  travail  qui  les  convertit  à 
l'ufage  des  hommes  ;  mais  je  dis  qu'en 
chaque  chofe  l'art  dont  l'ufage  eft  le 
plus  général  6c  le  plus  indifpenfable , 


92  Emile, 

eft  inconteflablement  celui  qui  mé- 
rite le  plus  d'eftime,  6c  que  celui  à 
qui  moins  d'autres  artsfont  néceffaires 
la  mérite  encore  par-defTus  les  plus  fu- 
bordonnés,  parce  qu'il  eft  plus  libre  & 
plus  près  de  l'indépendance.  Voilà  les 
véritables  règles  de  l'appréciation  des 
arts 6c de  l'indulbie;  tout  le  refle  eft 
arbitraire  6c  dépend  de  l'opinion. 

Le  premier  6c  le  plus  refpedable 
de  tous  les  arts  eft  l'agriculture  :  je 
mettrois  la  forge  au  fécond  rang ,  la 
charpente  au  troifiéme  ,  6c  ainii  de 
fuite.  L'enfant  qui  n'aura  point  été 
féduit  par  les  préjugés  vulgaires  en 
jugera  précifément  ainfi.  Que  de  ré- 
flexions importantes  notre  Emile  ne 
tirera- t-il  point  là-delTus  de  fon  Ro- 
binfon  r  Que  penfera-t-il  en  voyant  que 
les  arts  ne  fe  perfedlonnent  qu'en  fe 
fubdivifant,  en  multipliant  à  l'infini 
les  inftrumens  des  uns  6c  des  autres  r  11 
fe  dira  ;  tous  ces  gens-là  font  fottemenç 


ou  DE  l'ÉdXTCATION.        93 

ingénieux  :  on  croiroit  qu'ils  ont  peur 
que  leurs  bras  &  leurs  doigts  ne  leur 
fervent  à  quelque  chofe  ,  tant  ils  in- 
ventent d'inllrumens  pour  s'en  paffèr. 
Pour  exercer  un  feul  art  ils  font  allervis 
à  mille  autres ,  il  faut  une  ville  à  cha- 
que ouvrier.  Pour  mon  camarade  & 
moi  nous  mettons  notre  génie  dans 
notre  adrefl'e  ;  nous  nous  faifons  des 
outils  que  nous  puifllons  porter  par- 
tout avec  nous.  Tous  ces  gens  fi  fiers 
de  leurs  talens  dans  Paris  ne  fauroienc 
rien  dans  notre  ifle  ,  &  feroient  nos 
apprentifs  à  leur  tour. 

Ledeur ,  ne  vous  arrêtez  pas  à  voir 
ici  l'exercice  du  corps  <5c  l'adreiïe  des 
mains  de  notre  élevé  ;  mais  confiderez 
quelle  diredion  nous  donnons  à  fes 
curiofités  enfantines  ;  confiderez  le 
fens ,  l'efprit  inventif,  la  prévoyan- 
ce ,  confiderez  quelle  tête  nous  allons 
lui  former.  Dans  tout  ce  qu'il  verra, 
dans  tout  ce  qu'il  fera ,  il  voudra  tout 


94  Émile^ 

connoître,  il  voudra  favoir  la  raifdii 
de  tout  :  d'inftrumenc  en  inftrument  il 
voudra  toujours  remonter  au  premier; 
il  n'admettra  rien  par  fuppofition  ;  il 
refuferoit  d'apprendre  ce  qui  deman- 
deroit  une  connoilTance  antérieure 
qu'il  n'auroit  pas  :  s'il  voit  faire  un  ren- 
fort, il  voudra  favoir  comment  l'acier 
a  été  tiré  de  la  mine  ;  s'il  voit  ailém- 
bler  les  pièces  d'un  coffre ,  il  voudra 
favoir  comment  l'arbre  a  été  coupé. 
S'il  travaille  lui-même  ,  à  chaque  outil 
dont  il  fe  fert  il  ne  manquera  pas  de 
fe  dire  ;  fi  je  n'avois  pas  cet  outil , 
comment  m'y  prendrois-je  pour  en 
faire  un  femblable  ou  pour  m'en  paf- 
fer? 

Au  refte  une  erreur  difficile  à  éviter 
dans  les  occupations  pour  lefquelles 
le  maître  fe  paiîîonne ,  efl  de  fuppo- 
fer  toujours  le  même  goût  à  l'enfant  ; 
gardez,  quand  l'amufement  du  travail 
vous  emporte,  que  lui,  cependant,  ne 


bu  DE  l'Education.      95 

s^ennuye  fans  vous  l'ofer  témoigner. 
L'enfant  doit  être  tout  à  la  chofe  ; 
mais  vous  devez  être  tout  à  l'enfant , 
l'obferver,  l'épier  fans  relâche  &  fans 
qu'il  y  paroiffe,  preifentir  tous  fes  fen- 
timens  d'avance ,  &  prévenir  ceux  qu'il 
ne  doit  pas  avoir;  l'occuper  enfin  de 
manière  que  non-feulement  il  fe  fente 
utile  à  la  chofe  ,  mais  qu'il  s'y  plaife 
à  force  de  bien  comprendre  à  quoi 
fert  ce  qu'il  fait. 

La  fociété  des  arts  confifte  en  échan- 
ges d'induftrie ,  celle  du  commerce 
en  échanges  de  chofes  ,  celle  des  ban- 
ques en  échanges  de  fîgnes  &  d'argent; 
toutes  ces  idées  fe  tiennent,  &  les  no- 
tions élémentaires  font  déjà  prifes  ; 
nous  avons  jette  les  fondemens  de  tout 
cela  dès  le  premier  âge  ,  à  l'aide  du 
jardinier  Robert.  Il  ne  nous  refte 
maintenant  qu'à  géneralifer  ces  mê- 
mes idées,  (Scies  étendre  à  plus  d'exem- 
ples pour  lui  faire  coxiiprendre  le  jeu 


^6  Emile, 

du  trafic  pris  en  lui-même ,  5c  rendu 
fenfible  par  les  détails  d'hiiloire  natu- 
relle qui  regardent  les  produdions 
particulières  à  chaque  pays ,  par  les 
détails  d'arts  &  de  fciences  qui  regar- 
dent la  navigation ,  enfin  par  le  plus 
grand  ou  moindre  em.barras  du  trani^ 
port  félon  l'éloignement  des  lieux, 
félon  la  fituation  des  terres ,  des  mers, 
des  rivières ,  &:c. 

Nulle  fociété  ne  peut  exifler  fans 
échange  ,  nul  échange  fans  mefure 
commune ,  «Se  nulle  mefure  commune 
fans  égalité.  Ainfi  toute  fociété  a  pour 
première  loi  quelque  égalité  conven- 
tionnelle ,  foit  dans  les  hommes,  foit 
dans  les  chofes. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les 
hommes,  bien  différente  de  l'égalité 
naturelle ,  rend  nécefiaire  le  droit  po- 
fitif ,  c'eil-à-dlre  le  gouvernement  5c 
les  loix.  Les  connoilfances  politiques 
d'un  enfant  doivent  être  nettes  5c  bor- 
nées 


ou  DE  L*EdUCATION.         97 

tiées  :  il  ne  doit  connoître  du  gouver- 
nement en  général  que  ce  qui  fe  rap- 
porte au  droit  de  propriété  dont  il  a 
déjà  quelque  idée. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les 
chofes ,  a  fait  inventer  la  monnoie  ;  car 
la  monnoie  n'efl  qu'un  terme  de  com- 
paraifon  pour  la  valeur  des  chofes  de 
différentes  efpeces ,  &  en  ce  fens  la 
monnoie  efl  le  vrai  lien  de  lafociété  ; 
mais  tout  peut  être  monnoie  ;  autrefois 
le  bétail  l'étoit  ,  des  coquillages  le 
font  encore  chez  plufieurs  peuples,  le 
fer  fut  monnoie  à  Sparte  ,  le  cuir 
l'a  été  en  Suéde  ,  l'or  &  l'argent  le  fonc 
parmi  nous. 

Les  métaux ,  comme  plus  faciles  à 
tranfporter  ,  ont  été  généralement 
choifis  pour  termes  moyens  de  tous  les 
échanges  ,  &  l'on  a  converti  ces  mé- 
taux en  monnoie  ,  pour  épargner  la 
mefure  ou  le  poids  à  chaque  échange  : 
car   la  marque  de  la  monnoie  n'eft 

Tome  IL  G 


98  Émîle, 

qu'une  attcilation  que  la  pièce  ainfi 
marquée  eft  d'un  tel  poids ,  &  le  Prin- 
ce Teul  a  droit  de  battre  monnoie  ,  at- 
tendu que  lui  feul  a  droit  d'exiger  que 
Ion  témoignage  faiFe  autorité  parmi 
tout  un  peuple. 

L'ufage  de  cette  invention  ainfi  ex- 
pliquée Te  fciit  fentir  au  plus  ftupide. 
11  ell;  diilicile  de  comparer  immédia- 
tement des  chofcs  de  ditTerentes  natu- 
res,  du  drap,  par  exemple,  avec  du 
bled  ;  mais  quand  on  a  trouvé  une 
melure  commune,  favoir  la  monnoie, 
il  efi  aifé  au  fabricant  &  au  laboureur 
de  rapporter  la  valeur  des  choies  qu'ils 
veulent  échanger  à  cette  mefure  com- 
mune. Si  telle  quantité  de  drap  vaut 
une  telle  fomme  d'argent ,  &  que  telle 
quantité  de  bled  vaille  auffi  la  même 
fomme  d'argent  ,  il  s'enfuit  que  le 
marchand  recevant  ce  bled  pour  fo:i 
drap  fait  un  échange  équitable.  Ainfi 
c'efl  par  la  monnoie  que  les  biens  d'eC' 


ou  DE  l'Education.      99 

peces  diverfes  deviennent  commenfu» 
râbles,  &    peuvent   fe  comparer. 

N'allez  pas  plus  loin  que  cela ,  & 
n'entrez  point  dans  l'explication  des 
effets  moraux  de  cette  inflitution.  En 
toute  chofe  il  importe  de  bien  expofer 
les  ufages  avant  de  montrer  les  abus. 
Si  vous  prétendiez  expliquer  aux  en- 
fans  comment  les  lignes  font  négliger 
les  chofes ,  comment  de  la  monnoie 
font  nées  toutes  les  chimères  de  l'opi- 
nion, comment  les  pays  riches  d'ar- 
gent doivent  être  pauvres  de  tout , 
vous  traiteriez  ces  enfans  non-feule- 
ment en  philofophes ,  mais  en  hom- 
mes fages,  &  vous  prétendriez  leur 
faire  entendre  ce  que  peu  de  philo- 
fophes mêmes  ont  bien  conçu. 

Sur  quelle  abondance  d'objets  in- 
térefîans  ne  peut-on  point  tourner  ainfî 
la  curiolité  d'un  élevé,  fans  jamais 
quitter  les  rapports  réels  &  matériels 
qui  font  à  fa  portée  ,  ni  fouffrir  qu'il 

G  2. 


loô  Emile, 

s'élève  dans  fon  efprit  une  feule  idée 
qu'il  ne  puifle  pas  concevoir?  L'art  du 
maître  eft  de  ne  lailTer  jamais  appefan- 
tir  fes  obfervations  fur  des  minuties 
qui  ne  tiennent  à  rien  ,  mais  de  le 
rapprocher  fans  ceffedes  grandes  rela- 
tions qu'il  doit  connoître  un  jour  pour 
bien  juger  du  bon  6c  du  mauvais  ordre 
de  la  fociété  civile.  Il  faut  favoir  af- 
fortir  les  entretiens  dont  on  l'amufe 
au  tour  d'efprit  qu'on  lui  a  donné. 
Telle  queftion  qui  ne  pourroit  pas 
même  effleurer  l'attention  d'un  autre, 
va  tourmenter  Emile  durant  fix  mois. 
Nous  allons  dîner  dans  une  maifon 
opulente  ;  nous  trouvons  les  apprêts 
d'un  feftin ,  beaucoup  de  monde , 
beaucoup  de  laquais ,  beaucoup  de 
plats  ,  un  fervice  élégant  &  fin.  Tout 
cet  appareil  de  plaifir  &  de  fête  a 
quelque  chofe  d'enivrant ,  qui  porte 
à  la  tête  quand  on  n'y  efl  pas  accou- 
tumé. Je  prcflens  l'etTet  de  tout  cela 


ocr  DE  l'Éducation.     ïôi 

fur  mon  jeune  élevé.  Tandis  que  le 
repas  fe  prolonge  ,  tandis  que  les  fer- 
vices  fe  fuccédent,  tandis  qu'autour  de 
la  table  régnent  mille  propos  bruyans, 
je  m'approche  de  fon  oreille  ,  &  je  lui 
dis  :  par  combien  de  mains  eilimeriez- 
vous  bien  qu'ait  paiïe  tout  ce  que  vous 
voyez  fur  cette  table ,  avant  que  d'y 
arriver?  Quelle  foule  d'idées  j'éveille 
dans  fon  cerveau  par  ce  peu  de  mots  ! 
A  l'inftant  voilà  toutes  les  vapeurs  du 
délire  abatues.  Il  rêve,  il  réfléchit, 
il  calcule,  il  s'inquiète.  Tandis  que 
les  philofophes  égayés  par  le  vin , 
peut-être  par  leurs  voifmes,  radotent 
^  font  les  enfans ,  le  voilà  lui  philo-i 
fophant  tout  feul  dans  fon  coin  ;  il 
m'interroge ,  je  refufe  de  répondre  , 
ie  le  renvoie  à  un  autre  tems  ;  il  s'im- 
patiente, il  oublie  de  manger  &  de 
boire ,  il  brûle  d'être  hors  de  table 
pour  m'entretenir  à  fon  aife.  Quel  ob- 
j^t  pour  fa  curiofité  I  quel  texte  pour 

G  3 


ÏC2  Emile, 

fon  inftruftion  !  Avec  un-  jugement 
fain  que  rien  n'a  pu  corrompre ,  que 
penfera-t-ii  du  luxe ,  quand  il  trouvera 
que  toutes  les  régions  du  monde  ont 
été  miles  à  contribution  ,  que  vingt 
millions  de  mains ,  peut-être ,  ont  long- 
tems  travaillé ,  qu'il  en  a  coûté  la  vie, 
peut-être,  à  des  milliers  d'hommes, 
êc  tout  cela  pour  lui  préfenter  en  pom- 
pe à  midi  ce  qu'il  va  dépofer  le  foir 
dans  fa  garde-robe  ? 

Epiez  avec  foin  les  conclufions  Ce- 
crettes  qu'il  tire  en  fon  cœur  de  toutes 
fes  obfervations.  Si  vous  l'avez  moins 
bien  gardé  que  je  ne  le  fuppofe  ,  il 
peut  être  tenté  de  tourner  fes  réflexions 
dans  un  autre  fens,  Sz  de  fe  regarder 
comme  un  perfonnage  important  au 
monde,  en  voyant  tant  de  foins  con- 
courir pour  apprêter  fon  dîner.  Si 
vous  prclTcntez  ce  raifonnement ,  vous 
pouvez  aifément  le  prévenir  avant 
qu'il  le  falfe  ,  ou  du  moins  en  effacer 


ou  DE  l'Éducation.      105 

aufTi-côt  l'imprefTion.  Ne  fâchant  en- 
core s'approprier  les  chofes  que  par  une 
jouiflance  mateiielle ,  il  ne  peuc  juger 
de  leur  convenance  ou  difconvenance 
avec  lui  que  par  des  rapports  fenfibies. 
La  comparaifon  d'un  dîner  fimple  & 
ruflique  préparé  par  l'exercice  ,  allai- 
fonné  par  la  faim  ,  par  la  liberté  ,  par 
la  joie  ,  avec  fjn  feilin  li  magnifique 
&  fi  compafle  ,  fuffira  pour  lui  faire 
fentir  que  tout  l'appareil  du  feftin,  ne 
lui  ayant  donné  aucun  profit  réel  ,  & 
fon  eftomac  fortant  tout  auiTi  content 
de  la  table  du  payfan  que  de  celle  du 
financier,  il  n'y  avoit  rien  à  l'un  de 
plus  qu'à  l'autre  qu'il  pût  appeller 
véritablement  fien. 

Imaginons  ce  qu'en  pareil  cas  un 
gouverrreur  pourra  lui  dire.  Rappel- 
lez-vous  bien  ces  deux  repas  ,  & 
décidez  en  vous-même  lequel  vous 
avez  fait  avec  le  plus  de  plaifir  ;  au- 
quel avez- vous  remarqué  le  plus  de 

G  4, 


104  Emile, 

joie  ?  auquel  a-c-on  mangé  de  plus 
grand  appétit ,  bu  plus  gaiement ,  ri 
de  meilleur  cœur  ?  lequel  a  duré  le 
plus  long-tems  fans  ennui ,  &  fans  avoir 
befoin  d'être  renouvelle  par  d'autres 
fervices  ?  Cependant  voyez  la  diffé- 
rence :  ce  pain  bis  que  vous  trouvez  fi 
bon ,  vient  du  bled  recueilli  par  ce 
payfan  ;  fon  vin  noir  &  groffier ,  mais 
délalterant  &  fain  ,  eft  du  crû  de  fa 
vigne  ;  le  linge  vient  de  fon  chanvre  , 
filé  l'hiver  par  fa  femme ,  par  fes  filles, 
par  fa  fervante  :  nulles  autres  mains 
que  celles  de  fa  famille  n'ont  fait  les 
apprêts  de  fa  table  ;  le  moulin  le  plus 
proche  &  le  marché  voifin  font  les 
bornes  de  l'univers  pour  lui.  En  quoi 
donc  avez -vous  réellement  joui  de 
tout  ce  qu'ont  fourni  de  plus  la  terre 
éloignée  &  la  main  des  hommes  fur 
l'autre  table  r  Si  tout  cela  ne  vous  a 
pas  fait  faire  un  meilleur  repas ,  qu'a- 
vez-vous  gagné  à  cette  abondance  ? 


ou  DE  l'Education.      105 

qu'y  avoit-il4à  qui  fûc  fait  pour  vous  ? 
Si  vous  eufliez  été  le  maître  de  la  mai- 
fon  ,  pourra  - 1  -  il  ajouter  ,  tout  cela 
vous  fût  reflé  plus  étranger  encore  ; 
car  le  foin  d'étaler  aux  yeux  des  autres 
votre  jouiiïance  eût  achevé  de  vous 
l'ôter  :  vous  auriez  eu  la  peine  <5c  eux 
le  plaifir. 

Ce  difcours  peut  être  fort  beau  , 
mais  il  ne  vaut  rien  pour  Emile  dont 
il  parte  la  portée ,  &  à  qui  l'on  ne 
dide  point  fes  réflexions.  Parlez -lui 
donc  pluslimplement.  Après  ces  deux 
épreuves ,  dites  -  lui  quelque  matin  ; 
où  dînerons-nous  aujourd'hui?  autour 
de  cette  montagne  d'argent  qui  cou- 
vre les  trois  quarts  de  la  table  ,  &:  de 
ces  parterres  de  fleurs  de  papier  qu'on 
fert  au  deflert  fur  des  miroirs  ?  parmi 
ces  femmes  en  grand  panier  qui  vous 
traitent  en  marionnette ,  &  veulent 
que  vous  ayez  dit  ce  que  vous  ne  favez 
pas  ?  ou  bien  dans  ce  village  à  deux 


io5  Emile, 

lieues  d'ici  ,  chez  ces  bonnes  gens 
qui  nous  reçoivent  fi  joieufement ,  6c 
nous  donnent  de  fi bonne  crème?  Le 
choix  d'Emile  n'eft  pas  douteux  ;  car 
il  n'efl:  ni  babillard  ni  vain  ;  il  ne  peut 
fouffrir  la  gêne,  ôc  tous  nos  ragoûts 
fins  ne  lui  plaifent  point  ;  mais  il  eil 
toujours  prêt  à  courir  en  cam.pagne  , 
&  il  aime  fort  les  bons  fruits ,  les  bons 
légumes  ,  la  bonne  crème  ,  &  les. 
bonnes  gens  *.  Chemin  faifant ,  la  ré- 
flexion vient  d'elle-même.  Je  vois  que^ 
ces  foules  d'hommes  qui  travaillent  à 
ces  grands   repas  perdent   bien  leurs 

*  Le  gjût  que  je  fuppofe  à  mon  élevé  pjur  la  cam- 
pagne eft  un  fruit  naturel  de  Ion  éducation.  D'ailleurs, 
n'ayant  rien  de  cet  air  fat  Si.  requinqué  qui  p:aît  tant 
aux  femmes  ,  il  en  eft  moins  fêté  que  d'autres  enfans; 
par  conféquent  il  fe  plaît  moins  avec  elles  &  fe  gâte- 
moms  dans  leur  focieté  dont  il  n'eii:  pas  encore  erï 
état  de  fenrir  le  charme.  Je  me  fuis  gardé  de  lui  ap- 
prendre à  leur  baifer  la  main  ,  à  leur  dire  des  fadeu:s> 
pas  même  à  leur  marq\ier  nréferablement  aux  hommes 
les  égards  qui  leur  font  dûs:  je  me  fuis  fait  une  invio- 
lable loi  de  n'exigT  rien  de  lui  dont  la  raifon  ne  fut  k 
fa  portée  ,  &  il  n'y  a  point  de  bonne  raifon  i>our  un 
enfant  de  traiter   un    icxc  autrement  que  l'autre. 


ou  DE  l'Éducation.      107 

peines ,  ou  qu'ils  ne  fongenc  guère  à 
nos  plaifirs. 

Mes  exemples,  bons  peut-être  pour 
un  fujet ,  feront  mauvais  pour  mille 
autres.  Si  l'on  en  prend  l'efprit ,  on  fau- 
ra  bien  les  varier  au  befoin,  le  choix 
tient  à  l'étude  du  génie  propre  à  cha- 
cun ,  &  cette  étude  tient  aux  occaiions 
qu'on  leur  offre  de  fe  montrer.  On 
n'imaginera  pas  que  dans  l'efpace  de 
trois  ou  quatre  ans  que  nous  avons  à 
remplir  ici,  nous  puiffions  donner  à 
l'enfant  le  plus  heureufement  né  ,  une 
idée  de  tous  les  arts  &  de  toutes  les 
fcienccG  naturelles ,  fuffifante  pour  les 
apprendre  un  jour  de  lui-même  ;  mais 
en  faifant  ainfi  pafler  devant  lui  tous 
les  objets  qu'il  lui  importe  de  ccnnoî- 
tre  ,  nous  le  mettons  dans  le  cas  de  dé- 
velopper fon  goût ,  fon  talent,  de  faire 
les  premiers  pas  vers  l'objet  où  ie 
porte  fon  génie ,  &  de  nous  indiquer 
la  route  qu'il  lui  faut  ouvrir  pour  fé- 
conder la  Nature. 


ïo8  Emîle, 

Un  autre  avantage  de  cet  enchaî- 
nement de  connoiffances  bornées ,  mais 
juftes  ,  eft  de  les  lui  montrer  par 
leurs  liaifons  ,  par  leurs  rapports ,  de 
les  mettre  toutes  à  leur  place  dans  fon 
cftime,  &  de  prévenir  en  lui  les  pré- 
jugés qu'ont  la  plupart  des  hommes 
pour  les  talens  qu'ils  cultivent ,  contre 
ceux  qu'ils  ont  négligés.  Celui  qui 
voit  bien  l'ordre  du  tout ,  voit  la  place 
où  doit  être  chaque  partie  ;  celui  qui 
voit  bien  une  partie ,  &  qui  la  con- 
noît  à  fond  ,  peut  être  un  favant  hom- 
me ;  l'autre  eft  un  homme  judicieux  , 
êc  vous  vous  fouvenez  que  ce  que  nous 
nous  propofons  d'acquérir  ,  eil  moins 
la  fcience  que  le  jugement. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  ma  méthode  ed 
indépendante  de  mes  exemples  ;  elle 
ell  fondée  fur  la  mefure  des  facultés 
de  l'homme  à  fes  differens  âges ,  & 
fur  le  choix  des  occupations  qui  con- 
viennent à  ces  facultés.  Je  crois  qu'on 


ou  DE  l'Éducation.      105 

îrouveroit  aifément  une  autre  métho- 
de avec  laquelle  on  paroîtroit  faire 
mieux;  mais  fi  elle  étoit  moins  ap- 
propriée à  l'efpece ,  à  l'âge  ,  au  fexe  , 
je  doute  qu'elle  eût  le  même  fuccès. 
En  commençant  cette  féconde  pério- 
de ,  nous  avons  profité  de  la  furabon- 
dance  de  nos  forces  fur  nos  befoins  , 
pour  nous  porter  hors  de  nous  :  nous 
nous  fommes  élancés  dans  les  cieux  ; 
nous  avons  mefuré  la  terre  ;  nous  avons 
recueilli  les  loix  de  la  Nature  ;  en  un 
mot ,  nous  avons  parcouru  l'ifle  entiè- 
re ;  maintenant  nous  revenons  à  nous  ; 
nous  nous  rapprochons  infenfiblemenc 
de  notre  habitation.  Trop  heureux,  en 
y  rentrant ,  de  n'en  pas  trouver  encore 
en  pofTelTion  l'ennemi  qui  nous  me- 
nace ,  <Sc  qui  s'apprête  à  s'en  emparer  1 
Que  nous  refle-t-il  à  faire  après 
avoir  obfervé  tout  ce  qui  nous  envi- 
ronne ?  D'en  convertir  à  notre  ufage 
tout  ce  que  nous  pouvons  nous  appro- 


iio  Emile, 

prier ,  Se  de  tirer  parti  de  notre  ctî- 
riofité  pour  l'avantage  de  notre  bien- 
être.  Jufqu'ici  nous  avons  fait  provi- 
fion  d'inflrumens  de  toute  efpece ,  fans 
favoir  defquels  nous  aurions  befoin. 
Peut-être  ,  inutiles  à  nous-mêmes ,  les 
nôtres  pourront-ils  fervir  à  d'autres  ; 
&  peut-être,  à  notre  tour  ,  aurons- 
nous  befoin  des  leurs.  Ainfi  nous  trou- 
verions tous  notre  compte  à  ces  échan- 
ges ;  mais  pour  les  faire  il  faut  connoî- 
tre  nos  befoins  mutuels ,  il  faut  que 
chacun  fâche  ce  que  d'autres  ont  a  fon 
ufage  ,  6c  ce  qu'il  peut  leur  offrir  en 
retour.  Suppofons  dix  hommes,  donc 
chacun  a  dix  fortes  de  befoins.  11  faut 
quechacun,  pour  fon  néceflaire,  s'ap- 
plique à  dix  fortes  de  travaux  ;  mais 
vu  la  différence  de  génie  Si  de  talent , 
l'un  réuflira  moins  à  quelqu'un  de  ces 
travaux  ,  l'autre  à  un  autre.  Tous , 
propres  à  diverfes  chofes ,  feront  les 
mêmes  &  feront  mal  fervis.  JFormoni 


ou  DE  l'Éducation.      i  i  i 

une  fociété  de  ces  dix  hommes ,  6c 
que  chacun  s'applique  pour  lui  feul  <Sc 
pour  les  neuf  autres,  au  genre  d'occu- 
pation qui  lui  convient  le  mieux  ;  cha- 
cun profitera  des  talens  des  autres  com- 
me fi  lui  feul  les  avoit  tous  ;  chacun 
perfectionnera  le  fien  par  un  continuel 
exercice,  &  il  arrivera  que  tous  les 
dix ,  parfaitement  bien  pourvus ,  au- 
ront encore  du  furabondant  pour  d'au- 
tres. Voilà  le  principe  apparent  de 
toutes  nos  inditutions.  Il  n'eft;  pas  de 
mon  fujet  d'en  examiner  ici  les  confé- 
quences  ;  c'ell  ce  que  j'ai  fait  dans  un 
autre  écrit. 

Sur  ce  principe  ,  un  homme  qui 
voudroit  fe  regarder  comme  un  être 
ifolé ,  ne  tenant  du  tout  à  rien  &  fe 
fuffifant  à  lui-même  ,  ne  pourroit  être 
que  miferable.  Il  lui  feroit  même  im- 
pofiible  de  fubfifter  ;  car  trouvant  la 
terre  entière  couverte  du  tien  <5c  du 
mien,  Se  n'ayant  rien  à  lui  que  fon 


112  Emile  5 

corps,  d'où  tireroit-il  fon  nécefiaîre ? 
En  fortant  de  Tétac  de  Nature,  nous 
forçons  nos  femblables  d'en  fortir  aufîî  ; 
nul  n'y  peut  demeurer  malgré  les  au- 
tres ,  &  ce  feroit  réellement  en  fortir, 
que  d'y  vouloir  refter  dans  l'impoiTibi- 
lité  d'y  vivre.  Car  la  première  loi  de 
la  Nature  ell  le  foin  de  fe  conferver. 

Ainfi  fe  forment  peu-à-peu  dans 
l'efprit  d'un  enfant ,  les  idées  des  rela- 
tions fociales,  même  avant  qu'il  puil- 
fe  être  réellement  membre  adif  de  la 
fociété.  Emile  voit  que  pour  avoir  des 
inftrumcns  à  fon  ufage  ,  il  lui  en  faut 
encore  à  l'ufage  des  autres,  par  lef- 
quels  il  puifie  obtenir  en  échange  les 
chofes  qui  lui  font  nécelTaires ,  &  qui 
font  en  leur  pouvoir.  Je  l'amené  aifé- 
ment  àfentir  le  befoin  de  ces  échanges, 
&  à  fe  mettre  en  état  d'en  profiter. 

Monfeigneur  y  il  jaut  que  je  vive  ^ 
difoit  un  malheureux  auteur  fatyrique 
au  Miniflre  qui  lui  reprochoit  l'in- 
famie 


bu  DE  l'éducation.     113 

famîê  de  ce  métier.  Je  n'en  vois  pas 
la  nécejfité  ,  lui  répartie  froidemenc 
l'homme  en  place.  Cette  réponfe,  ex- 
cellente pour  un  Miniflre,  eût  été  bar- 
bare &  fauiïe  en  toute  autre  bouche. 
Il  faut  que  tout  homme  vive.  Cet  ar- 
gument auquel  chacun  donne  plus  ou 
moins  de  force,  à  proportion  qu'il  a 
plus  ou  moins  d'humanité ,  me  paroîc 
fans  réplique  pour  celui  qui  le  fait, 
relativement  à  lui-même.  Puifque  de 
toutes  les  averfions  que  nous  donne  la 
Nature,  la  plus  forte  efl  celle  de  mou- 
rir, il  s'enfuit,  que  tout  ell  permis  par 
elle  à  quiconque  n'a  nul  autre  moyen 
poiïible  pour  vivre.  Les  principes  fur 
lefquels  l'homme  vertueux  apprend  à 
méprifer  fa  vie  &:  à  l'immoler  à  fon 
devoir ,  font  bien  loin  de  cette  jQmpli- 
cité  primitive.  Heureux  les  peuples 
chez  lefquels  on  peut  être  bon  fans  ef- 
fort ôc  jufle  fans  vertu!  S'il  efl  quel-* 
que  miiérablectat  au  monde  j  où  cha^ 
Tçms  IL  H 


114  Emile, 

cun  ne  puifTe  pas  vivre  fans  mal  faire  , 
&  où  les  citoyens  foient  fripons  par  né- 
cefTité,  ce  n'efl  pas  le  malfaiteur  qu'il 
faut  pendre  ,  c'eil  celui  qui  le  force  à 
le  devenir. 

Si-tôt  qu'Emile  faura  ce  que  c'eft 
que  la  vie ,  mon  premier  foin  fera  de 
lui  apprendre  à  la  conferver.  Jufqu'ici 
je  n'ai  point  dillingué  les  états  ,  les 
rangs ,  les  fortunes ,  <Sc  je  ne  les  diflin- 
guerai  gueres  plus  dans  la  fuite  ,  parce 
que  l'homme  e(ï  le  même  dans  tous  les 
états  ;  que  le  riche  n'a  pas  l'eflomac 
plus  grand  que  le  pauvre  ,  6c  ne  di- 
gère pas  mieux  que  lui  ;  que  le  maître 
h'a  pas  les  bras  plus  longs  ni  plus  forts 
que  ceux  de  fon  efclave  ;  qu'un  Grand 
h'eft  pas  plus  grand  qu'un  homme  du 
peuple  ;  &  qu'enfin  les  befdins  naturels 
étant  par-tout  les  mêmes ,  les  moyens 
d'y  pourvoir  doivent  être  par  -  tout 
égaux.  Appropriez  l'éducation  de 
l'homme  àfhomme,  Si.  non  pas  à  ce 


ou  DE  l'Éducation,     i  i  ^ 

qui  n'ell  point  lui.  Ne  voyez-vous  pas 
qu'en  travaillant  à  le  former  exclufive- 
menu  pour  un  état,  vous  le  rendez  inu- 
tile à  tout  autre  ;  ôz  que  s'il  plaît  à  la 
fortune  ,  vous  n'aurez  travaillé  qu'à  le 
rendre  malheureux?  Qu'y  a-t-il  de 
plus  ridicule  qu'un  grand  Seigneur 
devenu  gueux  ,  qui  porte  dans  fa  mi- 
fere  les  préjugés  de  fa  naiilance  ?  Qu'y 
a-t-il  de  plus  vil  qu'un  riche  appauvri, 
qui,  fe  fouvenanc  du  mépris  qu'on  doit 
à  la  pauvreté ,  fe  fent  devenu  le  der- 
nier des  hommes  ?  L'un  a  pour  toute 
reflburce  le  métier  de  fripon  public, 
l'autre  celui  de  valet  rampant ,  avec 
ce  beau  mot  :   il  faut  que  je  vive. 

Vous  vous  fiez  à  l'ordre  aduel  de 
la  fociété,  fans  fonger  que  cet  ordre 
eft  fujetàdes  résolutions  inévitables, 
&  qu'il  vous  eft  impoifible  de  prévoir 
ni  de  prévenir  celle  qui  peut  regarder 
vos  enfans.  Le  Grand  devient  petit  j 
le  riche  devient  pauvre ,  le  monarque 

H  z 


tï6  Emile  5 

devient  fujet  :  les  coups  du  fort  font-lls 
fî  rares  que  vous  pulffiez  compter  d'en 
être  exempt  ?  Nous  approchons  de 
l'état  de  crife  &  du  fiécle  des  révolu- 
tions *.  Qui  peut  vous  répondre  de  ce 
que  vous  deviendrez  alors?  Tout  ce 
qu'ont  fait  les  hommes ,  les  hommes 
peuvent  le  détruire  :  Il  n'y  a  de  carac- 
tères inéfaçables  que  ceux  qu'imprime 
la  Nature,  6c  la  Nature  ne  fait  ni  prin- 
ces ,  ni  riches  ,  ni  grands  Seigneurs, 
Que  fera  donc ,  dans  la  baflélTe ,  ce  Sa- 
trape que  vous  n'avez  élevé  que  pour  la 
grandeur? Que  fera,  dans  la  pauvreté, 
ce  publicain  qui  rie  fait  vivre  que  d'or  ? 
Que  fera,  dépourvu  de  tout , ce  faftueux 
imbécillè  qui  ne  fait  point  ufer  de  lui- 
même  ,  ôc  ne  met  fon  être  que  dans  ce 


*  Je  tiens  pour  imoofllble  ,  qus  les  grandes  monar- 
chies'de  TEurope  aient  encore  long-tems  h  durer  ;  tou- 
tes ont  brillé  ,  &  tout  Etat  qui  briile  eft  fur  fon  dé- 
clin. J'ai  de  mon  opinion  dcsraifons  plus  particulières 
que  cette  maxime;'  mais  il  n'ert  pas  i  propos  de  les 
dire ,  &  chacun  ne  les  voie  que  trop. 


ou  DE  l'Education.  ïîj 

qui  eft  étranger  à  lui .-'  Heureux  celui 
qui  fait  quitter  alors  Tétar  qui  le  quit- 
te ,  &  refter  homme  en  dépit  du  fort! 
Qu'on  loue  tant  qu'on  voudra  ce  Roi 
vaincu ,  qui  veut  s'enterrer  en  furieux 
fous  les  débris  de  fon  trône  ;  moi  je  le 
méprife  ;  je  vois  qu'il  n'exide  que  par 
fa  couronne,  &  qu'il  n'efc  rien  du  tout 
s'il  n'eft  Roi  :  mais  celui  qui  la  perd  &: 
s'en  paife  ,  efl:  alors  au-deiTus  d'elle. 
Du  rang  de  Roi,  qu'un  lâche,  un  mé- 
chant, un  fou  peut  remplir  comme  un 
autre,  il  monte  à  l'état  d'homme  que 
û  peu  d'hommes  favent  remplir.  Alors 
il  triomphe  de  la  fortune ,  il  la  brave  , 
il  ne  doit  rien  qu'à  lui  feul;  &  quand 
il  ne  lui  refte  à  montrer  que  lui ,  il  n'efl 
point  nul,  il  efl  quelque  chofe.  Oui , 
j'aime  mieux  cent  fois  le  Roi  de  Syra- 
cufe  ,  maître  d'école  à  Corinthe ,  &  le 
Roi  de  Macédoine,  greffier  à  Rome, 
qu'un  malheureux  Tarquin ,  ne  fâchant 
que  devenir  s'il  ne  régne  pasj  que 
Tom,  II.  * 


1 18      Emile, 

l'héritier  &  le  fils  d'un  Roi  des  Rois  *^ 
jouet  de  quiconque  ofe  infulter  à  fa  mi- 
fere ,  errant  de  Cour  en  Cour  ,  cher- 
chant par-tout  des  fecours ,  &  trouvant 
par-tout  des  affronts ,  faute  de  favoir 
iaire  autre  chofe  qu'un  métier  qui  n'efl 
plus  en  fon  pouvoir. 

L'homme  &  le  citoyen  ,  quel  qu'il 
foit  j  n'a  d'autre  bien  à  mettre  dans  la 
fociété  que  lui-même,  tous  fes  autres 
biens  y  font  malgré  lui  ;  &  quand  un 
homme  efl:  riche  ,  ou  il  ne  jouit  pas 
de  fa  richefle,  ou  le  Public  en  jouit 
auffi.  Dans  le  premier  cas ,  il  vole  aux 
autres  ce  dont  il  fe  prive;  &  dans  le 
fécond,  il  ne  leur  donne  rien.  Ainfi  la 
dette  focialelui  refte  toute  entière,  tant 
qu'il  ne  paye  que  de  fon  bien.  Mais 
mon  père ,  en  le  gagnant ,  a  fervi  la  fo- 
ciété !  Soit  3  il  a  payé  fa  dette ,  mais 
non  pas  la  vôtre.  Vous  devez  plus  aux 
autres  que  fi  vous  fuflîez  né  fans  bien  , 
puifque  vous  êtes  né  favorifé.  Il  n'efl: 

■♦■  Vononc ,  fils  de  Phraate ,  Roi  des  Partlics, 


ou  DE  l'Éducation.     119 

point  jufle  que  ce  qu'un  homme  a  faic 
pour  la  fociécé ,  en  décharge  un  autre 
de  ce  qu'il  lui  doit  :  car  chacun  fe  de- 
vant tout  entier  ne  peut  payer  que 
pour  lui  ,  <5c  nul  père  ne  peut  tranf- 
mettre  à  fon  fils  le  droit  d'être  inutile 
à  fes  femblables  ;  or  c'cfl  pourtant  ce 
qu'ilfait,felonvous,  enluitranfmettant 
fes  richefles  ,  qui  font  la  preuve  &  le 
prix  du  travail.  Celui  qui  mange  dan^ 
l'oifiveté  ce  qu'il  n'a  pas  gagné  lui- 
même  ,  le  vole  ;  &  un  rentier  que 
l'Etat  paye  pour  ne  rien  faire  ,  ne  dif- 
fère guère,  à  mes  yeux,  d'un  brigand 
qui  vitaux  dépens  des  paflans.  Hors  de, 
la  ibciété ,  l'homme  ifolé  ne  devant  rien 
à  perfpnne,  a  droit  de  vivre  comme  il 
lui  plaît  ;  mais  dans  la  fociété  ,  où  il 
vit  néceffairement  aux  dépens  des  au- 
tres ,  il  leur  doit  en  travail  le  prix  de 
fpn  entretien  ;  cela  cil  Tans  exception. 
Travailler  eil  donc  un  devoir  indif- 
penfable  à  l'homme  focial.  Riche  oa 

H  4 


Î20  Emile, 

pauvre  ,  puifl'ant  ou  foible  ,  tout  ci- 
toyen oifif  efl  un  fripon. 

Or  de  toutes  les  occupations  qui 
peuvent  fournir  la  fubfeftance  à  l'hom- 
me, celle  qui  le  rapproche  le  plus  de 
l'état  de  Nature  efl  le  travail  des  mains: 
de  toutes  les  conditions,  la  plus  indé- 
pendante de  la  fortune  &  des  hommes 
efl  celle  de  l'artifan.  L'artifan  ne  dé- 
pend que  de  fon  travail  ;  il  efl  auffi  li- 
bre que  le.  laboureur  efl  efclave  :  car 
celui-ci  tient  à  fon  champ  dont  la  ré- 
colte efl  à  la  difcrétion  d'autrui .  L'en- 
nemi ,  le  prince  ,  un  voifin  puillant, 
un  pro(!ès  lui  peut  enlever  ce  champ; 
par  ce  champ  on  peut  le  vexer  en  mil- 
le manières  :  mais  par-tout  où  l'on  veut 
vexer  l'artifan ,  fon  bagage  efl  bientôt 
fait;  il  emporte  (es  bras  &  s'en  va^ 
Toutefois  l'agriculture  efl  le  premier 
métier  de  l'homme  ;  c'eft  le  plus  hon- 
nête ,  le  plus  utile  ,  &  par  conféquenc 
le  plus  noble  qu'il  puifTe  exercer.   Ja 


ou  DE  l'Éducation.      ï2î 

ne  dis  pas  à  Emile  ,  apprends  l'agri- 
culture ;  il  la  fait.  Tous  les  travaux 
rufliques  lui  font  familiers;  c'efl:  par 
eux  qu'il  a  commencé  ;  c'efl  à  eux 
qu'il  revient  fans  cefTe.  Je  lui  dis 
donc,  cultive  l'héritage  de  tes  pères; 
mais  fi  tu  perds  cet  héritage ,  ou  fi  tu 
n'en  as  point ,  que  faire  ?  Apprends  un 
métier. 

Un  métier  à  mon  fils  î  mon  fils  ar- 
tifan  !  Monfieur  ,  y  penfez-vous  ?  J'y 
penfe  mieux  que  vous ,  Madame  ,  qui 
voulez  le  réduire  à  ne  pouvoir  jamais 
être  qu'un  Lord ,  un  Marquis ,  un  Prin- 
ce ,  &  peut-être  un  jour  moins  que 
rien  ;  moi,  je  lui  veux  donner  un  rang 
qu'il  ne  puifle  perdre,  un  rang  qui 
l'honore  dans  tous  les  tems ,  6ç  quoi- 
que vous  en  puiifiez  dire ,  il  aura 
moins  d'égaux  à  ce  titre  qu'à  tous 
ceux  qu'il  tiendra  de  vous. 

La  lettre  tue  &  l'efprit  vivifie.  Il 
s'agit  moins  d'apprendre  un  métie/ 


m  Emile  5 

pour  favoir  un  métier ,  que  pour  vain- 
cre les  préjuges  qui  le  méprifent.  Vous 
ne  ferez  jamais  réduira  travailler  pour 
vivre.  Eh  .'tant-pis,  tant-pis  pour  vous! 
Mais  n'importe ,  ne  travaillez  point 
par  nécefTicé ,  travaillez  par  glaire, 
Abbaiflez-vous  à  l'état  d'artiTan  pour 
être  au-deiïus  du  vôtre.  Pour  vous  fou- 
mettre  la  fortune  &  les  chofes ,  com- 
mencez par  vous  en  rendre  indépen- 
dant. Pour  régner  par  l'opinion ,  com- 
mencez par  régner  fur  elle. 

Souvenez-vous  que  ce  n'efl  point  ua 
talent  que  je  vous  demande  ;  c'efl  un 
métier ,  un  vrai  métier  ,  un  art  pu- 
rement méchanique ,  où  les  mains  tra- 
vaillent plus  que  la  tête,  &  qui  ne 
mené  point  à  la  fortune ,  mais  avec  le- 
quel on  peut  s'en  palTer.  Dans  des 
maifons  fort  au-dciïiis  du  danger  de 
manquer  de  pain  ,  j'ai  vu  des  pcres 
pouffer  la  prévoyance  jufqu'à  joindre 
au  foin  d'inilruire  leurs  cnfans  celui  de 


ou  DE  l'Éducation.      125, 

les  pourvoir  de  connoiirances ,  dont,  à 
tout  événement ,  ils  pufl'ent  tirer  par- 
ti pour  vivre.  Ces  pères  prévoyans 
croyent  beaucoup  faire  :  ils  ne  font 
rien  ;  parce  q^ue  les  relTources  qu'ils 
penfenc  ménager  à  leurs  enfans ,  dé- 
pendent de  cette  même  fortune  au-def- 
fus  de  laquelle  ils  les  veulent  mettre. 
En  forte  qu'avec  tous  ces  beaux  talens, 
fi  celui  qui  les  a,  ne  le  trouve  dans  des 
circonftances  favorables  pour  en  fiire 
ufage  ,  il  périra  de  milere  comme  s'il 
n'en  avoit  aucun. 

Dès  qu'il  eft  queflion  de  manège 
&  d'intrigues ,  autant  vaut  les  em- 
ployer à  fe  maintenir  dans  l'abondan- 
ce, qu'à  regagner,  du  fein  de  la  mifere, 
de  quoi  remonter  à  fon  premier  état. 
Si  vous  cultivez  des  arts  dont  le  fuccès 
tient  à  la  réputation  de  l'artifle  ;  fi 
vous  vous  rendez  propre  à  des  emplois 
qu'on  n'obtient  que  par  la  faveur,  que 
vous  fervira  tout  cela ,  quand  juflemenc 


124  Emile, 

dégoûté  du  monde  vous  dédaignerez 
les  moyens  ,  fans  lefquels  on  n'y  peut 
îéufTir?  Vous  avez  étudié  la  politique 
&  les  intérêts  des  Princes  :  voilà  qui  va 
fort  bien  ;  mais  que  ferez-vous  de  ces 
connoilTances ,  fi  vous  ne  (avez  parve- 
nir aux  miniilres ,  aux  femmes  de  la 
cour  ,  aux  chefs  des  bureaux  ,  fî  vous 
n'avez  le  fecret  de  leur  plaire  ;  fi  tous 
ne  trouvent  en  vous  le  fripon  qui  leur 
convient  ?  Vous  êtes  architede  ou 
peintre  :  foit ,  mais  il  faut  faire  con- 
noître  votre  talent.  Penfez-vous  allet 
de  but  en  blanc  expofer  un  ouvrage 
aufallon  ?  Oh!  qu'il  n'en  va  pasainfi } 
Il  faut  être  de  l'Académie  ;  il  y  faut 
même  être  protégé  pour  obtenir  au 
coin  d'un  mur  quelque  place  obfcure. 
Quittez-moi  la  règle  &  le  pinceau , 
prenez  un  fiacre  ,  6c  courez  de  porte 
en  porte  ;  c'efl  ainfi  qu'on  acquiert  la 
célébrité.  Or  vous  devez  favoir  que 
toutes  ces  iiluilres  portes  ont  des  fuili 


ou  DE  l'Éducation.     125 

fes  ou  des  portiers  qui  n'entendent  que 
par  gefle ,  ôc.  dont  les  oreilles  font  dans 
leurs  mains.  Voulez -vous  enfeigner 
ce  que  vous  avez  appris,  6c  devenir 
maître  de  géographie  ,  ou  de  mathé- 
matique ,  ou  de  langue  ,  ou  de  mu(i- 
que  ,  ou  de  defîein  ?  Pour  cela  même 
il  faut  trouver  des  écoliers ,  par  confé- 
quent  des  preneurs.  Comptez  qu'il 
importe  plus  d'être  charlatan  qu'ha- 
bile ,  5c  que  fi  vous  ne  favez  de  métier 
que  le  vôtre  ,  jamais  vous  ne  ferez 
qu'un  ignorant. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces 
brillantes  reflburces  font  peu  folides  , 
6c  combien  d'autres  refTources  vous  fonc 
néceffaires  pour  tirer  parti  de  celles- 
là.  Et  puis ,  que  deviendrez-vous  dans 
ce  lâche  abbaiifement  f  Les  revers  j 
fans  vous  inftruire  ,  vous  aviliflent; 
jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion  pu- 
blique, comment  vous  éleverez-vous 
au-delTus  despréjugés^arbitres  de  votre 


Ï26  Emile, 

fort  ?  Comment  mépriferez  -  vous  îa 
bafleire  <5c  les  vices  dont  vous  avez  be- 
foin  pour  fubfiller  t  Vous  ne  dépendiez 
que  des  richeifes ,  &  maintenant  vous 
dépendez  des  riches  ;  vous  n'avez  fait 
qu'empirer  votre  efclavage,  êc  le  fur- 
charger  de  votre  mifere.  Vous  voilà 
pauvre  fans  être  libre  ;  c'efl  le  pire  étac 
où  l'homme  puifl'e  tomber. 

Mais  au  lieu  de  recourir  pour  vivre 
à  ces  hautes  connoiiïances  qui  font  fai- 
tes pour  nourrir  l'ame  &  non  le  corps, 
fi  vous  recourez  au  befoin ,  à  vos  mains 
&  à  l'ufage  que  vous  en  favez  faire  , 
toutes  les  difficultés  difparoifl'ent,  tous 
les  manèges  deviennent  inutiles;  la 
reflburce  eil  toujours  prête  au  moment 
d'en  ufer  ;  la  probité ,  l'honneur  ne 
font  plus  un  obilacle  à  la  vie  ;  vous 
n'avez  plus  befoin  d'être  lâche  &  men- 
teur devant  les  grands ,  fouple  &  ram- 
pant devant  les  fripons,  vil  complai- 
fant  de  tout  le  monde,  emprunteur 


ou  DE  l'Éducation,     i  ij 

ou  voleur ,  ce  qui  efi:  à  peu  près  la 
même  chofe  quand  on  n'a  rien  :  l'o^ 
pinion  des  autres  ne  vous  touche  point  ; 
vous  n'avez  à  faire  votre  cour  à  perfon- 
ne,  point  de  fot  à  flater ,  point  de 
fuiiïe  à  fléchir  ,  point  de  courtifanne  à 
payer ,  & ,  qui  pis  eft ,  à  encenfer .  Que 
des  coquins  mènent  les  grandes  affai- 
res ;  peu  vous  importe  :  cela  ne  vous 
empêchera  pas ,  vous ,  dans  votre  vie 
obfcure  ,  d'être  honnête  homme  & 
d'avoir  du  pain.  Vous  entrez  dans  la 
première  boutique  du  métier  que  vous 
avez  appris.  Maître  ,  j'ai  befoin  d'ou- 
vrage; compagnon,  mettez- vous-là j 
travaillez.  Avant  que  l'heure  du  dîner 
foit  venue  ,  vous  avez  gagné  votre 
dîné:  (i  vous  êtes  diligent  &  fobre  ^ 
avant  que  huit  jours  fe  pafîent ,  vous 
aurez  de  quoi  vivre  huit  autres  jours: 
vous  aurez  vécu  libre  ,  fain  ,  vrai , 
laborieux ,  jufte  :  ce  n'eft  pas  perdre 
fon  tems  que  d'en  gagner  ainfi. 


1^8  Émile^ 

Je  veux  abfolument  qu'Émiîe  ap- 
prenne unmétier.  Un  métier honnéce, 
au  moins,  direz  vous.  Que  fignifie  ce 
mot  ?  Tout  métier  utile  au  public 
n'efl:  il  pas  honnête  ?  Je  ne  veux  point 
<5u'il  fôit  brodeur  ,  ni  doreur  ,  ni  ver- 
niiïeur  comme  le  gentilhomme  de 
Locke  ;  je  ne  veux  qu'il  foit  ni  mufi- 
cien ,  ni  comédien  ,  ni  faifeur  de  li- 
vres. A  ces  profefTions  près  ,  &  celles 
qui  leur  reffemblent ,  qu'il  prenne 
celle  qu'il  voudra  ;  je  ne  prétends  le 
gêner  en  rien.  J'aime  mieux  qu'il  foit 
cordonnier  que  poète  ;  j'aime  mieux 
qu'il  pave  les  grands  chemins  que  de 
faire  des  fleurs  de  porcelaine.  Mais, 
direz-vous  ,  les  archers  ,  les  efpions  , 
les  bourreaux  font  des  gens  utiles.  Il 
ne  tient  qu'au  gouvernement  qu'ils  ne 
le  foient  point  :  mais  palTons ,  j'avois 
tort  ;  il  ne  fuffit  pas  de  choifir  un  mé- 
tier utile  ,  il  faut  encore  qu'il  n'exige! 
pas  des  gens  qui  l'exercent,  des  qua- 
lités 


ou  DE  l'Éducation.      129 

litésd'ameodieufes,  &  incompatibles 
avec  l'humanité.  Ainfi  revenant  au  pre- 
inier  mot ,  prenons  un  métier  honnête; 
mais  fouvenons-nous  toujours  qu'il  n'y 
a  point  d'honnêteté  fans  l'utilité. 

Un  célèbre  Auteur  de  ce  iiécle,dont 
les  livres  font  pleins  de  grands  projets 
6c  de  petites  vues ,  avoit  fait  vœu  , 
comme  tous  les  prêtres  de  fa  commu- 
nion ,  de  n'avoir  point  de  femme  en 
propre  ;  mais  fe  trouvant  plus  fcrupu- 
leux  que  les  autres  fur  l'adultère  ,  on 
dit  qu'il  prit  le  parti  d'avoir  de  jolies 
fervantes,  avec  lefquelles  il  réparoic 
de  fon  mieux  l'outrage  qu'il  avoit  fait 
à  fon  efpece ,  par  ce  téméraire  enga- 
gement. 11  regardoit  comme  un  de- 
voir du  citoyen  d'en  donner  d'autres  à 
la  patrie ,  &  du  tribut  qu'il  lui  payoit, 
en  ce  genre, il  peuploit  la  clalTe  des  ar- 
tifans.  Si-tôt  que  ces  enfans  étoient  en 
âge,  il  leur  faifoit  apprendre  à  tous 
un  métier  de  leur  goût ,  n'excluant  que 

Tom&  IL  I 


130  Emile, 

les  profefTions  oifeufes ,  futiles  ou  fu- 
jettes  à  la  mode,  telles,  par  exemple  ^ 
que  celle  de  perruquier,  qui  n'eil ja- 
mais néceflaire  ,  &  qui  peut  devenir 
inutile  d'un  jour  à  l'autre ,  tant  quô 
la  Nature  ne  fe  rebutera  pas  de  nous 
donner  des  cheveux. 

Voilà  l'eTprit  qui  doit  nous  guider 
dans  le  choix  du  métier  d'£mile;  ou 
plutôt  ce  n'efl  pas  à  nous  de  faire  ce 
choix ,  c'efl  à  lui  ;  car  les  maximes 
dont  il  ell  imbu  ,  ccnfervant  en  lui  le 
mépris  naturel  des  chofes  inutiles  ,  ja- 
mais il  ne  voudra  confumer  fon  tems 
en  travaux  de  nulle  valcur,&  il  ne  con- 
noît  de  valeur  aux  chofes ,  que  celle  de 
leur  utilité  réelle  ;  il  lui  faut  un  métier 
qui  pût  fervir  à  Robinfon  dans  fon  ifle. 

En  faifant  paifer  en  revue  devanc 
un  enfant  les  produif^lions  de  la  Nature 
&  de  l'art  ;  en  irritant  fa  curiofité  ,  en 
le  fuivant  où  elle  le  porte ,  on  a  l'avan- 
tage d'étudier  les  goûts ,  fcs  inclina- 


ou  DE  l'Éducation,     i  3  î 

tions,  fes  penchans,  &  de  voir  briller 
la  première  étincelle  de  fon  génie  , 
s'il  en  a  quelqu'un  qui  foie  bien  décidé. 
Mais  une  erreur  commune  &  dont  il 
faut  vous  préierver  ,  c'eft  d'attribuer 
à  l'ardeur  du  talent  l'eftec  de  l'occalion  , 
&  de  prendre  pour  une  inclination 
marquée  vers  tel  ou  tel  art ,  l'elpric 
imicatif  commun  à  l'homme  &  au  fin- 
ge  ,  (Se  qui  porte  machinalement  l'un 
Se  l'autre  à  vouloir  faire  tout  ce  qu'il 
voit  faire ,  fans  trop  favoir  à  quoi  cela 
ell  bon.  Le  monde  ell  plein  d'artil'ans 
&  fur-tout  d  artifies ,  qui  n'ont  poinn 
le  talent  naturel  de  l'art  qu'ils  exercent, 
<Sc  dans  lequel  on  les  a  pouflés  dès  leur 
bas  âge ,  foit  déterminé  par  d'autres 
convenances,  foit  trompé  par  un  zélé 
apparent  qui  les  eût  portés  de  même 
vers  tout  autre  art ,  s'ils  l'avoient  vu 
pratiquer  auffitôt.  Tel  entend  un  tam- 
bour &  fe  croit  Général  ;  tel  voie 
bâtir  6c  veut  être  architede.    Chacun 

I  a 


132  Emile  5 

eft  tenté  du  métier  qu'il  voit  faire  ^ 
quand  il  I3  croit  eflimé. 

J'ai  connu  un  laquais,  qui ,  voyant 
peindre  &  defllner  fon  maître  ,  fe  mit 
dans  la  tête  d'être  peintre  &  deffina- 
teur.  Dès  l'inilant  qu'il  eut  formé  cette 
réfolution  ,  il  prit  le  crayon  ,  qu'il  n'a 
plus  quitté  que  pour  prendre  le  pin- 
ceau ,  qu'il  ne  quittera  de  fa  vie.  Sans 
leçons  6c  fans  régies  il  fe  mit  à  deffiner 
tout  ce  qui  lui  tomboit  fous  la  main. 
Il  palîà  trois  ans  entiers  collé  fur  {es 
barbouillages  ,  fans  que  jamais  rien 
pût  l'en  arracher  que  fon  fervice , 
Se  fans  jamais  fe  rebuter  du  peu  de 
progrès  que  de  médiocres  difpofrtions 
lui  iaifloient  faire.  Je  l'ai  vu  durant 
(ix  mois  d'un  été  très-ardent ,  dans  une 
petite  antichambre  au  midi,  où  l'on 
fuiToquoit  au  palTage ,  afTis ,  ou  plutôt 
cloué  tout  le  jour  fur  fa  chaife  ,  devant 
un  globe ,  defiiner  ce  globe ,  le  redei- 
ûner  ,  commencer  &  recommencer 


ou  DE  L  Education.      155 

fans  cefTe  avec  une  invincible  obUina- 
tion,  jufqu'à  ce  qu'il  en  eût  rendu  la 
ronde-bolTe  alTez  bien  pour  être  con- 
tent de  ion  travail.  Enfin ,  favorifé  de 
fon  maître  ôc  guidé  par  un  artifle  ,  il 
eft  parvenu  au  point  de  quitter  la  li- 
vrée ,  &  de  vivre  de  fon  pinceau.  Juf- 
qu'à certain  terme  la  perféverance  lup- 
plée  au  talent  ;  il  a  atteint  ce  terme  , 
ôc  ne  le  palTera  jamais.  La  confiance 
Se  l'émulation  de  cet  honnête  garçon 
font  louables.  Il  fe  fera  toujours  efli- 
mer  par  fon  aiîiduité  ,  par  fa  fidélité, 
par  fes  mœurs  ;  mais  il  n.e  peindra  ja- 
mais que  des  deffus  de  porte.  Qui  elt- 
ce  qui  n'eût  pas  été  trompé  par  fon 
zèle ,  6c  ne  l'eût  pas  pris  pour  un  vraî 
talent  ?  Il  y  a  bi:n  de  la  différence 
entre  fe  plaire  à  un  travail ,  <Sc  y  être 
propre.  Il  faut  des  obfervations  plus 
fines  qu'on  ne  penfe  ,  pour  s'affurer  da 
vrai  génie  &  du  vrai  goût  d'un  enfant, 
qui  montre  bien  plus  fes  defirs  que  fes 


Ï34  Emile, 

dirpofitions  ;  &  qu'on  juge  toujom-^ 
par  les  premiers,  faute  de  favoir  étu- 
dier les  autres.  Je  voudrois  qu'un  hom- 
me judicieux  nous  donnât  un  traité  de 
l'art  d'Qbferver  les  enfans.  Cet  art  fe- 
roit  très  -  important  à  connoître  :  les 
pères  &  les  maîtres  n'en  ont  pas  enco- 
re les  élémcns. 

Mais  peut-être  donnons-nous  ici  trop 
d'importance  au  choix  d'un  métier. 
Puifqu'il  ne  s  agit  que  d'un  travail  des 
mains ,  ce  choix  n'eft  rien  pour  Emile  ; 
&  fon  apprenti  iTage  eft:  déj:i  plus  d'à 
moitié  fait ,  par  les  exercices  dont  nous 
l'avons  occupé  jufqu'à  préfent.  Que 
voulez-vous  qu'il  faiïe  r  II  efl  prêt  à 
tout  :  il  fait  déjà  manier  la  bêche  &  la 
houe;  il  fait  fe  fervir  du  tour ,  du  mar- 
teau ,  du  rabot ,  de  la  lime  ;  les  outils 
de  tous  les  m^éticrs  lui  font  déjà  fami- 
liers. Il  ne  s'agit  plus  que  d'acquérir 
de  quelqu'un  de  ces  outils  un  ufage, 
aflez  prompt,  alfez  facile  pour  égaler. 


ou  DE  l'Éducation.      135 

en  diligence  les  bons  ouvriers  qui  s'en 
fervent  ,  &  il  a  fur  ce  point  un  grand 
avantage  par-defllis  tous ,  c'eft  d'avoir 
le  corps  agile,  les  membres  flexibles, 
pour  prendre ,  lans  peine ,  toutes  for- 
tes d'attitudes,  &  prolonger  ,  fans  ef- 
fort, toutes  fortes  de  mouvemens.  De 
plus  ,  il  a  les  organes  julles  &  bien 
exercés;  toute  la  méclianic]ue  des  arts 
lui  efl  déjà  connue.  Pour  favoir  tra- 
vailler en  maître  ,  il  ne  lui  manque 
que  de  l'habitude  ;  &  l'habitude  ne  fe 
gagne  qu'avec  le  tems.  Auquel  des 
métiers ,  dont  le  choix  nous  refte  à 
faire ,  donnera-t-il  donc  affez  de  tems 
pour  s'y  rendre  diligent  r  Ce  n  eft  plus 
que  de  cela  qu'il  s'agit. 

Donnez  à  l'homme  un  métier  qui 
convienne  à  fon  fexe ,  ce  au  jeune  hom- 
me un  métier  qui  convienne  à  fon  âge. 
Toute  profefîion  fédentaire  &  cafa- 
niere  ,  qui  efféminé  &  ramollit  le 
corps ,  ne  lui  plaît  ni  ne  lui  convient, 

14 


1^6  Emile, 

Jamais  jeune  garçon  n'afpira  de  lu;- 
même  à  être  tailleur  ;  il  faut  de  l'art 
pour  porter  à  ce  métier  de  femmes^ 
le  (exe  pour  lequel  il  n'eft  pas  fait*. 
L'aiguille  &  1  epée  ne  fauroient  être 
maniées  par  les  mêmes  mains.  Si  j'étois 
Souverain  ,  je  ne  permettrois  la  cou- 
ture, &  les  métiers  à  l'aiguille ,  qu'aux 
femmes ,  &  aux  boiteux  réduits  à  s'oc- 
cuper comme  elles.  En  fuppofant  les 
eunuques  nécelTaires  ,  je  trouve  les 
Orientaux  bien  fous  d'en  faire  exprès. 
Que  ne  fe  contentent-ils  de  ceux  qu'a 
faitlaNature  ,  de  ces  foules  d'hommes 
lâches  dont  elle  a  mutilé  le  cœur ,  ils  en 
auroient  de  refle  pour  le  befoin.  Tout 
homme  foible  ,  délicat ,  craintif,  eft 
condamné  par  elle  à  la  vie  fédentaire  ; 
il  efl  fait  pour  vivre  avec  les  femmes , 
ou  à  leur  manière.   Qu'il  exerce  quel- 


•  Il  nV  avoir  point  de  tailleurs  parmi  les  ancien^: 
les  habits  des  hommes  le  failbieiu  dans  la  mailon  pa^ 
les  femmes. 


ou  DE  l'Éducation.      137 

■qu'un  des  métiers  qui  leur  font  pro- 
pres, à  la  bonne  heure  ;  ôc  s'il  faut 
abfolumenn  de  vrais  eunuques  ,  qu'on 
réduife  à  cet  état  les  hommes  qui  dés- 
honorent leur  fexe  en  prenant  des  em- 
plois qui  ne  lui  conviennent  pas.  Leur 
choix  annonce  l'erreur  de  la  Nature  : 
corrigez  cette  erreur  de  manière  ou 
d'autre  ,  vous  n'aurez  fait  que  du  bien. 
J'interdis  à  mon  élevé  les  métiers 
jnal-fains ,  mais  non  pas  les  métiers  péni- 
bles ,  ni  même  les  métiers  périlleux. 
Ils  exercent  à  la  fois  la  force  &  le  cou- 
rage ;  ils  font  propres  aux  hommes 
feuls,  les  femmes  n'y  prétendent  point  : 
comment  n'ont-ils  pas  honte  d'empié- 
ter fur  ceux  qu'elles  font  ? 

Luclantur  paucce  ,  comedunt  colUphia  pciuc(e. 
Vos  lanam  trahitis ,  calathifque  peraBi  refenii 
Vellera * 

En  Italie ,  on  ne  voit  point  de  fem- 
mes dans  les  boutiques  ;  &  l'on  ne  peut 


*  Juven,  Sat.  II. 


138  Emile, 

lien  imaginer  de  plus  trifle  que  îe 
coup  -  d'œil  des  rues  de  ce  pays-là  ^ 
pour  ceux  qui  font  accoutumes  à  celles 
de  France  &:  d'Angleterre.  En  voyant 
àts  marchands  de  modes  vendre  aux 
Dames  des  rubans ,  des  pompons,  du 
rezeau ,  de  la  chenille ,  je  trouvois 
ces  parures  délicates  bien  ridicules 
dans  de  grofTes  mains,  faites  pour  fouf- 
fler  la  forge  &:  frapper  fur  l'enclume. 
Je  me  difois  ;  dans  ce  pays  les  femmes 
devroient ,  par  repréfailles  ,  lever  des 
boutiques  de  fourbifleurs  &  d'armu- 
riers. Eh  !  que  chacun  faiïe  &  vende 
les  armes  de  fon  fexe.  Pour  les  con- 
noître,  il  les  faut  employer. 

Jeune  homme  ,  imprime  à  tts  tra- 
vaux la  main  de  l'homme.  Apprends 
à  manier  d'un  bras  vigoureux  la  hache 
&:  la  fcie ,  à  équarrir  une  poutre ,  à 
monter  fur  un  comble  ,  à  pofer  le  faî- 
te ,  à  l'affermir  de  jambes-de-force  <Sc 
d'cntraits;  puis  crie  à  ta  focur  de  venir 


ou  DE  l'Éducation.     139 

t'aider  à  ton  ouvrage ,  comme  elle  te 
difoit  de  travailler  à  fon  point-croifé. 
J'en  dis  trop  pour  mes  agréables 
contemporains,  je  le  fens  ;  mais  je  me 
lailTe  quelquefois  entraîner  à  la  force 
des  conféquences.  Si  quelque  homme 
que  ce  foit  a  honte  de  travailler  en 
public  ,  armé  d'une  doloire  &  ceinc 
d'un  tablier  de  peau ,  je  ne  vois  plus 
en  lui  qu'un  efclave  de  l'opinion ,  prêt 
à  rougir  de  bien  faire  ,  fi-tôt  qu'on  fe 
jira  des  honnêtes  gens.  Toutefois  cé- 
dons au  préjugé  des  pères  tout  ce  qui 
ne  peut  nuire  au  jugement  des  enfans. 
Il  n'eft  pas  nécefTaire  d'exercer  toutes 
les  profeffions  utiles  pour  les  honorer 
toutes  ;  il  fuffit  de  n'en  eilimer  aucune 
au-delfous  de  foi.  Quand  on  a  le  choix, 
&  que  rien  d'ailleurs  ne  nous  détermi- 
ne ,  pourquoi  ne  confulteroit-on  pas 
l'agrément  ,  l'inclination  ,  la  conve- 
nance entre  les  profeffions  de  même 
rang  r  Les  travaux  des  métaux  fonç 


140  Emile, 

utiles ,  &  même  les  plus  utiles  de  tous; 
Cependant  ,  à  moins  qu'une  raifon 
particulière  ne  m'y  porte  ,  je  ne  ferai 
point  de  votre  fils  un  maréchal ,  un 
ferrurier  ,  un  forgeron  ;  je  n'aimerois 
pas  à  lui  voir ,  dans  fa  forge  ,  la  figure 
d'un  cyclope.  De  même,  je  n'en  ferai 
pas  un  maçon  ,  encore  moins  un  cor- 
donnier. Il  faut  que  tous  les  métiers  fe 
fafient  ;  mais  qui  peut  choifir  ,  doit 
avoir  égard  à  la  propreté  ;  car  il  n'y  a 
point-là  d'opinion  :  fur  ce  point  les 
fens  nous  décident.  Enfin  je  n'aime- 
rois  pas  ces  flupides  proférions ,  dont 
les  ouvriers,  fans  indufhrie  &  prefque 
automates  ,  n'exercent  jamais  leurs 
mains  qu'au  même  travail.  Les  tifle- 
rands,  les  faifeurs  de  bas,  les  fcieursde 
pierre  ;  à  quoi  fert  d'employer  à  ces 
métiers  des  hommes  de  fens?  c'eft  une 
machine  qui  en  mené  une  autre. 

Tout  bien  confideré ,  le  métier  qu« 
i'aimerois  le  mieux  qui  fût  du  goût  d* 


ou  DE  l'Éducation.       141 

mon  élevé,  eft  celui  de  ménuifier.  Il 
Cil  propre  ,  il  eft  utile  ,  il  peut  s'exer- 
cer dans  la  maifon  ;  il  tient  fuffifam- 
ment  le  corps  en  haleine  ;  il  exige  , 
dans  l'ouvrier  de  l'adrefTe  &  de  l'induf- 
trie,  &  dans  la  forme  des  ouvrages 
que  l'utilité  détermine  ,  l'élégance  & 
le  goût  ne  font  pas  exclus. 

Que  fi  par  hazard  le  génie  de  votre 
élevé  étoit  décidément  tourné  vers  les 
fciences  fpéculatives ,  alors  je  ne  blâ- 
merois  pas  qu'on  lui  donnât  un  m^étier 
conforme  à  fes  inclinations  ;  qu'il  ap- 
prît ,  par  exemple ,  à  faire  des  inflru- 
mens  de  mathématiques ,  des  lunettes, 
des  télefcopes ,  &c. 

Quand  Emile  apprendra  fon  mé- 
tier ,  je  veux  l'apprendre  avec  lui  ;  car 
je  fuis  convaincu  qu'il  n'apprendra  ja- 
mais bien  que  ce  que  nous  appren- 
drons enfemble.  Nous  nous  mettrons 
donc  tous  deux  en  apprentilTage  ,  & 
nous  ne  prétendrons  point  être  traités 


t^2  Emile, 

en  Mefîîeiirs,  mais  en  vrais  apprentifs^ 
qui  ne  le  ionc  pas  pour  rire  :  pourquoi 
ne  le  ferions-nous  pas  tout  de  bon  ?  Le 
Czar  Pierre  écoit  charpentier  au  chan- 
tier, &  tambour  dans  les  propres  trou- 
pes :  penfez  -  vous  que  ce  Prince  ne 
vous  valût  pas  par  la  naifi'ance  ou  par 
le  mérite  ?  Vous  comprenez  que  ce 
n'eft  point  à  Emile  que  je  dis  cela  ; 
c'eft  à  vous,  qui  que  vous  puiiîiez  être. 
Malheureufement  nous  ne  pouvons 
pafler  tout  notre  tems  à  l'établi.  Nous 
ne  fommes  pas  feulement  apprentie 
ouvriers,  nous  fommesapprentifs  hom- 
mes ;  &  l'apprentilTage  de  ce  dernier 
métier  ei\  plus  pénible  &  plus  long 
que  l'autre.  Comment  ferons  -  nous 
donc?  Prendrons-nous  un  maître  de 
rabot  une  heure  par  jour  comme  on 
prend  un  maître  à  danfer  ?  Non ,  nous 
ne  ferions  pas  des  .apprenti  fs  ,  mais 
des  dilciples;  6c  notre  ambition  n'eft 
pas  tant  d'apprendre  la  menuiferic^ 


Ou  DE  l'Éducation.       145 

aue  de  nous  élever  à  l'état  de  ménuifier. 
Je  Tuis  donc  d'avis  que  nous  allions 
routes  les  iemaines  une  ou  deux  fois  , 
au  moins ,  palier  la  journée  entière 
chez  le  maître ,  que  nous  nous  levions 
à  fon  heure ,  que  nous  foyons  à  l'ou- 
vrage avant  lui ,  que  nous  mangions 
à  fa  table,  que  nous  travaillions  fous 
fes  ordres  :  &  qu'après  avoir  eu  l'hon- 
neur de  fouper  avec  fa  famille  ,  nous 
retournions  ,  fi  nous  voulons  ,  cou- 
cher dans  nos  lits  durs.  Voilà  com- 
ment on  apprend  plufieurs  métiers  à 
la  fois ,  &  comm.ent  on  s'exerce  au 
travail  des  mains ,  fans  négliger  l'autre 
apprentiHàge. 

Soyons  fimples  en  faifant  bien.  N'al- 
lons pas  reproduire  la  vanité  par  nos 
foins  pour  lacombattre.  S'enorgueillir 
d'avoir  vaincu  les  préjugés ,  c'efl  s'y 
foumettre.  On  dit  que  par  un  ancien 
ufage  de  la  Maifon  Ottomane  ,  le 
Grand  Seigneur  efl  obligé  de  travail- 


144  Emile, 

1er  de  fes  mains ,  &  chacun  fait  que 
les  ouvrages  d'une  main  royale  ne  peu- 
vent être  que  des  chef-d'œuvres.  Il 
diftribue  donc  magnifiquement  ces 
chef-d'œuvres  aux  Grands  de  la  Porte; 
&  l'ouvrage  efl  payé  félon  la  qualité 
de  l'ouvrier.  Ce  que  je  vois  de  mal  à 
cela  n'ell  pas  cette  prétendue  vexation; 
car  ,  au  contraire  ,  elle  eft  un  bien. 
En  forçant  les  Grands  de  partager  avec 
lui  les  dépouilles  du  peuple,  le  Prince 
ell  d'autant  moins  obligé  de  piller  le 
peuple  diredement.  C'elt  un  foula- 
gement  nécelfaire  au  defpotifme ,  & 
fans  lequel  cet  horrible  Gouvernement 
ne  fauroit  fubfifler. 

Le  vrai  mal  d'un  pareil  ufage ,  efl 
l'idée  qu'il  donne  à  ce  pauvre  homme 
de  fon  mérite.  Comme  le  Roi  Midas, 
il  voit  changer  en  or  tout  ce  qu'il  tou- 
che ;  mais  il  n'arperçoit  pas  quelles 
oreilles  cela  fait  pouller.  Pour  en  con- 
ferver  de  courtes  à  notre  Emile ,  pré- 

fervoi^ 


ou  DE  l'Éducation.     145 

férvons  fes  mains  de  ce  riche  talent  ; 
que  ce  qu'il  fait  ne  tire  pas  fon  prix 
de  l'ouvrier  ,  mais  de  l'ouvrage.  Ne 
fouffrons  jamais  qu'on  juge  du  fien 
qu'en  le  comparant  à  celui  des  bons 
maîtres.  Que  fon  travail  foit  prifé  par 
le  travail  même  ,  &  non  parce  qu'il 
efl  de  lui.  Dites  de  ce  qui  ell  bien  fait, 
voilà  qui  ejl  bienfait  ;  mais  n'ajoutez 
point,  qui  ejl  ce  qui  a  fait  cela  ?  S'il  dit 
lui-même  d'un  air  fier  &  content  de 
lui  j  c'efl  moi  qui  V  ai  fuit  ;  ajoutez  froi- 
dement ;  vous  ou  un  autre  ,  il  iiim" 
porte  \  cefl  toujours  un  travail  bien  fait. 

Bonne  mère  ,  préferve-toi  fur-tout 
des  menfonges  qu'on  te  prépare.  Si 
ton  fils  fait  beaucoup  de  chofes ,  défie- 
toi  de  tout  ce  qu'il  fait  :  s'il  a  le  mal- 
heur d'être  élevé  dans  Paris  &  d'être 
riche ,  il  eft  perdu.  Tant  qu'il  s'y 
trouvera  d'habiles  artiftes,  il  aura  tous 
leurs  talens  ;  mais  loin  d'eux  ,  il  n'en 
aura  plus.  A  Paris  le  riche  fait  tout  ; 

Tome  II»  K. 


Ï46  EMILE, 

il  n'y  a  d'ignorant  que  le  pauvre.  Cette 
capitale  eil  pleine  d'amateurs  6c  fur- 
tout  d'amatrices  qui  font  leurs  ouvra- 
ges comme  M.  Guillaume  inventoit  les 
couleurs.  Je  connois  à  ceci  trois  excep-. 
tions  honorables  parmi  les  hommes , 
il  y  en  peut  avoir  davantage  ;  mais  je 
n'en  connois  aucune  parmi  les  fem- 
mes, &  je  doute  qu'il  y  en  ait.  En  gé- 
néral on  acquiert  un  nom  dans  les  arts 
comme  dans  la  robe  ;  on  devient  artifle 
6c  juge  des  artifles  comme  on  devient 
Dodleur  en  droit  6c  Magiftrat. 

Si  donc  il  étoic  une  fois  établi  qu'il 
eft  beau  de  favoir  un  métier  ,  vos  en- 
fans  le  fauroient  bientôt  fans  l'appren- 
dre :  ils  palTeroient  maîtres  comme  les 
Confeillers  de  Zurich.  Point  de  tout 
ce  cérémonial  pour  Emile  ;  point  d'ap- 
parence 6c  toujours  de  la  réalité.  Qu'on 
ne  dife  pas  qu'il  fait  ;  mais  qu'il  ap- 
prenne en  filence.  Qu'il  fade  toujours 
fon  chef-d'œuvre  ,  6c  que  jamais  il  ne 


ou  DE  l'Éducation.     14^ 

pafie  maître  ;  qu'il  ne  fe  montre  pas 
ouvrier  par  Ion  titre ,  mais  par  fon 
travail. 

Si  jufqu'ici  je  me  fuis  fait  entendre  , 
on  doit  concevoir  comment  avec  l'ha- 
bitude de  l'exercice  du  corps  &.  du  tra- 
vail des  mains ,  je  donne  inienfibie- 
ment  à  mon  élevé  le  goût  de  la  ré- 
flexion &  de  la  méditation,  pour  ba- 
lancer en  lui  la  pareiTe  qui  réfukeroic 
de  fon  indiiîerence  pour  les  jugemens 
des  hommes ,  &  du  calme  de  fes  pat- 
fions.  Il  faut  qu'il  travaille  en  payfan  , 
&  qu'il  penfe  en  philofophe  ,  pour 
n'être  pas  aufli  fainéant  qu'un  fauvage. 
Le  grand  fecret  de  l'éducation  e(ï  de 
faire  que  les  exercices  du  corps  & 
ceux  de  l'efprit  fervent  toujours  de 
délaflTement  les  uns  aux  autres. 

Mais  gardons-nous  d'anticiper  fur 
les  indrudions  qui  demandent  un  ef- 
prit  plus  mûr.  Emile  ne  fera  pas  long- 
cems  ouvrier ,  fans  reiî'entir  par  lui- 

K  2. 


148  ÉmILE) 

thème  l'inégalité  des  conditions,  qu'il 
n'avoit  d'abord  qu'apperçue.  Sur  les 
maximes  que  je  lui  donne  &  qui  font  à 
fa  portée  il  voudra  m'examiner  à  mon 
tour.  En  recevant  tout  de  moi  feul  , 
en  fe  voyant  fi  près  de  l'état  des  pau- 
vres ,  il  voudra  favoir  pourquoi  j'en 
fuis  fi  loin.  Il  me  fera  peut-être ,  au 
dépourvu ,  des  que/lions  fcabreufes. 
Jy'ous  êtes  riche  ,  vous  pie  l'uve^  dit, 
&je  le  vois.  Un  riche  doit  aujfi  fon  trj.- 
yail  à  la.  focicté ,  fui [qu'il  cjl  homme. 
JMais  vous  f  que  faites  vous  donc  pour 
elle  ?  Que  diroit  à  cela  un  beau  gou- 
verneur ?  je  l'ignore.  Il  feroit  peut- 
être  alfez  foc  pour  parler  à  l'enfant 
des  foins  qu'il  lui  rend.  Quant  à  moi> 
Tactelier  me  tire  d'affaire,  l^'cilà  ,  cher 
Emile  y  une  excellente  quejîion.  Je  vous 
promets  d'y  répondre  pour  moi  ,  quand 
yous y  fere:^ pour  vous-même  une  re'ponje 
dont  vous Joye:^  content.  En  attendant 
.j'aurai  foin  de  rendre  à  vous  &   aux 


ou  DE  l'Éducation.     14^ 

pauvres  ce  que  j'ai  de  trop  y  &  de  faire 
une  table  ou  un  banc  par ftinaine  ,  afiji 
de  n'être  pas  tout  à  fait  inutile  à  tout. 
Nous  voici  revenus  à  nous  -  mêmes. 
Voilà  notre  enfant, prêt  à  celTer  de 
l'être,  rentré  dans  fon  individu.   Le 
voilà  Tentant  plus  que  jamais  la  néceffi- 
té  qui  l'attache  aux  chofes.  Après  avojr 
commencé  par  exercer  fon  corps  & 
fes  fens ,  nous  avons  exercé  fon  efprit 
&  fon  jugement.    Enfin   nous  avons 
réuni  l'ufage  de  fes  membres  à  celui 
de  fes  facultés.  Nous  avons  fait  un  être 
agiifant  &  penfant  ;  il  ne  nous  relie 
plus ,  pour  achever  l'homme  ,   que  de 
faire  un  être  aimant  &  fenfible  ;  c'eft- 
à-dire  de  perfedionner  la  raifon  par  le 
fentiment.  Mais  avant  d'entrer  dans  ce 
nouvel  ordre  de  chofes  ,   jettons   les 
yeux  fur  celui  d'où  nous  fortons  ,  & 
voyons  le  plus  exademcnt  qu'il  e^i 
poiïible  juiqu'où  nous  fommes  parve- 
nus. 


Î50  Emîle, 

Notre  é4evc  n'avoir  d'abord  que  des 
fenlacions ,  maintenant  ii  a  des  idées  ; 
il  ne  faifoit  que  fentir  ,  maintenant  il 
juge.  Car  de  la  comparailbn  de  plu- 
fieurs  fcnfations  fuccelTives  ou  fimulta- 
nées ,  &  du  jugement  qu'on  en  porte, 
naît  une  forte  de  fenfarioa  mixte  ou 
complexe  ,  que  j'appelle  idée. 

La  manière  de  formeriez  idées  efl 
ce  qui  donne  un  caractère  à  Tefprit  hu- 
main. L'efprit  qui  ne  forme  fes  idées 
que  fur  des  rapports  réels,  efl  un  efprit 
folide  ;  celui  qui  fe  contente  des  rap- 
ports apparens,  efl  un  efprit  fuperfi- 
ciel  :  celui  qui  voit  les  rapports  tels 
qu'ils  font,  eft  un  efprit  jufte ;  celui 
qui  les  apprécie  mal  ,  efc  un  efpric 
iliux  :  celui  qui  controuve  des  rapports 
imaginaires  qui  n'ont  ni  réalité  ni  ap- 
parence, en  un  fou;  celui  qui  ne  com- 
pare point ,  eft  un  imbécille.  L'apti- 
tude plus  ou  inoins  grande  à  comparer 
dcj  idées  6l  à  trouver  des  rapports,  c(k 


OCJ  DE  L*ÉduCATION.       I  5  I 

ce  qui  fait  dans  les  hommes  le  plus  ou 
le  moins  d'efprit  ,  &:c. 

Les  idées  (impies  ne  font  que  des 
ienfations  comparées.  Il  y  a  des  juge- 
mens  dans  les  fimples  fenfacions  auflî 
bien  que  dans  les  fenfacions  complexes 
que  j'appelle  idées  iimples.  Dans  la 
fenfacion  ,  le  jugement  eft  purement 
paiTif,  il  affirme  qu'on  fenc  ce  qu'on 
fenc.  Dans  la  perception  ou  idée  ,  le 
jugement  efl  adif  ;  il  rapproche ,  il 
compare ,  il  détermine  des  rapports 
que  le  fens  ne  détermine  pas.  Voilà 
toute  la  différence  ,  mais  elle  eft  gran- 
de. Jamais  la  Nature  ne  nous  trom- 
pe ;  c'efl  toujours  nous  qui  nous  trom- 
pons. 

Je  vois  fervir  à  un  enfant  de  huit  ans 
d'un  fromage  glacé.  Il  porte  la  cuil- 
lier  à  fa  bouche ,  flms  favoir  ce  que 
c'eft ,  (Se  faifi  du  froid  ,  s'écrie  :  ^^i  1 
ceLi  me  brûle  !  Il  éprouve  une  fenfà- 
tion  très- vive;  il  n'en  connoit  point 

K4 


152  Emile, 

de  plus  vive  qu^  la  chaleur  du  feu ,  &■ 
il  croit  fencir  celle-là.  Cependant  il 
s'abufe  ;  le  faififlement  du  froid  le 
blelTe  ,  mais  il  ne  le  brûle  pas ,  &  ces 
deux  fenfations  ne  font  pas  fembla- 
bles  ,  puifque  ceux  qui  ont  éprouve 
l'une  (5c  l'autre  ne  les  confondent  point. 
Ce  n'eil  donc  pas  la  fenfation  qui  le 
trompe  ,  mais  le  jugement  qu'il  en 
porte. 

Il  en  ell:  de  même  de  celui  qui  voit, 
pour  la  première  fois ,  un  miroir  ou 
une  machine  d'optique,  ou  qui  entre 
dans  une  cave  profonde ,  au  cœur  de 
l'hiver  ou  de  Tété  ,  ou  qui  trempe  dans 
l'eau  tiède  une  main  très -chaude  ou 
très  -  froide ,  ou  aui  fait  rouler  en- 
tre  deux  doigts  croifésune  petite  bou- 
le, &.C.  s'il  fe  contente  de  dire  ce  qu'il 
apperçoit,  ce  qu'il  fent,  fon  jugement 
étant  purement  pafîîf,  il  eft  impoiïi- 
ble  qu'il  le  trompe  ;  m.ais  quand  il 
juge  de  la  chofe  par  l'apparence ,  il  eil 


ou  DE  L-ÉduCATION.         15^ 

actif,  il  compare ,  il  établie  par  in- 
duclion  des  rapports  qu'il  n'apper- 
çoit  pas ,  alors  il  fe  trompe  ou  peut 
fe  tromper.  Pour  corriger  ou  pré- 
venir l'erreur  ,  il  a  beioin  de  l'ex- 
périence. 

Montrez  de  nuit  à  votre  élevé  des 
nuages  pafiant  entre  la  lune  êç  lui ,  il 
croira  que  c'efl  la  lune  qui  paile  en 
fens  contraire ,  &  que  les  nuages  font 
arrêtés.  Il  le  croira  par  une  indudion 
précipitée ,  parce  qu'il  voit  ordinaire- 
ment les  petits  objets  fe  mouvoir  pré- 
ferablement  aux  grands,  ôc  que  les 
nuages  lui  femblent  plus  grands  que  la 
lune  dont  il  ne  peut  eilimer  l'éloigné^ 
ment.  Lorfque  dans  un  bateau  qui 
vogue ,  il  regarde  d'un  peu  loin  le 
rivage ,  il  tombe  dans  l'erreur  contrai- 
re ,  &:  croit  voir  courir  la  terre,  parce 
que  ne  fe  fentant  point  en  mouve- 
ment il  regarde  le  bateau,  la  mer  ou 
la  rivière,  6c  tout  fon  horizon ,  com- 


Î54  Emile, 

me  un  tout  îmmobile  dont  le  rivage 
qu'il  voie  courir  ne  lui  femble  qu'une 
partie. 

La  première  fois  qu'un  enfant  voit 
un  bâton  à  moitié  plongé  dans  l'eau  ,  il 
voit  un  bâton  brifé  ,  la  fenfation  efl: 
vraie  ;  &  elle  ne  lailleroit  pas  de  l'être, 
quand  même  nous  ne  faurions  point  la 
raifon  de  cette  a.pparence.  Si  donc  vous 
lui  demandez  ce  qu'il  voit,  il  dit  :  un 
bâton  brifé,  &:  il  dit  vrai  ;  car  il  eH  très- 
fûr  qu'il  a  la  fenfation  d'un  bâton  brifé. 
Mais  quand  trompé  par  fon  jugement, 
il  va  plus  loin  ,  6c  qu'après  avoir  affir- 
mé qu'il  voit  un  bâton  brifé,  il  affirme 
encore  que  ce  qu'il  voit  eft  en  effet  un 
bâton  brifé  ,  alors  il  dit  faux  :  pour- 
quoi cela  ?  Parce  qu'alors  il  devient 
aclif ,  &  qu'il  ne  juge  plus  par  infpec- 
tion,  mais  par  indudion ,  en  affirmant 
ce  qu'il  ne  fent  pas ,  favoir  que  le  ju- 
gement qu'il  reçoit  par  un  fens  fcroic 
confirmé  par  un  autre. 


ou  DE  l'Éducation.      15^ 

Puifque  toutes  nos  erreurs  viennent 
de  nos  jugemens ,  il  eii  clair  que  i\  nous 
n'avions  jamais  befoin  de  juger  ,  nous 
n'aurions  nul  befoin  d'apprendre  ;  nous 
ne  ferions  jamais  dans  le  cas  de  nous 
tromper  ;  nous  ferions  plus  heureux  de 
notre  ignorance  que  nous  ne  pouvons 
l'être  de  notre  favoir.  Qui  efl-ce  qui 
nie  que  les  favansne  fâchent  mille  cho- 
fes  vraies  que  les  ignorans  ne  fauronc 
jamaisfLesfavans  font-ils  pour  cela  plus 
près  de  la  vérité  ?  Tout  au  contraire  ; 
ils  s'en  éloignent  en  avançant ,  parce 
que  la  vanité  de  juger  faifant  encore 
plus  de  progrès  que  les  lumières ,  cha- 
que vérité  qu'ils  apprennent  ne  vient 
qu'avec  cent  jugemens  faux.  Il  eft  de 
la  dernière  évidence  que  les  compa- 
gnies favantes  de  l'Europe  ne  font  que 
de3  écoles  publiques  de  menfonges;  & 
très-fûrement  il  y  a  plus  d'erreurs  dans 
l'Académie  des  Sciences  que  dans  touc 
un  peuple  de  Hurons. 


■î^ 


1^6  hMILE, 

Puifque  plus  les  hommes  faventj,, 
plus  ils  fe  trompent  ;  le  feul  moyen 
d'éviter  l'erreur  ell  Tignorance.  Ne 
jugez  point ,  vous  ne  vous  abuferez 
jamais  ?  C'eft  la  leçon  de  la  Nature 
aufll-bien  que  de  la  raifon.  Hors  les 
rapports  immédiats  en  très-petit  nom- 
bre 5c  très-fenlibles  que  les  choies  ont 
avec  nous,  nous  n'avons  naturellement 
qu'une  profonde  indifférence  pour  toyc 
le  relie.  Un  Sauvage  ne  tourneroit  pas 
le  pied  pour  aller  voir  le  jeu  de  la  plus 
belle  machine ,  6c  tous  les  prodiges  de 
l'éledlricité.  Q^ue  m'importe  ?  eft  le  mot 
le  plus  familier  à  l'ignorant ,  ê<.  le  plus 
convenable  au  fage. 

A'Iais  malheureufement  ce  mot  ne 
nous  va  plus.  Tout  nous  importe  de- 
puis que  nous  fommes  dépendans  de 
tout  ;  &  notre  curiofité  s'étend  néceiTai- 
rement  avec  nos  befoins.  Voilà  pour- 
quoi j'en  donne  une  très-grande  au  Phi- 
Jofophe  &L  n'en,  donne  point  au  Sauva.- 


ou  DE  l'Éducation.     157 

S-e.  Celui-ci  n'a  befoin  de  perfonne  ; 
l'autre  a  befoin  de  tout  le  monde  ,  ôc 
flir-tout  d'admirateurs. 

On  me  dira  que  je  fors  de  la  Nature; 
je  n'en  crois  rien.  Elle  choifit  fes  inf- 
trumens  &  les  régie  ,  non  fur  l'opi- 
nion ,  mais  fur  le  befoin.  Or  les  be- 
foins  changent  félon  la  fituation  des 
hommes.  Il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  l'homme  naturel  vivant  dans 
l'état  de  Nature ,  &  l'homme  naturel 
vivant  dans  l'état  de  fociécé.  Emile 
n'eft  pas  un  fauvage  à  reléguer  dans  les 
déferts;  c'eft  un  fauvage  fait  pour  ha- 
biter les  villes.  Il  faut  qu'il  fâche  y 
trouver  fon  néceflaire  ,  tirer  parti  de 
leurs  habitans  ;  &  vivre ,  finon  comme 
eux  ,  du  moins  avec  eux. 

Puifqu'au  milieu  de  tant  de  rap- 
ports nouveaux ,  dont  il  va  dépendre  , 
il  faudra  malgré  lui  qu'il  juge ,  appre- 
fions-lui  donc  à  bien  juger. 

La  meilleure  manière  d'apprendre 


Î58  Emile, 

à  bien  juger ,  eft  celle  qui  tend  le  plus 
à  fimplifier  nos  expériences,  ôc  à  pou- 
voir même  nous  en  palier  fans  tomber 
dans  l'erreur.  D'où  il  fuit  qu'après 
avoir  long-tems  vérifié  les  rapports 
des  fens  l'un  par  l'autre  ,  il  faut  encore 
apprendre  à  vérifier  les  rapports  de 
chaque  fens  par  lui-même ,  fans  avoir 
befoin  de  recourir  à  un  autre  fens  ; 
alors  chaque  fenfation  deviendra  pour 
nous  une  idée  ,  ôc  cette  idée  fera  tou- 
jours conforme  à  la  vérité.  Telle  eft 
la  forte  d'acquis  dont  j'ai  tâché  de 
remplir  ce  troifiéme  âge  de  la  vie 
humaine. 

Cette  manière  de  procéder  exige 
une  patience  Sz  une  circonfpedion 
dont  peu  de  maîtres  font  capables  ,  & 
fans  laquelle  jamais  le  difciple  n'ap- 
prendra à  juger.  Si  ,  par  exemple  , 
lorfque  celui-ci  s'abufe  fur  l'apparence 
du  bâton  brifé  ,  pour  lui  montrer  fon 
erreur  vous  vous  preilez  de  tirer  le 


ou  DE  l'Education.      159 

lîâton  hors  de  l'eau  ,  vous  le  détrom- 
perez peut-être  ;  mais  que  lui  appren- 
drez-vous  r  Kien  que  ce  qu'il  auroic 
bientôt  appris  de  lui-même.  Oh  que 
ce  n'ell  pas-là  ce  qu'il  faut  faire  !  Il 
s'agit  moins  de  lui  apprendre  une  vé- 
rité ,  que  de  lui  montrer  comment  il  • 
faut  s'y  prendre  pour  découvrir  tou- 
jours la  vérité.  Pour  mieux  l'inflr  uire , 
il  ne  faut  pas  le  détromper  fi-tot.  Pre- 
nons Emile  &  moi  pour  exemple. 

Premièrement  ,  à  la  féconde  des 
deux  queflions  fuppofées ,  tout  enfant 
élevé  à  l'ordinaire  ne  manquera  pas 
de  répondre  affirmativement.  C'efl  • 
fûrement ,  dira-t-il ,  un  bâton  brifé. 
Je  doute  fort  qu'Emile  me  falTe  la  mê- 
me réponfe.  Ne  voyant  point  la  né- 
celTité  d'être  favant  ni  de  le  paroitre, 
il  n'ell  jamais  prelfé  de  juger  ;  il  ne 
juge  que  fur  l'évidence  ,  &  il  efl  bien 
éloigné  de  la  trouver  dans  cette  occa- 
fion ,  lui  qui  fait  combien  nos  juge- 


ï6o  Emile, 

rnens  fur  les  apparences  font  fujets  à 
l'illufion ,  ne  fù:-ce  que  dans  la  perf= 
peilive. 

D'ailleurs,  comme  il  fait  par  expé- 
rience que  mes  queftions  les  plus  fri- 
voles ont  toujours  quelque  objet  qu'il 
•n'apperçoit  pas  d'abord ,  il  n'a  point 
pris  l'habitude  d'y  répondre  étourdi- 
ment.  Au  contraire  ,  il  s'en  défie  ,  il 
s'y  rend  attentif,  il  les  examine  avec 
grand  foin  avant  d'y  répondre.  Jamais 
il  ne  me  fait  de  réponfe  qu'il  n'en  foit 
content  lui-même  ;  6c  il  eft  difficile  à 
contenter.  Enfin  nous  ne  nous  piquons 
'ri  lui  ni  moi  de  favoir  la  vérité  des 
chofes  ;  mais  feulement  de  ne  pas  don- 
ner dans  l'erreur.  Nous  ferions  bien 
plus  confus  de  nous  payer  d'une  raifon 
qui  n'efl:  pas  bonne ,  que  de  n'en  point 
trouver  du  tout.  Je  ne  fuis ,  eft  un  mot 
qui  nous  va  fi  bien  à  tous  deux ,  &  que 
nous  répetons  fi  fouvent ,  qu'il  ne  coûté 
plus  rien  à  l'un  ni  à  l'autre.  Mais  foit 

que 


bu  DE  l'Éducation.      i^ï 

que  cette  étourderie  lui  échappe  ,  où 
qu'il  l'évite  par  notre  commode  ye /ze 
fais ,  ma  réplique  ell  la  même;  voyons^ 
examinons. 

Ce  bâton  qui  trempe  à  moitié  dans 
l'eau  ,  eft  fixé  dans  une  fituation  per- 
pendiculaire. Pour  favoir  s'il  efl  bri- 
fé ,  comme  il  le  paroît ,  que  de  chofes 
n'avons-nous  pas  à  faire  avant  de  le  ti- 
rer de  l'eau  ,  ou  avant  d'y  porter  la 
main  ? 

1°.  D'abord  nous  tournons  tout  au- 
tour du  bâton ,  6c  nous  voyons  que  !a 
brifure  tourne  comme  nous.  C'efldonc 
notre  œil  feul  qui  la  change ,  &:  les 
regards  ne  remuent  pas  les  corps. 

2.°.  Nous  regardons  bien  à  plomb 
fur  le  bout  du  bâton  qui  eft  hors  de 
l'eau  ,  alors  le  bâton  n'eft  plus  courbe  , 
le  bout  voifin  de  notre  œil  nous  cache 
exadement  l'autre  bout.  Notre  œil 
a-t-il  redreiTé  le  bâton  ? 

3°.  Nous  agitons  la  furface  de  l'eau, 

Tome  IL  L 


10  2  Emile, 

nous  voyons  le  bâton  fe  plier  en  pîû- 
fieurs  pièces ,  fe  mouvoir  en  zigzag  , 
6c  fuivre  les  ondulations  de  l'eau.  Le 
mouvement  que  nous  donnons  à  cette 
eau  luffir-il  pour  brifer  ,  amollir  <Sc 
fondre  ainfi  le  bâton  ? 

jÇ.  Nous  faifons  écouler  l'eau  ,  & 
nous  voyons  le  bâton  fe  redreifer 
pèu-à-peu  à  iîiefure  que  l'eau  bailTe. 
N'en  voilà-t-il  pas  pltis  qu'il  ne  faut 
pour  éclaircir  le  fait  ôc  trouver  la 
réfradion?  Il  n'eft  donc  pas  vrai  que 
lu  vue  nous  trompe  -,  puifque  nous 
n'avons  befoin  que  d'elle  feule  pour 
redifier  les  erreurs  que  nous  lui  at- 
tribuons. 

Suppofons  l'enfant  alTez  ftupide  pour 
rie  pas  fentir  le  réfultat  de  ces  expé- 
riences; c'efl:  alors  qu'il  faut  appeller 
le  toucher  au  fccours  de  la  vue.  Au 
lieu  de  tirer  le  bâton  hors  de  l'eau , 
laiifez-le  dans  fa  fituation  ;  &  que  l'en- 
fant y  palTe  la  main  d'un  bout  à  l'autre , 


ou  DE  l'Éducation.       165 

il  ne  fentira  point  d'angle  :  le  bâton 
n'efl  donc  pas  brifé. 

Vous  me  direz  qu'il  n'y  a  pas  feule- 
ment ici  des  jugemens  ;  mais  des  rai- 
fonnemens  en  forme.  Il  eft  vrai  ;  mais 
ne  voyez-vous  pas  que  fi-tôt  que  l'ef- 
prit  cft  parvenu  jufqu'aux  idées ,  tout 
jugement  eÙ.  un  raifonnement,  La 
confcience  de  toute  fenfation  efl  une 
propofition,  un  jugement.  Doncfi-tôt 
que  l'on  compare  une  fenfation  à  une 
autre  ,  on  raifonne.  L'art  de  juger 
&  l'art  de  raifonner  ,  font  exadement 
le  même. 

Emile  ne  faura  jamais  la  dioptri- 
que ,  ou  je  veux  qu'il  l'apprenne  au- 
tour de  ce  bâton.  Il  n'aura  point  diifé- 
qué  d'infedes  ;  il  n'aura  point  compté 
les  taches  du  foleil  ;  il  ne  faura  ce  que 
c'eft  qu'un  microfcope  &  un  télef- 
cope.  Vos  doâ:es  élevés  fe  moque- 
ront de  fon  ignorance.  Ils  n'auront  pas 
tort  ;   car  avant  de  fe  fervir  de  ces 

L  5 


1^4  Emile, 

inftrumens ,  j'entends  qu'il  les  inventé 
&  vous  vous  doutez  bien  que  cela  ne 
viendra  pas  fi-tôt. 

Voilà  refprit  de  route  ma  méthode 
dans  cette  partie.  Si  l'enfant  fait  rou- 
ler une  petite  boule  entre  deux  doigts 
croifés ,  ôc  qu'il  crôye  fentir  deux  bou- 
les, je  ne  lui  permettrai  point  d'y  re- 
garder ,  qu'auparavant  il  ne  foit  con- 
vaincu qu'il  "n'y  en  a  qu'une. 

Ces  cclairciiTemens  fuffiront  ,  je 
penfe ,  pour  marquer  nettement  le 
progrès  qu'a  fait  jufqu'ici  l'elprit  de 
mon  cleve ,  &  la  route  par  laquelle 
il  a  fuivi  ce  progrès.  Mais  vous  êtes 
elTrayés ,  peut-ctre ,  de  la  quantité  de 
chofes  que  j'ai  fait  palTer  devant  lui. 
Vous  craignez  que  je  n'accable  fon 
efprit  fous  ces  multitudes  de  connoiC- 
fances.  C'efl:  tout  le  contraire  ;  je  lui 
apprends  bien  plus  à  les  ignorer  qu'à 
les  favoir.  Je  lui  montre  la  route  de 
la  fcicnce  aifée  ,   à  la  vérité  ;  mais 


ou  DE  l'Êditcation.      I  6% 

longue ,  immenfe  ,  lente  à  parcourir. 
Je  lui  fais  faire  les  premiers  pas  pour 
qu'il  reconnoiife  l'encrée  ;  mais  je  ne 
lui  permets  jamais  d'aller  loin. 

Forcé  d'apprendre  de  lui-même, 
il  ufe  de  fa  raifon  &  non  de  celle  d'au- 
trui  ;  car  pour  ne  rien  donner  à  l'opi- 
nion, il  ne  faut  rien  donner  à  l'autori- 
té ,  &  la  plupart  de  nos  erreurs  nous 
viennent  bien  moins  de  nous  que  des 
autres.  De  cçt  exercice  continuel  il 
doit  réfuker  une  vigueur  d'efprit , 
femblable  à  celle  qu'on  donne  au  corps 
parle  travail  &  par  la.  fatigue.  Urî 
autre  avantage  ,  efl:  qu'on  n'avance 
qu'à  proportion  de  fes forces.  L'efprit, 
non  plus  que  le  corps  ,  ne  porte  que 
ce  qu'il  peut  porter.  Quand  l'entende- 
inent  s'approprie  les  chofes  avant  de 
les  dépofer  dans  la  mémoire  ,  ce  qu'il 
en  tire  enfuite  ell  à  lui.  Au  lieu  qu'en 
furchargeant  la  mémoire  à  fon  infçu  , 
on  s'expofe  à  n'en  jamais  rien  tirer  qui 
lui  foit  Dropre.  L   ^ 


'%66  Emile, 

Emile  a  peu  de  connoiiïances ,  maïs 
celles  qu'il  a  font  véritablement  Tien- 
nes ;  il  ne  fait  rien  à  demi.  Dans  le 
petit  nombre  des  chofes  qu'il  fait ,  6ç 
qu'il  fait  bien  ,  la  plus  importante  eft, 
qu'il  y  en  a  beaucoup  qu'il  ignore  ôc 
qu'il  peut  favoir  un  jour ,  beaucoup 
plus  que  d'autres  hommes  favent  & 
qu'il  ne  faura  de  fa  vie,  &  une  infinité 
d'autres ,  qu'aucun  homme  ne  faura 
jamais.  Il  a  un  efprit  ilniverfel ,  non 
par  les  lum^ieres ,  mais  par  la  faculté, 
d'en  acquérir  ;  un  efprit  ouvert,  in- 
telligent, prêt  atout,  &  ,  comme 
dit  Montagne  ,  fi  -  non  inllruit ,  du 
moins  inftruifable.  Il  me  fuffit  qu'il 
fâche  trouver  l'a  (juoi  bon  ,  fur  tout  ce 
qu'il  fait,  &  \q  pourquoi ,  fur  tout  ce 
qu'il  croit.  Encore  une  fois ,  mon  ob- 
jet n'eft  point  de  lui  donner  la  fcien- 
ce  ,  mais  de  lui  apprendre  à  l'acquciir 
au  befoin  ,  de  la  lui  faire  eilimer  exac- 
tement ce  qu'elle  vaut ,  6c  de  lui  faire 


ou  DE  l'Education,     i  67 

aimer  la  vérité  par-deffus  tout.  Avec 
cette  méthode  on  avance  peu ,  mais 
on  ne  fait  jamais  un  pas  inutile,  &  l'on 
n'efl  point  forcé  de  rétrograder. 

Emile  n'a  que  des  connoiflances  na- 
turelles 6c  purement  phyfiques.  Il  ne 
fait  pas  même  le  nom  de  l'hiftoire  , 
ni  ce  que  c'efl  que  métapiiyfique  & 
morale.  Il  connoît  les  rapports  efien-- 
tiels  de  l'homme  aux  chofes,  mais  nul 
des  rapports  moraux  de  l'homme  à 
l'homme.  Il  fait  peu  géneralifer  d'i- 
dées ,  peu  faire  d'abftraâiions.  Il  voie 
des  qualités  communes  à  certains  corps 
fans  raifonner  fur  ces  qualités  en  elles- 
mêmes.  Il  connoît  l'étendue  abilraite 
à  l'aide  des  figures  de  la  géométrie , 
il  connoît  la  quantité  abflraite  à  l'aide 
des  fignes  de  l'algèbre.  Ces  figures  êc 
ces  fignes  font  les  fupports  de  ces  abf- 
tradions ,  fur  lefquels  fes  fens  fe  repo- 
fent.  Il  ne  cherche  point  à  connoître 
les  chofes  par  leur  nature ,  mais  feu- 

h   4 


j6S  Emile, 

iement  par  les  relations  qui  l'intéreA 
fent.  Il  n'ellime  ce  qui  lui  eft  étran- 
ger que  par  rapport  à  lui  ;  mais  cette 
eflimation  eft  exade  &  fûre.  La  fan- 
taifie  ,  la  convention  n'y  entrent  pour 
rien.  Il  fait  plus  de  cas  de  ce  qui  lui 
eft  plus  utile ,  &  ne  fe  départant  ja- 
mais de  cette  manière  d'apprécier  ,  il 
ne  donne  rien  à  l'opinion. 

Emile  eft  laborieux  ,  tempérant , 
patient,  ferme,  plein  de  courage. 
Son  imagination  nullement  allumée 
ne  lui  grolfit  jamais  les  dangers  ;  il  eft 
fenlible  à  peu  de  maux ,  <Sc  il  fait  fouf- 
frir  avec  conltance ,  parce  qu'il  n'a 
point  appris  à  difputer  contre  la  defti- 
née.  A  l'égard  de  la  mort,  il  ne  fait 
pas  encore  bien  ce  que  c'eft  ;  mais  ac- 
coutumé à  fubir  fans  réfiftance  la  loi 
de  la  nécelfité  ,  quand  il  faudra  mou- 
rir ,  il  mourra  fans  gémir  &  fans  fe 
débattre  ;  c'eft  tout  ce  que  la  Nature 
permet  dans  ce  moment  abhorré  de 


ou  DE  L  KDUCATION.         I69, 

tous.  Vivre  libre  <Sc  peu  tenir  aux  cho:- 
fes  humaines ,  eft  le  meilleur  moyen 
d'apprendre  à  mourir. 

En  un  mot ,  Emile  a  de  la  vertu 
tout  ce  qui  fe  rapporte  à  lui-même. 
Pour  avoir  aufTi  les  vertus  fociales  ,  il 
lui  manque  uniquement  de  connoîcre 
les  relations  qui  les  exigent  ,  il  lui 
manque  uniquement  des  lumières  que 
fon  efprit  efl  tout  prêt  à  recevoir. 

Il  le  confidere  fans  égard  aux  autres, 
^  trouve  bon  que  les  autres  ne  penfent 
point  à  lui  II  n'exige  rien  de  perfon- 
ne,  &  ne  croit  rien  devoir  à  perfonne. 
Il  eft  feul  dans  la  fociété  humaine  , 
il  ne  compte  que  fur  lui  feul.  Il  a 
droit  auffi  plus  qu'un  autre  de  compter 
fur  lui-même ,  car  il  efl  tout  ce  qu'on 
peut  être  à  fon  âge.  Il  n'a  point  d'er- 
reurs ou  n'a  que  celles  qui  nous  font 
inévitables  ;  il  n'a  point  de  vices  ou 
n'a  que  ceux  dont  nul  homme  ne  peut 
fe  garantir.  11  a  le  corps  fain ,  les  mem- 


ijo  Emile, 

bres  agiles ,  l'efprit  jufle  6c  fans  pré- 
jugés ,  le  cœur  libre  &  fans  palfions. 
L'amour  -  propre  ,  la  première  &  la 
plus  naturelle  de  toutes  ,  y  eft  encore 
à  peine  exalté.  Sans  troubler  le  repos 
de  perfonne  ,  il  a  vécu  content,  heu- 
reux Se  libre  autant  que  la  Nature  l'a 
permis.  Trouvez -vous  qu'un  enfant 
ainfi  parvenu  à  fa  quinzième  année 
ait  perdu  les  précédentes  ? 

Fin  du  Liyre  troijiéme. 


ou  DE  l'Education.      ijt 


LIVRE    IV. 

V^  U  E  nous  paflbns  rapidement  fur 
cetce  terre  !  le  premier  quart  de  la 
vie  eft  écoulé ,  avant  qu'on  en  con- 
noilTe  l'ufage;  le  dernier  quart  s'écoule 
encore  ,  après  qu'on  a  ceiié  d'en  jouir. 
D'abord  nous  ne  favons  point  vivre  : 
bientôt  nous  ne  le  pouvons  plus  ;  &  , 
dans  l'intervalle  qui  fépare  ces  deux 
extrémités  inutiles ,  les  trois  quarts  du 
tems  qui  nous  refte  font  confumés  par 
le  fommeil ,  par  le  travail ,  par  la 
douleur  ,  par  la  contrainte ,  par  les 
peines  de  toute  efpece.  La  vie  eft 
courte  ,  moins  par  le  peu  de  tems 
qu'elle  dure ,  que  parce  que ,  de  ce 
peu  de  tems ,  nous  n'en  avons  prefque 
point  pour  la  goûter.  L'inflant  de  la 
mort  a  beau  être  éloigné  de  celui  de  la 
nailTance ,  la  vie  eft  toujours  trop  cour- 
te ,  quand  cet  efpace  ell  mal  rempli. 


ï7^  Emile, 

Nous  naiflons  ,  pour  ainfi  dire  ,  en 
deux  fois  :  l'une  pour  exifter  ,  &  l'au- 
tre pour  vivre  ;  l'une  pour  l'erpece , 
Se  l'autre  pour  le  fexe.  Ceux  qui  re- 
gardent la  femme  comme  un  homme 
imparfait  ont  tort ,  fans  doute  ;  mais 
l'analogie  extérieure  ell  pour  eux. 
Juiqu'à  l'âge  nubile,  les  enfans  des 
deux  fexes  n'ont  rien  d'apparent  qui 
les  diflingue  ;  même  vifage ,  même 
figure ,  même  teint ,  même  voix ,  tout; 
efl  égal  ;  les  filles  font  des  enfans,  les 
garçons  font  des  enfans  ;  le  même  nom 
fuffit  à  des  êtres  fi  femblables.  Les 
mâles  en  qui  l'on  empoche  le  déve^ 
loppement  ultérieur  du  fexe  gardent 
cette  conformité  toute  leur  vie  ;  ils 
font  toujours  de  grands  enfans  :  &  les 
femmes  ne  perdant  point  cette  mcmç 
conformité  ,  femblent  ,  à  bien  des 
égards ,  ne  jamais  être  autre  chofe. 

Mais  l'homme  en  général  n'efl:  pas 
Élit  pour  refter  toujours  dans  l'enfance. 


ou  DE  l'Éducation.      175 

îl  en  fort  au  tems  prefcrit  par  la  Na- 
ture, 6c  ce  moment  de  crife,  bien 
Tqu'afTez  court,  a  de  longues  influences. 

Comme  le  mugiiïement  de  la  mer 
précède  de  loin  la  tempête,  cette  ora- 
geufe  révolution  s'annonce  par  le  mur- 
mure des  paillons  nailTantes  :  une  fer- 
mentation fourde  avertit  de  l'approche 
du  danger.  Un  changement  dans  l'hu- 
meur ,  des  emportemens  fréquens , 
une  continuelle  agitation  d'efprit, 
rendent  l'enfant  prefque  indifciplina- 
ble.  Il  devient  fourd  à  la  voix  qui  le 
rendoit  docile  :  c'eft  un  lion  dans  fa 
fièvre;  il  méconnoît fon  guide,  il  ne 
veut  plus  être  gouverné. 

Aux  lignes  moraux  d'une  humeur 
qui  s'altère  ,  fe  joignent  des  change- 
mens  fenfibles  dans  la  figure.  Sa  phy- 
fior.omie  fe  développe  &  s'empreint 
d'un  caraélere  ;  le  coton  rare  &  doux 
qui  croît  au  bas  de  fes  joues  brunit  & 
prend  delà  confiilance.  Sa  voix  mue, 


Ï74  Emile  9 

ou  plutôt  il  la  perd  :  il  n'eft  ni  enfant 
ni  homme  &  ne  peut  prendre  le  ton 
d'aucun  des  deux.  Ses  yeux  ,  ces  or- 
ganes de  l'ame  ,  qui  n'ont  rien  dit  juf- 
qu'ici,  trouvent  un  langage <Sc  de  l'ex- 
preffion  ;  un  feu  nailfant  les  anime  , 
leurs  regards  plus  vits  ont  encore  une 
fainte  innocence  ,  mais  ils  n'ont  plus 
leur  première  imbécillité  :  il  fent  déjà 
qu'ils  peuvent  trop  dire,  il  commence 
à  favoir  les  bailler  &  rougir;  il  devienc 
fenfible  ,  avant  de  favoir  ce  qu'il  fent  ; 
il  eft  inquiet  fans  raifonde  l'être.  Tout 
cela  peut  venir  lentement  &  vous  laif- 
fer  du  tems  encore  ;  mais  fi  fa  vivacité 
fe  rend  trop  impatiente ,  fi  fon  em- 
portement fe  change  en  fureur  ,  s'il 
s'irrite  &  s'attendrit  d'un  înflant  à  l'au- 
tre ,  s'il  verfe  des  pleurs  fans  fujet ,  fi, 
près  des  objets  qui  commencent  à  de- 
venir dangereux  pour  lui ,  fon  pouls 
s'élève  &  fon  œil  s'enflamme,  fi  la  main 
d'une  femme  fe  pofant  fur  la  fienne  lé 


°0u  DE  l'Éducation.      175 

fait  frilTonner  ,  s'il  fe  trouble  ou  s'inti- 
mide auprès  d'elle  ;  UlyiTe  ,  6  fage 
Ulyiïe  !  prends  garde  à  toi  ;  les  outres 
que  tu  fermois  avec  tant  de  foin  font 
ouvertes  ;  les  vents  font  déjà  déchaî- 
nés ;  ne  quitte  plus  un  moment  le 
gouvernail ,  ou  tout  eft  perdu. 

C'eft  ici  la  féconde  nailîànce  dont 
j'ai  parlé  ;  c'efl  ici  que  l'homme  naîc 
véritablement  àla  vie ,  &.  que  rien  d'hu- 
main n'ell  étranger  à  lui.  Jufqu'ici  nos 
foins  n'ont  été  que  des  jeux  d'enfant ,  ils 
ne  prennent  qu'à  préfent  une  véritable 
importance.  Cette  époque,  oùfiniiïent 
les  éducations  ordinaires ,  çft  propre- 
ment celle  où  la  notre  doit  commen- 
cer :  mais  pour  bien  expofer  ce  nouveau 
plan  ,  reprenons  de  plus  haut  l'état  des 
■chofes  qui  s'y  rapportent. 

Nos  pafTions  font  les  principaux  inf- 
trumens  de  notre  confervation  ;  c'efl 
donc  une  entreprife  aufïï  vaine  que 
ridicule  de  vouloir  les  détruire  ;  c'efl 


ijS  Emile, 

controller  la  Nature  ,  c'efl  réformer 
l'ouvrage  de  Dieu.  Si  Dieu  diibit  à 
l'homme  d'anéantir  les  paillons  qu'il 
lui  donne  ,  Dieu  voudroic  &;  ne  vou- 
droit  pas,  il  Ce  contrediroit  lui-même. 
Jamais  il  n'a  donné  cet  ordre  infenfé, 
rien  de  pareil  n'eft  écrit  dans  le  cœur 
humain  ;  &  ce  que  Dieu  veut  qu'un 
homme  falTe  ,  il  ne  le  lui  fait  pas  dire 
par  un  autre  homme  ,  il  le  lui  dit  lui- 
même  ,  il  récrit  au  fond  de  fon  cœur. 

Or  je  trouverois  celui  qui  voudroit 
empêcher  les  partions  de  naître,  pref- 
qu'auffi  fou  que  celui  qui  voudroit  les 
anéantir  ;  6c  ceux  qui  croiroient  que 
tel  a  été  mon  projet  jufqu  ici ,  m'au- 
roient  fûrement  fort  mal  entendu. 

Mais  raifonneroit-on  bien,  fi,  de  ce 
qu'il  efl  dans  la  nature  de  l'homme 
d'avoir  des  partions,  onalloitconclurre 
que  toutes  les  partions  que  nous  fentons 
en  nous  ,  &  que  nous  voyons  dans  les 
autres  ,  font  naturelles  ï  Leur  fource 


ou  DE  l'Éducation.     177 

efl  naturelle  ,  il  efl  vrai  ;  mais  mille 
ruilTeaux  étrangers  l'ont  groiïie  ;  c'eft 
un  grand  fleuve  qui  s'accroît  fans  ceiTe, 
&  dans  lequel  on  retrouveroit  à  peine 
quelques  gouttes  de  fes  premières  eaux. 
Nos  paffions  naturelles  font  très -bor- 
nées ;  elles  font  les  inilrumens  de  no- 
tre liberté  ,  elles  tendent  à  nous  con- 
ferver.  Toutes  celles  qui  nous  fubju- 
guent  ôc  nous  détruifent ,  nous  vien- 
nent d'ailleurs  ;  la  Nature  ne  nous  les 
donne  pas,  nous  nous  les  approprions 
à  fon  préjudice. 

La  fource  de  nos  pafîions ,  l'origine 
&;  le  principe  de  toutes  les  autres ,  la 
feule  qui  naît  avec  l'homme  &  ne  le 
quitte  jamais  tant  qu'il  vit ,  eft  l'amour 
de  foi  :  paffion  primitive  ,  innée,  an- 
térieure à  toute  autre ,  &z  dont  toutes 
les  autres  ne  foret ,  en  un  fens ,  que  des 
modifications.  En  ce  fens  toutes  ,  (i 
l'on  veut ,  font  naturelles.  Mais  la  plu- 
part de  ces  modifications  ont  des  cail- 

Tome  II,  M 


178  Émîle, 

fes  étrangères  ,  lans  lefquelles  elles 
n'auroient  jamais  lieu  ;  &  ces  mêmes 
modifications  ,  loin  de  nous  être  avan- 
tageufes ,  nous  font  nuifibles  ;  elles 
changent  le  premier  objet  ,  &  vont 
contre  leur  principe  :  c'eft  alors  que 
l'homme  fe  trouve  hors  de  la  Nature  , 
«Se  fe  met  en  contradidlion  avec  foi. 

L'amour  de  foi-même  efh  toujours 
bon  «5c  toujours  conforme  à  l'ordre. 
Chacun  étant  chargé  fpécialement  de 
fa  propre  confcrvation  ,  le  premier  5c 
le  plus  important  de  fes  foins ,  eft  ,-  6c 
doit  être ,  d'y  veiller  fans  cefle  ;  Se  com- 
ment y  veilleroit-il  ainfi  ,  s'il  n'y  pre- 
noit  le  plus  grand  intérêt  r 

Il  faut  donc  que  nous  nous  aimions 
pour  nous  conferver  ;  &  par  une  iuite 
immédiate  du  même  fentiment ,  nous 
aimons  ce  qui  nous  conferve.  Tout  en- 
fant s'attache  à  fa  nourrice  :  Romulus 
devoit  s'attacher  à  la  Louve  qui  l'avoic 
allaité.    D'abord  cet  attachement  etl 


ou  DE  l'Éducation.      179 

purement  machinal.  Ce  qui  favorife 
le  bien  -  erre  d  un  individu  l'attire  , 
ce  qui  lui  nuit  le  repouiïe  ;  ce  n'efl- 
là  qu'un  inftind  aveugle.  Ce  qui  trans- 
forme cet  initind  en  fentiment  ,  l'at- 
tachement en  amour  ,  l'averfion  en 
haine  ,  c'eft  l'intention  manifeflée  de 
nous  nuire  ou  de  nous  être  utile.  On 
ne  fe  paiïionne  pas  pour  les  êtres  in- 
fendblesqui  ne  fuivent  que  l'impuliion 
qu'on  leur  donne  ;  mais  ceux  dont  on 
attend  du  bien  ou  du  mal  par  leur  dit- 
pofition  intérieure  ,  par  leur  volonté  , 
ceux  que  nous  voyons  agir  librement 
pour  ou  contre  ,  nous  infpirent  des 
fentimensfemblables  à  ceux  qu'ils  nous 
montrent.  Ce  qui  nous  fert ,  on  le 
cherche;  mais  ce  qui  nous  veut  fervir, 
on  l'aime  :  ce  qui  nous  nuit ,  on  le  fuit  ; 
mais  ce  qui  nous  veut  nuire ,  on  le  hait. 
Le  premier  fentiment  d'un  enfanc 
eft  de  s'aimer  lui-même  ;  ôc  le  fécond^ 
qui  dérive  du  premier  ,  eli  d'aimer 

M  z 


î8ô  Emile, 

ceux  qui  l'approchent  ;  car  dans  l'état 
de  foiblefle  oii  il  eft  ,  il  ne  connoîr 
perfonne  que  par  l'afliilance  Se  les  foins 
qu'il  reçoit.  D'abord  l'attachement 
qu'il  a  pour  fa  nourrice  &  fa  gouver- 
nante n'eft  qu'habitude.  Il  les  cherche 
parce  qu'il  a  befoin  d'elles,  &  qu'il  fe 
trouve  bien  de  les  avoir  ;  c'eft  plutôt 
connoilfance  que  bienveuillance.  Il  lui 
faut  beaucoup  de  tems  pour  compren- 
dre que  non-feulement  elles  lui  font 
utiles,  mais  qu'elles  veulent  l'être  ;  & 
c'e/l  alors  qu'il  commence  à  les  aimer. 
Un  enfant  ed  donc  naturellement 
enclin  à  la  bienveuillance ,  parce  qu'il 
voit  que  tout  ce  qui  l'approche  efl 
portéàralTirter,  <5c  qu'il  prend  de  cette 
obfervation  l'habitude  d'un  fentiment 
favorable  à  fon  eipece  ;  mais  à  mefure 
qu'il  étend  fes  relations ,  Ces  befoins  , 
fes  dépendances  adives  ou  paffives , 
le  fentiment  de  fes  rapports  à  autrui 
s'éveille,  &  produit  celui  des  devoirs 


ou  DE  l'Education,     i  8  ï 

8c  des  préférences.  Alors  l'enfant  de- 
vient impérieux  ,  jaloux  ,  trompeur  , 
vindicatif.  Si  on  le  plie  à  l'obéiffance; 
ne  voyant  point  l'utilité  de  ce  qu'ot^ 
lui  commande,  ill'attribue  au  caprice, 
à  l'intention  de  le  tourmenter  ,  &  il 
fe  mutine.  Si  on  lui  obéit  à  lui-même  i 
aufll-tôt  que  quelque  chofe  lui  réfifle , 
il  y  voit  une  rébellion  ,  une  intention 
de  lui  réfifler ,  il  bat  la  chaife  ou  la 
table  pour  avoir  délbbéi.  L'amour  de 
foi ,  qui  ne  regarde  qu'à  nous,  eft  con- 
tent quand  nos  vrais  befoins  font  fatis- 
faits  ;  mais  l'amour  -  propre  ,  qui  fe 
compare  ,  n'efl  jamais  content  &  ne 
fauroit  l'être  ;  parce  que  ce  fentiment, 
en  nous  préférant  aux  autres ,  exige 
auffi  que  les  autres  nous  préfèrent  à 
eux  ;  ce  qui  efl  impolTible.  Voilà, 
comment  les  padions  douces  &  affec- 
tueufes  naiiïent  de  l'amour  de  foi ,  &; 
comment  les  paffions  haineufes&:  iraf- 
cibles  nailîént   de   l'amour  -  propre*. 

M  3 


î82  Emile, 

Ainfi  ce  qui  rend  l'homme  eiïentieile- 
ment  bon ,  eft:  d'avoir  peu  dô  befoins  & 
de  peu  fe  comparer  aux  autres  ;  ce  qui 
le  rend  eflenciellemeni:  méchant,  eft 
d'avoir  beaucoup  de  belbins  &  de  te- 
nir beaucoup  à  l'opinion.  Sur  ce  prin- 
cipe ,  il  eft  ailé  de  voir  comment  on 
peut  diriger  au  bien  ou  au  mal  toutes 
les  paftions  des  enfans  &  des  hommes. 
Il  eft  vrai  que  ne  pouvant  vivre  tou- 
jours feuls  ,  ils  vivront  difficilement 
toujours  bons  :  cette  difficulté  même 
augmentera  nécefiairement  avec  leurs 
relations;  &c'eftenceci,ftir-tout,  que 
les  dangers  de  la  fociété  nous  rendent: 
l'art  Se  les  foins  plus  indifpenfables , 
pour  prévenir ,  dans  lecceur  humain ,  la 
dépravation  qui  naît  de  ics  nouveaux 
belbins. 

L'étude  convenable  à  l'homme  eft 
celle  de  Tes  rapports.  Tant  qu'il  ne  fe 
connoît  que  par  fon  être  phyfique  ,  il 
doit  s'étudier  par  fes  rapports  avec  les 


ou  DE  l'Education.     185 

chofes  ;  c'eft  l'emploi  de  fon  enfance  : 
quand  il  commence  à  fentir  l'on  être 
moral,  il  doit  s'étudier  parfes  rapports 
avec  les  hommes  ;  c'ell  l'emploi  de  fa 
vie  entière  ,  à  commencer  au  point  011 
nous  voilà  parvenus. 

Si-tôt  que  rhom.mie  a  befoin  d'une 
compagne,  il  n'eft  plus  un  être  ifolé , 
fon  cœur  n'eft  plus  feul.  Toutes  fes 
relations  avec  fon  efpece ,  toutes  les 
affedlions  de  fon  ame  naillent  avec 
celle-là.  Sa  première  paflion  fait  bien- 
tôt fermenter  les  autres. 

Le  penchant  de  rinitinâ:  eft  indé- 
terminé. Un  fexe  eft  attiré  vers  l'au- 
tre, voilà  le  mouvem.ent  de  la  Nature. 
IvC  choix,  les  préférences,  l'attache- 
ment perfonnel  font  l'ouvrage  des  lu- 
mières, des  préjugés ,  de  l'habitude; 
il  faut  du  tems  &  des  connoiiïances  . 
pour  nous  rendre  capables  d'atnour  ; 
on  n'aime  qu'après  avoir  jugé,  on  ne 
préfère  qu'après  avoir  comparé.  Ces 

M  4 


î84  Emile, 

jugemens  fe  font  fans  qu'on  s'en  ap.r 
perçoive ,  mais  ils  n'en  font  pas  moini 
réels.  Le  véritable  amour  ,  quoi  qu'on 
en  diie,  fera  toujours  honoré  des  hom- 
jnes  ;  car  ,  bien  que  fes  emportemens 
nous  égarent ,  bien  qu'il  n'exclue  pas 
du  cœur  qui  le  fent  des  qualités  odieu- 
fes  &  même  qu'il  en  produife  ,  il  ea 
fuppofe  pourtant  toujours  d'ellimables 
fans  lefquelles  on  feroic  hors  d'état  de 
le  fentir.  Ce  choix  qu'on  met  en  op- 
pofition  avec  laraifon  nous  vient  d'elle; 
on  a  fait  l'Amour  aveugle ,  parce  qu'il 
a  de  meilleurs  yeux  que  nous ,  ôc  qu'il 
voit  des  r3.pports  que  nous  ne  pouvons 
appercevoir.  Pour  qui  n'auroic  nulle 
idée  de  m.érite  ni  de  beauté  ,  toute 
femme  feroit  également  bonne ,  &:  la 
première  venue  feroit  toujours  la  plus 
aimable.  Loin  que  l'amour  vienne  de 
la  Nature  ,  il  eft  la  régie  &  le  frein 
de  ks  penchans  :  c'eft  par  lui,  qu'ex- 
cepté l'objet  aimé  ,  un  fexe  n'ellplus 
rien  pour  l'autre. 


ou  DE  l'Education.     185 

La  préférence  qu'on  accorde  ,  on 
veut  l'obtenir  ;  l'amour  doit  être  ré- 
ciproque. Pour  être  aimé  ,  il  faut  fe 
rendre  aimable  ;  pour  être  préféré  ,  il 
faut  fe  rendre  plus  aimable  qu'un  au- 
tre ,  plus  aimable  que  tout  autre ,  au 
moins ,  aux  yeux  de  l'objet  aimé.  De-là 
les  premiers  regards  fur  fes  femblables  ; 
de-là  les  premières  comparaifons  avec 
eux  ;  de-là  l'émulation  ,  les  rivalités  , 
la  jaloufie.  Un  cœur  plein  d'un  fenti- 
rnent  qui  déborde ,  aime  à  s'épancher  ; 
du  befoin  d'une  maîtrefle  naît  bientôt 
celui  d'un  ami  ;  celui  qui  fent  combien 
il  eft  doux  d'être  aimé ,  voudroit  l'être 
de  tout  le  monde ,  ôc  tous  ne  fauroient 
vouloir  de  préférence  ,  qu'il  n'y  ait 
beaucoup  de  mécontens.  Avec  l'amour 
«Se  l'amitié  naillent  les  diflenfions,  l'ini- 
îîiitié  ,  [a  haine.  Du  fein  de  tant  dp 
paillons  diverfes  je  vois  l'opinion  s'éle- 
ver un  trône  inébranlable  ,  &  les  ftu- 
pides  mortels  aller /is  à  fon  empire,  ne 


iS6  Emile, 

fonder  leur  propre  exiflence  que  fur. 
les  jugemens  d'autrui. 

Écendez  ces  idées  ,  5c  vous  verrez 
d'où  vient  à  notre  amour -propre  la 
forme  que  nous  lui  croyons  naturelle  ; 
&  comment  l'amour  de  foi ,  cefi'anc 
d'être  un  fentiment  abfolu  y  devient 
orgueil  dans  les  grandes  âmes ,  vanité 
dans  les  petites  ;  &  ,  dans  toutes ,  fe 
nourrit  fans  ceffe  aux  dépens  du  pro- 
chain. L'efpecedecespa(îions,n'ayanc 
point  fon  germe  dans  le  cœur  des  en- 
fans,  n'y  peut  naître  d'elle-même;  c'efl 
nous  feuls  qui  l'y  portons,  &  jamais 
elles  n'y  prennent  racine  que  par  notre 
faute  ;  mais  il  n'en  eft  plus  ainfi  du 
cœur  du  jeune  homme  ;  quoi  que  nous 
puifîîons  faire  ,  elles  y  naîtront  malgré 
nous.  Il  efl  donc  tems  de  changer  de 
méthode. 

Commençons  par  quelques  réflexions 
importantes  fur  l'état  critique  dont  il 
s'agit  ici.  Le  paifage  de  l'enfance  à  la 


ou  DE  l'Éducation.     î  87 

puberté  n'efl;  pas  tellement  déterminé 
par  la  Nature  qu'il  ne  varie  dans  les 
individus  félon  le::  temperamens ,  & 
dans  les  peuples  félon  les  climats.  Tout 
le  monde  fait  les  diftindions  obfervées 
fur  ce  point  entre  les  pays  chauds  & 
les  pays  froids ,  Sz  chacun  voit  que  les 
temperamens  ardens  font  formés  plu- 
tôt que  les  autres  ;  mais  on  peut  fe 
tromper  fur  les  caufes ,  Se  fou  vent  at- 
tribuer au  phyfique  ce  qu'il  faut  impu- 
ter au  moral  ;  c'eil  un  des  abus  les  plus 
fréquens  de  la  Philofophie  de  notre 
fiécle.    Les  inftrudions  de  la  Nature 
font  tardives  &  lentes ,  celles  des  hom- 
mes font  prefque  toujours  prématurées. 
Dans  le  premier  cas ,  les  fens  éveil- 
lent l'imagination  ;    dans  le  fécond  , 
l'imagination  éveille  les  fens;  elle  leur 
donne  une  adivité  précoce  qui  ne  peut 
manquer  d'énerver ,  d'affoiblir  d'abord 
les  individus ,  puis  l'efpece  même  à  la 
longue.  Une  obfervation  plus  généra- 


i88  Emile, 

le  6c  plus  fiire  que  celle  de  l'elTet  des 
climats,  efi  que  la  puberté  &  la  puif- 
fance  du  fexe  eft  toujours  plus  hâtive 
chez  les  peuples  inflruits  5c  policés  , 
que  chez  les  peuples  ignorans  &  bar- 
bares *.  Les  enfans  ont  une  fagacité 


*  Dms  les  Villes,  dit  M.  de  B.iffon,  &•  chef  les 
gens  aifés ,  les  enf.ins  accnitumés  à  des  nourritures 
alondmtes  6*  Succulentes  arrivent  plutôt  à  cet  état  ;  à 
la  ca.rnp.ivne  bf  dms  le  pauvre  p:w4e ,  les  enfans  font 
plus  tardifs,  '■'arce  qu'ils  font  mal  &•  trop  peu  nourris  j  il 
leur  faut  deux'  ou  trois  années  de  plus.  Hill.  Nat.  T.  IV' 
p.  ajS.  J'admets  robfervation,  mais  non  Texplication  , 
puifque  dans  les  pays  où  le  villageois  fe  nourrit  très-bien 
&  mange  beaucoup  ,  comme  dans  le  Valais ,  &  même 
en  certains  cantons  montueus  de  l'Italie  comme  le 
Frioul ,  l'âge  dî  puberté  djns  les  deux  fexes  ell  égale- 
ment plus  tardif  qu'au  fein  des  Villes  jOÙ  pour  fatisfaire 
la  vanité  ,  l'on  met  fouvent  dans  le  manger  une  extrême 
parcimon  e  ,  &  où  la  plupart  font  ,  comme  dit  le 
proverbe ,  habit  de  velours  &•  ventre  de  f.m.  On  eft 
étonné  dans  ces  montagnes  de  voir  de  grands  garçons 
fjrts  comme  des  hommes  avoir  encore  la  voix  aiguë  & 
le  nT-ntùn  fans  barbe,  &  de  grandes  filles ,  d'ailleurs 
très  formées  ,  n'avoir  aucun  figne  périodique  de  leur 
fexe.  Uifferenc;  qui  me  paroît  venir  uniquement  de  ce 
que  dans  la  ri.Ti'->licité  de  leurs  mœurs  ,  leur  imagina- 
tion plus  long-tems  paifible  &  calme  fait  plus  tard  fer- 
menter leur  fang  ,  &  rend  leur  tempérament  moins 
précoce. 


ou  DE  l'Éducation.      1 89 

finguliere  pour  démêler  à  travers  tou- 
tes les  fingeries  de  la  décence  ,    les 
mauvaifes  mœurs  qu'elle  couvre.  Le 
langage  épuré  qu'on  leur  dide  ,   les 
leçons  d'honnêteté  qu'on  leur  donne  , 
le  voile  du  miftere  qu'on  affede  de 
tendre  devant  leurs  yeux  ,  font  autant 
d'aiguillons  à  leur  curiofité.  A  la  ma- 
nière dont  on  s'y  prend ,  il  eil  clair  que 
ce  qu'on  feint  de  leur  cacher  n'eft  que 
pour  le  leur  apprendre,  &  c'efl ,  de 
toutes  les  inftruclions  qu'on  leur  don- 
ne ,  celle  qui  leur  profite  le  mieux. 

Confultez  l'expérience  ,  vous  com- 
prendrez à  quel  point  cette  méthode 
infenlée  accélère  l'ouvrage  de  la  Na- 
ture &  ruine  le  tempérament.  C'efl 
ici  l'une  des  principales  caufes  qui  font 
dégénérer  les  races  dans  les  Villes. 
Les  jeunes  gens  ,  épuifés  de  bonne 
heure,  rertent  petits,  foihles,  mal- 
faics ,  vieillilfen:  au  lieu  de  grandir  ; 
comme  la  vigne  à  qui  l'on  fait  porter 


190  Emile, 

du  fruit  au  printems,  languit  Sz  meurt 
avant  l'automne. 

Il  faut  avoir  vécu  chez  des  peuples 
grofîiers  &  fimples  pour  conhoître  juf- 
qu'à  quel  âge ,  une  heureufe  ignorance 
y  peut  prolonger  l'innocence  des  en- 
fans.  Cell  un  fpedacle  à  la  fois  tou- 
chant 6c  rifible  d'y  voir  les  deux  [exes 
livrés  à  la  fécuricé  de  leurs  cœurs , 
prolonger  dans  la  fleur  de  l'âge  &  de 
la  beauté  les  jeux  naïfs  de  l'enfance  , 
&  montrer  par  leur  familiarité  mcme 
la  pureté  de  leurs  plaifirs.  Quand  en- 
fin cette  aimable  Jeunciïe  vient  à  fe 
marier ,  les  deux  époux  fe  donnant 
mutuellement  les  prémices  de  leur 
perfonne  ,  en  font  plus  chers  l'un  à 
l'autre  ;  des  multitudes  d'enfans  liiins 
&  robuiles  deviennent  le  gage  d'une 
ur.ion  que  rien  n'altère  ,  êc  le  fruit  de 
la  fageffe  de  leurs  premiers  ans. 

Si  l'âge  où  l'homme  acquiert  la 
confcience  de  fon  fexe ,  diffère  autant 


ou  DE  l'Éducation.      191 

par  l'effet  de  l'éducation  que  par  l'ac- 
tion de  la  Nature  ,  il  fuit  de-là  qu'on 
peut  accélérer  &  retarder  cet  âge  félon 
la  manière  dont  on  élèvera  les  enfans; 
éc  il  le  corps  gagne  ou  perd  de  la  con- 
fiftance  à  mefure  qu'on  retarde  ou 
qu'on  accélère  ce  progrès ,  il  fuit  en- 
core que,  plus  on  s'applique  à  le  retar- 
der ,  plus  un  jeune  homme  acquière 
de  vigueur  6c  de  force.  Je  ne  parle 
encore  que  des  effets  purement  phy- 
fiques  ;  on  verra  bientôt  qu'ils  ne  fe 
bornent  pas-là. 

De  ces  réflexions  je  tire  la  folution 
de  cette  queftion  fi  fouvent  agitée  , 
s'il  convient  d'éclairer  les  enfàns  de 
bonne  heure  fur  les  objets  de  leur  cu- 
riofité  ,  ou  s'il  vaut  mieux  leur  donner 
ie  change  par  de  modeftes  erreurs  ? 
Je  penfe  qu'il  ne  faut  faire  ni  l'un  ni 
l'autre.  Premièrement,  cette curiofi- 
té  ne  leur  vient  point  fans  qu'on  y  aie 
donné  lieu.  Il  faut  donc  faire  en  forte 


1^2  Emile, 

qu'ils  ne  l'aient  pas.  En  fécond  lieu  , 
des  queftions  qu'on  n'eft  pas  forcé  de 
réfoudre ,  n'exigent  point  qu'on  trom- 
pe celui  qui  les  fait  :  il  vaut  mieux  lui 
impofer  filence  que  de  lui  répondre 
en  mentant.  Il  fera  peu  furpris  de  cette 
loi  ,  fi  l'on  a  pris  foin  de  l'y  affervir 
dans  les  chofcs  indifférentes.  Enfin  fi 
l'on  prend  le  parti  de  répondre ,  que 
ce  foit  avec  la  plus  grande  (implicite  , 
fans  mifiere  ,  fans  embarras ,  fans  fou- 
rire.  Il  y  a  beaucoup  moins  de  dan- 
ger à  fatisfaire  la  curiofité  de  l'enfanc 
qu'à  l'exciter. 

Que  vos  réponfes  foient  toujours 
graves ,  courtes  ,  décidées ,  ôc  fans  ja- 
mais paroître  héfiter.  Je  n'ai  pas  be- 
foin  d'ajouter  qu'elles  doivent  être 
vraies.  On  ne  peut  apprendre  aux 
enfans  le  danger  de  mentir  aux  hom- 
mes ,  fans  fentir ,  de  la  part  des  hom- 
mes ,  le  danger  plus  grand  de  mentir 
aux  enfans.  Un  fecil  menfonge  avéré 

du 


ou  DE  l'Éducation.     195 

du  maître  à  l'élevé  ,  ruineroit  à  ja- 
mais tout  le  fruic  de  l'éducation. 

Une  ignorance  abfolue  fur  certaines 
matières,  eft,  peut-être,  ce  qui  con- 
viendroit  le  mieux  aux  enfans  :  mais 
qu'ils  apprennent  de  bonne  heure  ce 
qu'il  eft  impofîible  de  leur  cacher  tou- 
jours. Il  faut  ,  ou  que  leur  curiofité 
ne  s'éveille  en  aucune  manière  ,  ou 
qu'elle  foit  fatisfaite  avant  l'âge  où  elle 
n'eft  plus  fans  danger.  Votre  conduite 
avec  votre  élevé  dépend  beaucoup,  eil 
ceci,  de  fa  fituation  particulière  ,  des 
fociétés  qui  l'environnent,  des  circonf- 
tances  où  l'on  prévoit  qu'il  pourra  fe 
trouver  ,  &c.  Il  importe  ici  de  ne 
Hen  donner  au  hazard  ,  6c  fi  vous 
n'êtes  pas  fur  de  lui  faire  ignorer  juf- 
qu'à  feize  ans  la  différence  des  fexes , 
ayez  foin  qu'il  l'apprenne  avant  dix. 

Je  n'aime  point  qu'on  aftede  avec 
les  enfans  un  langage  trop  épuré  ,  ni 
qu'on  fafie  de  longs  détours  ,  donc  ils 

Tom^  IL  K 


194  Jlmîle,    ' 

s'apperçoivent  ,  pour  éviter  de  don- 
ner aux  choies  leur  véritable  nom. 
Les  bonnes  mœurs ,  en  ces  matières , 
ont  toujours  beaucoup  de  fimplicité  ; 
mais  des  imaginations  fouillées  par  le 
vice  rendent  l'oreille  délicate  ,  &  for- 
cent de  rafiner  fans  celle  fur  les  expref- 
(îons.  Les  termes  grollîers  font  fans 
conféquence  ;  ce  font  les  idées  lafcives 
qu'il  faut  écarter. 

Quoique  la  pudeur  foit  naturelle 
à  l'efpece  humaine ,  naturellement  les 
enfans  n'en  ont  point.  La  pudeur  ne 
naît  qu'avec  la  connoilTance  du  mal  : 
6c  comment  les  enfans  qui  n'ont  ni  ne 
doivent  avoir  cette  connoiRance  ,  au- 
roient-ils  le  fentimcnt  qui  en  efl  l'ef- 
fet ?  Leur  donner  des  leçons  de  pu- 
deur &  d'honnêteté  ,  c'efh  leur  ap- 
prendre qu'il  y  a  des  chofes  honteu- 
fes  ^:  déshonnôtes  ;  c'efl:  leur  donner 
un  defir  fecret  de  connoître  ces  cho- 
fes-là.  Tôt  ou  tard  ils  en  viennent  à 


ou  DE  l'EdUCATÏON.         I95 

bout  ,  &  la  première  étincelle  qui 
touche  à  l'imagination ,  accélère  à  coup 
fur  Tembrafement  des  fens.  Quicon- 
que rougit  efl  déjà  coupable  :  la  vraie 
innocence  n'a  honte  de  rien. 

Les  enfans  n'ont  pas  les  mêmes  de- 
firs  que  les  hommes;  mais  fujets,  comx- 
me  eux  ,  à  la  malpropreté  qui  blelTô 
les  fens  ,  ils  peuvent  de  ce  feul  aiïu- 
Jettiffement  recevoir  les  mêmes  leçons 
de  bienféance.  Suivez  l'efprit  de  la 
Nature  ,  qui ,  plaçant  dans  les  mêmes 
lieux  les  organes  des  plaifirs  fecrets  , 
êc  ceux  des  befoins  dégoûtans ,  nous 
infpire  les  mêmes  foins  à  differens  âges , 
tantôt  par  une  idée  &  tantôt  par  une 
autre  ;  à  l'hommiC  par  la  modeftie  ,  à 
l'enfant  par  la  propreté. 

Je  ne  vois  qu'un  bon  moyen  dé 
conferver  aux  enfans  leur  innocence; 
c'efl  que  tous  ceux  qui  les  entourent 
la  refpeélcnt  &  l'aiment.  Sans  cela  , 
toute  la  retenue  dont  on  tâche  d'ufer 

N    A 


T^6  Ëmilé, 

avec  eux  fe  dément  tôt  où  tard;  urt 
Iburire,  un  clin  d'œil ,  un  gefte  échap- 
pé ,  leur  difent  toiic  ce  qu'on  cher- 
che à  leur  taire  :  il  leur  fuffit  pour 
l'apprendre  ,  de  voir  qu'on  le  leur  a 
voulu  cacher.  La  délicateiïe  de  tours 
ôc  d'exprelîions  dont  fe  fervent  entre 
eux  les  gens  polis,  fuppofant  des  lu- 
mières que  les  enfans  ne  doivent  point 
avoir,  efl  tout-à-fait  déplacée  avec 
eux  ;  mais  quand  on  honore  vraiment 
leur  fimplicité  ,  l'on  prend  aifément , 
en  leur  parlant ,  celle  des  termes  qui 
leur  conviennent.  Il  y  a  une  certaine 
naïveté  de  langage  qui  fied  &  qui 
plaît  à  l'innocence  :  voilà  le  vrai  ton 
qui  détourne  un  enfant  d'une  dange- 
ïeufe  curiofité.  En  lui  parlant  fim- 
ïplement  de  tout ,  on  ne  lui  lailTe  pas 
ibupçonner  qu'il  refle  rien  de  plus  à 
lui  dire.  En  joignant  aux  mots  grof- 
fiers  les  idées  déplai fautes  qui  leur 
conviennent ,  on  étouffe  le  premier 


ou  DE  L'tDiTCATION.         ï  97 

i^u  de  rimagination  :  on  ne  lui  dé- 
fçnd  pas  de  prononcer  ces  mots  & 
d'avoir  ces  idées  ;  mais  on  lui  donne, 
fans  qu'il  y  fongs  ,  de  la  répugnance 
à  les  rappeller  ;  &  combien  d'embar- 
ras cette  liberté  naïve  ne  fauve-t-elle 
point  à  ceux  qui ,  la  tirant  de  leur 
propre  cœur,  difent  toujours  ce  qu'il 
faut  dire  ,  êc  le  difenc  toujours  com- 
me ils  l'ont  fenti  ? 

Comment  fe  font  les  erjfansl  Ques- 
tion embarralTante  qui  vient  aiTez  na- 
turellement aux  enfans ,  Sz  dont  la 
réponfe  indifcrette  ou  prudente  dé- 
cide quelquefois  de  leurs  mxurs  6ç 
de  leur  fanté  pour  toute  leur  vie.  La 
manière  la  plus  courte  qu'une  mère 
imagine  pour  s'en  débarraifer  fans 
tromper  fon  fils,  efl  de  lui  impofer 
filence  :  cela  feroit  bon ,  fi  on  l'y  eue 
accoutumé  de  longue  main  dans  des 
queflions  indifférentes,  &  qu'il  ne 
foupçonnât  pas  du  miilere  à  ce  nou- 

N  3 


3^8  Emile, 

\eau  ton.  Mais  rarement  elle  s'en 
tient-là.  C'cfl  le  fecret  des  gens  mariés  , 
lui  dira-t-ellc  ;  de  petits  garçons  ne  dol- 
'Vent  point  être  fi  curieux.  Voilà  qui 
eft  fort  bien  pour  tirer  d'embarras  la 
mcre  ;  mais  qu'elle  fâche  que  ,  piqué 
de  cet  air  de  mépris  ,  le  petit  garçon 
n'aura  pas  un  moment  de  repos  qu'il 
n'ait  appris  le  fecret  des  gens  mariés , 
&  qu'il  ne  tardera  pas  de  l'apprendre. 
Qu'on  me  permette  de  rapporter 
une  réponfe  bien  différente  que  j'ai 
entendu  faire  à  la  même  queflion  , 
&  qui  me  frappa  d'autant  plus ,  qu'elle 
partoit  d'une  femme  aulTi  modcfle 
dans  fes  difcours  que  dans  '^qs  ma- 
nières ,  mais  qui  favoit  au  befoin  fou- 
ler aux  pieds ,  pour  le  bien  de  fon 
fils  <Sc  pour  la  vertu ,  la  faulfe  crainte 
du  blâme  6c  les  vains  propos  de^ 
plaifans.  11  n'y  avoir  pas  long-tems 
que  l'enfant  avoit  jette  par  les  urines 
TLine  petite  pierre  qui  lui  avoit  déchiré 


ou  DE  l'Éducation.      19^ 

l'urètre  ;  mais  le  mal  paiïe  étoit  ou- 
blié. Maman  ,  dit  le  petit  étourdi, 
comment  fe  font  Les  enfans'^  Mon  fils  , 
répond  la  mère  fans  héfiter  ,  les  fem- 
mes les  plfsent  avec  des  douleurs  qui 
leur  coûtent  quelquefois  la  vie.  Que 
les  foux  rient  ,  que  les  fots  foienc 
fcandalifés  ;  mais  que  les  fages  cher- 
chent fi  jamais  ils  trouveronc  une  ré- 
ponfe  plus  judicieufe  ,  6c  qui  aille 
mieux  à  Tes  fins. 

D'abord  l'idée  d'un  bcfoin  naturel  y 
S:  connu  de  l'enfant  ,  détourne  celle 
d'une  opération  miflerieufe.  Les  idées 
accefibires  de  la  douleur  &  de  la 
mort  couvrent  celle-là  d'un  voile  de 
triflelle  ,  qui  amortit  Timaginatioa 
êc  réprime  la  curiofité  :  tout  porte 
l'efprit  fur  les  fuites  de  l'accouche- 
ment ,  6:  non  pas  fur  fcs  caufes.  Les 
infirmités  de  la  nature  humaine ,  des. 
objets  dégoûtans,  des  images  de  fouf- 
france  ,  voilà  les  éclaircifiémens  où 

N  4 


2C0  Fmile, 

ïTiene  cette  réponfe,  fila  répugnance 
qu'elle  infpire  permet  à  l'enfant  de 
les  demander.  Far  où  l'inquiétude 
des  defirs  aura-t-elle  occsiîon  de  naî- 
tre dans  des  entretiens  ainfi  dirigés? 
«Se  cependant  vous  voyez  que  la  véri- 
té n'a  point  été  altérée  ,  &  qu'on  n'a 
point  eu  befoin  d'abufer  fon  élevé  au 
lieu  de  l'inftruire. 

Vos  enfans  lilent  ;  ils  prennent  dans 
leurs  leélures  des  connoiiTances  qu'ils 
ç'auroient  pas  s'ils  n'avoient  point  liu 
S'ils  étudient ,  l'imagination  s'allume 
«5c  s'aiguite  dans  le  lîlence  du  cabi- 
net. S'ils  vivent  dans  le  monde  ,  ils 
entendent  un  jargon  bizarre ,  ils  voyent 
des  exemples  dont  ils  font  frappés  ; 
on  leur  a  lî  bien  periuadé  qu'ils  étoienç 
tommes ,  que  dans  tout  ce  que  font  les 
hommes  en  leur  préfence,ils  cherchent 
îiulîi-tôt  comment  cela  peut  leur  con- 
venir ;  il  faut  bien  que  les  aélions  d'au- 
U'ui  leur  fervent  de  modèle,  quand  les 


ou  DE  l'Éducation,      ioî 

jugemens  d'autrui  leur  fervent  de  loi. 
JDes  domefliques  qu'on  fait  dépendre 
d'eux ,  par  conféquent  interedés  à  leur 
plaire ,  leur  font  leur  cour  aux  dépens 
des  bonnes  mœurs  ;  des  gouvernantes 
rieufes  leur  tiennent  à  quatre  ans  des 
propos ,  que  la  plus  effrontée  n'ofe- 
roit  leur  tenir  à  quinze.  Bientôt  elles 
oublient  ce  qu'elles  ont  dit  ;  mais  ils 
n'oublient  pas  ce  qu'ils  ont  entendu. 
Les  entretiens  poliflbns  préparent  les. 
mœurs  libertines  ;  le  laquais  fripon 
rend  l'enfant  débauché  ,  &  le  fecret  de 
r^in  fert  de  garant  à  celui  de  l'autre. 

L'enfant  élevé  félon  fon  âge  efl 
feul.  Il  ne  connoît  d'attachemens  que 
ceux  de  l'habitude  ;  il  aime  fa  fœur 
comme  fa  montre ,  &  fon  ami  comme, 
fon  chien.  Il  ne  fe  fent  d'aucun  fexe, 
d'aucune  efpece  ;  l'homme  &  la  fem- 
me lui  font  également  étrangers  ;  il 
ne  rapporte  à  lui  rien  de  ce  qu'ils 
font  ni  de  ce  qu'ils  difent  ;  il  ne  le 


202  Emile, 

voit  ni  ne  l'entend,  ou  n'y  fait  nulle 
attention  ;  leurs  difcours  ne  l'interef- 
fent  pas  plus  que  leurs  exemples  ; 
tout  cela  n'cfl  point  fait  pour  lui.  Ce 
n'efl  pas  une  erreur  artificieufe  qu'on 
lui  donne  par  cette  méthode  ,  c'ell 
l'ignorance  de  la  Nature.  Le  tems 
vient  où  la  même  Nature  prend  foin 
d'éclairer  fon  élevé  ;  6c  c'eft-  alor^ 
feulement  qu'elle  l'a  mis  en  état  de 
profiter  fans  rifque  des  leçons  qu'elle 
lui  donne.  Voilà  le  principe:  le  dé- 
tail des  règles  n'eft  pas  de  mon  fujet  ; 
&  les  moyens  que  je  propofe  en  vue 
d'autres  objets,  fervent  encore  d'exem- 
ple pour  celui-ci. 

Voulez -vous  mettre  l'ordre  &.  la 
règle  dans  les  pallions  nailTantes?  éten- 
dez lefpace  durant  lequ^el  elles  fe  dé- 
veloppent, afin  qu'elles  aient  le  tems 
de  s'arranger  à  mefure  qu  elles  naiifent. 
Alors  ce  n'efl  pas  l'homme  qui  les 
ordonne ,  c'eft  la  Nature  elle-même  ; 


ou  DE  L*EdUCATION.   lOj 

Votre  foin  n'eft  que  de  la  laiiTer  arran- 
ger fon  travail.  Si  votre  élevé  étoic 
feu! ,  vous  n'auriez  rien  à  faire  ;  mais 
tout  ce  qui  l'environne  enflamme  fon 
imagination.  Le  torrent  des  préjugés 
l'entraîne  ;  pour  le  retenir  il  faut  le 
pouffer  en  fens  contraire.  Il  faut  que 
le  fentiment  enchaîne  l'imagination  , 
Zc  que  la  raifon  faffe  taire  l'opinion 
des  hommes.  La  fource  de  toutes  les 
paflions  eft  la  fenfibilité  ,  l'imagina- 
tion détermine  leur  pente.  Tout  être 
qui  fent  fes  rapports  ,  doit  être  aifeélé 
quand  ces  rapports  s'altèrent ,  &  qu'il 
en  imagine ,  ou  qu'il  en  croit  imagi- 
ner de  plus  convenables  à  fa  nature. 
Ce  font  les  erreurs  de  l'imagination 
qui  transforment  en  vices  les  paflions 
de  tous  les  êtres  bornés ,  même  des 
Anges,  s'ils  en  ont  :  car  il  faudroit 
qu'ils  connuflent  la  nature  de  tous  les 
êtres  ,  pour  favoir  quels  rapports  con- 
viennent le  mieux  à  la  leur. 
Tom.II.  16* 


204       Emile, 

Voici  donc  le  fommaire  de  toute  la 
fagefie  humaine  dans  l'ufage  des  paf- 
fions.  1°.  Sentir  les  vrais  rapports  de 
l  homme,  tant  dans  l'efpece  que  dans 
l'individu.  2".  Ordonner  toutes  les  af- 
fedîons  de  Tame  félon  ces  rapports. 

Mais  l'homme  eft-il  maître  d'ordon- 
ner fes  afTedions  félon  tels  ou  tels  rap- 
ports r  fans  doute,  s'il  eft  maître  de  di- 
riger fon  imagination  fur  tel  ou  tel 
objet,  ou  de  lui  donner  telle  ou  telle 
habitude.  D'ailleurs  il  s'agit  moins  ici 
de  ce  qu'un  homme  peut  faire  fur  lui- 
racme,quede  ce  que  nous  pouvons  faire 
fur  notre  élevé  par  le  choix  des  cir- 
conftancesoù  nousle  plaçons.  Expofer 
les  moyens  propres  à  le  maintenir  dans 
l'ordre  de  la  nature  ,  c'eft  dire  affez 
comment  il  en  peut  lortir. 

Tant  que  fa  fenfibilité  relie  bornée 
à  fon  individu,  il  n'y  a  rien  de  moral 
dans  fes  aélions  ;  ce  n'eft:  que  quand 
elle  commence  à  s'étendre  hors  de  lui. 


ou  DE  l'Éducation.     205 

qu'il  prend  d'abord  les  fentimens ,  & 
enfuke  les  notions  du  bien  &  du  mal  , 
qui  le  conllitùent  véritablement  hom- 
me &  partie  intégrante  de  fon  efpece. 
C'eft  donc  à  ce  premier  point  qu'il 
faut  d'abord  fixer  nos  obfervations. 

Elles  font  difficiles ,  en  ce  que  pour 
les  faire ,  il  faut  rejetter  les  exemples 
qui  font  fous  nos  yeux ,  &  chercher 
ceux  où  les  développemens  fucceffifs 
fe  font  félon  l'ordre  de  la  Nature. 

Un  enfant  façonné  ,  poli ,  civilifé, 
qui  n'attend  que  la  puiffance  de  mettre 
en  œuvre  les  inftrudions  prématurées 
qu'il  a  reçues,  ne  fe  trompe  jamais  fur 
le  moment  où  cette  puilfance  lui  fur- 
vient.  Loin  de  l'attendre ,  il  l'accélère  ; 
il  donne  à  fon  fan  g  une  fermentation 
précoce  ;  il  fait  quel  doit  être  l'obje^ 
de  fes  defirs  long-tems  même  avant 
qu'il  les  éprouve.  Ce  n'eft  pas  la  Na- 
ture qui  l'excite,  c'eft  lui  qui  la  force  : 
elle  n'a  plus  rien  à  lui  apprendre  ea 


20^  Emile  5, 

le  faifant  homme.  Il  l'écoit  par  îa  pen- 
fée  long-tems  avant  de  lecre  en  effet. 

La  véritable  marche  de  la  Nature 
eft  plus  graduelle  &  plus  lente.  Peu- 
à-peu  le  iang  s'enflamme  ,  les  efprits 
s'élaborent ,  le  tempérament  fe  forme. 
Xefage  ouvrier  qui  dirige  la  fabrique, 
-a  foin  de  perfedionner  tous  fes  inftru- 
piens  avant  de  les  mettre  en  œuvre  ; 
une  longue  inquiétude  précède  les 
premiers  defirs,  une  longue  ignorance 
leur  donne  le  change  ,  on  defire  fans 
favoir  quoi  :  le  fang  fermente  &  s'agi- 
te ;  une  furabondànce  de  vie  cherche 
à  setendre  au-dehors.  L'œil  s'anime 
&.  parcourt  les  autres  êtres  ;  on  com- 
mence à  prendre  intérêt  à  ceux  qui 
.nous  environnent  ;  on  com^mence  à 
ientir  qu'on  n'eft  pas  fait  pour  vivre 
feul  ;  c'efl;  ainfi  que  le  cœur  s'ouvre 
aux  afledions  humaines ,  6c  devient 
<:apable  d'attachement. 

Le  premier  feuciment  dont  un  jeune 


ou  DE  l'Éducation.     207 

homme  élevé  foigneufement  efl  fuC> 
ceptible  n'eft  pas  l'amour  ,  c'eft  l'ami- 
tié. Le  premier  ade  de  fon  imagina- 
tion naiiïànte  efl  de  lui  apprendre  qu'il 
a  des  fembiables,  &  l'efpece  l'afiede 
avant  lé  fexe.  Voilà  donc  un  autre 
avantage  de  l'innocence  prolongée; 
c'efl  de  profiter  de  la  fenfibilité  naif. 
fantc,  pour  jetter  dans  le  cœur  du  jeu- 
ne adolefcent  les  premières  femences 
de  l'humanité.  Avantage  d'autant  plus 
f>récieux  ,  que  c'efl  le  feul  tems  de  la 
vie  où  les  mêmes  foins  puiflent  avoir 
un  vrai  fuccès. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens 
corrompus  de  bonne  heure  ,  &  livrés 
aux  femmes  &  à  la  débauche ,  étoienc 
inhumains  &:  cruels  ;  la  fougue  du  tem- 
pérament les  rendoit  impatiens ,  vin- 
dicatifs ,  furieux  :  leur  imagination 
pleine  d'un  feul  objet,  fe  refufoit  à 
tout  le  refte  ;  ils  ne  connoilToient  ni 
pitié  ni  mifericordej  ils  auroienc  fa^ 


ao8  É 


MILE. 


crifié  père  mère  6c  l'univers  entier,  àiî 
moindre  de  leurs  plaifirs.  Au  contrai- 
re ,  un  jeune  homme  élevé  dans  une 
heureufe  fimplicité  ,  eil  porté  par  les 
premiers  mouvemens  de  la  Nature  vers 
les  paffions  tendresse  affeclueufes :  fon 
cœur  compatilTant  s'émeut  fur  les  pei- 
nes de  fes  femblables  ;  il  treflaillit  d'ai- 
fe  quand  il  revoit  fon  camarade ,  {es 
bras  fa  vent  trouver  des  étreintes  caref- 
fantes ,  fes  yeux  favent  verfer  des  lar- 
mes d'attendrifTement  ;  il  efl:  fenfible 
à  la  honte  de  déplaire  ,  au  regret  d'a- 
voir offenfé.  Si  l'ardeur  d'un  fang  qui 
s'enflamme  le  rend  vif,  emporté,  co- 
lère ,  on  voit  le  moment  d'après  toute 
la  bonté  de  fon  cœur  dans  l'effufion  de 
fon  repentir  ;  il  pleure  >  il  gémit  fur 
la  bleflure  qu'il  a  faite,  il  voudroit  au 
prix  de  fon  fang  racheter  celui  qu'il  a 
verfé  ;  tout  fon  emportement  s  éteint  ^ 
toute  fa  fierté  s'humilie  devant  le  fen- 
«ment  de  fa  faute.  £ll-àl  olfenfé  lui- 
même  ? 


ou  DE  l'Éducation.      209 

fiiême  ?  au  fort  de  fa  fureur  une  excu- 
fe ,  un  mot  le  défarme  ;  il  pardonne 
les  torts  d'autrui  d'auiïi  bon  cœur  qu'il 
répare  les  Gens.  L*^adolefcence  n'efl 
l'âge  ni  de  la  vengeance  ni  de  la  haine  , 
elle  eft  celui  de  la  comnDifé ration,  de 
la  clémence  ,  de  la  génerofité.  Oui 
je  le  foutiens  ,  &  je  ne  crains  point 
d'être  démenti  par  l'expérience  ,  un 
enfant  qui  n'ell  pas  mal  né-,  &  qui  a 
confervé  jufqu'à  vingt  ans  fon  inno- 
cence, eft,  à  cet  âge, le  plus  généreux, 
le  meilleur  ,  le  plus  aimant  &  le  plus 
aimable  des  hommes.  On  ne  vous  a 
jamais  rien  dit  de  femblable  ;  je  le 
trois  bien  :  vos  Philofophes  élevés  dans 
toute  la  corruption  des  Collèges,  n'onc 
garde  de  favoir  cela. 

C'eft  la  foiblelfe  de  l'homme  qui 
le  rend  fociable  ;  ce  font  nos  miferes 
communes  qui  portent  nos  cœurs  à 
l'humanité  :  nous  ne  lui  devrions  rien 
(1  nous  n'étions  pas  hommes.   Tour 

Tome  H,  O 


2 îo  Emile  , 

attachement  ell  un  figne  d'infuffirancèî 
ii  chacun  de  nous  n'avoit  nul  befoin 
des  autres ,  il  ne  fongeroit  guère  à 
s'unir  à  eux.  Ainfi  de  notre  infirmité 
même  naît  notre  frêle  bonheur.  Un 
être  vraiment  heureux  eft  un  être  foli- 
taire  :  Dieu  feul  jouit  d'un  bonheur  ab- 
folu  ,  mais  qui  de  nous  en  a  l'idée  ?  Si 
quelque  être  imparfait  pouvoit  fe  fuf- 
fire  à  lui-même,  de  quoi  jouiroit-il 
félon  nous?  Il  feroit  feul,  il  feroit  mi- 
ferable.  Je  ne  conçois  pas  que  celui 
qui  n*a  befoin  de  rien ,  puille  aimer 
quelque  chofe  :  je  ne  conçois  pas  que 
celui  qui  n'aime  rien ,  puifle  être  heu- 
reux. 

11  fuit  de  -  là  que  nous  nous  atta- 
chons à  nos  femblables ,  moins  par  le 
fentiment  de  leurs  plaifirs,  que  par  ce- 
lui de  leurs  peines  ;  car  nous  y  voyons 
bien  mieux  l'identité  de  notre  Nature, 
&  les  garants  de  leurattachement  pour 
nous.  Si  nos  befoins  communs  nous 


I 


ou  DE  L'ÉdUCATIOxNT.       21  I 

linilTent  par  intérêt,  nos  miferes  com- 
munes nous  uniiTent  par  affedion.  L'af- 
pecl  d'un  homme  heureux  infpire  aux 
autres  moins  d'amour  que  d'envie  ; 
on  l'accuferoit  volontiers  d'ufurper  un 
droit  qu'il  n'a  pas ,  en  fe  faifant  un 
bonheur  exclufif  ;  &  l'amour  -  propre 
fouffre  encore ,  en  nous  faifant  fentir 
que  cet  homme  n'a  nul  befoin  de  nous. 
Mais  qui  efl-ce  qui  ne  plaint  pas  le 
malheureux  qu'il  voit  fouffrir  r  Qui 
eft-ce  qui  ne  voudroir  pas  le  délivrer 
de  fes  maux ,  s'il  n'en  coûtoic  qu'un 
fouhait  pour  cela?  L'imagination  nous 
met  à  la  place  du  miferable,  plutôt 
qu'à  celle  de  l'homme  heureux  ;  on 
fent  que  l'un  de  ces  états  nous  tou- 
che de  plus  près  que  l'autre.  La  pi- 
tié eft  douce ,  parce  qu'en  fe  met- 
tant à  la  place  de  celui  qui  foulfre, 
on  fent  pourtant  le  plaifir  de  ne  pas 
fouffrir  comme  lui.  L'envie  efl  ame- 
re  ,  en  ce  que  l'afpeâ:  d'un  homme 

O    2. 


212  Emile, 

heureux ,  loin  de  mettre  l'envieux  à 
fa  place ,  lui  donne  le  regret  de  n'y 
pas  être.  11  femble  que  l'un  nous 
exempte  des  maux  qu'il  fouffre,  & 
que  l'autre  nous  ôte  les  biens  dont  il 
jouit. 

Voulez- vous  donc  exciter  &  nourrir 
dans  le  cœur  d'un  jeune  homme  les 
premiers  mouvcmens  de  la  fenfibilité 
nailTante  ,  6c  tourner  fon  caradere 
vers  la  bienfaifance  &  vers  la  bonté  ? 
N'allez  point  faire  germer  en  lui  l'or- 
gueil ,  la  vanité',  l'envie  par  la  trom- 
peufe  image  du  bonheur  des  hommes;  • 
n'expofez  point  d'abord  à  fes  yeux  la 
pompe  des  cours,  le  faile  des  palais , 
fattrait  des  fpedacles  :  ne  le  prome- 
nez point  dans  les  cercles ,  dans  les 
brillantes  aflemblées.  Ne  lui  montrez 
l'extérieur  de  la  grande  focicté  qu'a- 
prcs  l'avoir  mis  en  état  de  l'apprécier 
en  elle-même.  Lui  montrer  le  monde 
avant  qu'il  connoilïe  les  hommes ,  ce 


ou  DE  l'Éducation.     21^ 

c'efc  pas  le  former  ;  c'efl  le  corrom- 
pre :  ce  n'efl  pas  l'inllruire  ;  c'eil  le- 
tromper. 

Les  hommes  ne  font  naturellement 
ni  Rois ,  ni  Grands  ,  ni  Courtifans  , 
ni  riches.  Tous  font  nés  nuds  &  pau- 
vres ,  tous  fujets  aux  miferes  de  la  vie  ,. 
aux  chagrins ,  aux  maux, aux  befoins, 
aux  douleurs  de  toute  efpece  ;  enfia- 
tous  font  condamnés  à  la  mort.  Voilà 
ce  qui  efe  vraiment  de  l'homme;  voilà 
de  quoi  nul  mortel  n'eil  exempt,. 
Commencez  donc  par  étudier,  delà 
nature  humaine ,  ce  qui  en  efl  le  plus, 
in  réparable  ,  ce  qui  conflitue  le  mieux; 
l'humanité.. 

A  feize  ans  l'adolefcent  fait  ce  que 
c'eft  que  fouffrir  ,  car  il  a'fouffert  lui- 
même  :  mais  à  peine  fait-il  que  d'au-, 
très  êtres  fouffrent  aufii  :  le  voir  fans 
le  fentir ,  n'eft  pas  le  favoir ,  6c  com- 
me je  l'ai  dit  cent  fois,  l'enfant  n'ima- 
ginant point  ce  que  fentent  les  autres  ^ 

03 


214  Emile, 

ne  connoît  de  maux  que  les  fiens  ;  mais, 
quand  le  premier  développement  des 
fens  allume  en  lui  le  feu  de  l'imagina- 
tion ,  il  commence  à  fe  fentir  dans  [es 
femblables  ,  à  s'émouvoir  de  leurs 
plaintes ,  &  à  foutTrir  de  leurs  dou- 
leurs. C'eil:  alors  que  le  trifte  tableau 
de  l'humanité  foufliante  doit  porter  à 
fon  cœur  le  premier  attendriliement 
qu'il  ait  jamais  éprouvé. 

Si  ce  mom.ent  n'eft  pas  facile  à  re- 
marquer  dans  vos  enfans  ,  à  qui  vous 
en  prenez-vous?  Vouslesinftruifezde 
fi  bonne  heure  à  jouer  le  fentiment, 
vous  leur  en  apprenez  fi-tôt  le  langage, 
que  parlant  toujours  fur  le  même  ton  , 
ils  tournent  vos  leçons  contre  vous- 
même  ,  &  ne  vous  lailTcnt  nul  moyen 
de  diftinguer  quand  ,  cefiant  de  men- 
tir ,  ils  commencent  à  fentir  ce  qu'ils 
difent.  Mais  voyez  mon  Emile  ;  à 
rage  où  je  l'ai  conduit  ,  il  n'a  ni  fenti 
îli  menti.  Avant  de  favoir  ce  que  c'efl 


ou  DE  l'Éducation.     215 

qu'aimer  ,  il  n'a  dit  à  perforxne  :  je. 
vous  aime  bien  j  on  ne  lui  a  point  prêt- 
cric  la  contenance  qu'il  dévoie  pren^ 
dre  en  entrant  dans  la  chambre  de  fon 
père ,  de  fa  mère  ou  de  Ton  gouver- 
neur malade  ;  on  ne  lui  a  point  montré 
Tart  d'affecter  la  trilleiîe  qu'il  n'avoir 
pas.  Il  n'a  feint  de  pleurer  fur  la  mort 
de  perfonne  ;  car  il  ne  fait  ce  que  c'efl 
que  mourir.  La  même  infenfibilité 
qu'il  a  dans  le  cœur  ,  efl  aulfi  dans  fes 
manières.  Indiffèrent  à  tout  ,  hors  à 
lui-mêmiC  ,  comme  tous  les  autres  en- 
fans  ,  il  ne  prend  intérêt  à  perfonne  ; 
tout  ce  qui  le  diftingue  ,  efl  qu'il  ne 
veut  point  paroître  en  prendre ,  5c  qu'il 
n'eft  pas  faux  comme  eux. 

Emile  ayant  peu  rcPiCchi  fur  les 
êtres  fenfibles ,  faura  tard  ce  que  c'ed 
que  foufi'rir  &  mourir.  Les  plaintes 
&  les  cris  commenceront  d'agiter  {qs 
entrailles,  l'afpecl  du  fang  qui  coule 
lui  fera  détourner  les  yeux  ,  les  con- 

O  4 


2i6  Emile, 

vulfions  d'un  animal  expirant  lui  don-, 
neront  je  ne  fais  quelle  angoifle,  avant 
qu'il  Tache  d'où  lui  viennent  ces  nou- 
veaux mouvemens.  S'il  étoit  reflé  flu- 
pide  &  barbare  ,  il  ne  les  auroit  pas  ; 
s'il  étoit  plus  inflruit  ,  il  en  connoî- 
troit  la  fource  :  il  a  déjà  trop  comparé 
d'idées  pour  ne  rien  fentir,  &  pasafTez 
pour  concevoir  ce  qu'il  ibnt. 

Ainfi  naît  la  pitié  ,  premier  fcnti- 
ment  relatif  qui  touche  le  cœur  hu- 
main, félon  Tordre  delà  Nature.  Pour 
devenir  fenfible  &  pitoyable,  il  faut 
que  l'enfant  fâche  qu'il  y  a  des  êtres 
femblables  à  lui ,  qui  fouftrent  ce  qu'il 
a  fouffert  ,  qui  fcntent  les  douleurs 
qu'il  a  fenties ,  &  d'autres  don:  il  doit 
avoir  l'idée  ,  comme  pouvant  les  fen- 
tir auffi.  En  effet ,  comment  nous  laif- 
fons-nous  émouvoir  à  la  pitié  ,  fi  ce 
n'efi;  en  nous  tranfportant  hors  de  nous , 
&  nous  identifiant  avec  l'animal  fouf- 
frant  ?  en  quittant ,   pour  ainfi  dire  , 


ou  DE  l'Éducation.     217 

r.otre  être  pour  prendre  le  lien  ?  nous 
ne  fouffrons  qu'autant  que  nous  jugeons 
qu'il  fouffre  ;  ce  n'eft  pas  dans  nous  • 
c'eil  dans  lui  que  nous  foufirons.  Ainfi 
nul  ne  devient  fenfible  que  quand  fort 
imagination  s'anime  &  commence  à 
le  tranfporter  hors  de  lui. 

Pour  exciter  6c  nourrir  cette  fenfl- 
bllité  naiîTante ,  pour  la  guider  ou  la 
fuivre  dans-  fa  pente  naturelle ,  qu'a- 
vons- nous  donc  à  faire  ,  fi  ce  n'efl  d'of- 
frir au  jeune  homme  des  objets  fur 
iefquels  puiil'e  agir  la  force  expanfive 
de  fon  cœur  ,  qui  le  dilatent ,  qui 
rétendent  fur  les  autres  êtres ,  qui  le 
faffent  par- tout  retrouver  hors  de  lui  ; 
d'écarter  avec  foin  ceux  qui  le  reifer- 
rent,  le  concentrent,  6c  tendent  le 
relTort  du  moi  humain  ?  c'efl-à-dire 
en  d'autres  termes ,  d'exciter  en  lui  la 
bonté,  l'humanité,  la  commifération, 
la  bienfaifance  ,  toutes  les  paffions  at- 
prantes  6c  douces   qui  plaifent  nacu' 


2î8  Emile  5 

fellement  aux  hommes ,  Se  d'empl- 
cher  de  naître  l'envie  ,  la  convoicifej, 
la  haine ,  toutes  les  paffions  repouiTan- 
tes  &  cruelles,  qui  rendent,  pour  ainfl 
dire, la  feniibilité  non-feulement  nulle, 
mais  négative,  &  fonde  tourment  de 
celui  qui  les  éprouve. 

Je  crois  pouvoir  réfumer  toutes  les 
réflexions  précédentes  en  deux  ou  trois 
maximes  précifes ,  claires  &  faciles  à 
iaifir. 

Première  Maxime. 

Il  nc/lpas  dans  le  cxur  humain  de. 
fe  mettre  à  la  pince  des  gens  qui  font 
plus  heureux  que  nous  ,  mais  feulement 
de  ceux  qui  font  plus  à  plaindre. 

Si  l'on  trouve  des  exceptions  à  cette 
maxime ,  elles  font  plus  apparentes 
que  réelles.  Ainfi  Ton  ne  fe  met  pas 
à  la  place  du  riche  ou  du  Grand  au- 
quel on  s'attache  ;  même  en  s'attachant 
fiucerement  on  ne  fait  que  s'appro- 


ou  DE  l'ÉdxTCATION.        2191 

prier  une  partie  de  fon  bien-être, 
Quelquefois  on  l'aime  dans  fes  mal- 
heurs :  mais  tant  qu'il  profpere  ,  il  n'a 
de  véritable  ami  que  celui  qui  n'ed 
pas  la  dupe  des  apparences ,  &  qui 
le  plaint  plus  qu'il  ne  l'envie  ,  malgré 
fa  profperité. 

On  eft  touché  du  bonheur  de  cer- 
tains états ,  par  exemple  ,  de  la  vie 
champêtre  &  paflorale.  Le  charme  de 
voir  ces  bonnes  gens  heureux ,  n'efl 
point  empoifonné  par  l'envie  :  on  s'in- 
terefle  à  eux  véritablement  :  pourquoi 
cela  ?  parce  qu'on  fe  fent  maître  de 
defcendre  à  cet  état  de  paix  8z  d'in- 
nocence ,  &  de  jouir  de  la  même  féli- 
cité :  c'eit  un  pis- aller  qui  ne  donne 
que  des  idées  agréables  ,  attendu  qu'il 
fuffit  d'en  vouloir  jouir  pour  le  pou- 
voir. Il  y  a  toujours  du  plaifir  à  voir 
fes  relTources,  à  contempler  Ion  pro- 
pre bien  ,  même  quand  on  n  en  veuc 
pas  ufer. 


2  20  Emile, 

Il  fuit  de-là  que  pour  porter  un  jeu^ 
ne  homme  à  l'humanité  ,  loin  de  lui 
faire  admirer  le  fort  brillant  des  au- 
tres ,  il  faut  le  lui  montrer  ,  par  les 
côtés  triftes,  il  faut  le  lui  faire  crain- 
dre. Alors ,  par  une  conféquence  évi- 
dente ,  il  doit  fe  frayer  une  route  au 
bonheur  ,  qui  ne  foie  fur  les  traces  de 
perfonne. 

Deuxième  Maxime. 
On   ne  plaint  jamais  dans   autrui 
que  les  maux  dont  on  ne  fe  croit  pas 
exempt  foi  -même. 

Non  ignara  mali ,  miferis  fuccurrere  difco. 

Je  ne  connois  rien  de  fi  beau ,  de  fl' 
profond ,  de  fi  touchant ,  de  fi  vrai 
que  ce  vers -là. 

Pourquoi  les  Rois  font-ils  fans  pitié 
pour  leurs  fujets  r  c  efl  qu'ils  comptent 
de  n'ctre  jamais  hommes.  Pourquoi 
Içs  riches  font-ils  fi  durs  envers  les  pau"* 
vres  ?  c'en  qu'ils  n'ont  pas  peur  de  1q 


ou  DE  l'Éducation.     221 

<îevenir.  Pourquoi  la  NoblelTe  a-t-elle 
un  fi  grand  mépris  pour  le  peuple  ? 
c'efl  qu'un  noble  ne  fera  jamais  rotu- 
rier. Pourquoi  les  Turcs  font -ils  gé- 
néralement plus  humains,  plus  liofpi- 
taliers  que  nous  ?  c'eit  que  dans  leur 
gouvernement ,  tout-à-fait  arbitraire  , 
la  grandeur  &  la  fortune  des  particu- 
liers étant  toujours  précaires  ôc  chan- 
cellantes ,  ils  ne  regardent  point  l'ab- 
bailTement  6c  la  mifere  comme  un  état 
étranger  à  eux  *  ;  chacun  peut  être 
demain  ce  qu'eft  aujourd'hui  celui  qu'il 
affifte.  Cette  réflexion ,  qui  revient  fans 
celle  dans  les  romans  orientaux  ,  don- 
ne à  leur  ledure  je  ne  fais  quoi  d'at- 
tendriflant  que  n'a  point  tout  l'apprêc 
de  notre  feche  morale. 

N'accoutumez  donc  pas  votre  élevé 
à  regarder   du  haut  de  fa  gloire  les 


*  Cela  paroît  changer  un  peu  maintenant  :  les  états 
femblent  devenir  plus  fixes ,  Sc  les  hommes  deviennent 
aufli  plus  durs. 


222  Emile, 

peines  des  infortunés,  les  travaux  dés 
miierables ,  (Se  n'efperez  pas  lui  ap- 
prendre à  les  plaindre,  s'il  les  confidere 
comme  lui  étant  étrangers.  Faites-lui 
bien  comprendre  que  le  fort  de  ces 
malheureux  peut  être  le  fien  ,  que 
tous  leurs  maux  font  fous  fes  pieds, 
que  mille  évenemens  imprévus  &  iné- 
vitables peuvent  l'y  plonger  d'un  mo- 
nient  à  l'autre.  Apprenez  -  lui  à  ne 
compter  ni  fur  la  naifTance  ,  ni  fur  la 
fanté  ,  ni  fur  les  richelTes,  montrez- 
lui  toutes  IcsvicilTitudes  de  la  fortune, 
cherchez  -  lui  les  exemples  toujours 
trop  fréquens  de  gens  qui  d'un  état 
plus  élevé  que  le  fien  font  tombés  au- 
deflbus  de  ces  malheureux  :  que  ce  foie 
par  leur  faute  ou  non  ,  ce  n'eft  pas 
maintenant  de  quoi  il  efl  queftion  ; 
fait-il  feulement  ce  que  c'eflque  fau- 
te ?  n'empiétez  jamais  fur  l'ordre  de 
fes  connoiffances,  &  ne  l'éclairez  que 
par  les  lumières  qui  font  à  fa  portée  » 


NU  DE  l'Éducation.      223 

il  n'a  pasbefoin  d'être  fort  favanc  pour 
fentir  que  toute  la  prudence  humaine 
ne  peut  lui  répondre  fi  dans  une  heure 
il  fera  vivant  ou  mourant  ;  fi  les  dou- 
leurs de  la  néphrétique  ne  lui  feront 
point  grincer  les  dents  avant  la  nuit, 
fi  dans  un  mois  il  fera  riche  ou  pauvre  , 
fi  dans  un  an  ,  peut-être  ,  il  ne  ramera 
point  fous  le  nerf-  de -bœuf  dans  les 
galères  d'Alger.  Sur-tout  n'allez  pas 
lui  dire  tout  cela  froidement  comme 
ion  catéchifme  :  qu'il  voye  ,  qu'il  fente 
les  calamités  humaines  :  Ebranlez , 
effrayez  fon  imagination  des  périls 
dont  tout  homme  eft  fans  celle  environ- 
né ;  qu'il  voye  autour  de  lui  tous  ces 
abymes ,  &  qu'à  vous  les  entendre  dé- 
crire il  fe  preiie  contre  vous  de  peur  d'y 
tomber.  Nous  le  rendrons  timide  & 
poltron, direz-vous.  Nous  verrons  dans 
la  fuite  ,  mais  quant-à-préfent  com- 
mençons par  le  rendre  humain  j  voilà 
fur-touc  ce  qui  nous  importe. 


224  F  MI  LE, 

Troisième  Maxime. 

La  pitié  quon  a  du  mal  cï autrui 
TLd  fe  mefure  pas  fur  la  quantité  de  ce 
mal  y  mais  fur  lefentiment  qu'on  prête 
à  ceux  qui  le  fouirent. 

On  ne  plaint  un  malheureux  qu'au- 
tant qu'on  croit  qu'il  fe  trouve  à  plain- 
dre. Le  fentiment  phyfique  de  nos 
maux  eft  plus  borné  qu'il  ne  femble  ; 
mais  c'eft  par  la  mémoire  qui  nous 
en  fait  fentir  la  continuité ,  c'efl  par 
l'imagination  qui  les  étend  fur  l'ave- 
nir, qu'ils  nous  rendent  vraiment  à 
plaindre.  Voilà  je  penfe  une  des  cau- 
ses qui  nous  endurcilfent  plus  aux  maux 
des  animaux  qu'à  ceux  des  hommes  y 
quoique  la  fenlibilicé  commune  duc 
également  nous  identifier  avec  eux. 
On  ne  plaint  guère  un  cheval  de  char- 
tier  dans  fon  écurie  ,  parce  qu'on  ne 
préfume  pas  qu'en  mangeant  fon  foin 
il  fonge  aux  coups  qu'il  a  reçus  &  aux 

fatigues 


ou  DE  l'Éducation.      2 2 5* 

fatigues  qui  l'attendenc.  On  ne  plaine 
pas  non  plus  un  mouton  qu*on  voie 
paître ,  quoiqu'on  fâche  qu'il  fera  bien- 
tôt égorgé  ;  parce  qu'on  juge  qu'il  ne 
prévoit  pas  fon  fort.  Par  extenfion  l'on 
s'endurcit  ainfi  fur  le  fort  des  hommes , 
6c  les  riches  fe  confolent  du  mal  qu'ils 
font  aux  pauvres  en  les  fuppofant  aflez 
flupides  pour  n'en  rien  fentir.  En  gé- 
néral ,  je  juge  du  prix  que  chacun  mec 
au  bonheur  de  fes  femblablespar  le  cas 
qu'il  paroît  faire  d'eux.  Il  êd  naturel 
qu'on  falïe  bon  marché  du  bonheur 
des  gens  qu'on  méprife.  Ne  vous  éton- 
nez donc  plus  (i  les  politiques  parlent 
du  peuple  avec  tant  de  dédain  ,  ni  fi. 
la  plupart  des  Philofophes  aflfedlent  de 
faire  l'homme  fi  méchant. 

C'eftle  peuple  qui  compofe  le  genre 
humain  ;  ce  qui  n'efl  pas  peuple  efl 
fi  peu  de  chofe  que  ce  n'efl  pas  la 
peine  de  le  compter.  L'homme  eft  le 
même  dans  tous  les  états  ;  fi  cela  efl  ^ 
Tome  IL  P 


%2S  Emîle, 

les  états  les  plus  nombreux  méritent 
le  plus  de  refped.  Devant  celui  qui 
penfe  toutes  les  diftindions  civiles 
difparoifl'ent  :  il  voit  les  mêmes  paf- 
fions ,  les  mêmes  fentimens  dans  le 
goujat  &  dans  l'homme  illullre  ;  il  n'y 
difcerne  que  leur  langage,qu  un  coloris 
plus  ou  moins  apprêté  ,  &  fi  quelque 
différence  elTenciellelesdiflingue,  elle 
e(l  au  préjudice  des  plus  diffimulés. 
Le  peuple  fe  montre  tel  qu'il  ell,  ôc 
n'cfl:  pas  aimable;  mais  il  faut  bien 
que  les  gens  du  monde  fe  déguifent  ; 
s'ils  le  montroient  tels  qu'ils  font,  ils 
feroient  horreur. 

Il  y  a ,  difcnt  encore  nos  fages , 
même  dofe  de  bonheur  &  de  peine 
dans  tous  les  états  :  maxime  auflî  funef- 
te  c^u'infoutenable  ;  car  fi  tous  font  éga- 
lement heureux  ,  qu'ai  -  je  befoin  de 
m'incomoder  pour  perfonne  ?  Que 
chacun  refle  comme  il  efl  :  que  l'efcla- 
ve  foit  maltraité,  que  l'infirme  fouffie. 


ou  DE  L'ÉdUCATFON.       ^2/ 

que  le  gueux  perifle  ;  il  n'y  a  rien  à 
gagner  pour  eux  à  changer  d'état.  Ils 
font  l'énumeration  des  peines  du  riche 
&  montrent  l'inanité  de  fes  vains  plai- 
firs  :  quel  grofTier  fophifme  !  les  pei- 
nes du  riche  ne  lui  viennent  point  de 
fon  état ,  mais  de  lui  feul ,  qui  en  abu-> 
fe.  Fût-il  plus  malheureux  que  le  pau- 
vre même,  il  n'eft  point  à  plaindre, 
parce  que  fes  maux  font  tous  fon  ouvra- 
ge, &  qu'il  ne  tient  qu'à  lui  d'être  heu' 
reux.  Mais  la  peine  du  miferable  lut 
vient  des  chofes ,  de  la  rigueur  du  fore 
qui  s'appefantit  fur  lui.  Il  n'y  a  point 
d'habitude  qui  lui  puiiïe  ôter  le  fenti- 
ment  phyfique  de  la  fatigue ,  de  l'é- 
puifement ,  de  la  faim  :  le  bon  efpric 
ni  la  fageffe  ne  fervent  de  rien  pour 
l'exempter  des  maux  de  fon  état.  Que 
gagne  Épidlete  de  prévoir  que  fon 
maître  va  lui  cafTer  la  jambe  ?  la  lui  caf 
fc-t-il  moins  pour  cela?  il  a  par-de0lis 
fon  mal ,  le  mal  de  la  prévoyance* 

P    2. 


228  Emile, 

Quand  le  peuple  feroit  aufli  fenfe  que 
nous  le  Tuppoions  flupide  ,  que  pour- 
roic-il  être  autre  que  ce  qu'il  cft ,  que 
pourroit-il  faire  autre  que  ce  qu'il 
fait  ?  étudiez  les  gens  de  cet  ordre  , 
vous  verrez  que  fous  un  autre  langage 
ils  ont  autant  d'efprit  &  plus  de  bon 
fens  que  vous.  Refpe(3:ez  donc  votre 
efpece  ;  fongez  qu'elle  eft  compofée 
ciïenciellement  de  la  coUedion  des 
peuples ,  que  quand  tous  les  Rois  6c 
tous  les  Philofophes  en  feroient  ôtés  , 
il  n'y  paroîtroit  gueres ,  &  que  les 
chofes  n'en  iroient  pas  plus  mal.  En 
un  mot ,  apprenez  à  votre  élevé  à 
aimer  tous  les  hommes  &  même  ceux 
qui  les  déprifent  ;  faites  en  forte  qu'il 
ne  fe  place  dans  aucune  clafle ,  mais 
qu'il  fe  retrouve  dans  toutes  :  parlez 
devant  lui  du  <i;enre  humain  avec  at- 
tendriiïement,  avec  pitié  même,  mais 
jamais  avec  mépris.  Homme,  ne  dé«- 
honore  point  l'homme. 


ou  DE  l'Éducation.      229 

C'eft  par  ces  routes  ôc  d'autres  fem- 
blables,  bien  contraires  à  celles  qui 
font  frayées,  qu'il  convient  de  pénétrer 
dans  le  cœur  d'un  jeune  adoiefcenc 
pour  y  exciter  les  premiers  mouve- 
mensdela  Nature,  le  développera 
l'étendre  fur  fes  iemblables  ;  à  quoi 
j'ajoute  qu'il  importe  de  mêler  à  ces 
mouvemens  le  moins  d'intérêt  perfon- 
nel  qu'il  eft  poiïîble  ;  fur-tout  point 
de  vanité ,  point  d'émulation  ,  point 
de  gloire  ,  point  de  ces  fentimens  qui 
nous  forcent  de  nous  comparer  aux 
autres;  car  ces  comparaifonsne  fe  font 
jamais  fans  quelque  impreffion  de  hai- 
ne contre  ceux  qui  nous  difputent  la 
préférence ,  ne  fût  -  ce  que  dans  notre 
propre  eftime.  Alors  il  faut  s'aveu- 
gler ou  s'irriter  ,  être  un  méchant  ou 
un  fot  ;  tâchons  d'éviter  cette  alter- 
native. Ces.  paffions  fi  dangereufes 
naîtront  tôt  ou  tard  ,  me  dit  -  on , 
malgré  nous.  Je  ne  le  nie  pas;  cha- 


230  Emile, 

que  chofe  a  fon  tems  &  fon  lieu  ;  je 
dis  feulement  qu'on  ne  doit  pas  leur 
aider  à  naître. 

Voilà  l'efprit  de  la  méthode  qu'il 
faut  fe  prefcrire.  Ici  les  exemples  & 
les  détails  font  inutiles  ,  parce  qu'ici 
commence  la  divifion  prefque  infinie 
des  caractères ,  ôc  que  chaque  exem- 
ple que  je  donnerois  ne  conviendroic 
pas  peut-être  à  un  fur  cent  mille. 
C'efl  à  cet  âgeauiîi  que  commence, 
dans  l'habile  maître ,  la  véritable  fonc- 
tion de  l'obfervateur  &  du  Philofo- 
phe  qui  fait  l'art  de  fonder  les  cœurs 
en  travaillant  à  les  former.  Tandis 
que  le  jeune  homme  ne  fonge  point 
encore  à  fe  contrefaire  ,  &  ne  l'a  point 
encore  appris ,  à  chaque  objet  qu'on 
lui  préfente  ,  on  voit  dans  fon  air  , 
dans  fes  yeux  ,  dans  fon  gerte  ,  l'im- 
preflîon  qu'il  en  reçoit  ;  on  lit  fur  fon 
vifage  tous  les  mouvemens  de  foi^ 
^me  ;  à  force  de  les  épier  on  parvient 


ou  DE  L*ÉdUCATION.         23  l 

à  les  prévoir  ,  ôc  enfin  à  les  diriger. 
On  remarque  en  général  que  le 
fang,  les  bleil'ures,  les  cris,  les  gé- 
miliemens ,  l'appareil  des  opérations 
douloureufes  ,  &  tout  ce  qui  porte 
aux  fens  des  objets  de  fouffrance  ,  failit 
plutôt  &  plus  généralement  tous  les 
hommes.  L'idée  de  deftrudion  étant 
plus  compofée  ,  ne  frappe  pas  de  mê- 
me ;  l'image  de  la  mort  touche  plus 
tard  &  plus  foiblemcnt ,  parce  que 
nul  n'a  par  devers  foi  l'expérience  de 
mourir  ;  il  faut  avoir  vu  des  cadavres 
pour  fentir  les  angoilîés  des  agoni- 
fans.  Mais  quand  une  fois  cette  image 
s'eft  bien  formée  dans  notre  efprit , 
il  n'y  a  point  de  fpeélacle  plus  hor- 
rible à  nos  yeux  ;  foit  à  caufe  de 
l'idée  de  deftruélion  totale  qu'elle 
donne  alors  par  les  fens,  foit  parce 
que  fâchant  que  ce  moment  eft  iné- 
vitable pour  tous  les  hommes ,  on  fe 
fenc  plus  vivement  affedé  d'une  fitua- 

P4 


âp  Emile, 

tion  à  laquelle  on  efl  fur  de  ne  pou- 
voir échapper. 

Ces  impre (fions  diverfes  ont  leurs 
modifications  ,  leurs  degrés  qui  dé- 
pendent du  caradere  particulier  dç 
chaque  individu  &  de  fes  habitudes 
antérieures  ;  mais  elles  font  univerfel- 
les,  &  nul  n'en  efl  tout  à-fait  exempt. 
Il  en  efl  de  plus  tardives  6c  de  moins 
générales ,  qui  font  plus  propres  aux 
âmes  fcnfibles.  Ce  font  celles  qu'on 
reçoit  des  peines  morales ,  des  dou- 
leurs internes,  des  afflictions  ,  des  lan- 
gueurs ,  de  la  trifteffe.  Il  y  a  des  gens 
qui  ne  favent  être  émus  que  par  des  cris 
&  des  pleurs  ;  les  longs  &  lourds  gé- 
miflemens  d'u:.  cœur  ferré  de  détrelTe 
re  leur  ont  jamais  arraché  des  foupirs  ; 
jamais  l'afped  d'une  contenance  abat- 
tue ,  d'un  vifage  hâve  &  plombé,  d'ui;i 
œil  éteint  6c  qui  ne  peut  plus  pleurer , 
re  les  fit  pleurer  eux-mêmes;  lesmaujc 
de  l'ame  ne  font  rien  pour  eux  ;  ils 


ou  DE  l'Éducation.     23 ^ 

font  jugés ,  la  leur  ne  fenc  rien  :  n'ae- 
tendez  d'eux  que  rigueur  inflexible, 
endurcilTemenc,  cruauté.  Ils  pourront 
être  intègres  &  jufles ,  jamais  démens, 
généreux ,  pitoyables.  Je  dis  qu'ils 
pourront  être  jufles  ,  û  toutefois  un 
homme  peut  l'être  quand  il  n'eft  pas 
mifericordieux. 

Mais  ne  vous  prefTez  pas  de  juger 
les  jeunes  gens  par  cette  régie  ,  fur- 
tout  ceux  qui  ,  ayant  été  élevés  com- 
me ils  doivent  l'être  ,  n'ont  aucune 
idée  des  peines  morales  qu'on  ne  leur 
a  jamais  fait  éprouver  :  car  encore 
une  fois ,  ils  ne  peuvent  plaindre  que 
les  maux  qu'ils  connoilTent  ;  &  cette 
apparente  infenlibilité  ,  qui  ne  vient 
que  d'ignorance ,  fe  change  bientôt 
en  attendrifl^ement ,  quand  ils  com- 
mencent à  fentir  qu'il  y  a  dans  la  vie 
humaine  mille  douleurs  qu'ils  ne  con- 
noiffoient  pas.  Pour  mon  Emile  ,  s'il  a 
eu  de  la  fimpiicité  &  du  bon  fens  dans 


234  Emile, 

Ion  enfance ,  je  fuis  bien  fur  qu'il  aura 
àe  l'ame  &  de  la  fenfibilicé  dans  fa  jeu- 
nefie;  car  la  vérité  des  fentimens  tient 
beaucoup  à  la  juftelîe  des  idées. 

Mais  pourquoi  le  rappeller  ici  ? 
Plus  d'un  Lcdeur  me  reprochera, 
fans  doute  ,  l'oubli  de  mes  premières 
réfolutions ,  6c  du  bonheur  confiant 
que  j'avois  promis  à  mon  élevé.  Des 
malheureux ,  des  mourans  ,  des  fpec- 
tacles  de  douleur  6c  de  mifere  !  Quel 
bonheur  !  quelle  jouiflance  pour  un 
jeune  cœur  qui  naît  à  la  vie  !  fon  trifte 
inflituteur  qui  lui  deflincit  une  édu- 
cation fi  douce,  ne  le  fait  naître  que 
pour  fouffrir.  Voilà  ce  qu'on  dira  : 
Que  m'importe  ?  j'ai  promis  de  le 
rendre  heureux,  non  de  faire  qu'il 
parût  l'être.  Eft~ce  ma  faute  fi ,  tou- 
jours dupes  de  l'apparence  ,  vous  la 
prenez  pour  la  réalité  ? 

Prenons  deux  jeunes  gens  fortanc 
de  la  première  éducation  ,  6c  entrant 


ou  DE  l'Éducation.     235 

dans  le  monde  par  deux  portes  direc- 
tement oppofées.  L'un  monte  tout- 
à-coup  fur  l'Olympe  ,  &  fe  répand 
dans  la  plus  brillante  fociété.  On  le 
mené  à  la  Cour  ,  chez  les  Grands  , 
chez  les  riches ,  chez  les  jolies  fem- 
mes. Je  le  fuppofe  fêté  par-tout ,  & 
je  n'examine  pas  l'effet  de  cet  accueil 
fur  fa  raifon  ;  je  fuppofe  qu'elle  y  ré- 
fifle.  Les  plaifirs  volent  au-devant  de 
lui,  tous  les  jours  de  nouveaux  objets 
l'amufent ,  il  fe  livre  à  tout  avec  un 
intérêt  qui  vous  féduit.  Vous  le  voyez 
attentif,  empreffé ,  curieux  ;  fa  pre- 
mière admiration  vous  frappe  ;  vous 
l'eftimez  content  ,  mais  voyez  l'état 
de  fon  ame  :  vous  croyez  qu'il  jouit  ; 
moi  je  crois  qu'il  fouffre. 

Qu'apperçoit-il  d'abord  en  ouvrant 
les  yeux  ?  Des  multitudes  de  préten- 
dus biens  qu'il  ne  connoiiîbit  pas ,  6c 
dont  la  plupart  n'étant  qu'un  moment 
à  fa  portée ,  ne  fembienc  fe  montrer 


2^6  Emile, 

à  lui  que  pour  lui  donner  le  regret 
d'en  être  privé.  Se  promene-t-il  dans 
un  Palais  r  Vous  voyez  à  fon  inquiè- 
te curionté  qu'il  fe  demande  pour- 
quoi fa  mai  Ton  pauernelle  n'efl  pas 
ainfi.  Toutes  fes  queflions  vous  difenc 
qu'il  fe  compare  fans  celle  au  maître 
de  cette  mai  Ion  ;  &  tout  ce  qu'il  trou- 
ve de  mortifiant  pour  lui  dans  ce  pa- 
rallèle ,  aiguife  fa  vanité  en  la  révol- 
tant. S'il  rencontre  un  jeyne  homme 
mieux  mis  que  lui  ,  je  le  vois  mur- 
murer en  fecret  contre  l'avarice  de 
fes  parens.  Eft-il  plus  paré  qu'un  au- 
tre ?  Il  a  la  douleur  de  voir  cet  autre 
l'effacer  ou  par  fa  nai fiance  ou  par 
fon  efprit ,  6c  toute  fa  dorure  humi- 
liée devant  un  fimple  habit  de  drap. 
Brille-t-il  feul  dans  une  alTemblée  ? 
s'éleve-t-il  fur  la  pointe  du  pied  pour 
être  mieux  vu  ?  Qui  eil-ce  qui  n'a  pas 
une  difpofition  fecrette  à  rabailler 
Vair  fuperbe  6c  vain  d'un  jeunç  iàc  I 


OIT  DE  l'Éducation-.      237 

Tout  s'unit  bientôt  comme  de  con- 
cert ;  les'regards  inquiétans  d'un  hom- 
me grave  ,  les  mots  railleurs  d'un 
cauftique  ne  tardent  pas  d'arriver  jus- 
qu'à lui  ;  &  ne  fût-il  dédaigné  que 
d'un  feul  homme  ,  le  mépris  de  cet 
homme  empoifonne  à  l'inflant  les  ap- 
plaudiflTemens  des  autres. 

Donnons -lui  tout  ;  prodigons-luî 
les  agrémens ,  le  mérite  ;  qu'il  foit 
bien  fait ,  plein  d'elprit ,  aimable  ;  il 
fera  recherché  des  femmes  ;  mais  en 
le  recherchant  avant  qu'il  les  aime , 
elles  le  rendront  plutôt  fou  qu'amou- 
reux ;  il  aura  des  bonnes  fortunes  , 
mais  il  n'aura  ni  tranfports  ni  pafîion 
pour  les  goûter.  Ses  defirs  ,  toujours 
prévenus  ,  n'ayant  jamais  le  tems  de 
naître  ,  au  fein  des  plaifirs  il  ne  fenc 
que  l'ennui  de  la  gêne  ;  le  fexe  fait 
pour  le  bonheur  du  fien  le  dégoûte 
&  le  raGafie  même  avant  qu'il  le  con- 
noifl'e  ,  s'il  continue  à  le  voir ,  ce  n'efl 


â^S  Emile, 

plus  que  par  vanité  ;  &  quand  il  s^y 
attacheroic  par  un  goût  véritable ,  il 
ne  fera  pas  feul  jeune ,  feul  brillant  , 
feul  aimable  ,  &  ne  trouvera  pas  tou- 
jours dans  les  maîcreflès  des  prodiges 
de  fidélité. 

Je  ne  dis  rien  des  tracalTeries ,  des 
trahifons  ,  des  noirceurs,  des  repen- 
tirs de  toute  efpece  inféparables  d'une 
pareille  vie.  L'expérience  du  monde 
en  dégoûte ,  on  le  fait  ;  je  ne  parle 
que  des  ennuis  attachés  à  la  première 
illufion. 

Quel  contrafte  pour  celui  qui ,  ren- 
fermé jufqu'ici  dans  le  fein  de  fa  fa- 
mille 6c  de  fes  amis ,  s'eft  vu  l'unique 
objet  de  toutes  leurs  attentions  ,  d'en- 
trer tout -à- coup  dans  un  ordre  des 
chofes  où  il  efl  compté  pour  li  peu , 
de  fe  trouver  comme  noyé  dans  une 
fphere  étrangère ,  lui  qui  fit  fi  long- 
tems  le  centre  de  la  fienne  !  Que 
d'alTionts .'  que  d'humiliations  ne  fauc- 


ou  DE  l'Éducation.     239 

il  pas  qu'il  effuye  ,  avant  de  perdre  , 
parmi  les  inconnus,  les  préjugés  de  fon 
importance  pris  6c  nourris  parmi  les 
Tiens  !  Enfant ,  tout  lui  cédoit ,  tout 
s'empreflbit  autour  de  lui  ;  jeune  hom- 
me ,  il  faut  qu'il  cède  à  tout  le  monde; 
ou,  pour  peu  qu'il  s'oublie  ôc  conferve 
fes  anciens  airs ,  que  de  dures  leçons 
vont  le  faire  rentrer  en  lui  -  même  ! 
L'iiabitude  d'obtenir  aifément  les  ob- 
jets de  fes  defirs  ,  le  porte  à  beaucoup 
defirer  ,  &  lui  fait  fentir  des  priva- 
tions continuelles.  Tout  ce  qui  le 
flatte ,  le  tente  ;  tout  ce  que  d'autres 
ont ,  il  voudroit  l'avoir  ;  il  convoite 
tout ,  il  porte  envie  à  tout  le  monde, 
il  voudroit  dominer  par-tout  ;  la  va- 
nité le  ronge  ,  l'ardeur  des  defirs  effré- 
nés enflamme  fon  jeune  cœur  ,  la  ja- 
ioufie  &  la  haine  y  naiiîent  avec  eux  ; 
toutes  les  paiîîons  dévorantes  y  pren- 
nent à  la  fois  leur  efbr  :  il  en  porte 
l'agitation  dans  le  tumulte  du  monde  ; 


240  Emile, 

ii  la  rapporte  avec  lui  tous  les  folrs  ; 
il  rentre  mécontent  de  lui  ôc  des  au- 
tres :  il  s'endort  plein  de  mille  vains 
projets  ,  troublé  de  mille  fantaifres  ; 
ôc  fon  orgueil  lui  peint  jufques  dans 
fes  fonges  les  chimériques  biens  dont 
le  deiir  le  tourmente,  &:  qu'il  ne  pof- 
fédera  de  fa  vie.  Voilà  votre  élevé; 
voyons  le  mien. 

Si  le  premier  fpeftacle  qui  le  frappe 
eft  un  objet  de  triflefle  ,  le  premier 
retour  fur  lui-même  efl  un  fentiment 
de  plaifir.  En  voyant  de  combien  de 
maux  il  efl  exempt  ,  il  fe  fent  plus 
heureux  qu'il  ne  penfoit  l'être.  Il  par- 
tage les  peines  de  fes  femblables  ; 
mais  ce  partage  efl  volontaire  6c  doux. 
Il  jouit  à  la  fois  de  la  pitié  qu'il 
|a  pour  leurs  maux  ,  6c  du  bonheur 
qui  l'en  exempte  ;  il  fe  fent  dans 
cet  état  de  force  qui  nous  étend  au- 
de-là  de  nous ,  6c  nous  fait  porter  ail- 
leurs l'aciivité  fuperliue  à  notre  bien- 
être. 


ou  DE  l'Éducation.     241 

Itre.  Pour  plaindre  le  mal  d'aucrui , 
fans  doute  il  faut  le  connoîcre ,  mais 
il  ne  faut  pas  le  fentir.  Quand  on  a 
fouffert ,  ou  qu'on  craint  de  fouffrir , 
on  plaint  ceux  qui  fouffrent  -,  mais  tan- 
dis qu'on  fouifre  ,  on  ne  plaint  que  foi. 
Or  fi ,  tous  étant  afl'ujettis  aux  miferes 
de  la  vie ,  nul  n'accorde  aux  autres 
que  la  fenfibilité  dont  il  n'a  pas  aduel- 
lement  befoin  pour  lui-même  ,  il  s'en- 
fuit que  la  commileration  doit  être 
un  fentiment  très- doux  ,  puifqu'elle 
dépofe  en  notre  faveur ,  6c  qu'au  con- 
traire un  homme  dur  efl  toujours  mal- 
heureux ,  puifque  l'état  de  fon  cœur 
ne  lui  laiffe  aucune  fenfibilité  furabon- 
dante,  qu'il  puiife  accorder  aux  peines 
d'autrui» 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur 
les  apparences  ;  nous  le  fuppofons  où 
il  efl  le  moins  ;  nous  le  cherchons  où 
il  ne  fauroit  être  :  lagaité  n'en  eft 
qu'un  figne  très-équivoque.  Un  hem- 

Tome  IL  Q 


242  IIMILE, 

me  gai  n'eft  fouvenc  qu'un  infortuné, 
qui  cherche  à  donner  le  change  aus 
autres ,  6c  à  s'étourdir  lui-même.  Ces 
gens  fi  rians,  fi  ouverts,  fi  fereins  dans 
un  cercle  ,  font  prefque  tous  trifles  & 
PTondeurs  chez  eux  ,  6c  leurs  domefti- 
ques  portent  la  peine  de  l'amufemenc 
qu'ils  donnent  à  leurs  fociétés.  Le  vrai 
contentement  n'eilni  gai ,  ni  folâtre  ; 
jaloux  d'un  fentiment  fi  doux  ,  en  le 
goûtant  on  y  penfe  ,  on  le  favoure  , 
on  craint  de  l'évaporer.  Un  homme 
Vraiment  heureux  ne  parle  guère  ,  & 
ne  rit  guère  ;  il  refferre  ,  pour  aind 
dire,  le  bonheur  autour  de  l'on  cœur. 
Les  jeux  bruyans,  la  turbulente  joie 
voilent  les  dégoûts  &  l'ennui.  Mais  la 
mélancolie  efl  amie  de  la  volupté  : 
l'attend ri.Tement  6:  les  larmes  accom- 
pagnent les  plus  douces  jouiifances  , 
6c  l'exceiïive  joie  elle-même  arrache 
plutôt  des  pleurs  que  des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  6c  la  variété 


où  DE  l'Éducation.     24 j 

des  amufemens  paroît  contribuer  au 
bonheur  ,  fi  runiformité  d'une  vie 
ép'ale  paroît  d'abord  ennuyeufe;  en  y 
regardant  mieux  ,  on  trouve,  au  con- 
traire, que  la  plus  douce  habitude  de 
l'ame  confifte  dans  une  modération  de 
jouiiTance,  qui  laiiTe  peu  de  prife  au 
defir  &  au  dégoût.  L'inquiétude  des 
délits  produit  la  curiofité,  i'inconflan- 
ce;  le  vuide  des  tuibulens  plaifirs  pro- 
duit l'ennui.  On  ne  s'ennuye  jamais 
de  fon  état ,  quand  on  n'en  connoît 
point  de  plus  agréable.  De  tous  les 
hommes  du  monde ,  les  Sauvages  font 
les  moins  curieux  &  les  moins  en- 
nuyés  ;  tout  leur  eft  indiffèrent  :  ils  ne 
jouiifent  pas  des  chofes  ,  mais  d'eux  ; 
ils  paifent  leur  vie  à  ne  rien  faire  ,  «Se 
ne  s'ennuyent  jamais. 

L'homme  du  monde  ell:  tout  entier 
dans  fon  mafque.  N'étant  preique  ja- 
mais en  lui-même,  il  y  efl  toujours 
étranger  ôc  mal  à  fon  aife ,  quand  il  ell 


244  Emile, 

forcé  d'y  renrrer.  Ce  qu'il  efi;  n'efl 
rien  ,  ce  qu'il  paroît  efl  tout  pour  lui. 
Je  ne  puis  m'empêcher  de  me  repré- 
fenter  fur  le  vifage  du  jeune  homme 
dont  j'ai  parlé  ci-devant ,  je  ne  fais  quoi 
d'impertinent, de  doucereux,  d'aifedé, 
qui  déplaît ,  qui  rebute  les  gens  unis  ; 
&  fur  celui  du  mien ,  une  phyfionomie 
intéreffante  &  fimple  qui  montre  le 
contentement  ,  la  véritable  iérénité 
de  l'ame ,  qui  infpire  l'eftime ,  la  con- 
fiance ,  6c  qui  femble  n'attendre  que 
l'épanchement  de  l'amitié ,  pour  don- 
ner la  fienne  à  ceux  qui  l'approchent. 
On  croit  que  la  phyfionomie  n'efl 
qu'un  fimple  développement  de  traits 
déjà  marqués  par  la  Nature.  Pour  moi 
je  pcnferois  qu'outre  ce  développe- 
ment ,  les  traits  du  vifage  d'un  hom- 
me viennent  infenfiblement  à  fe  for- 
mer &  prendre  de  la  phyfionomie  par 
l'imprefiion  fréquente  6c  habituelle  de 
certaines  affediuns  de  famé.  Ces  af- 


ou  DE  l'Éducation.      245 

ferlions  fe  marquent  fur  le  vifage, 
rien  n'eil  plus  certain  ;  &  quand  elles 
tournent  en  habitudes ,  elles  y  doivent 
laiOer  des  impreffions  durables.  Voilà 
comment  je  conçois  que  la  phyTiono- 
mie  annonce  le  caradlere ,  &  qu'on 
peut  quelquefois  juger  de  l'un  par  l'au- 
tre, fans  aller  chercher  des  explica- 
tions mifterieufes ,  qui  fuppofent  des 
connoiiTances  que  nous  n'avons  pas. 

Un  enfant  n'a  que  deux  affedions 
bien  marquées ,  la  joie  &  la  douleur  ; 
il  rit  ou  il  pleure,  les  intermédiaires 
ne  font  rien  pour  lui  :  fans  celle  il 
paffe  de  l'un  de  ces  mouvemens  à  l'au- 
tre. Cette  alternative  continuelle  em- 
pêche qu'ils  ne  falTent  fur  fon  vifage 
aucune  imprefTion  confiante  ,  &  qu'il 
ne  prenne  de  la  phyfionomie  ;  mais 
dans  l'âge  oii ,  devenu  plus  fenfible  , 
il  eft  plus  vivement ,  ou  plus  conftam- 
ment  affeâé ,  les  impreffions  plus  pro-p 
fondes  lailfent  des  traces  plus  difficiles 


t^G  Emile, 

I  dérniire ,  6c  de  l'état  habituel  da; 
l'arxie  réfulte  un  arrangement  de  traits 
que  le  tems  rend  inéfaçabie.  Cepen- 
dant il  n'eflpaj  rare  de  voir  des  hom- 
mes changer  de  phyfionomie  à  diffe- 
rens  âges.  J'en  ai  vu  plufieurs  dansce 
cas ,  &  j'ai  toujours  trouvé  que  ceux 
que  j'avois  pu  bien  obferver  &  fuivre  , 
avoient  aufli  changé  de  paflîon  habi- 
tuelles. Cette  feule  obfervation  bien 
confirmée  me  paroîtroit  décifive  ,  6c 
n'efc  pas  déplacée  dans  un  traité  d'édu- 
cation ,  où  il  importe  d'apprendre  à 
juger  des  mouvemens  de  l'ame  par  les 
fignes  extérieurs. 

Je  ne  fais  fi ,  pour  n'avoir  pas  appris 
à  imiter  des  manières  de  convention  , 
6:  à  feindre  des  léntimens  qu'il  n'a  pas, 
mon  jeune  hornme  fera  moins  aima- 
ble ;  ce  n'ell:  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici  ; 
je  fais  feulement  qu'il  fera  plus  aimant, 
&  j'ai  bien  de  la  peine  à  croire  que 
celui  qui  n'aime  que  lui ,  puilTe  aifes 


OF  DE  l'Éducation.      247- 

bien  fe  déguifer  pour  plaire  autant 
que  celui  qui  tire  de  fon  attachement 
pour  les  autres ,  un  nouveau  lentiment 
de  bonheur.  Mais  quant  à  ce  fentiment 
même ,  je  crois  en  avoir  afiez  dit  pour 
guider  fur  ce  point  un  Leéleur  railbn- 
nable  ,  &  montrer  que  je  ne  me  fuis 
pas  contredit.  - 

Je  reviens  donc  à  ma  méthode  ,  6c 
je  dis;  quand  l'âge  critique  approche  , 
offrez  aux  jeunes  gens  des  ipedacles 
qui  les  retiennent ,  Se  non  des  fpeda- 
cles  qui  les  excitent  :  donnez  le  change 
à  leur  imagination  naiifante  par  des  ob- 
jets, qui,  loin  d'enflammer  leurs  fens, 
en  répriment  l'activité.  Éloignez-les 
des  grandes  villes,  où  la  parure  &  l'im- 
modeftie  des  femmes  hâte  6c  prévient 
les  leçons  de  la  Nature  ,  où  tout  pré- 
fente à  leurs  yeux  des  plaifirs  qu'ils  ne 
doivent  connoître  que  quand  ils  fau- 
ront  les  choifir.  Ramenez -les  dans 
leurs  premières  habitations,  où  la  fim- 


24^  Emile, 

plicité  cîiampêcre  laifle  les  pafTions  de 
leur  âge  fe  développer  moins  rapide- 
ment ;  ou  fi  leur  goût  pour  les  arts 
les  attache  encore  à  la  ville ,  prévenez 
en  eux,  par  ce  goût  même,  une  dange- 
reufe  oiliveté.  Choifiirez  avec  foin 
leurs  fociétés,  leurs  occupations,  leurs 
plaifirs  ;  ne  leur  montrez  que  des  ta- 
bleaux touchans ,  mais  modeftes,  qui 
les  remuent  fans  les  leduire,(Sc  qui  nour- 
^rilfent  leur  feiiiibilité  fans  émouvoir, 
leurs  fens.  Songez  auffi  qu'il  y  a  par- 
tout quelques  excès  à  craindre,  &  que 
les  paffions  immodérées  font  toujours 
plus  de  mal  qu'on  n'en  veut  éviter.  Il 
ne  s'agit  pas  de  faire  de  votre  élevé  un 
garde-malade ,  un  frère  de  la  charité  , 
d'afiiiger  fes  regards  par  des  objets 
continuels  de  douleurs  &  de  foutTran- 
ces ,  de  le  promener  d'infirme  en  infir- 
me ,  d'hôpital  enhôpital,  &  de  la 
grève  aux  prifons.  11  faut  le  toucher 
^  non  l'endurcir  à  l'afped  des  miferest 


ou  DE  l'Éducation.     249 

îiumaines.  Long-tems  frappé  des  mê- 
mes fpedacles  ,  on  n'en  fenc  plus  les 
impreflions  ,  l'habicude  accoutume  à 
tout;  ce  qu'on  voit  trop  on  ne  l'imagi- 
ne plus ,  êc  ce  n'eft  que  l'imagination 
qui  nous  fait  fentir  les  maux  d'autrui  ; 
c'eft  ainfi  qu'à  force  de  voir  mourir  & 
fouffrir  ,  les  Prêtres  &  les  Médecins 
deviennent  impitoyables.  Que  votre 
élevé  connoifle  donc  le  fort  de  l'hom- 
me &  les  miferes  de  fes  femblables  ; 
mais  qu'il  n'en  foit  pas  trop  fouvent  le 
témoin.  Un  feul  objet  bien  choifi  ,  & 
montré  dans  un  jour  convenable ,  lui 
donnera  pour  un  mois  d'attendrilTe- 
ment  &  de  réflexion.  Ce  n'efl  pas  tant 
ce  qu'il  voit  ,  que  fon  retour  fur  ce 
qu'il  a  vu ,  qui  détermine  le  jugement 
qu'il  en  porte  ;  &  l'impreffion  durable 
qu'il  reçoit  d'un  objet,  lui  vient  moins 
de  l'objet  même  ,  que  du  point  de  vue 
fous  lequel  on  le  porte  à  fe  le  rappeller. 
Ç'eft  ainfi  qu'en  ménageant  les  exem- 


S50  Êmilé, 

pies  ,  les  leçons  ,  les  images  ,  voua; 
émoulTerez  long  tems  l'aiguillon  des 
fens,  &  donnerez  le  changea  la  Natu- 
re, en  fuivant  fes  propres  diredions. 

A  mefure  qu'il  acquiert  des  lumiè- 
res ,  choifiirez  des  idées  qui  s'y  rap- 
portent ;  à  mefure  que  fes  dedrs  s'allu- 
ment ,  choififlez.  des  tableaux  propres 
à  les  réprimer.  Un  vieux  militaire  qui 
s'cll  diftingué  par  fes  mœurs,  autant 
que  par  fon  courage ,  m'a  raconté  que  , 
dans  fa  première  jeuneire  ,  fon  père, 
homme  de  fens ,  mais  très  -  dévot  , 
voyant  fon  tempérament  naifTant  \e 
livrer  aux  femmes  ,  n'épargna  rien 
pour  le  contenir  ;  mais  enfin  malgré 
tous  fes  foins  ,  le  fentant  prêt  à  lui 
échapper  ,  il  s'avifa  de  le  mener  dans. 
un  hôpital  de  véroles ,  &  fans  le  pré- 
venir de  rien  ,  le  fit  entrer  dans  une 
falle ,  où  une  troupe  de  ces  malheu- 
reux expioient  par  un  traitement  ef- 
froyable le  défurdre  qui  les  y  avoit 


ou  DE  l'Éducation.      2  5  ^ 

expofés.  A  ce  hideux  afpeâ:,  qui  ré- 
volcoic  à  la  fois  tous  les  fens ,  le  jeune 
homme  faillie  à  fe  trouver  mal.  Va  , 
viifcrable  débauché  ,  lui  dit  alors  le 
père  d'un  ton  véhément ,  fuis  le  vil 
penchant  qui  t  entraine  \  bientôt  tu 
feras  trop  heureux  d'être  admis  dans 
cette  falle  f  où  ,  viâime  des  plus  infâmes 
douleurs  ,  tu  forceras  ton  père  à  remer^ 
çier  Dieu  de  ta.  mort. 

Ce  peu  de  mots ,  joints  à  l'énergique 
tableau  qui  frappoit  le  jeune  homme  , 
lui  firent  une  impreffion  qui  ne  s'effaça 
jamais.  Condamné ,  par  fon  état ,  à 
paffer  fa  jeuneife  dans  des  garnifons  , 
il  aima  mieux  effuyer  toutes  les  rail- 
leries de  fes  camarades ,  que  d'imiter 
leur  libertinage.  T  ai  été  homme  ,  me 
dit-il  f  J'ai  eu  des  foiblefses  j  mais  par- 
venu jufqu' à  monade  ,  je  n'ai  jamais 
pu  voir  une  fille  publique  fans  horreur. 
Maître  !  peu  de  difcours  ;  mais  appre- 
niez à  choilir  les  lieux  ,  les  tems ,  les 


2^2  Emile, 

perfonnes  ;  puis  donnez  toutes  vos  le- 
çons en  exemples  ,  6c  foyez  fur  de 
leur  eftbc. 

L'emploi  de  l'enfance  eft  peu  de 
chofe.  Le  mal  qui  s'y  glilTe  n'ell  point 
fans  remède  ,  &  le  bien  qui  s'y  fait 
peut  venir  plus  tard  ;  mais  il  n'en  efl 
pas  ainfi  du  premier  âge  où  l'hom- 
me commence  véritablement  à  vivre. 
Cet  âge  ne  dure  jamais  aifez  pour  l'ufa- 
ge  qu'on  en  doit  faire  ,  &  fon  impor- 
tance exige  une  attention  fans  relâche  : 
voilà  pourquoi  j'infifle  fur  l'art  de  le 
prolonger.  Un  des  meilleurs  précep- 
tes de  la  bonne  culture  eft ,  de  tout 
retarder  tant  qu'il  eilpoffible.  Rendez 
les  progrès  lents  &  fûrs  ;  empêchez 
que  l'adolefcent  ne  devienne  homme 
au  moment  où  rien  ne  lui  refle  à  faire 
pour  le  devenir.  Tandis  que  le  corps 
croît ,  les  efprits  deilinés  à  donner  du 
baume  au  fana:  6c  de  la  force  aux 
fibres ,  fe  forment  6c  s'élaborent.  Si 


ou  DE  l'Éducation.      255 

vous  leur  faites  prendre  un  cours  dif- 
férent ,  &  que  ce  qui  eft  defliné  à  per- 
fedionner  un  individu  ferve  à  la  for- 
mation d'un  autre  ,  tous  deux  relient 
dans  un  état  de  fcibleife ,  6c  l'ouvrage 
de  la  Nature  demeure  imparfait.  Les 
opérations  de  l'elprit  fe  fentent  à  leur 
tour  de  cette  altération  ,  &  l'ameaufli 
débile  que  le  corps  n'a  que  des  fondions 
foibles  &  languilfantes.  Des  membres 
gros  êc  robuftes  ne  font  ni  le  courage 
ni  le  génie  ,  &  je  conçois  que  la  force 
de  l'ame  n'accompagne  pas  celle  du 
corps  ,  quand  d'ailleurs  les  organes  de 
la  communication  des  deux  fubflances 
font  mal  difpolés.  Mais  quelque  bien 
difpofés  qu'ils  puiiïent  être ,  ils  agi- 
ront toujours  foiblement ,  s'ils  n'ont 
pour  principe  qu'un  fangépuifé,  ap- 
pauvri, &  dépourvu  de  cette  fubflance 
qui  donne  de  la  force  &  du  jeu  à  tous 
les  relTorts  de  la  machine.  Génerale- 
çient  on  apperçoit  plus  de  vigueur 


254  ÉmilEj 

d'ame  dans  les  hommes  dont  les  jeti- 
nés  ans  ont  été  préiervés  d'une  corrup- 
tion prématurée  ,  que  dans  ceux  donc 
le  défordre  a  commencé  avec  le  pou- 
voir de  s'y  livrer  ;  6c  c'efl ,  fans  doute, 
une  des  raifons  pourquoi  les  peuples 
qui  ont  des  mœurs  furpalTent  ordinai- 
rement en  bon  fens  &  en  courage  les 
peuples  qui  n'en  ont  pas.  Ceux-ci  bril- 
lent uniquement  par  je  ne  Tais  quelles 
petites  qualités  déliées ,  qu'ils  appel- 
lent efprit ,  fugacité  ,  linelîe  ;  mais  ces 
grandes  &  nobles  fondions  de  fagefle 
6c  de  raifon  qui  diftinguent  6c  hono- 
rent l'homme  par  de  belles  adions , 
par  des  vertus ,  par  des  foins  vérita- 
blement utiles  ,  ne  fe  trouvent  guère 
que  dans  les  premiers. 

Les  maîtres  fe  plaignent  que  le  fèu 
de  cet  âge  rend  la  jeunelTe  indifcipli- 
rable  ,  6c  je  le  vois  ;  mais  n'eft-ce  pas 
leur  faute  ?  Si-tôt  qu'ils  ont  laiiTé  pren- 
dre à  ce  feu  fon  cours  par  les  fens, 


ou  DE  l'Education.     255 

fgnorent-ils  qu'on  ne  peut  plus  lui  en 
donner  un  autre  ?  Les  longs  &  froids 
fermons  d'un  pédant  effaceront  -  ils 
dans  l'efprit  de  fon  élevé  l'image  des 
plaifn's  qu'il  a  conçus  ?  Banniront-ils 
de  fon  cœur  les  defîrs  qui  le  tourmen- 
tent ?  Amortiront-ils  l'ardeur  d'un  tem- 
pérament dont  il  fait  l'ufage?  Ne  s'ir- 
ritera-t-il  pas  contre  les  obilacles  qui 
s'oppofent  au  feul  bonheur  dont  il  aie 
l'idée  ;  &  dans  la  dure  loi  qu'on  lui 
prefcrit  fans  pouvoir  la  lui  faire  en- 
tendre ,  que  verra- 1- il,  fmon  le  ca- 
price  &  la  haine  d'un  hommç  qui  cher- 
che à  le  tourmenter  ?  Efl-il  étrange 
qu'il  fe  mutine  &  le  haïiïe  à  fon  tour? 

Je  conçois  bien  qu'en  fe  rendant 
facile  ,  on  peut  fe  rendre  plus  fuppor- 
table ,  &  conferver  une  apparente  au- 
torité. Mais  je  ne  vois  pas  trop  à  quoi 
fert  l'autorité  qu'on  ne  garde  fur  fon 
élevé  qu'en  fomentant  les  vices  qu'elle 
devroic  réprimer  ;  c'efl  comme  fi  pour 


2^6  Emile, 

calmer  un  cheval  fougueux  ,  récuyet 
le  failbit  fauter  dans  un  précipice. 

Loin  que  ce  feu  de  l'adolefcence 
foit  un  obflacle  à  l'éducation ,  c'efl  par 
lui  qu'elle  fe  confomme  ôc  s'achève  ; 
c'efl  lui  qui  vous  donne  une  prife  fur 
le  cœur  d'un  jeune  homme  ,  quand  il 
celle  d'être  moins  fort  que  vous.  Ses 
premières  affedions  font  les  rênes  avec 
lefquelles  vous  dirigez  tous  Ces  mou- 
vemens  ;  il  étoit  libre  ,  6c  je  le  vois 
atiervi.  Tan;  qu'il  n'aimoit  rien,  il  ne 
déi  endoitque  de  lui-même  6c  de  fes 
beloins  ;  lî-tot  qu'il  aime  ,  il  dépend 
de  Tes  atiachemens.  Ainfi  fe  forment 
les  premiers  liens  qui  l'unilfent  à  fon 
efpece.  En  dirigeant  fur  elle  fa  feniibi- 
lité  naiflante,  ne  croyez  pas  qu'elle  em- 
brafi'era  d'abord  tous  les  hommes  ,  & 
que  ce  mot  de  genre  humain  lignifiera 
pour  lui  quelque  chofe.  Non ,  cette 
fenfibilité  fe  bornera  premierem.ent  à 
fes  femblables ,  &,  fes  femblables  ne 

feront: 


ou  DE  l'Éducation.     257 

feront  point  pour  lui  des  inconnus  ; 
mais  ceux  avec  lefquels  il  a  des  liai- 
fons,  ceux  que  l'habitude  lui  a  rendus 
chers  ou  néceifaires ,  ceux  qu'il  voie 
évidemment  avoir  avec  lui  des  maniè- 
res de  penfer  6c  de  fentir  communes, 
ceux  qu'il  voit  expofés  aux  peines  qu'il 
a  fouiîertes  ,  &  fenfibles  aux  plaifirs 
qu'il  a  goûtés  ;  ceux,  en  un  mot,  en 
qui  l'identité  de  Nature  plus  mani- 
feftée  lui  donne  une  plus  grande  diC- 
pofition  à  s'aimer.  Ce  ne  fera  qu'après 
avoir  cultivé  fon  naturel  en  mille  ma- 
nières ,  après  bien  des  réflexions  fur 
fes  propres  fentimens  j  6c  fur  ceux 
qu'il  obfervera  dans  les  autres ,  qu'il 
pourra  parvenir  à  géneralifer  fes  no- 
tions individuelles ,  fous  l'idée  abflrai- 
te  d'humanité  ,  oc  joindre  à  {es  affec- 
tions particulières  celles  qui  peuvent 
l'identifier  avec  fon  efpece. 

En  devenant  capable  d'attaché-» 
tnent  ,  il  devient  fenfible  à  celui  de$ 

Tome  II,  K 


258  Ému 


LL 


autres  ^  ,  Se  par-là  même,  attentif  aux 
fîgnes  de  cet  attachement.  Voyez-vous 
quel  nouvel  empire  vous  allez  acqué- 
rir fur  lui  ?  Que  de  chaînes  vous  avez 
mifes  autour  de  fon  cœur  avant  eyj'il 
s'en  apperçût  î  Que  ne  fentira-t-il 
point,  quand,  ouvrant  les  yeux  fur  lui- 
même  j  il  verra  ce  que  vous  avez  fait 
pour  lui  ;  quand  il  pourra  fe  compa- 
rer aux  autres  jeunes  gens  de  fon  âge, 
&  vous  comparer  aux  autres  gouver- 
neurs ?  Je  dis  quand  il  le  verra ,  mais 
gardez-vous  de  le  lui  dire  ;  fi  vous  le 
lui  dites ,  il  ne  le  verra  plus.  Si  vous 
exigez  de  lui  de  l'obéiflance  en  re- 
tour des  foins  que  vous  lui  avez  ren- 
dus ,  il  croira  que  vous  l'avez  furpris  : 


*  L'attachement  peut  fe  pafTer  de  retour ,  jamais 
l'amitié.  Elle  eft  un  échange  ,  un  contrat  comme  les 
autres  ;  mais  elle  eft  le  plus  faint  de  tous.  Le  mot 
d'ami  n'a  point  d'autre  coriéîatif  que  lui-même.  Tout 
homme  qui  ri'eft  pas  Tâmi  do  Ion  ami  eft  très-fûrement 
tm  fourbe  ;  car  ce  n'elt  qu'en  rendant  ou  feignant  de 
tendre  l'amitié ,  qu'on  peut  l'olnenir, 


ou  DE  l'Éducation.     259 

il  fe  dira ,  qu'en  feignant  de  l'obliger 
gratuitemenc ,  vous  avez  prétendu  le 
charger  d'une  dette,  &.  le  lier  par  un 
contrat  auquel  il  n'a  point  confenti. 
En  vain  vous  ajouterez  que  ce  que 
vous  exigez  de  lui  n'eft  que  pour  lui- 
même  ;  vous  exigez  ,  entin  ,  &  vous 
exigez  en  vertu  de  ce  que  vous  avez 
fait  fans  fon  aveu.  Quand  un  malheu- 
reux prend  l'argent  qu'on  feint  de  lui 
donner,  <5c  fe  trouve  enrollé  malgré 
lui ,  vous  criez  à  l'injurtice  ;  n'êtes- 
vous  pas  plus  injufte  encore  de  deman- 
der à  votre  élevé  le  prix  des  foins 
qu'il  n'a  point  acceptés  ? 

L'ingratitude  feroit  plus  rare ,  fï 
les  bienfaits  à  ufure  étoient  moins 
communs.  Or\  aime  ce  qui  nous  faic 
du  bien  ;  c'eft  un  lentiment  fi  naturel  ! 
L'ingratitude  n'efi;  pas  dans  le  cœur  de 
l'homme  ;  mais  l'intérêt  y  eil  :  il  y  a 
moins  d'obligés  ingrats ,  que  de  bien- 
faiteurs intéreifés.  Si  vous  me  vendez 

R  z 


iSo  Emile, 

vos  dons,  je  marchanderai  furie  prix; 
inais  fi  vous  feignez  de  donner  ,  pour 
vendre  enfuite  à  votre  mot ,  vous  ufez 
de  fraude.  C'efl  d'être  gratuits  qui  les 
rend  ineflrmables.  Le  cœur  ne  reçoit 
ide  loix  que  de  lui-même  ;  en  voulant 
l'enchaîner  on  le  dégage,  on  l'enchaî- 
ne en  lelaiiTant  libre. 

Quand  le  pêcheur  amorce  l'eau, 
le  poiflbn  vient,  &  refhe  autour  de  lui 
fans  défiance  ;  mais  quand,  pris  à  Tha- 
meçon  caché  fous  l'appât ,  il  fent  re- 
tirer la  ligne ,  il  tâche  de  fuir.  Le 
pêcheur  eft-il  le  bienfaiteur ,  le  poif- 
fon  eft-il  l'ingrat?  Voit -on  jamais 
qu'un  homme  oublié  par  fon  bienfai- 
teur l'oublie?  Au  contraire,  il  en  par- 
le toujours  avec  plaifir  ,  il  n'y  fonge 
point  fans  attend  ri  ifemc-nt  :  s'il  trouve 
occafion  de  lui  montrer  par  quelque 
fervice  inattendu  qu'il  fe  reflouvient 
des  liens ,  avec  quel  contentement  in- 
térieur il  fatisfait  alors  fa  gratitude! 


ou  DE  l'Éducation.     25 ï 

avec  quelle  douce  joie  il  fe  fait  recon-' 
noîcre  !  avec  quel  tranfport  il  lui  dit  : 
mon  cour  eft  venu  !  Voilà  vraiment  la 
voix  de  la  Nature  ;  jamais  un  vrai 
bienfait  ne  iit  d'ingrat.    * 

Si  donc  la  reconnoilTance  eft  un  (en-^ 
timent  naturel,  &  que  vous  n'en  dé- 
truifiez  pas  l'effet  par  votre  faute,  alTu- 
rez-vous  que  votre  élevé,  commen- 
çant à  voir  le  prix  de  vos  foins ,  y  fera 
fenfible  ,  pourvu  que  vous  ne  les  ayez 
point  mis  vous-même,  à  prix  ;  &  qu'ils 
vous  donneront  dans  fon  cœur  une 
autorité  que  rien  ne  pourra  détruire. 
Mais  avant  de  vous  être  bien  alfuré  de 
cet  avantage,  gardez  de  vous  l'ôter,  en 
vous  faifant  valoir  auprès  de  lui.  Lui 
vanter  vos  fervices,  c'eft  les  lui  rendre 
inlupportables  ;  les  oublier  ,  c'eft  l'en 
faire  fouvenir.  Jufqu'à  ce  qu'il  foit 
tems  de  le  traiter  en  homme ,  qu'il  ne 
foit  jamais  queflion  de  ce  qu'il  vous 
doiç  f  mais  de  ce  qu'il  fe  doit.  Pour 

R  3 


2Si.  Emile, 

le  rendre  docile ,  laillez-lui  toute  fa 
liberté  ,  derobez-vous  pour  qu'il  vous 
cherche,  élevez  Ion  ame  au  noble  l'en- 
timent  de  la  reconnoiiiknce  ,  en  ne 
lui  parlant  jamais  que  de  fon  intérêt. 
Je  n'ai  point  voulu  qu'on  lui  dit  que 
ce  qu'on  faifoit  étoit  pour  fon  bien  , 
avant  qu'il  fût  en  état  de  l'entendre  ; 
dans  ce  difcours  il  n'eût  vu  que  votre 
dépendance ,  <5c  il  ne  vous  eu:  pris  que 
pour  fon  valet.  Mais  maintenant  qu'il 
commence  à  fentir  ce  que  c'efl  qu'ai- 
mer ,  il  fent  auffi  quel  doux  lien  peut 
unir  un  homme  à  ce  qu'il  aime  ;  &  dans 
le  zélé  qui  vous  fait  occuper  de  lui  fans 
cclfc ,  il  ne  voit  plus  l'attachement 
d'un  efclave,  mais  l'aft'ediond'un  ami» 
Or  rien  n'a  tant  de  poids  fur  le  cœur 
humain  ,  que  la  voix  de  l'amitié  biea 
reconnue  ;  car  on  fait  qu'elle  ne  nous 
parle  jamais  que  pour  notre  intcrct. 
On  peut  croire  qu'un  ami  fe  trompe  ; 
mais  non  qu'il  veuille  nous  tromper. 


ou  DE  l'Éducation.     26j^ 

Quelquefois  on  réfiile  à  fes  confeilsî 
mais  jamais  on  ne  les  méprife. 

Nous  entrons  enfin  dans  l'ordre  mo- 
ral :  nous   venons  de  faire  un  fécond 
pas  d'homme.  Si  c'en  étoit  ici  le  lieu  , 
j'eflayerois  de  montrer  comment  des 
premiers  mouvemens  du  cœur  s'éle- 
vent   les  premières  voix  de  la  conf- 
çience  ;   6c   comment  des  fentimens 
d'amour  &  de  haine  naiiienc  les  pre- 
mières notions  du  bien  &  du  mal.    Je 
ferois  voir  que  JuJ^ice  Se  bonté  ne  font 
point  feulement  des  m.ots  abflraits ,  de 
purs  êtres  moraux  formés  par  l'enten- 
dement ;  mais  de  véritables  affedions 
de  l'ame  éclairée  par  laraifon  ,  &  qui 
ne  font  qu'un  progrès  ordonné  de  nos 
affediions  primitives;  que  par  la  raifon 
feule  ,   indépendamment  de  la  conf- 
cience,  on  ne  peut  établir  aucune  loiî 
naturelle  ;  &.  que  tout  le  droit  de  la 
INature  n'eft  qu'une  chimère  ,  s'il  n'efl 
fondé  fur  un  befoin  naturel  au  cœur 

K  4. 


2^4  Emile, 

humain  *.  Mais  je  fonge  que  je  n'a| 
point  à  faire  ici  des  Traités  de  Méta- 
phyfique  &  de  Morale  ,  ni  des  cours 
d'études  d'aucune  efpece  ;  il  me  fuffit 
de  marquer  l'ordre  &  le  progrès  de 
nos  fentimens  6c  de  nos  connoifl'ances  , 


*  Le  précepte  même  d'agir  avec  autrui  comme  nous 
voulons  qu'on  agiiïe  avec  nous  ,  n'a  de  vrai  fondement 
que  la  confticnce  &.  le  lentiment  ;  car  où  elt  la  raiforî 
précife  d'agir  étant  moi  comme  fi  j'étois  un  autre  ,  i'ur- 
tout  quand  je  fuis  moralement  fur  de  ne  iamais  me  trou- 
ver dans  le  même  cas  ;  &  qui  me  répondra  qu'en  fui- 
vant  bien  fidèlement  cette  maxime  j'obtiendrai  qu'on  la 
f'.iivc  de  même  avec  moi  ?  Le  méchant  tire  avantage  de 
la  probité  du  jufte  &  de  fa  propre  injuflice  ;  il  cil  bieii 
aife  que  tout  le  monde  foit  jufte  excepté  lui.  Cet  aç- 
çord-là  ,  quoi  qu'on  en  dife  ,  n'cft  pas  fort  avantageux 
aux  gens  de  b'én.  Mais  quand  la  force  d'une  ame  ex- 
panfive  m'identifie  avec  mon  femblablc  &  que  je  me 
fens  pour  ainfi  dire  en  lui  ,  c'eft  pour  ne  pas  fouffrir 
que  je  ne  veux  pas  qu'il  fouflfre;  je  m'intcrefle  à  lui 
pour  1  amour  de  moi  ,  &  la  raifon  du  précepte  eft; 
dans  la  Nature  elle-même,  qui  m'infpire  ledcfir  de  mon 
bien-être  en  quelque  lieu  que  je  me  fente  exiiter.  D'où 
îc  conclus  qu'il  n'cft  pas  vrai  qu  ■  les  précer,tes  de  la  loi 
naturelle  foient  fon.lés  fur  la  raifni  feule  ;  ils  ont  une 
bàfe  nlus  folide  &  plus  fûre.  L'amour  des  hommes  dérivé 
d^  l'amour  de  foi  elt  le  principe  de  la  juihce  humaine. 
Le  fommairc  de  toute  la  morale  cft  donné  dans  l'évan- 
gUe  par  celui  de  la  loi. 


ou  DE  l'Éducation.      26^ 

relativement  à  notre  conftitution. 
D'autres  démontreront  peut-être  ce 
que  je  ne  fais  qu'indiquer  ici. 

Mon  Emile  n'ayant  jufqu'à  préfenc 
regardé  que  lui-même  ,  le  premier  re- 
gard qu'il  jette  fur  fes  femblables  le 
porte  à  fe  comparer  avec  eux  ;  6c  le  pre^ 
mier  fentiment  qu'excite  en  lui  cette: 
comparaifon  ,  ell  de  defirer  la  premiè- 
re place.  Voilà  le  point  où  l'amour  de 
foi  fe  change  en  amour-propre,  5c  où 
commencent  à  naître  toutes  les  pafTions 
qui  tiennent  à  celle-là.  Mais  pour  dé- 
cider fi  celles  de  ces  partions  qui  domi- 
neront dans  fbn  caraétere  ,  feront  hu- 
maines &  douces ,  ou  cruelles  &  mal- 
faifanres ,  fi  ce  feront  des  pafTions  de 
bienfaifance  &  de  commiferation ,  ou 
d'envie  &  de  convoitife,  il  faut  favoir 
à  quelle  place  il  fe  fentira  parmi  les 
hommes ,  6c  quels  genres  d'obflacles  il 
pourra  croire  avoir  à  vaincre ,  pour. 
parvenir  à  celle  qu'il  veut  occuper. 


266  Emile» 

Pour  le  guider  dans  cette  recher- 
che ,  après  lui  avoir  montré  les  hom- 
mes par  les  accidens  communs  à  i'ef- 
pece ,  il  faut  maintenant  les  lui  mon- 
trer par  leurs  différences.  Ici  vient  la 
mefure  de  l'inégalité  naturelle  Se  civi- 
le ,  &  le  tableau  de  tout  l'ordre  Ibcial. 

11  faut  étudier  la  fociété  par  les 
hommes  ,  6c  les  hommes  par  la  fo- 
ciété :  ceux  qui  voudront  traiter  fé- 
parément  la  politique  5c  la  morale  , 
n'entendront  jamais  rien  à  aucune  des. 
deux.  En  s'attachant  d'abord  aux  re- 
lations primitives ,  on  voit  comment 
les  hommes  en  doivent  être  affeâiés , 
&  quelles  paiïions  en  doivent  naître. 
On  voit  que  c'efl  réciproquement  par 
le  progrès  des  payions  que  ces  rela- 
tions fe  multiplient  êc  fe  reiïerrent. 
C'ell  moins  la  force  des  bras  que  la 
modération  des  cœurs ,  qui  rend  les 
hommes  indépendans  <Sc  libres.  Qui- 
conque defire  peu  de  chofes  tient  à 


pu  DE  l'Éducation.      2^7. 

peu  de  gens;  mais  confondant  toujours 
nos  vains  defirs  avec  nos  befoins  phy- 
{îques,  ceux  qui  ont  fait  de  ces  dernier^ 
les  fondemens  de  la  foçiété  humaine  , 
ont  toujours  pris  les  effets  pour  les  eau- 
{es ,  &  n'ont  fait  que  s'égarer  dans  tous 
leurs  raiionnemenso 

Il  y  a  dans  i'état  de  Nature  une  égali- 
té de  fait  réelle  &  indeflruAlble,  parce, 
qu'il  efl  impolîibie  dans  cet  état  que  la 
feule  différence  d'homme  à  homme 
foit  aiïez  grande,  pour  rendre  l'un  dé- 
pendant de  l'autre.  Il  y  a  dans  l'étac 
civil  une  égalité  de  droit  chimérique 
&  vaine  ,  parce  que  les  moyens  dedi- 
nés  à  la  maintenir  fervent  eux-mêmes 
à  la  détruire  ;  &  que  la  force  publique 
ajoutée  au  plus  fort  pour  opprimer  le 
foibie  ,  rompt  l'efpece  d'équilibre  que 
la  Nature  avoit  mis  entr'eux  *.   De 

*  L'efprit  univerfel  desLoix  de  tous  les  pays  eltdé 
favortfer  toujours  le  furt  contre  le  foibie  ,  &  ctlui 
q  ui  a  ,  contre  celui  qui  n'a  rien  ;  cet  inconvénient  eft 
iucvitabisj  &  i\  dt  fans  exception. 


iSS  Emile, 

cette  première  contradidion  découlent 
toutes  celles  qu'on  remarque  dans  l'or- 
dre civil ,  entre  l'apparence  ôc  la  réa- 
lité. Toujours  la  multitude  fera  facri- 
fiée  au  petit  nombre  ,  &  l'intérêt  pu- 
blic à  l'intérêt  particulier.  Toujours 
ces  noms  fpécieux  de  juftice  &  de  lu- 
bordination  lerviront  d'inflrumens  à  la 
violence  &  d'armes  à  l'iniquité  :  d'où 
il  fuit  que  les  ordres  diflingués  qui  fe 
prétendent  utiles  aux  autres ,  ne  font, 
en  effet ,  utiles  qu'à  eux-mêmes  aux 
dépens  des  autres  ;  par  où  l'on  doit 
juger  de  la  confideration  qui  leur  eft 
due  félon  la  juftice  &  félon  la  raifon. 
Refte  à  voir  fi  le  rang  qu'ils  fe  fonc 
donné  efl  plus  favorable  au  bonheur 
de  ceux  qui  l'occupent ,  pour  favoir 
quel  jugement  chacun  de  nous  doit 
porter  de  fon  propre  fort.  Voilà  main- 
tenant l'étude  qui  nous  importe  ;  mais 
pour  la  bien  faire ,  il  faut  commencer 
par  connoître  le  cœur  humain. 


bXT  DE  l'ÉdîTCATION.        2^^ 

S'il  ne  s'agifToit  que  de  montrer  aux 
jeunes  gens  l'homme  par  fon  mafque, 
on  n'a;uroit  pas  befoin  de  le  leur  mon- 
trer,  ils  le  verroient  toujours  de  refle; 
mais  puifque  le  mafque  n'efl  pas  l'hom- 
me ,  6c  qu'il  ne  faut  pas  que  fon  vernis 
les  féduife ,  en  leur  peignant  les  hom- 
mes peignez -les  leur  tels  qu'ils  font  ; 
non  pas  afin  qu'ils  les  haïflent ,  mais 
afin  qu'ils  les  plaignent ,  &  ne  leur 
veuillent  pas  reiïembler.  C'efl:,  à  mon 
gré ,  le  fentiment  le  mieux  entendu  que 
l'homme  puilTe  avoir  fur  fon  efpece. 

Dans  cette  vue ,  il  importe  ici  dé 
prendre  une  route  oppofée  à  celle 
que  nous  avons  fuivie  jufqu'àpréfent, 
Ôc  d'inftruire  plutôt  le  jeune  homme 
par  l'expérience  d'autrui ,  que  par  la 
fienne.  Si  les  hommes  le  trompent, 
il  les  prendra  en  haine  ;  mais  fi  ref- 
pedlé  d'eux  il  les  voit  fe  tromper  mu- 
tuellement, il  en  aura  pitié.  Le  fpec- 
tacle  du  monde ,  difoit  Pitagore ,  ref- 


^jo  Emile, 

femble  à  celui  des  jeux  Olympiques; 
Les  uns  y  tiennent  boutique  ,  &  ne 
fongent  qu'à  leur  profit  ;  les  autres  y 
payent  de  leur  perfonne,  &  cherchenc 
la  gloire  ;  d'autres  Te  contentent  de 
voir  les  jeux ,  <5c  ceux-ci  ne  iont  pas 
les  pires. 

Je  voudrois  qu'on  choisît  tellement 
les  fociétés  d'un  jeune  homme,  qu'il 
pensât  bien  de  ceux  qui  vivent  avec 
lui  ;  &  qu'on  lui  apprît  à  fi  bien  con- 
îioître  le  monde  ,  qu'il  pensât  mal  de 
tout  ce  qui  s'y  fait.  Qu'il  fâche  que 
î'homme  eft  naturellement  bon  ,  qu'il 
le  fente,  qu'il  juge  de  fon  prochain 
par  lui-même  ;  mais  qu'il  voye  com- 
ment la  fociété  déprave  &  pervertit 
les  hommes  :  qu'il  trouve  dans  leurs 
préjugés  la  fource  de  tous  leurs  vice<;  : 
qu'il  foit  porté  à  eftimer  chaque  indi- 
vidu ,  mais  qu'il  méprife  la  multitude  : 
qu'il  voye  que  tous  les  hommes  por- 
tent à  peu  près  le  même  mafque  ;  mais 


ou  DE  l'Éducation.      271 

qu'il  fâche  àuffi  qu'il  y  a  des  vifages  plus 
beaux  que  le  mafque  qui  les  couvre. 

Cette  méthode ,  il  faut  l'avouer ,  a 
fes  inconvéniens  ,  &  n'ell  pas  facile 
dans  la  pratique  ;  car  s'il  devient  obfer- 
vateur  de  trop  bonne  heure ,  fi  vous 
l'exercez  à  épier  de  trop  près  les  ac- 
tions d'autrui  ,  vous  le  rendrez  médi- 
fant  &  fatyrique  ,  décifif  &  prompt  à 
juger  ;  il  fe  fera  un  odieux  plaifir  de 
■chercher  à  tout  de  finiflres  interpréta- 
tions ,  &  à  ne  voir  en  bien ,  rien  même 
de  ce  qui  eft  bien.  .11  s'accoutumera 
du  moins  au  fpedacle  du  vice ,  6c  à 
voiries  méchans fans  horreur ,  comme 
on  s'accoutume  à  voir  les  malheureux 
fans  pitié.  Bientôt  la  perverfité  géné- 
rale lui  fervira  moins  de  leçon  que 
d'exemple  :  il  fe  dira,  que  fi  l'homme 
eft  ainfi ,  il  ne  doit  pas  vouloir  être 
autrement. 

Que  (i  vous  voulez  l'inftruire  par 
principes ,  ^  lui  faire  connoître  avec 


"tji  Emile  5 

la  nature  du  cœur  humain  l'applica- 
tion des  caufes  externes  qui  tournent 
nos  penchans  en  vices ,  en  le  tranfpor- 
tant  ainfi  tout  d'un  coup  des  objets 
fenfibles  aux  objets  intelleduels,  vous 
employez  une  mécaphyfique  qu'il n'eft 
point  en  état  de  comprendre  ;  vous 
retombez  dans  l'inconvénient i  évité  ft 
foigneufement  jufqu'ici,  de  lui  donner 
des  leçons  qui  rellemblenc  à  des  leçons, 
de  fubllituer  dans  fon  efpric  l'expé- 
rience &  l'autorité  du  maître  à  fa  pro- 
J)re  expérience ,  ôç,  au  progrès  de  fa 
raifon. 

Pour  lever  à  la  fois  ces  deux  obfla- 
cles ,  ôc  pour  mettre  le  cœur  humain 
à  fa  portée  fans  rifquer  de  gâter  le  fieri, 
je  voudrois  lui  montrer  les  hommes  au 
loin ,  les  lui  montrer  dans  d'autres 
tems  ou  dans  d'autres  lieux  ,  &  de 
forte  qu'il  pût  voir  la  fcène  fans  jamais 
y  pouvoir  agir.  Voilà  le  moment  de 
l'Hiiloire }  c'eilpar  elle  qu'il  lira  dans 

les 


ou  DE  l'Education.      271 

les  cœurs  fans  les  leçons  de  la  philofo» 
phie  ;  c'eft  par  elle  qu'il  les  verra  , 
fimple  fpedateur  ,  fans  intérêt  &  fans 
pafllon,  comme  leur  juge  ,  non  com- 
me leur  complice  ni  comme  leur  ac- 
cufateur. 

Pour  connoître  les  hommes  il  faut 
les  voir  agir.  Dans  le  monde  on  les 
entend  parler  ,  ils  montrent  leurs  dif- 
cours  &  cachent  leurs  adions  ;  mais 
dans  l'Hifloire  elles  font  dévoilées  ,  & 
on  les  juge  fur  les  faits.  Leurs  propos 
mêmes  aident  à  les  apprécier.  Car 
comparant  ce  qu'ils  font  à  ce  qu'ils  di- 
fent ,  on  voit  à  la  fois  ce  qu'ils  font  & 
ce  qu'ils  veulent  paroître  ;  plus  ils  fe 
déguifent ,  mieux  on  les  connoît. 

Malheureufement  cette  étude  a  fes 
dangers ,  fes  inconvéniens  de  plus  d'une 
efpece.  Il  eft  difficile  de  fe  mettre 
dans  un  point  de  vue ,  d'où  l'on  puilTe 
juger  fes  femblables  avec  équité.  Un 
des    grands  vices  de  l'Hiftoire  eft  , 

Toms  II,  S 


2/4  Emile, 

qu'elle  peint  beaucoup  plus  les  hom- 
mes par  leurs  mauvais  côtés  que  par  les 
bons  :  comme  elle  n'efl  intereiïànte  que 
par  les  révolutions  ,  les  cataftrophes  , 
tant  qu'un  peuple  croît  ôç  profpere 
dans  le  calme  d'un  paifible  gouverne- 
ment ,  elle  n'en  dit  rien  ;  elle  ne  com- 
mence à  en  parler  que  quand ,  ne  pou- 
vant plus  fe  fuffire  à  lui-même  ,  il 
prend  part  aux  affaires  de  fes  voilins , 
eu  les  laifle  prendre  part  aux  Tiennes  ; 
elle  ne  l'illullre  que  quand  il  efl:  déjà 
fur  fon  déclin  :  toutes  nos  Hiitoires 
commencent  où  elles  devroient  finir. 
Nous  avons  fort  exadement  celle  des 
peuples  qui  fe  dctruifent ,  ce  qui  nous 
manque  efl  celle  des  peuples  qui  fe 
multiplient  ;  ils  font  affez  heureux  & 
afl'ez  fages  pour  qu'elle  n'ait  rien  à 
dire  d'eux  :  6c  en  effet ,  nous  voyons, 
même  de  nos  jours,  que  les gouverne- 
mens  qui  fe  conduifent  le  mieux  ,  font 
weux  doot  on  parle  le  moins.  Nous  ne 


ou  DE  L  Education.      275 

favons  donc  que  le  mal  ,  à  peine  le 
bien  fait-il  époque.  Il  n'y  a  que  les 
znéchans  de  célèbres  ,  les  bons  font 
oubliés  ou  tournés  en  ridicule  ;  &  voilà 
comment  l'Hiftoire  ,  ainfi  que  la  Phi- 
lofophie ,  calomnie  fans  ceffe  le  genre 
humain. 

De  plus  ,  il  s'en  faut  bien  que  les 
faits  décrits  dans  l'Hiftoire  ,  ne  foienc 
la  peinture  exaéle  des  mêmes  faits 
tels  qu'ils  font  arrivés.  Ils  changent  de 
forme  dans  la  tête  de  l'Hiftorien  ,  ils 
fe  moulent  fur  fes  intérêts ,  ils  pren- 
nent la  teinte  de  fes  préjugés.  Qui  efl- 
ce  qui  fait  mettre  exadement  le  Lec- 
teur au  lieu  de  la  fcène  ,  pour  voit  un, 
événement  tel  qu'il  s'efl  paifé  ?  L'ig^iov 
rance  ou  la  partialité  déguifent  tout. 
Sans  altérer  même  un  trait  hiflorique, 
en  étendant  ou  reiïerrant  des  circonf- 
tances  qui  s'y  rapportent,  que  de  faces 
différentes  on  peut  lui  donner  î  iVIettez 
un  même  objet  à  divers  points  de  vue, 

S  z 


27^  Emile, 

à  peine  paroîtra-c-il  le  même ,  5c  pour- 
tant rien  n'aura  changé  ,  que  l'œil  du 
fpedaceur.  Suffit -il  ,  pour  l'honneur 
de  la  vérité  ,  de  me  dire  un  fait  véri- 
table, en  me  le  faifant  voir  tout  au- 
trement qu'il  n'eft  arrivé  ?  Combien 
de  fois  un  arbre  de  plus  ou  de  moins , 
un  rocher  à  droite  ou  à  gauche  ,  un 
tourbillon  de  poufîiere  élevé  par  le 
vent ,  ont  décidé  de  l'événement  d'un 
combat ,  fans  que  perfonne  s'en  foie 
apperçu  ?  Cela  empêche-t-il  que  l'Hit 
torien  ne  vous  dife  la  caufe  de  la  dé- 
faite ou  de  la  vidoire  avec  autant  d'af- 
furance  que  s'il  eût  été  par-tout  ?  Or, 
que  m'importent  les  faits  en  eux-mê- 
mes ,  quand  la  raifon  m'en  reite  in- 
connue ;  &  quelles  leçons  puis-je  tirer 
d'un  événement  dont  j'ignore  la  vraie 
caufe  r  L'Hiilorien  m'en  donne  une  , 
mais  il  la  controuve  ;  6c  la  critique 
elle-même,  dont  on  fait  tant  de  bruit, 
n'ell  qu'un  art  de  conjedurer  ;  l'arc  de 


ou  DE  l'Éducation,     ijj 

clioifir  entre  plufieurs  menfonges,  ce- 
lui qui  relTemble  le  mieux  à  la  vérité. 

N'avez-vous  jamais  lu  Cléopatre  ou 
Caflandre ,  ou  d'autres  livres  de  cette 
efpece  r  L'Auteur  choifit  un  événe- 
ment connu  ;  puis  l'accommodant  à 
fes  vues ,  l'ornant  de  détails  de  fon  in- 
vention ,  de  perfonnages  qui  n'ont  ja- 
mais exillé  ,  &  de  portraits  imaginai- 
res ,  entafle  fiélions  fur  fidions  pour 
rendre  fa  lei^ure  agréable.  Je  vois  peu 
de  différence  entre  ces  Romans  &  vos 
Hiftoires  ,  fi  ce  n'eft  que  le  Roman- 
cier fe  li,vre  davantage  à  fa  propre 
imagination,  &  que  l'Hiftorien  s'af- 
fervit  plus  à  celle  d'autrui  ;  à  quoi 
j'ajouterai ,  fi  l'on  veut  ,  que  le  pre- 
mier fe  propofe  un  objet  moral ,  bon 
ou  mauvais ,  dont  l'autre  ne  fe  foucie 
guère. 

On  me  dira  que  la  fidélité  de  l'Hif- 
toire  intereffe  moins  que  la  vérité  des 
moeurs  &  des  caraderes  \  pourvu  qu« 

s  5 


2/8  Emile, 

le  cœur  humain  foit  bien  peint  ,  il 
importe  peu  que  les  événemens  foienc 
fidèlement  rapportés  ;  car  après  tout  , 
ajoute- t-on  ,  que  nous  font  des  faits  ar- 
rivés il  y  a  deux  mille  ans?  On  a  rai- 
fon ,  fi  les  portraits  font  bien  rendus 
d'après  Nature  ;  mais  fi  la  plupart  n'ont 
leur  m.odele  que  dans  l'imagination 
de  l'Hiflorien  ,  n'efl-ce  pas  retomber 
dans  l'inconvénient  qu'on  vouloit  fuir, 
ôz  rendre  à  l'autorité  des  écrivains ,  ce 
qu'on  veut  ôter  à  celle  du  maître?  Si 
mon  élevé  ne  doit  voir  que  des  ta- 
bleaux de  fantaifie ,  j'aime  mieux  qu'ils 
foient  tracés  de  ma  main  que  d'une  au- 
tre ;  ils  lui  feront ,  du  moins ,  mieux 
appropriés. 

Les  pires  Hifloriens  pour  un  jeune 
îiomme,  font  ceux  qui  jugent.  Les  faits, 
6:  qu'il  juge  lui-même  ;  c'eft  ainfi  qu'il 
apprend  à  connoître  les  hommes.  Si 
le  jugement  de  l'Auteur  le  guide  fans 
çelTe ,  il  ne  fait  que  voir  par  l'œil  d'ua 


ou  DE  l'Éducation.     279 

autre  ;  &  quand  cet  œil  lui  manque  , 
il  ne  voit  plus  rien. 

Je  laiiïe  à  part  l'Hifloire  moderne  ; 
non-feulement  parce  qu'elle  n'a  plus 
de  phyfionomie  ,  &  que  nos  hommes 
fe  refTemblent  tous  ;  mais  parce  que 
nos  Hifloriens ,  uniquement  attentifs  à 
briller  ,  ne  fongent  qu'à  faire  des  por- 
traits fortement  coloriés ,  Se  qui  fou- 
vent  ne  repréfentent  rien  *.  Générale- 
ment les  anciens  font  moi  ns  de  por- 
traits,mettent  m-oins  d'efprit  &;  plus  de 
fens  dans. leurs  jugemens ,  encore  y  a- 
t-il  entr'eux  un  grand  choix  à  faire  ;  Sz 
il  ne  faut  pas  d'abord  prendre  les  plus 
judicieux  ,  mais  les  plus  fmiples.  Je 
ne  voudrois  mettre  dans  la  main  d'un 
jeune  homme  ni  Polybe  ,  ni  Sallulie  ; 
Tacite  çll  le  livre  des  vieillards ,  les 


*  Voyez  Davila  ,  Guicciardin  ,  Sxrada  ,  Solis  ,  Ma- 
chiavel ,  &  quelquefois  de  Thou  lui-même.  V'ertot 
eft  prefque  le  feul  qui  favoit  peindre  ians  faire  de 
portraits- 

S  4 


28o  Fmile, 

jeunes  gens  ne  font  pas  faits  pour  l'en- 
tendre :  il  faut  apprendre  à  voir  dans 
les  adions  humaines  les  premiers  traits 
du  cœur  de  l'homme  ,  avant  d'en  vou- 
loir fonder  les  profondeurs  ;  il  faut  fa- 
voir  bien  lire  dans  les  faits  avant  de 
lire  dans  les  maximes.  La  Fhilofophie 
en  maximes  ne  convient  qu'à  l'expe^- 
rience.  La  jeunelTe  ne  doit  rien  géne- 
ralifer  ;  toute  fon  inllrudion  doit  être 
en  régies  particulières. 

Thucydide  efl ,  à  mon  gré  ,  le  vrai 
modèle  des  Hifloriens.  Il  rapporte 
les  faits  fans  les  juger  ;  mais  il  n'omet 
aucune  descirconftances  propres  à  nous 
en  faire  juger  nous-mêmes.  Il  met 
tout  ce  qu'il  raconte  fous  les  yeux  du 
Le^Seur  ;  loin  de  s'interpofer  entre  les 
événemens  &  les  Lefteurs ,  il  fe  déro- 
be ;  on  ne  croit  plus  lire,  on  croit  voir. 
Malheureufement  il  parle  toujours  de 
guerre  ,  &  l'on  ne  voit  prefque  dans 
fes  récits  que  la  chofe  du  monde  la, 


ou  DE  l'Éducation.      iSî 

movins  inilrudive ,  favoir  des  combats. 
La  retraite  des  dix  mille  ,  &  les  com- 
mentaires de  Céfar ,  ont  à  peu  près  la 
même  Tageffe  &  le  même  défaut.  Le 
bon  Hérodote  ,  fans  portraits ,  fans 
maximes,  mais  coulant,  naïf,  plein 
de  détails  les  plus  capables  d'intereifer 
&  de  plaire ,  feroit ,  peut-être ,  le  meil- 
leur des  Hifloriens ,  (i  ces  mêmes  dé- 
tails ne  dégéneroient  fouvent  en  fim- 
plicités  puériles ,  plus  propres  à  gâter 
le  goût  de  la  jeunefle  qu'à  le  former  : 
il  faut  déjà  du  difcernement  pour  le 
lire.  Je  ne  dis  rien  de  Tite-Live  ,  fon 
tour  viendra  ;  mais  il  eft  politique ,  il 
efl  rhéteur^,  il  efl  tout  ce  qui  ne  con- 
vient pas  à  cet  âge. 

L'Hiftoire  en  général  eft  défedueu- 
fe  ,  en  ce  qu'elle  ne  tient  regiftre  que 
de  faits  fenfibles  &  marqués  ,  qu'on 
peut  fixer  par  des  noms ,  des  lieux  , 
des  dates  ;  mais  les  caufes"  lentes  & 
progrelîives  de  ces  faits ,  lefquelles  ne 


a2t  Emile, 

peuvent  s'afllgner  de  même  ,  reHenc 
toujours  inconnues.  On  trouve  fouvenc 
dans  une  bataille  gagnée  ou  perdue, 
la  raifon  d'une  révolution  qui ,  même 
avant  cette  bataille  ,  étoit  déjà  deve- 
nue inévitable.  La  guerre  ne  fait  guère 
quemanifefter  des  événemens  déjà  dé- 
terminés par  des  caufes  morales  que 
les  Hiftoriens  favent  rarement  voir. 

L'efprit  philofophique  a  tourné  de 
ce  côté  les  réflexions  de  pluGeurs  écri- 
vains de  ce  ficcle  ;  mais  je  doute  que 
l^.  vérité  gagne  à  leur  travail.  La 
fureur  des  fyflémes  setant  emparée 
d'eux  tous  ,  nul  ne  cherche  à  voir  les 
chofes  comme  elles  font ,  mais  comme 
elles  s'accordent  avec  fon  fyrtéme. 

Ajoutez  à  toutes  ces  réflexions,  que 
l'Hiftoire  montre  bien  plus  les  aiftions 
que  les  hommes ,  parce  qu'elle  ne  fai- 
fit  ceux-ci  que  dans  certains  momens 
choifis,  dans  leurs  vétemens  de  para- 
de ;  elle  n'expofe  que  l'homme  public 


ou  DE  l'Éducation.      283 

qui  s'efl:  arrangé  pour  être  vu.  Elle  ne 
le  fuit  point  dans  fa  maifon ,  dans  fon. 
cabinet ,  dans  fa  famille ,  au  milieu  de 
fes  amis ,  elle  ne  le  peint  que  quand  il 
repréfente  ;  c'eft  bien  plus  fon  habic 
que  fa  perfonne  qu'elle  peint. 

J  aimerois  mieux  la  ledure  des  vies 
particulières  pour  commencer  l'étude 
du  cœur  humain  ;  car  alors  l'homme  a 
beau  fe  dérober  ,  l'Hillorien'  le  pour- 
fuit  par-tout  ;  il  ne  lui  laiile  aucun 
moment  de  relâche  ,  aucun  recoin 
pour  éviter  l'œil  perçant  du  fpedla- 
teur  ,  &  c'eft  quand  l'un  croit  mieux 
fe  cacher  ,  que  l'autre  le  fait  le  mieux 
çonnoître.  Ceuji',  dit  Montagne,  gui 
écrivent  Les  vies  ,  d'autant  qu'Us  s  amu- 
fent  plus  aux  confeils  qu'aux  évém- 
mens  ,  plus  à  ce  qui  fe pafse  au-dedans  , 
qu'à  ce  qui  arrive  au-d.ehors  \  ceux-là 
me  font  plus  propres  \  voila  pourquoi 
C'ejl  mon  homme  que  Plutarque. 

Il  eft  vrai  que  le  génie  des  hommes 


^^4  EMILE, 

aiïemblés  ou  des  peuples  eft  fort  difFe- 
rent  du  caradere  de  l'homme  en  par- 
ticulier ,  &  que  ce  feroit  connoître 
très-imparfaitement  le  cœur  humaia 
que  de  ne  pas  l'examiner  auffi  dans  la 
multitude  ;  mais  il  n'efl  pas  moins  vrai 
qu'il  faut  commencer  par  étudier 
l'homme  pour  juger  les  hommes ,  & 
que  qui  connoîtroit  parfaitement  les 
penchans  de  chaque  individu ,  pourroit 
prévoir  tous  leurs  effets  combinés  dajis 
le  corps  du  peuple. 

Il  faut  encore  ici  recourir  aux  An- 
ciens ,  par  les  raifons  que  j'ai  déjà 
dites ,  &  de  plus ,  parce  que  tous  les 
détails  familiers  <5c  bas ,  mais  vrais  & 
caraélérifliques  étant  bannis  du  ftyle 
moderne,  les  hommes  font  auffi  parés 
par  nos  auteurs  dans  leurs  vies  privées 
que  fur  la  fcène  du  monde.  La  décen- 
ce, non  moins  févere  dans  les  écrits 
que  dans  les  aftions ,  ne  permet  plus 
de  dire  en  public  que  ce  qu'elle  per- 


ocj  DE  l'Éducation.     285 

met  d'y  faire  ;  &  comme  on  ne  peut 
montrer  les  hommes  que  repréfentans 
toujours,  on  ne  les  connoît  pas  plus 
dans  nos  livres  que  fur  nos  théâtres. 
On  aura  beau  faire  &  refaire  cent  fois 
la  vie  des  Rois ,  nous  n'aurons  plus 
de  Suétones  *. 

Plutarque  excelle  par  ces  mêmes 
détails  dans  lefquels  nous  n'ofons  plus 
entrer.  Il  a  une  grâce  inimitable  à 
peindre  les  grands  hommes  dans  les  pe- 
tites chofes,  &  il  efl  fi  heureux  dans  le 
choix  de  fes  traits ,  que  fouvent  un 
mot ,  un  fourire ,  un  gefle  lui  fuffit 
pour  cara6lerifer  fon  héros.  Avec  un 
miot  plaifant  Annibal  rafl'ure  fon  ar- 
mée effrayée  ,  &  la  fait  marcher  en 
riant  à  la  bataille  qui  lui  livra  l'Italie  : 
Agefilas  à  cheval  fur  un  bâton ,  me 

*  Un  feul  de  nos  Hiftoriens  qui  a  imité  Tacite  dans 
jes  grands  traits  ,  a  ofé  imiter  Suétone  &  quelquefois 
tranfctire  Comines  dans  les  petits,  &  cela. même 
qui  ajoute  au  prix  de  fon  Livre  ,  Ta  fait  critiquer  parm-' 
Q,OUS> 


28^  Emile, 

fait  aimer  le  vainqueur  du  grand  Koî  t 
Ccfar  traverfant  un  pauvre  village  & 
caulanc  avec  ks  amis ,  décelé  ians  y 
penfer  le  fourbe  qui  difoit  ne  vouloir 
qu'être  l'égal  de  Pompée  :  Alexandre 
avale  une  médecine  ,  &  ne  dit  pas  un 
feul  mot  ;  c'efl  le  plus  beau  moment 
de  fa  vie  :  Ariflide  écrit  fon  propre 
nom  fur  une  coquille  ,  &  juflifie  ainfi 
fon  furnom  :  Philopemen,  le  manteau 
bas  ,  coupe  du  bois  dans  la  cuifine  de 
fon  hôte.  Voilà  le  véritable  art  de 
peindre.  La  phyfionomie  ne  fe  mon- 
tre pas  dans  les  grands  traits ,  ni  le 
caraélere  dans  les  grandes  adions  : 
c'efl:  dans  les  bagatelles  que  le  naturel 
fe  découvre.  Les  chofes  publiques  fonc 
ou  trop  communes  ou  trop  apprêtées, 
&  c'efl:  prefque  uniquement  à  celles-ci 
que  la  dignité  moderne  permet  à  nos 
auteurs  de  s'arrêter. 

Un   des  plus  grands  hommes   du 
fiécle  dernier  fut   incontellablement 


ou  DE  l'Éducation.      28/ 

M.deTurenne.  On  a  eu  le  courage  de 
rendre  fa  vie  intereiTante  par  de  petits 
détails  qui  le  font  connoître  &  aimer  ; 
mais  combien  s'eft-on  vu  forcé  d'en 
lupprimerqui  l'auroient  fait  connoître 
&  aimer  davantage  î  Je  n'en  citerai 
qu'un,  que  je  tiens  de  bon  lieu,  & 
que  Plutarque  n'eût  eu  garde  d'omet- 
tre ,  mais,  que  Ramfai  n'eût  eu  garde 
d'écrire  quand  il  l'auroit  fu. 

Un  jour  d'été  qu'il  faifoit  fort  chaud, 
le  Vicomte  de  Turertne  en  petite  vefle 
blanche  &  en  bonnet  étoit  à  la  fenêtre 
dans  fon  antichambre.  Un  de  Ces  gens 
furvient ,  &  trompé  par  l'habillement, 
le  prend  pour  un  aide  de  cuifine,  avec 
lequel  ce  domeftique  étoit  familier. 
Il  s'approche  doucement  par  derrière, 
&  d'une  main  qui  n'étoit  pas  légère 
lui  applique  un  grand  coup  fur  les 
fefl'es.  L'homme  frappé  fe  retourne  à 
l'inftant.  Le  valet  voit  en  frémilTanc 
le  vifage  de  fon  maître.  Il  fe  jette  à 


238  Emilh, 

genoux  tout  éperdu.  Monfelgmuf- ^ 
j'ai  cru  que  c'étoit  George....  Et  quand 
c'-eût  été  George ,  s'écrie  Turenne  en 
fe  frottant  le  derrière  ;  //  nefuLLoitpas 
frapper Ji fort.  Voilà  donc  ce  que  vous 
n'ofez  dire  ?  miferables  1  foyez  donc 
à  jamais  fans  naturel ,  fans  entrailles  : 
trempez  ,  durcilTez  vos  cœurs  de  fer 
dans  votre  vile  décence  :  rendez-vous 
méprifables  à  force  de  dignité»  Mais 
toi ,  bon  jeune  homme ,  qui  lis  ce 
trait,  &  qui  fens  avec  attendrilfement 
toute  la  douceur  d'ame  qu'il  montre  , 
même  dans  le  premier  mouvement  ; 
lis  auffi  les  petitelîes  de  ce  grand  hom- 
me ,  dès  qu'jl  é:oit  queftion  de  fa  naif- 
fance  &  de  fon  nom.  Songe  que  c'efl 
le  même  Turenne  qui  atfedoit  de 
céder  par-tout  le  pas  à  fon  neveu,  afin 
qu'on  vît  bien  que  cet  enfant  étoit  le 
chef  d'une  maifon  fouveraine.  Rap- 
proche ces  contraries,  aime  la  Nature, 
méprife  ropinion,&  connois  l'homme. 

Il 


ou  DE  l'Éducation.      289 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  en  état  de 
concevoir  les  efiets  que  des  ledures  , 
ainfi  dirigées,  peuvent  opérer  furl'ef. 
prie  tout  neuf  d'un  jeune  homme.  Ap- 
pefantis  fur  des  livres  dès  notre  en- 
fance ,  accoutumés  à  lire  fans  penfer  , 
ce  que  nous  lifons  nous  frappe  d'autant 
moins ,  que ,  portant  déjà  dans  nous- 
mêmes  les  paffions  &  les  préjugés  qui 
remplifTent  l'hilloire  &  les  vies  des 
hommes  ,    tout   ce  qu'ils  font    nous 
paroît  naturel ,  parce  que  nous  fom- 
mes  hors  de  la  Nature  ,   &  que  nous 
jugeons  des  autres  par   nous.     Mais 
qu'on  fe  repréfente  un  jeune  homme 
élevé  félon  mes  maximes  :  Qu'on  fe 
figure  mon  Emile  ,   auquel  dix-huic 
ans  de  foins  aflîdus  n'ont  eu  pour  ob- 
jet que  de  conferver  un  jugement  in- 
tègre ôc  un  cœur  fain  ;   qu'on  fe  le  fi- 
gure au  lever  de  la  toile,  jettant,  pour 
la  première  fois  ,  les  yeux  fur  la  fcène 
du  monde;  ou,  plutôt,  placé  derrière 
Tome  IL  T 


200  Emile, 

le  théâtre ,  voyant  les  adeurs  prendre 
&  pofer  leurs  habits ,  &  comptant  les 
cordes  5c  les  poulies  dont  le  groffier 
preflige  abufe  les  yeux  des  fpedateurs» 
Bientôt  à  fa  première  furprife  fuccé- 
deront  des  mouvemens  de  honte  &  de 
dédain  pour  fon  efpece  ;  il  s'indignera 
de  voir  ainfi  tout  le  genre  humain  du- 
pe de  lui-même  ,  s'avilir  à  ces  jeux 
d'enfans  ;  il  s'affligera  de  voir  fes  frères 
s'ent redéchirer  pour  des  rêves  ,  6c  fe 
changer  en  bêtes  féroces  pour  n'avoir 
pas  fu  fe  contenter  d'être  hommes. 

Certainement  avec  les  difpofitions 
naturelles  de  l'élevé ,  pour  peu  que  le 
ir.aitre  apporte  de  prudence  &  de 
choix  dans  fes  ledures,  pour  peu  qu'il 
le  mette  fur  la  voie  des  réflexions  qu'il 
en  doit  tirer ,  cet  exercice  fera  pour  lui 
un  cours  de  philofophie  -  pratique, 
meilleur  fûremcnt,  &.  mieux  entendu, 
que  toutes  les  vaines  fpéculations  donc 
on  brouille  l'efpric  des  jeunes  gens  dans 


ou  DE  l'Éducation.      291: 

iios  écoles.  Qu'après  avoir  fuivi  les 
romanefques  projets  de  Pyrrhus ,  Cy- 
néas  lui  demande  quel  bien  réel  lui 
procurera laconquête  du  monde,  dont 
il  ne  puiflé  jouir  dès-à-préfenc  fans 
tant  de  tourment  ;  nous  ne  voyons-là 
qu'un  bon  mot  qui  paiTe  ;  mais  Emile 
y  verra  une  réflexion  très-fage  qu'il 
eût  faite  le  premier ,  &  qui  ne  s'effacera 
jamais  de  fon  efprit ,  parce  qu'elle  n'y 
trouve  aucun  préjugé  contraire  qui 
puiflTe  en  empêcher  l'impreffion  .Quand 
enfuite  en  lifant  la  vie  de  cet  infenfé  , 
il  trouvera  que  tous  fes  grands  defleins 
ont  abouti  à  s'aller  faire  tuer  par  la 
main  d'une  femme  ;  au  lieu  d'admirer 
cet  heroïfme  prétendu ,  que  verra-t-il 
dans  tous  les  exploits  d'un  fi  grand  ca- 
pitaine ,  dans  toutes  les  intrigues  d'un. 
fi  grand  politique ,  fi  ce  n'efl  autant  de 
pas  pour  aller  chercher  cette  malheu- 
reufe  tuile,qui  devoir  terminer  fa  vie  & 
fes  projets  par  une  mort  déshonorante? 

T  2, 


292  Émilé, 

Tous  les  conquerans  n'ont  pas  été 
tués  ;  tous  les  ufurpateurs  n'ont  pas 
échoué  dans  leurs  entreprifes  ;  plu- 
fieurs  paroîtront  heureux  aux  efprits 
prévenus  des  opinions  vulgaires;  mais 
celui  qui ,  fans  s'arrêter  aux  apparen- 
ces ,  ne  juge  du  bonheur  des  hommes 
que  par  l'état  de  leurs  cœurs  ,  verra 
leurs  miferes  dans  leurs  fuccès  mêmes, 
il  verra  leurs  defirs  &  leurs  Ibucis  ron- 
geans  s'étendre  &  s'accroître  avec  leur 
fortune  ;  il  les  verra  perdre  haleine 
en  avançant  ,  fans  jamais  parvenir  à 
leurs  termes.  Il  les  verra  femblables 
à  ces  voyageurs  inexpérimentés  ,  qui , 
s'engageant  pour  la  première  fois  dans 
les  Alpes,  penfentles  franchir  à  chaque 
montagne,  &  quand  ils  font  au  fommet, 
trouvent  avec  découragement  de  plus 
hautes  montagnes  au-devant  d'eux. 

Augufte  après  avoir  foumis  fes  con- 
citoyens ,  ôz  détruit  fes  rivaux  ,  ré- 
git durant  quarante  ans  le  plus  grand 


ou  DE  l'Éducation.      295 

empire  qui  ait  exifté  ;  mais  tout  cec 
immenfe  pouvoir  l'empêchoit  -  il  de 
frapper  les  murs  de  fa  tête ,  &  de  rem- 
plir fon  vafte  palais  de  fes  cris ,  en 
redemandant  à  Varus  fes  légions  ex- 
terminées ?  Quand  il  auroit  vaincu 
tous  fes  ennemis ,  de  quoi  lui  auroienc 
fervi  fes  vains  triomphes ,  tandis  que 
les  peines  de  toute  efpece  naifToient 
fans  ceffe  autour  de  lui ,  tandis  que  (es 
plus  chers  amis  attentoient  à  fa  vie ,  & 
qu'il  étoit  réduit  à  pleurer  la  honte  ou 
la  mort  de  tous  fes  proches  ?  L'infor- 
tuné voulut  gouverner  le  monde  ,  & 
ne  fut  pas  gouverner  fa  maifon  !  Qu'ar- 
riva-t-il  de  cette  négligence  ?  Il  vie 
périr  à  la  fleur  de  l'âge  fon  neveu ,  fon 
fils  adoptif ,  fon  gendre  ;  fon  petit- 
fils  fut  réduit  à  manger  la  bourre  de 
fon  lit  pour  prolonger  de  quelques 
heures  fa  miferable  vie  ;  fa  fille  Ôc  fa 
petite-fille  ,  après  l'avoir  couvert  de 
leur  infamie ,  moururent ,  l'une  de  mi* 

T3 


294  Emile, 

fere  &  de  faim  dans  une  ifle  déferte  , 
l'autre  en  prilon  par  la  main  d'un  ar- 
cher. Lui-même  enfin  ,  dernier  refle- 
de  fa  malheureufe  famille  ,  fut  ré- 
duit par  fa  propre  femme  à  ne  laiffer 
après  lui  qu'un  monftre  pour  lui  fuc- 
céder.  Tel  fut  le  fort  de  ce  maître  du 
inonde  ,  tant  célébré  pour  fa  gloire  ôç 
pour  fon  bonheur  :  croirai -je  qu'un 
feul  de  ceux  qui  les  admirent  les  vou- 
lût acquérir  au  même  prix  ? 

J'ai  pris  l'ambition  pour  exemple  ; 
mais  le  jeu  de  toutes  les  paffions  hu- 
maines offre  de  femblables  leçons  à  qui 
veut  étudier  i'Hifloire  pour  fe  con- 
noître,&  fe  rendre  fage  aux  dépens  des 
morts.  Le  tems  approche  où  la  vie 
d'Antoine  aura,  pour  le  jeune  homme, 
une  inffruélion  plus  prochaine  que 
celle  d'Auguite.  Emile  ne  fe  recon- 
noîtra  guère  dans  les  étranges  objets 
qui  frapperont  fes  regards  durant  ces 
tiouvellcs  études  ;  mais  il  faura  d' avance 


ou  D& l'Éducation.     295 

écarter  l'illufion  des  paiTions  avant ,. 
qu'elles  naiiïenc,  &  voyant  que  de  tous 
les  tems  elles  ont  aveuglé  les  hommes, 
il  fera  prévenu  de  la  manière  dont  elles 
pourront  l'aveugler  à  fon  tour,  fi  ja- 
mais il  s'y  livre.  Ces.leçons,  je  le  fais, 
lui  font  mal  appropriées  ;  peut-être  au 
befoin  feront- elles  tardives  ,  infuffifan- 
tes;  mais  fouvenez-vous  que  ce  ne  font 
point  celles  que  j'ai  voulu  tirer  de  cette- 
étude.  En  la  commençant  je  me  pro- 
pofois  un  autre  objet  ;  &  fûremçnt  fi 
cet  objet  efl  mal  rempli  ,  ce  fera  la 
faute  du  maître. 

Songez  qu'aufîî-tôt  que  l'amour- 
propre  efl  développé  ,  le  moi  relatif 
ie  met  en  jeu  fans  ceffe  ,  &  que  jamais 
le  jeune  homme  n'obferve  les  autres 
fans  revenir  fur  lui-même  &  fe  compa- 
rer avec  eux.  Il  s'agit  donc  de  favoir 
à  quel  rang  il  fe  mettra  parmi  fes  femr 
blables ,  après  les  avoir  examinés.  Je 
vois  à  la  manière  dont  on  fait  lire  l'Hif- 

T  4. 


2^6  Émïle,* 

toire  aux  jeunes  gens ,  qu'on  les  trans- 
forme ,  pour  ainfi  dire  ,  dans  tous  les 
perfonnages  qu'ils  voyent  ;  qu'on  s'ejp- 
force  de  les  faire  devenir ,  tantôt  Ci- 
ceron  ,  tantôt  Trajan  ,  tantôt  Alexan- 
dre ,  de  les  décourager  lorfqu'ils  ren- 
trent dans  eux-mcmes  ,  de  donner  à 
chacun  le  regret  de  n'être  que  foi. 
Cette  méthode  a  certains  avantages 
donc  je  ne  difconviens  pas  ;  mais  quant 
à  mon  Emile  ,  s'il  arrive  une  feule  fois 
dans  ces  parallèles  qu'il  aime  mieux 
être  un  autre  que  lui  ,  cet  autre  fût- 
il  Socrate ,  fût-il  Caton  ,  tout  eft  man- 
qué ;  celui  qui  commence  à  fe  rendre 
étranger  à  lui-même  ne  tarde  pas  à 
s'oublier  tout-à-fait. 

Ce  ne  font  point  les  Philofophes 
qui  connoiflent  le  mieux  les  hommes  ; 
ils  ne  les  voient  qu'à  travers  les  préju- 
gés de  la  philofophie,  ôc  je  ne  fâche 
aucun  état  où  l'on  en  ait  tant.  Un  Sau- 
vage nous  juge  plus  fainement  que  ne 


ou  DE  l'Éducation.     297 

fait  un  Philofophe.  Celui-ci  fent  {es 
vices ,  s'indigne  des  nôtres ,  &  dit  en 
lui-même  :  nous  fommes  tous  méchans; 
l'autre  nous  regarde  fans  s'émouvoir  , 
&:  dit  :  vous  êtes  des  foux.  Il  a  raifon , 
car  nul  ne  fait  le  mal  pour  le  mal.  Mon 
élevé  eft  ce  fauvage ,  avec  cette  dif- 
férence qu'Emile  ayant  plus  réfléchi  , 
plus  comparé  d'idées ,  vu  nos  erreurs 
de  plus  près ,  fe  tient  plus  en  garde 
contre  lui-même  &  ne  juge  que  de  ce 
qu'il  connoît. 

Ce  font  nos  pafTions  qui  nous  irritent 
contre  celles  de  autres  ;  c'eû  notre  in- 
térêt qui  nous  fait  haïr  les  méchans  ; 
s'ils  ne  nous  faifoîent  aucun  mal,  nous 
aurions  pour  eux  plus  de  pitié  que  de 
haine.  Le  mal  que  nous  font  les  mé- 
chans ,  nous  fait  oublier  celui  qu'ils  fe 
font  eux-mêmes.  Nous  leur  pardon- 
nerions plus  aifément  leurs  vices ,  fi 
nous  pouvions  connoître  combien  leur 
propre  cœur  les  en  punit.  Nous  fen- 


298  Emile, 

tons  l'offenfe  &  nous  ne  voyons  pas  le 
châtiment  ;  les  avantages  font  ap pa- 
ïens ,  la  peine  eft  intérieure.  Celui 
qui  croit  jouir  du  fruit  de/es  vices  n'efl 
pas  moins  tourmenté  que  s'il  n'eue 
point  réuffi  ;  l'objet  eft  changé  ,  l'in- 
quiétude efl  la  même  :  ils  ont  beau 
montrer  leur  fortune  &  cacher  leur 
cœur  ,  leur  conduite  le  montre  en 
dépit  d'eux  :  mais  pour  le  voir  il  n'en 
faut  pas  avoir  un  femblable. 

Les  padions  que  nous  partageons 
nous  féduifent  ;  celles  qui  choquent 
nos  intérêts  nous  révoltent,  ôc  par  une 
inconféqucnce  qui  nous  vient  d'elles , 
nous  blâmons  dans  les  autres  ce  que 
nous  voudrions  imiter.  L'averfion  & 
l'illufion  font  inévitables,  quand  on  efl 
forcé  de  foutfrir  de  la  part  d'autrui 
le  mal  qu'on  feroit  fi  l'on  étoic  à  fa 
place. 

Que  faudroit-il  donc  pour  bien  ob- 
ferver  les  hommes  :  Un  grand  intérêt 


ou  DE  l'Éducation.      299 

à  les  connoîcre  ,  une  grande  impartia- 
lité à  les  juger  :  un  cœur  aflTez  fenfible 
pour  concevoir  toutes  les  paflions  hu- 
maines ,  &  aiTez  calme  pour  ne  les  pas 
éprouver.  S'il  efl  dans  la  vie  un  mo- 
ment favorable  à  cette  étude  ,  c'eil 
celui  que  j'ai  choifi  pour  Emile  ;  plus 
tôt  ils  lui  eulTent  été  étrangers ,  plus 
tard  il  leur  eût  été  Temblable.  L'ooi- 
nion  dont  il  voit  le  jeu  n'a  point  enco- 
re acquis  fur  lui  d'empire.  Les  paf- 
lions  dont  il  fent  l'eiTet ,  n'ont  point 
agité  fon  cœur.  Il  efl  homme  ,  il  s'in- 
tereffe  à  ks  frères;  il  ell  équitable, 
il  juge  ks  pairs.  Or  fûrement  s'il  les 
juge  bien  ,  il  ne  voudra  être  à  la  place 
d'aucun  d'eux  ;  car  le  but  de  tous  les 
tourmens  qu'ils  fe  donnent  étant  fondé 
fur  des  préjugés  qu'il  n'a  pas ,  lui  pa- 
roît  un  but  en  l'air.  Pour  lui ,  tout  ce 
qu'il  defire  ell  à  fa  portée.  De  qui 
dépendroit-il,  fe  fuffifant  à  lui-même, 
&  libre  de  préjugés  P  11  a  des  bras ,  de 


300  Emile, 

la  fanté  *  ,  de  la  modération  ,  peu  de 
befoins  ,  &  de  quoi  les  facisfaire. 
Nourri  dans  la  plus  abfolue  liberté  , 
le  plus  grand  des  maux  qu'il  conçoit 
eft  la  fervitude.  Il  plaint  ces  mifera- 
blés  Rois  efclaves  de  tout  ce  qui  leur 
obéit  ;  il  plaint  ces  faux  fages  enchaî- 
nés à  leur  vaine  réputation  ;  il  plaint 
ces  riches  fots  ,  martyrs  de  leur  faite,; 
il  plaint  ces  voluptueux  de  parade  , 
qui  livrent  leur  vie  entière  à  l'ennui  , 
pour  paroître  avoir  du  plaifir.  Il  plain- 
droit  l'ennemi  qui  lui  feroit  du  mal 
à  lui-même ,  car  dans  fes  méchancetés 
il  verroit  fa  mifere.  Il  fe  diroit  ;  en 
le  donnant  le  befoin  de  me  nuire  ,  cet 
homme  a  fait  dépendre  fon  fort  du 
mien. 

Encore  un  pas  ,  &  nous  touchons 


*  Je  crois  pouvoir  compter  hardiment  la  fanté  & 
la  bonne  conftitiition  au  nombre  des  avantages  acquis 
par  Ion  éducation  ;  ou  plutôt  au  nombre  des  dons 
de  la  Nature  que  fan  éducation  lui  a  confervés. 


ou  DE  l'Education.     301 

au  but.  L'amour-propre  eft  un  inflru- 
ment  utile  ,  mais  dangereux  ;  fouvent 
il  blefle  la  main  qui  s'en  fert ,  &  fait 
rarement  du  bien  fans  mal.  Emile  en 
confiderant  fon  rang  dans  l'efpece  hu- 
maine &  s'y  voyant  fi  heureulement 
placé ,  fera  tenté  de  faire  honneur  à 
fa  raifon  de  l'ouvrage  de  la  votre ,  5c 
d'attribuer  à  fon  mérite  l'effet  de  fon 
bonheur.  Il  fe  dira ,  je  fuis  fage  &  les 
hommes  font  foux.  En  les  plaignant 
il  les  méprifera  ,  en  fe  félicitant  il  s'ef- 
timera  davantage ,  &  fe  fentant  plus 
heureux  qu'eux,  il  fe  croira  plus  digne 
de  l'être.  Voilà  l'erreur  la  plus  à  crain- 
dre ,  parce  qu'elle  efl  la  plus  difficile 
à  détruire.  S'il  reftoit  dans  cet  état , 
il  auroit  peu  gagné  à  tous  nos  foins  ; 
ôc  s'il  falloit  opter ,  je  ne  fais  fi  je  n'ai- 
merois  pas  mieux  encore  l'illufion  des 
préjugés  que  celle  de  l'orgueil. 

Les  grands   hommes  ne  s'abufent 
point  fur  leur  fuperiorité  ;  ils  la  voient. 


302  Émilêj 

la  Tentent,  ôz  n'en  font  pasmoînsmo= 
défies.  Plus  ils  ont ,  plus  ils  connoif- 
fent  tout  ce  qui  leur  manque.  Ils  font 
moins  vains  de  leur  élévation  fur  nous, 
qu'humiliés  du  fentiment  de  leur  mi- 
fere ,  &  dans  les  biens  exclufifs  qu'ils 
poiTédent ,  ils  font  trop  fenfés  pour 
tirer  vanité  d'un  don  qu'ils  ne  fe  font 
pas  fait.  L'homme  de  bien  peut  être 
fier  de  fa  vertu ,  parce  qu'elle  eft  à  lui  ; 
mais  de  quoi  l'homme  d'efprit  eft-il 
fier  r  Qu'a  fait  Racine,  pour  n'être  pas 
Pradon  ?  qu'a  fait  Boileau  ,  pour  n'ê- 
tre pas  Cotin  ? 

Ici  c'eft  toute  autre  chofe  encore. 
Keftons  toujours  dans  l'ordre  com- 
mun. Je  n'ai  fuppofé  dans  mon  élevé 
ni  un  génie  tranfcendant,  ni  un  enten- 
dement bouché.  Je  l'ai  choifi  parmi 
les  efprits  vulgaires  ,  pour  montrer 
ce  que  peut  l'éducation  fur  l'hom- 
me. Tous  les  cas  rares  font  hors  de 
régies.  Quand  donc  en  conféquence 


ou  DE  l'Education.      303 

de  mes  foins,  Emile  préfère  fa  ma- 
nière d  être ,  de  voir,  de  fentir  àcelle 
des  autres  hommes ,  Emile  a  raifon. 
Mais  quand  il  fe  croit  pour  cela  d'une 
nature  plus  excellente,  écplusheureu- 
fement  né  qu'eux  ,  Emile  a  tort.  Il 
fe  trompe ,  il  faut  le  détromper  ,  ou 
plutôt  prévenir  l'erreur,  de  peur  qu'il 
ne  foit  trop  tard  enfuite  pour  la  dé- 
truire. 

Il  n'y  a  point  de  folie  dont  on  ne  puilTe 
défabufer  un  homme  qui n'efl  pas  fou, 
hors  la  vanité  ;  pour  celle-ci  ,  rien  n'en 
guérit  que  l'expérience,  fi  toutesfois 
quelque  chofe  en  peut  guérir  ;  à  fa  naif- 
fance  au  moins  on  peut  l'empêcher  de 
croître.  N'allez  donc  pas  vous  perdre 
en  beaux  raifonnemens ,  pour  prouver 
à  l'adolefcent  qu'il  efl  homme  comme 
les  autres  &  fujet  aux  mêmes  foibleffes. 
Faites-le  lui  fentir  ou  jamais  il  ne  le 
fâura.  C'elî  encore  ici  un  cas  d'excep- 
tion à  mes  propres  régies  j  c'ell  le  cas 


3^4  Emile, 

d'cxpofer  volontairement  mon  élevé 
à  tous  les  accidens  qui  peuvent  lui 
prouver  qu'il  n'eft  pas  plus  fage  que 
nous.  L'aventure  du  Bateleur  ieroic 
répétée  en  mille  manières  ;  je  laif- 
ferois  aux  flatteurs  prendre  tout  leur 
avantage  avec  lui  ;  fi  des  étourdis 
l'entraînoient  dans  quelque  extrava- 
gance ,  je  lui  en  lailTerois  courir  le 
danger  ;  fi  des  filoux  l'attaquoienc 
au  jeu  ,  je  le  leur  livrerois  pour  en 
faire  leur  dupe  *  ;  je  le  laillerois  en- 


*  Au  refte  ,  notre  élève  donnera  peu  dans  ce  piè- 
ge ,  lui  que  tant  d'amufemens  environnent ,  lui  qui  ne 
s'ennuya  de  fa  vie  ,  &  qui  fait  à  peine  h  quoi  fert  l'ar- 
gent. Les  deux-  mobiles  avec  lefquels  on  conduit  les 
enfàns  étant  l'intérêt  &  la  vanité,  ces  deux  mêmes  mo- 
biles fervent  aux  courti fanes  &  aux  efcrocs  jiour  s'em- 
parer d'eux  dans  la  fuite.  Quand  vous  voyez  exciter 
leur  avidité  par  des  prix  5  par  desrécompenfes  ,  quand 
vous  les  voyez  a-.^plaudir  à  dix  ans  dans  un  afte  public 
au  Collège  ,  vous  vo^^^ez  comment  on  leur  fera 
lai/Ter  à  vingt  Ic.ir  bourfe  dans  un  brelan  &  leur  fanté 
dans  un  mauvais  lieu.  Il  y  a  toujours  à  parier  que 
le  plus  favant  de  fa  clafTe  deviendra  le  plus  joueur  & 
le  plus  débauché.  Or  les  moyens  dont  on  n'ufa  point 
dans  l'enfancs  n'ont  point  dans  la  jeuneflè  le  même 

c enfer , 


ou  DE  l'Éducation.      305 

cenfer  ,  plumer  ,  dévalifer  par  eux  j 
êc  quand,  l'ayant  mis  à  fec,  ils  fini- 
roienc  par  fe  moquer  de  lui ,  je  les  re- 
mercierois  encore ,  en  fa  préfence ,  des 
leçons  qu'ils  ont  bien  voulu  lui  donner. 
Les  feuls  pièges  dont  je  le  garantirois 
avec  foin  ,  feroient  ceax  des  Courti- 
fanes.  Les  feuls  ménagemens  que  j'au- 
rois  poiir  lui,  feroient  de  partager 
tous  les  dangers  que  je  lui  laiflbrois 
courir  ,  &  tous  les  affronts  que  je  lui 
laiiferois  recevoir.  J'endurerois  tout 
enfllence,  fans  plainte,  fans  reproche  , 
fans  jamais  lui  en  dire  un  feul  mot  ; 
6c  foyez  fur  qu'avec  cette  difcrétion 
bien  foutenue ,  tout  ce  qu'il  m'aura 
vu  fouffrir  pour  lui ,  fera  plus  d'im- 
prefFion  fur  fon  cœur  ,  que  ce  qu'il 
aura  foulTert  lui-même. 


abus.  Mais  on  doit  fe  fouvenir  qu'ici  ma  conftante 
maxime  eft  de  mettre  par-tout  la  chofe  au  pis.  Je 
cherche  d'abord  à  prévenir  le  vice ,  &  puis  je  le 
fisppofe  ,  afin  d'y  remédier. 

Tome  IL  Y 


^o6  Emile, 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  relever 
ici  la  fauife  dignité  des  gouverneurs 
qui  ,  pour  jouer  fotemenc  les  fages  , 
rabailTent  leurs  élevés ,  affedent  de  les 
traiter  toujours  en  enfans  ,  &  de  fe 
diilinguer  toujours  d'eux  dans  tout  ce 
qu'ils  leur  font  faire.  Loin  de  ravaler 
ainfi  leurs  jeunes  courages,  n'épargnez 
rien  pour  leur  élever  l'ame  ;  j^ites-en 
vos  égaux  afin  qu'ils  le  deviennent , 
&  s'ils  ne  peuvent  encore  s'élever  à 
vous ,  defcendez  à  eux  fans  honte ,  fans 
fcrupule.  Songez  que  votre  honneur 
n'efl  plus  dans  vous ,  mais  dans  votre 
élevé  :  partagez  fes  fautes  pour  l'en 
corriger  :  charsiez  -  vous  de  fa  honte 
pour  l'eifacer  :  imitez  ce  brave  Romain 
qui ,  voyant  fuir  fon  armée  &  ne  pou- 
vant la  rallier  ,  fe  mit  à  fuir  à  la  tête 
de  fes  Ibldats ,  en  criant  :  ils  ne  fuyent 
pas  ,  ils  fuivcnt  leur  ca-pïtaine.  Put-il 
déshonoré  pour  cela  ?  tant  s'en  faut  : 
en  facrifiant  ainfi  fa  gloire  il  l'augmen- 


ou  DE  l'Education.     307 

ta.  La  force  du  devoir  ,  la  beauté  de 
la  vercu  entraînent  malgré  nous  nos 
fuffrages  6c  renverfent  nos  infenfés  pré- 
jugés. Si  je  recevois  un  foufflet  en  tem- 
plilTant  mes  fondions  auprès  d'Emile, 
loin  de  me  venger  de  ce  fouffiet  , 
j'irois  par-tout  m'en  vanter ,  &  je  doute 
qu'il  y  eût  dans  le  monde  un  homme 
afTez  vil  pour  ne  pas  m'en  refpecler 
davantage. 

Ce  n  eft  pas  que  l'élevé  doive  fup- 
pofer  dans  le  maître  des  lumières  aufîl 
bornées  que  les  fîennes ,  &  la  même 
facilité  à  fe  laiiTer  féduire.  Cette  opi- 
nion efl  bonne  pour  un  enfant  qui  ne 
fâchant  rien  voir,  rien  comparer,  mes 
tout  le  monde  à  fa  portée ,  &z  ne  donne 
fa  confiance  qu'à  ceux  qui  favent  s'y 
mettre  en  effet.  Mais  un  jeune  homme 
de  l'âge  d'Emile  ,  &  auffi  fenfé  que 
lui,  n'eft  plus  aflez  fot  pour  prendre 
ainfi  le  change  ,  &  il  ne  feroit  pas  bon 
qu'il  le  prît.  La  confiance  qu'il  dolc 

V  2. 


5o8  Émilë, 

avoir  en  fon  gouverneur  eil  d'une  avî* 
tre  efpece  ;  elle  doit  porter  fur  Tau- 
torité  de  la  raifon ,  fur  la  fuperiorité 
des  lumières ,  fur  les  avantages  que  le 
jeune  homme  eft  en  état  de  connoître, 
ck  dont  il  fent  l'utilité  pour  lui.  Une 
longue  expérience  l'a  convaincu  qu'il 
ell  aimé  de  fon  conducteur  ;  que  ce 
condudeur  efc  un  homme  fage,  éclai- 
ré, qui,  voulant  fon  bonheur,  fait  ce 
c]ui  peut  le  lui  procurer.  Il  doit  lavoir 
que,  pour  fon  propre  intérêt,  il  lui 
convient  d'écouter  fes  avis.  Or  fi  le 
maître  fe  laiiToit  tromper  comme  le 
difciple  ,  il  perdroit  le  droit  d'en  exi- 
ger de  la  déférence  &  de  lui  donner 
des  leçons.  Encore  moins  l'élevé  doit- 
il  fuppofer  que  le  maître  le  laiflé ,  à 
delTcin,  tomber  dans  des  pièges,  & 
tend  des  embûches  à  fa  fimplicité. 
Que  faut-il  donc  faire  pour  éviter  à  la 
fois  ces  deux  inconvéniens  r  Ce  qu'il 
y  a  de  meilleur  ôc  de  plus  naturel. 


ou  DE  l'Éducation.       309 

être  fimple  &  vrai  comme  lui,  l'aver- 
tir des  périls  auxquels  il  s'expofe,  les 
lui  montrer  clairement,  lenfiblement, 
mais  fans  exagération  ,  fans  humeur  , 
fans  pédantefque  étalage  ;  fur-tout  fans 
lui  donner  vos  avis  pour  des  ordres , 
jufqu'à  ce  qu'ils  le  foient  devenus  ,  & 
que  ce  ton  impérieux  foit  abfolumenc 
néceffaire.  S'obftine  - 1  -  il  après  cela, 
comme  il  fera  très-fouvent  ?  Alors  ne 
lui  dites  plus  rien  ;  laiiTez-le  en  liber- 
té, fuivez-le ,  imitez-le,  &  cela  gai- 
nent, franchement  ;  livrez-vous,  amu- 
fez-vous  autant  que  lui ,  s'il  efl  podible. 
Si  les  conféquences  deviennent  trop 
fortes ,  vous  êtes  toujours-là  pour  les 
arrêter  ;  &  cependant  combien  le  jeune 
homme,  témoin  de  votre  prévoyance 
6c  de  votre  complaifance  ,  ne  doit-il 
pas  être  à  la  fois  frappé  de  l'une  &  tou- 
ché de  l'autre  ?  Toutes  fes  fautes  font 
autant  de  liens  qu'il  vous  fournit  pour 
le  retenir  au  befoin.  Or  ce  qui  fait  ici 

V  3 


5îO  Emile, 

le  plus  grand  art  du  maître  ,  c'efl 
d'amener  les  occaiions  <Sc  de  diriger 
les  exhortations ,  de  manière  qu'il  fâ- 
che d'avance  quand  le  jeune  homme 
cédera  6c  quand  il  s'obflinera,  afin  de 
l'environner  par-tout  des  leçons  de 
l'expérience  ,  fans  jamais  l'expoier  à 
de  trop  grands  dangers. 

Avertiffez  -  le  de  fes  fiutes  avant 
qu'il  y  tombe  ;  quand  il  y  e(i  tombe  ne 
les  lui  reprochez  point,  vous  ne  feriez 
qu'enflammer  6c  mutiner  fon  amour- 
propre.  Une  leçon  qui  révolte  ne  pro- 
jeté pas.  Je  ne  connois  rien  de  plus 
inepte  que  ce  mot  :  Je  vous  l'avais  bien 
dit.  Le  meilleur  moyen  de  faire  qu'il 
fe  fouvicnne  de  ce  qu'on  lui  a  dit  ,  eft 
de  paroître  l'avoir  oublié.  Tout  au 
contraire  ,  quand  vous  le  verrez  hon- 
teux de  ne  vous  avoir  pas  cru  ,  elTacez 
doucement  cette  humiliation  par  de 
bonnes  paroles.  Il  s'affcélionera  fûre- 
ment  à  vous ,  en  voyant  que  vous  vous 


ou  DE  l'Éducation.      3 1 1 

oubliez  pour  lui,  &  qu'au  lieu  d'ache- 
ver de  l'écrafer,  vous  leconfolez.  Mais 
fi  à  fon  chagrin  vous  ajoutez  des  re- 
proches ,  il  vous  prendra  en  haine ,  & 
fe  fera  une  loi  de  ne  vous  plus  écouter , 
comme  pour  vous  prouver  qu'il  ne 
penfe  pas  comme  vous  fur  Timpor- 
tance  de  vos  avis. 

Le  tour  de  vos  confolations  peut 
encore  être  pour  lui  une  inftrudion 
d'autant  plus  utile,  qu'il  ne  s'en  défiera 
pas.  En  lui  difant  ,  jefuppofe,  que 
mille  autres  font  les  mêmes  fautes  , 
vous  le  mettez  loin  de  fon  compte, 
vous  le  corrigez  en  ne  paroiflant  que 
le  plaindre  :  car  pour  celui  qui  croit 
valoir  mieux  que  les  autres  hommes , 
c'eft  une  excufe  bien  mortifiante  que 
de  fe  confoler  par  leur  exemple  ;  c'eft 
concevoir  que  le  plus  qu'il  peut  pré- 
tendre ,  eft  qu'ils  ne  valent  pas  mieux 
que  lui. 

Le  tems  des  fautes  ell:   celui-  des 

V     4; 


^12  Emile, 

fables.  En  cenfurant  le  coupable  fous 
un  mafque  étranger,  on  l'inftruic  fans 
l'ofFenfer  ;  6c  il  comprend  alors  que 
l'apologue  n'eil:  pas  un  menfonge ,  par 
la  vérité  dont  il  fe  fait  l'applicarion. 
L'enfant  qu'on  n'a  jan:iais  trompé  par 
des  louanges  ,  n'entend  rien  à  la  fable 
que  j'ai  ci  -  devant  examinée  ;  mais 
l'étourdi  qui  vient  d'être  la  dupe  d'un 
flatteur ,  conçoit  à  merveille  que  le 
corbeau  n'étoit  qu'un  fot.  Ainfi  d'un 
fait  il  tire  une  maxime  ;  &  l'expérien- 
ce, qu'il  eût  bientôt  oubliée,  fe  grave, 
au  moyen  de  la  fable  ,  dans  fon  juge- 
ment. 11  n'y  a  point  de  connoilTance 
morale  qu'on  ne  puifie  acquérir  par 
l'expérience  d'autrui  ou  par  la  fienne. 
Dans  les  cas  où  cette  expérience  efl 
dangereufe  ,  au  lieu  de  la  faire  foi- 
même,  on  tire  fa  leçon  de  l'Hiiloire. 
Quand  l'épreuve  efl  fans  conféquence, 
il  efl  bon  que  le  jeune  homme  y  refle 
expofé;  puis,  au  moyen  de  l'apologue, 


ou  DE  l'Education.     5 1 3 

on  rédige  en  maximes  les  cas  particu- 
liers qui  lui  font  connus. 

Je  n'entends  pas  pourtant  que  ces 
maximes  doivent  être  développées  ni 
même  énoncées.  Rien  n'efl:  fi  vain ,  (i 
mal  entendu ,  que  la  morale  par  la- 
quelle on  termine  la  plupart  des  fa- 
bles ;  comme  fi  cette  morale  n'étoit 
pas  ou  ne  devoit  pas  être  étendue  dans 
la  fable  même,  de  manière  à  la  rendre 
fenfible  au  Le£leur.  Pourquoi  donc  , 
en  ajoutant  cette  morale  à  la  lin  ,  lui 
ôter  le  plaifir  de  la  trouver  de  fon  chef. 
Le  talent  d'inflruire  efl  de  faire  que  le 
difciple  fe  plaife  à  l'inftrudtion.  Or , 
pour  qu'il  s'y  plaife ,  il  ne  f.tut  pas  que 
fon  efprit  refte  tellement  pafTif  à  tout 
ce  que  vous  lui  dites  ,  qu'il  n'ait  abfo- 
lument  rien  à  faire  pour  vous  enten- 
dre. Il  faut  que  l'amour  -  propre  du 
maître  laiiTe  toujours  quelque  prife  au 
lien  ;  il  faut  qu'il  fe  puiiTe  dire  ;  je  con- 
çois, je  pénètre,  j'agis,  je  m'inllruis. 


514  Emile, 

Une  des  cliofes  qui  rendent  ennuyeux 
le  pantalon  de  la  Comédie  italienne, 
efl  le  foin  qu'il  prend  toujours  d'inter- 
préter au  parterre  des  platiies  qu'on 
n'entend  déjà  que  trop.  Je  ne  veux 
point  qu'un  gouverneur  foit  pantalon , 
encore  moins  un  Auteur.  Il  faut  tou- 
jours fe  faire  entendre  ;  m.ais  il  ne  faut 
pas  toujours  tour  dire  :  celui  qui  dit 
tout  dit  peu  de  chofcs ,  car  à  la  fin  on 
ne  l'écoute  plus.  Que  figniGent  ces 
quatre  vers  que  la  Fontaine  ajoute  à  la 
fable  de  la  grenouille  qui  s'enfle  ?  A-t- 
il  peur  qu'on  ne  l'ait  pas  compris  ?  A-t- 
ilbefoin,  ce  grand  peintre,  d'écrire  les 
noms  au-deiîous  des  objets  qu'il  peint  ? 
Loindegcneralifer  par-là  fa  morale,  il 
la  particulariié ,  il  la  reftreint,  en  quel- 
que forte  ,  aux  exemples  cités ,  &  em- 
pêche qu'on  ne  l'applique  à  d'autres. 
Je  voudrois  qu'avant  de  mettre  les  fa- 
bles de  cet  Auteur  inimitable  esitre  les 
mains  d'un  jeune  homme,  on  en  re- 


ou  DE  l'Éducation.     315. 

tranchât  toutes  ces  conclufions ,  par 
lefqueUes  il  prend  la  peine  d'expliquer 
ce  qu'il  vient  de  dire  auîii  clairement 
qu'agréablement.  Si  votre  élevé  n'en- 
tend la  fable  qu'à  l'aide  de  l'explica- 
tion ,  foyez  fur  qu'il  ne  l'entendra  pa5 
même  ainfi. 

Il  importeroit  encore  de  donner  à 
ces  fables  un  ordre  plus  didadique  & 
plus  conforme  au  progrès  des  fenti- 
mens  &  des  lumières  du  jeune  adolef- 
cent.  Conçoit-on  rien  de  moins  rai- 
fonnable  que  d'aller  fuivre  exadement 
l'ordre  numérique  du  livre,  fans  égard 
au  befoin  ni  à  l'occafion  r  D'abord  le 
corbeau ,  puis  la  cigale  ,  puis  la  gre- 
nouille ,  puis  les  deux  mulets  ,  &c. 
J'ai  fur  le  cœur  ces  deux  mulets ,  par- 
ce que  je  me  fouviens  d'avoir  vu  un 
enfant  élevé  pour  la  finance ,  &  qu'on 
étourdiifoit  de  l'emploi  qu'il  aiioit 
lempiir ,  lire  cette  fable ,  l'appren- 
dre ;,  la  dire,  la  redire  cent  &  cent 


^i6  Emile, 

fois,  fans  en  tirer  jamais  la  moindre 
objedion  contre  le  métier  auquel  il 
étoit  defliné.  Non-feulement  je  n'ai 
jamais  vu  d'enfans  faire  aucune  appli- 
cation folide  des  fables  qu'ils  appre- 
noient  ;  mais  je  n'ai  jamais  vu  que  per- 
fonne  fe  fouciât  de  leur  faire  faire  cette 
application.  Le  prétexte  de  cette  étu- 
de eft  l'inflrudlion  morale  ;  mais  le  vé- 
ritable objet  de  la  mère  6c  de  l'enfant , 
n'ell  que  d'occuper  de  lui  toute  une 
compagnie  tandis  qu'il  récite  fes  fa- 
bles :  aufli  les  oublie-t-il  toutes  en  gran- 
dilTant ,  lorfqu'il  n'eft  plus  queftion  de 
les  réciter,  mais  d'en  profiter.  Encore 
une  fois,  il  n'appartient  qu'aux  hom- 
mes  de  s'inflruire  dans  les  fables  ,  Se 

voici  pour  Emile  le  tems  de  com- 
mencer. 

Je  montre  de  loin  ,  car  je  ne  veux 
pas  non  plus  tout  dire,  les  routes  qui 
détournent  de  la  bonne ,  afin  qu'on  ap- 
prenne à  les  éviter.  Je  crois  qu'en  fui- 


ou  DE  l'Education.     ^  17 

vant  celle  que  j'ai  marquée ,  votre  élevé 
achètera  la  connoilTance  des  hommes 
ôc  de  foi-même  au  meilleur  marché 
qu'il  efh  pofiible,  que  vous  le  mettrez 
au  point  de  contempler  les  jeux  de  la 
fortune  fans  envier  le  fort  de  fes  favoris  , 
&  d'être  content  de  lui  fans  fe  croire 
plus  fage  que  les  autres.  Vous  avez 
auffi  commencé  à  le  rendre  adeur  pour 
le  rendre  fpedateur  ,  il  faut  achever  ; 
car  du  parterre  on  voit  les  objets  tels 
qu'ils  paroiiïent  ;  mais  de  la  fcène  on  les 
voit  tels  qu'ils  font.  Pour  embraffer  le 
tout  il  faut  fe  mettre  dans  le  point  de 
vue  ;  il  faut  approcher  pour  voir  les  dé- 
tails. Mais  à  quel  titre  un  jeune  homme 
entrera-t-il  dans  les  affaires  du  monde  ? 
Quel  droit  a-t-il  d'être  initié  dans  ces 
mifleres  ténébreux  ?  Des  intrigues  de 
plaifir  bornent  les  intérêts  de  fon  âge  ; 
il  ne  difpofe  encore  que  de  lui-même, 
c'eft  comme  s'il  ne  difpofoit  de  rien. 
L'homme  eil  la  plus  vile  des  marchan- 


3i8  Emile, 

difes  ;  6c  parmi  nos  imporrans  droits 
de  propriété  ,  celui  de  la  perfonne  efl 
toujours  le  moindre  de  tous. 

Quand  je  vois  que  dans  l'âge  de  la 
plus  grande  adivité  l'on  borne  les  jeu- 
nes gens  à  des  études  purement  fpécu- 
latives,  5c  qu'après,  fans  la  moindre  ex- 
périence ,  ils  ("ont  tout  d'un  coup  jettes 
dans  le  monde  &  dans  les  affaires ,  je 
trouve  qu'on  ne  choque  pas  moins  la 
raifon  que  la  Nature,  &  je  ne  fuis  plus 
furpris  que  fi  peu  de  gens  fâchent  fe 
conduire.  Par  quel  bizarre  tour  d'ef- 
prit  nous  apprcnd-on  tant  de  chofes 
inutiles  ,  tandis  que  l'art  d'agir  efl 
Compté  pour  rien  ?  On  prétend  nous 
former  pour  la  fociété  ,  <Sc  l'on  nous 
inflruit  comme  fi  chacun  de  nous  de- 
voit  palier  fa  vie  à  penfcr  fcul  dans 
fa  cellule  ,  ou  à  traiter  des  fujets  en 
l'air  avec  des  indifferens.  Vous  croyez 
apprendre  à  vivre  à  vosenfans,  en 
leur  enfeignant  certaines  cor.toi fions 


ou  DE  l'iI^DU CATION.       3  î  ^ 

du  corps  6c  certaines  formules  de  pa- 
roles qui  ne  fignifient  rien.  Moi  auflî , 
j'ai  appris  à  vivre,  à  mon  Emile  ,  car  je 
lui  ai  appris  à  vivre  avec  lui-même, 
&  de  plus  à  favoir  gagner  fon  pain  : 
mais  ce  n'eft  pas  aiïez.  Pour  vivre 
dans  le  monde  il  faut  favoir  traiter 
avec  les  hommes ,  il  faut  connoître  les 
inftrumens  qui  donnent  prife  fur  eux  ; 
il  faut  calculer  l'adion  &  réadion  de 
l'intérêt  particulier  dans  la  fociété  ci- 
vile, &  prévoir  fi  jufle  les  événemens, 
qu'on  foit  rarement  trompé  dans  [es 
entreprifes  ,  ou  qu'on  ait  du  moins 
toujours  pris  les  meilleurs  moyens  pour 
réuffir.  Les  loix  ne  permettent  pas 
aux  jeunes  gens  de  faire  leurs  propres 
affaires  &  de  difpofer  de  leur  propre 
bien  ;  mais  que  leur  ferviroient  ces 
précautions ,  fi ,  juf^u'à  l'âge  prefcrit, 
ils  ne  pouvoient  acquérir  aucune  ex- 
périence ?  Ils  n'auroient  rien  gagné 
d'attendre ,  5c  feroient  tout  auifi  neufs 


^20  Emile, 

à  vingt -cinq  ans  qu'à  quinze.  Sand 
doute ,  il  faut  empêcher  qu'un  jeune 
homme  ,  aveuglé  par  fon  ignorance 
ou  trompé  par  fes  pafTions ,  ne  fe  faiïe 
du  mal  à  lui-même  ;  mais  à  tout  âge 
il  eft  permis  d'être  bienfaifant ,  à  tout 
âge  on  peut  protéger  ,  fous  la  direc- 
tion d'un  homme  fage  ,  les  malheu- 
reux qui  n'ont  befoin  que  d'appui. 

Les  nourrices,  les  mères  s'attachent 
aux  enfans  par  les  foins  qu'elles  leur 
rendent  ;  l'exercice  des  vertus  fociales 
porte  au  fond  des  cœurs  l'amour  de 
l'humanité  ;  c'efh  en  faifant  le  bien 
qu'on  devient  bon ,  je  ne  connois  point 
de  pratique  plus  fûre.  Occupez  votre 
élevé  à  toutes  les  bonnes  avions  qui 
font  à  fa  portée  ;  que  l'intérêt  des  in- 
digens  foit  toujours  le  fien  ;  qu'il  ne  les 
afTifle  pas  feulement  de  fa  bourfe,  mais 
de  fes  foins  ;  qu'il  les  ferve,  qu'il  les 
protège,  qu'il  leur  confacre  fa  perfon- 
ne  Si.  fon  tems  ;  qu'il  fe  faife  leur  hom- 
me 


ou  DE  l'Education.      321 

me  d'affaires ,  il  ne  remplira  de  fa  vie 
un  fi  noble  emploi.  Combien  d'oppri- 
mes ,  qu'on  n'eût  jamais  écoutés  ,  ob- 
tiendront juflice  ,  quand  il  la  deman- 
dera pour  eux  avec  cette  intrépide 
fermeté  que  donne  l'exercice  de  la 
vertu  ;  quand  il  forcera  les  portes  des 
Grands  &  des  riches;  quand  il  ira, 
s'il  le  faut ,  jufqu'aux  pieds  du  Trône 
faire  entendre  la  voix  des  infortunés  , 
à  qui  tous  les  abords  font  fermés  par 
leur  mifere  ,  &  que  la  crainte  d'être 
punis  des  maux  qu'on  leur  fait ,  empê- 
che même  d'ofer  s'en  plaindre. 

Mais  ferons-nous  d'Emile  un  che- 
valier errant ,  un  redrefleur  des  torts, 
un  paladin  ?  Ira-t-il  s'ingérer  dans  les 
affaires  publiques  ,  faire  le  fage  &  le 
défenfeur  des  loix  chez  les  Grands, 
chez  les  Magiflrats ,  chez  le  Prince  , 
faire  le  foUiciteur  chez  les  Juges  & 
l'Avocat  dans  les  tribunaux  ?  Je  ne 
fais  rien  de  tout  cela.  Les  noms  badins 

Tomi  II,  X 


.^2  2  Emile, 

Se  ridicules  ne  changent  rien  à  la  na- 
ture des  chofes.  Il  fera  tout  ce  qu'il 
fait  être  utile  &  bon.  Il  ne  fera  rien 
de  plus ,  &  il  fait  que  rien  n'efl  utile 
&:  bon  pour  lui ,  de  ce  qui  ne  convient 
pas  à  fon  âge.  11  fait  que  fon  premier 
devoir  eft  envers  lui-même  ,  que  les 
jeunes  gens  doivent  fe  défier  d'eux  , 
être  circonfpeds  dans  leur  conduite  , 
refpedueux  devant  les  gens  plus  âgés  , 
retenus  6c  difcretsà  parler  fans  fujet  ^ 
jnodellcs  dans  les  choies  indifférentes  , 
mais  hardis  à  bien  faire  6c  courageux 
à  dire  la  vérité.  Tels  étoient  ces  illul- 
tres  Romains,  qui ,  avant  d'être  admis 
dans  les  charges ,  pafiToient  leur  jeu- 
nelîe  à  pourfuivre  le  crime  6c  à  dé- 
fendre rinnoccnce  ,  fans  autre  inte- 
îct  que  celui  de  s'inflruire  ,  en  fer- 
vant  la  juflice  6c  protégeant  les  bon- 
nes mœurs. 

Emile  n'aime  ni  le  bruit ,  ni  les  que^ 
stVits ,  non-feulement  entre  les  hom* 


ou  DE  l'Éducation.     323 

knes  *  ,  pas  même  entre  les  animaux. 

*  Mais  û  on  lui  cherche  querellï  à  Iif-méme  ,  com- 
ment fe  conduira-t-il  i"  je  réponds  qu'il  n'aura  jamais 
de  querelle  ,  qu'il  ne  s'y  prêtera  iamais  alTez  pour 
en  avoir.  Mais  enfin  pourfuivra-t-on  ,  qui  eft-ce  qui 
cft  à  l'abri  d'un  foufBet  ou  d'un  dé.nenti  de  la  part 
d'un  brutal ,  d'un  ivrogne  ou  d'un  brave  coquin , 
qui  pour  avoir  le  plaifir  de  tuer  fon  homme ,  com- 
mence par  le  déshonorer  ?  C'eft  autre  chofe  ;  il  ne 
faut  point  que  l'honneur  des  citoyens  ni  leur  vie  foie 
à  la  merci  d'un  brutal ,  d'un  ivrogie  ou  d'un  brave- 
coquin  ,  &  l'on  ne  peut  pas  plus  le  préferver  d'un 
pareil  accident  que  de  la  chute  d'une  tuile.  Un  foufflet 
&  un  démenti  reçu  &  enduré  ont  des  effets  civil  , 
que  nulle  fagelTe  ne  peut  prévenir  &  dont  nul  Tri- 
bunal ne  peut  venger  l'offenié.  L'inluffifance  des 
Loix  lui  rend  donc  en  cela  fon  indépendance  ;  il  eft 
alors  feul  Magiftrat  ,  feul  Juge  entre  l'offenfeur  &  lui  : 
il  eil  feul  interprète  &  Miniftre  de  la  Loi  Naturelle  , 
îl  fe  doit  juftice  &  peut  feul  fe  la  rendre  ,  &  il  n'y 
a  fur  la  terre  nul  gouvernement  aflcz  infenfé  pour 
le  punir  de  fe  l'être  une  en  pareil  cas.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  doive  s'aller  battre,  c'eft  une  extravagance; 
je  dis  qu'il  fe  doit  juftice  &  qu'il  en  eft  le  feul  dif- 
penfateur.  Sans  tant  de  vains  Édits  contre  les  duels» 
fi  j'étois  Souverain  je  réponds  qu'il  n'y  auroit  jamais 
ni  foufl3et ,  ni  démenti  donné  dans  mes  Etats  ,  & 
cela  par  un  moyen  fort  fimple  dont  les  Tribunaux  ne 
fe  mêleroient  point.  Quoiqu'il'en  fou,  Emile  fait  en 
pareil  cas  la  juftice  qu'il  fe  doit  à  lui-même,  & 
l'exemple  qu'il  doit  à  la  fiireté  des  gens  d'honneur. 
Il  ne  dépend  pas  de  l'homme  le  plus  ferme  d'emiê» 
cher  qu'on  ne  l'infulte,  mais  il  dépend  de  lui  d'em- 
pêcher qu'on  ne  fe  vante  long-tems  de  l'avoir  infulté, 

X  z 


5^4  Emile, 

Il  n'excita  jamais  deux  chiens  à  fe  bat- 
tre; jamais  il  ne  fit  pourfuivre  un  chàc 
par  un  chien;  Cet  efprit  de  paix  eft 
un  effet  de  Ton  éducation ,  qui ,  n'ayanc 
point  fomenté  l'amour -propre  &  la 
haute  opinion  de  lui-même ,  l'a  dé- 
tourné de  chercher  Ces  plaifirs  dans  la 
domination,  ôc  dans  le  malheur  d'au- 
trui.  11  fouffre  quand  il  voit  fouffrir  ; 
c'ell  un  fentiment  naturel.  Ce  qui  fait 
qu'un  jeune  homme  s'endurcit  &  fe 
complaît  à  voir  tourmenter  un  être 
fcnfiblc  ,  c'efl  quand  un  retour  de  va- 
nité le  fait  fe  regarder  comme  exempt 
des  mêmes  peines  par  fa  fageiïe  ou  par 
fa  fuperiorité.  Celui  qu'on  a  garanti 
de  ce  tour  d'efprit ,  ne  faurcit  tomber 
dans  le  vice  qui  en*ell  l'ouvrage.  Ém.ile 
aime  donc  la  paix.  L'image  du  bon- 
heur le  fiatte  ;  &  quand  il  peut  contri- 
buer à  le  produire ,  ccd  un  moyen  de 
plus  de  le  partager.  Je  n'ai  pas  fuppo- 
fé ,  qu'en  voyant  des  malheureux  ,  il 


ou  DE  l'Éducation.     325 

ri'auroit  pour  eux  que  cette  pitié  flerile 
&  cruelle,  qui  fe  contente  de  plaindre 
les  maux  qu'elle  peut  guérir.  Sa  bien- 
faifance  adive  lui  donne  bientôt  des 
lumières,  qu'avec  un  cœur  plus  dur  il 
n'eût  point  acquifes  ,  ou  qu'il  eût  ac- 
quifes  beaucoup  plus  tard.  S'il  voit  ré- 
gner la  difcorde  entre  fes  camarades, 
il  cherche  à  les  réconcilier  :  s'il  voie 
des  affligés  ,  il  s'informe  du  fujet  dp 
leurs  peines  :  s'il  voit  deux  hommes  fe 
haïr ,  il  veut  connoître  la  caufe  de  leur 
inimitié  :  s'il  voit  un  opprimé  gémir 
des  vexations  du  puiifant  &  du  riche  j 
il  cherche  de  quelles  manœuvres  fe 
couvrent  ces  vexations  ;  &  dans  l'inté- 
rêt qu'il  prend  à  tous  les  miferables, 
les  moyens  de  finir  leurs  maux  ne  fonc 
jamais  indifferens  pour  lui.  Qu'avons- 
ïious  donc  à  faire  pour  tirer  parti 
de  ces  difpofitions  d'une  manière  con- 
venable à  fon  âge  ?  De  régler  fes 
ibins  &  fes  connoiflances  ,    &  d'em^, 


'^26  ÉmilEj 

ployer  fon  zele  à  les  augmenter. 
Je  ne  me  laiTe  point  de  le  redire  : 
mettez  toutes  les  leçons  des  jeunes  gens 
en  allions  plutôt  qu'en  difcours.  Qu'ils 
n'apprennent  rien  dans  les  livres  de  ce 
que  l'expérience  peut  leur  enfeigner» 
Quel  extravagant  projet  de  les  exercer 
à  parler  fans  fujet  de  rien  dire  ;  de 
croire  leur  foire  fcntir,  fur  les  bancs 
d'un  Collège  ,  l'énergie  du  langage 
des  paiïions ,  &  toute  la  force  de  l'art 
de  perfuader,  lans  intérêt  de  rien  per- 
fuader  à  perfonne!  Tous  les  préceptes 
de  la  Rhétorique  ne  femblent  qu'un 
pur  verbiage  à  quiconque  n'en  fent  pas 
i'ufage  pour  fon  profit.  Qu'importe  à  un 
écolier  de  favoir  comment  s'y  prit  An- 
ïîibal  pour  déterminer  fes  foldats  à  paf- 
fer  les  Alpes  ?  Si  au  lieu  de  ces  magni- 
fiques harangues  vous  lui  difiez  com- 
ment il  doit  s'y  prendre  pour  porter  fon 
Préfet  à  lui  donner  congé  ,  foyez  fur 
^u'il  feroit  plus  attentif  à  vos  régies. 


ou  DE  l'Education.     3  27 

Si  je  voulois  enfeigner  ia  Rhécori- 
que  à  un  jeune  homme,  conc  toutes 
les  pafllons  fudenc  déjà  développées, 
je  lui  préfenterois  fans  ceiîe  des  objets 
propres  à  flatter  ces  paifions,  6:  j'exa- 
minerois  avec  lui  quel  langage  il  doit 
tenir  aux  autres  hommes  ,  pour  les 
engager  à  favorifer  fes  defirs.  r.Iais 
mon  Emile  n'efl;  pas  dans  une  fituation 
{]  avantageufe  à  l'art  oratoire.  Borné 
prefque  au  feul  nécelïàire  phyfique  , 
il  a  moins  befoin  des  autres  que  les 
autres  n'ont  befoin  de  lui  ;  &  n'ayant 
lien  à  leur  demander  pour  lui-même  5, 
ce  qu'il  veut  leur  perfuader  ne  le  tou- 
che pas  d'alTez  près  pour  l'émouvoir 
excefTivement.  11  fuit  de-là  qu'en  gé- 
néral il  doit  avoir  un  langage  limple 
&  peu  figuré.  Il  parle  ordinairement 
au  propre  ,  &  feulement  pour  être 
entendu.  Il  efi:  peu  fentenci-eux ,  parce 
qu'il  n'a  pas  appris  à  géneralifer  ks 
idées;  il  a  peu  d'images  parce  qu'il  eil 
rarement  pafîionné.  X  4 


^28  Emile, 

Ce  n'efl  pas  pourtant  qu'il  foit  tout- 
à-fait  flegmatique  6c  froid.  Ni  fori 
âge  ,  ni  les  mœurs,  ni  fes  goûts  ne  le. 
permettent.  Dans  le  feu  de  l'adolef- 
çence  ,  les  efprits  vivifians  retenus  Se 
cohobés  dans  fon  fang  portent  à  fon 
jeune  cœur  une  chaleur  qui  brille  dans 
fes  regards  ,  qu'on  fent  dans  fes  dif- 
cours  ,  qu'on  voit  dans  fes  adlions. 
Son  langage  a  pris  de  l'accent  &  quel- 
quefois de  la  véhémence.  Le  noble 
fentiment  qui  l'infpire  lui  donne  de  la 
force  ôc  de  l'élévation  ;  pénétré  du 
tendre  amour  de  l'humanité  ,  il  tranf- 
met  en  parlant  les  mouvemens  de  fon 
ame  ;  fa  génereufe  franchife  a  je  ne 
fais  quoi  de  plus  enchanteur  que  l'ar- 
tificieufe  éloquence  des  autres  ,  ou 
plutôt  lui  fcul  ell  véritablement  élo- 
quent ,  puifqu'il  n'a  qu'à  montrer  ce 
qu'il  fent  pour  le  communiquer  à  ceux 
qui  l'écoutent. 

Plus  j'y  penfe  ,  plus  je  trouve  qu'en 


ou  DE  l'Éducation.      329 

jmettant  ainfi  la  bienfaifance  en  adion 
&  tirant  de  nos  bons  ou  mauvais  fuccès 
des  réflexions  fur  leurs  caufes ,  il  y  a 
peu  de  connoiiTances  utiles  qu'on  ne 
puilTe  cultiver  dans  l'efprit  d'un  jeune 
homme,  ôc  qu'avec  tout  le  vrai  favoir 
qu'on  peut  acquérir  dans  les  Collèges , 
il  acquerra  de  plus  une  fcience  plus  im- 
portante encore  ,  qui  efl:  l'application 
de  cet  acquis  aux  ufages  de  la  vie. 
Il  n'eft  pas  poflîble  que  ,  prenant  tant 
d'intérêt  à  fes  femblables  ,  il  n'appren- 
ne de  bonne  heure  à  pefer  &  apprécier 
leurs  adions  ,  leurs  goûts ,  leurs  plai- 
firs ,  &  à  donner  en  général  une  plus 
jufle  valeur  à  ce  qui  peut  contribuer 
ou  nuire  au  bonheur  des  hommes , 
que  ceux  qui,  ne  s'intéreffantàperfon- 
ne,  ne  font  jamais  rien  pour  autrui. 
Ceux  qui  ne  traitent  jamais  que  leurs 
propres  affaires  ,  fe  pafTionnent  trop 
pour  juger  fainement  des  chofes.  Rap- 
portant tout  à  eux  feuls  6c  réglant  fur 


330  Émîle, 

leur  feul  intérêt  les  idées  du  bien  8c 
du  mal ,  ils  le  reniplillent  l'efprit  de 
mille  préjugés  ridicules ,  6c  dans  tout 
ce  qui  porte  atteinte  à  leur  moindre 
avantage,  ils  voyent  aulFi-tot  le  bou- 
leverfement  de  tout  l'univers. 

Etendons  l'amour-propre  fur  les  ait- 
très  êtres ,  nous  le  transformerons  en 
vertu,  6c  il  n'y  a  point  de  cœur  d'hom- 
me dans  lequel  cette  vertu  n'ait  fa  raci- 
ne. Moins  l'objet  de  nos  foins  tient 
immédiatement  à  nous-méme  ,  moins 
l'illufion  de  l'intérêt  particulier  elï  à 
craindre ,  plus  on  géneralife  cet  interêtj 
plus  il  devient  équitable  ,  6c  l'amour 
du  genre  humain  n'ell  autre  chofe  en 
nousque  l'amour  de  la  juflice.  Voulons- 
nous  donc  qu'Emile  aime  la  verité,vou- 
lons-nous  qu'il  la  connoilTer  Dans  les  af- 
faires tenons-le  toujours  loin  de  lui .  Plus 
fes  foins  feront  confacrés  au  bonheur 
d'autrui ,  plus  ils  feront  éclairés  6c 
iages ,  6c  moins  il  fe  trompera  fur  ce 


ou  DE  l'Éducation.      331 

qui  ell  bien  ou  mal  :  mais  ne  foufirons 
jamais  en  lui  de  préférence  aveugle  , 
fondée  uniquement  fur  des  acceptions 
de  perfonnes  ou  fur  d'injulles  préven- 
tions. Et  pourquoi  nuiroic-il  à  l'un 
pour  fervir  l'autre  ?  Peu  lui  importe 
à  qui  tombe  un  plus  grand  bonheur  en 
partage  ,  pourvu  qu'il  concourre  au 
plus  grand  bonheur  de  tous  :  c'eil  -  là 
le  premier  intérêt  du  fage,  après  l'in- 
térêt privé  ;  car  chacun  efl  partie  de 
fon  efpece,  &  non  d'un  autre  individu. 
Pour  empêcher  la  pitié  de  dégéné- 
rer en  foiblelfe ,  il  faut  donc  la  géne- 
ralifer  ,  &  l'étendre  fur  tout  le  genre 
humain.  Alors  on  ne  s'y  livre  qu'au- 
tant qu'elle  efl  d'accord  avec  la  jufli- 
ce  ,  parce  que  de  toutes  les  vertus ,  la 
juftice  eft  celle  qui  concourt  le  plus 
au  bien  commun  des  hommes.  Il  faut 
par  raifon ,  par  amour  pour  nous  , 
avoir  pitié  de  notre  efpece  encore  plus 
que  de  notre  prochain ,  5c  c'efl  une 


33?  Emile, 

très-grande  cruauté  envers  les  îiom- 
mes  que   la  pitié  pour  les  méchans. 

Au  rcfle  il  faut  fe  fouvenir  que  tous 
ces  moyens  par  lefquels  je  jette  ainfi. 
mon  élevé  hors  de  lui-même  ont  ce- 
pendant toujours  un  rapport  dired  à 
lui  ;  puifque  non-feulement  il  en  ré- 
fulte  une  jouilTance  intérieure  ,  mais 
qu'en  le  rendant  bicnfaiiant  au  profit 
des  autres  ,  je  travaille  à  fa  propre 
indruclion. 

J'ai  d'abord  donné  les  moyens,  & 
maintenant  j'en  montre  l'effet.  Quelles 
grandes  vues  je  vois  s'arranger  peu-à- 
peu  dans  fa  tête  !  Quels  fentimens  fu- 
blimes  étouffent  dans  fon  cœur  le  ger- 
me des  petites  paflîonsî  Quelle  nettetç 
de  judiciaire  !  Quelle  jufleife  de  raifon 
je  voisfe  former  en  lui  de  fes  penchans 
cultivés ,  de  l'expérience  qui  concen- 
tre les  vœux  d'une  ame  grande  dans 
l'étroite  borne  des  poffibles  ôc  fait 
qu'un  homme  fuperieur  aux  autres,  nq 


ou  DE  l'Education.  ■   55^ 

pouvant  les  élever  à  fa  mefure ,  fait 
s'abbailTer  à  la  leur  !  Les  vrais  prin- 
cipes du  jufle  ,  les  vrais  modèles  du 
beau,  tous  les  rapports  moraux  des 
êtres ,  toutes  les  idées  de  l'ordre  fé 
gravent  dans  fon  entendement  ;  il  voit 
la  place  de  chaque  chofe  &  la  caufe 
qui  l'en  écarte  ;  il  voit  ce  qui  peut  faire 
le  bien  &  ce  qui  l'empêche.  Sans  avoir 
éprouvé  les  paiïîons  humaines  il  con- 
noît  leurs  illufions  &  leur  jeu. 

J'avance  attiré  par  la  force  des 
chofes ,  mais  fans  m'en  impofer  fur 
les  jugemens  des  Leileurs.  Depuis 
long-tems  il  me  voyent  dans  le  pays 
des  chimères  ;  moi  je  les  vois  toujours 
dans  le  pays  des  préjugés.  En  m'écar- 
tant  fi  fort  des  opinions  vulgaires  ,  je 
ne  ceffe  de  les  avoir  préfentes  à  mon 
efprit  ;  je  les  examine  ,  je  les  médite  , 
non  pour  les  fuivre  ni  pour  les  fuir, 
mais  pour  les  pefer  à  la  balance  du 
raifonnemçnt.  Toutes  les  fois  qu'il  me 


554  Emile, 

force  à  m'écarter  d'elles ,  inllruit  par 
l'expérience,  je  me  tiens  déjà  pour  dit 
qu'ils  ne  m'imiteront  pas  ;  je  fais  que 
s'obftinant  à  n'imaginer  que  ce  qu'ils 
voyent ,  ils  prendront  le  jeune  homme 
que  je  figure  pour  un  erre  imaginaire 
&  fantallique ,  parce  qu'il  diffère  de 
ceux  auxquels  ils  le  comparent;  fans 
fonger  qu'il  faut  bien  qu'il  en  diffère  , 
puifqu'élcvé  tout  différemment,  affec- 
té defentimenstout  contraires,  inflruit 
tout  autrement  qu'eux,  il  feroit  beau- 
coup plus  furprenant  qu'il  leur  reffem- 
blât  que  d'être  tel  que  je  le  fuppofe. 
Ce  n'eil  pas  l'homme  de  l'homme, 
c'êft;  l'homme  de  la  Nature.  Aifuré- 
ment  il  doit  être  fort  étranger  à  leurs 
yeux. 

_  En  commençant  cet  ouvrage ,  je  ne 
fuppofois  rien  que  tout  le  monde  ne 
pût  obferver  ainfi  que  moi  ,  parce 
qu'il  eft  un  point ,  favoir  la  nailfance 

de  l'homme,  duquel  nous  partons  tous 


otj  DE  l'Éducation.     335 

également  ;  mais  plus  nous  avançons, 
moi  pour  cultiver  la  Nature,  Se  vous 
pour  la  dépraver  ,  plus  nous  nous  éloi- 
gnons les  uns  des  autres.  Mon  élevé  à 
lix  ansdifferoit  peu  des  vôtres  que  vous 
n'aviez  pas  eu  le  tems  de  défigurer  ; 
maintenant  ils  n'ont  plus  rien  de  fem- 
blable  ,  6c  l'âge  de  l'homme-fait  donc 
il  approche  ,  doit  le  montrer  fous  une 
forme  abfolument  différente  ,  fi  je  n'ai 
pas  perdu  tous  mes  foins.  La  quantité 
d'acquis  efl  peut-être  aflez  égale  de 
part  6c  d'autre  ;  mais  les  chofes  acqui- 
fes  ne  fe  reffemblent  point.  Vous  êtes 
étonnez  de  trouver  à  l'un  des  fenti- 
mens  fublimes  dont  les  autres  n'ont  pas 
le  moindre  germe;  mais  confiderez 
aufTi  que  ceux  ci  font  déjà  tous  Fhilo- 
fophes  6c  Théologiens,  avant  qu'Emi- 
le Cache  ce  que  c'ell  que  philofophie  6c 
qu'il  ait  même  entendu  parler  de  Dieu. 
Si  donc  on  venoit  me  dire  :  rien  de 
6e  que  vous  fuppofez  n'exille  ;  les  jeu- 


3  3  6  Emile, 

nés  gens  ne  font  point  faits  ainfi  ;  ih 
ont  telle  ou  telle  pafîion  ;  ils  font  ceci 
ou  cela  ;  c'efl  comme  fi  l'on  nioit  que 
jamais  poirier  fût  un  grand  arbre,  par- 
ce qu'on  n'en  voit  que  de  nains  dans 
nos  jardins. 

t  Je  prie  ces  juges  fi  prompts  à  la  cen- 
fure  de  confiderer  que  ce  qu'ils  difent- 
là  je  le  fais  tout  aufîi  bien  qu'eux ,  que 
j'y  ai  probablement  réfléchi  plus  long- 
tems,  &  que  n'ayant  nul  intérêt  à  leur 
en  impofer ,  j'ai  droit  d'exiger  qu'ils 
fe  donnent  au  moins  le  tems  de  cher- 
cher en  quoi  je  me  trompe  :  qu'ils  exa- 
minent bien  la  conftitution  de  l'hom- 
me ,  qu'ils  fuivent  les  premiers  déve- 
loppemens  du  cœur  dans  telle  ou  telle 
circonilance ,  afin  de  voir  combien  un 
individu  peut  différer  d'un  autre  par  la 
force  de  l'éducation  ,  qu'enfuite  ils 
comparent  la  mienne  aux  effets  que  je 
lui  donne  ,  6c  qu'ils  difent  en  quoi  j'ai 
mal  raifonné;  je  n'aurai  rien  à  répondre. 

Ce 


ou  DE  l'ÉdUCATIONT.       3^  j 

Ce  qui  me  rend  plus  affirmacif ,  & 
|e  crois  plus  excufable  de  l'être  ,  c'eil 
qu'au  lieu  de  me  livrer  à  l'efprit  de 
fyftême ,  je  donne  le  moins  qu'il  eft 
pofîible  au  raifonnement ,  &  ne  me  fie 
qu'à  l'obfervarion.  Je  ne  me  fonde 
point  fur  ce  que  j'ai  imaginé ,  mais 
fur  ce  que  j'ai  vu.  11  efl  vrai  que  je 
n'ai  pas  renfermé  mes  expériences 
dans  l'enceinte  des  murs  d'une  ville  , 
ni  dans  un  feul  ordre  de  gens  :  mais 
après  avoir  comparé  tout  autant  de 
rangs  &  de  peuples  que  j'en  ai  pu  voir 
dans  une  vie  palTée  à  les  obferver ,  j'ai 
retranché  ,  comme  artificiel  ,  ce  qui 
étoit  d'un  peuple  5c  non  pas  d'un  au- 
tre,  d'un  état  &  non  pas  d'un  autre; 
&:  n'ai  regardé  ,  comme  appartenant 
inconteftablement  à  l'homme,  que  ce 
qui  étoit  commun  à  tous ,  à  quelque 
âge  ,  dans  quelque  rang  ,  &  dans 
quelque  nation  que  ce  fût. 

Or ,  Il  fuivant  cette  méthode  vous 
Tome  IL  Y 


^3^  Emile  j 

fuivez  dès  l'enfance  un  jeune  honimè 
qui  n'aura  point  reçu  de  forme  parti- 
culière ,  (Se  qui  tiendra  le  moins  qu'il 
eft  polTîble  à  l'autorité  &  à  l'opinion 
d'autrui ,  à  qui ,  de  mon  élevé  ou  des 
vôtres,  penfez-vous  qu'il  refi'emblera 
le  plus  ?  Voilà  ,  ce  me  femble  ,  la 
queftion  qu'il  faut  réfoudre  ,  pour  fa- 
voir  fi  je  me  fuis  égaré. 

L'homme  ne  commence  pas  aifé- 
ment  à  penfer  ;  mais  fi-tôc  qu'il  com- 
mence il  ne  ceiTe  plus.  Quiconque  a 
penfé  penfera  toujours  :  &  l'entende- 
ment une  fois  exercé  à  la  réfiexion ,  ne 
peut  plus  relier  en  repos.  On  pourroic 
donc  croire  que  j'en  fais  trop  ou  trop 
peu  ,  que  l'cfprit  humain  n'cft  point 
naturellement  li  prompt  à  s'ouvrir  ,  & 
qu'après  lui  avoir  donné  des  facilités 
qu'il  n'a  pas ,  je  le  tiens  trop  long-tems 
infcrit  dans  un  cercle  d'idées  qu'il  doit 
avoir  franchi. 

Mais  confiderez  premièrement  que, 


bu  DE  l'Education.     339 

voulant  former  l'homme  de  la  Nature, 
il  ne  s'agit  pas  pour  cela  d'en  faire  un 
fauvage  ,  <5c  de  le  reléguer  au  fond  des 
bois;  mais  qu'enfermé  dans  le  tourbil- 
lon focial ,  il  fuffit  qu'il  ne  s'y  laiiTe  en- 
traîner ni  par  les  paffions ,  ni  par  les 
opinions  des  hommes,  qu'il  voye  par 
fes  yeux ,  qu'il  fente  par  fon  cœur  , 
qu'aucune  autorité  ne  le  gouverne  hors 
celle  de  fa  propre  raifon.  Dans  cette 
poiîtion  il  ell  clair  que  la  multitude 
d'objets  qui  le  frappe  ,  les  fréquens 
fentimens  dont  il  eil  affedé,  les  divers 
moyens  de  pourvoir  à  fes  befoiris  réels, 
doivent  lui  donner  beaucoup  d'idées 
qu'il  n'auroit  jamais  eues ,  ou  qu'il  eût 
acquifes  plus  lentement.  Le  progrès 
naturel  à  l'efprit  éll  accéléré ,  mais  non 
renverfé.  Le  même  homme  qui  doic 
refter  ilupide  dans  les  forêts ,  doit  de- 
venir raifonnable  &  fenfé  dans  les  vil- 
les ,  quand  il  y  fera  fimple  fpeclateur. 
Rien  n'efl;  plus  propre  à  rendre  fag@ 

Y  2. 


340  É  Al  I  L Ë  , 

que  les  folies  qu'on  voie  fans  les  partâ= 
ger  ;  ôc  celui  même  qui  les  partage 
s'inftruic  encore  ,  pourvu  qu'il  n'en 
Ibit  pas  la  dupe ,  ôc  qu'il  n'y  porte  pas 
l'erreur  de  ceux  qui  les  font. 

Confiderez  auffi  que  ,  bornés  par 
pos  facultés  aux  chofes  fenfibles ,  nous 
n'offrons  prcfque  aucune  prife  aux  no- 
tions abflraites  de  la  philofophie  & 
?ux  idées  purement  intelleduelles. 
Pour  y  atteindre  il  faut ,  ou  nous  dé- 
gager du  corps ,  auquel  nous  Ibmmes 
fi  fortement  attachés,  ou  faire  d'objet 
en  objet  un  progrès  graduel  ôc  lent  ^ 
ou  enfin  franchir  rapidement  6c  pref- 
que  d'un  faut  l'intervalle  ,  par  un  pas 
de  géant  dont  l'enfance  n'ell  pas  ca- 
pable ,  &  pour  leqoel  il  faut  même 
aux  hommes  bien  des  échelons  faits 
exprès  pour  eux.  La.  première  idée 
abflraite  eft  le  premier  de  ces  échelons  ; 
mais  j'ai  bien  de  la  peine  à  voir  com* 
ment  on  s'avife  de  le  conilruire. 


oir  DE  l'Education.     341 

L'Etre  incompréhenfible  qui  cm- 
bralîe  tout ,  qui  demie  le  mouvemenc 
au  monde ,  &  forme  tout  le  fyftême 
des  êtres,  lïefl  ni  vihble  à  nos  yeux, 
ni  palpable  à  nos  mains  ;  il  échappe  à 
tous  nos  fens.  L'ouvrage  fe  montre  ; 
mais  l'ouvrier  fe  cache.  Ce  n  eft  pas 
une  petite  affaire  de  connoître  enfin 
qu'il  exifle  ,  &  quand  nous  fommes 
parvenus-là  ,  quand  nous  nous  deman- 
dons quel  ed-il,  où  eft-il?  notre  efpric 
fe  confond,  s'égare,  £c  nous  ne  favoiis 
plus  que  penfer. 

Locke  veut  qu'on  comimence  par 
l'étude  des  efprits ,  <Sc  qu'on  paflb  en- 
fuite  à  celle  des  corps  :  cette  méthode 
eft  cell«  de  la  fuperftition  ,  des  préju- 
gés ,  de  l'erreur  ;  ce  n'eil  point  celle 
de  la  raifon  ,  ni  même  de  la  Nature 
bien  ordonnée  ,  c'eft;  fe  boucher  les 
yeux  pour  apprendre  à  voir.  Il  faut 
avoir  long-tems  étudié  les  corps  pour 
fe  faire  une  véritable  notion  des  efprics 

Y  3 


Se  foupçonncr  qu'ils  exiftent.  L'ordre, 
contraire  ne  fert  qu'à  établir  le  mate- 
rialifme. 

Puifque  nos  fens  font  les  premiers  inC- 
trumens  de  nos  connoillànces,  les  êtres 
corporels  &.  fenhbles  font  les  feuls  dont 
nous  ayons  immédiatement  l'idée.  Ce 
mot  efprit  ,  n'a  aucun  fens  pour  qui- 
conque n'a  pas  pbilofophé.  Un  efpric 
n'efl:  qu'un  corps  pour  le  peuple  &  pour 
lesenfans.  N'imaginent-ils  pas  des  ef- 
prits  qui  crient ,  qui  parlent ,  qui  bat- 
tent, qui  font  du  bruit?  or  onfn'avoue- 
la  que  des  efprits  qui  ont  des  bras  6c 
des  langues  rellemblent  beaucoup  à 
des  corps.  Voilà  pourquoi  tous  les 
peuples  du  monde  ,  fans  excepter  les 
Juifs ,  fe  foni:  faits  des  Dieux  corpo- 
rels. Nous-mêmes,  avec  nos  termes 
d'Efprit  ,  de  Trinité,  dePerfonnes, 
fommes  pour  la  plupart  de  vrais  au- 
tropomorphîtes.  J'avoue  qu'on  nous 
^.pprend  à  dire  que  Dieu  efl  par-tout  ; 


ou  DE  l'Éducation.      ^4^. 

mais  nous  croyons  auffi  que  l'air  eft 
par-tout ,  au  moins  dans  notre  atmof- 
phere  ,  &  le  mot  efprit  dans  fon  ori- 
gine ne  fignifie  lui-même  que  fouffie 
Se  vent.  Si -tôt  qu'on  accoutume  les 
gens  à  dire  des  mots  fans  les  entendre , 
il  ell  facile  ,  après  cela  ,  de  leur  faire 
dire  tout  ce  qu'on  veut. 

Le  fentiment  de  notre  adion  fur  les 
autres  corps  a  dû  d'abord  nous  faire 
croire  que  quand  ils agiiK=)ient:  fur  nous, 
c'étoit  d'une  manière  femblable  à  celle 
dontnousagilTons  fur  eux.  Ainfi  l'hom- 
me a  commencé  par  animer  tous  les 
êtres  dont  il  fentoit  l'aâion.  Se  fen- 
tant  m^oins  fort  que  la  plupart  de  ces 
êtres,  faute  de  connoître  les  bornes  de 
leur  puiflance ,  il  l'a  fuppofée  illimu- 
tée ,  &  il  en  fît  des  Dieux  aufTi-tôr 
qu'il  en  fit  des  corps.  Durant  les  pre- 
miers âges ,  les  hommes  ,  effrayés  de 
tout ,  n'ont  lien  vu  de  mort  dans  la 
•  Nature.  L'idée  de  la  miatiere  n'a,p?s 

Y4 


344  Emile, 

été  moins  lente  à  fe  former  en  eux 
que  celle  de  l'efprit  ,  puifque  cette 
première  idée  eft  une  abftradiûn  elle- 
même.  Ils  ont  ainli  rempli  l'univers 
de  Dieux  lenfibles.  Les  aftres  ,  les 
vents ,  les  montagnes ,  les  fleuves ,  les 
arbres,  les  villes,  les  mailons mêmes, 
tout  avoit  fon  amc  ,  Ton  Dieu  ,  fa  vie. 
Les  marmoufets  de  Laban  ,  les  mani- 
tou des  Sauvages ,  les  fétiches  des  Nè- 
gres,  tous  les  ouvrages  de  la  Nature 
&  des  hommes  ont  été  les  premières 
divinités  des  mortels  :  le  polythéifme 
^  été  leur  première  religion ,  &  l'idolâ- 
trie leur  premier  culte.  Ils  n'ont  pu 
reconnoître  un  feiil  Dieu  que  quand  , 
géneralifant  de  plus  en  plus  leurs  idées, 
ils  ont  été  en  état  de  remonter  à  une 
première  caufe  ,  de  réunir  le  fyflêmo 
total  des  êtres  fous  une  feule  idée ,  & 
de  donner  un  fens  au  niotfub fiance ,  le- 
quel efl:  au  fond  la  plus  grande  des  abf- 
tradions.     Tout  enfant  qui  croit  ew 


ou  DE  l'KdFCATION.         345 

Dieu  eft  donc  néceiïairement:  idolâtre, 
ou  du  moins  antropomorphice  ;  ôc 
quand  une  fois  l'imagination  a  \ù. 
Dieu ,  il  eft  bien  rare  que  l'enrende- 
ment  le  conçoive.  Voilà  précifémene 
l'erreur  où  mené  l'ordre  de  Locke. 

Parvenu  ,  je  ne  fais  comment  ,  à 
l'idée  abftraite  de  la  fabUance  ,  on 
voit  que  pour  admettre  une  fubitance 
unique  ,  il  lui  fîiudroit  fuppofer  des 
qualités  incompatibles  qui  s'excluent 
mutuellement ,  telles  que  la  penfée  & 
l'étendue  ,  dont  l'une  eil  effencielle- 
ment  divilible,  &  dont  l'autre  exclue 
toute  divifibiiité.  On  conçoit  d'ail- 
leurs que  la  penfée  ,  ou  fi  l'on  veut  le 
fentiment,  efl:  une  qualité  primitive  & 

inféoarable  de  la  fubftance  à  laquelle 
1  1 

elle  appartient ,  qu'il  en  cft  de  même 
de  l'étendue  par  rapport  à  fa  fubdance. 
D'où  l'on  conclut  que  les  êtres  qui  per- 
dent une  de  ces  qualités  perdent  la 
fubliance  à  laquelle  elle  appartient  ; 


54^  Emile, 

quepar  confcquent  la  mort  n'efl:  qu'une, 
réparation  de  fub fiances ,  6c  que  les 
êtres  où  ces  deux  qualités  font  réu- 
nies ,  font  compofés  des  deux  fubllan- 
ces  aufquelles  ces  deux  qualités  ap- 
j'artiennent. 

Or,  confiderez  maintenant  quelle 
diftance  relie  encore  entre  la  notion 
des  deux  fubflances  <5c  celle  de  la  na- 
ture divine  ;  entre  fidée  incompré- 
henfible  de  Tadion.  de  notre  amc  fur 
notre  corps  ,  6c  l'idée  de  l'adion  de 
Dieu  fur  tous  les  çtres.  Les  idées  de 
création,  d'annihilation,  d'ubiquité, 
d'éternité  ,  de  toute-puiifance  ,  celle 
des  attributs  divins  ,  toutes  ces  idées 
qu'il  appartient  à  fi  peu  d'hommes  de 
voir  aulFi  confufcs  6c  auffi  oblcures 
qu'elles  le  font ,  6c  qui  n'ont  rien  d'obi- 
cur  pour  le  peuple  parce  qu'il  n'y  com- 
prend rien  du  tout ,  comment  fe  pré- 
fenteront-elles  dans  toute  leur  force, 
ç'ell-à-dire  ,  dans  toute  leur  obfcuritç. 


ou  DE  l'Éducation.      347. 

à  de  jeunes  efprics  encore  occupés  aux 
premières  opérations  des  fens ,  6c  qui 
ne  conçoivent  que  ce  qu'ils  touchent  ? 
C'efL  en  vain  que  les  abymes  de  l'infini 
font  ouverts  tout  autour  de  nous  ;  un 
enfant  n'en  fait  point  être  épouvanté  , 
fes  foibles  yeux  n'en  peuvent  fonder  la 
profondeur.  Tout  efl  infini  pour  les 
enfans ,  ils  ne  fivent  mettre  des  bor- 
nes à  rien  ;  non  qu'ils  falfent  la  mefure 
fort  longue ,  majs  parce  qu'ils  ont  l'en- 
tendement court.  J'ai  même  remar- 
qué qu'ils  mettent  l'infini  moins  au- 
de-là  qu'au  de-çà  des  dimenfions  qui 
leur  font  connues.  Ils  eftimeront  ua 
efpace  immenfe  ,  bien  plus  par  leurs 
pieds  que  par  leurs  yeux  ;  il  ne  s'éten- 
dra pas  pour  eux  plus  loin  qu'ils  ne 
pourront  voir  ;  mais  plus  loin  qu'ils  ne 
pourront  aller.  Si  on  leur  parle  de  la 
puiifancedeDieUjilsl'eflimeront  pref 
que  auifi  fort  que  leur  père.  En  toute 
çhofe  leur  connoifiance  étant  pour  eux 


34^  Emile, 

la  mefure  des  poflîbles,  ils  jugent  ce 
qu'on  leur  dit  toujours  moindre  que 
ce  qu'ils  favent.  Tels  font  les  juge- 
mens  naturels  à  l'ignorance  &  à  la  foi- 
bleife  d'efprit.  Ajax  eût  craint  de  fe 
mefurer  avec  Achille ,  &  déï\e  Jupiter 
au  combat,  parcequ'il  connoît  Achille 
&  ne  connoît  pas  Jupiter.  Un  payfan 
SuilTe  qui  fe  croyoit  le  plus  riche  des 
hommes ,  6c  à  qui  l'on  tâchoit  d'expli- 
quer ce  que  c'étoit  qu'un  Roi,  deman- 
doit  d'un  air  fier  fi  le  Roi  pourroic 
bien  avoir  cent  vaches  à  la  montagne. 

Je  prévois  combien  de  Ledleurs  fe- 
ront furpris  de  me  voir  fuivre  tout  le 
premier  âge  de  mon  élevé  fans  lui  par- 
ler de  religion.  A  quinze  ans  il  ne  fa- 
voit  s'il  avoit  une  ame  ,  6c  peut-être  à 
dix-huit  n'efl-il  pas  encore  tems  qu'il 
l'apprenne  ;  car  s'il  l'apprend  plutôt 
qu'il  ne  faut,  il  court  rifque  de  ne  le 
favoir  jamais. 

Si  j'avois  à  peindre  la  ftapidité  fàr 


ou  DE  l'Éducation.     749 

clie'ufe ,  je  peindrois  un  pédant  enfei- 
gnant  le  catéchifme  à  des  enfans  ;  fi  je 
v<)ulois  rendre  un  enfant  fou  ,  je  l'obii- 
gerois  d'expliquer  ce  qu'il  dit  en  di- 
fant  fon  cacéchifme.  On  m'objeftera 
que  la  plupart  des  dogmes  du  ChriJf- 
tianifme  étant  des  mifleres ,  attendre 
que  l'efprit  humain  foit  capable  de 
1-es  concevoir  ,  ce  n'efl:  pas  attendre 
que  l'enfant  foit  homme  ,  c'efl  atten- 
dre que  l'homme  ne  foit  plus.  A  cela 
je  réponds  premierentent,  qu'il  y  a  des 
mifleres  qu'il  elt  non-feulement  impof- 
fible  à  l'homme  de  concevoir ,  mais  de 
croire  ,  6c  que  je  ne  vois  pas  ce  qu'on 
gagne  à  les  enfeigner  aux  enfans ,  fi  ce 
ft'effc  de  leur  apprendre  à  mentir  de 
bonne  heure.  Je  dis  de  plus ,  que  pour 
admettre  les  mifleres ,  il  faut  comoren- 
dre,  au  moins,  qu'ils  font  incompréhen- 
fïbles  ;  &  les  enfans  ne  font  pas  même 
capables  de  cette  conception-là.  Pour 
l'âge  où  tout  efl  miftere  ,  il  n'y  a  poinc 
de  milleres  proprement  dits. 


350  Émîle, 

Jl  faut  croire  en  Dieu  pour  être  faU' 
-yé.  Ce  dogme  mal  entendu  efl  le  prin- 
cipe de  la  Tanguinaire  intolérance  ,  & 
la  caufe  de  toutes  ces  vaines  inflruc- 
tions  qui  portent  le  coup  mortel  à  là 
raifon  humaine  en  l'accoutumant  à  fe 
payer  de  mots.  Sans  doute ,  il  n'y  a 
pas  un  moment  à  perdre  pour  mériter 
le  falut  éternel  :  mais  fi  pour  l'obtenir 
il  fuffit  de  répéter  de  certaines  paro- 
les ,  je  ne  vois  pas  ce  qui  nous  empê- 
che de  peupler  lé  Ciel  de  fanfonets  & 
de  pies ,  tout  aufTi  bien  que  d'enfans. 

L'obligation  de  croire  en  fuppofe 
la  pofTibilité.  Le  Philofophe  qui  ne 
croit  pas  à  tort ,  parce  qu'il  ufe  mal 
de  la  raifon  qu'il  a  cultivée ,  &  qu'il 
eft  en  état  d'entendre  les  vérités  qu'il 
rejette.  Mais  l'enfaiit  qui  profelTe  la 
religion  chrétienne,  que  croit-il?  ce 
qu'il  conçoit ,  6c  il  conçoit  fi  peu  ce 
qu'on  lui  fait  dire,  que  fi  vous  lui  dites 
le  contraire,  il  l'adoptera  tout  audi  vo- 


ou  DE  l'Éducation.      351 

îontiers.  La  foi  des  enfans  6z  de  beau- 
coup d'homrrtes  eil  une  affaire  de  géo- 
graphie. Seront-ils  récompenfés  d'être 
nés  à  Rome  plutôt  qu'à  la  Mecque. 
On  dit  à  l'un  que  Mahomet  eft  le  Pro- 
phète de  Dieu ,  <Sc  il  dit  que  Mahomet 
eft  le  Prophète  de  Dieu;  on  dit  à  l'au- 
tre que  Mahomet  efl  un  fourbe  ,  &  il 
dit  que  Mahomet  efl  un  fourbe.  Cha- 
cun des  deux  eût  affirmé  ce  qu'affirme 
l'autre  s'ils  fe  fuffent  trouvés  tranlpofés. 
Peut-on  partir  de  deux  difpofitions  (î 
fêmblables  pour  envoyer  l'un  en  Para- 
dis &  l'autre  en  Enfer  ?  Quand  un  en- 
fant dit  qu'il  croit  en  Dieu ,  ce  n'eft 
pas  en  Dieu  qu'il  croit ,  c'eil  à  Pierre 
ou  à  Jaques  qui  lui  difent  qu'il  y  a 
quelque  chofe  qu'on  appelle  Dieu  ;  & 
il  le  croit  à  la  manière  d'Euripide. 

O  Jupiter  !  car  de  toi  rien  fiiion 

Je  ne  cannois  feulement  que  le  nom  *.        ~ 

*  Plutarque  ,  Traité  de  V Amour,  trad.  d'Amyot. 
C'eft  ainfi  que  commcnçoit  d'abord  la  Tragédie  de 
Kfénalippe  ;  mais  les  clameurs  du  Peuple  d'Athènes 
forcèrent  Euripide  à  changer  ce  commencement. 


l'y?.  ÉmILÈ, 

Nous  tenons  que  nul  enfant  morÊ 
avant  l'âge  de  raifon  ne  fera  privé 
du  bonheur  éternel  ;  les  Catholiques 
croient  la  même  chofe  de  tous  les  en- 
fans  qui  ont  reçu  le  baptême,  quoi- 
qu'ils n'aient  jamais  entendu  parler  de 
Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on  peut 
être  fauve  fans  croire  en  Dieu  ,  6c  ces 
cas  ont  lieu,  foit  dans  l'enfance,  foie 
dans  la  démence  ,  quand  l'efprit  hu- 
main efl  incapable  des  opérations  né- 
ceflaires  pour  rcconnoitre  la  Divinité. 
Toute  la  diflérence  que  je  vois  ici  en- 
tre vous 6c  moi,efl;  que  vous  prétendez 
que  les  cnfans  ont  à  fept  ans  cette  ca- 
pacité ,  6c  que  je  ne  la  leur  accorde 
pas  même  à  quinze.  Que  j'aye  tort  ou 
raifon,  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  article 
de  foi ,  mais  d'une  fimple  obfervation 
d'hiiloire  naturelle. 

Par  le  même  principe ,  il  efl:  clair 
que  tel  hommtC  pavenu  jufqu'à  là 
vieillelfe  lans  croire  en  Dieu  ,  ne  fera 

pas 


ou  DE  l'Éducation.     555 

pas  pour  cela  privé  de  fa  préfence  dans 
i  l'autre  vie  fi  fon  aveuglement  n'a  pas 
été  volontaire  ,  &  je  dis  qu'il  ne  l'efl 
pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour 
les  infenfés  qu'une  maladie  prive  de 
leurs  facultés  fpirituelles ,  mais  non  de 
leur  qualité  d'homme ,  ni  par  confé- 
quent  du  droit  aux  bienfaits  de  leur 
Créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas  con- 
venir auffi  pour  ceux  qui ,  fequeftrés 
déroute  fociété  dès  leur  enfance,  au- 
roient  mené  une  vie  abfolument  fau- 
vage  ,  privés  des  lumières  qu'on  n'ac- 
quiert que  dans  le  commerce  des  hom- 
mes *  r  Car  il  efl  d'une  impofîlbilité 
démontrée  qu'un  pareil  Sauvage  pûc 
jamais  élever  fes  réflexions  jufqu'à  la 
connoifTance  du  vrai  Dieu.  La  raifon 
nous  dit  qu'un  homme  n'eft  punifl'able 
que  par  les  fautes  de  fa  volonté,  & 


*  Sur  rétat  naturel  de  l'efprit  humain  Se  fur  la 
lenteur  de  fes  progrès  :  Voye^  la.  première  pinie  in 
difcours  fur  LHnégalité. 

Tome  II,  Z 


354  Emile, 

qu'une  ignorance  invincible  ne  lui  fau- 
roit  être  imputée  à  crime.  D'où  il  iuit 
que  devant  la  juflice  éternelle  tout 
homme  qui  croiroit ,  s'il  avoit  les  lu- 
mières nécelTaires  ,  eil  réputé  croire , 
&  qu'il  n'y  aura  d'incrédules  punis  que 
ceux  dont  le  cœur  fe  ferme  à  la  vérité. 

Gardons -nous  d'annoncer  la  vérité 
à  ceux  qui  ne  fout  pas  en  état  de  l'en- 
tendre ,  car  c'efl  y  vouloir  fubftituer 
l'erreur.  Il  vaudroit  mieux  n'avoir  au- 
cune idée  de  la  Divinité  que  d'en  avoir 
■des  idées  baOcs  ,  fantailiques  ,  inju- 
lieufes,  indignes  d'elle  ;  c'eft  un  moin- 
dre mal  de  la  méconnoître  que  de 
routrao:er.  J'aimerois  mieux ,  dit  le 
bon  Plutarque  j  qu'on  crût  qu'il  n'y  a 
point  de  Plutarque  au  monde  ,  que  fi 
l'on  difoit  que  Plutarque  eft  injufle, 
envieux,  jaloux,  &:fi  tiran,  qu'il  exige 
plus  qu'il  ne  lailfe  le  pouvoir  de  faire. 

Le  grand  mal  des  images  difformes 
de  la  Divinité  qu'on  trace  dans  l'efprit 


ou  DE  l'Éducation.     355 

des  enfans  efl  qu'elles  y  reftent  toute 
leur  vie,  &  qu'ils  ne  conçoivent  plus 
étant  hommes  d'autre  Dieu  que  celui 
des  enfans.  J'ai  vu  en  Suifle  une  bonne 
&  pieufe  mère  de  famille  tellement 
convaincue  de  ce:te  maxime  ,  qu'elle 
ne  voulut  point  instruire  fon  fils  de  la 
religion  dans  le  premier  âge^,  de  peur 
que  content  de  cette  inftrudion  grof- 
fiere  ,  il  n'en  négligeât  une  meilleure 
à  l'âge  de  raifon.  Cet  enfant  n'enten- 
doit  jamais  parler  de  Dieu  qu'avec  re- 
cueillement &  révérence  ,  &  fi-tôc 
qu'il  en  vouloit  parler  lui-même  on 
lui  impofoit  filence ,  comme  fur  un 
fujet  trop  fublime  <5c  trop  grand  pour 
lui.  Cette  réferve  excitoit  fa  curiofité, 
êc  fon  amour-propre  afpiroit  au  mo- 
ment de  connoître  ce  miftere  qu'on 
lui  cachoit  avec  tant  de  foin.  Moins  on 
lui  parloit  de  Dieu,  moins  on  fouffroit 
qu'il  en  parlât  lui-même ,  &  plus  il 
s'en  occupoic  :  cet  enfant  voyoit  Dieu 

Z  z 


25^  Emile, 

par-tout;  &  ce  que  je  craindrois  de  cet 
air  de  millere  indifcretement  affedé, 
feroic  qu'en  allumant  trop  l'imagina- 
tion d'un  jeune  homme ,  on  n'altérât 
fa  tête  ,  &  qu'enfin  l'on  n'en  fit  un  fa- 
natique au  lieu  d'en  faire  un  croyant. 

Mais  ne  craignons  rien  de  femblable 
pour  mon  Emile  ,  qui ,  refufant  conf- 
tament  fon  attention  à  tout  ce  qui  eft 
au-defliisde  fa  portée,  écoute  avec  la 
plus  profonde  indifférence  les  chofes 
qu'il  n  entend  pas.  Il  y  en  a  tant  fur 
lefquelles  il  eft  habitué  à  dire ,  cela 
n'efl  pas  de  mon  relTorc,  qu'une  de 
plus  ne  rembarraffe  guère  ;  &  quand 
il  commence  à  s'inquiéter  de  ces  gran- 
des queflions ,  ce  n'ell  pas  pour  les 
avoir  entendu  propofer  ,  mais  c'ed 
quand  le  progrès  de  fes  lumières  por- 
te ks  recherches  de  ce  côté-là. 

Nous  avons  vu  par  quel  chemin  l'ef 
prit  humain  cultivé  s'approche  de  ces 
mifteres ,  &  je  conviendrai  volontiers 


ou  DE  l'Éducation.      257 

qu'il  n'y  parvient  naturellement  au 
fein  de  la  fociété  même ,  que  dans  un 
âge  plus  avancé.  Mais  comme  il  y 
a  dans  la  même  fociété  des  caufes 
inévitables  par  lefquelles  le  progrès 
des  payons  efl  accéléré  ;  (i  l'on  n'ac- 
céleroit  de  même  le  progrès  des 
lumières  qui  fervent  à  régler  ces 
paiïions  ,  c'ell:  alors  qu'on  fortiroit 
véritablement  de  l'ordre  de  la  Na- 
ture ,  &  que  l'équilibre  feroit  rom- 
pu. Quand  on  n'efl  pas  maître  de  mo- 
dérer un  développement  trop  rapide ,» 
il  faut  mener  avec  la  même  rapidité 
ceux  qui  doivent  y  correfpondre  ,  en 
forte  que  l'ordre  ne  foit  point  interver- 
ti ,  que  ce  qui  doit  marcher  enfem- 
ble  ne  foit  point  féparé,  &  que  l'hom- 
me ,  tout  entier  à  tous  les  momens 
de  fa  vie ,  ne  foit  pas  à  tel  point  par 
une  de  fes  facultés  ,  &  à  tel  autre 
point  par  les  autres. 

Quelle  difficulté  je  vois  s'élever  ici! 


358  Emile, 

difficulté  d'autant  plus  grande,  qu'elle 
eft  moins  dans  les  chores  que  dans  la 
pufillanimité  de  ceux   qui  n'ofent  la 
réioudre  :  commençons ,   au  moins  , 
par  ofer  la  propofer.  Un  enfant  doit 
être  élevé  dans  la  religion  de  fon  père  ; 
on  lui  prouve  toujours  très-bien  que 
cette  religion  ,  telle  qu'elle  foit ,  efl 
la  feule  véritable  ,  que  toutes  les  au- 
tres ne  font  qu'extravagance  &  abfur- 
dite.  La  force  des  argumens  dépend 
abfolument ,  fur  ce  point ,  du  pays  où 
l'on  les  propofe.    Qu'un  Turc  ,   qui 
trouve  le  Chriftianifme  fi  ridicule  à 
Conflantinople  ,   aille  voir  com.ment 
on  trouve  le  Mahométifme  à  Paris: 
c'efl  fur-tout  en  matière  de-  religion 
que  l'opinion   triomphe.    Mais  nous 
qui  prétendons  fecouer  fon  joug  en 
toute  chofe  ,  nous  qui  ne  voulons  rien 
donner  à  l'autorité  ,  nous  qui  ne  vou- 
lons rien  enfeigner  à  notre  Emile  qu'il 
ne  pût  ap^prendre  de  lui-même  par 


ou  DE  l'Éducation.      359 

tout  pays ,  dans  quelle  religion  l'éle- 
verons-nous  ?  à  quelle  fedle  aggrége- 
rons-nous  l'homme  de  la  Nature  r  La 
réponfe  efl  fort  (impie ,  ce  me  fem- 
ble  ;  nous  ne  l'aggrégerons  ni  à  celle- 
ci ,  ni  à  celle-là  ,  mais  nous  le  mettrons 
en  état  de  choilir  celle  où  le  meilleur 
ufage  de  fa  raifon  doit  le  conduire. 

Incedo  per    i^nes 
Suppofitos  cineri  dolojb. 

N'importe  ;  le  zèle  &  la  bonne  foi 
m'ont  jufqu'ici  tenu  lieu  de  prudence. 
J'efpere  que  ces  garants  ne  m'aban- 
donneront point  au  befoin.  Led:eurs , 
ne  craignez  pas  de  moi  des  précau- 
tions indignes  d'un  ami  de  la  vérité  : 
je  n'oublierai  jamais  ma  devife  ;  mais 
il  m'efl  trop  permis  de  me  défier  de 
mes  jugemens.  Au  lieu  de  vous  dire 
ici  de  mon  chef  ce  que  je  penfe,  je 
vous  dirai  ce  que  penfoit  un  homme 
qui  valoit  mieux  que  moi.  Je  garantis 
h  vérité  des  faits  qui  vont  être  rap- 


3^0  Emile» 

portés  ;  ils  font  réellement  arrivés  à 
l'auteur  du  papier  que  je  vais  tram- 
crire  :  c'eft  à  vous  de  voir  fi  l'on  peut 
en  tirer  des  réflexions  utiles  fur  le  fu- 
jet  dont  il  s'agit.  Je  ne  vous  propofe 
point  le  fentiment  d'un  autre  ou  le 
mien  pour  régie  ;  je  vous  l'offre  à 
examiner. 


Fin  du  Tome  fécond. 


36i 

TABLE 

DES  MATIERES, 

POUR  LES  DEUX  PREMIERS  VOLUMES. 


I.  Défigne  le  Tome  premier. 
11.  le  Tome  fécond, 
n.  les  notes. 

^Bbé  de  St.  Pierre;  comment  établif- 

foit  fes  enrans.  T.  H.  p.  ng 

Comment  appelloit  les  hommes.  I.   m 

Académies  ,  font  des  écoles  publiques  de 

menfonges.  II.  15  j 

Accent ,  s'il  faut  fe  piquer  de  n'en  point 

avoir.  I.   131 

Ce  que  le  François  m.et  à  la  place.  Ibia. 

Les  enfans  en  ont  peu.  I.  ^iz 

Achille ,  allégorie  de  fon  immerfion  dans 

le  Styx,  I.  37 

Comment  le  Poète  lui  ôte  le  mérite  de 

la  valeur.  I.  64 

Aâlivité ,  furabondante  dans  les  enfans ,  & 

défaillante  dans  les  vieillards.    I.  nj 

Adolefcence  ,  fignes  des  approches  de  cet 

âge.  ^      ^  II-  I7Î 

Peut  être  accélérée  ou  retardée   par 

l'éducation.  II.  lyi 

Tome  IL  A  â 


^6t  -TABLE 

Affaires  y  comment  un  jeune  homme  peut 
les  apprendre.  IL  517 

Ceux  qui  ne  traitent  que  les  leurs  pro- 
pres,  s'y  paffionnent  trop.       IL  ^2.g 

j/lffeêiation  d'un  parler  modefie  ,  mauyaife 
avec  les  enfans.  IL  193 

Affronts  déshonorons ,  à  qui  en  appartient 
la  vengeance.  IL  313  n. 

Age  de  force.  IL  i 

Son  emploi.  IL  6 

Age -prodigieux.  I.  70  n. 

Ajax ,  eut  craint  Achille  &  défie  Jupiter. 

IL  348 

Alexandre ,  croyoit  à  la  vertu.  I.  xji 

AlimensfolideSy  nourrirent  mieux  que  les 

liquides.  L  79  n. 

Alimens  des  premiers  hommes.     I.  ^zi 

Amateurs  &-  Amutrices ,   comment  font  à 

Paris  leurs  ouvrages.  IL  146 

Exceptions.  Ibid, 

./^/ROi/r ,  exige  des  connoinTances.      II  i8î 

A  de  meilleurs  yeux  que  nous.        Ibia, 

Fixe  &  rend  excluiif  le  penchant  de  la 

Nature.  Ibid. 

Partions  qu'il  entraine  à  fa  fuite.  IL  185 

Amour  de  foi  y  principe  de  toutes  nos  paf- 

fions.  IL  177 

Toujours  bon  &  conforme  à  l'ordre. 

IL  178 
Quelles  fortes  de  paflîons  en  nai fient. 

IL  i8i 


DES  MATIERES.        365 

j^mour-propre  ,  pourquoi  n'eft  jamais  con- 
tent. ^  II.   l8£ 
Quelles  fortes  de  paflions  en  naiflent.  Ib. 
Devient  orgueil  dans  les  grandes  âmes , 
vanité  dans  les  petites.  II.  186 
Commentfe  transforme  en  vertu.  II.  330 
Analyfe.  II.  z^ 
Analogie  grammaticale  ,  les  enfans  la  fui- 
vent  mieux  que  nous.  I.  126 
Angle  vifuel ,  comment  nous  trompe. 

I.  ?79 
Anglais  ,  fe  difent  un  peuple  de  bon  natu- 
rel. I.  430  n, 
Angloife  ,  à  dix  ans  ,  excelloit  fur  le  cla^ 
vecin.  I.  407 

Animaux ,  ont  tous  quelque  éducation. 

ï-  94 

Dorment  plus  l'hiver  que  l'été.     I.  3  38 

Antoine  (Marc)  ,  tems  où  i'hifloire  de  fa 

vie  eft  initrudive.  II.  294 

Amhropojnorphites.  II.  342  ,   34^ 

Appétit  des  enfans.  I.  429 

Apprentijfages  ,    comment  Émiie  en  fait 

deux  à  la  fois.  II.  145 

Araignées  ,  quels  enfans  en  ont  peur.  I,  97 

Arme-à-feu.  1.  99 

Art  de  gouverner  fans  préceptes.     I.  301 

^rî  d'obferver  les  enfans.  II.  134 

Arts  y  en  quel  ordre  l'eftime  publique  les 

range.  II.  8j 

A  a  ^ 


564  TABLE 

yîrîs  ,  Emile  les  rangera  dans  la  fienne  en 
un  ordre  inverfe.  Ibid. 

Autre  manière  d'ordonner  les  Arts  ,  fé- 
lon les  rapports  de  nécefllté  qui  les 
lient.  ii.  91 

Ansfauvages  &  Arts  civils  ,  diftindion  àes 
uns  &  des  autres.  II.  81 

Anijan ,  fon  état  eft  le  plus  indépendant 
de  tous.  II.  12.0 

Ânifans  des  villes  ^  fottement  ingénieux. 

Ajtianax.  I.  99 

Attachement    des    enfans  ,   n'eft   d'abord 

qu'habitude.  II.  i8o 

En  quoi  l'attachement  diffère  de  l'amitié. 

II.  258 

AveTtiJfem.ens  négligés-,  s'il  en  faut  reparler 

après  coup.  II  210 

Augure ,  étoit  le  précepteur  de  {qs  petits- 

rils.  I.  44  n. 

S'il  efl  vrai  qu'il  ait  été  heureux.  II.  292 

Autorité-,  il  ne  faut  rien  lui  donner  quand  on 

ne  veut  rien  donner  à  l'opinion.  II. 

Si  celle  du  maître  doit  fe  conferver  aux 
dépens  des  mœurs.  II.  255 

Jj  A  N  I  AN  s.  I.  450  n. 

Bâton  à  moitié  plongé  dans  l'eau.   II.  154 
Berceau.  I.  86  n. 

Bibliothèque  d'Emile,  II.  77 


DES  M  AT  lE  RES.        365 

Bienfaiteurs  interejfés  ,  plus  communs  que 
les  obligés  ingrats.  II.  259 

Biens  &  maux  de  la  vie  humaine  exami- 
nés. I.   152  ù'fuiv. 

Bonheur  de  l'homme  naturel ,  en  quoi  con- 

fifte.  ^      II.  ji 

Si  la  mefure  du  bonheur  eft  égale  dans 

tous  les  états.  IL  2.27 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur  les 

apparences.  II.  241 

Bons-mots  ,  fecret  pour  en  trouver.  I.  249 

Bonté ,  de  tous  les  attributs  de  la  Divinité 
toute-puifTante ,  celui  fans  lequel  on 
la  peut  le  moins  concevoir.       I.  m 

Bouchers ,  en  quel  pays  ne  font  pas  reçus 

en  témoignage.  I.  43 1 

Boui//ze ,  nourriture  peu  faine.  I.   122 

Boule  roulée  entre  deux  doigts  croifés.      II. 

1)2  ,  164 
Boujfole  ,  comment  nous  l'inventons.  II.  41 
Bruit  d'une  arme-à-feu.  I.  99 

Buffouj  (M.  de)  cité  I.  22  ,  87  i-  355  n. 

(^  A  D  RES  dorés  ,  à  quoi  bons.'      I.   397 
Campagne  ,  renouvelle  les  générations  des 
villes.  I.  82 

Canard  de  la  foire.  II.  32 

Caprice  ,  ne  vient  point  de  la  liberté.      I. 

N'eft  point  l'ouvrage  de  la  Nature.     I. 
Aa  3 


^66  TABLE 

Caprice  f  exemples  delà  manière  d'en  gué- 
rir un  entant.  I.  308,   }i4 
Carrer  géographiques.  II.  a>  ,   16 
Catcn  le  Cenfeur ,  éleva  fon  tîls  dès  le  ber- 
ceau. I.  44  n. 
Cerf-volant.  I.  465 
Chirdin  ,  cité.  I.  351 
Ckarité  ,  manière  inepte  dont  on  croit  i'inf- 
pirer  aux  entans.                        I.  140 
Chat  y  examine  tous  les  objets  nouveaux. 

Châtiment ,  doit  être  ignoré  des  enfans.  I. 

198,  231 
C/iet'j/,  réflexion  fur  cet  exercice.  I.  347 
Chimères  ,  ornent  les  objets  réels.  I.  447 
Ciceron  ,  cité.  L   18 

Citoyenne.  I.   iz 

Citoyens ,  ce  qu'il  faut  faire  quand  ils  font 

forcés  d'être  fripons.  II.  1 14 

Climat.  I.  56 

Climats  tempérés  ,  leurs  avantages.  Ibid. 
Coéffures  des  enfans.  I.  331 

Collèges.  I.   14,   13, 

Colère.  I.  zij 

Commander  &  obéir  ,  mots  qui  doivent  être 

inconnus  à  l'enfant.  I.  i86 

Concurrence  ,    quand  doit  ceffer  d'être  uq 

inftrument  de  l'éducation.  IL  7j 
Confidentes  ,  font  ordinairement  des  nour- 


D  E  s  M  A  T  I  E  R  E  s.        367 

rices  dans  les  drames  anciens.  I.  yy 
Connoijfances  j  leur  choix  relativement  aux 

bornes  de  l'intelligence  humaine.  II.  7 
Bien  vues  par  leurs  rapports  ,   préfer- 

vent  des  préjugés  pour  celle  qu'on  a 

cultivée.  I.  108 

Confoladons  ,  tour  qu'on  peut  leur  donner 

pour  humilier  l'amour-propre.  II.  311 
Contradiôlîons  de  V ordre  focial ,  quelle  eft 

leur  fource.  II.  268 

Conuendons  &  devoirs ,  ouvrent  la  porte  à 

tous  les  vices.  I.  231 

Corps  débile  2iffo\h\\tl'd.me.  I.  61  II.  253 
Corps  humain  ,    différence  de  l'habitude 

qui  lui  convient  dans  l'exercice  ,  ou 

dans  l'inadion.  I.  330 

Cofmo^raphie  ,  fa  première  leçon.  II.  20 
Courage ,  en  quels  lieux  il  faut  le  chercher. 

I.  66 
Courfe.  I.  381 

Inftrudion  que  l'enfant  peut  tirer  de  cet 
exercice.  I.  387 

Couverts.  1.  131 

Cris  des  enfans.  I.  roj 

Cuif.ne  françoife.  I.  424 

Culture ,   un  de  fes  grands  préceptes  eft 
de  tout  retarder.  II.  25^ 

Curiofiîé  ,  fa  première  fource.  II.  n 

Commentfe  fait  fon  développement.  Ib. 
Quelle  feroit  celle  d'un  Philofophe  re- 
légué dans  une  ifle  déferte.  Ibid, 

Aa  ^ 


î68  TABLE 

Çuriofué ,  raifon  pourquoi  le  Philofophe  en 

a  tant,  &  le  Sauvage  ii  peu.  II.  156 

Oyclopes.  I.  451 

Ciar  Pierre.  II.  141 

G  A  N  s  E.  I-  376  ,  j77 

Déclamer.  I.  416 

Définitions  j  comment  pourroient  être  bon- 
nes. I.  2j8  n. 
Dents  ,  moyen  de  faciliter  leur  éruption, 

I.  17. 1  ù'fuiv. 

Dépendance   des   chofes  &  dépendance  des 

hommes.  I.   17  i 

La  première  ne  nuit  point  à  la  liberté. 

Ibid. 
Défordre  moTil-,  par  où  commence.  I.  33 
DejTsin-,  réfiexions  fur  cet  art.  I.  39a 
Deue  fociale  1  comment  fe  paye.  II.  118 
Devoir ,  impofé  mal-à-propos  aux  enfans. 

I.  196 
.   Eifet  de  cette  indifcrétion.  I.  193 

Ce  qu'on  doit  mettre  à  la  place.  I.  194 
Dialogue  de  morale  entre  le  maitre  &  l'en-, 
hint.  I.  189 

Dieux  du  paganlfme ,  comment  furent  ima- 
ginés. II.  54} 
Dijlances  ,  moyen  d'apprendre  aux  enfans 
à  en  juger,  I.  102, 
Divinité,  il  vaut  mieux  n'en  point  parler 
aux  enfans,  que  de  leur  en  donner  de 
faufles  idées.                            II.  354 


DES   MATIERES.        369 

Docilité,  effets  de  celle  qu'on  exige  des 

enfans.  II.  54 

Domination ,  tient  à  l'opinion  comme  tout 

le  refte.  I.  166 

Douleur  ,    l'homme  doit  apprendre  à   la 

connoître.  I.  144,  179 

Comment  perd  fon  amertume  au  goût 

desentans.  I.  345 

mI  A  u  y   dans  quel  état  l'enfant  la  doit 

boire.  !•  355 

E^Mcario/i ,  fes  diverfes  efpeces     I.  5,  15 

Oppolîtion  entre  elles.  I.  9 

Choix.  I.  7  ,  16 

But.  I.  7 

Sens  de  ce  mot  chez  les  Anciens.  I.  19 

Commence  à  la  naiflance.  I.  93 

]\e  fe  partage  pas.  !•  H 

î^ouvelles  difficultés.  I.  47 

Quel  en  doit  être  le  véritable  inftru- 

ment.  I.   197 

Importance  de  la  retarder.  I.  :oz 

Difficulté.  I.  207 

Doit  être  d'abord  purement  négative. 

I.  203 
Progrès  de  fes  différences.  II.  335 

éducation  exclufive ,  préfère  les  inftruftions 
coûteufes.  I.  347 

Education  naturelle  ,  doit  rendre  l'homme 
propre  à  toutes  les  conditions  humai- 
nes. I.  ^8 
Maintient  l'enfant  dans  la  feule  dépen- 
dance des  chofes.                      I.  173 


37Ô  TABLE 

Education  vulgaire  ,    difpenfe  les  cnfans 

d'apprendre  à  penfer.  I.  297 

Quel  efprit  elle  leur  donne.         I.  299 

Egalité  civile  Se  naturelle  ,  leur  différence. 

II.  267 

Egalité  conventionnelle ,  rend  néceffaires  le 

droit  polîtif-'&:  les  loix.  IL  96 

A  fait  inventer  la  monnoie.  IL  67 

Elevé  imaginaire  que  l'Auteur  fe  donne. 

Elevé  ne  doit  point  s'envifager  comme 
devant  être  un  jour  féparé  de  fon 
gouverneur.  I.  59 

Inconvénient  qu'il  pafle  fucceflîvement 
par  diverfes  mains.  L  75 

Avantage  qu'il  n'apprît  rien  du  tout  juf- 
qu'à  douze  ans.  L  204 

Comment  on  le  trouvera  capable  d'in- 
telligence ,  de  mémoire,  de  raifon- 
nement.  L  294 

Ne  doit  recevoir  de  leçons  que  de  l'ex- 
périence. L  298 

Doit  toujours  croire  faire  fa  volonté  en 
faifant  la  vôtre.  L  505 

Le  mal  de  fon  inrtrudion  eft  moins  dans 
ce  qu'il  n'entend  point ,  que  dans  ce 
qu'il  croit  entendre.  IL  68 

Comment  je  m'y  prends  ,  pour  que  le 
mien  ne  foit  pas  aufli  fainéant  qu'un 
Sauvage.  IL  147 

Utilité  de  fes  travaux  dans  les  arts.  IL 

93 
En  parcourant  les  atteliers,  doit  mettre 


DES  M  AT  1ERE  s.        371 

lui-même  la  main  à  l'œuvre.      II.  8j 

Elevé  ,  choix  de  fon  métier ,  s'il  a  du  goût 

pour  les  fciences  fpéculatives.      II, 

En  ceflant  d'être  enfant ,  doit  fentir  la 

fuperiorité  du  maitre.  II.  307 

Différence  du  vôtre  &  du  mien.  II.  3  3  j 

Elevés,  ce  qu'on  leur  apprend ,  plutôt  qu'à 

nager.  I.  347 

Eloquence  ,  manière  inepte  de  Tenfeigner 

aux  jeunes  gens.  II.  316 

Vrai  moyen.  II.  32.7 

'Emile ,  pourquoi  paroît  d'abord  peu  fur  la 
fcène.  I.  5^ 

Riche,  &  pourquoi.  I.  jS 

A  de  la  nailTance  ,  &  pourquoi.     Ibid. 
Orphelin  ,  en  quel  fens.  Ibid, 

Première  chofe  qu'il  doit  apprendre.  I. 

144 
N'aura  ni  maillot.  I.  86 

N  i  charriots ,  ni  bourlets  ,  ni  lifieres.  I. 

146 
Pourquoi  je  l'élevé  d'abord  à  la  cam- 
pagne. I.  81 ,  zio 
Son  dialogue  avec  le  jardinier  Robert. 

1.     2ZÎ 

N'apprendra  jamais  rien  par  cœur.      1. 

^  ,  ^75 

Comment  apprend  à  lire.  I.  291 

A  deffiner.  I.  392 

A  nager.  I.  348 

Boira  fans  eau  froide  ayant  chaud  ;  pré- 
caution, i*  335 


37*  TABLE 

Emile  j  avis  que  je  lui  donne  fur  les  fur- 
prifes  noétumcs.  I.  570 

Peniif  &non  queftionneur  dans  fa  curio- 
fité.  II.  18 

Son  aventure  à  la  foire.  II.  32. 

Sa  première  leçon  de  cofmographie  II. 

2.0 

De  ftatique.  II.  45 

-    De  phyfique  fyftématique.  II.  49 

Mot  déterminant  entre  lui  &  moi  dans 
toutes  les  adïons  de  notre  vie.  II.  56 

Queil:ion  qui ,  de  ma  part  ,  fuit  infailli- 
blement toutes  les  Tiennes.  Ibid. 

Comment  je  lui  fais  fentir  l'utilité  de  fa^ 
voir  s'orienter.  II.  62. 

Quel  livre  compofera  long-tems  feul  fa 
bibliothèque.  II.  77 

Émule  de  lui-même.  II.  76 

S'intereiTe  à  des  queftions  qui  ne  pour- 
roient  pas  même  efHeurer  l'attention 
d'un  autre  ;  exemple.  II.  100 

Pourquoi  peu  fêté  des  femmes  dans  fon 
enfance  ,  &  avantage  de  cela.       II. 

■  u..  ^^^  "• 

Q.  Pourquoi  je  veux  qu'il  apprenne  un  mé- 
,-j.      tier.  II.  12.Z 

,  _  Choix  de  fon  métier.  II.  140 

^i  Fait  à  la  fois  deux  apprentiflages.      IL 

H} 

r   Comment  je,  loue  fon  ouvrage  ,  quand 

^\    il  efl: bien  fait.  IL  145 

...  iQaeftion  qu'il  me  fait ,  quand  il  juge 

que  je  fuis  riche  ,  &  ma  riponfe.  IL 

148 


DES  MATIERES.        jyj 

Emile  ,  efl:  un  Sauvage  fait  pour'  habiter 

les  villes.  II.   ij^ 

Ne  répond  point  étourdiment  à  mes 

queftions.  II.  i^^ 

Sait  l'a  quoi  bon  fur  tout  ce  qu'il  fait ,  Sc 

\t pourquoi  fur  tout  ce  qu'il  croit.  II. 

i66 
Etat  de  Ces  progrès  à  douze  ans.  I.  4^1 
A  quinze.  11.  166 

N'eft  pas  faux  comme  les  autres  enfans. 

11.  iij 
Saura  tard  ce  que  c'efl:  que  fouffrir  & 

mourir.  Ibid. 

Quand  il  com.mence  à  fe  comparer  à  fes 

femblables.  II.  265 

Quelles  pafTions   domineront  dans  fon 

caradere.  Ibid. 

Imprefllon  que  feront  fur  lui  les  leçons 

de  l'Hirtoire.  II.  289 

Ne  fe  transformera  point  dans  ceux  dont 

il  lira  les  vies.  H.  296 

Jugera  trop  bien  les  -autres  pour  envier 

leur  fort.  II.  298 

Pourra  s'enorgueillir  de  fa  fuperiorité. 

n.  301 
Remède  à  cela.  H.  305 

Comment  s'inftruira  dans  les  affaires,  lî. 

3Z0 
Aime  la  paix.  II.  324: 

Son  parler  n'efi:  nivellement.  ,11.  327 
Ni  froid.  II.  j2g 

Étendue  de  {es  idées  ,  &  élévation  de 

fes  fentimens.  II.  3,^ 

Ne  s'inquiette  point  des  idées  qui  paf- 

fentfa  portée.  ii.  ;jô 


374  TABLE 

Emile  y  à  quelle  fede  doit  être  aggregé, 

II.  3s8 

Encre  y  comment  elle  fe  fait.  II.  68 

Utilité  de  favoir  cela.  II.  73 

Era/àncÉ' ,  premier  état.  I.  loj 

Deuxième  étati  I.  141 

Troiliéme  état.  il.  2. 

Court  tableau  de  fa  dépravation.  I.  41 

Seul  moyen  de  l'en  garantir.  I.  45 

Ses   premiers  développemens  fe   font 

prefque  tous  à  la  fois.  J.  1 59 

Doit  être  aimée  &  favorifée.       1.  149 

Son  état  par  rapport  à  l'homme.  H.  18  j 

&-  fuiv. 
Ne  peut  guère  abufer  de  la  liberté.    I. 

186 

A  des  manières  de  penfer  qui  lui  font 

propres.  I.  191 

Doit  meurir  dans  les  enfans.  I.  206 

Il  y  a  à^s  hommes  qui  n'y  pafTent  point. 

1.  248 

Ne  point  feprefler  de  la  juger,     l.  254 

Semblable  dans  les  deux  fexes.  H.  i-jz. 

Enfans  ,  comiuent  traités  à  leur  naiflance. 

1.  21,  86,   ibî 

Supportent  des  changemens  que  ne  fup- 

porteroient  pas  les  hommes.       1.  39 

Doivent  être  nourris  à  la  campagne.    !. 

81 
Leurs  premières  fenfations  purement  af- 
fedtivcs.  1.  9J 

Doivent  être  de  bonne  heure  accoutu- 
més aux  ténèbres.  I.  96 
Ont  rarement  peur  du  tonnerre.   I.  100 


DÉS  MATIERES.        375 

Enfans  ,  comment  apprennent  à  juger  des 

diftances.  I.  loi 

Ont  les  mufcles  de  la  face  très-mobiles. 

I.    lOJ 

Pourquoi  font  fi  volontiers  du  dégât.  1. 

Hz 

Comment  deviennent  impérieux.  I.  114 

Maximes  de  conduite  avec  eux.  I.  iij 

En  grandififant  deviennent  moins  re- 
muans.  Ibid. 

Ne  point  les  flatter  pour  les  faire  taire. 

I.  118 

Sont  prefque  tous  fevrés  de  trop  bonne 
heure.  I.  m 

Suivent  mieux  que  nous  l'analogie  gram- 
maticale. 1.  ii6 

On  s'emprefle  trop  de  les  faire  parler. 
î.  IZ7  ,    137  &  fuiv. 

Et  de  corriger  leurs  fautes  de  la  langue. 

Apprennent  à  parler  plus  diftinârement 

dans  les  Couvens  &  dans  les  Collèges. 

H.  130 
Pourquoi  ceux  des  Payfans  articulent 

mieux  que  les  nôtres.  IL  129 

Donnent  fouvent  aux  mots,  d'autres  fens 

que  nous.  II.  138 

Ne  point  montrer  un  air  allarmé  quand 

ils  fe  bleffent.  ii.  14$ 

Avantage  pour  eux  d'être  petits  &  foi- 

bles.  II.  144 

Souffrent  plus  de  la  gêne  qu'on  leur  im- 

pofe  ,  que  des  incomodités  dont  on 

les  garantit.  1,  178 


3^6  TABLE 

Enfcins  ,  en  les  gâtant ,  on  les  rend  mifera- 
bles.  I.  179  t"  fuiv. 

Régies  pour  accorder  ou  refufer  leurs 
demandes.  i.   186  n. 

On  les  conduit  par  les  paflîons  qu'on  leur 
donne.  1.   196 

D'où  vient  leur  pétulance.  I.  198 

Abus  des  longs  difcours  qu'on  leur  tient. 

I.   2Ii 

Ne  font  point  naturellement  portés  à 
mentir.  f-  ^5  5  &'fuiv. 

Pourquoi  trouvent  quelquefois  d'heu- 
reux traits.  I.  249 

Leur  apparente  facilité  d'apprendre  , 
caufe  leur  perte.  I.  Z56 

On  ne  leur  apprend  que  des  mots.  1.  x6o 

N'ont  point  une  véritable  mémoire.   1. 

Comment  fe  cultive  celle  qu'ils  ont.    I. 


Quelle  efl:  leur  Géographie. 
Si  l'Hiftoire  eft  à  leur  portée. 
Comment  fe  perd  leur  jugement. 
De  leurs  vétemens. 
Et  de  leur  coeffure. 
Généralement  trop  vêtus. 
Sur-tout  dans  les  villes.  I. 

En  quel  mois  il  en  meurt  le  plus. 
S'ils  doivent  boire  ayant  chaud. 
Ont  befoin  d'un  long  fommeil. 
Moyen  de  les  faire  dormir. 
Et  fe  réveiller  d'eux-mêmes. 
Comment  fupportent  gaiment  la 
leur. 


^74 
264 

26s 
172 
326 
33* 

.    Î32 

86  n. 

•  333 
.    336 

•  337 
.   340 

•  341 
dou- 

345 


Enfans  , 


D  E  s  M  A  T  I  E  il  E  s. 


ni 


En/ans ,  peuvent  être  exercés  aux  jeux 

d'adreiTe.  f.  405. 

S'ils  doivent  ztoit:  les  mêmes  alimens 

que  nous.  -•  <-î 

Diiiiculté  de  les  obferver.  '.  46? 

On  ne  fait  point  fe  mettre  à  leur  place» 

if.  24 
ÈfFet  de  la  docilité  qu'on  en  exige.  Ii. 

Î4 

Ne  les  pay^r  que  de  raifons  qu'ils,  puif- 
fent  entendre.  I  .  58 

Font  peu  d'attention  aux  leçons  en  dif- 
cours-  ÎI.  6cf 

Si  l'on  doit  leur  apprendre  à  être  galans 
près  des  femmes,  li:  106  n. 

Un  appareil  de  machines  &  d'inflrumensi 
les  effraye  ou  les  diftrait.         !L  Ï44 

Nes'intereflent  qu'aux  chofes  purement 
phyfiques!.  1.'.   i^i 

Sont  naturellement  portés  à  la  bienveil- 
lance» H.  180 

Mais  leurs  premiers  âttachemêns  ne  font 
qu'habitude.  il.    201 

Leur  curiofité  fur  certaines  matières^ 

'I*  189' 

Comfnefit  doit  être  éludée.      II.    loi 

Apprennent  à  joacr  le  rentimenti       iU 

214 

Inconvénient  de  cela;  Ibid. 

-  Tout  eft  innni  pour  eux.  TI.  2^| 

Enfant  i  augmente  de  prix  en  avançant  en 

âge.  <  j.  /^o 

Doit  favoir  être  malade.  I»  6S 

Tome  //.  B  b 


?78  TABLE 

Enfant  f  fi.ppoféhommeàfanaiflance.  T,  90 

iPourquoi  tend  la  main  avec  effort  pour 

faifir  un  objet  éloigné.      I.   102,  116 

A  quelle  dépendance  doit  être  ailujetti. 

I.    I7J 

Ne  doit  point  être   contraint  dans  les 

mouvemens.  I.  174 

Ne  doit    rien  obtenir  par  des  pleurs. 

'.  175 
Ne  doit  pas  avoir  plus  de  mots  que 

d'idées.  ?.  139 

De  ia  première  fauffe  idée  qui  entre  dans 

fa  tête  naiiTent  l'erreur  &  le  vice,     h 

Ne  joint  pas  à  ce  qu'il  dit  les  mêmes 
idées  que  nous.  !.  150 

Gouverne  le  maître  dans  les  éducations 
foignées.  I.  301 

Comment  n'épiera  pas  les  mœurs  du 
maître.  1.  305 

Ne  doit  point  apprendre  à  déclamer.   I; 

452 

Moyen  de  le  rendre  curieux.        1!.  13 

Ne  peut  être  ému  par  le  fentiment.    Ui 

ï6 

Ne  s'interefle  à  rien  dontil  ne  voye 
ï'urilité.  II.  74 

Situation  où  tous  les  be foins  naturels  de 
l'homme  ,  &  les  moyens  d'y  pourvoir 
fe  développent  feniiblement  à  fonef- 
prit.  '  •  77 

Comment  il  faut  lui  montrer  les  relations 
fociales.  II.  8} 

Sa  première  étude  eft  une  forte  de  phy~ 


D  E  s  M  A  T  I  E  R  É  s.        ^9 

.  fique  expérimentale,  W  322 

Ènfarit ,  ne  doit  rien  faire  fur  parole.     II, 

355 
Enfant  quife  croit  hrùlépiiT  la  glace.  II.  131 

Enfant  difcole ,  manière  de  le  contenir,  lU 

Efifant-fàk.  1 .  447 

Sa  peinturé.  I.  449  &•  fuiv„ 

Ennui t  d'où  vient.  1!.  243 

Entendement  humain  ,  fon  premier  terme 
&  ks  progrès,  1.  90 

Envie,  eft  amere  &  pourquoi.      II.  211 

Epicîete  ,  fa  prévoyance  ne  lui  fertdè  rien, 

Jl.   ZZ7 

Erreur  y  le  fcul  mdyen  de  l'éviter ,  eft 
l'ignorance.  11.  156 

Erreurs  de  nos  fens  ,  (brit  des  erreurs  de 
nos  jugemens  ;  exemple.         H.  151 

Efprit ,  chaque  efprit  a  fa  forme  ,  félon  la- 
quelle il  doit  être  gouverné,  li  20Ç 
Ses  caraderes.  1'.  ijo 

Efprit  (  r  )  d'un  enfant  doit  être  d'abord 
exhalé  modérément,  puis  retenu,    h 

.  ,  M« 

Efprit  de  votre  éîeve  &  du  mien,      h  299 

Efprit  vulgaire  ,  à  quoi  fe  recDnnoît  dans 

l'enfance.  i.  252 

Sens  du  mot  Efprit  >  pour  le  peuple  &c 

pour  les  enfans.  11.  34i 

Sens  prim'tif.  V.  343 

Etat  de  JWnure,  en  en  fortznt  nous  forçons 

nos  femblables  d'en  fortir  auHi.  1  : ,  11* 

Bb  z 


j8o  TABLE 

Ewfj  quelle  occupation  nous  en  rappro- 
che le  plus,  li.  iiô 

Etat  de  Nature  ,  état  Civil  :  ce  qu'il  faiidroit 
pour  en  réunir  les  avantages.      I.  175 

Etudes  ,  s'il  y  en  a  où  il  ne  faille  que  des 

yeux.  I.  2.6$ 

S'il  y  en  a  qui  conviennent  aux  enfans. 

Etudes  fpéculatives  ,  trop  cultivées  aux  dé- 
pens de  l'art  d'agir.  U.  318 
Etudier  par  cœur,  habitue  à  mal  prononcer. 

1.  331 
Ez/ripz^e  ,,  ce  qu'il  dit  de  Jupiter.  H.  351 
Excès  d'indulgence  ou  de  rigueur  à  éviter. 

1.   177 

Exercice  du  corps ,  s'il  nuit  aux  Opérations 

de  l'efprit.  I.  295 

Explications  en  difcours  ,  font  peu  d'impreC- 

lion  fur  les  enfans.  II.  60 

Mauvaife  explication  par  les  chofes.    il. 

69 

jT  A B  LES.   Si  leur  étude  cohvient  aux 

enfans.  1.  275 

Analyfe  d'une  de  celles  de  la  Fontaine. 

1.  278 
Examen  de  leur  morale.  I.  184 

Quel  eft  leur  vrai  tems.  II.  311 

La  morale  n'y  doit  pas  être  développée. 

^'-  515 

Facultés  fuperjlue s  de  l'homme ,  caufes  de 

fa  mifere.  I.   158 

Famille  ,  comment  fe  dilfout.  I.  145 

Fantaifus  des  enfans  gâtés.  1.  iJJi 


DESMATIEPiES,        3^1 

Farineux.  I.  78 

Favorin  ,   cité,  T.   158 

Fautes  y  leur  tems  eft  celui  des  Fables. 

II.  311 
Ftliciié  de  Thomme  ici-bas  efl:  négative. 

i.   152. 
Femme  ,  confiderée  comme  un  homme  im- 
parfait. II.  ijt 
N'eft  à  bien  des  égards  qu'un  grand  en- 
fant.                              "  Ibid, 
Femmes ,  notre  première  éducation  leur 
appartient.                                  I.  z  p.. 
Ne  veulent  plus  être  nourrices  ni  mères. 

I.  z9,   M 
Quel  air  leur  plaît  dans  les  hommeS;  IT, 

106 
Fétiches.  II,  z^ 

Feu  de  la  jeunejfe ,  pourquoi  la  rend  indif- 

ciplinable.  Il,  254 

C'eft  par  lui  qu'on  la  peut  gouverner, 

II.  256 
Foi  des  enf ans  y  à  quoi  tient.  II.  351 

Fo^^/i?/7^  >  en  quoi  confifte.  I.  1^7 

D'où  vient  celle  de  l'homme.  11.  a 

C'efi  elle  qui  le  rend  fociable.     II,  ^,09 
Force  y  en  quoi  conflue.  I.  157 

A  quel  âge  l'homme  a  le  plus  de  force 
relative.  '     II,  5, 

Comment  il  en  doit  employer  l'excé- 
dent. "  li,  6 
Force  du  génie  &*  de  Vaine-,  comment  s'an- 
nonce dans  l'enfance.                l'^S^ 


38i  T  A  B  L  E 

Forêt  de  Montmorencu  îî.  6\ 

François,  ce  qui  rend  leur  abord  repouflant 

'&:  défagréabie.  I.  133,  383  ff. 

(jf  A  n  É  y  figne  très- équivoque  du  con- 
tentement.  II.  142. 

Cj-ufrcs  ifoperinietres,  I.  403 

Qaures.  I.  43a 

Qénevois ,  peut-être  ne  feroient  plus  libres, 
s'ils  n'avoient  fù  marcher  fans  fouliers. 

I.   375 
Génie  ,  a  fouvent  clan§  Tenfence  l'apparen- 
ce de  la  ftupidité.  I.  iji 
(je'/iie  cff  j  hamnies  ,  différent  dans  les  peu- 
ples &  dans  les  individus.       II.  284 
Géographie  ,  idée  qu'en  ont  les  enfans.    I. 

2.64 
Ses  premières  leçons.  II.  ij 

Géométrie  ,  s'il  eft  vrai  que  les  enfans  l'ap- 
prennent. L  Z57 
Notre  manière  de  l'enfeigner  donne  plus 
à  l'imagination    qu'au  raifonnement. 

L  598 
Comment  Emile  en  apprendra  les  pre- 
miers élemens.  I.  399 
Moyen  de  la  rendre  intéreflante.    II.  9 

Gourmandife  ,  préférable  à  la  vanité  ,  jjpur 

mener  les  enfans.  I.  Jij 

Vice  des  cœurs  fans  étoffe.        I.  416 

Coût.  R-emarques  fur  ce  fens.  I.  419  O'fui. 

Çoutf  naturels ,  font  les  plus  faiiples.     L 

4ii 


DES  MATIERES.        385 

Et  lesplusuniverfels.  I.  42^ 

Gouverne  me  fît  p&litique  >    à    quoi  doit   fè 

borner  l'idée  qu'il  en  faut  donner  à 

l'enfant.  II.  97 

Gouverneur  ,   premieie  qualité  qu'il  dc- 

vroit  avoir.  î.  47 

Moyen  d'éviter  la  difficulté  du  choix. 

I.  43 
Doit  être  jeune.  J.  n 

S'il  doit  avoir  déjà  fait  une  éducatiouo 

I-   54 
Doit  chojfir  aufii  Ton  eleve.  1.  ^j 

Ne  doit  point  s'enyiHiger  comme  en  de- 
vant être  un  jour  féparé.  I.  J9 

Ne  doit  peint  fe  charger  d'un  éleye  in- 
firme. L  61 

Doit  avoir  de  l'autorité  fur  tout  ce  qui 
entoure  fon  élevé ,  &  moyen  d'ac- 
quérir cette  autorité.  î,  109 

Poit  fe  faire  apprentif  avec  fon  élevé. 

II.  8j 

Abus  à  éviter  dans  leurs  communs  tra- 
vaux, II.  94 

Fondement  de  la  connance  que  l'élevé 
doit  avoir  en  lui.  II.  308 

Comment  doit  fe  conduire  dans  les  fau- 
tes de  fon  éleye  devenu  grand.     IL 

Gouverneurs  ,  leur  faulfe  dignité.  II.  306 
Grand  Seigneur  devenu  gueux.  II.  115 
Grajfeyer.  I.   iz8 

Crfffes  ,  pain  de  Piémont.  î.  12.4 

Gjmnujiique,  ï«  3^5 


^^  TABLE 

JrlABiruDE  y  n'eft  point  la  Nature.    T.  7 
Seule  habitude   qu'on  doit  donner  à 
l'enFant  dans  le  premier  âge.     1.  96 
D'où  vient  l'attrait  de  Vkabiiude.  1.  45  j 
Habitude  du  corps  convenable  à  l'exer- 
cice ,  diiîerence  de  celle  qui  convient 
à  i'inaftion.  1.  i^z 

Haleine  de  rkomme  ,  mortelle  à  l'hon^.me. 

"  I.  8i 

Henri  IV.  Mot  de  ce  Prince  fur  les  pré- 
dirions des  A  urologues.  I,  2.49 
Héritier,  comment  s'éieve.  1.  jiz 
Hermès.  11.  76 
Hérodote)  cité.  I.  }3i,  44a 
Hijloire  ,  n'eft  point  à  la  portée  des  enfans. 

Exempiç.  1.  zôj 

Teras  de  fon  étude.  II.  z-jz 

Calomnie  le  genre  humain.  II.  i-4 

îsj'eft  jamais  iidele.  11.  i-y 

EnquQi  fumblable  aux  Romans.  ".  ^77 
Doit  peindre  fans  faire  de  portraits,  il. 

•J.79 
Montre  plus  les  actions  que  les  hommes. 

'■  •  ^^^ 
Hijloire  moderne  ,  n>  point  de  phyliono- 

mie.  li.  i79 

Hifloriens  anciens.  1.  440  «. 

Itxobbes  ,  comment  appelloit  le  méchant. 

I.  m 

En  quel  fens  fon  grand  principe  eft  vrai. 

I.  i8o 


DES  MATIERES.        38? 

Hochets.  J.  i2t  ,  izz 

Homme ,  comment  défapprend  à  mourir. 

I.  66 
Son  haleine  eft  mortelle  à  Tes  fembla- 
bles.       ^  I.  8i 

Fort  par  lui-même  ,  rendu  foible  par  la 
focie'té.  I.  168  ,  171 

Doit  s'armer  contre  les  accidens  impré- 
vus.   ^  ^  I.  57J 
Eft  le  même  dans  tous  les  états,  II.  1 1^ 
Ce  qui  le  rend  eflenciellement  bon  ou 
méchant.                                  lî.  iSz 
Doit  être  form.é  avant  d'ufer  de  foq 
iexe.                                          II.  2JZ 
Ne  pas  le  montrer  aux  jeunes  gens  par 
fon  mafque.  ^                            IL  269 
Commence  difficilement  à  penfer  &  ne 
ceiTe  plus.                                  II.   :5  38 
Homme  courant  d'étude  en  étude  ,    à  quoi 
comparé.  II.  z^ 
Homme  du  monde ,   tout  entier  dans  fon 
mafque.                                    II.  3^^^ 
Homme  naturel ,  en  quoi  confifte  fon  bon- 
heur.                                           II.  51 
Homme  naturel ,  vivant  dans  l'état  de  Na- 
ture ,   fort  diiïerent  de  rhomme  na- 
turel vivant  dans  l'état  civil.  II.  157, 

Borné  par  fes  facultés  aux  chqfes  fen- 
libles.  il.  j^o 

Hommes  ,  pourquoi  j'en  parle  fi  tard  à  mon 
élevé.  II.  ijg 

Hommes  vulgaires  >  ont  feuîs  befoin  d'ê- 
tre élevés.  I.  jj 


•5§6  TABLE 

Humanité  y  premier  devoir  de  l'homme. 

I.  14^ 

Ce  qui  la  conflitiie.  II.  215 

Comment  s'excite  &  fe  nourrit  dans  le 

creur  d'un  jeune  liomme.  II.  txj  ,  Z2.9 

Maximes  pour  cela.         II.  218  6'/uzV. 

Hjgiene,  J.  68 

J  DéESi  diftinguées  des  images.  I.  156 

Et  des  fenfations.  II.  150 

La  manière  de  les  former  eft  ce  qui 

donne  un  caractère  à  refprit  humain. 

Ibid. 
Idées  iimples,  ce  que  c'eft.       II.  i^i 
Identité  fiiccejjîve  ,  comment  nous  avons  le 
fentiment  de  la  nôtre.  I.  147 

yfeunes  femmes  ,  leur  manège  pour  ne  pas 
nourrir  leurs  ent'ans.  I    19 

Jeunes  gens  corromp'.^s  de  bonne  heure  , 
font  durs  &  cruels.  II.  io8 

Caradere  de  ceux  qui  confervent  long- 
tems  leur  innocence.  Ibid. 

Pourquoi  paroilTent  quelquefois  infenfi- 
bles,quoiqu'ilsne  le  foienrpas.  II.  23  j 
Inconvénient  de  les  rendre  trop  obfer- 
vateurs.  II.  171 

Jeune  homme  y  objets  qu'on  doit  lui  mon- 
trer à  certain  âge.        II.  217  ,  247  , 
Exemple.  II,  2^0 

Doit  penfer  bien  de  ceux  qui  vivent  avec 
lui.  II.  7.70 

Eftimer  les  individus,  &  méprifer  là 
mukitude.  Ibid, 


D  ES  MATIERES,        ^8/ 

Jeux  ,  par  qui  &  à  quelle  occafion  inven- 
tés. I.  440 
Jeux  de  nuit  j  utilité  &  pratique.    I.  354  , 

366 
Jeux  olympiques  ,  à  quoi  comparés.  II.  270 
Imagination  ,  étend  h  melure  des  j  OiTibles, 

I.  155 

Transforme    en  vices  les  pafllons  des 

êtres  bornés-  II.  zoj 

Imitaiion  ,  goût  naturel.  J.  244 

Comment  dégénère  en  vice.         I.  24$ 

Indigejlions  ,  con;;ment  les  cnfàns  n'en  aur 

ront  jamais.  î*  439 

Infans.  I.  141 

Infini.  II.  345 

Ingratitude  ,    n'efl  pas    dans  le  cœur  de 

l'homme.  IL  259 

D'où  elle  vient.  H.  260 

Inoculation.  I,   345 

Infiinâ  ,  comment  devient  fentiment.  II. 

179 
Injhuêiion  ,  à  quel  prix  on  la  donne  aux 

enfans.  I.  197 

Doit  être  renvoyée  autant  qu'on  peut. 

I.  215 

L'on  n'y  doit  einployer  ni  rivalité ,  ni 

vanité.  II.  7^ 

InJlTuâiions   de   la  Nature    font    tardives  , 

celles  des  hommes  prématurées.  II. 

lajlrumens  méchanîques ,  leur  multitude  nuit 
à  l'adreiTe  des  mains  &  à  la  juRefie 
des  fens.  lï-  47 

întelUgence ,  épreuve  $z  mefure  de  fon 


3S8  TABLE 

développement.  II.  5 

Intolérance  ,  quel  dogme  eft  Ton  principe, 

II.  350 

Jugemens  adifs  &  paffifs.  II.  151 

Diibndion.  Ibid. 

Comment  on  apprend  à  bien  juger.    II. 

M7 
Jujiice  y  quel  eft  en  nous  fon  premier  fen- 

timent.  I.  218 

Jujlice  humaine  j  fpn  principe.  II.  264  n^ 
Jujlics  &  bonté  ne  font  pas  de  purs  êtres 

moraux.  II.  263 

Juvenal ,  cité.  II.   157 


•^-^A  Fontaine  ,  fi  fes  Fables  conviennent 
aux  entans.  I.  27 j 

Laki  fi  le  choix  du  lait  de  la  mère  ou 
d'une  autre  ,  efl:  indiffèrent.         I.  30 
D'abord  féreqx ,  puis  prend  de  la  con- 
fiftance.  !•  73 

Eft  une  fubfiance  végétale,  1-77 

Se  caille  toujours  dans  l'eftomac.    I.  79 
'Langue  naturelle.  I.   lo-f 

Langues  ,  fi  leur  étude  convient  aux  en- 
fans.  I.  161 
Un  enfant  n'en  apprend  jamais  qu'une. 

I.  26^ 

Pourquoi  l'on  enfeigne  aux  enfa.ns  par 

préférence  les /a^eu<?j  mortes.  I.  263 

Leçons  doivent  être  plus  en  a«flion  qu'eu 

difcours.  I.  227 

Liberté ,  le  premier  de  tous  les  biens.  I. 

168 


DES  MATIERES.        389 

Liierté  bien  réglée  ,  feul  infirument  d'une 
bonne  éducation.  î.  1^7 

Lire ,  manière  d'apprendre  à  lire  aux  en- 
fens.  ï.  2.89 

Liftere  ,  îaifle  une  mauvaife  démarche  aux 
enfans.  I.  146  n. 

Lit,  moyen  de   n'en  trouver  jamais  de 
mauvais.  J-  3  39 

Quel  efl  le  meilleur.  I.  340 

Litarge.  II.  70 

Livre  ,  qui  compofera  feul  là  bibliothèque 
d'Emile.  II.  77 

Livres  ,  inftrumens  de  la  mifere  àts  en- 
fans.  I.  289 
Loche  recommande  de  ne  point  droguer 
les  enfans.  I.  67 
Examen  de  fa  maxime, qu'il  faut  raifon- 
ner  avec  eux.                             I.  188 
Comment  veut  qu'on  rende  un  enfarit 
libéral.                                         I.  241 
Veut  qu'on  apprenne  à  lire  aux  enfans 
avec  des  dés.                             I.  290 
Inconféquence  de  cet  Auteur ,  fur  leur 
boijîbn.                             I.  334,  33 j 
Métier  qu'il  donne  à  fon  Gentilhomme. 

II.  128 

Veut  qu'on  étudie  les  efprits  avant  les 

corps.  II.  341 

Loix  ,  ce  qu'il  leur  manque  pour  rendre 

les  hommes  libres.  I.  171 

Favorifent  le  fort  contre  le  foible.  II. 

265  n. 

Loix  de  la  Nature ,  dans  leur  recherche 

ne  pas  prendre  les  faits  pour   des 


^9<5  T  A  Ë  L  E 

raiforîs.  II.  49 

Lolx  de  la  Nature  ,  exemple  fur  la  pefan- 

teur.  11.  50 

Lotophiges.  !•  4^1 

Louche  ,  précaution  pour  qu'un  enfant  ne 

le  devienne  pas.  I.  6s 

Lune  ,  au-delà  d'un  nuage  en  mouvement, 

paroit  fe  mouvoir  en  fens  contraire. 

II.  Mj 
Ljiîens  ,  comment  donnèrent  le  change 

à  leur  faim.  I.  440 

/Ij CHINES  ,  leur  appareil  effraye  ou 

diftrait  les  enfans.  II.  44 

N  ous  ferons  nous-mêmes  les  nôtres.   I L 

4Î 

A  force  d'en  raffembler  autour  de  foi  » 

l'on  n'en  trouve  plus  en  foi-même.  I.47 

Maigre  ,   n'échauffe  que  par  l'aflaifonne- 

ment.  I.  80 

Maillot.  I.  24»  86,  117 

Maître  ,  gouverné  par  l'enfant.         I.  301 

Mal ,  n'en  faire  à  perfonne ,  la  première 

&  la  plus  importante  leçon  de  morale. 

I.  i4î 
Maux  entaffés  fur  l'enfance.  I.  38 

Maux  phy/iques ,  moins  cruels  que  les  au- 
tres. I-  141 
Maux  moraux  ,  tous  dans  l'opinion  ,  hors 
un  feul.                                      I;  160 
Maux  de  Vaine ,  n'excitent  pas  fi  généra- 
lement à  compaffiOn  que  les  autres.- 

II.        ijsi 

ManïtQUi  II-  }44 


DES  MAT  î  ERE  s. 


J91 


Marcel,  célèbre  maître  à  danfer.  I.  376  n, 
Marinoujets  de  Lahan  ,  H*  3  "4 

Maroc ,  ce  que  Montagne  a  dit  d'un  de  Tes 

Rois.  _  I.  3  H 

Mafqusi ,  comment  on  empêche  un  enfant 

d'en  avoir  peur.  I.  98 

Matme ,  U-  Hî 

Maximes  de  conduite  avec  les  enfans  I. 

Maximes  fur  là  pitié.  II.  2.»  8. 

Médecine  y  d'où  vient  fon  empire.  I.  62. 
Maux  qu'elle  nous  donne.  I.  6} 

Sophifme  far  fon  ufage.  I.  64 

Au(fi  nuilible  à  l'ame  qu'au  corps.  I.  65 
IS'a  fait  aucun  bien  aux  hommes.  I.  160 

Médecin  ,  ne  doit  être  appelle  qu'à  l'ex- 
trémité. I.  67 

Mélancolie  ,  amie  de  la  volupté.     II.  2^2. 

Mémoire  ,  les  enfans  n'en  ont  pas  une  véri- 
table. I.  257  ,  2.72 
Comment  fé  cultive  celle  qu'ils  ont.  I. 

Menalippe  ,  Tragédie  d'Euripide.  1.  ^$1  n* 
Menfon'^e  de  fait  &  de  droit.  î.  z  j  i 

JSi  l'un,  ni  l'autre  n'eft  naturel  aux  en- 
fans. I.  2.35  &  fvJ:\ 
Menuiferie.  IL  11 
Mères ,  d'elles  dépend  tout  l'ordre  moral. 

I-î4 

Avantage  pour  elles  de  nourrir  leurs  en-i 

fans.  I.  35 

Méridienne  à  tracer.  II.  31 

Aventure  qu'elle  amené.  II.  32 

Mefures  naturelles,  h  39! 


^9*  TABLE 

Métaux  j  choifis  pour  termes  moyens  c(es 
échanges.  II.  gj 

Méthode  ,  il  en  faudroit  nne  pour  appren- 
dre difficilement  les  fciences.    II.  4(5 
La  mieux  appropriée  à  l'efpece ,  à  l'âge  * 
au  fe.Ke,  eil:  la  meilleure.  II.  109 

Métier  ,  pourquoi  je  veux  qu'Emile  en  ap- 
jtrenne  un.  II.  12.Z 

Métiers  ,  raifons  de  leur  diftindtion.  II.  i  lo 
Miferes  de  Vhomme ,  le  rendent  humain.  IL 

ioç  &•  fuiv: 

Mœurs  y  comment  peuvent  renaître.  I.  34 

Comment  l'enfant  n'épiera  pas  celles  de 

Ton  gouverneur.  I.  p/ 

En  quoi  les  peuples  qui  en  ont  furpallén  f 

ceux  qui  n'en  ont  pas.  II.  zî4 

Monnaie  ,  pourquoi  inventée.  II.  97 

N'eft  qu'un  terme  de  comparaifon.  Ibid. 

Tout  peut  être  monnoie»  Ibid; 

Pourquoi  marquée.  I.  98 

Son  ufage;  Ibid, 

Eifets  moraux  de  cette   invention  ne 

peuvent  être  expliqués  aux  enfans.  1. 99 

Monfeigneur  ,  il  faut  que  je  vive  :  réflexion 

fur  ce  mot  &  fur  la  réponfe.     IL  m 

Montaigne  c\vé.  1.31),  544.    IL  z8} 

Montre  du  f âge.  IL  90 

Morale ,  comment  on  l'enfeigne  aux  enfans. 

I.  189 
Unique  leçon  qu'oîi  leur  en  doit  donner. 

L  m; 

Morale  &  politique  ne  peuvent  fe  traiter 

féparémentv  IL  266 

Morale  des  fables ,  ex2imixiée.  L  2.84 

Morale  / 


DES  MATIERES.         395 

Morale ,  ne  doitpasètre  développée.  II.  3 1 5 

Moralité ,  il  n'y  en  a  point  dans  nos  actions 

avant  l'âge  de  raifon.  I.  iiz 

Mort ,  comment  devient  un  grand  mal  pour 

l'homme.  I.  159 

Comment  fe  Lit  peu  fentir.  L  3  +4 

L'idée  s'en  imprime  tard  dans  l'efprit  des 

enfans.  II.  251 

Mots  ,   l'enfant  n'en  doit  pas  plus  favoir 

qu'il  n'a  d'idées.  ^'^",9 

Seule  chofe  qu'on  apprenne  aux  enfans. 

I.  160 
Difficulté  de  leur  donner  toujours  le 
même  fens.  I.  z^S  n. 

Mouvement ,  c'eft  par  lui  que  nous  appre- 
nons qu'il  y  a  des  chofes  qui  ne  font 
pas  nous.  I.  102. 

Mufcles  de  la  face  y  plus  mobiles  dans  l'en- 
fant que  dans  l'homme.  I.  lo^ 
Mujique  ,   moyen  de   l'entendre  par  les 
doigts.  I-  ?7j 
Peut  fervir  à  parler  aux  fourds.        Ibid, 
De  la  manière  de  l'enfeigner  aux  enfans. 

I.  41J 
Mjjleres.  11.  }-;9 

1\  Agek  ,  quel  exercice  on  préfère  à  ce- 
lui-là dans  la  grande  éducation,  1. 347 
Ce  qui  le  rend  périlleux.  I.  348 

Naijfance  de  l'homme  ,  a  ,  pour  ainfi  dire  , 
deux  époques.  II.  lyz  ,  lyjf 

Nature  ,  routes  contraires  par  lefquelles  on 
en  fort  dès  l'enfance.  I.  36 

Exerce  inceflamment  les  enfans.     I.  ,7 
Toms  II.  C  c 


^94  TABLE 

Nature,  comment  l'homme  en  fort  par  fes 

paillons.  IL   178 

Ses  inihudions  tardives  &  lentes.  II.  187 

Son  progrès  en  développant  la  puifiancè 

du  fexe.  IL  206 

Nature  de  Vhomme.  I.  7 

Nature  divine.  IL  346 

■Newton ,  portoit  l'hiver  fes  habits  d'été. 

I-  3  3^ 
Notions  inorales  ,   leur  progrès  dans  mon 

élevé.  IL  10 

Nourrice  y  la  véritable.  I.  4} 

La  meilleure  au  gré  de  l'accoucheur. 

L  72. 

Choix.  i'  7} 

Doit  être  la  gouvernante  de  fon  nour- 

rilVon.  L  7j 

N  e  doit  pas  changer  de  manière  de  vivre. 

Nourrices,  comment  traitées,  &  pourquoi. 

L    5z 
Raifon  de  leur  attachement  à  l'ufage  du 
maillot.  I.  88 

Excellent  dans  l'art  de  diftraire  un  en- 
tant qui  pleure.  I.  121 
Précai-ition  qu'elles  négligent.  IbiJ.. 
Difent  aux  enfans  trop  de  mot»  inutiles, 

L  iz4 
Nuage  ,  pafTant  entre  la  lune  &  l'enfant  lui 
paroit  immobile  ,  6c  la  lune  en  mou- 
vement. IL  15  j 
Nuit,  d'où  vient  l'effroi  qu'elle  caufe.  I.  jjj 
Lemede,  I.  356 
Expédition  noôlurne  de  l'Auteur  dans 
fon  enfance.  I.  561 


DES  MATIERES. 


39Î 


o 


Ejections. 
Contre  la  liberté lailTée  aux  enfans.  1. 1  jo 
Contre  l'éducaiion  retardée.         L  7.07 
Contre  la  méthode  ina&ve  de  ne  rien 
apprendre  aux  enfans.  I.  ^93 

Contre  l'emploi  que  l'Auteur  feit  de 
l'enfance.  1.  314 

Contre  la  culture  prématurée  d'un  corps 
non  formé.  I.  408 

Contre  la  pratique  de  former  à  i 'enfant 
un  jugement  à  lui.  II.  85 

Contre  le  choix  des  objets  que  l'Auteur 
oiFreàTadolefcent.  II.  ^34 

Objets  ,  choix  de  ceux  qu'on  doit  montrer 
à  l'enfant.  I.  •.jj  ,  98 

De  nos  premières  obfervations  ,  fi-tôt 
que  nous  commençons  à  nous  éloigner 
de  nous.  IL  n 

Objets  purement  phjfiques  ,  les  feuls  qui 
puilfent  intereiier  les  enfans.     II.  151 
Objets  intelleâ'uels  ne  font  pas  li-tôt  à  la 
portée  des  jeunes  gens.  11.  z7z 

Obfemition  des  mœurs  ,  inconvénient  d'y 
livrer  trop  un  jeune  homme.       I.  z'i 
Odorat ,  réiiexion  fur  ce  fens.  I.  441 

Oifiveté  efl:  un  vol  public.  II.  izo 

Opinion ,   ce  qu'il  faut  faire  pour  régner 
par  elle.  II.  izi 

Pour  ne  lui  rien  donner,  il  ne  faut  rien 
donner  à  l'autorité.  II.  165 

Elevé  fon  trône  fur  les  partions  des  hom- 
mes. II.    186 
Ordre  à  fuivre  dans  les  études.  II.  30 

Ce  z 


Î96  TABLE 

Ordre  mord  >  comment  l'homme  y  entre* 

II.  z(/5 

Ordre  focial ,  tems  d'en  expofer  le  tableau 

au  jeune  homme.  II,  2.66 

Source  de  toutes  fes  contradiâ:ions.  II. 

2.68 

Témérité  de  s'y  fier.  II.  iiy 

Organ.es  des  plaiurs  fecrets  &  des  befoins 

degoùtans  ,  pourquoi  placés  dans  les 

mêmes  lieux.  II.  195 

Ottomans  ,    ancien  ufage  àQS  Princes  de 

cette  iV.aifon.  II.  14} 

Ovide  cité.  I.  140 

Ouie  ,  culture  de  ce  fens.  I.  409 

Organe  adif  qui  lui  correfpond.    I.  411 

Outils  ,  plus  les  nôtres  foni  ingénieux  ,  plus 

nos  organej  deviennent  grofllers   & 

mal-adroits.  II.  37 

JlA  n  t  a  l  0  n  ,   pourquoi  ennuyeux. 

,      II-   3H 

Fardhle  de  mon  élevé  &  du  votre  entrant 

tous  deux  dans  le  monde.  11.235  &fuiv. 

Parejfe ,  comment  on  en  guent  les  enrans. 

1.    341 
■Pajjîons ,  une  feule  eft  naturelle  à  l'homme, 

I.  199 
Sontlesinftrumensde  notre  confervation. 

II.  175 

Quelle  eft  celle  qui  fert  de  principe  aux 

autres.  II.  17; 

Comment  par  elles  l'hommiC  fort  de  la 

Nature.  II.  178 

Commtnt  fe  dirigent  au  bien  ou  au  mal. 

II.  i8i 


DES   M  ATIE  R  ES.        597 

PaJJïons  ,  fommaire  de  la  fagefie  humaine 

dans  leur  ufage.  IL  2.04 

Leur  progrès  force  d'accélérer  celui  des 

lumières.  II.   ^57 

PaJJïons  douces  G*  affeclueufes  naiîTent  de 
l'amour  de  foi  ;  paJjîons  kiineufes  &* 
iTafcibles  naiuent  de  l'amour-propre. 

IL  181 

Pajlons  impttueufes ,  moyen  d'en  faire  peur 
aux  enfans.  I.  2.14 

Pajîoas  naïjfintes ,  moyen  de  les  ordonner. 

IL    2QZ 

Paume  y  exercice  pour  les  garçons.  L  404 
P.iu^re ,  n'a  pas  befoin  d'éducaLion.    I.   57 
Paj/fan  Suijfe  ,  idée  qu'il  avoir  de  li  pmC- 
fance  Fioyale.  II.  548 

Pajfans  ,  n'ont  point  peur  des  araignées 

I.  97 

Leurs  enfans  articulent  mieux  que  les 

nôrres.  I.  130 

Ne  grafleyent  jamais.  1.  izS 

Pourquoi  plus  grofùers  que  les  Sauvages. 

i.  2.^6 
Pédarete  ,  citoyen.  L   li 

Père  ,  fa  tâche.  L  45 

Ne  doit  point  avoir  de  préférence  entre 
Tes  enfans.  ■ .  60 

PeTfpective  ,  fans  ft^s  illufions  nous  ne  ver- 
rions aucun  efpace.  !.   578 
Péruviens ,  comment  traitoient  les  enfans. 

1.  87  n. 
Petite-vérole.  i.  545 

Pétrone  ,  cité.  I!.  84 

Péiuhnce  desenfjins,  d'cù  vient.  \  115 ,  198 

Ce  q 


598  TABLE 

Peuple  f  a  autant  d'efprit  &  plus  de  bon 

fens  que  vous.  11.  zzS 

Peuples  corrompus  ,  n'ont  ni  vigueur,  ni  vrai 

courage.  H.  154 

Peuples  qui  ont  des  mœurs  ,    qualités  qui 

leur  font  propres.  Ibid. 

Philippe  ,  Médecin  d'Alexandre  ,  fon  his- 
toire. 1.  z67 
Philojophic  en  maximes  ,  ne  convient  qu'à 

l'expérience.  il.  2.80 

Philo/ophie  de  notre  fitcle ,  un  de  fes  plus- 

tréquens  abus.  !'•   187 

Phyfonoiiiie.  II.  2.44 

Phfque  ,  fes  premières  leçons.  ".45 
PHjJique  experiinentdle  ,  veut  de  la  fimpli- 

cité  dans  Tes  inllrumens.  11.  44 

Phyf.que  fyflemaiiquc  ,  à  quoi  bonne.  H.  49 

Sa  prennere  leçon.  Ibid. 

Picagore  ,  à  quoi  comparoit  le  fpeâ:acle  du 

monde.  li.  i~o 

Pitié  ,  comment  elle  agit  fur  nous.  li.  116 

Eft  douce,  &  pourquoi.  11.  m 

Comment  on  l'empêche  de  dége'nerer  en 

foiblefle.  H.  551 

Pitié  pour  les  7néch.ins  ,    cruelle  au  genre 

humain,  11.   3  3i 

Plan  que  l'Auteur  s'efl:  tracé.  1.    5 1 

Pleurs  des  enfans  i  I.  105  G'/ui;.  119,  120  , 

Plutarque  cité.  I-  44j  ^-  H.  5^1 

En  quoi  il  excelle.  II.  18? 

Poifon ,  quelle  idée  en  ont  les  enfans.  1.  i^o 

Pclitsjfe ,  idée  de  celle  qu'on  donne  aux 

enfans  des  riches.  1.  176 


DES  MATIERES.        399 

Poupées  ambulantes,  1^-4 

Précepteur  ,  quel  eft  le  vrai.  I-  45 

Incapacité  de  l'Auteur  pour  ce  métier. 

1.  49 

Préjugé  qui  méprife  les  métiers  ,  comment 
j'apprends  à  Emile  à  le  vaincre.  H.  iia 

Préjugés  ,  s'enorgueillir  de  les  vaincre  c'eft 
s'y  foum.ettre.  Il    145 

Préfent ,  ne  doit  point  être  facrilîé  à  l'ave- 
nir dans  l'éducation.  I.  148 

Prêtres  Sl  Médecins  j  peu  pitoyables.  II.  i49 

Prévoyance  ,  fource  de  nos  miféres.   i-  162. 

Prévoyance  des  befoins  ,  marque  une  intelli- 
gence déjà  fort  avancée.  II.  fi 

Ptincipes  des  chofes  ,  pourquoi  tous  les 
peuples  qui  en  ont  reconnu  deux  j  ont 
regardé  le  mauvais  comuue  inférieur 
au  bon.  I    m 

Progrès  d'Emile  à  ^ouze  ans.         I.  14J 
A  quinze.  H     166 

Propriété ,  exemple  de  la  manière  d'en  don- 
ner la  première  idée  à  l'enfant,    l.  Zil 

Puberté  ,  varie  dans  les  individus  félon  les 

temperamens  ,  &  dans  les  hommes  fe-. 

Ion  les  climats.  i;.  187 

Peut  être  accélérée  ou  retardée  par  des 

caufes  morales.  Ibid. 

Toujours  plus  hâtive  chez  les  peuples 

policés.  il     i83 

Et  dans  les  Villes.  îbid^ 

Pu(ifur,  les  enfans  n'en  ont  point.     II   194- 

Puijfmce  dufexe  y  com.ment  les  enfans  l'ac- 
célèrent, lï    ZOJ 

Pjrr/iM^,  jugement  d'Emile  fur  fa  vie.  II- zgi 

Ce  -j 


400  TABLE 

(JUestion  par  laquelle  on  réprime  les 

fottes  &  faftidieufes  queftions  des  en- 

-fans.  11.  î6 

Ses  avantages.  II.  j7 

Çu'^Jlionfcabreufe  y  &  réponfe.         II.  19J 

Quindlien  cité.  I.  xgz. 

JxAcEs  periflent  ou  dégénèrent  dans  les 

villes.  l    8i 

Raifon  y  frein  de  la  force.  1.   191 

Comment  on  la  décrédite  dans  l'efprit 

des  enfans.  l-  20J 

Kaifonjenjitive.  I.  321 

Ses  inftrumens.  1.  31  j 

Haifons  ,  importance  de  n'en  point  donner 

aux  enfens  qu'Us  ne  puifTent  entendre. 

t.  î8 
Raifonnement  ,  de  quelle  efpece  efl:  celui 
des  enfans.  '-158 

Si-tôt  que  l'efprit  efl  parvenu  jufqu'aux 
idées,  tout  jugement ei^ un  ra/jon^e- 
menr.  li.   163 

ReconnoiJJance  ,  fentiment  naturel  au  creur 
humain.  1  '    ^60 

Moyen  de  l'exciter  dans  le  cœur  du  jeu- 
ne homme.  •  .  261 
Rêfraôlion.  11.  158  &  fulv. 
Refus  ,  n'en  être  point  prodigue  &c  n'en  ja- 
mais révoquer.  1  17Ç 
Régime  phagoricien.  I  80/1.  4^1 
Régime  végétal ,  convenable  aux  nourrices. 

I     77 
Relations  fociales  ,   comment  on  doit  les 


D  E  s  M  A  T  I  E  R  E  s.        401 

montrer  à  l'enfant.  II.  8j 

B-eligion  y  choix  de  celle  d'Emile.    11.  359 
Repas  rujlique  comparé  avec  un  feftin  d'ap- 
pareil. II.  103 
Réprimande  que  m'adrefle  un  Bateleur  en 
préfence  d'Emile.  11     39 
République  de  Platon  n'eft  pas  un  traité  de 
Politique.  1.   13 
Ce  que  c'eft.  I.  14 
Comment  les  enfans  y  font  élevés.  I  255 
Riche ,  l'éducation  de  fon  état  ne  lui  con- 
vient point.                                   1.  57 
Riche  appauvri.                                    II.  11  j 
Riches,  trompés  en  tout.  I.  yz 
Rivage ,  pourquoi  quand  on  le  cotoye  en 
bateau  paroit  fe  mouvoir  en  fens  con- 
traire.                                        '^-  153 
Rohen  ,  jardinier  ,  fon  dialogue  avec  l'Au- 
teur &  fon  élevé.                         1.  22.3 
Robinfon  Crufoé.                                  II.  78 
Romains  illujlres  ,  à  quoi  paflbient  leur  jeu- 
neilé.                                          II.  31Z 
Romans  orientaux  ,  plus  attendriflans  que 
les  nôtres,                                   II.  xii 
Rômulus  devoit  s'attacher  à  la  Louve  qui 
l'avoit  allaité.                           il,  178 

Sagesse  humaine  ,  en  quoi  confifte. 

1.  154  ,   II.  204 
Savans  ,  font  plus  loin  de  la  vérité  que  les 
ijnorans.  !..  15  c 

Saveurs  fortes  ,  nous  répugnent  naturelle- 
ment, li.   411 
Inconvénient  de  s'y  :iccoutumen  I.  424 


402.  TABLE 

Sauvages  ,  pourquoi  plus  fubtils  que  les 

payfans.  I    196 

Devioient  ,  félon  les  Médecins  ,  être 

perclus  de  rhumatifmes..  I.  554 /z. 

Pourquoi  cruels.  I    431 

De  tous  les  hommes  les  moins  curieux 

&  les  moins  ennuyés.  \\.  t^-^ 

Science  humr.inc ,  la  portion  propre  aux  Sa- 

vans  très-petite  ,   en  comparaifon  de 

celle  qui  efl:  commune  à  tous.       I.  93 

Sens  y  lequel  fe  développe  le  plus  tard.  I. 

lor  n. 
De  l'art  de  les  exercer.  1-  549  &fuiv. 
Deux  manières  de  veriner  leurs  rapports. 

Il-    158 
Sens-commun  f  ce  que  c'eU.  I    446 

Senjutïons  &  fentimens  ont  des  exprell'ions 
différentes.  1.  10  j 

DiTtinguées  des  idées.  Il     1^0 

Comment  chacune  peut  devenir  pour 
nous  une  idée.  11.  1  j8 

Moyen  d'en  avoir  à  la  fois  deux  con- 
traires en  touchant  le   même  corps. 

Senfdtions  affeêlives  précédent  les  repré^ 
fcntadves.  I.  9> 

Senfibilïti ,  comment  on  l'étouffé  ou  l'em- 
pêche de  germer.  11.  212, 
Comment  elle  nait.                       H-   11^ 
A  quoi  d'abord  elle  fe  borne  dans  un 
jeune  homme.                            H    ij6 
Doit  fervir  à  le  gouverner.  H   258 
Seniimcns  ,  gradation  de  ceux  d'un  enfant. 

il.  179 


DES  M  ATI  ERES.        40J 

Sêntîmens ,  quel  eft  le  premier  dont  foitfuf- 
ceptible  un  jeune  homme  bien  élevé. 

II.  207 
Sevrer,  terns  &  moyen.  I.  izi 

Signe,  ne  doit  jamais  être  fubftitué  à  la 
chofe  ,  que  quand  il  eft  impofTible  de 
la  montrer.  H.  25 

Situations  où  les  befoins  naturels  de  l'hom- 
me &  les  moyens  d'y  pourvoir,  fe  dé- 
veloppent fenliblement  à  l'efprit  d'un 
enfant.  II.  77 

Socïtit  f  a  fait  l'homme  foible.  I.  168 

Toute  fociété  confifte  en  échanges. 
Application  de  ce  principe  au  commerce 
&  aux  arts.  J^-  9) 

D'où  il  fuit  que  toute  fociété  a  pour  pre- 
mière loi  quelque  égalité  convention- 
nelle. II.  96 
Soleil  ,  fon  lever.                               II.  15 
Sommeil  des  enf an  s.                             I.  357 
Moyens  d'en  régler  la  durée.  I.  340 , 

Sourds  y  moyen  de  leur  parler  en  mufique, 

}■  ^^^ 
Spartiates  ,  élevés  en  polifibns  ,  n'étoient 

pas  pour  cela  grofllers  étant  grands. 

l-   îoi 

S'p e 61  acle  du  mondée  j   à  quoi  comparé.  H. 

Sphère  armillaire  ,  machine  mal  com'^ofée. 

.,      .  ^'-  ^5 

Statique  i  fa  première  leçon.  II.  45* 

Stupidité  d'un  enfant  toujours  élevé  dans 
la  maifon.  1.  320 


404  TABLE 

Stupidité  fâckeufe  t  fous  quels  traits  je  la 
peincirois.  il-  ^49 

SuhJixTice  animale  en  putréfaction  fourmille 
de  vers.  1-  77 

Subji^inces-,  cowhienW  y  end..  Il-  34^ 

Sucs  nourrijfans  ,  doivent  être  exprimés 
d'alimens  folides.  1.  79 

Suétone  cité.  I.  44  n. 

Surprifes  noôîurnes,  1-  369 

Sjnikèfe.  11.  14 

J  Ac  iTE  f  à  quel  âge  cet  Auteur  efl: bon 

à  lue.  •'•  Z79 

Tailleurs  ,  inconnus  chez  les  Anciens.  1 1 . 

i}6  n. 

Talens  élevés  y   inconvénient  de  n'avoir 

qu'eux  pour  toute  reiiource.     ii    iij 

Talens  naturels ,  facilité  de  s'y  tromper, 

11-  iji 

Exemple.  II.   ijî 

Thémijlode  ,  comment  fon  fils  gouvernoit 

la  Grèce.  1-  166  n. 

Thucydide  ,    modèle  àss   Hiftoriens.   il. 

280 

Tems  y  c'efl:  plus  le  perdre  d'en  mal  ufer 

que  de  n'en  rien  faire.  1-  254 

Quand  il  eiï  avantageux  d'en  perdre. 

i.   202 
Trop  long  dans  le  premier  âge  ,  &  trop 
court  dans  celui  de  l'inUruction.  li   28 
Quand  les  entans  commencent  à  connoi- 
tre  fon  prix.  !l.   52 

Ténèbres  ,  on  y  doit  de  bonne  heure  ac- 
coutumer les  eiifans.  i-   96 


D  E  s  M  A  T  I  E  R  E  s.       405 

Tonnerre ,  rarement  les  enfans  en  ont  peur. 

I    100 

Toucher ,  culture  de  ce  fens.  I-  3  ji  &fuiv. 
Ses  jugemens  bornes  &  fùrs.  1.  371 

Comment  peut  fuppléer  à  la  vue.  I.  jjj 
A  l'ouie.  '    372. 

Moyens  de  l'aiguifer  ou  de  rénioufier. 

',  375 

Sans  lui  nous  n'aurions  aucune  idée  de 

l'étendue.  1.  390 

Trtfor  de  St.  Marc  à  Venife ,  ce  qui  lui 

manque.  1     31^ 

Turenne  ,  trait  de  douceur  de  ce  grand 

homme.  li-  287 

PetitelTe,  II.  z88 

^  A  LERE- Maxime  ,  c\té.         I    141 
Vanité ,  fuites  mortifiantes  de  Ton  premier 
mouvement  dans  Emile.  11.   41 

Varron  cité.  I-  19 

Vertu  ,   en  la  prêchant  aux  enfans  on  leur 
fait  aimer  le  vice.  I-   239 

Vertus  ,  font  des  apprentiffages  de  l'en- 
fance. I.   344 
Vertus  par  imitation.  I    239 
Vêtemens  ,  obfervations  fur  ceux  des  en- 
fans.                                  I-   326,  33i 
Vérité ,  doit  coûter  quelque  chofe  à  con- 
noitre ,  pour  que  l'enfant  y  faffe  at- 
tention. 11     19 
Quand  on  peut  fans  rifque  exiger  qu'un 
enfant  la  dife.                         1    318  n. 
Viande ,  fon  goût  r/eft  pas  naturel  à  l'Lom- 
me.                                         1*  45%? 


4o6  TABLE 

Viande  ,  lambeau  de  Plutarque  fur  cet  alU 
ment.  I.   451 

Vice ,  il  n'y  en  a  pas  un  dans  le  cœur  de 
l'homme  dont  on  ne  puiffe  dire  com- 
ment il  y  efl:  entré.  I.   199 

Vie  y  pour  qui  la  peur  de  la  perdre  en  fait 

tout  le  prix.  I.  6j 

K  quel  point  commence  véritablement 

celle  de  l'individu.  I.  147 

On  doit  la  lailfer  goûter  aux  enfans.   1. 

Les  vieillards  la  regrettent  plus  que  les 
jeunes  gens.  i-  167 

Vie  dure  ,  multiplie  les  fenfations  agréa- 
bles. I-   ?39 
Vie  humaine  ,  (qs  plus  grands  rifques  font 
dans  fon  commencement.  I.   147 
Courte  à  plus  d'un  égard.            H.    1-2, 
Vies  particulières  ,  préférables  à  l'hiftoire. 

II.  i8j 

Fïfi//ar^j  ,  déplaifent  aux  enfans.       I-  5J 

Aiment  à  voir  tout  en  repos  autour  d'eux. 

I.  II? 
Vigueur  d'efprit  ,    comment  fe  contradte. 

II.  117 
Villes ,  font  le  gouffre  de  l'efpece  humaine. 

1.  8z 

Pourquoi  les  races  y  dégénèrent.  H-  1^9 

Vin  ,  nous  ne  l'aimons  pas  naturellement. 

I.  4ii 
Falfifîé  par  la  litarge  eft  un  poifon.  1 1  •  67 
Moyen  de  connoitre  cette  falllfication. 

II.  69 
Virgile,  fon  plus  beau  Vers.          II.  iio 


D  E  s  M  A  T  I  E  R  E  s.       407 

Virginité ,  importance  de  la  conferver  long- 
tems.  11.  190  ,  2oi 

Préceptes.  II.    191  >  ^47 

Vifage  s  plus  beaux  que  leurs  mifques.  il.  271 
poivre,  ce  que  c'elh  1.  21 

Vocabulaire  de  Venfant ,   doit  être  court. 

I .   I  ?  9 
Voix  ,  combien  de  fortes  l'homme    en  a. 

I.  411 
Fo/^/ït ,  eft  unjeu  de  femme.          I.  404 
Ufage ,  en  prendre  prefque  toujours  le  con- 
tre-pied pour  bien  faire.             1.  204 

Ufages  ,  en  toute  chofe  doivent  être  bien 
expliqués  avant  de  montrer  les  abus. 

II.  99 
Utilité ,  fens  de  ce  mot  dans  l'efprit  des 

enfans.  Il-    52 

Pourquoi  ce  mot  dans  notre  bouche  les 
frappe  fi  peu.  11.    56 

Exemple  de  l'art  de  le  leur  faire  enten- 
dre. II.  62 
Fiwe  ,  exercice  de  ce  fens.     I.  ^77t;'fuiv. 
Ce  qui  rend  fes  jugemens  équivoques. 

1-    ?7«j  i79 

Comment  la  courfe  exerce  un  enfant  à 

mieux  voir.  1.   387 

-^Enophon  cité.  I.  jy 

^  Ur  I  c  h  ,  comment  paffent  maîtres  les 
Confeillers  de  cette  Ville.     JI.  14e 

Fin  de  la  Table,